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Full text of "Oeuvres complètes. Nouv. éd. rev. avec soin sur les éditions originales, précédée d'une étude littéraire sur Chateaubriand par Saint-Beuve. Vignettes dessinées par G. Staal, Racinet, etc., et gravées par F. Delannoy [et al.]"

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ŒUVEES  COMPLÈTES 


CHATEAUBRIAND 


TOME   III 


ŒUVRES    COMl'Lf:TES 


CHATEAUBRIAND 

NOUVELLE    ÉDITION 

RBVUB   AVEC   SOIN    SUR    LES    ÉDITIONS    ORIGINALES 


PIIKCETIEE     n'iSE 


ETUDE  LITTÉRAIRE   SUR  CHATEAUBRIAND 


M.   SAINTE-BEUVE 


DB     L    ACADEMIE     FRANCAISB 


Vignettes  dessinées  par  G.  Staal,  Racinet,  etc.,  et  gravées  par  F.  Delannoy, 
G.  Thibault,  Outhwaitte,  Massard,  etc. 


ATALA  —  RliNÉ  —  LE   DERNIER   ABENCERAGE 
LES  NATCIIEZ  — POESIES 


PARIS 

G  A  R  N  I E  R     F  R  K  R  K  S  ,     l':  D  I  T  I<:  U  R  S 

6,      RUE     DKS     SAIXTS-PÈnES.     G 


(EUVUES    COMPLÈTES 


CHATEAUBRIAND 


NOUVELLE    ÉDITION 


RKVL'K    AVEC    SOIN    SUR    LES    EDITIONS    ORIGIXAI.ES 


r  U  K  i:  E  II  E  P.     I)    U  N  E 

ÉTUDE  LITTÉRAIUK   SUR   CHATEAUBRIAND 


M.   SAINTE-BEUVE 


DE     I.    A  r.  A  I)  E  M  1  E     F  11  A  N  C  A  I  S  B 


Vignettes  dessinées  par  G.  Staal,  Racinet,  etc.,  et  gravées  par  F.  Delannoy, 
G.  Thibault,  Outhwaitte,  Massard,  etc. 


ATALA  —  RENÉ  —  LE  DERNIER  ABENCERAGE 
LES  NATCHEZ  — POÉSIES 


PARIS 


GARNIER  FRÈRES,  ÉDITEURS 

6  ,   RUE   D  i:  S   s  A  I  \  T  s  - 1'  È  R  E  s  .  6 


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PREFACE 


DE   LA   PREiMIÈRE  ÉDITION    D'ATALA. 


On  voit  par  la  lettre  précédente  '  ce  qui  a  donné  lieu  à  la  publication 
(ÏAtala  avant  mon  ouvrage  sur  le  Génie  du  Christianisme ,  dont  elle  fait  partie. 
U  ne  me  reste  plus  qu'à  rendre  compte  de  la  manière  dont  cette  histoire  a  été 
composée. 

J'étois  encore  très-jeune  lorsque  je  conçus  l'idée  de  faire  l'épopée  de  l'homme 
de  la  nature,  ou  de  peindre  les  mœurs  des  sauvages,  en  les  liant  à  quelque 
événement  connu.  Après  la  découverte  de  l'Amérique,  je  ne  vis  pas  de  sujet 
plus  intéressant,  surtout  pour  les  François,  que  le  massacre  de  la  colonie  des 
Natchez  à  la  Louisiane,  en  1727.  Toutes  les  tribus  indiennes  conspirant,  après 

\.  La  lettre  dont  il  s'agit  ici  avoit  été  publiée  dans  le  Journal  des  Débats  et  dans  le 
Publiciste  (1800  ),  et  reproduite  en  tête  de  la  première  édition  à'Atala  ;  la  voici  : 

«  Citoyen, 

<i  Dans  mon  ouvrage  sur  le  Génie  du  Christianisme,  ou  les  beautés  de  la  religion 
chrétienne,  il  se  trouve  une  partie  entière  consacrée  à  la.  poétique  du  Christianisme. 
Cette  partie  se  divise  en  quatre  livres  :  poésie,  beaux-arts,  littérature,  harmonies  do 
la  religion  avec  les  scènes  de  la  nature  et  les  passions  du  cœur  humain.  Dans  ce  livre, 
j'examine  plusieurs  sujets  qui  n'ont  pu  entrer  dans  les  précédents,  tels  que  les  efTcts 
des  ruines  gothiques  comparées  aux  autres  sortes  de  ruines,  les  sites  des  monastères 
III.  1 


2  PREFACE 

deux  siècles  d'oppression,  pour  rendre  la  liberté  au  Nouveau-Monde  me 
parurent  offrir  un  sujet  presque  aussi  heureux  que  la  conquête  du  Mexique. 
Je  jetai  quelques  fragments  de  cet  ouvrage  sur  le  papier;  mais  je  m'aperçus 
bientôt  que  je  manquois  des  vraies  couleurs,  et  que  si  je  voulois  faire  une 
image  semblable,  il  falloit,  à  l'exemple  d'Homère,  visiter  les  peuples  que  je 
voulois  peindre. 

En  1789,  je  fis  part  à  M.  de  Malesherbes  du  dessein  que  j'avois  de  passer  en 
Amérique.  Mais,  désirant  en  même  temps  donner  un  but  utile  à  mon  voyage, 
je  formai  le  dessein  de  découvrir  par  terre  le  passage  tant  recherché  et  sur 
lequel  Cook  même  avoit  laissé  des  doutes  Je  partis,  je  vis  les  solitudes  amé- 
ricaines, et  je  revins  avec  des  plans  pour  un  second  voyage,  qui  devoit  durer 
neuf  ans.  Je  me  proposois  de  traverser  tout  le  continent  de  l'Amérique  septen- 
trionale, de  remonter  ensuite  le  long  des  côtes,  au  nord  de  la  Californie,  et 
de  revenir  par  la  baie  d'Hudson,  en  tournant  sur  le  pôle  '.  M.  de  Malesherbes 
se  chargea  de  présenter  mes  plans  au  gouvernement,  et  ce  fut  alors  qu'il 
entendit  les  premiers  fragments  du  petit  ouvrage  que  je  donne  aujourd'hui  au 
public.  La  révolution  mit  fin  à  tous  mes  projets.  Couvert  du  sang  de  mon 
frère  unique ,  de  ma  belle-sœur,  de  celui  de  l'illustre  vieillard  leur  père,  ayant 
vu  ma  mère  et  une  autre  sœur  pleine  de  talents  mourir  des  suites  du  traite- 
ment qu'elles  avoient  éprouvé  dans  les  cachots,  j'ai  erré  sur  les  terres  étran- 
gères, oià  le  seul  ami  que  j'eusse  conservé  s'est  poignardé  dans  mes  bras  -. 

dans  la  solitude,  etc.  Ce  livre  est  terminé  par  une  anecdote  extraite  de  mes  voyages 
en  Amérique  et  écrite  sous  les  huttes  mêmes  des  sauvages  ;  elle  est  intitulée  Atala,  etc. 
Quelques  épreuves  de  cette  petite  histoire  s'éttmt  trouvées  égarées,  pour  prévenir  un 
accident  qui  me  causeroit  un  tort  infini,  je  me  vois  obligé  de  l'imprimer  à  part,  avant 
mon  grand  ouvrage. 

«  Si  vous  vouliez,  citoyen,  me  faire  le  plaisir  de  publier  ma  lettre,  vous  me  ren- 
driez un  important  service. 

«  J'ai  l'honneur  d'être,  etc.  » 

1.  M.  Mackenzie  a  depuis  exécuté  une  partie  de  ce  plan. 

2.  Nous  avions  été  tous  deux  cinq  jours  sans  nourriture. 

Tandis  que  ma  famille  étoit  ainsi  massacrée,  emprisonnée  et  bannie,  une  de  mes 
sœurs,  qui  devoit  sa  liberté  à  la  mort  de  son  mari,  se  trou  voit  à  Fougères,  petite 
ville  de  Bretagne.  L'armée  royaliste  arrive  ;  huit  cents  hommes  de  l'armée  républi- 
caine sont  pris  et  condamnés  à  être  fusillés.  Ma  sœur  se  jette  aux  pieds  de  M.  de  La 
Rochejaquelein,  et  obtient  la  grâce  des  prisonniers.  Aussitôt  elle  vole  à  Rennes,  se 
présente  au  tribunal  révolutionnaire  avec  les  certificats  qui  prouvent  qu'elle  a  sauvé 
la  vie  à  huit  cents  hommes,  et  demande  pour  seule  récompense  qu'on  mette  ses 
sœurs  en  liberté.  Le  président  du  tribunal  lui  répond  :  //  faut  que  tu  sois  une 
coquine  de  royaliste,  que  je  ferai  guillotiner,  puisque  les  brigands  ont  tant  de  défé- 


U'ATALA.  3 

De  tous  mes  manuscrits  sur  l'Amérique  je  n'ai  sauvé  que  quelques  frag- 
ments, en  particulier  J<a?a,  qui  n'étoit  elle-même  qu'un  épisode  des  Natchez '■ . 
Atala  a  été  écrite  dans  le  désert  et  sous  les  huttes  des  sauvages.  Je  ne  sais  si  le 
public  goûtera  cette  histoire ,  qui  sort  de  toutes  les  routes  connues  et  qui 
présente  une  nature  et  des  mœurs  tout  à  fait  étrangères  à  l'Europe.  11  n'y 
a  point  d'aventure  dans  Atala.  C'est  une  sorte  de  poëme^,  moitié  descriptif, 
moitié  dramatique  :  tout  consiste  dans  la  peinture  de  deux  amants  qui  mar- 
chent et  causent  dans  la  solitude,  et  dans  le  tableau  des  troubles  de  l'amour 
au  milieu  du  calme  des  déserts.  J'ai  essayé  de  donner  à  cet  ouvrage  les  formes 
les  plus  antiques;  il  est  divisé  en  prologue ,  récit  et  épilogue.  Les  principales 
parties  du  récit  prennent  une  dénomination,  comme  les  chasseurs,  les  labour- 
reurs,  etc.;  et  c'étoit  ainsi  que  dans  les  premiers  siècles  de  la  Grèce  les  rhap- 
sodes chantoient  sous  divers  titres  les  fragments  de  VIliade  et  de  VOdijssée. 

Je  dirai  aussi  que  mon  but  n'a  pas  été  d'arracher  beaucoup  de  larmes  :  il  me  i^ 
semble  que  c'est  une  dangereuse  erreur  avancée,  comme  tant  d'autres,  par 
Voltaire,  que  les  bons  ouvrages  sont  ceux  qui  font  le  plus  pleurer.  Il  y  a  tel  drame 
dont  personne  ne  voudroit  être  l'auteur,  et  qui  déchire  le  cœur  bien  autre- 
ment que  YÉnéide.  On  n'est  point  un  grand  écrivain  parce  qu'on  met  l'âme  à 
la  torture.  Les  vraies  larmes  sont  celles  que  fait  couler  une  belle  poésie  ;  il 
faut  qu'il  s'y  mêle  autant  d'admiration  que  de  douleur. 

C'est  Priam ,  disant  à  Achille  : 

Juge  de  l'excès  de  mon  malheur,  puisque  je  baise  la  main  qui  a  tué  mon  fils. 

C'est  Joseph  s'écriant  : 

Ego  sum  Joseph,  frater  vester,  quem  vendidistis  in  Mgyptum. 

Je  suis  Joseph,  votre  frère,  que  vous  avez  vendu  pour  l'Egypte. 


rence  pour  toi.  D'ailleurs,  la  république  ne  te  sait  aucun  gré  de  ce  que  tu  as  fait  : 
elle  n'a  que  trop  de  défenseurs,  et  elle  manque  de  pain.  Voilà  les  hommes  dont  Buo- 
naparte  a  délivré  la  France  ! 

1.  Voyez  la  Préface  des  Natchez. 

2.  Je  suis  obligé  d'avertir  que  si  je  me  sers  ici  du  mot  de  poème,  c'est  faute  de 
savoir  comment  me  faire  entendre  autrement.  Je  ne  suis  point  de  ceux  qui  confondent 
la  prose  et  les  vers.  Le  poëte,  quoi  qu'on  en  dise,  est  toujours  l'honime  par  excellence, 
et  des  volumes  entiers  de  prose  descriptive  ne  valent  pas  cinquante  beaux  vers  d'Ho- 
mère, de  Virgile  ou  de  Racine. 


4  PREFACE 

Voilà  les  seules  larmes  qui  doivent  mouiller  les  cordes  de  la  lyre.  Les  Muses 
sont  des  femmes  célestes,  qui  ne  défigurent  point  leurs  traits  par  des  grimaces  ; 
quand  elles  pleurent,  c'est  avec  un  secret  dessein  de  s'embellir. 

Au  reste,  je  ne  suis  point,  comme  Rousseau,  un  enthousiaste  des  sauvag  s. 
et,  quoique  j'aie  peut-être  autant  à  me  plaindre  de  la  société  que  ce  philo- 
sophe avoit  à  s'en  louer,  je  ne  crois  point  que  h jmrenature  soit  la  plus  belle 
chose  du  monde.  Je  l'ai  toujours  trouvée  fort  laide,  partout  où  j'ai  eu  occa- 
sion de  la  voir.  Bien  loin  d'être  d'opinion  que  l'homme  qui  pense  sois  un 
animal  dépravé,  je  crois  que  c'est  la  pensée  qui  fait  l'homme.  Avec  ce  mot  de 
nature  on  a  tout  perdu.  Peignons  la  nature,  mais  la  belle  nature  :  l'art  ne  doit 
pas  s'occuper  de  l'imitation  des  monstres. 

Les  moralités  que  j'ai  voulu  faire  dans  Atala  sont  faciles  à  découvrir;  et 
comme  elles  sont  résumées  dans  l'épilogue,  je  n'en  parlerai  point  ici,  je  dirai 
seulement  un  mot  de  Chactas,  l'amant  d' Atala. 

C'est  un  sauvage  qui  est  plus  qu'à  demi  civilisé,  puisque  non-seulement  il 
sait  les  langues  vivantes,  mais  encore  les  langues  mortes  de  l'Europe.  Il  doit 
donc  s'exprimer  dans  un  style  mêlé,  convenable  à  la  ligne  sur  laquelle  il 
marche,  entre  la  société  et  la  nature.  Cela  m'a  donné  quelques  avantages,  en 
le  faisant  parler  en  sauvage  dans  la  peinture  des  mœurs,  et  en  Européen  dans 
le  drame  de  la  narration.  Sans  cela  il  eût  fallu  renoncer  à  l'ouvrage  :  si  je 
m'étois  toujours  servi  du  style  indien,  Atala  eût  été  de  l'hébreu  pour  le  lecteur . 

Quant  au  missionnaire,  c'est  un  simple  prêtre,  qui  parle  sans  rougir  de  la 
croix,  du  sang  de  son  divin  Maître,  de  la  chair  corrompue,  etc.;  en  un  mot,  c'est 
le  prêtre  tel  qu'il  est.  Je  sais  qu'il  est  difficile  de  peindre  un  pareil  caractère 
sans  réveiller  dans  l'esprit  de  certains  lecteurs  des  idées  de  ridicule.  Si  je 
n'attendris  pas,  je  ferai  rire  :  on  en  jugera. 

Il  me  reste  une  chose  à  dire  :  je  ne  sais  par  quel  hasard  une  lettre  que 
j'avois  adressée  à  M.  de  Fontanes  a  excité  l'attention  du  public  beaucoup  plus 
que  je  ne  m'y  attendois.  Je  croyois  que  quelques  lignes  d'un  auteur  inconnu 
passeroient  sans  être  aperçues  ;  cependant  les  papiers  publics  ont  bien  voulu 
parler  de  cette  lettre  ' .  En  réfléchissant  sur  ce  caprice  du  public,  qui  a  fait 
ittention  à  une  chose  de  si  peu  de  valeur,  j'ai  pensé  que  cela  pouvoit  venir 
au  titre  de  mon  grand  ouvrage  :  Génie  du  Christianisme,  etc.  On  s'est  peut-être 
figuré  qu'il  s'agissoit  d'une  affaire  de  parti ,  et  que  je  dirois  dans  ce  livre 
beaucoup  de  mal  de  la  révolution  et  des  philosophes. 

1.  Voyez  cette  lettre  à  la  fin  du  Ge'nie  du  Christianisme. 


PRÉFACE.  5 

II  est  sans  doute  permis  à  présent,  sous  un  gouvernement  qui  ne  proscrit 
aucune  opinion  paisible,  de  prendre  la  défense  du  cliristianisme.  11  a  été  un 
temps  où  les  adversaires  de  cette  religion  avoient  seuls  le  droit  de  parler. 
Maintenant  la  lice  est  ouverte,  et  ceux  qui  pensent  que  le  christianisme  est 
poétique  et  moral  peuvent  le  dire  tout  haut,  comme  les  philosophes  peuvent 
soutenir  le  contraire.  J'ose  croire  que  si  le  grand  ouvrage  que  j'ai  entrepris, 
et  qui  ne  tardera  pas  à  paroître,  étoit  traité  par  une  main  plus  habile  que  la 
mienne,  la  question  seroit  décidée. 

Quoi  qu'il  en  soit,  je  suis  obligé  de  déclarer  qu'il  n'est  pas  question  de  la 
révolution  dans  le  Génie,du  Christianisme  :  en  général,  j'y  ai  gardé  une  mesure 
que,  selon  toutes  les  apparences,  on  ne  gardera  pas  envers  moi. 

On  m'a  dit  que  la  femme  célèbre  '  dont  l'ouvrage  formoit  le  sujet  de  ma 
lettre  s'est  plainte  d'un  passage  de  cette  lettre.  Je  prendrai  la  liberté  de  faire 
observer  que  ce  n'est  pas  moi  qui  ai  employé  le  premier  l'arme  que  l'on  me 
reproche  et  qui  m'est  odieuse  ;  je  n'ai  fait  que  repousser  le  coup  qu'on  por- 
toit  à  un  homme  dont  je  fais  profession  d'admirer  les  talents  et  d'aimer  tendre- 
ment la  personne.  Mais  dès  lors  que  j'ai  offensé,  j'ai  été  trop  loin  :  qu'il  soit 
donc  tenu  pour  effacé,  ce  passage.  Au  reste,  quand  on  a  l'existence  brillante  et 
les  talents  de  M""'  de  Staël,  on  doit  oublier  facilement  les  petites  blessures  que 
nous  peut  faire  un  solitaire  et  un  homme  aussi  ignoré  que  je  le  suis. 

Je  dirai  un  dernier  mot  sur  Atala  :  le  sujet  n'est  pas  entièrement  de  mon 
invention  ;  il  est  certain  qu'il  y  a  eu  un  sauvage  aux  galères  et  à  la  cour  de 
Louis  XIV;  il  est  certain  qu'un  missionnaire  françois  a  fait  les  choses  que  j'ai 
rapportées  ;  il  est  certain  que  j'ai  trouvé  dans  les  forêts  de  l'Amérique  des  sau- 
vages emportant  les  os  de  leurs  aïeux  et  une  jeune  mère  exposant  le  corps  de 
son  enfant  sur  les  branches  d'un  arbre.  Quelques  autres  circonstances  aussi 
sont  véritables,  mais  comme  elles  ne  sont  pas  d'un  intérêt  général,  je  suis 
dispensé  d'en  parler. 

1.  Jladame  de  Staël, 


AVI3 

SUR    LA    TROISIÈME    ÉDITION   d'aTALA. 

J'ai  profité  de  toutes  les  critiques  pour  rendre  ce  petit  ouvrage  plus  dic;nc 
des  succès  qu'il  a  obtenus.  J'ai  eu  le  bonheur  de  voir  que  la  vraie  philosophie 
et  la  vraie  religion  sont  une  même  chose,  car  des  personnes  fort  distinguées, 
qui  ne  pensent  pas  comme  moi  sur  le  christianisme,  ont  été  les  premières  à 
faire  la  fortune  d'Atala.  Ce  seul  fait  répond  à  ceux  qui  voudroient  faire  croire 
que  la  vogue  de  cette  anecdote  indienne  est  une  affaire  de  parti.  Cependant  j'ai 
été  amèrement,  pour  ne  pas  dire  grossièrement,  censuré  ;  on  a  été  jusqu'à 
tourner  en  ridicule  cette  apostrophe  aux  Indiens  i  : 

«  Indiens  infortunés,  que  j'ai  vus  errer  dans  les  déserts  du  Nouveau-Monde  avec  les 
cendres  de  vos  aïeux;  vous  qui  m'aviez  donné  l'hospitalité,  malgré  votre  misère!  je 
06  pourrois  vous  l'offrir  aujourd'hui,  car  j'erre  ainsi  que  vous  à  la  merci  des  hommes, 
et,  moins  heureux  dans  mon  exil,  je  n'ai  point  emporté  les  os  de  mes  pères.  » 

Les  cendres  de  ma  famille  confondues  avec  celles  de  M.  de  Malesherbes, 
six  ans  d'exil  et  d'infortunes,  n'ont  donc  paru  qu'un  sujet  de  plaisanterie! 
Puisse  le  critique  n'avoir  jamais  à  regretter  les  tombeaux  de  ses  pères! 

Au  reste,  il  est  facile  de  concilier  les  divers  jugements  qu'on  a  portés 
(ÏAtala  :  ceux  qui  m'ont  blâmé  n'ont  songé  qu'à  mes  talents,  ceux  qui 
m'ont  loué  n'ont  pensé  qu'à  mes  malheurs.  tv    - 


AVIS 

SUR    LA    CINQUIÈME    ÉDITION    d'ATALA. 

Depuis  quelque  temps  il  a  paru  de  nouvelles  critiques  d'Atala.  Je  n'ai  pu 
en  profiter  dans  cette  cinquième  édition.  Les  conseils  qu'on  m'a  fait  l'hon- 
neur de  m'adresser  auraient  exigé  trop  de  changements,  et  le  public  semble 
maintenant  accoutumé  à  ce  petit  ouvrage  avec  tous  ses  défauts.  Cette  nou- 
velle édition  est  donc  parfaitement  semblable  à  la  quatrième;  j'ai  seulement 
rétabli  dans  quelques  endroits  le  texte  des  trois  premières. 

1.  Décade  philosophique,  n"  22,  dans  une  note. 


PREFACE 

£)'ATALA  ET  DE  RENÉ  (édition  in-12  de  1805). 


L'indulgence  avec  laquelle  on  a  bien  voulu  accueillir  mes  ouvrages  m'a 
imposé  la  loi  d'obéir  au  goût  du  public  et  de  céder  au  conseil  de  la  critique. 

Quant  au  premier,  j'ai  mis  tous  mes  soins  à  le  satisfaire.  Des  personnes 
chargées  de  l'instruction  de  la  jeunesse  ont  désiré  avoir  une  édition  du  Génie 
du  Christianisme  qui  fût  dépouillée  de  cette  partie  de  l'Apologie,  uniquement 
destinée  aux  gens  du  monde  :  malgré  la  répugnance  naturelle  que  j'avois  à 
mutiler  mon  ouvrage,  et  ne  considérant  que  l'utilité  publique,  j'ai  publié 
l'abrégé  que  l'on  attendoit  de  moi. 

Une  autre  classe  de  lecteurs  demandoit  une  édition  séparée  des  deux  épi- 
sodes de  l'ouvrage  :  je  donne  aujourd'hui  cette  édition. 

Je  dirai  maintenant  ce  que  j'ai  fait  relativement  à  la  critique. 

Je  me  suis  arrêté,  pour  le  Génie  du  Christianisme,  à  des  idées  différentes  de 
celles  que  j'ai  adoptées  pour  ses  épisodes. 

Il  m'a  semblé  d'abord  que,  par  égard  pour  les  personnes  qui  ont  acheté  les 
premières  éditions,  je  ne  devois  faire,  du  moins  à  présent,  aucun  changement 
notable  à  un  livre  qui  se  vend  aussi  cher  que  le  Génie  du  Christianisme. 
L'amour-propre  et  l'intérêt  ne  m'ont  pas  paru  des  raisons  assez  bonnes,  même 
dans  ce  siècle,  pour  manquera  la  délicatesse. 

En  second  lieu,  il  ne  s'est  pas  écoulé  assez  de  temps  depuis  la  publication 
du  Génie  du  Christianisme  pour  que  je  sois  parfaitement  éclairé  sur  les  défauts 
d'un  ouvrage  de  cette  étendue.  Où  trouverois-je  la  vérité  parmi  une  foule 
d'opinions  contradictoires?  L'un  vante  mon  sujet  aux  dépens  de  mon  style  ; 
l'autre  approuve  mon  style  et  désapprouve  mon  sujet.  Si  l'on  m'assure,  d'une 
part,  que  le  Génie  du  Christianisme  est  un  monument  à  jamais  mémorable  pour 
îa  main  qui  l'éleva  et  pour  le  commencement  du  xix*  siècle  *,  de  l'autre,  on 
a  pris  soin  de  m'avertir,  un  mois  ou  deux  après  la  publication  de  l'ouvrage, 
que  les  critiques  venoient  trop  tard,  puisque  cet  ouvrage  étoit  déjà  oublié  ^. 

Je  sais  qu'un  amour-propre  plus  affermi  que  le  mien  trouveroit  peut-être 
quelque  motif  d'espérance  pour  se  rassurer  contre  cette  dernière  assertion.  Les 

1.  M.  de  Fontanes.  2.  M.  Ginguené.  i^Décad.  philosoph.) 


8  PRÉFACE 

éditions  du  Génie  du  Chrislianîsme  se  multiplient,  malgré  les  circonstances  qui 
ont  ôté  à  la  cause  que  j'ai  défendue  le  puissant  intérêt  du  malheur.  L'ouvrage, 
si  je  ne  m'abuse,  paroît  môme  augmenter  d'estime  dans  l'opinion  publique  à 
mesure  qu'il  vieillit,  et  il  semble  que  l'on  commence  à  y  voir  autre  chose  qu'un 
ouvrage  de  pure  imagination.  Mais  à  Dieu  ne  plaise  que  je  prétende  persuader 
de  mon  foible  mérite  ceux  qui  ont  sans  doute  de  bonnes  raisons  pour  ne  pas 
y  croire  1  Hors  la  religion  et  l'honneur,  j'estime  trop  peu  de  choses  dans  le 
monde  pour  ne  pas  souscrire  aux  arrêts  de  la  critique  la  plus  rigoureuse.  Je 
suis  si  peu  aveuglépar  quelques  succès  et  si  loin  de  regarder  quelques  éloges 
comme  un  jugement  définitif  en  ma  faveur,,  que  je  n'ai  pas  cru  devoir  mettre 
la  dernière  main  à  mon  ouvrage.  J'attendrai  encore  afin  de  laisser  le  temps  aux 
préjugés  de  se  calmer,  à  l'esprit  de  parti  de  s'éteindre  :  alors  l'opinion  qui  se 
sera  formée  sur  mon  livre  sera  sans  doute  la  véritable  opinion  :  je  saurai  ce 
qu'il  faudra  changer  au  Génie  du  Christianisme  pour  le  rendre  tel  que  je  désire 
le  laisser  après  moi,  s'il  me  survit '.  •  •    -      , 

Mais  si  j'ai  résisté  à  la  censure  dirigée  contre  l'ouvrage  entier  par  les  raisons 
que  je  viens  de  déduire,  j'ai  suivi  iionr  Aiala,  prise  séparément,  un  système 
absolument  opposé.  Je  n'ai  pu  être  arrêté  dans  les  corrections  ni  par  la  consi- 
dération du  prix  du  livre  ni  par  celle  de  la  longueur  de  l'ouvrage.  Quelques 
années  ont  été  plus  que  suffisantes  pour  me  faire  connaître  les  endroits  foibles 
ou  vicieux  de  cet  épisode.  Docile  sur  ce  point  à  la  critique,  jusqu'à  me  faire 
reprocher  mon  trop  de  facilité,  j'ai  prouvé  à  ceux  qui  m'attaquoient  que  je  ne 
suis  jamais  volontairement  dans  l'erreur,  et  que  dans  tous  les  temps  et  sur 
tous  les  sujets  je  suis  prêt  à  céder  à  des  lumières  supérieures  aux  miennes. 
Atala  a  été  réimprimée  onze  fois  :  cinq  fois  séparément  et  six  fois  dans  le  Génie 
du  Christianisme  ;  si  l'on  confrontoit  ces  onze  éditions,  à  peine  en  trouveroit-on 
deux  tout  à  fait  semblables. 

La  douzième,  que  je  publie  aujourd'hui,  a  été  revue  avec  le  plus  grand  soin. 
J'ai  consulté  des  amis  prompts  à  me  censurer  ;  y  ai  pesé  chaque  phrase,  examiné 
chaque  mot.  Le  style,  dégagé  des  épithèles  qui  l'embarrassoient,  marche  peut- 
être  avec  plus  de  naturel  et  de  simplicité.  J'ai  mis  plus  d'ordre  et  de  suite  dans 
quelques  idées;  j'ai  fait  disparoître  jusqu'aux  moindres  incorrections  de  lan- 
/gage.  M.  de  La  Harpe  me  disoit  au  sujet  à' Atala:  «  Si  vous  voulez  vous  enfer- 
imeravec  moi  seulement  quelques  heures,  ce  temps  nous  suffira  pour  effacer 
les  taches  qui  font  crier  si  haut  vos  censeurs.  »  J'ai  passé  quatre  ans  à  revoir 

i.  C'est  ce  qui  a  été  fait  dans  l'édition  des  Œuvres  complètes  de  l'auteur; 
Paris,  1828. 


D'ATALA  ET  DE  RENÉ.  9 

cet  épisode,  mais  aussi  il  est  tel  qu'il  doit  rester.  C'est  la  seule  Atala  que  jo 
reconnoUrai  à  l'avenir. 

Cependant  il  y  a  des  points  sur  lesquels  je  n'ai  pas  cédé  entièrement  à  la  cri- 
tique. On  a  prétendu  que  quelques  sentiments  exprimés  par  le  père  Aubry  ren- 
fermoient  une  doctrine  désolante.  On  a,  par  exemple,  été  révolté  de  ce  passage 
(  nous  avons  aujourd'hui  tant  de  sensibilité  !  ) 

«  Que  dis-je  !  ô  vanité  des  vanités  !  Que  parlé-je  de  la  puissance  des  amitiés 
de  la  terre!  Voulez-vous,  ma  chère  fille,  en  connoître  l'étendue?  Si  un  homme 
revenoit  à  la  lumière  quelques  années  après  sa  mort,  je  doute  qu'il  fût  revu 
avec  joie  par  ceux-là  même  qui  ont  donné  le  plus  de  larmes  à  sa  mémoire, 
tant  on  forme  vite  d'autres  liaisons,  tant  on  prend  facilement  d'autres  habitudes, 
tant  l'inconstance  est  naturelle  à  l'homme,  tant  notre  vie  est  peu  de  chose, 
même  dans  le  cœur  de  nos  amis  !  » 

Il  ne  s'agit  pas  de  savoir  si  ce  sentiment  est  pénible  à  avouer,  mais  s'il  est 
vrai  et  fondé  sur  la  commune  expérience.  Il  seroit  difficile  de  ne  pas  en  con- 
venir. Ce  n'est  pas  surtout  chez  les  François  que  l'on  peut  avoir  la  prétention  de 
ne  rien  oublier.  Sans  parler  des  morts  dont  on  ne  se  souvient  guère,  que  de 
vivants  sont  revenus  dans  leurs  fomilles  et  n'y  ont  trouvé  que  l'oubli,  l'humeur 
et  le  dégoût  !  D'ailleurs  quel  est  ici  le  but  du  père  Aubry  ?  N'est-ce  pas  d'ôter 
à  Atala  tout  regret  d'une  existence  qu'elle  vient  de  s'arracher  volontairement 
et  à  laquelle  elle  voudroit  en  vain  revenir?  Dans  cette  intention,  le  mission- 
naire, en  exagérant  même  à  cette  infortunée  les  maux  de  la  vie,  ne  feroit 
encore  qu'un  acte  d'humanité.  Mais  il  n'est  pas  nécessaire  de  recourir  à  cette 
explication.  Le  père  Aubry  exprime  une  chose  malheureusement  trop  vraie. 
S'il  ne  faut  pas  calomnier  la  nature  humaine,  il  est  aussi  très-inutile  de  la 
voir  meilleure  qu'elle  ne  l'est  en  effet. 

Le  même  critique,  M.  l'abbé  Morellet,  s'est  encore  élevé  contre  cette  autre 
pensée,  comme  fausse  et  paradoxale  : 

«  Croyez-moi,  mon  fils,  les  douleurs  ne  sont  point  éternelles  :  il  faut  tôt  ou 
tard  qu'elles  finissent,  parce  que  le  cœur  de  l'homme  est  fini.  C'est  une  de 
nos  grandes  misères  :  nous  ne  sommes  pas  capables  d'être  longtemps  mal- 
heureux. » 

Le  critique  prétend  que  cette  sorte  d'incapacité  de  l'homme  pour  la  dou- 
leur est  au  contraire  un  des  grands  biens  de  la  vie.  Je  ne  lui  répondrai  pas 
qae  si  cette  réflexion  est  vraie,  elle  détruit  l'observation  qu'il  a  faite  sur  le 
premier  passage  du  discours  du  père  Aubry.  En  effet,  ce  seroit  soutenir,  d'un 
coté,  que  l'on  n'oublie  jamais  ses  amis,  et  de  l'autre  qu'on  est  très-heureux 
de  n'y  plus  penser.  Je  remarquerai  seulement  que  l'habile  grammairien  me 


■ÎO  PRÉFACE 

semble  ici  confondre  les  mots.  Je  n'ai  pas  dit  :  «  C'est  une  de  nos  grandes 
infortunes,  »  ce  qui  seroit  faux,  sans  doute,  mais  :  «  C'est  une  de  nos  grandes 
misères,  »  ce  qui  est  très-vrai.  Eh  !  qui  ne  sent  que  cette  impuissance  où  est  1( 
<:œur  de  l'homme  de  nourrir  longtemps  un  sentiment,  môme  celui  de  la  dou- 
leur, est  la  preuve  la  plus  complète  de  sa  stérilité,  de  son  indigence,  de  sa 
misère?  M.  l'abbé  Morellet  paroît  faire,  avec  beaucoup  de  raison,  un  cas  infini 
<lu  bon  sens,  du  jugement,  du  naturel;  mais  suit-il  toujours  dans  la  pratique 
la  théorie  qu'il  professe?  Il  seroit  assez  singulier  que  ses  idées  riantes  sur 
l'homme  et  sur  la  vie  me  donnassent  le  droit  de  le  soupçonner  à  mon  tour 
de  porter  dans  ces  sentiments  l'exaltation  et  les  illusions  de  la  jeunesse. 
La  nouvelle  nature  et  les  mœurs  nouvelles  que  j'ai  peintes  m'ont  attiré  encore 
V  un  autre  reproche  peu  réfléchi.  On  m'a  cru  l'inventeur  de  quelques  détails  extra- 
ordinaires, lorsque  je  rappelois  seulement  des  choses  connues  de  tous  les 
voyageurs.  Des  notes  ajoutées  à  cette  édition  à'Atala  m'auroient  aisément 
justifié,  mais,  s'il  en  avoit  fallu  mettre  dans  tous  les  endroits  oii  chaque  lec- 
teur pouvoit  en  avoir  besoin,  elles  auroient  bientôt  surpassé  la  longueur  de 
l'ouvrage.  J'ai  donc  renoncé  à  faire  des  notes.  Je  me  contenterai  de  transcrire 
ici  un  passage  de  la  Défense  du  Génie  du  Christianisme.  Il  s'agit  des  ours  eni- 
vrés de  raisin,  que  les  doctes  censeurs  avoient  pris  pour  une  gaieté  de  mon 
imagination.  Après  avoir  cité  des  autorités  respectables  et  le  témoignage  de 
Carver,  Bartram,  Imley,  Charlevoix,  j'ajoute  :  «  Quand  on  trouve  dans  un 
auteur  une  circonstance  qui  ne  fait  pas  beauté  en  elle-même  et  qui  ne  sert 
qu'à  donner  de  la  ressemblance  au  tableau,  si  cet  auteur  a  d'ailleurs  montré 
quelque  sens  commun,  il  seroit  assez  naturel  de  supposer  qu'il  n'a  pas  inventé 
cette  circonstance  et  qu'il  n'a  fait  que  rapporter  une  chose  réelle,  bien  qu'elle 
ne  soit  pas  très-connue.  Rien  n'empêche  qu'on  ne  trouve  Atala  une  méchante 
production,  mais  j'ose  dire  que  la  nature  américaine  y  est  peinte  avec  la  plus 
scrupuleuse  exactitude.  C'est  une  justice  que  lui.  rendent  tous  les  voyageurs 
qui  ont  visité  la  Louisiane  et  les  Florides.  Les  deux  traductions  angloises 
d' Atala  sont  parvenues  en  Amérique,  les  papiers  publics  ont  annoncé,  en  outre, 
une  troisième  traduction  publiée  à  Philadelphie  avec  succès.  Si  les  tableaux 
de  cette  histoire  eussent  manqué  de  vérité,  auroient-ils  réussi  chez  un  peuple 
qui  pouvoit  dire  à  chaque  pas  :  Ce  ne  sont  pas  là  nos  fleuves,  nos  montagnes, 
nos  forêts?  Atala  est  retournée  au  désert,  et  il  semble  que  sa  patrie  l'ait 
reconnue  pour  véritable  enfant  de  la  solitude  '.  » 
René,  qui  accompagne  Atala  dans  la  présente  édition,  n'avoit  point  encore 

1 .  Défense  du  Génie  du  Christianisme, 


D'ATALA  ET  DE  RENÉ.  11 

été  imprimé  à  part.  Je  ne  sais  s'il  continuera  d'obtenir  la  préférence  que  plu- 
sieurs personnes  lui  donnent  sur  Alala.  Il  fait  suite  naturelle  à  cet  épisode, 
dont  il  diffère  néanmoins  par  le  style  et  par  le  ton.  Ce  sont  à  la  vérité  les 
mêmes  lieux  et  les  mêmes  personnages,  mais  ce  sont  d'autres  mœurs  et  un 
autre  ordre  de  sentiments  et  d'idées.  Pour  toute  préface,  je  citerai  encore  les 
passages  du  Génie  du  Christianisme  et  de  la  Défense  qui  se  rapportent  à  René, 


EXTRAIT  DU  GENIE  DU   CHRISTIANISME, 

ne  PARTIE,   LIV.  in,  CHAP.    LX, 

4 

INTITULÉ  :  DU  VAGUE  DES  PASSIONS. 

0 11  reste  à  parler  d'un  état  de  l'âme  qui,  ce  nous  semble,  n'a  pas  encore 
été  bien  observé  :  c'est  celui  qui  précède  le  développement  des  grandes  pas- 
sions, lorsque  toutes  les  facultés  jeunes,  actives,  entières,  mais  renfermées,  ne 
se  sont  exercées  que  sur  elles-mêmes,  sans  but  et  sans  objet.  Plus  les  peuples 
avancent  en  civilisation,  plus  cet  état  du  vague  des  passions  augmente;  car  il 
arrive  alors  une  chose  fort  triste  :  le  grand  nombre  d'exemples  qu'on  a  sous 
les  yeux,  la  multitude  de  livres  qui  traitent  de  l'homme  et  de  ses  sentiments, 
rendent  habile  sans  expérience.  On  est  détrompé  sans  avoir  joui;  il  reste 
encore  des  désirs,  et  l'on  n'a  plus  d'illusions.  L'imagination  est  riche,  abon- 
dante et  merveilleuse,  l'existence  pauvre,  sèche  et  désenchantée.  On  habite, 
avec  un  cœur  plein,  un  monde  vide,  et,  sans  avoir  usé  de  rien,  on  est 
désabusé  de  tout. 

«  L'amertume  que  cet  état  de  l'âme  répand  sur  la  vie  est  incroyable;  le 
cœur  se  retourne  et  se  replie  en  cent  manières  pour  employer  des  forces 
qu'il  sent  lui  être  inutiles.  Les  anciens  ont  peu  connu  cette  inquiétude  secrète, 
cette  aigreur  des  passions  étouffées  qui  fermentent  toutes  ensemble  :  une 
grande  existence  politique,  les  jeux  du  gymnase  et  du  champ  de  Mars,  les 
affaires  du  forum  et  de  la  place  publique,  remplissoient  tous  leurs  moments, 
et  ne  laissoient  aucune  place  aux  ennuis  du  cœur. 

«  D'une  autre  part,  ils  n'étoient  pas  enclins  aux  exagérations,  aux  espé- 
rances, aux  craintes  sans  objet,  à  la  mobilité  des  idées  et  des  sentiments,  à 
la  perpétuelle  inconstance,  qui  n'est  qu'un  dégoût  constant,  dispositions  que 
nous  acquérons  dans  la  société  intime  des  femmes.  Les  femmes,  chez  les 
peuples  modernes,  indépendamment  de  la  passion  qu'elles  inspirent,  influent 


u 


12  PREFACE 

encore  sur  tous  les  autres  sentiments.  Elles  ont  dans  leur  existence  un  cer- 
tain abandon  qu'elles  font  passer  dans  la  nôtre  ;  elles  rendent  notre  caractère 
d'homme  moins  décidé,  et  nos  passions,  amollies  par  le  mélange  des  leurs, 
prennent  à  la  fois  quelque  chose  d'incertain  et  de  tendre... 

«  Il  sufBroit  de  joindre  quelques  infortunes  à  cet  état  indéterminé  des  pas- 
sions pour  qu'il  pût  servir  de  fond  à  un  drame  admirable.  Il  est  étonnant  que 
les  écrivains  modernes  n'aient  pas  encore  songé  à  peindre  cette  singulière 
position  de  l'âme.  Puisque  nous  manquons  d'exemples,  nous  seroit-il  permis 
de  donner  aux  lecteurs  un  épisode  extrait,  comme  Atala,  de  nos  anciens 
Natchez?  C'est  la  vie  de  ce  jeune  René,  à  qui  Chactas  a  raconté  son  his- 
toire, etc.,  etc.  » 

EXTRAIT 

DE  LA   DÉFENSE  DU  GÉNIE  DU  CHRISTIANISME. 

t  On  a  déjà  fait  remarquer  la  tendre  sollicitude  des  critiques  '  pour  la 
pureté  de  la  religion  :  on  devoit  donc  s'attendre  qu'ils  se  formaliseroient  des 
deux  épisodes  que  l'auteur  a  introduits  dans  son  livre.  Cette  objection  parti- 
culière rentre  dans  la  grande  objection  qu'ils  ont  opposée  à  tout  l'ouvrage,  et 
elle  se  détruit  par  la  réponse  générale  qu'on  y  a  faite  plus  haut.  Encore  une 
fois,  l'auteur  a  dû  combattre  des  poëmes  et  des  romans  impies  avec  des 
poëmes  et  des  romans  pieux  ;  il  s'est  couvert  des  mêmes  armes  dont  il  voyoit 
l'ennemi  revêtu  :  c'étoit  une  conséquence  naturelle  et  nécessaire  du  genre 
d'apologie  qu'il  avoit  choisi.  II  a  cherché  à  donner  l'exemple  avec  le  précepte. 
Dans  la  partie  théorique  de  son  ouvrage,  il  avoit  dit  que  la  religion  embellit 
notre  existence,  corrige  les  passions  sans  les  éteindre,  jette  un  intérêt  singu- 
lier sur  tous  les  sujets  où  elle  est  employée;  il  avoit  dit  que  sa  doctrine  et  son 
culte  se  mêlent  merveilleusement  aux  émotions  du  cœur  et  aux  scènes  de  la 
nature  ;  qu'elle  est  enfin  la  seule  ressource  dans  les  grands  malheurs  de  la 
vie  :  il  ne  suffisoit  pas  d'avancer  tout  cela,  il  falloit  encore  le  prouver.  C'est  ce 
que  l'auteur  a  essayé  de  faire  dans  les  deux  épisodes  de  son  livre.  Ces  épi- 
sodes étoient  en  outre  une  amorce  préparée  à  l'espèce  de  lecteurs  pour  qui 
l'ouvrage  est  spécialement  écrit.  L'auteur  avoit-il  donc  si  mal  connu  le  cœ  ur 
humain,  lorsqu'il  a  tendu  ce  piège  innocent  aux  incrédules?  Et  n'est-il  pas 

1.  Il  s'agit  ici  des  Philosophes  uniquement. 


D'ATALA  ET  DE  RENÉ.  13 

probable  que  tel  lecteur  n'eût  jamais  ouvert  le  Génie  du  Christianisme  s'il  n'y 
avoit  cherché  René  et  Atala? 

Sa  che  la  corre  il  mondo,  ove  più  versi 
Délie  sue  dolcezze  il  lusinghier  Parnaso, 
E  che  '1  verso,  condito  in  molli  versi, 
I  più  schivi  allettando,  ha  persuaso. 

«  Tout  ce  qu'un  critique  impartial  qui  veut  entrer  dans  l'esprit  de  l'ouvrage 
étoit  en  droit  d'exiger  de  l'auteur,  c'est  que  les  épisodes  de  cet  ouvrage  eus- 
sent une  tendance  visible  à  faire  aimer  la  religion  et  à  en  démontrer  l'utilité. 
Or,  la  nécessité  des  cloîtres  pour  certains  malheurs  de  la  vie,  et  pour  ceux-là 
même  qui  sont  les  plus  grands,  la  puissance  d'une  religion  qui  peut  seule 
fermer  des  plaies  que  tous  les  baumes  de  la  terre  ne  sauroient  guérir,  ne 
sont-elles  pas  invinciblement  prouvées  dans  l'histoire  de  René?  L'auteur  y 
combat  en  outre  le  travers  particulier  des  jeunes  gens  du  siècle,  le  travers  qui 
mène  directement  au  suicide.  C'est  J.-J.  Rousseau  qui  introduisit  le  premier 
parmi  nous  ces  rêveries  si  désastreuses  et  si  coupables.  En  s' isolant  des 
hommes,  en  s'abandonnant  à  f  os  songei,  il  a  fa'i  croire  à  une  foule  déjeunes 
gens  qu'il  est  beau  de  se  jeier  ainsi  dans  le  vague  de  la  vie.  Le  roman  de 
Werther  a  développé  depuis  ce  germe  de  poison.  L'auteur  du  Génie  du  Chris- 
tianisme, obligé  de  faire  entrer  dans  le  cadre  de  son  Apologie  quelques 
tableaux  pour  l'imagination,  a  voulu  dénoncer  cette  espèce  de  vice  nouveau, 
et  peindre  les  funestes  conséquences  de  l'amour  outré  de  la  solitude.  Les  cou- 
vents offroient  autrefois  des  retraites  à  ces  âmes  contemplatives  que  la  nature 
appelle  impérieusement  aux  méditations.  Elles  y  trouvoient  auprès  de  Dieu  de 
quoi  remplir  le  vide  qu'elles  sentent  en  elles-mêmes  et  souvent  l'occasion 
d'exercer  de  rares  et  sublimes  vertus.  Mais  depuis  la  destruction  des  monas- 
tères et  les  progrès  de  l'incrédulité  on  doit  s'attendre  à  voir  se  multiplier  au 
milieu  de  la  société  (comme  il  est  arrivé  en  Angleterre)  des  espèces  de 
solitaires  tout  à  la  fois  passionnés  et  philosophes,  qui,  ne  pouvant  ni  renoncer 
aux  vices  du  siècle  ni  aimer  ce  siècle,  prendront  la  haine  des  hommes  pour 
l'élévation  du  génie,  renonceront  à  tout  devoir  divin  et  humain,  se  nourri- 
nont  à  l'écart  des  plus  vaines  chimères  et  se  plongeront  de  plus  en  plus  dans 
une  misanthropie  orgueilleuse  qui"  les  conduira  à  la  folie  ou  à  la  mort. 

«  AGn  d'inspirer  plus  d'éloignement  pour  ces  rêveries  criminelles,  l'auteur 
a  pensé  qu'il  de\  oit  prendre  la  punition  de  René  dans  le  cercle  de  ces  mal- 
heurs épouvantables  qui  appartiennent  moins  à  l'individu  qu'à  la  famille  de 
l'homme,  et  que  les  anciens  attribuoient  à  la  fatalité.  L'auteur  eût  choisi  lo 


i^ 


v/ 


\- 


U  PREFACE  D'ATALA   ET   DE  RENE. 

sujet  do  Phèdre  s'il  n'eût  été  traité  par  Racine,  Il  ne  restoit  que  celui  d'Érope 
et  de  Tliyeste  i  chez  les  Grecs,  ou  d' Amnon  et  de  Thamar  chez  les  Hébreux  \ 
et,  bien  qu'il  ait  été  aussi  transporté  sur  notre  scène  ',  il  est  toutefois  moins 
connu  que  celui  de  Phèdre.  Peut-être  aussi  s'applique-t-il  mieux  aux  caractères 
que  l'auteur  a  voulu  peindre.  En  effet,  les  folles  rêveries  de  René  commen- 
cent le  mal  et  ses  extravagances  l'achèvent  :  par  les  premières  il  égare  l'ima- 
ginalion  d'une  foible  femme;  par  les  dernières,  en  voulant  attenter  à  ses 
jours,  il  oblige  cette  infortunée  à  se  réunir  à  lui  :  ainsi  le  malheur  naît  du 
sujet,  et  la  punition  sort  de  la  faute. 

«  11  ne  restoit  qu'à  sanctifier  par  le  christianisme  cette  catastrophe 
empruntée  à  la  fois  de  l'antiquité  païenne  et  de  l'antiquité  sacrée.  L'auteur, 
môme  alors,  n'eut  pas  tout  à  faire,  car  il  trouva  cette  histoire  presque  natu- 
ralisée chrétienne  dans  une  vieille  ballade  de  pèlerin  que  les  paysans  chan- 
tent encore  dans  plusieurs  provinces  *.  Ce  n'est  pas  par  les  maximes  répan- 
dues dans  un  ouvrage,  mais  par  l'impression  que  cet  ouvrage  laisse  au  fond 
de  l'âme,  que  l'on  doit  juger  de  sa  moralité.  Or,  la  sorte  d'épouvante  et  de 
mystère  qui  règne  dans  l'épisode  de  René  serre  et  centriste  le  cœur  sans  y 
exciter  d'émotion  criminelle.  Il  ne  faut  pas  perdre  de  vue  qu'Amélie  meurt 
heureuse  et  guérie  et  que  René  finit  misérablement.  Ainsi  le  vrai  coupable 
est  puni,  tandis  que  sa  trop  foible  victime,  remettant  son  âme  blessée  entre 
les  mains  de  celui  qui  relourne  le  malade  sur  sa  couche,  sent  renaître  une  joie 
ineffable  du  fond  même  des  tristesses  de  son  cœur.  Au  reste,  le  discours  du 
père  Souël  ne  laisse  aucun  doute  sur  le  but  et  les  moralités  religieuses  de 
l'histoire  de  René.  » 

On  voit,  par  le  chapitre  cité  du  Génie  du  Christianisme,  quelle  espèce  de 
passion  nouvelle  j'ai  essayé  de  peindre,  et,  par  l'extrait  de  la  Défense,  quel 
vice  non  encore  attaqué  j'ai  voulu  combattre.  J'ajouterai  que,  quant  au  style, 
René  a  été  revu  avec  autant  de  soin  qu' Atala,  et  qu'il  a  reçu  le  degré  de  per- 
fection que  je  suis  capable  de  lui  donner. 

1.  Sen.  m  Atr.  el  Th.  Voyez  aussi  Canacé  et  Macai-eus,  et  Caune  et  Byblis  dans  les 
Métamorphoses  et  dans  les  Héroïdes  d'OviDE.  J'ai  rejeté  comme  trop  abominable  le 
Êujet  de  Myrra,  qu'on  retrouve  encore  dans  celui  de  Lot  et  de  ses  filles. 

2.  Re'j.,  13.  3.  Dans  VAbiifar  de  M.  Ducis. 
4.  C'est  le  chevalier  des  Landes  : 

MalUeuieux  cUevalier,  etc. 


ATALA 


X 


ATALA 


PROLOGUE. 


La  France  possédoit  autrefois  dans  rAmérique  septentrionale  un 
vaste  empire,  qui  s'étendoit  depuis  le  Labrador  jusqu'aux  Florides, 
et  depuis  les  rivages  de  l'Atlantique  jusqu'aux  lacs  les  plus  reculés  du 
haut  Canada. 

Quatre  grands  fleuves ,  ayant  leurs  sources  dans  les  mêmes  monta- 
gnes, divisoient  ces  régions  immenses  :  le  fleuve  Saint-Laurent,  qui  se 
perd  à  l'est  dans  le  golfe  de  son  nom;  la  rivière  de  l'Ouest,  qui 
porte  ses  eaux  à  des  mers  inconnues  ;  le  fleuve  Bourbon ,  qui  se  préci- 
pite du  midi  au  nord  dans  la  baie  d'Hudson,  et  le  Meschacebé*,  qui 
tombe  du  nord  au  midi  dans  le  golfe  du  Mexique. 

Ce  dernier  fleuve,  dans  un  cours  de  plus  de  mille  lieues,  arrose  une 
délicieuse  contrée,  que  les  habitants  des  États-Unis  appellent  le  nouvel 
Édcn ,  et  à  laquelle  les  François  ont  laissé  le  doux  nom  de  Louisiane. 
Mille  autres  fleuves,  tributaires  du  Meschacebé,  le  Missouri,  l'Illinois, 
l'Akanza,  l'Ohio,  le  Wabache,  le  Tenase,  l'engraissent  de  leur  limon  et 
la  fertilisent  de  leurs  eaux.  Quand  tous  ces  fleuves  se  sont  gonflés  des 
déluges  de  l'hiver,  quand  les  tempêtes  ont  abattu  des  pans  entiers  de 
forêts ,  les  arbres  déracinés  s'assemblent  sur  les  sources.  Bientôt  la 
|Vase  les  cimente,  les  lianes  les  enchaînent,  et  des  plantes,  y  prenant 
racine  de  toutes  parts,  achèvent  de  consolider  ces  débris.  Charriés 
par  les  vagues  écumantes,  ils  descendent  au  Meschacebé  :  le  fleuve 
s'en  empare,  les  pousse  au  golfe  Mexicain,  les  échoue  sur  des  bancs  de 
sable,  et  accroît  ainsi  le  nombre  de  ses  embouchures.  Par  intervalle,  il 
élève  sa  voix  en  passant  sur  les  monts,  et  répand  ses  eaux  débordées 

1.  Vrai  nom  du  Mississipi  ou  Meschassipi. 

m.  2 


n 


18  ATA  LA. 

autour  des  colonnades  des  forêts  et  des  pyramides  des  tombeaux 
indiens;  c'est  le  Nil  des  déserts.  Mais  la  grâce  est  toujours  unie  à  la 
magnificence  dans  les  scènes  de  la  nature  :  tandis  que  le  courant  du 
milieu  entraîne  vers  la  mer  les  cadavres  des  pins  et  des  chênes ,  on 
voit  sur  les  deux  courants  latéraux  remonter,  le  long  des  rivages,  des 
îles  flottantes  de  pistia  et  de  nénuphar,  dont  les  roses  jaunes  s'élèvent 
comme  de  petits  pavillons.  Des  serpents  verts,  des  hérons  bleus,  des 
flammants  roses,  de  jeunes  crocodiles,  s'embarquent  passagers  sur  ces 
vaisseaux  de  fleurs,  et  la  colonie,  déployant  au  vent  ses  voiles  d'or,  va 
aborder  endormie  dans  quelque  anse  retirée  du  fleuve. 

Les  deux  rives  du  Meschacebé  présentent  le  tableau  le  plus  extra- 
ordinaire. Sur  le  bord  occidental,  des  savanes  se  déroulent  à  perte  de 
vue;  leurs  flots  de  verdure,  en  s'éloignant,  semblent  monter  dans 
l'azur  du  ciel,  où  ils  s'évanouissent.  On  voit  dans  ces  prairies  sans 
bornes  errer  à  l'aventure  des  troupeaux  de  trois  ou  quatre  mille  buflles 
sauvages.  Quelquefois  un  bison  chargé  d'années ,  fendant  les  flots  à  la 
nage,  se  vient  coucher,  parmi  de  hautes  herbes,  dans  une  île  du  Mes- 
chacebé. A  son  front  orné  de  deux  croissants,  à  sa  barbe  antique  et 
limoneuse,  vous  le  prendriez  pour  le  dieu  du  fleuve,  qui  jette  un  œil 
satisfait  sur  la  grandeur  de  ses  ondes  et  la  sauvage  abondance  de  ses 
rives. 

Telle  est  la  scène  sur  le  bord  occidental  ;  mais  elle  change  sur  le 
bord  opposé ,  et  forme  avec  la  première  un  admirable  contraste.  Sus- 
pendus sur  le  cours  des  eaux ,  groupés  sur  les  rochers  et  sur  les  mon- 
tagnes ,  dispersés  .dans  les  vallées ,  des  arbres  de  toutes  les  formes,  do 
toutes  les  couleurs,  de  tous  les  parfums,  se  mêlent,  croissent  ensemble, 
montent  dans  les  airs  à  des  hauteurs  qui  fatiguent  les  regards.  Les 
vignes  sauvages,  les  bignonias,  les  coloquintes,  s'entrelacent  au  pied 
de  ces  arbres,  escaladent  leurs  rameaux,  grimpent  à  l'extrémité  des 
branches ,  s'élancent  de  l'érable  au  tulipier,  du  tulipier  à  l'alcée ,  en 
formant  mille  grottes,  mille  voûtes ,  mille  portiques.  Souvent,  égarées 
d'arbre  en  arbre,  ces  lianes  traversent  des  bras  de  rivière  sur  lesquels 
elles  jettent  des  ponts  de  fleurs.  Du  sein  de  ces  massifs  le  magnolia 
élève  son  cône  immobile  ;  surmonté  de  ses  larges  roses  blanches ,  il 
domine  toute  la  forêt,  et  n'a  d'autre  rival  que  le  palmier,  qui  balance 
légèrement  auprès  de  lui  ses  éventails  de  verdure. 

Une  multitude  d'animaux  placés  dans  ces  retraites  par  la  main  du 
Créateur  y  répandent  l'enchantement  et  la  vie.  De  l'extrémité  des 
avenues  on  aperçoit  des  ours,  enivrés  de  raisins,  qui  chancellent  sur 


ATA  LA.  19 

les  branches  des  ormeaux;  des  cariboux  se  baignent  dans  un  lac;  des 

écureuils  noirs  se  jouent  dans  l'épaisseur  des  feuillages;  des  oiseaux 

"moqueurs,  des  colombes  de  Virginie,  de  la  grosseur  d'un  passereau, 

.'descendent  sur  les  gazons  rougis  par  les  fraises;  des  perroquets  verts 

;à  tête  jaune,  des  piverts  empourprés,  des  cardinaux  de  feu,  grimpe r»'J 

en  circulant  au  haut  des  cyprès  ;  des  colibris  étincellent  sur  le  jasmin 

des  Florides ,  et  des  serpents-oiseleurs  sifflent  suspendus  aux  dômes 

des  bois  en  s'y  balançant  comme  des  lianes. 

Si  tout  est  silence  et  repos  dans  les  savanes  de  l'autre  côté  du  fleuve, 
tout  ici,  au  contraire,  est  mouvement  et  murmure  :  des  coups  de  bec 
contre  le  tronc  des  chênes,  des  froissements  d'animaux  qui  marchent , 
broutent  ou  broient  entre  leurs  dents  les  noyaux  des  fruits;  des 
bruissements  d'ondes,  de  foibles  gémissements,  de  sourds  meugle- 
ments ,  de  doux  roucoulements ,  remplissent  ces  déserts  d'une  tendre 
et  sauvage  harmonie.  Mais  quand  une  brise  vient  à  animer  ces  soli- 
tudes, à  balancer  ces  corps  flottants,  à  confondre  ces  masses  de  blanc, 
d'azur,  de  vert,  de  rose,  à  mêler  toutes  les  couleurs,  à  réunir  tous  les 
murmures,  alors  il  sort  de  tels  bruits  du  fond  des  forêts,  il  se  passe 
de  telles  choses  aux  yeux,  que  j'essayerois  en  vain  de  les  décrire  à 
ceux  qui  n'ont  point  parcouru  ces  champs  primitifs  de  la  nature. 

Après  la  découverte  du  Meschacebé  par  le  père  Marquette  et  l'infor- 
tuné La  Salle,  les  premiers  François  qui  s'établirent  au  Biloxi  et  à  la 
Nouvelle-Orléans  firent  alliance  avec  les  Natchez ,  nation  indienne 
dont  la  puissance  étoit  redoutable  dans  ces  contrées.  Des  querelles  et 
des  jalousies  ensanglantèrent  dans  la  suite  la  terre  de  l'hospitalité.  Il 
y  avoit  parmi  ces  sauvages  un  vieillard  nommé  Chactas\  qui,  par  son 
âge,  sa  sagesse  et  sa  science  dans  les  choses  de  la  vie,  étoit  le 
patriarche  et  l'amour  des  déserts.  Comme  tous  les  hommes,  il  avoit 
acheté  la  vertu  par  l'infortune.  Non-seulement  les  forêts  du  Nouveau- 
Monde  furent  remplies  de  ses  malheurs,  mais  il  les  porta  jusque  sur 
les  rivages  de  la  France.  Retenu  aux  galères  à  Marseille  par  une 
cruelle  injustice,  rendu  à  la  liberté,  présenté  à  Louis  XIV,  il  avoit 
conversé  avec  les  grands  hommes  de  ce  siècle  et  assisté  aux  fêtes  de 
Versailles,  aux  tragédies  de  Racine,  aux  oraisons  funèbres  de  Bossu  et  ; 
en  im  mot,  le  sauvage  avoit  contemplé  la  société  à  son  plus  haut  poiift 
de  splendeur. 

Depuis  plusieurs  années,  rentré  dans  le  sein  de  sa  patrie,  Chactas 

1.  La  V  ix  harmonieuse. 


20  ATALA. 

jouîssoit  du  repos.  Toutefois  le  ciel  lui  vendoit  encore  cher  cette 
faveur  :  le  vieillard  étoit  devenu  aveugle.  Une  jeune  fille  l'accom- 
pagnoit  sur  les  coteaux  du  Meschacebé,  comme  Antigène  guidoit  les 
pas  d'OEdipe  sur  le  Cythéron,  ou  comme  Malvina  conduisoit  Ossian 
sur  les  rochers  de  Morven. 

Malgré  les  nombreuses  injustices  que  Chactas  avoit  éprouvées  de  la 
part  des  François ,  il  les  aimoit.  11  se  souvenoit  toujours  de  Fénelon , 
dont  il  avoit  été  l'hôte,  et  désiroit  pouvoir  rendre  quelque  service  aux 
compatriotes  de  cet  homme  vertueux.  11  s'en  présenta  une  occasion 
favorable.  En  1725,  un  François  nommé  iîené,  poussé  par  des  pas- 
sions et  des  malheurs,  arriva  à  la  Louibiane.  Il  remonta  le  Meschacebé 
jusqu'aux  Natchez ,  et  demanda  à  être  reçu  guerrier  de  cette  nation. 
Chactas  l'ayant  interrogé,  et  le  trouvant  inébranlable  dans  sa  résolu- 
tion, l'adopta  pour  fils,  et  lui  donna  pour  épouse  une  Indienne  appelée 
Cèluta.  Peu  de  temps  après  ce  mariage ,  les  sauvages  se  préparèrent  à 
la  chasse  du  castor. 

Chactas,  quoique  aveugle,  est  désigné  par  le  conseil  des  Sachems' 
pour  commander  l'expédition,  à  cause  du  respect  que  les  tribus 
indiennes  lui  portoient.  Les  prières  et  les  jeûnes  commencent;  les 
Jongleurs  interprètent  les  songes  ;  on  consulte  les  Manitous  ;  on  fait 
des  sacrifices  depetun;  on  brûle  des  filets  de  langue  d'orignal;  on 
examine  s'ils  pétillent  dans  la  flamme ,  afin  de  découvrir  la  volonté 
des  Génies  ;  on  part  enfin,  après  avoir  mangé  le  chien  sacré.  René  est 
de  la  troupe.  A  l'aide  des  contre-courants,  les  pirogues  remontent  le 
Meschacebé ,  et  entrent  dans  le  lit  de  l'Ohio.  C'est  en  automne.  Les 
magnifiques  déserts  du  Kentucky  se  déploient  aux  yeux  étonnés  du 
jeune  François.  Une  nuit,  à  la  clarté  de  la  lune,  tandis  que  tous  les 
Natchez  dorment  au  fond  de  leurs  pirogues,  et  que  la  flotte  indienne, 
élevant  ses  voiles  de  peaux  de  bêtes,  fuit  devant  une  légère  brise, 
René,  demeuré  seul  avec  Chactas,  lui  demande  le  récit  de  ses  aven- 
tures. Le  vieillard  consent  à  le  satisfaire,  et,  assis  avec  lui  sur  la  poupe 
de  la  pirogue,  il  commence  en  ces  mots  : 

i.  Vieillards  ou  conseillers. 


ATA  LA. 


LE  REGIT. 

LES  CHASSEURS. 

c  C'est  une  singulière  destinée ,  mon  cher  fils ,  que  celle  qui  nous 
réunit.  Je  vois  en  toi  l'homme  civilisé  qui  s'est  fait  sauvage;  tu  vois 
en  moi  l'homme  sauvage  que  le  grand  Esprit  (j'ignore  pour  quel 
dessein)  a  voulu  ci\iliser.  Entrés  l'un  et  l'autre  dans  la  carrière  de  la 
vie  par  les  deux  bouts  opposés,  tu  es  venu  te  reposer  à  ma  place,  et 
j'ai  été  m'asseoir  à  la  tienne  :  ainsi  nous  avons  dû  avoir  des  objets 
une  vue  totalement  différente.  Qui,  de  toi  ou  de  moi,  a  le  plus  gagné 
ou  le  plus  perdu  à  ce  changement  de  position?  C'est  ce  que  savent  les 
Génies,  dont  le  moins  savant  a  plus  de  sagesse  que  tous  les  hommes 
ensemble. 

«  A  la  prochaine  lune  des  fleurs',  il  y  aura  sept  fois  dix  neiges,  et 
troîs  neiges  de  plus  ^  que  ma  mère  me  mit  au  monde  sur  les  bords 
du  Meschacebé.  Les  Espagnols  s'étoient  depuis  peu  établis  dans  la 
baie  de  Pensacola,  mais  aucun  blanc  n'habitoit  encore  la  Louisiane. 
Je  comptois  à  peine  dix-sept  chutes  de  feuilles  lorsque  je  marchai 
avec  mon  père ,  le  guerrier  Outalissi ,  contre  les  Muscogulges , 
nation  puissante  des  Florides.  Nous  nous  joignîmes  aux  Espagnols, 
nos  alUés,  et  le  combat  se  donna  sur  une  des  branches  de  la 
Maubile.  Areskoui'  et  les  Manitous  ne  nous  furent  pas  favorables. 
Les  ennemis  triomphèrent;  mon  père  perdit  la  \ie;  je  fus  blessé  deux 
fois  en  le  défendant.  Oh!  que  ne  descendis-je  alors  dans  le  pays  des 
âmes*!  j'aurois  é\ité  les  malheurs  qui  m'attendoient  sur  la  terre.  Les 
Elsprits  en  ordonnèrent  autrement  :  je  fus  entraîné  par  les  fuyards  à 
Saint-Augustin. 

«  Dans  cette  ville ,  nouvellement  bâtie  par  les  Espagnols ,  je  couroîs 
le  risque  d'être  enlevé  pour  les  mines  de  Mexico,  lorsqu'un  vieux 
Castillan  nommé  Lopez,  touché  de  ma  jeunesse  et  de  ma  simplicité, 
m'offrit  un  asile  et  me  présenta  à  une  sœur  avec  laquelle  il  vivoit  sans 
épouse. 

«  Tous  les  deux  prirent  pour  moi  les  sentiments  les  plus  tendres.  On 
m'éleva  avec  beaucoup  de  soin;  on  me  donna  toutes  sortes  de  maîtres. 
Mais,  après  avoir  passé  trente  lunes  à  Saint-Augustin,  je  fus  saisi  du 
dégoût  de  la  \ie  des  cités.  Je  dépérissois  à  vue  d'oeil  :  tantôt  je 

1.  Jlois  de  mai.  2.  Neige  pour  année;  soiiante-txeize  ans. 

3.  Dieu  de  la  guerre.  4.  Les  enfers. 


22  ATA  LA. 

demeurois  immol)ile  pendant  des  heures  à  contempler  la  cime  des 
lointaines  forêts  ;  tanlôt  on  me  trouvoit  assis  au  bord  d'un  fleuve,  que 
je  regardois  tristement  couler.  Je  me  peignois  les  bois  à  travers 
lesquels  cette  onde  avoit  passé,  et  mon  âme  étoit  tout  entière  à  la 
solitude. 

«  Ne  pouvant  plus  résister  à  l'envie  de  retourner  au  désert,  un 
matin  je  me  présentai  à  Lopez,  vêtu  de  mes  habits  de  sauvage, 
tenant  d'une  main  mon  arc  et  mes  flèches  et  de  l'autre  mes  vêtements 
■  européens.  Je  les  remis  à  mon  généreux  protecteur,  aux  pieds  duquel 
je  tombai  en  versant  des  torrents  de  larmes.  Je  me  donnai  des  noms 
odieux;  je  m'accusai  d'ingratitude  :  «  Mais  enfin,  lui  dis-je,  ô  mon 
«  père!  tu  le  vois  toi-même  :  je  meurs  si  je  ne  reprends  la  vie  de 
«  l'Indien.  » 

«  Lopez ,  frappé  d'étonnement ,  voulut  me  détourner  de  mon  des- 
sein. 11  me  représenta  les  dangers  que  j'allois  courir  en  m'exposant 
à  tomber  de  nouveau  entre  les  mains  des  Muscogulges.  Mais,  voyant 
que  j'étois  résolu  à  tout  entreprendre,  fondant  en  pleurs  et  me  sec- 
rant  dans  ses  bras  :  «  Va,  s'écria-t-il,  enfant  de  la  nature!  reprends 
«  cette  indépendance  de  l'homme  que  Lopez  ne  te  veut  point  ravir.  Si 
«  j'étois  plus  jeune  moi-même,  je  t'accompagnerois  au  désert  (où  j'ai 
«  aussi, de  doux  souvenirs!),  et  je  te  remettrois  dans  les  bras  do  ta 
«  mère.  Quand  tu  seras  dans  tes  forêts,  songe  quelquefois  à  ce  vieil 
«  Espagnol  qui  te  donna  l'hospitalité,  et  rappelle-toi,  pour  te  porter 
«  à  l'amour  de  tes  semblables,  que  la  première  expérience  que  tu  as 
«  faite  du  cœur  humain  a  été  tout  en  sa  faveur.  »  Lopez  finit  par  une 
prière  au  Dieu  des  chrétiens,  dont  j'avois  refusé  d'embrasser  le  culte, 
et  nous  nous  quittâmes  avec  des  sanglots. 

«  Je  ne  tardai  pas  à  être  puni  de  mon  ingratitude.  Mon  inexpérience 
m'égara  dans  les  bois,  et  je  fus  pris  par  un  parti  de  Muscogulges  et 
de  Siminoles ,  comme  Lopez  me  l'avojt  prédit.  Je  fus  reconnu  pour 
Natchez  à  mon  vêtement  et  aux  plumes  qui  ornoient  ma  tête.  On  m'en- 
chaîna, mais  légèrement,  à  cause  de  ma  jeunesse.  Simaghan,  le  chef 
delà  troupe,  voulut  savoir  mon  nom;  je  répondis  :  «  Je  m'appelle 
«  Chaclas,  fils  d'Outalissi,  fils  de  Miscou,  qui  ont  enlevé  plus  de  cent 
«  chevelures  aux  héros  muscogulges.  »  Simaghan  me  dit  :  «  Chactas, 
«  fils  d'Outalissi,  fils  de  Miscou,  réjouis-toi  :  tu  seras  brûlé  au  grand 
((  village.»  Je  repartis  :  u  Voilà  qui  va  ])ien  ;  »  et  j'entonnai  ma  chanson 
de  mort. 

«  Tout  prisonnier  que  j'étois,  je  ne  pouvois,  durant  les  premiers 
jours,  m'empêcher  d'admirer  mes  ennemis.  Le  Muscogulge,  et  surtout 
son  allié,  le  Siminole,  respire  la  gaieté,  l'amour,  le  contentement.  Sa 


ATA  LA.  23 

démarcho  est  légère,  son  abord  ouvert  et  serein.  Il  parle  beaucoup  et 
avec  volubilité;  son  langage  est  harmonieux  et  facile.  L'âge  même  ne 
peut  ravir  aux  Sachems  cette  simplicité  joyeuse  :  comme  les  vieux 
oiseaux  de  nos  bois,  ils  mêlent  encore  leurs  vieilles  chansons  aux  airs 
nouveaux  de  leur  jeune  postérité. 

«  Les  femmes  qui  accompagnoient  la  troupe  témoignoicnt  pour  ma 
jeunesse  une  pitié  tendre  et  une  curiosité  aimable.  Elles  me  question- 
noient  sur  ma  mère,  sur  les  premiers  jours  de  ma  vie;  elles  vouloient 
savoir  si  l'on  suspendoit  mon  berceau  de  mousse  aux  branches  fleuries 
des  érabfës,  si  les  brises  m'y  balançoient  auprès  du  nid  des  petits 
oiseaux.  C'étoient  ensuite  mille  autres  questions  sur  l'état  de  mon  cœur  : 
elles  me  demandoient  si  j'avois  vu  une  biche  blanche  dans  mes  songes 
et  si  les  arbres  de  la  vallée  secrète  m'avoient  conseillé  d'aimer.  Je 
répondois  avec  naïveté  aux  mères,  aux  fdles  et  aux  épouses  des 
hommes.  Je  leur  disois  :  «  Vous  êtes  les  grâces  du  jour,  et  la  nuit  vous 
«  aime  comme  la  rosée.  L'homme  sort  de  votre  sein  pour  se  suspendre 
«  à  voire  mamelle  et  à  votre  bouche  ;  vous  savez  des  paroles  magiques 
«  qui  endorment  toutes  les  douleurs.  Voilà  ce  que  m'a  dit  celle  qui 
«  m'a  mis  au  monde ,  et  qui  ne  me  reverra  plus  !  Elle  m'a  dit  encore 
«  que  les  vierges  étoient  des  fleurs  mystérieuses,  qu'on  trouve  dans 
«  les  lieux  solitaires.  » 

«  Ces  louanges  faisoient  beaucoup  de  plaisir  aux  femmes  :  elles  me 
combloient  de  toutes  sortes  de  dons  ;  elles  m'apportoient  de  la  crème 
de  noix,  du  sucre  d'érable,  de  la  sagamité  ',  des  jambons  d'ours,  des 
peaux  de  castors,  des  coquillages  pour  me  parer  et  des  mousses  pour 
ma  couche.  Elles  chantoient,  elles  rioient  avec  moi,  et  puis  elles  se 
prenoient  à  verser  des  larmes  en  songeant  que  je  serois  brûlé. 

«  Une  nuit  que  les  Muscogulges  avoient  placé  leur  camp  sur  le  bord 
d'une  forêt,  j'étois  assis  auprès  du  feu  de  la  guerre,  avec  le  chasseur 
commis  à  ma  garde.  Tout  à  coup  j'entendis  le  murmure  d'un  vêtement 
sur  l'herbe,  et  une  femme  à  demi  voilée  vint  s'asseoir  à  mes  côtés. 
Des  pleurs  rouloient  sous  sa  paupière  ;  à  la  lueur  du  feu  un  petit  cru- 
cifix d'or  brilloit  sur  son  sein.  Elle  étoit  régulièrement  belle;  l'on 
rcmarquoit  sur  son  visage  je  ne  sais  quoi  de  vertueux  et  de  passionné, 
dont  l'attrait  étoit  irrésistible.  Elle  joignoit  à  cela  des  grâces  plus 
tendres  :  une  extrême  sensibilité  unie  à  une  mélancolie  profonde 
respiroit  dans  ses  regards;  son  sourire  étoit  céleste. 

«  Je  crus  que  c'étoit  la  Vierge  des  dernières  amours,  cette  vierge 
qu'on  envoie  au  prisonnier  de  guerre  pour  enchanter  sa  tombe.  Dans 

1 .  Sorte  de  pite  de  maïs. 


t- 


2k  ATA  LA. 

cette  persuasion,  je  lui  dis  en  balbutiant  et  avec  un  trouble  qui  pour- 
tant ne  venoit  pas  de  la  crainte  du  bûcher  :  «  Vierge ,  vous  êtes  digne 
«  des  premières  amours,  et  vous  n'êtes  pas  faite  pour  les  dernières 
«  Les  mouvements  d'un  cœur  qui  va  bientôt  cesser  de  battre  répon 
«  droicnt  mal  aux  mouvements  du  vôtre.  Comment  mêler  la  mort  et 
«  la  vie?  Vous  me  feriez  trop  regretter  le  jour.  Qu'un  autre  soit  plus 
a  heureux  que  moi,  et  que  de  longs  embrassements  unissent  la  liane 
«  et  le  chêne  !» 

/  «  La  jeune  fille  me  dit  alors  :  «  Je  ne  suis  point  la  Vierge  des  der- 
«  nières  amours.  Es-tu  chrétien?  »  Je  repondis  que  je  n'avois  point 
trahi  les  Génies  de  ma  cabane.  A  ces  mots,  l'Indienne  fit  un  mouve- 
ment involontaire.  Elle  me  dit  :  «  Je  te  plains  de  n'être  qu'un  méchant 
«  idolâtre.  Ma  mère  m'a  faite  chrétienne  ;  je  me  nomme  Atala,  fille 
«  de  Simaghan  aux  bracelets  d'or  et  chef  des  guerriers  de  cette 
«  troupe.  Nous  nous  rendons  à  Apalachucla,  où  tu  seras  brûlé.  »  En 
prononçant  ces  mots ,  Atala  se  lève  et  s'éloigne.  » 

Ici  Chactas  fut  contraint  d'interrompre  son  récit.  Les  souvenirs  se 
pressèrent  en  foule  dans  son  âme;  ses  yeux  éteints  inondèrent  de 
larmes  ses  joues  flétries  :  telles  deux  sources  cachées  dans  la  profonde 
nuit  de  la  terre  se  décèlent  par  les  eaux  qu'elles  laissent  filtrer  entre 
les  rochers. 

«  0  mon  fils  !  reprit-il  enfin  ;  tu  vois  que  Chactas  est  bien  peu  sage, 
malgré  sa  renommée  de  sagesse  !  Hélas  !  mon  cher  enfant,  les  hommes 
ne  peuvent  déjà  plus  voir,  qu'ils  peuvent  encore  pleurer!  Plusieurs 
jours  s'écoulèrent  ;  la  fille  du  Sachem  revenoit  chaque  soir  me  parler. 
Le  sommeil  avoit  fui  de  mes  yeux,  et  Atala  étoit  dans  mon  cœur 
comme  le  souvenir  de  la  couche  de  mes  pères. 

«  Le  dix-septième  jour  de  marche,  vers  le  temps  où  l'éphémère  sort 
des  eaux,  nous  entrâmes  sur  la  grande  savane  Alachua.  Elle  est  envi- 
ronnée de  coteaux  qui,  fuyant  les  uns  derrière  les  autres,  portent, 
en  s'élevant  jusqu'aux  nues,  des  forêts  étagées  de  copalmes,  de  citron- 
niers, de  magnolias  et  de  chênes  verts.  Le  chef  poussa  le  cri  d'arrivée, 
et  la  troupe  campa  au  pied  des  collines.  On  me  relégua  à  quelque 
distance ,  au  bord  d'un  de  ces  puits  naturels  si  fameux  dans  les  Flo- 
rides.  J'étois  attaché  au  pied  d'un  arbre;  un  guerrier  veilloit  impa- 
tiemment auprès  de  moi.  J'avois  à  peine  passé  quelques  instants  dans 
ce  lieu ,  qu'Atala  parut  sous  les  liquidambars  de  la  fontaine.  «  Chas- 
«  seur,  dit-elle  au  héros  muscogulge,  si  tu  veux  poursuivre  le  che- 
«  vreuil,  je  garderai  le  prisonnier.  »  Le 'guerrier  bondit  de  joie  à  cette 
parole  de  la  fille  du  chef;  il  s'élance  du  sommet  de  la  colline,  et 
allonge  ses  pas  dans  la  plaine. 


s 


ATA  LA.  25 

«  Étrange  contradiction  du  cœur  de  l'homme!  Moi  qui  avois  tant 
désiré  de  dire  les  choses  du  mystère  à  celle  que  j'aimois  déjà  comme 
le  soleil,  maintenant  interdit  et  confus,  je  crois  que  j'eusse  préféré 
d'être  jeté  aux  crocodiles  de  la  fontaine  à  me  trouver  seul  ainsi  avec 
Atala.  La  fille  du  désert  étoit  aussi  troublée  que  son  prisoimier;  nous 
gardions  un  profond  silence;  les  Génies  de  l'amour  avoient  dérobé  nos 
paroles.  Enfin  Atala,  faisant  un  effort,  dit  ceci  :  h  Guerrier,  vous  êtes 
«  retenu  foiblement;  vous  pouvez  aisément  vous  échapper.  »  Aces 
mots,  la  hardiesse  revint  sur  ma  langue;  je  répondis  :  «  Foiblement 
«  retenu,  ô  femme...!  »  Je  ne  sus  comment  achever.  Atala  hésita 
quelques  moments,  puis  elle  dit  :  «  Sauvez-vous.  »  Et  elle  me  détacha 
du  tronc  de  l'arbre.  Je  saisis  la  corde,  je  la  remis  dans  la  main  de  la 
fille  étrangCTe ,  en  forçant  ses  beaux  doigts  à  se  fermer  sur  ma  chaîne. 
«  Reprenez-la  !  reprenez-la!  »  m'écriai-je.  —  «  Vous  êtes  un  insensé, 
«  dit  Atala  d'une  voix  émue.  Malheureux!  ne  sais-tu  pas  que  tu  seras 
«  brîdé?  Que  prétends-tu?  Songes-tu  bien  que  je  suis  la  fille  d'un 
«  redoutable  Sachem  ?  »  —  «  Il  fut  un  temps,  répliquai-je  avec  des 
«  larmes,  que  j'étois  aussi  porté  dans  une  peau  de  castor  aux  épaules 
«  d'une  mère.  Mon  père  avoit  aussi  une  belle  hutte,  et  ses  chevreuils 
«  buvoient  les  eaux  de  mille  torrents;  mais  j'erre  maintenant  sans 
«  patrie.  Quand  je  ne  serai  plus,  aucun  ami  ne  mettra  un  peu  d'herbe 
«  sur  mon  corps  pour  le  garantir  des  mouches.  Le  corps  d'un  étran- 
«  ger  malheureux  n'intéresse  personne.  » 

«  Ces  mots  attendrirent  Atala.  Ses  larmes  tombèrent  dans  la  fon- 
taine. ((Ah!  repris-je  avec  vivacité,  si  votre  cœur  parloit  comme  le 
((  mien  !  Le  désert  n'est-il  pas  libre  ?  Les  forêts  n'ont-elles  point  de 
«  replis  où  nous  cacher?  Faut-il  donc,  pour  être  heureux,  tant  de 
((  choses  aux  enfants  des  cabanes  !  0  fille  plus  belle  que  le  premier 
M  songe  de  l'époux  !  ô  ma  bien-aimée  !  ose  suivre  mes  pas.  »  Telles 
furent  mes  paroles.  Atala  me  répondit  d'une  voix  tendre  :  ((  Mon  jeune 
«  ami ,  vous  avez  appris  le  langage  des  blancs;  il  est  aisé  de  tromper 
((  une  Indienne.  »  —  u  Quoi!  m'écriai-je,  vous  m'appelez  votre  jeune 
((  ami!  Ah  !  si  un  pauvre  esclave...  »  —  ((  Eh  bien,  dit-elle  en  se  pen- 
ce chant  sur  moi,  un  pauvre  esclave...  »  Je  repris  avec  ardeur  :  ((  Qu'un 
((  baiser  l'assure  de  ta  foi  !  »  Atala  écouta  ma  prière.  Comme  un  faon 
semble  pendre  aux  fleurs  de  lianes  roses,  qu'il  saisit  de  sa  langue 
délicate  dans  l'escarpement  de  la  montagne,  ainsi  je  restai  suspendu 
aux  lèvres  de  ma  bien-aimée. 

((  Hélas!  mon  cher  fils,  la  douleur  touche  de  près  au  plaisir!  Qui 
eût  pu  croire  que  le  moment  où  Atala  me  donnoit  le  premier  gage  de 
son  amour  seroit  celui-là  même  où  elle  détruiroit  mes  espérances? 


•26  ATA  LA. 

Cheveux  blanchis  du  vieux  Chactas,  quel  fut  votre  ctonnement  lorsque 
la  fille  du  Sachem  prononça  ces  paroles!  «  Beau  prisonnier,  j'ai  folle- 
«  ment  cédé  à  ton  désir  ;  mais  où  nous  conduira  cette  passion  ?  Ma 
«religion  me  sépare  de  toi  pour  toujours...  0  ma  mère!  qu'as-tu 
«  fait?...  »  Atala  se  tut  tout  à  coup,  et  retint  je  ne  sus  quel  fatal 
secret  près  d'échapper  à  ses  lèvres.  Ses  paroles  me  plongèrent  dans  le 
désespoir.  «  Eh  bien  !  m'écriai-je,  je  serai  aussi  cruel  que  vous  :  je  ne 
«  fuirai  point.  Vous  me  verrez  dans  le  cadre  de  feu  ;  vous  entendrez 
«  les  gémissements  de  ma  chair  et  vous  serez  pleine  de  joie.  »  Atala 
saisit  mes  mains  entre  les  deux  siennes,  a  Pauvre  jeune  idolâtre, 
«  s'écria-t-elle ,  tu  me  fais  réellement  pitié!  Tu  veux  donc  que  je 
«  pleure  tout  mon  cœur  ?  Quel  dommage  que  je  ne  puisse  fuir  avec 
((  toi  !  Malheureux  a  été  le  ventre  de  ta  mère ,  ô  Atala  !  Que  ne  te  jettes- 
«  tu  au  crocodile  de  la  fontaine?  » 

«  Dans  ce  moment  même,  les  crocodiles,  aux  approches  du  coucher 
du  soleil ,  comraençoient  à  faire  entendre  leurs  rugissements.  Atala 
me  dit  :  «  Quittons  ces  lieux.  »  J'entraînai  la  fille  de  Simaghan  au 
pied  des  coteaux  qui  formoient  des  golfes  de  verdure  en  avançant 
leurs  promontoires  dans  la  savane.  Tout  étoit  calme  et  superbe  au 
désert.  La  cigogne  crioit  sur  son  nid  ;  les  bois  retentissoient  du  chant 
monotone  des  cailles,  du  sifflement  des  perruches,  du  mugissement 
des  bisons  et  du  hennissement  des  cavales  siminoles. 

«  Notre  promenade  fut  presque  muette.  Je  marchois  à  côté  d'Atala; 
elle  tenoit  le  bout  de  la  corde  que  je  l'avois  forcée  de  reprendre. 
Quelquefois  nous  versions  des  pleurs,  quelquefois  nous  essayions  de 
sourire.  Un  regard  tantôt  levé  vers  le  ciel ,  tantôt  attaché  à  la  terre , 
une  oreille  attentive  au  chant  de  l'oiseau,  un  geste  vers  le  soleil 
couchant,  une  main  tendrement  serrée,  un  sein  tour  à  tour  pal- 
pitant,   tour   à  tour   tranquille,   les  noms    de  Chactas   et   d'Atala 

doucement   répétés  par  intervalle 0  première  promenade    de 

l'amour!  il  faut  que  votre  souvenir  soit  bien  puissant,  puisque 
après  tant  d'années  d'infortune  vous  remuez  encore  le  cœur  du 
vieux  Chactas  ! 

«  Qu'ils  sont  incompréhensibles  les  mortels  agités  par  des  passions! 
Je  venois  d'abandonner  le  généreux  Lopez  ,  je  venois  de  m'exposer  à 
tous  les  dangers  pour  être  libre  :  dans  un  instant  le  regard  d'une 
femme  avoit  changé  mes  goûts,  mes  résolutions,  mes  pensées  !  Oubliant 
mon  pays,  ma  mère,  ma  cabane  et  la  mort  affreuse  qui  m'attendoit, 
j'étois  devenu  indifférent  à  tout  ce  qui  n'étoit  pas  Atala.  Sans  force 
pour  m'élever  à  la  raison  de  l'homme,  j'étois  retombé  tout  à  coup 
dans  une  espèce  d'enfance;  et  loin  de  pouvoir  rien  faire  pour  me 


ATA  LA.  27 

soustraire  aux  maux  qui  m'attendoient,  j'auroîs  eu  presque  besoin 
qu'on  s'occupât  de  mon  sommeil  et  de  ma  nourriture. 

«  Ce  fut  donc  vainement  qu'après  nos  courses  dans  la  savane, 
Atala,  se  jetant  à  mes  genoux,  m'invita  de  nouveau  à  la  quitter.  Je  lui 
protestai  que  je  retournerois  seul  au  camp  si  elle  refusoit  de  me  ratta- 
cher au  pied  de  mon  arbre.  Elle  fut  obligée  de  me  satisfaire,  espéranf 
me  convaincre  une  autre  fois. 

«  Le  lendemain  de  cette  journée,  qui  décida  du  destin  de  ma  vie, 
on  s'arrêta  dans  une  vallée,  non  loin  de  Cuscowilla,  capitale  des  Simi- 
noles.  Cgs  Indiens,  unis  aux  Muscogulges,  forment  avec  eux  la  confé- 
dération des  Creeks.  La  fille  du  pays  des  palmiers  vint  me  trouver  au 
milieu  de  la  nuit.  Elle  me  conduisit  dans  une  grande  forêt  de  pins,  et 
renouvela  ses  prières  pour  m'engager  à  la  fuite.  Sans  lui  répondre,  je 
pris  sa  main  dans  ma  main,  et  je  forçai  cette  biche  altérée  d'errer 
avec  moi  dans  la  forêt.  La  nuit  étoit  délicieuse.  Le  Génie  des  airs 
secouoit  sa  chevelure  bleue,  embaumée  de  la  senteur  des  pins,  et  l'on 
respiroit  la  foible  odeur  d'ambre  qu'exhaloient  les  crocodiles  couchés 
sous  les  tamarins  des  fleuves.  La  lune  brilloit  au  milieu  d'un  azur  sans 
tache,  et  sa  lumière  gris  de  perle  descendoit  sur  la  cime  indéterminée 
des  forêts.  Aucun  bruit  ne  se  faisoit  entendre,  hors  je  ne  sais  quelle 
harmonie  lointaine  qui  régnait  dans  la  profondeur  des  bois  :  on  eût 
dit  que  l'âme  de  la  solitude  soupiroit  dans  toute  l'étendue  du  désert. 

«  Nous  aperçûmes  à  travers  les  arbres  un  jeune  homme  qui,  tenant 
à  la  main  un  flambeau ,  ressembloit  au  Génie  du  printemps  parcou- 
rant les  forêts  pour  ranimer  la  nature  ;  c'étoit  un  amant  qui  alloit 
s'instruire  de  son  sort  à  la  cabane  de  sa  maîtresse. 

«  Si  la  vierge  éteint  le  flambeau,  elle  accepte  les  vœux  offerts;  si 
elle  se  voile  sans  l'éteindre,  elle  rejette  un  époux. 

«  Le  guerrier,  en  se  glissant  dans  les  ombres,  chantoit  à  demi-voix 
ces  paroles  : 

«  Je  devancerai  les  pas  du  jour  sur  le  sommet  des  montagnes  pour 
«  chercher  ma  colombe  solitaire  parmi  les  chênes  de  la  forêt. 

«  J'ai  attaché  à  son  cou  un  collier  de  porcelaines'  ;  on  y  voit  trois 
(c  grains  rougos  pour  mon  amour,  trois  violets  pour  mes  craintes,  trois 
«  bleus  pour  mes  espérances. 

«  Mila  a  les  yeux  d'une  hermine  et  la  chevelure  légère  d'un  champ 
«  de  riz;  sa  bouche  est  un  coquillage  rose  garni  de  perles;  ses  deux 
«  seins  sont  comme  deux  petits  chevreaux  sans  tache,  nés  au  même 
<(  jour,  d'une  seule  mère. 

i.  Sorte  de  coquillage. 


28  ATA  LA. 

«  Puisse  Mila  dteindre  ce  flambeau!  Puisse  sa  bouche  verser  sur  lui 
«  une  ombre  voluptueuse!  Je  fertiliserai  son  sein.  L'espoir  de  la 
«  patrie  pendra  à  sa  mamelle  féconde,  et  je  fumerai  mon  calumet  de 
«  paix  sur  le  berceau  de  mon  fils. 

«  Ah  !  laissez-moi  devancer  les  pas  du  jour  sur  le  sommet  des  mon- 
«  tagnes  pour  chercher  ma  colombe  solitaire  parmi  les  chênes  de  la 
«  forêt!  » 

«  Ainsi  chantoit  ce  jeune  homme,  dont  les  accents  portèrent  le 
trouble  jusqu'au  fond  de  mon  âme  et  firent  changer  de  visage  à  Atala. 
Nos  mains  unies  frémirent  l'une  dans  l'autre.  Mais  nous  fûmes  dis- 
traits de  cette  scène  par  une  scène  non  moins  dangereuse  pour 
nous. 

(t  Nous  passâmes  auprès  du  tombeau  d'un  enfant,  qui  servoit  de 
limites  à  deux  nations.  On  l'avoit  placé  au  bord  du  chemin ,  selon 
l'usage,  afin  que  les  jeunes  femmes,  en  allant  à  la  fontaine,  pussent 
attirer  dans  leur  sein  l'âme  de  l'innocente  créature  et  la  rendre  à  la 
patrie.  On  y  voyoit  dans  ce  moment  des  épouses  nouvelles  qui,  dési- 
rant les  douceurs  de  la  maternité,  cherchoient,  en  entrouvrant  leurs 
lèvres,  à  recueillir  l'âme  du  petit  enfant,  qu'elles  croyoient  voir  errer 
sur  les  fleurs.  La  véritable  mère  vint  ensuite  déposer  une  gerbe  de 
maïs  et  des  fleurs  de  lis  blanc  sur  le  tombeau.  Elle  arrosa  la  terre  de 
son  lait,  s'assit  sur  le  gazon  humide  et  parla  à  son  enfant  d'une  voix 
attendrie  : 

«  Pourquoi  te  pleuré-je  dans  ton  berceau  de  terre,  ô  mon  nouveau- 
«  né  !  Quand  le  petit  oiseau  devient  grand ,  il  faut  qu'il  cherche  sa 
«  nourriture,  et  il  trouve  dans  le  désert  bien  des  graines  amères.  Du 
«  moins  tu  as  ignoré  les  pleurs  ;  du  moins  ton  cœur  n'a  point  été 
«  exposé  au  souffle  dévorant  des  hommes.  Le  bouton  qui  sèche  dans 
«  son  enveloppe  passe  avec  tous  ses  parfums,  comme  toi,  ô  mon  fils! 
«  avec  toute  ton  innocence.  Heureux  ceux  qui  meurent  au  berceau  :  ils 
«  n'ont  connu  que  les  baisers  et  les  souris  d'une  mère  !  » 

«  Déjà  subjugués  par  notre  propre  cœur,  nous  fûmes  accablés  par 
ces  images  d'amour  et  de  maternité,  qui  sembloient  nous  poursuivre 
dans  ces  solitudes  enchantées.  J'emportai  Atala  dans  mes  bras  au  fond 
de  la  forêt,  et  je  lui  dis  des  choses  qu'aujourd'hui  je  chercherois  eni 
vain  sur  mes  lèvres.  Le  vent  du  midi,  mon  cher  fils,  perd  sa  chaleur 
en  passant  sur  des  montagnes  de  glace.  Les  souvenirs  de  l'amour  dans 
le  cœur  d'un  vieillard  sont  comme  les  feux  du  jour  réfléchis  par  l'orbe 
paisible  de  la  lune,  lorsque  le  soleil  est  couché  et  que  le  silence  plane 
sur  la  hutte  des  sauvages. 

«  Qui  pouvoit  sauver  Atala?  qui  pouvoit  l'empêcher  de  succombera 


ATA  LA.  29 

la  nature?  Rien  qu'un  miracle,  sans  doute;  et  ce  miracle  fut  fait!  La 
fille  de  Simaghan  eut  recours  au  Dieu  des  chrétiens  ;  elle  se  pre'cipita 
sur  la  terre,  et  prononça  une  fervente  oraison,  adressée  à  sa  mère  et 
à  la  Reine  des  vierges.  C'est  de  ce  moment,  ô  René!  que  j'ai  conçu 
une  mcrvcillcv/se  idée  de  cette  religion  qui  dans  les  forêts,  au  milieu 
de  toutes  les  privations  de  la  vie,  peut  remplir  de  mille  dons  les  infor- 
tunés; de  cette  religion  qui,  opposant  sa  puissance  au  torrent  des  pas- 
sions, suffît  seule  pour  les  vaincre,  lorsque  tout  les  favorise,  et  le  secret 
des  bois,  et  l'absence  des  hommes,  et  la  fidélité  des  ombres.  Ah! 
qu'elle  me  parut  divine,  la  simple  sauvage,  l'ignorante  Atala,  qui  à 
genoux  devant  un  vieux  pin  tombé,  comme  au  pied  d'un  autel,  offroit 
à  son  Dieu  des  vœux  pour  un  amant  idolâtre  !  Ses  yeux  levés  vers  l'astre 
de  la  nuit,  ses  joues  brillantes  des  pleurs  de  la  religion  et  de  l'amour, 
étoient  d'une  beauté  immortelle.  Plusieurs  fois  il  me  sembla  qu'elle 
alloit  prendre  son  vol  vers  les  cieux  ;  plusieurs  fois  je  crus  voir  des- 
cendre sur  les  rayons  de  la  lune  et  entendre  dans  les  branches  des 
arbres  ces  Génies  que  le  Dieu  des  chrétiens  envoie  aux  ermites  des 
rochers,  lorsqu'il  se  dispose  à  les  rappeler  à  lui.  J'en  fus  affligé,  car 
je  craignis  qu'Atala  n'eût  que  peu  de  temps  à  passer  sur  la  terre. 

(i  Cependant  elle  versa  tant  de  larmes,  elle  se  montra  si  malheu- 
reuse, que  j'allois  peut-être  consentir  à  m'éloigner,  lorsque  le  cri  de 
mort  retentit  dans  la  forêt.  Quatre  hommes  armés  se  précipitent  sur 
moi  :  nous  avions  été  découverts  ;  le  chef  de  guerre  avoit  donné  l'ordre 
de  nous  poursuivre. 

«  Atala,  qui  ressembloit  à  une  reine  pour  l'orgueil  de  la  démarche, 
dédaigna  de  parler  à  ces  guerriers.  Elle  leur  lança  un  regard  superbe, 
et  se  rendit  auprès  de  Simaghan. 

((  Elle  ne  put  rien  obtenir.  On  redoubla  mes  gardes,  on  multiplia 
mes  chaînes,  on  écarta  mon  amante.  Cinq  nuits  s'écoulent,  et  nous 
apercevons  Apalachucla,  situé  au  bord  de  la  rivière  Chata-Uche.  Aus- 
sitôt on  me  couronne  de  fleurs  ;  on  me  peint  le  visage  d'azur  et  de 
vermillon  ;  on  m'attache  des  perles  au  nez  et  aux  oreilles  et  l'on  me 
met  à  la  main  un  chichikoué'. 

(c  Ainsi  paré  pour  le  sacrifice,  j'entre  dans  Apalachucla  aux  cris 
répétés  de  la  foule.  C'en  étoit  fait  de  ma  vie,  quand  tout  à  coup  le 
bruit  d'une  conque  se  fait  entendre,  et  le  Mico,  ou  chef  de  la  nation, 
ordonne  de  s'assembler. 

«  Tu  connois,  mon  fils,  les  tourments  que  les  sauvages  font  subir 
dux  prisonniers  de  guerre.  Les  missionnaires  chrétiens ,  au  péril  de 

1.  Instrument  du  musique  des  sauvages. 


30  ATA  LA. 

leurs  jours  et  avec  une  charité  infatigable,  étoient  parvenus  ciiez  plu- 
sieurs nations  à  faire  substituer  un  esclavage  assez  doux  aux  horreurs 
du  bûcher.  Les  Muscogulges  n'avoient  point  encore  adopté  cette  cou- 
tume, mais  un  parti  nombreux  s'étoit  déclaré  en  sa  faveur.  G'étoit 
pour  prononcer  sur  cette  importante  affaire  que  le  Mico  convoquoit  les 
Sachems.  On  me  conduit  au  lieu  des  délibérations. 

«  Non  loin  d'Apalachucla  s'élevoit,  sur  un  tertre  isolé,  le  pavillon 
du  conseil.  Tro-is  cercles  de  colonnes  formoient  l'élégante  architecture 
de  cette  rotonde.  Les  colonnes  étoient  de  cyprès  poli  et  sculpté  ;  elles 
augmentoient  en  hauteur  et  en  épaisseur  et  dimin noient  en  nombre 
à  mesure  qu'elles  se  rapprochoient  du  centre,  marqué  par  un  pilier 
unique.  Du  sommet  de  ce  pilier  partoient  des  bandes  d'écorce,  qui, 
passant  sur  le  sommet  des  autres  colonnes,  couvroient  le  pavillon  en 
forme  d'éventail  à  jour. 

«  Le  conseil  s'assemble.  Cinquante  vieillards,  en  manteau  de  castor, 
se  rangent  sur  des  espèces  de  gradins  faisant  face  à  la  porte  du  pavil- 
lon. Le  grand  chef  est  assis  au  milieu  d'eux,  tenant  à  la  main  le  calu- 
met de  paix  à  demi  coloré  pour  la  guerre.  A  ïa  droite  des  vieillards  se 
placent  cinquante  femmes  couvertes  d'une  robe  de  plumes  de  cygne. 
Les  chefs  de  guerre,  le  tomahawk  '  à  la  main,  le  pennage  en  tête,  les 
bras  et  la  poitrine  teints  de  sang,  prennent  la  gauche. 

«  Au  pied  de  la  colonne  centrale  brûle  le  feu  du  conseil.  Le  premier 
jongleur,  environné  des  huit  gardiens  du  temple,  vêtu  de  longs  habits 
et  portant  un  hibou  empaillé  sur  la  tête,  verse  du  baume  de  copalme 
sur  la  flamme  et  offre  un  sacrifice  au  soleil.  Ce  triple  rang  de  vieil- 
lards, de  matrones,  de  guerriers  ;  ces  prêtres,  ces  nuages  d'encens,  ce 
sacrifice,  tout  sert  à  donner  à  ce  conseil  un  appareil  imposant. 

«  J'étois  debout  enchaîné  au  milieu  de  l'assemblée.  Le  sacrifice 
achevé,  le  Mico  prend  la  parole,  et  expose  avec  simplicité  l'affaire  qui 
rassemble  le  conseil.  Il  jette  un  collier  bleu  dans  la  salle,  en  témoi- 
gnage de  ce  qu'il  vient  de  dire. 

«  Alors  un  Sachem  de  la  tribu  de  l'Aigle  se  lève,  et  parle  ainsi  : 

«  Mon  père  le  Mico,  Sachems,  matrones,  guerriers  des  quatre  tribus 
«  de  l'Aigle,  du  Castor,  du  Serpent  et  de  la  Tortue,  ne  changeons  rien 
«  aux  mœurs  de  nos  aïeux;  brûlons  le  prisonnier,  et  n'amollissons 
«  point  nos  courages.  C'est  une  coutume  des  blancs  qu'on  vous  pro- 
«  pose,  elle  ne  peut  être  que  pernicieuse.  Donnez  un  collier  rouge  qui 
«  contienne  mes  paroles.  J'ai  dit.  » 

«  Et  il  jette  un  collier  rouge  dans  l'assemblée. 

1.  La  hache. 


ATA  LA-  31 

«  Une  matrone  se  lève,  et  dit  : 

«  Mon  père  l'Aigle,  vous  avez  l'esprit  d'un  renard  et  la  prudente 
«  lenteur  d'une  tortue.  Je  veux  polir  avec  vous  la  chaîne  d'ami- 
«  lié ,  et  nous  planterons  ensemble  l'arbre  de  paix.  Mais  chan- 
«  geons  les  coutumes  de  nos  aïeux  en  ce  qu'elles  ont  de  funeste. 
«  Ayons  des  esclaves  qui  cultivent  nos  champs ,  et  n'entendons 
«  plus  les  cris  des  prisonniers,  qui  troublent  le  sein  des  mères. 
('.  J'ai  dit.  » 

«  Comme  on  voit  les  flots  de  la  mer  se  briser  pendant  un  orage, 
comme  en  automne  les  feuilles  séchées  sont  enlevées  par  un  tour- 
billon ,  comme  les  roseaux  du  Meschacebé  plient  et  se  relèvent  dans 
une  inondation  subite,  comme  un  grand  troupeau  de  cerfs  brame  au 
fond  d'une  forêt,  ainsi  s'agitoit  et  murmuroit  le  conseil.  Des  Sachems, 
des  guerriers,  des  matrones  parlent  tour  à  tour  ou  tous  ensemble.  Les 
intérêts  se  choquent,  les  opinions  se  divisent,  le  conseil  va  se  dis- 
soudre, mais  enfin  l'usage  antique  l'emporte  et  je  suis  condamné  au 
bûcher. 

«  Une  circonstance  vint  retarder  mon  supplice  :  la  Fête  des  morls 
ou  le  Festin  des  âmes  approchoit.  Il  est  d'usage  de  ne  faire  mourir 
aucun  captif  pendant  les  jours  consacrés  à  cette  cérémonie.  On  me 
confia  à  une  garde  sévère ,  et  sans  doute  les  Sachems  éloignèrent  la 
fille  de  Simaghan,  car  je  ne  la  revis  plus, 

«  Cependant  les  nations  de  plus  de  trois  cents  lieues  à  la  ronde 
arrivoient  en  foule  pour  célébrer  le  Festin  des  âmes.  On  avoit  bâti  une 
longue  hutte  sur  un  site  écarté.  Au  jour  marqué,  chaque  cabane 
exhuma  les  restes  de  ses  pères  de  leurs  tombeaux  particuliers,  et  l'on 
suspendit  les  squelettes,  par  ordre  et  par  famille,  aux  murs  de  la 
Salle  commune  des  aïeux.  Les  vents  (une  tempête  s'étoit  élevée),  les 
forêts,  les  cataractes  mugissoient  au  dehors,  tandis  que  les  vieillards 
des  diverses  nations  concluoient  entre  eux  des  traités  de  paix  et  d'al- 
liance sur  les  os  de  leurs  pères. 

«  On  célèbre  les  jeux  funèbres,  la  course,  la  balle,  les  osselets. 
Deux  vierges  cherchent  à  s'arracher  une  baguette  de  saule.  Les  bou- 
tons de  leurs  seins  viennent  se  toucher;  leurs  mains  voltigent  sur  la 
baguette,  qu'elles  élèvent  au-dessus  de  leurs  têtes.  Leurs  beaux  pieds 
nus  s'entrelacent,  leurs  bouches  se  rencontrent,  leurs  douces  haleines 
se*'confondent ;  elles  se  penchent  et  mêlent  leurs  chevelures;  elles 
regardent  leurs  mères,  rougissent  :  on  applaudit'.  Le  Jongleur  invo- 
que Michabou ,  génie  des  eaux.  11  raconte  les  guerres  du  grand  Lièvre 

i.  La  rougeur  est  sensible  chez  les  jeunes  sauvages. 


Ù'J. 


2  AïALA. 


J 


contre  Malchimanitou ,  dieu  du  mal.  Il  dit  le  premier  homme  et 
Atahensic  la  première  femme  précipités  du  ciel  pour  avoir  perdu  l'in- 
nocence, la  terre  rougie  du  sang  fraternel,  Jouskcka  l'impie  immolant 
le  juste  Tahouistsaron,  le  déluge  descendant  à  la  voix  du  grand  Esprit, 
Massou  sauvé  seul  dans  son  canot  d'écorce,  et  le  corbeau  envoyé  à  la 
découverte  de  la  terre  ;  il  dit  encore  la  belle  Endaé ,  retirée  de  la 
contrée  des  âmes  par  les  douces  chansons  de  son  époux. 

«  Après  ces  jeux  et  ces  cantiques,  on  se  prépare  à  donner  aux  aïeux 
une  éternelle  sépulture. 

(c  Sur  les  bords  de  la  rivière  Chata-Uche  se  voyoit  un  figuier  sau- 
vage, que  le  culte  des  peuples  avoit  consacré.  Les  vierges  avoient 
accoutumé  de  laver  leurs  robes  d'écorce  dans  ce  lieu  et  de  les  exposer 
au  souille  du  désert,  sur  les  rameaux  de  l'arbre  antique.  C'étoit  là 
qu'on  avoit  creusé  un  immense  tombeau.  On  part  de  la  salle  funèbre 
en  chantant  l'hymne  à  la  mort;  chaque  famille  porte  quelques  débris 
sacrés.  On  arrive  à  la  tombe ,  on  y  descend  les  reliques  ;  on  les  y 
étend  par  couche,  on  les  sépare  avec  des  peaux  d'ours  et  de  castor; 
le  mont  du  tombeau  s'élève,  et  l'on  y  plante  VÂrhre  des  pleurs  et  du 
sommeil, 

u  Plaignons  les  hommes,  mon  cher  fils!  Ces  mêmes  Indiens  dont 
les  coutumes  sont  si  touchantes,  ces  mêmes  femmes  qui  m'avoient 
témoigné  un  intérêt  si  tendre,  demandoient  maintenant  mon  supplice 
à  grands  cris,  et  des  nations  entières  retardoient  leur  départ  pour 
avoir  le  plaisir  de  voir  un  jeune  homme  souffrir  des  tourments  épou- 
vantables. 

((  Dans  une  vallée  au  nord,  à  quelque  distance  du  grand  village, 
s'élevoit  un  bois  de  cyprès  et  de  sapins,  appelé  le  Bois  du  sang.  On  y 
arrivoit  par  les  ruines  d'un  de  ces  monuments  dont  on  ignore  l'ori- 
gine, et  qui  sont  l'ouvrage  d'un  peuple  maintenant  inconnu.  Au  centre 
de  ce  bois  s'étendoit  une  arène  où  l'on  sacrifioit  les  prisonniers  de 
guerre.  On  m'y  conduit  en  triomphe.  Tout  se  prépare  pour  ma  mort  : 
on  plante  le  poteau  d'Areskoui  ;  les  pins,  les  ormes,  les  cyprès,  tombent 
sous  la  cognée  ;  le  bûcher  s'élève  ;  les  spectateurs  bâtissent  des  î^mphi- 
théâtres  avec  des  branches  et  des  troncs  d'arbres.  Chacun  invente  un 
supplice  :  l'un  se  propose  de  m'arracher  la  peau  du  crâne,  l'autre  de 
me  brûler  les  yeux  avec  des  haches  ardentes.  Je  commence  ma  chan- 
son de  mort  : 

«  Je  ne  crains  point  les  tourments  :  je  suis  brave,  ô  Muscogulges  ! 
«  je  vous  défie;  je  vous  méprise  plus  que  des  femmes.  Mon  père 
«  Outalissi,  fils  de  Miscou,  a  bu  dans  le  crâne  de  vos  plus  fameux 
«  guerriers  ;  vous  n'arracherez  pas  un  soupir  de  mon  cœur.  » 


ATALA.  33 

a  Provoqué  par  ma  chanson,  un  guerrier  me  perça  le  bras  d'une 
flèche  ;  je  dis  :  «  Frère,  je  te  remercie.  » 

«  Malgré  l'activité  des  bourreaux,  les  préparatifs  du  supplice  ne 
purent  être  achevés  avant  le  coucher  du  soleil.  On  consulta  le  Jon- 
gleur, qui  défendit  de  troubler  les  Génies  des  ombres,  et  ma  mort  fut 
encore  suspendue  jusqu'au  lendemain.  Mais,  dans  l'impatience  dé 
jouir  du  spectacle  et  pour  être  plus  tôt  prêts  au  lever  de  l'aurore,  les 
Indiens  ne  quittèrent  point  le  Bois  du  sang  ;  ils  allumèrent  de  gronds 
feux  et  commencèrent  des  festins  et  des  danses. 

«  Cependant  on  m'avoit  étendu  sur  le  dos.  Des  cordes  partant  de 
mon  cou,,  de  mes  pieds,  de  mes  bras,  alloient  s'attacher  à  des  piquets 
enfoncés  en  terre.  Des  guerriers  étoient  couchés  sur  ces  cordes,  et 
je  ne  pouvois  faire  un  mouvement  sans  qu'ils  n'en  fussent  avertis. 
La  nuit  s'avance  :  les  chants  et  les  danses  cessent  par  degré  ;  les 
feux  ne  jettent  plus  que  des  lueurs  rougeâtres,  devant  lesquelles  on 
voit  encore  passer  les  ombres  de  quelques  sauvages  ;  tout  s'en- 
dort :  à  mesure  que  le  bruit  des  hommes  s'affoiblit,  celui  du  désert 
augmente,  et  au  tumulte  des  voix  succèdent  les  plaintes  du  vent 
dans  la  forêt. 

«  G'étoit  l'heure  oii  une  jeune  Indienne  qui  vient  d'être  mère  se 
réveille  en  sursaut  au  milieu  de  la  nuit,  car  elle  a  cru  entendre  les 
cris  de  son  premier-né,  qui  lui  demande  la  douce  nourriture.  Les  yeux 
attachés  au  ciel,  où  le  croissant  de  la  lune  erroit  dans  les  nuages,  je 
réfléchissois  sur  ma  destinée.  Atala  me  sembîoit  un  monstre  d'ingra- 
titude :  m'abandonner  au  moment  du  supplice,  moi  qui  m'étois  dévoué 
aux  flammes  plutôt  que  de  la  quitter  !  Et  pourtant  je  sentois  que  je 
l'aimois  toujours  et  que  je  mourrois  avec  joie  pour  elle. 

«  11  est  dans  les  extrêmes  plaisirs  un  aiguillon  qui  nous  éveille, 
comme  pour  nous  avertir  de  profiter  de  ce  moment  rapide  ;  dans  les 
grandes  douleurs,  au  contraire,  je  ne  sais  quoi  de  pesant  nous  endort; 
des  yeux  fatigués  par  les  larmes  cherchent  naturellement  à  se  fermer, 
et  la  bonté  de  la  Providence  se  fait  ainsi  remarquer  jusque  dans  nos 
infortunes.  Je  cédai  malgré  moi  à  ce  lourd  sommeil  que  goûtent  quel- 
quefois les  misérables.  Je  revois  qu'on  m'ôtoit  mes  chaînes  ;  je  croyois 
<;eqtir  ce  soulagement  qu'on  éprouve  lorsque,  après  avoir  été  forte- 
ment pressé,  une  main  secourable  relâche  nos  fers. 

u  Cette  sensation  devint  si  vive  qu'elle  me  fit  soulever  les  paupières. 
A  la  clarté  de  la  lune,  dont  un  rayon  s'échappoit  entre  deux  nuages,; 
j'entrevois  une  grande  figure  blanche  penchée  sur  moi  et  occupée  à 
dénouer  silencieusement  mes  liens.  J'allois  pousser  un  cri,  lorsqu'une 
main,  que  je  reconnus  à  l'instant,  me  ferma  la  bouche.  Une  seule 
m.  3 


34  ATALA. 

corde  restoit ,  mais  il  paroissoit  impossible  de  la  couper  sans  toucher 
un  guerrier  qui  la  couvroit  tout  entière  de  son  corps.  Atala  y  porte  la 
main  ;  le  guerrier  s'éveille  à  demi,  et  se  dresse  sur  son  séant.  Atala 
reste  immobile  et  le  regarde.  L'Indien  croit  voir  l'Esprit  des  ruines  ; 
il  se  recouche  en  fermant  les  yeux  et  en  invoquant  son  Manitou.  Le 
lien  est  brisé.  Je  me  lève  ;  je  suis  ma  libératrice,  qui  me  tend  le  bout 
d'un  arc  dont  elle  tient  l'autre  extrémité.  Mais  que  de  dangers  nous 
environnent!  Tantôt  nous  sommes  près  de  heurter  des  sauvages 
endormis  ;  tantôt  une  garde  nous  interroge,  et  Atala  répond  en  chan- 
geant sa  voix.  Des  enfants  poussent  des  cris,  des  dogues  aboient. 
A  peine  sommes-nous  sortis  de  l'enceinte  funeste,  que  des  hurlements 
ébranlent  la  forêt.  Le  camp  se  réveille,  mille  feux  s'allument,  on  voit 
courir  de  tous  côtés  des  sauvages  avec  des  flambeaux  :  nous  précipi- 
tons notre  course. 

«  Quand  l'aurore  se  leva  sur  les  Apalaches,  nous  étions  déjà  loin. 
Quelle  fut  ma  félicité  lorsque  je  me  trouvai  encore  une  fois  dans  la 
solitude  avec  Atala,  avec  Atala  ma  libératrice,  avec  Atala  qui  se  don- 
noit  à  moi  pour  toujours  !  Les  paroles  manquèrent  à  ma  langue  ;  je 
tombai  à  genoux,  et  je  dis  à  la  fille  de  Simaghan  :  «  Les  hommes  sont 
«  bien  peu  de  chose;  mais  quand  les  Génies  les  visitent,  alors  ils  ne 
«  sont  rien  du  tout.  Vous  êtes  un  Génie,  vous  m'avez  visité,  et  je  ne 
«  puis  parler  devant  vous.  »  Atala  me  tendit  la  main  avec  un  sourire  : 
«  Il  faut  bien ,  dit-elle,  que  je  vous  suive,  puisque  vous  ne  voulez  pas 
«  fuir  sans  moi.  Cette  nuit,  j'ai  séduit  le  Jongleur  par  des  présents, 
«  j'ai  enivré  vos  bourreaux  avec  de  l'essence  de  feu  ',  et  j'ai  dû  hasar- 
«  der  ma  vie  pour  vous,  puisque  vous  aviez  donné  la  vôtre  pour  moi. 
«  Oui,  jeune  idolâtre,  ajouta-t-elle  avec  un  accent  qui  m'effraya,  le 
«  sacrifice  sera  réciproque.  » 

«  Atala  me  remit  les  armes  qu'elle  avoit  eu  soin  d'apporter  ;  ensuite 
elle  pansa  ma  blessure.  En  l'essuyant  avec  une  feuille  de  papaya, 
elle  la  mouilloit  de  ses  larmes.  «  C'est  un  baume,  lui  dis-je,  que  tu 
«  répands  sur  ma  plaie.  —  Je  crains  plutôt  que  ce  ne  soit  un  poison ,  )> 
répondit-elle.  Elle  déchira  un  des  voiles  de  son  sein,  dont  elle  fit  une 
première  compresse,  qu'elle  attacha  avec  une  boucle  de  ses  cheveux. 

«  L'ivresse,  qui  dure  longtemps  chez  les  sauvages  et  qui  est  pour 
eux  une  espèce  de  maladie,  les  empêcha  sans  doute  de  nous  poursuivre 
durant  les  premières  journées.  S'ils  nous  cherchèrent  ensuite,  il  est 
probable  que  ce  fut  du  côté  du  couchant,  persuadés  que  nous  aurions 
essayé  de  nous  rendre  au  Meschacebé  ;  mais  nous  avions  pris  notre 

\.  De  l'eau- de -vie. 


ATA  LA.  35 

route  vers  l'étoile  immobile';  en  nous  dirigeant  sur  la  mousse  du 
tronc  des  arbres. 

«  INous  ne  tardâmes  pas  à  nous  apercevoir  que  nous  avions  peu 
gagné  à  ma  délivrance.  Le  désert  dérouloit  maintenant  devant  nous 
ses  solitudes  démesurées.  Sans  expérience  de  la  vie  des  forêts,  détour- 
nés de  notre  vrai  chemin  et  marchant  à  l'aventure,  qu'allions-nous 
devenir?  Souvent,  en  regardant  Atala ,  je  me  rappelois  cette  antique 
histoire  d'Agar,  que  Lopez  m'avoit  fait  lire,  et  qui  est  arrivée  dans  le 
désert  de  Bersabée,  il  y  a  bien  longtemps,  alors  que  les  hommes 
vivoient  trois  âges  de  chêne. 

«  Atak  me  fit  un  manteau  avec  la  seconde  écorce  du  frêne,  car 
j'étois  presque  nu.  Elle  me  broda  des  mocassines^  de  peau  de  rat 
musqué  avec  du  poil  de  porc-épic.  Je  prenois  soin  à  mon  tour  de  sa 
parure.  Tantôt  je  lui  metfois  sur  la  tête  une  couronne  de  ces  mauves 
bleues  que  nous  trouvions  sur  notre  route,  dans  des  cimetières  indiens 
abandonnés  ;  tantôt  je  lui  faisois  des  colliers  avec  des  graines  rouges 
d'azalea,  et  puis  je  me  prenois  à  sourire  en  contemplant  sa  merveil- 
leuse beauté. 

«  Quand  nous  rencontrions  un  fleuve,  nous  le  passions  sur  un 
radeau  ou  à  la  nage.  Atala  appuyoit  une  de  ses  mains  sur  mon  épaule, 
et ,  comme  deux  cygnes  voyageurs,  nous  traversions  ces  ondes  soli- 
taires. 

«  Souvent,  dans  les  grandes  chaleurs  du  jour,  nous  cherchions  un 
abri  sous  les  mousses  des  cèdres.  Presque  tous  les  arbres  de  la  Floride, 
en  particulier  le  cèdre  et  le  chêne  vert ,  sont  couverts  d'une  mousse 
blanche  qui  descend  de  leurs  rameaux  jusqu'à  terre.  Quand  la  nuit, 
au  clair  de  la  lune,  vous  apercevez  sur  la  nudité  d'une  savane  une 
yeuse  isolée  revêtue  de  cette  draperie,  vous  croiriez  voir  un  fantôme 
traînant  après  lui  ses  longs  voiles.  La  scène  n'est  pas  moins  pitto- 
resque au  grand  jour,  car  une  foule  de  papillons,  de  mouches  bril- 
lantes, de  colibris,  de  perruches  vertes,  de  geais  d'azur,  vient  s'accro- 
cher à  ces  mousses,  qui  produisent  alors  l'effet  d'une  tapisserie  en 
laine  blanche  où  l'ouvrier  européen  auroit  brodé  des  insectes  et  des 
oiseaux  éclatants. 

«  C'étoit  dans  ces  riantes  hôtelleries,  préparées  par  le  grand  Esprit, 
que  nous  nous  reposions  à  l'ombre.  Lorsque  les  vents  descendoient 
du  ciel  pour  balancer  ce  grand  cèdre,  que  le  château  aérien  bâti  sur 
ses  branches  alloit  flottant  avec  les  oiseaux  et  les  voyageurs  endormis 
sous  ses  abris,  que  mille  soupirs  sortoient  des  corridors  et  des  voûtes 

1.  Le  nord.  2.  Chaussure  indienne. 


36  ATA  LA. 

du  mobile  édifice,  jamais  les  merveilles  de  l'ancien  Monde  n'ont 
approché  de  ce  monument  du  désert. 

«  Chaque  soir  nous  allumions  un  grand  feu  et  nous  bâtissions  la 
hutte  du  voyage  avec  une  écorce  élevée  sur  quatre  piquets.  Si  j'avois 
tué  une  dinde  sauvage,  un  ramier,  un  faisan  des  bois,  nous  le  sus- 
pendions devant  le  chêne  embrasé ,  au  bout  d'une  gaule  plantée  en 
terre,  et  nous  abandonnions  au  vent  le  soin  de  tourner  la  proie  du 
chasseur.  Nous  mangions  des  mousses  appelées  tripes  de  roche,  des 
écorces  sucrées  de  bouleau,  et  des  pommes  de  mai,  qui  ont  le  goût 
de  la  pêche  et  de  la  framboise.  Le  noyer  noir,  l'érable,  le  sumac, 
fournissoient  le  vin  à  notre  table.  Quelquefois  j'allois  chercher  parmi 
les  roseaux  une  plante  dont  la  fleur  allongée  en  cornet  contenoit  un 
verre  de  la  plus  pure  rosée.  Nous  bénissions  la  Providence,  qui  sur 
la  foible  tige  d'une  fleur  avoit  placé  cette  source  hmpide  au  milieu 
des  marais  corrompus,  comme  elle  a  mis  l'espérance  au  fond  des 
cœurs  ulcérés  par  le  chagrin,  comme  elle  a  fait  jaillir  la  vertu  du  sein 
des  misères  de  la  vie  ! 

«  Hélas  !  je  découvris  bientôt  que  je  m'étois  trompé  sur  le  calme 
apparent  d'Atala.  A  mesure  que  nous  avancions,  elle  devenoit  triste. 
Souvent  elle  tressailloit  sans  cause  et  tournoit  précipitamment  la 
tête.  Je  la  surprenois  attachant  sur  moi  un  regard  passionné  qu'elle 
reportoit  vers  le  ciel  avec  une  profonde  mélancolie.  Ce  qui  m'effrayoit 
surtout  étoit  un  secret,  une  pensée  cachée  au  fond  de  son  âme,  que 
j'entrevoyois  dans  ses  yeux.  Toujours  m'attirant  et  me  repoussant, 
ranimant  et  détruisant  mes  espérances  quand  je  croyois  avoir  fait 
un  peu  de  chemin  dans  son  cœur,  je  me  retrouvois  au  même  point. 
Que  de  fois  elle  m'a  dit  :  «  0  mon  jeune  amant!  je  t'aime  comme 
«  l'ombre  des  bois  au  milieu  du  jour!  Tu  es  beau  comme  le  désert 
((  avec  toutes  ses  fleurs  et  toutes  ses  brises.  Si  je  me  penche  sur  toi , 
«  je  frémis  ;  si  ma  main  tombe  sur  la  tienne,  il  me  semble  que  je 
«  vais  mourir.  L'autre  jour  le  vent  jeta  tes  cheveux  sur  mon  visage 
«  tandis  que  tu  te  délassois  sur  mon  sein,  je  crus  sentir  le  léger  tou- 
«  cher  des  Esprits  invisibles.  Oui,  j'ai  vu  les  chevrettes  de  la  mon- 
«  tagne  d'Occone ,  j'ai  entendu  les  propos  des  hommes  rassasiés  de 
«  jours  :  mais  la  douceur  des  chevreaux  et  la  sagesse  des  vieillards 
«  sont  moins  plaisantes  et  moins  fortes  que  tes  paroles.  Eh  bien , 
«  pauvre  Chactas,  je  ne  serai  jamais  ton  épouse  !  » 

«  Les  perpétuelles  contradictions  de  l'amour  et  de  la  religion 
d'Atala,  l'abandon  de  sa  tendresse  et  la  chasteté  de  ses  mœurs, 
la  fierté  de  son  caractère  et  sa  profonde  sensibilité,  l'élévation  de 
son  âme  dans  les  grandes  choses,  sa  susceptibilité  dans  les  petites, 


ATA  LA.  37 

tout  en  faisoit  pour  moi  un  être  incompréhensible.  Atala  ne  pouvoit 
pas  prendre  sur  un  homme  un  foible  empire  :  pleine  de  passions,  elle 
étoit  pleine  de  puissance;  il  falloit  ou  l'adorer  ou  la  haïr. 

«  Après  quinze  nuits  d'une  marche  précipitée,  nous  entrâmes  dans 
la  chahie  des  monts  Alléganys  et  nous  atteignunes  une  des  branches 
du  Tenase,  fleuve  qui  se  jette  dans  l'Ohio.  Aidé  des  conseils  d' Atala, 
je  bâtis  un  canot,  que  j'enduisis  de  gomme  de  prunier,  après  en 
avoir  recousu  les  écorces  avec  des  racines  de  sapin.  Ensuite  je 
m'embarquai  avec  Atala,  et  nous  nous  abandonnâmes  au  cours  du 
fleuve. , 

«  Le  village  indien  de  Sticoé,  avec  ses  tombes  pyramidales  et  ses 
huttes  en  ruine,  se  montroit  à  notre  gauche,  au  détour  d'un  pro- 
montoire ;  nous  laissions  à  droite  la  vallée  de  Keow,  terminée  par  la 
perspective  des  cabanes  de  Jore,  suspendues  au  front  de  la  montagne 
du  même  nom.  Le  fleuve  qui  nous  entraînoit  couloit  entre  de  hautes 
falaises,  au  bout  desquelles  on  apercevoit  le  soleil  couchant.  Ces  pro- 
fondes solitudes  n'étoient  point  troublées  par  la  présence  de  l'homme. 
Nous  ne  vîmes  qu'un  chasseur  indien,  qui,  appuyé  sur  son  arc  et 
immobile  sur  la  pointe  d'un  rocher,  ressembloit  à  une  statue  élevée 
dans  la  montagne  au  Génie  de  ces  déserts. 

(c  Atala  et  moi  nous  joignions  notre  silence  au  silence  de  cette 
scène.  Tout  à  coup  la  fille  de  l'exil  fit  éclater  dans  les  airs  une  voix 
pleine  d'émotion  et  de  mélancolie  ;  elle  chantoit  la  patrie  absente  : 

((  Heureux  ceux  qui  n'ont  point  vu  la  fumée  des  fêtes  de  l'étranger 
«  et  qui  ne  se  sont  assis  qu'aux  festins  de  leurs  pères  ! 

«  Si  le  geai  bleu  du  Meschacebé  disoit  à  la  nonpareille  des  Flo- 
«  rides  :  Pourquoi  vous  plaignez -vous  si  tristement?  n'avez- vous  pas 
«  ici  de  belles  eaux  et  de  beaux  ombrages,  et  toutes  sortes  de  pâtures 
«  comme  dans  vos  forêts?  —  Oui,  répondroit  la  nonpareille  fugitive, 
((  mais  mon  nid  est  dans  le  jasmin  :  qui  me  l'apportera?  Et  le  soleil 
((  de  ma  savane,  l'avez-vous? 

«  Heureux  ceux  qui  n'ont  point  vu  la  fumée  des  fêtes  de  l'étranger 
«  et  qui  ne  se  sont  assis  qu'aux  festins  de  leurs  pères! 

«  Après  les  heures  d'une  marche  pénible,  le  voyageur  s'assied  tran- 
«  quillement.  Il  contemple  autour  de  lui  les  toits  des  hommes  ;  le 
«  voyageur  n'a  pas  un  lieu  où  reposer  sa  tête.  Le  voyageur  frappe  à 
«  la  cabane,  il  met  son  arc  derrière  la  porte,  il  demande  l'hospitalité; 
«  le  maître  fait  un  geste  de  la  main  ;  le  voyageur  reprend  son  arc,  et 
<(  retourne  au  désert  ! 

a  Heureux  ceux  qui  n'ont  point  vu  la  fumée  des  fêtes  de  l'étranger 
«  et  qui  ne  se  sont  assis  qu'aux  festins  de  leurs  pères  I 


38  ATA  LA. 

«  Merveilleuses  histoires  racontées  autour  du  foyer,  tendres  épan- 
K  chements  du  cœur,  longues  habitudes  d'aimer  si  nécessaires  à  la 
«  vie,  vous  avez  rempli  les  journées  de  ceux  qui  n'ont  point  quitté 
((  leur  pays  natal!  Leurs  tombeaux  sont  dans  leur  patrie,  avec  le 
«  soleil  couchant,  les  pleurs  de  leurs  amis  et  les  charmes  de  la 
«  religion. 

«  Heureux  ceux  qui  n'ont  point  vu  la  fumée  des  fêtes  de  l'étranger 
«  et  qui  ne  se  sont  assis  qu'aux  festins  de  leurs  pères!  » 

«  Ainsi  chantoit  Atala.  Rien  n'interrompoit  ses  plaintes,  hors  le 
bruit  insensible  de  notre  canot  sur  les  ondes.  En  deux  ou  trois 
endroits  seulement  elles  furent  recueillies  par  un  foible  écho,  qui  les 
redit  à  un  second  plus  foible,  et  celui-ci  à  un  troisième  plus  foible 
encore  :  on  eût  cru  que  les  âmes  de  deux  amants  jadis  infortunés 
comme  nous,  attirées  par  cette  mélodie  touchante,  se  plaisoient  à  en 
soupirer  les  derniers  sons  dans  la  montagne. 

«  Cependant  la  solitude,  la  présence  continuelle  de  l'objet  aimé, 
nos  malheurs  mêmes ,  redoubloient  à  chaque  instant  notre  amour. 
Les  forces  d'Atala  commençoient  à  l'abandonner,  et  les  passions,  en 
abattant  son  corps,  alloient  triompher  de  sa  vertu.  Elle  prioit  conti- 
nuellement sa  mère,  dont  elle  avoit  l'air  de  vouloir  apaiser  l'ombre 
irritée.  Quelquefois  elle  me  demandoit  si  je  n'entendois  pas  une  voix 
plaintive ,  si  je  ne  voyois  pas  des  flammes  sortir  de  la  terre.  Pour 
moi,  épuisé  de  fatigue,  mais  toujours  bjùlant  de  désir,  songeant  que 
j'étois  peut-être  perdu  sans  retour  au  milieu  de  ces  forêts,  cent  fois 
je  fus  prêt  à  saisir. mon  épouse  dans  mes  bras,  cent  fois  je  lui  pro- 
posai de  bâtir  une  hutte  sur  ces  rivages  et  de  nous  y  ensevelir 
ensemble.  Mais  elle  me  résista  toujours  :  «  Songez,  me  disoit-elle, 
«  mon  jeune  ami,  qu'un  guerrier  se  doit  à  sa  patrie.  Qu'est-ce  qu'une 
«  femme  auprès  des  devoirs  que  tu  as  à  remplir?  Prends  courage,  fils 
((  d'Outalissi  ;  ne  murmure  point  contre  ta  destinée.  Le  cœur  de 
«  l'homme  est  comme  l'éponge  du  fleuve,  qui  tantôt  boit  une  onde 
«  pure  dans  les  temps  de  sérénité,  tantôt  s'enfle  d'une  eau  bourbeuse 
«  quand  le  ciel  a  troublé  les  eaux.  L'éponge  a-t-elle  le  droit  de  dire  : 
«  Je  croyois  qu'il  n'y  auroit  jamais  d'orages,  que  le  soleil  ne  seroit 
«  jamais  brûlant?  » 

«  0  René  !  si  tu  crains  les  troubles  du  cœur,  défie-toi  de  la  solitude  : 
lies  grandes  passions  sont  solitaires,  et  les  transporter  au  désert,  c'est 
les  rendre  à  leur  empire.  Accablés  de  soucis  et  de  craintes,  exposés  à 
tomber  entre  les  mains  des  Indiens  ennemis,  à  être  engloutis  dans 
les  eaux,  piqués  des  serpents,  dévorés  des  bêtes,  trouvant  difficile- 
ment une  chétive  nourriture,  et  ne  sachant  plus  de  quel  côté  tourner 


ATA  LA.  39 

nos  pas,  nos  maux  sembloicnt  ne  pouvoir  plus  s'accroître,  lorsqu'un 
accident  y  vint  mettre  le  comble. 

«  C'étoit  le  vingt-septième  soleil  depuis  notre  départ  des  cabanes  : 
la  lune  de  feu  '  avoit  commencé  son  cours,  et  tout  annonçoit  un  orage. 
Vers  l'heure  où  les  matrones  indiennes  suspendent  la  crosse  du  labour 
aux  branches  du  savinier  et  oii  les  perruches  se  retirent  dans  le  creux 
des  cyprès,  le  ciel  commença  à  se  couvrir.  Les  voix  de  la  solitude 
s'éteignirent,  le  désert  fit  silence  et  les  forêts  demeurèrent  dans 
un  calme  universel.  Bientôt  les  roulements  d'un  tonnerre  lointain, 
se  prolongeant  dans  ces  bois  aussi  vieux  que  le  monde,  en  firent 
sortir  des  bruits  sublimes.  Craignant  d'être  submergés,  nous  nous 
hâtâmes  de  gagner  le  bord  du  fleuve  et  de  nous  retirer  dans  une 
forêt. 

«  Ce  lieu  étoit  un  terrain  marécageux.  Nous  avancions  avec  peine 
sous  une  voiite  de  smilax,  parmi  des  ceps  de  vigne,  des  indigos,  des 
faséoles,  des  lianes  rampantes,  qui  entravoient  nos  pieds  comme  des 
filets.  Le  sol  spongieux  trembloit  autour  de  nous,  et  à  chaque  instant 
nous  étions  près  d'être  engloutis  dans  des  fondrières.  Des  insectes  sans 
nombre,  d'énormes  chauves-souris,  nous  aveugloient;  les  serpents  à 
sonnettes  bruissoient  de  toutes  parts,  et  les  loups,  les  ours,  les  carca- 
jouSj  les  petits  tigres,  qui  venoient  se  cacher  dans  ces  retraites,  les 
remplissoient  de  leurs  rugissements. 

«  Cependant  l'obscurité  redouble  :  les  nuages  abaissés  entrent  sous 
l'ombrage  des  bois.  La  nue  se  déchire,  et  l'éclair  trace  un  rapide 
losange  de  feu.  Un  vent  impétueux,  sorti  du  couchant,  roule  les  nuages 
sur  les  nuages;  les  forêts  plient,  le  ciel  s'ouvre  coup  sur  coup,  et  à 
travers  ses  crevasses  on  aperçoit  de  nouveaux  cieux  et  des  campagnes 
ardentes.  Quel  affreux,  quel  magnifique  spectacle!  La  foudre  met  le 
feu  dans  les  bois;  l'incendie  s'étend  comme  une  chevelure  de  flammes; 
des  colonnes  d'étincelles  et  de  fumée  assiègent  les  nues,  qui  vomissent 
leurs  foudres  dans  le  vaste  embrasement.  Alors  le  grand  Esprit  couvre 
les  montagnes  d'épaisses  ténèbres  ;  du  milieu  de  ce  vaste  chaos  s'élève 
un  mugissement  confus  formé  par  le  fracas  des  vents,  le  gémissement 
des  arbres,  le  hurlement  des  bêtes  féroces,  le  bourdonnement  de  l'in- 
cendie et  la  chute  répétée  du  tonnerre  qui  siffle  en  s'éteignant  dans 
les  eaux. 

«  Le  grand  Esprit  le  sait  !  Dans  ce  moment  je  ne  vis  qu'Atala , 
je  ne  pensai  qu'à  elle.  Sous  le  tronc  penché  d'un  bouleau,  je  par- 
vins à  la  garantir  des  torrents  de  la  çluie.  Assis  moi-même  sous 

1.  Mois  de  juillet. 


/jO  ATALA. 

l'arbre ,   tenant   ma  bien-aimée   sur   mes  genoux ,    et  réchauffant 
ses  pieds  nus  entre  mes  mains,  j'étois  plus  heureux  que  la  nou 
velle  épouse  qui  sent  pour  la  première  fois  son  fruit  tressaillir  dans 
son  sein. 

«  Nous  prêtions  l'oreille  au  bruit  de  la  tempête;  tout  à  coup  je 
sentis  une  larme  d'Atala  tomber  sur  mon  sein  :  a  Orage  du  cœur, 
u  m'écriai-je,  est-ce  une  goutte  de  votre  pluie?»  Puis,  embrassant 
étroitement  celle  que  j'aimois  :  a  Atala ,  lui  dis-je,  vous  me  cachez 
«  quelque  chose.  Ouvre-moi  ton  cœur,  ô  ma  beauté  !  cela  fait  tant  de 
«  bien  quand  un  ami  regarde  dans  notre  âme  !  Raconte-moi  cet  autre 
«  secret  de  la  douleur,  que  tu  t'obstines  à  taire.  Ah!  je  le  vois,  tu 
«  pleures  ta  patrie.  »  Elle  repartit  aussitôt  :  «  Enfant  des  hommes, 
«  comment  pleurerois-je  ma  patrie,  puisque  mon  père  n'étoit'  pas  du 
«  pays  des  palmiers  !  —  Quoi  !  répliquai-je  avec  un  profond  étonne- 
«  ment,  votre  père  n'étoit  point  du  pays  des  palmiers  !  Quel  est  donc 
«  celui  qui  vous  a  mise  sur  cette  terre?  Répondez.  »  Atala  dit  ces 
paroles  : 

«  Avant  que  ma  mère  eût  apporté  en  mariage  au  guerrier  Simaghan 
«  trente  cavales,  vingt  buffles,  cent  mesures  d'huile  de  glands,  cin- 
((  quante  peaux  de  castors  et  beaucoup  d'autres  richesses,  elle  avoit 
(c  connu  un  homme  de  la  chair  blanche.  Or,  la  mère  de  ma  mère  lui 
«  jeta  de  l'eau  au  visage,  et  la  contraignit  d'épouser  le  magnanime 
«  Simaghan,  tout  semblable  à  un  roi  et  honoré  des  peuples  comme 
«  un  Génie.  Mais  ma  mère  dit  à  son  nouvel  époux  :  «  Mon  ventre  a 
«  conçu,  tuez-moi.  »  Simaghan  lui  répondit  :  «  Le  grand  Esprit  me 
(c  garde  d'une  si  mauvaise  action!  Je  ne  vous  mutilerai  point,  je  ne 

vous  couperai  point  le  nez  ni  les  oreilles,  parce  que  vous  avez  été 
«  sincère  et  que  vous  n'avez  point  trompé  ma  couche.  Le  fruit  de  vos 
u  entrailles  sera  mon  fruit,  et  je  ne  vous  visiterai  qu'après  le  départ 
«  de  l'oiseau  de  rizière,  lorsque  la  treizième  lune  aura  brillé.  »  En  ce 
«  temps-là  je  brisai  le  sein  de  ma  mère  et  je  commençai  à  croître, 
«  fière  comme  une  Espagnole  et  comme  une  sauvage.  Ma  mère  me 
«  fit  chrétienne,  afin  que  son  Dieu  et  le  Dieu  de  mon  père  fût  aussi 
«  mon  Dieu.  Ensuite  le  chagrin  d'amour  vint  la  chercher,  et  elle 
«  descendit  dans  la  petite  cave  garnie  de  peaux  d'où  l'on  ne  sort 

jamais.  » 

«  Telle  fut  l'histoire  d'Atala.  «  Et  quel  étbit  donc  ton  père,  pauvre 

orpheUne?  lui  dis-je;  comment  les  hommes  l'appeloient-ils  sur  la 
«  terre  et  quel  nom  portoit-il  parmi  les  Génies?  —  Je  n'ai  jamais  lavé 
«  les  pieds  de  mon  père,  dit  Atala  ;  je  sais  seulement  qu'il  vivoit  avec 
«  sa  sœur  à  Saint-Augustin  et  qu'il  a  toujours  été  fidèle  à  ma  mère  : 


ATALA.  41 

«  Philippe  étoit  son  nom  parmi  les  anges,  et  les  hommes  le  nommoient 
«  Lopez.  » 

«  A  ces  mots  je  poussai  un  cri  qui  retentit  dans  toute  la  solitude;  le 
bruit  de  mes  transports  se  mêla  au  bruit  de  l'orage.  Serrant  Atala  sur 
mon  cœur,  je  m'écriai  avec  des  sanglots  :  «  0  ma  sœur!  ô  fille  de 
Lopez  !  fiUc  de  mon  bienfaiteur  !  »  Atala,  effrayée,  me  demanda  d'où 
venoit  mon  trouble  ;  mais  quand  elle  sut  que  Lopez  étoit  cet  hôte 
généreux  qui  m'avoit  adopté  à  Saint-Augustin,  et  que  j'avois  quitté 
pour  être  libre,  elle  fut  saisie  elle-même  de  confusion  et  de  joie. 

«  C'en  étoit  trop  pour  nos  cœurs  que  cette  amitié  fraternelle  qui 
venoit  nous  visiter  et  joindre  son  amour  à  notre  amour.  Désormais 
les  combats  d'Atala  alloient  devenir  inutiles;  en  vain  je  la  sentis 
porter  une  main  à  son  sein  et  faire  un  mouvement  extraordinaire  : 
déjà  je  l'avois  saisie,  déjà  je  m'étois  enivré  de  son  souffle,  déjà  j'avois 
bu  toute  la  magie  de  l'amour  sur  ses  lèvres.  Les  yeux  levés  vers  le 
ciel,  à  la  lueur  des  éclairs,  je  tenois  mon  épouse  dans  mes  bras  en 
présence  de  l'Éternel.  Pompe  nuptiale,  digne  de  nos  malheurs  et  de  la 
grandeur  de  nos  amours  ;  superbes  forêts  qui  agitiez  vos  lianes  et  vos 
dômes  comme  les  rideaux  et  le  ciel  de  notre  couche,  pins  embrasés 
qui  formiez  les  flambeaux  de  notre  hymen ,  fleuve  débordé ,  mon- 
tagnes mugissantes ,  affreuse  et  sublime  nature ,  n'étiez-vous  donc 
qu'un  appareil  préparé  pour  nous  tromper ,  et  ne  pûtes-vous 
cacher  un  moment  dans  vos  mystérieuses  horreurs  la  félicité  d'un 
homme  ? 

<(  Atala  n'offroit  plus  qu'une  foible  résistance;  je  touchois  au 
moment  du  bonheur  quand  tout  à  coup  un  impétueux  éclair,  suivi  d'un 
éclat  de  la  foudre,  sillonne  l'épaisseur  des  ombres,  remplit  la  forêt  de 
soufre  et  de  lumière  et  brise  un  arbre  à  nos  pieds.  Nous  fuyons. 
0  surprise!...  dans  le  silence  qui  succède  nous  entendons  le  son 
d'une  cloche!  Tous  deux  interdits,  nous  prêtons  l'oreille  à  ce  bruit,  si 
étrange  dans  un  désert.  A  l'instant  un  chien  aboie  dans  le  lointain  ;  il 
approche,  il  redouble  ses  cris,  il  arrive,  il  hurle  de  joie  à  nos  pieds; 
un  vieux  solitaire  portant  une  petite  lanterne  le  suit  à  travers  les 
ténèbres  de  la  forêt.  «  La  Providence  soit  bénie  !  s'écria-t-il  aussitôt 
«  qu'il  nous  aperçut.  Il  y  a  bien  longtemps  que  je  vous  cherche  ! 
«  Notre  chien  vous  a  sentis  dès  le  commencement  de  l'orage,  et  il 
«  m'a  conduit  ici.  Bon  Dieu!  comme  ils  sont  jeunes!  Pauvres  enfants! 
«  comme  ils  ont  dû  souffrir!  Allons!  j'ai  apporté  une  peau  d'ours,  ce 
«  sera  pour  cette  jeune  femme;  voici  un  peu  de  vin  dans  notre  cale- 
«  basse.  Que  Dieu  soit  loué  dans  toutes  ses  œuvres  !  sa  miséricorde 
«  est  bien  grande,  et  sa  bonté  est  infinie!  » 


Û2  ATALA. 

«  Atala  étoit  aux  pieds  du  religieux  :  «  Chef  de  la  prière,  lui  disoit- 
«  elle,  je  suis  chrétienne.  C'est  le  ciel  qui  t'envoie  pour  me  sauver.  — 
«  Ma  fille,  dit  l'ermite  en  la  relevant,  nous  sonnons  ordinairement  la 
«  cloche  de  la  mission  pendant  la  nuit  et  pendant  les  tempêtes  pour 
((  appeler  les  étrangers,  et,  à  l'exemple  de  nos  frères  des  Alpes  et  du 
«  Liban,  nous  avons  appris  à  notre  chien  à  découvrir  les  voyageurs 
f  ((  égarés.  »  Pour  moi,  je  comprenois  à  peine  l'ermite;  cette  charité 
me  sembloit  si  fort  au-dessus  de  l'homme,  que  je  croyois  faire  un 
songe.  A  la  lueur  de  la  petite  lanterne  que  tenoit  le  religieux,  j'entre- 
voyois  sa  barbe  et  ses  cheveux  tout  trempés  d'eau;  ses  pieds,  ses 
mains  et  son  visage  étoient  ensanglantés  par  les  ronces.  «  Vieillard, 
u  m'écriai-je  enfin,  quel  cœur  as-tu  donc,  toi  qui  n'as  pas  craint  d'être 
«  frappé  par  la  foudre  ?  —  Craindre  !  repartit  le  père  avec  une  sorte 
«  de  chaleur;  craindre  lorsqu'il  y  a  des  hommes  en  péril  et  que  je 
«  leur  puis  être  utile  !  je  serois  donc  un  bien  indigne  serviteur  de 
«  Jésus-Christ!  —  Mais  sais-tu,  lui  dis-je,  que  je  ne  suis  pas  chrétie»?" 
«  —  Jeune  homme,  répondit  l'ermite,  vous  ai-je  demandé  votre  reli- 
«  gion?  Jésus-Christ  n'a  pas  dit  :  «  Mon  sang  lavera  celui-ci,  et  non 
«  celui-là.  »  Il  est  mort  pour  le  Juif  et  le  gentil,  et  il  n'a  vu  dans  tous 
«  les  hommes  que  des  frères  et  des  infortunés.  Ce  que  je  fais  ici  pour 
«  vous  est  fort  peu  de  chose,  et  vous  trouveriez  ailleurs  bien  d'autres 
((  secours;  mais  la  gloire  n'en  doit  point  retomber  sur  les  prêtres.  Que 
«  sommes-nous,  foibles  solitaires,  sinon  de  grossiers  instruments  d'une 
«  œuvre  céleste?  Eh!  quel  seroit  le  soldat  assez  lâche  pour  reculer 
«  lorsque  son  chef,  la  croix  à  la  main  et  le  front  couronné  d'épines, 
«  marche  devant  lui  au  secours  des  hommes?  » 

((  Ces  paroles  saisirent  mon  cœur  ;  des  larmes  d'admiration  et  de 
tendresse  tombèrent  de  mes  yeux.  «  Mes  chers  enfants,  dit  le  mis- 
«  sionnaire,  je  gouverne  dans  ces  forêts  un  petit  troupeau  de  vos 
«  frères  sauvages.  Ma  grotte  est  assez  près  d'ici  dans  la  montagne  : 
«  venez  vous  réchauffer  chez  moi  ;  vous  n'y  trouverez  pas  les  commo- 
«  dites  de  la  vie,  mais  vous  y  aurez  un  abri,  et  il  faut  encore  en 
«  remercier  la  bonté  divine,  car  il  y  a  bien  des  hommes  qui  en  man- 
«  quent.  » 


LES    LABOUREURS. 

«  Il  y  a  des  justes  dont  la  conscience  est  si  tranquille,  qu'on  ne  peut 
approcher  d'eux  sans  participer  à  la  paix  qui  s'exhale  pour  ainsi 
dire  de  leur  cœur  et  de  leurs  discours.  A  mesure  que  le  solitaire  par- 


ATA  LA.  43 

loit,  je  sentois  les  passions  s'apaiser  dans  mon  sein  et  l'orage  même 
du  ciel  sembloit  s'éloigner  à  sa  voix.  Les  nuages  furent  bientôt  assez 
dispersés  pour  nous  permettre  de  quitter  notre  retraite.  Nous  sortîmes 
de  la  forêt,  et  nous  commençâmes  à  gravir  le  revers  d'une  haute  mon- 
tagne. Le  chien  marchoit  devant  nous  en  portant  au  bout  d'un  bâton 
la  lanterne  éteinte.  Je  tenois  la  main  d'Atala,  et  nous  suivions  le  mis- 
sionnaire. Il  se  détournoit  souvent  pour  nous  regarder,  contemplant 
avec  pitié  nos  malheurs  et  notre  jeunesse.  Un  livre  étoit  suspendu  à 
son  cou  ;  il  s'appuyoit  sur  un  bâton  blanc.  Sa  taille  étoit  élevée,  sa 
figure  pâlQ  et  maigre,  sa  physionomie  simple  et  sincère.  Il  n'avoitpas 
les  traits  morts  et  effacés  de  l'homme  né  sans  passions  ;  on  voyoit  que 
ses  jours  avoient  été  mauvais,  et  les  rides  de  son  front  montroient  les 
belles  cicatrices  des  passions  guéries  par  la  vertu  et  par  l'amour  de 
Dieu  et  des  hommes.  Quand  il  nous  parloit  debout  et  immobile,  sa 
longue  barbe,  ses  yeux  modestement  baissés,  le  son  affectueux  de  sa 
voix,  tout  en  lui  avoit  quelque  chose  de  calme  et  de  sublime.  Quiconque 
a  vu,  comme  moi,  le  père  Aubry  cheminant  seul  avec  son  bâton  et 
son  bréviaire  dans  le  désert,  a  une  véritable  idée  du  voyageur  chrétien 
sur  la  terre. 

«  Après  une  demi-heure  d'une  marche  dangereuse  par  les  sentiers 
de  la  montagne,  nous  arrivâmes  à  la  grotte  du  missionnaire.  Nous  y 
entrâmes  à  travers  les  lierres  et  les  giraumonts  humides,  que  la  pluie 
avoit  abattus  des  rochers.  Il  n'y  avoit  dans  ce  lieu  qu'une  natte  de  feuilles 
de  papaya,  une  calebasse  pour  puiser  de  l'eau,  quelques  vases  de 
bois,  une  bêche,  un  serpent  familier  et,  sur  une  pierre  qui  servoit  de 
table,  un  crucifix  et  le  livre  des  chrétiens. 

«  L'homme  des  anciens  jours  se  hâta  d'allumer  du  feu  avec  des 
lianes  sèches;  il  brisa  du  maïs  entre  deux  pierres,  et,  en  ayant  fait  un 
gâteau,  il  le  mit  cuire  sous  la  cendre.  Quand  ce  gâteau  eut  pris  au 
feu  une  belle  couleur  dorée,  il  nous  le  servit  tout  brûlant,  avec  de  la 
crème  de  noix  dans  un  vase  d'érable.  Le  soir  ayant  ramené  la  sérénité, 
le  serviteur  du  grand  Esprit  nous  proposa  d'aller  nous  asseoir  à  l'entrée 
de  la  grotte.  Nous  le  suivîmes  dans  ce  lieu,  qui  commandoit  une  vue 
immense.  Les  restes  de  l'orage  étoient  jetés  en  désordre  vers  l'orient; 
les  feux  de  l'incendie  allumé  dans  les  forêts  par  la  foudre  brilloient 
encore  dans  le  lointain  ;  au  pied  de  la  montagne,  un  bois  de  pins  tout 
entier  étoit  renversé  dans  la  vase,  et  le  fleuve  rouloit  pêle-mêle  les 
argiles  détrempées,  les  troncs  des  arbres,  les  corps  des  animaux  et  les 
poissons  morts,  dont  on  voyoit  le  ventre  argenté  flotter  à  la  surface 
des  eaux. 

«  Ce  fut  au  milieu  de  cette  scène  qu'Atala  raconta  notre  histoire  au 


I^!^  ATALÂ. 

Igrand  Génie  de  la  montagne.  Son  cœur  parut  touché ,  et  dos  larmes 
*  tombèrent  sur  sa  barbe.  «  Mon  enfant,  dit-il  à  Atala,  il  faut  offrir  vos 
«  souffrances  à  Dieu,  pour  la  gloire  de  qui  vous  avez  déjà  fait  tant  de 
«  choses,  il  vous  rendra  le  repos.  Voyez  fumer  ces  forêts  :  sécher  ces  tor- 
«  rents,  se  dissiper  ces  nuages:  croyez-vous  que  celui  qui  peut  calmer 
»  une  pareille  tempête  ne  pourra  pas  apaiser  les  troubles  du  cœur  de 
«  l'homme?  Si  vous  n'avez  pas  de  meilleure  retraite,  ma  chère  fille,  je 
«  vous  offre  une  place  au  milieu  du  troupeau  que  j'ai  eu  le  bonheur 
«  d'appeler  à  Jésus-Christ.  J'instruirai  Chactas,  et  je  vous  le  donnerai 
«  pour  époux  quand  il  sera  digne  de  l'être.  » 

«  A  ces  mots  je  tombai  aux  genoux  du  solitaire  en  versant  des 
pleurs  de  joie;  mais  Atala  devint  pâle  comme  la  mort;  Le  vieillard  me 
releva  avec  bénignité,  et  je  m'aperçus  alors  qu'il  avoit  les  deux  mains 
mutilées.  Atala  comprit  sur-le-champ  ses  malheurs.  «  Les  barbares!  » 
s'écria-t-elle. 

u  Ma  fille,  reprit  le  père  avec  un  doux  sourire ,  qu'est-ce  que  cela 
«  auprès  de  ce  qu'a  enduré  mon  divin  Maître?  Si  les  Indiens  idolâtres 
(t  m'ont  affligé,  ce  sont  de  pauvres  aveugles  que  Dieu  éclairera  un  jour. 
«  Je  les  chéris  même  davantage  en  proportion  des  maux  qu'ils  m'ont 
(c  faits.  Je  n'ai  pu  rester  dans  ma  patrie ,  où  j'étois  retourné,  et  où 
((  une  illustre  reine  m'a  fait  l'honneur  de  vouloir  contempler  ces 
«  foibles  marques  de  mon  apostolat.  Et  quelle  récompense  plus  glo- 
«  rieuse  pouvois-je  recevoir  de  mes  travaux  que  d'avoir  obtenu  du  chef 
«  de  notre  religion  la  permission  de  célébrer  le  divin  sacrifice  avec 
«  ces  mains  mutilées?  11  ne  me  restoit  plus,  après  un  tel  honneur, 
«  qu'à  tâcher  de  m'en  rendre  digne  :  je  suis  revenu  au  Nouveau- 
«  Monde  consumer  le  reste  de  ma  vie  au  service  de  mon  Dieu.  Il  y  a 
«  bientôt  trente  ans  que  j'habite  cette  solitude,  et  il  y  en  aura  demain 
((  vingt-deux  que  j'ai  pris  possession  de  ce  rocher.'  Quand  j'arrivai 
«  dans  ces  lieux,  je  n'y  trouvai  que  des  familles  vagabondes,  dont  les 
«  mœurs  étoient  féroces  et  la  vie  fort  misérable.  Je  leur  ai  fait  entendre 
((  la  parole  de  paix,  et  leurs  mœurs  se  sont  graduellement  adoucies. 
«  Ils  vivent  maintenant  rassemblés  au  bas  de  cette  montagne.  J'ai 
«  tâché,  en  leur  enseignant  les  voies  du  salut,  de  leur  apprendre  les 
«  premiers  arts  de  la  vie,  mais  sans  les  porter  trop  loin,  et  en  rete- 
«  nant  ces  honnêtes  gens  dans  cette  simplicité  qui  fait  le  bonheu  r. 
«  Pour  moi ,  craignant  de  les  gêner  par  ma  présence ,  je  me  su  is 
«  retiré  sous  cette  grotte,  où  ils  viennent  me  consulter.  C'est  ici 
«  que,  loin  des  hommes,  j'admire  Dieu  dans  la  grandeur  de  ces  soli- 
«  tudes  et  que  je  me  prépare  à  la  mort,  que  m'annoncent  mes  vieu\ 
«  jours.  » 


ATA  LA.  45 

«  En  achevant  ces  mots,  le  solitaire  se  mit  à  genoux,  et  nous  imi- 
tâmes son  exemple.  Il  commença  à  haute  voix  une  prière,  à  laquelle 
Atala  répondoit.  De  muets  éclairs  ouvroient  encore  les  cieux  dans 
l'orient,  et  sur  les  nuages  du  couchant  trois  soleils  brilloient  ensemble. 
Quelques  renards  dispersés  par  l'orage  allongeoient  leurs  museaux 
noirs  au  bord  des  précipices ,  et  l'on  entendoit  le  frémissement  des 
plantes  qui,  séchant  à  la  brise  du  soir,  relevoient  de  toutes  parts  leurs 
tiges  abattues. 

«  Nous  rentrâmes  dans  la  grotte,  oij  l'ermite  étendit  un  lit  de 
mousse  de  cyprès  pour  Atala.  Une  profonde  langueur  se  peignoit  dans 
les  yeux  et  dans  les  mouvements  de  cette  vierge;  elle  regardoit  le  père 
Aubry,  comme  si  elle  eût  voulu  lui  communiquer  un  secret ,  mais 
quelque  chose  sembloit  la  retenir,  soit  ma  présence,  soit  une  cer- 
taine honte,  soit  l'inutilité  de  l'aveu.  Je  l'entendis  se  lever  au  milieu 
de  la  nuit;  elle  cherchoit  le  solitaire,  mais  comme  il  lui  avoit  donné 
sa  couche,  il  étoit  allé  contempler  la  beauté  du  ciel  et  prier  Dieu  sur 
le  sommet  de  la  montagne.  Il  me  dit  le  lendemain  que  c'étoit  assez  sa 
coutume,  même  pendant  l'hiver,  aimant  à  voir  les  forêts  balancer 
leurs  cimes  dépouillées,  les  nuages  voler  dans  les  cieux,  et  à  entendre 
les  vents  et  les  torrents  gronder  dans  la  solitude.  Ma  sœur  fut  donc 
obligée  de  retourner  à  sa  couche,  où  elle  s'assoupit.  Hélas!  comblé 
d'espérance,  je  ne  vis  dans  la  foiblesse  d'Atala  que  des  marques  pas- 
sagères de  lassitude! 

«  Le  lendemain ,  je  m'éveillai  aux  chants  des  cardinaux  et  des 
oiseaux  moqueurs  nichés  dans  les  acacias  et  les  lauriers  qui  envi- 
ronnoicnt  la  grotte.  J'allai  cueillir  une  rose  de  magnolia,  et  je  la  dépo- 
sai, humectée  des  larmes  du  matin ,  sur  la  tête  d'Atala  endormie. 
J'espérois,  selon  la  religion  de  mon  pays,  que  l'âme  de  quelque  enfant 
mort  à  la  mamelle  seroit  descendue  sur  cette  fleur  dans  une  goutte  de 
rosée,  et  qu'un  heureux  songe  la  porteroit  au  sein  de  ma  future 
épouse.  Je  cherchai  ensuite  mon  hôte;  je  le  trouvai  la  robe  relevée 
dans  ses  deux  poches,  un  chapelet  à  la  main  et  m'atiendant  assis  sur 
le  tronc  d'un  pin  tombé  de  vieillesse.  Il  me  proposa  d'aller  avec  lui  à 
la  Mission,  tandis  qu'Atala  reposoit  encore;  j'acceptai  son  offre,  et 
nous  nous  mîmes  en  route  à  l'instant. 

«  En  descendant  la  montagne,  j'aperçus  des  chênes  où  les  Génies 
^embloient  avoir  dessiné  des  caractères  étrangers.  L'ermite  me  dit 
qu'il  les  avoit  tracés  lui-même,  que  c'étoient  des  vers  d'un  ancien  poëte 
appelé  Homhre  et  quelques  sentences  d'un  autre  poëte  plus  ancien 
encore,  nommé  Salomon.  Il  y  avoit  je  ne  sais  quelle  mystérieuse  har- 
monie entre  cette  sagesse  des  temps,  ces  vers  rongés  de  mousse,  ce 


46  ATA  LA. 

vieux  solitaire  qui  les  avoit  gravés  et  ces  vieux  chênes  qui  lui  ser 
voient  de  livres. 

a  Son  nom,  son  âge,  la  date  de  sa  mission,  ctoient  aussi  marqués 
sur  un  roseau  de  savane,  au  pied  de  ces  arbres.  Je  m'étonnai  de  la 
fragilité  du  dernier  monument  :  «  11  durera  encore  plus  que  moi,  me 
H  répondit  le  père,  et  aura  toujours  plus  de  valeur  que  le  peu  de  bien 
«  que  j'ai  fait.  » 

«  De  là  nous  arrivâmes  à  l'entrée  d'une  vallée,  où  je  vis  un  ouvrage 
merveilleux  :  c'étoit  un  pont  naturel,  semblable  à  celui  delà  Virginie, 
dont  tu  as  peut-être  entendu  parler.  Les  hommes,  mon  fils,  surtout 
ceux  de  ton  pays,  imitent  souvent  la  nature,  et  leurs  copies  sont  tou- 
jours petites  ;  il  n'en  est  pas  ainsi  de  la  nature  quand  elle  a  l'air  d'imi- 
ter les  travaux  des  hommes,  en  leur  offrant  en  effet  des  modèles.  C'est 
alors  qu'elle  jette  des  ponts  du  sommet  d'une  montagne  au  sommet 
d'une  autre  montagne,  suspend  des  chemins  dans  les  nues,  répand 
des  fleuves  pour  canaux ,  sculpte  des  monts  pour  colonnes  et  pour 
bassins  creuse  des  mers. 

«  Nous  passâmes  sous  l'arche  unique  de  ce  pont,  et  nous  nous  trou- 
vâmes devant  une  autre  merveille  :  c'étoit  le  cimetière  des  Indiens  de 
la  Mission,  ou  les  Bocages  de  la  mort.  Le  père  Aubry  avoit  permis  à  ses 
néophytes  d'ensevelir  leurs  morts  à  leur  manière  et  de  conserver  au 
lieu  de  leurs  sépultures  son  nom  sauvage  ;  il  avoit  seulement  sanctifié 
ce  lieu  par  une  croix'.  Le  sol  en  étoit  divisé,  comme  le  champ  com- 
mun des  moissons,  en  autant  de  lots  qu'il  y  avoit  de  familles.  Chaque 
lot  faisoit  à  lui  seul  un  bois  qui  varioit  selon  le  goût  de  ceux  qui 
l'avoient  planté.  Un  ruisseau  serpentoit  sans  bruit  au  milieu  de  ces 
bocages;  on  l'appeloit  le  Ruisseau  de  la  paix.  Ce  riant  asile  des  âmes 
étoit  fermé  à  l'orient  par  le  pont  sous  lequel  nous  avions  passé  ; 
deux  collines  le  bornoient  au  septentrion  et  au  midi  ;  il  ne  s'ouvroit 
qu'à  l'occident,  où  s'élevoit  un  grand  bois  de  sapins.  Les  troncs  de  ces 
arbres,  rouge  marbré  de  vert,  montant  sans  branches  jusqu'à  leurs 
cimes,  ressembloient  à  de  hautes  colonnes,  et  formoient  le  péristyle 
de  ce  temple  de  la  mort  ;  il  y  régnoit  un  bruit  religieux,  semblable  au 
sourd  mugissement  de  l'orgue  sous  les  voûtes  d'une  église  ;  mais  lors- 
qu'on pénétroit  au  fond  du  sanctuaire ,  on  n'entendoit  plus  que  les 
hymnes  des  oiseaux  qui  célébroient  à  la  mémoire  des  morts  une  fête 
éternelle. 

«  En  sortant  de  ce  bois,  nous  découvrîmes  le  village  de  la  Mission, 

i.  Le  père  Aubry  avoit  fait  comme  les  Jésuites  à  la  Chine,  qui  permettoient  aux 
Clùiiois  d'enterrer  leurs  parents  dans  leurs  jardins,  selon  leur  ancienne  coutume. 


ATA  LA.  kl 

situé  au  bord  d'un  ïac,  au  milieu  d'une  savane  semée  de  fleurs.  On  y 
arrivoit  par  une  avenue  de  magnolias  et  de  chênes  verts,  qui  bordoient 
une  de  ces  anciennes  routes  que  l'on  trouve  vers  les  montagnes  qui 
divisent  le  Kentucky  des  Florides.  Aussitôt  que  les  Indiens  aperçurent 
leur  pasteur  dans  la  plaine,  ils  abandonnèrent  leurs  travaux,  et  accou- 
rurent au-devant  de  lui.  Les  uns  baisoicnt  sa  robe,  les  autres  aidoient 
ses  pas;  les  mères  élevoient  dans  leurs  bras  leurs  petits  enfants  pour 
leur  faire  voir  l'homme  de  Jésus-Christ,  qui  répandoit  des  larmes.  Il 
s'informoit  en  marchant  de  ce  qui  se  passoit  au  village  ;  il  donnoit  un 
conseil  à  celui-ci,  réprimandoit  doucement  celui-là;  il  parloit  des 
moissons  à  recueillir,  des  enfants  à  instruire,  des  peines  à  consoler,  et 
il  mêloit  Dieu  à  tous  ses  discours, 

((  Ainsi  escortés,  nous  arrivâmes  au  pied_ d'une  grande  croix  qui  se 
trouvoit  sur  le  chemin.  C'étoit  là  que  le  serviteur  de  Dieu  avoit  accou- 
tumé de  célébrer  les  mystères  de  sa  religion  :  a  Mes  chers  néophytes, 
((  dit-il  en  se  tournant  vers  la  foule,  il  vous  est  arrivé  un  frère  et  une 
«  sœur,  et,  pour  surcroît  de  bonheur,  je  vois  que  la  divine  Providence 
«  a  épargné  hier  vos  moissons  :  voilà  deux  grandes  raisons  de  la 
«  remercier.  Offrons  donc  le  saint  sacrifice ,  et  que  chacun  y  apporte 
«  un  recueillement  profond,  une  foi  vive,  une  reconnoissance  infinie 
<(  et  un  cœur  humilié.  » 

Aussitôt  le  prêtre  divin  revêt  une  tunique  blanche  d'écorce  de 
mûrier,  les  vases  sacrés  sont  tirés  d'un  tabernacle  au  pied  de  la  croix, 
l'autel  se  prépare  sur  un  quartier  de  roche,  l'eau  se  puise  dans  le 
torrent  voisin,  et  une  grappe  de  raisin  sauvage  fournit  le  vin  du  sacri- 
ice.  Nous  nous  mettons  tous  à  genoux  dans  les  hautes  herbes;  le 
/nystère  commence. 

«  L'aurore ,  paroissant  derrière  les  montagnes,  enflammoit  l'orient. 
Tout  étoit  d'or  ou  de  rose  dans  la  solitude.  L'astre  annoncé  par  tant 
de  splendeur  sortit  enfin  d'un  abîme  de  lumière,  et  son  premier 
rayon  rencontra  l'hostie  consacrée,  que  le  prêtre  en  ce  moment  même 
élevoit  dans  les  airs.  0  charme  de  la  religion!  0  magnificence  du 
culte  chrétien!  Pour  sacrificateur  un  vieil  ermite,  pour  autel  un 
rocher,  pour  église  le  désert,  pour  assistance  d'innocents  sauvages! 
Non ,  je  ne  doute  point  qu'au  moment  où  nous  nous  prosternâmes  le 
grand  mystère  ne  s'accomplît  et  que  Dieu  ne  descendît  sur  la  terre 
"ar  je  le  sentis  descendre  dans  mon  cœur. 

«  Après  le  sacrifice,  où  il  ne  manqua  pour  moi  que  la  fille  de  Lopez, 

nous  nous  rendîmes  au  village.  Là  régnoit  le  mélange  le  plus  touchant 

de  la  vie  sociale  et  de  la  vie  de  la  nature  :  au  coin  d'une  cyprière  de 

'antique  désert  on  découvroit  une  culture  naissante;  les  épis  rou- 


48  ATALA. 

loîent.  à  flots  d'or  sur  le  tronc  du  chêne  abattu,  et  la  gerbe  d'un  été 
remplaçoit  l'arbre  de  trois  siècles.  Partout  on  voyoit  les  forêts  livrées 
aux  flammes  pousser  de  grosses  fumées  dans  les  airs  et  la  charrue  se 
promener  lentement  entre  les  débris  de  leurs  racines.  Des  arpenteurs 
avec  de  longues  chaînes  alloient  mesurant  le  terrain;  des  arbitres 
établissoicnt  les  premières  propriétés  ;  l'oiseau  cédoit  son  nid  ;  le 
repaire  de  la  bête  féroce  se  changeoit  en  une  cabane  ;  on  entendoit 
gronder  des  forges ,  et  les  coups  de  la  cognée  faisoient  pour  la  der- 
nière fois  mugir  des  échos ,  expirant  eux-mêmes  avec  les  arbres  qui 
leur  servoient  d'asile. 

«  J'errois  avec  ravissement  au  milieu  de  ces  tableaux ,  rendus  plus 
doux  par  l'image  d'Atala  et  par  les  rêves  de  félicité  dont  je  berçois 
V  mon  cœur.  J'admirois  le  triomphe  du  christianisme  sur  la  vie  sauvage  ; 
je  voyois  l'Indien  se  civilisant  à  la  voix  de  la  religion  ;  j'assistois  aux 
noces  primitives  de  l'homme  et  de  la  terre  :  l'homme,  par  ce  grand 
contrat,  abandonnant  à  la  terre  l'héritage  de  ses  sueurs,  et  la  terre 
s'engageant  en  retour  à  porter  fidèlement  les  moissons,  les  fils  et  les 
cendres  de  l'homme. 

«  Cependant  on  présenta  un  enfant  au  missionnaire ,  qui  le  baptisa 
parmi  des  jasmins  en  fleurs,  au  bord  d'une  source,  tandis  qu'un  cer- 
cueil, au  milieu  des  jeux  et  des  travaux,  se  rendoit  aux  Bocages  de  la 
mort.  Deux  époux  reçurent  la  bénédiction  nuptiale  sous  un  chêne ,  et 
nous  allâmes  ensuite  les  établir  dans  un  coin  du  désert.  Le  pasteur 
marchoit  devant  nous,  bénissant  çà  et  là,  et  le  rocher,  et  l'arbre,  et  la 
fontaine ,  comme  autrefois ,  selon  le  livre  des  chrétiens.  Dieu  bénit  la 
terre  inculte  en  la  donnant  en  héritage  à  Adam.  Cette  procession, 
qui  pêle-mêle  avec  ses  troupeaux  suivoit  de  rocher  en  rocher  son  chef 
vénérable,  représentoit  à  mon  cœur  attendri  ces  migrations  des 
premières  familles,  alors  que  Sem,  avec  ses  enfants,  s'avançoit  à 
travers  le  monde  inconnu,  en  suivant  le  soleil  qui  marchoit  devant  lui. 

«  Je  voulus  savoir  du  saint  ermite  comment  il  gouvernoit  ses 
enfants;  il  me  répondit  avec  une  grande  complaisance  :  «  Je  ne  leur 
u  ai  donné  aucune  loi  ;  je  leur  ai  seulement  enseigné  à  s'aimer,  à 
K  prier  Dieu  et  à  espérer  une  meilleure  vie  :  toutes  les  lois  du  monde 
«  sont  là-dedans.  Vous  voyez  au  milieu  du  village  une  cabane  plus 
«  grande  que  les  autres  :  elle  sert  de  chapelle  dans  la  saison  des 
«  pluies.  On  s'y  assemble  soir  et  matin  pour  louer  le  Seigneur,  et 
«  quand  je  suis  absent,  c'est  un  vieillard  qui  fait  la  prière,  car  la 
«vieillesse  est,  comme  la  maternité,  une  espèce  de  sacerdoce, 
(i  Ensuite  on  va  travailler  dans  les  champs ,  et  si  les  propriétés  sont 
«  divisées,  afin  que  chacun  puisse  apprendre  l'économie  sociale,  les 


A  TA  LA.  /tO 

«  moissons  sont  déposées  dans  des  greniers  communs,  pour  maintenir 
«  la  charité  fraternelle.  Quatre  vieillards  distribuent  avec  égalité  le 
«  produit  du  labeur.  y\joutez  à  cela  des  cérémonies  religieuses,  beau 
«  coup  de  cantiques;  la  croix  oii  j'ai  célébré  les  mystères,  l'ormeau 
«  sous  lequel  je  prêche  dans  les  bons  jours,  nos  tombeaux  tout  près 
«  de  nos  champs  de  blé,  nos  fleuves,  où  je  plonge  les  petits  enfants  et 
«  les  saints  Jean  de  cette  nouvelle  Béthanie,  vous  aurez  une  idée  com- 
«  plète  de  ce  royaume  de  Jésus-Christ.  » 

«  Les  paroles  du  solitaire  me  ravirent,  et  je  sentis  la  supériorité  de 
cette  vie^stable  et  occupée  sur  la  vie  errante  et  oisive  du  sauvage. 

«  Ah,  René!  je  ne  murmure  point  contre  la  Providence,  mais  j'avoue 
que  je  ne  me  rappelle  jamais  cette  société  évangélique  sans  éprouver 
l'amertume  des  regrets.  Qu'une  hutte  avec  Atala  sur  ces  bords  eût 
rendu  ma  vie  heureuse!  Là  finissoient  toutes  mes  courses;  là,  avec 
une  épouse ,  inconnu  des  hommes ,  cachant  mon  bonheur  au  fond  des 
forêts,  j'aurois  passé  comme  ces  fleuves  qui  n'ont  pas  même  un  nom 
dans  le  désert.  Au  lieu  de  cette  paix  que  j'osois  alors  me  promettre, 
dans  quel  trouble  n'ai-je  point  coulé  mes  jours!  Jouet  continuel  de  la 
fortune,  brisé  sur  tous  les  rivages,  longtemps  exilé  de  mon  pays,  et 
n'y  trouvant  à  mon  retour  qu'une  cabane  en  ruine  et  des  amis  dans 
la  tombe,  telle  devoit  être  la  destinée  de  Chactas.  » 


LE     DRAMK. 

«  Si  mon  songe  de  bonheur  fut  vif,  il  fut  aussi  d'une  courte  durée, 
et  le  réveil  m'attendoit  à  la  grotte  du  solitaire.  Je  fus  surpris,  en  y 
arrivant  au  milieu  du  jour,  de  ne  pas  voir  Atala  accourir  au-devant  de 
nos  pas.  Je  ne  sais  quelle  soudaine  horreur  me  saisit.  En  approchant 
de  la  grotte,  je  n'osois  appeler  la  fille  de  Lopez  :  mon  imagination  étoit 
également  épouvantée,  ou  du  bruit,  ou  du  silence  qui  succéderoit  à 
mes  cris.  Encore  plus  effrayé  de  la  nuit  qui  régnoit  à  l'entrée  du 
rocher,  je  dis  au  missionnaire  :  «  0  vous  que  le  ciel  accompagne  et 
«  fortifie,  pénétrez  dans  ces  ombres.  » 

«  Qu'il  est  foible  celui  que  les  passions  dominent!  qu'il  est  fort  celui 
qui  se  repose  en  Dieu  !  II  y  avoit  plus  de  courage  dans  ce  cœur  reli- 
gieux, flétri  par  soixante-seize  années,  que  dans  toute  l'ardeur  de  ma 
jeunesse.  L'homme  de  paix  entra  dans  la  grotte,  et  je  restai  au  dehors, 
plein  de  terreur.  Bientôt  un  foible  murmure  semblable  à  des  plaintes 
sortit  du  fond  du  rocher  et  vint  frapper  mon  oreille.  Poussant  un  cri 
III.  4 


50  ATA  LA. 

3t  retrouvant  mes  forces,  je  m'élançai  dans  la  nuit  de  la  caverne... 
Esprits  de  mes  pères,  vous  savez  seuls  le  spectacle  qui  frappa  mes 
/eux  ! 

«  Le  solitaire  avoit  allumé  un  flambeau  de  pin;  il  le  tenoit  d'une 
main  tremblante  au-dessus  de  la  couche  d'Atala.  Cette  belle  et  jeune 
femme,  à  moitié  soulevée  sur  le  coude,  se  montroit  pâle  et  échevelée. 
-■es  gouttes  d'une  sueur  pénible  brilloient  sur  son  front  ;  ses  regards  à 
demi  éteints  cherchoient  encore  à  m'exprimer  son  amour,  et  sa  bouche 
3Ssayoit  de  sourire.  Frappé  comme  d'un  coup  de  foudre,  les  yeux  fixés, 
les  bras  étendus,  les  lèvres  entrouvertes,  je  demeurai  immobile.  Vn 
profond  silence  règne  un  moment  parmi  les  trois  personnages  de  cette 
■scène  de  douleur.  Le  solitaire  le  rompt  le  premier  .-  «  Ceci,  dit-il,  ne 
«  sera  qu'une  fièvre  occasionnée  par  la  fatigue,  et  si  nous  nous  rési- 
«  gnons  à  la  volonté  de  Dieu,  il  aura  pitié  de  nous.  » 

«  A  ces  paroles,  le  sang  suspendu  reprit  son  cours  dans  mon  cœur, 
et,  avec  la  mobilité  du  sauvage,  je  passai  subitement  de  l'excès  de  la 
crainte  à  l'excès  de  la  confiance.  Mais  Atala  ne  m'y  laissa  pas  long- 
temps. Balançant  tristement  la  tête,  elle  nous  fit  signe  de  nous  appro- 
cher de  sa  couche. 

u  Mon  père,  dit-elle  d'une  voix  affoiblie  en  s'adressant  au  religieux, 
«  je  touche  au  moment  de  la  mort.  0  Chactas!  écoute  sans  désespoir 
«  le  funeste  secret  que  je  t'ai  caché,  pour  ne  pas  te  rendre  trop  misé- 
«  rable  et  pour  obéir  à  ma  mère.  Tâche  de  ne  pas  m'interrompre  par 
«  des  marques  d'une  douleur  qui  précipiteroit  le  peu  d'instants  que 
((  j'ai  à  vivre.  J'ai  beaucoup  de  choses  à  raconter,  et  aux  battements 
«  de  ce  cœur,  qui  se  ralentissent...  à  je  ne  sais  quel  fardeau  glacé 
«  que  mon  sein  soulève  à  peine...  je  sens  que  je  ne  me  saurois  trop 
«  hâter.  » 

«  Après  quelques  moments  de  silence,  Atala  poursuivit  ainsi  : 

c(  Ma  triste  destinée  a  commencé  presque  avant  que  j'eusse  vu  la 
a  lumière.  Ma  mère  m'avoit  conçue  dans  le  malheur;  je  fatiguois  son 
«  sein,  et  elle  me  mit  au  monde  avec  de  grands  déchirements  d'en- 
«  trailles;  on  désespéra  de  ma  vie.  Pour  sauver  mes  jours,  ma  mère  fit 
«  un  vœu  ,  elle  promit  à  la  Reine  des  Anges  que  je  lui  consacrerois  ma 
«  virginité  si  j'échappois  à  la  mort...  Vœu  fatal,  qui  me  précipite  au 
«  tombeau  ! 

(c  J'entrois  dans  ma  seizième  année  lorsque  je  perdis  ma  mère. 
«  Quelques  heures  avant  de  mourir,  elle  m'appela  au  bord  de  sa 
«  couche.  «Ma  fille,  me  dit-elle  en  présence  d'un  missionnau'e  qui  con- 
«  soloit  ses  derniers  instants;  ma  fille,  tu  sais  le  vœu  que  j'ai  fait  pour 
«  toi.  Voudrois-tu  démentir  ta  mère?  0  mon  Atala  !  je  te  laisse  dans 


ATALA.  51 

<{  un  monde  qui  n'est  pas  digne  de  posséder  une  chrétienne,  au  milieu 
tt  d'idolâtres  qui  persécutent  le  Dieu  de  ton  père  et  le  mien ,  le  Dieu 
«  qui,  après  t'avoir  donné  le  jour,  te  l'a  conservé  par  un  miracle.  Eh  I 
«  ma  chère  enfant ,  en  acceptant  le  voile  des  vierges ,  tu  ne  fais  que 
«  renoncer  aux  soucis  de  la  cabane  et  aux  funestes  passions  qui  ont 
<(  troublé  le  sein  de  ta  mère  !  Viens  donc,  ma  bien-aimée,  viens,  jure 
a  sur  cette  image  de  la  Mère  du  Sauveur,  entre  les  mains  de  ce  saint 
«  prêtre  et  de  ta  mère  expirante,  que  tu  ne  me  trahiras  point  à  la  face 
((  du  ciel.  Songe  que  je  me  suis  engagée  pour  toi,  afin  de  te  sauver 
«  la  vie,  et  que  si  tu  ne  tiens  ma  promesse,  tu  plongeras  l'âme  de  ta 
«  mère  4t>ns  des  tourments  éternels.  » 

«  0  ma  mère!  pourquoi  parlâtes-vous  ainsi  !  0  religion  qui  fais  à  la 
«  fois  mes  maux  et  ma  félicité ,  qui  me  perds  et  qui  me  consoles  !  Et 
«  toi,  cher  et  triste  objet  d'une  passion  qui  me  consume  jusque  dans 
«  les  bras  de  la  mort,  tu  vois  maintenant,  ô  Chactas,  ce  qui  a  fait  la 
«  rigueur  de  notre  destinée!...  Fondant  en  pleurs  et  me  précipitant 
«  dans  le  sein  maternel,  je  promis  tout  ce  qu'on  me  voulut  faire 
((  promettre.  Le  missionnaire  prononça  sur  moi  les  paroles  redou- 
u  tables,  et  me  donna  le  scapulaire  qui  me  lie  pour  jamais.  Ma 
«  mère  me  menaça  de  sa  malédiction  si  jamais  je  rompois  mes 
«  vœux,  et  après  m'avoir  recommandé  un  secret  inviolable  envers 
«  les  païens ,  persécuteurs  de  ma  religiçui ,  elle  expira  en  me  tenant 
«  embrassée. 

«  Je  ne  connus  pas  d'abord  le  danger  de  mes  serments.  Pleine  d'ar- 
«  deur  et  chrétienne  véritable ,  fière  du  sang  espagnol  qui  coule  dans 
«  mes  veines,  je  n'aperçus  autour  de  moi  que  des  hommes  indignes 
«  de  recevoir  ma  main  ;  je  m'applaudis  de  n'avoir  d'autre  époux  que 
«  le  Dieu  de  ma  mère.  Je  te  vis ,  jeune  et  beau  prisonnier,  je  m'atten- 
«  dris  sur  ton  sort,  je  t'osai  parler  au  bûcher  de  la  forêt  :  alors  je 
«  sentis  tout  le  poids  de  mes  vœux.  » 

'(  Gomme  Atala  achevoit  de  prononcer  ces  paroles,  serrant  les  poings 
et  regardant  le  missionnaire  d'un  air  menaçant,  je  m'écriai  :  a  La     ^ 
«voilà  donc  cette  religion  que  vous  m'avez  tant  vantée!  Périsse  le 
«  serment  qui  m'enlève  Atala!  Périsse  le  Dieu  qui  contrarie  la  nature! 
«  Homme  prêtre,  qu'es-tu  venu  faire  dans  ces  forêts?  » 

«  —  Te  sauver,  dit  le  vieillard  d'une  voix  terrible,  dompter  tes  pas- 
«  sions  et  t'empêcher,  blasphémateur,  d'attirer  sur  toi  la  colère 
«  céleste  !  II  te  sied  bien,  jeune  homme  à  peine  entré  dans  la  vie,  de 
«  te  plaindre  de  tes  douleurs!  Où  sont  les  marques  de  tes  souffrances? 
«  Où  sont  les  injustices  que  tu  as  supportées?  Où  sont  tes  vertus,  qui 
a  seules  pourroient  te  donner  quelques  droits  à  la  plainte?  Quel  ser- 


5'2  AT  A  LA. 

«vice  as-tu  rendu?  Quel  bien  as-tu  fait?  Eh,  malheureux!  tu  ne 
«  m'offres  que  des  passions,  et  tu  oses  accuser  le  ciel!  Quand  tu  auras, 
«  comme  le  père  Aubry,  passé  trente  années  exilé  sur  les  montagnes, 
«(  tu  seras  moins  prompt  à  juger  des  desseins  de  la  Providence;  tu  com- 
«  prendras  alors  que  tu  ne  sais  rim ,  (|ue  tu  n'es  rien,  et  qu'il  n'y  a 
(i  point  de  châtiments  si  rigoureux,  point  de  maux  si  terribles,  que  la 
«  chair  corrompue  ne  mérite  de  souffrir.  » 

«  Les  éclairs  qui  sortoient  des  yeux  du  vieillard,  sa  barbe,  qui  frap- 
poit  sa  poitrine,  ses  paroles  foudroyantes,  le  rendoient  semblable  à 
un  dieu.  Accablé  de  sa  majesté,  je  tombai  à  ses  genoux,  et  lui  deman- 
dai pardon  de  mes  emportements.  «  Mon  fils ,  me  répondit-il  avec  un 
«  accent  si  doux  que  le  remords  entra  dans  mon  âme,  mon  fils,  ce 
«  n'est  pas  pour  moi-même  que  je  vous  ai  réprimandé.  Hélas!  vous 
((  avez  raison ,  mon  cher  enfant  :  je  suis  venu  faire  bien  peu  de  chose 
(I  dans  ces  forêts ,  et  Dieu  n'a  pas  de  serviteur  plus  indigne  que  moi. 
((  Mais,  mon  fils,  le  ciel,  le  ciel ,  voilà  ce  qu'il  ne  faut  jamais  accuser! 
«  Pardonnez-moi  si  je  vous  ai  offensé,  mais  écoutons  votre  sœur.  Il  y 
«  a  peut-être  du  remède,  ne  nous  lassons  point  d'espérer.  Chactas, 
«  c'est  une  religion  bien  divine  que  celle-là  qui  a  fait  une  vertu  de 
«  l'espérance!  » 

«  —  Mon  jeune  ami ,  reprit  Atala ,  tu  as  été  témoin  de  mes  combats, 
u  et  cependant  tu  n'en  as  vu  que  la  moindre  partie  ;  je  te  cachois  le 
«  reste.  Non,  l'esclave  noir  qui  arrose  de  ses  sueurs  les  sables  ardents 
«  de  la  Floride  est  moins  misérable  que  n'a  été  Atala.  Te  sollicitant  à 
u  la  fuite,  et  pourtant  certaine  de  mourir  si  tu  t'éloignois  de  moi; 
«  craignant  de  fuir  avec  toi  dans  les  déserts,  et  cependant  haletant 
«  après  l'ombrage  desbois...  Ah  !  s'il  n'avoit  fallu  que  quitter  parents, 
«  amis,  patrie;  si  même  (chose  affreuse!)  il  n'y  eût  eu  que  la  perte 
(t  démon  âme!...  Mais  ton  ombre,  ô  ma  mère!  ton  ombre  étoit  tou- 
<(  jours  là,  me  reprochant  ses  tourments!  J'entendois  tes  plaintes,  je 
«  voyois  les  flammes  de  l'enfer  te  consumer.  Mes  nuits  étoient  arides 
«  et  pleines  de  fantômes,  mes  jours  étoient  désolés;  la  rosée  du  soir 
(c  séchoit  en  tombant  sur  ma  peau  brûlante  ;  j'entrouvois  mes  lèvres 
«  aux  brises,  et  les  brises,  loin  de  m'apporter  la  fraîcheur,  s'embra- 
«  soient  du  feu  de  mon  souffle.  Quel  tourment  de  te  voir  sans  cesse 
«  auprès  de  moi,  loin  de  tous  les  hommes,  dans  de  profondes  soli- 
c(  tudes ,  et  de  sentir  entre  toi  et  moi  une  barrière  invincible  !  Passer 
u  ma  vie  à  tes  pieds,  te  servir  comme  ton  esclave,  apprêter  ton  repas 
('  et  ta  couche  dans  quelque  coin  ignoré  de  l'univers,  eût  été  pour  moi 
«  le  bonheur  suprême;  ce  bonheur,  j'y  touchois,  et  je  ne  pouvois  en 
u  jouir.  Quel  dessein  n'ai-je  point  rêvé  !  Quel  songe  n'est  point  sorti 


ATALA.  53 

«  de  ce  cœur  si  triste!  Quelquefois,  en  attachant  mes  yeux  sur  toi, 
«  j'allois  jusqu'à  former  des  dûsirs  aussi  insensés  que  coupables  : 
«  tantôt  j'aurois  voulu  être  avec  toi  la  seule  créature  vivante  sur  la 
«  terre  ;  tantôt,  sentant  une  divinité  qui  m'orrêtoit  dans  mes  horribles 
«  transports,  j'aurois  désiré  que  cette  divinité  se  fût  anéantie,  pourvu 
«  que,  serrée  dans  tes  bras,  j'eusse  roulé  d'abîme  en  abîme  avec 
«  les  débris  de  Dieu  et  du  monde!  A  présent  même...,  le  dirai-je! 
«  à  présent  que  l'éternité  va  m'engloutir ,  que  je  vais  paroître 
((  devant  le  Juge  inexorable,  au  moment  où,  pour  obéir  à  ma 
((  mère,  je  vois  avec  joie  ma  virginité  dévorer  ma  vie,  eh  bien! 
«  par  une  affreuse  contradiction,  j'emporte  le  regret  de  n'avoir  pas 
«  été  à  toi  !.. .  » 

«  —  Ma  fille,  interrompit  le  missionnaire,  votre  douleur  vous  égare. 
«  Cet  excès  de  passion  auquel  vous  vous  livrez  est  rarement  juste,  il 
«  n'est  pas  même  dans  la  nature  ;  et  en  cela  il  est  moins  coupable  aux 
((  yeux  de  Dieu,  parce  que  c'est  plutôt  quelque  chose  de  faux  dans 
«  l'esprit  que  de  vicieux  dans  le  cœur,  il  faut  donc  éloigner  de  vous 
«  ces  emportements ,  qui  ne  sont  pas  dignes  de  votre  innocence.  Mais 
(i  aussi ,  ma  chère  enfant ,  votre  imagination  impétueuse  vous  a  trop 
«  alarmée  sur  vos  vœux.  La  religion  n'exige  point  de  sacrifice  plus 
«qu'humain.  Ses  sentiments  vrais,  ses  vertus  tempérées,  sont  bien 
«  au-dessus  des  sentiments  exaltés  et  des  vertus  forcées  d'un  prétendu 
«  héroïsme.  Si  vous  aviez  succombé,  eh  bien!  pauvre  brebis  égarée, 
«  le  bon  Pasteur  vous  auroit  cherchée  pour  vous  ramener  au  troupeau. 
«  Les  trésors  du  repentir  vous  étoient  ouverts  :  il  faut  des  torrents  de 
«  sang  pour  effacer  nos  fautes  aux  yeux  des  hommes,  une  seule  larme 
«  suffit  à  Dieu.  Rassurez-vous  donc,  ma  chère  fille,  votre  situation 
((  exige  du  calme-,  adressons-nous  à  Dieu,  qui  guérit  toutes  les  plaies 
((  de  ses  serviteurs.  Si  c'est  sa  volonté,  comme  je  l'espère,  que  vous 
«  échappiez  à  cette  maladie,  j'écrirai  à  l'évêque  de  Québec  :  il  a  les 
((  pouvoirs  nécessaires  pour  vous  relever  de  vos  vœux,  qui  ne  sont 
((  que  des  vœux  simples,  et  vous  achèverez  vos  jours  près  de  moi  avec 
«  Chactas  votre  époux.  » 

«  A  ces  paroles  du  vieillard ,  Atala  fut  saisie  d'une  longue  convul- 
sion, dont  elle  ne  sortit  que  pour  donner  des  marques  d'une  douleur 
effrayante.  «  Quoi!  dit-elle  en  joignant  les  deux  mains  avec  passion, 
«  il  y  avoit  du  remède!  Je  pouvois  être  relevée  de  mes  vœux!  »  — 
(i  Oui,  ma  fille,  répondit  le  père,  et  vous  le  pouvez  encore.  »  —  «  11 
«est  trop  tard,  il  est  trop  tard!  s'écria-t-elle.  Faut-il  mourir  iu 
«moment  où  j'apprends  que  j'aurois  pu  être  heureuse!  Que  n'ai-jo 
a  connu  plus  tôt  ce  saint  vieillard!  Aujourd'hui,  de  quel  bonheur  je 


5^  ATA  LA. 

«  jouirois  avec  toi ,  avec  Chactas  chrétien...  consolée,  rassurée  par 
u  ce  prêtre  auguste...  dans  ce  désert...  pour  toujours...  oli!  c'eût 
«  été  trop  de  félicité!  »  —  «  Calme-toi,  lui  dis-je  en  saisissant  une 
«  des  mains  de  l'infortunée;  calme-toi,  ce  bonheur,  nous  allons  le 
((  goûter.  »  —  «  Jamais!  jamais!  »  dit  Atala.  —  a  Comment?  »  repar- 
((  tis-je.  —  «  Tu  ne  sais  pas  tout,  s'écria  la  vierge  :  c'est  hier...  pen- 
ce dant  l'orage...  J'allois  violer  mes  vœux  :  j'allois  plonger  ma  mère 
«  dans  les  flammes  de  l'abîme  ;  déjà  sa  malédiction  étoit  sur  moi,  déjà 
«  je  mentois  au  Dieu  qui  m'a  sauvé  la  vie...  Quand  tu  baisois  mes 
'(  lèvres  tremblantes,  tu  ne  savois  pas  que  tu  n'embrassois  que  la 
«  mort  !»  —  a  0  ciel  !  s'écria  le  missionnaire ,  chère  enfant ,  qu'avez- 
«  vous  fait  ?»  —  ((  Un  crime ,  mon  père ,  dit  Atala  les  yeux  égarés  ; 
«  mais  je  ne  perdois  que  moi,  et  je  sauvois  ma  mère.  »  —  «  Achève 
«  donc,  »  m'écriai-je  plein  d'épouvante.  —  «  Eh  bien  !  dit-elle ,  j'avois 
«  prévu  ma  foiblesse  ;  en  quittant  les  cabanes ,  j'ai  emporté  avec 
«  moi...  ))  —  «  Quoi?  »  repris-je  avec  horreur.  —  a  Un  poison?  »  dit 
«  le  père.  <(  Il  est  dans  mon  sein ,  »  s'écria  Atala. 

«  Le  flambeau  échappe  delà  main  du  solitaire,  je  tombe  mourant 
près  de  la  fille  de  Lopez  ;  le  vieillard  nous  saisit  l'un  et  l'autre  dans 
ses  bras ,  et  tous  trois ,  dans  l'ombre ,  nous  mêlons  un  moment  nos 
sanglots  sur  cette  couche  funèbre. 

«  Réveillons-nous,  réveillons-nous!  dit  bientôt  le  courageux  ermite 
((  en  allumant  une  lampe.  Nous  perdons  des  moments  précieux  :  intré- 
«  pides  chrétiens,  bravons  les  assauts  de  l'adversité  :  la  corde  au  cou, 
«  la  cendre  sur  la  tête,  jetons-nous  aux  pieds  du  Très-Haut  pour 
((  implorer  sa  clémence,  pour  nous  soumettre  à  ses  décrets.  Peut-être 
«  est-il  temps  encore.  Ma  fille ,  vous  eussiez  dû  m'avertir  hier  au 
«  soir.  » 

—  a  Hélas!  mon  père,  dit  Atala,  je  vous  ai  cherché  la  nuit  dernière, 
«  mais  le  ciel,  en  punition  de  mes  fautes ,  vous  a  éloigné  de  moi.  Tout 
«  secours  eût  d'ailleurs  été  inutile,  car  les  Indiens  mêmes,  si  habiles 
«  dans  ce  qui  regarde  les  poisons ,  ne  connoissent  point  de  remède  à 
«  celui  que  j'ai  pris.  0  Chactas!  juge  de  mon  élonnement  quand  j'ai 
«  vu  que  le  coup  n'étoit  pas  aussi  subit  que  je  m'y  attendois!  Mon 
«  amour  a  redoublé  mes  forces ,  mon  âme  n'a  pu  si  vite  se  séparer 
«  de  toi.  » 

«  Ce  ne  fut  plus  ici  par  des  sanglots  que  je  troublai  le  récit  d'Atala, 
ce  fut  par  ces  emportements  qui  ne  sont  connus  que  des  sauvages.  Je 
me  roulai  furieux  sur  la  terre  en  me  tordant  les  bras  et  en  me  dévo- 
rant les  mains.  Le  vieux  prêtre,  avec  une  tendresse  merveilleuse, 
couroit  du  frère  à  la  sœur,  et  nous  prodiguoit  mille  secours.  Dans  le 


ATA  LA.  r)3 

calme  de  son  cœur  et  sous  le  fardeau  des  ans,  il  savoit  se  faire 
entendre  à  notre  jeunesse,  et  sa  religion  lui  fournissoit  des  accents 
plus  tendres  et  plus  bridants  que  nos  passions  mêmes.  Ce  prêtre,  qui 
depuis  quarante  années  s'immoloit  chaque  jour  au  service  de  Dieu  et 
des  hommes  dans  ces  montagnes,  ne  te  rappelle-t-il  pas  ces  holo- 
caustes d'Israël  fumant  perpétuellement  sur  les  hauts  lieux,  devant 
le  Seigneur? 

«  Hélas!  ce  fut  en  vain  qu'il  essaya  d'apporter  quelque  remède  aux 
maux  d'Atala.  La  fatigue,  le  chagrin,  le  poison,  et  une  passion  plus 
mortelle  que  tous  les  poisons  ensemble,  se  réunissoient  pour  ravir 
cette  fleur  à  la  solitude.  Vers  le  soir,  des  symptômes  effrayants  se 
manifestèrent;  un  engourdissement  général  saisit  les  membres  d'Atala, 
et  les  extrémités  de  son  corps  commencèrent  à  refroidir  :  ((  Touche 
«  mes  doigts,  me  disoit-elle  :  ne  les  trouves-tu  pas  bien  glaces?  »  Je 
ne  savois  que  répondre ,  et  mes  cheveux  se  hérissoient  d'horreur  ; 
ensuite  elle  ajoutoit  :  «  Hier  encore,  mon  bien-aimé,  ton  seul  toucher 
«  me  faisoit  tressaillir,  et  voilà  que  je  ne  sens  plus  ta  main,  je  n'en- 
«  tends  presque  plus  ta  voix,  les  objets  de  la  grotte  disparoissent  tour 
«  à  tour.  Ne  sont-ce  pas  les  oiseaux  qui  chantent?  Le  soleil  doit  être 
«  près  de  se  coucher  maintenant  ;  Chactas ,  ses  rayons  seront  bien 
«  beaux  au  désert ,  sur  ma  tombe  !  » 

«  Atala,  s' apercevant  que  ces  paroles  nous  faisoient  fondre  en 
pleurs ,  nous  dit  :  «  Pardonnez-moi ,  mes  bons  amis  ;  je  suis  bien 
«  foible,  mais  peut-être  que  je  vais  devenir  plus  forte.  Cependant 
«  mourir  si  jeune,  tout  à  la  fois,  quand  mon  cœur  étoit  si  plein  de 
«  vie!  Chef  de  la  prière,  aie  pitié  de  moi  ;  soutiens-moi.  Crois-tu  que 
«  ma  mère  soit  contente  et  que  Dieu  me  pardonne  ce  que  j'ai  fait?  » 

—  «  Ma  fille ,  1)  répondit  le  bon  religieux  en  versant  des  larmes  et 
les  essuyant  avec  ses  doigts  tremblants  et  mutilés;  «  ma  fille,  tous  vos 
«  malheurs  viennent  de  votre  ignorance;  c'est  votre  éducation  sauvage 
((  et  le  manque  d'instruction  nécessaire  qui  vous  ont  perdue;  vous  ne 
«  saviez  pas  qu'une  chrétienne  ne  peut  disposer  de  sa  vie.  Consolez* 
«  vous  donc,  ma  chère  brebis;  Dieu  vous  pardon  era  à  cause  de  la 
«  simplicité  de  votre  cœur.  Votre  mère  et  l'imprudent  missionnaire 
«  qui  la  dirigeoit  ont  été  plus  coupables  que  vous;  ils  ont  passé  leurs 
«  pouvoirs  en  vous  arrachant  un  vœu  indiscret;  mais  que  h  paix  du 
«  Seigneur  soit  avec  eux!  Vous  offrez  tous  trois  un  terrible  exemple  des 
«  dangers  de  l'enthousiasme  et  du  défaut  de  lumières  en  matière  de 
(t  religion.  Rassurez-vous,  mon  enfant  :  celui  qui  sonde  les  reins  et  les 
«  cœurs  vous  jugera  sur  vos  intentions,  qui  étoient  pures,  et  non  sur 
«  votre  action,  qui  est  condamnable. 


56  ATA  LA. 

•  «  Quant  à  la  vio,  si  le  moment  est  arrivé  de  vous  endormir  dans  le 
«  Seigneur,  ah ,  ma  chère  enfant,  que  vous  perdez  peu  de  chose  en 
«  perdant  ce  monde!  Malgré  la  solitude  où  vous  avez  vécu,  vous  avez 
«  connu  les  chagrins  :  que  penscriez-vous  donc  si  vous  eussiez  été 
«  témoin  des  maux  de  la  société?  si,  en -abordant  sur  les  rivages  de 
«  l'I'.urope,  votre  oreille  eût  été  frappée  de  ce  long  cri  de  douleur  qui 
<(  s'élève  de  cette  vieille  terre?  L'habitant  de  la  cabane  et  celui  des 
<(  palais,  tout  souffre,  tout  gémit  ici-bas  ;  les  reines  ont  été  vues  pleu- 
«  raiit  comme  de  simples  femmes,  et  l'on  s'est  étonné  de  la  quantité 
«  de  larmes  que  contiennent  les  yeux  des  rois! 

«  Est-ce  votre  amour  que  vous  regrettez?  Ma  fille,  il  faudroit  autant 
«  pleurer  un  songe.  Connoissez-vous  le  cœur  de  l'homme,  et  pourriez- 
«  vous  compter  les  inconstances  de  son  désir?  Vous  calculeriez  plutôt 
((  le  nombre  des  vagues  que  la  mer  roule  dans  une  tempête.  Atala,  les 
«  sacrifices,  les  bienfaits,  ne  sont  pas  des  liens  éternels  :  un  jour  peut- 
«  (*tre  le  dégoût  fût  venu  avec  la  satiété,  le  passé  eût  été  compté  pour 
((  lien,  et  l'on  n'eût  plus  aperçu  que  les  inconvénients  d'une  union 
«  pauvre  et  méprisée.  Sans  doute,  ma  fille,  les  plus  belles  amours 
((  furent  celles  de  cet  homme  et  de  cette  femme  sortis  de  la  main  du 
((  Créateur.  Un  paradis  avoit  été  formé  pour  eux,  ils  étaient  inno- 
«  cents  et  immortels.  Parfaits  de  l'âme  et  du  corps,  ils  se  convenoient 
«  en  tout  :  Eve  avoit  été  créée  pour  Adam,  et  Adam  pour  Eve.  S'ils  n'ont 
«  pu  toutefois  se  maintenir  dans  cet  état  de  bonheur,  quels  couples  le 
«  pourront  après  eux?  Je  ne  vous  parlerai  point  des  mariages  des  pre- 
<(  miers-nés  des  hommes,  de  ces  unions  ineffables,  alors  que  la  sœur 
«  étoit  l'épouse  du  frère,  que  l'amour  et  l'amitié  fraternelle  se  confon- 
«  doient  dans  le  même  cœur  et  que  la  pureté  de  l'une  augmentoit  les 
«  délices  de  l'autre.  Toutes  ces  unions  ont  été  troublées;  la  jalousie 
«  s'est  glissée  à  l'autel  de  gazon  où  l'on  immoloit  le  chevreau,  elle  a 
(c  régné  sous  la  tente  d'Abraham  et  dans  ces  couches  mêmes  oii  les 
«  patriarches  goûtoient  tant  de  joie  qu'ils  oublioient  la  mort  de  leurs 
«  mères. 

«  Vous  serjez-vous  donc  flattée,  iiion  enfant,  d'être  plus  innocente  et 
«  plus  heureuse  dans  vos  liens  que  ces  saintes  familles  dont  Jésus- 
«  Christ  a  voulu  descendre?  Je  vous  épargne  les  détails  des  soucis  du 
«  ménage,  les  disputes,  les  reproches  mutuels,  les  inquiétudes,  et 
<(  toutes  ces  peines  secrètes  qui  veillent  sur  l'oreiller  du  lit  conjugal. 
u  La.  femme  renouvelle  ses  douleurs  chaque  fois  qu'elle  est  mère,  et 
((  elle  se  marie  en  pleurant.  Que  de  maux  dans  la  seule  perte  d'un 
«  nouveau-né  à  qui  l'on  donnoit  le  lait  et  qui  meurt  sur  votre  sein!  La 
«  montagne  a  été  pleine  de  gémissements;  rien  ne  pouvoit  consoler 


ATA  LA.  57 

Racliel,  parce  que  ses  fils  n'ctoient  plus.  Ces  amertumes  attachées 
aux  tendresses  humaines  sont  si  fortes,  que  j'ai  vu  dans  ma  patrie 
de  grandes  dames,  aimées  par  des  rois,  quitter  la  cour  pour  s'ense- 
velir dans  des  cloîtres  et  mutiler  cette  chair  révoltée  dont  les  plai- 
sirs ne  sont  que  des  douleurs. 

(i  Mais  peut-être  direz-vous  que  ces  derniers-  exemples  ne  vous 
regardent  pas;  que  toute  votre  ambition  se  réduisoit  à  vivre  dans 
une  obscure  cabane  avec  l'homme  de  votre  choix  ;  que  vous  cher- 
chiez moins  les  douceurs  du  mariage  que  les  charmes  de  cette  folie 
que  la  jeunesse  appelle  amour?  Illusion,  chimère,  vanité,  rêve  d'une 
imagination  blessée!  Et  moi  aussi,  ma  fille,  j'ai  connu  les  troubles 
du  cœur;  cette  tête  n'a  pas  toujours  été  chauve  ni  ce  sein  aussi  tran- 
quille qu'il  vous  le  paroît  aujourd'hui.  Croyez-en  mon  expérience  : 
si  l'homme,  constant  dans  ses  affections,  pouvoit  sans  cesse  fournir 
à  un  sentiment  renouvelé  sans  cesse,  sans  doute  la  solitude  et  l'amour 
l'égalcroient  à  Dieu  ^nême,  car  ce  sont  là  les  deux  éternels  plaisirs 
du  grand  Être.  Mais  l'âme  de  l'homme  se  fatigue,  et  jamais  elle 
n'aime  longtemps  le  même  objet  avec  plénitude.  Il  y  a  toujours 
quelques  points  par  où  deux  cœurs  ne  se  touchent  pas,  et  ces  points 
suffisent  à  la  longue  pour  rendre  la  vie  insupportable. 
«  Enfin,  ma  chère  fille,  le  grand  tort  des  hommes,  dans  leur  songe 
de  bonheur,  est  d'oublier  cette  infirmité  de  la  mort  attachée  à  leur 
nature  :  il  faut  finir.  Tôt  ou  tard,  qu'elle  qu'eût  été  votre  félicité, 
ce  beau  visage  se  fût  changé  en  cette  figure  uniforme  que  le  sépulcre 
donne  à  la  famille  d'Adam  ;  l'œil  même  de  Chactas  n'auroit  pu  vous 
reconnoître  entre  vos  sœurs  de  la  tombe.  L'amour  n'étend  point  son 
empire  sur  les  vers  du  cercueil.  Que  dis-je!  (ô  vanité  des  vanités!) 
que  parlé-je  de  la  puissances  des  amitiés  de  la  terre!  Voulez-vouS; 
ma  chère  fille,  en  connoître  l'étendue?  Si  un  homme  revenoit  à  la 
lumière  quelques  années  après  sa  mort,  je  doute  qu'il  fût  revu 
avec  joie  par  ceux-là  mêmes  qui  ont  donné  le  plus  de  larmes  à 
sa  mémoire  :  tant  on  forme  vite  d'autres  liaisons,  tant  on  prend 
facilement  d'autres  habitudes,  tant  l'inconstance  est  naturelle  à 
l'homme,  tant  notre  vie  est  peu  de  chose,  même  dans  le  cœur  de 
nos  amis! 

«  Remerciez  donc  la  bonté  divine,  ma  chère  fille,  qui  vous  relire  si 
vite  de  cette  vallée  de  misère.  Déjà  le  vêtement  blanc  et  la  couronne 
éclatante  des  vierges  se  préparent  pour  vous  sur  les  nuées;  déjà 
j'entends  la  Reine  des  Anges  qui  vous  crie  :  Venez,  ma  digne  ser- 
(  vante,  venez,  ma  colombe,  venez  vous  asseoir  sur  un  trône  de  can- 
;<  dcur,  parmi  toutes  ces  filles  qui  ont  sacrifié  leur  beauté  et  leur  jeu- 


l/ 


58  ATA  LA. 

«  nosse  au  service  de  rhumanité,  à  l'éducation  des  enfants  et  aux 
«  chefs-d'œuvre  de  la  pénitence.  Venez,  rose  mystique,  vous  reposer 
«  sur  le  sein  de  Jésus-Christ.  Ce  cercueil,  lit  nuptial  que  vous  vous 
<(  êtes  choisi,  ne  sera  point  trompé,  et  les  embrassements  de  votre 
«  céleste  époux  ne  finiront  jamais!  n\, 

a  Comme  le  dernier  rayon  du  jour  abat  les  vents  et  répand  le  calme 
dans  le  ciel,  ainsi  la  parole  tranquille  du  vieillard  apaisa  les  passions 
dans  le  sein  de  mon  amante.  Elle  ne  parut  plus  occupée  que  de  ma 
douleur  et  des  moyens  de  me  faire  supporter  sa  perte.  Tantôt  elle  me 
disoit  qu'elle  mourroit  heureuse  si  je  lui  promettois  de  sécher  mes 
pleurs;  tantôt  elle  me  parloit  de  ma  mère,  de  ma  patrie;  elle  cherchoit 
à  me  distraire  de  la  douleur  présente  en  réveillant  en  moi  une  douleur 
passée.  Elle  m'exhortoit  à  la  patience,  à  la  vertu.  <c  Tu  ne  seras  pas 
«  toujours  malheureux,  disoit-elle  :  si  le  ciel  t'éprouve  aujourd'hui, 
«  c'est  seulement  pour  te  rendre  plus  compatissant  aux  maux  des 
«  autres.  Le  cœur,  ô  Chactas!  est  comme  ces  sortes  d'arbres  qui  ne 
(c  donnent  leur  baume  pour  les  blessures  des  hommes  que  lorsque  le 
«  fer  les  a  blessés  eux-mêmes.  )> 

«  Quand  elle  avoit  ainsi  parlé,  elle  se  tournoit  vers  le  missionnaire, 
cherchoit  auprès  de  lui  le  soulagement  qu'elle  m'avoit  fait  éprouver, 
et,  tour  à  tour  consolante  et  consolée,  elle  donnoit  et  recevoit  la  parole 
de  vie  sur  la  couche  de  la  mort. 

((  Cependant  l'ermite  redoul)loit  de  zèle.  Ses  vieux  os  s'éloient  rallu- 
més par  l'ardeur  de  la  charité,  et  toujours  préparant  des  remèdes, 
rallumant  le  feu,  rafraîchissant  la  couche,  il  faisoit  d'admirables  dis- 
cours sur  Dieu  et  sur  le  bonheur  des  justes.  Le  flambeau  de  la  religion 
à  la  main,  il  sembloit  précéder  Atala  dans  la  tombe,  pour  lui  en  mon- 
trer les  secrètes  merveilles.  L'humble  grotte  étoit  remplie  de  la  gran- 
deur de  ce  trépas  chrétien,  et  les  esprits  célestes  étoient  sans  doute 
attentifs  à  cette  scène  où  la  religion  luttoit  seule  contre  l'amour,  la 
jeunesse  et  la  mort. 

«  Elle  triomphoit,  cette  religion  divine,  et  l'on  s'apercevoit  de  sa 
victoire  à  une  sainte  tristesse  qui  succédoit  dans  nos  cœurs  aux  pre- 
miers transports  des  passions.  Vers  le  milieu  de  la  nuit,  Atala  sembla 
se  ranimer  pour  répéter  des  prières  que  le  religieux  prononcoit  au 
bord  de  sa  couche.  Peu  de  temps  après  elle  me  tendit  la  main,  et 
avec  une  voix  qu'on  entendoit  à  peine,  elle  me  dit  :  a  Fils  d'Outalissi, 
«  te  rappelles-tu  cette  première  nuit  où  tu  me  pri5  pour  la  Vierge  des 
«  dernières  amours?  Singulier  présage  de  notre  destinée!  »  Elle  s'ar- 
rêta, puis  elle  reprit:  «  Quand  je  songe  que  je  te  quitte  pour  tou- 
«  jours,  mon  cœur  fait  un  tel  effort  pour  revivre,  que  je  me  sens 


ATA  LA.  59 

«  presque  le  pouvoir  de  me  rendre  immortelle  à  force  d'aimer.  Mais, 
«  ô  mon  Dieu,  que  votre  volonté  soit  faite!  »  Atala  se  tut  pendant  quel- 
:[ues  instants;  elle  ajouta  :  «  Il  ne  me  reste  plus  qu'à  vous  demander 
,(  pardon  des  maux  que  je  vous  ai  causés.  Je  vous  ai  beaucoup  tour- 
.(  mente  par  mon  orgueil  et  mes  caprices.  Chactas,  un  peu  déterre 
M.  jeté  sur  mon  corps  va  mettre  tout  un  monde  entre  vous  et  moi  et 
«  vous  délivrer  pour  toujours  du  poids  de  mes  infortunes.  » 

«  — Vous  pardonner!  répondis -je  noyé  de  larmes  :  n'est-ce  pas 
«  moi  qui  ai  causé  tous  vos  malheurs?  —  Mon  ami,  dit-elle  en  m'in- 
((  terrompant,  vous  m'avez  rendue  très-heureuse,  et  si  j'étois  à  recom- 
«  moncer  la  vie,  je  préférerois  encore  le  bonheur  de  vous  avoir  aimé 
«  quelques  instants  dans  un  exil  infortuné  à  toute  une  vie  de  repos 
«  dans  ma  patrie.  » 

«  Ici  la  voix  d'Atala  s'éteignit  ;  les  ombres  de  la  mort  se  répandirent 
autour  de  ses  yeux  et  de  sa  bouche  ;  ses  doigts  errants  cherchoient  à 
toucher  quelque  chose  ;  elle  conversoit  tout  bas  avec  des  esprits  invi- 
sibles. Bientôt,  faisant  un  effort,  elle  essaya,  mais  en  vain,  de  déta- 
cher de  son  cou  le  petit  crucifix  ;  elle  me  pria  de  le  dénouer  moi-même, 
et  elle  me  dit  : 

«  Quand  je  te  parlai  pour  la  première  fois,  tu  vis  cette  croix  briller 
«  à  la  lueur  du  feu  sur  mon  sein  ;  c'est  le  seul  bien  que  possède  Atala. 
«  Lopcz ,  ton  père  et  le  mien  l'envoya  à  ma  mère  peu  de  jours  après 
«  ma  naissance.  Reçois  donc  de  moi  cet  héritage,  ô  mon  frère  !  con- 
«  serve-le  en  mémoire  de  mes  malheurs.  Tu  auras  recours  à  ce  Dieu 
«  des  infortunés  dans  les  chagrins  de  ta  vie.  Chactas,  j'ai  une  dernière 
«  prière  à  te  faire.  Ami,  notre  union  auroit  été  courte  sur  la  terre, 
«  mais  il  est  après  cette  vie  une  plus  longue  vie.  Qu'il  seroit  affreux 
«  d'être  séparé  de  toi  pour  jamais!  Je  ne  fais  que  te  devancer  aujour- 
«  d'hui ,  et  je  te  vais  attendre  dans  l'empire  céleste.  Si  lu  m'as  aimée, 
«  fais-toi  instruire  dans  la  religion  chrétienne,  qui  préparera  notre 
«  réunion.  Elle  fait  sous  tes  yeux  un  grand  miracle,  cette  religion, 
«  puisqu'elle  me  rend  capable  de  te  quitter  sans  mourir  dans  les 
«  angoisses  du  désespoir.  Cependant,  Chactas,  je  ne  veux  de  toi 
«  qu'une  simple  promesse,  je  sais  trop  ce  qu'il  en  coûte  pour  te 
«  demander  un  serment.  Peut-être  ce  vœu  te  sépareroit-il  de  quelque 
«  femme  plus  heureuse  que  moi...  0  ma  mère!  pardonne  à  ta  fille. 
«  0  Vierge  !  retenez  votre  courroux.  Je  retombe  dans  mes  foiblesses, 
«  et  je  te  dérobe,  ô  mon  Dieu  !  des  pensées  qui  ne  devroient  être  que 
«  pour  toi.  » 

u  Navré  de  douleur,  je  promis  à  Atala  d'embrasser  un  jour  la  reli- 
gion chrétienne.  Ace  spectacle,  le  solitaire,  se  levant^ d'un  air  inspiré 


60  ATA  LA. 

et  étendant  les  bras  vers  la  voûte  de  la  grotte  :  «  Il  est  temps,  s'écria- 
«  t-il ,  il  est  temps  d'appeler  Dieu  ici  !  » 

A  peine  a-t-il  prononcé  ces  mots  qu'une  force  surnaturelle  me 
contraint  de  tomber  à  genoux  et  m'incline  la  tête  au  pied  du  lit 
d'Atala,  Le  prêtre  ouvre  un  lieu  secret  où  étoit  enfermée  une  urne 
d'or  couverte  d'un  voile  de  soie;  il  se  prosterne,  et  adore  profondé- 
ment. La  grotte  parut  soudain  illuminée  ;  on  entendit  dans  les  airs  les 
paroles  des  anges  et  les  frémissements  des  harpes  célestes,  et  lorsque 
le  solitaire  tira  le  vase  sacré  de  son  tabernacle,  je  crus  voir  Dieu  lui- 
même  sortir  du  flanc  de  la  montagne. 

«  Le  prêtre  ouvrit  le  calice  ;  il  prit  entre  ses  deux  doigts  une  hostie 
blanche  comme  la  neige,  et  s'approcha  d'Atala  en  prononçant  des 
mots  mystérieux.  Cette  sainte  avoit  les  yeux  levés  au  ciel,  en  extase. 
Toutes  ses  douleurs  parurent  suspendues,  toute  sa  vie  se  rassembla 
sur  sa  bouche  ;  ses  lèvres  s'entr'ouvrirent,  et  vinrent  avec  respect  cher- 
cher le  Dieu  caché  sous  le  pain  mystique.  Ensuite  le  divin  vieillard 
trempe  un  peu  de  coton  dans  une  huile  consacrée  ;  il  en  frotte  les 
tempes  d'Atala,  il  regarde  un  moment  la  fille  mourante,  et  tout  à  coup 
ces  fortes  paroles  lui  échappent  :  «  Partez,  âme  chrétienne,  allez 
«  rejoindre  votre  Créateur!  »  Relevant  alors  ma  tête  abattue,  je 
m'écriai  en  regardant  le  vase  où  étoit  l'huile  sainte  :  «  Mon  père,  ce 
«  remède  rendra-t-il  la  vie  à  Atala?  —  Oui,  mon  fils,  dit  le  vieillard 
«  en  tombant  dans  mes  bras,  la  vie  éternelle!  »  Atala  venoit  d'ex- 
pirer. » 

Dans  cet  endroit,  pour  la  seconde  fois  depuis  le  commencement  de 
son  récit,  Chactas  fut  obligé  de  s'interrompre.  Ses  pleurs  l'inondoient, 
et  sa  voix  ne  laissoit  échapper  que  des  mots  entrecoupés.  Le  Sachem 
aveugle  ouvrit  son  sein,  il  en  tira  le  crucifix  d'Atala.  «  Le  voilà,  s'écria- 
t-il ,  ce  gage  de  l'adversité  !  0  René  !  ô  mon  fils  !  tu  le  vois,  et  moi 
je  ne  le  vois  plus!  Dis-moi,  après  tant  d'années,  l'or  n'en  est-il  point 
altéré?  n'y  vois-tu  point  la  trace  de  mes  larmes?  Pourrois-tu  recon- 
noître  l'endroit  qu'une  sainte  a  touché  de  ses  lèvres?  Comment 
Chactas  n'est- il  point  encore  chrétien?  Quelles  frivoles  raisons  de 
politique  et  de  patrie  l'ont  jusqu'cà  présent  retenu  dans  les  erreurs 
de  ses  pères?  Non,  je  ne  veux  pas  tarder  plus  longtemps.  La  terre 
me  crie  :  Quand  donc  descendras- tu  dans  la  tombe,  et  qu'attends- tu 
pour  embrasser  une  religion  divine?...  0  terre!  vous  ne  m'attendrez 
pas  longtemps  :  aussitôt  qu'un  prêtre  aura  rajeuni  dans  l'onde  cette 
tête  blanchie  par  les  chagrins,  j'espère  me  réunir  à  Atala...  Mais  ache- 
vons ce  qui  me  reste  à  conter  de  mon  histoire.  » 


X  ■..:■: 


j'Uuiiv.  J^izyiz-  60 j 


ATA  LA.  61 


LES    FUNEIIAILLES. 

«Je  n'entreprendrai  point,  ô  René!  de  te  peindre  aujourd'hui  le 
désespoir  qui  saisit  mon  âme  lorsque  Atala  eut  rendu  le  dernier  sou- 
pir. 11  faudroit  avoir  plus  de  chaleur  qu'il  ne  m'en  reste;  il  faudroit 
que  mes  yeux  fermés  se  pussent  rouvrir  au  soleil  pour  lui  demander 
compte  des  pleurs  qu'ils  versèrent  à  sa  lumière.  Oui ,  cette  lune  qui 
brille  ^  présent  sur  nos  têtes  se  lassera  d'éclairer  les  solitudes  du 
Kentucky  ;  oui,  le  fleuve  qui  porte  maintenant  nos  pirogues  suspendra 
le  cours  de  ses  eaux  avant  que  mes  larmes  cessent  de  couler  pour 
Atala!  Pendant  deux  jours  entiers  je  fus  insensible  aux  discours  de 
l'ermite.  En  essayant  de  calmer  mes  peines,  cet  excellent  homme 
ne  se  servoit  point  des  vaines  raisons  de  la  terre ,  il  se  contentoit 
de  me  dire  :  «  Mon  fils,  c'est  la  volonté  de  Dieu;  »  et  il  me  pressoit 
dans  ses  bras.  Je  n'aurois  jamais  cru  qu'il  y  eût  tant  de  consolation 
dans  ce  peu  de  mots  du  chrétien  résigné,  si  je  ne  l'avois  éprouvé 
moi-même. 

«  La  tendresse,  l'onction,  l'inaltérable  patience  du  vieux  serviteur 
de  Dieu,  vainquirent  enfin  l'obstination  de  ma  douleur.  J'eus  honte 
des  larmes  que  je  lui  faisois  répandre.  «  Mon  père,  lui  dis-je,  c'en  est 
«  trop  :  que  les  passions  d'un  jeune  homme  ne  troublent  plus  la  paix 
«  de  tes  jours.  Laisse-moi  emporter  les  restes  de  mon  épouse;  je 
«  les  ensevelirai  dans  quelque  coin  du  désert,  et  si  je  suis  encore 
«  condamné  à  la  vie,  je  tâcherai  de  me  rendre  digne  de  ces  noces 
«  éternelles  qui  m'ont  été  promises  par  Atala.  » 

«  A  ce  retour  inespéré  de  courage,  le  bon  père  tressaillit  de  joie  ;  il 
s'écria  :  «  0  sang  de  Jésus-Christ,  sang  de  mon  divin  Maître,  je  recon- 
«  nois  là  tes  mérites!  Tu  sauveras  sans  doute  ce  jeune  homme.  Mon 
«  Dieu  !  achève  ton  ouvrage  ;  rends  la  paix  à  cette  âme  troublée,  et  ne 
«  lui  laisse  de  ses  malheurs  que  d'humbles  et  utiles  souvenirs  !  » 

«  Le  juste  refusa  de  m'abandonncr  le  corps  de  la  fille  de  Lopez, 
mais  il  me  proposa  de  faire  venir  ses  néophytes  et  de  l'enterrer  avec 
toute  la  pompe  chrétienne;  je  m'y  refusai  à  mon  tour.  «  Les  malheurs 
«Tî^ct  les  vertus  d'Atala,  lui  dis-je,  ont  été  inconnus  des  hommes  :  que 
«"sa  tombe,  creusée  furtivement  par  nos  mains,  partage  cette  obscu- 
«  rite.  »  Nous  convînmes  que  nous  partirions  le  lendemain ,  au  lever 
du  soleil ,  pour  enterrer  Atala  sous  l'arche  du  pont  naturel,  à  l'entrée 
des  Eocages  de  la  mort.  Il  fut  aussi  résolu  que  nous  passerions  la  nuit 
en  prière  auprès  du  corps  de  cette  sainte. 


02  ATA  LA. 

«  Vers  le  soir,  nous  transportâmes  ses  précieux  restes  à  une  ouver- 
ture de  la  grotte  qui  donnoit  vers  le  nord.  L'ermite  les  avoit  roulés 
dans  une  pièce  de  lin  d'Europe ,  filé  par  sa  more  :  c'étoit  le  seul  bien 
qui  lui  restât  de  sa  patrie,  et  depuis  longtemps  il  le  destinoit  à  son 
propre  tombeau.  Atala  étoit  couchée  sur  un  gazon  de  sensitives  dos 
montagnes;  ses  pieds,  sa  tête,  ses  épaules  et  une  partie  de  son  sein 
étoient  découverts.  On  voyoit  dans  ses  cheveux  une  fleur  de  magnolia 
fanée...  celle-là  même  que  j'avois  déposée  sur  le  lit  de  la  vierge  pour 
la  rendre  féconde.  Ses  lèvres,  comme  un  bouton  de  rose  cueilli  depuis 
deux  matins,  sembloient  languir  et  sourire.  Dans  ses  joues,  d'une 
blancheur  éclatante,  on  distinguoit  quelques  veines  bleues.  Ses  beaux 
yeux  étoient  fermés,  ses  pieds  modestes  étoient  joints,  et  ses  mains 
d'albâtre  pressoient  sur  son  cœur  un  crucifix  d'ébène  ;  le  scapulaire  de 
ses  vœux  étoit  passé  à  son  cou.  Elle  paroissoit  enchantée  par  l'Ange 
de  la  mélancolie  et  par  le  double  sommeil  de  l'innocence  et  de  la 
tombe  :  je  n'ai  rien  vu  de  plus  céleste.  Quiconque  eût  ignoré  que  cette 
jeune  fille  avoit  joui  de  la  lumière  auroit  pu  la  prendre  pour  la  statue 
de  la  Virginité  endormie. 

«  Le  religieux  ne  cessa  de  prier  toute  la  nuit.  J'élois  assis  en  silence 
au  chevet  du  lit  funèbre  de  mon  Atala.  Que  de  fois,  durant  son  som- 
meil, j'avois  supporté  sur  mes  genoux  cette  tête  charmante!  Que  de 
fois  je  m'étois  penché  sur  elle  pour  entendre  et  pour  respirer  son 
souffle!  Mais  à  présent  aucun  bruit  ne  sortoit  de  ce  sein  immobile,  et 
c'étoit  en  vain  que  j'attendois  le  réveil  de  la  beauté  ! 

«  La  lune  prêta  son  pâle  flambeau  à  cette  veillée  funèbre.  Elle  se 
leva  au  milieu  de  la  nuit,  comme  un  blanche  vestale  qui  vient  pleurer 
sur  le  cercueil  d'une  compagne.  Bientôt  elle  répandit  dans  les  bois  ce 
grand  secret  de  mélancolie  qu'elle  aime  à  raconter  aux  vieux  chênes 
et  aux  rivages  antiques  des  mers.  De  temps  en  temps  le  religieux 
plongeoit  un  rameau  fleuri  dans  une  eau  consacrée,  puis,  secouant  la 
branche  humide,  il  parfumoit  la  nuit  des  baumes  du  ciel.  Parfois  il 
répétoit  sur  un  air  antique  quelques  vers  d'un  vieux  poëte  nommé 
Job;  il  disoit  : 

«  J'ai  passé  comme  une  fleur  ;  j'ai  séché  comme  l'herbe  des  champs. 

«  Pourquoi  la  lumière  a-t-elle  été  donnée  à  un  misérable  et  la  vie 
«  à  ceux  qui  sont  dans  l'amertume  du  cœur?  » 

«  Ainsi  chantoit  l'ancien  des  hommes.  Sa  voix  grave  et  peu  cadencée 
alloit  roulant  dans  le  silence  des  déserts.  Le  nom  de  Dieu  et  du  tom- 
beau sortoit  de  tous  les  échos,  de  tous  les  torrents,  de  toutes  les 
forêts.  Les  roucoulements  de  la  colombe  de  Virginie,  la  chute  d'un 
torrent  dans  la  montagne,  les  tintements  de  la  cloche  qui  appeloit  les 


ATA  LA.  G3 

voyageurs,  se  mèloicnt  à  ces  chants  funèbres,  et  l'on  croyoit  entendre 
dans  les  Bocages  de  la  mort  le  chœur  lointain  des  décédés,  qui  répon- 
doit  à  la  voix  du  solitaire. 

«  Cependant  une  barre  d'or  se  forma  dans  l'orient.  Les  épervicrs 
crioient  sur  les  rochers  et  les  martres  rentroient  dans  le  creux  des 
ormes  :  c'étoit  le  signal  du  convoi  d'Atala.  Je  chargeai  le  corps  sur 
mes  épaules;  l'ermite  marchoit  devant  moi,  une  bêche  à  la  main. 
Nous  commençâmes  à  descendre  de  rocher  en  rocher;  la  vieillesse 
et  la  mort  ralentissoicnt  également  nos  pas.  A  la  vue  du  chien  qui 
nous  avoit  trouvés  dans  la  forêt,  et  qui  maintenant,  bondissant  de 
joie,  nous  traçoit  une  autre  route,  je  me  mis  à  fondre  en  larmes.  Sou- 
vent la  longue  chevelure  d'Atala,  jouet  des  brises  matinales,  étendoit 
son  voile  d'or  sur  mes  yeux;  souvent,  pliant  sous  le  fardeau,  j'étois 
obligé  de  le  déposer  sur  la  mousse  et  de  m'asseoir  auprès,  pour 
reprendre  des  forces.  Enfin ,  nous  arrivâmes  au  lieu  marqué  par  ma 
douleur;  nous  descendhiies  sous  l'arche  du  pont.  0  mon  fils!  il  eût 
fallu  voir  un  jeune  sauvage  et  un  vieil  ermite  à  genoux  l'un  vis-à-vis 
de  l'autre  dans  un  désert,  creusant  avec  leurs  mains  un  tombeau  pour 
une  pauvre  fille  dont  le  corps  étoit  étendu  près  de  là,  dans  la  ravine 
desséchée  d'un  torrent. 

«  Quand  notre  ouvrage  fut  achevé,  nous  transportâmes  la  beauté 
dans  son  lit  d'argile.  Hélas!  j'avois  espéré  de  préparer  une  autre 
couche  pour  elle!  Prenant  alors  un  peu  de  poussière  dans  ma  main  et 
gardant  un  silence  effroyable,  j'attachai  pour  la  dernière  fois  mes 
yeux  sur  le  visage  d'Atala.  Ensuite  je  répandis  la  terre  du  sommeil  sur 
un  front  de  dix-huit  printemps;  je  vis  graduellement  disparoître  les 
traits  de  ma  sœur  et  ses  grâces  se  cacher  sous  le  rideau  de  l'éternité  ; 
son  sein  surmonta  quelque  temps  le  sol  noirci,  comme  un  lis  blanc 
s'élève  du  milieu  d'une  sombre  argile  :  «  Lopez,  m'écriai-je  alors,  vois 
«  ton  fils  inhumer  ta  fille!  »  et  j'achevai  de  couvrir  Atala  de  la  terre 
du  sommeil. 

«  Nous  retournâmes  à  Va  ^iotie,  et  je  fis  part  au  missionnaire  du 
projet  que  j'avois  formé  de  me  fixer  près  de  lui.  Le  saint,  qui  connois- 
soit  merveilleusement  le  cœur  de  l'homme,  découvrit  ma  pensée  et  la 
ruse  de  ma  douleur.  Il  me  dit  :  «  Chactas,  fils  d'Outalissi,  tandis 
<(  qu'Atala  a  vécu  je  vous  ai  sollicité  moi-même  de  demeurer  asprès 
«  de  moi,  mais  à  présent  votre  sort  est  changé,  vous  vous  devez  à 
«  votre  patrie.  Croyez- moi,  mon  fils,  les  douleurs  ne  sont  point  éter- 
«  nelles;  il  faut  tôt  ou  tard  qu'elles  finissent,  parce  que  le  cœur  de 
«  l'homme  est  fini  ;  c'est  une  de  nos  grandes  misères  :  nous  ne  sommes 
«  pas  même  capables  d'être  longtemps  malheureux.   Retournez  au 


()h  ATA  LA. 

a  Meschacebc  ;  allez  consoler  votre  mère,  qui  vous  pleure  tous  '.es 
«  jours  et  qui  a  besoin  de  votre  appui.  Faites -vous  instruire  dans  la 
«  religion  de  votre  Atala,  lorsque  vous  en  trouverez  l'occasion,  et  sou- 
ci venez -vous  que  vous  lui  avez  promis  d'être  vertueux  et  chrétien. 
«  Moi,  je  veillerai  ici  sur  son  tombeau.  Partez,  mon  fils.  Dieu,  l'âme 
«  de  votre  sœur  et  le  cœur  de  votre  vieil  ami  vous  suivront.  » 

((  Telles  furent  les  paroles  de  l'homme  du  rocher  ;  son  autorité  étoiî 
trop  grande,  sa  sagesse  trop  profonde,  pour  ne  lui  obéir  pas.  Dès  le 
lendemain  je  quittai  mon  vénérable  hôte,  qui,  me  pressant  sur  son 
cœur,  me  donna  ses  derniers  conseils,  sa  dernière  bénédiction  et  ses 
dernières  larmes.  Je  passai  au  tombeau  ;  je  fus  surpris  d'y  trouver 
une  petite  croix  qui  se  montroit  au-dessus  de  la  mort,  comme  on  aper- 
çoit encore  le  mât  d'un  vaisseau  qui  a  fait  naufrage.  Je  jugeai  que  le 
solitaire  étoit  venu  prier  au  tombeau  pendant  la  nuit  :  cette  marque 
d'amitié  et  de  religion  fit  couler  mes  pleurs  en  abondance.  Je  fut  tenté 
de  rouvrir  la  fosse  et  de  voir  encore  une  fois  ma  bien -aimée;  une 
crainte  religieuse  me  retint.  Je  m'assis  sur  la  terre  fraîchement 
remuée.  Un  coude  appuyé  sur  mes  genoux  et  la  tête  soutenue  dans 
ma  main,  je  demeurai  enseveli  dans  la  plus  amère  rêverie.  0  René! 
c'est  là  que  je  fis  pour  la  première  fois  des  réflexions  sérieuses  sur  la 
vanité  de  nos  jours  et  la  plus  grande  vanité  de  nos  projets  !  Eh  ,  mon 
enfant!  qui  ne  les  a  point  faites,  ces  réflexions?  Je  ne  suis  plus  qu'un 
vieux  cerf  blanchi  par  les  hivers  ;  mes  ans  le  disputent  à  ceux  de  la 
corneille  :  eh  bien,  malgré  tant  de  jours  accumulés  sur  ma  tête,  mal- 
gré une  si  longue  expérience  de  la  vie,  je  n'ai  point  encore  rencontré 
d'homme  qui  n'eût  été  trompé  dans  ses  rêves  de  félicité,  point 
de  cœur  qui  n'entretînt  une  plaie  cachée.  Le  cœur  le  plus  serein  en 
apparence  ressemble  au  puits  naturel  de  la  savane  Alachua  :  la  sur- 
face en  paroît  calme  et  pure,  mais  quand  vous  regardez  au  fond  du 
bassin,  vous  apercevez  un  large  crocodile,  que  le  puits  nourrit  dans 
ses  eaux. 

«  Ayant  ainsi  vu  le  soleil  se  lever  et  se  coucher  sur  ce  lieu  de  dou- 
leur, le  lendemain,  au  premier  cri  de  la  cigogne,  je  me  préparai  à 
quitter  la  sépulture  sacrée.  J'en  partis  comme  de  la  borne  d'où  je 
voulois  m'élancer  dans  la  carrière  de  la  vertu.  Trois  fois  j'évoquai 
l'ùme  d' Atala  ;  trois  fois  le  Génie  du  désert  répondit  à  mes  cris  sous 
l'arche  funèbre.  Je  saluai  ensuite  l'orient,  et  je  découvris  au  loin, 
dans  les  sentiers  de  la  montagne,  l'ermite  qui  se  rendoit  à  la  cabane 
de  c|uelque  infortuné.  Tombant  à  genoux  et  embrassant  étroitement  la 
fosse,  je  m'écriai  :  u  Dors  en  paix  dans  cette  terre  étrangère,  fille  trop 
M  malheureuse  !  Pour  prix  de  ton  amour,  de  ton  exil  et  de  ta  mort,  tu 


ATA  LA.  63 

a  vas  être  abandonnée,  même  de  Chactas!  »  Alors,  versant  des  flots  de 
larmes,  je  me  séparai  de  la  fille  de  Lopez  ;  alors  je  m'arrachai  de  ces 
lieux,  laissant  au  pied  du  monument  de  la  nature  un  monument  plus 
auguste  :  l'humble  tombeau  de  la  vertu.  » 


EPILOGUE. 

Chactas,  fils  d'Outalissi  le  Natchez,  a  fait  cette  histoire  à  René  l'Eu- 
ropéen. Les  pères  l'ont  redite  aux  enfants,  et  moi,  voyageur  aux 
terres  lointaines,  j'ai  fidèlement  rapporté  ce  que  des  Indiens  m'en  ont 
appris.  Je  vis  dans  be  récit  le  tableau  du  peuple  chasseur  et  du  peuple 
laboureur,  la  religion,  première  législatrice  des  hommes,  les  dangers 
de  l'ignorance  et  de  l'enthousiasme  religieux  opposés  aux  lumières, 
à  la  charité  et  au  véritable  esprit  de  l'Évangile ,  les  combats  des  pas- 
sions et  des  vertus  dans  un  cœur  simple,  enfin  le  triomphe  du  chris- 
tianisme sur  le  sentiment  le  plus  fougueux  et  la  crainte  la  plus  ter- 
rible :  l'amour  et  la  mort. 

Quand  un  Siminole  me  raconta  cette  histoire,  je  la  trouvai  fort 
instructive  et  parfaitement  belle,  parce  qu'il  y  mit  la  fleur  du  désert, 
la  grâce  de  la  cabane  et  une  simplicité  à  conter  la  douleur  que  je  ne 
me  flatte  pas  d'avoir  conservées.  Mais  une  chose  me  restoit  à  savoir. 
Je  demandois  ce  qu'étoit  devenu  le  père  Aubry,  et  personne  ne  me  le 
pouvoit  dire.  Je  l'aurois  toujours  ignoré,  si  la  Providence,  qui  con- 
duit tout,  ne  m'avoit  découvert  ce  que  je  cherchois.  Voici  comme  la 
chose  se  passa  : 

J'avois  parcouru  les  rivages  du  Meschacebé,  qui  formoient  autrefois 
la  barrière  méridionale  de  la  Nouvelle-France,  et  j'étois  curieux  de 
voir,  au  nord,  l'autre  merveille  de  cet  empire,  la  cataracte  de  Nia- 
gara. J'étois  arrivé  tout  près  de  cette  chute,  dans  l'ancien  pays  des 
Agannonsioni',  lorsqu'un  matin,  en  traversant  une  plaine,  j'aperçus 
une  femme  assise  sous  un  arbre  et  tenant  un  enfant  mort  sur  ses 
genoux.  Je  m'approchai  doucement  de  la  jeune  mère,  et  je  l'entendis 
q  ui  disoit  : 

«  Si  tu  étois  resté  parmi  nous,  cher  enfant,  comme  ta  main  eût 
«  bandé  l'arc  avec  grâce!  Ton  bras  eût  dompté  l'ours  en  fureur,  et 
«  sur  le  sommet  de  la  montagne  tes  pas  auroient  défié  le  chevreuil  à 
«  la  course.  Blanche  hermine  du  rocher,  si  jeune  être  allé  dans  le 

1 .  Les  Iroquois. 


G6  ATA  LA. 

«  pays  des  âmes!  Comment  feras-tu  pour  y  vivre?  Ton  père  n'y  est 
«  point  pour  t'y  nourrir  de  sa  chasse.  Tu  auras  froid,  et  aucun  Esprit 
«  ne  te  donnera  des  peaux  pour  te  couvrir.  Oli!  il  faut  que  je  me  hâte 
«  de  t'aller  rejoindre  pour  te  chanter  des  chansons  et  te  présenter 
«  mon  sein.  » 

Et  la  jeune  mère  chantoit  d'une  voix  tremblante,  balançoit  l'enfant 
sur  ses  genoux,  humectoit  ses  lèvres  du  lait  maternel  et  prodiguoit  à 
la  mort  tous  les  soins  qu'on  donne  à  la  vie. 

Cette  femme  vouloit  faire  sécher  le  corps  de  son  fils  sur  les  branches 
d'un  arbre,  selon  la  coutume  indienne,  afin  de  l'emporter  ensuite  aux 
tombeaux  de  ses  pères.  Elle  dépouilla  donc  le  nouveau-né,  et  respi- 
rant quelques  instants  sur  sa  bouche,  elle  dit  :  a  Ame  de  mon  fils, 
«  âme  charmante,  ton  père  t'a  créée  jadis  sur  mes  lèvres  par  un  bai- 
«  ser;  hélas!  les  miens  n'ont  pas  le  pouvoir  de  te  donner  une  seconde 
«  naissance.  »  Ensuite  elle  découvrit  son  sein,  et  embrassa  ses  restes 
glacés,  qui  se  fussent  ranimés  au  feu  du  cœur  maternel  si  Dieu  ne 
s'étoit  réservé  le  souffle  qui  donne  la  vie. 

Elle  se  leva,  et  chercha  des  yeux  un  arbre  sur  les  branches  duquel 
elle  pût  exposer  son  enfant.  Elle  choisit  un  érable  à  fleurs  rouges,  fes- 
tonné de  guirlandes  d'apios,  et  qui  exhaloit  les  parfums  les  plus 
suaves.  D'une  main  elle  en  abaissa  les  rameaux  inférieurs,  de  l'autre 
elle  y  plaça  le  corps  ;  laissant  alors  échapper  la  branche,  la  branche 
retourna  à  sa  position  naturelle,  emportant  la  dépouille  de  l'inno- 
cence, cachée  dans  un  feuillage  odorant.  Oh!  que  cette  coutume 
^  indienne  est  touchante  !  Je  vous  ai  vus  dans  vos  campagnes  désolées, 
.  pompeux  monuments  des  Crassus  et  des  Césars,  et  je  vous  préfère 
encore  ces  tombeaux  aériens  du  sauvage ,  ces  mausolées  de  fleurs  et 
de  verdure  que  parfume  l'abeille,  que  balance  le  zéphyr,  et  oii  le  ros- 
signol bâtit  son  nid  et  fait  entendre  sa  plaintive  mélodie.  Si  c'est  la 
dépouille  d'une  jeune  fille  que  la  main  d'un  amant  a  suspendue  à 
l'arbre  de  la  mort,  si  ce  sont  les  restes  d'un  enfant  chéri  qu'une  mère 
a  placés  dans  la  demeure  des  petits  oiseaux,  le  charme  redouble 
encore.  Je  m'approchai  de  celle  qui  gémissoit  au  pied  de  l'érable;  je 
lui  imposai  les  mains  sur  la  tête  en  poussant  les  trois  cris  de  douleur. 
Ensuite,  sans  lui  parler,  prenant  comme  elle  un  rameau,  j'écartai  les 
insectes  qui  bourdonnoient  autour  du  corps  de  l'enfant.  Mais  je  me 
donnai  de  garde  d'effrayer  une  colombe  voisine.  L'Indienne  lui  disoit  : 
«  Colombe,  si  tu  n'es  pas  l'âme  de  mon  fils  qui  s'est  envolée,  tu  es  sans 
doute  une  mère  qui  cherche  quelque  chose  pour  faire  un  nid.  Prends 
de  ces  cheveux,  que  je  ne  laverai  plus  dans  l'eau  d'esquine;  prends-en 
pour  coucher  tes  petits  :  puisse  le  grand  Esprit  te  les  conserver  !  m 


ATA  LA.  67 

Cependant  la  mère  pleuroit  de  joie  en  voyant  la  politesse  de  l'étran- 
ger. Comme  nous  faisions  ceci,  un  jeune  homme  approcha  :  a  Fille  de 
Céluta,  retire  notre  enfant;  nous  ne  séjournerons  pas  plus  longtemps 
ici  et  nous  partirons  au  premier  soleil.  »  Je  dis  alors  :  «  Frère,  je  te  sou- 
haite un  ciel  bleu,  beaucoup  de  chevreuils,  un  manteau  de  castor  et 
l'espérance.  Tu  n'es  donc  pas  de  ce  désert?  —  Non,  répondit  le  jeune 
homme,  nous  sommes  des  exilés,  et  nous  allons  chercher  une  patrie.  » 
En  disant  cela  le  guerrier  baissa  la  tête  dans  son  sein,  et  avec  le  bout 
de  son  arc  il  abattoit  la  tête  des  fleurs.  Je  vis  qu'il  y  avoit  des  larmes 
au  fond  de  cette  histoire,  et  je  me  tus.  La  femme  retira  son  fils  des 
branches  de  l'arbre,  et  elle  le  donna  à  porter  à  son  époux.  Alors  je 
dis  :  «  Voulez -vous  me  permettre  d'allumer  votre  feu  cette  nuit?  — 
Nous  n'avons  point  de  cabane,  reprit  le  guerrier  ;  si  vous  voulez  nous 
suivre,  nous  campons  au  bord  de  la  chute.  —  Je  le  veux  bien,  »  répon- 
dis-je,  et  nous  partîmes  ensemble. 

Nous  arrivâmes  bientôt  au  bord  de  la  cataracte,  qui  s'annonçoit  par 
d'affreux  mugissements.  Elle  est  formée  par  la  rivière  Niagara,  qui 
sort  du  lac  Érié  et  se  jette  dans  le  lac  Ontario  ;  sa  hauteur  perpendi- 
culaire est  de  cent  quarante-quatre  pieds.  Depuis  le  lac  Érié  jusqu'au 
Saut,  le  fleuve  accourt  par  une  pente  rapide,  et  au  moment  de  la 
chute  c'est  moins  un  fleuve  qu'une  mer  dont  les  torrents  se  pressent 
à  la  bouche  béante  d'un  gouffre.  La  cataracte  se  divise  en  deux 
branches  et  se  courbe  en  fer  à  cheval.  Entre  les  deux  chutes  s'avance 
une  île  creusée  en  dessous,  qui  pend  avec  tous  ses  arbres  sur  le  chaos 
des  ondes.  La  masse  du  fleuve  qui  se  précipite  au  midi  s'arrondit  en 
un  vaste  cylindre,  puis  se  déroule  en  nappe  de  neige  et  brille  au  soleil 
de  toutes  les  couleurs  ;  celle  qui  tombe  au  levant  descend  dans  une 
ombre  effrayante;  on  diroit  d'une  colonne  d'eau  du  déluge.  Mille 
arcs-en-ciel  se  courbent  et  se  croisent  sur  l'abîme.  Frappant  le  roc 
ébranlé,  l'eau  rejaillit  en  tourbillons  d'écume,  qui  s'élèvent  au-dessus 
des  forêts  comme  les  fumées  d'un  vaste  embrasement.  Des  pins,  des 
noyers  sauvages,  des  rochers  taillés  en  forme  de  fantômes,  décorent 
la  scène.  Des  aigles  entraînés  par  le  courant  d'air  descendent  en  tour- 
noyant au  fond  du  goufi"re ,  et  des  carcajous  se  suspendent  par  leurs 
queues  flexibles  au  bout  d'une  branche  abaissée  pour  saisir  dans 
l'abîme  les  cadavres  brisés  des  élans  et  des  ours^ 

Tandis  qu'avec  un  plaisir  mêlé  de  terreur  je  contemplois  ce  spec- 
tacle, l'Indienne  et  son  époux  me  quittèrent.  Je  les  cherchai  en  remon- 
tant le  fleuve  au-dessus  de  la  chute,  et  bientôt  je  les  trouvai  dans  un 
endroit  convenable  à  leur  deuil.  Ils  étoient  couchés  sur  l'herbe,  avec 
des  vieillards,  auprès  de  quelques  ossements  humains  enveloppés  dans 


68  ATA  LA. 

des  peaux  de  bêtes.  Étonné  de  tout  ce  que  je  voyois  depuis  quelques 
heures,  je  m'assis  auprès  de  la  jeune  mère,  et  lui  dis  :  «  Qu'est-ce  que 
«  tout  ceci,  ma  sœur?  »  Elle  me  répondit  :  «  Mon  frère,  c'est  la  terre 
«  de  la  patrie,  ce  sont  les  cendres  de  nos  aïeux,  qui  nous  suivent  dans 
«  notre  exil.  —  Et  comment,  m'écriai-je,  avez-vous  été  réduits  à  un  tel 
«  malheur?  »  La  fille  de  Céluta  repartit  :  «  Nous  sommes  les  restes 
«  des  Natchez.  Après  le  massacre  que  les  François  firent  de  notre 
«  nation  pour  venger  leurs  frères ,  ceux  de  nos  frères  qui  échappèrent 
«  aux  vainqueurs  trouvèrent  un  asile  chez  les  Chikassas,  nos  voisins, 
u  Nous  y  sommes  demeurés  assez  longtemps  tranquilles  ;  mais  il  y  a 
«  sept  lunes  que  les  blancs  de  la  Virginie  se  sont  emparés  de  nos 
«  terres,  en  disant  qu'elles  leur  ont  été  données  par  un  roi  d'Europe. 
«  Nous  avons  levé  les  yeux  au  ciel,  et,  chargés  des  restes  de  nos 
«  aïeux,  nous  avons  pris  notre  route  à  travers  le  désert.  Je  suis  accou- 
«  chée  pendant  la  marche;  et  comme  mon  lait  étoit  mauvais,  à  cause 
«.  de  la  douleur,  il  a  fait  mourir  mon  enfant.  »  En  disant  cela,  la  jeune 
mère  essuya  ses  yeux  avec  sa  chevelure;  je  pleurois  aussi. 

«Or,  je  dis  bientôt:  u  Ma  sœur,  adorons  le  grand  Esprit,  tout 
«  arrive  par  son  ordre.  Nous  sommes  tous  voyageurs,  nos  pères  l'ont 
«  été  comme  nous;  mais  il  y  a  un  lieu  où  nous  nous  reposerons.  Si  je 
«  necraignois  d'avoir  la  langue  aussi  légère  que  celle  d'un  blanc,  je 
«  vous  demanderois  si  vous  avez  entendu  parler  de  Chactas  le  Nat- 
«  chez.  »  Aces  mots,  l'Indienne  me  regarda,  et  me  dit  :  «  Qui  ost-ce 
«  qui  vous  a  parlé  de  Chactas  le  Natchez?  »  Je  répondis  :  «  C'est  la 
«  Sagesse.  »  L'Indienne  reprit  :  «  Je  vous  dirai  ce  que  je  sais,  parce 
«  que  vous  avez  éloigné  les  mouches  du  corps  de  mon  lils  et  que 
«  vous  venez  de  dire  de  belles  paroles  sur  le  grand  Esprit.  Je  suis  la 
«  fille  de  la  fille  de  René  l'Européen,  que  Chactas  avoit  adopté. 
«  Chactas,  qui  avoit  reçu  le  baptême,  et  René,  mon  aïeul  si  malheu- 
«  reux,  ont  péri  dans  le  massacre.  —  L'homme  va  toujours  de  douleur 
«  en  douleur,  répondis-je  en  m'inclinant.  Vous  pourriez  donc  aussi 
«  m'apprendre  des  nouvelles  du  père  Aubry? —  Il  n'a  pas  été  plus 
«  heureux  que  Chactas,  dit  l'Indienne.  Les  Chéroquois,  ennemis  des 
«  François ,  pénétrèrent  à  sa  Mission  ;  ils  y  furent  conduits  par  le  son 
«  de  la  cloche  qu'on  sonnoit  pour  secourir  les  voyageurs.  Le  père 
«  Aubry  se  pouvoit  sauver,  mais  il  ne  voulut  pas  abandonner  ses 
«  enfants ,  et  il  demeura  pour  les  encourager  à  mourir  par  son 
«  exemple.  11  fut  brûlé  avec  de  grandes  tortures;  jamais  on  ne  put 
«  tirer  de  lui  un  cri  qui  tournât  à  la  honte  de  son  Dieu  ou  au  déshon- 
«  neur  de  sa  patrie.  11  ne  cessa,  durant  le  supplice,  de  prier  pour  ses 
«  bourreaux  et  de  compatir  au  sort  des  victimes.  Pour  lui  arracher 


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ATA  LA.  G9 

«  une  marque  de  foiblcsse,  les  Chéroquois  amenèrent  à  ses  pieds  un 
«  sauvage  chrétien  qu'ils  avoient  horiblcment  mutilé.  Mais  ils  furent 
«  bien  surpris  quand  ils  virent  le  jeune  homme  se  jeter  à  genoux  et 
«  baiser  les  plaies  du  vieil  ermite,  qui  lui  crioit  :  «  Mon  enfant,  nous 
«  avons  été  mis  en  spectacle  aux  anges  et  aux  hommes.  »  Les  Indiens 
«  furieux  lui  plongèrent  un  fer  rouge  dans  la  gorge  pour  l'empêcher 
«  de  parler.  Alors,  ne  pouvant  plus  consoler  les  hommes,  il  expira. 

«  On  dit  que  les  Chéroquois,  tout  accoutumés  qu'ils  étoient  à  voir 
«  des  sauvages  souffrir  avec  constance,  ne  purent  s'empêcher  d'avouer 
«  qu'il  y  avoit  dans  l'humble  courage  du  père  Aubry  quelque  chose 
«  qui  leur  étoit  inconnu  et  qui  surpassoit  tous  les  courages  de  la 
«  terre.  Plusieurs  d'entre  eux,  frappés  de  cette  mort,  se  sont  faits 
«  chrétiens. 

«Quelques  années  après,  Chactas,  à  son  retour  de  la  terre  des 
«  blancs,  ayant  appris  les  malheurs  du  chef  de  la  prière ,  partit  pour 
«  aller  recueillir  ses  cendres  et  celles  d'Atala.  Il  arriva  à  l'endroit  où 
«  étoit  située  la  Mission ,  mais  il  put  à  peine  le  reconnoître.  Le  lac 
«  s'étoit  débordé  et  la  savane  étoit  changée  en  un  marais  ;  le  pont 
«  naturel ,  en  s'écroulant ,  avoit  enseveli  sous  ses  débris  le  tombeau 
«  d'Atala  et  les  Bocages  de  la  mort.  Chactas  erra  longtemps  dans  ce 
«  lieu  ;  il  visita  la  grotte  du  solitaire,  qu'il  trouva  remplie  de  ronces  et 
«  de  framboisiers ,  et  dans  laquelle  une  biche  allaitoit  son  faon.  Il 
«  s'assit  sur  le  rocher  de  la  Veillée  de  la  mort,  où  il  ne  vit  que  quelques 
<(  plumes  tombées  de  l'aile  de  l'oiseau  de  passage.  Tandis  qu'il  y 
«  pleuroit ,  le  serpent  familier  du  missionnaire  sortit  des  broussailles 
«  voisines,  et  vint  s'entortiller  à  ses  pieds.  Chactas  réchauffa  dans  son 
«  sein  ce  fidèle  ami,  resté  seul  au  milieu  de  ces  ruines.  Le  fils  d'Ou- 
«  talissi  a  raconté  que  plusieurs  fois,  aux  approches  de  la  nuit,  il 
«  avoit  cru  voir  les  ombres  d'Atala  et  du  père  Aubry  s'élever  dans  la 
«  vapeur  du  crépuscule.  Ces  visions  le  remplirent  d'une  religieuse 
((  frayeur  et  d'une  joie  triste. 

«  Après  avoir  cherché  vainement  le  tombeau  de  sa  sœur  et  celui  de 
«  l'ermite,  il  étoit  près  d'abandonner  ces  lieux,  lorsque  la  biche  de  la 
«  grotte  se  mit  à  bondir  devant  lui.  Elle  s'arrêta  au  pied  de  la  croix  de 
«  la  Mission.  Cette  croix  étoit  alors  à  moitié  entourée  d'eau  ;  son  bois 
«  étoit  rongé  de  mousse,  et  le  pélican  du  désert  aimoit  à  se  percher  sur 
«  ses  bras  vermoulus.  Chactas  jugea  que  la  biche  reconnoissante 
((  l'avoit  conduit  au  tombeau  de  son  hôte.  11  creusa  sous  la  roche  qui 
«  jadis  servoit  d'autel ,  et  il  y  trouva  les  restes  d'un  homme  et  d'une 
«  femme.  Il  ne  douta  point" que  ce  ne  fussent  ceux  du  prêtre  et  de  la 
<(  vierge,  que  les  anges  avoient  peut-être  ensevelis  dans  ce  lieu  ;  il  les 


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70  ATA  LA. 

«  enveloppa  dans  des  peaux  d'ours ,  et  reprit  le  chemin  de  son  pays , 
«  emportant  ces  précieux  restes ,  qui  résonnoient  sur  ses  épaules 
«  comme  le  carquois  de  la  mort.  La  nuit,  il  les  mettoit  sous  sa  tête 
«  et  il  avoit  des  songes  d'amour  et  de  vertu.  0  étranger!  tu  peux 
«  contempler  ici  cette  poussière  avec  celle  de  Chactas  lui-même.  » 

Comme  l'Indienne  achevoit  de  prononcer  ces  mots,  je  me  levai;  je 
m'approchai  des  cendres  sacrées  et  me  prosternai  devant  elles  en 
silence.  Puis,  m'éloignant  à  grands  pas,  je  m'écriai  :  «  Ainsi  passe  sur 
«  la  terre  tout  ce  qui  fut  bon,  vertueux,  sensible!  Homme,  tu  n'es 
«  qu'un  songe  rapide,  un  rêve  douloureux;  tu  n'existes  que  par  le 
«  malheur  ;  tu  n'es  quelque  chose  que  par  la  tristesse  de  ton  âme  et 
«  l'éternelle  mélancolie  de  ta  pensée  !  » 

Ces  réflexions  m'occupèrent  toute  la  nuit.  Le  lendemain ,  au  point 
du  jour,  mes  hôtes  me  quittèrent.  Les  jeunes  guerriers  ouvroient  la 
marche  et  les  épouses  la  fermoient;  les  premiers  étoient  chargés  des 
saintes  reliques;  les  secondes  portoient  leurs  nouveaux  nés;  les  vieil- 
lards cheminoient  lentement  au  milieu,  placés  entre  leurs  aïeux  et 
leur  postérité,  entre  les  souvenirs  et  l'espérance,  entre  la  patrie  perdue 
et  la  patrie  à  venir.  Oh  !  que  de  larmes  sont  répandues  lorsqu'on  aban- 
donne ainsi  la  terre  natale ,  lorsque  du  haut  de  la  colline  de  l'exil  on 
découvre  pour  la  dernière  fois  le  toit  où  l'on  fut  nourri  et  le  fleuve  de 
la  cabane  qui  continue  de  couler  tristement  à  travers  les  champs 
solitaires  de  la  patrie  ! 

Indiens  infortunés  que  j'ai  vus  errer  dans  les  déserts  du  Nouveau- 
Monde  avec  les  cendres  de  vos  aïeux!  vous  qui  m'aviez  donné  l'hospi- 
talité malgré  votre  misère  !  je  ne  pourrois  vous  la  rendre  aujourd'hui, 
car  j'erre,  ainsi  que  vous,  à  la  merci  des  hommes,  et,  moins  heureux 
dans  mon  exil,  je  n'ai  point  emporté  les  os  de  mes  pères  I 


FIN    d'aTALA, 


RENE 


f  « 


RENE 


En  arrivant  chez  les  Natchez,  René  avoit  été  obligé  de  prendre  une 
('poiise,  pour  se  conformer  aux  mœurs  des  Indiens,  mais  il  ne  vivoit 
point  avec  elle.  Un  penchant  mélancolique  l'entraînoit  au  fond  des 
bois;  il  y  passoit  seul  des  journées  entières,  et  sembloit  sauvage  parmi 
les  sauvages.  Hors  Chactas,  son  père  adoptif,  et  le  père  Souël,  mis- 
sionnaire au  fort  Rosalie  ' ,  il  avoit  renoncé  au  commerce  des  hommes. 
Ces  deux  vieillards  avoient  pris  beaucoup  d'empire  sur  son  cœur  :  le 
premier,  par  une  indulgence  aimable;  l'autre,  au  contraire,  par  une 
extrême  sévérité.  Depuis  la  chasse  du  castor,  où  le  Sachem  aveugle 
raconta  ses  aventures  à  René,  celui-ci  n'avoit  jamais  voulu  parler  des 
siennes.  Cependant  Chactas  et  le  missionnaire  désiroient  vivement 
connoître  par  quel  malheur  un  Européen  bien  né  avoit  été  conduit  à 
l'étrange  résolution  de  s'ensevelir  dans  les  déserts  de  la  Louisiane. 
René  avoit  toujours  donné  pour  motif  de  ses  refus  le  peu  d'intérêt 
de  son  histoire,  qui  se  bornoit,  disoit-il,  à  celle  de  ses  pensées  et  de 
ses  sentiments,  a  Quant  à  l'événement  qui  m'a  déterminé  à  passer 
«  en  Amérique ,  ajoutoit-il ,  je  le  dois  ensevelir  dans  un  éternel 
«  oubli.  » 

Quelques  années  s'écoulèrent  de  la  sorte,  sans  que  les  deux  vieil- 
lards lui  pussent  arracher  son  secret.  Une  lettre  qu'il  reçut  d'Europe, 
par  le  bureau  des  Missions  étrangères,  redoubla  tellement  sa  tristesse, 
qu'il  fuyoit  jusqu'à  ses  vieux  amis.  Ils  n'en  furent  que  plus  ardents  à 
le  presser  de  leur  ouvrir  son  cœur;  ils  y  mirent  tant  de  discrétion,  de 

1.  Colonie  françoise  aux  Natchez. 


74  RENK 

douceur  et  d'autorité,  qu'il  fut  enfin  obligé  de  les  satisfaire.  Il  prit 
donc  jour  avec  eux  pour  leur  raconter,  non  les  aventures  de  sa  vie, 
puisqu'il  n'en  avoit  point  éprouvé,  mais  les  sentiments  secrets  de 
son  âme. 

Le  21  de  ce  mois  que  les  sauvages  appellent  la  lune  des  fleurs,  René 
se  rendit  à  la  cabane  de  Chactas.  Il  donna  le  bras  au  Sachem,  et  le 
conduisit  sous  un  sassafras,  au  bord  du  Meschacebé.  Le  père  Souël  ne 
tarda  pas  à  arriver  au  rendez-vous.  L'aurore  se  levoit  :  à  quelque  dis- 
tance dans  la  plaine,  on  apercevoit  le  village  des  Natchez ,  avec  son 
bocage  de  mûriers  et  ses  cabanes  qui  ressemblent  à  des  ruches 
d'abeilles.  La  colonie  françoise  et  le  fort  Rosalie  se  montroient  sur  la 
droite,  au  bord  du  fleuve.  Des  tentes,  des  maisons  à  moitié  bâties,  des 
forteresses  commencées,  des  défrichements  couverts  de  nègres,  des 
groupes  de  blancs  et  d'Indiens,  présentoient,  dans  ce  petit  espace,  le 
contraste  des  mœurs  sociales  et  des  mœurs  sauvages.  Vers  l'orient,  au 
fond  de  la  perspective,  le  soleil  commençoit  à  paroître  entre  les  som- 
mets brisés  des  Apalaches,  qui  se  dessinoient  comme  des  caractères 
d'azur  dans  les  hauteurs  dorées  du  ciel;  à  l'occident,  le  Meschacebé 
rouloit  ses  ondes  dans  un  silence  magnifique  et  formoit  la  bordure 
du  tableau  avec  une  inconcevable  grandeur. 

Le  jeune  homme  et  le  missionnaire  admirèrent  quelque  temps  cette 
belle  scène,  en  plaignant  le  Sachem,  qui  ne  pouvoit  plus  en  jouir; 
ensuite  le  père  Souël  et  Chactas  s'assirent  sur  le  gazon,  au  pied  de 
l'arbre  ;  René  prit  sa  place  au  milieu  d'eux,  et,  après  un  moment  de 
silence,  il  parla  de  la  sorte  à  ses  vieux  amis  : 

«  Je  ne  puis,  en  commençant  mon  récit,  me  défendre  d'un  mouve- 
ment de  honte.  La  paix  de  vos  cœurs,  respectables  vieillards,  et  le 
calme  de  la  nature  autour  de  moi  me  font  rougir  du  trouble  et  de 
l'agitation  de  mon  âme. 

«  Combien  vous  aurez  pitié  de  moi  !  que  mes  éternelles  inquiétudes 
vous  paroîtront  misérables  !  Vous  qui  avez  épuisé  tous  les  chagrins  de 
la  vie,  que  penserez-vous  d'un  jeune  homme  sans  force  et  sans  vertu, 
qui  trouve  en  lui-même  son  tourment  et  ne  peut  guère  se  plaindre 
que  des  maux  qu'il  se  fait  à  lui-même  ?  Hélas  !  ne  le  condamnez  pas  : 
il  a  été  trop  puni  ! 

({  J'ai  coûté  la  vie  à  ma  mère  en  venant  au  monde;  j'ai  été  tiré  de 
son  sein  avec  le  fer.  J'avois  un  frère,  que  mon  père  bénit,  parce  qu'il 
voyoit  en  lui  son  fils  aîné.  Pour  moi,  livré  de  bonne  heure  à  des  mains 
étrangères,  je  fus  élevé  loin  du  toit  paternel. 

«  Mon  humeur  étoit  impétueuse,  mon  caractère  inégal.  Tour  à  tour 
bruyant  et  joyeux,  silencieux  et  triste,  je  rassemblois  autour  de  moi 


RENÉ.  75 

mes  jeunes  compagnons,  puis,  les  abandonnant  tout  à  coup,  j'allois 
m' asseoir  à  l'écart  pour  contempler  la  nue  fugitive  ou  entendre  la  pluie 
tomber  sur  le  feuillage. 

«  Chaque  automne  je  revenois  au  château  paternel,  situé  au  milieu 
des  forêts,  près  d'un  lac,  dans  une  province  reculée. 

«  Timide  et  contraint  devant  mon  père,  je  ne  trouvois  l'aise  et  le 
contentement  qu'auprès  de  ma  sœur  Amélie.  Une  douce  conformité 
d'humeur  et  de  goûts  m'unissoit  étroitement  à  cette  sœur;  elle  étoit 
un  peu  plus  âgée  que  moi.  Nous  aimions  à  gravir  les  coteaux  ensemble, 
à  voguer  sur  le  lac,  à  parcourir  les  bois  à  la  chute  des  feuilles  :  pro- 
menades dont  le  souvenir  remplit  encore  mon  âme  de  délices.  0  illu- 
sions de  l'enfance  et  de  la  patrie,  ne  perdez-vous  jamais  vos  dou- 
ceurs ! 

«  Tantôt  nous  marchions  en  silence ,  prêtant  l'oreille  au  sourd 
mugissement  de  l'automne  ou  au  bruit  des  feuilles  séchées  que  nous 
traînions  tristement  sous  nos  pas;  tantôt,  dans  nos  jeux  innocents, 
nous  poursuivions  l'hirondelle  dans  la  prairie,  l'arc-en-ciel  sur  les 
collines  pluvieuses  ;  quelquefois  aussi  nous  murmurions  des  vers  que 
nous  inspiroit  le  spectacle  de  la  nature.  Jeune,  je  cultivois  les  Muses; 
il  n'y  a  rien  de  plus  poétique,  dans  la  fraîcheur  de  ses  passions,  qu'un 
cœur  de  seize  années.  Le  matin  de  la  vie  est  comme  le  matin  du  jour, 
plein  de  pureté,  d'images  et  d'harmonies. 

«  Les  dimanches  et  les  jours  de  fête,  j'ai  souvent  entendu  dans  le 
grand  bois,  à  travers  les  arbres,  les  sons  de  la  cloche  lointaine  qui 
appeloit  au  temple  l'homme  des  champs.  Appuyé  contre  le  tronc  d'un 
ormeau,  j'écoutois  en  silence  le  pieux  murmure.  Chaque  frémissement 
de  l'airain  portoit  à  mon  âme  naïve  l'innocence  des  mœurs  champêtres, 
le  calme  de  la  solitude,  le  charme  de  la  religion  et  la  délectable 
mélancolie  des  souvenirs  de  ma  première  enfance!  Oh!  quel  cœur  si 
mal  fait  n'a  tressailli  au  bruit  des  cloches  de  son  lieu  natal,  de  ces 
cloches  qui  frémirent  de  joie  sur  son  berceau,  qui  annoncèrent  son 
avènement  à  la  vie,  qui  marquèrent  le  premier  battement  de  son 
cœur,  qui  publièrent  dans  tous  les  lieux  d'alentour  la  sainte  allégresse 
de  son  père,  les  douleurs  et  les  joies  encore  plus  ineffables  de  sa  mèrel 
Tout  se  trouve  dans  les  rêveries  enchantées  où  nous  plonge  le  bruit 
de  la  cloche  natale  :  religion,  famille,  patrie,  et  le  berceau  et  la  tombe, 
et  le  passé  et  l'avenir. 

«  Il  est  vrai  qu'Amélie  et  moi  nous  jouissions  plus  que  personne  de 
ces  idées  graves  et  tendres ,  car  nous  avions  tous  les  deux  un  peu  de 
tristesse  au  fond  du  cœur  :  nous  tenions  cela  de  Dieu  ou  de  notre 
mère. 


7G  RENlù 

((  Cependant  mon  père  fut  atteint  d'une  maladie  qui  le  conduisit  en 
peu  de  jours  au  tombeau.  Il  expira  dans  mes  bras.  J'appris  à  connoître 
la  mort  sur  les  lèvres  de  celui  qui  m'avoit  donné  la  vie.  Cette  impres- 
sion fut  grande  ;  elle  dure  encore.  C'est  la  première  fois  que  l'immor- 
talité de  l'âme  s'est  présentée  clairement  à  mes  yeux.  Je  ne  pus  croire 
que  ce  corps  inanimé  étoit  en  moi  l'auteur  de  la  pensée  ;  je  sentis 
qu'elle  me  devoit  venir  d'une  autre  source,  et,  dans  une  sainte  dou- 
leur, qui  approchoit  de  la  joie,  j'espérai  me  rejoindre  un  jour  à  l'esprit 
de  mon  père. 

«  Un  autre  phénomène  me  confirma  dans  cette  haute  idée.  Les  traits 
paternels  avoient  pris  au  cercueil  quelque  chose  de  sublime.  Pourquoi 
cet  étonnant  mystère  ne  seroit-il  pas  l'indice  de  notre  immortalité? 
Pourquoi  la  mort,  qui  sait  tout,  n'auroit-elle  pas  gravé  sur  le  front  de 
sa  victime  les  secrets  d'un  autre  univers?  Pourquoi  n'y  auroit-il  pas 
dans  la  tombe  quelque  grande  vision  de  l'éternité? 

((  Amélie,  accablée  de  douleur,  étoit  retirée  au  fond  d'une  tour,  d'où 
elle  entendit  retentir,  sous  les  voûtes  du  château  gothique,  le  chant 
des  prêtres  du  convoi  et  les  sons  de  la  cloche  funèbre. 

«  J'accompagnai  mon  père  à  son  dernier  asile  ;  la  terre  se  referma 
sur  sa  dépouille  ;  l'éternité  et  l'oubli  le  pressèrent  de  tout  leur  poids  : 
le  soir  même  l'indifférent  passoit  sur  sa  tombe;  hors  pour  sa  fille  et 
pour  son  fils,  c'étoit  déjà  comme  s'il  n'avoit  jamais  été. 

«  Il  fallut  quitter  le  toit  paternel,  devenu  l'héritage  de  mon  frère  : 
je  me  retirai  avec  Amélie  chez  de  vieux  parents. 

«  Arrêté  à  l'entrée  des  voies  trompeuses  de  la  vie,  je  les  considérois 
l'une  après  l'autre  sans  m'y  oser  engager.  Amélie  m'entretenoit  souvent 
du  bonheur  de  la  vie  religieuse  ;  elle  me  disoit  que  j'étois  le  seul  lien  qui 
la  retînt  dans  le  monde,  et  ses  yeux  s'attachoient  sur  moi  avec  tristesse. 

«  Le  cœur  ému  par  ces  conversations  pieuses,  je  portois  souvent 
mes  pas  vers  un  monastère  voisin  de  mon  nouveau  séjour  ;  un  moment 
même  j'eus  la  tentation  d'y  cacher  ma  vie.  Heureux  ceux  qui  ont  fini 
leur  voyage  sans  avoir  quitté  le  port,  et  qui  n'ont  point,  comme  moi, 
traîné  d'inutiles  jours  sur  la  terre! 

«  Les  Européens,  incessamment  agités,  sont  obligés  de  se  bâtir  des 
solitudes.  Plus  notre  cœur  est  tumultueux  et  bruyant,  plus  le  calme 
et  le  silence  nous  attirent.  Ces  hospices  de  mon  pays,  ouverts  aux 
4  malheureux  et  aux  foibles,  sont  souvent  cachés  dans  des  vallons  qui 
portent  au  cœur  le  vague  sentiment  de  l'infortune  et  l'espérance  d'un 
abri  ;  quelquefois  aussi  on  les  découvre  sur  de  hauts  sites  où  l'âme 
religieuse,  comme  une  plante  des  montagnes,  semble  s'élever  vers  le 
ciel  pour  lui  offrir  ses  parfums. 


RENÉ.  77 

«  Je  vois  encore  le  mélange  majestueux  des  eaux  et  des  bois  de  celte 
antique  abbaye  où  je  pensai  dérober  ma  vie  aux  caprices  du  sort  ;  j'erre 
encore  au  déclin  du  jour  dans  ces  cloîtres  retentissants  et  solitaires. 
Lorsque  la  lune  éclairoit  à  demi  les  piliers  des  arcades  et  dessinoit 
leur  ombre  sur  le  mur  opposé,  je  m'arrêtois  à  contempler  la  croix  qui 
marquoit  le  champ  de  la  mort  et  les  longues  herbes  qui  croissoient 
entre  les  pierres  des  tombes.  0  hommes  qui,  ayant  vécu  loin  du 
monde,  avez  passé  du  silence  de  la  vie  au  silence  de  la  mort,  de  quel 
dégoût  de  la  terre  vos  tombeaux  ne  remplissoient-ils  point  mon 
cœur  ! 

«  Soit  inconstance  naturelle,  soit  prèjugi?  contre  la  vie  monastique, 
je  changeai  mes  desseins,  je  me  résolus  à  voyager.  Je  dis  adieu  à  ma 
sœur;  elle  me  serra  dans  ses  bras  avec  un  mouvement  qui  ressembloit 
à  de  la  joie,  comme  si  elle  eût  été  heureuse  de  me  quitter;  je  ne  pus 
me  défendre  d'une  réflexion  amère  sur  l'inconséquence  des  amitiés 
humaines. 

«  Cependant,  plein  d'ardeur,  je  m'élançai  seul  sur  cet  orageux  océan 
du  monde ,  dont  je  ne  connoissois  ni  les  ports  ni  les  écueils.  Je  visi- 
tai d'abord  les  peuples  qui  ne  sont  plus  :  je  m'en  allai,  m'asseyant  sur 
les  débris  de  Rome  et  de  la  Grèce,  pays  de  forte  et  d'ingénieuse 
mémoire,  où  les  palais  sont  ensevelis  dans  la  poudre  et  les  mauso- 
lées des  rois  cachés  sous  les  ronces.  Force  de  la  nature  et  foiblesse 
de  l'homme  !  un  brin  d'herbe  perce  souvent  le  marbre  le  plus  dur 
de  ces  tombeaux,  que  tous  ces  morts,  si  puissants,  ne  soulèveront 
jamais! 

«  Quelquefois  une  haute  colonne  se  montroit  seule  debout  dans  un 
désert,  comme  une  grande  pensée  s'élève  par  intervalles  dans  une 
âme  que  le  temps  et  le  malheur  ont  dévastée. 

«  Je  méditai  sur  ces  monuments  dans  tous  les  accidents  et  à  toutes 
les  heures  de  la  journée.  Tantôt  ce  même  soleil  qui  avoit  vu  jeter  les 
fondements  de  ces  cités  se  couchoit  majestueusement  à  mes  yeux  sur 
leurs  ruines  ;  tantôt  la  lune  se  levant  dans  un  ciel  pur,  entre  deux 
urnes  cinéraires  à  moitié  brisées,  me  montroit  les  pâles  tombeaux. 
Souvent,  aux  rayons  de  cet  astre  qui  alimente  les  rêveries,  j'ai  cru  voir 
le  Génie  des  souvenirs  assis  tout  pensif  à  mes  côtés. 

«  Mais  je  me  lassai  de  fouiller  dans  des  cercueils,  où  je  ne  remuois 
trop  souvent  qu'une  poussière  criminelle. 

«  Je  voulus  voir  si  les  races  vivantes  m'offriroient  plus  de  vertus  ou 
moins  de  malheurs  que  les  races  évanouies.  Comme  je  me  promenois 
un  jour  dans  une  grande  cité,  en  passant  derrière  un  palais,  dans  une 
cour  retirée  et  déserte,  j'aperçus  une  statue  qui  indiquoit  du  doigt  un 


78  RENÉ. 

iicLi  fameux  par  un  sacrifice'.  Je  fus  frappé  du  silence  de  ces  lieux;  le 
'"  vent  seul  gémissoit  autour  du  marbre  tragique.  Des  manœuvres  étoient 
couchés  avec  indifférence  au  pied  de  la  statue  ou  tailloient  des  pierres 
en  sifflant.  Je  leur  demandai  ce  que  signifioit  ce  monument  :  les  uns 
purent  à  peine  me  le  dire,  les  autres  ignoroient  la  catastrophe  qu'il 
retraçoit.  Rien  ne  m'a  plus  donné  la  juste  mesure  des  événements  de 
la  vie  et  du  peu  que  nous  sommes.  Que  sont  devenus  ces  personnages 
qui  firent  tant  de  bruit?  Le  temps  a  fait  un  pas,  et  la  face  de  la  terre 
a  été  renouvelée. 

«  Je  recherchai  surtout  dans  mes  voyages  les  artistes  et  ces  hommes 
^  V  divins  qui  chantent  les  dieux  sur  la  lyre  et  la  félicité  des  peuples  qui 
honorent  les  lois,  la  religion  et  les  tombeaux. 

«  Ces  chantres  sont  de  race  divine,  ils  possèdent  le  seul  talent  incon- 
testable dont  le  ciel  ait  fait  présent  à  la  terre.  Leur  vie  est  à  la  fois 
naïve  et  sublime  ;  ils  célèbrent  les  dieux  avec  une  bouche  d'or,  et  sont 
les  plus  simples  des  hommes  ;  ils  causent  comme  des  immortels  ou 
comme  de  petits  enfants;  ils  expliquent  les  lois  de  l'univers,  et  ne 
peuvent  comprendre  les  affaires  les  plus  innocentes  de  la  vie  ;  ils  ont 
des  idées  merveilleuses  de  la  mort,  et  meurent  sans  s'en  apercevoir, 
comme  des  nouveau-nés. 

«  Sur  les  monts  de  la  Calédonie,  le  dernier  barde  qu'on  ait  ouï  dans 
ces  déserts  me  chanta  les  poëmes  dont  un  héros  consoloit  jadis  sa 
vieillesse.  Nous  étions  assis  sur  quatre  pierres  rongées  de  mousse  ;  un 
torrent  couloit  à  nos  pieds  ;  le  chevreuil  paissoit  à  quelque  distance 
parmi  les  débris  d'une  tour,  et  le  vent  des  mers  siflloit  sur  la  bruyère 
'le  Gona.  Maintenant  la  religion  chrétienne,  fille  aussi  des  hautes 
montagnes,  a  placé  des  croix  sur  les  monuments  des  héros  de  Morven 
;  et  touché  la  harpe  de  David  au  bord  du  même  torrent  où  Ossian  fit 
gémir  la  sienne.  Aussi  pacifique  que  les  divinités  de  Selma  étoient 
guerrières,  elle  garde  des  troupeaux  où  Fingal  livroit  des  combats,  et 
elle  a  répandu  des  anges  de  paix  dans  les  nuages  qu'habitoient  des 
fantômes  homicides. 

((  L'ancienne  et  riante  Italie  m'offrit  la  foule  de  ses  chefs-d'œuvre. 
Avec  quelle  sainte  et  poétique  horreur  j'errois  dans  ces  vastes  édifices 
consacrés  par  les  arts  à  la  religion  !  Quel  labyrinthe  de  colonnes  I 
Quelle  succession  d'arches  et  de  voûtes  !  Qu'ils  sont  beaux  ces  bruits, 
qu'on  entend  autour  des  dômes,  semblables  aux  rumeurs  des  flots 
dans  l'Océan,  aux  murmures  des  vents  dans  les  forêts  ou  à  la  voix  de 


1.  A  Londres,  derrière  Wliite-Hall,  la  statue  de  Charles  II. 

« 


RENE,  79 

Dieu  dans  son  temple  !  L'architecte  bâtit,  pour  ainsi  dire,  les  idées  du 
poète,  et  les  fait  toucher  aux  sens. 

«  Cependant  qu'avois-je  appris  jusque  alors  avec  tant  de  fatigue? 
Rien  de  certain  parmi  les  anciens,  rien  de  beau  parmi  les  modernes. 
Le  passé  et  le  présent  sont  deux  statues  incomplètes  :  l'une  a  été 
retirée  toute  mutilée  du  débris  des  âges ,  l'autre  n'a  pas  encore  reçu 
sa  perfection  de  l'avenir. 

«  Mais  peut-être,  mes  vieux  amis,  vous  surtout,  habitants  du 
désert,  êtes-vous  étonnés  que,  dans  ce  récit  de  mes  voyages,  je  ne 
vous  aie  pas  une  seule  fois  entretenus  des  monuments  de  la  nature? 

«  Un  jour  j'étois  monté  au  sommet  de  l'Etna ,  volcan  qui  brûle  au 
milieu  d'une  île.  Je  vis  le  soleil  se  lever  dans  l'immensité  de  l'horizon 
au-dessous  de  moi,  la  Sicile  resserrée  comme  un  point  à  mes  pieds 
et  la  mer  déroulée  au  loin  dans  les  espaces.  Dans  cette  vue  perpendi- 
culaire du  tableau ,  les  fleuves  ne  me  sembloient  plus  que  des  lignes 
géographiques  tracées  sur  une  carte-,  mais,  tandis  que  d'un  côté 
mon  œil  apercevoit  ces  objets,  de  l'autre  il  plongeoit  dans  le  cratère 
de  l'Etna,  dont  je  découvrois  les  entrailles  brûlantes  entre  les  bouf- 
fées d'une  noire  vapeur. 

•  «Un  jeune  homme  plein  de  passions,  assis  sur  la  bouche  d'un 
volcan ,  et  pleurant  sur  les  mortels  dont  à  peine  il  voyoit  à  ses  pieds 
les  demeures,  n'est  sans  doute,  ô  vieillards!  qu'un  objet  digne  de 
votre  pitié  ;  mais,  quoi  que  vous  puissiez  penser  de  René,  ce  tableau 
vous  offre  l'image  de  son  caractère  et  de  son  existence  :  c'est  ainsi 
que  toute  ma  vie  j'ai  eu  devant  les  yeux  une  création  à  la  fois  immense 
et  imperceptible  et  un  abîme  ouvert  à  mes  côtés.  » 

En  prononçant  ces  derniers  mots ,  René  se  tut  et  tomba  subitement 
dans  la  rêverie.  Le  père  Souël  le  regardoit  avec  étonnement ,  et  le 
vieux  Sachem  aveugle ,  qui  n'entendoit  plus  parler  le  jeune  homme , 
ne  savoit  que  penser  de  ce  silence. 

René  avoit  les  yeux  attachés  sur  un  groupe  d'Indiens  qui  passoient 
gaiement  dans  la  plaine.  Tout  à  coup  sa  physionomie  s'attendrit,  des 
larmes  coulent  de  ses  yeux  ;  il  s'écrie  : 

«  Heureux  sauvages!  oh!  que  ne  puis-je  jouir  de  la  paix  qui  vous 
accompagne  toujours  !  Tandis  qu'avec  si  peu  de  fruit  je  parcourois 
tant  de  contrées,  vous,  assis  tranquillement  sous  vos  chênes,  vous 
laissiez  couler  les  jours  sans  les  compter.  Votre  raison  n'étoit  que  vos 
besoins,  et  vous  arriviez  mieux  que  moi  au  résultat  de  la  sagesse, 
comme  l'enfant,  entre  les  jeux  et  le  sommeil.  Si  cette  mélancolie  qui 
s'engendre  de  l'excès  du  bonheur  atteignoit  quelquefois  votre  âme , 
bientôt  vous  sortiez  de  cette  tristesse  passagère  et  votre  regard  levé 


80  RENE. 

vers  le  ciel  cherchoit  avec  attendrissement  ce  je  ne  sais  quoi  inconnu 
qui  prend  pitié  du  pauvre  sauvage.  » 

!  Ici  la  voix  de  René  expira  de  nouveau ,  et  le  jeune  homme  pencha 
la  tête  sur  sa  poitrine.  Chactas,  étendant  le  bras  dans  l'ombre  et 
prenant  le  bras  de  son  (ils,  lui  cria  d'un  ton  ému  :  «  Mon  filsl  mon 
cher  fils!  »  A  ces  accents,  le  frère  d'Amélie,  revenant  à  lui  et  rougis- 
sant de  son  trouble,  pria  son  père  de  lui  pardonner. 

Alors  le  vieux  sauvage:  «  Mon  jeune  ami,  les  mouvements  d'un 
«  cœur  comme  le  tien  ne  sauroient  être  égaux  ;  modère  seulement  ce 
«  caractère  qui  l'a  déjà  fait  tant  de  mal.  Si  tu  souffres  plus  qu'un 
«  autre  des  choses  de  la  vie,  il  ne  faut  pas  t'en  étonner:  une  grande 
«  âme  doit  contenir  plus  de  douleurs  qu'une  petite.  Continue  ton 
«  récit.  Tu  nous  as  fait  parcourir  une  partie  de  l'Europe,  fais-nous 
«  connoître  ta  patrie.  Tu  sais  que  j'ai  vu  la  France  et  quels  liens  m'y 
«  ont  attaché;  j'aimerai  à  entendre  parler  de  ce  grand  chef  qui  n'est 
«  plus  et  dont  j'ai  visité  la  superbe  cabane.  Mon  enfant,  je  ne  vis 
(i  plus  que  par  la  mémoire.  Un  vieillard  avec  ses  souvenirs  ressemble 
«  au  chêne  décrépit  de  nos  bois  :  ce  chêne  ne  se  décore  plus  de  son 
«  propre  feuillage ,  mais  il  couvre  quelquefois  sa  nudité  des  plantes 
«  étrangères  qui  ont  végété  sur  ses  antiques  rameaux;  )> 

Le  frère  d'Amélie,  calmé  par  ces  paroles,  reprit  ainsi  l'histoire  de 
son  cœur  : 

«  Hélas,  mon  père!  je  ne  pourrai  l'entretenir  de  ce  grand  siècle 
dont  je  n'ai  vu  que  la  fin  dans  mon  enfance,  el  qui  n'étoit  plus  lorsque 
je  rentrai  dans  ma  patrie.  Jamais  un  changement  plus  étonnant  et 
plus  soudain  ne  s'est  opéré  chez  un  peuple.  De  la  hauteur  du  génie, 
du  respect  pour  la  religion,  de  la  gravité  des  mœurs,  tout  étoit  subi- 
tement descendu  à  la  souplesse  de  l'esprit,  à  l'impiété,  à  la  cor- 
ruption. 

(i  G'étoil  donc  bien  vainement  que  j'avois  espéré  retrouver  dans 
mon  pays  de  quoi  calmer  cette  inquiétude,  cette  ardeur  de  désir  qui 
me  suit  partout.  L'étude  du  monde  ne  m'avoit  rien  appris,  el  pourtant 
je  n'avois  plus  la  douceur  de  l'ignorance. 

«Ma  sœur,  par  une  conduite  inexplicable,  sembloit  se  plaire  à 
augmenter  mon  ennui;  elle  avoit  quitté  Paris  quelques  jours  avant 
mon  arrivée.  Je  lui  écrivis  que  je  comptois  l'aller  rejoindre;  elle  se 
hâta  de  me  répondre  pour  me  détourner  de  ce  projet ,  sous  prétexte 
qu'elle  étoit  incertaine  du  lieu  où  l'appelleroienl  ses  affaires.  Quelles 
tristes  réflexions  ne  fis-je  point  alors  sur  l'amitié,  que  la  présence 

1.  Louis  XIV. 


I 


RENÉ.  81 

attiédit,  que  l'absence  efface,  qui  ne  résiste  point  au  malheur,  et 
encore  moins  à  la  prospérité  ! 

«  Je  me  trouvai  bientôt  plus  isolé  dans  ma  patrie  que  je  ne  l'avois  été 
sur  une  terre  étrangère.  Je  voulus  me  jeter  pendant  quelque  temps 
dans  un  monde  qui  ne  me  disoit  rien  et  qui  ne  m'entendoit  pas.  Mon 
âme ,  qu'aucune  passion  n'avoit  encore  usée ,  cherchoit  un  objet  qui 
pût  l'attacher;  mais  je  m'aperçus  que  je  donnois  plus  que  je  ne  rece- 
vois.  Ce  n'étoit  ni  un  langage  élevé  ni  un  sentiment  profond  qu'on 
demandoit  de  moi.  Je  n'étois  occupé  qu'à  rapetisser  ma  vie,  pour  la 
mettre  au  niveau  de  la  société.  Traité  partout  d'esprit  romanesque , 
honteux  du  rôle  que  je  jouois ,  dégoûté  de  plus  en  plus  des  choses  et 
des  hommes ,  je  pris  le  parti  de  me  retirer  dans  un  faubourg  pour  y 
vivre  totalement  ignoré. 

«  Je  trouvai  d'abord  assez  de  plaisir  dans  cette  vie  obscure  et 
indépendante.  Inconnu,  je  me  mêlois  à  la  foule  :  vaste  désert 
d'hommes  ! 

«  Souvent  assis  dans  une  église  peu  fréquentée,  je  passois  des 
heures  entières  en  méditation.  Je  voyois  de  pauvres  femmes  venir  se 
prosterner  devant  le  Très-Haut,  ou  des  pécheurs  s'agenouiller  au  tri- 
bunal de  la  pénitence.  Nul  ne  sortoit  de  ces  lieux  sans  un  visage  plus 
serein ,  et  les  sourdes  clameurs  qu'on  entendoit  au  dehors  sembloient 
être  les  flots  des  passions  et  les  orages  du  monde  qui  venoient  expirer 
au  pied  du  temple  du  Seigneur.  Grand  Dieu ,  qui  vis  en  secret  couler 
mes  larmes  dans  ces  retraites  sacrées,  tu  sais  combien  de  fois  je  me 
jetai  à  tes  pieds  pour  te  supplier  de  me  décharger  du  poids  de  l'exis- 
tence, ou  de  changer  en  moi  le  vieil  homme!  Ah!  qui  n'a  senti  quel- 
quefois le  besoin  de  se  régénérer,  de  se  rajeunir  aux  eaux  du  torrent, 
de  retremper  son  âme  à  la  fontaine  de  vie  !  Qui  ne  se  trouve  quelque- 
fois accablé  du  fardeau  de  sa  propre  corruption  et  incapable  de  rien 
faire  de  grand,  de  noble,  de  juste  !. 

«  Quand  le  soir  étoit  venu,  reprenant  le  chemin  de  ma  retraite,  je 
m'arrêtois  sur  les  ponts  pourvoir  se  coucher  le  soleil.  L'astre,  enflam- 
mant les  vapeurs  de  la  cité,  sembloit  osciller  lentement  dans  un  fluide 
d'or,  comme  le  pendule  de  l'horloge  des  siècles.  Je  me  retirois  ensuite 
avec  la  nuit ,  à  travers  un  labyrinthe  de  rues  solitaires.  En  regardant 
les  lumières  qui  brilloient  dans  la  demeure  des  hommes ,  je  me  trans- 
portois  par  la  pensée  au  milieu  des  scènes  de  douleur  et  de  joie 
qu'elles  éclairoient,  et  je  songeois  que  sous  tant  de  toits  habités  je 
n'avois  pas  un  ami.  Au  milieu  de  mes  réflexions,  l'heure 'venoit 
frapper  à  coups  mesurés  dans  la  tour  de  la  cathédrale  gothique  ;  elle 
alloit  se  répétant  sur  tous  les  tons ,  et  à  toutes  les  distances ,  d'église, 
m.  C 


82  RENE. 

en  église.  Hélas  !  chaque  heure  dans  la  société  ouvre  un  tombeau  et 
fait  couler  des  larmes. 

<c  Cette  vie,  qui  m'avoit  d'abord  enchanté ,  ne  tarda  pas  à  me  deve- 
nir insupportable.  Je  me  fatiguai  de  la  répétition  des  mêmes  scènes  et 
des  mêmes  idées.  Je  me  mis  à  sonder  mon  cœur,  à  me  demander  ce 
que  je  désirois.  Je  ne  le  savois  pas,  mais  je  crus  tout  à  coup  que  les 
bois  me  seroient  délicieux.  Me  voilà  soudain  résolu  d'achever  dans  un 
exil  champêtre  une  carrière  à  peine  commencée  et  dans  laquelle 
j'avois  déjà  dévoré  des  siècles. 

«  J'embrassai  ce  projet  avec  l'ardeur  que  je  mets  à  tous  mes  des- 
seins; je  partis  précipitamment  pour  m'ensevelir  dans  une  chau- 
mière, comme  j'étois  parti  autrefois  pour  faire  le  tour  du  monde. 

«  On  m'accuse  d'avoir  des  goûts  inconstants,  de  ne  pouvoir  jouir 
longtemps  de  la  même  chimère,  d'être  la  proie  d'une  imagination  qui 
se  hâte  d'arriver  au  fond  de  mes  plaisirs,  comme  si  elle  étoit  accablée 
de  leur  durée  ;  on  m'accuse  de  passer  toujours  le  but  que  je  puis 
atteindre  :  hélas  !  je  cherche  seulement  un  bien  inconnu  dont  l'instinct 
me  poursuit.  Est-ce  ma  faute  si  je  trouve  partout  des  bornes,  si  ce 
qui  est  fini  n'a  pour  moi  aucune  valeur?  Cependant  je  sens  que  j'aime 
la  monotonie  des  sentiments  de  la  vie ,  et  si  j'avois  encore  la  folie  de 
croire  au  bonheur,  je  le  chercherois  dans  l'habitude. 

«  La  solitude  absolue,  le  spectacle  de  la  nature,  me  plongèrent 
bientôt  dans  un  état  presque  impossible  à  décrire.  Sans  parents,  sans 
amis,  pour  ainsi  dire,  sur  la  terre,  n'ayant  point  encore  aimé,  j'étois 
accablé  d'une  surabondance  de  vie.  Quelquefois  je  rougissois  subite* 
ment,  et  je  sentois  couler  dans  mon  cœur  comme  des  ruisseaux  d'une 
lave  ardente;  quelquefois  je  poussois  des  cris  involontaires,  et  la  nui{ 
étoit  également  troublée  de  mes  songes  et  de  mes  veilles.  Il  me  man- 
quoit  quelque  chose  pour  remplir  l'abîme  de  mon  existence  :  je  des- 
cendois  dans  la  vallée,  je  m'élevois  sur  la  montagne,  appelant  de 
toute  la  force  de  mes  désirs  l'idéal  objet  d'une  flamme  future  ;  je  l'em- 
brassois  dans  les  vents  ;  je  croyois  l'entendre  dans  les  gémissements 
du  fleuve;  tout  étoit  ce  fantôme  imaginaire,  et  les  astres  dans  les 
cieux,  et  le  principe  même  de  vie  dans  l'univers. 

a  Toutefois  cet  état  de  calme  et  de  trouble,  d'indigence  et  de 
richesse,  n'étoit  pas  sans  quelques  charmes  :  un  jour  je  m'étois  amusé 
à  effeuiller  une  branche  de  saule  sur  un  ruisseau  et  à  attacher  une 
idée  à  chaque  feuille  que  le  courant  entraînoit.  Un  roi  qui  craint  de 
perdre  sa  couronne  par  une  révolution  subite  ne  ressent  pas  des 
angoisses  plus  vives  que  les  miennes  à  chaque  accident  qui  mcnaçoit 
les  débris  de  mon  rameau.  0  foiblesse  des  mortels!  ô  enfance  du 


REiNE.  83 

cœur  humain  qui  ne  vieillit  jamais  !  voilà  donc  à  quel  degré  de  puéri- 
lité notre  superbe  raison  peut  descendre  !  Et  encore  est-il  vrai  que 
bien  des  hommes  attachent  leur  destinée  à  des  choses  d'aussi  peu  de 
valeur  que  mes  feuilles  de  saule. 

((  Mais  comment  exprimer  cette  foule  de  sensations  fugitives  que 
j'éprouvois  dans  mes  promenades?  Les  sons  que  rendent  les  passions 
dans  le  vide  d'un  cœur  solitaire  ressemblent  au  murmure  que  les  vents 
et  les  eaux  font  entendre  dans  le  silence  d'un  désert  :  on  en  jouit, 
mais  on  ne  peut  les  peindre. 

«  L'automne  me  surprit  au  milieu  de  ces  incertitudes  :  j'entrai  avec 
ravissement  dans  les  mois  des  tempêtes.  Tantôt  j'aurois  voulu  être  un 
de  ces  guerriers  errant  au  milieu  des  vents,  des  nuages  et  des  fan- 
tômes; tantôt  j'enviois  jusqu'au  sort  du  pâtre  que  je  voyois  réchauffer 
ses  mains  à  l'humble  feu  de  broussailles  qu'il  avoit  allumé  au  coin 
d'un  bois.  J'écoutois  ses  chants  mélancoliques,  qui  me  rappeloient  que 
dans  tout  pays  le  chant  naturel  de  l'homme  est  triste,  lors  même  qu'il 
exprime  le  bonheur.  Notre  cœur  est  un  instrument  incomplet ,  une 
lyre  où  il  manque  des  cordes  et  où  nous,  sommes  forcés  de  rendre 
les  accents  de  la  joie  sur  le  ton  consacré  aux  soupirs. 

«  Le  jour,  je  m'égarois  sur  de  grandes  bruyères  terminées  par  des 
forêts.  Qu'il  falloit  peu  de  chose  à  ma  rêverie!  une  feuille  séchée  que 
le  vent  chassoit  devant  moi ,  une  cabane  dont  la  fumée  s'élevoit  dans 
la  cime  dépouillée  des  arbres,  la  mousse  qui  trembloit  au  souffle  du 
nord  sur  le  tronc  d'un  chêne,  une  roche  écartée,  un  étang  désert  où 
le  jonc  flétri  murmuroit!  Le  clocher  solitaire  s'élevant  au  loin  dans  la 
vallée  a  souvent  attiré  mes  regards;  souvent  j'ai  suivi  des  yeux  les 
oiseaux  de  passage  qui  voloient  au-dessus  de  ma  tête.  Je  me  figurois 
les  bords  ignorés,  les  climats  lointains  où  ils  se  rendent;  j'aurois 
voulu  être  sur  leurs  ailes.  Un  secret  instinct  me  tourmentoit  ;  je  sentois 
que  je  n'étois  moi-même  qu'un  voyageur,  mais  une  voix  du  ciel  sem- 
bloit  me  dire  :  «  Homme ,  la  saison  de  ta  migration  n'est  pas  encore 
(t  venue;  attends  que  le  vent  de  la  mort  se  lève,  alors  tu  déploieras 
«  ton  vol  vers  ces  régions  inconnues  que  ton  cœur  demande.  » 

«  Levez-vous  vite,  orages  désirés  qui  devez  emporter  René  dans 
les  espaces  d'une  autre  vie!  Ainsi  disant,  je  marchois  à  grands  pas, 
le  visage  enflammé,  le  vent  sifllant  dans  ma  chevelure ,  ne  sentant  ni 
pluie,  ni  frimas,  enchanté,  tourmenté  et  comme  possédé  par  le 
démon  de  mon  cœur. 

«  La  nuit,  lorsque  l'aquilon  ébranloit  ma  chaumière,  que  les  pluies 
lomboient  en  torrent  sur  mon  toit,  qu'à  travers  ma  fenêtre  je  voyois 
la  lune  sillonner  les  nuages  amoncelés,  comme  un  pâle  vaisseau  qui 


8/i  RENÉ. 

laboure  les  vagues,  il  me  sembloit  que  la  vie  redoubloit  au  fond  de 
mon  cœur,  que  j'aurois  la  puissance  de  créer  des  mondes.  Ah!  si 
j'avois  pu  faire  partager  à  une  autre  les  transports  que  j'éprouvois  ! 
0  Dieu!  si  tu  m'avois  donné  une  femme  selon  mes  désirs  ;  si,  comme  à 
notre  premier  père ,  tu  m'eusses  amené  par  la  main  une  Eve  tirée  de 
moi-même...  Beauté  céleste  !  je  me  serois  prosterné  devant  toi,  puis, 
te  prenant  dans  mes  bras,  j'aurois  prié  l'Éternel  de  te  donner  le  reste 
de  ma  vie! 

u  Hélas!  j'étois  seul,  seul  sur  la  terre!  Une  langueur  secrète  s'em- 
paroit  de  mon  corps.  Ce  dégoût  de  la  vie  que  j'avois  ressenti  dès  mon 
enfance  revenoit  avec  une  force  nouvelle.  Bientôt  mon  cœur  ne  four- 
nit plus  d'aliment  à  ma  pensée ,  et  je  ne  m'apercevois  de  mon  exis- 
tence que  par  un  profond  sentiment  d'ennui, 

<(  Je  luttai  quelque  temps  contre  mon  mal ,  mais  avec  indifférence 
et  sans  avoir  la  ferme  résolution  de  le  vaincre.  Enfin ,  ne  pouvant 
trouver  de  remède  à  cette  étrange  blessure  de  mon  cœur,  qui  n'étoit 
nulle  part  et  qui  étoit  partout,  je  résolus  de  quitter  la  vie. 

u  Prêtre  du  Très-Haut ,  qui  m'entendez ,  pardonnez  à  un  malheu- 
reux que  le  ciel  avoit  presque  privé  de  la  raison.  J'étois  plein  de  reli- 
gion, et  je  raisonnois  en  impie  ;  mon  cœur  aimoit  Dieu ,  et  mon  esprit 
le  méconnoissoit ;  ma  conduite,  mes  discours,  mes  sentiments,  mes 
pensées,  n'étoient  que  contradiction,  ténèbres,  mensonges.  Mais 
l'homme  sait-il  bien  toujours  ce  qu'il  veut,  est-il  toujours  sûr  de  ce 
qu'il  pense  ? 

«  Tout  m'échappoit  à  la  fois,  l'amitié,  le  monde,  la  retraite.  J'avois 
essayé  de  tout,  et  tout  m'avoit  été  fatal.  Repoussé  par  la  société, 
abandonné  d'Amélie  quand  la  solitude  vint  à  me  manquer,  que  me 
restoit-il?  C'étoit  la  dernière  planche  sur  laquelle  j'avois  espéré  me 
sauver,  et  je  la  sentois  encore  s'enfoncer  dans  l'abîme  ! 

«  Décidé  que  j'étois  à  me  débarrasser  du  poids  de  la  vie,  je  résolus 
de  mettre  toute  ma  raison  dans  cet  acte  insensé.  Rien  ne  me  pressoit  ; 
je  ne  fixai  point  le  moment  du  départ,  afin  de  savourer  à  longs  traits 
les  derniers  moments  de  l'existence  et  de  recueillir  toutes  mes  forces  , 
à  l'exemple  d'un  ancien,  pour  sentir  mon  âme  s'échapper. 

«  Cependant  je  crus  nécessaire  de  prendre  des  arrangements  con- 
cernant ma  fortune,  et  je  fus  obligé  d'écrire  à  Amélie.  Il  m'échappa 
quelques  plaintes  sur  son  oubli,  et  je  laissai  sans  doute  percer  l'atten- 
drissement qui  surmontoit  peu  à  peu  mon  cœur.  Je  m'imaginois 
pourtant  avoir  bien  dissimulé  mon  secret  ;  mais  ma  sœur,  accoutumée 
à  lire  dans  les  replis  de  mon  âme,  le  devina  sans  peine.  Elle  fut 
alarmée  du  ton  de  contrainte  qui  régnoit  dans  ma  lettre  et  de  mes 


RENÉ.  85 

questions  sur  des  affaires  dont  je  ne  m'étois  jamais  occupé.  Au  lieu 
de  me  répondre,  elle  me  vint  tout  à  coup  surprendre. 

«  Pour  bien  sentir  quelle  dut  être  dans  la  suite  l'amertume  de  ma 
douleur  et  quels  furent  mes  premiers  transports  en  revoyant  Amélie^ 
il  faut  vous  figurer  que  c'étoit  la  seule  personne  au  monde  que  j'eusse 
aimée,  que  tous  mes  sentiments  se  venoient  confondre  en  elle  avec  la 
douceur  des  souvenirs  de  mon  enfance.  Je  reçus  donc  Amélie  dans 
une  sorte  d'extase  de  cœur.  Il  y  avoit  si  longtemps  que  je  n'avois  trouvé 
quelqu'un  qui  m'entendît  et  devant  qui  je  pusse  ouvrir  mon  âmel 

«  Amélie  se  jetant  dans  mes  bras  me  dit  :  «  Ingrat,  tu  veux  mourir, 
«  et  ta  sœur  existe!  Tu  soupçonnes  son  cœur!  Ne  t'explique  point, 
«  ne  t'excuse  point,  je  sais  tout;  j'ai  tout  compris,  comme  si  j'avois 
«  été  avec  toi.  Est-ce  moi  que  l'on  trompe,  moi  qui  ai  vu  naître  tes 
«  premiers  sentiments?  Voilà  ton  malheureux  caractère ,  tes  dégoûts, 
«  tes  injustices.  Jure,  tandis  que  je  te  presse  sur  mon  cœur,  jure  que 
«  c'est  la  dernière  fois  que  tu  te  livreras  à  tes  folies  ;  fais  le  serment 
«  de  ne  jamais  attenter  à  tes  jours.  » 

((  En  prononçant  ces  mots  Amélie  me  regardoit  avec  compassion  et 
tendresse,  et  couvroit  mon  front  de  ses  baisers;  c'étoit  presque  une 
mère,  c'étoit  quelque  chose  de  plus  tendre.  Hélas!  mon  cœur  se 
rouvrit  à  toutes  les  joies;  comme  un  enfant,  je  ne  demandois  qu'à 
être  consolé  ;  je  cédai  à  l'empire  d'Amélie  :  elle  exigea  un  serment 
solennel  ;  je  le  fis  sans  hésiter,  ne  soupçonnant  même  pas  que  désor- 
mais je  pusse  être  malheureux. 

«  Nous  fûmes  plus  d'un  mois  à  nous  accoutumer  à  l'enchantement 
d'être  ensemble.  Quand  le  matin,  au  lieu  de  me  trouver  seul,  j'en- 
tendois  la  voix  de  ma  sœur,  j'éprouvois  un  tressaillement  de  joie  et  de 
bonheur.  Amélie  avoit  reçu  de  la  nature  quelque  chose  de  divin  ;  son 
âme  avoit  les  mêmes  grâces  innocentes  que  son  corps  ;  la  douceur  de 
ses  sentiments  étoit  infinie;  il  n'y  avoit  rien  que  de  suave  et  d'un  peu 
rêveur  dans  son  esprit  ;  on  eût  dit  que  son  cœur,  sa  pensée  et  sa  voix 
soupiroient  comme  de  concert  ;  elle  tenoit  de  la  femme  la  timidité  et 
l'amour,  et  de  l'ange  la  pureté  et  la  mélodie. 

«  Le  moment  étoit  venu  où  j'allois  expier  toutes  mes  inconséquences. 
Dans  mon  délire,  j'avois  été  jusqu'à  désirer  d'éprouver  un  malheur, 
pour  avoir  du  moins  un  objet  réel  de  souffrance  :  épouvantable  souhait 
que  Dieu,  dans  sa  colère,  a  trop  exaucé  ! 

«  Que  vais-je  vous  révéler,  ô  mes  amis!  voyez  les  pleurs  qui  coulent 
de  mes  yeux.  Puis-je  même...  Il  y  a  quelques  jours,  rien  n'auroit  pu 
ra'arracher  ce  secret...  A  présent,  tout  est  fini  ! 

«  Toutefois ,  ô  vieillards  !  que  cette  histoire  soit  à  jamais  ensevelie 


> 


M  RENÉ. 

dans  le  silence  :  souvenez-vous  qu'elle  n'a  été  racontée  que  sous 
l'arbre  du  désert. 

«  L'hiver  finissoit  lorsque  je  m'aperçus  qu'Amélie  perdoit  le  repos 
et  la  santé ,  qu'elle  commençoit  à  me  rendre.  Elle  maigrissoit  ;  ses 
yeux  se  creusoient,  sa  démarche  étoit  languissante  et  sa  voix  troublée. 
Un  jour  je  la  surpris  tout  en  larmes  au  pied  d'un  crucifix.  Le  monde , 
la  solitude,  mon  absence,  ma  présence,  la  nuit,  le  jour,  tout  l'alar- 
moit.  D'involontaires  soupirs  venoient  expirer  sur  ses  lèvres;  tantôt 
elle  soutenoit  sans  se  fatiguer  une  longue  course  ;  tantôt  elle  se  traînoit 
à  peine;  elle  prenoit  et  laissoit  son  ouvi'age,  ouvroit  un  livre  sans 
pouvoir  lire,  commençoit  une  phrase  qu'elle  n'achevoit  pas ,  fondoit 
tout  à  coup  en  pleurs,  et  se  retiroit  pour  prier. 

«  En  vain  je  cherchois  à  découvrir  son  secret.  Quand  je  l'interrogeois 
en  la  pressant  dans  mes  bras,  elle  me  répondoit  avec  un  sourire 
qu'elle  étoit  comme  moi,  qu'elle  ne  savoit  pas  ce  qu'elle  avoit. 

«  Trois  mois  se  passèrent  de  la  sorte ,  et  son  état  devenoit  pire 
chaque  jour.  Une  correspondance  mystérieruse  me  sembloit  être  la 
cause  de  ses  larmes,  car  elle  paroissoit,  ou  plus  tranquille,  ou  plus 
émue,  selon  les  lettres  qu'elle  recevoit.  Enfin,  un  matin,  l'heure  à 
laquelle  nous  déjeunions  ensemble  étant  passée,  je  monte  à  son  appar- 
tement; je  frappe  :  on  ne  me  répond  point;  j'entr'ouvre  la  porte  :  il 
n'y  avoit  personne  dans  la  chambre.  J'aperçois  sur  la  cheminée  un 
paquet  à  mon  adresse.  Je  le  saisis  en  tremblant,  je  l'ouvre,  et  je  lis 
cette  lettre,  que  je  conserve  pour  m'ôter  à  l'avenir  tout  mouvement 
de  joie. 


A  RENE. 

«Le  ciel  m'est  témoin,  mon  frère,  que  je  donnerois  mille  fois 
«  ma  vie  pour  vous  épargner  un  moment  de  peine  ;  mais ,  infor- 
«  tunée  que  je  suis,  je  ne  puis  rien  pour  votre  bonheur.  Vous  me 
«  pardonnerez  donc  de  m'être  dérobée  de  chez  vous  comme  une  cou- 
ce  pable;  je  n'aurois  jamais  pu  résister  à  vos  prières,  et  cependant  il 
«  falloit  partir...  Mon  Dieu,  ayez  pitié  de  moi  ! 

«  Vous  savez  ,  René,  que  j'ai  toujours  eu  du  penchant  pour  la  vie 
«  religieuse;  il  est  temps  que  je  mette  à  profit  les  avertissements  du 
«  ciel.  Pourquoi  ai-je  attendu  si  tard!  Dieu  m'en  punit.  J'étois  restée 
«  pour  vous  dans  le  monde...  Pardonnez,  je  suis  toute  troublée  par  le 
«  chagrin  que  j'ai  de  vous  quitter. 

«  C'est  à  présent ,  mon  cher  frère ,  que  je  sens  bien  la  nécessiîé  de 


RENE.  87 

«  ces  asiles  contre  lesquels  je  vous  ai  vu  souvent  vous  élever.  Il  est 
X  des  malheurs  qui  nous  séparent  pour  toujours  des  hommes  :  que 
'(  devicndroient  alors  de  pauvres  infortunées!...  Je  suis  persuadée  que 
(•  vous-même,  mon  frère,  vous  trouveriez  le  repos  dans  ces  retraites 
vi  de  la  religion  :  la  terre  n'offre  rien  qui  soit  digne  de  vous. 

«  Je  ne  vous  rappellerai  point  votre  serment  :  je  connois  la  fidélité 
(c  de  votre  parole.  Vous  l'avez  juré,  vous  vivrez  pour  moi.  Y  a-t-il  rien 
«  de  plus  misérable  que  de  songer  sans  cesse  à  quitter  la  vie  ?  Pour 
(c  un  homme  de  votre  caractère,  il  est  si  aisé  de  mourir!  Croyez-en 
«  votre  sœur,  il  est  plus  difficile  de  vivre. 

((  Mais,  mon  frère,  sortez  au  plus  vite  de  la  solitude,  qui  ne  vous  est 
«pas  bonne;  cherchez  quelque  occupation.  Je  sais  que  vous  riez 
«  amèrement  de  cette  nécessité  oij  l'on  est  en  France  dejjrendre  un  état. 
(C  Ne  méprisez  pas  tant  l'expérience  et  la  sagesse  de  nos  pères.  Il  vaut 
«  mieux ,  mon  cher  René ,  ressembler  un  peu  plus  au  commun  des 
«  hommes  et  avoir  un  peu  moins  de  malheur. 

«  Peut-être  trouveriez-vous  dans  le  mariage  un  soulagement  à  vos 
«  ennuis.  Une  femme ,  des  enfants  occuperoient  vos  jours.  Et  quelle 
«  est  la  femme  qui  ne  chercheroit  pas  à  vous  rendre  heureux  !  L'ar- 
«  deur  de  votre  âme ,  la  beauté  de  votre  génie ,  votre  air  noble  et 
«passionné,  ce  regard  fier  et  tendre,  tout  vous  assureroit  de  son 
«  amour  et  de  sa  fidélité.  Ah  !  avec  quelles  délices  ne  te  presseroit-elle 
«  pas  dans  ses  bras  et  sur  son  cœur!  Comme  tous  ses  regards,  toutes 
«  ses  pensées,  seroient  attachés  sur  toi  pour  prévenir  tes  moindres 
«  peines  !  Elle  seroit  tout  amour,  tout  innocence  devant  toi  :  tu  croirois 
«  retrouver  une  sœur. 

«  Je  pars  pour  le  couvent  de...  Ce  monastère,  bâti  au  bord  de  la 
«  mer,  convient  à  la  situation  de  mon  âme.  La  nuit,  du  fond  de  ma 
))  cellule,  j'entendrai  le  murmure  des  flots  qui  baignent  les  murs  du 
«  couvent;  je  songerai  à  ces  promenades  que  je  faisois  avec  vous  au 
«  milieu  des  bois,  alors  que  nous  croyions  retrouver  le  bruit  des  mers 
«  dans  la  cime  agitée  des  pins.  Aimable  compagnon  de  mon  enfance, 
;(  est-ce  que  je  ne  vous  verrai  plus?  A  peine  plus  âgée  que  vous,  je 
«vous  balançois  dans  votre  berceau;  souvent  nous  avons  dormi 
«  ensemble.  Ah!  si  un  même  tombeau  nous  réunissoit  un  jour!  Mais 
f!  non,  je  dois  dormir  seule  sous  les  marbres  glacés  de  ce  sanctuaire 
«  où  reposent  pour  jamais  ces  filles  qui  n'ont  point  aimé. 

«  Je  ne  sais  si  vous  pourrez  lire  ces  lignes  à  demi  effacées  par  mes 
«  larmes.  Après  tout,  mon  ami,  un  peu  plus  tôt,  un  peu  plus  tard, 
«  n'auroit-il  pas  fallu  nous  quitter?  Qu'ai-je  besoin  de  vous  entretenir 
«  de  l'incertitude  et  du  peu  de  valeur  de  la  vie?  Vous  vous  rappelez  le 


u/ 


88  RENÉ. 

«  jeune  M...  qui  fît  naufrage  à  rile-de-France.  Quand  vous  reçûtes  sa 
«  dernière  lettre,  quelques  mois  après  sa  mort,  sa  dépouille  terrestre' 
((  n'existoit  môme  plus ,  et  l'instant  où  vous  commenciez  son  deuil  en 
«  Europe  étoit  celui  où  on  le  finissoit  aux  Indes.  Qu'est  ce  donc  que 
<;  l'homme,  dont  la  mémoire  périt  si  vite?  Une  partie  de  ses  amis  ne 
«  peut  apprendre  sa  mort  que  l'autre  n'en  soit  déjà  consolée  !  Quoi, 
«  cher  et  trop  cher  René ,  mon  souvenir  s'effacera-t-il  si  promptement 
«  de  ton  cœur?  0  mon  frère!  si  ie  m'arrache  à  vous  dans  le  temps, 
«  c'est  pour  n'être  pas  séparée  de  vous  dans  l'éternité. 

«  Amélie.  » 

P.  5.  «  Je  joins  ici  l'acte  de  la  donation  de  mes  biens  ;  j'espère  que 
«  vous  ne  refuserez  pas  cette  marque  de  mon  amitié.  » 

«  La  foudre  qui  fût  tombée  à  mes  pieds  ne  m'eût  pas  causé  plus 
d'effroi  que  cette  lettre.  Quel  secret  Amélie  me  cachoit-elle?  Qui  la 
forçoit  si  subitement  à  embrasser  la  vie  religieuse?  Ne  m'avoit-elle' 
rattaché  à  l'existence  par  le  charme  de  l'amitié  que  pour  me  délaisser 
tout  à  coup?  Oh!  pourquoi  étoit-elle  venue  me  détourner  de  mon 
dessein  !  Un  mouvement  de  pitié  l'avoit  rappelée  auprès  de  moi  ;  mais 
bientôt,  fatiguée  d'un  pénible  devoir,  elle  se  hâte  de  quitter  un  mal- 
heureux qui  n'avoit  qu'elle  sur  la  terre.  On  croit  avoir  tout  fait  quand 
on  a  empêché  un  homme  de  mourir!  Telles  étoient  mes  plaintes.  Puis, 
faisant  un  retour  sur  moi-môme  :  «  Ingrate  Amélie,  disois-je,  si  tu 
avois  été  à  ma  place,  si  comme  moi  tu  avois  été  perdue  dans  le  vide 
de  tes  jours,  ah!  tu  n'aurois  pas  été  abandonnée  de  ton  frère!  » 

«  Cependant,  quand  je  relisois  la  lettre,  j'y  trouvois  je  ne  sais  quoi 
de  si  triste  et  de  si  tendre,  que  tout  mon  cœur  se  fondoit.  Tout  à  coup 
il  me  vint  une  idée  qui  me  donna  quelque  espérance  :  je  m'imaginai 
qu'Amélie  avoit  peut-être  conçu  une  passion  pour  un  homme  qu'elle 
n'osoit  avouer.  Ce  soupçon  sembla  m'expliquer  sa  mélancolie,  sa  cor- 
respondance mystérieuse  et  le  ton  passionné  qui  respiroit  dans  sa 
lettre.  Je  lui  écrivis  aussitôt  pour  la  supplier  de  m'ouvrir  son  cœur. 

((Elle  ne  tarda  pas  à  me  répondre,  mais  sans  me  découvrir  son 
secret  :  elle  me  mandoit  seulement  qu'elle  avoit  obtenu  les  dispenses 
du  noviciat  et  qu'elle  alloit  prononcer  ses  vœux. 

((  Je  fus  révolté  de  l'obstination  d'Amélie,  du  mystère  de  ses  paroles, 
et  de  son  peu  de  confiance  en  mon  amitié. 

((  Après  avoir  hésité  un  moment  sur  le  parti  que  j 'avois  à  prendre 

je  résolus  d'aller  à  B...  pour  faire  un  dernier  effort  auprès  de  ma  sœur. 

V       La  terre  où  j'avois  été  élevé  se  trouvoit  sur  la  route.  Quand  j'aperçus 


RENÉ.  89 

les  bois  où  j'âvois  passé  les  seuls  moments  heureux  de  ma  vie,  je  ne 
pus  retenir  mes  larmes,  et  il  me  fut  impossible  de  résister  à  la  ten- 
tation de  leur  dire  un  dernier  adieu. 

«  Mon  frère  aîné  avoit  vendu  l'héritage  paternel,  et  le  nouveau  pro- 
priétaire ne  l'habitoit  pas.  J'arrivai  au  château  par  la  longue  avenue 
de  sapins;  je  traversai  à  pied  les  cours  désertes;  je  m'arrêtai  à 
regarder  les  fenêtres  fermées  ou  demi-brisées,  le  chardon  qui  croissoit 
au  pied  des  murs,  les  feuilles  qui  jonchoient  le  seuil  des  portes,  et  ce 
perron  solitaire  où  j'avois  vu  si  souvent  mon  père  et  ses  fidèles  ser- 
viteurs. Les  marches  étoient  déjà  couvertes  de  mousse  ;  le  violier  jaune 
croissoit  entre  leurs  pierres  déjointes  et  tremblantes.  Un  gardien 
inconnu  m'ouvrit  brusquement  les  portes.  J'hésitois  à  franchir  le 
seuil  ;  cet  homme  s'écria  :  «  Eh  bien  !  allez-vous  faire  comme  cette 
«étrangère  qui  vint  ici  il  y  a  quelques  jours?  Quand  ce  fut  pour 
«  entrer,  elle  s'évanouit,  et  je  fus  obligé  de  la  reporter  à  sa  voiture.  » 
Il  me  fut  aisé  de  reconnoître  Vétrangere  qui,  comme  moi,  étoit  venue 
chercher  dans  ces  lieux  des  pleurs  et  des  souvenirs! 

(c  Couvrant  un  moment  mes  yeux  de  mon  mouchoir,  j'entrai  sous 
le  toit  de  mes  ancêtres.  Je  parcourus  les  appartements  sonores  où  l'on 
n'entendoit  que  le  bruit  de  mes  pas.  Les  chambres  étoient  à  peine 
éclairées  par  la  foible  lumière  qui  pénétroit  entre  les  volets  fermés  ; 
je  visitai  celle  où  ma  mère  avoit  perdu  la  vie  en  me  mettant  au  monde, 
celle  où  se  retiroit  mon  père,  celle  où  j'avois  dormi  dans  mon  berceau, 
celle  enfin  où  l'amitié  avoit  reçu  mes  premiers  vœux  dans  le  sein 
d'une  sœur.  Partout  les  salles  étoient  détendues,  et  l'araignée  filoit 
sa  toile  dans  les  couches  abandonnées.  Je  sortis  précipitamment  de 
ces  lieux,  je  m'en  éloignai  à  grands  pas,  sans  oser  tourner  la  tête. 
Qu'ils  sont  doux ,  mais  qu'ils  sont  rapides ,  les  moments  que  les  frères 
et  les  sœurs  passent  dans  leurs  jeunes  années,  réunis  sous  l'aile  de 
leurs  vieux  parents!  La  famille  de  l'homme  n'est  que  d'un  jour;  le 
souffle  de  Dieu  la  disperse  comme  une  fumée.  A  peine  le  fils  connoît-il 
le  père,  le  père  le  fils,  le  frère  la  sœur,  la  sœur  le  frère!  Le  chêne 
voit  germer  ses  glands  autour  de  lui  :  il  n'en  est  pas  ainsi  des  enfants 
des  hommes  ! 

«  En  arrivant  à  B...  je  me  fis  conduire  au  couvent;  je  demandai  à 
parler  à  ma  sœur.  On  me  dit  qu'elle  ne  Fecevoit  personne.  Je  lui 
écrivis  :  elle  me  répondit  que ,  sur  le  point  de  se  consacrer  à  Dieu ,  il 
ne  lui  étoit  pas  permis  de  donner  une  pensée  au  monde  ;  que  si  je 
l'aimois,  j'évitcrois  de  l'accabler  de  ma  douleur.  Elle  ajoutoit  : 
«  Cependant,  si  votre  projet  est  de  paroître  à  l'autel  le  jour  de  ma 
«  profession,  daignez  m'y  servir  de  père  :  ce  rôle  est  le  seul  digne 


90  RENE. 

«  de  votre  courage ,  le  scuî  qui  convienne  à  notre  amitié  et  à  mon 
«  repos.  » 

«  Cette  froide  fermeté  qu'on  opposoit  à  l'ardeur  de  mon  amitié  mo 
jeta  dans  de  violents  transports.  Tantôt  j'étois  près  de  retourner  sui- 
mes  pas  ;  tantôt  je  voulois  rester,  uniquement  pour  troubler  le  sacri- 
fice. L'enfer  me  suscitoit  jusqu'à  la  pensée  de  me  poignarder  dans 
l'église  et  de  mêler  mes  derniers  soupirs  aux  vœux  qui  m'arrachoient 
ma  sœ.ur.  La  supérieure  du  couvent  me  fit  prévenir  qu'on  avoit  pré- 
paré un  banc  da«is  le  sanctuaire,  et  elle  m'invitoit  à  me  rendre  à  la 
cérémonie,  qui  devoit  avoir  lieu  dès  le  lendemain. 

«  Au  lever  de  l'aube,  j'entendis  le  premier  son  des  cloches...  Vers 
dix  heures,  dans  une  sorte  d'agonie,  je  me  traînai  au  monastère.  Rien 
ne  peut  plus  être  tragique  quand  on  a  assisté  à  un  pareil  spectacle  ; 
rien  ne  peut  plus  être  douloureux  quand  on  y  a  survécu. 

«  Un  peuple  immense  remplissoit  l'église.  On  me  conduit  au  banc 
du  sanctuaire  ;  je  me  précipite  à  genoux  sans  presque  savoir  où  j'étois 
ni  à  quoi  j'étois  résolu.  Déjà  le  prêtre  attendoit  à.  l'autel;  tout  à  coup 
la  grille  mystérieuse  s'ouvre ,  et  Amélie  s'avance ,  parée  de  toutes  les 
pompes  du  monde.  Elle  étoit  si  belle,  il  y  avoit  sur  son  visage  quelque 
chose  de  si  divin,  qu'elle  excita  un  mouvement  de  surprise  et  d'admi- 
ration. Vaincu  par  la  glorieuse  douleur  de  la  sainte,  abattu  par  les 
grandeurs  de  la  religion,  tous  mes  projets  de  violence  s'évanouirent; 
ma  force  m'abandonna  ;  je  me  sentis  lié  par  une  main  toute- puissante, 
et,  au  lieu  de  blasphèmes  et  de  menaces,  je  ne  trouvai  dans  mon  cœur 
que  de  profondes  adorations  et  les  gémissements  de  l'humilité. 

((  Amélie  se  place  sous  un  dais.  Le  sacrifice  commence  à  la  lueur 
des  flambeaux,  au  milieu  des  fleurs  et  des  parfums,  qui  dévoient 
rendre  l'holocauste  agréable.  A  l'offertoire,  le  prêtre  se  dépouilla  de 
ses  ornements,  ne  conserva  qu'une  tunique  de  lin,  monta  en  chaire, 
et,  dans  un  discours  simple  et  pathétique,  peignit  le  bonheur  de  la 
vierge  qui  se  consacre  au  Seigneur.  Quand  il  prononça  ces  mots  : 
((  Elle  a  paru  comme  l'encens  qui  se  consume  dans  le  feu,  »  un  grand 
calme  et  des  odeurs  célestes  semblèrent  se  répandre  dans  l'auditoire  ; 
on  se  sentit  comme  à  l'abri  sous  les  ailes  de  la  colombe  mystique,  et 
l'on  eût  cru  voir  les  anges  descendre  sur  l'autel  et  remonter  vers  les 
cieux  avec  des  parfums" et  des  couronnes. 

«  Le  prêtre  achève  son  discours ,  reprena  ses  vêtements ,  contin  uc 
le  sacrifice.  Amélie,  soutenue  de  deux  jeunes  religieuses,  se  met  à 
genoux  sur  la  dernière  marche  de  l'autel.  On  vient  aloçs  me  chercher 
pour  remplir  les  fonctions  paternelles.  Au  bruit  de  mes  pas  chancelants 
dans  le  sanctuaire,  Amélie  est  prête  à  défaillir.  On  me  place  à  côté  du 


RENÉ.  91 

prêtre  pour  lui  présenter  les  ciseaux.  En  ce  moment  je  sens  renaître 
mes  transports;  ma  fureur  va  éclater,  quand  Amélie,  rappelant  son 
courage,  me  lance  un  regard  où  il  y  a  tant  de  reproche  et  de  douleur, 
que  j'en  suis  atterré.  La  religion  triomphe.  Ma  sœur  profite  de  mon 
trouble  ;  elle  avance  hardiment  la  tête.  Sa  superbe  chevelure  tombe 
de  toutes  parts  sous  le  fer  sacré  ;  une  longue  robe  d'étamine  remplace 
pour  elle  les  ornements  du  siècle  sans  la  rendre  moins  touchante  ; 
les  ennuis  de  son  front  se  cachent  sous  un  bandeau  de  lin,  et  le  voile 
mystérieux,  double  symbole  de  la  virginité  et  de  la  religion ,  accom- 
pagne sa  tête  dépouillée.  Jamais  elle  n'avoit  paru  si  belle.  L'œil  de  la 
pénitente  étoit  attaché  sur  la  poussière  du  monde,  et  son  âme  étoit 
dans  le  ciel. 

«  Cependant  Amélie  n'avoit  point  encore  prononcé  ses  vœux,  et 
pour  mourir  au  monde  il  falloit  qu'elle  passât  à  travers  le  tombeau. 
Ma  sœur  se  couche  sur  le  marbre  ;  on  étend  sur  elle  un  drap  mor- 
tuaire ;  quatre  flambeaux  en  marquent  les  quatre  coins.  Le  prêtre , 
l'étole  au  cou,  le  livre  à  la  main ,  commence  l'Office  des  morts  ;  de 
jeunes  vierges  le  continuent.  0  joies  de  la  religion,  que  vous  êtes 
grandes,  mais  que  vous  êtes  terribles  !  On  m'avoit  contraint  de  me 
placer  à  genoux  près  de  ce  lugubre  appareil.  Tout  à  coup  un  murmure 
confus  sort  de  dessous  le  voile  sépulcral  ;  je  m'incline,  et  ces  paroles 
épouvantables  (que  je  fus  seul  à  entendre)  viennent  frapper  mon 
oreille  :  «  Dieu  de  miséricorde,  fais  que  je  ne  me  relève  jamais  de 
«  cette  couche  funèbre ,  et  comble  de  tes  biens  un  frère  qui  n'a  point 
«  partagé  ma  criminelle  passion  !  » 

A  ces  mots  échappés  du  cercueil ,  l'affreuse  vérité  m'éclaire  ;  ma 
raison  s'égare;  je  me  laisse  tomber  sur  le  linceul  de  la  mort,  je  presse 
ma  sœur  dans  mes  bras  ;  je  m'écrie  :  «  Chaste  épouse  de  Jésus-Christ, 
«  reçois  mes  derniers  embrassements  à  travers  les  glaces  du  trépas  et 
«  les  profondeurs  de  l'éternité,  qui  te  séparent  déjà  de  ton  frère!  » 

«  Ce  mouvement,  ce  cri,  ces  larmes,  troublent  la  cérémonie  :  le 
prêtre  s'interrompt,  les  religieuses  ferment  la  grille,  la  foule  s'agite 
et  se  presse  vers  l'autel  ;  on  m'emporte  sans  connoissance.  Que  je 
sus  peu  de  gré  à  ceux  qui  me  rappelèrent  au  jour!  J'appris,  en  rou- 
vrant les  yeux,  que  le  sacrifice  étoit  consommé  et  que  ma  sœur  avoit 
été  saisie  d'une  fièvre  ardente.  Elle  me  faisoit  prier  de  ne  plus  cher- 
cher à  la  voir.  0  misère  de  ma  vie  !  une  sœur  craindre  de  parler  à  un 
frère,  et  un  frère  craindre  de  faire  entendre  sa  voix  à  une  sœur  !  Je 
sortis  du  monastère  comme  de  ce  lieu  d'expiation  où  des  flammes 
nous  préparent  pour  la  vie  céleste,  où  l'on  a  tout  perdu  comme  aux 
enfers,  hors  l'espérance. 


92  RENÉ. 

<(  On  peut  trouver  des  forces  dans  son  âme  contre  un  malheur  per- 
sonnel, mais  devenir  la  cause  involontaire  du  malheur  d'un  autre, 
cela  est  tout  à  fait  insupportable.  Éclaire  sur  les  maux  de  ma  sœur, 
je  me  figurois  ce  qu'elle  avoit  dû  souffrir.  Alors  s'expliquèrent  pour 
moi  plusieurs  choses  que  je  n'avois  pu  comprendre  :  ce  mélange  de 
joie  et  de  tristesse  qu'Amélie  avoit  fait  paroître  au  moment  de  mon 
départ  pour  mes  voyages,  le  soin  qu'elle  prit  de  m'éviter  à  mon  retour, 
et  cependant  cette  foiblesse  qui  l'empêcha  si  longtemps  d'entrer  dans 
un  monastère  :  sans  doute  la  fille  malheureuse  s'étoit  flattée  de  gué- 
rir! Ses  projets  de  retraite,  la  dispense  du  noviciat,  la  disposition  de 
ses  biens  en  ma  faveur,  avoient  apparemment  produit  cette  corres- 
pondance secrète  qui  servit  à  me  tromper. 

((  0  mes  amis!  je  sus  donc  ce  que  c'étoit  que  de  verser  des  larmes 
pour  un  mal  qui  n'étoit  point  imaginaire  !  Mes  passions,  si  longtemps 
indéterminées,  se  précipitèrent  sur  cette  première  proie  avec  fureur. 
Je  trouvai  même  une  sorte  de  satisfaction  inattendue  dans  la  pléni- 
tude de  mon  chagrin,  et  je  m'aperçus,  avec  un  secret  mouvement  de 
joie,  que  la  douleur  n'est  pas  une  affection  qu'on  épuise  comme  le 
plaisir. 

«  J'avois  voulu  quitter  la  terre  avant  l'ordre  du  Tout  -  Puissant  ; 
c'étoit  un  grand  crime  :  Dieu  m'avoit  envoyé  Amélie  à  la  fois  pour  me 
sauver  et  pour  me  punir.  Ainsi,  toute  pensée  coupable,  toute  action 
criminelle  entraîne  après  elle  des  désordres  et  des  malheurs.  Amélie 
me  prioit  de  vivre,  et  je  lui  devois  bien  de  ne  pas  aggraver  ses  maux. 
D'ailleurs  (chose  étrange!)  je  n'avois  plus  envie  de  mourir  depuis 
que  j'étois  réellement  malheureux.  Mon  chagrin  étoit  devenu  une 
occupation  qui  remplissoit  tous  mes  moments  :  tant  mon  cœur  est 
naturellement  pétri  d'ennui  et  de  misère! 

«  Je  pris  donc  subitement  une  autre  résolution  ;  je  me  déterminai  à 
quitter  l'Europe  et  à  passer  en  Amérique. 

«  On  équipoit  dans  ce  moment  même,  au  port  de  B....,  une  flotte 
pour  la  Louisiane;  je  m'arrangeai  avec  un  des  capitaines  de  vais- 
seau; je  fis  savoir  mon  projet  à  Amélie,  et  je  m'occupai  de  mon 
départ. 

«  Ma  sœur  avoit  touché  aux  portes  de  la  mort;  mais  Dieu,  qui  lui 
destinoit  la  première  palme  des  vierges,  ne  voulut  pas  la  rappeler  si 
vite  à  lui  ;  son  épreuve  ici-bas  fut  prolongée.  Descendue  une  seconde 
fois  dans  la  pénible  carrière  de  la  vie,  l'héroïne,  courbée  sous  la  croix, 
s'avança  courageusement  à  rencontre  des  douleurs ,  ne  voyant  plus 
que  le  triomphe  dans  le  combat ,  et  dans  l'excès  des  souffrances  l'ex- 
cès de  la  gloire. 


RENE.  93 

a  La  vente  du  peu  de  bien  qui  me  restoit,  et  que  je  ce'dai  à  mon 
frère,  les  longs  préparatifs  d'un  convoi,  les  vents  contraires,  me 
retinrent  longtemps  dans  le  port.  J'allois  chaque  matin  m'informer  des 
nouvelles  d'Amélie,  et  je  revenois  toujours  avec  de  nouveaux  motifs 
d'admiration  et  de  larmes. 

u  J'errois  sans  cesse  autour  du  monastère,  bâti  au  bord  de  la  mer. 
J'apercevois  souvent,  à  une  petite  fenêtre  grillée  qui  donnoit  sur  une 
plage  déserte,  une  religieuse  assise  dans  une  attitude  pensive  ;  elle 
revoit  à  l'aspect  de  l'Océan  où  apparoissoit  quelque  vaisseau  cinglant 
aux  extrémités  de  la  terre.  Plusieurs  fois,  à  la  clarté  de  la  lune,  j'ai 
revu  la  même  religieuse  aux  barreaux  de  la  même  fenêtre  :  elle 
contemploit  la  mer,  éclairée  par  l'astre  de  la  nuit,  et  sembloit  prêter 
l'oreille  au  bruit  des  vagues  qui  se  brisoient  tristement  sur  des  grèves 
solitaires. 

((  Je  crois  encore  entendre  la  cloche  qui,  pendant  la  nuit,  appeloit 
les  religieuses  aux  veilles  et  aux  prières.  Tandis  qu'elle  tintoit  avec 
lenteur  et  que  les  vierges  s'avançoient  en  silence  à  l'autel  du  Tout- 
Puissant,  je  courois  au  monastère':  là,  seul  au  pied  des  murs,  j'écou- 
tois  dans  une  sainte  extase  les  derniers  sons  des  cantiques,  qui  se 
mêloient  sous  les  voûtes  du  temple  au  foible  bruissement  des  flots. 

«  Je  ne  sais  comment  toutes  ces  choses,  qui  auroient  dû  nourrir 
mes  peines,  en  émoussoient  au  contraire  l'aiguillon.  Mes  larmes  avoient 
moins  d'amertume,  lorsque  je  les  répandois  sur  les  rochers  et  parmi 
les  vents.  Mon  chagrin  même,  par  sa  nature  extraordinaire,  portoit 
avec  lui  quelque  remède  :  on  jouit  de  ce  qui  n'est  pas  commun ,  môme 
quand  cette  chose  est  un  malheur.  J'en  conçus  presque  l'espérance 
que  ma  sœur  deviendroit  à  son  tour  moins  misérable. 

«  Une  lettre  que  je  reçus  d'elle  avant  mon  départ  sembla  me  con- 
firmer dans  ces  idées.  Amélie  se  plaignoit  tendrement  de  ma  douleur 
et  m'assuroit  que  le  temps  diminuoit  la  sienne.  «  Je  ne  désespère  pas 
«  de  mon  bonheur,  me  disoit-elle.  L'excès  même  du  sacrifice,  à  pré- 
«  sent  que  le  sacrifice  est  consommé,  sert  à  me  rendre  quelque  paix. 
«'La  simplicité  de  mes  compagnes,  la  pureté  de  leurs  vœux,  la  régu- 
«  larité  de  leur  vie,  tout  répand  du  baume  sur  mes  jours.  Quand 
«  j'entends  gronder  les  orages  et  que  l'oiseau  de  mer  vient  battre  des 
«  ailes  à  ma  fenêtre,  moi,  pauvre  colombe  du  ciel ,  je  songe  au  bon- 
«  heur  que  j'ai  eu  de  trouver  un  abri  contre  la  tempête.  C'est  ici  la 
«  sainte  montagne,  le  sommet  élevé  d'où  l'on  entend  les  derniers 
«  bruits  de  la  terre  et  les  premiers  concerts  du  ciel  ;  c'est  ici  que  la 
«  religion  trompe  doucement  une  âme  sensible  :  aux  plus  violentes 
«  amours  elle  substitue  une  sorte  de  chasteté  brûlante  où  l'amante 


y 


94  RENE. 

«  et  la  vierge  sont  unies;  elle  épure  les  soupirs,  elle  change  en  une 
«  flamme  incorruptible  une  flamme  périssable,  elle  môle  divinement 
«  son  calme  et  son  innocence  à  ce  reste  de  trouble  et  de  volupté  d'un 
<c  cœur  qui  cherche  à  se  reposer  et  d'une  vie  qui  se  retire.  » 

((  Je  ne  sais  ce  que  le  ciel  me  réserve,  et  s'il  a  voulu  m'avertir  que 
les  orages  accompagneroient  partout  mes  pas.  L'ordre  étoit  donné 
pour  le  départ  de  la  flotte;  déjà  plusieurs  vaisseaux  avoient  appareillé 
au  baisser  du  soleil  ;  je  m'étois  arrangé  pour  passer  la  dernière  nuit 
à  terre,  afin  d'écrire  ma  lettre  d'adieux  à  Amélie.  Vers  minuit,  tan- 
dis que  je  m'occupe  de  ce  soin  et  que  je  mouille  mon  papier  de 
mes  larmes,  le  bruit  des  vents  vient  frapper  mon  oreille.  J'écoute ,  et 
au  milieu  de  la  tempête  je  distingue  les  coups  de  canon  d'alarme 
mêlés  au  glas  de  la  cloche  monastique.  Je  vole  sur  le  rivage  où  tout 
étoit  désert  et  où  l'on  n'entendoit  que  le  rugissement  des  flots.  Je 
m'assieds  sur  un  rocher.  D'un  côté  s'étendent  les  vagues  étincelantes, 
d(;  l'autre  les  murs  sombres  du  monastère  se  perdent  confusément 
dans  les  cieux.  Une  petite  lumière  paroissoit  à  la  fenêtre  grillée. 
Étoit-ce  toi,  ô  mon  Amélie  !  qui,  prosternée  au  pied  du  crucifix,  priois 
le  Dieu  des  orages  d'épargner  ton  malheureux  frère  ?  La  tempête  sur 
les  flots,  le  calme  dans  ta  retraite  ;  des  hommes  brisés  sur  des  écueils, 
au  pied  de  l'asile  que  rien  ne  peut  troubler;  l'infini  de  l'autre  côté  du 
mur  d'une  cellule;  les  fanaux  agités  des  vaisseaux,  le  phare  immobile 
du  couvent  ;  l'incertitude  des  destinées  du  navigateur,  la  vestale  con- 
noissant  dans  un  seul  jour  tous  les  jours  futurs  de  sa  vie;  d'une  autre 
part,  une  âme  telle  que  la  tienne,  ô  Amélie,  orageuse  comme  l'Océan  ; 
un  naufrage  plus  affreux  que  celui  du  marinier  :  tout  ce  tableau  est 
encore  profondément  gravé  dans  ma  mémoire.  Soleil  de  ce  ciel  nou- 
veau ,  maintenant  témoin  de  mes  larmes,  échos  du  rivage  américain 
qui  répétez  les  accents  de  René,  ce  fut  le  lendemain  de  cette  nuit  ter 
rible  qu'appuyé  sur  le  gaillard  de  mon  vaisseau  je  vis  s'éloigner  pour 
jamais  ma  terre  natale!  Je  contemplai  longtemps  sur  la  côte  les  der- 
niers balancements  des  arbres  de  la  patrie  et  les  faîtes  du  monastère 
qui  s'abaissoient  à  l'horizon.  » 

Comme  René  achevoit  de  raconter  son  histoire,  il  tira  un  papier  de 
son  sein ,  et  le  donna  au  père  Souël,  puis,  se  jetant  dans  les  bras  de 
Chactas  et  étouffant  ses  sanglots ,  il  laissa  le  temps  au  missionnaire 
de  parcourir  la  lettre  qu'il  venoit  de  lui  remettre.  ^-^ 

Elle  étoit  de  la  supérieure  de...  Elle  contenoit  le  récit  des  derniers 
moments  de  la  sœur  Amélie  de  la  Miséricorde,  morte  victime  de  son 
zèle  et  de  sa  charité  en  soignant  ses  compagnes  attaquées  d'une 
maladie  contagieuse.  Toute  la  communauté  étoit  inconsolable  et  l'on 


RENE.  95 

y  rogardoit  Amélie  comme  une  sainte.  La  supérieure  ajoutoit  que, 
depuis  trente  ans  qu'elle  étoit  à  la  tète  de  la  maison ,  elle  n'avoit 
jamais  vu  de  religieuse  d'une  humeur  aussi  douce  et  aussi  égale,  ni 
qui  fût  plus  contente  d'avoir  quitté  les  tribulations  du  monde. 

Chactas  pressoit  René  dans  ses  bras  ;  le  vieillard  pleuroit.  «  Mon 
enfant,  dit-il  à  son  fils,  je  voudrois  que  le  père  Aubry  fût  ici;  il 
tiroit  du  fond  de  son  cœur  je  ne  sais  quelle  paix  qui,  en  les  calmant, 
ne  sembloit  cependant  point  étrangère  aux  tempêtes  :  c'étoit  la  lune 
dans  une  nuit  orageuse.  Les  nuages  errants  ne  peuvent  l'emporter 
dans  leur  course;  pure  et  inaltérable,  elle  s'avance  tranquille  au-dessus 
d'eux.  Hélas!  pour  moi,  tout  me  trouble  et  m'entraîne!  » 

Jusque  alors  le  père  Souël ,  sans  proférer  une  parole,  avoit  écouté 
d'un  air  austère  l'histoire  de  René.  Il  portoit  en  secret  un  cœur  com- 
patissant, mais  il  montroit  au  dehors  un  caractère  inflexible;  la  sensi- 
bilité du  Sachem  le  fit  sortir  du  silence  : 

«  Rien,  dit -il  au  frère  d'Amélie,  rien  ne  mérite  dans  cette  histoire 
la  pitié  qu'on  vous  montre  ici.  Je  vois  un  jeune  homme  entêté  de  chi- 
mères, à  qui  tout  déplaît,  et  qui  s'est  soustrait  aux  charges  de  la 
société  pour  se  livrer  à  d'inutiles  rêveries.  On  n'est  point,  monsieur,  un 
homme  supérieur  parce  qu'on  aperçoit  le  monde  sous  un  jour  odieux. 
On  ne  hait  les  hommes  et  la  vie  que  faute  de  voir  assez  loin.  Étendez 
un  peu  plus  votre  regard,  et  vous  serez  bientôt  convaincu  que  tous 
ces  maux  dont  vous  vous  plaignez  sont  de  purs  néants.  Mais  quelle 
honte  de  ne  pouvoir  songer  au  seul  malheur  réel  de  votre  vie  sans 
être  forcé  de  rougir  !  Toute  la  pureté,  toute  la  vertu,  toute  la  religion, 
toutes  les  couronnes  d'une  sainte  rendent  à  peine  tolérable  la  seule 
idée  de  vos  chagrins.  Votre  sœur  a  expié  sa  faute;  mais,  s'il  faut  ici 
dire  ma  pensée,  je  crains  que,  par  une  épouvantable  justice,  un  aveu 
5orti  du  sein  de  la  tombe  n'ait  troublé  votre  âme  à  son  tour.  Que 
faites-vous  seul  au  fond  des  forêts  oii  vous  consumez  vos  jours,  négli- 
geant tous  vos  devoirs?  Des  saints,  me  direz-vous,  se  sont  ensevelis 
dans  les  déserts.  Ils  y  étoient  avec  leurs  larmes,  et  employoient  à 
éteindre  leurs  passions  le  temps  que  vous  perdez  peut-être  à  allumer 
les  vôtres.  Jeune  présomptueux,  qui  avez  cru  que  l'homme  se  peut 
suffire  à  lui-même,  la  solitude  est  mauvaise  à  celui  qui  n'y  vit  pas 
L.vec  Dieu;  elle  redouble  les  puissances  de  l'âme  en  même  temps- 
qu'elle  leur  ôte  tout  sujet  pour  s'exercer.  Quiconque  a  reçiLdfiS. forces 
iIoit4^îS.£onsacrex  au_s.ervicejle_SÊS.se^^  :  s^il  les  lajsse  inutiles, 

il^e^i^estjTabûrd  puni  par  unejeçr(He.jaiJ^,re^iât.oii.tard  lâ  cIq^ 
envoie  un  châtiment  effrpycTbje.  » 

TroulJlé  par  ces  paroles,  René  releva  du  sein  de  Chactas  sa  tête 


96  RENÉ. 

humiliée.  Le  Sachcm  aveugle  se  prit  à  sourire,  et  ce  sourire  de  la 
bouche,  qui  ne  se  marioit  plus  à  celui  des  yeux,  avoit  quelque  chose 
de  mystérieux  et  de  céleste.  «  Mon  fils,  dit  le  vieil  amant  d'Atala,  il 
nous  parle  sévèrement;  il  corrige  et  le  vieillard  et  le  jeune  homme,  e( 
il  a  raison.  Oui ,  il  faut  que  tu  renonces  à  cette  vie  extraordinaire  qui 
n'est  pleine  que  de  soucis  :  il  n'y  a  de  bonheur  que  dans  les  voies 
communes. 

<i  Un  jour  le  Meschacebé,  encore  assez  près  de  sa  source,  se  lassa 
de  n'être  qu'un  limpide  ruisseau.  Il  demande  des  neiges  aux  mon- 
tagnes, des  eaux  aux  torrents,  des  pluies  aux  tempêtes,  il  franchit  ses 
rives,  et  désole  ses  bords  charmants.  L'orgueilleux  ruisseau  s'ap- 
plaudit d'abord  de  sa  puissance;  mais,  voyant  que  tout  devenoit  désert 
sur  son  passage,  qu'il  couloit  abandonné  dans  la  solitude,  que  ses 
eaux  étoient  toujours  troublées,  il  regretta  l'humble  lit  que  lui  avoit 
creusé  la  nature,  les  oiseaux,  les  fleurs,  les  arbres  et  les  ruisseaux, 
jadis  modestes  compagnons  de  son  paisible  cours.  » 

Chactas  cessa  de  parler,  et  l'on  entendit  la  voix  du  flammant  qui, 
retiré  dans  les  roseaux  du  Meschacebé,  annonçoit  un  orage  pour  le 
milieu  du  jour.  Les  trois  amis  reprirent  la  route  de  leurs  cabanes  : 
René  marchoit  en  silence  entre  le  missionnaire,  qui  prioit  Dieu,  et  le 
Sachem  aveugle,  qui  cherchoit  sa  route.  On  dit  que,  pressé  par  le? 
deux  vieillards,  il  retourna  chez  son  épouse,  mais  sans  y  trouver  le 
bonheur.  11  périt  peu  de  temps  après  avec  Chactas  et  le  père  Souël 
dans  le  massacre  des  François  et  des  Natchez  à  la  Louisiane.  On  montre 
encore  un  rocher  où  il  alloit  s'asseoir  au  soleil  couchant. 


FIN    DE     RENE. 


LES    AVENTURES 


DU 


DERNIER  ABENGERAGE. 


III. 


AVERTISSEMENT. 


Les  Aventures  du  dernier  Abencerage  sont  écrites  depuis  à  peu  près  une 
vingtaine  d'années  :  le  portrait  que  j'ai  tracé  des  Espagnols  explique  assez 
pourquoi  cette  Nouvelle  n'a  pu  être  imprimée  sous  le  gouvernement  impérial. 
La  résistance  des  Espagnols  à  Buonaparte,  d'un  peuple  désarmé  à  ce  conqué- 
rant qui  avoit  vaincu  les  meilleurs  soldats  de  l'Europe,  excitoit  alors  l'en- 
thousiasme de  tous  les  cœurs  susceptibles  d'être  touchés  par  les  grands 
dévouements  et  les  nobles  sacrifices.  Les  ruines  de  Saragosse  fumoient  encore, 
et  la  censure  n'auroit  pas  permis  des  éloges  où  elle  eût  découvert,  avec  raison, 
un  intérêt  caché  pour  les  victimes.  La  peinture  des  vieilles  mœurs  de  l'Europe, 
les  souvenirs  de  la  gloire  d'un  autre  temps  et  ceux  de  la  cour  d'un  de  nos 
plus  brillants  monarques,  n'auroient  pas  été  plus  agréables  à  la  censure,  qui 
d'ailleurs  commençoit  à  se  repentir  de  m'avoir  tant  de  fois  laissé  parler  de 
l'ancienne  monarchie  et  de  la  religion  de  nos  pères  :  ces  morts  que  j'évoquois 
sans  cesse  faisoient  trop  penser  aux  vivants. 

On  place  souvent  dans  les  tableaux  quelque  personnage  difforme  pour  faire 
ressortir  la  beauté  des  autres  :  dans  cette  Nouvelle,  j'ai  voulu  peindre  trois 
hommes  d'un  caractère  également  élevé,  mais  Ae  sortant  point  de  la  nature 
et  conservant,  avec  des  passions,  les  mœurs  et  les  préjugés  mêmes  de  leur 
pays.  Le  caractère  de  la  femme  est  aussi  dessiné  dans  les  mêmes  proportions. 
Il  faut  au  moins  que  le  monde  chimérique,  quand  on  s'y  transporte,  nous 
dédommage  du  monde  réel. 

On  s'apercevra  facilement  que  celte  Nouvelle  est  l'ouvrage  d'un  homme 
qui  a  senti  les  chagrins  de  l'exil  et  dont  le  cœur  est  tout  à  sa  patrie 


100  AVERTISSEMENT. 

C'est  sur  les  lieux  mêmes  que  j'ai  pris,  pour  ainsi  dire,  les  vues  de  Grenade, 
de  l'AIhambra  et  de  cette  mosquée  transformée  en  église  qui  n'est  autre 
chose  que  la  cathédrale  de  Cordoue.  Ces  descriptions  sont  donc  une  espèce 
d'addition  à  ce  passage  de  l'Itinéraire  : 

«  De  Cadix  je  me  rendis  à  Cordoue  :  j'admirai  la  mosquée  qui  fait  aujour- 
d'hui la  cathédrale  de  cette  ville.  Je  parcourus  l'ancienne  Bétique,  oti  les  poètes 
avoient  placé  le  bonheur.  Je  remontai  jusqu'à  Andujar,  et  je  revins  sur  mes 
pas  pour  voir  Grenade.  L'AIhambra  me  parut  digne  d'être  regardé  même  après 
les  temples  de  la  Grèce.  La  vallée  de  Grenade  est  délicieuse,  et  ressemble 
beaucoup  à  celle  de  Sparte  :  on  conçoit  que  les  Maures  regrettent  un  pareil 
pays.  »  (  Itinéraire,  viii^  et  dernière  partie.  ) 

Il  est  souvent  fait  allusion  dans  cette  Nouvelle  à  l'histoire  des  Zégris  et  des 
Abencerages;  cette  histoire  est  si  connue  qu'il  m'a  semblé  superflu  d'en 
donner  un  précis  dans  cet  Avertissement.  La  Nouvelle  d'ailleurs  contient  les 
détails  suffisants  pour  l'intelligence  du  texte. 


LES   AVENTURES 


DU 


DERNIER   ABENCERAGE 


Lorsque  Boabdil,  dernier  roi  de  Grenade,  fut  obligé  d'abandonner  le 
royaume  de  ses  pères,  il  s'arrêta  au  sommet  du  mont  Padul.  De  ce 
lieu  élevé  on  découvroit  la  mer  où  l'infortuné  monarque  alloit  s'em- 
barquer pour  l'Afrique  ;  on  apercevoit  aussi  Grenade,  la  Véga  et  le 
Xénil,  au  bord  duquel  s'élevoient  les  tentes  de  Ferdinand  et  d'Isabelle, 
A  la  vue  de  ce  beau  pays  et  des  cyprès  qui  marquoient  encore  çà  et  là 
les  tombeaux  des  musulmans,  Boabdil  se  prit  à  verser  des  larmes.  La 
sultane  Aïxa,  sa  mère,  qui  l'accompagnoit  dans  son  exil  avec  les 
grands  qui  composoient  jadis  sa  cour,  lui  dit  :  «  Pleure  maintenant 
comme  une  femme  un  royaume  que  tu  n'as  pas  su  défendre  comme 
un  homme  !  »  Ils  descendirent  de  la  montagne ,  et  Grenade  disparut  à 
leurs  yeux  pour  toujours. 

Les  Maures  d'Espagne  qui  partagèrent  le  sort  de  leur  roi  se  disper- 
sèrent en  Afrique.  Les  tribus  des  Zégris  et  des  Gomèles  s'établirent 
dans  le  royaume  de  Fez,  dont  elles  tiroient  leur  origine.  Les  Vanégas 
et  les  Alabès  s'arrêtèrent  sur  la  côte,  depuis  Oran  jusqu'à  Alger;  enfin 
les  Abencerages  se  fixèrent  dans  les  environs  de  Tunis.  Ils  formèrent, 
à  la  vue  des  ruines  de  Carthage,  une  colonie  que  l'on  distingue  encore 
aujourd'hui  des  Maures  d'Afrique  par  l'élégance  de  ses  mœurs  et  la 
douceur  de  ses  lois. 

Ces  familles  portèrent  dans  leur  patrie  nouvelle  le  souvenir  de  leur 
ancienne  patrie.  Le  Paradis  de  Grenade  vivoit  toujours  dans  leur 
mémoire;  les  mères  en  redisoient  le  nom  aux  enfants  qui  suçoient 


102  LES  AVENTURES 

encore  la  mamelle.  Elles  les  berçoient  avec  les  romances  des  Zégris  et 
des  Abenceragcs,  Tous  les  cinq  jours  on  prioit  dans  la  mosquée,  en 
se  tournant  vers  Grenade.  On  invoquoit  Allah,  afin  qu'il  rendît  à  ses 
élus  cette  terre  de  délices.  En  vain  le  pays  des  Lotophages  offroit  aux 
exilés  ses  fruits,  ses  eaux,  sa  verdure,  son  brillant  soleil  :  loin  des 
Tours  vermeilles  \  il  n'y  avoit  ni  fruits  agréables,  ni  fontaines  lim- 
pides, ni  fraîche  verdure,  ni  soleil  digne  d'être  regardé.  Si  l'on  mon- 
troit  à  quelque  banni  les  plaines  de  la  Bagrada,  il  secouoit  la  tête,  et 
s'écrioit  en  soupirant  :  a  Grenade  !  » 

Les  Abencerages  surtout  conservoient  le  plus  tendre  et  le  plus  fidèle 
souvenir  de  la  patrie.  Ils  avoient  quitté  avec  un  mortel  regret  le  théâtre 
de  leur  gloire  et  les  bords  qu'ils  firent  si  souvent  retentir  de  ce  cri 
d'armes  :  «  Honneur  et  amour.  »  Ne  pouvant  plus  lever  la  lance  dans 
les  déserts  ni  se  couvrir  du  casque  dans  une  colonie  de  laboureurs, 
ils  s'étoient  consacrés  à  l'étude  des  simples,  profession  estimée  chez 
les  Arabes  à  l'égal  du  métier  des  armes.  Ainsi  cette  race  de  guerriers 
qui  jadis  faisoit  des  blessures  s'occupoit  maintenant  de  l'art  de  les 
guérir.  En  cela  elle  avoit  retenu  quelque  chose  de  son  premier  génie, 
car  les  chevaliers  pansoient  souvent  eux-mêmes  les  plaies  de  l'ennemi 
qu'ils  avoient  abattu. 

La  cabane  de  cette  famille,  qui  jadis  eut  des  palais,  n'étoit  point 
placée  dans  le  hameau  des  autres  exilés,  au  pied  de  la  montagne  du 
Mamelife  ;  elle  étoit  bâtie  parmi  les  débris  mêmes  de  Carthage ,  au 
bord  de  la  mer,  dans  l'endroit  où  saint  Louis  mourut  sur  la  cendre  et 
où  l'on  voit  aujourd'hui  un  ermitage  mahométan.  Aux  murailles  de  la 
cabane  étoient  attachés  des  boucliers  de  peau  de  lion,  qui  portoient 
empreintes  sur  un  champ  d'azur  deux  figures  de  sauvages  brisant  une 
ville  avec  une  massue.  Autour  de  cette  devise  on  lisoit  ces  mots  : 
«  C'est  peu  de  chose  !  »  armes  et  devise  des  Abencerages.  Des  lances 
ornées  de  pennons  blancs  et  bleus,  des  alburnos,  des  .casaques  de 
satin  tailladé,  étoient  rangés  auprès  des  boucliers  et  brilloient  au 
milieu  des  cimeterres  et  des  poignards.  On  voyoit  encore  suspendus  çà 
et  là  des  gantelets,  des  mors  enrichis  de  pierreries,  de  larges  étriers 
d'argent,  de  longues  épées  dont  le  fourreau  avoit  été  brodé  par  les 
mains  des  princesses,  et  des  éperons  d'or  que  les  Yseult,  les  Genièvre, 
les  Oriane,  chaussèrent  jadis  à  de  vaillants  chevaliers. 

Sur  des  tables,  au  pied  de  ces  trophées  de  la  gloire,  étoient  posés 
des  trophées  d'une  vie  pacifique  :  c'étoient  des  plantes  cueillies  sur  les 
sommets  de  l'Atlas  et  dans  le  désert  de  Zaara  ;  plusieurs  même  avoient 

.1.  Tours  du  palais  de  Grenade. 


DU   DERNIER  ABENGERAGE.  103 

été  apportées  de  la  plaine  de  Grenade.  Les  unes  étoient  propres  à  sou- 
lager les  maux  du  corps,  les  autres  dévoient  étendre  leur  pouvoir 
jusque  sur  les  chagrins  de  l'âme.  Les  Abcncerages  estimoient  surtout 
celles  qui  servoient  à  calmer  les  vains  regrets,  à  dissiper  les  folles 
illusions  et  ces  espérances  de  bonheur  toujours  naissantes,  toujours 
déçues.  Malheureusement  ces  simples  avoient  des  vertus  opposées,  et 
souvent  le  parfum  d'une  fleur  de  la  patrie  étoit  comme  une  espèce  de 
poison  pour  les  illustres  bannis. 

Vingt-quatre  ans  s'étoient  écoulés  depuis  la  prise  de  Grenade.  Dans 
ce  court  espace  de  temps  quatorze  Abencerages  avoient  péri  par 
l'influence  d'un  nouveau  climat,  par  les  accidents  d'une  vie  errante 
et  surtout  par  le  chagrin,  qui  mine  sourdement  les  forces  de  l'homme. 
Un  seul  rejeton  étoit  tout  l'espoir  de  cette  maison  fameuse.  Aben- 
Hamet  portoit  le  nom  de  cet  Abenceragequi  fut  accusé  par  les  Zégris 
d'avoir  séduit  la  sultane  Alfaïma.  Il  réunissoit  en  lui  la  beauté,  la 
valeur,  la  courtoisie,  la  générosité  de  ses  ancêtres,  avec  ce  doux  éclat 
et  cette  légère  expression  de  tristesse  que  donne  le  malheur  noble- 
ment supporté.  Il  n'avait  que  vingt-deux  ans  lorsqu'il  perdit  son  père  ; 
il  résolut  alors  de  faire  un  pèlerinage  au  pays  de  ses  aïeux,  afin  de 
satisfaire  au  besoin  de  son  cœur  et  d'accomplir  un  dessein  qu'il  cacha 
soigneusement  à  sa  mère. 

Il  s'embarqua  à  l'échelle  de  Tunis  ;  un  vent  favorable  le  conduit  à 
Garthagène,  il  descend  du  navire  et  prend  aussitôt  la  route  de  Gre- 
nade :  il  s'annonçoit  comme  un  médecin  arabe  qui  venoit  herboriser 
parmi  les  rochers  de  la  Sierra-Nevada.  Une  mule  paisible  le  portoit 
lentement  dans  le  pays  où  les  Abencerages  voloient  jadis  sur  de  belli- 
queux coursiers  ;  un  guide  marchoit  en  avant ,  conduisant  deux  autres 
mules  ornées  de  sonnettes  et  de  touffes  de  laine  de  diverses  couleurs. 
Aben-Hamet  traversa  les  grandes  bruyères  et  les  bois  de  palmiers  du 
royaume  de  Murcie  :  à  la  vieillesse  de  ces  palmiers  il  jugea  qu'ils 
dévoient  avoir  été  plantés  par  ses  pères,  et  son  cœur  fut  pénétré  de 
regrets.  Là  s'élevoit  une  tour  où  veilloit  la  sentinelle  au  temps  de  la 
guerre  des  Maures  et  des  chrétiens;  ici  se  montroit  une  ruine  dont 
l'architecture  annonçoit  une  origine  mauresque,  autre  sujet  de  douleur 
pour  l'Abencerage  1  II  descendoit  de  sa  mule,  et,  sous  prétexte  de  cher- 
cher des  plantes,  il  se  cachoit  un  moment  dans  ces  débris  pour  donner 
un  libre  cours  à  ses  larmes.  Il  reprenoit  ensuite  sa  route  en  rêvant  au 
bruit  des  sonnettes  de  la  caravane  et  au  chant  monotone  de  son  guide. 
Celui-ci  n'interrompoit  sa  longue  romance  que  pour  encourager  ses 
mules,  en  leur  donnant  le  nom  de  belles  et  de  valeureuses,  ou  pour  les 
gourmander,  en  les  appelant  paresseuses  et  obstinées. 


10^  LES   AVENTURES 

Des  troupeaux  de  moutons  qu'un  berger  conduisoit  comme  une 
armée  dans  des  plaines  jaunes  et  incultes,  quelques  voyageurs  soli- 
taires, loin  de  répandre  la  vie  sur  le  chemin,  ne  servoient  qu'à  le  faire 
paroître  plus  triste  et  plus  désert.  Ces  voyageurs  portoient  tous  une 
épée  à  la  ceinture;  ils  étoient  enveloppés  dans  un  manteau  et  ui; 
large  chapeau  rabattu  leur  couvroit  à  demi  le  visage.  Ils  saluoient  en 
passant  Aben-Hamet,  qui  ne  distinguoit  dans  ce  noble  salut  que  le 
nom  de  Dieu,  de  seigneur  et  de  chevalier.  Le  soir,  à  la  venta,  l'Aben- 
cerage  prenoit  sa  place  au  milieu  des  étrangers,  sans  être  importuné 
de  leur  curiosité  indiscrète.  On  ne  lui  parloit  point,  on  ne  le  question- 
noit  point;  son  turban,  sa  robe,  ses  armes,  n'excitoient  aucun  mouve- 
ment. Puisque  Allah  avoit  voulu  que  les  Maures  d'Espagne  perdissent 
leur  belle  patrie,  Aben-Hamet  ne  pouvoit  s'empêcher  d'en  estimer  les 
graves  conquérants. 

Des  émotions  encore  plus  vives  attendoient  l'Abencerage  au  terme 
de  sa  course.  Grenade  est  bâtie  au  pied  de  la  Sierra-Nevada ,  sur  deux 
hautes  collines  que  sépare  une  profonde  vallée.  Les  maisons  placée? 
sur  la  pente  des  coteaux,  dans  l'enfoncement  de  la  vallée,  donnent  à  la 
ville  l'air  et  la  forme  d'une  grenade  entr'ouverte,  d'où  lui  est  venu  son 
nom.  Deux  rivières,  le  Xénil  et  le  Douro,  dont  l'une  roule  des  paillettes 
d'or  et  l'autre  des  sables  d'argent,  lavent  le  pied  des  collines,  se 
réunissent  et  serpentent  ensuite  au  milieu  d'une  plaine  charmante 
appelée  la  Véga.  Cette  plaine,  que  domine  Grenade,  est  couverte  de 
vignes,  de  grenadiers,  de  figuiers,  de  mûriers,  d'orangers  ;  elle  est 
entourée  par  des  montagnes  d'une  forme  et  d'une  couleur  admirables. 
Un  ciel  enchanté,  un  air  pur  et  délicieux,  portent  dans  l'âme  une  lan- 
gueur secrète  dont  le  voyageur  qui  ne  fait  que  passer  a  même  de  la 
peine  à  se  défendre.  On  sent  que  dans  ce  pays  les  tendres  passions 
auroient  promptement  étouffé  les  passions  héroïques,  si  l'amour,  pour 
être  véritable,  n'avoit  pas  toujours  besoin  d'être  accompagné  delà  gloire. 

Lorsque  Aben-Hamet  découvrit  le  faîte  des  premiers  édifices  de 
Grenade,  le  cœur  lui  battit  avec  tant  de  violence  qu'il  fut  obligé  d'ar- 
rêter sa  mule.  11  croisa  les  bras  sur  sa  poitrine,  et,  les  yeux  attachés 
sur  la  ville  sacrée,  il  resta  muet  et  immobile.  Le  guide  s'arrêta  à  son 
tour,  et  comme  tous  les  sentiments  élevés  sont  aisément  compris  d'un 
Espagnol,  il  parut  touché  et  devina  que  le  Maure  revoyoit  son  ancienne 
patrie.  L'Abencerage  rompit  enfin  le  silence. 

«  Guide,  s'écria-t-il,  sois  heureux!  ne  me  cache  point  la  vérité,  car 
le  calme  régnoit  dans  les  flots  le  jour  de  ta  naissance  et  la  lune 
entroit  dans  son  croissant.  Quelles  sont  ces  tours  qui  brillent  comme 
des  étoiles  au-dessus  d'une  verte  forêt? 


DU    DERNIER    ABENCERAGE.  105 

«  C'est  l'Alhambra,  »  répond  le  guide. 

<(  Et  cet  autre  château  sur  cette  autre  colline?  »  dit  Aben-IIamet. 

«  C'est  le  Généralife,  répliqua  l'Espagnol.  Il  y  a  dans  ce  chôtcau  un 
jardin  planté  de  myrtes  où  l'on  prétend  qu'Abencerage  fut  surpris  avec 
la  sultane  Alfaïma.  Plus  loin  vous  voyez  l'Albaïzyn,  et  plus  près  de 
nous  les  Tours  vermeilles.  » 

Chaque  mot  du  guide  perçoit  le  cœur  d'Aben-Hamet.  Qu'il  est  cruel 
d'avoir  recours  à  des  étrangers  pour  apprendre  à  connoître  les  monu- 
ments'de  ses  pères  et  de  se  faire  raconter  par  des  indifférents  l'histoire 
de  sa  famille  et  de  ses  amis!  Le  guide,  mettant  fin  aux  réllexions 
d'Aben-Hamet,  s'écria  :  «  l\Iarchons,  seigneur  maure ,  marchons,  Dieu 
l'a  voulu!  Prenez  courage!  François  I"  n'est-il  pas  aujourd'hui  même 
prisonnier  dans  notre  Madrid?  Dieu  l'a  voulu.  »  Il  ôta  son  chapeau,  fit 
un  grand  signe  de  croix  et  frappa  ses  mules.  L'Abencerage ,  pressant 
la  sienne  à  son  tour,  s'écria  :  «  C'étoit  écrit  '  ;  »  et  ils  descendirent 
vers  Grenade. 

Ils  passèrent  près  du  gros  frêne  célèbre  par  le  combat  de  Muça  et 
du  grand-maître  de  Calatrava,  sous  le  dernier  roi  de  Grenade.  Ils 
firent  le  tour  de  la  promenade  Alaméida,  et  pénétrèrent  dans  la  cité 
par  la  porte  d'Elvire.  Ils  remontèrent  le  Rambla,  et  arrivèrent  bientôt 
sur  une  place  qu'environnoient  de  toutes  parts  des  maisons  d'archi- 
tecture moresque.  Un  kan  étoit  ouvert  sur  cette  place  pour  les  Maures 
d'Afrique,  que  le  commerce  de  soies  de  la  Véga  attiroit  en  foule  à 
Grenade.  Ce  fut  là  que  le  guide  conduisit  Aben-Hamet. 

L'Abencerage  étoit  trop  agité  pour  goûter  un  peu  de  repos  dans  sa 
nouvelle  demeure  ;  la  patrie  le  tourmentoit.  Ne  pouvant  résister  aux 
sentiments  qui  troubloient  son  cœur,  il  sortit  au  milieu  de  la  nuit 
pour  errer  dans  les  rues  de  Grenade.  Il  essayoit  de  reconnoître  avec 
ses  yeux  ou  ses  mains  quelques-uns  des  monuments  que  les  vieillards 
lui  avoicnt  si  souvent  décrits.  Peut-être  que  ce  haut  édifice  dont  il 
entrevoyoit  les  murs  à  travers  les  ténèbres  étoit  autrefois  la  demeure 
des  Abenceragcs  ;  peut-être  étoit-ce  sur  cette  place  solitaire  que  se 
donnoient  ces  fêtes  qui  portèrent  la  gloire  de  Grenade  jusqu'aux  nues. 
Là  passoient  les  quadrilles  superbement  vêtus  de  brocarts,  là  s'avan- 
çoient  les  galères  chargées  d'armes  et  de  fleurs,  les  dragons  qui  lan- 
çoient  des  feux  et  qui  recéloient  dans  leurs  flancs  d'illustres  guerriers, 
ingénieuses  inventions  du  plaisir  et  de  la  galanterie. 

Mais,  hélas  !  au  lieu  du  son  des  anafins,  du  bruit  des  trompettes  et 


i.  Expression  que  les  musulmans  ont  sans  cesse  à  la  bouche  et  qu'ils  appliquent 
ti  la  plupart  des  événements  de  la  vie. 


106  LES  AVENTURES 

(les  chants  d'amour,  un  silence  profond  régnoit  autour  d'Aben-Hamet. 
Cette  ville  muette  avoit  changé  d'habitants,  et  les  vainqueurs  repo- 
soient  sur  la  couche  des  vaincus.  «  Ils  dorment  donc,  ces  fiers  Espa- 
gnols, s'ccrioit  le  jeune  Maure  indigné,  sous  ces  toits  dont  ils  ont 
exilé  mes  aïeux!  Et  moi,  Abencerage,  je  veille  inconnu,  solitaire, 
délaissé,  à  la  porte  du  palais  de  mes  pères  I  » 

Aben-Hamet  réfléchissoit  alors  sur  les  destinées  humaines,  sur  les 
vicissitudes  de  la  fortune,  sur  la  chute  des  empires,  sur  cette  Grenade 
enfin,  surprise  par  ses  ennemis  au  milieu  des  plaisirs  et  changeant 
tout  à  coup  ses  guirlandes  de  fleurs  contre  des  chaînes  ;  il  lui  sembloit 
voir  ses  citoyens  abandonnant  leurs  foyers  en  habits  de  fête ,  comme 
des  convives  qui ,  dans  le  désordre  de  leur  parure,  sont  tout  à  .coup 
chassés  de  la  salle  du  festin  par  un  incendie. 

Toutes  ces  images,  toutes  ces  pensées,  se  pressoient  dans  l'âme 
d'Aben-Hamet;  plein  de  douleur  et  de  regret,  il  songeoit  surtout  à 
exécuter  le  projet  qui  l'avoit  amené  à  Grenade  :  le  jour  le  surprit. 
L'Abencerage  s'étoit  égaré  :  il  se  trouvoit  loin  du  kan ,  dans  un  fau- 
bourg écarté  de  la  ville.  Tout  dormoit,  aucun  bruit  ne  troubloit  le 
silence  des  rues  ;  les  portes  et  les  fenêtres  des  maisons  étoient  fer- 
mées :  seulement  la  voix  du  coq  proclamoit  dans  l'habitation  du  pauvre 
le  retour  des  peines  et  des  travaux. 

Après  avoir  erré  longtemps  sans  pouvoir  retrouver  sa  route,  Aben- 
Oamet  entendit  une  porte  s'ouvrir.  11  vit  sortir  une  jeune  femme,  vêtue 
à  peu  près  comme  ces  reines  gothiques  sculptées  sur  les  monuments  de 
nos  anciennes  abbayes.  Son  corset  noir,  garni  de  jais,  serroit  sa  taille 
élégante;  son  jupon  court,  étroit  et  sans  plis,  découvroit  une  jambe 
fine  et  un  pied  charmant;  une  mantille  également  noire  étoit  jetée  sur 
sa  tête  î  elle  tenoit  avec  sa  main  gauche  cette  mantille  croisée  et 
fermée  comme  une  guimpe  au-dessous  de  son  menton,  de  sorte  que  l'on 
n'apercevoit  de  tout  son  visage  que  ses  grands  yeux  et  sa  bouche  de 
rose.  Une  duègne  accompagnoit  ses  pas;  un  page  portoit  devant  elle 
un  livre  d'église;  deuxvarlets,  parés  de  ses  couleurs,  suivoient  à  quel- 
que distance  la  belle  inconnue  :  elle  se  rendoit  à  la  prière  matinale, 
que  les  tintements  d'une  cloche  annonçoient  dans  un  monastère  voisin. 

Aben-Hamet  crut  voir  l'ange  Israfil  ou  la  plus  jeune  des  houris. 
L'Espagnole,  non  moins  surprise,  regardoit  l'Abencerage,  dont  le  tur- 
ban, la  robe  et  les  armes  embellissoient  encore  la  noble  figure.  Revenue 
de  son  premier  étonnement,  elle  fit  signe  à  l'étranger  de  s'approcher 
avec  une  grâce  et  une  liberté  particulières  aux  femmes  de  ce  pays. 
«  Seigneur  Maure,  lui  dit-elle,  vous  paroissez  nouvellement  arrivé  à 
Grenade  :  vous  seriez-vous  égaré?  » 


DU   DERNIER   ABENCERAGE.  107 

«  Sultane  des  fleurs,  répondit  Aben-Hamet,  délices  des  yeux  des 

hommes,  ô  esclave  chrétienne,  plus  belle  que  les  vierges  de  la  Géorgie, 

tu  l'as  deviné  !  je  suis  étranger  dans  cette  ville  :  perdu  au  milieu  de 

I3s  palais,  je  n'ai  pu  retrouver  le  kan  des  Maures.  Que  Mahomet  touche 

on  cœur  et  récompense  ton  hospitalité  !  » 

«  Les  Maures  sont  renommés  pour  leur  galanterie ,  reprit  l'Espa- 
tnole  avec  le  plus  doux  sourire,  mais  je  ne  suis  ni  sultane  des  fleurs, 
ai  esclave,  ni  contente  d'être  recommandée  à  Mahomet.  Suivez-moi, 
seigneur  chevalier,  je  vais  vous  reconduire  au  kan  des  Maures.  » 

Elle  marcha  légèrement  devant  l'Abencerage,  le  mena  jusqu'à  la 
porte  du  kan,  le  lui  montra  de  la  main,  passa  derrière  un  palais,  et 
disparut. 

A  quoi  tient  donc  le  repos  de  la  vie!  La  patrie  n'occupe  plus  seule  et 
tout  entière  l'âme  d'Aben-Hamet  :  Grenade  a  cessé  d'être  pour  lui 
déserte,  abandonnée,  veuve,  solitaire  ;  elle  est  plus  chère  que  jamais 
à  son  cœur,  mais  c'est  un  prestige  nouveau  qui  embellit  ses  ruines  ; 
au  souvenir  des  aïeux  se  mêle  à  présent  un  autre  charme.  Aben-Hamet 
a  découvert  le  cimetière  où  reposent  les  cendres  des  Abencerages  ;  mais 
en  priant,  mais  en  se  prosternant,  mais  en  versant  des  larmes  filiales, 
il  songe  que  la  jeune  Espagnole  a  passé  quelquefois  sur  ces  tombeaux, 
et  il  ne  trouve  plus  ses  ancêtres  si  malheureux. 

C'est  en  vain  qu'il  ne  veut  s'occuper  que  de  son  pèlerinage  au  pays 
de  ses  pères;  c'est  en  vain  qu'il  parcourt  les  coteaux  du  Douro  et  du 
Xénil,  pour  y  recueillir  des  plantes  au  lever  de  l'aurore  :  la  fleur  qu'il 
cherche  maintenant,  c'est  la  belle  chrétienne.  Que  d'inutiles  efforts  il 
a  déjà  tentés  pour  retrouver  le  palais  de  son  enchanteresse!  Que  de 
fois  il  a  essayé  de  repasser  par  les  chemins  que  lui  fit  parcourir  son 
divin  guide  !  Que  de  fois  il  a  cru  reconnoître  le  son  de  cette  cloche,  le 
chant  de  ce  coq  qu'il  entendit  près  de  la  demeure  de  l'Espagnole  ! 
Trompé  par  des  bruits  pareils,  il  court  aussitôt  de  ce  côté,  et  le  palais 
magique  ne  s'offre  point  à  ses  regards!  Souvent  encore  le  vêtement 
uniforme  des  femmes  de  Grenade  lui  donnoit  un  moment  d'espoir  :  de 
loin  toutes  les  chrétiennes  ressembloient  à  la  maîtresse  de  son  cœur  ; 
de  près,  pas  une  n'avoit  sa  beauté  ou  sa  grâce.  Aben-Hamet  avoit  enfin 
parcouru  les  églises  pour  découvrir  l'étrangère;  il  avoit  môme  pénétré 
jusqu'à  la  tombe  de  Ferdinand  et  d'Isabelle,  mais  c'étoit  aussi  le  plus 
grand  sacrifice  qu'il  eût  jusque  alors  fait  à  l'amour. 

Un  jour  il  herborisoit  dans  la  vallée  du  Douro.  Le  coteau  du  midi 
soutenoit  sur  sa  pente  fleurie  les  murailles  de  l'Alhambra  et  les  jardins 
du  Généralife;  la  colline  du  nord  étoit  décorée  par  l'Albaïzyn,  par  de 
riants  vergers  et  par  des  grottes  qu'liabitoit  un  peuple  nombreux.  A 


108  LES   AVEiNTURES 

l'extrémîtd  occidentale  de  la  vallée  on  découvroit  les  clochers  de  Gre- 
nade, qui  s'élevoient  en  groupe  du  milieu  des  chênes  verts  et  des 
cyprès.  A  l'autre  extrémité,  vers  l'orient,  l'œil  rencontroit  sur  des 
pointes  de  rochers  des  couvents,  des  ermitages,  quelques  ruines  de 
l'ancienne  Illibérie,  et  dans  le  lointain  les  sommets  de  la  Sierra-Nevada. 
Le  Douro  rouloit  au  milieu  du  vallon  et  présentoit  le  long  de  son  cours 
de  frais  moulins,  de  bruyantes  cascades,  les  arches  brisées  d'un  aque- 
duc romain  et  les  restes  d'un  pont  du  temps  des  Maures. 

Aben-Hamet  n'étoit  plus  ni  assez  infortuné,  ni  assez  heureux,  pour 
bien  goûter  le  charme  de  la  solitude  :  il  parcouroit  avec  distraction  et 
indifférence  ces  bords  enchantés.  En  marchant  à  l'aventure,  il  suivit 
une  allée  d'arbres  qui  circuloit  sur  la  pente  du  coteau  de  l'Albaïzyn. 
Une  maison  de  campagne,  environnée  d'un  bocage  d'orangers,  s'offrit 
bientôt  à  ses  yeux  :  en  approchant  du  bocage ,  il  entendit  les  sons 
d'une  voix  et  d'une  guitare.  Entre  la  voix,  les  traits  et  les  regards 
d'une  femme,  il  y  a  des  rapports  qui  ne  trompent  jamais  un  homme 
que  l'amour  possède.  «  C'est  ma  houri!  »  dit  Aben-Hamet;  et  il  écoute, 
le  cœur  palpitant  :  au  nom  des  Abencerages  plusieurs  fois  répété,  son 
cœur  bat  encore  plus  vite.  L'inconnue  chantoit  une  romance  castillane 
qui  retraçoit  l'histoire  des  Abencerages  et  des  Zégris.  Aben-Hamet  ne 
peut  plus  résister  à  son  émotion  ;  il  s'élance  à  travers  une  haie  de 
myrtes  et  tombe  au  milieu  d'une  troupe  de  jeunes  femmes  effrayées 
qui  fuient  en  poussant  des  cris.  L'Espagnole,  qui  venoit  de  chanter  et 
qui  tenoit  encore  la  guitare,  s'écrie  :  «  C'est  le  seigneur  Maure  !  »  Et 
elle  rappelle  ses  compagnes.  «  Favorite  des  Génies,  dit  l'Abencerage,  je 
te  cherchois  comme  l'Arabe  cherche  une  source  dans  l'ardeur  du  midi  ; 
j'ai  entendu  les  sons  de  ta  guitare,  tu  célébrois  les  héros  de  mon  pays, 
je  t'ai  devinée  à  la  beauté  de  tes  accents,  et  j'apporte  à  tes  pieds  le 
cœur  d'Aben-Hamet.  » 

«  Et  moi,  répondit  dona  Blanca,  c'étoit  en  pensant  à  vous  que  je 
redisois  la  romance  des  Abencerages.  Depuis  que  je  vous  ai  vu,  je 
me  suis  figuré  que  ces  chevaliers  Maures  vous  ressembloient.  » 

Une  légère  rougeur  monta  au  front  de  Blanca  en  prononçant  ces 
mots.  Aben-Hamet  se  sentit  prêt  à  tomber  aux  genoux  de  la  jeune  chré- 
tienne, à  lui  déclarer  qu'il  étoit  le  dernier  Abencerage;  mais  un  reste 
de  prudence  le  retint  ;  il  craignit  que  son  nom,  trop  fameux  à  Grenade, 
ne  donnât  des  inquiétudes  au  gouverneur,  La  guerre  des  Morisques 
étoit  à  peine  terminée,  et  la  présence  d'un  Abencerage  dans  ce  moment 
pouvoit  inspirer  aux  Espagnols  de  justes  craintes.  Ce  n'est  pas  qu'Aben- 
Hamet  s'effrayât  d'aucun  péril,  mais  il  frémissoit  à  la  pensée  d'être 
obligé  de  s'éloigner  pour  jamais  de  la  fille  de  don  Rodrigue. 


DU   DERiNIER  ABENGERAGE.  109 

Dona  Blanca  descendoit  d'ane  famille  qui  tiroit  son  origine  du  Cid 
de  Bivar  et  de  Ghimène,  fille  du  comte  Gomcz  de  Germas.  La  postérité 
du  vainqueur  de  Valence  la  Belle  tomba,  par  l'ingratitude  de  la  cour 
de  Castille,  dans  une  extrême  pauvreté  ;  on  crut  même  pendant  plu- 
sieurs siècles  qu'elle  s'étoit  éteinte,  tant  elle  devint  obscure.  Mais, 
vers  le  temps  de  la  conquête  de  Grenade,  un  dernier  rejeton  de  la  race 
des  Bivar,  l'aïeul  de  Blanca,  se  fit  reconnoître  moins  encore  à  ses  titres 
qu'à  l'éclat  de  sa  valeur.  Après  l'expulsion  des  infidèles,  Ferdinand 
donna  au  descendant  du  Gid  les  biens  de  plusieurs  familles  maures  et 
le  créa  duc  de  Santa-Fé.  Le  nouveau  duc  fixa  sa  demeure  à  Grenade, 
et  mourut  jeune  encore,  laissant  un  fils  unique  déjà  marié,  don 
Rodrigue,  père  de  Blanca. 

Dona  Thérésa  de  Xérès,  femme  de  don  Rodrigue,  mit  au  jour  un  fils 
qui  reçut  à  sa  naissance  le  nom  de  Rodrigue,  comme  tous  ses  aïeux, 
mais  que  l'on  appela  don  Garlos,  pour  le  distinguer  de  son  père.  Les 
grands  événements  que  don  Garlos  eut  sous  les  yeux  dès  sa  plus  tendre 
jeunesse,  les  périls  auxquels  il  fut  exposé  presque  au  sortir  de  l'en- 
fance, ne  firent  que  rendre  plus  grave  et  plus  rigide  un  caractère  natu- 
rellement porté  à  l'austérité.  Don  Garlos  comptoit  à  peine  quatorze  ans 
lorsqu'il  suivit  Gortez  au  Mexique  :  il  avoit  supporté  tous  les  dangers, 
il  avoit  été  témoin  de  toutes  les  horreurs  de  cette  étonnante  aventure; 
il  avoit  assisté  à  la  chute  du  dernier  roi  d'un  monde  jusque  alors 
inconnu.  Trois  ans  après  cette  catastrophe,  don  Garlos  s'étoit  trouvé 
en  Europe  à  la  bataille  de  Pavie,  comme  pour  voir  l'honneur  et  la  vail- 
lance couronnés  succomber  sous  les  coups  de  la  fortune.  L'aspect  d'un 
nouvel  univers,  de  longs  voyages  sur  des  mers  non  encore  parcourues, 
le  spectacle  des  révolutions  et  des  vicissitudes  du  sort,  avoient  forte- 
ment ébranlé  l'imagination  religieuse  et  mélancolique  de  don  Garlos  : 
il  étoit  entré  dans  l'ordre  chevaleresque  de  Galatavra,  et,  renonçant  au 
mariage  malgré  les  prières  de  don  Rodrigue,  il  destinoit  tous  ses  biens 
à  sa  sœur. 

Blanca  de  Bivar,  sœur  unique  de  don  Garlos  et  beaucoup  plus  jeune 
que  lui,  étoit  l'idole  de  son  père  :  elle  avoit  perdu  sa  mère,  et  elle 
entroit  dans  sa  dix-huitième  année  lorsque  Aben-Hamet  parut  à  Gre- 
nade. Tout  étoit  séduction  dans  cette  femme  enchanteresse  ;  sa  voix 
étoit  ravissante,  sa  danse  plus  légère  que  le  zéphyr;  tantôt  elle  se 
plaisoit  à  guider  un  char  comme  Armide,  tantôt  elle  voloit  sur  le  dos 
du  plus  rapide  coursier  d'Andalousie,  comme  ces  fées  charmantes  qui 
apparoissoient  à  Tristan  et  à  Galaor  dans  les  forêts.  Athènes  l'eût  prise 
pour  Aspasie  et  Paris  pour  Diane  de  Poitiers,  qui  commençoit  à  briller 
à  la  cour.  Mais  avec  les  charmes  d'une  Françoise  elle  avait  les  pas- 


no  LES   AVENTURES 

sions  d'une  Espagnole,  et  sa  coquetterie  naturelle  n'ôtoit  rien  à  la 
sûreté,  à  la  constance,  à  la  force,  à  l'élévation  des  sentiments  de  son 
cœur. 

Aux  cris  qu'avoient  poussés  les  jeunes  Espagnoles  lorsque  Aben- 
Ilamet  s'étoit  élancé  dans  le  bocage ,  don  Rodrigue  étoit  accouru. 
«  Mon  père,  dit  Blanca,  voilà  le  seigneur  Maure  dont  je  vous  ai  parlé. 
Il  m'a  entendue  chanter,  il  m'a  reconnue;  il  est  entré  dans  le  jardin 
pour  me  remercier  de  lui  avoir  enseigné  sa  route.  » 

Le  duc  de  Santa -Fé  reçut  l'Abencerage  avec  la  politesse  grave  et 
pourtant  naïve  des  Espagnols.  On  ne  remarque  chez  cette  nation 
aucun  de  ces  airs  serviles,  aucun  de  ces  tours  de  phrase  qui  annoncent 
l'abjection  des  pensées  et  la  dégradation  de  l'âme.  La  langue  du  grand 
seigneur  et  du  paysan  est  la  même,  le  salut  le  même,  les  compliments, 
les  habitudes,  les  usages,  sont  les  mêmes.  Autant  la  confiance  et  la 
générosité  de  ce  peuple  envers  les  étrangers  sont  sans  bornes,  autant 
sa  vengeance  est  terrible  quand  on  le  trahit.  D'un  courage  héroïque, 
d'une  patience  à  toute  épreuve,  incapable  de  céder  à  la  mauvaise  for- 
tune, il  faut  qu'il  la  dompte  ou  qu'il  en  soit  écrasé.  Il  a  peu  de  ce 
qu'on  appelle  esprit  ;  mais  les  passions  exaltées  lui  tiennent  lieu  de 
cette  lumière  qui  vient  de  la  finesse  et  de  l'abondance  des  idées.  Un 
Espagnol  qui  passe  le  jour  sans  parler,  qui  n'a  rien  vu,  qui  ne  se  sou- 
cie de  rien  voir,  qui  n'a  rien  lu,  rien  étudié,  rien  comparé,  trouvera 
dans  la  grandeur  de  ses  résolutions  les  ressources  nécessaires  au 
moment  de  l'adversité. 

C'étoit  le  jour  de  la  naissance  de  don  Rodrigue,  et  Blanca  donnoit  à 
son  père  une  tertulUa,  ou  petite  fête,  dans  cette  charmante  solitude. 
Le  duc  de  Santa-Fé  invita  Aben-Hamet  à  s'asseoir  au  milieu  des  jeunes 
femmes,  qui  s'amusoient  du  turban  et  de  la  robe  de  l'étranger.  On 
apporta  des  carreaux  de  velours,  et  l'Abencerage  se  reposa  sur  ces  car- 
reaux à  la  façon  des  Maures.  On  lui  fit  des  questions  sur  son  pays  et 
sur  ses  aventures;  il  y  répondit  avec  esprit  et  gaieté.  11  parloit  le  cas- 
tillan le  plus  pur;  on  auroit  pu  le  prendre  pour  un  Espagnol,  s'il  n'eût 
presque  toujours  dit  toi  au  lieu  de  vous.  Ce  mot  avoit  quelque  chose 
de  si  doux  dans  sa  bouche,  que  Blanca  ne  pouvoit  se  défendre  d'un 
secret  dépit  lorsqu'il  s'adressoit  à  l'une  de  ses  compagnes. 
.•  De  nombreux  serviteurs  parurent  :  ils  portoient  le  chocolat,  les  pâtes 
de  fruits  et  les  petits  pains  de  sucre  de  Malaga,  blancs  comme  la  neige, 
poreux  et  légers  comme  des  éponges.  Après  le  refresco,  on  pria  Blanca 
d'exécuter  une  de  ces  danses  de  caractère  où  elle  surpassoit  les  plus 
habiles  gitanas.  Elle  fut  obligée  de  céder  aux  vœux  de  ses  amies. 
Aben-Hamet  avoit  gardé  le  silence ,  mais  ses  regards  suppliants  par- 


DU    DERNIER  ABENCERAGE.  111 

loient  au  défaut  de  sa  bouche.  Blanca  choisit  une  Zambra,  danse 
expressive  que  les  Espagnols  ont  empruntée  des  Maures. 

Une  des  jeunes  femmes  commence  à  jouer  sur  la  guitare  l'air  de  ia 
danse  étrangère.  La  fille  de  don  Rodrigue  ôte  son  voile  et  attache  à 
ses  mains  blanches  des  castagnettes  de  bois  d'ébcne.  Ses  cheveux  noirs 
tombent  en  boucles  sur  son  cou  d'albâtre  ;  sa  bouche  et  ses  yeux  sou- 
rient de  concert;  son  teint  est  animé  par  le  mouvement  de  son  cœur. 
Tout  à  coup  elle  fait  retentir  le  bruyant  ébène,  frappe  trois  fois  la 
mesure,  entonne  le  chant  de  la  Zambra  et,  mêlant  sa  voix  au  son  de 
la  guitare,  elle  part  comme  un  éclair. 

Quelle  variété  dans  ses  pas!  quelle  élégance  dans  ses  attitudes! 
Tantôt  elle  lève  ses  bras  avec  vivacité,  tantôt  elle  les  laisse  retomber 
avec  mollesse.  Quelquefois  elle  s'élance  comme  enivrée  de  plaisir  et 
se  retire  comme  accablée  de  douleur.  Elle  tourne  la  tête,  semble 
appeler  quelqu'un  d'invisible,  tend  modestement  une  joue  vermeille 
au  baiser  d'un  nouvel  époux,  fuit  honteuse,  revient  brillante  et 
consolée,  marche  d'un  pas  noble  et  presque  guerrier,  puis  voltige 
de  nouveau  sur  le  gazon.  L'harmonie  de  ses  pas,  de  ses  chants  et 
des  sons  de  sa  guitare  étoit  parfaite.  La  voix  de  Blanca,  légèrement 
voilée,  avoit  cette  sorte  d'accent  qui  remue  les  passions  jusqu'au 
fond  de  l'âme.  La  musique  espagnole,  composée  de  soupirs  et  de 
mouvements  vifs,  de  refrains  tristes,  de  chants  subitement  arrêtés, 
offre  un  singulier  mélange  de  gaieté  et  de  mélancolie.  Cette  musique 
et  cette  danse  fixèrent  sans  retour  le  destin  du  dernier  Abencerage  : 
elles  auroient  suffi  pour  troubler  un  cœur  moins  malade  que  le  sien. 

On  retourna  le  soir  à  Grenade  par  la  vallée  du  Douro.  Don  Rodrigue, 
diarmé  des  manières  nobles  et  polies  d'Aben-Hamet ,  ne  voulut  point 
se  séparer  de  lui  qu'il  ne  lui  eût  promis  de  venir  souvent  amuser 
Blanca  des  merveilleux  récits  de  l'Orient.  Le  Maure,  au  comble  de  ses 
vœux,  accepta  l'invitation  du  duc  de  Santa-Fé ,  et  dès  le  lendemain  il 
se  rendit  au  palais  où  rcspiroit  celle  qu'il  aimoit  plus  que  la  lumière 
du  jour. 

Blanca  se  trouva  bientôt  engagée  dans  une  passion  profonde  par 
l'impossibilité  même  où  elle  crut  être  d'éprouver  jamais  cette  passion. 
Aimer  un  infidèle,  un  Maure,  un  inconnu,  lui  paroissoit  une  chose  si 
étrange,  qu'elle  ne  prit  aucune  précaution  contre  le  mal  qui  commen- 
çoit  à  se  glisser  dans  ses  veines;  mais  aussitôt  qu'elle  en  reconnut  les 
atteintes,  elle  accepta  ce  mal  en  véritable  Espagnole.  Les  périls  et  les 
chagrins  qu'elle  prévit  ne  la  firent  point  reculer  au  bord  de  l'abîme 
ni  délibérer  longtemps  avec  son  cœur.  Elle  se  dit  :  «  Qu'Aben-Hamet 
soit  chrétien,  qu'il  m'aime,  et  je  le  suis  au  bout  de  la  terre.  ») 


112  LES  AVENTURES 

L'Abencerage  ressentoit  de  son  côté  toute  la  puissance  d'une  pas- 
sion irrésistible  :  il  ne  vivoit  plus  que  pour  Blanca.  Il  ne  s'occiipoit 
plus  des  projets  qui  l'avoient  amené  à  Grenade;  il  lui  étoit  facile 
d'obtenir  les  éclaircissements  qu'il  étoit  venu  chercher,  mais  tout 
autre  intérêt  que  celui  de  son  amour  s'étoit  évanoui  à  ses  yeux.  Il 
redoutoit  même  des  lumières  qui  auroient  pu  apporter  des  change- 
ments dans  sa  vie.  Il  ne  demandoitrien,  il  ne  vouloit  rien  connoître; 
il  se  disoit  :  «  Que  Blanca  soit  musulmane,  qu'elle  m'aime ,  et  je  la 
sers  jusqu'à  mon  dernier  soupir.  » 

Aben-Hamet  et  Blanca,  ainsi  fixés  dans  leur  résolution,  n'attendoient 
que  le  moment  de  se  découvrir  leurs  sentiments.  On  étoit  alors  dans 
les  plus  beaux  jours  de  l'année,  a  Vous  n'avez  point  encore  vu  l'Al- 
hambra,  dit  la  fille  du  duc  de  Santa-Fé  à  l'Abencerage.  Si  j'en  crois 
quelques  paroles  qui  vous  sont  échappées ,  votre  famille  est  originaire 
de  Grenade.  Peut-être  serez -vous  bien  aise  de  visiter  le  palais  de  vos 
anciens  rois?  Je  veux  moi-même  ce  soir  vous  servir  de  guide.  » 

Aben-Hamet  jura  par  le  prophète  que  jamais  promenade  ne  pouvoiî 
lui  être  plus  agréable. 

L'heure  fixée  pour  le  pèlerinage  de  l'Alhambra  étant  arrivée,  la  fille 
de  don  Rodrigue  monta  sur  une  haquenée  blanche  accoutumée  à  gra- 
vir les  rochers  comme  un  chevreuil.  Aben-Hamet  accompagnoit  la  bril- 
lante Espagnole  sur  un  cheval  andalou  équipé  à  la  manière  des  Turcs. 
Dans  la  course  rapide  du  jeune  Maure ,  sa  robe  de  pourpre  s'enfloit 
derrière  lui ,  son  sabre  recourbé  retentissoit  sur  la  selle  élevée  et  le 
vent  agitoit  l'aigrette  dont  son  turban  étoit  surmonté.  Le  peuple , 
charmé  de  sa  bonne  grâce ,  disoit  en  le  regardant  passer  :  «  C'est  un 
prince  infidèle  que  dona  Blanca  va  convertir.  )> 

Ils  suivirent  d'abord  une  longue  rue  qui  portoit  encore  le  nom  d'une 
illustre  famille  maure  ;  cette  rue  aboutissoit  à  l'enceinte  extérieure  de 
l'Alhambra.  Ils  traversèrent  ensuite  un  bois  d'ormeaux ,  arrivèrent  à 
une  fontaine,  et  se  trouvèrent  bientôt  devant  l'enceinte  intérieure  du 
palais  de  Boabdil.  Dans  une  muraille  flanquée  de  tours  et  surmontée 
de  créneaux  s'ouvroit  une  porte  appelée  la  Porte  du  Jugement.  Ils 
franchirent  cette  première  porte,  et  s'avancèrent  par  un  chemin  étroit 
qui  serpentoit  entre  de  hauts  murs  et  des  masures  à  demi  ruinées.  Ce 
chemin  les  conduisit  à  la  place  des  Algibes,  près  de  laquelle  Charles 
Quint  faisoit  alors  élever  un  palais.  De  là ,  tournant  vers  le  nord ,  ils 
s'arrêtèrent  dans  une  cour  déserte,  au  pied  d'un  mur  sans  ornements 
et  dégradé  par  les  âges.  Aben-Hamet,  sautant  légèrement  à  terre, 
offrit  la  main  à  Blanca  pour  descendre  de  sa  mule.  Les  serviteurs 
frappèrent  à  une  porte  abandonnée  dont  l'herbe  cachoit  le  seuil  :  la 


DU   DERNIER  ABENCERAGE.  113 

porte  s'ouvrit  et  laissa  voir  tout  à  coup  les  réduits  secrets  de  l'Al- 
hambra. 

Tous  les  charmes,  tous  les  regrets  de  la  patrie,  mêlés  aux  prestiges 
de  l'amour,  saisirent  le  cœur  du  dernier  Abencerage.  Immobile  et 
muet,  il  plongeoit  des  regards  étonnés  dans  cette  habitation  des  Génies  : 
il  croyoit  être  transporté  à  l'entrée  d'un  de  ces  palais  dont  on  lit  la 
description  dans  les  contes  arabes.  De  légères  galeries,  des  canaux  de 
marbre  blanc  bordés  de  citronniers  et  d'orangers  en  fleur,  des  fon- 
taines ,  des  cous  rsolitaires ,  s'offroient  de  toutes  parts  aux  yeux 
d'Abcn-Hamet,  et  à  travers  les  voûtes  allongées  des  portiques  il  aper- 
cevoit  d'autres  labyrinthes  et  de  nouveaux  enchantements.  L'azur  du 
plus  beau  ciel  se  montroit  entre  des  colonnes  qui  soutenoient  une 
chaîne  d'arceaux  gothiques.  Les  murs,  chargés  d'arabesques,  imitoient 
à  la  vue  ces  étoffes  de  l'Orient  que  brode  dans  l'ennui  du  harem  le 
caprice  d'une  femme  esclave.  Quelque  chose  de  voluptueux ,  de  reli- 
gieux et  de  guerrier,  sembloit  respirer  dans  ce  magique  édifice,  espèce 
de  cloître  de  l'amour,  retraite  mystérieuse  où  les  rois  maures  goù- 
toient  tous  les  plaisirs  et  oublioient  tous  les  devoirs  de  la  vie. 

Après  quelques  instants  de  surprise  et  de  silence,  les  deux  amants 
entrèrent  dans  ce  séjour  de  la  puissance  évanouie  et  des  félicités  pas- 
sées. Ils  firent  d'abord  le  tour  de  la  salle  des  Mésucar,  au  miheu  du 
parfum  des  fleurs  et  de  la  fraîcheur  des  eaux.  Ils  pénétrèrent  ensuite 
dans  la  cour  des  Lions.  L'émotion  d'Aben-Hamet  augmentoit  à  chaque 
pas.  «  Si  tu  ne  remplissois  mon  âme  de  délices,  dit -il  à  Blanca,  avec 
quel  chagrin  meverrois-je  obligé  de  te  demander,  à  toi  Espagnole, 
l'histoire  de  ces  demeures!  Ah!  ces  lieux  sont  faits  pour  servir  de 
retraite  au  bonheur,  et  moi...  !  » 

Aben-Hamet  aperçut  le  nom  de  Boabdil  enchâssé  dans  des  mosaïques. 
«  0  mon  roi!  s'écria-t-il,  qu'es-tu  devenu?  Où  te  trouverai-je  dans  ton 
Alhambra  désert?  »  Et  les  larmes  de  la  fidélité,  de  la  loyauté  et  de 
l'honneur  couvroient  les  yeux  du  jeune  Maure.  «  Vos  anciens  maîtres, 
dit  Blanca,  ou  plutôt  les  rois  de  vos  pères  étoient  des  ingrats.  — 
Qu'importe?  repartit  l'Abencerage :  ils  ont  été  malheureux!  » 

Comme  il  prononçoit  ces  mots,  Blanca  le'conduisit  dans  un  cabinet 
qui  sembloit  être  le  sanctuaire  même  du  temple  de  l'Amour.  Rien 
n'égaloit  l'élégance  de  cet  asile  :  la  voûte  entière,  peinte  d'azur  et 
d'or  et  composée  d'arabesques  découpées  à  jour,  laissoit  passer  la 
lumière  comme  à  travers  un  tissu  de  fleurs.  Une  fontaine  jaillissoit  au 
milieu  de  l'édiflce,  et  ses  eaux,  retombant  en  rosée,  étoient  recueillies 
dans  une  conque  d'albâtre.  «Aben-Hamet,  dit  la  fille  du  duc  de 
Santa-Fé,  regardez  bien  cette  fontaine  :  elle  reçut  les  têtes  défigurées 
III.  8 


M/i  LES   AVEMTURES 

des  Abcnccragcs.  Vous  voyez  encore  sur  le  marbre  la  tache  du  sang 
des  infortunés  que  Boabdil  sacrifia  à  ses  soupçons.  C'est  ainsi  qu'on 
traite  dans  votre  pays  les  hommes  qui  séduisent  les  femmes  crédules.  » 

Aben-Hamet  n'écoutoit  plus  Blanca;  il  s'étoit  prosterné  et  baisoit 
avec  respect  la  trace  du  sang  de  ses  ancêtres.  Il  se  relève  et  s'écrie  : 
((  0  Blanca  !  je  jure  par  le  sang  de  ces  chevaliers  de  t'aimer  avec  la 
constance,  la  fidélité  et  l'ardeur  d'un  Abencerage.  » 

«  Vous  m'aimez  donc?  »  repartit  Blanca  en  joignant  ses  deux  belles 
mains  et  levant  ses  regards  au  ciel.  «  Mais  songez-vous  que  vous  êtes 
un  infidèle ,  un  Maure ,  un  ennemi ,  et  que  je  suis  chrétienne  et  Espa- 
gnole? » 

«  0  saint  prophète!  dit  Aben-IIamet,  soyez  témoin  de  mes  ser- 
ments!... »  Blanca  l'interrompant  :  «  Quelle  foi  voulez -vous  que 
j'ajoute  aux  serments  d'un  persécuteur  de  mon  Dieu?  Savez -vous  si 
je  vous  aime?  Qui  vous  a  donné  l'assurance  de  me  tenir  un  pareil  lan- 
gage ?  » 

Aben-Hamet,  consterné,  répondit  :  «  Il  est  vrai,  je  ne  suis  que  ton 
esclave  ;  tu  ne  m'as  pas  choisi  pour  ton  chevalier.  » 

«  Maure ,  dit  Blanca ,  laisse  là  la  ruse  ;  tu  as  vu  dans  mes  regards 
que  je  t'aimois  ;  ma  folie  pour  toi  passe  toute  mesure  ;  sois  chrétien, 
et  rien  ne  pourra  m'empêcher  d'être  à  toi.  Mais  si  la  fille  du  duc  de 
Santa -Fé  ose  te  parler  avec  cette  franchise,  tu  peux  juger  par  cela 
même  qu'elle  saura  se  vaincre  et  que  jamais  un  ennemi  des  chrétiens 
n'aura  aucun  droit  sur  elle.  » 

Aben-Hamet,  dans  un  transport  de  passion,  saisit  les  mains  de 
Blanca,  les  posa  sur  son  turban  et  ensuite  sur  son  cœur.  «  Allah  est 
puissant,  s'écria-t-il,  et  Aben-Hamet  est  heureux!  0  Mahomet!  que 
cette  chrétienne  connoisse  ta  loi,  et  rien  ne  pourra...  »  —  «  Tu  blas- 
phèmes, dit  Blanca  :  sortons  d'ici  !  » 

Elle  s'appuya  sur  le  bras  du  Maure,  et  s'approcha  de  la  fontaine  des 
Douze -Lions,  qui  donne  son  nom  à  l'une  des  cours  de  l'Alhambra  : 
«  Étranger,  dit  la  naïve  Espagnole,  quand  je  regarde  ta  robe,  ton  tur- 
ban, tes  armes,  et  que  je  songe  à  nos  amours,  je  crois  voir  l'ombre 
du  bel  Abencerage  se  promenant  dans  cette  retraite  abandonnée  avec 
l'infortunée  Alfaïma.  Explique -moi  l'inscription  arabe  gravée  sur  le 
marbre  de  cette  fontaine.  » 

Aben-Hamet  lut  ces  mots  '  : 

La  belle  princesse  qui  se  promène  couverte  de  perles  dans  son  jardin 

1 .  Cette  inscription  existe  avec  quelques  autres.  Il  est  inutile  de  répéter  que  j'ai 
lait  cette  description  de  l'Alhambra  sur  les  lieux  mêmes. 


DU   DERNIER   ABENCERAGE.  115 

en  augmente  si  prodigieusement  la  beauté...  :  le  reste  de  l'inscription 
Gtoit  effacé. 

«  C'est  pour  toi  qu'elle  a  été  faite,  cette  inscription,  dit  Aben- 
Hamet.  Sultane  aimée,  ces  palais  n'ont  jamais  été  aussi  beaux  dans 
leur  jeunesse  qu'ils  le  sont  aujourd'hui  dans  leurs  ruines.  Écoute  le 
bruit  des  fontaines  dont  la  mousse  a  détourné  les  eaux  ;  regarde  les 
jardins  qui  se  montrent  à  travers  ces  arcades  à  demi  tombées  ;  con- 
temple l'astre  du  jour  qui  se  couche  par  delà  tous  ces  portiques  : 
qu'il  est  doux  d'errer  avec  toi  dans  ces  lieux  !  Tes  paroles  embaument 
ces  retraites,  comme  les  roses  de  l'hymen.  Avec  quel  charme  je  recon- 
nois  dans  ton  langage  quelques  accents  de  la  langue  de  mes  pères  ! 
Le  seul  frémissement  de  ta  robe  sur  ces  marbres  me  fait  tressaillir. 
L'air  n'est  parfumé  que  parce  qu'il  a  touché  ta  chevelure.  Tu  es 
belle  comme  le  Génie  de  ma  patrie  au  milieu  de  ces  débris.  Mais 
Aben-Hamet  peut-il  espérer  de  fixer  ton  cœur?  Qu'est-il  auprès  de 
toi  ?  11  a  parcouru  les  montagnes  avec  son  père  ;  il  connoît  les  plantes 
du  désert...  hélas!  il  n'en  est  pas  une  seule  qui  pût  le  guérir  de  la 
blessure  que  tu  lui  as  faite  !  Il  porte  des  armes,  mais  il  n'est  point 
chevalier.  Je  me  disois  autrefois  :  L'eau  de  la  mer  qui  dort  à  l'abri 
dans  le  creux  du  rocher  est  tranquille  et  muette,  tandis  que  tout 
auprès  la  grande  mer  est  agitée  et  bruyante.  Aben-Hamet!  ainsi  sera 
ta  vie,  silencieuse,  paisible,  ignorée  dans  un  coin  de  terre  inconnu, 
tandis  que  la  cour  du  sultan  est  bouleversée  par  les  orages.  Je  me 
disois  cela,  jeune  chrétienne,  et  tu  m'as  prouvé  que  la  tempête  peut 
aussi  troubler  la  goutte  d'eau  dans  le  creux  du  rocher.  » 

Blanca  écoutoit  avec  ravissement  ce  langage  nouveau  pour  elle ,  et 
dont  le  tour  oriental  sembloit  si  bien  convenir  à  la  demeure  des 
Fées,  qu'elle  parcouroit  avec  son  amant.  L'amour  pénétroit  dans  son 
cœur  de  toutes  parts  ;  elle  sentoit  chanceler  ses  genoux ,  elle  étoit 
obligée  de  s'appuyer  plus  fortement  sur  le  bras  de  son  guide.  Aben- 
Hamet  soutenoit  le  doux  fardeau,  et  répétoit  en  marchant  :  «  Ahl 
que  ne  suis-je  un  brillant  Abencerage  !  )> 

«  Tu  me  plairois  moins,  dit  Blanca,  car  je  serois  plus  tourmen- 
tée :  reste  obscur  et  vis  pour  moi.  Souvent  un  chevalier  célèbre  oublie 
l'amour  pour  la  renommée.  » 

((  Tu  n'aurois  pas  ce  danger  à  craindre,  »  répliqua  vivement  Aben- 
Hamet. 

«  Et  comment  m'aimerois-tu  donc  si  tu  étois  un  Abencerage?  »  dit 
la  descendante  de  Chimène. 

«  Je  t'aimerois,  répondit  le  Maure,  plus  que  la  gloire  et  moins  que 
l'nonneur.  » 


116  LES  AVENTURES 

Le  soleil  étoit  descendu  sous  l'horizon  pendant  la  promenade  des 
deux  amants,  ils  avoient  parcouru  tout  l'Alharabra.  Quels  souvenirs 
offerts  à  la  pensée  d'Aben-Hamet  !  Ici  la  sultane  recevoit  par  des  sou- 
piraux la  fumée  des  parfums  qu'on  brûloit  au-dessous  d'elle.  Là ,  dans 
cet  asile  écarté ,  elle  se  paroit  de  tous  les  atours  de  l'Orient.  Et  c'étoit 
Blanca ,  c'étoit  une  femme  adorée  qui  racontoit  ces  détails  au  beau 
jeune  homme  qu'elle  idolâtroit. 

La  lune,  en  se  levant,  répandit  sa  clarté  douteuse  dans  les  sanc- 
tuaires abandonnés  et  dans  les  parvis  déserts  de  l'Alhambra.  Ses 
blancs  rayons  dessinoient  sur  le  gazon  des  parterres ,  sur  les  murs 
des  salles ,  la  dentelle  d'une  architecture  aérienne ,  les  cintres  des 
cloîtres,  l'ombre  mobile  des  eaux  jaillissantes  et  celle  des  arbustes 
balancés  par  le  zéphyr.  Le  rossignol  chantoit  dans  un  cyprès  qui  per- 
çoit les  dômes  d'une  mosquée  en  ruine,  et  les  échos  répétoient  ses 
plaintes.  Aben-Hamet  écrivit  au  clair  de  la  lune  le  nom  de  Blanca 
sur  le  marbre  de  la  salle  des  Deux-Sœurs  :  il  traça  ce  nom  en  carac- 
tères arabes ,  afin  que  le  voyageur  eût  un  mystère  de  plus  à  deviner 
dans  ce  palais  des  mystères. 

«  Maure ,  ces  lieux  sont  cruels ,  dit  Blanca  :  quittons  ces  lieux.  Le 
destin  de  ma  vie  est  fixé  pour  jamais.  Retiens  bien  ces  mots  :  Musul- 
man, je  suis  ton  amante  sans  espoir;  chrétien,  je  suis  ton  épouse 
fortunée.  » 

Aben-Hamet  répondit:  «  Chrétienne,  je  suis  ton  esclave  désolé; 
musulmane ,  je  suis  ton  époux  glorieux.  » 

Et  ces  nobles  amants  sortirent  de  ce  dangereux  palais. 

La  passion  de  Blanca  s'augmenta  de  jour  en  jour,  et  celle  d'Aben- 
Hamet  s'accrut  avec  la  même  violence.  Il  étoit  si  enchanté  d'être  aimé 
pour  lui  seul ,  de  ne  devoir  à  aucune  cause  étrangère  les  sentiments 
qu'il  inspiroit ,  qu'il  ne  révéla  point  le  secret  de  sa  naissance  à  la  fille 
du  duc  de  Santa-Fé  :  il  se  faisoit  un  plaisir  délicat  de  lui  apprendre 
qu'il  portoit  un  nom  illustre ,  le  jour  même  où  elle  consentiroit  à  lui 
donner  sa  main.  Mais  il  fut  tout  à  coup  rappelé  à  Tunis  :  sa  mère, 
atteinte  d'un  mal  sans  remède,  vouloit  embrasser  son  fils  et  le  bénir 
avant  d'abandonner  la  vie.  Aben-Hamet  se  présente  au  palais  de 
Blanca.  «  Sultane,  lui  dit-il,  ma  mère  va  mourir.  Elle  me  demande 
pour  lui  fermer  les  yeux.  Me  conserveras-tu  ton  amour?  » 

(c  Tu  me  quittes,  répondit  Blanca  pâlissante.  Te  reverrai-je 
jamais?  » 

((  Viens,  dit  Aben-Hamet.  Je  veux  exiger  de  toi  un  serment,  et  t'en 
faire  un  que  la  mort  seule  pourra  briser.  Suis-moi.  » 

Us  sortent  ;  ils  arrivent  à  un  cimetière  qui  fut  jadis  celui  des  Maures. 


//<?<.'/  l/fl. 


cJ'crd.  JJJ^i  nnou.  -c^c. 


au  Gmelière. 


,/,.  /;. i: 


DU   DERNIER  ABENCERAGE.  117 

On  voyoit  encore  çà  et  là  de  petites  colonnes  funèbres  autour  des- 
quelles le  sculpteur 'figura  jadis  un  turban,  mais  les  chrétiens  avoient 
depuis  remplacé  ce  turban  par  une  croix.  Aben-Hamet  conduisit  Blanca 
au  pied  de  ces  colonnes. 

«  Blanca,  dit-il ,  mes  ancêtres  reposent  ici  :  je  jure  parleurs  cendres 
de  t'aimor  jusqu'au  jour  où  l'ange  du  jugement  m'appellera  au  tribu- 
nal d'Allah.  Je  te  promets  de  ne  jamais  engager  mon  cœur  à  une  autre 
femme  et  de  te  prendre  pour  épouse  aussitôt  que  tu  connoîtras  la 
sainte  lumière  du  prophète.  Chaque  année,  à  cette  époque,  je  revien- 
drai à  Grenade  pour  voir  si  tu  m'as  gardé  ta  foi  et  si  tu  veux  renoncer 
à  tes  erreurs.  » 

«  Et  moi,  dit  Blanca  en  larmes,  je  t'attendrai  tous  les  ans;  je  te 
conserverai  jusqu'à  mon  dernier  soupir  la  foi  que  je  t'ai  jurée,  et  je  te 
recevrai  pour  époux  lorsque  le  Dieu  des  chrétiens,  plus  puissant  que 
ton  amante,  aura  touché  ton  cœur  infidèle.  » 

Aben-Hamet  part  ;  les  vents  l'emportent  aux  bords  africains  ;  sa 
mère  venoit  d'expirer.  Il  la  pleure,  il  embrasse  son  cercueil.  Les  mois 
s'écoulent  :  tantôt  errant  parmi  les  ruines  de  Carthage,  tantôt  assis 
sur  le  tombeau  de  saint  Louis,  l'Abencerage  exilé  appelle  le  jour  qui 
doit  le  ramener  à  Grenade.  Ce  jour  se  lève  enfin  :  Aben-Hamet  monte 
sur  un  vaisseau  et  fait  tourner  la  proue  vers  Malaga.  Avec  quel  trans- 
port, avec  quelle  joie  mêlée  de  crainte  il  aperçut  les  premiers  promon- 
toires de  l'Espagne  !  Blanca  l'attend-elle  sur  ces  bords?  Se  souvient-elle 
encore  d'un  pauvre  Arabe  qui  ne  cessa  de  l'adorer  sous  le  palmier  du 
désert? 

La  fille  du  duc  de  Santa-Fé  n'étoit  point  infidèle  à  ses  serments. 
Elle  avoit  prié  son  père  de  la  conduire  à  Malaga.  Du  haut  des  mon- 
tagnes qui  bordoient  la  côte  inhabitée ,  elle  suivoit  des  yeux  les  vais- 
seaux lointains  et  les  voiles  fugitives.  Pendant  la  tempête,  elle 
contemploit  avec  effroi  la  mer  soulevée  par  les  vents  :  elle  aimoit  alors 
à  se  perdre  dans  les  nuages,  à  s'exposer  dans  les  passages  dangereux, 
à  se  sentir  baignée  par  les  mêmes  vagues,  enlevée  par  le  même  tour- 
billon, qui  menaçoient  les  jours  d' Aben-Hamet.  Quand  elle  voyoit  la 
mouette  plaintive  raser  les  flots  avec  ses  grandes  ailes  recourbées  et 
voler  vers  les  rivages  de  l'Afrique ,  elle  la  chargeoit  de  toutes  ces 
paroles  d'amour,  de  tous  ces  vœux  insensés  qui  sortent  d'un  cœur 
que  la  passion  dévore. 

Un  jour  qu'elle  erroit  sur  les  grèves,  elle  aperçut  une  longue 
barque  dont  la  proue  élevée ,  le  mât  penché  et  la  voile  latine  annon- 
çoient  l'élégant  génie  des  Maures.  Blanca  court  au  port,  et  voit  bientôt 
entrer  le  vaisseau  barbaresque,  qui  faisoit  écumer  l'onde  sous  la  rapi- 


/ 


118  LES   AVENTURES 

dite  de  sa  course.  Un  Maure  couvert  de  superbes  habits  se  tenoit 
debout  sur  la  proue.  Derrière  lui  deux  esclaves  noirs  arrêtoient  par  le 
frein  un  cheval  arabe  dont  les  naseaux  fumants  et  les  crins  épars 
annonçoient  à  la  fois  son  naturel  ardent  et  la  frayeur  que  lui  inspi- 
roit  le  bruit  des  vagues.  La  barque  arrive,  abaisse  ses  voiles,  touche 
au  môle,  présente  le  flanc  :  le  Maure  s'élance  sur  la  rive,  qui  retentit 
du  son  de  ses  armes.  Les  esclaves  font  sortir  le  coursier  tigré  comme 
un  léopard,  qui  hennit  et  bondit  de  joie  en  retrouvant  la  terre.  D'au- 
tres-esclaves descendent  doucement  une  corbeille  oi^i  reposoit  une 
gazelle  couchée  parmi  des  feuilles  de  palmier.  Ses  jambes  fines  étoient 
attachées  et  ployées  sous  elle,  de  peur  qu'elles  ne  se  fussent  brisées 
dans  les  mouvements  du  vaisseau  ;  elle  portoit  un  collier  de  grains 
d'aloès,  et  sur  une  plaque  d'or  qui  servoit  à  rejoindre  les  deux  bouts 
du  collier  étoient  gravés  en  arabe  un  nom  et  un  talisman. 

Blanca  reconnoît  Aben-Hamet  :  elle  n'ose  se  trahir  aux  yeux  de  la 
foule ,  elle  se  retire  et  envoie  Dorothée ,  une  de  ses  femmes ,  avertir 
l'Abencerage  qu'elle  l'attend  au  palais  des  Maures.  Aben-Hamet  pré- 
sentoit  dans  ce  moment  au  gouverneur  son  firman,  écrit  en  lettres 
d'azur  sur  un  vélin  précieux  et  renfermé  dans  un  fourreau  de  soie. 
Dorothée  s'approche,  et  conduit  l'heureux  Abencerage  aux  pieds  de 
Blanca.  Quels  transports  en  se  retrouvant  tous  deux  fidèles  !  quel 
bonheur  de  se  revoir  après  avoir  été  si  longtemps  séparés!  Quels  nou- 
veaux serments  de  s'aimer  toujours! 

Les  deux  esclaves  noirs  amènent  le  cheval  numide ,  qui ,  au  lieu  de 
selle,  n'avoit  sur  le  dos  qu'une  peau  de  lion  rattachée  par  une  zone 
de  pourpre.  On  apporte  ensuite  la  gazelle.  «  Sultane ,  dit  Aben-Hamet, 
c'est  un  chevreuil  de  mon  pays,  presque  aussi  léger  que  toi.  »  Blanca 
détache  elle-même  l'animal  charmant,  qui  sembloit  la  remercier  en 
jetant  sur  elle  les  regards  les  plus  doux.  Pendant  l'absence  de  l'Aben- 
cerage ,  la  fille  du  duc  de  Santa-Fé  avoit  étudié  l'arabe  :  elle  lut  avec 
des  yeux  attendris  son  propre  nom  sur  le  collier  de  la  gazelle.  Celle-ci, 
rendue  à  la  liberté ,  se  soutenoit  à  peine  sur  ses  pieds  si  longtemps 
enchaînés  ;  elle  se  couchoit  à  terre  et  appuyoit  sa  tête  sur  les  genoux 
de  sa  maîtresse.  Blanca  lui  présentoit  des  dattes  nouvelles  et  cares- 
soit  cette  chevrette  du  désert ,  dont  la  peau  fine  avoit  retenu  l'odeur 
du  bois  d'aloès  et  de  la  rose  de  Tunis. 

L'Abencerage,  le  duc  de  Santa-Fé  et  sa  fille  partirent  ensemble  pour 
Grenade.  Les  jours  du  couple  heureux  s'écoulèrent  comme  ceux  de 
l'année  précédente  :  mêmes  promenades ,  même  regret  à  la  vue  de  la 
patrie,  même  amour  ou  plutôt  amour  toujours  croissant,  toujours 
partagé,  mais  aussi  même  attachement  dans  les  deux  amants  à  la 


DU   DERNIER  ABENCERAGE.  119 

religion  de  leurs  pères.  «  Sois  chrétien,  »  disoit  Blanca  ;  «  Sois  musul- 
mane, »  disoit  Aben-Hamet  :  et  ils  se  séparèrent  encore  une  fois 
sans  avoir  succombé  à  la  passion  qui  les  entraînoit  l'un  vers  l'autre. 

Aben-Hamet  reparut  la  troisième  année ,  comme  ces  oiseaux  voya- 
îjeurs  que  l'amour  ramène  au  printemps  dans  nos  climats.  Il  ne  trouva 
point  Blanca  au  rivage ,  mais  une  lettre  de  cette  femme  adorée  apprit 
au  fidèle  Arabe  le  départ  du  duc  de  Santa-Fé  pour  Madrid  et  l'arrivée 
de  don  Carlos  à  Grenade.  Don  Carlos  étoit  accompagné  d'un  prisonnier 
françois ,  ami  du  frère  de  Blanca.  Le  Maure  sentit  son  cœur  se  serrer 
à  la  lecture  de  cette  lettre.  Il  partit  de  Malaga  pour  Grenade  avec  les 
plus  tristes  pressentiments.  Les  montagnes  lui  parurent  d'une  soli- 
tude effrayante ,  et  il  tourna  plusieurs  fois  la  tête  pour  regarder  la 
mer  qu'il  venoit  de  traverser. 

Blanca,  pendant  l'absence  de  son  père,  n'avoit  pu  quitter  un  frère 
qu'elle  aimoit,  un  frère  qui  vouloit  en  sa  faveur  se  dépouiller  de  tous 
ses  biens  et  qu'elle  revoyoit  après  sept  années  d'absence.  Don  Carlos 
avoit  tout  le  courage  et  toute  la  fierté  de  sa  nation  :  terrible  comme 
les  conquérants  du  Nouveau -Monde,  parmi  lesquels  il  avoit  fait  ses 
premières  armes  ;  religieux  comme  les  chevaliers  espagnols  vainqueurs 
des  Maures,  il  nourrissoit  dans  son  cœur  contre  les  infidèles  la  haine 
qu'il  avoit  héritée  du  sang  du  Cid. 

Thomas  de  Lautrec ,  de  l'illustre  maison  de  Foix ,  où  la  beauté  dans 
les  femmes  et  la  valeur  dans  les  hommes  passoient  pour  un  don  héré- 
ditaire ,  étoit  frère  cadet  de  la  comtesse  de  Foix  et  du  brave  et  mal- 
heureux Odet  de  Foix,  seigneur  de  Lautrec.  A  l'âge  de  dix-huit  ans, 
Thomas  avoit  été  armé  chevalier  par  Bayard ,  dans  cette  retraite  qui 
coûta  la  vie  au  Chevalier  sans  peur  et  sans  reproche.  Quelque  temps 
après,  Thomas  fut  percé  de  coups  et  fait  prisonnier  à  Pavie,  en  défen- 
dant le  roi  chevalier  qui  perdit  tout  alors,  fors  Vhonneur. 

Don  Carlos  de  Bivar,  témoin  de  la  vaillance  de  Lautrec ,  avoit  fait 
prendre  soin  des  blessures  du  jeune  François ,  et  bientôt  il  s'établit 
entre  eux  une  de  ces  amitiés  héroïques  dont  l'estime  et  la  vertu  sont 
les  fondements.  François  I^""  étoit  retourné  en  France,  mais  Charles 
Quint  retint  les  autres  prisonniers.  Lautrec  avoit  eu  l'honneur  de  par- 
tager la  captivité  de  son  roi  et  de  coucher  à  ses  pieds  dans  la  prison. 
Resté  en  Espagne  après  le  départ  du  monarque,  il  avoit  été  remis  sur 
sa  parole  à  don  Carlos,  qui  venoit  de  l'amener  à  Grenade. 

Lorsque  Aben-Ilamet  se  présenta  au  palais  de  don  Rodrigue  et  fut 
introduit  dans  la  salle  où  se  trouvoit  la  fille  du  duc  de  Santa-Fé ,  il 
sentit  des  tourments  jusque  alors  inconnus  pour  lui.  Aux  pieds  de  dona 
Blonca  étoit  assis  un  jeune  homme  qui  la  regardoit  en  silence,  dans 


120  LES  AVENTURES 

une  espèce  de  ravissement.  Ce  jeune  homme  portoit  un  haut-de- 
chausses  de  buffle  et  un  pourpoint  de  même  couleur,  serré  par  un 
ceinturon  d'où  pendoit  une  épée  aux  fleurs  de  lis.  Un  manteau  de  soie 
étoit  jeté  sur  ses  épaules,  et  sa  tête  étoit  couverte  d'un  chapeau  à 
petits  bords,  ombragé  de  plumes  ;  une  fraise  de  dentelle,  rabattue  sur 
sa  poitrine,  laissoit  voir  son  cou  découvert.  Deux  moustaches  noires 
comme  l'ébène  donnoient  à  son  visage  naturellement  doux  un  air  mâle 
et  guerrier.  De  larges  bottes  qui  tomboient  et  se  replioient  sur  ses 
pieds  portoient  l'éperon  d'or,  marque  de  la  chevalerie. 

A  quelque  distance,  un  autre  chevaUer  se  tenoit  debout  appuyé  sur 
la  croix  de  fer  de  sa  longue  épée  :  il  étoit  vêtu  comme  l'autre  cheva- 
lier, mais  il  paroissoit  plus  âgé.  Son  air  austère ,  bien  qu'ardent  et 
passionné ,  inspiroit  le  respect  et  la  crainte.  La  croix  rouge  de  Cala- 
trava  étoit  brodée  sur  son  pourpoint  avec  cette  devise  :  Pour  elle  et 
pour  mon  roi. 

Un  cri  involontaire  s'échappa  de  la  bouche  de  Blanca  lorsqu'elle 
aperçut  Aben-Hamet.  «  Chevahers,  dit -elle  aussitôt,  voici  l'infidèle 
dont  je  vous  ai  tant  parlé  :  craignez  qu'il  ne  remporte  la  victoire.  Les 
Abencerages  étoient  faits  comme  lui,  et  nul  ne  les  surpassoiten  loyauté, 
courage  et  galanterie.  » 

Don  Carlos  s'avança  au-devant  d' Aben-Hamet.  «  Seigneur  Maure , 
dit-il ,  mon  père  et  ma  sœur  m'ont  appris  votre  nom  ;  on  vous  croit 
d'une  race  noble  et  brave  ;  vous-même ,  vous  êtes  distingué  par  votre 
courtoisie.  Bientôt  Charles  Quint,  mon  maître,  doit  porter  la  guerre 
à  Tunis,  et  nous  nous  verrons,  j'espère,  au  champ  d'honneur.  » 

Aben-Hamet  posa  la  main  sur  son  sein,  s'assit  à  terre  sans  répondre, 
et  resta  les  yeux  attachés  sur  Blanca  et  sur  Lautrec.  Celui-ci  admiroit, 
avec  la  curiosité  de  son  pays ,  la  robe  superbe ,  les  armes  brillantes , 
la  beauté  du  Maure  ;  Blanca  ne  paroissoit  point  embarrassée  ;  toute 
son  âme  étoit  dans  ses  yeux  :  la  sincère  Espagnole  n'essayoit  point  de 
cacher  le  secret  de  son  cœur.  Après  quelques  moments  de  silence, 
Aben-Hamet  se  leva,  s'inclina  devant  la  fille  de  don  Rodrigue,  et  se 
retira.  Étonné  du  maintien  du  Maure  et  des  regards  de  Blanca,  Lautrec 
sortit  avec  un  soupçon  qui  se  changea  bientôt  en  certitude. 

Don  Carlos  resta  seul  avec  sa  sœur,  u  Blanca,  lui  dit-il,  expliquez- 
vous.  D'oii  naît  le  trouble  que  vous  a  causé  la  vue  de  cet  étranger?  » 

«  Mon  frère,  répondit  Blanca,  j'aime  Aben-Hamet!  et  s'il  veut  se 
faire  chrétien ,  ma  main  est  à  lui.  » 

«  Quoi  !  s'écria  don  Carlos ,  vous  aimez  Aben-Hamet  !  la  fille  dos 
Bivar  aime  un  Maure ,  un  infidèle ,  un  ennemi  que  nous  avons  chassé 
de  ces  palais  !  » 


DU   DERNIER   ABENCERAGE.  121 

«  Don  Carlos,  répliqua  Blanca,  j'aime  Aben-IIamet;  Aben-Hamet 
m'aime  ;  depuis  trois  ans  il  renonce  à  moi  plutôt  que  de  renoncera  la 
religion  de  ses  pères.  Noblesse,  honneur,  chevalerie,  sont  en  lui; 
jusqu'à  mon  dernier  soupir  je  l'adorerai.  » 

Don  Carlos  étoit  digne  de  sentir  ce  que  la  résolution  d'Aben-Hamet 
avoit  de  généreux ,  quoiqu'il  déplorât  l'aveuglement  de  cet  infidèle. 
«  Infortunée  Blanca ,  dit-il ,  oii  te  conduira  cet  amour?  J'avois  espéré 
que  Lautrec,  mon  ami,  deviendroit  mon  frère.  » 

«  Tu  t'étois  trompé,  répondit  Blanca  :  je  ne  puis  aimer  cet  étranger. 
Quant  à  mes  sentiments  pour  Aben-Hamet,  je  n'en  dois  compte  à  per- 
sonne. Garde  tes  serments  de  chevalerie  comme  je  garderai  mes  ser- 
ments d'amour.  Sache  seulement,  pour  te  consoler,  que  jamais 
Blanca  ne  sera  l'épouse  d'un  infidèle.  » 

«  Notre  famille  disparoîtra  donc  de  la  terre  !  »  s'écria  don  Carlos. 

«  C'est  à  toi  de  la  faire  revivre,  dit  Blanca.  Qu'importent  d'ailleurs 
des  fils  que  tu  ne  verras  point  et  qui  dégénéreront  de  ta  vertu? 
Don  Carlos,  je  sens  que  nous  sommes  les  derniers  de  notre  race; 
nous  sortons  trop  de  l'ordre  commun  pour  que  notre  sang  fleurisse 
après  nous  :  le  Cid  fut  notre  aïeul,  il  sera  notre  postérité.  »  Blanca 
sortit. 

Don  Carlos  vole  chez  l'Abencerage.  «  Maure,  lui  dit-il,  renonce  à  ma 
sœur  ou  accepte  le  combat.  » 

«  Es-tu  chargé  par  ta  sœur,  répondit  Aben-Hamet,  de  me  rede- 
mander les  serments  qu'elle  m'a  faits  ?  » 

«  Non,  répliqua  don  Carlos  :  elle  t'aime  plus  que  jamais.  » 

((  Ah  !  digne  frère  de  Blanca  !  s'écria  Aben-Hamet  en  l'interrompant, 
je  dois  tenir  tout  mon  bonheur  de  ton  sang  !  0  fortuné  Aben-Hamet  ! 
0  heureux  jour!  je  croyois  Blanca  infidèle  pour  ce  chevalier  fran- 
çois...  » 

«  Et  c'est  là  ton  malheur,  s'écria  à  son  tour  don  Carlos  hors  de  lui: 
Lautrec  est  mon  ami  ;  sans  toi  il  seroit  mon  frère.  Rends-moi  raison 
des  larmes  que  tu  fais  verser  à  ma  famille.  » 

«  Je  le  veux  bien,  répondit  Aben-Hamet;  mais,  né  d'une  race  qui 
peut-être  a  combattu  la  tienne,  je  ne  suis  pourtant  point  chevalier. 
Je  ne  vois  ici  personne  pour  me  conférer  l'ordre  qui  te  permettra  de 
te  mesurer  avec  moi  sans  descendre  de  ton  rang.  » 

Don  Carlos ,  frappé  de  la  réflexion  du  Maure,  le  regarda  avec  un 
mélange  d'admiration  et  de  fureur.  Puis  tout  à  coup  :  «  C'est  moi  qui 
t'armerai  chevalier!  tu  en  es  digne.  » 

Aben-Hamet  fléchit  le  genou  devant  don  Carlos ,  qui  lui  donne  l'ac- 
colade en  lui  frappant  trois  fois  l'épaule  du  plat  de  son  épée  ;  ensuite 


122  LES  AVENTURES 

don  Carlos  lui  ceint  cette  même  épée  que  l'Abencerage  va  peut-être  lui 
plonger  dans  la  poitrine  :  tel  étoit  l'antique  honneur. 

Tous  deux  s'élancent  sur  leurs  coursiers,  sortent  des  murs  de  Gre- 
nade, et  volent  à  la  fontaine  du  Pin.  Les  duels  des  Maures  et  des  chré- 
tiens avoient  depuis  longtemps  rendu  cette  source  célèbre.  C'éloit  là 
que  Malique  Alabès  s'étoit  battu  contre  Ponce  de  Léon,  et  que  le 
grand-maître  de  Calatrava  avoit  donné  la  mort  au  valeureux  Abayados. 
On  voyoit  encore  les  débris  des  armes  de  ce  chevalier  maure  suspendus 
aux  branches  du  pin,  et  l'on  apercevoit  sur  l'écorce  de  l'arbre  quelques 
lettres  d'une  inscription  funèbre.  Don  Carlos  montra  de  la  main  la 
tombe  d' Abayados  à  l'Abencerage  :  «  Imite ,  lui  cria-t-il ,  ce  brave  infi- 
dèle, et  reçois  le  baptême  et  la  mort  de  ma  main.  » 

((  La  mort  peut-être ,  répondit  Aben-Hamet ,  mais  vivent  Allah  et  le 
Prophète!  » 

Ils  prirent  aussitôt  du  champ,  et  coururent  l'un  sur  l'autre  avec 
furie.  Il  n'avoient  que  leurs  épées  :  Aben-Hamet  étoit  moins  habile 
dans  les  combats  que  don  Carlos ,  mais  la  bonté  de  ses  armes ,  trem- 
pées à  Damas,  et  la  légèreté  de  son  cheval  arabe,  lui  donnoient  encore 
l'avantage  sur  son  ennemi.  Il  lança  son  coursier  comme  les  Maures,  et 
avec  son  large  étrier  tranchant  il  coupa  la  jambe  droite  du  cheval  de 
don  Carlos  au-dessous  du  genou.  Le  cheval  blessé  s'abattit,  et  don 
Carlos ,  démonté  par  ce  coup  heureux,  marche  sur  Aben-Hamet  l'épée 
haute.  Aben-Hamet  saute  à  terre  et  reçoit  don  Carlos  avec  intrépidité. 
Il  pare  les  premiers  coups  de  l'Espagnol ,  qui  brise  son  épée  sur  le  fer 
de  Damas.  Trompé  deux  fois  par  la  fortune ,  don  Carlos  verse  des 
pleurs  de  rage  et  crie  à  son  ennemi  :  «  Frappe,  Maure,  frappe  !  don 
Carlos  désarmé  te  défie,  toi  et  toute  ta  race  infidèle.  » 

a  Tu  pouvois  me  tuer,  répond  l'Abencerage ,  mais  je  n'ai  jamais 
songé  à  te  faire  la  moindre  blessure  :  j'ai  voulu  seulement  te  prouver 
que  j'étois  digne  d'être  ton  frère,  et  t'empêcher  de  me  mépriser.  » 

Dans  cet  instant  on  aperçoit  un  nuage  de  poussière  :  Lautrec  et 
Blanca  pressoient  deux  cavales  de  Fez,  plus  légères  que  les  vents.  Ils 
arrivent  à  la  fontaine  du  Pin  et  voient  le  combat  suspendu. 

«  Je  suis  vaincu ,  dit  don  Carlos  ;  ce  chevalier  m'a  donné  la  vie. 
Lautrec,  vous  serez  peut-être  plus  heureux  que  moi.  » 

«  Mes  blessures,  dit  Lautrec  d'une  voix  noble  et  gracieuse,  me  per- 
mettent de  refuser  le  combat  contre  ce  chevalier  courtois.  Je  ne  veux 
point,  ajouta-t-il  en  rougissant,  connoître  le  sujet  de  votre  querelle  et 
pénétrer  un  secret  qui  porteroit  peut-être  la  mort  dans  mon  sein. 
Bientôt  mon  absence  fera  renaître  la  paix  parmi  vous ,  à  moins  que 
Blanca  ne  m'ordonne  de  rester  à  ses  pieds.  » 


DU    DERNIER  ABENCERÂGE.  123 

«  Chcvnlior,  dit  Blanca,  vous  demeurerez  auprès  de  mon  frère,  vous 
me  regarderez  comme  votre  sœur.  Tous  les  cœurs  qui  sont  ici  éprou- 
vent des  chagrins  :  vous  apprendrez  de  nous  à  supporter  les  maux  de 
la  vie.  » 

Blanca  voulut  contraindre  les  trois  chevaliers  à  se  donner  la  main  : 
tous  les  trois  s'y  refusèrent  :  «  Je  hais  Aben-Hamet!  »  s'écria  don 
Carlos.  —  «  Je  l'envie,  »  dit  Lautrec.  —  «  Et  moi ,  dit  l'Abencerage, 
j'estime  don  Carlos  et  je  plains  Lautrec ,  mais  je  ne  saurois  les  aimer.  » 

«  Voyons-nous  toujours,  dit  Blanca,  et  tôt  ou  tard  l'amitié  suivra 
l'estime.  Que  l'événement  fatal  qui  nous  rassemble  ici  soit  à  jamais 
ignoré  de  Grenade.  » 

Aben  -  Hamet  devint  dès  ce  moment  mille  fois  plus  cher  à  la  fille 
du  duc  de  Santa-Fé  :  l'amour  aime  la  vaillance  ;  il  ne  manquoit  plus 
rien  à  l'Abencerage,  puisqu'il  étoit  brave  et  que  don  Carlos  lui  devoit 
la  vie.  Aben-Hamet,  par  le  conseil  de  Blanca,  s'abstint  pendant  quel- 
ques jours  de  se  présenter  au  palais,  afin  de  laisser  se  calmer  la  colère 
de  don  Carlos.  Un  mélange  de  sentiments  doux  et  amers  remplissoit 
l'âme  de  l'Abencerage  :  si  d'un  côté  l'assurance  d'être  aimé  avec  tant 
de  fidélité  et  d'ardeur  étoit  pour  lui  une  source  inépuisable  de  délices, 
d'un  autre  côté  la  certitude  de  n'être  jamais  heureux  sans  renoncer  à 
la  religion  de  ses  pères  accabloit  le  courage  d'Aben-Hamet.  Déjà  plu- 
sieurs années  s'étoient  écoulées  sans  apporter  de  remède  à  ses  maux  : 
verroit-il  ainsi  s'écouler  le  reste  de  sa  vie? 

Il  étoit  plongé  dans  un  abîme  de  réflexions  les  plus  sérieuses  et  les 
plus  tendres,  lorsqu'un  soir  il  entendit  sonner  cette  prière  chrétienne 
qui  annonce  la  fin  du  jour.  Il  lui  vint  en  pensée  d'entrer  dans  le  temple 
du  Dieu  de  Blanca  et  de  demander  des  conseils  au  Maître  de  la  nature. 

Il  sort,  il  arrive  à  la  porte  d'une  ancienne  mosquée  convertie  en 
église  par  les  fidèles.  Le  cœur  saisi  de  tristesse  et  de  religion,  il 
pénètre  dans  le  temple  qui  fut  autrefois  celui  de  son  Dieu  et  de  sa 
patrie.  La  prière  vcnoit  de  finir  :  il  n'y  avoit  plus  personne  dans 
l'église.  Une  sainte  obscurité  régnoit  à  travers  une  multitude  de 
colonnes  qui  ressembloient  au  tronc  des  arbres  d'une  forêt  réguliè- 
rement plantée.  L'architecture  légère  des  Arabes  s'étoit  mariée  à 
l'architecture  gothique,  et,  sans  rien  perdre  de  son  élégance,  elle  avoit 
pris  une  gravité  plus  convenable  aux  méditations.  Quelques  lampes 
éclairoient  à  peine  les  enfoncements  des  voûtes  ;  mais  à  la  clarté  de 
plusieurs  cierges  allumés  on  voyoit  encore  briller  l'autel  du  sanc- 
tuaire :  il  étincelûit  d'or  et  de  pierreries.  Les  Espagnols  mettent  toute 
leur  gloire  à  se  dépouiller  de  leurs  richesses  pour  en  parer  les  objets 
de  leur  culte,  et  l'image  du  Dieu  vivant  placée  au  milieu  des  voiles  de 


12Z|  LES  AVENTURES 

dentelles ,  des  couronnes  de  perles  et  des  gerbes  de  rubis ,  est  adoréo 
par  un  peuple  à  demi  nu. 

On  ne  remarquoit  aucun  siège  au  milieu  de  la  vaste  enceinte  :  un 
pavé  de  marbre  qui  recouvroit  des  cercueils  servoit  aux  grands  comme 
aux  petits  pour  se  prosterner  devant  le  Seigneur.  Aben-Hamet  s'avan- 
çoit  lentement  dans  les  nefs  désertes  qui  retentissoient  du  seul  bruit 
de  ses  pas.  Son  esprit  étoit  partagé  entre  les  souvenirs  que  cet  ancien 
édifice  de  la  religion  des  Maures  retraçoit  à  sa  mémoire  et  les  sen- 
timents que  la  religion  des  chrétiens  faisoit  naître  dans  son  cœur.  Il 
entrevit  au  pied  d'une  colonne  une  figure  immobile,  qu'il  prit  d'abord 
pour  une  statue  sur  un  tombeau;  il  s'en  approche;  il  distingue  un 
jeune  chevalier  à  genoux,  le  front  respectueusement  incliné  et  les  deux 
bras  croisés  sur  sa  poitrine.  Ce  chevalier  ne  fit  aucun  mouvement  au 
bruit  des  pas  d' Aben-Hamet  ;  aucune  distraction ,  aucun  signe  exté- 
rieur de  vie  ne  troubla  sa  profonde  prière.  Son  épée  étoit  couchée  à 
terre  devant  lui ,  et  son  chapeau ,  chargé  de  plumes,  étoit  posé  sur  le 
marbre  à  ses  côtés  :  il  avoit  l'air  d'être  fixé  dans  cette  attitude  par 
l'effet  d'un  enchantement.  C'étoit  Lautrec  :  «  Ah  !  dit  l'Abencerage  en 
lui-même ,  ce  jeune  et  beau  François  demande  au  ciel  quelque  faveut 
signalée;  ce  guerrier,  déjà  célèbre  par  son  courage,  répand  ici  son 
cœur  devant  le  souverain  du  ciel ,  comme  le  plus  humble  et  le  plus 
obscur  des  hommes.  Prions  donc  aussi  le  Dieu  des  chevaliers  et  de  la 
gloire.  » 

Aben-Hamet  alloit  se  précipiter  sur  le  marbre,  lorsqu'il  aperçut,  à 
la  lueur  d'une  lampe,  des  caractères  arabes  et  un  verset  du  Coran  qui 
paroissoient  sous  un  plâtre  à  demi  tombé.  Les  remords  rentrent 
dans  son  cœur,  et  il  se  hâte  de  quitter  l'édifice  où  il  a  pensé  devenir 
infidèle  à  sa  religion  et  à  sa  patrie. 

Le  cimetière  qui  environnoit  cette  ancienne  mosquée  étoit  une 
espèce  de  jardin  planté  d'orangers,  de  cyprès,  de  palmiers,  et  arrosé 
par  deux  fontaines  ;  un  cloître  régnoit  alentour.  Aben  -  Hamet ,  en 
passant  sous  un  des  portiques,  aperçut  une  femme  prête  à  entrer  dans 
l'église.  Quoiqu'elle  fût  enveloppée  d'un  voile,  l'Abencerage  reconnut 
la  fille  du  duc  de  Santa-Fé  ;  il  l'arrête,  et  lui  dit  :  «  Viens-tu  chercher 
Lautrec  dans  ce  temple?  » 

«  Laisse  là  ces  vulgaires  jalousies,  répondit  Blanca  :  si  je  ne  t'aimois 
plus,  je  te  le  dirois;  je  dédaignerois  de  te  tromper.  Je  viens  ici  prier 
pour  toi;  toi  seul  es  maintenant  l'objet  de  mes  vœux  :  j'oublie  mon 
âme  pour  la  tienne.  Il  ne  falloit  pas  m'enivrer  du  poison  de  ton  amour, 
ou  il  falloit  consentir  à  servir  le  Dieu  que  je  sers.  Tu  troubles  toute 
ma  famille,  mon  frère  te  hait;  mon  père  est  accablé  de  chagrin,  parce 


DU   DERNIER  ABENCERAGE.  125 

que  je  refuse  de  choisir  un  époux.  Ne  t'aperçois-tu  pas  que  ma  santé 
s'altère  ?  Vois  cet  asile  de  la  mort  ;  il  est  enchanté  !  Je  m'y  reposerai 
bientôt,  si  tu  ne  te  hâtes  de  recevoir  ma  foi  au  pied  de  l'autel  des  chré- 
tiens. Les  combats  que  j'éprouve  minent  peu  à  peu  ma  vie;  la  passion 
que  tu  m'inspires  ne  soutiendra  pas  toujours  ma  frêle  existence  : 
songe,  ô  Maure!  pour  te  parler  ton  langage,  que  le  feu  qui  allume  le 
flambeau  est  aussi  le  feu  qui  le  consume.  » 

Blanca  entre  dans  l'église,  et  laisse  Aben-Hamet  accablé  de  ces  der- . 
nières  paroles. 

C'en  est  fait  :  l'Abencerage  est  vaincu  ;  il  va  renoncer  aux  erreurs 
de  son  culte  ;  assez  longtemps  il  a  combattu.  La  crainte  de  voir 
Blanca  mourir  l'emporte  sur  tout  autre  sentiment  dans  le  cœur  d'Aben- 
Hamet.  Après  tout,  se  disoit-il,  le  Dieu  des  chrétiens  est  peut-être  le 
Dieu  véritable.  Ce  Dieu  est  toujours  le  Dieu  des  nobles  âmes,  puisqu'il 
est  celui  de  Blanca,  de  don  Carlos  et  de  Lautrec. 

Dans  cette  pensée ,  Aben-Hamet  attendit  avec  impatience  le  lende- 
main pour  faire  connoître  sa  résolution  à  Blanca  et  changer  une  vie 
de  tristesse  et  de  larmes  en  une  vie  de  joie  et  de  bonheur.  Il  ne  put 
se  rendre  au  palais  du  duc  de  Santa-Fé  que  le  soir.  11  apprit  que 
Blanca  étoit  allée  avec  son  frère  au  Généralife,  oii  Lautrec  donnoit  une 
fête.  Aben-Hamet,  agité  de  nouveaux  soupçons,  vole  sur  les  traces  de 
Blanca,  Lautrec  rougit  en  voyant  paroître  l'Abencerage  ;  quant  à  don 
Carlos,  il  reçut  le  Maure  avec  une  froide  politesse,  mais  à  travers 
laquelle  perçoit  l'estime. 

Lautrec  avoit  fait  servir  les  plus  beaux  fruits  de  l'Espagne  et  de 
l'Afrique  dans  une  des  salles  du  Généralife  appelée  la  salle  des  Che- 
valiers. Tout  autour  de  cette  salle  étoient  suspendus  les  portraits  des 
princes  et  des  chevaliers  vainqueurs  des  Maures,  Pélasge,  le  Cid,  Gon- 
zalve  de  Cordoue.  L'épée  du  dernier  roi  de  Grenade  étoit  attachée 
au-dessous  de  ces  portraits.  Aben-Hamet  renferma  sa  douleur  en  lui- 
même,  et  dit  seulement  comme  le  lion,  en  regardant  ces  tableaux  : 
u  Nous  ne  savons  pas  peindre.  » 

Le  généreux  Lautrec,  qui  voyoit  les  yeux  de  l'Abencerage  se  tourner 
malgré  lui  vers  l'épée  de  Boabdil,  lui  dit  :  a  Chevalier  Maure,  si  j'avois 
prévu  que  vous  m'eussiez  fait  l'honneur  de  venir  à  cette  fête,  je  ne 
vous  aurois  pas  reçu  ici.  On  perd  tous  les  jours  une  épée,  et  j'ai  vu 
le  plus  vaillant  des  rois  remettre  la  sienne  à  son  heureux  ennemi.  » 

«  Ah!  s'écria  le  Maure  en  se  couvrant  le  visage  d'un  pan  de  sa  robe, 
on  peut  la  perdre  comme  François  P^  mais  comme  Boabdil  !...  » 

La  nuit  vint  :  on  apporta  des  flambeaux;  la  conversation  changea 
de  cours.  On  pria  don  Carlos  de  raconter  la  découverte  du  Mexique. 


126  LES  AVENTURES 

Il  parla  de  ce  monde  inconnu  avec  l'éloquence  pompeuse  naturelle  à 
la  nation  espagnole.  Il  dit  les  malheurs  de  Montézume,  les  mœurs  des 
Américains,  les  prodiges  de  la  valeur  castillane  et  même  les  cruautés 
de  ses  compatriotes,  qui  ne  lui  sembloient  mériter  ni  blâme  ni  louange. 
Ces  récits  enchantoient  Aben-Hamet,  dont  la  passion  pour  les  histoires 
merveilleuses  trahissoit  le  sang  arabe.  Il  fit  à  son  tour  le  tableau  de 
l'empire  ottoman,  nouvellement  assis  sur  les  ruines  de  Constantinople, 
non  sans  donner  des  regrets  au  premier  empire  de  Mahomet  ;  temps 
heureux  où  le  commandeur  des  croyants  voyoit  briller  autour  de  lui 
Zobéide,  Fleur  de  Beauté,  Force  des  Cœurs,  Tourmente,  et  ce  généreux 
Ganem,  esclave  par  amour.  Quant  à  Lautrec,  il  peignit  la  cour  galante 
de  François  I",  les  arts  renaissant  du  sein  de  la  barbarie,  l'honneur, 
la  loyauté,  la  chevalerie  des  anciens  temps,  unis  à  la  politesse  des 
siècles  civilisés,  les  tourelles  gothiques  ornées  des  ordres  de  la  Grèce, 
et  les  dames  gauloises  rehaussant  la  richesse  de  leurs  atours  par  l'élé- 
gance athénienne. 

Après  ces  discours,  Lautrec,  qui  vouloit  amuser  la  divinité  de  cette 
fête,  prit  une  guitare,  et  chanta  cette  romance  qu'il  avoit  composée 
sur  un  air  des  montagnes  de  son  pays  : 

Combien  j'ai  douce  souvenance' 

Du  joli  lieu  de  ma  naissance! 

Ma  sœur,  qu'ils  étoient  beaux,  les  jours 

De  Fiance  ! 
O  mon  pays,  sois  mes  amours 

Toujours! 

Te  souvient^il  que  notre  mère. 
Au  foyer  de  notre  chaumière. 
Nous  pressoit  sur  son  cœur  joyeux, 

Ma  chère , 
Et  nous  baisions  ses  blancs  cheveux 

Tous  deux? 

Ma  sœur,  te  souvient-il  encore 
Du  château  que  baignoit  la  Dore  I 
Et  de  cette  tant  vieille  tour 

Du  Maure, 
Où  l'airain  sonnoit  le  retour 

Du  jour? 

Te  souvieut-il  du  lac  tranquille 
Qu'effleuroit  l'hirondelle  agile, 

1,  Cette  romance  est  déjà  connue  du  public.  J'en  avois  composé  les  paroles  pour 
uu  air  des  montagnes  d'Auvergne,  remarquable  par  sa  douceur  et  sa  simplicité. 


DU   DERNIER  ABENGERAGE.  127 

Du  vent  qui  courboit  le  roseau 

Mobile, 
Et  du  soleil  coucbant  sur  l'eau, 

Si  beau? 

Oh  !  qui  me  rendra  mon  Hélène, 
Et  ma  montagne  et  le  grand  chêne? 
Leur  souvenir  fait  tous  les  jours 

Ma  peine  : 
Mon  pays  sera  mes  amours 

Toujours  ! 


Lautrec,  en  achevant  le  dernier  couplet,  essuya  avec  son  gant  une 
larme  que  lui  arrachoit  le  souvenir  du  gentil  pays  de  France.  Les 
regrets  du  beau  prisonnier  furent  vivement  sentis  par  Aben-Hamet,  qui 
déploroit  comme  Lautrec  la  perte  de  sa  patrie.  Sollicité  de  prendre  à 
son  tour  la  guitare,  il  s'en  excusa,  en  disant  qu'il  ne  savoit  qu'une 
romance,  et  qu'elle  seroit  peu  agréable  à  des  chrétiens. 

«  Si  ce  sont  des  infidèles  qui  gémissent  de  nos  victoires,  repartit 
dédaigneusement  don  Carlos,  vous  pouvez  chanter  :  les  larmes  sont 
permises  aux  vaincus.  » 

<(  Oui,  dit  Blanca,  et  c'est  pour  cela  que  nos  pères,  soumis  autrefois 
au  joug  des  Maures,  nous  ont  laissé  tant  de  complaintes.  » 

Aten-Hamet  chanta  donc  cette  ballade,  qu'il  avoit  apprise  d'un 
poëte  de  la  tribu  des  Abencerages  '  : 

Le  roi  don  Juan .  Je  t'épouserai, 

Un  jour  chevauchant,  Puis  apporterai 

Vit  sur  la  montagne  En  dons  à  ta  villn, 

Grenade  d'Espagne  ;  Cordoue  et  Séville. 

Il  lui  dit  soudain  :  Superbes  atours 
Cité  mignonne,  Et  perle  fine 

Mon  cœur  te  donne  Je  te  destine 

Avec  ma  main.  Pour  nos  amours. 


1.  En  traversant  un  pays  montagneux  entre  Algésiras  et  Cadix,  je  m'arrêtai  dans 
une  venta  située  au  milieu  d'un  bois.  Je  n'y  trouvai  qu'un  petit  garçon  de  quatorze  à 
quinze  ans  et  une  petite  fille  à  peu  près  du  même  âge,  frère  et  sœur,  qui  tressoient 
auprès  du  feu  des  nattes  de  jonc.  Ils  chantolent  une  romance  dont  je  ne  comprenois 
pas  les  paroles,  mais  dont  l'air  étoit  simple  et  naïf.  II  faisoit  un  temps  afi^reux  ;  je 
restai  deux  heures  à  la  venta.  Mes  jeunes  hôtes  répétèrent  si  longtemps  les  couplets 
de  leur  romance,  qu'il  me  fut  aisé  d'en  apprendre  l'air  par  cœur.  C'est  sur  cet  air 
que  j'ai  composé  la  romance  de  l'Abenccrage.  Peut-être  étoit-il  question  d'Aben- 
Hamet  dans  la  chanson  de  mes  deux  petits  Espagnols.  Au  reste,  le  dialogue  de  Gre- 
nade et  du  roi  de  Léon  est  imité  d'une  romance  espagnole. 


128  LES  AVENTURES 

Grenade  répond  :  Jamais  le  chameau 

Grand  roi  de  Léon,  N'apporte  au  tombeau, 

Au  Maure  liée,  Près  de  la  piscine. 

Je  suis  mariée.  L'Haggi  de  Médine. 

Garde  tes  présents  :  Un  chrétien  maudit 
J'ai  pour  parure  D'Abencerage 

Riche  ceinture  ■  Tient  l'héritage  : 

Et  beaux  enfants.  '  C'étoit  écrit  ! 

Ainsi  tu  disois  ;  O  bel  Alhambra  ! 

Ainsi  tu  mentois  ;  0  palais  d'Allah  ! 

O  mortelle  injure  !  Cité  des  fontaines  ! 

Grenade  est  parjure!  Fleuve  aux  vertes  plaines! 

Un  chrétien  maudit  Un  chrétien  maudit 

D'Abencerage  D'Abencerage 

Tient  l'héritage  :  Tient  l'héritage  : 

C'étoit  écrit!  C'étoit  écrit  ! 

La  naïveté  de  ces  plaintes  avoit  touché  jusqu'au  superbe  don  Carlos, 
malgré  les  imprécations  prononcées  contre  les  chrétiens.  Il  auroit  bien 
désiré  qu'on  le  dispensât  de  chanter  lui-même ,  mais  par  courtoisie 
pour  Lautrec  il  crut  devoir  céder  à  ses  prières.  Aben-Hamet  donna  la 
guitare  au  frère  de  Blanca,  qui  célébra  les  exploits  du  Cid  son  illustre 
aïeul  ; 

Prêt  à  partir  pour  la  rive  africaine  ' , 

Le  Cid  armé,  tout  brillant  de  valeur. 

Sur  sa  guitare,  au  pied  de  sa  Chimène, 

Chantoit  ces  vers  que  lui  dictoit  l'honneur  j  .  . 

Chimène  a  dit  :  Va  combattre  le  Jlaure  ; 
De  ce  combat  surtout  reviens  vainqueur. 
Oui,  je  croirai  que  Rodrigue  m'adore 
S'il  fait  céder  son  amour  à  l'honneur. 

Donnez,  donnez  et  mon  casque  et  ma  lance  ! 
Je  vais  montrer  que  Rodrigue  a  du  cœur  : 
Dans  les  combats  signalant  sa  vaillance. 
Son  cri  sera  pour  sa  dame  et  l'honneur. 

1.  Tout  le  monde  connoît  l'air  des  Folies  d Espagne,  Cet  air  étoit  sans  paroles,  du 
moins  il  n'y  avoit  point  de  paroles  qui  en  rendissent  le  caractère  grave,  religieux  et 
chevaleresque.  J'ai  essayé  d'exprimer  ce  caractère  dans  la  romance  du  Cid.  Cette 
romance  s'étant  répandue  dans  le  public  sans  mon  aveu,  des  maîtres  célèbres  m'ont 
fait  l'honneur  de  l'embellir  de  leur  musique.  Mais  comme  je  l'avois  expressément 
composée  pour  l'air  des  Folies  d  Espagne,  il  y  a  un  couplet  qui  devient  un  vrai 
galimatias,  s'il  ne  se  rapporte  à  mon  intention  primitive  : 

Mon  noble  chant  vainqueur, 

D'Espagne  un  jour  deviendra  la  folie,  etc. 

Enfin  ces  trois  romancée  n'ont  quelque  mérite  qu'autant  qu'elles  sont  chantées  sur 
trois  vieux  airs  véritablement  nationaux;  elles  amènent  d'ailleurs  le  dénouement. 


DU    DERNIER    ABENGERAG  E.  129 

Maure  vantô  pour  ta  galanterie, 
De  tes  accents  mon  noble  chant  vainqueur 
D'Kspagne  un  jour  deviendra  la  folie, 
Car  il  peindra  l'amour  avec  l'honnour. 

Dans  le  vallon  de  notre  Andalousie, 

Les  vieux  chrétiens  conteront  ma  valeur  : 

Il  préféra,  diront-ils,  à  la  vie 

Son  Dieu,  son  roi,  sa  Gliimène  et  Vhonneur. 

Don  Carlos  avoit  paru  si  fier  en  chantant  ces  paroles  d'iuie  voix 
niàle  et  sonore,  qu'on  l'auroit  pris  pour  le  Cid  lui-même.  Lautrec  par- 
tageoit  l'enthousiasme  guerrier  de  son  ami  ;  mais  l'Abencerage  avoit 
pâli  au  nom  du  Cid. 

«Ce  chevalier,  dit-il,  que  les  chrétiens  appellent  la  Fleur  des 
batailles,  porte  parmi  nous  le  nom  de  cruel.  Si  sa  générosité  avoit 
égalé  sa  valeur...  » 

«  Sa  générosité,  repartit  vivement  don  Carlos  interrompant  Aben- 
Hamet,  surpassoit  encore  son  courage,  et  il  n'y  a  que  des  Maures 
qui  puissent  calomnier  le  héros  à  qui  ma  famille  doit  le  jour.  » 

«  Que  dis-tu  ?  s'écria  Aben-Hamet  s'élançant  du  siège  où  il  étoit  à 
demi  couché  :  tu  comptes  le  Cid  parmi  tes  aïeux?  » 

«  Son  sang  coule  dans  mes  veines,  répliqua  don  Carlos,  et  je  me 
reconnois  de  ce  noble  sang  à  la  haine  qui  brûle  dans  mon  cœur 
contre  les  ennemis  de  mon  Dieu.  » 

«  Ainsi ,  dit  Aben-Hamet  regardant  Blanca ,  vous  êtes  de  la  mai- 
son de  ces  Bivar  qui ,  après  la  conquête  de  Grenade ,  envahirent 
les  foyers  des  malheureux  Abencerages  et  donnèrent  la  mort  à  un 
vieux  chevalier  de  ce  nom  qui  voulut  défendre  le  tombeau  de  ses 
aïeux!  » 

«  Maure  !  s'écria  don  Carlos  enflammé  de  colère,  sache  que  je  ne 
me  laisse  point  interroger.  Si  je  possède  aujourd'hui  la  dépouille  des 
Abencerages,  mes  ancêtres  l'ont  acquise  au  prix  de  leur  sang,  et  ils 
ne  la  doivent  qu'à  leur  épée.  » 

<(  Encore  un  mot,  dit  Aben-Hamet  toujours  plus  ému  :  nous  avons 
ignoré  dans  notre  exil  que  les  Bivar  eussent  porté  le  titre  de  Santa- 
Fé,  c'est  ce  qui  a  causé  mon  erreur.  » 

«Ce  fut,  répondit  don  Carlos,  à  ce  même  Bivar,  vainqueur  des 
Abencerages,  que  ce  titre  fut  conféré  par  Ferdinand  le  Catholique.  » 

La  tête  d'Aben-Hamet  se  pencha  dans  son  sein  :  il  resta  debout  au 

milieu  de  don  Carlos,  de  Lautrec  et  de  Blanca  étonnés.  Deux  torrents 

de  larmes  coulèrent  de  ses  yeux  sur  le  poignard  atlaclié  à  sa  ceinture. 

'(  Pardonnez,  dit-'l  ;  les  hommes,  je  le  sais,  ne  doivent  pas  répandre 

III.  9 


■130  LES   AVENTURES 

des  larmes  :  désormais  les  miennes  ne  couleront  plus  au  dehors, 
quoiqu'il  me  reste  beaucoup  à  pleurer;  écoutez-moi. 

«  Blanca,  mon  amour  pour  toi  égale  l'ardeur  des  vents  brûlants  de 
l'Arabie.  J'étois  vaincu;  je  ne  pouvois  plus  vivre  sans  toi.  Hier,  la 
vae  de  ce  chevalier  françois  en  prières,  tes  paroles  dans  le  cimetière 
du  temple,  m'avoient  fait  prendre  la  résolution  de  connoître  ton 
Dieu  et  de  t'offrir  ma  foi.  » 

Un  mouvement  de  joie  de  Blanca  et  de  surprise  de  don  Carlos 
interrompit  Aben-Hamet  ;  Lautrec  cacha  son  visage  dans  ses  deux 
mains.  Le  Maure  devina  sa  pensée,  et  secouant  la  tête  avec  un  sourire 
déchirant  :  «  Chevalier,  dit-il,  ne  perds  pas  toute  espérance;  et  toi, 
Blanca,  pleure  à  Jamais  sur  le  dernier  Abencerage!  » 

Blanca,  don  Carlos,  Lautrec,  lèvent  tous  trois  les  mains  au  ciel,  et 
s'écrient  :  «  Le  dernier  Abencerage  !  » 

Le  silence  règne  ;  la  crainte,  l'espoir,  la  haine,  l'amour,  l'étonne- 
ment,  la  jalousie,  agitent  tous  les  cœurs  ;  Blanca  tombe  bientôt  à 
genoux.  ((  Dieu  de  bonté!  dit-elle,  tu  justifies  mon  choix,  je  ne  pouvois 
aimer  que  le  descendant  des  héros.  » 

(t  Ma  sœur,  s'écria  don  Carlos  irrité,  songez  donc  que  vous  êtes  ici 
devant  Lautrec  !  » 

«  Don  Carlos,  dit  Aben-Hamet,  suspends  ta  colère  ;  c'est  à  moi  à 
vous  rendre  le  repos.  »  Alors  s'adressant  à  Blanca,  qui  s'étoit  assise 
de  nouveau  : 

«  Houri  du  ciel,  Génie  de  l'amour  et  de  la  beauté,  Aben-Hamet  sera 
ton  esclave  jusqu'à  son  dernier  soupir:  mais  connois  toute  l'étendue 
de  son  malheur.  Le  vieillard  immolé  par  ton  aïeul  en  défendant  ses 
foyers  étoit  le  père  de  mon  père  ;  apprends  encore  un  secret  que  je 
t'ai  caché,  ou  plutôt  que  tu  m'avois  fait  oublier.  Lorsque  je  vins  la 
première  fois  visiter  cette  triste  patrie,  j'avois  surtout  pour  dessein 
de  chercher  quelque  fils  des  Bivar  qui  pîit  me  rendre  compte  du 
sang  que  ses  pères  avoient  versé.  » 

«  Eh  bien  !  »  dit  Blanca  d'une  voix  douloureuse,  mais  soutenue  par 
l'accent  d'une  grande  âme,  «  quelle  est  ta  résolution?  » 

«  La  seule  qui  soit  digne  de  toi,  répondit  Aben-Hamet  :  te  rendre 
tes  serments,  satisfaire  par  mon  éternelle  absence  et  par  ma  mort 
à  ce  que  nous  devons  l'un  et  l'autre  à  l'inimitié  de  nos  dieux,  de  nos 
patries  et  de  nos  familles.  Si  jamais  mon  image  s'effaçoit  de  ton 
cœur,  si  le  temps,  qui  détruit  tout,  emportoit  de  ta  mémoire  le 
souvenir  d'Abencerage...  ce  chevalier  françois...  Tu  dois  ce  sacrifice 
à  ton  frère.  » 

Lautrec  se  lève  avec  impétuosité,  se  jette  dans  les  bras  du  Maure 


DU   DERNIER  ABENCERAGE.  131 

«  Aben-IJamet!  s'ccrie-t-il ,  ne  crois  pas  me  vaincre  en  générosité  :  je 
suis  François;  Bavard  m'arma  chevalier;  j'ai  versé  mon  sang  pour 
mon  roi;  je  serai,  comme  mon  parrain  et  comme  mon  prince,  sans 
peur  et  sans  reproche.  Si  tu  restes  parmi  nous,  je  supplie  don  Carlos 
de  t'accorder  la  main  de  sa  sœur;  si  tu  quittes  Grenade,  jamais  un 
mot  de  mon  amour  ne  troublera  ton  amante.  Tu  n'emporteras  point 
dans  ton  exil  la  funeste  idée  que  Lautrec,  insensible  à  ta  vertu,  cherche 
à  profiter  de  ton  malheur.  » 

Et  le  jeune  chevalier  pressoit  le  Maure  sur  son  sein  avec  la  chaleur 
et  la  vivacité  d'un  François. 

«  Chevaliers,  dit  don  Carlos  à  son  tour,  je  n'attendois  pas  moins  de 
vos  illustres  races.  Aben-Hamet,  à  quelle  marque  puis-je  vous  recon- 
noître  pour  le  dernier  Abencerage?  » 

«  A  ma  conduite,  »  répondit  Aben-Hamet. 

«  Je  l'admire,  dit  l'Espagnol  ;  mais,  avant  de  m'expliquer,  montrez- 
moi  quelque  signe  de  votre  naissance.  » 

Aben-Hamet  tira  de  son  sein  l'anneau  héréditaire  des  Abencerages, 
qu'il  portoit  suspendu  à  une  chaîne  d'or. 

A  ce  signe,  don  Carlos  tendit  la  main  au  malheureux  Aben-Hamet. 
«  Sire  chevalier,  dit-il,  je  vous  tiens  pour  prud'homme  et  véritable 
fils  de  rois.  Vous  m'honorez  par  vos  projets  sur  ma  famille,  j'accepte 
le. combat  que  vous  étiez  venu  secrètement  chercher.  Si  je  suis  vaincu, 
tous  mes  biens,  autrefois  tous  les  vôtres,  vous  seront  fidèlement  remis. 
Si  vous  renoncez  au  projet  de  combattre,  acceptez  à  votre  tour  ce  que 
je  vous  offre  :  soyez  chrétien  et  recevez  la  main  de  ma  sœur,  que 
Lautrec  a  demandée  pour  vous.  » 

La  tentation  était  grande,  mais  elle  n'étoit  pas  au-dessus  des  forces 
d'Aben-Hamet.  Si  l'amour  dans  toute  sa  puissance  parloit  au  cœur  de 
l'Abencerage,  d'une  autre  part  il  ne  pensoit  qu'avec  épouvante  à  l'idée 
d'unir  le  sang  des  persécuteurs  au  sang  des  persécutés.  Il  croyoit  voir 
l'ombre  de  son  aïeul  sortir  du  tombeau  et  lui  reprocher  cette  alliance 
sacrilège.  Transpercé  de  douleur,  Aben-Hamet  s'écrie  :  ((Ah!  faut-il 
que  je  rencontre  ici  tant  d'âmes  sublimes,  tant  de  caractères  généreux, 
pour  mieux  sentir  ce  que  je  perds!  Que  Blanca  prononce;  qu'elle  dise 
ce  qu'il  faut  que  je  fasse  pour  être  plus  digne  de  son  amour  !  » 

Blanca  s'écrie  :  ((  Retourne  au  désert!  »  et  elle  s'évanouit. 

Aben-Hamet  se  prosterna,  adora  Blanca  encore  plus  que  le  ciel ,  et 
sortit  sans  prononcer  une  seule  parole.  Dès  la  nuit  même  il  partit 
pour  Malaga,  et  s'embarqua  sur  un  vaisseau  qui  devoit  toucher  à  Oran. 
11  trouva  campée  près  de  cette  ville  la  caravane  qui  tous  les  trois  ans  sort 
de  Maroc,  traverse  l'Afrique,  se  rend  en  Egypte  et  rejoint  dans  l'Yémen 


ir,2     LES   AVENTURES  ])V    DERNIER   ABENCERAGE. 

la  caravane  de  La  Mecque.  Aben-Hamet  se  mit  au  nombre  des  pèlerins. 

Blanca,  dont  les  jours  furent  d'abord  menacés,  revint  à  la  vie.  Lau- 
trcc,  fidèle  à  la  parole  qu'il  avoit  donnée  à  l'Abencerage,  s'éloigna,  et 
jamais  un  mot  de  son  amour  ou  de  sa  douleur  ne  troubla  la  mélan- 
colie de  la  fille  du  duc  de  Santa-Fé.  Chaque  année  Blanca  alloit  errer 
sur  les  montagnes  de  Malaga,  à  l'époque  où  son  amant  avoit  coutume 
de  revenir  d'Afrique  ;  elle  s'asseyoit  sur  les  rochers,  regardoit  la  mer, 
les  vaisseaux  lointains,  et  retournoit  ensuite  à  Grenade;  elle  passoit 
le  reste  de  ses  jours  parmi  les  ruines  de  l'Alhambra.  Elle  ne  se  plai- 
gnoit  point,  elle  ne  pleuroit  point,  elle  ne  parloit  jamais  d'Aben- 
Hamet  :  un  étranger  l'auroit  crue  heureuse.  Elle  resta  seule  de  sa 
famille.  Son  père  mourut  de  chagrin ,  et  don  Carlos  fut  tué  dans  un 
duel  où  Lautrec  lui  servit  de  second.  On  n'a  jamais  su  quelle  fut  la 
destinée  d' Aben-Hamet. 

Lorsqu'on  sort  de  Tunis  par  la  porte  qui  conduit  aux  ruines  de 
Carthage,  on  trouve  un  cimetière  :  sous  un  palmier,  dans  un  coin  de 
ce  cimetière,  on  m'a  montré  un  tombeau  qu'on  appelle  le  tombeau  du 
dernier  Ahenccr âge.  Il  n'a  rien  de  remarquable,  la  pierre  sépulcrale 
en  est  tout  unie;  seulement,  d'après  une  coutume  des  Maures,  on  a' 
creusé  au  milieu  de  cette  pierre  un  léger  enfoncement  avec  le  ciseau. 
L'eau  de  la  pluie  se  rassemble  au  fond  de  cette  coupe  funèbre  et  sert, 
dans  un  climat  brûlant ,  à  désaltérer  l'oiseau  du  ciel. 


FIN     DV     DERNIER     ABF.NCERAGK. 


POEMES 


TRADUITS    DU   GALLIQUE  EN   ANGLOIS 


PAR  JOHN    SMITH 


PRÉFACE. 


Le  succès  des  poëmes  d'0?sian  en  Angleterre  fit  naître  une  foule  d'imi- 
tateurs de  Macpherson.  De  toutes  parts  on  prétendit  découvrir  des  poésies 
erses  ou  ga'îjques;  trésors  enfouis  que  l'on  déterroit,  comme  ceux  de  quel- 
ques mines  de  la  Cornouaille,  oubliées  depuis  le  temps  des  CarU.aginois.  Les 
pays  de  Galles  et  d'Irlande  rivalisèrent  de  patriotisme  avec  l'Ecosse;  toute  la 
littérature  se  divisa  :  les  uns  soutenoient  avec  Blair  que  les  poëmes  d'Ossian 
étoient  originaux;  les  autres  prétendoient  avec  Johnson  qu'Ossian  n'étoit 
autre  que  IMacpherson.  On  se  porta  des  défis;  on  demanda  des  preuves  maté- 
rielles :  il  fut  impossible  de  les  donner,  car  les  textes  imprimés  des  chants 
du  fils  de  Fingal  ne  sont  que  des  traductions  galliques  des  prétendues  traduo 
tiens  angloises  d'Ossian. 

Lorsqu'en  -1793  la  révolution  me  jeta  en  Angleterre,  j'étois  grand  partisan 
du  biirde  écossois  :  j'aurois,  la  lance  au  poing,  soutenu  son  existence  envers 
et  contre  tous,  comme  celle  du  vieil  Homère.  Je  lus  avec  avidité  une  foule 
de  poëmes  inconnus  en  France,  lesquels,  mis  en  lumière  par  divers  auteurs, 
étoient  indubitablement  à  mes  yeux  du  père  d'Oscar,  tout  aussi  bien  que 
les  manuscrits  runiques  de  Macpherson.  Dans  l'ardeur  de  mon  admiration  et 
de  mon  zèle,  tout  malade  et  tout  occupé  que  j'étois  ',  je  traduisis  quelques 
productions  ossianiques  de  John  Smith.  Smith  n'est  pas  l'inventeur  du  genre;  il 
n'a  pas  la  noblesse  et  la  verve  épique  de  Macpherson ,  mais  peut-être  son  talent 
a-t-il  quelque  chose  de  plus  élégant  et  de  plus  tendre.  Au  reste,  ce  pseudo- 
nyme, en  voulant  peindre  des  hommes  barbares  et  des  mœurs  sauvages, 

1.  Voyez  )a  Préface  de  VEssai  historique,  OEuvres  complotes, 


136  PRE  F  agi:. 

trahit  à  tout  moment,  dans  ses  images  et  dans  ses  pensées,  les  mœurs  et  la 
civilisation  des  temps  modernes. 

J'avois  traduit  Smith  presque  en  entier  :  je  ne  donne  que  les  trois  poëmc3 
de  Dargo,  de  Dulhona  et  de  Gaul.  C'est  pour  l'art  une  bonne  étude  quo 
celle  de  ces  auteurs  ou  de  ces  langues  qui  commencent  la  phrase  par  tous 
les  bouts,  par  tous  les  mots,  depuis  le  verbe  jusqu'à  la  conjonction,  et  qui 
vous  obligent  à  conserver  la  clarté  du  sens  au  milieu  des  inversions  les  plus 
audacieuses.  J'ai  fait  disparoître  les  redites  et  les  obscurités  du  texte  anglois  : 
ces  chants  qui  sortent  les  uns  des  autres,  ces  histoires  qui  se  placent  comme 
des  parenthèses  dans  des  histoires,  ces  lacunes  supposées  d'un  manuscrit 
inventé  peuvent  avoir  leur  mérite  chez  nos  voisins;  mais  nous  voulons  en 
France  des  choses  qui  se  conçoivent  bien  et  qui  s'énoncent  clairement.  Notre  langue 
a  horreur  de  ce  qui  est  confus,  notre  esprit  repousse  ce  qu'il  ne  comprend 
pas  tout  d'abord.  Quant  à  moi,  je  l'avoue,  le  vague  et  le  ténébreux  me  sont 
antipathiques  :  un  nominatif  qui  se  perd,  des  relatifs  qui  s'embarrassent,  des 
amphibologies  qui  se  forment  me  désolent.  Je  suis  persuadé  qu'on  peut  tou- 
jours dégager  une  pensée  des  mots  qui  la  voilent,  à  moins  que  cette  pensée 
ne  soit  un  lieu  commun  guindé  dans  des  nuages  :  l'auteur  qui  a  la  conscience 
de  ce  lieu  commun  n'ose  le  faire  descendre  du  milieu  des  vapeurs,  de  crainte 
qu'il  ne  s'évanouisse. 

Je  repète  ici  ce  que  j'ai  dit  ailleurs  :  je  ne  crois  plus  à  l'authenticité  des 
ouvrages  d'Ossian,  je  n'ai  plus  aussi  pour  eux  le  même  enthousiasme  :  j'écoute 
cependant  encore  la  harpe  du  barde,  comme  on  écouteroit  une  voix,  mono- 
'.one  il  est  vrai,  mais  douce  et  plaintive.  Macpherson  a  ajouté  aux  chants  des 
Muses  une  note  jusqu'à  lui  inconnue  ;  c'est  assez  pour  le  faire  vivre.  OEdipe 
et  Antigone  sont  les  types  d'Ossian  et  de  IMalvina,  déjà  reproduits  dans  le  lioi 
Lear.  Les  débris  des  tours  de  Morven,  frappés  des  rayons  de  l'astre  de  la  nuit, 
ont  leur  charme  ;  mais  combien  est  plus  touchante  dans  ses  ruines  la  Grèce, 
éclairée,  pour  ainsi  dire,  de  sa  gloire  passéel 


DARGO 

POËME 


CHANT    PREMIER. 


Dargo  est  appuyé  contre  un  arbre  solitaire;  il  écoute  le  vent  qui 
murmure  tristement  dans  le  feuillage  :  l'ombre  de  Crimoïna  se  lève 
sur  les  flots  azurés  du  lac.  Les  chevreuils  l'aperçoivent  sans  en  être 
effrayés,  et  passent  avec  lenteur  sur  la  colline  ;  aucun  chasseur  ne 
trouble  leur  paix,  car  Dargo  est  triste,  et  les  ardents  compagnons  de 
ses  chasses  aboient  inutilement  à  ses  côtés.  Et  moi  aussi,  ô  Dargo  !  je 
sens  tes  infortunes.  Les  larmes  tremblent  dans  mes  yeux  comme  la 
rosée  sur  l'herbe  des  prairies,  quand  je  me  souviens  de  tes  malheurs. 

Comhal  étoit  assis  au  lieu  où  les  daims  paissent  maintenant  sur  sa 
tombe  :  un  chêne  sans  feuillage  et  trois  pierres  grisâtres  rongées  par  la 
mousse  des  ans  marquent  les  cendres  du  héros.  Les  guerriers  de  Comhal 
étoient  rangés  autour  de  lui  :  penchés  sur  leurs  boucliers,  ils  écoutoient 
la  chanson  du  barde.  Tout  à  coup  ils  tournent  les  yeux  vers  la  mer  :  un 
nuage  paroît  parmi  les  vagues  lointaines;  nous  reconnoissons  le  vais- 
seau d'Inisfail  ;  au  haut  de  ses  mâts  est  suspendu  le  signal  de  détresse. 
((  Déployez  mes  voiles  !  s'écrie  Comhal  ;  volons  pour  secourir  nos  amis!  » 

La  nuit  nous  surprit  sur  l'abîme.  Les  vagues  enfloient  leur  sein  écu- 
mant  et  les  vents  mugissoient  dans  nos  voiles  :  la  nuit  de  la  tempête 
est  sombre,  mais  une  île  déserte  est  voisine,  et  ses  bras  se  courbent 
comme  mon  arc  lorsque  j'envoie  la  mort  à  l'ennemi.  Nous  abordons  à 
cette  île;  là  nous  attendons  le  retour  de  la  lumière,  là  des  matelots 
rêvent  aux  dangers  qui  ne  sont  plus. 

Nous  sommes  dans  la  baie  de  Botha.  L'oiseau  des  morts  crie;  une 
voix  triste  sort  du  fond  d'une  caverne.  «  C'est  l'ombre  de  Dargo  qui 
'  gémit,  dit  Comhal,  de  Dargo  que  nous  avons  perdu  en  revenant  des 
guerres  de  Lochlin.  » 

«  Les  vagues  confondoient  leurs  sommets  blanchis  parmi  les  nuages, 


138  DARGO. 

et  leurs  flancs  bleuâtres  s'élevoient  entre  nous  et  la  terre.  Dargo  monti 
au  haut  du  mât  pour  découvrir  Morven,  mais  il  ne  voit  point  Morven 
Les  cuirs  humides  glissent  dans  ses  mains,  il  toml)e  et  s'ensevelit  dans 
les  flots  ;  un  tourbillon  chasse  au  loin  nos  navires,  notre  chef  échappe 
à  nos  yeux.  Nous  chantâmes  un  chant  à  sa  gloire ,  nous  invitâmes  les 
ombres  de  ses  pères  à  le  recevoir  dans  leur  palais  de  nuages,  ils 
n'écoutèrent  point  nos  vœux.  L'ombre  de  Dargo  habite  encore  les 
rochers  :  elle  n'est  point  errante  sur  les  blondes  collines,  dans  les 
détours  verdoyants  des  vallées.  Chante,  ô  Ullin  !  les  louanges  du  héros, 
il  reconnoîtra  ta  voix  et  se  réjouira  au  bruit  de  sa  renommée.  » 

Ainsi  parle  Comhal,  et  le  barde  saisit  sa  harpe  :  «  Paix  à  ton  ombre, 
toi  qui  as  soutenu  quelquefois  seul  les  efforts  de  toute  une  armée  ! 
paix  à  ton  ombre,  ô  Dargo!  Que  ton  sommeil  soit  profond,  enfant  de 
la  caverne,  sur  un  rivage  étranger  !  » 

A  peine  Ullin  a-t-il  cessé  ses  chants,  qu'une  voix  se  fait  entendre  : 
«  M'ordonnes- tu  de  demeurer  sur  ces  roches  désertes,  ô  barde  do 
Comhal?  les  guerriers  de  Morven  abandonnent -ils  leurs  amis  dans 
l'infortune?  »  Ainsi  disoit  Dargo  lui-même  en  descendant  la  colline. 

Galchos,  ancien  ami  de  Dargo,  reconnoît  sa  voix  ;  il  y  répond  parles 
cris  joyeux  dont  jadis  il  appeloit  son  ami  à  la  poursuite  des  hôtes  des 
forêts  :  il  est  déjà  dans  les  bras  de  Dargo  ;  les  étoiles  virent  entre  les 
nuages  brisés  le  bonheur  des  deux  guerriers.  Dargo  se  présente  à 
Comhal.  «  Tu  vis!  s'écria  Comhal;  comment  échappas-tu  i  l'Océan 
lorsqu'il  roula  ses  flots  sur  ta  tête?  » 

«  La  vague,  répondit  Dargo,  me  jeta  sur  ces  bords.  Depuis  ce 
temps,  la  lune  a  vu  sept  fois  s'éteindre  et  sept  fois  se  rallumer  sa 
lumière  ;  mais  sept  années  ne  sont  pas  plus  longues  sur  la  cime  rem- 
brunie de  Morven.  Toujours  assis  sur  le  rocher,  en  murmurant  les 
chants  de  nos  bardes,  je  prêtois  l'oreille  ou  au  bruit  des  vagues,  ou 
au  cri  de  l'oiseau  qui  planoit  sur  leurs  déserts  en  jetant  des  voix 
plaintives.  Ce  temps  marcha  peu,  car  lents  sont  les  pas  du  soleil,  et 
paresseuse  la  lumière  de  la  lune  sur  cette  rive  solitaire.  » 

Dargo  s'interrompit  tout  à  coup.  «  Pourquoi,  reprit-il  en  regardant 
Comhal,  pourquoi  ces  larmes  silencieuses?  pourquoi  ces  regards  atten- 
dris? Ah!  ils  ne  sont  pas  pour  le  récit  de  mes  peines,  ils  sont  pour  la 
mort  d'Évella  !  Oui,  je  le  sais,  Évella  n'est  plus;  j'ai  vu  son  ombre  glisseï 
dans  la  vapeur  abaissée,  lorsque  l'astre  des  nuits  brilloit  à  travers  h 
voile  d'une  légère  ondée  sur  la  surface  unie  de  la  mer.  J'ai  vu  mon  amour, 
mais  son  visage  étoit  pâle  ;  des  gouttes  humides  tomboient  de  ses 
beaux  cheveux,  comme  si  elle  eût  sorti  du  sein  de  l'Océan  ;  le  cours  de 
ses  larmes  étoit  tracé  sur  ses  joues.  J'ai  reconnu  Évella,  j'ai  pressenti 


CHANT   I.  130 

sua  inallicur.  En  vain  j'ai  appelé  mon  amante:  les  ombres  des  vierges 
de  Morven  me  l'ont  ravie  ;  elles  chantoient  autour  d'elle,  leurs  vois 
ressembloient  aux  derniers  soupirs  du  vent  dans  un  soir  d'automne, 
lorsque  la  nuit  descend  par  degrés  dans  la  vallée  de  Cona,  et  que  de. 
foibles  murmures  se  font  entendre  parmi  les  roseaux  qui  bordent  les 
ondes.  Évella  suivit  les  gracieux  fantômes ,  mais  elle  me  jeta  un 
regard  douloureux  sur  mon  rocher.  La  suave  musique  cessa,  la  belle 
vision  s'évanouit.  Depuis  ce  temps,  je  n'ai  cesse  de  pleurer  au  lever 
du  soleil,  de  pleurer  au  coucher  du  soleil.  Quand  te  reverrai-je,  Évella? 
Dis-moi,  Comhal,  quelle  fut  la  destinée  de  la  fille  de  Morven?  ;> 

«  Évella  apprit  ton  malheur ,  répondit  Comhal.  Durant  trois 
soleils  elle  reposa  sa  tête  inclinée  sur  son  bras  d'albâtre  ;  au  qua- 
trième soleil  elle  descendit  sur  le  rivage  de  la  mer,  et  chercha  le  corps 
de  Dargo.  Les  filles  de  Morven  la  virent  du  sommet  de  la  colline  ; 
elles  essuyèrent  leurs  larmes  avec  les  boucles  de  leur  chevelure.  Elles 
s'avancèrent  en  silence  pour  consoler  Évella  ;  mais  elles  la  trouvèrent 
affaissée  comme  un  monceau  de  neige,  et  belle  encore  comme  un 
cygne  du  rivage.  Les  filles  de  Morven  pleurèrent,  et  les  bardes  firent 
entendre  des  chants.  Puisses-tu,  ô  Dargo!  vivre  comme  Évella  dans  la 
renommée!  puisse  ainsi  durer  notre  mémoire,  quand  nous  nous 
enfoncerons  dans  la  tombe  !  » 

Ainsi  dit  Comhal,  Mais  nous  apercevons  une  grande  lumière  dans 
Inisfail  ;  nous  découvrons  le  signal  qui  annonce  le  danger  du  roi.  Aus- 
sitôt nous  nous  précipitons  dans  nos  vaisseaux  ;  Dargo  est  avec  nous, 
nous  quittons  l'île  déserte  ;  nous  nous  hâtons  pour  disperser  les 
ennemis  d'inisfail. 

Les  vents  de  Morven  viennent  à  notre  aide,  ils  remplissent  le  sein 
de  nos  voiles  ;  les  mariniers  se  courbent  et  se  redressent  sur  la  rame 
qui  brise,  en  écumant,  la  tête  sombre  et  mobile  des  flots.  Chaque 
héros  a  les  yeux  fixés  sur  le  rivage  :  toutes  les  âmes  sont  déjà  dans  le 
champ  du  carnage  ;  mais  l'on  est  encore  à  quelque  distance  d'inisfail. 
Dargo  seul  ne  ressent  point  la  joie  du  péril  ;  ses  yeux  sont  baissés,  son 
front  est  appuyé  sur  son  bras,  qui  repose  sur  le  bord  d'un  bouclier. 
Comhal  observe  la  tristesse  de  ce  chef,  il  fait  un  signe  à  Ullin,  afin  que 
le  chant  du  barde  réveille  le  cœur  de  Dargo.  Ullin  chante  au  bruit  des 
vaisseaux  qui  sillonnent  les  vagues. 

«  Colda  vivoit  aux  jours  deTrcnmor.  11  poursuivoit  les  daims  autour 
de  la  baie  d'Étha  :  les  rochers  couverts  de  forêts  répondoient  à  ses  cris, 
et  les  fils  légers  de  la  montagne  tombèrent.  Mélina  l'aperçut  d'un  autre 
rivage  :  elle  veut  traverser  la  baie  sur  un  esquif  bondissant.  Un  tour- 
billon descend  du  ciel  et  renverse  la  nef-,  Mélina  s'attache  à  la  carène  : 


UO  DAUGO. 

«  Je  meurs!  s'écric-t-elle  :  Colda,  mon  guerrier,  viens  à  mon  secours!  >» 
«  La  nuit  déploya  ses  ombres  :  plus  foiblement  alors  la  voix 
murmura  des  plaintes  ;  plus  foiblement  encore  elle  fut  répétée  par 
les  échos  du  rivage  ;  elle  s'évanouit  enfin  dans  les  ténèbres.  Colda 
trouva  Mélina  à  demi  ensevelie  dans  le  sable  ;  il  éleva  pour  elle  la 
pierre  du  tombeau  sous  un  chêne  auprès  d'un  torrent.  Le  chasseur 
aime  ce  lieu  solitaire  ;  il  s'y  repose  à  l'ombre  quand  le  soleil  brûle  la 
plaine.  Colda  fut  longtemps  triste  ;  il  s'égaroit  seul  à  travers  les  bois 
des  coteaux  d'Étha  ;  chaque  nuit  les  oiseaux  des  n>ers  écoutoient  ses 
soupirs.  Mais  l'ennemi  vint,  et  le  bouclier  de  Trenmor  retentit  ;  Coldu 
saisit  sa  lance,  et  fut  vainqueur,  La  joie  reparut  peu  à  peu  sur  son 
visage  comme  le  soleil  sur  la  bruyère  quand  la  tempête  est  passée.  » 
.  «  Le  souvenir  de  ce  chef,  dit  Dargo,  revit  dans  ma  mémoire, 
mais  comme  les  foiblcs  traces  d'un  songe  depuis  longtemps  évanoui. 
Colda  conduisit  souvent  les  pas  de  mon  enfance  au  chêne  d'Étha  ;  les 
larmes  tomboient  de  ses  yeux  en  s'avançant  sur  les  grèves  abandonnées. 
Je  lui  demandois  pourquoi  il  pleuroit;  il  me  répondoit  :  C'est  ici  (|ue 
dort  Mélina.  0  Colda  1  je  me  suis  reposé  sur  sa  tombe  et  sur  la  tienne  ! 
Puisse  ma  renommée  me  survivre,  de  même  que  ta  gloi/e  est  restée 
après  toi,  lorsque  je  serai  errant  dans  les  nuages  avec  la  belle  Évella  !  » 

«  Oui,  ton  nom  demeurera  parmi  les  hommes,  ditComhal;  mais 
nous  touchons  au  rivage.  Vois-tu  ces  boucliers  roulant  comme  la 
lune  à  travers  le  brouillard?  Leurs  bosses  reluisent  aux  rayons  du 
matin.  Les  guerriers  d'Inisfail  sont  là;  le  roi  regarde  par  la  fenêtre 
de  son  palais  ;  il  aperçoit  un  nuage  grisâtre.  Des  larmes  tombent  sur 
la  pierre  de  la  fenêtre.  Nos  voiles  sont  le  nuage  grisâtre;  le  roi  les  a 
reconnues  ;  la  joie  éclate  dans  ses  yeux  ;  il  s'écrie  :  Voici  Comhal  !  » 

Les  chefs  de  Lochlin  ont  aussi  reconnu  les  guerriers  de  Morven, 
qui  viennent  au  secours  d'Inisfail.  Leur  armée  se  courbe,  et  s'avance 
à  la  rencontre  de  ces  guerriers.  Armor  la  conduit  :  il  s'élève  au-des- 
sus des  héros  comme  le  chef  rougeâtre  au-dessus  des  troupeaux  de 
biches  dans  les  bois  de  Morven.  Comhal  s'écrie  :  «  Ceignez  vos  épées; 
rappelez  les  jours  de  votre  gloire  et  les  anciennes  batailles  de  Morven. 
Dargo,  présente  ton  large  bouclier;  Carril,  que  ton  glaive  rapide 
jette  encore  des  ondes  de  lumière  ;  lève  cette  lance,  ô  Comhal  !  qui  si 
souvent  joncha  la  terre  de  morts  ;  et  toi,  Ullin,  que  ta  voix  nous  anime 
aux  combats  sanglants.  » 

Nous  fondons  sur  l'ennemi  ;  il  étoit  immobile  comme  le  chêne  de 
Malaor,  que  ne  peut  ébranler  la  tempête.  Inisfail  nous  vit,  et  se  préci- 
pita dans  la  vallée  pour  se  joindre  à  nous.  Lochlin  plie  sous  les 
coups  de  l'orage  :  ses  branches  arrachées  couvrent  les  champs.  Armor 


CHANT  I.  lU 

combattit  le  chef  d'Inisfail  ;  mais  la  lance  du  roi  cloua  le  bouclier 
d'Armor  à  sa  poitrine.  Lochlin,  Morven  et  Inisfail  pleurèrent  la  mort 
du  jeune  chef  si  tôt  abattu.  Son  barde  entonna  le  chant  de  la  tombe  : 

«  Ta  taille,  ô  Armor!  étoit  celle  du  pin.  L'aile  de  l'aigle  marin 
n'égaloit  pas  la  rapidité  de  ta  course;  ton  bras  descendoit  sur  les 
guerriers  comme  le  tourbillon  de  Loda,  et  mortelle  étoit  ton  épée 
comme  les  brouillards  du  Légo. 

c(  Pourquoi,  ô  mon  héros!  es-tu  tombé  dans  ta  jeunesse?  Gom- 
ment apprendre  à  ton  père  qu'il  n'a  plus  de  fils?  comment  dire  à 
Crimoïna  qu'elle  n'a  plus  d'amant?  Je  vois  ton  père  courbé  sous  le 
poids  des  années  :  sa  main  est  incertaine  sur  le  bâton  qui  l'appuie  ; 
sa  tête,  qu'ombragent  encore  quelques  cheveux  gris,  vacille  comme 
la  feuille  du  tremble.  Chaque  nuage  éloigné  trompe  ses  débiles  regards 
lorsqu'ils  cherchent  ton  navire  sur  les  flots. 

«  Comme  un  rayon  de  soleil  sur  la  fougère  desséchée,  l'espérance 
brille  sur  le  front  du  vieillard.  Quand  le  vénérable  guerrier,  s'adres- 
sant  aux  enfants  qui  jouent  autour  de  lui,  leur  dit  :  «  Ne  vois-je  pas 
«  le  vaisseau  de  mon  fils?  »  les  enfants  regardent  aussitôt  la  mer 
bleuâtre,  et  ils  répondent  au  vieillard  :  u  Nous  n'apercevons  qu'une 
«  vapeur  passagère.  » 

«  Crimoïna,  tu  souris  dans  le  songe  du  matin,  tu  crois  recevoir 
ton  amant  dans  toute  sa  beauté  ;  tes  lèvres  l'appellent  par  des  mots  à 
demi  formés  ;  tes  bras  s'entr'ouvrent  et  s'avancent  pour  le  presser 
contre  ton  sein  :  ah  !  Crimoïna,  ce  n'est  qu'un  songe  1 

u  Armor  est  tombé,  il  ne  reverra  plus  sa  terre  natale  ;  il  dort  dans 
la  poussière  d'Inisfail. 

u  Crimoïna,  tu  sortiras  de  ton  sommeil  :  mais  quand  Armor  se 
réveillera -t-il? 

«  Quand  le  son  du  cor  fera-t-il  tressaillir  le  jeune  chasseur?  quand 
le  choc  des  boucliers  l'appellera-t-il  au  combat?  Enfants  des  forêts, 
Armor  est  couché  ;  n'attendez  pas  qu'il  se  lève.  Fils  de  la  lance,  la 
bataille  rugira  sans  Armor. 

«  Ta  taille  étoit  comme  celle  du  chêne,  ô  chef  de  Lochlin  !  l'aile  de 
l'aigle  marin  étoit  moins  rapide  que  ta  course  ;  ton  bras  descendoit 
sur  les  guerriers  comme  le  tourbillon  de  Loda,  et  mortelle  étoit  ton 
épée  comme  les  brouillards  du  Légo.  » 

Ainsi  chantoit  le  barde.  La  tombe  d'Armor  s'élève  ;  les  guerriers 
de  Lochlin  fuient;  leurs  vaisseaux,  repassant  les  mers,  pèsent  s  ir 
l'abîme  :  par  intervalles,  on  entendoit  la  chanson  des  bardes  étra  i  • 
gcrs  ;  leurs  accents  étoiont  tristes. 


1/,2  DÂRGO. 


CHANT    II. 

L'histoire  des  temps  qui  ne  sont  plus  est  pour  le  barde  un  trait  ûv. 
lumière;  c'est  le  rayon  de  soleil  qui  court  légèrement  sur  les  bruyères, 
mais  rayon  bientôt  effacé,  car  les  pas  de  l'ombre  le  poursuivent;  ils  le  joi- 
gnent sur  la  montagne  :  le  consolant  rayon  a  disparu.  Ainsi  le  souvenir 
de  Dargo  brille  rapidement  dans  mon  âme,  de  nouveau  bientôt  obscurcie. 

Après  la  bataille  où  tomba  le  vaillant  Armor,  Morven  passa  la  nuit 
dans  les  tours  grisâtres  d'inisfail;  par  intervalles  une  plainte  lointaine 
frappoit  nos  oreilles.  «  Bardes,  dit  Comhal,  UUin,  et  vous,  Salma, 
cherchez  l'enfant  des  hommes  qui  gémit.  »  Nous  sortons,  nous  trou- 
vons Crimoïna  assise  sur  le  tombeau  d'Armor  ;  elle  avoit  suivi  en 
secret  son  amant  aux  champs  d'inisfail.  Après  la  bataille,  elle  se  fit 
un  lit  de  douleur  de  la  dernière  couche  de  son  héros  :  nous  l'enle- 
vâmes de  ce  lieu  funeste.  Nos  larmes  descendoient  en  silence  :  l'infor- 
tune de  cette  femme  étoit  grande,  et  nous  n'avions  que  des  soupirs. 
Nous  transportâmes  Crimoïna  dans  la  salle  des  fêtes.  La  tristesse, 
3omme  une  obscure  vapeur,  se  répandit  sur  tous  les  visages.  Ullin 
saisit  sa  harpe  ;  il  en  tira  des  sons  mélodieux  :  ses  doigts  erroient  sur 
l'instrument  ;  une  douce  et  religieuse  mélancolie  sembloit  s'échapper 
des  cordes  tremblantes.  La  musique  attendrit  les  âmes  :  elle  endort  le 
chagrin  dans  les  cœurs  agités.  Ils  chantoient  : 

«  Quelle  ombre  se  penche  ainsi  sur  sa  nue  vaporeuse  !  La  profonde 
blessure  est  encore  dans  sa  poitrine  ;  le  chevreuil  aérien  est  à  ses  côtés. 
Qui  peut-elle  être,  cette  ombre ,  si  ce  n'est  celle  du  beau  Morglan? 

«  Morglan  vint  avec  l'ennemi  de  Morven.  Son  amante  l'accompa- 
gnoit,  la  fille  de  Sora,  Minona  à  la  main  blanche,  à  la  longue  cheve- 
lure. Morglan  poursuivit  les  daims  sur  la  colline  ;  Minona  demeure 
sous  le  chêne.  L'épais  brouillard  descend  ;  la  nuit  arrive  avec  tous  ses 
nuages  ;  le  torrent  rugit,  les  ombres  crient  le  long  de  ses  rives  pro- 
fondes. Minona  regarde  autour  d'elle  :  elle  croit  entrevoir  un  chevreuil 
à  travers  le  brouillard ,  et  pose  sur  l'arc  sa  main  de  neige.  La  corde 
est  tendue,  la  flèche  vole.  Ah  !  que  n'a-t-elle  erré  loin  du  but.  La  flèche 
s'est  enfoncée  dans  le  jeune  sein  de  Morglan. 

«  Nous  élevâmes  la  tombe  du  héros  sur  la  colline;  nous  plaçâmes 
la  flèche  et  le  bois  d'un  chevreuil  dans  l'étroite  demeure.  Là  fut  aussi 
couché  le  dogue  de  Morglan,  pour  poursuivre  devant  l'ombre  du  chasseur 
les  cerfs  dans  les  nuages.  Minona  vouloit  dormir  auprès  de  son  amant; 
nous  la  transportâmes  au  palais  de  ses  pères;  longtemps  elle  y  parut 


CHANT   II.  l/iT) 

triste.  Les  rapides  années  emportent  la  douleur  :  à  présent  Minona  se 
réjouit  avec  les  filles  de  Sora,  bien  qu'elle  soupire  quelquefois  encore.  » 

Ainsi  chantoit  le  barde.  L'aube  peignit  de  sa  lumière  d'albâtre  les 
rochers  d'Inisfail  :  «  lillin,  dit  Comhal,  conduis  sur  ton  vaisseau  Cri- 
moïna  à  sa  patrie;  qu'au  milieu  de  ses  compagnes  elle  puisse  encore 
se  lever  comme  la  lune,  lorsqu'elle  montre  sa  tête  au-dessus  de? 
nuages  et  qu'elle  sourit  aux  vallées  silencieuses.  » 

«  Béni  soit,  dit  Crimoïna,  le  chef  de  Morven ,  î'ami  du  foible  dans 
les  jours  du  danger.  IMais  que  feroit  Crimoïna  aux  champs  de  ses  pères, 
où  chaque  rocher,  chaque  ruisseau  réveilleroit  ses  chagrins  assoupis? 
Les  jeunes  fdlcs  me  diroient  :  «  Où  est  ton  Armor?  »  Vous  pourrez  le 
dire,  ô  jeunes  filles  !  mais  je  ne  vous  entendrai  pas.  J'irai  vivre  dans 
une  terre  éloignée;  j'achèverai  mes  jours  avec  les  vierges  de  Morven  : 
leur  cœur,  comme  celui  de  leur  roi,  s'ouvre  aux  pleurs  des  infortunés.  » 

Nous  emmenâmes  Crimoïna  avec  nous  dans  notre  patrie.  Nous 
joignîmes  sa  main  à  celle  de  Dargo,  mais  la  fille  étrangère  ne  sourioit 
plus  :  elle  confioit  souvent  des  soupirs  au  cours  d'une  onde  ignorée. 
Crimoïna,  tes  heures  furent  rapides  :  les  cordes  de  ta  harpe  sont 
humides  quand  le  barde  soupire  ton  histoire. 

Un  jour,  comme  nous  poursuivions  les  daims  sur  les  bruyères  de 
Morven,  les  vaisseaux  de  Lochlin  apparurent  avec  leurs  voiles  blanches 
et  leurs  mâts  élevés.  Nous  crûmes  qu'ils  venoient  réclamer  Crimoïna. 
«  Je  ne  combattrai  pas  pour  elle,  dit  Connas,  un  de  nos  chefs,  avant 
que  je  ne  sache  si  cette  étrangère  aime  notre  race.  Perçons  le  sanglier; 
teignons  avec  son  sang  la  robe  de  Dargo  ;  nous  porterons  Dargo  au 
palais  :  Crimoïna  déplorera-t-elle  sa  perte?  )> 

0  malheur  !  nous  écoutons  l'avis  de  Connas!  Nous  terrassons  le 
sanglier  écumant  ;  Connas  le  frappe  de  son  épée.  Nous  enveloppons 
Dargo  dans  une  robe  ensanglantée,  nous  le  portons  sur  nos  épaules  à 
Crimoïna.  Connas  marchoit  devant  nous  avec  la  dépouille  du  sanglier  : 
«  J'ai  tué  le  monstre,  disoit-il,  mais  auparavant  sa  dent  mortelle  a 
percé  ton  amant,  ô  Crimoïna  !  » 

Crimoïna  écouta  ces  paroles  de  mort  :  silencieuse  et  pâle,  elle  reste 
immobile  comme  les  colonnes  de  glace  que  l'hiver  fixe  au  sommet  du 
Mora.  Elle  demande  sa  harpe  ;  elle  la  fait  résonner  à  la  louange  du 
lîcros  qu'elle  croyoit  expiré.  Dargo  vouloit  se  lever;  nous  l'en  empê- 
châmes jusqu'à  la  fin  de  la  chanson,  car  la  voix  de  Crimoïna  étoit 
douce  comme  la  voix  du  cygne  blessé,  lorsque  ses  compagnons  nagent 
tristement  autour  de  lui. 

((  Penciicz-vous,  disoit  Crimoïna,  sur  le  bord  de  vos  nuages,  ô  vous, 
ancêtres  de  Dargo!  et  transportez  votre  fils  au  palais  de  votre  repos. 


IW  DÂRGO. 

Et  vous,  lillcs  des  champs  aériens  de  Trenmor,  préparez  la  robe  de 
vapeur  transparente  et  colorée.  Dargo,  pourquoi  m'avois-tu  fait  oublier 
Arnior?  Pourquoi  t'aimois-je  tant?  Pourquoi  étois-je  tant  aimée?  Nous 
étions  deux  fleurs  qui  croissoient  ensemble  dans  les  fentes  du  rocher; 
nos  têtes  humides  de  rosée  soudoient  aux  rayons  du  soleil.  Ces  fleurs 
avoient  pris  racine  dans  le  roc  aride.  Les  vierges  de  Morven  disoient  : 
«  Elles  sont  solitaires,  mais  elles  sont  charmantes.  »  Le  daim  dans  sa 
course  s'élançoit  par-dessus  ces  fleurs,  et  le  chevreuil  épargnoit  leurs 
tiges  délicates. 

((  Le  soleil  de  Morven  est  couché  pour  moi.  11  brilla  pour  moi,  ce 
soleil,  dans  la  nuit  de  mes  premiers  malheurs,  au  défaut  du  soleil  de 
ma  patrie  :  mais  il  vient  de  disparoître  à  son  tour;  il  me  laisse  dans 
une  ombre  éternelle. 

«  Dargo,  pourquoi  t'es-tu  retiré  si  vite  ?  Pourquoi  ce  eœur  brûlant 
s'est-il  glacé?  Ta  voix  mélodieuse  est-elle  muette?  Ta  main,  qui  naguère 
manioit  la  lance  à  la  tête  des  guerriers,  ne  peut  plus  rien  tenir;  tes 
pieds  légers,  qui  ce  matin  encore  devançoient  ceux  de  tes  compagnons, 
sont  à  présent  immobiles  comme  la  terre  qu'ils  eflleuroient. 

«  Partout  sur  les  mers,  au  sommet  des  collines,  dans  les  profondes 
vallées,  j'ai  suivi  ta  course.  En  vain  mon  père  espéra  mon  retour;  en 
vain  ma  mère  pleura  mon  absence  :  leurs  yeux  mesurèrent  souvent 
l'étendue  des  flots  ;  souvent  les  rochers  répétèrent  leurs  cris.  Parents, 
amis,  je  fus  sourde  à  votre  voix!  toutes  mes  pensées  étoient  pour 
Dargo  ;  je  l'aimois  de  toute  la  force  de  mes  souvenirs  pour  Armor. 
Dargo,  l'autre  nuit  j'ai  goûté  le  sommeil  à  tes  côtés  sur  la  bruyère. 
N'est-il  pas  de  place  cette  nuit  dans  ta  nouvelle  couche  ?  Ta  Crimoïna 
veut  reposer  auprès  de  toi,  dormir  pour  toujours  à  tes  côtés.  » 

Le  chant  de  Crimoïna  alloit  en  s'affoiblissant  à  mesure  qu'il  appro- 
choit  de  sa  fin  ;  par  degrés  s'éteignoit  la  voix  de  l'étrangère  :  l'instru- 
ment échappa  aux  bras  d'albâtre  de  la  fille  de  Lochlin.  Dargo  se  lève:  il 
étoit  trop  tard  !  l'âme  de  Crimoïna  avoit  fui  sur  les  sons  de  la  harpe. 
Dargo  creusa  la  tombe  de  son  épouse  auprès  de  celle  d'Évella,  et  pré- 
para pour  lui-même  la  pierre  du  sommeil. 

Dix  étés  ont  brûlé  la  plaine,  dix  hivers  ont  dépouillé  les  bois;  durant 
ces  longues  années,  l'enfant  du  malheur,  Dargo,  a  vécu  dans  la 
caverne;  il  n'aime  que  les  accents  de  la  tristesse.  Souvent  je  chante 
au  chef  infortuné  des  airs  mélancoliques  dans  le  calme  du  midi,  lors- 
que Crimoïna  se  penche  sur  le  bord  de  sa  nue  pour  écouter  les  soupirs 
du  barde. 

FIN     DK     DARGO, 


DUTHONA 


POEME 


«  Pourquoi,  ô  mers  !  élevez-vous  votre  voix  parmi  les  rochers  de 
Morven?  Vent  du  midi,  pourquoi  épuises-tu  ta  rage  sur  mes  collines? 
Est-ce  pour  retenir  ma  voile  loin  des  rivages  de  l'ennemi,  pour  arrêter 
le  cours  de  ma  gloire?  Mais,  ô  mers!  vos  flots  mugissent  en  vain; 
vent  du  midi,  tu  peux  souffler,  mais  tu  n'empêcheras  point  les  vais- 
seaux de  Fingal  de  voler  à  la  contrée  lointaine  de  Dorla  :  ta  fureur 
se  calmera,  et  la  surface  azurée  de  l'Océan  deviendra  tranquille  et 
brillante.  Oui,  le  bruit  de  la  tempête  cessera,  mais  la  mémoire  de 
Fingal  ne  périra  point.  » 

Ainsi  parla  le  roi,  et  ses  guerriers  se  rangèrent  autour  de  lui.  Le 
vent  siffle  dans  les  cheveux  touffus  de  Dumolach;  Leth  se  penche  sur 
son  bouclier  d'airain,  tout  ridé  de  mille  cicatrices;  Molo  agite  dans 
les  airs  sa  lance  étincelante;  la  joie  de  la  bataille  est  dans  les  yeux  de 
Gormalon. 

Nous  cinglons  à  travers  l'écume  houleuse  de  l'Océan  :  les  baleines 
effrayées  plongent  au  fond  de  l'abîme,  les  îles  fuient  ;  elles  s'abaissent 
tour  à  tour  derrière  nous  sous  l'onde ,  et  Duthona  sort  peu  à  peu 
devant  nous  du  sein  des  flots.  Les  vagues  roulantes  et  élevées  nous  en 
dérobent  de  temps  en  temps  la  vue.  «  C'est  la  terre  de  Connar,  dit 
Fingal,  le  pays  de  l'ami  de  mon  peuple.  » 

La  nuit  descend  ;  le  ciel  est  ténébreux  ;  le  pilote  cherche  en  vain  de 
ses  regards  l'étoile  qui  nous  guide;  il  l'entrevoit  quelquefois  à  travers 
le  voile  déchiré  d'un  nuage  :  mais  l'ouverture  se  referme ,  et  le  flam- 
beau de  notre  route  se  cache.  «  Les  pas  de  la  nuit  sur  l'abîme ,  dit 
Fingal,  sont  menaçants;  que  notre  vaisseau  se  repose  au  rivage  jus- 
qu'au retour  de  la  lumière.  » 

III  lU 


1Z,6  DUTHONA. 

Nous  entrons  dans  la  baie  de  Duthona.  Quelle  ombre  terrible  se 
tient  sur  le  rocber,  en  s'appuyant  sur  un  pin?  Son  bouclier  est  un 
nuage;  derrière  ce  bouclier  passe  la  lune  errante.  L'ombre  a  pour 
lance  une  colonne  de  brouillard  d'un  bleu  sombre,  surmontée  d'une 
étoile  sanglante  ;  un  météore  lui  sert  d'épée  ;  les  vents ,  dans  leurs 
jeux,  élèvent  la  chevelure  du  fantôme  comme  une  fumée;  deux 
flammes  qui  sortent  de  deux  cavernes  creusées  dans  les  nuages  sont 
les  yeux  menaçants  de  cet  enfant  de  la  nuit.  Souvent  Fingal  a  vu  se 
manifester  ainsi  le  signe  de  la  bataille  ;  mais  qui  pourroit  y  croire  dans 
la  patrie  de  Connar,  ami  du  peuple  de  Fingal?     -^ — 

Le  roi  monte  sur  le  rocher  ;  le  glaive  de  Luno  jette  dans  sa  main 
des  ondes  de  lumières  ;  Carrill  marche  derrière  le  roi.  Le  fantôme 
aperçoit  Fingal,  et  sur  l'aile  d'un  tourbillon  s'envole;  le  héros  le 
poursuit  du  geste  et  de  la  voix.  Cette  voix  est  entendue  sur  les  col- 
lines de  Duthona ,  qui  s'agitent  avec  tous  leurs  rochers  et  tous  leurs 
arbres  ;  le  peuple  tressaille ,  se  réveille  en  rêvant  le  péril ,  et  les  feux 
d'alarme  sont  allumés  de  toutes  parts. 

«  Levez -vous,  dit  le  roi  revenant  parmi  ses  guerriers,  levez -vous  •. 
que  chacun  endosse  son  armure  et  place  devant  lui  son  bouclier.  11 
nous  faut  combattre.  Nos  amis  nous  vont  attaquer  au  milieu  de  la 
nuit  :  Fingal  ne  leur  dira  pas  son  nom ,  car  nos  ennemis  s'écrieroient 
ensuite  :  «  Les  guerriers  de  Morven  furent  effrayés  !  ils  dirent  leur 
«  nom  pour  éviter  le  combat  !  »  Que  chacun  endosse  son  armure  et 
place  devant  lui  son  bouclier;  mais  que  nos  lances  errent  loin  du  but, 
que  nos  flèches  soient  emportées  par  les  vents.  A  la  lumière  du  matin, 
nos  amis  nous  reconnoîtront,  et  la  joie  sera  grande  dans  Duthona.  » 

Nous  rencontrâmes  la  colonne  mouvante  et  sombre  des  guerriers  de 
Duthona.  Comme  la  grêle  échappée  des  flancs  de  l'orage,  leurs  flèches 
tombent  sur  nos  boucliers  ;  ils  nous  environnent  comme  un  rocher 
entouré  par  les  flots.  Fingal  vit  que  son  peuple  alloit  périr  ou  qu'il 
seroit  forcé  de  combattre  :  il  descendit  de  la  colline  ainsi  qu'une  ombré 
qui  se  plaît  à  rouler  avec  les  tempêtes.  La  lune,  dans  ce  moment,  leva 
sa  tête  au-dessus  de  la  montagne  et  réfléchit  sa  lumière  sur  l'épée  de 
Luno  ;  l'épée  étincelle  dans  la  main  du  roi,  comme  un  pilier  de  glace 
pendant  l'hiver,  à  la  chute  devenue  muette  du  Lara.  Duthona  vit  la 
flamme,  et  n'en  put  supporter  la  splendeur  ;  ses  guerriers  se  retirèrent 
comme  les  ténèbres  devant  le  jour;  ils  s'enfoncèrent  dans  un  bois,      i 

Avançant  à  leur  suite ,  nous  nous  arrêtâmes  au  bord  d'un  profond 
ruisseau  qui  couloit  devant  nous  à  travers  la  bruyère.  Son  lit  se  creu- 
soit  entre  deux  rivages  semés  de  fougères  et  ombragés  de  quelques 
bouleaux  vieillis.  Là ,  nous  nous  entretînmes  du  récit  des  combats  et 


DUTHONA.  Ikl 

des  actions  des  premiers  héros.  Garrill  redit  les  faits  du  temps  passé, 
Ossian  célébra  la  gloire  de  Connar  :  sa  harpe  ne  put  oublier  la  tendre 
beauté  de  Minla. 

Les  chants  cessèrent ,  une  brîse  murmura  le  long  du  ruisseau  ;  elk 
nous  apporta  les  soupirs  de  l'infortune  :  ils  étoient  doux  comme  la  voix 
des  ombres  au  milieu  d'un  bois  solitaire,  quand  elles  passent  sur  la 
tombe  des  morts. 

«  Allez,  Ossian,  dit  le  roî  ;  quelque  guerrier  languit  sur  son  bouclier  ; 
qu'il  soit  apporté  à  Fingal  :  s'il  est  blessé ,  qu'on  applique  les  herbes 
de  la  montagne  sur  sa  plaie.  Aucun  nuage  ne  doit  obscurcir  notre  joie 
dans  la  terre  de  Duthona.  » 

Je  marchai  guidé  par  la  chanson  du  malheur. 

«  Triste  et  abandonnée  est  ma  demeure ,  disoit  la  chanson  ;  aucune 
voix  ne  s'y  fait  entendre ,  si  ce  n'est  celle  de  la  chouette.  Nul  barde 
le  charme  la  longueur  de  mes  nuits  ;  les  ténèbres  et  la  lumière 
sont  égales  pour  moi.  Le  soleil  ne  luit  point  dans  ma  caverne;  je  ne 
vois  point  flotter  la  chevelure  dorée  du  matin,  ni  couler  les  flots  de 
pourpre  que  verse  l'astre  du  jour  à  son  couchant.  Mes  yeux  ne  suivent 
point  la  lune  à  travers  les  pâles  nuages;  je  ne  vois  point  ses  rayons 
trembler  à  travers  les  arbres  dans  les  ondes  du  ruisseau  ;  ils  ne 
visitent  point  la  caverne  de  Connar. 

«  Ahl  que  ne  suis-je  tombé  dans  la  tempête  de  Dorlal  ma  renom- 
mée ne  se  seroit  pas  évanouie  comme  le  silencieux  rayon  de  l'au- 
tomne qui  court  sur  les  champs  jaunis,  entre  les  ombres  et  les  brouil- 
lards. Les  enfants  sous  le  chêne  ont  senti  un  moment  la  chaleur  du 
rayon,  et  l'ont  bénie  ;  mais  il  passe  :  les  enfants  poursuivent  leurs  jeux, 
et  le  rayon  est  oublié. 

«  Oubliez -moi  aussi,  enfants  de  mon  peuple,  si  vous  n'êtes  pas 
tombés  comme  moi,  si  Dorla,  qui  a  envahi  Duthona,  n'a  point  soufflé 
sur  vous  dans  votre  jeunesse,  comme  l'haleine  d'une  gelée  tardive 
sur  les  bourgeons  du  printemps.  Que  n'ai -je  autrefois  trouvé  la  mort 
à  vos  yeux,  quand  je  marchai  avec  Fingal  au-devant  des  forces  de 
Swaran  !  Le  roi  eût  élevé  ma  tombe  ;  Ossian  eût  chanté  ma  gloire  ; 
les  bardes  des  futures  années,  en  s'asseyant  autour  du  foyer,  eussent 
dit  à  l'ouverture  de  la  fête  :  «  Écoutez  la  chanson  de  Connar.  » 

«  A  présent ,  enchaîné  dans  cette  caverne,  je  mourrai  tout  entier  : 
ma  tombe  ne  sera  point  connue  ;  le  voyageur  écartera  sous  ses  pas, 
avec  la  pointe  de  sa  lance,  une  herbe  longue  et  flétrie  ;  il  découvrira 
une  pierre  poudreuse  :  «  Qui  dort  dans  cette  étroite  demeure  ?  »  deman- 
dera-t-il  à  l'enfant  de  la  vallée,  et  l'enfant  de  la  vallée  lui  répondra  : 
«  Son  nom  n'est  point  dans  la  chanson.  » 


1Û8  DUTHONA. 

«  Ton  nom  sera  dans  la  chanson,  m'écriai -je;  tu  ne  seras  point 
oublié  par  Ossian.  Sors  de  la  caverne  où  t'a  caché  la  destinée ,  et 
viens  lever  encore  la  lance  dans  la  bataille.  Viens,  Fingal  sera  auprès 
de  toi  ;  il  te  vengera.  Viens,  les  oppresseurs  de  Duthona  sécheront  à 
ton  aspect  comme  la  fougère  atteinte  par  la  bise  :  ton  nom  refleurira 
comme  le  chêne  qui  ombrage  les  salles  de  tes  fêtes,  quand,  après  les 
rigueurs  de  l'hiver,  il  se  rajeunit  au  printemps.  » 

Connar  prit  la  voix  d'Ossian  pour  celle  d'une  ombre  :  a  Ta  voix 
m'est  agréable,  enfant  de  la  nuit,  dit -il,  car  les  fantômes  n'effrayent 
point  mon  âme  ;  ta  voix  est  douce  à  Connar  abandonné.  Converse  avec 
moi  dans  la  caverne  ;  notre  entretien  sera  de  la  tombe  et  de  la  demeure 
aérienne  des  héros.  Nous  ne  parlerons  point  de  Duthona  ;  nous  serons 
silencieux  sur  ma  gloire,  elle  s'est  évanouie.  Mes  amis  aussi  sont  loin  : 
ils  dorment  sur  leurs  boucliers  ;  mon  souvenir  ne  trouble  point  leur 
repos.  Ah  !  qu'ils  continuent  de  sommeiller  en  paix  ! 

«  Ombre  amie ,  ma  demeure  sera  bientôt  avec  la  tienne.  Nous  visi- 
terons ensemble  les  enfants  du  malheur  dans  leur  caverne  ;  nous  leur 
ferons  oublier  leurs  chagrins  dans  les  illusions  des  songes  ;  nous  les 
conduirons  en  pensée  dans  les  champs  de  leur  renommée  :  ils  croi- 
ront briller  dans  les  combats  ;  leur  tunique  d'esclave  s'allongera  en 
robe  ondoyante  ;  leurs  prisons  souterraines  deviendront  les  nobles 
salles  de  Fingal  ;  le  murmure  du  vent  sera  pour  eux  et  pour  nous  la 
mélodie  des  harpes,  le  frissonnement  des  gazons  deviendra  le  soupir 
des  vierges.  Ombre  amie,  en  attendant  que  je  m'unisse  à  toi  dans  les 
nuages,  descends  souvent  à  la  caverne  de  Connar  1  Fantôme  de  la 
nuit,  ta  voix  est  charmante  à  mon  cœur!  » 

Je  me  plonge  dans  la  caverne  de  Connar  ;  je  coupe  les  liens  dont  les 
guerriers  de  Dorla  avoient  entouré  les  mains  du  chef:  je  conduis  le  roi 
délivré  à  Fingal  ;  leurs  visages  brillèrent  de  joie  au  milieu  de  leurs  che- 
veux gris,  car  Fingal  et  Connar  se  souviennent  de  leurs  jeunes  années, 
de  ces  premiers  jours  de  la  vie  où  ils  tendoient  ensemble  leurs  arcs  au 
bord  du  torrent.  «Connar,  dit  Fingal,  qui  a  pu  confiner  l'ami  de  Morven 
dans  la  caverne?  Puissant  devoit  être  son  bras,  inévitable  son  épée!  » 

«  Dorla,  répondit  Connar,  apprit  que  la  force  de  mon  bras  s'étoit 
évanouie  dans  la  vieillesse.  Il  attaqua  mes  salles  pendant  la  nuit, 
lorsque  j'étois  seul  avec  ma  fille  Niala,  et  que  mes  guerriers  étoient 
absents.  Je  combattis  :  le  nombre  prévalut.  Dorla  est  resté  dans 
Duthona ,  et  mes  peuples  sont  dispersés  dans  leurs  vallons  ignorés.  » 

Fingal  entendit  les  paroles  de  Connar  ;  il  fronce  le  sourcil  ;  les  rides 
de  son  front  sont  comme  les  nuages  qui  couvent  la  tempête.  Il  agite 
dans  sa  main  sa  lance  mortelle  et  regarde  l'épée  de  Luno. 


DUTHONA.  1^9 

«  Il  n'est  pas  temps  de  reposer,  s'écrie-t-il,  quand  celui  qui  dépouilla 
mon  ami  est  si  près.  Les  guerriers  de  Dorla  sont  nombreux;  ils  nous 
ont  attaqués  cette  nuit,  et  nous  avons  cru,  en  les  respectant,  que 
c'étoient  les  bataillons  de  Connar.  Ossian  et  Gormalon,  avancez  le  long 
du  rivage.  Dumolach  et  Leth,  volez  aux  salles  de  Connar,  et  si  vous  y 
trouvez  iNiala,  étendez  devant  elle  vos  boucliers  protecteurs.  Molo, 
observe  l'ennemi,  afin  qu'il  ne  puisse  livrer  ses  voiles  au  vent  sans 
combattre.  Et  toi,  Carrill,  où  es-tu?  Barde  aux  douces  chansons,  reste 
auprès  du  chef  de  Duthona  avec  ta  harpe  :  sa  mélodie  est  un  rayon  de 
lumière  qui  se  glisse  au  milieu  de  l'orage.  » 

Carrill  vint  avec  sa  harpe  :  les  sons  de  cette  harpe  étoient  légers 
comme  le  mouvement  des  ombres  glissant  dans  un  air  pur  sur  les 
rivages  de  Lara.  Coulez  en  silence,  ruisseaux  de  la  nuit,  que  nous 
entendions  la  chanson  du  barde. 

«  Au  bord  des  torrents  de  Lara  se  penche  un  chêne  qui  laisse  tomber 
de  ses  feuilles,  sur  le  courant  d'eau,  les  pleurs  de  la  rosée.  Là,  on  voit 
errer  deux  ombres  lorsque  le  soleil  illumine  la  plaine  et  que  le  silence 
est  dans  Morven  :  l'une  est  ton  ombre,  vénérable  Uval  ;  l'autre  est  celle 
de  ta  fille,  la  belle  chasseresse.  Les  jeunes  guerriers  de  Lara  poursui- 
voient  les  chevreuils  ;  ils  célébroient  la  fête  dans  la  cabane  lointaine 
du  désert.  Colgar  les  découvrit,  et  parut  subitement  à  Lara  comme  le 
torrent  qui  fond  du  haut  d'une  montagne,  quand  l'ondée  est  encore 
sur  les  hauts  sommets,  et  n'a  point  descendu  dans  la  vallée.  —  Fille 
d'Uval,  dit  Colgar,  il  te  faut  me  suivre;  j'enchaînerai  ici  ton  père, 
car  il  frapperoit  sur  le  bouclier,  et  les  jeunes  guerriers  pourroient 
entendre  le  son  dans  la  solitude.  » 

((  Colgar,  je  ne  t'aime  pas,  dit  la  fille  d'Uval;  laisse-moi  avec  mon 
père  :  ses  yeux  sont  tristes,  ses  cheveux  blanchis.  » 

'(  Colgar  est  sourd  à  la  prière;  la  fille  d'Uval  est  obligée  de  le 
suivre,  mais  ses  pas  sont  tardifs.  Un  chevreuil  bondit  auprès  de 
Colgar;  ses  flancs  bruns  se  montrent  à  travers  les  vertes  bruyères. 
—  Colgar,  dit  la  fille  d'Uval,  prête-moi  ton  arc  :  j'ai  appris  à 
percer  le  chevreuil.  Colgar  crut  la  beauté  déjà  consolée,  et,  plein 
d'amour,  il  donne  son  arc.  La  fille  d'Uval  tend  la  corde,  la  flèche 
part,  Colgar  tombe.  La  fille  d'Uval  retourna  à  Lara  :  l'âme  de  son 
père  fut  réjouie.  Le  soir  de  la  vie  d'Uval  se  prolongea;  il  fut 
:omme  le  coucher  du  soleil  sur  la  montagne  des  sources  limpides; 
les  derniers  jours  d'Uval  tombèrent  comme  les  feuilles  d'automne 
dans  la  vallée  silencieuse.  Les  années  de  la  fille  d'Uval  furent 
nombreuses;  quand  elle  s'éteignit,  elle  dormit  en  paix  avec  son 
père.  » 


150  DUTHONA 

Ainsi  chantoit  Carrill,  et  moi  Ossian  je  m'avançois  avec  Gormaîon  sur 
le  rivage,  selon  les  ordres  de  Fingal.  Au  pied  d'un  rocher  nous  trou- 
vons un  jeune  homme  :  son  bras,  sortant  d'une  brillante  armure,  repo- 
soit  sur  une  harpe  brisée  ;  le  bois  d'une  lance  étoit  à  ses  côtés.  A  tra- 
vers les  herbes  chevelues  du  rocher,  la  lune  éclairoit  la  tête  du  jeune 
homme  :  cette  tête  étoit  penchée,  elle  s'agitoit  lentement  dans  la  dou- 
leur, comme  la  cime  d'un  pin  qui  se  balance  aux  soupirs  du  vent. 

«  Quel  est  celui,  dit  Gormaîon,  qui  demeure  ici  solitaire?  Es-tu  un 
des  compagnons  de  Dorla,  ou  l'un  des  guerriers  de  Connar?  » 

«  Je  suis,  répondit  le  jeune  homme  tremblant  comme  l'herbe  dans 
le  courant  d'un  ruisseau,  je  suis  un  des  bardes  qui  chantoient  dans  les 
salles  de  Connar.  Dorla  écouta  mes  chansons,  et  épargna  ma  vie  après 
avoir  livré  bataille  sur  les  chants  de  Duthona.  » 

«  Souviens-toi  de  Dorla,  si  tu  le  veux,  répliqua  Gormaîon  ;  mais 
que  peux-tu  dire  à  sa  louange?  Il  attaqua  Connar  lorsque  les  amis  du 
roi  étoient  absents  ;  son  bras  est  faible  dans  le  danger,  fort  quand  per- 
sonne ne  le  repousse.  Dorla  est  un  nuage  qui  se  montre  seulement  dans 
le  calme,  un  brouillard  qui  ne  se  lève  jamais  du  marais  que  quand  les 
vents  de  la  vallée  se  sont  retirés.  Mais  la  tempête  de  Fingal  joindra  ce 
nuage  et  le  déchirera  dans  les  airs.  » 

«  Je  me  souviens  de  Fingal,  dit  le  jeune  homme  :  je  le  vis  jadis 
dans  les  salles  de  Duthona  ;  je  me  souviens  de  la  voix  d'Ossian  et  des 
fiers  héros  de  Morven ,  mais  Morven  est  loin  de  Duthona.  » 

Les  soupirs  étouffèrent  la  voix  du  jeune  homme:  ses  sanglots  écla- 
tèrent comme  la  glace  qui  se  fend  sur  le  lac  du  Lego,  ou  comme  les 
vents  de  la  montagne  dans  la  grotte  d'Arven. 

«  Foible  est  ton  âme,  dit  Gormaîon,  indigné  :  non,  tu  n'es  pas  l'en- 
fant des  salles  de  Connar;  tu  n'es  pas  des  bardes  de  la  race  du  roi. 
Ceux-ci  chantoient  les  actions  de  la  bataille;  la  joie  du  danger  enfloit 
leurs  âmes,  de  même  que  s'enflent  les  voiles  blanches  de  Fingal  dans 
les  tourbillons  de  la  mer  de  Morven.  Tu  es  des  amis  de  Dorla  :  va  donc 
le  rejoindre,  enfant  du  foible,  et  dis-lui  que  Morven  le  poursuit  : 
jamais  il  ne  reverra  les  collines  de  sa  patrie.  » 

«  Gormaîon,  dis- je  alors,  n'outrage  pas  la  jeunesse  :  l'âme  du 
brave  peut  quelquefois  faillir,  mais  elle  se  relève.  Le  soleil  sourit  du 
haut  de  sa  carrière  lorsque  la  tempête  est  passée  ;  le  pin  cesse  alors  de 
secouer  dans  les  airs  sa  pyramide  de  verdure,  la  mer  calme  sa  surface 
azurée,  et  les  vallées  se  réjouissent  aux  rayons  de  l'astre  éclatant.  » 

Je  pris  le  jeune  homme  par  la  main,  et  le  conduisis  vers  Carrill,  roi 
des  chansons.  La  lumière  commençoit  alors  à  briller  sur  l'armée  de 
Dorla  ;  ses  guerriers,  pâles  et  muets,  regardoient  la  lance  de  Morven  et 


DUTHONA.  151 

l'épée  de  Connar;  ils  demeiiroient  immobiles  :  lorsque  le  chasseur  est 
surpris  par  la  nuit  sur  la  colline  de  Cromla,  la  terreur  des  fantômes 
l'environne  ;  une  sueur  froide  perce  son  front,  ses  pas  tremblants  si' 
refusent  à  sa  fuite  ;  ses  genoux  fléchissent  au  milieu  de  sa  course. 

Dorla  vit  les  yeux  égarés  de  son  peuple  ;  une  grosse  larme  roule  dans 
les  siens.  «  Pourquoi,  dit-il  à  ses  guerriers,  demeurez-vous  dans  ce 
silence,  comme  les  arbres  qui  s'élèvent  autour  de  nous?  Votre  nombre 
ne  surpasse-t-il  pas  celui  des  fils  de  Morven?  Ils  peuvent  avoir  leur 
renommée,  mais  n'avons-nous  pas  aussi  combattu  avec  les  héros?  Si 
vous  songez  à  la  fuite,  où  est  le  chemin  de  nos  vaisseaux,  si  ce  n'est 
à  travers  l'ennemi  ?  Fondons  sur  eux  dans  notre  colère  ;  que  nos  bras 
soient  courageux,  et  la  joie  de  mes  amis  sera  grande  quand  nous 
retournerons  chez  nos  pères.  » 

Connar,  au  milieu  des  héros  de  Morven,  frappa  sur  le  bouclier  de 
Duthona.  Ses  guerriers,  dispersés,  entendirent  le  signal  du  roi  ;  ils 
levèrent  la  tête  dans  leurs  vallons  ignorés,  comme  les  ruisseaux  de 
Selma  :  dans  les  jours  de  sécheresse,  ces  ruisseaux  se  cachent  sous  les 
cailloux  de  leur  lit;  mais  quand  les  tièdes  ondées  descendent,  ils 
sortent  tout  à  coup  de  leur  retraite,  rugissent,  inondent  et  surmontent 
de  leurs  eaux  les  collines. 

On  combat  :  Dorla  est  abattu  par  fa  lance  de  Connar.  Fingal  le  vît 
tomber  ;  il  s'avance  alors  dans  sa  clémence,  et  parle  aux  guerriers  de 
Dorla,  qui  n'est  plus. 

((  Fingal,  leur  dit-il,  ne  se  plaît  point  dans  la  chute  de  ses  ennemis, 
quoiqu'ils  l'aient  forcé  de  tirer  l'épée.  Ne  venez  jamais  à  Morven,  ne 
vous  présentez  plus  aux  rivages  de  Duthona.  Rapide  est  le  jour  du 
peuple  qui  ose  lever  la  lance  contre  Fingal;  une  colonne  de  fumée 
chassée  par  la  tempête  est  la  vie  de  ceux  qui  combattent  contre  les 
héros  de  Morven.  Retirez-vous  :  emportez  le  corps  de  Dorla. 

«  Pourquoi  es-tu  si  matinale,  épouse  de  Dorla?  continua  Fingal.  Que 
fais-tu,  immobile  sur  le  rocher?  Tes  cheveux  sont  trempés  de  la  rosée 
du  matin  ;  tes  regards  sont  errants  sur  les  vagues  lointaines  :  ce  que 
tu  vois  n'est  pas  l'écume  du  vaisseau  de  Dorla ,  c'est  la  mer  qui  se 
brise  autour  du  flanc  des  baleines.  Les  deux  enfants  de  l'épouse  de 
Dorla  sont  assis  sur  les  genoux  de  leur  mère  ;  ils  voient  une  larme 
descendre  le  long  de  la  joue  de  la  femme;  ils  lèvent  leur  petite  mair 
pour  saisir  la  perle  brillante.  «  Mère,  diront-ils,  pourquoi  pleures-tu 
«  Où  notre  père  a-t-il  dormi  cette  nuit?  » 

«  Ainsi,  peut-être,  ô  Ossian!  ton  Éveralline  est  maintenant  inquiète 
pour  toi.  Elle  conduit  peut-être  ton  Oscar  au  sommet  de  Morven,  afin 
de  découvrir  la  pleine  mer.  Ossian,  souviens-toi  d'Oscar  et  d'Éveral- 


152  DUTHONA. 

line;  ô  mon  fils!  épargne  le  guerrier  qui,  comme  Dorla,  peut  laisser 
derrière  lui  une  épouse  dans  les  larmes.  Hélas!  Dorla,  pourquoi  es-lu 
déjà  tombé?  » 

Ainsi  me  parloit  Fingal,  aux  jours  du  passé,  dans  la  terre  de  Duthona  ; 
ainsi,  pour  m'enseigner  la  pitié,  il  mcttoit  devant  mes  yeux  l'image 
d'Éveralline  mon  épouse,  d'Oscar  mon  jeune  fils.  Éveralline  !  Oscar  ! 
rayons  de  joie  maintenant  éteints!  comment  m'avez- vous  précédé 
dans  l'étroite  demeure?  Comment  Ossian  peut-il  faire  retentir  la  harpe 
et  chanter  encore  les  guerriers,  lorsque  votre  souvenir,  com.me  l'étoile 
qui  tombe  du  ciel,  traverse  tout  à  coup  son  âme?  Oh!  que  ne  suis-je. 
le  compagnon  de  votre  course  azurée,  brillants  voyageurs  des  nuages! 
Quand  nos  ombres  se  rejoindront-elles  dans  les  airs?  Quand  glisse- 
ront-elles avec  les  brises  sur  la  cime  ondoyante  des  pins?  Quand  élè- 
verons-nous nos  têtes  ornées  d'une  chevelure  brillante,  comme  les 
astres  de  la  nuit  dans  le  désert?  Puisse  ce  moment  bientôt  arriver!  Ce 
qu'est  le  lit  de  bruyère  au  chasseur  fatigué  sera  la  tombe  au  barde 
appesanti  par  les  ans  :  je  dormirai!  la  pierre  de  ma  dernière  couche 
gardera  ma  mémoire. 

Mais,  ô  pierre  du  tombeau  !  la  saison  de  ta  vieillesse  arrivera  aussi  ; 
tu  t'enfonceras  toi-même  dans  le  lieu  où  les  guerriers  reposent  pour 
jamais.  L'étranger  demandera  où  étoit  ta  place;  les  fils  du  foible  ne 
la  connoîtront  point. 

Peut-être  la  chanson  aura  gardé  le  souvenir  de  cette  pierre.  La 
chanson  se  perdra  à  son  tour  dans  la  nuit  des  temps;  le  brouillard  des 
années  enveloppera  sa  lumière.  Notre  mémoire  passera  comme  l'his- 
toire de  Duthona,  qui  déjà  s'éclipse  dans  l'âme  d'Ossian. 

Le  peuple  de  Dorla  fend  la  mer  en  silence  ;  les  sons  d'aucune  chan- 
son ne  roulent  devant  lui  sur  les  flots  ;  les  bardes  penchent  la  tête  sur 
leur  harpe,  et  leurs  cheveux  argentés  errent  avec  leurs  armes  le  long 
des  cordes  humides.  Les  marins  sont  enfoncés  dans  leurs  sombres 
pensées  ;  le  rameur  distrait  suspend  soudain  la  rame  qu'il  alloit  plon- 
ger dans  les  flots. 

Nous  montâmes  au  palais  de  Connar;  mais  le  chef  est  triste  malgré 
sa  victoire  :  son  sein  oppressé  soulève  son  armure  comme  la  vague 
qui  renferme  la  tempête;  son  œil  éteint  ne  lance  plus  son  regard  bril- 
lant à  travers  la  salle  des  fêtes.  Personne  n'ose  demander  au  héros 
pourquoi  il  est  triste,  car  absente  est  l'étoile  de  la  nuit,  la  fille  de  Con- 
nar, la  charmante  Niala.  Fingal  voyoit  la  douleur  du  chef,  et  cachoit 
la  sienne  sous  le  panache  de  son  casque.  «  Carrill,  dit-il  à  voix  basse, 
qu'as-tu  fait  de  tes  chants?  viens  avec  ta  harpe  soulager  l'âme  du 
roi.  » 


DUTHONA.  153 

Carrill  s'avance  au  milieu  des  salles  de  la  fête,  appuyé  d'une  main 
sur  son  bâton  blanc,  de  l'autre  portant  sa  harpe  ;  derrière  lui  marche 
le  jeune  barde  de  Duthona  qu'Ossian  et  Gormalon  avoient  trouvé  sur 
le  rivage  pendant  la  nuit.  Tout  à  coup  son  armure  tombe  à  terre  ; 
il  lève  une  main  pour  cacher  son  trouble.  Quelle  est  cette  main  si 
blanche?  Ce  visage  sourit  si  gracieusement  à  travers  les  boucles  de 
ses  beaux  cheveux!  «  Niala!  s'écria  Connar,  est-ce  toi?  »  Elle  jette  ses 
bras  charmants  autour  de  son  père  ;  la  joie  revient  au  banquet  des 
guerriers.  Connar  donna  la  beauté  à  Gormalon,  et  nous  déployâmes 
nos  voiles  et  nos  chants  pour  Morven.  Ossian  est  seul  aujourd'hui  dans 
les  ruines  des  tours  de  Fingal,  et  l'épouse  de  mon  Oscar,  Malvina,  la 
douce  Malvina,  ne  sourira  plus  à  son  père. 

Vallée  de  Cona,  les  sons  de  la  harpe  ne  se  font  plus  entendre  le  long 
de  tes  ruisseaux,  dont  la  voix  s'élève  à  peine  sur  les  collines  silen- 
cieuses. La  biche  dort  sans  frayeur  dans  la  hutte  abandonnée  du  chas- 
seur; le  faon  bondit  sur  la  tombe  guerrière,  dont  il  creuse  la  mousse 
avec  ses  pieds.  Je  suis  resté  seul  de  ma  race  :  je  n'ai  plus  qu'un  jour 
à  passer  dans  un  monde  qui  ne  me  connaît  plus. 


FIN    DE     DUTHONA. 


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GAUL 


POEME 


Le  silence  de  la  nuit  est  auguste.  Le  cTiasseur  repose  sur  la  bruyère; 
à  ses  côtés  sommeille  son  chien  fidèle ,  la  tête  allongée  sur  ses  pieds 
légers;  dans  ses  rêves,  il  poursuit  les  chevreuils;  dans  la  joie  confuse 
de  ses  songes ,  il  aboie  et  s'éveille  à  moitié. 

Dors  en  paix,  fils  bondissant  de  la  montagne,  Ossian  ne  troublera 
point  ton  repos  :  il  aime  à  errer  seul  ;  l'obscurité  de  la  nuit  convient  à 
la  tristesse  de  son  âme;  l'aurore  ne  peut  apporter  la  lumière  à  ses 
yeux,  depuis  longtemps  fermés.  Retire  tes  rayons,  ô  soleil  !  comme  le 
roi  de  Morven  a  retiré  les  siens  ;  éteins  ces  millions  de  lampes  que  tu 
allumes  dans  les  salles  azurées  de  ton  palais,  lorsque  tu  reposes  der- 
rière les  portes  de  l'occident.  Ces  lampes  se  consumeront  d'elles- 
mêmes  :  elles  te  laisseront  seul,  ô  soleil  !  de  même  que  les  amis  d'Os- 
sian  l'ont  abandonné.  Roi  des  cieux,  pourquoi  cette  illumination 
magnifique  sur  les  collines  de  Fingal ,  lorsque  les  héros  ont  disparu 
et  qu'il  n'est  plus  d'yeux  pour  contempler  ces  flambeaux  éblouissants? 

Morven,  le  jour  de  ta  gloire  a  passé;  comme  la  lueur  du  chêne 
embrasé  de  tes  fêtes ,  l'éclat  de  tes  guerriers  s'est  évanoui  ;  les  palais 
ont  croulé,  Témora  a  perdu  ses  hauts  murs,  Tura  n'est  plus  qu'un 
monceau  de  ruines,  et  Selma  est  muette.  La  coupe  bruyante  des  festins 
est  brisée.  Le  chant  des  bardes  a  cessé,  le  son  des  harpes  ne  se  fait  plus 
entendre.  Un  tertre  couvert  de  ronces,  quelques  pierres  cachées  sous 
la  mousse,  c'est  tout  ce  qui  rappelle  la  demeure  de  Fingal.  Le  marin 
du  milieu  des  flots  n'aperçoit  plus  les  tours  qui  sembloient  marquer  les 
bornes  de  l'Océan,  et  le  voyageur  qui  vient  du  désert  ne  les  aperçoit  plus. 

Je  cherche  les  murailles  de  Selma  ;  mes  pas  heurtent  leurs  débris  : 
l'herbe  croît  entre  les  pierres,  et  la  brise  frémit  dans  la  tête  du  chardon. 


156  GAUL. 

La  chouette  voltige  autour  de  mes  cheveux  blancs ,  je  sens  le  vent  de 
ses  ailes  ;  elle  éveille  par  ses  cris  la  biche  sur  son  lit  de  fougèro,  mais 
la  biche  est  sans  frayeur,  elle  a  reconnu  le  vieil  Ossian. 

Biche  des  ruines  de  Selma,  ta  mort  n'est  point  dans  la  pensée  du 
barde  ;  tu  te  lèves  de  la  même  couche  où  dormirent  Fingal  et  Oscar! 
Non,  ta  mort  n'est  point  le  désir  du  barde  !  J'étends  seulement  la  main 
dans  l'obscurité  vers  le  lieu  où  étoit  suspendu  au  dôme  du  palais  le 
bouclier  de  mon  père ,  vers  ces  voûtes  que  remplace  aujourd'hui  la 
voûte  du  ciel.  La  lance  qui  sert  d'appui  à  mes  pas  rencontre  à  terre 
ce  bouclier;  il  retentit  :  ce  bruit  de  l'airain  plaît  encore  à  mon 
oreille  ;  il  réveille  en  moi  la  mémoire  des  anciens  jours,  ainsi  que  le 
souffle  du  soir  ranime  dans  la  ramée  des  bergers  la  flamme  expi- 
rante. Je  sens  revivre  mon  génie,  mon  sein  se  soulève  comme  la  vague 
battue  de  la  tempête,  mais  le  poids  des  ans  le  fait  retomber. 

Retirez-vous,  pensées  guerrières!  souvenirs  des  temps  évanouis, 
retirez-vous  1  Pourquoi  nourrirois-je  encore  l'amour  des  combats, 
quand  ma  main  a  oublié  l'épée?  La  lance  de  Témora  n'est  plus  qu'un 
bâton  dans  la  main  du  vieillard. 

Je  frappe  un  autre  bouclier  dans  la  poussière.  Touchons-le  de  mes 
doigts  tremblants.  Il  ressemble  au  croissant  de  la  lune  :  c'étoit  ton 
bouclier,  ô  Gaul  !  le  bouclier  du  compagnon  de  mon  Oscar  !  Fils  de 
Morni,  tu  as  déjà  reçu  toute  ta  gloire,  mais  je  te  veux  chanter  encore  ; 
je  veux  pour  la  dernière  fois  confier  le  nom  de  Gaul  à  la  harpe  de 
Selma.  Malvina,  où  es-tu?  Oh!  au'avec  joie  tu  m'entendrois  parler  de 
l'ami  de  ton  Oscar! 

«  La  nuit  étoit  sombre  et  orageuse,  les  ombres  crioient  sur  la 
bruyère,  les  torrents  se  précipitoient  du  rocher  ;  les  tonnerres  à  travers 
les  nuages  rouloient  comme  des  monts  qui  s'écroulent,  et  l'éclair  tra- 
versoit  rapidement  les  airs.  Cette  nuit  même  nos  héros  s'assemblèrent 
dans  les  salles  de  Selma,  dans  ces  salles  maintenant  abattues  :  le  chêne 
flamboyoit  au  milieu  ;  à  sa  lueur  on  voyoit  briller  le  visage  riant  des 
guerriers  à  demi  cachés  dans  leur  noire  chevelure.  La  coquille  des 
fêtes  circuloit  à  la  ronde  ;  les  bardes  chantoient,  et  la  main  des  vierges 
glissoit  sur  les  cordes  de  la  harpe. 

«  La  nuit  s'envola  sur  les  ailes  de  la  joie  :  nous  croyions  les  étoiles 
à  peine  au  milieu  de  leur  course,  et  déjà  le  rayon  du  matin  entr'ou- 
vroit  l'orient  nébuleux.  Fingal  frappa  sur  son  bouclier  :  ah  !  qu'il 
rendoit  alors  un  son  différent  de  celui  qu'il  a  parmi  ces  débris  !  Les 
guerriers  l'entendirent;  ils  descendirent  du  bord  de  tous  leurs  ruis- 
seaux. Gaul  reconnut  aussi  la  voix  de  la  guerre,  mais  le  Strumon  rouloit 
ses  flots  entre  lui  et  nous  :  et  qui  pouvoit  traverser  ses  ondes  terribles? 


GAUL.  157 

«  Nos  vaisseaux  abordent  à  Ifrona  :  nous  combattons;  nous  arra- 
chons des  mains  de  l'ennemi  les  dépouilles  de  notre  patrie.  Pourquoi 
ne  rcstois-tu  pas  au  bord  de  ton  torrent,  toi  qui  levois  le  bouclier 
d'azur?  Pourquoi,  fils  de  Morni,  ton  âme  respiroit-elle  les  combats? 
Sur  quelque  champ  que  ce  fût,  Gaul  vouloit  moissonner.  Il  prépare  son 
vaisseau  dompteur  des  vagues,  et  déploie  ses  voiles  au  premier  souffle 
du  matin  pour  suivre  à  Ifrona  les  pas  du  roi. 

«  Quelle  est  celle  que  j'aperçois  au  bord  de  la  mer,  sur  le  rocher 
battu  des  flots?  Elle  est  triste  comme  le  pâle  brouillard  de  l'aube;  ses 
cheveux  noirs  flottent  en  désordre ,  des  larmes  roulent  dans  ses  yeux 
fixés  sur  le  vaisseau  fugitif  de  Gaul.  De  ses  bras,  aussi  blancs  que 
l'écume  de  l'onde,  elle  presse  sur  son  sein  un  jeune  enfant,  qui  lui 
sourit;  elle  murmure  à  l'oreille  du  nouveau-né  un  chant  de  son  âge, 
mais  un  soupir  entrecoupe  la  voix  maternelle,  et  la  femme  ne  sait  plus 
quelle  étoit  la  chanson. 

«  Tes  pensées,  Évircoma,  n'étoient  point  pour  des  airs  folâtres  :  elles 
voloient  sur  les  flots  avec  ton  amour.  On  n'aperçoit  plus  qu'à  peine  le 
vaisseau  diminué  :  des  nues  abaissées  étendent  maintenant  entre  lui 
et  le  rivage  leurs  fumées  onduleuses;  elles  le  cachent  comme  un  écueil 
lointain  sous  une  vapeur  passagère.  «  Que  ta  course  soit  heureuse, 
«  dompteur  des  vagues  écumantes  !  Quand  te  reverrai-je,  ô  mon  amant?  » 

«  Évircoma  retourne  aux  salles  de  Strumon ,  mais  ses  pas  sont  tar- 
difs, son  visage  est  triste  :  on  diroit  d'une  ombre  solitaire  qui  traverse 
la  brume  du  lac.  Souvent  elle  se  retourne  pour  regarder  le  vaste 
Océan.  «  Que  ta  course  soit  heureuse ,  dompteur  des  vagues  écu- 
«  mantes!  Quand  te  reverrai-je,  ô  mon  amant?  » 

«  La  nuit  surprit  le  fils  de  Morni  au  milieu  de  la  mer;  la  lune  n'étoit 
point  au  ciel  ;  pas  une  étoile  ne  brilloit  dans  la  profondeur  des  nuages. 
La  barque  du  chef  glissoit  sur  les  flots  en  silence,  et  nous  passons  sans 
la  voir,  en  retournant  à  Morven. 

«  Gaul  aborde  au  rivage  d'Ifrona.  Ses  pas  étoient  sans  inquiétude  :  il 
erre  çà  et  là,  il  écoute,  il  n'entend  point  rugir  la  bataille  ;  il  frappe  avec  sa 
lance  sur  son  bouclier,  afin  que  ses  amis  se  réjouissent  de  son  arrivée  :  il 
s'étonne  du  silence,  u  Fingal  dort-il?  s'écrie  Gaul  en  élevant  la  voix; 
«  le  combat  n'est-il  pas  commencé?  Héros  de  Morven,  étes-vous  ici?  » 

Que  n'y  étions-nous,  fiis  de  Morni!  cette  lance  t'auroit  défendu,  ou 
Ossian  seroit  tombé  avec  loi.  Lance  aujourd'hui  sans  force  dans  ma 
main,  innocent  appui  de  ma  vieillesse,  jadis  ferme  soutien  de  ceux  qui 
versoient  des  larmes,  tu  étois  la  lance  de  Témora,  tu  étois  le  météore 
briseur  du  chêne  orgueilleux.  Ossian  n'étoit  pas,  comme  aujourd'hui, 
un  roseau  desséché  qui  tremble  dans  un  étang  solitaire;  je  m'élevois 


158  GAUL. 

comme  le  pin,  avec  tous  mes  rameaux  verdoyants  autour  de  moi.  Que 
n'étois-je  auprès  du  chef  de  Strumon,  quand  l'orage  d'Ifrona  descendit  I 

Ombres  de  Morven,  dormiez-vous  dans  vos  grottes  aériennes,  ou 
vous  amusiez-vous  à  faire  voler  les  feuilles  flétries,  quand  vous  nous 
laissâtes  ignorer  le  danger  de  Gaul?  Mais  non,  ombres  amies  de  nos 
pères ,  vous  prîtes  soin  de  nous  avertir  :  deux  fois  vous  repoussâtes 
nos  vaisseaux  au  rvage  d'Ifrona,  nous  ne  comprîmes  pas  ce  présage  ; 
nous  crûmes  que  /les  esprits  jaloux  s'opposoient  à  notre  retour.  Fingal 
;tira  son  épée,  et  sépara  les  pans  de  leur  robe  de  vapeur;  à  l'instant  les 
ombres  passèrent  sur  nos  têtes.  «  Allez,  impuissants  fantômes,  leur 
dit  le  chef;  allez  chasser  le  duvet  du  chardon  dans  une  terre  lointaine, 
vous  jouerez  avec  les  fils  du  foible.  » 

Les  ombres  amies  méconnues  s'envolèrent  avec  le  vent  :  leurs  voix 
ressembloient  aux  soupirs  de  la  montagne  quand  l'oiseau  de  mer 
prédit  la  tempête.  Quelques-uns  de  nos  guerriers  crurent  entendre  le 
nom  de  Gaul  à  demi  formé  dans  le  murmure  des  ombres.     .     .     . 

(  Le  traducteur,  ou  plutôt  l'auteur  anglais,  suppose  qu'il  y  a  ici  une 
lacune  dans  le  texte.  ) 

a  Je  suis  seul  au  milieu  de  mille  guerriers  :  n'est-il  point  quelque 
épée  pour  briller  avec  la  mienne  ?  Le  vent  souffle  vers  Morven  en  bri- 
sant le  sommet  des  vagues.  Gaul  remontera-t-il  sur  son  vaisseau?  ses 
amis  ne  sont  point  auprès  de  lui.  Mais  que  diroit  Fingal,  mais  que 
diroient  les  bardes,  si  un  nuage  enveloppoit  la  réputation  du  fils  de 
Morni?  Mon  père,  ne  rougirois-tu  pas  si  je  me  retirois  sans  com- 
battre? En  présence  des  héros  de  notre  âge,  tu  cacherois  ton  visage 
avec  tes  cheveux  blancs,  et  tu  abandonnerois  tes  soupirs  au  vent  soli- 
taire de  la  vallée  ;  les  ombres  des  foibles  te  verroient  et  diroient  : 
«  Voilà  le  père  de  celui  qui  a  fui  dans  Ifrona.  » 

«  Non,  ton  fils  ne  fuira  point,  ô  Morni!  son  âme  est  un  rayon  de 
feu  qui  dévore.  0  mon  Évircomal  ô  mon  Ogalî...  Éloignons  ces  sou- 
venirs :  le  calme  rayon  du  jour  ne  se  mêle  point  à  la  tempête;  il  attend 
que  les  deux  soient  rassérénés.  Gaul  ne  doit  respirer  que  la  bataille. 
Ossian,  que  n'es-tu  avec  moi  comme  dans  le  combat  de  Lathmor  !  Je 
suis  le  torrent  qui  précipite  ses  ondes  dans  les  mille  vagues  de  l'Océan 
et  qui,  vainqueur,  s'ouvre  un  passage  à  travers  l'abîme.  » 
.  Gaul  frappe  sur  son  bouclier,  alors  non  rongé  par  la  rouille  des 
âges.  Ifrona  tremble,  ses  nombreux  guerriers  entourent  le  héros  de 
Strumon  :  la  lance  de  Morni  est  dans  la  main  de  Gaul  ;  elle  fait  reculer 
les  rangs  ennemis. 

Tu  as  vu,  Malvina,  la  mer  troublée  par  les  bonds  d'une  immense 


GAUL.  159 

baleine  qui ,  blessée  et  furieuse ,  se  débat  à  la  surface  écumante  des 
flots  ;  tu  as  vu  une  troupe  de  mouettes  affamées  nager  autour  de  la 
terrible  fille  de  l'Océan,  dont  elles  n'osent  encore  approcher,  bien 
qu'elle  soit  expirante  :  ainsi  s'agitent  et  se  serrent  les  guerriers  épou- 
vantés d'Ifrona,  hors  de  la  portée  du  bras  du  héros. 

Mais  la  force  du  chef  de  Strumon  commence  à  s'épuiser  ;  il  s'appuie 
contre  un  arbre;  des  ruisseaux  de  sang  errent  sur  son  bouclier;  cent 
flèches  ont  déchiré  sa  poitrine  i  sa  main  tient  sa  redoutable  épée,  et 
les  ennemis  frémissent. 

Enfants  d'Ifrona,  quelle  roche  essayez-vous  de  soulever?  est-ce  pour 
marquer  aux  siècles  à  venir  votre  renommée  ou  votre  honte?  La  gloire 
des  braves  n'est  pas  à  vous  :  vous  êtes  barbares,  et  vos  cœurs  sont 
inflexibles  comme  le  fer.  A  peine  sept  guerriers  peuvent  détacher  la 
roche  du  haut  de  la  colline  ;  elle  roule  avec  fracas,  et  vient  heurter  les 
pieds  affoiblis  de  Gaul  :  il  tombe  sur  ses  genoux,  mais  au-dessus  de 
son  bouclier  roulent  encore  ses  yeux  terribles.  Les  ennemis  n'ont  pas 
l'audace  de  se  jeter  sur  lui  ;  ils  le  laissent  languir  dans  la  mort,  comme 
un  aigle  resté  seul  sur  un  rocher  quand  la  foudre  a  brisé  ses  ailes. 
Que  ne  savions-nous  dans  Selma  ta  destinée  !  que  nous  auroient  fait 
alors  les  chansons  des  vierges  et  le  son  de  la  harpe  des  bardes  !  La 
lance  de  Fingal  n'eût  pas  reposé  si  tranquillement  contre  les  murs 
du  palais  ;  nous  n'eussions  pas  été  surpris,  dans  cette  nuit  funeste,  de 
voir  le  roi  se  lever  à  moitié  du  banquet,  en  disant  :  «  J'ai  cru  que  la 
lance  d'une  ombre  avoit  touché  mon  bouclier;  ce  n'est  qu'une  brise 
passagère.  »  0  Morni  !  que  ne  vins-tu  réveiller  Ossian,  que  ne  vins-tu 
lui  dire  :  «  Hàte-toi  de  traverser  la  mer.  »  Malheureux  père!  tu  avois 
volé  dans  Ifrona  pour  pleurer  sur  ton  fils. 

Le  matin  sourit  dans  la  vallée  de  Strumon  ;  Évircoma  sort  du 
trouble  d'un  songe;  elle  entend  le  bruit  de  la  chasse  sur  les  coteaux  de 
Morven.  Surprise  de  ne  point  distinguer  la  voix  de  Gaul  au  milieu  des 
cris  des  guerriers,  elle  prête,  le  cœur  palpitant,  une  oreille  encore 
plus  attentive  ;  mais  les  rochers  ne  renvoient  point  le  son  d'une  voix 
connue,  les  échos  de  Strumon  ne  répètent  que  les  plaintes  d'Évircoma. 

',e  soir  attrista  la  vallée  de  Strumon  :  aucun  vaisseau  ne  parut  sur 
la  mer.  L'âme  d'Évircoma  étoit  abattue  :  «  Qui  retient  mon  héros  dans 
l'île  d'Ifrona?  Quoi!  mon  amour,  n'es-tu  point  revenu  avec  les  chefs 
de  Morven  ?  Ton  Évircoma  sera-t-elle  longtemps  assise  seule  sur  le 
rivage?  les  larmes  descendront-elles  longtemps  de  ses  yeux?  Gaul, 
as-tu  oublié  l'enfant  de  notre  tendresse?  il  demande  le  sourire  accou- 
tumé de  son  père  :  ses  pleurs  coulent  avec  les  mi^ns,  ses  soupirs 
répondent  à  mes  soupirs.  Si  Gaul  entendoit  son  fils  balbutier  son  nom» 


160  GAUL. 

il  précipiteroît  son  retour  pour  protéger  son  Ogal.  Je  me  souviens  de 
mon  songe  ;  je  crains  que  le  jour  du  retour  ne  soit  passé. 

((  11  me  sembla  voir  les  fils  de  Morven  poursuivant  les  chevreuils. 
Le  chef  de  Strumon  n'étoit  point  avec  eux  :  je  l'aperçus  à  quelque  dis- 
tance, appuyé  sur  son  bouclier.  Un  pied  seulement  soutenoit  le  héros, 
l'autre  paroissoit  être  formé  d'une  vapeur  grisâtre.  Cette  image  varioit 
au  souffle  de  chaque  brise  ;  je  m'en  approchai  ;  une  bouffée  de  vent 
vint  du  désert,  le  fantôme  s'évanouit.  Les  songes  sont  enfants  de  la 
crainte  :  chef  de  Strumon,  je  te  reverrai  encore,  tu  élèveras  encore 
devant  moi  ta  belle  tête,  comme  le  sommet  de  la  colline  religieuse  de 
Cromla  éclairée  des  premiers  rayons  de  l'aurore.  Le  voyageur,  égaré 
la  nuit  sur  la  bruyère,  tremble  au  milieu  des  fantômes;  mais  au  doux 
éclat  du  jour  les  esprits  de  ténèbres  se  retirent;  le  pèlerin,  rassuré, 
reprend  son  bâton  et  poursuit  sa  route.  » 

Évircoma  crut  voir  un  vaisseau  sur  les  vagues  lointaines  ;  elle  crut 
voir  un  mât  blanchi  semblable  à  l'arbre  qui  pendant  l'hiver  balance 
sa  cime  couverte  d'une  neige  nouvellement  tombée.  Ses  yeux  humides 
n'aperçoivent  que  des  objets  confus,  bien  qu'elle  essayât  de  tarir  ses 
larmes.  La  nuit  descendit;  Évircoma  se  confia  à  un  léger  esquif  pour 
trouver  son  amant  dans  les  replis  des  ombres.  Elle  vole  sur  les  vagues, 
mais  elle  ne  rencontre  point  de  vaisseau  :  elle  avoit^été  trompée  ou 
par  un  nuage,  ou  par  la  barque  aérienne  de  l'ombre  d'un  nautonier 
décédé  qui  poursuivoit  encore  les  plaisirs  des  jours  de  sa  vie. 

La  nacelle  d'Évircoma  fuit  devant  la  brise  ;  elle  entre  dans  la  baie 
d'Ifrona,  où  la  mer  s'étend  à  l'ombre  d'une  épaisse  forêt.  Errant  de 
nuage  en  nuage,  la  lune  se  montroit  entre  les  arbres  de  la  rive.  Par 
intervalles,  les  étoiles  jetoient  un  regard  à  travers  le  voile  déchiré  qui 
couvroit  le  ciel ,  et  se  cachoient  de  nouveau  sous  ce  voile  :  à  leur  foible 
lumière,  Évircoma  contemploit  la  beauté  d'Ogal.  Elle  donne  un  baiser 
à  son  enfant,  le  laisse  couché  dans  la  nacelle  et  va  chercher  Gaul 
dans  les  bois. 

Trois  fois  elle  s'éloigne  avec  lenteur  de  son  fils,  trois  fois  elle  revient 
en  courant  à  lui.  La  colombe  qui  a  caché  ses  petits  dans  la  fente  du 
rocher  d'Oualla  veut  cueillir  la  baie  mûrie  qu'elle  découvre  dans  la 
bruyère  au-dessous  d'elle ,  mais  le  souvenir  de  l'épervier  la  trouble  ; 
vingt  fois  elle  revole  vers  ses  petits  pour  les  voir  encore  et  s'assurer 
de  leur  repos.  L'âme  d'Évircoma  est  partagée  entre  son  époux  et  son 
enfant  comme  la  vague  que  brisent  tour  à  tour  et  les  vents  et  les 
rochers. 

Mais  quelle  est  cette  voix  que  l'on  entend  parmi  le  murmure  des 
flots?  Vient-elle  de  l'arbre  solitaire  du  rivage? 


GAUL.  IGl 

«  Je  péris  seul.  A  qui  la  force  de  mon  bras  fut-elle  utile  dans  la 
bataille?  Pourquoi  Fingal,  pourquoi  Ossian  ignorent-ils  mon  destin? 
Étoiles  qui  me  voyez,  annoncez-le  dans  Sclma  par  votre  lumière  san- 
glante, lorsque  les  héros  sortent  de  la  salle  des  fêtes  pour  admirer 
votre  beauté.  Ombres  qui  glissez  sur  les  rayons  de  la  lune,  si  votre 
course  se  dirige  à  travers  les  bois  de  Morven,  murmurez  en  passant 
mon  histoire.  Dites  au  roi  que  j'expire  aussi;  dites-lui  que  dans  Ifrona 
est  ma  froide  demeure;  que  depuis  deux  jours  je  languis  blessé  sans 
nourriture  ;  qu'au  lieu  de  la  douce  eau  du  ruisseau,  je  n'ai  pour  éteindre 
ma  soif  que  les  flots  amers. 

«  Mais ,  ombres  compatissantes ,  gardez-vous  d'apprendre  mon  sort 
aux  murs  de  Strumon  ;  éloignez  la  vérité  de  l'oreille  d'Évircoma.  Que 
vos  tourbillons  passent  loin  de  la  couche  de  mon  amour;  ne  battez 
point  violemment  des  ailes  en  rasant  les  tours  de  mon  père  :  Évircoma 
vous  entendroit,  et  quelque  pressentiment  s'élèveroit  dans  son  âme. 
Volez  loin  d'elle,  ombres  de  la  nuit  :  que  son  sommeil  soit  paisible,  le 
matin  est  encore  éloigné.  Dors  avec  ton  enfant,  ô  mon  amour!  Puisse 
mon  souvenir  ne  point  troubler  ton  repos  !  Toutes  les  peines  de  Gaiil 
sont  légères  quand  les  songes  d'Évircoma  sont  légers.  » 

«  Et  penses-tu,  s'écrie  l'épouse  du  fils  de  Morni,  qu'elle  puisse 
reposer  en  paix  quand  son  guerrier  est  en  péril?  Penses-tu  que  les 
songes  d'Évircoma  puissent  être  doux  lorsque  son  héros  est  absent? 
Mon  cœur  n'est  pas  insensible  ;  je  n'ai  point  reçu  la  naissance  dans  la 
terre  d'ifrona.  Mais  comment  te  pourrois-je  soulager,  ô  Gaul  !  Évircoma 
trouvera-t-elle  quelque  nourriture  dans  la  terre  de  l'ennemi  ?  » 

Évircoma  soutenoit  Gaul  dans  ses  bras;  elle  rappela  l'histoire  de 
Conglas,  son  père. 

Lorsque  Évircoma,  jeune  encore,  étoit  portée  dans  les  bras  mater- 
nels, Conglas  s'embarqua  une  nuit  avec  CrisoUis,  doux  rayon  de 
l'amour.  La  tempête  jeta  le  père,  la  mère  et  l'enfant  sur  un  rocher  :  là 
s'élevoient  seulement  trois  arbres  qui  secouoient  dans  les  airs  le^ïir 
cime  sans  feuillage.  A  leurs  racines  rampoient  quelques  baies  empour- 
prées, Conglas  les  arracha  et  les  donna  à  Crisollis;  il  espéroit  saisir  le 
lendemain  le  daim  de  la  montagne  :  la  montagne  étoit  stérile,  et  rien 
n'en  animoit  le  sommet.  Le  matin  vint,  et  le  soir  suivit,  et  les  trois 
infortunes  étoient  encore  sur  le  rocher.  Conglas  voulut  tresser  une 
nacelle  avec  les  branches  des  arbres,  mais  il  éioit  foible,  faute  de 
nourriture. 

«  Crisollis,    dit-il,  je  m'endors;    quand  la  tempête  s'apaisera,, 
retourne  avec  ton  enfant  à  Idranlo  :  l'heure  où  je  pourrai  marcher  est 
éloignée.  » 

III.  11 


IG'2  GAUL. 

((  Jamais  les  collines  ne  me  reverront  sans  mon  amour,  répliqua  Cri- 
sollis.  Pourquoi  ne  m'as-tu  pas  dit  que  ton  âme  étoit  défaillante?  nous 
aurions  partagé  les  baies  de  la  bruyère;  mais  le  sein  de  Crisollis  nour- 
rira son  amant.  Penche-toi  sur  moi  :  non,  tu  ne  dormiras  point  ici.  » 

Conglas  reprit  ses  forces  au  sein  de  Crisollis  ;  le  calme  revint  sur 
les  flots  ;  Conglas,  Crisollis  et  la  jeune  Évircoma  atteignirent  les  rivages 
d'Idronlo.  Souvent  le  père  conduisit  la  fille  au  tombeau  de  Crisollis, 
en  lui  racontant  la  charmante  histoire.  «  Évircoma,  disoit  Conglas, 
aime  de  même  ton  époux,  quand  le  jour  de  ta  beauté  sera  venu.  » 

((  Oui,  je  l'aime  ainsi,  dit  à  Gaul  Évircoma;  presse  cette  nuit 
pour  te  ranimer  ce  sein  gonflé  du  lait  qui  nourrit  ton  fils,  demain 
nous  serons  heureux  dans  les  salles  de  Strumon.  » 

u  Fille  la  plus  aimable  de  ta  race,  dit  Gaul,  retire-toi;  que  les 
rayons  du  soleil  ne  te  trouvent  point  dans  Ifrona.  Rentre  dans  ta 
nacelle  avec  Ogal.  Pourquoi  tomberoit-il  comme  une  fleur  dont  le 
guerrier  indifférent  enlève  la  tête  avec  son  épée?  Laisse-moi  ici.  Ma 
force,  telle  que  la  chaleur  de  l'été,  s'est  évanouie  ;  je  me  fane  comme 
le  gazon  sous  la  main  de  l'hiver,  et  je  ne  renaîtrai  point  au  printemps. 
Dis  aux  guerriers  de  Morven  de  me  transporter  dans  leur  vallée.  Mais 
non,  car  l'éclat  de  ma  gloire  est  couvert  d'un  nuage  :  qu'ils  élèvent 
seuletnent  ma  tombe  sous  cet  arbre.  L'étranger  la  découvrira  en  pas- 
sant sur  la  mer,  et  il  dira  :  Voilà  tout  ce  qui  reste  du  héros.  » 

«  Et  tout  ce  qui  reste  de  la  fille  de  Strumon,  répondit  Évircoma, 
car  je  reposerai  auprès  de  mon  amant.  Notre  lit  sera  encore  le  même  ; 
nos  ombres  voleront  unies  sur  le  même  nuage.  Voyageurs  des  ondes, 
vous  verserez  la  double  laime,  car  avec  son  bien-aimé  dormira  la 
mère  d'Ogal.  » 

Les  cris  de  l'enfant  se  firent  entendre.  Le  cœur  d'Évircoma  bat  à 
coups  redoublés  dans  sa  poitrine ,  et  semble  vouloir  s'ouvrir  un  pas- 
sage dans  son  étroite  prison.  Un  soupir  échappe  aussi  du  sein  de  Gaul. 
Il  a  reconnu  la  voix  de  son  fils.  «  Guerrier,  dit  Évircoma ,  laisse-moi 
essayer  de  te  porter  à  la  barque  où  j'ai  déposé  notre  enfant  ;  ton  poids 
sera  léger  pour  moi  ;  donne-moi  cette  lance,  elle  soutiendra  mes  pas.  » 

La  fille  de  Crisollis  parvint  à  conduire  son  époux  dans  la  nacelle. 
Le  reste  de  la  nuit,  elle  lutta  contre  les  vagues.  Les  dernières  étoiles 
virent  ses  forces  s'éteindre  ;  elles  s'évanouirent  au  lever  de  l'aurore , 
comme  la  vapeur  des  prairies  se  dissipe  au  lever  du  soleil. 

Cette  nuit  même,  il  m'en  souvient,  Ossian  dormoit  sur  la  bruyère 
du  chasseur;  Morni ,  le  père  de  Gaul,  paroît  tout  à  coup  dans  mes 
songes  ;  il  s'arrête  devant  moi ,  appuyé  sur  son  bâton  tremblant  :  le 
vieillard  étoit  triste  ;  les  rides  profondes  que  le  temps  avoit  creusées 


GAUL.  1G3 

dans  ses  joues  étoient  remplies  des  larmes  qui  descendoient  de  ses 
yeux;  il  regarda  la  mer,  et  avec  un  profond  soupir:  «  Est-ce  là, 
niurnuira-t-ii  foiblement,  le  temps  du  sommeil  pour  Tami  deGaul?» 
Une  boulTée  de  vent  agite  les  arbres  ;  le  coq  de  bruyère  se  réveille 
sous  la  racine  du  buisson,  relève  i;récipitamment  la  tête  qu'il  tenoit 
cachée  sous  son  aile,  et  pousse  un  cri  pîantif.  Ce  cri  m'arrache  à  mes 
songes,  j'ouvre  les  yeux;  je  vois  Morni  emporté  par  le  tourbillon.  Je 
suis  la  route  qu'il  me  trace;  je  fends  la  mer  avec  mon  vaisseau,  je 
rencontre  la  nacelle  d'Évircoma  ;  elle  étoit  arrêtée  au  rivage  d'une  île 
déserte  :  sui"  l'un  des  bords  de  la  nacelle  la  tête  de  Gaul  étoit  inclinée. 
Je  déliai  le  casque  du  héros;  ses  blonds  cheveux,  trempés  de  la  sueur 
des  combats,  flottèrent  sur  son  front  pâli.  Aux  accents  de  ma  douleur, 
il  essaya  de  soulever  ses  paupières  ;  mais  ses  paupières  étoient  trop 
pesantes;  la  mort  vint  sur  le  visage  de  Gaul  comme  la  nuit  sur  la  face 
du  soleil.  0  Gaul  !  tu  ne  reverras  jamais  le  père  de  ton  ami  Oscar. 

Près  du  hls  de  Morni  repose  la  beauté  expirante,  Évircoma;  son 
enfant  étoit  dans  ses  bras,  et  l'innocente  créature  promenoit  en  se 
jouant  sa  foible  main  sur  le  fer  de  la  lance  de  Gaul.  Les  paroles 
d'Évircoma  furent  courtes  :  elle  se  pencha  sur  la  tête  d'Ogal,  et  son 
dernier  regard  perça  mon  cœur,  u  Adieu,  pauvre  orphelin!  Ogal, 
Ossian  te  servira  de  père.  »  Elle  expire, 

0  mes  amis!  qu'êtes- vous  devenus?  Votre  souvenir  est  plein  de 
douceur,  et  pourtant  il  fait  couler  mes  larmes. 

J'aborde  au  pied  des  tours  de  Strumon  :  le  silence  régnoit  sur  le 
rivage  ;  aucune  fumée  ne  s'élevoit  en  colonne  d'azur  du  faîte  du  palais  ; 
aucun  chant  ne  se  faisoit  entendre.  Le  vent  sifQoit  à  travers  les  portes 
ouvertes  et  jonchoit  le  seuil  de  feuilles  séchées  ;  l'aigle  déjà  perché  sur 
le  comble  des  tours  sembloit  dire  :  «  Ici  je  bâtirai  mon  aire.  »  Le 
faon  de  la  biche  se  cache  sous  les  boucliers  sans  maîtres  ;  le  compa- 
gnon des  chasses  de  Gaul,  le  rapide  Codula,  croit  reconnoître  les  pas 
du  fils  de  Morni  :  dans  sa  joie,  il  se  lève  d'un  seul  bond  ;  mais  lorsqu'il 
a  reconnu  son  erreur,  il  retourne  se  coucher  sur  la  froide  pierre,  en 
poussant  de  longs  hurlements. 

Qui  racontera  la  douleur  des  héros  de  Morven?  Ils  vinrent  silen- 
cieux de  leurs  ondoyantes  vallées;  ils  s'avancèrent  lentement  comme 
un  sombre  brouillard.  Gaul,  Évircoma  et  Ogal  lui-môme  n'étoient 
plus.  Fingal  se  place  sous  un  pin;  les  guerriers  l'environnent.  Penché 
sur  le  front  de  Gaul ,  les  cheveux  gris  de  Fingal  nous  dérobent  ses 
larmes;  mais  le  vent  les  décèle,  en  les  chassant  de  sa  barbe  argentée. 

«  E&-tu  tombé,  dit-il  enfin,  es-tu  tombé,  ô  le  premier  de  mes  héros? 
N'entendrai-je  plus  tavoix  dans  mes  fêtes,  le  son  de  ton  bouclier  dans 


l6/i  GAUL. 

uies  combats?  Ton  épéc  n'éclairera-t-elle  plus  les  sombres  replis  de  la 
'Dataille?  Ta  lance  ne  renversera-t-elle  plus  les  rangs  entiers  de  mes 
ennemis?  Ton  noir  vaisseau  surmontoit  hardiment  la  tempête,  tandis 
que  tes  joyeux  rameurs  répétoient  leurs  chansons  entre  les  montagnes 
ftumides.  Les  enfants  de  Morven  m'arrachoient  à  mes  pensées  en 
criant  :  Voyez  le  vaisseau  de  Gaul.  La  harpe  des  vierges  et  la  voix  des 
S)ardes  annonçoient  ton  arrivée  ;  tes  bannières  flottoientsur  la  bruyère. 
Je  reconnoissois  le  sifflement  de  ta  flèche  et  le  bruit  de  tes  pas. 

«  Force  des  guerriers,  qu'es-tu?  Aujourd'hui  tu  chasses  les  vaillants 
devant  toi ,  comme  des  nuages  de  poussière  ;  la  mort  marque  ton  pas- 
sage, comme  la  feuille  séchée  indique  la  course  des  fantômes  :  demain 
le  court  songe  de  la  valeur  est  dissipé  ;  la  terreur  des  armées  s'est 
évanouie  ;  l'insecte  ailé  bourdonne  sa  victoire  sur  le  corps  du  héros. 

«  Fils  du  foible,  pourquoi  désirois-tu  la  force  du  chef  de  Strumon, 
quand  tu  le  voyois  resplendissant  sous  ses  armes?  Ne  savois-tu  pas 
que  la  force  du  guerrier  s'évanouit?  Quand  le  chasseur  regagne  sa 
demeure,  il  contemple  un  nuage  brillant  que  traversent  les  couleurs 
de  l'arc-en-ciel  ;  mais  les  moments  fuient  sur  leurs  ailes  d'aigle ,  le 
soleil  ferme  ses  yeux  de  lumière ,  un  tourbillon  brouille  les  nues  :  une 
noire  vapeur  est  tout  ce  qui  reste  de  l'arc  étincelant.  0  Gaul!  les 
ténèbres  ont  succédé  à  ta  clarté,  mais  ta  mémoire  vivra  ;  il  ne  soufflera 
pas  un  seul  vent  sur  Morven  qui  ne  parle  de  ta  renommée. 

«  Bardes ,  élevez  la  tombe  du  père,  de  la  mère  et  du  fils.  La  pierre 
moussue  apprendra  à  l'étranger  le  lieu  de  leur  repos  ;  le  chêne  leur 
prêtera  son  ombre.  Les  brises  visiteront  cet  arbre  de  la  mort  ;  sous  les 
fraîches  ondées  du  printemps,  il  se  couvrira  de  feuilles,  longtemps 
avant  que  les  autres  arbres  aient  repris  leur  parure  ,  longtemps  avant 
que  la  bruyère  se  soit  ranimée  à  ses  pieds.  Les  oiseaux  de  passage 
s'arrêteront  sur  la  cime  du  chêne  solitaire  :  ils  y  chanteront  la  gloire 
de  Gaul ,  tandis  que  les  vierges  des  temps  à  venir  rediront  la  beauté 
d'Évircoma,  et  que  les  mères  pleureront  Ogal. 

a  Mais,  ô  pierre  !  quand  tu  seras  réduite  en  poudre;  ô  chêne  !  quand 
les  vers  t'auront  rongé  ;  ô  torrent  !  lorsque  tu  cesseras  de  couler,  et 
que  la  source  de  la  montagne  ne  fournira  plus  son  onde  à  ta  course  ; 
lorsque  vos  chansons ,  ô  bardes.!  seront  oubliées,  lorsque  votre  mé- 
moire et  celle  des  héros  par  vous  célébrés  auront  disparu  dans  le 
gouffre  des  âges,  alors,  et  seulement  alors  ,  la  gloire  de  Gaul  périra  , 
l'étranger  pourra  demander  quel  étoit  le  fils  de  Morni ,  quel  étoit  le 
chef  de  Strumon.  » 

FIN    DE     GAUL* 


SUR 

L'ART   DU   DESSIN 

DANS   LES  PAYSAGES 


LETTRE    A  MONSIEUR  ***. 

Londres,  1793. 

Voilà  le  petit  paysage  que  vous  m'avez  demandé.  Je  vous  l'ai  fait 
attendre  ;  mais  vous  savez  quels  tristes  soins  m'appellent  à  d'autres 
études,  qui  pourtant  ne  seront  pas  longues,  s'il  faut  en  croire  les 
médecins  '  :  je  suis  prêt  quand  et  comment  il  plaira  à  Dieu.  Ces 
mêmes  études  m'ont  fait  abandonner  cette  grande  vue  du  Canada  qui 
me  plaisoit  par  le  souvenir  de  mes  voyages.  Quelle  différence  de  ce 
temps-là  à  celui-ci!  Lorsque  mes  pensées  se  reportent  vers  le  passé , 
je  sens  si  vivement  le  poids  de  mes  pienes,  que  je  ne  sais  ce  que  je 
deviens.  Pardonnez  à  cet  épanchement  de  mon  cœur.  11  y  a  tant  de 
charme  à  parler  de  ses  souffrances  quand  ceux  qui  vous  écoutent  peu- 
vent vous  comprendre!  Peu  de  §;pns  me  comprennent  ici. 

Le  petit  dessin  que  je  vous  envoie  m'a  fait  faire  quelques  réflexions 
sur  l'art  du  paysage  :  elles  vous  seront  peut-être  utiles.  D'ailleurs  nous 
sommes  en  hiver;  vous  avez  du  feu  :  grande  ressource  contre  les  bar- 
bouilleurs de  papier. 

Élevé  dans  les  bois,  les  défauts  de  l'art  et  la  sécheresse  des  paysages 
m'ont  frappé  presque  dès  mon  enfance,  sans  que  je  pusse  dire  ce  qui 
constituoit  ces  défauts.  Lorsque  je  dessinois  moi-même,  je  sentois 
que  je  faisois  mal  en  copiant  des  modèles  ;  j'étois  plus  content  de  moi 
lorsque  je  suivois  mes  propres  idées.  Insensiblement  cela  m'engagea 

1.  Voyez  la  Préface  de  r^ssaz  historique. 


1G6  SUR    L'ART   DU   DESSIN 

à  rechercher  les  causes  de  cette  bizarrerie  ;  car,  enfin,  ce  que  je  retra- 
çois  d'après  les  règles  valoit  mieux  que  ce  que  je  créois  d'après  ma 
tête.  Voici  ce  que  l'examen  m'apprit  et  la  solution  la  plus  satisfaisante 
que  j'aie  pu  me  donner  de  mon  problème. 

En  général,  les  paysagistes  n'aiment  point  assez  la  nature  et  la 
connoissent  peu.  Je  ne  parle  point  ici  des  grands  maîtres,  dont  au 
reste  il  y  auroit  encore  beaucoup  de  choses  à  dire;  je  ne  parle  que  des 
maîtres  ordinaires  et  des  amateurs  comme  nous.  On  nous  apprend  à 
forcer  ou  à  éclaircir  les  ombres,  à  rpndre  un  trait  net,  pur,  et  le  reste; 
mais  on  ne  nous  apprend  point  à  éiudier  les  objets  mêmes  qui  nous 
flattent  si  agréablement  dans  les  tableaux  de  la  nature  ;  on  ne  nous 
fait  point  remarquer  que  ce  qui  nous  charme  dans  ces  tableaux,  ce 
sont  les  harmonies  et  les  oppositions  des  vieux  bois  et  des  bocages , 
des  rochers  arides  et  des  prairies  parées  de  toute  la  jeunesse  des  fleurs. 
Il  sembleroit  que  l'étude  du  paysage  ne  consiste  que  dans  l'étude  des 
coups  de  crayon  ou  de  pinceau  ;  que  tout  l'art  se  réduit  à  assembler 
certains  traits,  de  manière  à  ce  qu'il  en  résulte  des  apparences  d'ar- 
bres, de  maisons,  d'animaux  et  d'autres  objets.  Le  paysagiste  qui 
dessine  ainsi  ne  ressemble  pas  mal  à  une  femme  qui  fait  de  la  den- 
telle ,  qui  passe  de  petits  bâtons  les  uns  sur  les  autres  en  causaut  et  en 
regardant  ailleurs  ;  il  résulte  de  cet  ouvrage  des  pleins  et  des  vides 
qui  forment  un  tissu  plus  ou  moins  varié  :  appelez  cela  un  métier,  et 
non  un  art. 

Il  faut  donc  que  les  élèves  s'occupent  d'abord  de  l'étude  même  de  la 
nature  :  c'est  au  milieu  des  campagnes  qu'ils  doivent  prendre  leurs 
premières  leçons.  Qu'un  jeune  homme  soit  frappé  de  l'effet  d'une  cas- 
cade qui  tombe  de  la  cime  d'un  roc  et  dont  l'eau  bouillonne  en  s'en- 
fuyant  :  le  mouvement,  le  bruit,  les  jets  de  lumière,  les  masses 
■d'ombres,  les  plantes  échevelées,  la  neige  de  l'écume  qui  se  forme  au 
bas  de  la  chute,  les  frais  gazons  qui  bordent  le  cours  de  l'eau  ,  tout  se 
•gravera  dans  la  mémoire  de  l'élève.  Ces  souvenirs  le  suivront  dan" 
son  atelier;  il  n'a  pas  encore  touché  le  pinceau,  et  il  brûle  ;de  repro- 
duire ce  qu'il  a  vu.  Un  croquis  informe  sort  de  dessous  sa  main  ;  il  se 
dépite;  il  recommence  son  ouvrage,  et  le  déchire  encore.  Alors  il 
s'aperçoit  qu'il  y  a  des  principes  qu'il  ignore  ;  il  est  forcé  de  convenir 
qu'il  lui  faut  un  maître  :  mais  un  pareil  élève  ne  demeurera  pas  long- 
temps aux  principes,  et  il  avancera  à  pas  de  géant  dans  une  carrière 
où  l'inspiration  aura  été  son  premier  guide. 

Le  peintre  qui  représente  la  nature  humaine  doit  s'occuper  de 
l'étude  des  passions  :  si  l'on  ne  connoît  le  cœur  de  l'homme,  on  con- 
noîtra  mal  son  visage.  Le  paysage  a  sa  partie  morale  et  intellectuelle 


DANS  LES  PAYSAGES.  107 

comme  le  portrait;  il  faut  qu'il  parle  aussi,  et  qu'à  travers  l'exécution 
matérielle  on  éprouve  ou  les  rêveries  ou  les  sentiments  que  font  naître 
les  différents  sites.  Il  n'est  pas  indifférent  de  peindre  dans  un  paysage, 
par  exemple,  des  chênes  ou  des  saules  :  les  chênes  à  la  longue  vie, 
durando  ssecula  vincit ,  aux  écorces  rudes,  aux  bras  vigoureux,  à  la 
tête  altière,  immola  manet,  inspirent  sous  leurs  ombres  des  sentiments 
d'une  tout  autre  espèce  que  ces  saules  au  feuillage  léger,  qui  vivent 
peu  et  qui  ont  la  fraîcheur  des  ondes  où  ils  puisent  leur  sève  :  umhm 
irrigui  fonds  arnica  salix. 

Quelquefois  le  paysagiste ,  comme  le  poëte ,  faute  d'avoir  étudié  la 
nature,  viole  le  caractère  des  sites.  Il  place  des  pins  au  bord  d'un 
ruisseau  et  des  peupliers  sur  la  montagne  ;  il  répand  la  corbeille  de 
la  Flore  de  nos  jardins  dans  les  prairies;  l'églantier  d'une  haie  sau- 
vage porte  la  rose  de  nos  parterres,  couronne  trop  pesante  pour  lui. 

L'étude  de  la  botanique  me  semble  utile  au  paysagiste ,  quand  ce 
ne  seroit  que  pour  apprendre  le  feuille  et  ne  pas  donner  aux  feuillet 
de  tous  les  arbres  le  même  limbe  et  la  même  forme.  Si  le  peintre  qui 
doit  exprimer  sur  la  toile  les  tristes  passions  des  hommes  est  obligé 
d'en  rechercher  les  organes  à  l'aide  de  l'anatomie,  plus  heureux  que 
lui ,  le  peintre  de  paysage  ne  doit  s'occuper  que  des  générations  inno- 
centes des  fleurs,  des  inclinations  des  plantes  et  des  mœurs  paisibles 
des  animaux  rustiques. 

Lorsque  l'élève  aura  franchi  les  premières  barrières ,  quand  son 
pinceau,  plus  hardi,  pourra  errer  sans  guide  avec  ses  pensées,  il  faudra 
qu'il  s'enfonce  dans  la  solitude,  qu'il  quitte  ces  plaines  déshonorées 
par  le  voisinage  de  nos  villes.  Son  imagination,  plus  grande  que 
cette  petite  nature,  finiroit  par  lui  donner  du  mépris  pour  la  nature 
même;  il  croiroit  faire  mieux  que  la  création  :  erreur  dangereuse  par 
laquelle  il  seroit  entraîné  loin  du  vrai  dans  des  productions  bizarres, 
qu'il  prendroit  pour  du  génie. 

Gardons-nous  de  croire  que  notre  imagination  est  plus  féconde  et 
plus  riche  que  la  nature.  Ce  que  nous  appelons  gran/l  dans  notre  tête 
est  presque  toujours  du  désordre.  Ainsi,  dans  l'art  qui  fait  le  sujet  de 
cette  lettre,  pour  nous  représenter  legi^and,  nous  nous  figurons  des 
montagnes  entassées  jusqu'aux  cieux,  des  torrents,  des  précipices, 
la  mer  agitée,  des  flots  si  vastes  que  nous  ne  les  voyons  que  dans 
le  vague  de  nos  pensées,  des  vents,  des  tonnerres;  que  sais- je?  un 
million  de  choses  incohérentes  et  presque  ridicules,  si  nous  voulions 
être  de  bonne  foi  et  nous  rendre  un  compte  net  et  clair  de  nos  idées. 

Cela  ne  seroit-il  point  une  preuve  du  penchant  que  l'homme  a  pour 
ilétruire  ?  Il  nous  est  bien  plus  facile  de  nous  faire  des  notions  du 


1G8  SUR    L'ART   DU    DESSIN 

chaos  que  des  justes  proportions  de  l'univers.  Nous  avons  toutes  les 
peines  du  monde  à  nous  peindre  le  calme  des  flots ,  à  moins  que  nous 
n'y  mêlions  des  souvenirs  de  terreur  :  c'est  ce  dont  on  se  peut  con- 
vaincre par  la  description  de  ces  calmes  où  l'on  trouve  presque  tou- 
jours les  mots  de  menaçant,  de  profond  silence,  etc.  Que,  r?mpli  de 
ces  folles  idées  du  sublime,  un  paysagiste  arrive  pendant  un  orage  au 
bord  de  la  mer  qu'il  n'a  jamais  vue,  il  est  tout  étonné  d'apercevoir 
des  vagues  qui  s'enflent,  s'approchent  et  se  déroulent  avec  ordre  et 
majesté  l'une  après  l'autre,  au  lieu  de  ce  choc  et  de  ce  bouleversement 
qu'il  s'étoit  représentés.  Un  bruit  sourd,  mêlé  de  quelques  sons  rau- 
ques  et  clairs  entrecoupés  de  quelques  courts  silences,  a  succédé  au 
tintamarre  que  notre  peintre  entendoit  dans  son  cerveau.  Partout  des 
couleurs  tranchantes,  mais  conservant  des  harmonies  jusque  dans 
leurs  disparates.  L'écume  éblouissante  des  flots  jaillit  sur  des  rochers 
noirs;  dans  un  horizon  sombre  roulent  de  vastes  nuages,  mais  qui 
sont  poussés  du  même  côté  :  ce  ne  sont  plus  mille  vents  déchahiés 
qui  se  combattent,  des  couleurs  brouillées,  des  cieux  escaladés  par 
les  flots,  la  lumière  épouvantant  les  morts  à  travers  les  abîmes  creusés 
entre  les  vagues. 

Notre  jeune  poëte  ou  notre  jeune  peintre  s'écrie  :  «  J'imaginois 
mieux  que  cela;  »  et  il  tourne  le  dos  avec  dédain.  Mais  si  son  esprit 
est  bon ,  il  reviendra  bientôt  de  ses  notions  exagérées  ;  il  rectifiera 
son  imagination  ;  rien  ne  lui  paroîtra  plus  grand  désormais  que  les 
ouvrages  formés  par  une  puissance  première.  Il  renversera  ces  mon- 
tagnes entassées  dans  sa  tête,  où  tous  les  sites,  tous  les  accidents, 
tous  les  végétaux,  étoient  confondus.  Ces  montagnes  idéales  ne  s'élè- 
veront plus  jusqu'aux  étoiles,  mais  les  neiges  couvriront  la  tête  des 
Alpes,  les  torrents  s'écouleront  de  leur  cime  ;  les  mélèzes,  dans  une 
régions  moins  élevée  ,  commenceront  à  décorer  le  flanc  des  rochers  ; 
des  végétaux,  moins  robustes,  quittant  le  séjour  des  tempêtes,  descen- 
dront par  degrés  dans  la  vallée ,  et  la  cabane  du  Suisse  agricole  et 
guerrier  sourira  sous  les  saules  griscâtres  au  bord  du  ruisseau. 

Fort  alors  de  ses  études  et  de  son  goût  épuré,  l'élève  se  livrera  à  son 
génie.  Tantôt  il  égarera  les  yeux  de  l'amateur  sous  des  pins  où  peut- 
être  un  tombeau  couvert  de  lierre  appellera  en  vain  l'amitié;  tantôt 
dans  un  vallon  étroit,  entouré  de  rochers  nus,  il  placera  les  restes  d'un 
vieux  château  :  à  travers  les  crevasses  des  tours  on  apercevra  le  tronc 
de  l'arore  solitaire  qui  a  envahi  la  demeure  du  bruit  et  des  combats; 
le  perce-pierre  couvrira  de  ses  croix  blanches  les  débris  écroulés,  et  les 
capillaires  tapisseront  les  pans  de  murs  encore  debout.  Peut-être  un  petit 
pâtre  gardera  dans  ce  lieu  ses  chèvres,  qui  sauteront  de  ruine  en  ruine. 


DANS   LES   PAYSAGES.  169 

Les  paysages  riants  auront  leur  tour,  quoiqu'en  géne'ral  ils  soient 
moins  attachants  dans  leur  composition,  soit  que  l'image  du  bonheur 
convienne  peu  aux  hommes,  soit  que  l'art  ne  trouve  que  de  foibles 
ressources  dans  la  peinture  des  plaisirs  champêtres,  réduits  pour  la 
plupart  à  des  danses  et  à  des  chants.  Il  y  a  pourtant  certains  carac- 
tères généraux  propres  à  ces  sortes  de  vues:  le  feuille  doit  être  léger 
et  mobile,  le  lointain  indéterminé  sans  être  vaporeux,  l'ombre  peu 
prononcée,  et  il  doit  régner  sur  toute  la  scène  une  clarté  suave  qui 
velouté  la  surface  des  objets. 

Le  paysagiste  apprendra  l'influence  des  divers  horizons  sur  la  cou- 
leur des  tableaux  :  si  vous  supposez  deux  vallons  parfaitement  iden- 
tiques, dont  l'un  regarde  le  midi  et  l'autre  le  nord,  les  tons,  la 
physionomie,  l'expression  morale  de  ces  deux  vues  semblables  seront 
dissemblables. 

La  perspective  aérienne  est  d'une  difficulté  prodigieuse;  cependant 
il  y  faut  savoir  placer  la  perspective  linéaire  des  plans  de  la  terre,  et 
détacher  sur  les  parties  fuyantes  les  nuages,  si  différents  aux  diffé- 
rentes heures  du  jour.  La  nuit  même  a  ses  couleurs  ;  il  ne  suffit  pas 
de  faire  la  lune  pâle  pour  la  faire  belle  :  la  chaste  Diane  a  aussi  ses 
amours,  et  la  pureté  de  ses  rayons  ne  doit  rien  ôter  à  l'inspiration  de 
sa  lumière. 

Cette  lettre  est  déjà  d'une  extrême  longueur,  et  je  n'ai  encore 
qu'effleuré  un  sujet  inépuisable.  Tout  ce  que  j'ai  voulu  vous  dire' 
aujourd'hui,  c'est  que  le  paysage  doit  être  dessiné  sur  le  nu,  si  on  le 
veut  faire  ressemblant,  et  en  accuser  pour  ainsi  dire  les  muscles,  les 
os  et  les  formes.  Des  études  de  cabinet,  des  copies  sur  des  copies, 
ne  remplaceront  jamais  un  travail  d'après  nature.  Alticx  plarimam 
salutem. 


PENSÉES 


RÉFLEXIONS    ET    MAXIMES 


La  misère  de  l'homme  ne  consiste  pas  seulement  dans  la  foiblesse 
de  sa  raison,  l'inquiétude  de  son  esprit,  le  trouble  de  son  cœur;  elle 
se  voit  encore  dans  un  certain  fond  ridicule  des  affaires  humaines. 
Les  révolutions  surtout  découvrent  cette  insuffisance  de  notre  nature  : 
si  vous  les  considérez  dans  l'ensemble,  elles  sont  imposantes;  si  vous 
pénétrez  dans  le  détail,  vous  apercevez  tant  d'ineptie  et  de  bassesse, 
tant  d'hommes  renommés  qui  n'étoient  rien,  tant  de  choses  dites 
l'œuvre  du  génie  qui  furent  l'œuvre  du  hasard,  que  vous  êtes  égale- 
ment étonné  et  de  la  grandeur  des  conséquences  et  de  la  petitesse  des 
causes. 

Lorsqu'on  est  placé  à  distance  des  faits,  qu'on  n'a  pas  vécu  au 
milieu  des  factions  et  des  factieux,  on  n'est  guère  frappé  que  du  côté 
grave  et  douloureux  des  événements;  il  n'en  est  pas  ainsi  quand  on  a 
été  soi-même  acteur,  ou  spectateur  compromis,  dans  des  scènes  san- 
glantes. Tacite,  que  la  nature  avoit  formé  poëte,  eût  peut-être  crayonné 
la  satire  de  Pétrone  s'il  eût  siégé  au  sénat  de  Néron  :  il  peignit  la 
tyrannie  de  ce  prince,  parce  qu'il  vécut  après  lui.  Butler,  doué  d'un 
génie  observateur,  eût  peut-être  écrit  l'histoire  de  Charles  I"""  s'il  fût 
né  sous  la  reine  Anne  :  il  se  contenta  de  rimer  Hudibras,  parce  qu'il 
avoit  vu  les  personnages  de  la  révolution  de  Cromwell;  il  les  avoit 
vus,  toujours  parlant  de  vertu,  de  sainteté,  d'indépendance,  présenter 
leurs  mains  à  toutes  les  chaînes,  et  après  avoir  immolé  le  père  se 
courber  sous  le  joug  méprisable  du  fils. 

Il  y  a  des  iniquités  politiques  qui  ne  peuvent  plus  être  impunément 
commises,  à  cause  de  la  civiiisa*'^^  avancée  des  peuples.  Que  l'on  no 


172  PENSEES 

croie  pas  que  ces  peuples  puissent  dire,  sans  résultat,  à  leurs  gouver- 
nements :  «  Tel  crime,  tel  malheur  est  arrivé  par  votre  faute.  »  Les 
bases  du  pouvoir  même  sont  ébranlées  par  ces  reproches  ;  le  respect 
des  nations  venant  à  manquer  au  pouvoir,  ce  pouvoir  est  en  péril. 

Chez  une  nation  qui  conserve  encore  l'innocence  primitive,  le  vice 
apporté  par  des  étrangers  fait  des  progrès  plus  rapides  que  dans  une 
société  déjà  corrompue,  comme  un  homme  sain  meurt  de  l'air  pesti- 
féré où  vit  un  homme  habitué  à  cet  air. 

On  peut  arriver  à  la  liberté  par  deax  chemins,  par  les  mœurs  et 
par  les  lumières.  Mais  quand  les  mœurs  et  les  lumières  manquent  à 
la  fois,  quand  on  ne  peut  être  ni  un  républicain  à  la  manière  de 
Sparte  ni  un  républicain  à  la  manière  des  États-Unis,  on  peut  encore 
conquérir  la  liberté,  on  ne  la  peut  garder. 

La  postérité  se  souvient  des  hommes  qui  ont  changé  les  empires, 
très-peu  de  ceux  qui  les  ont  rétablis,  à  moins  que  ce  rétablissement 
n'ait  été  durable.  On  admire  ce  qui  crée,  on  estime  à  peine  ce  qui 
conserve  :  une  grande  gloire  couvre  de  ténèbres  tout  ce  qui  la  suit. 

Tourmentez-vous  pour  rétablir  la  vertu  chez  un  peuple  qui  l'a  per- 
due, vous  n'y  réussirez  pas,  11  y  a  un  principe  de  destruction  en  tout. 
A  quelle  fin  Dieu  l'a-t-il  établi?  C'est  son  secret. 

On  s'étonne  du  succès  de  la  médiocrité  ;  on  a  tort.  La  médiocrité 
n'est  pas  forte  par  ce  qu'elle  est  en  elle-même,  mais  par  les  médiocri- 
tés qu'elle  représente  ;  et  dans  ce  sens  sa  puissance  est  formidable. 
Plus  l'homme  en  pouvoir  est  petit ,  plus  il  convient  à  toutes  les  peti- 
tesses. Chacun  en  se  comparant  à  lui  se  dit:  «Pourquoi  n'arriverois-je 
pas  à  mon  tour?  »  Il  n'excite  aucune  jalousie  :  les  courtisans  le  pré- 
fèrent, parce  qu'ils  peuvent  le  mépriser  ;  les  rois  le  gardent  comme 
une  manifestation  de  leur  toute-puissance.  Non-seulement  la  médio- 
crité a  tous  ces  avantages  pour  rester  en  place,  mais  elle  a  encore  un 
bien  plus  grand  mérite  :  elle  exclut  du  pouvoir  la  capacité.  Le  député 
des  sots  et  des  imbéciles  au  ministère  caresse  deux  passions  du  cœur 
humain,  l'ambition  et  l'envie. 

La  médiocrité  est  assez  souvent  secondée  par  des  circonstances  qui 
donnent  à  ses  desseins  un  air  de  profondeur.  Ces  hommes  impuissants 
qui,  pour  la  foule,  paroissent  diriger  la  fortune,  sont  tout  simplement 
conduits  par  elle  :  comme  ils  lui  donnent  la  main,  on  croit  qu'ils  la 
mènent. 


REFLEXIONS  ET  MAXIMES.  173 

Les  hommes  de  génie  sont  ordinairement  enfants  de  leur  siècle; 
ils  en  sont  comme  l'abrégé;  ils  en  représentent  les  lumières,  les  opi- 
nions et  l'esprit,  mais  quelquefois  aussi  ils  naissent  ou  trop  tôt  ou  trop 
tard.  S'ils  naissent  trop  tôt,  avant  leur  siècle  naturel,  ils  passent  igno- 
rés ;  leur  gloire  ne  commence  qu'après  eux,  lorsque  le  siècle  auquel 
ils  dévoient  appartenir  est  éclos;  s'ils  naissent  trop  tard,  après  leur 
siècle  naturel,  ils  ne  peuvent  rien,  et  ils  n'arrivent  point  à  une  renom- 
mée durable.  On  les  regarde  un  moment  par  curiosité ,  comme  on 
regarderoit  les  vieillards  se  promenant  sur  les  places  publiques  avec 
les  habits  de  leur  temps.  Ces  hommes  de  génie  qui  arrivent  trop  tard 
sont  donc  méconnus  comme  les  hommes  de  génie  qui  arrivent  trop 
tôt;  mais  ils  n'ont  pas  comme  ces  derniers  un  avenir,  une  postérité, 
des  descendants  pour  établir  leur  gloire  :  ils  ne  pourroient  être  admi- 
rés que  du  passé,  que  de  leurs  devanciers,  que  des  morts,  public  silen- 
cieux. 

Après  des  temps  de  malheur  et  de  gloire ,  un  peuple  est  enclin  au 
repos;  et  pour  peu  qu'il  soit  régi  par  des  institutions  tolérables,  il  se 
laisse  facilement  conduire  par  les  plus  petits  ministres  du  monde;  cela 
le  délasse  et  l'amuse  :  il  compare  ces  pygmées  aux  géants  qu'il  a  vus, 
et  il  rit.  II  y  a  des  exemples  de  lions  attachés  à  un  char  et  menés 
par  des  enfants ,  mais  ils  ont  toujours  fini  par  dévorer  leurs  conduc- 
teurs. 

Pour  les  véritables  saints  et  les  hommes  supérieurs ,  la  religion  est 
un  admoniteur  sévère,  qui  leur  apprend  à  s'humilier  et  leur  enseigne 
la  vraie  vertu  ;  pour  les  hommes  passionnés  et  vulgaires ,  ses  leçons 
ne  servent  qu'à  nourrir  l'orgueil  humain  et  à  donner  des  apparences 
de  vertu.  «  Je  marche  sur  la  tête  de  mes  amis  et  de  mes  ennemis  : 
qui  peut  dire  cependant  que  je  manque  d'humilité?  Ne  me  suis-je  pas 
mis  à  genoux?  » 

Écoutez  cet  homme  qu'on  appelle  monseigneur  :  il  vous  dira  qu'il 
n'est  qu'un  vilain ,  qu'il  veut  rester  un  vilain  ,  qu'il  n'est  pas  fait  pour 
occuper  la  place  qu'il  occupe,  que  la  révolution  ne  sera  finie  que 
quand  un  vilain  comme  lui  cessera  d'être  un  des  premiers  person- 
nages de  l'État.  Monseigneur  a  cependant  porté  le  bonnet  rouge  pour 
cesser  d'être  un  vilain,  comme  il  porte  un  habit  brodé  et  un  titre 
pour  sortir  de  la  classe  des  vilains.  Fiez-vous  à  l'humilité  de  monsei- 
gneur, et  croyez  au  paysan  du  Danube. 

Les  mendiants  vivent  de  leurs  plaies  :  il  y  a  des  hommes  qui  pro- 
fitent de  tout,  même  du  mépris. 


ilh  PENSÉES 

l^oiiU  de  politique  sentimentale,  disent  des  ministres.  Bon  Dieu! 
qu'ils  se  tranquillisent,  il  n'y  a  aucun  péril  de  ce  côté  :  je  ne  sache 
pas  beaucoup  d'hommes  qui  aient  conservé  leur  vieille  passion.  Vous 
ne  voulez  pas  qu'on  vous  aime:  eh!  que  vous  avez  raison!  Mais 
puisque  vous  préférez  la  politique  du  fait  à  celle  du  droit,  acceptez-en 
toutes  les  conséquences.  Le  fait  nous  donnera  le  droit  d'examiner  si 
vous  autres  ministres  êtes  bons  à  quelque  chose,  et  s'il  n'y  a  pas  un 
autre  fait  qui  vaille  mieux  que  le  vôtre. 

Si  l'on  vous  donne  un  soufflet,  rendez-en  quatre,  n'importe  la  joue. 

Il  est  bon  de  se  prosterner  dans  la  poussière  quand  on  a  commis 
une  faute,  mais  il  n'est  pas  bon  d'y  rester. 

Voyez  cet  homme;  son  ressentiment  est  extrême.  «  Comment f 
Théodule  se  plaint  d'avoir  été  offensé  par  moi?  quelle  insolence!  » 
Mais,  homme  puissant,  si  Théodule  a  aussi  sa  puissance,  s'il  ne  croit 
à  personne  le  droit  de  l'outrager,  qu'avez-vous  à  répliquer?  Le  temps 
où  un  courtisan  faisoit  trembler  n'est  plus  ;  il  n'y  a  plus  de  faveur  et  de 
défaveur  possibles,  excepté  pour  les  valets  de  chambre  :  tout  est  réduit 
à  la  valeur  personnelle.  Celui  qui  peut  dire  :  «  Vous  avez  eu  besoin  de 
moi,  je  n'ai  pas  besoin  de  vous,  »  est  aujourd'hui  le  véritable  supé- 
rieur. C'étoit  peut-être  mieux  autrefois,  mais  c'est  comme  cela  main- 
tenant. Ce  que  l'homme  a  perdu  en  pouvoir,  les  hommes  l'ont  gagné. 

La  vie,  le  bonheur,  l'infortune,  tiennent  à  un  souffle.  Vous  mourez  : 
deux  heures  après  on  ne  pense  plus  à  vous.  Vous  vivez,  on  n'y  pense 
pas  davantage.  Qu'importent  vos  joies ,  vos  peines ,  votre  existence, 
non-seulement  à  votre  voisin  qui  ne  vous  a  jamais  vu ,  mais  encore  à 
cette  tourbe  qu'on  appelle  vos  amis?  Pourquoi  donc  se  faire  une 
affaire  de  la  vie?  elle  ne  mérite  pas  la  moindre  attention. 

Quelquefois  on  oublie  un  moment  ses  douleurs  ;  puis  on  les  reprend 
comme  un  fardeau  qu'on  auroit  déposé  un  moment  pour  se  délasser. 

On  finit  par  transformer  en  réalité  les  craintes  de  la  tendresse  :  une 
mère  voit  sur  le  visage  de  son  fils  des  marques  d'une  maladie  qui  n'y 
sont  pas.  Les  autres  chimères  de  la  vie,  au  moral  et  au  physique, 
produisent  les  mêmes  illusions  pour  la  peine  ou  le  plaisir. 

On  se  réconcilie  avec  un  ennemi  qui  nous  est  inférieur  pour  les 
qualités  du  cœur  ou  de  l'esprit;  on  ne  pardonne  jamais  à  celui  qui 
nous  surpasse  par  l'âme  et  le  génie. 

Votre  ami  vient  de  partir;  vous  vous  croyez  fort  contre  l'abseoce  : 


RÉFLEXIONS   ET  MAXIMES.  175 

allez  visiter  la  demeure  de  votre  ami,  elle  vous  apprendra  ce  que  vous 
avez  perdu  et  ce  qui  vous  manque. 

Celui  qui  commet  le  crime,  dans  le  danger  qu'il  y  court  et  dans  le 
tumulte  de  ses  passions,  n'a  pas  le  temps  d'écouter  le  remords;  mais 
celui  qui  n'est  que  le  complice  et  le  confident  du  crime ,  sans  y  avoir 
une  part  active,  celui-là  entend  la  voix  vengeresse  de  la  conscience.  Il 
compte  dans  sa  retraite  les  minutes  qui  s'écoulent.  «  A  présent  il  se 
passe  telle  chose  ;  à  présent  on  frappe  !  »  Oui,  malheureux,  on  frappe! 
et  c'est  la  main  de  Dieu  qui  s'appesantit  sur  toi. 

Le  ver  de  la  tombe  commence  à  ronger  la  conscience  du  méchant 
avant  de  lui  dévorer  le  cœur. 

La  cause  la  plus  jusie  pourroit-elle,  par  des  circonstances  fatales, 
paroître  la  plus  injuste?  Se  peut-il  présenter  un  cas  où  l'innocence  ne 
se  puisse  prouver,  et  où  la  victime  qui  périt,  et  le  juge  qui  prononce, 
soient  également  innocents?  Que  seroit-ce  alors  que  la  justice  humaine  ! 

Si  l'on  a  le  droit  de  tuer  un  tyran,  ce  tyran  peut  être  votre  père  : 
le  parricide  est  donc  autorisé  dans  certains  cas  ?  Qui  pourroit  soutenir 
une  pareille  proposition  ? 

Un  charme  est  au  fond  des  souffrances  comme  «ne  douleur  au  fond 
des  plaisirs  :  ia  nature  de  l'homme  est  la  misère. 

Celui  qui  souffre  pour  Dieu  a  l'avantage  d'être  toujours  préparé  à  sa 
dernière  heure,  avantage  qui  n'est  pas  donné  à  tous  les  infortunés. 

Les  grandes  afflictions  semblent  raccourcir  les"  heures  comme  les 
grandes  joies  :  tout  ce  qui  préoccupe  fortement  l'âme  empêche  de 
compter  les  instants. 

Il  faut  avoir  le  cœur  placé  haut  pour  verser  certaines  larmes  :  la 
source  des  grands  fleuves  se  trouve  sur  le  sommet  des  monts  qui 
avoisinent  le  ciel. 

L'âme  de  l'homme  est  transparente  comme  l'eau  de  fontaine ,  tant 
que  les  chagrins  qui  sont  au  fond  n'ont  point  été  remués. 

La  simplicité  vient  du  cœur;  la  naïveté,  de  l'esprit.  Un  homme 
simple  est  presque  toujours  un  bon  homme  ;  un  homme  naïf  peut  être 
un  fripon  ;  et  pourtant  la  naïveté  est  toujours  naturelle,  tandis  que  la 
simplicité  peut  être  l'effet  de  l'art. 

Il  y  a  des  hommes  qui  ne  sont  point  éloquents,  parce  que  leur  cœur 
parle  trop  haut  et  les  empêche  d'entendre  ce  qu'ils  disent. 


176  PENSEES 

Redemande  au  repentir  la  robe  de  l'innocence  :  c'est  lui  qui  l'a 
trouvée,  et  qui  la  rend  à  ceux  qui  l'ont  perdue. 

Caresser  la  vertu  sans  être  capable  de  l'aimer,  c'est  presser  les  deux 
belles  mains  d'une  jeune  femme  dans  les  mains  ridées  de  la  vieillesse. 

Aussitôt  qu'une  pensée  vraie  est  entrée  dans  notre  esprit,  elle  jette 
une  lumière  qui  nous  fait  voir  une  foule  d'autres  objets  que  nous 
n'apercevions  pas  auparavant. 

Les  sentiments  d'un  certain  ordre  s'accroissent  en  proportion  des 
malheurs  de  l'objet  aimé  :  c'est  la  flamme  qui  se  propage  plus  rapide- 
ment au  souffle  de  la  tempête. 

La  vertu  est  quelquefois  oubliée  dans  son  passage  ici-bas,  mais  elle 
revit  tôt  ou  tard  ;  on  la  retire  des  tombeaux  comme  on  retire  du  sein 
de  la  terre  une  statue  antique  qui  fait  l'admiration  des  hommes. 

Souvent  les  gens  de  bien  pleurent  à  la  même  heure  où  les  pervers 
■se  réjouissent  :  le  même  moment  voit  s'accomplir  une  action  honnête 
et  une  action  coupable.  Le  vice  et  la  vertu  sont  frère  et  sœur;  ils 
ont  été  engendrés  par  l'homme  :  Abel  et  Gain  étoient  enfants  du  même 
père. 

Il  y  a  des  hommes  pour  lesquels  la  vertu  n'est  point  la  vertu 
reconnue  par  les  autres  hommes;  ils  n'appellent  point  de  ce  nom 
toutes  les  choses  régulières,  mais  inférieures,  de  l'existence,  cette 
honnêteté  vulgaire  qui  remplit  exactement  ses  devoirs  ;  la  vertu  pour 
eux  est  un  élan  de  l'âme  qui  nous  porte  vers  le  bien  aux.  dépens  de 
notre  bonheur  et  de  notre  vie,  ou  une  force  qui  nous  fait  dompter  nos 
passions  les  plus  fougueuses.  Ces  hommes-là  s'élèvent  au-dessus  des 
autres  hommes;  mais  à  quoi  sont-ils  bons  dans  la  société?  Comme  les 
montagnes  dans  la  nature ,  comme  les  monuments  gigantesques  dans 
les  arts ,  ils  sortent  des  proportions  communes  :  on  les  regarde ,  et  on 
en  a  peur.     - 

Les  caractères  exaltés -dans  les  gens  vulgaires  sont  insupportables: 
unis  à  une  grande  âme  ou  à  un  beau  génie ,  ils  entraînent  tout.  Ces 
caractères  ne  veulent  pas  séduire,  et  ils  séduisent  ;  ils  ignorent  eux- 
mêmes  leur  force ,  et  sont  tout  étonnés  d'avoir  fait  tant  d'heureux  ou 
tant  de  victimes. 

Le  malheur  agit  sur  nous  selon  notre  caractère.  Un  homme  pourroit 
le  sauver  en  s'expliquant,  et  il  ne  le  veut  pas  ;  un  autre  croit  réparer 
tout  en  parlant,  et  il  se  perd. 


RÉFLEXIONS    ET  MAXIMES.  177 

Il  serait  étrange  que  l'homme  prétendit  à  une  constance  inaltérable, 
lorsque  toute  la  nature  change  autour  de  lui  :  l'arbre  perd  ses  feuilles, 
l'oiseau  ses  plumes,  le  cerf  ses  rameaux.  L'homme  seul  diroit  :  «  Mon 
àme  est  inébranlable  ;  telle  elle  est  aujourd'hui,  telle  elle  sera  demain  ;  >» 
riiomme  dont  les  sentiments  sont  plus  inconstants  que  les  nuages! 
l'homme  qui  veut  et  ne  veut  plus!  l'homme  qui  se  dégoûte  même  de 
ses  plaisirs,  comme  l'enfant  de  ses  jouets! 

Souvent  des  personnes  qui  s'aiment  se  jurent,  au  commencement 
de  leur  bonheur,  de  quitter  ensemble  la  vie  ;  mais  il  arrive  qu'elles 
ne  marchent  pas  avec  la  même  vitesse,  et  quand  l'une  est  prête  à 
atteindre  le  but,  l'autre  ne  l'est  pas  ou  ne  l'est  plus. 

La  méchanceté  est  de  tous  les  esprits  le  plus  facile.  Rien  n'est  si 
aisé  que  d'apercevoir  un  ridicule  ou  un  vice  et  de  s'en  moquer  :  il 
faut  des  qualités  supérieures  pour  comprendre  le  génie  et  la  vertu. 

Quand  on  parle  des  vices  d'un  homme ,  si  on  vous  dit  :  «  Tout  le 
monde  le  dit,  »  ne  le  croyez  pas  ;  si  l'on  parle  de  ses  vertus  en  vous 
disant  encore  :  «  Tout  le  monde  le  dit,  »  croyez-le. 

Avez-vous  des  chagrins,  attachez  vos  yeux  sur  un  enfant  qui  dort, 
qu'aucun  souci  ne  trouble,  qu'aucun  songe  n'alarme  :  vous  emprun- 
terez quelque  chose  de  cette  innocence ,  vous  vous  sentirez  tout 
apaisé. 

Deux  amis  qui  souffrent  sont  quelquefois  des  heures  entières  sans 
se  parler.  Quelle  conversation  vaudroit  ce  commerce  de  la  pensée  dans 
la  langue  muette  du  malheur? 

Les  autres  nous  semblent  toujours  plus  heureux  que  nous,  et  pour- 
tant ce  qu'il  y  a  d'étrange,  c'est  que  l'honnne  qui  changeroit  volon- 
tiers sa  position  ne  consentiroit  presque  jamais  à  changer  sa  personne. 
Il  voudroit  bien  peut-être  se  rajeunir  un  peu,  pas  trop  encore,  et 
marcher  droit  s'il  étoit  boiteux  ;  mais  il  se  conserveroit  tout  l'en- 
semble de  sa  personne,  dans  laquelle  il  trouve  mille  agréments  et  un 
je  ne  sais  quoi  qui  le  charme.  Quant  à  son  esprit,  il  n'en  altéreroit 
pas  la  moindre  parcelle  :  nous  nous  habituons  à  nous-mêmes  et  nous 
tenons  à  notre  vieille  société. 

Revoyez  au  jour  de  l'infortune  le  lieu  que  vous  habitiez  au  temps 
du  bonheur  :  il  s'en  exhale  quelque  chose  de  triste,  formé  du  souve- 
nir des  joies  passées  et  du  sentiment  des  maux  présents.  N'est-ce 
III.  12 


178  PENSEES 

pas  là  qu'à  telle  époque  vous  aviez  été  si  heureux?  et  maintenant! 
Ces  lieux  sont  pourtant  les  mêmes  :  qu"y  a-t-il  donc  do  change? 
L'iionnne. 

Ceux  qui  ont  jamais  eu  quelque  chose  d'important  à  communiquer 
à  un  ami  savent  la  peine  qu'on  éprouve  lorsqu'on  arrivant,  le  cœur 
t'inu,  on  ne  trouve  point  cet  ami  ;  que  personne  ne  peut  vous  dire  où 
il  est,  si  c'est  la  mort  qui  l'a  emmené? 

11  faut  des  secrets  pour  réparer  la  beauté  du  corps  :  il  n'en  faut 
point  pour  maintenir  celle  de  l'âme. 

Chaque  homme  a  un  lieu  particulier  dans  le  monde  oii  il  peut  dire 
qu'il  a  joui  de  la  plus  grande  somme  de  bonheur  :  le  calcul  est  bien- 
tôt fait. 

Une  passion  dominante  éteint  les  autres  dans  notre  âme,  comme  le 
soleil  fait  disparoître  les  astres  dans  l'éclat  de  ses  rayons. 

Tels  hommes  voyagent  ensemble,  et  se  parlent  peu  ou  point  sur 
la  route.  Quoique  du  même  pays,  ils  ne  s'entendent  point  et  ne 
sont  point  de  la  même  nature  :  les  uns  sont  nés  blancs,  les  autres 
noirs. 

La  conversation  des  esprits  supérieurs  est  inintelligible  aux  esprits 
médiocres,  parce  qu'il  y  a  une  grande  partie  du  sujet  sous-entendue 
et  devinée. 

Une  certaine  étendue  d'esprit  fait  qu'on  s'accoutume  sur-le-champ 
aux  usages  étrangers,  et  qu'on  a  l'air  de  les  avoir  pratiqués  toute 
sa  vie ,  à  un  embarras  près ,  qui  n'est  pas  sans  grâce  ou  sans 
noblesse. 

La  célébrité  peut-elle  faire  illusion  au  point  d'inspirer  une  passion 
pour  ce  que  la  nature  a  rendu  désagréable?  Je  ne  le  crois  pas  :  la 
gloire  est  pour  un  vieil  homme  ce  que  sont  les  diamants  pour  une 
vieille  femme  :  ils  la  parent,  et  ne  peuvent  l'embellir. 

Les  plaisirs  de  notre  jeunesse,  reproduits  par  notre  mémoire,  res- 
semblent à  des  ruines  vues  au  flambeau. 

11  est  un  âge  où  quelques  mois  ajoutés  à  la  vie  suflisent  pour  déve- 


RÉFLEXIONS   ET   MAXîMES.  179 

îopper  des  facultés  jusque  alors  ensevelies  dans  un  cœur  à  demi 
ferme:  on  se  couche  enfant,  on  se  réveille  homme. 

Si  quelques  heures  font  une  grande  différence  dans  le  cœr.r  de 
l'homme,  faut-il  s'en  étonner?  il  n'y  a  qu'une  minute  de  lavie  à  la  mort. 

Les  peines  sont  dans  l'ordre  des  destinées  :  ceux  qui,  cherchant v 
à  les  oublier,  s'occupent  de  l'avenir,  ne  songent  pas  qu'ils  ne  ver- 
ront point  cet  avenir.  Chacun  en  mourant  remet  le  poids  de  la  vie  à 
un  autre;  à  chaque  sépulture,  il  y  a  un  homme  qui  reçoit  le  fardeau 
de  la  main  de  l'homme  qui  se  va  reposer  :  le  nouveau  messager  porte 
à  son  tour  ce  fardeau  jusqu'à  la  tombe  prochaine. 

Tous  les  hommes  se  flattent;  nous  avons  tous  à  la  bouche  cette 
phrase  banale  :  11  y  a  bien  loin  d'aujourd'hui  à  telle  époque.  —  Bien 
loin!  et  la  vie.  combien  dure-t-elle? 

L'arbre  tombe  feuille  à  feuille  :  si  les  hommes  contemploicnt  cha- 
que matin  ce  qu'ils  ont  perdu  la  veille,  ils  s'apercevroient  bien  de  leur 
pauvreté. 

L'homme  n'a  au  fond  de  l'âme  aucune  aversion  contre  la  mort;  il 
y  a  même  du  plaisir  à  mourir.  La  lampe  qui  s'éteint  ne  souffre  pas. 

La  mort  selon  les  sauvages  est  une  grande  femme  fort  belle,  à 
laquelle  il  ne  manque  que  le  cœur. 

La  cendre  d'un  mort,  quel  que  fût  de  son  vivant  le  décédé,  est 
sacrée.  La  poussière  des  tyrans  donne  d'aussi  grandes  leçons  que  celle 
des  bons  rois. 

Il  y  a  deux  points  de  vue  d'où  la  mort  se  montre  bien  différente.  De 
l'un  de  ces  points  vous  apercevez  la  mort  au  bout  de  la  vie,  comme  un 
fantôme  à  l'extrémité  d'une  longue  avenue  :  elle  vous  semble  petite 
dans  l'éloignement,  mais  à  mesure  que  vous  en  approchez  elle  grandit; 
le  spectre  démesuré  finit  par  étendre  sur  vous  ses  mains  froides  et  par 
vous  étouffer. 

De  l'autre  point  de  vue  la  mort  paroît  énorme  au  fond  de  la  vie  ; 
mais  à  mesure  que  vous  marchez  sur  elle,  elle  diminue,  et  quand  vous 
êtes  au  moment  de  la  toucher,  elle  s'évanouit.  L'insensé  et  le  sage,  le 
poltron  et  le  brave,  l'esprit  impie  et  l'esprit  religieux,  l'homme  de 
plaisir  et  l'homme  do  vertu,  voient  ainsi  différemment  la  mort  dans 
la  perspective. 


180         PENSÉES,    REFLEXIONS   ET   MAXIMES. 

La  voix  de  l'homme  ne  se  ranime  pas  comme  celle  de  l'écho  :  l'écho 
peut  dormir  dix  siècles  au  fond  d'un  désert  et  répondre  ensuite  au 
voyageur  qui  l'interroge;  la  tombe  ne  répond  jamais. 

Toi  qui  donnas  ta  vie  et  ta  mort  aux  hommes,  toi  qui  aimes  ceux 
qui  pleurent,  exauce  la  prière  de  l'infortuné  qui  souffre  à  ton  exemple! 
'soutiens  le  fardeau  qui  l'écrase  !  sois  pour  lui  le  Cyrénéen  qui  t'aida  à 
.  orter  la  croix  sur  le  Golgothal 


FIN  DES  PENSEES,  REFLEXIONS  ET  MAXIMES. 


PREFACE, 


Lorsqu'en  1800  je  quittai  rAngleteire  pour  rentrer  en  France  sous  un  nom 
c'.'.pposé,  je  n'osai  me  charger  d'un  trop  gros  bagage  :  je  laissai  la  plupart  de 
mes  manuscrits  à  Londres.  Parmi  ces  manuscrits  se  trouvoit  celui  des  Nat- 
chez,  dont  je  n'apportois  à  Paris  que  René,  Atala  et  quelques  descriptions 
de  l'Amérique. 

Quatorze  années  s'écoulèrent  avant  que  les  communications  avec  la  Grande- 
Bretagne  se  rouvrissent.  Je  ne  songeai  guère  à  mes  papiers  dans  le  premier 
moment  de  la  Restauration;  et  d'ailleurs  comment  les  retrouver?  Ils  étoient 
restés  renfermés  dans  une  malle,  chez  une  Angloise  qui  m'avoit  loué  un  petit 
appartement  à  Londres.  J'avois  oublié  le  nom  de  cette  femme;  le  nom  de  la 
rue  et  le  numéro  de  la  maison  oij  j'avois  demeuré  étoient  également  sortis  de 
ma  mémoire. 

Sur  quelques  renseignements  vagues  et  même  contradictoires,  que  je  fis 
passer  à  Londres,  MM.  de  Thuisy  eurent  la  bonté  de  comm.encer  des  recher- 
ches; ils  les  poursuivirent  avec  un  zèle,  une  persévérance  dont  il  y  a  très- 
peu  d'exemples  :  je  me  plais  ici  à  leur  en  témoigner' publiquement  ma 
reconnoissance. 

Ils  découvrirent  d'abord  avec  une  peine  infinie  la  maison  que  j'avois  habi- 
tée dans  la  partie  ouest  de  Londres.  Mais  mon  hôtesse  étoit  morte  depuis 
plusieurs  années,  et  l'on  ne  savoit  ce  que  ses  enfants  étoient  devenus.  D'in- 
dication en  indication,  de  renseignement  en  renseignement,  MM.  de  Thuisy, 
après  bien  des  courses  infructueuses,  retrouvèrent  enfin,  dans  un  village  à 
plusieurs  milles  de  Londres,  la  famille  de  mon  hôtesse. 

Avoit-elle  gardé  la  malle  d'un  émigré,  une  malle  remplie  de  vieux  papiers 
à  peu  près  indéchiffrables?  N'avoit-elle  point  jeté  au  feu  cet  inutile  ramas  do 
manuscrits  françois? 

D'un  autre  côté,  si  mon  nom  sorti  de  son  obscurité  avoit  attiré  dans  les 


182  PRÉFACE. 

journaux  de  Londres  l'attention  des  enfants  de  mon  ancienne  hôtesse,  n  au- 
roient-ils  point  voulu  profiter  des  ces  papiers,  qui  dès  lors  acquéroient  une 
certaine  valeur? 

Rien  de  tout  cela  n'étoit  arrivé  :  les  manuscrits  avoient  été  conservés;  la 
malle  n'avoit  pas  même  été  cuverte.  Une  religieuse  fidélité,  dans  une  famille 
malheureuse,  avoit  été  gardée  à  un  enfant  du  malheur.  J'avois  confié  avec 
simplicité  le  produit  des  travaux  d'une  partie  de  ma  vie  à  la  probité  d'un 
dépositaire  étranger,  et  mon  trésor  m'étoit  rendu  avec  la  même  simplicité.  Je 
ne  connois  rien  qui  m'ait  plus  touché  dans  ma  vie  que  la  bonne  foi  et  la 
loyauté  de  celte  pauvre  famille  angloise. 

Voici  comme  je  parlois  des  Natche::  dans  la  Préface  de  la  première  édition 
à'Atala  : 

«  J'étois  encore  très-jeune  lorsque  je  conçus  l'idée  de  faire  l'épopée  de 
l'homme  de  la  nature,  ou  de  peindre  les  mœurs  des  sauvages,  en  les  liant  à 
quelque  événement  connu.  Après  la  découverte  de  l'Amérique,  je  ne  vis  pas 
de  sujet  plus  intéressant,  surtout  pour  des  François,  que  le  massacre  delà 
colonie  des  Natchez  à  la  Louisiane ,  en  1 727.  Toutes  les  tribus  indiennes 
conspirant,  après  deux  siècles  d'oppression,  pour  rendre  la  liberté  au  Nou- 
veau-Monde me  parurent  offrir  un  sujet  presque  aussi  heureux  que  la  con- 
quête du  Mexique.  Je  jetai  quelques  fragments  de  cet  ouvrage  sur  le  papier, 
m.ais  je  m'aperçus  bientôt  que  je  manquois  des  vraies  couleurs,  et  que  si  je 
voulois  faire  une  image  semblable,  il  falloit,  à  l'exemple  d'Homère,  visiter 
les  peuples  que  je  voulois  peindre. 

«  En  1 789 ,  je  fis  part  à  M.  de  Malesherbes  du  dessein  que  j'avois  de  passer 
en  Amérique.  Mais,  désirant  en  même  temps  donner  un  but  utile  à  mon 
voyage,  je  formai  le  dessein  de  découvrir  par  terre  le  passa/je  tant  cherché, 
et  sur  lequel  Cook  même  avoit  laissé  des  doutes.  Je  partis;  je  vis  les  soli- 
tudes américaines,  et  je  revins  avec  des  plans  pour  un  second  voyage,  qui 
devoit  durer  neuf  ans.  Je  me  proposois  de  traverser  tout  le  continent  de 
l'Amérique  septentrionale,  de  remonter  ensuite  le  long  des  côtes,  au  nord 
de  la  Californie,  et  de  revenir  par  la  baie  d'Hudson,  en  tournant  sous  le  pôle*. 
M.  de  Malesherbes  se  chargea  de  présenter  mes  plans  au  gouvernement,  et  ce 
fut  alors  qu'il  entendit  les  premiers  fragments  du  petit  ouvrage  que  je  donne 
aujourd'hui  au  public.  La  révolution  mit  fin  à  tous  mes  projets.  Couvert  du 

i.  M.  Maclcenzie  a  depuis  exécuté  une  ])arl,ie  do  ce  plan  *. 

*  Le  capitiiinc  Fnincldin  est  entrC;  dernicvenicnt  dans  la  mer  polaire,  vue  par  Ilcarne,  et  contl- 
tiie  clans  ce  moment  ses  reclicrclies. 


PREFACE.  183 

sang  de  mon  frère  unique,  de  ma  belle-sœur,  de  celui  de  l'illustre  vieillard 
leur  père,  ayant  vu  ma  mère  et  une  autre  sœur,  pleine  de  talents,  mourir  des 
suites  du  traitement  qu'elles  avoient  éprouvé  dans  les  cachots,  j'ai  erré  sur 
les  terres  étrangères... 

«  De  tous  mes  manuscrits  sur  l'Amérique,  je  n'ai  sauvé  que  quelques 
fragments,  en  particulier  Atala,  qui  n'étoit  elle-même  qu'un  épisode  dos 
Natchez.  Atala  a  été  écrite  dans  le  désert  et  sous  les  huttes  des  sauvages. 
Je  ne  sais  si  le  public  goûtera  cette  histoire,  qui  sort  de  toutes  les  routes 
connues  et  qui  présente  une  nature  et  des  mœurs  tout  à  fait  étrangères  à 
l'Europe  '.  » 

Dans  le  Génie dw  Christianisme,  tome  II  des  anciennes  éditions,  au  chapitre 
du  Vague  des  Passions,  on  lisoit  ces  mots  . 

«  Nous  seroit-il  permis  de  donner  aux  lecteurs  un  épisode  extrait,  comme 
Atala,  de  nos  anciens  Natchez?  C'est  la  vie  de  ce  jeune  René  à  qui  Chactas  a 
raconté  son  histoire,  etc.  » 

Enfin,  dans  la  Préface  générale  de  celte  édition  de  mes  Œuvres,  j'ai  déjà 
donné  quelques  renseignements  sur  les  Natchez. 

Un  manuscrit  dont  j'ai  pu  tirer  Atala,  René  et  plusieurs  descriptions  pla- 
cées dans  le  Génie  du  Christianisme,  n'est  pas  tout  à  fait  stérile.  Il  se  compose , 
comme  je  l'ai  dit  ailleurs-,  de  deux  mille  trois  cent  quatre-vingt-trois  pages 
in-folio.  Ce  premier  manuscrit  est  écrit  de  suite,  sans  section;  tous  les  sujets 
y  sont  confondus,  voyages,  histoire  naturelle,  partie  dramatique,  etc.;  mais 
auprès  de  ce  manuscrit  d'un  seul  jet  il  en  existe  un  autre,  partagé  en  livres, 
qui  malheureusement  n'est  pas  complet,  et  où  j'avois  commencé  à  établir 
l'ordre.  Dans  ce  second  travail  non  achevé,  j'avois  non-seulement  procédé  à 
la  division  de  la  matière,  mais  j'avois  encore  changé  le  genre  de  la  composi- 
tion ,  en  la  faisant  passer  du  roman  à  l'épopée. 

La  révision,  et  même  la  simple  lecture  de  cet  immense  manuscr't  a  été  un 
travail  pénible  :  il  a  fallu  mettre  à  part  ce  qui  est  voyage,  à  part  ce  qui  est 
histoire  naturelle,  à  part  ce  qui  est  drame  ;  il  a  fallu  beaucoup  rejeter  et  brûler 
encore  davantage  de  ces  compositions  surabondantes.  Un  jeune  homme  qui 
entasse  pêle-mêle  ses  idées,  ses  inventions,  ses  études,  ses  lectures,  doit 
produire  le  chaos;  mais  aussi  dans  ce  chaos  il  y  a  une  certaine  fécondité  qui 
tient  à  la  puissance  de  l'âge,  et  qui  diminue  en  avançant  dans  la  vie. 

Il  m'est  arrivé  ce  qui  n'est  peut-être  jamais  arrivé  a  un  auteur  :  cest  de 

1 .  Prijface  de  Ui  première  édition  à'Atala. 
'2.  Avortisseme  ".t  des  OEiivres  complètes. 


18/i  PRÉFACE. 

rcliro  après  trente  années  un  manuscril  que  j'avois  totalement  oublié.  Je  l'ai 
jugé  comme  j'aurois  pu  juger  l'ouvrage  d'un  étranger  :  le  vieil  écrivain  formé 
à  son  art,  l'homme  éclairé  par  la  critique,  l'homme  d'un  esprit  calme  et  d'un 
sang  rassis,  a  corrigé  les  essais  d'un  aulom-  inexpérimenté,  abandoiuié  aux 
caprices  de  son  imagination 

J'avois  pourtant  un  danger  à  craindre.  En  repassant  le  pinceau  sur  le 
tableau,  je  pouvois  éteindre  les  couleurs;  une  main  plus  sûre,  mais  moins 
rapide,  couroit  risque  de  faire  disparoître  les  traits  moins  corrects,  mais  aussi 
les  touches  plus  vives  de  la  jeunesse':  il  falloit  conserver  à  la  composition  son 
indépendance  et  pour  ainsi  dire  sa  fougue;  il  falloit  laisser  l'écume  au  frein 
du  jeune  coursier.  S'il  y  a  dans  les  Nalchez  des  choses  que  je  ne  hasarderois 
qu'en  tremblant  aujourd'hui ,  il  y  a  aussi  des  choses  que  je  n'écrirois  plus, 
notamment  la  lettre  de  René  dans  le  second  volume. 

Partout,  dans  cet  immense  tableau,  des  difficultés  considérables  se  sont 
présentées  au  peintre  :  il  n'étoit  pas  tout  à  fait  aisé,  par  exemple,  de  mêler  à 
des  combats,  à  des  dénombrements  de  troupes  à  la  manière  des  anciens,  de 
mêler,  dis-je,  des  descriptions  de  batailles,  de  revues,  de  manœuvres,  d'uni- 
formes et  d'armes  modernes.  Dans  ces  sujets  mixtes,  on  marche  constamment 
entre  deux  écueils,  l'affectation  ou  la  trivialité.  Quant  à  l'impression  générale 
qui  résulte  de  la  lecture  des  Natchez,  c'est,  si  je  ne  me  trompe,  celle  qu'on 
éprouve  à  la  lecture  de  René  et  d'Atala  :  il  est  naturel  que  le  tout  ait  de  l'affi- 
nité avec  la  partie. 

On  peut  lire  dans  Charlevoix  [Histoire  de  la  Nouvelle-France,  t.  IV,  p.  24) 
le  fait  historique  qui  sert  de  base  à  la  composition  des  Nalchez.  C'est  de  l'ac- 
tion particulière  racontée  par  l'historien  que  j'ai  fait,  en  l'agrandissant,  le 
sujet  de  mon  ouvrage.  Le  lecteur  verra  ce  que  la  fiction  a  ajouté  à  la  vérité. 

J'ai  déjà  dit  qu'il  exisloit  deux  manuscrits  des  Nalchez  :  l'un  divisé  en 
livres,'  et  qui  ne  va  guère  qu'à  la  moitié  de  l'ouvrage;  l'autre  qui  contient  le 
tout  sans  division,  et  avec  tout  le  désordre  de  la  matière.  De  là  une  singula- 
rité littéraire  dans  l'ouvrage  tel  que  je  le  donne  au  public  :  le  premier  volume 
s'élève  à  la  dignité  de  l'épopée,  comme  dans  les  Martyrs  ;  le  second  volume 
descend  à  la  narration  ordinaire,  comme  dans  Aiala  et  dans  René. 

Pour  arriver  à  l'unité  du  style,  il  eût  fallu  effacer  du  premier  volume  la 
couleur  épique  ou  l'étendre  sur  le  second  :  or,  dans  l'un  ou  l'autre  cas,  je 
n'aurois  plus  reproduit  avec  fidélité  le  travail  de  ma  jeunesse. 

Ainsi  donc,  dans  le  premier  volume  des  Nalchez  on  trouvera  le  merveilleux, 
et  le  merveilleux  de  toutes  les  espèces  :  le  merveilleux  chrétien,  le  merveilleux 
mythologique,  le  merveilleux  indien  :  on  rencontrera  des  muses,  des  anges, 


PRÉFACE.  185 

des  démons,  des  génies,  des  combats,  des  personnages  allégoriques:  la 
Renommée,  le  Temps,  la  Nuit,  la  Mort,  l'Amitié.  Ce  volume  ofTre  des  invoca- 
tions, des  sacrifices,  des  prodiges,  des  comparaisons  multipliées,  les  unes 
courtes,  les  autres  longues,  à  la  façon  d'Homère,  et  formant  de  petits  tableaux. 

Dans  le  second  volume,  le  merveillexix  disparoît,  mais  l'intrigue  se  com- 
plique, et  les  personnages  se  multiplient  :  quelques-uns  d'entre  eux  sont  pris 
jusque  dans  les  rangs  inférieurs  de  la  société.  Enfin,  le  romnn  remplace  le 
poëme,  sans  néanmoins  descendre  au-dessous  du  style  de  René  et  ù'Alnla, 
et  en  remontant  quelquefois,  par  la  nature  du  sujet,  par  celle  des  caractères 
et  par  la  description  des  lieux,  au  ton  de  l'épopée. 

Le  premier  volume  contient  la  suite  de  l'histoire  de  Chaclas  et  son  voyage 
à  Paris.  L'intention  de  ce  récit  est  de  mettre  en  opposition  les  mœurs  des 
peuples  chasseurs,  pêcheurs  et  pastours,  avec  les  mœurs  du  peuple  le  plus 
policé  de  la  terre.  C'est  à  la  fois  la  critique  et  l'éloge  du  siècle  de  Lous  XIV" 
et  un  plaidoyer  entre  la  civilisation  et  l'état  de  nature  :  on  verra  quel  juge 
décide  la  question. 

Pour  faire  passer  sous  les  yeux  de  Chactas  les  hommes  illustres  du  grand 
siècle,  j'ai  quelquefois  été  obligé  de  serrer  les  temps,  de  grouper  ensemble 
des  hommes  qui  n'ont  pas  vécu  tout  à  fait  ensemble,  mais  qui  se  sont  succédé 
dans  la  suite  d'un  long  règne.  Personne  ne  me  reprochera  sans  doute  ces 
légers  anachronismes  que  je  devois  pourtant  faire  remarquer  ici. 

Je  dis  la  même  chose  des  événements  que  j'ai  transportés  et  renfermés  dans 
une  période  obligée,  et  qui  s'étendent,  historiquement,  en  deçà  et  au  delà 
de  cette  période. 

On  ne  me  montrera,  j'espère,  pas  plus  de  rigueur  pour  la  critique  des  lois. 
La  procédure  criminelle  cessa  d'être  publique  en  France  sous  François  I",  et 
les  accusés  n'avoient  pas  de  défenseurs.  Ainsi,  quand  Chactas  assiste  à  la 
plaidoirie  d'un  jugement  criminel,  il  y  a  anachronisme  pour  les  lois  :  si 
j'avois  besoin  sur  ce  point  d'une  justification,  je  la  trouverois  dans  Uacine 
même  ;  Dandin  dit  à  Isabelle  : 

Avez-vous  jamais  vu  donner  la  question? 

ISABELLE. 

Non,  et  ne  le  verrai,  que  je  crois,  de  ma  vie. 

DANDIN. 

Venez  :  je  vous  en  veux  faire  passer  l'envie. 

ISABELLE. 

Ah  !  monsieur,  peut-on  voir  soulTrir  des  malheureux  î 

DANDIN. 

Bon  !  cela  fait  toujours  passer  une  heure  ou  deux. 


186  ÎM5I':FACE. 

Racine  suppose  qu'on  voyoit  do  son  temps  donner  la  question,  ot  cela 
n'étoit  pas  :  les  juges,  le  greffier,  le  bourreau  et  ses  garçons,  assistoient  seuls 
à  la  torture. 

J'espère,  enfin,  qu'aucun  véritable  savant  de  nos  jours  ne  s'offensera  du  récit 
d'une  séance  à  l'Académie  et  d'une  innocente  critique  de  la  science  sous 
Louis  XIV,  critique  qui  trouve  d'ailleurs  son  contre-poids  au  souper  chez 
Ninon.  Ils  ne  s'en  offenseront  pas  davantage  que  les  gens  de  robe  ne  se  bles- 
seront de  ma  relation  d'une  audience  au  palais.  Nos  avocats,  nobles  défen- 
seurs des  libertés  publiques,  ne  parlent  plus  comme  le  Petit-Jean  des  Plaideurs, 
et  dans  notre  siècle,  oij  la  science  a  fait  de  si  grands  pas  et  créé  tant  de  pro- 
diges, la  pédanterie  est  un  ridicule  complètement  ignoré  de  nos  illustres 
savants.  - 

On  trouve  aussi  dans  le  premier  volume  des  Natchez  un  livre  d'un  ciel 
chrétien  différent  du  ciel  des  Martyrs  :  en  le  lisant  j'ai  cru  éprouver  un  senti- 
ment de  l'infini  qui  m'a  déterminé  à  conserver  ce  livre.  Les  idées  de  Platon 
y  sont  confondues  avec  les  idées  chrétiennes,  et  ce  mélange  ne  m'a  paru 
présenter  rien  de  profane  ou  de  bizarre 

Si  on  s'occupoit  encore  de  style,  les  jeunes  écrivains  pourroient  appren- 
dre, en  comparant  le  premier  volume  des  Natchez  au  second,  par  quels  arti- 
fices on  peut  c'ii?nger  une  composition  littéraire  et  la  faire  passer  d'un  genre 
à  un  autre.  Mais  nous  sommes  dans  le  siècle  des  faits,  et  ces  études  de  mots 
paroîtroicnt  sans  doute  oiseuses.  Reste  à  savoir  si  le  style  n'est  pas  cependant 
un  peu  nécessaire  pour  faire  vivre  les  faits  :  Voltaire  n'a  pas  ma!  servi  la 
renommée  de  Newton.  L'histoire,  qui  punit  et  qui  récompense,  perdroit  sa 
puissance  si  elle  ne  savoit  peindre.  Sans  Tite-Live,  qui  se  souviendroit  du 
vieux  Brutus?  sans  Tacite,  qui  penseroità  Tibère?  César  a  plaidé  lui-même 
la  cause  de  son  immortalité  dans  ses  Commentaires,  et  il  l'a  gagnée.  Achille 
n'existe  que  par  Homère.  Otez  de  ce  monde  l'art  d'écrire,  il  est  probable  que 
vous  en  ôterez  la  gloire.  Cette  gloire  est  peut-être  une  assez  belle  inutilité 
pour  qu'il  soit  bon  de  la  conserver,  du  moins  encore  quelque  temps. 

La  description  de  l'Amérique  sauvage  appelleroit  naturellement  le  tableau 
de  l'Amérique  policée;  mais  ce  tableau  me  paraîtroit  mal  placé  dans  la  préface 
d'un  ouvrage  d'imagination.  C'est  dans  le  volume  où  se  trouveront  les  souve- 
nirs de  mes  voyages  en  Amérique,  qu'après  avoir  peint  les  déserts  je  dirai  ce 
qu'est  devenu  le  Nouveau-Monde  et  ce  qu'il  peut  attendre  de  l'avenir.  L'his- 
toire ainsi  fera  suite  à  l'histoire,  et  les  divers  sujets  ne  seront  pas  confondus. 


LES    NATCHEZ 


LES    NATGIIEZ 


LIVRE    PREMIER. 


A  l'ombre  des  forêts  américaines,  je  veux  chanter  des  airs  de  la 
solitude  tels  que  n'en  ont  point  encore  entendu  des  oreilles  mortelles; 
je  veux  raconter  vos  malheurs,  ô  Natchez!  ô  nation  de  la  Louisiane! 
dont  il  ne  reste  plus  que  les  souvenirs.  Les  infortunes  d'un  obscur 
habitant  des  bois  auroient-elles  moins  de  droits  à  nos  pleurs  que 
celles  des  autres  hommes  ?  et  les  mausolées  des  rois  dans  nos  temples 
sont-ils  plus  touchants  que  le  tombeau  d'un  Indien  sous  le  chêne  de 
sa  patrie? 

Et  toi,  flambeau  des  méditations,  astre  des  nuits,  sois  pour  moi 
l'astre  du  Pinde!  marche  devant  mes  pas,  à  travers  les  régions  incon- 
nues du  Nouveau-Monde,  pour  me  découvrir  à  ta  lumière  les  secrets 
ravissants  de  ces  déserts  ! 

René,  accompagné  de  ses  guides,  avoit  remonté  le  cours  du  Mescha- 
cebé;  sa  barque  flottoit  au  pied  des  trois  collines  dont  le  rideau  dérobe 
aux  regards  le  beau  pays  des  enfants  du  Soleil.  Il  s'élance  sur  la  rive, 
gravit  la  côte  escarpée,  et  atteint  le  sommet  le  plus  élevé  des  trois 
coteaux.  Le  grand  village  des  Natchez  se  montroit  à  quelque  distance 
dans  une  plaine  parsemée  de  bocages  de  sassafras  :  çà  et  là  erroient 
des  Indiennes,  aussi  légères  que  les  biches  avec  lesquelles  elles  bon- 
dissoient  ;  leur  bras  gauche  étoit  chargé  d'une  corbeille  suspendue  à 
une  longue  écorce  de  bouleau  ;  elles  cueilloient  les  fraises,  dont  l'in- 
carnat teignoit  leurs  doigts  et  les  gazons  d'alentour.  René  descend  de 
la  colline  et  s'avance  vers  le  village.  Les  femmes  s'arrêtoient  à  quelque 
distance  pour  voir  passer  les  étrangers,  et  puis  s'enfuyoient  vers  les 
bois  :  ainsi  des  colombes  regardent  le  chasseur  du  haut  d'une  roche 
élevée,  et  s'envolent  à  son  approche. 

Les  voyageurs  arrivent  aux  premières  cabanes  du  grand  village;  ils. 


190  LES   NATCIIEZ. 

se  présentent,  à  la  porte  d'une  de  ces  cabanes.  Là  une  famille  assem- 
blée étoit  assise  sur  des  nattes  de  jonc  ;  les  hommes  fumoient  lo  calu- 
met, les  femmes  filoient  des  nerfs  de  chevreuil.  Des  melons  d'eau, 
des  plakmines  sèches  et  des  pommes  de  mai  étoient  posés  sur  des 
feuilles  de  vigne-vierge  au  milieu  du  cercle;  un  nœud  de  bambou 
servoit  pour  boire  l'eau  d'érable. 

Les  voyageurs  s'arrêtèrent  sur  le  seuil,  et  dirent  :  «  Nous  sommes 
venus.  »  Et  le  chef  de  la  famille  répondit  :  «  Vous  êtes  venus,  c'est 
bien.  »  Après  quoi  chaque  voyageur  s'assit  sur  une  natte,  et  partagea 
le  festin  sans  parler.  Quand  cela  fut  fait,  un  des  interprètes  éleva  la 
voix,  et  dit  :  «  Où  est  le  soleil  '?  »  Le  chef  répondit  :  «  Absent.  »  Et  le 
silence  recommença. 

Une  jeune  fille  parut  à  l'entrée  de  la  cabane.  Sa  taille  haute,  fine 
et  déliée,  tenoit  à  la  fois  de  l'élégance  du  palmier  et  de  la  foiblesse 
du  roseau.  Quelque  chose  de  souffrant  et  de  rêveur  se  mêloit  à  ses 
grâces  presque  divines.  Les  Indiens,  pour  peindre  la  tristesse  et  la 
beauté  de  Céluta  disoient  qu'elle  avoit  le  regard  de  la  Nuit  et  le  sou- 
rire de  l'Aurore.  Ce  n'étoit  point  encore  une  femme  malheureuse,  mais 
une  femme  destinée  à  le  devenir.  On  auroit  été  tenté  de  presser  cette 
admirable  créature  dans  ses  bras,  si  l'on  n'eût  craint  de  sentir  pal- 
piter un  cœur  dévoué  d'avance  aux  chagrins  de  la  vie. 

Céluta  entre  en  rougissant  dans  la  cabane,  passe  devant  les  étran- 
gers, se  penche  à  l'oreille  de  la  matrone  du  lieu,  lui  dit  quelques 
mots  à  voix  basse,  et  se  retire.  Sa  robe  blanche  d'écorce  de  mûrier 
ondoyoit  légèrement  derrière  elle,  et  ses  deux  talons  de  rose  en  rele- 
voient  le  bord  à  chaque  pas.  L'air  demeura  embaumé,  sur  les  traces 
de  l'Indienne,  du  parfum  des  fleurs  de  magnolia  qui  couronnoient  sa 
tète  :  telle  parut  Héro  aux  fêtes  d'Abydos  ;  telle  Vénus  se  fit  connoître, 
dans  les  bois  de  Garthage,  à  sa  démarche  et  à  l'odeur  d'ambroisie 
qu'exhaloit  sa  chevelure. 

Cependant  les  guides  achèvent  leur  repas ,  se  lèvent,  et  disent  : 
u  Nous  nous  en  allons.  »  Et  le  chef  indien  répond  :  «  Allez  où  le 
veulent  les  génies.  »  Et  ils  sortent  avec  René  sans  qu'on  leur  demande 
quels  soins  le  ciel  leur  a  commis. 

Ils  passent  au  milieu  du  grand  village,  dont  les  cabanes  carrées 
supportoient  un  toit  arrondi  en  dôme.  Ces  toits  de  chaume  de  maïs 
entrelacé  de  feuilles  s'appuyoient  sur  des  murs  recouverts  en  dedans 
et  en  dehors  de  nattes  fort  minces.  A  l'extrémité  du  village  les  voya- 
geurs arrivèrent  sur  une  place  irrégulière  que  formoient  la  cabane 

1.  \.(i  soleil,  \q  giaïKl-clief,  ou  l'iMiipiTeur  des  Xatclicz. 


LIVRE    I.  101 

du  grand-clicf  des  Natchez  et  celle  de  sa  plus  proche  parente,  la 
femme- chef  '. 

Le  concours  d'Indiens  de  tous  les  âges  animoit  ces  lieux.  La  nuit 
étoit  survenue,  mais  des  flambeaux  de  cèdre  allumés  de  toutes  parts 
jetoient  une  vive  clarté  sur  la  mobilité  du  tableau.  Des  vieillards 
fumoient  leur  calumet,  en  s'entretenant  des  choses  du  passé;  des 
mères  allaitoient  leurs  enfants  ou  les  suspendoient  dans  leurs  ber- 
ceaux aux  branches  des  tamarins  ;  plus  loin  de  jeunes  garçons,  les 
bras  attachés  ensemble,  s'essayoient  à  qui  supporteroit  plus  long- 
temps l'ardeur  d'un  charbon  enflammé  ;  les  guerriers  jouoient  à  la 
balle  avec  des  raquettes  garnies  de  peaux  de  serpents  ;  d'autres  guer- 
riers avoient  de  vives  contentions  aux  jeux  des  pailles  et  des  osselets  ; 
un  plus  grand  nombre  exécutoit  la  danse  de  la  guerre  ou  celle  du 
buflle,  tandis  que  des  musiciens  frappoient  avec  une  seule  baguette 
une  sorte  de  tambour,  souflloient  dans  une  conque  sauvage  ou 
tiroient  des  sons  d'un  os  de  chevreuil  percé  à  quatre  trous,  comme  le 
fifre  aimé  du  soldat. 

G'étoit  l'heure  oij  les  fleurs  de  l'hibiscus  commencent  à  s'entr'ou- 
vrir  dans  les  savanes,  et  où  les  tortues  du  fleuve  viennent  déposer 
leurs  œufs  dans  les  sables.  Les  étrangers  avoient  déjà  passé  sur  la 
place  des  jeux  tout  le  temps  qu'un  enfant  indien  met  à  parcourir  une 
cabane,  quand,  pour  essayer  sa  marche,  sa  mère  lui  présente  la 
mamelle  et  se  retire  en  souriant  devant  lui.  On  vit  alors  paroître  un 
vieillard.  Le  ciel  avoit  voulu  l'éprouver  :  ses  yeux  ne  voyoient  plus  la 
lumière  du  jour.  Il  cheminoit  tout  courbé,  s'appuyant  d'un  côté  sur 
le  bras  d'une  jeune  femme,  de  l'autre  sur  un  bâton  de  chêne. 

Le  patriarche  du  désert  se  promenoit  au  milieu  de  la  foule  char- 
mée; les  sachems  mêmes  paroissoient  saisis  de  respect,  et  faisoient, 
en  le  suivant,  un  cortège  de  siècles  au  vénérable  homme  qui  jctoit 
tant  d'éclat  et  attiroit  tant  d'amour  sur  le  vieil  âge. 

René  et  ses  guides  l'ayant  salué  à  la  manière  de  l'Europe,  le  sau- 
vage, averti,  s'inclina  à  son  tour  devant  eux,  et,  prenant  la  parole  dans 
leur  langue  maternelle,  il  leur  dit  :  «  Étrangers,  j'ignorois  votre  pré- 
sence parmi  nous.  Je  suis  fâché  que  mes  yeux  ne  puissent  vous  voir; 
j'aimois  autrefois  à  contempler  mes  hôtes  et  à  lire  sur  leur  front 
s'ils  éloient  aimés  du  ciel.  »  Il  se  tourna  ensuite  vers  la  foule  qu'il 
entendoit  autour  de  lui  :  «  Natchez,  comment  avez -vous  laissé  ces 
François  si  longtemps  seuls?  Êtes-vous  assurés  que  vous  ne  serez 
jamais  voyageurs  loin  de  votre  terre  natale?  Sachez  que  toutes  les 

i.  Le  fils  (le  cette  fcmiiic  liéritoit  de  la  royimti'. 


102  LES   NATCHEZ. 

fois  qu'il  ;iirive  parmi  vous  un  étranger,  vous  devez,  un  pied  nu  dans 
le  fleuve  et  une  main  étendue  sur  les  eaux,  faire  un  sacrifice  au 
Meschacebé,  car  l'étranger  est  aimé  du  Grand-Esprit.  » 

Près  du  lieu  où  parloil  ainsi  le  vieillard  se  voyoit  nu  catalpa  au 
tronc  noueux,  aux  rameaux  étendus  et  chargés  de  fleurs  :  le  vieillard 
ordonne  à  sa  fille  de  l'y  conduire.  11  s'assied  au  pied  de  l'arbre  avec 
René  et  les  guides.  Des  enfants  montés  sur  les  branches  du  catalpa 
éclairoient  avec  des  flambeaux  la  scène  au-dessous  d'eux.  Frappés  de 
la  lueur  rougeàtre  des  torches,  le  vieil  arbre  et  le  vieil  homme  se  prê- 
toient  mutuellement  une  beauté  religieuse  ;  l'un  et  l'autre  portoient 
les  marques  des  rigueurs  du  ciel,  et  pourtant  ils  fleurissoient  encore 
après  avoir  été  frappée  de  la  foudre. 

Le  frère  d'Amélie  ne  se  lassoit  point  d'admirer  le  sachem.  Chactas 
(c'étoit  son  nom)  ressembloit  aux  héros  représentés  par  ces  bustes 
antiques  qui  expriment  le  repos  dans  le  génie  et  qui  semblent  natu- 
rellement aveugles.  La  paix  des  passions  éteintes  se  mêloit  sur  le 
front  de  Chactas  à  cette  sérénité  remarquable  chez  les  hommes  qui 
ont  perdu  la  vue  ,  soit  qu'en  étant  privés  de  la  lumière  terrestre  nous 
commercions  plus  intimement  avec  celle  des  cieux,  soit  que  l'ombre 
où  vivent  les  aveugles  ait  un  calme  qui  s'étende  sur  l'âme ,  de  même 
que  la  nuit  est  plus  silencieuse  que  le  jour. 

Le  sachem,  prenant  le  calumet  de  j^aix  chargé  de  feuilles  odo- 
rantes du  laurier  de  montagne,  poussa  la  première  vapeur  vers  le  ciel, 
la  seconde  vers  la  terre  et  la  troisième  autour  de  l'horizon.  Ensuite 
il  le  présente  aux  étrangers.  Alors  le  frère  d'Amélie  dit:  «  Vieillard! 
puisse  le  ciel  te  bénir  dans  tes  enfants  1  Es-tu  le  pasteur  de  ce  peuple 
qui  t'environne?  Permets-moi  de  me  ranger  parmi  ton  troupeau.  » 

«  Étranger,  repartit  le  sage  des  bois,  je  ne  suis  qu'un  simple 
sachem,  fds  d'Outalissi.  On  me  nomme  Chactas,  parce  qu'on  prétend 
que  ma  voix  a  quelque  douceur;  ce  qui  peut  provenir  de  la  crainte 
que  j'ai  du  Grand-Esprit.  Si  nous  te  recevons  comme  un  fils,  nous 
ne  devons  point  en  retirer  de  louanges.  Depuis  longtemps  nous 
sommes  amis  d'Ononthio  '  dont  le  soleiF,  habite  de  l'autre  côté  du 
lac  sans  rivage^.  Les  vieillards  de  ton  pays  ont  discouru  avec  les 
vieillards  du  mien  et  mené  dans  leur  temps  la  danse  des  forts,  car 
nos  aïeux  étoient  une  race  puissante.  Que  sommes -nous  auprès  de 
nos  aïeux?  Moi-même  qui  te  parle,  j'ai  habité  jadis  parmi  tes  pères  : 
je  n'étois  pas  courbé  vers  la  terre  comme  aujourd'hui,  et  mon  nom 
retentissoit  dans  les  forêts.  J'ai  contracté  une  grande  dette  envers  la 

1.  Le  gouverneur  françois.  2.  Le  roi  de  France.  3.  La  mer. 


LIVRE  1.  193 

France.  Si  l'on  me  trouve  quelque  sagesse,  c'est  à  un  François  que  je 
la  dois ,  ce  sont  ses  leçons  qui  ont  germé  dans  mon  cœur  :  les  paroles 
de  l'homme,  selon  les  voies  du  Grand-Esprit,  sont  des  graines  fines 
que  les  brises  de  la  fécondité  dispersent  dans  mille  climats,  où  elles 
se  développent  en  pur  maïs  ou  en  fruits  délicieux.  Mes  os,  ô  mon  fils, 
reposeroient  mollement  dans  la  cabane  de  la  mort,  si  je  pouvois, 
avant  de  descendre  à  la  contrée  des  âmes,  prouver  ma  reconnoissance 
par  quelque  service  rendu  aux  compatriotes  de  mon  ancien  hôte  du 
pays  des  blancs.  » 

En  achevant  de  prononcer  ces  mots,  le  Nestor  des  Natchez  se  cou- 
vrit la  tête  de  son  manteau,  et  parut  se  perdre  dans  quelque  grand 
souvenir.  La  beauté  de  ce  vieillard,  l'éloge  d'un  homme  policé  pro- 
noncé au  milieu  d'un  désert  par  un  sauvage,  le  titre  de  fils  donné  à 
un  étranger,  cette  coutume  naïve  des  peuples  de  la  nature  de  traiter 
de  parents  tous  les  hommes,  touchoient  profondément  René. 

Chactas,  après  quelques  moments  de  silence,  reprit  ainsi  la  parole  : 
«  Étranger  du  pays  de  l'Aurore,  si  je  t'ai  bien  compris,  il  me  semble 
que  tu  es  venu  pour  habiter  les  forêts  oij  le  soleil  se  couche.  Tu  fais 
là  une  entreprise  périlleuse  ;  il  n'est  pas  aussi  aisé  que  tu  le  penses 
d'errer  par  les  sentiers  du  chevreuil.  Il  faut  que  les  Manitous  du  mal- 
heur t'aient  donné  des  songes  bien  funestes,  pour  t'avoir  conduit  à 
une  pareille  résolution.  Raconte-nous  ton  histoire,  jeune  étranger  : 
je  juge  par  la  fraîcheur  de  ta  voix,  et  en  touchant  tes  bras  je  vois 
par  leur  souplesse  que  tu  dois  être  dans  l'âge  des  passions.  Tu  trou- 
veras ici  des  cœurs  qui  pourront  compatir  à  tes  souffrances.  Plusieurs 
des  sachems  qui  nous  écoutent  connoissent  la  langue  et  les  mœurs  de 
ton  pays;  tu  dois  apercevoir  aussi,  dans  la  foule,  des  blancs,  tes 
compatriotes  du  fort  Rosalie,  qui  seront  charmés  d'entendre  parler 
de  leur  pays.  » 

Le  frère  d'Amélie  répondit  d'une  voix  troublée  :  «  Indien,  ma  vie 
est  sans  aventures,  et  le  cœur  de  René  ne  se  raconte  point.  » 

Ces  paroles  brusques  furent  suivies  d'un  profond  silence  :  les  regards 
du  frère  d'Amélie  étinceloient  d'un  feu  sombre  ;  les  pensées  s'amon- 
celoient  et  s'entr'ouvroient  sur  son  front  comme  des  nuages  ;  ses  che- 
veux avoient  une  légère  agitation  sur  ses  tempes.  Mille  sentiments 
confus  régnoient  dans  la  multitude  :  les  uns  prenoient  l'étranger  pour 
un  insensé,  les  autres  pour  un  génie  revêtu  de  la  forme  humaine. 

Chactas,  étendant  la  main  dans  l'ombre,  prit  celle  de  René.  «  Étran- 
ger, lui  dit -il,  pardonne  à  ma  prière  indiscrète  :  les  vieillards  sont 
curieux;  ils  aiment  à  écouter  des  histoires  pour  avoir  le  plaisir  de 

faire  des  leçons.  » 

III.  13 


y 


194  LES  NATCHEZ. 

Sortant  de  ramertiime  de  ses  pensées ,  et  ramené  au  sentiment  do 
sa  nouvelle  existence,  René  supplia  Chactas  de  le  faire  admettre  au 
nombre  des  guerriers  natchez,  et  de  l'adopter  lui-môme  pour  son  fils. 

«  Tu  trouveras  une  natte  dans  ma  cabane,  répondit  le  sachem,  et, 
mes  vieux  ans  s'en  réjouiront.  Mais  le  Soleil  est  absent;  tu  ne  peux'- 
être  adopté  qu'après  son  retour.  Mon  hôte,  réfléchis  bien  au  parti  que 
tu  veux  prendre.  Trouveras-tu  dans  nos  savanes  le  repos  que  tu  viens 
y  chercher?  Es -tu  certain  de  ne  jamais  nourrir  dans  ton  cœur  les 
regrets  de  la  patrie?  Tout  se  réduit  souvent  pour  le  voyageur  à 
échanger  dans  la  terre  étrangère  des  illusions  contre  des  souvenirs. 
L'homme  entretient  dans  son  sein  un  désir  de  bonheur  qui  ne  se 
détruit  ni  ne  se  réalise;  il  y  a  dans  nos  bois  une  plante  dont  la  fleur 
se  forme  et  ne  s'épanouit  jamais  :  c'est  l'espérance.  » 

Ainsi  parloit  le  sachem  :  mêlant  la  force  à  la  douceur,  il  ressem- 
bloit  à  ces  vieux  chênes  où  les  abeilles  ont  caché  leur  miel. 

Chactas  se  lève  à  l'aide  du  bras  de  sa  fille.  Le  frère  d'Amélie  suit  le 
sachem ,  que  la  foule  empressée  reconduit  à  sa  cabane.  Les  guides 
retournèrent  au  fort  Rosalie. 

Cependant  René  étoit  entré  sous  le  toit  de  son  hôte,  qu'ombra- 
geoient  quatre  superbes  tulipiers.  On  fait  chauffer  une  eau  pure  dans 
un  vase  de  pierre  noire,  pour  laver  les  pieds  du  frère  d'Amélie.  Chac- 
tas sacrifie  aux  Manitous  protecteurs  des  étrangers  ;  il  brûle  en  leur 
honneur  des  feuilles  de  saule  :  le  saule  est  agréable  aux  génies  des 
voyageurs,  parce  qu'il  croît  au  bord  des  fleuves,  emblèmes  d'une  vie 
errante.  Après  ceci  Chactas  présenta  à  René  la  calebasse  de  l'hospita- 
lité, où  six  générations  avoient  bu  l'eau  d'érable.  Elle  étoit  couronnée 
d'hyacinthes  bleues,  qui  répandoient  une  bonne  odeur.  Deux  Indiens, 
célèbres  par  leur  esprit  ingénieux,  avoient  crayonné  sur  ses  flancs 
dorés  l'histoire  d'un  voyageur  égaré  dans  les  bois.  René ,  après  avoir 
mouillé  ses  lèvres  dans  la  coupe  fragile ,  la  rendit  aux  mains  trem  • 
blantes  du  patron  de  la  solitude.  Le  calumet  de  paix,  dont  le  fourneau 
étoit  fait  d'une  pierre  rouge,  fut  de  nouveau  présenté  au  frère  d'Amé- 
lie. On  lui  servit  en  même  temps  deux  jeunes  ramiers  qui,  nourris  de  ' 
baies  de  genévrier  par  leur  mère,  étoient  un  mets  digne  de  la  table' 
d'un  roi.  Le  repas  achevé,  une  jeune  fille  aux  bras  nus  parut  devant' 
l'étranger,  et,  dansant  la  chanson  de  l'hospitalité,  elle  disoit  : 

«  Salut,  hôte  du  Grand- Esprit!  salut,  ô  le  plus  sacré  des  hommes!] 
Nous  avons  du  maïs  et  une  couche  pour  toi  :  salut,  hôte  du  Grand- 
Esprit  !  salut,  ô  le  plus  sacré  des  hommes  !  »  La  jeune  fille  prit  l'étran- 
ger par  la  main,  le  conduisit  à  la  peau  d'ours  qui  devoit  lui  servir  de 
lit ,  et  puis  elle  se  retira  auprès  de  ses  parents.  René  s'étendit  sur  Iji 


LIVRE  I.  195 

couche  du  chasseur,  et  dormit  son  premier  sommeil  chez  les  Natchez. 

Tandis  que  la  nation  du  Soleil  s'occupe  encore  de  jeux  et  de  fêtes, 
une  fatale  destinée  précipite  de  toutes  parts  les  événements.  Abandon- 
nant les  champs  fertilisés  par  les  sueurs  de  leurs  aïeux,  de  jeunes 
hommes,  plantes  étrangères  arrachées  au  doux  sol  de  la  France, 
viennent  en  foule  peupler  de  leur  fructueux  exil  le  fort  qui  gour- 
mande le  Meschacebé  et  qui  fait  redire  à  ses  bords  le  nom  charmant 
de  Rosalie.  Perrier,  qui  gouverne  à  la  Nouvelle -Orléans  les  vastes 
champs  de  la  Louisiane,  Perrier  ordonne  à  Chépar,  vaillant  capitaine 
des  François  aux  Natchez ,  de  faire  le  dénombrement  de  ses  soldats , 
afin  de  porter  ensuite ,  si  telle  étoit  la  nécessité ,  le  soc  ou  la  bêche 
jusque  dans  les  tombeaux  des  Indiens.  Chépar  commande  aussitôt  à 
ses  bataillons  de  se  déployer  à  la  première  aurore  sur  les  bords  du 
fleuve. 

A  peine  les  rayons  du  matin  avoient  jailli  du  sein  des  mers  Atlan- 
tiques, que  le  bruit  des  tambours  et  les  fanfares  des  trompettes  font 
tressaillir  le  guerrier  dans  sa  tente  assoupi.  Le  désert  s'épouvante  et 
secoue  sa  chevelure  de  forêts;  la  terreur  pénètre  au  fond  de  ses 
demeures,  qui  depuis  la  naissance  du  monde  ne  répétoient  que  les 
soupirs  des  vents,  le  bramement  des  cerfs  et  le  chant  des  oiseaux. 

A  ce  signal,  le  démon  des  combats,  le  sanguinaire  Areskoui'  et  les 
autres  esprits  des  ombres  poussent  un  cri  de  joie.  L'ange  du  Dieu  des 
armées  répond  à  leurs  menaces  en  frappant  sa  lance  d'or  sur  son  bou- 
clier de  diamant  :  telles  sont  les  rumeurs  de  l'Océan  lorsque  les  fleuves 
américains,  enflant  leurs  urnes,  fondent  tous  ensemble  sur  leur  vieux 
père  :  l'Océan,  fracassant  ses  vagues  entre  les  rochers,  étincelle  ;  il  se 
soulève  indigné,  se  précipite  sur  ses  fils,  et  les  frappant  de  son  trident, 
les  repousse  dans  leur  lit  fangeux.  Le  soldat  françois  entend  ces  bruits  ; 
il  se  réveille ,  comme  le  cheval  de  bataille  qui  dresse  l'oreille  au  fré- 
missement de  l'airain,  ouvre  ses  narines  fumantes,  remplit  l'air  de 
ses  grêles  hennissements,  mord  les  barreaux  de  sa  crèche,  qu'il  couvre 
d'écume,  et  décèle  dans  toutes  ses  allures  l'impatience,  le  courage,  la 
grâce  et  la  légèreté. 

,  Un  mouvement  général  se  manifeste  dans  le  camp  et  dans  le  fort. 
Les  fantassins  courent  aux  faisceaux  d'armes  ;  les  cavaliers  voltigent 
déjà  sur  leurs  coursiers  ;  on  entend  le  bruit  des  chaînes  et  les  roule- 
ments de  la  pesante  artillerie.  Partout  brille  l'acier,  partout  flottent  les 
drapeaux  de  la  France  :  drapeaux  immortels  couverts  de  cicatrices, 
comme  des  guerriers  vieillis  dans  les  combats.  Bientôt  l'armée  se 

1.  Génie  ou  dieu  de  la  guerre  chez  les  sauvages. 


196  LES  NATCHEZ. 

déroule  le  long  du  Meschacebé.  Le  chœur  des  instruments  de  Bcllone 
anime  de  ses  airs  triomphants  tous  ces  braves ,  tandis  que  l'on  voit 
s'agiter  en  cadence  le  bonnet  du  grenadier,  qui,  reposé  sur  ses  armes, 
bat  la  mesure  avec  une  gaieté  qui  inspire  la  terreur. 

Fille  do  Mnémosyne  à  la  longue  mémoire!  âme  poétique  des  tré- 
pieds de  Delphes  et  des  colombes  de  Dodone,  déesse  qui  chantez 
autour  du  sarcophage  d'Homère  sur  quelque  grève  inconnue  de  la  mer 
Lgée,  vous  qui,  non  loin  de  l'antique  Parthénope,  faites  naître  le  lau- 
rier du  tombeau  de  Virgile,  Musc!  daignez  quitter  un  moment  tous 
ces  morts  harmonieux  et  leurs  vivantes  poussières  ;  abandonnez  les 
rivages  de  l'Ausonie,  les  ondes  du  Sperchius  et  les  champs  où  fut 
Troie  ;  venez  m'animcr  de  votre  divin  souffle  :  que  je  puisse  nommer 
les  capitaines  et  les  ])a(ai]lons  de  ce  peuple  indompté  dont  les  exploits 
fatigueroient  même,  ô  Calliope  !  votre  poitrine  immortelle! 

Au  centre  de  l'arm.ée  paroissoit  ce  bataillon  vêtu  d'azur,  qui  lance 
les  foudres  de  Bellone  :  c'est  lui  qui,  dans  presque  tous  les  combats, 
détermine  la  fortune  à  suivre  la  France;  instruit  dans  les  sciences  les 
plus  sublimes,  il  fait  servir  le  génie  à  couronner  la  victoire.  Nulle 
nation  ne  peut  se  vanter  d'une  pareille  troupe.  Folard  la  commande, 
l'impassible  Folard,  qui  peut  dans  les  plus  grands  dangers  mesurer 
la  courbe  du  boulet  ou  de  la  bombe,  indiquer  la  colline  dont  il  faut  se 
saisir,  tracer  et  résoudre  sur  l'arène  sanglante,  au  milieu  des  feux  et 
de  la  mort,  les  figures  et  les  problèmes  de  Pythagore. 

L'infanterie,  blanche  et  légère  comme  la  neige,  se  forme  rapide- 
ment devant  les  lentes  machines  qui  vomissent  le  fer  et  la  flamme. 
Marseille,  dont  les  galères  remontent  l'antique  Égyptus;  Lorient,  qui 
fait  voguer  ses  vaisseaux  jusque  dans  les  mers  de  la  Taprobane  ;  la 
Touraine,  si  délicieuse  par  ses  fruits  ;  la  Flandre  aux  plaines  ensan- 
glantées; Lyon  la  romaine;  Strasbourg  la  germanique;  Toulouse,  si 
célèbre  par  ses  troubadours;  Reims,  où  les  rois  vont  chercher  leur 
couronne  ;  Paris,  où  ils  viennent  la  porter  :  toutes  les  villes,  toutes  les 
provinces ,  tous  les  fleuves  des  Gaules ,  ont  donné  ces  fameux  soldats 
à  l'Amérique. 

Leurs  armes  ne  sont  plus  l'épée  ou  l'angon  ;  ils  ne  se  parent  p'us 
du  large  bracha  et  des  colliers  d'or;  ils  portent  un  tube  enflammé, 
surmonté  du  glaive  de  Rayonne;  leur  vêtement  est  celui  du  lis,  sym- 
bole de  l'honneur  virginal  de  la  France. 

Divisée  en  cinquante  compagnies,  cinquante  capitaines  choisis 
commandent  cette  infanterie  formidable.  Là  se  montrent  et  l'infati- 
gable Toustain,  qui  naquit  aux  plaines  de  la  Reauce,  où  les  moissons 
roulent  en  nappes  d'or,  et  le  prompt  Armagnac,  qui  fut  plongé  en 


LIVRE  I.  197 

naissant  dans  ce  tîenve  dont  les  ondes  inspirent  le  courage  et  les  sail- 
lies, et  le  patient  Tourville,  nourri  dans  les  valle'es  herbues  où  dansent 
des  paysannes  à  la  haute  coiffure  et  au  corset  de  soie.  Mais  qui  pour- 
roit  nommer  tant  d'illustres  guerriers  :  Beaumanoir,  sorti  des  rochers 
de  l'Armorique  ;  Causans,  que  sa  tendre  mère  mit  au  jour  au  bord  de 
la  fontaine  de  Laure  ;  d'Aumale ,  qui  goûta  le  vin  d'Aï  avant  le  lait  de 
sa  nourrice;  Saint-Aulaire  de  Mîmes,  élevé  sous  un  portique  romain, 
et  Gautier  de  Paris,  dont  la  jeunesse  enchantée  coula  parmi  les  roses 
de  Fontenay,  les  chênes  de  Senar,  les  jardins  de  Chantilly,  de  Ver- 
sailles et  d'Ermenonville? 

Parmi  ces  vaillants  capitaines  on  distingue  surtout  le  jeune  d'Arta- 
guette  à  la  beauté  de  son  visage,  à  l'air  d'humanité  et  de  douceur  qui 
tempère  l'intrépidité  de  son  regard.  Il  suit  le  drapeau  de  l'honneur, 
et  brûle  de  verser  son  sang  pour  la  France;  mais  il  déteste  les  injus- 
tices, et  plus  d'une  fois  dans  les  conseils  de  la  guerre  il  a  défendu 
les  malheureux  Indiens  contre  la  cupidité  de  leurs  oppresseurs, 

A  la  gauche  de  l'infanterie  s'étendent  les  lestes  escadrons  de  ces 
espèces  de  centaures  au  vêtement  vert ,  dont  le  casque  est  surmonté 
d'un  dragon.  On  voit  sur  leurs  têtes  se  mouvoir  leurs  aigrettes  de 
crin,  qu'agitent  les  mouvements  du  coursier  retenu  avec  peine  dans  le 
rang  de  ses  compagnons.  Ces  cavaliers  enfoncent  leurs  jambes  dans 
un  cuir  noirci,  dépouille  du  buffle  sauvage  ;  un  long  sabre  Rebondit 
sur  leur  cuisse,  lorsque,  balayant  la  terre  avec  les  flancs  de  leur  cour- 
sier, ils  fondent,  le  pistolet  à  la  main,  sur  l'ennemi.  Selon  les  hasards 
de  Bellone,  on  les  voit  quitter  leurs  chevaux  à  la  crinière  dorée,  com- 
battre à  pied  sur  la  montagne,  s'élancer  de  nouveau  sur  leurs  cour- 
siers, descendre  et  remonter  encore.  Ces  guerriers  ont  presque  tous 
vu  le  jour  non  loin  de  ce  fleuve  où  le  soleil  mûrit  un  vin  léger  propre 
à  éteindre  la  soif  du  soldât  dans  l'ardeur  de  la  bataille  ;  ils  obéissent 
à  la  voix  du  brillant  Viilars. 

A  l'aile  opposée  du  corps  de  l'armée  paroît,  immobile,  la  pesante 
cavalerie,  dont  le  vêtement,  d'un  sombre  azur,  est  ranimé  par  un  pli 
brillant  emprunté  du  voile  de  l'Aurore.  Les  glands,  d'un  or  filé  et 
tordu,  sautent  en  étincelant  sur  les  épaules  des  guerriers,  au  trot 
mesuré  de  leurs  chevaux.  Ces  guerriers  couvrent  leurs  fronts  du  cha- 
peau gaulois,  dont  le  triangle  bizarre  est  orné  d'une  rose  blanche 
qu'attacha  souvent  la  main  d'une  vierge  timide ,  et  que  surmonte  de 
sa  cime  légère  un  gracieux  faisceau  de  plumes.  Cétoit  vous,  intrépide 
Nemours,  qui  meniez  ces  fameux  chevaux  aux  combats. 

Mais  pourrois-je  oublier  cette  phalange  qui ,  placée  derrière  toute 
l'armée,  devoit  la  défendre  des  surprises  de  l'ennemi?  Sacré  bataillon 


198  LES  NATCHEZ. 

de  laboureurs,  vous  étiez  descendus  des  rochers  de  l'Helvétie,  vôAws,  de 
a  pourpre  de  Mars  ;  la  pique  dont  vos  aïeux  perdirent  les  tyrans  est 
încore  dans  vos  mains  rustiques;  au  milieu  du  désordre  des  camps, 
3t  de  la  corruption  du  nouvel  âge,  vous  gardez  vos  vertus  premières.  | 
Le  souvenir  de  vos  demeures  champêtres  vous  poursuit  ;  ce  n'est  qu'à 
regret  que  vous  vous  trouvez  exilés  sur  de  lointains  rivages ,  et  l'on 
craint  de  vous  faire  entendre  ces  airs  de  la  patrie  qui  vous  rappellent 
vos  pères,  vos  mères,  vos  frères,  vos  sœurs,  et  le  mugissement  des 
troupeaux  sur  vos  montagnes. 

D'Erlach  tient  sous  sa  discipline  ces  enfants  de  Guillaume  Tell  ;  il 
descend  d'un  de  ces  Suisses  qui  teignirent  de  leur  sang,  auprès  de 
Hionri  III,  les  lis  abandonnés.  Heureux  si,  sur  les  degrés  du  Louvre, 
les  fils  de  ces  étrangers  ne  renouvellent  point  leur  sacrifice! 

Enfin  le  Canadien  Henry  dirige  à  l'avant-garde  cette  troupe  de 
François  demi-sauvages ,  enfants  sans  soucis  des  forêts  du  Nouveau- 
Monde,  Ces  chasseurs,  assemblés  pêle-mêle  à  la  tête  de  l'armée ,  por- 
tent pour  tout  vêtement  une  tunique  de  lin  qu'une  ceinture  rapproche 
de  leurs  flancs  :  une  corne  de  chevreuil,  renfermant  le  plomb  et  le  sal- 
pêtre, s'attache  par  un  cordon,  en  forme  de  baudrier,  sur  leur  poi- 
trine; une  courte  carabine  rayée  se  suspend  comme  un  carquois  à 
leurs  épaules  :  rarement  ils  manquent  leur  but,  et  poursuivent  les 
hommes  dans  les  bois  comme  les  daims  et  les  cerfs.  Rivaux  des  peu- 
ples du  désert,  ils  en  ont  pris  les  goûts,  les  mœurs  et  la  liberté  ;  ils 
savent  découvrir  les  traces  d'un  ennemi ,  lui  tendre  des  embûches  ou 
le  forcer  dans  sa  retraite.  En  vain  les  pandoures  qui  les  accompagnent 
sur  leurs  petits  chevaux  de  race  tartare,  en  vaiïi  ces  cavaliers  du 
Danube,  aux  longs  pantalons,  aux  vestes  fourrées  flottant  en  arrière, 
au  bonnet  oriental,  aux  moustaches  retroussées,  veulent  devancer  les 
coureurs  canadiens  :  moins  rapide  est  l'hirondelle  effleurant  les  ondes, 
moins  léger  le  duvet  du  roseau  qu'emporte  un  tourbillon. 

Les  troupes  ainsi  rassemblées  bordoient  les  rives  du  fleuve,  lorsque, 
monté  sur  une  cavale  blanche,  élevée  vagabonde  dans  les  savanes 
mexicaines ,  voici  venir  Chépar  au  milieu  d'un  cortège  de  guerriers. 

Né  sous  la  tente  des  Luxembourg  et  des  Catinat ,  le  vieux  capitaine 
ne  voyoit  la  société  que  dans  les  armes  ;  le  monde  pour  lui  étoit  un 
camp.  Inutilement  il  avoit  traversé  les  mers,  sa  vue  restoit  circonscrite 
au  cercle  qu'elle  avoit  jadis  embrassé,  et  l'Amérique  sauvage  ne  repro- 
duisoit  à  ses  yeux  que  l'Europe  civilisée  :  ainsi  le  ver  laborieux ,  qui 
ourdit  la  plus  belle  trame,  ne  connoît  cependant  que  sa  voûte  d'or,  et 
ne  peut  étendre  ses^regards  sur  la  nature. 

Le  chef  s'avance  et  s'arrête  bientôt  à  quelques  pas  du  front  des 


LIVRE  I.  199 

guerriers  :  les  roulements  des  tambours  se  font  entendre,  les  capi- 
taines courent  à  leur  poste,  les  soldats  s'affermissent  dans  leurs  rangs. 
Au  second  signal,  la  ligne  se  fixe  et  devient  immobile,  semblable  alors 
au  mur  d'une  cité  au-dessus  duquel  flottent  les  drapeaux  de  Mars. 

Les  tambours  se  taisent;  une  voix  s'élève,  et  va  se  répétant  le  long 
des  bataillons,  de  chef  en  chef,  comme  d'écho  en  écho.  Mille  tubes 
enlevés  de  la  terre  frappent  ensemble  l'épaule  du  fantassin;  les  cava- 
liers tirent  leurs  sabres,  dont  l'acier,  réfléchissant  les  rayons  du  soleil, 
mêle  ses  éclairs  aux  triples  ondes  de  feu  des  baïonnettes  :  ainsi  durant 
une  nuit  d'hiver  brille  une  solitude  oia  des  tribus  canadiennes  célè- 
brent la  fête  de  leurs  génies  ;  réunies  sur  la  surface  solide  d'un  fleuve, 
elles  dansent  à  la  lueur  des  pins  allumés  de  toutes  parts  ;  les  cata- 
ractes enchaînées,  les  montagnes  de  neige,  les  forêts  de  cristal,  se 
revêtent  de  splendeur,  tandis  que  les  sauvages  croient  voir  les  esprits 
du  nord  voguer  dans  leurs  canots  aériens,  avec  des  pagayes  de  flamme, 
sur  l'aurore  mouvante  de  Borée. 

Cependant  les  rangs  de  l'armée  s'entr'ouvrent,  et  présentent  au  com- 
mandant des  allées  régulières  :  il  les  parcourt  avec  lenteur,  exami- 
nant les  guerriers  soumis  à  ses  ordres,  comme  un  jardinier  se  pro- 
mène entre  les  files  des  jeunes  arbres  dont  sa  main  affermit  les  racines 
et  dirige  les  rameaux. 

Aussitôt  que  la  revue  est  finie,  Chéparveut  que  les  capitaines  exer- 
cent les  troupes  aux  jeux  de  Mars.  L'ordre  est  donné;  le  coup  de 
baguette  retentit.  Soudain  vous  eussiez  vu  le  soldat  tendre  et  porter  en 
avant  le  pied  gauche,  avec  l'assurance  et  la  fermeté  d'un  Hercule. 
L'armée  entière  s'ébranle  ;  ses  pas  égaux  mesurent  la  marche  que  frap- 
pent les  tambours.  Les  jambes  noircies  des  soldats  ouvrent  et  ferment 
une  longue  avenue,  en  se  croisant  comme  les  ciseaux  d'une  jeune  fille 
qui  découpe  d'ingénieux  ouvrages.  Par  intervalles,  les  caisses  d'airain 
que  recouvre  la  peau  de  l'onagre  se  taisent  au  signe  du  géant  qui  les 
guide;  alors  mille  instruments,  fils  d'Éole,  animent  les  forêts,  tandis 
que  les  cymbales  du  nègre  se  choquent  dans  l'air  et  tournent  comme 

deux  soleils. 

< 

Rien  de  plus  merveilleux  et  de  plus  terrible  à  la  fois  que  de  voir  ces 
légions  marcher  au  son  de  la  musique,  comme  si  elles  ouvroient  les 
danses  de  quelque  fête  :  nul  ne  peut  les  regarder  sans  se  sentir  pos- 
sédé de  la  fureur  des  combats,  sans  brûler  de  partager  leur  gloire  et 
leurs  périls.  Les  fantassins  s'appuient  et  tournent  sur  leurs  ailes  de 
cavalerie  comme  sur  deux  pôles;  tantôt  ils  s'arrêtent,  ébranlent  la 
solitude  par  de  pesantes  décharges  ou  par  un  feu  successif  qui  remonte 
et  redescend  le  long  de  la  ligne  comme  les  orbes  d'un  serpent  ;  tantôt 


200  LES   NATCHEZ. 

ils  baissant  tous  à  la  fois  la  pointe  de  la  baïonnette,  si  fatale  dans  des 
mains  françoises  :  coucher  leurs  armes  à  terre,  les  reprendre,  les 
lancer  à  leur  épaule,  les  présenter  en  salut,  les  charger  ou  se  reposer 
sur  elles,  ce  n'est  pas  la  durée  d'un  moment  pour  ces  enfants  de  la 
Victoire. 

A  cet  exercice  des  armes  succèdent  de  savantes  manœuvres.  Tour  à 
tour  l'armée  s'allonge  et  se  resserre,  tour  à  tour  s'avance  et  se  retire  : 
ici  elle  se  creuse  comme  la  corbeille  de  Flore  ;  là  elle  s'enfle  comme  les 
contours  d'une  urne  de  Gorinthe  :  le  Méandre  se  replie  moins  de  fois 
sur  lui-même,  la  danse  d'Ariadne  gravée  sur  le  bouclier  d'Achille 
avoit  moins  d'erreurs  que  les  labyrinthes  tracés  sur  la  plaine  par  ces 
disciples  de  Mars.  Leurs  capitaines  font  prendre  aux  bataillons  toutes 
les  figures  d'Uranie  :  ainsi  des  enfants  étendent  des  soies  légères  sur 
leurs  doigts  légers;  sans  confondre  ou  briser  le  dédale  fragile,  ils  le 
déploient  en  étoile,  le  dessinent  en  croix,  le  ferment  en  cercle  et  l'en- 
tr'ouvrent  doucement  sous  la  forme  d'un  berceau. 

Les  Indiens  assemblés  admiroient  ces  jeux,  qui  leur  cachoient  des 
tempêtes. 


LIVRE    DEUXIÈME. 


Satan,  planant  dans  les  airs,  au-dessus  de  l'Amérique,  jetoit  un 
regard  désespéré  sur  cette  partie  de  la  terre  où  le  Sauveur  le  poursuit, 
comme  le  soleil  qui,  s'avançant  des  portes  de  l'Orient,  chasse  devant 
lui  les  ténèbres  :  le  Chili,  le  Pérou,  le  Mexique,  la  Californie,  recon- 
noissent  déjà  les  lois  de  l'Évangile;  d'autres  colonies  chrétiennes  cou- 
vrent les  rivages  de  l'Atlantique,  et  des  missionnaires  ont  enseigné  le 
vrai  Dieu  aux  sauvages  des  déserts.  Satan,  rempli  de  projets  de  ven- 
geance, va  aux  enfers  rassembler  le  conseil  des  démons. 

Il  déroule  devant  ses  compagnons  de  douleurs  le  tableau  de  ce  qu'il 
a  fait  pour  perdre  la  race  humaine,  pour  partager  le  monde  créé  avec 
le  Créateur,  pour  opposer  le  mal  au  bien  sur  la  terre,  et,  au  delà  de  la 
terre,  l'enfer  au  ciel.  Il  propose  aux  légions  maudites  un  dernier 
combat;  il  veut  armer  toutes  les  nations  idolâtres  du  nouveau  conti- 
nent, il  veut  unir  toutes  ces  nations  dans  un  vaste  complot,  afln  d'ex- 
terminer les  chrétiens. 

C'est  au  milieu  des  Natchez  qu'il  aperçoit  les  passions  propres  à 
seconder  son  entreprise.  «  Dieux  de  l'Amérique,  s'écrie-t-il ,  anges 
tombés  avec  moi,  vous  qui  vous  faites  adorer  sous  la  forme  d'un  ser- 


LIVRE  II.  201 

pent,  vous  que  l'on  invoque  comme  les  génies  des  castors  et  des  ours, 
vous  qui,  sous  le  nom  de  Manitous,  remplissez  les  songes,  inspirez  les 
craintes  ou  entretenez  les  espérances  des  peuples  barbares  ;  vous  qui 
murmurez  dans  les  vents,  qui  mugissez  dans  les  cataractes,  qui  prési- 
dez au  silence  ou  à  la  terreur  des  forêts,  allez  défendre  vos  autels. 
Répandez  les  illusions  et  les  ténèbres  ;  soufflez  de  toutes  parts  la  discorde, 
la  jalousie,  l'amour,  la  haine,  la  vengeance.  Mêlez-vous  aux  conseils 
et  aux  jeux  des  Natchez  ;  que  tout  devienne  prodige  chez  des  hommes 
oîi  tout  est  fêtes  et  combats.  Je  vous  donnerai  mes  ordres  :  soye'!; 
attentifs  à  les  exécuter.  » 

Il  dit,  et  le  Tartare  pousse  un  rugissement  de. joie,  qui  fut  entendu 
dans  les  forêts  du  Nouveau-Monde.  Areskoui,  démon  de  la  guerre, 
Athaensic,  qui  excite  à  la  vengeance,  le  génie  des  fatales  amours,  mille 
autres  puissances  infernales  se  lèvent  à  la  fois  pour  seconder  les  des- 
seins du  prince  des  ténèbres.  Celui-ci  va  chercher  sur  la  terre  le 
démon  de  la  renommée,  qui  n'avoit  point  assisté  au  conseil  infernal. 

Le  soleil  ne  faisoit  que  de  paroître  à  l'horizon  lorsque  le  frère 
d'Amélie  ouvrit  les  yeux  dans  la  demeure  d'un  sauvage.  L'écorce  qui 
servoit  de  porte  à  la  hutte  avoit  été  roulée  et  relevée  sur  le  toit.  Enve- 
loppé dans  son  manteau ,  René  se  trouvoit  couché  sur  sa  natte ,  de 
manière  que  sa  tête  étoit  placée  à  l'ouverture  de  la  cabane.  Les  pre- 
miers objets  qui  s'offrirent  à  sa  vue,  en  sortant  d'un  profond  sommeil, 
furent  la  vaste  coupole  d'un  ciel  bleu  où  voloient  quelques  oiseaux  et 
la  cime  des  tulipiers  qui  frémissoient  au  soufïle  des  brises  du  matin. 
Des  écureuils  se  jouoient  dans  les  branches  de  ces  beaux  arbres,  et  des 
perruches  sifTloient  sous  leurs  feuilles  satinées.  Le  visage  tourné  vers 
le  dôme  azuré,  le  jeune  étranger  enfonçoit  ses  regards  dans  ce  dôme 
qui  lui  paroissoit  d'une  immense  profondeur  et  transparent  comme  le 
verre.  Un  sentiment  confus  de  bonheur,  trop  inconnu  à  René,  reposoit 
au  fond  de  son  âme ,  en  même  temps  que  le  frère  d'Amélie  croyoit 
sentir  son  sang  rafraîchi  descendre  de  son  cœur  dans  ses  veines  et 
par  un  long  détour  remor^ter  à  sa  source  :  telle  l'antiquité  nous  peint 
des  ruisseaux  de  lait  s'égarant  au  sein  de  la  terre,  lorsque  les  hommes 
avoient  leur  innocence  et  que  le  soleil  de  l'âge  d'or  se  levoit  aux 
chants  d'un  peuple  de  pasteurs. 

•Un  mouvement  dans  la  cabane  tira  le  voyageur  de  sa  rêverie  :  il 
aperçut  alors  le  patriarche  des  sauvages  assis  sur  une  natte  de  roseau. 
Auprès  du  foyer,  Saséga,  laborieuse  matrone,  faisoit  infuser  des  den- 
telles de  Loghetto  avec  des  écorces  de  pin  rouge,  qui  donnent  une 
pourpre  éclatante.  Dans  un  lieu  retiré,  la  nièce  de  Chactas.empennoit 
des  flèches  avec  des  plumes  de  faucon.  Céluta,  son  amie,  qui  l'étoit 


202  LES   NATCHEZ. 

voiuic  visiter,  scmbloit  l'aider  dans  son  travail;  mais  sa  main,  arrêtée 
sur  l'ouvrage,  annonçoit  que  d'autres  sentiments  occupoient  son 
cœur. 

Le  frère  d'Amélie  s'étoit  endormi  l'homme  de  la  société,  il  se  révcil- 
loit  riiommc  do  la  nature.  Le  ciel  étoit  sur  sa  tête,  comme  le  dais  de 
sa  couche;  des  courtines  de  feuillages  et  de  fleurs  scmbloient  pendre 
de  ce  dais  superbe;  des  vents  soulHoient  la  fraîcheur  et  la  santé;  des 
hommes  libres,  des  feinmes  pures  cntouroicnt  la  couche  du  jeune 
homme.  Il  se  seroit  volontiers  touché  pour  s'assurer  de  son  existence, 
pour  se  convaincre  qu'autour  de  lui  tout  n'étoit  pas  illusion.  Tel  fut  le 
réveil  du  guerrier  aimé  d'Armide,  lorsque  l'enchanteresse  trouvant  son 
ennemi  plongé  dans  le  sommeil,  l'emporta  sur  une  nue  et  le  déposa 
dans  les  bocages  des  îles  Fortunées. 

René  se  lève,  sort,  se  plonge  dans  l'onde  voisine,  respire  ro(l(Mu-  dos 
sassafras  et  des  liquidambars,  salue  la  lumière  de  l'orient,  les  ilôts  du 
Meschacebé,  les  savanes  et  les  forêts,  et  rentre  dans  la  cabane. 

Cependant  les  femmes  soudoient  des  manières  de  l'étranger;  c'étoit 
de  ce  sourire  de  femmes  qui  ne  blesse  point.  Géluta  fut  chargée  d'ap- 
prêter le  repas  de  l'hôte  de  Chactas  :  elle  prit  de  la  farine  de  maïs, 
qu'elle  pétrit  avec  de  l'eau  de  fontaine;  elle  en  forma  un  gâteau  qu'elle 
présenta  à  la  flamme  en  le  soutenant  avec  une  pierre.  Elle  fit  ensuite 
bouillir  de  l'eau  dans  un  vase  en  forme  de  corbeille  ;  elle  versa  cette 
eau  sur  la  poudre  de  la  racine  de  smilax  :  ce  mélange  exposé  à  l'air  se 
changea  en  une  gelée  rose  d'un  goût  délicieux.  Alors  Céluta  retira  le 
pain  du  foyer,  et  l'offrit  au  frère  d'Amélie;  elle  lui  servit  en  même 
temps,  avec  la  gelée  nouvelle,  un  rayon  de  miel  et  de  l'eau  d'érable. 

Ayant  fini  ces  choses  avec  un  grand  zèle,  elle  se  tint  debout  fort 
agitée  devant  l'étranger.  Celui-ci,  enseigné  par  Chactas,  se  leva,  imposa 
les  deux  mains  en  signe  de  deuil  sur  la  tête  de  l'Indienne,  car  elle  avoit 
perdu  son  père  et  sa  mère  et  elle  n'avoit  plus  pour  soutien  que  son 
frère  Outougamiz.  La  famille  poussa  les  trois  cris  de  douleur  appelés 
cris  de  veuve  :  Géluta  retourna  à  son  ouvrage  ;  René  commença  son 
repas  du  matin. 

Alors  Céluta,  chargée  d'amuser  le  guerrier  blanc,  se  mit  à  chanter. 
Elle  disoit  : 

«  Voici  le  plaqueminier  ;  sous  ce  plaqueminier  il  y  a  un  gazon  ;  sous 
ce  gazon  repose  une  femme.  Moi  qui  pleure  sous  le  plaqueminier,  je 
m'appelle  Céluta;  je  suis  fille  de  la  femme  qui  repose  sous  le  gazon; 
elle  étoit  ma  mère. 

«  Ma  mère  me  dit  en  mourant  :  Travaille  ;  sois  fidèle  à  ton  époux 
quand  tu  l'auras  trouvé  ;  s'il  est  heureux,  sois  humble  et  timide  ;  n'ap- 


LIVRE   II.  203 

proche  de  lui  que  lorsqu'il  te  dira  :  Viens,  mes  lèvres  veulent  parler 
aux  tiennes. 

«  S'il  est  infortuné,  sois  prodigue  de  tes  caresses  ;  que  ton  âme  envi- 
ronne la  sienne,  que  ta  chair  soit  insensible  aux  vents  et  aux  douleurs. 
Moi,  qui  m'appelle  Céluta,  je  pleure  maintenant  sous  le  plaqueminier; 
je  suis  la  fille  de  la  femme  qui  repose  sous  le  gazon.  » 

L'Indienne,  en  chantant  ces  paroles,  trembloit,  et  des  larmes  cou- 
loient  comme  des  perles  le  long  de  ses  joues  :  elle  ne  savoit  pourquoi, 
à  la  vue  du  frère  d'Amélie,  elle  se  souvenoit  des  derniers  conseil?  de 
sa  mère.  René  sentoit  lui-même  ses  yeux  humides.  La  famille  parta- 
geoit  l'émotion  de  Céluta,  et  toute  la  cabane  pleuroit  de  regret, 
d'amour  et  de  vertu.  Tel  fut  le  repas  du  matin. 

A  peine  cette  scène  étoit  terminée  qu'un  guerrier  parut  :  il  apportoit 
une  hache  en  présent  à  l'étranger,  pour  qu'il  se  bâtît  une  cabane.  Il 
conduisoit  en  même  temps  une  vierge  plus  belle  et  plus  jeune  que 
Chryséis,  afin  que  le  nouveau  fils  de  Chactas  commençât  un  lit  dans 
le  désert.  Céluta  baissa  la  tête  dans  son  sein;  Chactas,  averti  de  ce 
qui  se  passoit,  devina  le  reste.  Alors,  d'une  voix  courroucée  :  «  Veut-on 
faire  un  affront  à  Chactas  ?  Le  guerrier  adopté  par  moi  ne  doit  pas  être 
traité  comme  un  étranger.  » 

Consterné  à  cette  réprimande  du  vieillard,  l'envoyé  frappa  des 
mains,  et  s'écria  :  «  René  adopté  par  Chactas  ne  doit  pas  être  regardé 
comme  un  étranger.  » 

Cependant  Chactas  conseilla  au  frère  d'Amélie  de  faire  un  présent 
à  Mila,  dans  la  crainte  d'offenser  une  famille  puissante  qui  comptoit 
plus  de  trente  tombeaux.  René  obéit  :  il  ouvrit  un  cassette  de  bois  de 
papaya  ;  il  en  tira  un  collier  de  porcelaine  ;  ce  collier  étoit  monté  sur 
un  fil  de  la  racine  du  tremble,  appelé  l'arbre  du  refus,  parce  que  la 
liane  se  dessèche  autour  de  son  tronc.  René  faisoit  ces  choses  par  le 
conseil  de  Chactas;  il  donna  le  collier  à  Mila,  à  peine  âgée  de  quatorze 
ans,  en  lui  disant  :  «  Heureux  votre  père  et  votre  mère!  plus  heureux 
celui  qui  sera  votre  époux!  »  Mila  jeta  le  collier  à  terre. 

La  paix  descendit  sur  la  cabane  le  reste  de  la  journée;  Céluta 
retourna  chez  son  frère  Outougamiz,  Mila  chez  ses  parents,  et  Chactas 
alla  converser  avec  les  sachems. 

Le  soir  on  se  rassembla  sous  les  tulipiers.  :  la  famille  prit  un  repas 
sur  l'herbe  semée  de  verveine  empourprée  et  de  ruelles  d'or.  Le  chant 
monotone  du  will-poor-vjrill ,  le  bourdonnement  du  colibri ,  le  cri  des 
dindes  sauvages,  les  soupirs  de  la  nonpareille,  le  sifflement  de  l'oiseau 
moqueur,  le  sourd  mugissement  des  crocodiles  dans  les  glaïeuls,  for- 
moient  l'inexprimable  symphonie  de  ce  banquet. 


20^1  LES   NATCHEZ. 

Échappés  du  royaunio  des  ombres,  et  descendant  sans  bruit  à  la 
clarté  des  étoiles,  les  songes  venoient  se  reposer  sur  le  toit  des  sau- 
vages. C'étoit  l'heure  où  le  cyclope  européen  rallume  la  fournaise, 
dont  la  flamme  se  dilate  ou  se  concentre  aux  mouvements  des  larges 
soulHots.  Tout  à  coup  un  cri  retentit:  réveillées  en  sursaut  dans  la 
cabane,  les  femmes  se  dressent  sur  leur  couche;  Chactas  prête  l'oreille; 
une  Indienne  soulève  l'écorce  de  la  porte,  et  ces  mots  se  pressent  sur 
ses  lèvres  :  «  Les  méchants  Manitous  sont  déchaînés  :  sortez  !  sortez  !  n 
La  famille  se  précipite  sous  les  tulipiers. 

•  La  nuit  régnoit  :  des  nuages  brisés  ressembloient,  dans  leur  désordre 
sur  le  firmament,  aux  ébauches  d'un  peintre  dont  le  pinceau  se  seroit 
essayé  au  hasard  sur  une  toile  azurée.  Des  langues  de  feu  livides  et 
mouvantes  léchoient  la  voûte  du  ciel.  Soudain  ces  feux  s'éteignent  : 
on  entend  quelque  chose  de  terrible  passer  dans  l'obscurité,  et  du 
fond  des  forêts  s'élève  une  voix  qui  n'a  rien  de  l'homme. 

Dans  ce  moment  un  guerrier  se  présente  à  la  porte  de  la  cabane  ;  il 
adresse  à  Chactas  ces  paroles  précipitées  :  «  Le  conseil  de  la  nation 
s'assemble  ;  les  Blancs  se  préparent  à  lever  la  hache  contre  nous  ;  il 
leur  est  arrivé  de  nouveaux  soldats.  D'une  autre  part ,  le  trouble  est 
dans  la  nation  :  la  femme-chef,  mère  du  jeune  soleil ,  est  en  proie 
aux  mauvais  génies  ;  Ondouré  paroît  possédé  d'un  passion  funeste.  Le 
grand-prêtre  parle  d'oracles  et  de  songes;  on  murmure  sourdement 
contre  le  François  que  vous  voulez  faire  adopter.  Vous  êtes  témoin  des 
prodiges  de  la  nuit  :  hâtez-vous  de  vous  rendre  au  conseil.  » 

En  achevant  ces  mots,  le  messager  poursuit  sa  route  et  va  réveiller 
Adario.  Chactas  rentre  dans  sa  cabane  :  il  suspend  à  son  épaule  gauche 
son  manteau  de  peau  de  martre;  il  demande  son  bâton  d'hicory  '  sur- 
monté d'une  tête  de  vautour.  Miscoue  avoit  coupé  ce  bâton  dans  sa 
vieillesse;  il  l'avoit  laissé  en  héritage  à  son  fils  Outalissi,  et  celui-ci  à 
son  fils  Chactas,  qui,  appuyé  sur  ce  sceptre  héréditaire,  donnoit  des 
leçons  de  sagesse  aux  jeunes  chasseurs  réunis  au  carrefour  des  forêts. 
Un  Indien  complètement  armé  vient  chercher  Chactas,  et  le  conduit  au 
conseil. 

Tous  les  sachems  avoient  déjà  pris  leur  place  :  les  guerriers  étoient 
rangés  derrière  eux;  les  matrones,  ayant  à  leur  tête  la  femme-chef, 
mère  de  l'héritier  de  la  couronne,  occupoient  les  sièges  qui  leur  étoient 
réservés,  et  au-dessous  d'elles  s'asseyoient  les  prêtres. 

Adario,  chef  de  la  tribu  de  la  Tortue,  se  lève  :  inaccessible  à  la 
crainte,  insensible  à  l'espérance,  ce  sachem  se  distingue  par  un  ardent 

i.  Espèce  de  noyer. 


LIVRE   II.  205 

amour  de  la  patrie  :  implacable  ennemi  des  Européens  qui  avoient 
massacré  son  père ,  mais  les  abhorrant  encore  plus  comme  tyrans  de 
son  pays,  il  parloit  incessamment  contre  eux  dans  les  conseils.  Quoi- 
qu'il révérât  Chactas  et  qu'il  se  plût  à  confesser  la  supériorité  du 
sachem  aveugle,  il  étoit  cependant  presque  toujours  d'un  avis  opposé 
a  celui  de  son  vieil  ami. 

Les  bras  pendants  et  immobiles ,  les  regards  attachés  à  la  terre,  il 
prononça  ce  discours  : 

«  Sachems,  matrones,  guerriers  des  quatre  tribus,  écoutez  : 

«  Déjà  l'aloès  avoit  fleuri  deux  fois  depuis  que  Ferdinand  de  Soto, 
l'Espagnol,  étoit  tombé  sous  la  massue  de  nos  ancêtres;  déjà  nous 
étions  allés  combattre  les  tyrans  loin  de  nos  bords,  lorsque  le  Mescha- 
cebé  raconta  à  nos  vieillards  qu'une  nation  étrangère  descendoit  de  ses 
sources.  Ce  peuple  n'étoit  point  de  la  race  superbe  des  guerriers  de 
feu  '.  Sa  gaieté,  sa  bravoure,  son  amour  des  forêts  et  de  nos  usages, 
le  faisoient  chérir.  Nos  cabanes  eurent  pitié  de  sa  misère,  et  donnèrent 
à  Lasalle  ^  tout  ce  qu'elles  pouvoient  lui  offrir. 

((  Bientôt  la  nation  légère  aborde  de  toutes  parts  sur  nos  rives  : 
d'iberville,  le  dompteur  des  flots,  fixe  ses  guerriers  au  centre  même 
de  notre  pays.  Je  m'opposai  à  cet  établissement;  mais  vous  attachâtes 
le  grand  canot  de  l'étranger  aux  buissons,  ensuite  aux  arbres,  puis 
aux  rochers,  enfin  à  la  grande  montagne,  et,  vous  asseyant  sur  la 
chaîne  qui  lioit  le  canot  des  blancs  à  nos  fleuves,  vous  ne  voulûtes 
plus  faire  qu'un  peuple  avec  le  peuple  de  l'Aurore. 

«  Vous  savez,  ô  sachems  !  quelle  fut  la  récompense  de  votre  hospi- 
talité! Vous  prîtes  les  armes,  mais,  trop  prompts  à  les  quitter,  vous 
rallumâtes  le  calumet  de  paix.  Hommes  imprudents!  la  fumée  de  la 
servitude  et  celle  de  l'indépendance  pouvoient-elles  sortir  du  même 
calumet?  Il  faut  une  tête  plus  forte  que  celle  de  l'esclave  pour  n'être 
point  troublée  par  le  parfum  de  la  liberté. 

«  A  peine  avez-vous  enterré  la  hache  ^,  à  peine,  vous  reposant  sur  la 
foi  des  colliers*,  commencez-vous  à  éclaircir  la  chaîne  d'union,  que, 
par  la  plus  noire  des  perfidies,  le  chef  actuel  des  François  veut  vous 
attaquer  sur  vos  nattes.  La  biche  n'a  pas  changé  plus  de  fois  de  parure 
que  je  n'ai  de  doigts  à  cette  main  mutilée  en  défendant  mon  père, 
depuis  que  les  derniers  attentats  des  blancs  ont  souillé  nos  savanes. 
Et  nous  hésitons  encore  ! 

u  Peut-être,  enfants  du  Soleil,  peut-être  comptez-vous  changer  de 

1.  Les  Espagnols.  2.  Il  descendit  le  premier  le  Mississipi. 

3.  Faire  la  paix.  4.  Lettres,  contrats,  traités,  etc. 


206  LES   NATCIIEZ. 

dessert,  abandonner  à  vos  oppresseurs  la  terre  de  la  patrie!  Mais  où 
voulez-vous  porter  vos  pas?  Au  couchant,  au  levant,  vers  l'étoile 
immobile',  vers  ces  régions  où  le  génie  du  jour  s'assied  sur  la  natte 
de  feu  -,  partout  sont  les  ennemis  de  votre  race.  Ils  ne  sont  plus,  ces 
temps  où  vous  pouviez  disposer  de  toutes  les  solitudes,  où  tous  les 
fleuves  couloient  pour  vous  seuls.  Vos  tyrans  ont  demandé  de  nou- 
veaux satellites;  ils  méditent  une  nouvelle  invasion  de  nos  foyers." 
Mais  notre  jeunesse  est  florissante  et  nombreuse;  n'attendons  pas 
qu'on  vienne  nous  surprendre  et  nous  égorger  comme  des  femmes. 
Mon  sang  se  rallume  dans  mes  veines,  ma  hache  brûle  à  ma  ceinture. 
Natchez  I  soyez  dignes  de  vos  pères,  et  le  vieil  Adario  vous  conduit 
dès  aujourd'hui  aux  batailles  sanglantes.  Puissent  les  fleuves  rouler 
à  la  grande  eau  les  cadavres  des  ennemis  de  ma  patrie  !  Puissiez-vous, 
ô  terre  trop  généreuse  des  chairs  rouges  !  étouffer  dans  votre  sein  le 
froment  empoisonné  qu'y  jeta  la  main  de  la  servitude  I  Puissent  ces 
moissons  impies,  épandyes  sur  la  poussière  des  nos  aïeux,  ne  porter 
sur  leur  tige  que  les  semences  de  la  tombe  !  » 

Ainsi  parle  Adario.  Les  guerriers,  les  matrones,  les  vieillards  mêmes, 
troublés  par  sa  mâle  éloquence,  s'agitent  comme  le  blé  dans  le  bois- 
seau bruyant  qui  le  verse  à  la  meule  rapide.  Ondouré  se  lève  au 
milieu  de  l'assemblée. 

Le  grand-chef  des  Natchez,  bien  qu'il  fût  encore  d'une  force  éton- 
nante, touchoit  aux  dernières  limites  de  la  vieillesse;  sa  plus  proche 
parente,  la  violente  Akansie,  étoit  mère  du  jeune  fils  qui  devoit  hériter 
du  rang  suprême  :  ainsi  l'avoit  réglé  la  loi  de  l'État.  Akansie  nourris- 
soit  au  fond  de  son  cœur  une  passion  criminelle  pour  Ondouré,  un  des 
principaux  guerriers  de  la  nation  ;  mais  Ondouré,  au  lieu  de  répondre 
à  l'amour  d'Akansie,  brûloit  pour  Céluta,  dont  le  cœur  commençoit  à 
incliner  vers  l'étranger,  hôte  du  vénérable  Chactas. 

Dévoré  d'ambition  et  d'amour,  ayant  contracté  tous  les  vices  des 
blancs ,  qu'il  détestoit ,  mais  dont  il  avoit  l'adresse  de  se  faire  passer 
pour  l'ami,  Ondouré  avoit  pris  la  résolution  de  se  taire  dans  le  conseil, 
afin  de  se  ménager,  comme  à  son  ordinaire,  entre  les  deux  partis; 
mais  son  amour  pour  Céluta  et  sa  jalousie  naissante  contre  René  l'en- 
traînèrent à  prononcer  ces  paroles  :  «  Pères  de  la  patrie,  qu'atten- 
dons-nous? Le  grand  Adario  ne  nous  a-t-il  pas  tracé  la  route?  Je  ne 
vois  ici  que  le  sage  Chactas  qui  puisse  s'opposer  à  la  levée  de  la 
hache'.  Mais  enfin  le  vénérable  fils  d'Outalissi  montre  un  trop  grand 
penchant  pour  les  étrangers.  Falloit-il  qu'il  introduisît  encore  parmi 

i.  Le  nord.  2.  Le  midi. 

3.  La  guerre. 


LIVRE  II.  207 

nous  cet  hôte  dont  l'arrivée  a  été  marquée  par  des  signes  funestes? 
Chactas,  cette  lumière  des  peuples,  sentira  bientôt  que  sa  générosité 
l'emporte  au  delà  des  bornes  de  la  prudence  :  il  sera  le  premier  à 
renier  ce  fils  adoptif,  à  le  sacrifier,  s'il  le  faut ,  à  la  patrie.  » 

Gomme  autrefois  une  Bacchante  que  l'esprit  du  dieu  avoit  saisie 
couroit  échevelée  sur  les  montagnes  qu'elle  faisoit  retentir  de  ses 
hurlements,  la  jalouse  mère  du  jeune  soleil  se  sent  transportée  de 
fureur  à  ces  paroles  d'Ondouré  :  elle  y  découvre  la  passion  de  ce 
guerrier  pour  une  rivale.  Ses  joues  pâlissent,  ses  regards  lancent  des 
éclairs  sur  l'homme  dont  elle  est  méprisée  :  tous  ses  membres  sont 
agités  comme  dans  une  fièvre  ardente.  Elle  veut  parler,  et  les  mots 
manquent  à  ses  pensées.  Que  va-t-elle  dire?  que  va-t-elle  proposer  au 
conseil?  La  guerre  ou  la  paix?  Exigera-t-elle  la  mort  ou  le  bannisse- 
ment de  l'étranger  qui  augmente  l'amour  d'Ondouré  pour  la  fille  de 
Tabamica?  Demandera-t-elle ,  au  contraire,  l'adoption  du  nouveau  fils 
de  Chactas,  afin  de  désoler,  par  la  présence  de  René,  l'ingrat  qui  la 
dédaigne ,  afin  de  lui  faire  éprouver  une  partie  des  tourments  qu'elle 
endure?  Ces  paroles  tombent  de  ses  lèvres  décolorées  et  tremblantes  : 

«  Vieillards  insensés!  n'avez-vous  point  songé  au  danger  de  la  pré- 
ence  des  Européens  parmi  nous?  Avez-vous  des  secrets  pour  rendre 
le  sein  des  femmes  aussi  froid  que  le  vôtre?  Lorsque  la  vierge 
trompée  sera  comme  le  poisson  que  le  filet  a  jeté  palpitant  sur  le 
sable  aride  ;  lorsque  l'épouse  aura  trahi  l'époux  de  sa  couche;  lorsque 
la  mère ,  oubliant  son  fils ,  suivra  éperdue  dans  les  forêts  le  guerrier 
qui  l'entraîne,  vous  reconnoîtrez ,  mais  trop  tard,  votre  imprudence. 
Réveillez-vous  de  l'assoupissement  de  vos  années!  Oui,  il  faut  du  sang 
aujourd'hui  !  La  guerre  !  il  faut  du  sang  !  les  Manitous  l'ordonnent  ! 
un  feu  dévorant  coule  dans  tous  les  cœurs.  Ne  consultez  point  les 
entrailles  de  l'ours  sacré  :  les  vœux,  les  prières,  les  autels,  sont  inutiles 
à  nos  maux  !  » 

Elle  dit  :  sa  couronne  de  plumes  et  de  fleurs  tombe  de  sa  tête. 
Comme  un  pavot  frappé  des  rayons  du  soleil  se  penche  vers  la  terre 
et  laisse  échapper  de  sel  tige  les  gouttes  amères  du  sommeil,  ainsi  la 
femme  jalouse,  dévorée  par  les  feux  de  l'amour,  baisse  son  front,  dont 
la  mort  semble  épancher  des  sueurs  glacées.  La  confusion  règne  dans 
l'assemblée  ;  une  épaisse  fumée,  répandue  par  les  esprits  du  mal , 
remplit  la  salle  de  ténèbres;  on  entend  les  cris  des  matrones,  les 
mouvements  des  guerriers,  la  voix  des  vieillards.  Ainsi,  dans  un 
atelier,  des  ouvriers  préparent  les  laines  d'Albion  ou  de  l'Ibérie  : 
ceux-ci  battent  les  toisons  poudreuses ,  ceux-là  les  transforment  en  de 
merveilleux  tissus;  plusieurs  les  plongent  dans  la  pourpre  de  Tyr  ou 


208  LKS   NATGIIEZ. 

dans  l'azur  de  l'Indostan  :  mais  si  quelque  main  mal  assurée  vient  à 
répandre  sur  la  flamme  la  liqueur  des  cuves  brûlantes,  une  vapeur 
s'élève  avec  un  silUement  dans  les  salles,  et  des  clameurs  sortent  de 
cette  soudaine  nuit. 

Toutes  les  espérances  se  tournoient  vers  Chactas;  lui  seul  pouvoi; 
rétablir  le  calme  :  il  annonce  par  un  signe  qu'il  va  se  faire  entendre. 
L'assemblée  devient  immobile  et  muette,  et  l'orateur,  qui  n'a  pas 
encore  parlé,  semble  déjà  faire  porter  aux  passions  les  chaînes  de  sa 
paisible  éloquence. 

11  se  lève  :  sa  tête  couronnée  de  cheveux  argentés,  un  peu  balancée 
par  la  vieillesse  et  par  d'attendrissants  souvenirs,  ressemble  à  l'étoile 
du  soir,  qui  paroît  trembler  avant  de  se  plonger  dans  les  flots  de 
l'Océan.  Adressant  son  discours  à  son  ami  Adario,  Chactas  s'exprime 
de  la  sorte  : 

«  Mon  frère  l'Aigle,  vos  paroles  ont  l'abondance  des  grandes  eaux, 
et  les  cyprès  de  la  savane  sont  enracinés  moins  fortement  que  vous 
sur  les  tombeaux  de  nos  pères.  Je  sais  aussi  les  injustices  des  blancs; 
mon  cœur  s'en  est  affligé.  Mais  sommes-nous  certains  que  nous  n'avons 
rien  à  nous  reprocher  nous-mêmes?  Avons-nous  fait  tout  ce  que  nous 
avons  pu  pour  demeurer  libres?  Est-ce  avec  des  mains  pures  que  nous 
prétendons  lever  la  bâche  d'Areskoui?  Mes  enfants,  car  mon  âge  et 
mon  amour  pour  vous  me  permettent  de  vous  donner  ce  nom,  je 
déplore  la  perte  de  l'innocente  simplicité  qui  faisoit  la  beauté  de  nos 
cabanes.  Qu'auroient  dit  nos  pères  s'ils  avoient  découvert  dans  une 
matrone  les  signes  qui  viennent  de  troubler  le  conseil?  Femme,  portez 
ailleurs  l'égarement  de  vos  esprits;  ne  venez  point  au  milieu  des 
sachems,  avec  le  souffle  de  vos  passions,  tirer  des  plaintes  du  feuillage 
flétri  des  vieux  chênes. 

u  Et  toi,  jeune  chef,  qui  as  osé  prendre  la  parole  avant  les  vieil- 
lards, crois-tu  donc  tromper  Chactas?  Tremble  que  je  ne  dévoile  ton 
âme,  aussi  creuse  que  le  rocher  oij  se  renferme  l'ours  du  Labrador! 

«Préparons-nous  aux  jeux  d'Areskoui,  exerçons  notre  jeunesse, 
faisons  des  alliances  avec  de  puissants  voisins,  mais  auparavant 
prenons  les  sentiers  de  la  paix  :  renouons  la  chaîne  d'alliance  avec 
Chépar;  qu'il  parle  dans  la  vérité  de  son  cœur,  qu'il  dise  dans  quel 
dessein  il  rassemble  ses  guerriers.  Mettons  les  Manitous  équitables  de 
notre  côté,  et  si  nous  sommes  enfin  forcés  à  lever  la  hache,  nous  com- 
battrons avec  l'assurance  de  la  victoire  ou  d'une  mort  sainte,  la  plus 
belle  et  la  plus  certaine  des  délivrances.  J'ai  dit.  » 

Chactas  jette  un  collier  bleu,  symbole  de  paix,  au  milieu  de  l'assem- 
blée, et  se  rassied.  Tous  les  guerriers  étoient  émus  :  «  Quelle  expé- 


LIVRE    II.  209 

rience!  disoient  les  uns;  quelle  douceur  et  quelle  aulorilé!  disoient 
îes  autres.  Jamais  on  ne  retrouvera  un  tel  sachem.  Il  sait  la  langue 
:le  toutes  les  forêts  ;  il  connoît  tous  les  tombeaux  qui  servent  de  limites 
aux  peuples ,  tous  les  fleuves  qui  séparent  les  nations.  Nos  pères  ont 
été  plus  heureux  que  nous  :  ils  ont  passé  leur  vie  avec  sa  sagesse  ; 
nous ,  nous  ne  le  verrons  que  mourir.  »  Ainsi  parloient  les  guerriers. 

L'avis  de  Chactas  fut  adopté  :  quatre  députés  portant  le  calumet  de 
paix  furent  envoyés  au  fort  Rosalie.  Mais  Areskoui ,  fidèle  aux  ordres 
de  Satan,  riant  d'un  rire  farouche,  suivoit  à  quelque  distance  les 
messagers  de  paix  avec  la  Trahison,  la  Peur,  la  Fuite,  les  Douleurs  et 
la  Mort. 

Cependant  le  prince  des  enfers  étoit  arrivé  aux  extrémités  du  monde, 
sous  le  pôle  dont  l'intrépide  Cook  mesura  la  circonférence  à  travers  les 
vents  et  les  tempêtes.  Là ,  au  milieu  des  terres  australes  qu'une  bar- 
rière de  glaces  dérobe  à  la  curiosité  des  hommes ,  s'élève  une  mon- 
tagne qui  surpasse  en  hauteur  les  sommets  les  plus  élevés  des  Andes 
dans  le  Nouveau-Monde,  ou  du  Thibet  dans  l'antique  Asie. 

Sur  cette  montagne  est  bâti  un  palais,  ouvrage  des  puissances  infer- 
nales. Ce  palais  a  mille  portiques  d'airain  ;  les  moindres  bruits  vien- 
nent frapper  les  dômes  de  cet  édifice,  dont  le  silence  n'a  jamais  franchi 
le  seuil. 

Au  centre  du  monument  est  une  voûte  tournée  en  spirale,  comme 
une  conque,  et  faite  de  sorte  que  tous  les  sons  qui  pénètrent  dans  le 
palais  y  aboutissent  :  mais,  par  un  effet  du  génie  de  l'architecte  des 
mensonges,  la  plupart  de  ces  sons  se  trouvent  faussement  reproduits; 
souvent  une  légère  rumeur  s'enfle  et  gronde  en  entrant  par  la  voie 
préparée  aux  éclats  du  tonnerre,  tandis  que  les  roulements  de  la 
foudre  expirent,  en  passant  par  les  routes  sinueuses  destinées  aux 
foibles  bruits. 

C'est  là  que,  l'oreille  placée  à  l'ouverture  de  cet  immense  écho,  est 
assis  sur  un  trône  retentissant  un  démon ,  la  Renommée.  Cette  puis- 
sance, fille  de  Satan  et  de  l'Orgueil,  naquit  autrefois  pour  annoncer  le 
mal  :  avant  le  jour  où  Lucifer  leva  l'étendard  contre  le  Tout-Puissant, 
la  Renommée  étoit  inconnue.  Si  un  monde  venoit  à  s'animer  ou  à 
s'éteindre  ;  si  l'Éternel  avoit  tiré  un  univers  du  néant  ou  replongé  un 
de  ses  ouvrages  dans  le  chaos  ;  s'il  avoit  jeté  des  soleils  dans  l'espace, 
créé  un  nouvel  ordre  de  Séraphins,  essayé  la  bonté  d'une  lumière, 
toutes  ces  choses  étoient  aussitôt  connues  dans  le  ciel  par  un  sentiment 
intime  d'admiration  et  d'amour,  par  le  chant  mystérieux  de  la  céleste 
Jérusalem.  Mais  après  la  rébellion  des  mauvais  anges  la  Renommée  f 
usurpa  la  place  de  cette  intuition  divine.  Bientôt  précipitée  aux  enfers, 
III.    .  14 


2]0  l.KS    NATCIIKZ. 

ce  fut  ('llr((iii  iiiihlia  dans  rahîiuc  la  naissance  de  notre  ^lobe  et  qui 
poila  rcniienii  de  Dieu  à  lenlor  la  chute  de  riioniiuc  i''JI('  viiil  sur  la 
terre  avec  la  MorI ,  et  dès  ce  moment  elle  établit  sa  demeure  sur  la 
montagne,  où  elle  entend  et  répète  confusément  ce  qui  se  passe  sur  b 
terre,  aux  enfers  et  dans  les  cieux. 

Satan,  arrive  au  palais,  pénètre  jusqu'au  lieu  où  veilloit  la  Uoiionmièc. 

('  Ma  fdle,  lui  dit-il,  est-ce  ainsi  que  tu  me  sers?  peux-tu  ignorer 
îos  projets  que  je  médite?  Toi  seule  n'as  point  paru  dans  l'assemblée 
des  puissances  infernales.  Cependant,  fdle  ingrate,  pour  qui  travaillé- 
je  en  ce  moment,  si  ce  n'est  pour  toi?  Quel  est  l'ange  que  j'ai  aimé 
jilus  tendrement  que  je  ne  t'aime?  Lorsque  l'Orgueil,  mon  premier 
amour,  te  donna  naissance,  je  te  pris  sur  mes  genoux,  je  te  prodiguai 
les  caresses  d'un  père.  H<àtc-toi  donc  de  me  prouver  que  tu  n'as  pas 
rompu  les  liens  qui  nous  unissent.  Viens,  suis-moi;  le  temps  presse;; 
il  faut  que  lu  parles,  il  faut  que  tu  répètes  ce  que  je  t'apprendrai;  ton 
silence  peut  mettre  en  danger  mon  empire.  » 

Le  démon  de  la  renommée,  souriant  au  prince  des  ténèbres,  lui 
répond  d'une  voix  éclatante  : 

«  0  mon  père!  je  n'ai  pas  rompu  les  liens  qui  nous  unissent.  J'ai 
entendu  les  bruits  répandus  par  toi  chez  les  Natchez;  j'ai  vu  avec 
transport  les  grandes  choses  que  tu  prépares  ;  mais  il  me  venoit  dans 
ce  moment  d'autres  bruits  de  la  terre  :  j'étois  occupée  à  redire  au 
monde  la  gloire  d'un  monarque  de  l'Europe ^  Ces  François  m'acca- 
blent de  leurs  merveilles  ;  il  me  faudroit  des  siècles  pour  les  entendre 
et  les  raconter.  Cependant  je  suis  prête  à  te  suivre,  et  j'abandonne  tout 
pour  servir  tes  desseins.  » 

En  achevant  ces  mots,  la  Renommée  descend  de  son  trône  :  de  toutes 
les  voûtes,  de  tous  les  dômes,  de  tous  les  souterrains  du  palais  ébranlé, 
s'échappent  des  sons  confus  et  discordants  :  tels  sont  les  rugissements 
d'un  troupeau  de  lions,  lorsque,  la  gueule  enflammée,  la  langue  pen- 
dante, ils  élèvent  la  voix  durant  une  sécheresse  dans  l'aridité  des 
sables  africains. 

Satan  et  la  Renommée  sortent  du  sonore  édifice ,  s'abattent  comme 
deux  aigles  au  pied  de  la  montagne,  où  la  Nuit  leur  amène  un  char. 
Ils  y  montent.  La  Renommée  saisit  les  rênes  qui  flottoient  embarras- 
sées dans  les  ailes  des  deux  coursiers  :  démon  fantastique,  dans  les 
ténèbres  elle  ressemble  à  un  géant;  à  la  lumière  elle  n'est  plus  qu'un 
pygmée.  L'Étonnement  la  précède,  l'Envie  la  suit  de  près  et  l'Admira- 
tion l'accompagne  de  loin. 

1.  Louis  XIV. 


LIVRE   lî.  211. 

Le  couple  pervers  franchit  ces  mers  inexplorées  qui  s'étendent  entre 
la  coupole  de  glace  et  ces  terres  que  n'avoient  point  encore  nommées 
les  Cook  et  les  La  Pérouse.  La  Renommée,  dirigeant  ses  coursiers  sur 
la  croix  du  sud,  tourne  le  dos  à  ces  constellations  australes  qu'un  œil 
humain  ne  vit  jamais;  puis,  par  le  conseil  de  Satan,  de  peur  d'être 
aperçue  de  l'ange  qui  garde  l'Asie,  au  lieu  de  remonter  l'océan  Paci- 
fique, elle  descend  vers  l'orient,  pour  voler  sur  la  plaine  humide  qui 
sépare  l'Afrique  du  nouveau  continent.  Elle  ne  voit  point  Otaïti  avec 
ses  palmiers,  ses  chants,  ses  chœurs,  ses  danses,  et  ses  peuples  qui 
recommençoient  la  Grèce.  Plus  rapide  que  la  pensée,  le  char  double  le 
cap  oii  un  océan ,  si  longtemps  ignoré,  livre  d'éternels  combats  aux 
mers  de  l'Ancien  Monde. 

Satan  et  la  Renommée  laissent  loin  derrière  eux  les  flammes  qui 
s'élèvent  des  terres  Magellaniques  ;  phare  lugubre,  qu'aucune  main 
n'allume,  et  qui  brûle  sans  gardien  ,  au  bord  d'une  mer  sans  naviga- 
teur. Ils  vous  saluèrent,  ruines  fumantes  de  Rio -Janeiro,  monument 
de  ta  valeur,  ô  mon  fameux  compatriote  ! 

Satan  frappe  de  sa  lance  les  coursiers  haletants,  et  bientôt  il  a  passé 
ce  promontoire  qui  reçut  jadis  une  colonie  des  Carthaginois.  L'Ama- 
zone découvre  son  immense  embouchure,  ces  flots  que  La  Condamine, 
conduit  par  la  céleste  Uranie,  visita  dans  sa  docte  course,  et  que 
Humboldt  devoit  illustrer. 

A  l'instant  même,  le  char  traverse  la  ligne  que  le  soleil  brûle  de 
ses  feux,  entre  dans  l'autre  hémisphère,  et  laisse  sur  la  gauche  la 
triste  Cayenne,  que  l'avenir  a  marquée  pour  l'exil  et  la  douleur.  Les 
deux  puissances  infernales,  en  perdant  de  vue  cette  terre  qui  les  fait 
sourire,  volent  au-dessus  des  îles  des  Caraïbes,  et  se  trouvent  enga- 
gées dans  l'archipel  du  golfe  mexicain.  La  montueuse  Martinique,  qui 
n'étoit  point  encore  soumise  à  la  valeur  françoise ,  la  Dominique  con- 
quise par  les  Anglois ,  disparoissoient  sous  les  roues  du  char.  Saint- 
Domingue,  qui  depuis  s'enivra  de  richesses,  de  sang  et  de  liberté, 
Saint-Domingue,  dont  les  destinées  dévoient  être  si  extraordinaires,  se 
montroit  alors  en  partie  sauvage,  tel  que  les  intrépides  flibustiers 
l'avoient  laissé  en  héritage  à  la  France.  Et  toi,  île  de  San -Salvador,  à 
jamais  célèbre  entre  toutes  les  îles,  tu  fus  découverte  par  l'œil  de  la 
Renommée,  bien  qu'une  ingrate  obscurité  ait  succédé  à  ta  gloire.  Éle- 
vant la  tête  entre  tes  sœurs  de  Bahama ,  ce  fut  toi  qui  souris  la  pre- 
mière à  Colomb;  ce  fut  toi  qui  vis  descendre  de  ses  vaisseaux  l'im- 
mortel Génois,  comme  le  fils  aîné  de  l'Océan  ;  ce  fut  sur  tes  rivages 
que  se  visitèrent  les  peuples  de  l'Occident  et  de  l'Aurore,  qu'ils  se 
saluèrent  mutuellement  du  nom  d'hommes!  Tes  rochers  retentissoient 


212  LES    NATC|[F,Z. 

(lu  hi'iiii  d'une  inusiciiu'  L^uorrière  annonçant  cotte  giamh^  allianro, 
tandis  que  CoUinih  loniboil  à  g(Mioux  oL  baisoit  celle  iciic,  aiilic  moi- 
tié de  riiéritage  des  fils  d'Adam. 

A  peine  la  Renommée  a-t-ellc  quitté  San-Salvador,  qu'elle  aborde  à 
l'istbme  des  Florides  :  elle  arrête  le  char,  s'élance  avec  l'archange  sur 
les  grèves  dont  la  mer  se  retire.  Satan  promène  un  moment  ses  regards 
sur  les  forêts,  comme  s'il  apercevoit  déjà  dans  ces  solitudes  des  peu- 
ples destinés  à  changer  la  face  du  monde.  La  Renommée  jette  un  nuage 
sur  son  char,  étend  ses  ailes,  donne  une  ni;u'n  à  son  compagnon  :  tous 
deux,  renfermés  dans  un  globe  de  feu,  s'élèvent  à  une  hauteur  déme- 
surée, et  retombent  au  bord  du  Meschacebé.  Là  Satan  quitte  sa  trom- 
peuse fille  pour  voler  à  d'autres  desseins,  tandis  qu'elle  se  hâte  d'exé- 
cuter les  ordres  de  son  père. 

Elle  prend  la  démarche  et  la  contenance  d'un  vieillard,  afin  de 
donner  un  plus  grand  air  de  vérité  à  ses  paroles.  Sa  tête  se  dépouille, 
son  corps  se  courbe  sur  un  arc  détendu  qu'elle  tient  à  la  main  en  guise 
de  bâton;  ses  traits  ressemblent  parfaitement  à  ceux  du  sachem 
Ondaga,  un  des  plus  sages  hommes  des  Natchez,  Ainsi  transformé,  le 
démon  indiscret  va  frappant  de  cabane  en  cabane,  racontant  le  doux 
penchant  de  Céluta  pour  René  et  ajoutant  toujours  quelque  circon- 
stance qui  éveille  la  curiosité,  la  haine,  l'envie  ou  l'amour.  La  jalouse 
mère  du  jeune  soleil,  Akansie,  pousse  un  cri  de  joie  à  ces  bruits  semés 
par  la  Renommée,  car  elle  espéroit  qu'ainsi  rejeté  de  Céluta,  Ondouré 
reviendroit  peut-être  à  l'amante  qu'il  avait  dédaignée,  mais  le  faux 
vieillard  ajoute  aussitôt  qu'Ondouré  est  tombé  dans  le  plus  violent 
désespoir,  et  qu'il  menace  les  jours  de  l'étranger. 

Ces  dernières  paroles  glacent  le  cœur  d'Akansie.  La  femme  infortu- 
née s'écrie  :  «  Sors  de  ma  cabane,  ô  le  plus  imprudent  des  vieillards! 
Va  continuer  ailleurs  tes  récits  insensés.  Puissent  les  sachems  faire 
de  toi  un  exemple  mémorable  et  t'arracher  cette  langue  qui  distille  le 
poison  !  » 

En  prononçant  ces  mots ,  Akansie ,  nouvelle  Médée ,  se  sent  prête  à 
déchirer  ses  enfants  et  à  plonger  un  poignard  dans  le  cœur  de  sa 
rivale. 

La  Renommée  quitte  la  femme -chef  et  va  chercher  Ondouré.  Elle 
le  trouva  derrière  sa  cabane,  travaillant  dans  la  forêt  à  la  construc- 
tion d'un  canot  d'écorce  de  bouleau  ,  fragile  nacelle  destinée  à  flotter 
sur  le  sein  des  lacs,  comme  le  cygne,  dont  elle  imitoit  la  blancheur  et 
la  forme. 

La  Renommée  s'avance  vers  le  guerrier,  et  examine  d'abord  en 
silence  son  ouvrage.  Contempteur  de  la  vieillesse  et  des  lois,  Ondouré 


LIVRE   II.  21S 

dit  au  faux  Ondaga,  en  le  regardant  d'un  air  moqueur  :  «  Tu  ferois 
mieux ,  sachem ,  d'aller  causer  avec  les  autres  hommes  dont  l'âge  a 
affoibli  la  raison  et  rendu  les  pensées  semblables  à  celles  des  matrones. 
Tu  sais  que  j'aime  peu  les  cheveux  blancs  et  les  longs  propos.  Éloigne- 
toi  donc,  de  peur  qu'en  bâtissant  ce  canot  je  ne  te  fasse  sentir,  sans 
le  vouloir,  la  pesanteur  de  mon  bras.  Je  t'étendrois  à  terre  comme 
un  if  qui  n'a  plus  que  l'écorce  et  que  le  vent  traverse  dans  sa 
course.  » 

«  Mon  fils,  semblable  au  terrible  Areskoui  ',  répondit  le  rusé 
vieillard,  je  ne  m'étonne  pas  des  propos  odieux  que  tu  viens  de  tenir 
à  un  père  de  la  patrie  :  la  colère  doit  être  dans  ton  cœur  et  la  ven- 
geance agiter  les  panaches  de  ta  chevelure.  Lorsque  la  perfide  Endaé, 
l>lus  belle  que  l'étoile  qui  ne  marche  pas-,  rejeta  autrefois  mes  pré- 
seiils  pour  recevoir  ceux  de  Mengade,  mon  cœur  brûla  de  la  fureur 
qui  possède  aujourd'hui  le  tien.  Je  méconnus  mon  père  lui-même,  et, 
dans  l'égarement  de  ma  raison,  je  levai  mon  tomahawk^  sur  celle  qui 
m'avoit  porté  dans  son  sein  et  qui  m'avoit  donné  un  nom  parmi  les 
hommes.  Mais  Athaensic*  plongea  bientôt  ma  flèche  dans  le  cœur  de 
mon  rival,  et  Endaé  fut  le  prix  de  ma  victoire.  Malgré  le  poids  des 
neiges  5,  ma  mémoire  a  conservé  fidèlement  le  souvenir  de  cette  aven- 
ture, comme  les  colliers"  gardent  les  actions  des  aïeux.  Je  pardonne 
à  l'imprudence  de  tes  paroles.  » 

A  peine  la  Renommée  achevoit  ce  perfide  discours,  que  le  fer  dont 
Ondouré  étoit  armé  échappe  à  sa  main.  Les  yeux  du  sauvage  se 
fixent,  une  écume  sanglante  paroît  et  disparoît  sur  ses  lèvres;  il  pâlit, 
et  ses  bras  roidis  s'agitent  à  ses  côtés.  Soudain  recouvrant  ses  sens,  il 
bondit  comme  un  torrent  du  haut  d'un  roc,  et  disparoît. 

Alors  le  démon  de  la  renommée,  reprenant  sa  forme,  s'élève  triom- 
phant dans  les  airs  :  trois  fois  il  remplit  de  son  souffle  une  trompette 
dont  les  sons  aigus  déchirent  les  oreilles.  En  même  temps  Satan 
envoie  à  Ondouré  l'Injure  et  la  Vengeance  :  la  première  le  devance, 
en  répandant  des  calomnies  qui,  comme  une  huile  empoisonnée, 
souillent  ce  qu'elles  ont  touché;  la  seconde  le  suit,  enveloppée  dans 
un  manteau  de  sang.  Le  prince  des  ténèbres  veut  qu'une  division 
éclatante  sé])are  à  jamais  René  et  Ondouré  et  devienne  le  premier 
anneau  d'une  longue  chaîne  de  malheurs.  Cependant  Ondouré  ne  sent 
pas  encore  pour  Céluta  tous  les  feux  d'amour  qui  le  brûleront  dans  la 


i.  Génie  de  la  guerre. 

2.  L'étoile  polaire.  3    Massue.  i.  Génie  de  la  vengeance. 

'.'>.  Années.  G.  Traites,  contrats,  lettres,  etc. 


2U  LES  NATCIIKZ. 

siiiio  ri  (|iii  rcxciloroiU  ;i  tous  les  ciiines,  mais  son  orgueil  ot  son 
anibilion  sont  à  la  fois  blessés;  il  ne  respire  que  vengeance,  11  va 
exhalant  son  dépit  en  paroles  insultantes. 

«  Quc\  est  donc  ce  fds  de  l'c'lianger  qui  prétend  m'enlever  la  femme 
(le  mon  choix?  Lui  donne-t-on,  comme  à  moi,  la  première  place  dans 
les  festins  et  la  portion  la  ])lus  honorable  de  la  victime?  Où  sont  les 
chevelures  des  cnnemi.<  qu'il  a  enlevées?  Vile  chair  blanche,  qui  n'as 
ni  père  ni  mère,  qu'aucune  cabane  ne  réclame  !  Lâche  guerrier,  à  qui 
je  ferai  porter  le  jupon  d'écorce  de  la  vieille  femme  et  que  je  forme- 
rai à  fder  le  nerf  de  chevreuil  !  » 

Ainsi  parloit  ce  chef,  environniî  d'une  légion  d'esprits  qui  rcmplis- 
soient  son  âme  de  mille  pensées  funestes.  Lorsque  l'automne  a  mini 
les  vergers,  on  voit  des  hommes  agrestes,  montés  sur  l'arbre  cher  à  la 
Neustrie,  abattre  avec  de  longues  perches  la  pomme  vermeille,  tandis 
que  les  jeunes  filles  et  les  jeunes  laboureurs  ramassent  pêle-mêle 
dans  une  corbeille  les  fruits  dont  le  jus  doit  troubler  la  raison  :  ainsi 
les  anges  du  mal  jettent  ensemble  leurs  dons  enivrants  dans  le  sein 
d'Ondouré.  Jalousie  insensée  !  l'amour  ne  pouvoit  entrer  dans  le  cœur 
du  frère  d'Amélie  :  Céluta  aimoit  seule.  Ces  passions ,  de  tous  côtés 
non  partagées,  ne  promettoient  que  des  malheurs  sans  ressource  et 
sans  terme. 


LIVRE   TROISIÈME. 


Le  départ  de  Chactas  pour  le  conseil  avoit  laissé  René  à  la  solitude. 
Il  sortoit  et  rentroit  dans  la  cabane,  suivoit  un  sentier  dans  le  désert 
ou  regardoit  le  fleuve  couler.  Un  bois  de  cyprès  avoit  attiré  sa  vue. 
Perdu  quelque  temps  dans  l'épaisseur  des  ombres,  il  se  trouva  tout  à 
coup  auprès  de  l'habitation  de  Céluta.  Devant  la  hutte  s'élevoient 
quelques  gordonias  qui  étaloient  l'or  et  l'azur  dans  leurs  feuilles 
vieillies,  la  verdure  dans  leurs  jeunes  rameaux  et  la  blancheur  dans 
leurs  fleurs  de  neige.  Des  copalmes  se  mêloient  à  ces  arbustes,  et  des 
azaléas  formoient  un  buisson  de  corail  à  leurs  racines. 

Conduit  par  le  chemin  derrière  ce  bocage,  le  frère  d'Amélie  jeta  les 
yeux  dans  la  cabane,  où  il  aperçut  Céluta  :  ainsi,  après  son  naufrage, 
le  fils  de  Laerte  regardoit,  à  travers  les  branches  de  la  forêt,  Nausi- 
caa,  semblable  à  la  tige  du  palmier  de  Délos. 

La  fille  des  Natchez  étoit  assise  sur  une  natte  ;  elle  tracoit,  en  fil 
de  pourpre,  sur  une  peau  d'orignal,  les  guerres  des  Natchez  contre 


liUTOaTG^SA  Z7  c3:iinA 


Caraicr  u-crci.  Sà'lesr:, 


LIVRE  m.  215 

les  Siminoles.  On  voyoit  Chactas  au  moment  d'être  brûlé  dans  le 
cadre  de  feu,  et  délivré  par  Atala.  Profondément  occupée,  Céluta  se 
penchoit  sur  son  ouvrage  :  ses  cheveux,  semblables  à  la  fleur  d'hya- 
cinthe, se  partageoient  sur  son  cou  et  tomboient  des  deux  côtés  de 
son  sein  comme  un  voile.  Lorsqu'elle  venoit  à  tirer  en  arrière  un  long 
fil,  en  déployant  lentement  son  bras  nu,  les  Grâces  étoient  moins 
charmantes. 

Non  loin  de  Céluta,  Outougamiz  étoit  assis  sur  des  herbes  parfu- 
mées, sculptant  une  pagaye.  On  retrouvoit  le  frère  dans  la  sœur,  avec 
cette  différence  qu'il  y  avoit  dans  les  traits  du  premier  plus  de  naï- 
veté, dans  les  traits  de  la  seconde  plus  d'innocence.  Égale  candeur, 
égale  simplicité,  sortoit  de  leurs  cœurs  par  leurs  bouches  :  tels,  sur 
un  même  tronc,  dans  une  vallée  du  Nouveau-Monde,  croissent  deux 
érables  de  sexe  différent  ;  et  cependant  le  chasseur  qui  les  voit  du 
haut  de  la  colline  les  reconnoît  pour  frère  et  sœur  à  leur  air  de  famille 
et  au  langage  que  leur  fait  parler  la  brise  du  désert. 

Le  frère  d'Amélie  étoit  le  chasseur  qui  contemploit  le  couple  soli- 
taire, et,  bien  qu'il  ne  comprît  pas  ses  paroles,  il  les  écoutoit  pour- 
tant, car  les  deux  orphelins  échangeoient  alors  de  doux  propos. 

Génie  des  forêts  à  la  voix  naïve,  génie  accoutumé  à  ces  entretiens 
ignorés  de  l'Europe,  qui  font  à  la  fois  pleurer  et  sourire,  refuseriez- 
vous  de  murmurer  ceux-ci  à  mon  oreille? 

a  Je  ne  veux  plus  voir  dormir  les  jeunes  hommes,  disoit  la  fille  des 
Natchez.  Mon  frère,  quand  tu  dors  sur  ta  natte,  ton  sommeil  est  un 
baume  rafraîchissant  pour  moi  :  est-ce  que  les  hommes  blancs  n'ont 
pas  le  même  repos  ?  » 

Outougamiz  répondit  :  «  Ma  sœur,  demandez  cela  aux  vieillards.  » 

Céluta  repartit  :  (c  II  m'a  semblé  voir  le  Manitou  de  la  beauté  qui 
ouvroit  et  fermoit  tour  à  tour  les  lèvres  du  guerrier  blanc,  pendant 
son  sommeil,  chez  Chactas.  » 

«  Un  esprit,  dit  Outougamiz,  m'est  apparu  dans  mes  songes.  Je  n'ai 
pu  voir  son  visage,  car  sa  tête  étoit  voilée.  Cet  esprit  m'a  dit  :  Le 
grand  jeune  homme  blanc  porte  la  moitié  de  ton  cœur.  » 

Ainsi  parloient  les  deux  innocentes  créatures  ;  leur  tendresse  fra- 
ternelle enchantoit  et  attristoit  à  la  fois  le  frère  d'Amélie.  Il  fit  un 
mouvement ,  et  Céluta ,  levant  la  tête ,  découvrit  l'étranger  à  travers 
la  feuillée.  La  pudeur  monta  au  front  de  la  fille  des  Natchez,  et  ses 
joues  se  colorèrent  :  ainsi  un  lis  blanc,  dont  on  a  trempé  le  pied 
dans  la  sève  purpurine  d'une  plante  américaine,  se  peint  en  une  seule 
nuit  de  la  couleur  brillante,  et  étonne  au  matin  l'empire  de  Flore  par 
sa  prodigieuse  b&anté. 


2iri  LES   NATCII  1./. 

A  (lomi  cachet  dans  Ips  guirlandes  du  l)iiisson,  René  contoniploit 
Céluta  ,  qui  lui  sourioil  du  mOmo  air  (jun  la  divine  lo  sourioil,  ;ui 
maître  d(>s  dieux  lorsqu'on  ne  voyoit  que  la  tôle  de  l'immortel  dans 
la  nue.  Enlin  la  lille  de  Tabamica  ouvrit  ses  lèvres  comme  celles  de 
la  persuasion,  et  d'une  voix  dont  les  inflexions  ressembloient  aus 
accents  de  la  lliiniii'  bleue  :  <(  Mon  frère,  voilà  le  fils  de  Chactas.  » 

Outouganii/,  le  plus  léger  des  chasseurs,  se  lève,  court  à  l'étranger, 
le  jn-end  par  la  main,  et  le  conduit  dans  sa  cabane  de  bois  d'iliciuiu, 
dont  les  meubles  reflétoient  l'éclat  des  essences  qui  les  avoient  embau- 
més. Il  le  fait  asseoir  sur  la  dépouille  d'un  ours  longtemps  la  terreur 
du  pays  des  Esquimaux  ;  lui-même  il  s'assied  à  ses  côtés  en  lui 
disant  :  «  Enfant  de  l'Aurore,  les  étrangers  et  les  pauvres  viennent  du 
Grand-Esprit.  » 

Céluta,  dans  la  couche  de  laquelle  aucun  guerrier  n'avoit  dormi, 
essaya  de  continuer  son  ouvrage,  mais  ses  yeux  ne  voyoient  plus  que 
des  erreurs  sans  issue  dans  les  méandres  de  ses  broderies. 

11  est  une  coutume  parmi  ces  peuples  de  la  nature,  coutume  que 
l'on  trouvoit  autrefois  chez  les  Hellènes  :  tout  guerrier  se  choisit  un 
ami.  Le  nœud,  une  fois  formé,  est  indissoluble;  il  résiste  an  malheur 
et  à  la  prospérité.  Chaque  homme  devient  double  et  vit  de  deux  âmes; 
si  l'un  des  deux  amis  s'éteint,  l'autre  ne  tarde  pas  à  disparoître.  Ainsi 
ces  mêmes  forêts  américaines  nourrissent  des  serpents  à  deux  têtes, 
dont  l'union  se  fait  par  le  milieu,  c'est-à-dire  par  le  cœur  :  si  quelque 
voyageur  écrase  l'un  des  deux  chefs  de  la  mystérieuse  créature,  la 
partie  morte  reste  attachée  à  la  partie  vivante,  et  bientôt  le  symbole 
de  l'amitié  périt. 

Trop  jeune  encore  lorsqu'il  perdit  son  père,  le  frère  de  Céluta  n'avoit 
point  fait  le  choix  d'un  ami.  11  résolut  d'unir  sa  destinée  à  celle  du 
fils  adoptif  de  Chactas  :  il  saisit  donc  la  main  de  l'étranger,  et  lui  dit  : 
«  Je  veux  être  ton  ami.  »  René  ne  comprit  point  ce  mot,  mais  il  répéta 
dans  la  langue  de  son  hôte  le  mot  ami.  Plein  de  joie,  Outougamiz  se 
lève,  prend  une  flèche,  un  collier  de  porcelaine  ',  et  fait  signe  à  René 
et  à  Céluta  de  le  suivre. 

Non  loin  de  la  cabane  habitée  on  voyoit  une  autre  cabane  déserte, 
dans  laquelle  Outougamiz  étoit  né  ;  un  ruisseau  en  baignoit  le  toit 
tombé  et  les  débris  épars.  Le  jeune  Indien  y  pénètre  avec  son  hôte; 
Céluta,  comme  une  femme  appelée  en  témoignage  devant  un  juge, 
demeure  debout  à  quelque  distance  du  lieu  marqué  par  son  frère. 
Outougamiz,  parvenu  au  milieu  des  ruines,  prend  une  contenancp 

1.  Sorte  de  coquillage. 


LIVRE  m.  217 

solennelle  ;  il  donne  à  tenir  à  René  un  bout  de  la  flèche  dont  l'autre 
bout  repose  dans  sa  main.  Élevant  la  voix  et  attestant  le  ciel  et  la 
terre  : 

((  Fils  de  l'étranger,  dit-il,  je  me  confie  à  toi  sur  mon  berceau,  et 
je  mourrai  sur  ta  tombe.  Nous  n'aurons  plus  qu'une  natte  pour  le 
jour,  qu'une  peau  d'ours  pour  la  nuit.  Dans  les  batailles,  je  serai  à 
tes  côtés.  Si  je  te  survis,  je  donnerai  à  manger  à  ton  esprit,  et  après 
plusieurs  soleils  passés  en  festins  ou  en  combats  tu  me  prépareras  à 
ton  tour  une  fête  dans  le  pays  des  âmes.  Les  amis  de  mon  pays  sont 
des  castors  qui  bâtissent  en  commun.  Souvent  ils  frappent  leurs 
tomahawks  '  ensemble,  et  quand  ils  se  trouvent  ennuyés  de  la  vie,  ils 
se  soulagent  avec  leur  poignard. 

«  Reçois  ce  collier  :  vingt  graines  rouges  marquent  le  nombre  de 
mes  neiges  ^  ;  les  dix-sept  graines  blanches  qui  les  suivent  indiquent 
les  neiges  de  Céluta,  témoin  de  notre  engagement  ;  neuf  graines  vio- 
lettes disent  que  c'est  dans  la  neuvième  lune,  ou  la  lune  des  chas- 
seurs, que  nous  nous  sommes  juré  amitié  ;  trois  graines  noires  suc- 
cèdent aux  graines  violettes  :  elles  désignent  le  nombre  des  nuits  que 
cette  lune  a  déjà  brillé.  J'ai  dit.  » 

Outougamiz  cessa  de  parler,  et  des  larmes  tombèrent  de  ses  pau- 
pières. Comme  les  premiers  rayons  du  soleil  descendent  sur  une  terre 
fraîchement  labourée  et  humectée  de  la  rosée  de  la  nuit,  ainsi  l'amitié 
du  jeune  Natchez  pénétra  dans  l-'àme  attendrie  de  René.  A  la  vivacité 
du  frère  de  Céluta,  au  mot  d'ami  souvent  répété,  au  choix  extraordi- 
naire du  lieu,  René  comprit  qu'il  s'agissoit  de  quelque  chose  de  grand 
et  d'auguste  ;  il  s'écria  à  son  tour  :  «  Quel  que  soit  ce  que  tu  me  pro- 
poses, homme  sauvage,  je  te  jure  de  l'accomplir;  j'accepte  les  pré- 
sents que  tu  me  fais.  »  Et  le  frère  d'Amélie  presse  sur  son  sein  le 
frère  de  Céluta.  Jamais  cœur  plus  calme,  jamais  cœur  plus  troublé  ne 
s'étoient  approchés  l'un  de  l'autre. 

Après  ce  pacte,  les  deux  amis  échangèrent  les  Manitous  de  l'amitié. 
Outougamiz  donna  à  René  le  bois  d'un  élan,  qui,  tombant  chaque 
année,  chaque  année  se  relève  avec  une  branche  de  plus,  comme 
l'amitié  qui  doit  s'accroître  en  vieillissant.  René  fit  présent  à  Outou- 
gamiz d'une  chaîne  d'or.  Le  sauvage  la  saisit  d'une  main  empressée, 
parla  tout  bas  à  la  chaîne,  car  il  l'animoit  de  ses  sentiments,  et  la 
suspendit  sur  sa  poitrine,  jurant  qu'il  ne  la  quitteroit  qu'avec  la  vie; 
serment  trop  fidèlement  gardé  !  Comme  un  arbre  consacré  dans  une 
forêt  à  quelque  divinité,  et  dont  les  rameaux  sont  chargés  de  saintes 

1.  Massues.  2,  Années. 


218  LES    NATCIIKZ. 

reliques,  mais  qui  va  bientôt  tomber  sous  la  cognée  du  bûcheron,  ainsi 
parut  Outougamiz  portant  à  son  cou  l'offrande  de  l'amitié. 

Les  deux  amis  plongèrent  leurs  pieds  nus  dans  le  ruisseau  de  la 
cabane,  pour  marqtier  que  désormais  ils  étaient  doux  pMorins  devant 
liiiir  l'un  avec  l'autre  leur  voyage. 

Dans  la  fontaine  qui  donnoit  naissance  au  ruisseau ,  Outougamiz 
puisa  une  eau  pure  où  Céluta  mouilla  ses  lèvres,  afin  de  se  payer  de 
son  témoignage  et  de  participer  à  l'amitié  qui  venoit  de  naître  dans 
l'âme  des  deux  nouveaux  frères. 

René,  Outougamiz  et  Céluta  errèrent  ensuite  dans  la  forêt  ;  Outou- 
gamiz s'appuyoit  sur  le  bras  de  René;  Céluta  les  suivoit.  Outougamiz 
tournoit  souvent  la  tête  pour  la  regarder,  et  autant  de  fois  il  rencon- 
Iroit  les  yeux  de  l'Indienne,  où  l'on  voyoit  sourire  des  larmes.  Gomme 
trois  vertus  habitant  la  même  âme,  ainsi  passoient  dans  ce  lieu  ces  trois 
modèles  d'amitié,  d'amour  et  de  noblesse.  Rientôt  le  frère  et  la  sœur 
chantèrent  la  chanson  de  l'amitié  ;  ils  disoient  : 

«  Nous  attaquerons  avec  le  même  fer  l'ours  sur  le  tronc  des  pins; 
nous  écarterons  avec  le  même  rameau  l'insecte  des  savanes  ;  nos 
paroles  secrètes  seront  entendues  dans  la  cime  des  arbres. 

«  Si  vous  êtes  dans  un  désert,  c'est  mon  ami  qui  en  fait  le  charme  ;  * 
si  vous  dansez  dans  l'assemblée  des  peuples,  c'est  encore  mon  ami 
qui  cause  vos  plaisirs. 

«  Mon  ami  et  moi  nous  avons  tressé  nos  cœurs  comme  des  lianes  : 
ces  lianes  fleuriront  et  se  dessécheront  ensemble.  » 

Tels  étoient  les  chants  du  couple  fraternel.  Le  soleil  dans  ce  moment 
vint  toucher  de  ses  derniers  rayons  les  gazons  de  la  forêt  :  les  roseaux, 
les  buissons,  les  chênes  s'animèrent;  chaque  fontaine  soupiroit  ce  que 
l'amitié  a  de  plus  doux,  chaque  arbre  en  parloit  le  langage,  chaque 
oiseau  en  chantoit  les  délices.  Mais  René  étoit  le  génie  du  malheur 
égaré  dans  ces  retraites  enchantées. 

Rentrés  dans  la  cabane,  on  servit  le  festin  de  l'amitié  :  c'étoient  des 
fruits  entourés  de  fleurs.  Les  deux  amis  s'apprenoient  à  prononcer 
dans  leur  langue  les  nom  de  père,  de  mère,  de  sœur,  d'épouse.  Outou- 
gamiz voulut  que  sa  sœur  s'occupât  d'un  vêtement  indien  pour  l'homme 
blanc.  Céluta  déroule  aussitôt  un  ruban  de  lin;  elle  invite  René  à  se 
lever,  et  appuie  une  main  tremblante  sur  l'épaule  du  fils  de  Chactas, 
en  laissant  pendre  le  ruban  jusqu'à  terre.  Mais  lorsque,  passant  le 
ruban  sous  les  bras  de  René,  elle  approcha  son  sein  si  près  de  celui 
du  jeune  homme,  qu'il  en  ressentit  la  chaleur  sur  sa  poitrine  ;  lorsque, 
levant  sur  le  frère  d'Amélie  des  yeux  qui  brilloient  timidement  à  tra- 
vers ses  longues  paupières;  lorsque,  s'efforçant  de  prononcer  quelques 


LIVUE    I!  I.  219 

mots,  les  mots  vinrent  expirer  sur  ses  lèvres,  elle  trouva  l'épreuve 
trop  forte,  et  n'acheva  point  l'ouvrage  de  l'amitié. 

Douce  journée  !  votre  souvenir  ne  s'effaça  de  la  cabane  des  Natchez 
que  quand  les  cœurs  que  vous  aviez  attendris  cessèrent  de  battre. 
Pour  apprécier  vos  délices,  il  faut  avoir  élevé  comme  moi  sa  pensée 
vers  le  ciel  du  fond  des  solitudes  du  Nouveau-Monde. 

Cependant  les  quatre  guerriers  portant  le  calumet  de  paix  étoient 
arrivés  au  fort  Rosalie.  Chépar  a  rassemblé  le  conseil  où  se  trouvent 
avec  les  principaux  habitants  de  la  colonie  les  capitaines  de  l'armée. 
Un  riche  trafiquant  se  lève,  prend  la  parole,  et,  après  avoir  traité  les 
Indiens  de  sujets  rebelles,  il  veut  que  les  députés  des  Natchez  soient 
repoussés  et  que  l'on  s'empare  des  terres  les  plus  fertiles. 

Le  père  Souël  se  lève  à  son  tour.  Une  grande  doctrine ,  une  vaste 
érudition,  un  esprit  capable  des  plus  hautes  sciences,  distinguoient  ce 
missionnaire  :  charitable  comme  Jésus-Christ,  humble  comme  ce  divin 
maître,  il  ne  cherchoit  à  convertir  les  âmes  au  Seigneur  que  par  des 
actes  de  bienfaisance  et  par  l'exemple  d'une  bonne  vie;  pacifique 
envers  les  autres,  il  aspiroit  ardemment  au  martyre. 

Il  ne  devoit  point  rester  au  fort  Rosalie,  son  ancienne  résidence  :  la 
palme  des  confesseurs  qu'il  demandoit  au  Roi  de  gloire  lui  devoit  être 
accordée  à  la  mission  des  Yazous.  C'étoit  pour  la  dernière  fois  qu'il 
plaidoit  la  cause  de  ses  néophytes  natchez. 

Toujours  vêtu  d'un  habit  de  voyage,  le  père  Souël  avoit  l'air  d'un 
pèlerin  qui  ne  fait  qu'un  séjour  passager  sur  la  terre,  et  qui  va  bientôt 
retourner  à  sa  patrie  céleste  :  lorsqu'il  ouvrit  la  bouche,  un  silence 
profond  régna  dans  le  conseil. 

Le  saint  orateur  remonta,  dans  son  discours,  jusqu'à  la  découverte 
de  l'Amérique  ;  il  traça  le  tableau  des  crimes  commis  par  les  Euro- 
péens au  Nouveau -Monde.  De  là,  passant  à  l'histoire  de  la  Louisiane, 
il  fit  un  magnifique  éloge  de  Chactas,  qu'il  peignit  comme  un  homme 
d'une  vertu  digne  des  anciens  sages  du  paganisme.  Il  nomma  avec 
estime  Adario,  et  invita  le  conseil  à  se  défier  d'Ondouré.  Exhortant 
les  François  à  la  modération  et  à  la  justice,  il  conclut  ainsi  : 

«  J'espère  que  notre  commandant  et  cette  assemblée  voudront  bien 
pardonner  à  un  religieux  d'avoir  osé  expliquer  sa  pensée.  A  Dieu  ne 
plaise  qu'il  ait  parlé  dans  un  esprit  d'orgueil!  Ayons,  pour  l'amour  de 
Jésus-Christ,  notre  doux  Seigneur,  quelque  pitié  des  pauvi'es  idolâtres; 
tâchons,  en  nous  montrant  vrais  chrétiens,  de  les  appeler  à  la  lumière 
de  l'Évangile.  Plus  ils  sont  misérables  et  dépourvus  des  biens  de  la 
vie,  plus  nous  devons  plaindre  leurs  foiblesses.  Missionnaire  du  Dieu 
de  paix  dans  ces  déserts,  puissé-je  vivre  et  mourir  en  semant  la  parole 


220  LES    NATCIIKZ. 

do  l'Agneau  !  Puisse  mon  sang  servir  au  maintioii  de  la  ennrnrdo!  Mais 
à  tous  n'est  pas  réservée  une  si  grande  bénédiction;  à  moi  n'aiipar- 
tient  pas  d'aspirer  à  la  gloire  des  Brébœuf  et  des  Jogues,  moris  pour 
la  foi  en  Amérique.  » 

Le  père  Souël  s'inclina  devant  le  commandant,  et  reprit  sa  place- 
0  véritable  religion  !  que  tes  délices  sont  puissantes  sur  les  cœurs!  que 
la  raison  est  adorable!  que  ta  philosophie  est  haute  et  profonde  !  Dans 
celle  des  hommes,  il  manque  toujours  quelque  chose;  dans  la  licniie 
tout  est  surabondant.  Le  conseil,  touché  des  paroles  du  missionnaire, 
croyoit  sentir  les  inspirations  de  la  miséricorde  de  Dieu. 

Le  démon  de  l'or,  envoyé  par  Satan,  craignit  l'effet  du  discours  du 
père  Souël,  en  voyant  les  âmes  s'attendrir  à  la  voix  du  juste.  Cet 
esprit  infernal,  à  la  tête  chauve,  aux  lèvres  minces  et  serrées,  au  corps 
diaphane,  au  cœur  sans  pitié,  à  l'esprit  toujours  plein  do  nombres,  au 
regard  avide  et  inqin'et,  aux  manières  défiantes  et  cachées,  cet  esprit 
souffle  sa  concupiscence  sur  le  conseil.  Aussitôt  les  sentiments  géné- 
reux s'éteignent.  Pxobert,  Salency,  Artagnan,  veulent  répliquer  au  reli- 
gieux :  Febriano  obtient  la  parole. 

Né  parmi  les  Francs  sur  les  côtes  de  la  Barbarie,  cet  aventurier, 
chrétien  dans  son  enfance,  ensuite  parjure  à  l'Évangile,  fut,  dans 
l'ordre  des  Seyahs,  disciple  zélé  du  Coran.  Jeté  en  Europe  par  un  coup 
de  la  fortune,  entré  dans  la  carrière  des  armes,  trop  noble  pour  lui, 
il  est  redevenu  extérieurement  chrétien,  mais  il  continue  à  détester 
les  serviteurs  du  vrai  Dieu  et  à  observer  en  secret  les  abominables 
lois  du  faux  prophète.  Chépar  l'a  rencontré  dans  les  camps,  et  le 
traître,  moitié  moine,  moitié  soldat,  a  pris  sur  le  loyal  militaire  l'as- 
cendant que  la  bassesse  exerce  sur  les  caractères  impérieux  et  la 
finesse  sur  les  esprits  bornés.  Febriano  dispose  presque  toujours  de 
la  volonté  de  Chépar,  qui  croit  suivre  ses  propres  résolutions,  lorsqu'il 
ne  fait  qu'obéir  aux  inspirations  de  Febriano.  Ce  vagabond  étoit,  du 
reste,  un  de  ces  scélérats  vulgaires  qui  ne  peuvent  briller  au  rang  des 
grands  infâmes,  et  qui  meurent  oubliés  dans  la  portion  obscure  du 
crime.  Jouet  d'Ondouré,  dont  il  recevoit  les  présents,  il  en  avoit  les 
vices  sans  en  avoir  le  génie.  Rencontré  par  le  frère  d'Amélie  à  la  Nou- 
velle-Orléans, traité  par  lui  avec  hauteur  dans  une  contention  passa- 
gère, Febriano  nourrissoit  déjà  contre  René  un  sentiment  de  haine 
et  de  jalousie.  Le  renégat  élève  ainsi  la  voix  contre  le  pasteur  de 
l'Évangile  : 

«  Les  moines  se  devroient  tenir  dans  leur  couvent  ou  avec  les 
femmes,  et  laisser  à  l'épée  le  soin  de  l'épée.  Le  brave  commandant 
saura  bien  ce  qu'il  doit  faire,  et  sa  sagesse  n'a  pas  besoin  de  nos 


LIVRE    III.  221 

conseils.  Les  Natcliez  sont  des  rebelles,  qui  refusent  de  céder  leurs 
.  terres  aux  sujets  du  roi.  Qu'on  me  charge  de  l'expédition,  je  réponds 
".  d'amener  ici  enchaînés  et  cet  insolent  Adario,  et  ce  vieux  Chactas,  qui 
•  reçoit  dans  ce  moment  même  un  homme  dont  on  ignore  la  famille  et 
■iles  desseins,  un  homme  qui  pourroit  n'être  que  l'envoyé  de  quelque 
/puissance  ennemie.  » 

'  De  bruyants  éclats  de  rire  et  de  longs  applaudissements  couvrirent 
ce  discours  :  les  habitants  de  la  colonie  portoient  aux  nues  l'éloquence 
de  Febriano.  Le  père  Souël,  sans  changer  de  contenance,  soutint  le 
mépris  des  hommes  comme  il  auroit  reçu  leurs  caresses.  Mais,  indi- 
gné de  l'affront  fait  au  missionnaire,  d'Artaguette  rompt  le  silence 
qu'il  avoit  gardé  jusque  alors. 

A  jamais  cher  à  la  France,  à  jamais  cher  à  l'Amérique,  qui  le  vit 
tomber  avec  tant  de  gloire,  ce  jeune  capitaine  offroit  en  lui  la  loyauté 
des  anciens  jours  et  l'aménité  des  mœurs  du  nouvel  âge.  Placé  entre 
son  inclination  et  son  devoir,  il  étoit  malheureux  aux  Natchez ,  car 
avec  une  âme  bien  née  il  n'avoit  cependant  point  ce  caractère  vigou- 
reusement épris  du  beau ,  qui  nous  précipite  dans  le  parti  où  nous 
croyons  l'apercevoir.  D'Artaguette  auroit  été  l'ennemi  des  extrêmes, 
s'il  avoit  pu  être  l'ennemi  de  quelque  chose  :  il  ne  blàmoit  et  ne 
louoit  rien  absolument;  il  cherchoit  à  amener  tous  les  hommes  à  une 
tolérance  mutuelle  de  leurs  foiblesses;  il  croyoit  que  les  sentiments 
de  nos  cœurs  et  les  convenances  de  notre  état  se  dévoient  céder  tour 
à  tour.  C'est  ainsi  qu'en  aimant  les  sauvages  il  se  trouva  toute  sa  vie 
engagé  contre  eux  :  tel  un  fleuve  plein  d'abondance  et  de  limpidité, 
mais  dont  le  cours  n'est  pas  assez  rapide,  tourne  à  chaque  pas  dans 
la  plaine;  repoussé  par  les  moindres  obstacles,  il  est  sans  cesse  obligé 
de  remonter  contre  le  penchant  de  son  onde. 

«  Ornement  de  notre  ancienne  patrie  dans  cette  France  nouvelle, 
dit  d'Artaguette  s'adressant  au  père  Souël,  vous  n'avez  pas  besoin 
d'un  défenseur  tel  que  moi.  Je  supplie  le  commandant  de  prendre  le 
temps  nécessaire  pour  peser  les  ordres  qu'il  a  reçus  du  gouverneur 
général  ;  je  le  supplie  d'accepter  le  calumet  de  paix  des  sauvages.  Le 
vénérable  missionnaire,  rempli  de  sagesse  et  d'expérience,  ne  peut 
avoir  fait  des  objections  tout  à  fait  indignes  d'être  examinées.  Il  ne 
m'appartient  point  de  juger  les  deux  premiers  sachems  des  Natchez, 
encore  moins  ce  jeune  voyageur  qui  ne  devoit  guère  s'attendre  à  trou- 
ver son  nom  mêlé  à  nos  débats  :  il  me  semble  téméraire  de  hasarder 
légèrement  une  opinion  sur  l'honneur  d'un  homme,  surtout  quand  cet 
homme  est  François.  » 

La  noble  simplicité  avec  laquelle  d'Artaguette  prononça  oe  peu  de 


222  LES   NATCIIK/. 

paroles  clianiia  le  conseil  sans  locou\aiiici('.  On  allondoit  avec  inquié- 
tude la  (Iccisiou  tlii  commandant.  Incapable  de  la  moindre  bassesse, 
plein  de  probité  et  d'honneur,  Chépar  commeltoit  cependant  une  foide 
d'injustices  qui  ne  sortoient  point  de  la  droiture  de  son  cœur,  mais  de 
la  foiblessc  de  sa  tête.  11  blâma  Febriano  d'avoir  violé  l'ordre  et  la  dis- 
cipline en  parlant  avant  son  supérieur,  le  capitaine  d'Artaguette,  mais 
il  reprocha  à  celui-ci  sa  tiédeur  et  sa  modération. 

u  Ce  n'étoit  pas  ainsi,  s'écria-t-il,  qu'on  servoit  à  Malplaquct  et  à 
Denain,  lorsque  j'enlevai  un  drapeau  à  l'ennemi  et  que  je  reçus  un 
coup  de  feu  dans  la  poitrine.  Les  Villars  auroient  été  bien  étonnés  de 
tous  ces  beaux  discours  de  la  jeunesse  actuelle;  les  Marlborougli , 
qu'avoient  élevés  les  Turenne,  auroient  eu  bon  marché  d'une  armée 
d'orateurs,  et  n'auroient  pas  acheté  si  cher  leurs  victoires.  » 

Chépar  s'emporta  contre  les  chefs  des  sauvages,  soutint  qu'Ondouré 
étoit  le  seul  Indien  attaché  aux  François,  quel  que  fût  d'ailleurs  le 
dernier  discours  prononcé  par  cet  Indien,  discours  que  Chépar  prenoit 
pour  une  ruse  d'Ondouré.  Le  commandant  menaça  de  sa  surveillance 
et  de  sa  colère  ces  Européens  sans  aveu  qui  venoient,  disoit-il,  s'éta- 
blir au  Nouveau-Monde.  Mais  enfin  les  ordres  du  gouverneur  de  la 
Louisiane  n'étoient  pas  assez  précis  pour  établir  immédiatement  la 
colonie  sur  les  terres  des  Natchez  :  Chépar  donc  consentit  à  recevoir 
le  calumet  de  paix  et  à  prolonger  les  trêves. 

C'étoit  ainsi  que  la  fatalité  attachée  aux  pas  de  René  le  poursuivoit 
au  delà  des  mers  :  à  peine  avoit-il  dormi  deux  fois  sous  le  toit  d'un 
sauvage,  que  les  passions  et  les  préjugés  commençoient  à  se  soulever 
contre  lui  chez  les  François  et  chez  les  Indiens.  Les  esprits  de  ténèbres 
profitoient  du  malheur  du  frère  d'Amélie  pour  étendre  ce  malheur 
sur  tout  ce  qui  environnoit  la  victime  :  poussant  Ondouré  à  la  tenta- 
tive d'un  premier  forfait ,  ils  grossirent  le  germe  des  divisions. 

Lorsqu'un  sanglier,  la  terreur  des  forêts,  a  découvert  une  laie  avec 
son  amant  sauvage,  excité  par  l'amour,  le  monstre  hérisse  ses  soies, 
creuse  la  terre  avec  la  double  corne  de  son  pied,  et,  blessant  de  ses 
défenses  le  tronc  des  hêtres,  se  cache  pour  fondre  sur  son  rival  :  ainsi 
Ondouré,  transporté  de  jalousie  par  le  récit  de  la  Renommée,  cherche 
et  trouve  le  lieu  écarté  qui  doit  lui  livrer  l'Européen  dont  les  maléfices 
ont  déjà  troublé  le  cœur  de  Céluta. 

Entre  la  cabane  de  Chactas  et  celle  d'Outougamiz  s'élevoit  un  bocage 
de  smilax,  qui  répandoit  une  ombre  noire  sur  la  terre  ;  les  chênes 
verts  dont  il  étoit  surmonté  en  augmentoient  les  ténèbres.  Le  frère 
d'Amélie,  revenant  de  prêter  le  serment  de  l'amitié,  s'étoit  assis  auprès 
d'une  source  qui  couloit  parmi  ce  bois  :  ainsi  que  l'Arabe  accablé  par 


LIVRE   III.  223 

la  chaleur  du  jour  s'arrête  au  puits  du  chameau,  René  s'étoit  reposé 
sur  la  mousse  qui  bordoit  la  fontaine.  Soudain  un  cri  perce  les  airs  : 
c'étoit  ce  cri  de  guerre  des  sauvages,  dont  il  est  impossible  de  peindre 
l'horreur,  cri  que  la  victime  n'entend  presque  jamais,  car  elle  est 
frappée  de  la  hache  au  moment  même  ;  tel  le  boulet  suit  la  lumière  ; 
tel  le  cri  du  fils  de  Pelée  retentit  aux  rives  du  Simoïs  lorsque  le  héros, 
la  tête  surmontée  d'une  flamme,  s'avança  pour  sauver  le  corps  de 
Patrocle  ;  1-es  bataillons  se  renversèrent,  les  chevaux  effrayés  prirent 
la  fuite,  et  douze  des  premiers Troyens  tombèrent  dans  l'éternelle  nuit. 

C'en  étoit  fait  des  jours  du  frère  d'Amélie  si  les  esprits  attachés  à 
ses  pas  ne  l'avoient  eux-mêmes  sauvé  du  coup  fatal,  afin  que  sa  vie 
prolongée  devînt  encore  plus  malheureuse,  plus  propre  à  servir  les 
desseins  de  l'enfer.  Docile  aux  ordres  de  Satan,  la  Nuit,  toujours 
cachée  dans  ces  lieux,  détourna  elle-même  la  hache  qui,  sifflant  à 
l'oreille  de  René,  alla  s'enfoncer  dans  le  tronc  d'un  arbre. 

A  cette  attaque  imprévue ,  René  se  lève.  Furieux  d'avoir  manqué  le 
but,  Ondouré  se  précipite,  le  poignarda  la  main,  sur  le  frère  d'Amélie, 
et  le  blesse  au-dessous  du  sein.  Le  sang  s'élance  en  jet  de  pourpre, 
comme  la  liqueur  de  Racchus  jaillit  sous  le  fer  dont  une  troupe  de 
joyeux  vignerons  a  percé  un  vaste  tonneau, 

René  saisit  la  main  meurtrière,  et  veut  on  arracher  le  poignard  ; 
Ondouré  résiste,  jette  son  bras  gauche  autour  du  frère  d'Amélie,  essaye 
de  l'ébranler  et  de  le  précipiter  à  terre.  Les  deux  guerriers  se  poussent 
et  se  repoussent,  se  dégagent  et  se  reprennent,  font  mille  efforts,  l'un 
pour  dominer  son  adversaire ,  l'autre  pour  conserver  son  avantage. 
Leurs  mains  s'entrelacent  sur  le  poignard  que  celui-ci  veut  garder, 
que  celui-là  veut  saisir.  Tantôt  ils  se  penchent  en  arrière  et  tâchent 
par  de  mutuelles  secousses  de  s'arracher  l'arme  fatale,  tantôt  ils  cher- 
chent à  s'en  rendre  maîtres  en  la  faisant  tourner  comme  le  rayon  de 
la  roue  d'un  char,  afin  de  se  contraindre  à  lâcher  prise  par  la  douleur. 
Leurs  mains  tordues  s'ouvrent  et  changent  adroitement  de  place  sur  la 
longueur  du  poignard;  leur  genou  droit  plie,  leur  jambe  gauche 
s'étend  en  arrière,  leur  corps  se  penche  sur  un  côté,  leurs  têtes  se 
touchent  et  mêlent  leurs  chevelures  en  désordre. 

Tout  à  coup  se  redressant,  les  adversaires  s'approchent  poitrine 
contre  poitrine ,  front  contre  front  :  leurs  bras  tendus  s'élèvent  au- 
dessus  de  leurs  têtes  et  leurs  muscles  se  dessinent  comme  ceux 
d'Hercule  et  d'Antée.  Dans  cette  lutte  leur  haleine  devient  courte  et 
bruyante;  ils  se  couvrent  de  poussière,  de  sang  et  de  sueur  :  de  leurs 
corps  meurtris  s'élève  une  fumée,  comme  cette  vapeur  d'été  que  le 
soir  fait  sortir  d'un  champ  brCdé  par  le  soleil. 


2-2h  LES    NATCllKZ. 

Sur  les  rivages  du  Nil  nu  clans  les  lk'u\rs  lU's  Florides,  âvu\  croco- 
diles se  disputent  au  priulcmps  une  femelle  brillante  :  les  rivaux  s'élan- 
cent des  bords  opposés  du  ilenvc  et  se  joignent  au  luilicii.  De  leurs 
bras  ils  se  s:iisissent ;  ils  ouvrent  des  gueules  effroyables;  leurs  dents 
se  lieurlent  avec  un  cracjuenient  borrible  ;  leurs  écailles  se  cboquent 
comme  les  armures  de  deux  guerriers  ;  le  sang  coule  de  leurs  màcboires 
écumantes  et  jaillit  en  gerbes  de  leurs  naseaux  brûlants;  ils  poussent 
de  sourds  mugissements,  semblables  au  bruit  lointain  du  tonnerre.  Le 
fleuve,  (ju'ils  frappent  de  leur  queue,  mugit  autour  de  leurs  flancs 
comme  autour  d'un  vaisseau  battu  par  la  tempête.  Tantôt  ils  s'abî- 
ment dans  des  gouffres  sans  fond  et  continuent  leur  lutte  au  voisi- 
nage des  enfers;  un  impur  limon  s'élève  sur  les  eaux;  tantôt  ils 
remontent  à  la  surface  des  vagues,  se  chargent  avec  une  furie  redou- 
blée, s'enfoncent  de  nouveau  dans  les  ondes,  reparoissent,  plongent, 
reviennent,  replongent,  et  semblent  vouloir  éterniser  leur  épouvantable 
combat  :  tels  se  pressent  les  deux  guerriers,  tels  ils  s'étouffent  dans 
leurs  bras  serrés  par  les  nœuds  de  la  colère.  Le  lierre  s'unit  moins 
étroitement  à  l'ormeau,  le  serpent  au  serpent,  la  jeune  sœur  au  cou 
d'une  sœur  chérie ,  l'enfant  altéré  à  la  mamelle  de  sa  mère.  La  rage 
des  deux  guerriers  monte  à  son  comble.  Le  frère  d'Amélie  combat  en 
silence  son  rival,  qui  lui  résiste  en  poussant  des  cris.  René,  plus  agile, 
a  la  bravoure  du  François;  Ondouré,  plus  robuste,  a  la  férocité  du 
sauvage. 

L'Éternel  n'avoit  point  encore  pesé  dans  ses  balances  d'or  la  desti- 
née de  ces  guerriers;  la  victoire  demeuroit  incertaine.  Mais  enfin  le 
frère  d'Amélie  rassemble  toutes  ses  forces ,  porte  une  main  à  la  gorge 
du  Natchez,  soulève  ses  pieds  avec  les  siens,  lui  fait  perdre  à  la  fois 
l'air  et  la  terre,  le  pousse  d'une  poitrine  vigoureuse,  l'abat  comme  un 
pin  et  tombe  avec  lui.  En  vain  Ondouré  se  débat  :  René  le  tient  sous 
ses  genoux  et  le  menace  de  la  mort  avec  le  poignard  arraché  à  une 
main  déloyale.  Déjà  généreux  par  la  victoire,  le  frère  d'Amélie  sent  sa 
colère  expirer  :  un  pêcher  couvert  de  ses  fleurs,  au  milieu  des  pkines 
de  l'Arménie,  cache  un  moment  sa  beauté  dans  un  tourbillon  de  vent, 
mais  il  reparoît  avec  toutes  ses  grâces  lorsque  le  tourbillon  est  passé, 
et  le  front  de  l'arbre  charmant  sourit  immobile  dans  la  sérénité  des 
airs  :  ainsi  René  reprend  sa  douceur  et  son  calme.  Il  se  relève,  et. 
tendant  la  main  au  sauvage  :  «  Malheureux,  lui  dit-il,  quet'ai-je  fait?» 
René  s'éloigne  et  laisse  Ondouré  livré  non"  à  ses  remords,  mais  au 
désespoir  d'avoir  été  vaincu  et  désarmé. 


LIVRE  IV.  225 


LIVRE    QUATRIÈME. 


L'ange  protecteur  de  l'Amérique ,  qui  montoit  vers  le  soleil ,  avoit 
découvert  le  voyage  de  Satan  et  du  démon  de  la  renommée  :  à  cette 
vue,  poussant  un  soupir,  il  précipite  le  mouvement  de  ses  ailes.  Déjà  il 
a  laissé  derrière  lui  les  planètes  les  plus  éloignées  de  l'œil  du  monde; 
il  traverse  ces  deux  globes  que  les  hommes,  plongés  dans  les  ténèbres 
de  l'idolâtrie,  profanèrent  par  les  noms  de  Mercure  et  de  Vénus.  Il 
entre  ensuite  dans  ces  régions  où  se  forment  les  couleurs  du  soleil 
couchant  et  de  l'aurore  ;  il  nage  dans  des  mers  d'or  et  de  pourpre ,  et 
sans  en  être  ébloui,  les  regards  fixés  sur  l'astre  du  jour,  il  surgit  à  son 
orbite  immense. 

Uriel  l'aperçoit  ;  après  l'avoir  salué  du  salut  majestueux  des  anges, 
il  lui  dit  : 

a  Esprit  diligent,  que  le  Créateur  a  placé  à  la  garde  d'une  des  plus 
belles  parties  de  la  terre,  je  connois  le  sujet  qui  vous  amène  :  tandis 
que  vous  remontiez  jusqu'à  moi,  l'ange  de  la  croix,  du  sud,  descendoit 
sur  ce  soleil ,  pour  m'apprendre  qu'il  avoit  vu  Satan  et  sa  compagne 
s'élancer  du  pôle  du  midi.  J'aurois  déjà  communiqué  cette  nouvelle 
aux  archanges  des  soleils  les  plus  reculés,  si  je  n'avois  aperçu  deux 
illustres  voyageuses  qui  viennent  comme  vous  de  la  terre,  et  qui  bien- 
tôt arriveront  à  nous  ;  elles  continueront  ensuite  leur  route  vers  les 
tabernacles  éternels.  Reposez-vous  donc  en  les  attendant  ici  ;  il  n'y  a 
point  d'ange  qui  ne  soit  effrayé  de  la  course  à  travers  l'infini  :  les  deux 
saintes  pourront  se  charger  de  votre  message;  elles  témoigneront  de 
votre  vigilance,  et  vous  redescendrez  au  poste  où  vous  rappelle  l'au- 
dace du  prince  des  ténèbres.  » 

L'ange  de  l'Amérique  répondit:  «  Uriel,  ce  n'est  pas  sans  raison  que 
l'on  vous  loue  dans  les  parvis  célestes  :  vos  paroles  sont  véritablement 
pleines  de  sagesse,  et  les  yeux  dont  vous  êtes  couvert  ne  vous  laissent 
rien  ignorer.  Vous  daignerez  donc  rendre  compte  de  mon  zèle  ;  vous 
savez  que  les  flèches  du  Très-Haut  sont  terribles  et  qu'elles  dévorent 
les  coupables.  Puisque  les  deux  patronnes  des  François  s'élèvent  aux 
sanctuaires  sublimes,  dans  le  même  dessein  qui  m'a  conduit  à  l'astre 
dont  vous  dirigez  le  cours,  je  vais  retourner  à  la  terre.  J'aurai  peut- 
être  à  livrer  des  combats ,  car  Satan  semble  avoir  pris  une  force  nou- 
velle. » 

Uriel  repartit  :  «  Ne  craignez  point  cet  archange  ;  le  crime  est  tou- 

III.  15 


226  LES   NATCHEZ. 

jours  foiblc,  et  Dieu  vous  enverra  sa  victoire.  Votre  empressement  est 
digne  d'ëlogcs,  mais  vous  pouvez  vous  arrêter  un  moment  pour 
délasser  vos  ailes.  »      ■  •    v     ■.'     '  >        <■    ■  <  v  .;  j[ 

En  parlant  ainsi,  l'ange  du  soleil  présenta  à  celui  de  l'Amérique 
une  coupe  de  diamant,  pleine  d'une  liqueur  inconnue  ;  ils  y  mouillè- 
rent leurs  lèvres ,  et  les  A^'nières  gouttes  du  nectar  tombées  en  rosée 
sur  la  terre  y  firent  naître  une  moisson  de  fleurs. 

L'ange  de  l'Amérique,  regardant  les  champs  du  soleil,  dit  à  Uriel  : 
«  Brûlant  chérubin,  si  toutefois  ma  curiosité  n'est  point  déplacée,  et 
qu'il  soit  permis  à  un  ange  de  mon  rang  de  connoître  de  tels  secrets, 
ce  qu'on  dit  de  l'astre  auquel  vous  présidez  est-il  vrai,  ou  n'est-ce 
qu'un  bruit  né  de  l'ignorance  humaine?  » 

Uriel,  avec  un  sourire  paisible  : 

«  Esprit  rempli  de  prudence ,  votre  curiosité  n'a  rien  d'indiscret , 
puisque  vous  n'avez  pour  but  que  de  glorifier  l'œuvre  du  Père,  cet 
œuvre  que  le  Fils  conserve  et  aue  le  Saint-Esprit  vivifie.  Je  puis  aisé- 
ment vous  satisfaire.  '  ■    '  ^'"  '■ 

«  Non,  cet  astre  qui  sert  de  marchepied  à  l'Éternel  ne  fut  point 
formé  comme  se  le  figurent  les  hommes.  Lorsque  la  création  sortit  du 
néant  à  la  parole  éternelle,  et  que  le  ciel  eut  célébré  le  soir  et  le  matin 
du  premier  jour,  la  clarté  émanée  du  Saint  des  saints  faisoit  seule  la 
lumière  du  monde. 

a  Mais  cette  lumière,  toute  tempérée  qu'elle  pouvoit  être,  trop  forte 
encore  pour  l'univers,  menaçoit  de  le  consumer.  Emmanuel  pria 
Jéhovah  de  reployer  ses  rayons  et  de  n'en  laisser  échapper  qu'un  seuL 
Le  Fils  prit  ce  rayon  dans  sa  main,  le  rompit,  et  du  brisement  s'échappa 
une  goutte  de  feu  que  le  Fils  nomma  Soleil. 

«  Alors  brilla  dans  les  cieux  ce  luminaire  qui  lie  les  planètes  autour 
de  lui  par  les  fils  invisibles  qu'il  tire  sans  interruption  de  son  sein 
inépuisable.  Je  reçus  l'ordre  de  m'asseoir  à  son  foyer,  moins  pour 
veiller  à  la  marche  des  sphères  que  pour  empêcher  leur  destruction  : 
car,  lorsque  Jéhovah ,  rentré  dans  la  profondeur  de  son  immensité , 
appelle  à  lui  ses  deux  autres  principes ,  lorsqu'il  enfante  avec  eux  ces 
pensées  qui  donnent  la  vie  à  des  milHons  d'âmes  et  de  mondes,  dans 
ces  moments  de  conception  du  Père,  il  sort  de  tels  feux  du  tabernacle,  ■ 
que  tout  ce  qui  est  créé  seroit  dévoré.  Placé  au  centre  du  soleil,  je  m  ^ 
hâte  d'étendre  mes  ailes  et  de  les  interposer  entre  la  création  et  l'effu- 
sion brûlante,  afin  de  prévenir  l'embrasement  des  globes.  L'ombre  de 
înes  ailes  forme  dans  l'astre  du  jour  ces  taches  que  les  hommes  décou- 
vrent et  que,  dans  leur  science  vaine,  ils  ont  diversement  expli- 
quées. »  ■  :•   . 


LIVRE  IV.  227 

Ainsi  s'entretenoient  les  deux  anges ,  et  cependant  Catherine  des 
Bois  et  Geneviève  touchoient  au  disque  du  soleil. 

Peuple  guerrier  et  plein  de  génie,  François!  c'est  sans  doute  un 
esprit  puissant,  un  conquérant  fameux  qui  protège  du  haut  du  ciel 
votre  double  empire?  Non!  c'est  une  bergère  en  Europe,  une  fille  sau- 
vage en  Amérique!  Geneviève  du  hameau  de  Nanterre,  et  vous,  Cathe- 
rine des  bois  canadiens,  étendez  à  jamais  votre  houlette  et  votre  crosse 
de  hêtre  sur  ma  patrie;  conservez-lui  cette  naïveté,  ces  grâces  natu- 
relles qu'elle  tient  sans  doute  de  ses  patronnes! 

Née  d'une  mère  chrétienne  et  d'un  père  idolâtre,  sous  le  toit  d'écorce 
d'une  famille  indienne,  Catherine,  élevée  dans  la  religion  de  sa  mère, 
annonça  dès  son  enfance  que  l'époux  céleste  l'avoit  réservée  pour  ses 
chastes  embrassements.  A  peine  avoit-elle  accompli  quatre  lustres, 
qu'elle  fut  appelée  dans  ces  domaines  incorruptibles  où  les  anges 
célèbrent  incessamment  les  noces  de  ces  femmes  qui  ont  divorcé  avec 
la  terre  pour  s'unir  au  ciel.  Les  vertus  de  Catherine  resplendirent 
après  sa  mort  ;  Dieu  couvrit  son  tombeau  de  miracles  riches  et  écla- 
tants, en  proportion  de  la  pauvreté  et  de  l'obscurité  de  la  sainte  ici- 
bas.  Elle  fut  publiquement  honorée  comme  patronne  du  Canada  ;  on 
lui  rendit  un  culte  au  bord  d'une  fontaine,  sous  le  nom  de  la  Bonne 
Catherine  des  Bois.  Cette  vierge  ne  cesse  de  veiller  au  salut  de  la  Nou- 
velle-France et  de  s'intéresser  aux  habitants  du  désert.  Elle  revenoit 
alors  du  séjour  des  hommes  avec  Geneviève. 

Les  patronnes  des  fils  de  saint  Louis  s'étoient  alarmées  des  mal- 
heurs dont  Satan  menaçoit  l'empire  françois  en  Amérique  :  un  même 
mouvement  de  charité  les  emportoit  aux  célestes  habitacles  pour 
implorer  la  miséricorde  de  Marie.  Tristes  autant  que  des  substances 
spirituelles  peuvent  ressentir  notre  douleur,  elles  versoient  ces  larmes 
intérieures  dont  Dieu  a  fait  présent  à  ses  élus  ;  elles  éprouvoient  cette 
sorte  de  pitié  que  l'ange  ressent  pour  l'homme,  et  qui,  loin  de  troubler 
la  pacifique  Jérusalem ,  ne  fait  qu'ajouter  aux  félicités  qu'on  y  goûte. 

Geneviève  porte  encore  dans  sa  main  sa  houlette  garnie  de  guir- 
landes de  lierre  ;  mais  cette  houlette  est  plus  brillante  que  le  sceptre 
d'un  monarque  de  l'Orient.  Les  roses  qui  couronnent  le  front  de  la 
fille  des  Gaules  ne  sont  plus  les  roses  fugitives  dont  la  bergère  se 
paroit  aux  champs  de  Lutèce,  ce  sont  ces  roses  qui  ne  se  fanent 
jamais,  et  qui  croissent  dans  les  campagnes  merveilleuses,  sur  les  pas 
de  l'Agneau  sans  tache.  Geneviève!  une  nue  blanche  forme  ton  vête- 
ment; des  cheveux  d'un  or  fluide  accompagnent  divinement  ta  tête  :  à 
travers  ton  immortalité  on  reconnoît  les  grâces  pleines  d'amour,  les- 
charmes  indicibles  d'une  vierge  françoisel 


228  LES  NATCHEZ. 

Plus  simplo  encore!  que  la  patronne  de  la  France  policée  est  peut- 
être  la  patronne  de  la  France  sauvage.  Catherine  brille  de  cet  éclat 
qui  apparut  en  elle  lorsqu'elle  eut  cessé  d'exister.  Les  fidèles  accourus 
à  sa  couche  de  mort  lui  virent  prendre  une  couleur  vermeille,  une 
beauté  inconnue  qui  inspiroit  le  goût  de  la  vertu  et  le  désir  d'être 
saint.  Catherine  retient,  avec  la  transparence  de  son  corps  glorieux,  la 
tunique  indienne  et  la  crosse  du  labour;  fille  de  la  solitude,  elle  aime 
celui  qui  se  retira  au  désert  avant  de  s'immoler  au  salut  des  hommes. 

Ainsi  voyagent  ensemble  les  deux  saintes  :  l'une,  qui  sauva  Paris 
d'Attila:  Geneviève,  qui  précéda  le  premier  des  rois  très-chrétiens, 
qui  dans  une  longue  suite  de  siècles  opposa  l'obscurité  et  la  vertu  de 
ses  cendres  à  toutes  les  pompes  et  à  toutes  les  calamités  de  la  monar- 
chie de  Clovîs  ;  l'autre ,  qui  ne  devança  sur  la  terre  que  de  peu 
d'années  le  dernier  des  rois  très-chrétiens':  Catherine,  qui  ne  sait 
que  l'histoire  de  quelques  apôtres  de  la  Nouvelle-France,  semblables 
à  ceux  que  vit  la  pastourelle  de  Nanterre  lorsque  l'Évangile  pénétra 
dans  les  vieilles  Gaules. 

Les  épouses  du  Seigneur  se  chargèrent  du  message  de  l'ange  de 
l'Amérique ,  qui  se  précipita  aussitôt  sur  la  terre ,  tandis  qu'elles  con- 
tinuèrent leur  route  vers  le  firmament. 

Dans  un  champ  du  soleil ,  dans  des  prairies  dont  le  sol  semble  être 
de  calcédoine ,  d'onyx  et  de  saphir,  sont  rangés  les  chars  subtils  de 
l'âme ,  chars  qui  se  meuvent  d'eux-mêmes ,  et  qui  sont  faits  de  la 
même  manière  que  les  étoiles^.  Les  deux  saintes  se  placent  l'une 
auprès  de  l'autre  sur  un  de  ces  chars.  Elles  quittent  l'astre  de  la 
lumière ,  s'élèvent  par  un  mouvement  plus  rapide  que  la  pensée,  et 
voient  bientôt  le  soleil  suspendu  au-dessous  d'elles  dans  les  espaces, 
comme  une  étoile  imperceptible. 

Elles  suivent  la  route  tracée  en  losange  de  lumière  par  les  esprits 
des  justes  qui,  dégagés  des  chaînes  du  corps,  s'envolent  au  séjour  des 
joies  éternelles.  Sur  cette  route  passoient  et  repassoient  des  âmes 
délivrées,  ainsi  qu'une  multitude  d'anges.  Ces  anges  descendoient 
vers  les  mondes  pour  exécuter  les  ordres  du  Très-Haut,  ou  remontoient 
à-  lui ,  chargés  des  prières  et  des  vœux  des  mortels. 

Bientôt  les  saintes  arrivent  à  cette  terre  qui  s'étend  au-dessous  de 
la  région  des  étoiles,  et  d'où  l'on  découvre  le  soleil,  la  lune  et  les  pla- 
nètes tels  qu'ils  sont  en  réalité,  sans  le  milieu  grossier  de  l'air  qui  les 
déguise  aux  yeux  des  hommes.  Douze  bandes  de  différente  couleur, 

1 .  Ceci  est  dit  par  emphase  de  la  mort  de  Louis  XVI.  J'écrivois  un  an  après  la 
mort  du  roi-martyr.  2.  Platon.  3.  Idem. 


LIVRE  IV.  229 

composent  celte  terre  épurée ,  dont  la  nôtre  est  le  sédiment  matériel  : 
l'une  de  ces  bandes  est  d'un  pourpre  étincelant,  l'autre  d'un  vif  azur, 
une  troisième  d'un  blanc  de  neige.  Ces  couleurs  surpassent  en  éclat 
celles  de  notre  peinture,  qui  n'en  sont  que  les  ombres. 

Catherine  et  Geneviève  traversent  cette  zone  sans  s'arrêter,  et 
bientôt  elles  entendent  cette  harmonie  des  sphères  que  l'oreille  ne 
sauroit  saisir  et  qui  ne  parvient  qu'au  sens  intérieur  de  l'âme.  Elles 
entrent  dans  la  région  des  étoiles,  qu'elles  voient  comme  autant  de 
soleils,  avec  leurs  systèmes  de  planètes  tributaires.  Grandeur  de  Dieu! 
qui  pourra  te  comprendre?  Déjà  les  saintes  s'approchent  de  ces  pre- 
miers mondes  placés  à  des  distances  que  la  balle  poussée  par  le  sal- 
pêtre mettroit  des  milh'ons  d'années  à  franchir;  et  cependant  les  deux 
vierges  ne  sont  que  sur  les  plus  lointaines  limites  du  royaume  de 
Jéhovah,  et  des  soleils  après  des  soleils  émergent  de  l'immensité,  et  des 
créations  inconnues  succèdent  à  des  créations  plus  inconnues  encore  ! 

Un  homme  qui  pour  comprendre  l'infini,  se  plaçant  en  imagination 
au  milieu  des  espaces ,  chercheroit  à  se  représenter  l'étendue  suivie 
de  l'étendue ,  des  régions  qui  ne  commencent  et  ne  finissent  en  aucun 
lieu,  cet  homme,  saisi  de  vertiges,  détourneroit  sa  pensée  d'une  entre- 
'  prise  si  vaine  :  tels  seroient  mes  inutiles  efforts  si  j'essayois  de  tracer 
la  route  que  parcouroient  Geneviève  et  Catherine.  Tantôt  elle  s'ouvrent 
une  voie  au  travers  des  sables  d'étoiles  ;  tantôt  elles  coupent  les  cercles 
ignorés  où  les  comètes  promènent  leurs  pas  vagabonds.  Les  deux 
saintes  croient  avoir  fait  des  progrès,  et  elles  ne  touchent  encore  qu'à 
l'essieu  commun  de  tous  les  univers  créés'. 

Cet  axe  d'or  vivant  et  immortel  voit  tourner  tous  les  mondes  autour 
de  lui  dans  des  révolutions  cadencées.  A  distance  égale,  le  long  de  cet 
axe,  sont  assis  trois  esprits  sévères  :  le  premier  est  l'ange  du  passé  ;  le 
second,  l'ange  du  présent;  le  troisième,  l'ange  de  l'avenir.  Ce  sont  ces 
trois  puissances  qui  laissent  tomber  le  temps  sur  la  terre,  car  le  temps 
n'entre  point  dans  le  ciel  et  n'en  descend  point.  Trois  anges  inférieurs, 
semblables  aux  fabuleuses  sirènes  pour  la  beauté  de  la  voix,  se  tien- 
nent aux  pieds  de  ces  trois  premiers  anges,  et  chantent  de  toutes  leurs 
forces.  Le  son  que  rend  l'essieu  d'or  du  monde  en  tournant  sur  lui- 
même  accompagne  leurs  hymnes.  Ce  concert  forme  cette  triple  voix 
du  temps  qui  raconte  le  passé,  le  présent  et  l'avenir,  et  que  des  sages 
ont  quelquefois  entendue  sur  la  terre ,  en  approchant  l'oreille  d'un 
tombeau  durant  le  silence  des  nuits. 

Le  char  subtil  de  l'âme  vole  encore  ;  les  é;.iouses  de  Jésus-Christ 

i.  Platon, 


230  LES   NATCHEZ. 

abordent  à  ces  globes  où  se  pressent  les  âmes  des  hommes  que 
l'Éternel  créa  par  sa  seconde  idée,  après  avoir  pensé  les  anges'.  Dieu 
forma  à  la  fois  tous  les  exemplaires  des  âmes  humaines,  et  les  dis- 
tribua dans  diverses  demeures,  où  ils  attendent  le  moment  qui  les  doit 
unir  à  des  corps  terrestres.  La  création  fut  une  et  entière.  Dieu  n'admet 
point  de  succession  pour  produifo- 

Les  chastes  pèlerines  furent  émues  au  spectacle  de  ces  âmes  égales 
en  innocence  qui  dévoient  devenir  inégales  par  le  péché,  les  unes 
restant  immaculées,  les  autres  portant  la  marque  des  clous  avec  les- 
quels les  passions  les  attacheroient  un  jour  au  sang  et  à  la  chair  ^. 

Par  delà  ces  globes  où  sommeillent  les  âmes  qui  n'ont  point  encore 
subi  la  vie  mortelle  se  creuse  la  vallée  où  elles  doivent  revenir  pour 
être  jugées ,  après  leur  passage  sur  la  terre.  Les  saintes  aperçoivent 
dans  la  formidable  Josaphat  le  cheval  pâle  monté  par  la  Mort,  les  sau- 
terelles au  visage  d'homme,  aux  dents  de  lion,  aux  ailes  bruyantes 
comme  un  chariot  de  bataille.  Là  paroissent  les  sept  anges  avec  les 
sept  coupes  pleines  de  la  colère  de  Dieu  ;  là  se  tient  la  femme  assise 
sur  la  bête  de  couleur  écarlate,  au  front  de  laquelle  est  écrit  mystère. 
Le  puits  de  l'abîme  fume  à  l'une  des  extrémités  de  la  vallée,  et  l'ange, 
du  jugement  approchant  peu  à  peu  la  trompette  de  ses  lèvres,  semble 
prêt  à  la  remplir  du  souffle  qui  doit  dire  aux  morts  :  «  Levez-vous  !  » 

En  sortant  de  la  mystique  vallée,  Geneviève  et  Catherine  entrèrent 
enfin  dans  ces  régions  où  commencent  les  joies  du  ciel.  Ces  joies  ne 
sont  pas,  comme  les  nôtres,  sujettes  à  fatiguer  et  à  rassasier  le  cœur  ; 
elles  nourrissent,  au  contraire,  dans  celui  qui  les  goûte  une  soif  insa- 
tiable de  les  goûter  encore. 

A  mesure  que  les  patronnes  de  la  France  approchent  du  séjour  de 
la  Divinité,  la  clarté  et  la  félicité  redoublent.  Aussitôt  qu'elles  décou- 
vrent les  murs  de  la  Jérusalem  céleste,  elles  descendent  du  char  et  se 
prosternent  comme  des  pèlerines  aux  champs  de  la  Judée,  lorsque, 
dans  la  splendeur  du  Midi,  Sion  se  montre  tout  à  coup  à  leur  foi 
ardente.  Geneviève  et  Catherine  se  relèvent,  et  glissant  dans  un  air 
qui  n'est  point  un  air,  mais  qu'il  faut  appeler  de  ce  nom  pour  se  faire 
comprendre,  elles  entrent  par  la  porte  de  l'Orient.  Au  même  instant  le 
bienheureux  Las  Casas  et  les  martyrs  canadiens,  Brébœuf  et  Jogues,  se 
pressent  sur  les  pas  de  Catherine.  Toujours  brûlés  de  charité  pour  les 
Indiens,  ils  ne  cessent  de  veiller  à  leur  salut.  Par  un  effet  de  la  gloire 

'  i.  Doctrine  de  quelques  Pères  de  l'Église. 

2.  Plusieurs  Pères  de  l'Église  ont  soutenu  ces  doctrines,  qui  ne  sont  pas  ici  règle 
de  foi,  mais  matière  de  poésie. 


LIVRE   IV.  ,      231 

de  Dieu,  plus  ces  confesseurs  ont  souffert  de  leurs  ingrats  néophytes, 
plus  ils  les  chérissent.  Las  Casas,  adressant  la  parole  à  la  patronne  de 
la  France  nouvelle  : 

«  Servante  du  Seigneur,  quelque  péril  menaceroit-il  nos  frères  des 
terres  américaines?  La  tristesse  de  votre  visage  et  celle  qui  respire 
sur  le  front  de  Geneviève  me  feroient  craindre  un  malheur.  Nous, 
avons  été  occupés  à  chanter  la  création  d'un  monde,  et  je  n'ai  pu 
descendre  aux  régions  sublunaires.  » 

«  Protecteur  des  cabanes,  répondit  Catherine,  yotre  bonté  ne 
s'est  point  en  vain  alarmée.  Satan  a  déchaîné  l'enfer  sur  l'Amérique  : 
les  François  et  leurs  frères  sauvages  sont  menacés.  L'ange  gardien 
du  Nouveau-Monde  s'est  vu  forcé  de  monter  vers  Uriel  pour  l'instruire 
des  attentats  des  esprits  pervers.  Je  viens,  chargée  de  son  message 
avec  la  vierge  de  la  Seine,  supplier  Marie  d'intercéder  auprès  du 
Rédempteur.  Prélat,  et  vous,  confesseurs  de  la  foi,  joignez -vous  à 
nous  :  implorons  la  miséricorde  divine.  » 

Tandis  que  la  fille  des  torrents  parloit  de  la  sorte,  les  saints,  les 
anges,  les  archanges,  les  séraphins  et  les  chérubins,  rassemblés  autour 
d'elle,  ressentoient  une  religieuse  douleur.  Las  Casas  et  les  mission- 
naires canadiens,  tout  resplendissants  de  leurs  plaies,  se  réunissent 
aux  deux  illustres  femmes.  Voici  venir  le  saint  roi  Louis,  la  palme  à, 
la  main,  qui  se  met  à  la  tête  des  enfants  de  la  France  et  dirige  les 
suppliants  vers  les  tabernacles  de  Marie.  Ils  s'avancent  au  milieu  des 
chœurs  célestes,  à  travers  les  champs  qu'habitent  à  jamais  les  hommes 
qui  ont  pratiqué  la  vertu. 

Les  eaux,  les  arbres,  les  fleurs  de  ces  champs  inconnus,  n'ont  rien 
qui  ressemble  aux  nôtres,  hors  les  noms  :  c'est  le  charme  de  la  ver- 
dure, de  la  solitude,  de  la  fraîcheur  de  nos  bois,  et  pourtant  ce  n'est 
pas  cela  ;  c'est  quelque  chose  qui  n'a  qu'une  existence  insaisissable. 

Une  musique  qu'on  entend  partout,  et  qui  n'est  nulle  part,  ne  cesse 
jamais  dans  ces  lieux  :  tantôt  ce  sont  des  murmures  comme  ceux 
d'une  harpe  éolienne  que  la  foible  haleine  du  zéphyr  effleure  pendant 
une  nuit  de  printemps  ;  tantôt  l'oreille  d'un  mortel  croiroit  ouïr  les 
plaintes  d'une  harmonica  divine,  ces  vibrations  qui  n'ont  rien  de. 
terrestre,  et  qui  nagent  dans  la  moyenne  région  de  l'air.  Des  voix,  des 
modulations  brillantes  sortent  tout  à  coup  du  fond  des  forêts  célestes,> 
puis,  dispersés  par  le  souffle  des  esprits,  ces  accents  semblent  avoir 
expiré.  Mais  bientôt  une  mélodie  confuse  se  relève  dans  le  lointain, 
et  l'on  distingue  ou  les  sons  veloutés  d'un  cor  sonné  par  un  ange,  ou 
l'hymne  d'un  séraphin  qui  chante  les  grandeurs  de  Dieu  au  bord  du 
fleuve  de  vie. 


232  LES  NATCHEZ. 

Un  jour  grossior,  comme  ici-bas,  n'éclairo  point  ces  régions  ;  mais 
nne  molle  clarté,  tombant  sans  bruit  sur  les  terres  mystiques,  s'y 
fond  pour  ainsi  dire  comme  une  neige,  s'insinue  dans  tous  les  objets, 
les  fait  briller  do  la  lumière  la  plus  suave,  leur  donne  à  la  vue  une 
douceur  parfaite.  L'ctber,  si  subtil,  seroit  encore  trop  matériel  pour 
ces  lieux  :  l'air  qu'on  y  respire  est  l'amour  divin  lui-même;  cet  air 
est  comme  une  sorte  de  mélodie  visible  qui  remplit  à  la  fois  de  splen- 
deur et  de  concerts  toutes  les  blanches  campagnes  des  âmes. 

Les  passions,  filles  du  temps,  n'entrent  point  dans  l'immortel  Éden. 
Quiconque,  apprenant  de  bonne  heure  à  méditer  et  à  mourir,  s'est 
retiré  au  tombeau,  pur  des  infirmités  du  corps,  s'envole  au  séjour  de 
vie.  Délivré  de  ses  craintes,  de  son  ignorance,  de  ses  tristesses,  cette 
âme,  dans  des  ravissements  infinis,  contemple  à  jamais  ce  qui  est 
vrai,  divin,  immuable  et  au-dessus  de  l'opinion  :  toutefois,  si  elle  n'a 
plus  les  passions  du  monde,  elle  conserve  le  sentiment  de  ses  ten- 
dresses. Seroit-il  de  véritable  bonheur  sans  le  souvenir  des  personnes 
qui  nous  furent  chères,  sans  l'espoir  de  les  voir  se  réunir  à  nous? 
Dieu,  source  d'amour,  a  laissé  aux  prédestinés  toute  la  sensibilité  de 
leur  cœur,  en  ôtant  seulement  à  cette  sensibilité  ce  qu'elle  peut  avoir 
de  foible  :  les  plus  heureux,  comme  les  plus  grands  saints,  sont  ceux 
qui  ont  le  plus  aimé. 

Ainsi  s'écoulent  rapidement  les  siècles  des  siècles.  Les  élus  existent, 
pensent  et  voient  tout  en  Dieu  :  la  félicité  dont  cette  union  les  rem- 
plit est  délectable.  A  la  source  de  la  vraie  science,  ils  y  puisent  à 
longs  traits,  et  pénètrent  dans  les  artifices  de  la  sagesse.  Quel  spec- 
tacle merveilleux!  et  que  l'éternité  même,  passée  dans  de  telles 
extases,  doit  être  courte  ! 

Les  secrets  les  plus  cachés  et  les  plus  sublimes  de  la  nature  sont 
découverts  à  ces  hommes  de  vertu.  Ils  connoissent  les  causes  du 
mouvement  de  l'abîme  et  de  la  vie  des  mers  ;  ils  voient  l'or  se  filtrer 
dans  les  entrailles  de  la  terre  ;  ils  suivent  la  circulation  de  la  sève 
dans  les  canaux  des  plantes ,  et  l'hysope  et  le  cèdre  ne  peuvent  déro- 
ber à  l'œil  du  saint  la  navette  qui  croise  la  trame  de  leurs  feuilles  et 
le  tissu  de  leur  écorce. 

Mais  que  dis-je!  ce  ne  sont  point  de  si  curieux  secrets  qui  occupent 
uniquement  les  bienheureux  :  Jéhovah  leur  donne  d'autres  joies  et 
d'autres  spectacles.  Ils  embrassent  de  leurs  regards  les  cercles  sur 
lesquels  roulent  les  astres  divers  ;  ils  connoissent  la  loi  qui  gouverne 
les  globes,  qui  les  chasse  ou  les  attire  ;  ils  découvrent  les  chaînes  qui 
retiennent  ces  globes  et  viennent  aboutir  à  la  main  de  Dieu  ;  chaînes 
que  son  doigt  pourroit  rompre  avec  la  facilité  de  l'ouvrier  qui  brise 


LIVRE   IV.  233 

une  soie.  Les  élus  voient  les  comètes  accourir  aux  pieds  du  Très-Haut, 
recevoir  ses  ordres  et  partir  avec  des  yeux  rougis  et  une  chevelure 
flamboyante,  pour  fracasser,  quelque  monde,  0  Paradis  !  ton  chantre 
ne  peut  sufilre  à  peindre  tes  grandeurs  !  0  Vertu  !  prête-moi  tes  ailes 
pour  atteindre  à  ces  régions  de  béatitude  !  Déserts,  et  vous,  rochers, 
venez  à  moi  !  prenez-moi  dans  votre  sein,  afin  que,  nourri  loin  de  la 
corruption  des  hommes,  je  puisse,  au  sortir  de  cette  misérable  vie, 
monter  au  séjour  de  l'éternelle  science  et  de  la  souveraine  beauté  ! 

Dans  les  régions  de  la  grâce  et  de  l'amour,  le  saint  roi  et  les  saintes 
patronnes  de  la  France  vont  chercher  le  trône  de  Marie,  Un  chant 
séraphique  leur  annonce  le  heu  où  réside  la  Vierge  qui  renferma  dans 
■son  flanc  celui  que  l'univers  ne  peut  contenir.  Ils  découvrent  dans  une 
crèche  resplendissante,  au  milieu  des  anges  en  adoration,  au  milieu 
d'un  nuage  d'encens  et  de  fleurs,  la  libératrice  du  monde,  ornée  des 
sept  dons  du  Saint-Esprit.  Seule  de  tous  les  justes,  Marie  a  conservé 
un  corps.  Une  tendre  compassion  pour  les  hommes,  dont  elle  fut  la 
fille,  une  patience,  une  douceur  sans  égale,  rayonnent  sur  le  front  de 
la  mère  du  Sauveur. 

Geneviève,  Catherine,  Louis,  roi  dans  le  ciel  comme  sur  la  terre, 
le  bienheureux  Las  Casas,  les  saints  martyrs  de  la  Nouvelle -France, 
s'avancent  au  milieu  de  la  foule  céleste  qui ,  s'entr'ouvrant  sur  leur 
passage ,  les  laisse  approcher  du  trône  de  Marie  ;  ils  s'y  prosternent, 
Catherine  : 

«  Mère  d'Emmanuel  !  seconde  Eve,  reine  dont  je  suis  la  plus  indigne 
des  servantes,  prenez  pitié  d'un  peuple  prêt  à  périr.  Le  serpent  dont 
vous  avez  écrasé  la  tête  est  retourné  au  monde  pour  persécuter  les 
hommes,  et  surtout  l'empire  nouveau  de  saint  Louis.  0  Marie!  rece- 
vez les  humbles  vœux  de  la  fille  d'une  nouvelle  Église,  de  la  première 
vierge  consacrée  au  bord  du  torrent  !  écoutez  la  prière  de  cette  autre 
vierge  et  de  ces  saints  profondément  humiliés  à  vos  pieds!  » 

Divine  mère  de  Dieu,  vous  ouvrîtes  vos  lèvres  :  un  parfum  délicieux' 
remplit  l'immensité  du  ciel.  Telles  furent  vos  paroles  : 

«  Vierges  du  désert,  charitables  patronnes  des  deux  Frances,  saint 
roi,  miséricordieux  prélat,  et  vous,  courageux  martyrs,  vos  prières 
ont  trouvé  grâce  à  mon  oreille  :  je  vais  monter  au  trône  de  mon  Fils,  »   f 

Elle  dit  et  part  comme  une  colombe  qui  prend  son  vol.  Ses  yeux 
sont  levés  vers  le  séjour  du  Christ,  ses  bras  sont  déployés  en  signe  S 
d'oraison,  ses  cheveux  flottent,  portés  par  des  faces  de  chérubins 
d'une  beauté  incomparable.  Les  plis  de  la  tunique  dont  elle  se  revê- 
toit  sur  la  terre  enveloppent  ses  pieds,  qui  se  découvrent  à  travers  le 
voile  immortalisé.  Les  vierges  et  les  saints,  tombés  à  genoux,  regar- 


23Zj  LES   NATCHEZ. 

dont ,  éblouis ,  son  ascension  ;  Gabriel  précède  la  consolatrice  des 
aflligés,  on  chantant  la  salutation  que  les  échos  sacrés  répètent.  Moins 
ravissant  éloit  dans  l'antiquité  ce  mode  de  musique,  expression  du 
charme  d'un  ciel  où  le  génie  de  la  Grèce  se  marioit  à  la  beauté  de 
l'Asie. 

Marie  approche  du  Calvaire  immatériel  :  l'aspect  du  paradis  coin- 
monce  à  prendre  une  majesté  plus  terrible.  Là  aucun  saint,  quoilo 
que  soit  l'élévation  de  son  bonheur  et  de  ses  vertus,  ne  peut  paroître  ; 
là  les  anges,  les  archanges,  les  trônes,  les  dominations,  les  séraphins, 
n'osent  errer  ;  les  seuls  chérubins,  premiers-nés  des  esprits,  peuvent 
supporter  l'ardeur  du  sanctuaire  où  réside  Emmanuel.  Dans  ces  abîmes 
flottent  des  visions  comme  celle  qui  réveilla  Job  au  milieu  de  la  nuit," 
et  qui  fit  hérisser  le  poil  de  sa  chair.  Les  unes  ont  quatre  têtes  et 
quatre  ailes,  les  autres  ne  sont  qu'une  main,  la  main  qui  saisit  Ézé- 
chiel  par  les  cheveux,  ou  qui  traça  les  mots  inexplicables  au  festin  de 
Balthazar.  Ces  lieux  sont  obscurs  à  force  de  lumière,  et  le  foudre  à 
trois  pointes  les  sillonne. 

Un  rideau,  dont  celui  qui  déroboit  l'arche  aux  regards  des  Hé])reux 
fut  l'image,  sépare  les  régions  inférieures  du  ciel  de  ces  régions 
sublimes;  toute  la  puissance  réunie  des  hommes  et  des  anges  n'en 
pourroit  soulever  un  pli  ;  la  garde  en  est  confiée  à  quatre  chérubins 
armés  d'épées  f!aml)oyantes.  A  peine  ces  ministres  du  Très-Haut  ont 
aperçu  la  fille  de  David,  qu'ils  s'inclinent,  et  la  Charité  ouvre  sans 
effort  le  rideau  de  l'éternité.  Le  Sauveur  apparoît  à  Marie  :  il  est  assis 
sur  une  tombe  immortelle,  à  travers  laquelle  il  communique  avec  les 
hommes. 

Marie,  saisie  d'un  saint  respect,  touche  à  cet  autel  de  l'Agneau  ;  elle 
y  présente  ses  vœux  et  ceux  de  la  terre,  que  le  Christ  à  son  tour  va 
porter  aux  pieds  du  Père  tout-puissant.  Qui  pourroit  redire  l'entretien 
de  Marie  et  d'Emmanuel  ?  Si  la  femme  a  pour  son  enfant  des  expres- 
sions si  divines,  qu'étoient-ce  que  les  paroles  de  la  mère  d'un  Dieu, 
d'une  mère  qui  avoit  vu  mourir  son  fils  sur  la  croix  et  qui  le  retrou- 
voit  vivant  d'une  vie  éternelle?  Que  dévoient  être  aussi  les  paroles 
d'un  fils  et  d'un  Dieu  ?  Quel  amour  filial  !  quels  embrassements  mater- 
nels! Un  seul  moment  d'une  pareille  félicité  suffiroit  pour  anéantir  dans 
l'excès  du  bonheur  tous  les  mondes. 

Le  Christ  sort  de  son  trône  avec  un  labarum  de  feu  qui  se  forme 
soudainement  dans  sa  main  ;  sa  mère  reste  au  sanctuaire  de  la  croix. 
Marie  elle-même  ne  pourroit  entrer  dans  ces  profondeurs  du  Père,  où 
le  Fils  et  l'Esprit  se  plongent.  Dans  le  tabernacle  le  plus  secret  du 
Saint  des  saints  sont  les  trois  idées  existantes  d'elles-mêmes ,  exem- 


LIVRE  IV.  235 

plaîres  incréés  de  toutes  les  choses  créées.  Par  un  mystère  inexplicable, 
le  chaos  se  tient  caché  derrière  Jéhovah.  Lorsque  Jéhovah  veut  former 
quelque  monde,  il  appelle  devant  lui  une  petite  partie  de  la  matière, 
laissant  le  reste  derrière  lui,  car  la  matière  s'animeroit  à  la  fois  si  elle 
étoit  exposée  aux  regards  de  Dieu. 

Une  voix  unique  fait  retentir  éternellement  une  parole  unique 
autour  du  Saint  des  saints.  Que  dit-elle? 


LIVRE    CINQUIÈME. 


L'Éternel  révéla  à  son  Fils  bien  aimé  ses  desseins  sur  l'Amérique  : 
il  préparoit  au  genre  humain  dans  cette  partie  du  monde  une  réno- 
vation d'existence.  L'homme,  s'éclairant  par  des  lumières  toujours 
croissantes  et  jamais  perdues,  devoit  retrouver  cette  sublimité  pre- 
mière d'où  le  péché  originel  l'avoit  fait  descendre;  sublimité  dont 
l'esprit  humain  étoit  redevenu  capable,  en  vertu  de  la  rédemption  du 
Christ.  Cependant  le  Souverain  du  ciel  permet  à  Satan  un  moment  de 
triomphe  pour  l'expiation  de  quelques  fautes  particulières.  L'enfer, 
profitant  de  la  liberté  laissée  à  sa  rage,  saisit  et  fait  naître  toutes  les 
occasions  du  mal. 

Le  bruit  du  combat  d'Ondouré  et  du  frère  d'Amélie  s'étoit  répandu 
chez  les  Natchez,  Akansie,  qui  n'y  voyoit  qu'une  preuve  de  plus  de 
l'amour  d'Ondouré  pour  Céluta,  éprouvoit  de  nouvelles  angoisses.  Le 
parti  des  sauvages  nourri  dans  les  sentiments  d'Adario  demandoit 
pourquoi  l'on  recevoit  ces  étrangers,  instruments  de  trouble  et  de 
servitude  ;  les  Indiens  qui  s'attachoient  à  Chactas  louoient,  au  contraire, 
le  courage  et  la  générosité  de  leur  nouvel  hôte.  Quant  au  frère  d'Amélie, 
qui  ne  trouvoit  ni  dans  les  sentiments  de  son  cœur,  ni  dans  sa  con- 
duite, les  motifs  de  l'inimitié  d'Ondouré,  il  ne  pouvoit  comprendre  ce 
qui  avoit  porté  ce  sauvage  à  tenter  un  homicide.  Si  Ondouré  aimoit 
Céluta,  René  n'étoit  point  son  rival  :  toute  pensée  d'hymen  étoit 
odieuse  au  frère  d'Amélie  ;  à  peine  s'étoit-il  aperçu  de  la  passion  nais- 
sante de  la  sœur  d'Outougamiz. 

Cependant  le  retour  du  grand-chef  des  Natchez  ^toit  annoncé  :  on 
entendit  retentir  le  son  d'une  conque.  «  Guerrier  blanc,  dit  Chactas 
à  son  hôte,  voici  le  soleil  :  prête-moi  l'appui  de  ton  bras,  et  allons 
nous  ranger  sur  le  passage  du  chef.  »  Aussitôt  le  sachem  et  René, 
dont  la  blessure  n'étoit  aue  légère,  s'avancent  avec  la  foule. 


236  LES    NATCHEZ. 

Biontôt  on  aporçoît  le  grand-prêtre  et  les  deux  Idvites,  maîtres  des 
cérémonies  du  temple  du  Soleil  :  ils  étoient  enveloppc's  de  ro])es  blan- 
ches; le  premier  porloit  sur  la  tête  un  hibou  l'uipaillé.  Ces  sacrifica- 
teurs affectoient  une  démarche  grave;  ils  tenoient  les  yeux  attachés  à 
terre  et  murmuroient  un  hymne  sacré.  Chactas  apprit  à  René  que  lo 
principal  jongleur  étoit  un  prêtre  avide  et  crédule,  qui  pouvoit  dcvoni 
dangereux  à  l'instigation  de  quelques  hommes  plus  méchants  que  lui 

Après  les  lévites  s'avançoit  un  vieillard  que  ne  distinguoit  aucune 
marque  extérieure.  «  Quel  est,  demanda  le  frère  d'Amélie  à  son  hôte, 
quel  est  le  sachem  qui  marche  derrière  les  prêtres  et  dont  la  conte- 
nance est  affable  et  sereine?  » 

«  Mon  fils,  répondit  Chactas,  c'est  le  soleil  :  il  est  cher  aux  Natchez 
par  le  sacrifice  qu'il  a  fait  à  sa  patrie  des  prérogatives  de  ses  aïeux. 
C'est  un  homme  d'une  douceur  inaltérable ,  d'une  patience  que  rien 
ne  peut  troubler,  d'une  force  presque  surnaturelle  à  supporter  la  dou- 
leur. Il  a  lassé  le  temps  lui-même,  car  il  est  au  moment  d'accomplir 
sa  centième  année.  J'ai  eu  le  bonheur  de  contribuer  avec  lui  et  Adario 
à  la  révolution  qui  nous  a  rendu  l'indépendance.  Les  Natchez  veulent 
bien  nous  regarder  comme  leurs  trois  chefs,  ou  plutôt  comme  leurs 
pères.  » 

A  la  suite  du  soleil  venoit  une  femme  qui  conduisoit  par  la  main 
son  jeune  fils.  René  fut  frappé  des  traits  de  cette  femme ,  sur  lesquels 
la  nature  avoit  répandu  une  expression  alarmante  de  passion  et  de  foi- 
blesse.  Le  frère  d'Amélie  la  désigna  au  sachem. 

(I  Elle  se  nomme  Akansie ,  répondit  Chactas  ;  nous  l'appelons  la 
femme-chef:  c'est  la  plus  proche  parente  du  soleil,  et  c'est  son  fils, 
à  l'exclusion  du  fils  même  du  soleil,  qui  doit  occuper  un  jour  la  place 
de  grand- chef  des  Natchez  :  la  succession  au  pouvoir  a  lieu  parmi 
nous  en  ligne  féminine. 

«  Hélas!  mon  fils,  ajouta  Chactas,  nous  autres,  habitants  des  bois, 
nous  ne  sommes  pas  plus  à  l'abri  des  passions  que  les  hommes  de  ton 
pays.  Akansie  nourrit  pour  Ondouré,  qui  la  dédaigne  et  la  trahit,  un 
amour  criminel;  Ondouré  aime  Céluta,  cette  Indienne  qui  prépara  ton 
premier  repas  du  matin ,  et  qui  est  la  sœur  de  ce  naïf  sauvage  dont 
l'amitié  t'a  été  jurée  sur  les  débris  d'une  cabane;  Céluta  a  toujours 
repoussé  le  cœur  et  la  main  d'Ondouré.  Tu  as  déjà  éprouvé  jusqu'où 
peuvent  aller  les  transports  de  la  jalousie.  Si  jamais  Ondouré  s'atta^ 
choit  à  Akansie ,  il  est  impossible  de  calculer  les  maux  que  produiroit 
une  pareille  union.  » 

Immédiatement  après  la  femme- chef  marchoient  les  capitaines  de 
guerre.  L'un  d'eux  ayant  touché  en  passant  l'épaule  de  Chactas,  René 


LIVRE  V.  237 

demanda  à  son  père  adoptif  quel  étoit  ce  sachem  au  visage  maigre, 
dont  l'air  rigide  formoit  un  si  grand  contraste  avec  l'air  de  bonté  des 
autres  vieillards. 

«  C'est  le  grand  Adario,  répondit  Chactas,  l'ami  de  mon  enfance  et 
de  ma  vieillesse.  Il  a  pour  la  liberté  un  amour  qui  lui  feroit  sacrifier 
sa  femme,  ses  enfants  et  lui-même.  Nous  avons  combattu  ensemble 
dans  presque  toutes  les  forêts.  Il  y  a  cinquante  ans  que  nous  nous 
estimons,  quoique  nous  soyons  presque  toujours  en  opposition  d'idées 
et  de  desseins.  Je  suis  le  rocher,  il  est  la  plante  marine  qui  s'est  atta- 
chée à  mes  flancs  ;  les  flots  de  la  tempête  ont  miné  nos  racines  :  nous 
roulerons  bientôt  ensemble  dans  l'abîme  sur  lequel  nous  penchons 
tous  deux.  Adario  est  l'oncle  de  Céluta,  et  lui  sert  de  père.  » 

Lorsque  les  chefs  de  guerre  furent  passés,  on  vit  paroître  les  deux 
ofTiciers  commis  au  règlement  des  traités  et  l'édile ,  chargé  de  veiller 
aux  travaux  publics.  Cet  édile  songeoit  à  se  retirer,  et  Ondouré  con- 
voitoit  sa  place.  Cette  place,  la  première  de  l'État  après  celle  du  grand- 
chef,  donnoit  le  droit  de  régence  dans  la  minorité  des  soleils.  Une 
troupe  de  guerriers,  appelés  allouez,  qui  jadis  composoient  la  garde 
du  soleil ,  fermoit  le  cortège  ;  mais  ces  guerriers ,  dispersés  dans  les 
tribus,  n'existoient  plus  comme  un  corps  distinct  et  séparé, 

Le  grand -chef,  accompagné  de  la  foule,  s'étant  arrêté  sur  la  place 
publique,  Chactas  se  fit  conduire  vers  lui,  en  poussant  trois  cris.  II  dit 
alors  au  soleil  qu'un  François  demandoit  à  être  adopté  par  une  des 
tribus  des  Natchez.  Le  grsnd-chef  répondit  :  u  C'est  bien,  »  et  Chactas 
se  retira  en  poussant  trois  autres  cris  un  peu  différents  des  premiers. 
Le  frère  d'Amélie  apprit  que  l'on  traiteroit  de  son  adoption  dans  trois 
jours. 

Il  employa  ces  jours  à  porter  de  cabane  en  cabane  les  présents 
d'usage  :  les  uns  les  reçurent,  les  autres  les  refusèrent,  selon  qu'ils  se 
prononçoient  pour  ou  contre  l'adoption  de  l'étranger.  Quand  René  se 
présenta  chez  les  parents  de  Mila,  la  petite  Indienne  lui  dit  :  «  Tu  n'as 
pas  voulu  que  je  fusse  ta  femme,  je  ne  veux  pas  être  ta  sœur  ;  va- 
t'en.  »  La  famille  accepta  les  dons  que  l'enfant  étoit  fâchée  de  refuser. 

René  offrit  à  Céluta  un  voile  de  mousseline  qu'elle  promit,  en  bais- 
sant les  yeux,  de  garder  le  reste  de  sa  vie  :  elle  vouloit  dire  qu'elle  le 
conserveroit  pour  le  jour  de  son  mariage,  mais  aucune  parole  d'amour 
ne  sortoit  de  la  bouche  du  frère  d'Amélie.  Céluta  demanda  timidement 
des  nouvelles  de  la  blessure  de  René,  et  Outougamiz,  charmé  de  la 
valeur  du  compagnon  qu'il  s'étoit  choisi,  portoit  avec  orgueil  la  chaîne 
d'or  qui  le  lioit  à  la  destinée  de  l'homme  blanc. 

Le  jour  de  l'adoption  étant  arrivé,  elle  fut  accordée  sur  la  demande 


238  LES    N  AT  CHEZ. 

de  Chactas,  malgrô  l'opposition  d'Ondouré.  La  honte  d'une  défaite 
avoit  changé  en  haine  implacable  dans  le  cœur  de  cet  homme  un 
sentiment  de  jalousie.  Aussi  impudent  que  perfide,  ce  sauvage  s'osoit 
montrer  après  son  attentat.  Les  lois,  chez  les  Indiens,  ne  recherclicnt 
point  l'homicide  ;  la  vengeance  de  ce  crime  est  abandonnée  aux 
familles  :  or,  René  n'avoit  point  de  famille. 

Le  renouvellement  des  trêves  rendit  l'adoption  de  René  plus  facile  ; 
mais  le  prince  des  ténèbres  fit  jaillir  de  cette  solennité  une  nouvelle 
source  de  discorde.  Au  moment  où  l'adoption  fut  proclamée  à  la  porte 
du  temple,  le  jongleur,  dévoué  à  la  puissance  d'Akansie  et  gagné  par 
les  présents  d'Ondouré ,  annonça  que  le  serpent  sacré  avoit  disparu 
sur  l'autel.  La  foule  se  retira  consternée  :  l'adoption  du  nouveau  fils  de 
Chactas  fut  déclarée  désagréable  aux  génies  et  de  mauvais  auguré  pour 
la  prospérité  de  la  nation. 

En  ramenant  la  saison  des  chasses ,  l'automne  suspendit  quelque 
temps  l'effet  de  ces  craintes  superstitieuses  et  de  ces  machinations 
infernales.  Chactas,  quoique  aveugle,  est  désigné  maître  de  la  grande 
chasse  du  castor,  à  cause  de  son  expérience  et  du  respect  que  les 
peuples  lui  portoient.  Il  part  avec  les  jeunes  guerriers.  René ,  admis 
dans  la  tribu  de  l'Aigle  et  accompagné  d'Outougamiz,  est  au  nombre 
des  chasseurs.  Les  pirogues  remontent  le  Meschacebé  et  entrent  dans 
le  lit  de  l'Ohio.  Pendant  le  cours  d'une  navigation  solitaire,  René  inter- 
roge Chactas  sur  ses  voyages  aux  pays  des  blancs  et  lui  demande  le 
récit  de  ses  aventures  :  le  sachem  consent  à  le  satisfaire.  Assis  auprès 
du  frère  d'Amélie,  à  la  poupe  de  la  barque  indienne,  le  vieillard 
raconte  son  séjour  chez  Lopez,  sa  captivité  chez  les  Siminoles,  ses 
amours  avec  Atala,  sa  délivrance,  sa  fuite,  l'orage,  la  rencontre  du 
père  Aubry  et  la  mort  de  la  fille  de  Lopez  ' . 

«  Après  avoir  quitté  le  pieux  solitaire  et  les  cendres  d' Atala,  conti- 
nua Chactas,  je  traversai  des  régions  immenses  sans  savoir  où  j'allois  . 
tous  les  chemins  étoient  bons  à  ma  douleur,  et  peu  m'importoit  de 
vivre. 

«  Un  jour,  au  lever  du  soleil,  je  découvris  un  parti  d'Indiens  qui 
m'eut  bientôt  entouré.  Juge,  ô  René  !  de  ma  surprise  en  reconnoissant 
parmi  ces  guerriers  de  la  nation  iroquoise  Adario,  compagnon  des 
jeux  de  mon  enfance.  Il  était  allé  apprendre  l'art  d'Areskoui^  chez  les 
belliqueux  Canadiens,  anciens  alliés  des  Natchez. 

«  Je  m'informai  avec  empressement  des  nouvelles  de  ma  mère  ; 
j'appris  qu'elle  avoit  succombé  à  ses  chagrins,  et  que  ses  amis  lui 

1.  Voyez  Atala.  2.  Génie  de  la  guerre, 


LIVRE  V.  239 

avoient  fait  les  doiîs  du  sommeil.  Je  résolus  de  suivre  l'exemple 
d'Adario,  de  me  mettre  à  l'école  des  combats  chez  les  Cinq-Nations'. 
Mon  cœur  étoit  animé  du  désir  de  mêler  la  gloire  à  mes  regrets  ;  je 
brûlois  de  confondre  les  souvenirs  de  la  fille  de  Lopez  avec  une  action 
digne  de  sa  mémoire.  Déjà  je  comptois  plusieurs  neiges,  et  je  n'avois 
fait  aucun  bien.  Si  le  grand  Esprit  m'eût  appelé  alors  à  son  tribunal, 
comment  lui  aurois-je  présenté  le  collier  de  ma  vie,  où  je  n'avois  pas 
attaché  une  seule  perle? 

«  Lorsque  nous  entrâmes  dans  les  forêts  du  Canada ,  l'oiseau  de 
rizière  étoit  prêt  à  partir  pour  le  couchant  et  les  cygnes  arrivoient  des 
régions  du  nord.  Je  fus  adopté  par  une  des  nations  iroquoises.  Adario 
et  moi  nous  fîmes  le  serment  d'amitié  :  notre  cri  de  guerre  était  le 
nom  d'Atala,  de  cette  vierge  tombée  dans  le  lac  de  la  Nuit,  comme  ces 
colombes  du  pays  des  Agniers,  qui  se  précipitent,  au  coucher  du  soleil, 
dans  une  fontaine  oii  elles  disparoissent. 

«  Nous  nous  engageâmes,  sur  le  bâton  de  nos  pères,  à  faire  nos 
efforts  pour  rendre  la  liberté  à  notre  patrie,  après  avoir  étudié  les  gou- 
vernements des  nations. 

«  Je  me  livrai ,  dans  l'intervalle  des  combats ,  à  l'étude  des  langues 
iroquoises  ou  yendates,  en  même  temps  que  j'apprenois  la  langue  polie 
ou  la  langue  des  traités,  c'est-à-dire  la  langue  algonquine,  dont  les 
Indiens  du  nord  se  servent  pour  communiquer  d'une  nation  à  l'autre. 
Je  m'étois  approché  de  l'ami  du  père  Aubry,  du  père  Lamberville,  mis- 
sionnaire chez  les  Iroquois.  Aidé  de  lui,  je  parvins  à  entendre  et  à 
parler  facilement  la  langue  françoise,  et  je  m'instruisis  dans  l'art  des 
colliers  ^  des  blancs. 

«  Le  religieux  me  racontoit  souvent  les  souffrances  de  ce  Dieu  qui 
s'est  dévoué  pour  le  salut  du  monde.  Ces  enseignements  me  plaisoient, 
car  ils  rappeloient  tous  les  intérêts  de  ma  vie ,  le  père  Aubry  et  Atala. 
La  raison  des  hommes  est  si  foible,  qu'elle  n'est  souvent  que  la  raison 
de  leurs  passions.  Poursuivi  de  mes  souvenirs,  je  cherchois  à  me  sau- 
ver au  sanctuaire  de  la  miséricorde,  comme  le  prisonnier  racheté  des 
flammes  se  réfugie  à  la  cabane  de  paix. 

u  On  commençoit  à  m'aimer  chez  les  peuples  ;  mon  nom  reposoit 
agréablement  sur  les  lèvres  des  sachems.  J'avois  fait  quelque  bruit 
dans  les  combats  :  c'est  une  malheureuse  nécessité  de  s'habituer  à  la 
vue  du  sang  ;  et  ce  qu'il  y  a  de  plus  triste  encore,  diverses  qualités 
dépendent  de  celle  qui  fait  un  guerrier.  Il  est  difficile  d'être  compta 
comme  homme  avant  d'avoir  porté  les  armes. 

1.  Les  Iroquois.  Si.  L'art  d'écrire,  de  lire,  etc. 


240  LES   NATCIIEZ. 

«  Je  vis  pourtant  avec  horreur  les  supplices  réservés  aux  victimes 
du  sort  des  combats.  En  mémoire  d'Atala,  je  donnai  la  vie  et  la  liberté 
à  dos  guerriers  arrêtés  de  ma  propre  main.  Et  moi  aussi  j'avois  été 
prisonnier,  loin  de  la  douce  lumière  de  ma  patrie  ! 

<<  J'eus  le  bonheur  d'arracher  ainsi  à  la  mort  quelques  Franrois. 
Ononthio'  me  fit  offrir  en  échange  les  dons  de  l'amitié;  il  me  propo- 
soit  même  une  hache  de  capitaine  parmi  ses  soldats.  Mais  comme  ses 
paroles  étoient  celles  du  secret,  et  qu'il  y  joignoit  des  sollicitations 
peu  justes,  je  priai  les  présents  de  retourner  vers  les  richesses  d'Onon- 
thio. 

«  Le  printemps  s'étoit  renouvelé  autant  de  fois  qu'il  y  a  d'œufs 
dans  le  nid  de  la  fauvette  ou  d'étoiles  à  la  constellation  des  chas- 
seurs, depuis  que  j'habitois  chez  les  nations  iroquoises.  Elles  avoicnt 
fumé  le  calumet  de  paix  avec  les  François.  Cette  paix  fut  bientôt 
rompue  :  Athaensic^  balaya  les  feuilles  qui  commençoient  à  couvrir 
les  chemins  de  la  guerre,  et  fit  croître  l'herbe  dans  les  sentiers  du 
commerce.         .    .        ■      . 

«  Après  divers  succès  on  proposa  une  suspension  d'armes;  des 
députés  furent  envoyés  par  les  Iroquois  au  fort  Catarakoui.  J'étois  du 
nombre  de  ces  guerriers,  et  je  leur  servois  d'interprète.  A  peine  entrés 
dans  Le  fort,  nous  fûmes  enveloppés  par  des  soldats.  Nous  réclamâmes 
la  protection  du  calumet  de  paix  :  le  chef  qui  nous  arrêta  nous 
répondit  que  nous  étions  des  traîtres,  qu'il  avoit  ordre  d'Onon- 
thio  de  nous  embarquer  pour  Kanata  ^,  d'où  nous  serions  menés  en 
esclavage  au  pays  des  François.  On  nous  enleva  nos  haches  et  nos 
flèches  ;  on  nous  serra  les  bras  et  les  pieds  avec  des  chaînes  ;  nous 
fûmes  jetés  dans  des  pirogues,  qui  nous  conduisirent  au  port  de  Qué- 
bec par  le  fleuve  Hochelaga*.  De  Kanata  un  large  canot  nous  porta 
au  delà  des  grandes  eaux,  à  la  contrée  des  mille  villages,  dans  la  terre 
où  tu  es  né. 

Les  cabanes^  où  nous  abordâmes  sont  bâties  sous  un  ciel  délicieux, 
au  fond  d'un  lac  intérieur^,  où  Michabou,  dieu  des  eaux,  ne  lève  point 
deux  fois  le  jour  son  front  vert  couronné  de  cheveux  blancs,  comme 
sur  les  rives  canadiennes. 

«  Nous  fûmes  reçus  aux  acclamations  de  la  foule.  L'amas  dei 
cabanes,  des  grands  canots  et  des  hommes,  tout  ce  spectacle,  si  diffé*- 
rent  de  celui  de  nos  solitudes,  confondit  d'abord  nos  idées.  Je  ne  com- 

i 

1 .  Nom  que  les  sauvages  donnoient  à  tous  les  gouverneurs  du  Canada.  Il  signifie 

la  grande  montagne.  Ainsi  0«on/A/o-Denonville,  0«o«//((o-Frontenac,  etc. 

2.  Génie  de  la  vengeance.         3.  Québec.         4.  Le  fleuve  Saint-Laurent. 
5.  Marseille.  6.  Méditearanée. 


LIVRE  V.  241 

niençai  à  voir  quelque  chose  de  distinct  que  lorsque  nous  eûmes  été 
conduits  à  la  hutte  de  l'esclavage'. 

«  Peut-être,  mon  jeune  ami,  seras-tu  étonné  qu'après  avoir  été 
traité  de  la  sorte  je  conserve  encore  pour  ton  pays  de  l'attachement. 
Outre  les  raisons  que  je  t'en  donnerai  bientôt,  l'expérience  de  la  vie 
m'a  appris  que  les  tyrans  et  les  victimes  sont  presque  également  à 
plaindre,  que  le  crime  est  plus  souvent  commis  par  ignorance  que  par 
méchanceté.  Enfin,  une  chose  me  paroît  encore  certaine  :  le  Grand- 
Esprit,  qui  mêle  le  bien  et  le  mal  dans  sa  justice,  a  quelquefois  rendu 
amer  le  souvenir  des  bienfaits  et  toujours  doux  celui  des  persécutions. 
On  aime  facilement  son  ennemi,  surtout  s'il  nous  a  donné  occasion  de 
vertu  ou  de  renommée.  Tu  me  pardonneras  ces  réflexions  :  les  vieil- 
lards sont  sujets  à  allonger  leurs  propos.  » 

René  répondit  :  «  Chactas,  si  les  discours  que  tu  vas  me  faire  sont 
aussi  beaux  que  ceux  que  tu  m'as  déjà  faits,  le  soleil  pourroit  finir  et 
recommencer  son  tour  avant  que  je  fusse  las  de  t'écouter.  Continue  à 
répandre  dans  ton  récit  cette  raison  tendre,  cette  douce  chaleur  des 
souvenirs  qui  pénètrent  mon  cœur.  Quelle  idée  de  la  société  dut  avoir 
un  sauvage  aux  galères  !  » 

Chactas  reprit  le  récit  de  ses  aventures.  Ses  paroles  étoient  toutes 
naïves;  il  y  mêla  une  sorte  d'aimable  enjouement;  on  eût  dit  que, 
par  une  délicatesse  digne  des  grâces  d'Athènes,  ce  sauvage  cherchoit 
à  rendre  sa  voix  ingénue,  pour  adoucir  aux  oreilles  de  René  l'histoire 
de  l'injustice  des  François. 

«Une  forte  résolution  de  mourir,  dit-il,  m'empêcha  d'abord  de 
sentir  trop  vivement  mon  malheur  dans  la  hutte  de  l'esclavage  :  trois 
jours  entiers  nous  chantâmes  notre  chanson  de  mort,  moi  et  les  autres 
chefs.  Jusque  alors  je  m'étois  cru  la  prudence  d'un  sachem,  et  pourtant, 
loin  d'enseigner  les  autres,  je  reçus  des  leçons  de  sagesse. 

«  Un  François,  mon  frère  de  chaîne ,  s'étoit  rendu  coupable  d'une 
action  qui  l'avoit  fait  condamner  au  tribunal  de  tes  vieillards.  Jeune 
encore,  Honfroy  prenoit  légèrement  la  vie.  Charmé  de  m'entendre 
parler  sa  langue,  il  me  racontoit  ses  aventures;  il  me  disoit:  «  Chac- 
((  tas,  tu  es  un  sauvage,  et  je  suis  un  homme  civilisé.  Vraisemblable- 
«  ment  tu  es  un  honnête  homme,  et  moi  je  suis  un  scélérat.  N'est-il 
«  pas  singulier  que  tu  arrives  exprès  de  l'Amérique  pour  être  mon 
«  compagnon  de  boulet  en  Europe,  pour  montrer  la  liberté  et  la  ser- 
«  vitude,  le  vice  et  la  vertu,  accouplés  au  même  joug?  Voilà,  mon  cher 
«  Iroquois,  ce  que  c'est  que  la  société.  N'est-ce  pas  une  très-belle 


1.  Les  bagnes, 

III.  16 


2h2  LES   NATCIIF.Z. 

«  chose?  Maïs  prends  courage  et  ne  t'étonne  de  rien  :  qui  sait  si  un 
«  jour  je  ne  serai  point  assis  sur  un  trône?  Ne  t'alarmc  pas  trop  d'éire 
«  appareillé  avec  un  criminel  au  char  de  la  vie  :  la  journée  est  courte, 
«  et  la  mort  viendra  vite  nous  dételer.  » 

«  Je  n'ai  jamais  été  si  étonné  qu'en  entendant  parler  cet  homme  : 
il  y  avoit  dans  son  insouciance  une  espèce  d'horrible  raison  qui  me 
confondoit.  Quelle  est,  disois-je  en  moi-même,  cette  étrange  nation 
où  les  insensés  semblent  avoir  étudié  la  sagesse,  où  les  scélérats  sup- 
portent la  douleur  comme  ils  goùteroient  le  plaisir?  Honfroy  m'en- 
gagea à  lui  ouvrir  mon  cœur  :  il  me  fit  sentir  qu'il  y  avoit  lâcheté  à 
Se  laisser  vaincre  du  chagrin.  Ce  malheureux  me  persuada  :  je  con- 
sentis à  vivre,  et  j'engageai  les  autres  chefs  à  suivre  mon  exemjjle. 

«  Le  soir,  après  le  travail,  mes  compagnons  s'assembloient  autour 
de  moi  et  me  demandoient  des  histoires  de  mon  pays.  Je  leur  disois 
comment  nous  poursuivions  les  élans  dans  nos  forêts,  comment  nous 
nous  plaisions  à  errer  dans  la  solitude  avec  nos  femmes  et  nos  enfants. 
A  ces  peintures  de  la  liberté,  je  voyois  des  pleurs  couler  sur  toutes  les 
mains  enchaînées.  Les  galériens  me  racontoient  à  leur  tour  les  diverses 
causes  du  châtiment  qu'ils  éprouvoient.  Il  m'arriva  à  ce  sujet  une 
chose  bizarre  :  je  m'imaginai  que  ces  malfaiteurs  dévoient  être  les 
véritables  honnêtes  gens  de  la  société,  puisqu'ils  me  sembloient  punis 
pour  des  choses  que  nous  faisons  tous  les  iours  sans  crime  dans  nos 
bois. 

((  Cependant  notre  vêtement  et  notre  langage  excîtoient  la  curiosité. 
Les  premiers  guerriers  et  les  principales  matrones  nous  venoient  voir  • 
lorsque  nous  étions  au  travail,  ils  nous  apportoient  des  fruits  et  nous 
les  donnoient  en  retirant  la  main.  Le  chef  des  esclaves  nous  montroit 
pour  quelque  argent;  l'homme  étoit  offert  en  spectacle  à  l'homme. 

Nous  n'étions  pas  sans  consolations.  Le  grand-chef  de  la  prière  du 
village'  nous  visitoit:  ce  digne  pasteur,  qui  me  rappeloit  le  père 
Aubry,  nous  amenoit  quelquefois  ses  parents. 

«  Chactas,  me  disoit-il,  voilà  ma  mère!  figure-toi  que  c'est  la  femme 
«  qui  t'a  nourri  et  qui  t'a  porté  dans  la  peau  d'ours,  comme  nous 
«  l'apprennent  nos  missionnaires.  »  A  ce  souvenir  de  ma  famille  et 
des  coutumes  de  mon  pays,  mon  cœur  étoit  noyé  d'amertume  et  de 
plaisir.  Ce  prêtre  charitable  nous  laissoit  toujours,  en  nous  quittant, 
des  pleurs  pour  effacer  les  maux  de  la  veille,  des  espérances  pour  nous 
conduire  à  travers  les  maux  du  lendemain. 

«  Le  chef  de  la  hutte  des  chaînes,  dans  la  vue  de  prolonger  notre 

1.  L'évêque  de  Marseille. 


LIVRE  V.  2Zi3 

existence,  utile  à  ses  intérêts,  nous  permettoit  quelquefois  de  nous 
promener  avec  lui  au  bord  de  la  mer.  . 

«  Un  soir  j'errois  ainsi  sur  les  grèves  :  mes  yeux,  parcourant  retendue 
des  flots,  tâchoient  de  découvrir  dans  le  lointain  les  côtes  de  ma 
patrie.  Je  mefigurois  que  ces  flots  avaient  baigné  les  rives  américaines. 
Dans  l'illusion  de  ma  douleur,  la  mer  me  sembloit  murmurer  des 
plaintes  comme  celles  des  arbres  de  mes  forêts  ;  alors  je  lui  racontois 
mon  malheur,  afin  qu'elle  le  redît  à  son  tour  aux  tombeaux  de  mes  pères. 

«  Le  gardien,  occupé  avec  d'autres  guerriers,  oublia  de  me  ramener 
à  mes  chaînes.  Des  millions  d'étoiles  percèrent  la  voûte  céleste ,  et  la 
lune  s'avança  dans  le  firmament.  Je  découvris  à  sa  lumière  un  vieil- 
lard assis  sur  un  rocher.  Les  flots  calmés  expiroient  aux  pieds  de  ce 
V  ieillard,  comme  aux  pieds  de  leur  maître.  Je  le  pris  pour  Michabou , 
génie  des  eaux  :  je  m'allois  retirer,  lorsqu'un  soupir  apporté  à  mon 
oreille  m'apprit  que  le  dieu  étoit  un  homme. 

«  Cet  homme ,  de  son  côté,  m'aperçut  :  la  vue  de  mon  vêtement 
natchez  lui  fit  faire  un  mouvement  de  surprise  et  de  frayeur  :  «  Que 
«  vois-je!  s'écria-t-il ,  l'ombre  d'un  sauvage  des  Florides  ?  Qui  es-tu? 
«  Viens-tu  chercher  Lopez?  »  —  «  Lopez!  »  répétai-je  en  poussant  un 
cri.  Je  m'approche  du  père  d'Atala;  je  crois  le  reconnoître.  Il  me 
regarde  avec  le  même  étonnement,  la  même  hésitation  ;  il  me  tend  à 
demi  les  bras;  il  me  parle  de  nouveau.  C'est  sa  voix!  sa  voix  même! 
Erreur  ou  vérité,  je  me  précipite  dans  les  bras  de  mon  vieil  ami,  je  le 
serre  sur  mon  cœur  ;  je  baigne  son  visage  de  mes  larmes.  Lopez ,  hors 
de  lui ,  doutoit  encore  de  la  réalité.  «  Je  suis  Chactas ,  lui  disois-je , 
(I  Chactas,  ce  jeune  Natchez  que  vous  comblâtes  de  vos  bienfaits  à 
«  Saint-Augustin,  et  qui  vous  quitta  avec  tant  d'ingratitude!  »  A  ces 
derniers  mots ,  je  fus  obligé  de  soutenir  le  vieillard  prêt  à  s'évanouir  ; 
et  pourtant  il  me  pressoit  encore  de  ses  mains  devenues  tremblantes 
par  l'âge  et  par  le  chagrin. 

«  L'effusion  de  ces  premiers  transports  passée  ,  après  avoir  ranimé 
mon  ancien  hôte,  je  lui  dis  :  «  Lopez,  quels  semblables  et  funestes 
«  génies  président  à  nos  destinées?  quelle  infortune  t'amène  comme 
«  moi  sur  ces  bords?  que  tu  es  malheureux  dans  tes  enfants?  Pourras- 
«  tu  croire  que  j'ai  creusé  le  tombeau  de  ta  fille,  de  ta  fille  qui  devoit 
«  être  mon  épouse  ?  » 

«  Que  me  dis-tu?  »  répondit  le  vieillard. 

«  J'ai  aimé  Atala ,  m'écriai-je,  la  fille  de  cette  Floridienne  que  tu 
«  as  aimée.  »  Ici  ma  voix,  étouffée  dans  mes  larmes,  s'éteignit.  Mille 
souvenirs  m'accablèrent  :  c'étoient  la  patrie,  l'amour,  la  liberté,  les 
déserts  perdus  I 


2hl\  LES   NATCHEZ. 

«  I.opcz,  qui  me  comprenoit  h  poîno,  mo  pria  de  m'expliquer.  Je  lui 
fis  succinctement  le  récit  de  mes  aventures.  11  en  fut  touché,  il  admira 
et  pleura  cette  fille  qu'il  n'avoit  point  connue  !  Il  s'étendit  en  longs 
regrets  sur  le  bonheur  que  nous  eussions  pu  goûter  réunis  dans  une 
cabane,  au  fond  de  quoique  solitude. 

«  Mais,  mon  fils,  ajouta-t-il,  la  volonté  de  Dieu  s'est  opposée  cà  nos 
«  desseins  ;  c'est  à  nous  de  nous  soumettre.  A  peine  m'aviez-vous  quitté 
«  à  Saint-Augustin,  que  des  méchants  m'accusèrent  :  des  colons  puis- 
«  sants  à  qui  j'avois  enlevé  quelques  Indiens  esclaves  en  les  rachetant 
«  à  un  prix  élevé  se  joignirent  à  mes  ennemis.  Le  gouverneur,  qui 
((  étoit  au  nombre  de  ces  derniers,  nous  fit  saisir  moi  et  ma  sœur  :  on 
<(  nous  transporta  à  Mexico,  où  nous  comparûmes  au  tribunal  de  l'in- 
((  quisition.  Nous  fûmes  acquittés,  mais  après  plusieurs  années  de 
«  prison,  durant  lesquelles  ma  sœur  mourut.  On  me  permit  alors  de 
«  retourner  à  Saint-Augustin.  Mes  biens  avoient  été  vendus.  J'attendis 
«  quelque  temps  dans  l'espoir  d'obtenir  justice  :  l'iniquité  prévalut.  Je 
«  me  décidai  à  abandonner  cette  terre  de  persécution. 

«  Je  m'embarquai  pour  les  vieilles  Espagnes  :  comme  je  mettoîs  le 
((  pied  au  rivage,  j'appris  que  mes  ennemis,  redoutant  mes  plaintes, 
«  avoient  obtenu  contre  moi  un  ordre  d'exil.  Je  remontai  sur  le  vais- 
«  seau ,  et  je  me  réfugiai  dans  la  Provence.  Le  prélat  de  Marseille 
«  m'accueillit  avec  bonté  :  ses  secours  ont  soutenu  ma  vie.  J'ai  fait 
«  autrefois  la  charité,  et  maintenant  je  suis  nourri  du  pain  des  pau- 
«  vres.  Mais  j'approche  du  moment  de  la  délivrance  éternelle,  et  Dieu, 
«  j'espère,  me  fera  part  de  son  froment.  » 

«  Comme  Lopez  finissoit  de  parler,  le  guerrier  qui  surveilloit  ma 
servitude  revint,  et  m'ordonna  de  le  suivre.  Le  sachem  espagnol  me 
voulut  accompagner,  mais  son  habit  n'étoit  pas  celui  d'un  possesseur 
de  grandes  cabanes ,  et  le  guide  repoussa  l'indigent  étranger,  a  Rocher 
«  insensible,  m'écriai-je,  les  esprits  vengeurs  de  l'hospitalité  violée 
«  vous  frapperont  pour  votre  dureté.  Ce  Sachem  est  un  suppliant 
«  comme  moi  parmi  votre  peuple;  il  y  a  plus  :  c'est  un  vieillard  et  un 
«  infortuné.  Ce  n'est  pas  ainsi  que  je  vous  traiterois  si  vous  veniez 
«  dans  le  pays  des  chevreuils  :  je  vous  présenterois  le  calumet  de 
«  paix;  je  fumerois  avec  vous,  je  vous  ofîrirois  une  peau  d'ours  et 
«  du  maïs  :  le  Grand-Esprit  veut  que  l'on  traite  de  la  sorte  les  étra  n 
«  gers.  » 

«  A  ces  paroles,  le  guerrier  des  cités  se  prît  à  rire  :  j'aurois  tiré  de 
ce  méchant  une  vengeance  soudaine,  mais,  songeant  que  j'exposois 
Lopez,  j'apaisai  le  bouillonnement  de  mon  cœur.  Lopez,  à  son  tour 
dans  la  crainte  de  m'attirer  quelque  mauvais  traitement,  s'éloigna, 


LIVRE  V.  2Zj5 

promettant  de  me  venïr  voir.  Je  regagnai  la  natte  du  malheur,  sur 
laquelle  sont  assis  presque  tous  les  hommes. 

«  Lopez  et  le  grand -chef  de  la  prière  accoururent  le  lendemain  :  je 
formai  avec  eux  et  mes  compagnons  sauvages  une  petite  société  libre 
et  vertueuse  au  milieu  de  la  servitude  et  du  vice,  comme  ces  cocotiers 
chargés  de  fruits  et  de  lait  qui  croissent  ensemble  sur  un  écueil  aride 
au  milieu  des  flots  mexicains.  Les  autres  esclaves  assistoient  à  nus 
discours  :  plusieurs  commencèrent  à  régler  leurs  âmes,  qu'ils  avaient 
laissées  jusque  alors  dans  un  affreux  abandon.  Bientôt,  par  la  patience, 
par  la  confession  de  nos  erreurs,  par  la  puissance  des  prières,  nous 
enchantâmes  nos  fers.  C'est  de  cette  façon ,  me  disoit  le  ministre  des 
chrétiens,  que  d'anciens  esclaves  avoient  racheté  autrefois  leur  liberlé, 
en  répétant  à  leurs  maîtres  les  compositions  d'un  homme  divin  et  des 
chants  aimés  du  ciel. 

«  Du  village  où  nous  étions  on  nous  transporta  à  un  autre  village', 
où  nous  fûmes  employés  aux  travaux  d'un  port  :  on  nous  ramena 
ensuite  à  notre  première  demeure.  Le  mérite  de  nos  souffrances  su\y- 
portées  avec  humilité  monta  vers  le  Grand-Esprit  :  celui  que  vous 
appelez  le  Seigneur  plaça  ce  mérite  auprès  de  nos  fautes;  ainsi  me  l'a 
conté  le  prêtre  instruit  des  choses  merveilleuses.  Comme  une  veuve 
indienne  pleine  d'équité  met  dans  ses  balances  le  reste  des  richesses 
de  son  époux  et  l'objet  offert  en  échange  par  l'Européen  :  elle  égalise 
les  deux  poids  dans  toute  la  sincérité  de  son  cœur,  ne  voulant  ni  nuire 
à  ses  enfants  ni  à  l'étranger  qui  se  confie  en  elle ,  de  même  le  Juge 
suprême  pesa  l'offense  et  la  réparation  :  celle-ci  l'emporta  aux  yeux  de 
sa  miséricorde.  Dans  ce  moment  même  je  vis  venir  Lopez,  tenant  un 
collier  2  qu'il  me  montroit  de  loin  en  criant  :  «  Vous  êtes  libre!  »  Je 
m'empresse  de  déployer  le  collier;  il  étoit  marqué  du  sceau  d'Ononlhio- 
Frontenac,  chef  du  Canada  avant  Ononthio-Denonville.  Les  premières 
branches  du  collier  s'exprimoient  ainsi  : 

«  Le  soleil  3  de  la  grande  nation  des  François  a  désapprouvé  la  con- 
«  duite  d'Ononthio-Denonville.  Le  chef  de  tous  les  chefs  a  su  que  son 
«  fds  Chactas,  qui  lui  avoit  renvoyé  plusieurs  de  ses  enfants  dans  le 
«  Canada,  étoit  retenu  dans  la  hutte  de  l'esclavage.  Ononthio-Denon- 
«  ville  est  rappelé.  Moi,  ton  père  Ononthio-Frontenac ,  je  retourne  au 
«  Canada  ;  je  t'y  ramènerai  avec  tes  compagnons.  Hâte-toi  de  venir  me 
u  trouver  au  grand  village,  où  je  t'attends  pour  te  présenter  au  soleil. 
«  Essuie  les  pleurs  de  tes  yeux  :  le  calumet  de  paix  ne  sera  plus  violé. 
«  et  la  natte  du  sang  sera  lavée  avec  l'eau  du  fleuve.  » 

1.  Toulon.  2.  Une  lettre.  3.  Louis  XIV. 


246  LES   NATCHEZ. 

«  Je  fis  à  haute  voix  l'explicalion  du  collier  aux  chefs  sauvages;  à 
l'instant,  même  un  guerrier  détacha  nos  fors.  Aussitôt  que  nous  sentî- 
mes nos  pieds  dégagés  des  entraves,  nous  présentâmes  en  sacrific(^  au 
vGrand-Esprit  un  pain  de  tahac,  que  nous  jetâmes  dans  la  mer,  après 
avoir  coupé  l'offrande  en  douze  parties. 

'    «  Le  chef  de  la  prière  nous  donna  l'hospitalité,  et  nous  reçûmes, 
avec  de  l'or,  des  vêtements  nouveaux  faits  à  la  façon  de  notre  pays. 

«  Dès  que  l'esprit  du  jour  eut  attelé  le  soleil  à  son  traîneau  de 
flamme,  on  nous  conduisit  à  la  hutte  roulante'  qui  nous  devoit 
emporter  :  Lopez  et  le  chef  de  la  prière  nous  accompagnoient.  Long- 
temps, à  la  porte  de  la  cabane  mobile,  je  tins  serré  contre  mon  cœur 
le  père  d'Atala;  je  lui  disois. 

«  Lopez!  faut-il  que  je  vous  qume  encore,  que  Je  vous  quitte  lors- 
((  que  vous  êtes  malheureux?  Suivez  votre  fils  :  venez  parmi  vos  Indiens 
«  planter  votre  bienfaisante  vie,  dans  le  sol  de  ma  cabane.  Là  vous  ne 
«  serez  point  méprisé  par^ce  que  vous  êtes  pauvre  :  je  chasserai  pour 
«  votre  repas,  vous  serez  honoré  comme  un  génie.  Si  mes  prières  trou- 
ce  vent  votre  cœur  fermé ,  si  vous  craignez  de  vous  exposer  aux  fati- 
«  gués  d'un  long  voyage,  je  resterai  avec  vous  :  j'apprendrai  les  arts 
«  des  blancs,  je  vous  mettrai  par  mon  travail  au-dessus  de  l'indigence. 
«  Qui  vous  fermera  les  yeux?  qui  cueillera  le  dernier  jour  de  votre 
«  vieillesse?  Souffrez  que  la  main  d'un  fils  vous  présente  au  moins  la 
«  coupe  de  la  mort  :  d'autres  l'agiteroient  peut-être  et  vous  la  feroient 
«  boire  troublée.  » 

((  Sage  et  indulgent  Lopez,  vous  me  répondîtes  :  Vous  n'avez  jamais 
«  été  ingrat  envers  moi;  quand  vous  me  quittâtes  à  Saint-Augustin, 
«  vous  suiviez  le  penchant  naturel  à  tous  les  hommes  ;  loin  de  vous 
((  rien  reprocher,  je  vous  admirai.  Dans  ce  moment  vous  seriez  cou- 
«  pable  en  demeurant  sur  ces  bords  :  Dieu  a  enrichi  votre  âme  des 
«  plus  beaux  dons  de  l'adversité;  vous  devez  ces  richesses  à  votre  patrie. 
«  Que  si  je  refuse  de  vous  suivre,  ne  croyez  pas  que  ce  soit  faute  de 
«  vous  aimer,  mais  je  serois  un  trop  vieux  voyageur.  Il  faut  que 
«  chacun  accomplisse  les  ordres  de  la  Providence  :  vous  dormirez 
«  auprès  des  os  de  vos  pères;  moi  je  dois  mourir  ici.  La  charité  par- 
ti tagera  ma  dépouille;  les  enfants  de  l'étranger  viendront  jouer  autour 
«  de  ma  tombe  et  l'effaceront  sous  leurs  pas.  Aucune  épouse ,  aucun 
«  fils,  aucune  sœur,  aucune  mère  ne  s'arrêtera  à  ma  pierre  funèbre, 
«  visitée  seulement  du  malheureux,  et  sur  laquelle  passera  le  sentier 
«  du  pèlerin.  » 

1.  Carrosse..  ' 


LIVRE  V.  2hl 

«  Et  Lopez  m'inondoit  de  ses  larmes,  comme  un  jardinier  arrose 
l'arbrisseau  qu'il  a  planté.  Le  chef  de  la  prière  voulant  prévenir  une 
plus  longue  foiblesse  nous  cria  :  «  A  quoi  pensez-vous?  où  est  donc 
«  votre  courage?  »  Il  me  jette  dans  la  hutte  roulante,  en  ferme  brus- 
quement la  porte,  et  fait  un  geste  de  la  main.  A  ce  signal  le  guide  du 
traîneau  pousse  ses  coursiers,  qui  s'agitoient  dans  leurs  traits  et  blan- 
chissoient  le  frein  d'écume  :  frappant  de  leurs  seize  pieds  d'airain  le 
pavé  sonore,  ils  partent  suivis  des  quatre  ailes  bruyantes  de  la  cabane 
mobile,  qui  roulent  avec  des  étincelles  de  feu.  Les  édifices  fuient  des 
deux  côtés  ;  nous  franchissons  des  portes  qui  s'ébranlent  à  notre  pas- 
sage, et  bientôt  le  traîneau,  lancé  dans  une  longue  carrière,  glisse 
comme  une  pirogue  sur  la  surface  unie  d'un  fleuve.  » 


LIVRE   SIXIEME. 


«  La  force  de  mon  âme  resta  longtemps  abattue  par  la  tendresse  de 
mes  adieux  à  Lopez.  Le  génie  de  la  renommée  nous  avoit  devancés  : 
durant  tout  le  voyage,  nous  reçûmes  l'hospitalité  dans  des  huttes  que 
le  soleil  avoit  fait  préparer  pour  nous.  Notre  simplicité  en  conclut  que 
ces  hommes  que  nous  voyions  étoient  les  esclaves  du  soleil ,  que  ces 
champs  cultivés  que  nous  traversions  étoient  des  pays  conquis, 
labourés  par  les  vaincus  pour  les  vainqueurs  ;  vainqueurs  qui  sans 
doute  fumoient  tranquillement  sur  leur  natte  et  que  nous  allions 
trouver  au  grand  village.  Cette  idée  nous  donna  un  mépris  profond 
pour  les  peuples  qui  nous  environnoient  ;  nous  brûlions  d'arriver  à  la 
résidence  des  vrais  François,  ou  des  guerriers  libres. 

«  Nous  fûmes  étrangement  surpris  en  entrant  au  grand  village  *  : 
les  chemins^  étoient  sales  et  étroits;  nous  remarquâmes  des  huttes  de 
commerce^  et  des  troupeaux  de  serfs  comme  dans  les  rues  de  la 
France.  On  nous  conduisit  chez  notre  père  Ononthio-Frontenac.  La 
cabane  étoit  pleine  de  guerriers  qu'Ononthio  nous  dit  être  de  ses  amis. 
Il  nous  avertit  que  nous  irions  dès  le  lendemain  à  un  autre  village*, 
où  nous  allumerions  le  feu  du  conseil  avec  le  chef  des  chefs.  Après 
avoir  pris  le  repas  de  l'hospitalité,  nous  nous  retirâmes  dans  une 
des  chambres  de  la  cabane ,  où  nous  dormîmes  sur  des  peaux  d'ours. 

«  Le  soleil  éclairoit  les  travaux  de  l'homme  civilisé  et  les  loisirs  du 
sauvage  lorsque  nous  partîmes  du  grand  village.  Des  coursiers  cou- 

1.  Paris.  2.  Les  rues.  3.  Les  boutiques.  4.  Versailles. 


2^8  LKS   NATCHKZ. 

verts  de  finiK^e  nous  traînrrent  à  la  liiitte'  du  rhe/  des  chefs,  en 
moins  de  temps  qu'un  saclum  plein  d'expérience,  et  l'oracle  de  sa 
nation,  met  à  juger  un  différend  qui  s'élève  entre  deux  mères  de 
famille. 

«  A  travers  une  foule  de  gardes,  nous  fûmes  conduits  jusqu'au  père 
des  François.  Surpris  de  l'air  d'esclavage  que  je  remarquois  autour  de 
moi ,  je  disois  sans  cesse  à  Ononthio  :  u  Où  est  donc  la  nation  des 
«  guerriers  libres?  »  Nous  trouvâmes  le  soleiP  assis  comme  un  génie, 
sur  je  ne  sais  quoi  qu'on  appeloit  un  trône,  et  qui  brilloit  de  toutes 
parts.  Il  tenoit  en  main  un  petit  bâton  avec  lequel  il  jugeoit  les 
peuples.  Ononthio  nous  présenta  à  ce  grand-chef  en  disant  : 

«  Sire,  les  sujets  de  Votre  Majesté...  » 

«  Je  me  tournai  vers  les  chefs  des  Cinq-Nations,  et  leur  expliquai  la 
parole d'Ononthio.  Ils  me  répondirent  :  «  C'est  faux;  »  et  ils  s'assirent 
à  terre,  les  jambes  croisées.  Alors,  m'adressant  au  premier  sachem  : 

((Puissant  soleil,  lui  dis-je,  toi  dont  les  bras  s'étendent  jusqu'au 
((  milieu  de  la  terre  !  Ononthio  vient  de  prononcer  une  parole  qu'un 
((  génie  ennemi  lui  aura  sans  doute  inspirée  :  mais  toi  qu'Athaensic' 
({  n'a  pas  privé  de  sens,  tu  es  trop  prudent  pour  te  persuader  que 
((  nous  soyons  tes  esclaves.  » 

((  A  ces  paroles,  qui  sortoient  ingénument  de  mes  lèvres,  il  se  fit  un 
mouvement  dans  la  hutte.  Je  continuai  mon  discours  : 

((  Chef  des  chefs,  tu  nous  as  retenus  dans  la  hutte  de  la  servitude 
«  par  la  plus  indigne  trahison.  Si  tu  étois  venu  chanter  la  chanson  de 
((  paix  chez  nos  vieillards,  nous  aurions  respecté  en  toi  les  Manitous 
((  vengeurs  des  traités.  Cependant  la  grandeur  de  notre  âme  veut  que 
(c  nous  t'excusions ,  car  le  souverain  Esprit  ôte  et  donne  la  raison 
((  comme  il  lui  plaît,  et  il  n'y  a  rien  de  plus  insensé  et  de  plus  misé- 
i(  rable  qu'un  homme  abandonné  à  lui-même.  Enterrons  donc  la 
((  hache  dont  le  manche  est  teint  de  sang.  Éclaircissons  la  chaîne 
«  d'amitié,  et  puisse  notre  union  durer  autant  que  la  terre  et  le  soleil  ! 
((  J'ai  dit.  » 

((  En  achevant  ces  mots ,  je  voulus  présenter  le  calumet  de  paix  au 
.';oleil  ;  mais  sans  doute  quelque  génie  frappa  ce  chef  de  ses  traits 
invisibles,  car  la  pâleur  étendit  son  bandeau  blanc  sur  son  front  :  on 
se  hâta  de  nous  emmener  dans  une  autre  partie  de  la  cabane. 

((  Là  nous  fumes  entourés  d'une  foule  curieuse  :  les  jeunes  hommes 
surtout  nous  sourioient  avec  complaisance;  plusieurs  me  serrèrent 
secrètement  la  main. 

1.  Château  de  Versailles.  2.  Louis  XIV.  3.  La  vengeance. 


LIVRE  VI.  2/»0 

«  Trois  héros  s'approchèrent  de  nous  :  le  premier  paroissoit  rassasié 
de  jours ,  et  cependant  on  l'auroit  pris  pour  l'immortel  vieillard  des 
foudres,  tant  il  traînoit  après  lui  de  grandeur.  A  peine  pouvoit-oii 
soutenir  l'éclat  de  ses  regards  :  l'âme  brillante,  ingénieuse  et  guer- 
rière de  la  France  respiroit  tout  entière  dans  cet  homme. 

«  Le  second  cachoit  sous  des  sourcils  épais  et  un  air  indécis  uni 
expression  extraordinaire  de  vertu  et  de  courage;  on  sentoit  qu'il 
pouvoit  être  le  rival  du  premier  héros  et  le  frein  de  sa  fortune. 

«  Le  troisième  guerrier,  beaucoup  plus  jeune  que  les  deux  autres , 
portoit  la  modération  sur  ses  lèvres  et  la  sagesse  sur  son  front.  Sa 
physionomie  étoit  fine,  son  œil  observateur,  sa  parole  tranquille.  Le 
premier  de  ces  guerriers  achevoit  ses  jours  de  gloire  dans  une  superbe 
cabane,  parmi  les  bois  et  les  eaux  jaillissantes,  avec  neuf  vierges 
célestes  qu'on  nomma  les  Muses  ;  le  second  ne  quittoit  le  grand  village 
que  pour  habiter  les  camps  ;  le  troisième  vivoit  retiré  dans  un  petit 
héritage  non  loin  d'un  temple  où  il  se  promenoit  souvent  autour  des 
tombeaux. 

«  J'invitai  ces  trois  enfants  des  batailles  à  venir  chanter  au  milieu 
du  sang  notre  chanson  de  guerre;  l'aîné  des  fils  d'Areskoui'  sourit,  le 
second  s'éloigna,  le  troisième  fit  un  mouvement  d'horreur^. 

«  Ononthio  me  fit  observer  plus  loin  des  guerriers  qui  causoient 
ensemble  avec  chaleur.  «  Voilà,  me  dit-il,  trois  hommes  que  la  France 
«  peut  opposer  à  l'Europe  combinée.  Quel  feu  dans  le  plus  jeune  des 
«  trois!  quelle  impétuosité  dans  sa  parole!  Il  s'efforce  de  convaincre 
«  ce  sachem  inflexible  qui  l'écoute  qu'on  doit  faire  servir  les  galères 
«  de  la  mer  intérieure  sur  les  flots  de  l'Océan.  Ce  fils  illustre  d'un  père 
«  encore  plus  fameux  fait  sourire  le  troisième  guerrier,  qui  ne  veut 
«  pas  décider  entre  les  deux  autres  et  s'excuse  en  disant  qu'il  ignore 
«  les  arts  de  Michabou'  ;  il  ne  tient  que  d'Areskoui  le  secret  des  cein- 
«  tures  inexpugnables  dont  il  environne  les  cités*.  » 

«  Dans  ce  moment  un  jeune  héros  s'avança  vers  le  guerrier  au  regard 
sévère';  il  lui  présenta  un  collier^  de  suppliant.  Le  fils  altier  de  la 
montagne  jeta  les  yeux  sur  le  collier,  et  le  rendit  durement  au  héros 
avec  les  paroles  du  refus.  Le  jeune  homme  rougit  et  sortit,  en  jetant 
sur  la  cabane  un  regard  qui  me  fit  frémir,  car  il  me  sembla  qu'il 
avoit  imploré  le  génie  des  vengeances  '. 

«  Je  fus  distrait  de  ces  pensées  par  un  grand  bruit  qui  se  fit  à  une 


1.  Génie  de  la  guerre.      2.  Condé,  Turenne  et  Catinat. 

3.  Génie  des  eaux.  4.  Seignelay,  fils  de  Colbert,  Louvois  et  Vauban. 

•>.  Louvois.  6.  Un  placet,  une  lettre.  7.  Le  prince  Eugène. 


250  LES   NATCHEZ. 

porte.  Entrent  aussitôt  deux  guerriers  qui  se  tenoîent  en  riant  sous  le 
bras.  Leur  taille  arrondie  annoncoit  les  fils  heureux  de  la  joie;  leurs 
pas  étoient  un  peu  chancelants;  leur  haleine  étoit  encore  parfuniûe 
des  esprits  du  plus  excellent  jus  de  feu  '.  Leurs  vêtements  lloltoient 
négligés  comme  au  sortir  d'un  long  festin;  leur  visage  étoit  tout 
empreint  des  poudn^s  chères  au  conseil  des  sachems  ^.  Je  ne  sais  quoi 
de  brave,  de  populaire,  de  spirituel,  d'insouciant,  d(!  libéral  jusqu'à 
la  prodigalité,  étoit  répandu  sur  leur  personne  ;  ils  avoient  l'air  de  ne 
rien  voir  avec  un  cœur  ennemi,  de  se  divertir  d(>s  hommes,  de  penser 
peu  aux  dieux  et  de  rire  de  la  mort.  On  les  eût  pris  pour  des  jumeaux^ 
qu'Areskoui  '  auroit  eus  d'une  mortelle  après  la  victoire,  ou  pour  les 
fils  illégitimes  de  quelque  roi  fameux  ;  ils  mèloient  à  la  noblesse  des 
hautes  destinées  de  leur  père  ce  que  l'amour  et  une  plus  humble 
condition  ont  de  gracieux  et  de  fortuné  *.  • 

«  A  peine  ces  enfants  joufflus  des  vendanges  avoient-ils  posé  un 
pied  mal  assuré  dans  la  cabane,  que  deux  autres  guerriers  coururent 
se  joindre  à  eux.  Un  de  ces  derniers  avoit  reçu  en  naissant  un  coup 
fatal  de  la  main  d'un  génie,  mais  c'étoit  l'enfant  des  bons  succès  ■"'  ; 
l'autre  resscmbloit  parfaitement  à  un  génie  sauveur  *  ye  l'avois  vu 
arrêter  par  le  bras  le  jeune  homme  qui  étoit  sorti  de  la  grande  cabane 
après  le  refus  du  guerrier  hautain  ''. 

«  Ainsi  réunis,  ces  quatre  guerriers  alloient  parcourant  la  hutte, 
réjouissant  les  cœurs  par  leurs  agréables  propos  :  ils  ne  dédaignèrent 
pas  de  causer  avec  un  sauvage.  Les  deux  frères  me  demandèrent  si  les 
banquets  étoient  longs  et  excellents  dans  mes  forêts,  et  si  l'on  som- 
meilloit  beaucoup  d'heures  sur  la  peau  d'ours.  Je  tâchai  de  faire 
honneur  à  mes  bois  et  de  mettre  dans  ma  réponse  la  gaieté  qui  respi- 
roit  sur  les  lèvres  de  ces  hommes.  Un  esprit  me  favorisa,  car  ils  paru- 
rent contents  et  me  voulurent  montrer  eux-mêmes  la  somptuosité  de 
la  hutte  du  soleil. 

«  Nous  parcourijmes  d'immenses  galeries,  dont  les  voûtes  étoient 
habitées  par  des  génies  et  dont  les  murs  étoient  couverts  d'or,  d'eau 
glacée  *  et  de  merveilleuses  peintures.  Les  guerriers  blancs  désirèrent 
savoir  ce  que  je  pensois  de  ces  raretés. 

«  Mes  hôtes,  répondis-je ,  je  vous  dirai  la  vérité,  telle  que  les  Mani- 
«  tous  me  l'inspirent,  dans  toute  la  droiture  de  mon  cœur  :  vous  me 

1.  Du  vin.  2.  Du  tabac.  3.  Génie  delà  guerre. 

4.  Les  deux  Vendôme,  petits-fils  de  Henri  IV,  par  Gabrielle. 

5.  Luxembourg.  6.  Villars. 

7.  Louvois  refusa  un  régiment  au  prince  Eugène,  et  celui-ci  passa  au  service  de 
l'empereur.  8.  Des  glaces. 


LIVRE  VI.  251 

«  semblez  très  à  plaindre  et  fort  misérables;  jamais  je  n'ai  tant 
«  regretté  la  cabane  de  mon  père  Outalissi ,  ce  guerrier  honoré  des 
«  nations  comme  un  génie.  Ce  palais  dont  vous  vous  enorgueillissez 
«  a-t-il  été  bâti  par  l'ordre  des  esprits  ?  N'a-t-il  coûté  ni  sueurs  ni 
((  larmes?  Ses  fondements  sont-ils  jetés  dans  la  sagesse,  seul  terrain 
«  solide?  Il  faut  une  vertu  magnifique  pour  oser  habiter  la  magnifi- 
«  cence  de  ces  lieux  :  le  vice  seroit  hideux  sous  ces  dômes.  A  la  pesan- 
«  teur  de  l'air  que  je  respire,  à  je  ne  sais  quoi  de  glacé  dans  cet  air,  à 
«  quelque  chose  de  sinistre  et  de  mortel  que  j'aperçois  sous  le  voile 
«  des  sourires,  il  me  semble  que  cette  hutte  est  la  hutte  de  l'esclavage, 
«  des  soucis,  de  l'ingratitude  et  de  la  mort.  N'entendez-vous  pas  une 
«  voix  douloureuse  qui  sort  de  ces  murs  comme  s'ils  étoient  l'écho  où 
«  se  viennent  répéter  les  soupirs  des  peuples?  Ahl  qu'il  seroit  grand 
«  ici,  le  bruit  des  pleurs,  si  jamais  il  commençoit  à  se  faire  entendre  ! 
«  Un  tel  édifice  tombé  ne  seroit  point  rebâti,  tandis  que  ma  hutte  se 
«  peut  relever  plus  belle  en  moins  d'une  journée.  Qui  sait  si  les 
«  colonnes  de  mes  chênes  ne  verdiront  point  encore  à  la  porte  de  ma 
«  cabane  lorsque  les  piliers  de  marbre  de  ce  palais  seront  prosternés 
«  dans  la  poudre  ?  » 

«  C'est  ainsi,  ô  René!  qu'un  ignorant  sauvage  de  la  Nouvelle-France 
devisoit  avec  les  plus  grands  hommes  de  ta  vieille  patrie,  sous  le  règne 
du  plus  grand  roi,  au  milieu  des  pompes  de  Versailles.  Nous  quittâmes 
les  galeries,  et  nous  descendîmes  dans  les  jardins  au  milieu  du  fracas 
des  armes. 

«  Dans  ces  jardins,  malgré  les  pr^j'ug^s  cfema  natte,  je  fus  vraiment 
frappé  d'étonnement  :  la  façade  entière  du  palais  semblable  à  une 
immense  ville,  cent  degrés  de  marbre  blanc  conduisant  à  des  bocages 
d'orangers,  des  eaux  jaillissant  au  milieu  des  statues  et  des  parterres, 
des  grottes,  séjour  des  esprits  célestes,  des  bois  où  les  premiers  héros, 
les  plus  belles  femmes,  les  esprits  les  plus  divins  erroient  en  méditan* 
les  triples  merveilles  de  la  guerre,  de  l'amour  et  du  génie,  tout  ce 
spectacle  enfin  saisit  fortement  mon  âme.  Je  commençai  à  entrevoir 
une  grande  nation  où  je  n'avois  aperçu  que  des  esclaves ,  et  pour  la 
première  fois  je  rougis  de  ma  superbe  du  désert. 

((  Nous  nous  avançâmes  parmi  les  bronzes,  les  marbres,  les  eaux  et 
les  ombrages  :  chaque  flot,  contraint  de  sortir  de  la  terre,  apportoit 
un  génie  à  la  surface  des  bassins.  Ces  génies  varioient  selon  leur  puis- 
sance :  les  uns  étoient  armés  de  tridents,  les  autres  sonnoient  des 
conques  recourbées;  ceux-ci  étoient  montés  sur  des  chars,  ceux-là 
vomissoient  l'onde  en  tourbillon.  Mes  compagnons  s'étant  écartés,  je 
m'assis  au  bord  d'un  bain  solitaire.  La  rêverie  vint  planer  autour  de 


252  LES   NATCHEZ. 

moi;  elle  secouoit  sur  mes  cheveux  les  songes  et  les  souvenirs  : 
elle  m'envoya  la  plus  douce  des  tristesses  du  cœur,  celle  de  la  patrie 
absente. 

«  Nous  abandonnâmes  enfin  la  hutte  des  rois,  et  la  nuit,  marcliant 
devant  nous  avec  la  fraîcheur,  nous  reconduisit  au  grand  village. 

«  Lorsque  les  dons  du  sommeil  eurent  réparé  mes  forces,  Onoiilliio 
me  tint  ce  discours  :  «Chactas,  fds  d'Outalissi,  vous  vous  plaignez 
«  que  vous  n'avez  point  encore  vu  les  guerriers  libres,  et  vous  me 
«  demandez  sans  cesse  où  ils  sont  :  je  vous  les  veux  faire  connoître. 
«  Un  esclave  va  vous  conduire  aux  cabanes  où  s'assemblent  diverses 
«  espèces  de  sachcms  :  allez  et  instruisez-vous,  car  on  apprend  beau- 
«  coup  par  l'étude  des  mœurs  étrangères.  Un  homme  qui  n'est  point 
«  sorti  de  son  pays  ne  connoît  pas  la  moitié  de  la  vie.  Quant  aux  autres 
«  chefs  vos  compagnons,  comme  ils  n'entendent  pas  la  langue  de  la 
«  terre  des  chairs  blanches,  ils  préféreront  sans  doute  rester  sur  la 
«  natte,  à  fumer  leur  calumet  et  à  parler  de  leur  pays.  » 

«  Il  dit.  Plein  de  joie,  je  sors  avec  mon  guide;  comme  un  aigle  qui 
demande  sa  pâture,  je  m'élance  plein  de  la  faim  de  la  sagesse.  Nous 
arrivons  à  une  cabane  '  où  étoient  assemblés  des  hommes  vénérable?. 

«  J'entrai  avec  un  profond  respect  dans  le  conseil ,  et  je  fus  d'autant 
plus  satisfait,  qu'on  ne  parut  faire  aucune  attention  à  moi.  Je  remer- 
ciai les  génies,  et  je  me  dis  :  «  Voici  enfin  la  nation  françoise.  C'est 
«  comme  nos  Sachems!  »  Je  pris  une  pipe  consacrée  à  la  paix,  et  je 
m'apprêtai  à  répondre  à  ce  qu'on  alloit  sans  doute  me  demander  tou- 
chant les  mœurs,  les  usages  et  les  lois  des  chairs  rouges.  Je  prêtai 
attentivement  l'oreille,  et  je  promis  le  sacrifice  d'un  ours  à  Micbabou* 
s'il  vouloit  m'envoyer  la  prudence  pour  faire  honneur  à  mon  pays. 

«  Par  le  Grand-Lièvre^,  ô  mon  fils!  je  fus  dans  la  dernière  confu- 
sion quand  je  m'aperçus  que  je  n'entendois  pas  un  mot  de  ce  que 
disoient  les  divins  sachems.  Je  m'en  pris  d'abord  à  quelque  Manitou 
ennemi  de  ma  gloire  et  do  mes  forêts  :  je  m'allois  retirer  plein  de 
honte,  lorsque  l'un  des  vieillards,  se  tournant  vers  moi,  dit  grave- 
ment :  «  Cet  homme  est  rouge,  non  par  nature,  car  il  a  la  peau 
«  blanche  comme  l'Européen.  »  Un  autre  soutint  que  la  nature  m'avoit 
donné  une  peau  rouge  ;  un  troisième  fut  d'avis  de  m'adresser  des  ques- 
tions, mais  un  quatrième  s'y  opposa,  disant  que  d'après  la  conforma- 
tion extérieure  de  ma  tête  il  étoit  impossible  que  je  comprisse  ce 
qu'on  me  demanderoit. 

«  Pensant,  dans  la  simplicité  de  mon  cœur,  que  les  sachems  se 

i.  Le  Louvre.        2.  Génie  de»  eaux,        3,  Divinité  souveraine  des  chasseurs 


LIVRE  VI.  253 

divertissoicnt ,  je  me  pris  à  rire.  «Voyez,  »  s'écria  celui  qui  avoit 
énoncé  la  dernière  opinion,  «  je  vous  l'avois  dit!  Je  serois  assez 
«  porté  à  croire,  à  en  juger  par  ses  longues  oreilles,  que  le  Canadien 
«  est  l'espèce  mitoyenne  entre  l'homme  et  le  singe.  »  Ici  s'éleva  une 
dispute  violente  sur  la  forme  de  mes  oreilles.  «  Mais  voyons ,  »  dit 
enfin  un  des  vieillards  qui  avoit  l'air  plus  réfléchi  que  les  autres  : 
«  il  ne  se  faut  pas  laisser  aller  à  des  préventions.  »  i 

«  Alors  le  sachem  s'approcha  de  moi  avec  des  précautions  qu'il  crut 
nécessaires,  et  me  dit  :  «  Mon  ami,  qu'avez-vous  trouvé  de  mieux 
«  dans  ce  pays -ci?  » 

«  Charmé  de  comprendre  enfin  quelque  chose  à  tous  ces  discours, 
je  répondis  :  «  Sachem ,  on  voit  bien  à  votre  âge  que  los  génies  vous 
<!  ont  accordé  une  grande  sagesse  :  les  mots  qui  viennent  de  sortir  de 
«  votre  bouche  prouvent  que  je  ne  me  suis  pas  trompé.  Je  n'ai  pas 
«  encore  acquis  beaucoup  d'expérience,  et  je  pourrois  être  un  de 
«  vos  fils.  Quand  je  quittai  les  rives  du  Meschacebé,  les  magnolias 
«  avoient  fleuri  dix-sept  fois,  et  il  y  a  dix  neiges  que  je  pleure  la  hutte 
«  de  ma  mère.  Cependant,  tout  ignorant  que  je  suis,  je  vous  dirai  la 
«  vérité.  Jusqu'à  présent  je  n'ai  point  encore  vu  votre  nation,  ainsi  je 
«  ne  saurois  vous  parler  des  guerriers  libres;  mais  voici  ce  que  j'ai 
«  trouvé  de  mieux  parmi  vos  esclaves  :  les  huttes  de  commerce  '  où 
a  l'on  expose  la  chair  des  victimes  me  semblent  bien  entendues  et 
«  parfaitement  utiles.  » 

«  A  cette  réponse,  un  rire  qui  ne  finîssoît  poînt  bouleversa  l'assem- 
blée :  mon  conducteur  me  fit  sortir,  priant  les  sachems  d'excuser  la 
stupidité  d'un  sauvage.  Comme  je  traversois  la  hutte,  j'entendis  argu- 
menter sur  mes  ongles  et  ordonner  de  noter  aux  colliers^  ce  conseil 
comme  un  des  meilleurs  de  la  lune  dans  laquelle  on  étoit  alors. 

«  De  cette  assemblée  nous  nous  rendîmes  à  celle  des  sachems 
appelés  juges.  J'étois  triste  en  songeant  à  mon  aventure,  et  je  rou- 
gissois  de  n'avoir  pas  plus  d'esprit.  Arrivé  dans  une  île  '  au  milieu 
d'un  grand  village,  je  traversai  des  huttes  obscures  et  désertes,  et  je 
parvins  au  lieu*  où  résidoit  le  conseil.  De  vénérables  sachems,  vêtus 
de  longues  robes  rouges  et  noires ,  écoutoient  un  orateur  qui  parloit 
d'une  voix  claire  et  perçante  :  «  Voici ,  dis-je  intérieurement,  les  vrais 
«  sachems;  les  autres,  je  le  vois  à  présent,  ne  sont  aue  des  sorciers 
«  et  des  jongleurs.  » 

1.  Boutiques  de  charcutier  et  de  boucher.  Les  sauvages  amenés  à  Paris  soua 
Louis  XIV  ne  furent  frappés  que  do  l'étal  des  viandes  de  boucherie. 

2.  Registres,  livres,  contrats,  lettres,  en  général  toutes  sortes  d'écrits* 

3.  La  Cité.  4.  Le  Palais-de-Justice. 


254  LES   NATCHEZ. 

«  Je  me  plaçai  dans  le  rang  des  spectateurs  avec  mon  guide ,  cl 
m'adressant  à  mon  voisin  :  «  Vaillant  fils  de  la  France,  lui  dis-je,  cet 
«  orateur  à  la  voix  de  cigale  parle  sans  doute  pour  ou  contre  la  guerre, 
«  ce  fléau  des  peuples?  Quelle  est,  je  te  supplie  de  me  le  dire,  l'injus- 
«  tice  dont  il  se  plaint  avec  tant  de  véhémence?  » 

«  L'étranger,  me  regardant  avec  un  sourire,  me  répondit  :  «  Mon 
«  cher  sauvage,  il  s'agit  bien  de  la  guerre  ici!  De  la  guerre,  oui,  à  ce 
«  misérable  que  tu  vois,  et  qui  sera  sans  doute  étranglé  pour  avoir  eu 
«  la  foiblesse  de  confesser  dans  les  tourments  un  crime  dont  il  n'y  a 
«  d'autre  preuve  que  l'aveu  arraché  à  ses  douleurs.  » 

«  Je  conjurai  mon  conducteur  de  me  remener  à  la  hutte  d'Ononthio, 
puisqu'on  s'amusoit  partout  de  ma  simplicité. 

a  Nous  retournions  en  effet  chez  mon  hôte,  lorsqu'en  passant  devant 
la  cabane  des  prières  *  nous  vîmes  la  foule  rassemblée  aux  portes  : 
mon  guide  m'apprit  qu'il  y  avoit  dans  cette  cabane  une  fête  de  la  Mort. 
Je  me  sentis  un  violent  désir  d'entrer  dans  ce  lieu  saint  :  nous  y  péné- 
trâmes par  une  ouverture  secrète.  On  se  taisoit  alors  pour  écouter  un 
génie  dont  le  souffle  animoit  des  trompettes  d'airain  ^  :  ce  génie  cessa 
bientôt  de  murmurer.  Les  colonnes  de  l'édifice,  enveloppées  d'étoffes 
noires,  auroient  versé  à  leurs  pieds  une  obscurité  impénétrable  si 
l'éclat  de  mille  torches  n'eût  dissipé  cette  obscurité.  Au  milieu  du 
sanctuaire,  que  bordoient  des  chefs  de  la  prière  ',  s'élevoit  le  simu- 
lacre d'un  cercueil.  L'autel  et  les  statues  des  hommes  protecteurs  de 
la  patrie  se  cachoient  pareillement  sous  des  crêpes  funèbres.  Ce  que 
le  grand  village  et  la  cabane  du  soleil  contenoient  de  plus  puissant 
et  de  plus  beau  étoit  rangé  en  silence  dans  les  bancs  de  la  nef. 

«  Tous  les  regards  étoient  attachés  sur  un  orateur  vêtu  de  blanc  au 
milieu  de  ce  deuil,  et  qui,  debout,  dans  une  galerie  suspendue*,  les 
yeux  fermés,  les  mains  croisées  sur  sa  poitrine,  s'apprêtoit  à  com- 
mencer un  discours  :  il  sembloit  perdu  dans  les  profondeurs  du  ciel. 
Tout  à  coup  ses  yeux  s'ouvrent,  ses  mains  s'étendent,  sa  voix,  inter- 
prète de  la  mort ,  remplit  les  voûtes  du  temple,  comme  la  voix  même 
du  Grand-Esprit^.  Avec  quelle  joie  je  m'aperçus  que  j'entendois  par- 
faitement le  chef  de  la  prière  1  II  me  sembloit  parler  la  langue  de 
mon  pays ,  tant  les  sentiments  qu'il  e^iûrimoit  étoient  naturels  à  mon 
cœur! 

«  Je  m'aurois  voulu  jeter  aux  pieds  de  ce  sacrificateur,  pour  le  prier 
de  parler  un  jour  sur  ma  tombe,  afin  de  réjouir  mon  esprit  dans  la 


1.  Une  église.  2.  L'orgue.  3.  Les  prêtres. 

4.  La  chaire.  5.  Bossuet. 


LIVRE  VI.  255 

contrée  des  âmes  ;  mais  lorsque  je  vins  à  songer  à  mon  peu  de  vertu 
je  n'osai  demander  une  telle  faveur  :  le  murmure  du  vent  et  du  tor- 
rent est  la  seule  éloquence  qui  convient  au  monument  d'un  sau- 
vage. 

«  Je  ne  sortis  point  de  la  cabane  de  la  prière  sans  avoir  invoqué  le 
Dieu  de  la  fille  de  Lopez.  Revenu  chez  Ononthio,  je  lui  fis  part  des 
fruits  de  ma  journée  ;  je  lui  racontai  surtout  les  paroles  de  l'orateur 
de  la  mort.  Il  me  répondit  : 

«  Chactas,  connois  la  nature  humaine  :  ce  grand  homme  qui  t'a 
«  enchanté  n'a  pu  se  défendre  d'être  importuné  d'une  autre  renom- 
«  mée  que  la  sienne  :  pour  quelques  mots  mal  interprétés,  il  partage 
«  maintenant  la  cour  et  la  ville  et  persécute  un  ami  '. 

H  Tu  verras  bien  d'autres  contradictions  parmi  nous.  Mais  tu  ne 
«  serois  pas  aussi  sage  que  ton  père,  fils  d'Outalissi,  si  tu  nous  jugeois 
«  d'après  ces  foiblesses.  » 

«  Ainsi  me  parloit  Ononthio,  qui  avoit  vécu  bien  des  neiges  ^.  Les 
choses  qu'il  venoit  de  me  dire  m'occupèrent  dans  le  silence  de  ma 
nuit.  Aussitôt  que  la  mère  du  jour,  la  fraîche  Aurore,  eut  monté  sur 
l'horizon  avec  le  jeune  soleil,  son  fils,  suspendu  à  ses  épaules  dans 
des  langes  de  pourpre,  nous  secouâmes  de  nos  paupières  les  vapeurs 
du  sommeil.  Par  ordre  d'Ononthio,  nous  jetâmes  autour  de  nous  nos 
plus  beaux  manteaux  de  castor,  nous  couvrîmes  nos  pieds  de  mocas- 
sines  merveilleusement  brodées,  et  nous  ombrageâmes  de  plumes  nos 
cheveux  relevés  avec  art  :  nous  devions  accompagner  notre  hôte  à  la 
fête  que  le  grand-chef  préparoit  dans  des  bois,  non  loin  des  bords  de 
la  Seine. 

«  Vers  l'heure  où  l'Indienne  chasse  avec  un  rameau  les  mouches  qui 
Dourdonnent  autour  du  berceau  de  son  fils,  nous  partons  ;  nous  arri- 
vons bientôt  au  séjour  des  Manitous  et  des  génies  '.  Ononthio  nous 
place  sur  une  estrade  élevée. 

«  Le  chef  des  chefs  paroît  couvert  de  pierreries  :  il  étoit  monté  sur 
un  cheval  plus  blanc  qu'un  rayon  de  la  lune  et  plus  léger  que  le  vent. 
11  passe  sous  des  portiques  semblables  à  ceux  de  nos  forêts  :  cent  héros 
l'accompagnent  vêtus  comme  les  anciens  guerriers  de  la  France. 

«  Une  barrière  tombe  :  les  héros  s'avancent  ;  un  char  immense  et 
tout  d'or  les  suit.  Quatre  siècles,  quatre  saisons,  les  heures  du  jour  et 
de  la  nuit,  marchent  à  côté  de  ce  char.  On  se  livre  des  combats  qui 
nous  ravissent. 

«  La  nuit  enveloppe  le  ciel;  les  courses  cessent,  mille  flambeaux 

1.  Fénelon.  2.  Années.  3.  Fêtes  de  Louis  XIV. 


256  LES   NATCIIKZ. 

s'allumciil  dans  les  bosquels.  Tout  à  coup  une  monlagnc  brillante  de 
clarté  s'élève  du  fond  d'un  antre  obscur;  un  génie  et  sa  compagne  sont 
debout  sur  sa  cime  :  ils  en  descendent  et  couvrent  des  raretés  de  la 
terre  et  de  l'onde  une  table  de  cristal.  Des  femmes  éblouissantes  de 
beauté  viennent  s'asseoir  au  banquet,  et  sont  servies  par  des  nympbcs 
et  des  amours. 

«  Un  amphithéâtre  sort  du  sein  de  la  terre  et  étale  sur  ses  gradins 
des  chœurs  harmonieux  qui  font  retentir  mille  instruments.  A  un  signal 
la  scène  s'évanouit;  quatre  riches  cabanes,  chargées  des  dons  du  com- 
merce et  des  arts»  remplacent  les  premiers  prodiges.  Ononthio  me  fait 
observer  les  personnages  qui  distribuent  les  présents  de  la  munificence 
royale. 

«  Voyez-vous,  me  dit-il,  cette  femme  si  belle,  mais  d'un  port  un  peu 
u  altier  ',  qui  préside  à  l'une  des  quatre  cabanes  avec  le  fils  d'un  roi? 
H  Un  nuage  est  sur  son  front  :  c'est  un  astre  qui  se  retire  devant  cette 
«  autre  beauté  au  regard  plus  doux,  mais  plein  d'art,  qui  tient  la 
«  seconde  cabane  avec  ce  jeune  prince  ^.  Si  le  grand-chef  avoit  voulu 
«  être  heureux  parmi  les  femmes,  il  n'eût  écouté  ni  l'une  ni  l'autre  de 
«  ces  beautés,  et  l'âme  la  plus  tendre  ne  se  consumeroit  pas  aujour- 
«  d'hui  dans  une  solitude  chrétienne  '.  » 

«  Tandis  que  j'écoutois  ces  paroles,  je  remarquai  plusieurs  autres 
femmes  que  je  désignai  à  Ononthio.  Il  me  répondit  : 

«  Les  Grâces  mêmes  ont  arrangé  les  colliers  ^  que  cette  matrone 
«  envoie  à  sa  fille  chérie;  quant  à  ces  trois  autres  fleurs  qui  balancent 
«  ensemble  leurs  tiges,  l'une  se  plaît  au  bord  des  ruisseaux  \  l'autre 
«  aime  à  parer  le  sein  des  princesses  infortunées  ^,  et  la  troisième  offre 
«  ses  parfums  à  l'amitié  '.  Voilà  plus  loin  deux  palmiers  illustres  par 
«  leur  race,  mais  ils  n'ont  pas  la  grâce  des  trois  fleurs,  et  ne  sont 
«  ornés  que  de  colliers  politiques  ^.  Chactas,  quand  ce  talent  dans  les 
«  femmes  se  trouve  réuni  au  génie  dans  les  hommes,  c'est  ce  qui  éta- 
«  blit  la  supériorité  d'un  peuple.  Trois  fois  favorisées  du  ciel  les  nations 
«  011  la  Muse  prend  soin  d'aplanir  les  sentiers  de  la  vie,  les  nations 
«  chez  lesquelles  règne  assez  d'urbanité  pour  adoucir  les  mœurs,  pas 
(t  assez  pour  les  corrompre!  » 

«  Durant  ce  discours,  la  voix  de  deux  hommes  se  fit  entendre  der 
rière  nous.  Le  plus  jeune  disoit  au  plus  âgé  :  «  Je  ne  m'étonne  pas  que 

\.  M"*  de  Montespan.  2.  M™^  deMaintenon.       3.  M"'  de  La  Vallière. 

4.  Lettres  de  M"!*  de  Sévigné.      5.  M""  Deshoiilières. 
6.  M"'  de  La  Fayette.  7.  M""'  Lambert. 

8.  Mémoires  de  M"'  de  Montpensier  et  de  Madame,  seconde  femme  du  frère  de 
Louis  XIV. 


LIVRE  VI.  257 

«  vous  soic^  surpris  de  cette  institution  de  la  chambre  ardente  :  nous 
«  sommes  en  tous  genres  au  temps  des  choses  extraordinaires.  Si 
«  l'on  pouvoit  parler  du  masque  de  fer...  »  Ici  la  voix  du  guerrier 
devint  sourde  comme  le  bruit  d'une  eau  qui  tombe  sous  des  racines, 
au  fond  d'une  vallée  pleine  de  mousse. 

«  Je  tournai  la  tête,  et  j'aperçus  un  guerrier  que  je  reconnus  pour 
étranger  à  son  vêtement  :  il  portoit  une  coiffure  de  pourpre.  Ononthio, 
qui  vit  ma  surprise,  se  hâta  de  me  dire  :  (t  Fils  de  la  terre  des  chas- 
«  seurs,  tu  te  trouves  dans  le  pays  des  enchantements.  Le  guerrier  qui 
«  nous  a  interrompus  par  ses  propos  est  lui-même  ici  une  merveille  : 
«  c'est  un  roi  '  venu  de  la  ville  de  marbre  pour  humilier  son  peuple 
«  aux  pieds  du  soleil  des  François.  » 

«  A  peine  Ononthio  s'étoit  exprimé  de  la  sorte,  que  la  terreur  saisit 
toute  l'assemblée  :  le  chef  des  chefs  se  troubla  aux  paroles  secrètes  que 
lui  porta  un  héraut.  Tandis  que  des  cris  retentissoient  au  loin,  le 
silence  et  l'inquiétude  étoient  sur  toutes  les  lèvres  et  sur  tous  les 
fronts  :  un  castor  qui  a  entendu  des  pas  au  bord  de  son  lac  suspend 
les  coups  dont  il  battoit  le  ciment  de  ses  digues  et  prête  au  bruit  une 
■  oreille  alarmée.  Après  quelques  moments,  les  plaintes  s'évanouirent, 
et  le  calme  revint  dans  la  fête.  Je  demandai  à  Ononthio  la  cause  de  cet 
accident  ;  il  hésita  avant  de  répondre.  Voici  quelles  furent  ses  paroles  : 

u  C'est  une  imprudence  causée  par  une  troupe  de  guerriers  qui  a 
«  passé  trop  près  de  ce  lieu  en  escortant  des  bannis.  » 

«  Je  répliquai  :  «  Ils  ont  donc  commis  des  crimes?  A  leurs  gémisse- 
«  ments,  je  les  aurois  pris  pour  des  infortunés  plutôt  que  pour  des 
«  hommes  haïs  du  Grand-Esprit  à  cause  de  leurs  injustices  :  il  y  a  dans 
u  la  douleur  un  accent  auquel  on  ne  se  peut  tromper.  D'ailleurs,  ils 
«  me  sembloient  bien  nombreux,  ces  hommes  :  y  auroit-il  tant  de 
«  cœurs  amis  du  mal?  » 

«  Ononthio  repartit  :  «  On  compte  plusieurs  milliers  de  François 
«  ainsi  condamnés  à  l'exil  ;  on  les  bannit  parce  qu'ils  veulent  adorer 
«  Dieu  à  des  autels  nouvellement  élevés  ^.  » 

«  Ainsi,  m'écriai-je,  c'est  la  voix  de  plusieurs  milliers  de  François- 
((  malheureux  que  je  viens  d'entendre  au  milieu  de  cette  pompe  fran- 
«  çoise!  0  nation  incompréhensible!  d'une  main  vous  faites  des  liba- 
«  lions  au  Manitou  des  joies,  de  l'autre  vous  arrachez  vos  frères  à  leur 
«  foyer!  vous  les  forcez  d'abandonner,  avec  toutes  sortes  de  misères, 
«  leurs  génies  domestiques!  » 


1.  Le  doge  de  Gênes.        * 

2.  Les  protestants.  Révocation  de  l'édit  de  Nantes,  dragonnades. 

III.  17 


258  LES    NATCIIKZ. 

«  Cliactas!  Chactas!  s'écria  vivement  Ononthio,  on  ne  parle  point 
tt  de  cela  ici.  » 

«  Je  me  tus,  mais  le  reste  des  jeux  me  parut  empoisonné  ;  incapable 
de  fixer  mes  pensées  sur  les  mœurs  et  les  lois  des  Européens,  je  regret- 
ta» amèrement  ma  cabane  et  mes  déserts. 

«  Nous  nous  retrouvâmes  avec  délices  chez  Ononthio.  Heureux,  me 
.lîsois-je  en  cédant  au  sommeil,  heureux  ceux  qui  ont  un  arc,  une 
peau  de  castor  et  un  ami! 

u  Le  lendemain,  vers  la  première  veille  de  la  nuit,  Ononthio  me  fit 
monter  avec  lui  sur  son  traîneau,  et  nous  arrivâmes  au  portique  d'une 
longue  cabane  '  qu'inondoicnt  les  ilôts  des  peuples.  Par  d'étroits  pas- 
sages, éclairés  à  la  lueur  de  feux  renfermés  dans  des  verres,  nous 
pénétrons  jusqu'à  une  petite  hutte  ^  tapissée  de  pourpre,  dont  une 
esclave  nous  ouvrit  la  porte, 

«  A  l'instant  je  découvre  une  salle  où  quatre  rangs  de  cabanes,  sem- 
blables à  celles  oij  j'entrois,  étoient  suspendus  aux  contours  de  l'édi- 
fice :  des  femmes  d'une  grande  beauté,  des  héros  à  la  longue  chevelure 
et  chargés  de  vêtements  d'or,  brilloient  dans  les  cabanes  à  la  clarté 
des  lustres.  Au-dessous  de  nous,  au  fond  d'un  abîme,  d'autres  guer-* 
riers  debout  et  pressés  onduloient  comme  les  vagues  de  la  mer.  Un 
bruit  confus  sortoit  de  la  foule  ;  de  temps  en  temps  des  voix,  des  cris 
plus  distincts  se  faisoient  entendre,  et  quelques  fils  de  l'Harmonie, 
r'mgés  au  bas  d'un  large  rideau,  exécutoient  des  airs  tristes  qu'on 
n'écoutoit  pas. 

«  Tandis  que  je  contemplois  ces  choses  si  nouvelles  pour  moi,  tandis 
qu'Ononlhio  et  ses  amis  étudioient  dans  mes  yeux  les  sensations  d'un 
sauvage,  un  sifflement  tel  que  celui  des  perruches  dans  nos  bois  part 
d'un  lieu  inconnu  :  le  rideau  se  replie  dans  les  airs  comme  le  voile  de 
la  Nuit,  touché  par  la  main  du  Jour. 

«  Une  cabane  soutenue  par  des  colonnes  se  découvi^e  à  mes  regards. 
La  musique  se  tait  ;  un  profond  silence  règne  dans  l'assemblée.  Deux 
guerriers,  l'un  jeune,  l'autre  déjà  atteint  par  la  vieillesse,  s'avancent 
sous  les  portiques.  René,  je  ne  suis  qu'un  sauvage,  mes  organes  gros- 
siers ne  peuvent  sentir  toute  la  mélodie  d'une  langue  parlée  par  le 
peuple  le  plus  poli  de  l'univers;  mais,  malgré  ma  rudesse  native,  je 
ne  saurois  le  dire  quelle  fut  mon  émotion  lorsque  les  deux  héros  vin- 
rent à  ouvrir  leurs  lèvres  au  milieu  de  la  hutte  muette.  Je  crus  enten- 
dre la  musique  du  ciel  :  c'étoit  quelque  chose  qui  ressembloit  à  des 
airs  divins,  et  cependant  ce  n'éloit  point  un  véritable  chant;  c'éLoit,  je 

J.  Un  théâtre.  2.  Une  loae. 


LIVRE  VI.  259 

ne  sais  quoi  qui  tenoit  le  milieu  entre  le  chant  et  la  parole.  J'avois  ouï 
la  voix  des  vierges  de  la  solitude  durant  le  calme  des  nuits  ;  plus  d'une 
fois  j'avois  prêté  l'oreille  aux  brises  de  la  lune  lorsqu'elles  réveillent 
dans  les  bois  les  génies  de  l'harmonie  ;  mais  ces  sons  me  parurent 
sans  charmes  auprès  de  ceux  que  j'écoutois  alors. 

«  Mon  saisissement  ne  fit  qu'augmenter  à  mesure  que  la  scène  se 

déroula.  0  Atala  !  quel  tableau  de  la  passion,  source  de  toutes  nos 

nfortunes!  Vaincu  par  mes  souvenirs,  par  la  vérité  des  peintures', 

par  la  pqpisie  des  accents,  les  larmes  descendirent  en  torrents  de  mes 

yeux  :  nion  désordre  devint  si  grand  qu'il  troubla  la  cabane  entière. 

c(  Lorsque  le  rideau  retombé  eut  fait  disparoître  ces  merveilles,  la 
plus  jeune  habitante  ^  d'une  hutte  voisine  de  la  nôtre  me  dit  :  a  Mon 
«  cher  Huron,  je  suis  charmée  de  toi,  et  je  te  veux  avoir  ce  soir  à 
«  souper,  avec  celui  que  tu  appelles  ton  père.  »  Ononthio  me  prit  à 
part,  et  me  raconta  que  cette  femme  gracieuse  étoit  une  célèbre 
ikouessen  ^,  chez  laquelle  se  réunissoit  la  véritable  nation  françoise. 
Ravi  de  la  proposition,  je  répondis  à  l'ikouessen  :  «  Amante  du  plaisir, 
«  tes  lèvres  sont  trop  aimables  pour  recevoir  un  refus.  Tu  excu- 
«  seras  seulement  ma  simplicité,  parce  que  je  viens  de's  grandes 
«  forêts.  » 

«  Dans  ce  moment  la  toile  s'enleva  de  nouveau.  Je  fus  plus  étonné 
au  second  spectacle  que  je  ne  l'avois  peut-être  été  du  premier, 
mais  je  le  compris  moins.  Les  passions  que  vous  appelez  tragiques 
sont  communes  à  tous  les  peuples,  et  peuvent  être  entendues  d'un 
Natchez  et  d'un  François;  les  pleurs  sont  partout  les  mêmes,  mais  les 
ris  diffèrent  selon  les  temps  et  les  pays. 

«  Les  jeux  finis,  l'ikouessen  s'enveloppa  dans  un  voile,  et  me  for- 
çant, avec  la  folâtrerie  des  Amours,  à  lui  donner  la  main,  nous  des- 
cendhnes  les  degrés  de  la  hutte,  où  se  pressoit  une  foule  de  spectateurs  : 
Ononthio  nous  suivoit.  L'Indien  ne  sait  point  rougir  ;  je  ne  me  sentis 
aucun  embarras,  et  je  remarquai  qu'on  avoit  l'air  d'applaudir  à  la 
naïve  hauteur  de  ma  contenance. 

(i  Nous  montons  sur  un  traîneau  au  milieu  des  armes  protectrices, 
des  torches  flamboyantes  et  des  cris  des  esclaves  qui  faisoient  retentir 
les  voûtes  du  nom  pompeux  de  leurs  maîtres.  Comme  le  char  de  la 
Mnt,  roulent  les  cabanes  mobiles  :  l'enfant  du  commerce,  retiré  dans 
la  paix  de  ses  foyers,  entend  frémir  les  vitrages  de  sa  hutte  et  sent 
trembler  sous  lui  la  couche  nuptiale.  Nous  arrivons  chez  la  divinité 
des  plaisirs.  S'élançant  du  traîneau  rapide  auquel  ils  étoient  suspen- 

1.  Phèdre.  2.  Ninon.  3.  Courtisane. 


2f)0  LES   NATCHEZ. 

dus,  dos  esclaves  nous  en  ouvrent  les  portes  :  nous  descendons  sous 
un  vestibule  de  marbre  orné  d'orangers  et  de  fleurs.  Nous  pénétrons 
dans  des  cabanes  voluptueuses,  aux  lambris  de  bois  d'ébène  gravés  en 
paysages  d'or.  Partout  brûloient  les  trésors  dérobés  '  aux  filles  dce 
rochers  et  des  vieux  chênes.  La  véritable  nation  françoise  (car  je 
l'a  vois  reconnue  au  premier  coup  d'œil)  étoit  déjà  établie  aux  foyers 
(le  l'ikoucssen.  Un  ton  d'égalité,  une  franchise  semblable  à  celle  des 
sauvages,  rcgnoicnt parmi  les  guerriers. 

«  J'adressai  ma  prière  à  l'Amour  hospitalier,  Manitou  de  cette 
cabane,  et  me  mêlant  à  la  foule,  je  me  trouvai  pour  la  première  fois 
aussi  à  l'aise  que  si  j'eusse  été  dans  le  conseil  des  Natchez. 

«  Los  guerriers  étoient  rassemblés  en  divers  groupes,  comme  des 
faisceaux  de  maïs  plantés  dans  le  champ  des  peuples.  Chacun  énsei- 
gnoit  son  voisin  et  étoit  enseigné  par  lui  :  tour  à  tour  les  propos 
étoient  graves  comme  ceux  des  vieillards,  fugitifs  comme  ceux  des 
jeunes  filles.  Ces  hommes,  capables  de  grandes  choses,  ne  dédaignoicnt 
pas  les  agréables  causeries;  ils  répandoient  au  dehors  la  surabondance 
de  leurs  pensées;  ils  formoient  de  discours  légers  un  entretien  aima- 
ble et  varié  :  dans  un  atelier  européen,  des  ouvriers  aux  bras  robustes 
filent  le  métal  flexible  qui  réunit  les  diverses  parties  de  la  parure  de 
la  beauté  ;  l'un  en  aiguise  la  pointe,  l'autre  en  polit  la  longueur,  un 
troisième  y  attache  l'anneau  qui  fixe  le  nuage  transparent  sur  le  sein 
de  la  vierge  ou  le  ruban  sur  sa  tête. 

«  Abandonné  à  moi-même,  j'errois  de  groupe  en  groupe,  charmé  de 
ce  que  j'entendois,  car  je  comprenois  toutes  les  paroles  :  on  ne  mon- 
troit  aucune  surprise  de  ma  façon  étrangère. 

a  Tandis  que  je  promenois  mes  pas  à  travers  la  foule,  j'aperçus 
dans  un  coin  un  homme  qui  ne  conversoit  avec  personne  et  qui 
paroissoit  profondément  occupé.  J'allai  droit  à  lui.  a  Chasseur,  lai 
«  dis-je,  je  te  souhaite  un  ciel  bleu,  beaucoup  de  chevreuils  et  un 
«  manteau  de  castor.  De  quel  désert  es-tu?  car,  je  le  vol«^  bien,  tu 
«  viens  comme  moi  d'une  forêt.  » 

«  Le  héros,  qui  eut  l'air  de  se  réveiller,  me  regarda,  et  me  répondit  ; 
«  Oui,  je  viens  d'une  forêt. 


« 


« 


Je  ne  dormirai  point  sous  de  riches  lambris. 
Mais  voit-on  que  le  somme  en  perde  de  son  prix? 
En  est-il  moins  profond  et  moins  plein  de  délices? 
«  Je  lui  voue  au  désert  de  nouveaux  sacrifices.  » 


1.  La  cire. 


LIVRE  VI.  261 

«Je  l'avois  bien  deviné,  m'écriai -je;  ton  apparence  est  simple, 
«  mais  tu  es  excellent.  Y  a-t-il  rien  de  moins  brillant  que  le  castor,  le 
«  rossignol  et  l'abeille?  » 

«  Comme  j'achevois  de  prononcer  ces  mots,  un  guerrier  au  regard 
pénétrant  s'approcha  de  nous,  mettant  un  doigt  sur  sa  bouche.  «  Je 
«  parie,  dit -il,  que  nos  deux  sauvages  sont  charmés  l'un  de  l'autre.  » 

«  En  même  temps  il  passa  son  bras  sous  le  mien  et  m'entraîna  dans 
une  autre  partie  de  la  cabane.  «  Laissons -nous  donc  tout  seul  cet 
((  enfant  des  bois?  »  lui  dis-je.  «  Oh!  répliqua  mon  conducteur,  il  se 
«  suffît  à  lui-même  :  il  ne  parle  pas  d'ailleurs  le  langage  des  hommes, 
u  et  n'entend  que  celui  des  dieux,  des  lions,  des  hirondelles  et  des 
(i  colombes  '  !  » 

«  Nous  traversions  la  foule  :  un  aes  plus  beaux  François  que  j'aie 
jamais  vus,  s'appuyant  sur  les  bras  de  deux  de  ses  amis,  nous  accosta. 
Mon  guide  lui  dit  :  «  Quel  chef-d'œuvre  vous  nous  avez  donné!  vous 
«  avez  vu  les  transports  dans  lesquels  il  a  jeté  ce  sauvage.  »  — 
«  J'avoue,  repartit  le  guerrier,  que  c'est  un  des  succès  qui  m'ont  le 
«  plus  flatté  dans  ma  vie.  »  —  «  Et  cependant,  dit  un  de  ses  deux  amis 
«  d'un  ton  sévère,  vous  eussiez  mieux  fait  de  ne  pas  tant  céder  au  goût 
«  du  siècle,  de  retrancher  votre  Aricie,  au  risque  de  perdre  cette  scène 
«  qui  a  ravi  cet  Iroquois.  » 

Le  second  ami  du  guerrier  le  voulut  défendre.  «  Voilà  vos  foi- 
ce  blesses,  s'écria  le  premier,  voilà  comme  vous  êtes  descendu  du 
«  Misanthrope  au  sac  dans  lequel  vous  enveloppez  votre  Scapin  !»  A  ce 
propos  j'allois  à  mon  tour  m'écrier  :  «  Sont-ce  là  les  hommes  aimés  du 
«  ciel  dont  j'ai  entendu  les  chants?  »  Mais  les  trois  amis  s'éloignèrent 2, 
et  je  me  retrouvai  seul  avec  mon  guide. 

«  Il  me  conduisit  à  l'autre  extrémité  de  la  cabane,  et  me  fit  asseoir 
près  de  lui  sur  une  natte  de  soie.  De  là ,  promenant  ses  yeux  sur  la 
foule  tantôt  en  mouvement,  tantôt  immobile ,  il  me  dit  :  «  Chactas,  je 
«  te  veux  faire  connoître  les  caractères  des  personnages  que  tu  vois  ici  ; 
«  ils  te  donneront  une  idée  de  ce  siècle  et  de  ma  patrie. 

«  Remarque  d'abord  ces  guerriers  qui  sont  nonchalamment  étendus 
«  sur  cette  demi-couche  d'édredon  :  ce  sont  les  enfants  des  jeux  et  des 
«  ris  ;  ils  tiennent  l'immortalité  de  leur  naissance,  car,  bien  qu'ils  te 
«  paroissent  déjà  vieux,  ils  sont  toujours  jeunes  comme  les  Grâces, 
«leurs  mères.  Retirés  loin  du  bruit  dans  un  faubourg  paisible,  ils 
«  passent  leurs  jours  assis  à  des  banquets.  Les  tempes  ornées  de  lierre 
«  et  le  front  couronné  de  fleurs,  ils  mêlent  à  des  vins  parfumés  l'eûu 

1.  La  Fontaine.  2.  llacine,  Molicre  et  Builcau. 


2G2  LES   NATCIIEZ. 

«  d'iino  source  quo  les  hommes  nomment,  Ilippocrène  et  les  dieux 
«  Castalie,  Toutefois  tu  te  trompcrois,  Chactas,  si  tu  prenois  ces 
«  liommes  pour  des  efféminés  sans  courage.  Nul  guerrier  n'est  peut- 
«  être  moins  qu'eux  attaché  à  la  vie;  ils  la  briseroient  avec  la  même 
i(  insouciance  que  les  vases  fragiles  qu'ils  s'amusent  quelquefois  à  fra- 
«  casser  dans  les  festins.  »        ... 

«  Émerveillé  de  la  fine  peinture  de  mon  curieux  démonstrateur,  je 
regardois  avec  intérêt  ces  hommes',  qui  présenloient  un  caractère 
inconnu  chez  les  sauvages;  mais  mqn  hôte  m'arracha  à  ces  réflexions 
pour  me  faire  observer  une  espèce  d'ermite  qui  causoit  avec  l'ikoues- 
sen.  «  Il  a  été  prêtre,  me  dit-il,  il  va  devenir  roi,  et  avant  qu'il  s'en- 
«  nuie  de  son  second  bandeau ,  il  vit  ici  en  simple  jongleur^.  Qufint  à 
«  cet  autre  guerrier  si  vieux,  dont  les  pieds  sont  supportés  par  un 
«  coussin  de  velours,  c'est  un  étranger  nouvellement  arrivé.  Son  pore 
«  conduisit  un  monarque  à  l'échafaud,  et  mit  sur  sa  tête  la  couronne 
«  qu'il  avoit  abattue  ^.  Richard,  plus  sage  qu'Olivier,  a  préféré  le  repos 
«  à  l'agitation  d'une  vie  éclatante  :  rentré  dans  l'état  obscur  de  ses 
«  aïeux,  il  n'estime  la  gloire  de  son  père  qu'autant  qu'il  la  compte  au 
«  nombre  de  ses  plaisirs.  » 

«Par  Michabou^  m'écriai-je,  voici  un  étrange  mélange!  il  ne 
«  manquoit  ici  qu'un  sauvage  comme  moi.  »  Mon  exclamation  fit  rire 
l'observateur  des  hommes,  qui  me  répondit  :  «  Tu  es  loin,  mon  cher 
«  Chactas,  d'avoir  tout  vu  :  quelle  que  soit  ton  envie  de  connoître,  on 
<(  la  peut  aisément  rassasier.  Ces  quatre  hommes  appuyés  contre  cette 
«  table  d'albâtre  sont  les  quatre  artistes  qui  ont  créé  les  merveilles  de 
«  Versailles  :  l'un  en  a  élevé  les  colonnes,  l'autre  en  a  dessiné  les  jar- 
((  dins,  le  troisième  en  a  sculpté  les  statues,  le  quatrième  en  a  peint 
«  les  tableaux^. 

«  Regarde  assis  à  leurs  pieds,  sur  ces  tapis  d'Orient,  ces  hommes  au 
«  visage  bronzé  et  aux  robes  de  soie  :  ils  sont  venus  des  portes  de  l'Au- 
«  rore,  comme  toi  de  celles  du  Couchant,  eux  pour  être  ambassadeurs 
«  à  notre  cour^,  toi  pour  servir  sur  nos  galères,  mais  eux  et  toi  pour 
(c  payer  également  un  tribut  à  notre  génie  et  faire  de  ce  siècle  un 
(c  siècle  à  jamais  miraculeux. 

((  Du  reste,  ces  sauvages  de  l'Inde  sont  plus  heureux  aujourd'hui 
((  que  ceux  de  la  Louisiane ,  car  ils  trouvent  du  moins  ici  à  parler  le 
«  langage  de  leur  patrie.  Ces  guerriers  blancs  qui  s'entretiennent  avec 


1.  La  société  du  Marais,  Chaulieu,  La  Farc,  etc. 

2.  Casimir,  roi  de  Pologne.  3.  Olivier  Cronnvell.  4.  Génie  des  eaux. 
5.  Mansard,  Le  Nôtre,  Coustou,  Le  Brun.            6.  Ambassadeurs  de  Siam. 


LIVRE   Vi.  2G3 

«  eux  sont  des  voyageurs  qui  ont  recueilli  les  simples  des  montagnes 
«  ou  les  débris  de  l'antiquité'. 

«  Ces  autres  hommes,  resserrés  dans  l'embrasure  de  cette  fenêtre, 
<(  sont  des  savants  que  la  munificence  de  notre  roi  a  été  chercher 
(  jusque  dans  une  terre  ennemie  pour  les  combler  de  bienfaits.  Les 
((  lettres  qu'ils  tiennent  à  la  main  et  qu'ils  parcourent  avec  tant  d'in- 
u  térêt  sont  la  correspondance  de  plusieurs  sachems  qui,  bien  que  nés 
«  dans  des  pays  divers ,  forment  en  Europe  une  illustre  république 
«  dont  Paris  est  le  centre.  Par  ces  lettres  ils  s'apprennent  mutuelle- 
«  ment  leurs  découvertes  :  l'un  d'entre  eux,  au  moment  où  je  te  parle, 
«  vient  de  trouver  le  vrai  système  de  la  nature,  et  un  autre  lui  fait 
«  passer  en  réponse  ses  calculs  sur  l'infini-. 

«  Non  loin  de  ces  étrangers ,  tu  peux  remarquer  un  homme  qui  rai- 
<(  sonne  avec  une  grande  force  :  c'est  un  fameux  sachem,  de  ceux  que 
«  nous  appelons  philosophes.  Albion  est  sa  patrie,  mais  depuis  quelque 
«  temps  il  s'est  exilé  sur  les  rives  bataves ,  d'où  il  est  venu  rendre 
«  hommage  à  la  France  ^. 

«  Eh  bien,  continua  notre  hôte,  que  penses-tu  maintenant  de  notre 
«  nation  ?  Trouves-tu  ici  assez  d'hommes  et  de  choses  extraordinaires? 
«  Des  prélats  aussi  différents  de  talents  que  de  principes,  des  gens  de 
«  lettres  remarquables  par  le  contraste  de  leur  génie,  des  bureaux  de 
«  beaux  esprits  en  guerre,  des  filles  de  la  volupté  intriguant  avec  des 
«  moines  auprès  du  trône,  des  courtisans  se  disputant  leurs  dépouilles 
c(  mutuelles,  des  généraux  divisés,  des  magistrats  qui  ne  s'entendent 
«pas,  des  ordonnances  admirables,  mais  transgressées,  la  loi  pro- 
<(  clamée  souveraine,  mais  toujours  suspendue  par  la  dictature  royale, 
«  un  homme  envoyé  aux  galères  pour  un  temps ,  mais  y  demeurant 
<(  toute  sa  vie,  la  propriété  déclarée  inviolable ,  mais  confisquée  par  le 
«  bon  plaisir  du  maître ,  tous  les  citoyens  libres  d'aller  où  ils  veulent 
u  et  de  dire  ce  qu'ils  pensent ,  sous  la  réserve  d'être  arrêtés  s'il  plaît 
<(  au  roi  et  d'être  envoyés  au  gibet  en  témoignage  de  la  liberté  des 
«  opinions;  enfin,  des  édifices  élevés,  des  manufactures  formées,  des 
«  colonies  fondées,  la  marine  créée,  l'Europe  à  demi  subjuguée,  une 
«  partie  de  la  nation  chassant  une  autre  partie  de  cette  nation  :  tel  est 
«  ce  siècle  dont  tu  vois  l'abrégé  dans  cette  salle  ;  siècle  qui,  malgré 
«  ses  erreurs,  restera  modèle  de  gloire  ;  siècle  dont  on  ne  sentira  bien 
«  ia  grandeur  que  lorsqu'on  le  prétendra  surpasser. 

«  En  achevant  ces  mots,  mon  instructeur  me  quitta  pour  aller  ail- 

1.  Tournefort,  Boucher,  Gerbillon,  Chardin,  etc. 

2.  Newton,  Leibnhz.  3.  Locke. 


2(Jh  LES   NATCIIEZ. 

leurs  observer  les  hommes  :  il  ne  me  parut  pas  une  des  moindres  ra  rc- 
tés  du  siècle  qu'il  vonoit  de  peindre'. 

u  Des  esclaves  annoncèrent  le  bancjuct  aux  conviés.  Des  tables  cou- 
vertes de  fleurs,  de  fruits  et  d'oiseaux  nous  offrirent  leurs  élégantes 
richesses.  Le  vin  étoit  excellent,  la  gaieté  véritable  et  les  propos  aussi 
fins  que  ceux  des  Hurons.  La  volage  ikouessen,  qui  m'avoit  donné  un 
siège  à  sa  droite,  se  railloit  de  moi,  et  me  disoit  :  <(  Parle-moi  donc  de 
«  tes  forêts.  Je  voudrois  savoir  si  en  Huronie  il  y  a,  comme  parmi 
«  nous,  de  grandes  dames  qui  veulent  faire  enfermer  au  couvent  de 
«  pauvres  jeunes  filles  parce  que  ces  jeunes  filles  prétendent  jouir  de 
«  leur  liberté.  Oh!  c'est  un  beau  pays  que  le  tien,  où  l'on  dit  ce  que 
«  l'on  pense  au  grand-chef,  et  oii  chacun  fait  ce  qu'il  a  envie  de  faire! 
<(  Ici  c'est  précisément  le  contraire  :  tout  le  monde  est  obligé  de  men- 
«  tir  au  soleil  et  de  se  soumettre  à  la  volonté  de  son  voisin  :  c'est  pour 
«  cela  que  tout  va  chez  nous  à  merveille.  » 

«  Cette  femme  ajouta  beaucoup  d'autres  propos,  où  sous  l'appa- 
rence de  la  frivolité  je  découvris  des  pensées  très-graves.  On  joua 
gracieusement  sur  la  réponse  que  j'avois  faite  aux  sorciers  de  la  grande 
hutte,  et  que  l'ikouessen  disoit  être  admirable.  «  Mais,  ajouta -t-elle, 
je  veux  savoir  à  mon  tour  ce  que  ta  as  trouvé  de  plus  sensé  parmi 
nous.  Comme  je  ne  t'ai  parlé  ni  de  ta  peau  ni  de  tes  oreilles,  j'espère 
que  tu  me  feras  une  autre  réponse  que  celle  qui  t'a  perdu  dans  l'esprit 
de  nos  philosophes.  » 

«  Mousse  blanche  des  chênes  qui  sers  à  la  couche  des  héros, 
répondis-je,  les  galériens  et  les  femmes  comme  toi  me  semblent  avoir 
toute  la  sagesse  de  ta  nation.  » 

«  Ce  mot  fit  rire  la  table  hospitalière,  et  la  coupe  de  la  liberté  fut 
vidée  en  l'honneur  de  Chactas 

«  Alors  les  génies  des  amours  dérobèrent  la  conversation,  et  la  tour- 
nèrent sur  un  sujet  trop  aimable.  Le  souvenir  de  la  fille  de  Lopez 
remua  les  secrets  de  mon  sein,  et  le  fit  palpiter.  Un  convive  remarqua 
que  si  la  passion  crée  des  tempêtes,  l'âge  les  vient  bientôt  calmer,  et 
que  l'on  recouvre  en  peu  de  temps  la  tranquillité  d'âme  où  l'on  étoit 
avant  d'avoir  perdu  la  paix  de  l'enfance.  Les  guerriers  applaudirent  à 
cette  observation  :  je  répondis  : 

«  Je  ne  puis  trouver  le  calme  dont  on  jouit  après  l'orage  sem- 
(c  blable  à  celui  qui  a  précédé  cet  orage  :  le  voyageur  qui  n'est  pas 
«  parti  n'est  pas  le  voyageur  revenu  ;  le  bûcher  qui  n'a  point  encore 
u  été  allumé  n'est  pas  le  bûcher  éteint.  L'innocence  et  la  raison  sont 

1 .  La  Bruyère. 


LIVRE  VI.  265 

«  deux  arbres  plantés  aux  extrémités  de  la  vie  :  à  leurs  pieds ,  il  est 
«  vrai,  on  trouve  également  le  repos;  mais  l'arbre  de  l'innocence  est 
K  chargé  de  parfums,  de  boutons  de  fleurs,  de  jeune  verdure;  l'arbre 
«  de  la  raison  n'est  qu'un  vieux  chêne  séché  sur  sa  tige,  dépouillé  de 
;;  son  ombrage  par  la  foudre  et  les  vents  du  ciel.  » 

«  G'étoit  ainsi  que  nous  devisions  à  ce  festin  :  je  t'en  ai  fait  le  détail 
minutieux,  car  c'est  là  qu'ayant  aperçu  les  hommes  à  leur  plus  haut 
point  de  civilisation,  je  te  les  devois  peindre  avec  une  scrupuleuse 
exactitude.  Les  choses  de  la  société  et  de  la  nature  présentées  dans 
leur  extrême  opposition  te  fourniront  le  moyen  de  peser  avec  le  moins 
d'erreur  possible  le  bien  et  le  mal  des  deux  états. 

«  Nous  étions  prêts  à  quitter  les  tables  lorsqu'on  apporta  à  notre 
magicienne  un  berceau  couronné  de  fleurs  :  il  renfermoit  un  enfant 
du  voisinage,  qui  réclamoit,  disoit  la  nourrice,  les  présents  de  nais- 
sance. L'ikouessen  connoissoit  les  parents  du  nouveau-né  :  elle  le  prit 
dans  ses  bras,  lui  trouva  un  air  malicieux',  et  promit  de  lui  donner 
un  jour  des  grains  de  porcelaines-  pour  acheter  des  colliers'. 


LIVRE    SEPTIÈME. 


«  Le  lendemain  de  ce  jour  si  complètement  employé,  je  me  résolus 
de  chercher  moi-même  la  nation  françoise  et  d'essayer  si  je  ne  la  ren- 
contrerois  pas  mieux  seul  qu'à  l'aide  d'un  conducteur. 

«  Je  sortis  sans  guide,  vers  la  première  moitié  du  matin.  Après  avoir 
parcouru  des  chemins  étroits  et  tortueux,  j'arrivai  à  un  pont,  où  je 
saluai  un  roi  bienfaisant  que  portoit  un  cheval  de  bronze*.  De  là, 
remontant  le  cours  du  fleuve  aux  eaux  blanches,  dans  lequel  les  femmes 
lavoient  des  tuniques  de  lin,  je  parvins  à  la  place  du  sang^.  Une 
grande  foule  s'y  trouve  it  rassemblée  :  on  me  dit  qu'on  alloit  attacher 
une  victime  à  la  machine  qu'on  me  montra,  et  sur  laquelle  j'aperçus 
le  génie  de  la  mort"  sous  la  forme  d'un  homme. 

«  Persuadé  qu'il  s'agissoit  de  l'exécution  d'un  prisonnier  de  guerre, 
je  m'assis  pour  entendre  chanter  ce  prisonnier  et  pour  l'encourager  à 
souffrir  les  tourments  comme  un  Indien.  Je  dis  à  l'un  de  mes  voisins 
qui  paraissoit  fort  touché  :  «  Fils  de  l'humanité ,  ce  guerrier  a-t-il  été 

1.  Voltaire.  2.  De  l'argent.  3.  Des  livres. 

4.  Le  pont  Neuf  et  la  statue  de  Henri  IV.  5.  La  Grève, 

(j.  Le  bourreau. 


200  LES   N  AT  CHEZ. 

«  pris  en  combattant  avec  courage,  ou  bien  est-ce  un  enfant  des  foililes 
<i  que  l'homicide  Areskoui*  a  saisi  dans  sa  fuite?  »  < 

«  Le  guerrier  me  répondit  :  «  Ce  n'est  point  un  soldat  qui  va  cesser 
«  de  vivre:  c'est  un  chef  de  la  prière-  qui,  banni  de  la  Erance  pour 
«  des  opinions  religieuses,  n'a  pu  supporter  les  chagrins  de  l'exil. 
<c  Vaincu  par  le  sentiment  qui  subjugue  tous  les  hommes,  il  est  revenu 
«  déguisé  dans  son  pays  :  le  jour  il  se  tenoit  caché  dans  un  souterrain, 
«  la  nuit  il  erroit  autour  du  champ  paternel,  à  la  clarté  des  astres  qui 
«  présidèrent  à  sa  naissance.  Quelques  misérables  l'ont  reconnu  dans 
«  ces  promenades  où  il  respiroit  en  secret  l'air  de  sa  patrie  ;  ils  l'ont 
<(  dénoncé  :  la  loi  le  condamne  h  mort  pour  avoir  rompu  son  ban.  » 

«  Le  guerrier  se  tut,  et  je  vis  un  vieillard  s'avancer  au  milieu  de  la 
foule.  Arrivé  aux  piliers  de  sang,  ce  vieillard  dépouilla  sa  robe,  se  mit 
à  genoux  et  adora.  Ensuite,  mettant  un  pied  assuré  sur  le  premier  bar- 
reau de  l'échelle  et  s'élevant  d'échelon  en  échelon,  il  sembloit  monter 
vers  le  ciel.  Ses  cheveux  blancs  flottoient  sur  son  cou  ridé  et  bruni 
par  l'âge  ;  on  voyoit  sa  vieille  poitrine  à  nu  ,  qui  respiroit  tranquille- 
ment sous  sa  tunique  entr'ouverte  :  il  jeta  un  dernier  regard  sur  la 
France,  et  la  mort  le  lia  par  la  cime  comme  une  gerbe  moissonnée. 

«  Je  me  levai  dans  le  trouble  de  mes  sens,  qui  ne  m'avoit  pas 
d'abord  permis  de  me  dérober  à  l'abominable  spectacle.  Je  m'écriai  : 
«  Remenez-moi  à  mes  déserts  I  reconduisez-moi  dans  mes  forêts  !  »  et 
je  m'éloignai  à  grands  pas.  Longtemps  j'errai  à  l'aventure,  tout  en 
pleurs  et  comme  hors  de  moi-même.  Mais  enfin  la  lassitude  du  corps 
parvint  à  distraire  les  fatigues  de  l'âme,  et,  me  trouvant  aussi  harassé 
qu'un  chasseur  qui  a  poursuivi  un  cerf  agile,  je  fus  contraint  de 
demander  quelque  part  les  dons  de  l'hospitalité. 

«  Je  heurte  à  la  porte  d'une  très-belle  cabane;  un  esclave  vient 
m'ouvrir  :  «  Que  veux-tu?  »  me  dit-il  brusquement.  «  Va  dire  à  ton 
«  maître,  répondis-je,  qu'un  guerrier  des  chairs  rouges  veut  boire 
«  avec  lui  la  coupe  du  banquet.  »  L'esclave  se  prit  à  rire,  et  referma  la 
porte. 

«  Cette  épreuve  ne  me  découragea  point.  A  quelque  distance ,  dans 
une  petite  voie  écartée ,  une  habitation  assez  semblable  à  nos  huttes 
s'offrit  à  mes  regards.  Je  me  présente  sur  le  seuil  de  cette  demeure. 
J'aperçois  au  fond  d'une  case  obscure  un  guerrier  demi-nu,  une  femme 
et  trois  enfants;  j'augurai  bien  de  mes  jiôtes,  lorsque  je  vis  qu'ils  res- 
toîent  tranquilles  91  mon  aspect  comme  des  Indiens.  J'entre  dans  la 
cabane,  je  m'assieds  au  foyer  dont  je  salue  le  Manitou  domestique, 

1.  Génie  de  la  guerre.  2.  Un  ministre  protestant. 


LIVRE   VII.  267 

et,  prenant  dans  mes  bras  le  plus  jeune  des  trois  enfants,  ces  douces 
lumières  de  leur  mère,  j'entonne  la  chanson  du  suppliant. 

«  Quand  cela  fut  fait,  je  dis  en  françois  :  «  J'ai  faim,  »  et  le  guer- 
rier me  répondit  :  «  Tu  as  faim?  »  ce  qui  me  fit  penser  qu'il  avoit  été 
voyageur  chez  les  peuples  de  la  solitude.  Il  se  leva,  prit  un  gâteau  de 
maïs  noir,  et  me  le  donna  :  je  ne  le  pus  manger,  car  je  vis  la  mère 
répandre  une  larme  et  les  enfants  dévorer  des  yeux  le  pain  que  je  por- 
tois  à  ma  bouche.  Je  le  distribuai  à  leur  innocence,  et  je  dis  au  guer- 
rier leur  père  :  «  Les  mânes  des  ours  n'ont  donc  pas  été  apaisés  par 
«  des  sacrifices  la  neige  '  dernière,  puisque  la  chasse  n'a  pas  été  bonne 
«  et  que  tes  enfants  ont  faim?  »  —  «  Faim!  répondit  mon  hôte,  ouil 
«  Pour  nous  autres  misérables,  cette  faim  dure  toute  notre  vie,  » 

«  Je  repartis  :  «  Il  y  a  sans  doute  quelque  autre  guerrier  dont  le 
«  soleil  a  regardé  les  érables,  et  dont  les  flèches  ont  été  plus  favorisées 
«  du  grand  Castor  :  il  te  fera  part  de  son  abondance.  »  L'homme 
sourit  amèrement,  ce  qui  me  fit  juger  que  j'avois  dit  une  chose  peu 
sage. 

«  Une  veuve  qui,  du  lit  désert  oii  elle  est  couchée,  voit  les  toiles  de 
l'insecte  suspendues  sur  sa  tête  se  plaint  de  l'abandon  de  sa  cabane  ; 
ainsi  la  laborieuse  matrone  dont  je  recevois  l'hospitalité  adressa  les 
paroles  de  l'injure  à  son  époux,  en  l'accusant  d'oisiveté.  Le  guerrier 
frappa  rudement  son  épouse  :  je  me  hâtai  d'étendre  le  calumet  de  paix 
entre  mes  hôtes  et  d'apaiser  la  colère  qui  monte  du  cœur  au  visage  en 
nuage  de  sang.  J'eus  alors  pour  la  première  fois  l'idée  de  la  dégrada- 
tion européenne  dans  toute  sa  laideur.  Je  vis  l'homme  abruti  par  la 
misère,  au  milieu  d'une  famille  affamée,  ne  jouissant  point  des  avan- 
tages de  la  société  et  ayant  perdu  ceux  de  la  nature. 

«  Je  me  levai  ;  je  mis  un  grain  d'or  dans  la  main  du  guerrier,  je 
l'invitai  à  venir  s'asseoir  avec  sa  famille  dans  ma  cabane,  «  Ah  !  s'écria 
«  mon  hôte  tout  ému,  quoique  vous  ne  soyez  qu'un  Iroquois,  on  voit 
«  bien  que  vous  êtes  un  roi  des  sauvages.  »  —  «  Je  ne  suis  point  un 
((  roi,  !)  répondis-je  en  me  hâtant  de  quitter  cette  cabane  où  j'avois 
trouvé  quelques  vertus  primitives  poussant  encore  foiblement  au  milieu 
des  vices  de  la  civilisation  :  le  bouquet  de  romarin  que  nos  chefs  décé- 
dés emportent  avec  eux  au  tombeau  prend  quelquefois  racine  sur 
l'argile  même  de  l'homme,  et  végète  jusque  dans  la  main  des  morts. 

«  J'avoue  qu'après  de  telles  expériences  je  fus  prêt  à  renoncer  à 
mes  études,  à  retourner  chez  Ononthio,  En  vain  je  cherchois  ta  nation 
et  des  mœurs,  et  je  ne  trouvois  ni  les  secondes  ni  la  première.  La 

i.  Année. 


268  LES   N  AT  CHEZ. 

nature  me  sembloît  renversée;  je  ne  la  découvroîs  dans  la  société 
que  comme  ces  objets  dont  on  voit  les  images  inverties  dans  les  eaux. 
Génie  propice  qui  arrêtâtes  mes  pas,  qui  m'engageâtes  à  continuer 
mes  recherches,  puissicz-vous,  en  récompense  des  faveurs  que  vous 
m'avez  faites,  puissiez-vous  approcher  le  plus  près  du  Grand-Esprit I 
Sans  vous,  sans  votre  conseil,  je  ne  serois  pas  ce  que  je  suis,  je  n'au- 
rois  pas  connu  un  homme  qui  m'a  réconcilié  avec  les  hommes,  et  de 
qui  mes  cheveux  blancs  tiennent  le  peu  de  sagesse  qui  les  couronne. 

«  Je  marchois  le  cœur  serré,  la  tête  baissée,  lorsque  la  voix  de  deux 
esclaves,  qui  causoient  à  la  porte  d'une  cabane,  me  tira  de  ma  rêverie. 
Mon  premier  mouvement  fut  de  m'éloigner;  mais,  frappé  de  l'air 
d'honnêteté  des  deux  esclaves,  je  me  sentis  disposé  à  faire  une  der- 
nière tentative.  Je  m'avançai  donc,  et,  m'adressant  au  plus  vieux  des 
serviteurs  :  «Va,  lui  dis-je,  apprendre  à  ton  maître  qu'un  guerrier 
«  étranger  a  faim.  » 

«  L'esclave  me  regarda  avec  étonnement,  mais  je  ne  vis  point  l'im- 
pudence et  la  bassesse  dans  ses  regards.  Sans  me  répondre,  il  entra 
précipitamment  dans  les  cours  de  la  cabane,  et,  revenant  quelques 
moments  après  tout  hors  d'haleine,  il  me  dit  :  «  Soigneur  sauvage, 
«  mon  maître  vous  prie  de  lui  faire  l'honneur  d'entrer.  »  Je  suivis 
aussitôt  le  bon  esclave. 

«  Nous  montons  les  degrés  de  marbre  qui  cîrculoient  autour  d'une 
rampe  de  bronze.  Nous  traversons  plusieurs  huttes  où  régnoit,  avec  la 
paix,  une  demi-lumière,  et  nous  arrivons  enfin  à  une  cabane  pleine 
de  colliers  '.  Là  je  vis  un  homme  occupé  à  tracer  sur  des  feuilles  les 
signes  de  ses  pensées.  Il  étoit  assez  maigre  et  d'une  taille  élevée  :  un 
air  de  bonté  intelligente  étoit  répandu  sur  son  visage  ;  l'expression  de 
ses  yeux  ne  se  sauroit  décrire  :  c'étoit  un  mélange  de  génie  et  de  ten- 
dresse, une  beauté,  je  ne  sais  laquelle,  que  jamais  peintre  n'a  pu 
exprimer.  Ainsi  me  le  raconta  depuis  Ononthio. 

«  Chactas,  me  dit  l'homme  en  se  levant  aussitôt  qu'il  m'aperçut, 
«  nous  ne  sommes  déjà  plus  des  étrangers  l'un  à  l'autre.  Un  de  mes 
a  parents,  qui  a  prêché  notre  sainte  religion  en  Amérique,  se  hâta 
«  de  m'écrire  lorsque  vous  fûtes  si  injustement  arrêté.  Je  sollicitai,  de  > 
«  concert  avec  le  gouverneur  du  Canada,  votre  délivrance,  et  nous  ■ 
«  avons  eu  le  bonheur  de  l'obtenir.  Je  vous  ai  vu  depuis  à  Versailles,  ' 
«  et,  d'après  le  portrait  qu'on  m'a  fait  de  vous,  il  me  seroit  difTicile 
«  de  vous  méconnoître.  Je  vous  avouerai  d'ailleurs  que  la  manière 
«  dont  vous  venez,  par  hasard,  de  me  faire  demander  l'hospitalité, 

i.  De  livres,  de  papiers,  etc.  Une  bibliothèque. 


LIVRE  VII.  269 

«  m'a  singulièrement  touché;  car,  ajouta-t-il  avec  un  léger  sourire,  je 
«  suis  moi-même  un  peu  sauvage.  » 

«  Serois-tu,  m'écriai-je  aussitôt,  ce  généreux  chef  de  la  prière 
«  qui  s'est  intéressé  à  ma  liberté  et  à  celle  de  mes  frères  ?  Puisse  le 
«  Grand-Esprit  te  récompenser!  Je  ne  t'ai  vu  encore  qu'un  moment, 
«  mais  je  sens  que  je  t'aime  et  te  respecte  déjà  comme  un  sachem.  » 

«  Mon  hôte,  me  prenant  par  la  main,  me  fît  asseoir  avec  lui  auprès 
d'une  table.  On  servit  le  pain  et  le  vin,  la  force  de  l'homme.  Les 
esclaves  s'étant  retirés  pleins  de  vénération  pour  leur  maître,  je  com- 
mençai à  échanger  les  paroles  de  la  confiance  avec  le  serviteur  des 
autels. 

«  Chactas,  me  dit-il,  nous  sommes  nés  dans  des  pays  bien  éloi- 
«  gnés  l'un  de  l'autre,  mais  croyez-vous  qu'il  y  ait  entre  les  hommes 
«  de  grandes  différences  de  vertus  et  conséquemment  de  bonheur  ?  » 

«  Je  lui  répondis  :  «  Mon  père,  à  te  parler  sans  détour,  je  crois  les 
«  hommes  de  ton  pays  plus  malheureux  que  ceux  du  mien.  Ils  s'enor- 
«  gueillissent  de  leurs  arts  et  rient  de  notre  ignorance;  mais  si  toute 
«  la  vie  se  borne  à  quelques  jours,  qu'importe  que  nous  ayons  accom- 
«  pli  le  voyage  dans  un  petit  canot  d'écorce  ou  sur  une  grande  pirogue 
«  chargée  de  lianes  et  de  machines?  Le  canot  même  est  préférable, 
«  car  il  voyage  sur  le  fleuve  le  long  de  la  terre  où  il  peut  trouver  mille 
u  abris  :  la  pirogue  européenne  voyage  sur  un  lac  orageux  où  les  ports 
«  sont  rares,  les  écueils  fréquents,  et  où  souvent  on  ne  peut  jeter 
«  l'ancre,  à  cause  de  la  profondeur  de  l'abîme. 

«  Les  arts  ne  font  donc  rien  à  la  félicité  de  la  vie,  et  c'est  là  pour- 
«  tant  le  seul  point  où  vous  paroissez  l'emporter  sur  nous.  J'ai  été  ce 
«  matin  témoin  d'un  spectacle  exécrable,  qui  seul  décideroit  la  ques- 
«  tion  en  faveur  de  mes  bois.  Je  viens  de  frapper  à  la  porte  du  riche 
«  et  à  celle  du  pauvre  :  les  esclaves  du  riche  m'ont  repoussé  ;  le  pauvre 
«  n'est  lui-même  qu'un  esclave. 

Jusqu'à  présent  j'avois  eu  la  simplicité  de  croire  que  je  n'avois 
«  point  encore  vu  ta  nation  ;  ma  dernière  course  m'a  donné  d'autres 
«  idées.  Je  commence  à  entrevoir  que  ce  mélange  odieux  de  rangs 
a  et  de  fortunes,  d'opulence  extraordinaire  et  de  privations  excessives, 
«  de  crime  impuni  et  d'innocence  sacrifiée,  forme  en  Europe  ce  qu'on 
«  appelle  la  société.  Il  n'en  est  pas  de  même  parmi  nous  :  entre  dans 
«  les  huttes  des  Iroquois,  tu  ne  trouveras  ni  grands,  ni  petits,  ni  riches, 
«  ni  pauvres;  partout  le  repos  du  cœur  et  la  liberté  de  l'homme.  »  Ici, 
je  fis  le  mieux  qu'il  me  fut  possible  la  peinture  de  notre  bonheur,  et 
je  finis,  comme  à  l'ordinaire,  par  inviter  mon  hôte  à  se  faire  sauvage. 

«  Il  m'avoit  écouté  avec  la  plus  grande  attention  :  le  tableau  de 


270 


LES   NATCIIEZ. 


notre  félicité  le  toucha  :  «  Mon  enfant,  me  dit-il,  je  me  confirme  dans 
ma  première  pensée  :  les  hommes  de  tous  les  pays,  quand  ils  ont 
le  cœur  pur,  se  ressemblent,  car  c'est  Dieu  alors  qui  parle  en  eux. 
Dieu  qui  est  toujours  le  même.  Le  vice  seul  établit  entre  nous  des 
ditïéronccs  hideuses  :  la  beauté  n'est  qu'une;  il  y  a  mille  laideurs. 
Si  jamais  je  trace  le  tableau  d'une  vie  heureuse  et  sauvage,  j'em- 
ploierai les  couleurs  sous  lesquelles  vous  me  la  venez  de  peindre, 
a  Mais,  Chactas,  je  crains  que  dans  vos  opinions  vous  n'apportiez 
un  peu  de  préjugés,  car  les  Indiens  en  ont  comme  les  autres  hommes. 
11  arrive  un  temps  où  le  genre  humain,  trop  multiplié,  ne  peut  plus 
exister  par  la  chasse  :  il  faut  alors  avoir  recours  à  la  culture.  La 
culture  entraîne  des  lois,  les  lois  des  abus.  Seroit-il  raisonnable  de 
dire  qu'il  ne  faut  point  de  lois  parce  qu'il  y  a  des  abus  ?  Seroit-il 
sensé  de  supposer  que  Dieu  a  rendu  la  condition  sociale  la  pire 
de  toutes,  lorsque  cette  condition  paroît  être  l'état  universel  des 
hommes?  , 

«  Ce  qui  vous  blesse,  sincère  sauvage,  ce  sont  nos  travaux,  l'inéga- 
lité de  nos  rangs,  enfin  cette  violation  du  droit  naturel,  qui  fait  que 
vous  nous  regardez  comme  des  esclaves  infiniment  malheureux  : 
ainsi  votre  mépris  pour  nous  tombe  en  partie  sur  nos  souffrances. 
Mais,  mon  fils,  s'il  existoit  une  félicité  relative  dont  vous  n'avez  ni 
ne  pouvez  avoir  aucune  idée  ;  si  le  laboureur  à  son  sillon,  l'artisan 
dans  son  atelier,  goûtoient  des  biens  supérieurs  à  ceux  que  vous 
trouvez  dans  vos  forêts,  il  faudroit  donc  retrancher  d'abord  de 
votre  mépris  tout  ce  que  vous  donnez  de  ce  mépris  à  nos  prétendues 
misères. 

(c  Comment  vous  expliquerai -je  ensuite  ce  sixième  sens  où  les  cinq 
autres  viennent  se  confondre,  le  sens  des  beaux-arts?  Les  arts  nous 
rapprochent  de  la  Divinité  ;  ils  nous  font  entrevoir  une  perfection 
au-dessus  de  la  nature  et  qui  n'existe  que  dans  notre  intelligence. 
Si  vous  m'objectiez  que  les  jouissances  dont  je  parle  sont  vraisem- 
blablement inconnues  de  la  classe  indigente  de  nos  villes,  je  vous 
répondrois  qu'il  est  d'autres  plaisirs  sociaux  accordés  à  tous  :  ces 
plaisirs  sont  ceux  du  cœur. 

«  Chez  vous  les  attachements  de  la  famille  ne  sont  fondés  que  su  r 
des  rapports  intéressés  de  secours  accordés  et  rendus  :  chez  nous, 
la  société  change  ces  rapports  en  sentiments.  On  s'aime  pour  s'ai- 
mer; on  commerce  d'âmes  ;  on  arrive  au  bout  de  sa  carrière  à  tra- 
vers une  vie  pleine  d'amour.  Est-il  un  labeur  pénible  à  celui  qui 
travaille  pour  un  père,  une  mère,  un  frère,  une  sœur?  Non,  Chactas, 
il  n'en  est  point  ;  et,  tout  considéré,  il  me  semble  que  l'on  peut  tirer 


LIVRE  Vil.  271 

«  de  la  civilisation  autant  de  bonheur  que  de  l'état  sauvage.  L'or 
«  n'existe  pas  toujours  sous  sa  forme  primitive ,  tel  qu'on  le  trouve 
«  dans  les  mines  de  votre  Amérique  :  souvent  il  est  façonné,  filé, 
«  fondu  en  mille  manières  ;  mais  c'est  toujours  de  l'or. 

«  La  condition  politique  qui  nous  courbe  vers  la  terre,  qui  oblige 
«  l'un  à  se  sacrifier  à  l'autre,  qui  fait  des  pauvres  et  des  riches,  qui 
«  semble,  en  un  mot,  dégrader  l'homme,  est  précisément  ce  qui 
«  l'élève  :  la  générosité,  la  pitié  céleste,  l'amour  véritable,  le  courage 
«  dans  l'adversité,  toutes  ces  choses  divines  sont  nées  de  cette  candi- 
«  tion  politique.  Le  citoyen  charitable  qui  va  chercher,  pour  la 
«  secourir,  l'humanité  souffrante  dans  les  lieux  où  elle  se  cache, 
«  peut-il  être  un  objet  de  mépris?  Le  prêtre  vertueux  qui  naguère 
«  trempoit  vos  fers  de  ses  larmes  sera-t-il  frappé  de  vos  dédains? 
«  L'homme  qui  pendant  de  longues  années  a  lutté  contre  le  mal- 
ci  heur,  qui  a  supporté  sans  se  plaindre  toutes  les  sortes  de  misères, 
«  est-il  moins  admirable  dans  sa  force  que  le  prisonnier  sauvage  dont 
((<le  mépris  se  réduit  à  braver  quelques  heures  de  tourments? 

«  Si  les  vertus  sont  des  émanations  du  Tout-Puissant ,  si  elles  sont 
((  nécessairement  plus  nombreuses  dans  l'ordre  social  que  dans  l'ordre 
«  naturel,  l'état  de  société  qui  nous  rapproche  davantage  de  la  Divi- 
(i  nité  est  donc  un  état  supérieur  à  celui  de  nature. 

«  Il  est  parmi  nous  d'ardents  amis  de  leur  patrie,  des  cœurs  nobles 
«  et  désintéressés,  des  courages  magnanimes,  des  âmes  capables 
«  d'atteindre  à  ce  qu'il  y  a  de  plus  grand.  Songeons,  quand  nous 
«  voyons  un  misérable,  non  à  ses  haillons, "non  à  son  air  humilié  et 
«  timide,  mais  aux  sacrifices  qu'il  fait,  aux  vertus  quotidiennes  qu'il 
((  est  obligé  de  reprendre  chaque  matin,  avec  ses  pauvres  vêtements, 
«  pour  affronter  les  tempêtes  de  la  journée  !  Alors,  loin  de  le  regarder 
*«  comme  un  être  vil,  vous  lui  porterez  respect.  Et  s'il  existoit  dans  la 
«  société  un  homme  qui  en  possédât  les  vertus  sans  en  avoir  les  vices, 
((  seroit-ce  à  cet  homme  que  vous  oseriez  comparer  le  sauvage?  En 
u  paroissant  tous  les  deux  au  tribunal  du  Dieu  des  chrétiens ,  du 
(i  Dieu  véritable,  quelle  seroit  la  sentence  du  juge?  Toi,  diroit-il  au 
«  sauvage,  tu  ne  fis  point  de  mal ,  mais  tu  iic  j3  pa'îst  de  bien.  Qu'il 
«  passe  à  ma  droite,  celui  qui  vêtit  l'orphelin,  qui  protégea  la  veuve, 
«  qui  réchauffa  le  vieillard,  qui  donna  à  manger  au  Lazare,  car  c'est 
u  ainsi  que  j'en  agis  lorsque  j'habitois  entre  les  hommes  '.  » 


1.  J'avois  pris  autrefois  quelque  chose  de  ce  dernier  paragraphe  pour  le  transporter 
dans  un  morceau  littéraire  sur  un  voyage  de  M.  de  Humboldt,  que  l'on  peut  voir 
dans  les  Mélanges  littéraires   (édition  complète).  Je   n'ai  pas  cru  devoir  retran- 


272  LES   NATCIIRZ. 

((  Ici  ]c  chef  de  la  prière  cessa  de  se  faire  entendre.  Le  miel  dis- 
tilloit  de  ses  lèvres;  l'air  se  calmoit  autour  de  lui  à  mesure  qu'il  par- 
loit.  Ce  qu'il  faisoit  éprouver  n'étoit  pas  des  transports,  mais  une  suc- 
cession de  sentiments  paisibles  et  ineiïablcs.  11  y  avoit  dans  son  discours 
je  ne  sais  quelle  tranquille  harmonie,  je  ne  sais  quelle  douce  lenteur, 
je  ne  sais  quelle  longueur  de  grâces,  qu'aucune  expression  ne  peut 
rendre.  Saisi  de  respect  et  d'amour,  je  me  jetai  aux  pieds  de  ce  bon 
génie. 

«  Mon  père,  lui  dis-je,  tu  viens  de  faire  de  moi  un  nouvel  homme. 
a  Les  objets  s'offrent  à  mes  yeux  sous  des  rapports  qui  m'étoient 
«  auparavant  inconnus.  0  le  plus  vénérable  des  sachems!  chaste  et 
«  pure  hermine  des  vieux  chênes,  que  ne  puis-je  t'emmener  dans  mes 
«  forêts!  Mais,  je  le  sens,  tu  n'es  pas  fait  pour  habiter  parmi  des 
«  sauvages  ;  ta  place  est  chez  un  peuple  où  l'on  peut  admirer  ton  génie 
«  et  jouir  de  tes  vertus.  Je  vais  bientôt  rentrer  dans  les  déserts  du 
«  Nouveau-Monde,  je  vais  reprendre  la  vie  errante  de  l'Indien;  après 
«  avoir  conversé  avec  ce  qu'il  y  a  de  plus  sublime  dans  la  société,  je 
«  vais  entendre  les  paroles  de  ce  qu'il  y  a  de  plus  simple  dans  la 
«  nature  :  mais,  quels  que  soient  les  lieux  où  le  Grand-Esprit  conduise 
«  mes  pas,  sous  l'arbre,  au  bord  du  fleuve,  sur  le  rocher,  je  rappel- 
«  lerai  tes  leçons  et  je  tâcherai  de  devenir  sage  de  ta  sagesse.  » 

«  Mon  fils,  me  répondit  mon  hôte  en  me  relevant,  chaque  homme 
«  se  doit  à  sa  patrie  :  mon  devoir  me  retient  sur  ces  bords  pour  y 
«  faire  le  peu  de  bien  dont  je  suis  capable  ;  le  vôtre  est  de  retourner 
«  dans  votre  pays.  Dieu  se  sert  souvent  de  l'adversité  comme  d'un 
<(  marchepied  pour  nous  élever;  il  a  permis  contre  vous  une  injustice 
«  afin  devons  rendre  meilleur.  Partez,  Chactas;  allez  retrouver  votre 
«  cabane.  Moins  heureux  que  vous,  je  suis  enchaîné  dans  un  palais.  Si 
((  je  vous  ai  inspiré  quelque  estime ,  répandez-la  sur  ma  nation ,  de 
«  même  que  je  chéris  la  vôtre  ;  devenez  parmi  vos  compatriotes  le 
«  protecteur  des  François.  N'oubliez  pas  que  tous,  tant  que  nous 
«  sommes ,  nous  méritons  plus  de  pitié  que  de  mépris.  Dieu  a  fait 
((  l'homme  comme  un  épi  de  blé  :  sa  tige  est  fragile  et  se  tourmente 
«  au  moindre  souffle,  mais  son  grain  est  excellent. 

«  Souvenez-vous  enfin,  Chactas,  que  si  les  habitants  de  votre  pays 
«  ne  sont  encore  qu'à  la  base  de  l'échelle  sociale,  les  François  sont 
«  loin  d'être  arrivés  au  sommet  :  dans  la  progression  des  lumières 
«  croissantes,  nous  paraîtrons-nous-mêmes  des  barbares  à  nos  arrière- 
cher  cette  vingtaine  de  lignes  dans  le  récit  de  Chactas  :  elles  se  trouvent  ici  à  leur 
véritable  place. 


LIVRE  VII.  273 

H  neveux.  Ne  vous  irritez  donc  point  contre  cette  civilisation  qui 
«  appartient  à  notre  nature,  contre  une  civilisation  qui  peut-être  un 
«  jour,  envahissant  vos  forêts,  les  remplira  d'un  peuple  où  la  liberté 
«  de  l'homme  policé  s'unira  à  l'indépendance  de  l'homme  sauvage.  » 

«  Le  chef  de  la  prière  se  leva  ;  nous  marchâmes  lentement  vers  la 
porte.  «  Je  ne  suis  pas  ici  chez  moi,  me  dit-il  ;  je  retourne  au  palais 
(f  d'un  prince  dont  l'éducation  me  fut  confiée.  Si  je  puis  vous  être 
«  utile,  ne  craignez  pas  de  vous  adresser  à  mon  zèle;  mais,  vous 
((  autres  sauvages,  vous  avez  peu  de  chose  à  demander  aux  rois.  » 

«  Je  répondis  :  «  Ta  bonté  m'enhardit  ;  je  laisse  en  France  un  père 
«  qui  languit  dans  l'adversité.  Demande  son  nom  à  toutes  les  infor- 
«  tunes  soulagées;  elles  te  diront  qu'il  s'appelle  Lopez.  » 

«  A  ces  paroles,  que  je  prononçai  d'une  voix  altérée,  un  génie  porta 
les  larmes  que  j'avois  aux  yeux  dans  ceux  de  mon  hôte.  Cet  hôte,  plein 
de  bonté,  m'apprit  que  le  chef  de  la  prière  qui  visitoit  mes  chaînes  à 
Marseille  lui  avoit  raconté  les  traverses  de  mon  ami  et  les  liens  qui 
m'unissoient  à  cet  Espagnol  ;  que  déjà  Lopez  étoit  à  l'abri  de  l'indi- 
gence, et  qu'il  retourneroit  bientôt  riche  et  heureux  dans  sa  vieille 
patrie.  On  avoit  même  adouci  le  sort  d'Honfroy,  mon  compagnon  de 
boulet. 

«  Ces  mots  inondèrent  mon  cœur  d'un  torrent  de  joie,  et  la  vivacité 
de  ma  reconnoissance  m'ôta  la  force  de  l'exprimer.  Cependant  l'homme 
miséricordieux  avoit  tiré  un  cordon  qui  correspondoit  à  un  écho  d'ai- 
rain ;  à  la  voix  de  cet  écho,  les  esclaves  accoururent,  et  nous  condui- 
sirent aux  degrés  de  marbre.  Là,  je  dis  un  dernier  adieu  au  pasteur 
des  peuples  ;  je  pleurois  comme  un  Européen.  Je  brisai  mon  calumet 
en  signe  de  deuil,  et  j'entonnai  à  demi-voix  le  chant  de  l'absence  : 
«  Bénissez  cette  cabane  hospitalière,  ô  génie  des  fleuves  errants  !  que 
«  l'herbe  ne  couvre  jamais  le  sentier  qui  mène  à  ses  portes,  jour  et 
«  nuit  ouvertes  au  voyageur  !  » 

«  Tandis  que  ma  voix  attendrie  résonnoit  sous  le  vestibule ,  le 
prêtre ,  les  yeux  levés  vers  le  ciel ,  offroit  à  Dieu  sa  prière.  Les  servi- 
teurs tombèrent  à  genoux ,  et  reçurent  la  bénédiction  que  le  sacrifi- 
cateur pacifique  répandit  sur  moi.  Alors,  dans  un  grand  désordre,  je 
descendis  précipitamment  les  degrés.  Parvenu  au  dernier  marbre,  je 
levai  la  tête,  et  j'aperçus  mon  hôte  ',  qui  penché  sur  les  fleurs  de 
bronze,  me  suivoit  complaisamment  de  ses  regards  :  bientôt  il  se 
retira  comme  s'il  se  sentoit  trop  ému.  Je  restai  quelque  temps  immo- 
Hle  dans  l'espérance  de  le  revoir  ;  mais  le  retentissement  des  portes 


m.  lîi 


27/,  LES   NATCIIEZ. 

que  j'cnlondis  se  former  lu'averlit  (iu'il  ciuil  temps  de  m'arraclier  de 
ce  lieu.  Dans  la  cour  et  sous  les  péristyles,  une  foule  indigente  atlen- 
doil  les  bienfaits  du  maître  charitable  :  je  joignis  mes  vœux  à  ceux  que 
faisoient  pour  lui  l;int  d'infortunés,  et  je  sortis  de  cette  cabane,  plein 
de  reconnoissance,  d'admiration  et  d'amour. 

«  Ononthio  reçut  enfin  l'ordre  de  son  départ  et  du  nôtre.  Nous  quit- 
tâmes Paris  pour  nous  rendre  à  un  golfe  du  lac  sans  rivages  '.  Comme 
notre  traîneau  passoit  sur  un  pont  d'où  l'on  découvroit  la  (île  prolongée 
des  cabanes  du  grand  village,  je  m'écriai  :  «  Adieu,  terre  des  palais  et 
«  des  arts!  adieu,  terre  sacrée  où  j'aurois  voulu  passer  ma  vie  si  les 
«  tombeaux  de  mes  ancêtres  ne  s'élevoient  loin  d'ici  !  » 

«Je  me  laissai  retomber  au  fond  du  traîneau.  Oui,  mon  fils, 
j'éprouvai  de  vifs  regrets  en  quittant  la  France.  Il  y  a  quelque  cliose 
dans  l'air  de  ton  pays  que  l'on  ne  sent  point  ailleurs,  et  qui  feroit 
oublier  à  un  sauvage  môme  ses  foyers  paternels. 

«  Nous  fîmes  un  voyage  charmant  jusqu'au  port  où  nous  atten- 
doient  les  vaisseaux.  Nous  roulâmes  d'abord  sur  des  chaussées  bordées 
d'arbres  à  perte  de  vue  ;  ensuite  nous  descendîmes  au  bord  d'un 
fleuve-  qui  couloit  dans  un  vallon  enchanté.  On  ne  voyoit  que  des  < 
laboureurs  qui  creusoient  des  sillons,  ou  des  bergers  qui  paissoient 
des  troupeaux.  Là  le  vigneron  effeuilloit  le  cep  sur  une  colline  pier- 
reuse ;  ici  le  cultivateur  appuyoit  les  branches  du  pommier  trop  chargé  ; 
plus  loin,  des  paysannes  chassoient  devant  elles  l'âne  paresseux  qui 
portoit  le  lait  et  les  fruits  à  la  ville,  tandis  que  des  barques,  traînées 
par  de  forts  chevaux,  rebroussoient  le  cours  du  fleuve.  Des  étrangers, 
des  gens  de  guerre,  des  commerçants,  alloient  et  venoient  sur  toutes 
les  voies  publiques.  Les  coteaux  étoient  couronnés  de  riants  villages 
ou  de  châteaux  solitaires.  Les  tours  des  cités  apparoissoient  dans  les 
lointains;  des  fumées  s'élevoient  du  milieu  des  arbres  :  on  voyoit  se 
dérouler  la  brillante  écharpe  des  campagnes ,  toute  diaprée  de  l'azur 
des  fleuves,  de  l'or  des  moissons,  de  la  pourpre  des  vignes  et  de  la 
verdure  des  prés  et  des  bois. 

«  Ononthio  me  disoit  :  «  Tu  vois  ici,  Chactas,  l'excuse  des  fêtes  de 
'A  Versailles  :  dans  toute  l'étendue  de  la  France,  c'est  la  même  richesse  ; 
X  les  travaux  seulement  et  les  paysages  diffèrent ,  car  ce  royaume  ren- 
«  ferme  dans  son  sein  tout  ce  qui  peut  servir  aux  besoins  ou  aux 
!(  délices  de  la  vie.  L'attention  que  l'œil  du  maître  donne  à  l'agricul- 
«  ture  s'étend  sur  les  autres  parties  de  l'État.  Nous  avons  été  chercher 
«  jusque  dans  les  pays  étrangers  les  hommes  qui  pouvoient   faire 

1.  La  Hier.  2.  Ln  Loiro. 


LIVRE  VII.  275 

«  fleurir  le  commerce  et  les  manufactures.  Ce  roi  qui  t'a  paru  si 
((  superbe,  si  occupé  de  ses  plaisirs,  travaille  laborieusement  avec  ses 
«  sachems;  il  entre  jusque  dans  les  moindres  détails.  Le  plus  petit 
«  citoyen  lui  peut  soumettre  des  plans  et  obtenir  audience  de  lui  :  de 
«  la  même  main  qui  protège  les  arts  et  fait  céder  l'Europe  à  nos  armes, 
«  il  corrige  les  lois  et  introduit  l'unité  dans  nos  coutumes. 

«  Il  est  trois  choses  que  les  ennemis  de  ce  siècle  lui  reprochent  :  le 
«  faste  des  monuments  et  des  fêtes,  l'excès  des  impôts,  l'injustice  des 
«  guerres. 

«  Quant  à  nos  fêtes,  ce  n'est  pas  aux  François  à  en  faire  un  crime  à 
«  leur  souverain  :  elles  sont  dans  nos  mœurs,  et  elles  ont  contribué  à 
«  imprimer  à  notre  âge  cette  grandeur  que  le  temps  n'effacera  point. 
«  Nous  sommes  devenus  la  première  nation  du  monde  par  nos  édifices 
«  et  par  nos  jeux,  comme  le  furent  jadis  par  les  mêmes  pompes  les 
«  habitants  d'un  pays  appelé  la  Grèce. 

u  Le  reproche  relatif  à  l'accroissement  de  l'impôt  n'a  aucun  fonde- 
«  ment  raisonnable  :  nul  royaume  ne  paye  moins  à  son  gouvernement, 
<(  en  proportion  de  sa  fertilité,  que  la  France. 

«  Il  est  malheureux  qu'on  ne  puisse  aussi  facilement  nous  justifier 
«  du  reproche  fait  à  notre  ambition.  Mais,  belliqueux  sauvage,  tu  le 
«  sais,  est-il  beaucoup  de  guerres  dont  les  motifs  soient  équitables? 
«  Louis  a  révélé  à  la  France  le  secret  de  ses  forces  ;  il  a  prouvé  qu'elle 
«  se  peut  rire  des  ligues  de  l'Europe  jalouse.  Après  tout,  les  étrangers, 
«  qui  cherchent  à  rabaisser  notre  gloire,  doivent  cependant  ce  qu'ils 
«  sont  à  notre  génie.  Louis  est  moins  le  législateur  de  la  France  que 
«  celui  de  l'Europe.  Descendez  sur  les  rivages  d'Albion,  pénétrez  dans 
«  les  forêts  de  la  Germanie,  franchissez  les  Alpes  ou  les  Pyrénées, 
«  partout  vous  reconnoîtrez  qu'on  a  suivi  nos  édits  pour  la  justice,  nos 
«  règlements  pour  la  marine,  nos  ordonnances  pour  l'armée,  nos  ins- 
«  titutions  pour  la  police  des  chemins  et  des  villes  :  jusqu'à  nos 
((  mœurs  et  nos  habits,  tout  a  été  servilement  copié.  Telle  nation  qui, 
((  dans  son  orgueil,  se  vante  aujourd'hui  de  ses  établissements  publics, 
«  en  a  emprunté  l'idée  à  notre  nation.  Vous  ne  pouvez  faire  un  pas 
«  chez  les  étrangers  sans  retrouver  la  France  mutilée  :  Louis  est  venu 
«  après  des  siècles  de  barbarie,  et  il  a  créé  le  monde  civilisé.  » 

«  Après  six  jours  de  voyage  nous  arrivâmes  au  bord  de  la  grande 
eau  salée.  Nous  passâmes  une  lune  entière  à  attendre  des  vents  favo- 
rables. Je  contemplai  avec  étonnement  ce  port'  qui  venoit  d'être  cons- 
truit dans  le  lac  qui  marche^,  de  même  que  j'avois  vu  cet  autre ^ 

1.  Rochefort.  2.  L'Océan.  3.  Toulou. 


270  LES   NATCHEZ. 

port  du  lac  immobile  auquel  le  Manilou  de  la  nccessîLé  m'avoit  con- 
traint de  travailler.  Je  visitai  les  arsenaux  et  les  bassms  ;  je  n'eus  pas 
moins  de  sujet  d'admirer  le  génie  de  ta  nation  dans  ces  arts  nouveaux 
pour  elle  que  dans  ceux  où  depuis  longtemps  elle  étoit  exercée.  Une 
:\ctivité  générale  régnoit  dans  le  port  et  dans  la  ville  :  on  voyoit  sortir 
des  vaisseaux  qui  emportoient  des  colonies  aux  extrémités  du  monde, 
en  môme  temps  que  des  flottes  rapportoicnt  à  la  France  les  richesses 
des  terres  les  plus  éloignées.  Un  matelot  embrassoit  sa  mère  sur  la 
grève,  au  retour  d'une  longue  course;  un  autre  recevoit  en  s'embar- 
quant  les  adieux  de  sa  femme.  Onze  mille  guerriers  des  troupes  d'Ares- 
koui^,  cent  soixante-six  mille  enfants  des  mers,  mille  jeunes  fils  de 
vieux  marins,  instruits  dans  les  hautes  sciences  de  Michabou^,  cent 
quatre-vingt-dix-huit  monstres  nageants'*  qui  vomissoient  des  feux  par 
soixante  bouches,  trente  galères  dont  je  dois  me  souvenir,  vous  ren- 
doient  alors  les  dominateurs  des  flots,  comme  vous  étiez  les  maîtres  de 
la  terre. 

«  Enfin  le  Grand-Esprit  envoya  le  vent  du  milieu  du  jour  qui  nous 
étoit  favorable  :  l'ordre  du  départ  est  proclamé;  on  s'embarque  en 
tumulte.  De  petits  canots  nous  portent  aux  grands  navires  ;  nous  arri- 
vons sous  leurs  flancs  ;  nous  y  demeurons  quelque  temps  balancés 
par  la  lame  grossie  :  nous  montons  sur  les  machines  flottantes  à  l'aide 
de  cordes  qu'on  nous  jette.  A  peine  avons-nous  atteint  le  bord  que  nos 
matelots,  comme  des  oiseaux  de  la  tempête,  se  répandent  sur  les 
vergues.  La  foudre^,  sortant  du  vaisseau  d'Ononthio,  donne  le  signal 
au  reste  de  la  flotte  :  tous  les  vaisseaux,  avec  de  longs  efforts,  arra- 
chent leur  pied®  d'airain  des  vases  tenaces.  La  double  serre  ne  s'est 
pas  plutôt  déprise  de  la  chevelure  de  l'abîme  qu'un  mouvement  se  fait 
sentir  dans  le  corps  entier  du  vaisseau.  Les  bâtiments  se  couvrent  de 
leurs  voiles  :  les  plus  basses,  déployées  dans  toute  leur  largeur,  s'ar- 
rondissent comme  de  vastes  cylindres;  les  plus  élevées,  comprimées 
dans  leur  milieu,  ressemblent  aux  mamelles  gonflées  d'une  jeune  mère. 
Le  pavillon  sans  tache  de  la  France  se  déroule  sur  les  haleines  har- 
monieuses du  matin.  Alors  de  la  flotte  épandue  s'élève  un  chœur  qui 
^alue  par  trois  cris  d'amour  les  rivages  de  la  patrie.  A  ce  dernier 
signal,  nos  coursiers  marins  déploient  leurs  dernières  ailes,  s'animent 
d'un  souflle  plus  impétueux,  et,  s'excitant  mutuellement  dans  la  car- 
rière, ils  labourent  à  grand  bruit  le  champ  des  mers. 

«  Les  transports  de  la  joie  ne  descendirent  point  dans  mon  cœur  à 

i .  La  Méditerranée.  2.  Génie  de  la  guerre.  3.  Génie  de  la  mer. 

4.  Vaisseaux  de  guerre.        5.  Le  canon.  6.  L'ancre. 


LIVRE  VII.  277 

ce  départ  de  la  contrée  des  mille  cabanes.  J'avois  perdu  Atala  ;  je 
quittois  Lopez  ;  le  pays  des  belliqueuses  nations  du  Canada  n'étoit  pas 
celui  qui  m'avoit  vu  naître  :  sorti  presque  enfant  de  la  terre  des  sas- 
safras, que  retrouverois-je  dans  la  hutte  de  mes  aïeux,  si  jamais  les 
génies  bienfaisants  me  permettoient  de  rentrer  sous  son  écorce  ? 

«  La  scène  imposante  que  j'avois  sous  les  yeux  servoit  à  nourrir  ma 
mélancolie  :  je  ne  pouvois  me  rassasier  du  spectacle  de  l'Océan.  Ma 
retraite  favorite,  lorsque  je  voulois  méditer  durant  le  jour,  étoit  la 
cabane  grillée*  du  grand  mât  de  notre  navire,  où  je  montois  et  m'as- 
seyois,  dominant  les  vagues  au-dessous  de  moi.  La  nuit,  renfermé 
dans  ma  couche  étroite,  je  prêtois  l'oreille  au  bruit  de  l'eau  qui  couloit 
le  long  du  bord  :  je  n'avois  qu'à  déployer  le  bras  pour  atteindre  de  mon 
lit  à  mon  cercueil, 

«  Cependant  le  cristal  des  eaux  que  nous  avoient  donné  les  rochers 
de  la  France  commençoit  à  s'altérer.  On  résolut  d'aborder  aux  îles 
non  loin  desquelles  les  vaisseaux  se  trouvoient  alors.  Nous  saluons  les 
génies  de  ces  terres  propices  ;  nous  laissons  derrière  nous  Fayal  eni- 
vrée de  ses  vins,  Tercère  aux  moissons  parfumées,  Santa-Gruz  qui 
ignore  les  forêts,  et  Pico  dont  la  tête  porte  une  chevelure  de  feu. 
Comme  une  troupe  de  colombes  passagères,  notre  flotte  vient  ployer 
ses  ailes  sous  les  rivages  de  la  plus  solitaire  des  filles  de  l'Océan. 

«  Quelques  marins  étant  descendus  à  terre,  je  les  suivis;  tandis 
qu'ils  s'arrêtoient  au  bord  d'une  source,  je  m'égarai  sur  les  grèves  et 
je  parvins  à  l'entrée  d'un  bois  de  figuiers  sauvages  :  la  mer  se  brisoit 
en  gémissant  à  leurs  pieds,  et  dans  leur  cime  on  entendoit  le  sifflement 
aride  du  vent  du  nord.  Saisi  de  je  ne  sais  quelle  horreur,  je  pénètre 
dans  l'épaisseur  de  ce  bois,  à  travers  les  sables  blancs  et  les  joncs 
stériles.  Arrivé  à  l'extrémité  opposée,  mes  yeux  découvrent  une  statue 
portée  sur  un  cheval  de  bronze  :  de  sa  main  droite  elle  montroit  les 
régions  du  couchant  2. 

«  J'approche  de  ce  monument  extraordinaire.  Sur  sa  base  baignée 
de  l'écume  des  flots  étoient  gravés  des  caractères  inconnus  :  la  mousse 
et  le  salpêtre  des  mers  rongeoient  la  surface  du  bronze  antique  ;  l'al- 
cyon perché  sur  le  casque  du  colosse  y  jetoit,  par  intervalles,  des  voix 
langoureuses  ;  des  coquillages  se  colloient  aux  flancs  et  aux  crins  du 
coursier,  et  lorsqu'on  approchoit  l'oreille  de  ses  naseaux  ouverts ,  on 
croyoit  ouïr  des  rumeurs  confuses.  Je  ne  sais  si  jamais  rien  de  plus 
étonnant  s'est  présenté  à  la  vue  et  à  l'imagination  d'un  mortel. 

a  Quel  dieu  ou  quel  homme  éleva  ce  monument?  quel  siècle,  quelle 

1.  La  hune.  2.  Tradition  historique. 


278  LES   NATCMEZ. 

nation  le  plaça  sur  ces  rivages?  qu'enseigne-t-il  par  sa  main  dt^ployéc? 
Veut- il  prédire  quelque  grande  révolution  sur  le  globe,  laquelle 
viendra  de  l'Occident?  Est-ce  le  génie  même  de  ces  mers  qui  garde 
son  empire  et  menace  quiconque  oseroit  y  pénétrer? 

«  A  l'aspect  de  ce  monument  qui  m'annonçoit  un  noir  océan  de 
siècles  écoulés,  je  sentis  l'impuissance  et  la  rapidité  des  jours  de 
l'homme.  Tout  nous  échappe  dans  le  passé  et  dans  l'avenir;  sortis  du 
néant  pour  arriver  au  tombeau,  à  peine  connoissons-nous  le  moment 
de  notre  existence. 

«  Je  m'empressai  de  retourner  aux  vaisseaux  et  de  raconter  à 
Ononthio  la  découverte  que  j'avois  faite.  Il  se  préparoit  à  visiter  avec 
moi  cette  merveille,  mais  une  tempête  &'éleva,  et  la  flotte  fut  obligée 
de  gagner  la  haute  mer. 

«  Bientôt  cette  flotte  est  dispersée.  Demeuré  seul  et  chassé  par  le 
souflle  du  midi,  notre  vaisseau,  pendant  douze  nuits  entières,  vole  sur 
les  vagues  troublées.  Nous  arrivons  dans  ces  parages  où  Michabou  fait 
paître  ses  innombrables  troupeaux'.  Une  brume  froide  et  humide 
enveloppe  la  mer  et  le  ciel  ;  les  flots  glapissent  dans  les  ténèbres  ;  un 
bourdonnement  continu  sort  des  cordages  du  vaisseau ,  dont  toutes  les 
voiles  sont  ployées  ;  la  lame  couvre  et  découvre  sans  cesse  le  pont 
inondé;  des  feux  sinistres  voltigent  sur  les  vergues,  et,  en  dépit 
de  nos  efforts,  la  houle  qui  grossit  nous  pousse  sur  l'île  des  Esqui- 
maux-. 

«  J'avois,  ô  mon  fils!  été  coupable  d'un  souhait  téméraire  :  j'avois 
appelé  de  mes  vœux  le  spectacle  d'une  tempête.  Qu'il  est  insensé 
celui  qui  désire  être  témoin  de  la  colère  des  génies!  Déjà  nous  avions 
été  le  jouet  des  mers,  autant  de  jours  qu'un  étranger  peut  en  passer 
dans  une  cabane,  avant  que  son  hôte  lui  demande  le  nom  de  ses 
aïeux  ;  le  soleil  avoit  disparu  pour  la  sixième  fois.  La  nuit  étoit  hor- 
rible; j'étois  couché  dans  mon  hamac  agité;  je  prêtois  l'oreille  aux 
coups  des  vagues  qui  ébranloient  la  structure  du  vaisseau  :  tout  à  coup 
j'entends  courir  sur  le  pont,  et  des  paquets  de  cordages  tomber; 
j'éprouve  en  même  temps  le  mouvement  que  l'on  ressent  lorsqu'un 
vaisseau  vire  de  bord.  Le  couvercle  de  l'entre-pont  s'ouvre  et  une  voix 
appelle  le  capitaine.  Cette  voix  solitaire ,  au  milieu  de  la  nuit  et  de  la 
tempête ,  avoit  quelque  chose  qui  faisoit  frémir.  Je  me  dresse  sur  ma 
couche;  il  me  semble  ouïr  des  marins  discutant  le  gisement  d'une 
terre  que  l'on  avoit  en  vue.  Je  monte  sur  le  pont  :  Ononthio  et  les 
passagers  s'^  'rouvoient  déjà  rassemblés. 

1.  Le  banc  de  Terre-Neuve.  2.  Terre-Neuve. 


LIVRE  VII.  279 

«  En  mettant  la  tète  hors  de  l'entre-pont,  je  fus  frappé  d'un  spec- 
tacle affreux,  mais  sublime.  A  la  lueur  de  la  lune  qui  sortoit  de  temps 
en  temps  des  nuages,  on  découvroit  sur  les  deux  bords  du  navire,  à 
travers  une  brume  jaune  et  immobile,  des  côtes  sauvages.  La  mer 
élevoit  ses  flots  comme  des  monts  dans  le  canal  où  nous  étions  engouf- 
frés. Tantôt  les  vagues  se  couvroient  d'écume  et  d'étincelles  ;  tantôt 
elles  n'offroient  plus  qu'une  surface  huileuse,  marbrée  de  taches 
noires,  cuivrées  ou  verdâtres,  selon  la  couleur  des  bas-fonds  sur  les- 
quels elles  mugissoient  ;  quelquefois  une  lame  monstrueuse  venoil 
roulant  sur  elle-même  sans  se  briser,  comme  une  mer  qui  envahiroit 
les  flots  d'une  autre  mer.  Pendant  un  moment  le  bruit  de  l'abîme  et 
celui  des  vents  étoient  confondus  ;  le  moment  d'après,  on  distinguoit 
le  fracas  des  courants,  le  sifflement  des  récifs,  la  triste  voix  de  la  lame 
lointaine.  De  la  concavité  du  bâtiment  sortoient  des  bruits  qui  fai- 
soient  battre  le  cœur  au  plus  intrépide.  La  proue  du  navire  coupoitla 
masse  épaisse  des  vagues  avec  un  froissement  affreux,  et  au  gouver- 
nail des  torrents  d'eau  s'écouloient  en  tourbillonnant  comme  au  débou- 
ché d'une  écluse.  Au  milieu  de  ce  fracas,  rien  n'étoit  peut-être  plus 
alarmant  qu'un  murmure  sourd,  pareil  à  celui  d'un  vase  qui  se  remplit. 

«  Cependant  des  cartes,  des  compas,  des  instruments  de  toutes  les 
sortes,  étoient  étendus  à  nos  pieds.  Chacun  parloit  diversement  de 
cette  terre  oij  étoit  assis  sur  un  écueil  le  génie  du  naufrage.  Le  pilote 
déclara  que  le  naufrage  étoit  inévitable.  Alors  l'aumônier  du  vaisseau 
lut  à  haute  voix  la  prière  qui  porte,  dans  un  tourbillon,  l'âme  du 
marin  au  dieu  des  tempêtes.  Je  remarquai  que  des  passagers  alloient 
chercher  ce  qu'ils  avoient  de  plus  précieux,  pour  le  sauver  :  l'espé- 
rance est  comme  la  montagne  Bleue  dans  les  Florides  :  de  ses  hauts 
sommets  le  chasseur  découvre  un  pays  enchanté,  et  il  oublie  les  pré- 
cipices qui  l'en  séparent.  Moi  et  les  autres  chefs  sauvages,  nous  prîmes 
un  poignard  pour  nous  défendre  et  un  fer  tranchant  pour  couper  un 
arc  et  tailler  une  flèche.  Hors  la  vie  qu'avions-nous  à  perdre  ?  Le  flot 
qui  nous  jetoit  sur  une  côte  inhabitée  .nous  rendoit  à  notre  bonheur  : 
l'homme  nu  saluoit  le  désert  et  rentroit  en  possession  de  son  empire. 

«  Il  plut  à  la  souveraine  sagesse  de  sauver  le  vaisseau,  mais  la  même 
vague  qui  le  poussa  hors  des  écueils  emporta  l'un  de  ses  mâts  et  me 
jeta  dans  l'abîme  :  j'y  tombai  comme  un  oiseau  de  mer  qui  se  préci- 
pite sur  sa  proie.  En  un  clin  d'œil  le  vaisseau,  chassé  par  les  vents, 
parut  à  une  immense  distance  de  moi  ;  il  ne  pouvoit  s'arrêter  sans 
s'exposer  une  seconde  fois  au  naufrage,  et  il  fut  contraint  de  m'aban- 
donner.  Perdant  tout  espoir  de  le  rejoindre,  je  commençai  à  nager 
vers  la  côte  éloignée.  » 


foû  LES   NATCIIEZ. 


LIVRE    HUITIÈME. 

«  Les  premiers  pas  du  matin  s'étoient  imprime^  en  taches  roii^eâ- 
tres  dans  les  nuages  de  la  tempête,  lorsque  couvert  ^h^  l'écume  des 
Ilots  j'abordai  au  rivage.  Courant  sur  les  limons  verdis,  tout  hérissés 
des  pyramides  de  l'insecte  des  sables,  je  me  dérobe  à  la  fureur  du 
génie  des  eaux.  A  quelque  distance  s'olTroit  une  grotte  dont  l'cMitrée 
étoit  fermée  par  des  framboisiers.  J'écarte  les  broussailkîs  et  pénîitre 
sous  la  voûte  du  rocher,  où  je  fus  agréablement  surpris  d'entendre 
couler  un  fontaine.  Je  puisai  de  l'eau  dans  le  creux  de  ma  main,  et 
faisant  une  libation  :  a  Qui  que  tu  sois,  m'écriai-je.  Manitou  de  cette 
((  grotte,  ne  repousse  pas  un  suppliant  que  le  Grand-Esprit  a  jeté  sur 
«  tes  rivages;  que  cette  malédiction  du  ciel  ne  t'irrite  pas  contre  un 
«  infortuné.  Si  jamais  je  revois  la  terre  des  sassafras,  je  te  sacrifierai 
«  deux  jeunes  corbeaux  dont  les  ailes  seront  plus  noires  que  celles 
«  de  la  nuit.  » 

«  Après  cette  prière,  je  me  couchai  sur  des  branches  de  pin  :  épuisé 
de  fatigue  je  m'endormis  aux  soupirs  du  Sommeil,  qui  baignoit  ses 
membres  délicats  dans  l'eau  de  la  fontaine. 

«  A  l'heure  oii  le  fils  des  cités,  couvert  d'un  riche  manteau,  se  livre 
aux  joies  d'un  festin  servi  par  la  main  de  l'abondance,  je  me  réveillai 
dans  ma  grotte  solitaire.  En  proie  aux  attaques  de  la  faim,  je  me  lève  : 
comme  un  élan  échappé  à  la  flèche  du  chasseur  croit  bientôt  retourner 
à  ses  forêts  ;  près  de  rentrer  sous  leur  ombrage,  il  rencontre  une  autre 
troupe  de  guerriers  qui  l'écartent  avec  des  cris  et  le  poursuivent  de 
nouveau  sur  les  montagnes  :  ainsi  j'étois  éloigné  de  ma  patrie  par  les 
traits  de  la  fortune. 

«  A  l'instant  où  je  sortois  de  la  grotte ,  un  ours  blanc  se  présente 
pour  y  entrer  ;  je  recule  quelques  pas  et  tire  mon  poignard.  Le  monstre, 
poussant  un  mugissement,  me  menace  de  ses  serres  énormes,  de  son 
museau  noirci  et  de  ses  yeux  sanglants  :  il  se  lève,  et  me  saisit  dans 
ses  bras  comme  un  lutteur  qui  cherche  à  renverser  son  adversaire. 
Son  haleine  me  brûle  le  visage;  la  faim  de  ses  dents  est  prête  à  se 
rassasier  de  ma  chair;  il  m'étouffe  dans  ses  embrassements ;  aussi 
facilement  qu'ils  ouvrent  un  coquillage  au  bord  de  la  mer,  ses  ongles 
vont  séparer  mes  épaules.  J'invoque  le  Manitou  de  mes  pères,  et, 
de  la  main  qui  me  reste  libre,  je  plonge  mon  poignard  dans  le  cœur 
de  mon  ennemi.  Les  bras  du  monstre  se  relâchent  ;  il  abandonne  sa 
proie  s'affaisse,  roule  à  terre,  expire. 


LIVRE  VIII.  281 

«  Plein  de  joie,  j'assemble  des  mousses  et  des  racines  à  l'entrée  de 
ma  grotte  :  deux  cailloux  me  donnent  le  feu  ;  j'allume  un  bûcher  dont 
la  flamme  et  la  fumée  s'élèvent  au-dessus  des  bois.  Je  dépouille  la 
victime;  je  la  mets  en  pièces;  je  brûle  les  filets  de  la  langue  et  les 
portions  consacrées  aux  génies  :  je  prends  soin  de  ne  point  briser  les 
os,  et  je  fais  rôtir  les  morceaux  les  plus  succulents.  Je  m'assieds  sur 
des  pierres  polies  par  la  douce  lime  des  eaux;  je  commence  un  repas 
avec  l'hostie  de  la  destinée,  avec  des  cressons  piquants  et  des  mousses 
de  roche  aussi  tendres  que  les  entrailles  d'un  jeune  chevreuil.  La 
solitude  de  la  terre  et  de  la  mer  étoit  assise  à  ma  table  :  je  décou- 
vrois  à  l'horizon,  non  sans  une  sorte  d'agréable  tristesse,  les  voiles 
du  vaisseau  où  j'avois  fait  naufrage. 

«  L'abondance  ayant  chassé  la  faim,  et  la  nuit  étant  revenue  sur  la 
terre,  je  me  retirai  de  nouveau  au  fond  de  l'antre,  avec  la  fourrure  du 
monstre  que  j'avois  terrassé.  Je  remerciai  le  Grand-Esprit  qui  m'avoit 
fait  sauvage  et  qui  me  donnoit  dans  ce  moment  tant  d'avantages  sur 
l'homme  policé.  Mes  pieds  étoient  rapides,  mon  bras  vigoureux,  ma 
vie  habituée  aux  déserts  :  un  génie  ami  des  enfants,  le  Sommeil,  fils 
de  l'Innocence  et  de  la  Nuit,  ferma  mes  yeux,  et  je  bus  le  frais  sumac 
du  Meschacebé  dans  la  coupe  dorée  des  songes. 

«  Les  sifflements  du  courlis  et  le  cri  de  la  barnacle,  perchée  sur  les 
framboisiers  de  la  grotte,  m'annoncèrent  le  retour  du  matin  :  je  sors. 
Je  suspends  par  des  racines  de  fraisier  les  restes  de  la  victime  à  mes 
épaules;  j'arme  mon  bras  d'une  branche  de  pin  ;  je  me  fais  une  cein- 
ture de  joncs  où  je  place  mon  poignard,  et,  comme  un  lion  marin,  je 
m'avance  le  long  des  flots. 

«  Pendant  mon  séjour  chez  les  Cinq-Nations  iroquoises,  le  commerce 
et  la  guerre  m'avoient  conduit  chez  les  Esquimaux,  et  j'avois  appris 
quelque  chose  de  la  langue  de  ce  peuple.  Je  savois  que  l'île  '  de  mon 
naufrage  s'approchoit,  dans  la  région  de  l'étoile  immobile  -,  des  côtes 
du  Labrador  :  je  cherchai  donc  à  remonter  vers  ce  détroit. 

u  Je  marchai  autant  de  nuits  qu'une  jeune  femme  qui  n'a  point 
encore  nourri  de  premier-né  reste  dans  le  doute  sur  le  fruit  que  son 
sein  a  conçu  :  craignant  de  tromper  son  époux,  elle  ne  confie  ses  ten- 
dres espérances  qu'à  sa  mère  ;  mais  aux  défaillances  de  cette  femme, 
annonces  mystérieuses  de  l'homme,  à  son  secret,  qui  éclate  dans  ses 
regards,  le  père  devine  son  bonheur,  et,  tombant  à  genoux,  offre  au 
Grand-Esprit  son  fils  à  naître. 

«  Je  traversai  des  vallées  de  pierres  revêtues  de  mousse,  et  au  fond 

1 .  Terre-Neuve.  2.  Étoile  polaire. 


282  LES   NATCUEZ. 

desquelles  coiiloient  des  torrents  d'eau  demi-glacée  :  des  bouquets  de 
frauiboisiers,  quelques  bouleaux,  une  mullitude  d'étangs  salés  couverts 
de  toutes  sortes  d'oiseaux  de  mer,  varioient  la  tristesse  de  la  scène. 
Ces  oiseaux  me  procuroient  une  abondante  nourriture,  et  des  fraises, 
des  oseilles,  des  racines,  ajoutoient  à  la  délicatesse  de  mes  banquets. 

«  Déjà  mes  pas  étoient  arrivés  au  détroit  des  tempêtes.  Les  côtes 
du  Labrador  se  montroient  quelquefois  par  delà  les  flots  au  coucher 
et  au  lever  du  soleil.  Dans  l'espoir  de  rencontrer  quelque  navigateur, 
je  cheminois  le  long  des  grèves  ;  mais  lorsque  j'avois  franchi  des  caps 
orageux,  je  n'apercevois  qu'une  suite  de  promontoires  aussi  solitaires 
que  les  premiers. 

«  Un  jour  j'étois  assis  sous  un  pin  :  les  flots  étoient  devant  moi;  je 
m'entretenois  avec  les  vents  de  la  mer  et  les  tombeaux  de  mes  ancê- 
tres. Une  brise  froide  s'élève  des  régions  du  nord,  et  un  reflet  lumi- 
neux voltige  sous  la  voûte  du  ciel.  Je  découvre  une  montagne  de  glace 
flottante  ;  poussée  par  le  vent,  elle  s'approche  de  la  rive.  Manitou  du 
foyer  de  ma  cabane!  dites  quel  fut  mon  étonnement  lorsqu'une  voix, 
sortant  de  l'écueil  mobile,  vint  frapper  mon  oreille.  Cette  voix  chan- 
toit  ces  paroles  dans  la  langue  des  Esquimaux  : 

«Salut,  esprit  des  tempêtes,  salut,  ô  le  plus  beau  des  fils  de 
«  l'Océan  !  ,  -i' 

«  Descends  de  ta  colline  où  l'importun  soleil  ne  luit  jamais  ;  des- 
«  cends,  charmante  Élina!  Embarquons-nous  sur  cette  glace.  Les  cou- 
«  rants  nous  emportent  en  pleine  mer  ;  les  loups  marins  viennent  se 
«  livrer  à  l'amour  sur  la  même  glace  que  nous. 

«  Sois-moi  propice,  esprit  des  tempêtes,  ô  le  plus  beau  des  fils  de 
,*  ''Océan  1  ... 

«  Elina,  je  darderai  pour  toi  la  baleine  ;  je  te  ferai  un  bandeau  pour 
«  garantir  tes  beaux  yeux  de  l'éclat  des  neiges;  je  te  creuserai  une 
«  demeure  sous  la  terre  pour  y  habiter  avec  un  feu  de  mousse  ;  je  te 
((  donnerui  trente  tuniques  impénétrables  aux  eaux  de  la  mer.  Viens 
«  sur  le  sommet  de  notre  rocher  flottant.  Nos  amours  y  seront  enchaî- 
«  nées  par  les  vents,  au  milieu  des  nuages  et  de  l'écume  des  flots. 

«  Salut ,  esprit  des  tempêtes,  ô  le  plus  beau  des  fils  de  l'Océan  !  » 

«  Tel  étoit  ce  chant  extraordinaire.  Couvrant  mes  yeux  de  ma  malD, 
et  jetant  dans  les  flots  ane  partie  de  mon  vêtement,  je  m'écriai  ; 
«  Divinité  de  cette  mer  dont  je  viens  d'entendre  la  voix,  soyez -moi 
«  propice;  favorisez  mon  retour!  »  Aucune  réponse  ne  sortit  de  la  mon- 
tagne, qui  vint  s'échouer  sur  les  sables  à  quelque  distance  du  lieu  où 
J'étois  assis. 

«  J'en  vis  bientôt  descendre  un  homme  et  une  femme  vêtus  de  peaux 


LIVRE  VIII.  283 

de  loup  marin.  Aux  caresses  qu'ils  prodiguoient  à  un  enfant,  je  les 
reconnus  pour  mari  et  femme.  Ainsi  l'a  voulu  le  Grand-Esprit;  le  bon- 
heur est  de  tous  les  peuples  et  de  tous  les  climats  :  le  misérable 
Esquimau,  sur  son  écaeil  de  glace,  est  aussi  heureux  que  le  monarque 
européen  sur  son  trône;  c'est  le  même  instinct  qui  fait  palpiter  le 
cœur  des  mères  et  des  amantes  dans  les  neiges  du  Labrador  et  sur  le 
duvet  des  cygnes  de  la  Seine. 

((  Je  dirige  mes  pas  vers  la  femme,  dans  l'espérance  que  l'homme 
accourroit  au  secours  de  son  épouse  et  de  son  enfant.  L'esprit  qui 
m'inspira  cette  pensée  ne  trompa  point  mon  attente.  Le  guerrier 
s'avance  vers  moi  avec  fureur  :  il  étoit  armé  d'un  javelot  surmonté 
d'une  dent  de  vache  marine  ;  ses  yeux  sanglants  étinceloient  derrière 
ses  ingénieuses  lunettes;  sa  barbe  rousse,  se  joignant  à  ses  cheveux 
noirs,  lui  donnoit  un  air  affreux.  J'évite  les  premiers  coups  de  mon 
adversaire,  et  m'élançant  sur  lui  je  le  terrasse. 

«  Élma,  arrêtée  à  quelque  distance,  faisoit  éclater  les  signes  de  la 
plus  vive  douleur;  ses  genoux  fléchirent;  elle  tomba  sur  le  rocher. 
Comme  le  pois  fragile  qui  s'élève  autour  de  la  gerbe  de  maïs,  sa  fleur 
délicate  se  marie  au  blé  robuste  et  joint  ainsi  la  grâce  à  la  vie  utile 
de  son  époux;  mais  si  la  pierre  tranchante  de  l'Indienne  vient  à  mois- 
sonner l'épi,  l'humble  pois,  qu'une  tige  amie  ne  soutient  plus,  s'af- 
faisse et  couvre  de  ses  grappes  fanées  le  sol  qui  l'a  vu  naître  :  ainsi 
la  jeune  sauvage  étoit  tombée  sur  la  terre.  Elle  tenoit  embrassé  son 
ûls,  tendre  fleur  de  son  sein. 

«  Je  rassure  l'Esquimau  vaincu  ;  je  le  caresse  en  passant  la  main 
sur  ses  bras,  comme  un  chasseur  encourage  l'animal  fidèle  qui  le 
guide  au  fond  des  bois;  l'Esquimau  se  relève  à  demi  et  presse  mes 
genoux  en  signe  de  reconnoissance  et  de  foiblesse.  Dans  cette  attitude, 
il  n'avoit  rien  de  rampant  à  la  manière  de  l'Europe  :  c'étoit  l'homme 
obéissant  à  la  nécessité. 

«  La  femme  revient  de  son  évanouissement.  Je  l'appelle  ;  elle  fait 
un  pas  vers  nous,  fuit,  revient,  et  toujours  resserrant  le  cercle,  s'ap- 
proche de  plus  en  plus  de  son  maître  et  de  son  mari.  Bientôt  elle  met 
les  mains  à  terre  et  s'avance  ainsi  jusqu'à  mes  pieds.  Je  prends  l'en- 
fant qu'elle  portoit  sur  son  dos;  je  lui  prodigue  des  caresses  :  ces 
caresses  apprivoisèrent  tellement  la  mère  de  l'enfant,  qu'elle  se  mit  à 
bondir  de  joie  à  mes  côtés.  Lorsqu'un  guerrier  emporte  dans  ses  bras 
un  chevreau  qu'il  a  trouvé  sur  la  montagne,  la  mère,  traînant  ses 
longues  mamelles  et  surmontant  sa  frayeur,  suit  avec  de  doux  bêle- 
ments le  ravisseur,  qu'elle  semble  craindre  d'irriter  contre  le  jeune 
hôte  des  forêts. 


284  LES   NATCIIEZ. 

«  Aussitôt  que  l'Esquimau  eut  reconnu  mon  droit  de  force ,  il 
devint  aussi  soumis  qu'il  s'étoit  montré  intraitable.  Je  descendis  la 
côte  avec  mes  deux  nouveaux  sujets,  et  je  leur  fis  entendre  que  je  vou- 
lois  passer  au  Labrador. 

«  L'Esquimau  va  prendre  sur  le  rocher  de  glace  des  peaux  de  loup 
marin  que  je  n'avois  pas  aperçues;  il  les  étend  avec  des  barbes  de 
baleine  ;  il  en  forme  un  long  canot;  il  recouvre  ce  canot  d'une  peau  élas- 
tique. Il  se  place  au  milieu  de  cette  espèce  d'outre,  et  m'y  fait  entrer 
avec  sa  femme  et  son  enfant  :  refermant  alors  la  peau  autour  de  ses 
reins,  semblable  à  Michabou  lui-même,  il  gourmande  les  mers. 

«  Un  traîneau  parti  du  grand  village  de  tes  pères,  au  moment  où 
nous  quitlàmes  l'île  du  naufrage,  n'aîu'oit  atteint  le  palais  de  tes  rois 
qu'après  notre  arrivée  aux  rivages  du  Labrador.  C'étoit  l'heure  où  les 
coquillages  des  grèves  s'enir'ouvrent  au  soleil,  et  la  saison  où  les  cerfs 
commencent  à  changer  de  parure.  Les  génies  me  préparoient  encore 
une  nouvelle  destinée  :  je  commandois,  j'allois  servir. 

(i  Nous  ne  tardâmes  pas  à  rencontrer  un  parti  d'Esquimaux.  Ces 
guerriers,  sans  s'informer  des  arbres  de  mon  pays  ni  du  nom  de  ma 
mère,  me  chargèrent  de  l'attirail  de  leurs  pêches  et  me  contraignirent 
d'entrer  dans  un  grand  canot.  Ils  armèrent  mon  bras  d'une  rame, 
comme  si  depuis  longtemps  leurs  Manitous  eussent  été  en  alliance 
avec  les  miens,  et  nous  remontâmes  le  long  des  rochers  du  Labrador. 

«  Les  deux  époux,  naguère  mes  esclaves,  s'étoient  embarqués  avec 
nous;  ils  ne  me  donnèrent  pas  la  moindre  marque  de  pitié  ou  de 
reconnoissance  :  ils  avoient  cédé  à  mon  pouvoir,  ils  trouvoient  tout 
simple  que  je  subisse  le  leur  :  au  plus  fort  l'empire,  au  plus  foible 
l'obéissance. 

(c  .le  me  résignai  à  mon  sort. 

«  Nous  arrivâmes  à  une  contrée  où  le  soleil  ne  se  couchoit  plus. 
Pâle  et  élargi ,  cet  astre  tournoit  tristement  autour  d'un  ciel  glacé  ;  de 
rares  animaux  erroient  sur  des  montagnes  inconnues.  D'un  côté  s'éten- 
doient  des  champs  de  glace  contre  lesquels  se  brisoit  une  mer  déco- 
lorée ;  de  l'autre  s'élevoit  une  terre  hâve  et  nue  qui  n'offroit  qu'une 
morne  succession  de  baies  solitaires  et  de  caps  décharnés.  Nous  cher- 
chions quelquefois  un  asile  dans  des  trous  de  rocher,  d'où  les  aigles 
marins  s'envoloient  avec  de  grands  cris.  J'écoutois  alors  le  bruit  des 
vents  répétés  par  les  échos  de  la  caverne  et  le  gémissement  des  glaces 
qui  se  fendoient  sur  la  rive. 

«  Et  cependant,  mon  jeune  ami,  il  est  quelquefois  un  charme  à  ces 
région?  désolées.  Rien  ne  te  peut  donner  une  idée  du  moment  où  le 
soleil,  touchant  la  terre,  sembloit  rester  immobile,  et  remontoit  ensuite 


LIVRE  VIII.  285 

dans  le  ciel,  au  lieu  de  descendre  sous  l'horizon.  Les  monts  revêtus 
de  neige,  les  vallées  tapissées  de  la  mousse  blanche  que  broutent  les 
rennes,  les  mers  couvertes  de  baleines  et  semées  de  glaces  flottantes, 
toute  cette  scène,  éclairée  comme  à  la  fois  par  les  feux  du  couchant 
et  par  la  lumière  de  l'aurore,  brilloit  des  plus  tendres  et  des  plus 
riches  couleurs  :  on  ne  savoit  si  on  assistoit  à  la  création  ou  à  la  fin 
du  monde.  Un  petit  oiseau,  semblable  à  celui  qui  chante  la  nuit  dans 
tes  bois,  faisoit  entendre  un  ramage  plaintif.  L'amour  amenoit  alors 
le  sauvage  Esquimau  sur  le  rocher  oh  l'attendoit  sa  compagne  :  ces 
noces  de  l'homme  aux  dernières  bornes  de  la  terre  n'étoient  ni  sans 
pompe  ni  sans  félicité. 

«  Mais  bientôt  à  une  clarté  perpétuelle  succéda  une  nuit  sans  fin. 
Un  soir  le  soleil  se  coucha,  et  ne  se  leva  plus.  Une  aurore  stérile,  qui 
n'enfanta  point  l'astre  du  jour,  parut  dans  le  septentrion.  Nous  mar- 
chions à  la  lueur  du  météore  dont  les  flammes  mouvantes  et  livides 
s'attachoient  à  la  voûte  du  ciel  comme  à  une  surface  onctueuse. 

«  Les  neiges  descendirent  ;  les  daims ,  les  carribous ,  les  oiseaux 
mêmes  disparurent  :  on  voyoit  tous  ces  animaux  passer  et  retourner 
vers  le  midi  :  rien  n'étoit  triste  comme  cette  migration  qui  laissoit 
l'homme  seul.  Quelques  coups  de  foudre  qui  se  prolongeoient  dans 
des  solitudes  où  aucun  être  animé  ne  les  pouvoit  entendre  semblèrent 
séparer  les  deux  scènes  de  la  vie  et  de  la  mort,  La  mer  fixa  ses  flots  ; 
tout  mouvement  cessa,  et  au  bruit  des  glaces  brisées  succéda  un  silence 
universel. 

«  Aussitôt  mes  hôtes  s'occupèrent  à  bâtir  des  cabanes  de  neige  : 
elles  se  composoient  de  deux  ou  trois  chambres  qui  communiquoient 
ensemble  par  des  espèces  de  portes  abaissées.  Une  lampe  de  pierre, 
remplie  d'huile  de  baleine,  et  dont  la  mèche  étoit  faite  d'une  mousse 
séchée,  servoit  à  la  fois  à  nous  réchauffer  et  à  cuire  la  chair  des  veaux 
marins.  La  voûte  de  ces  grottes  sans  air  fondoit  en  gouttes  glacées; 
on  ne  pouvoit  vivre  qu'en  se  pressant  les  uns  contre  les  autres  et  en 
s' abstenant ,  pour  ainsi  dire ,  de  respirer.  Mais  la  faim  nous  forçoit 
encore  de  sortir  de  ces  sépulcres  de  frimas  :  il  falloit  aller  aux  der- 
nières limites  de  la  mer  gelée  épier  les  troupeaux  de  Michabou. 

«  Mes  hôtes  avoient  alors  des  joies  si  sauvages,  que  j'en  étois  moi- 
même  épouvanté.  Après  une  longue  abstinence,  avions-nous  dardé  un 
phoque,  on  le  traînoit  sur  la  glace  :  la  matrone  la  plus  expérimentée 
montoit  sur  l'animal  palpitant,  lui  ouvroit  la  poitrine,  lui  arrachoit  le 
foie,  et  en  buvoit  l'huile  avec  avidité.  Tous  les  hommes,  tous  les  enfants 
se  jetoient  sur  la  proie,  la  déchiroient  avec  les  dents,  dévoroient  les 
chairs  crues;  les  chiens,  accourus  au  banquet,  en  partageoient  les 


286  LES   NATCIIEZ. 

restes  et  léchoiont  le  visage  ensanglanté  des  enfants.  Le  guerrîer 
vainqueur  du  monstre  recevoit  une  part  de  la  victime  plus  grande  que 
celle  des  autres;  et  lorsque,  gonflé  de  nourriture,  il  ne  se  pouvoit  plus 
repaître,  sa  femme,  en  signe  d'amour,  le  forçoit  encore  d'avaler  d'hor- 
ribles lambeaux  qu'elle  lui  enfonçoit  dans  la  bouche.  Il  y  avoit  loin 
de  là,  René,  à  ma  visite  au  palais  de  tes  rois  et  au  souper  chez  l'élé- 
gante ikouessen. 

«  Un  chef  des  Esquimaux  vint  à  mourir;  on  le  laissa  auprès  de 
nous,  dans  une  des  chambres  de  la  hutte  où  l'humidité  causée  parle' 
lampes  amena  la  dissolution  du  corps.  Les  ossements  humains,  ceuk 
des  dogues  et  les  débris  des  poissons,  étoient  jetés  à  la  porte  de  nos 
cabanes;  l'été,  fondant  le  tombeau  de  glace  qui  croissoit  autour  de 
ces  dépouilles,  les  laissoit  pêle-mêle  sur  la  terre. 

«  Un  jour  nous  vîmes  arriver  sur  un  traîneau,  que  tiroient  six  chiens 
à  longs  poils,  une  famille  alliée  à  celle  dont  j'étois  esclave.  Cette  famille 
retourna  bientôt  après  aux  lieux  d'oii  elle  étoit  venue;  mon  maître 
l'accompagna  et  m'ordonna  de  le  suivre. 

«  La  tribu  d'Esquimaux  chez  laquelle  nous  arrivâmes  n'habitoit  point, 
comme  la  nôtre,  dans  des  cabanes  de  neige;  elle  s'étoit  retirée  dans 
une  grotte  dont  on  fermoit  l'ouverture  avec  une  pierre.  Comme  on 
voit,  au  commencement  de  la  lune  voyageuse,  des  corneilles  se  réunir 
en  bataillons  dans  quelque  vallée,  ou  comme  des  fourmis  se  retirent 
sous  une  racine  de  chêne,  ainsi  cette  nombreuse  tribu  d'Esquimaux 
étoit  réfugiée  dans  le  souterrain. 

«  Je  fis  le  tour  de  la  salle,  pour  chercher  quelques  vieillards  qui  sont 
la  mémoire  des  peuples  :  le  Grand-Esprit  lui-même  doit  sa  science  à 
son  éternité.  Je  remarquai  un  homme  âgé  dont  la  tête  étoit  enveloppée 
dans  la  dépouille  d'une  bête  sauvage.  Je  le  saluai  en  lui  disant  :  «  Mon 
«  père!  »  Ensuite  j'ajoutai  :  a  Tu  as  beaucoup  honoré  tes  parents,  car 
«  je  vois  que  le  ciel  t'a  accordé  une  longue  vie.  En  faveur  de  mon  res- 
«  pect  pour  tes  aïeux,  permets-moi  de  m'asseoir  sur  la  natte  à  tes  côtés. 
«  Si  je  savois  où  une  douce  mort  a  déposé  les  os  de  tes  pères,  je  les 
((  aurois  apportés  pour  te  réjouir.  » 

((  Le  vieillard  souleva  son  bonnet  de  peau  d'ours,  et  me  regarda 
quelque  temps  en  méditant  sa  réponse.  Non,  le  bruit  des  ailes  de  la 
cigogne  qui  s'élève  d'un  bocage  de  magnolias  dans  le  ciel  des  Florides 
est  moins  délicieux  à  l'oreille  d'une  vierge  que  ne  le  furent  pour  moi 
les  paroles  de  cet  homme,  lorsque  je  retrouvai  sur  ses  lèvres,  dans 
l'antre  des  affreux  Esquimaux,  le  langage  du  prêtre  divin  des  bords 
de  la  Seine. 

«  Je  suis  fils  de  la  France,  me  dit  le  vieillard  ;  lorsque  nous  enle- 


LIVRE  VIII.  287 

«  vâmes  aux  enfants  d'Albion  les  forts  bâtis  aux  confins  du  Labrador, 
«  je  suivois  le  brave  d'iberville.  Ma  tendresse  pour  une  jeune  fille  des 
«  mers  me  retint  dans  ces  régions  désolées,  oii  j'ai  adopté  les  mœurs 
«  et  la  vie  des  aïeux  de  celle  que  j'aimois.  » 

((  Tel  que  dans  les  puits  des  savanes  d'Atala  on  voit  sortir  des 
canaux  souterrains  l'habitant  des  ondes,  brillant  étranger  que  l'amour 
a  égaré  loin  de  sa  patrie,  ainsi,  ô  Grand-Esprit!  tu  te  plais  à  conduire 
les  hommes  par  des  chemins  qui  ne  sont  connus  que  de  ta  providence. 
René,  on  trouve  les  guerriers  de  ton  pays  chez  tous  les  peuples  :  les 
plus  civilisés  des  hommes,  ils  en  deviennent,  quand  ils  le  veulent,  les 
plus  barbares.  Ils  ne  cherchent  point  à  nous  policer,  nous  autres  sau- 
vages ;  ils  trouvent  plus  aisé  de  se  faire  sauvages  comme  nous.  La  soli- 
tude n'a  point  de  chasseurs  plus  adroits,  de  combattants  plus  intré- 
pides ;  on  les  a  vus  supporter  les  tourments  du  cadre  de  feu  '  avec  la 
fortitude  des  Indiens  mêmes,  et  malheureusement  devenir  aussi  cruels 
que  leurs  bourreaux.  Seroit-ce  qué  le  dernier  degré  de  la  civilisation 
touche  à  la  nature?  Seroit-ce  que  le  François  possède  une  sorte  de  génie 
universel  qui  le  rend  propre  à  toutes  les  vies,  à  tous  les  climats?  Voilà 
€6  que  pourroit  seule  décider  la  sagesse  du  père  Aubry,  ou  du  chef  de 
la  prière  ^  qui  corrigea  l'orgueil  de  mon  ignorance. 

«  Je  passai  la  saison  des  neiges  dans  la  société  du  vieillard  demi- 
sauvage  à  m'instruire  de  tout  ce  qui  regardoit  les  lois  ou  plutôt  les 
mœurs  des  peuples  au  milieu  desquels  j'habitois. 

«  L'hiver  finissoit;  la  lune  avoit  regardé  trois  mois,  du  haut  des 
airs,  les  flots  fixes  et  muets  qui  ne  réfléchissoient  point  son  image. 
Une  pâle  aurore  se  glissa  dans  les  régions  du  midi  et  s'évanouit  :  elle 
revint,  s'agrandit  et  se  colora.  Un  Esquimau,  envoyé  à  la  découverte, 
nous  apprit  un  matin  que  le  soleil  alloit  paroître;  nous  sortîmes  en 
foule  du  souterrain  pour  saluer  le  père  de  la  vie.  L'astre  se  montra  un 
moment  à  l'horizon,  mais  il  se  replongea  soudain  dans  la  nuit,  comme 
un  juste  qui,  élevant  sa  tête  rayonnante  du  séjour  des  morts,  se  recou- 
cheroit  dans  son  tombeau  à  la  vue  de  la  désolation  de  la  terre  :  nous 
poussâmes  un  cri  de  joie  et  de  deuil. 

«  Le  soleil  parcourut  peu  à  peu  un  plus  long  chemin  dans  le  ciel. 
Des  brouillards  couvrirent  la  terre  et  la  mer.  La  surface  solide  des 
fleuves  se  détacha  des  rivages;  on  entendit  pour  premier  bruit  le  cii 
d'un  oiseau;  ensuite  quelques  ruisseaux  murmurèrent;  les  vents 
retrouvèrent  la  voix.  Enfin  les  nuages  amassés  dans  les  airs  crevèrent 
de  toutes  parts.  Des  cataractes  d'une  eau  troublée  se  précipitèrent  des 

1.  Les  tourments  que  l'on  fait  subir  aux  prisonniers  de  guerre.        2.  Fénelon. 


288  LES    NATCIIEZ. 

nionfnc^nes;  les  monceaux  de  neiges  tombèrent  avec  fracns  des  rocs 
escarpés;  le  vieil  Océan,  réveillé  au  fond  de  ses  abîmes,  rompit  ses 
chaînes,  secoua  sa  tête  hérissée  de  glaçons,  et,  vomissant  les  Ilots  re  n- 
fermés  dans  sa  vaste  poitrine,  répandit  sur  ses  rivages  les  mare  es 
mugissantes. 

«  A  ce  signal  les  pécheurs  du  Labrador  quittèrent  leur  caverne  et  se 
dispersèrent  :  chaque  couple  retourna  à  sa  solitude  pour  bâtir  son  no  u- 
veau  nid  et  chanter  ses  nouvelles  amours.  Kt  moi,  me  dérobant  par  1  a 
fuite  à  mon  maître,  je  m'avançai  vers  les  régions  du  midi  et  du  cou- 
chant, dans  l'espoir  de  rencontrer  les  sources  de  mon  fleuve  natal. 

«  Après  avoir  traversé  d'immenses  déserts  et  vécu  quelques  années 
chez  des  hordes  errantes,  j'arrivai  chez  les  Sioux,  hommes  chéris  des 
génies  pour  leur  hospitalité,  leur  justice,  leur  piété  et  pour  la  douceur 
de  leurs  mœurs. 

«  Ces  peuples  habitent  des  prairies  entre  les  eaux  du  Missouri  et  du 
Meschacebé,  sans  chef  et  sans  loi  ;  ils  paissent  de  nombreux  troupeaux 
dans  les  savanes. 

«  Aussitôt  qu'ils  apprirent  l'arrivée  d'un  étranger,  ils  accoururent 
et  se  disputèrent  le  bonheur  de  me  recevoir.  Nadoué,  qui  comptoit  six 
garçons  et  un  grand  nombre  de  gendres,  obtint  la  préférence;  on 
déclara  qu'il  la  méritoit  comme  le  plus  juste  des  Sioux  et  le  plus  heu- 
reux par  sa  couche.  Je  fus  introduit  dans  une  tente  de  peaux  de  bufile, 
ouverte  de  tous  côtés,  supportée  par  quatre  piquets  et  dressée  au  bord 
d'un  courant  d'eau.  Les  autres  tentes,  sous  lesquelles  on  apercevoit  les 
joyeuses  familles,  étoient  distribuées  çà  et  là  dans  les  plaines. 

«  Après  que  les  femmes  eurent  lavé  mes  pieds,  on  me  servit  de  la 
crème  de  noix  et  des  gâteaux  de  malomines.  Mon  hôte  ayant  fait  des 
libations  de  lait  et  d'eau  de  fontaine  au  paisible  Tébée,  génie  pastoral 
de  ces  peuples,  conduisit  mes  pas  à  un  lit  d'herbe  recouvert  de  la  toi- 
son d'une  chèvre.  Accablé  de  lassitude,  je  m'endormis  au  bruit  des 
vœux  de  la  famille  hospitalière,  aux  chants  des  pasteurs  et  aux  rayons 
du  soleil  couchant,  qui,  passant  horizontalement  sous  la  tente,  fer- 
mèrent avec  leurs  baguettes  d'or  mes  paupières  appesanties. 

«  Le  lendemain  je  me  préparai  à  quitter  mes  hôtes  ;  mais  il  me  fut 
impossible  de  m'arracher  à  leurs  sollicitations.  Chaque  famille  me 
voulut  donner  une  fête.  Il  fallut  raconter  mon  histoire,  que  l'on  ne  se 
lassoit  point  d'entendre  ef  de  me  faire  répéter. 

«  De  toutes  les  nations  que  j'ai  visitées,  celle-ci  m'a  paru  la  plus 
heureuse  :  ni  misérable  comme  le  pêcheur  du  Labrador,  ni  cruel 
comme  le  chasseur  du  Canada,  ni  esclave  comme  jadis  le  Natchez,  ni 
corrompu  comme  l'Européen,  le  Sioux  réunit  tout  ce  qui  est  désirable 


LIVRE  VIII.  28y 

chez  l'homme  sauvage  et  chez  l'homme  policé.  Ses  mœurs  sont  douces 
comme  les  plantes  dont  il  se  nourrit;  il  fuit  les  hivers,  et,  s'attachant 
au  printemps,  il  conduit  ses  troupeaux  de  prairie  en  prairie  :  ainsi  la 
voyageuse  des  nuits,  la  lune,  semble  garder  dans  les  plaines  du  ciel 
les  nuages  qu'elle  mène  avec  elle  ;  ainsi  l'hirondelle  suit  les  fleurs  et 
les  beaux  jours  ;  ainsi  la  jeune  fille,  dans  ses  gracieuses  chimères, 
laisse  errer  ses  pensées  de  rivage  en  rivage  et  de  félicité  en  félicité. 

«  Je  pressois  mon  hôte  de  me  permettre  de  retourner  à  la  cabane 
de  mes  aïeux.  Un  matin,  au  lever  du  soleil,  je  fus  étonné  de  voir  tous 
les  pasteurs  rassemblés.  Nadoué  se  présente  à  moi  avec  deux  de  ses 
lils,  et  me  conduit  au  milieu  des  anciens  :  ils  étoient  assis  en  cercle  à 
l'ombre  d'un  petit  bocage  d'oii  l'on  découvroit  toute  la  plaine.  Les 
jeunes  gens  se  tenoient  debout  autour  de  leurs  pères. 

«  Nadoué  prit  la  parole  et  me  dit  :  «  Chactas,  la  sagesse  de  nosvieil- 
((  lards  a  examiné  ce  qu'il  y  avoit  de  mieux  pour  la  nation  des  Sioux. 
«  Nous  avons  vu  que  le  Manitou  de  nos  foyers  n'alloit  point  avec  nous 
«  aux  batailles,  et  qu'il  nous  livroit  à  l'ennemi,  car  nous  ignorons  les 
«  arts  de  la  guerre.  Or,  vous  avez  le  cœur  droit,  l'expérience  des 
(c  hommes  a  rempli  votre  âme  d'excellentes  choses  :  soyez  notre  chef, 
«  défendez-nous;  régnez  avec  la  justice.  Nous  quitterons  pour  vous  les 
«  coutumes  des  anciens  jours;  nous  cesserons  de  former  des  familles 
«  isolées;  nous  deviendrons  un  peuple  :  par  là  vous  acquerrez  une 
«  gloire  immortelle. 

«  Or  voici  ce  que  nous  ferons  :  vous  choisirez  la  plus  belle  des  filles 
«  des  Sioux.  Chaque  famille  vous  otïrira  quatre  génisses  de  trois  ans 
«  avec  un  fort  taureau,  sept  chèvres  pleines,  cinquante  autres  don- 
«  nant  déjà  une  grande  abondance  de  lait ,  et  six  chiens  rapides  qui 
«  pressent  également  les  chevreuils,  les  cerfs  et  toutes  les  bêtes  fauves. 
«  Nous  joindrons  à  ces  dons  quarante  toisons  de  buffle  noir  pour 
«  couvrir  votre  tente.  En  voyant  vos  grandes  richesses,  nul  ne  pourra 
«  ."'empêcher  de  vous  réputer  heureux.  Que  les  génies  vous  gardent  de 
«  rejeter  notre  prière  !  Votre  père  n'est  plus,  votre  mère  dort  avec  lui. 
«  Vous  ne  serez  qu'un  étranger  dans  votre  patrie.  Si  nous  allions  vous 
'(  maudire  dans  notre  douleur,  vous  savez  que  le  Grand-Esprit  accom- 
«  plit  les  malédictions  prononcées  par  les  hommes  simples.  Soyez  donc 
«  touché  de  notre  peine  et  entendez  nos  paroles.  » 

«  Frappé  des  flèches  invisibles  d'un  génie,  je  demeurai  muet  au 
milieu  de  l'assemblée.  Rompant  enfin  le  silence,  je  répondis  :  «  0 
«  Nadoué,  que  les  peuples  honorent!  je  vous  dirai  la  vérité  toute  pure. 
«  Je  prends  à  témoin  les  Manitous  hospitaliers  du  foyer  oii  je  reçus  un 
«  asile  que  la  parole  du  mensonge  n'a  jamais. souillé  mes  lèvres  : 
III.  19 


290  LES   NAIClli:/. 

«  vous  voyez  si  je  suis  touclu'.  Sioux  des  savanes,  jamais  raccueîl  que 
((  j'ai  roi'u  de  vous  ne  sortira  do  ma  mémoire.  Les  présents  que  vous 
((  m'ollVez  ne  pourroient  être  rejetés  par  aucun  homme  qui  auroit 
«  quelque  sens;  mais  je  suis  un  infortuné  condamné  à  errer  sur  la 
«  terre.  Quel  charme  la  royauté  nroffriroit-elle?  Craignez  d'ailleurs  de 
((  vous  donner  un  maître  :  un  jour  vous  vous  repentiriez  d'avoir  aban- 
((  donné  la  liberté.  Si  d'injustes  ennemis  vous  attaquent,  implorez  le 
«  ciel,  il  vous  sauvera,  car  vos  mœurs  sont  saintes. 

«  0  Sioux!  puisqu'il  est  vrai  que  je  vous  ai  inspiré  quelque  pitié, 
((  ne  retenez  plus  mes  pas;  conduisez- moi  aux  rives  du  Meschaccbc; 
«  donnez-moi  un  canot  de  cyprès  :  que  je  descende  à  la  terre  des  sas- 
«  safras.  Je  ne  suis  point  un  méchant  que  les  génies  ont  puni  pour  ses 
«  crimes;  vous  n'avez  point  à  craindre  la  colère  du  Grand-Esprit  en 
«  favorisant  mon  retour.  Mes  songes,  mes  veilles,  mon  repos,  sont 
«  tout  remplis  des  images  d'une  patrie  que  je  pleure  sans  cesse.  Je  suis 
«  le  plus  misérable  des  chevreuils  des  bois  :  ne  fermez  pas  l'oreille  à 
«  mes  plaintes.  » 

«  Les  bergers  furent  attendris;  le  Grand-Esprit  les  avoit  faits  com- 
patissants. Quand  le  murmure  de  la  foule  eut  cessé,  Nadoué  me  dit  : 
('  Les  hommes  sont  touchés  de  vos  paroles,  et  les  génies  le  sont  aussi. 
«  Nous  vous  accordons  la  pirogue  du  retour.  Mais  contractons  d'abord 
H  l'alliance  :  rassemblons  des  pierres  pour  en  faire  un  haut  lieu,  et 
«  mangeons  dessus.  » 

«  Or  cela  fut  fait  comme  il  avoit  été  dit  :  le  Manitou  de  Nadoué, 
celui  des  Sioux,  celui  des  Natchez,  reçurent  le  sacrifice.  L'alliance 
accomplie  et  trouvée  parfaitement  belle  par  les  pasteurs ,  je  marchai 
avec  eux  pendant  six  jours  pour  arriver  au  Meschacebé;  mon  "^ur 
tressailloit  en  approchant.  Du  plus  loin  que  je  découvris  le  fleuve,  je 
me  mis  à  courir  vers  lui;  je  m'y  élançai  comme  un  poisson  qui, 
échappé  du  filet,  retombe  plein  de  joie  dans  les  flots.  Je  m'écriai  en 
portant  à  ma  bouche  l'eau  sacrée  : 

«  Te  voilà  donc  enfin,  ô  fleuve  qui  coules  dans  le  pays  de  Chactas! 
«  fleuve  où  mes  parents  me  plongèrent  en  venant  au  monde  !  fleuve; 
((  où  je  me  jouois  dans  mon  enfance  avec  mes  jeunes  compagnons! 
((  fleuve  qui  baignes  la  cabane  de  mon  père  et  l'arbre  sous  lequel  je 
<{  fus  nourri  !  Oui,  je  te  reconnois  !  Voilà  les  osiers  pliants  qui  croissent 
'<  dans  ton  lit  aux  Natchez,  et  que  j'avois  accoutumé  de  tresser  en 
«  corbeilles  ;  voilà  les  roseaux  dont  les  nœuds  me  servoient  de  coupe. 
«  C'est  bien  encore  le  goût  et  la  douceur  de  ton  onde ,  et  cette  couleur 
u  qui  ressemble  à  celle  du  lait  de  nos  troupeaux.  » 

«  Ainsi  je  parlois  dans  mon  transport,  et  les  délices  de  la  patrie 


LIVRE   Vlll.  291 

couloient  déjà  dans  mon  cœur.  Les  Sioiix,  doués  de  simplicité  et  de 
justice,  se  réjouissoient  de  mon  bonheur.  J'embrassai  Nadoué  et  ses 
fils;  je  souhaitai  toutes  sortes  de  dons  à  mes  hôtes,  et,  entrant  dans 
ma  pirogue  chargée  de  présents ,  je  m'abandonnai  au  cours  du  Mes- 
chacebé.  Les  Sioux  rangés  sur  la  rive  me  saluoient  du  geste  et  de 
la  voix;  moi-même  je  les  regardois  en  faisant  des  signes  d'adieu, 
et  priant  les  génies  d'accorder  leur  faveur  à  cette  nation  innocente. 
Nous  continuâmes  de  nous  donner  des  marques  d'amour  jusqu'au 
détour  d'un  promontoire  qui  me  déroba  la  vue  des  pasteurs  ;  mais 
j'entendois  encore  le  son  de  leurs  voix  affoiblies,  que  les  brises  dis- 
persoient  sur  les  eaux,  le  long  des  rivages  du  fleuve. 

a  Maintenant  chaque  heure  me  rapprochoit  de  ce  champ  paternel 
dont  j'étois  absent  depuis  tant  de  neiges.  J'en  étois  sorti  sans  expé- 
rience, dans  ma  dix-septième  lune  des  fleurs;  j'allois  y  rentrer  dans 
ma  trente-troisième  feuille  tombée  et  plein  de  la  triste  connoissance 
des  hommes.  Que  d'aventures  éprouvées!  que  de  régions  parcou- 
rues! que  de  peuples  les  pas  de  mes  malheurs  avoient  visités!  Ces 
réflexions  rouloient  dans  mon  esprit,  et  le  courant  entraînoit  ma 
nacelle. 

«  Je  franchis  l'embouchure  du  Missouri.  Je  vis  à  l'orient  le  désert 
des  Casquias  etdesTamarouas,  qui  vivent  dans  les  républiques  unies; 
au  confluent  de  l'Ohio,  fils  de  la  montagne  AUegany  et  du  fleuve  Mon- 
hougohalla,  j'aperçus  le  pays  des  Chéroquois,  qui  sèment  comme  l'Eu- 
ropéen, et  des  Wabaches,  toujours  en  guerre  avec  les  Illinois.  Plus 
loin  je  passai  la  rivière  Blanche,  fréquentée  des  crocodiles,  et  l'Aken- 
sas,  qui  se  joint  au  Meschacebé  par  la  rive  occidentale.  Je  remarquai 
à  ma  gauche  la  contrée  des  Chicassas,  venus  du  midi,  et  celle  des 
Yazous,  coureurs  des  montagnes;  à  ma  droite  je  laissai  les  Sélonis  et 
les  Panimas,  qui  boivent  les  eaux  du  ciel  et  vivent  sous  des  lataniers 
Enfin  je  découvris  la  cime  des  hauts  magnolias  qui  couronnent  le  vil- 
lage des  Natchez.  Mes  yeux  se  troublèrent,  mon  cœur  flotta  dans  mon 
sein  :  je  tombai  sans  mouvement  au  fond  de  ma  pirogue,  qui,  poussée 
par  la  main  du  fleuve,  alla  s'échouer  sur  la  rive. 

u  Bocages  de  la  mort ,  qui  couvrirez  bientôt  de  votre  ombre  les 
cendres  du  vieux  Chactas!  chênes  antiques,  mes  contemporains  de 
solitude!  vous  savez  quelles  furent  mes  pensées  quand,  revenu  de  l'at- 
teinte du  génie  de  la  patrie,  je  me  trouvai  assis  au  pied  d'un  arbre  et 
livré  à  une  foule  curieuse  qui  s'empressoit  autour  de  moi.  Je  regardois 
le  ciel ,  la  terre,  le  fleuve,  les  sauvages,  sans  pouvoir  ni  parler,  ni 
déclarer  les  transports  de  mon  âme.  Mais  lorsqu'un  des  inconnus  vint 
à  prononcer  quelques  mots  en  natchez,  alors,  soulagé  et  tout  en  pleurs, 


292  LES   NATCHEZ. 

jo  serre  dans  mes  bras  ma  terre  natale,  j'y  colle  mes  lèvres  comme 
un  amant  à  celles  d'une  amante,  puis  mu  relevant  : 

«  Ce  sont  donc  là  les  Natchoz!  Manitou  de  mes  malheurs,  ne  me 
«  trompez-vous  point  encore?  Est-ce  là  la  langue  de  mon  pays  que 
■(  je  vieas  d'entendre?  Mon  oreille  ne  m'a-t-elle  point  déçu?  » 

u  Je  touchois  les  mains,  le  visage,  le  vêtement  de  mes  frères.  Je  dis 
à  la  troupe  étonnée  :  «  Mes  amis,  mes  chers  amis,  parlez ,  répétez  ces 
«  mots  que  je  n'ai  point  oubliés!  Parlez,  que  je  retrouve  dans  votre 
<(  bouche  les  doux  accents  de  la  patrie!  0  langage  chéri  des  génies! 
Cl  langage  dans  lequel  j'appris  à  prononcer  le  nom  de  mon  père,  et  que 
<i  j'entendûis  lorsque  je  reposois  encore  dans  le  sein  maternel!  » 

«  Les  Natchez  ne  pouvoient  revenir  de  leur  surprise  :  au  désordre 
de  mes  sens,  ils  se  persuadèrent  que  j'étois  un  homme  possédé 
d'Athaensic,  pour  quelque  crime  commis  dans  un  pays  lointa!in  ;  ils 
songeoient  déjà  à  m'écarter,  comme  un  sacrilège,  du  bois  du  temple 
et  des  bocages  de  la  mort. 

«  La  foule  grossissoit.  Tout  à  coup  un  cri  s'élève  ;  je  pousse  moi- 
même  un  cri  en  reconnoissant  les  chefs  compagnons  de  mon  escla- 
vage dans  ta  patrie,  et,  en  m'élançant  dans  leurs  bras,  nous  mêlons  nos 
pleurs  d'amitié  et  de  joie...  «  Chactas!  Chactas!  »  C'est  tout  ce  qu'ils 
peuvent  dire  dans  leur  attendrissement.  Mille  voix  répètent  :  u  Ghac- 
«  tas!  Chactas!  Génies  immortels,  est-ce  là  le  filsd'Outalissi,  ce  Chac- 
«  tas  que  nous  n'avons  point  connu,  et  qu'on  disoit  enseveli  au  sein 
«  des  flots?  » 

«  Telles  étoient  les  acclamations.  On  entendoit  un  bruit  confus 
semblable  aux  échos  des  vagues  dans  les  rochers.  Mes  amis  m'ap- 
prirent qu'arrivés  à  Québec  sur  le  vaisseau,  après  mon  naufrage,  ils 
retournèrent  d'abord  chez  les  Iroquois,  d'où  ils  vinrent,  après  trois 
ans,  conter  mes  malheurs  à  mes  parents  et  à  mon  pays.  Leur  récit 
achevé,  ils  me  conduisirent  au  temple  du  Soleil,  où  je  suspendis  mes 
vêtements  en  offrande.  De  là,  après  m'être  purifié  et  avant  d'avoir  pris 
aucune  nourriture,  je  me  rendis  au  bocage  de  la  mort  pour  saluer  les 
cendres  de  mes  aïeux.  Les  vieillards  m'y  vinrent  trouver,  car  la  nou- 
velle de  mon  retour  avait  déjà  volé  de  cabane  en  cabane.  Plusieurs 
d'entre  eux  me  reconnurent  à  ma  resssemblance  avec  mon  père.  L'un 
disoit  :  u  Voilà  les  cheveux  d'Outalissi.  »  Un  autre  :  «  C'est  son  regard 
«  et  sa  voix.  »  Un  troisième  :  «  C'est  sa  démarche ,  mais  il  diffère  de 
«  son  aïeul  par  sa  taille,  qui  est  plus  élevée.  » 

«  Les  hommes  de  mon  âge  accouroient  aussi,  et,  à  l'aide  de  circons- 
tances reproduites  à  ma  mémoire,  ils  me  rappeloient  les  jours  de  notre 
Jeunesse  ;  alors  je  retrouvois  sur  leur  visage  des  traits  qui  ne  m'étoient 


LIVRE  VIII.  293 

point  inconnus.  Les  matrones  et  les  jeunes  femmes  ne  pouvoient 
rassasier  leur  curiosité;  elles  m'apportoient  toutes  sortes  de  présents. 

«  La  sœur  de  ma  mère  existoit  encore,  mais  elle  étoit  mourante  : 
mes  amis  me  conduisirent  auprès  d'elle.  Lorsqu'elle  entendit  pronon- 
cer mon  nom,  elle  fit  un  effort  pour  me  regarder;  elle  me  reconnut, 
me  tendit  la  main,  leva  les  yeux  au  ciel  avec  un  sourire,  et  accomplit 
sa  destinée.  Je  me  retirai  l'âme  en  proie  aux  plus  tristes  pressenti- 
ments en  voyant  mon  retour  marqué  par  la  mort  du  dernier  parent 
que  j'eusse  au  monde. 

«  Mes  compagnons  d'esclavage  me  menèrent  à  leur  hutte  d'écorce; 
j'y  passai  la  nuit  avec  eux.  Nous  y  racontâmes  sur  la  peau  d'ours 
beaucoup  de  choses  tirées  du  fond  du  cœur,  de  ces  choses  que  l'on  dit 
à  un  ami  échappé  d'un  grand  danger. 

((  Le  lendemain,  après  avoir  salué  la  lumière,  les  arbres,  les  rochers, 
le  fleuve  et  toute  la  patrie,  je  désirai  rentrer  dans  la  cabane  de  mon 
père.  Je  la  trouvai  telle  que  l'avoient  mise  la  solitude  et  les  années  : 
un  magnolia  s'élevoit  au  milieu,  et  ses  branches  passoient  à  travers  le 
toit;  les  murs  crevassés  étoient  recouverts  de  mousse,  et  un  lierre 
embrassoit  le  contour  de  la  porte  de  ses  mains  noires  et  chevelues. 

«  Je  m'assis  au  pied  du  magnolia,  et  je  m'entretins  avec  la  foule  de 
mes  souvenirs.  ((  Peut-être,  me  disois-je,  selon  ma  religion  du  désert, 
«  est-ce  ma  mère  elle-même  qui  est  revenue  dans  sa  cabane,  sous  la 
((  forme  de  ce  bel  arbre!  »  Ensuite  je  caressois  le  tronc  de  ce  suppliant 
réfugié  au  foyer  de  mes  ancêtres,  et  qui  s'en  étoit  fait  le  génie  domes- 
tique pendant  l'ingrate  absence  des  amis  de  ma  famille.  J'aimois  à 
retrouver  pour  successeur  sous  mon  toit  héréditaire,  non  les  fils  indif- 
férents des  hommes,  mais  une  paisible  génération  d'arbres  et  de 
fleurs  :  la  conformité  des  destinées,  qui  sembloit  exister  entre  moi  et 
le  magnolia  demeuré  seul  debout  parmi  ces  ruines,  m'attendrissoit. 
N'étoit-ce  pas  aussi  une  rose  de  magnolia  que  j'avois  donnée  à  la  fille 
de  Lopez,  et  qu'elle  emporta  dans  la  tombe? 

«  Plein  de  ces  pensées  qui  font  le  charme  intérieur  de  l'âme,  je 
songeois  à  rétablir  ma  hutte,  à  consacrer  le  magnolia  à  la  mémoire 
d'Atala,  lorsque  j'entendis  quelque  bruit.  Un  sachem,  aussi  vieux  que 
la  terre,  se  présente  sous  les  lierres  de  la  porte  :  une  barbe  épaisse 
ombrageoit  son  menton  ;  sa  poitrine  étoit  hérissée  d'un  long  poil  sem- 
blable aux  herbes  qui  croissent  dans  le  lit  des  fleuves;  il  s'appuyoit 
sur  un  roseau  ;  une  ceinture  de  joncs  pressoit  ses  reins  ;  une  couronne 
de  fleurs  de  marais  ornoit  sa  tête  ;  un  manteau  de  loutre  et  de  castor 
flottoit  suspendu  à  ses  épaules;  il  paroissoit  sortir  du  fleuve,  car  l'eau 
ruisseloit  de  ses  vêtements,  de  sa  barbe  et  de  ses  cheveux. 


29^  LES   NATCREZ. 

«  ]o  n'ai  jamais  su  si  ce  vieillard  l'Ioil,  en  clTcl  quchiuo  antique 
saclu'in,  (iiiclquc  prêtre  instruit  dv  l'avenir  et  habitant  une  ]]o  (h", 
Moschacebé,  ou  si  ce  n'otoit  pas  l'ancêtre  des  fleuves,  le  Meschaccbc 
lui-niênic,  «  Chactas,  »  me  dit-il  d'un  son  de  voix  semblable  au  bruit 
de  la  chute  d'une  onde,  «  cesse  de  méditer  le  rétablissement  de  cette 
((  cabane.  En  disputeras-tu  la  possession  contre  un  génie,  ô  le  plus 
((  imprudent  des  hommes?  Crois-tu  donc  être  arrivé  à  la  fm  de  tes 
«  travaux,  et  qu'il  ne  te  reste  plus  qu'à  t'asseoir  sur  la  natte  de  tes 
«  pères?  Un  jour  viendra  que  le  sang  des  Natchcz.,.  » 

u  II  s'interrompt,  agite  le  roseau  qu'il  tenoit  à  la  main,  me  lance 
des  regards  prophétiques,  tandis  que,  baissant  et  relevant  la  tête,  sa 
barbe  limoneuse  frappe  sa  poitrine.  Je  me  prosterne  aux  pieds  du  vieil- 
lard ;  mais  lui,  s'élançant  dans  le  fleuve,  disparoît  au  milieu  des  vagues 
l)Ouillonnantes. 

«  Je  n'osai  violer  les  ordres  de  cet  homme  ou  de  ce  génie,  et  j'allai 
bâtir  ma  nouvelle  demeure  sur  la  colline  où  tu  la  vois  aujourd'hui. 
Adario  revint  du  pays  des  Iroquois;  je  travaillai  avec  lui  et  le  vieux 
soleil  à  l'amélioration  des  lois  de  la  patrie.  Pour  un  peu  de  bien  que 
j'ai  fait,  on  m'a  rendu  beaucoup  d'amour, 

«  J'avance  à  grands  pas  vers  le  terme  de  ma  carrière  ;  je  prie  le  ciel 
de  détourner  les  orages  dont  il  a  menacé  les  Natchez,  ou  de  me  rece- 
voir en  sacrifice.  «A  cette  fin  je  tâche  de  sanctifier  mes  jours,  pour  que 
la  pureté  de  la  victime  soit  agréable  aux  génies  :  c'est  la  seule  précau- 
tion que  j'aie  prise  contre  l'avenir.  Je  n'ai  point  interrogé  les  jon- 
gleurs :  nous  devons  remplir  les  devoirs  que  nous  enseigne  la  vertu, 
sans  rechercher  curieusement  les  secrets  de  la  Providence.  Il  est  une 
sorte  de  sagesse  inquiète  et  de  prudence  coupable  que  le  ciel  punit. 
Telle  est,  ô  mon  fils!  la  trop  longue  histoire  du  vieu?:  L-hactas.  » 


LIVRE   NEUVIÈME. 


Le  récit  de  Chactas  avoit  conduit  les  Natchez  jusqu'aux  vallées  fré- 
quentées par  les  castors,  dans  le  pays  des  Illinois.  Ces  paisibles  et 
merveilleux  animaux  furent  attaqués  et  détruits  dans  leurs  retraites. 
Après  des  holocaustes  offerts  à  Michabou,  génie  des  eaux,  les  Indiens, 
au  jour  marqué  par  le  jongleur,  commencèrent  à  dépouiller,  tous 
ensemble,  leurs  victimes.  A  peine  le  fer  avoit-il  entr'ouvert  les  peaux 
moelleuses,  qu'un  cri  s'élève  :  «  Une  femelle  de  castor!  »  Les  guerriers 


LIVRE  IX.  295 

les  plus  fermes  laissent  échapper  leur  proie-,  Chactas  lui-même  paroît 
troublé. 

Trois  causes  de  guerre  existent  entre  les  sauvages  :  l'invasion  des 
terres ,  l'enlèvement  d'une  famille,  la  destruction  des  femelles  de 
castor.  Ignorant  du  droit  public  des  Indiens,  et  n'ayant  point  encore 
l'expérience  des  chasseurs,  René  avoit  tué  des  femelles  de  castor.  On 
délibère  en  tumulte  :  Ondouré  veut  qu'on  abandonne  le  coupable  aux 
Illinois  pour  éviter  une  guerre  sanglante.  Le  frère  d'Amélie  est  le  pre- 
mier à  se  présenter  en  expiation.  «  Je  traîne  partout  mes  infortunes, 
dit-il  à  Chactas  ;  délivrez-vous  d'un  homme  qui  pèse  sur  la  terre.  » 

Outougamiz  soutint  que  le  guerrier  blanc  dont  il  portoit  le  Manitou 
d'or,  gage  de  l'amitié  jurée,  n'avoit  péché  que  par  ignorance  :  ((  Ceux 
qui  ont  une  si  grande  terreur  des  Illinois,  s'écria-t-il,  peuvent  les  aller 
supplier  de  leur  accorder  la  paix.  Quant  à  moi,  je  sais  un  moyen  plus 
sûr  de  l'obtenir  :  c'est  la  victoire.  L'homme  blanc  est  mon  ami,  qui- 
conque est  son  ennemi  est  le  mien.  »  En  prononçant  ces  paroles,  te 
jeune  sauvage  laissoit  tomber  sur  Ondouré  des  regards  terribles. 

Outagamiz  étoit  renommé  chez  les  Natchez  pour  sa  candeur  autant 
que  pour  son  courage  :  ils  l'avoient  surnommé  Outougamiz  le  Simple. 
Jamais  il  ne  prenoit  la  parole  dans  un  conseil,  et  ses  vertus  ne  se 
manifestoient  que  par  des  actions.  Les  chasseurs  furent  étonnés  de  la 
hardiesse  avec  laquelle  il  s'exprima  et  de  la  soudaine  éloquence  que 
l'amitié  avoit  placée  sur  ses  lèvres  :  ainsi  la  fleur  de  l'hémerocale,  qui 
referme  son  calice  pendant  la  nuit,  ne  répand  ses  parfums  qu'aux 
premiers  rayons  de  la  lumière.  La  jeunesse,  généreuse  et  guerrière, 
applaudit  aux  sentiments  d'Outougamiz,  René  lui-même  avoit  pris  sur 
ses  compagnons  sauvages  l'empire  qu'il  exerçoit  involontairement  sur 
les  esprits:  l'avis  d'Ondouré  fut  rejeté;  on  conjura  les  mânes  des 
femelles  des  castors  ;  Chactas  recommanda  le  secret ,  mais  le  rival  du 
frère  d'Amélie  s'étoit  déjà  promis  de  rompre  le  silence. 

Cependant  on  crut  devoir  abréger  le  temps  des  chasses  :  le  retour 
précipité  des  guerriers  étonna  les  Natchez.  Bientôt  on  murmura  tout 
bas  la  cause  secrète  de  ce  retour.  Repoussé  de  plus  en  plus  de  Céluta, 
Ondouré  se  rapprocha  de  son  ancienne  amante,  et  chercha  dans  l'am- 
bition des  consolations  et  des  vengeances  à  l'amour. 

Durant  l'absence  des  chasseurs,  les  habitants  de  la  colonie  s'étoient 
répandus  dans  les  villages  indiens  :  des  aventuriers  sans  mœurs,  des 
soldats  dans  l'ivresse,  avoient  insulté  les  femmes.  Febriano,  digne 
ami  d'Onduré,  avoit  tourmenté  Céluta,  et  d'Artaguette  l'avoit  proté- 
gée. Au  retour  d'Outougamiz,  l'orpheline  raconta  à  son  frère  les  per- 
sécutions par  elle  éprouvées;  Outougamiz  les  redit  à  René,  qui,  déjà 


206  LES  NATCHEZ. 

défendu  dans  le  consoil  par  le  généreux  capitaine,  l'alla  remercier  au 
fort  Rosalie.  Un  attachement,  fondé  sur  l'estime,  commença  entre  ces 
deux  nobles  François.  Trop  touché  de  la  beauté  de  Céluta,  d'Artaguette 
cédoit  au  penchant  qui  l'entraînoit  vers  l'homme  aimé  de  la  vertueuse 
Indienne.  Ainsi  se  formoient  de  toutes  parts  des  liens  que  le  ciel  vou- 
loit  briser  et  des  haines  que  le  temps  devoit  accroître.  Un  événement 
développa  tout  à  coup  ces  germes  de  malheurs. 

Une  nuit,  Chactas,  au  milieu  de  sa  famille,  veillait  sur  sa  natte  :  la 
tlamme  du  foyer  éclairoit  l'intérieur  de  la  cabane.  Une  hache  teinte 
de  sang  tombe  aux  pieds  du  vieillard  :  sur  le  manche  de  cette  hache 
étoient  gravés  l'image  de  deux  femelles  de  castor  et  le  symbole  de 
la  nation  des  Illinois.  Dans  les  cabanes  des  différents  sachems  de 
pareilles  armes  furent  jetées,  et  les  hérauts  illinois,  qui  étoient  ainsi 
venus  déclarer  la  guerre,  avoient  disparu  dans  les  ténèbres. 

Ondouré,  dans  l'espoir  de  perdre  celui  qui  lui  enlevoit  le  cœur  de 
Céluta,  avoit  fait  avertir  secrètement  les  Illinois  de  l'accident  de  la 
chasse.  Peu  importoit  à  ce  chef  de  plonger  son  pays  dans  un  abîme  de 
maux,  s'il  pouvoit  à  la  fois  rendre  son  rival  odieux  à  la  nation,  et 
atteindre  peut-être  par  la  chance  des  armes  à  la  puissance  absolue.  11 
avoit  prévu  que  le  vieux  soleil  seroit  obligé  de  marcher  à  l'ennemi  : 
au  défaut  de  la  flèche  des  Illinois,  Ondouré  ne  pourroit-il  pas  employ(>r 
la  sienne  pour  se  débarrasser  d'un  chef  importun?  Akansie,  mère  du 
jeune  soleil,  disposeroit  alors  du  pouvoir  souverain,  et  par  elle 
riiomme  qu'elle  adoroit  parviendroit  facilement  à  la  dignité  d'édile, 
dignité  qui  le  rendroit  tuteur  du  nouveau  prince.  Enfin  Ondouré,  qui 
détestoit  les  François,  mais  qui  les  servoit  pour  se  faire  appuyer  d'eux, 
ne  trouveroit-il  pas  quelque  moyen  de  les  chasser  de  la  Louisiane, 
lorsqu'il  seroit  revêtu  de  l'autorité  suprême?  Maître  alors  delà  for- 
lune  ,  il  immoleroit  le  frère  d'Amélie  et  soumettroit  Céluta  à  son 
amour. 

Tels  étoient  les  desseins  qu'Ondouré  rouloit  vaguement  dans  son 
â/ne.  Il  connoissoit  Akansie;  il  savoit  qu'elle  se  prêteroit  à  tous  ses 
forfaits,  s'il  la  persuadoit  de  son  repentir,  si  elle  se  pouvoit  croire 
aimée.  11  affecte  donc  pour  cette  femme  une  ardeur  qu'il  ne  ressent 
pas;  il  promet  de  sacrifier  Céluta,  exigeant  à  son  tour  d'Akansie  qu'elle 
serve  une  ambition  dont  elle  recueillera  les  fruits.  La  crédule  amante 
consent  à  des  crimes  pour  une  caresse. 

La  passion  de  Céluta  s'augmentoit  en  silence.  René  étoit  devenu 
l'arni  d'Outougamiz.  Ne  seroit-il  pas  possible  à  Céluta  d'obtenir  la 
main  de  René?  Les  murmures  que  l'on  commençoit  à  élever  de  toutes 
parts  contre  le  guerrier  blanc  ne   faisoicnt  qu'attacher  davantage 


LIVRE   IX.  297 

l'Indienne  à  ce  guerrier  :  l'amour  se  plaît  au  dévouement  et  aux  sacri- 
fices. Les  prêtres  ne  cessoient  de  répéter  que  des  signes  s'étoient 
montrés  dans  les  airs  la  nuit  de  la  convocation  du  conseil  ;  que  le 
serpent  sacré  avoit  disparu  le  jour  d'une  adoption  funeste;  que  les 
femelles  de  castor  avoient  été  tuées;  que  le  salut  de  la  nation  se 
trouvoit  exposé  par  la  présence  d'un  étranger  sacrilège  :  il  falloit  des 
expiations.  Redits  autour  d'elle,  ces  propos  troubloient  Céluta  :  l'in- 
justice de  l'accusation  la  révoltoit,  et  le  sentiment  de  cette  injustice 
fortifioit  son  amour,  désormais  irrésistible. 

iMais  René  ne  partageoit  point  ce  penchant  ;  il  n'avoit  point  changé 
de  nature;  il  accomplissoit  son  sort  dans  toute  sa  rigueur.  Déjà  la 
distraction  qu'un  long  voyage  et  des  objets  nouveaux  avoient  produite 
dans  son  âme  commençoit  à  perdre  sa  puissance  :  les  tristesses  du 
frère  d'Amélie  revenoient,  et  le  souvenir  de  ses  chagrins ,  au  lieu  de 
s'affoiblir  par  le  temps,  sembloit  s'accroître.  Les  déserts  n'avoient  pas 
plus  satisfait  René  que  le  monde,  et  dans  l'insatiabilité  de  ses  vagues 
désirs  il  avoit  déjà  tari  la  solitude,  comme  il  avoit  épuisé  la  société. 
Personnage  immobile  au  milieu  de  tant  de  personnages  en  mouve- 
ment, centre  de  mille  passions  qu'il  ne  partageoit  point,  objet  do 
toutes  les  pensées  par  des  raisons  diverses,  le  frère  d'Amélie  devenoit 
la  cause  invisible  de  tout  :  aimer  et  souffrir  étoit  la  double  fatalité  qu'il 
imposoit  à  quiconque  s'approchoit  de  sa  personne.  Jeté  dans  le  monde 
comme  un  grand  malheur,  sa  pernicieuse  influence  s'étendoit  aux 
êtres  environnants  :  c'est  ainsi  qu'il  y  a  de  beaux  arbres  sous  lesquels 
on  ne  peut  s'asseoir  ou  respirer  sans  mourir. 

Toutefois  René  ne  se  voyoit  pas  sans  une  douleur  amère,  tout  inno- 
cent qu'il  étoit,  la  cause  de  la  guerre  entre  les  Illinois  et  les  Natchez. 
«  Quoi  !  se  disoit-il,  pour  prix  de  l'hospitalité  que  j'ai  reçue,  je  livre  à 
la  désolation  les  cabanes  de  mes  hôtes  !  Qi^i'avois-je  besoin  d'apporter  5 
ces  sauvages  le  trouble  et  les  misères  de  ma  vie?  Je  répondrai  à  chaque 
famille  du  sang  qui  sera  versé.  Ah  !  qu'on  accepte  plutôt  en  réparation 
le  sacrifice  de  mes  jours!  n 

Ce  sacrifice  n'étoit  plus  possible  que  sur  le  champ  de  bataille  :  la 
guerre  étoit  déclaré^,  et  il  ne  restoit  aux  Natchez  qu'à  la  soutenir  avec 
courage.  Le  soleil  prit  le  commandement  de  la  tribu  de  l'Aigle,  avec 
laquelle  il  fut  résolu  qu'il  envahiroit  les  terres  des  Illinois.  Adario 
demeura  aux  Natchez  avec  la  tribu  de  la  Tortue  et  du  Serpent,  pour 
défendre  la  patrie.  Outougamiz  fut  nommé  chef  des  jeunes  guerriers 
qui  dévoient  garder  les  cabanes.  René,  adopté  dans  la  tribu  de  l'Aigle, 
devoit  être  de  l'expédition  commandée  par  le  vieux  soleil. 

Le  jour  du  départ  étant  fixé,  Outougamiz  dit  au  frère  d'Amélie  : 


298  LES   NATCIIKZ. 

u  Tu  me  qiiilto;;  ;  les  sachcms  m'obligent  à  demouror  ici;  tu  vas  mar- 
clior  au  combat  sans  Ion  compagnon  d'armos  ;  c'est  bien  mal  à  moi  de 
le  laisser  seul  ainsi.  Si  tu  meurs,  comment  ferai-jc  pour  t' aller  rejoin- 
dre? Souviens-toi  de  nos  Maniions  dans  la  bataille.  Voici  la  cliaîne  d'or 
de  notre  amitié,  qui  m'avertira  de  tout  ce  que  tu  feras.  J'aurais  voulu 
au  moins  que  tu  eusses  été  mon  frère  avant  de  me  quitter.  Ma  sœur 
t'aime  ;  tout  le  monde  le  dit,  il  n'y  a  que  toi  qui  l'ignores.  Tu  ne  lui 
parles  jamais  d'amour.  Comment  !  ne  la  trouves-tu  pas  belle?  Ton  âme 
est-elle  engagée  ailleurs?  Je  suis  Outougamiz,  qu'on  appelle  le  Simple 
parce  que  je  n'ai  point  d'esprit  ;  mais  je  serai  toujours  heureux  de 
t'aimer,  soit  que  je  devienne  malheureux  ou  heureux  par  toi.  »  Ainsi 
parla  le  sauvage  :  René  le  pressa  sur  son  sein,  et  des  pleurs  d'atten- 
drissement mouillèrent  ses  yeux. 

Bientôt  la  tribu  se  mit  en  marche,  ayant  le  soleil  à  sa  tête.  Toutes  les 
familles  étoient  accourues  sur  son  passage  :  les  femmes  et  les  enfant? 
pleuroient.  Céluta  pouvoit  à  peine  contenir  les  mouvements  de  sa 
douleur,  et  suivoit  des  regards  le  frère  d'Amélie.  Chactas  bénit  en 
pressant  son  fils  adoptif,  et  regretta  de  ne  le  pouvoir  suivre.  La  petite 
Mila,  à  moitié  confuse,  cria  à  René  :  «  Ne  va  pas  mourir!  »  et  rentra, 
toute  rougissante,  dans  la  foule.  Le  capitaine  d'Ariaguette  salua  le 
frère  d'Amélie  lorsqu'il  passa  devant  lui,  en  l'invitant  à  se  souvenir  de 
la  gloire  de  la  France.  Ondouré  fermoit  la  marche  :  il  devoit  com- 
mander la  tribu ,  dans  le  cas  où  le  vieux  soleil  succomberoit  aux  fati- 
gues de  la  marche  ou  sous  les  coups  de  l'ennemi. 

A  peine  la  tribu  de  l'Aigle  s'étoit  éloignée  des  Natchez,  que  des 
inquiétudes  se  répandirent  parmi  les  habitants  du  fort  Rosalie.  Les 
colons  découvrirent  les  traces  d'un  complot  parmi  les  noirs,  et  l'on 
disoit  qu'il  avoit  des  ramifications  chez  les  sauvages.  En  effet,  Ondouré 
entretenoit  depuis  longtemps  des  intelligences  avec  les  esclaves  des 
blancs  :  il  avoit  fait  entendre  à  leur  oreille  le  doux  nom  de  liberté , 
pour  se  servir  d'eux,  si  jamais  ils  pouvoient  devenir  utiles  à  son  ambi- 
tion. Un  jeune  nègre,  nommé  Imley,  chef  de  cette  association  mysté- 
rieuse, cultivoit  une  concession  voisine  de  la  cabane  de  Céluta  etd'Ou- 
tougamiz. 

Ces  récits  sont  portés  à  Febriano.  Le  renégat,  que  la  soif  de  l'or 
dévore,  voit  dans  les  circonstances  où  se  trouvent  les  Natchez  une 
possibilité  de  destruction  dont  profiteroient  à  la  fois  son  avarice  et  sa 
lubricité.  Febriano  recevoit  des  présents  d'Ondouré,  et  l'instruisoit  de 
tout  ce  qui  se  passoit  au  conseil  des  François;  mais,  dans  l'absence  de 
ce  chef,  n'ayant  plus  de  guide,  il  crut  trouver  l'occasion  de  s'enrichir 
de  la  dépouille  des  sauvages. 


LIVRE  IX.  299 

Comme  un  dogue  que  son  gardien  réveille,  Febriano  se  lève  aux 
dénonciations  de  ses  agents  secrets  :  il  se  prépare  aux  desseins  qu'il 
médite  par  l'accomplissement  des  rites  de  son  culte  abominable. 

Enfermé  dans  sa  demeure,  il  commence,  demi-nu,  une  danse 
magique  représentant  le  cours  des  astres.  Il  fait  ensuite  sa  prière ,  le 
visage  tourné  vers  le  temple  de  l'Arabie,  et  il  lave  son  corps  dans  des 
eaux  immondes.  Ces  cérémonies  achevées,  le  moine  mahométan  rede- 
•  ient  guerrier  chrétien  :  il  enveloppe  ses  jambes  grêles  du  drap 
funèbre  des  combats  ;  il  endosse  l'habit  blanc  des  soldats  de  la  France. 
Une  touffe  de  franges  d'or,  semblable  à  celle  qui  pendoit  au  bouclier 
de  Pallas,  embrasse,  comme  une  main,  l'épaule  gauche  de  Febriano; 
il  place  sur  sa  poitrine  un  croissant  d'où  jaillissent  des  éclairs;  il  sus- 
pend à  son  baudrier  une  épée  à  la  poignée  d'argent,  à  la  lame  azurée, 
qui  enfonce  une  triple  blessure  dans  le  flanc  de  l'ennemi  ;  abaissant 
sur  ses  sourcils  le  chapeau  de  Mars,  le  renégat  sort,  et  va  trouver 
Chépar, 

Pareil  à  la  tunique  dévorante  qui,  sur  le  mont  CEta,  fit  périr  Her- 
cule, l'habit  du  grenadier  françois  se  colle  aux  os  du  fils  des  Maures,  et 
fait  couler  dans  ses  veines  les  poisons  enflammés  de  Bellone.  Le  com- 
mandant n'a  pas  plus  tôt  aperçu  Febriano,  qu'il  se  sent  lui-même  pos- 
sédé de  la  fureur  guerrière,  comme  si  le  démon  des  combats  secouoit, 
par  sa  crinière  de  couleuvres,  la  tête  d'une  des  trois  Gorgones. 

«  Illustre  chef,  s'écrie  Febriano,  c'est  avec  raison  qu'on  vous  donne 
les  louanges  de  prudence  et  de  courage  ;  vous  savez  saisir  l'occasion, 
et  tandis  que  les  plus  braves  d'entre  nos  ennemis  sont  partis  pour  une 
guerre  lointaine,  vous  jugez  qu'il  est  à  propos  de  se  saisir  des  terres 
des  rebelles.  Les  trêves  sont  au  moment  d'expirer,  et  vous  ne  pré- 
tendez pas  qu'on  les  renouvelle.  Vous  savez  de  quels  dangers  la  colonie 
est  menacée  :  on  soulève  les  esclaves  :  c'est  un  misérable  nègre,  voisin 
de  l'habitation  du  conspirateur  Adario  et  de  la  demeure  du  François 
adopté  par  Ghactas,  c'est  Imley  que  l'on  désigne  comme  le  chef  de  ce 
complot.  J'apprends  avec  joie  que  vous  avez  donné  des  ordres,  que 
tout  est  en  mouvement  dans  le  camp,  et  que  si  les  factieux  refusent  les 
concessions  demandées,  les  cadavres  des  ennemis  du  roi  deviendront 
la  proie  des  vautours.  » 

Par  ce  discours  plein  de  ruse ,  Febriano  évite  de  blesser  1  orgueil  de 
Chépar,  toujours  prêt  à  se  révolter  contre  un  conseil  direct.  Charmé  de 
voir  attribuer  à  sa  prudence  des  choses  auxquelles  il  n'avoitpas  songé, 
le  commandant  répond  à  Febriano  :  «  Vous  m'avez  toujours  paru  doué 
de  pénétration.  Oui  :  je  connoissois  depuis  longtemps  les  machinations 
des  traîtres.  Les  dernières  instructions  de  la  Nouvelle-Orléans  me  lais- 


300  LES   N  AT  CHEZ. 

sent  libre  ;  je  pense  qu'il  est  temps  d'en  liiiir.  Allez  déclarer  nux  snu- 
vages  qu'ils  aient  à  céder  les  terres,  ou  qu'ils  se  disposent  à  me  rece- 
voir avec  les  troupes  de  mon  maître.  » 

Fcbriano,  dérobant  au  commandant  un  sourire  ironique,  se  hâte 
d'aller  porter  aux  Nalchcz  la  décision  do  Chépar.  Le  père  Souci,  relin'; 
à  la  mission  des  Yazous,  n'éloit  plus  au  fort  Rosalie  pour  plaider  la 
cause  de  la  justice ,  et  d'Artaguette  reçut  l'ordre  de  se  préparer  aux 
combats  et  non  aux  discours. 

Le  conseil  des  sachems  se  rassemble  :  on  écoute  les  paroles  et  les 
menaces  du  messager  françois. 

«  Ainsi,  lui  répond  Chactas,  vous  profitez  de  l'absence  de  nos  guer- 
riers pour  refuser  le  renouvellement  des  traités  :  cela  est-il  digne  du 
courage  de  la  noble  nation  dont  vous  vous  dites  l'interprète?  Qu'il 
soit  fait  selon  la  volonté  du  Grand-Esprit!  Nous  désirions  vivre  en  paix, 
mais  nous  saurons  nous  immoler  à  la  patrie.  » 

Dernier  essai  de  la  modération  et  de  la  prudence!  Chactas  veut 
aller  lui-même  présenter  encore  le  calumet  au  fort  Rosalie  :  les  sachems 
comptoient  sur  l'autorité  de  ses  années  ;  ils  y  comptoient  vainement. 
Los  habitants  de  la  colonie  poussoient  le  commandant  à  la  violence  ; 
Febriano  l'obsédoit  par  le  récit  de  divers  complots  :  dans  un  camp  on 
désire  la  guerre,  et  le  soldat  est  plus  sensible  à  la  gloire  qu'à  la  justice. 
Tout  précipitoit  donc  les  partis  vers  une  première  action.  Non-seule- 
ment Chépar  refusa  la  paix,  mais,  à  l'instigation  de  Febriano,  il  retint 
Chactas  au  fort  Rosalie.  «  Plus  ce  vieillard  est  renommé,  dit  le  com- 
mandant, plus  il  est  utile  de  priver  les  rebelles  de  leur  meilleur  guide. 
J'estime  Chactas,  à  qui  le  grand  roi  offrit  autrefois  un  rang  dans  notre 
armée  :  on  ne  lui  fera  aucun  mal  ;  il  sera  traité  ici  avec  toutes  sortes 
d'égards ,  mais  il  n'ira  pas  donner  à  des  factieux  le  moyen  d'échapper 
au  châtiment.  » 

«  François,  dit  Chactas,  vous  étiez  destinés  à  violer  deux  fois  dans 
ma  personne  le  droit  des  nations  !  Quand  je  fus  arrêté  au  Canada,  on 
pouvoit  au  moins  dire  que  ma  main  manioit  la  hache;  mais  que  crai- 
gnez-vous aujourd'hui  d'un  vieillard  aveugle?  » — «  Ce  ne  sont  pas  les 
coups  que  nous  craignons,  s'écrièrent  à  la  fois  les  colons,  mais  tes 
conseils.  » 

Chépar  avoit  espéré  que  la  captivité  de  leur  premier  sachcm ,  répan- 
dant la  consternation  parmi  les  Natchez,  les  amèneroit  à  se  soumettre 
au  partage  des  terres  :  il  en  fut  autrement.  La  rage  s'empare  de  tous 
I  les  cœurs;  on  s'assemble  en  tumulte,  on  délibère  à  la  hâte.  L'enfer, 
i  qui  voit  ses  desseins  près  d'être  renversés,  songe  à  sauver  le  culte  du 
Soleil  de  l'attaque  imprévue  des  François.  Satan  appelle  à  lui  les 


LIVRE   IX.  301 

esprits  de  ténèbres  :  il  leur  ordonne  de  soutenir  les  Natchez  par  tous 
les  moyens  dont  il  a  plu  à  Dieu  de  laisser  la  puissance  au  génie  du 
mal.  Afin  de  donner  aux  Indiens  le  temps  de  se  préparer,  le  prince 
des  démons  déchaîne  un  ouragan  dans  les  airs,  soulève  le  Meschacebé, 
et  rend  pendant  quelques  jours  les  chemins  impraticables.  Profitant 
de  cette  trêve  de  la  tempête,  les  Natchez  envoient  des  messagers  aux 
■nations  voisines  :  la  jeunesse  s'empresse  d'accourir. 

Chépar  n'attendoit  que  la  fin  de  l'orage  pour  marcher  au  grand 
village  des  Natchez.  La  sixième  aurore  ramena  la  sérénité,  et  vit  les 
soldats  françois  porter  en  avant  leurs  drapeaux;  mais  l'inondation  de 
la  plaine  contraignit  l'armée  à  faire  un  long  détour. 

Aussitôt  que  la  Renommée  eut  annoncé  aux  Natchez  la  nouvelle  de 
l'approche  de  l'ennemi,  l'air  retentit  de  gémissements  :  les  femmes 
fuient,  emportant  leurs  enfants  sur  leur  épaules  et  laissant  les  Mani- 
tous suspendus  aux  portes  des  cabanes  abandonnées.  On  voit  s'agiter 
les  guerriers,  qui  n'ont  eu  le  temps  de  se  préparer  au  combat  ni 
par  les  jeûnes,  ni  par  les  potions  sacrées,  ni  par  l'étude  des  songes. 
Le  cri  de  guerre,  la  chanson  de  mort,  le  son  de  la  danse  d'Areskoui, 
se  mêlent  de  toutes  parts.  Le  bataillon  des  Amis,  la  troupe  des  jeunes 
gens  se  dispose  à  descendre  à  la  contrée  des  âmes  :  Outougamiz  est  à 
la  tête  de  ce  bataillon  sacré.  Outougamiz  seul  est  triste  :  il  n'a  point 
son  compagnon,  le  guerrier  blanc,  à  ses  côtés. 

Céluta  vient  trouver  son  frère  ;  elle  le  serre  dans  ses  bras,  elle  le 
prie  de  ménager  ses  jours.  «  Songe,  lui  dit-elle,  ô  mon  aigle  protec- 
teur !  que  je  suis  née  avec  toi  dans  le  nid  de  notre  mère.  Le  cygne  que 
lu  as  choisi  pour  ami  a  volé  aux  rivières  lointaines;  Chactas  est  pri- 
sonnier ;  Adario  va  peut-être  recevoir  la  mort  ;  d'Artaguette  est  dans 
les  rangs  de  l'ennemi  :  que  me  restera-t-il,  si  je  te  perds?  » 

«  Fille  de  Tabamicâ,  répond  Outougamiz,  souviens-toi  du  repas 
funèbre;  si  l'homme  blanc  étoit  ici,  le  soin  lui  en  appartiendroit;  mais 
voilà  son  Manitou  d'or  sur  mon  cœur;  il  me  préservera  de  tout  péril, 
car  il  m'a  parlé  ce  matin  et  m'a  dit  des  choses  secrètes.  Rassure-toi 
donc  :  invoquons  l'Amitié  et  les  génies  qui  punissent  les  oppresseurs. 
Ne  crois  pas  que  les  François  soient  les  plus  nombreux  ;  en  combattant 
pour  les  os  de  nos  pères,  nos  pères  combattront  pour  nous.  Ne  les 
vois-tu  pas,  ces  aïeux,  qui  sortent  des  bocages  funèbres?  <(  Courage  ! 
«  nous  crient-ils,  courage  !  Ne  souffrez  pas  que  l'étranger  viole  nos 
«  cendres  ;  nous  accourons  à  votre  secours  avec  les  puissances  de  la 
«  nuit  et  de  la  tombe!  »  Crois-tu,  Céluta,  que  les  ennemis  puissent 
résister  à  cette  pâle  milice?  Entends-tu  la  Mort,  qui  marche  à  la  tête 
des  squelettes,  armée  d'une  massue-de  fer?  0  Mort!  nous  ne  redou- 


302  LES   NATCIIEZ. 

tons  point  ta  présence  :  tu  n'es  pour  nos  cœurs  innocents  qu'un  génie 
paisil)lo.  » 

Ainsi  jiarle  Outouganiiz  dans  l'i-xallalion  de  son  âme.  Céluta  est 
entraînée  dans  les  bois  par  Mila  et  les  matrones 

Toute  la  force  des  Natchez  est  dans  la  troupe  de  jeunes  hommes 
que  les  sachems  ont  placée  autour  des  bocages  de  la  mort.  Les  sachems 
eux-mêmes  forment  entre  eux  un  bataillon  qui  s'assemble  dans  le 
bois,  à  l'entrée  du  temple  du  Soleil  :  la  nation,  ainsi  divisée,  s'éloit 
mise  sous  la  protection  des  tombeaux  et  des  autels.  Une  admiration 
profonde  saisissoit  le  cœur  à  l'aspect  des  vieillards  armés  :  on  voyoit 
se  mouvoir,  dans  l'obscurité  du  bois,  leurs  têtes  chauves  ou  blanchies, 
comme  les  ondes  argentées  d'un  fleuve,  sous  la  voûte  des  chênes. 
Adario,  qui  commande  les  sachems  et  qui  s'élève  au-dessus  d'eux  de 
toute  la  hauteur  du  front,  ressemble  à  l'antique  étendard  de  cette 
troupe  paternelle.  Non  loin,  sur  un  bûcher,  le  grand-prêtre  fait  des 
sacrifices,  consulte  les  esprits,  et  ne  promet  que  des  malheurs.  Ainsi, 
aux  approches  des  tempêtes  de  l'hiver,  quand  la  brise  du  soir  apporte 
l'odeur  des  feuilles  séchées,  la  corneille,  perchée  sur  un  arbre  dépouillé, 
prononce  des  paroles  sinistres. 

Bientôt,  aux  yeux  éblouis  des  Natchez,  sort  du  fond  d'une  vallée  la 
pompe  des  troupes  françoises,  semblable  au  feu  annuel  dont  les  sau- 
vages consument  les  herbages  et  qui  s'étend  comme  un  lac  de  feu. 
Indiens,  à  ce  spectacle  vous  sentîtes  une  sorte  d'étonnement  furieux  ; 
la  patrie,  enchantant  vos  âmes,  les  défendoit  de  la  terreur,  mais  non 
de  la  surprise.  Vous  contempliez  les  ondulations  régulières,  les  mou- 
vements mesurés,  la  superbe  ordonnance  de  ces  soldats.  Au-dessus 
des  flots  de  l'armée  se  hérissoient  les  baïonnettes,  telles  que  ces  lances 
du  roseau  qui  tremblent  dans  le  courant  d'un  fleuve. 

Un  vieillard  se  présente  seul  devant  les  guerriers  de  la  France. 
D'une  main  il  tient  le  calumet  de  paix,  de  l'autre  il  lève  une  hache 
dégouttante  de  sang;  il  chante  et  danse  à  la  fois,  et  ses  chants  et  ses 
pas  sont  mêlés  de  mouvements  tumultueux  et  paisibles.  Tour  à  tour  il 
invoque  la  fureur  des  jeux  d'Areskoui  et  l'ardeur  des  luttes  de  l'amour, 
la  terreur  de  la  bataille  des  héros  et  le  charme  du  combat  des  grâces 
et  de  la  lyre.  Tantôt  il  tourne  sur  lui-même  en  poussant  des  cris  et 
lançant  le  tomahawk  ;  tantôt  il  imite  le  ton  d'un  augure  qui  préside 
à  la  fête  des  moissons.  Le  visage  de  ce  vieillard  est  rigide,  son  regard 
impérieux,  son  front  d'airain  ;  tout  son  air  décèle  le  père  de  la  patrie 
et  l'enthousiaste  de  la  liberté.  On  mène  l'envoyé  des  Natchez  à  Chépar. 

Debout  au  milieu  d'une  foule  de  capitaines,  sans  s'incliner,  sans 
fléchir  le  genou,  il  parle  ainsi  au  commandant  des  François  : 


LIVRE   IX.  303 

«  Mon  nom  est  Adario  :  de  père  en  fils,  tous  mes  ancêtres  sont 
morts  pour  la  défense  de  leur  terre  natale.  Je  te  viens,  de  la  part  des 
sachems,  redemander  Chactas  et  te  proposer  une  dernière  fois  la 
paix.  Si  j'avois  été  le  chef  de  ma  nation,  tu  ne  m'eusses  vu  que  la 
hache  à  la  main.  Que  veux-tu?  Quels  sont  tes  desseins?  Que  t'avons- 
nous  fait? 

«  Prétends-tu  nous  massacrer  dans  les  cabanes  oii  nous  avons  donn  • 
l'hospitalité  à  tes  pères,  lorsque,  foibles  et  étrangers,  ils  n'avoient  ni 
huttes  pour  se  garantir  des  frimas,  ni  maïs  pour  apaiser  leur  faim? 

«  Si  tu  persistes  à  nous  opprimer ,  sache  qu'avant  que  nous  te 
cédions  les  tombeaux  de  nos  ancêtres  le  soleil  se  lèvera  où  il  se  cou- 
che, les  chênes  porteront  les  fruits  du  noyer,  et  le  vautour  nourrira 
les  petits  de  la  colombe. 

«  Tu  as  violé  la  foi  publique  en  arrêtant  Chactas.  Je  n'ai  pourtant 
pas  craint  de  me  présenter  devant  toi  :  ou  ton  cœur  sera  rappelé  à  des 
sentiments  d'équité,  ou  tu  commettras  une  nouvelle  injustice  :  dans  le 
premier  cas,  nous  aurons  la  paix  ;  dans  le  second,  tu  combleras  la 
mesure.  Le  Grand-Esprit  se  chargera  de  notre  vengeance. 

«  Choisis  :  voilà  le  calumet  de  paix,  fume  ;  voici  la  hache  de  sang, 
frappe.  » 

Tel  qu'un  fer  présenté  à  la  forge  se  pénètre  d'une  pourpre  brûlante, 
ainsi  le  visage  de  Chépar  s'allume  des  feux  de  la  colère  au  discours 
du  sauvage.  L'indomptable  vieillard  levoit  sa  tête  au-dessus  de  l'as- 
semblée émue,  comme  un  chêne  américain  qui,  laissé  debout  sur  son 
sol  natal,  domine  de  sa  tige  inflexible  les  moissons  de  l'Europe  flot- 
tantes à  ses  pieds.  Alors  Chépar  : 

«  Rebelle,  ce  pays  appartient  au  roi  mon  maître  :  si  tu  oses  t'opposer 
au  partage  des  terres  que  j'ai  distribuées  aux  habitants  de  la  colonie, 
je  ferai  de  ta  nation  un  exemple  épouvantable.  Retire-toi,  de  peur  que 
je  ne  te  fasse  éprouver  le  châtiment  épargné  à  Chactas.  » 

«  Et  moi,  s'écrie  Adario  brisant  le  calumet  de  paix,  je  te  déclare, 
au  nom  des  Natchez ,  guerre  éternelle  ;  je  te  dévoue  toi  et  les  tiens  à 
l'implacable  Athaensic.  Viens  faire  un  pain  digne  de  tes  soldats  avec 
le  sang  de  nos  vieillards,  le  lait  de  nos  jeunes  épouses  et  les  cendres 
de  nos  pères!  Puissent  mes  membres,  quand  ton  fer  les  aura  séparés 
de  mon  corps,  se  ranimer  pour  la  vengeance,  mes  pieds  marcher  seuls 
contre  toi ,  ma  main  coupée  lancer  la  hache ,  ma  poitrine  éteinte 
pousser  le  cri  de  guerre,  et  jusqu'à  mes  cheveux,  réseau  funeste, 
tendre  autour  de  ton  armée  les  inévitables  filets  de  la  mort!  Génies 
qui  m'écoutez  !  que  les  os  des  oppresseurs  soient  réduits  en  poudre, 
comme  les  débris  du  calumet  écrasés  sous  mes  pieds!  que  jamais 


304  LES   NATCHEZ. 

l'arbre  de  la  paix  n'étende  ses  rameaux  sur  les  Natchcz  et  sur  les 
l'Yanrois,  tant  qu'il  existera  un  seul  guerrier  des  deux  nations,  tant 
que  les  mères  continueront  d'être  fécondes  chez  ces  pcui)lcs!  » 

11  dit  :  les  démons  exaucent  sa  prière;  ils  sortent  de  l'abîme,  et 
remplissent  les  cœurs  d'une  rage  infernale.  Le  jour  se  voile,  le  ton- 
nerre gronde ,  les  mânes  hurlent  dans  les  forêts ,  et  les  femmes 
indiennes  entendent  leur  fruit  se  plaindre  dans  leur  sein.  Adario  jette 
la  hache 'au  milieu  des  guerriers  :  la  terre  s'entr'ouvre  et  la  dévore; 
on  l'entend  tomber  dans  de  noires  profondeurs.  Les  capitaines  françois 
ne  se  peuvent  empêcher  d'admirer  le  courage  du  vieillard,  qui, 
retourné  au  milieu  des  siens,  leur  adresse  ce  discours  : 

((  Natchez,  aux  armes!  Assez  longtemps  nous  sommes  restés  assis 
sur  la  natte!  Jeunesse,  que  l'huile  coule  sur  vos  cheveux,  que  vos 
visages  se  peignent,  (lue  vos  carquois  se  remplissent,  que  vos  chants 
ébranlent  les  forêts.  Désennuyons  nos  morts! 

((  Il  vit  infâme,  celui  qui  fuit  :  les  femmes  lui  présentent  ta  pagne 
qui  voile  la  pudeur;  il  siège  au  conseil  parmi  les  matrones.  Mais  celui 
qui  meurt  pour  son  pays,  oh!  comme  il  est  honoré!  Ses  os  sont 
recueillis  dans  des  peaux  de  castor,  et  déposés  au  tombeau  des  aïeux  ; 
son  souvenir  se  mêle  à  celui  de  la  religion  protégée,  de  la  liberté 
défendue,  des  moissons  recueillies.  Les  vierges  disent  à  l'époux  de 
leur  choix  sur  la  montagne  :  «  Assure-moi  que  tu  seras  semblable  h  ce 
«héros.  »  Son  nom  devient  la  garantie  de  la  publique  félicité,  le 
signal  des  joies  secrètes  des  familles. 

((  Sois-nous  favorable,  Areskoui  !  ton  casse-tête  est  armé  de  dents  de 
crocodile;  le  couteau  d'escalpe  est  à  ta  ceinture;  ton  haleine  exhale, 
comme  celle  des. loups,  l'odeur  du  carnage;  tu  bois  le  bouillon  de  la 
chair  des  morts  dans  le  crâne  du  guerrier.  Donne  à  nos  jeunes  fils  une 
envie  irrésistible  de  mourir  pour  la  patrie  :  qu'ils  sentent  une  grande 
joie  lorsque  le  fer  de  l'ennemi  leur  percera  le  cœur!  » 

Ainsi  parle  ou  plutôt  ainsi  chante  Adario,  et  les  sauvages  lui  répon- 
dent par  des  hurlements.  Chacun  prend  son  rang  et  attend  l'ordre  de 
la  marche.  Le  grand-prêtre  saisit  une  torche,  et  se  place  à  quelques 
pas  en  avant.  Sa  tunique ,  tachée  du  sang  des  victimes ,  claque  dans 
l'air;  des  serpents,  qu'il  a  le  pouvoir  de  charmer,  sortent  en  sifïlant 
de  sa  poitrine,  et  s'entrelacent  autour  du  simulacre  de  l'oiseau  de  la 
nuit  qui  surmonte  sa  chevelure  :  telle  les  poètes  ont  peint  la  Discorde 
entre  les  bataillons  des  Grecs  et  des  Troyens.  Le  jongleur  entonne  la 
chanson  de  la  guerre,  que  répète  le  bataillon  des  Amis  :  ainsi,  sur  les 
ondes  de  l'Eurotas,  les  cygnes  d'Apollon  chantoient  leur  dernier 
hymne,  en  se  préparant  à  rejoindre  les  dieux. 


LIVRE   IX.  305 

Alors  le  prince  des  ténèbres  appelle  le  Temps  et  lui  dit  :  «  Puissance 
dévorante  que  j'ai  enfantée,  toi  qui  te  nourris  de  siècles,  de  tombeaux 
et  de  ruines,  rival  de  l'Éternité  assise  au  ciel  et  dans  l'enfer,  ô  Temps, 
mon  fils  !  si  je  t'ai  préparé  aujourd'hui  une  ample  pâture,  seconde  les 
efforts  de  ton  père.  Tu  vois  la  foiblesse  de  nos  enfants  ;  leur  petite 
troupe  est  exposée  à  une  destruction  qui  renverseroit  nos  projets  : 
vole  sur  les  deux  flancs  de  l'armée  indienne ,  coupe  les  bois  antiques , 
pour  en  faire  un  rempart  aux  Natchez  :  rends  inutile  la  supériorité  du 
nombre  chez  les  adorateurs  de  notre  implacable  ennemi.  » 

Le  Temps  obéit;  il  s'abat  dans  la  forêt,  avec  le  bruit  d'un  aigle  qui 
engage  ses  ailes  dans  les  branches  des  arbres  :  les  deux  armées 
ouïrent  sa  chute  et  tournèrent  les  yeux  de  ce  côté.  Aussitôt  on  entend 
retentir,  dans  la  profondeur  du  désert,  les  coups  de  la  hache  de  ce 
bûcheron  qui  sape  également  les  monuments  de  la  nature  et  ceux  des 
hommes.  Le  père  et  le  destructeur  des  siècles  renverse  les  pins ,  les 
chênes,  les  cyprès,  qui  expirent  avec  de  sourds  mugissements  :  les 
solitudes  de  la  terre  et  du  ciel  demeurent  nues,  en  perdant  les  colonnes 
qui  les  unissent. 

Le  prodige  étonne  les  deux  armées  :  les  François  le  prennent  pour 
le  ravage  d'un  nouvel  ouragan ,  les  Natchez  y  voient  la  protection  de 
leurs  génies.  Adario  s'écrie  :  «  Les  Manitous  se  déclarent  pour  les 
opprimés  :  marchons.  »  Tout  s'ébranle.  Les  François,  formés  en 
bataille,  s'émerveillent  de  voir  ces  hommes  demi-nus  qui  s'avancent 
en  chantant  contre  le  canon  et  l'étincelante  baïonnette.  Quel  courage 
n'inspires-tu  point ,  sublime  amour  de  la  patrie  ! 


LIVRE    DIXIÈME. 


Déjà  les  Natchez  s'approchoient  de  l'ennemi.  Chépar  fait  un  signe  : 
le  centre  de  l'armée  se  replie  et  démasque  les  foudres;  à  chaque 
bronze  se  tient  un  guerrier  avec  une  mèche  enflammée.  L'infanterie 
exécute  un  mouvement  rapide  :  les  grenadiers  du  premier  rang  tom- 
bent un  genou  en  terre  ;  les  deux  autres  rangs  tournent  obliquement 
et  présentent ,  par  les  brisures  de  la  ligne,  le  flanc  et  les  armes  aux 
Indiens.  A  ce  mouvement,  les  Natchez  s'arrêtent  et  retiennent  toutes 
leurs  voix  ;  un  silence  et  une  immobilité  formidables  régnent  des  deux 
côtés  :  on  n'entend  que  le  bruit  des  ailes  de  la  Mort  qui  plane  sur  les 

bataillons. 

iii.  2U 


300  LES   MATCUKZ. 

Lorsque  raidcnto  canicule  enc^ondro  dans  les  iiuts  du  Mrxiquc  le 
vont  pestilentiel  du  midi,  ce  vent  destructeur  pousse,  en  haletant,  une 
haleine  humide  et  brûlante.  La  nature  se  voile  :  les  paysages  s'agran- 
dissent; la  lumière  scarlatine  des  tropiques  se  répand  sur  les  eaux, 
les  bois  et  les  plaines;  des  nuages  pendent  en  énormes  fragments  aux 
deux  horizons  du  ciel  ;  un  midi  dévorant  semble  être  levé  pour  lou- 
jours  sur  le  monde  :  on  croit  toucher  à  ces  temps  annoncés  de  l'em- 
brasement de  l'univers  :  ainsi  paroissent  les  armées  arrêtées  l'une 
devant  l'autre  et  prêtes  à  se  charger  avec  furie.  Mais  l'épée  de  Chépar 
a  brillé...  iMuse,  soutiens  ma  voix,  et  tire  de  l'oubli  les  noms  de  ces 
guerriers  dignes  d'être  connus  de  l'avenir! 

Une  fumée  blanche,  d'oii  s'échappent  à  chaque  instant  des  feux, 
enveloppe  d'abord  les  deux  armées.  Une  odeur  de  salpêtre ,  qui  irrite 
le  courage,  s'exhale  de  toutes  parts.  On  entend  le  cri  des  Indiens,  la 
voix  des  chefs  françois,  le  hennissement  des  chevaux ,  le  sifflement  de 
la  balle ,  du  boulet  et  des  bombes  qui  montent  avec  une  lumière  dans 
le  ciel. 

Tant  que  les  Natchez  conservent  du  plomb  et  des  poudres,  leurs 
tubes  empruntés  à  l'Europe  ne  cessenfde  brûler  dans  la  main  de  leurs 
chasseurs  :  tous  les  coups  que  dirige  un  œil  exercé  portent  le  deuil 
dans  le  sein  de  quelque  famille.  Les  traits  des  François  sont  moins 
sûrs  :  les  bombes  se  croisent  sans  effet  dans  les  airs ,  comme  l'orbe 
empenné  que  des  enfants  se  renvoient  sur  la  raquette.  Folard  est 
surpris  de  l'inutilité  de  son  art,  et  Chépar  de  la  résistance  des  sau- 
vages. Mais  lorsque  ceux-ci  ont  épuisé  les  semences  de  feu  qu'ils 
avoient  obtenues  des  peuples  d'Albion,  Adario  élève  la  voix  : 

«  Jeunes  guerriers  des  tribus  du  Serpent  et  du  Castor,  suivez  vos 
pères,  ils  vont  vous  ouvrir  le  chemin.  »  Il  dit  et  fond  à  la  tête  des 
sachems  sur  les  enfants  des  Gaules.  Outougamiz  l'entendit,  et  se 
tournant  vers  ses  compagnons  :  «  Amis,  imitons  nos  pères  !  »  Suivi  de 
toute  la  jeunesse,  il  se  précipite  dans  les  rangs  des  François. 

Comme  deux  torrents  formés  par  le  même  orage  descendent  paral- 
lèlement le  flanc  d'une  montagne  et  menacent  la  mer  de  leur  égale 
fureur,  ainsi  les  deux  troupes  de.s  sachems  et  des  jeunes  guerriers 
attaquent  à  la  fois  les  ennemis;  et  comme  la  mer  repousse  ces  tor- 
rents, ainsi  l'armée  françoise  oppose  sa  barrière  à  l'assaut  des  deux 
])alaillons.  Alors  commence  un  combat  étrange.  D'un  côté  ,  tout  l'art 
de  la  moderne  Bellone ,  telle  qu'elle  parut  aux  plaines  de  Lens ,  de 
Rocroy  et  de  Fleurus  ;  de  l'autre,  toute  la  simplicité  de  l'antique  Mars, 
tel  qu'on  le  vit  marcher  sur  la  colline  des  Figuiers  et  aux  bords  du 
Simoïs.  Un  vent  rapide  balaye  la  fumée ,  et  le  champ  de  bataille  se 


LIVRE  X.  307 

découvre.  La  difficulté  du  terrain ,  encombré  par  les  forêts  abattues , 
rend  l'habileté  vaine  et  remet  la  victoire  à  la  seule  valeur  ;  les  chevaux 
engagés  entre  les  troncs  des  arbres  déchirent  leurs  flancs  ou  brisen  t 
leurs  pieds;  la  pesante  artillerie  s'ensevelit  dans  des  marais;  plus 
loin,  les  lignes  de  l'infanterie,  rompues  par  l'impétuosité  des  sau- 
vages, ne  peuvent  se  reformer  sur  un  terrain  inégal ,  et  l'on  com  bat 
partout  homme  à  homme. 

Maintenant,  ô  Galliope!  quel  fut  le  premier  Natchez  qui  signala  sa 
valeur  dans  cette  mêlée  sanglante? 

Ce  fut  vous,  fils  magnanime  du  grand  Siphane,  indomptable  et  ter- 
rible Adario. 

Les  sauvages  ont  raconté  que  sous  les  ombrages  de  la  Floride,  dans 
une  île  au  milieu  d'un  lac  qui  étend  ses  ondes  comme  un  voilede  gaze, 
coule  une  mystérieuse  fontaine.  Les  eaux  de  cette  fontaine  peuvent 
redresser  les  membres  plies  par  les  ans'  et  rebrunir  au  feu  des  pas- 
sions la  chevelure  sur  la  tête  blanchie  des  vieillards.  Un  éternel 
printemps  habite  au  bord  de  cette  source  :  là  les  ormeaux  n'entre- 
tiennent avec  le  lierre  que  des  amitiés  nouvelles  ;  là  les  chênes  sont 
étonnés  de  ne  compter  leurs  années  que  par  l'âge  des  roses.  Les  illu- 
sions de  la  vie,  les  songes  du  bel  âge,  habitent  avec  les  zéphyrs  les 
feuilles  de  lianes  qui  projettent  sur  le  cristal  de  la  fontaine  un  réseau 
d'ombre.  Les  vapeurs  qui  s'exhalent  des  bois  d'alentour  sont  les  par- 
fums de  la  jeunesse;  les  colombes  qui  boivent  l'eau  de  la  source,  les 
fleurs  qu'elle  arrose  dans  son  cours,  ont  sans  cesse  des  œufs  dans  leur 
nid,  des  boutons  sur  leur  tige.  Jamais  l'astre  de  la  lumière  ne  se 
couche  sur  ces  bords  enchantés ,  et  le  ciel  y  est  toujours  entr'ouvert 
par  le  sourire  de  l'Aurore. 

Ce  fut  à  cette  fontaine,  dont  la  renommée  attira  les  premiers  Euro- 
péens dans  la  Floride ,  que  le  génie  de  la  patrie  alla ,  d'après  le  récit 
des  Natchez,  puiser  un  peu  d'eau  :  il  verse,  au  milieu  de  la  bataille, 
quelques  gouttes  de  cette  eau  sur  la  tête  du  fils  de  Siphane.  Le  sachem 
sent  rentrer  dans  ses  veines  le  sang  de  sa  première  jeunesse  :  ses  pas 
deviennent  rapides  ;  son  bras  s'étend  et  s'assouplit  ;  sa  main  reprend 
la  fermeté  de  son  cœur. 

Il  y  avoit  dans  l'armée  françoise  un  jeune  homme  nommé  Syl- 
vestre, que  le  chagrin  d'un  amour  sans  espérance  avoit  amené  sur  ces 
rives  lointaines  pour  y  chercher  la  gloire  ou  la  mort.  Le  riche  et 
inflexible  Aranville  n'avoit  jamais  voulu  consentir  à  l'hymen  de  son 
fils  avec  l'indigente  Isabelle.  Adario  aperçut  Sylvestre  au  moment  où 

1.  Tradition  liistofiqiie. 


308  LES   NATCHl-Z. 

il  essayoit  de  dégager  ses  pieds  d'une  vigne  ranipanlc  :  lo  sacliem, 
levant  sa  massue,  en  décharge  un  c(Mipsur  la  tête  de  l'héritier  d'Aran- 
ville  :  la  tête  se  brise  comme  la  calebasse  sous  le  pied  de  la  mule 
rélivi\  La  cervelle  de  l'infortuné  fume  en  se  répandant  à  lorre.  Adnrio 
insulte  par  ces  paroles  à  son  ennemi  : 

'  u  En  vérité,  c'est  dommage  que  ta  mère  ne  soit  pas  ici!  elle  bai- 
gneroit  ton  front  dans  l'eau  d'esquine  !  iMoi,  qui  ne  suis  qu'un  barbare, 
j'ai  grossièrement  lavé  tes  cheveux  .dans  ton  sang!  Mais  j'espère  que 
tu  pardonneras  à  ma  débile  vieillesse,  car  je  te  promets  un  tombeau... 
dans  le  sein  des  vautours.  » 

En  achevant  ces  mots,  Adario  se  jette  sur  Lesbin;  il  lui  enfonce  son 
ooignard  entre  la  troisième  et  la  quatrième  côte,  à  l'endroit  du  cœur  : 
/.esbin  s'abat  comme  un  taureau  que  le  stylet  a  frappé.  Le  sachem 
lui  appuie  un  pied  sur  le  cou  ;  d'une  main ,  il  saisit  et  tire  à  lui  la 
chevelure  du  guerrier,  de  l'autre  il  la  découpe  avec  une  partie  du 
crâne,  et,  suspendant  l'horrible  trophée  à  sa  ceinture,  il  assaillit  le 
brave  Hubert,  qui  l'attendoit.  D'un  coup  de  son  fort  genou  Adario  lui 
meurtrit  le  flanc,  et,  tandis  qu'Hubert  se  roule  sur  la  poussière,  du 
tranchant  de  sa  hache  l'Indien  lui  abat  les  deux  bras  et  le  laisse 
expirer  rugissant. 

Comme  un  loup  qui ,  ayant  dévoré  un  agneau  ,  ne  respire  plus  que 
le  meurtre,  le  sachem  vise  l'enseigne  Gédoin,  et  d'une  flèche  lui 
attache  la  main  au  bâton  du  drapeau  françois.  Il  blesse  ensuite  Adémar, 
le  fils  de  Charles.  Habitant  des  rives  de  la  Dordogne,  Adémar  avoit  été 
élevé  avec  toute  sorte  de  tendresse  par  un  vieux  père  dont  il  étoit  le  seul 
appui  et  qu'il  nourrissoit  de  l'honorable  prix  donné  à  ses  armes.  Mais 
Charles  ne  devoit  jamais  presser  son  fils  dans  ses  bras,  au  retour  des 
pays  lointains.  La  hache  du  sachem,  atteignant  Adémar  au  visage,  lui 
enleva  une  partie  du  front,  du  nez  et  des  lèvi'es.  Le  soldat  reste  quelque 
temps  debout,  objet  affreux,  au  milieu  de  ses  compagnons  épouvantés  : 
tel  se  montre  un  bouleau  dont  les  sauvages  ont  enlevé  l'écorce  au 
printemps;  le  tronc  mis  à  nu  et  teint  d'une  sève  rougie  se  fait 
apercevoir  de  loin  parmi  les  arbres  de  la  forêt.  Adémar  tombe  sur  son 
visage  mutilé,  et  la  nuit  éternelle  l'environne. 

Comme  une  laie  de  Cilicie  ou  comme  un  tigre  du  désert  de  Sahara, 
qui  défend  ses  petits ,  Adario ,  redoublant  de  fureur  à  la  vue  de  ses 
propres  exploits,  s'écrie  :  «  Voilà  comme  vous  périrez  tous,  vils  étran- 
gers! tel  est  le  sort  que  vous  réservent  les  Natchez!  »  En  même 
temps  il  arrache  un  mousquet  à  Kerbon,  et  lui  plonge  dans  la  bouche 
la  baïonnette;  le  triple  glaive  perce  le  palais  et  sort  par  le  haut 
du  crâne  de  la  pâle  victime,  dont  les  yeux  s'ouvrent  et  se  ferment 


LIVRE  X.  309 

avec  effort.  Adario  abandonne  l'arme  avec  le  cadavre,  qui  demeu- 
rent écartés  et  debout,  comme   les  deux  branches  d'un  compas. 

Soulevant  une  pierre  énorme,  telle  que  deux  Européens  la  porte- 
roient  à  peine  pour  marquer  la  borne  de  quelques  jeux  dans  une  fête 
publique,  le  sachem  la  lance  aussi  légèrement  qu'une  flèche  contre  le 
fils  de  Malherbe.  La  pierre  roule  et  fracasse  les  jambes  du  soldat  :  il 
frappe  le  sol  de  son  front,  et,  dans  sa  douleur,  mord  les  ronces  ensan- 
glantées. 0  Malherbe  !  la  faux  de  la  mort  te  moissonne  au  milieu  de 
tes  belles  années!  Mais  tant  que  les  Muses  conserveront  le  pouvoir 
d'enchanter  les  peuples,  ton  nom  vivra  comme  ceux  des  François  aux- 
quels ton  illustre  aïeul  donna  l'immortalité! 

Partout  Adario  se  fait  jour  avec  la  hache,  la  massue,  le  poignard  ou 
les  flèches.  Geblin,  qu'enivre  la  gloire;  d'Assas,  au  nom  héroïque; 
l'iaiprudent  d'Estaing,  qui  eût  osé  défier  Mars  lui-même;  Marigni, 
Comines,  Saint-Alban,  cèdent  au  fils  de  Siphane.  Animés  par  son 
exemple,  les  Natchez  viennent  mugissant  comme  des  taureaux  sau- 
vages, bondissant  comme  des  léopards.  La  terre  se  pèle  et  s'écorche 
sous  les  pas  redoublés  et  furieux  des  guerriers  ;  des  tourbillons  de 
poussière  répandent  de  nouveau  la  nuit  sur  le  champ  de  bataille  ;  les 
visages  sont  noircis ,  les  armes  brisées  ,  les  vêtements  déchirés ,  et  la 
sueur  coule  en  torrents  du  front  des  soldats 

Alors  le  ciel  envoya  l'épouvante  aux  François.  Febriano ,  qui  com- 
battoit  devant  le  sachem,  fut  le  premier  à  prendre  la  fuite,  et  les  sol- 
dats, abandonnés  de  leur  chefs,  ouvrent  leurs  rangs. 

Adario  et  les  sachems  y  pénètrent  avec  un  bruit  semblable  à  celui 
des  flots  qui  jaillissent  contre  les  épieux  noircis  plantés  devant  les 
murs  d'une  cité  maritime.  Chépar,  du  haut  d'une  colline,  voit  la  défaite 
de  l'aile  gauche  de  son  armée  ;  il  ordonne  à  d'Artaguette  de  faire  avan- 
cer ses  grenadiers.  En  même  temps  Folard,  parvenu  à  sauver  quelques 
'bronzes,  les  place  sur  un  tertre  découvert  et  commence  à  foudroyer 
les  sachems. 

Vous  prévîtes  le  dessein  du  commandant  des  François,  vaillant  frère 
de  Céluta  !  et  pour  sauver  vos  pères,  vous  vous  élançâtes,  soutenu  des 
jeunes  Indiens,  contre  la  troupe  choisie.  Trois  fois  les  compagnons 
d'Outougamiz  s'efforcent  de  rompre  le  bataillon  des  grenadiers,  trois, 
fois  ils  se  viennent  briser  contre  la  masse  impénétrable. 

L'ami  de  René  s'adressant  au  ciel  :  «  0  génies!  si  vous  nous  refusez 
«  la  victoire,  accordez-nous  donc  la  mort  !  »  Et  il  attaque  d'Artaguette. 

Deux  coursiers,  fils  des  vents  et  amants  d'une  cavale,  fille  d'Éole, 
du  plus  loin  qu'ils  s'aperçoivent  dans  la  plaine,  courent  l'un  à  l'autre 
SLvec  des  hennissements.  Aussitôt  que  leurs  haleines  enflammées  se 


310  LES   N  AT  CHEZ. 

niôloiit,  ils  se  dressent  sur  leurs  jarrets,  s'embrassent,  couvrent  d'(?cumo 
et  de  sang  leur  crinière,  et  cherchent  mutuellement  à  se  dévorer  ;  puis 
tout  à  coup  se  quittant  pour  se  charger  de  nouveau,  tournant  la 
croupe,  dressant  leurs  queues  hérissées ,  ils  heurtent  leurs  soles  dans 
les  airs  :  des  étincelles  jaillissent  du  demi-cercle  d'airain  qui  couvre 
leurs  pieds  homicides.  Ainsi  combattoient  d'Artaguette  et  Outougamiz  ; 
tels  étoient  les  éclairs  qui  partoient  de  l'acier  de  leurs  glaives.  La 
foudre  dirigée  par  Folard  les  oblige  à  se  séparer  et  répand  le  désordre 
dans  les  rangs  des  jeunes  Natchez. 

«  Tribus  du  Serpent  et  de  la  Tortue!  s'écrie  le  frère  de  Céluta,  sou- 
«  tenez  l'assaut  de  d'Artaguette,  tandis  que  je  vais,  avec  les  alliés, 
«  m'emparer  des  tonnerres. 

Il  dit  :  les  guerriers  alliés  marchent  derrière  lui  deux  à  deux,  et 
s'avancent  vers  la  colline  où  les  attend  Folard.  Intrépides  sauvages,  si 
mes  chants  se  font  entendre  dans  l'avenir,  si  j'ai  reçu  quelque  étin- 
celle du  feu  de  Prométhée,  votre  gloire  s'étendra  parmi  les  hommes 
aussi  longtemps  que  le  Louvre  dominera  les  flots  de  la  Seine  ;  aussi 
longtemps  que  le  peuple  de  Clovis  continuera  d'être  le  premier  peuple 
du  monde;  aussi  longtemps  que  vivra  la  mémoire  de  ces  laboureurs 
qui  viennent  de  renouveler  le  miracle  de  votre  audace  dans  les  champs 
de  la  Vendée', 

Outougamiz  commence  à  gravir  la  colline  :  bientôt  il  disparoît  dans 
un  torrent  de  feu  et  de  fumée  :  tel  Hercule  s'élevoit  vers  l'Olympe 
dans  les  flammes  de  son  bûcher;  tel  sur  la  voie  d'airain,  et  près  du 
temple  des  Euménides,  un  orage  ravit  OEdipe  au  séjour  des  dieux. 
Rien  n'arrête  les  Indiens,  dont  le  péril  s'accroît  à  mesure  qu'ils  appro- 
chent des  bouches  dévorantes.  A  chaque  pas  la  mort  enlève  quelques- 
uns  des  assaillants.  Tansou,  qui  se  plaît  à  porter  un  arc  de  cèdre, 
reçoit  un  boulet  au  milieu  du  corps  ;  il  se  sépare  en  deux  comme  un 
épi  rompu  par  la  main  d'un  enfant.  Kiousse,  qui,  prêt  à  s'engager 
dans  les  chaînes  de  l'hymen,  avoit  déjà  éteint  le  flambeau  dans  la 
cabane  de  sa  maîtresse,  voit  ses  pieds  rapides  soudainement  écrasés  ; 
il  tombe  du  haut  d'un  roc  dans  une  terre  limoneuse,  où  il  demeure 
enfoncé  jusqu'à  la  ceinture;  Tani  est  frappé  d'un  gïobe  d'airain  à  la 
tête;  son  crâne  emporté  se  va  suspendre  par  la  chevelure  à  la  branche 
fleurie  d'un  érable. 

De  tous  ces  guerriers,  Séphie  sulvoit  Outougamiz  avec  le  plus  d'ar- 
deur. Ce  héros  descendoit  d'OEkala,  qui  avoit  régné  sur  les  Siminoles. 
Œkala  eut  trois  fils  :  Nape,  qui  devançoit  les  chevreuils  à  la  course  ; 

1.  On  voit,  parce  passage,  à  quelle  époque  ce  livre  a  été  écrit. 


LIVRE  X.  311 

Téran,  qui  épousa  Nitianis,  dont  les  esprits  stériles  fermèrent  le  sein, 
et  Scoute,  qui  fut  le  dernier  des  trois  enfants  d'OEkala.  Scoute  eut  de 
la  chaste  Nibila  la  charmante  Élisoé  et  le  fier  Alisinape,  père  de  Sépine. 
Cet  ardent  sauvage  avoit  promis  à  sa  mère  de  lui  apporter  la  cheve- 
lure du  commandant  des  François;  mais  il  avoit-négligé  de  faire  des 
sacrifices  aux  génies,  et  il  ne  devoit  plus  rentrer  dans  la  cabane  de  ses 
pères.  Un  boulet  l'atteignit  dans  les  parties  inférieures  du  corps.  Ren- 
versé sur  la  terre,  il  se  roule  dans  ses  entrailles.  Son  ami,  Télaza,  lui 
tend  la  main  pour  l'aider  à  se  relever,  mais  un  second  boulet  arrache^ 
le  bras  secourable  qui  va  frapper  Outougamiz. 

Déjà  il  ne  restoit  plus  que  soixante  guerriers  de  la  troupe  qui  esca- 
ladoit  la  colline  des  foudres  :  ils  arrivent  au  sommet.  Outougamiz, 
perçant  à  travers  les  baïonnettes  que  Folard  oppose  à  ses  efforts, 
s'élance  le  premier  sur  un  canon  ,  abat  la  tête  du  cyclope  qui  alloit  y 
porter  la  mèche,  embrasse  le  tube  et  appelle  à  lui  les  sauvages.  Là  se 
fait  un  carnage  épouvantable  des  François  et  des  Indiens.  Folard  crie 
aux  premiers  :  ((  Quelle  honte  pour  vous  si  vous  étiez  vaincus  !  »  Outou- 
gamiz crie  aux  seconds  :  «  Encore  un  moment  de  courage,  et  à  nous  la 
«  victoire!  »' 

On  entend  le  frémissement  du  sang  qui  se  dessèche  et  s'évapore  en 
tombant  sur  la  machine  rougie,  pour  la  possession  de  laquelle  on 
combat.  Les  décharges  des  mousquets  et  des  batteries  font  de  la  col- 
line un  effroyable  chaos.  Tels  sont  les  mugissements,  les  ténèbres  et 
les  lueurs  de  l'Etna,  lorsque  le  volcan  se  réveille  :  un  ciel  d'airain, 
d'où  tombe  une  pluie  de  cendre,  s'abaisse  sur  les  campagnes  obscur- 
cies, au  milieu  desquelles  la  montagne  brCde  comme  un  funèbre  flam- 
beau ;  des  fleuves  d'un  feu  violet  sillonnent  les  plaines  mouvantes  ;  les 
hommes,  les  cités,  les  monuments,  disparoissent,  et  Vulcain,  vainqueur 
de  Neptune,  fait  bouillonner  les  mers  sur  ses  fourneaux  embrasés. 

Toutes  les  fureurs  de  la  guerre  se  rassemblent  autour  du  bronze 
qu'a  saisi  le  frère  de  Céluta.  Les  Indiens  tâchent  d'ébranler  la  lourde 
masse  et  de  la  précipiter  du  haut  du  coteau  :  les  uns  l'embrassent  par 
sa  bouche  béante  ;  les  autres  poussent  avec  effort  les  roues  qui  laissent 
dans  le  sol  de  profondes  traces;  ceux-ci  tournent  contre  les  François 
les  armes  qu'ils  leur  ont,  arrachées  ;  ceux-là  se  font  massacrer  sur  le 
canon  que  souillent  la  moelle  éparse,  les  cervelles  fumantes,  les  lam- 
beaux de  chair,  les  fragments  d'os.  Chaque  soldat ,  noirci  par  le  sal- 
pêtre, est  couvert  du  sang  de  ses  amis  et  de  ses  ennemis.  On  se  saisit 
par  les  cheveux  ;  on  s'attaque  avec  les  pieds  et  les  mains  :  tel  a  perdu 
les  bras  qui  se  sert  de  ses  dents  pour  combattre  :  c'est  comme  un  fes- 
tin de  la  mort.  Déjà  Folard  est  blessé  ;  déjà  l'héroïsme  de  quelques 


312  LK8    NAlCIll//. 

sauvages  l'oniporte  siii'  Ion!  l'arl  ('iii'o|u''rn,  lorsqu'un  gnMiadior  par- 
vient à  niottre  lo  feu  au  lulje.  Aussitôt  la  couleuvre  de  bronze;  dégorge 
ses  entrailles  avec  un  dernier  rugissement  :  sa  destinée  étant  accom- 
plie, elle  éclate,  mutile,  renverse,  tue  la  plus  grande  partie  des  guer- 
riers qui  renvironqent.  L'on  n'entend  qu'un  cri,  suivi  d'un  silence 
formidable. 

Comme  deux  flottes  puissantes,  se  disputant  l'empire  de  Neptune, 
se  rencontrent  à  l'embouchure  de  l'antique  Égyptus,  le  combat  s'en- 
gage à  l'entrée  de  la  nuit.  Bientôt  un  vaisseau  s'enflamme  par  sa  poupe 
pétillante  :  à  la  lueur  du  mouvant  incendie  on  distingue  la  mer  sem- 
blable à  du  sang  et  couverte  de  débris;  la  terre  est  bordée  des  nations 
du  désert;  les  navires,  ou  démâtés,  ou  rasés  au  niveau  des  vagues, 
dérivent  en  brûlant.  Tout  à  coup  le  vaisseau  en  feu  mugit:  son  énorme 
carcasse  crève  et  lance  jusqu'au  ciel  les  tubes  d'airain,  les  pins  embra- 
sés et  les  cadavres  des  matelots  :  la  nuit  et  le  silence  s'étendent  sur 
les  ondes.  Outougamiz  reste  seul  de  toute  sa  troupe,  après  l'explosion 
du  foudre.  Il  se  vouloit  jeter  parmi  les  François ,  mais  le  génie  de 
l'amitié  lui  fait  au  fond  du  cœur  cette  réprimande  :  «  Où  cours- tu, 
«  insensé?  de  quel  fruit  ta  mort  peut-elle  être  maintenant  à  ta  patrie? 
«  Réserve  ce  sacrifice  pour  une  occasion  plus  favorable,  et  souviens-toi 
«  que  tu  as  un  ami.  »  Ému  par  ces  tendres  sentiments,  le  fils  de  Taba- 
mica  bondit  du  haut  de  la  colline,  va  se  plonger  dans  le  fleuve,  et, 
ranimé  par  la  fraîcheur  de  l'onde,  il  rejoint  les  guerriers  qui  n'avoient 
cessé  de  combattre  contre  d'Artagiiette. 

Les  sachems,  aussi  prudents  qu'intrépides,  craignant  d'être  coupés 
dans  leur  retraite,  s'étoient  réunis  aux  bataillons  de  leurs  fils.  Tous 
ensemble  soutenoient  à  peine  les  efforts  de  Beaumanoir,  qui,  du  côté 
des  François,  obtenoit  l'honneur  de  la  journée.  Beaumanoir  avoit  pour 
ancêtre  ce  fameux  chevalier  breton  qui  but  son  sang  au  combat  des 
Trente.  Douze  générations  séparoient  Beaumanoir  de  cette  source 
illustre  :  Etienne ,  Matthieu ,  Charles ,  Robert ,  Geofroy ,  le  second 
Etienne,  Paul,  François,  qui  mourut  à  Jarnac,  Georges  le  Balafré,  Tho- 
mas, François  deuxième  du  nom,  et  Jean  le  Solitaire,  qui  habiloit  le 
donjon  d'oîi  l'on  découvre  la  colline  isolée'  que  couronnent  les  ruines 
d'un  temple  druidique. 

Armé  d'un  casse-tête  à  l'instar  de  l'ennemi,  Beaumanoir  ravage  les 
rangs  des  Natchez  :  Adario  soutient  à  peine  sa  furie.  Déjà  le  vieux 
Nabal,  le  riche  Lipoé,  qui  possédoit  deux  cents  peaux  de  castor,  trente 
arcs  de  bois  de  merisier  et  trois  cabanes;  Ouzao,  do  la  tribu  du  Ser- 

1.  Le  .Mont-Dol. 


LIVRE  X.  313 

peut;  Arimat,  qui  portoit  un  aigle  d'azur  sur  son  sein,  une  perle  à  sa 
lèvre  et  une  couronne  de  plumes  sur  sa  tête,  tous  ces  guerriers  avoient 
péri  sous  les  ongles  de  ce  fier  lion,  Beaumanoir. 

On  remarquoit  dans  l'armée  des  Natchez  un  sachem  redouté,  le 
robuste  Nipane;  trois  fils  secondoient  son  courage  :  Tanitien  aux 
oreilles  découpées,  Masinaïke,  favori  de  sa  mère,  et  le  grand  Ossani. 
Les  trois  Nipanides,  s'avançant  à  la  tête  des  sauvages,  lançoient  leurs 
flèches  contre  les  François  et  se  retiroient  ensuite  à  l'abri  de  la  valeur 
de  leur  père.  Comme  un  serpent  à  la  peau  changeante,  à  la  queue 
sonore,  reposant  aux  ardeurs  du  soleil,  veille  sur  ses  enfants  qui  se 
jouent  autour  de  lui  ;  si  quelque  bruit  vient  à  se  faire  entendre,  les 
jeunes  reptiles  se  réfugient  dans  la  bouche  de  leur  mère  ;  l'amour  les 
renferme  de  nouveau  dans  le  sein  dont  l'amour  les  fit  sortir  :  tel  étoit 
Nipane  et  ses  fils. 

Au  moment  oii  les  trois  frères  alloient  attaquer  Beaumanoir,  Beau- 
manoir fond  sur  eux  comme  le  milan  sur  des  colombes.  Nipane,  qui 
observe  le  mouvement  du  guerrier  françois,  s'avance  pour  secourir  les 
objets  de  sa  vigilante  tendresse.  Privé  d'une  victoire  qu'il  regardoit 
comme  assurée,  le  soldat  breton  se  tourne  vers  le  sachem  et  l'abat 
d'un  coup  de  massue. 

A  la  vue  de  Nipane  terrassé,  les  Natchez  poussent  un  cri  :  Tanitien, 
Masinaïke  et  Ossani  lancent  à  la  fois  leurs  flèches  contre  le  meurtrier 
de  leur  père.  Beaumanoir  se  baisse  pour  éviter  la  mort,  et,  se  jetant 
sur  les  trois  jeunes  sauvages,  il  les  immole. 

Nipane,  revenu  de  son  évanouissement,  mais  répandant  le  sang  par 
les  yeux  et  par  les  narines,  ne  peut,  heureux  dans  son  infortune,  aper- 
cevoir ses  fils  étendus  à  ses  côtés.  «  0  mes  fils  !  dit-il  d'une  voix  mou- 
rante, sauvez  mon  corps  de  la  rage  des  François.  Est-il  rien  de  plus 
pitoyable  qu'un  sachem  renversé  par  Areskoui?  Les  ennemis  comptent 
ses  cheveux  blancs  et  insultent  à  son  cadavre  :  «  Insensé,  disent-ils, 
«  pourquoi  quittois-tu  le  bâton  de  chêne?  m  Ils  le  dépouillent,  et 
plaisantent  entre  eux  sur  les  restes  inanimés  du  vieillard.  »  Nipane 
expire,  parlant  en  vain  à  ses  fils,  et,  arrivé  chez  les  morts,  il  gémit  de 
retrouver  ces  mêmes  fils  qui  l'ont  précédé  dans  la  tombe. 

Le  grand-prêtre,  armé  d'une  torche  ardente,  rallie  les  sauvages 
autour  du  corps  de  Nipane.  Adario  et  Outougamiz  enlèvent  le  cadavre, 
mais  Beaumanoir  saisit  d'une  main  le  sachem,  l'oblige  à  lâcher  sa  proie, 
tandis  que  de  l'autre  main  il  lève  la  massue.  Adario  recule  et  détourne 
le  coup.  Alors  le  ciel  marque  à  la  fois  la  fin  de  la  gloire  et  de  la  vie 
de  Beaumanoir.  D'un  revers  de  sa  hache,  Adario  fend  le  côté  de  son 
ennemi  :  le  Breton  sent  l'air  entrer  dans  sa  poitrine  par  un  chemin 


3U  LES   NATCHEZ. 

inconnu  et.  son  coeur  palpiter  à  découvert.  Ses  yeux  deviennent  blancs; 
il  tord  les  lèvres;  ses  dents  craquent;  la  massue  échappe  à  sa  main  ; 
il  lonibo;  la  vie  l'abandonne,  ses  membres  se  roidissent  dans  la 
mort. 

Adario  s'élanrant  sur  Beaumanoîr  pour  lui  enlever  la  chevelure  : 
«  A  moi,  Nalchi'z!  s'écrie-t-il,  Nipano  est  vengé!  »  Les  sauvages 
jetlent  de  grandes  clameurs,  et  reviennent  à  l'attaque.  Du  côté  des 
François,  les  tambours  battent  la  charge,  la  musique  et  les  clai- 
rons retentissent  :  d'Artaguette,  faisant  baisser  la  baïonnette  à  ses 
grenadiers,  s'avance  pour  protéger  le  corps  de  son  loyal  compagnon 
d'armes.  La  mêlée  devient  horrible  :  Lameck  reçoit  au-dessous  des 
côtes  un  coup  d'épée,  comme  il  saisissoit  par  les  pieds  le  cadavre  de 
Beaumanoir.  La  membrane  qui  soutenoit  les  entrailles  de  Lameck  est 
rompue  ;  elles  s'afîaissent  dans  les  aines,  lesquelles  se  gonflent  comme 
une  outre.  L'Indien  se  pâme  avec  d'accablantes  douleurs,  et  un  dur 
sommeil  ferme  ses  yeux. 

Le  sort  du  noble  Yatzi  ne  fut  pas  moins  déplorable  :  ce  guerrier 
descendoit  des  rois  Yendats,  qui  avoient  régné  sur  les  grands  lacs. 
Lorsque  les  Iroquois  envahirent  la  contrée  de  ses  pères,  sa  mère  le 
sauva  dans  une  peau  d'ours,  et,  l'emportant  à  travers  les  montagnes, 
elle  devint  suppliante  aux  foyers  des  Natchez.  Élevé  sur  ces  bords 
étrangers,  Yatzi  déploya  au  sortir  de  l'enfance  la  générosité  d'un  roi 
et  la  vaillance  de  ses  ancêtres.  Sa  hutte  étoit  ouverte  à  tous  les  infor- 
tunés, car  il  l'avoit  été  lui-même  :  la  solitude  n'avoit  point  de  cœur 
plus  hospitalier. 

Yatzi  voit  dans  les  rangs  ennemis  un  François  qu'il  avoit  reçu  jadis 
sur  la  natte  :  le  fils  de  l'exil,  prenant  à  sa  ceinture  un  calumet  de  paix, 
s'avance  pour  renouveler  l'alliance  de  la  cabane,  mais  le  François,  qui 
ne  le  reconnoît  pas,  lui  appuie  un  pistolet  sur  la  poitrine  :  le  coup 
part;  la  balle  fracasse  la  moelle  épinière;  Yatzi,  enveloppé  d'une  nuit 
soudaine,  roule  aux  pieds  de  son  hôte.  Son  âme,  égarée  sur  ses  lèvres, 
est  prête  à  s'envoler  vers  celui  qui  reçoit  le  voyageur  fatigué. 

Transporté  de  colère,  Siégo,  autre  banni  des  bois  canadiens,  Siégo 
qui  étoit  né  sous  un  savanier  (car  sa  mère  fut  surprise  des  douleurs 
de  l'enfantement  en  allant  à  la  fontaine),  Siégo  prétend  tirer  une 
vengeance  éclatante  du  sort  que  vient  d'éprouver  son  ami.  Insensé  qui 
couroit  lui-même  à  sa  perte!  une  balle  lancée  au  hasard  lui  crève  le 
réservoir  du  fiel.  Le  guerrier  sent  aussitôt  sur  sa  langue  une  grande 
amertume  ;  son  haleine  expirante  fait  monter,  comme  par  le  jeu  d'une 
pompe,  le  sang  qui  vient  bouillonner  à  ses  lèvres.  Ses  genoux  chan- 
cellent ;  il  s'affaisse  doucement  sur  l'infortuné  Yatzi,  qui,  d'un  dernier 


LIVRE  X.  315 

mouvement  convulsif,  le  serre  dans  ses  bras  :  ainsi  l'abeille  se  repose 
dans  le  calice  de  la  miraculeuse  Dionée ,  mais  la  fleur  se  referme  sur 
la  fille  du  ciel  et  l'étouffé  dans  un  voile  parfumé. 

Les  Indiens  à  leur  tour  arrachent  à  la  vie  une  foule  de  François,  et 
sarclent  le  champ  de  bataille.  A  la  supériorité  de  l'art  ils  opposent  les 
avantages  de  la  nature  :  leurs  coups  sont  moins  nombreux,  mais  ils 
portent  plus  juste.  Le  climat  ne  leur  est  point  un  fardeau  ;  les  lieux 
oi!i  ils  combattent  sont  ceux  où  ils  s'exercèrent  aux  jeux  de  leur  enfance  ; 
tout  leur  est  arme ,  rempart  ou  appui  ;  ils  nagent  dans  les  eaux,  ils 
glissent  ou  ils  volent  sur  la  terre.  Tantôt  cachés  dans  les  herbes,  tantôt 
montés  sur  les  chênes,  ils  rient  du  boulet  qui  passe  sur  leur  tête  ou 
sous  leurs  pieds.  Leurs  cris,  leurs  chants,  le  bruit  de  leurs  chichikoués 
et  de  leurs  fifres,  annoncent  un  autre  Mars,  mais  un  Mars  non  moins 
redoutable  que  celui  des  François.  Les  cheveux  rasés  ou  retroussés 
des  Indiens,  les  plumes  et  les  ornements  qui  les  décorent,  les  couleurs 
qui  peignent  le  visage  du  Natchez,  les  ceintures  oi!i  brille  la  hache, 
où  pend  le  casse-tête  et  le  couteau  d'escalpe,  contrastent  avec  la 
pompe  guerrière  européenne.  Quelquefois  les  sauvages  attaquent  tous 
ensemble,  remplissant  l'espace  qui  les  sépare  des  ennemis  de  gestes 
et  de  danses  héroïques;  quelquefois  ils  viennent  un  à  un  combattre 
un  adversaire  qu'ils  ont  remarqué  comme  étant  le  plus  digne  d'éprou- 
ver leur  valeur. 

Outougamiz  se  distingue  de  nouveau  dans  cette  lutte  renaissante. 
On  le  prendroit  pour  un  guerrier  échappé  récemment  au  repos  de  ses 
foyers,  tant  il  déploie  de  force  et  d'ardeur.  Le  tranchant  de  sa  hache  étoit 
fait  d'un  marbre  aiguisé  avec  beaucoup  de  soin  par  Akomanda ,  aïeul 
du  jeune  héros.  Ce  marbre  avoit  ensuite  été  inséré,  comme  une  greffe, 
dans  la  tige  fendue  d'un  plant  de  cormier  :  l'arbuste,  en  croissant, 
s'étoit  refermé  sur  la  pierre,  et,'  coupé  à  une  longueur  de  flèche,  il 
étoit  devenu  un  instrument  de  mort  dans  la  main  des  guerriers. 

Outougamiz  fait  tourner  l'arme  héréditaire  autour  de  sa  tête,  et, 
la  laissant  échapper,  elle  va,  d'un  vol  impétueux,  frapper  Valbel 
au-dessous  de  l'oreille  gauche  :  la  vertèbre  est  coupée.  Le  soldat  ami 
de  la  joie  penche  la  tête  sur  l'épaule  droite,  tandis  que  son  sang  rougit 
son  bras  et  sa  poitrine  :  on  diroit  qu'il  s'endort  au  milieu  des  coupes 
de  vin  répandues,  comme  il  vouloit  faire  dans  les  orgies  d'un  festin. 

Le  rapide  sauvage  suit  la  hache  qu'il  a  lancée,  la  reprend ,  et  en 
décharge  un  coup  effroyable  sur  Bois-Robert,  dont  la  poitrine  s'ouvre 
comme  celle  d'une  blanche  victime  sous  le  couteau  du  sacrificateur. 
Bois -Robert  avoit  pour  aïeul  ce  guerrier  qui  escalada  les  rochers  de 
Fécamp.  Il  comptoit  à  peine  dix-sept  années  :  sa  mère,  assise  sur  le 


316  LES    NATCIIKZ. 

rivage  de  la  France,  avoit  longtemps  regardé,  en  répandant  des  pleurs, 
le  vaisseau  (|iii  emportoit  le  fils  de  son  amoiii-.  (Uiloii^ami/  est  tout  à 
coup  frappé  de  la  pâleur  du  jeune  homme,  de  la  grâce  de  cette  cheve- 
lure blonde  qui  ombrage  un  front  décoloré,  et  descend,  second  voile, 
sur  des  yeux  déjà  recouverts  de  leurs  longues  paupières. 

«  Pauvre  nonpareille,  lui  dit-il,  qui  te  revêtois  à  ]K"ine  d'un  léger 
duvet,  te  voilà  tombée  de  ton  nid  !  Tu  ne  chanteras  plus  sur  la  branche  ! 
Puisse  ta  mère,  si  tu  as  une  mère,  pardonner  à  Outougamiz!  Les  dou- 
leurs d'une  mère  sont  bien  grandes.  Hélas  !  tu  étois  à  peu  près  de  mon 
âge!  Et  moi  aussi,  il  me  faudra  mourir,  mais  les  esprits  sont  témoins 
que  je  n'avois  aucune  haine  contre  toi  ;  je  n'ai  fait  ce  mal  qu'en  défen- 
dant la  tombe  de  ma  mère.  »  Ain.^i  vous  parliez ,  naïf  et  tendre  sau- 
vage; les  larmes  rouloient  dans  vos  yeux.  Bois-Robert  entendit  votre 
simple  éloge  funèbre,  et  il  sourit  en  exhalant  son  dernier  soupir. 

Tandis  que,  vaincus  et  vainqueurs,  les  François  et  les  Natchez  con- 
tinuent de  toutes  parts  le  combat,  Ghépar  ordonne  aux  légers  dragons 
de  mettre  pied  à  terre,  d'écarter  les  arbres  et  les  morts  pour  ouvrir 
un  passage  à  la  pesante  cavalerie  et  au  bataillon  helvétique.  L'ordn; 
est  exécuté.  On  roule  avec  effort,  on  soulève,  avec  des  leviers  faits  à  la 
hâte,  le  tronc  des  chênes,  les  débris  des  canons  et  des  chars  :  un  écou- 
lement est  ouvert  aux  eaux  dont  le  fleuve  a  inondé  la  plaine. 

De  paisibles  castors,  dans  des  vallons  solitaires,  s'empresserlt  à 
finir  un  commun  ouvrage  :  les  uns  scient  les  bouleaux  et  les  abattent 
sur  le  courant  d'une  onde,  afin  d'en  former  une  digue;  les  autres 
traînent  sur  leur  queue  les  matériaux  destinés  aux  architectes;  les 
palais  de  la  Venise  du  désert  s'élèvent  ;  des  artisans  de  luxe  en  tapissent 
les  planchers  avec  une  fraîche  verdure,  et  préparent  les  salles  du  bain, 
tandis  que  des  constructeurs  bâtissent  plus  loin,  au  bord  du  lac,  les 
agréables  châteaux  de  la  campagne.  Cependant  de  vieux  castors  pleins 
d'expérience  dirigent  les  travaux  de  la  république,  font  préparer  les 
magasins  de  vivres,  placent  des  sentinelles  avancées  pour  la  sûreté 
du  peuple,  récompensent  les  citoyens  diligents  et  exilent  les  pares- 
seux :  ainsi  l'on  voyoit  travailler  les  François  sur  le  champ  des  com- 
bats. Partout  se  forment  des  pyramides  où  les  guerriers  moissonnés 
par  le  fer  sont  entassés  au  hasard  :  les  uns  ont  le  visage  tourné  vers 
la  terre,  qu'ils  pressent  de  leurs  bras  roidis;  les  autres  laissent  flotter 
leurs  chevelures  sanglantes  du  haut  des  pyramides  funèbres,  comme 
les  plantes  humides  de  rosée  pendent  du  flanc  des  roches;  ceux-ci 
sont  tournés  sur  le  côté;  ceux-là  semblent  regarder  le  ciel  de  leurs 
yeux  hagards,  et  sur  leurs  traits  immobiles  la  mort  a  fixé  les  convul- 
sions de  la  vie  fugitive.  Des  têtes  séparées  du  tronc,  des  membres 


LIVRE   X.  317 

mutilés  remplissent  les  vides  de  ces  trophées  ;  du  sang  épaissi  cimente 
CCS  épouvantables  monuments  de  la  rage  des  hommes  et  de  la  colère 
du  ciel.  Bien  différents  s'élèvent  dans  une  riante  prairie,  au  milieu 
(les  ruisseaux  et  des  doux  ombrages,  ces  monceaux  d'herbes  et  de 
(leurs  tombées  sous  la  faux  de  l'homme  champêtre  :  Flore,  un  râteau 
à  la  main,  invite  les  bergers  à  dansera  la  fête  printanière,  et  les 
ieunes  filles,  avec  leurs  compagnes,  se  laissent  rouler  en  folâtrant  du 
/sommet  de  la  meule  embaumée, 

La  trompette  sonne,  et  la  cavalerie  se  précipite  dans  les  chemins  qui 
lui  sont  ouverts.  Un  bruit  sourd  s'élève  de  la  terre,  que  l'on  sent  trem- 
bler sous  ses  pas.  Des  batteries  soudainement  démasquées  mugissent 
à  la  fois.  Les  échos  des  forêts  multiplient  la  voix  de  ces  tonnerres,  et 
le  Meschacebé  y  répond  en  battant  ses  rives.  Satan  mêle  à  ce  tumulte 
des  rumeurs  surnaturelles  qui  glaceroient  d'effroi  les  cœurs  les  plus 
intrépides.  Jamais  tel  bruit  n'avoit  été  ouï,  depuis  le  jour  où  le  chaos, 
forcé  de  fuir  devant  le  Créateur,  se  précipita  aux  confins  des  mondes 
arrachés  de  ses  entrailles;  un  fracas  plus  affreux  ne  se  fera  point 
entendre  lorsque  la  trompette  de  l'ange,  réveillant  les  morts  dans 
leur  poussière,  tous  les  tombeaux  s'ouvriront  à  la  fois  et  reproduiront 
la  race  pâlissante  des  hommes.  Les  légions  infernales  répandues  dans 
les  airs  obscurcissent  le  soleil  ;  les  Indiens  crurent  qu'il  s'alloit  éteindre. 
Tremblantes  sur  leurs  bases,  les  Andes  secouèrent  leurs  glaçons,  et 
les  deux  Océans  soulevés  menacèrent  de  rompre  l'isthme  qui  joint 
l'une  et  l'autre  Amérique. 

Suivi  de  ses  centaures,  Causans  plonge  dans  les  rangs  des  Natchez. 
Comme,  dans  une  colonie  naissante,  un  laboureur,  empruntant  de 
son  voisin  des  poulains  et  des  cavales,  les  fait  entrer  dans  une  grange 
où  les  gerbes  de  froment  sont  régulièrement  étendues  ;  des  enfants, 
placés  au  centre  de  l'aire,  contraignent  par  leurs  cris  joyeux  les  pai- 
sibles animaux  à  fouler  les  richesses  rustiques  ;  une  charmante  har- 
monie règne  entre  la  candeur  des  enfants,  l'innocence  des  dons  de 
Cérès  et  la  légèreté  des  jeunes  poulains  qui  bondissent  sur  les  épis, 
en  suivant  leurs  mères  :  Causans  et  ses  chevaux  homicides  broient 
so  us  leurs  pas  une  moisson  de  héros.  Et  comme  des  abeilles  dont  un 
ours  a  découvert  les  trésors  dans  le  creux  d'un  chêne  se  jettent  sur  le 
ravisseur  et  le  percent  de  leur  aiguillon,  ainsi,  ô  Natchez  !  le  poignard 
à  la  main,  vous  résistez  aux  cavaliers  et  à  leur  chef,  fils  du  brave 
Henri  et  de  l'aimable  Laure, 

Les  chevaux  percés  de  flèches  bondissent,  se  cabrent,  secouent  leur 
crinière,  frottent  leur  bouche  écumante  contre  leur  pied  roidi,  ou 
lèvent  leurs  naseaux  sanglants  vers  le  ciel  ;  superbes  encore  dans  leur 


318  LES    iNATCHKZ. 

donlour  guerrière,  soit  qu'ils  aient  renversé  leurs  maîtres,  soit  qu'ils 
les  emportent  à  travers  le  champ  de  bataille. 

Peut-être,  dans  l'ardeur  dont  les  combattants  étoient  animés,  tous 
les  François  et  tous  les  Indiens  alloient  périr,  si,  des  bords  entr'ou- 
verts  du  firmament,  Catherine  des  Bois,  qui  voyoit  ce  massacre,  n'eût 
levé  les  mains  vers  le  trône  du  Tout-Puissant.  Une  voix  divine  se  fit 
entendre  :  «  Vierge  compatissante,  cessez  vos  douleurs;  ma  miséri- 
corde viendra  après  ma  justice.  Mais  bientôt  l'auteur  de  tous  ces  maux 
va  suspendre  lui-même,  afin  de  mieux  favoriser  ses  projets,  la  fureur 
des  guerriers.  » 

Ainsi  retentirent  dans  l'éternité  ces  paroles  qui  tombèrent  de  soleil 
en  soleil,  et  descendirent,  comme  une  chaîne  d'or,  jusqu'aux  abîmes 
de  la  terre. 

En  même  temps  le  roi  des  enfers,  jugeant  le  combat  arrivé  au  point 
nécessaire  pour  l'accomplissement  de  ses  desseins,  songe  à  séparer  les 
combattants. 

11  vole  à  la  grotte  où  le  démon  de  la  nuit  se  cache  pendant  que  le 
soleil  anime  la  nature.  La  reine  des  ténèbres  étoit  alors  occupée  à  se 
parer.  Les  songes  plaçoient  des  diamants  dans  sa  chevelure  azurée; 
les  mystères  couvroienî  son  front  d'un  bandeau,  et  les  amours,  nouant 
autour  d'elle  les  crêpes  de  son  écharpe,  ne  laissoient  paroître  qu'une 
de  ses  mamelles,  semblable  au  globe  de  la  lune;  pour  sceptre,  elle 
tenoit  à  la  main  un  bouquet  de  pavots.  Tantôt  elle  sourioit  dans  un 
profond  silence,  tantôt  elle  faisoit  entendre  des  chants  comme  ceux  du 
rossignol;  la  volupté  rouvroit  sans  cesse  ses  yeux,  qu'un  doux  som- 
meil fermoit  sans  cesse;  le  bruit  de  ses  ailes  imitoit  le  murmure  d'une 
source  ou  le  frémissement  du  feuillage  ;  les  zéphyrs  naissoient  de  son 
haleine.  Ce  démon  de  la  nuit  avoit  toutes  les  grâces  de  l'ange  de  la 
nuit,  mais,  comme  celui-ci,  il  ne  présidoit  point  au  repos  de  la  vertu, 
H  ne  pouvoit  inspirer  que  des  plaisirs  ou  des  crimes. 

Jamais  le  monarque  des  ombres  n'avoit  vu  sa  fille  aussi  charmante, 
«  Ange  ravissant,  lui  dit-il,  il  n'est  pas  temps  de  vous  parer  :  quittez 
ces  brillants  atours  et  prenez  votre  robe  des  tempêtes.  Vous  savez  ce 
que  vous  me  devez  :  vous  n'étiez  pas  avant  la  chute  de  l'homme,  et 
vous  avez  pris  naissance  dans  mes  ténèbres.  » 

La  Nuit,  fille  obéissante ,  arrache  ses  ornements  ;  elle  se  revêt  de 
vapeurs  et  de  nuages,  comme  lorsqu'elle  veut  favoriser  des  amours 
funestes  ou  les  noirs  complots  de  l'assassin.  Elle  attelle  à  son  char 
deux  hiboux,  qui  poussent  des  cris  dolents  et  lamentables  :  conduite 
par  le  prince  des  enfers,  elle  arrive  sur  le  champ  de  bataille. 

Soudain  les  guerriers  cessent  de  se  voir  et  ne  portent  plus  dans 


I.IVRE   X.  319 

l'ombre  que  des  coups  inutiles.  Leciel  ouvre  ses  cataractes  ;  un  déluge, 
se  précipitant  des  nues,  éteint  les  salpêtres  de  Mars.  Les  vents  agitent 
les  forêts ,  mais  cet  orage  est  sans  tonnerre ,  car  Jéhovah  s'est  réservé 
les  trésors  de  la  grêle  et  de  la  foudre. 

Le  combat  cesse  :  Chépar  fait  sonner  la  retraite  :  l'armée  françoise 
se  replie  confusément  dans  l'obscurité  et  rétrograde  vers  ses  retran- 
chements. Chaque  chef  suit  avec  sa  troupe  le  chemin  qu'il  croit  le 
plus  court,  tandis  que  des  soldats  égarés  tombent  dans  les  précipices 
ou  se  noient  dans  les  torrents. 

Alors  la  nuit,  déchirant  ses  voiles  et  calmant  ses  souffles,  laisse  des- 
cendre une  lueur  incertaine  sur  le  champ  du  combat  où  les  Indiens 
étoient  demeurés  épars.  Aux  reflets  de  la  lune,  on  apercevoit  des  arbres 
brisés  par  les  bombes  et  les  boulets,  des  cadavres  flottants  dans  le 
débordement  du  Meschacebé,  des  chevaux  abattus  ou  errant  à  l'aven- 
ture, des  caissons,  des  affûts  et  des  canons  renversés ,  des  armes  et 
des  drapeaux  abandonnés,  des  groupes  de  jeunes  sauvages  immobiles, 
et  quelques  sachems  isolés,  dont  la  tête  chauve  et  mouillée  jetoit  une 
pâle  lumière.  Ainsi,  du  haut  de  la  forteresse  de  Memphis,  quand  le 
Nil  a  surmonté  ses  rivages,  on  découvre,  au  milieu  des  plaines  inon- 
dées, quelques  palmiers  à  demi  déracinés ,  des  ruines  qui  sortent  du 
sein  des  flots,  et  le  sommet  grisâtre  des  Pyramides. 

Bientôt  ce  qui  reste  des  tribus  se  retire  vers  les  bocages  de  la  mort. 
Outougamiz,  en  pénétrant  dans  l'enceinte  sacrée,  entrevoit,  assis  sur 
un  tombeau,  un  guerrier  couvert  de  sang.  Le  frère  de  Céluta  s'arrête  : 
((  Qui  es-tu?  dit-il  :  es-tu  l'âme  de  quelque  guerrier  tombé  aujourd'hui 
sous  le  tomahawk  d'Areskoui,  en  défendant  les  foyers  de  nos  pères?  » 

L'ombre  inclinée  ne  répond  point;  le  grand-prêtre  survient,  et 
s'avance  vers  le  fantôme  avec  des  évocations.  Les  sauvages  le  suivent. 
Soudain  un  cri  :  «  Un  homme  blanc  !  un  homme  blanc  !  » 

D'Artaguette ,  blessé  dans  le  combat  et  perdu  dans  la  nuit,  s'étoit 
réfugié  aux  tombeaux  des  sauvages.  Outougamiz  reconnoît  le  François 
contre  lequel  il  a  combattu,  le  François  protecteur  de  Céluta,  le  Fran- 
çois ami  de  René.  Touché  des  malheurs  de  d'Artaguette,  et  désirant  le 
sauver,  il  le  réclame  comme  son  prisonnier,  c  Je  ne  souffrirai  point, 
s'écrie-t-il,  que  l'on  brûle  ce  siippliant.  Quoi  !  il  auroit  vainement 
demandé  l'hospitalité  aux  tombeaux  de  nos  aïeux?  il  auroit  en  vaic 
cherché  la  paix  dans  le  lieu  où  toutes  les  guerres  finissent?  Et  que 
diroit  René  du  pays  de  l'Aurore,  le  fils  adoptif  du  sage  Chactas,  cet 
ami  qui  m'a  donné  la  chaîne  d'or?  «  Va,  me  diroit-il,  homme  cruel, 
cherche  un  autre  compagnon  pour  errer  dans  les  vallées  ;  je  ne  veux 
point  de  commerce  avec  les  vautours  oui  déchirent  les  infortunés.  » 


320  I.KS    NATCliK/.. 

Non  !  non!  je  ne  descendrai  point  chez  Us  morts  avec  un  pareil  grain 
noir  dans  le  collier  de  ma  vie.  » 

Ainsi  parloit  le  frère  deCélnta,  L'inexorable  Adario  ordonne  que  l'on 
saisisse  le  guerrier  blanc,  et  qu'il  soit  réservé  au  supplice  du  feu. 
Chactas  avoit  fait  abolir  cet  affreux  usage;  mais  le  vénérable  saclieni 
éloit  prisonnier  au  fort  Rosalie,  et  les  Indiens  irrités  n'écoutoient  que 
la  vengeance.  Les  femmes  qui  avoient  perdu  leurs  fils  dans  le  combat 
entouroient  l'étranger  en  poussant  des  hurlements  :  telles  les  ombres 
se  pressoient  autour  d'Ulysse,  dans  les  ténèbres  cymmériennes,  pour 
boire  le  sang  des  victimes;  tels  les  Grecs  chantoicnt  autour  du  bûcher 
la  fille  d'IIécube,  immolée  aux  mânes  de  l'impiloyable  Achille. 


LIVRE   ONZIÈME. 


Sur  une  colline,  à  quelque  distance  du  champ  de  bataille,  s'élevoit 
un  sycomore  dont  la  cime  étoit  couronnée  ;  tous  les  soirs  des  milliers 
de  colombes  se  venoient  percher  sur  ses  rameaux  desséchés.  Ce  fut  au 
pied  de  cet  arbre  que  le  commandant  de  l'armée  françoise  résolut  de 
passer  la  nuit  et  d'assembler  le  conseil  des  officiers  pour  délibérer  sur 
le  parti  qui  restoit  à  prendre. 

Le  bûcher  du  bivouac  est  allumé;  des  sentinelles  sont  placées  à 
diverses  distances,  et  les  chefs  arrivent  aux  ordres  de  Chépar.  Ils  for- 
ment un  cercle  autour  du  foyer  des  veilles.  On  voyoit,  à  la  lueur  des 
flammes,  les  visages  fatigués  et  poudreux,  les  habits  déchirés  et  san- 
glants, les  armes  demi-brisées,  les  casques  fracassés,  les  chapeaux 
percés  de  balles,  et  tout  le  noble  désordre  de  ces  vaillants  capitaines, 
tandis  que  les  colombes ,  fidèles  à  leur  retraite  accoutumée ,  loin  de 
fuir  les  feux,  se  venoient  reposer  avec  les  guerriers. 

La  résistance  inattendue  des  sauvages  avoit  effraye  le  commandant 
du  fort  Rosalie  :  il  commençoit  à  craindre  de  s'être  laissé  trop  emporter 
à  l'humeur  intéressée  des  colons.  Il  avoit  livré  le  combat  sans  en  avoir 
reçu  l'ordre  précis  du  gouverneur  de  la  Louisiane ,  et  avant  l'arrivée 
des  troupes  annoncées  d'Europe.  Un  nombre  assez  considérable  de 
soldats  et  plusieurs  officiers-  étoient  restés  sur  le  champ  de  bataille  : 
l'absence  du  capitaine  d'Artaguette  alarmoit. 

L'opinion  des  chefs,  rassemblés  autour  de  Chépar,  étoit  partagée  : 
les  uns  vouloient  continuer  le  combat  au  lever  du  jour;  les  autres 
prétendoient  que  le  châtiment  infligé  aux  sauvages  étoit  assez  sévère  : 
il  s'agissoit  moins,  disoient-ils,  d'exterminer  ces  peuples,  que  de  les 


LIVRE  XI.  321 

soumettre;  sans  doute  les  Indiens  seroient  disposés  à  un  arrangement, 
et  dans  tous  les  cas  la  suspension  des  hostilités  donneroit  aux  François 
le  temps  de  recevoir  des  secours. 

Febriano  ne  parut  point  à  ce  conseil  :  sa  conduite  sur  le  champ  de 
bataille  lui  fit  craindre  la  présence  de  ses  valeureux  compagnons 
d'armes  :  c'étoit  dans  de  secrètes  communications  avec  Chépar  que  le 
renégat  espéroit  reprendre  son  influence  et  son  crédit. 

Le  feu  du  bivouac  ne  jetoitplus  que  des  fumées,  l'aube  blanchissoit 
l'orient,  les  oiseaux  commençoient  à  chanter  ;  le  conseil  n'avoit  point 
encore  fixé  ses  résolutions.  Tout  à  coup  retentit  l'appel  d'une  senti- 
nelle avancée  ;  on  voit  courir  des  officiers  :  la  grand'garde  fait  le  pre- 
mier temps  des  feux.  Un  parti  de  jeunes  Indiens,  commandés  par  cet 
Outougamiz  dont  l'armée  françoise  avoit  admiré  la  valeur,  se  présen- 
toit  au  poste.  Ces  guerriers  s'arrêtent  à  quelque  distance  ;  de  lei'.rs 
rangs  sort  un  jeune  homme,  pâle,  la  tête  nue,  portant  un  uniforme 
françois  taché  de  sang  :  c'étoit  d'Artaguette.  11  s'appuyoit  sur  le  bras 
d'une  négresse  qui  allaitoit  un  enfant  :  on  le  reçut  à  l' avant-garde; 
les  Indiens  se  retirèrent. 

Conduit  au  général,  d'Artaguette  parla  de  la  sorte  devant  le  conseil: 

«  Blessé  vers  la  fin  du  combat,  le  brave  grenadier  Jacques  me  porta 
hors  de  la  mêlée.  Jacques  étoit  blessé  lui-même  ;  je  le  forçai  de  se 
retirer  :  il  obéit  à  mes  ordres,  mais  dans  le  dessein  de  m'aller  chercher 
des  secours.  La  nuit  ayant  fait  cesser  le  combat,  je  parvins  à  me  traî- 
ner à  ce  cimetière  des  Indiens,  qu'ils  appellent  les  bocages  de  la  mort  : 
là  je  fus  trouvé  par  le  jongleur  :  on  me  condamna  au  supplice  des 
prisonniers  de  guerre.  Outougamiz  me  voulut  en  vain  sauver  :  sa  sœur, 
non  moins  généreuse,  fit  ce  qu'il  n'avoit  pu  faire.  La  loi  indienne 
permet  à  une  femme  de  délivrer  un  prisonnier  en  l'adoptant  ou  pour 
frère  ou  pour  mari.  Céluta  a  rompu  mes  liens;  elle  a  déclaré  que 
j'étois  son  frère  :  elle  réserve  sans  doute  l'autre  titre  à  un  homme  plus 
digne  que  moi  de  le  porter.  " 

«  Les  Indiens,  dont  je  suis  devenu  le  fils  adoptif,  m'ont  chargé  de 
paroles  de  paix.  Outougamiz,  mon  frère  sauvage,  m'a  escorté  jusqu'à 
l'avant-garde  de  notre  armée  ;  une  négresse  appelée  Glazirne,  que 
j'avois  connue  au  fort  Rosalie ,  et  qui  se  trouvoit  aux  Natchez,  m'a 
prêté  l'appui  de  son  bras  pour  arriver  au  milieu  de  vous.  Je  ne  dirai 
point  au  général  que  j'étois  opposé  à  la  guerre  :  il  a  dû  ,  dans  son 
autorité  et  dans  sa  sagesse,  décider  ce  qui  convenoit  le  mieux  au  ser- 
vice du  roi,  mais  je  pense  que  les  Natchez  étant  aujourd'hui  les  pre- 
miers à  parler  de  paix,  l'honneur  de  la  France  est  à  couvert.  Les 
Indiens  m'ont  accordé  la  vie  et  rendu  la  liberté.  Chactas  peut  être 
m.  21 


322  LES   NATCHEZ. 

échangea  contre  moi  :  je  serai  glorionx  d'avoir  servi  de  rançon  h  ce 
vieillard  illustre.  » 

Le  sang  et  le  courage  du  capitaine  d'Artaguette  étoient  encore  plus 
éloquents  que  ses  paroles  :  un  murmure  flatteur  d'applaudissements 
se  répandit  dans  le  conseil.  Chépar  vit  un  moyen  de  se  tirer  avec 
honneur  du  pas  dangereux  où  il  s'étoit  engagé  :  il  déclara  que  puisque 
les  sauvages  imploroient  une  trêve,  il  consentoit  à  la  leur  accorder, 
leur  voulant  apprendre  qu'on  n'avoit  jamais  recours  en  vain  à  sa  clé- 
mence, (ihactas,  qu'on  envoya  chercher  au  fort  Rosalie,  conclut  une 
suspension  d'armes  qui  dcvoit  durer  un  an,  et  dans  le  cours  de 
laquelle  des  sachems  expérimentés  et  de  notables  François  s'occupe- 
roient  à  régler  le  partage  des  terres. 

Quelques  jours  suffirent  pour  donner  la  sépulture  aux  morts  ;  une 
nature  vierge  et  vigoureuse  eut  bientôt  fait  disparoître  dans  les  bois 
les  traces  de  la  fureur  des  hommes,  mais  les  haines  et  les  divisions 
ne  firent  que  s'accroître.  Tous  ceux  qui  avoient  perdu  des  parents  ou 
des  amis  sur  le  champ  de  bataille  respiroient  la  vengeance  :  les 
Indiens,  rendus  plus  fiers  par  leur  résistance,  étoient  impatients  de 
redevenir  entièrement  libres;  les  habitants  de  la  colonie,  trompés 
dans  leur  premier  espoir,  convoitoient  plus  que  jamais  les  concessions 
dont  ils  se  voyoient  privés,  et  Chépar,  humilié  d'avoir  été  arrêté  par 
des  sauvages,  se  promettoit,  quand  il  auroit  réuni  de  nouveaux  sol- 
dats de  faire  oublier  le  mauvais  succès  d'une  démarche  précii)itée. 

Cependant  on  ne  recevoit  aux  Natchez  aucune  nouvelle  du  soleil  et 
de  son  armée  :  les  messagers  envoyés  au  grand-chef  pour  l'instruire 
de  l'attaque  des  François  n'étoient  point  revenus.  L'inquiétude  com- 
mençoit  à  se  répandre,  et  l'on  remarquoit  dans  Akansie  une  agitation 
extraordinaire. 

Toute  la  tendresse  de  Céluta,  qui  n'étoil  plus  alarmée  pour  Outou- 
gamiz,  sorti  du  combat  couvert  de  gloire,  s'étoit  portée  sur  le  frère 
d'Amélie.  Outougamiz  auroit  déjà  volé  vers  René  s'il  n'eût  été  occupé 
par  ordre  des  sachems  à  donner  les  fêtes  de  l'hospitalité  aux  guer- 
riers des  tribus  alliées  qui  s'étoient  trouvés  au  combat.  Outougamiz 
disoit  à  sa  sœur  :  u  Sois  tranquille,  mon  ami  aura  triomphé  comme 
moi  :  c'est  à  son  Manitou  que  je  dois  la  victoire  ;  le  mien  l'aura  sauvé 
de  tous  les  périls.  » 

Outougamiz  jugeoit  par  la  force  de  son  amitié  de  la  puissance  de 
son  génie  tutélaire  :  il  jugeoit  mal. 

Une  nuit,  un  Indien  détaché  du  camp  du  soleil  annonça  le  retour 
de  la  tribu  de  l'Aigle.  La  nouvelle  se  répand  dans  les  cabanes  ;  les 
familles  s'assemblent  sous  un  arbre,  à  la  lueur  des  flambeaux,  pour 


LIVRE  XI.  323 

écouter  les  cris  d'arrivée  :  Outougamiz  et  Géluta  sont  les  premiers 
au  rendez-vous. 

On  entend  d'abord  le  cri  d'avertissement  de  l'approche  des  guer- 
riers :  toutes  les  oreilles  s'inclinent,  toutes  les  têtes  se  penchent  en 
avant;  toutes  les  bouches  s'entr'ouvrent,  tous  les  yeux  se  fixent,  tous 
les  visages  expriment  le  sentiment  confus  de  la  crainte  et  de  l'espé- 
rance. 

Après  le  cri  d'avertissement  commencent  les  cris  de  mort.  Chactas 
comptoit  à  haute  voix  ces  cris,  répétés  autant  de  fois  qu'il  y  avoit  de 
guerriers  perdus  :  la  nation  répondit  par  une  exclamation  de  douleur. 
Chaque  famille  se  demande  si  elle  n'a  point  fourni  quelque  victime 
au  sacrifice;  si  un  père,  un  frère,  un  fils,  un  mari,  un  amant,  ne  sont 
point  descendus  à  la  contrée  des  âmes  :  Céluta  trembloit  et  Outouga- 
miz paroissoit  pétrifié. 

Les  cris  de  guerre  succédèrent  aux  cris  de  mort  ;  ils  annonçoient  la 
quantité  de  chevelures  enlevées  à  l'ennemi  et  le  nombre  des  prison- 
niers faits  sur  lui.  Ces  cris  de  guerre  excédant  les  cris  de  mort,  une 
exclamation  de  triomphe  se  prolongea  dans  les  forêts. 

La  tribu  de  l'Aigle  parut  alors,  et  défila  entre  deux  rangs  de  flam- 
beaux. Les  spectateurs  cherchoient  à  découvrir  leur  bonheur  ou  leur 
infortune  :  on  vit  tout  d'abord  que  le  vieux  soleil  manquoit,  et  Outou- 
gamiz et  sa  sœur  n'aperçurent  point  le  frère  d'Amélie.  Céluta,  défail- 
lante, fut  à  peine  soutenue  dans  les  bras  d'Outougamiz,  aussi  consterné 
qu'elle.  Mila  se  cacha  en  disant  :  «  Je  lui  avois  recommandé  de  ne 
pas  mourir  1  » 

Ondouré,  qui  remplaçoit  le  soleil  dans  le  commandement  des 
guerriers,  marchoit  d'un  air  victorieux.  Il  salua  la  femme-chef,  qui, 
au  lieu  de  jouir  de  l'avènement  de  son  fils  au  pouvoir  suprême,  sem- 
bloit  troublée  par  quelque  remords.  Averti  de  ce  qui  se  passoit, 
Chactas  gardoit  une  contenance  douloureuse  et  sévère. 

A  mesure  que  la  troupe  s'avançoit  vers  le  grand  village,  les  chefs 
adressoient  quelques  mots  aux  diverses  familles  :  «  Ton  fils  s'est  con- 
duit dans  la  bataille  comme  un  buffle  indompté,  »  disoit  un  guerrier 
à  un  père,  et  le  père  répondoit  :  a  C'est  bien.  »  —  «  Ton  fils  est  mort,  » 
disoit  un  autre  guerrier  à  une  mère,  et  la  mère  répondoit  en  pleurant  : 
«  C'est  égal.  » 

Le  conseil  des  sachems  s'assemble  :  Ondouré ,  appelé  devant  ce 
conseil,  fait  le  récit  de  l'expédition.  Selon  ce  récit,  les  Natchez  avoient 
trouvé  les  Illinois  venant  eux-mêmes  attaquer  les  Natchez  :  dans  le 
combat  produit  par  cette  rencontre,  la  victoire  s'étoit  déclarée  en 
faveur  des  premiers,  mais  malheureusement  le  soleil  étoit  tombé 


326  LES   NATCIHEZ. 

mort,  percé  d'une  flt'clK\  «  Quant  au  coupable  auteur  de  cette  guerre, 
ajouta  Ondouré,  resté  au  pouvoir  de  l'ennomi,  il  expie  à  présent  même, 
dans  le  cadre  de  feu,  le  châtiment  dû  à  son  sacrilège.  » 

Ondouré  auroit  bien  voulu  accuser  de  lâcheté  son  rival;  mais  René, 
blessé  trois  fois  en  défendant  le  soleil,  avoit  fait  si  publiquemcn 
éclater  sa  valeur  aux  yeux  des  sauvages,  qii'Ondouré  même  fut  obligé 
de  rendre  témoignage  à  cette  valeur. 

«  Devenu  chef  des  guerriers,  reprit-il,  j'aurois  poursuivi  ma  vic- 
toire ,  si  l'un  de  vos  messagers  ne  m'eût  apporté  la  nouvelle  de 
l'attaque  des  François  :  j'ai  commandé  la  retraite,  et  suis  accouru 
à  la  défense  de  nos  foyers.  » 

Pendant  le  récit  d'Ondouré,  la  femme-chef  avoit  donné  des  signes 
d'un  trouble  extraordinaire  :  on  la  vit  rougir  et  pâlir.  D'après  quelques 
mots  échappés  à  son  coupable  amant,  lorsqu'il  marcha  aux  Illinois, 
Akansie  ne  douta  point  que  la  flèche  lancée  contre  le  vieux  soleil  ne 
fût  partie  de  la  main  d'Ondouré.  Le  criminel  lui-même  se  vint  bientôt 
vanter  auprès  de  la  jalouse  Indienne  d'avoir  fait  commencer  le  règne 
du  jeune  soleil.  «  Ma  passion  pour  vous,  dit-il,  m'a  emporté  trop  loin 
peut-être:  disposez  de  moi,  et  ne  songez  qu'à  établir  votre  puissance.  » 
Ondouré  espéroit  se  faire  nommer  édile  par  le  crédit  de  la  femme- 
chef,  et  gouverner  la  nation  comme  tuteur  du  souverain  adolescent. 

La  mort  du  vieux  soleil  opéroit  une  révolution  dans  l'État  :  en  lui 
expiroit  un  des  trois  vieillards  qui  avoient  aboli  la  tyrannie  des  anciens 
despotes  des  Natchez.  II  ne  restoit  plus  que  Chactas  et  Adario,  tous 
deux  au  moment  de  disparoître. 

Chactas  conçut  des  soupçons  sur  le  genre  de  mort  de  son  ami  :  on 
ne  disoit  point  de  quel  côté  la  flèche  avoit  frappé  le  chef  centenaire  ; 
on  ne  rapportoit  point  le  corps  de  ce  vénérable  chef,  bien  qu'on  eût 
obtenu  la  victoire.  Un  bruit  couroit,  parmi  les  guerriers  de  la  tribu  de 
l'Aigle,  que  le  soleil  avoit  été  blessé  par  derrière,  qu'il  étoit  tombé 
sur  le  visage,  et  que,  longtemps  défendu  à  terre  par  le  guerrier  blanc, 
l'un  et  l'autre,  indignement  abandonnés,  étoient  demeurés  vivants  aux 
mains  de  l'ennemi. 

Ce  bruit  n'avoit  que  trop  de  fondement ,  teîîe  étoit  l'affreuse  vérité  : 
René  et  le  soleil  avoient  été  faits  prisonniers.  Les  Illinois  se  consolè- 
rent de  leur  défaite  en  se  voyant  maîtres  du  grand-chef  des  Natchez  : 
non  poursuivis  dans  leur  retraite,  ils  emmenèrent  paisiblement  leurs 
victimes. 

Après  un  mois  de  marche,  de  repos  et  de  chasse,  ils  arrivèrent  à 
leur  grand  village  :  là,  les  prisonniers  dévoient  être  exécutés.  Par  un 
raflinement  de  barbarie,  on  avoit  pris  soin  de  panser  les  blessures  du 


LIVRE  XL  325 

frère  d'Amélie  et  du  soleil  ;  les  captifs  étoient  gardés  jour  et  nuit,  avec 
les  précautions  que  le  démon  de  la  cruauté  inspire  aux  peuples  de 
l'Amérique. 

Lorsque  les  Illinois  découvrirent  leur  grand  village,  ils  s'arrêter  jnt 
pour  préparer  une  entrée  triomphante.  Le  chef  de  la  troupe  s'av  nça 
le  premier  en  jetant  les  cris  de  mort.  Les  guerriers  venoient  en:!nte 
rangés  deux  à  deux  :  ils  tenoient,  par  l'extrémité  d'une  corde,  René  et 
le  chef  des  Natchez,  à  moitié  nus,  les  bras  liés  au-dessus  du  coude. 

Le  cortège  parvint  ainsi  sur  la  place  du  village  :  une  foule  curieuse 
s'y  trouvoit  déjà  assemblée;  cette  foule  se  pressoit,  s'agitoit,  dansoit 
autour  du  vieux  soleil  et  de  son  compagnon  :  telles,  dans  un  soir 
d'automne,  d'innombrables  hirondelles  voltigent  autour  de  quelques 
ruines  solitaires  ;  tels  les  habitants  des  eaux  se  jouent  dans  un  rayon 
d'or  qui  pénètre  les  vagues  du  Meschacebé,  tandis  que  les  fleurs  des 
magnolias,  détachées  par  le  souffle  de  la  brise,  tombent  en  pluie  sur 
la  surface  de  l'onde. 

Lorsque  l'armée  et  tous  les  sauvages  furent  réunis  dans  le  lieu  de 
douleur,  le  grand- prêtre  donna  le  signal  du  prélude  des  supplices, 
appelé,  par  l'horrible  Athaensic  ',  les  caresses  aux  prisonniers. 

Aussitôt  les  Indiens,  rangés  sur  deux  lignes,  frappent  avec  des 
bâtons  de  cèdre  le  chef  des  Natchez  :  celui-ci,  sans  hâter  sa  marche, 
passe  entre  ses  bourreaux,  comme  un  fleuve  qui  roule  la  lenteur  de  ses 
flots  entre  deux  rives  verdoyantes.  René  s'attendoit  à  voir  tomber  la 
victime  ;  il  ignoroit  que  ces  maîtres  en  supplice  évitoient  de  porter  les 
coups  aux  parties  mortelles,  afin  de  prolonger  leurs  plaisirs.  «  Véné- 
rable sachem,  s'écrioit  le  frère  d'Amélie,  quelle  destinée!  Moi,  je  suis 
jeune  ;  je  puis  souffrir  :  mais  vous  !  » 

Le  soleil  répondit  :  «  Pourquoi  me  plains-tu?  je  n'ai  pas  besoin  de 
ta  pitié.  Songe  à  toi  ;  rappelle  tes  forces.  L'épreuve  du  feu  commencera 
par  moi,  parce  que  je  suis  un  chêne  desséché  sur  ma  tige  et  propre 
à  m' embraser  rapidement.  J'espère  jeter  une  flamme  dont  la  lumière 
éclairera  ma  patrie  et  réchauffera  ton  courage.  » 

Après  ces  traitements  faits  à  la  vieillesse,  le  jeune  François  eut  à 
supporter  les  mêmes  barbaries  ;  ensuite  les  deux  prisonniers  furent 
conduits  dans  une  cabane,  où  on  leur  prodigua  tous  les  secours  et  tous 
les  plaisirs  :  l'oiseau  de  Minerve  canadienne  brise  le  pied  de  ses  victi- 
mes et  les  engraisse  dans  son  aire  durant  les  beaux  jours,  pour  les 
dévorer  dans  la  saison  des  frimas. 

La  nuit  vint  :  René,  couvert  de  blessures,  étoit  couché  sur  une  natte 

1.  La  vengeance. 


320  LES   NATCIIEZ. 

à  l'une  des  extrémités  de  la  cabane.  Des  gardes  veilloient  à  la  porte. 
Une  femme  vêtue  de  blanc,  une  couronne  de  jasmin  jaune  sur  la  tête, 
s'avance  dans  l'ombre;  on  entendoit  couler  ses  larmes.  «  Qui  es-tu?  » 
dit  René  en  se  soulevant  avec  peine.  «  Je  suis  la  Vierge  des  dernières 
amours  ',  répondit  l'Indienne.  Mes  parents  ont  demandé  pour  moi  la 
préférence,  car  ils  liaissent  Venclao,  que  j'aime.  Voilà  pourquoi  je 
pleure  à  ton  chevet  i  je  m'appelle  Nélida.  » 

René  répondit  dans  la  langue  des  sauvages  :  «  Les  baisers  d'une 
bouche  qui  n'est  point  aimée  sont  des  épines  qui  percent  les  lèvres. 
Nélida,  va  retrouver  Venclao  ;  dis-lui  que  l'étranger  des  sassafras  a 
respecté  ton  amour  et  ton  mallieur.  »  A  ces  mots,  la  fille  des  Illinois 
s'écria  :  «  Manitou  des  infortunés,  écoute  ma  prière!  Fais  que  ce  pri- 
sonnier échappe  au  sort  qu'on  lui  réserve!  il  n'a  point  flétri  mon  sein! 
puisse  sa  bicn-aimée  lui  être  attachée  comme  l'épouse  de  l'alcyon,  qui 
porte  aux  rayons  du  soleil  son  époux  languissant  sous  le  poids  des 
années!  »  .  . 

En  achevant  ces  paroles,  la  Vierge  des  dernières  amours  prît  les 
fleurs  de  jasmin  qui  couvroient  ses  cheveux,  et  les  déposa  sur  le  front 
de  René  :  mœurs  extraordinaires  dont  la  trame  semble  être  tissue  par 
les  Muses  et  par  les  Furies. 

«  Couronnée  de  ta  main,  »  dit  le  jeune  homme  à  Nélida,  «  la  victime 
sera  plus  agréable  au  Grand-Esprit.  »  René,  depuis  longtemps,  avoit 
assez  de  la  vie;  content  de  mourir,  il  offroit  au  ciel  les  tourments  qu'il 
alloit  endurer  pour  l'expiation  de  ceux  d'Amélie. 

Dans  ce  moment  les  gardes  entrèrent,  et  la  fille  des  Illinois  se 
retira. 

Elle  vint,  l'heure  des  supplices  :  les  Indiens  racontèrent  que  l'astre 
de  la  lumière,  épouvanté,  ne  sortit  point  ce  jour-là  du  sein  des  mers, 
et  qu'Athaensic,  déesse  des  vengeances,  éclaira  seule  la  nature.  Les 
prisonniers  furent  conduits  au  lieu  de  l'exécution. 

Le  chef  des  Natchez  est  attaché  à  un  poteau,  au  pied  duquel  s'éle- 
voit  un  amas  d'écorces  et  de  feuilles  séchées  :  le  frère  d'Amélie  est 
réservé  pour  la  dernière  victime.  Le  grand-prêtre  paroît  au  milieu  du 
cercle  que  formoit  la  foule  autour  du  poteau;  il  tient  à  la  main  une 
torche,  qu'il  secoue  en  dansant.  Bientôt  il  communique  le  feu  au 
bûcher  :  on  eût  cru  voir  un  de  ces  sacrifices  offerts  par  les  anciens 
Grecs  sur  les  bords  de  l'Hellespont  :  le  mont  Ida,  le  Xante  et  le  Simoïs 
pleuroient  Astyanax  et  les  ruines  fumantes  d'Ilion. 

On  brûle  d'abord  les  pieds  du  vieillard,  aussi  tranquille  au  feu  du 

1.  Voyez,  pour  l'explication  de  cet  usage,  l'épisode  d'Atala. 


LIVRE  XL  327 

bûcher  que  s'il  eût  été  assis,  aux  rayons  du  matin,  à  la  porte  de  sa 
cabane.  Le  sachem  chante  au  milieu  des  tourments  qui  le  conduisent 
à  la  tombe,  comme  l'époux  répète  le  cri  d'hyménée  en  s'approchant 
du  lit  nuptial.  Les  bourreaux,  irrités,  épuisent  la  fécondité  de  leur 
infernal  génie.  Ils  enfoncent  dans  les  plaies  de  l'ami  de  Chactas  des 
éclisses  de  pin  enflammées,  et  lui  crient  :  «  Éclaire-nous  donc  main- 
tenant, ô  bel  astre  '  !  »  Tel  un  soleil  couronnant  son  front  du  feu  le 
plus  doux  se  couche  au  milieu  du  concert  de  la  nature  :  ainsi  parut 
aux  Illinois  la  victime  rayonnante, 

Athaensic  souffle  sa  rage  dans  les  cœurs  :  un  jongleur,  qu'une  louve 
avoit  nourri  dans  un  antre  du  Niagara,  se  précipite  sur  le  sachem,  lui 
arrache  la  peau  de  la  tête  et  répand  des  cendres  rougies  sur  le  crâne 
découvert  du  vieillard.  La  douleur  abat  le  chef  des  Natchez  aux  pieds 
de  ses  ennemis. 

Bientôt  réveillé  d'un  évanouissement  dont  il  s'indigne,  il  saisit  un 
tison,  appelle  et  défie  ses  persécuteurs  :  cantonné  au  milieu  de  son 
bûcher,  il  est  un  moment  la  terreur  de  toute  une  armée.  Un  faux  pas 
le  livre  de  nouveau  aux  inventeurs  des  tortures  :  ils  se  jettent  sur  le 
vieillard  ;  la  hache  coupe  ces  pieds  qui  visitoient  la  cabane  des  infor- 
tunés, ces  mains  qui  pansoient  les  blessures.  On  roule  un  tronc  encore 
vivant  sur  la  braise,  dont  la  violence  sert  de  remède  aux  plaies  de  la 
victime  et  les  cicatrise,  tandis  que  le  sang  fume  sur  les  charbons, 
comme  l'encens  dans  un  sacrifice. 

Le  chef  n'a  pas  succombé;  il  écarte  encore  de  ses  regards  les  guer- 
riers les  plus  proches,  et  fait  reculer  les  bourreaux.  Moins  effrayant 
est  le  serpent  dont  le  voyageur  a  séparé  les  anneaux  avec  un  glaive  : 
le  dragon  mutilé  s'agite  aux  pieds  de  son  ennemi,  soufflant  sur  lui  ses 
poisons,  le  menaçant  de  ses  ardentes  prunelles,  de  sa  triple  langue  et 
de  ses  longs  sifflem_ents. 

«  René!  »  s'écrie  enfin  le  vieillard  d'une  voix  qui  semble  avoir 
redoublé  de  force,  «  je  vais  rejoindre  mes  pères  !  Je  ne  me  suis  livré  à 
ces  actions  qu'afin  de  t'encourager  à  mourir  et  de  te  montrer  ce  que 
peut  un  homme  lorsqu'il  veut  exercer  toute  la  puissance  de  son  âme. 
Pour  l'honneur  de  ta  nou/elle  patrie,  imite  mon  exemple.  » 
I  II  expire.  Il  avoit  accompli  un  siècle  :  sa  vertu  antique,  cultivée  si 
^longtemps  sur  la  terre,  s'épanouit  aux  rayons  de  l'éternité,  comme 
l'aloès  américain  qui  au  bout  de  cent  printemps  ouvre  sa  fleur  aux 
regards  de  l'aurore. 

1>  Historique. 


328  LES   NATCIIEZ. 


LIVRE    DOUZIÈME. 


Le  courage  du  chef  des  Nalchez  avoit  exalté  la  fureur  des  Illinois. 
Ils  s'écrioient,  pleins  de  rage  :  «  Si  nous  n'avons  pu  tirer  un  mugisse- 
ment de  ce  vieux  buiïle,  voici  un  jeune  cerf  qui  nous  dédommagera 
de  nos  peines.  »  Femmes,  enfants,  sachems,  tous  s'empressent  au 
nouveau  sacriQce  :  le  génie  des  vengeances  sourit  aux  tourments  et 
aux  larmes  qu'il  prépare. 

Sur  une  habitation  américaine  que  gouverne  un  maître  humain  et 
généreux,  de  nombreux  esclaves  s'empressent  à  recueillir  la  cerise  du 
café  :  les  enfants  la  précipitent  dans  des  bassins  d'une  eau  pure  ;  les 
jeunes  Africaines  l'agitent  avec  un  râteau  pour  détacher  la  pulpe  ver- 
meille du  noyau  précieux,  ou  étendent  sur  des  claies  la  récolte  opu- 
lente. Cependant  le  maître  se  promène  sous  des  orangers,  promettant 
des  amours  et  du  repos  à  ses  esclaves,  qui  font  retentir  l'air  des  chan- 
sons de  leur  pays  :  ainsi  les  Illinois  s'empressent,  sous  les  regards 
d'Athaensic,  à  recueillir  une  nouvelle  moisson  de  douleurs.  En  pou 
de  temps  l'ouvrage  se  consomme,  et  le  frère  d'Amélie,  dépouillé  par 
les  sacrificateurs,  est  attaché  au  pilier  du  sacrifice. 

Au  moment  où  le  flambeau  abaissoit  sa  chevelure  de  feu  pour  la 
répandre  sur  les  écorces,  des  tourbillons  de  fumée  s'élèvent  des 
cabanes  voisines  :  parmi  des  clameurs  confuses  on  entend  retentir  le 
cri  des  Natchez  ;  un  parti  de  cette  nation  portoit  la  flamme  chez  les 
Illinois.  L'épouvante  et  la  confusion  se  mettent  dans  la  foule  assemblée 
autour  du  frère  d'Amélie  ;  les  jongleurs  prennent  la  fuite  ;  les  femmes 
et  les  enfants  les  suivent  :  on  se  disperse  sans  écouter  la  voix  des  chefs, 
sans  se  réunir  pour  se  défendre.  Dans  la  terreur  dont  les  esprits  sont 
frappés,  la  petite  troupe  des  Natchez  pénètre  jusqu'au  lieu  du  sang.' 
Un  jeune  chef,  la  hache  à  la  main,  devance  ses  compagnons.  Qui  déjà 
ne  l'a  nommé?  C'est  Outougamiz.  Il  est  au  bûcher;  il  a  coupé  les  liens 
funestes  !  i 

Toutes  les  paroles  de  tendresse  et  de  pitié  prêtes  à  s'échapper  de 
son  âme  par  lui  sont  étouffées.  Rien  n'est  fait  encore  :  René  n'est  pas 
sauvé;  un  seul  instant  de  retard  le  peut  perdre.  Revenus  de  leur  pre- 
mière frayeur,  les  Illinois  se  sont  aperçus  du  petit  nombre  dos  Nat- 
chez ;  ils  se  rassemblent  avec  des  cris  et  entourent  la  troupe  libéra- 
trice. Les  efforts  de  cette  troupe  lui  ouvrent  un  chemin  :  mais  que 
peuvent  douze  guerriers  contre  tant  d'ennemis?  En  vain  les  Natchez 


LIVRE   XII.  329 

ont  placé  au  milieu  d'eux  le  frère  d'Amélie  :  ses  blessures  le  rendent 
boiteux  et  pesant  ;  sa  main  percée  d'une  flèche  ne  peut  lever  la  hache, 
et  presque  à  chaque  pas  il  va  mesurer  la  terre. 

Outougamiz  charge  le  frère  d'Amélie  sur  ses  épaules;  le  fardeau 
sacré  semble  lui  avoir  donné  des  ailes  :  le  frère  de  Céluta  glisse  sur  la 
pointe  des  herbes;  on  n'entend  ni  le  bruit  de  ses  pas  ni  le  murmure 
de  son  haleine.  D'une  main  il  retient  son  ami ,  de  l'autre  il  frappe  et 
combat.  A  mesure  qu'il  s'avance  vers  la  forêt  voisine,  ses  compagnons 
tombent  un  à  un  à  ses  côtés  :  quand  il  pénétra  avec  René  dans  la 
forêt,  il  restoit  seul. 

Déjà  la  nuit  étoit  descendue;  déjà  Outougamiz  s'étoit  enfoncé  dans 
l'épaisseur  des  taillis ,  où ,  déposant  René  parmi  de  longues  herbes ,  il 
s'étoit  couché  près  de  lui  :  bientôt  il  entend  des  pas.  Les  Illinois 
allument  des  flambeaux  qui  éclairent  les  plus  sombres  détours  du 
bois. 

René  veut  adresser  les  paroles  de  sa  tendre  admiration  au  jeune 
sauvage,  mais  celui-ci  lui  ferme  la  bouche  :  il  connoissoit  l'oreille 
subtile  des  Indiens.  Il  se  lève,  trouve  avec  joie  que  le  frère  d'Amélie 
a  repris  quelque  force,  lui  ceint  les  reins  d'une  corde  et  l'entraîne 
au  bas  d'une  colline  qui  domine  un  marais. 

Les  deux  infortunés  cherchent  un  asile  au  fond  de  ce  marais  : 
tantôt  ils  plongent  dans  le  limon  qui  bouillonne  autour  de  leur  cein- 
ture; tantôt  ils  montrent  à  peine  la  tête  au-dessus  des  eaux.  Ils  se 
frayent  une  route  à  travers  les  herbes  aquatiques  qui  entravent  leurs 
pieds  comme  des  liens,  et  parviennent  ainsi  à  de  hauts  cyprès,  sur  les 
genoux  '  desquels  ils  se  reposent. 

Des  voix  errantes  s'élèvent  autour  du  marais.  Des  guerriers  se 
disoient  les  uns  aux  autres  :  «  Il  s'est  échappé.  »  Plusieurs  soutenoient 
qu'un  génie  l'avoit  délivré.  Les  jeunes  Illinois  se  faisoient  de  mutuels 
reproches,  tandis  que  des  sachems  assuroient  qu'on  retrouveroit  le 
prisonnier,  puisqu'on  étoit  sur  ses  traces  ;  et  ils  poussoient  des  dogues 
dans  les  roseaux.  Les  voix  se  firent  entendre  ainsi  quelque  temps  : 
par  degré  elles  s'éloignèrent  et  se  perdirent  enfin  dans  la  profondeur 
des  forêts. 

Le  souffle  refroidi  de  l'aube  engourdit  les  membres  de  René  ;  ses 
plaies  étoient  déchirées  par  les  buissons  et  les  ronces,  et  de  la  nudité 
de  son  corps  découloit  une  eau  glacée  :  la  fièvre  vint  habiter  ses  os, 
et  ses  dents  commencèrent  à  se  choquer  avec  un  bruit  sinistre.  Outou- 
gamiz saisit  René  de  nouveau,  le  réchauffa  sur  son  cœur,  et  quand  la 

1  On  appelle  genoux  du  cyprès  chauve  les  grosses  racines  qui  sortent  de  terre. 


330  LES   INATCIIEZ. 

lumière  du  soleil  eut  pénétré  sous  la  voûte  des  cyprès,  elle  trouva  le 
sauvage  tenant  encore  son  ami  dans  ses  bras. 

Mère  des  actions  sublimes!  loi  qui  depuis  que  la  Grèce  n'est  plus 
as  établi  ta  demeure  sur  les  tombeaux  indiens,  dans  les  solitudes  du 
Nouveau-Monde!  toi  qui,  parmi  ces  déserts,  es  pleine  de  grandeur, 
parce  que  tu  es  pleine  d'innocence!  amitié  sainte!  prête-moi  tes 
paroles  les  plus  fortes  et  les  plus  naïves,  ta  voix  la  plus  mélodieuse  et 
la  plus  touchante,  tes  sentiments  exaltés,  tes  feux  immortels,  et  toutes 
les  choses  ineffables  qui  sortent  de  ton  cœur,  pour  chanter  les  sacri- 
fices que  tu  inspires!  Oh!  qui  me  conduira  au  champ  des  Rutules,  à 
la  tombe  d'Euryale  et  de  Nisus,  où  la  Musc  console  encore  des  mânes 
fidèles!  Tendre  divinité  de  Virgile,  tu  n'eus  à  soupirer  que  la  mort  de 
deux  amis  :  moi  j'ai  à  peindre  leur  vie  infortunée. 

Qui  dira  les  douces  larmes  du  frère  d'Amélie?  qui  fera  voir  ses 
lèvres  tremblantes  où  son  âme  venoit  errer?  qui  pourra  représenter 
sous  l'abri  d'un  cyprès,  parmi  des  roseaux,  Outougamiz,  sa  chaîne 
d'or,  Manitou  de  l'amitié,  serrée  à  triple  nœud  sur  sa  poitrine,  Outou- 
gamiz soutenant  dans  ses  bras  l'ami  qu'il  a  délivré,  cet  ami  couvert  de 
fange  et  de  sang,  et  dévoré  d'une  fièvre  ardente?  Que  celui  qui  le  peut 
exprimer  nous  rende  le  regard  de  ces  deux  hommes,  quand,  se  con- 
templant l'un  l'autre  en  silence,  les  sentiments  du  ciel  et  du  malheur 
rayonnoient  et  se  confondoient  sur  leur  front.  Amitié!  que  sont  les 
empires,  les  amours,  la  gloire,  toutes  les  joies  de  la  terre,  auprès  d'un 
seul  instant  de  ce  douloureux  bonheur? 

Outougamiz ,  par  cet  instinct  de  la  vertu  qui  fait  deviner  le  crime , 
avoit  ajouté  peu  de  foi  au  récit  d'Ondouré  ;  ce  qu'il  recueillit  de  la 
bouche  de  divers  guerriers  augmenta  ses  doutes.  Dans  tous  les  cas , 
René  étoit  mort  ou  pris,  et  il  falloit  ou  lui  donner  la  sépulture  ou  le 
délivrer  des  flammes. 

Outougamiz  cache  ses  desseins  à  Céluta  :  il  n'avertit  qu'une  troupe 
de  jeunes  Natchez  qui  consentent  à  le  suivre.  Il  se  dépouille  de  tout 
vêtement,  et  ne  garde  qu'une  ceinture  pour  être  plus  léger;  il  peint 
son  corps  de  la  couleur  des  ombres;  ceint  le  poignard,  s'arme  du 
tomahawk  '  ;  attache  sur  son  cœur  la  chaîne  d'or,  suspend  de  petits 
pains  de  maïs  à  son  côté,  jette  l'arc  sur  son  épaule,  et  rejoint  dans  la 
forêt  ses  compagnons.  11  se  glisse  avec  eux  dans  les  ténèbres  :  arrivé 
au  Bayouc  des  Pierres,  il  le  traverse,  aborde  la  rive  opposée,  pousse  le 
cri  du  castor  qui  a  perdu  ses  petits,  bondit,  et  il  disparoît  dans  le 
désert. 

1.  Hache. 


LIVRE  XII.  331 

Huit  jours  entiers  il  marche,  ou  plutôt  il  vole  ;  pour  lui  plus  de 
sommeil,  pour  lui  plus  de  repos.  Ah  !  le  moment  où  il  fermeroit  la 
paupière  ne  pourroit-il  pas  être  le  moment  même  qui  lui  raviroit  son 
ami?  Montagnes,  précipices,  rivières,  tout  est  franchi  :  on  diroit  un 
aimant  qui  cherche  à  se  réunir  à  l'objet  qui  l'attire  à  travers  les  corps 
qui  s'opposent  à  son  passage.  Si  l'excès  de  la  fatigue  arrête  le  frère  de 
Céluta,  s'il  sent,  malgré  lui,  ses  yeux  s'appesantir,  il  croit  entendre  une 
voix  qui  lui  crie  du  milieu  des  flammes  :  a  Outougamiz!  Outougamiz! 
où  est  le  Manitou  que  je  t'ai  donné?  »  A  cette  voix  intérieure,  il 
tressaille,  se  lève,  baise  la  chaîne  d'or,  et  reprend  sa  course. 

La  lenteur  avec  laquelle  les  Illinois  retournèrent  à  leurs  villages 
donna  le  temps  à  Outougamiz  d'arriver  avant  la  consomption  de  l'ho- 
locauste. Ce  sauvage  n'est  plus  le  simple,  le  crédule  Outougamiz  :  à  sa 
résolution,  à  son  adresse,  à  la  manière  dont  il  a  tout  prévu ,  tout  cal- 
culé, on  prendroit  ce  soldat  pour  un  chef  expérimenté.  Il  sauve  René, 
mais  en  perdant  ses  nobles  compagnons,  troupe  d'amis  qui  offre  à 
l'amitié  ce  magnanime  sacrifice!  il  sauve  René,  l'entraîne  dans  le 
marais  ;  mais  que  de  périls  il  reste  encore  à  surmonter  ! 

Le  lieu  où  les  deux  amis  se  reposèrent  d'abord  étant  trop  voisin  du 
rivage,  Outougamiz  résolut  de  se  réfugier  sous  d'autres  cyprès,  qui 
croissoient  au  milieu  des  eaux  :  lorsqu'il  voulut  exécuter  son  dessein, 
il  sentit  toute  sa  détresse.  Un  peu  de  pain  de  maïs  n'avoit  pu  rendre 
les  forces  à  René  ;  ses  douleurs  s'étoient  augmentées,  ses  plaies  s'étoient 
rouvertes  ;  une  fièvre  pesante  l'accabloit ,  et  l'on  ne  s'apercevoit  de  sa 
vie  qu'à  ses  souffrances. 

Accablé  par  ses  chagrins  et  ses  travaux,  affoibli  par  la  privation 
presque  totale  de  nourriture,  le  frère  de  Céluta  eût  eu  besoin  pour  lui- 
même  des  soins  qu'il  prodiguoit  à  son  ami.  Mais  il  ne  s'abandonna 
point  au  désespoir;  son  âme,  s'agrandissant  avec  les  périls,  s'élève 
comme  un  chêne  qui  semble  croître  à  l'œil  à  mesure  que  les  tem- 
pêtes du  ciel  s'amoncellent  autour  de  sa  tête.  Plus  ingénieux  dans  son 
amitié  qu'une  mère  indienne  qui  ramasse  de  la  mousse  pour  en  fair 
un  berceau  à  son  fils,  Outougamiz  coupe  des  joncs  avec  son  poignard, 
en  forme  une  sorte  de  nacelle,  parvient  à  y  coucher  le  frère  d'Amélie, 
st,  se  jetant  à  la  nage,  traîne  après  lui  le  fragile  vaisseau  qui  porte  le 
trésor  de  l'amitié. 

Outougamiz  avoit  été  au  moment  d'expirer  de  douleur;  il  se  sentit 
près  de  mourir  de  joie  lorsqu'il  aborda  la  cyprière.  «  Oh  !  s'écria-t-il 
en  rompant  alors  pour  la  première  fois  le  silence,  il  est  sauvé!  Déli- 
cieuse nécessité  de  mon  cœur!  pauvre  colombe  fugitive!  te  voilà 
donc  à  l'abri  des  chasseurs!  Mais,  René,  je  crains  que  tu  ne  me 


332  LES   NATCIIEZ. 

veuilles  pas  pardonner,  car  c'est  moi  qui  suis  la  cause  de  tout  ceci , 
puisque  je  n'étois  point  auprès  de  toi  dans  la  bataille.  Comment 
ai -je  pu  quitter  mon  ami  qui  m'avoit  donné  un  Manitou  sur  mon 
berceau?  C'est  fort  mal,  fort  mal  à  toi,  Outougamiz!  » 

Ainsi  parloit  le  sauvage;  la  simplicité  de  ses  propos,  en  contraste 
avec  la  sublimité  do  ses  actions,  firent  sortir  un  moment  René  de  rac--* 
cablement  de  la  douleur  :  levant  une  main  débile  et  des  yeux  éteints, 
il  ne  put  prononcer  que  ces  mots  :  «  Te  pardonner!  » 

Outougamiz  entre  sous  les  cyprès  :  il  coupe  les  rameaux  trop  abais- 
sés, il  écarte  des  genoux  de  ces  arbres  les  débris  des  branches  :  il  y 
fait  un  doux  lit  avec  des  cimes  de  joncs  pleins  d'une  moelle  légère  -, 
puis,  attirant  son  ami  sur  ce  lit,  il  le  recouvre  de  feuilles  séchées  : 
ainsi  un  castor  dont  les  eaux  ont  inondé  les  premiers  travaux  prchd 
son  nourrisson  et  le  transport p  dans  la  chambre  la  plus  élevée  de  son 
palais. 

Le  second  soin  du  frère  de  Céluta  fut  de  panser  les  plaies  du  frère 
d'Amélie.  Il  sépare  deux  nœuds  de  roseaux,  puise  un  peu  d'eau  du 
marais,  verse  cette  eau  d'une  coupe  dans  l'autre  pour  l'épurer  et  lave 
les  blessures  dont  il  a  sucé  d'abord  le  venin.  La  main  d'un  fils  d'Escu- 
lape,  armé  des  instruments  les  plus  ingénieux,  n'auroit  été  ni  plus 
douce  ni  plus  salutaire  que  la  main  de  cet  ami.  René  ne  pouvoit 
exprimer  sa  reconnoissance  que  par  le  mouvement  de  ses  lèvres.  De 
temps  en  temps  l'Indien  lui  disoit  avec  inquiétude  :  «  Te  fais-je  mal? 
te  trouves-tu  un  peu  soulagé?  »  René  répondoit  par  un  signe  qu'il  se 
sentoit  soulagé,  et  Outougamiz  continuoit  son  opération  avec  délices. 

Le  sauvage  ne  songeoit  point  à  lui  :  il  avoit  encore  quelque  reste  de 
maïs,  il  le  réservoit  pour  René.  Outougamiz  ne  faisoit  qu'obéir  à  un 
instinct  sublime,  et  les  plus  belles  actions  n'étoient  chez  lui  que  l'ac- 
complissement des  facultés  de  sa  vie.  Comme  un  charmant  olivier 
nourri  parmi  les  ruisseaux  et  les  ombrages  laisse  tomber,  sans  s'en 
apercevoir,  au  gré  des  brises,  ses  fruits  mûrs  sur  les  gazons  fleuris, 
ainsi  l'enfant  des  forêts  américaines  semoit,  au  soufQe  de  l'amitié,  ses 
vertus  sur  la  terre,  sans  se  douter  des  merveilleux  présents  qu'il  faisoit 
aux  hommes. 

Rafraîchi  et  calmé  par  les  soins  de  son  libérateur,  René  sentit  ses 
paupières  se  fermer,  et  Outougamiz  tomba  lui-même  dans  un  profond 
sommeil  à  ses  côtés  :  les  anges  veillèrent  sur  le  repos  de  ces  deux 
hommes,  qui  ^voient  trouvé  grâce  auprès  de  celui  qui  dormit  dans  le 
sein  de  Jean, 

Outougamiz  eut  un  songe.  Une  jeune  femme  lui  apparut  :  elle  s'ap- 
puyoit  en  marchant  sur  un  arc  détendu,  entouré  de  lierre  comme  un 


LIVRE  XII.  333 

thyrse  ;  un  chien  la  suivoit.  Ses  yeux  étoient  bleus  ;  un  sourire  sincère 
entr'ouvroit  ses  lèvres  de  rose  ;  son  air  étoit  un  mélange  de  force  et 
de  grâce.  Presque  nue,  elle  ne  portoit  qu'une  ceinture,  plus  belle  que 
celle  de  Vénus.  Outougamiz  se  figuroit  lui  tenir  ce  discours  : 

«  Étrangère,  j'avois  planté  un  érable  sur  le  sol  de  la  hutte  où  je  suis 
né  :  voilà  que  pendant  mon  absence  de  méchants  Manitous  ont  blessé 
son  écorce  et  ont  fait  couler  sa  sève.  Je  cherche  des  simples  dans  ces 
marais  pour  les  appliquer  sur  les  plaies  de  mon  érable.  Dis-moi  oh  je 
trouverai  la  feuille  du  savinier.  » 

D'une  voix  paisible  l'Indienne  paroissoit  répondre  à  Outougamiz  : 
«  En  vérité,  je  dis  qu'il  connoîtra  toutes  les  ruses  de  la  sagesse, 
l'homme  qui  pourra  pénétrer  celle  de  votre  amitié.  Ne  craignez  rien  : 
j'ai  dans  le  jardin  de  mon  père  des  simples  pour  guérir  tous  les  arbres, 
et  en  particulier  les  érables  blessés.  » 

En  prononçant  ces  paroles,  qu'Outougamiz  croyoit  entendre,  l'In- 
dienne, fille  du  songe,  prit  un  air  de  majesté  :  sa  tête  se  couronna  de 
rayons;  deux  ailes  blanches  bordées  d'or  ombragèrent  ses  épaules 
divines.  L'extrémité  d'un  de  ses  pieds  touchoit  légèrement  la  terre, 
tandis  que  son  corps  flottoit  déjà  dans  l'air  diaphane. 

«  Outougamiz,  sembloit  dire  le  brillant  fantôme,  élève-toi  par  l'ad- 
versité. Que  les  vertus  de  la  nature  te  servent  d'échelons  pour  atteindre 
aux  vertus  plus  sublimes  de  la  religion  de  cet  homme  à  qui  tu  as 
dévoué  ta  vie  :  alors  je  reviendrai  vers  toi,  et  tu  pourras  compter  sur 
les  secours  de  l'ange  de  l'amitié.  » 

Ainsi  parle  la  vision  au  jeune  Natchez  plongé  dans  le  sommeil.  Un 
parfum  d'ambroisie,  embaumant  les  lieux  d'alentour,  répand  la  force 
dans  l'âme  du  frère  de  Céluta,  comme  l'huile  sacrée  qui  fait  les  rois 
ou  prépare  l'âme  du  mourant  aux  béatitudes  célestes. 

En  même  temps  le  rêve  devient  magnifique  :  le  séraphin,  dont  il 
produit  l'image,  poussant  la  terre  de  son  pied,  comme  un  plongeur 
qui  remonte  du  fond  de  l'abîme,  s'élève  dans  les  airs.  Cette  vertu 
calme  ne  se  meut  point  avec  la  rapidité  des  messagers  qui  portent  les 
ordres  redoutables  du  Tout-Puissant  ;  son  assomption  vers  la  région  de 
l'éternelle  paix  est  mesurée,  grave  et  majestueuse.  Aux  champs  de 
l'Europe  un  globe  lumineux,  arrondi  par  la  main  d'un  enfant  des 
Gaules,  perce  lentement  la  voûte  du  ciel  ;  aux  champs  de  l'Inde,  l'oi- 
seau du  pa.v3riis  flotte  sur  un  nuage  d'or,  dans  le  fluide  azuré  du  fir- 
mament. 

Outougamîz  se  reveille;  la  voix  du  héron  annonçoit  le  retour  de 
Taurore  :  le  frère  de  Céluta  se  sentoit  tout  fortifié  par  son  rêve  et  par 
son  sommeil.  Après  quelques  moments  employés  à  rassembler  ses 


33/j  LES  NATCIIRZ. 

idées,  l'Indien,  rappelant  et  les  périls  passés  et  les  dangers  à  venir,  se 
lève  pour  commencer  sa  journée.  Il  visite  d'abord  les  blessures  de 
René ,  frotte  les  membres  engourdis  du  malade  avec  un  bouquet 
d'herbes  aromatiques,  partage  avec  lui  quelques  morceaux  de  maïs, 
change  les  joncs  de  la  couche,  renouvelle  l'air  en  agitant  les  branches 
des  cyprès,  et  replace  son  ami  sur  de  frais  roseaux:  on  eût  dit  d'une 
matrone  laborieuse  qui  arrange  au  matin  sa  cabane,  ou  d'une  mère 
qui  donne  de  tendres  soins  à  son  fils.  ' 

Ces  choses  de  l'amitié  étant  faites,  Outougamiz  songe  à  se  parer 
avant  d'accomplir  les  desseins  qu'il  inéditoit.  Il  se  mire  dans  les  eaux, 
peigne  sa  chevelure,  et  ranime  ses  joues  décolorées  avec  la  pourpre 
d'une  craie  précieuse.  Ce  sauvage  avoit  tout  oublié  dans  son  héroïque 
entreprise,  hors  le  vermillon  des  fêtes,  mêlant  ainsi  l'homme  et  l'en- 
fant, portant  la  gravité  du  premier  dans  les  frivolités  du  second,  et  la 
simplicité  du  second  dans  les  occupations  du  premier  :  sur  l'arbre 
d'Atalante ,  le  bouton  parfumé  qui  sert  d'ornement  à  la  jeune  fille 
grossit  auprès  de  la  pomme  d'or  qui  rafraîchit  la  bouche  du  voyageur 
fatigué. 

La  nature  avoit  placé  dans  le  cœur  d'Outougamiz  l'intelligence 
qu'elle  a  mise  dans  la  tête  des  autres  hommes  :  le  souffle  divin  donnoit 
à  la  Pythie  des  vues  de  l'avenir  moins  claires  et  moins  pénétrantes 
que  l'esprit  dont  il  étoit  animé  ne  découvroit  au  frère  de  Céluta  les 
malheurs  qui  pouvoient  menacer  son  ami.  Saisissant  le  temps  corps  à 
corps,  l'amitié  forçoit  ce  mystérieux  Prêtée  à  lui  révéler  ses  secrets. 

Outougamiz,  ayant  pris  ses  armes,  dit  au  nouveau  Philoctète  couché 
dans  son  antre,  mais  que  l'amitié  des  déserts,  plus  fidèle  que  celle  des 
palais,  n'avoit  point  trahi  :  «  Je  vais  chercher  les  dons  du  Grand- 
Esprit,  car  il  faut  bien  que  tu  vives,  et  il  faut  aussi  que  je  vive.  Si  je 
ne  mangeois  pas,  j'aurois  faim,  et  mon  âme  s'en  iroit  dans  le  pays 
des  âmes.  Et  comment  ferois-tu  alors?  Je  vois  bien  tes  pieds,  mais  ils 
sont  immobiles;  je  vois  bien  tes  mains,  mais  elles  sont  froides  et  ne 
peuvent  serrer  les  miennes.  Tu  es  loin  de  ta  forêt  et  de  ta  retraite  :  qui 
donneroit  la  pâture  à  l'hermine  blessée,  si  le  castor  qui  l'accompagne 
alloit  mourir?  Elle  baisseroit  la  tête,  ses  yeux  se  fermeroient;  elle 
tomberoit  en  défaillance  :  les  chasseurs  la  trouveroient  expirante 
et  diroient  :  «  Voyez  l'hermine  blessée  loin  de  sa  forêt  et  de  sa 
retraite.  » 

A  ces  mots  l'Indien  s'enfonça  dans  la  cyprière,  mais  non  sans  tour- 
ner plusieurs  fois  la  tête  vers  le  lieu  où  reposoit  la  vie  de  sa  vie.  Il  se 
parloit  incessamment,  et  se  disoit  :  «  Outougamiz  !  tu  es  un  chevreuil 
sans  esprit  ;  tu  ne  connais  point  les  plantes,  tu  ne  fais  rien  pour  sau- 


LIVRE  XII.  335 

ver  ton  frère.  »  Et  il  versoit  des  larmes  sur  son  peu  d'expérience,  et  il 
se  reprochoit  d'être  inutile  à  son  ami  ! 

Il  chercha  longtemps  dans  les  détours  du  marais  des  herbes  salu- 
taires :  il  cueillit  des  cressons  et  tua  quelques  oiseaux.  En  revenant  à 
l'asile  consacré  par  son  amitié,  il  aperçut  de  loin  les  joncs  bouleversés 
et  épars.  Il  approche,  appelle,  touche  à  la  couche,  soulève  les  roseaux  : 
le  frère  d'Amélie  n'y  étoit  plus  ! 

Le  désespoir  s'empare  d'Outougamiz  :  prêt  à  se  briser  la  tête  contre 
le  tronc  des  cyprès,  il  s'écrie  :  a  Oij  es-tu?  m'as-tu  fui  comme  un  faux 
ami?  Mais  qui  t'a  donné  des  pieds  ou  des  ailes  ?  Est-ce  la  Mort  qui  t'a 
enlevé?...  » 

Tandis  que  le  sauvage  s'abandonne  à  ses  transports,  il  croit  entendre 
un  bruit  à  quelque  distance  :  il  se  tait,  retient  son  haleine,  écoute, 
puis  soudain  se  plonge  dans  l'onde,  bondit,  nage,  bondit  encore,  et 
bientôt  découvre  René  qui  se  débat  expirant  contre  un  Illinois. 

Outougamiz  pousse  le  cri  de  mort  :  l'effort  qu'il  fait  en  s'élançant 
est  si  prodigieux,  que  ses  pieds  s'élèvent  au-dessus  de  la  surface  de 
l'eau.  Il  est  déjà  sur  l'ennemi,  le  renverse,  se  roule  avec  lui  parmi  les 
limons  et  les  roseaux.  Comme  lorsque  deux  taureaux  viennent  à  se 
rencontrer  dans  un  marais  où  il  ne  se  trouve  qu'un  seul  lieu  pour 
désaltérer  leur  soif,  ils  baissent  leurs  dards  recourbés;  leurs  queues 
hérissées  se  nouent  en  cercle  ;  ils  se  heurtent  du  front  ;  des  mugisse- 
ments sortent  de  leur  poitrine,  l'onde  jaillit  sous  leurs  pieds,  la  sueur 
coule  autour  de  leurs  cornes  et  sur  le  poil  de  leurs  flancs.  Outougamiz 
est  vainqueur  ;  il  lie  fortement  avec  des  racines  tressées  son  prisonnier 
au  pied  d'un  arbre,  et  étend  à  l'ombre,  sous  le  même  arbre,  l'ami 
qu'il  vient  encore  de  sauver. 

Par  les  violentes  secousses  que  le  frère  d'Amélie  avoit  éprouvées, 
ses  plaies  s'étoient  rouvertes.  Le  Natchez,  dans  le  premier  moment  de 
sa  vengeance,  fut  prêt  d'immoler  l'Illinois. 

«  Comment,  lui  dit-il,  as-tu  pu  être.assez  cruel  pour  entraîner  ce 
cerf  affoibli?  S'il  eût  été  dans  sa  force,  lâche  ennemi,  d'un  seul  coupi 
de  tête  il  eût  brisé  ton  bouclier.  Tu  mériterois  bien  que  cette  main 
t'enlevât  ta  chevelure.  » 

Outougamiz,  s'arrêtant  comme  frappé  d'une  pensée  :  «  As-tu  un 
mi?  dit-il  à  l'Illinois.  «  Oui,  »  répondit  le  prisonnier. 

(c  Tu  as  un  ami  !  »  reprit  le  frère  de  Céluta  s'approchant  de  lui  et 
le  mesurant  des  yeux  ;  ((  ne  va  pas  faire  un  mensonge.  » 

«  Je  dis  la  vérité,  »  reprit  l'Illinois. 

«  Eh  bien  !  »  s'écria  Outougamiz  tirant  son  poignard  après  avoir 
approché  de  son  oreille  la  petite  chaîne  d'or,  «  eh  bien!  rends  grâces 


330  LES    NATCllEZ. 

à  ce  Manitou  qui  vient  de  me  défendre  de  te  tuer  :  il  ne  sera  pas  dit 
qu'Outougauiiz  le  Natchez,  de  la  tribu  du  Serpent,  ait  jamais  séparé 
deux  amis.  Que  seroit-ce  de  moi  si  tu  m'avois  privé  de  René?  Ah  !  je 
ne  seruis  plus  qu'un  chevreuil  solitaire.  Tu  vois,  ô  Illinois!  ce  que  tu 
allois  faire;  et  ton  ami  scroit  ainsi!  et  il  iroit  seul  murmurant  ton 
nom  dans  le  désert!  Non!  il  seroit  trop  infortuné!  et  ce  seroit 
moi  ! . . .  » 

Le  sauvage  coupe  aussitôt  les  liens  de  l'illinois.  «  Sois  libre,  lui 
dit-il  ;  retourne  à  l'autre  moitié  de  ton  âme,  qui  te  cherche  peut-être, 
comme  je  cherchois  à  l'instant  ma  couronne  de  fleurs,  lorsque  tu  élois 
assez  inhumain  pour  la  dérober  à  ma  chevelure.  Mais  je  compte  sur  ta 
foi  :  tu  ne  découvriras  point  mon  lieu  à  tes  compatriotes.  Tu  ne  leur 
diras  point  :  «  Sous  le  cyprès  de  l'amitié,  Outougamiz  le  Simple  a 
«  caché  la  chair  de  sa  chair.  »  Jure  par  ton  ami  que  tes  lèvres  reste- 
ront fermées,  comme  les  deux  coupes  d'une  noix  que  la  lune  des  mois- 
sons n'a  point  achevé  de  mûrir.  » 

«  Moi,  Nassoute,  reprit  l'étranger,  je  jure  par  mon  ami,  qui  est 
pour  moi  comme  un  baume  lorsque  j'ai  des  peines  dans  le  cœur,  je 
jure  que  je  ne  découvrirai  point  ton  lieu,  et  que  mes  lèvres  resteront 
fermées  comme  les  deux  coupes  d'une  noix  que  la  lune  des  moissons 
n'a  point  achevé  de  mûrir.  » 

A  ces  mots  Nassoute  alloit  s'éloigner,  lorsque  Outougamiz  l'arrêta 
et  lui  dit  :  «  Où  sont  les  guerriers  illinois?  »  — •  «  Crois-tu,  répliqua 
l'étranger,  que  je  sois  assez  lâche  pour  te  l'apprendre?  »  Frère  de 
Céluta,  vous  répondîtes  :  «  Va  retrouver  ton  ami:  je  te  tendois  un 
piège  :  si  tu  avois  trahi  ta  patrie,  je  n'eusse  point  cru  à  ton  serment, 
et  tu  tombois  sous  mes  coups.  » 

Nassoute  s'éloigne  :  Outougamiz  vient  donner  ses  soins  au  frère 
d'Amélie,  comme  s'il  ne  s'étoit  rien  passé,  et  comme  s'il  n'y  eût  aucun 
lieu  de  douter  de  la  foi  de  l'illinois,  puisqu'il  avoit  fait  le  serment  de 
l'amitié. 

Quelques  jours  s'écoulèrent  :  les  blessures  de  René  commençoient  à 
se  cicatriser  ;  les  meurtrissures  étoient  moins  douloureuses  ;  la  fièvre 
se  calmoit.  Le  frère  d'Amélie  seroit  revenu  plus  promptement  à  la  vie 
si  une  nourriture  abondante  avoit  pu  rétablir  ses  forces;  mais  Outou- 
gamiz trouvoit  à  peine  quelques  baies  sauvages.  Elles  manquèrent 
enfin  ;  il  ne  resta  plus  au  frère  de  Céluta  qu'à  tenter  les  derniers 
efforts  de  l'amitié. 

Une  nuit,  il  sort  furtivement  du  marais,  cachant  son  entreprise  à 
René  et  laissant  çà  et  là  des  paquets  flottants  de  roseaux  pour  recon- 
noître  la  route,  si  les  génies  lui  permettoient  le  retour.  Il  monte  à 


LIVRE  XII.  337 

travers  le  bois  de  la  colline  ;  il  découvre  îe  camp  des  Illinois,  où  il  étoit 
résolu  de  pénétrer. 

Des  feux  étoient  encore  allumés  :  la  plupart  des  familles  dormoient 
étendues  autour  de  ces  feux.  Le  jeune  Natchez,  après  avoir  noué  sa 
chevelure  à  la  manière  des  guerriers  ennemis,  s'avance  vers  l'un  des 
foyers.  Il  aperçoit  un  cerf  à  demi  dépouillé,  dont  les  chairs  n'avoient 
point  encore  pétillé  sur  la  braise.  Outougamiz  en  dépèce  avec  son  poi- 
gnard les  parties  les  plus  tendres,  aussi  tranquillement  que  s'il  eût 
préparé  un  festin  dans  la  cabane  de  ses  pères.  Cependant  on  voyoit  çà 
et  là  quelques  Illinois  éveillés  qui  rioient  et  chantoient.  La  matrone  du 
foyer  où  le  frère  de  Céluta  déroboit  une  part  de  la  victime  ouvrit  elle- 
même  les  yeux  ;  mais  elle  prit  l'étranger  pour  le  jeune  fils  de  ses  en- 
trailles, et  se  replongea  dans  le  sommeil.  Des  chasseurs  passent  auprès 
de  l'ami  de  René,  lui  souhaitent  un  ciel  bleu,  un  manteau  de  castor  et 
l'espérance.  Outougamiz  leur  rend  à  demi-voix  le  salut  de  l'hospitalité. 

Un  d'entre  eux  s'arrêtant,  lui  dit  :  «  Il  a  singulièrement  échappé.  » 
— ((  Un  génie  sans  doute  l'a  ravi,  »  répond  le  frère  de  Céluta.  L'Illinois 
repartit  :  «  Il  est  caché  dans  le  marais  ;  il  ne  se  peut  sauver,  car  il  est 
environné  de  toutes  parts  :  nous  boirons  dans  son  crâne.  » 

Tandis  qu'Outougamiz  se  trouvoit  engagé  dans  cette  conversation 
périlleuse,  la  voix  d'une  femme  se  fit  entendre  à  quelque  distance;  elle 
chantoit  :  a  Je  suis  l'épouse  de  Venclao.  Mon  sein,  avec  son  bouton 
de  rose,  est  comme  le  duvet  d'un  cygne  que  la  flèche  du  chasseur  a 
taché  d'une  goutte  de  sang  au  milieu.  Oui,  mon  sein  est  blessé,  car 
je  ne  puis  secourir  l'étranger  qui  respecta  la  vierge  des  dernières 
amours.  Puissé-je  du  moins  sauver  son  ami!  »  L'Indienne  se  tut, 
puis,  s'approchant  du  Natchez  dans  les  ombres ,  elle  continua  de  la 
sorte  : 

((  La  nonpareille  des  Florides  croyoit  que  l'hiver  avoit  changé  sa 
parure,  et  qu'elle  ne  seroit  point  reconnue  parmi  les  aigles  des  rochers 
chez  lesquels  elle  cherchoit  la  pâture  ;  mais  la  colombe  fidèle  le  décou- 
«  vrit  et  lui  dit  :  (c  Fuis,  imprudent  oiseau  :  la  douceur  de  ton  chant 
«  t'a  trahi.  » 

Ces  paroles  frappèrent  le  frère  de  Céluta  :  il  lève  les  yeux,  et  rem  ar- 
que les  pleurs  de  la  jeune  femme  ;  il  entrevoit  en  même  temps  les 
guerriers  armés  qui  s'avancent.  Il  charge  sur  ses  épaules  une  partie 
de  la  dépouille  du  cerf,  s'enfonce  dans  les  ombres,  franchit  le  bois, 
rentre  dans  les  détours  du  marais,  et  après  quelques  heures  de  fatigue 
et  de  périls  se  retrouve  auprès  de  son  ami. 

Un  ingénieux  mensonge  lui  servit  à  cacher  à  René  sa  dangereuse 
aventure  ;  mais  il  falloit  préparer  le  banquet  :  le  jour  on  en  pouvoit 
III.  Î2 


-38  LES   NATCllEZ. 


j 


voii-  la  fumée  ;  la  nr.it  on  en  poiivoit  découvrir  les  feux;  Outougamiz 
préféra  poiirlant  la  nuil  :  il  espéra  trouver  un  nioyon  de  masquei'  la 
lueur  de  la  llanime. 

Lorsque  le  soleil  fut  descendu  sous  l'horizon  et  que  les  dernières 
teintes  du  jour  se  furent  évanouies,  l'Indien  lira  une  étincelle  de  deux 
branches  de  cyprès  en  les  frottant  l'une  contre  l'autre,  et  en  embrasa 
quelques  feuilles.  Tout  réussit  d'abord,  mais  des  roseaux  secs,  placés 
trop  près  du  foyer,  prennent  feu  et  jettent  une  grande  lumière.  Outou- 
gamiz  les  veut  précipiter  dans  l'eau  et  ne  fait  qu'étendre  la  flamme. 
Il  s'élance  sur  le  monceau  ardent  et  cherche  à  l'écraser  sous  ses  pieds. 
René  épuise  ses  forces  renaissantes  pour  seconder  son  ami  :  soins 
inutiles  1  le  feu  se  propage,  court  en  pétillant  sur  la  cime  séchée  des 
joncs,  et  gagne  les  branches  résineuses  des  cyprès.  Le  vent  s'élève, 
des  tourbillons  de  flammes,  d'étincelles  et  de  fumée  montent  dans 
les  airs,  qui  prennent  une  couleur  sanglante.  Un  vaste  incendie  se 
déploie  sur  le  marais. 

Comment  fuir  ?  comment  échapper  à  l'élément  terrible  qui ,  après 
s'être  éloigné  de  son  centre,  s'en  rapprochoit  et  menaçoit  les  deux 
amis?  Déjà  étoient  consumés  les  paquets  de  joncs  sur  lesquels  le  frère 
de  Céluta  auroit  pu  tenter  encore  de  transporter  René  dans  d'autres 
parties  du  marais.  Essayer  de  passer  au  désert  voisin  :  les  cruels  Illi- 
nois n'y  campoient-ils  pas?  N'étoit-il  pas  probable  qu'attirés  par  l'in- 
cendie ils  fermoient  toutes  les  issues?  Ainsi,  lorsqu'on  croit  être  arrivé 
au  comble  de  la  misère,  on  aperçoit  par  delà  de  plus  hautes  adversités. 
Il  est  difficile  au  fils  de  la  femme  de  dire  :  u  Ceci  est  le  dernier  degré 
du  malheur.  » 

Outougaraiz  étoit  presque  vaincu  par  la  fortune  :  il  voyoit  perdu 
tout  ce  qu'il  avoit  fait  jusque  alors.  Il  n'avoit  donc  sauvé  son  ami  du 
cadre  de  feu  que  pour  brûler  cet  ami  de  sa  propre  main  !  Il  s'écria  d'une 
voix  douloureuse  :  «  René,  c'est  moi  qui  t'immole  I  Que  tu  es  infortuné 
de  m'avoir  eu  pour  ami  !  » 

Le  frère  d'Amélie,  d'un  bras  affoibli  et  d'une  main  pâle,  pressa  ten- 
drement le  sauvage  sur  son  sein.  «  Crois-tu,  lui  dit-il,  qu'il  ne  me  soit 
pas  doux  de  mourir  avec  toi?  Mais  pourquoi  descendrois-tu  au  tom- 
beau ?  Tu  es  vigoureux  et  habile  ;  tu  te  peux  frayer  un  chemin  à  tra- 
vers les  flammes.  Revole  à  tes  ombrages  :  les  Natchez  ont  besoin  de 
ton  cœur  et  de  ton  bras;  une  épouse,  des  enfants  embelliront  tes 
jours,  et  tu  oublieras  une  amitié  funeste.  Pour  moi ,  je  n'ai  ni  patrie 
ni  parents  sur  la  terre  :  étranger  dans  ces  forêts,  ma  mort  ou  ma  vie 
n'intéresse  personne,  mais  toi,  Outougamiz,  n'as-tu  pas  une  sœur?  » 

«  Et  cette  sœur,  répliqua  Outougamiz ,  n'a-t-elle  pas  levé  sur  toi 


LIVRE  XII.  330 

des  regards  de  tendresse?  Ne  reposes-tu  pas'dans  le  secret  de  son  cœur? 
Pourquoi  l'as-tu  dédaignée?  Que  me  conseilles-tu?  De  t' abandonner  ! 
Et  depuis  quand  t'ai-je  prouvé  que  j'étois  plus  que  toi  attaché  à  la  vie? 
Depuis  quand  m'as-tu  vu  me  troul)ler  au  nom  de  la  mort?  Ai-je  trem- 
blé quand,  au  milieu  des  Illinois,  j'ai  brisé  les  liens  qui  te  rete- 
Doient?  Mon  cœur  palpitoit-il  de  crainte  quand  je  te  portois  sur  mes 
épaules  avec  des  angoisses  que  je  n'aurois  pas  échangées  contre 
toutes  les  joies  du  monde?  Oui,  il  palpitoit,  ce  cœur,  mais  ce  n'étoit 
pas  pour  moi!  Et  tu  oses  dire  que  tu  n'as  point  d'ami!  Moi,  t'aban- 
donner  !  Moi,  trahir  l'amitié  !  Moi,  former  d'autres  liens  après  ta  mort  ! 
Moi,  heureux  sans  toi,  avec  une  épouse  et  des  enfants!  Apprends- 
moi  donc  ce  qu'il  faut  que  je  raconte  à  Céluta  en  arrivant  aux  Nat- 
chez  !  Lui  dirai-je  :  «  J'avois  délivré  celui  pour  lequel  je  t'appelai  en 
«  témoignage  de  l'amitié;  le  feu  a  pris  à  des  joncs;  j'ai  eu  peur, 
«  j'ai  fui.  J'ai  vu  de  loin  les  flammes  qui  ont  consumé  mon  ami?  » 
Tu  sais  mourir,  prétends-tu,  René;  moi,  je  sais  plus,  je  sais  vivre. 
Si  j'étois  dans  ta  place  et  toi  dans  la  mienne,  je  ne  t'aurois  pas  dit  : 
«  Fuis  et  laisse-moi.  »  Je  t'aurois  dit  :  u  Sauve-moi,  ou  mourons 
ensemble.  » 

Outougamiz  avoit  prononcé  ces  paroles  d'un  ton  qui  ne  lui  étoit  pas 
ordinaire.  Le  langage  de  la  plus  noble  passion  étoit  sorti  dans  toute 
sa  magnificence  des  lèvres  du  simple  sauvage.  «  Reste  avec  moi,  s'écria 
à  son  tour  le  frère  d'Amélie  :  je  ne  te  presse  plus  de  fuir.  Tu  n'es  pas 
fait  pour  de  tels  conseils.  » 

A  ces  mots,  quelque  chose  de  serein  et  d'ineffable  se  répandit  sur  le 
visage  d'Outougamiz,  comme  si  le  ciel  s'étoit  entr'ouvert,  et  que  la 
clarté  divine  se  fût  réfléchie  sur  le  front  du  frère  de  Céluta.  Avec  le 
plus  beau  sourire  que  l'ange  des  amitiés  vertueuses  ait  jamais  mis  sur 
les  lèvres  d'un  mortel,  l'Indien  répondit  ;  «  Tu  viens  de  parler  comme 
un  homme  ;  je  sens  dans  mon  sein  toutes  les  délices  de  la  mort.  » 

Les  deux  amis,  cessant  d'opposer  à  l'incendie  des  efforts  impuissants 
et  de  tenter  une  retraite  impossible,  assis  l'un  près  de  l'autre,  atten- 
dirent l'accomplissement  de  leur  destinée. 

La  flamme  se  repliant  sur  elle-même  avoit  embrasé  le  cyprès  qui 
leur  servoit  d'asile  ;  des  brandons  commençoîent  à  tomber  sur  leurs 
têtes.  Tout  à  coup,  à  travers  les  masses  de  feu  et  de  fumée,  on  entend 
un  léger  bruit  dans  les  eaux.  Une  espèce  de  fantôme  apparoît  :  ses 
cheveux  sont  consumés  sur  ses  tempes  ;  sa  poitrine  et  ses  bras  sont 
à  demi  brûlés,  tandis  que  le  bas  de  son  corps  dégoutte  d'une  eau 
bourbeuse.  «  Qui  es-tu ?1  ui  crie  Outougamiz  ;  es-tu  l'esprit  de  mon  père 
qui  vient  nous  chercher ,  pour  nous  conduire  au  pays  des  âmes?» 


3iO  LES  NATCIIEZ. 

u  Je  suis  Venclao,  répond  le  spectre,  l'ami  de  Nassoute,  auquel 
tu  as  donné  la  vie,  et  l'époux  de  Nélida ,  cette  vierge  des  dernières 
amours,  que  ton  ami  a  respectée.  Je  viens  payer  ma  double  dette.  La 
flamme  a  découvert  votre  asile;  les  tribus  des  Illinois  environnent  le 
marais;  déjà  plusieurs  guerriers  nagent  pour  arriver  jusqu'à  vous;  je 
les  ai  devancés.  Nassoute  nous  attend  à  l'endroit  de  la  rive  que  l'on  a 
confié  à  sa  garde.  Hâtons-nous.  » 

Venclao  passe  un  bras  vigoureux  sous  le  bras  du  frère  d'Amélie,  et 
fait  signe  à  Outougamiz  de  le  soutenir  du  côté  opposé.  Ainsi  entrela- 
cés, tous  trois  se  plongent  dans  les  eaux;  ils  s'avancent  à  travers 
des  champs  de  cannes  embrasées,  tantôt  menacés  par  le  feu ,  tantôt 
prêts  à  s'engloutir  dans  l'onde.  Chaque  instant  augmente  le  danger; 
des  cris,  des  voix  se  font  entendre  de  toutes  parts.  Tels  furent  les  périls 
d'Énée  lorsque ,  dans  la  nuit  fatale  d'Ilion ,  il  alloit  à  la  lueur  des 
flannnes,  par  des  rues  solitaires  et  détournées,  cacher  sur  le  mont  Ida 
et  les  anciens  dieux  de  l'antique  Troie  et  les  dieux  futurs  du  Capitole. 

Outougamiz,  Venclao  et  René  arrivent  au  lieu  où  Nassoute  les  atten- 
doit.  Le  frère  d'j\.mélie  est  à  l'instant  placé  sur  un  lit  de  branchages  que 
Venclao,  Nassoute  et  Outougamiz  portent  tour  à  tour.  Ils  s'éloignent  à 
grands  pas  du  fatal  marais  ;  toute  la  nuit  ils  errent  par  le  silence  des 
bois.  Aux  premiers  rayons  de  l'aurore,  les  deux  Illinois  s'arrêtent  et 
disent  aux  deux  guerriers  ennemis  :  «  Natchez,  implorez  vos  Manitous  ; 
fuyez.  Nous  vous  avons  rendu  vos  bienfaits.  Quittes  envers  vous,  nous 
nous  devons  maintenant  à  notre  patrie.  Adieu  1  » 

Venclao  et  Nassoute  posent  à  terre  le  lit  du  blessé,  mettent  un  bâton 
de  houx  dans  la  main  gauche  du  frère  d'Amélie,  donnent  à  Outou- 
gamiz des  plantes  médicinales,  de  la  farine  de  maïs,  deux  peaux  d'ours, 
et  se  retirent. 

Les  deux  fugitifs  continuèrent  leur  chemin.  René  marchoit  lente- 
ment le  premier,  courbé  sur  le  bâton  qu'il  soulevoit  à  peine;  Outou- 
gamiz le  suivoit  répandant  des  feuilles  séchées,  afin  de  cacher  l'em- 
preinte de  son  passage  :  l'hôte  des  forêts  est  moins  habile  à  tromper 
la  meute  avide  que  ne  l'étoit  l'Indien  à  mêler  les  traces  de  René  pour 
le  dérober  à  la  recherche  de  l'ennemi. 

Parvenu  sur  une  bruyère,  Outougamiz  dit  tout  à  coup  :  «  J'entends 
des  pas  précipités;  »  et  bientôt  après  une  troupe  d'illinois  se  montre 
à  l'horizon  vers  le  nord.  Le  couple  infortuné  eut  le  temps  de  gagner 
un  bois  étroit  qui  bordoit  l'autre  extrémité;  il  y  pénètre,  et,  l'ayant 
traversé,  il  se  trouve  à  l'endroit  même  où  s'étoit  donné  le  combat  si 
fatal  au  grand-chef  des  Natchez  et  au  frère  d'Amélie. 

A  peine  les  deux  amis  fouloient-ils  le  champ  de  la  mort,  qu'ils 


LIVRE  XII.  3^1 

ouïrent  l'ennemi  dans  le  bois  voisin.  Outougamiz  dit  à  René  :  «  Couche- 
toi  à  terre  :  je  te  viendrai  bientôt  trouver.  » 

René  ne  vouloit  plus  disputer  sa  vie  ;  il  étoit  las  de  lutter  si  long- 
temps pour  quelques  misérables  jours:  mais  il  fut  encore  obligé 
d'obéir  à  l'amitié.  Son  infatigable  libérateur  le  couvre  des  effroyables 
débris  du  combat,  et  s'enfonce  dans  l'épaisseur  d'une  forêt. 

Lorsque  des  enfants  ont  découvert  le  lieu  où  un  rossignol  a  bâti  son 
iiid,  la  mère,  poussant  des  cris  plaintifs  et  laissant  pendre  ses  ailes, 
voltige,  comme  blessée,  devant  les  jeunes  ravisseurs  qui  s'égarent  à  sa 
poursuite  et  s'éloignent  du  gage  fragile  de  ses  amours  :  ainsi  le  frère 
de  Géluta,  jetant  des  voix  dans  la  solitude,  attire  les  ennemis  de  ce 
côté  et  les  écarte  du  trésor  plus  cher  à  son  cœur  que  l'œuf  plein  d'es- 
pérance ne  l'est  à  l'oiseau  amoureux. 

Les  Illinois  ne  purent  joindre  le  léger  sauvage  à  qui  l'amitié  avoit, 
pour  un  moment,  rendu  toute  sa  vigueur.  Ils  approchoient  du  pays 
desNatchez,  et,  n'osant  aller  plus  loin,  ils  abandonnèrent  la  poursuite. 

Le  frère  de  Céluta  vint  alors  dégager  René  des  ruines  hideuses  qui 
avoient  protégé  sa  jeunesse  et  sa  beauté.  Les  deux  amis  reprirent  leur 
chemin  au  lever  de  l'aurore,  après  s'être  lavés  dans  une  belle  source. 
Il  se  trouva  que  les  restes  glacés  sous  lesquels  René  avoit  conservé 
l'étincelle  de  la  vie  étoient  ceux  de  deux  Natchez,  d'Aconda  et  d'Irinée. 
Le  frère  d'Amélie  les  reconnut,  et,  frappé  de  cette  fortune  extraordi- 
naire, il  dit  à  Outougamiz  : 

«  Vois-tu  ces  corps  défigurés,  déchirés  par  les  aigles  et  étendus  sans 
honneurs  sur  la  terre?  Aconda  et  Irinéel  vous  étiez  deux  amis  comme 
nous!  vous  fûtes  jeunes  et  infortunés  comme  nous!  Je  vous  ai  vus 
périr  lorsque  abattus  j'essayois  encore  de  vous  défendre.  Outougamiz, 
tu  confîois  cette  nuit  même  l'ami  vivant  au  secret  de  deux  amis 
décédés.  Ces  morts  se  sont  ranimés  au  feu  de  ton  âme  pour  me  prêter 
leur  abri.  » 

Outougamiz  pleura  sur  Aconda  et  sur  Irinée,  mais  il  étoit  trop  foible 
pour  leur  creuser  un  tombeau. 

Comme  des  laboureurs,  après  une  longue  journée  de  sueurs  et  de 
travaux ,  ramènent  leurs  bœufs  fatigués  à  leur  chaumière  ;  ils  croient 
déjà  découvrir  leur  toit  rustique;  ils  se  voient  déjà  entourés  de  leurs 
épouses  et  de  leurs  enfants  :  ainsi  les  deux  amis^  en  approchant 
du  pays  des  Natchez ,  commençoient  à  sentir  renaître  l'espérance  ; 
leurs  désirs  franchissoient  l'espace  qui  les  séparoit  de  leurs  foyers. 
Ces  illusions ,  comme  toutes  celles  de  la  vie ,  furent  de  courte 
durée. 

Les  forces  de  René,  épuisées  une  dernière  fois,  touchoient  à  leur 


3/,2  LES   N  AT  CHEZ. 

terme  ;  et,  pour  comble  de  calamité,  il  ne  resloit  plus  rien  des  dons 
de  Venclao  et  de  Nassoute. 

Outougamiz  lui-même  succomboit  :  ses  joues  ctoicnt  creuses;  ses 
jambes,  amaigries  et  tremblantes,  ne  portoient  plus  son  corps.  Trois  fois 
le  soleil  vint  donner  la  lumière  aux  hommes  ,  et  trois  fois  il  retrouva 
les  voyageurs  se  traînant  sur  une  bruyère  qui  n'offroit  aucune  res- 
source. Le  frère  d'Amélie  et  le  frère  de  Céluta  ne  se  parloient  plus;  ils 
jetoient  seulement  par  intervalles  l'un  sur  l'autre  des  regards  furlifs 
et  douloureux.  Quelquefois  Outougamiz  cherchoit  encore  à  aider  la 
marche  de  René  :  deux  jumeaux  qui  se  soutiennent  à  peine  s'appuient 
de  leurs  fail)les  bras  et  ébauchent  des  pas  incertains  aux  yeux  de  leur 
mère  attendrie. 

Du  lieu  oij  les  amis  étoient  parvenus,  jusqu'au  pays  des  Natchez,  il 
ne  restoit  plus  que  quelques  heures  de  chemin  ;  mais  René  fut  con- 
traint de  s'arrêter.  Excité  par  Outougamiz,  qui  le  conjuroit  d'avancer, 
il  voulut  faire  quelques  pas,  afin  de  ne  point  ravir  volontairement  à 
son  sublime  ami  le  fruit  de  tant  de  sacrifices  :  ses  efforts  furent  vains. 
Outougamiz  essaya  de  le  porter  sur  ses  épaules;  mais  il  plia,  et  tomba 
sous  le  fardeau. 

Non  loin  du  sentier  battu  murmuroit  une  fontaine  ;  René  s'en  appro- 
cha en  rampant  sur  les  genoux  et  sur  les  mains,  suivi  d'Outougamiz, 
qui  pleuroit  :  le  pasteur  affligé  accompagne  ainsi  le  chevreau  qui  a 
brisé  ses  pieds  délicats  en  tombant  d'une  roche  élevée,  et  qui  se  traîne 
vers  la  bergerie. 

La  fontaine  marquoit  la  lisière  même  de  la  savane  qui  s'étend 
jusqu'au  Bayouc .  des  Pierres ,  et  qui  n'a  d'autres  bornes  à  l'orient 
que  les  bois  du  fort  Rosalie.  Outougamiz  assit  son  compagnon  au 
pied  d'un  saule.  Le  jeune  sauvage  attachoit  ses  regards  sur  le  pays  de 
ses  aïeux  :  être  venu  si  près  !  «  René!  dit-il,  je  vois  notre  cabane.  » 

«  Tourne -moi  le  visage  de  ce  côté,  »  répondit  le  frère  d'Amélie. 
Outougamiz  obéit. 

Le  frère  de  Céluta  eut  un  moment  la  pensée  de  se  rendre  aux  Nat- 
chez pour  y  chercher  du  secours  ;  mais  craignant  que  l'homme  de  son 
cœur  n'expirât  pendant  son  absence ,  il  résolut  de  ne  le  point  quitter. 
Il  s'assit  auprès  de  René,  lui  prit  le  front  dans  ses  deux  mains,  et  le 
pencha  doucement  sur  sa  poitrine  :  alors,  baissant  son  visage  sur  une 
tête  chérie,  il  se  prépara  à  recueillir  le  dernier  soupir  de  son  ami. 
Comme  deux  fleurs  que  le  soleil  a  brûlées  sur  la  même  tige,  ainsi 
paroissoient  ces  deux  jeunes  hommes  inclinés  l'un  sur  l'autre  vers  la 
terre. 

Un  bruit  léger  et  le  souffle  d'un  air  parfumé  firent  relever  la  tête  à 


LIVRE  XII.  'ôho 

Outoiigamiz  :  une  femme  étoit  à  ses  côtés.  Malgré  la  pâleur  et  le  vête- 
ment en  désordre  de  cette  femme,  comment  l'Indien  l'auroit-il  mécon- 
nue? Outougamiz  laisse  échapper  de  surprise  et  de  joie  le  front  de 
René  ;  il  s'écrie  :  ((  Ma  sœur,  est-ce  toi  ? 

Céluta  recule;  elle  s'étoit  approchée  des  amis  sans  les  découvrir  ;  le 
son  de  la  voix  de  son  frère  l'a  étonnée  :  «  Mon  frère!  répond -elle, 
mon  frère  !  les  génies  me  l'ont  ravi  !  l'homme  blanc  a  expiré  dans  le 
cadre  de  feu  !  Tous  les  jours  je  viens  attendre  les  voyageurs  à  cette 
limite,  mais  ils  ne  reparoîtront  plus!  » 

Outougamiz  se  lève,  s'avance  vers  Céluta,  qui  auroit  pris  la  fuite  si 
elle  n'avoit  remarqué  avec  une  pitié  profonde  la  marche  chance- 
lante du  guerrier.  Vous  eussiez  vu  sur  le  front  de  l'Indienne  pas- 
ser tour  à  tour  le  sentiment  de  la  plus  profonde  terreur  et  de  la 
plus  vive  espérance.  Céluta  hésitoit  encore,  quand  elle  aperçoit, 
attaché  au  sein  de  son  frère,  le  Manitou  de  l'amitié.  Elle  vole  à  Outou- 
gamiz, qu'elle  embrasse  et  soutient  à  la  fois,  mais  Outougamiz  : 

«  Je  l'ai  sauvé  !  il  est  là  !  mais  il  est  mort  si  tu  n'as  rien  pour  le 
nourrir.  » 

L'amour  a  entendu  la  voix  de  l'amitié!  Céluta  est  déjà  à  genoux  : 
timide  et  tremblante,  elle  a  relevé  le  front  de  l'étranger  mourant; 
René  lui-même  a  reconnu  la  fille  du  désert,  et  ses  lèvres  ont  essayé 
de  sourire.  Outougamiz,  la  tête  penchée  dans  son  sein,  les  mains 
jointes  et  tombantes,  disoit  :  «Témoin  du  serment  de  l'amitié,  ma 
sœur,  tu  viens  voir  si  je  l'ai  bien  tenu.  J'aurois  dû  ramener  mon  ami 
plein  de  vie,  et  le  voilà  qui  expire!  je  suis  un  mauvais  ami,  un  guer- 
rier sans  force.  Mais  toi,  as-tu  quelque  chose  pour  ranimer  mon  ami?» 

«  Je  n'ai  rien  !  s'écrie  Céluta  désespérée.  Ah  !  s'il  eût  été  mon  époux» 
s'il  eût  fécondé  mon  sein,  il  pourroit  boire  avec  son  enfant  à  la 
source  de  la  vie!  »  Souhait  divin  de  l'amante  et  de  la  mère  ! 

La  chaste  Indienne  rougit  comme  si  elle  eût  craint  d'avoir  été  com- 
prise de  René.  Les  yeux  de  cette  femme  étoient  fixés  au  ciel,  son  visage 
étoit  inspiré  :  on  eût  dit  que,  dans  une  illusion  passionnée,  Céluta 
croyoit  nourrir  et  son  fils  et  le  père  de  son  fils. 

Amitié,  qui  m'avez  raconté  ces  merveilles,  que  ne  me  donnâtes- 
vous  le  talent  pour  les  peindre!  j'avois  le  cœur  pour  les  sentir  '. 


1.  C'est  ici  que  s'arrête  la  première  partie  des  Natchez,  celle  qu'on  peut  en  appeler 
l'épopée.  Ce  qui  suit  n'est  plus  qu'un  simple  récit,  pour  lequel  l'auteur,  reuouçaut 
à  la  forme  épique,  adopte  celle  de  la  narration. 


3i/i  LES   NATCllEZ. 


Lorsque  Céluta  rencontra  les  deux  amis  au  bord  de  la  fontaino,  il  y 
avoit  déjà  plusieurs  jours  qu'elle  étoit  errante  dans  les  bois.  Une  fièvre 
ardente  l'avoit  saisie  à  la  nouvelle  de  la  captivité  de  René  :  le  départ 
subit  d'Oulougamiz  redoubla  les  maux  de  l'infortunée,  car  elle  devina 
que  son  frère  avoit  volé  h  la  délivrance  de  son  ami.  Or,  cette  seconde 
victime  n'auroit-elle  pas  été  immolée  à  la  rage  des  Illinois? 

La  fille  de  Tabamica  s'étoit  obstinée  à  demeurer  seule  dans,  sa 
cabane.  Un  jour,  couchée  sur  la  natte  de  douleur,  elle  vit  entrer 
Ondouré.  Les  succès  de  cet  homme  avoient  enflé  son  orgueil  ;  ses  vices 
s'étoient  augmentés  de  toute  l'espérance  de  ses  passions.  Sûr  mainte- 
nant d'Akansie,  qui  connoissoit  son  crime  et  qui  en  profitoit,  Ondouré 
se  croyoit  déjà  maître  du  pouvoir  absolu,  sous  le  nom  de  tuteur  du 
jeune  soleil  :  il  songeoit  à  rétablir  l'ancienne  tyrannie,  et,  après  avoir 
trompé  les  François,  il  se  flattoit  de  trouver  quelque  moyen  de  les 
perdre. 

Une  seule  chose  menaçoit  l'ambition  du  sauvage ,  c'étoit  un  senti- 
ment plus  fort  que  cette  ambition  même,  c'étoit  l'amour  toujours  crois- 
sant qu'il  ressentoit  pour  Céluta  :  la  vanité  blessée,  la  soif  de  la  ven- 
geance, la  fougue  des  sens,  avoient  transformé  cet  amour  en  une  sorte  de 
frénésie,  dont  les  accès  pouvoient  réveiller  la  jalousie  de  la  femme-chef . 

Dans  la  première  exaltation  de  son  triomphe,  Ondouré  accourut 
donc  à  la  demeure  de  la  sœur  d'Outougamiz.  11  s'avança  vers  la  couche 
oij  languissoit  la  vierge  solitaire.  «  Céluta,  dit-il,  réveille-toi!  Et  il 
lui  secouoit  rudement  la  main.  Réveille-toi,  voici  Ondouré  :  n'es-tu 
pas  trop  heureuse  qu'un  guerrier  comme  moi  veuille  bien  encore  te 
choisir  pour  maîtresse,  toi,  rose  fanée  par  le  misérable  blanc  dont  les 
Manitous  nous  ont  délivrés?  » 

Céluta  essaye  de  repousser  le  barbare.  «  Comme  elle  est  charmante 
dans  sa  folie  !  s'écrie  Ondouré  ;  que  son  teint  est  animé  !  que  ses  che- 
veux sont  beaux!  »  Et  le  sauvage  veut  prodiguer  des  caresses  à  sa 
victime. 

Dans  ce  moment,  Akansie,  que  l'instinct  jaloux  égaroit  souvent 
autour  de  la  cabane  de  sa  rivale,  paroît  sur  le  seuil  de  la  porte.  Alors 
Céluta  :  «  0  mère  du  soleil!  secourez-moi.  »  Ondouré  laisse  échapper 
sa  proie  :  confondu,  honteux,  balbutiant,  il  suit  Akansie,  qui  s'éloigne 
les  yeux  sanglants,  l'âme  agitée  par  les  furies. 


LES  NATCHEZ.  345 

Les  parentes  de  Céluta,  qui  l'avoient  voulu  garder  dans  l'absence  de 
son  frère,  reviennent  offrir  leur  secours  à  leur  amie  :  elles  voient  le 
désordre  de  sa  couche.  Céluta  leur  tait  ses  nouveaux  chagrins  ;  elle 
affecte  de  sourire,  elle  prétend  qu'elle  se  sent  soulagée  :  on  la  croit,  on 
se  retire.  Libre  des  soins  qui  l'importunent,  la  fille  de  Tabamica  sort 
au  milieu  de  la  nuit,  s'enfonce  dans  les  forêts,  et  va  sur  le  chemin  du 
pays  des  Illinois  attendre  des  protecteurs  qu'elle  rencontre ,  protec- 
teurs qu'elle  supposoit  perdus  sans  retour,  alors  même  qu'elle  les 
cherchoit  encore. 

Qui  sauvera  les  trois  infortunés?  Céluta  seule  conserve  un  peu  de 
force;  mais  a-t-elle  le  temps  de  voler  jusqu'au  village  des  Natchez? 
René  et  Outougamiz  n'auront-ils  point  expiré  avant  qu'elle  revienne? 
Elle  pose  doucement  la  tête  de  René  sur  la  mousse,  et  se  lève  :  la  Pro- 
vidence aura  pitié  de  tant  de  malheurs.  Des  guerriers  se  montrent 
vers  la  forêt.  Qui  sont-ils?  N'importe  !  Dans  ce  moment  Céluta  implo- 
reroit  le  secours  même  d'Ondouré. 

a  Qui  que  vous  soyez,  s'écrie-t-elle  en  s'avançant  vers  les  guerriers, 
venez  rendre  la  vie  à  René  et  à  mon  frère  !  » 

Des  soldats  et  de  jeunes  officiers  du  fort  Rosalie  accompagnoient  le 
capitaine  d'Artaguette  à  la  source  même  où  reposoient  les  deux  amis , 
source  dont  les  eaux  avoient  la  vertu  de  cicatriser  les  blessures. 
D'Artaguette  reconnoît  à  la  voix  l'Indienne  qu'il  n'auroit  pas  reconnue 
à  ses  traits,  tant  ils  étoient  altérés.  ((  Est-ce  vous,  ma  sœur,  ma  libé- 
ratrice? «  s'écrie  à  son  tour  le  capitaine. 

Céluta  vole  à  lui,  verse  des  pleurs  de  douleur  et  de  joie,  saisit  la 
main  de  son  frère  adoptif,  la  porte  avec  ardeur  à  ses  lèvres,  cherche  à 
entraîner  d'Artaguette  vers  la  fontaine,  en  répétant  le  nom  d'Outou- 
gamiz  et  de  René  :  la  troupe  se  hâte  sur  les  pas  de  Céluta.» 

Bientôt  on  découvre  deux  hommes,  ou  plutôt  deux  spectres,  l'un 
couché,  l'autre  debout,  mais  près  de  tomber;  on  les  environne. 
«  Chasseurs,  dit  Outougamiz ,  je  puis  mourir  à  présent ,  prenez  soin 
de  mon  ami  !  »  et  il  s'affaissa  sur  le  gazon. 

On  croyoit  dans  la  colonie,  comme  aux  Natchez,  que  René  avoit  été 
brûlé  par  les  Illinois.  Les  secours  sont  prodigués  aux  deux  mourants  , 
ce  fut  Céluta  qui  offrit  les  premiers  aliments  à  son  frère  et  à  l'ami  de 
son  frère.  D'Artaguette  essayoit  de  soutenir  l'un  et  l'autre  d'un  bras 
encore  mal  assuré.  Jacques,  le  grenadier  attaché  au  généreux  capitaine, 
est  envoyé  aux  Natchez  pour  annoncer  le  retour  miraculeux.  Les  guer- 
riers et  les  femmes  accourent,  les  sachems  les  suivent.  Déjà  les  Fran- 
çois avoient  entrelacé  des  branches  d'arbres  sur  lesquelles  étoient 
déposés  séparément  les  deux  amis.  Huit  jeunes  officiers  portoient  tour 


3/iG  LES   NAÏCHEZ. 

à  tour  les  couches  sacrées,  comme  ils  aiiroienl  \)ovi6  les  trophées  de 
rhonneur.  Auprès  de  ces  lils  de  feuillage  marchoient  Céluta,  ])leine 
d'un  honheur  qu'elle  n'osoit  croire,  et  d'Artaguette,  dont  le  front  pâle 
annonçoit  qu'il  manquoit  encore  du  sang  à  un  nohle  cœur. 

Ce  fut  dans  cet  ordre  que  la  foule  des  Natchez  rencontra  la  pompe, 
triomphale  de  l'amitié,  élevée  par  les  mains  de  la  vaillance.  Les  bois 
retentirent  d'acclamations  prolongées  ;  on  se  presse,  on  veut  savoir 
jusqu'aux  moindres  circonstances  d'une  délivrance  dont  Outougamiz 
parle  à  peine,  et  que  René  ne  peut  encore  raconter.  Les  jeunes  gens 
serroient  la  main  d'Outougamiz  et  se  juroient  les  uns  aux  autres  une 
amitié  pareille  dans  l'adversité.  Les  sachems  disoient  à  Adario  et  à 
Chaclas  qu'ils  avoient  d'illustres  enfants  :  a  C'est  vrai,  »  répondoient 
les  deux  vieillards.  Adario  même  étoit  attendri. 

Les  femmes  et  les  enfants  caressoient  Céluta  ;  Mila  la  vouloit  porter, 
bien  qu'elle  se  sentît  un  peu  triste  au  milieu  de  la  joie.  Dans  l'effusion 
générale  des  cœurs,  les  militaires  françois  avoient  leur  part  des  éloges. 
D'Artaguette  disoit  à  Céluta  :  «  Ma  sœur,  votre  frère  soutient  bien  son 
rôle  de  libérateur.  »  René,  qui  entendit  ces  mots,  murmura  d'une  voix 
mourante  :  «  Vous  ne  savez  rien  ;  Outougamiz  ne  vous  apprendra  pas 
ce  qu'il  a  fait  :  c'est  moi  qui  vous  le  dirai,  si  je  vis.  »  Tous  les  yeux 
versoient  aussi  des  larmes  sur  les  jeunes  Indiens  qui  s'étoient  immolés 
au  triomphe  de  l'amitié. 

Ondouré  et  Akansie  seuls  n'étoient  pas  présents  à  cette  scène  :  les 
méchants  fuient  comme  un  supplice  le  spectacle  de  la  vertu  récom- 
pensée. René  fut  déposé  chez  son  père  Chactas,  mais  Adario  voulut 
qu'on  portât  son  neveu  Outougamiz  et  sa  nièce  Céluta  à  sa  cabane, 
afin  de  prendre  soin  lui-même  de  ce  couple  qu'il  reconnoissoit  digne 
de  son  sang. 

Ondouré  avoit  apaisé  Akansie  par  ces  mensonges,  par  ces  serments 
et  ces  caresses  que  la  passion  trompée  ne  croit  plus,  mais  auxquels  elle 
se  laisse  aller  comme  à  sa  dernière  ressource.  Quand  on  a  fait  un  pas 
dans  le  crime,  on  se  persuade  qu'il  est  impossible  de  reculer,  et  l'on 
s'abandonne  à  la  fatalité  du  mal  :  la  femme-chef  se  voyoit  forcée  de 
servir  les  projets  d'un  scélérat,  d'élever  Ondouré  jusqu'à  elle  pour  se 
justifier  de  s'être  abaissée  jusqu'à  lui.  Le  retour  de  René  avoit  rallumé 
dans  le  cœur  d'Ondouré  les  flammes  de  la  jalousie;  déçu  dans  sa  ven- 
geance, il  lui  devenoit  plus  que  jamais  nécessaire  d'atteindre  au  rang 
suprême  pour  exécuter,  comme  souverain,  le  crime  qu'il  avoit  manqué 
comme  sujet.  Il  alarme  la  femme-chef  :  «  Il  est  possible,  lui  dit-il,  que 
René  m'ait  vu  lancer  la  flèche  ;  le  seul  moyen  de  dominer  tous  les 
périls  est  de  s'élever  au-dessus  de  tous  les  pouvoirs.  Que  je  sois  tuteor 


LES   NATCHEZ.  3^7 

de  votre  fils  ;  que  l'ancienne  garde  des  Allouez  soit  rétablie,  et  je  vous 
réponds  de  tout.  »  Akansie  ne  pouvoit  plus  rien  refuser  ;  elle  avoit  livré 
sa  vertu, 

L'Indien,  afin  de  mieux  réussir  dans  ses  desseins,  s'adressa  d'abord 
aux  François. 

Traité  rudement  par  Chépar,  Febriano  avoit  repris  peu  à  peu,  à  force 
d'humiliations,  son  ascendant  sur  le  vieux  militaire  :  la  bassesse  se  sert 
des  affronts  qu'elle  reçoit  comme  d'un  marchepied  pour  s'élever.  Mais 
le  renégat  sentoit  que  son  crédit  étoit  affoibli  s'il  ne  parvenoit  à 
détruire  par  quelque  service  éclatant  la  fâcheuse  impression  qu'a- 
voient  laissée  ses  premiers  conseils.  Le  gouverneur  de  la  Louisiane 
avoit  témoigné  son  mécontentement  au  commandant  du  fort  Rosalie, 
et  dans  la  lettre  où  il  lui  annonçoit  l'envoi  de  troupes  nouvelles,  il 
l'invitoit  à  réparer  une  imprudence  dont  souffroit  la  colonie. 

Febriano  épioit  donc  l'occasion  de  regagner  sa  puissance,  au  moment 
où  Ondouré  cherchoit  le  moyen  de  satisfaire  son  ambition.  Ces  deux 
traîtres,  jadis  compagnons  de  débauche,  par  une  conformité  de  pas- 
sions avoient  conçu  l'un  et  l'autre  une  haine  violente  contre  René. 
L'homme  sauvage  alla  trouver  l'homme  policé;  il  lui  parla  de  la  mort 
du  soleil  :  «  Dans  les  changements  prêts  à  s'opérer  aux  Natchez,  lui 
dit-il,  si  le  commandant  des  François  me  veut  seconder,  je  lui  ferai 
obtenir  les  concessions,  objets  de  tant  de  troubles  et  de  malheurs.  » 

Ravi  d'une  proposition  qui  le  rendoit  important  en  le  rendant  utile, 
Febriano  court  avertir  Chépar  :  celui-ci  consent  à  recevoir  Ondouré  au 
milieu  de  la  nuit,  sur  un  des  ravelins  du  fort. 

«  Sachem  des  François,  dit  Ondouré  en  l'abordant,  je  ne  sais  ce 
que  vous  méditez.  De  nouveaux  guerriers  vous  sont  arrivés:  peut-être 
est-ce  votre  dessein  de  lever  encore  une  fois  la  hache  contre  nous.  Au 
lieu  de  vous  engager  dans  cette  route  incertaine,  je  puis  vous  mener  à 
votre  but  par  une  voie  plus  sûre.  Depuis  longtemps  je  suis  l'ami  des 
François;  employez  votre  autorité  à  me  faire  élever  à  la  place  qui  me 
rendra  tuteur  du  jeune  soleil.  Je  m'engage  alors  à  vous  faire  céder  les 
terres  que  vous  réclamez ,  et  dont  vos  députés  et  les  nôtres  doivent 
régler  les  limites.  Dans  deux  jours  la  nomination  de  l'édile  aura  lieu. 
Que  l'on  envoie  par  vos  ordres  des  présents  aux  jeunes  guerriers, 
aux  matrones  et  aux  prêtres,  et  je  l'emporterai  sur  mes  compétiteurs.  » 

Flatté  d'entendre  parler  de  sa  puissance,  regardant  comme  un  grand 
coup  de  politique  de  mettre  Ondouré,  qu'il  croyoit  l'ami  de  la  France, 
à  la  tête  des  Natchez,  espérant  surtout  réparer  sa  faute  par  l'obtention 
des  terres  dont  on  lui  fait  la  promesse ,  Chépar  se  précipite  dans  le 
projet  d'Ondouré  :  il  charge  Febriano  de  la  distribution  des  présents. 


3L8  LES   NATCIIEZ. 

Ondûuré  retourne  auprès  d'Akansie ,  qu'il  s'étonne  de  trouver 
abattue  :  il  en  est  du  crime  comme  de  ces  boissons  amères  que  l'ha- 
bitude seule  rend  supportables.  «  11  ne  s'agit  plus  d'hésiter,  s'écrie 
Ondouré  :  voulez-vous  commander  avec  moi,  ou  voulez-vous  rester 
esclave  sous  un  sachem  de  votre  famille?  Songez  qu'il  y  va  de  votre 
■vie  et  de  la  mienne  :  si  nous  ne  sommes  pas  assez  forts  pour  proscrire 
nos  ennemis,  nous  serons  proscrits  par  eux.  Tôt  ou  tard  quelque  voix 
accusatrice  révélera  le  secret  de  la  mort  du  soleil ,  et  au  lieu  de 
monter  au  pouvoir,  nous  serons  tramés  au  supplice.  Allez  donc; 
parlez  aux  matrones,  obtenez  leurs  voix-,  je  cours  m'assurer  de  celle 
des  jeunes  guerriers.  Outougamiz,  qui  balance  seul  mon  crédit  auprès 
d'eux,  Outougamiz,  encore  trop  fuible,  ne  peut  sortir  de  sa  cabane. 
Que  le  jongleur  dévoué  à  nos  intérêts  fasse  s'expliquer  les  génies ,  et 
nous  triompherons  de  la  résistance  de  Chactas  et  d'Adario.  » 

L'assemblée  générale  de  la  nation  étant  convoquée  pour  procéder 
au  choix  de  l'édile,  Chactas  proposa  d'élever  René,  son  fils  adoptif,  cà 
cette  place  importante  ;  mais  le  jongleur  déclara  que  l'étranger,  cou- 
pable à  la  fois  de  la  disparition  du  serpent  sacré,  de  la  mort  des 
femelles  de  castor  et  de  la  guerre  dans  laquelle  le  vieux  soleil  avoit 
péri,  étoit  réprouvé  du  Grand-Esprit. 

Le  frère  d'Amélie  rejeté,  Adario  présenta  son  neveu  Outougamiz, 
qui  venoit  de  faire  éclater  tant  de  vertu  et  de  vaillance  :  Outougamiz 
fut  écarté  à  cause  de  la  simplicité  de  sa  vertu.  Chactas  et  Adario  ne 
vouloient  point  pour  eux-mêmes  une  charge  dont  leur  âge  ne  leur  per- 
mettoit  plus  l'exercice. 

Akansie  désigna  à  son  tour  Ondouré  :  ce  nom  fit  rougir  les  hommes 
qui  conservoient  encore  quelque  pudeur.  Chactas  repoussa  de  toute  la 
dignité  de  son  éloquence  un  guerrier  dont  il  osa  peindre  les  vices. 
Adario,  qui  sentoit  le  tyran  dans  Ondouré,  menaça  de  le  poignarder 
s'il  attentoit  jamais  à  la  liberté  de  la  patrie  ;  mais  les  présents  de 
Febriano  avoient  produit  leur  effet  :  les  matrones  enchantées  par  des 
parures,  les  jeunes  guerriers  séduits  par  des  armes,  un  assez  bon 
nombre  de  sachems ,  à  qui  l'ambition  ôtoit  la  prudence ,  soutinrent  le 
candidat  de  la  femme-chef.  Les  Manitous  consultés  approuvèrent 
l'élection  d'Ondouré.  Ainsi  l'éducation  d'un  enfant  qui  devoit  un  jour 
commander  à  des  peuples  fut  remise  à  des  mains  oppressives  et 
souillées  :  le  champ  empoisonné  de  Gomorrhe  fait  mourir  la  plante 
qu'on  lui  confie,  ou  ne  porte  que  des  arbres  dont  les  fruits  sont 
remplis  de  cendre. 

Cependant  les  blessures  de  René  se  fermoient  ;  des  simples  conrms 
des  sauvages  rétablissoient  ses  forces  avec  une  étonnante  rapidité.  11 


LES  NATCHEZ.  349 

n'avoit  qu'un  moyen  de  payer  à  Outougamiz  la  dette  d'une  amitié 
sublime ,  c'étoit  d'épouser  Géluta.  Le  sacrifice  étoit  grand  :  tout  lien 
pesoit  au  frère  d'Amélie  ;  aucune  passion  ne  pouvoit  entrer  dans  son 
cœur,  mais  il  crut  qu'il  se  devoit  immoler  à  la  reconnoissance  ;  du 
moins  ce  n'étoit  pas  à  ses  yeux  démentir  sa  destinée ,  que  de  trouver 
un  malheur  dans  un  devoir. 

Il  fit  part  de  sa  résolution  à  Ghactas  :  Chactas  demanda  la  main  de 
Géluta  à  Adario  ;  Outougamiz  fut  rempli  de  joie  en  apprenant  que  son 
ami  alloit  devenir  son  frère.  Géluta,  rougissant,  accorda  son  consen- 
tement avec  cette  grâce  modeste  qui  respiroit  en  elle;  mais  elle 
éprouvoit  quelque  chose  de  plus  que  ce  plaisir  mêlé  de  frayeur 
qu'éprouve  la  jeune  vierge  prête  à  passer  dans  les  bras  d'un  époux. 
Malgré  l'amour  qui  entraînoit  vers  René  la  fille  de  Tabamica,  malgré 
la  félicité  dont  elle  se  faisoit  l'image,  elle  étoit  frappée  d'une  tristesse 
involontaire  ;  un  secret  pressentiment  serroit  son  cœur  :  René  lui 
inspiroit  une  terreur  dont  elle  ne  se  pouvoit  défendre;  elle  sentoit 
qu'elle  alloit  tomber  dans  le  sein  de  cet  homme  comme  on  tombe 
dans  un  abîme. 

Les  parents  ayant  approuvé  le  mariage,  Chactas  dit  à  René  :  «  Bâtis 
ta  cabane,  portes-y  le  collier  pour  charger  les  fardeaux  et  !e  bois  pour 
allumer  le  feu;  chasse  pendant  six  nuits;  à  la  septième,  Géluta  te 
suivra  à  tes  foyers.  » 

René  établit  sa  demeure  dans  une  petite  vallée  qu'arrosoit  une 
rivière  tributaire  du  Meschacebé.  Quand  l'ouvrage  fut  fini ,  on  décou- 
vroit  de  la  porte  de  la  nouvelle  cabane  les  prairies  du  vallon  entre- 
coupées d'arbustes  à  fleurs;  une  forêt,  vieille  comme  la  terre,  cou- 
vroit  les  collines,  et  dans  l'épaisseur  de  cette  forêt  tomboit  un  torrent. 

Des  danses  et  des  jeux  signalèrent  le  jour  du  mariage.  Placés  au 
milieu  d'un  cercle  de  leurs  parents ,  René  et  Géluta  furent  instruits 
de  leurs  devoirs  :  on  conduisit  ensuite  les  époux  au  toit  qu'ils  dévoient 
habiter. 

L'aurore  les  trouva  sur  le  seuil  de  la  cabane  :  Géluta ,  un  bras  jeté 
autour  du  cou  de  René ,  s'appuyoit  sur  le  jeune  homme.  Les  yeux  de 
l'Indienne,  avec  une  expression  de  respect  et  de  tendresse,  cher- 
choient  ceux  de  son  époux.  D'un  cœur  religieux  et  reconnoissant,  elle 
offroit  sa  félicité  au  maître  de  la  nature  comme,  un  don  qu'elle  terroit 
de  lui  :  la  rosée  de  la  nuit  remonte ,  au  lever  du  soleil ,  vers  le  ciel 
d'où  elle  est  descendue. 

Les  regards  distraits  du  frère  d'Amélie  se  promenoient  sur  la  soli- 
tude :  son  bonheur  ressembloit  à  du  repentir.  René  avoit  désiré  un 
désert,  une  femme  et  la  liberté  :  il  possédoit  tout  cela,  et  quelque 


350  ll:s  natchez. 

clioso  gàloit  cette  possession.  11  auroit  béni  la  main  qui  du  môme 
coup  l'eût  débarrassé  de  son  malheur  passé  et  de  sa  félicité  présente, 
si  toutefois  c'étoit  une  félicité. 

11  essaya  de  réaliser  ses  anciennes  chimères  :  quelle  femme  étoit 
plus  belle  que  Céluta?ll  l'emmena  au  fond  des  forêts,  et  promena  son 
indépendance  de  solitude  en  solitude  ;  mais  quand  il  avoit  pressé  sa 
jeune  épouse  contre  son  sein,  au  milieu  des  précipices,  quand  il 
l'avoit  égarée  dans  la  région  des  nuages,  il  ne  rencontroit  point 
les  délices  qu'il  avoit  rêvées.  '     • 

Le  vide  qui  s'étoit  formé  au  fond  de  son  âmo  ne  pouvoit  plus  être 
comblé.  René  avoit  été  atteint  d'un  arrêt  du  ciel,  qui  faisoit  à  la  fois 
son  supplice  et  son  génie  :  René  troubloit  tout  par  sa  présence  :  les 
passions  sortoient  de  lui  et  n'y  pouvoient  rentrer  ;  il  pesoit  sur  la  terre 
qu'il  fouloit  avec  impatience  et  qui  le  portoit  à  regret. 

Si  l'impitoyable  Ondouré  avoit  pénétré  dans  le  cœur  du  frère 
d'Amélie,  s'il  en  avoit  connu  toute  la  misère,  s'il  avoit  vu  les  alarmes 
de  Céluta  et  l'espèce  d'épouvante  que  lui  inspiroit  son  mari ,  l'union 
du  couple  infortuné  n'auroit  point  fait  sentir  au  sauvage  les  tour- 
ments qu'il  éprouva  lorsque  la  renommée  lui  apprit  la  nouvelle  de 
celte  union.  Qu'importoit  à  Ondourî  d'avoir  satisfait  son  ambition? 
Céluta  échappoit  à  son  amour  !  René  n'étoit  point  encore  immolé  à  sa 
jalousie!  Les  succès  du  détestable  Indien  lui  coùtoient  cher  :  il  étoit 
obligé  de  subir  la  tendresse  d'une  femme  odieuse  ;  il  avoit  fait  à 
Chépar  des  promesses  qu'il  ne  pouvoit  ni  ne  vouloit  remplir.  Com- 
ment perdre  ces  étrangers  du  fort  Rosalie  qui  étoient  devenus  ses 
maîtres,  puisqu'ils  possédoient  une  partie  de  son  secret?  comment 
sacrifier  ce  rival ,  que  les  mauvais  génies  avoient  envoyé  aux  Natchez 
pour  le  désespoir  d'Ondouré? 

Plusieurs  projets  s'offrirent  d'abord  à  la  pensée  de  l'édile,  mais  les 
uns  n'étoient  pas  assez  sûrs,  les  autres  n'enveloppoient  pas  assez  de 
victimes.  Le  dégoût  de  l'état  de  nature,  le  désir  de  posséder  les  jouis- 
sances de  la  vie  sociale,  augmentoient  le  trouble  des  esprits  d'Ondouré  ^ 
il  dévoroit  des  regards  tout  ce  qu'il  apercevoit  dans  les  habitations 
des  blancs  ;  on  le  voyoit  errer  à  travers  les  villages,  l'air  farouche, 
l'œil  en  feu,  les  lèvres  agitées  d'un  mouvement  convulsif. 

Un  jour  qu'il  promenoit  ainsi  ses  noires  rêveries,  il  arrive  à  la  cabane 
de  René  ;  le  frère  d'Amélie  parcouroit  alors  les  déserts  avec  Céluta. 
Mille  passions,  mille  souvenirs  accompagnés  de  mille  desseins  funestes, 
agitent  le  cœur  d'Ondouré.  Il  fait  d'abord  à  pas  lents  le  tour  de  la  hutte; 
bientôt  il  heurte  à  la  porte,  l'ouvre  et  jette  des  regards  sinistres  dans 
l'intérieur  du  lieu.  Il  y  pénètre,  s'assied  au  foyer  solitaire,  comme  ces 


LES  N  AT  CHEZ.  351 

génies  du  mal  attachés  à  chaque  homme,  et  qui,  seloîi  les  Indiens,  se 
plaisent  à  fréquenter  les  demeures  abandonnées.  Des  liis  de  joncs,  des 
armes  européennes,  quelques  voiles  de  femme,  un  berceau,  présent 
de  la  famille  de  Céluta,  tout  ce  qui  frappe  la  vue  d'Ondouré  accroît  son 
supplice  :  «  C'est  donc  ici  qu'ils  ont  été  heureux  !  »  murmure-t-il  à 
voix  basse.  Son  imagination  s'égare  ;  il  se  lève,  disperse  les  roseaux 
des  couches  et  brise  les  armes  dont  il  jette  au  loin  les  éclats.  Les 
parures  de  Céluta  appellent  ensuite  sa  rage  :  il  les  soulève  d'une  main 
tremblante,  les  approche  de  sa  bouche  comme  pour  les  couwir  de 
baisers,  puis  les  déchire  avec  fureur.  Déjà  ses  bras  se  levoient  sur  le 
berceau,  lorsqu'il  les  laisse  tout  à  coup  retomber  à  ses  côtés  ;  sa  tête 
se  penche  sur  sa  poitrine,  son  front  se  couvre  d'un  nuage  sombre  ;  le 
sauvage  paroît  travaillé  par  la  conception  douloureuse  d'un  crime. 

C'en  est  fait  !  les  destinées  de  Céluta,  les  destinées  du  frère  d'Amélie, 
les  destinées  des  François  sont  fixées  !  Ondouré  pousse  un  profond 
soupir,  et  souriant  comme  Satan  à  ses  perversités  :  «  Je  te  remercie , 
dit-il,  ô  Athaensic  !  tu  m'as  bien  inspiré!  Génie  de  cette  cabane,  je  te 
remercie!  tu  m'as  conduit  ici  pour  me  découvrir  les  moyens  d'accom- 
plir mes  vengeances,  d'atteindre  à  la  fois  le  but  de  mes  desseins  divers. 
Oui,  vous  périrez,  ennemis  d'Ondouré!  et  toi,  Céluta!...  )>  Il  ne  se 
révèle  à  lui-même  toute  l'horreur  et  toute  l'étendue  de  son  projet  que 
par  un  cri  qu'il  pousse  en  sortant  de  la  cabane  ;  ce  cri  fut  entendu  des 
François  et  des  Natchez  ;  les  premiers  en  frissonnèrent  ;  les  seconds 
prévirent  la  ruine  de  leur  patrie. 

Lorsque  René  revint  de  ses  courses,  il  fut  frappé  du  désordre  de  sa 
cabane,  sans  en  pouvoir  pénétrer  la  cause  :  nourrie  dans  la  religion 
des  Indiens,  Céluta  tira  de  ce  désordre  un  présage  funeste.  Elle  n'avoit 
point  rapporté  le  bonheur  de  son  pèlerinage  au  désert  :  René  étoit 
pour  elle  inexplicable  ;  elle  avoit  cependant  aperçu  quelque  chose  de 
mystérieux  au  fond  du  cœur  de  l'homme  auquel  elle  étoit  unie  ;  mais 
cet  homme  ne  lui  avoit  point  révélé  ses  secrets,  il  ne  les  avoit  racontés 
à  personne.  Après  son  retour  à  sa  cabane,  René  sembla  devenir  plus 
sombre  et  moins  affectueux  :  la  timide  Céluta  n'osoit  l'interroger;  elle 
ne  tarda  pas  à  prendre  pour  de  la  lassitude  ou  de  l'inconstance  ce  qui 
n'étoit  que  l'effet  du  malheur  et  d'un  caractère  impénétrable.  Le 
hasard  vint  donner  quelque  apparence  de  réalité  aux  premiers  soup- 
çons de  la  sœur  d'Outougamiz. 

René  traversoit  un  jour  une  cyprière,  lorsqu'il  entendit  des  cris 
dans  un  endroit  écarté  :  il  court  à  ces  cris.  Il  aperçoit  entre  les  arbres 
une  Indienne  se  débattant  contre  un  Européen.  A  l'apparition  d'un 
témoin,  le  ravisseur  s'enfuit.  Le  frère  d'Amélie  avoit  reconnu  Febriano 


352  LES   NATCUEZ. 

et  Mila.  «  Ah!  s'écria  l'adolescente  en  se  jetant  dans  ses  bras,  si  tu 
avois  voulu  m'épouser,  tu  n'aurois  pas  été  obligé  de  venir  h  mon  secours. 
Que  je  te  remercie,  pourtant!  J'ai  eu  si  grand'peur  lorsque  l'homme 
noir  m'a  surprise,  que  j'ai  fermé  les  yeux  de  toutes  mes  forces,  dans 
la  crainte  de  le  voir.  »  René  sourit  ;  il  rassura  la  jeune  sauvage,  et  lui 
promit  de  la  reconduire  chez  son  père.  11  l'aida  d'abord  à  laver  son 
visage  meurtri.  Mila  lui  dit  alors  :  «  Que  ta  main  est  douce!  c'est  tout 
comme  celle  de  ma  mère!  Les  méchants  !  ils  racontent  tant  de  mal  de 
toi,  et  tu  es  si  bon!  »  Quand  il  se  fallut  quitter,  Mila  trouva  que  le 
chemin  étoit  si  court!  Elle  fondit  en  larmes,  et  s'échappa  en  disant  : 
«  Je  ne  suis  qu'une  linotte  bleue,  je  ne  sais  point  chanter  pour  le  chas- 
seur blanc.  »  Le  frère  d'Amélie  reprit  le  chemin  de  sa  cabane,  et  ne 
songea  plus  à  cette  aventure. 

Elle  fut  bientôt  connue  d'Ondouré  ;  elle  lui  fournit  l'occasion  d'ajouter 
une  calomnie  de  plus  à  toutes  celles  qu'il  inventoit  pour  assouvir  sa 
haine  ;  il  se  félicita  de  pouvoir  faire  partager  à  Céluta  ces  tourments 
de  jalousie  qu'il  avoit  connus  par  elle.  La  rencontre  de  René  et  de 
Mila  fut  représentée  à  la  chaste  sœur  d'Outougamiz  comme  l'infidélité 
de  l'homme  qu'elle  aimoit.  Céluta  pleura,  et  cacha  ses  larmes. 

Cependant  Céluta  étoit  mère;  l'épouse  féconde  n'assuroit-elle  pas 
les  droits  de  l'amante?  Lorsque  René  eut  la  certitude  que  sa  femme 
portoit  un  enfant  dans  son  sein,  il  s'approcha  d'elle  avec  un  saint 
respect  ;  il  la  pressa  doucement  de  peur  de  la  blesser  :  «  Femme,  lui 
dit-il,  le  ciel  a  béni  tes  entrailles  !  » 

Céluta  répondit  :  «  Je  n'ai  pas  osé  faire  des  vœux  avant  vous  pour 
l'enfant  que  le  grand  Esprit  m'a  donné.  Je  ne  suis  que  votre  servante  : 
mon  devoir  est  de  nourrir  votre  fils  ou  votre  fille,  je  tâcherai  d'y  être 
fidèle.  » 

Le  front  du  frère  d'Amélie  s'obscurcit.  «  Nourrir  mon  fils  ou  ma 
fille!  dit-il  avec  un  sourire  amer  :  sera-t-il  plus  heureux  que  moi? 
Sera-t-elle  plus  heureuse  que  ma  sœur?  Qui  auroit  dit  que  j'eusse 
donné  la  vie  à  un  homme?»  Il  sortit,  laissant  Céluta  dans  une 
inexprimable  douleur. 

Ondouré  poursuivoit  ses  projets  :  malgré  l'autorité  d'Adario  et  de 
Ghactas,  il  avoit  rétabli  dans  toute  leur  puissance  les  Allouez,  gardes 
dévoués  au  despotisme  des  anciens  soleils  ;  il  avoit  dépêché  des  messa- 
gers, avec  des  ordres  secrets,  pour  toutes  les  nations  indiennes.  Plus 
que  jamais  il  trompoit  le  commandant  du  fort  Rosalie  à  l'aide  de 
fausses  confidences  :  il  lui  faisoit  dire  par  Febriano  que  sans  l'oppo- 
sition d'Adario,  de  Chactas  et  de  René,  il  seroit  entièrement  maître 
du  conseil  des  Natchez  ;  que  ces  trois  ennemis  du  nom  françois  l'em- 


LES  NATCHEZ.  353 

pêchoient  de  tenir  sa  promesse.  Ondouré  invitoit  Chépar  à  les  enlever 
quand  il  lui  en  donneroit  le  signal.  Par  cette  politique,  il  avoit  le 
double  dessein  de  livrer  ses  adversaires  aux  étrangers  et  de  soulever 
les  Natchez  contre  ces  mêmes  étrangers,  lorsque  ceux-ci  se  seroient 
portés  à  quelque  violence  contre  deux  sachems  idoles  de  la  patrie. 

11  falloit  néanmoins  ne  rien  précipiter  ;  il  falloitque  toutes  les  forces 
des  Indiens  fussent  secrètement  rassemblées,  afin  de  frapper  sûre- 
ment le  dernier  coup.  Il  étoit  en  même  temps  aussi  difficile  de  modé- 
rer ces  éléments  de  discorde  que  de  les  faire  agir  de  concert.  Les 
trêves,  sans  cesse  renouvelées,  suspendoient  à  peine  des  hostilités 
toujours  prêtes  à  renaître  :  les  François  et  les  Natchez  s'exerçoient 
aux  armes,  en  cultivant  ensemble  les  champs  où  ils  se  dévoient  exter- 
miner. 

Plusieurs  mois  étoient  nécessaires  à  Ondouré  pour  l'exécution  de 
son  vaste  plan.  Chépar,  de  son  côté,  n'avoit  point  encore  reçu  tous 
les  secours  qu'il  attendoit.  Une  paix  forcée  par  la  position  des  chefs 
régnoit  donc  dans  la  colonie;  les  Indiens,  en  attendant  l'avenir,  s'occu- 
poient  de  leurs  travaux  et*  de  leurs  fêtes. 

Mila,  ayant  des  liens  de  famille  avec  Céluta,  vint  remercier  celui 
qu'elle  appeloit  son  libérateur.  Elle  lui  apporta  une  gerbe  de  maïs  qui 
ressembloit  à  une  quenouille  chargée  d'une  laine  dorée  :  u  Voilà,  lui 
dit-elle,  tout  ce  que  je  te  puis  donner,  car  je  ne  suis  pas  riche,  »  René 
accepta  l'offrande. 

Céluta  sentit  ses  yeux  se  remplir  de  larmes,  mais  elle  reçut  sa  jeune 
parente  avec  son  inaltérable  douceur  ;  elle  caressa  même  avec  bonté 
l'aimable  enfant,  qui  lui  demanda  si  elle  assisteroit  à  la  moisson  de  la 
folle-avoine'.  Céluta  lui  dit  qu'elle  s'y  trouveroit.  Mila  sortit  pleine 
de  joie,  en  voyant  René  tenir  encore  dans  sa  main  la  gerbe  de  maïs. 

Depuis  le  jour  oii  le  capitaine  d'Artaguette  avoit  ramené  aux  Natchez 
les  infortunés  amis,  il  étoit  allé  à  la  Nouvelle-Orléans  voir  son  frère, 
le  général  Diron  d'Artaguette,  et  le  jeune  conseiller  Harlay,  qui  devoit 
épouser  Adélaïde ,  fille  du  gouverneur  de  la  Louisiane.  Il  revint  au 
fort  Rosalie  la  veille  de  la  moisson  annoncée  par  Mila.  Il  avoit  appris 
le  mariage  du  frère  d'Amélie  avec  Céluta  :  la  reconnoissance  que  le 
capitaine  devoit  à  cette  belle  sauvage,  le  tendre  penchant  qui  l'entraî- 
noit  vers  elle,  l'estime  qu'il  sentoit  pour  René,  le  conduisirent  à  la 
cabane  des  nouveaux  époux.  Il  trouva  la  famille  réunie  prête  à  partir 
pour  la  moisson  :  Chactas,  Adario,  Céluta,  René,  Outougamiz,  rétabli 
dans  toute  sa  force,  Outougamiz  qui  avoit  oublié  ce  qu'il  avoit  fait 

1.  Sorte  de  riz  qui  croît  dans  les  rivières. 

m.  23 


35Z»  LES   NATCIIKZ. 

et  qui  fuyoit  lorsque  René  racontoit  les  prodiges  de  sa  délivrance. 

D'Artaguclte  fut  reçu  avec  la  plus  touchante  hospitalité  par  Céluta, 
qui  l'appeloit  son  frère.  Outougamiz  lui  dit  :  «  Céluta  t'a  sauvé,  tu  as 
sauve  mon  ami  :  je  t'aime,  et  si  nos  nations  combattent  encore,  ma 
hache  se  délournera  de  toi.  >;  René  proposa  au  capitaine  d'assister  à 
la  fête  de  la  moisson  :  «  Très-volontiers,  »  répondit  d'Artaguette.  Ses 
regards  ne  se  pouvoient  détacher  de  Céluta,  dont  une  secrète  langueur 
augmentoit  la  beauté.    ■  ■>  '  .  :        .  ,  < 

On  s'embarque  dans  des  canots,  sur  la  rivière  qui  couloit  au  bas 
de  la  colline  où  la  cabane  de  René  étoit  bâtie.  On  remonte  le  courant 
pour  arriver  au  lieu  de  la  moisson.  Les  chênes-saules  dont  la  rivière 
étoit  bordée  y  répandoient  l'ombre;  les  pirogues  s'onvroient  un  che- 
min à  travers  les  plantes  qui  couvroient  de  fouilles  et  de  ileurs  la  sur- 
face de  l'eau.  Par  intervalles,  l'œil  pénétroit  la  profondeur  des  flots 
roulant  sur  des  sables  d'or,  ou  sur  des  lits  veloutés  d'une  mousse  ver- 
doyante. Des  martins-pôcheurs  se  reposoient  sur  des  branches  pen- 
dantes au-dessus  de  l'onde,  ou  fuyoient  devant  les  canots,  en  rasant 
le  bord  de  la  rivière. 

On  arrive  au  lieu  désigné  :  c'étoit  une  baie  où  la  folle-avoine  crois- 
soit  en  abondance.  Ce  blé,  que  la  Providence  a  semé  en  Amérique 
pour  le  besoin  des  sauvages,  prend  racine  dans  les  eaux;  son  grain 
est  de  la  nature  du  riz  ;  il  donne  une  nourriture  douce  et  bienfai- 
sante. 

A  la  vue  du  champ  merveilleux,  les  Natchez  poussèrent  des  cris,  et 
les  rameurs,  redoublant  d'efforts,  lancèrent  leurs  pirogues  au  milieu 
des  moissons  flottantes.  Des  milliers  d'oiseaux  s'enlevèrent,  et,  après 
avoir  joui  des  bienfaits  de  la  nature,  cédèrent  leur  place  aux  hommes. 

En  un  instant  les  nacelles  furent  cachées  dans  la  hauteur  et  l'épais- 
seur des  épis.  Les  voix  qui  sortoient  du  labyrinthe  mobile  ajoutoient  à 
la  magie  de  la  scène.  Des  cordes  de  bouleau  furent  distribuées  aux 
moissonneurs  ;  avec  ces  cordes  ils  saisissoient  les  tiges  de  la  folle- 
avoine,  qu'ils  lioient  en  gerbe;  puis,  inclinant  cette  gerbe  sur  le  bord 
de  la  pirogue,  ils  la  frappoient  avec  un  fléau  léger  ;  le  grain  mûr 
tomboit  dans  le  fond  du  canot.  Le  bruit  des  fléaux  qui  battoient  les 
gerbes,  le  murmure  de  l'eau,  les  rires  et  les  joyeux  propos  des  sau- 
vages, animoient  cette  scène,  moitié  marine,  moitié  rustique. 

Le  champ  étoit  moissonné  :  la  lune  se  leva  pour  éclairer  le  retour 
de  la  flotte  ;  sa  lumière  descendoit  sur  la  rivière,  entre  les  saules  à 
peine  frémissants.  De  jeunes  Indiens  et  de  jeunes  Indiennes  suivoient 
les  canots  à  la  nage,  comme  des  sirènes  ou  des  tritons  ;  l'air  s'embau- 
moit  de  l'odeur  de  la  moisson  nouvelle  mêlée  aux  émanations  des 


LES  NATCHEZ.  355 

arbres  et  des  fleurs.  La  pirogue  du  grand-chef  étoit  à  la  tête  de  la 
flotte,  et  un  prêtre,  debout  à  la  poupe  de  cette  pirogue,  redisoit  le 
chant  consacré  à  l'astre  des  voyageurs  : 

((  Salut,  épouse  du  Soleil!  tu  n'as  pas  toujours  été  heureuse!  Lors- 
que, contrainte  par  Athaensic  de  quitter  le  lit  nuptial,  tu  sors  des  portes 
du  matin,  tes  bras  arrondis,  étendus  vers  l'orient,  appellent  inutile- 
ment ton  époux. 

«  Ce  sont  encore  ces  beaux  bras  que  tu  entr'ouvres  lorsque  tu  te 
retournes  vers  l'occident,  et  que  la  cruelle  Athaensic  force  à  son  tour 
le  Soleil  à  fuir  devant  toi. 

((  Depuis  ton  hymen  infortuné,  la  mélancolie  est  devenue  ta  com- 
pagne; elle  ne  te  quitte  jamais,  soit  que  tu  te  plaises  à  errer  à  travers 
les  nuages,  soit  qu'immobile  dans  le  ciel,  tu  tiennes  tes  yeux  fixés  sur 
les  bois,  soit  que,  penchée  au  bord  des  ondes  du  Meschacebé,  tu 
t'abandonnes  à  la  rêverie,  soit  que  tes  pas  s'égarent  avec  les  fantômes 
le  long  des  pâles  bruyères. 

«  Mais,  ô  Lune  !  que  tu  es  belle  dans  ta  tristesse  !  L'Ourse  étoilée 
s'éclipse  devant  tes  charmes,  tes  regards  veloutent  l'azur  du  ciel  ;  ils 
rendent  les  nues  diaphanes  ;  ils  font  briller  les  fleuves  comme  des 
serpents  ;  ils  argentent  la  cime  des  arbres  ;  ils  couvrent  de  blancheur 
le  sommet  des  montagnes  ;  ils  changent  en  une  mer  de  lait  les  vapeurs 
de  la  vallée. 

«  C'est  ta  lumière,  ô  Lune!  qui  donne  de  grandes  pensées  aux 
sachems  •  c'est  ta  lumière  qui  remplit  le  cœur  d'un  amant  du  souve- 
nir de  sa  maîtresse;  à  ta  clarté,  la  mère  veille  au  berceau  de  son  fils; 
à  ta  clarté,  les  guerriers  marchent  aux  ennemis  de  la  patrie  ;  à  ta 
clarté,  les  chasseurs  tendent  des  pièges  aux  hôtes  des  forêts  ;  et  main- 
tenant à  ta  clarté,  chargés  des  dons  du  Grand-Esprit,  nous  allons 
revoir  nos  heureuses  cabanes.  » 

Ainsi  chantoit  le  prêtre  :  à  chaque  strophe,  la  conque  mêloit  ses 
sons  au  chœur  général  des  Natchez  ;  un  recueillement  religieux  avoit 
saisi  Céluta,  René,  d'Artaguette ,  Outougamiz,  Adario  et  le  vieux 
Chactas  :  le  pressentiment  d'un  avenir  malheureux  s'étoit  emparé  de 
leur  cœur.  La  tristesse  est  au  fond  des  joies  de  l'homme  :  la  nature 
attache  une  douleur  à  tous  ses  plaisirs,  et  quand  elle  ne  nous  peut 
refuser  le  bonheur,  par  un  dernier  artifice  elle  y  mêle  la  crainte  de  le 
perdre.  Une  voix  vint  arracher  les  amis  à  leurs  graves  réflexions  : 
cette  voix  sembloit  sortir  de  l'eau;  elle  disoit  :  «  Mon  libérateur,  me 
voici.  ))  René,  d'Artaguette,  Outougamiz,  Chactas,  Adario,  Céluta, 
regardent  dans  le  fleuve,  et  ils  aperçoivent  Mila  qui  nageoit  auprès  du 
canot.  Enveloppée  d'un  voile,  elle  ne  montroit  au-dessus  de  l'eau  que 


356  LES   NATCHEZ. 

SCS  épaules  demi-nues  et  sa  tôtc  humide;  quelques  dpis  de  folle- 
avoine,  capricieusement  tressés,  ornoient  son  front.  Sa  figure  riante 
brilloit  à  la  clarté  de  la  lune,  au  milieu  de  l'ébène  de  ses  cheveux; 
des  filets  d'argent  couloicnt  le  long  de  ses  joues  :  on  eût  pris  la  petite 
Indienne  pour  une  naïade  qui  avoit  dérobé  la  couronne  de  Cérès. 

«  Outougamiz,  disoit-elle,  viens  donc  te  baigner  avec  moi;  pour  le 
guerrier  blanc,  ton  frère,  j'en  aurois  peur.  » 

Outougamiz  saute  par-dessus  le  bord  de  ha  pirogue.  Mila  se  mit  à 
nager  de  concert  avec  lui.  Tantôt  elle  se  balançoit  lentement  le  visage 
tourné  vers  le  ciel;  vous  eussiez  cru  qu'elle  dormoit  sur  les  vagues; 
tantôt,  frappant  de  son  pied  l'onde  élastique,  elle  glissoit  rapidement 
dans  le  fleuve.  Quelquefois,  s'élevant  à  demi,  elle  avoit  l'air  de  se 
tenir  debout  ;  quelquefois  ses  bras  écartoient  l'onde  avec  grâce  :  dans 
cette  position  elle  tournoit  un  peu  la  tête,  et  l'extrémité  de  ses  pieds 
se  montroit  à  la  surface  des  flots.  Son  sein,  légèrement  enflé  à  l'œil, 
sous  le  voile  liquide,  paroissoit  enfermé  dans  un  globe  de  cristal  ;  elle 
traçoit,  par  ses  mouvements,  une  multitude  de  cercles  qui,  se  pous- 
sant les  uns  les  autres,  s'étendoient  au  loin  :  Mila  s'ébattoit  au  milieu 
de  ces  ondulations  brillantes,  comme  un  cygne  qui  baigne  son  cou  et 
ses  ailes. 

La  langueur  des  attitudes  de  Mila  auroit  pu  faire  croire  qu'elle 
cherchoit  des  voluptés  cachées  dans  ces  ondes  mystérieuses;  mais  le 
calme  de  sa  voix  et  la  simplicité  de  ses  paroles  ne  déceloient  que  la 
plus  tranquille  innocence.  11  en  étoit  ainsi  des  caprices  de  l'élégante 
Indienne  avec  Outougamiz  :  elle  passoit  à  son  cou  un  bras  humide  ; 
elle  approchoit  son  visage  si  près  du  sien,  qu'elle  lui  faisoit  sentir  à  la 
fois  la  fraîcheur  <le  ses  joues  et  la  chaleur  de  ses  lèvres.  Liant  ses 
pieds  aux  pieds  de  son  compagnon  de  bain ,  elle  n'étoit  séparée  de  lui 
que  par  l'onde,  dont  la  molle  résistance  rendoit  encore  ses  entrelace- 
ments plus  doux  :  «  N'étoit-ce  pas  ainsi ,  disoit-elle,  que  tu  étois  cou- 
ché avec  René  sur  le  lit  de  roseaux,  au  fond  du  marais?  »  Il  ne  falloit 
chercher  dans  ces  jeux  que  ceux  d'un  enfant  plein  de  charme;  et  si 
quelque  chose  d'inconnu  se  mêloit  aux  pensées  de  Mila,  ce  n'étoit  point 
à  Outougamiz  que  s'adressoient  ces  pensées. 

Tant  de  grâces  n'avoient  point  échappé  à  la  fille  de  Tabamica  ;  moins 
René  y  avoit  paru  sensible,  plus  elle  craignit  une  délicatesse  alïectée. 
Rentrée  dans  sa  demeure,  elle  se  trouva  mal  :  bien  que  son  sein  mater- 
nel n'eût  encore  compté  que  sept  fois  le  retour  de  l'astre  témoin  des 
plaisirs  de  Mila,  Céluta  sentit  que  l'enfant  de  René  se  hâteroit  d'arri- 
ver à  la  triste  lumière  des  cieux,  afin  de  partager  les  destinées  de  son 
père. 


LES   NATCHEZ.  357 

Le  frère  d'Amélie  avait  passé  la  nuit  dans  les  bois  :  au  lever  du 
soleil  il  ne  retrouva  Céluta  ni  dans  la  cabane,  ni  à  la  fontaine,  ni  au 
champ  des  fleurs.  Il  apprit  bientôt  que,  pressée  pendant  la  nuit  par 
les  douleurs,  son  épouse  s'étoit  retirée  à  la  hutte  que  lui  avoient  bâtie 
les  matrones ,  selon  l'usage ,  et  qu'elle  resteroit  dans  cette  hutte  un 
nombre  de  jours  plus  ou  moins  long,  selon  le  sexe  de  l'enfant. 

Céluta  pensa  perdre  la  vie  en  la  donnant  à  une  fille  que  l'on  porta 
à  son  père,  et  qu'en  versant  des  pleurs  il  nomma  Amélie.  Cette  secon  de 
Amélie  paroissoit  au  moment  d'expirer  :  René  se  vit  obligé  de  verser 
l'eau  du  baptême  sur  la  tête  de  l'enfant  en  péril  ;  l'enfant  poussa  un 
cri.  Le  baptême,  parmi  les  sauvages,  étoit  regardé  comme  un  malé- 
fice :  Ondouré  accusa  le  guerrier  blanc  d'avoir  voulu  faire  mourir  sa 
fille,  par  dégoût  pour  Céluta  et  par  amour  pour  une  autre  femm  e. 
Ainsi  s'accomplissoit  le  sort  de  René  :  tout  lui  devenoit  fatal,  même  le 
bonheur. 

L'enfant  vécut ,  et  les  jours  de  retraite  expirèrent  :  Céluta  revint  à 
son  toit,  où  l'attendoient  ses  parents.  Les  vêtements  de  la  jeune  mère 
étoient  nouveaux  :  elle  ne  devoit  rien  porter  de  ce  qui  lui  avoit  servi 
autrefois  :  son  enfant  étoit  suspendu  à  sa  mamelle.  Lorsqu'elle  mit  le 
pied  sur  le  seuil  de  sa  cabane,  ses  yeux,  jusque  alors  baissés  avec 
modestie,  se  levèrent  sur  René,  qui  lui  tendoit  les  bras  pour  recevoir, 
son  enfant  :  tout  ce  que  la  passion  d'une  amante,  tout  ce  que  la  dignité 
d'une  épouse,  tout  ce  que  la  tendresse  d'une  mère,  tout  ce  que  la  sou- 
mission d'une  esclave ,  tout  ce  que  la  douleur  d'une  femme  peuvent 
jamais  réunir  de  plus  touchant,  fut  exprimé  par  le  regard  de  Céluta. 
«  Je  ne  vous  ai  donné  qu'une  fille,  dit-elle  ;  pardonnez  à  la  stérilité  de 
mon  sein  :  je  ne  suis  pas  heureuse.  » 

René  prit  son  enfant,  l'éleva  vers  le  ciel,  et  le  remit  dans  les  bras  de 
sa  mère.  Tous  les  parents  bénirent  la  fille  de  Céluta  :  Outougamiz  lui 
suspendit  un  moment  au  cou  le  Manitou  d'or,  et  sembla  la  consacrer 
ainsi  au  malheur. 

Chez  les  sauvages,  ce  sont  les  parents  maternels  qui  imposent  les 
noms  aux  nouveau-nés.  Selon  la  religion  de  ces  peuples,  le  père  donne 
l'âme  à  l'enfant,  la  mère  ne  lui  donne  que  le  corps  :  on  suppose  d'après 
cela  que  la  famille  de  la  femme  connoît  seule  le  nom  que  le  corps  doit 
porter.  René ,  s'obstinant  à  appeler  sa  fille  Amélie ,  blessa  de  plus  en 
plus  les  mœurs  des  Indiens. 

Depuis  qu'il  étoit  père,  sa  tristesse  étoit  singulièrement  augmentée. 
Il  passoit  des  jours  entiers  au  fond  des  forêts.  Quand  il  revenoit  chez 
lui,  il  prenoit  sa  fille  sur  ses  genoux,  la  regardoit  avec  un  mélange  de 
tendresse  et  de  désespoir,  et  tout  à  coup  la  remettoit  dans  son  berceau 


358  LES   NATCHEZ. 

comme  si  elle  lui  faisoit  horreur.  Célufa  détonrnoit  la  tôto  et  cachoit 
ses  larmes,  attribuant  le  mouvement  de  René  à  un  sentiment  de  haino 
pour  elle. 

Si  René,  rentrant  au  milieu  de  la  nuit,  adressoit  des  mots  de  bonté 
à  Céluta ,  c'étoit  avec  peine  qu'elle  parvenoit  à  dissimuler  l'altération 
de  sa  voix;  si  René  s'approchoit  de  son  épouse  pendant  le  jour,  elle  lui 
laissoit  adroitement  sa  fille  dans  les  bras  et  s'éloignoit  de  lui;  si  René 
montroit  quelque  inquiétude  de  la  santé  chancelante  de  la  sœurd'Ou- 
toui^amiz ,  celle-ci  en  attribuoit  le  dérangement  à  la  naissance  d'Amé- 
lie. Elle  disoit  alors  des  choses  si  touchantes  en  s'efforçant  de  prendre 
un  air  serein,  que  son  trouble  paroissoit  davantage  à  travers  ce  calme 
de  la  vertu  résignée. 

Mila  se  retrouvoit  partout  sur  les  pas  du  frère  d'Amélie  ;  elle  venoit 
souvent  à  la  cabane,  oi^i  Céluta  l'accueilloit  toujours  avec  douceur. 

((  Si  tu  étois  ma  mère,  disoit  Mila  à  l'épouse  affligée,  je  serois  tou- 
jours avec  toi  ;  j'entendrois  le  guerrier  blanc  te  parler  de  l'amitié  de 
ton  frère  et  te  raconter  des  histoires  de  son  pays.  Nous  préparerions 
ensemble  la  couche  du  guerrier  blanc  ;  et  puis,  quand  il  dormiroit,  je 
rafraîchirois  son  sommeil  avec  un  éventail  de  plumes.  " 

Mila  terminoit  ordinairement  ses  discours  en  se  jetant  dans  les  bras 
de  Céluta  :  c'étoit  chercher  la  tranquillité  au  sein  de  l'orage,  la  fraî- 
cheur au  milieu  des  feux  du  midi.  La  jeune  Indienne  obtenoit  un 
regard  de  pitié  des  yeux  dont  elle  faisoit  couler  les  larmes  ;  elle  solli- 
citoit  l'amitié  d'un  cœur  qu'elle  venoit  de  poignarder. 

La  mère  de  Mila,  impatiente  de  ces  courses,  avoit  menacé  sa  fille  de 
lui  jeter  de  l'eau  au  visage,  châtiment  qu'infligent  à  leurs  enfants  les 
matrones  indiennes.  Mila  avoit  répondu  qu'elle  mettroit  le  feu  à  la 
cabane  de  sa  mère  ;  les  parents  avoient  ri ,  et  Mila  avoit  continué  de 
chercher  René. 

Un  soir  celui-ci  étoit  assis  au  bord  d'un  de  ces  lacs  que  l'on  trouve 
partout  dans  les  forêts  du  Nouveau -Monde.  Quelques  baumiers  isolés 
bordoient  le  rivage  ;  le  pélican,  le  cou  reployé,  le  bec  reposant  comme 
une  faux  sur  sa  poitrine,  se  tenoit  immobile  à  la  pointe  d'un  rocher; 
les  dindes  sauvages  élevoient  leur  voix  rauque  du  haut  des  magno- 
lias ;  les  flots  du  lac ,  unis  comme  un  miroir,  répétoient  les  feux  du 
soleil  couchant. 

Mila  survint.  «  Me  voici!  dit-elle;  je  suis  tout  étonnée,  je  t'assure; 
i'avois  peur  d'être  grondée.  » 

«  Et  pourquoi  vous  gronder?  »  dit  René. 

«  Je  ne  sais,  »  répondit  Mila  en  s'asseyant  et  s'appuyant  sur  les 
genoux  du  guerrier  blanc. 


LES    NATCHEZ.  359 

«  N'auriez-vous  point  quelque  secret?  »  répliqua  René. 

«  Grand -Esprit!  s'écria  Mila,  est-ce  que  j'aurois  un  secret?  J'ai 
beau  penser,  je  ne  me  souviens  de  rien.  » 

Mila  posa  ses  deux  petites  mains  sur  le  genou  de  René,  inclina  la 
tête  sur  ses  mains,  et  se  mit  à  rêver  en  regardant  le  lac.  René  souf- 
frait de  cette  attitude,  mais  il  n'avoit  pas  le  courage  de  repousser 
cette  enfant.  Il  s'aperçut,  au  bout  de  quelque  temps,  que  Mila  s'étoit 
endormie. 

Age  de  candeur,  qui  ne  connois  aucun  péril!  âge  de  confiance,  que 
tu  passes  vite  !  «  Quel  bonheur  pour  toi ,  Mila  !  murmura  sourdement 
René,  si  tu  dormois  ici  ton  dernier  sommeil  !  » 

«  Que  dis-tu?  s'écria  Mila  tirée  de  son  assoupissement.  Pourquoi 
m'as-tu  réveillée?  Je  faisois  un  si  beau  rêve!  » 

(c  Vous  feriez  mieux,  dit  René,  de  me  chanter  une  chanson,  plutôt 
que  de  dormir  ainsi  comme  un  enfant.  » 

«  C'est  bien  vrai,  dit  Mila  ;  attends,  que  je  me  réveille.  »  Et  elle 
frotta  ses  yeux  humides  de  sommeil  et  de  larmes. 

«  Je  me  souviens,  reprit-elle,  d'une  chanson  de  Céluta.  0  Céluta! 
comme  elle  est  heureuse  !  comme  elle  mérite  de  l'être  !  C'est  ta  femme, 
n'est-ce  pas  ?  » 

Mila  se  prit  à  chanter  ;  elle  avoit  dans  la  voix  une  douceur  mêlée 
d'innocence  et  de  volupté.  Elle  ne  put  chanter  longtemps  ;  elle  brouilla 
tous  ses  souvenirs,  et  pleura  de  dépit  de  ne  pouvoir  redire  la  chanson 
de  Céluta. 

La  mère  de  Mila,  qui  la  suivoit,  la  trouva  assise  aux  genoux  de 
René  ;  elle  la  frappa  avec  une  touffe  de  lilas  qu'elle  tenoit  à  la  main , 
et  Mila  s'échappa  en  jetant  des  feuilles  à  sa  mère.  L'imprudente  colère 
de  la  matrone  révéla  la  course  de  sa  fille  ;  le  bruit  s'en  répandit  de 
toutes  parts.  Mila  elle-même  s'empressa  de  dire  à  Céluta  qu'elle  avoit 
dormi  sur  les  genoux  du  guerrier  blanc  au  bord  du  lac.  Céluta  n'avoit 
pas  besoin  de  ce  qu'elle  prenoit  pour  une  nouvelle  preuve  du  malheur 
qui  l'avoit  frappée. 

Le  frère  d'Amélie  connoissoit  trop  les  passions  pour  ne  pas  aperce- 
voir ce  qui  naissoit  au  fond  du  cœur  de  Mila  ;  il  devint  plus  sévère  avec 
elle  :  cette  rigueur  effraya  la  gentille  sauvage.  Ses  sentiments  repous- 
sés se  replièrent  sur  tout  ce  qui  aimoit  René,  sur  Céluta,  sur  Outouga- 
miz,  qui  avoit  délivré  le  guerrier  blanc  avec  tant  de  courage  et  qui 
avoit  si  bien  nagé  dans  le  fleuve.  Mila  rencontroit  souvent  Outougamiz 
dans  les  cabanes  :  la  naïveté  héroïque  du  jeune  homme  plaisoit  à  la 
naïveté  malicieuse  de  la  jeune  fille. 

(i  Tu  as  sauvé  ton  ami  du  cadre  de  feu,  disoit  un  jour  Mila  à  Outou- 


860  LES  NATCIIEZ. 

gamiz.  C'est  bien  beau  I  j'aurois  voulu  être  là.  »  —  «  Tu  m'aurois 
beaucoup  gêné,  répondit  le  frère  de  Céluta,  parce  que  tu  aurois  eu 
faim  ;  et  que  t'aurois-je  donne  à  manger?  » 

«  C'est  vrai,  répliqua  l'Indienne;  mais  si  j'avois  été  avec  toi,  j'au- 
rois pris  la  tête  de  ton  ami  dans  mes  doux  mains,  j'aurois  réchauffé 
ses  yeux  avec  mes  lèvres;  et  pour  voir  si  son  cœur  battoit  encore, 
j'aurois  mis  ma  main  sur  son  cœur.  »  Et  Mila  portoit  la  main  au  cœur 
d'Outougamiz. 

«  Ne  fais  pas  cela,  dit  le  sauvage.  Est-ce  que  tu  serois  devenue 
amoureuse?  »  —  «  Non,  certainement,  s'écria  l'Indienne  étonnée: 
mais  je  le  demanderai  à  Céluta.  » 

L'âme  de  la  jeunesse  en  prenant  son  essor  essaye  de  tous  les  sen- 
timents, goûte,  comme  l'enfant,  à  toutes  les  coupes,  douces  ou  amères, 
et  n'apprend  à  s'y  connoître  que  par  l'expérience.  Attirée  d'abord  par 
René,  Mila  trouva  bientôt  en  lui  quelque  chose  de  trop  loin  d'elle.  Le 
cœur  d'Outougamiz  étoit  le  cœur  qui  convenoit  à  celui  de  Mila  ;  leur 
sympathie  une  fois  déclarée  promettoit  d'être  durable ,  et  cette  sym- 
pathie alloit  naître. 

Hélas!  ces  simples  et  gracieuses  amours,  qui  auroient  dû  couler  sous 
un  ciel  tranquille,  se  formoient  au  moment  des  orages!  Malheureux, 
ô  vous  qui  commencez  à  vivre  quand  les  révolutions  éclatent  !  Amour, 
amitié,  repos,  ces  biens  qui  composent  le  bonheur  des  autres  hommes 
vous  manqueront;  vous  n'aurez  le  temps  ni  d'aimer  ni  d'être  aimés. 
Dans  l'âge  où  tout  est  illusion  ,  l'affreuse  vérité  vous  poursuivra  ;  dans 
l'âge  où  tout  est  espérance,  vous  n'en  nourrirez  aucune  :  il  vous  faudra 
briser  d'avance  les  liens  de  la  vie ,  de  peur  de  multiplier  des  nœuds 
qui  si  tôt  doivent  se  rompre  ! 

René,  vivant  en  lui-même,  et  comme  hors  du  monde  qui  l'envi- 
ronnoit,  voyoit  à  peine  ce  qui  se  passoit  autour  de  lui;  il  ne  faisoit 
rien  pour  détruire  des  calomnies  qu'il  ignoroit,  ou  qu'il  auroit  mépri- 
sées s'il  les  eût  connues  ;  calomnies  qui  n'en  alloient  pas  moins  accu- 
muler sur  sa  tête  des  malheurs  publics  et  des  chagrins  domestiques. 
Se  renfermant  au  sein  de  ses  douleurs  et  de  ses  rêveries,  dans  cette 
espèce  de  solitude  morale  il  devenoit  de  plus  en  plus  farouche  et 
sauvage  :  impatient  de  tout  joug,  importuné  de  tout  devoir,  les  soins 
qu'on  lui  rendoit  lui  pesoient  :  on  le  fatiguoit  en  l'aimant.  Il  ne  se 
plaisoit  qu'à  errer  à  l'aventure  ;  il  ne  disoit  jamais  ce  qu'il  devenoit, 
où  il  alloit;  lui-même  ne  le  savoitpas.  Étoit-il  agité  de  remords  ou  de 
passions,  cachoit-il  des  vices  ou  des  vertus?  C'est  ce  qu'on  ne  pouvoit 
dire.  Il  étoit  possible  de  tout  croire  de  lui,  hors  la  vérité. 

Assise  à  la  porte  de  sa  cabane,  Céluta  attendoit  son  mari  des  jour- 


LES  NATCHEZ.  361 

nées  entières.  Elle  ne  l'accusoit  point,  elle  n'accusoit  qu'elle-même  : 
elle  se  reprochoit  de  n'avoir  ni  assez  de  beauté  ni  assez  de  tendresse. 
Dans  la  générosité  de  son  amour,  elle  alloit  jusqu'à  croire  qu'elle 
pourroit  devenir  l'amie  de  toute  autre  femme  maîtresse  du  cœur  de 
René  ;  mais  quand  elle  portoit  son  enfant  à  son  sein,  elle  ne  pouvoit 
s'empêcher  de  le  baigner  de  larmes.  Lorsque  le  frère  d'Amélie  reve- 
noit,  Céluta  apprêtoit  le  repas;  elle  ne  prononçoit  que  des  paroles  de 
douceur,  elle  ne  craignoit  que  de  se  rendre  importune;  elle  ébauchoit 
un  sourire  qui  expiroit  à  ses  lèvres  ;  et  lorsque,  jetant  des  regards 
furtifs  sur  René,  elle  le  voyoit  pâle  et  agité,  elle  auroit  donné  toute  sa 
vie  pour  lui  rendre  un  moment  de  repos. 

Chactas  essayoit  quelquefois  d'apaiser  par  sa  tranquille  raison  les 
troubles  de  l'âme  du  frère  d'Amélie;  mais  il  ne  lui  pouvoit  arracher 
son  secret.  «  Qu'as-tu?  lui  disoit-il.  Tu  voulois  la  solitude  ;  ne  te  suffit- 
elle  plus?  Avois-tu  pensé  que  ton  cœur  étoit  inépuisable?  Les  sources 
coulent-elles  toujours?  » 

«Mais  qui  empêche,  répondoit  René,  quand  on  s'aperçoit  de  la 
fuite  du  bonheur,  de  clore  la  vie?  Pourquoi  des  amis  inséparables 
n'arrivent-ils  pas  ensemble  dans  le  monde  où  les  félicités  ne  passent 
plus  ?  » 

«  Je  n'attache  pas  plus  de  prix  que  toi  à  la  vie,  répliquoit  le 
sachem  expérimenté  :  vous  mourez,  et  vous  êtes  oublié  ;  vous  vivez, 
et  votre  existence  n'occupe  pas  plus  de  place  que  votre  mémoire. 
Qu'importent  nos  joies  ou  nos  douleurs  dans  la  nature?  Mais  pourquoi 
t'occuper  toi-même  de  ce  qui  dure  si  peu?  Tu  as  déjà  rempli  parmi 
nous  les  devoirs  d'un  homme  envers  ta  patrie  adoptive  :  il  t'en  reste 
d'autres  à  accomplir.  Peut-être  n'attendras-tu  pas  longtemps  ce  que 
tu  désires.  » 

Les  paroles  de  la  vieillesse  sont  des  oracles  :  tout  en  effet  com- 
mençoit  à  précipiter  la  catastrophe  aux  Natchez.  Les  messagers  d'On- 
douré  étoient  revenus  avec  des  paroles  favorables  de  la  part  des 
nations  indiennes.  Le  commandant  françois,  qui  avoit  reçu  de  nou- 
veaux soldats,  n' avoit  pas  besoin  d'être  excité  secrètement,  comme 
il  l'étoit  par  Febriano,  pour  exercer  des  violences  contre  René, 
Chactas  et  Adario.  Chépar  pressoit  Ondouré  de  tenir  ses  promesses 
relativement  au  partage  des  terres;  Ondouré  répondoit  qu'il  les 
mettroit  à  exécution  aussitôt  qu'on  l'auroit  débarrassé  de  ses  adver- 
saires. 

Les  calomnies  répandues  par  Ondouré,  à  l'aide  du  jongleur,  avoient 
produit  tout  leur  effet  contre  le  frère  d'Amélie  :  pour  les  Natchez, 
l'impie  René  étoit  le  complice  secret  des  mauvais  desseins  des  Fran- 


362  LES   N  AT  CHEZ. 

çois  ;  pour  les  François,  le  traître  René  étoit  l'ennemi  de  son  ancienne 
patrie. 

La  famille  de  Chactas,  au  milieu  de  laquelle  Mila  passoit  maintonant 
ses  jours,  prenoit  un  matin  son  repas  accoutumé  dans  la  cabane  de 
Céluta,  lorsqu'elle  vit  entrer  le  grenadier  Jacques  :  il  étoit  chargé 
d'un  billot  du  capitaine  d'Artaguette,  adressé  au  fils  adoptif  de  Chactas, 
ou,  dans  son  absence,  au  vénérable  sachem  lui-même.  Ce  billet  infor- 
moit  René  de  l'ordre  qui  venoit  d'être  donné  de  l'arrêter  avec  Adario. 
«  Vous  n'avez  pas  un  moment  à  peidre  pour  vous  dérober  à  vos  enne- 
mis, mandoit  le  capitaine  au  frère  d'Amélie.  Vous  êtes  dénoncé  comme 
ayant  porté  les  armes  contre  la  France;  un  conseil  de  guerre  est  déjà 
nommé  afin  de  vous  juger.  Adario,  qu'on  retiendra  prisonnier  tant 
que  les  terres  ne  seront  pas  concédées ,  répondra  de  la  conduite  des 
Natchcz.  On  n'ose  encore  toucher  à  la  tête  de  Chactas.  ;> 

A  cette  lecture,  Céluta  fut  saisie  d'un  tremblement;  pour  la  première 
fois  elle  bénit  l'absence  de  René  ;  depuis  deux  jours  il  n'avoit  point 
paru.  Céluta,  Mila  et  Outougamiz  convinrent  de  courir  dans  les  bois, 
de  chercher  le  frère  d'Amélie,  et  de  le-  tenir  éloigné  des  cabanes  ; 
Chactas,  avec  le  reste  de  la  famille,  se  hâta  de  se  rendre  chez  Adario. 

Instruit  du  sort  qu'on  lui  prépare,  Adario  refuse  de  fuir  :  il  déploie 
une  natte,  s'assied  à  terre.  Fatigué  des  cris  qu'il  entend  :  «  Indigne 
famille!  dit-il  d'une  voix  terrible,  que  me  conseillez-vous?  Moi!  me 
cacher  devant  des  brigands!  donner  un  tel  exemple  à  la  jeunesse! 
Chactas,  j'attendois  d'autres  sentiments  d'un  des  pères  de  la  patrie.  » 

«  De  quelle  utilité  peut  être  à  la  patrie  votre  captivité  ou  votre 
mort?  répondit  Chactas;  en  vous  retirant,  au  contraire,  dès  demain 
peut-être  nous  pourrons  nous  défendre  contre  les  oppresseurs  de 
notre  liberté  ;  mais  aujourd'hui  le  temps  nous  manque  :  je  ne  sais 
quelle  main  perfide  a  écarté  la  plupart  des  jeunes  guerriers.  » 

«  Non,  dit  Adario,  je  ne  me  retirerai  point;  je  vous  laisse  le  soin  de 
me  venger.  »  " 

Adario  se  lève  et  prend  ses  armes  :  sa  famille  n'ose  s'opposer  à 
son  dessein.  Le  sachem  se  rassied  :  un  profond  silence  règne  autour 
de  lui. 

On  entend  au  dehors  les  pas  d'une  troupe  de  concessionnaires  con- 
duits par  Febriano.  A  la  gauche  du  sachem  étoit  son  fils,  derrière  lui 
sa  vieille  épouse  et  sa  jeune  fille,  mère  d'un  enfant  qu'elle  tenoit  dans 
ses  bras  ;  devant  lui  Chactas,  appuyé  sur  un  bâton  blanc.  • 

Febriano  entre,  déploie  un  ordre,  et  commande  à  Adario  de  le 
suivre. 

«  Oui,  je  vais  te  suivre,  répond  le  sachem;  je  vois  que  tu  m'as 


LES  NATCHEZ.  363 

reconnu  ;  je  t'ai  fait  assez  peur  le  jour  de  la  bataille  pour  que  tu  te 
souviennes  de  moi,  » 

Adario  s'élance  de  sa  natte,  et  appuie  le  bout  d'un  javelot  sur  la 
poitrine  de  Febriano.  Chactas,  dont  les  regards  ne  dirigent  plus  les 
mains  tremblantes,  cherche  en  vain,  dans  la  nuit  qui  l'environne,  à 
détourner  les  coups  et  à  faire  entendre  des  paroles  pacifiques.  Le  rené- 
gat recule,  et  sa  troupe  avance.  Des  cris  s'échappent  de  la  multitude 
remplissant  les  lieux  d'alentour.  Les  femmes  éplorées  se  suspendent 
aux  fusils  des  concessionnaires.  Une  voix  s'élève,  la  bande  armée  tire  : 
le  fils  d'Adario  tombe  mort  à  ses  côtés.  Le  sachem  se  défend  quelque 
temps  derrière  le  corps  de  son  fils  ;  Chactas,  renversé,  est  foulé  aux 
pieds.  Une  épaisse  fumée  monte  dans  les  airs;  la  cabane  est  en 
flammes;  tout  fuit.  Lié  des  mains  de  Febriano,  Adario  est  conduit 
avec  sa  femme,  sa  fille  et  son  petit-fils  au  fort  Rosalie.  D'autres  sicaires 
du  complice  d'Ondouré,  envoyés  à  la  demeure  de  René,  n'avoient 
trouvé  que  le  silence  et  la  solitude. 

Les  habitants  de  la  colonie  accoururent  en  foule  sur  le  passage  des 
prisonniers.  Ceux-ci  auroient  inspiré  une  pitié  profonde  s'il  ne  sufli- 
soit  pas  d'être  malheureux  parmi  les  hommes  pour  en  être  haï  et  per- 
sécuté. D'Artaguette,  qui  avoit  refusé  de  conduire  des  soldats  aux 
Natchez,  subissoit  lui-même  une  captivité  militaire,  et  ne  pouvoit  plus 
être  d'aucun  secours  à  la  famille  enchaînée. 

Le  conseil  de  Chépar  s'étant  assemblé,  Febriano  déclara  qu'Adario 
s'étoit  armé,  qu'il  avoit  méprisé  les  ordres  du  roi ,  et  qu'on  avoit  été 
obligé  de  l'enlever  de  vive  force.  Deux  avis  furent  ouverts  :  le  premier, 
de  transporter  le  rebelle  aux  îles  ;  le  second,  de  le  vendre,  avec  sa 
famille,  au  fort  Rosalie.  Ce  dernier  avis  l'emporta.  Le  commandant 
choisit  le  parti  le  plus  violent  comme  le  plus  capable  de  frapper  les 
Natchez  d'une  épouvante  salutaire  :  l'imprudence  et  la  dureté  parois- 
sent  souvent  aux  esprits  étroits  de  l'habileté  et  du  courage.  Il  fut  donc 
résolu  qu'Adario,  sa  femme  et  ses  enfants,  seroient  à  l'instant  même 
publiquement  vendus,  et  employés  aux  travaux  de  la  colonie. 

Ondouré  passa  secrètement  quelques  heures  au  fort  Rosalie  :  Febriano 
l'informa  du  jugement  rendu  par  le  conseil;  le  sauvage  s'en  réjouit, 
ainsi  que  du  meurtre  du  fils  d'Adario  et  de  l'incendie  de  la  cabane.  Il 
regrettoit  seulement  de  n'avoir  pu  abattre  du  premier  coup  sa  princi- 
pale victime ,  mais  il  s'en  consoloit  dans  la  pensée  que  René  n'avoit 
échappé  à  son  sort  que  pour  peu  de  temps. 

L'Indien  espéroit  trouver  la  rage  des  Natchez  à  son  comble,  et  les 
esprits  disposés  à  tout  entreprendre  :  il  ne  se  trompoit  pas.  Revenu 
du  fort  Rosalie,  il  se  rendit  au  lieu  où  Chactas,  après  l'enlèvement 


36/i  LES  N  AT  CHEZ. 

d'Adario,  avoit  rassomblô  les  tribus  :  c'éloil  au  bord  du  lac  dos  bois, 
dans  l'endroit  où  Mila  s'étoit  endormie  sur  les  genoux  de  René. 

Le  chef  parut  avec  un  front  triste  au  milieu  de  l'assemblée.  Tous 
les  yeux  se  tournèrent  vers  lui.  Les  jeunes  guerriers,  à  peine  de  retour 
d'une  longue  chasse,  s'écrièrent:  «  Tuteur  du  soleil,  que  nous  con- 
seillez-vous? » 

«  Mon  opinion,  répondit  modestement  le  rusé  sauvage,  est  celle  des 
sachems.  » 

Les  sachems  louèrent  cette  modération,  excepté  Chactas,  qui  décou- 
vrit l'hypocrite. 

«  Que  la  femme-chef  s'explique,  »  dit-on  de  toutes  parts. 

((  0  malheureux  Natchezl  dit  Akansie,  subjuguée  et  criminelle,  on 
conspire  !  »  Et  elle  se  tut. 

(c  II  la  faut  forcer  de  parler  !  »  fut  le  cri  de  la  foule.  Alors  On- 
douré  : 

«  Remarquez,  ô  guerriers  !  que  le  fils  adoptif  de  Chactas,  que  l'on 
représentoit  comme  une  des  victimes  désignées  par  Chépar,  a  pour- 
tant été  soustrait  à  la  trahison  de  nos  ennemis,  tandis  qu'Adario  est 
dans  les  fers.  Sachems  et  guerriers,  avez-vous  quelque  confiance  en 
moi?  » 

«  Oui,  oui!  »  répétèrent  mille  voix.  Celle  de  Chactas,  dans  ce 
moment  de  passion,  ne  fut  point  écoutée. 

«  Voulez-vous  faire,  reprit  Ondouré,  ce  que  j'ordonnerai  pour  votre 
A       salut?  » 

«  Parlez,  nous  vous  obéirons,  »  s'écria  de  nouveau  l'assemblée. 

«  lîli  bien!  dit  Ondouré,  rentrez  dans  vos  cahanes;  ne  montrez 
aucun  ressentiment,  ayez  l'air  soumis,  supportez  de  nouvelles  injus- 
tices, et  je  vous  promets...  Mais  il  n'est  pas  temps  de  parler.  Je  décou- 
vrirai au  grand-prêtre  ce  qu'Athaensic  m'a  inspiré.  Oui,  Natchez, 
Athaensic  m'est  apparue  dans  la  vallée  !  ses  yeux  étoient  deux  flammes; 
ses  cheveux  flottoient  dans  les  airs  comme  les  rayons  du  soleil  à  tra- 
vers les  nuages  de  la  tempête;  tout  son  corps  étoit  quelque  chose 
d'immense  et  d'indéfinissable  :  on  ne  pouvoit  la  voir  sans  ressentir  les 
terreurs  de  la  mort.  «  Délivre  la  patrie,  m'a-t-elle  dit;  concerte  toute 

«  chose  avec  le  serviteur  de  mes  autels » 

Alors  l'esprit  m'a  révélé  ce  que  je  devois  d'abord  apprendre  au  seul 
jongleur  :  ce  sont  des  mystères  redoutables.  » 

L'assemblée  frémit.  Le  grand-prêtre  s'écria  :  «  N'en  doutons  point, 
Athaensic  a  remis  sa  puissance  à  Ondouré.  Guerriers,  le  tuteur  du 
soleil  vous  commande  par  ma  voix  de  vous  séparer.  Retirez-vous,  et 
reposez-vous  sur  le  ciel  du  soin  de  votre  vengeance.  » 


LES   NATCHEZ.  365 

A  ces  mots  les  sauvages  se  dispersèrent,  pleins  d'une  horreur  reli- 
gieuse qu'augmentoient  l'ombre  et  le  calme  des  forêts. 

Ondouré  ne  désiroit  point  armer  dans  ce  moment  les  Natchez 
contre  les  François  :  ils  n'étoient  pas  assez  forts  pour  triompher,  et 
tout  se  seroit  réduit  à  une  action  aussi  peu  décisive  que  la  première. 
Ce  n'étoit  pas  d'ailleurs  un  combat  ouvert  et  loyal  que  vouloit  le  sau- 
vage; il  prétendoit  porter  un  coup  plus  sûr,  mais  plus  ténébreux.  Or, 
tout  n'étoit  pas  préparé,  et  le  jour  où  le  complot  pouvoit  éclater  avec 
succès  étoit  encore  loin. 

L'amant  dédaigné  de  Géluta  avoit  fait  de  l'absence  de  son  rival  un 
nouveau  moyen  de  calomnie  :  non  content  de  perdre  René  dans  l'opi- 
nion des  Natchez,  il  le  faisoit  chercher  de  toutes  parts  pour  le  livrer 
aux  François.  Avec  un  dessein  bien  différent,  Céluta  s'étoit  empressée 
de  suivre  les  traces  de  son  époux,  mais  elle  avoit  en  vain  interrogé  les 
rochers  et  les  bruyères.  Elle  sortoit  de  sa  cabane,  elle  y  revenoit,  dans 
la  crainte  que  René  n'y  fût  rentré  par  un  autre  chemin  :  quelquefois 
elle  songeoit  à  se  rendre  au  fort  Rosalie,  se  figurant  que  l'objet  de  sa 
tendresse  y  avoit  déjà  été  conduit  ;  quelquefois  elle  s'asseyoit  au  carre- 
four d'un  bois,  et  ses  regards  s'enfonçoient  dans  les  divers  sentiers 
qui  se  dérouloient  sous  l'ombrage;  elle  n'osoit  appeler  René,  de  peur 
de  le  trahir  par  les  sons  mêmes  de  sa  voix.  Amélie  ne  quittoit  point 
les  bras  maternels,  et  Céluta  retrouvoit  des  forces  en  pleurant  sur  ce 
cher  témoin  de  sa  douleur. 

Outougamiz,  toujours  inspiré  quand  il  s'agissoit  des  périls  de  son 
ami,  avoit  été  plus  heureux  que  sa  sœur;  depuis  longtemps  il  s'étoit 
aperçu  que  le  frère  d'Amélie  aimoit  à  diriger  ses  pas  vers  une  cplline 
qui  bordoit  le  Meschacebé,  et  dans  le  flanc  de  laquelle  s'ouvroit  une 
grotte  funèbre  :  il  commença  ses  recherches  de  ce  côté.  Un  autre 
instinct  conduisit  Mila  au  même  lieu  :  la  colombe  au  loin  transportée 
trouve,  à  travers  les  champs  de  l'air,  le  chemin  qui  la  ramène  à  sa 
compagne. 

Les  deux  fidèles  messagers  se  rencontrèrent  à  l'entrée  de  la  grotte. 
«  Qui  t'amène  ici?  »  dit  Mila  à  Outougamiz, 

«  Mon  génie,  répondit  le  sauvage  ;  et  il  montroit  la  chaîne  d'or.  Et 
toi,  Mila,  qui  t'a  conduite  de  ce  côté?» 

a  Je  n'en  sais  rien ,  répliqua  l'Indienne  ;   quelque  chose  qui  est 
peut-être  la  femme  de  ton  génie.  Tu  verras  que  nous  avons  deviné,  et 
'  que  le  guerrier  blanc  est  ici.  » 

En  effet,  ils  aperçurent  René  assis  en  face  du  fleuve,  sous  la  voûte 
de  la  caverne  :  on  voyoit  auprès  de  lui  un  livre,  des  fruits,  du  maïs  et 
des  armes.  Cette  caverne  étoit  un  lieu  redouté  des  Natchez  :  ils  y 


3G0  LES   IS  AT  CHEZ. 

avoient  disposé  une  partie  des  os  de  leurs  pères.  On  racontoit  qu'un 
esprit  de  la  tombe  vcilloit  jour  et  nuit  à  cette  demeure. 

((  Oh!  s'écria  Mila,  j'aurois  bien  peur  si  le  guerrier  blanc  n'étoit 
ici.  » 

Étonné  de  l'apparition  de  son  frère  et  de  la  jeune  Indienne,  René 
crut  qu'ils  s'étoient  donné  rendez-vous  dans  ce  sanctuaire  propre  à 
recevoir  un  serment  ;  et  comme  il  appcloit  leur  union  de  tous  ses 
vœux,  il  fut  charmé  de  cette  rencontre. 

Outougamiz  et  Mila  ne  dirent  rien  au  frère  d'Amélie  du  véritable 
objet  de  leur  descente  à  la  grotte  :  tant  les  cœurs  naïfs  deviennent 
intelligents  quand  il  s'agit  de  ce  qu'ils  aiment  !  Ils  comprirent  que  s'ils 
révéloient  à  René  les  périls  dont  il  étoit  menacé,  loin  de  pouvoir 
l'arrêter,  il  échapperoit  à  leur  tendresse.  Le  couple  ingénu  laissa  donc 
l'homme  blanc  croire  ce  qu'il  voudroit  croire,  et  ne  songea  qu'à  le 
retenir  dans  cette  retraite  par  le  charme  d'un  entretien  amical. 

Le  frère  de  Céluta  ignoroit  ce  qui  s'étoit  passé  aux  Natchez  :  il  sup- 
posoit  qu'Adario  se  seroit  éloigné  avec  Chactas,  jusqu'au  moment  où 
les  enfants  du  Soleil  pourroient  venger  leur  injure.  Outougamiz  eût 
désiré  calmer  les  inquiétudes  de  sa  sœur,  mais  il  ne  vouloit  pas 
quitter  René;  il  espéroit  que  Mila  trouveroit  quelque  prétexte  pour 
quitter  la  grotte  et  pour  aller  rassurer  la  femme  infortunée. 

«  Mon  sublime  frère,  dit  René  au  jeune  sauvage  avec  un  sourire  qui 
rarement  déridoit  son  front,  accours- tu  encore  pour  me  délivrer? 
Pourquoi  ces  armes?  Je  n'ai  aucun  danger  à  craindre  :  je  ne  suis 
qu'avec  les  morts,  et  tu  sais  qu'ils  sont  mes  amis.  Et  vous,  petite  Mila, 
que  cherchez -vous?  La  vie  sans  doute?  elle  n'est  pas  ici,  et  vous  ne 
pourriez  la  rendre  à  cette  foule  poudreuse  qui  peut-être  ne  consentiroit 
pas  à  la  reprendre.  » 

Le  religieux  Outougamiz  gardoit  le  silence  ;  Mila  trembloit ,  et  dans 
sa  frayeur  se  serroit  fortement  contre  Outovgamiz.  Un  foible  rayon  du 
jour,  en  pénétrant  dans  la  caverne,  ne  sfc.^voit  qu'à  en  redoubler 
l'horreur  :  les  ossements  blanchis  reflétoient  uoe  lumière  fantastique  ; 
on, eût  cru  voir  remuer  et  s'animer  l'immobile  ei  l'insensible  dépouille 
des  hommes.  Le  fleuve  rouloit  ses  ondes  à  l'entrée  de  la  grotte,  et 
des  herbes  flétries  pendantes  à  la  voûte  frémissoient  au  souffle  du 
vent. 

Mila ,  en  voulant  s'avancer  vers  René ,  ébranla  un  tas  d'ossements 
qui  roulèrent  sur  elle.  «  J'en  mourrai!  j'en  mourrai!  »  s'écria  Mila  : 
c'étoit  comme  quelque  chose  de  si  singuUer  ! 

«  Ma  jeune  amie,  dit  le  frère  d'Amélie,  rassurez -vous.  »  —  «  Je  te 
jure,  répliqua  l'Indienne,  que  cela  a  parlé.  » 


LES   NATCHEZ.  367 

«  Parlé  !  »  dit  Outougamiz. 

René  sourit ,  fit  asseoir  Mila  auprès  de  lui ,  et  prenant  la  main  de 
l'enfant 

«  Oui ,  dit-il,  cela  a  parlé  :  les  tombeaux  nous  disent  que  dans  leur 
sein  finissent  nos  douleurs  et  nos  joies  ;  qu'après  nous  être  agités  un 
moment  sur  la  terre,  nous  passons  au  repos  éternel.  Mila  est  char- 
mante, son  cœur  palpite  de  toutes  les  sortes  d'amour  ;  mon  admirable 
frère  est  tout  âme  :  encore  quelques  soupirs  sur  la  terre  (et  Dieu 
veuille  qu'ils  soient  de  bonheur),  le  cœur  de  Mila  se  glacera  pour 
jamais,  et  les  cendres  de  l'homme  à  qui  l'amitié  fit  faire  des  prodiges 
seront  confondues  avec  la  poussière  de  celui  qui  n'a  jamais  aimé.  » 

René  s'interrompit,  appuya  son  front  sur  sa  main,  et  regarda  couler 
le  fleuve. 

((  Parle  encore,  dit  Mila  :  c'est  si  triste  et  pourtant  si  .doux,  ce  que 
tu  dis  !  » 

René,  ramenant  ses  regards  dans  l'intérieur  de  la  caverne  et  les 
fixant  sur  un  squelette,  dit  tout  à  coup  :  «  Mila,  pourrois-tu  m'ap- 
prendre  son  nom?  » 

a  Son  nom  !  répéta  l'Indienne  épouvantée,  je  ne  le  sais  pas  :  ces 
morts  se  ressemblent  tous,  » 

u  Tu  me  fais  voir  ce  que  je  n'aurois  jamais  vu  seul ,  dit  Outou- 
gamiz :  est-ce  que  les  morts  sont  si  peu  de  chose?  » 

((  La  nature  de  l'homme  est  l'oubli  et  la  petitesse,  répondit  le 
frère  d'Amélie  -,  il  vit  et  meurt  ignoré.  Dis-moi ,  Outougamiz,  entends- 
tu  l'herbe  croître  dans  cette  tête  que  j'approche  de  ton  oreille?  Non 
sans  doute.  Eh  bien,  les  pensées  qui  y  végétoient  autrefois  ne  faisoient 
pas  plus  de  bruit  à  l'oreille  de  Dieu.  L'existence  coule  à  l'entrée  du 
souterrain  de  la  mort,  comme  le  Meschacebé  à  l'entrée  de  cette 
caverne  :  les  bords  de  l'étroite  ouverture  nous  empêchent  d'étendre 
nos  regards  au-dessus  et  au-dessous  sur  le  fleuve  de  la  vie;  nous 
voyons  seulement  passer  devant  nous  une  petite  portion  des  hommes 
voyageant  du  berceau  à  la  tombe  dans  leur  succession  rapide ,  sans 
que  nous  puissions  découvrir  où  ils  vont  et  d'où  ils  viennent.  » 

«  Je  conçois  bien  ton  idée,  s'écria  Mila.  Si  je  disois  à  mon  voisin, 
placé  dans  une  autre  caverne ,  au-dessus  de  celle  où  nous  sommes  : 
Voisin,  as-tu  vu  passer  ce  flot  qui  étoit  si  brillant  (je  suppose  une 
jeune  fille)  ?  Il  me  répondroit  peut-être  :  J'ai  vu  passer  un  flot  troublé, 
car  il  s'est  élevé  de  l'orage  entre  ma  caverne  et  la  tienne.  » 

«  Admirablement ,  Mila  !  dit  René  :  oui  !  tels  nous  paroissons  en 
fuyant  sur  la  terre  ;  notre  éclat,  notre  bonheur,  ne  vont  pas  loin,  et  le 
flot  de  notre  vie  se  ternit  avant  de  disparoître.  » 


3G8  L1-:S   N  AT  CHEZ. 

«  Voilà  que  tu  m'enhardis,  s'écria  Mila.  J'avois  tant  de  peur  en 
entrant  dans  la  grotte  !  Maintenant  je  ])Ourrois  toucher  ce  que  je 
n'osois  d'al)ord  regarder.  »  La  main  de  Mila  prit  la  tête  de  mort  que 
René  n'avoit  pas  replacée  avec  les  autres.  Elle  en  vit  sortir  des  fourmis. 

u  La  vie  dans  la  mort ,  dit  René  :  c'est  par  ce  côté  que  le  tombeau 
nous  ouvre  une  vue  immense.  Dans  ce  cerveau  qui  contcnoit  autrefois 
un  monde  intellectuel  habite  un  monde  qui  a  aussi  son  mouvement  et 
son  intelligence;  ces  fourmis  périront  à  leur  tour.  Que  renaîtra-t-il  de 
leur  grain  de  poussière?  » 

René  cessa  de  parler.  Animée  par  le  premier  essai  de  son  esprit , 
Mila  dit  à  Outougamiz  : 

«  Je  songeois  que  si  j'allois  t'épouser  et  que  tu  vinsses  à  mourir 
comme  ceux  qui  sont  ici,  je  serois  si  triste  que  je  mourrois  aussi.  » 

u  Je  t'assure  que  je  ne  mourrai  pas,  dit  vivement  Outougamiz  :  si 
tu  veux  m'épouser,  je  te  promets  de  vivre.  » 

«  Oui,  dit  Mila,  belle  promesse!  Avec  ton  amitié  pour  le  guerrier 
blanc,  tu  me  garderois  bien  ta  parole  !  » 

Mila,  qui  avoit  oublié  de  rejeter  la  relique  qu'elle  tenoit  de  la  main 
de  René ,  échauffoit  contre  son  sein  l'effigie  pâle  et  glacée  :  les  beaux 
cheveux  de  la  jeune  fille  ombrageoient  en  tombant  le  front  chauve  de 
la  mort.  Avec  ses  joues  colorées,  ses  lèvres  vermeilles,  les  grâces  de 
son  adolescence ,  Mila  ressembioit  à  ces  roses  de  l'églantier  qui  crois- 
sent dans  les  cimetières  champêtres  et  qui  penchent  leurs  têtes  sur  la 
tombe. 

Les  grandes  émotions,  nées  du  spectacle  de  la  grotte  funèbre  ,  l'ar- 
dente amitié  du  frère  de  Céluta  pour  René,  avoient  pu  seules  éloigner 
un  moment  de  la  pensée  d'Outougamiz  le  souvenir  du  péril  qui  envi- 
ronnoit  ses  parents  et  sa  patrie  :  l'Indien  fit  un  léger  signe  à  Mila,  qui 
comprit  ce  signe,  et  s'écria  :  «  Qu'il  y  a  longtemps  que  je  suis  ici! 
Comme  je  vais  être  grondée  !  »  Et  elle  s'enfuit,  non  pour  aller  trouver 
sa  mère,  mais  pour  aller  apprendre  à  Céluta  que  le  guerrier  blanc, 
étoit  en  sûreté.  Le  frère  de  Céluta  demeura  auprès  du  frère  d'Amélie; 
feignant  un  peu  de  lassitude  et  de  souffrance,  il  déclara  qu'il  se  vouloit 
reposer  dans  la  grotte  :  c'étoit  le  moyen  d'y  retenir  son  ami. 

Tandis  qu'ils  étoient  renfermés  dans  ce  tabernacle  des  morts ,  d  es 
scènes  de  deuil  afïligeoient  le  fort  Rosalie. 

Si  Chactas,  au  lieu  d'Adario,  se  fût  trouvé  prisonnier,  il  eût,  par  de 
sages  discours,  consolé  ses  amis  :  mais  Adario,  muet  et  sévère,  ne 
savoit  point  faire  parler  avec  grâce  son  cœur  sur  ses  lèvres  ;  il  son- 
geoit  peu  à  sa  famille,  encore  moins  à  lui-même  ;  toutes  ses  pensées, 
toutes  ses  douleurs  étoient  réservées  à  son  pays. 


LES    NATCHEZ.  369 

Pour  subir  l'arrêt  du  conseil  et  pour  être  vendu  à  l'enchère,  il  avoit 
été  conduit  sur  la  place  publique ,  où  la  foule  étoit  assemblée.  Sa 
femme  et  sa  fille,  qui  portoit  son  jeune  fils  dans  ses  bras,  le  suivoient 
en  pleurant.  Le  sachem  se  tourna  brusquement  vers  elles,  et  leur 
montra  de  la  main  les  cabanes  de  la  patrie  :  les  deux  femmes  étouf- 
fèrent leurs  sanglots.  Un  large  cercle  se  forma  autour  de  la  famille 
indienne  :  les  principaux  marchands  qui  faisoient  la  traite  des  nègres 
et  des  Indiens  s'avancèrent.  On  commença  par  dépouiller  les  esclaves. 
L'épouse  et  la  fille  d'Adario,  cachant  leur  nudité  de  leurs  mains,  se 
pressoient  honteuses  et  tremblantes  contre  le  vieillard ,  dont  le  corps 
étoit  tout  couvert  d'anciennes  cicatrices  et  tout  meurtri  de  nouveaux 
coups. 

Les  traitants,  écartant  les  bras  chastes  des  Indiennes ,  livroient  ces 
femmes  à  des  regards  encore  plus  odieux  que  ceux  de  l'avarice.  Des 
femmes  blanches,  instruites  dans  l'abominable  trafic,  prononçoient  sur 
la  valeur  des  effets  à  vendre. 

H  Ce  vieillard ,  disoit  un  colon  en  frappant  le  sachem  de  son  bam- 
bou, ne  vaut  pas  une  pièce  d'or  :  il  est  mutilé  de  la  main  gauche  ;  il 
est  criblé  de  blessures  ;  il  est  plus  que  sexagénaire  ;  il  n'a  pas  trois 
années  à  servir.  » 

«  D'ailleurs,  disoit  un  autre  colon,  qui  cherchoit  à  ravaler  l'objet 
de  l'encan  pour  l'obtenir  à  bas  prix,  ces  sauvages  sont  des  brutes  qui 
ne  valent  pas  le  quart  d'un  nègre  :  ils  aiment  mieux  se  laisser  mourir 
que  de  travailler  pour  un  maître.  Quand  on  en  sauve  un  sur  dix,  on 
est  bien  heureux.  » 

Discutant  de  la  sorte,  on  tâtait  les  épaules,  les  flancs,  les  bras  d'Ada- 
rio. «  Touche- moi ,  misérable,  disoit  l'Indien,  je  suis  d'une  autre 
espèce  que  toi  !  » 

«  Je  n'ai  point  vu  de  plus  insolent  vieillard ,  »  s'écria  un  des  cour- 
tiers de  chair  humaine  ;  et  il  rompit  sa  gaule  de  frêne  sur  la  tête  df' 
sachem. 

On  fit  ensuite  des  remarques  sur  les  femmes  :  la  mère  étoit  vieille, 
affoiblie  par  le  chagrin;  elle  n'auroit  plus  d'enfants.  La  fille  valoit  un 
peu  mieux,  mais  elle  étoit  délicate,  et  les  premiers  six  mois  de  travail 
la  tueroient.  L'enfant,  qu'on  arracha  tout  nu  à  la  mère,  fut  à  son  tour 
examiné  :  il  avoit  les  membres  gros;  il  promettoit  de  grandir  :  «  Oui, 
dit  un  brocanteur,  mais  c'est  un  capital  avancé  sans  rentrée  certaine; 
il  faut  nourrir  cela  en  attendant.  » 

La  mère  suivoit,  avec  des  yeux  où  se  peignoit  la  plus  tendre  sollici- 
tude, les  mouvements  qu'on  faisoit  faire  à  son  fils;  elle  craignoit  qu'on 
ne  l'en  séparât  pour  toujours.  Une  fois  l'enfant,  trop  serré,  poussa  un 
ai.  24 


370  LES   NAïCIIEZ. 

cri  ;  riiulicnne  s'élança  pour  reprendre  le  fruit  de  ses  entrailles  ;  on  la 
repoussa  à  coups  de  fouet  :  elle  toml)a,  toute  sanglante,  la  face  contre 
terre,  ce  qui  fit  rire  aux  éclats  l'assemblée.  On  lui  rejeta  pourtant  son 
fils,  dont  les  membres  étoient  à  moitié  disloqués.  Elle  le  prit,  l'essuya 
avec  ses  cheveux  et  le  cacha  dans  son  sein.  Le  marché  fut  conclu  :  on 
rendit  les  vêtements  à  la  famille. 

Adario  s'attendoit  à  être  brûlé  ;  quand  il  sut  qu'il  étoit  esclave ,  sa 
constance  pensa  l'abandonner  :  ses  yeux  cherchoient  un  poignard, 
mais  on  lui  avoit  enlevé  tout  moyen  de  s'affranchir.  Un  soupir,  ou 
plutôt  un  sourd  rugissement  s'échappa  du  fond  de  la  poitrine  du 
sachem  lorsqu'on  le  conduisit  aux  cases  des  nègres,  en  attendant  le 
jour  du  travail.  Là,  avec  sa  famille,  Adario  vit  danser  et  chanter 
autour  de  lui  ces  Africains  qui  célébroient  la  bienvenue  d'un  Améri- 
cain, enchaîné  avec  eux  par  des  Européens  sur  le  sol  où  il  étoit  né. 
Dans  ce  troupeau  d'hommes  se  trouvoit  le  nègre  Imley,  accusé  de  vou- 
loir soulever  ses  compagnons  de  servitude  :  on  ne  l'avoit  pu  convaincre 
de  ce  crime  ou  de  cette  vertu  ;  il  en  avoit  été  quitte  pour  cinquante 
coups  de  fouet.  Il  serra  secrètement  la  main  d'Adario. 

Cette  même  nuit,  qui  plaçoit  ce  sachem  au  rang  des  esclaves,  appor- 
toit  de  nouveaux  chagrins  à  Outougamiz  :  il  ne  pouvoit  plus  prolon- 
ger l'erreur  du  frère  d'Amélie,  ni  le  retenir  sous  un  vain  prétexte  dans 
la  grotte  funèbre  :  il  se  détermina  donc  à  rompre  le  silence. 

«  Tu  m'as  fait  faire,  dit-il  à  René,  le  premier  mensonge  de  ma  vie. 
Je  ne  suis  point  malade,  et  Mila  ne  m'avoit  pas  donné  de  rendez-vous 
ici.  Son  bon  génie,  qui  ne  ressemble  cependant  pas  au  mien,  lui  avoit 
découvert  ta  retraite,  et  nous  étions  accourus  pour  t'obliger  à  te 
cacher.  » 

«  Me  cacher  1  dit  René  ;  tu  sais  que  ce  n'est  guère  ma  coutume.  » 

(c  C'est  bien  pouricela,  répondit  Outougamiz,  que  j'ai  menti.  Je 
savois  que  je  te  fàcherois  si  je  te  proposois  de  rester  dans  la  caverne  ; 
pourtant  Chactas  t'ordonnoit  d'y  rester.  » 

Outougamiz  fît  à  sa  manière  le  récit  de  ce  qui  s'étoit  passé  aux  Nat- 
chez,  ajoutant  qu'Adario  auroit  certainement  pris  le  parti  de  se  reti- 
rer, afin  de  mieux  se  préparer  à  combattre. 

«  Je  n'en  crois  rien,  dit  René  se  levant  et  saisissant  ses  armes;  mais 
allons  défendre  Céluta,  qui  ignore  oii  je  suis  et  qui  doit  être  dans  une 
vive  inquiétude.  » 

«  Et  pourquoi  donc?  reprit  Outougamiz,  Mila  nous  a-t-elle  quit- 
tés? Elle  a  plus  d'esprit  que  toi  et  que  moi,  et  elle  vole  comme  un 
oiseau.  » 

René  voulut  sortir  de  la  grotte;  Outougamiz  se  jette  au-devant  de 


LES   NATCHEZ.  371 

lui.  «  Il  n'y  a  pas  encore  assez  longtemps  que  le  soleil  est  couché,  dit 
le  jeune  sauvage  ;  attends  quelques  moments  de  plus.  Tu  sais  que  c'est 
la  nuit  que  je  te  délivre,  » 

Ce  mot  arrêta  le  frère  d'Amélie,  qui  pressa  Outougamiz  dans  ses 
bras. 

Ils  ouïrent  alors  dans  les  eaux  du  fleuve  le  bruit  d'une  pirogue  ;  cette 
pirogue  aborde  presque  aussitôt  à  la  grotte  :  elle  étoit  conduite  par  le 
grenadier  Jacques  et  par  d'Artaguette  lui-même.  Le  capitaine  saute  sur 
le  rocher,  et  dit  à  René  : 

«  Vous  êtes  découvert  ;  Ondouré  vous  a  fait  suivre  ;  il  vient  d'in- 
diquer au  commandant  le  lieu  de  votre  retraite.  Instruit,  par  le 
hasard,  de  cette  nouvelle,  j'ai  forcé  mes  arrêts  pendant  la  nuit;  je 
me  suis  jeté  dans  cette  pirogue  avec  Jacques;  grâce  au  ciel  nous 
arrivons  les  premiers  !  Mais  fuyez  ;  il  y  a  des  vivres  dans  l'embarca- 
tion; traversez  le  fleuve,  vous  serez  en  sûreté  sur  l'autre  bord.  Ne 
balancez  pas  !  Adario  n'a  pas  voulu  se  retirer,  il  a  été  pris  avec  sa 
famille  :  son  fils  a  été  tué  à  ses  côtés  ;  le  sachem  lui-même ,  conduit 
au  fort,  a  été  vendu  comme  esclave.  Nous  tâcherons  de  réparer  le 
mal  :  vous  ne  feriez  que  l'aggraver  en  tombant  entre  les  mains  de  nos 
ennemis.  » 

L'étonnement  et  l'indignation  soulevoient  la  poitrine  de  René  : 
<(  Capitaine ,  dit-il,  tandis  qu'on  égorge  mes  amis ,  ce  n'est  pas  sans 
doute  sérieusement  que  vous  me  proposez  la  fuite.  Adario  esclave!  son 
fils  massacré  !  Et  ma  femme  et  ma  fille,  que  sont-elles  devenues?  Cou- 
rons les  défendre  ;  soulevons  la  nation  ;  délivrons  la  terre  généreuse 
qui  m'a  donné  l'hospitalité!...  » 

«  Nous  prendrons  soin  de  votre  femme,  de  votre  fille,  de  Chactas, 
de  tous  vos  amis,  dit  d'Artaguette  en  interrompant  René  ;  mais  vous 
les  perdrez  dans  ce  moment  si  vous  vous  obstiniez  à  vous  montrer. 
Partez,  encore  une  fois  ;  épargnez-moi  le  malheur  de  vous  voir  saisir 
sous  mes  yeux.  Songez  que  vous  exposez  ce  brave  grenadier.  » 

«  Quelle  vie  que  la  mienne  !  »  s'écria  René  avec  l'accent  du  déses- 
poir; puis  tout  à  coup:  «  Eh  bien,  généreux  d'Artaguette,  je  ne  vous 
exposerai  point,  je  n'exposerai  point  ce  brave  grenadier,  je  ne  com- 
promettrai point,  comme  vous  me  le  dites,  ma  femme,  ma  fille, 
Chactas  et  mes  amis  ;  mais  ne  me  comptez  pas  ébranler  dans  la  réso- 
lution que  je  viens  de  prendre.  Je  ne  suis  point  un  scélérat ,  obligé  de 
me  cacher  le  jour  dans  les  cavernes,  la  nuit  dans  les  forêts.  J'accepte 
votre  pirogue,  je  pars,  je  descends  à  la  Nouvelle-Orléans,  je  me  pré- 
sente au  gouverneur,  je  demande  quel  est  mon  crime,  je  propose  ma 
tête  pour  celle  d'Adario  :  j'obtiendrai  sa  grâce  ou  je  périrai.  » 


J/ 


2  LES   NATCIIKZ. 


Le  capilaino,  on  admirant  la  résolution  de  René,  lâcha  do  lo  dis- 
suader do  la  suivre  :  a  Vos  ennemis,  lui  dit-il,  sont  de  petits  hommes: 
ils  ne  sentiront  ni  votre  mérite  ni  le  prix  de  votre  action.  Étranger, 
inconnu,  sans  protecteurs,  vous  ne  réussirez  pas,  vous  ne  parviendrez 
mémo  pas  à  vous  faire  entendre.  Je  ne  le  vous  puis  cacher  :  d'après  les 
calomnies  répandues  contre  vous,  d'après  la  puissance  de  vos  calom- 
niateurs, la  rigueur  de  l'autorité  militaire  dans  une  colonie  nouvelle 
peut  vous  être  funeste.  » 

«  Tant  mieux!  répondit  brusquement  le  frère  d'Amélie;  le  far- 
deau est  trop  pesant,  et  je  suis  las.  je  vous  recommande  Ccluta,  sa 
lîlle,  ma  seconde  Amélie!...  Chactas,  mon  second  père!...  »  Puis,  se 
tournant  vers  Outougamiz,  qui  n'avoit  rien  compris  à  leur  langage 
françois,  il  lui  dit  en  natchez  : 

((  Mon  ami,  je  vais  faire  un  voyage;  quand  nous  reverrons-nous  ? 
qui  le  sait?  peut-être  dans  un  lieu  où  nous  aurons  plus  de  bonheur  :  il 
n'y  a  rien  sur  la  terre  qui  soit  digne  de  ta  vertu.  » 

«  Tu  peux  partir,  si  tu  veux,  répond  Outougamiz,  mais  tu  sais 
bien  que  je  sais  te  suivre  et  te  retrouver.  Je  vais  aller  chercher  Mila, 
qui  a  plus  d'esprit  que  moi;  j'apprendrai  par  elle  ce  que  tu  ne  me 
dis  pas.  » 

On  entendit  le  bruit  des  armes,  (c  Je  ne  cherche  plus  à  vous  retenir, 
dit  le  capitaine.  J'écrirai  pour  vous  à  mon  frère  le  général  et  à  mon 
ami  le  conseiller  Harlay.  «  D'Artaguette  ordonne  au  grenadier  de 
sortir  de  la  pirogue  ;  il  y  fait  entrer  René  ;  celui-ci ,  repoussant  le 
rivage  avec  un  aviron,  est  entraîné  par  le  cours  du  fleuve. 

Febriano  ne  trouva  plus  le  frère  d'Amélie  ;  il  rencontra  seulement  le 
capitaine  d'Artaguette  et  le  grenadier;  il  ne  douta  point  que  René  ne 
dût  son  salut  à  leur  dévouement  :  il  y  a  des  hommes  qu'on  peut  tou- 
jours accuser  d'avoir  fait  le  bien,  comme  il  y  en  a  d'autres  qu'on  peut 
toujours  soupçonner  d'avoir  fait  le  mal.  D'Artaguette  jeta  un  regard 
de  mépris  à  Febriano,  qui  n'y  répondit  que  par  un  geste  menaçant 
adressé  à  Jacques.  Outougamiz,  en  voyant  s'éloigner  le  frère  d'Amélie, 
s'étoit  dit  :  «  Je  le  suivrois  bien  à  la  nage  ;  mais  il  faut  que  je  consulte 
Mila.  ))  Et  il  étoit  allé  consulter  Mila. 

On  peut  juger  du  soulagement  de  Céluta  quand,  après  de  longues 
heures  d'attente,  elle  vit  accourir  sa  jeune  amie,  dont  le  visage  riant 
annonçoit  de  loin  que  le  guerrier  blanc  étoit  en  sûreté.  «  Céluta, 
s'écria  Mila  toute  haletante ,  tu  aurois  été  assise  trois  lunes  de  suite  à 
pleurer  que  tu  n'aurois  rien  trouvé.  Moi,  j'ai  été  tout  droit,  sans  qu'on 
me  le  dît,  à  la  grotte  où  étoit  mon  libérateur;  Outougamiz  y  arrivoit 
en  même  temps  que  moi.  Grand-Esprit!  j'aurois  eu  tant  de  peur  si  jo 


LES   NATCHEZ.  373 

n'avois  eu  tant  de  plaisir!  Imagine-toi  que  ton  frère  garde  ton  mari 
dans  la  grotte  où  ils  parlent  comme  deux  aigles.  » 

Céliita  comprit  sur-le-champ  que  René  étoitdans  la  caverne  funèbre 
avec  Outougamiz.  Elle  embrassa  la  petite  Indienne,  lui  disant  :  «  Ghar- 
.nante  enfant,  tu  me  fais  à  présent  autant  de  bien  que  tu  m'as  fait 
lie-,  mal.  » 

a  Je  t'ai  fait  du  mal  !  repartit  Mila.  Comment?  Est-ce  que  tu  ne  veux 
pas  que  j'épouse  ton  frère  Outougamiz  le  Simple?  Nous  venons  pour- 
lani  de  nous  promettre  de  nous  marier  dans  la  grande  caverne.  »  Et 
Mila  fuit  de  nouveau,  disant  :  «  Je  reviens,  je  reviens  ;  mais  il  faut  que 
je  m'aille  montrer  à  ma  mère.  » 

Céluta  remplit  une  corbeille  de  gâteaux  et  de  fruits,  suspendit  sa 
fille  à  ses  épaules,  et,  appuyée  sur  un  roseau ,  s'avança  vers  la  grotte 
des  Ancêtres.  Il  étoit  plus  de  minuit  lorsqu'elle  y  arriva  :  elle  ne  se  put 
défendre  d'une  secrète  terreur,  à  l'abord  de  ce  lieu  redoutable.  Elle 
s'arrête,  écoute  :  aucun  bruit  ne  frappe  son  oreille  ;  elle  nomme  à  voix 
basse  Outougamiz,  n'osant  nommer  René  :  aucune  voix  ne  répond  à  sa 
voix. 

«  Ils  dorment  peut-être,  »  se  dit-elle,  et  elle  pénètre  dans  le  souter- 
rain ;  elle  marche  sur  des  os  roulants,  répétant  à  chaque  pas  ces  mots  : 
«  Êtes-vous  là?  »  Ses  accents  s'évanouissent  dans  le  silence  de  la  mort. 
L'Indienne  se  sent  prête  à  défaillir;  elle  promène  ses  regards  dans  les 
ombres  de  ce  tombeau  ;  nul  être  vivant  n'y  respire. 

Céluta  sort  épouvantée  :  elle  gravit  la  rive  escarpée,  jette  les  yeux 
sur  le  fleuve  et  sur  les  campagnes  à  peine  visibles  à  la  lueur  des  étoiles  ; 
elle  appelle  René  et  Outougamiz,  se  tait,  recommence  ses  cris,  les 
suspend  encore,  s'épuise  en  courses  inutiles,  et  ne  se  résout  à  reprendre 
le  chemin  de  sa  cabane  que  quand  elle  aperçoit  les  premières  teintes 
du  jour. 

La  fille  de  Tabamica  traversoit  le  grand  village ,  abandonné  par  la 
plupart  des  Indiens  depuis  l'enlèvement  d'Adario;  elle  entend  mar- 
cher derrière  elle;  elle  tourne  la  tête,  et  aperçoit  son  frère,  a  Où  est 
ton  ami?  »  s'écrie-t-elle.  «  Il  est  parti,  répond  Outougamiz,  il  ne 
reviendra  peut-être  jamais;  mais  qu'est-ce  que  cela  fait,  puisque  je 
vais  le  rejoindre?  Je  ne  sais  pas  oii  il  est  allé,  mais  Mila  me  le  dira.  » 
Mila,  échappée  à  sa  mère,  arrive  dans  ce  moment.  Elle  voit  Céluta  en 
pleurs  et  Outougamiz  avec  cet  air  inspiré  qu'il  avoit  lorsque  l'amitié 
îaisoit  palpiter  son  cœur.  Elle  apprend  le  sujet  de  leurs  nouvelles 
alarmes  :  «  Vous  voilà  bien  embarrassés  pour  rien,  leur  dit-elle;  allons 
au  fort  Rosalie  ;  l'autre  bon  guerrier  blanc  nous  apprendra  où  est  mon 
libérateur.  »  Elle  ouvrit  la  corbeille  que  pwtoit  Céluta,  distribua  les 


37/i  LES   NATCIIEZ. 

fruits  ot  les  gâteaux,  en  prit  sa  pari,  et  se  mil  à  descendre  vers  la 
colonie,  se  faisant  suivre  du  frère  et  de  la  sœur. 

Le  soleil  éclairoit  alors  une  scène  affreuse.  Adario  avoit  été  reçu 
avec  des  chants  et  des  danses  par  les  hommes  noirs,  compagnons  de 
sa  servitude  :  la  nuit  s'écoula  dans  cette  joie  des  chaînes.  Au  lever  du 
jour,  le  chef  de  l'atelier  conduisit  le  sachem  au  cham])  du  travail  avec 
un  troupeau  de  bœufs  et  de  nègres.  Des  soldats  campoient  sur  les 
défrichements. 

La  captivité  d' Adario  et  de  sa  famille  étoit  un  exemple  dont  le  com- 
mandant prétendoit  effrayer  ce  qu'il  appeloit  les  mutins.  On  avoit 
appris  que  la  nuit  s'étoit  passée  tranquillement  auxNatchez,  et  l'on  igno- 
roit  que  cette  tranquillité  étoit  l'effet  des  complots  mêmes  d'Ondouré. 
Chépar  crut  les  Indiens  abattus,  et,  pour  achever  de  dompter  leur 
esprit  d'indépendance,  il  leur  voulut  montrer  le  plus  fameux  de  leurs 
vieillards,  après  Ghactas,  réduit  à  la  condition  d'esclave.  L'ordre  fut 
donné  de  laisser  approcher  les  sauvages,  mais  sans  armes,  s'ils  se 
présentoient  au  champ  du  travail. 

Le  commandeur  des  nègres,  un  fouet  à  la  main,  fit  un  signe  à 
Adario,  et  lui  prescrivit  de  sarcler  les  herbes  dans  une  plantation  de 
maïs  :  le  sachem  ne  daigna  pas  môme  jeter  un  regard  sur  le  pâtre 
d'hommes.  Mais  déjà  la  femme  du  sachem,  et  sa  fille,  qui  portoit 
son  enfant,  sur  ses  épaules,  étoient  courbées  sur  un  sillon  :  «  Que 
faites-vous?  »  leur  cria  Adario  d'une  voix  terrible.  Elles  se  rele- 
vèrent; le  fouet  les  contraignit  de  se  courber  de  nouveau.  Adario 
recevoit  les  coups  qui  s'adressoient  à  lui,  et  qui  lui  enlevoient 
des  lambeaux  de  chair,  comme  si  son  corps  eût  été  le  tronc  d'un 
chêne. 

Dans  ce  moment  on  vit  venir  une  vieillard  aveugle  conduit  par  un 
enfant;  c'étoit  Ghactas  :  malgré  la  délibération  du  conseil  et  l'oppo- 
sition d'Ondouré,  Ghactas  s'étoit  présenté  seul  avec  le  calumet  de  paix 
à  la  porte  du  fort  Rosalie.  Ghépar  avoit  refusé  de  recevoir  le  sachem, 
qui  s'étoit  fait  mener  alors  au  champ  du  travail. 

Ghactas  étoit  si  respecté,  même  des  Européens,  que  le  commandeur 
ne  crut  pas  devoir  l'empêcher  d'approcher  de  son  ami.  Les  deux  vieil- 
lards demeurèrent  quelque  temps  serrés  dans  les  bras  l'un  de  l'autre  : 
((  Adario,  dit  Ghactas,  j'ai  aussi  porté  des  fers.  » 

«  Tu  ne  voyois  pas  les  arbres  de  la  patrie,  »  reprit  Adario. 

«  Tu  reprendras  bientôt  ta  liberté,  dit  Ghactas  :  nous  périrons  tous, 
ou  tu  seras  délivré.  » 

«  Peu  importe,  répliqua  Adario  :  mes  mains  sont  désormais  désho- 
norées. Après  tout,  je  n'ai  qu'un  jour  à  vivre;  mais  cet  enfant  que 


LES  NATCHEZ.  375 

tu  vois,  le  fils  du  fils  que  les  brigands  ont  tué  nier  à  mes  côtés  !  cet 
enfant  !  toute  une  vie  esclave  !  » 

«  Vieillards,  c'est  assez ,  s'écria  le  commandeur,  séparez-vous.  » 

«  Attends  du  moins,  répondit  Adario,  que  Chactas  ait  embrassé 
mon  dernier  enfant.  Ma  fille,  apporte-moi  mon  petit-fils  :  que  je  le 
dépose  dans  les  bras  de  mon  vieil  ami  ;  que  cet  ami  libre  lui  donne 
une  bénédiction  qui  n'appartient  plus  à  ces  mains  enchaînées.  »      ' 

La  fille  d'Adario  remet  en  tremblant  l'enfant  à  son  aïeul  ;  Adario  le 
prend,  le  baise  tendrement,  l'élève  vers  le  ciel,  le  reporte  de  nouveau 
à  sa  bouche  paternelle,  penche  sa  tête  sur  le  visage  de  l'enfant,  qui 
sourit  ;  le  sachem  presse  le  nourrisson  sur  son  sein ,  fait  un  pas  à 
l'écart  comme  pour  verser  des  larmes  sur  le  dernier  né  de  sa  race,  et 
reste  quelques  moments  immobile. 

Adario  se  retourne  :  il  tient  par  un  pied  l'enfant  étranglé  !  Il  le  lance 
au  milieu  des  François,  a  Le  premier  est  mort  libre,  "s'écrie-t-il ,  j'ai 
délivré  le  second  :  le  voilà  !  » 

Des  clameurs  confuses  s'élèvent  :  «  0  crime  !  »  disoient  les  uns.  <(  0 
vertu!  »  disoient  les  autres.  Les  sauvages  présents  à  ce  spectacle,  bien 
qu'ils  eussent  déposé  leurs  armes,  selon  les  ordres,  se  précipitent  sur  les 
soldats;  une  rude  mêlée  s'engage,  les  Indiens  sont  repoussés.  Adario 
est  plongé  dans  les  cachots  du  fort  ;  sa  fille  seule  est  avec  lui ,  sa  fille 
qui  ne  nourrit  plus  l'enfant  ravi  à  son  sein  par  la  main  paternelle! 
La  vieille  épouse  d'Adario,  frappée  d'un  glaive  inconnu  au  milieu 
de  l'émeute,  étoit  allée  rejoindre  dans  la  tombe  son  fils  et  son  petit- 
fils. 

Tout  étoit  possible  désormais  à  l'ambition  et  aux  crimes  d'Ondouré; 
l'indignation  des  Natchez  ne  connoissoit  plus  de  bornes  ;  il  les  pouvoit 
faire  entrer  dans  tous  les  desseins  par  lesquels  il  avoit  promis  de  les 
venger.  Il  ne  s'agissoit  plus  que  de  calmer  une  tempête  trop  violem- 
ment excitée,  et  dont  Ondouré  n'étoit  pas  encore  prêt  à  recueillir  les 
ravages.  Il  falloit  atteindre  René,  échappé  aux  premiers  complots;  il 
falloit  parvenir,  au  milieu  du  massacre  des  François,  à  immoler  le 
frère  d'Amélie,  à  ravir  Céluta  et  à  monter  enfin  au  rang  suprême,  en 
rétablissant  l'ancien  pouvoir  des  soleils  :  telles  étoient  les  noires  pen- 
sées que  le  chef  indien  rouloit  dans  son  âme. 

Le  frère  d'Amélie  avoit  à  peine  perdu  de  vue  le  pays  des  Natchez, 
que,  se  contentant  de  gouverner  la  pirogue  avec  un  aviron  placé  en 
arrière,  il  s'étoit  abandonné  aux  cours  des  flots.  La  beauté  des  rivages, 
le  premier  éclat  du  printemps  dans  les  forêts  ne  faisoit  point  diversion 
à  sa  tristesse. 

Il  traça  quelques  lignes  au  crayon  sur  des  tablettes  : 


876  LES  NATCIII'Z. 

«  Me  voici  seul.  Nature  qui  m'environnez ,  mon  cœur  vous  iciolâtroit 
autrefois  :  scrois-je  devenu  insensible  à  vos  charmes?  Le  malheur  m'a 
touché;  sa  main  m'a  flétri.  | 

«  Qu'ai-je  gagné  en  venant  sur  ces  bords?  Insensé!  ne  te  dcvois-tu 
pas  apercevoir  que  ton  cœur  feroil  ton  tourment,  quels  que  fussent 
les  lieux  habités  par  toi? 

«  Rêveries  de  ma  jeunesse,  pourquoi  renaissez-vous  dans  mon  sou- 
venir? Toi  seule,  ô  mon  Amélie!  tu  as  pris  le  parti  que  tu  devois 
prendre  !  Du  moins,  si  tu  pleures,  c'est  dans  les  abris  du  port  :  je  gémis 
sur  les  vagues,  au  milieu  de  la  tempête.  » 

En  approchant  de  la  Nouvelle-Orléans,  Rcnc  vit  une  croix  plantée 
par  des  missionnaires  sur  de  hautes  collines,  dans  l'endroit  où  l'on 
avoit  trouvé  le  corps  d'un  homme  assassiné.  Il  aborde  au  rivage, 
attache  sa  pirogue  sous  un  peuplier  et  accomplit  un  pèlerinage  à  la 
croix  ;  il  ne  devoit  point  être  exaucé,  car  il  alloit  demander,  non  le 
pardon  de  ses  fautes,  mais  la  rémission  de  ces  souffrances  que  Dieu 
impose  à  tous  les  hommes.  Arrivé  au  pied  du  calvaire,  il  s'y  pros- 
terne : 

«  0  toi  qui  as  voulu  laisser  sur  la  terre  l'instrument  de  ton  supplice 
comme  un  monument  de  ta  charité  et  de  l'iniquité  du  méchant  !  divin 
Voyageur  ici-bas,  donne-moi  la  force  nécessaire  pour  continuer  ma 
route.  J'ai  à  traverser  encore  des  pays  brûlés  par  le  soleil;  j'ai  faim 
de  ta  manne,  ô  Seigneur!  car  les  hommes  ne  m'ont  vendu  qu'un  pain 
amer.  Rappelle-moi  vite  à  la  patrie  céleste  :  je  n'ai  pas  ta  résignation 
pour  boire  la  lie  du  calice  ;  mes  os  sont  fatigués ,  mes  pieds  sont  usés 
à  force  de  marcher:  aucun  hôte  n'a  voulu  recevoir  l'étranger,  les 
portes  ont  été  fermées  contre  moi.  » 

René  dépose  au  pied  de  la  croix  une  branche  de  chêne  en  ex-voto.  Il 
descend  les  collines,  rentre  dans  sa  pirogue,  et  bientôt  découvre  la 
capitale  de  la  Louisiane. 

Il  passe  au  milieu  des  vaisseaux  à  l'ancre  ou  amarrés  le  long  des 
quais.  Comme  il  traversoit  un  labyrinthe  de  câbles,  il  fut  hélé  du  bord 
d'une  frégate  à  laquelle  étoit  dévolue  la  police  du  port.  On  lui  cria 
en  françois  avec  un  porte-voix  :  ((  De  quelle  nation  indienne  êtes- 
vous?»  Il  répondit  :  «  Natchez.  »  On  ordonne  au  frère  d'Amélie  d'abor- 
der la  frégate. 

Le  capitaine,  étonné  de  rencontrer  un  François  sous  l'habit  d'un 
Indien,  lui  demanda  ses  passe-ports  :  René  n'en  avoit  point.  Questionné 
sur  l'objet  de  son  voyage,  il  déclara  ne  pouvoir  s'en  ouvrir  qu'au 
gouverneur.  Sa  pirogue  étant  visitée,  on  y  découvrit  les  tablettes  dont 


LES  NATCHEZ.  377 

les  pages  crayonnées  parurent  inintelligibles  et  suspectes.  René  fut 
consigné  à  bord  de  la  frégate  et  un  officier  expédié  à  terre  :  celui-ci 
étoit  chargé  d'apprendre  au  gouverneur  qu'on  avoit  arrêté  un  François 
déguisé  en  sauvage  ;  que  les  réponses  de  cet  homme  étoient  embar- 
rassées et  ses  manières  extraordinaires.  Le  capitaine  ajoutoit,  dans  sa 
lettre,  que  l'étranger  refusoit  de  dire  son  nom,  et  qu'il  demandoit  à 
parler  au  gouverneur  ;  l'officier  portoit  aussi  les  tablettes  trouvées 
dans  la  pirogue. 

L'alarme  étoit  vive  à  la  Nouvelle-Orléans  :  depuis  le  combat  livré 
aux  Natchez,  et  dans  lequel  ces  sauvages  avoient  montré  tant  d'habi- 
leté et  de  valeur,  on  n'avoit  cessé  d'être  inquiet.  Le  commandant  du 
fort  Rosalie  faisoit  incessamment  partir  des  courriers  chargés  de  rap- 
ports formidables  sur  l'indocilité  des  Indiens.  Les  divers  chefs  se 
trouvoient  nommés  dans  ses  dépêches  :  c'étoient  ceux  que  Febriano, 
à  l'instigation  d'Ondouré,  prenoit  soin  de  dénoncer  au  crédule  Chépar. 
Adario,  Chactas  même,  et  René  surtout,  étoient  représentés  comme 
les  auteurs  d'une  conspiration  permanente,  comme  des  hommes  qui, 
voulant  la  rupture  des  traités  et  la  continuation  de  la  guerre,  s'oppo- 
soient  à  l'établissement  des  concessionnaires.  Un  dernier  messager 
annonçoit  la  capture  d'Adario,  et  faisoit  craindre  un  mouvement  parmi 
les  sauvages. 

Si  Ondouré  accabloit  René  de  ses  calomnies,  Febriano  lui  prêtoit 
ses  crimes  :  le  peuple  racontoit  que  le  frère  d'Amélie  avoit  marché 
sur  un  crucifix,  qu'il  avoit  vendu  son  âme  au  démon,  qu'il  passoit  sa 
vie  dans  les  forêts  avec  une  femme  indienne  abandonnée  à  la  magie, 
qu'ayant  été  tué  dans  une  bataille  contre  les  Illinois,  un  sauvage, 
nécromancien  comme  lui,  lui  avoit  rendu  la  vie  :  élévation  du  génie, 
dévouement  de  l'amour,  prodiges  de  l'amitié  et  de  la  vertu,  vous  serez 
toujours  incompréhensibles  aux  hommes. 

Le  gouverneur,  à  la  lecture  de  la  lettre  du  capitaine,  ne  douta  pas 
que  l'étranger  ne  fût  cet  homme  inconnu,  naturalisé  Natchez  :  il 
ordonna  de  le  conduire  devant  lui.  Le  bruit  se  répandit  aussitôt  dans 
la  ville  que  le  fameux  chef  françois  des  Natchez  étoit  fait  prisonnier: 
les  rues  furent  obstruées  d'une  foule  superstitieuse ,  et  les  fenêtres 
bordées  de  spectateurs.  Au  milieu  de  ce  tumulte,  René,  escorté  d'un 
détachement  de  soldats  de  marine,  débarque  à  la  cale  du  port;  des 
cris  de  Vive  le  roi!  retentissent,  comme  si  l'on  eût  remporté  quelque 
victoire.  Cependant  l'étonnement  fut  extrême  lorsque,  au  lieu  du 
personnage  attendu,  on  ne  vit  qu'un  beau  jeune  homme  dont  la 
démarche  étoit  noble  sans  fierté,  et  q.ui  n'avoit  sur  le  front  ni  inso- 
lence ni  remords. 


378  LES  NATCIIEZ. 

Le  gouverneur  reçut  René  dans  une  galerie  où  se  trouvoient  réunis 
les  oflîciers,  les  magistrats  et  les  principaux  habitants  de  la  ville.  Adé- 
laïde, fille  du  gouverneur,  avoit  aussi  voulu  voir  celui  qu'elle  connois- 
soit  par  les  récits  du  capitaine  d'Artaguette,  et  dont  elle  venoit  de  lire 
les  tablettes  avec  un  mélange  d'intérêt  et  d'étonnement.  Lorsque 
René  parut,  il  se  fit  un  profond  silence.  Il  s'avança  vers  le  gouver- 
neur, et  lui  dit  :  «  Je  vous  étois  venu  chercher.  La  fortune,  pour  la 
première  fois  de  ma  vie,  m'a  été  favorable  :  elle  m'amène  devant  vous 
plus  tôt  que  je  ne  l'aurois  espéré.  » 

La  contenance,  les  regards,  la  voix  de  l'étranger,  surprirent  l'assem- 
blée ;  on  ne  pouvoit  retrouver  en  lui  le  vagabond  sans  éducation  et 
sans  naissance  que  dénonçoit  la  renommée.  Le  gouverneur,  d'un 
caractère  froid  et  réservé,  fut  lui-même  fi'appé  de  l'air  de  noblesse  du 
frère  d'Amélie  :  il  y  avoit  dans  René  quehiue  chose  de  dominateui-, 
qui  s'emparoit  fortement  de  l'âme.  Adélaïde  paroissoit  tout  agitée; 
mais  son  père,  loin  d'être  mieux  disposé  en  faveur  de  l'inconnu,  le 
regarda  dès  lors  comme  infiniment  plus  dangereux  que  l'homme  vul- 
gaire dont  parloient  les  dépêches  du  fort  Rosalie. 

«  Puisque  vous  m'étiez  venu  chercher,  dit  le  gouverneur,  vous  aviez 
sans  doute  quelque  chose  à  me  dire  :  quel  est  votre  nom  ?  » 

((  René,  »  répondit  le  frère  d'Amélie. 

«  Tout  le  monde  l'avoit  supposé,  répliqua  le  gouverneur.  Vous  êtes 
François  et  naturalisé  Natchez?  Eh  bien,  que  me  voulez-vous?  » 

(c  Puisque  vous  savez  déjà  qui  je  suis,  répondit  René,  vous  aurez 
sans  doute  aussi  deviné  le  sujet  qui  m'amène.  Adopté  par  Chactas, 
illustre  et  sage  vieillard  de  la  nation  des  Natchez,  j'ai  été  témoin  de 
toutes  les  injustices  dont  on  s'est  rendu  coupable  envers  ce  peuple. 
Un  vil  ramas  d'hommes  enlevés  à  la  corruption  de  l'Europe  a  dépouillé 
de  ses  terres  une  nation  indépendante.  On  a  troublé  cette  nation  dans 
ses  fêtes,  on  l'a  blessée  dans  ses  mœurs,  contrariée  dans  ses  habi- 
tudes. Tant  de  calamités  l'ont  enfin  soulevée;  mais  avant  de  prendre 
les  armes  elle  vous  a  demandé,  et  elle  a  espéré  de  vous  justice  : 
trompée  dans  son  attente,  de  sanglants  combats  ont  eu  lieu.  Quand 
on  a  vu  qu'on  ne  pouvoit  dompter  les  Natchez  à  force  ouverte,  on  a  eu 
recours  à  des  trêves  mal  observées  par  les  chefs  de  la  colonie.  11  y  a 
peu  de  jours  que  le  commandant  du  fort  Rosalie  s'est  porté  aux  der- 
niers outrages;  j'ai  été  désigné  avec  Adario,  frère  du  père  de  ma 
femme,  comme  une  des  premières  victimes.  On  a  saisi  le  sachem,  on 
l'a  vendu  publiquement  :  j'ignore  les  malheurs  qui  ont  pu  suivi'e  cette 
monstrueuse  violence.  Je  me  suis  venu  remettre  en  vos  mains,  et  me 
proposer  en  échange  pour  Adario. 


LES  NATCHEZ.  379 

«Je  n'entrerai  point  dans  des  justifications  que  je  dédaigne,  ne 
sachant  d'ailleurs  de  quoi  on  m'accuse  :  le  soupçon  des  hommes  est 
déjà  une  présomption  d'innocence.  Je  viens  seulement  vous  déclarer 
que  s'il  y  a  quelque  conspirateur  parmi  les  Natchez,  c'est  moi,  car  je 
me  suis  toujours  opposé  à  vos  oppressions.  Comme  François  je  vous 
puis  paroître  coupable  ;  comme  homme  je  suis  innocent.  Exercez  donc 
sur  moi  votre  rigueur,  mais  souffrez  que  je  vous  le  demande  :  Pouvez- 
vous  punir  Adario  d'avoir  défendu  son  pays?  Revenez  à  des  sentiments 
plus  équitables,  brisez  les  fers  d'un  généreux  sauvage  dont  tout  le 
crime  est  d'avoir  aimé  sa  patrie.  Si  vous  m'ôtez  la  liberté  et  si  vous 
la  rendez  au  sachem,  vous  satisferez  à  la  fois  la  justice  et  la  prudence. 
Qu'on  ne  dise  pas  qu'on  nous  peut  retenir  tous  deux  :  en  brisant  les 
fers  d'Adario,  vous  disposerez  en  votre  faveur  les  Indiens  qui  révèrent 
ce  vieillard,  et  qui  ne  vous  pardonneroient  jamais  son  esclavage;  en 
portant  sur  moi  vos  vengeances,  vous  n'armerez  pas  un  bras  contre 
VOUS;  personne,  pas  m.ême  moi,  ne  réclamera  contre  la  balle  qui  me 
percera  la  poitrine.  » 

On  ne  sauroit  décrire  l'effet  que  ce  discours  produisit  sur  l'assem- 
blée. Adélaïde  versoit  des  larmes  :  appuyée  sur  le  dos  du  fauteuil  de 
son  père,  elle  avoit  écouté  avidement  les  paroles  du  frère  d'Amélie  ; 
on  voyoit  se  répéter  sur  le  visage  de  cette  jeune  femme  tous  les  mou- 
vements de  crainte  ou  d'espérance  que  le  prisonnier  faisoit  éprouver 
à  son  cœur. 

«  Avez-vous  porté  les  armes  contre  les  François?  »  dit  le  gouverneur. 

«  Je  ne  me  suis  point  trouvé  au  combat  des  Natchez,  répondit  René, 
j'étois  alors  dans  les  rangs  des  guerriers  qui  marchoient  contre  les 
Illinois  ;  mais  si  j'avois  été  au  grand  village,  je  n'aurois  pas  hésité  à 
combattre  pour  ma  nouvelle  patrie.  »  Le  gouverneur  se  leva,  et  dit  : 
«  C'est  au  conseil  de  guerre  à  prononcer.  »  Il  ordonna  de  déposer 
l'étranger  à  la  prison  militaire. 

René  fut  conduit  à  la  prison,  et  le  lendemain  transféré  de  la  prison 
au  conseil.  On  lui  avoit  nommé  un  défenseur,  mais  il  refusa  de  s'en- 
tretenir avec  lui,  et  ne  le  voulut  pas  même  voir.  Ce  défenseur,  Pierre 
deHarlay,  ami  du  capitaine  d'Artaguette,  étoit  au  moment  d'épouser 
Adélaïde;  il  partagoit  avec  la  fille  du  gouverneur  l'attrait  qu'elle  se 
sentoit  pour  René  :  le  refus  même  que  celui-ci  avoit  fait  de  l'entendre 
ne  le  rendit  que  plus  ardent  dans  la  cause  d'un  homme  ressemblant 
si  peu  aux  autres  hommes. 

La  salle  du  conseil  étoit  remplie  de  tout  ce  qu'il  y  avoit  de  plus 
puissant  dans  la  colonie.  Les  militaires  chargés  de  l'instruction  du 
procès  firent  à  René  les  questions  d'usage  ;  quelques  lettres  du  com- 


380  LES    NATCIIEZ. 

inainlant  du  forl  liosalit"  fiirriU  produites  conlrc  lui.  On  lui  demanda 
ce  que  signilioient  les  phrases  écrites  sur  ses  lablcKcs,  si  ce  nom 
d'Amélie  n'étoit  point  un  nom  emprunté  et  cachant  quelque  mystère  ; 
l'infortuné  jeune  homme  pâlit.  Une  joie  cruelle  s'étoit  glissée  au  fond 
do  son  cœur  :  se  sentir  innocent  et  être  condamné  par  la  loi  étoit,  dans 
la  nature  des  idées  de  René,  une  espèce  de  triomphe  sur  l'ordre  social. 
(1  ne  répondit  que  par  un  sourire  de  mépris  aux  accusations  de  tra- 
hison :  il  lit  l'éloge  le  plus  touchant  de  Céluta,  dont  on  nvoit  prononcé  le 
nom.  Il  répéta  qu'il  étoit  venu  uniquement  pour  solliciter  la  délivrance 
d'Adario,  oncle  de  sa  femme,  et  qu'on  pouvoit  au  reste  faire  de  lui 
tout  ce  qu'il  plairoit  à  Dieu. 

Harlay  se  leva  : 

«  Mon  client,  dit-il,  n'a  pas  plus  voulu  s'expliquer  avec  moi  qu'avec 
ses  juges;  il  a  refusé  de  se  défendre  ;  mais  n'est-il  pas  aisé  de  trouver 
dans  ses  courtes  réponses  quelques  mots  qui  jettent  delà  lumière  sur  un 
complot  infâme?  Avec  quelle  vivacité  il  a  parlé  de  l'Indienne  unie  à  son 
sort!  Et  quelle  est  cette  femme?  C'est  cette  Céluta,  connue  de  toute 
la  colonie  pour  avoir  arraché  aux  flammes  un  de  nos  pflus  braves  offi- 
ciers. Ne  seroit-il  pas  possible  que  la  beauté  de  cette  généreuse  sau- 
vage eût  allumé  des  passions  qui  poursuivent  aujourd'hui  leur  ven- 
geance sur  la  tête  d'un  innocent?  Je  n'avance  point  ceci  sur  de  simples 
conjectures.  Cette  nuit  même  j'ai  examiné  tous  les  papiers;  j'ai  fait 
des  recherches,  et  je  me  suis  procuré  la  lettre  que  je  vais  lire  au 
conseil.  » 

Ici  Pierre  de  Harlay  lut  une  lettre  datée  du  fort  Rosalie  :  cette  lettre 
étoit  écrite  par  le  grenadier  Jacques  à  sa  mère,  qui  demeuroit  à  la 
Nouvelle-Orléans.  Le  soldat  exprimoit,  dans  toute  la  franchise  militaire, 
Bon  admiration  pour  son  capitaine  d'Artaguette,  son  estime  pour 
René,  sa  compassion  pour  Céluta,  son  mépris  pour  Febriano  et  pour 
Ondouré. 

«  Cette  lettre,  s'écria  le  défenseur  de  René,  porte  un  caractère  d'hon- 
nêteté et  de  vérité  auquel  on  ne  se  peut  méprendre.  La  justice  doit- 
elle  aller  si  vite?  N'est-il  pas  de  son  devoir  d'entendre  les  témoins  en 
faveur  de  l'accusé?  Je  sais  qu'une  commission  militaire  juge  sans 
appel  et  sommairement,  mais  cette  procédure  rapide  n'exclut  pas 
l'équité.  Je  ne  veux  pour  preuve  de  l'innocence  de  l'accusé  que  la 
démarche  qui  le  Uvre  aujourd'hui  a?i  glaive  des  lois.  Quoi!  vousaccei>- 
teriez  cette  tête  qu'il  est  venu  vous  offrir  pour  la  tête  d'un  vieillard? 
Il  est  aisé  de  persécuter  un  homme  sans  amis  et  sans  protecteurs;  il 
est  aisé  de  lui  prodiguer  les  épithètes  de  vagabond  et  de  traître  :  la 
seule  présence  de  mon  client  a  déjà  donné  un  démenti  à  ces  basses 


LES   NATCHEZ.  381 

calomnies.  Enfin,  quand  on  s'obstineroit  dans  une  accusation  qui  ne 
porte  que  sur  des  faits  dénués  de  preuve,  je  soutiens  que  René  n'est 
plus  François,  et  qu'il  ne  vous  appartient  pas  de  le  juger. 

«  J'ignore  quels  motifs  ont  pu  porter  l'homme  qui  comparoît  aujour- 
d'hui devant  vous  à  quitter  la  France  ;  mais  que  l'on  ait  le  droit  de 
changer  de  patrie,  c'est  ce  que  l'on  ne  sauroit  contester.  Des  tyrans 
m'auront  enchaîné,  des  ennemis  m'auront  persécuté,  j'aurai  été  trompé 
dans  mes  affections,  et  il  ne  me  seroit  pas  permis  d'aller  chercher  ail- 
leurs la  liberté,  le  repos  et  l'oubli  de  l'amitié  trahie  !  La  nature  seroit  donc 
plus  généreuse  que  les  hommes,  elle  qui  ouvre  ses  déserts  à  l'infor- 
tuné, elle  qui  ne  lui  dit  pas  :  «  Tu  habiteras  telle  forêt  ou  telle  autre,  » 
mais  qui  lui  dit  :  «  Choisis  les  abris  les  plus  convenables  aux  disposi- 
<c  tions  de  ton  âme.  »  Soutiendriez-vous  que  les  sauvages  de  la  Loui- 
siane sont  sujets  du  roi  de  France?  Abandonnez  cette  odieuse  préten- 
tion. Assez  longtemps  ont  été  opprimés  ces  peuples  qui  jouissoient  du 
bonheur  et  de  l'indépendance,  avant  que  nous  eussions  introduit  la 
servitude  et  la  corruption  dans  leur  terre  natale.  Soldats-juges,  vous 
portez  aujourd'hui  deux  épées;  Dieu  vous  a  remis  le  glaive  de  sa  puis- 
sance et  celui  de  sa  justice;  prenez  garde  de  les  lui  rendre  ébréchés 
ou  couverts  de  taches  :  on  émousse  le  premier  en  frappant  la  liberté, 
on  souille  le  second  en  répandant  le  sang  innocent.  » 

L'orateur  cessa  de  parler.  L'auditoire  étoit  visiblement  ému.  Adé- 
laïde, cachée  dans  une  tribune,  ne  se  put  empêcher  d'applaudir;  ce  fut 
la  plus  douce  récompense  de  Harlay  :  ce  couple  que  les  liens  d'un 
amour  heureux  alloient  unir  prenoit  seul,  par  une  sympathie  tou- 
chante, la  défense  d'un  étranger  qui  devoit  à  une  passion  tous  ses 
malheurs. 

On  fit  retirer  l'accusé;  les  juges  délibérèrent.  Ils  inclinoient  à  trou- 
ver René  coupable;  mais  ils  se  divisèrent  sur  la  question  de  droit, 
relative  au  changement  de  patrie.  Ils  remirent  au  lendemain  la  pro- 
nonciation de  la  sentence.  René  dit  à  Harlay  :  «  Je  ne  vous  connois- 
sois  pas  quand  j'ai  refusé  de  vous  entendre;  je  ne  vous  remercie  pas, 
car  vous  m'avez  trop  bien  défendu.  Dites  à  la  fille  du  gouverneur  que 
je  lui  souhaiterois  le  bonheur  si  mes  vœux  n'étoient  des  malédic- 
tions. » 

Le  frère  d'Amélie  fut  reconduit  en  prison,  entre  deux  rangs  de  mar- 
chands d'esclaves,  de  mariniers  étrangers,  de  trafiquants  de  tous  les 
pays,  de  toutes  les  couleurs,  qui  l'accabloient  d'outrages  sans  savoir 
pourquoi. 

Rentré  dans  la  tour  de  la  geôle,  René  désira  écrire  quelques  lettres. 
Le  gardien  lui  apporta  une  mauvaise  feuille  de  papier,  un  peu  d'encre 


382  LKS   NATGHKZ. 

dans  le  fond  d'un  vase  bnsé  et.  luu'  vieille  plume;  laissant  ensuite  le 
prisonnier,  il  ferma  la  porte,  qu'il  assujettit  avec  les  verrous.  Demeuré 
seul,  René  se  mit  à  genoux  au  bord  du  lit  de  camp  dont  la  planche  lui 
servit  de  table,  et,  éclairé  par  le  foiblc  jour  qui  pénétroit  à  travers  les 
barreaux  d'une  fenêtre  grillée,  il  écrivit  à  Chactas  :  il  cliargeoit  le 
sachem  de  traduire  les  deux  lettres  qu'il  adressoit  en  même  temps  à 
Céluta  et  à  Outougamiz. 

La  femme  du  geôlier  entra  ;  un  enfant  de  six  à  sept  ans  lui  aidoità 
porter  une  partie  du  souper.  René  demanda  à  cette  femme  si  elle  n'au- 
roit  pas  quelque  livre  à  lui  prêter  :  elle  lui  répondit  qu'elle  n'avoit 
que  la  Bible.  Le  prisonnier  pria  la  geôlière  de  lui  confier  le  livre  saint. 
Adélaïde  n'avoit  point  oublié  René,  et  lorsqu'il  demanda  une  lampe 
pour  passer  la  nuit,  le  gardien,  adouci  par  les  présents  de  la  fi41e  du 
gouverneur,  ne  refusa  point  cette  lampe. 

Le  lendemain  on  trouva  aux  marges  de  la  Bible  quelques  mots  à 
peine  lisibles.  Auprès  du  quatrième  verset  du  septième  chapitre  de 
l'Ecclésiastique,  on  déchiffroit  ces  mots  : 

((  Comme  cela  est  vrai  !  la  tristesse  du  cœur  est  une  plaie  universelle  ! 
Dans  le  chagrin  toutes  les  parties  du  corps  deviennent  douloureuses; 
les  os  meurtris  ne  trouvent  plus  de  couche  assez  molle.  Tout  est  triste 
pour  le  malheureux,  tout  saigne  comme  son  cœur  :  c'est  une  flaie 
universelle  !  » 

D'autres  passages  étoient  commentés  dans  le  même  esprit. 

Ce  premier  verset  du  dixième  chapitre  de  Job  :  mon  âme  est  fatiguée 
(le  ma  vie,  étoit  souligné. 

Une  des  furieuses  tempêtes  de  l'équinoxe  du  printemps  s'étoit  élevée 
pendant  la  nuit  :  les  vents  mugissoient;  les  vagues  du  fleuve  s'enfloient 
comme  celles  de  la  mer;  la  pluie  tomboit  en  torrents.  René  crut  distin- 
guer des  plaintes  à  travers  le  fracas  de  l'orage  :  il  ferma  I.i  Ilible,  s'ap- 
procha de  la  fenêtre,  écouta,  et  n'entendit  plus  rien.  Comme  il  regagnoit 
le  fond  de  sa  prison,  les  plaintes  recommencèrent;  il  retourna  à  la 
fenêtre  :  les  accents  de  la  voix  d'une  femme  parviennent  alors  distinc- 
tement à  son  oreille.  11  dérange  la  planche  qui  recouvroit  la  grille  de  la 
croisée,  regarde  à  travers  les  barreaux,  et  à  la  lueur  d'un  réverbère 
agité  par  le  vent  il  croit  distinguer  une  femme  assise  sur  une  borne 
en  face  de  la  prison  :  «  Malheureuse  créature  !  lui  cria  René,  pourquoi 
restez-vous  exposée  à  l'orage?  Avez-vous  besoin  de  quelque  secours?  » 

A  peine  avoit-il  prononcé  ces  mots  qu'il  voit  l'espèce  de  fantôme  se 
lever  et  accourir  sous  la  tourelle.  Le  frère  d'Amélie  reconnoît  le  vête- 
ment d'une  femme  indienne  ;  une  lueur  mobile  du  réverbère  vient  en 
même  temps  éclairer  le  visage  pâle  de  Céluta  ;  c'étoit  elle  !  René  tombe 


LES   NATCHEZ.  383 

a  genoux,  et  d'une  voix  entrecoupée  de  sanglots  :  «  Dieu  tout-puissant, 
dit-il,  sauve  cette  femme!  »  Céluta  a  entendu  la  voix  de  René;  les 
entrailles  de  l'épouse  et  de  la  mère  tressaillent  de  douleur  et  de  joie. 
La  sœur  d'Outougamiz  fut  quelques  moments  sans  pouvoir  pi-ononcer 
une  parole  ;  recouvrant  enfm  la  voix,  elle  s'écrie  :  «  Guerrier,  oi^i  es-tu? 
je  ne  te  vois  pas  dans  l'ombre  et  à  travers  la  pluie.  Excuse- moi;  je 
t'importune  :  je  suis  venue  pour  te  servir.  Voici  ta  fille.  » 

«  Femme,  répondit  René,  c'est  trop  de  vertu!  retire-toi;  cherche 
un  abri  ;  n'expose  pas  ta  vie  et  celle  de  ta  fille.  Oh  !  qui  t'a  conduite 
ici  ?  » 

Céluta  répondit  :  «  Ne  crains  rien,  je  suis  forte  :  ne  suis -je  pas 
Indienne?  Si  j'ai  fait  quelque  chose  qui  te  déplaise,  punis-moi,  mais 
ne  me  renvoie  pas.  » 

Cette  réponse  brisa  le  cœur  de  René  :  «  Ma  bien-aimée,  lui  dit-il, 
ange  de  lumière,  fuis  cette  terre  de  ténèbres;  tu  es  ici  dans  un  antre 
où  les  hommes  te  dévoreront.  Du  moins,  pour  le  moment,  tâche  de 
trouver  quelque  retraite.  Tu  reviendras,  si  tu  le  veux,  quand  l'orage 
sera  dissipé.  » 

Cette  permission  vainquit  en  apparence  la  résistance  de  Céluta. 
«Bénis  ta  fille,  dit-elle  à  René,  avant  que  je  ne  m'éloigne;  elle  est 
fcible  :  la  pâture  a  manqué  au  petit  oiseau,  parce  que  son  père  n'a 
pu  lui  aller  chercher  des  graines  dans  la  savane.  » 

En  disant  cela ,  la  mère  ouvrit  le  méchant  manteau  chargé  de  pluie 
sous  lequel  elle  tenoit  sa  fille  abritée  ;  elle  éleva  l'innocente  créature 
vers  la  tourelle  pour  recevoir  la  bénédiction  de  René.  René  passa  ses 
mains  à  travers  les  barreaux,  les  étendit  sur  la  petite  Amélie,  et 
s'écria  :  «  Enfant  !  ta  mère  te  reste.  » 

Céluta  cacha  de  nouveau  son  trésor  dans  son  sein,  et  feignit  de 
se  retirer;  mais  elle  n'essaya  point  de  retourner  aux  pirogues 
qui  l'avoient  amenée ,  et  elle  s'arrêta  à  quelque  distance  de  la 
prison. 

Céluta,  Mila  et  Outougamiz  étoient  arrivés  au  fort  Ros,alie  au  moment 
où  Adario,  après  avoir  étouffé  son  fils,  venoit  d'être  plongé  dans  les 
cachots  :  ils  furent  arrêtés,  comme  parents  et  complices  du  sachem  et 
de  René.  La  colonie  se  croyoit  au  moment  d'être  attaquée  par  les 
Natchez  :  on  ne  voyoit  que  des  hommes  et  des  femmes  occupés  à 
mettre  à  l'abri  les  meubles  et  les  troupeaux  de  leurs  habitations,  à 
élever  des  redoutes,  à  creuser  des  fossés,  tandis  que  les  soldats,  sous 
les  armes,  occupoient  toutes  les  avenues  du  fort.  Le  mouvement  de  la 
foule  avoit  séparé  Céluta  de  Mila  et  d'Outougamiz  :  celui-ci,  en  voulant 
défendre  l'Indienne  dont  l'extrême  gentillesse  provoquoit  la  grossie- 


38i  LES   NATCllKZ. 

reté  d'une  troupe  d'habitants  débauchés ,  fut  traité  de  la  manière  la 
plus  barbare. 

Chaclas  n'étoit  plus  au  fort  Rosalie  quand  la  iille  de  Tabamica  y  vint 
chercher  des  renseignements  sur  le  voyage  de  René.  Les  jeunes  sau- 
vages avoient  enlevé  le  sachem  au  milieu  du  tumulte,  et  l'avoient 
reporté  aux  Natchez  ;  mais  Céluta  retrouva  son  protecteur  accoutumé. 
Le  péril,  qui  paroissoit  imminent,  avoit  forcé  Chépar  de  lever  les  arrêts 
•  de  d'Artaguette  :  le  capitaine  rencontra  Céluta  comme  Febriano  la  fai- 
■  soit  traîner  en  prison,  avec  une  espérance  impure  qu'il  ne  dissimnloit 
point.  «  Je  réclame  ma  sœur,  dit  d'Artaguette  en  poussant  rudement 
Febriano;  j'en  répondrai  au  commandant.  Quant  à  vous,  monsieur, 
ajouta-t-il  en  regardant  le  misérable  soldat  jusqu'au  fond  de.  l'àme, 
vous  savez  où  me  trouver.  » 

Après  avoir  conduit  Céluta  dans  une  maison  au  bord  du  fleuve, 
le  capitaine  envoya  le  grenadier  Jacques  chercher  la  négresse  Gla- 
zirne,  qui  parloit  la  langue  des  Natchez.  Cette  pauvre  femme  accou- 
rut avec  son  enfant,  et  servit  de  truchement  à  une  autre  femme 
infortunée  comme  elle.  D'Artaguette  apprit  alors  à  Céluta  que 
René  étoit  descendu  à  la  Nouvelle-Orléans,  dans  le  dessein  de  solli- 
citer la  délivrance  d'Adario.  «  Je  ne  l'ai  pu  retenir,  dit-il,  et  peut-être 
n'ai-je  qu'un  moment  pour  vous  sauver  vous-même.  Où  voulez-vous 
aller?  » 

«  Retrouver  mon  mari,  »  répondit  Céluta. 

La  négresse  traduisit  aisément  ces  simples  paroles  :  la  langue  et  le 
cœur  des  épouses  sont  les  mêmes  sous  les  palmiers  de  l'Afrique  et  sous 
les  magnolias  des  Florides. 

Des  Yazous  qui  se  trouvoient  au  fort  Rosalie  étoient  prêts  à  se 
rendre  à  la  Nouvelle -Orléans  :  d'Artaguette  proposa  à  sa  sœur  adop- 
tive  de  la  confier  à  ces  sauvages  ;  elle  accepta  avec  joie  la  proposition. 
Le  capitaine  lui  donna  un  billet  pour  le  général  d'Artaguette  et  un 
autre  pour  Harlay  :  il  recommandoit  le  couple  infortuné  à  son  frère  et 
à  son  ami.  Céluta  s'embarqua  sur  les  pirogues,  qui  déployèrent  au 
soufQe  du  nord  leurs  voiles  de  jonc  et  de  plumes. 
.     La  flottille  des  Yazous  toucha  à  la  Nouvelle-Orléans  le  jour  même 
où  le  frère /d'Amélie  avoit  comparu  devant  le  conseil.  Céluta  ne  put 
descendre  à  terre  que  le  soir  :  pour  comble  de  malheur,  elle  avoit 
.perdu  les  billets  du  capitaine.  La  nièce  d'Adario  savoit  à  peine  quelques 
•mots  de  françois;  elle  pria  le  chef  indien,  qui  venoit  souvent  à  la 
'Nouvelle-Orléans  échanger  des  pelleteries  contre  des  armes,  de  s'infor- 
mer du  sort  de  René.  Le  sauvage  n'alla  pas  loin  sans  apprendre  ce  que 
Céluta  désiroit  connoître  :  il  sut  que  le  fils  adoptif  de  Chactas  étoit 


LES   NATCHEZ.  385 

enfermé  dans  la  hutte  du  sang  '  et  qu'on  lui  devoil  casser  la  tête  ;  tel 
étoit  le  bruit  populaire. 

La  fille  de  Tabamica,  au  lieu  d'être  abattue  par  ce  récit,  sentit  son 
âme  s'élever  :  celle  qui,  timide  et  réservée,  rougissoit  à  la  seule  vue 
d'un  étranger,  se  trouva  tout  à  coup  le  courage  d'affronter  une  ville 
remplie  d'hommes  blancs  ;  elle  demanda  au  chef  sauvage  s'il  savoit  où 
étoit  la  hutte  du  sang ,  et  s'il  l'y  pourroit  conduire  :  sur  la  réponse 
affirmative  du  chef,  Céluta,  portant  Amélie  à  son  sein,  suivit  son 
guide.  La  nuit  étoit  déjà  avancée  et  la  pluie  commençoit  à  tomber 
lorsqu'ils  arrivèrent  au  noir  édifice.  Le  Yazou,  le  montrant  de  la  main 
à  la  femme  natchez,  lui  dit  :  «  Voilà  ce  que  tu  cherches  ;  »  et,  la  quit- 
tant, il  retourna  à  ses  pirogues. 

Restée  seule  dans  la  rue ,  Céluta  contemploit  les  hauts  murs  de  la 
prison,  ses  tourelles,  ses  doubles  portes,  ses  guichets  surbaissés,  ses 
fenêtres  étroites,  défendues  par  des  grilles  ;  demeure  formidable,  qui 
avait  déjà  l'air  antique  de  la  douleur,  sur  cette  terre  nouvelle,  dans 
une  colonie  d'un  jour.  Les  Européens  n'avoient  point  encore  de  tom- 
beau en  Amérique ,  qu'ils  y  avoient  déjà  des  cachots  :  c'étoient  les 
seuls  monuments  du  passé  pour  cette  société  sans  aïeux  et  sans  sou- 
venirs. 

Consternée  à  la  vue  de  cette  bastille,  Céluta  demeura  d'abord  immo- 
bile, puis  frappa  doucement  à  une  porte  ;  le  soldat  de  garde  contrai- 
gnit l'Indienne  à  se  retirer.  Elle  fit  le  tour  de  la  prison  par  des  rues  de 
plus  en  plus  désertes  :  le  ciel  continuant  à  se  charger  de  nuages ,  et 
les  roulements  de  la  foudre  se  multipliant,  l'infortunée  s'assit  sur  la 
borne  oii  René  l'aperçut  du  haut  de  la  tour.  Elle  mit  sa  fille  sur  ses 
genoux,  se  pencha  sur  elle  pour  la  garantir  de  la  pluie  et  la  réchauffer 
contre  son  cœur.  Un  violent  coup  de  tonnerre  ayant  fait  lever  les  yeux 
à  Céluta,  elle  fut  frappée  d'un  rayon  de  lumière  qui  s'échappoit  à  tra- 
vers une  fenêtre  grillée  :  par  un  instinct  secret ,  elle  ne  cessa  plus  de 
regarder  cette  lumière  qui  éclairoit  l'objet  d'un  si  tendre  et  si  fidèle 
amour.  Plusieurs  fois  Céluta  appela  René  ;  les  vents  emportèrent  ses 
cris.  Ce  fut  alors  qu'elle  commença  à  chanter  de  longues  chansons, 
dont  l'air  triste  et  les  paroles  plaintives  lui  servirent  à  la  fois  à  se  faire 
entendre  de  son  mari  et  à  endormir  son  enfant. 

Cette  pauvre  jeune  mère,  après  avoir  été  reconnue  du  frère  d'Amé- 
lie, s'étoit  retirée  pour  lui  obéir.  Elle  languissoit  à  quelque  distance  : 
ses  membres  étoient  engourdis  ;  le  froid  et  la  pluie  avoient  pénétré 
jusqu'à  sa  fille,  qui  se  glaçoit  au  sein  maternel. 

1.  La  nri'on. 

'm.  25 


38G  LES   NATCIIEZ. 

Céliita  promcnoit  des  regards  tristes  sur  ces  doserls  habités  où  pas 
une  cabane  ne  s'ouvroit  à  ses  misères,  quand  elle  découvrit  auprès 
d'elle  une  petite  lueur  qui  senibloit  sortir  de  terre.  Une  trappe  se  leva; 
une  femme  âgée  mit  la  tête  au  soupirail  pour  voir  si  l'orage  comnu'n- 
çoit  à  s'éloigner.  Cette  vieille  aperçut  Céluta.  ((  Oh  !  pauvre  Indienne, 
s'écria-(-elle,  descends  vite  ici.  »  Elle  acheva  d'ouvrir  la  trappe,  et, 
avançant  une  main  ridée,  elle  aida  l'épouse  de  René  à  descendre  dans 
le  caveau,  dont  elle  referma  l'entrée. 

Il  n'y  avoit  dans  cette  espèce  de  souterrain  qu'un  lit  recouvert  d'un 
lamlieau  de  laine  :  une  serge  grossière,  clouée  à  une  poutre,  scrvoit 
de  rideau  à  cette  couche.  Deux  morceaux  de  bois  vert,  dans  \c,  milieu 
d'un  large  foyer,  jetoient,  sans  se  consumer,  de  grosses  fumées  ;  une 
lampe  de  fer  suspendue  à  un  crochet  brùloit  dans  le  coin  noirci  de  ce 
foyer.  Une  escabelle  étoit  placée  devant  un  rouet  dont  la  fusée  de  coton 
annonçoit  le  travail  de  la  maîtresse  de  ce  réduit. 

La  vieille  femme  jeta  dans  le  feu  quelques  copeaux,  et,  prenant  son 
escabelle,  elle  en  voulut  faire  les  honneurs  h  Céluta. 

«  Femme-chef  de  la  cabane  profonde,  dit  l'indienne,  tu  es  une 
matrone;  tu  dois  être  la  lumière  du  conseil  des  guerriers  blancs,  si 
j'en  juge  par  ton  hospitalité.  A  toi  appartient  la  natte;  moi  je  ne 
suis  encore  qu'une  jeune  mère.  » 

En  disant  cela ,  Céluta  s'assit  sur  la  pierre  du  foyer,  débarrassa  sa 
fille  de  ses  langes  trempés  d'eau,  et  la  présenta  à  la  flamme, 

«  Bon!  voici  un  enfant  à  présent!  s'écrie  la  vieille  dans  la  langue 
de  la  sœur  d'Outougamiz.  Tu  es  Natchez?  J'ai  été  longtemps  aux 
Natchez;  mais,  pauvre  chétive  créature,  comme  tu  es  mouillée!  que 
tu  as  l'air  malade  !  Et  puis  voilà  un  enfant  !  » 

Céluta  fondit  en  larmes  en  entendant  des  paroles  si  affectueuses 
prononcées  dans  la  langue  de  son  pays;  elle  se  jeta  au  cou  de  la 
matrone.  «  Attends,  attends,  »  dit  celle-ci.  Elle  courut  en  trébuchant 
à  son  lit,  en  arracha  la  couverture,  qu'elle  vint  chauffer  au  feu,  dépouilla 
malgré  elle  Céluta  d'une  partie  de  ses  vêtements,  et  l'enveloppa  avec 
le  nourrisson  dans  la  couverture  brûlante. 

«  V-énérable  femme  blanche ,  aussi  bonne  que  la  femme  noire  du 
fort,  disoit  Céluta,  je  suis  bien  malheureuse  de  ne  t'avoir  pas  reçue 
dans  ma  cabane  aux  Natchez.  » 

La  femme  blanche  n'écoutoit  pas;  elle  préparoit  du  lait  dans  une 
calebasse.  Elle  l'offrit  à  l'Indienne,  qui,  fut  obligée  d'y  porter  ses  lèvres, 
afin  de  ne  pas  déplaire  à  son  hôtesse. 

La  vieille  prit  alors  la  petite  Amélie,  et  la  déposa  dans  son  tablier; 
chantant  d'une  voix  cassée ,  elle  faisoit  danser  devant  la  flamme 


LES  NATCHEZ.  387 

l'enfant,  qui  sourioit.  Céluta  regardoit  ces  jeux  avec  des  yeux  de  mère, 
tandis  que  toutes  ses  pensées  se  reportoient  vers  son  mari. 

«  Jacques  étoit  tout  comme  cela  quand  il  étoit  petit,  dit  la  vieille, 
bon  enfant!  ne  pleurant  jamais!  Il  avoit  seulement  les  cheveux  plus 
noirs  que  ceux  de  cette  mignonne.  » 

«  Quel  étoit  ce  Jacques,  ma  mère?  »  dit  Céluta. 

«  Comment  !  reprit  la  vieille  femme  avec  vivacité ,  Jacques ,  mon 
fils!  tout  le  monde  le  connoît,  un  des  plus  beaux  grenadiers  qui  soient 
dans  les  troupes  du  roi ,  et  un  des  plus  vaillants  aussi.  Le  brave 
garçon!  c'est  lui  qui  me  nourrit;  sans  lui  je  ne  pourrois  pas  vivre,  car 
je  suis  trop  vieille  pour  travailler.  Je  suis  bien  fâchée  de  n'avoir  pas  la 
dernière  lettre  que  mon  fils  m'écrivoit,  je  te  la  lirois  :  si  le  capitaine 
d'Artaguette  savoit  ce  que  Jacques  dit  de  lui,  il  seroit  bien  fier.  Ils  ont 
été  ensemble,  Jacques  et  le  capitaine,  chercher  un  gentilhomme 
appelé  René  dans  une  grande  caverne...  » 

Céluta  interrompit  cette  effusion  de  la  tendresse  et  de  l'orgueil 
maternels  en  jetant  de  nouveau  ses  beaux  bras  autour  de  son  hôtesse. 
«  Grand-Esprit!  s'écria-t-elle  en  sanglotant,  tu  es  la  mère  de  ce  pauvre 
guerrier  compagnon  de  mon  frère  d'Artaguette  !  C'est  la  mère  de  ce 
guerrier  qui  me  reçoit  dans  sa  cabane  !  » 

«Qu'as-tu?  »  demanda  la  vieille.  «  Ce  que  j'ai,  dit  Céluta  :  ne 
suis-je  pas  la  femme  de  René?  » 

«  Comment  !  s'écria  à  son  tour  la  mère  de  Jacques,  tu  serois  cette 
Céluta  qui  a  sauvé  le  capitaine ,  et  à  cause  de  cela  ils  veulent  tuer  ton 
mari!  »  Le  coup  frappa  Céluta  au  cœur  :  elle  s'évanouit. 

Ayant  bientôt  repris  ses  sens  par  les  soins  de  sa  charitable  hôtesse , 
elle  lui  dit  :  a  Femme  blanche,  voilà  le  jour  ;  laisse-moi  retourner  à  la 
hutte  du  sang,  je  veux  rejoindre  mon  mari.  »  La  vieille  trouva  que 
c'étoit  juste  :  elle  couvrit  sa  tête  d'une  petite  cornette  blanche  et  ses 
épaules  d'un  petit  mantelet  rouge  ;  elle  prit  sa  béquille  dans  sa  main , 
et  se  prépara  à  conduire  l'Indienne  à  la  prison. 

«  Je  ne  puis  te  blâmer,  disoit-elle  à  Céluta  :  si  Jacques  fait  quelque 
chose  de  bien ,  et  qu'il  soit  envoyé  aux  galères ,  j'irai  aussi  avec  lui.  » 

Céluta ,  vêtue  de  nouveau  de  sa  tunique  indienne ,  et  ayant  enve- 
loppé sa  fille  dans  les  peaux  séchées,  monta  les  degrés  perpendiculaires 
qui  conduisoient  à  la  trappe  ;  la  vieille  la  suivit  avec  peine  :  quand 
elles  se  trouvèrent  dans  la  rue,  l'orage  étoit  dissipé.  Le  soleil,  émer- 
geant d'une  nuit  sombre,  éclairoit  le  fleuve,  les  campagnes  et  la  ville, 
de  même  que  sortirent  de  leur  demeure  ténébreuse  les  deux  merveilles 
de  l'amour  conjugal  et  de  l'amour  maternel. 

«  Nous  touchons  à  la  prison ,  dit  la  mèrb  de  Jacques ,  on  ne  t'en 


388  LES   NATCIIEZ. 

ouvrira  pas  la  porto,  et  lu  no  pourras  pas  parler  à  René  :  si  tu  m'en 
crois,  nous  irons  plutôt  chez  le  gouverneur.  »  Ccluta  se  laissa  conduire 
par  sa  vénérable  hôtesse. 

Elles  se  mirent  en  route.  Chemin  faisant  elles  entendirent  un  bruit 
confus  de  cloches  et  de  musique  :  la  vieille  se  signa  pour  l'agonie  que 
sonnoit  la  cloche,  et  s'avança  vers  le  palais  du  gouvernement,  où  la 
musique  annoncoit  une  fête. 

En  réjouissance  du  mariage  prochain  d'Adélaïde  avec  le  défenseur 
de  René,  un  bal  avoit  été  donné  malgré  le  procès  du  frère  d'Amélie  et 
l'orage  de  la  nuit  :  il  étoit  dans  le  caractère  du  gouverneur  de  ne  rien 
changer  aux  choses  préparées  ,  quels  que  fussent  les  événements.  Le 
bal  duroit  encore  lorsque  le  jour  parut.  La  mère  de  Jacques  et  Céluta 
entrèrent  dans  les  premières  cours  du  palais  ;  les  esclaves  blancs  et 
noirs,  qui  attendoieni  leurs  maîtres,  s'attroupèrent  autour  des  étran- 
gères :  les  éclats  de  rire  et  les  insultes  furent  prodigués  à  l'infortune 
et  à  la  jeunesse  qui  se  présentoient  sous  la  protection  de  la  vieillesse 
et  de  l'indigence.  «  Si  Jacques  étoit  ici,  disoit  la  vieille,  comme  il  vous 
obligeroit  à  me  faire  place  !  » 

Les  deux  femmes  pénétrèrent  avec  peine  jusqu'aux  soldats  de  garde 
aux  portes  :  ils  reconnurent  la  mère  de  leur  camarade,  et  la  laissèrent 
passer.  Plus  loin  elle  fut  arrêtée  de  nouveau  par  le  concierge.  La  fête 
finissoit;  on  commençoit  à  sortir  du  palais  :  Adélaïde  se  montra  à  une 
fenêtre  avec  Harlay;  le  couple  généreux  parloit  avec  vivacité,  et  sem- 
bloit  oublier  la  fête  ;  en  jetant  les  yeux  dans  la  cour,  il  aperçut  les 
étrangères  repoussées  par  le  concierge.  Le  vêtement  indien  frappa 
Adélaïde,  qui  fit  signe  à  la  vieille  de  s'approcher  sous  le  balcon  :  «  Ma 
jeune  dame,  dit  la  mère  de  Jacques,  c'est  la  femme  de  René  qui  veut 
parler  à  votre  père,  et  l'on  ne  nous  veut  pas  laisser  entrer.  » 

(c  La  femme  du  prisonnier?  s'écria  Adélaïde;  cette  jeune  sau- 
vage qui  a  sauvé  le  capitaine  d'Artaguette  !  »  Adélaïde ,  obéissant  aux 
mouvements  de  son  bon  cœur,  ouvre  les  portes,  et,  dans  toute  la 
parure  du  bal  d'un  brillant  hyménée,  se  précipite  au-devant  de  la  mal- 
heureuse Céluta.  L'Indienne  lui  présentoit  sa  fille,  et  lui  disoit  : 
«  Jeune  femme  blanche,  le  Grand-Esprit  vous  bénira  :  vous  aurez  un 
petit  guerrier  qui  sera  plus  heureux  que  ma  fille.  » 

«  Que  je  suis  fâchée  de  ne  pas  la  comprendre!  disoit  Adélaïde  :  je 
n'ai  jamais  entendu  une  plus  douce  voix.  » 

Dans  la  pompe  de  ses  adversités,  Céluta  paroissoit  d'une  beauté 
divine  :  son  front  pâli  étoit  ombragé  de  ses  cheveux  noirs  ;  ses  grands 
yeux  exprimoient  l'amour  et  la  mélancolie;  son  enfant,  qu'elle  portoit 
avec  grâce  sur  son  sein,  montroit  son  visage  riant  auprès  du  visage 


LES  N  Al  CHEZ.  389 

attristé  de  sa  mère  :  le  malheur,  l'innocence  et  la  vertu  ne  se  sont 
jamais  prêté  tant  de  charmes. 

Tandis  qu'on  se  pressoit  autour  de  Céluta ,  on  entendit  an  dehors 
prononcer  ces  mots  dans  la  foule  :  «  Vous  ne  passerez  pas  !  »  Une  voix 
d'homme  répondoit  à  des  menaces,  mais  dans  une  langue  inconnue. 
Le  mouvement  s'accroît;  un  sauvage,  défendant  une  femme,  se  débat 
au  milieu  des  soldats ,  et  poussé  et  repoussé  arrive  jusqu'à  la  porte  du 
palais.  Il  disoit  les  yeux  étincelants  : 

«  Je  suis  venu  chercher  mon  ami  par  l'ordre  de  ce  Manitou  (  et  il 
montroit  une  chaîne  d'or  )  ;  je  ne  veux  faire  de  mal  à  personne.  Mais 
est-il  ici  un  guerrier  qui  m'ose  empêcher  de  passer?  » 

«  Mon  frère  !  »  s'écria  Céluta. 

«  Oh!  bien!  dit  Mila  :  Outougamiz ,  voici  ta  sœur!  » 

La  mère  de  Jacques  expliquoit  ce  colloque  à  Adélaïde,  qui  fit  entrer 
tous  ces  sauvages  dans  le  palais. 

«  Bon  Manitou  !  disoit  Mila  en  embrassant  son  amie,  que  je  hais  ces 
chairs  blanches  !  Nous  avons  frappé  à  leurs  cabanes  pour  demander 
l'hospitalité,  et  on  nous  a  presque  battus.  Et  puis  de  grandes  huttes  si 
larges!  si  vilaines!  des  guerriers  si  sauvages!  » 

«  Tu  parles  trop,  dit  Outougamiz.  Cherchons  Ononthio^  :  il  faut 
qu'il  me  rende  mon  ami  à  l'instant.  » 

Outougamiz  quitte  Céluta,  et,  suivi  de  Mila,  fend  la  presse  à  travers 
les  salles.  Les  spectateurs  regardoient  avec  surprise  ce  couple  singulier 
qui ,  occupé  d'un  sentiment  unique,  n'avoit  pas  l'air  d'être  plus  étonné 
au  milieu  de  ce  monde  nouveau  que  s'il  eût  été  dans  ses  bois. 

«  Ne  me  déclarez  pas  la  guerre,  disoit  Outougamiz  en  avançant  tou- 
jours, vous  vous  en  repentiriez.  )>  Faisant  tourner  son  casse-tête,  il 
ouvroit  à  Mila  un  large  chemin.  La  confusion  devient  générale  :  la 
musique  se  tait,  le  bal  cesse,  les  femmes  fuient.  Le  roulement  des 
carrosses  qui  veulent  s'éloigner,  le  bruit  du  tambour  qui  rappelle  les 
soldats,  la  voix  des  officiers  qui  font  prendre  les  armes,  ajoutent  au 
sentiment  de  terreur  et  augmentent  le  désordre.  Adélaïde,  la  mère  de 
Jacques,  Céluta,  Mila,  Outougamiz,  sont  emportés  et  séparés  par  la 
foule  :  le  gouverneur  montra  un  grand  ressentiment  de  cette  scène. 

Le  conseil  de  guerre  s'étoit  assemblé  afin  de  prononcer  l'arrêt  qui 
devoit  être  lu  à  René  dans  la  prison.  Les  charges  examinées  de  nou- 
veau ne  parurent  pas  suffisantes  pour  motiver  la  peine  de  mort  ;  mais 
le  frère  d'Amélie  fut  condamné  à  être  transporté  en  France,  comme 
perturbateur  du  repos  de  la  colonie.  Un  vaisseau  du  roi  devoit  mettre 

1.  Le  gouverneur. 


390  LES    NATCIIEZ. 

à  la  voile  dans  quelques  heures;  le  gouverneur,  irrid'  du  bniil  dont 
René  avoit  6té  l'objet,  ordonna  d'exécuter  sur-le-champ  la  sentence  et 
de  transporter  le  prisonnier  à  bord  de  la  frégate. 

René  connut  presque  à  la  fois  le  jugement  qui  le  condamnoit  à 
sortir  de  la  Louisiane  et  l'ordre  de  l'exécution  immédiate!  de  ce  juge- 
ment; il  se  seroit  réjoui  de  mourir,  il  fut  consterné  d'être  banni. 
Renvoyer  en  France  le  frère  d'Amélie,  c'étoit  le  reporter  à  la  source  de 
ses  maux.  Cet  liomme,  étranger  sur  ce  globe,  cherchoit  en  vain  un 
coin  de  terre  où  il  pût  reposer  sa  tête  :  partout  oii  il  s'étoit  montré  il 
avoit  créé  des  misères.  Que  retrouveroit-il  en  Europe?  une  femme  mal- 
heureuse. Que  laisseroit-il  en  Amérique?  une  femme  malheureuse. 
Dans  le  monde  et  dans  le  désert  son  passage  avoit  été  marcpié  par  des 
souffrances.  La  fatalité  qui  s'attachoit  à  ses  pas  le  repoussoit  des  deux 
hémisphères;  il  ne  pouvoit  aborder  à  un  rivage  qu'il  n'y  soulevât  des 
tempêtes  :  sans  patrie  entre  deux  patries,  à  cette  âme  isolée,  immense, 
orageuse,  il  ne  restoit  d'abri  que  l'Océan. 

En  vain  René  demanda  à  ne  pas  subir  le  supplice  de  l'existence  ;  en 
vain  il  sollicita  la  commutation  de  la  peine  de  vivre  en  un  miséricor- 
dieux arrêt  de  mort  :  on  ne  l'écouta  point.  Il  désira  parler  à  Céluta  ;  on 
n'admit  pas  que  cette  Indienne  fût  sa  femme  légitime  ;  on  lui  refusa 
toute  communication  avec  elle,  pour  abréger  des  scènes  qui  troubloient, 
disoit-on,  la  tranquillité  publique. 

L'arrivée  d'une  troupe  d'Yazous,  suivie  de  celle  d'Outougamiz, 
avoit  donné  lieu  à  mille  bruits  :  on  prétendoit  que  des  sauvages 
s'étoient  introduits  en  grand  nombre  dans  la  ville  ovec  le  dessein 
de  délivrer  leur  chef,  le  guerrier  blanc.  Ces  bruits  parurent  assez 
inquiétants  au  gouverneur  pour  qu'il  fît  border  d'infanterie  et  de 
cavalerie  la  route  que  René  devoit  suivre  en  se  rendant  de  la  prison 
au  fleuve. 

Le  palais  du  gouvernement  n'étoit  pas  loin  de  la  prison.  Céluta,  sui- 
vant le  cours  de  la  foule,  se  retrouva  bientôt  devant  le  sombre  édifice 
dont  le  souvenir  étoit  trop  bien  gravé  dans  sa  mémoire.  Là,  le  torrent 
populaire  s'étoit  élargi  et  arrêté;  Céluta  ignoroit  ce  qui  se  passoit, 
mais,  en  voyant  cette  multitude  autour  de  la  hutte  du  sang,  elle  com- 
prit qu'un  nouveau  désastre  menaçoit  la  tête  de  René.  Repoussée  d'un 
peuple  ennemi  de  sauvages ,  elle  ne  trouva  de  pitié  que  chez  les  sol- 
dats :  ils  la  laissèrent  entrer  dans  leurs  rangs.  Les  mains  armées  sont 
presque  toujours  généreuses;  rien  n'est  plus  ami  de  l'infortune  que  la 
gloire. 

Deux  heures  s'étoient  écoulées  de  cette  sorte,  lorsqu'un  mouvement 
général  annonça  la  translation  du  prisonnier.  Un  piquet  de  dragons,  le 


LES   NATCHEZ.  391 

sabre  nu,  sort  de  la  cour  intérieure  de  la  prison;  il  est  suivi  d'un  déta- 
chement  d'infanterie,  et  derrière  ce  détachement,  entre  d'autres  sol- 
dats, marche  le  frère  d'Amélie. 

Céluta  s'élance  et  tombe  aux  pieds  de  son  mari  avec  son  enfant  ; 
René  se  penche  sur  elles,  les  bénit  de  nouveau,  mais  la  voix  lui  manque 
pour  dire  un  dernier  adieu  à  la  fille  et  à  la  mère.  Le  cortège  s'arrête, 
les  larmes  coulent  des  yeux  des  soldats.  Céluta  se  relève,  entoure  René 
de  ses  bras,  et  s'écrie  :  «  Où  menez-vous  ce  guerrier?  Pourquoi  m'em- 
pêcheriez-vous  de  le  suivre?  son  pays  n'est-il  pas  le  mien?  » 

a  Ma  Céluta,  disoit  René,  retourne  dans  tes  forêts,  va  embelllir  do 
ta  vertu  quelque  solitude  que  les  Européens  n'aient  point  souillée; 
laisse-moi  supporter  mon  sort,  je  ne  te  l'ai  déjà  que  trop  fait  partager,  n 

«  Voilà  mes  mains ,  répondit  Céluta  :  qu'on  les  charge  de  fers  ; 
que  l'on  me  force,  comme  Adario,  à  labourer  le  sillon  :  je  serai  heu- 
reuse si  René  est  à  mes  côtés.  Prends  pitié  de  ta  fille  ;  je  l'ai  portée 
dans  mon  sein.  Permets  que  je  te  suive  comme  ton  esclave,  comme  la 
femme  noire  des  blancs.  Me  refuseras-tu  cette  grâce?  » 

Cette  scène  commençoit  à  attendrir  la  foule  impitoyable  qui  un 
moment  auparavant  trouvoit  la  sentence  trop  douce ,  et  qui  auroit 
salué  avec  des  hurlements  de  joie  le  supplice  de  René.  Le  commissaire 
chargé  de  faire  exécuter  l'arrêt  du  conseil  ordonne  de  séparer  les  deux 
époux  et  de  continuer  la  marche;  mais  un  sauvage,  se  cour])ant  et 
passant  sous  le  ventre  des  chevaux,  se  réunit  au  couple  infortuné,  et 
s'écrie  :  «  Me  voici  encore!  Je  l'ai  sauvé  des  Illinois,  je  le  sauverai  bien 
de  vos  mains,  guerriers  de  la  chair  blanche  !  » 

((  C'est  vrai,  »  dit  Mila,  sortant  à  son  tour  de  la  foule. 

«  Et  si  Jacques  étoit  ici,  dit  une  vieille  femme,  tout  cela  ne  seroit  pas 
arrivé.  » 

Forcés  à  regret  d'obéir,  les  militaires  écartèrent  Céluta,  Mila,  Outou- 
gamiz  et  la  mère  de  Jacques.  René  est  conduit  au  rivage  du  Mescha- 
cebé.  La  chaloupe  de  la  frégate,  que  montoient  douze  forts  matelots 
et  que  gardoient  des  soldats  de  marine,  attendoit  le  prisonnier  :  on  l'y 
fait  entrer.  Au  coup  du  sifflet  du  pilote,  les  douze  matelots  enfoncent  à 
la  fois  leurs  rames  dans  le  fleuve  :  la  chaloupe  glisse  sur  les  vagues 
comme  la  pierre  aplatie  qui,  lancée  par  la  main  d'un  enfant,  frappe  le 
flot,  se  relève,  bondit  et  rebondit  en  effleurant  la  surface  de  l'onde. 

Céluta  s'étoit  traînée  sur  le  quai.  Une  frégate  étoit  mouillée  au  milieu 
du  Meschacebé;  virée  à  pic  sur  une  ancre,  elle  plongeoit  un  peu  la 
proue  dans  le  fleuve;  son  pavillon  flottoit  au  grand  mât,  ses  voiles 
étoient  à  demi  déferlées  ;  on  apercevoit  des  matelots  sur  toutes  les  ver- 
gues et  de  grands  mouvements  sur  le  pont.  La  chaloupe  accoste  le 


392  LES   NATC  ITEZ. 

vaisseau  :  tous  ceux  qui  dtoient  dans  cette  chaloupe  moiilcnl  à  bord; 
la  chaloupe  cllr-inèmo  est  enlevée  et  suspendue  à  la  poupe  du  bâti- 
ment. Une  lumière  et  une  fumée  sortent  soudain  de  la  frégate,  et  le 
coup  de  canon  du  départ  retentit  :  de  longues  acclamations  y  répon- 
dent du  rivage.  Céhita  avoit  aperçu  René  :  elle  tombe  évanouie  sur  des 
balles  de  marchandises  qui  couvroient  le  quai. 

Ce  fut  alors  qu'un  sauvage  s'élança  dans  le  Meschacebé,  s'efforçant 
de  suivre  à  la  nage  le  vaisseau  qui  fuyoit  devant  une  forte  brise,  tandis 
qu'une  Indienne  se  débattoit  entre  les  bras  de  ceux  qui  la  retenoient. 
pour  l'empêcher  de  se  précipiter  dans  les  flots. 

Un  murmure  lointain  se  fait  entendre;  il  approche  :  la  foule,  qui 
commençoit  à  se  disperser,  se  rassemble  de  nouveau.  Voici  venir  un 
officier  qui  disoit  à  des  soldats:  a  Où  est-elle?  où  est-elle?  »  Et  ils 
répondoient  :  c  Ici,  mon  capitaine,  »  lui  montrant  Céluta  sur  les  bal- 
lots. D'Artaguette  se  précipite  aux  genoux  de  Céluta.  «Femme,  s'écria- 
t-il,  que  ton  âme,  au  séjour  de  paix  qu'elle  habite,  reçoive  les  vœux 
de  celui  qui  te  doit  la  vie  et  que  tu  honorois  du  nom  de  frère  !  » 

A  ces  paroles,  les  soldats  mettent  un  genou  en  terre  comme  leur 
capitaine  ;  la  multitude,  emportée  par  ce  sentiment  du  beau  qui  touche 
quelquefois  les  âmes  les  plus  communes,  se  prosterne  à  son  tour  et 
prie  pour  l'Indienne  ;  le  bruit  du  fleuve  qui  battoit  ses  rives  accompa- 
gnoit  cette  prière,  et  la  main  de  Dieu  pesoit  sur  la  tête  de  tant 
d'hommes  involontairement  humiliés  aux  pieds  de  la  vertu. 

Céluta  ne  donnoit  aucun  signe  de  vie  ;  la  profonde  léthargie  dans 
laquelle  elle  étoit  plongée  ressembloit  absolument  à  la  mort,  mais  sa 
fille  vivoit  sur  son  sein  et  sembloit  communiquer  quelque  chaleur  au 
cœur  de  sa  mère.  L'épouse  de  René  avoit  la  tête  penchée  sur  le  front 
d'Amélie,  comme  si,  en  voulant  donner  un  dernier  baiser  à  son  enfant, 
elle  eût  expiré  dans  cet  acte  maternel. 

En  ce  moment  on  vint  dire  à  d'Artaguette  qu'il  y  avoit  là  tout  auprès 
une  autre  Indienne  qui  ne  cessoit  de  pleurer.  «  C'est  Mila  1  s'écria  le 
capitaine  :  qu'on  lui  dise  mon  nom,  et  elle  va  venir.  »  Les  soldats 
apportent  dans  leurs  bras  Mila  échevelée,  le  visage  meurtri,  les  habits 
déchirés.  Elle  n'eut  pas  plus  tôt  reconnu  d'Artaguette  qu'elle  se  jeta 
dans  son  sein,  s'écriant  :  «  C'est  lui  qui  est  une  bonne  chair  blanche  ! 
Il  ne  m'empêchera  pas  de  mourir  ;  »  et,  suspendant  ses  bras  au  cou  du 
capitaine,  elle  se  serroit  fortement  contre  lui. 

Mais  tout  à  coup  elle  aperçoit  Céluta  :  elle  quitte  d'Artaguette,  se 
précipite  sur  son  amie  en  disant  :  «  Céluta  1  ma  mère  !  meilleure  que 
ma  mère!  sœur  d'Outougamiz  !  femme  de  René!  voici  Mila!  elle  est 
seule  !  Comment  vais-je  faire  pour  enterrer  tes  os,  car  tu  n'es  pas  aux 


LES   NATCIIEZ.  393 

Natchez?  Il  n'y  a  ici  que  des  méchants  qui  n'entendent  rien  aux  tom- 
beaux, n 

Les  soldats  firent  alors  un  mouvement  ;  ils  répétoient  tous  ces  mots: 
«  Entrez,  entrez,  notre  mère.  »  Et  la  mère  de  Jacques,  avec  sa  cor- 
nette blanche,  son  manteau  d'écarlate  et  sa  béquille,  s'avança  dans  le 
cercle  des  grenadiers. 

«  Mon  capitaine,  dit-elle  à  d'Artaguette,  voici  la  mère  de  Jacques, 
qui  vient  aussi  voir  ce  que  c'est  que  tout  ceci.  Je  suis  bien  vieille 
pourtant,  comme  dit  le  conseiller  Harlay,  qui  est  un  honnête  homme, 
et  Dieu  soit  loué!  car  il  n'y  en  a  guère,  » 

La  vieille  avisant  Céluta  :  «  Bon  Dieu  !  n'est-ce  pas  là  la  jeune 
femme  à  qui  j'ai  donné  à  manger  cette  nuit?  Comme  elle  parloit  de 
vous,  mon  capitaine!  »  —  «  Pauvre  vieille  créature!  dit  d'Artaguette, 
seule  dans  toute  une  ville,  recevoir,  réchauffer,  nourrir  Céluta!  et  toi- 
même  nourrie  de  la  paye  de  ce  digne  soldat  !  » 

La  mère  de  Jacques  examinoit  attentivement  Céluta  ;  elle  prit  une 
de  ses  mains.  «  Retire-toi,  matrone  blanche,  lui  dit  ]\Iila  :  tu  ne  sais 
pas  pleurer.  » 

«  Je  le  sais  aussi  bien  que  toi,  »  repartit  en  natchez  la  vénérable 
Françoise. 

((  Magicienne!  s'écria  Mila  effrayée,  qui  t'a  appris  la  langue  des 
chairs  rouges?  » 

«  Capitaine,  dit  la  mère  de  Jacques  sans  écouter  Mila,  cette  jeune 
femme  n'est  pas  morte  :  vite  du  secours  !  »  Mille  voix  répètent  :  «  Elle 
n'est  pas  morte  !  » 

Céluta  donnoit  en  effet  quelques  signes  de  vie.  «  Allons,  grenadiers, 
dit  la  vieille,  à  qui  on  laissoit  tout  faire,  il  faut  sauver  cette  femme, 
qui  a  sauvé  votre  capitaine  ;  portons  la  mère  et  l'enlant  chez  le  géné- 
rai d'Artaguette.  » 

Un  dragon  prêta  son  manteau  ;  on  y  coucha  Céluta;  Mila  prit  dans 
ses  bras  la  petite  Amélie,  et  ne  pleuroit  plus  qu'Outougamiz  et  René. 
Des  soldats,  soulevant  le  manteau  par  les  quatre  coins,  enlevèrent 
doucement  la  fille  de  Tabamica  ;  le  cortège  se  mit  en  marche. 

Le  soleil,  qui  se  couchoit,  couvrait  d'un  réseau  d'or  les  savanes  et 
la  cime  aplatie  des  cyprières  sur  la  rive  occidentale  du  fleuve  ;  sur  la 
rive  orientale,  la  métropole  de  la  Louisiane  opposoit  ses  vitrages  étin- 
celants  aux  derniers  feux  du  jour:  les  clochers  s'élevoient  au-dessus 
des  ondes  comme  des  flèches  de  feu.  Le  Meschacebé  rouloit  entre  ces 
deux  tableaux  ses  vagues  de  rose,  tandis  que  les  pirogues  des  sauvages 
Et  les  vaisseaux  des  Européens  présentoient  aux  regards  leurs  mâts  ou 
leurs  voiles  teints  de  la  pourpre  du  soir. 


39!i  LES   NATCIIKZ. 

Déposée  sur  une  couche,  dans  un  salon  (1(^  l'Iinl)iln1ion  du  frère  du 
capitaine  d'Arlaguctte,  Célula  ne  parloiL  point  encore;  ses  yeux 
cntr'ouverts  ctoient  enveloppés  d'une  ombre  qui  leur  déroboil  la 
lumière.  Des  cris  prolongés  de  Vive  le  roi!  se  font  entendre  au  dehors  ; 
la  porte  de  la  salle  s'ouvre  avec  fracas  :  le  grenadier  Jacques,  tête 
nue,  sans  habit,  les  reins  serres  d'une  forte  ceinture,  paroît.  «  Les 
voici,  »  dit-il.  René  entre  avec  Outougamiz  :  personne  ne  pouvoit  par- 
ler dans  le  saisissement  de  l'étonnement  et  de  la  joie. 

«  Mon  capitaine,  reprit  le  grenadier  adressant  la  parole  à  d'Arta- 
guette,  j'ai  exécuté  vos  ordres,  mais  on  m'a  remis  les  paquets  trop 
tard  :  la  frégate  étoit  partie.  J'ai  couru  le  plus  vite  que  j'ai  pu  à  tra- 
vers le  miarais,  afin  de  la  rejoindre  au  Grand-Détour:  heureusement  elle 
avoit  été  obligée  de  laisser  tomber  l'ancre,  le  vent  étant  devenu  con- 
traire. Je  me  suis  jeté  à  la  nage  pour  aller  à  bord,  et  j'ai  rencontré  au 
milieu  du  fleuve  ce  terrible  sauvage  que  j'avois  vu  au  combat  du  fort 
Rosalie  ;  il  étoit  prêt  à  se  noyer  quand  je  suis  arrivé  à  lui.  » 

Mila  a  volé  dans  les  bras  d'Outougamiz;  René  est  auprès  de  Céluta; 
Jacques  soutient  sa  vieille  mère,  qui  lui  essuie  le  front  et  les  cheveux; 
Adélaïde  et  Harlay  se  viennent  joindre  à  leurs  amis. 

Céluta  commençoit  à  faire  entendre  quelques  paroles  inarticulées 
d'une  douceur  extrême.  «  Elle  vient  de  la  patrie  des  anges,  dit  le  capi- 
taine ;  elle  en  a  rapporté  le  langage.  »  Mila,  qui  regardoit  Adélaïde, 
disoit  :  «  C'est  Céluta  ressuscitée  en  femme  blanche.  »  Tous  les  cœurs 
étoient  pleins  des  plus  beaux  sentiments  :  la  religion,  l'amour,  l'ami- 
tié, la  reconnoissance,  se  mêloient  à  ce  soulagement  qui  suit  une 
grande  douleur  passée.  Ce  n'étoit  pas,  il  est  vrai,  un  retour  complet 
au  bonheur,  mais  c'étoit  un  coup  de  soleil  à  travers  les  nuages  de  la 
tempête.  L'àme  de  l'homme,  si  sujette  à  l'espérance,  saisissoit  avec 
avidité  ce  rayon  de  lumière,  hélas!  trop  rapide,  a  Tout  le  monde  pleure 
encore!  disoit  Mila,  mais  c'est  comme  si  l'on  rioit.  » 

Ces  rencontres,  en  apparence  si  mystérieuses,  s'expliquoient  avec 
une  grande  simplicité.  Le  capitaine  d'Artaguette  avoit  tour  à  tour 
sauvé  et  délivré  au  fort  Rosalie  René,  Céluta,  Mila  et  Outougamiz  ; 
Céluta,  Mila  et  Outougamiz  avoient  suivi  René  à  la  Nouvelle-Orléans, 
tous  trois  entraînés  par  le  dévouement  au  malheur,  tous  trois  arrivés  à 
quelques  heures  de  distance  les  uns  des  autres,  pour  se  mêler  à  des 
scènes  de  deuil  et  d'oppression. 

D'une  autre  part,  Ondouré  s'étoit  vu  au  moment  d'être  pris  dans  ses 
propres  pièges  :  s'il  avoit  désiré  une  attaque  de  Chépar  contre  Adario 
et  Chactas,  pour  se  délivrer  du  joug  de  ces  deux  vieillards,  il  ne  s'at- 
tendoit  pas  à  la  scène  que  produisit  l'esclavage  du  premier  sachem. 


LES   NATCHEZ.  395 

Il  craignit  que  ces  violences,  en  amenant  une  rupture  trop  prompte 
entre  les  François  et  les  sauvages ,  ne  fissent  avorter  tout  son  plan. 
Dans  cette  extrémité,  l'édile,  fécond  en  ressources,  se  hâta  d'offrir 
l'abandon  des  terres  pour  le  rachat  de  la  liberté  d'Adario;  Chépar 
accepta  l'échange,  et  d'Artaguette  fut  chargé  de  porter  la  convention 
à  la  Nouvelle-Orléans. 

Le  capitaine  arriva  à  l'instant  même  où  le  conseil  venoit  de  pro- 
noncer la  sentence  contre  René.  D'Artaguette,  après  avoir  annoncé  au 
gouverneur  la  pacification  des  troubles,  réclama  le  prisonnier  comme 
son  ami  et  comme  son  frère.  Il  montra  des  lettres  d'Europe  qui  prou- 
voient  que  René  tenoit  à  une  famille  puissante.  Cette  découverte  agit 
plus  que  toute  autre  considération  sur  un  homme  à  la  fois  prudent  et 
ambitieux  : 

«  Si  vous  croyez,  dit  le  gouverneur  au  capitaine,  qu'on  a  trop  pré- 
cipité cette  affaire,  il  est  encore  temps  d'envoyer  un  contre-ordre  ;  mais 
qu'on  ne  me  parle  plus  de  ce  René,  en  faveur  duquel  Harlay  et  Adé- 
laïde n'ont  cessé  de  m'importuner  depuis  trois  jours.  » 

La  cédule  pour  l'élargissement  du  prisonnier  fut  signée;  mais,  déli- 
vrée trop  tard,  elle  seroit  devenue  inutile  sans  le  dévouement  du  gre- 
nadier Jacques  :  le  capitaine  avoit  amené  avec  lui  ce  fidèle  militaire. 
Tandis  que  celui-ci  suivoit  la  frégate,  d'Artaguette,  instruit  de  toutes 
les  circonstances  de  l'apparition  de  Céluta,  de  Mila  et  d'Outougamiz, 
s'empressa  de  chercher  ces  infortunés  :  il  fut  ainsi  conduit  par  les 
soldats  au  lieu  oij  il  trouva  Céluta  expirante. 

Le  bonheur,  ou  ce  qui  sembloit  être  le  bonheur,  comparé  aux  maux 
de  la  veille,  rendit  à  l'épouse  de  René,  sinon  toutes  ses  forces,  du 
moins  tout  son  amour.  Le  capitaine  d'Artaguette  et  le  général  son 
frère  se  proposèrent  de  donner  à  leurs  amis  une  petite  fête,  bien  diffé- 
rente de  celle  qu'avoit  entrevue  Céluta  au  palais  du  gouverneur. 
Adélaïde  et  Harlay  y  furent  invités  les  premiers  ;  Jacques  et  sa  mère 
étoient  du  nombre  des  convives.  La  riante  villa  du  général  avoit  été 
livrée  à  ses  hôtes,  et  Mila  et  Outougamiz  s'en  étoient  emparés  comme 
de  leur  cabane. 

Le  simple  couple  n'avoit  pas  plus  tôt  vu  tout  le  monde  heureux,  qu'il 
ne  s'étoit  plus  souvenu  de  personne  :  après  avoir  parcouru  les  apparte- 
ments et  s'être  miré  dans  les  glaces,  il  s'étoit  retiré  dans  un  cabinet 
rempli  de  toutes  les  parures  d'une  femme. 

(c  Eh  bien ,  dit  Mila,  que  penses-tu  de  cette  grande  hutte?  » 

«  Moi,  dit  Outougamiz,  je  n'en  pense  rien.  » 

«  Comment!  tu  n'en  penses  rien?  »  répliqua  Mila  en  colère. 

«  Écoute,  dit  Outougamiz,  tu  parles  maintenant  comme  une  chair 


39G  LES  NATCIIEZ. 

blanche,  et  je  ne  t'entends  plus.  ïu  sais  que  je  n'ai  point  d'esprit  : 
quand  René  est  fait  prisonnier  par  les  Illinois  ou  par  les  François,  je 
m'en  vais  le  chercher.  Je  n'ai  pas  besoin  de  penser  pour  cela  ;  je  ne 
veux  point  penser  du  tout,  car  je  crois  que  c'est  là  le  mauvais  Manitou 
de  René.  » 

«  Outougamiz,  dit  Mila  en  croisant  les  bras  et  s'asscyant  sur  le 
tapis,  tu  me  fais  mourir  de  honte  parmi  toutes  ces  chairs  blanches  ; 
il  faut  que  je  te  remmène  bien  vile.  J'ai  fait  là  une  belle  chose  de  te 
suivre  !  Que  dira  ma  mère?  Mais  tu  m'épouseras,  n'est-ce  pas?  » 

«  Sans  doute,  dit  Outougamiz,  mais  dans  ma  cabane,  et  non  pas 
dans  cette  grande  vilaine  hutte.  As-tu  vu  ce  sachem  à  la  robe  noire, 
qui  étoit  pendu  au  mur,  qui  ne  remuoit  point  et  qui  me  suivoit  tou- 
jours des  yeux  '  ? 

«  C'est  un  esprit,  répondit  ]\Iila.  La  grande  salle  oij  je  me  voyois 
quatre  fois  ^  me  plaît  assez  :  elle  n'est  cependant  bonne  que  pour  les 
blancs,  chez  lesquels  il  y  a  plus  de  corps  que  d'âmes.  » 

«  N'est-ce  pas  de  la  salle  des  ombres  dont  tu  veux  parler?  dit 
Outougamiz.  Elle  ne  me  plaît  point  du  tout  à  moi  :  je  voyois  plusieurs 
Mila,  et  je  ne  savois  laquelle  aimer.  Retournons  à  nos  bois,  nous  ne 
sommes  pas  bien  ici.  » 

«  Tu  as  raison,  dit  Mila,  et  j'ai  peur  d'être  jugée  comme  René.  » 

«  Comment  jugée!  s'écria  Outougamiz.  Bon!  repartit  Mila,  est-ce 
que  je  ne  t'aime  pas?  est-ce  que  je  n'ai  pas  pitié  de  ceux  qui  souf- 
frent? est-ce  que  je  ne  suis  pas  juste,  belle,  noble,  désintéressée?  N'en 
voilà-t-il  pas  assez  pour  me  faire  juger  et  mourir,  puisque  c'est  pour 
cela  qu'ils  vouloient  casser  la  tête  à  René? 

«  Partons,  Mila!  dit  Outougamiz.  Léger  nuage  [de  la  lune  des 
fleurs!  le  matin  ne  te  coloreroit  point  ici  dans  un  ciel  bleu;  tu  ne 
répand  rois  point  la  rosée  sur  l'herbe  du  vallon  ;  tu  ne  te  balancerois 
point  sur  les  brises  parfumées.  Sous  le  ciel  nébuleux  des  chairs  blan- 
ches ,  tu  demeurerois  sombre  ;  la  pluie  de  l'orage  tomberoit  de  ton 
sein,  et  tu  serois  déchirée  par  le  vent  des  tempêtes.  » 

Mila  se  souvint  que  l'heure  du  festin  approchoit.  On  lui  avoit  dit  que 
tout  ce  qui  étoit  dans  le  cabinet  étoit  pour  elle.  Elle  se  plaça  devant 
une  glace,  essayant  les  robes,  qu'elle  ne  savoit  comment  arranger; 
elle  finit  cependant  par  se  composer,  avec  des  voiles ,  des  plumes,  i 
des  rubans  et  des  fleurs ,  un  habillement  que  n'auroit  pas  repoussé 
la  Grèce.  Suivie  d'Outougamiz,  avec  un  mélange  d'orgueil  et  de  timi- 
dité, elle  se  rendit  à  la  salle  du  festin. 

i.  Un  portrait.  2.  Des  glaces 


LES  NATGHEZ.  397 

Céluta  étoit  aussi  parée,  mais  parée  à  la  manière  des  Indiennes  : 
elle  avoit  refusé  un  vêtement  européen  malgré  les  prières  d'Adélaïde. 
Sur  un  lit  de  repos,  elle  recevoit  les  marques  de  bienveillance  qu'on 
lui  prodiguoit,  avec  une  confusion  charmante,  mais  sans  cet  air  d'in- 
fériorité que  donne  chez  les  peuples  civilisés  une  éducation  servile  ; 
elle  n'avoit  au  visage  que  cette  rougeur  que  les  bienfaits  font  monter 
d'un  cœur  reconnoissant  sur  un  front  ouvert. 

Mila  fit  la  joie  du  festin  ;  tous  les  yeux  étoient  fixés  avec  admiration 
sur  Outougamiz ,  dont  René  avoit  raconté  les  miracles.  «  Comme  il 
ressemble  à  sa  sœur!  »  disoit  Adélaïde,  qui  ne  se  lassoit  point  de  le 
regarder,  u  Quel  frère  !  et  quelle  sœur  !  »  répétoit-elle.  A  ces  noms  de 
frère  et  de  sœur,  René  avoit  baissé  la  tête. 

«  Mila  la  blanche,  dit  la  future  épouse  d'Outougamiz  à  Adélaïde,  tu 
ris,  mais  j'ai  cependant  noué  ma  ceinture  aussi  bien  que  toi.  »  René 
servoit  d'interprète.  Adélaïde  fit  demander  à  Mila  pourquoi  elle  l'appe- 
loit  Mila  la  blanche.  Mila  posa  la  main  sur  le  cœur  de  Harlay,  son 
voisin,  ensuite  sur  celui  d'Adélaïde,  qui  rougissoit,  et  elle  se  prit  à 
rire  :  «  Bon  !  s'écria-t-elle,  demande-moi  encore  pourquoi  je  t'appelle 
Mila  la  blanche  !  Voilà  comme  je  rougis  quand  je  regarde  Outou- 
gamiz. » 

On  ne  brise  point  la  chaîne  de  sa  destinée  :  pendant  le  repas,  d'Ar- 
taguette  reçut  une  lettre  du  fort  Rosalie.  Cette  lettre ,  écrite  par  le 
père  Souël,  momentanément  revenu  aux  Natchez,  avertissoit  le  capi- 
taine qu'une  nouvelle  dénonciation  contre  René  venoit  d'être  envoyée 
au  gouverneur  général  ;  que,  malgré  la  délivrance  d'Adario,  on  con- 
servoit  de  grandes  inquiétudes  ;  que  divers  messagers  étoient  partis 
des  Natchez  dans  un  dessein  inconnu  ;  qu'Ondouré  accusoit  Chactas  et 
Adario  de  l'envoi  des  messagers,  tandis  qu'il  étoit  probable  que  ces 
négociations  secrètes  avec  les  nations  indiennes  étoient  l'œuvre  même 
d'Ondouré  et  de  la  femme-chef.  Le  père  Souël  ajoutoit  que  si  René 
avoit  été  rendu  à  la  liberté,  il  lui  conseilloit  de  ne  pas  rester  un  seul 
moment  à  la  Nouvelle-Orléans,  où  ses  jours  ne  lui  paroissoient  pas  en 
sûreté. 

D'Artaguette ,  après  le  repas ,  communiqua  cette  lettre  à  René,  et 
l'invita  à  retourner  sur-le-champ  aux  Natchez.  «  Moi-même,  dit-il,  je 
partirai  incessamment  pour  le  fort  Rosalie  :  ainsi  nous  allons  bientôt 
nous  retrouver.  Quant  à  Céluta,  vous  n'avez  plus  rien  à  craindre  ;  il 
lui  seroit  impossible  dans  ce  moment  de  vous  suivre ,  mais  mon  frère, 
Adélaïde  et  Harlay  lui  serviront  de  famille;  lorsqu'elle  sera  guérie, 
elle  reprendra  le  chemin  de  son  pays  :  vous  la  pourrez  venir  chercher 
vous-même  à  quelque  distance  de  la  Nouvelle-Orléans.  » 


398  LES   NATCIIEZ. 

Ilenc  vouluil  apprendre  sou  dépari  à  Célula  :  le  médecin  s'y  opposa, 
disant  qu'elle  éloit  hors  d'état  de  soutenir  une  émotion  violente  et 
prolongée.  Le  capitaine  se  chargea  d'annoncer  à  sa  sœur  indienne  la 
triste  nouvelle  quand  René  seroit  déjà  loin  :  il  se  flaKoit  de  rendre  le 
coup  moins  rude  par  toutes  les  précautions  de  l'amitié. 

Avant  de  quitter  la  Nouvelle-Orléans,  le  frère  d'Amélie  remercia  ses 
hôtes,  Jacques  et  sa  more,  le  général  d'Artaguette,  Adélaïde  et  llarlay. 
a  Je  suis  sans  doute,  leur  dit-il,  un  homme  étrange  à  vos  yeux,  mais 
peut-être  que  mon  souvenir  vous  sera  moins  pénible  que  ma  pré- 
sence. » 

René  se  rendit  ensuite  auprès  de  sa  femme  :  il  la  trouva  presque 
heureuse  ;  elle  tenoit  son  enfant  endormi  sur  son  sein.  Il  serra  la  mère 
et  la  fille  contre  son  cœur  avec  un  attendrissement  qui  ne  lui  éloit 
pas  ordinaire  :  reverroit-il  jamais  Céluta?  quand  et  dans  quelles  cir- 
constances la  reverroit-il  ?  Rien  n'étoit  plus  déchirant  à  contempler 
que  ce  bonheur  de  Céluta  :  elle  en  avoit  si  peu  joui?  et  elle  sembloit 
le  goûter  au  moment  d'une  séparation  qui  pouvoit  être  éternelle! 
L'Indienne  elle-même,  effrayée  des  étreintes  affectueuses  de  son 
mari,  lui  dit  :  «  Me  faites-vous  des  adieux?  »  Le  frère  d'Amélie  ne  lui 
répondit  rien.  Malheur  à  qui  étoit  pressé  dans  les  bras  de  cet  homme! 
il  étouffoit  la  félicité. 

Dès  la  nuit  même  René  quitta  la  Nouvelle-Orléans  avec  Outougamiz 
et  Mila  ;  ils  remontèrent  le  fleuve  dans  un  canot  indien.  En  arrivant 
aux  Natchez,  un  spectacle  inattendu  se  présenta  à  leurs  regards. 

Des  colons  poussoient  tranquillement  leurs  défrichements  jusqu'au 
centre  du  grand  village  et  autour  du  temple  du  Soleil  ;  des  sauvages 
les  regardoient  travailler  avec  indifférence,  et  sembloient  avoir  aban- 
donné à  l'étranger  la  terre  où  reposoient  les  os  de  leurs  aïeux. 

Les  trois  voyageurs  virent  Adario,  qui  passoit  à  quelque  distance; 
ils  coururent  à  lui  :  au  bruit  de  leurs  pas,  le  sachem  tourna  la  tête,  et 
fit  un  mouvement  d'horreur  en  apercevant  le  frère  d'Amélie.  Le  vieil- 
lard frappa  dans  la  main  de  son  neveu,  mais  refusa  de  prendre  la 
main  du  mari  de  sa  nièce.  René  venoit  d'offrir  sa  vie  pour  racheter 
celle  d' Adario  ! 

«  Mon  oncle,  dit  OatougamiZj  veux-tu  que  je  casse  la  tête  à  cca 
étrangers  qui  sèment  dans  le  champ  de  la  patrie?  »  —  a  Tout  est 
arrangé,  »  répondit  Adario  d'une  voix  sombre,  et  il  s'enfonça  dans  un 
bois. 

Outougamiz  dit  à  Mila  :  «  Les  sachems  ont  tout  arrangé,  il  ne  reste 
plus  à  faire  que  notre  mariage.  »  Mila  retourna  chez  ses  parents,  dont 
elle  eut  à  soutenir  la  colère;  elle  les  apaisa  en  leur  apprenant  qu'elle 


LES   NATCHEZ.  399 

alloit  épouser  Outougamiz.  René  se  rendit  à  la  cabane  de  Chactas  :  le 
sachem  éfoit  au  moment  de  partir  pour  une  mission  près  des  Anglois 
de  la  Géorgie. 

Devenu  le  maître  de  la  nation,  Ondouré  avoit  dérobé  à  Chactas  la 
connoissance  d'un  projet  que  la  vertu  de  ce  sachem  eût  repoussé;  il 
éloignoit  l'homme  vénérable,  afin  qu'il  ne  se  trouvât  pas  au  conseil 
général  des  Indiens,  où  le  plan  du  conspirateur  devoit  être  déve- 
loppé. 

Le  noble  et  incompréhensible  René  garda  avec  Chactas  et  le  reste 
des  Natchez  un  profond  silence  sur  ce  qu'il  avoit  fait  pour  Adano;  il 
ne  lui  resta  de  sa  bonne  action  que  les  dangers  auxquels  il  s'étoit 
exposé.  Le  frère  d'Amélie  se  contenta  de  parler  à  son  père  adoptif  de 
la  surprise  qu'il  avoit  éprouvée  en  voyant  les  François  promener  leur 
charrue  aux  environs  des  bocages  de  la  mort  :  le  vieillard  apprit  à 
René  que  cet  abandon  des  terres  étoit  le  prix  de  la  délivrance  d'Adario. 
Chactas  ne  connoissoit  pas  la  profondeur  des  desseins  d'Ondouré  ;  il 
ignoroit  que  la  concession  des  champs  des  Natchez  avoit  pour  but  de 
séparer  les  colons  les  uns  des  autres,  de  les  attirer  au  milieu  du  pays 
ennemi,  et  de  rendre  ainsi  leur  extermination  plus  facile.  Par  cette 
combinaison  infernale,  Ondouré,  en  délivrant  Adario,  gagnoit  l'affec- 
tion des  Natchez,  de  même  qu'il  obtenoit  la  confiance  des  François 
en  leur  payant  la  rançon  d'Adario,  rançon  qui  leur  devoit  être  si 
funeste. 

((  Au  reste ,  dit  Chactas  à  René ,  les  sachems  m'ont  commandé  une 
longue  absence;  ils  prétendent  que  mon  expérience  peut  être  utile 
dans  une  négociation  avec  les  Européens.  Mon  grand  âge  et  ma  cécité 
ne  peuvent  servir  de  prétexte  pour  refuser  cette  mission  :  plus  on  me 
suppose  d'autorité,  plus  je  dois  l'exemple  de  la  soumission,  à  une 
époque  oi^i  personne  n'obéit.  Que  ferois-je  ici?  Le  grand-chef  a  disparu, 
le  malheur  a  rendu  Adario  intraitable,  ma  voix  n'est  plus  écoutée,  une 
génération  indocile  s'est  élevée  et  méprise  les  conseils  des  vieillards. 
On  se  cache  de  moi ,  on  me  dérobe  des  secrets  :  puissent-ils  ne  pas 
causer  la  ruine  de  ma  patrie  ! 

«  Toi ,  René ,  conserve  ta  vie  pour  la  nation  qui  t'a  adopté  ;  écarte 
de  ton  coeur  les  passions  que  tu  te  plais  à  y  nourrir  :  tu  peux  voir 
encore  d'heureux  jours.  Moi  je  touche  au  terme  de  la  course.  En  ache- 
vant mon  pèlerinage  ici-bas,  je  vais  traverser  les  déserts  où  je  l'ai 
commencé,  ces  déserts  que  j'ai  parcourus,  il  y  a  soixante  ans,  avec 
Atala.  Séparé  de  mes  passions  et  de  mes  premiers  malheurs  par  un  si 
long  intervalle,  mes  yeux  fermés  ne  pourront  pas  même  voir  les  forêts 
nouvelles  qui  recouvrent  mes  anciennes  traces  et  celles  de  la  fille  de 


m  LES    NATCIIKZ. 

Lopcz.  Rien  de  ce  qui  existoit  au  moment  de  ma  captivité  chez  les 
Muscogulgos  n'existe  aujourd'hui;  le  monde  que  j'ai  connu  est  passé  : 
je  ne  suis  plus  que  le  dernier  arbre  d'une  vieille  futaie  tombée,  arbre 
que  le  temps  a  oublié  d'abattre.  » 

René  sortit  de  chez  son  père  le  cœur  serré,  et  présageant  de  nou- 
veaux malheurs.  Arrivé  à  sa  cabane ,  il  la  trouva  dévastée  ;  il  s'assit 
sur  une  gerbe  de  roseaux  séchés ,  dans  un  coin  du  foyer  dont  le  vent 
avoit  dispersé  les  cendres.  Pensif,  il  rappeloit  tristement  ses  chagrins 
dans  sa  mémoire ,  lorsqu'un  nègro  lui  apporta  une  lettre  de  la  part  du 
père  Souël  :  ce  missionnaire  étoit  encore  retenu  pour  quelques  jours 
au  fort  Rosalie.  La  lettre  venoit  de  France  ;  elle  étoit  de  la  supérieure 
du  couvent  de...  ;  elle  apprenoit  à  René  la  mort  de  la  sœur  Amélie  de 
la  Miséricorde. 

Cette  nouvelle,  reçue  dans  une  solitude  profonde,  au  milieu  des 
débris  de  la  cabane  abandonnée  de  Céluta,  réveilla  au  fond  du  cœur  du 
malheureux  jeune  homme  des  souvenirs  si  poignants,  qu'il  éprouva 
pendant  quelques  instants  un  véritable  délire.  Il  se  mit  à  courir  à 
travers  les  bois  comme  un  insensé.  Le  père  Souël,  qui  le  rencontra, 
s'empressa  d'aller  chercher  Chactas  ;  le  sage  vieillard  et  le  grave  reli- 
gieux parvinrent  un  peu  à  calmer  la  douleur  du  frère  d'Amélie.  A 
force  de  prières,  le  sachem  obtint  de  la  bouche  de  l'infortuné  un  récit 
longtemps  demandé  en  vain.  René  prit  jour  avec  Chactas  et  le  père 
Souël  pour  leur  raconter  les  sentiments  secrets  de  son  âme.  Il  donna 
le  bras  au  sachem,  qu'il  conduisit,  au  lever  de  l'aurore,  sous  un  sas- 
safras, au  bord  du  Meschacebé;  le  missionnaire  ne  tarda  pas  à  arriver 
au  rendez-vous.  Assis  entre  ces  deux  vieux  amis,  le  frère  d'Amélie 
leur  révéla  la  mystérieuse  douleur  qui  avoit  empoisonné  son  exis- 
tence ' . 

Quelques  jours  après  cette  confession  déplorable ,  René  fut  mandé 
au  conseil  des  Natchez  :  Chactas  étoit  parti  pour  la  Géorgie  ;  le  père 
Souël  avoit  repris  le  chemin  de  sa  mission. 

René  trouva  quelques  sachems,  presque  tous  parents  d'Akansie, 
assemblés  dans  la  cabane  du  jeune  soleil  :  Ondouré  étoit  à  leur  tête; 
il  rayonnoit  de  la  joie  du  crime.  Les  vieillards ,  fumant  leurs  calumets 
dans  un  profond  silence ,  reçurent  le  mari  de  Céluta  avec  un  visage 
menaçant. 

«  Prends  ces  colliers,  lui  dit  Ondouré  d'un  air  moqueur;  va  traiter 
avec  les  Illinois;  tu  fus  la  cause  de  la  guerre,  beau  prisonnier  :  sois 
l'instrument  de  la  paix.  » 

.  1.  Ici  se  trouvoit  le  récit  de  René.  Voyez  l'épisode  de  René. 


LES   NATCHEZ.  Z,01 

Qu'importoient  au  frère  d'Amélie  ces  insultes?  Qu'étoit-ce  que  ces 
peines  communes  auprès  des  chagrins  qui  rougeoient  son  cœur? 
Il  prit  les  colliers ,  et  sortit  en  déclarant  qu'il  obéiroit  aux  ordres  des 
sachems. 

Dans  la  disposition  où  se  trouvoit  alors  René,  ce  n'étoit  pas  sans  un 
amer  plaisir  qu'il  se  voyoit  obligé  à  s'éloigner  de  Céluta  :  il  la  suppo- 
soit  au  moment  de  revenir  aux  Natchez.  Une  course  solitaire  parmi 
les  déserts  convenoit  encore  en  ce  moment  au  frère  d'Amélie  :  il  se 
pourroit  du  moins  livrer  à  sa  douleur  sans  être  entendu  des  hommes. 
Il  ne  chercha  point  son  frère,  alors  occupé  de  son  mariage  avec  Mila  : 
il  étoit  trop  juste  que,  pour  tant  de  courage  et  de  sacrifices,  Outou- 
gamiz  jouît  d'une  lueur  de  félicité. 

Il  entroit  dans  les  précautions  d'Ondouré  d'éloigner  le  guerrier 
blanc:  il  craignoit  que  celui-ci,  demeuré  aux  Natchez,  ne  démêlât 
quelque  chose  des  trames  ourdies.  Le  tuteur  du  soleil  désiroit  encore 
que  Céluta,  à  son  retour  de  la  Nouvelle-Orléans,  se  trouvât  seule,  afin 
qu'elle  pût  être  livrée  sans  défense  aux  persécutions  d'un  détestable 
amour.  Ce  chef  avoit  calculé  le  temps  que  devoit  durer  le  voyage  du 
frère  d'Amélie  :  selon  ce  calcul  de  la  jalousie  et  de  la  vengeance,  René 
ne  pouvoit  revenir  aux  Natchez  que  quelques  jours  avant  la  catas- 
trophe, assez  tôt  pour  y  être  enveloppé,  trop  tard  pour  la  prévenir. 

Furieux  d'avoir  vu  sa  proie  échapper  à  ses  premiers  pièges,  Ondouré 
s'étoit  abandonné  à  de  nouvelles  calomnies  contre  le  fils  adoptif  de 
Chactas.  Dans  un  conseil  assemblé  la  nuit  sur  les  décombres  de  la 
cabane  d'Adario,  le  tuteur  du  soleil  avoit  dépeint  René  comme  l'auteur 
de  tous  les  maux  de  la  nation.  Remontant  jusqu'au  jour  de  l'arrivée 
de  l'étranger  aux  Natchez ,  il  avoit  rappelé  les  présages  sinistres  qui 
signalèrent  cette  arrivée ,  la  disparition  du  serpent  sacré ,  le  meurtre 
des  femelles  de  castor,  la  guerre  contre  les  Illinois,  suite  de  ce 
meurtre,  et  la  mort  du  vieux  soleil,  résultat  de  cette  guerre  :  Ondouré 
chargeoit  ainsi  l'innocence  de  ses  propres  iniquités. 

Entrant  dans  la  vie  privée  de  son  rival,  le  chef  parla  de  la  prétendue 
infidélité  de  René  envers  Céluta,  du  maléfice  du  baptême  employé 
pour  faire  périr  un  enfant  devenu  odieux  à  un  père  criminel  ;  il  parla 
du  Manitou  funeste  donné  à  Outougamiz  pour  altérer  la  raison  du 
naïf  sauvage.  Ondouré  représenta  les  liaisons  du  frère  d'Amélie  et  du 
capitaine  d'Artaguette  comme  la  première  cause  de  toutes  les  trahi- 
sons et  de  toutes  les  violences  des  François. 

«  Quant  aux  persécutions  que  cet  homme  semble  essuyer  de  ses 
compatriotes,  ajouta-t-il,  ce  n'est  évidemment  qu'un  jeu  entre  des 
conspirateurs.  Remarquez  que  René  échappe  toujours  à  ces  persécu- 

III.  26 


/i02  LES   NATCHEZ. 

tions  apparentes  :  il  n'a  point  été  pris  aux  Natchez  avec  Adario.  Sous 
le  prétexte  de  délivrer  ce  sachem  ,  il  est  allé  rendre  compte  à  la  Nou" 
velle-Orléans  de  ce  qui  se  passoit  au  fort  Rosalie.  On  a  feint  de  juger 
le  mari  de  Céluta ,  mais  la  prouve  que  ce  n'éloit  qu'un  vain  appareil 
déployé  pour  nous  doiuier  plus  de  confiance  dans  un  traître,  c'est  que 
ce  traître  n'a  point  subi  sa  sentence ,  et  qu'à  la  grande  surprise  des 
François  eux-mêmes  il  est  revenu  sain  et  sauf  aux  Natchez.  Vous  ne 
douterez  pas  un  moment  des  pernicieuses  intrigues  de  ce  misérable 
si  vous  observez  son  inclination  à  errer  seul  dans  les  bois  :  il  craint 
que  sa  conscience  ne  se  montre  sur  son  visage,  et  il  se  dérobe  aux 
regards  des  hommes.  » 

Ondouré  obtint  un  succès  complet .  le  conseil  fut  convaincu  :  com- 
ment ne  l'auroit-il  pas  été?  Quelle  Haison  dans  les  faits!  quelle  vrai- 
semblance dans  les  accusations!  Tout  se  transforme  en  crime  :  pas 
un  sourire  qui  ne  soit  interprété,  pas  une  démarche  qui  n'ait  un  buti 
Les  sentiments  que  René  inspire  deviennent  des  sujets  de  calomnie  : 
s'il  a  sauvé  Mila,  c'est  qu'il  l'a  séduite;  s'il  a  fait  d'Outougamiz  le 
modèle  d'une  amitié  sublime ,  c'est  qu'il  a  jeté  un  sort  à  ce  simple 
jeune  homme.  Des  rapports  d'estime  avec  d'Artaguette  sont  une  tra- 
hison ;  un  acte  religieux  est  un  infanticide;  un  noble  dévouement 
pour  un  sachem  est  une  basse  délation;  les  persécutions,  les  souf- 
frances même  ne  sont  que  des  moyens  de  tromper,  et  si  René  cherche 
la  solitude,  c'est  qu'il  y  va  cacher  des  remords  ou  méditer  des  forfaits. 
Dieu  tout-puissant!  quelle  est  la  destinée  de  la  créature  lorsque  le 
malheur  s'attache  à  ses  pas!  quelle  lumière  as-tu  donnée  aux  mortels 
pour  connoître  la  vérité?  quelle  est  la  pierre  de  touche  où  l'innocence 
peut  laisser  sa  marque  d'or? 

Les  sachems  déclarèrent  que  René  méritoit  la  mort,  et  qu'il  se 
falloit  saisir  du  perfide.  Ondouré  loua  le  vertueux  courroux  des 
sachems,  mais  il  soutint  qu'il  étoit  prudent  de  ne  sacrifier  le  principal 
coupable  qu'avec  les  autres  coupables  ,  une  mort  prématurée  et  isolée 
pouvant  faire  avorter  le  plan  général,  11  proposa  donc  d'éloigner  seu- 
lement René  jusqu'au  jour  où  le  gi^aud  coup  seroit  frappé.  Le  jongleur 
déclara  que  telle  étoit  la  volonté  des  génies  :  le  conseil  adopta  l'opi- 
nion d'Ondouré. 

L'intégrité  d' Adario  avoit  elle-même  été  surprise  :  l'erreur  dans 
laquelle  il  étoit  fut  la  cause  des  regards  farouches  qu'il  lança  au  frère 
d'Amélie  lorsque  celui-ci  revint  de  la  Nouvelle-Orléans.  Si  les  Indiens 
rencontroient  l'homme  blanc  dans  les  bois,  ils  se  détournoient  de  lui 
comme  d'un  sacrilège.  René,  qui  ne  voyoit  rien ,  qui  n'entendoit  rien , 
qui  ne  se  soucioit  de  rien    partit  pour  le  pays  des  Illinois ,  ignorant 


LES   NATCHEZ.  403 

que  la  sentence  de  mort  dont  les  juges  civilisés  l'avoient  menacé  à  la 
Nouvelle-Orléans  avoit  été  prononcée  contre  lui  aux  Natchez  par  des 
juges  sauvages. 

On  voit  quelquefois  à  la  fin  de  l'automne  une  fleur  tardive;  elle 
sourit  seule  dans  les  campagnes  et  s'épanouit  au  milieu  des  feuilles 
séchées  qui  tombent  de  la  cime  des  bois  :  ainsi  les  amours  de  Mila  et 
d'Outougamiz  répandoient  un  dernier  charme  sur  des  jours  de  déso- 
lation. Avant  de  demander  la  jeune  fille  en  mariage,  le  frère  de  Céluta 
se  conforma  à  la  coutume  indienne ,  appelée  V épreuve  du  flambeau  : 
éteindre  le  flambeau  qu'on  lui  présente,  c'est  pour  une  vierge  donner 
son  consentement  à  un  hymen  projeté. 

Outougamiz,  tenant  une  torche  odorante  à  la  main,  sortit  au  milieu 
de  la  nuit;  les  brises  agitoient  les  rayons  d'or  de  l'étoile  amoureuse, 
tomme  on  raconte  que  les  zéphyrs  se  jouoient  à  Paphos  dans  la  che- 
velure embaumée  de  la  mère  des  Grâces.  Le  jeune  homme  entrevoit 
le  toit  de  sa  maîtresse  :  des  craintes  et  des  espérances  soulèvent  son 
sein.  Il  s'approche,  il  relève  l'écorce  suspendue  devant  la  porte  de  la 
cabane  de  Mila ,  et  se  trouve  dans  la  partie  même  de  cette  cabane  où 
l'Indienne  dormoit  seule. 

La  jeune  fille  étoit  couchée  sur  un  lit  de  mousse.  Un  voile  d'écorce 
de  mûrier  se  rouloit  en  écharpe  autour  d'elle;  ses  bras  nus  repo- 
soient  croisés  sur  la  tête,  et  ses  mains  avoient  laissé  tomber  des 
fleurs. 

Un  pied  tendu  en  arrière,  le  corps  penché  en  avant,  Outougamiz 
contemploit  à  la  lueur  de  son  flambeau  la  scène  charmante.  Agitée 
par  les  illusions  d'un  songe,  Mila  murmure  quelques  mots  ;  un  sourire 
se  répand  sur  ses  lèvres.  Outougamiz  croit  distinguer  son  nom  dans 
des  paroles  à  demi  formées  ;  il  s'incline  au  bord  de  la  couche ,  prend 
une  branche  de  jasmin  des  Florides  échappée  à  la  main  de  Mila ,  et 
réveille  la  fille  des  bois,  en  passant  légèrement  sur  sa  bouche  virgi- 
nale la  fleur  parfumée. 

Mila  s'éveille,  fixe  des  regards  effrayés  sur  son  amant,  sourît,  reprend 
son  air  d'épouvante,  sourit  encore.  «  C'est  moi  !  s'écrie  Outougamiz, 
moi ,  le  frère  de  Céluta ,  le  guerrier  qui  veut  être  ton  époux.  »  Mila 
hésite,  avance  ses  lèvres  pour  éteindre  la  torche  de  l'hymen,  retire  la 
tête  avec  précipitation,  rapproche  encore  sa  bouche  du  flambeau...  La 
nuit  s'étend  dans  la  cabane. 

Quelques  instants  de  silence  suivirent  l'invasion  des  ombres.  Outou- 
gamiz dit  ensuite  à  Mila  :  «  Je  t'aime  comme  la  lumière  du  soleil  ;  je 
veux  être  ton  frère.  » 

«  Et  moi  ta  sœur  »  répondit  Mila. 


iO/j  LES   NATCIIEZ. 

u  Tu  doviondras  mon  épouse,  continua  l'ami  de  René  :  un  polit 
guerrier  te  sourira;  lu  baiseras  ses  yeux;  tu  lui  chanteras  les  exploits 
de  ses  pères;  tu  lui  apprendras  à  prononcer  le  nom  d'Outougamiz.  » 

u  Tu  me  fais  pleurer,  répondit  Mila  :  moi,  je  t'accompagnerai 
dans  les  forêts,  je  porterai  tes  flèches  et  j'allumerai  le  bûcher  de  la 
nuit.  )) 

La  lune  descendoit  alors  à  l'occident  :  un  de  ses  rayons ,  pénétrant 
par  la  porte  de  la  hutte,  vint  tomber  sur  le  visage  et  sur  le  sein  de 
Mila.  La  reine  des  nuits  se  montroit  au  milieu  d'un  cortège  d'étoiles  : 
quelques  nuages  étoient  déployés  autour  d'elle,  comme  les  rideaux  de 
sa  couche.  Dans  les  bois  régnoit  une  sorte  do  douteuse  obscurité,  sem- 
blable d  celle  d'une  âme  qui  s'entr'ouvre  pour  la  première  fois  aux 
tendres  passions  de  la  vie.  Le  couple  heureux  tomba  dans  un  recueil- 
lement d'esprit  involontaire  :  on  n'entendoit  que  le  bruit  de  la  respi- 
ration tremblante  de  la  jeune  sauvage.  Mais  bientôt  Mila  : 

«  U  faut  nous  quitter  ;  l'oiseau  de  l'aube  a  commencé  son  premier 
chant;  retourne  sans  être  aperçu  à  ta  demeure.  Si  les  guerriers  te 
voyoicnt,  ils  diroient:  «  Outougamiz  est  foible  ;  les  Illinois  le  pren- 
«  dront  dans  la  bataille,  car  il  fréquente  la  cabane  des  Indiennes.  » 

Outougamiz  répondit  :  «  Je  serai  la  liane  noire  qui  se  détourne  dans 
la  forêt  de  tous  les  autres  arbres  et  qui  va  chercher  le  sassafras,  auquel 
elle  veut  uniquement  s'attacher.  » 

Mila  se  couvrit  la  tête  d'un  manteau  et  dit  :  «  Guerrier,  je  ne  te 
vois  plus.  » 

Outougamiz  enterra  le  flambeau  nuptial  à  la  porte  de  la  cabane,  et 
s'enfonça  dans  les  bois. 

Le  mariage  fut  célébré  avec  la  pompe  ordinaire  chez  les  sauvages. 
Les  deux  époux  souffroient  de  cet  appareil,  et  se  disoient  :  «  Nous  ne 
nous  marions  pas  pour  être  heureux,  puisque  nos  amis  ne  le  sont  pas.  » 
Laissés  seuls  dans  leur  cabane  nouvelle,  ils  y  goûtèrent  une  joie  digne 
de  leur  innocence.  Ils  pleurèrent  aussi ,  comme  ils  en  avoient  fait  le 
projet.  Les  larmes  qui  couloient  de  leurs  yeux  descendoient  jusqu'à 
leurs  lèvres,  et  Mila  disoit  en  recevant  les  embrassements  d'Outou- 
çamiz  :  «  Ta  bouche  touche  la  mienne  à  travers  les  malheurs  de  René .  » 

Hélas  !  le  fidèle  Indien  alloit  verser  bien  d'autres  pleurs  !  Ce  n'é  toit 
pas  assez  pour  le  tuteur  du  soleil  d'avoir  perdu  le  frère  d'Amélie 
îiuprès  de  la  foule,  de  l'avoir  fait  condamner  au  conseil  des  vieillards, 
Il  le  vouloit  frapper  jusque  dans  le  cœur  d'un  ami. 

Le  succès  des  complots  d'Ondouré  exigeoit  qu'Outougamiz  assistât 
à  la  grande  assemblée  des  sauvages,  où  le  plan  général  devoit  être 
développé. 


LES   NATCHEZ.  ^i05 

Si  Outongamiz  étoit  absent  de  cette  assemblée,  il  ne  porteroit  point 
le  joug  du  serment  que  l'on  y  devoit  prononcer,  et  il  pourroit  dans  ce 
cas  s'opposer  au  complot  à  l'instant  de  l'exécution. 

Si  Outougamiz  ne  croyoit  pas  René  coupable  de  trahison  envers  les 
Natchez,  rien  n'empêcheroit  le  frère  de  Céluta  aussitôt  qu'il  connoî- 
troit  le  secret  de  le  confier  au  frère  d'Amélie. 

Il  falloit  donc,  combinaison  digne  de  l'enfer  !  qu'Outougamiz  fût 
enchaîné  par  un  serment,  et  que,  persuadé  en  même  temps  du 
crime  de  René,  il  se  trouvât  placé  entre  la  nécessité  de  perdre  son 
ami  pour  sauver  sa  patrie ,  ou  de  perdre  sa  patrie  pour  sauver  son 
ami. 

Le  lendemain  du  mariage  de  l'héroïque  ami  et  de  la  courageuse 
amie  de  René,  le  jour  même  oi^i  Mila,  toute  brillante  de  ses  félicités, 
conversoit  avec  Outougamiz  sur  une  natte  semée  de  fleurs ,  Ondouré 
entra  dans  la  cabane. 

«  Mauvais  esprit!  s'écria  Mila ,  que  viens-tu  faire  ici?  viens-tu  nous 
porter  malheur?  ;> 

Ondouré,  affectant  un  sourire  ironique,  s'assit  à  terre,  et  dit  : 

«  Outougamiz  !  je  viens  t'offrir  les  vœux  que  je  fais  pour  toi  ;  tu 
méritois  d'être  heureux.  » 

«  Heureux!  repartit  Outougamiz,  et  quel  homme  l'est  plus  que 
moi?  Où  pourrois-tu  rien  trouver  de  comparable  à  ma  femme  et  à  mon 
ami?  » 

((  Je  ne  veux  point  détruire  tes  illusions ,  dit  Ondouré  d'un  air 
attristé,  mais  si  tu  savois  ce  que  toute  la  nation  sait  !  quel  méchant 
Manitou  t'a  lié  avec  cette  chair  blanche  !  » 

«  Tuteur  du  soleil!  répliqua  Outougamiz  rougissant,  je  te  res- 
pecte ;  mais  ne  calomnie  pas  mon  ami  :  il  vaudroit  mieux  pour  toi  que 
tu  n'eusses  jamais  existé.  » 

Ondouré  repartit:  «Admirable  jeune  homme!  que  n'as-tu  trouvé 
une  amitié  digne  de  la  tienne  !  » 

«  Chef  !  s'écria  Outougamiz  avec  l'accent  de  l'impatience,  tu  me 
tourmentes  comme  le  vent  qui  agite  la  flamme  du  bûcher  ;  qu'y  a-t-il? 
que  veux-tu  ?  que  cherches-tu  ?  » 

0  patrie  !  patrie  !  »  dit  avec  un  soupir  Ondouré. 

Au  mot  de  patrie,  les  yeux  d'Outougamiz  se  troublent;  il  se  lève 
précipitamment  de  sa  natte  et  s'approche  d'Ondouré,  qui  s'étoit  levé  à 
son  tour.  La  crainte  de  quelque  affreux  secret  avoit  passé  à  travers  le 
cœur  du  frère  de  Céluta. 

«  Qu'y  a-t-il  donc  dans  la  patrie?  dit  le  noble  sauvage.  Faut-il 
prendre  les  armes?  Marchons  :  où  sont  les  ennemis  ?  » 


fi06  LES  NATCHEZ. 

«  Les  ennemis  !  dit  Ondouré,  ils  sont  dans  nos  entrailles  !  Nous 
étions  vendus,  livr^^s  comme  dos  esclaves;  un  traître...  » 

«  Un  traître  1  nomme-le,  s'écria  Outougamiz  d'une  voix  où  mille 
sentiments  contraires  avoient  môle  leurs  accents;  nomme- le;  mais 
prends  garde  à  ce  que  tu  vas  dire.  » 

Ondouré  observe  Outougamiz,  dont  les  mains  trembloient  de  colère; 
il  saisit  le  bras  du  jeune  homme,  pour  prévenir  le  premier  coup  ;  i! 
s'écrie  :  ((  René  !  » 

«Tu  mens!  réplique  Outougamiz  cherchant  à  dégager  son  bras: 
je  t'arracherai  ta  langue  infernale  ;  je  ferai  de  toi  un  mémorable 
exemple.  » 

Mila  se  jette  entre  les  deux  guerriers.  «  Laisse  vivre  ce  misérable  ! 
dit-elle  à  Outougamiz;  chasse-le  seulement  de  ta  cabane.  » 

A  la  voix  de  Mila  les  transports  d'Outougamiz  s'apaisent. 

«  Tuteur  du  soleil  !  dit-il,  je  le  vois  à  présent,  tu  te  voulois  amuser 
de  ma  sim])licité  ;  mais  ne  renouvelle  pas  ces  jeux,  cela  me  fait  trop 
de  mal.  » 

«  Je  te  quitte,  dit  Ondouré;  bientôt  tu  me  rendras  plus  de  justice  : 
interroge  le  prêtre  du  soleil  st  ton  oncle  Adario.  )>  Ondouré  sort  de  la 
cabane. 

Outougamiz  veut  paroître  tranquille,  il  ne  l'est  plus;  il  veut  se  repo- 
ser, et  il  ne  sait  comment  les  joncs  de  sa  natte  sont  plus  piquants  que 
les  épines  de  l'acacia.  Il  se  relève,  marche,  s'assied  de  nouveau.  Mila 
lui  parle,  et  il  ne  l'entend  pas.  «  Pourquoi,  murmuroit-il  à  voix  basse, 
pourquoi  ce  chef  a-t-il  parlé!  J'étois  si  heureux  !  » 

«  N'y  pense  plus,  lui  dit  Mila  ;  les  paroles  du  méchant  sont  comme 
le  sable  qu'un  vent  brûlant  chasse  au  visage  :  il  aveugle  et  fait  pleu- 
rer le  voyageur.  »  —  «  Tu  as  raison,  Mila,  s'écrie  Outougamiz  ;  me 
voilà  bien  tranquille  à  présent.  » 

Infortuné!  le  coup  mortel  est  frappé  :  tu  ne  trouveras  plus  le  repos; 
ton  sommeil ,  naguère  léger  comme  ton  innocence,  se  va  charger  de 
songes  funestes!  Tel  est  le  bonheur  des  hommes,  un  mot  suffit  pour 
le  détruire.  Douce  confiance  de  l'âme,  union  intime  et  sacrée,  adieu 
pour  toujours!  Sainte  amitié,  elles  sont  passées,  tes  délices:  tes  tour- 
ments commencent!  finiront-ils  jamais? 

a  Mila,  dit  Outougamiz,  je  me  sens  malade,  je  veux  aller  voir  le  jon- 
gleur. » 

(c  Le  jongleur!  repartit  Mila.  Ne  va  pas  voir  cet  homme-là.  René 
t'aime,  tu  l'aimes;  il  te  doit  suffire,  comme  tu  me  suffis.  Si  la  colombe 
prête  l'oreille  à  la  voix  de  la  corneille,  celle-ci  lui  dira  des  choses  qui 
la  troubleront,  parce  qu'elle  ne  parle  pas  son  langage.  » 


LES   NATCHEZ.  ^07 

«  Ce  n'est  pas  pour  parler  de  René  que  je  veux  voir  le  jongleur,  dit 
Outougamiz;  je  suis  malade,  il  me  guérira.  » 

Mila  posa  la  main  sur  le  cœur  d'Outougamiz,  et  dit  à  son  époux,  en 
le  regardant  avec  un  demi-sourire  :  a  Malade  !  oui,  bien  malade,  puis- 
qu'un mensonge  vient  de  sortir  de  tes  lèvres.  » 

Outougamiz  s'obstina  à  vouloir  consulter  le  jongleur,  qu'Ondouré 
lui  avoit  exprès  nommé  dans  ses  révélations  mystérieuses.  «  Va  donc, 
dit  Mila,  pauvre  abeille  de  la  savane;  mais  évite  de  te  reposer  sur  la 
fleur  empoisonnée  de  l'acota.  » 

L'homme  ne  peut  être  parfait;  aux  qualités  les  plus  héroïques 
Outougamiz  mêloit  une  foiblesse  :  de  la  crainte  de  Dieu,  crainte  salu- 
taire, sans  laquelle  il  n'y  a  point  de  vertu,  Outougamiz  étoit  descendu 
jusqu'à  la  plus  aveugle  crédulité.  La  simplicité  de  son  caractère  le 
rendoit  facile  à  tromper  :  un  prêtre  étoit  pour  le  frère  de  Céluta  un 
oracle;  et  si  ce  ministre  du  Grand- Esprit  parloit  au  nom  de  la  patrie, 
de  la  patrie  si  chère  aux  sauvages,  quel  moyen  pour  Outougamiz 
d'échapper  à  ce  double  pouvoir  de  la  terre  et  du  ciel? 

L'ami  de  René  arrive  à  la  porte  de  la  cabane  du  jongleur  :  dans  ce 
moment  même  Ondouré  sortoit  de  la  demeure  du  prêtre,  et,  avec  un 
regard  qui  disoit  tout,  il  laissa  le  passage  libre  à  l'ami  de  René.  Le 
jongleur,  apercevant  Outougamiz,  se  mit  à  tracer  des  cercles  magi- 
ques :  Outougamiz  élève  vers  lui  une  voix  suppliante. 

«  Qui  parle?  s'écrie  le  prêtre  d'un  air  égaré.  Quel  audacieux  mortel 
trouble  l'interprète  des  génies?  Fuyez,  profane!  la  patrie  demande 
seule  mes  prières.  0  patrie  !  tu  nourrissois  un  monstre  dans  ton  sein  ! 
L'infâme  étranger  méditoit  ta  ruine  :  par  lui  les  femelles  des  castors 
ont  été  massacrées  ;  il  trahissoit  Céluta  ;  il  versoit  sur  la  tête  de  son 
enfant  l'eau  mortelle  du  maléfice!  Comme  il  trompoit  ce  jeune  et  inno- 
cent Outougamiz!  Malheur  à  toi,  époux  de  Mila!  si  désormais  tu  ne  te 
séparois  de  ce  traître,  si  tu  refusois  de  croire  à  ses  crimes!  Les  fan- 
tômes s'attacheroient  à  tes  pas,  et  les  os  de  tes  aïeux  s'agiteroient  dans 
leur  tombe.  » 

Le  jongleur  bondit  hors  de  sa  cabane,  et  se  jeta  dans  une  forêt  où 
on  l'entendit  pousser  des  hurlements. 

Le  frère  de  Céluta  demeure  anéanti  :  une  sueur  froide,  qu'il  croil 
sentir  découler  de  son  cœur  et  pénétrer  à  travers  ses  membres,  l'inonde. 
Il  faudroit  avoir  fait  les  prodiges  d'amitié  d'Outougamiz  pour  pouvoir 
peindre  sa  douleur  :  René  un  traître!  lui!  Qui  l'ose  ainsi  calomnier? 
Où  est-il,  le  calomniateur,  qu'Outougamiz  le  puisse  dévorer?  Mais 
n'est-ce  pas  le  prêtre  du  soleil,  celui  qui  commerce  avec  les  esprits? 
celui  qui  parle  au  nom  de  la  patrie?  Malheureux!  tu  ne  crois  pas  quand 


m  LES    NATCIIEZ. 

le  ciel  même  t'ordonne  de  croire?.,.  Non,  cet  ami  n'est  point  coupable; 
des  monstres  seuls  ont  élevé  la  voix  contre  lui.  Le  frère  de  CéUita  ven- 
gera René  aux  yeux  de  la  nation  ;  l'éloquence  descendra  sur  les  lèvres 
d'Outougamiz  ;  il  s'exprimera  mieux  que  Chactas;  il  proposera  de 
combattre  les  accusateurs...  Je  pars,  je  vole  oii  m'appelle  le  Manitou 
d'or...  Insensé!  n'entends-tu  pas  le  cri  des  fantômes?  ne  vois-tu  pas 
se  lever  les  os  de  tes  pères,  qui  viennent  témoigner  des  crimes  de 
ton  ami? 

Telle  est  la  foible  peinture  des  combats  qui  se  passoient  dans  l'âme 
du  frère  de  Céluta.  Il  quitte  la  cabane  du  jongleur;  lent  et  pâle,  il  se 
traîne  sur  la  terre;  il  croit  ouïr  des  bruits  dans  l'air  et  l'herbe  mur- 
murer sous  ses  pas.  Où  va-t-il...?  Il  l'ignore.  Quelque  chose  de  fatal 
le  pousse  involontairement  vers  Adario.  Adario  est  son  oncle;  Adario 
lui  tient  lieu  de  père  ;  Adario,  en  l'absence  de  Chactas,  est  le  premier 
sachcm  de  la  nation  ;  enfin,  Adario  est  le  plus  affligé  des  hommes.  Le 
malheur  est  aussi  une  religion  :  il  doit  être  consulté;  il  rend  des 
oracles  :  la  voix  de  l'infortune  est  celle  de  la  vérité.  Voilà  ce  que  se 
disoit  Outougamiz  en  allant  chercher  le  rigide  vieillard. 

Le  sachem  avoit  vu  tuer  son  fils  à  ses  côtés  et  les  flammes  dévorer 
sa  cabane;  le  sachem  avoit  étouffé  son  petit-fils  de  ses  propres  mains; 
la  femme  du  sachem  étoit  tombée  dans  l'émeute  qui  suivit  l'affreux 
sacrifice  :  il  ne  restoit  de  toute  sa  famille,  à  Adario,  que  la  fille  mêaie 
dont  il  avoit  étranglé  l'enfant.  Renfermé,  avec  cette  fille,  dans  les 
cachots  du  fort  Rosalie,  il  avoit  dû  terminer  ses  jours  à  un  gibet  : 
a  Élève-moi  bien  haut,  disoit-il  au  bourreau  qui  le  conduisoit  au  sup- 
plice, afin  que  je  puisse  découvrir,  en  expirant,  les  arbres  de  ma 
patrie.  »  On  sait  pourquoi,  comment,  à  quel  prix  et  dans  quel  dessein 
Ondouré  racheta  la  vie  d' Adario, 

Ce  fut  un  grand  spectacle  que  le  retour  de  l'ami  de  Chactas  aux 
Natchez.  Le  sachem  ressembloit  à  un  squelette  échappé  de  la  tombe  : 
quelques  cheveux  gris,  souillés  de  poussière,  tomboient  des  deux  côtés 
de  sa  tête  chauve  ;  ses  vêtements  pendoient  en  lambeaux.  Il  cheminoit 
en  silence,  les  yeux  baissés;  sa  fille  venoit  derrière  lui,  dans  le  même 
silence,  comme  la  victime  marche  après  le  sacrificateur;  elle  portoit, 
attachés  à  ses  épaules,  un  berceau  vide  et  les  langes  désormais  inutiles 
d'un  nouveau-né. 

Adario  ne  voulut  point  relever  sa  cabane  :  il  établit  sa  demeure  au 
milieu  des  bois.  Sa  fille  suivoit  de  loin  son  terrible  père,  n'osant  lui 
parler,  veillant  sur  ses  jours,  s'asseyant  quand  il  s'asseyoit,  avançant 
quand  il  poursuivoit  sa  route.  Quelquefois  le  sachem  contemploit  les 
François  qui  labouroient  les  champs  de  sa  patrie  :  l'ange  extermina- 


LES   NATGHEZ.  409 

teur  n'auroit  pas  lancé  des  regards  plus  dévorants  sur  un  monde  dont 
le  Dieu  vivant  auroit  retiré  sa  main. 

Après  la  délivrance  d'Adario,  Ondouré  déroula  aux  yeux  du  vieillard 
le  plan  d'une  grande  vengeance.  Il  lui  présenta  pour  but  la  liberté  des 
Natchez  et  l'expulsion  de  la  race  des  blancs  de  tous  les  rivages  de 
l'Amérique  ;  il  lui  cacha  les  ressorts  secrets,  les  sentiments  honteux,  les 
mystérieuses  lâchetés  qui  faisoient  mouvoir  cette  conspiration  :  Adario 
n'eût  jamais  emprunté  le  voile  du  crime  pour  couvrir  un  seul  moment 
la  vertu. 

Le  sachem  assista  au  conseil  secret  convoqué  la  nuit  par  Ondouré  ; 
il  approuva  ce  que  le  tuteur  du  soleil  exposa  de  ses  desseins,  savoir  : 
la  convocation  des  nations  indiennes  dans  une  assemblée  générale, 
afin  de  prendre  contre  les  étrangers  une  mesure  commune  ;  il  ratifia 
la  condamnation  de  René ,  de  René  qu'il  croyoit  coupable  d'impiété 
et  de  trahison.  Ces  résolutions  adoptées,  les  vieillards  voulurent  déter- 
miner Adario  à  se  livrer  à  ses  occupations  ordinaires. 

«  Tant  que  je  respirerai,  dit  le  sachem,  je  n'aurai  d'abri  que  la  voûte 
du  ciel.  Comme  défenseur  de  la  patrie,  je  suis  innocent  ;  comme  père, 
je  suis  criminel.  Je  consens  à  vivre  encore  quelques  jours  pour  mon 
pays  ;  mais  Adario  s'est  réservé  le  droit  de  se  punir  lorsque  les  Nat- 
chez auront  cessé  d'avoir  besoin  de  lui.  » 

C'étoit  à  ce  cœur  inflexible,  c'étoit  à  l'homme  le  moins  compatissant 
aux  sentiments  de  la  nature,  à  l'homme  le  plus  aigri  par  le  chagrin, 
que  l'ami  de  René  alloit  demander  des  conseils  en  sortant  de  l'audience 
du  prêtre. 

Outougamiz  ti'ouva  le  sachem  à  moitié  nu,  assis  au  bord  d'un  tor- 
rent sur  la  pointe  d'un  roc  :  il  lui  raconte  les  inspirations  du  jongleur. 
Adario  fait  à  son  neveu  le  tableau  des  prétendus  crimes  de  René,  u  Tu 
me  tues  comme  ton  fils  !  »  s'écrie  le  frère  de  Céluta  avec  un  accent 
dont  le  sachem  même  fut  touché. 

Jamais  le  malheur  ne  se  grava  si  subitement  et  d'une  manière  plus 
énergique  sur  le  front  d'un  homme  que  sur  celui  d'Outougamiz  :  plus 
le  marbre  est  pur,  plus  l'inscription  est  profonde.  L'infortuné  s'éloigne 
d'Adario  :  il  saisit  la  chaîne  d'or,  la  regarde  avec  passion,  la  veut  jeter 
dans  le  torrent,  puis  la  presse  contre  son  cœur,  et  la  suspend  de  nou- 
veau sur  sa  poitrine.  Cependant  Outougamiz  ignoroit  le  sort  réservé  à 
René  :  Adario  avoit  peint  l'homme  blanc  coupable,  mais  il  n'avoit  pas 
voulu  accabler  entièrement  son  neveu  ;  il  s'étoit  abstenu  de  l'instruire 
de  la  sentence  des  sachems,  sentence  prononcée  d'ailleurs  sous  le 
sceau  du  secret.  Le  souvenir  de  Mila  vint,  comme  une  brise  rafraî- 
chissante, soulager  un  peu  le  brûlant  chagrin   d'Outougamiz  :  le 


MO  LES   NATCIIEZ. 

jeune  c^poux  songo  que  ré[>ouse  nouvelle,  qui  porte  encore  sur  sa 
tête  la  couronne  du  premier  malin ,  est  déjà  demeurée  veuve  sous 
son  toit;  il  se  détermine  à  chercher  des  consolations  auprès  de  sa  com- 
pagne. 

MiUi  vole  à  lui  :  elle  s'aperçoit  qu'il  chancelle;  elle  le  soutient  en 
disant  :  «  C'est  la  liane  qui  appuie  maintenant  le  tulipier!  Eh  bien,  je 
te  l'avois  prédit!  assieds-toi,  et  repose  ta  tête  sur  mon  sein.  Que  t'ont 
dit  les  méchants?  » 

(!  Ils  m'ont  répété  ce  que  m'avoit  dit  Ondouré,  répondit  Outouga- 
miz  :  Adario  parle  aussi  comme  le  jongleur.  » 

«  Quand  ce  seroit  Kitchimanitou  lui-même,  s'écria  Mila,  je  sou- 
tiendrois  qu'il  fait  un  mensonge  :  moi  !  je  croirois  aux  calomnies 
répandues  contre  mon  ami  !  Celui  qui  t'a  donné  le  Manitou  d'or  croi- 
roit-il  le  mal  qu'on  lui  diroit  de  toi?  » 

Cette  question  fit  monter  les  larmes  dans  les  yeux  d'Outougamiz; 
Mila  pleurant  à  son  tour  :  ((  Ah  !  c'est  un  bon  guerrier  que  le  guerrier 
blanc!  ils  le  tueront,  j'en  suis  sûre.  » 

«  Ils  le  tueront!  reprit  Outougamiz  :  qui  t'a  dit  cela?  » 

«  Je  le  devine,  répondit  l'Indienne  :  si  tu  ne  sauves  René  une  troi- 
sième fois,  ils  le  mettront  dans  le  bocage  de  la  mort.  » 

«  Non,  non!  s'écria  Outougamiz,  ou  j'y  dormirai  près  de  lui.  Que 
ne  suis-je  déjà  au  lieu  de  mon  repos  !  Tout  est  si  agité  à  la  surface  de 
la  terre  1  tout  est  si  calme,  une  longueur  de  flèche  au-dessous  !  Mais 
Mila,  la  patrie  !  » 

«  La  patrie  !  repartit  Mila  ;  et  que  me  fait  à  moi  la  patrie  si  elle 
est  injuste!  J'aime  mieux  un  seul  cheveu  d'Outougamiz  innocent  que 
toutes  les  têtes  grises  des  sachems  pervertis.  Qu'ai-je  besoin  d'une 
cabane  aux  Natchez?  J'en  puis  bâtir  une  dans  un  lieu  où  il  n'y  aura 
personne  :  j'emmènerai  mon  mari,  et  son  ami  avec  moi,  malgré  vous 
tous,  méchants.  Voilà  comme  j'aurois  parlé  au  jongleur.  Il  auroit  fait 
des  tours,  tracé  des  cercles,  bondi  trois  fois  comme  un  orignal  :  j'au- 
rois ri  à  sa  face,  joué,  tourné,  sauté  comme  lui  et  mieux  que  lui.  Il  y 
a  là  un  génie  (et  elle  appuyoit  la  main  sur  son  cœur)  qui  n'obéit  point 
aux  noirs  enchantements.  » 

«  Comme  tu  me  consoles  !  comme  tu  parles  bien  !  s'écrie  l'excellent 
sauvage  ;  tu  me  voudrois  donc  suivre  dans  le  désert?  » 

Mila  le  regarda,  et  lui  dit  :  a  C'est  comme  si  le  ruisseau  disoit  à  la 
fleur  qu'il  a  détachée  de  son  rivage  et  qu'il  entraîne  dans  son  cours  : 
Fleur,  veux-tu  suivre  mon  onde?  La  fleur  répondroit  :  Non,  je  ne  le 
veux  pas;  et  cependant  les  flots  la  pousseroient  doucement  devant 
eux.  » 


LES  NATCHEZ.  411 

L'aimable  Indienne  avoit  préparé  le  repas  du  soir;  après  avoir 
mouillé  ses  lèvres  dans  la  coupe,  elle  retourna  à  ce  lit  nuptial  non 
chanté  qui  ne  tiroit  sa  pompe  que  de  sa  simplicité  et  de  la  grâce  des 
deux  époux.  Les  jeunes  bras  de  Mila  bercèrent  et  calmèrent  les  cha- 
grins d'Outougamiz,  comme  ces  légères  bandes  de  soie  qui  pressent  et 
soulagent  à  la  fois  la  blessure  d'un  guerrier. 

Heures  fugitives  dérobées  par  l'amour  à  la  douleur,  que  vous  deviez 
promptement  disparoître!  Déjà  le  conseil  des  sachems  avoit  reçu  les 
premiers  colliers  de  ses  messagers  secrets  :  toutes  les  nuits  Ondouré 
rassembloit  quelques-uns  des  chefs  dans  les  cavernes.  Le  gouverneur 
de  la  Louisiane,  moins  facile  à  tromper  que  le  commandant  du  fort 
Rosalie,  ne  s'endormoit  point  au  milieu  des  périls  :  il  regrettoit  d'avoir 
rendu  la  liberté  au  frère  d'Amélie,  et  s'il  ne  fit  pas  arrêter  Céluta,  c'est 
qu'il  se  laissa  fléchir  aux  larmes  d'Adélaïde. 

Lorsque  Céluta  apprit  le  départ  de  René,  on  essaya  inutilement  de 
la  retenir  à  la  Nouvelle-Orléans.  En  vain  Adélaïde,  Harlay,  le  général 
d'x\rtaguette  (le  capitaine  avec  le  grenadier  étoient  retournés  aux 
Natchez)  lui  représentèrent  que  ses  forces  ne  suffiroient  pas  aux  fati- 
gues d'un  si  long  voyage:  elle  conjura  sa  sœur  et  ses  frères  de  la  chair 
blanche,  comme  elle  les  appeloit,  de  la  laisser  reprendre  le  chemin  de 
son  pays;  il  fallut  céder  à  ses  ardentes  prières,  que  traduisoit  la  vieille 
mère  de  Jacques.  Céluta  embrassa  avec  émotion  cette  pauvre  et  véné- 
rable matrone,  son  hôtesse  dans  la  nuit  funeste.  «  Mon  frère  et  ma 
sœur,  dit-elle  à  Harlay  et  à  Adélaïde,  souvenez-vous  de  Céluta  quand 
vous  serez  au  pays  des  blancs.  J'espère  vous  retrouver  quelque  jour 
dans  la  contrée  des  âmes,  si  l'on  permet  l'entrée  de  la  belle  forêt  que 
vous  habiterez  à  do  misérables  Indiennes  comme  moi.  » 

La  fille  du  gouverneur  conduisit  son  amie  jusqu'aux  pirogiies  d'un 
grand  parti  de  Pannis  qui  se  préparoient  à  remonter  le  fleuve  :  là  se 
renouvelèrent  de  tendres  adieux.  Céluta  s'embarqua  sur  la  flotte  pan- 
nisienne.  «  Adieu,  disoit-elle  à  Adélaïde,  qui  pleuroit  assise  au  rivage; 
que  les  bons  génies  vous  rendent  vos  bienfaits  !  Je  ne  vous  reverrai 
plus  sur  la  terre,  où  vous  resterez  longtemps  après  moi  ;  mais  je 
tâcherai  de  faire  le  moins  de  mal  que  je  pourrai  dans  mon  rapide 
passage,  afin  de  me  rendre  digne  de  votre  souvenir.  »  Les  pirogues 
s'éloignèrent. 

Lorsque  Céluta  sortit  de  la  ville  des  François,  son  front  étoit  cou- 
vert de  la  pâleur  des  chagrins  et  d'une  maladie  cessant  à  peine.  Sa 
fille,  qui  montroit  déjà  dans  son  regard  quelque  chose  de  la  beauté  et 
de  la  tristesse  d'Amélie,  sa  fille,  dont  le  jour  natal  n'avoit  point  encore 
été  éclairé  deux  fois  par  le  soleil ,  sembloit  elle-même  au  moment 


/il 2  LES  NATCIIKZ. 

d'expirer.  Céluta  la  tenoit  suspendue  à  ses  épaules  dans  des  peaux 
blanches  d'hermine  :  U^l  un  cygne  qui  transporte  ses  petits,  les  place 
entre  son  cou  llcxible  et  ses  ailes  un  peu  soulevées;  les  charmants 
passagers  se  jouent  à  demi  cachés  dans  le  duvet  de  leur  mère. 

L'âme  entière  de  Céluta  étoit  partagée  entre  son  enfant  et  son  époux  : 
que  de  maux  déjà  passés  !  quels  ctoient  ceux  qui  dévoient  naître 
encore?  Les  pirogues  avoient  à  peine  remonté  le  Meschacebé  pendant 
quelques  heures,  que  les  Pannis,  par  un  de  ces  caprices  si  fréquents 
chez  les  sauvages,  s'arrêtèrent  sur  la  rive  orientale  du  fleuve.  Céluta 
descendit  à  terre  avec  ses  conducteurs;  mais  ceux-ci,  par  un  autre 
caprice,  se  dispersèrent  bientôt,  les  uns  commençant  une  chasse,  les 
autres  se  rembarquant  sans  bruit.  Céluta  s'étoit  assoupie  k  l'écart, 
derrière  un  rocher  qui  lui  cachoitle  Hcuve  :  la  nuit  étoit  venue.  Quand 
l'épouse  de  René  se  réveilla,  elle  étoit  abandonnée. 

L'insouciance  indienne  l'avoit  délaissée,  le  courage  indien  la  sou- 
tint :  elle  étoit  accoutumée  à  la  solitude.  Les  ténèbres  empêchoient  les 
Pannis  de  voir  la  sœur  d'Outougamiz,  et  le  vent  ne  leur  permettoit 
pas  d'entendre  ses  cris  ;  résignée,  elle  attendit  le  jour. 

Lorsque  l'aurore  parut,  Céluta  sortit  de  l'abri  du  rocher;  regardant 
les  différents  points  du  ciel,  elle  se  dit  :  «  Mon  mari  est  de  ce  côté-là.» 
Et  ses  pas  se  dirigèrent  vers  le  septentrion.  Elle  n'eut  pas  même  la 
pensée  de  retourner  à  la  Nouvelle-Orléans;  elle  se  trouvoit  plus  en 
sûreté  dans  les  bois  que  parmi  les  hommes.  Pour  sa  nourriture  elle 
comptoit  sur  les  fruits  sauvages,  et  son  sein  suffiroit  au  besoin  de  sa 
fille. 

Tout  le  jour  elle  marcha,  cueillant  çà  et  là  quelques  baies  dans  les 
buissons. 

A  l'heure  oii  la  hulotte  bleue  commence  à  voltiger  dans  les  forêts 
américaines,  Céluta  atteignit  le  sommet  d'une  colline;  elle  se  déter- 
mina à  passer  la  nuit  au  pied  d'un  tamarin,  dans  le  tronc  caverneux 
duquel  les  Indiens  allumoient  quelquefois  le  feu  du  voyageur.  Au  midi 
on  découvroit  la  ville  des  blancs,  au  couchant  le  Meschacebé,  au  nord 
de  hautes  falaises  où  s'élevoit  une  croix. 

Prenant  dans  ses  bras  la  fille  de  l'homme  des  passions,  Céluta  lui 
présenta  son  sein,  que  l'enfant  débile  serroit  à  peine  dans  ses  lèvres  : 
un  jardinier  arrose  une  plante  qui  languit,  mais  elle  continue  de 
dépérir,  car  la  terre  ne  l'a  point  reçue  favorablement  à  sa  naissance. 
Dans  son  effroi  maternel,  Céluta  n'osoit  regarderie  tendre  nourrisson, 
de  peur  d'apercevoir  les  progrès  du  mal  ;  ses  yeux,  chargés  de  pleurs, 
erroient  vaguement  sur  les  objets  d'alentour.  Telles  furent  vos  dou- 
leurs dans  la  solitude  de  Bersabée,  malheureuse  Agar,  lorsque,  détour- 


LES  NATCHEZ.  /|13 

nant  la  vue  d'Ismael,  vous  dites  :  «  Je  ne  verrai  point  mourir  mon 
enfant.  »  La  nuit  fut  triste  et  froide. 

Au  lever  du  jour,  après  avoir  fait  un  repas  de  pommes  de  mai  et  de 
racines  de  canneberge,  la  voyageuse,  chargée  de  son  trésor,  reprit  sa 
route.  La  monotonie  du  désert  n'étoit  interrompue  que  par  la  vue 
encore  plus  monotone  de  la  croix.  Cette  croix  étoit  celle  oii  René  avoit 
accompli  un  pèlerinage  en  descendant  à  la  Nouvelle-Orléans  ;  Dieu  seul 
savoit  ce  qu'avoit  demandé  en  secret  le  fervent  pèlerin.  Une  pierre 
encore  tachée  du  sang  de  l'homme  assassiné  gisoit  près  de  Tarière 
expiatoire  ;  un  torrent  s'écouloit  à  quelque  distance. 

La  sœur  d'Outougamiz  s'assit  sur  la  pierre  du  meurtre  :  elle  prit 
involontairement  dans  sa  main  la  branche  de  chêne  que  René  avoit 
déposée  en  ex-voto  au  pied  du  calvaire  ;  les  regards  de  l'Indienne  se 
fixoient  sur  le  rameau  desséché  qu'elle  balançoit  lentement,  comme  si 
elle  eût  trouvé  une  ressemblance  de  destinée  entre  elle  et  la  branche 
flétrie.  Céluta  revoit  au  bruit  aride  du  vent  dans  le  bois  de  la  croix  et 
dans  la  cime  de  quelques  chardons  qui  perçoient  les  roches.  Plusieurs 
fois  elle  crut  entendre  des  voix,  comme  si  les  anges  de  la  Croix  et  de 
la  Mort  eussent  conversé  invisiblement  dans  ce  lieu. 

L'épouse  de  René  se  hâta  de  quitter  un  monument  de  douleur, 
qu'elle  supposoit  gardé  par  les  esprits  redoutables  des  Européens.  Le 
large  vallon  qui  terminoit  le  plateau  des  bruyères  la  conduisit  au  bord 
d'un  courant  d'eau.  Dans  le  fond  de  ce  vallon  s'élevoient  de  petits 
tertres  couverts  de  tulipiers,  de  liquidambars,  de  cyprès,  de  magno- 
lias, et  autour  desquels  se  replioit  l'onde  qui  portoit  son  tribut  au 
Meschacebé.  Du  sein  de  la  terre  échauffée  sortoit  le  parfum  de  l'angé- 
lique  et  de  différentes  herbes  odorantes. 

Attirée  et  presque  rassurée  par  le  charme  de  cette  solitude,  Céluta 
s'assied  sur  la  mousse  et  prépare  le  banquet  maternel.  Elle  couche 
Amélie  sur  ses  genoux  et  déroule  l'une  après  l'autre  les  peaux  d'her- 
mine dont  l'enfant  étoit  enveloppé.  Quelques  larmes,  tombées  des 
yeux  de  la  mère,  ranimèrent  la  fille  souffrante,  comme  si  cet  enfant 
ne  devoit  tenir  la  vie  que  de  la  douleur. 

Quand  Céluta  eut  prodigué  à  sa  fille  ses  caresses  et  ses  soins,  elle 
chercha  pour  elle-même  un  peu  de  nourriture. 

Les  lieux  où  elle  se  trouvoit  avoient  naguère  été  habités  par  une 
tribu  indienne.  On  voyoit  encore  dans  un  champ  anciennement  mois- 
sonné quelques  rejets  de  maïs,  et  l'épi  de  ce  blé-sauvageon  étoit  rem- 
pli d'une  crème  onctueuse  :  il  servit  au  repas  de  Céluta. 

Vers  le  baisser  du  soleil,  la  sœur  d'Outougamiz  se  retira  à  l'entrée 
d'une  grotte  tapissée  de  jasmin  des  Florides  et  environnée  de  buissons 


U\h  LES   NATCHEZ. 

d'azaléas.  Dans  cette  grotte  se  vinrent  réfugier  une  foule  de  nonpa- 
reillcs,  de  cardinaux,  d'oiseaux  moqueurs,  de  perruches,  de  colilnis 
qui  brilloient  comme  des  pierreries  au  feu  du  couchant. 

La  nuit  se  leva  revêtue  de  cette  beauté  qu'elle  n'a  que  dans  les  soli- 
tudes américaines.  Le  ciel  étoile  étoit  parsemé  de  nuages  blancs  sem- 
blables à  de  légers  flocons  d'écume  ou  à  des  troupeaux  errants  dans  une 
plaine  azurée.  Toutes  les  bêtes  de  la  création,  les  biches,  les  caribous, 
les  bisons,  les  chevreuils,  les  orignaux,  sortoient  de  leur  retraite  pour 
paître  les  savanes.  Dans  le  lointain  on  entendoit  les  chants  extraordi- 
naires des  raines ,  dont  les  unes  imitant  le  mugissement  du  bœuf 
laboureur,  les  autres  le  tintement  d'une  cloche  champêtre,  rappoloient 
les  scènes  rustiques  de  l'Europe  civilisée ,  au  milieu  des  ta!)leaux 
agrestes  de  l'Amérique  sauvage. 

Les  zéphyrs  embaumés  par  les  magnolias,  les  oiseaux  cachés  sous 
le  feuillage,  murmuroient  d'harmonieuses  plaintes,  que  Céluta  prenoit 
pour  la  voix  des  enfants  à  naître  ;  elle  croyoît  voir  les  petits  génies 
des  ombres ,  et  ceux  qui  président  au  silence  des  bois ,  descendre  du 
firmament  sur  les  rayons  de  la  lune;  légers  fantômes  qui  s'égaroient 
à  travers  les  arbres  et  le  long  des  ruisseaux.  Alors  elle  adressoit  la 
parole  à  sa  fille  couchée  sur  ses  genoux;  elle  lui  disoit  :  a  Si  j'avois  le 
malheur  de  te  perdre  à  présent,  que  deviendrois-je?  Ah!  si  ton  père 
m'aimoit  encore,  je  t'aurois  bientôt  retrouvée!  Je  découvrirois  mon 
sein;  j'épierois  ton  âme  errante  avec  les  brises  de  l'aube,  sur  la  tige 
humectée  des  fleurs,  et  mes  lèvres  te  recueilleroient  dans  la  rosée. 
Mais  ton  père  s'éloigne  de  moi ,  et  les  âmes  des  enfants  ne  rentrent 
jamais  dans  le  sein  des  mères  qui  ne  sont  point  aimées.  » 

L'Indienne  v^rsoit,  en  prononçant  ces  mots,  des  larmes  religieuses, 
semblable  à  un  délicieux  ananas  qui  a  perdu  sa  couronne ,  et  dont  le 
cœur  exposé  aux  pluies  se  fond  et  s'écoule  en  eau. 

Des  pélicans,  qui  voloient  au  haut  des  airs,  et  dont  le  plumage 
couleur  de  rose  réfléchissoit  les  premiers  feux  de  l'aurore ,  avertirent 
Céluta  qu'il  étoit  temps  de  reprendre  sa  course.  Elle  dépouilla  d'abord 
son  enfant  pour  le  baigner  dans  une  fontaine  où  se  désaltéroient ,  en 
allongeant  la  tête,  des  écureuils  noirs  accrochés  à  l'extrémité  d'une 
liane  flottante.  La  blanche  et  souffreteuse  Amélie,  couchée  sur  l'herbe, 
ressembloit  à  un  narcisse  abattu  par  l'orage,  ou  à  un  oiseau  tombé  de 
son  nid  avant  d'avoir  des  ailes.  Céluta  enveloppa  dans  des  mousses  de 
cyprès  plus  fines  que  la  soie  sa  fille  purifiée  ;  elle  n'oublia  point  de  la 
parer  avec  des  graines  de  différentes  couleurs  et  des  fleurs  de  divers 
parfums;  enfin,  elle  la  renferma  dans  les  peaux  d'hermine,  et  la  sus- 
pendit de  nouveau  à  ses  épaules  par  une  tresse  de  chèvrefeuille  :  la 


LES  NATCHEZ.  415 

pèlerine  qui  s'avance  pieds  nus  dans  les  montagnes  de  Jérusalem 
porte  ainsi  les  présents  sacrés  qu'elle  doit  offrir  au  saint  tombeau. 

La  fille  de  Tabamica  traversa  sur  un  pont  de  liane  la  rivière  qui 
lui  fermoit  le  chemin.  Elle  avoit  à  peine  marché  une  heure,  qu'elle  se 
trouva  engagée  au  milieu  d'un  terrain  coupé  de  flaques  d'eau  rem- 
plies de  crocodiles.  Tandis  qu'elle  hésite  sur  le  parti  qu'elle  doit 
prendre,  elle  entend  haleter  derrière  elle  ;  elle  tourne  la  tête,  et  voit 
briller  les  yeux  vitrés  et  sanglants  d'un  énorme  reptile.  Elle  fuit, 
mais  elle  heurte  du  pied  un  autre  monstre  et  tombe  sur  les  écailles 
sonores.  Le  dragon  rugit,  Céluta  se  relève  et  ne  sent  plus  le  poids 
léger  que  portoient  ses  épaules.  Elle  jette  un  cri  ;  prête  à  être  dévorée, 
elle  n'est  attentive  qu'à  ce  qu'elle  a  perdu.  Tout  à  coup  les  deux 
monstres,  dont  elle  sentoit  déjà  la  brûlante  haleine  sur  ses  pieds,  se 
détournent;  ils  se  hâtent  vers  une  autre  proie.  Que  les  regards  d'une 
mère  sont  perçants!  ils  découvrent  parmi  de  hautes  herbes  l'objet  qui 
attire  les  affreux  animaux!  Céluta  s'élance,  saisit  son  enfant,  et  ses 
pas,  que  n'auroit  point  alors  devancés  le  vol  de  l'hirondelle,  la  por- 
tent au  sommet  d'un  promontoire  d'oii  l'œil  suit  au  loin  les  détours 
du  Meschacebé. 

Victoire  d'une  femme,  qui  dira  ton  orgueil  et  tes  joies?  L'astre  des 
nuits,  qui  vient  de  dissiper  dans  le  ciel  les  nuages  d'une  tempête, 
paroît  moins  beau  que  la  pâle  Céluta ,  triomphante  au  désert.  Amélie 
avoit  ignoré  le  péril  ;  elle  ne  s'étoit  pas  même  réveillée  dans  son  lit  de 
mousse  ;  sa  parure  conservoit  la  fraîcheur  et  la  symétrie.  Chargée  du 
berceau  oi!i  l'innocence  dormoit  sous  des  fleurs,  Céluta  avoit  accompli 
sa  fuite,  comme  l'élégante  Canéphore  achevoit  sa  course,  sans  déranger 
dans  sa  corbeille  les  guirlandes  et  les  couronnes.  Mais  la  frayeur,  qui 
n'avoit  pu  troubler  l'enfant,  avoit  exercé  son  pouvoir  sur  la  mère;  le 
sein  de  Céluta  s'étoit  tari  :  ainsi,  quand  la  terre  est  ébranlée  par  les 
secousses  de  l'Etna ,  disparoît  une  fontaine  dans  les  champs  de  la 
Sicile,  et  l'agneau  demande  en  vain  l'eau  salutaire  à  la  source 
épuisée. 

Que  Céluta  manquât  de  nourriture  pour  son  enfant;  que  son  sein 
fût  stérile,  quand  son  cœur  surabondoit  de  tendresse,  voilà  ce  que 
l'Indienne  ne  pouvoit  comprendre.  Elle  accusoit  sa  foiblesse,  elle  se 
reprochoit  jusqu'à  ses  douleurs,  jusqu'à  l'excès  de  sa  frayeur  "mater- 
nelle. Elle  cherchoit  une  cause  à  ce  châtiment  du  Grand-Esprit  :  elle 
se  demandoit  si  elle  avoit  cessé  d'être  fidèle  à  son  époux ,  si  elle  avoit 
aimé  assez  sa  fille,  si  elle  avoit  élé  injuste  envers  ses  amis,  si  elle 
avoit  souhaité  du  mal  à  ses  ennemis ,  si  sa  cabane ,  sa  famille ,  sa 
tribu,  son  pays,  les  Manitous,  les  génies,  n'avoient  pomt  eu  a  se 


/jlf)  LES   NATCllEZ. 

plaindre  d'oWc.  Les  yeux  levés  vers  le  séjour  du  père  nourricier  des 
hommes ,  elle  montroit  au  ciel  son  sein  desséché,  réclamant  sa  fécon- 
dité première,  se  plaignant  d'une  rigueur  non  méritée. 

Tout  à  coup  Amélie,  déposée  sur  l'herbe,  pousse  un  gémissement: 
elle  sollicite  le  festin  accoutumé;  ses  mains  suppliantes  se  tournent 
vers  sa  mère.  Le  désespoir  s'empare  de  la  sœur  d'Outougamiz;  elle 
prend  son  enfant  dans  ses  bras ,  le  presse  sur  son  sein  avec  des  san- 
glots :  que  ne  pouvoit-elle  l'abreuver  de  ses  larmes  !  du  moins  cette 
source  étoit  inépuisable. 

Une  inspiration  funeste  fait  battre  le  cœur  de  la  femme  délaissée  : 
Céluta  se  dit  que  le  lait  maternel  n'étoit  que  le  sang  de  son  époux , 
que  c'étoit  René  qui  retiroit  à  lui  cette  source  de  vie;  mais  ne  pouvoit- 
elle  pas  elle-même  s'ouvrir  une  veine  et  remplacer  par  son  propre 
sang  le  sang  qui  se  refusoit  aux  lèvres  de  sa  fille? 

Peut-être  auroit-elle  pris  quelque  résolution  extrême  si  ses  regards 
n'avoient  aperçu  des  fumées  qui  montoient  des  deux  côtés  du  Mescha- 
cebé  et  qui  annonçoient  l'habitation  de  l'homme.  Cette  vue  rendit  des 
forces  à  Céluta  :  l'Indienne  n'étoit  pas  d'ailleurs  tout  à  fait  déterminée 
à  mourir,  car  son  époux  vivoit  et  vivoit  infortuné.  Elle  descendit 
donc  du  promontoire  portant  le  cher  et  funeste  gage  Je  son  amour; 
mais  le  fleuve  étoit  plus  éloigné  qu'il  ne  lui  avoit  paru,  et  lorsqu'elle 
arriva  sur  ses  bords  la  nuit  enveloppoit  le  ciel. 

La  fumée  des  cabanes  s'étoit  perdue  dans  les  ombres;  la  liine,  en 
se  levant,  versa  sur  les  flots  du  Meschacebé  moins  de  lumière  que  de 
mélancolie  et  de  silence.  Céluta  cherchoit  des  yeux  quelque  nacelle. 
Ses  regards  suivoient  dans  leur  succession  rapide  les  lames  passa- 
gères qui  tour  à  tour  élevoient  leur  sommet  brillant  vers  l'astre  de  la 
nuit.  Elle  aperçut  un  objet  flottant. 

Bientôt  elle  vit  sortir  du  fleuve,  à  quelques  pas  d'elle,  un  jeune 
nègre  presque  entièrement  nu  ;  une  pagne  lui  ceignoit  les  reins  à  la 
mode  de  son  pays,  et  sa  tête  étoit  ornée  d'une  couronne  de  plumes 
rouges.  Il  chantoit  à  demi-voix  quelque  chose  de  doux  dans  sa  langue  ; 
il  étendoit  les  bras  vers  les  eaux,  et  sembloit  adresser  à  un  objet  invi- 
sible des  paroles  passionnées.  Céluta  reconnut  Imley,  qui  la  reconnut 
à  son  tour  ;  il  s'approcha  d'elle  en  s'écriant  :  «  Céluta  !  ô  redoutable 
Niang  '  1  Céluta  ici  1  » 

Céluta  répondit  :  «  Je  viens  de  la  ville  des  Pleurs;  la  biche  des  Nat- 
chez  va  perdre  son  faon  que  voilà,  car  son  sein  est  tari.  » 

Alors  Imley  :  «  La  biche  des  Natchez  ne  perdra  point  son  faon  ; 

1.  Dieu  du  mal  :  l'Arimane  des  nègres. 


LES    NATCIIEZ.  hil 

nous  trouverons  une  mère  pour  le  nourrir.  Céluta  est  belle  comme  une 
Fétiche  bienfaisante.  » 

«  Comment  Imley  est-il  dans  ce  lieu?  »  dit  Céluta. 

«  Mon  ancien  maître ,  répondit  Imley,  après  m'avoir  battu  parce 
que  j'aimois  ma  liberté,  m'a  vendu  à  l'habitant  des  cases  voisines. 
Venez  avec  moi,  je  vous  donnerai  du  maïs  et  une  femme  noire  de  mes 
bois  pour  allaiter  l'enfant  rouge  de  vos  forêts;  les  blancs  ne  sauront 
rien  de  tout  cela,  n 

Céluta  se  mit  à  suivre  son  guide. 

«  Et  tu  es  toujours  infortunée,  pauvre  Céluta!  disoit  en  marchant 
l'Africain.  Et  moi  aussi  je  suis  bien  malheureux  le  jour,  mais  la 
nuit!...  »  Imley  posa  un  doigt  sur  sa  bouche  en  signe  de  mystère. 

«  Et  la  nuit  tu  es  moins  à  plaindre,  dit  Céluta;  moi  je  pleure  tou- 
jours. 

((  Céluta,  reprit  Imley,  si  tu  savois  !  elle  est  belle  comme  le  pal- 
mier des  sables  !  Quand  elle  dit  au  sourire  de  venir  visiter  ses  lèvres, 
ses  dents  ressemblent  aux  perles  de  la  rosée  dans  les  feuilles  rouges  du 
bétel.  » 

L'enfant  de  Cham  arrêtant  tout  à  coup  Céluta  et  lui  montrant  le 
fleuve  :  «  Vois-tu  la  cime  argentée  de  ces  copalmes,  là-bas  sur  les 
eaux?  Vois-tu  tout  auprès  les  ombres  de  ces  hêtres  pourpres,  presque 
aussi  belles  que  celles  du  front  de  ma  maîtresse?  Vois-tu  les  deux 
colonnes  de  ces  papayas  entre  lesquelles  apparoît  la  face  de  la  lune, 
comme  la  tête  de  mon  Izéphar  entre  ses  deux  bras  levés  pour  me 
caresser?  Eh  bien,  ce  sont  les  arbres  d'une  île.  Ile  de  l'Amour,  île 
d'Izéphar,  les  ondes  ne  cesseront  de  baigner  tes  rivages,  les  oiseaux 
d'enchanter  tes  bois  et  les  brises  d'y  soupirer  la  volupté!  C'est  là, 
Céluta!...  Elle  habite  sur  l'autre  bord  du  Meschacebé;  moi  j'ai  ma 
case  sur  cette  rive;  chaque  nuit  elle  traverse  à  la  nage  le  bras  du 
fleuve  pour  se  rendre  dans  l'île  :  son  Imley  s'y  trouve  toujours  le  pre- 
mier. Je  reçois  Izéphar  au  moment  où  elle  sort  de  l'onde  ;  je  la  cache 
dans  mon  sein;  je  lui  sers  d'abri  et  de  vêtement;  nos  baisers  sont 
plus  lents  que  ceux  des  brises  qui  caressent  les  fleurs  de  l'aloès  au 
déclin  du  jour;  deux  beaux  serpents  noirs  s'entrelacent  moins  étroi- 
tement :  nous  sommeillons  au  bord  du  fleuve  en  disputant  de  paresse 
avec  ses  ondes. 

«  Souvent  aussi  nous  parlons  de  la  patrie  :  nous  chantons  Niang, 
Zanhar  '  et  les  amours  des  lions.  Je  reprends  toutes  les  nuits  la 
parure  que  tu  me  vois,  et  que  je  portois  quand  j'étois  libre  sous  les 

1.  Dieu  du  bien. 

m.  27 


ils  LKS    NATCUl':/.. 

bananiers  de  Madinga.  J'agite  la  force  de  ma  main  dans  les  airs;  il  me 
semble  qne  je  lance  encore  la  zagaye  contre  le  tigre,  ou  que  j'enfonce 
dans  la  gueule  de  la  pantlière  mon  bras  entouré  d'une  écorce.  Ces  sou- 
venirs remplissent  mes  yeux  de  larmes  plus  douces  que  celles  du  ben- 
join ou  que  la  fumée  de  la  pipe  cbargée  d'encens.  Alors  je  crois  boire 
avec  Izéphar  le  lait  du  coco  sous  l'arcade  de  figuiers;  je  m'imagine 
errer  avec  ma  gazelle  à  travers  les  forêts  de  girofliers,  d'acajous  et  de 
sandals.  Que.  tu  es  belle,  ô  mon  Izépbar!  tu  rends  délicieux  tout  ce 
qui  louche  à  tes  charmes.  Je  voudrois  dévorer  les  feuilles  de  ton  lit, 
car  ta  couche  est  divine,  ô  fille  de  la  Nuit!  divine  comme  le  nid  des 
hirondelles  africaines,  comme  ce  nid  qu'on  sert  à  la  table  de  nos  rois 
et  que  composent  avec  des  débris  de  fleurs  les  aromates  les  plus  pré- 
cieux. »  •  , 

Ainsi  disoit  Imley  ;  il  baisoit  l'air  en  feu  autour  de  lui  et  chargeoit 
l'élher  brûlant  d'aller  trouver  les  lèvres  de  la  femme  aimée,  par  la 
roule  impatiente  des  désirs. 

La  petite  Amélie  vint  alors  à  jeter  un  cri.  Imley  imposa  ses  deux 
mains  sur  la  tête  de  la  mère,  et  dit  :  «  Vous  êtes  la  femme  des  tribu- 
lations. » 

A  quoi  Céluta  répondit  :  «  Je  prie  le  Grand-Esprit  qu'Izéphar  ait  des 
entrailles  plus  heureuses  que  les  miennes.  »  : 

Enfant  des  peuples  de  Caïn,  vous  répliquâtes  avec  une  grande  viva- 
cité :  «  J'aime  Izéphar  comme  une  perle,  mais  son  sein  ne  portera 
jamais  un  esclave  :  l'éléphant  m'a  enseigné  sa  sagesse.  » 

En  conversant  de  la  sorte,  l'épouse  de  René  et  son  guide  étoient 
arrivés  aux  cases  des  nègres  de  l'habitation.  Les  toits  écrasés  de  ces 
cases  se  montroient  entre  de  hauts  tournesols.  Imley  et  Céluta  traver- 
sèrent des  carrés  d'ignames  et  de  patates,  que  Tesclave  africain  cultive 
dans  ses  courts  moments  de  loisir,  pour  sa  subsistance  et  pour  celle 
de  sa  famille.  Un  calme  profond  régnoit  dans  ces  lieux  :  sur  cette  terre 
étrangère,  dans  la  couche  de  la  servitude,  le  sommeil  berçoit  ces 
exilés  des  illusions  de  la  liberté  et  de  la  patrie.  Imley  dit  à  voix  basse 
à  Céluta  :  «  Ils  dorment,  mes  frères  noirs!  les  insensés!  ils  prennent 
des  forces,  afin  de  travailler  pour  un  maître.  Moi...  » 

L'Américaine  et  l'Africain  entrèrent  dans  une  case  dont  Imley 
poussa  doucement  la  porte.  Il  se  dépouilla  de  sa  pagne,  qu'il  cacha 
sous  des  chaumes  :  «  Car,  disoit-il,  nos  maîtres  prétendent  que  l'habit 
de  mon  pays  est  une  Fétiche  qui  leur  portera  malheur.  »  Il  reprit 
l'habit  de  l'esclave,  et  réveilla  une  femme.  Cette  femme  descend  de  son 
hamac  de  coton  bleu,  souffle  des  charbons  assoupis,  en  jetant  dans  le 
foyer  des  cannes  de  sucre  desséchées  ;  une  grande  flamme  éclaire  subi- 


LES   NAÏCHEZ.  Z|19 

tement  l'intérieur  de  la  case.  Géluta  reconnoît  la  négresse  Glazirnel 
Glazime  demeure  immobile  d'étonnement.  Les  deux  femmes  se  pren- 
nent à  pleurer. 

«  Bonne  mère  des  pays  lointains,  dit  Céluta,  votre  petite  fille 
indienne  est  prête  à  mourir;  mon  sein  s'est  fermé:  j'espère  que  le 
vôtre  est  resté  ouvert  à  votre  fils.  » 

Glazirne  répondit  :  «  Je  croyois  ne  plus  vous  revoir.  Mon  maître, 
aux  Natchez,  m'a  vendue  avec  Imley,  parce  que  j'avois  eu  trop  de 
pitié  de  vous  chez  le  bon  blanc  d'Artaguette.  Mon  maître  n'aimoit 
point  la  pitié  :  voilà  ma  joie  dans  son  berceau.  » 

Glazirne  découvrit  un  berceau  caché  sous  une  natte,  prit  son  nour- 
risson, le  mit  h  l'une  de  ses  mamelles,  suspendit  à  l'autre  l'enfant  de 
Céluta  et  s'assit  à  terre. 

Quand  l'épouse  de  René  vit  cette  pauvre  esclave  presser  sur  son  sein 
les  deux  petites  créatures  si  étrangères  par  leur  pays,  si  différentes 
par  leur  race,  si  ressemblantes  par  leur  misère;  quand  elle  la  vit  les 
nourrir  en  leur  prodiguant  ces  petits  chants,  ce  langage  maternel,  le 
même  en  tous  climats,  elle  adressa  au  ciel  la  prière  de  la  reconnois- 
sance.  Elle  regnrdoit  les  deux  enfants;  comparant  la  foiblesse  de  sa 
fille  à  la  force  du  fils  de  Glazirne,  elle  dit  avec  un  mélange  de  joie,  de 
douleur  et  d'une  tendre  jalousie  :  «  Femme  noire,  que  ton  fils  est 
grand  et  fort!  Il  est  pourtant  de  l'âge  de  ma  fille  !  » 

«  Femme  rouge,  dit  Glazirne  en  se  levant,  j'ai  commencé  par  ta 
fille;  prends  maintenant  pour  toi  ces  ignames,  et  bois  ce  suc  d'une 
plante  de  mon  pays,  qui  te  rendra  la  fécondité.  Mais  hâte-toi  det'éloi- 
gner,  le  jour  va  naître;  mon  nouveau  maître  hait  les  femmes  indiennes; 
ne  reviens  plus  aux  cases.  Cache-toi  dans  la  forêt;  Imley  te  conduira 
à  un  lieu  secret  connu  de  nous  autres  esclaves.  Au  milieu  du  jour  je 
t'irai  porter  la  pâture,  et  au  milieu  de  la  nuit  pleurer  avec  toi.  Mon 
cœur  n'est  point  fait  de  l'acier  des  blancs  ;  je  ne  suis  point  née  sans 
père  ni  sans  mère,  quoique  ma  mère  m'ait  vendue  pour  un  collier.  » 

Glazirne  remplit  une  coupe  de  bois  de  citronnier  d'une  liqueur 
particulière,  et  la  présenta  à  la  voyageuse,  comme  la  Madianite  offroit 
un  vase  d'eau  à  l'étranger,  au  bord  du  puits  du  Chameau.  Céluta  vida 
la  coupe,  et  sortit  avec  Imley,  qui  la  conduisit  au  lieu  désigné. 

A  l'heure  où  les  cigales,  vaincues  par  l'ardeur  du  soleil,  cessent 
leurs  chants,  Céluta  entendit  un  cri  :  c'étoit  celui  que  les  nègres  pous- 
sent dans  le  désert  pour  écarter  les  serpents  et  les  tigres.  Elle  décou- 
vrit Glazirne,  qui  rcg;irdoits'il  n'y  avoit  point  de  blancs  alentour. 

La  négresse,  se  glissant  dans  le  bois,  déposa  quelque  chose  au  pied 
d'un  arbre,  et  se  retira.  Céluta,  s'avançant  à  son  tour,  enleva  la  cale- 


Z,20  LES   N  AT  CHEZ. 

basse  déposée.  Il  y  a\oit  du  lait  pour  la  lille,  drs  fruits  et  des  gâteaux 
pour  la  uière  :  ce  conunerce  clandestin  de  rinl'oilune  et  de  la  misère 
se  faisoit  à  la  porte  du  riche  et  de  l'heureux. 

Les  omhres  revinrent  sur  la  terre.  Céluta  ouït  vers  le  milieu  de  îa 
nuit  un  bruissement  léger;  elle  étendit  la  main  dans  les  ténèbres,  et 
rencontra  bientôt  celle  de  Glazirne  :  le  bonheur  repousse  le  bonheur, 
mais  les  larmes  appellent  les  larmes;  elles  viennent  se  mêler  dans  les 
cœurs  des  infortunés,  comme  ces  eaux  sympathiques  qui  se  cherchent 
à  travers  les  feuilles  d'un  livre  mystérieux  et  qui  y  font  paroître,  en  se 
confondant,  des  caractères  disposés  d'avance  par  l'amour. 

La  négresse  apportoit  avec  elle  son  fils  :  elle  mit  l'hostie  pacifique 
entre  les  bras  de  l'Indienne,  qui  sentit  ce  complimenta  la  façon  cln  la 
nature.  Les  deux  femmes  s'assirent  ensuite  sous  un  térébinlhe  dans 
une  clairière;  elles  parlèrent  de  leur  frère  d'Artaguette,  que  l'une 
avoit  sauvé,  que  l'autre  avoit  ramené  blessé  au  camp  des  François. 
Glazirne  prononça  des  paroles  magiques  de  son  pays  sur  la  fille  de 
Céluta,  sur  ce  vaisseau  à  peine  ébauché  que  la  flamme  avoit  à  demi 
dévoré  dans  le  chantier  de  la  vie.  Puis  la  négresse  ouvrit  le  haut  de 
sa  tunique  d'esclave,  dans  laquelle  elle  tenoit  cachée  une  colombe  : 
elle  rendit  la  liberté  à  l'oiseau  blanc,  qui,  plein  de  frayeur,  allongeoit 
le  cou  hors  du  sein  de  l'Africaine.  Cet  emblème  d'une  âme  pure  qui 
s'envole  vers  les  cieux,  échappée  des  prisons  de  la  vie,  rappeloit  en 
même  temps  l'idée  de  la  liberté  que  Glazirne  avoit  perdue. 

«  Est-ce  que  tu  crois  que  ma  fille  va  mourir,  dit  Céluta,  puisque  la 
colombe  s'est  envolée?  » 

c(  Non,  dit  Glazirne;  la  colombe  a  porté  au  redoutable  Niang  les 
paroles  que  j'ai  murmurées  tout  bas,  pour  guérir  ta  fille.  » 

u  Fais  à  la  mode  de  ton  pays,  repartit  l'Indienne  :  je  m'y  accoutu- 
merai mieux  qu'à  la  mode  du  pays  des  blancs.  »  .  f     : 

Glazirne  déroula  une  feuille  de  roseau  dans  laquelle  elle  avoit  enve- 
loppé un  coquillage  de  l'océan  africain  ;  elle  adressa  à  cette  Fétiche 
des  reproches  et  des  prières.  Céluta  porte  à  ses  lèvres  ce  Manitou  du 
malheur.  Religion  des  infortunés,  vous  êtes  partout  la  même!  les 
chagrins  ont  une  source  commune  :  cette  source  est  le  cœur  de 
l'homme. 

Ces  femmes  sauvages,  si  remplies  des  merveilles  de  Dieu,  voulurent 
endormir  leurs  enfants  :  elles  les  placèrent  sur  des  peaux  moelleuses, 
l'un  auprès  de  l'autre,  dans  les  festons  d'une  liane  fleurie  qui  descen- 
doit  des  branches  d'un  vieux  liquidambar  :  le  fils  de  Glazirne  tout  nu 
et  obscur  comme  l'ébène,  la  fille  de  Céluta  parée  d'un  collier  et  écla- 
tante comme  l'ivoire;  ensuite  elles  agitèrent  doucement  le  berceau 


LES   N  AT  CHEZ.  ^21 

suspendu.  Céluta  chantoit,  et  la  nature  lui  inspiroit  à  la  fois  l'air  et 
les  paroles  de  son  hymne  au  Sommeil. 

a  Enfants,  plus  heureux  que  vos  mères,  que  votre  sommeil  soit  éga- 
lement paisible  et  sans  songes  !  N'êtes-vous  point  sur  cette  bran-che  do 
ileurs  les  deux  génies  de  la  nuit  et  de  la  lumière?  vous  êtes  blanc  et 
n.oir  comme  ces  jumeaux  célestes. 

«  L'un  porte  la  chevelure  dorée  du  matin;  l'autre  couvre  son  front 
du  léger  crêpe  du  soir.  Charmantes  nonpareilles ,  reposez  ensemble 
dans  ce  nid  :  soyez  plus  heureux  que  vos  mères.  » 

Les  accents  de  la  voix  de  Céluta  étoient  pleins  de  mélodie!  ils  sor- 
toient  de  son  âme,  et  son  âme  étoit  comme  une  lyre  sous  la  main  des 
anges.  Sollicité  au  repos  par  le  ralentissement  graduel  du  mouvement 
de  la  branche,  le  couple  innocent  s'endormit  :  les  mères  confièrent  à 
la  brise  le  soin  de  balancer  encore  leurs  gracieux  nourrissons. 

Mais  le  maukavis  commençoit  à  chanter  le  réveil  de  l'aurore  :  les 
deux  amies  songèrent  à  se  séparer.  Avant  de  quitter  ce  lieu,  elles  amas- 
sèrent quelques  pierres  pour  en  faire  une  marque  au  siècle  futur,  et 
les  appelèrent,  chacune  dans  sa  langue,  l'autel  des  Femmes  Affli- 
gées. 

L'Africaine  promit  de  revenir.  Cependant  l'Indienne  en  vain  espéra 
de  revoir  sa  compagne,  sa  compagne  ne  reparut  plus.  Une  fois  seule- 
ment Céluta  crut  avoir  entendu  dans  le  lointain  la  voix  de  Glazirne  : 
il  arrive  que  les  vents  de  l'automne  jettent  le  soir  sur  nos  bords  un 
oiseau  de  l'autre  hémisphère  ;  nous  comptons  retrouver  au  malin  l'hôte 
de  la  tempête,  mais  il  est  déjà  remonté  sur  le  tourbillon,  et  son  cri, 
du  milieu  des  nuages,  nous  apporte  son  dernier  adieu. 

Après  deux  jours  d'attente,  Céluta  se  résolut  à  poursuivre  sa  route; 
il  lui  tardoit  de  revoir  ses  amis.  Elle  part  ;  elle  franchit  des  ruisseaux 
sur  des  branches  entrelacées,  légers  ponts  que  les  sauvages  jettent  en 
passant;  elle  traverse  des  marais  en  sautant  d'une  racine  à  une  autre 
racine  ;  elle  se  cache  quelquefois  auprès  d'une  habitation  où  des  blancs 
prennent  leur  repas  dans  le  champ  par  eux  labouré  ;  lorsqu'ils  se  sont 
retirés,  elle  accourt  avec  une  nuée  de  petits  oiseaux  qui  guettoient 
comme  elle  les  miettes  tombées  de  la  table  de  l'homme.  Après  une 
marche  longue  et  pénible  elle  entre  dans  ses  forêts  natales  et  arrive 
enfin  aux  Natchez. 

Le  premier  Indien  qu'elle  aperçoit,  c'est  Ondouré.  Le  bourreau  a 
reconnu  la  victime  ;  il  s'avance  vers  elle,  et,  d'une  voix  adoucie,  il  la 
félicite  de  son  retoiir.  «  Où  est  René?  dit  Céluta  ;  chef  cruel,  te  devois- 
je  rencontrer  le  premier!  « 

u  Ton  mari,  répondit  Ondouré  avec  une  modération  de  langage  que 


/j22  Li:S   NATCIIKZ. 

ses  reg^nrds  dt'montoiont,  ton  mnri  csl  allô  par  ordre  des  sacliom.'? 
chanter  le  calumet  de  paix  aux  Illinois.  » 

Quand  on  s'est  attendu  à  quelqu?  malheur,  tout  ce  qui  n'est  pas  cv 
malheur  semble  un  bien.  «  Il  vit!  »  s'écrie  Ccluta,  et  elle  se  sent  sou- 
lagée. 

Les  sauvages  environnent  bientôt  la  nièce  d'Adario;  Mila  et  Oulou- 
gamiz  fendent  la  foule  et  se  précipitent  dans  le  sein  de  leur  sœur. 

«  Je  suis  la  femme  de  ton  frère,  s'écrie  Mila  sanglotant  de  joie, 
mais  je  suis  toujours  ta  petite  fille,  /) 

a  Tu  es  la  femme  de  mon  frère,  dit  Ccluta  avec  un  mouvement 
de  plaisir  dont  elle  ne  se  rendit  pas  compte;  aime-le  et  partage  ses 
peines!  » 

«  Oh!  dit  Mila,  j'ai  déjà  plus  pleuré  pour  lui  dans  quelques  jours 
que  je  n'ai  pleuré  pour  moi  dans  toute  ma  vie.  » 

La  voyageuse,  conduite  à  sa  cabane,  la  trouva  dévastée,  telle  que 
René  l'avoit  trouvée  lui-même  à  son  retour.  Géluta  jeta  un  regard 
triste  sur  la  vallée,  sur  la  rivière,  sur  le  sentier  de  la  colline  à  demi 
caché  dans  l'herbe,  sur  tous  ces  objets  où  son  œil  découvroit  des 
traces  de  la  fuite  du  temps.  La  cabane  fut  promptement  rétablie  dans 
son  premier  ordre  par  Outougamiz  et  par  Mila  ;  ils  y  vinrent  demeurer 
avec  leur  sœur. 

Cependant  le  couple  ingénu  n'osa  raconter  à  Ccluta,  déjà  trop 
éprouvée,  ce  qui  s'étoit  passé  aux  Natchez  pendant  son  absence;  il 
n'osa  lui  dire  les  malheurs  d'Adario,  les  calomnies  dont  René  étoit  la 
victime,  les  vertueuses  inquiétudes  d'Outougimiz.  La  fille  de  Taba- 
mica  voyoit  qu'on  lui  cachoit  quelque  chose;  tout  lui  paroissoit 
extraordinaire  :  l'éloignement  de  Chactas  et  de  René,  l'établissement 
des  François  sur  le  champ  des  Indiens,  l'affectation  des  Indiens  qui 
murmuroient  des  paroles  de  paix  du  même  air  qu'ils  auroient  entonné 
l'hymne  de  guerre.  Adario  n'étoit  point  venu  voir  sa  nièce,  où  étoit-il? 
Céluta  résolut  d'aller  trouver  son  oncle,  de  lui  demander  l'explication 
de  ces  mystères  et  de  s'éclaircir  du  sort  de  René. 

Enveloppée  d'un  voile,  elle  sort  de  sa  cabane,  lorsque  les  étoiles, 
déjà  chassées  de  l'orient  par  le  crépuscule,  sembloient  s'être  réfu- 
giées dans  la  partie  occidentale  du  ciel.  Elle  glisse  le  long  des  prairies 
comme  ces  vapeurs  matinales  qui  suivent  le  cours  des  ruisseaux  ;  elle 
arrive  au  grand  village,  cherche  la  cabane  d'Adario,  et  ne  trouve 
qu'un  amas  de  cendres.  Un  chasseur  vient  à  passer  :  «  Chasseur,  lui 
dit  Céluta,  où  est  maintenant  la  demeure  d'Adario?  »  Le  chasseur  lui 
montre  un  bois  avec  son  arc,  et  continue  sa  route. 

La  sœur  d'Outougamiz  s'avance  vers  le  bois;  elle  aperçoit  à  l'entrée 


LES   NATCHEZ.  423 

la  fille  d'Adario,  sentinelle  vigilante  qui  observoit  de  loin  les  mouve- 
ments de  son  père.  Le  sachem  erroit  lentement  entre  les  arbres, 
comme  un  de  ces  spectres  de  la  nuit  qui  se  retirent  au  lever  du  jour. 
Sa  tête  chauve  et  ses  membres  dépouillés  étoient  humides  de  rosée; 
sa  hache,  si  terrible  dans  les  combats,  reposant  sur  une  de  ses  épaules 
nues  près  de  son  oreille,  sembloit  lui  conseiller  la  vengeance. 

Céluta  ne  se  sentoit  pas  la  hardiesse  d'aborder  le  sachem;  elle  l'en- 
tendit pousser  de  profonds  soupirs.  Le  vieillard  tourne  tout  à  coup  la 
tête,  et  s'écrie  d'une  voix  menaçante  :  «  Qui  suit  mes  pas?  » 

«  C'est  moi,  »  répond  doucement  Céluta. 

«  C'est  toi,  ma  nièce!  Ne  me  présente  pas  ton  enfant  :  mes  mains 
sont  dévorantes,  » 

«  Je  n'ai  point  apporté  ma  fille,  »  reprend  l'épouse  de  René,  qui 
déjà  embrasse  les  genoux  du  sachem  :  «  Et  ma  cousine?  »  ajoute  Céluta 
d'une  voix  suppliante. 

«  Ta  cousine!  dit  Adario;  où  est-elle?  qu'elle  vienne!  elle  n'a  plus 
rien  à  craindre  de  mes  embrassements.  » 

La  fille  d'Adario,  assise  à  l'écart  sur  une  pierre,  regardoit  de  loin 
cette  scène  avec  un  mélange  de  terreur  et  d'envie.  Elle  accourt  au 
signe  que  lui  fait  Céluta  :  pour  la  première  fois,  depuis  le  retour  du 
fort  Rosalie,  elle  se  sent  pressée  sur  le  cœur  paternel  par  la  main  qui 
lui  a  ravi  son  fils.  Adario,  surmontant  de  la  tête  ces  deux  femmes,  et 
les  serrant  contre  sa  poitrine  avec  son  bras  armé  de  la  hache,  res- 
sembloit  à  un  bûcheron  qui  va  couper  deux  arbustes  chargés  de 
fleurs. 

Le  sachem,  se  dégageant  des  caresses  de  ces  femmes  :  «  11  n'est  pas 
temps  de  pleurer  comme  un  cerf;  c'est  du  sang  qu'il  nous  faut.  » 
Montrant  d'une  main  la  terre  à  Céluta,  et  de  l'autre  la  voûte  des 
arbres  :  «  Voilà,  lui  dit-il,  le  lit  et  le  toit  que  les  étrangers  m'ont 
laissés.  )) 

«  Est-ce  eux  qui  ont  incendié  ta  cabane  ?  dit  Céluta  ;  tes  enfants  t'en 
pourront  bàlir  une  autre.  » 

Les  lèvres  d'Adario  tremblèrent,  son  regard  parut  égaré;  il  saisit  sa 
nièce  par  la  main  :  «  Mes  enfants  !  dis-tu  ;  mes  enfants,  ils  sont  libres! 
Ils  ne  rebâtiront  point  ma  hutte  dans  la  terre  de  l'esclavage.  » 

Adario  rejeta  avec  violence  la  main  de  Céluta.  La  fille  du  sachem 
cachoit  dans  ses  cheveux  son  visage  baigné  de  larmes.  Céluta  s'aperçut 
alors  que  sa  cousine  ne  portoit  point  son  fils  :  elle  eut  un  affreux 
soupçon  de  la  vérité. 

L'épouse  de  René  crut  devoir  calmer  ces  douleurs,  dont  elle  ne  con- 
noissoit  pas  encore  la  source,  par  quelques  paroles  d'amour.  «  Sachem, 


Ii2',  LES   NATCHEZ. 

dil.-olle,  tu  es  un  rempart  pour  les  Natclicz,  et  j'espère  que  mon  mnri 
reviendra  bientôt  chargé  de  colliers  pacifiques.  » 

(c  N'appelle  pas  Ion  inari,  dit  le  vieillard,  l'iniame  que  la  colère 
d'Atliaensic  a  vomi  sur  ces  rivages.  Si  tu  conserves  encore  quelque 
attachement  pour  lui,  ùlc-loi  de  devant  mes  yeux;  que  le  roc  qui  me 
sert  de  couche  ne  soit  pas  souillé  de  l'empreinte  de  tes  pas.  » 

«Ah!  s'écrie  Gélula,  voici  le  commencement  des  mystères  dont 
j'étois  venue  demander  l'explication  !  Eh  bien  ,  Adario,  qu'a  donc  fait 
René?  Parle,  je  t'écoute.  » 

Adario  s'appuie  contre  un  chêne,  et  répète  à  Céluta  la  longue  série 
des  calomnies  inventées  par  Ondouré.  A  ce  discours,  qui  auroit  dû 
foudroyer  l'Indienne,  vous  l'eussiez  vue  prendre  un  air  serein,  une 
contenance  hardie  :  ((  Je  respire!  dit-elle;  cher  et  malheureux  époux! 
si  je  t'avois  jamais  soupçonné,  maintenant  tu  serois  pur  à  mes  yeux 
comme  la  rosée  du  ciel.  Que  le  monde  entier  te  déclare  coupable,  je 
te  proclame  innocent;  que  l'univers  te  déteste,  j'aurai  le  bonheur  de 
t'aimer  sans  rivale.  Moi,  t'abandonner,  lorsque  tu  es  calomnié,  per- 
sécuté !  » 

Les  grandes  âmes  s'entendent  :  Adario  admira  sa  nièce.  «  Tu  es  de 
mon  sang,  dit-il,  et  c'est  pour  cela  que  l'amour  de  la  patrie  triom- 
phera dans  ton  cœur  de  l'amour  d'un  homme.  Que  peux-tu  opposer  à 
ce  que  je  t'ai  raconté?  » 

«  Ce  que  j'y  oppose?  répliqua  vivement  Céluta  :  le  malheur  de  René. 
Mon  mari  coupable!  11  ne  l'est  point  :  tu  en  as  trop  dit,  Adario,  pour 
me  convaincre.  N'as-tu  pas  été  jusqu'à  me  parler  de  Mila?  C'est  à  moi 
d'avoir  affaire  avec  nion  cœur,  de  dévorer  mes  peines,  si  j'en  ai  :  mais 
chercher  à  me  faire  croire  à  des  trahisons  envers  les  Natchez,  par  le 
ressentiment  d'une  infidélité  qui  ne  regarderoit  que  moi!  Sachera,  je 
rougis  pour  ta  vertu  !  j'ignorois  que  ton  grand  cœur  fût  si  sensible  à 
un  chagrin  de  femme  !  » 

La  fureur  d'Adario  s'allume  ;  il  ne  voit  dans  ce  dévouement  de 
l'amour  conjugal  que  la  foiblesse  d'un  esprit  fasciné  par  la  passion. 
Blessé  des  paroles  de  Céluta,  il  s'écrie  :  «  Tremble,  misérable  servante 
d'un  blanc  ;  tremble  qu'un  indigne  amour  te  fasse  hésiter  sur  tes 
devoirs;  apprends  que  si  ton  sang  étoit  demandé  par  la  patrie,  cette 
main  qui  a  étouffé  mon  fils  te  sauroit  bien  retrouver.  »  Adario,  s'arra- 
chant  du  chêne  contre  lequel  il  est  appuyé ,  va  chercher  la  caverne 
des  ours  pour  y  fuir  la  vue  des  hommes,  aussi  insensible  au  m.-l  qu'il 
a  fait  que  le  poignard  qui  ne  sent  pas  les  palpitations  du  cœur  qu'il  a 
percé. 

Le  coup  a  pénétré  jusqu'aux  sources  de  la  vie  :  la  victime  s'est 


LES    NATCHEZ.  Z|25 

débattue  contre  le  trait  au  moment  où  ce  trait  l'a  frappée,  mais  à  la 
blessure  refroidie  s'attache  une  douleur  cuisante.  Céluta  ne  croit  point 
au  crime  de  René,  mais  il  suffit  qu'on  accuse  celui  qu'elle  aime  pour 
qu'elle  soit  navrée  de  douleur;  elle  ne  croit  pas  à  l'inconstance  de  son 
époux;  elle  ne  supposera  jamais  René  capable  d'avoir  donné  pour 
femme  sa  maîtresse  à  son  ami;  mais  que  font  la  raison,  l'élévation 
des  sentiments,  la  générosité  du  caractère,  contre  ces  vagues  soupçons 
qui  traversent  le  cœur?  On  s'en  défend,  on  les  repousse;  vaine  tenta- 
tive! ils  renaissent  comme  ces  songes  qui  se  reproduisent  dans  le 
cours  d'un  pénible  sommeil. 

Céluta  regagne  à  pas  tremblants  sa  cabane;  elle  y  trouve  ses 
aimables  hôtes,  u  Mon  frère,  dit-elle  en  entrant,  je  sais  tout  :  on  trame 
quelque  complot.  Sauvons  ton  ami  !  » 

«  C'est  parler,  cela,  dit  Mila  en  avançant  d'un  air  courageux  son 
joli  visage.  Ce  n'est  pas  comme  toi,  Outougaraiz,  qui  es  triste  comme 
un  chevreuil  blessé.  Sauvons  René  !  c'est  ce  que  je  disois  tantôt.  » 

Les  deux  sœurs  et  le  frère  s'assirent  ensemble  sur  la  même  natte, 
approchèrent  leurs  trois  têtes ,  et  se  mirent  à  examiner  comment  ils 
pourroient  sauver  René.  Les  conspirations  des  bons  ne  sont  pas 
comme  celles  des  méchants  :  on  nuit  facilement,  on  répare  avec 
peine.  Le  fond  du  secret  étoit  ignoré  de  la  femme,  de  l'ami  et  de 
l'amie  de  René  :  ils  ne  pouvoient  donc  apporter  de  remède  à  un  mal 
dont  la  nature  leur  étoit  inconnue.  Mila  ne  savoit  autre  chose  que  de 
tuer  Ondouré  :  elle  soutenoit  par  son  caractère  résolu  le  frère  et  la 
sœur,  dont  les  âmes,  disoit-elle,  étoient  aussi  pesantes  que  le  vol  d'un 
aigle  blanc.  «Les  sachems,  ajoutoit  Mila,  ont  plus  de  sagesse  que 
nous,  mais  ils  n'aiment  point.  Opposons  nos  cœurs  à  leurs  têtes,  et 
nous  saurons  bien  comment  agir  quand  le  moment  sera  venu.  » 

Prêt  à  consommer  ses  forfaits,  Ondouré  sentoit  ses  passions  s'exal- 
ter. Céluta,  de  retour  de  son  pèlerinage,  parut  toute  divine  aux  yeux 
du  scélérat.  Une  femme  en  pleurs,  une  femme  qui  vient  de  faire  dos 
choses  extraordinaires ,  a  des  attraits  irrésistibles  :  plus  l'âme  s'élève 
vers  le  ciel,  plus  le  corps  se  couvre  de  grâce,  et  le  criminel,  pour  son 
supplice  comme  pour  celui  de  sa  victime,  aime  particulièrement  la 
beauté  qui  tient  à  la  vertu.  «  Qi^ioi!  cette  femme,  disoit  Ondouré,  si 
dévouée  à  mon  rival,  ne  m'accorderoit  pas  môme  un  sourire!  Céluta , 
tu  seras  à  moi!  j'assouvirai  sur  toi  mes  désirs,  fusses-tu  dans  les  bras 
de  la  mort.  » 

Au  milieu  de  son  triomphe,  Ondouré  éprouvoit  pourtant  une  vive 
inquiétude  :  la  jalousie  de  la  femme-chef,  endormie  pendant  les  trou- 
bles aux  Natchez  et  pendant  l'absence  de  Céluta,  jetoit  maintenant  de 


/,26  LES   NATCIIEZ. 

nouvelles  flammes;  elle  menacnit  le  Inlenr  du  soleil  rriin  ('clnt  qui 
iVùl  perdu.  Une  scène  inattendue  fut  au  moment  de  produire  la 
calastroplic  qu'il  redoutoit. 

La  fête  de  la  pêche  avoit  été  proclamée  fête  sacrée,  h  laquelle  per- 
sonne ne  se  pouvoit  dispenser  d'assister,  Céluta  s'y  rendit  avec  Mila 
et  son  frère  :  le  grand-prêtre  ordonna  la  danse  générale  des  femmes. 
La  sœur  d'Outougamiz  fut  obligée  de  figurer  dans  ce  chœur  religieux  : 
émue  par  ses  souvenirs,  se  laissant  aller  à  une  imagination  attendrie, 
elle  commence  à  faire  parler  ses  pas,  car  la  danse  a  aussi  son  lan- 
gage; tantôt  elle  lève  les  bras  vers  le  ciel,  comme  le  rameau  d'un  sup- 
pliant :  tantôt  elle  incline  sa  tête  comme  une  rose  affaissée  sur  sa  tige. 
L'air  de  langueur-et  de  tristesse  de  Céluta  ajoutoit  un  charme  à  ses 
grâces. 

Ondouré  dévoroit  des  yeux  la  touchante  sauvage;  Akansie,  qui  ne 
le  perdoit  pas  de  vue,  se  sentoit  prête  à  rugir  comme  une  lionne.  Daas 
l'illusion  de  sa  passion,  elle  crut  pouvoir  lutter  avec  sa  rivale,  et  des- 
cendit dans  l'arène.  Les  mouvements  de  la  femme  jalouse  étoient 
durs;  ses  mains  s'agitoient  par  convulsions;  ses  pas  se  marquoient 
par  intervalles  courts  et  précipités;  le  crime  avoit  l'air  de  peser  sur  le 
ressort  qui  la  faisoit  tressaillir.  Honteux  pour  elle,  le  tuteur  du  soleil 
détourna  la  vue  :  la  femme-chef  s'en  aperçut,  et  n'ayant  le  courage  ni 
de  cesser  ni  de  continuer  la  danse,  elle  se  mit  à  tourner  sur  elle- 
même  avec  des  espèces  de  hurlements. 

Alors  Mila,  qui  voulut  tenir  compagnie  à  sa  sœur  et  se  rire  d' Akan- 
sie, vint  voltiger  sur  le  gazon.  Ses  pieds  et  ses  bras  se  déploient  par 
des  mouvements  brillants  et  onduleux;  elle  se  balance  comme  un 
jeune  peuplier  caressé  des  brises  :  le  sourire  de  l'amour  est  sur  ses 
lèvres,  l'ivresse  du  plaisir  dans  ses  yeux;  c'est  un  faon  qui  bondit, 
un  oiseau  qui  vole;  elle  se  joue,  flotte,  nage  dans  l'air  comme  un 
papillon. 

Le  contraste  qu'ofTroient  les  trois  femmes  étonnoit  les  Natchez  et 
les  François  présents  à  la  fête  :  c'étoient  la  douleur,  la  jalousie  et  le 
plaisir  qui  mêloient  leurs  pas.  Un  hymne  ordinairement  chanté  à  cette 
cérémonie  étoit  répété  en  dialogue  par  les  danseuses;  Céluta  disoit  : 

((  Retire-toi,  vagabonde  du  désert:  le  bruit  de  tes  pleurs  est  pour 
moi  plus  détestable  que  celui  de  l'ondée  qui  perd  la  moisson  :  je  hais 
les  infortunés.  Ma  cabane  se  plaît  dans  la  solitude  :  jamais  un  tom- 
beau ne  m'a  détournée  de  mon  chemin  ;  je  le  foule  aux  pieds,  et  je 
passe  sur  son  gazon.  » 

La  femme-chef  répondoit  : 

«  Je  suis  étrangère,  je  suis  le  serpent  noir  qui  ne  fait  point  de  mal. 


LES  NATCHEZ.  h27 

Mon  époux  est  loin,  mon  enfant  va  mourir  :  matrone  de  la  cabane 
solitaire,  sois  bonne,  donne  à  manger  à  ma  faim  ;  les  génies  t'en 
récompenseront:  celui  que  tu  aimes  ne  sera  jamais  loin,  ni  ton  enfant 
prêt  à  mourir.  » 

Mila   répliquoit  : 

«  Viens  dans  ma  cabane,  viens,  pauvre  étrangère  :  malheur  à  qui 
repousse  l'infortuné!  Viens,  n'implore  plus  cette  matrone.  C'est  une 
femme  de  sang  :  ses  mains  sont  homicides,  les  lèvres  de  son  enfant 
ne  caressoient  point  son  sein;  elles  la  faisoient  souffrir.  Lorsque  son 
enfant  lui  disoit  :  «  Ma  mère!  »  elle  n'avoit  jamais  besoin  de  sourire. 
Viens  dans  ma  cabane,  pauvre  étrangère:  malheur  à  qui  poursuit 
l'innocent!  » 

Il  étoit  temps  que  cette  danse  cessât  :  Céluta  et  Akansie  étoient 
prêtes  à  s'évanouir.  Le  hasard,  en  mettant  dans  leur  bouche  le  chant 
opposé  à  leur  position  et  à  leur  caractère,  les  accabloit.  Q^ielle  leçon 
pour  la  femme-chef!  le  persécuteur  avoit  pris  un  moment  la  place 
du  persécuté,  afin  que  le  premier  eût  une  idée  de  sa  propre  injustice. 
Lorsqu'à  la  fin  du  chant  les  trois  femmes  vinrent  à  mêler  leurs  voix, 
il  sortit  de  ces  voix  confondues  des  sons  qui  arrachèrent  un  cri  d'éton- 
nement  à  la  foule.  La  mère  du  soleil  quitta  brusquement  les  jeux, 
faisant  signe  à  Ondouré  de  la  suivre  :  il  ne  lui  osa  désobéir. 

Le  couple  impur  arrive  à  la  cabane  du  soleil.  Akansie  éclate  en 
reproches  :  «  Voilà  donc,  s'écrie-t-elle,  celui  à  qui  j'ai  tout  sacrifié! 
Honneur,  repos,  vertu,  tout  a  péri  dans  la  fatale  passion  qui  me 
dévore  !  Pour  toi  j'ai  livré  mon  âme  aux  mauvais  génies  ;  pour  toi  j'ai 
consenti  à  laisser  tuer  le  grand-chef.  J'ai  approuvé  tous  tes  complots; 
esclave  de  ton  ambition  comme  de  ton  amour,  je  me  suis  étudiée  à 
satisfaire  les  moindres  caprices  de  tes  crimes.  Heureuse  autant  qu'on 
peut  l'être  sous  le  poids  d'une  conscience  bourrelée,  je  me  disois  :  Il 
m'aime!  Esprit  des  ombres,  enseignez-moi  ce  qu'il  faut  faire  pour 
conserver  son  cœur!  De  quel  nouveau  forfait  dois-je  souiller  mes 
mains  pour  donner  plus  de  char.nes  à  mes  caresses?  Parle,  je  suis 
prête  :  renversons  les  lois,  usurpons  le  pouvoir,  immolons  la  patrie, 
et,  s'il  le  faut,  l'enfant  royal  que  j'ai  porté  dans  mes  (lancs!  » 

Ces  paroles,  sortant  à  flots  pressés  d'un  sein  qui  les  avoit  longtemps 
retenues,  suffoquent  la  misérable  Akansie  :  elle  tombe  dans  les  convul- 
sions du  désespoir  aux  pieds  d'Ondourc.  Effrayé  des  révélations  qu'elle 
pouvoit  faire,  le  monstre  eut  un  moment  la  pensée  d'étouffer  sa  com- 
plice au  milieu  de  cette  crise  de  remords,  avant  que  le  repentir  la 
rendît  à  l'innocence;  mais  il  avoit  encore  besoin  du  pouvoir  de  la 
femme -chef  :  il  la  rappelle  donc  à  la  vie,  il  essaye  de  la  calmer  par 


fl28  LKS    NATClIi:Z. 

dos  paroles  (raniour.  «  Tu  no  me  tromporas  plus,  dit-elle,  jo  n'ai  ddjà 
été  que  trop  crédido;  j'ai  vu  les  regards  idolàlrcr  ma  rivale,  je  les  ai 
vus  se  détourner  de  moi  avec  dégoût.  Je  repousse  les  caresses;  lu  le 
les  reprocherois,  ou  peut-être  en  me  les  prodiguant  les  olïrirois-tu, 
dans  le  secret  de  ton  cœur,  à  cette  Céluta  qui  te  méprise.  » 

Akansie  s'arrête  comme  épouvantée  de  ce  qu'elle  va  dire  :  ses  ye\ri 
sont  tachés  de  sang,  son  sein  vSe  gonlle  et  rompt  les  liens  de  fleurs 
dont  il  étoit  entouré.  Elle  s'approche  du  chef  inquiet,  appuie  ses  main 
aux  épaules  du  guerrier,  et  parlant  d'une  voix  étouffée,  presque  sur 
les  lèvres  du  traître  :  «  Écoute,  lui  dit-elle,  plus  d'amour;  il  ne  me 
faut  à  présent  que  des  vengeances  !  j'ai  favorisé  tes  projets,  sers  les 
miens  !  Que.  Céluta  soit  enveloppée  avec  son  mari  dans  le  massacre 
que  tu  médites.  Je  veux  tenir  dans  ma  main  cette  tête  charmante,  la 
présenter  par  ses  cheveux  sanglants  à  tes  baisers.  Si  tu  hésites  h  m'of- 
frir  ce  présent,  dès  demain  j'assemble  la  nation,  je  rends  l'éclat  à  la 
vertu  que  tu  as  ternie,  je  dévoile  tes  crimes  et  les  miens,  et  nous  rece- 
vrons ensemble  le  châtiment  dû  à  notre  perversité.  » 

Akansie,  les  yeux  attachés  sur  ceux  d'Ondouré,  cherche  à  surprendre 
sa  pensée  :  «  N'est-ce  que  cela  que  tu  demandes  pour  l'assurer  de  mon 
amour?  répondit  l'homme  infernal  d'un  ton  glacé,  tu  seras  satisfaite: 
lu  m'as  livré  René,  je  te  livrerai  Céluta.  » 

«  Mais  avant  qu'elle  soit  à  toi!  »  s'écrie  Akansie. 

Ce  mot  fit  hocher  la  tête  à  Ondouré  :  le  scélérat  vit  qu'il  étoit  deviné. 
11  recula  quelques  pas.  a  II  faut  donc  tout  te  promettre  !  »  s'écria-t-il 
à  son  tour. 

Il  sort,  méditant  un  crime  qui  le  délivreroit  de  la  crainte  de  voir 
publier  ceux  qu'il  avoit  déjà  commis.  Les  affreux  amants  se  quittèrent, 
pénétrés  de  l'horreur  qu'ils  s'inspiroient  mutuellement  :  au  seul  sou- 
venir de  ce  qu'ils  avoient  découvert  dans  l'âme  l'un  de  l'autre,  leurs 
cheveux  se  hérissoient. 

Céluta,  dont  la  tête  venoit  d'être  demandée  et  promise,  étoit  rentrée 
dans  sa  cabane,  plus  languissante  que  jamais  :  elle  avoit  trouvé  Amé- 
lie accablée  d'une  fièvre  violente.  Mila  prenoit  l'enfant  dans  ses  bras, 
et  lui  disoit  :  «  Fille  de  René,  en  cas  que  tu  viennes  à  mourir,  j'irai 
le  matin  respirer  ton  âme  dans  les  parfums  de  l'aurore.  Je  te  rendrai 
ensuite  à  Céluta  :  car  que  scroit-ce  si  une  autre  femme  alloit  te  ravir 
à  nous,  si  tu  descendois,  par  exemple,  dans  le  sein  d'Akansie?  » 

Outougamiz,  qui  écoutoit  ce  monologue,  s'écria  :  h  Mila,  tu  es  toute 
notre  joie  et  toute  notre  tristesse.  Est-ce  que  lu  vas  bientôt  cueillir  une 
âme?  Tu  me  donnerois  envie  de  mourir  pour  renaître  dans  ton  sein.  » 

L'idée  de  la  mort,  tout  adoucie  qu'elle  étoit  par  cette  gracieuse 


LES   NATCHEZ.  ^29 

croyance,  ne  pouvoit  cependant  entrer  dans  le  cœur  d'une  mère  sans 
l'épouvanter.  Cette  mère  demandoii  inutilement  des  nouvelles  de  son 
époux.  On  n'avoit  point  entendu  parler  de  René  depuis  son  départ. 
Chactas  étoit  absent;  le  capitaine  d'Artaguette  et  le  grenadier  Jacques, 
après  avoir  passé  un  moment  au  fort  Rosalie,  avoient  été  envoyés  à  un 
poste  avancé  sur  la  frontière  des  tribus  sauvages;  tous  les  appuis 
manquoient  à  la  fois  à  Céluta ,  et  elle  alloit  encore  être  privée  de  la 
protection  d'Ouiougamiz. 

Un  soir,  assise  avec  sa  sœur  à  quelque  distance  de  sa  cabane,  elle 
entendit  du  bruit  dans  l'ombre  :  Mila  prétendit  qu'elle  voyoit  un  fan- 
tôme. «  Ce  n'est  point  un  fantôme,  dit  Imley,  c'est  moi  qui  viens  visiter 
Céluta.  ))  —  «  Guerrier  noir,  s'écria  Céluta,  qui  te  ramène  ici?  Glazirne 
est-elle  avec  toi,  cette  colombe  étrangère  qui  a  réchauffé  ma  petite 
colombe  sous  ses  ailes?  » 

«  Glazirne  est  toujours  esclave,  répondit  Imley,  mais  j'ai  rompu 
mes  chaînes  et  celles  d'Izéphar.  Ondouré,  le  fameux  chef,  me  nourrit 
dans  la  forêt,  en  attendant  l'assemblée  au  grand  lac.  » 

«  De  quelle  assemblée  parles-tu?  »  demande  Céluta,  étonnée. 

«  Tais-toi,  reprit  Imley,  c'est  un  secret  que  je  ne  sais  pas  entière- 
ment, mais  Outougamiz  sera  du  voyage.  Céluta,  nous  serons  tous 
libres!  Izéphar  est  avec  moi  ;  depuis  qu'elle  est  fugitive,  jamais  elle  n'a 
été  si  belle.  Si  tu  la  voyois  dans  les  grandes  herbes,  où  je  la  cache  le 
jour,  tu  la  prendrois  pour  une  jeune  lionne.  Quand  la  nuit  vient,  nous 
nous  promenons,  en  parlant  de  notre  pays,  où  nous  allons  bientôt 
retourner.  J'entends  déjà  le  chant  du  coq  de  ma  case;  je  vois  déjà  à 
travers  les  arbres  la  fumée  des  pipes  des  Zangarsl  »  Imley,  dansant  et 
chantant,  se  replongea  dans  le  bois,  laissant  Mila  riante  et  charmée  du 
caribou  noir. 

L'indiscrète  légèreté  de  l'Africain  jeta  Céluta  dans  de  nouvelles 
inquiétudes  :  quel  étoit  le  voyage  que  devoit  bientôt  entreprendre 
Outougamiz  et  dont  l'Indien  n'avoit  jamais  parlé? 

Outougamiz  n'avoit  pu  parler  de  ce  voyage,  car  il  ignoroit  encore 
ce  qu'il  étoit  au  moment  d'apprendre.  Imley,  chef  des  noirs  qu'Ondouré 
avoit  débauchés  à  leurs  maîtres  pour  les  armer  un  jour  contre  les 
blancs,  ne  savoit  pas  lui-même  le  fond  du  complot  :  il  connoissoit  seu- 
lement quelques  détails  qu'on  s'étoit  cru  obligé  de  lui  apprendre,  afin 
de  soutenir  son  courage  et  celui  de  ses  compagnons. 

L'apparition  d'Imley  ne  fut  précédée  de  celle  d'Adario  que  de  quel- 
ques heures.  Le  sachem  vint  à  la  cabane  de  Céhita  chercher  son 
neveu;  il  l'emmène  dans  un  champ  stérile  et  dépouillé,  où  toute  sur- 
prise étoit  impossible;  il  parle  ainsi  au  jeune  homme  : 


WO  LKS    NATCllKZ. 

((  L'assemblée  générale  des  Indiens  pour  la  délivrance  des  cliairs 
rouges  a  été  convoquée  au  nom  du  Grand-Ksprit  par  les  Natchcz.  Quatre 
messagers  ont  été  envoyés  avec  le  calumet  d'alliance  aux  quatre  points 
de  riiorizon  :  les  guerres  particulières  sont  pour  un  moment  suspen-i 
dues.  Le  calumet  a  été  remis  à  la  première  nation  que  les  messagers 
ont  rencontrée;  cette  nation  l'a  porté  à  une  autre,  et  ainsi  de  suite 
jusqu'à  la  limite  où  la  terre  a  été  bornée  par  le  ciel  et  l'eau  :  nulle 
tribu  n'a  désobéi  à  l'ordre  de  Kitchimanitou  '.  Des  députés  do  tous  les 
peuples  sont  en  marcbe  pour  le  rendez-vous  fixé  au  rocher  du  grand 
lac.  Le  conseil  des  sachcms  t'a  nommé  avec  le  jongleur  et  le  tuteur  du 
«oleil  pour  assister  à  l'assemblée  générale. 

«  Outougamiz,  il  faut  partir  :  la  patrie  te  réclame;  montre-toi  digne 
du  choix  des  vieillards.  Cependant,  si  tu  te  sentois  foible,  dis-le-inoi  : 
nous  chercherons  un  autre  guerrier  jaloux  de  faire  vivre  son  nom 
dans  la  bouche  des  hommes.  Toi,  tu  prendras  la  tunique  de  la  vieille 
matrone;  le  jour  tu  iras  dans  les  bois  abattre  de  petits  oiseaux  avec 
des  flèches  d'enfant;  la  nuit,  tu  reviendras  secrètement  dans  les  bras 
de  ta  femme,  qui  te  protégera  ;  elle  te  donnera  pour  postérité  des  filles 
que  personne  ne  voudra  épouser.  » 

Outougamiz  regarda  le  sachem  avec  des  larmes  d'indignation. 
«  Qu'ai-je  fait?  lui  dit-il.  Ai-je  mérité  que  mon  oncle  me  parle  ainsi? 
Depuis  quand  ai-je  refusé  de  donner  mon  sang  à  mon  pays?  Si 
j'ai  jamais  eu  quelaue  amour  de  la  vie,  ce  n'est  pas  en  ce  mo- 
ment. » 

«  Nourris  cette  noble  ardeur,  s'écrie  Adario.  Oui  !  je  le  vois  :  tu  es 
prêt  à  sacrifier...  » 

«  Oui?  »  dit  Outougamiz  en  l'interrompant. 

«  Toi-même,  »  repartit  le  sachem,  qui  sentit  l'imprudence  de  la 
parole  à  demi  échappée  à  ses  lèvres;  «  va,  mon  neveu,  va  t'occuper 
de  ton  départ;  tu  apprendras  le  reste  sur  le  rocher  du  grand  lac.  » 
Adario  quitta  Outougamiz,  et  celui-ci  rentra  dans  la  cabane  de  René 
plein  d'une  nouvelle  tristesse,  dont  il  ne  pouvoit  trouver  la  cause.  On 
sait  par  quelle  profondeur  de  haine  et  de  crime  Ondouré  avoit  voulu 
qu'Outougamiz  se  trouvât  à  l'assemblée  générale,  afin  de  le  lier  par  un 
serment  qu'il  ne  pourroit  rompre. 

Mila  et  Céluta  observoient  Outougamiz;  elles  le  virent  préparer  ses 
armes  dans  un  endroit  obscur  de  la  cabane;  il  tira  de  son  sein  la 
chaûie  d'or,  et  lui  dit:  «  Manitou,  te  porterai-je  avec  moi?  oui  ;  les 
guerriers  disent  que  tu  me  feras  mourir,  je  te  veux  donc  garder.  »  Les 

1.  Le  Grand-Esprit. 


LES   NA'IGHEZ.  Zi31 

deux  sœurs  étoient  hors   d'elles-mêmes  en   entendant  Outougamiz 
parler  ainsi. 

«  Mon  frère,  dit  Cc'luta ,  tu  vas  donc  faire  un  voyage?  » 

«  Oui,  ma  sœur,  »  répondit  le  jeune  guerrier, 

«Seras-tu  longtemps?  dit  Mila.  Je  sais  que  tu  vas  au  rocher  du 
grand  lac.  » 

('  Cela  est  vrai,  repartit  Ontougamiz  :  mais  comment  le  sais-tu?  II 
s'agit  de  la  patrie,  il  faut  partir.  » 

Mila  ne  trouvoit  plus  de  paroles  :  assise  sur  sa  natte,  elle  pleuroit; 
un  Allouez  de  la  garde  du  soleil  se  présente.  «  Guerrier,  dit-il  à  Ontou- 
gamiz, les  sachems  assemblés  t'attendent.  » 

«  Je  te  suis,  »  répond  Outougamiz.  Mila  et  Céluta  volent  à  leur 
mari  et  à  leur  frère,  a  Quand  te  reverrons-nous ?  »  dirent-elles  en  l'en- 
tourant de  leurs  bras. 

«Les  lierres,  répondît  Outougamiz,  ne  pressent  que  les  vieux 
chênes  :  je  suis  trop  jeune  encore  pour  que  vous  vous  attachiez  à  moi; 
je  ne  vous  pourrois  soutenir.  » 

((  Si  je  portois  ton  fils  dans  mon  sein,  dit  Mila,  me  quitterois-tu? 
Comment  ferons-nous  sans  René  et  sans  Outougamiz?  » 

—  «  Tu  es  sage  comme  une  vieille  matrone,  Mila,  »  repartit  le 
sauvage. 

«  Ne  te  fie  pas  à  mes  cheveux  blancs,  dit  Mila  avec  un  sourire  :  c'est 
de  la  neige  d'été  sur  la  montagne;  elle  fond  au  premier  rayon  du 
soleil,  n 

L'Allouez  pressant  Outougamiz  de  partir,  Céluta  s'écria  :  «  Grand- 
Esprit  !  fais  qu'il  nous  rapporte  le  bonheur!  »  prière  qui  n'arriva  pas 
jusqu'au  ciel.  Les  deux  femmes  restèrent  sur  le  seuil  de  la  cabane  à 
écouter  les  pas  d'Outougamiz,  qui  retentissoient  dans  la  nuit.  Quand 
elles  n'entendirent  plus  rien,  elles  rentrèrent  et  pleurèrent  jusqu'au 
lever  du  jour. 

Arrivé  à  la  grotte  des  sachems,  Outougamiz  apprit  que  le  jongleur 
et  Ondouré,  avec  leur  suite  et  les  présents,  étoient  déjà  partis,  et  qu'il 
les  devoit  rejoindre.  Les  vieillards  exhortèrent  le  frère  de  Céluta  à 
soutenir  l'honneur  et  la  liberté  de  sa  patrie.  Le  même  garde  qui  l'avoit 
amené  au  conseil  le  conduisit  dans  la  forêt  oij  se  croisoient  divers 
chemins.  Outougamiz  marcha  vers  le  nord  ;  il  trouva  le  jongleur  et 
Ondouré  au  lieu  désigné  :  ce  lieu  étoit  la  fontaine  même  où  Céluta 
avoit  rencontré  son  mari  et  son  frère,  lors  de  leur  retour  du  pays  des 
Illinois. 

Sur  la  côte  septentrionale  du  lac  Supérieur  s'élève  une  roche  d'une 
hauteur  prodigieuse;  sa  cime  porte  une  forêt  de  pins  ;  de  cette  forêt 


f,32  LES   NATCllKZ. 

sort  un  torront,  qui  se  précipitant  dans  le  lac  ressemble  à  une  zone 
blanche  suspendue  dans  l'azur  du  ciel.  Le  lac  s'étend  comme  une  mer 
sans  bornes;  l'île  des  Ames  apparaît  à  peine  à  l'horizon.  Sur  les  côtes 
du  lac  la  nature  se  montre  dans  toute  sa  magnilicence  sauvage.  Les 
Indiens  racontent  que  ce  fut  du  sommet  de  la  Roche-Isolèe  que  le 
Grand-Esprit  examina  la  terre  après  l'avoir  faite,  et  qu'en  mémoire  de 
cette  merveille  il  voulut  qu'une  partie  de  cette  terre  restât  visible  du 
lieu  d'où  il  avoit  contemplé  la  création  au  sortir  de  ses  mains. 

C'étoit  à  ce  rocher,  témoin  des  œuvres  du  Grand-Esprit,  que  toutes 
les  nations  indiennes  se  dévoient  réunir.  Une  flotte  aussi  noml)reuse 
que  singulière  commençoit  à  s'assembler  au  pied  du  rocher;  le  canot 
pesant  de  l'Iroquois  voguoit  auprès  du  canot  léger  du  Huron  ;  la 
pirogue  de  l'Illinois,  d'un  seul  tronc  de  chêne,  flottoit  avec  le  radeau 
du  Pannis;  la  barque  ronde  du  Poutoùais  étoit  soulevée  par  la  vague 
qui  ballottoit  l'outre  de  l'Esquimau.  >  , 

Les  députés  des  Natchez  gravirent  la  roche  sauvage;  de  jeunes 
Indiens  de  toutes  les  tribus  les  accompagnèrent.  Sur  les  deux  rives  du 
torrent,  dans  l'épaisseur  du  bois,  ils  construisirent  en  abattant  des 
pins  une  salle  dont  les  troncs  des  arbres  renversés  formoient  les 
sièges.  Au  milieu  de  cet  amphithéâtre  ils  allumèrent  un  immense 
bûcher. 

Toutes  les  nations  étant  arrivées,  elles  montèrent  au  rocher  du 
Grand-Esprit  et  vinrent  occuper  tour  à  tour  l'enceinte  préparée. 

Les  Iroquois  parurent  les  premiers  :  nulle  autre  nation  n'auroit  osé 
passer  avant  eux.  Ces  guerriers  avoient  la  tête  rasée ,  à  l'exception 
d'une  touffe  de  cheveux  qui  composoit  avec  des  plumes  de  corbeau 
une  espèce  do  diadème;  leur  front  étoit  peint  en  rouge  ;  leurs  sourcils 
étoient  épilés  :  leurs  longues  oreilles  découpées  se  rattachoient  sur 
leur  poitrine.  Chargés  d'armes  européennes  et  sauvages ,  ils  portoient 
une  carabine  en  bandoulière,  un  poignard  à  la  ceinture,  un  casse-tête 
à  la  main.  Leur  démarche  étoit  fière,  leur  regard  intrépide  :  c'étoient 
les  républicains  de  l'état  de  nature.  Seuls  de  tous  les  sauvages,  ils 
avoient  résisté  aux  Européens  et  dompté  les  Indiens  de  l'Amérique 
septentrionale.  Le  Canada  étoit  leur  pays.  Ils  entrèrent  dans  la  salle 
du  conseil  en  exécutant  le  pas  d'une  danse  guerrière;  ils  prirent  à  la 
droite  du  torrent  la  place  la  plus  honorable. 

Après  eux  parurent  les  Algonquins,  reste  d'une  nation  autrefois  si 
puissante  et  qu'après  trois  siècles  de  guerre  les  Iroquois  avoient 
presque  entièrement  exterminée.  Leur  langue,  devenue  la  langue 
polie  du  désert,  comme  celle  des  Gi'ecs  et  des  Romains  dans  l'ancien 
monde,  attcstoit  leur  grandeur  passée.  Ils  n'avoient  que  deux  jeunes 


LES   NATCHEZ.  Z|33 

hommes  pour  députés  ;  ceux-ci,  d'une  taille  élevée,  d'une  contenance 
guerrière,  ne  portant  ni  ornements  ni  peintures,  entrèrent  simplement 
et  sans  danser  dans  l'enceinte.  Ils  passèrent  devant  les  Iroquois,  la 
tête  haute,  et  se  placèrent  en  silence  sur  la  gauche  du  torrent,  en  face 
de  leurs  ennemis. 

Les  Huronfe  venoient  les  troisièmes  :  vifs ,  légers,  braves,  d'une 
figure  sensible  et  animée ,  c'étoient  les  François  du  Nouveau-Monde. 
De  tout  temps  alliés  d'Ononthio*  et  ennemis  des  Iroquois,  ils  occu- 
poient  quelques  bourgades  autour  de  Québec.  Ils  se  précipitèrent 
dans  la  salle  du  conseil ,  jetèrent  en  passant  un  regard  moqueur  aux 
Iroquois,  et  s'assirent  auprès  de  leurs  amis  les  Algonquins. 

Un  prêtre,  suivi  d'un  vieillard,  et  ce  vieillard,  suivi  lui-même  d'un 
guerrier  sur  l'âge,  arrivèrent  après  les  Hurons.  Le  prêtre  n'avoit  pour 
tout  vêtement  qu'une  étoffe  rouge  roulée  en  écharpe  autour  de  lui  :  il 
tenoit  à  la  main  deux  tisons  enflammés,  et  murmuroit  à  voix  basse  des 
paroles  magiques.  Le  vieillard  qui  le  suivoit  étoit  un  Sagamo  ou  un 
roi;  ses  cheveux  longs  flottoient  sur  ses  épaules;  son  corps  nu  étoit 
chargé  d'hiéroglyphes.  Le  guerrier  qui  marchoit  après  le  vieillard 
portoit  sur  la  tête  un  berceau,  par  honneur  pour  les  enfants  qu'on 
adoroit  dans  son  pays.  Ces  trois  sauvages  représentoient  les  nations 
abénaquises,  habitantes  de  l'Acadie  et  des  côtes  du  Canada.  Ils  prirent 
la  gauche  des  Iroquois. 

Un  homme  dont  le  visage  annonçoit  la  majesté  tombée  se  présenta 
le  cinquième  sur  le  rocher.  Un  manteau  de  plumes  de  perruche  et  de 
geai  bleu,  suspendu  à  son  cou  par  un  cordon,  flottoit  derrière  lui 
comme  des  ailes.  C'étoit  un  empereur  de  ces  anciens  peuples  qui  habi- 
toient  jadis  la  Virginie,  et  qui  depuis  se  sont  retirés  dans  les  mon- 
tagnes aux  confins  des  Carolines. 

Un  autre  débris  des  grandeurs  sauvages  venoit  après  l'empereur 
virginien  :  il  étoit  chef  des  Paraoustis,  races  indigènes  des  Carolines, 
presque  totalement  extirpées  par  les  Européens.  Le  prince  étoit  jeune, 
d'une  mine  fière,  mais  aimable;  tout  son  corps,  frotté  d'huile,  avoit 
une  couleur  cuivrée;  un  androgyne,  être  douteux  très-commun  chez 
les  Paraousiis,  portoit  les  armes  de  ce  chef.  Un  louas,  prêtre,  ou  un 
jongleur,  le  précédoit  en  jouant  d'un  instrument  bizarre. 

Parurent  alors  les  députés  des  nations  confédérées  de  la  Floride,  les 
fameux  Criques,  Muscogulges,  Siminoles  et  Chéroquois.  Un  nez  aqui-. 
lin,  un  front  élevé,  des  yeux  longs,  disiinguoient  ces  Indiens  des 
autres  sauvages  :  leur  tête  étoit  ceinte  d'un  bandeau,  ombragée  d'un 

1.  Le  gouverneur  du  Canada. 

m.  i?y 


h-: h  LES    NATGIIKZ. 

panache;  en  guise  de  tunique,  ils  portoiont  une  chemise  européenne 
bouiïante,  rattachée  par  une  ceinture;  le  Mico  ou  le  roi  marchoit  à 
leur  tète;  des  esclaves  yamasées  et  des  femmes  gracieuses  les  sui- 
voient.  Tout  ce  cortège  entra  avec  de  grandes  cérémonies  :  les  nations 
déjà  assises,  excepté  les  Iroquois,  se  levèrent  et  chantèrent  sur  son 
passage.  Les  Criques  s'assirent  au  fond  de  la  salle  sur  les  troues  des 
pins  qui  faisoient  face  au  lac,  et  qui  n'étoient  point  encore  occupés. 

Les  Chicassaws  et  les  Illinois,  voisins  des  Nalchez,  leur  ressembloient 
par  l'habillement  et  par  les  armes.  Après  eux  défilèrent  les  députés 
des  peuples  transmeschacebéens  :  les  Clamoëts,  qui  souiïloient  en  pas- 
sant dans  l'oreille  des  autres  sauvages  pour  les  saluer;  les  Cénis,  qui 
portoicnt  au  bras  gauche  un  petit  plastron  de  cuir  pour  parer  les 
flèches  ;  les  Macoulas,  qui  habitent  des  espèces  de  ruches,  comme  des 
abeilles;  les  Cachenouks,  qui  ont  appris  à  faire  la  guerre  à  cheval,  qui 
lancent  une  fronde  avec  le  pied,  et  cassent,  en  galopant,  la  tète  à  leurs 
ennemis;  les  Ouras,  au  crâne  aplati,  qui  marchent  en  imitant  la  danse 
de  l'ours,  et  dont  les  joues  sont  traversées  par  des  os  de  poissons. 

Des  sauvages  petits,  d'un  air  doux  et  timide,  vêtus  d'un  habit  qui 
leur  dcscendoit  jusqu'à  la  moitié  des  cuisses,  s'avancèrent  :  ils  avoient 
sur  la  tête  des  touffes  de  plumes,  à  la  main  des  quipos,  aux  bras  et  au 
cou  des  colliers  de  cet  or  qui  leur  fut  si  funeste.  Un  cacique  portoit 
devant  lui  le  premier  calumet  envoyé  de  l'île  de  Saint-Salvador  pour 
annoncer  aux  nations  américaines  l'arrivée  de  Colomb.  On  reconnut 
les  tristes  débris  des  Mexicains.  Il  se  fit  un  profond  silence  dans  l'as- 
semblée à  mesure  que  ces  Indiens  passoicnt. 

Les  Sioux,  peuple  pasteur,  anciens  hôtes  de  Chactas,  auroient  fermé 
la  marche  si  derrière  eux  on  n'eût  aperçu  les  Esquimaux.  Une  triple 
paire  de  chaussons  et  de  bottes  fourrées  abritoient  les  cuisses,  les 
jambes  et  les  pieds  de  ces  sauvages;  deux  casaques,  l'une  de  peau  de 
cygne,  l'autre  de  peau  de  veau  marin,  enveloppoient  leur  corps;  un 
capuchon,  ramené  sur  leur  tête,  laissoit  à  peine  voir  leurs  petits  yeux 
couverts  de  lunettes;  un  toupet  de  cheveux  noirs,  qui  leur  pcndoit  sur 
le  front,  venoit  rejoindre  leur  barbe  rousse.  Ils  menoient  en  laisse  des 
chiens  semblables  à  des  loups  ;  de  la  main  droite  ils  tenoient  un  har- 
pon, de  la  main  gauche  une  outre  remplie  d'huile  de  baleine. 

Ces  pauvres  barbares,  en  horreur  aux  autres  sauvages,  furent  repous- 
sés de  tous  les  rangs  où  ils  se  vouluret  asseoir  :  le  cacique  mexicain 
les  appela,  et  leur  fit  une  place  auprès  de  lui  ;  Outougamiz  le  remercia 
de  son  hospitalité.  L'assemblée  ainsi  complète,  un  grand  festin  fut 
servi.  Les  guerriers  des  diverses  nations  s'étonnoient  de  ne  point  voir 
Chactas  ;  tous  croyoient  avoir  été  convoqués  par  son  ordre,  et  les  vieil- 


LES  NATCHEZ.  /l35 

lards  avoient  amené  leurs  fils  pour  être  témoins  de  sa  sagesse.  Ondouré 
balbutia  quelques  excuses,  où  mieux  instruit  on  eût  découvert  ses 
crimes. 

G'étoit  au  coucher  du  soleil  que  devoit  commencer  la  délibération  ; 
Outougamiz  ne  sa  voit  ce  qu'il  alloit  apprendre,  mais  il  pressentoit 
quelque  chose  de  sinistre.  L'ouverture  de  la  salle  étoit  tournée  vers  le 
couchant,  de  sorte  que  les  députés  assis  dans  le  bois  sur  le  tronc  des 
pins  découvroient  la  vaste  perspective  du  lac  et  le  soleil  incliné  sur 
l'horizon;  le  bûcher  brùloit  au  milieu  du  conseil.  La  roche  élevée  por- 
toit  dans  les  airs,  comme  sur  un  piédestal,  et  ce  bois  né  avec  la  terre, 
et  cette  assemblée  de  sauvages,  prête  à  délibérer  sur  la  liberté  de  tout 
un  monde. 

Aussitôt  que  le  disque  du  soleil  toucha  les  flots  du  lac,  par  delà 
l'île  des  Ames,  le  jongleur  des  Natchez,  les  bras  tendus  vers  l'astre  du 
jour,  s'écria  :  «  Peuples,  levez-vous!  »  Quatre  interprètes  des  quatre 
langues-mères  de  l'Amérique  répétèrent  le  commandement  du  jongleur, 
et  les  députés  se  levèrent. 

Le  silence  règne  :  on  n'entend  que  le  bruit  du  torrent  qui  coule  au 
milieu  du  conseil,  et  qui  cesse  de  gronder  en  se  précipitant  dans  le  lac 
où  il  n'arrive  qu'en  vapeur. 

Tous  les  yeux  sont  fixés  sur  le  jongleur  :  il  déploie  lentement  un 
rouleau  de  peaux  de  castor;  la  dernière  enveloppe  s'entr'ouvre  :  on 
aperçoit  des  ossements  humains! 

((  Les  voilà,  s'écrie  le  prêtre,  ces  témoins  redoutables!  Ossements 
sacrés,  vous  reposerez  encore  dans  une  terre  libre!  Oui!  pour  vous 
nous  allons  entreprendre  des  choses  qui  ne  se  sont  point  encore  vues; 
sur  vous  nous  allons  prêter  le  serment  d'un  secret  plus  profond  que 
les  abîmes  de  la  tombe  dont  nous  vous  avons  retirés.  » 

Le  jongleur  s'arrête,  puis  s'écrie  de  nouveau  :  «  Peuples,  jurez  !  »  Il 
prononce  ainsi  la  formule  du  plus  terrible  des  serments  : 

«  Par  le  Grand-Esprit,  par  Athaensic,  par  les  cendres  de  nos  pères, 
parla  patrie,  par  la  liberté,  je  jure  d'adhérer  fidèlement  à  la  résolu- 
tion qui  sera  prise,  soit  en  général  par  tous  les  peuples,  soit  en  parti- 
culier par  ma  nation.  Je  jure  que,  quelles  que  soient  les  mesures  que 
les  peuples  en  général,  ou  ma  nation  en  particulier,  adoptent  dans 
cette  assemblée,  je  garderai  un  inviolable  secret.  Je  ne  révélerai  ce 
secret  ni  à  mes  frères,  ni  à  mes  sœurs,  ni  à  mon  père,  ni  à  ma  mère, 
ni  à  ma  femme,  ni  à  mes  amis,  encore  moins  à  ceux  contre  qui  ces 
mesures  pourroient  être  adoptées.  Si  je  révèle  ce  secret,  que  ma  langue 
soit  coupée  en  morceaux,  que  l'on  m'enferme  vivant  dans  un  tom- 
beau, qu'Athaensic  me  poursuive,  que  mon  corps,  après  ma  mort. 


/i30  LES   NATCUEZ. 

soit  livré  aux  mouches,  et  que  mon  âme  n'arrive  jamais  au  pays  des 
âmes!  » 

Agild  du  génie  de  la  mort,  le  jongleur  se  tait;  il  promène  des  yeux 
hagards  sur  rassemblée,  que  glace  une  religieuse  terreur.  Tout  à 
coup  les  sauvages,  déployant  un  bras  armé,  s'écrient  :  u  Nous  le 
jurons!  » 

Le  soleil  tombe  sous  l'horizon  ,  le  lac  bat  ses  rivages,  le  bois  mur- 
mure, le  bûcher  du  conseil  pousse  une  noire  fumée,  les  ossements 
semblent  tressaillir  :  Outougamiz  a  juré. 

Il  a  juré!  et  comment  eût-il  pu  ne  pas  prononcer  le  serment?  La 
religion,  la  mort,  la  patrie,  avoient  parlé!  Cent  vieillards  avoient 
promis  de  se  taire  sur  la  délivrance  de  toutes  les  nations  améri- 
caines! 

Ondouré  avoit  prévu  pour  Outougamiz  cet  entraînement  inévi- 
table ;  il  jeta  un  regard  plein  d'une  joie  affreuse  sur  l'infortuné  :  Outou- 
gamiz sentit  passer  sur  lui  ce  fatal  regard.  11  leva  les  yeux,  et  lut  son 
malheur  au  visage  du  monstre.  Un  cri  aigu  sort  de  la  poitrine  du  frère 
de  Céluta  :  «  René  est  mort!  j'ai  tué  mon  ami  !  » 

Ce  cri,  ce  désespoir,  troublent  l'assemblée.  Ondouré  explique  tout 
bas  aux  sachems  que  ce  neveu  du  grand  Adario  a  quelquefois  des 
accès  de  frénésie,  effet  d'un  sort  à  lui  jeté  par  un  magicien  de  la  chair 
blanche.  Les  prêtres  entourent  le  jeune  sauvage,  et  prononcent  sur  lui 
des  paroles  mystérieuses.  Outougamiz  revient  du  premier  égarement 
de  sa  douleur  :  il  n'ose  plus  se  plaindre  devant  les  ministres  du  Grand- 
Esprit;  il  écoute  la  délibération,  qui  commence.  Un  vague  espoir  lui 
reste  de  trouver  le  moyen  d'échapper  à  des  maux  qu'il  prévoit,  mais 
que  cependant  il  ne  connoît  pas ,  puisqu'il  ignore  ce  qu'on  va  pro- 
poser. 

Ondouré  porte  la  parole  au  nom  des  Natchez.  Six  sachems,  chargés 
de  garder  dans  leur  mémoire  le  discours  du  chef,  se  distribuèrent  les 
bûchettes  qui  dévoient  servir  à  noter  la  partie  du  discours  que  chacun 
d'eux  étoit  obligé  de  retenir. 

«  L'arbre  de  la  paix,  dit  Ondouré,  étendoit  ses  rameaux  sur  toute  la 
terre  des  chairs  rouges  qui  croyoient  être  seules  dans  le  monde.  Nos 
pères  vivoient  rassemblés  à  l'ombre  de  l'arbre  :  les  forêts  ne  savoient 
que  faire  de  leurs  chevreuils  et  les  lacs  de  leurs  poissons. 

«  Donnez  douze  colliers  de  porcelaine  bleue.  » 

Le  jongleur  des  Natchez  jette  douze  colliers  au  milieu  du  conseil.    ; 

({  Un  jour,  reprit  Ondouré,  jour  fatal  !  un  bruit  vint  du  Levant  ;  ce 
bruit  disoit  :  Des  guerriers  vomissant  le  feu  et  montés  sur  des  monstres 
marins  sont  arrivés  à  travers  le  lac  sans  rivages.  Nos  aïeux  rirent  : 


LES   NATCHEZ.  ^37 

guerriers  mexicains,  que  je  vois  ici,  vous  savez  si  le  bruit  disoit 
vrai. 

«  Nos  pères,  enfin  convaincus  de  l'apparition  des  étrangers,  délibé- 
rèrent. Ils  dirent  :  «  Bien  que  les  étrangers  soient  blancs,  ils  n'en  sont 
«  pas  moins  des  hommes  :  on  leur  doit  l'hospitalité.  » 

«  Alléchés  par  nos  richesses,  les  blancs  descendirent  de  toutes  parts 
sur  nos  rives.  Mexicains,  ils  vous  ensevelirent  dans  la  terre;  Chicas- 
saws,  ils  vous  obligèrent  de  vous  enfoncer  dans  la  solitude  ;  Paraous- 
tis,  ils  vous  exterminèrent  ;  Abénaquis,  ils  vous  empoisonnèrent  avec 
une  poudre  ;  Iroquois,  Algonquins,  Hurons,  ils  vous  détruisirent  les  uns 
par  les  autres;  Esquimaux,  ils  s'emparèrent  de  vos  filets;  et  nous, 
infortunés  Natchez,  nous  succombons  aujourd'hui  sous  leurs  perfidies. 
Nos  sachems  ont  été  enchaînés  ;  le  champ  qui  couvroit  les  cendres  de 
nos  ancêtres  est  labouré  par  les  étrangers  que  nous  avions  reçus  avec 
le  calumet  de  paix. 

«  Donnez  douze  peaux  d'élan  pour  la  cendre  des  morts.  » 

Le  jongleur  donne  douze  peaux  d'élan. 

«  Mais  pourquoi,  continua  Ondouré,  m'étendrois-je  sur  les  maux 
que  les  étrangers  ont  fait  souffrir  à  notre  patrie?  Voyez  ces  hommes 
injustes  se  multiplier  à  l'infini,  tandis  que  nos  nations  diminuent  sans 
cesse.  Ils  nous  détruisent  encore  plus  par  leurs  vices  que  par  leurs 
armes;  ils  nous  dévorent  en  s'approchant  de  nous  :  nous  ne  pouvons 
respirer  l'air  qu'ils  respirent;  nous  ne  pouvons  vivre  sur  le  même  sol. 
Les  blancs,  en  avançant  et  en  abattant  nos  bois,  nous  chassent  devant 
eux  comme  un  troupeau  de  chevreuils  sans  asile.  La  terre  manquera 
bientôt  à  notre  fuite,  et  le  dernier  des  Indiens  sera  massacré  dans  la 
dernière  de  ses  forêts. 

«  Donnez  un  grand  soleil  de  pierre  rouge  pour  le  malheur  des 
Natchez.  » 

Le  jongleur  jette  une  pierre  en  forme  de  soleil  au  centre  du  con- 
seil. 

Ondouré  se  rassied  :  les  sauvages  frappent  leurs  casse-têtes  en  signe 
d'applaudissements. 

Le  chef  natchez,  voyant  les  esprits  préparés  à  tout  entendre,  crut 
qu'il  éloit  temps  de  dévoiler  le  secret.  Il  se  lève  de  nouveau,  et,  repre- 
nant la  parole,  il  fait  observer  d'abord  qu'un  coup  soudainement 
frappé  est  le  seul  moyen  de  délivrer  les  Indiens  ;  qu'attaquer  les  blancs 
à  force  ouverte,  c'étoit  s'exposer  à  une  destruction  certaine,  puisque 
ceux-ci  étoient  sûrs  de  triompher  par  la  supériorité  de  leurs  armes  ; 
que  le  crime  étant  prouvé,  peu  importoit  la  manière  de  le  punir;  que 
se  laisser  arrêter  par  une  pitié  pusillanime,  c'étoit  sacrifier  la  liberté 


koS  LKS   INATGIIEZ. 

des  générations  à  venir  aux  petites  considérations  cfrin  moment. 
«  Voici  donc,  dit-il,  ce  que  les  Natchez  vous  proposent.  » 

Le  silence  redouble  dans  l'assemblée;  Outougamiz  sent  sa  peau  se 
coller  à  ses  os. 

«  Dans  tous  les  lieux  où  il  se  trouve  des  blancs,  il  faut  que  les 
Indiens  paroissent  leurs  amis  et  môme  leurs  esclaves.  Une  nuit,  les 
chairs  rotiges  se  lèveront  à  la  fois,  et  extermineront  leurs  ennemis. 
Les  esclaves  noirs  nous  aideront  dans  notre  vengeance,  qui  sera  la 
leur;  deux  races  seront  délivrées  du  même  coup:  les  Indiens  chez 
lesquels  il  n'y  a  point  d'étrangers  se  réuniront  à  leurs  frères  0{)primés 
pour  accomplir  la  justice. 

«  Le  moment  de  cette  justice  sera  fixé  à  l'époque  des  grands  jeux 
chez  les  nations.  Ces  jeux  offriront  le  prétexte  naturel  des  rassemble- 
ments; mais  comme  il  est  essentiel  que  le  coup  soit  frappé  partout  la 
même  nuit,  on  formera  des  gerbes  de  roseaux  contenant  autant  de 
roseaux  qu'il  y  aura  de  jours  à  compter  du  jour  de  l'ouverture  des  jeux 
au  jour  de  l'exécution  :  les  jongleurs  seront  chargés  de  la  garde  de  ces 
gerbes;  chaque  nuit  ils  retireront  un  roseau  et  le  brideront,  de  sorte 
que  le  dernier  roseau  brûlé  sera  la  dernière  heure  des  blancs.  Jetez  un 
poignard,  » 

Le  jongleur  jette  un  poignard  aux  pieds  des  guerriers. 

Ici  se  brisent  les  paroles  d'Ondouré,  de  même  que  se  rompent  quel- 
quefois ces  chaînes  de  fer  qui  attachent  les  prisonniers  dans  les 
cachots  :  libre  d'une  attention  pénible,  le  conseil  commence  à  s'agiter. 
Un  murmure  d'horreur,  d'étonncment,  de  blâme,  d'approbation,  cir- 
cule dans  les  rangs  de  l'assemblée,  grossit  et  bientôt  éclate  en  mille 
clameurs.  Les  sauvages  montés  sur  les  pins  abattus  n'étoient  éclairés, 
dans  la  profondeur  de  la  nuit,  qu'à  la  lueur  des  flammes  du  bûcher; 
on  les  eût  pris,  à  travers  les  branches  et  les  troncs  des  arbres,  pour 
un  peuple  répandu  parmi  les  ruines  et  les  colonnes  d'une  ville  em- 
brasée. Tous  vouloicnt  parler  à  la  fois;  on  se  menaçoit;  on  levoit  les 
massues;  le  cri  de  guerre,  poussé  de  la  cime  du  roc,  se  perdoit  sur 
les  flots  du  lac,  où  le  bûcher  du  conseil  se  rcflétoit  comme  un  phare 
sinistre. 

Les  jongleurs,  courant  çà  et  là,  agitant  des  baguettes,  maniant  des 
serpents,  au  lieu  de  rétablir  la  paix,  ne  faisoient  qu'augmenter  le 
désordre.  On  venoit  de  mettre  aux  prises  les  principes  les  plus  chers 
aux  hommes  :  la  liberté  de  tout  temps,  la  morale  de  toute  éternité. 
Ondouré  avoit  conçu  le  crime  et  les  détails  du  crime,  le  plan  et  les 
moyens  d'exécution,  avec  la  férocité  d'un  tigre  et  la  ruse  d'un  serpent. 
Cependant  le  calme  peu  à  peu  se  rétablit.  Outougamiz,  qui  veut  élever 


LES   ÎMATCHEZ.  ^39 

la  voix,  est  sévèrement  réprimandé  par  les  sachems  ;  c'étoit  aux  Iro- 
quois  à  se  faire  entendre.  Le  chef  de  cette  nation  s'étant  levé,  on 
prête  une  oreille  attentive  et  inquiète  à  l'opinion  d'un  peuple  si 
célèbre. 

L'orateur  répéta  d'abord,  selon  l'usage,  le  discours  entier  d'Ondouré, 
dont  chaque  division  lui  étoit  soufflée  par  un  des  six  sachems  char- 
gés des  bûchettes  de  la  mémoire.  Ensuite,  répondant  à  ce  discours, 
il  dit  : 

«  Ce  que  le  chef  des  Natchez  a  proposé  est  grand,  mais  est-il  juste? 
Chactas,  mon  vieil  ami,  n'est  pas  là-dedans  ;  j'y  vois  Adario  :  les  yeux 
de  Chactas  sont  tombés  comme  deux  étoiles,  sous  un  ciel  qui  annonce 
l'orage.  J'ai  dit. 

«  Nous  ne  sommes  point  les  amis  des  blancs;  depuis  deux  cents 
neiges  nous  les  combattons;  mais  une  injustice  justifie-t-elle  un 
meurtre?  Deviendrons-nous,  en  nous  vengeant,  semblables  aux  chairs 
blanches?  l'Iroquois  est  un  chêne  qui  oppose  la  dureté  de  son  bois  à 
la  hache  qui  le  veut  couper  ;  mais  il  ne  laisse  point  tomber  ses  bran- 
ches pour  écraser  celui  qui  le  frappe.  On  n'est  pas  libre  parce  qu'on  se 
dit  libre  :  la  première  pierre  de  la  cabane  de  la  liberté  est  la  vertu. 
J'ai  dit. 

«  L'Iroquois  avoit  cru  qu'il  s'agissoit  de  s'associer  pour  lever  la 
hache';  veut-on  chanter  la  guerre  à  l'étranger,  l'Iroquois  se  met  à 
votre  tête.  Marchons,  volons,  L'Iroquois  rugit  comme  un  ours,  il  fend 
les  flots  des  chairs  blanches,  il  brise  les  têtes  avec  sa  massue,  il  crie  : 
«  Suivez-moi  au  fort  des  blancs.  »  Il  s'élance  dans  le  fossé  ;  de  son 
corps  il  vous  fait  un  pont  comme  une  liane  pour  passer  sur  le  fleuve 
de  sang,  pour  rendre  la  liberté  aux  chairs  rouges.  VoiLà  l'Iroquois, 
mais  riioquois  n'est  pas  une  fouine;  il  ne  suce  pas  le  sang  de  l'oiseau 
qui  dort.  J'ai  dit.  » 

L'orateur  en  prononçant  la  dernière  partie  de  son  discours  imitoit 
à  chaque  parole  l'objet  dont  il  empruntoit  l'image.  Il  disoit  :  «  Mar- 
chons, »  et  il  marchoit;  «  volons,  »  et  il  étendoit  les  bras.  Il  rugissoit 
comme  un  ours,  il  frappoit  les  pins  avec  son  casse-tête,  il  montoit  à 
l'escalade;  il  se  jetoit  en  arc  comme  un  pont. 

Des  acclamations,  les  unes  de  joie,  les  autres  de  rage,  ébranlent  le 
bois  sacré.  Outougamiz  s'écrioit  :  «  Voilà  l'Iroquois,  voilà  Chactas, 
voilà  moi,  voilà  René,  voilà  Céiuta,  voilà  Mila  !  » 

Ondouré  paroissoit  consterné  :  de  ses  desseins  avortés  il  ne  lui  res- 
loit  que  le  crime.  L'n  Chicassavvs,  prenant  impétueusement  la  parole, 

1.  Déclarer  la  guerre. 


/,',0  LES   N  AT  CHEZ. 

rompit  l'ordre  de  la  délibération ,  et  rendit  r(\';pi'ranco  au  tnt(>iir  du 
i.;il'''il. 

(i  Quoi  !  dit  ce  Chicassaws,  est-ce  bien  un  Iroquois  que  nous  venons 
d'entendre?  Le  peuple  qui  devroil  nous  soutenir  dans  une  guerre  sacrée 
iio'is  abandonne!  Si  ces  orgueilleux  cyprès,  qui  portoiont  jadis  hnir 
tète  dans  le  ciel,  sont  devenus  des  lierres  rampants,  qu'ils  se  laissent 
fouler  aux  pieds  du  chasseur  étranger!  Quant  au  Chicassaws,  déter- 
miné à  délivrer  la  patrie,  il  adopte  le  plan  des  Natchez.  » 

Ces  paroles  furent  vivement  ressenties  par  les  Iroquois,  qui  don- 
nèrent aux  Chicassaws  le  nom  de  daims  fugitifs  et  de  furets  cruels. 
Les  Chicassaws  répliquèrent  en  appelant  les  Iroquois  oiseaux  parleurs 
et  loups  changés  en  dogues  apprivoisés.  Toutes  ces  nations,  se  divi- 
sant, sembloient  prêtes  à  se  charger  sur  la  pointe  du  roc,  à  se  préci- 
piter dans  le  lac  avec  l'eau  du  torrent  et  les  débris  du  bûcher,  lorsque 
les  jongleurs  parvinrent  à  obtenir  un  moment  de  silence.  Le  grand- 
prêtre  des  Nalchez,  du  milieu  des  branches  d'un  pin  dont  il  tient  le 
tronc  embrassé,  s'écrie  : 

«  Par  Michabou,  génie  des  eaux,  dont  vous  troublez  ici  l'empire, 
cessez  vos  discordes  funestes!  Aucune  nation  présente  à  cette  assem- 
blée n'est  obligée  de  suivre  l'opinion  d'une  autre  nation  :  tout  ce 
qu'elle  a  promis,  c'est  le  secret,  et  elle  ne  peut  le  dévoiler  sans  périr 
subitement.  Trois  opinions  divisent  le  conseil  :  la  première  rejette  le 
plan  des  Natchez,  la  seconde  l'adopte,  la  troisième  veut  gai'dcr  la  neu- 
tralité. Eh  bien!  que  chaque  peuple  suive  l'opinion  à  laquelle  il  se 
range,  cela  n'empêchera  pas  ceux  qui  veulent  une  vengeance  éclatante 
de  l'accomplir.  Quand  nos  frères  demeurés  en  paix  sur  leurs  nattes 
verront  nos  succès,  peut-être  se  détermineront-ils  à  nous  imi- 
ter. » 

La  sagesse  du  jongleur  fut  louée  et  son  avis  adopté.  Alors  se  fit  la 
séparation  dans  l'assemblée  :  les  Indiens  du  nord  et  de  l'est,  les  Iro- 
quois à  leur  tête,  se  déclarèrent  opposants  au  projet  des  Natchez;  les 
peuples  de  l'ouest,  les  Mexicains,  les  Sioux,  les  Pannis,  dirent  qu'ils 
'ne  blâmoient  ni  ne  désapprouvoient  le  projet,  mais  qu'ils  vouloient 
vivre  en  paix;  les  peuples  du  midi,  et  ceux  qui,  en  remontant  vers  le 
septentrion,  habitoient  les  rives  du  Meschacebé,  les  Chicassaws,  les 
Yazous,  les  Miamis,  entrèrent  dans  la  conjuration.  Mais  tous  ces 
peuples,  quelles  que  fussent  leurs  diverses  opinions,  avoient  juré  sur 
la  cendre  des  morts  qu'ils  garderoient  un  secret  inviolable,  et  tous 
déclarèrent  de  nouveau,  avec  cette  foi  indienne  rarement  démentie, 
qu'ils  seroient  fidèles  à  leur  serment. 

«  Le  voilà  donc  décidé,  le  sort  des  blancs  aux  Natchez  !  »  s'écria 


LES   NATCHEZ.  kkl 

Ondonré  dans  un  transport  de  joie,  en  voyant  le  nombre  considérable 
des  nations  du  midi  engagées  dans  le  complot. 

Jusque  alors  un  rayon  d'espérance  avoit  soutenu  le  malheureux  Outou- 
gamiz  ;  mais  quand  un  tiers  de  l'assemblée  se  fut  déclaré  pour  le 
projet  du  tuteur  du  soleil,  l'ami  de  René  se  sentit  comme  un  homme 
dont  le  Créateur  a  détourné  sa  face.  Il  s'avance,  ou  plutôt  il  se  traîne 
au  milieu  de  l'assemblée  :  les  uns,  selon  leur  position,  le  voyoient 
comme  une  ombre  noire  sur  la  flamme  du  bûcher;  les  autres  l'aper- 
cevoient  comme  le  génie  de  la  douleur,  à  travers  le  voile  mobile  de  la 
flamme. 

«  Eh  bien!  »  dit-il  d'une  voix  concentrée,  mais  qu'on  entendoit  dans 
l'immense  silence  de  la  terre  et  du  ciel,  «  il  faut  que  je  tue  mon  ami! 
C'est  moi,  sans  doute,  Ondouré,  que  tu  chargeras  de  porter  le  coup 
de  poignard.  Nations,  vous  avez  surpris  ma  foi;  hélas!  elle  n'étoit  pas 
difficile  à  surprendre!  Je  suis  simple  ;  mais  ce  que  vous  ne  surprendrez 
pas,  c'est  l'amitié  d'Outougamiz,  Il  se  taira,  car  il  a  prêté  le  serment 
du  secret,  mais  quand  vous  serez  prêts  à  frapper,  Outougamiz,  avec 
le  Manitou  d'or  que  voici,  sera  debout  devant  René.  Forgez  le  fer  bien 
long  :  pour  atteindre  le  cœur  de  mon  ami ,  il  faut  que  ce  fer  passe 
par  le  mien.  » 

Le  jeune  homme  se  tut  :  ses  yeux  étoient  levés  vers  le  firmament; 
c'étoit  l'ange  de  l'Amitié  redemandant  sa  céleste  patrie.  Les  sachems 
écoutoient  pleins  de  pensées;  ils  entrevoyoient  un  secret  qu'ils  croyoient 
important  de  connoître  ;  ils  commandoient  le  silence  au  conseil  :  les 
prodiges  de  l'amitié  d'Outougrftniz,  connus  de  toute  la  solitude,  fai- 
soient  l'admiration  des  jeunes  sauvages. 

Le  frère  de  Céluta  ramenant  ses  regards  sur  l'assemblée  :  a  Guer- 
riers, pourquoi  êtes-vous  muets?  Enseignez-moi  donc  ce  qu'il  faut  que 
je  dise  à  ma  sœur  et  à  ma  femme,  lorsqu'elles  viendront  au-devant  de 
moi.  Que  dirai-je  à  René  lui-même?  Lui  dirai-je  :  «  Chevreuil,  que 
j'avois  trouvé  dans  le  marais  des  Illinois,  viens  que  je  rouvre  la  bles- 
sure que  ma  main  avoit  fermée?  » 

Outougamiz,  portant  tout  à  coup  ses  deux  mains  à  sa  poitrine  :  a  Je 
t'arracherai  bien  de  mon  sein,  affreux  secret!  s'écria-t-il.  Os  de  mes 
pères,  vous  avez  beau  vous  soulever  et  marcher  devant  moi ,  je  par- 
lerai; oui,  je  parlerai;  je  ne  serai  point  un  assassin!  René,  écoute, 
entends-tu?...  Voilà  tout  ce  qui  s'est  passé  au  conseil;  ne  va  pas  le 
répéter!  Mais,  René,  n'es-tu  pas  coupable?...  Ah!  Dieu  !  j'ai  parlé,  j'ai 
violé  mes  serments,  j'ai  trahi  la  patrie  !  »  Outougamiz  défaillit  devant 
le  bûcher  ;  si  les  guerriers  voisins  ne  l'eussent  retenu,  il  tomboit  dans 
la  flamme.  On  le  couche  à  l'écart  sur  des  branches. 


Zii2  LES  NATCHEZ. 

Cet  cvanouisscment  donna  \c  temps  au  jongleur  et  à  Ondoui'i'  de 
répéter  ce  qu'ils  avoient  déjà  dit  de  la  frénésie  d'Oulougamiz,  causée 
par  un  maléfice.  Impatientes  de  partir,  les  nations  se  levèrent,  et  l'on 
oublia  le  frôre  de  Céluta. 

Les  tribus  qui  avoient  adopté  le  plan  des  Natchez  reçurent  du 
jongleur  les  gerbes  funéraires  :  dans  chaque  gerbe  il  y  avoit  douze 
roseaux.  L'époque  des  grands  jeux,  qui  duroient  douze  jours,  com- 
mençoit  le  dix-huitième  jour  de  la  lune  des  chasses;  c'étoit  ce  jour-là 
même  que  les  jongleurs,  chez  les  différentes  nations  conjurées,  dévoient, 
brûler  le  premier  roseau;  les  autres  roseaux,  successivement  retir.'". 
pendant  onze  nuits,  annonceroient  le  massacre  avec  l'épuisement  do 
la  gerbe. 

Les  Indiens  commencèrent  à  descendre  le  sentier  étroit  et  dange- 
reux  qui  conduisoit  au  bas  du  rocher.  Lorsqu'ils  arrivèrent  au  rivage, 
le  jour  éclairoit  l'horizon,  mais  il  étoit  sombre;  et  le  soleil,  enveloppé 
dans  les  nuages  d'une  tempête,  s'étoit  levé  sans  aurore.  Les  Indiens 
se  rembarquèrent  dans  leurs  canots,  se  dirigeant  vers  tous  les  points 
i]r  l'horizon  :  la  flotte,  bientôt  dispersée,  s'évanouit  dans  l'immensité 
du  lac.  Le  jongleur  et  Ondouré  abandonnèrent  les  derniers  le  rocher 
du  conseil.  Ils  invitèrent  Outougamiz,  qui  avoit  repris  ses  sens,  à  les 
suivre;  l'ami  de  René,  les  regardant  avec  horreur,  leur  répondit  que 
jamais  il  ne  setrouveroit  dans  la  société  de  deux  pareils  méchants;  ils 
le  quittèrent  sans  insister  davantage.  Qu'importoit  à  Ondouré  qu'Ou- 
tougamiz  se  précipitât  ou  non  du  haut  du  rocher?  Outougamiz  étoit 
lié  par  un  serment  qu'il  ne  romproit  sans  doute  jamais;  mais  si,  dans 
son  désespoir,  il  attentoit  à  sa  vie,  le  secret  de"  la  tombe  paroissoit 
encore  plus  sûr  à  Ondouré  que  celui  de  la  vertu. 

Outougamiz  demeure  assis  sur  la  pointe  du  rocher,  en  face  du  lac, 
à  l'endroit  oij  le  torrent,  quittant  la  terre,  s'élançoit  dans  l'abîme;  la 
grandeur  des  sentiments  que  ce  spectacle  inspiroit  s'allioit  avec  la 
grandeur  d'une  amitié  sublime  et  malheureuse.  Les  flots  du  lac,  pous- 
sés par  le  vent,  mordoient  leurs  rivages,  dont  ils  emportoient  les 
débris  :  partout  des  déserts  autour  de  cette  mer  intérieure,  elle-même 
solitude  vaste  et  profonde  ;  partout  l'absence  des  hommes  et  la  pré- 
sence de  Dieu  dans  ses  œuvres. 

Le  coude  appuyé  sur  son  genou,  la  tête  posée  dans  sa  main ,  les 
pieds  pendants  sur  l'abîme,  ayant  derrière  lui  le  bois  du  conseil, 
naguère  si  animé,  maintenant  rendu  à  la  solitude,  Outougamiz  fut 
longtemps  à  fixer  ses  résolutions  :  il  se  détermina  à  vivre.  Si  les  blancs 
alloient  découvrir  le  complot,  qui  défendroit  la  patrie,  qui  défendroit 
Céluta,  qui  défendroit  Mila,  dont  le  sein  porte  peut-être  le  fils  d'Où- 


F.ES  NATCHEZ.  hh^ 

tougamiz?  On  ne  peut  pas  révéler  le  secret  à  René,  puisque  René  est 
peut-être  coupable,  comme  l'affirment  les  sachems  :  mais  n'y  a-t-il 
pas  quelque  moyen  de  sauver  l'homme  blanc?  Chactas  reviendra, 
Chactas  sera  initié  au  mystère  :  la  sagesse  de  ce  sachem  ne  peut-elle 
prévenir  tant  de  malheurs?  Si  Outougamiz  se  précipite  dans  le  lac,  sa 
mort  sera  inutile  à  René  :  celui-ci  n'en  périra  pas  moins;  Outougamiz 
en  prolongeant  sa  vie  peut  trouver  une  occasion  inespérée  de  mettre 
à  l'abri  les  jours  de  son  ami.  Ah!  si  l'on  pouvoit  faire  savoir  le  secret 
à  Mila,  qui  a  tant  d'esprit,  elle  auroit  bientôt  tout  arrangé!  Qui  sait 
aussi  si  l'innocence  de  René  ne  sera  pas  découverte?  Alors,  quel  bon- 
heur! comme  les  obstacles  s'aplaniroient,  comme  on  passeroit  du 
désespoir  au  comble  de  la  joie  ! 

Outougamiz,  après  avoir  roulé  toutes  ces  pensées  dans  son  âme,  se 
lève  :  «  Vivons,  dit-il,  ne  laissons  pas  à  Céluta  le  poids  de  tous  les 
maux;  ne  nous  reposons  pas  lâchement  dans  la  tombe.  Adieu,  bois  du 
sang  !  adieu,  rocher  de  malédiction  :  puisse  Athaensic  te  prendre  pour 
son  autel  !  » 

Outougamiz  se  précipite  par  l'étroit  sentier,  laissant  au  bûcher  du 
conseil  quelques  cendres  qui  fumoient  encore;  image  de  ce  qui  reste 
des  vains  projets  des  hommes. 

Le  frère  de  Céluta  marcha  tout  le  jour  et  une  partie  de  la  nuit  sui- 
vante :  des  Sioux,  qu'il  rencontra,  le  portèrent,  dans  leur  canot,  de 
fleuve  en  fleuve,  jusqu'au  pays  des  Illinois:  ceux-ci,  craignant  une 
nouvelle  invasion  des  Matchez ,  s'étoient  retirés  à  deux  cents  lieues 
plus  haut,  vers  l'occident.  Outougamiz ,  reprenant  sa  route  par  terre, 
traversa  les  champs  témoins  des  prodiges  de  son  amitié.  Le  poteau  où 
René  devoit  être  brûlé  ctoit  encore  debout  :  Outougamiz  embrassa  ce 
monument  sacré.  II  descendit  aux  marais,  et  visita  la  racine  sur 
laquelle  il  avoit  tenu  son  ami  dans  ses  bras  ;  il  retrouva  les  roseaux 
séchés  dont  il  couvroit  pendant  la  nuit  l'objet  de  sa  tendresse;  il 
ramassa  quelques  plumes  des  oiseaux  dont  il  avoit  nourri  son  frère.  Il 
dit  :  «  Belles  plumes,  si  jamais  je  suis  heureux,  je  vous  attacherai  avec 
des  fils  d'or,  et  je  vous  porterai  autour  de  mon  front  les  jours  de 
fête.  Auriez-vous  jamais  cru  que  je  tuerois  mon  ami?  » 

Cet  homme  excellent  cherchoit  à  puiser  dans  ses  souvenirs  de  nou- 
velles forces,  pour  qu'elles  devinssent  égales  aux  périls  de  René;  il  se 
retrempoit,  pour  ainsi  dire,  dans  ses  malheurs  passés  pour  s'endurcir 
contre  son  malheur  présent;  il  s'excitoit  à  l'amitié  par  son  propre 
exemple,  tandis  qu'il  s'accusoit  naïvement  d'être  changé ,  et  d'avoir 
juré  la  mort  de  René. 

Suivant  ainsi  son  amitié  à  la  trace,  l'Indien  arrive  jusqu'aux  Nat- 


/j/,/,  LES    NATCIIEZ. 

chv7.  :  là  coninirnciTont  ces  doulours  qui  no  dc^voiont  ])liis  finir.  René 
éioit-il  revenu?  Comment  soutenir  sa  première  entrevue?  Que  dire  aux 
deux  femmes  amigées? 

René  n'éloit  point  encore  aux  Natchez.  Ondouré  seul  et  le  jongleur 
avoient  devancé  de  deux  aurores  le  retour  du  malheureux  Oulouga- 
miz.  Les  jours  de  Céluta  et  de  Mila  s'étoient  écoulés  dans  la  plus  pro- 
fonde retraite.  Par  riialu"tude  de  souffrir  et  par  la  longueur  du  temps, 
l'épouse  de  René  étoit  tombée  dans  une  tristesse  profonde  :  la  tristesse 
est  le  relâchement  de  la  douleur;  sorte  d'intermission  de  la  fièvre  de 
l'àmc,  qui  conduit  à  la  guérison  ou  à  la  mort.  Il  n'y  avoit  plus  que  les 
yeux  de  Céluta  à  sourire;  sa  bouche  ne  le pouvoit  plus. 

«  Tu  me  semblés  un  peu  calme,  »  disoit  Mila. 

«  Oui ,  lui  répondoit  sa  sœur,  je  suis  faite  à  présent  à  la  mauvaise 
nourriture  :  mon  cœur  s'alimente  du  chagrin  qu'il  repoussoit  avant 
d'y  être  accoutumé.  » 

La  nuit  qui  précéda  l'arrivée  d'Outougamiz,  les  deux  Indiennes 
veillèrent  plus  tard  que  de  coutume  :  elles  s'occupoient  de  René,  iné- 
puisable sujet  de  leurs  entretiens.  Lorsqu'elles  furent  couchées  sur  la 
natte,  elles  continuèrent  de  parler,  et,  faisant  au  milieu  de  leur  adver- 
sité des  projets  de  bonheur,  elles  s'endormirent  avec  l'espérance  : 
l'enfant  malade  s'assoupit  avec  le  hochet  qu'on  lui  a  donné  dans  son 
berceau. 

A  leur  réveil  Mila  et  Céluta  trouvèrent  debout  devant  elles  Outou- 
gamiz  pâle,  défait,  les  yeux  fixes,  la  bouche  entr'ouverte.  Elles  s'élan- 
cent de  leur  couche  :  «  Mon  frère  !»  —  «  Mon  mari  !  »  dirent-elles  à 
la  fois.  «  Qu'y  a-t-il?  René  est-il  mort?  Allez-vous  mourir?  » 

«  C'en  est  fait ,  répond  l'Indien  sans  changer  d'attitude ,  plus 
d'épouse,  plus  de  sœur!  » 

«  René  est  mort!  »  s'écrie  Céluta. 

«  Que  dis-tu  !  repartit  Outougamiz  avec  une  joie  sauvage,  René  est 
mort?  Kitchimanitou  soit  béni!  » 

«  Ciel  !  dit  Céluta,  tu  désires  la  mort  de  ton  ami  !  De  quel  malheur 
est-il  donc  menacé?  » 

«  Nous  sommes  tous  perdus  !  »  murmure  Outougamiz  d'une  voix 
sombre.  Se  dégageant  des  bras  de  sa  femme  et  de  sa  sœur,  il  se  pré- 
cipite hors  de  la  cabane  :  Mila  et  Céluta  le  suivent. 

Elles  sont  arrêtées  tout  à  coup  par  Ondouré.  u  Avez-vous  vu  Outou- 
gamiz? »  leur  dit-il  d'un  air  alarmé.  «  Oui,  répondent-elles  ensemble; 
il  est  hors  de  ses  sens,  nous  volons  après  lui.  » 

«  Que  vous  a-t-il  dit?  »  reprit  le  tuteur  du  soleil. 

«  Il  nous  a  dit  que  nous  étions  tous  perdus,  »  répliqua  Céluta. 


LES  NATCHEZ.  hkS 

«  Ne  le  croyez  pas,  dit  le  chef  rassuré,  tout  va  bien  au  contraire  ; 
mais  Outougamiz  est  malade  :  je  vais  chercher  Adario.  » 

Comme  Ondouré  s'éloignoit,  Outougamiz,  par  un  autre  sentier,  se 
rapprochoit  de  la  cabane  :  il  marchoit  lentement,  les  bras  croisés.  Les 
deux  femmes,  qui  s'avançoient  vers  lui,  l'entendoient  parler  seul  ;  il 
disoit  :  «  Manitou  d'or,  tu  m'as  privé  de  la  raison  :  dis-moi  donc 
maintenant  ce  qu'il  faut  faire.  » 

Mila  et  Céluta  saisissent  l'infortuné  par  ses  vêtements. 

«Que  voulez-vous  de  moi  ?  s'écrie-t-il.  Oui,  je  le  jure,  j'aimerai 
René  en  dépit  de  vous  ;  je  me  ris  des  vers  du  sépulcre  qui  déjà  dévo- 
rent mes  chairs  vivantes.  Je  frapperai  mon  ami  sans  doute;  mais  je 
baiserai  sa  blessure,  je  sucerai  son  sang,  et  quand  il  sera  mort,  je 
m'attacherai  à  son  cadavre,  jusqu'à  ce  que  la  corruption  ait  passé  dans 
mes  os.  » 

Les  deux  Indiennes  éplorées  embrassoient  les  genoux  d'Outougamiz  : 
il  les  reconnoît.  «  C'est  nous,  dit  Mila,  parle  !  » 

Outougamiz  lui  met  la  main  sur  la  bouche  :  «  Qu'as-tu  dit?  on  ne 
parle  plus,  à  moins  que  ce  ne  soit  comme  une  tombe  :  tout  vient  à 
présent  des  morts.  Il  y  a  un  secret.  » 

«  Un  secret!  repartit  vivement  Mila,  un  secret  pour  tes  amis!  de 
quoi  s'agit-il  donc?  de  notre  vie?  de  celle  de  René? 

Alors  Outougamiz  :  «  Arrache-moi  le  cœur,  »  dit-il  à  Mila  en 
lui  présentant  son  sein,  où  la  jeune  épouse  applique  sec  lèvres  de 
flamme. 

«  Ne  déchirez  pas  ainsi  mes  entrailles,  dit  Céluta  :  parle,  mon  cher 
Outougamiz  ;  viens  te  reposer  avec  nous  dans  ta  cabane.  » 

Une  voix  foudroyante  interrompit  cette  scène.  «  As-tu  parlé?  disoit 
cette  voix;  la  terre  a-t-elle  tremblé  sous  tes  pas?  » 

«  Non,  je  n'ai  pas  parlé,  répondit  Outougamiz  en  se  tournant  vers 
Adario,  que  conduisoit  Ondouré;  mais  ne  croyez  plus  trouver  en 
moi  le  docile  Outougamiz  :  homme  de  fer,  allez  porter  votre  vertu 
parmi  les  ours  du  Labrador;  buvez  avec  délices  le  sang  de  vos  enfants; 
quant  à  moi,  je  ne  boirai  que  celui  que  vous  ferez  entrer  de  force  dans 
ma  bouche;  je  vous  en  rejetterai  une  partie  au  visage,  et  je  vous 
couvrirai  d'une  tache  que  la  mort  n'effacera  pas.  » 

Adario  fut  terrassé.  «  Que  me  reproches-tu  ?  dit-il  à  son  neveu.  Mes 
enfants?...  Barbare,  cent  fois  plus  barbare  que  moi!  » 

Il  n'en  falloit  pas  tant  pour  abattre  le  ressentiment  d'Outougamiz. 
«  Pardonne,  dit-il  au  vieillard;  oui,  j'ai  été  cruel;  Outougamiz  pour- 
tant ne  l'est  pas!  je  suis  indigne  de  ton  amitié,  mais  laisse-moi  la 
mienne;  laisse-moi  mourir;  console,  après  moi,  ces  deux  femmes.  Je 


kh()  LES    INATCIIKZ. 

t'en  avertis,  je  succomberai,  je  païUiai  :  je  n'ai  pas  la  force  d'aller 
jusqu'au  bout.  » 

«  Nous  consoler!  dit  Ccluta  ;  est-ce  là  l'homme  qui  console?  Jusque 
ici  je  me  suis  tue,  j'ai  écoulé,  j'ai  deviné,  il  s'agit  de  la  mort  de 
Ucné.  Allons,  Outougamiz,  couronne  ton  ouvrage,  égorge  celui  que  tu 
as  délivré!  Sa  voix  mourante  te  remerciera  encore  de  ce  que  tu  as  fait 
pour  lui;  il  cherchera  ta  main  ensanglantée  pour  la  porter  à  sa  bou- 
che ;  ses  yeux  ne  te  voient  déjà  plus,  mais  ils  te  cherchent  encore  ;  il: 
se  lournent  vers  toi  avec  son  cœur  expirant,  » 

«  L'entends-tu,  Adario?  dit  Outougamiz.  Résiste,  si  tu  le  peux!  » 

Outougamiz  saisit  Célula,  et,  dans  les  étreintes  les  plus  tendres,  il 
se  sent  tenté  de  l'étouffer. 

«  Femmes,  s'écrie  Adario,  retirez-vous  avec  vos  larmes.  » 

((Oui,  oui!  dit  Mila,  prends  ce  ton  menaçant;  mais  sache  que 
nous  sauverons  René,  malgré  toi,  malgré  la  patrie  :  il  faut  que  cette 
dernière  périsse  de  ma  propre  main  ;  j'incendierai  les  cabanes.  » 

((  Vile  ikouessen  ',  s'écria  le  vieillard,  si  jamais  tu  oses  te  présenter 
devant  moi  avec  ta  langue  maudite,  tu  n'échapperas  pas  à  ma  colère.» 

a  Tu  m'appelles  ikouessen!  dit  Mila;  de  qui?  démon  libérateur? 
Tu  as  raison  :  je  ne  serois  pas  ce  que  je  suis,  si  je  n'avois  dormi  sur 
ses  genoux  !  » 

«  Quitte  ces  femmes,  dit  le  vieillard  à  son  neveu  ;  ce  n'est  pas  le 
moment  de  pleurer  et  de  gémir.  Viens  avec  les  sachems  qui  nous 
attendent.  »  Outougamiz  se  laissa  entraîner  par  Adario  et  par  Ondouré. 

Mila  et  Ccluta,  voyant  leurs  premiers  efforts  inutiles,  cherchèrent 
d'autres  moyens  de  découvrir  le  secret  d'Outougamiz.  Par  les  mots 
énigmatiqucs  du  jeune  guerrier,  elles  savoient  qu'il  y  avoit  un  mys- 
tère, et  par  sa  douleur  elles  devinoient  que  ce  mystère  enveloppoit  le 
frère  d'Amélie.  Dans  cette  pensée,  avec  toute  l'activité  de  l'amitié 
fraternelle  et  de  l'amour  conjugal,  elles  suspendirent  leurs  plaintes  ; 
elles  convinrent  de  se  séparer,  d'aller  chacinie  de  son  côté  errer  à 
l'entrée  des  cavernes  où  s'assembloit  le  conseil.  Elles  espéroient  sur- 
prendre quelques  paroles  intuitives  de  leur  destinée. 

Dès  le  soir  même,  Céluta  se  rendit  à  la  Grotte  des  Rochers,  et  Mil' 
à  la  Caverne  des  Reliques. 

En  approchant  de  celle-ci,  le  souvenir  des  instants  passés  dans  ces 
mêmes  lieux  se  présenta  vivement  au  cœur  de  Mila.  Les  sachems 
n'étoient  pas  dans  la  caverne  ;  Mila  n'entendit  rien  :  la  Mort  ne  raconte 
point  son  secret.  Céluta  n'avoit  pas  été  plus  heureuse;  les  deux  sœurs 

4.  Courtisane. 


LES    NATCHEZ.  hkl 

rentrèrent  non  instruites,  mais  non  découragées,  se  promettant  de 
recommencer  leurs  courses. 

•  Outougamiz  fut  plusieurs  jours  sans  paroître  :  Adario  l'avoit  emmené 
dans  le  souterrain  où  s'assembloient  les  chefs  des  conjurés  et  où  l'on 
s'efforçoit,  par  les  tableaux  les  plus  pathétiques  de  la  patrie  opprimée, 
par  les  plus  grossiers  mensonges  sur  René,  par  toute  l'autorité  du 
grand-prêtre,  de  lutter  contre  la  force  de  l'amitié.  Lorsque  le  frère  de 
Céluta  voulut  sortir,  les  gardes  du  soleil  eurent  ordre  de  le  suivre  de 
loin  ;  des  sachems  et  Adario  lui-même  marchoient  à  quelque  distance 
sur  ses  traces. 

Il  se  rendit  à  la  cabane  de  René;  Céluta  étoit  absente;  Mila,  soli- 
taire, attendoit  le  retour  de  son  amie.  En  voyant  entrer  Outougamiz, 
elle  lui  sourit  d'un  air  de  tendresse  et  de  surprise.  Mila  avoit  quelque 
chose  de  charmant;  on  auroit  passé  ses  jours  à  la  voir  sourire.  «  Je 
croyois,  dit-elle  à  son  mari,  que  tu  m'avois  abandonnée.  Où  es-tu 
donc  allé?  Je  ne  t'avois  pas  revu  depuis  le  jour  où  tu  es  revenu  du 
désert.  »  Elle  fit  signe  à  Outougamiz  de  s'asseoir  sur  la  natte.  Outou- 
gamiz répondit  qu'il  étoit  resté  avec  les  sachems,  et,  plein  d'une  joie 
triste  en  entendant  Mila  lui  parler  avec  tant  de  douceur,  il  s'assit 
auprès  d'elle. 

Mila  suspendit  ses  bras  au  cou  du  jeune  sauvage  :  «  Tu  es  infortuné, 
lui  dit-elle,  et  moi,  je  suis  malheureuse.  Après  une  si  longue  absence, 
pourquoi  n'es-tu  pas  venu  plus  tôt  me  consoler?  Tu  n'as  plus  ta  raison; 
j'ai  à  peine  la  mienne.  Retirons-nous  dans  les  forêts  :  je  serai  ton 
guide,  tu  marcheras  appuyé  sur  moi,  comme  l'aveugle  conduit  par 
l'aveugle.  Je  porterai  les  fruits  à  ta  bouche,  j'essuierai  tes  larmes,  je 
préparerai  ta  couche,  tu  reposeras  ta  tête  sur  mes  genoux  lorsque  tu 
la  sentiras  pesante  ;  tu  me  diras  alors  le  secret.  René  viendra  nous 
trouver,  et  il  pleurera  avec  nous.  » 

«  Qu'il  ne  pleure  pas!  dit  Outougamiz;  s'il  pleure,  je  parlerai.  Je 
veux  qu'il  me  promette  de  ne  pas  m'aimer,  afin  que  je  tienne  mon 
serment.  S'il  dit  qu'il  m'aime,  je  le  tuerai,  parce  que  je  trahirais  mon 
pays.  » 

Mila  crut  qu'elle  alloît  découvrir  quelque  chose,  mais  toutes  ses 
grâces  et  toutes  ses  séductions  furent  inutiles.  Ses  caresses,  dont  une 
seule  auroit  suffi  à  tant  d'autres  hommes  pour  leur  faire  vendre  la 
destinée  du  monde,  échouèrent  contre  la  gravité  de  la  douleur  et 
contre  la  foi  du  serment.  Mila  trouva  dans  son  mari  une  résistance  à 
laquelle  elle  ne  s'étoit  pas  attendue  ;  elle  ignoroit  à  quel  point  Outou- 
gamiz étoit  passionné  pour  la  patrie,  quel  empire  la  religion  avoit  sur 
lui,  quelle  force  ajoutoit  à  sa  vertueuse  résistance  l'idée  que  René 


^/,8  LES   NATCIIEZ. 

étoit  coupable,  et  que  ce  blanc  pourroit  apprendre  le  secret  aux  autres 
blancs  si  le  secret  lui  dtoit  révélé.  Célula,  qui  ressembloit  davantage 
à  son  frère  et  qui  le  connoissoit  mieux,  avoit  désespéré  dès  le  premier 
moment  de  lui  faire  dire  ce  qu'il  croyoit  devoir  taire;  elle  l'admiroit 
en  versant  des  larmes. 

La  saison  déclinoit  vers  l'automne;  saison  mélancolique  où  l'oiseau 
de  passage  qui  s'envole,  la  verdure  qui  se  flétrit,  la  feuille  qui  tombe, 
la  chaleur  qui  s'éteint,  le  jour  qui  s'abrège,  la  nuit  qui  s'étend,  et  la 
glace  qui  vient  couronner  cette  longue  nuit,  rappellent  la  destinée  de 
l'homme.  Les  grands  jeux  dévoient  être  bientôt  proclamés  :  le  jour 
du  massacre  approchoit.  Aucune  nouvelle  de  René  ne  parvenoit  à 
Céluta;  l'Indienne  ne  savoit  plus  si  elle  devoit  craindre  ou  désirer  le 
retour  du  voyageur.  Un  matin  elle  vit  entrer  dans  sa  cabane  le  reli- 
gieux d'une  mission  lointaine.  Ce  n'éloit  pas  un  prêtre  d'autant  de 
science  que  le  père  Souël ,  ni  d'un  zèle  à  provoquer  le  martyre,  mais 
c'étoit  un  homme  charitableet  doux.  11  ne  se  mêloit  jamais  de  ce  qui 
ne  le  regardoit  pas ,  et  ne  cherchoit  à  convertir  les  âmes  au  Seigneur 
que  par  l'exemple  d'une  bonne  vie.  Il  portoit  la  robe  et  la  barbe  d'un 
capucin,  sans  orgueil  et  sans  humilité;  il  trouvoit  tout  simple  que  son 
ordre  eût  conservé  les  usages  et  les  habits  d'autrefois,  comme  il  lui 
sembloit  tout  naturel  que  ces  usages  et  ces  habits  eussent  changé. 

Céluta  s'avança  au-devant  du  missionnaire  :  «  Chef  de  la  prière,  lui 
dit-elle,  tu  m'honores  de  venir  à  ma  hutte;  mais  le  maître  n'est  pas 
ici ,  et  je  crains  qu'une  femme  ne  te  reçoive  pas  aussi  bien  que  tu  le 
mérites.  »  Le  Père  lui  répondit  en  s'inrlinant  :  «  Je  ne  vous  aurois  pas 
importunée  de  ma  visite,  si  le  capitaine  d'Artaguette  ne  m'eût  or- 
donné de  vous  apporter  une  lettre  de  votre  mari.  » 

Céluta  rougit  d'espérance  et  de  crainto  ;  elle  prit  la  lettre  que  le 
missionnaire  lui  présentoit,  et  la  pressa  sur  son  cœur. 

Mila  ,  qui  étoit  avec  sa  sœur  dans  la  cabane ,  et  qui  tenoit  la  petite 
Amélie  sur  ses  genoux ,  ne  vouloit  pas  qu'on  se  donnât  le  temps  de 
servir  la  cassine  au  religieux,  impatiente  qu'elle  étoit  d'entendre 
l'explication  du  collier.  Céluta,  plus  hospitalière,  prépara  le  léger 
repas. 

Tandis  qu'elle  s'occupoit  de  ce  soin,  le  religieux,  voyant  la  fille  de 
René  dans  les  bras  de  Mila,  la  bénit,  et  demanda  si  cette  petite  étoit 
chrétienne.  L'enfant  ne  paroissoit  point  effrayée,  et  sourioit  au  vieux 
solitaire.  Celui-ci,  interrogé  par  les  deux  sœurs,  fit,  les  larmes  aux 
yeux,  l'éloge  du  capitaine  d'Artaguette  et  du  brave  grenadier  Jacques. 
Céluta  apprit  avec  peine  que  son  frère  blanc,  fixé  à  un  poste  éloigné, 
étoit  souffrant  depuis  plusieurs  mois. 


LES   NATCHEZ.  kk9 

Mila  dit  au  missionnaire  :  «  Chef  de  la  barbe ,  n'as-tu  jamais  été 
repoussé  des  huttes?  »  —  «  Mon  bâton,  répondit  le  Père,  est  toujours 
derrière  la  porte.  »  Céluta  servit  la  cassine.  Quand  cela  fut  fait,  elle  tira 
la  lettre  qu'elle  avoit  mise  dans  son  sein,  et  pria  le  Père  de  la  traduire. 

Inexplicable  contradiction  du  cœur  humain  !  Cette  femme  qui  la 
veille  s'alarmoit  du  silence  de  son  mari  désiroit  presque  maintenant 
la  continuation  de  ce  silence.  Que  contenoit  la  lettre?  annonçoit-elle  le 
retour  prochain  de  René?  jetoit-elle  quelque  lumière  sur  le  secret 
d'Outougamiz?  dissiperoit-elle  ou  confirmeroit-elle  les  soupçons  qui 
s'étoient  élevés  contre  Piené?  Assises  devant  le  missionnaire,  les  deux 
sœurs  fixant  les  yeux  sur  ses  lèvres  écoutoient  des  sons  qui  n'étoient 
pas  encore  produits.  Le  Père  ouvre  la  lettre,  prend  sa  barbe  dans  sa 
main  gauche,  élève  de  sa  main  droite  le  papier  à  la  hauteur  de  ses 
yeux,  et  parcourt  en  silence  la  première  page.  A  mesure  qu'il  avançoit 
dans  la  lecture,  on  voyoit  l'étonnement  se  peindre  sur  son  visage. 
Céluta  étoit  comme  le  prisonnier  de  guerre  assis  sur  le  trépied  avant 
d'être  livré  aux  flammes  ;  Mila ,  perdant  toute  patience ,  s'écria  : 
«  Explique-nous  donc  le  collier  :  est-ce  que  tu  ne  le  comprends  pas?  » 
Le  Père  traduisit  en  natchez  ce  qui  suit  : 


LETTRE   DE   RFNÉ   A  CÉLUTA. 

Au  désert,  la  trente-deuxième  neige  de  ma  naissance. 

«  Je  comptois  vous  attendre  aux  Natchez;  j'ai  été  obligé  de  partir 
subitement  sur  un  ordre  des  sachems.  J'ignore  quelle  sera  l'issue  de 
mon  voyage  :  il  se  peut  faire  que  je  ne  vous  revoie  plus.  J'ai  dû  vous 
paroître  si  bizarre,  que  je  serois  fâché  de  quitter  la  vie  sans  m'être 
justifié  auprès  de  vous. 

«  J'ai  reçu  de  l'Europe ,  à  mon  retour  de  la  Nouvelle-Orléans ,  une 
lettre  qui  m'a  appris  l'accomplissement  de  mes  destinées  :  j'ai  raconté 
mon  histoire  à  Chactas  et  au  père  Souël  :  la  sagesse  et  la  religion 
doivsnt  seules  la  connoître. 

«  Un  grand  malheur  m'a  frappé  dans  ma  première  jeunesse;  ce 
malheur  m'a  fait  tel  que  vous  m'avez  vu.  J'ai  été  aimé,  trop  aimé  : 
l'ange  qui  m'environna  de  sa  tendresse  mystérieuse  ferma  pour  jamais, 
sans  les  tarir,  les  sources  de  mon  existence.  Tout  amour  me  fit  hor- 
reur :  un  modèle  de  femme  étoit  devant  moi,  dont  rien  ne  pouvoit 
approcher;  intérieurement  consumé  de  passions,  par  un  contraste 
inexplicable  je  suis  demeuré  glacé  sous  la  main  du  malheur. 

III.  29 


kbO  LES   NATCIIEZ. 

«  Ccliita,  il  y  a  des  existences  si  rudes  qu'elles  semblent  accuser  la 
Providence  et  qu'elles  corrigeroient  de  la  manie  d'être.  Depuis  le 
commencement  de  ma  vie,  je  n'ai  cessé  de  nourrir  des  chagrins  :  j'en 
portois  le  germe  en  moi ,  comme  l'arbre  porte  le  germe  de  son  fruit . 
Un  poison  inconnu  se  mèloit  à  tous  mes  sentiments;  je  me  reprochois 
jusqu'à  ces  joies  nées  de  la  jeunesse  et  fugitives  comme  elle, 

«Que  fais-je  à  présent  dans  le  monde,  et  qu'y  faisois-je  aupara- 
vant? J'étois  toujours  seul,  alors  même  que  la  victime  palpitoit  encore 
au  pied  4e  l'autel.  Elle  n'est  plus,  cette  victime;  mais  le  tombeau  ne 
m'a  rien  ôté  :  il  n'est  pas  plus  inexorable  pour  moi  que  ne  l'étoit  le 
sanctuaire.  Néanmoins  je  sens  que  quelque  chose  de  nécessaire  h  mes 
jours  a  disparu.  Quand  je  devrois  me  réjouir  d'une  perte  qui  délivre 
deux  âmes,  je  pleure;  je  demande,  comme  si  on  me  l'avoit  ravi,  ce 
que  je  ne  devois  jamais  retrouver;  je  désire  mourir;  et  dans  une 
autre  vie  une  séparation  qui  me  tue  n'en  continuera  pas  moins  l'éter- 
nité durante. 

«  L'éternité  !  peut-être,  dans  ma  puissance  d'aimer,  ai-je  compris  ce 
mot  incompréhensible.  Le  ciel  a  su  et  sait  encore,  au  moment  même 
oi!i  ma  main  agitée  trace  cette  lettre,  ce  que  je  pouvois  être  :  les 
hommes  ne  m'ont  pas  connu. 

((  J'écris  assis  sous  l'arbre  du  désert,  au'bord  d'un  fleuve  sans  nom, 
dans  la  vallée  où  s'élèvent  les  mêmes  forêts  qui  la  couvrirent  lorsque 
les  temps  commencèrent.  Je  suppose,  Céluta,  que  le  cœur  de  René 
s'ouvre  maintenant  devant  toi  :  vois-tu  le  monde  extraordinaire  qu'il 
renferme?  11  sort  de  ce  cœur  des  flammes  qui  manquent  d'aliment,  qui 
dévoreroient  la  création  sans  être  rassasiées ,  qui  te  dévoreroient  toi- 
même.  Prends  garde ,  femme  de  vertu  !  recule  devant  cet  abîme  : 
laisse-le  dans  mon  sein!  Père  tout-puissant,  tu  m'as  appelé  dans  la 
solitude-,  tu  m'as  dit  :  «  René!  René!  qu'as-tu  fait  de  ta  sœur?  »  Suis-je 
donc  Caïn?  » 

CONTINUÉE   AU   LEVER   DE   l'aURORE. 

«  Quelle  nuit  j'ai  passée!  Créateur,  je  te  rends  grâces;  j'ai  encore 
des  forces,  puisque  mes  yeux  revoient  la  lumière  que  tu  as  faite!  Sans 
flambeau  pour  éclairer  ma  course,  j'errois  dans  les  ténèbres  :  mes  pas, 
coiïLaie  intelligents  d'eux-mêmes,  se  frayoient  des  sentiers  à  travers 
tes  liâmes  et  les  buissons.  Je  cherchois  ce  qui  me  fuit;  je  pressois  le 
tronc  des  chênes  ;  mes  bras  avoient  besoin  de  serrer  quelque  chose. 
J'ai  cru,  dans  mon  délire,  sentir  une  écorce  aride  palpiter  contre  mon 
cœur  :  un  degré  de  chaleur  de  plus,  et  j'animois  des  êtres  insensibles. 


LES   NATCHEZ.  451 

Le  sein  nu  et  déchiré,  les  cheveux  trempés  de  la  vapeur  de  la  nuit,  je 
croyois  voir  une  femme  qui  se  jetoit  dans  mes  bras;  elle  me  disoit  : 
Viens  échanger  des  feux  avec  moi  et  perdre  la  vie  !  mêlons  des  voluptés 
à  la  mort  !  que  la  voûte  du  ciel  nous  cache  en  tombant  sur  nous. 

«  Céluta,  vous  me  prendrez  pour  un  insensé  :  je  n'ai  eu  qu'un  tort 
envers  vous,  c'est  de  vous  avoir  liée  à  mon  sort.  Vous  savez  si  René 
a  résisté,  et  à  quel  prodige  d'amitié  il  a  cru  devoir  le  sacrifice  d'une 
indépendance  qui  du  moins  n'étoit  funeste  qu'à  lui.  Une  misère  bien 
grande  m'a  ôté  la  joie  de  votre  amour  et  le  bonheur  d'être  père  :  j'ai 
vu  avec  une  sorte  d'épouvante  que  ma  vie  s'alloit  prolonger  au  delà 
de  moi.  Le  sang  qui  fit  battre  mon  cœur  douloureux  animera  celui  de 
ma  fille  :  je  t'aurai  transmis,  pauvre  Amélie,  ma  tristesse  et  mes  mal- 
heurs! Déjà  appelé  par  la  terre,  je  ne  protégerai  point  les  jours  de  ton 
enfance  ;  plus  tard  je  ne  verrai  point  se  développer  en  toi  la  douce 
image  de  ta  mère ,  mêlée  aux  charmes  de  ma  sœur  et  aux  grâces  de  la 
jeunesse.  Ne  me  regrette  pas  :  dans  l'âge  des  passions  j'aurois  été  un 
mauvais  guide. 

«  Céluta,  je  vous  recommande  particulièrement  Amélie  :  son  nom 
est  un  nom  fatal.  Qu'elle  ne  soit  instruite  dans  aucun  art  de  l'Europe; 
que  sa  mère  lui  cache  l'excès  de  sa  tendresse  :  il  n'est  pas  bon  de 
s'accoiîtumer  à  être  trop  aimé.  Qu'on  ne  parle  jamais  de  moi  à  ma 
fille;  elle  ne  me  doit  rien  :  je  ne  souhaitois  pas  lui  donner  la  vie. 

«  Que  René  reste  pour  elle  un  homme  inconnu,  dont  l'étrange  destin 
raconté  la  fasse  rêver  sans  qu'elle  en  pénètre  la  cause  :  je  ne  veux  être 
à  ses  yeux  que  ce  que  je  suis,  un  pénible  songe. 

«  Céluta,  il  y  a  dans  ma  cabane  des  papiers  écrits  de  ma  main . 
c'est  l'histoire  de  mon  cœur;  elle  n'est  bonne  à  personne,  et  personne 
ne  la  comprendroit  :  anéantissez  ces  chimères. 

«  Retournez  sous  le  toit  fraternel;  brûlez  celui  que  j'ai  élevé  de  mes 
mains;  semez  des  plantes  parmi  ses  cendres;  rendez  à  la  forêt  l'héri- 
tage que  j'avois  envahi.  Effacez  le  sentier  qui  monte  de  la  rivière  à  la 
porte  de  ma  demeure  ;  je  ne  veux  pas  qu'il  reste  sur  la  terre  la  moin- 
dre trace  de  mon  passage.  Cependant  j'ai  écrit  un  nom  sur  des  arbres, 
dans  la  profondeur  des  bois  ;  il  seroit  impossible  de  le  retrouver  :  qu'il 
croisse  donc  avec  le  chêne  inconnu  qui  le  porte  :  le  chasseur  indien 
s'enfuira  à  la  vue  de  ces  caractères  gravés  par  un  mauvais  génie. 

«  Donnez  mes  armes  à  Outougamiz  ;  que  cet  homme  sublime  fasse 
en  mémoire  de  moi,  un  dernier  effort  :  qu'il  vive.  Chactas  me  suivra 
s'il  ne  m'a  devancé. 

«  Si  enfin,  Céluta,  je  dois  mourir,  vous  pourrez  chercher  après  mor 
l'union  d'une  âme  plus  égale  que  la  mienne.  Toutefois  ne  croyez  pas 


f,52  LES   NATCIIKZ. 

désormais  recevoir  impunément  les  caresses  d'un  autre  homme;  ne 
croyez  pas  que  de  foibles  embrasscmcnts  puissent  effacer  de  votre  à  me 
ceux  de  René.  Je  vous  ai  tenue  sur  ma  poitrine  au  milieu  du  désert, 
dans  les  vents  de  l'orage,  lorsque  après  vous  avoir  portée  de  l'autre 
côté  d'un  torrent,  j'aurois  voulu  vous  poignarder  pour  fixer  le  bonliour 
dans  votre  sein  et  pour  me  punir  de  vous  avoir  donné  ce  bonheur. 
C'est  toi,  Être  suprême,  source  d'amour  et  de  beauté,  c'est  toi  seul  qui 
me  créas  tel  que  je  suis,  et  toi  seul  me  peux  comprendre!  Oh  !  que  ne 
me  suis-je  précipité  dans  les  cataractes  au  milieu  des  ondes  écu- 
mantesl  je  serois  rentré  dans  le  sein  de  la  nature  avec  toute  mon 
énergie. 

((  Oui,  Céluta,  si  vous  me  perdez,  vous  resterez  veuve  :  qui  pourroit 
vous  environner  de  cette  flamme  que  je  porte  avec  moi,  même  en  n'ai- 
mant pas?  Ces  solitudes  que  je  rendois  brûlantes  vous  paroîtroient 
glacées  auprès  d'un  autre  époux.  Que  chercheriez-vous  dans  les  bois 
et  sous  les  ombrages?  Il  n'est  plus  pour  vous  d'illusions,  d'enivre- 
ment, de  délire  :  je  t'ai  tout  ravi  en  te  donnant  tout,  ou  plutôt  en  ne 
te  donnant  rien,  car  une  plaie  incurable  étoit  au  fond  de  mon  âme. 
Ne  crois  pas,  Céluta,  qu'une  femme  à  laquelle  on  a  fait  des  aveux  aussi 
cruels,  pour  laquelle  on  a  formé  des  souhaits  aussi  odieux  que  les 
miens,  ne  crois  pas  que  cette  femme  oublie  jamais  l'homme  qui  l'aima 
de  cet  amour  ou  de  cette  haine  extraordinaire. 

((  Je  m'ennuie  de  la  vie  ;  l'ennui  m'a  toujours  dévoré  :  ce  qui  inté- 
resse les  autres  hommes  ne  me  touche  point.  Pasteur  ou  roi ,  qu'au- 
rois-je  fait  de  ma  houlette  ou  de  ma  couronne?  Je  serois  également 
fatigué  de  la  gloire  et  du  génie,  du  travail  et  du  loisir,  de  la  prospé- 
rité et  de  l'infortune.  En  Europe,  en  Amérique,  la  société  et  la  nature 
m'ont  lassé.  Je  suis  vertueux  sans  plaisir;  si  j'étois  criminel,  je  le 
serois  sans  remords.  Je  voudrois  n'être  pas  né,  ou  être  à  jamais 
oublié. 

«  Que  ce  soit  ici  un  dernier  adieu ,  ou  que  je  doive  vous  revoir 
encore,  Céluta,  quelque  chose  me  dit  que  ma  destinée  s'accomplit;  si 
ce  n'est  pas  aujourd'hui  même,  elle  n'en  sera  que  plus  funeste  :  René 
ne  peut  reculer  que  vers  le  malheur.  Regardez  donc  cette  lettre  comme 
un  testament.  » 

La  lecture  étoit  achevée  que  Céluta  ne  relevoit  point  sa  tête,  qui 
s'étoit  penchée  sur  son  sein  :  toute  la  sagacité  de  Mila  n'avoit  pas  suffi 
pour  expliquer  le  collier  ;  toute  la  religion  du  missionnaire  n'avoit  pu 
pénétrer  le  sens  de  la  lettre,  mais  le  cœur  d'une  épouse  l'avoit  mieux 
compris  :  rien  n'est  intelligent  comme  l'amour  malheureux.  Céluta 
apprenoit  qu'elle  n'étoit  point  aimée;  qu'un  lien  paternel  ne  lui  avoit 


LES   NATCHEZ.  /i53 

pas  même  attaché  René  ;  qu'il  y  avoit  dans  l'âme  de  cet  homme  du 
trouble,  presque  du  remords,  et  qu'il  se  repentoit  d'un  malheur 
comme  on  se  repentiroit  d'un  crime. 

Cûluta  releva  lentement  son  front  abattu  :  «  Allons,  dit- elle,  mon 
mari  est  encore  plus  infortuné  que  je  ne  le  supposois  ;  un  méchant 
esprit  l'a  persécuté  :  je  dois  être  son  bon  génie.  » 

Le  religieux  rendit  la  lettre  à  l'Indienne  en  lui  disant  :  «  Souffrir  est 
notre  partage  :  la  nouvelle  alliance  que  Jésus-Christ  a  faite  avec  les 
hommes  est  une  alliance  de  douleur  :  c'est  de  son  sang  qu'il  l'a  scel- 
lée ;  je  vais  prier  pour  vous.  » 

Le  missionnaire  tomba  à  genoux,  et,  les  mains  jointes,  il  répéta, 
dans  la  langue  des  Natchez ,  l'Oraison  dominicale  :  le  calme  de  cette 
prière  fut  une  espèce  de  baume  répandu  sur  une  plaie  vive.  Quand  le 
Père  prononça  ces  mots  :  Délivrez-nom  du  mal,  les  deux  femmes  san- 
glotèrent d'attendrissement.  Alors  le  religieux,  se  relevant  avec  peine, 
ramena  son  froc  sur  sa  tête  grise,  traversa  la  cabane  d'un  pas  grave, 
reprit  son  bâton  à  la  porte,  et  alla,  aussi  rapidement  que  le  lui  per- 
mettoit  sa  vieillesse,  consoler  d'autres  adversités. 

Mila,  qui  portoit  toujours  Amélie,  la  rendit  à  Céluta  :  celle-ci  la 
reçut  en  la  couvrant  de  baisers  et  en  fondant  en  larmes.  Mila,  qui 
devinoit  sa  sœur,  lui  dit  :  «  Tu  l'aimeras  pour. toi,  toi  qui  es  sa  mère; 
moi,  je  l'aimerai  pour  son  père.  » 

Mais  Mila  se  sentoit  aussi  un  peu  découragée.  Qui  avoit  donc  pu 
trop  aimer  René?  Quand  on  arracheroit  le  guerrier  blanc  à  la  mort, 
que  gagneroit-on  à  cela,  puisqu'il  ne  vouloit  pas  vivre?  Mila  ne  s'ar- 
rêtant  pas  longtemps  à  ces  réOexions,  et  revenant  à  son  caractère  : 

«  C'est  assez  pleurer  pour  un  collier  obscur,  mal  interprété ,  que 
nous  ne  comprenons  ni  toi,  ni  moi,  ni  le  Père  de  la  barbe.  Le  danger 
est  à  la  porte  de  notre  cabane  :  pourquoi  mêler  à  des  peines  véritables 
des  peines  chimériques?  Entre  la  réalité  du  mal  et  les  songes  de  nos 
cœurs,  nous  ne  saurions  où  nous  tourner.  Occupons-nous  du  présent, 
nous  penserons  une  autre  fois  à  l'avenir.  Découvrons  le  secret,  sau- 
vons René,  et  quand  nous  l'aurons  sauvé,  il  faudra  bien  qu'il  s'ex- 
plique. » 

a  Tu  as  raison,  dit  Céluta,  sauvons  mon  mari.  »  Mila  prit  Amélie 
dans  ses  bras,  puis  la  rendant  encore  à  sa  mère  :  «  Tiens,  dit -elle,  je 
désirois  avoir  un  petit  guerrier,  je  n'en  veux  plus ,  garde  ta  fille  :  elle 
te  préfère  à  moi  quand  elle  pleure ,  elle  me  préfère  à  toi  quand  elle 
rit.  Ne  diroit-on  pas  que  le  collier  lui  fait  aussi  verser  des  larmes?  » 
Mila  sortit  pour  aller  à  la  découverte  du  secret. 

René  avoit  écrit  une  autre  lettre  aux  sachems  pour  leur  annoncer 


Ii5h  LES   N  AT  CHEZ. 

que  les  Illinois  ne  paroissoient  pas  encore  disposés  à  recevoir  le  calu- 
met de  paix.  Plus  heureux  dans  sa  mission,  Chactas  avoit  tout  obtenu 
des  Anglois  de  la  Géorgie  :  il  se  disposoit  à  revenir.  Le  tuteur  du  soleil 
cspéroit  que  le  vieillard  seroit  mort  avant  de  revoir  sa  cabane  :  on 
racontoit  qu'il  touchoit  à  sa  fin. 

La  femme-chef,  attendant  la  tête  de  sa  rivale,  laissoit  en  apparence 
Ondouré  plus  tranquille  ;  mais  elle  le  surveilloit  avec  toute  l'activité 
de  la  jalousie.  Le  sauvage,  craignant  toujours  de  se  trahir,  n'échap- 
poit  au  péril  qu'à  l'aide  de  précautions  dont  il  lui  tardoit  de  se  déli- 
vrer. 

D'un  autre  côté,  il  étoit  dillicilc  que  le  secret  d'une  conjuration  con- 
nue de  tant  de  monde  ne  transpirât  pas  au  dehors.  De  temps  en  temps 
il  s'élevoit  des  bruits  dont  tout  commandant  moins  prévenu  que  celui 
du  fort  Rosalie  eût  recherché  la  source.  Le  gouverneur  général  avoit 
écrit  à  Chépar  de  ne  pas  se  laisser  trop  rassurer  par  la  concession  des 
terres.  Une  lettre  d'Adélaïde,  adressée  à  René,  s'étant  trouvée  dans  les 
dépêches,  Ondouré,  que  Febriano  instruisoit  de  tout,  s'empressa  d'an- 
noncer une  nouvelle  trahison  du  fils  adoptif  de  Chactas  ;  mais  en 
même  temps,  pour  achever  de  tromper  le  commandant  et  pour  avoir 
l'air  de  ne  s'occuper  que  de  plaisirs,  il  ordonna  une  chasse  au  bulïïe 
de  l'autre  côté  du  Meschacebé. 

Mila  n'eut  pas  plus  tôt  appris  cette  nouvelle  qu'elle  dit  à  Céluta:  «  Il 
nous  faut  aller  à  cette  chasse,  oi^i  se  trouveront  toutes  les  matrones; 
je  veux  que  le  jongleur  m'apprenne  aujourd'hui  môme  le  secret.  » 
Céluta  consentit  tristement  à  suivre  Mila  ;  elle  doutoit  du  succès  de  sa 
jeune  amie,  qui  refusoit  de  dire  le  moyen  dont  elle  se  comptoit  servir 
pour  faire  parler  le  jongleur. 

Le  jour  de  la  chasse  arrivé,  les  deux  sœurs  partirent  ensemble  :  elles 
marchoient  seules  hors  de  la  foule,  car  tout  le  monde  les  fuyoit  comme 
on  fuit  les  malheureux.  On  s'embarque  dans  les  canaux  ;  on  traverse 
le  fleuve  ;  on  descend  sur  l'autre  rive  ;  on  entre  dans  les  savanes 
parsemées  d'étangs  d'une  eau  saumâtre,  où  les  buffles  viennent  lécher 
le  sel. 

Divisés  en  trois  bandes,  les  chasseurs  commencent  l'attaque  :  on 
voyoit  bondir  les  buiïles  au-dessus  des  grandes  forêts  de  cannes 
de  plus  de  quinze  pieds  de  hauteur.  Mila  avoit  quitté  Céluta.  Elle 
s'étoit  attachée  aux  pas  du  jongleur,  qui  prononçoit  des  paroles  afin 
d'amener  les  victimes  sous  la  lance  des  guerriers.  Un  buiïle  blessé 
fond  tout  à  coup  sur  le  magicien,  qui  prend  la  fuite  :  le  buffle  est 
arrêté  par  les  chasseurs,  mais  le  prêtre  continue  à  s'enfoncer  dans  les 
cannes,  et,  entendant  courir  derrière  lui,  il  fuit  encore  plus  vite  :  ce 


LES   NATCHEZ.  455 

n'étoit  pourtant  que  Mila  qui  voloit  sur  ses  traces  comme  les  coIi])ris 
volent  sur  la  cime  des  roseaux.  Elle  appelle  le  jongleur;  celui-ci  tourne 
enfin  la  tête,  et,  reconnoissant  une  femme,  il  se  précipite  à  terre-  tout, 
haletant. 

«  Je  t'assure,  dit  Mila  en  arrivant  à  lui,  que  j'ai  eu  autant  de  peur 
que  toi.  Je  te  suivois,  parce  que  tu  m'aurois  sauvée.  D'une  seule  parole 
tu  aurois  fait  tomber  le  buffle  mort  à  tes  pieds.  » 

«  C'est  vrai,  dit  le  jongleur  reprenant  un  air  solennel,  mais  que  j'ai 
soif!  » 

Mila  portoit  à  son  bras  une  corbeille,  dans  cette  corbeille  un.  flacon 
et  une  coupe. 

«  Le  Grand -Esprit  m'a  bien  inspirée,  s'écria  Mila  :  j'ai  par  hasard 
ici  de  l'essence  de  feu  ^  Ah  !  bon  génie  !  si  un  homme  comme  toi  alloit 
mourir,  que  deviendroient  les  Natchez?  » 

((  Mila,  dit  le  prêtre  essuyant  son  front  et  se  rapprochant  de  la  mali- 
cieuse enchanteresse,  tu  m'as  toujours  semblé  avoir  de  l'esprit  comme 
une  hermine.  » 

((  Et  toi,  dit  Mila  versant  l'essence  de  feu  dans  la  coupe,  tu  m'as  tou- 
jours paru  beau  comme  le  génie  qui  préside  aux  chasses,  comme  le 
Grand-Lièvre  honoré  dans  les  forêts.  »  Le  prêtre  vida  la  coupe. 

Les  sauvages,  passionnés  pour  les  liqueurs  de  l'Europe,  recherchent 
les  fumées  de  l'ivresse  comme  les  peuples  de  l'Orient  les  vapeurs  de 
l'opium.  «  Je  ne  t'avois  jamais  vu  de  si  près  ,  dit  Mila  remplissant  de 
nouveau  la  coupe  et  la  présentant  à  la  main  avide  du  jongleur  ;  que 
tu  es  beau  !  que  tu  es  beau  !  on  dit  que  tu  parles  tant  de  langues  î 
Est-ce  que  tu  entends  tout  ce  que  tu  dis?  » 

Triplement  enivré  de  vin,  d'amour  et  de  louanges,  le  prêtre  com- 
mençoit  à  faire  parler  ses  yeux.  Mila  remplit  encore  la  coupe,  la  porte 
de  sa  main  droite  aux  lèvres  du  jongleur,  et,  appuyant  doucement  sa 
main  gauche  sur  son  épaule,  semble  regarder  avec  admiration  sa  vic- 
time déjà  séduite. 

Le  lieu  étoit  solitaire,  les  roseaux  élevés.  «  Mila  !  »  dit  le  jongleur. 

«  Que  veux-tu?  »  dit  l'Indienne  affectant  un  air  troublé  et  un  peu 
honteux. 

«  Approche-toi,  »  repartit  le  prêtre.  Mila  parut  se  vouloir  défendre. 

«  N'aie  pas  peur,  dit  le  prêtre,  j  e  puis  répandre  la  nuit  autour  de  nous.  » 

«  C'est  pour  cela  que  j'ai  tant  de  peur!  répondit  Mila;  tu  es  un  si 
grand  magicien  !  »  Le  prêtre,  prenant  Mila  dans  ses  bras,  l'attira  sur 
ses  genoux.  «  Bois  donc  à  ton  tour,  charmante  colombe,  »  dit-il. 

1.  tau-de-vie. 


i56  LES  NATCllEZ. 

«  Moi!  »  s'écria  Mila.  Elle  feigiiil  de  porter  la  liqueur  à  sa  bouche, 
tandis  que  le  prêtre,  tournant  la  coupe,  clierchoit  à  boire  sur  le  bord 
que  les  lèvres  de  Mila  avoient  touché. 

Le  jongleur  commençoit  à  sentir  les  effets  du  poison,  les  objets  flot- 
toient  devant  ses  yeux. 

«  Ne  vois-je  pas,  dit-il  h  Mila,  une  grande  cabane?  »  C'étoicnt  des 
roseaux  agités  par  le  vent. 

«  Oui,  dit  -Mila,  c'est  la  cabane  oi!i  les  sacbcms  sont  rassemblés  pour 
délibérer  sur  la  mort  de  René.  » 

«  C'est  étonnant,  repartit  le  prêtre  balbutiant,  car  ce  n'est  pas  encore 
si  tôt.  » 

Le  cœur  de  Mila  tressaillit;  elle  pressa  involontairement  le  jon- 
gleur, qui  la  serra  à  son  tour  dans  ses  bras. 

«  Pas  encore  si  tôt?  dit  Mila,  mais  c'est...  » 

«  La  douzième  nuit,  pendant  la  lune  des  chasses,  »  dit  le  prêtre. 

«  Je  croyois,  répondit  Mila,  que  c'étoit  la  treizième?  » 

«  Je  sais  mieux  cela  que  toi,  repartit  le  jongleur  ;  il  y  a  douze  roseaux 
dans  la  gerbe:  nous  en  retirons  un  chaque  nuit.  » 

«  C'est  fort  bien  imaginé,  dit  Mila,  et  René  sera  tué  quand  tu  reti- 
reras le  dernier?  »  —  «  Oui,  dit  le  prêtre;  et  il  sera  tué  le  premier 
tous.  » 

Le  prêtre  voulut  ravir  un  l^aiser  à  î\Iila,  qui,  au  lieu  de  ses  lèvres, 
lui  présenta  l'essence  de  feu.  «  J'aimcrois  mieux  l'autre  coupe,  »  dit 
le  jongleur. 

«  Mais,  reprit  Mila,  tu  dis  que  René  sera  tué  le  premier  de  tous  :  on 
tuera  donc  d'autres  chairs  blanches  !»  —  «  Eh,  certainement  !  dit  le  jon- 
gleur, riant  de  la  simplicité  de  Mila  ;  cela  sera  d'autant  plus  admirable, 
qu'ils  seront  assemblés  comme  un  troupeau  de  chevreuils  pour  regarder 
les  grands  jeux.  » 

«  Oh!  comme  j'y  danserai  avec  toi!  s'écria  Mila,  appliquant,  avec  le 
dégoût  de  la  nature,  mais  l'exaltation  de  l'amitié,  un  baiser  sur  le  front 
du  jongleur,  je  n'avois  pas  entendu  parler  de  ces  grands  jeux!  J'aime 
tant  lés  jeux!  » 

«  Toutes  les  nations  qui  ont  juré  le  secret,  dit  le  jongleur,  se  ren- 
dront aux  Natchez.  Outougamiz  le  Simple  a  juré  comme  les  autres; 
nous  le  forcerons  de  tuer  son  René.  » 

Mila  se  lève,  s'arrache  aux  bras  du  prêtre,  qui  tombe  et  dont 
le  front  va  frapper  la  terre.  Cet  homme  eut  une  idée  confuse  de  la 
faute  qu'il  venoit  de  commettre  ;  mais,  l'ivresse  l'emportant,  il  s'en- 
dormit. 

Mila  cherche  Céluta;  elle  l'aperçoit  seule  assise  à  l'écart:  elle  lui 


LES   NATCHEZ.  /|57 

dH  :  «  Tout  est  découvert  ;  les  blancs  seront  massacrés  aux  grands 
jeux  :  ton  mari  périra  le  premier.  » 

L'épouse  de  René  est  prête  à  s'évanouir;  son  amie  la  soutient  :  «  Du 
courage,  dit-elle  ;  il  faut  sauver  René.  Je  cours  au  fort  avertir  Chépar. 
Toi,  va  chercher  Outougamiz.  » 

«  Arrête,  s'écrie  Géluta;  qu'as-tu  dit?  avertir  Chépar!  Malheureuse I 
ton  pays  !  » 

Ces  mots  retentissent  dans  le  cœur  de  Mila  ;  immobile,  elle  fixe  ses 
regards  sur  sa  sœur,  puis  s'écrie  :  «  Périsse  la  patrie  qui  a  pu  tramer 
un  complot  si  odieux!  Ce  n'est  plus  qu'un  repaire  d'assassins.  Je  cours 
les  dénoncer.  » 

Céluta  frémit  :  «  Mila,  dit-elle,  songe  à  ta  mère,  à  ton  père,  à  moi, 
à  Outougamiz.  Ne  vois-tu  pas  qu'en  prévenant  un  massacre,  tu  ne  le 
fais  que  changer  en  un  meurtre  beaucoup  plus  terrible  pour  toi?  » 

Mila  frémit  ;  elle  n'avoit  pas  aperçu  cet  autre  péril  ;  mais  tout  à 
coup  :  «  Je  ne  m'attendois  pas,  lorsqu'il  s'agissoit  de  la  vie  de  René, 
que  tu  serois  si  calme  ;  que  tu  balancerois  prudemment,  comme  un 
sachem,  le  bien  et  le  mal.  » 

«  Femme,  reprit  Céluta  avec  émotion,  quel  que  soit  ton  cœur,  tu 
ne  m'apprendras  pas  à  aimer;  mais  ne  crois  pas  non  plus  m'aveugler: 
je  serai  maintenant  aussi  malheureuse  que  mon  frère  et  aussi  discrète 
que  lui.  Je  sais  mourir  de  douleur  :  je  ne  sais  pas  perdre  ma  patrie.» 

Mila  embrasse  Céluta.  «  Pardonne-moi,  dit-elle,  je  suis  trop  au-des- 
sous de  toi  pour  te  juger.  » 

Mila  raconte  à  sa  sœur  comment  elle  a  surpris  la  foi  du  jongleur. 
Céluta  blâme  doucement  son  amie  :  «  On  ne  fait  pas  impunément  ce 
qui  n'est  pas  bien,  lui  dit-elle;  quand  il  n'y  auroit  que  le  tourment  du 
secret  que  tu  viens  d'apprendre,  secret  dont  tu  réponds  à  présent 
devant  ton  pays,  ne  serois-tu  pas  déjà  assez  punie  ?  » 

Mila  et  Céluta  se  déterminèrent  à  aller  trouver  Outougamiz  :  elles 
le  rencontrèrent  sur  le  bord  du  fleuve,  loin  de  la  chasse,  à  laquelle  il 
n'avoit  pris  aucune  part.  En  voyant  s'avancer  les  deux  femmes,  Outou- 
gamiz, pour  la  première  fois,  fut  tenté  de  s'éloigner.  Que  pouvoit-il 
leur  dire?  N'étoit-il  pas  aussi  malheureux  qu'elles?  Céluta  lui  dit  en 
l'abordant:  a  Ne  nous  fuis  pas;  nous  ne  te  demandons  plus  rien  ;  nous 
connoissons  tes  malheurs.  Mon  frère,  je  ne  t'accuse  plus  ;  je  t'admire: 
tu  es  le  génie  de  la  vertu  comme  celui  de  l'amitié.  »  Outougamiz  ne 
comprit  pas  sa  sœur. 

«  Pleurons  tous  trois,  dit  Mila,  nous  savons  tous  trois  le  secret,  n 

«  Vous  savez  le  secret!  s'écrie  d'une  voix  formidable  le  jeune  Indien. 
Qui  vous  l'a  dit?  Ce  n'est  pas  moi!  je  n'ai  pas  menti  au  Grand-Esprit! 


/i58  LES   iN  AT  CHEZ. 

jo  n'ai  pas  viold  le  serment  des  morts!  je  n'ai  pas  tué  la  patrie!  »  Et,' 
plein  de  l'elTroi  du  parjure,  il  échappe  aux  bras  dans  lesquels  il  eût 
voulu  mourir.  Mila  vole  sur  ses  pas  sans  le  pouvoir  rejoindre.  Célula, 
abandonnée,  se  jette  dans  une  pirogue  avec  des  chasseurs  qui  repas- 
soient  le  fleuve,  et  regagne  sa  cabane. 

Un  ami  qui  disparoît  au  moment  d'un  grand  danger  laisse  un  vide 
immense  :  Céluta  appelle  sa  sœur  en  approchant  de  sa  demeure  ; 
aucune  voix  ne  lui  répond  :  Mila  n'étoit  point  rentrée  sous  le  toit  fra- 
ternel. Céluta  pénètre  dans  la  cabane;  elle  en  parcourt  les  différents 
réduits,  revient  à  la  porte,  regarde  dans  la  campagne  et  ne  voit  per- 
sonne. Accablée  de  fatigue,  elle  s'assied  près  du  foyer,  tenant  sa  fille 
dans  ses  bras.  Là,  se  livrant  à  ses  pensées,  elle  est  encore  moins 
oppressée  par  le  péril  du  moment  que  par  le  souvenir  de  la  lettre  de 
René.  La  sœur  d'Ontougamiz  n'étoit  point  aimée,  elle  ne  le  seroit 
jamais!  Et  c'étoit  celui  qu'elle  adoroit,  celui  qu'elle  cherchoit  à  sauver 
aux  dépens  de  ses  jours,  qui  lui  avoit  fait  ce  barbare  aveu!  Céluta  se 
trouvoit  tout  à  coup  jetée  hors  de  la  vie  :  elle  sentoit  qu'elle  s'enfonçoit 
dans  une  solitude,  comme  l'être  mystérieux  qui  avoit  trop  aimé  René. 

Le  maukawis  chanta  le  coucher  du  soleil,  le  pois  parfums  de  la  Vir- 
ginie éclata  à  la  première  veille  de  la  nuit,  la  fin  de  la  nuit  fut 
annoncée  par  le  cri  de  la  cigogne,  et  l'amie  de  Céluta  ne  revint  pas. 
L'aube  ouvrit  les  barrières  du  ciel  sans  ramener  la  nymphe,  sa  com- 
pagne fidèle  :  couronnée  de  fleurs,  Mila  paroissoit  chaque  matin  comme 
la  plus  jeune  des  Heures;  précédant  les  pas  de  l'Aurore,  elle  sembloit 
lui  donner  ou  tenir  d'elle  ses  charmes  et  sa  fraîcheur. 

Quand  Céluta  vit  poindre  le  jour,  ses  alarmes  augmentèrent  :  que 
pouvoit  être  devenue  sa  sœur?  Une  pensée  se  présente  à  l'esprit  de  la 
fille  de  Tabamica  :  en  demeurant  avec  Céluta,  Mila  n'h'abitoit  point  sa 
propre  cabane  ;  la  cabane  de  Mila  étoit  celle  d'Outougamiz.  N'étoit-il 
pas  possible  qu'Outougamiz  eût  voulu  retourner  à  ses  foyers,  et  que 
son  épouse  y  fût  rentrée  avec  lui? 

Céluta  passa  à  son  cou  l'écharpe  oi^i  étoit  suspendu  un  léger  berceau  : 
elle  place  dans  le  berceau  cet  enfant  voyageur  qui  sourioit  par-dessus 
l'épaule  de  sa  mère.  Elle  sort,  elle  arrive  bientôt  au  toit  qui  lui  rap- 
pelle de  si  doux  et  de  si  tristes  souvenirs  ;  c'étoit  là  qu'elle  habitoit, 
avec  Outougamiz,  lorsque  René  la  vint  visiter;  c'étoit  par  la  porte 
entr'ouverte  de  cette  cabane  qu'elle  avoit  aperçu  l'étranger  dans  le 
buisson  d'azaléa.  Comme  le  cœur  lui  battit  lorsque  le  guerrier  blanc 
s'assit  auprès  d'elle?  Avec  quelles  délices  elle  prépara  le  festin  du  ser- 
ment de  l'amitié!  Çni'ils  sont  déjà  loin,  ces  jours  qui  virent  naître  un 
amour  si  tendre!  Doux  enchantements  du  cœur,  projets  d'un  bonheur 


LES    NATCHEZ.  /|59 

îHns  terme  et  sans  mesure,  qu'êtes-voiis  devenus?  Cabane  qui  prolé- 
f^eâtes  la  jeunesse  d'Oatougamiz  et  de  Céluta,  serez-vous  changée 
comme  vos  maîtres?  aurez-vous  vieilli  comme  eux? 

Oui,  cette  cabane  n'étoitplus  la  même;  depuis  longtemps  inhabitée, 
elle  étoit  vide  et  sans  génies  tutélaires  :  quelques  petits  oiseaux  y  fai- 
soient  leurs  nids,  et  l'herbe  croissoit  alentour. 

Environnée  d'assassins,  abandonnée  de  tous  ses  amis,  livrée  sans 
défense  à  l'amour  impur  du  tuteur  du  soleil ,  accablée  du  malheur  et 
de  l'indifférence  de  René,  Céluta  ne  désiroit  plus  qu'une  tombe  pour 
s'y  reposer  à  jamais.  Comme  elle  s'éloignoit  de  la  cabane,  où  elle 
n'avoit  trouvé  personne,  elle  aperçut  Adario,  qui  cheminoit  lentement, 
traînant  ses  lambeaux  et  s'appuyant  sur  le  bras  d'Outougamiz  ;  elle 
fut  frappée  de  terreur  en  remarquant  que  Mila  n'étoit  pas  avec  eux. 
Le  vieillard  penchoit  vers  la  terre  ;  le  poids  du  chagrin  paternel  avoit 
enfin  courbé  ce  front  inflexible  :  Adario  n'étoit  plus  qu'un  mort  resté 
quelques  jours  parmi  les  vivants,  pour  se  venger. 

Céluta  s'avança  vers  lui.  «  Te  voilà,  ma  fille,  lui  dit-il  d'une  voix 
pleine  d'une  douceur  inaccoutumée  ;  j'allois  chez  toi,  mais  puisque 
nous  sommes  auprès  de  la  cabane  de  ton  frère,  arrêtons-nous  là.  Le 
vieux  chasseur  commence  à  trouver  la  course  un  peu  longue;  il  se 
repose  partout  oii  il  rencontre  un  abri.  » 

Touchée  du  changement  du  vieillard,  et  attendrie  par  sa  bonté, 
Céluta  entra  avec  son  frère  et  son  oncle  dans  la  cabane  déserte.  Ils 
furent  obligés  de  s'asseoir  sur  le  sol  humide  :  u  C'est  ma  couche  de 
tous  les  jours,  dit  Adario;  il  faut  que  je  m'habitue  à  la  terre.  » 

Incertain,  pour  la  première  fois  de  sa  vie,  le  sachem  avoit  l'air 
de  rassembler  ses  pensées,  de  chercher  ses  paroles.  Outougamiz,  se 
réveillant  comme  d'un  songe,  et  reconnoissant  le  lieu  où  il  étoit,  dit 
en  secouant  la  tête  :  «  Adario,  tu  n'es  pas  prudent  de  m'avoir  amené 
ici  :  tu  veux  que  je  tue  René,  et  c'est  ici  même  que  je  lui  ai  juré  une 
amitié  éternelle.  J'ai  juré  depuis,  il  est  vrai,  que  je  le  tuerois;  mais, 
dis-moi,  auquel  des  deux  serments  dois-je  être  fidèle?  N'est-ce  pas  au 
premier?  » 

«  C'est  à  ta  patrieque  tu  as  fait  le  dernier,  répliqua  Adario,  et  tu 
l'as  prononcé  sur  les  os  de  tes  aïeux.  » 

«  Sur  des  ossements  apportés  par  le  jongleur,  répondit  Outougamiz; 
mais  étoient-ce  ceux  de  mes  ancêtres?  J'ai  voulu  connoître  la  vérité.  Je 
suis  allé  cette  nuit  sur  la  tombe  de  mon  père;  je  me  suis  couché  sur 
le  gazon;  j'ai  prêté  l'oreille  :  mon  père  étoit  dans  sa  tombe,  car  je 
l'entendois  creuser  avec  ses  mains  pour  venir  vers  moi.  La  couche  de 
poussière  entre  nous  deux  n'étoit  pas  plus  épaisse  qu'une  feuille  de 


[|60  LES   NATCIIEZ. 

platane.  Je  scntoîs  mon  cœur  refroidir  à  mesure  que  le  cœur  du  mort 
s'approchoit  de  ma  iioilrint^;  il  me  commtnii(iuoit  ses  glaces.  J'élois 
calme  et  heureux  :  c'étoit  comme  le  sommeil,  » 

«  Insensé!  s'écria  Adario,  Ion  amitié  l'égaré.  » 

«  Pour  ce  mot-là,  dit  Outougamiz,  ne  le  prononce  jamais,  Adario  ;  tu 
n'entends  rien  à  l'amitié.  Si  tu  voulois  appeler  encore  mon  père  en 
témoignage  contre  moi,  tu  te  trom])crois,  car  il  a  reçu  mon  serment 
d'amitié  dans  cette  cabane,  ainsi  que  cette  femme  que  tu  ne  daignes 
seulement  pas  regarder,  et  qui  pleure...  Je  vois  René;  il  vient  récla^ 
mer,  en  ce  lieu  même,  le  serment  que  je  lui  ai  fait.  Le  Manitou  d'or 
s'agite  sur  ma  poitrine  :  non,  mon  ami!  non,  mon  frère!  je  ne  renie 
point  mon  serment  !  Approche,  que  je  le  renouvelle  entre  tes  mains, 
entre  celle  de  ma  sœur  :  Je  te  jure...  » 

«  Impie!  s'écrie  Adario,  lui  portant  une  main  ridée  à  la  bouche; 
crains  que  la  terre  ne  te  dévore  comme  l'onde  a  englouti  Mila.  » 

«  Mila  !  »  dirent  à  la  fois  le  frère  et  la  sœur. 

u  Oui,  Mila,  répète  Adario  d'une  voix  inspirée  :  elle  a  su  le  secret, 
et  elle  a  péri  !  » 

Outougamiz  reste  pétrifié;  Céluta  inonde  la  terre  de  ses  larmes. 
Adario,  un  bras  levé  entre  son  neveu  et  sa  nièce,  semble  encore  pro- 
férer le  mot  qui  vient  de  les  anéantir  :  elle  a  péri! 

Outougamiz  se  lève,  prend  sa  sœur  par  la  main,  la  contraint  de  se 
lever,  la  regarde  quelque  temps  en  silence,  et  lui  dit  :  «  Il  ne  sera  plus 
aimé.  René  !  le  seul  cœur  qui  t'aimât  encore,  le  seul  qui  te  voulût 
sauver,  le  seul  qui  protestât  de  ton  innocence,  a  cessé  de  battre;  car 
ma  sœur  et  moi  nous  doutons  ;  nous  sommes  sans  force ,  nous  ne 
savons  nous  décider  ni  pour  la  patrie  ni  pour  l'amitié.  Céluta,  j'ai 
perdu  ma  femme,  tu  as  perdu  ta  compagne,  celle  qui  t'a  suivie  à  la 
cité  des  blancs,  qui  t'a  soignée  dans  mon  absence,  qui  t'a  soutenue 
dans  l'absence  de  cet  autre  que  nous  allons  tuer.  Mila  morte!  René 
mort!  sa  petite  fille  va  bientôt  mourir!  Chactas,  qui  s'en  va  aussi! 
Céluta,  resterons-nous  seuls?  » 

Céluta  ne  pouvoit  répondre.  Outougamiz  se  tourne  vers  Adario,  tou- 
jours assis  à  terre.  11  lève  son  casse-tête,  et  dit  :  «  Qui  a  tué  Mila?  » 

«Athaensic,  répond  froidement  Adario;  l'esprit  de  malheur  l'a 
saisie  :  elle  s'est  elle-même  précipitée  dans  le  fleuve.  » 

«Si  je  savois,  reprit  le  jeune  sauvage  les  dents  serrées,  qu'un 
homme  eût  porté  la  main  sur  Mila,  fût-il  mon  propre  père...  Et  puis 
j'irois  trouver  Chépar  et  me  mettre  à  la  tête  des  chairs  blanches.  » 

Adario,  se  levant  indigné,  et  secouant  ses  lambeaux:  «J'ai  cru, 
infâme,  que  tu  n'en  voulois  qu'à  mes  cheveux  blancs;  je  te  les  livrois 


LES  NATCHEZ.  461 

avec  joie  afin  de  t'engager  à  garder  le  secret,  à  sauver  la  patrie.  Je 
me  disois  :  Il  lui  faut  une  libation  de  sang  pour  satisfaire  au  premier 
serment  qu'il  a  fait;  qu'il  la  puise  à  mes  veines!  Mais  que  l'ombre 
même  de  la  pensée  de  trahir  ton  pays  ait  pu  passer  dans  ton  lâche 
cœur!...  Retire-toi,  scélérat  !  je  te  vais  livrer  aux  sachems,  qui  te  vou- 
loient  faire  périr  avec  ta  sœur  lorsqu'ils  ont  appris  l'indiscrétion  du 
prêtre.  J'avois  juré  de  votre  vertu,  je  m't  tois  engagé  pour  elle;  je 
venois  demander  à  Céluta  le  serment  du  secret  :  vous  êtes  deux 
traîtres,  et  je  vous  abandonne.  » 

Adario  fait  un  mouvement  pour  se  retirer  ;  Céluta  l'arrête.  «  Déses- 
pérez de  moi,  lui  dit-elle,  mais  non  pas  d'Outougamiz.  » 

«  Et  pourquoi,  dit  celui-ci,  veux-tu  qu'il  espère  de  moi?  Oui,  je  sau- 
verai mon  ami,  si  l'on  ne  me  prévient  par  ma  mort.  » 

a  Allons,  dit  Adario,  épouse  fidèle,  ami  généreux,  révélez  le  secret 
à  René  !  livrez  ensuite  votre  pays  aux  étrangers,  mais,  dignes  enfants, 
songez  qu'avant  cette  victoire  il  faut  avoir  incendié  nos  cabanes ,  il 
faut  avoir  égorgé  vos  proches  et  vos  amis,  il  faut  avoir  arraché  un  a 
un  les  cheveux  de  la  tête  d'Adario,  il  faut  avoir  fait  de  son  crâne  la 
coupe  du  festin  de  René.  » 

Pendant  ce  discours  affreux,  Céluta  et  Outougamiz  ressembloient  à 
deux  spectres.  Adario  s'approche  de  sa  nièce.  «  Ma  Céluta,  lui  dit-il, 
faut-il  qu'Adario  tombe  à  tes  pieds?  parle,  et  tu  le  verras  à  tes  genoux, 
celui  qui  n'a  jamais  fléchi  devant  personne.  Mon  enfant!  René  doit 
mourir  quelque  jour,  puisqu'il  est  homme  ;  mais  ta  patrie,  si  tu  le 
veux,  ta  patrie  peut  être  immortelle.  Ta  cousine  !  ma  pauvre  fille, 
n'a-t-elle  pas  perdu  son  fils  unique,  et  ne  sais-tu  pas  par  quelle  main? 
N'ai-je  pas  arraché  ma  postérité,  pour  qu'elle  ne  poussât  pas  des 
racines  dans  une  terre  esclave?  Regarde-moi,  et  ose  dire  qu'il  ne  m'en 
a  rien  coûté  !  ose  dire  que  mes  entrailles  déchirées  ne  saignent  plus, 
que  la  plaie  que  je  leur  ai  faite  est  guérie  !  S'il  reste  des  enfants  libres 
aux  Natchez,  Céluta,  ils  te  devront  leur  liberté  ;  ils  te  souriront  dans 
les  bras  de  leur  mère;  les  bénédictions  t'accompagneront  quand  tu 
traverseras  les  villages  de  ta  patrie;  les  sachems  se  rangeront  avec 
respect  sur  ton  passage;  ils  s'écrieront  :  Faites  place  à  Céluta!  Ces 
moissons  florissantes,  c'est  toi  qui  les  auras  semées  ;  ces  cris  de  joie  et 
d'amour,  c'est  toi  qui  les  exciteras.  Qu'est-ce  que  le  sacrifice  d'une 
passion,  que  le  temps  doit  éteindre,  auprès  de  ces  plaisirs  puisés  d?.ns 
la  plus  grande  des  vertus?  Peux-tu  balancer?  peux-tu  consentir  à 
n'être  qu'une  femme  vulgaire  dans  ta  passion,  qu'une  femme  crimi- 
nelle dans  ta  conduite,  quand  tu  peux  te  donner  en  exemple  à  l'uni- 
vers? » 


Z,02  LES   NATCIIEZ. 

Outoiigamiz  avoit  écouté  dans  un  sombre  silence  ;  Céluta  paroïssoit 
suspendue  entre  la  mort  et  la  vie.  «  Que  veux-tu  de  moi?  »  dit-elle  d'une 
voix  tremblante.  —  «  Un  serment  pareil  à  celui  de  ton  frère,  répond 
Adario  :  jure  entre  mes  mains  que  tu  garderas  le  secret;  que  tu  ne  le 
révéleras  pas  au  coupable  qui  ledivulgueroit,  à  un  homme  dont  tu  ne 
possèdes  pas  même  l'amour,  et  qui  te  traliissoit  comme  la  patrie.  » 

Ces  mots  entrèrent  profondément  dans  le  cœur  de  Céluta  ;  mais  la 
noble  créature,  s'élevant  au-dessus  de  son  malheur,  répondit  :  «  Pour- 
quoi supposes-tu  que  je  ne  possède  pas  le  cœur  de  mon  époux?  crois- 
tu  par  là  me  déterminer  à  l'immoler  à  ma  tendresse  méconnue?  Si 
René  ne  m'aime  pas,  c'est  que  je  ne  suis  pas  digne  de  lui  ;  c'est  une 
raison  do  plus  de  le  sauver,  et,  par  mon  dévouement,  de  mériter  son 
amour.  » 

Elle  s'arrête,  car  ses  larmes,  qu'elle  avoit  retenues,  et  qui  couloient 
intérieurement,  l'étouffoient:  a  Adario,  reprit-elle,  tu  es  ingrat  :  René, 
à  la  cité  des  blancs,  proposa  sa  tête  pour  la  tienne...  » 

«  Ne  crois  pas  ce  mensonge,  dit  Adario  en  l'interrompant;  cette 
scène  étoit  arrangée  entre  nos  ennemis  pour  nous  inspirer  plus  de 
confiance  dans  un  traître.  » 

((  Malheureux  René!  s'écria  Céluta,  quel  fatal  génie  fait  méconnoître 
jusqu'à  ta  vertu  !  » 

«  Céluta,  dit  Adario,  le  temps  s'écoule.  Les  jeux  vont  être  procla- 
més ;  es-tu  amie  ou  ennemie?  Déclare-toi  ;  range-toi  du  côté  des  blancs, 
ou  jure  le  secret.  » 

La  sœur  d'Outougamiz  regarde  autour  d'elle  ;  elle  croit  entendre 
des  voix  lamentables  sortir  des  bocages  de  la  mort  ;  la  fille  de  René 
gémit  dans  son  berceau.  Après  quelques  moments  de  silence  :  a  Voici 
l'arrêt,  »  dit  Céluta.  Adario  et  Outougamiz  écoutent. 

«  Mon  frère  a  pu  jurer,  parce  qu'il  ne  savoit  pas  à  quoi  l'engageoit 
son  serment  :  moi ,  qui  connois  d'avance  les  conséquences  de  ce  ser- 
ment, je  serois  une  femme  dénaturée  si  je  le  prononçois.  Je  ne  jurerai 
donc  point,  mais  pour  te  consoler,  Adario,  sache  que  si  ma  vertu  ne 
me  fait  garder  le  secret,  tous  les  serments  de  la  terre  seroient  inutiles.») 

En  prononçant  ces  mots,  Céluta  parut  transfigurée  et  rayonnante  : 
«C'est  assez!  s'écrie  Adario  pressant  sur  son  sein  la  main  de  cette 
femme,  je  suis  satisfait,  les  sachems  le  seront.  Tu  viens  de  faire  un 
serment  plus  redoutable  que  celui  que  je  te  demandois.  » 

Adario  retourne  au  conseil  des  sachems,  et  Outougamiz  prête  encore 
au  vieillard  l'appui  de  son  bras.  Céluta  reprend  le  chemin  de  la  cabane 
de  René  :  son  âme  étoit  comme  un  abîme  où  les  chagrins  divers  rou- 
loii.:it  confondus. 


LES    NATCHEZ.  /,63 

La  plaie  la  plus  récente  devint  peu  à  peu  la  plus  vive  :  lorsque 
l'épouse  de  René,  descendue  au  fond  de  son  cœur,  commença  à 
débrouiller  le  chaos  de  ses  souffrances,  celle  que  lui  causoit  la  perte 
de  Mila  se  fit  cruellement  sentir.  Géluta  se  représentoit  tout  ce  que 
valoit  sa  sœur  :  quelle  inépuisable  gaieté  avec  un  cœur  profondément 
sensible!  L'oiseau  chantoit  moins  bien  que  Mila,  et  elle  aimoit  mieux. 
Les  peines  mêmes  qu'elle  donnoit  étoient  mêlées  de  plaisir,  et  elle  don- 
noit  tant  de  plaisir  sans  mélange  de  peines  !  Ces  cheveux  charmants 
sont  maintenant  souillés  dans  les  limons  du  fleuve!  cette  bouche,  que 
l'amour  sembloit  entr'ouvrir,  est  remplie  de  sable  !  Cette  femme  qui 
étoit  tout  âme  il  y  a  quelques  heures,  cette  femme  que  la  vie  animoit 
de  toute  sa  mobilité,  maintenant  froide,  fixée  à  jamais  dans  les  bras 
de  la  mort  !  Qu'elle  a  été  vite  oubliée,  la  tendre  amie  qui  n'existoit  que 
pour  ses  amis!  Sa  famille  n'y  pense  déjà  plus;  Outougamiz  même  a 
été  entraîné  ailleurs  :  personne  ne  rendra  les  honneurs  funèbres  à  la 
jeune,  à  l'innocente,  à  la  courageuse  Mila. 

Ces  réflexions,  auxquelles  s'abandonnoit  Céluta  en  retournant  à  sa 
cabane,  la  firent  changer  de  route  ;  elle  chemina  vers  le  fleuve  pour  y 
chercher  le  corps  de  son  amie.  Céluta  avoit  injustement  accusé  son 
frère;  Outougamiz  n'avoit  point  oublié  Mila.  Après  avoir  reconduit 
Âdario,  il  descendit  au  rivage  du  Meschacebé:  il  regarda  d'abord 
passer  l'eau  et  côtoya  ensuite  le  fleuve,  attentif  à  chaque  objet  que  le 
courant  entraînoit;  il  crut  ouïr  un  murmure  :  «  Est-ce  toi  qui  parles, 
Mila?  dit-il;  es-tu  maintenant  une  vague  légère,  une  brise  habitante 
des  roseaux?  Te  joues- tu,  poisson  d'or  et  d'azur,  à  travers  les  forêts 
de  corail?  Mobile  hirondelle,  traces-tu  des  cercles  à  la  surface  du 
fleuve?  Sous  ta  robe  de  plume ,  d'écaillé  ou  de  cristal ,  ton  cœur  aime 
encore  et  plaint  René.  » 

Un  jeune  magnolia,  que  le  Meschacebé  avoit  environné  dans  sa  der- 
nière inondation,  fixa  longtemps  les  regards  d'Outougamiz  :  il  lui 
sembloit  voir  Mila  debout  dans  l'onde. 

Outougamiz  s'assit  sur  la  rive  :  «  Pourquoi,  dit -il,  Mila,  ne  me 
réponds-tu  pas,  toi  qui  parlois  si  bien?  Quand  tu  pleurois  René,  tes 
yeux  étoient  comme  deux  perles  au  fond  d'une  source;  ton  sein, 
mouillé  de  larmes,  étoit  comme  le  duvet  blanc  du  jonc  sur  lequel  le 
vent  a  fait  jaillir  quelques  gouttes  d'eau.  Tu  étois  tout  mon  esprit  : 
à  présent,  que  je  suis  seul,  je  ne  saurai  comment  enlever  mon  ami 
aux  sachems  :  puis  tu  étois  si  sûre  de  son  innocence  !  » 

Mila,  avant  de  disparoître,  avoit  dit  au  frère  et  à  la  sœur  qu'ils 
cherchoient  des  moyens  extraordinaires  de  sauver  René,  tandis  qu'il  y 
en  avoit  un  tout  naturel ,  auquel  ils  ne  songeoient  pas  :  c'étoit  d'aller 


m  LES   NATCIIF.Z. 

au-devant  du  guerrier  blanc,  de  le  retenir  loin  des  Natchez  autant  de 
jouis  (ju'il  scioit  nécessaire  ]M)uv  \v  soustraire  au  péril.  Mila  avoit 
ajouté  que  si  René  résistoit,  ils  l'attacheroienl  au  pied  d'un  arbre; 
car  elle  mêloit  toujours  les  raisons  de  l'enfance  aux  inspirations  de 
l'amour  et  aux  conseils  d'une  sagesse  prématurée.  Outougamiz ,  au 
bord  du  lleuve,  se  souviilt  du  dernier  conseil  de  Mila.  «  Tu  as  raison,  » 
s'écria-t-il.  Il  jette  au  loin  tout  ce  qui  peut  retarder  la  rapidité  de  sa 
course,  et,  trompant  la  vigilance  des  Allouez  attachés  à  ses  pas,  il  vole 
comme  une  flèche  lancée  par  la  main  du  chasseur. 

A  peine  avoit-il  quitté  le  fleuve,  que  Céluta  parut  sur  le  rivage.  Elle 
s'arrêtoit  à  chaque  pas,  regardoit  parmi  les  roseaux,  s'avançoit  sur  la 
dernière  pointe  des  promontoires,  cherchoit,  comme  on  cherche  un 
trésor,  la  dépouille  de  sa  jeune  amie;  elle  ne  trouva  rien.  «  Le  Mes- 
chacebé  est  aussi  contre  nous,  »  dit-elle  ;  et  elle  retourna  à  sa  cabane, 
épuisée  de  fatigue  et  de  douleur. 

Revenu  de  son  ivresse,  le  jongleur  avoit  conservé  le  sentiment 
confus  de  son  indiscrétion  :  il  courut  en  faire  l'aveu  au  tuteur  du 
soleil.  Ondouré,  après  s'être  emporté  contre  le  prêtre,  se  hâta  de 
rassembler  le  conseil.  Il  déclara  qu'il  étoit  très-probable  que  Mila , 
instruite  du  secret,  l'auroit  révélé  à  Céluta;  il  annonça  en  même 
temps  aux  sachems  qu'il  n'y  avoit  plus  rien  à  craindre  de  Mila  ,  car 
déjà  elle  n'existoit  plus.  Adario  s'opposa  à  tout  arrêt  de  sang  contre  sa 
nièce,  et  s'engagea  à  obtenir  d'elle  un  serment  qu'elle  tiendroit  aussi 
religieusement  qu'Outougamiz.  Les  vieillards  cédèrent  au  désir 
d'Adario  ;  il  fut  pourtant  résolu  que  si  le  frère  et  la  sœur  laissoient 
échapper  la  moindre  parole,  on  les  immoleroit  à  la  sûreté  de  tous. 

On  mit  aussi  en  délibération  la  mort  immédiate  de  René,  en  cas 
qu'il  revînt  avant  le  jour  du  massacre  ;  mais  Adario  fit  remarquer  que 
si  l'on  frappoit  ce  traître  isolément  on  alarmeroit  les  blancs  ses  com- 
plices ;  qu'on  s'exposeroit  surtout  aux  effets  du  désespoir  d'Outougamiz 
et  de  Céluta,  lorsque  ce  désespoir  pourroit  encore  nuire  à  l'exécution 
générale  du  complot.  On  trouva  donc  plus  prudent  de  laisser  les  choses 
telles  qu'elles  étoient,  et  de  ne  faire  aucun  mouvement. 

Il  ne  manquoit  aux  succès  des  plans  d'Ondouré  que  la  mort  de 
Chactas,  et  les  divers  messagers  commençoient  à  apporter  la  nouvelle 
de  cette  perte  irréparable.  Quant  à  la  profanation  de  Céluta  dans  les 
bras  d'un  monstre,  Ondouré  se  croyoit  déjà  sûr  de  sa  proie.  Ces 
ressorts  si  compliqués,  ces  plans  si  tortueux,  cette  double  intrigue 
dans  le  conseil  aux  Natchez  et  dans  le  conseil  au  fort  Rosalie ,  cette 
trame  si  laborieusement  ourdie  et  néanmoins  si  fragile,  tout  avoit  été 
imaginé  et  conduit  par  Ondouré,  alin  de  satisfaire  une  passion  crimi- 


LES   NATGHEZ.  6G5 

nelle  et  d'atteindre,  par  le  triomphe  de  l'amour,  au  plus  haut  degré  de 
l'ambition.  Mais  l'excès  de  l'orgueil  et  de  la  joie  fut  encore  au  moment 
de  perdre  Ondouré  :  il  ne  put  s'empêcher  d'aller  insulter  sa  victime. 
Délivré  de  la  présence  de  Mila ,  il  osa  paroître  dans  la  solitude  sacrée 
de  Céluta  ;  il  osa  prononcer  des  paroles  de  tendresse  à  la  plus  misé- 
rable des  femmes,  à  celle  dont  presque  tous  les  malheurs  étoient  son 
ouvrage.  Ondouré  oublioit  que  la  jalousie  comptoit  ses  pas ,  et  qu'il 
pouvoit  être  puni  par  la  passion  même  cause  première  de  tous  ses 
crimes. 

Or,  des  hérauts  alloient  publiant  l'ouverture  des  grands  jeux  et  la 
durée  de  ces  jeux,  qui  devoit  être  de  douze  jours.  Tout  étoit  en  mpu- 
vement  parmi  les  Natchez  et  dans  la  colonie  ;  car  les  François ,  avides 
de  plaisirs,  même  dans  les  bois ,  se  promettoient  d'assister  à  une  fête 
pour  eux  si  funeste.  Le  commandant,  invité,  regardant  désormais  les 
Natchez  comme  les  sujets  du  roi  de  France ,  accordoit  toute  sa  protec- 
tion à  cette  pompe  nationale.  11  avoit  reçu  plusieurs  fois  des  avis  salu- 
taires ,  mais  Febriano  et  les  autres  créatures  d'Ondouré  maintenoient 
Chépar  dans  son  aveuglement  ;  la  fête  même  contribuoit  à  le  rassurer. 
«  Des  gens  qui  conspirent,  disoit-il,  ne  jouent  pas  à  la  balle  et  aux 
osselets.  »  Il  y  a  un  bon  sens  vulgaire  qui  perd  les  hommes  communs. 

De  toutes  parts  des  groupes,  joyeusement  assemblés,  rioient,  chan- 
toîent  et  dansoient  en  attendant  l'ouverture  des  jeux.  Les  Chicassaws, 
les  Yazous,  les  Miamis,  tous  les  peuples  entrés  dans  la  conspiration, 
arrivoient  au  grand  village.  Là  étoit  campée  une  famille  dont  les 
femmes,  encore  chargées  de  bagages,  déposoient  à  terre  leur  fardeau 
ou  suspendoient  aux  arbres  le  berceau  de  leurs  enfants  ;  ici  des  Indiens 
allumoient  le  feu  de  leur  camp  et  préparoient  leur  repas.  Plus  loin , 
des  voyageurs  lavoient  leurs  pieds  dans  un  ruisseau,  ou  se  délassoient 
étendus  sur  l'herbe.  Au  détour  d'un  bois  paroissoit  une  tribu  qui 
s'avançoit,  couverte  de  poussière,  dans  l'ordre  de  marche  :  les  oiseaux 
s'envoloient ,  les  chevreuils  s'enfuyoient  ou  s'arrêtoient  curieusement 
sur  les  collines  à  regarder  ce  rassemblement  d'hommes.  Les  colons , 
quittant  leurs  habitations,  venoient  jouir  des  préparatifs  des  jeux  :  ils 
ignoroient  quelle  couronne  étoit  promise  aux  vainqueurs. 

La  gerbe  de  roseaux  avoit  été  déposée  dans  le  temple  d'Athaensic, 
sous  l'autel  de  ce  génie  des  vengeances.  Un  jongleur  veilloit  à  sa  garde. 
Le  premier  roseau  devoit  être  retiré  par  trois  sorcières  dans  la  nuit  qui 
suivroit  l'ouverture  des  jeux  :  partout  où  des  colonies  européennes 
étoient  établies,  même  chose  devoit  s'accomplir. 

Un  rayon  d'espoir  se  glissoit  au  fond  du  cœur  de  Céluta.  René  n'ar- 
rivoit  pas  :  encore  quatorze  jours  d'absence,  et  il  échappoit  à  sa  de^- 

III.  30 


/jGC  LES   NATCIIEZ. 

tinée.  Quelquo  accident  raïuoil-il  ivtcnu?  Oulougamiz  l'auroit-il  l'cn- 
contré?  car  Gélula  ne  doutoit  point:  que  son  frère,  qu'on  avoit  vu 
passer  dans  les  bois,  n'eût  volé  au-devant  de  son  ami.  Se  laissant  aller 
un  moment  à  ces  rêves  de  bonheur  qui  nous  poursuivent  jusqu'au 
sein  de  l'inforlune,  l'Indienne  oublioit  et  les  périls  de  chaque  heure, 
et  les  torts  que  pouvoit  avoir  René  :  elle  s'élevoit  en  pensée  au  séjour 
des  anges,  tandis  qu'elle  éloit  attachée  à  la  terre,  semblable  au  pal- 
mier qui  réjouit  sa  tête  dans  la  rosée  du  ciel,  mais  dont  le  pied  s'en- 
fonce dans  un  sable  aride. 

Les  espérances  de  Célut?.  auroient  été  des  craintes  pour  Ondouré, 
s'il  n'avoit  su  que  le  frère  d'Amélie  revenoit  après  avoir  échoué  dans 
ses  négociations,  ce  qui  rendoit  l'auteur  de  la  guerre  avec  les  Illinois 
plus  suspect  que  jamais  aux  Natcliez.  Ondouré  savoit  encore  qu'Ou- 
tougamiz  n'avoit  point  rencontré  René  :  les  Allouez  envoyés  sur  les 
traces  du  jeune  sauvage  ne  laissoicnt  rien  ignorer  au  tuteur  du  soleil. 
Le  bruit  du  prochain  retour  de  René  se  répandit  bientôt  au  grand 
village,  et,  en  dissipant  la  dernière  illusion  de  Céluta,  acheva  d'acca- 
bler cette  femme  déjà  trop  malheureuse. 

Le  jour  de  l'ouverture  des  jeux  étoit  enfin  arrivé.  A  quelque  distance 
du  grand  village  s'étendoit  une  vallée  tout  environnée  de  bois  qui 
croissoient  en  amphithéâtre  sur  les  collines,  et  qui  formoicnt  les 
entours  de  cette  belle  salle  bâtie  des  mains  de  la  nature  :  là  dévoient 
se  célébrer  les  jeux;  le  jeu  de  la  balle  et  ensuite  celui  des  osselets.  La 
fête  commença  au  lever  du  soleil. 

Le  grand-prêtre  s'avançoit  à  la  tête  des  joueurs  :  il  tenoit  en  main 
une  crosse  peinte  en  bleu,  ornée  de  banderoles,  de  joncs  et  de  queues 
d'oiseaux;  des  jongleurs,  couronnés  de  lierre,  suivoient  le  grand- 
prêtre.  Venoit  ensuite  Ondouré,  conduisant  son  pupille,  le  jeune  soleil, 
âgé  de  huit  ans  :  la  femme-chef,  le  front  pâle,  accompagnoit  son  fils. 
Derrière  elle,  rangés  deux  à  deux,  paroissoicnt  les  vieillards  des  Chi- 
cassaws,  des  Yazous  et  des  autres  alliés.  Une  bande  nombreuse  de 
musiciens  avec  des  conques,  des  fifres  et  des  tambourins,  escortoit  les 
sachems.  Les  jeunes  guerriers  demi-nus,  et  armés  de  raquettes,  se 
pressoient  pêle-mêle  sur  les  pas  de  leurs  pères.  Une  foule  immense, 
composée  d'enfants,  de  femmes,  de  colons,  de  soldats,  de  nègres, 
remplissoit  les  bois  de  l'amphithéâtre.  Chépar  lui-même  étoit  là, 
entouré  de  ses  officiers.  Toutes  les  cabanes  étoient  désertes  :  la  douleur 
seule  étoit  restée  au  foyer  de  René. 

Les  joueurs  descendus  dans  l'arène,  le  grand-prêtre  frappe  des 
mains,  et  l'hymne  des  jeux  est  entonné  en  chœur.  La  première  accla- 
mation de  cinq  ou  six  peuples  réunis  fut  étonnante  :  Céluta  l'entendit 


LES   NATCHEZ.  467 

sous  son  toit  abandonné  ;  c'étoit  la  voix  de  la  mort  appelant  le  frère 
d'Amélie. 

CHOEUR    GÉNÉRAL. 

«  Est-ce  l'aile  de  l'oiseau  qui  fend  l'air?  est-ce  la  flèche  qui  siffle  à 
mon  oreille?  Non,  c'est  la  balle  qui  fuit  devant  la  raquette.  0  mon 
œil!  sois  attentif  à  la  balle,  ou  je  t'arracherai.  Que  diroit  la  raquette  si 
elle  restoit  veuve  de  la  balle  qu'elle  aime?  » 

LES    JEUNES   GUERRIERS. 

«  Empruntons  les  pieds  du  chevreuil  pour  marier  la  raquette  à  la 
balle.  » 

UN     PRÊTRE. 

«  Les  femmes  étoient  nées  d'abord  sans  la  moitié  de  leurs  grâces  : 
un  jour  le  génie  de  l'Amour  jouoit  à  la  balle  dans  les  bois  du  ciel  ;  te 
balle  va  frapper  à  la  poitrine  la  plus  jeune  des  épouses  du  génie;  brisé 
par  le  coup,  le  globe  se  transforme  en  un  double  sein  dont  la  bouche 
d'un  nouveau-né  fit  éclore  le  dernier  charme.  » 

UN    GUERRIER. 

«  La  balle  est  un  jeu  noble  et  viril  ;  mais  qui  pourroit  chanter  les 
osselets?  C'est  aux  osselets  que  l'on  gagne  les  richesses,  c'est  aux 
osselets  qu'on  obtient  une  tendre  épouse.  » 

LES    SACHEMS. 

«  C'est  aux  osselets  qu'on  perd  la  raison  ;  c'est  aux  osselets  qu'on 
vend  sa  liberté.  » 

LES    JONGLEURS. 

a  Deux  parts  ont  été  faites  de  nos  destinées ,:  l'une  bonne,  l'autre 
mauvaise.  Le  Grand-Esprit  mit  la  première  dans  un  osselet  blanc,  la 
seconde  dans  un  osselet  noir.  Chaque  homme  en  naissant,  avant  qu'il 
ait  les  yeux  ouverts,  prend  son  osselet  dans  la  main  du  Grand-Esprit.» 

LES     SACHEMS. 

«  Qu'importe  que  l'osselet  de  notre  destinée  soit  noir  ou  blanc? 
Nous  jouons  dans  la  vie  assis  sur  une  tombe  :  à  peine  avons-nous  tiré 
notre  osselet  heureux  ou  fatal,  la  Mort,  qui  marque  la  partie,  nous  le 
redemande.  » 

Les  joueurs  se  séparent  en  deux  bandes;  les  Natchez  d'un  côté,  les 
Chicassaws  de  l'autre.  A  un  signal  donné,  le  plus  adroit  des  guerriers 
natchez,  placé  à  son  poteau,  frappe  d'un  coup  de  raquette  la  balle  qui 
fuit,  comme  le  plomb  sort  du  tube  enflammé  des  chasseurs  ;  un  Ghi- 


/,G8  LES    NATCIIEZ. 

cassaws  la  ro(;oit  l't  la  rciivoio  avt'C  la  inriun  raiiiilité.  Elle  est  rrpoiis- 
sée  vers  les  Chicassaws,  qui  la  reprennent  de  nouveau.  Un  niouvenunt 
général  commence;  la  balle  est  chassée  et  rechassée  :  lanlôt  elle  vole 
horizontalement,  et  vous  verriez  les  joueurs  se  baisser  lotir  à  Ion'- 
comme  des  épis  sous  le  passage  d'une  brise;  tantôt  elle  est  lancée  au 
ciel  à  perte  de  vue  :  tous  les  yeux  sont  levés  pour  la  découvrir  dans 
les  airs,  toutes  les  mains  tendues  pour  la  recevoir  dans  sa  chule.  Sou- 
dain des  guerriers  se  jettent  à  l'écart,  se  groupent,  s'(Milremèlent,  se 
déploient,  se  rassemblent  encore;  la  balle  saule  à  petits  bonds  sur 
leurs  raquettes  jusqu'au  moment  où  un  bras  vigoureux,  la  dégageant 
du  conflit,  la  reporte  au  centre  de  l'arène.  Les  cris  d'espérance  ou  de 
crainte,  les  applaudissements  et  les  risées,  le  bruit  de  la  course,  le 
sifflement  de  la  balle,  les  coups  de  raquette,  la  voix  des  marqueurs, 
les  ronflements  de  la  conque,  font  retentir  les  bois. 

Au  milieu  de  ce  bruit  et  de  ce  mouvement  les  âmes  étoient  divc/  c- 
ment  occupées  :  les  François  jouissoicnt  en  pleine  confiance  de  co 
spectacle,  tandis  que  les  conjurés  comptoient  leurs  victimes.  11  n'y 
avoit  rien  de  plus  affreux  que  ces  plaisirs  qui  couvroient  le  massacre 
de  toute  une  colonie.  Que  d'hommes  ont  pris  pour  un  jour  de  fête  celui 
qui  devoit  leur  apporter  la  mort  ! 

Les  jeux  furent  suspendus  pour  le  festin ,  servi  h  l'ombre  d'une 
futaie  d'érables,  au  bord  d'un  courant  d'eau;  ils  recommencèrent 
ensuite  :  on  ne  savoit  de  quel  côté  se  décideroit  la  victoire,  dont  le 
prix  étoit  réglé  à  mille  peaux  de  bêtes  sauvages.  Tout  à  coup  le  spectacle 
est  interrompu  ;  les  sachems  se  lèvent,  la  foule  se  porte  vei's  la  colline 
du  nord;  on  entend  répéter  ces  mots:  «Voici  notre  père,  voici  Chactasl 
Hélas!  il  est  mourant!  Outougamiz  vient  d'annoncer  son  arrivée.  » 

En  effet,  Outougamiz,  qui  n'avoit  pas  rejoint  René,  avoit  rencontré 
le  sachem,  que  portoit  une  troupe  de  jeunes  Cbéroquois.  La  réputation 
deChactas  étoit  telle,  que  le  commandant  françois  lui-même  suivit  la 
multitude  pour  aller  au-devant  du  vieillard.  La  foule  poussoit  des  cris 
d'amour  sur  le  passage  de  l'homme  vénérable,  mais  les  yeux  étoient 
remplis  de  larmes,  car  on  voyoit  que  Chactas  n'avoit  [/lus  que  quel- 
ques heures  à  vivre  :  son  visage  toujours  serein  annonçoit  l'extrême 
fatigue  et  la  décrépitude  ;  sa  voix  étoit  si  foil)le,  qu'on  avoit  de  la  peine 
à  l'entendre.  Cependant  le  sachem  répondoit  avec  sa  bonté  et  son 
calme  ordinaires  à  ceux  qui  lui  adressoient  la  parole.  Uil  jeime  guer- 
rier remarquant  que  les  cheveux  argentés  du  vieillard  avcient  encorel 
blanchi  :  «  C'est  vrai,  mon  enfant,  dit  Chactas;  j'ai  pris  ma  parure; 
d'hiver,  et  je  vais  m'enfermer  dans  la  caverne.  »  Un  sachem  ou  parti' 
d'Ondouré  lui  parloit  des  jeux  et  de  la  paix  de  la  patrie;  il  répondit  : 


LES   NATCHEZ.  /t69 

«  L'eau  est  paisible  au-dessus  de  la  cataracte;  elle  n'est  troublée 
qu'au-dessous.  » 

Outougamiz,  qui  marchoit  auprès  du  lit  de  feuillage  sur  lequel  les 
Chéroquois  portoient  Chactas,  passoit  d'un  profond  abattement  à  une 
incompréhensible  joie  :  «  Ah!  disoit-il  tout  haut,  c'est  ainsi  que  j'ai  vu 
porter  René  quand  je  l'aimois,  et  que  je  ne  le  voulois  pas  tuer ,  avant 
que  Miia  m'eût  quitté  pour  toujours.  » 

Ces  deux  noms  frappèrent  l'oreille  de  Chactas.  «  Mon  excellent 
Outougamiz,  lui  dit-il,  tu  parles  de  René  et  de  Mila  ;  et  Céluta,  où  est- 
elle?  où  sont  mes  chers  enfants,  pour  que  je  les  embrasse  avant  de 
mourir?  » 

«  Chêne  protecteur!  s'écria  Outougamiz,  nous  allons  tous  nous 
mettre  à  l'abri  sous  ton  ombre,  excepté  Mila,  qui  s'est  fait  une  couche 
au  fond  des  eaux,  »  —  «  Héroïque  et  bon  jeune  homme,  dit  Chactas, 
je  crains  que  le  chêne  ne  soit  tombé  avant  qu'il  t'ait  pu  garantir  de 
l'orage.  »  Chactas  demanda  où  étoit  Adario;  on  lui  dit  qu'il  habitoiti 
les  forêts. 

Ondouré,  à  ce  triomphe  de  la  vertu,  éprouvoit  de  mortelles  inquié- 
tudes. L'arrivée  inattendue  et  la  prolongation  de  la  vie  de  Chactas 
sembloient  déranger  les  projets  du  conspirateur.  Il  craignoit  que  le 
sachem  ne  découvrît  ses  trames,  et  qu'un  entretien  secret  d'un  moment 
avec  Céluta  et  Outougamiz  ne  détruisît  l'œuvre  de  deux  années.  Dési- 
rant séparer  le  plus  tôt  possible  Outougamiz  de  Chactas,  Ondouré  eut 
l'imprudence  de  s'avancer  jusqu'à  la  couche  du  vieillard,  pour  le  sup- 
plier de  se  livrer  au  repos.  Chactas,  le  re.'îonnoissant  à  la  voix,  lui  dit  : 

((  0  le  plus  faux  des  hommes!  tu  n'as  donc  pas  encore  appris  à 
rougir?  » 

«Courage,  Chactas!  s'écria  Outougamiz;  tu  parles  tout  comme 
Mila!  »  Ondouré,  balbutiant,  avoit  perdu  son  effronterie  accoutumée. 

«  Mes  enfants  !  »  dit  Chactas,  élevant  la  voix  et  s'adressant  à  la  foule 
qu'il  entendoit  autour  de  lui,  mais  qu'il  ne  voyoitpas,  «  voilà  un  des 
plus  dangereux  scélérats  que  la  terre  ait  produits.  C'est  notre  foiblesse 
qui  fait  sa  tyrannie  ;  il  y  a  longtemps  que  j'ai  deviné  les  secrets  de  ce 
traître.  » 

Ces  paroles  violentes  dans  la  bouche  d'un  vieillard  si  modéré  et  si 
sage  produisirent  un  effet  extraordinaire.  Ondouré  se  crut  perdu. 
Outougamiz  encourageoit  le  tumulte  :  «  Allez  chercher  Céluta,  s'écrioit- 
il;  voici  que  tout  est  arrangé  :  René  est  sauvé!  Je  ne  le  tuerai  pas! 
Quel  dommage  que  Mila  soit  morte!  » 

Quelques  sachems  restés  fidèles  à  Chactas  racontoient  qu'Ondouré 
étoit  vraisemblablement  le  meurtrier  du  vieux  soleil  ;  qu'il  avoit  séduit 


hlO  LES   NATCIIEZ. 

la  fcmme-chcf;  qu'il  s'étoit  emparé  de  l'autorité  par  violence;  ({u'il 
niéditoit  dans  ce  moment  même  d'autres  forfaits.  Les  sauvages  étran- 
gers paroissoient  troublés.  Le  commandant  françois  commenroii  à 
s'étonner  de  ce  mot  de  complot  redit  de  toutes  parts.  La  destinée  d'On- 
(louré  ne  sembloit  plus  tenir  qu'à  un  fil ,  lorsque  les  prêtres  et  les 
sachems  du  parti  du  traître  répétèrent  l'histoire  du  maléfice  jeté  par 
un  magicien  de  la  chair  blanche  sur  Outougamiz  et  sur  le  vénérable 
(Ihactas.  Les  absurdités  religieuses  employées  précédemment  dans  des 
occasions  pareilles  eurent  leur  succès  accoutumé;  la  foule  supersti- 
tieuse les  crut  de  préférence  à  la  vérité.  Chactas  fut  porté  à  sa  cabane. 
Cliépar  retourna  au  fort,  toujours  disposé  par  Febriano  à  se  confier  à 
Ondouré  et  à  soupçonner  le  frère  d'Amélie.  Le  soleil  étant  couché,  les 
sauvages  remirent  au  lendemain  la  continuation  des  jeux. 

Mais  l'orage  conjuré  pour  un  moment  menaçoit  d'éclater  de  nou- 
veau. Chactas,  à  peine  déposé  dans  sa  cabane,  avoit  demandé  la  con- 
*  vocation  d'un  conseil ,  désirant  s'entretenir  avec  les  sachems  avant 
d'expirer.  Il  étoit  impossible  aux  conjurés  de  se  refuser  au  dernier  vœu 
de  l'illustre  vieillard  sans  se  rendre  suspects  et  odieux  à  la  nation. 
Ondouré  s'empressa  de  chercher  Adario  et  de  lui  parler  de  Chactas , 
dont  la  tête,  disoit-il,  étoit  affoiblie  par  les  approches  de  la  mort. 
Adario,  regardant  de  travers  le  sauvage  :  a  II  te  convient  bien,  misé- 
rable guerrier,  de  t'exprimer  de  la  sorte  sur  le  plus  grand  des  sachems 
et  sur  l'ami  d'Adario  !  Ote-toi  de  devant  mes  yeux ,  si  tu  ne  veux  que 
je  punisse  tes  paroles  insensées.  » 

Ces  deux  vieillards  étoient  le  désespoir  d'Ondouré  :  Chactas  ne  con- 
noissoit  point  les  desseins  du  scélérat,  et  les  auroit  renversés  s'il  les 
eût  connus  ;  Adario  méprisoit  le  tuteur  du  soleil,  et  l'auroit  poignardé 
s'il  avoit  pu  croire  que  par  le  massacre  des  blancs  il  aspiroit  à  la 
tyrannie.  Les  sachems  s'empressèrent  de  tenir  le  conseil  dans  la  cabane 
de  Chactas  ;  Adario  s'y  rendit  le  premier. 

Outougamiz  étoit  allé  trouver  sa  sœur.  Assise  à  ses  foyers  solitaires, 
et  descendue  dans  son  propre  cœur,  Céluta  y  avoit  remué  pour  ainsi 
dire  tous  ses  chagrins  ;  elle  les  en  avoit  tirés  l'un  après  l'autre  :  sa 
fille,  Mila,  Outougamiz,  René,  s'étoient  tour  à  tour  présentés  à  ses 
craintes  et  à  ses  regrets;  elle  n'avoit  oublié  de  pleurer  que  sur  elle. 
Les  grandes  douleurs  abrègent  le  temps  comme  les  grandes  joies ,  et 
les  larmes  qui  coulent  avec  abondance  emportent  rapidement  les 
heures  dans  leur  cours.  Céluta  ignoroit  l'interruption  des  jeux,  le 
retour  de  son  frère  et  l'arrivée  de  Chactas.  Outougamiz  se  précipite 
dans  la  cabane,  et  s'écrie  : 

«  Me  voici  1  le  voilà  !  Chactas,  Chactas  lui-même  !  Je  l'ai  trouvé  au 


LES   NATCHEZ.  471 

lieu  de  René  ;  il  est  arrivé  !  Nous  serons  tous  sauvés  !  Ah  !  si  Mila 
n'étoit  pas  morte  !  Elle  s'est  trop  pressée  !  Allons  !  prends  ton  manteau 
fit  ta  fille,  allons  vite  voir  Chactas.  Il  est  peut-être  mort  à  présent,  mais 
nous  n'en  sommes  pas  moins  sauvés.  » 

A  ces  paroles  inintelligibles  pour  tout  autre  que  pour  Céluta,  l'In- 
dienne éleva  son  cœur  vers  le  Grand-Esprit,  et  se  hâta  de  chercher  son 
manteau.  Outougamiz  lui  ordonnoit  d'aller  vite,  prétendoit  l'aider,  et 
ne  faisoit  que  retarder  ses  apprêts.  Quand  le  frère  et  la  sœur  sortirent 
de  la  cabane,  la  nuit  atteignoit  le  milieu  de  son  cours.  Dans  ce  mo- 
ment même  les  trois  vieilles  femmes  attachées  au  culte  d'Alhaensic 
entroient  dans  le  temple,  et  en  présence  du  chef  des  prêtres  brûloient 
un  des  roseaux  de  la  gerbe  :  on  auroit  dit  des  Parques  coupant  le  pre- 
mier fil  de  la  vie  de  René. 

Outougamiz  et  Céluta  arrivèrent  à  la  cabane  de  Chactas  :  le  conseil 
n'étoit  pas  fini,  et  les  allouez  placés  alentour  les  empêchèrent  d'ap- 
procher.'On  n'a  jamais  su  ce  qui  se  passa  dans  ce  conseil  assemblé  au 
bord  du  lit  funèbre  de  Chactas,  et  présidé  par  la  vertu  mourante.  Les 
gardes  les  plus  voisins  de  la  porte  saisirent  seulement  quelques  mots 
lorsque  les  voix  s'élevoient  au  milieu  d'une  discussion  animée.  Une 
fois  Chactas  répondit  à  Adario  : 

«  Je  crois  aimer  la  patrie  autant  que  toi ,  mais  je  l'aime  moins  que 
la  vertu.  » 

Quelque  temps  après  il  dit  :  «  J'ignore  ce  que  vous  prétendez  ;  mais 
quiconque  est  obligé  de  cacher  ses  actions  ne  fait  rien  d'agréable  au 
Grand-Esprit.  » 

On  entendit  ensuite  la  femme-chef  discourir  d'un  ton  passionné  sans 
pouvoir  recueillir  ses  paroles.  Chactas  dit  après  elle  : 

«  Vous  le  voyez,  cette  femme  est  en  proie  aux  remords,  elle  ne  dit 
pas  tout,  mais  sa  conscience  lui  pèse  :  pourquoi  son  complice,  l'infâme 
Ondouré,  n'est-il  pas  ici?  » 

Sur  une  observation  qu'on  lui  faisoit  sans  doute,  Chactas  repartit  : 

«  Je  le  sais  :  les  jeunes  guerriers  doivent  préférer  les  conseils 
d' Adario  aux  miens;  la  jeunesse  aime  les  brasiers  qui  se  font  sentir  à 
une  grande  distance,  et  qui  la  forcent  à  reculer.  Elle  dédaigne  ces 
feux  mourants  dont  il  se  faut  approcher  pour  recueillir  une  chaleur 
prête  à  s'éteindre.  » 

Adario  répliqua  quelque  chose. 

«  Mon  vieil  ami,  répondit  Chactas,  nous  avons  parcouru  ensemble 
un  long  chemin.  Je  vous  aime  et  vais  vous  attendre.  Ne  calomniez  pas 
René  :  pardonnez-lui  l'excès  dans  le  bien,  et  ni  vous  ni  moi  ne  vau- 
drons mieux  que  lui.  » 


^72  LES   NATCIIKZ. 

Ici  le  trouble  parut  régner  dans  le  conseil  :  les  sachems  parloient 
ensemble;  la  voix  de  Chactas  ramena  le  silence;  il  disoit  : 

((  Qu'entends-je?  il  y  a  eu  une  assemblée  géntîrale  des  Natchez  au 
rocher  du  lac!  Mila  s'est  précipitée  dans  le  fleuve!  René  est  absent,  et 
on  l'accuse  sans  l'entendre  1  Céluta  est  plongée  dans  la  douleur!  Outou- 
gamiz  paroît  insensé!  Akansie  se  repent  !  Les  jeux  proclamés  semblent 
cacher  quelque  résolution  funeste.  On  m'a  éloigné,  et  mon  retour  jette 
de  la  confusion  parmi  vous!...  Grand-Esprit!  tu  me  rappelles  à  toi 
avant  que  j'aie  pu  pénétrer  ces  mystères!  que  ta  volonté  soit  faite  : 
prends  dans  ta  main  puissante  ce  qui  échappe  à  ma  foible  main. 
Adieu  !  chère  patrie,  je  dois  à  mon  âme  le  dernier  moment  qui  me 
reste.  Ici  finissent  entre  moi  et  les  hommes  les  scènes  do  la  vie. 
Sachems,  vous  me  donnez  mon  congé  en  me  cachant  vos  secrets  :  je 
vais  apprendre  ceux  de  l'éternité.  » 

Après  ces  paroles,  on  n'entendit  plus  rien.  Les  sachems  sortirent 
bientôt  en  silence,  les  yeux  baissés  et  chargés  de  pleurs  :  ainsi 'de  vieux 
chênes  laissent  tomber  de  leurs  feuilles  flétries  les  gouttes  de  rosée 
qu'y  déposa  une  belle  nuit.  L'aube  blanchissoit  l'horizon,  et  la  femme- 
chef  envoya  chercher  le  tuteur  du  soleil. 

Outougamiz  et  Céluta  entrèrent  alors  dans  la  cabane  de  Chactas.  Le 
vieillard  éprouvoit  dans  ce  moment  une  défaillance.  Il  avoit  prié, 
avant  son  évanouissement,  qu'on  le  portât  au  pied  d'un  arbre,  et 
qu'on  lui  tournât  le  visage  vers  l'orient,  pour  mourir.  Quand  il  reprit 
ses  sens,  il  reconnut  à  la  voix  Outougamiz  et  Céluta,  mais  il  ne  leur 
put  parler. 

Adario  n'étoit  point  sorti  de  la  cabane  avec  les  autres  sachems  ;  il  y 
étoit  resté  afin  de  faire  exécuter  la  dernière  volonté  de  son  ami. 
Chactas  fut  porté  sous  un  tulipier  planté  au  sommet  d'un  tertre  d'où 
l'on  découvroit  le  fleuve  et  tout  le  désert. 

L'aurore  entr'ouvroit  le  ciel;  à  mesure  que  la  terre  accomplissoit  sa 
révolution  d'occident  en  orient,  il  sortoit  de  dessous  l'horizon  des 
zones  de  pourpre  et  de  rose,  magnifiques  rubans  déroulés  de  leur 
cylindre.  Du  fond  des  bois  s'élevoient  les  vapeurs  matinales  ;  elles  se 
changeoient  en  fumée  d'or,  en  atteignant  les  régions  éclairées  par  la 
lumière  du  jour.  Les  oiseaux  moqueurs  chantoient  ;  les  colibris  volti- 
geoient  sur  la  tige  des  anémones  sauvages,  tandis  que  les  cigognes 
montoient  au  haut  des  airs  pour  découvrir  le  soleil.  Les  cabanes  des 
Indiens,  dispersées  sur  les  collines  et  dans  les  vallées,  se  peignoient 
des  rayons  du  levant  :  jusqu'aux  bocages  de  la  mort,  tout  rioit  dans  la 
solitude. 

Outougamiz  et  Céluta  se  tenoient  à  genoux  à  quelque  distance  de 


LES   NATCHEZ.  /i73 

l'arbre  sous  lequel  le  sachem  rendoit  le  dernier  soupir.  Un  peu  plus 
loin,  Adario  debout,  les  bras  croisés,  le  vêtement  déchiré,  le  poil 
hérissé ,  regardoit  mourir  son  ami  :  Chactas  étoit  assis  et  appuyé 
contre  le  tronc  du  tulipier  :  la  brise  se  jouoit  dans  sa  chevelure  blan- 
chie, et  le  reflet  des  roses  de  l'aurore  coloroit  son  front  pâlissant. 

Faisant  un  dernier  effort,  le  sachem  tira  de  son  sein  un  crucifix  que 
lui  avoit  donné  Fénelon.  «  Atala,  dit- il  d'une  voix  ranimée,  que  je 
meure  dans  ta  religion  !  que  j'accomplisse  ma  promesse  au  père 
Aubry  !  Je  n'ai  point  été  purifié  par  l'eau  sainte,  mais  je  demande  au 
ciel  le  baptême  de  désir.  Vertueux  chef  de  la  prière,  qui  remis  dans 
mes  mams  ce  signe  de  mon  salut,  viens  me  chercher  aux  portes  du 
ciel.  Je  donnerai  peu  de  peine  à  la  mort;  une  partie  de  son  ouvrage 
est  déjà  faite  ;  elle  n'aura  point  à  clore  mes  paupières  comme  celles 
des  autres  hommes  :  je  vais  au  contraire  ouvrir  à  la  clarté  divine  des 
yeux  fermés  depuis  longtemps  à  la  lumière  terrestre.  » 

Chactas  exhala  la  vertu  avec  son  dernier  soupir  :  l'arbre  parfumé 
des  forêts  américaines  embaume  l'air  quand  le  temps  ou  l'orage  l'ont 
renversé  sur  son  sol  natal.  Outougamiz  et  Céluta,  ayant  vu  le  sachem 
s'affaisser,  se  levèrent,  s'approchèrent  du  tulipier  et  embrassèrent  les 
pieds  déjà  glacés  du  vieillard  :  ils  perdoient  en  lui  leur  dernière  espé- 
rance. Adario  s'éloigna  sans  prononcer  un  mot,  comme  le  voyageur  qui 
va  bientôt  rejoindre  son  compagnon  parti  quelques  heures  avant  lui. 

Les  sauvages  étoient  déjà  rassemblés  dans  la  vallée  des  Bois  pour 
recommencer  la  partie  de  balle,  lorsque  la  nouvelle  du  trépas  de  Chac- 
tas se  répandit  parmi  la  foule.  On  disoit  de  toutes  parts  :  «  La  gloire 
des  Natchez  est  éteinte!  Chactas,  le  grand  sachem,  n'est  plus!  »  Les 
jeux  furent  interrompus  de  nouveau  ;  la  douleur  étoit  universelle. 
Quelques  tribus  indiennes,  frappées  de  ce  deuil  qui  venoit  se  mêler  à 
des  fêtes ,  commencèrent  à  craindre  la  colère  du  ciel  ;  elles  plièrent 
leurs  tentes  de  peaux,  et  reprirent  le  chemin  de  leur  pays. 

Tout  mfnaçoit  de  ruine  encore  une  fois  les  desseins  d'Ondouré; 
ses  m(;ssagers  secrets  avoient  perdu  les  traces  du  frère  d'Am.ilie  ;  le 
conseil  rassemblé  autour  de  Chactas  avoit  montré  de  l'hésitation  ;  la 
femme -chef,  qui  s'étoit  presque  dénoncée,  ne  vouloit  plus  qu'une 
entrevue  avec  son  complice  pour  céder  ou  pour  résister  aux  remords. 
Au  fort  Rosalie,  Chépar,  malgré  son  aveuglement,  ne  se  pouvoit  empê- 
cher de  réfléchir  sur  les  avis  que  lui  transmettoient  chaque  jour  le 
père  Souël ,  le  gouverneur  général  de  la  Louisiane  et  même  le  capi- 
taine d'Artaguette  ;  avis  que  paroissoit  confirmer  la  désertion  d'un 
grand  nombre  de  nègres  réfugiés  dans  les  bois.  Le  ciel  sembloit  enfin 
se  déclarer  pour  l'innocence. 


hlh  LES   NATCIIEZ. 

Les  plus  vieux  parents  de  Chactas  vinrent  enlever  son  corps  ;  la  c6n'.- 
monie  funèbre  fut  fixée  au  lendemain  à  la  troisième  heure  du  jour. 
Céluta,  comme  femme  du  fils  adoptif  de  Chactas,  Outougamiz,  comme 
frère  de  ce  fils  absent,  furent  prévenus  qu'ils  seroient  chargés  des 
fonctions  d'usage  ;  ils  reçurent  l'ordre  de  s'y  préparer. 

Céluta  passa  sa  solitaire  journée  à  déplorer  dans  sa  cabane  la  nou- 
velle perte  qu'elle  venoit  de  faire.  Ce  retour  continuel  à  un  foyer 
désert,  où  elle  ne  trouvoit  personne  pour  la  consoler,  remplissoit  son 
imagination  de  terreur  et  son  âme  de  tristesse.  Où  étoient  René,  Mila, 
Chactas,  ces  parents,  ces  amis,  qui  la  soutenoient  autrefois?  Adario 
n'habitoit  plus  que  les  lieux  sauvages;  Outougamiz,  chargé  de  sa 
propre  douleur,  jouissoit  à  peine  de  sa  raison.  Dans  la  foule,  aucun 
signe  de  pitié  et  de  bienveillance;  partout  des  visages  ennemis  ou  des 
sentiments  pires  que  la  haine. 

René  cependant  ne  paroissoit  point,  bien  que  son  retour  fût  annoncé  ; 
et  dans  cette  absence  prolongée  Céluta  entrevoyoit  une  lueur  d'espé- 
rance. Le  malheur  est  religieux  ;  la  solitude  appelle  la  prière  :  Céluta 
pria  donc.  Tantôt  elle  demandoit  des  conseils  au  Grand-Esprit  des 
Indiens,  tantôt  elle  s'adressoit  au  Grand-Esprit  des  blancs  :  elle  pré- 
sentoit  à  celui-ci  l'innocente  Amélie,  que  l'eau  du  baptême  avoit  ren- 
due chrétienne ,  et  qui  pouvoit  invoquer  mieux  que  sa  mère  le  Dieu 
de  René.  Une  idée  frappe  tout  à  coup  Céluta,  elle  se  lève,  elle  s'écrie  : 
«  Manitou  protecteur  de  René,  est-ce  toi  qui  m'inspires?  » 

Céluta  s'efforce  de  calmer  sa  première  émotion,  afin  de  mieux  réflé- 
chir à  son  dessein  :  plus  elle  l'examine,  plus  elle  le  trouve  propice  ; 
elle  n'attend  plus  que  la  nuit  pour  l'exécuter. 

Les  ombres  régnoient  sur  la  terre,  la  lune  n'étoit  point  dans  le  ciel; 
on  distinguoit  seulement  les  grandes  masses  des  bois  et  des  rochers 
qui  se  dessinoient  sur  le  fond  bleu  du  firmament  comme  des  décou- 
pures noires.  Céluta  sort  de  sa  cabane  avec  une  petite  lumière  enfon- 
cée dans  un  nœud  de  roseau  ;  elle  portoit  en  outre  des  cordons  de  lin 
sauvage  et  un  rouleau  d'étoffe  de  mûrier.  Plus  légère  qu'une  ombre, 
elle  vole  à  la  caverne  des  Reliques  ;  elle  y  descend  sans  crainte;  elle 
se  pare  des  débris  de  la  mort  qu'elle  attache  autour  d'elle  et  sur  son 
front,  comme  une  jeune  fille  orneroit  sa  tête  et  son  sein  pour  plaire 
<lans  l'éclat  d'une  fête.  Elle  s'enveloppe  ensuite  du  long  voile  de 
toûrier  blanc,  et  sous  ce  voile  elle  cache  sa  lampe  de  roseau. 

Quittant  l'asile  funèbre,  elle  traverse  les  campagnes  que  couvroit  un 
brouillard;  elle  dirigeoit  ses  pas  vers  le  temple  d'Athaensic  pour  déro- 
ber la  gerbe  fatale. 

«  Si  j'enlève  la  gerbe,  s'étoit-elle  dit,  les  conjurés  aux  Natchez  ne 


LES   NATCIIEZ.  hl^ 

sauront  plus  à  quoi  se  résoudre  ;  ils  se  croiront  découverts ,  ils  se  divi- 
seront ;  les  uns  voudront  hâter  l'exécution  du  complot,  les  autres 
l'abandonner  :  il  faudra  envoyer  des  messagers  aux  nations  qui 
doivent  de  leur  côté  exécuter  le  massacre,  afin  de  les  prévenir  de  l'ac- 
cident arrivé  aux  Natchez.  Quelques  rumeurs  confuses  parviendront 
aux  oreilles  des  François.  Il  est  impossible  que  le  projet  n'avorte  pas 
au  milieu  de  cette  confusion.  Céluta,  tu  épargneras  ainsi  im  crime  à 
ta  patrie,  ou,  si  le  meurtre  général  a  lieu,  René  arrivera  quand  le 
coup  sera  porté  :  tu  auras  sauvé  ton  mari  sans  avoir  révélé  le  secret, 
sans  avoir  menti  à  la  promesse  que  tu  as  faite  à  Adario.  » 

Le  temple  d'Athaensic  étoit  bâti  au  milieu  d'une  cyprière  qui  lui 
servoit  de  bois  sacré.  Les  révélations  de  Mila  avoient  appris  à  Céluta 
que  la  gerbe  de  roseau  étoit  déposée  sous  l'autel.  Dans  l'intérieur  du 
temple,  un  jongleur,  remplacé  de  deux  heures  en  deux  heures  par  un 
autre  jongleur,  veilloit  au  trésor  de  la  vengeance  ;  au  dehors  une  garde 
d' Allouez  avoit  ordre  de  tuer  quiconque  s'approcheroit  du  fatal  édi- 
fice. Que  ne  peut  l'amour  dans  le  cœur  d'une  femme,  même  lors- 
qu'elle n'est  pas  aimée!  C'étoit  cet  amour  qui  avoit  inspiré  à  l'épouse 
de  René  l'idée  d'emprunter  la  forme  d'un  fantôme.  Intrépides  sur  le 
champ  de  bataille,  les  sauvages  prennent  dans  le  silence  ou  le  bruit 
de  leurs  forêts  la  croyance  et  la  frayeur  des  apparitions.  Leurs  prêtres 
mêmes,  par  une  justice  divine,  éprouvent  les  terreurs  superstitieuses 
qu'ils  emploient  pour  tromper  les  hommes. 

Arrivée  à  la  cyprière,  Céluta,  se  glissant  d'arbre  en  arbre,  se  trouve 
bientôt  à  quelques  pas  du  temple  ;  elle  entr'ouvre  son  voile  blanc,  et 
laisse  voir  la  figure  de  la  mort  à  l'aide  de  la  petite  lampe.  Le  froisse- 
ment du  linceul  qui  traînoit  sur  les  feuilles  parvient  à  l'oreille  des 
Allouez  :  ils  tournent  les  yeux  du  côté  du  bruit  et  aperçoivent  le 
spectre.  Les  armes  échappent  à  leurs  mains  ;  les  uns  fuient,  les  autres, 
sentant  défaillir  leurs-'genoux,  ont  à  peine  assez  de  force  pour  se  traî- 
ner dans  les  buissons  voisins. 

Céluta  marche  au  temple,  ouvre  une  des  portes,  se  place  sur  le 
seuil.  Le  prêtre  gardien  étoit  assis  à  terre  ;  l'apparition  le  frappe  tout 
à  coup  :  ses  prunelles  se  dilatent,  sa  bouche  s'entr'ouvre,  sa  peau  fré- 
mit. L'Indienne  franchit  le  seuil;  elle  s'avance  à  pas  mesurés,  s'arrête, 
s'avance  encore,  et  étend  la  main  d'un  squelette  sur  la  tête  du  jon- 
gleur. Celui-ci  veut  crier  et  ne  peut  trouver  de  voix  :  une  sueur  froide 
inonde  son  corps,  ses  dents  claquent  dans  le  frisson  de  la  peur.  Céluta 
achève  sa  victoire,  touche  d'une  main  glacée  le  front  du  prêtre  :  la 
victime  tombe  évanouie. 

La  fille  de  Tabamica  est  à  l'autel,  elle  en  cherche  de  toutes  p  irts 


hlù  LES    NATCIIKZ. 

l'ouvert  lire  ;  vingt  fois  elle  fait  le  tour  de  la  pierre  sans  rien  décou- 
vrir; elle  essaye  de  soulever  la  table  sacrée,  se  baisse,  se  relève,  porte 
la  lampe  à  tous  les  points  du  tabernacle,  renverse  l'idole  :  le  dépôt 
mystérieux  échappe  à  ses  perquisitions! 

Le  temps  presse,  les  gardes  et  le  jongleur  peuvent  revenir  de  leur 
épouvante.  La  sœur  d'Outougamiz  croit  entendre  des  pas  et  des  voix 
au  dehors  ;  elle  adresse  des  prières  à  l'Amour  et  à  la  Patrie;  elle  pro- 
met des  dons,  des  offrandes  :  s'il  faut  du  sang  pour  celui  qu'elle  veut 
épargner,  elle  offre  le  sien.  Les  yeux  obscurcis  par  les  larmes  du  déses- 
poir, l'Indienne  tantôt  regarde  vers  la  porte  du  temple,  tantôt  examine 
de  nouveau  l'autel.  N'a-t-elle  pas  senti  fléchir  une  des  marches  de  cet 
autel?  Son  cœur  bat;  elle  s'agenouille,  presse  le  cèdre  obéissant, 
l'ébranlé:  la  planche  fuit  horizontalement  sous  sa  main.  Joie  et  ter- 
reur! espérance  et  crainte!  Géluta  plonge  son  liras  nu  dans  l'ouver- 
ture et  touche  du  bout  des  doigts  la  gerbe  des  roseaux. 

Mais  comment  la  retirer?  l'ouverture  n'est  pas  assez  large,  et  la 
planche  arrêtée  refuse  de  s'écarter.  11  ne  reste  qu'un  seul  moyen,  c'est 
de  saisir  les  roseaux  un  à  un;  trois  fois  Céluta  plonge  son  bras  dans 
l'ouverture,  trois  fois  elle  ramène  quelques  roseaux,  comme  si  elle 
arrachoit  les  jours  de  René  à  la  destinée!  mais  elle  ne  peut  tout  enle- 
ver; les  roseaux  du  dessous  de  la  gerbe  sont  hors  de  la  portée  de  sa 
main.  La  pieuse  sacrilège  se  détermine  à  fuir  avec  son  larcin  :  elle 
avoit  retiré  huit  roseaux,  il  n'en  restoit  plus  que  trois  dans  l'habitacle, 
le  douzième  ayant  été  déjà  brûlé.  Elle  sort  du  temple  au  moment 
même  oi^i  le  prêtre  revenoit  de  son  évanouissement.  Bientôt,  enfoncée 
dans  l'endroit  le  plus  épais  de  la  cyprière,  elle  détache  son  effroyable 
parure,  roule  son  voile,  rend  les  ossements  à  la  terre,  leur  demandant 
pardon  d'avoir  troublé  leur  repos  éternel.  «  Dépouille  sacrée,  leur  dit- 
elle,  vous  apparteniez  peut-être  à  un  infortuné,  et  vous  avez  secouru 
l'infortune!  » 

Son  succès  n'étoit  pas  complet,  mais  du  moins  Céluta  croyoit  avoir 
augmenté  les  chances  de  salut  pour  René.  Si  le  massacre  étoit  avancé 
de  huit  jours,  c'étoient  huit  jours  à  retrancher  du  nombre  de  ceux  qui 
menaçoient  la  vie  du  frère  d'Amélie.  Il  n'y  avoit  plus  que  trois  jours 
de  péril  :  qui  sait  si  l'absence  de  l'homme  menacé  ne  se  prolongeroit 
pas  au  delà  d'un  terme  désormais  si  court?  Céluta,  rentrée  dans  sa 
cabane,  jette  aux  flammes  les  roseaux ,  s'approche  de  sa  fille  endor- 
mie sur  un  lit  de  mousse,  la  regarde  à  la  lumière  de  cette  même 
lampe  qui  avoit  servi  à  éclairer  les  ossements  des  morts.  L'enfant 
s'éveille  et  sourit  à  sa  mère;  la  mère  se  penche  sur  l'enfant,  le  couvre 
de  baisers  ;  elle  prenoit  le  sourire  de  l'innocence  pour  une  approbation 


LES   NATCHEZ.  /,77 

de  l'enlèvement  des  roseaux.  Céluta  n'avoit  d'autre  conseil  que  cette 
petite  Amélie  qui,  en  venant  au  monde,  n'avoit  pas  réjoui  le  cœur 
paternel,  que  cette  Amélie  dont  René  vouloit  rester  à  jamais  inconnu. 
C'étoit  sur  un  berceau  délaissé  qu'une  femme  abandonnée  consultoit 
le  ciel  pour  un  époux  malheureux,  et  interrogeoit  l'avenir. 

Outougamiz  se  fait  entendre,  et  paroît  sur  le  seuil  de  la  cabane.  Il 
avoit  passé  le  jour  précédent  et  une  grande  partie  de  la  nuit  à  explorer 
les  chemins  par  où  son  ami  pouvoit  revenir.  Rien  ne  s'étoit  présenté 
à  sa  vue.  Il  remarqua  quelque  chose  de  plus  animé  dans  les  regards 
de  sa  sœur.  «  Tu  prends  courage,  lui  dit-il,  pour  assister  aux  funé- 
railles de  notre  père.  Dépêchons-nous,  il  est  temps  de  partir.  » 

Céluta  ne  crut  pas  devoir  révéler  à  Outougamiz  le  larcin  qu'elle 
venoit  de  commettre  ni  embarrasser  son  frère  d'un  nouveau  secret. 
Elle  se  hâta  de  prendre  ses  habits  de  deuil.  En  se  rendant  de  bonne 
heure  au  lit  funèbre  de  Chactas,  elle  espéroit  éloigner  encore  les  soup- 
çons qui  pourroient  planer  sur  elle  lorsque  la  disparition  des  roseaux 
seroit  connue. 

Quand  le  frère  et  la  sœur  arrivèrent  à  la  cabane  de  Chactas,  le  jour 
naissoit.  Les  parents  allument  un  grand  feu  ;  on  purifie  la  hutte  avec 
l'eau  lustrale  ;  on  revêt  le  corps  du  sachem  d'une  superbe  tunique  et 
d'un  manteau  qui  n'avoit  jamais  été  porté.  Dans  la  chevelure  blanche 
du  vieillard  on  place  une  couronne  de  plumes  cramoisies.  Céluta  et 
Outougamiz  furent  chargés  de  peindre  les  traits  du  décédé.  Quel  triste 
devoir  1  Ils  se  mirent  à  genoux  des  deux  côtés  du  corps  étendu  sur 
une  natte.  Lorsque  les  deux  orphelins  vinrent  à  se  pencher  sur  le 
visage  de  leur  père,  leurs  têtes  charmantes  se  touchèrent  et  formèrent 
une  voûte  au-dessus  du  front  de  Chactas. 

Un  sachem,  maître  de  la  cérémonie  funèbre,  donnoitles  couleurs  et 
en  expliquoit  les  allégories  :  le  rouge  étendu  sur  les  joues  devoit  être 
de  différentes  nuances,  selon  les  morts  :  l'amour  ne  se  colore  pas  du 
même  vermillon  que  la  pudeur,  et  le  crime  rougit  autrement  que  la 
vertu.  L'azur  appliqué  aux  veines  est  la  couleur  du  dernier  sommeil  ; 
c'est  aussi  celle  de  la  sérénité.  Les  pleurs  de  Céluta  effaçoient  son 
ouvrage.  Il  fallut  finir  par  le  terrible  baiser  d'adieu  :  les  lèvres  de 
l'amitié  et  de  l'amour  vinrent  toucher  .ensemble  celles  de  la  mort. 

Cela  étant  fait,  des  matrones  donnèrent  au  vieillard  l'attitude  que 
l'enfant  a  dans  le  sein  de  sa  mère;  ce  qui  vouloit  dire  que  la  mort 
nous  rend  à  la  terre,  notre  première  mère,  et  qu'elle  nous  enfante  en 
même  temps  à  une  autre  vie. 

Déjà  la  foule  s'assembloit  :  les  congrégations  des  prêtres,  des 
sachems,  des  guerriers,  des  matrones,  des  jeunes  filles,  des  enfants, 


hlS  LES   IN  Aie  11 EZ. 

arrivoionl  tour  à  tour  et  priMioiont  leur  rang.  Les  sacliems  avoient  tous 
un  bâton  blanc  à  la  main  ;  leurs  têtes  utoient  nues  et  leurs  cheveux 
négli^^és  :  Adario  menoit  ces  vieillards.  Les  François  et  le  commandant 
ilu  fort  se  joignirent  à  la  pompe  funèbre,  comme  ils  s'étoient  mêlés 
uuxjeux:  le  cortège,  attendant  la  marche,  formoit  un  vaste  dcmi- 
c^rcle  à  la  porte  de  la  cabane. 

Alors  on  enleva  les  dcorccs  de  cette  cabane  du  côté  qui  touchoit  au 
cortège,  et  l'on  aperçut  Chactas  assis  sur  un  lit  de  i)arade  :  derrière 
lui  étoit  couché,  en  travers,  son  cercueil ,  fait  de  bois  de  cèdre  et  de 
petits  ossements  entrelacés.  Debout,  derrière  cette  redoutable  bar- 
rière, se  tenoit  un  sachem  représentant  Chactas  lui-môme,  et  qui 
devoit  répondre  aux  harangues  qu'on  lui  alloit  adresser. 

Les  deux  cliiens  favoris  du  mort  étoient  enchaînés  à  ses  pieds  ;  on 
ne  les  avoit  point  égorgés  selon  l'usage,  parce  que  le  sachem  abhor- 
roit  le  sang;  d'ailleurs,  il  n'auroit  aucun  besoin  de  ses  dogues  pour 
chasser  dans  le  pays  des  âmes,  car  il  y  seroit  employé,  disoit  la  foule, 
à  gouverner  les  ombres.  Le  calumet  de  paix  du  vieillard  reposoit 
pareillement  à  ses  pieds  ;  à  sa  gauche  on  voyoit  ses  armes,  honneur 
de  sa  jeunesse  ;  à  sa  droite  le  bâton  sur  lequel  il  appuyoit  ses  vieux 
ans.  Comme  on  est  plus  touché  des  vertus  du  sage  que  de  celles  du 
héros,  la  vue  de  ce  simple  bâton  portoit  l'attendrissement  dans  tous 
les  cœurs. 

Adario  commença  les  discours  au  nom  des  sachems  ;  il  s'avança  à 
pas  lents  dans  le  cercle  des  spectateurs.  Les  bras  croisée  ^i  le  visage 
tourné  vers  son  ami,  il  lui  dit  : 

u  Frère,  vous  aimâtes  la  patrie  ;  frère,  vous  combattîtes  pour  elle  ; 
frère,  vous  l'enseignâtes  de  votre  sagesse.  Dire  ce  que  vous  avez  fait 
est  inutile  :  ennemi  de  l'oppresseur,  vengeur  de  l'opprimé,  tout  en 
vous  étoit  indépendance.  Votre  pied  étoit  celui  du  chevreuil  qui  ne 
connoît  point  de  barrière  dont  il  ne  puisse  franchir  la  hauteur  ;  votre 
bras  étoit  un  rameau  de  chêne  qui  se  roidit  aux  coups  de  la  tempête; 
votre  voix  étoit  la  voix  du  torrent  que  rien  ne  peut  forcer  au  silence. 
Ceux  qui  ont  habité  votre  cœur  savent  qu'il  étoit  trop  grand  pour  être 
resserré  dans  la  petite  main  de  la  servitude.  Quant  à  votre  âme,  c'étoit 
un  souffle  de  liberté.  » 

Le  sachem  représentant  Chactas  répondit  de  derrière  le  cer- 
cueil : 

«  Frère,  je  vous  remercie  :  je  fus  libre  et  le  suis  encore  ;  si  mon 
corps  vous  semble  enchaîné,  vos  yeux  vous  trompent:  il  est  sans 
mouvement,  mais  on  ne  le  peut  faire  souffrir;  il  est  donc  libre.  Quant 
à  mon  âme,  je  garde  le  secret.  Adieu,  frère  !  » 


LES   N  AT  CHEZ.  kl9 

«  Vous  n'avez  point  parlé  de  votre  amitié  mutuelle  !  »  s'écria  Outou- 
gamiz  en  se  levant,  à  la  grande  surprise  des  spectateurs. 

Adario  et  le  sactiem  représentant  Ghactas  se  regardèrent  sans  répli- 
quer une  parole. 

Le  tuteur  du  soleil  s'avança  pour  prononcer  un  discours  au  nom  des 
jeunes  guerriers,  mais  un  des  bras  de  Ghactas,  plié  de  force,  s'échappa 
comme  pour  repousser  Ondouré.  Une  voix  s'élève  :  «  Il  est  désagréable 
aux  morts,  qu'il  s'éloigne!  » 

Géluta,  fille  adoptive  de  Ghactas,  fut  chargée  de  rattacher  le  bras 
du  vieillard.  Dans  sa  tunique  noire  et  sa  beauté  religieuse  on  l'eût  prise 
pour  une  de  ces  femmes  qui  se  consacrent  en  Europe  aux  œuvres  les 
plus  pénibles  de  la  charité. 

Géluta,  s'adressant  au  mort,  lui  dit  :  a  Mon  père,  êtes-vous  bien?  » 

«  Oui,  ma  fdle,  répliqua  le  sachem  interprète;  si  dans  le  tombeau 
je  me  retourne  pour  me  délasser,  ma  main  s'étendra  sur  toi.  » 

Le  représentant  de  Ghactas  répondit  aux  discours  des  mères,  des 
veuves,  des  jeunes  filles  et  des  enfants. 

Ges  harangues  extraordinaires  finies,  les  parents  poussèrent  trois 
cris  ;  trois  sons  des  conques  funèbres  annoncèrent  la  levée  du  corps. 
Les  huit  sachems  les  plus  âgés,  au  nombre  desquels  étoit  Adario, 
s'avancèrent  en  exécutant  la  marche  de  la  mort  pour  emporter  Ghac- 
tas :  ils  imitoient  le  bûcheron,  le  moissonneur,  le  chasseur,  qui  coupe 
l'arbre,  rompt  l'épi,  perce  l'oiseau.  Adario  dit  à  Ghactas  :  «  Frère, 
voulez-vous  vous  coucher?  » 

Le  truchement  de  la  tombe  répondit  :  «  Frère,  j'ai  besoin  de  som- 
meil. » 

Alors  quatre  des  huit  sachems  de  la  mort  formèrent  en  s'agenouil- 
lant  un  carré  étroit;  les  autres  sachems  prennent  le  lit  où  reposoit  le 
défunt,  le  posent  sur  les  quatre  épaules  des  sachems  à  genoux;  ceux- 
ci  se  relèvent,  et  montrent  à  la  foule  ce  qui  n'étoit  plus  qu'une  idole 
pour  la  patrie.  Les  quatre  vieillards  libres  appuyoientde  leurs  bâtons, 
comme  avec  des  arcs-boutants,  le  lit  de  Ghactas  :  le  cercueil  traîné  sur 
des  roues  suivoit  son  maître  comme  le  char  vide  du  triomphateur.  On 
marche  aux  bocages  de  la  mort. 

La  tombe  avoit  été  marquée  près  du  ruisseau  de  la  Paix  ;  la  fosse 
étoit  large  et  profonde,  les  parois  en  éloient  tapissées  des  plus  belles 
pelleteries.  Les  huit  sachems  de  la  mort  déposèrent  leur  frère  dans  le 
.cercueil,  que  l'on  planta  débouta  la  tête  de  la  fosse  ouverte.  Le  vieil- 
lard ainsi  placé  ressembloit  à  une  statue  dans  un  tabernacle.  Les  jeux 
funèbres  commencèrent  le  long  d'une  vallée  verte  qui  se  prolonge  à 
travers  les  bocages. 


kSO  LES    NATCIIEZ. 

Ces  jeux  s'ouvrirent  par  la  lutte  des  jeunes  filles;  la  course  des 
guerriers  suivit  la  lutte,  et  le  combat  de  l'arc,  la  course. 

A  un  poteau  peint  de  diverses  couleurs  étoit  attacha  par  un  pied,  au 
bout  d'une  longue  corde,  un  écureuil,  symbole  de  la  vie  chez  les  sau- 
vages. L'animal  agile  tournoit  autour  du  poteau,  descendoit,  remon- 
toit,  descendoit  encore,  sautoit,  couroit  sur  le  gazon,  puis  regagnoit 
le  haut  du  poteau,  où  il  se  tenoit  planté  sur  les  pieds  de  derrière, 
en  se  couvrant  de  sa  queue  de  soie  :  c'dtoit  le  but  que  la  flèche 
devoit  atteindre,  et  dont  la  mobilité  fatiguoit  les  regards.  Un  arc  de 
bois  de  cyprès  ctoit  le  prix  désigné  au  vainqueur. 

Ce  prix,  ainsi  que  celui  de  la  course,  fut  remporté  par  Outougamiz, 
qui  disoit  à  Céluta  :  «  A  qui  l'offrirai-je?  Mila  est  morte,  René  est 
absent,  et  je  dois  tuer  mon  ami  s'il  revient.  » 

Tandis  qu'on  étoit  occupé  de  ces  jeux,  on  vit  arriver  le  grand-prêtre, 
l'air  effaré,  le  vêtement  en  désordre,  cherchant  et  demandant  partout 
le  tuteur  du  soleil;  on  le  lui  montra  dans  la  foule.  11  courut  à  lui, 
l'entraîna  au.  fond  d'un  des  bocages,  d'où  il  sortit  avec  lui  quehiue 
temps  après.  Ondouré  paroissoit  ému  ;  on  le  vit  se  pencher  à  l'oreille 
d'Adario  et  parler  à  plusieurs  autres  sachems.  Le  jongleur  déclara  qu'il 
avoit  vu  des  signes  dans  le  ciel,  que  les  augures  n'étoient  pas  favo- 
lables,  qu'il  falloit  abréger  la  cérémonie. 

On  se  hâta  de  faire  au  trépassé  les  présents  d'usage.  Chactas  fut 
descendu  dans  son  dernier  asile  ;  et  tandis  qu'on  élevoit  le  mont  du 
tombeau,  le  jongleur  entonnoit  l'hymne  à  la  mort. 

LE    GRAND-PRÊTRE. 

«  Est-ce  un  fantôme  que  j'aperçois,  ou  n'est-ce  rien?  C'est  un  fan- 
tôme !  A  moitié  sorti  d'une  tombe  fermée,  il  s'élève  de  la  pierre  sépul- 
crale comme  une  vapeur.  Ses  yeux  sont  le  vide,  sa  bouche  est  sans 
langue  et  sans  lèvres  ;  il  est  muet,  et  pourtant  il  parle  ;  il  respire,  et  il 
n'a  point  d'haleine  :  quand  il  aime,  au  lieu  de  donner  l'être,  il  donne 
le  néant.  Son  cœur  ne  bat  point.  Fantôme,  laisse-moi  vivre!  » 

UNE    JEUNE     FILLE. 

«  Ma  sœur,  vois-tu  ce  petit  ruisseau  qui  se  perd  tout  à  coup  dans  la  , 
sable?  comme  il  est  charmant  le  long  de  ses  rivages  semés  de  Heurs»; 
mais  comme  il  disparoît  vite  !  Entre  son  berceau  caché  sous  les  auncs^ 
et  son  tombeau  sous  l'érable,  on  compte  à  peine  seize  pas.  » 

CHOEUR    DES    JEUNES    FILLES. 

«  Nous  avons  vu  la  jeune  Ondoïa  :  ses  lèvres  étoient  pâles,  ses  yeux 
ressembloient  à  deux  gouttes  de  rosée  troublées  par  le  vent  sur  une 


¥■■ 


LES   NATCHEZ.  481 

feuille  d'azaléa.  Nous  la  vîmes  entr'ouvrir  un  peu  la  bouche  et  rester  la 
tête  penchée.  Nos  mères  nous  dirent  que  c'étoit  là  mourir,  qu'une 
seule  nuit  avoit  ainsi  fané  la  jeune  fille.  Mère,  est-ce  qu'il  est  doux  de 
mourir?  » 

LES    JEUNES    GUERRIERS. 

«  Qi^i'il  est  insensé,  celui  qui  s'écrie  :  Sauvez-moi  de  la  mort  !  Il 
devroit  plutôt  dire  :  Sauvez-moi  de  la  vie  !  0  mort  !  que  tu  es  belle  au 
milieu  des  combats  !  que  tu  nous  paroissois  éloquente  lorsque  tu  nous 
parlois  de  la  patrie,  en  nous  montrant  la  gloire!  » 

LES    ENFANTS. 

«  Il  nous  faut  un  berceau  de  trois  pieds;  notre  tombeau  n'est  pas 
plus  long.  Notre  mère  nous  suffit  pour  nous  porter  dans  ses  bras  aux 
bocages  de  la  mort.  Nous  tomberons  de  son  sein  sur  le  gazon  de  la 
tombe,  comme  une  larme  du  matin  tombe  de  la  tige  d'un  lis  parmi 
l'herbe  oii  elle  se  perd.  » 

LES    SACHEMS. 

«  La  mort  est  un  bien  pour  les  sages  ;  lui  plaire  est  leur  unique 
étude;  ils  passent  toute  leur  vie  à  en  contempler  les  charmes.  Cet 
infortuné  se  roule  sur  sa  couche  ;  ses  yeux  sont  ardents,  jamais  ses 
paupières  ne  les  recouvrent;  son  cœur  est  plein  de  soupirs  :  mais  tout 
à  coup  les  soupirs  de  son  cœur  s'exhalent  ;  ses  yeux  se  ferment  douce- 
ment; il  s'allonge  sur  sa  couche.  Qu'est-il  arrivé?  La  mort.  Infortuné, 
où  sont  tes  douleurs  ?  » 

CHOEUR    DES    PRÊTRES. 

«  La  vie  est  un  torrent  :  ce  torrent  laisse  après  lui,  en  s'écoulant, 
une  ravine  plus  ou  moins  profonde  que  le  temps  finit  par  effacer.  » 

L'hymne  de  la  mort  étoit  à  peine  achevé  que  la  foule  se  dispersa. 
Les  paroles  du  grand-prêtre  au  milieu  de  la  pompe  funèbre  faisoient 
le  sujet  de  tous  les  entretiens  et  l'objet  de  toutes  les  inquiétudes.  Mais 
déjà  les  sachems  et  les  chefs  des  jeunes  gens  qui  connoissoient  le 
secret  étoient  convoqués  au  Rocher  du  Conseil  ;.Ie  jongleur  leur  raconte 
l'apparition  du  fantôme  et  la  soustraction  d'une  partie  des  épis  de  b 
gerbe. 

Les  conjurés  pâlissent.  Outougamiz  se  lève,  il  s'écrie  : 
«  Vous  le  voyez,  sachems,  jamais  complot  plus  impie  ne  fut  forme 
par  des  hommes.  Le  Grand-Esprit  le  désapprouve;  il  rappelle  de  la 
mort  un  de  nos  ancêtres  pour  enlever  les  roseaux  sanglants.  Le  ciel  a 
m.  31 


682  LES   IS  AT  CHEZ. 

parlls  abandonnons  nn  projet  funeste.  Oiioi  !  ce  sont  ces  hommes  que 
vous  avez  invités  à  vos  fêtes,  qui  aujourd'hui  même  ont  renihi  les 
derniers  honneurs  à  Chactas,  ce  sont  ces  hommes  que  vous  prétendez 
égorger!  Ils  avoient  partagé  vos  plaisirs  et  vos  douleurs;  leurs  rires 
et  leurs  larmes  étoient  sincères,  et  vous  leur  répondiez  par  de  faux 
sourires  et  des  larmes  feintes!  Sachems!  Outougamiz  ne  sait  point 
savourer  le  meurtre  et  le  crime  :  il  n'est  point  un  vieillard,  il  n'est 
point  un  oracle,  mais  il  vous  annonce,  par  la  voix  de  ce  Manitou  d'or 
qu'il  porte  sur  son  cœur,  qu'un  pareil  foi'fait,  s'il  est  exécuté,  amènera 
l'extermination  des  Natchcz  et  la  ruine  de  la  patrie.  » 

Ce  discours  étonna  le  conseil  :  on  ne  savoit  oii  Outougamiz  le  Simple 
avoit  trouvé  de  telles  paroles;  mais,  à  l'exception  de  deux  ou  trois 
sachems,  tous  les  autres  repoussèrent  l'opinion  généreuse  du  jeune 
guerrier.  Adario  donna  des  louanges  aux  sentiments  de  son  neveu , 
mais  il  s'éleva  avec  force  contre  les  étrangers. 

«  Cessons,  s'écria-t-il ,  de  nous  apitoyer  sur  le  sort  des  blancs. 
A  entendre  Outougamiz,  ne  dirait-on  pas  que  notre  pays  est  libre,  que 
nous  cultivons  en  paix  nos  champs?  Qu'est-il  donc  arrivé?  quel  heu- 
reux soleil  a  tout  à  coup  brillé  sur  nos  destinées?  J'en  appelle  à  tous 
les  guerriers  ici  présents,  ne  sommes-nous  pas  dépouillés  et  plus  oppri- 
més que  jamais?  Il  suffiroit  donc  que  ces  étrangers  qui  ont  tué  mon 
fils,  qui  ont  massacré  la  vieille  compagne  de  mes  jours,  qui  ont  réduit 
ma  fille  au  dernier  degré  de  misère  ;  il  suffiroit  que  ces  étrangers 
vinssent  se  promener  au  milieu  de  nos  fêtes ,  pour  qu'Adario  oubliât 
ce  qu'il  a  perdu  ,  pour  qu'il  renonçât  à  une  vengeance  légitime,  pour 
qu'il  consentît  à  la  servitude  de  sa  patrie,  pour  qu'il  trompât  tant  de 
nations  associées  à  notre  cause,  et  dont  l'indépendance  a  été  confiée  à 
nos  mains!  Puisse  la  terre  dévorer  les  Natchez  avant  qu'ils  se  rendent 
coupables  d'une  telle  lâcheté,  d'un  aussi  abominable  parjure!  » 

Adario  fut  interrompu  par  les  acclamations  les  plus  vives  et  par  le 
cri  répété  de  mort  aux  blancs  ! 

Aussitôt  que  le  vieillard  se  put  faire  entendre  de  nouveau ,  il  reprit 
la  parole  : 

«  Sachems,  abandonner  l'entreprise  est  impossible;  mais  exécute- 
rons-nous notre  dessein  le  jour  où  le  dernier  des  trois  roseaux  qui 
restent  sera  brûlé  ;  attendrons-nous  le  jour  qui  avoit  été  marqué  avant 
l'enlèvement  des  huit  roseaux?  Sachems,  prononcez.  » 

Une  violente  agitation  se  manifesta  dans  l'assemblée  :  les  uns  doman- 
doient  que  le  massacre  eût  lieu  aussitôt  que  les  roseaux  restants 
seroient  brûlés  ;  ils  prétendoient  que  telle  étoit  la  volonté  des  génies, 
puisqu'ils  avoient  permis  qu'une  partie  de  la  gerbe  fût  ravie  sur  l'au- 


LES   NATCHEZ.  483 

tel  ;  les  autres  insistoient  pour  qu'on  ne  frappât  le  grand  coup  qu'à 
Texpiration  du  terme  primitivement  fixé. 

((  Quelle  folie,  s'écrioit  le  chef  des  Chicassaws,  d'entreprendre  la 
destruction  de  vos  ennemis  avant  que  toutes  les  chairs  rouges  soient 
arrivées!  Il  nous  manque  encore  cinq  tribus  des  plus  puissantes.  D'ail- 
leurs ne  ferons-nous  pas  avorter  le  dessein  général  en  commençant 
trop  tôt?  Si  le  plan  est  exécuté  ici  huit  jours  avant  qu'il  le  soit  ailleurs, 
n'est-il  pas  certain  que  les  autres  colonies  de  nos  oppresseurs  échap- 
peront à  la  vengeance  commune,  et  que,  bientôt  réunies,  elles  vien- 
dront nous  exterminer?  Pour  attaquer  nos  ennemis  dans  trois  jours,  il 
faudroit  pouvoir  prévenir  de  cette  nouvelle  résolution  les  divers  peuples 
conjurés  :  or,  trois  jours  suffisent-ils  aux  plus  rapides  messagers  pour 
se  rendre  chez  tous  les  peuples?  » 

Ondouré  appuya  l'opinion  des  Chicassaws  :  René  n'étoit  pas  arrivé; 
le  seroit-il  dans  trois  jours,  et  si  l'on  précipitoit  le  massacre,  n'y 
pourroit-il  pas  échapper?  Le  tuteur  du  soleil  rejeta  avec  mépris  l'idée 
que  le  Grand-Esprit  avoit  envoyé  un  mort  dérober  les  roseaux  du 
temple  ;  il  accusa  de  lâcheté  les  gardiens ,  et  déclara  que  bientôt  il 
connoîtroit  le  prétendu  fantôme. 

Le  jongleur  repoussa  vivement  cette  attaque  :  soit  qu'il  crût  ou  ne 
criât  pas  au  fantôme,  il  lui  importoit  de  défendre  son  art  et  de  soutenir 
l'honneur  des  prêtres.  Les  Yazous,  les  Miamis  et  une  partie  des 
Natchez  combattirent  à  leur  tour  l'avis  des  Chicassaws  et  d'Ondouré. 
Tous  les  guerriers  parloient  à  la  fois  ;  des  contradictions  on  en  vint 
aux  insultes  :  les  conjurés  se  levoient,  se  rasseyoient,  crioient,  se 
saisissoient  les  uns  les  autres  par  le  manteau,  se  menaçoient  du  geste, 
des  regards  et  de  la  voix  ;  enfin ,  un  sachem  yazou ,  renommé  parmi 
les  sauvages,  parvint  à  se  faire  écouter  :  il  combattit  l'avis  des  Chi- 
cassaws. 

11  soutint  d'abord  qu'il  étoit  possible  qu'avant  l'enlèvement  d'une 
partie  de  la  gerbe,  il  y  eût  déjà  erreur  ou  dans  le  nombre  des  roseaux 
aux  Natchez,  ou  dans  celui  des  roseaux  placés  chez  les  autres  nations; 
qu'ainsi  rien  ne  prouvoit  que  la  vengeance  pût  être  exécutée  partout  le 
même  jour.  Ensuite  il  ajouta  que  la  disparition  des  huit  roseaux  dans 
le  temple  des  Natchez  étoit  certainement  un  effet  de  la  volonté  des 
génies  ;  que  cette  même  volonté  auroit  aussi  retiré  le  même  nombre 
de  roseaux  chez  tous  les  peuples  conjurés,  et  que  par  conséquent 
l'extermination  auroit  lieu  partout  le  même  jour.  A  ces  raisons  poli- 
tiques et  religieuses  le  chef  des  Yazous  joignit  une  raison  d'intérêt, 
qui ,  faisant  varier  les  Chicassaws ,  fixa  l'opinion  du  conseil  : 

«  Des  pirogues  chargées  de  grandes  richesses  pour  les  IMancs  du 


m  LES   NATCIIKZ. 

liant  fleuve  se  sont,  dit  le  saclieni,  arrêtées  au  fort  liosalie;  elles  n'y 
resteront  que  quelques  jours  :  si  nous  exterminons  les  François  avant 
le  départ  de  ces  pirogues,  nous  nous  emparerons  de  ce  trésor.  » 

Les  Chicassaws ,  dont  la  cupidité  étoit  connue  de  tous  les  Indiens  , 
feignirent  d'être  convaincus  par  l'éloquence  du  Yazou;  ils  ne  l'étoient 
que  par  leur  avarice  :  ils  revinrent  à  l'avis  d'exécuter  le  plan  arrêté 
dans  la  nuit  où  seroit  brûlé  le  dernier  des  trois  roseaux  restés  sous 
l'autel.  L'immense  majorité  du  conseil  adopta  cette  résolution. 

On  convint  de  continuer  les  grands  jeux,  comme  si  Cliactas  n'étoît 
pas  mort  et  comme  si  le  jour  de  l'exécution  n'étoit  pas  avancé.  On 
convint  encore  de  n'instruire  les  jeunes  guerriers  de  la  conjuration  que 
quelques  heures  avant  le  massacre. 

Ces  délibérations  prises,  l'assemblée  se  sépara  :  Outougamiz  sortit 
du  conseil  avec  une  espèce  de  joie.  En  traversant  les  forêts,  au  milieu 
delà  nuit,  pour  retourner  à  la  cabane  de  Céluta,  il  se  disoit  :  a  Si 
René  n'arrive  pas  dans  trois  jours,  il  est  sauvé!  »  Mais  bientôt  il  vint 
à  penser  que  si  René  revenoit  avant  l'expiration  de  ces  trois  jours, 
l'heure  de  sa  mort  seroit  considérablement  avancée,  et  que  l'on  auroit 
huit  jours  de  moins  pour  profiter  des  chances  favorables. 

Le  jeune  sauvage  se  mit  alors  à  compter  le  peu  de  moments  que  le 
frère  d'Amélie  avoit  peut-être  à  passer  sur  la  terre;  la  nouvelle  déter- 
mination du  conseil  avoit  forcé  ses  idées  de  se  fixer  sur  un  objet 
affreux  ;  elle  avoit  ravivé  ses  blessures,  elle  avoit  fait  sortir  son  âme 
de  l'engourdissement  de  la  douleur.  Le  désespoir  d'Outougamiz  lui 
arracha  des  cris  épouvantables;  les  échos  répétèrent  ses  cris,  et 
les  Natchez,  qui  les  entendirent,  crurent  ouïr  le  dernier  soupir  de  la 
patrie. 

Céluta  reconnut  la  voix  de  son  frère  ;  elle  sort  précitamment  de  son 
foyer,  elle  court  dans  les  bois,  elle  appelle  l'ami  de  René,  elle  le  suit 
au  cri  de  sa  douleur. 

«  Qui  m'appelle?  »  dit  Outougamiz. 

«  C'est  ta  sœur,  »  répond  Céluta. 

«  Céluta!  dit  Outougamiz,  s'approchant  d'elle;  si  c'est  toi,  Céluta, 
oh  !  que  tu  es  malheureuse  !  » 

«  René  est-il  mort?  »  s'écria  Céluta  en  arrivant  à  son  frère. 

«  jSon ,  repartit  Outougamiz ,  mais  l'heure  de  sa  mort  est  avancée. 
C'est  dans  trois  jours  le  jour  fatal!  Dans  trois  jours  c'en  est  fait  de 
René,  de  moi,  de  toi,  de  toute  la  terre.  » 

A  peine  avoit-il  prononcé  ces  mots,  que  Céluta,  d'une  voix  extra- 
ordinaire et  étouffée,  murmura  ces  mots  :  «  C'est  moi  qui  le  tue!  » 

Par  les  paroles  de  son  frère,  Céluta  avoit  tout  à  coup  compris  l'autre 


LES   NATCHEZ.  ^85 

conséquence  de  l'anticipation  du  jour  du  massacre.  En  effet,  si  René, 
au  Jieu  de  prolonger  son  absence,  reparoissoit  tout  à  coup  aux  Natchez, 
c'étoit  sa  femme  alors  qui,  au  lieu  de  le  sauver  par  l'enlèvement  des 
roseaux,  auroit  précipité  sa  perte.  Longtemps  Céluta,  affaissée  par  la 
douleur,  fit  de  vains  efforts  pour  parler;  enfin,  la  voix  s'échappant  en 
sanglots  du  fond  de  sa  poitrine  : 

«  C'est  moi  qui  ai  dérobé  les  roseaux!  » 

«  Malheureuse!  s'écrie  son  frère,  c'est  toi!...  toi!  sacrilège,  parjure, 
homicide!  » 

((  Oui,  reprit  Céluta  désespérée,  c'est  moi,  moi  qui  ai  tout  fait! 
punis-moi:  dérobe-moi  pour  jamais  à  la  lumière  du  jour,  rends-moi 
ce  service  fraternel.  Les  tourments  de  ma  vie  sont  maintenant  au- 
dessus  de  mon  courage.  » 

Outougamiz,  anéanti,  s'appuyoit  contre  le  tronc  d'un  arbre  :  il  ne 
parloit  plus,  sa  douleur  le  submergeoit.  Il  rompt  enfin  le  silence  : 

«  Ma  sœur,  dit-il,  vous  êtes  très-malheureuse!  très-malheureuse! 
plus  malheureuse  que  moi  !  » 

Céluta  restoit  muette  comme  le  rocher.  Outougamiz  reprit  :  «  Vous 
êtes  obligée  en  conscience  d'être  une  seconde  fois  parjure,  de  révéler 
le  secret  à  René  :  ce  secret  est  maintenant  le  vôtre,  c'est  vous  qui 
assassinez  mon  ami  ;  mais  je  dois  aussi  vous  dire  une  chose,  c'est  que 
moi  me  voilà  forcé  d'avertir  les  sachems  :  vous  ne  voulez  pas  que  je 
sois  votre  complice,  que  je  trahisse  mon  serment.  » 

Outougamiz  s'arrêta  un  moment  après  ces  mots,  puis  ajouta  :  «  Oui, 
c'est  là  notre  devoir  à  tous  deux  :  dites  le  secret  à  René,  quand  René 
reviendra,  moi  je  dirai  votre  secret  aux  sachems  :  si  mon  ami  a  le 
temps  de  se  sauver,  ma  joie  sera  comme  celle  du  ciel;  mais  soyez 
prompte,  car  il  faut  que  je  révèle  ce  que  vous  allez  faire.  » 

Le  sim.ple  et  sublime  jeune  homme  s'éloigna. 

Ondouré  étoit  revenu  du  conseil  l'esprit  agité  :  la  majorité  de  l'as- 
semblée s'étoit  prononcée  contre  son  opinion.  Le  crime  perdoit  aux 
yeux  de  cet  homme  la  plus  grande  partie  de  son  charme  si  René 
n'étoit  enveloppé  dans  le  massacre  et  si  Céluta  n'éloit  le  prix  du  for- 
fait. Il  résolut  de  se  rendre  à  la  demeure  de  cette  femme,  que  tout 
Bembloit  abandonner  jusqu'à  Outougamiz  lui-même.  Peut-être  Céluta 
avoit-elle  reçu  quelques  nouvelles  de  René  ;  peut-être  étoit-ce  cette 
épouse  ingénieuse  et  fidèle  qui  avoit  dérobé  les  roseaux  du  temple  :  il 
importoit  au  tuteur  du  soleil  de  s'éclairer  sur  ces  deux  points. 

Il  arriva  à  la  cabane  de  Céluta  au  moment  où  la  sœur  d'Outougamiz 
venoit  d'en  sortir,  attirée  au  dehors  par  les  cris  de  son  frère.  L'inté- 
licur  delà  hutte  étoit  à  peine  éclairé  par  une  lampe  suspendue  an 


/iSG  LES   N  AT  CHEZ. 

foyer.  Ondouré  visita  tous  les  coins  de  cet  asile  de  la  douleur;  il  no 
trouva  personne,  excepté  la  fille  de  René,  qui  dormoit  dans  un  berceau 
auprès  du  lit  de  sa  mère,  et  qu'il  fut  tenté  de  plonger  dans  un  éternel 
sommeil. 

La  couche  de  la  veuve  et  de  l'enfant,  au  lieu  d'appeler  dans  le  cœur 
du  monstre  la  pitié  et  le  remords,  n'y  réveilla  ({ne  les  feux  de  l'amour 
«  t  de  la  jalousie.  Ondouré  sentit  une  flamme  rapide  courir  dans  la 
noelle  de  ses  os  :  ses  yeux  se  chargèrent  de  voluptés,  ses  sens  s'em- 
,)rasèrent  :  l'obscurité,  la  solitude  et  le  silence  sollicitoient  le  désir. 
Ondouré  se  précipite  sur  la  couche  pudique  de  Céluta  et  lui  prodigue 
les  embrassements  et  les  caresses  ;  il  y  cherche  l'empreinte  des  grâces 
d'une  femme;  il  y  colle  ses  lèvres  avides  et  couvre  de  baisers  argents 
les  plis  du  voile  qui  avoient  pu  toucher  ou  la  bouche  ou  le  sein  de  la 
beauté.  Dans  sa  frénésie,  il  jure  qu'il  périi'a  ou  qu'il  obtiendra  la 
réalité  des  plaisirs  dont  la  seule  image  allume  k;  désir  des  passions 
dans  son  âme.  Mais  Céluta,  qui  pleure  au  fond  des  bois  avec  son  frère, 
ne  reparoît  pas,  et  Ondouré,  dont  tous  les  moments  sont  comptés,  est 
obligé  de  quitter  la  cabane. 

Une  femme,  ou  plutôt  un  spectre,  s'avance  vers  lui  :  à  peine  eut-il 
quitté  le  toit  souillé  de  sa  présence,  qu'il  se  trouve  face  à  face 
d'Akansie. 

(c  J'ai  trop  longtemps,  dit  la  mère  du  jeune  soleil,  j'ai  trop  longtemps 
supporté  mes  tourments.  Lorsque  après  avoir  appris  ta  visite  à  ma 
rivale,  je  t'ai  ordonné  de  comparoître  devant  moi,  tu  ne  m'as  pas  obéi. 
Je  te  retrouve  sortant  encore  de  ce  lieu,  où  tes  pas  et  les  miens  sont 
enchaînés  par  Athaensic  :  misérable  !  je  ne  t'adresse  plus  de  reproches  : 
l'amour  s'éteint  dans  mon  cœur;  tu  es  au-dessous  du  mépris;  mais  j'ai 
des  crimes  à  expier,  une  vengeance  à  satisfaire.  Je  t'en  ai  prévenu,  je 
vais  me  dénoncer  aux  sachems  et  te  dénoncer  avec  moi  :  tes  complots, 
tes  forfaits,  les  miens,  vont  être  révélés;  justice  sera  faite  pour 
tous.» 

Ondouré  fut  d'autant  plus  effrayé  de  ces  paroles,  qu'à  la  lumière  du 
jour  naissant  il  n'aperçut  point  sur  le  visage  d'Akansie  cette  langueur 
qui  lui  apprenoit  autrefois  combien  la  femme  jalouse  étoit  encore 
amante  ;  il  n'y  avoit  que  sécheresse  et  désespoir  dans  l'expression  des 
traits  d'Akansie.  Ondouré  prend  aussitôt  son  parti. 

Non  loin  de  la  cabane  de  Céluta  étoit  un  marais,  repaire  impur  des 
serpents.  Ondouré  affecte  un  violent  repentir;  il  feint  d'adorer  celle 
qu'il  n'a  jamais  aimée;  il  l'entoure  de  ses  bras  suppliants,  la  conjure 
de  l'écouter.  Akansie  se  débat  entre  les  bras  du  scélérat,  l'accable  de 
ces  reproches  que  la  passion  trahie,  que  le  mépris  longtemps  contenu, 


LES   N  AT  CHEZ.  ^87 

savent  si  bien  trouver  :  «  Si  vous  ne  voulez  pas  m'entendre,  s'écrie  le 
tuteur  du  soleil,  je  vais  me  donner  la  mort.  » 

Akansie  étoit  bien  criminelle,  mais  elle  avoit  tant  aimé  !  il  lui  restoit 
de  cet  amour  une  certaine  complaisance  involontaire  ;  elle  se  laisse 
entraîner  vers  le  marais,  prêtant  l'oreille  à  des  excuses  qui  ne  latrom- 
poient  plus,  mais  qui  la  charmoient  encore.  Ondouré,  toujours  se  jus- 
tifiant, et  toujours  marchant  avec  sa  victime,  la  conduit  dans  un  lieu 
écarté.  Il  affecte  le  langage  de  la  passion  :  que  son  amante  offensée 
daigne  seulement  lui  sourire,  et  il  va  passer  à  ses  pieds  une  vie  de 
reconnoissance  et  d'adoration  !  Akansie  sent  expirer  sa  colère  ;  Ondouré, 
feignant  un  transport  d'amour,  se  prosterne  devant  son  idole. 

Akansie  se  trouvoit  alors  sur  une  étroite  levée  qui  séparoit  des  eaux 
stagnantes,  où  une  multitude  de  serpents  à  sonnettes  se  jouoient  avec 
leurs  petits  aux  derniers  feux  de  l'automne.  Ondouré  embrasse  les 
pieds  d'Akansie ,  les  attire  à  lui  ;  l'infortunée  tombe  en  arrière  et 
roule  dans  l'onde  empoisonnée  ;  elle  y  plonge  de  tout  son  poids.  Les 
reptiles,  dont  le  venin  augmente  de  subtilité  quand  ils  ont  une  famille 
à  défendre,  font  entendre  le  bruit  de  mort;  s'élançant  tous  à  la  fois,  ils 
frappent  de  leur  tête  aplatie  et  de  leur  dent  creuse  l'ennemie  qui  vient 
troubler  leurs  ébats  maternels. 

La  joie  du  crime  rayonna  sur  le  front  d'Ondouré.  Akansie  luttant 
contre  un  double  trépas,  an  milieu  des  serpents  et  de  l'onde,  s'écrioit  : 
u  Je  l'ai  bien  mérité!  homme  affreux!  couronne  tes  forfaits;  va 
immoler  tes  dernières  victimes,  mais  sache  que  ton  heure  est  aussi 
arrivée.  » 

«  Eh  bien  !  répondit  l'infâme,  jetant  le  masque,  oui,  c'est  moi  qui 
te  tue,  parce  que  tu  me  voulois  trahir.  Meurs,  tous  mes  forfaits  sont 
les  tiens.  Je  brave  tes  menaces!  désormais  il  n'est  plus  de  rémission 
pour  moi,  mon  dernier  soupir  sera  pour  un  nouveau  crime  et  pour  un 
amour  qui  fait  ton  supplice.  Tu  n'auras  pas  la  tête  de  Céluta,  mais  je 
lui  prodiguerai  les  baisers  que  tu  m'as  permis  de  donner  à  cette  tête 
chai'mante!  » 

Ondouré,  mugissant  comme  s'il  eût  déjà  habité  l'enfer,  abandonne'^ 
la  femme  qui  lui  avoit  fait  tous  les  sacrifices. 

Dieu  fit  sentir  à  l'instant  même  à  ce  réprouvé  un  avant-goût  des. 
vengeances  éternelles.  Quelques  chasseurs  se  montrèrent  sur  la  levée; 
ils  avoient  reconnu  le  tuteur  du  soleil  et  s'avancoient  rapidement  vers; 
lui.  Akansie  flottoit  encore  sur  les  eaux;  il  étoit  impossible  de  la 
dérober  à  la  vue  des  chasseurs;  ils  alloient  s'empresser  de  la  secourir  r 
ne  pouvoit-elle  pas  conserver  assez  de  vie  pour  parler  quand  elle  seroit 
déposée  sur  le  rivage?  L'effroi  d'Ondouré  glaça  un  moment  son  cœur. 


hSS  LKS   NATCIIKZ. 

mais  il  revint  l)ioiilô(  à  lui,  et  se  montra  digne  de  son  cv'uur.  Lo  moyen 
de  tromper  qu'il  prit  n'étoit  pas  complètement  sûr,  mais  il  éioit  le 
seul  qui  lui  restât  à  prendre;  il  l'auroit  du  moins  opposé  à  une  accusa- 
tion d'assassinat.  Ondouré  appelle  donc  h^s  gueri-iers  avec  tons  les 
signes  du  plus  violent  di'sespoir  :  «  A  mo*,  s'ccrioit-il ,  aidez-moi  à 
sauver  la  femiuc-rhcf,  (pii  vient  de  tomber  dans  cet  abîme;  »  et  fei- 
gnant de  secourir  Akansie,  il  essayoit  de  lui  plonger  la  tôle  dans  l'eau. 

Les  chasseurs  se  précipitent,  écartent  les  serpents  avec  des  branches 
de  tamarin,  et  retirent  du  marais  la  mère  du  jeune  soleil. 

Elle  ne  donna  dans  le  premier  moment  aucun  signe  de  vie;  mais 
bientôt  quelques  mouvements  se  manifestèrent,  ses  yeux  s'ouvrirent, 
son  regard  fixe  tomba  sur  Ondouré,  qui  recula  trois  pas  comme  sous 
l'œil  du  Dieu  vengeur. 

Des  cris  étouffés,  qui  ressembloient  an  râle  de  la  mort,  s'échappè- 
rent peu  à  peu  du  sein  d'Akansie.  Elle  s'agite  et  rampe  sur  la  terre;  on 
eût  dit  des  reptiles  qui  l'avoient  frappée.  Sa  peau,  par  l'effet  ordinaire 
de  la  morsure  du  serpent  à  sonnettes,  étoit  marquoio  de  taches  noires, 
vertes  et  jaunes  ;  une  teinte  livide  et  luisante  couvre  ces  taches,  comme 
le  vernis  couvre  un  tableau.  Les  doigts  de  la  femme  coupable  étoient 
crevés;  une  écume  impure  sortoit  de  sa  bouche  :  les  chasseurs  contem- 
ploient  avec  horreur  le  vice  châtié  de  la  main  du  Grand-Esprit. 

Céluta,  qui  revenoit  des  bois  voisins  et  qui  regagnoit  sa  cabane  par 
la  levée  du  marais,  fut  un  nouveau  témoin  envoyé  du  ciel  à  cette  scène. 
A  l'aspect  de  la  femme  pimie,  elle  fut  saisie  d'une  pitié  profonde,  et  lui 
prodigua  des  soins  et  des  secours.  Akansie,  reconnoissant  la  généreuse 
Indienne,  fit  des  efforts  extraordinaires  pour  parler  ;  mais  sa  langue 
enflée  ne  laissoit  sortir  de  sa  bouche  que  des  sons  inarticulés.  Lors- 
qu'elle s'aperçut  qu'elle  ne  se  pouvoit  faire  entendre,  le  désespoir 
s'empara  d'elle;  elle  se  roula  sur  la  terre,  qu'elle  mordoit  dans  les 
convulsions  de  la  mort. 

((  Grand-Esprit,  s'écria  Céluta,  accepte  le  repentir  de  cette  pauvre 
femme!  pardonne-lui  comme  je  lui  pardonne,  si  jamais  elle  m'a 
offensée!  » 

A  cette  prière ,  des  espèces  de  larmes  voulurent  couler  des  yeux 
d'Akansie;  il  se  répandit  sur  son  front  une  sérénité  qui  l'auroit 
embellie  si  quelque  chose  avoit  pu  effacer  l'horreur  de  ses  traits.  Ses 
lèvres  ébauchèrent  un  sourire  d'admiration  et  de  gratitude  :  elle  expira 
sans  douleur ,  mais  en  emportant  le  fatal  secret.  Ondouré ,  délivré  de 
ses  craintes,  remercia  intérieurement  le  ciel,  épouvanté  de  sa  recon- 
noissance.  Céluta,  reprenant  le  chemin  de  sa  retraite,  disoit  au  soleil 
qui  se  levoit  :  «  Soleil,  tu  viens  de  voir  en  deux  matins  la  mort  de 


LES   NATCHEZ.  /;8? 

Chactas  et  celle  d'Akansie  ;  rends  la  mienne  semblable  à  la  première.  » 

Ondouré  fit  avertir  les  parents  de  la  femme-cbef  d'enlever  le  corps 
d'Akansie.  Afin  de  ne  pas  effrayer  l'imagination  des  conjurés  par  le 
spectacle  d'une  seconde  pompe  funèbre,  les  sachems  décidèrent  que 
les  funérailles  (qui  ne  dévoient  jamais  être  célébrées)  n'auroient  lieu 
qu'après  le  massacre. 

Devenu  pins  puissant  que  jamais  par  la  mort  de  la  femme-chef,  le 
(uteur  du  soleil,  ne  se  souvenant  ni  d'avoir  été  aimé  d'Akansie  ni  de 
l'avoir  assassinée,  se  rendit  à  la  vallée  des  Bois.  Les  jeux  avoient 
recommencé  :  Outougamiz,  par  ordre  des  vieillards,  s'étoit  venu  mêler 
à  ces  jeux.  Quelques  moments  de  réflexion  lui  avoient  suffi  pour  le 
tranquilliser  sur  le  pieux  larcin  de  sa  sœur;  il  lui  sembloit  moins 
nécessaire  d'en  instruire  immédiatement  le  conseil ,  puisque  René 
n'étoit  pas  arrivé  et  que  Céluta  ne  pouvoit  confier  le  secret  à  René 
absent.  En  supposant  même  le  retour  du  frère  d'Amélie ,  Outougamiz 
avoit  une  telle  confiance  dans  la  vertu  de  Céluta,  qu'il  étoit  sur  qu'elle 
se  tairoit,  même  après  avoir  rendu  le  secret  plus  fatal.  Enfin,  quand 
Outougamiz  se  hâteroit  de  tout  apprendre  aux  sachems,  les  sachems 
feroient  peut-être  mourir  Céluta  sans  utilité  pour  personne,  car  le 
massacre  n'en  auroit  pas  moins  lieu.  Et  qui  pouvoit  dire  s'il  étoit 
bon  ou  mauvais  que  le  jour  de  ce  massacre  fût  retardé  ou  avancé  pour 
le  destin  du  guerrier  blanc? 

Telles  étoient  les  réflexions  d'Outougamiz.  Le  frère  et  la  sœurcomp- 
toient  maintenant  chaque  heure  écoulée;  ils  regardoient  si  le  soleil 
baissoit  à  l'horizon,  si  l'éphémère,  qui  sort  des  eaux  à  l'approche  du 
soir,  commençoit  à  voler  dans  les  prairies;  ils  se  disoient  :  «  Encore 
un  moment  passé,  et  René  n'est  pas  revenu!  »  Nos  illusions  sont  sans 
terme  ;  détrompés  mille  fois  par  l'amertume  du  calice ,  nous  y  repor- 
tons sans  cesse  nos  lèvres  avides. 

Les  ennemis  s'étant  refusés  à  recevoir  le  calumet  de  ])aix,  René  avoit 
renvoyé  les  guerriers  porteurs  des  présents  pour  les  Illinois,  et  il  reve- 
noit  seul  aux  Natchez.  Accablé  du  passé,  n'espérant  rien  de  l'avenir, 
insensible  à  tout,  hors  à  la  raison  de  Chactas,  à  l'amitié  d'Outougamiz 
et  à  la  vertu  de  Céluta,  il  ne  soupçonnoit  pas  qu'on  en  voulût  à  sa 
vie;  ses  ennemis  étoient  loin  de  savoir  à  leur  tour  à  quel  point  il  y 
tenoit  peu.  Les  Natchez  l'accusoientde  crimes  imaginaires;  ilsl'avoient 
condamné  pour  ces  crimes,  et  il  ne  pensoit  pas  plus  aux  Natchez 
qu'au  reste  du  monde;  ses  idées  comme  ses  désirs  habitoient  une 
région  inconnue. 

Un  jour,  dans  la  longue  route  qu'il  avoit  à  parcourir,  il  arriva  à  une 
grande  prairie  dépouillée  d'arbres  ;  on  n'y  voyoit  qu'une  vieille  épine 


m  LES   N  AT  CHEZ. 

convoiMc  de  fleurs  tardives,  qui  croissoit  sur  le  bord  d'un  chemin 
indien.  Le  soleil  approchoit  de  son  couchant  lorsque  le  frère  d'Amélie 
parvint  à  cette  épine.  Résolu  de  passer  la  nuit  dans  ce  lieu,  il  aperçut 
un  gazon  sur  lequel  étoient  déposées  des  gerbes  de  maïs  ;  il  reconnut 
la  tom])e  d'un  enfant  et  les  présents  maternels.  Remerciant  la  l'ixwi- 
dence  de  l'avoir  appelé  au  festin  des  morts,  il  s'assit  entre  deux  grosses 
racines  de  l'épine,  qui  se  tordoient  au-dessus  de  la  terre.  La  brise  du 
soir  soullloit  par  intervalles  dans  le  feuillage  de  l'arbre-,  elle  en  déta- 
choit  les  fleurs,  et  ces  fleurs  tomboient  sur  la  tète  d(î  René  en  pluie 
argentée.  Après  avoir  pris  son  repas,  le  voyageur  s'endormit  au  chant 
du  grillon. 

La  mère,  qui  avoit  couché  l'enfant  sous  l'herbe  au  bord  du  chçmin, 
vint  à  minuit  apporter  des  dons  nouveaux  et  humecter  de  son  lait  le 
gazon  de  la  tombe.  Elle  crut  distinguer  une  espèce  d'ombre  ou  de 
fantôme  étendu  sur  la  terre  ;  la  frayeur  la  saisit,  mais  l'amour  mater- 
nel, plus  fort  que  la  frayeur,  l'empêche  de  reculer.  S'avançant  à  pas 
silencieux  vers  l'objet  inconnu,  elle  vit  un  jeune  blanc  qui  dormoit  la 
face  tournée  vers  les  étoiles,  un  bras  jeté  sur  sa  tête.  L'Indienne  se 
glisse  à  genoux  jusqu'au  chevet  de  l'étranger  qu'elle  prenoit  pour  une 
divinité  propice.  Quelques  insectes  voltigeant  autour  du  front  de  René, 
elle  les  chassoit  doucement,  dans  la  crainte  de  réveiller  l'esprit  et  dans 
la  crainte  aussi  d'éloigner  l'àme  de  l'enfant,  qui  pouvoit  errer  autour 
du  bon  génie.  La  rosée  descendoit  avec  abondance  :  la  mère  étendit 
son  voile  sur  ses  deux  bras ,  et  le  soutint  ainsi  au-dessus  de  la  tète  de 
René  :  «  ïu  réchauffes  mon  enfant,  disoit-elle  en  elle-même,  il  est 
juste  que  je  te  fasse  un  abri.  » 

Quelques  sons  confus  et  bientôt  quelques  paroles  distinctes  échap- 
pent aux  lèvres  du  frère  d'Amélie;  il  revoit  de  sa  sœur  :  les  mots  qu'il 
laissoit  tomber  étoient  tour  à  tour  prononcés  dans  sa  langue  mater- 
nelle et  dans  la  langue  des  sauvages.  L'Indienne  voulut  profiter  de 
cet  oracle;  elle  répondoit  à  René  à  mesure  qu'il  murmuroit  quelque 
chose.  11  s'établit  entre  elle  et  lui  un  dialogue  :  <(  Pourquoi  m'as-tu 
quitté?  ))  dit  René  en  natchez. 

((  Qui?  »  demanda  l'Indienne. 

René  ne  répondit  point. 

«  Je  l'aime,  »  dit  le  frère  d'Amélie  un  moment  après. 

«  Qui?  »  dit  encore  l'Indienne. 

«  La  mort,  »  repartit  René  en  francois. 

Après  un  assez  long  silence,  René  dit  :  «  Est-ce  là  le  corps  que  je 
portois?  »  Et  il  ajouta  d'une  voix  élevée  :  «  Les  voici  tous  :  Amélie^ 
Céluta,  Mila.  Outougamiz,  Chactas,  d'Artaguette!  » 


LES   NATCHEZ.  491 

René  poussa  nn  soupir,  se  tourna  du  côté  du  cœur  et  ne  parla  plus. 

Le  bruit  que  l'Indienne  fit  malgré  elle,  en  se  voulant  retirer,  réveilla 
le  frère  d'Amélie.  Il  fut  d'abord  étonné  de  voir  une  femme  à  ses  côtés, 
mais  il  comprit  bientôt  que  c'étoit  la  mère  de  l'enfant  dont  il  fouloit 
le  tombeau.  Il  lui  imposa  les  mains,  poussa  les  trois  cris  de  douleur, 
ft  lui  dit  :  «  Pardonne-moi,  j'ai  mangé  une  partie  de  la  nourriture  de 
ton  fils;  mais  j'étois  voyageur,  et  j'avois  faim;  ton  fils  m'a  donné 
l'hospitalité.  » 

«  Et  moi ,  dit  l'Indienne  ,  je  croyois  que  tu  étois  un  génie,  et  je  t'ai 
interrogé  pendant  ton  sommeil.  » 

«  Quet'ai-je  dit?  »  demanda  René.  «  Rien,  »  repartit  l'Indienne. 

René  s'étoit  égaré  :  il  s'enquit  du  chemin  qu'il  devoit  suivre  :  «  Tu 
tournes  le  dos  aux  Natchez,  répondit  la  femme  sauvage  ;  en  continuant 
à  marcher  vers  le  nord,  tu  n'y  arriveras  jamais  !  »  Destinée  de  l'homme  ! 
si  René  n'eût  point  rencontré  cette  femme,  il  se  fût  éloigné  de  plus  en 
plus  du  lieu  fatal.  L'Indienne  lui  montra  sa  route,  et  le  quitta  après  lui 
avoir  recommandé  l'enfant  qu'elle  avoit  perdu. 

Il  se  leva  enfin  le  jour  qui  devoit  être  suivi  d'une  nuit  si  funeste! 
Céluta  et  son  frère  le  passèrent  à  parcourir  les  bois ,  toujours  dans  la 
crainte  d'y  rencontrer  René,  toujours  dans  l'espoir  de  l'arrêter  s'ils  le 
rencontroient,  toujours  regrettant  Mila  si  légère  dans  sa  course,  si  heu- 
reuse dans  ses  recherches. 

Le  jeu  des  osselets,  commencé  après  la  partie  de  la  balle,  gagnée 
par  les  Natchez,  avoit  continué  dans  la  vallée  des  Rois.  Une  heure 
avant  le  coucher  du  soleil,  le  sachem  d'ordre  se  présente  aux  différents 
groupes  des  joueurs,  et  dit  à  voix  basse  : 

«  Quittez  le  jeu,  retournez  à  vos  tentes;  attendez-y  le  sachem  de 
votre  nation.  » 

Les  jeunes  gens  se  regardent  avec  étonnement,  et,  laissant  tomber 
les  osselets,  se  retirent.  La  nuit  vint.  Le  ciel  se  couvrit  d'un  voile 
épais  :  toutes  les  brises  expirèrent  ;  des  ténèbres  muettes  et  profondes 
enveloppèrent  le  désert. 

Après  mille  courses  inutiles,  Céluta  étoit  rentrée  dans  sa  cabane  : 
quelques  heures  de  plus  écoulées,  et  René  étoit  mort  ou  sauvé! 
L'amante  qui  tant  de  fois  avoit  désiré  le  retour  de  son  bien -aimé, 
l'épouse  qui  si  souvent  s'étoit  levée  avec  joie,  croyant  reconnoître  les 
pas  de  son  époux,  trembloit  à  présent  au  moindre  bruit,  et  n'imploroit 
que  le  silence.  Naguère  Céluta  eût  donné  tout  son  sang  pour  épargner 
la  plus  petite  douleur  au  frère  d'Amélie  ;  maintenant  elle  eût  béni  un 
accident  malheureux  qui,  sans  être  mortel,  eût  arrêté  le  guerrier  blanc 
loin  des  Natchez. 


492  LES   NATCIIKZ. 

Au  fnrt  Rosalio  on  étoit  loin  d'être  rassurd  :  Chdpar  seul  s'obslinoit 
à  ne  vouloir  rien  voir.  De  nouveaux  courriers  du  gouverneur  général , 
:lu  capitaine  d'Artaguette  et  du  père  Souël,  annonçoient  l'existence 
d'un  complot.  Le  conseil  éloit  rassemble,  et  le  nègre  Imley,  saisi  dans 
les  bois,  avoit  été  amené  devant  ce  conseil. 

Les  renseignements  envoyés  jiar  le  missionnaire  étoient  exacts 
et  détaillés;  ils  désignoient  Ondouré  comme  cbef  de  la  conjuration. 
Imley  interrogé  nia  tout,  bors  ce  qu'il  ne  pouvoit  nier,  sa  propre  fuite. 
11  dit  qu'il  avoit  quitté  son  maître  comme  l'oiseau  reprend  sa  liberté 
quand  il  trouve  la  porte  de  sa  cage  ouverte.  Pressé  par  des  questions 
insidieuses,  et  certain  qu'il  étoit  d'ètœ  condamné  à  mort,  le  nègre, 
au  lieu  de  répondre,  se  prit  à  railler  ses  juges  :  il  répéloit  leurs  gestes, 
affectoit  leur  air,  contrefaisoit  leur  voix  avec  un  talent  d'imitation 
extraordinaire.  Febriano  surtout  excitoit  sa  verve  comique,  et  il  fit  du 
commandant  une  copie  si  ressemblante,  qu'un  rire  involontaire  bou- 
leversa le  conseil.  Chépar,  furieux,  ordonna  d'appliquer  l'esclave  à  la 
torture,  ce  qui  fut  sur-le-cbamp  exécuté.  L'Africain  brava  les  tourmonts 
avec  une  constance  béroïque,  continuant  ses  moqueries  au  milieu  des 
douleurs,  et  ne  laissant  pas  écbapper  un  mot  qui  pût  compromettre  le 
secret  des  sauvages.  On  le  retira  de  la  gène  pour  le  réserver  au  gibet. 
Alors  il  se  mit  à  cbanter  Izéphar,  à  rire,  à  tourner  sur  lui-même,  à 
frapper  des  mains,  à  gambader  malgré  le  disloquement  de  ses  mem- 
bres, et  tout  à  coup  il  tomba  mort  :  il  s'étoit  étouffé  avec  sa  langue, 
genre  de  suicide  connu  de  plusieurs  peuplades  africaines.  Mélange 
de  force  et  de  légèreté,  le  caractère  d'Imley  ne  se  démentit  pas  un 
moment  :  ce  noir  n'aima  que  l'amour  et  la  liberté,  et  il  traita  l'un  et 
l'autre  avec  la  même  insouciance  que  la  mort  et  la  vie. 

Le  commandant  regarda  l'aventure  d'Imley  comme  celle  d'un  esclave 
fugitif,  qui  n'avoit  aucun  rapport  avec  les  desseins  qu'on  supposoit  aux 
sauvages.  Il  traita  les  missionnaires  de  poltrons  ;  il  accusa  les  colons 
de  répandre  inconsidérément  des  alarmes  aussitôt  qu'ils  perdoient  un 
nègre.  Poussé  par  Febriano,  vendu  aux  intérêts  d'Ondouré,  mais  qui 
ignoroit  le  complot,  Chépar  s'emporta  jusqu'à  faire  mettre  aux  fers 
des  habitants  qui  demandoient  à  s'armer  et  parloientde  se  retrancher 
sur  les  concessions.  Il  refusoitde  croire  à  une  conjuration  qui  s'ache- 
voit  en  ce  moment  môme  sous  ses  pas,  dans  le  sein  de  la  terre. 

Les  jeunes  guerriers,  après  avoir  quitté  les  jeux,  s'étoient  armés. 
Le  sachem  d'ordre  avoit  reparu  :  heurtant  doucement  dans  les  ténè- 
bres à  la  porte  de  chaque  cabane,  il  avoit  dit  : 

«  Oue  les  jeunes  guerriers  se  rendent  par  des  chemins  divers  au  lac 
souterrain;  ils  y  trouveront  les  sachems;  que  les  femmes,  après  le 


LES   NATCHEZ.  m 

départ  des  guerriers,  s'enferment  dans  leurs  cabanes  ;  qu'elles  y  veil- 
lent en  silence  et  sans  lumière.  » 

Aussitôt  les  jeunes  guerriers  se  glissent  à  travers  les  ténèbres  jus- 
qu'au lieu  du  rendez-vous.  Les  portes  des  huttes  se  referment  sur  les 
femmes  et  sur  les  enfants  ;  les  lumières  s'éteignent  :  tous  les  sauvages 
quittent  le  désert,  hors  quelques  sentinelles  placées  çà  et  là  derrière 
les  arbres.  Outougamiz ,  avec  le  reste  de  sa  tribu,  descendit  au  lac 
souterrain. 

A  l'orient  du  grand  village  des  Natchez,  dans  la  même  cypriére  où 
s'élevoit  le  temple  d'Athaensic,  s'ouvre  perpendiculairement,  comme 
le  soupirail  d'une  mine,  une  caverne  profonde.  On  n'y  peut  pénétrer 
qu'à  l'aide  d'une  échelle  et  d'un  flambeau.  A  la  profondeur  de  cent 
pieds  se  trouve  une  grève  qui  borde  un  lac.  Sur  ce  lac,  semblable  à 
celui  de  l'empire  des  ombres,  quelques  sauvages,  pourvus  de  torches 
et  de  fanaux,  eurent  un  jour  l'audace  de  s'embarquer.  Autour  du 
gouffre  ils  n'aperçurent  que  des  rochers  stériles  hérissant  des  côtes 
ténébreuses  ou  suspendues  en  voûtes  au-dessus  de  l'abîme.  Des  bruits 
lamentables,  d'effrayantes  clameurs,  d'affreux  rugissements,  assour- 
dissoient  les  navigateurs  à  mesure  qu'ils  s'enfonçoient  dans  ces  soli- 
tudes d'eau  et  de  nuit.  Entraînés  par  un  courant  rapide  et  tumultueux, 
ce  ne  fut  qu'après  de  longs  efforts  que  ces  audacieux  mortels  parvin- 
rent à  regagner  le  rivage,  épouvantant  de  leurs  récits  quiconque  seroit 
tenté  d'imiter  leur  exemple. 

Tel  étoit  le  lieu  que  les  conjurés  avoient  fixé  pour  celui  de  leur 
assemblée.  C'étoit  de  cette  demeure  souterraine  que  la  liberté  du 
Nouveau-Monde  devoit  s'élancer,  qu'elle  devoit  rappeler  à  la  lumière 
du  jour  ces  peuples  ensevelis  par  les  Européens  dans  les  entrailles  de 
la  terre.  Déjà  les  jeunes  guerriers  étoient  réunis  et  attendoient  la 
révélation  du  mystère  que  les  sachems  leur  avoient  promise. 

Au  bord  du  lac  étoit  un  grand  fragment  de  rocher;  les  jongleurs 
l'avoient  transformé  en  autel.  On  y  voyoit,  à  la  lueur  d'une  torche, 
trois  hideux  marmousets  de  tailles  inégales.  Celui  du  centre.  Manitou 
de  la  liberté,  surpassoit  les  autres  de  toute  la  tête;  dans  ses  traits, 
grossièrement  sculptés,  on  reconnoissoit  le  symbole  d'une  indépen- 
dance rude,  ennemie  du  joug  des  lois,  impatiente  même  des  chaînes 
de  la  nature.  Les  deux  autres  figures  représentoient,  l'une  les  chairs 
rouges,  l'autre  les  chairs  blanches.  Un  feu  d'ossements  brùloit  devant 
ces  idoles  en  jetant  une  lumière  enfumée  et  une  odeur  pénétrante.  Du 
sang  humain,  des  poisons  exprimés  de  divers  serpents,  des  herbes 
vénéneuses,  cueillies  avec  des  paroles  cabalistiques,  remplissoient  un 
vase  de  cyprès.  Un  vent  nocturne  se  leva  sur  le  lac,  dont  les  flots  mon- 


/,9/j  Li:S    N  AT  CHEZ. 

tèrent  aux  voûtes  de  ral)îmo  :  la  teinpùte  dans  les  flancs  de  la  terre, 
les  idoles  menaçantes,  le  bassin  de  sang,  le  feu  mortuaire,  les  prêtres 
agitant  des  vipères  avec  des  évocations  épouvantables,  la  foule  des 
sauvages,  dans  leurs  habillements  bizarres  et  divers,  toute  cette  scène, 
entourée  par  les  masses  des  rochers  souterrains,  donnoit  une  idée  di; 
Tartare. 

Soudain  un  des  jongleurs,  les  bras  tendus  vers  le  lac,  s'écrie  : 
«Divinité  de  la  vengeance,  est-ce  toi  qui  sors  de  l'abîme  avec  cet 
orage?  Oui,  tu  viens  :  reçois  nos  vœux  !  » 

Le  jongleur  lance  une  vipère  dans  les  flots;  un  autre  prêtre  réi)and 
le  bassin  de  sang  sur  le  feu  :  une  triple  nuit  s'étend  sous  les  voûtes. 

Quelques  minutes  s'écoulent  dans  l'obscurité,  puis  tout  à  coup  une 
vive  clarté  illumine  les  vagues  orageuses  et  les  rochers  fantastiques. 
Les  idoles  ont  disparu  ;  on  n'aperçoit  plus  sur  la  pierre,  autel  de  la 
vengeance,  que  le  vieillard  Adario,  vêtu  de  la  tunique  de  guerre, 
appuyé  d'une  main  sur  son  casse-tête,  tenant  de  l'autre  un  flambeau. 

u  Guerriers,  dit-il,  la  liberté  se  lève,  le  soleil  de  l'indépendance, 
resté  depuis  deux  cent  cinquante  neiges  sous  l'horizon,  va  éclairer  de 
nouveau  nos  forêts.  Jour  sacré,  salut!  Mon  cœur  se  réjouit  à  tes 
rayons,  comme  le  chêne  décrépit  au  premier  sourire  du  printemps  ! 
Pour  toi  Adario  a  dépouillé  ses  lambeaux,  il  a  lavé  sa  chevelure  comme 
un  jeune  homme,  il  renaît  au  soufile  de  la  liberté. 

«  Donnez  trois  poignards.  » 

Le  sachem  jette  trois  poignards  du  haut  du  roc. 

u  Jeunes  guerriers ,  vous  n'êtes  pas  assemblés  ici  pour  délibérer  ; 
vos  sachems  ont  prononcé  pour  vous  au  rocher  du  Lac,  dans  le  conseil 
général  des  peuples;  ils  ont  juré  de  purger  nos  déserts  des  brigands 
qui  les  infestent.  Vous  êtes  venus  seulement  pour  dévorer  les  ours 
étrangers.  Le  moment  du  festin  est  arrivé.  Vous  ne  quitterez  ces 
voûtes  que  pour  marcher  à  la  mort  ou  à  la  liberté.  C'est  la  dernière 
fois  que  vous  aurez  été  obligés  de  vous  cacher  dans  les  profondeurs 
de  la  terre,  pour  parler  le  langage  des  hommes. 

u  Donnez  la  hache.  » 

Adario  jette  à  ses  pieds  une  hache  teinte  de  sang. 

Un  cri  de  surprise  mêlé  de  joie  échappe  au  bouillant  courage  des 
jeune  guerriers.  Adario  reprend  la  parole  : 

«  Tout  est  réglé  par  vos  pères.  Plongés  dans  le  sommeil,  nos  oppres- 
seurs ne  soupçonnent  pas  la  mort.  Nous  allons  sortir  de  cette  caverne 
divisés  en  trois  compagnies  :  je  conduirai  les  Natchez,  et  les  mènerai, 
au  travers  des  ombres,  à  l'escalade  du  fort.  Vous,  Chicassaws,  sous  la 
conduite  de  vos  sachems,  vous  formerez  le  second  corps,  vous  atta- 


LES   NATCHEZ.  /t95 

querez  le  village  des  blancs  au  fort  Rosalie.  Vous,  Miamis  et  Yazous. 
composant  le  troisième  corps,  guidés  dans  vos  vengeances  par  Ondouré 
et  par  Outougamiz,  vous  détruirez  les  blancs  dont  les  demeures  sont 
dispersées  dans  les  campagnes.  Les  esclaves  noirs,  qui  comme  nous 
vont  briser  leurs  chaînes,  seconderont  nos  efforts. 

«  Tels  sont,  ô  jeunes  guerriers!  les  devoirs  que  vous  êtes  appelés  à 
remplir.  Il  ne  s'agit  pas  de  la  cause  particulière  des  Natchez  :  le  coup 
que  vous  allez  porter  sera  répété  dans  un  espace  immense.  A  l'instant 
où  je  vous  parle,  mille  nations,  comme  vous  cachées  dans  les  cavernes, 
vont  en  sortir  comme  vous  pour  exterminer  la  race  étrangère  ;  le  reste 
des  chairs  rouges  ne  tardera  pas  à  vous  imiter. 

«  Quant  à  moi,  je  n'ai  plus  qu'un  jour  à  vivre  :  la  nuit  prochaine 
j'aurai  rejoint  Chactas,  ma  femme  et  mes  enfants  :  il  ne  m'a  été  per- 
mis de  leur  survivre  que  pour  les  venger.  Je  vous  recommande  ma 
fille.  » 

Il  dit,  et  jette  son  casse-tête  au  milieu  des  jeunes  guerriers. 

Une  acclamation  générale  ébranle  les  dômes  funèbres  :  «  Délivrons 
la  patrie  !  » 

On  vit  alors  un  jeune  guerrier  monter  sur  la  pierre  auprès  d'Adario  : 
c'étoit  Outougamiz;  il  dit  : 

«  Vous  avez  voulu  me  faire  tuer  le  guerrier  blanc,  mon  ami.  Il  n'est 
point  arrivé  :  ainsi  je  ne  le  tuerai  pas,  mais  je  tuerai  quiconque  le 
tuera  !  Vous  voulez  que  j'égorge  des  chevreuils  étrangers  pendant  la 
nuit;  je  n'assassinerai  personne.  Quand  le  jour  sera  venu,  si  l'on 
combat,  je  combattrai.  J'avois  promis  le  secret,  je  l'ai  tenu  :  dans 
quelques  heures  la  borne  de  mon  serment  sera  passée,  je  serai  libre  ; 
j'userai  de  ma  liberté  comme  il  me  plaira.  Guerriers,  je  ne  sais  point 
parler,  parce  que  je  n'ai  point  d'esprit,  mais  si  je  suis  comme  un 
ramier  timide  pendant  la  paix,  je  suis  comme  un  vautour  pendant  la 
guerre  :  Ondouré,  c'est  pour  toi  que  je  dis  cela  :  souviens-toi  des 
paroles  d'Outougamiz  le  Simple.  » 

Outougamiz  saute  en  bas  du  rocher,  comme  un  plongeur  qui  se  pré- 
cipite dans  les  vagues;  quelque  temps  après  on  le  chercha,  et  on  ne 
le  trouva  plus. 

Ondouré  n'avoit  remarqué  du  discours  du  frère  de  Céluta  que  le 
passage  où.  le  jeune  homme  s'étoit  applaudi  de  l'absence  de  René.  Le 
tuteur  du  soleil  ressentoit  de  cette  absence  les  plus  vives  alarmes;  il  se 
voyoit  au  moment  d'exécuter  le  dessein  qu'il  avoit  conçu  sans  atteindre 
le  principal  but  de  ce  dessein.  Céluta,  en  dérobant  les  roseaux,  pou- 
voit  s'applaudir  d'avoir  obtenu  ce  qu'elle  avoit  désiré,  d'avoir  sauvé 
son  époux.  Il  n'y  avoit  aucun  moyen  pour  Ondouré  de  reculer  la 


^90  LES   NATCIIEZ. 

catastrophe;  et,  comme  dans  loiUes  les  clioscs  liuumines,  il  falloiî 
prendre  l'événement  tel  que  le  ciel  l'avoil  fait. 

Les  guerriers  sortirent  du  lac  souterrain,  et,  cachés  dans  l'épaisseur 
de  la  cyprière,  ils  se  divisèrent  en  trois  corps.  Assis  à  terre  dans  le 
plus  profond  silence ,  ils  attendirent  l'ordre  de  la  marche.  Minuit 
approchoit  ;  le  dernier  roseau  alloit  être  bridé  dans  le  temple». 

Que  ditférennncnt  occupée  étoitCéiuta  dans  sa  cabane!  Tressaillant 
au  plus  léger  murmure  des  feuilles,  les  yeux  constamment  lixés  sur  la 
porte,  comptant  par  les  battements  de  son  cœur  toutes  les  minutes 
de  cette  dernière  heure,  elle  n'auroit  pu  supporter  longtemps  de  telles 
angoisses  sans  mourir.  A  force  d'avoir  écouté  le  silence,  ce  silence 
s'étoit  rempli  pour  elle  de  bruits  sinistres  :  tantôt  elle  croyoit  ouïr  des 
voix  lointaines,  tantôt  il  lui  sembloit  entendre  des  pas  précijMtés.  Mais 
n'est-ce  point  en  effet  des  pas  qui  font  retentir  le  sentier  désert!  ils 
approchent  rapidement.  Céluta  ne  peut  plus  se  tromper;  elle  se  veut 
lever,  les  forces  lui  manquent;  elle  reste  enchaînée  sur  sa  natte,  le 
front  couvert  de  sueur.  Un  homme  paroît  sur  le  seuil  de  la  porte  :  ce 
n'est  pas  René!  c'est  le  bon  grenadier  de  la  Nouvelle-Orléans,  le  fds 
de  la  vieille  hôtesse  de  Céluta,  le  soldat  du  capitaine  d'Artaguette. 

Il  apportoit  un  billet  écrit  du  poste  des  Yasous  par  son  capitaine. 
Quel  bonheur,  quel  soulagement,  dans  la  crainte  et  l'attente  d'une 
grande  catastrophe,  de  voir  entrer  un  ami  au  lieu  de  la  victime  ou  de 
l'ennemi  que  l'on  attendoit!  Céluta  retrouve  ses  forces,  se  lève,  court 
les  bras  ouverts  au  grenadier,  mais  tout  à  coup  elle  se  souvient  du  péril 
général;  René  n'est  pas  le  seul  François  menacé,  tous  les  blancs  sont 
sous  le  poignard  ;  un  moment  encore,  et  Jacques  peut  être  égorgé. 
«  Fils  de  ma  vieille  mère  de  la  chair  blanche,  s'écrie-t-elle,  celui  que 
vous  cherchez  n'est  pas  ici  ;  retournez  vite  sur  vos  pas,  vous  n'êtes  pas 
en  sûreté  dans  cette  cabane  ;  au  nom  dli  Grand-Esprit,  retirez-vous.  » 

Le  grenadier  n'entendoit  point  ce  qu'elle  disoit  ;  il  lui  montroit  le 
billet,  qui  n'étoit  point  pour  René,  mais  pour  elle-même.  Céluta  ne 
pouvoit  lire  ce  billet.  Jacques  et  Céluta  faisoient  des  gestes  multipliés, 
tàchoient  de  se  faire  comprendre  l'un  de  l'autre  sans  y  pouvoir  réus- 
sir. Dans  ce  moment  un  sablier  qui  appartenoit  à  René,  et  avec  lequel 
l'Indienne  avoit  appris  à  diviser  le  temps,  laisse  échapper  le  dernier 
grain  de  sable  qui  annonçoit  l'heure  expirée.  Céluta  voit  tomber  dans 
l'éternité  la  minute  fatale  :  elle  jette  un  cri,  arrache  le  billet  de  la 
main  de  Jacques,  et  pousse  le  soldat  hors  de  sa  cabane.  Celui-ci  ayant 
rempli  son  message,  et  ne  se  pcuvant  expliquer  les  manières  extraor- 
dinaires de  Céluta,  court  à  travers  les  bois,  afin  de  gagner  le  fort 
Rosalie  avant  le  lever  du  jom-. 


LES   NATCHEZ.  k^Jl 

Que  contenoit  le  billet  du  capitaine?  On  l'a  toujours  ignoré.  A  force 
de  regarder  la  lettre,  de  se  souvenir  des  paroles  et  des  gestes  du  sol- 
dat, qui  n'avoit  pas  l'air  triste,  Céluta  laisse  pénétrer  dans  son  cœur 
un  rayon  d'espérance;  pâle  crépuscule  bientôt  éteint  dans  cette  sombre 
nuit. 

Maintenant  chaque  minute  aux  Natchez  appartenoit  à  la  mort  :  quel- 
ques heures  de  plus  d'absence,  et  René  étoit  à  l'abri  de  la  catastrophe, 
déjà  commencée  peut-être  pour  ses  compatriotes.  Ah!  si  Céluta,  aux 
dépens  de  sa  vie,  eût  pu  précipiter  la  fuite  du  temps!  Un  nouveau 
bruit  se  fait  entendre  :  sont-ce  les  meurtriers  qui  viennent  chercher 
René  dans  sa  cabane?  Ils  ne  l'y  trouveront  pas!  Seroit-ce  le  frère 
d'Amélie  lui-même?  Céluta  s'élance  à  la  porte  :  ù  prodige!  Mila!  Mila 
échevelée,  pâle,  amaigrie,  recouverte  de  lambeaux  comme  si  elle  sor- 
toit  du  sépulcre,  et  charmante  encore  !  Céluta  recule  au  fond  de  la 
cabane;  elle  s'écrie  :  «  Ombre  de  ma  sœur,  me  viens-tu  chercher?  le 
moment  fatal  est-il  arrivé?  » 

((  Je  ne  suis  point  un  fantôme,  répondit  Mila,  déjà  tombée  dans  le 
sein  de  son  amie;  je  suis  ta  petite  Mila.  » 

Et  les  deux  sœurs  entrelaçoient  leurs  bras,  mêloient  leurs  pleurs, 
confondoient  leurs  âmes.  Mila  dit  rapidement  : 

a  Après  la  découverte  du  secret,  Ondouré  me  fit  enlever.  Ils  m'ont 
enfermée  dans  une  caverne  et  m'ont  fait  souffrir  toutes  sortes  de 
maux;  mais  je  me  suis  ri  des  Allouez  :  cette  nuit,  je  ne  sais  pourquoi, 
mes  geôliers  se  sont  éloignés  de  moi  un  moment  ;  ils  étoient  armés,  et 
ils  sont  allés  parler  à  d'autres  guerriers  sous  des  arbres.  Moi,  qui  cher- 
chois  toujours  les  moyens  de  me  sauver,  j'ai  suivi  ces  méchants.  Je 
me  suis  glissée  derrière  eux  :  une  fois  échappée,  ils  auroient  plus  tôt 
attrapé  l'oiseau  dans  la  nue  que  Mila  dans  le  bois.  J'accours.  Où  est 
Outougamiz?  Le  guerrier  blanc  est-il  arrivé?  Lui  as-tu  dit  le  secret, 
comme  je  le  lui  vais  dire?  Il  y  a  encore  huit  nuits  avant  la  catas- 
trophe, si  ce  beau  jongleur  amoureux  m'a  dit  vrai  sur  le  nombre  des 
roseaux.  » 

u  Oh,  Mila!  s'écrie  Céluta,  je  suis  la  plus  coupable,  la  plus  infor- 
tunée des  créatures!  J'ai  avancé  la  mort  de  René;  j'ai  dérobé  huit 
roseaux;  c'est  à  l'heure  même  où  je  te  parle  que  le  coup  est  porté.  » 

((  Tu  as  fait  cela  !  dit  Mila  ;  je  ne  t'aurois  pas  crue  si  courageuse  1 
René  est-il  arrivé  ?  » 

«  Non ,  »  repartit  Céluta.  «  Eh  bien ,  dit  Mila ,  que  te  reproches-tu  ? 
tu  as  sauvé  mon  libérateur;  tu  n'as  plus  que  quelques  heures  à 
attendre.  Mais  que  fais-tu?  que  fait  Outougamiz  pendant  ces  heures? 
Tu  commences  toujours  bien,  Céluta,  et  tu  finis  toujours  mal.  Crois-iu 

m.  32 


498  LES  NATCIIEZ. 

que  tu  sauveras  René  en  te  contontant  de  pleurer  sur  ta  natte?  Je  ne 
sais  point  doniourcr  ainsi  tranquille;  je  ne  sais  point  saci-ifi(M-  nips 
sentiments;  je  ne  sais  point  douter  de  la  vertu  de  mes  amis,  les  soup- 
çonner, m'attendrir  sur  une  patrie  impitoyable  et  garder  le  secret  des 
assassins.  Mdchants,  vous  m'avez  laissée  échapper  de  mon  tombeau, 
je  viens  révéler  vos  iniquitv's!  je  viens  sauver  mon  libérateur,  s'il 
n'est  point  encore  tombé  entre  vos  mains!  »  Mila,  échappée  aux  bras 
de  sa  sœur,  fuit  en  s'écriant  :  «  Nous  perdons  des  moments  irn'pa- 
rables.  » 

Depuis  le  jour  où  René  avoit  rencontré  l'indienne  qui  lui  enseigna 
sa  route ,  il  s'étoit  avancé  paisiblement  vers  le  pays  des  Natchez.  A 
mesure  qu'il  marchoit,  il  se  trouvoit  moins  triste;  ses  noirs  chagrins 
paroissoient  se  dissiper  ;  il  touchoit  au  moment  de  revoir  sa  femme  et 
sa  fille,  objets  charmants  qui  n'avoient  contre  eux  que  le  malheur 
dont  le  frère  d'Amélie  avoit  été  frappé.  René  se  reprochoit  sa  lettre; 
il  se  reprochoit  cette  sorte  d'indifférence  qu'un  chagrin  dévorant  avoit 
laissée  au  fond  de  son  cœur  :  démentant  son  caractère,  il  se  laissoit 
aller  peu  à  peu  aux  sentiments  les  plus  tendres  et  les  plus  affectueux  ; 
retour  au  calme  qui  ressembloit  à  ce  soulagement  que  le  mourant 
éprouve  avant  d'expirer.  Céluta  étoit  si  belle!  Elle  avoit  tant  aimé 
René!  elle  avoit  tant  souffert  pour  lui!  Outougamiz,  Chactas,  d'Arta- 
guette,  Mila,  attendoient  René.  11  alloit  retrouver  cette  petite  société 
supérieure  à  tout  ce  qui  existoit  sur  la  terre  ;  il  alloit  élever  sur  ses 
genoux  cette  seconde  Amélie  qui  auroit  les  charmes  de  la  première , 
sans  en  avoir  le  malheur. 

Ces  idées,  si  différentes  de  celles  qu'il  nourrissoit  habituellement, 
amenèrent  René  jusqu'à  la  vue  des  bois  des  Natchez  ;  il  sentit  quelque 
chose  d'extraordinaire  en  découvrant  ces  bois.  Il  en  vit  sortir  une 
fumée  qu'il  prit  pour  celle  de  ses  foyers  ;  il  étoit  encore  assez  loin ,  et 
il  précipita  sa  marche.  Le  soleil  se  coucha  dans  les  nuages  d'une 
tempête  ,  et  la  nuit  la  plus  obscure  (celle  même  du  massacre)  couvrit 
la  terre. 

René  fit  un  long  détour  afin  d'arriver  chez  lui  par  la  vallée.  La 
rivière  qui  couloit  dans  cette  vallée  ayant  grossi ,  il  eut  quelque  peine 
à  la  traverser  ;  deux  heures  furent  ainsi  perdues  dans  une  nuit  dont 
chaque  minute  étoit  un  siècle.  Comme  il  commençoit  à  gravir  la  col- 
line sur  le  penchant  de  laquelle  étoit  bâtie  sa  cabane,  un  homme 
s'approcha  de  lui  dans  les  ténèbres  pour  le  reconnoître,  et  disparut. 

Le  frère  d'Amélie  n'étoit  plus  qu'à  la  distance  d'un  trait  d'arc  de  la 
demeure  qu'il  s'étoit  bâtie  :  une  foible  clarté  s'échappant  par  la  porte 
ouverte  en  dessinoit  le  cadre  au  dehors  sur  l'obscurité  du  gazon. 


LES   NATCHEZ.  499 

Aucun  bruit  ne  sortoit  du  toit  solitaire.  René  hésitoit  maintenant  à 
entrer;  il  s'arrêtoit  à  chaque  demi-pas;  il  ne  savoit  pourquoi  il  étoit 
tenté  de  retourner  en  arrière,  de  s'enfoncer  dans  les  bois  et  d'attendre 
le  retour  de  l'aurore.  René  n'étoit  plus  le  maître  de  ses  actions;  une 
force  irrésistible  le  soumettoit  aux  décrets  de  la  Providence  :  poussé 
presque  malgré  lui  jusqu'au  seuil  qu'il  redoutoit  de  franchir,  il  jette 
un  regard  dans  la  cabane. 

Céluta ,  la  tête  baissée  dans  son  sein ,  les  cheveux  pendants  et 
rabattus  sur  son  front,  étoit  à  genoux,  les  mains  croisées,  les  bras 
levés  dans  le  mouvement  de  la  prière  la  plus  humble  et  la  plus  pas- 
sionnée. Un  maigre  flambeau,  dont  la  mèche  allongée  par  la  durée  de 
la  veille  obscurcissoit  la  clarté,  brCdoit  dans  un  coin  du  foyer.  Le 
chien  favori  de  René,  étendu  sur  la  pierre  de  ce  foyer,  aperçut  son 
maître  et  donna  un  signe  de  joie  ,  mais  il  ne  se  leva  point,  comme  s'il 
eût  craint  de  hâter  un  moment  fatal.  Suspendue  dans  son  berceau  à 
l'une  des  solives  sculptées  de  la  cabane ,  la  fille  de  René  poussoit  de 
temps  en  temps  une  petite  plainte,  que  Céluta,  absorbée  dans  sa 
douleur,  n'entendoit  pas. 

René ,  arrêté  sur  le  seuil ,  contemple  en  silence  ce  triste  et  touchant 
spectacle  ;  il  devine  que  ces  vœux  adressés  au  ciel  sont  offerts  pour 
lui  :  son  cœur  s'ouvre  à  la  plus  tendre  reconnoissance  ;  ses  yeux , 
dans  lesquels  nu  brûlant  chagrin  avoit  depuis  longtemps  séché  les 
larmes,  laissent  échapper  un  torrent  de  pleurs  délicieux.  Il  s'écrie  : 
«  Céluta!  ma  Céluta!  »  Et  il  vole  à  l'infortunée,  qu'il  relève,  qu'il 
presse  avec  ardeur.  Céluta  veut  parler,  l'amour,  la  terreur,  le  déses- 
poir, lui  ferment  la  bouche  ;  elle  fait  de  violents  efforts  pour  trouver 
des  accents  ;  ses  bras  s'agitent,  ses  lèvres  tremblent,  enfin  un  cri  aigu 
sort  de  sa  poitrine;  et  lui  rendant  la  voix  :  «Sauvez-le,  sauvez-le! 
Esprits  secourables ,  emportez-le  dans  votre  demeure  !  » 

Céluta  jette  ses  bras  autour  de  son  époux,  l'enveloppe,  et  semble 
vouloir  le  faire  entrer  dans  son  sein  pour  l'y  cacher. 

René  prodigue  à  son  épouse  des  caresses  inaccoutumées.  «  Qu'as-tu, 
ma  Céluta?  lui  disoit-il;  rassure-toi.  Je  viens  te  protéger  et  te 
défendre.  » 

Céluta,  regardant  vers  la  porte,  s'écrie  :  «  Les  voilà!  les  voilà!  » 
Elle  se  place  devant  René  pour  le  couvrir  de  son  corps.  «  Rarbares, 
vous  n'arriverez  à  lui  qu'à  travers  mon  sein.  » 

a  Ma  Ce  kl  ta  ,  dit  René,  il  n'y  a  personne;  qui  te  peut  troubler 
îiinsi?» 

Céluta  frappant  la  terre  de  ses  pieds  :  «  Fuis,  fuis  !  tu  es  mort  !  Non, 
viens;  cache -toi  sous  les  peaux  de  ma  couche;  prends  des  vêtements 


500  LKS    NATCIIKZ. 

lie  rcmnio.  ')  L'ôpoiise  désoléo,  arrachant  ses  voiles,  on  vcul  couvrir  son 
époux. 

u  (".('lula,  (lisoit  celui-ci,  reprends  ta  raison;  aucun  péril  ne  me 
menace.  » 

«  Aucun  péril!  dil  C.é'hUa  l'interrompant.  N'est-ce  pas  moi  cpii  tu 
tue?  n'est-ce  pas  moi  (pii  hruc  ta  mort!  n'est-ce  pas  moi  qui  en  ai  fixé 
le  jour  en  dérobant  les  roseaux?...  Un  secret...  0  ma  patrie!  » 

«  Un  secret?  »  repartit  René.  «  Je  ne  te  l'ai  i)as  dit!  s'écrie  Céluta. 
Oh!  ne  perds  pas  ce  seul  moment  laissé  à  ton  existence!  Fuyons  tous 
deux!  viens  te  précipiter  avec  moi  dans  le  fleuve!  » 

Céluta  est  aux  genoux  de  René  ;  elle  baise  la  poussière  de  ses  pieds, 
elle  le  conjure  par  sa  fille  de  s'éloigner  seulement  pour  quelques 
heures.  «Au  lever  du  soleil,  dit-elle,  tu  seras  sauvé;  Outougamiz 
viendra  ;  tu  sauras  tout  ce  que  je  ne  puis  te  dire  dans  ce  moment!  » 

«  Eh  bien!  dit  René,  si  cela  peut  guérir  ton  mal,  je  m'éloigne;  tu 
m'expliqueras  plus  tard  ce  mystère,  qui  n'est  sans  doute  que  celui  de 
ta  raison  troublée  par  une  fièvre  ardente.  » 

Céluta  ravie  s'élance  au  berceau  de  sa  fille,  i)résente  Amélie  au  bai- 
ser de  son  père,  et  avec  ce  même  berceau  pousse  René  vers  la  porte, 
René  va  sortir  :  un  bruit  d'armes  retentit  au  dehors.  René  tourne  la 
tête;  la  hache  lancée  l'atteint  et  s'enfonce  dans  son  front,  comme  la 
cognée  dans  la  cime  du  chêne,  comme  le  fer  qui  mutile  une  statue 
antique,  image  d'un  Dieu  et  chef-d'œuvre  de  l'art.  René  tombe  dans  sa 
cabane  :  René  n'est  plus! 

Ondouré  a  fait  retirer  ses  complices  :  il  est  seul  avec  Céluta  éva- 
nouie, étendue  dans  le  sang  et  auprès  du  corps  de  René.  Ondouré  rit 
d'un  rire  sans  nom.  A  la  lueur  du  flambeau  expirant,  il  promène  ses 
regards  de  l'une  à  l'autre  victime.  De  temps  en  temps  il  foule  aux 
pieds  le  cadavre  de  son  rival  et  le  perce  à  coups  de  poignard.  11 
dépouille  en  partie  Céluta  et  l'admire.  Il  fait  plus...  Éteignant  ensuite 
le  flambeau,  il  court  présider  à  d'autres  assassinats,  après  avoir  fermé 
la  porte  du  lieu  témoin  de  son  double  crime. 

Heureuse,  mille  fois  heureuse,  si  Céluta  n'avoit  jamais  rouvert  les 
yeux  à  la  lumière  !  Dieu  ne  le  voulut  pas.  L'épouse  de  René  revint  à  la 
<  le  quelques  instants  après  la  retraite  d'Ondouré.  D'abord  elle  étend 
les  bras  et  trempe  ses  mains  dans  le  sang  répandu  autour  d'elle,  sans 
savoir  ce  que  c'étoit.  Elle  se  met  avec  effort  sur  son  séant,  secoue  la 
tête,  cherche  à  rassembler  ses  souvenirs,  à  deviner  oi!i  elle  est,  ce 
qu'elle  est.  Par  un  bienfait  de  la  Providence  l'Indienne  n'avoit  pas  sa 
raison  :  elle  ne  se  formoit  qu'une  idée  confuse  de  quelque  chose  d'ef- 
froyable. Elle  plia  ses  bras  devant  elle ,  promena  ses  regards  dans  la 


LES   NATCHEZ.  i^Oi 

cabane,  où  les  ténèbres  étoient  profondes.  Le  silence  de  la  mort  n'éloit 
interrompu  de  temps  en  temps  que  par  les  hurlements  du  chien.  Céluta 
voulut  inutilement  murmurer  quelques  mots. 

Dans  ce  moment  elle  crut  voir  Tabamica  sa  mère.  Les  mamelles  qui 
nourrirent  Céluta  avoient  disparu  ;  les  lèvres  de  la  femme  des  morts 
s'étoient  retirées  et  laissoient  à  découvert  des  dents  nues;  elle  étoit 
sans  nez  et  sans  yeux  :  d'une  main  décharnée  Tabamica  sembloit 
presser  des  entrailles  qu'elle  n'avoit  pas.  Céluta  veut  s'avancer  vers  sa 
mère,  elle  se  lève,  retombe  sur  ses  genoux  et  se  traîne  au  hasard  dans 
sa  cabane  :  ses  vêtements  à  demi  détachés  faisoient  entendre  le  frois- 
sement d'une  draperie  pesante  et  mouillée.  Elle  rencontra  le  corps  de 
René  ;  épuisée  par  ses  efforts,  elle  s'assied,  sans  le  reconnoître,  sur  ce 
siège  :  elle  s'y  trouva  bien,  et  s'y  reposa. 

Au  bout  de  quelque  temps  la  porte  de  la  cabane  s'entr'ouvrit,  et  une 
voix  dit  tout  bas  :  «  Es-tu  là  ?  »  Céluta ,  rappelée  par  cette  voix  à  une 
demi-existence,  répondit  :  «  Oui,  je  suis  là.  » 

«  Ah!  dit  Mila,  est-il  venu?  » 

«  Qui?  »  demanda  Céluta. 

«  René?  »  repartit  Mila. 

«  Je  ne  l'ai  pas  vu,  »  dit  Céluta. 

<(  Et  moi,  je  ne  l'ai  pu  trouver,  dit  Mila  toujours  à  voix  basse.  Les 
assassins  n'ont  donc  pas  encore  paru?  Ton  mari  n'est  donc  pas  revenu? 
Il  est  donc  sauvé?  »  Céluta  ne  répondit  rien. 

«  Pourquoi,  reprit  Mila,  es-tu  sans  lumière?  J'ai  peur  et  je  n'ose 
entrer.  »  Céluta  répondit  qu'elle  ne  savoit  pourquoi  elle  étoit  sans 
lumière. 

«  Comme  ta  voix  est  extraordinaire  !  s'écria  Mila  ;  es-tu  malade?  La 
cabane  sent  le  carnage  ;  attends  ;  je  viens  à  toi.  » 

Mila  franchit  le  seuil,  et  laissa  retomber  la  porte  :  «  Qu'as -tu 
répandu  sur  les  nattes?  dit-elle  en  marchant  dans  l'obscurité;  mes 
pieds  s'attachent  à  la  terre.  Oi!i  es-tu?  tends-moi  la  main.  » 

«  Ici,  »  dit  Céluta. 

«  Je  ne  puis  aller  plus  loin,  repartit  Mila  ;  je  me  sens  défaillir.  » 

La  porte  de  la  cabane  s'entr'ouvrit  de  nouveau  ;  la  voix  d'Outouga- 
miz  appelle  Céluta.  a  C'est  Outougamiz!  s'écria  Mila;  Dieu  soit  loué! 
nous  sommes  sauvées!  » 

«  Qui  parle?  dit  Outougamiz  saisi  de  terreur,  n'est-ce  pas  Mila? 
Cher  fantôme,  es-tu  venu  sauver  René?  » 

«  Oui,  repartit  Mila  ;  mais  entre  vite,  Céluta  n'est  pas  bien.  » 

Outougamiz,  croyant  entendre  le  fantôme  de  Mila,  entre  en  frisson- 
nant dans  la  cabane.  «  Donne -moi  la  main,  dit  Mila,  appuie -la  sur 


502  I.KS   NATCllKZ. 

mon  cœur;  tu  verras  que  je  ne  suis  pas  un  spectre  :  on  m'avoit  cnfer- 
nii'o  dans  une  caverne,  je  me  suis  échappée.  » 

Mila  avoit  saisi  la  main  d'Outougamiz  élenduo  dans  les  ténèbres  et 
avoit  posé  cette  main  sur  son  cœur. 

«  C'est  comme  la  vie,  dit  Outougamiz  :  mars  je  sais  liicn  que  tu  es 
morte;  je  te  sais  toujours  gré  d'être  revenue  pour  sauver  René.  Mais, 
Céluta,  parle  donc.  » 

«  M'appelle-t-on?  »  dit  Céluta. 

«  Est-ce  que  tu  réponds  du  fond  d'une  tombe?  s'écria  Outougamiz, 
frappé  do  la  voix  sépulcrale  de  sa  sœur;  je  respire  un  clianq)  de 
bataille;  j'ai  du  sang  sous  mes  pieds.  » 

«  Du  sang!  s'écria  Mila;  allume  donc  un  llamljeau.  » 

«  Fantôme,  répond  Outougamiz,  donne-moi  la  lumière  des  morts.  ^ 

Outougamiz  cherche  en  tâtonnant  le  foyer  ;  il  y  trouve  de  la  mousse 
de  chêne  et  deux  pierres  à  feu  ;  il  frappe  ces  deux  pierres  l'une  contre 
l'autre  :  une  étincelle  tombe  sur  la  mousse,  et  soudain  une  flamme 
s'élève  au  milieu  du  foyer.  Trois  cris  horribles  s'échappent  à  la  fois 
du  sein  de  Céluta,  de  Mila  et  d'Outougamiz. 

La  cabane  inondée  de  sang,  quelques  meubles  renversés  par  les 
dernières  convulsions  du  cadavre,  les  animaux  domestiques  montés 
sur  les  sièges  et  sur  les  tables  pour  éviter  la  souillure  de  la  terre, 
Céluta  assise  sur  la  poitrine  de  René,  et  portant  les  marques  de  deux 
crimes  qui  auroient  fait  rebrousser  l'astre  du  jour;  Mila  debout,  les 
yeux  à  moitié  sortis  de  leur  orbite;  Outougamiz  le  front  sillonné 
comme  parla  foudre,  voilà  ce  qui  seprésentoit  aux  regards! 

Mila  rompt  la  première  le  silence;  elle  se  précipite  sur  le  cadavre 
de  René,  le  serre  dans  ses  bras,  le  presse  de  ses  lèvres. 

«  C'en  est  donc  fait!  s'écrie-t-elle.  0  mon  libérateur,  faut-il  que  je 
te  revoie  ainsi  !  Lâches  amis,  cœurs  pusillanimes,  c'est  vous  qui  l'avez 
assassiné  par  vos  indignes  soupçons,  par  vos  irrésolutions  éternelles  ! 
Félicite-toi,  Outougamiz,  d'avoir  bien  gardé  ton  secret.  Mais  à  présent 
ranime  donc  ce  cœur  qui  palpitoit  pour  toi  d'une  amitié  si  sainte!  Oh! 
tu  es  un  sublime  guerrier  !  Je  reconnois  ta  vertu  ;  mais  ne  m'appro- 
che jamais  :  je  préférerois  à  tes  embrassements  ceux  du  monstre  dont 
tu  vois  l'œuvre  dans  cette  cabane.  » 

Le  désespoir  ôtoit  la  raison  à  la  jeune  Indienne,  d'abord  amante  et 
ensuite  amie  de  René.  Outougamiz  l'écoutoit,  muet  comme  la  pierre 
du  sépulcre;  puis,  tout  à  coup  :  «  Hors  d'ici,  fantôme  exécrable, 
ombre  sinistre,  ombre  affamée  qui  veut  dévorer  mon  ami  !  » 

«Ton ami  !  dit  Mila  en  relevant  la  tête  :  tu  oses  te  dire  l'ami  de  René! 
ne  devrois-tu  pas  plutôt,  comme  cette  femme  sans  amour,  évanouie 


LES   NATCHEZ.  503 

maintenant  sur  cette  dépouille  sanglante,  ne  devrois-tu  pas  supplier  la 
terre  de  t'engloutir?  Moi  seule  j'ai  aimé  René!  En  vain  tu  feins  de  me 
croire  un  fantôme  :  j'existe,  je  sors  de  la  caverne  où  m'avoient  plon- 
gée les  scélérats  dont  j'allois  révéler  les  desseins.  As-tu  pu  jamais 
croire  que  tu  étois  obligé  au  secret?  As-tu  pu  te  figurer  que  la  liberté 
seroit  le  fruit  du  crime?  » 

Ici  Céluta  parut  revenir  à  la  vie,  elle  ouvrit  les  yeux  et  se  souleva  ; 
ses  idées  se  débrouillèrent  :  elle  se  ressouvient  de  ses  malheurs  ;  elle 
reconnoît  Mila  et  Outougamiz  ;  elle  reconnoît  la  dépouille  mortelle  du 
plus  infortuné  des  hommes.  La  douleur  lui  rend  les  forces  ;  elle  se 
lève,  elle  s'écrie  :  <(  C'est  moi  qui  l'ai  assassiné  !  » 

((  Oui ,  c'est  toi  !  »  s'écrie  à  son  tour  Mila ,  devenue  cruelle  par  le 
désespoir. 

«  René,  dit  Céluta  du  ton  le  plus  passionné,  parlant  au  cadavre  de 
son  époux,  je  te  voulois  dire  avant  de  mourir  que  mon  âme  t'adoroit 
comme  elle  adore  le  Grand-Esprit  ;  que  ta  lettre  n'avoit  rien  changé 
au  fond  de  mon  cœur;  que  je  te  révérois  comme  la  lumière  du  matin  ; 
que  je  te  croyois  aussi  innocent  que  l'enfant  qui  n'a  fait  encore  que 
sourire  à  sa  mère.  » 

((  Pourquoi  donc,  dit  Mila,  as-tu  gardé  le  secret?  Que  n'en  instrui- 
sois-tu  les  François,  puisque  tu  ne  pouvois  l'apprendre  à  ton  mari 
absent?  » 

Mila  pousse  des  sanglots,  et  ses  larmes  descendent  à  flots  pressés 
comme  la  pluie  de  l'orage. 

Le  frère  de  Céluta,  s'approchant  alors  avec  respect  du  corps  de  son 
ami  :  «  Mila  dit  que  tu  n'étois  pas  coupable  :  quel  bonheur  !  Tu  as 
donc  pu  mourir.  » 

Malgré  son  désespoir,  Mila  comprit  ce  mot,  et  tendit  une  main 
désarmée  au  jeune  sauvage. 

Outougamiz  continuant  :  (c  Je  leur  avois  bien  dit  que  je  n'aimois 
point,  que  j'étois  un  mauvais  ami,  que  je  te  tuerois.  Je  suis  pourtant 
sorti  du  lac  souterrain  pour  te  sauver;  j'ai  couru  de  toutes  parts;  des 
guerriers  qui  prétendoient  t'avoir  vu  m'ont  égaré  :  je  suis  simple,  on 
me  trompe  toujours.  Tu  es  mort  seul,  je  mourrai  aussi,  mais  il  faut 
auparavant...  J'attendrai  pourtant  que  la  patrie  n'ait  plus  besoin  de 
lui,  car  il  faudra  maintenant  défendre  la  patrie.  » 

Dans  ce  moment  Céluta  fut  saisie  de  convulsions.  Un  ruisseau  de 
sueur  glacée  sillonne  son  front  :  elle  cherche  à  s'étrangler,  se  roule 
d'un  côté  sur  l'autre,  pousse  des  espèces  de  mugissements.  Outougamiz 
et  Mila  volent  à  son  secours.  Céluta  les  regarde,  et  leur  dit  en  pressant 
ses  flancs  ;  «  Le  savez-vous?  la  mort  m'a-t-elle  fait  violence?  » 


50lx  LES   NATCIIKZ. 

Mila  jette  un  cri  :  elle  a  devine!  Oiitongamiz,  qui  n'a  pas  compris, 
veut  parler  encore  :  «  Tu  ne  sais  rien,  lui  dit  î\lila  en  l'interrompant, 
le  cadavre  de  ton  ami  est  un  spectacle  délicieux  auprès  de  ce  que  j'en- 
trevois! » 

Le  jour  commençoit  à  poindre  ;  le  canon  se  fait  entendre  du  côté 
du  fort  Rosalie  ;  les  parentes  de  Chactas  arrivent  à  la  cabane  de  tiené  ; 
elles  venoicnt  féliciter  Céluta  de  l'absence  de  son  mari  :  elles  rencon- 
trent cette  scène  épouvantable, 

«  Femmes,  dit  Outougamiz,  on  se  bat  :  je  dois  mon  sang  à  mon 
pays,  quelque  coupable  qu'il  puisse  être.  Je  laisse  entre  vos  mains  ce 
que  j'ai  de  plus  cber  au  monde  :  ma  femme,  qui  n'est  point  mortt,. 
comme  on  l'avoit  dit,  ma  sœur,  si  misérable,  et  les  restes  de  mon  ami. 
Je  reviendrai  bientôt.  »  Il  sort,  et  marche  vers  le  lieu  où  l'appeloit  le 
bruit  des  armes. 

Les  femmes  enlevèrent  Céluta  et  Mila,  qu'elles  placèrent  dans  les 
bras  l'une  de  l'autre  sur  un  lit  de  feuillage.  Elles  laissèrent  le  corps  de 
René  dans  la  cabane,  qu'elles  fermèrent.  Elles  portèrent  les  deux  amies 
à  l'ancienne  demeure  de  Chactas,  et  leur  prodiguèrent  les  soins  les 
plus  tendres  :  il  eût  été  plus  humain  de  les  laisser  mourir. 

Tous  les  colons  périrent  aux  Natchez;  dix-sept  personnes  seulement 
échappèrent  au  massacre.  Parmi  les  soldats  blessés  qui  se  défendirent 
et  se  sauvèrent  se  trouva  le  grenadier  Jacques.  Le  fort  avoit  été  esca- 
ladé dans  les  ténèbres,  et  les  sentinelles  égorgées  avant  qu'on  sût  que 
les  Indiens  étaient  en  armes.  Par  l'imprudence  du  commandant,  la  gar- 
nison étoit  à  peine  d'une  centaine  d'hommes,  tout  le  reste  ayant  été 
dispersé  dans  différents  postes  le  long  du  fleuve.  Chépar,  qui  n'avoit 
jamais  voulu  croire  à  la  conjuration,  accourut  au  bruit  qui  se  faisoit 
sur  les  remparts,  et  tomba  sous  la  hache  d'Adario.  Febriano,  qui  fut 
rencontré  par  Ondouré,  reçut  la  mort  de  la  main  de  ce  sauvage,  son 
corrupteur  et  son  complice.  Il  n'y  eut  de  résistance  chez  les  François 
que  dans  une  maison  particulière.  Adario,  qui  commandoit  l'attaque, 
y  fut  tué  :  il  expira  plein  d'une  grande  joie;  il  crut  avoir  délivré  sa 
patrie  et  vengé  ses  enfants.  Les  coups  de  canon  entendus  d'Outouga- 
miz  avoient  été  tirés  en  signal  de  victoire  par  les  Indiens  eux-mêmes, 
après  la  conquête  du  fort. 

Le  frère  de  Céluta,  trouvant  que  son  bras  étoit  inutile,  retourna  à  la 
cabane  de  René.  Il  s'assit  auprès  des  restes  inanimés  du  guerrier  blanc. 
D'un  air  de  mystère,  il  approcha  l'œil  d'une  des  blessures  de  son  ami, 
comme  pour  voir  dans  le  sein  de  René.  Joignant  les  mains  avec  admi- 
ration, l'insensé  dit  quelques  mots  d'une  tendresse  passionnée.  Il  prit 
ensuite  un  petit  vase  de  pierre  sur  une  table,  recueillit  du  sang  do 


LES   NATGHEZ.  505 

René,  qu'il  réchaufTa  avec  le  sien,  après  s'être  ouvert  une  veine.  Il 
trempa  le  Manitou  d'or  dans  le  philtre  de  l'amitié,  et  il  remit  la  chaîne 
à  son  cou. 

La  rage  d'Ondouré  était  assouvie,  mais  non  sa  passion.  Sortant  d'une 
épouvantable  orgie,  enivré  de  vin,  de  succès,  d'ambition  et  d'amour, 
il  voulut  revoir  Céluta.  Dans  toute  la  pompe  du  meurtre  et  de  la 
débauche,  il  s'avance  au  sanctuaire  de  la  douleur;  ses  crimes  mar^ 
choient  avec  lui,  comme  les  bourreaux  accompagnent  le  condamné. 
Les  bruyants  éclats  de  rire  du  tuteur  du  soleil  et  de  ses  satellites  se 
faisoient  entendre  au  loin. 

Ondouré  arrive  à  la  cabane  :  il  avoit  ordonné  à  ses  amis  de  se 
tenir  à  quelque  distance,  car  il  avoit  ses  desseins.  Il  recule  quelques 
pas  lorsque,  au  lieu  de  Céluta,  il  n'aperçoit  qu'Outougamiz,  Reprenant 
bientôt  son  assurance  :  a  Que  fais-tu  là?»  dit-il  à  l'Indien... 

«  Je  t'attendois,  répondit  celui-ci;  j'étois  sûr  que  tu  viendrois  avec 
tes  enfants  célébrer  le  festin  du  prisonnier  de  guerre.  Apportes-tu  la 
chaudière  du  sang?  C'est  un  excellent  mets  qu'une  chair  blanche!  Ne 
dévore  pas  tout  :  je  ne  te  demande  que  le  cœur  de  mon  ami.  » 

«  C'est  juste,  dit  l'atroce  Ondouré,  nous  te  le  réserverons.  » 

De  nouveaux  rires  accompagnèrent  ces  paroles. 

«  Mais,  dis-moi,  continua  le  pervers,  à  qui  la  vapeur  du  vin  ôtoit  la 
prévoyance,  où  est  ta  sœur?  Comme  elle  a  été  fidèle  cette  nuit  à  ce 
beau  guerrier  blanc  !  Elle  a  perdu  pour  moi  toute  sa  haine  ;  elle  m'a 
pardonné  mon  amour  pour  Akansie.  Viens,  ma  charmante  colombe  ;  où 
es-tu  donc?  m'accorderas- tu  un  second  rendez-vous?  »  Et  Ondouré 
entra  dans  la  cabane. 

Outougamiz  se  lève,  s'appuyant  sur  un  fusil  de  chasse  que  lui  avoit 
donné  René  :  «  Illustre  chef,  dit-il,  changeant  tout  à  coup  de  langage 
et  de  contenance,  tous  nos  ennemis  sont-ils  morts?  >; 

((  En  doutes-tu?  »  s'écria  Ondouré. 

«  Ainsi,  dit  Outougamiz,  la  patrie  est  sauvée  ;  elle  n'a  plus  besoin  de 
défenseurs?  Tout  est-il  en  sûreté  pour  l'avenir?  Peux-tu,  fameux  guer- 
rier, te  reposer  en  paix?  » 

«  Oui,  mon  cher  Outougamiz,  »  répondit  le  tuteur  du  soleil,  qui 
n'avoit  pas  ce  qu'il  falloit  pour  comprendre  à  la  fois  et  le  danger  et  la 
magnanimité  de  la  question,  «  oui,  je  puis  me  reposer  cent  neiges 
avec  ta  sœur  sur  la  natte  du  plaisir  ». 

Le  corps  de  René  séparoit  Ondouré  d'Outougamiz  :  «  La  nuit,  dit 
celui-ci,  a  été  fatigante  pour  toi,  Ondouré  :  va  donc  à  ton  repos, 
puisque  ton  bras  n'est  plus  nécessaire  à  la  patrie.  Je  te  vais  rendre  ta 
hache.  » 


500  LES    iNATCIlKZ. 

Outoiin^aniiz  relève  la  hache  avec  laquelle  le  luleiir  du  soleil  avoil 
fraj)pé  René;  elle  ctoit  restée  dans  la  cabane.  Ondouré  avance  le  bras 
pour  la  reprendre.  «  Non,  pas  comme  cela,  »  dit  Oulougamiz;  et, 
levant  la  hache  avec  les  deux  mains,  il  fend  d'un  seul  coup  la  tète 
du  monstre,  qui  tombe  sur  le  corps  de  René,  sans  avoir  le  temps  dc> 
proférer  un  blasphème.  Outougamiz  sort,  couche  en  joue  les  satellites 
d'Ondouré,  et  leur  crie  de  cette  voix  de  l'homme  de  bien  si  foudroyante 
poui-  le  méchant  :  «  Disparoissez,  race  impure,  ou  je  vous  immole 
auprès  de  votre  maître!  »  Ces  misérables,  qui  voyoient  s'avancer  une 
troupe  de  jeunes  guerriers,  amis  du  frère  de  Céluta,  prennent  la  ftn"te. 

Les  guerriers  survenus  déplorèrent  de  si  grands  malheurs,  (c  Allons! 
leur  dit  Outougamiz,  je  reviendrai  bientôt  ici;  mais  il  faut  que  j'aille 
dire  h  Mila  et  à  ma  sœur  ce  que  le  Manitou  d'or  a  fait.  » 

Céluta  ne  put  entendre  le  récit  de  son  frère  ;  à  chaque  instant  on 
craignoit  de  la  voir  expirer.  Mila  apprit  la  mort  d'Ondouré  avec  indif- 
férence. «  C'étoit  plus  tôt,  dit-elle,  que  tu  devois  donner  cette  pâture 
aux  chiens.  » 

Outougamiz  revint  la  nuit  suivante  chercher  les  restes  sacrés  du 
frère  d'Amélie  ;  il  les  porta  sur  ses  épaules  au  bas  de  la  colline,  creusa 
dans  un  endroit  écarté  une  fosse  qu'il  ne  voulut  montrer  à  personne  : 
il  y  déposa  le  corps  de  celui  qui  pendant  sa  vie  n'avoit  cherché  que 
la  solitude.  «  Je  sais,  dit-il  en  se  retirant,  que  je  suis  un  faux  ami  :  je 
t'ai  tué  ;  mais,  attends-moi ,  nous  nous  expliquerons  dans  le  pays  des 
âmes.  » 

Le  frère  de  Céluta  n'avoit  plus  rien  à  faire  de  la  vie,  mais  il  se  vou- 
loit  assurer  que  sa  sœur  n'avoit  plus  besoin  de  lui,  et  que  Mila  se  pou- 
voit  passer  d'un  protecteur. 

Déjà  la  lune  avoit  parcouru  trois  fois  sa  carrière  depuis  la  catastrophe 
tragique,  et  Céluta,  toujours  près  de  rendre  le  dernier  soupir,  sem- 
bloit  sans  cesse  revivre.  La  coupe  de  la  colère  céleste  n'étoit  point 
épuisée  ;  le  génie  fatal  de  René  poursuivoit  encore  Céluta ,  comme  ces 
fantômes  nocturnes  qui  vivent  du  sang  des  mortels.  Elle  refusoit  pour- 
tant toute  nourriture  :  ses  barbares  amis  étoient  obligés  de  lui  faire 
prendre  de  force  quelques  gouttes  d'eau  d'érable.  Son  corps,  modèle 
de  grâce  et  de  beauté,  n'étoit  plus  qu'un  léger  squelette,  semblable  à 
un  jeune  peuplier  mort  sur  sa  tige.  Les  longues  paupières  de  Céluta 
n'avoient  pas  la  force  de  se  replier  et  de  découvrir  ses  yeux  éteints 
dans  les  larmes.  Quand  la  veuve  infortunée  recouvroit  la  raison  ,  elle 
étoit  muette;  quand  elle  tomboit  dans  la  folie  de  la  douleur,  elle  pous- 
soit  des  cris.  Alors  elle  faisoit  des  efforts  pour  écarter  deux  spectres 
qui  vouloient  la  dévorer  à  la  fois,  Ondouré  et  le  frère  d'Amélie  ;  elle 


LES  NATCHEZ.  507 

voyoit  aussi  une  femme  qui  lui  étoit  inconnue,  et  qui  lui  sourioit  d'un 
air  de  pitié  du  haut  du  ciel. 

Témoin  des  maux  de  son  amie ,  la  courageuse  Mila  avoit  eu  honte  de 
ses  propres  chagrins  :  elle  passoit  ses  jours  auprès  de  sa  sœur,  veillant 
à  ses  souffrances ,  la  retournant  sur  sa  couche,  servant  de  mère  à  la 
fille  de  René,  La  tendre  orpheline  étoit  déjà  belle,  mais  sérieuse;  dans 
le  sein  de  Mila,  elle  avoit  l'air  d'une  petite  colombe  blanche,  sous 
l'aile  du  plus  brillant  oiseau  des  forêts  américaines. 

De  temps  en  temps  Outougamiz  venoit  voir  sa  femme  et  sa  sœur  ;  il 
s'asseyoit  au  bord  de  la  couche,  prenoit  la  main  de  Céluta,  ou  faisoit 
danser  Amélie  sur  ses  genoux.  Il  se  levoit  bientôt  après,  remettoit  l'en- 
fant dans  les  bras  de  Mila,  et  se  retiroit  en  silence.  Le  jeune  homme 
dépérissoit  :  chaque  jour  son  front  devenoit  plus  pâle  et  son  air  plus 
languissant  ;  il  ne  parloit  ni  de  René,  ni  de  Céluta,  ni  de  Mila.  Tous  les 
soirs  il  visitoit  la  petite  urne  de  pierre  remplie  du  sang  de  René,  et 
l'on  remarquoit  avec  surprise  que  ce  sang  ne  se  desséchoit  point. 
Outougamiz  laissoit  suspendu  autour  de  l'urne  le  Manitou  d'or,  qu'il  ne 
portoit  plus. 

Un  soir  il  étoit  venu  rendre  sa  visite  accoutumée  à  sa  sœur.  Mila  et 
plusieurs  Indiennes  étoient  rangées  autour  du  lit  des  tribulations  : 
tout  à  coup,  à  leur  profond  étonnement,  Céluta  se  soulève  et  s'assied 
d'elle-même  sur  sa  couche.  On  ne  lui  avoit  point  encore  vu  l'air  qu'elle 
avoit  dans  ce  moment  :  c'étoit  pour  la  douleur  et  la  beauté  quelque 
chose  de  surhumain.  Elle  baissa  d'abord  la  tête  dans  son  sein  ;  mais 
relevant  bientôt  scti  front  pâle  où  s'évanouissoit  une  foible  rougeur, 
elle  dit  d'une  voix  assurée  :  «  Je  voudrois  manger.  » 

Ces  mots  surprirent  Outougamiz  :  c'étoient  les  premiers  que  Céluta 
eût  prononcés  depuis  la  nuit  de  ses  malheurs,  et  elle  avoit  constam- 
ment repoussé  toute  nourriture.  Pensant  qu'elle  revenoit  de  son 
désespoir  et  qu'elle  se  déterminoit  à  vivre,  les  matrones  firent  une 
exclamation  de  joie,  et  s'empressèrent  de  lui  porter  du  maïs  nouveau. 
Mais  Mila,  regardant  Céluta,  lui  dit  :  «  Tu  veux  manger?  » 

«  Oui,  repartit  Céluta  la  regardant  à  son  tour  ;  il  faut  à  présent  que 
je  vive.  » 

Mila  lève  les  mains  au  ciel  et  s'écrie  :  «  0  vertu  !  » 

Outougamiz,  rompant  lui-même  son  silence  obstiné,  dit  :  «  Qu'avez- 
vous?  1) 

«  Adore,  reprit  Mila  :  ce  que  tu  vois  ici  n'est  pas  une  femme  ;  c'est  la 
compagne  d'un  génie.  » 

«  Pourquoi  le  tromper  ?  dit  Céluta.  Mon  ami,  ajouta-t-elle  en  se  tour- 
nant vers  son  frère,  ma  destinée  s'accomplit  au  delà  de  moi  :  je  viens 


508  LES   NATCllK/.. 

do  découvi-ir  dans  mon  sein  un  ranlôme  ne  do  la  mort,  n  Oulonganiiz 
s'en  fin'!. 

Célula  éloit  mère  :  cllo  se  résigna  à  la  vio  :  dernier  degré  do  vorlu  el. 
de  malhour  où  jamais  lille  d'Adam  soit,  parvenue.  Mais  la  n;iture  ne 
s'élève  pas  ainsi  au-dessus  d'elh-mêmo  sans  souiïrii-  jns(|no  dans  sa 
source  :  le  lendemain,  aux  rayons  du  jour,  on  s'aperçut  que  le  visage 
de  la  veuve  de  René  étoit  devenu  de  la  couleur  de  l'ébène,  et  ses  che- 
veux de  celle  du  cygne.  Quelques  soleils  éclaircircnt  les  ombres  du 
front  de  Céluta,  mais  ne  firent  point  disparaître  de  sa  chevelure  la 
vieillesse  de  l'adversité. 

Lorsque  le  capitaine  d'Artaguctte  apprit  la  catastrophe  des  Natchez, 
l'assassinat  de  René  et  les  misères  de  Céluta,  il  se  sentit  frappé  au 
cœur  :  il  étoit  attaché  au  frère  d'Amélie  par  une  noble  amitié,  il  avoit 
nourri  en  secret  une  tendre  passion  pour  la  femme  qui  lui  conserva  la 
vie,  en  lui  donnant  le  doux  nom  de  frère.  Rappelé  à  la  Nouvelle-Orléans, 
il  pleura  avec  Adélaïde,  Ilarlay,  le  grenadier  Jacques  et  sa  vieille  mère, 
Outougamiz  avoit  caché  la  tombe  de  René  ;  d'Artaguette  fit  célébrer  un 
service  à  la  mémoire  du  frère  d'Amélie  :  il  pria  Dieu  de  se  souvenir  de 
celui  qui  avoit  voulu  être  oublié. 

Cependant  des  troupes  se  rassembloient  de  toutes  parts  pour  aller 
châtier  les  Indiens.  Les  huit  roseaux  retirés  du  temple  avoient  fait 
avorter  le  complot  général  chez  les  autres  nations  conjurées,  excepté 
chez  les  Yazous,  où  le  père  Souël  fut  massacré.  L'armée  françoise 
arriva  au  fort  Rosalie.  Bien  que  divisés  entre  eux,  les  Natchez  se  défen- 
dirent avec  courage,  et  Outougamiz,  qui  pouvoit  à  peine  porter  le 
poids  de  ses  armes,  fit  admirer  de  nouveau  sa  valeur.  Mais  enfin  il 
fallut  céder  au  torrent,  et  quitter  à  jamais  la  patrie. 

Une  nuit  les  Natchez  déterrèrent  les  os  de  leurs  pères,  les  chargè- 
rent sur  leurs  épaules,  et,  mettant  au  milieu  des  jeunes  guerriers  les 
femmes,  les  vieillards  et  les  enfants,  ils  prirent  la  route  du  désert  sans 
savoir  où  ils  trouveroient  un  asile.  Le  capitaine  d'Artaguette  se  trou- 
voit  dans  la  division  des  troupes  chargées  d'attaquer  les  Chicassaws; 
il  exécuta  devant  l'ennemi  une  retraite  où  il  s'acquit  la  plus  grande 
gloire,  mais  où  il  perdit  la  vie  avec  son  fidèle  grenadier.  Comme  il  ne 
périt  qu'après  avoir  sauvé  l'année,  on  crut  généralement  qu'il  avoit 
cherché  la  mort.  Adélaïde  et  Haiiay  avoient  quitté  l'Amérique  ;  la  mère 
de  Jacques  s'étoit  éteinte  dans  sa  vieillesse. 

Le  foible  reste  des  Natchez  exilés  étoit  déjà  loin  dans  la  solitude. 
Outougamiz  expira  cinq  lunes  après  avoir  quitté  la  terre  de  la  patrie. 
On  sut  alors  qu'il  avoit  continué  à  s'ouvrir  les  veines  toutes  les  nuits 
pour  rafraîchir  l'urne  du  sang;  son  sang  s'épuisa  avant  son  amitié.  Il 


LES   NATCHEZ.  509 

montra  une  joie  excessive  de  mourir,  et  laissa  en  héritage  (c'étoit  tout 
son  bien)  l'urne  du  sang  et  le  Manitou  d'or  à  la  fille  de  René.  On  l'en- 
terra, comme  il  avoit  enseveli  son  ami,  sous  un  arbre  inconnu. 

Quelques  jours  après  sa  mort,  Céluta  mit  au  monde  une  fille  :  elle 
ferma  les  yeux  en  la  portant  à  son  sein;  et  quand  elle  l'eut  allaitée, 
elle  la  suspendit  à  ses  épaules.  Elle  continua  d'en  agir  ainsi  dans  la 
suite,  de  sorte  qu'elle  ne  vit  jamais  l'enfant  qu'elle  n'appeloit  que  le 
fantôme. 

Mila ,  devenue  veuve  à  son  tour,  portoit  toujours  la  fille  de  René, 
que  Céluta  ne  voulut  plus  toucher  de  peur  de  la  flétrir,  après  avoir 
enfanté  une  autre  fille.  Céluta  ne  pressoit  jamais  sur  son  cœur  cette 
autre  fille  sans  éprouver  des  convulsions.  L'amour  maternel  deman- 
doit  des  baisers  que  l'amour  conjugal  refusoit  :  dans  les  plaintes  de 
l'innocence ,  Céluta  entendoit  la  voix  du  crime.  Quelquefois  l'épouse 
de  René  étoit  prête  à  déchirer  l'enfant;  un  sentiment  plus  fort,  celui 
de  la  mère,  rendoit  ses  mains  impuissantes.  Qui  pourroit  peindre  de 
pareils  combats,  de  tels  supplices? 

Mila  faisoit  l'admiration  des  exilés.  A  peine  orné  de  dix-sept  prin- 
temps, elle  déployoit  un  courage  et  une  raison  extraordinaires.  Elle 
ne  vivoit  que  pour  Céluta  ;  elle  préparoit  sa  couche,  ses  vêtements,  sa 
nourriture;  elle  étoit  devenue  la  mère  de  la  fille  de  René.  Ses  manières 
vives  n'étoient  point  changées,  mais  elle  gardoit  le  silence  et  ne  par- 
loit  plus  que  par  signes  et  par  sourires. 

Les  Natchez  trouvèrent  enfin  l'hospitalité  chez  une  nation  autrefois 
alliée  de  la  leur.  Un  exilé,  commençant  la  danse  du  suppliant,  pré- 
senta le  calumet  des  bannis  ;  il  fut  accepté.  Un  enfant  apporta  en 
échange  une  calebasse  pleine  du  jus  de  l'érable  et  couronnée  de  fleurs. 
Alors  les  tentes  de  la  patrie  furent  plantées  dans  la  terre  étrangère,  et 
les  ossements  des  aïeux  déposés  à  ces  nouveaux  foyers. 

Pour  premier  bienfait  du  ciel,  la  seconde  fille  de  Céluta  mourut. 
Le  fantôme  se  replongea  dans  la  nuit  éternelle.  Aucune  mère  n'alla 
répandre  son  lait  sur  le  gazon  funèbre  :  Céluta  eût  encore  rempli  ce 
pieux  devoir,  si  elle  n'avoit  craint  que  le  fantôme  ne  rentrât  dans  son 
sein  avec  le  parfum  des  fleurs.  La  fille  de  René  avoit  trouvé  une  patrie  ; 
la  fille  d'Ondouré  étoit  retournée  à  la  terre  :  on  s'aperçut  que  Céluta 
ne  se  croyoit  plus  obligée  de  vivre,  et  l'on  devina  que  Mila  ne  quitte- 
roit  pas  son  amie. 

Un  soir,  lorsque  les  bannis  prenoient  leur  repas  à  la  porte  do  leurs 
lentes,  Céluta  sortit  de  la  sienne.  Elle  étoit  vêtue  d'une  robe  de  peaux 
d'oiseaux  et  de  quadrupèdes  cousues  ensemble,  ouvrage  ingénieux  de 
Mila  :  ses  cheveux  blancs  flottoient  en  boucles  sur  sa  jeune  tête  ornée 


510  LES    NATCllKZ. 

d'une  couronne  dr  ronces  à  fleurs  bleues;  clic  porloit  dans  ses  bras  la 
fdlo  de  Ileué,  et  Mila,  à  inoilié  nue,  suivoit  sa  compat^ne.  Les  bannis, 
élonnés  et  charmés  de  les  voir,  se  levèrent,  les  comblèrent  de  béné- 
dictions et  leur  formèrent  un  corlcge.  Ils  arrivèrent  tous  ainsi  au  bord 
d'une  cataracte  dont  on  entendoit  au  loin  les  mugissements.  Celte  cata- 
racte, qu'aucun  voyageur  n'avoit  visitée,  tomboit  entre  deux  montagnes 
dans  un  abime.  Céluta  donna  un  baiser  à  sa  fille,  la  déposa  sur  le 
'gazon,  mit  sur  les  genoux  de  l'enfant  le  Manitou  d'or  et  l'urne  où  le 
sang  s'étoit  desséché.  Mila  et  Céluta,  se  tenant  par  la  main,  s'appro- 
chèrent du  bord  de  la  cataracte  comme  pour  regarder  au  fond,  et,  ])lus 
rapides  que  la  chute  du  lleuvo,  elles  accomplirent  leur  destinée.  Céluta 
s'étoit  souvenue  que  René,  dans  sa  lettre,  avoit  regretté  de  ne  s'être 
pas  précipité  dans  les  ondes  écumantes. 

Les  femmes  prirent  dans  leurs  bras  la  fille  de  René  laissée  sur  la 
rive;  elles  la  portèrent  au  plus  vieux  sachpm,  qui  en  confia  le  soin  à 
une  matrone  renommée.  Cette  matrone  suspendit  au  cou  de  l'enfant 
le  Manitou  d'or  comme  une  parure.  Le  nom  françois  d'Amélie  étant 
ignoré  des  sauvages,  les  sachemsen  imposèrent  un  autre  à  l'orpheline, 
qui  vit  ainsi  périr  jusqu'à  son  nom. 

Lorsque  la  fille  de  Céluta  eut  atteint  sa  seizième  année,  on  lui 
raconta  l'histoire  de  sa  famille.  Elle  parut  triste  le  reste  de  sa  vie,  qui 
fut  courte.  Elle  eut  elle-même,  d'un  mariage  sans  amour,  une  fille 
plus  malheureuse  encore  que  sa  mère.  Les  Indiens  chez  lesquels  les 
Natchez  s'étoient  retirés  périrent  presque  tous  dans  une  guerre  contre 
les  Iroquois,  et  les  derniers  enfants  de  la  nation  du  soleil  se  vinrent 
perdre  dans  un  second  exil  au  milieu  des  forêts  de  Niagara. 

Il  y  a  des  familles  que  la  destinée  semble  persécuter  :  n'accusons 
pas  la  Providence.  La  vie  et  la  mort  de  René  furent  poursuivies  par 
des  feux  illégitimes  qui  donnèrent  le  ciel  à  Amélie  et  l'enfer  à  Ondouré  : 
René  porta  le  double  châtiment  de  ses  passions  coupables.  On  ne  fait 
point  sortir  les  autres  de  l'ordre  sans  avoir  en  soi  quelque  principe  de 
désordre;  et  celui  qui,  même  involontairement,  est  la  cause  de  quel- 
que malheur  ou  de  quelque  crime  n'est  jamais  innocent  aux  yeux  de 
Dieu. 

Puisse  mon  récit  avoir  coulé  comme  tes  flots,  ô  MeschacebéI 


FIN    DES    NATCHIiZ. 


LES   NATCIIEZ.  51t 


NOTE 


J'avois  renvoyé,  dans  la  Préface  des  Nalchez,  les  lecteurs  à  l'Histoire  de  la 
Nouvelle-France,  par  le  père  Charievoix;  mais,  en  y  réfléchissant,  j'ai  pensé 
qu'il  étoit  plus  simple  de  leur  éviter  CBtle  recherche,  s'ils  avoient  envie  de  la 
faire ,  en  insérant  ici  quelques  pages  de  Charievoix. 

Le  premier  extrait  de  cet  auteur  renferme  la  description  du  pays  et  des 
mœurs  des  Natchez.  On  verra  que  je  n'ai  été  sous  ce  rapport  qu'historien 
fidèle;  Charievoix  n'a  pas  été  d'ailleurs  le  seul  historien  et  le  seul  voyageur 
que  j'aie  consulté. 

Le  second  extrait  contient  la  relation  de  la  conspiration  des  Natchez  et  de 
leurs  alliés.  On  reconnoltra  ce  que  le  poëte  a  ajouté  à  la  vérité. 

Le  père  Charievoix  ne  parle  point  des  roseaux  ou  bûchettes  déposées  dans  le 
Temple  pour  fixer  le  jour  du  massacre,  mais  j'ai  lu  cette  circonstance  dans 
an  voyageur  dont  je  ne  puis  plus  me  rappeler  le  nom ,  si  ce  n'est  Carter.  Ce 
voyageur  disoit  qu'une  partie  des  bûchettes  avoit  été  dérobée  par  une  jeune 
sauvage,  amoureuse  d'un  François. 

Le  chevalier  d'Artaguette,  frère  du  général  Diron  d'Artaguette,  est,  comme 
le  commandant  du  fort  Rosalie,  M.  de  Chépar,  un  personnage  historique. 
Le  chevalier  d'Artaguette  fut  réellement  tué  dans  une  retraite  devant  les 
sauvages. 

Je  n'ai  point,  au  reste,  exagéré  l'état  de  civilisation  des  Natchez;  cette 
civilisation  étoit  très-avancée  chez  ce  peuple.  J'ai  seulement  donné  le  nom 
ù'édile  à  un  Natchez  qui  remplissoit  les  fonctions  attribuées  à  l'édile  chez  le.> 


5  IL'  LES   NATO  II  EZ. 

Ruinains.  ii  m'eût  élé  difficile  de  conserver  dans  nn  poL> me  le  lilre  de  chef  de 
lu  farine,  que  l'édile  porloit  chez  la  nation  du  soleil. 

Ce  chef  de  la  farine,  au  moment  de  la  conspiration  contre  les  François,  étoit 
un  homme  qui  avoil  une  partie  des  vices,  do  la  capacité  et  du  caractère  que 
■'ai  attribués  à  Ondouré  ! 

On  trouvera  dans  mon  Voyage  en  Amérique  la  description  générale  des  mœurs 
des  sauvages  de  l'Amérique  si^ptentrionalc.  Elle  servira  de  commentaire 
aux  Natchez  :  Je  dois  dire  seulement  ici  que  quelques-uns  des  traits  que  j'ai 
ajoutés  à  la  peinture  des  usages  dos  Esquimaux  sont  empiunlés  aux  derniers 
Voyages  du  capitaine  Parry  et  du  (apilainci  Lyon. 


I  1\. 


DESCRIPTION 


DU 


PAYS    DES    NATCHEZ 


PREMIER  EXTRAIT  DE  CHARLEVOIX. 

Ce  canton,  le  plus  beau,  le  plus  fertile  et  le  plus  peuplé  de  toute  la  Loui- 
siane, est  éloigné  de  quarante  lieues  des  Yasous  et  sur  la  même  main.  Le 
débarquement  est  vis-à-vis  une  butte  assez  haute  et  fort  escarpée,  au  pied 
de  laquelle  coule  un  petit  ruisseau,  qui  ne  peut  recevoir  que  des  chaloupes  et 
des  pirogues.  De  cette  première  butte  on  monte  à  une  seconde,  ou  plutôt  sur 
une  colline  dont  la  pente  est  assez  douce  et  au  sommet  de  laquelle  on  a  bâti 
une  espèce  de  redoute  fermée  par  une  simple  palissade.  On  a  donné  à  ce 
retranchement  le  nom  de  fort. 

Plusieurs  monticules  s'élèvent  au-dessus  de  cette  colline,  et  quand  on  les 
a  passés,  on  aperçoit  de  toutes  parts  de  grandes  prairies  séparées  par  de 
petits  bouquets  de  bois,  qui  font  un  très-bel  effet.  Les  arbres  les  plus  com- 
muns dans  ces  bois  sont  le  noyer  et  le  chêne,  et  partout  les  terres  sont  excel- 
lentes. Feu  M.  d'Iberville,  qui  le  premier  entra  dans  le  Mississipi  par  son 
embouchure,  étant  monté  jusqu'aux  Natchez,  trouva  ce  pays  si  charmant  et 
si  avantageusement  situé,  qu'il  ciut  ne  pouvoir  mieux  placer  la  métropole 
de  la  nouvelle  colonie.  Il  en  traça  le  planj  et  lui  destina  le  nom  de  Rosalie^ 
qui  étoit  celui  de  M""  la  chancelière  de  Pont-Chartrain.  Mais  ce  projef  ne 
paroît  pas  devoir  s'exécuter  si  tôt,  quoique  nos  géographes  aient  toujours  à 
bon  compte  marqué  sur  leurs  cartes  la  ville  de  Rosalie  aux  Natchez. 

Il  est  certain  qu'il  faut  commencer  par  un  établissement  plus  près  de  la  mer; 
mais  si  la  Louisiane  devient  jamais  une  colonie  florissante ,  comme  il  peut 
fort  bien  arriver,  il  me  semble  qu'on  ne  peut  mieux  placer  sa  capitale  qu'en 
cet  endroit.  Il  n'est  point  sujet  au  débordement  du  fleuve,  l'air  y  est  pur,  le 
pays  fort  étendu,  le  terrain  propre  à  tout  et  bien  arrosé;  il  n'est  pas  trop  loin 
de  la  mer,  et  rien  n'empêche  les  vaisseaux  d'y  monter;  enfin,  il  est  à  portée 
de  tous  les  lieux  où  l'on  paroît  avoir  dessein  de  s'établir.  La  compagnie  y  a 
III.  33 


5\h  DESCRIPTION 

un  magasin,  et  y  ontrelient  un  commis  princiiial,  ([iii  n'a  pas  encore  beaucoup 
d'occupation. 

Parmi  un  grand  nombre  de  concessions  particulières,  qui  sont  déjà  ici  en 
état  do  rapporter,  il  y  on  a  deux  de  la  proinière  grandeur,  je  veux  dire  de 
quatre  lieues  en  carré  ;  Tune  appartient  à  une  société  de  Maiouins,  qui  l'ont 
achetée  de  M.  Hubert,  commissaire  ordonnateur  et  président  du  conseil  delà 
Louisiane;  l'autre  est  à  la  compagnie,  qui  y  a  envoyé  des  ouvriers  de  Clairac 
pour  y  faire  du  tabac.  Ces  deux  concessions  sont  situées  de  manière  qu'elles 
forment  un  triangle  parfait  avec  le  fort,  et  la  distance  d'un  angle  à  l'autre 
est  d'une  lieue.  A  moitié  chemin  des  deux  concessions  est  le  grand  village 
des  Natchez.  J'ai  visité  avec  soin  tous  ces  lieux,  et  voici  ce  que  j'y  ai  remar- 
qué de  plus  considérable 

La  concession  des  Maiouins  est  bien  placée;  il  ne  lui  manque,  pour  tirer 
parti  de  tout  son  terrain,  que  des  nègres  ou  des  engagés.  J'aimcrois  encore 
mieux  les  seconds  que  les  premiers  :  le  temps  de  leur  service  expiré,  ils 
deviennent  des  habitants,  et  augmentent  le  nombre  des  sujets  naturels  du  roi, 
au  lieu  que  ceux-là  sont  toujours  des  étrangers;  et  qui  peut  s'assurer  qu'à 
force  de  se  multiplier  dans  nos  colonies,  ils  ne  deviendront  pas  un  jour  des 
ennemis  redoutables?  Peut-on  compter  sur  des  esclaves  qui  ne  nous  sont 
attachés  que  par  la  crainte  et  pour  qui  la  terre  même  oii  ils  naissent  n'a 
jamais  le  doux  nom  de  patrie? 

La  première  nuit  quo  je  passai  dans  cette  habitation,  il  y  eut,  vers  les  neuf 
heures  du  soir,  une  grande  alarme;  j'en  demandai  le  sujet,  et  on  me  repondit 
qu'il  y  avoit  dans  le  voisinage  une  bête  d'une  espèce  inconnue,  d'une  gran- 
deur extraordinaire,  et  dont  le  cri  ne  ressembloit  à  celui  d'aucun  animal  que 
nous  connoissions.  Personne  n'assuroit  pourtant  l'avoir  vue,  et  on  ne  jugeoit 
de  sa  taille  que  par  sa  force  :  elle  avoit  déjà  enlevé  des  moutons  et  des  veaux 
et  étranglé  quelques  vaches.  Je  dis  à  ceux  qui  me  faisoient  ce  récit  qu'un 
loup  enragé  pouvoit  faire  tout  cela,  et  quant  au  cri,  qu'on  s'y  trompoit  tous 
les  jours.  Je  ne  persuadai  personne  :  on  vouloit  que  ce  fût  une  bête  mons- 
trueuse; on  venoit  de  l'entendre,  on  y  courut  armé  de  tout  ce  qu'on  trouva 
sous  sa  main,  mais  ce  fut  inutilement. 

La  concession  de  la  compagnie  est  encore  plus  avantageusement  située  que 
celle  des  Maiouins.  Une  même  rivière  arrose  l'une  et  l'autre,  et  va  se  dé- 
charger dans  le  fleuve,  à  deux  lieues  de  celle-là,  à  laquelle  une  magnifique 
cyprière  de  six  lieues  d'étendue  fait  un  rideau  qui  en  couvre  tous  les  der- 
rières. Le  tabac  y  a  très-bien  réussi,  mais  les  ouvriers  de  Clairac  s'en  sont 
presque  tous  retournés  en  France. 

J'ai  vu  dans  le  jardin  du  sieur  Le  Noir,  commis  principal,  de  fort  beau 
coton  sur  l'arbre,  et  un  peu  plus  bas  on  commence  à  voir  de  l'indigo  sauvage. 
On  n'en  a  pas  encore  fait  l'épreuve,  mais  il  y  a  beaucoup  d'apparence  qu'il  ne 
réussira  pas  moins  que  celui  qu'on  a  trouvé  dans  l'ile  de  Saint-Domingue,  où 
il  est  aussi  estimé  que  celui  qu'on  y  a  transplanté  d'ailleurs;  et  puis  l'expé- 
rience nous  apprend  qu'une  terre  qui  produit  naturellement  cette  plante  est 
fort  propre  à  porter  l'étrangère  qu'on  y  veut  semer. 


DU   PAYS   DES    NATCHEZ.  515 

Le  grand  -village  des  Natchez  est  aujourd'hui  réduit  à  fort  peu  de  cabanes  : 
la  raison  qu'on  m'en  a  apportée  est  que  les  sauvages,  à  qui  leur  grand-chef 
a  droit  d'enlever  tout  ce  qu'ils  ont,  s'éloignent  de  lui  le  plus  qu'ils  peuvent, 
et  par  là  plusieurs  bourgades  de  cette  nation  se  sont  formées  à  quelque  dis- 
tance de  celle-ci.  Les  Sioux,  leurs  alliés  et  les  nôtres,  en  ont  aussi  établi  une 
dans  leur  voisinage. 

Les  cabanes  du  grand  village  des  Natchez,  le  seul  que  j'aie  vu,  sont  en 
forme  de  pavillon  carré,  fort  basses  et  sans  fenêtres  ;  le  faite  est  arrondi  à  peu 
près  comme  un  four.  La  plupart  sont  couvertes  de  feuilles  et  de  paille  de 
maïs;  quelques-unes  sont  construites  d'une  espèce  de  torchis  qui  me  parut 
assez  bon,  et  qui  est  revêtu  en  dehors  et  en  dedans  de  nattes  fort  minces. 
Celle  du  grand-chef  est  fort  proprement  crépie  en  dedans  ;  elle  est  aussi  plus 
grande  et  plus  haute  que  les  autres,  placée  sur  un  terrain  un  peu  élevé  et 
isolée  de  toutes  parts.  Elle  donne  sur  une  grande  place,  qui  n'est  pas  des 
plus  régulières  et  a  son  aspect  au  nord.  J'y  trouvai  pour  tout  meuble  une 
couche  de  planches  fort  étroite,  élevée  de  terre  de  deux  ou  trois  pieds;  appa- 
remment que  quand  le  grand-chef  veut  se  coucher,  il  y  étend  une  natte  ou 
quelque  peau. 

Il  n'y  avoit  pas  une  âme  dans  le  village  :  tout  le  monde  étoit  allé  dans  une 
bourgade  voisine,  où  il  y  avoit  une  fête,  et  toutes  les  portes  étoient  ouvertes; 
mais  il  n'y  avoit  rien  à  craindre  des  voleurs,  car  il  ne  restoit  partout  que  les 
quatre  murailles.  Ces  cabanes  n'ont  aucune  issue  pour  la  fumée;  néani>oins 
toutes  celles  où  j'entrai  étoient  assez  blanches.  Le  temple  est  à  côté  de  celle 
du  grand-chef,  tourné  vers  l'orient,  et  à  l'extrémité  de  la  place.  Il  est  com- 
posé des  mêmes  matériaux  que  les  cabanes,  mais  sa  figure  est  différente  : 
c'est  un  carré  long,  d'environ  quarante  pieds  sur  vingt  de  large,  avec 
un  toit  tout  simple,  de  la  figure  des  nôtres.  Il  y  a  aux  deux  extrémités 
comme  deux  girouettes  de  bois,  qui  représentent  fort  grossièrement  deux 
aigles. 

La  porte  est  au  milieu  de  la  longueur  du  bâtiment,  qui  n'a  point  d'autres 
ouvertures  ;  des  deux  côtés  il  y  a  des  bancs  de  pierre.  Les  dedans  répondent 
parfaitement  à  ces  dehors  rustiques.  Trois  pièces  de  bois,  qui  se  joignent  par 
les  bouts,  et  qui  sont  placées  en  triangle,  ou  plutôt  également  écartées  les 
unes  des  autres,  occupent  presque  tout  le  milieu  du  temple  et  brûlent  lente- 
ment. Un  sauvage,  que  l'on  appelle  le  gardien  du  temple,  est  obligé  de  les 
attiser  et  d'empêcher  qu'elles  ne  s'éteignent.  S'il  fait  froid,  il  peut  avoir  son 
leu  à  part,  mais  il  ne  lui  est  pas  permis  de  se  chauffer  à  celui  qui  brûle  en 
l'honneur  du  soleil.  Ce  gardien  étoit  aussi  à  la  fête  ;  du  moins  je  ne  le  vis 
point,  et  ses  tisons  jetoient  une  tumée  qui  nous  aveugloit. 

D'ornements,  je  n'en  vis  aucun  ni  rien  absolument  qui  dût  me  faire  con- 
noître  que  j'étois  dans  un  temple.  J'y  aperçus  seulement  trois  ou  quatre 
caisses  rangées  sans  ordre,  où  il  y  avoit  quelques  ossements  secs,  et  par  terre 
quelques  têtes  de  bois  un  peu  moins  mal  travaillées  que  les  deux  aigles  du 
toit.  Enfin,  si  je  n'y  eusse  pas  trouvé  du  feu,  j'eusse  cru  que  ce  temple  étoit 
abandonné  depuis  longtemps  ou  qu'il  avoit  été  pillé.  Ces  cônes  enveloppés 


510  DKSCIUI'TION 

do  ponux,  dont  parlent  quelques  relations;  ees  cadavres  des  clieFs,  ranc;(^s  en 
cercle  dans  un  temple  tout  rond,  et  terminé  en  manière  de  dôme;  cet 
autel,  etc.,  je  n'ai  rien  vu  de  tout  cela  :  si  les  choses  étoient  ainsi  du  temps 
passé,  elles  ont  bien  changé  depuis. 

Peut-ôtre  aussi,  car  il  ne  faut  condamner  personne  que  quand  il  n'y  a  aucun 
moyen  de  l'excuser,  peut-ôtre,  dis-je,  que  le  voisinage  des  François  a  l'ail 
craindre  aux  Natchez  que  les  corps  de  leurs  chefs  et  tout  ce  que  leur  temple 
avoit  de  plus  précieux  ne  courussent  quelque  risque  s'ils  ne  les  transportoient 
pas  ailleurs,  et  que  le  peu  d'attention  qu'on  apporte  présentement  à  bien 
garder  ce  temple  vient  de  ce  qu'on  l'a  déi)Ouillé  de  eo  qu'il  avoit  do  plus 
sacré  pour  ces  peuples.  11  est  pourtant  vrai  que  contre  la  muraille,  vis-à-vis 
de  la  porte,  il  y  avoit  une  table,  dont  je  ne  pris  pas  la  peine  de  mesurer  les 
dimensions,  parce  que  je  ne  soupçonncis  point  que  ce  fût  un  autel  :  on  m'a 
assuré  depuis  qu'elle  a  trois  pieds  de  haut,  cinq  de  long  et  quatre  de  large. 

On  m'a  ajouté  qu'on  y  fait  un  petit  feu  avec  des  écorces  de  cliènc,  et  qu'il 
ne  s'éteint  jamais;  ce  qui  est  faux,  car  il  n'y  avoit  alors  ni  feu  ni  rien  qui  fît 
connoître  qu'on  y  en  eût  jamais  fait.  On  dit  encore  que  quatre  vieillards 
couchent  tour  h  tour  dans  le  temple  pour  y  entretenir  ce  feu  ;  que  celui  qui 
est  de  garde  ne  doit  point  sortir  pendant  les  huit  jours  qu'il  doit  être  en  fac- 
tion ;  qu'on  a  soin  de  prendre  de  la  braise  allumée  des  bûches  qui  brûlent  au 
milieu  du  temple  pour  mettre  sur  l'autel  ;  qu'il  y  a  douze  hommes  entretenus 
pour  lournir  des  écorces  de  chêne;  qu'il  y  a  des  marmousets  de  bois  et  une 
figure  de  serpent  à  sonnettes,  aussi  de  bois,  qu'on  met  sur  l'autel,  et  aux- 
quels on  rend  de  grands  honneurs;  que  quand  le  chef  meurt,  on  l'enterre 
d'abord,  et  que  quand  on  juge  que  les  chairs  sont  consumées,  le  gardien  du 
temple  les  exhume,  lave  les  ossements ,  les  enveloppe  de  ce  qu'il  peut  avoir 
de  plus  précieux ,  et  les  met  dans  de  grands  paniers  faits  de  cannes ,  qu'il 
ferme  bien;  qu'il  enveloppe  ces  paniers  de  peaux  de  chevreuil  très- propres 
et  les  place  devant  l'autel,  où  ils  restent  jusqu'à  la  mort  du  chef  régnant; 
qu'alors  il  renferme  ces  ossements  dans  l'autel  même ,  pour  faire  place  au 
dernier  mort. 

Je  ne  puis  rien  dire  sur  ce  dernier  article,  sinon  que  je  vis  quelques  osse- 
ments dans  une  ou  deux  caisses,  mais  qu'ils  ne  faisoient  pas  la  moitié  d'un 
corps  humain,  qu'ils  me  paroissoient  bien  vieux,  et  qu'ils  n'étoient  point  sur 
la  table  qu'on  dit  être  l'autel.  Quant  aux  autres  articles,  1"  comme  je  n'ai  été 
que  de  jour  dans  le  temple,  j'ignore  ce  qui  s'y  passe  la  nuit  ;  2"  il  n'y  avoit 
aucun  garde  dans  le  temple  quand  je  l'ai  visité.  J'y  aperçus  bien,  comme 
je  l'ai  déjà  dit,  quelques  marmouseLs,  mais  je  n'y  remarquai  point  de  figure 
de  serpent. 

Quant  à  ce  que  j'ai  vu  dans  des  relations ,  que  ce  temple  est  tapissé  et 
son  pavé  couvert  de  nattes  de  cannes;  qu'on  y  met  ce  qu'on  a  de  plus  propre 
et  qu'on  y  apporte  tous  les  ans  les  prémices  de  toutes  les  récoltes ,  il  en  faut 
assurément  rabattre  beaucoup  ;  je  n'ai  jamais  rien  vu  de  plus  maussade,  de 
plus  malpropre,  qui  fût  plus  en  désordre  :  les  bûches  brùloient  sur  la  terre 
nue,  et  je  n'y  aperçus  point  de  nattes,  non  plus  qu'aux  murailles.  M.  Le  Noir, 


DU    PAYS    DES   NATCHEZ.  517 

avec  qui  j'étois,  me  dit  seulement  que  tous  les  jours  on  meltoit  au  feu  une 
nouvelle  bûche,  et  qu'au  commencement  de  chaque  lune  on  en  faisoit  la  pro- 
vision pour  tout  le  mois.  Il  ne  le  savoit  pourtant  que  par  ouï- dire,  car  c'étoil 
la  première  fois  qu'il  voyoit  ce  temple  aussi  bien  que  moi. 

Pour  ce  qui  regarde  la  nation  des  Natchez  en  général,  voici  ce  que  j'en  pus 
apprendre.  On  ne  voit  rien  dans  leur  extérieur  qui  les  distingue  des  autre? 
sauvages  du  Canada  et  de  la  Louisiane.  Ils  font  rarement  la  guerre  et  ne 
mettent  point  leur  gloire  à  détruire  des  hommes.  Ce  qui  les  distingue  plus 
particulièrement,  c'est  la  forme  de  leur  gouvernement,  tout  à  fait  despotique  ; 
une  grande  dépendance,  qui  va  même  jusqu'à  une  espèce  d'esclavage  dans 
les  sujets;  plus  de  fierté  et  de  grandeur  dans  les  chefs,  et  leur  esprit  paci- 
fique, qui  cependant  s'est  un  peu  démenti  depuis  plusieurs  années. 

Les  Hurons  croient  aussi  bien  qu'eux  leurs  chefs  héréditaires  issus  du 
soleil;  mais  il  n'y  en  a  pas  un  qui  voulût  être  son  valet,  ni  le  suivre  dans 
l'autre  monde  pour  y  avoir  l'honneur  de  le  servir,  comme  il  arrive  souvent 
parmi  les  Natchez.  Garcilaso  de  la  Vega  parle  de  cette  nation  comme  d'un 
peuple  puissant,  et  il  n'y  a  pas  six  ans  qu'on  y  comptoit  quatre  mille  guer- 
riers. Il  paroît  qu'elle  étoit  encore  plus  nombreuse  du  temps  de  M.  de  La 
Salle,  et  même  lorsque  M.  d'Iberville  découvrit  l'embouchure  du  Mississipi. 
Aujourd'hui  les  Natchez  ne  pourroient  pas  mettre  sur  pied  deux  mille  combat- 
tants. On  attribue  cette  diminution  à  des  maladies  contagieuses,  qui  ces 
dernières  années  ont  fait  parmi  eux  de  grands  ravages. 

Le  grand-chef  des  Natchez  porte  le  nom  de  soleil,  et  c'est  toujours,  comme 
parmi  les  Hurons,  le  fils  de  sa  plus  proche  parente  qui  lui  succède.  On  donne 
à  cette  femme  la  qualité  de  femme-chef;  et  quoique  pour  l'ordinaire  elle  ne 
se  mêle  pas  du  gouvernement,  on  lui  rend  de  grands  honneurs.  Elle  a  même, 
aussi  bien  que  le  soleil,  droit  de  vie  et  de  mort  :  dès  que  quelqu'un  a  eu  le 
malheur  de  déplaire  à  l'un  ou  à  l'autre,  ils  ordonnent  à  leurs  gardes,  qu'on 
nomme  allouez,  de  le  tuer.  Va  me  défaire  de  ce  chien,  disent-ils;  et  ils  sont 
obéis  sur-le-champ.  Leurs  sujets  et  les  chefs  mêmes  des  villages  ne  les  abor- 
dent jamais  qu'ils  ne  les  saluent  trois  fois,  en  jetant  un  cri  qui  est  une  espèce 
de  hurlement;  ils  font  la  même  chose  en  se  retirant,  et  se  retirent  en  mar- 
chant à  reculons.  Lorsqu'on  les  rencontre,  il  faut  s'arrêter,  se  ranger  du 
chemin,  et  jeter  les  mêmes  cris  dont  j'ai  parlé,  jusqu'à  ce  qu'ils  soient  pas- 
sés. On  est  aussi  obligé  de  leur  porter  ce  qu'il  y  a  de  meilleur  dans  les 
récoltes,  dans  le  produit  de  la  chasse  et  dans  celui  de  la  pêche.  Enfin,  personne, 
non  pas  même  leurs  plus  proches  parents  et  ceux  qui  composent  les  familles 
nobles,  lorsqu'ils  ont  l'honneur  de  manger  avec  eux,  n'a  droit  de  boire  dans 
le  même  vase  ni  de  mettre  la  main  au  plat. 

Tous  les  matins,  dès  que  le  soleil  paroît,  le  grand-chef  se  met  à  la  porte 
de  sa  cabane,  se  tourne  vers  l'orient  et  hurle  trois  fois  en  se  prosternant 
jusqu'à  terre.  On  lui  apporte  ensuite  un  calumet,  qui  ne  sert  qu'en  cette 
occasion  :  il  iume,  et  pousse  la  fumée  de  son  tabac  vers  l'astre  du  jour,  puis 
il  fait  la  même  chose  vers  les  trois  autres  parties  du  monde.  Il  ne  reconnolt 
sur  la  terre  de  maître  que  le  soleil,  dont  il  prétend  tirer  son  origine,  exerco 


518  DESCRIPTION 

un  pouvoir  sans  bornes  sur  ses  sujets,  peut  disposer  do  leurs  biens  et  de  leur 
vie,  et,  quelques  travaux  qu'il  If  ur  commande,  ils  n'en  peuvent  exigor  aucun 
salaire. 

Lorsque  le  chef  ou  la  femme-chef  meurent,  tous  leurs  allouez  sont  obligés 
do  les  suivre  en  l'autre  monde;  mais  ils  né  sont  pas  les  seuls  qui  ont  cet 
honneur,  car  c'en  est  un,  et  qui  est  fort  recherché.  Il  y  a  tel  chef  dont  la  mort 
coûte  la  vie  à  plus  de  cent  personnes,  et  on  m'a  assuré  qu'il  meurt  peu  de 
Natchez  considérables  à  qui  quelques-uns  de  leurs  parents,  de  leurs  amis  ou 
de  leurs  serviteurs,  ne  fassent  pas  cortège  dans  le  pays  des  âmes.  Il  paroît, 
par  les  diverses  relations  que  j'ai  vues  de  ces  horribles  cérémonies,  qu'elles 
varient  beaucoup.  En  voici  une  des  obsèques  d'une  femme-chef,  que  je  tiens 
d'un  voyageur  qui  en  fut  témoin,  et  sur  la  sincérité  duquel  j'ai  tout  lieu  de 
compter. 

Le  mari  de  cette  femme  n'étant  pas  noble,  c'est-à-dire  de  la  famille  du 
soleil,  son  fils  aîné  l'étrangla  selon  la  coutume;  on  vida  ensuite  la  cabane  de 
tout  ce  qui  y  étoit,  et  on  y  construisit  une  espèce  de  char  de  triomphe,  où  le 
corps  de  la  défunte  et  celui  de  son  époux  furent  placés.  Un  moment  après, 
on  rangea  autour  de  ces  cadavres  douze  petits  enfants  que  leurs  parents 
avoient  aussi  étranglés  par  ordre  de  l'aînée  des  filles  de  la  femme-chef,  et  qui 
succédoit  à  la  dignité  de  sa  mère.  Cela  fait,  on  dressa  dans  la  place  publique 
quatorze  écliafauds  ornés  de  branches  d'arbre  et  de  toiles,  sur  lesquelles  on 
avoit  peint  différentes  figures.  Ces  échafauds  étoient  destinés  pour  autant  de 
personnes  qui  dévoient  accompagner  la  femme-chef  dans  l'autre  monde.  Leurs 
parents  étoient  tous  autour  d'elles,  et  regardoient  comme  un  grand  honneur 
pour  leurs  familles  la  permission  qu'elles  avoient  eue  de  se  sacrifier  ainsi.  On 
s'y  prend  quelquefois  dix  ans  auparavant  pour  obtenir  cette  grâce,  et  il  faut 
que  ceux  ou  celles  qui  l'ont  obtenue  filent  eux-mêmes  la  corde  avec  laquelle 
ils  doivent  être  étranglés. 

Ils  paroissent  sur  leurs  échafauds  revêtus  de  leurs  plus  riches  habits,  por- 
tant à  la  main  droite  une  grande  coquille.  Leur  plus  proche  parent  est  à  leur 
droite,  ayant  sous  son  bras  gauche  la  corde  qui  doit  servir  à  l'exécution  et  à 
la  main  droite  un  casse-tête.  De  temps  en  temps  il  fait  le  cri  de  mort,  et  à  ce 
cri  les  quatorze  victimes  descendent  de  leurs  échafauds  et  vont  danser  toutes 
ensemble  au  milieu  de  la  place,  devant  le  temple  et  devant  la  cabane  de  la 
femme-chef.  On  leur  rend  ce  jour-là  et  les  suivants  de  grands  respects  :  ils  ont 
chacun  cinq  domestiques,  et  leur  visage  est  peint  en  rouge.  Quelques-uns 
ajoutent  que  pendant  les  huit  jours  qui  précèdent  leur  mort  ils  portent  à  la 
jambe  un  ruban  rouge,  et  que  pendant  tout  ce  temps- là  c'est  à  qui  les 
régalera.  Quoi  qu'il  en  soit,  dans  l'occasion  dont  je  parle,  les  pères  et  les 
mères  qui  avoient  étranglé  leurs  enfants  les  prirent  entre  leurs  mains,  et  se 
rangèrent  des  deux  côtés  de  la  cabane  ;  les  quatorze  personnes  qui  étoient 
aussi  destinées  à  mourir  s'y  placèrent  de  la  même  manière,  et  ils  étoient 
suivis  des  parents  et  des  amis  de  la  défunte,  tous  en  deuil ,  c'est-à-dire  les 
cheveux  coupés.  Tous  faisoient  retentir  les  airs  de  cris  si  affreux,  qu'on  eût 
dit  que  tous  les  diables  étoient  sortis  des  enfers  pour  venir  hurler  en  cet 


DU    PAYS   DES   NATCHEZ.  51.9 

endroit.  Cela  fut  suivi  de  danses  de  la  part  de  ceux  qui  dévoient  mourir  et 
de  chants  de  la  part  des  parents  de  la  femme-chef. 

Enfin,  on  se  mit  en  marche .  les  pères  et  mères  qui  portoient  leurs 
enfants  morts  paroissoient  les  premiers,  marchant  deux  à  deux  :  ils  précé- 
doient  immédiatement  le  brancard  où  étoit  le  corps  de  la  femme-chef,  que 
quatre  hommes  portoient  sur  leurs  épaules.  Tous  les  autres  venoient  après, 
dans  le  même  ordre  que  les  premiers.  De  dix  pas  en  dix  pas  ceux-ci  lais- 
soient  tomber  leurs  enfants  par  terre  ;  ceux  qui  portoient  le  brancard  mar- 
choient  dessus,  puis  tournoient  tout  autour  d'eux,  en  sorte  que  quand  le 
convoi  arriva  au  temple  ces  petits  corps  étoient  en  pièces. 

Tandis  qu'on  enterroit  dans  le  temple  le  corps  de  la  femme-chef,  on  désha- 
billa les  quatorze  personnes  qui  dévoient  mourir,  on  les  fit  asseoir  par  terre 
devant  la  porte,  chacune  ayant  deux  sauvages,  dont  l'un  étoit  assis  sur  ses 
genoux  et  l'autre  lui  tenoit  les  bras  par  derrière.  On  leur  passa  une  corde 
au  cou,  on  leur  couvrit  la  tête  d'une  peau  de  chevreuil,  on  leur  fit  avaler 
trois  pilules  de  tabac  et  boire  un  verre  d'eau,  et  les  parents  de  la  femme- 
chef  tirèrent  des  deux  côtés  les  cordes  en  chantant  jusqu'à  ce  qu'elles  fussent 
étranglées.  Après  quoi  on  jeta  tous  ces  cadavres  dans  une  même  fosse  qu'on 
couvrit  de  terre. 

Quand  le  grand-chef  meurt,  s'il  a  encore  sa  nourrice,  il  faut  qu'elle  meure 
aussi.  Mais  il  est  arrivé  plusieurs  fois  que  les  François,  ne  pouvant  empê- 
cher cette  barbarie,  ont  obtenu  la  permission  de  baptiser  les  petits  enfants 
qui  dévoient  être  étranglés,  et  qui  par  conséquent  n'accompagnoient  pas 
ceux  en  l'honneur  desquels  on  les  immoloit  dans  leur  prétendu  paradis. 

rsous  ne  connoissons  point  de  nation,  dans  ce  continent,  où  le  sexe  soit  plus 
débordé  que  dans  celle-ci.  Il  est  même  forcé  par  le  soleil  et  les  chefs  subal- 
ternes à  se  prostituer  à  tout  venant,  et  une  femme,  pour  être  publique,  n'en 
est  pas  moins  estimée.  Quoique  la  polygamie  soit  permise  et  que  le  nombre 
des  femmes  qu'on  peut  avoir  ne  soit  pas  limité,  ordinairement  chacun  n'a 
que  la  sienne  :  mais  il  peut  la  répudier  quand  il  veut,  liberté  dont  il  n'y  a  pour- 
tant guère  que  les  chefs  qui  fassent  usage.  Les  femmes  sont  assez  bien  faites 
pour  des  sauvages  et  assez  propres  dans  leur  ajustement  et  dans  tout  ce  qu'elles 
font.  Les  filles  de  la  famille  noble  ne  peuvent  épouser  que  des  hommes 
obscurs,  mais  elles  sont  en  droit  de  congédier  leur  mari  quand  bon  leur 
semble,  et  d'en  prendre  un  autre,  pourvu  qu'il  n'y  ait  point  d'alliance  entre  eux. 

Si  leurs  maris  leur  font  une  infidélité,  elles  peuvent'leur  faire  casser  la 
tète,  et  elles  ne  sont  point  sujettes  à  la  même  loi.  Elles  peuvent  même  avoir 
autant  de  galants  qu'elles  le  jugent  à  propos,  sans  que  le  mari  puisse  le 
trouver  mauvais  :  c'est  un  privilège  attaché  au  sang  du  soleil.  Il  se  tient 
debout,  en  présence  de,  sa  femme,  dans  une  posture  respectueuse;  il  ne 
mange  point  avec  elle;  il  la  salue  du  même  ton  que  ses  domestiques  :  le  seul 
privilège  que  lui  procure  une  alliance  si  onéreuse,  c'est  d'être  exempt  de 
travail  et  d'avoir  autorité  sur  ceux  qui  servent  son  épouse. 

Les  Natchez  ont  deux  chefs  de  guerre,  deux  maîtres  des  cérémonies  pour 
le  temple ,  deux  officiers  pour  régler  ce  qui  se  doit  pratiquer  dans  les  traités 


5-20  DESCRIPTION 

(ic  |.;u\oiide  i^iierro  ;  un  qui  a  rins|»('i  linii  sur  les  Ouvrages,  et  quatre  autres 
qui  sont  cliari;és  d'oriioun(>r  tout  tlans  les  festins  publics.  C'est  le  i^rand-clief 
qui  donne  ces  emplois ,  et  ceux  qui  en  sont  révolus  sont  respectés  et  ol)eis 
comme  il  le  seroit  lui-môme.  Les  récoltes  se  font  en  commun;  le  soleil  en 
uiarquo  le  jour  et  con\oque  le  village.  Vers  la  fin  do  juillet,  il  indique  un 
autre  jour  pour  le  commencement  d'une  f6te  qui  en  dure  trois  et  qui  se  passe 
en  jeux  et  en  festins. 

Chaque  particulier  y  contribue  de  sa  chasse,  de  sa  pèche  et  de  ses  autres 
provisions,  qui  consistent  en  maïs,  fèves  et  melons.  Le  soleil  et  la  femme- 
chef  y  président,  dans  une  loge  élevée  et  couverte  de  feuillages  :  on  les  y 
porto  (ians  un  brancard,  et  le  premier  tient  en  sa  main  une  manière  de 
sceptre  orné  de  plumages  de  diverses  couleurs.  Tous  les  nobles  sont  autour 
d'eu.x  dans  une  posture  respectueuse.  Le  dernier  jour,  le  soleil  harangue 
l'assemblée  :  il  exhorte  tout  le  monde  à  remplir  exactement  ses  devoirs, 
surtout  à  avoir  une  grande  vénération  pour  les  esprits  qui  résident  dans  le 
temple,  et  à  bien  instruire  les  enfants.  Si  quelqu'un  s'est  signalé  par  quelque 
action  de  zèle,  il  fait  son  éloge.  Il  y  a  vingt  ans  que  le  feu  du  ciel  ayant 
réduit  le  temple  en  cendres,  sept  ou  huit  femmes  jetèrent  leurs  enfants  au 
milieu  des  flammes  pour  apaiser  les  génies;  le  soleil  fit  aussitôt  venir  ces 
héroïnes,  leur  donna  publiquement  de  grandes  louanges,  et  finit  son  dis- 
cours en  exhortant  les  autres  femmes  à  imiter  dans  l'occasion  un  si  bel 
exemple. 

Les  pères  de  famille  ne  manquent  jamais  d'apporter  au  temple  les  pré- 
mices de  tout  ce  qu'ils  recueillent,  et  on  fait  de  même  de  tous  les  présents 
qui  sont  offerts  à  la  nation.  On  les  expose  à  la  porte  du  temple,  dont  le 
gardien,  après  les  avoir  présentés  aux  esprits,  les  porte  chez  le  soleil,  qui 
les  distribue  à  qui  bon  lui  semble.  Les  semences  sont  pareillement  offertes 
devant  le  temple  avec  de  grandes  cérémonies;  mais  les  offrandes  qui  s'y 
font  de  pains  et  de  farine,  à  chaque  nouvelle  lune,  sont  pour  le  profit  des 
gardiens  du  temple. 

Les  mariages  des  Natchez  ne  diffèrent  presque  pas  de  ceux  des  sauvages 
du  Canada  :  la  principale  différence  qui  s'y  trouve  consiste  en  ce  qu'ici  le 
futur  époux  commence  par  faire  aux  parents  de  la  fille  les  présents  dont  on 
est  convenu,  et  que  les  noces  sont  suivies  d'un  grand  festin.  La  raison  pour 
laquelle  il  n'y  a  guère  que  les  chefs  qui  aient  plusieurs  femmes,  c'est  que, 
pouvant  faire  cultiver  leurs  champs  par  le  peuple,  sans  qu'il  leur  en  coûte 
rien ,  le  nombre  de  leurs  épouses  ne  leur  est  point  à  charge.  Les  chefs  se 
marient  avec  encore  moins  de  cérémonie  que  les  autres.  Ils  se  contentent  de 
faire  avertir  les  parents  de  la  fille  sur  laquelle  ils  ont  jeté  les  yeux  qu'ils  la 
mettent  au  nombre  de  leurs  femmes,  mais  ils  n'en  gardent  qu'une  ou  deux 
dans  Ipurs  cabanes;  les  autres  restent  chez  leurs  parents,  où  leurs  maris  les 
visitent  quand  il  leur  plaît.  La  jalousie  ne  règne  point  dans  ces  mariages; 
les  Natchez  se  prêtent  même  sans  façon  leurs  femmes,  et  c'est  apparemment 
de  la  que  vient  la  facilité  avec  laquelle  ils  les  congédient  pour  en  prendre 
d'autres. 


DU    PAYS    DES   NATCHEZ.  521 

Lorsqu'un  chef  de  guerre  veut  lever  un  parti,  il  plante  dans  un  endroit 
marqué  pour  cela  deux  arbres  ornés  de  plumes,  de  flèches  et  de  casse-tête, 
le  tout  peint  en  rouge,  aussi  bien  que  les  arbres,  qui  sont  encore  piqués  du 
côté  oii  l'on  veut  porter  la  guerre.  Ceux  qui  veulent  s'enrôler  se  présentent 
au  chef,  bien  parés,  le  visage  barbouillé  de  différentes  couleurs,  et  lui  décla- 
rent le  désir  qu'ils  ont  de  pouvoir  apprendre  sous  ses  ordres  le  métier  des 
armes;  qu'il  sont  disposés  à  endurer  toutes  les  fatigues  de  la  guerre  et  prêts 
à  mourir,  s'il  le  faut,  pour  la  patrie. 

Quand  le  chef  a  le  nombre  de  soldats  que  demande  l'expédition  qu'il  médite, 
il  fait  préparer  chez  lui  un  breuvage  qui  se  nomme  la  médecine  de  la  guêtre. 
C'est  un  vomitif  fait  avec  une  racine  bouillie  dans  l'eau  :  on  en  donne  à  cha- 
cun deux  pots,  qu'il  faut  avaler  tout  de  suite  et  que  l'on  rend  presque  aussitôt 
avec  les  plus  violents  efforts.  On  travaille  ensuite  aux  préparatifs,  et,  jus- 
qu'au jour  fixé  pour  le  départ,  les  guerriers  se  rendent  soir  et  matin  dans  une 
place  où,  après  avoir  dansé  et  raconté  leurs  beaux  faits  d'armes,  chacun  chante 
sa  chanson  de  mort.  Ce  peuple  n'est  pas  moins  superstitieux  sur  les  songes 
que  les  sauvages  du  Canada  :  il  n'en  faut  qu'un  de  mauvais  augure  pour 
rebrousser  chemin  quand  on  est  en  marche. 

Les  guerriers  marchent  avec  beaucoup  d'ordre  et  prennent  de  grandes 
précautions  pour  camper  et  pour  se  rallier.  On  envoie  souvent  à  la  décou- 
verte, mais  on  ne  pose  point  de  sentinelles  pendant  la  nuit  :  on  éteint  tous 
les  feux,  on  se  recommande  aux  esprits,  et  on  s'endort  avec  sécurité,  après 
que  le  chef  a  averti  tout  le  monde  de  ne  point  ronfler  trop  fort  et  d'avoir 
toujours  près  de  soi  ses  armes  en  bon  état.  Les  idoles  sont  exposées 
sur  une  perche  penchée  du  cô;é  des  ennemis;  et  tous  les  guerriers,  avant 
que  de  s'aller  coucher,  passent  les  uns  après  les  autres ,  le  casse-tête  à  la 
main,  devant  ces  prétendues  divinités.  Ils  se  tournent  ensuite  vers  le  pays 
ennemi,  et  font  de  grandes  menaces  que  le  vent  emporte  souvent  d'un  autre 
côté. 

Il  ne  paroît  pas  que  les  Natchez  exercent  sur  leurs  prisonniers,  durant  la 
marche,  les  cruautés  qui  sont  en  usage  dans  le  Canada.  Lorsque  ces  malheu- 
reux sont  arrivés  au  grand  village,  on  les  fait  chanter  et  danser  plusieurs 
jours  de  suite  devant  le  temple,  après  quoi  ils  sont  livrés  aux  parents  de 
ceux  qui  ont  été  tués  durant  la  campagne.  Ceux-ci,  en  les  recevant,  fon- 
dent en  pleurs;  puis,  après  avoir  essuyé  leurs  larmes  avec  les  cheve- 
lures que  les  guerriers  ont  rapportées,  ils  se  cotisent  pour  récompenser 
ceux  qui  leur  ont  fait  présent  de  leurs  esclaves,  dont  le  sort  est  toujours  d'être 
brûlés. 

Les  guerriers  changent  de  nom  à  mesure  qu'ils  font  de  nouveaux  exploits  ; 
ils  les  reçoivent  des  anciens  chefs  de  guerre,  et  ces  noms  ont  toujours  quelque 
rapport  à  l'action  par  laquelle  on  a  mérité  cette  distinction  ;  ceux  qui  pour 
la  première  fois  ont  fait  un  prisonnier  ou  enlevé  une  chevelure  doivent  pen- 
dant un  mois  s'abstenir  de  voir  leurs  femmes  et  de  manger  de  la  viande.  Ils 
s'imaginent  que  s'ils  y  manquoicnt,  les  âmes  de  ceux  qu'ils  ont  tués  ou  brû- 
lés les  feroient  mourir,  ou  que  la  première  blessure  qu'ils  recevroient  seroit 


522  DESCRIPTION 

niortello.  ou  du  moins  qu'ils  no  romporloroiont  plus  aucun  avaningc  sur  leurs 
ennemis.  Si  lo  soleil  commando  ses  sujets  en  personne,  on  a  i^rand  soin  qu'il 
ne  s'expose  pas  trop,  moins  pout-ôtre  par  zèlo  pour  sa  conservation  qu'à 
cause  que  les  autres  chefs  de  guerre  et  les  principaux  du  parti  scroiont  mis  à 
mort  pour  no  l'avoir  jias  bien  gardé. 

Les  jt)ni;leurs  des  Natchez  ressemblent  assez  à  ceux  du  Canada  et  traitent 
les  malades  à  peu  près  de  la  mémo  façon.  Ils  sont  bien  payés  quand  lo  malade 
guérit  mais,  s'il  meurt,  il  leur  en  coûte  souvent  à  eux-mêmes  la  vie.  Il  y  a 
dans  cette  nation  une  autre  espèce  do  jongleurs,  qui  no  courent  pas  moins  de 
risques  que  ces  médecins  :  ce  sont  cerlains  \icillards  fainéants,  qui,  pour 
faire  subsister  loms  familles  sans  être  obligés  de  travailler,  entreprennent  de 
procurer  la  pluie  ou  le  beau  temps,  selon  les  besoins.  Vers  le  printemps  on 
se  cotise  pour  acheter  do  ces  prétendus  magiciens  un  temps  favorable  aux  biens 
de  la  terre.  Si  c'est  de  la  pluie  qu'on  demande,  ils  se  remplissent  la  bouche 
d'eau,  et  avec  un  chalumeau  dont  l'extrémité  est  percée  de  plusieurs  trous 
comme  un  entonnoir,  ils  soufflent  en  l'air  du  côté  où  ils  aperçoivent  quelque 
nuage,  tandis  que,  le  chichikoué  d'une  main  et  leur  Manitou  de  l'autre,  ils 
jouent  de  l'un  et  lèvent  l'autre  en  lair,  invitant,  par  des  cris  affreux,  les 
nuages  à  arroser  les  campagnes  de  ceux  qui  les  ont  mis  en  œuvre. 

S'il  est  question  d'avoir  du  beau  temps,  ils  montent  sur  le  toit  de  louis 
cabanes,  font  signe  aux  nuages  de  passer  outre;  et  si  les  nuages  passent  et 
se  dissipent,  ils  dansent  et  chantent  autour  de  leurs  idoles,  puis  avalent  de 
la  fumée  de  tabac  et  présentent  au  ciel  leurs  calumets.  Tout  le  temps  que 
durent  ces  opérations,  ils  observent  un  jeûne  rigoureux  et  ne  font  que  dan- 
ser et  chanter.  Si  on  obtient  ce  qu'ils  ont  promis,  ils  sont  bien  récompensés; 
s'ils  ne  réussissent  pas,  ils  sont  mis  à  mort  sans  miséricorde.  Mais  ce  ne  sont 
pas  les  mêmes  qui  se  mêlent  de  procurer  la  pluie  et  le  beau  temps  :  leurs 
génies,  disent-ils,  ne  peuvent  donner  que  l'un  ou  l'autie. 

Le  deuil,  parmi  ces  sauvages,  consiste  à  se  couper  les  cheveux,  à  ne  se  point 
peindre  le  visage,  et  à  ne  se  point  trouver  aux  assemblées;  mais  j'ignore 
combien  il  dure.  Je  n'ai  pu  savoir  non  plus  s'ils  célèbrent  la  grande  Fêle  des 
Morts  dont  je  vous  ai  donné  la  description;  il  paroît  que  dans  cette  nation, 
où  tout  est  en  quelque  façon  esclave  de  ceux  qui  commandent,  tous  les  hon- 
neurs mortuaires  sont  pour  ceux-ci,  surtout  pour  le  soleil  et  pour  la  femme- 
chef. 

Les  traités  de  paix  et  d'alliance  se  font  avec  beaucoup  d'appareil,  et  le 
grand-chef  y  soutient  toujours  sa  dignité  en  véritable  souverain.  Dès  qu'il  est 
averti  du  jour  de  l'arrivée  des  ambassadeurs,  il  donne  ses  ordres  aux  maîtres 
des  cérémonies  pour  les  préparatifs  de  leur  réception,  et  nomme  ceux  qui 
doivent  nourrir  tour  à  tour  ces  envoyés,  car  c'est  aux  dépens  de  ses  sujets 
qu'il  fait  tous  les  frais  de  l'ambassade.  Le  jour  de  l'entrée  des  ambassadeurs 
chacun  a  sa  place  marquée  selon  son  rang;  et  quand  ces  ministres  sont  à 
cinq  cents  pas  du  grand-chef,  ils  s'arrêtent,  et  chanlentla  paix. 

Ordinairement  l'ambassade  est  composée  de  trente  hommeset  de  six  femmes. 
Six  des  meilleures  voix  marchent  à  la  tête  du  cortège,  et  entonnent  ;  les  autres 


DU   PAYS   DES   NATCHEZ.  523 

suivent,  et  le  chichikoué  sert  à  régler  la  mesure.  Quand  le  soleil  fait  signe 
aux  ambassadeurs  d'approcher,  ils  se  remettent  en  marche;  ceux  qui  portent 
le  calumet  dansent  en  chantant,  se  tournent  de  tous  côtés,  se  donnent  de 
grands  mouvements  et  font  quantité  de  grimaces  et  de  contorsions.  Ils  recom- 
mencent le  même  manège  autour  du  grand-chef  quand  ils  sont  arrivés  auprès 
de  lui;  ils  le  frottent  ensuite  avec  leur  calumet  depuis  les  pieds  jusqu'à  la 
tête,  puis  ils  vont  rejoindre  leur  troupe. 

Alors  ils  remplissent  un  calumet  de  tabac,  et.  tenant  du  feu  d'une  main,  ils 
avancent  tous  ensemble  vers  le  grand-chef,  et  lui  présentent  le  calumet  allumé. 
ils  fument  avec  lui,  poussent  vers  le  ciel  la  première  vapeur  de  leur  tabac, 
la  seconde  vers  la  terre  et  la  troisième  autour  de  l'horizon.  Cela  fait,  ils  pré- 
sentent leurs  calumets  aux  parents  du  soleil  et  aux  chefs  subalternes.  Ils  vont 
ensuite  frotter  de  leurs  mains  l'estomac  du  soleil,  puis  ils  se  frottent  eux- 
mêmes  tout  le  corps  ;  enfin,  ils  posent  leurs  calumets  sur  des  fourches,  vis-à- 
vis  le  grand-chef,  et  l'orateur  de  l'ambassade  commence  sa  harangue,  qui 
dure  une  heure. 

Quand  il  a  fini,  on  fait  signe  aux  ambassadeurs,  qui  jusque  là  étoient 
demeurés  debout,  de  s'asseoir  sur  des  bancs  placés  pour  eux  près  du  soleil, 
lequel  répond  à  leur  discours  et  parle  aussi  une  heure  entière.  Ensuite  un 
maître  des  cérémonies  allume  un  grand  calumet  de  paix,  et  y  fait  fumer  les 
ambassadeurs,  qui  avalent  la  première  gorgée.  Alors  le  soleil  leur  demande 
des  nouvelles  de  leur  santé  ;  tous  ceux  qui  assistent  à  l'audience  leur  font  le 
même  compliment  ;  puis  on  les  conduit  dans  la  cabane  qui  leur  est  destinée, 
et  où  on  leur  donne  un  grand  repas.  Le  soir  du  même  jour  le  soleil  leur  rend 
visite  ;  mais  quand  ils  le  savent  prêt  à  sortir  de  chez  lui  pour  leur  faire  cet 
honneur,  ils  le  vont  chercher,  le  portent  sur  leurs  épaules  dans  leur  logis  et 
le  font  asseoir  sur  une  grande  peau.  L'un  d'eux  se  place  derrière  lui,  appuie 
ses  deux  mains  sur  ses  épaules,  et  le  secoue  assez  longtemps,  tandis  que  les 
autres,  assis  en  rond  par  terre,  chantent  leurs  belles  actions  à  la  guerre. 

Ces  visites  recommencent  tous  les  matins  et  tous  les  soirs,  mais  à  la  der- 
nière le  cérémonial  change.  Les  ambassadeurs  plantent  un  poteau  au  milieu 
de  leur  cabane,  et  s'asseyent  tout  autour  :  les  guerriers  qui  accompagnent  le 
soleil ,  parés  de  leurs  plus  belles  robes  ,  dansent ,  et  tour  à  tour  frappent  le 
poteau,  et  racontent  leurs  plus  beaux  faits  d'armes;  après  quoi  ils  font  des 
présents  aux  ambassadeurs.  Le  lendemain  ceux-ci  ont,  pour  la  première  fois, 
la  permission  de  se  promener  dans  le  village,  et  tous  les  soirs  on  leur  donne 
des  fêtes,  qui  ne  consistent  que  dans  des  danses.  Quand  ils  sont  sur  leur 
départ,  les  maîtres  de  cérémonies  leur  font  fournir  toutes  les  provisions 
dont  ils  ont  besoin  pour  leur  voyage ,  et  c'est  toujours  aux  dépens  des  parti- 
culiers. 

La  plupart  des  nations  de  la  Louisiane  avoient  autrefois  leur  temple  aussi 
bien  que  les  Natchez,  et  dans  tous  ces  temples  il  y  avoit  un  feu  perpétuel.  Il 
semble  même  que  les  Maubiliens  avoient  sur  tous  les  peuples  de  cette  partie 
de  la  Floride  une  espèce  de  primatie  de  religion ,  car  c'étoit  à  leur  feu  qu'il 
falloit  rallumer  celui  que,  par  négligence  ou  par  malheur,  on  avait  laissé 


b-lh  DESCRIPTIOÎS 

éteindre.  ]Mais  aujourd'hui  le  templo  dos  Natchoz  est  lo  seul  qui  subsiste,  et 
il  est  en  gr;indo  vénération  j^arnii  tous  les  sauvages  ([ui  habitent  dans  ce  vasin 
continent,  et  dont  la  diminution  est  aussi  considérable  et  a  été  encore  plus 
prompte  que  celle  des  peuples  du  Canada,  sans  qu'il  soit  possible  d'en  savoir 
la  véritable  raison.  Des  nations  entières  ont  absolument  disparu  depuis  qua- 
/^nte  ans  au  plus,  ('elles  qui  subsistent  encore  no  sont  plus  q\io  l'ombre  do 
ce  qu'elles  étoient  lorsque  M.  de  La  Salle  découvrit  ce  pays. 


DEUXIÈME   EXTRAIT  DE   GIIARLEVOIX. 

Il  y  avoit  déjà  plusieurs  années  que  les  Chichacas,  à  l'instigation  de  (]uel- 
ques  Anglois,  avoient  formé  le  dessein  de  détruire  de  telle  sorte  toute  la 
colonie  de  la  Louisiane,  qu'il  n'y  restât  pas  un  seul  François.  Ils  avoient 
conduit  leur  intrigue  avec  un  si  grand  secret,  que  les  Illinois,  les  Acansas  et 
les  Thonicas,  à  qui  ils  n'avoient  pas  osé  le  communiquer,  parce  qu'ils 
savoient  que  leur  attachement  pour  nous  étoit  à  toute  épreuve,  n'en  avoient 
pas  eu  le  moindre  vent.  Toutes  les  autres  nations  y  étoient  entrées  ;  chacune 
devoit  faire  main  basse  sur  tous  les  habitants  qu'on  lui  avoit  marqués,  et 
toutes  dévoient  frapper  le  môme  jour,  à  la  môme  heure.  Les  Tchactas  mômes, 
la  plus  nombreuse  nation  de  ce  continent,  et  de  tout  temps  nos  alliés,  avoient 
été  gagnés,  du  moins  ceux  de  l'est,  qu'on  appelle  la  grande  nation  ;  ceux  do 
l'ouest,  ou  la  petite  nation,  n'y  avoient  point  pris  de  part,  mais  ils  gardèrent 
longtemps  le  secret,  et  ce  ne  fut  que  par  hasard  qu'ils  le  découvrirent,  et 
lorsqu'il  étoit  déjà  trop  tard  pour  donner  avis  à  tout  le  monde  de  se  tenir  sur 
ses  gardes. 

M.  Perrior  ayant  appris  que  les  premiers  avoient  quelque  démêlé  avec 
M.  Dirdn  d'Artaguette,  lieutenant  du  roi  et  commandant  au  fort  de  la  Mau- 
bile,  fit  inviter  les  chefs  de  toute  la  nation  à  le  venir  trouver  à  la  Nouvelle- 
Orléans,  leur  faisant  espérer  une  entière  satisfaction  sur  tous  leurs  griefs.  Ils 
y  vinrent,  et  après  qu'ils  se  furent  expliqués  sur  le  sujet  qui  les  avoit  fait 
appeler,  ils  dirent  au  commandant  général  que  la  nation  étoit  charmée  qu'il 
lui  eût  envoyé  un  officier  pour  résider  dans  leur  pays,  et  qu'il  les  eût  invi- 
tés à  le  venir  voir.  Ils  n'en  dirent  pas  davantage,  mais  ils  s'en  retournèrent 
fort  disposés  1°  à  manquer  de  parole  aux  Chichacas,  à  qui  ils  avoient  promis 
de  détruire  toutes  les  habitations  qui  dépendoient  du  fort  de  la  Maubile  ;  en 
second  lieu,  à  faire  en  sorte  que  les  Natchez  exécutassent  leur  projet.  C'est 
ce  que  les  Natchez  leur  ont  depuis  reproché  en  face  et  en  présence  des  Fran- 
çois, sans  qu'ils  aient  osé  le  nier.  On  n'a  jamais  douté  que  leur  dessein  n'ait 
été  de  nous  obliger  d'avoir  recours  à  eux,  et  par  ce  moyen  de  profiter  et  de 
ce  que  nous  leur  donnerions  pour  les  engager  à  nous  secourir,  et  du  butin 
qu'ils  feroient  sur  les  Natchez. 

Ainsi  le  commandant  général  étoit,  sans  le  savoir,  à  la  veille  de  voir  une 
partie  de  la  colonie  détruite  par  des  ennemis  dont  il  ne  se  défioit  point,  et 


DU   PAYS  DES  NATCHEZ.  525 

Irahi  par  les  alliés  sur  lesquels  il  croyoit  pouvoir  compter,  et  qui  étoient  en 
effet  une  de  ses  grandes  ressources,  mais  qui  vouloient  profiter  de  nos  mal- 
heurs. Au  reste,  il  étoit  d'autant  plus  aisé  à  ceux  que  les  Chichacas  avoient 
mis  dans  leurs  intérêts  de  réussir  dans  leurs  projets,  qu'aucune  habitation 
françoise  n'étoit  à  l'épreuve  d'une  surprise  et  d'un  coup  de  main.  Il  y  avoit 
bien  en  quelques  endroits  des  forts,  mais,  à  l'exception  de  celui  de  la  Mau- 
bile,  ils  n'étoient  que  de  pieux  dont  les  deux  tiers  étoient  pourris;  et 
eussent-ils  été  en  état  de  défense ,  ils  ne  pouvoient  garantir  de  la  fureur  des 
sauvages  qu'un  petit  nombre  d'habitations  voisines.  On  étoit  d'ailleurs 
partout  dans  une  sécurité  qui  auroit  mis  ces  barbares  en  état  de  massacrer 
tous  les  François  jusque  dans  les  places  les  mieux  gardées ,  comme  il  arriva 
le  28  de  novembre  aux  Natchez,  de  la  manière  que  je  vais  dire. 

M.  de  Chépar,  qui  commandoit  dans  ce  poste,  s'étoit  un  peu  brouillé  avec 
ces  sauvages;  mais  il  paroît  que  ceux-ci  avoient  porté  la  dissimulation 
jusqu'à  lui  persuader  que  les  François  navcent  iX)int  d'alliés  plus  fidèles 
qu'eux. 

Le  jour  destiné  pour  l'exécution  du  complot  général  n'étoit  point  encore 
venu  ;  mais  deux  choses  déterminèrent  les  Natchez  à  l'anticiper  :  la  première 
est  qu'il  venoit  d'arriver  au  débarquement  quelques  bateaux  assez  bien 
pourvus  de  marchandises  pour  la  garnison  de  ce  poste,  pour  celle  des  Yazous, 
et  pour  plusieurs  habitants,  et  qu'ils  vouloient  s'en  emparer  avant  que  la 
distribution  s'en  fît ,  la  seconde ,  que  le  commandant  avoit  reçu  la  visite  de 
MM.  Kolly  père  et  fils,  dont  la  concession  n'étoit  pas  éloignée  de  là,  et  de 
plusieurs  autres  personnes  considérables;  car  ils  comprirent  d'abord  qu'en 
prétextant  d'aller  à  la  chasse  pour  donner  à  M.  de  Chépar  de  quoi  régaler  ses 
hôtes,  ils  pourroient  s'armer  tous,  sans  qu'on  se  défiât  de  rien.  Ils  en  firent 
la  proposition  au  commandant;  elle  fut  agréée  avec  joie,  et  sur-le-champ  ils 
allèrent  traiter  avec  les  habitants  pour  avoir  des  fusils,  des  balles  et  de  la 
poudre,  qu'ils  payèrent  comptant. 

Cela  fait,  ils  se  répandirent,  le  lundi  28,  de  grand  matin ,  dans  toutes  les 
habitations,  publiant  qu'ils  alloient  partir  pour  la  chasse,  observant  d'être 
partout  en  plus  grand  nombre  que  les  François.  Ils  chantèrent  ensuite  le 
calumet  en  l'honneur  du  commandant  et  de  sa  compagnie,  après  quoi  ils 
retournèrent  chacun  à  leur  poste.  Un  moment  après,  au  signal  de  trois  coups 
de  fusil  tirés  consécutivement  à  la  porte  du  logis  de  M.  de  Chépar,  ils  firent 
main  basse  en  même  temps  partout.  Le  commandant  et  M.  Kolly  furent  tués 
des  premiers.  Il  n'y  eut  de  résistance  que  dans  la  maison  de  31.  de  La  Loire 
des  Ursins,  commis  principal  de  la  compagnie  des  Indes,  oîi  il  y  avoit  huit 
hommes.  On  s'y  battit  bien.  Huit  Natchez  y  furent  tués ,  six  François  le 
furent  aussi  ;  les  deux  autres  se  sauvèrent.  M.  de  La  Loire  venoit  de  monter 
à  cheval  •  au  premier  bruit  qu'il  entendit,  il  voulut  retourner  chez  lui,  mais 
il  fut  arrêté  par  une  troupe  de  sauvages  ,  contre  lesquels  il  se  défendit  assez 
longtemps,  jusqu'à  ce  que,  percé  de  plusieurs  coups,  il  tomba  mort,  après 
avoir  tué  quatre  Natchez.  Ainsi ,  ces  barbares  perdirent  en  cet  endroit  douze 
hommes  ;  mais  ce  fut  tout  ce  que  leur  coûta  leur  trahison. 


520  DESCP.IPTION    DU    PAYS   DES   NATCIIEZ. 

Avant  quo  d'exécuter  leur  cuiii,,  ils  sétoient  assurés  de  plusieurs  n(-ro^ 
entre  lesquels  étoient  deux  commandants.  Ceux-ci  avoient  persuadt^mx 
autres  qu'ils  seroicnt  libres  avant  les  sauvages  ;  ([ue  nos  femmes  et  nos 
enfants  seroient  leurs  eschnes,  e(  qu'ils  n'auroicnt  rien  à  craindre  des  autres 
postes,  parce  que  le  massacre  so  foroil  en  môme  temps  partout.  Il  paroît 
néanmoins  que  le  secret  n'avoit  été  couûé  qu'à  un  petit  nombre. 


FIN    DE    LA    DESCKU'ïlON 


TABLEAUX 


DE    LA    NATURE 


1784-1790 


POÉSIES    DIVERSES 


PRÉFACE. 


Dans  l'Avertissement  placé  à  la  tête  du  premier  volume  des  Œuvres  com- 
plètes (édition  de  1829),  j'ai  dit  :  «  J'ai  longtemps  fait  des  vers  avant  de 
descendre  à  la  prose.  Ce  n'étoit  qu'avec  regret  que  M.  de  Fontanes  m'avoit 
vu  renoncer  aux  Muses  :  moi-même  je  ne  les  ai  quittées  que  pour  exprimer 
plus  rapidement  des  vérités  que  je  croyois  utiles.  » 

Dans  la  Préface  des  ouvrages  politiques,  j'ai  dit  :  «  Les  Muses  furent 
l'objet  du  culte  de  ma  jeunesse  ;  ensuite  je  continuai  d'écrire  en  prose  avec 
un  penchant  égal  sur  des  sujets  d'imagination,  d'histoire ,  de  politique  et 
même  de  finances.  Mon  premier  ouvrage,  YEssai  historique,  est  un  long  traité 
d'histoire  et  de  politique.  Dans  le  Génie  du  Christianisme,  la  politique  se 
retrouve  partout,  et  je  n'ai  pu  me  défendre  de  l'introduire  jusque  dans  l'Itiné- 
raire et  dans  les  Martyrs.  Mais  par  l'impossibilité  où  sont  les  hommes  d'ac- 
corder deux  aptitudes  à  un  même  esprit,  on  ne  voulut  sortir  pour  moi  du 
préjugé  commun  qu'à  l'apparition  de  la  Monarchie  selon  la  Charte.  » 

Tous  avez  fait  beaucoup  de  vers,  me  dira-t-on  :  soit;  mais  sont-ils  bons  ? 
Voilà  toute  la  question  pour  le  public. 

Je  sais  fort  bien  que  ce  n'est  pas  à  moi^  mais  au  public  à  trancher  cette 

question.  Je  ne  pourrois  appuyer  mes  espérances  que  sur  une  autorité  grave 

à  la  vérité,  mais  peut-être  fascinée  par  les  illusions  de  l'amitié.  Je  vais  pré* 
III.  3i 


530  PREFACE. 

senter  quelques  observations  dont  je  no  prélends  faire  aucune  application  à 
ma  personne  :  je  le  dis  avec  sincérité,  et  j'espère  qu'on  le  croira. 

Les  grands  poètes  ont  été  souvent  de  grands  écrivains  en  prose  ;  qui  peut 
le  plus  peut  le  moins  :  mais  les  bons  écrivains  on  prose  ont  été  presque  tou- 
jours de  méchants  poètes.  La  difficulté  est  de  déterminer,  lorsqu'on  écrit 
aussi  facilement  en  prose  qu'en  vers,  et  en  vers  qu'en  prose,  si  la  nature  vous 
avoit  fait  poëte  d'abord  et  prosateur  ensuite,  ou  prosateur  en  premier  lieu  et 
poëte  après. 

Si  vous  avez  écrit  plus  de  vers  que  de  prose,  ou  plus  de  prose  que  de  vers, 
on  \()us  range  dans  la  catégorie  des  écrivains  en  vers  ou  en  prose,  d'après  le 
nombre  et  le  succès  de  vos  ouvrages. 

Si  l'un  des  deux  talents  domine  chez  vous,  vous  êtes  vite  classé. 

Si  les  deux  talents  sont  à  peu  près  sur  la  môme  ligne,  à  l'instant  on  vous 
en  refuse  un,  par  cette  impossibilité  où  sont  les  hommes  d'accorder  deux  apti- 
tudes à  un  même  esprit,  comme  je  l'ai  déjà  remarqué.  On  vous  loue  même 
excessivement  de  ce  que  vous  avez  pour  déprécier  ce  que  vous  avez  en- 
core, mais  ce  qu'on  ne  veut  pas  reconnoître  ;  on  vous  élève  aux  nues  pour 
vous  rabaisser  au-dessous  de  tout.  L'envie  est  fort  embarrassée,  car  elle  se 
voit  obligée  d'accroître  votre  gloire  pour  la  détruire,  et  si  le  résultat  lui  fait 
plaisir,  le  moyen  lui  fait  peine 

Répétez,  par  exemple,  jusqu'à  satiété  que  presque  tous  les  grands  talents 
politiques  et  militaires  de  la  Grèce,  de  l'Italie  ancienne,  de  l'Italie  moderne, 
de  l'Allemagne,  de  l'Angleterre,  ont  été  aussi  de  grands  talents  littéraires, 
vous  ne  parviendrez  jamais  à  convaincre  de  cette  vérité  de  fait  la  partie 
médiocre  et  envieuse  de  notre  société.  Ce  préjugé  barbare  qui  sépare  les 
talents  n'existe  qu'en  France,  où  l'amour-propre  est  inquiet,  oiî  chacun  croit 
perdre  ce  que  son  voisin  possède,  oîi  enOn  on  avoit  divisé  les  facultés  de 
l'esprit  comme  les  classes  des  citoyens.  Nous  avions  nos  trois  ordres  intellec- 
tuels, le  génie  politique,  le  génie  militaire,  le  génie  littéraire,  comme  nous 
avions  nos  trois  ordres  politiques,  le  clergé,  la  noblesse  et  le  tiers  état;  mais 
dans  la  constitution  des  trois  ordres  intellectuels,  il  étoit  de  principe  qu'ils  ne 
pouvoient  jamais  se  trouver  réunis  dans  la  même  chambre,  c'est-à-dire  dans 

la  môme  tête. 

Le  gouvernement  public  dont  nous  jouissons  maintenant  fera  disparoître 
peu  à  peu  ces  notions  dignes  des  Velches.  Il  étoit  tout  simple  que  dans  une 
monarchie  militaire,  où  l'on  n'avoit  besoin  ni  de  l'étude  politique,  ni  de  l'élo- 
quence de  la  tribune,  les  lettres  parussent  un  amusement  de  cabinet  ou  une 
occupation  de  collège.  Force  sera  aujourd'hui  de  reconnoître  que  le  consul 


PRÉFACE.  531 

Cicéron  étoit  non-seulement  un  grand  orateur,  mais  encore  un  grand  écri- 
vain, comme  César  étoit  un  grand  historien  et  un  grand  poëte. 

De  ces  considérations  (  que,  pour  le  dire  encore  une  fois,  je  présente  dans 
un  intérêt  général,  nullement  dans  celui  de  ma  vanité),  je  passe  à  Yhistoriqm 
de  mes  poésies. 

Sij'avois  voulu  tout  imprimer,  le  public  n'en  auroitpas  été  quitte  à  moins 
de  deux  ou  trois  gros  volumes.  Je  faisois  des  vers  au  collège,  et  j'ai  continué 
d'en  faire  jusqu'à  ce  jour  :  je  me  suis  gardé  de  les  montrer  aux  gens.  Les  Muses 
ont  été  pour  moi  des  divinités  de  famille,  des  Lares  que  je  n'adorois  qu'à 
mes  foyers. 

Les  poésies,  en  très-petit  nombre,  que  je  me  suis  déterminé  à  conserver 
sont  divisées  en  deux  classes,  savoir  :  les  poésies  échappées  à  ma  première 
jeunesse,  et  celles  que  j'ai  composées  aux  différentes  époques  de  ma  vie.  J'en 
ai  marqué  les  dates  autant  que  possible,  aGn  qu'on  pût  suivre  dans  mes  vers, 
comme  on  a  suivi  dans  ma  prose,  l'ordre  chronologique  des  idées  et  le  déve- 
loppement graduel  de  l'art. 

Tous  ipes  premiers  vers,  sans  exception,  sont  inspirés  par  l'amour  des 
champs;  ils  forment  une  suite  de  petites  idylles  sans  moutons,  et  où  l'on 
trouve  à  peine  un  berger.  J'ai  compris  les  vers  de  1784  à  1790  sous  ce  titre  : 
Tableaux  de  la  Nature.  Je  n'ai  rien  ou  presque  rien  changé  à  ces  vers  :  com- 
posés à  une  époque  où  Dorât  avoit  gâté  le  goût  des  jeunes  poètes,  ils  n'ont 
rien  de  maniéré,  quoique  la  langue  y  soit  quelquefois  fortement  invertie;  ils 
sont  d'ailleurs  coupés  avec  une  liberté  de  césure  que  l'on  ne  se  permettoit 
guère  alors.  Les  rimes  sont  soignées,  les  mètres  variés,  quoique  disposés  à 
se  former  en  dix  syllabes.  On  retrouve  dans  ces  essais  de  ma  Muse  des  des- 
criptions que  j'ai  transportées  depuis  dans  ma  prose. 

C'est  dans  ces  idylles  d'une  espèce  nouvelle  que  le  lecteur  rencontrera  les 
premières  lignes  qui  aient  jamais  été  imprimées  de  moi.  Le  neuvième  tableau 
fut  inséré  dans  VÂlmanach  des  Muses  de  1790  ;  il  y  figure  à  la  page  205  sous 
ce  titre,  que  je  lui  ai  conservé  :  l'Amour  de  la  campagne,  par  le  chevalier  de 
C***.  On  en  parla  dans  la  société  de  Ginguené,  de  Lebrun,  de  Chamfort,  de 
Parny,  de  Flins,  de  La  Harpe  et  de  Fontanes,  avec  lesquels  j'avois  des  liaisons 
plus  ou  moins  étroites.  Je  prenois  mal  mon  temps  pour  faire  Ma  veille  des  armes 
da.i\s  VAlmanach  des  Muses;  on  étoit  déjà  en  pleine  révolution,  et  ce  n'étoit 
plus  avec  des  quatrains  qu'on  pouvoit  aller  à  la  renommée. 

Voici  ce  que  je  lis  dans  les  Mémoires  inédits  de  ma  vie,  au  sujet  de  mon 
début  dans  la  carrière  littéraire.  Après  avoir  fait  le  tableau  des  diverses 
sociétés  de  Paris  à  cette  époque  et  le  portrait  des  principaux  acteurs,  je  dis  : 


532  PREFACE. 

«  On  me  demandera  :  Et  l'histoire  de  votre  présentation,  que  devint-elle? 
—  Elle  resta  là.  —  Vous  ne  chassâtes  donc  plus  avec  le  roi  après  avoir  monte 
dans  les  carrosses?  —  Pas  plus  qu'avec  l'empereur  de  la  Chine.  —  Vous  ne 
retournâtes  donc  plus  à  la  cour?  —  J'allai  deux  fois  jusqu'à  Sèvres,  et  revins 
à  Paris.  —  Vous  ne  tirâtes  donc  aucun  parti  de  votre  position  et  de  celle  de 
votre  frère  ?  —  Aucun.  —  Que  faisiez-vous  donc  ?  —  Je  m'ennuyois,  —  Ainsi 
vous  ne  vous  sentiez  aucune  ambition? —  Si  fait  :  à  force  d'intrigues  et  de 
soucis,  je  parvins,  par  la  protection  de  Delisle  de  Sales,  à  la  gloire  de  faire 
insérer  dans  l'^/ma/uxc/i  des  Muses  une  idylle  [l'Amour  de  la  campoMjne)  dont 
l'apparition  me  pensa  faire  mourir  de  crainte  et  d'espérance.  »  • 

Au  retour  de  l'émigration,  mon  ami  M.  de  Fontanes,  qui  connoissoit  mes 
secrets  poétiques,  m'engagea  à  laisser  insérer  dans  le  Mercure  les  vers  inti- 
tulés la  Forêt.  Tandis  que  j'étois  à  Londres,  M.  Peltier  avoit  publié  dans  son 
journal  mon  imitation  de  l'élégie  de  Gray  sur  un  Cimetière  de  campagne.  Cette 
imitation  a  été  réimprimée,  en  1828,  dans  les  Annales  romantiques.  Les  autres 
pièces  ont  été  publiées  pour  la  première  fois,  en  4828,  dans  l'édition  de  mes 
Œuvres  complètes. 


TABLEAUX 


DE   LA   NATURE 


i: 


INVOCATION. 

Je  voudrois  célébrer  dans  des  vers  ingénus 

Les  plantes,  leurs  amours,  leurs  penchants  inconnus, 

L'humble  mousse  attachée  aux  voûtes  des  fontaines, 

L'herbe  qui  d'un  tapis  couvre  les  vertes  plaines, 

Sur  ces  monts  exaltés  le  cèdre  précieux 

Qui  parfume  les  airs  et  s'approche  des  cieux 

Pour  offrir  son  encens  au  Dieu  de  la  nature. 

Le  roseau  qui  frémit  au  bord  d'une  onde  pure, 

Le  tremble  au  doux  parler,  dont  le  feuillage  frais 

Remplit  de  bruits  légers  les  antiques  forêts, 

Et  le  pin  qui ,  croissant  sur  des  grèves  sauvages, 

Semble  l'écho  plaintif  des  mers  et  des  orages  : 

L'innocente  nature  et  ses  tableaux  touchants; 

Ainsi  qu'à  mon  amour  auront  part  à  mes  chants. 


53/t  TABLEAUX 


il. 


LA   FORÊT 

Forêt  silencieuse,  aimable  solitude, 
Que  j'aime  à  parcourir  votre  ombrage  ignoré! 
Dans  vos  sombres  détours,  en  rêvant  égaré. 
J'éprouve  un  sentiment  libre  d'inquiétude! 
Prestige  de  mon  cœur!  je  crois  voir  s'exhaler 
Des  arbres,  des  gazons,  une  douce  tristesse  : 
Cette  onde  que  j'entends  murmure  avec  mollesse, 
Et  dans  le  fond  des  bois  semble  encor  m'appeler. 
Oh!  que  ne  puis-je,  heureux,  passer  ma  vie  entière 
Ici,  loin  des  humains!  — Au  bruit  de  ces  ruisseaux. 
Sur  un  tapis  de  fleurs,  sur  l'herbe  printanière. 
Qu'ignoré  je  sommeille  à  l'ombre  des  ormeaux  ! 
Tout  parle,  tout  me  plaît  sous  ces  voûtes  tranquilles  s 
Ces  genêts,  ornements  d'un  sauvage  réduit. 
Ce  chèvrefeuille  atteint  d'un  vent  léger  qui  fuit. 
Balancent  tour  à  tour  leurs  guirlandes  mobiles. 
Forêts,  dans  vos  abris  gardez  mes  vœux  offerts  ! 
A  quel  amant  jamais  serez -vous  aussi  chères? 
D'autres  vous  rediront  des  amours  étrangères; 
Moi  de  vos  charmes  seuls  j'entretiens  vos  déserts  '. 


III. 

LE   SOIR,  AU   BORD   DE   LA   MER. 

Les  bois  épais,  les  sirtes  mornes,  nues. 
Mêlent  leurs  bords  dans  les  ombres  chenues. 
En  scintillant  dans  le  zénith  d'azur. 
On  voit  percer  l'étoile  solitaire  : 
A  l'occident ,  séparé  de  la  terre, 

1.  Vers  imprimés  dans  le  Mercure.  Voyez  la  Préface. 


DE  LA   NATURE.  535 

L'écueil  blanchit  sous  un  horizon  pur, 
Tandis  qu'au  nord ,  sur  les  mers  cristallines, 
Flotte  la  nue  en  vapeurs  purpurines. 
D'un  carmin  vif  les  monts  sont  dessinés  ; 
Du  vent  du  soir  se  meurt  la  voix  plaintive  -, 
Et ,  mollement  l'un  à  l'autre  enchaînés, 
Les  flots  calmés  expirent  sur  la  rive. 

Tout  est  grandeur,  pompe,  mystère,  amour  : 
Et  la  nature,  aux  derniers  feux  du  jour, 
Avec  ses  monts,  ses  forêts  magnifiques, 
Son  plan  sublime  et  son  ordre  éternel, 
S'élève  ainsi  qu'un  temple  solennel , 
Resplendissant  de  ses  beautés  antiques. 
Le  sanctuaire  où  le  Dieu  s'introduit 
Semble  voilé  par  une  sainte  nuit  ; 
Mais  dans  les  airs  la  coupole  hardie, 
Des  arts  divins,  gracieuse  harmonie, 
Offre  un  contour  peint  des  fraîches  couleurs 
De  l'arc- en-ciel,  de  l'aurore  et  des  fleurs. 


IV. 

LE    SOIR,    DANS   UNE   VALLÉE. 

Déjà  le  soir  de  sa  vapeur  bleuâtre 
Enveloppoit  les  champs  silencieux  ; 
Par  le  nuage  étoient  voilés  les  cieux  : 
Je  m'avançois  vers  la  pierre  grisâtre. 

Du  haut  d'un  mont  une  onde  rugissant 
S'élançoit-:  sous  de  larges  sycomores, 
Dans  ce  désert  d'un  calme  menaçant, 
Rouloient  des  flots  agités  et  sonores. 
Le  noir  torrent,  redoublant  de  vigueur, 
Entroit  fougueux  dans  la  forêt  obscure 
De  ces  sapins,  au  port  plein  de  langueur, 
Qui ,  négligés  comme  dans  la  douleur, 


MG  TABLEAUX   - 

Laissent  lombcr  Iriir  longue  chevelure, 
De  branche  en  branche  errant  à  l'aventure. 
Se  regardant  dans  un  silence  affreux, 
Des  rochers  nus  s'éicvoient,  ténébreux; 
Leur  front  aride  et  leurs  cimes  sauvages 
Voyoient  glisser  et  fumer  les  nuages  : 
Leurs  longs  sommets,  en  prisme  partagés, 
Étoient  dos  eaux  et  des  mousses  rongés. 
Des  liserons,  d'humides  capillaires, 
Couvroient  les  flancs  de  ces  monts  solitaires; 
Plus  tristement  des  lierres  encor 
Se  suspendoient  aux  rocs  inaccessibles  ; 
Et  contrasté,  teint  de  couleurs  paisibles, 
Le  jonc,  couvert  de  ses  papillons  d'or, 
Rioit  au  vent  sur  des  sites  terribles. 

Mais  tout  s'efface,  et  surpris  de  la  nuit. 
Couché  parmi  des  bruyères  laineuses. 
Sur  le  courant  des  ondes  orageuses 
Je  vais  pencher  mon  front  chargé  d'ennui. 


\/. 


NUIT   DE    PRINTEMPS. 

Le  ciel  est  pur,  la  lune  est  sans  nuage  : 

Déjà  la  nuit  au  calice  des  fleurs 

Verse  la  perle  et  l'ambre  de  ses  pleurs; 

Aucun  zéphyr  n'agite  le  feuillage. 

Sous  un  berceau,  tranquillement  assis. 

Où  le  lilas  flotte  et  pend  sur  ma  tête. 

Je  sens  couler  mes  pensers  rafraîchis    ■ 

Dans  les  parfums  que  la  nature  apprête. 

Des  bois  dont  l'ombre,  en  ces  prés  blanchissants, 

Avec  lenteur  se  dessine  et  repose, 

Deux  rossignols,  jaloux  de  leurs  accents. 

Vont  tour  à  tour  réveiller  le  printemps 

Qui  sommeilloit  sous  ces  touffes  de  rose. 


DE  LA  NATURE.  537 

Mélodieux,  solitaire  Ségrais, 

Jusqu'à  mon  cœur  vous  portez  votre  paix! 

Des  prés  aussi  traversant  le  silence, 

J'entends  au  loin ,  vers  ce  riant  séjour, 

La  voix  du  chien  qui  gronde  et  veille  autour 

De  l'humble  toit  qu'habite  l'innocence. 

Mais  quoi!  déjà,  belle  nuit,  je  te  perds! 

Parmi  les  cieux  à  l'aurore  entr'ouverts , 

Phébé  n'a  plus  que  des  clartés  mourantes , 

Et  le  zéphyr,  en  rasant  le  verger, 

De  l'orient,  avec  un  bruit  léger. 

Se  vient  poser  sur  ces  tiges  tremblantes. 


YI. 


NUIT  D'AUTOMNE. 

Mais  des  nuits  d'automne 
Goûtons  les  douceurs  ; 
Qu'aux  aimables  fleurs 
Succède  Pomone. 
Le  pâle  couchant 
Brille  encore  à  peine  ; 
De  Vénus,  qu'il  mène. 
L'astre  va  penchant  ; 
La  lune ,  emportée 
Vers  d'autres  climats, 
Ne  montrera  pas 
Sa  face  argentée. 
De  ces  peupliers, 
Au  bord  des  sentiers. 
Les  zéphyrs  descendent, 
Dans  les  airs  s'étendent , 
Effleurent  les  eaux , 
Et  de  ces  ormeaux 
Raniment  la  sève  : 
Comme  une  vapeur, 
La  douce  Iraîcheur 


^^^  TABLEAUX 

Do  ces  Iwis  s'éUVp. 
Sous  ces  arbres  verls, 
Qu'un  vent  frais  balance, 
J'entends  en  silence 
Leurs  légers  concerts  : 
Mollement  bercée, 
La  voûte  pressée 
En  dôme  orgueilleux 
Serre  son  ombrage , 
Et  puis  s'entr'ouvrant. 
Du  ciel  lentement 
Découvre  l'image. 
Là,  des  nuits  l'azur 
Dans  un  cristal  pur 
Déroule  ses  voiles. 
Et  le  flot  brillant 
Coule  en  sommeillant 
Sur  un  lit  d'étoiles- 

Oh  !  charme  nouveau  ! 
Le  son  du  pipeau 
Dans  l'air  se  déploie, 
Et  du  fond  des  bois 
M'apporte  à  la  fois 
L'amour  et  la  joie. 
Près  des  ruisseaux  clairs.. 
Au  chaume  d'Adèle 
Le  pasteur  fidèle 
Module  ses  airs. 
Tantôt  il  soupire , 
Tantôt  il  désire  ; 
Se  tait  :  tour  à  tour 
Sa  simple  cadence 
Me  peint  son  amour 
Et  son  innocence. 
Dans  son  lit  heureux 
La  pauvre  attentive 
Ecoute,  pensive, 
Ces  sons  dangereux  : 
Le  drap  qui  la  couvre 
Loin  d'elle  a  roulé, 


DE  LA   NATURE.  539 

Et  son  œil  troublé  * 

Mollement  s'entr'ouvre. 

Tout  entière  au  bruit 

Qui  pendant  la  nuit 

La  charme  et  l'accuse, 

Adèle  au  vainqueur 

Son  aveu  refuse 

Et  donne  son  cœur. 


VII. 

LE   PRINTEMPS,    L'ÉTÉ   ET   L'HIVER. 

Vallée  au  nord,  onduleuse  prairie, 

Déserts  charmants,  mon  cœur,  formé  pour  vous. 

Toujours  vous  cherche  en  sa  mélancolie. 

A  ton  aspect,  solitude  chérie, 

Je  ne  sais  quoi  de  profond  et  de  doux 

Vient  s'emparer  de  mon  âme  attendrie. 

Si  l'on  savoit  le  calme  qu'un  ruisseau 

En  tous  mes  sens  porte  avec  son  murmure, 

Ce  calme  heureux  que  j'ai,  sur  la  verdure, 

Goûté  cent  foif^  seul  au  pied  d'un  coteau, 

Les  froids  amants  du  froid  séjour  des  villes 

Rechercheroient  ces  voluptés  faciles. 

Si  le  printemps  les  champs  vient  émailler, 

Dans  un  coin  frais  de  ce  vallon  paisible , 

Je  lis  assis  sous  le  rameux  noyer. 

Au  rude  tronc,  au  feuillage  flexible. 

Du  rossignol  le  suave  soupir 

Enchaîne  alors  mon  oreille  captive , 

Et  dans  un  songe  au-dessus  du  plaisir 

Laisse  flotter  mon  âme  fugitive. 

Au  fond  d'un  bois  quand  l'été  va  durant, 

Est-il  une  onde  aimable  et  sinueuse 

Qui,  dans  son  cours,  lente  et  voluptueuse, 

A  chaque  fleur  s'arrête  en  soupirant? 


bhO  TABLEAUX 

Cent  fois  au  bord  de  cette  onde  infidèle 
J'irai  dormir  sous  le  coudre  odorant, 
Et  disputer  de  paresse  avec  elle. 

Sous  le  saule  nourri  de  ta  fraîcheur  amie, 

Fleuve  témoin  de  mes  soupirs , 
Dans  ces  prés  émaillés,  au  doux  bruit  des  zéphyrs, 
Ton  passage  offre  ici  l'image  de  la  vie. 
En  des  vallons  déserts,  au  sortir  de  ces  (leurs, 

Tu  conduis  tes  ondes  errantes  : 

Ainsi  nos  heures  inconstantes 

Passent  des  plaisirs  aux  douleurs. 

Mais  si  voluptueux,  du  moins  dans  notre  course. 

Du  printemps  nous  allons  jouir, 
Nos  jours  plus  doucement  s'éloignent  de  leur  source. 
Emportant  avec  eux  un  tendre  souvenir  : 
Ainsi  tu  vas  moins  triste  au  rocher  solitaire, 

Vers  ces  bois  où  tu  fuis  toujours, 

Si  de  ces  prés  ton  heureux  cours 

Entraîne  quelque  fleur  légère. 

De  mon  esprit  ainsi  l'enchantement 
Naît  et  s'accroît  pendant  tout  un  feuillage. 
L'aquilon  vient ,  et  l'on  voit  tristement 
L'arbre  isolé  sur  le  coteau  sauvage 
Se  balancer  au  milieu  de  l'orage. 
De  blancs  oiseaux  en  troupes  partagés 
Quittent  les  bords  de  l'Océan  antique  : 
Tous  en  silence  à  la  file  rangés 
Fendent  l'azur  d'un  ciel  mélancolique. 
J'erre  aux  forêts  où  pendent  les  frimas  : 
Interrompu  par  le  bruit  de  la  feuille 
Que  lentement  j   traîne  sous  mes  pas, 
Dans  ses  pensers  mon  esprit  se  recueille. 

Qui  le  croiroit?  plaisirs  solacieux. 

Je  vous  retrouve  en  ce  grand  deuil  des  cieux  : 

L'habit  de  veuve  embellit  la  nature. 

11  est  un  charme  à  des  bois  sans  parure  : 


DE  LA  NATURE.  5B 


Ces  prés  riants  entourés  d'aunes  verts, 
Où  l'onde  molle  énerve  la  pensée, 
Où  sur  les  fleurs  l'âme  rêve  bercée 
Aux  doux  accords  du  feuillage  et  des  airs. 
Ces  prés  riants  que  l'aquilon  moissonne. 
Plaisent  aux  cœurs.  Vers  la  terre  courbés 
Nous  imitons,  ou  flétris  ou  tombés, 
L'herbe  en  hiver  et  la  feuille  en  automne. 


Yiir. 


LA  MER. 


Des  vastes  mers  tableau  philosophique, 
Tu  plais  au  cœur  de  chagrins  agité  : 
Quand  de  ton  sein,  par  les  vents  tourmenté. 
Quand  des  écueils  et  des  grèves  antiques 
Sortent  des  bruits,  des  voix  mélancoliques. 
L'âme  attendrie  en  ses  rêves  se  perd , 
Et,  s'égarant  de  penser  en  penser 
ComiT  -  les  flots  de  murmure  en  murmure, 
Elle  se  mêle  à  toute  la  nature  : 
Avec  les  vents,  dans  le  fond  des  déserts. 
Elle  gémit  le  long  des  bois  sauvages, 
Sur  l'Océan  vole  avec  les  orages. 
Gronde  en  la  foudre  et  tonne  dans  les  mers. 

Mais  quand  le  jour  sur  les  vagues  tremblantes 
S'en  va  mourir;  quand,  souriant  encor, 
Le  vieux  soleil  glace  de  pourpre  et  d'or 
Le  vert  changeant  des  mers  étincelantes, 
Dans  des  lointains  fuyants  et  veloutés 
En  enfonçant  ma  pensée  et  ma  vue, 
j'aime  à  créer  des  mondes  enchantés. 
Baignés  des  eaux  d'une  mer  inconnue. 
L'ardent  désir,  des  obstacles  vainqueur. 


5/,2  TABLEAUX 

Trouve,  embellit  des  rives  bocagcres, 
Des  lieux  de  paix,  des  îles  de  bonheur, 
Où,  transporté  par  les  douces  chimères. 
Je  m'abandonne  aux  songes  de  mon  cœur. 


IX. 


L'AMOUR  DE  LA  CAMPAGNE. 


Que  de  ces  prés  l'émail  plaît  à  mon  cœur  I 
Que  de  ces  bois  l'ombrage  m'intéresse  ! 
Quand  je  quittai  cette  onde  enchanteresse, 
L'hiver  régnoit  dans  toute  sa  fureur. 


Ht  cependant  mes  yeux  demandoient  ce  rivage  ; 

Et  cependant  d'ennuis,  de  chagrins  dévoré. 

Au  milieu  des  palais,  d'hommes  froids  entouré, 

Je  regrettois  partout  mes  amis  du  village. 

Mais  le  printemps  me  rend  mes  champs  et  mes  beaux  jours. 

Vous  m'allez  voir  encore,  ô  verdoyantes  plaines  ! 

Assis  nonchalamment  auprès  devos  fontaines, 

Un  Tibulle  à  la  main ,  me  nourrissant  d'amours. 

Fleuve  de  ces  vallons,  là,  suivant  tes  détours, 

J'irai  seul  et  content  gravir  ce  mont  paisible 

Souvent  tu  me  verras,  inquiet  et  sensible, 

Arrêté  sur  tes  bords  en  regardant  ton  cours. 

J'y  veux  terminer  ma  carrière  ; 

Rentré  dans  la  nuit  des  tombeaux, 
Mon  ombre,  encor  tranquille  et  solitaire. 
Dans  les  forêts  cherchera  le  repos. 

Au  séjour  des  grandeurs  mon  nom  mourra  sans  gloire, 
Mais  il  vivra  longtemps  sous  les  toits  de  roseaux, 


DE   LA  NATURE.  5A3 

-Mais  d'âge  en  âge  en  gardant  leurs  troupeaux, 
Des  bergers  attendris  feront  ma  courte  histoire  : 


«  Notre  amî ,  diront-ils,  naquit  sous  ce  berceau  ; 
Il  commença  sa  vie  à  l'ombre  de  ces  chênes  ; 

11  la  passa  couché  près  de  cette  eau, 

Et  sous  ies  Heurs  sa  tombe  est  dans  ces  plaines  ' .  » 


X. 


LES  ADIEUX. 


Le  temps  m'appelle  :  il  faut  finir  ces  vers. 

A  ce  penser  défaillit  mon  courage. 

Je  vous  salue,  ô  vallons  que  je  perds  ! 

Écoutez -moi  :  c'est  mon  dernier  hommage. 

Loin,  loin  d'ici,  sur  la  terre  égaré, 

Je  vais  traîner  une  importune  vie  : 

Mais,  quelque  part  que  j'habite  ignoré. 

Ne  craignez  point  qu'un  ami  vous  oublie. 

Oui,  j'aimerai  ce  rivage  enchanteur, 

Ces  monts  déserts  qui  remplissoient  mon  cœur 

Et  de  silence  et  de  mélancolie  ; 

Surtout  ces  bois,  chers  à  ma  rêverie, 

Où  je  voyois,  de  buisson  en  buisson. 

Voler  sans  bruit  un  couple  solitaire. 

Dont  j'entendois,  sous  l'orme  héréditaire, 

Seul,  attendri,  la  dernière  chanson. 

Simples  oiseaux,  retiendrez -vous  la  mienne? 

Parmi  ces  bois,  ah!  qu'il  vous  en  souvienne! 

En  te  quittant  je  chante  tes  attraits, 

Bord  adoré!  De  ton  maître  fidèle 

Si  les  talents  égaloient  les  regrets, 

1.  Vers  imprimés  dans  VAlmanach  des  Muses,  année  1790,  p.  205.  Voyez  la  Préface. 


544  TABLEAUX   DK    LA   NATURE. 

Ces  derniers  vers  n'auroicnt  poinl  do  modèle. 
Mais  aux  pinceaux  de  la  nature  épris 
La  gloire  échappe  et  n'en  est  point  le  prix. 
Ma  Muse  est  simple,  et  rougissante  et  nue; 
Je  dois  mourir  ainsi  que  l'humble  fleur 
Oui  passe  à  l'ombre,  et  seulement  connue 
De  ces  ruisseaux  qui  faisoient  son  bonheur. 


FIN    DlîS     TABLEAUX     DE    LA    NATURE 


POÉSIES   DIVERSES 


I. 

LES  TOMBEAUX  CHAMPÊTRES. 

ÉLÉGIE    IMITÉE    DE  GBAY  *. 

Londres,  1796. 

Dans  les  airs  frémissants  j'entends  le  long  murmure 
De  la  cloche  du  soir  qui  tinte  avec  lenteur  ; 
Les  troupeaux  en  bêlant  errent  sur  la  verdure  ; 
Le  berger  se  retire  et  livre  la  nature 
A  la  nuit  solitaire,  à  mon  penser  rêveur 
Dans  l'orient  d'azur  l'astre  des  nuits  s'avance, 
Et  tout  l'air  se  remplit  d'un  calme  solennel. 
Du  vieux  temple  verdi  sous  ce  lierre  immortel 
L'oiseau  de  la  nuit  seul  trouble  le  grand  silence. 
On  n'entend  que  le  bruit  de  l'insecte  incertain, 
Et  quelquefois  encore,  au  travers  de  ces  hêtres, 
Les  sons  interrompus  des  sonnettes  champêtres 
Du  troupeau  qui  s'endort  sur  le  coteau  lointain. 

Dans  ce  champ  où  l'on  voit  l'herbe  mélancolique 
Flotter  sur  les  sillons  que  forment  ces  tombeaux, 
Les  rustiques  aïeux  de  nos  humbles  hameaux 
Au  bruit  du  vent  des  nuits  dorment  sous  l'if  antique. 
De  la  jeune  Progné  le  ramage  confus, 

1.  Cette  imitation  a  été  imprimée  à  Londres,  dans  le  journal  de  Peltier.  Voyez  la 
Préface. 

lu.  35 


5Zi6  POÉSIES    DIVERSES. 

Du  z('phyr,  au  matin,  la  voix  fraîche  et  cdleste, 
Les  chants  perçants  du  coq  ne  réveilleront  i)lus 
Ces  bergers  endormis  sous  cette  couche  agreste. 
Près  de  l'àtre  brûlant  une  épouse  modeste 
N'apprête  plus  pour  eux  le  champêtre  repas; 
Jamais  à  leur  retour  ils  ne  verront,  hélas! 
D'enfants  au  doux  parler  une  troupe  légère. 
Entourant  leurs  genoux  et  retardant  leurs  pas, 
Se  disputer  l'amour  et  les  baisers  d'un  père. 
Souvent,  ô  laboureurs!  Cérès  mûrit  pour  vous 
Les  flottantes  moissons  dans  les  champs  qu'elle  dore; 
Souvent  avec  fracas  tombèrent  sous  vos  coups 
Les  pins  retentissants  dans  la  forêt  sonore. 
En  vain  l'ambition,  qu'enivrent  ses  désirs, 
Méprise  et  vos  travaux  et  vos  simples  loisirs  : 
Eh!  que  sont  les  honneurs?  L'enfant  de  la  victoire. 
Le  paisible  mortel  qui  conduit  un  troupeau, 
Meurent  également  ;  et  les  pas  de  la  gloire, 
Comme  ceux  du  plaisir,  ne  mènent  qu'au  tombeau. 
Qu'importe  que  pour  nous  de  vains  panégyriques 
D'une  voix  infidèle  aient  enflé  les  accents? 
Les  bustes  animés,  les  pompeux  monuments. 
Font- ils  parler  des  morts  les  muettes  reliques? 

Jetés  loin  des  hasards  qui  forment  la  vertu. 
Glacés  par  l'indigence  aux  jours  qu'ils  ont  vécu. 
Peut-être  ici  la  mort  enchaîne  en  son  empire 
De  rustiques  Newtons  de  la  terre  ignorés. 
D'illustres  inconnus  dont  les  talents  sacrés 
Eussent  charmé  les  dieux  sur  le  luth  qui  respire  : 
Ainsi  brille  la  perle  au  fond  des  vastes  mers  ; 
Ainsi  meurent  aux  champs  des  roses  passagères 
Qu'on  ne  voit  point  rougir,  et  qui,  loin  des  bergères, 
D'inutiles  parfums  embaument  les  déserts. 

Là  dorment  dans  l'oubli  des  poètes  sans  gloire, 
Des  orateurs  sans  voix,  des  héros  sans  victoire  : 
Que  dis -je?  des  Titus  faits  pour  être  adorés. 
Mais  si  le  sort  voila  tant  de  vertus  sublimes, 
Sous  ces  arbres  en  deuil  combien  aussi  de  crimes 
-Le  silence  et  la  mort  n'ont -ils  point  dévorés! 


POESIES    DIVERSES.  D47 

Loin  d'un  monde  trompeur,  ces  bergers  sans  envie. 

Emportant  avec  eux  leurs  tranquilles  vertus, 

Sur  le  fleuve  du  temps  passagers  inconnus. 

Traversèrent  sans  bruit  les  déserts  de  la  vie. 

Une  pierre,  aux  passants  demandant  un  soupir, 

Du  naufrage  des  ans  a  sauvé  leur  mémoire  ; 

Une  Muse  ignorante  y  grava  leur  histoire 

Et  le  texte  sacré  qui  nous  aide  à  mourir. 

En  fuyant  pour  toujours  les  champs  de  la  lumière. 

Qui  ne  tourne  la  tête  au  bout  de  la  carrière? 

L'homme  qui  va  passer  cherche  un  secours  nouveau  : 

Que  la  main  d'un  ami,  que  ses  soins  chers  et  tendres, 

Entr'ouvrent  doucement  la  pierre  du  tombeau  ! 

Le  feu  de  l'amitié  vit  encor  dans  nos  cendres. 

Pour  moi  qui  célébrai  ces  tombes  sans  honneurs, 

Si  quelque  voyageur,  attiré  sur  ces  rives 

Par  l'amour  de  rêver  et  le  charme  des  pleurs, 

S'informe  de  mon  sort  dans  ses  courses  pensives. 

Peut-être  un  vieux  pasteur,  en  gardant  ses  troupeaux, 

Lui  fera  simplement  mon  histoire  en  ces  mots  : 

«  Souvent  nous  l'avons  vu,  dans  sa  marche  posée. 

Au  souris  du  matin,  dans  l'orient  vermeil, 

Gravir  les  frais  coteaux  à  travers  la  rosée. 

Pour  admirer  au  loin  le  lever  du  soleil. 

Là- bas,  près  du  ruisseau,  sur  la  mousse  légère, 

A  l'ombre  du  tilleul  que  baigne  le  courant, 

Immobile  il  revoit,  tout  le  jour  demeurant 

Les  regards  attachés  sur  l'onde  passagère. 

Quelquefois  dans  les  bois  il  méditoit  ses  vers 

Au  murmure  plaintif  du  feuillage  et  des  airs. 

Un  matin  nos  regards,  sous  l'arbre  centenaire. 

Le  cherchèrent  en  vain  au  repli  du  ruisseau  ; 

L'aurore  reparut,  et  l'arbre  et  le  coteau, 

Et  la  bruyère  encor,  tout  étoit  solitaire. 

Le  jour  suivant,  hélas  !  à  la  file  allongé. 

Un  convoi  s'avança  par  le  chemin  du  temple. 

Approche,  voyageur  !  lis  ces  vers,  et  contemple 

Ce  triste  monument  que  la  mousse  a  rongé.  » 


5/j8  POESIES   DIVERSES. 


ÉPITAPIIE. 


Ici  dort  à  l'abri  des  orages  du  monde 
Celui  qui  fut  longtemps  jouet  de  leur  fureur. 
Des  forêts  il  chercha  la  retraite  profonde, 
Et  la  mélancolie  habita  dans  son  cœur. 
De  l'amitié  divine  il  adora  les  charmes, 
Aux  malheureux  donna  tout  ce  qu'il  eut,  des  larmes 
Passant,  ne  porte  point  un  indiscret  flambeau 
Dans  l'abîme  où  la  mort  le  dérobe  à  ta  vue  : 
Laisse-le  reposer  sur  la  rive  inconnue, 
De  l'autre  côté  du  tombeau. 


II. 

A  LYDIE. 

IMITATION    d'aLCÉE,    POETE    GRBC 

Londres,  1797. 

Lydie,  es -tu  sincère?  Excuse  mes  alarmes  : 
Tu  t'embellis  en  accroissant  mes  feux  ; 

Et  le  même  moment  qui  t'apporte  des  charmes 
Ride  mon  front  et  blanchit  mes  cheveux. 

Au  matin  de  tes  ans,  de  la  foule  chérie. 
Tout  est  pour  toi  joie,  espérance,  amour; 

Et  moi,  vieux  voyageur,  sur  ta  route  fleurie 
Je  marche  seul  et  vois  finir  le  jour. 

Ainsi  qu'un  doux  rayon  quand  ton  regard  humide 
Pénètre  au  fond  de  mon  cœur  ranimé. 

J'ose  à  peine  effleurer  d'une  lèvre  timide 
De  ton  beau  front  le  voile  parfumé. 

Tout  à  la  fois  honteux  et  fier  de  ton  caprice. 
Sans  croire  en  toi,  je  m'en  laisse  enivrer. 

J'adore  tes  attraits,  mais  je  me  rends  justice  : 
Je  sens  l'amour  et  ne  puis  l'inspirer. 


POÉSIES   DIVERSES.  5/»9 

Par  quel  enchantement  ai -je  pu  te  séduire? 

N'aurois-tu  point  dans  mon  dernier  soleil 
Cherché  l'astre  de  feu  qui  sur  moi  sembloit  luire 

Quand  de  Sapho  je  chantois  le  réveil? 

Je  n'ai  point  le  talent  qu'on  encense  au  Parnasse. 

Eussé-je  un  temple  au  sommet  d'Hélicon, 
Le  talent  ne  rend  point  ce  que  le  temps  efface  ; 

La  gloire,  hélas  !  ne  rajeunit  qu'un  nom. 

Le  Guerrier  de  Samos,  le  Berger  d'Aphélie\ 

Mes  fils  ingrats,  m'ont-ils  ravi  ta  foi? 
Ton  admiration  me  blesse  et  m'humilie  :    . 

Le  croirois-tu?  je  suis  jaloux  de  moi. 

Que  m'importe  de  vivre  au  delà  de  ma  vie? 

Qu'importe  un  nom  par  la  mort  publié? 
Pour  moi-même  un  moment  aime-moi,  ma  Lydie, 

Et  que  je  sois  à  jamais  oublié! 


III. 

MILTON  ET  DAVENANT. 

Londres,  1797. 

Charles  avoit  péri  :  des  bourreaux-commissaires, 
Des  lois  qu'on  appeloit  révolutionnaires, 
L'exil  et  l'échafaud,  la  confiscation... 
C'étoit  la  France  enfin  sous  la  Convention. 

Dans  les  nombreux  suivants  de  l'étendard  du  crime 
L'Angleterre  voyoit  un  homme  magnanime  : 
Milton,  le  grand  Milton  (pleurons  sur  les  humains) 
Prodiguoit  son  génie  à  de  sots  puritains  ; 
Il  détestoit  surtout,  dans  son  indépendance, 
Ce  parti  malheureux  qu'une  noble  constance 
Attachoit  à  son  roi.  Par  ce  zèle  cruel, 
Milton  s'étoit  flétri  des  honneurs  de  Cromwell. 

1.  Doux  ouvrages  d'Alcée. 


POESIES    DIVERSES. 

Un  matin  que  du  sang  il  avoit  appétence, 

Des  prédicants-soldats  traînent  en  sa  prcsontc- 

Un  homme  jeune  encor,  mais  dont  le  front  pâli 

Est  prématurément  par  le  chagrin  vieilli, 

Un  royaliste  enfin.  Dans  le  feu  qui  l'anime, 

Milton  d'un  œil  brûlant  mesure  sa  victime, 

Qui,  loin  d'être  sensible  à  ses  propres  malheurs, 

Semble  admirer  son  juge  et  plaindre  ses  erreurs. 

«  Dis-nous  quel  est  ton  nom,  sycophante  d'un  maître, 

Vassal  au  double  cœur  d'un  esclave  et  d'un  traître. 

Réponds-moi.  »  —  «  Mon  nom  est  Davenant.  »  A  ce  nom 

Vous  eussiez  vu  soudain  le  terrible  Milton 

Tressaillir,  se  lever,  et,  renversant  son  siège, 

Courir  au  prisonnier  que  la  cohorte  assiège. 

«  Ton  nom  est  Davenant,  dis-tu  ?  ce  nom  chéri  I 
Serois-tu  ce  mortel,  par  les  Muses  nourri. 
Qui,  dans  les  bois  sacrés  égarant  sa  jeunesse. 
Enchanta  de  ses  vers  les  rives  du  Permesse?  )> 

Davenant  repartit  :  «  Il  est  vrai  qu'autrefois 
La  lyre  d'Aonie  a  frémi  sous  mes  doigts.  » 

A  ces  mots,  répandant  une  larme  pieuse. 
Oubliant  des  témoins  la  présence  envieuse, 
Milton  serre  la  main  du  poëte  admiré. 
Et  puis  de  cette  voix,  de  ce  ton  inspiré 
Qui  d'Eve  raconta  les  amours  ineffables  : 
«  Tu  vivras,  peintre  heureux  des  élégantes  fables  ; 
J'en  jure  par  les  arts  qui  nous  avoient  unis 
Avant  que  d'Albion  le  sort  les  eût  bannis. 
A  des  cœurs  embrasés  d'une  flamme  si  belle. 
Eh  !  qu'importe  d'un  Pym  la  vulgaire  querelle? 
La  mort  frappe  au  hasard  les  princes,  les  sujets; 
Mais  les  beaux  vers,  voilà  ce  qui  ne  meurt  jamais, 
Soit  qu'on  chante  le  peuple  ou  le  tyran  injuste  : 
Virgile  est  immortel  en  célébrant  Auguste  ! 
Quoi  !  la  loi  frapperoit  de  son  glaive  irrité 
Un  enfant  d'Apollon?...  Non,  non,  postérité! 
Soldats,  retirez-vous  ;  merci  de  votre  zèle  ! 
Cet  homme  est  sûrement  un  citoyen  fidèle. 


POESIES   DIVERSES.  551 

Un  grand  républicain  :  je  sais  de  bonne  part 
Qu'il  s'est  fort  réjoui  de  la  mort  de  Stuart.  » 

«  Non,  »  crioit  Davenant,  que  ce  reproche  touche. 
Mais  Milton,  de  sa  main  en  lui  couvrant  la  bouche, 
Au  fond  du  cabinet  le  pousse  tout  d'abord, 
L'enferme  à  double  tour,  puis  avec  un  peu  d'or 
Éconduit  poliment  la  horde  jacobine. 

Vers  son  hôte  captif  ensuite  il  s'achemine, 

Fait  apporter  du  vin,  qu'il  lui  verse  à  grands  flots. 

Sème  le  déjeûner  d'agréables  propos  : 

De  politique  point,  mais  beaucoup  de  critiques 

Sur  l'esprit  des  Latins  et  les  grâces  attiques. 

Davenant  récita  l'idylle  du  Ruisseau; 

Milton  lui  repartit  par  le  vif  Allegro, 

Du  doux  Penseroso  redit  le  chant  si  triste 

Et  déclama  les  chœurs  du  Samson  agoniste. 

Les  poètes,  charmés  de  leurs  talents  divers, 

Se  quittèrent  enfin  en  murmurant  leurs  vers. 

Cependant,  fatigué  de  ses  longues  misères. 
Le  peuple  soupiroit  pour  les  lois  de  ses  pères  : 
Il  rappela  son  Roi  ;  les  crimes  réfrénés 
Furent  par  un  édit  sagement  pardonnes. 
On  excepta  pourtant  quelques  hommes  perfides. 
Complices  et  fauteurs  des  sanglants  régicides  : 
Miltcn,  au  premier  rang,  s'étoit  placé  parmi. 

Dénoncé  par  sa  gloire,  au  toit  d'un  vieil  ami 

Il  avoit  espéré  trouver  ombre  et  silence. 

De  son  sort,  une  nuit,  il  pesoit  l'inconstance: 

D'une  lampe  empruntée  à  la  tombe  des  morts 

La  lueur  pâlissante  éclairoit  ses  remords. 

Il  entend  tout  à  coup,  vers  la  douzième  heure. 

Heurter  de  son  logis  la  porte  extérieure; 

Les  verrous  sont  brisés  par  de  nombreux  soldats. 

La  fille  de  Milton  accourt  ;  on  suit  ses  pas. 

Dans  l'asile  secret  un  chef  se  précipite  : 

Un  chapeau  de  ses  yeux  venant  toucher  l'orbite 


5j2  POESIES   DIVERSES. 

Voile  à  demi  ses  traits;  il  a  les  yeux  remplis 
Do  larmes  qu'un  manteau  reçoit  dans  ses  replis. 
iMilton  ne  le  voit  point  :  privé  de  la  lumière, 
La  nuit  règne  à  jamais  sous  sa  triste  paupière. 

«  Eh  bien!  que  me  veut-on?  dit  le  chantre  d'Adam. 
Parlez  :  faut-il  mourir?  »  —  «  C'est  encor  Davenant,  )> 
Répond  l'homme  au  manteau.  Milton  soudain  s'écrie  : 
«  0  noire  trahison  !  moi  qui  sauvai  ta  vie  !  » 

«  Oui,  »  repart  le  poëte  interdit,  rougissant, 
«  Mais  vous  êtes  coupable  et  j'étois  innocent. 
Ferme  stoïcien,  montrez  votre  courage! 
Mon  vieil  ami,  la  mort  est  le  commun  partage  ; 
Ou  plus  tôt,  ou  plus  tard,  le  trajet  est  égal 
Pour  tous  les  voyageurs.  Voici  l'ordre  fatal.  » 

La  fille  de  Milton,  objet  rempli  de  charmes, 

Ouvre  l'affreux  papier  qu'elle  baigne  de  larmes  : 

C'est  elle  qui  souvent,  dans  un  docte  entretien. 

Relit  le  vieil  Homère  h  l'Homère  chrétien 

Et  des  textes  sacrés  interprète  modeste, 

A  son  père  elle  rend  la  lumière  céleste 

En  échange  du  jour  qu'elle  reçut  de  lui. 

Au  chevet  paternel  empruntant  un  appui. 

D'une  voix  altérée  elle  lit  la  sentence  : 

«  Voulant  à  la  justice  égaler  la  clémence, 

Il  nous  plaît  d'octroyer,  de  pleine  autorité, 

A  Damnant,  pour  prix  de  sa  fidélité, 

La  grâce  de  Milton.  Charles.  »  Qu'on  se  figure 

Les  transports  que  causa  la  touchante  aventure. 

Combien  furent  de  pleurs  dans  Londres  répandus 

Pour  les  talents  sauvés  et  les  bienfaits  rendus  1 


POÉSIES   DIVERSES.  &5p 

IV. 
CLARISSE. 

IMITATION  d'un  POETE  ÉCOSSAIS. 

Londres,  1797. 

Oui,  je  me  plais,  Clarisse,  à  la  saison  tardive, 
-  Image  de  cet  âge  oii  le  temps  m'a  conduit  ; 
Du  vent  à  tes  foyers  j'aime  la  voix  plaintive 
Durant  la  longue  nuit. 

Philomèle  a  cherché  des  climats  plus  propices; 
Prognc  fuit  à  son  tour  :  sans  en  être  attristé, 
Des  beaux  jours  près  de  toi  retrouvant  les  délices, 
Ton  vieux  cygne  est  resté. 

Viens  dans  ces  champs  déserts  où  la  bise  murmure 
Admirer  le  soleil,  qui  s'éloigne  de  nous-, 
Viens  goûter  de  ces  bois  qui  perdent  leur  parure 
Le  charme  triste  et  doux. 

Des  feuilles  que  le  vent  détache  avec  ses  ailes 
Voltige  dans  les  airs  le  défaillant  essaim  : 
Ah  !  puissé-je  en  mourant  me  reposer  comme  elles 
Un  moment  sur  ton  sein  ! 

Pâle  et  dernière  fleur  qui  survit  à  Pomone, 
La  veilleuse  '  en  ces  prés  peint  mon  sort  et  ma  foi  : 
De  mes  ans  écoulés  tu  fais  fleurir  l'automne. 
Et  je  veille  pour  toi. 

Ce  ruisseau,  sous  tes  pas,  cache  au  sein  de  la  terre 
Son  cours  silencieux  et  ses  flots  oubliés  : 
Que  ma  vie  inconnue,  obscure  et  solitaire, 
Ainsi  passe  à  tes  pieds! 

1.  Nom  populaire  du  colchique.  '     '  ' 


yj'4  l'UESiKS    DIVERSKS. 

Aux  pnrtos  du  couchant  le  ciel  se  décolore  ; 
Le  jour  n'éclaire  plus  notre  aimable  entretien  ' 
Mais  est-il  un  sourire  aux  lèvres  de  l'Aurore 
Plus  charmant  que  le  tien? 

•  L'astre  des  nuits  s'avance  en  chassant  les  orages  : 
Clarisse,  sois  pour  moi  l'astre  calme  et  vainqueur 
Qui  de  mon  front  troublé  dissipe  les  nuages 
Et  fait  rêver  mon  cœur. 


V. 

1 

L'ESCLAVE. 

Tunis,  1807. 

Le  vigilant  derviche  à  la  prière  appelle 
Du  haut  des  minarets  teints  des  feux  du  couchant. 
Voici  l'heure  au  lion  qui  poursuit  la  gazelle  ; 
Une  rose  au  jardin  moi  je  m'en  vais  cherchant. 
Musulmane  aux  longs  yeux,  d'un  maître  que  je  brave 
Fille  délicieuse,  amante  des  concerts, 
Est-il  un  sort  plus  doux  que  d'être  ton  esclave, 
Toi. que  je  sers,  toi  que  je  sers? 

Jadis,  lorsque  mon  bras  faisoit  voler  la  prame 
Sur  le  fluide  azur  de  l'abîme  calmé, 
Du  sombre  désespoir  les  pleurs  mouilloient  ma  rame  ; 
Un  charme  m'a  guéri  :  j'aime  et  je  suis  aimé. 
Le  noir  rocher  me  plaît;  la  tour  que  le  flot  lave 
Me  sourit  maintenant  aux  grèves  de  ces  mers  : 
Le  flambeau  du  signal  y  luit  pour  ton  esclave, 
Toi  que  je  sers,  toi  que  je  sers! 

Belle  et  divine  es-tu,  dans  toute  ta  parure. 
Quand  la  nuit  au  harem  je  glisse  un  pied  furtif  ! 
Les  tapis,  l'aloès,  les  fleurs  et  l'onde  pure. 
Sont  par  toi  prodigués  à  ton  jeune  captif. 
Quel  bonheur!  au  milieu  du  péril  que  j'aggrave, 
T'entourer  de  mes  bras,  te  parer  de  mes  fers, 


POÉSIES   DIVERSES.  555 

Mêler  à  tes  colliers  l'anneau  de  ton  esclave, 
Toi  que  je  sers,  toi  que  je  sers! 

Dans  les  sables  mouvants,  de  ton  blanc  dromadaire 
Je  reconnois  de  loin  le  pas  sûr  et  léger; 
Tu  m'apparois  soudain  :  un  astre  solitaire 
Est  moins  doux  sur  la  vague  au  pauvre  passager  ; 
Du  matin  parfumé  le  souffle  est  moins  suave, 
Le  palmier  moins  charmant  au  milieu  des  déserts. 
Quel  sultan  glorieux  égale  ton  esclave. 
Toi  que  je  sers,  toi  que  je  sers  ! 

Mon  pays,  que  j'aimois  jusqu'à  l'idolâtrie, 
N'est  plus  dans  les  soupirs  de  ma  simple  chanson  ; 
Je  ne  regrette  plus  ma  mère  et  ma  patrie; 
Je  crains  qu'un  prêtre  saint  n'apporte  ma  rançon. 
Ne  m'affranchis  jamais!  laisse-moi  mon  entrave! 
Oui,  sois  ma  liberté,  mon  Dieu,  mon  univers! 
Viens,  sous  tes  beaux  pieds  nus,  viens  fouler  ton  esclave, 
Toi  que  je  sers,  toi  que  je  sersl 


VI. 

SOUVENIR  DU  PAYS  DE  FRANCE». 

ROMANCE. 

Combien  j'ai  douce  souvenance 

Du  joli  lieu  de  ma  naissance  ! 

Ma  sœur,  qu'ils  étoient  beaux  les  jours 

De  France! 
0  mon  pays,  sois  mes  amours 

Toujours  I 

Te  souvient-il  que  notre  mère , 
Au  foyer  de  notre  chaumière, 

i .  Cette  pièce  et  les  deux  suivantes  ont  été  reproduites  par  Chateaubriand  dans  les 
Aventiwea  du  dernier  Abenceruge  (Voir  p.  126), 


55G  POÉSIES   DIVERSES. 

Nous  prcssoit  sur  son  cœur  joyeux, 

Ma  chère? 
Et  nous  baisions  ses  blancs  cheveux 

Tous  deux. 

Ma  sœur,  te  souvient-il  encore 
Du  château  que  baignoit  la  Dore  ; 
Et  de  cette  tant  vieille  tour 

Du  Maure, 
Où  l'airain  sonnoit  le  retour 

Du  jour? 

Te  souvient-il  du  lac  tranquille 
Qu'ellleuroit  l'hirondelle  agile. 
Du  vent  qui  courboit  le  roseau 

Mobile, 
Et  du  soleil  couchant  sur  l'eau, 

Si  beau? 

Oh  !  qui  me  rendra  mon  Hélène, 
Et  ma  montagne  et  le  grand  chêne? 
Leur  souvenir  fait  tous  les  jours 

Ma  peine  : 
Mon  pays  sera  mes  amours 

Toujours  î 


VII. 

BALLADE   DE   L'ABENCERAGE. 

Le  roi  don  Juan 
Un  jour  chevauchant 
Vit  sur  la  montagne 
Grenade  d'Espagne; 
Il  lui  dit  soudain  : 

Cité  mignonne, 

Mon  cœur  te  donne 

Avec  ma  main. 

Je  t'épouserai, 
Puis  apporterai 


POÉSIES  DIVERSES.  557 

En  dons  à  ta  vflle 
Cordoue  et  Séville. 
Superbes  atours 

Et  perles  fines 

Je  te  destine 

Pour  nos  amours. 

Grenade  répond  : 
Grand  roi  de  Léon, 
Au  Maure  liée, 
Je  suis  mariée. 
Garde  tes  présents  : 

J'ai  pour  parure 

Riche  ceinture 

Et  beaux  enfants. 

Ainsi  tu  disois  ; 
Ainsi  tu  mentois. 
0  mortelle  injure! 
Grenade  est  parjure I 
Un  chrétien  maudit 

D'Abencerage 

Tient  l'héritage  : 

C'étoit  écrit! 

Jamais  le  chameau 
N'apporte  au  tombeau, 
Près  de  la  piscine, 
L'haggi  de  Médine. 
Un  chrétien  maudit 

D'Abencerage 

Tient  l'héritage  : 

C'étoit  écrit! 

0  bel  Alhambra  l 
0  palais  d'Allah! 
Cité  des  fontaines! 
Fleuve  aux  vertes  plaines! 
Un  chrétien  maudit 

D'Abencerage 

Tient  l'héritage  : 

C'étoit  écrit! 


5^8  POÉSIES   DIVERSES. 

VIII. 
LE  CID. 

ROMANCE. 

Air  des  Folies  d'Espagne, 

Prêt  à  partir  pour  la  rive  africaine , 
Le  Cid  armé,  tout  brillant  do  valeur, 
Sur  la  guitare,  aux  pieds  de  sa  Chimène, 
Ghantoit  ces  vers  que  lui  dictoit  l'honneur  : 

Chimène  a  dit  :  Va  combattre  le  Maure  ; 
De  ce  combat  surtout  reviens  vainqueur. 
Oui,  je  croirai  que  Rodrigue  m'adore, 
S'il  fait  céder  son  amour  à  l'honneur. 

—  Donnez,  donnez  et  mon  casque  et  ma  lance! 
Je  veux  montrer  que  Rodrigue  a  du  cœur  : 
Dans  les  combats  signalant  sa  vaillance, 
Son  cri  sera  pour  sa  dame  et  l'honneur. 

Maure  vanté  par  ta  galanterie. 
De  tes  accents  mon  noble  chant  vainqueur 
D'Espagne  un  jour  deviendra  la  folie. 
Car  il  peindra  l'amour  avec  l'honneur. 

Dans  le  vallon  de  notre  Andalousie, 

Les  vieux  chrétiens  conteront  ma  valeur  : 

Il  préféra,  diront-ils,  à  la  vie 

Son  Dieu,  son  roi,  sa  Chimène  et  l'honneur. 


POÉSIES  DIVERSES.  ào^ 


IX. 


NOUS  VERRONS, 
Paris,  1810. 

Le  passé  n'est  rien  dans  la  vie , 
Et  le  présent  est  moins  encor  : 
C'est  à  l'avenir  qu'on  se  fie 
Pour  nous  donner  joie  et  trésor. 
Tout  mortel  dans  ses  vœux  devance 
Cet  avenir  où  nous  courons; 
Le  bonheur  est  en  espérance. 
On  vit,  en  disant  :  Nous  verrons. 

Mais  cet  avenir  plein  de  charmes. 
Qu'est-il  lorsqu'il  est  arrivé? 
C'est  le  présent  qui  de  nos  larmes 
Matin  et  soir  est  abreuvé! 
Aussitôt  que  s'ouvre  la  scène 
Qu'avec  ardeur  nous  désirons. 
On  bâille,  on  la  regarde  à  peine; 
On  voit,  en  disant  :  Nous  verrons 

Ce  vieillard  penche  vers  la  terre  ; 
Il  touche  à  ses  derniers  instants  : 
Y  pense-t-il?  Non;  il  espère 
Vivre  encor  soixante  et  dix  ans. 
Un  docteur,  fort  d'expérience , 
Veut  lui  prouver  que  nous  mourons 
Le  vieillard  rit  de  la  sentence, 
Et  meurt  en  disant  :  Nous  verrons. 

Valère  et  Damis  n'ont  qu'une  âme  ; 
C'est  le  modèle  des  amis. 
Valère  en  un  malheur  réclame 
La  bourse  et  les  soins  de  Damis  : 
((  Je  viens  à  vous,  ami  sincère, 
Ou  ce  soir  au  fond  des  prisons... 


560  POÉSIES   DIVERSES. 

—  Quoi!  ce  soir  même?  —  Oui!  —  Cher  Yulèrc, 
Revenez  demain  :  Nous  verrons.  » 

Gare!  faites  place  aux  carrosses 
Où  s'enfle  l'orgueilleux  manant 
Qui  jadis  conduisoit  deux  rosses 
A  trente  sous,  pour  le  passant. 
Le  peuple  écrasé  par  la  roue 
Maudit  l'enfant  des  Percherons; 
Moi,  du  prince  évitant  la  boue. 
Je  me  range,  et  dis  :  Nous  verrons. 

Nous  verrons  est  un  mot  magique 
Qui  sert  dans  tous  les  cas  fâcheux  : 
Nous  verrons,  dit  le  politique; 
Nous  verrons,  dit  le  malheureux. 
Les  grands  hommes  de  nos  gazettes, 
Les  rois  du  jour,  les  fanfarons, 
Les  faux  amis  et  les  coquettes, 
Tout  cela  vcua  dit  :  Nous  verrons. 


PEINTURE  DE  DIEU. 

TIRÉE    DE    L'ÉCRITBRE. 

Paris,  1810. 

Savez-vous,  ô  pécheur!  quel  est  ce  Dieu  jaloux 
Quand  l'œuvre  de  l'impie  allume  son  courroux? 
Sur  un  char  foudroyant  il  roule  dans  l'espace; 
La  Mort  et  le  Démon  volent  devant  sa  face  ; 
Les  trois  cieux,  dont  il  fait  trembler  l'immensité, 
S'abaissent  sous  les  pas  de  son  éternité: 
Le  soleil  pâlissant  et  la  lune  sanglante 
Marchent  à  la  lueur  de  sa  lance  brûlante; 
Des  gouffres  de  l'enfer  il  fait  sortir  la  nuit; 
Il  parle,  tout  se  tait;  la  mer  le  voit,  et  fuit, 


POÉSIES   DIVERSES.  561 

Et  l'Abîme,  du  fond  des  vagues  tourmentées. 
Lève  en  criant  vers  lui  ses  mains  épouvantées. 
Au  crime  couronné  ce  Dieu  redit  :  «  Malheur!  » 
Et  c'est  le  même  Dieu  qui  bénit  la  douleur  I 


XI. 

POUR  LE  MARIAGE  DE  MON  NEVEU. 

Au  Ménil,  1812. 

L'autel  est  prêt;  la  foule  l'environne: 
Belle  Zélie,  il  réclame  ta  foi. 
Viens,  de  ton  front  est  la  blanche  couronne 
Moins  virginale  et  moins  pure  que  toi. 

J'ai  quelquefois  peint  la  grâce  ingénue 
Et  la  pudeur  sous  ses  voiles  nouveaux  : 
Ah  !  si  mes  yeux  plus  tôt  t'avoient  connue, 
On  auroit  moins  critiqué  mes  tableaux. 

Mon  cher  Louis,  chez  la  race  étrangère 
Tu  n'iras  point  t'égarer  comme  moi  : 
A  qui  la  suit  la  fortune  est  légère; 
Il  faut  l'attendre  et  l'enfermer  chez  soi. 

Cher  orphelin,  image  de  ta  mère. 
Au  ciel  pour  toi  je  demande  icp-bas 
Les  jours  heureux  retranchés  à  ton  père 
Et  les  enfants  que  ton  oncle  n'a  pas. 

Fais  de  l'honneur  l'idole  de  ta  vie; 
Rends  tes  aïeux  fiers  de  leur  rejeton,  / 

Et  ne  permets  qu'à  la  seule  Zélie  /' 

Pour  un  moment  de  rougir  à  ton  nom.  ' 


iti.  36 


562  POÉSIES  DIVERSES. 


XII. 

POUR  LA   FÊTE  DE  MADAME  DE  **«. 
Verneuil,  1812. 

De  tes  amis  vois  la  troupe  fidèle 

Pour  te  fêter  s'unir  à  tes  enfants  : 

Tu  nous  parois  toujours  fraîche  et  nouvelle 

Comme  la  fleur  qu'ils  t'offrent  tous  les  ans. 

Par  la  vertu  quand  la  grâce  est  produite, 
Son  charme  au  temps  ne  peut  être  soumis; 
Des  jours  pour  toi  nous  seuls  marquons  la  fuite  : 
Tu  restes  jeune  avec  de  vieux  amis. 

XIII. 
VERS 

TROUVÉS    SUR    LE    PONT    DD    RHONB. 

Il  est  minuit,  et  tu  sommeilles  ; 

Tu  dors,  et  moi  je  vais  mourir. 
Que  dis-je,  hélas  !  peut-être  que  tu  veilles  I 
Pour  qui?...  l'enfer  me  fera  moins  souffrir. 

Demain  quand,  appuyée  au  bras  de  ta  conquête, 
Lasse  de  trop  d'amour  et  cherchant  le  repos, 
Tu  passeras  ce  fleuve,  avance  un  peu  la  tête 
Et  regarde  couler  ces  flots. 


POÉSIES   DIVERSES.  âô5 


XIV. 

LES  MALHEURS  DE  LA  RÉVOLUTION. 
Paris,  1813. 

Sors  des  demeures  souterraines, 
Néron,  des  humains  le  fléau  ! 
Que  le  triste  bruit  de  nos  chaînes 
Te  réveiUe  au  fond  du  tombeau. 
Tout  est  plein  de  trouble  et  d'alarmes  : 
Notre  sang  coule  avec  nos  larmes  ; 
Ramper  est  la  première  loi  : 
Nous  traînons  d'ignobles  entraves; 
On  ne  voit  plus  que  des  esclaves  : 
Viens  ;  le  monde  est  digne  de  toi. 

Ils  sont  dévastés  dans  nos  temples 
Les  monuments  sacrés  des  rois  : 
Mon  œil  effrayé  les  contemple  ; 
Je  tremble  et  je  pleure  à  la  fois. 
Tandis  qu'une  fosse  commune 
Des  grandeurs  et  de  la  fortune 
Reçoit  les  funèbres  lambeaux, 
Un  spectre,  à  la  voix  menaçante, 
A  percé  la  tombe  récente 
Qui  dévora  les  vieux  tombeaux. 

Sa  main  d'une  pique  est  armée  : 
Un  bonnet  cache  son  orgueil  ; 
Par  la  mort  sa  vue  est  charmée  : 
11  cherche  un  tyran  '  au  cercueil. 
Courbé  sur  la  poudre  insensible, 
Il  saisit  un  sceptre  terrible 
Qui  du  lis  a  flétri  la  fleur, 
Et  d'une  couronne  gothique 
Chargeant  son  bonnet  anarchique. 
Il  se  fait  roi  de  la  douleur. 

t.  Louis  XL  Ce  roi  ne  fut  point  enterré  à  Saint-Denis  :  peu  importe  au  poëte. 


5(54  POÉSIES    DIVERSES. 

Voilà  le  fantômo  suprômo, 
François,  qui  va  régner  sur  vous 
Du  républicain  diadème 
Portez  le  poids  léger  et  doux. 
,   L'anarchie  et  le  despotisme, 
Au  vil  autel  de  l'athéisme, 
Serrent  un  nœud  ensanglanté, 
Et  s'embrassant  dans  roni])ro  impure, 
Ils  jouissent  de  la  torture 
De  leur  double  stérilité. 

L'échafaud,  la  torche  fumante, 
Couvrent  nos  campagnes  de  dcuïl. 
La  Révolution  béante 
Engloutit  le  fils  et  l'aïeul. 
L'adolescent  qu'atteint  sa  rage 
Va  mourir  au  champ  du  carnage 
Ou  dans  un  hospice  exilé  ; 
Avant  qu'en  la  tombe  il  s'endorme, 
Sur  un  appui  de  chêne  ou  d'orme, 
Il  traîne  un  buste  mutilé. 

Ainsi  quand  l'affreuse  Chimère* 

Apparut  non  loin  d'Ascalon, 

En  vain  la  tendre  et  foible  mère 

Cacha  ses  enfants  au  vallon. 

Du  Jourdain  les  roseaux  frémirent: 

Au  Liban  les  cèdres  gémirent, 

Les  palmiers  à  Jézerael, 

Et  le  chameau,  laissé  sans  guides, 

Pleura  dans  les  sables  arides 

Avec  les  femmes  d'Ismael. 

Napoléon  de  son  génie 
Enfin  écrase  les  pervers  ; 
L'ordre  renaît  :  la  France  unie 
Reprend  son  rang  dans  l'univers. 
Mais,  géant,  fils  aîné  de  l'homme, 
Faut-il  d'un  trône  qu'on  te  nomme 

1.  Prise  ici  pour  le  monstre  marin  d'Andromède. 


POÉSIES   DIVERSES.  5C5 

Usurpateur?  Mal  fécondé, 
L'illustre  champ  de  ta  victoire 
Devoit-il  renier  la  gloire 
Du  vieux  Cid  et  du  grand  Condé? 

Racontez,  nymphes  de  Vincenne, 
Racontez  des  faits  inouïs  * , 
Vous  qui  présidiez  sous  un  chêne 
A  la  justice  de  Louis! 
Oh  !  de  la  mort  chantre  sublime  ^ 
Toi  qui  d'un  héros  magnanime 
Rends  plus  grand  le  grand  souvenir, 
Quels  cris  aurois-tu  fait  entendre. 
Si,  quaiKl  tu  pleurois  sur  sa  cendre. 
Ton  œil  eût  sondé  l'avenir? 

Le  vieillard-roi  dont  la  clef  sainte 

De  Rome  garde  les  débris 

N'a  pu,  dans  l'éternelle  enceinte, 

A  son  front  trouver  des  abris. 

On  peut  charger  ses  mains  débiles 

De  fers  ingrats  ^,  mais  inutiles, 

Car  il  reste  au  juste  nouveau 

La  force  de  sa  croix  divine, 

Et  de  sa  couronne  d'épine, 

Et  de  son  sceptre  de  roseau. 

Triomphateur,  notre  souffrance 
Se  fatigue  de  tes  lauriers  ; 
Loin  du  doux  soleil  de  la  France 
Devois-tu  laisser  nos  guerriers  *? 
La  Duna,  que  tourmente  Éole, 
Au  Neptune  inconnu  du  pôle 
Roule  leurs  ossements  blanchis, 
Tandis  que  le  noir  Borysthène 
Va  conter  le  deuil  de  la  Seine 
Aux  mers  brillantes  de  Colchis. 

A  l'avenir  ton  âme  aspire; 
Avide  encore  du  passé, 

i.  Mort  du  duc  d'Enghien.  2.  Bossuet. 

3.  Le  pape  à  Fontainebleau.  4.  Campagne  de  Moscoa. 


666  P01-:S1ES   DIVERSES. 

Tu  veux  Memphis  ;  du  temps  l'onipiro 
Par  l'aigle  sera  traversé. 
Mais,  Napoléon,  ta  mémoire 
Ne  se  montrera  dans  l'histoire 
Que  sous  le  voile  de  nos  pleurs  : 
Lorsqu'à  l'admirer  tu  m'entraînes, 
La  liberté  me  dit  ses  chaînes, 
La  vertu  m'apprend  ses  douleurs. 


XV. 

VERS  ÉCRITS  SUR  UN  SOUVENIR» 

DONNÉ  PAR  LA  MARQUISE  DE  GROLLIER  A  M.  LB  BARON  DE  HUMBOLDT« 

Paris,  1818. 

Vous  qui  vivrez  toujours,  comment  pourrez-vons  croire 
Qu'on  vous  offre  des  fleurs  si  promptes  à  mourir? 
«  Présentez,  dire«-vous,  ces  filles  du  Zéphyr 
A  la  beauté,  mais  non  pas  à  la  gloire.  » 
Des  dons  de  l'amitié  connoissez  mieux  le  prix  ; 

Dédaignez  moins  ces  fleurs  nouvelles  : 

En  les  peignant  sur  vos  écrits. 
J'ai  trouvé  le  secret  de  les  rendre  immortelles. 

XVL 
CHARLOTTEMROURÔ. 

ou  LE   TOMBEAU    DE   LA   REINE   DE   PRUSSE. 
Berlin,  1821. 

LE    VOYAGEUR. 

Sous  les  hauts  pins  qui  protègent  ces  sources, 
Gardien,  dis-moi  quel  est  ce  monument  nouveau  ? 

1.  Ce  Souvenir  renfermoit  des  pensées  de  l'illustre  voyageur,  et  étoit  orné 
de  fleurs  peintes  par  M^e  de  Grollier, 


POÉSIES  DIVERSES.  567 

LE    GARDIEN. 

Un  jour  il  deviendra  le  terme  de  tes  courses  : 
0  voyageur  !  c'est  un  tombeau. 

LE    VOYAGEUR. 

Qui  repose  en  ces  lieux? 

LE    GARDIEN. 

Un  objet  plein  de  charmes. 

LE    VOYAGEUR. 


Qu'on  aima? 


Ouvre-moi. 


N'entre  pas. 


LE    GARDIEN. 

Qui  fut  adoré. 

LE    VOYAGEUR. 
LE    GARDIEN. 

Si  tu  crains  les  larmes. 


LE    VOYAGEUR. 

J'ai  souvent  pleuré. 

Le  voyageur  et  le  gardien  entrent. 

LE    VOYAGEUR. 

De  la  Grèce  ou  de  l'Italie 
On  a  ravi  ce  marbre  à  la  pompe  des  morts. 
Quel  tombeau  l'a  cédé  pour  enchanter  ces  bords? 

Est-ce  Antigène  ou  Cornélie? 

LE    GARDIEN. 

La  beauté  dont  l'image  excite  tes  transports 
Parmi  nos  bois  passa  sa  vie. 

LE    VOYAGEUR. 

Qui  pour  elle  à  ces  murs  de  marbre  revêtus 
A  suspendu  ces  couronnes  fanées? 

LE    GARDIEN. 

Les  beaux  enfants  dont  ses  vertus 
Ici -bas  furent  couronnées. 

LE    VOYAGEUR. 

On  vient. 

LE    GARDIEN. 

C'est  un  époux  :  il  porte  ici  ses  pas 
Pour  nourrir  en  secret  un  souvenir  funeste. 


oG3  POESIES   DIVERSES. 

LE    VOYAGEUR. 

11  a  donc  tout  perdu  ? 

LE    GARDIEN. 

Non  :  un  trône  lui  reste. 

LE    VOYAGEUR. 

Un  trône  ne  console  pas. 


XYII. 

LES  ALPES  OU  L'ITALIE. 

1822. 

Donc  reconnoissez-vous  au  fond  de  vos  abîmes 

Ce  voyageur  pensif, 
Au  cœur  triste,  aux  cheveux  blanchis  comme  vos  cimes, 

Au  pas  lent  et  tardif? 

Jadis  de  ce  vieux  bois,  où  fuit  une  eau  limpide, 

Je  sondois  l'épaisseur. 
Hardi  comme  un  aiglon,  comme  un  chevreuil  rapibe, 

Et  gai  comme  un  chasseur. 

Alpes,  vous  n'avez  point  subi  mes  destinées! 

Le  temps  ne  vous  peut  rien  ; 
Vos  fronts  légèrement  ont  porté  les  années 

Qui  pèsent  sur  le  mien. 

Pour  la  première  fois,  quand,  rempli  d'espérance, 

Je  franchis  vos  remparts. 
Ainsi  que  l'horizon,  un  avenir  immense 

S'ouvroit  à  mes  regards. 

L'Italie  à  mes  pieds,  et  devant  moi  le  monde, 

Quel  champ  pour  mes  désirs! 
Je  volai,  j'évoquai  cette  Rome  féconde 

En  puissants  souvenirs. 

Du  Tasse  une  autre  fois  je  revis  la  patrie  : 

Imitant  Godefroi, 
Chrétien  et  chevalier,  j'allois  vers  la  Syrie 

Plein  d'ardeur  et  de  foi. 


POÉSIES    DIVEllSES.  569 

Ils  ne  sont  plus  ces  jours  que  point  mon  cœur  n'oublie, 

Et  ce  cœur  aujourd'hui 
Sous  le  brillant  soleil  de  la  belle  Italie 

Ne  sent  plus  que  l'ennui. 

Pompeux  ambassadeurs  que  la  faveur  caresse, 

Ministres,  valez-vous 
Les  obscurs  compagnons  de  ma  vive  jeunesse 

Et  mes  plaisirs  si  doux? 

Vos  noms  aux  bords  riants  que  l'Adige  de'core 

Du  temps  seront  vaincus, 
Que  Catulle  et  Lesbie  enchanteront  encore 

Les  flots  du  Bénacus. 

Politiques,  guerriers,  vous  qui  prétendez  vivre 

Dans  la  postérité, 
J'y  consens  :  mais  on  peut  arriver  sans  vous  suivre, 

A  l'immortalité. 

J'ai  vu  ces  fiers  sentiers  tracés  par  la  Victoire, 

Au  milieu  des  frimas. 
Ces  rochers  du  Simplon  que  le  bras  de  la  Gloire 

Fendit  pour  nos  soldats  : 

Ouvrage  d'un  géant,  monument  du  génie, 

Serez-vous  plus  connus 
Que  la  roche  où  Saint-Preux  contoit  à  Meillerie 

Les  tourments  de  Vénus  ? 

Je  vous  peignis  aussi,  cnimère  enchanteresse. 

Fictions  des  amours! 
Aux  tristes  vérités  le  temps,  qui  fuit  sans  cesse, 

Livre  à  présent  mes  jours. 

L'histoire  et  le  roman  font  deux  parts  de  la  vie, 

Qui  si  tôt  se  ternit  : 
Le  roman  la  commence,  et  lorsqu'elle  est  flétrie 

L'histoire  la  finit. 


570  POÉSIES  DIVERSES. 


XVIII. 

LE  DÉPART. 

Paris,  1827. 

Compapjnons,  détachez  des  voûtes  du  portique 
Ces  dons  du  voyageur,  ce  vêtement  antique, 
Que  j'avois  consacrés  aux  dieux  hospitaliers. 
Pour  affermir  mes  pas  dans  la  course  prochaine. 
Remettez  dans  ma  main  le  vieil  appui  de  chêne 
Qui  reposoit  à  mes  foyers. 

Où  vais-je  aller  mourir?  Dans  les  bois  des  Florides? 
Aux  rives  du  Jourdain,  aux  monts  des  Thébaïdes? 
Ou  bien  irai-je  encore  à  ce  bord  renommé, 
Chez  un  peuple  affranchi  par  les  efforts  du  brave, 
Demander  le  sommeil  que  l'Eurotas  esclave 
M'offrit  dans  son  lit  embaumé? 

Ah!  qu'importe  le  lieu?  Jamais  un  peu  de  terre. 
Dans  le  champ  du  potier,  sous  l'arbre  solitaire, 
Ne  peut  manquer  aux  os  du  fils  de  l'étranger. 
Nul  ne  rira  du  moins  de  ma  mort  advenue  ; 
Du  pèlerin  assis  sur  ma  tombe  inconnue 
Du  moins  le  pas  sera  léger. 


FIN    DES    POESIES    DIVERSES. 


MOÏSE 


TRAGÉDIE  EN   CINQ   ACTES 


PRÉFACE. 


Les  Israélites,  conduits  par  Moïse  et  poursuivis  par  Pharaon,  sortirent 
d'Egypte  et  passèrent  la  mer  Rouge  ;  ils  emportoient  avec  eux  les  os  de 
Joseph,  selon  que  Joseph  le  leur  avoit  fait  promettre  sous  serment,  en  leur 
disant  :  «  Dieu  vous  visitera  ,  emportez  d'ici  mes  os  avec  vous.  » 

Le  passage  de  la  mer  Rouge  accompli,  Marie,  prophétesse,  sœur  de  Moïse 
et  d'Aaron,  chanta  le  cantique  d'actions  de  grâces  au  Seigneur,  qui  avoit  ense- 
veli Pharaon  et  son  armée  dans  les  flots.  Le  peuple  de  Dieu  entra  dans  la  soli- 
tude de  Sur,  puis  il  vint  à  Mara,  où  Moïse  adoucit  les  eaux  araères.  De  Mara, 
les  Israélites  arrivèrent  à  Élim;  il  y  avoit  là  douze  fontaines.  D'Élim  ils  pas- 
sèrent à  Sin  ;  ils  y  murmurèrent  contre  Moïse  et  Aaron,  regrettant  l'abon- 
dance de  la  terre  d'Egypte.  Dieu  envoya  la  manne,  qui  tomboit  le  matin 
comme  une  rosée,  et  que  l'on  recueilloit  chaque  jour.  Les  Hébreux,  partis  de 
Sin,  campèrent  à  Raphidim,  où  le  peuple  murmura  de  nouveau.  Moïse,  par 
l'ordre  du  Seigneur,  frappa  la  pierre  d'Oreb  avec  la  verge  dont  il  avoit  frappé 
le  Nil,  et  il  en  sortit  de  l'eau. 

Les  Amalécites  vinrent  à  Raphidim  attaquer  Israël  :  ils  descendoient  d'Ama- 
lec,  petit-fils  d'Ésaii.  Ésaii,  fils  d'Isaac,  avoit  été  supplanté  par  son  frère  Jacob, 
auquel  il  avoit  vendu  son  droit  d'aînesse  pour  un  plat  de  lentilles.  Dans  la 
suite.  Dieu  voulut  que  Saiil  exterminât  la  race  des  Amalécites. 

Josué  combattit  les  ennemis  à  Raphidim,  et  remporta  la  victoire.  Moïse 
prioit  sur  le  haut  d'une  colline,  en  tenant  les  mains  élevées  vers  le  ciel;  Aaron 
et  Hur  lui  soutenoient  les  mains  des  deux  côtés,  car  Amalec  avoit  l'avantage 
lorsque  les  mains  de  Moïse  s'abaissoient  de  lassitude. 
.  De  Raphidim,  les  Hébreux  gagnèrent  le  désert  de  Sinaï.  Moïse  alla  parler  à 
Dieu,  qui  l'avoit  appelé  au  haut  de  la  montagne  :  il  étoit  accompagné  de  Josué. 
Le  troisième  jour  on  commença  à  entendre  des  tonnerres  et  à  voir  briller  des 
éclairs.  Une  nuée  très-épaisse  couvrit  la  montagne;  une  trompette  sonnoit 


51  h  PRÉFACE. 

avec  grand  bruit;  Moïse  parloit  à  Dieu,  et  Dieu  lui  répondoit.  Le  Seigneur 
promulgua  ses  lois  au  milieu  de  la  foudre  ;  il  donna  à  Moïse  les  deux  tables 
du  Témoignage,  qui  étoient  de  pierre  et  écrites  du  doigt  de  Dieu.  Moïse  des- 
cendit de  la  montagne  avec  les  Tables.  Josué  ouït  du  tumulte  dans  le  camp; 
Moïse  reconnut  que  ce  n'étoient  point  les  voix  confuses  de  gens  qui  pous- 
soient  leur  ennemi,  mais  les  voix  de  personnes  qui  chantoient. 

Pendant  l'absence  de  Moïse,  le  peuple  s'étoit  élevé  contre  Aaron ,  et  lui 
avoit  dit  :  «  Faites-nous  des  dieux  qui  marchent  devant  nous.  »  Un  Veau  d'or 
avoit  été  formé,  et  les  Hébreux  l'avoient  adoré  avec  des  chants  et  des  danses. 
Moïse  brisa  les  Tables  de  la  loi  et  le  Veau  d'or.  I>]nsuite  il  se  tint  à  la  porte 
du  camp,  et  dit  :  «  Si  quelqu'un  est  au  Seigneur,  qu'il  se  joigne  h  moi.  »  Et 
les  enfants  de  Lévi  s'assemblèrent  autour  de  lui.  Moïse  ordonna  à  chacun 
d'eux  de  passer  et  de  repasser  au  travers  du  camp,  d'une  tente  à  l'autre ,  et 
de  tuer  chacun  son  frère,  son  ami,  et  celui  qui  lui  étoit  le  plus  proche;  et  il 
y  eut  environ  vingt-trois  mille  hommes  de  tués  ce  jour-là. 

Nadab,  fils  d' Aaron,  ayant  offert  un  feu  étranger  au  Seigneur,  fut  dévoré 
par  le  feu  du  ciel.  Caleb  et  Josué  furent  les  seuls  des  Hébreux  sortis  d'Egypte 
qui  entrèrent  dans  la  Terre  promise;  Moïse  même  n'y  entra  point,  et  ne  la 
vit  que  du  sommet  du  mont  Abarim. 

C'est  de  cette  histoire  que  j'ai  tiré  le  fond  de  la  tragédie  de  Moïse.  Le  sujet 
de  cette  tragédie  est  la  première  idolâtrie  des  Hébreux;  idolâtrie  qui  compro- 
mettoit  les  destinées  de  ce  peuple  et  du  monde.  Je  suppose  que  parmi  les 
causes  qui  précipitèrent  Israël  dans  le  péché,  il  y  en  eut  une  principale.  Ici 
même,  dans  l'invention,  je  reste  encore  fidèle  à  l'histoire  sainte;  toute  l'Écri- 
ture nous  apprend  que  les  Hébreux  furent  entraînés  à  l'idolâtrie  par  les 
femmes  étrangères.  Il  suffît  de  citer  l'exemple  de  Salomon  :  «  Le  roi  Salomon 
aima  passionnément  plusieurs  femmes  étrangères...  Le  Seigneur  avoit  dit  aux 
enfants  d'Israël  :  Vous  ne  prendrez  point  des  femmes  de  Moab  et  d'Ammon, 
des  femmes  d'Idumée,  des  Sidoniennes  et  du  pays  Héthéen,  car  elles  vous 

pervertiront  le  cœur  pour  vous  faire  adorer  leurs  dieux Salomon  servoit 

Astarthé,  déesse  des  Sidoniens,  et  Moloch,  l'idole  des  Ammonites...  11  bâtit 
un  temple  à  Chamos,  l'idole  des  Moabites.  » 

La  tragédie  apprendra  aux  lecteurs  quelle  est  Arzane  :  je  ne  sais  si  l'on  a 
jamais  remarqué  que  Judith,  qui  cause  une  si  grande  admiration  aux  soldats 
d'Holoferne,  est  le  premier  modèle  de  l'Armide  du  Tasse  dans  le  camp  de 
Godefroi  de  "Bouillon.  Arzane,  reine  dès  Amalécites,  environnée  de  jeunes 
filles  de  Tyr  et  de  Sidon,  adorant  Astarthé  et  les  divinités  de  la  Syrie,  m'a  mis 
à  même  d'opposer  des  fables  voluptueuses  à  la  sévère  religion  des  Hébreux. 


PRÉFACE.  575 

Les  personnes  versées  dans  la  lecture  des  livres  saints  verront  ce  que  j'en 
ai  imité  :  elles  auront  lieu  de  le  remarquer  dans  le  rôle  entier  de  Moïse  et 
dans  les  chœurs.  Le  chant  de  la  Courtisane,  dans  le  chœur  des  Amalé- 
cites,  est  tiré  du  chapitre  vu  des  Proverbes  de  Salomon,  Victitnas  pro  saluie 
vovi,  hodie  reddidi  vota  mea.  Le  chœur  du  troisième  acte  rappelle  le  xviii* 
psaume,  Cœli  enarrant  gloriam  Dei,  et  le  chœur  du  iv*  reproduit  le  cantique 
de  lAIarie  après  le  passage  de  la  mer  Rouge  :  Equum  et  ascensorem  ejus  dejecit 
in  mare. 

A  Dieu  ne  plaise  que  je  prétende  un  seul  instant  avoir  soutenu  l'éloquence 
de  l'Écriture;  je  dis  ce  que  j'ai  tenté,  non  ce  que  j'ai  fait.  Racine,  tout  Racine 
qu'il  étoit,  a  quelquefois  été  vaincu  dans  ses  efforts,  comme  l'a  remarqué  La 
Harpe.  Qu'est-ce  donc  que  moi,  chétif,  qui  ai  osé  mettre  en  scène  non  pas 
Joad,  mais  Moïse  même,  ce  législateur  aux  rayons  de  feu  sur  le  front,  ce  pro- 
phète qui  délivroit  Israël,  frappoit  l'Egypte,  entr'ouvroit  la  mer,  écrivoit  l'his- 
toire de  la  Création,  peignoit  d'un  mot  la  naissance  de  la  lumière,  et  parloit  au 
Seigneur  face  à  face,  bouche  à  bouche  :  Ore  ad  os  loquorei?  (Num.,  cap.  xii.) 

Le  lieu  de  la  scène  est  fixé  dès  les  premiers  vers  de  Moïse;  l'exposition  vient 
tout  de  suite  après.  Les  trois  unités  sont  observées ,  toutes  les  entrées  et  les 
sorties  motivées  ;  enfin  c'est  un  ouvrage  strictement  classique.  L'auteur  en 
demande  de  grandes  excuses  : 

Pardonne  à  sa  faiblesse  en  faveur  de  son  âge. 

J'avois  autrefois  conçu  le  dessein  de  faille  trois  tragédies  :  la  première  sur 
un  sujet  antique,  dans  le  système  complet  de  la  tragédie  grecque;  la  seconde 
sur  un  sujet  emprunté  de  l'Écriture;  la  troisième  sur  un  sujet  tiré  de  l'histoire 
des  temps  modernes. 

Je  n'ai  exécuté  mon  dessein  qu'en  partie  :  j'ai  le  plan  en  prose  et  quelques 
scènes  en  vers  de  ma  tragédie  grecque,  Astyanax.  Saint  Louis  eût  été  le  héros 
de  ma  tragédie  romantique;  je  n'en  ai  rien  écrit.  Pour  sujet  de  ma  tragédie 
hébraïque,  j'ai  choisi  Moïse.  Cette  tragédie  en  cinq  actes,  avec  des  chœurs, 
m'a  coûté  un  long  travail;  je  n'ai  cessé  de  la  revoir  et  de  la  corriger  depuis 
une  vingtaine  d'années.  Le  grand  tragédien  Talma,  qui  l'avoit  lue,  m'avoit 
donné  d'excellents  conseils,  dont  j'ai  profité  :  il  avoit  à  cœur  de  jouer  le  rôle 
de  Moïse,  et  son  incomparable  talent  pouvoit  laisser  la  chance  d'un  succès. 

La  tragédie  de  Moïse  appartenoit,  par  mon  contrat  de  vente,  aux  proprié- 
taires de  mes  Œuvres;  je  ne  m'étois  réservé  que  le  droit  d'accorder  ou  de 


576  PRÉFACE 

refuser  la  permission  do  la  mise  eu  scène.  Je  résisliii  longtemps  aux  sollicila- 
lions  des  propriétaires;  mais  enfm,  soil  foiblesse,  soit  mauvaise  tentation 
dauieur,  je  cédai.  Moise,  lu  au  comité  du  Tliéàtre-^Vanrois,  en  -1828,  fut 
re^u  à  l'unanimité.  M.  le  vicomte  Soslhènes  de  La  Rochefoucauld  se  prêta 
avec  beaucoup  de  complaisance  à  tous  les  arrangements;  M.  ïaylor  s'occupa 
des  ordres  à  donner  pour  les  décorations  et  les  costumes  avec  cet  amour  des 
arts  qui  le  distingue;  M.  Halévy,  dont  le  beau  talent  est  si  connu,  se  voulut 
bien  charger  d'écrire  la  musique  nécessaire,  et  les  chœurs  de  l'Opéra  se 
dévoient  joindre  à  la  Comédie-Françoise  pour  l'exécution  delà  pièce  telle  que 
je  l'avois  conçue. 

Plusieurs  personnes  désiroient  encore  voir  donner  Moïse,  afin  d'essayer  une 
diversion  en  faveur  de  cette  pauvre  école  classique,  si  battue,  si  délaissée,  à 
laquelle  je  devois  bien  quelque  réparation,  moi  l'aïeul  du  romantique  par  mes 
enfants  sans  joug,  Ataia  et  René.  Ces  personnes  espéroient  quelque  succès 
dans  la  pompe  du  spectacle  du  Moïse,  la  multitude  des  personnages.  le  con- 
traste des  chœurs,  la  manière  dont  ces  chœurs  (marquant  le  midi,  le  coucher 
du  soleil,  le  minuit,  le  lever  du  soleil)  se  trouvent  liés  à  l'action.  Je  pense 
moi-môme,  et  je  puis  le  dire  sans  amour-propre,  puisqu'il  ne  s'agit  que  d'un 
effet  tout  matériel,  indépendant  du  talent  de  l'auteur,  je  pense  que  la  descente 
de  Moïse  du  mont  Sinaï,  à  la  clarté  de  la  lune,  portant  les  Tables  de  la  loi  ; 
que  le  chœur  du  troisième  acte  avec  sa  double  musique,  l'une  lointaine  dans 
le  camp,  l'autre  grave  et  plaintive  sur  le  devant  de  la  scène  ;  que  le  chœur 
du  quatrième  acte,  groupé  sur  la  montagne  au  lever  de  l'aurore;  que  le 
dénoûment  en  action  amené  par  le  sacrifice;  que  les  décorations  représentant 
la  mer  Rouge  au  loin,  le  mont  Sinaï,  le  désert  avec  ses  palmiers,  ses  nopals, 
ses  aloès,  le  camp  avec  ses  tentes  noires,  ses  chameaux,  ses  onagres,  ses  dro- 
madaires ;  je  pense  que  cette  variété  de  scènes  donneroit  peut-être  à  Moïse  un 
mouvement  qui  manque  trop,  il  en  faut  convenir,  à  la  tragédie  classique.  Une 
autre  innovation  que  je  conseillois  pouvoit  encore  ajouter  à  cet  intérêt  de  pure 
curiosité  :  selon  moi,  les  chœurs  doivent  être  déclamés  et  non  chantés,  sou- 
tenus seulement  par  une  sorte  de  mélopée,  et  coupés  par  quelques  morceaux 
d'ensemble  de  peu  de  longueur;  autrement,  vous  mêlez  deux  arts  qui  se 
nuisent,  la  musique  à  la  poésie,  l'opéra  à  la  tragédie.  Ainsi,  par  exemple,  la 
prière  du  troisième  chœur, 

N'écoute  point,  dans  ta  colère, 
O  Dieu  1  le  cri  de  ces  infortunés! 

me  sembleroit  d'un  :iieil!;!iii-  (îTi'l  (!(<!)ilôo  que  chantée, 


PRÉFACE.  577 

Quoi  qu'il  en  soit  de  mes  foiblesses  et  de  mes  rêves,  aussitôt  que  l'on  sut 
que  Moïse  alloit  être  joué,  des  représentations  m'arrivèrent  de  toutes  parts  :  les 
uns  avoient  la  bonté  de  me  croire  un  trop  grand  personnage  pour  m'exposer 
aux  sifflets;  les  autres  pensoient  que  j'allois  gâter  ma  vie  politique  et  inter- 
rompre en  même  temps  la  carrière  de  tous  les  hommes  qui  marchoient  avec 
moi.  Quand  j'aurois  fait  Athalie,  le  temps  étoit-il  propre  aux  ouvrages  de 
cette  nature,  aux  ouvrages  entachés  de  classique  et  de  religion?  Le  public 
ne  vouloit  plus  que  ae  violentes  émotions,  que  des  bouleversements  d'unités, 
des  changements  de  lieux,  des  entassements  d'années,  des  surprises,  des 
effets  inattendus,  des  coups  de  théâtre  et  de  poignard.  Que  seroit-ce  donc  si, 
menacé  même  pour  un  chef-d'œuvre,  je  n'avois  fait,  ce  qui  étoit  possible  et 
même  extrêmement  probable,  qu'une  pièce  insipide?  Car  enfin,  puisque 
j'écrivois  passablement  en  prose,  n'étoit-il  pas  évident  que  je  devois  être  un 
très-méchant  poëte  ?  Les  considérations  qui  ne  s'appliquoient  qu'à  moi  m'au- 
roient  peu  touché  :  je  n'avois  aucune  envie  d'être  président  du  conseil,  et  la 
liberté  de  la  presse  m'avoit  aguerri  contre  les  sifflets;  mais  quand  je  vis  que 
d'autres  destinées  se  croyoïent  liées  à  la  mienne,  je  n'hésitai  pas  à  retirer 
ma  pièce  :  si  je  fais  toujours  bon  marché  de  ma  personne,  je  n'exposerai 
jamais  celle  de  mes  voisins. 

La  fortune,  qui  s'est  constamment  jouée  de  mes  projets,  n'a  pas  même 
voulu  me  passer  une  dernière  fantaisie  littéraire.  Je  ne  puis  plus  attendre 
une  occasion  incertaine  et  éloignée  de  voir  jouer  Moïse.  Que  de  trônes  auront 
croulé  avant  qu'on  soit  disposé  à  s'enquérir  comment  Nadab  prétendoit  élever 
le  sien  1  Moïse  ne  m'appartient  pas  ;  il  a  dû  entrer  dans  la  collection  de  mes 
Œuvres,  qu'il  étoit  plus  que  temps  de  compléter.  On  lira  donc  cette  tragé- 
die, si  on  la  lit,  dans  la  solitude  et  le  silence  du  cabinet,  au  lieu  de  la  voir 
environnée  des  prestiges  et  du  bruit  du  théâtre  ;  c'est  la  mettre  à  une  rude 
épreuve  :  si  elle  étoit  jouée  après  avoir  été  imprimée,  elle  auroit  perdu  son 
plus  puissant  et  peut-être  son  seul  attrait,  la  nouveauté. 


III. 


37 


PERSONNAGES. 


moïse. 

AAHON,  frère  de  Jloïse. 
MAlilE,  sœur  de  Moïse  et  d'Aaron. 
NADAB,  fils  d'Aaron. 

CALEB,  prince  de  la  tribu  de  Juda,  attaché  à  celle  de  Lévi. 
DAT  II  AN,  compagnon  de  Nadab. 
ARZANE,  reine  des  Amalécites. 
NÉ  BEE,  jeune  Tyrienne  de  la  suite  d'Arzane. 
Chceur  de  jeunes  Filles   amalécites. 
Chceur    de   jeunes   Filles    Israélites. 
ChoeurdeLévites. 

Vieillards,    Princes  du  peuple,  Pasteurs,    Peuple 
ET  Soldats. 


Le  Tlit'âtre  roprésente  le  ddsert  de  Sinaï.  On  voit  h  droite  le  camp  dus  douze  Tribus  ,  dont  les 
tentes,  fûtes  de  peaux  de  brebis  noires,  sont  entreuiêldes  de  troupeaux  de  chumeaux,  de 
dromadaires,  d'onagres,  de  cavales,  de  moutons  et  de  chèvres;  on  voit  a  gauclie  le  roclier  d'Oreb 
frappé  par  Moïse,  et  d'où  sort  une  source;  quelques  palmiers;  sous  ces  palmiers  le  cercueil  ou 
le  tombeau  de  Joseph,  déposé  sur  des  pierres  qui  lui  servent  d'estrade.  Le  fond  du  tliéàtrc  offre 
de  vastes  plaines  de  sable,  parsemées  de  buissons  de  nopals  et  d'alohs,  terminées  d'un  côté  par 
1s  mer  i;ouge  ,  et  de  l'autre  par  les  monts  Oreb  et  Sinaï,  dont  les  croupes  viennent  border 
l'avant-scèiie.  —  La  scène  est  sous  les  palmiers,  près  de  la  source,  a  la  tcte  du  camp. 


MOÏSE 


ACTE    PREMIER. 


SCENE   PREMIERE. 

NADAB,  seul. 

II  regarde  quelque  temps  autour  de  lui ,  comme  pour  reconnoître  les  liens  où  il  se  trouve, 

A  la  porte  du  camp,  sous  ces  palmiers  antiques, 
Où  des  vieillards  hébreux  les  sentences  publiques 
Des  diverses  tribus  terminent  les  débats, 
Par  quel  nouveau  sentier  ai- je  égaré  mes  pas? 

Après  un  moment  de  silence,  en  s'avançant  sur  la  scène. 

Silencieux  abris,  profonde  solitude 

Ne  pouvez -vous  calmer  ma  noire  inquiétude? 

Soulève  enfin,  Nadab,  ton  œil  appesanti; 

Vois  les  fils  de  Jacob  au  pied  du  Sinaï, 

Le  désert  éclatant  de  miracles  sans  nombre, 

La  colonne  à  la  fois  et  lumineuse  et  sombre. 

L'eau  sortant  du  rocher,  des  signes  dans  les  airs. 

Dieu  prêt  à  nous  parler  du  milieu  des  éclairs  : 

Prétends -tu,  sourd  au  bruit  de  la  foudre  qui  gronde. 

Coupable  fils  d'Aaron,  changer  le  sort  du  monde? 

Mais  que  te  fait,  Nadab,  le  Seigneur  et  sa  loi? 

Le  monde  et  les  Hébreux  ne  sont  plus  rien  pour  toi. 

Il  s'approche  du  cercueil  de  Joseph. 


580  moïse. 

Ma  main  aux  bords  du  Nil  déroba  cette  cendre; 

Je  pouvois  sans  rougir  alors  m'en  faire  entendre.      . 

0  Josepb  !  fils  aimé,  qui  dors  dans  ce  tombeau, 

A  l'épouse  du  roi  toi  qui  parus  si  beau, 

Rends  mon  cœur  moins  ardent,  ou  ma  voix  plus  puissante, 

Ou  donne-moi  ton  charmo,  ou  ta  robe  innocente  1 

De  Joseph  retrouvé  je  n'ai  point  la  grandeur, 

Mais  de  Joseph  perdu  j'ai  l'âge  et  le  malheur. 


SCENE    II. 

AARON,   DATHAN. 

AARON  ,    appelant  Nadab,  qui  s'éloigne  et  disparoît  sous  les  palmiers. 

Nadab!...  Il  n'entend  point!  Dans  sa  mélancolie 
Son  âme  est  à  présent  toujours  ensevelie. 
0  mon  cher  fils!  reçois  mes  bénédictions  : 
Tes  maux  doublent  le  poids  de  mes  afflictions  ; 
Mes  jours  ont  été  courts  et  mauvais  sur  la  terre, 
Et  n'ont  point  égalé  ceux  d'Isaac  mon  père. 
Nadab,  que  l'Éternel  prenne  pitié  de  toi! 

DATHAN. 

Sur  le  sort  des  Hébreux,  Aaron,  éclairez- moi. 
Par  Moïse,  envoyé  vers  le  Madianite, 
Depuis  trois  mois  sorti  du  camp  Israélite, 
Je  trouve  à  mon  retour  le  peuple  menaçant, 
L'Iduméen  détruit  et  le  Prophète  absent  ; 
J'ignore  également  nos  maux  et  notre  gloire  : 
Daignerez -vous,  Aaron,  m'en  raconter  l'histoire? 

AARON. 

Dathan,  cher  compagnon  que  regrettoit  mon  fils, 

Quand  Israël,  fuyant  les  princes  de  Memphis, 

Eut  franchi  de  la  mer  les  ondes  divisées. 

Nos  tribus  par  le  ciel  toujours  favorisées, 

En  suivant  du  désert  le  merveilleux  chemin, 

Non  loin  du  Sinaï  s'arrêtèrent  enfin. 

Ce  fut  là  qu*Amalec,  à  sa  haine  fidèle, 

Nous  clj^fcha  pour  vider  son  antique  querelle. 


ACTE   I,    SCENE   II. 

Tliémar  régnoit  alors  sur  ce  peuple  nombreux; 
Il  vint  à  Raphidim  attaquer  les  Hébreux. 
Aux  autels  d'Adonis  son  épouse  attachée, 
Méprisant  du  fuseau  la  gloire  humble  et  cachée, 
Arzane,  dans  l'orgueil  de  toute  sa  beauté, 
Presse,  anime  Thémar,  et  marche  à  son  côté  : 
De  sa  main  au  vainqueur  une  palme  est  promise, 
La  trompette  a  sonné  ;  les  traits  sifflent  :  Moïse, 
Sur  un  mont  à  l'écart,  debout,  les  bras  levés, 
Prioit  le  Dieu  par  qui  les  flots  sont  soulevés. 
Ses  redoutables  bras  étendus  sur  nos  têtes 
Paroissoient  dans  le  ciel  assembler  les  tempêtes  : 
Quand  il  les  abaissoit,  de  fatigue  vaincu, 
Amalec  triomphoit  d'Israël  abattu  ; 
Mais  quand  ses  bras  au  ciel  reportoient  sa  prière. 
Nos  plus  fiers  ennemis  rouloient  sur  la  poussière. 
Soutenant  dans  les  airs  ce  bras  fort  et  puissant. 
Qui  sans  porter  de  coups  versoit  des  flots  de  sang, 
J'achevai  parmi  nous  de  fixer  la  victoire. 
Un  seul  jour  vit  périr  Thémar  et  sa  mémoire  : 
Sa  veuve,  à  des  dieux  sourds  ayant  ses  vœux  offerts, 
N'en  fut  pas  entendue  et  tomba  dans  nos  fers. 

DATHAN. 

Je  ne  vois  jusqu'ici  que  d'heureuses  prémices. 

AARON. 

Écoute.  Après  avoir  réglé  les  sacrifices, 
Mon  frère,  qu'en  secret  appelle  l'Éternel, 
Moïse  se  dérobe  aux  regards  d'Israël  ; 
Il  monte  au  Sinaï;  Josué  l'accompagne  : 
Depuis  quarante  jours  caché  sur  la  montagne, 
Mille  bruifs  de  sa  mort  dans  le  camp  répandus 
Tiennent  de  nos  vieillards  les  esprits  suspendus. 
On  s'agite  au  milieu  du  peuple,  qui  murmure. 
Je  ne  sais  quel  démon  souflle  une  flamme  impure; 
Le  soldat  se  soulève  et  proclame  en  ce  lieu 
Et  Nadab  pour  son  chef  et  Baal  pour  son  dieu. 

DATHAN. 

Nadab  accepte -t-il  cet  honneur  populaire? 


r.8i 


582  moïse. 


AARON. 


De  ses  mâles  vertus  rejetant  le  salaire, 

Mon  fils  porte  en  son  sein  un  trait  qu'il  veut  cacher, 

Et  que  toi  seul,  Dathan,  tu  pourras  arracher. 

Pâle  et  silencieux  dans  sa  marche  pensive 

Il  erre  autour  du  camp  comme  une  ombre  plaintive. 

Il  prononce  tout  bas  le  nom  de  ses  aïeux; 

Son  regard  languissant  se  tourne  vers  les  cieux; 

La  nuit,  à  sa  douleur  se  livrant  sans  obstacles, 

On  l'a  trouvé  pleurant  auprès  des  tabernacles. 

Mais  j'aperçois  Caleb,  ce  flambeau  de  la  loi. 

Et  ma  sœur,  dont  les  chants  raniment  notre  foi. 

Dathan,  cherche  Nadab,  et  dis- lui  que  son  père 

L'attend  ici. 


SCENE   III. 

AARON,   MARIE,   CALEB. 

AARON,    k  Marie. 

Marie,  en  qui  Jacob  espère, 
Dans  vos  yeux  attristés  quels  malheurs  ai -je  lus? 
Qu'allez -vous  m'annoncer? 

MARIE. 

Notre  frère  n'est  plusl 
Josué,  de  Moïse  héritier  prophétique. 
De  même  a  disparu  sur  la  montagne  antique  : 
Ils  n'ont  pu  sans  mourir  contempler  Jéhovah. 
Comme  ils  prioient,  dit-on,  au  sommet  du  Sina, 
Du  Seigneur  à  leur  voix  la  Gloire  est  descendue. 
Dans  une  ombre  effrayante,  au  milieu  d'une  nue; 
La  nue  en  s'entr'ouvrant  les  a  couverts  de  feux. 
Et  le  ciel  tout  à  coup  s'est  refermé  sur  eux; 
Ils  sont  morts  consumés. 

AARON. 

0  ma  sœuri  ô  Marie! 
0  promesse  du  ciel  !  ô  future  patrie  ! 
Par  qui  du  saint  prophète  a-t-on  su  le  trépas? 


1^  Î'J 


ACTE   l,  SCENE  III.  ^-J 

MARIE. 

Par  les  chefs  envoyés  pour  découvrir  ses  pas. 

CALEB. 

Jeûnons,  pleurons,  veillons  revêtus  du  cilice  : 
Crions  vers  le  Très -Haut  du  fond  du  précipice. 
Le  destin  de  la  terre  est  au  nôtre  lié... 
Et  Nadab,  que  je  vois,  l'a  peut-être  oublié. 


SCENE    IV. 

NADAB,  AARON,   MARIE,  CALEB. 

NADAB,    à  Aaron. 

Dathan ,  qui  m'a  rejoint  au  mont  de  la  Gazelle, 
M'a  dit  que  dans  ce  lieu  votre  voix  me  rappelle, 
Aaron. 

AARON. 

Oui,  je  voulois  vous  parler  sans  témoins, 
Mais  ce  moment,  Nadab,  réclame  d'autres  soins. 

NADAB. 

Ma  volonté  toujours  à  la  vôtre  est  soumise  ; 
Commandez. 

AARON. 

L'Éternel  nous  a  ravi  Moïse. 

NADAB,  à  part. 

Moïse!  Est-ce,  ô  Seigneur!  ou  grâce  ou  châtiment? 

AARON. 

Que  de  maux  produira  ce  triste  événement  1 

NADAB. 

II  change  nos  devoirs  avec  nos  destinées. 

Aux  sables  d'Ismael  désormais  confinées. 

Nos  tribus,  qui  n'ont  plus  les  doux  regards  du  ciel, 

Ne  verront  point  la  terre  et  de  lait  et  de  miel. 

De  cent  peuples  voisins  calmant  la  défiance, 


58fj  moïse. 

Élevons  avec  eux  la  pierre  d'alliance, 
Et  fixons  de  Jacob  l'avenir  incertain, 
Sans  regretter  le  Nil,  sans  chercher  le  Jourdain. 

CALEB. 

Eh  quoi!  le  fils  d'Aaron  tient  un  pareil  langage! 
A  rester  dans  ces  lieux  c'est  lui  qui  nous  engage  I 
Ami ,  si  nous  perdons  notre  libérateur, 
Toi,  sorti  de  son  sang,  sois  notre  conducteur  : 
Atteins,  perce  et  détruis  cette  race  proscrite 
Dont  au  livre  éternel  la  ruine  est  écrite. 

NADAB. 

Je  laisse  à  ta  valeur  ces  sanglants  embarras. 

CALEB. 

Ah  !  je  sais  quelle  main  a  désarmé  ton  bras. 
Le  conseil  de  nos  chefs,  par  qui  tout  se  décide, 
Dira  s'il  faut  sauver  une  race  homicide 
Qui,  jusque  dans  ce  camp,  avec  un  art  fatal, 
Introduit  et  répand  le  culte  de  Baal. 

NADAB. 

Charitable  Caleb,  sont -ce  là  les  cantiques 
Que  du  temple  promis  rediront  les  portiques? 
Sur  un  autel  de  paix  au  Dieu  que  tu  défends. 
Tu  veux  donc  immoler  des  femmes,  des  enfants? 

CALEB. 

Quand  on  est  criminel ,  on  subit  sa  sentence. 

NADAD. 

Quand  on  est  sans  pitié,  croit-on  à  l'innocence? 

CALEB. 

A  de  trop  doux  penchants  crains  de  t'abandonner. 

NADAB. 

Toi,  sache  quelquefois  pleurer  et  pardonner, 

CALEB. 

La  rigueur  est  utile. 

NADAB. 

Et  la  clémence  auguste. 


ACTE   I,   SCENE  IV.  585 

CALEB. 

Le  foible  est  méprisable. 

NAD  AB. 

Et  le  fort  est  injuste. 

CALEB. 

Retourne  à  tes  devoirs,  au  Jourdain  viens  mourir. 

NADAB. 

Un  peu  de  sable  ici  suffît  pour  me  couvrir. 

AARON. 

Jeunes  hommes,  cessez  ;  n'augmentez  pas  nos  larmes; 
Confondez  vos  regrets  et  mariez  vos  armes. 
Vous,  Caieb,  de  ma  sœur  adoucissez  l'ennui  : 
La  publique  douleur  me  réclame  aujourd'hui. 
Que  Dieu  de  ses  desseins  dissipe  les  ténèl)res! 
Vous,  Nadab,  ordonnez  aux  trompettes  funèbres 
De  convoquer  trois  fois,  dans  un  morne  appareil, 
Les  princes  des  tribus  aux  tentes  du  conseil. 


SCÈNE    V. 

MARIE,  CALEB, 

CALEB. 

Exemple  d'Israël ,  prophétesse  Marie, 
La  source  de  nos  pleurs  n'est  donc  jamais  tarie? 
D'invisibles  filets  Nadab  environné 
D'Arzane  n'a  pu  fuir  le  trait  empoisonné. 
Je  crains  encor  sur  lui  la  perverse  puissance 
Du  dangereux  ami  dont  il  pleuroit  l'absence, 
De  l'inique  Dathan,  froidement  factieux, 
Ennemi  de  Moïse  et  contempteur  des  cieux. 

MARIE. 

Et  que  fait  Israël?  quel  espoir  le  soulage? 


586  moïse. 

CALEB. 

Ce  peuple  à  l'esprit  dur,  au  cœur  foible  et  volage, 
Déjà  las  de  la  gloire  et  de  la  liberté, 
Regrette  lâchement  le  joug  qu'il  a  porté. 
«  Abandonnons,  dit-il,  ces  plages  désolées; 
Relournons  à  Tanis,  où  des  chairs  immolées, 
Où  des  plantes  du  Nil  l'Égyptien  pieux 
Nourrissoit  nos  enfants  à  la  table  des  dieux.  » 
Peuple  murmurateur,  race  ingrate  et  perfide  1 

MARIE.         ..■■      .     '  .        - 

La  terre,  cher  Caleb,  pour  le  juste  est  aride, 
Mais  il  s'élève  à  Dieu  :  le  palmier  de  Jeddiel 
A  ses  pieds  dans  le  sable  et  son  front  dans  le  ciel. 

CALEB. 

Des  chefs  séditieux  pour  combattre  l'audace. 

Il  est  temps  qu'au  conseil  j'aille  prendre  ma  place. 

Dans  ce  triste  moment  les  vierges  d'Israël , 

Instruites  par  vos  soins  à  prier  à  l'autel , 

Pour  plaindre  et  partager  votre  douleur  auguste 

S'avancent. 

Le  chœur  des  jeunes  filles  Israélites  entre  dans  ce  moment  sur  la  scbno  :  Caleb  snrf 
MARIE,    au  chœur. 

Approchez,  postérité  du  juste. 
Doux  trésor  de  Jacob  par  le  ciel  réclamé. 
Désarmez  du  Seigneur  le  carquois  enflammé  ; 
Au  Père  qui  nous  frappe,  au  Dieu  qui  nous  châtie, 
Présentez  de  vos  pleurs  la  pacifique  hostie  : 
Il  est  poar  l'aiïligé  des  cantiques  touchant?. 
El  souvent  la  douleur  s'exprime  par  des  chants. 


ACTE   i,   SCÈNE   VI.  587 

SCÈINE    VI. 

MARIE,     LE    CHŒUR    DES    JEUNES    FILLES    ISRAÉLITES. 

Cette  scène  est  en  partie  déclamée  ,  en  partie  chantée.  Le  chœur  est  divisé  en  deux  demi- 
chœurs  qui  se  placent  l'un  à  droite  et  l'autre  a  gauche  de  Marie  :  le  premier  demi-chœur 
tient  à  la  raaiu  des  harpes  et  le  second  des  tambours. 

PREMIER    DEMI-CHOEUR. 

Imitons  dans  nos  concerts 
Le  pélican  des  déserts  : 
Jacob,  ta  gloire  est  passée. 
Et  de  ton  Dieu  la  clémence  est  lassée 

SECOND    DEMI-CHOEUR. 

Au  divin  Maître  ayons  recours  ; 

A  ses  douces  lois  qu'on  se  range  ; 

Qu'il  soit  la  vigne  de  secours 

Où  le  pécheur  toujours  vendange. 
Sa  grâce  est  au  cœur  pur,  au  cœur  religieux, 
Ce  qu'est  à  nos  autels  un  parfum  précieux. 

UNE    ISRAÉLITE    DU    PREMIER    DEMI-CHOEUR. 

N'espérons  rien  pour  finir  nos  souffrances, 
De  ses  bontés. 

ONE    ISRAÉLITE    DU    SECOND    DEMI-CHQEUR. 

A  ses  clartés 
Nous  voulons  rallumer  nos  vives  espérances. 

UNE    ISRAÉLITE    SEULE. 

Suspendons  notre  harpe,  en  ces  temps  de  regrets, 

Au  palmier  de  la  solitude. 
Jourdain!  fleuve  espéré!  séjour  de  quiétude I 
Mes  yeux  ne  te  verront  jamais. 
Où  sont  les  cèdres  superbes, 
Liban,  que  tu  devois  au  temple  projeté? 
Jacob,  de  son  Dieu  rejeté. 

Rampe,  plus  bas  que  les  herbes. 
Dans  le  lit  du  torrent  desséché  par  l'été. 


588  moïse. 

deux  israélites. 

Douloureux  mystère 
D'un  trépas  caché, 
Pleurons  à  la  terre 
Moïse  arraché. 
Loin  du  frais  rivage 
Où  fut  son  berceau, 
L'onagre  sauvage  ^ 
Foule  son  tombeau. 

LA    PLUS    JEUNE     DES    ISRAÉLITES. 

Mais  qui  me  gardera  sous  l'aile  do  ma  mère? 
Moïse  a  disparu,  Moïse  étoit  mon  père. 
0  terre  de  Gessen!  prés  émaillcs  de  fleurs 

Où  je  cueillois  ma  parure! 
Comme  un  jeune  olivier  privé  d'une  onde  pure. 
Je  languis  et  je  meurs. 

TOUT    LE    CHOEUn. 

Dieu  nourrit  de  ses  dons  l'innocente  colombe, 
Le  juste  au  temps  marqué  sortira  de  sa  tombe. 

D'Amalec  les  dieux  mortels 
Ne  peuvent  renverser  les  desseins  éternels. 

UNE    ISRAÉLITE. 

Ma  sœur,  avez -vous  vu  cette  superbe  Arzane? 
De  quel  regard  profane 
Elle  insultoit  nos  autels  ! 

UNE    AUTRE    ISRAÉLITE. 

Plus  inconstante  que  les  ondes, 
Ses  démarches  sont  vagabondes  ;    • 
Ses  lèvres  et  son  cœur  pour  tromper  sont  d'accord  ; 
Sa  douce  volupté  d'amertume  est  suivie, 
Et  quand  sa  bouche  invite  à  jouir  de  la  vie, 
Ses  pas  nous  mènent  à  la  mort. 

UNE    TROISIÈME    ISRAÉLITE. 

De  nos  jeunes  guerriers  le  prince  et  le  modèle, 
Nadab  étoit  auprès  d'elle. 

TOUT    LE     CHOEUR. 

Ah  !  fuyons,  fuyons,  mes  sœurs. 
Des  passions  les  trompeuses  douceurs! 


ACTE   I,   SCENE  YI.  589 

TROIS    ISRAÉLITES. 

Ne  VOUS  reposez  point  à  la  source  étrangère; 

Buvez  l'onde  de  vos  ruisseaux. 
Qu'une  épouse  fidèle,  à  l'ombre  des  berceaux, 
Soit  plus  belle  à  vos  yeux  que  la  biche  légère, 

TOUT    LE    CHOEUR. 

Ah  !  fuyons,  fuyons,  mes  sœurs, 
Des  passions  les  trompeuses  douceurs  ! 

PREMIER    DEMI-GHOEUR. 

L'homme  marche  à  travers  une  nuit  importune. 

SECOND    DEMI-CHOEUR. 

Attachons- nous  au  Dieu  qui  bénit  l'infortune; 

UNE   ISRAÉLITE. 

Qui  sur  un  lit  de  pleurs  mouillé 
Retourne  le  mourant,  soutient  son  front  livide; 

LA    PLUS    JEUNE    DES    ISRAÉLITES. 

Qui  mesure  le  vent  à  l'agneau  dépouillé 
Par  le  pasteur  avide. 

TOUT    LE    CHOEUR. 

Ingrats  mortels,  en  vain  vous  résistez 
.\u  Dieu  qui  vous  conduit  dans  ces  sublimes  voies. 

Et  qui  d'intarissables  joies 
Rassasîra  les  cœurs  en  son  nom  contristés. 

MARIE. 

Mes  enfants,  c'est  assez  :  allez,  toujours  dociles, 
Vous  livrer  au  repos  sous  vos  tentes  tranquilles. 
Voici  l'heure  pesante  accordée  au  sommeil  : 
Tout  se  tait  à  présent  sous  les  feux  du  soleil  ; 
Les  vents  ont  expiré  ;  du  palmier  immobile 
L'ombre  se  raccourcit  sur  l'arène  stérile; 
L'Arabe  fuit  du  jour  les  traits  étincelants, 
Et  le  chameau  s'endort  dans  les  sables  brûlants. 


FIN    DU    PREMIER    ACTE. 


590  moïse. 


ACTE    DEUXIÈME, 


SCÈNE   PREMIÈRE. 

ARZANE,  NÉBÉE. 

NÉBÉE. 

Nadab  veut  vous  parler  dans  ce  lieu  solitaire. 
Arzane,  expliquez-moi  cet  étonnant  mystère. 
Quelle  joie  inconnue  éclate  dans  vos  yeux! 
Dormirons-nous  bientôt  aux  champs  de  nos  aïeux 
Par  votre  ordre  à  Séir  un  moment  retournée, 
Je  n'ai  point  vu  d'Oreb  la  funeste  journée; 
Mais  je  suis  revenue  au  bruit  de  vos  malheurs, 
Pour  vous  offrir  du  moins  le  secours  de  mes  pleurs. 

'  ARZANE. 

Qu'il  en  coûte,  Nébée,  à  servir  l'infortune  ! 
Qu'un  sceptre  brisé  pèse  à  l'amitié  commune!    • 
La  tienne  est  rare  et  grande  :  oui,  tu  mérites  bien 
Que  je  t'ouvre  mon  cœur  dans  un  libre  entretien. 

NÉBÉE. 

J'ai  su  que,  par  Moïse  à  mourir  condamnées , 
Les  femmes  d'Amalec  qui  comptoient  seize  années, 
Ou  qui  du  joug  d'hymen  portèrent  le  fardeau, 
Dévoient  livrer  leur  sang  au  glaive  du  bourreau. 

ARZANE. 

On  m'arracha  des  rois  les  saintes  bandelettes. 
Et  le  malheur  me  mit  au  rang  de  mes  sujettes. 


ACTE  iî,   SCENE  I.  591 

NÉBÉE. 

Ciel! 

ARZANE. 

Dans  un  parc  formé  par  d'épineux  rameaux, 
Nous  attendions  la  mort  comme  de  vils  troupeaux. 
L'Hébreu  vient  ;  on  entend  un  long  cri  d'épouvante 
Déjà  brilloit  du  fer  la  lumière  mouvante, 
Lorsque  le  fils  d'Aaron,  que  la  pitié  combat, 
Retint  le  glaive  ardent  avant  qu'il  retombât. 
Il  contemple  attendri  ces  femmes  éplorées 
Qui  lui  tendoient  de  loin  leurs  mains  décolorées. 
Je  paroissois  surtout  attirer  ses  regards  ; 
Soit  qu'un  habit  de  deuil  et  des  cheveux  épars 
A  ma  frêle  beauté  prêtassent  quelques  charmes. 
Soit  enfin  qu'une  reine,  ^n  répandant  des  larmes. 
Trouve  dans  ses  revers  de  nouvelles  splendeurs 
Et  n'ait  fait  seulement  que  changer  de  grandeurs. 

NÉBÉE. 

Nadab  au  doux  pardon  inclina  ses  pensées. 

ARZANE. 

«  Femmes,  vivez,  dit-il  :  nos  tribus  offensées 

M'ont  vainement  chargé  d'un  devoir  trop  cruel, 

Et  je  vais  implorer  les  anciens  d'Israël.  » 

Coré,  Sthur,  Abiron,  dans  un  conseil  propice, 

Firent  avec  Nadab  suspendre  mon  supplice. 

D'un  ramas  d'affranchis  digne  législateur. 

Moïse  alla  chercher  quelque  oracle  menteur. 

Resté  maître  en  ce  camp,  Nadab,  qu'un  dieu  possède, 

De  soins  officieux  incessamment  m'obsède  : 

Il  m'aime,  et  toutefois  n'ose  me  découvrir 

Le  feu  qui  le  dévore  et  que  j'ai  su  nourrir. 

Aujourd'hui  même  enfin,  par  sa  bouche  informée 

De  la  mort  du  tyran  qui  gourmandoit  l'armée. 

Ici  plus  longuement  il  veut  m'entretenir, 

Et  de  ma  délivrance  avec  moi  convenir.  ^ 

NÉBÉE. 

Je  conçois  maintenant  l'espoir  qui  vous  enflamme  ; 
Vous  êtes  adorée,  et  l'amour  dans  votre  âme... 


592  moïse. 

ARZANE. 

Non  :  je  n'ai  point  trahi  mes  aïeux,  mes  revers. 
Lorsque  le  sort  me  livre  à  ce  peuple  pervers. 
Reine,  malgré  le  sort  je  n'ai  poiiil  la  foiblcsse 
De  partager  les  feux  d'un  amour  qui  me  blesse; 
Mais  je  sais  écouter  des  soupirs  ennemis, 
Pour  sortir  de  l'abîme  où  le  ciel  nous  a  mis  : 
De  l'odieux  Jacob  je  troublerai  la  cendre. 

NÉBÉE. 

Arzane!  de  l'amour  on  ne  se  peut  défendre  l 

ARZANE. 

Tu  te  trompes ,  Nébée,  et  dans  mon  sein  ce  cœur 
Au  nom  du  peuple  juif  ne  bat  que  de  fureur. 
Faut-il  te  rappeler  nos  discordes  antiques. 
Des  deux  fils  d'isaac  les  haines  domestiques, 
Le  droit  du  premier-né  si  follement  vendu, 
Et  l'innocent  festin  qui  perdit  Ésalï? 
Nous,  d'un  prince  trahi  postérité  fidèle, 
Lorsque  nous  embrassons  une  cause  si  belle, 
Nous  voyons  triompher  les  ignobles  drapeaux 
Du  gendre  vagabond  d'un  pâtre  de  chameaux  ! 

NÉBÉE. 

Mais  Nadab  lui  succède. 

ARZANE. 

A  Nadab,  à  sa  gloire 
Mon  époux  doit  la  mort  et  l'Hébreu  la  victoire. 

NÉBÉE. 

Quel  est  votre  projet,  votre  espoir? 

ARZANE. 

Me  venger. 
Écouter  les  aveux  du  soldat  étranger  ; 
Feindre  pour  l'asservir,  et  par  quelque  artifice 
Nous  sauver,  en  poussant  Jacob  au  précipice. 
Oui,  je  triompherai  si  Nadab  amoureux 
Au  culte  d'Abraham  arrache  les  Hébreux. 

NÉBÉE. 

Vos  croyez  donc  leur  Dieu  puissant  et  redoutable? 


ACTE  II,  SCÈNE  I.  50n 

ARZANE. 

Je  sais  du  moins,  je  sais  qu'il  est  impitoyable. 
Amalec  autrefois  déserta  son  autel 
Lorsqu'il  maudit  Édom  et  bénit  Israël. 
Jaloux  de  son  pouvoir,  jamais  il  ne  pardonne  : 
Il  frappera  Jacob,  si  Jacob  l'abandonne. 

NÉBÉE. 

Nadab... 

ARZANE. 

Est  l'ennemi  du  sang  de  mes  aïeux. 

NÉBÉE. 

Il  est  sincère. 

ARZANE. 

Eh  bien!  je  le  tromperai  mieux. 

NÉBÉE. 

Il  fait  de  vous  servir  sa  plus  constante  étude; 
On  vous  reprochera... 

ARZANE.  ^ 

Poursuis  ! 

NÉBÉE. 

L'ingratitude. 

ARZANE. 

Non,  si  par  le  succès  mes  vœux  sont  couronnés  : 
On  ne  traite  d'ingrats  que  les  infortunés. 

NÉBÉE. 

Nadab... 

ARZANE. 

M'est  odieux. 

NÉBÉE.  i 

i 

Sa  clémence... 

ARZANE. 

M'outrage. 

NÉBÉE. 

Il  veut  votre  bonheur. 

ARZANE. 

Ma  honte  est  son  ouvrage. 
m.  38 


m  iMOlSE. 

ISÉBÉE. 

Il  NOUS  iviulra  le  Irùiu'. 

ARZANE. 

Il  m'a  donné  des  fers, 

NÉBÉE. 

S'il  s'attache  à  vos  pas? 

AR/ANE. 

Je  le  mène  aux  enfers. 

NÉBÉE, 

A  vos  desseins  secrets  que  je  prévois  d'obstaclesl 

ARZANE. 

L'amour  de  la  patrie  enfante  des  miracles. 
Mais  j'aperçois  Nadab...  Reine  de  la  beauté, 
Prête-moi  ta  ceinture,  ô  brillante  Astarthé! 
Donne  à  tous  mes  discours  ta  grâce  souveraine; 
Déesse  de  l'amour,  sers  aujourd'hui  la  haine. 
Descends!  A  ton  secours  amène  tous  les  dieux  : 
Si  Jéhovah  triomphe,  ils  tomberont  des  cieux. 


SCENE    11. 

NADAB,  ARZANE,  NÉBÉE. 

ARZANE. 

De  ses  destins,  Nadab,  votre  esclave  incertaine 
Accourt  à  votre  voix  près  de  cette  fontaine... 
Si  par  ces  yeux  baissés  je  juge  de  mon  sort, 
Je  crains  bien  qu'Amalec  ne  soit  pas  libre  encor. 

NADAB. 

Étrangère,  il  me  faut  vous  le  dire  sans  feinte  : 

Les  vieillards  de  Caleb  ont  écouté  la  plainte. 

Le  conseil,  à  qui  seul  le  pouvoir  appartient, 

Pour  quelques  jours  encor  dans  ce  camp  vous  retient. 

Sans  gardes  cependant  vous  pouvez  de  la  plage 


ACTE  lî,   SCÈNE  II.  595 

Parcourir  les  sentiers  et  l'arène  sauvage. 

Dathan,  dont  l'amitié  ne  craint  aucun  péril, 

Amène  auprès  de  vous  vos  compagnes  d'exil. 

On  vous  rend  des  honneurs  inconnus  sous  nos  tentes, 

Dathan  entre  en  ce  moment  sur  la  scfeue,  suivi  du  chœur  des  jeunes  filles  Amalccitcs 
il  se  retire  ensuite,  et  Nébée  va  se  placer  a  la  tête  du  chœur  au  fond  du  théâtre. 

Et  bientôt  au  milieu  des  pompes  éclatantes, 
Rendue  à  vos  sujets,  embrassant  l'avenir. 
Vous  perdrez  de  Nadab  l'importun  souvenir. 

ARZANE. 

Arzane  par  vos  mains-  à  la  mort  fut  ravie, 
Et  d'un  nouveau  bienfait  cette  grâce  est  suivie! 
Mon  cœur  reconnoissant  ne  peut  s'exprimer  mieux 
Que  par  mon  peu  d'ardeur  à  sortir  de  ces  lieux. 

NADAB. 

A  ce  langage  adroit  je  ne  puis  me  méprendre, 
Vous  flattez  l'ennemi  dont  vous  croyez  dépendre, 
Mais,  nourrie  à  Séir  pour  plaire  et  pour  aimer, 
Nos  farouches  vertus  ne  peuvent  vous  charmer. 

ARZANE. 

Amalec  et  Jacob  diffèrent  de  maxime, 
Il  est  vrai  :  nous  croyons,  sans  nous  en  faire  un  crime, 
Qu'aimer  est  le  bonheur,  plaire  un  don  précieux, 
Et  que  la  volupté  nous  rapproche  des  dieux. 
Sous  des  berceaux  de  fleurs,  nos  heures  fortunées 
S'envolent  mollement  l'une  à  l'autre  enchaînées. 
Le  dieu  que  nous  servons  approuve  nos  désirs  : 
Dans  une  île  féconde,  au  doux  chant  des  plaisirs, 
La  beauté  l'enfanta  sur  les  mers  de  Syrie  ; 
Il  préside  en  riant  aux  banquets  de  la  vie. 
Pour  attirer  sur  vous  ses  bienfaisants  regards, 
J'ai  déjà,  les  pieds  nus  et  les  cheveux  épars, 
De  nos  rites  sacrés  suivant  l'antique  usage, 
Trois  fois  pendant  la  nuit  conjuré  son  image... 
Mais  n'ai-je  point,  Nadab,  armé  votre  courroux? 
Vous  détestez  le  dieu  que  je  priois  pour  vous. 
Pardonnez  à  ces  vœux  que  dans  mon  innocence 
M'arracha  le  transport  de  la  reconnoissance. 


590  MOÏSE. 

y 

NADAB. 

Ou'entends-je!  AmalécKe,  apprenez  donc  mon  sort. 
Longtemps  de  mon  amour  je  captivai  l'essor; 
Vous  adorant  toujours,  mais  respectant  vos  larmes, 
le  n'aurois  pas  osé  vous  parler  de  vos  charmes  : 
Un  mot,  dont  l'homme  heureux  ne  sent  pas  la  valeur, 
Trop  souvent  peut  blesser  l'oreille  du  malheur. 
Quand  Moïse  vivoit  vous  aviez  tout  à  craindre  ; 
A  cacher  mon  ardeur  je  savois  me  contraindre  : 
Aujourd'hui  que  le  ciel  pour  vous  se  veut  calmer. 
Votre  bonheur  me  rend  le  droit  de  vous  aimer. 

ARZANE. 

[épargnez... 

NADAB. 

Vous  sauver  changea  ma  vie  entière! 
Ce  cœur,  que  vous  avez  habité  la  première, 
Vit  l'amour  se  lever  terrible  et  violent 
Comme  l'astre  de  feu  dans  ce  désert  brûlant. 
Le  repos  pour  jamais  s'envola  de  mon  âme  ; 
Mon  esprit  s'égara  dans  des  songes  de  flamme. 
Abjurant  la  grandeur  promise  à  nos  neveux, 
A  l'autel  des  Parfums  je  n'offrois  plus  mes  vœux; 
Je  n'allois  plus,  lévite  innocent  et  modeste, 
Chaque  aurore  au  désert  cueillir  le  pain  céleste. 
Dans  les  champs  de  l'Arabe,  et  loin  des  yeux  jaloux, 
Mon  bonheur  eût  été  de  me  perdre  avec  vous. 
De  toi  seule  connue,  à  toi  seule  asservie, 
L'Orient  solitaire  auroit  caché  ma  vie. 
Pour  appui  du  dattier  empruntant  un  rameau, 
Le  jour  j'aurois  guidé  ton  paisible  chameau  ; 
Le  soir,  au  bord  riant  d'une  source  ignorée, 
J'aurois  offert  la  coupe  à  ta  bouche  altérée, 
Et  sous  la  simple  tente,  oubliant  Israël, 
Pressé  contre  mon  cœur  la  nouvelle  Rachel. 

ARZANE. 

Confuse,  à  vos  regards  je  voudrois  disparoître; 
Mais  je  suis  votre  esclave  et  vous  êtes  mon  maître. 

NADAB. 

A  qui  maudit  vos  fers  le  reproche  est  bien  dur! 


ACTE   II,'  SCÈNE   II.  ô9' 

Mais  de  vous  délivrer  il  est  un  moyen  sûr. 
Vous  connoissez  du  camp  le  trouble  et  les  alarmes; 
De  la  féconde  Egypte  on  regrette  les  charmes  ; 
On  veut  que  des  tribus  je  conduise  les  pas. 
Épouse  de  Nadab,  ouvrez-nous  vos  États; 
D'un  peuple  de  bannis  soyez  la  souveraine  : 
Le  soldat  à  l'instant  va  briser  votre  chaîne. 

ARZANE. 

Je  vois  Marie. 


SCENE    III. 

MARIE,  ARZANE,  NADAB,  NÉBÉE,  choeur  de  jeunes 

FILLES    AMALÉCITES. 
MARIE. 

Aaron  n'est  point  ici,  Nadab? 

NADAB. 

11  pleure  le  prophète  au  torrent  de  Cédab. 

MARIE. 

Rendez  grâce  au  Seigneur  ;  sa  paix  nous  accompagne  : 
Moïse  reparoît  sur  la  sainte  montagne. 
Cherchant  partout  Aaron,  je  cours  lui  répéter 
Ce  qu'un  chef  des  pasteurs  vient  de  me  raconter. 


SCENE   IV. 

NADAB,    ARZANE,    NÉBÉE,   choeur  de  jeunes  filles 

AMALÉCITES. 
ARZANE. 

Fils  d' Aaron,  à  mon  sort  il  faut  que  je  succombe  : 
Vous  me  parliez  d'hymen,  et  je  touche  à  ma  tombe. 

NADAB,    sans  écouter  Arzane. 

Nous  allons  te  revoir  enfin,  fameux  mortel. 


fiOR  moïse. 

Kncor  foui  éclatant  des  Anix  de  rKIcrnel. 
Honneur  à  tes  vertus  et  gloire  à  ton  génie! 

ARZANE. 

VeilUvje?  dans  mes  maux  quelle  alTreuse  ironie! 
Quoi,  Nadab  !  ces  desseins  où  tous  deux  engagés, 
Ces  projets  de  l'amour... 

NADAB. 

Ils  ne  sont  point  clinngc's. 

ARZANE. 

Entre  Moïse  et  moi  vous  tenez  la  balance  : 
De  votre  passion  je  vois  la  violence. 

NADAB. 

Femme,  je  suis  sans  force  à  tes  pieds  abattu  ; 
Mais  ne  puis-je  du  moins  admirer  la  vertu? 

ARZANE. 

Qui  pourra  m'arracher  de  ce  sanglant  théâtre 
Où  la  mort  me  poursuit? 

NADAB. 

Ce  cœur  qui  t'idolâtre. 

ARZANE. 

Mais  les  remords  viendront  arrêter  vos  efforts. 

NADAB, 

Mais  si  je  t'obéis,  que  te  font  mes  remords? 

ARZANE. 

De  ces  hauts  sentiments  je  serai  la  victime. 

NADAB. 

Laisse-moi  m'enchanter  d'innocence  et  de  crime, 
Connoître  mes  devoirs  sans  te  manquer  de  foi, 
Apercevoir  l'abîme  et  m'y  jeter  pour  toi. 

ARZANE. 

Je  ressens  vos  douleurs  et  n'en  suis  point  complice. 

NADAB. 

Cesse  de  t'excuser  :  j'adore  mon  supplice, 
Ma  souffrance  est  ma  joie,  et  je  veux  à  jamais 


ACTE  II,    SCÈNE  IV.  599 

Conserver  la  douceur  du  mal  que  tu  me  fais. 
Hélas  !  mon  fol  amour  m'épouvante  moi-même  ; 
Je  me  sens  sous  le  coup  de  quelque  arrêt  suprême  : 
D'involontaires  pleurs  s'échappent  de  mes  yeux  ; 
La  nuit  dans  mon  sommeil  j'entends  parler  tes  dieux; 
Prêt  à  sacrifier  à  leurs  autels  coupables, 
Je  me  réveille  au  bruit  de  mes  cris  lamentables. 
Dis  :  n'est-ce  pas  ainsi,  dans  ses  tourments  divers, 
Qu'une  âme  est  par  le  ciel  dévouée  aux  enfers  ? 

ARZANE. 

On  va  vous  délivrer  du  joug  de  l'étrangère. 

NADAB. 

Des  légers  fils  d'Agar  la  voix  est  mensongère  ; 
L'Arabe  aime  à  conter  :  je  veux  sonder  des  bruits 
Aisément  élevés,  plus  aisément  détruits. 
De  Moïse  en  ces  lieux  je  viendrai  vous  apprendre 
Le  destin.  Quel  parti  qu'alors  vous  vouliez  prendre, 
Contre  tout  ennemi  prompt  à  vous  secourir, 
Arzane,  je  saurai  vous  sauver  ou  mourir. 

Nadab  sort. 


SCENE    V. 

ARZANE,   NÉBÉE,   choeur  de  jeunes  filles  amalkcites. 

ARZANE. 

Ah,  Nébée!  à  ce  coup  je  ne  saurois  survivre  ! 
L'implacable  destin  s'attache  cà  me  poursuivre. 

NÉBÉE. 

Et  moi,  je  ressentois  un  doux  enchantement 
En  écoutant  des  vœux  si  chers  ! 

ARZANE. 

Autre  tourment, 
Incestueux  projet,  effroyable  à  mon  âme  ! 
Je  hais  du  fils  d'Aaron  et  la  main  et  la  flamme. 
Amalec  recevoir  Israël  dans  ses  bras  ! 

Recueillir  dans  mon  sein  une  race  d'ingrats  \  ) 

Je  légitimerois  ces  exécrables  frères,        ^ 


moïse. 

Qui  menacent  nos  fils,  qui  trahirent  nos  pères, 
Ces  esclaves  du  Nil,  bâtisseurs  de  tombeaux, 
Ignobles  artisans  llétris  par  leurs  travaux. 
Qui,  d'Egypte  chassés  avec  tous  leurs  propluMes, 
Proclament  en  tremblant  d'insolentes  conquêtes, 
Se  disent  héritiers  des  florissants  États 
De  cent  peuples  divers  qu'ils  ne  connoissent  pas  I 

NÉBKE. 

Sauvez,  sauvez  vos  jours! 

ARZANF. 

Voudrois-tu  donc,  Nébéc, 
Aux  autels  de  Jacob  voir  Arzane  courbée, 
Contrainte  d'embrasser  le  culte  menaçant 
Du  Dieu  cruel  qui  veut  exterminer  mon  sang? 
S'il  faut  suivre  aujourd'hui  la  fortune  jalouse, 
S'il  faut  que  de  Nadab  je  devienne  l'épouse. 
Que  lui-même,  parjure  au  culte  de  Nachor, 
Serve  avec  moi  Baal,  et  Moloch  et  Phogor; 
Que  son  hymen  des  Juifs  brise  les  lois  publiques; 
Qu'il  me  donne  sa  main  aux  autels  domestiques 
Des  dieux  de  mon  palais,  des  dieux  accoutumés 
A  couronner  les  vœux  contre  Jacob  formés! 

NÉBÉE. 

Du  retour  d4.i  Moïse  on  n'a  pas  l'assurance. 
Espérons. 

ARZANE. 

Laisse-là  ta  menteuse  espérance. 

NÉBÉE, 

L'étoile  d'Astarthé  paroît  sur  l'horizon  : 
Pour  hâter  le  retour  du  jeune  fils  d'Aaron, 
Saluons  l'astre  heureux  par  des  chants  agréables. 

Le  chœur  des  Amalc'cites  s'avance  du  fond  du  théâtre. 
ARZANE,    au  chœur. 

Captives,  suspendez  ces  pleurs  inépuisables. 

Voici  l'instant  prédit  où  les  filles  d'Édom 

Vont  sauver  d'Amalec  et  la  race  et  le  nom. 

Kos  guerriers  ne  sont  plus,  mais  vous  restez  encore  : 


ACTE   II,    SCÈNE  V.  ôOi 

Formez  les  chœurs  brillants  des  peuples  de  l'aurore. 

Des  femmes  de  Byblos  répétez  les  soupirs  ; 

Du  farouche  Israël  enflammez  les  désirs. 

Loin  d'ici  la  pudeur  et  la  froide  innocence! 

11  nous  faut  des  plaisirs  conduits  par  la  vengeance. 

Chantez  l'Amour  :  c'est  lui  qui  du  Dieu  d'Israël 

Doit  corrompre  l'encens  et  renverser  l'autel. 

LE    CHOEUR. 

Amour,  tout  chérit  tes  mystères, 
Tout  suit  tes  gracieuses  lois  : 
L'hirondelle  au  palais  des  rois, 
L'aigle  sur  les  monts  solitaires, 
Et  le  passereau  sous  nos  toits. 

UNE    AMALÉCITE. 

Ton  vieux  temple,  entouré  des  peuples  de  la  terre, 
S'élève,  révéré  de  chaque  âge  nouveau. 
Comme  au  milieu  d'un  champ  la  borne  héréditaire. 
Ou  la  tour  du  pasteur  au  milieu  du  troupeau. 

LE    CHOEUR. 

Amour,  tout  chérit  tes  mystères, 
Tout  suit  tes  gracieuses  lois  : 
L'hirondelle  au  palais  des  rois. 
L'aigle  sur  les  monts  solitaires. 
Et  le  passereau  sous  nos  toits. 

UNE     AMALÉCITE. 

Invoquons  du  Liban  la  déesse  charmante. 

De  nos  longs  cheveux  d'or  que  la  tresse  élégante 

Tombe  en  sacrifice  à  l'Amour. 
Soulevons  les  enfers,  répétons  tour  à  tour 
Du  berger  chaldéen  la  parole  puissante. 

UNE     AUTRE     AMALÉCITE. 

Qui  méprise  l'Amour  dans  ses  fers  gémira. 

DEUX    AMALÉCITES. 

De  prodiges  divers  l'Amour  remplit  l'Asie, 
Il  embauma  l'Arabie 
Des  pleurs  de  la  tendre  Myrrha; 
Du  pur  sang  d'Adonis  il  peignit  l'anémone  : 


G02  moïse. 

Fleur  dos  regrets,  symbole  du  i)laisir, 
Elle  vit  peu  de  temps,  et  le  même  zéphyr 
La  fait  éclorc  et  la  moissonne. 

UNE     AMALKCITE. 

Prenons  notre  riche  ceinture,     ■ 
Nos  réseaux  les  plus  fins,  nos  bagues,  nos  colli^^rs. 

Vengeons  aujom'd'hiu"  nos  guerriers: 

Les  remparts  et  les  boucliers 
Sont  vains  contre  l'Amour  dans  toute  sa  parure. 

LE    CHOEUR. 

O'ie  dit  à  son  amant,  de  plaisir  transporté, 

Otte  prêtresse  d'Aslarthé 
Qui  voudroit  attirer  le  jeune  homme  auprès  d'elle, 
Et  lui  percer  le  cœur  d'une  flèche  mortelle? 

UNE    ÀMALÉCITE. 

CHANT    DE     LA     COURTISANE. 

«  Beau  jeune  homme,  dit-elle,  arrête  donc  les  yeux 
Sur  la  tendre  Abigail,  que  ta  froideur  opprime. 
Je  viens  d'immoler  la  victime 
Et  d'implorer  la  faveur  de  nos  dieux. 

«  Viens,  que  je  sois  ta  bien-aimée. 
J'ai  suspendu  ma  couche  en  souvenir  de  toi  : 

D'aloès  je  l'ai  parfumée. 
Sur  un  riche  tapis  je  recevrai  mon  roi  ; 
Dans  l'albâtre  éclatant  la  lampe  est  allumée  ; 
Un  bain  voluptueux  est  préparé  pour  moi. 
L'époux  qu'on  a  choisi,  mais  qui  n'a  pas  mon  âme, 
Est  parti  ce  matin  pour  ses  plants  d'oliviers  : 

Il  veut  écouler  ses  viviers. 

Sa  vigne  ensuite  le  réclame. 
Il  a  pris  dans  sa  main  son  bâton  de  palmier, 
Et  mis  deux  sicles  d'or  dans  sa  large  ceinture  ; 
Il  ne  reviendra  point  que  de  son  orbe  entier 

L'astre  des  nuits  n'ait  rempli  la  mesure. 

«  Tandis  qu'en  son  champ  il  vendange, 
Enivrons-nous  de  nos  désirs. 


ACTE   II,    SCÈNE   V.  GOo 

De  tant  de  jours  perdus  qu'un  jour  heureux  nous  venge  : 
Il  n'est  de  bon  que  les  plaisirs.  » 

DEUX    AMALÉCITES. 

0  filles  d'Amalec!  si  par  un  tel  langage 

De  nos  tyrans  nous  embrasions  les  cœurs, 
Nous  verrions  à  nos  pieds  cette  race  sauvage, 
Et  les  vaincus  deviendroient  les  vainqueurs  ! 

LES    MÊMES    AVEC    UNE    TROISIÈME    AMALÉCITE. 

Arzane,  lève-toi  dans  l'éclat  de  tes  larmes! 

Triomphe  par  tes  charmes! 
Que  l'amour  sur  ton  front  s'embellissant  encor 
Attaque  des  Hébreux  les  princes  redoutables, 
Et  livre  tout  Jacob  à  nos  dieux  formidables. 

LE    CHOEUR. 

Baal,  Moloch  et  PhogorI 

ARZANE. 

Nadab  ne  revient  pas.  Déjà  la  lune  éclaire 
Des  rochers  du  Sina  le  sommet  solitaire  : 
De  la  garde  du  camp  on  voit  briller  les  feux. 

Au  chœur. 

Retournez  vers  Jacob  ;  mêlez-vous  à  ses  jeux  ; 
Pour  subjuguer  son  cœur  faites  briller  vos  grâces. 

A  Nébde. 

Et  toi  du  fils  d'Aaron  cherche  et  poursuis  les  traces  : 

J'attendrai  ton  retour  auprès  des  pavillons 

Où  depuis  si  longtemps  dans  les  pleurs  nous  veillons. 


riN     DU     DEUXIEMlî     ACTE. 


604  M  0 1 S  E. 


ACTE    TROISIÈME. 


SCENE    PREMIERE. 

moïse,    seul. 

Il  fait  nuit;  on  voit  il  la  clarté  de  la  lune  Moïse  qui  descend  du  mont  Sinaï,  portant  ka 
Tables  de  la  loi.  II  s'avance  vers  le  bocage  des  palmiers  ,  et  de'pose  les  Tuliles  de  la  loi  aa 
tombeau  de  Joseph. 

Sur  ces  tableaux  divins  la  main  de  l'Éternel 

Grava  toutes  les  lois  du  monde  et  d'Israël. 

0  toi  qui  déroulas  tous  les  cieux  comme  un  livre, 

Qui  détruis  d'un  regard  et  d'un  souille  fais  vivre, 

Qui  traças  au  soleil  sa  course  de  géant, 

Qui  d'un  mot  fis  sortir  l'univers  du  néant! 

Dis  par  quelle  bonté,  maître  de  la  nature. 

Tu  daignois  t'abaisser  jusqu'à  ta  créature. 

Et  parler  en  secret  à  mon  cœur  raffermi 

Comme  un  ami  puissant  cause  avec  son  ami. 

Depuis  que  je  t'ai  vu  dans  les  feux  du  tonnerre, 

Je  ne  puis  attacher  mes  regards  à  la  terre, 

Et  mon  œil  cherche  encor,  frappé  de  ta  splendeur, 

Dans  ce  beau  firmament  l'ombre  de  ta  grandeur. 

Moïse  s'assied  sur  une  pierre  auprès  du  tombeau  de  Joscpli. 

Avant  de  me  montrer  à  la  foule  empressée. 
Je  veux  de  nos  tribus  connoître  la  pensée  : 
Josué,  descendu  par  un  chemin  plus  court. 
Doit  avoir  à  mon  frère  annoncé  mon  retour  ; 
Attendons  sous  cette  ombre  au  conseil  favorable 
Du  grand  Melchisédech  l'héritier  véritable. 

Il  regarde  quelque  temps  le  camp  en  silence. 


ACTE   1).I,   SCÈNE  I.  60u 

Qu'avec  un  doux  transport  je  vois  ce  camp  tranquille, 

D'un  peuple  fugitif  unique  et  noble  asile  ! 

Peuple  que  j'ai  sauvé,  que  je  porte  en  mon  cœur. 

De  tous  tes  ennemis  sois  à  jamais  vainqueur. 

Servant  au  monde  entier  de  modèle  et  d'exemple, 

Garde  du  Tout-Puissant  la  parole  et  le  temple. 

Séparé  par  ta  loi,  ton  culte,  tes  déserts. 

Du  reste  corrompu  de  ce  vaste  univers, 

0  Jacob  !  sois  en  tout  digne  du  droit  d'aînesse. 

Je  veux,  en  dirigeant  ta  fougueuse  jeunesse. 

En  profitant  du  feu  de  ton  esprit  hautain. 

Te  forger  en  un  peuple  et  de  fer  et  d'airain. 

Ouvrage  des  mortels,  et  prompt  à  se  dissoudre, 

Les  empires  divers  rentreront  dans  la  poudre  ; 

Toi  seul  subsisteras  parmi  tous  ces  débris  ; 

Les  ruines  du  temps  t'offriront  des  abris  ; 

En  te  voyant  toujours,  les  races  étonnées 

Iront  se  racontant  tes  longues  destinées 

Et  se  montrant  du  doigt  ce  peuple  paternel 

Que  Moïse  marqua  du  sceau  de  l'Éternel  ! 

Mais,  Jacob,  pour  monter  oi!i  le  Seigneur  t'appelle, 
Il  faut  à  ses  desseins  n'être  jamais  rebelle  : 
Sous  le  courroux  du  ciel  tu  pourrois  succomber, 
Et  la  foudre  est  sur  toi  toujours  prête  à  tomber. 
Prions  pour  ton  salut  tandis  que  tu  sommeilles. 

Il  se  lève,  et  e'tend  ses  bras  vers  le  ciel. 

Dieu  de  paix  ! . . . 

On  enteud  des  sons  lointains  de  rmisique  et  des  bruits  de  danses. 

Mais  quel  son  vient  frapper  mes  oreilles? 
Ce  n'est  point  là  le  cri  du  belliqueux  soldat 
Qui  chante  Sabaoth  en  courant  au  combat. 
Je  reconnois  l'accent  d'une  race  coupable. 
Quel  noir  pressentiment  et  me  trouble  et  m'accable? 
Aaron  sous  ces  palmiers  est  bien  lent  à  venir. 
Fidèle  Josué,  qui  te  peut  retenir? 
Laissons  à  ce  tombeau  ces  Tables  tutélaires. 
Marchons...  Qui  vient  ici? 


OOd  M  U  I  S  K. 


SCENK    11. 

NADAB,    moïse. 

N  A  D  Alî ,  snns  voir  Moïse,  qui  reste  appuyé  sur  le  tombeau  de  Joseph. 

Ces  lieux  sont  solitaires. 
KUe  est  onlrée  au  camp...  Oui,  j'aurai  trop  tardé. 
Le  retour  de  Moïse  est  un  bruit  hasardé, 
D'un  Arabe  menteur  la  nouvelle  incertaine 

Il  avance  au  boni  de  la  scène,  et  demeure  quelque  temps  en  silence/ 

Que  mon  sein  oppressé  se  soulève  avec  peine! 
Que  cet  air  est  brûlant!  Pour  achever  son  tour, 
La  nuit  semble  emprunter  le  char  ardent  du  jour. 
Image  de  mon  cœur,  cette  arène  embrasée 
Reçoit  en  vain  du  ciel  la  bénigne  rosée. 

Autre  silence. 

Ici  de  la  beauté  j'entendis  les  accents. 

Sur  sa  trace  de  feu  qu'on  répande  l'encens! 

Qu'on  l'adore!...  Où  m'emporte  une  imprudente  ivresse? 

On  n'a  point  jusqu'ici  couronné  ma  tendresse  : 

Si  j'étois  le  jouet  de  quelque  illusion  ! 

Connoissons  notre  sort. 

Il  va  pour  rentrer  au  camp  :  en  passant  devant  le  bocage  de  palmiers,  il  aperçoit 
Moïse. 

0  sainte  vision  ! 
N'est-ce  pas  de  Joseph  l'ombre  majestueuse? 
Viens-tu  me  consoler?  Que  ta  voix  vertueuse 
Des  chagrins  de  mon  cœur  adoucisse  le  fiel, 
Et  donne-moi  la  paix  que  tu  goûtes  au  ciel. 

MOÏSE,    sans  quitter  le  tombeau. 

Le  ciel  des  passions  n'entend  point  la  prière. 

NADAB. 

Moïse  ! 

MOÏSE,    descendant  du  tombeau. 

C'est  lui-même. 


ACTE   m,    SCÈNE   IL  007 

NADAB 

En  touchant  la  poussière. 
Prophète  du  Seigneur,  je  m'inch'ne  à  vos  pieds 
Et  baisse  devant  vous  mes  yeux  humiliés. 

MOÏSE. 

De  quelque  non'  chagrin  votre  âme  est  agitée. 

NADAB. 

Le  camp,  qui  déploroit  votre  mort  racontée, 
Vouloit  mettre  en  mes  mains  un  dangereux  pouvoir. 

MOÏSE. 

Eh  bien!  qu'avez-vous  fait? 

NADAB. 

J'espérois  vous  revoir. 

MOÏSE. 

Et  n'avez-vous,  Nadab,  rien  de  plus  à  m'apprendre? 

NADAB. 

Sans  doute  ici  bientôt  les  vieillards  se  vont  rendre. 

On  entend  la  musique  du  camp^ 
MOÏSE. 

Vous  me  dites,  Nadab,  que  les  tribus  en  deuil 

Gémissent  sur  le  sort  de  Moïse  au  cercueil  ; 

Et  j'entends  les  concerts,  horribles  ou  frivoles. 

Dont  les  fils  de  Baal  fatiguent  leurs  idoles. 

Qui  produit  ces  clameurs  ?  qui  peut  y  prendre  part? 

NADAB. 

Nos  captives  souvent,  assises  à  l'écart. 
Aiment  à  répéter  les  hymnes  de  leurs  pères. 

MOÏSE. 

Des  captives  ici  ?  des  femmes  étrangères? 
Arzane  n'a  donc  pas  satisfait  au  Seigneur? 
Elle  vit;  et  peut-être,  écoutant  votre  ardeur, 
Elle  reçoit  ces  vœux  sortis  d'une  âme  impure, 
Dont  le  vent  de  la  nuit  m'apportoit  la  souillure 
jusqu'au  chaste  tombeau  du  pudique  Joseph. 


C08  MOÏSE. 

NADAB. 

Des  Hébreux  triomphants  le  magnanime  chef 
Craindroit-il  une  femme  esclave  de  nos  armes, 
Oui  mange  un  pain  aincr  détrempé  de  ses  larmes^ 
Sur  le  compte  des  grands  je  ne  suis  pas  suspect 
Leurs  malheurs  seulement  attirent  mon  respecl. 
Je  hais  le  Pharaon  que  l'éclat  environne  ; 
Mais  s'il  tombe,  à  l'instant  j'honore  sa  couronne; 
Il  devient  à  mes  yeux  roi  par  l'adversité. 
Des  pleurs  je  reconnois  l'auguste  autorité. 
Courtisan  du  malheur,  flatteur  de  l'infortune, 
Telle  est  de  mon  esprit  la  pente  peu  commune  : 
Je  m'attache  au  mortel  que  mon  bras  a  perdu, 
Et  je  voudrois  sauver  la  race  d'Esaû. 

MOÏSE, 

Vous,  sauver  d'Astarthé  la  nation  flétrie  1 
Regarder  sans  horreur  l'infâme  idolâtrie, 
Quand  j'apporte  aux  Hébreux  les  lois  de  Jéhovali  î 
Sur  ce  marbre  sacré  lui-même  les  grava. 
Lisez  :  l'astre  des  nuits  vous  prête  sa  lumière. 

NADAB,     lisant. 

N'adore  qu'un  seul  Dieu. 

MOÏSE. 

Telle  est  la  loi  première. 
Et  vous  seul,  immolant  l'avenir  d'israel. 
De  cet  unique  Dieu  renversez-vous  l'autel  ?     .  - 
Jacob,  trahirois-tu  tes  hautes  destinées? 
Ne  veux-tu  point,  courbé  sous  le  poids  des  années, 
T'avancer  sur  la  terre,  antique  voyageur. 
Pour  apprendre  aux  humains  le  grand  nom  du  Seigneur? 
Tu  portes  dans  tes  mains  ce  livre  salutaire 
Où  je  traçai  de  Dieu  le  sacré  caractère  : 
Contrat  original,  titre  où  l'homme  enchanté 
Retrouvera  ses  droits  à  l'immortalité. 
L'infidèle  Jacob  perdroit  son  rang  suprême! 
Mais  entrons  dans  ce  camp  ;  voyons  tout  par  nous-même. 

NADAB 

Arrêtez  l 


ACTE  III,    SHENE  II.  609 

MOÏSE. 

Et  pourquoi? 

NADAB. 

Pour  soustraire  au  danger 
Des  jours  qu'au  prix  des  miens  je  voudrois  protéger. 

MOÏSE. 

Vous! 

NADAB. 

Je  dois  l'avouer... 

MOÏSE. 

Eh  bien? 

NADAB. 

Dans  votre  absence 
Le  camp,  s'abandonnant  à  l'aveugle  licence, 
A  rejeté  vos  lois. 

MOÏSE. 

Par  Jacob  annoncé, 
Dieu  !  ne  retranche  point  l'avenir  menacé  ! 

NADAB. 

Écoutez  un  moment. 

MOÏSE. 

Laisse-moi,  téméraire! 
J'ai  prévu  ta  foiblesse,  Aaron  !  malheureux  frère, 
Qu'as-tu  fait  ? 

NADAB. 

Permettez  que  je  guide  vos  pas. 

MOÏSE. 

Non  :  j'affronterai  seul  tes  coupables  soldats; 
Demeure,  ou  va  plutôt,  car  j'entrevois  ton  crime; 
Dans  son  bercail  impur  va  chercher  la  victime 
Dont  le  sang  répandu  peut  encor  te  sauver. 

NADAB. 

Ne  vous  obstinez  pas.  Moïse,  à  tout  braver. 
J'irai  vous  annoncer  aux  troupes  alarmées. 

MOÏSE. 

Tu  n'es  plus  le  soldat  du  Seigneur  des  armées. 

III.  oJ 


010  MOISI-:.     ..,;. 

NADAD. 

Vous  repoussez  mon  bras?  ^  ' 

MOÏSE. 

Qu'ai-jo  besoin  do  loi? 
L'Ange  exterminateur  marchera  devant  moi. 

Moïse  sort. 


SCENE  m. 

NADAB,   8cni. 

Moi,  livrer  aux  bourreaux  une  femme  éploréel 
Que  plutôt  par  l'enfer  mon  âme  dévorée... 


SCENE   IV. 

NADAB,    ARZANE. 

ARZANE. 

N'espérant  plus,  Nadab,  votre  prochain  retour, 
J'avois  quitté  ces  lieux  avec  la  fin  du  jour  : 
Vainement  sur  vos  pas  j'ai  fait  voler  Nébée. 
Dans  mes  pensers  amers  tristement  absorbée, 
J'ai  mouillé  quelque  temps  ma  couche  de  mes  pleurs  : 
La  nuit,  en  accroissant  mes  nouvelles  douleurs, 
A  redoublé  ma  crainte,  et  je  suis  revenue 
Aux  bords  où,  je  le  vois,' vous  m'avez  attendue. 

NADAB. 

Arzane,  de  nos  jours  le  sort  est  éclairci  : 
Avec  moi,  dans  l'instant.  Moïse  étoit  ici. 

ARZANE. 

Ici  !  quelle  fureur  sera  bientôt  la  sienne  1 

NADAB. 

Il  menace  déjà  votre  vie  et  la  mienne. 


ACTE   III,   SCÈNE  IV.  611 

ARZANE. 

Eh  bien!  que  ferez-vous? 

NADAB. 

Ce  que  j'avois  promis. 
Devenez  mon  épouse,  et  mes  nombreux  amis, 
Annonçant  aux  soldats  la  fertile  Idamée, 
Rangeront  à  vos  pieds  le  conseil  et  l'armée. 
Je  ferai  plus  :  il  faut  à  la  fille  d'Édom 
Un  époux  revêtu  des  pompes  de  Sidon. 
Demain,  pour  égaler  l'honneur  de  ma  conquête, 
L'huile  sainte  des  rois  coulera  sur  ma  tête. 
Donnez  par  votre  amour  une  âme  à  mes  projets, 
Et  j'abaisse  Moïse  au  rang  de  mes  sujets. 

ARZANE. 
A  part.        Haut. 

Ciel  !  le  dessein  est  grand!  je  le  pense  moi-même; 
Il  n'est  pour  nous,  Nadab,  d'abri  qu'au  rang  suprême. 
Mais  mesurez  la  cime  avant  que  d'y  monter; 
Dans  l'arène  glissante  où  vous  voulez  lutter. 
En  songeant  au  succès,  prévoyez  la  défaite. 
Pourrez-vous  étouffer  la  voix  d'un  vieux  Prophète 
Parlant  au  nom  des  cieux  à  des  hommes  tremblants, 
Dans  l'imposant  éclat  de  ses  longs  cheveux  blancs? 

NADAB. 

Si  vous  m'aimez,  alors  tout  me  sera  facile. 

ARZANE. 

Voulez-vous  d'un  esprit  aussi  ferme  qu'habile 

D'un  pouvoir  souverain  créer  les  éléments? 

De  la  foi  d'Israël  changez  les  fondements. 

Si  le  peuple,  poussé  vers  des  dieux  qu'il  appelle, 

Est  plus  que  vous  encore  à  Moïse  rebelle. 

Les  Juifs,  craignant  ce  chef  implacable  et  jaloux, 

Pour  se  sauver  de  lui  se  donneront  à  vous. 

Tout  indique  à  vos  yeux  la  route  qu'il  faut  suivre  : 

Onze  de  vos  tribus  aujourd'hui  veulent  vivre 

Sous  le  dieu  d'Amalec  :  secondez  leurs  efforts. 

Dans  cette  Arche  nouvelle  enfermez  des  ressorts: 

A  des  miracles  feints  opposez  des  miracles; 

Comme  Moïse,  ayez  des  prêtres,  des  oracles, 


l>'2  moïse. 

Et  bientôt  le  soleil  vous  verra  dans  ces  lieux 
Le  pontife  et  le  roi  d'un  peuple  glorieux. 

NADAB. 

Nadab,  lâche  apostat!  Arzane  en  vain  l'espère! 
Vous-même  chérissez  les  dieux  de  votre  père  : 
Si  je  vous  proposois  aussi  de  les  quitter? 

AItZANi:, 

Quand  auprès  d'Astarthé  je  voudrois  m'acquittor 
Des  tendres  et  doux  vœux  que  son  culte  réclame, 
La  foiblesse  me  sied  :  et  que  suis-je?  une  feminiî! 
Mais  un  homme  au-dessus  des  vulgaires  mortels 
Prend  conseil  de  sa  gloire  et  choisit  ses  autels. 
Votre  Dieu  vous  menace  et  sa  loi  vous  condamne  : 
Vous  ne  pouvez  régner  que  par  le  dieu  d' Arzane. 
Régnez  sur  elle  ;  allez  au  premier  feu  du  jour 
Chercher  votre  couronne  au  temple  de  l'Amour, 
Et  tandis  qu'Amalec  frappera  la  victime, 
Vous  offrirez  des  fleurs  :  ce  n'est  pas  un  grand  crime, 

.«  NADAB. 

0  magique  serpent!  décevante  beauté, 
Par  quels  secrets  tiens-tu  tout  mon  cœur  enchanté? 
Es-tu  fille  d'Enfer  ou  des  Esprits  célestes? 
Réponds-moi  ! 

ARZANE. 

Du  malheur  je  suis  les  tristes  restes. 
Suppliante  à  vos  pieds,  sans  trône  et  sans  époux, 
Je  n'ai  d'autre  soutien  ni  d'autre  espoir  que  vous, 

NADAB. 

C'en  est  fait  :  il  le  faut!  A  toi  je  m'abandonne! 
Qu'importe  le  poison  quand  ta  main  me  le  donne? 
Mais  en  goûtant  au  fruit,  présent  de  ton  hymen, 
Du  moins  entre  avec  moi  sous  les  berceaux  d'Éden, 
Eve  trop  séduisante,  au  jardin  des  délices 
Que  nos  félicités  précèdent  nos  supplices  ! 
Tu  ne  m'as  point  encor  révélé  tes  secrets, 
Et  même  en  ce  moment  tes  regards  sont  muets. 
TJn  mot  peut  tout  fixer  dans  mon  âme  incertaine. 


ACTE   m,    SCÈNE   IV.  613 

Dis  :  ai-je  mérité  ton  amour  ou  ta  haine? 
Ci  tu  l'aimes,  Nadab  est  prêt  à  s'immoler. 

ARZANE. 

Que  faire? 

NADAB. 

Explique-toi. 

ARZANE. 

Je  ne  saurois  parler. 

NADAB. 

M'aimes-tu?  M'aimes-tu,  divine  Amalécite? 

ARZANE. 

Ma  voix  s'éteint... 

NADAB. 

Promets  à  ce  cœur  qui  palpite 
Que  demain  à  l'autel... 

ARZANE. 

A  l'autel  de  mes  dieux?.., 

NADAB. 

0  douleur! 

ARZANE,    à  part. 

En  formant  un  hymen  odieux 
Du  moins  perdons  Jacob. 

NADAB  ,    à  part. 

Dans  ta  juste  colère 
Ne  te  souviens,  Seigneur,  que  d'Abraham  mon  père. 

A  Arzane. 

Achevons  ! 

ARZANE, 

Vous  m'aimez? 

NADAB. 

Ah!  cent  fois  plus  que  moi, 
Puisqu'aux  feux  éternels  je  me  livre  pour  toi  ! 

ARZANE. 

Vous  dites  que  demain  au  lever  de  l'aurore, 
A  l'autel  de  mes  dieux... 


6U  moïse. 


NADAB. 

Je  n'ai  rien  dit  encore. 

AnZANE. 


Je  mourrai  donc  ! 


SCÈNE    V. 

NÉBÉE,  ARZANE,  NADAB. 

N  E  B  E  E ,  accourant  précipitamment. 

Fuyez  !  le  péril  est  pressant  : 
Tout  prend  autour  de  vous  un  aspect  menaçant. 
Je  veillois  près  d'ici  dans  mon  inquiétude, 
Quand  j'ai  vu  s'avancer  vers  cette  solitude, 
A  pas  lents  et  légers,  Caleb  avec  Lévi. 
De  cent  prêtres  armés  ce  cruel  est  suivi  ; 
Leurs  yeux  sinistrement  étincellent  dans  l'ombre; 
Ils  se  parlent  tout  bas  d'une  voix  triste  et  sombre. 
J'ai  surpris  quelques  mots  de  leur  noir  entretien  : 
De  vous  donner  la  mort  ils  cherchent  le  moyen. 

NADAB. 

Contre  vos  jours,  Arzane,  un  lévite  conspire  : 
Tout  est  fini  ;  demain  je  vous  rends  votre  empire. 
De  Pharaon  vaincu  prenez  le  plus  beau  char; 
Des  soldats  éblouis  enchantez  le  regard. 
Je  vous  déclarerai  mon  épouse  adorée  ; 
Du  sceptre  d'Ésaù  vous  serez  décorée. 
D'Édom  et  de  Jacob  que  les  dieux  fraternels 
Soient  enfin  encensés  sur  les  mêmes  autels. 

Arzane  et  Nébe'e  sortent  par  un  côtd  du  théâtre;  Nadab  les  suit  de  loin,  pour  les 
protéger  contre  les  lévites,  qui  entrent  sur  la  scfene  du  côté  opposé  :  il  s'airête 
quand  Arzane  a  disparu ,  et  parle  aux  lévites  du  fond  du  théâtre. 


ACTE  III,   SCENE  VI.  615 

SCÈNE    VI. 

NADAB,  CALEB,   chœur  des  lévites. 

NADAB. 

Lévites  !  je  me  ris  de  vos  sourdes  pratiques; 
Je  brave  vos  poignards  et  crains  peu  vos  cantiques. 
Vous  m'y  forcez  ;  je  vais  aussi  porter  des  coups  : 
Que  le  crime  et  la  honte  en  retombent  sur  vous] 

t 

SCÈNE    VIL 

CALEB,     CHOEUR    DES    LÉVITES. 
UN    LÉVITE. 

Quel  reproche  insensé  !  quelle  voix  !  Ce  profane 
Ne  craint  plus  d'annoncer  ses  projets  pour  Arzane, 

CALEB. 

Josué  m'avoit  dit  que  notre  auguste  chef 
Devoit  attendre  Aaron  au  tombeau  de  Joseph  ; 
Je  venois  avec  vous  lui  porter  nos  épées , 
Au  sang  de  l'ennemi  plus  d'une  fois  trempées  : 
Mais  déjà  dans  le  camp  il  aura  pénétré. 

LE    MÊME    LÉVITE. 

Au  négligent  pasteur  l'aigle  enfin  s'est  montré. 

CALEB. 

Adultère  Israël,  dans  ton  brutal  caprice,  ■ 

Tu  désertes  d'Abel  l'innocent  sacrifice , 

Et ,  cessant  d'immoler  la  colombe  et  l'agneau , 

Du  meurtrier  Caïn  tu  rejoins  le  troupeau  ! 

Vous,  par  qui  l'esprit  saint  s'explique  et  prophétise. 

Prêtres  sacrés  !  avant  d'aller  trouver  Moïse , 

Que  l'ange  du  Seigneur,  dans  ce  ciel  de  saphirs, 

Porte  jusqu'au  Très-Haut  nos  chants  et  nos  soupirs. 


616^  moïse.  •     • 

La  luno  est.  au  milieu  de  sa  belle  earrii're, 

Et  c'est  l'heure  où  des  nuits  nous  olTrons  la  prière. 

rniEUE. 

Dieu  ,  dont  la  majesté  m'accable,        '   '  '  ,i 

Pure  essence,  divine  ardeur. 

Qui  peut  comprendre  la  giandeur 

De  ton  nom  incommunicable?  .  ,     ,.  ,  , 

Je  me  retire  à  ta  lumière  , 
Au  tabernacle  de  ta  loi  :  '     ;  •   , 

Des  nuits  où  nous  veillons  pour  toi      ;..'   ;  ..      . 
C'est  peut-être  ici  la  dernière. 

Si  nous  toml)ons  dans  les  tempêtes 
Qu'excitent  de  noirs  assaillants , 
Nous  dormirons  près  des  vaillants, 
Un  glaive  placé  sous  nos  têtes. 

Mais  que  plutôt  i)ar  toi  nos  bras  soient  affermis, 

Et  de  tes  saints  dissipe  les  alarmes  ; 
Par  la  bride  et  le  mors  dompte  tes  ennemis.  -, 

LES    LÉVITES  ,    tirant  leurs  épées,  qu'ils  élèvent  vers  le  ciel  en  fléchissant  le  giMion. 

Bénis  nos  armes  ! 

CHOEUR    DES    LÉVITES.    '       '       .':      •  '' r;!, 

'  CHANTNOCTUKNE.  '  ''- 

'  ■  ■      f 

Les  cieux  racontent  la  gloire 
Du  souverain  Créateur  ; 
La  nuit  garde  la  mémoire 
Du  sublime  ordonnateur 
Qui  fit  camper  sous  ses  voiles 
Cette  milice  d'étoiles 
Dont  les  bataillons  divers, 
/  Dans  leur  course  mesurée , 

Traversent  de  l'empyrée 
Les  magnifiques  déserts. 

•       "  UN    LÉVITE. 

Le  soleil,  élevant  sa  tête  radieuse, 

Ferme  de  ce  grand  chœur  la  marche  harmonieuse  : 

Ainsi,  de  l'autel  d'or  franchissant  le  degré, 


ACTE   III,   SCÈNE  VII.  617 

Un  pontife  éclatant  et  consomme  et  termine 

Une  pompe  divine 
Dans  nn  temple  superbe  au  Seigneur  consacré. 

LE  PLUS  JEUNE  DES  LÉVITES. 

Image  de  la  mort  du  juste, 

Douce  nuit  où  du  ciel  éclate  la  beauté. 

Se  peut-il  que  l'impie  en  son  iniquité 

Profane  ton  silence  auguste? 
If  - 

On  entend  la  musique  du  camp. 
UN    LÉVITE. 

Ah  !  quels  horribles  sons  s'échappent  de  ce  lieu  ! 

Oh!  de  l'enfer  détestable  puissance! 
Dans  ce  camp  perverti  c'est  Baal  qu'on  encense. 
Ici  nous  prions  le  vrai  Dieu  ! 

Moment  de  silence,  pendant  lequel  on  entend  une  seconde  fois  la  musique  du  camp, 
u'rf    AOTKE    LÉVIVE, 

Méchants!  votre  hymne  criminelle 
De  la  nuit  des  enfers  ranime  tous  les  feux  : 
Vous  invoquez  Satan  ,  qu'il  exauce  vos  vœux  ! 

Tombez  dans  la  nuit  éternelle  ! 

Nouveau  silence  et  musique  du  camp 
UN    TROISIÈME    LÉVITE. 

Ah!  retournez  plutôt  à  vos  devoirs, 
Esclaves  malheureux  des  femmes  étrangères. 

LE  PLUS  JEUNE  DES  LÉVITES. 

Prions  pour  eux,  ce  sont  nos  frères  : 
Ils  ont  bu  comme  nous  le  vin  de  nos  pressoirs , 
Et  sucé  le  lait  de  nos  mères! 

PRIÈRE    GÉNÉRALE,    prononcée  par  Caleb. 

N'écoute  point  dans  ta  colère, 
0  Dieu  !  le  cri  de  ces  infortunés  ; 
Prends  pitié  de  leurs  nouveau-nés  ; 
Donne  la  paix  à  leur  misère. 

Que  le  bruit  des  astres  roulants 
Te  rende  sourd  aux  clameurs  de  l'impie, 


61 8  moïse. 

Et  n'entends  que  la  voix  qui  prie 
Pour  le  péché  de  (es  (Mifants.  ' 

La  fraîche  et  brillante  rosée, 
Au  bord  des  flots  les  tamarins  en  fleur. 
Le  vent  qui ,  perdant  sa  chaleur, 
Glisse  sur  la  mer  apaisée; 

Tout  rit  :  du  firmament  serein 
S'ouvre  à  nos  yeux  le  superbe  portique  : 
0  Dieu  !  sois  doux  et  pacifique 
Comme  l'ouvrage  de  ta  main  1 


PJ>    nn    TROJPIEME    «lOTK. 


ACTE   ÎV,   SCÈNE   I.  619 


ACTE    QUATRIÈME. 


SCENE   PREMIERE. 

moïse,    ÂARON,    DATHAN,    vieillards  et  chefs  d'Israël. 

MOÏSE. 

Terre,  frémis  d'horreuri  Pleurez,  portes  du  ciel  ! 

Sur  la  fleur  de  Juda  l'enfer  vomit  son  liel. 

La  maison  de  Jacob,  par  Nadab  corrompue, 

Aux  princes  des  démons  ici  se  prostitue , 

Et  déjà,  consultant  les  devins  et  les  sorts. 

Rugit  devant  ses  dieux  comme  au  festin  des  morts. 

AARON.     , 

Moïse,  ma  douleur  à  la  vôtre  est  égale. 

Sitôt  que  Josué,  dans  cette  nuit  fatale. 

Est  venu  m'annoncer  votre  étonnant  retour, 

J'ai  rassemblé  ces  chefs,  et  par  un  long  détour. 

Choisissant  avec  eux  les  routes  les  plus  sombres. 

Je  vous  ai  rencontré  seul,  errant  dans  les  ombres. 

Daignez  me  pardonner  si,  malgré  mes  efforts, 

J'ose  vous  ramener  à  ces  tranquilles  bords. 

Le  conseil  des  vieillards,  comme  moi,  vous  conjure 

D'éviter  d'Amalec  la  faction  impure. 

Vos  jours  sont  menacés  !  A  des  hommes  ingrats 

La  nuit  qui  règne  encore  a  dérobé  vos  pas  : 

Que  de  périls  divers  pour  mon  fils  et  mon  frère  ! 

MOÏSE. 

Ne  pleurez  pas  sur  moi  ;  pleurez  d'un  cœur  sincère 
Sur  ce  peuple  infecté  du  poison  de  l'erreur, 


620  moïse. 

Et  que  Dieu  va  punir  dans  toute  sa  fureur. 
Profilez,  ô  vieillards!  du  momenl  qui  vous  resic, 
Et  détournez  Nadab  de  son  projet  funeste. 

UN    VIEILLARD. 

Ilélas!  nous  voudrions  secourir  Israël, 

Mais  Dieu  même  a  rompu  son  pacte  solennel. 

MOÏSE. 

Peuple  de  peu  de  foi  !  vous  doutez  des  oracles  I 

Vos  yeux  ont  oublié  l'éclat  de  cent  miracles! 

Dieu  vous  semble  impuissant  dans  vos  dégoûls  ainors, 

Et  du  haut  de  ce  roc  on  aperçoit  les  mers 

Naguère  sous  vos  pas  par  Moïse  entr'ouvertes, 

Et  de  la  manne  encor  vos  tentes  sont  couverfesl 

Seigneur!  ils  ont  osé  murmurer  contre  to^, 

Te  trahir  à  l'instant  où  j'apportois  la  loi 

Qui  promet  à  Jacob  une  terre  féconde, 

Le  sceptre  à  ses  enfants  et  le  Sauveur  au  monde!     ' 

AARON.  .       . 

Béni  soit  l'Éternel  qui  ne  trompe  jamais! 

DATIIAN. 

Et  pourquoi  donc  ce  Dieu,  si  prodigue  en  bienfaits, 
Égare- 1 -il  nos  pas  au  désert  où  nous  sommes? 

MOÏSE. 

Pour  t' enseigner  les  maux  et  les  vertus  des  hommes  ; 

Pour  former  aux  combats  nos  foibles  légions 

Dans  le  mâle  berceau  de  l'aigle  et  des  lions. 

Toi  qui  jusqu'au  Très- Haut  veux  porter  ton  délire, 

T'assieds- tu  près  de  lui  dans  le  céleste  empire? 

Vis- tu  le  Créateur  dans  les  premiers  moments 

De  ce  vaste  univers  creuser  les  fondements, 

Des  vents  et  des  saisons  mesurer  la  richesse, 

Et  jusque  sous  les  flots  promener  sa  sagesse? 

Des  portes  de  l'abîme  as-tu  posé  le  seuil? 

As- tu  dit  à  la  mer  :  «  Brise  ici  ton  orgueil?  » 

Misérable  Dathan!  quoi!  vermisseau  superbe, 

Tu  veux  comprendre  Dieu  quand  tu  rampes  sous  l'herbe  I 

Admire  et  soumets-toi  :  le  néant  révolté 

Peut-il  dans  ses  desseins  juger  l'éternité? 


ACTE  IV,   SCENE   I.  621 

UN    CHEF. 

J'entends  des  pas  ;  vers  nous  quelqu'un  se  précipite. 

A  A  R  ON, 

Qui  s'avance?  Est-ce  toi,  mon  fils? 

UN    VIEILLARD. 

C'est  un  lévite. 


SCENE   II. 

Les  Précédents,   UN  LÉVITE. 

LE    LÉVITE. 

Interprète  du  ciel,  confident  d'Éloé, 

Moïse,  je  vous  cherche  :  au  nom  de  Josué, 

Du  progrès  de  nos  maux  j'accours  pour  vous  instruire. 

L'ouvrage  de  vos  mains  est  prêt  à  se  détruire; 

Le  camp  vous  a  proscrit,  et  ces  chefs  assemblés, 

S'ils  reviennent  à  vous,  seront  tous  immolés. 

Marie  avec  Caleb,  retirés  vers  l'oracle, 

S'efforcent  de  sauver  le  sacré  tabernacle. 

Ici  même  l'aurore  et  le  nouveau  soleil 

Des  noce5  de  Nadab  mèneront  l'appareil  : 

Une  idole  y  sera  brillante  et  parfumée, 

Et  soudain  les  tribus  marchent  vers  l'Idumée. 

Déjà  l'on  a  donné  le  signal  du  départ; 

On  abaisse  la  tente,  on  lève  l'étendard  ; 

Et  le  lâche  Israël,  que  corrompent  des  traîtres, 

Va  fuir  en  reniant  le  dieu  de  ses  ancêtres. 

LES    VIEILLARDS,    k  Moïse,  immobile,  qui  commence îi  sentir  l'inspiration 

0  Moïse  ! 

AARON. 

Il  redit  l'oracle  du  saint  lieu, 
Et  pour  l'homme  attentif  il  est  l'écho  de  Dieu  ! 

LES    VIEILLARDS. 

ÉcoutonsI 


622  moïse. 

MOÏSE,    inspird. 

AnatlK>me  à  ta  race  volage, 
Jacob!  si  par  tes  mains  tu  to  fais  une  image! 
Que  maudit  soit  ton  champ,  ton  pavillon,  Ion  lit. 
Et  que  sur  Gclboé  ton  figuier  soit  maudit  : 
Tombant  dans  l'avenir  d'abîmes  en  abîmes, 
De  malheurs  en  malheurs  et  de  crimes  en  crimes, 
Un  jour  on  te  verra  couronner  tes  foi'faits 
En  égorgeant  l'Agneau  descendu  pour  la  paix. 
Alors,  peuple  proscrit  dispersé  sur  la  terre. 
Tu  traîneras  partout  ta  honte  et  ta  misère  ; 
Tu  viendras  pauvre  et  nu,  enfant  déshérité, 
Pleurer  sur  les  débris  de  ta  triste  cité. 
Dans  ces  débris  épars  trouver  pour  ton  supplice 
D'un  Dieu  ressuscité  la  tombe  accusatrice. 
Et  mourir  de  douleur  près  du  seul  monument 
Qui  n'aura  rien  à  rendre  au  jour  du  jugement. 

LES    VIEILLARDS. 

Ciel  ! 

AARON. 

Arrachons  Nadab  à  son  indigne  flamme. 
Je  l'ai  fait  appeler  pour  attendrir  son  âme; 
Sans  doute  il  va  venir,  il  m'obéit  encor. 

A  Moïse. 

Prêtez -moi  de  vos  vœux  le  fraternel  accord  ; 
Brisez  de  Jéhovah  la  flèche  dévorante  ; 
Éteignez  le  courroux  dans  sa  droite  fumante. 
Vous  avez  comme  moi  de  chers  et  doux  liens  : 
Pensez  à  vos  enfants,  vous  prîrez  pour  les  miens. 

MOÏSE. 

Il  reste  au  Tout- Puissant  une  tribu  fidèle, 

3e  vais  m'y  réunir;  je  marche  où  Dieu  m'appelle. 

AARON. 

Prophète,  que  Nadab  ne  soit  pas  condamné  1 
Si  mon  fils  est  coupable,  il  est  infortuné. 

MOÏSE. 

Vous  allez  voir  Nadab  :  eh  bien  !  qu'il  se  repente, 
Que  du  chemin  du  crime  il  remonte  la  pente. 


ACTE   IV,    SCÈNE   II.  023 

Ce  qu'il  dénie  au  ciel,  tâchez  de  l'obtenir; 
J'attendrai  vos  succès  pour  régler  l'avenir. 
Adieu  !  Lévites  saints,  je  vous  porte  ces  Tables, 
Que  souilleroient  ici  des  hommes  détestables. 

Il  prend  les  Tables  de  la  loi  au  tombeau  de  Joseph,  et  s'éloigne,  suivi  du  lévite. 
D  A  T  H  A  N  ,    aux  vieillards. 

Et  nous,  sans  redouter  sa  menace  et  ses  cris, 
De  l'union  d'Arzane  acceptons  le  haut  prix. 

Il  sort  avec  les  chefs  et  les  vieillards. 


SCENE   III. 

AARON,  seul. 

Tout  fuit!  Moment  affreux!  La  céleste  colère 
Me  laisse  seul  chargé  du  destin  de  la  terre. 
Pourrai -je  triompher  d'un  amour  criminel? 
Sauverai- je  mon  lils,  en  sauvant  Israël? 
0  Père  des  humains,  inspire  ma  tendresse! 


SCENE   IV. 

AARON,   NADAB. 

NADAB  ,    parlant  îi  des  soldats  qu'on  ne  voit  pas. 

Fidèles  compagnons  que  mon  sort  intéresse , 
Je  ne  crains  plus  ici  les  prêtres  conjui'és; 
N'allez  pas  plus  avant;  vous,  Ruben,  demeurez. 

AARON. 

Approche ,  infortuné  ;  dans  le  sein  de  ton  père 
Viens  confesser  ta  faute  et  cacher  ta  misère. 

NADAB. 

Ciel ,  qui  savez  mes  maux ,  fortifiez  mon  cœur  I 

A  Âaron. 

Vous  me  désirez  voir? 


G26  .'..        MOÏSE. 

.'"       "       '       AARON. 

.    '  Ferois-tu  mon  nialhour, 

Toi,  dont  j'ai  soutenu  la  paisible  jeunesse? 
Instruisant  ton  berceau,  protégeant  ta  foiblessc, 
C'est  moi  qui  le  premier  t'appris  le  divin  nom 
Du  Dieu  que  tu  trahis  pour  la  lille  d'Édom. 
Non;  mon  fils  bien  aimé  n'est  point  inexorable;    ,  . 
Il  m'entendra. 

,  NADAB. 

Aaron,  votre  bonté  m'accable. 
Craignez  mon  désespoir -/ne  me  commandez  pas 
De  conduire  aujourd'hui  mon  Arzane  au  trépas. 

AARON 

Tu  peux  aimer  encor  cette  femme  étrangère? 

.     '■    ..    .  ■  NADAB.     ...  ,.,,.„, 

Comme  en  ses  jeunes  ans  vous  aimâtes  ma  mère. 
Me  condamnerez-vous? 

AARON. 

Je  te  plains  seulement; 
Je  te  viens  consoler  dans  ton  égarement. 
Quel  mortel  ne  fut  point  éprouvé  dans  sa  vie? 
Chaque  jour,  à  nos  cœurs  une  joie  est  ravie  : 
J'ai  vu  mourir  ta  mère,  et  plein  de  mes  regrets, 
Du  Seigneur  en  pleurant  j'adore  les  décrets. 
Sache  donc,  s'il  le  faut,  pour  l'épargner  un  crime, 
Souffrir  que  le  ciel  rompe  un  nœud  illégitime. 

NADAB. 

Ma  parole  est  liée. 

AARON. 

Aurois-tu  donc  promis 
D'abandonner  ton  Dieu  ,  Moïse  et  tes  amis? 

NADAB. 

J'ai  promis  de  sauver  celle  qu'on  a  proscrite. 

AARON, 

Ainsi  ton  cœur  se  tait  quand  je  le  sollicite. 


ACTE   IV,   SCÈNE   IV.  625 

NADAB. 

Ne  cherchez  plus  le  fils  sorti  de  votre  sang, 
Un  noir  feu  me  consume  et  s'attache  à  mon  flanc, 
J'offre  de  tous  les  maux  l'assemblage  bizarre  ; 
Je  pleure,  je  souris,  et  ma  raison  s'égare  ; 
Je  touche  également  aux  vertus,  aux  forfaits  ; 
Des  sépulcres,  la  nuit,  je  viole  la  paix; 
Altéré  de  combats,  quelquefois  j'en  frissonne... 
J'irois  du  Roi  des  rois  attaquer  la  couronne  ! 
Puis,  reprenant  soudain  des  sentiments  plus  doox. 
Je  songe  à  votre  peine,  et  je  gémis  sur  vous. 
Longtemps  dans  ce  chaos  je  tourne ,  je  me  lasse. 
Enfin,  quand  mon  délire  et  s'apaise  et  s'efface. 
Dans  mon  cœur  éclairé  d'un  tendre  et  nouveau  jour. 
Je  ne  retrouve  plus  que  mon  funeste  amour, 

AARON. 

Formidable  peinture!  étrange  frénésie! 

Serois-tu  donc,  Nadab  ,  la  victime  choisie? 

Reviens ,  prodigue  enfant ,  à  tes  champs  nourriciers. 

Si  le  ciel  te  frappoit,  parjure  à  tes  foyers! 

Sur  ma  tête  plutôt  que  ton  péché  retombe. 

Moi,  marqué  pour  la  mort,  je  creuserois  la  tombe 

De  cet  enfant  chéri  dont  les  saintes  douleurs 

A  mon  dernier  linceul  réservoient  quelques  pleurs! 

Jeune  guerrier,  ma  main  desséchée  et  débile 

Viendroit  t'ensevelir  dans  ce  sable  stérile  ! 

Mes  os  à  ce  penser  ont  tressailli  d'effroi. 

Dieu  d'Abraham ,  Dieu  fort ,  Dieu  bon ,  épargne-moi  ! 

Ne  me  demande  pas,  souveraine  Justice, 

Même  pour  m'éprouver,  un  cruel  sacrifice  : 

Je  me  dirois  toujours,  tremblant  et  peu  soumis  : 

«  Si  l'ange  va  tarder,  que  deviendra  mon  fils?  » 

Je  n'ai  point,  j'en  conviens,  la  fermeté  d'un  père; 

J'ai  plutôt  la  foiblesse  et  le  cœur  d'une  mère. 

Rachel  pleura  ses  fils  au  tombeau  descendus,- 

Rien  ne  la  consola ,  parce  qu'ils  n'étoient  plus. 

NADAB. 

Père  compatissant! 

AARON. 

Enfant  de  ma  tendresse, 
III.  40 


626  MOÏSE. 

N'es-tu  pas  le  soleil  qui  cliannc  ma  vieillesse? 

l.a  luuuri'c  du  jour,  le  doux  rayon  des  cieux, 

Qui  réclianffc  mon  cœur,  qui  réjouit  mes  yeux? 

Si  Nadab  à  ton  joug.  Seigneur,  est  indocile. 

Tout  homme  est  ton  ouvrage,  et  tout  lionnnc  est  fragile. 

Dans  ta  miséricorde  attends  le  criminel. 

0  Dieu  1  sois  patient  :  n'cst-tu  pas  éternel  ? 

NADAB. 

Malheur  à  moi!  d'Aaron  je  vois  couler  les  larmes I 
Il  faut  de  l'étrangère  oublier  tous  les  charmes. 
Mon  père,  entre  tes  bras  recueille  ton  enfant  ; 
Sur  ton  paisible  sein  presse  mon  sein  brûlant; 
Que  j'y  trouve  un  asile,  et  que  dans  la  tempête 
Tes  bénédictions  reposent  sur  ma  tête. 

AARON. 

Honneur  de  mes  vieux  ans,  couronne  de  mes  jours, 
Donne  à  ton  repentir  un  large  et  libre  cours; 
Laisse  à  ton  père  Aaron  achever  la  victoire. 
Nadab  ,  tu  t'attendris;  tes  pleurs  feront  ma  gloire. 
Prie  avec  moi  le  Dieu  que  tu  voulois  quitter  : 

n  prie. 

«  Dieu  clément,  contre  nous  cesse  de  t'irrilcr; 
Reçois  dans  ton  bercail  la  brebis  égarée , 
Par  des  loups  ravissants  à  moitié  déchirée.  » 
As-tu  prié,  mon  fils?  Es-tu  calmé?  Sens-tu 
Cette  tranquillité  que  nous  rend  la  vertu? 
Moïse  nous  attend  prosterné  sur  la  pierre  ; 
Viens  avec  le  prophète  achever  ta  prière. 
Gravissons  du  Sina  le  roc  silencieux, 
Et  pour  trouver  la  paix  rapprochons-nous  des  cieux. 

Il  entraîne  Nadab,  et  tout  à  coup  il  aperçoit  Arzane. 

Quel  fantôme  envieux  épouvante  ma  vue! 


ACTE  IV,   SCÈNE  V.  6 


SCENE   V. 

AARON,   NADAB,   ARZANE. 

ARZANE,    àNadab. 

Ma  présence  est  ici  sans  doute  inattendue  ; 
Mais  pardonnez,  Nadab,  si  la  fille  des  rois 
Demande  à  vous  parler  pour  la  dernière  fois. 
On  dit  que  dans  ces  lieux,  écoutant  votre  père, 
Recevant  ses  conseils ,  cédant  à  sa  colère , 
Vous  allez ,  par  ma  mort ,  noblement  consentir 
Au  pardon  qu'on  promet  à  votre  repentir. 
Voilà  ce  que  Dathan  s'est  hâté  de  m'apprendre. 
A  des  reproches  vains  je  ne  sais  point  descendre  ; 
Je  dédaigne  la  vie,  et  je  viens  seulement 
Entendre  mon  arrêt,  subir  mon  jugement. 

NADAB. 

Arzane ! 

AARON. 

Quelle  femme  insolente  et  rebelle 
Ose  mêler  sa  voix  à  la  voix  paternelle? 
Du  sang  et  du  devoir  respecte  le  lien, 
Mon  fils. 

ARZANE. 

Nadab ,  aussi  ne  me  devez-vous  rien? 
Moi ,  des  rois  d'Amalec  et  la  veuve  et  la  fille , 
Je  vous  livrois  mes  dieux,  mon  peuple  et  ma  famille. 
Falloit-il ,  puisque  enfin  vous  vouliez  m'immoler. 
Par  des  aveux  trompeurs  chercher  à  me  troubler, 
A  ternir  sur  mon  front  l'éclat  du  diadème? 

NADAB. 

Soupçonner  mon  amour!  j'en  appelle  à  vous-même  : 
Que  diriez-vous ,  Arzane,  en  cet  affreux  moment, 
Si  je  vous  accusois  de  me  tromper? 

ARZANE,    surprise  et  troublée. 

Comment! 
Qui?  moi? 


628  MOISK. 

AARON,    h  Niulah. 

IN'on  doule  pas,  c'usl  le  ciel  qui  L'inspire. 
A  jierdre  les  Hébreux  cette  étrangère  aspire, 
Sans  partager  ta  flamme.  Allier,  dur  et  moqueur, 
Son  regard  a  trahi  le  secn't  de  son  cœur. 
Elle  te  hait,  Nadab,  comme  elle  hait  ta  race. 
Aussitôt  qu'à  tes  yeux  elle  aura  trouvé  grâce, 
Tu  la  verras,  quittant  un  langage  suspect. 
Redevenir  pour  toi  la  veuve  d'Amalec. 
Tes  fils,  dignes  enfants  de  cette  digne  mère, 
Sortiront  de  son  sein  en  maudissant  leur  père; 
Et  peut-être,  effaçant  le  crime  de  Gain  , 
Ils  lèveront  sur  toi  leur  parricide  main. 

A  HZ  ANE,    a  part. 

Ne  laissons  pas  la  haine  altérer  mon  visage. 

Haut. 

Le  ciel  lit  mieux  au  fond  de  ce  cœur  qu'on  outrage. 

NADAB. 

Aaron  auroit-il  dit  la  triste  vérité? 

ARZANE. 

Que  son  reproche,  hélas!  n'étoit-il  mérité  1 
Je  m'égare... 

NADAB. 

Achevez  ! 

ARZANE. 

Un  dieu  qui  m'humilie 
Me  force  à  révéler  ma  honte  et  ma  folie. 
Cruel,  quand,  sans  remords,  tu  manques  ù  ta  foi... 

AARON,    Vintenonipant. 

Nadab,  crains  des  aveux  qui  ne  trompent  que  toi. 

ARZANE. 

Jusqu'au  fond  du  tombeau  bénissant  ta  mémoire... 

AARON,     rinterrompant. 

Regarde-la,  mon  llls,  pour  cesser  de  la  croire. 


ACTE  IV,   SCÈNE  V.  620 

ARZANE. 

le  ne  regretterai,  dans  le  sombre  séjour, 

\)ne  de  ne  pouvoir  plus  t'exprimer  mon  amour! 

NADAI3. 

Aveux  délicieux!  douce  et  divine  flamme, 
Qui  pénètre  et  descend  dans  le  fond  de  mon  came! 
Qu'est-ce  que  l'univers  au  prix  d'un  tel  bonheur? 
Et  qu'importent  Moïse  et  toute  sa  grandeur. 
Et  les  desseins  du  ciel  et  le  sort  de  la  terre  ? 
Nadab  sûr  d'être  aimé  redevient  téméraire. 

AARON. 

Quel  blasphème  est  sorti  de  ta  bouche ,  ô  Nadab  ! 

Arzanc  s'incline  aux  pietls  d'Aaron;  Aaron  la  repousse. 

Fuis,  exécrable  enfant  de  Loth  et  de  Moab , 
Et  reçois  pour  présent  de  l'hymen  qui  s'apprête 
La  malédiction  dont  je  frappe  ta  tête! 

Arzane  se  relevé. 
NADAB,    égaré  tout  le  reste  de  la  scène. 
Arzane  le  prend  par  la  main. 

Femme,  as-tu  disparu?  Ta  main  brûle  ma  main. 

ARZANE. 

Des  tentes  d'Israël  c'est  ici  le  chemin. 

AARON. 

N'engage  pas  mon  fils  dans  le  sentier  du  crime. 

NADAB. 

Arzane,  suis  mes  pas...  Évite  cet  abîme. 
J'entends  gronder  la  foudre,  et  la  terre  a  tremblé. 

AARON. 

Malheureux,  par  l'enfer  ton  esprit  est  troublé. 

NADAB. 

Silence!...  c'est  sa  voix;  c'est  la  voix  de  Moïse. 

AARON. 

Il  te  montre  la  terre  à  tes  aïeux  promise. 


030  moïse. 

NADAB. 

Il  fait  rouler  du  Nil  les  flots  ensanglantés, 
L'ange  pâle  des  morts  se  tient  à  ses  côtés. 
Le  feu  du  ciel  descend  sur  ma  tête  profane. 

AARON. 

Demeure  avec  Aaron. 

NADAB. 

Il  a  maudit  Arzanc. 

AARON. 

11  bénira  Nadab. 

NADAB. 

Rejeté  loin  du  port, 
D'Arzane  désormais  je  partage  le  sort. 

AARON. 

Ne  revendique  point  l'anathème  d'un  père» 
l'anéantis  l'arrêt  lancé  dans  ma  colère, 
S'il  atteint  jusqu'à  toi. 

NADAB. 

Vous  ne  le  pouvez  plus  : 
Par  le  Dieu  paternel  vos  vœux  sont  entendus. 

(Il  suit  Arzaiie.) 

Astarthé,  qu'à  tes  chants  notre  union  s'achève  : 
Marchons  ;  l'autel  est  prêt  et  l'aurore  se  lève. 


. 

AARON. 

Arrête  ! 

NADAB. 

11  est  trop  tard  ! 

1 

AARON. 

Viens! 

NADAB. 

Je  suis  entraîné. 

AARON. 

Dieu  te  pardonnera. 

NADAB. 

Vous  m'avez  condamné. 

AARON,  à  Marie,  qui  s'avance  à  la  tête  des  chœurs. 

Ma  sœur,  secourez-moi!  Priez  tous!  Au  prophète, 
Pour  racheter  mon  fils,  je  vais  offrir  ma  tête. 


ACTE  IV,   SCÈNE  VI.  (:?l 


SCENE    VI. 

MARIE,    CALEB,    choeur  de  t.évites,    choeur  de  jeunes 

FILLES    ISRAÉLITES. 

Le  jour  commence  a  paroître  :  les  lévites,  ceints  de  leurs  épées,  tiennent  dans  la  main  droite 
un  bâton  blanc  et  dans  la  gauche  une  trompette.  Quatre  lévites  portent  le  tabernacle . 
qu'ils  ont  enlevé  du  camp.  Les  jeunes  filles  Israélites  portent  des  harpes  et  des  tambouiins. 

CALEB. 

Moïse  nous  ordonne,  au  matin  renaissant. 
D'aller  le  retrouver  près  du  puits  d'Élissan , 
Tandis  qu'à  nos  autels  les  vierges  retirées 
Rediront  au  Seigneur  les  plaintes  consacrées. 
Partons,  Que  de  l'enfer  soi  confondu  l'orgueil  ! 

MARIE. 

Mais  de  Joseph  ici  laissons-nous  le  cercueil? 

Verra-t-i!  des  faux  dieux  les  infâmes  emblèmes? 

Non  :  les  morts  ont  horreur  de  ces  dieux  morts  eux-mêmes. 

Dérobons  ce  cercueil ,  et  courons  le  cacher 

Auprès  du  tabernacle ,  à  l'abri  d'un  rocher. 

C'est  Jacob  tout  entier  qui  fuit  l'idolâtrie  : 

Les  enfants,  les  tombeaux,  font  toute  la  patrie. 

Caleb  ,  à  la  tête  des  lévites,  Marie,  a  la  tête  des  jeunes  filles  Israélites,  gravissent 
le  Sinaï.  Six  lévites  enlèvent  le  cercueil  de  Joseph;  quatre  autres  lévites  portent 
le  tabernacle.  L'aurore  paroît  ;  les  lévites  sonnent  de  temps  en  temps  de  la  trom- 
pette. Les  deux  choeurs  se  groupent  diversement  sur  les  rochers,  et  chantent  ou 
déclament,  en  marchant ,  ce  qui  suit  : 

CHOEUR    DES    LÉVITES. 

Emportons  les  os  de  nos  pères  ; 
De  nos  trésors  c'est  le  plus  beau. 
Joseph  vivant  fut  trahi  par  ses  frères  ; 
Ne  trahissons  point  son  tombeau. 

CHOEUR   DE   JEUNES   FILLES   ISRAÉLITES. 

Nous  gardons  la  douceur  de  nos  foyers  antiques , 
Dans  les  champs  de  l'exil  et  sous  de  nouveaux  çieux, 
En  conservant  nos  autels  domestiques 
Et  les  cendres  de  nos  aïeux. 


632  moïse. 

deux  lévites. 

Quel  pouvoir  est  le  sien  !  qiu>  d'd'uvres  redoutables 
Moïse,  aimé  du  ciel,  accomplit  à  la  fois! 

DEUX   JEUNES  FILLES. 

Il  commande  :  la  mer,  aux  vagues  indomptal)los, 
Comme  un  enfant  docile,  exécute  ses  lois. 

CALKB. 

Que  notre  bouche  répète , 
Au  fracas  des  tambours,  au  son  de  la  trompette, 
L'hymne  qu'au  bord  des  flots  chantoit  en  son  honneur 
Marie,  instruite  du  Seigneur. 

CHOEUR   GÉNÉRAL. 

Dieu  protège  et  défend  l'innocent  qu'on  opprime  : 
Du  cruel  Pharaon,  pour  sauver  la  victime, 

Il  a  paru  comme  un  guerrier, 

Et  précipité  dans  l'abîme 

Le  cheval  et  le  cavalier. 

UNE   ISRAÉLITE. 

Mezraïm  disoit  dans  sa  rage  : 
«  Frappons  les  Hébreux  fugitifs; 
La  mer  ne  leur  ouvre  un  passage 
Que  pour  nous  livrer  nos  captifSv 
Qu'Israël ,  au  joug  indocile , 
De  nos  murs  pétrissant  l'argile , 
Accomplisse  ses  vils  destins  ; 
Et  que  la  Juive  la  plus  fière 
'  S'épuise  à  broyer  sur  la  pierre 

!  Le  pur  froment  de  nos  festins,  n 

•  UN   LÉVITE. 

Le  Seigneur  entendit  ces  clameurs  insolentes  , 
;  Et  se  levant  soudain , 

Sur  la  mer  partagée  en  deux  voûtes  roulantes 
Il  étendit  sa  main. 

UN   AUTRE   LÉVITE. 

De  la  mer  aussitôt  les  ondes  suspendues 
Cèdent  au  bras  puissant. 


ACTE   IV,    SCÈNE   VI.  033 

Et  sur  les  Égyptiens  les  vagues  épandues 
Tombent  en  mugissant. 

CHOEUR    GÉNÉRAL. 

Oh  !  quel  spectacle  ! 
Les  chars,  les  javelots, 
Engloutis  au  sein  des  flots , 
Les  hurlements  et  les  sanglots, 
La  noire  mort  croissant  dans  ce  chaos, 
Du  vengeur  d'Israël  attestent  le  miracle. 

CHOEUR  DE   JEUNES   ISRAÉLITES. 

Oh!  des  méchants  inutiles  complots! 

CHOEUR   DES  LÉVITES. 

Oh  !  quel  spectacle  ! 

UN    LÉVITE. 

Des  ossements  muets  les  arides  monceaux 
S'entassèrent  au  bord  où  tant  de  voix  gémirent. 

UNE   ISRAÉLITE. 

Les  princes  de  Tanis  aux  enfers  descendirent 
Comme  une  pierre  au  fond  des  eaux. 

CHOEUR    GÉNÉRAL. 

Dieu  protège  et  défend  l'innocent  qu'on  opprime  : 
Du  cruel  Pharaon  pour  sauver  la  victime, 

Il  a  paru  comme  un  guerrier, 

Et  précipité  dans  l'abîme 

Le  cheval  et  le  cavalier. 

MARIE. 

Du  favori  de  Dieu  vive  l'antique  gloire, 
Qui  présage  à  nos  cœurs  sa  nouvelle  victoire! 
,Que  du  lâche  Éphraïm  nos  concerts  méritants 
Attirent  les  regards  sur  ces  sommets  distants; 
Qu'il  voie  avec  remords  nos  cohortes  fidèles 
Couronnant  du  Sina  les  roches  éternelles, 
Abraham  et  Jacob  penchés  du  haut  des  cieux, 
Les  anges  se  mêlant  à  nos  hymnes  pieux, 
Et  Moïse  à  l'écart,  prosterné  sur  la  poudre, 
Suppliant  le  Seigneur  et  retenant  la  foudre. 

Les  chœurs  disparoissciit  peu  à  peu  dei ricrc  les  roclieis. 
FIN     DU     QUATRIÈME     ACTE. 


<>o/i  MOIS  E, 


ACTE    CINQUIÈME. 


SCENE  PREMIÈRE. 
NADAB,    DATHAN. 

Dans  cet  acte,  Nadab  est  revêtu  d'armes  brillantes  et  porte  le  manteau  royal. 

DATHAN. 

Votre  absence,  Nadab,  va  surprendre  l'armce  ; 

Elle  en  paroît  déjà  justement  alarmée  : 

Objet  de  tant  de  vœux,  vous  les  devez  combler. 

NADAB. 

N'est-ce  donc  pas  ici  qu'on  se  doit  assembler? 

DATHAN. 

Sans  doute,  mais  du  camp  que  votre  absence  trompe 
11  ne  vous  convient  pas  de  devancer  la  pompe. 
Montrez-vous  radieux  aux  soldats  satisfaits. 

NADAB.  » 

Sais-je  ce  que  je  veux?  Sais-je  ce  que  je  fais? 

A  ces  bords  où  mes  pas  et  mes  destins  s'enchaînent, 

L'amour  et  le  remords  tour  à  tour  me  ramènent. 

DATHAN. 

Cachez  du  moins  le  trouble  où  flotte  votre  esprit. 

NADAB. 

Que  plutôt  sur  mon  front  ce  trouble  soit  écrit. 


ACTE  V,    SCÈNE   I.  635 


DATllAN. 

Les  conseils  éternels  ont  rejeté  Moïse , 
Et  c'est  vous  à  présent  que  le  ciel  favorise. 

NADAB. 

Pure  religion,  dont  je  souille  l'autel, 
J'entends  en  ce  moment  ton  soupir  maternel. 
Combien  j'étois  heureux  quand  tes  chastes  entraves 
Au  pied  d'un  Dieu  jaloux  tenoient  mes  sens  esclaves, 
Quand  un  simple  bandeau,  déroulé  par  ta  main. 
Sous  un  lin  virginal  cachoit  mon  front  serein  ! 
Dathan,  j'ai  tout  perdu  par  ma  coupable  audace, 
J'ai  trahi  le  passé,  l'avenir  et  ma  race. 
Oh!  que  le  premier  crime  est  pesant  sur  le  cœur! 

DATHAN. 

Calmez  l'emportement  d'une  injuste  douleur: 
Aux  rives  de  Séir  tout  vous  sera  prospère. 

NADAB. 

Je  ne  chanterai  point  dans  la  terre  étrangère. 

DATHAN. 

Sous  le  manteau  des  rois  le  chagrin  est  léger. 

NADAB, 

Que  ne  suis-je  vêtu  du  sayon  du  berger! 

Et  que  n'ai-je,  innocent  au  jour  de  la  tempête, 

Une  pierre  au  désert  pour  reposer  ma  tête  ! 

DATHAN. 

Venez  :  pour  votre  hymen  tout  s'apprête  en  ce  lieu. 

NADAB. 

Il  ne  manque  à  l'autel  que  mon  père  et  mon  Dieu. 

DATHAN. 

Éloignez  ces  ennuis  :  voilà,  plein  d'espérance. 
Au-devant  de  vos  pas  le  peuple  qui  s'avance. 

NADAB. 

Quel  charme!  Quel  éclat!  Fuyez,  tristes  remords! 
L'aspect  de  la  beauté  me  rend  tous  mes  transports. 


OoO  MOI  S 1',. 


SCENE   IL 

NADAB,    ARZANE,    NÉBÉI-:,    DATHAN,    choeur  de  jeunes 

III-LES    AMALÉCITES,    SOLDATS,    PEUPLE,    ETC. 

Arzane  pnroît  traînée  sur  un  char  ;  onze  drapeaux  annoncent  les  onze  tribus  présentes  au 
sacrifice.  Les  jeunes  AmuWcites  déposent  au  milieu  du  théâtre  un  autel  sur  lequel  on  voit 
une  Idole  :  elles  placent  devant  cet  autel  un  trépied  nlluiné;  quelques-unes  tienneiit  les 
corbeilles  des  offrandes.  Dathan  porte  le  flambeau  nuptial  et  Nébée  le  vase  ii  Tcuccns. 

NADAB,   h  Arzane. 

Arzane,  qu'au  bonheur  l'heureux  Nadab  invite, 
Sous  le  sceptre  d'Édom  rangez  l'Israélite. 

Aux  soldats. 

Soldats,  que  votre  sort  à  mon  sort  doit  unir. 
N'accusez  plus  vos  chefs  :  tous  vos  maux  vont  finir. 
Vous  avez  demandé  des  dieux  dont  la  puissance 
Vous  guidât  à  des  lieux  de  paix  et  d'abondance. 
Où  vous  pussiez  fixer,  à  l'abri  des  tyrans. 
Vos  tombeaux  voyageurs  et  vos  berceaux  errants  : 
Ces  biens  qu'en  soupirant  vous  espériez  à  peine 
Vous  sont  tous  accordés  par  une  grande  reine. 
Née  aux  monts  de  Séir,  du  sang  de  nos  aïeux. 
Elle  va  réunir  notre  race  et  nos  dieux. 

UN    DES   CHEFS   DES   SOLDATS. 

Qu'Arzané  et  que  Nadab  régnent  pour  nos  délices. 
Et  conduisent  nos  pas  sous  des  cieux  plus  propices. 

UN    DES   PRINCES   DU    PEUPLE. 

Sauvez-nous  du  désert  ;  nous  vous  en  prions  tous, 
Et  faites-nous  des  dieux  qui  marchent  devant  nous. 

NADAB,    à  Dathan. 

Cher  Dathan,  préparez  la  pompe  nuptiale. 

ARZANE,    a  part. 

le  règne  et  meurs. 

NADAB,    à  part. 

D'où  sort  cette  nuit  infernale? 

Dathan  allume  le  flambeau  nuptial;  les  Amalécites  déposent  les  offrandes  au 
pied  de  l'idole;  le  peuple  les  imite.  Nébée  présente  l'encens  à  Arzane.  Arzane 
prend  l'encens  des  mains  de  Nébée,  l'élève  au-dessus  du  trépied  devant  l'idole, 
et  dit. 


ACTE    V,    SCÈNE   11.  637 

ARZANE. 

Puissant  Dieu  d'Amalec,  dont  Jacob  aujourd'hui 
Reconnoît  la  grandeur  et  recherche  l'appui, 
Ouvre  tes  bras  d'airain,  ta  poitrine  enflammée, 
Pour  verser  sur  Jacob  la  faveur  réclamée. 
0  Moloch !  sois  propice  à  tes  nouveaux  sujets: 
Les  mères  d'Israël  payeront  tes  bienfaits. 

Elle  répand  l'encens  sur  le  trépied  ,  et  passe  l'urne  a  Nadab- 
NADAB. 

Nadad  sacrifier  au  dragon  de  l'abîme  ! 

DATHAN. 

Le  temps  fuit. 

NADAB. 

Puisse-t-il  toujcur^i  manquer  au  crime! 

DATHAN. 

Tous  les  yeux  sont  sur  vous. 

NADAB. 

Sinaï!  Sinaï! 

ARZANE. 

Répandez  donc  l'encens. 

NADAB. 

Jacob,  je  t'ai  trahi! 

ARZANE. 

Achevez. 

NADAB. 

Je  ne  puis. 

ARZANE. 

Qu'attendez-vous? 

NADAB. 

Mon  père. 

ARZANE. 

Couronne  mon  amour. 

NADAB. 

Et  s'il  me  trompe? 

/VRZANE, 

Espère. 


038  MOÏSE, 

NADAB. 

Pense  au  ciel,  qui  me  voit. 

ARZANE. 

Songe  à  tes  derniers  vœux. 

NADAB. 

Consommons  lo  foi-fait! 

MOÏSE  ,    (lu  liant  du  Sinaï,  oii  il  appavoît  tenant  les  Tables  de  la  loi. 

Arrête,  malheureux! 

L"uinc  u  l'encens  tombe  des  maïlis  de  Nadab  :  il  se  fait  un  moment  de  silence. 


SCENE  m. 

MOÏSE,    NADAB,    ARZANE,  DATHAN,    NÉBÉE. 

SOLDATS,  PEUPLE,  ETC. 
ARZANE. 

Jacob!  je  reconnois  ton  malfaisant  génie. 

MOÏSE,    toujours  sur  les  rochers. 

De  mon  front  sillonné  dernière  ignominie  ! 

Veillé-je.  ou  n'est-ce  pas  l'idolâtre  Israël, 

Qui  d'un  monstre  du  Nil  environne  l'autel? 

0  Tables  de  la  loi  !  du  ciel  présent  insigne. 

De  vos  Commandements  ce  peuple  n'est  plus  digne, 

Tombez  et  brisez-vous. 

Il  brise  les  Tables  de  la  loi,  descend  des  rochers  et  marche  a  Vautcl. 

Disparois  à  mes  yeux, 
Disparois  à  jamais,  simulacre  odieux! 

Il  renverse  Tautel  et  l'idole. 

Vous  qu'un  ange  toujours  protège  de  son  aile, 
Lévites,  accourez  :  Moïse  vous  appelle. 
Et  toi,  noble  Marie,  amène  dans  ce  lieu 
Ton  foible  bataillon,  si  puissant  devant  Dieu. 

Les  lévites  et  les  jeunes  Israélites,  entrant  de  tous  côtes  sur  la  scène,  se  rangent 
autour  de  Jloise. 


ACTE   V,    SCÈNE   III.  639 

N  A  D  A  B  ,    tirant  sou  épée. 

Soldats!  livrerez-vous  mon  épouse  à  ces  traîtres? 
Défendez  votre  roi  contre  la  main  des  prêtres. 

MOÏSE. 

Que  tout  fidèle  Hébreu,  par  son  zèle  emporté 
D'un  repentir  soudain,  passe  de  mon  côté. 


Le  peuple  fait  un  mouvement. 
NADAB. 


Infâmes  déserteurs! 


MOÏSE. 

N'écoutez  point  l'impie, 
Et  qu'à  la  voix  des  saints  Israël  se  rallie! 

Le  peuple  et  les  soldats  passent  du  côté  de  Moïso. 
NADAB,    a  Aizane. 

Je  te  défendrai  seul,  objet  cher  et  cruel, 
Contre  ce  peuple  entier,  Moïse  et  l'Éternel. 

MOÏSE. 

Vengeurs  du  sanctuaire,  entourez  la  victime, 
Et  désarmez  le  bras  qu'avoit  armé  le  crime. 

Des  lévites  environnent  Arzane  et  désarment  Nadab;  d'autres  cmmëiieut  Dathan. 

ARZANE. 

Cessez,  vils  meurtriers  :  je  saurai  bien  sans  vous 
Mourir  comme  une  reine.  Oui,  je  vous  brave  tous. 
Heureuse,  en  expirant,  j'ai  vengé  ma  patrie  ; 
C'est  par  moi  que  Jacob  connaît  l'idolâtrie. 
Retourne  si  tu  veux,  ô  peuple  renié  ! 
A  ton  Dieu  dévorant,  à  ton  Dieu  sans  pitié. 
Je  te  livre  à  l'arrêt  qui  déjà  te  condamne. 
Et  ton  sang  va  couler  après  celui  d'Arzane.. 

MOÏSE. 

Qu'on  l'entraîne. 

NADAB,    s'arracliant  des  mains  des  lévites  et  se  précipitant  vers  Arzane. 

Sur  moi  tournez  votre  poignard. 
Arzane,  que  mon  corps  te  serve  de  rempart; 
Permets  avec  le  tien  que  mon  sang  se  confonde  : 
^ue  nos  âmes  ensemble  abandonnent  le  monde, 


0/jO  moïse. 

l'.i  (jiu'  1(^  (Icrnicr  soufllo  exhalû  de  mon  cœur 
Des  feux  (lui  me  brùloient  te  porte  encor  l'ardeur. 

ARZAINE,  le  repoussant. 

Quoi  !  jusque  dans  la  morl  m'accabler  de  ta  llanune  ! 

Laisse,  laisse  aux  enfers  descendre  en  paix  mon  âme. 

Disons-le  maintenant  à  la  face  des  cieux, 

Comme  tout  Israël  tu  m'étois  odieux. 

Fils  d'Aaron,  dans  l'espoir  de  te  perdre  moi-même, 

J'avois,  pour  mon  supplice,  eu  la  foiblesse  extrême 

De  me  vouloir  sauver  en  me  donnant  à  loi. 

Mais  cet  effort  ctoit  trop  au-dessus  de  moi  ; 

Et  lorsque  de  l'amour  j'affectois  le  langage. 

Les  pleurs  le  démentoient  sur  mon  pâle  visage. 

Je  suis  enfin  soustraite  à  ces  secrets  tourments  ; 

Le  tombeau  me  dérobe  à  tes  embrassements. 

Quel  bonheur  d'échapper  à  l'amant  qu'on  déteste  ! 

Adieu,  parjure  enfant  d'une  race  funeste; 

De  mon  dernier  aveu  que  le  dur  souvenir 

Augmente  la  douleur  de  ton  dernier  soupir, 

Et  songe,  en  expirant  à  ton  culte  infidèle, 

Que  je  n'avois  pour  toi  qu'une  haine  immortelle. 

Elle  arrache  son  voile  ,  et  sort  avec  les  Amalécites  sous  la  gai  de  d'une  houpe  de 

le'vites. 

MOÏSE. 

Allez,  brisez  la  tête  à  cet  ingrat  serpent. 
Et  tarissez  les  flots  du  venin  qu'il  répand. 


SCENE   IV. 

moïse,    NADAB,    marie,   peuple  et  soldats. 

MARIE. 

Du  Très-Haut,  pour  Nadab,  implorons  la  clémence. 

NADAB,    dans  la  stupeur. 

Mon  songe  disparoît  dans  un  abîme  immense. 

Ta  malédiction,  Aaron  infortuné, 

Comme  un  manteau  brûlant  couvre  ton  premier-né. 


ACTE  V,   SCÈNE   IV.  6M 

Tu  ne  m'entendras  plus  te  parler,  te  sourire; 

Tu  ne  me  verras  plus  chaque  matin  te  dire  : 

«  Viens,  mon  père,  au  soleil  réchauffer  tes  vieux  ans; 

Viens  prier  l'Éternel  et  bénir  tes  enfants.  » 

Il  fait  quelques  pas  sur  le.  théâtre. 

Mais  par  quel  corps  sanglant  est  ma  marche  heurtée? 
Aux  corbeaux  du  désert  une  femme  jetée... 
Noirs  vautours  attachés  à  ce  sein  éclatant, 
Je  demande  ma  part  du  festin  palpitant. 
Tu  ne  peux  plus  du  moins  repousser  ma  tendresse., 
Arzane  ;  dans  mes  bras  je  te  tiens,  je  te  presse  ; 
Nous  aurons  au  soleil  montré  dans  un  seul  jour 
Des  prodiges  nouveaux  et  de  haine  et  d'amour. 
Jéhovah  !  puisque  Arzane  à  ma  flamme  est  ravie, 
Je  te  rends  tes  présents,  je  renonce  à  la  vie  : 
Pour  aller  aux  enfers  m'unir  à  la  beauté, 
le  cours  t'offrir  l'encens  que  respire  Astarlhé. 

Il  fuit. 
MOÏSE,    aux  lévites. 

Suivez-le,  gardez-le  de  sa  propre  misère. 
Ne  verse  point  sur  lui,  Seigneur,  dans  ta  colère. 
Les  feux  dont  Séboïm  jadis  fut  consumé. 
Et  que  de  ton  courroux  le  trésor  soit  fermé! 

Les  lévites  suivent  Nadab.  Moïse  parlant  à  Marie^ 

Vou.s,  femme  forte  et  sage,  à  la  vertu  nourrie, 
Soignez  l'àme  d'Aaron  d'un  coup  affreux  meurtrie  : 
Par  mes  ordres  secrets  Benjamin  et  Caleb 
Ont  arrêté  mon  frère  à  la  source  d'Oreb. 

Marie  sort;  le  ciel  commence  a  se  couvrir;  on  entend  un  coup  de  toniiei  vu  Jloiss 
après  avoir  regardé  le  ciel  et  la  montagne ,  dit  : 

Quel  présage  effrayant  !  Dieu  vient  :  à  sa  présence 
La  mer  a  fui  ;  la  terre  attend  dans  le  silence. 
Et  les  cieux,  dont  il  fait  trembler  l'immensité. 
S'abaissent  sous  les  pas  de  son  éternité. 


III,  if 


ûri2  moisi:. 


SCENE    V. 

LES    PRÉCÉDENTS,     UN     LÉVITE. 
LE     LÉVITE. 

Par  la  fureur  du  peuple  Arzane  lapidée 
Est  rendue  aux  démons  qui  l'avoient  obsédée. 
Mais  Nadab  l'a  suivie  :  en  proie  au  désespoir, 
Chargeant  de  feux  impurs  un  impur  encensoir, 
Il  souilloit  l'holocauste,  alors  que  sur  la  poudre 
11  est  tombé  soudain. 

MOÏSE. 

Qui  l'a  frappé? 

LE  LÉvrrE; 

La  foudre. 

MOÏSE. 

0  justice  incrééc,  arbitre  souverain, 

Je  n'ai  donc  plus  l'espoir  de  désarmer  ta  mainl 

Au  peuple. 

Oui  !  vous  serez  punis  :  il  faudra  que  l'épée 
Cherche  encor  parmi  vous  la  victime  échappée. 
Vous  mourrez  au  désert,  et  vos  jeunes  enfants 
Dans  Jéricho  sans  vous  entreront  triomphants. 
Caleb  et  Josué,  sauvés  par  le  Dieu  juste, 
Seuls  du  sacré  Jourdain  passeront  l'onde  auguste.. 
Moi-même,  tout  flétri  de  votre  iniquité, 
Du  pays  de  Jacob  je  serai  rejeté. 
Salut,  mon  Abarim,  d'où  les  yeux  de  Moïse 
Découvriront  les  bords  de  la  Terre  promise, 
Abarim  oi!i,  chantant  mon  cantique  de  mort, 
Je  bénirai  ce  peuple  en  lui  tendre  transport. 

Il  étend  les  mains  sur  le  peuple,  qui  s'inciiiio. 

Tribus,  je  vous  bénis  comme  à  ma  dernière  heure. 
Au  sein  de  mes  enfants  que  je  vive  et  je  meure, 
Et  qu'après  mon  trépas  un  voyageur  divin 
Des  vrais  champs  d'Abraham  leur  montre  le  chemin. 


FIN    DE     MOÏSE. 


LETTRE 

A    M.    DE    FONTANES 


SUR     LA 


DEUXIÈME    ÉDITION    DE    L'OUVRAGE    DE    M«e    de   STAELî 


J'attendois  avec  impatience,  mon  cher  ami,  la  seconde  édition  du 
livre  de  M"'^  de  Staël,  sur  la  littérature.  Comme  elle  avoit  promis  de 
répondre  à  votre  critique,  j'étois  curieux  de  savoir  ce  qu'une  femme 
aussi  spirituelle  diroit  pour  la  défense  de  Xdi  •perfectibilité.  Aussitôt  que 
l'ouvrage  m'est  parvenu  dans  ma  solitude ,  je  me  suis  hâté  de  lire  la 
préface  et  les  notes,  mais  j'ai  vu  qu'on  n'avoit  résolu  aucune  de  vos 
objections  2.  On  a  seulement  tâché  d'expliquer  le  mot  sur  lequel  roule 
tout  le  système.  Hélas!  il  seroit  fort  doux  de  croire  que  nous  nous 
perfectionnons  d'âge  en  âge,  et  que  le  fils  est  toujours  meilleur  que 
son  père.  Si  quelque  chose  pouvoit  prouver  cette  excellence  du  cœur 
humain ,  ce  seroit  de  voir  que  M""^  de  Staël  a  trouvé  le  principe  de 
cette  illusion  dans  son  propre  cœur.  Toutefois,  j'ai  peur  que  cette 
dame ,  qui  se  plaint  si  souvent  des  hommes  en  vantant  leur  perfecti- 
bilité ,  ne  soit  comme  ces  prêtres  qui  ne  croient  point  à  l'idole  dont  ils 
encensent  les  autels. 

Je  vous  dirai  aussi ,  mon  cher  ami ,  qu'il  me  semble  tout  à  fait 
indigne  d'une  femme  du  mérite  de  l'auteur  d'avoir  cherché  à  vous 
répondre  en  élevant  des  doutes  sur  vos  opinions  politiques.  Et  que  font 
ces  prétendues  opinions  à  une  querelle  purement  littéraire?  Ne  pour- 
roit-on  pas  rétorquer  l'argument  contre  M"'^  de  Staël ,  et  lui  dire  qu'elle 

1.  De  la  Littérature  dans  ses  rapports  avec  la  morale,  etc.  (1801  ). 

2.  IM.  de  Fontanes  avoit  fait  trois  extraits  d'une  excellente  critique  sur  la  première 
éditioii  de  l'ouvrage  de  M™=  de  Staë), 


Olih  LETTRE 

n  bien  l'air  de  ne  pas  aimer  le  gouvernement  acluel  ' ,  et  de  regrelter 
les  jours  d'une  plus  grande  liberté?  M""^  de  Slaël  étoit  trop  au-dessus 
de  ces  moyens  pour  les  employer. 

A  présent,  mon  cher  ami,  il  faut  que  je  vous  dise  ma  façon  de 
penser  sur  ce  nouveau  cours  de  littérature;  mais  en  combattant  le  sys- 
tème qu'il  renferme,  je  vous  paroîtrai  peut-être  aussi  déraisonnable 
que  mon  adversaire.  Vous  n'ignorez  pas  que  ma  folie  est  de  voir 
Jésus-Christ  partout,  comme  M'"«  de  Staël  \a  jJerfcctibilité.  J'ai  le  mal- 
heur de  croire,  avec  Pascal,  que  la  religion  chrétienne  a  seule  exprimé 
le  problème  de  l'homme.  Vous  voyez  que  je  commence  par  me  mettre 
à  l'abri  sous  un  grand  nom,  afin  que  vous  épargniez  un  peu  mes  idées 
étroites  et  ma  superstition  antij)hilosophique.  Au  reste,  je  m'enhardis 
en  songeant  avec  quelle  indulgence  vous  avez  déjà  annoncé  mon 
ouvrage-  ;  mais  cet  ouvrage,  quand  paroîtra-t-il?  Il  y  a  deux  ans  qu'on 
l'imprime ,  et  il  y  a  deux  ans  que  le  libraire  ne  se  lasse  point  de  me 
faire  attendre  ni  moi  de  corriger.  Ce  que  je  vais  donc  vous  dire  dans 
cette  lettre  sera  tiré  en  partie  de  mon  livre  futur  sur  les  beautés  de  la 
religion  chrétienne.  Il  sera  divertissant  pour  vous  de  voir  comment 
deux  esprits  partant  de  deux  points  opposés  sont  quelquefois  arrivés 
aux  mêmes  résultats.  M™"  de  Staël  donne  à  la  philosophie  ce  que  j'at- 
tribue à  la  religion;  et,  en  commençant  par  la  littérature  ancienne,  je 
vois  bien,  avec  l'ingénieux  auteur  que  vous  avez  réfuté,  que  notre 
théâtre  est  supérieur  au  théâtre  ancien  ;  je  vois  bien  encore  que  cette 
supériorité  découle  d'une  plus  profonde  étude  du  cœur  humain.  Mais 
à  quoi  devons-nous  cette  connoissance  des  passions?  —  Au  christia- 
nisme et  non  à  la  philosophie.  Vous  riez,  mon  ami  ;  écoutez-moi  : 

S'il  existoit  une  religion  dont  la  qualité  essentielle  fût  de  poser  une 
barrière  aux  passions  de  l'homme ,  elle  augmenteroit  nécessairement 
le  jeu  de  ces  passions  dans  le  drame  et  dans  l'épopée  ;  elle  seroit,  par 
sa  nature  même,  beaucoup  plus  favorable  au  développement  des 
caractères  que  toute  autre  institution  religieuse  qui,  ne  se  mêlant 
point  aux  affections  de  l'âme,  n'agiroit  sur  nous  que  par  des  scènes 
extérieures.  Or,  la  religion  chrétienne  a  cet  avantage  sur  les  cultes  de 
l'antiquité  :  c'est  un  vent  céleste  qui  enfle  les  voiles  de  la  vertu  et 
multiplie  les  orages  de  la  conscience  autour  du  vice. 

Toutes  les  bases  du  vice  et  de  la  vertu  ont  changé  parmi  les  hommes, 
du  moins  parmi  les  hommes  chrétiens,  depuis  la  prédication  de  l'Évan- 
gile, Chez  les  anciens,  par  exemple,  l'humilité  étoit  une  bassesse  et 
l'orgueil  une  qualité.  Parmi  nous,  c'est  tout  le  contraire  :  l'orgueil  est 

1,  Le  consulat,  en  1801.  2.  Génie  du  Christ  ami sme. 


A  M.    DE   FONTANES.  6^5 

le  premier  des  vices  et  l'humilité  la  première  des  vertus.  Cette  seule 
mutation  de  principes  bouleverse  la  morale  entière.  Il  n'est  pas  diffi- 
cile de  voir  que  c'est  le  christianisme  qui  a  raison ,  et  qui  lui  seul  a 
rétabli  la  véritable  nature.  Mais  il  résulte  de  là  que  nous  devons  décou- 
vrir dans  les  passions  des  choses  que  les  anciens  n'y  voyoientpas,  sans 
qu'on  puisse  attribuer  ces  nouvelles  vues  du  cœur  humain  à  une  per- 
fection croissante  du  génie  de  l'homme. 

Donc,  pour  nous  la  racine  du  mal  est  la  vanité  et  la  racine  du  bien 
la  charité  ;  de  sorte  que  les  passions  vicieuses  sont  toujours  un  com- 
posé d'orgueil  et  les  passions  vertueuses  un  composé  d'amour.  Avec 
ces  deux  termes  extrêmes,  il  n'est  point  de  termes  moyens  qu'on  ne 
trouve  aisément  dans  l'échelle  de  nos  passions.  Le  christianisme  a  été 
si  loin  en  morale ,  qu'il  a  pour  ainsi  dire  donné  les  abstractions  ou 
les  règles  mathématiques  des  émotions  de  l'àme. 

Je  n'entrerai  point  ici,  mon  cher  ami,  dans  le  détail  des  caractères 
dramatiques,  tels  que  ceux  du  père,  de  l'époux,  etc.  Je  ne  traiterai 
point  aussi  de  chaque  sentiment  en  particulier  :  vous  verrez  tout  cela 
dans  mon  ouvrage.  J'observerai  seulement  à  propos  de  l'amitié ,  en 
pensant  à  vous,  que  le  christianisme  en  développe  singulièrement  les 
charmes,  parce  qu'il  est  tout  en  contrastes  comme  elle.  Pour  que  deux 
hommes  soient  parfaits  amis,  ils  doivent  s'attirer  et  se  repousser  sans 
cesse  par  quelque  endroit  :  il  faut  qu'ils  aient  des  génies  d'une  même 
force,  mais  d'un  genre  différent,  des  opinions  opposées,  des  principes 
semblables ,  des  haines  et  des  amours  diverses,  mais  au  fond  la  même 
dose  de  sensibilité;  des  humeurs  tranchantes  et  pourtant  des  goûts 
pareils;  en  un  mot,  de  grands  contrastes  de  caractère  et  de  grandes 
harmonies  de  cœur. 

En  amour,  ]\I'»^  de  Staël  a  commenté  Phèdre  :  ses  observations  sont 
fines,  et  l'on  voit  par  la  leçon  du  Scoliaste  qu'il  a  parfaitement  entendu 
son  texte.  Mais  si  ce  n'est  que  dans  les  siècles  modernes  que  s'est 
formé  ce  mélange  des  sens  et  de  l'âme,  cette  espèce  d'amour  dont 
l'amitié  est  la  partie  morale ,  n'est-ce  pas  encore  au  christianisme  que 
l'on  doit  ce  sentiment  perfectionné?  N'est-ce  pas  lui  qui,  tendant  sans 
cesse  à  épurer  le  cœur,  est  parvenu  à  répandre  de  la  spiritualité  jusque 
dans  le  penchant  qui  en  paroissoit  le  moins  susceptible?  Et  combien 
n'en  a-t-il  pas  redoublé  l'énergie  en  le  contrariant  dans  le  cœur  de 
l'homme?  Le  christianisme  seul  a  établi  ces  terribles  combats  de  la 
chair  et  de  l'esprit ,  si  favorables  aux  grands  effets  dramatiques.  Voyez 
dans  Héloïse  la  plus  fougueuse  des  passions  luttant  contre  une  reli- 
gion menaçante.  Héloïse  aime,  Héloïse  brûle  ;  mais  là  s'élèvent  des 
mur^  glacés;  là,  tout  s'éteint  sous  des  marbres  insensibles;  là,  des 


6^6  LETTRE 

cliàtiinonls  ou  des  récompenses  éternelles  attendenl  sa  eliule  ou  son 
triomphe,  Didon  ne  perd  qu'un  amant  ing-rat  :  oh!  qu'lléloïse  est  tra- 
vaillée d'un  tout  aulre  soin  !  11  faut  qu'elle  choisisse  entre  Dieu  et  un 
amant  fidèle,  et  qu'elle  n'espère  pas  détourner  secrèteilient ,  au  profit 
d'Abeilard,  la  moindre  partie  de  son  cœur  :  le  Dieu  qu'elle  sert  est  un 
Dieu  jaloux,  un  Dieu  qui  veut  être  aimé  de  pn'férence  ;  il  punit  jusqu'à 
l'ombre  d'une  pensée,  jusqu'au  songe  qui  s'adresse  à  d'autres  qu'à  lui. 

Au  reste,  ou  sent  que  ces  cloîtres ,  que  ces  voûtes,  que  ces  mœurs 
austères,  en  contraste  avecTamour  malheureux,  en  doivent  augmenter 
encore  la  force  et  la  mélancolie.  Je  suis  fâché  que  M'"''  de  Staël  ne  nous 
ait  pas  développé  religieusement  le  système  des  passions.  La  perfecti- 
bilité n'étoit  pas ,  du  moins  selon  moi ,  l'instrument  dont  il  falloit  se 
servir  pour  mesurer  des  foiblesses.  J'en  aurois  plutôt  appelé  aux 
erreurs  mêmes  de  ma  vie  :  forcé  de  faire  l'histoire  des  songes,  j'aurois 
interrogé  mes  songes;  et  si  j'eusse  trouvé  que  nos  passions  sont  réel- 
lement plus  déliées  que  les  passions  des  anciens,  j'en  aurois  seulement 
conclu  que  nous  sommes  plus  parfaits  en  illusions. 

Si  le  temps  et  le  lieu  le  permettoient ,  mon  cher  ami ,  j'aurois  bien 
d'autres  remarques  à  faire  sur  la  littérature  ancienne  :  je  prendrois  la 
liberté  de  combattre  plusieurs  jugements  littéi'aires  de  M"'"  de  Staël. 

Je  ne  suis  pas  de  son  opinion  touchant  la  métaphysique  des  anciens: 
leur  dialectique  étoit  plus  verbeuse  et  moins  pressante  que  la  nôtre, 
mais  en  métaphysique  ils  en  savoient  autant  que  nous. 

Le  genre  humain  a-t-il  fait  un  pas  dans  les  sciences  morales?  Non; 
il  avance  seulement  dans  les  sciences  physiques  :  encore,  combien  il 
seroit  aisé  de  contester  les  principes  de  nos  sciences!  Certainement 
Aristote,  avec  ses  dix  catégories,  qui  renfermoient  toutes  les  forces  de 
la  pensée,  étoit  aussi  savant  que  Bayle  et  Condillac  en  idéologie; 
mais  on  passera  éternellement  d'un  système  à  l'autre  sur  ces  matières  : 
tout  est  doute,  obscurité,  incertitude  en  métaphysique.  La  réputation 
et  l'influence  de  Locke  sont  déjà  tombées  en  Angleterre.  Sa  doctrine, 
qui  devoit  prouver  si  clairement  qu'il  n'y  a  point  d'idées  innées,  n'est 
rien  moins  que  certaine ,  puisqu'elle  échoue  contre  les  vérités  mathé- 
matiques, qui  ne  peuvent  jamais  être  entrées  dans  l'àme  par  les  sens. 
Est-ce  l'odorat,  le  goût,  le  toucher,  l'ouïe,  la  vue,  qui  ont  démontré  à 
Pythagore  que,  dans  un  triangle  rectangle ,  le  carré  de  l'hypoténuse 
est  égal  à  la  somme  des  carrés  faits  sur  les  deux  autres  côtés?  Tous  les 
arithméticiens  et  tous  les  géomètres  diront  à  M"""  de  Staël  que  les  nom- 
bres et  les  rapports  des  trois  dimensions  de  la  matière  sont  de  pures 
abstractions  de  la  pensée,  et  que  les  sens,  loin  d'entrer  pour  quelque 
chose  dans  ces  connoissances,  en  sont  les  plus  grands  ennemis.  D'ail- 


A   M.    DE   FONïANES.  O/i? 

leurs,  les  vérités  mathématiques,  si  j'ose  le  dire,  sont  innées  en  nous, 
par  cela  seul  qu'elles  sont  éternelles.  Or,  si  ces  vérités  sont  éternelles, 
elles  ne  peuvent  être  que  les  émanations  d'une  source  de  vérité  qui 
existe  quelque  part.  Cette  source  de  vérité  ne  peut  être  que  Dieu.  Donc 
l'idée  de  Dieu,  dans  l'esprit  humain,  est  à  son  tour  une  idée  innée; 
donc  notre  âme ,  qui  contient  des  vérités  éternelles,  est  au  moins  une 
immortelle  substance. 

Voyez,  mon  cher  ami,  quel  enchaînement  de  choses,  et  combien 
M"^  de  Staël  est  loin  d'avoir  approfondi  tout  cela.  Je  serai  obligé , 
malgré  moi,  de  porter  ici  un  jugement  sévère.  M"'"  de  Staël,  se  hcâtant 
d'élever  un  système,  et  croyant  apercevoir  que  Rousseau  avoit  plus 
pensé  que  Platon,  et  Sénèque  plus  que  Tite-Live,  s'est  imaginé  tenir 
tous  les  fils  de  l'âme  et  de  l'intelligence  humaine;  mais  les  esprits 
pédantesques,  comme  moi,  ne  sont  point  du  tout  contents  de  cette 
marche  précipitée.  Ils  voudroient  qu'on  eût  creusé  plus  avant  dans  le 
sujet,  qu'on  n'eût  pas  été  si  superficiel,  et  que  dans  un  livre  où  l'on 
fait  la  guerre  à  l'imagination  et  aux  préjugés,  dans  un  livre  où  l'on 
traite  de  la  chose  la  plus  grave  du  monde,  la  pensée  de  l'homme,  on 
eût  moins  senti  l'imagination,  le  goût  du  sophisme  et  la  pensée  incons- 
tante et  versatile  de  la  femme. 

Vous  savez,  mon  cher  ami,  ce  que  les  philosophes  nous  reprochent,  à 
nous  autres  gens  religieux  ;  ils  disent  que  nous  n'avons  pas  la  tête  forte. 
Ils  lèvent  les  épaules  de  pitié  quand  nous  leur  parlons  du  sentiment 
moral.  Ils  demandent  qu'est-ce  que  tout  cela  prouve?  En  vérité,  je  vous 
avouerai,  à  ma  confusion,  que  je  n'en  sais  rien  moi-même,  car  je  n'ai 
jamais  cherché  à  me  démontrer  mon  cœur;  j'ai  toujours  laissé  ce  soin 
à  mes  amis.  Toutefois,  n'allez  pas  abuser  de  cet  aveu  et  me  trahir 
auprès  de  la  philosophie.  Il  faut  que  j'aie  l'air  de  m'entendre,  lors 
même  que  je  ne  m'entends  pas  du  tout.  On  m'a  dit,  dans  ma  retraite, 
que  cette  manière  réussissoit.  Mais  il  est  bien  singulier  que  tous  ceux 
qui  nous  accablent  de  leur  mépris  pour  notre  défaut  à'argumentation, 
et  qui  regardent  nos  misérables  idées  comme  les  habitués  de  lamaison\ 
oublient  le  fond  même  des  choses  dans  le  sujet  qu'ils  traitent,  de  sorte 
que  nous  sommes  obligés  de  nous  faire  violence  et  de  peser,  au  péril 
de  nos  jours,  contre  notre  tempérament  religieux,  pour  rappeler  à  ces 
penseurs  ce  qu'ils  auroient  dû  penser. 

N'est-il  pas  tout  à  fait  incroyable  qu'en  parlant  de  l'avilissement 
des  Romains  sous  les  empereurs,  M""^  de  Staël  ait  négligé  de  nous 
faire  valoir  l'influence  "du  christianisme  naissant  sur  l'esprit  des 

1.  Phrase  de  M""^  de  Staël. 


6/,8  LETTRE 

liiMuiiios?  Kilo  a  l'air  do  ne  se  souvenir  {le  la  rrli^imi,  (|iii  a  cliaivj.i'  1;. 
face  du  monde,  qu'au  moment  de  l'invasion  des  barbares.  Mais,  bien 
avant  cette  époque,  des  cris  de  justice  et  de  liberté  avoient  retenti  dans 
l'ompire  des  Césars.  Et  qui  est-ce  qui  les  avoit  poussés,  ces  cris?  Los 
cbrétiens.  Fatal  aveuglomont  des  systèmes!  M'""  de  Staël  appelle  la 
folie  du  martyre  des  actes  que  son  cœur  généreux  loueroit  ailleurs 
avec  transport  :  je  veux  dire  de  jeunes  vierges  préférant  la  mort  aux 
caresses  des  tyrans,  des  hommes  refusant  de  sacrifier  aux  idoles,  et 
scellant  de  leur  sang,  aux  yeux  du  monde  étonné,  le  dogme  de  l'unité 
d'un  Dieu  et  de  l'immortalité  de  l'âme;  je  pense  que  c'est  là  de  la 
philosophie. 

Quel  dut  être  l'étonnement  de  la  race  humaine  lorscpi'au  milieu 
des  superstitions  les  plus  honteuses,  lorsque  tout  était  Dieu,  excepté 
Dieu  inêr)w,  comme  parle  Bossuet,  Tertullien  fit  tout  à  coup  entendre 
ce  symbole  de  la  foi  chrétienne  :  «  Le  Dieu  que  nous  adorons  est  un 
seul  Dieu,  qui  a  créé  l'univers  avec  les  éléments,  les  corps  et  les 
esprits  qui  le  composent,  et  qui  par  sa  parole,  sa  raison  et  sa  toute- 
puissance,  a  transformé  le  néant  en  un  monde  pour  être  l'ornement 
de  sa  grandeur...  Il  est  invisible,  quoiqu'il  se  montre  partout;  impal- 
pable, quoique  nous  nous  en  fassions  une  image;  incompréhensible, 
quoique  appelé  par  toutes  les  lumières  de  la  raison...  Rien  ne  fait 
mieux  comprendre  le  souverain  Être  que  l'impossibilité  de  le  conce- 
voir :  son  immensité  le  cache  et  le  découvre  à  la  fois  aux  hommes  ' .  » 

Et  quand  le  même  apologiste  osoit  seul  parler  la  langue  de  la  liberté 
au  milieu  du  silence  du  monde,  n'étoit-ce  point  encore  de  la  philoso- 
phie? Qui  n'eût  cru  que  le  premier  Brutus ,  évoqué  de  la  tombe, 
menaçoit  le  trône  des  Tibères,  lorsque  ces  fiers  accents  ébranlèrent 
les  portiques  oi^i  venoient  se  perdre  les  soupirs  de  Rome  esclave  : 

«  Je  ne  suis  point  l'esclave  de  l'empereur.  Je  n'ai  qu'un  maître, 
c'est  leDicu  tout-puissant  et  éternel,  qui  est  aussi  le  maître  de  César-... 
Voilà  donc  pourquoi  vous  exercez  sur  nous  toutes  sortes  de  cruautés  ! 
Ah!  s'il  nous  étoit  permis  de  rendre  le  mal  pour  le  mal,  une  seule 
nuit  et  quelques  flambeaux  suffiroient  à  notre  vengeance.  Nous  ne 
sommes  que  d'hier,  et  nous  remplissons  tout  :  vos  cités,  vos  îles,  vos 
forteresses,  vos  camps,  vos  colonies,  vos  tribus,  vos  décuries,  vos 
conseils,  le  palais,  le  sénat,  le  forum^  ;  nous  ne  vous  laissons  que  vos 
temples.  » 

1 .  Teutul.,  Apologct.,  cap,  xvir. 

2.  Ceteritm  liber  sum  illi.  Dominus  enim  meus  unv.s  est,  Dciis  omnipotens,  el 
œternus,  idem  qui  et  ipsius.  [Apologet.,  cap.  xxxiv.) 

3.  Ibid.,  cap.  xxxvii. 


A   M.    DE   FONTANES.  6/|9 

Je  puis  me  tromper,  mon  cher  ami,  mais  il  me  semble  que  M""«  de 
Staël,  en  faisant  l'histoire  de  l'esprit  philosophique,  n'auroit  pas  dû 
omettre  de  pareilles  choses.  Cette  littérature  des  Pères,  qui  remplit 
tous  les  siècles,  depuis  Tacite  jusqu'à  saint  Bernard,  offroit  une  car- 
iière  immense  d'observations.  Par  exemple,  un  des  noms  injurieux 
que  le  peuple  donnoit  aux  premiers  chrétiens  étoit  celui  de  philoso- 
phe *.  On  les  appeloit  aussi  athées  -,  et  on  les  forçoit  d'abjurer  leur 
religion  en  ces  termes  :  Afps  tcù;  àfiku;,  confusion  aux  athées  '.  Étrange 
destinée  des  chrétiens!  Brûlés  sous  Néron  pour  cause  d'athéisme; 
guillotinés  sous  Robespierre  pour  cause  de  crédulité  :  lequel  des  deux 
tyrans  eut  raison?  Selon  la  loi  de  la  perfectibilité,  ce  doit  être  Robes- 
pierre. 

On  peut  remarquer,  mon  cher  ami,  d'un  bout  à  l'autre  de  l'ouvrage 
de  M""^  de  Staël,  des  contradictions  singulières.  Quelquefois  elle  paroît 
presque  chrétienne,  et  je  suis  prêt  à  me  réjouir.  Mais  l'instant  d'après, 
la  philosophie  reprend  le  dessus.  Tantôt,  inspirée  par  sa  sensibilité 
naturelle,  qui  lui  dit  qu'il  n'y  a  rien  de  touchant,  rien  de  beau  sans 
religion,  elle  laisse  échapper  son  âme.  Mais  tout  à  coup  V argumentation 
se  réveille  et  vient  contrarier  les  élans  du  cœur,  l'analyse  prend  la 
place  de  ce  vague  infini  où  la  pensée  aime  à  se  perdre  ;  et  Ventende- 
ment  cite  à  son  tribunal  des  causes  qui  ressortissoient  autrefois  à  ce 
vieux  siège  de  la  vérité  que  nos  pères  gaulois  appeloient  les  entrailles 
de  riiomme.  Il  résulte  que  le  livre  de  M"^  de  Staël  est  pour  moi  un 
mélange  singulier  de  vérités  et  d'erreurs.  Ainsi,  lorsqu'elle  attribue 
au  christianisme  la  mélancolie  qui  règne  dans  le  génie  des  peuples 
modernes,  je  suis  absolument  de  son  avis;  mais  quand  elle  joint  à 
cette  cause  je  ne  sais  quelle  maligne  influence  du  Nord,  je  ne  reconnois 
plus  l'auteur  qui  me  paroissoit  si  judicieux  auparavant.  Vous  voyez, 
mon  cher  ami,  que  je  me  tiens  dans  mon  sujet,  et  que  je  passe  main- 
tenant à  la  littérature  moderne. 

La  religion  des  Hébreux,  née  au  milieu  des  foudres  et  des  éclairs, 
dans  les  bois  d'Horeb  et  de  Sinaï,  avoit  je  ne  sais  quelle  tristesse  for- 
midable. La  religion  chrétienne,  en  retenant  ce  que  celle  de  Moïse  avoit 
de  sublime,  en  a  adouci  les  autres  traits.  Faite  pour  les  misères  et  pour 
les  besoins  de  notre  cœur,  elle  est  essentiellement  tendre  et  mélanco- 
lique. Elle  nous  représente  toujours  l'homme  comme  un  voyageur  qui 
passe  ici-bas  dans  une  vallée  de  larmes  et  qui  ne  se  repose  qu'au  tom- 
beau. Le  dieu  qu'elle  offre  à  nos  adorations  est  le  Dieu  des  infortunés; 


1.  Satnt-Just.,  Apologet.;  Tert.,  Apologet.,  etc. 

2.  Athenagor.,  Légat. pro  Christ.;  Ar.\or..,V)h.  i.  1.  Tisr;;.,  lih.  iv,  cap.  xv. 


650  LKTTUE 

il  a  souffort  lui-même,  les  enfants  et  les  foiblos  sont  les  objets  de  sa 
prédilection,  et  il  chérit  ceux  qui  pleurent. 

Les  persécutions  qu'éprouvèrent  les  premiers  fidèles  augmentèrent 
sans  doute  leur  penchant  aux  méditations  sérieuses.  L'invasion  des 
])arbares  mit  le  comble  à  tant  de  calamités,  et  l'esprit  hum;un  en  reçut 
une  impression  de  tristesse  qui  ne  s'est  jamais  crfacéc.  Tous  les  liens 
qui  attachent  à  la  vie  étant  brisés  à  la  fois,  il  ne  reste  plus  que  Dieu 
pour  espérance  et  les  déserts  pour  refuge.  Comme  au  temps  du  déluge, 
les  hommes  se  sauvèrent  sur  le  sommet  des  montagnes,  emportant 
avec  eux  les  débris  des  arts  et  de  la  civilisation.  Les  solitudes  se  rem- 
plirent d'anachorètes,  qui,  vêtus  de  feuilles  de  palmier,  se  dévouoient 
à  des  pénitences  sans  fin  pour  fléchir  la  colère  ci'leste.  De  toutes  paris 
s'élevèrent  des  couvents  oîi  se  retirèrent  des  malheureux  trompés  par 
le  monde,  et  des  âmes  qui  aimoient  mieux  ignorer  certains  sentiments 
de  l'existence  que  de  s'exposer  à  les  voir  cruellement  trahis.  Une  pro- 
digieuse mélancolie  dut  être  le  fruit  de  cette  vie  monastique-,  car  la 
mélancolie  s'engendre  du  vague  des  passions,  lorsque  ces  passions, 
sans  objet,  se  consument  d'elles-mêmes  dans  un  cœur  solitaire. 

Ce  sentiment  s'accrut  encore  par  les  règles  qu'on  adopta  dans  la 
plupart  des  communautés.  Là  des  religieux  bêchoient  leurs  tombeaux, 
à  la  lueur  de  la  lune,  dans  les  cimetières  de  leurs  cloîtres;  ici,  ils 
n'avoient  pour  lit  qu'un  cercueil  :  plusieurs  erroient  comme  des  ombres 
sur  les  débris  de  Memphis  et  Babylone ,  accompagnés  par  des  lions 
qu'ils  avoient  apprivoisés  au  son  de  la  harpe  de  David.  Les  uns  se 
condamnoient  à  un  perpétuel  silence  ;  les  autres  répétoient,  dans  un 
éternel  cantique,  ou  les  soupirs  de  Job,  ou  les  plaintes  de  Jérémie,  ou 
les  pénitences  du  roi-prophète.  Enfin,  les  monastères  étoient  bâtis  dans 
les  sites  les  plus  sauvages  :  on  les  trouvoit  dispersés  sur  les  cimes 
du  Liban,  au  milieu  des  sables  de  l'Egypte,  dans  l'épaisseur  des 
forêts  des  Gaules  et  sur  les  grèves  des  mers  britanniques.  Oh!  comme 
ils  dévoient  être  tristes,  les  tintements  de  la  cloche  religieuse  qui 
dans  le  calme  des  nuits  appeloient  les  vestales  aux  veilles  et  aux 
prières,  et  se  méloient  sous  les  voûtes  du  temple  aux  derniers  sons 
des  cantiques  et  aux  foibles  bruissements  des  flots  lointains  !  Combien 
elles  étoient  profondes  les  méditations  du  solitaire  qui,  à  travers  les 
barreaux  de  sa  fenêtre  revoit  à  l'aspect  de  la  mer,  peut-être  agitée  par 
l'orage  !  la  tempête  sur  les  flots,  le  calme  dans  la  retraite!  des  hommes 
brisés  par  des  écueils  au  pied  de  l'asile  de  la  paix  !  l'infini  de  l'autre 
côté  du  mur  d'une  cellule,  de  même  qu'il  n'y  a  que  la  pierre  du  tom- 
beau entre  l'éternité  et  la  vie!...  Toutes  ces  diverses  puissances  du 
malheur,  de  la  religion,  des  souvenirs,  des  mœurs,  des  scènes  de  la 


A   M.    DE   FONTANES.  051 

nature,  se  réunirent  pour  faire  du  génie  chrétien  le  génie  même  de  la 
mélancolie. 

Il  me  paroît  donc  inutile  d'avoir  recours  aux  barbares  du  Nord  pour 
expliquer  ce  caractère  de  tristesse  que  M""^  de  Staël  trouve  particuliè- 
rement dans  la  littérature  angloise  et  germanique ,  et  qui  pourtant 
n'est  pas  moins  remarquable  chez  les  maîtres  de  l'école  françoise.  Ni 
l'Angleterre,  ni  l'Allemagne,  n'a  produit  Pascal  et  Bossuet,  ces  deux 
grands  modèles  de  la  mélancolie  en  sentiments  et  en  pensées. 

Mais  Ossian,  mon  cher  ami,  n'est-il  pas  la  grande  fontaine  du  Nord 
où  tous  les  bardes  se  sont  enivrés  de  mélancolie,  de  même  que  les 
anciens  peignoient  Homère  sous  la  figure  d'un  grand  fleuve  où  tous 
les  petits  fleuves  venoient  remplir  leurs  urnes?  J'avoue  que  cette  idée 
de  M""'  de  Staël  me  plaît  fort.  J'aime  à  me  représenter  les  deux  aveu- 
gles, l'un  sur  la  cime  d'une  montagne  d'Ecosse,  la  tête  chauve,  la 
barbe  humide,  la  harpe  à  la  main,  et  dictant  ses  lois,  du  milieu  des 
brouillards,  à  tout  le  peuple  poétique  de  la  Germanie  ;  l'autre,  assis 
sur  le  sommet  du  Pinde,  environné  des  Muses  qui  tiennent  sa  lyre, 
élevant  son  front  couronné  sous  le  beau  ciel  de  la  Grèce,  et  gouvernant 
avec  un  sceptre  orné  de  lauriers  la  patrie  du  Tasse  et  celle  de  Racine. 

«  Vous  abandonnez  donc  ma  cause?  »  allez-vous  vous  écrier  ici. 
Sans  doute,  mon  cher  ami  ;  mais  il  faut  que  je  vous  en  dise  la  raison 
secrète  :  c'est  qu' Ossian  lui-même  est  chrétien.  Ossian  chrétien!  Convenez 
que  je  suis  bien  heureux  d'avoir  converti  ce  barde,  et  qu'en  le  faisant 
entrer  dans  les  rangs  de  la  religion  j'enlève  un  des  premiers  héros  à 
Vâge  de  la  mélancolie. 

Il  n'y  a  plus  que  les  étrangers  qui  soient  encore  dupes  d'Ossian. 
Toute  l'Angleterre  est  convaincue  que  les  poëmes  qui  portent  ce  nom 
sont  l'ouvrage  de  M.  Macpherson  lui-même.  J'ai  été  longtemps  trompé 
par  cet  ingénieux  mensonge  :  enthousiaste  d'Ossian  comme  un  jeune 
homme  que  j'étois  alors,  il  m'a  fallu  passer  plusieurs  années  à  Lon- 
dres, parmi  les  gens  de  lettres,  pour  être  entièrement  désabusé.  Mais 
enfin  je  n'ai  pu  résister  à  la  conviction,  et  les  palais  de  Fingal  se  sont 
évanouis  pour  moi,  comme  beaucoup  d'autres  songes. 

Vous  connoissez  toute  l'ancienne  querelle  du  docteur  Johnson  et  du 
traducteur  supposé  du  barde  calédonien.  M.  Macpherson,  poussé  à 
bout,  ne  put  jamais  montrer  le  manuscrit  de  Fingal,  dont  il  avoit  fait 
une  histoire  ridicule ,  prétendant  qu'il  l'avoit  trouvé  dans  un  deux 
coffre  chez  un  paysan  ;  que  ce  manuscrit  étoit  en  papier  et  en  carac- 
tères niniques.  Or  Johnson  démontra  que  ni  le  papier  ni  l'alphabet 
runique  n'étoient  en  usage  en  Ecosse  à  l'époque  fixée  par  M.  Macpher- 
son. Quant  au  texte  qu'on  voit  maintenant  imprimé  avec  quelques 


652  LETTRE 

poëmos  dcSniilli,  ou  h  coliii  qu'on  poul  iuipriuior  encore  ',  on  sait  (iiie 
los  poëmos  d'Ossian  ont  é(é  traduits  del'iuiglois  dans  la  langue  calèdo- 
nirnnc;  car  plusieurs  montagnards  écossois  sont  devenus  complices  de 
la  fraude  de  leur  compatriote.  C'est  ce  qui  a  trompé. 

Au  reste,  c'est  une  chose  fort  commune  en  Angleterre  que  tous  ces 
manuscrits  retrouvés.  On  a  vu  dernièrement  une  tragédie  de  Shakes- 
peare, et,  ce  qui  est  plus  extraordinaire,  des  ballades  du  temps  de 
Chaucer,  si  parfaitement  imitées  pour  le  style,  le  parchemin  et  los 
caractères  antiques,  que  tout  le  monde  s'y  est  mépris.  Déjà  mille 
volumes  se  préparoient  pour  développer  les  beautés  et  prouver  l'au- 
thenticité de  ces  merveilleux  ouvrages,  lorsqu'on  surprit  Vèditcur 
écrivant  et  composant  lui-même  ces  poëmes  saxons.  Les  admira^teurs 
en  furent  quittes  pour  rire  et  pour  jeter  leurs  commentaires  au  feu  ; 
mais  je  ne  sais  si  le  jeune  homme  qui  s'étoit  exercé  dans  cet  art  sin- 
gulier ne  s'est  point  brûlé  la  cervelle  de  désespoir. 

Cependant  il  est  certain  qu'il  existe  d'anciens  poëmes  qui  portent  le 
nom  d'Ossian.  Ils  sont  irlandois  ou  erses  d'origine.  C'est  l'ouvrage  de 
quelque  moine  du  xni^  siècle.  Fingal  est  un  géant  qui  ne  fait  qu'une 
enjambée  d'Ecosse  en  Irlande,  et  les  héros  vont  en  Terre  Sainte  pour 
expier  les  meurtres  qu'ils  ont  commis. 

Et  pour  dire  la  vérité,  il  est  même  incroyable  qu'on  ait  pu  se 
tromper  sur  l'auteur  des  poëmes  d'Ossian.  L'homme  du  xviii^  siècle  y 
perce  de  toutes  parts.  Je  n'en  veux  pour  exemple  que  l'apostrophe  du 
barde  au  soleil  :  «  0  soleil!  lui  dit-il,  qui  es-tu?  d'oii  viens-tu?  où 
vas-tu?  ne  tomberas-tu  point  un  jour?  etc.^  » 

M"^  de  Staël ,  qui  reconnoît  si  bien  l'histoire  de  l'entendement 
humain ,  verra  qu'il  y  a  là  dedans  tant  d'idées  complexes  sous  les 
rapports  moraux,  physiques  et  métaphysiques,  qu'on  ne  peut  presque 
sans  absurdité  les  attribuer  à  un  sauvage.  En  outre,  les  notions  les 
plus  abstraites  du  temps,  de  la  durée,  de  V étendue,  se  trouvent  à 
chaque  page  d'Ossian.  J'ai  vécu  parmi  les  sauvages  de  l'Amérique ,  et 
j'ai  remarqué  qu'ils  parlent  souvent  des  temps  écoulés,  mais  jamais 
des  temps  à  naître.  Quelques  grains  de  poussière  au  fond  du  tombeau 
leur  restent  en  témoignage  de  la  vie  dans  le  néant  du  passé  ;  mais  qui 
peut  leur  indiquer  l'existence  dans  le  néant  de  l'avenir?  Cette  antici- 
pation du  futur,  qui  nous  est  si  familière,  est  néanmoins  une  des  plus 

1.  Quelques  journaux  anglois  ont  dit,  et  des  journaux  françois  ont  répété,  que  le 
texte  véritable  d'Ossian  alloit  enfin  paroître;  mais  ce  ne  peut  être  que  la  version 
écossoise  faite  sur  le  texte  même  de  Macpherscn. 

2.  J'écris  de  mémoire,  et  je  puis  me  tromper  sur  quelques  mots  ;  mais  c'est  le 
sens,  et  cela  suffît. 


A  M.   DE  FONTANES.  653 

fortes  abstractions  où  la  pensée  de  l'homme  soit  arrivée.  Heureux  tou- 
tefois le  sauvage  qui  ne  sait  pas,  comme  nous,  que  la  douleur  est 
suivie  de  la  douleur,  et  dont  l'âme,  sans  souvenir  et  sans  prévoyance, 
ne  concentre  pas  en  elle-même,  par  une  sorte  d'éternité  douloureuse, 
le  passé,  le  présent  et  l'avenir! 

Mais  ce  qui  prouve  incontestablement  que  M.  Macpherson  est  l'au- 
teur des  poëmes  d'Ossian ,  c'est  la  perfection ,  ou  le  beau  idéal  de  la 
morale  dans  ces  poëmes.  Ceci  mérite  quelque  développement. 

Le  beau  idéal  est  né  de  la  société.  Les  hommes  très-près  de  la 
nature  ne  le  connoissent  pas.  Ils  se  contentent  dans  leurs  chansons 
de  peindre  exactement  ce  qu'ils  voient.  Mais  comme  ils  vivent  au 
milieu  des  déserts,  leurs  tableaux  sont  toujours  grands  et  poétiques. 
Voilà  pourquoi  vous  ne  trouvez  point  de  mauvais  goût  dans  leurs  com- 
positions. Mais  aussi  elles  sont  monotones,  et  les  sentiments  qu'ils 
expriment  ne  vont  pas  jusqu'à  l'héroïsme. 

Le  siècle  d'Homère  s'éloignoit  déjà  de  ces  premiers  temps.  Qu'un 
sauvage  perce  un  chevreuil  de  sa  flèche  ;  qu'il  le  dépouille  au  milieu 
de  toutes  les  forêts  ;  qu'il  étende  la  victime  sur  les  charbons  du  tronc 
d'un  chêne,  tout  est  noble  dans  cette  action.  Mais  dans  la  tente 
d'Achille  il  y  a  déjà  des  bassins,  des  broches,  des  couteaux.  Un  ins- 
trument de  plus ,  et  Homère  tomboit  dans  la  bassesse  des  descriptions 
allemandes  ;  ou  bien  il  falloit  qu'il  cherchât  le  beau  idéal  physique,  en 
commençant  à  cacher.  Remarquez  bien  ceci.  L'explication  suivante  va 
tout  éclaircir. 

A  mesure  que  la  société  multiplia  les  besoins  et  les  commodités  de 
la  vie,  les  poètes  apprirent  qu'ils  ne  dévoient  plus,  comme  par  le 
passé,  peindre  tout  aux  yeux,  mais  voiler  certaines  parties  du  tableau, 
Ce  premier  pas  fait,  ils  virent  encore  qu'il  falloit  choisir;  ensuite,  que 
la  chose  choisie  étoit  susceptible  d'une  forme  plus  belle  et  d'un  plus 
bel  effet  dans  telle  ou  telle  position.  Toujours  cachant  et  choisissant, 
retranchant  ou  ajoutant,  ils  se  trouvèrent  peu  à  peu  dans  des  formes 
qui  n'étoient  plus  naturelles,  mais  qui  étoient  plus  belles  que  celles  de 
la  nature ,  et  les  artistes  appelèrent  ces  formes  le  beau  idéal.  On  peut 
donc  définir  le  beau  idéal  Vart  de  choisir  et  de  cacher. 

Le  beau  idéal  moral  se  forma  comme  le  beau  idéal  physique.  On 
déroba  à  la  vue  certains  mouvements  de  l'âme,  car  l'âme  a  ses  honteux 
besoins  et  ses  bassesses  comme  le  corps.  Et  je  ne  puis  m'empêcher  de 
remarquer  que  l'homme  est  le  seul  de  tous  les  êtres  vivants  qui  soit 
susceptible  d'être  représenté  plus  parfait  que  nature  et  comme 
approchant  de  la  Divinité.  On  ne  s'avise  pas  de  peindre  le  beau  idéal 
d'r-- aigle,  d'un  lion,  etc.  Si  j'osois  m'élever  jusqu'au  raisonnement, 


G5/j  LETTRE 

mon  cher  ami,  je  vous  dii'ois  que  j'entrevois  ici  une  grande  pensée  de 
l'Auteur  des  êtres  et  une  preuve  de  notre  immortalité. 

La  société  où  la  morale  alleigiiit  le  plus  vite  tout  son  développe- 
ment dut  atteindre  le  plus  tôt  au  beau  idéal  des  caractères.  Or  c'est 
ce  qui  distingue  éminemment  les  sociétés  formées  dans  la  religion 
chrétienne.  C'est  une  chose  étrange,  et  cependant  rigoureusement 
vraie,  qu'au  moyen  de  l'Évangile  la  morale  avoit  acquis  chez  nos  pères 
son  plus  haut  i)oint  de  perfection,  tandis  (prils  étoient  de  vrais  bar- 
bares dans  tout  le  reste. 

Je  demande  à  présent  où  Ossian  auroit  pris  cette  morale  parfaite 
qu'il  donne  partout  à  ses  héros?  Ce  n'est  pas  dans  sa  religion,  puis- 
qu'on convient  qu'il  n'y  a  point  de  religion  dans  ses  ouvrages.  Seroit- 
ce  dans  la  nature  même?  et  comment  le  sauvage  Ossian,  sur  un  rocher 
de  la  Calédonie,  tandis  que  tout  étoit  cruel,  barbare,  sanguinaire, 
grossier  autour  de  lui,  seroit-il  arrivé  en  quelques  jours  à  des  connois- 
sances  morales  que  Socrate  eut  à  peine  dans  les  siècles  les  plus  éclairés 
de  la  Grèce,  et  que  l'Évangile  seul  a  révélées  au  monde,  comme  le 
résultat  de  quatre  mille  ans  d'observations  sur  le  caractère  des 
hommes?  La  mémoire  de  M""^  de  Staël  l'a  trahie,  lorsqu'elle  avance 
que  les  poésies  Scandinaves  ont  la  même  couleur  que  les  poésies  du 
jirétendu  barde  écossois.  Chacun  sait  que  c'est  tout  le  contraire.  Les 
premières  ne  respirent  que  brutalité  et  vengeances.  M.  Macphcrson 
lui-même  a  bien  soin  de  remarquer  cette  différence ,  et  de  mettre  en 
contraste  les  guerriers  de  Morven  et  les  guerriers  de  Lochlin.  L'ode 
que  M™^  de  Staël  rappelle  dans  une  note  a  même  été  citée  et  com- 
mentée par  le  docteur  Blair,  en  opposition  aux  poésies  d'Ossian.  Cette 
ode  ressemble  beaucoup  à  la  chanson  de  mort  des  Iroquois  :  «  Je  ne 
crains  point  la  mort,  je  suis  brave  :  que  ne  puis-je  boire  dans  le  crâne 
de  mes  ennemis  et  leur  dévorer  le  cœur!  etc.  »  Enfin  M.  Macpherson 
a  fait  des  fautes  en  histoire  naturelle  qui  suffîroicnt  seules  pour 
découvrir  le  mensonge.  Il  a  planté  des  chênes  où  jamais  il  n'est  venu 
que  des  bruyères,  et  fait  crier  des  aigles  où  l'on  n'entend  que  la  voix 
de  la  harnache  et  le  sifflement  du  courlieu. 

M.  Macpherson  étoit  membre  du  parlement  d'Angleterre.  Il  étoit 
riche;  il  avoit  un  fort  beau  parc  dans  les  montagnes  d'Ecosse,  où,  à 
force  d'art  et  de  soin,  il  étoit  parvenu  à  faire  croître  quelques  arbres; 
il  étoit  en  outre  très-bon  chrétien  et  profondément  nourri  de  la  lecture 
de  la  Bible  '  ;  il  a  chanté  sa  montagne,  son  parc  et  le  génie  de  sa  religion. 

1.  Plusieurs  morceaux  d'Ossian  sont  visiblement  imités  de  la  Bible,  et  d'autres 
traduits  d'Homère,  tels  que  la  belle  expression  thejoy  of  grief;  y.pi'j'.'.d  Tî7ap-(ô|j.E'j-« 


A   M.    DE  FONTANES.  655 

Cela,  sans  doute,  ne  détruit  rien  du  mérite  des  poèmes  de  Temoraet 
de  Fingal  ;  ils  n'en  sont  pas  moins  le  vrai  modèle  d'une  sorte  de  mélan- 
colie du  désert,  pleine  de  charmes.  J'ai  fait  venir  la  petite  édition  qu'on 
vient  de  publier  dernièrement  en  Ecosse;  et,  ne  vous  en  déplaise, 
mon  cher  ami,  je  ne  sors  plus  sans  mon  Homère  de  Westein  dans  une 
poche,  et  mon  Ossian  de  Glascow  dans  l'autre.  Mais  cependant  il 
résulte  de  tout  ce  que  je  viens  de  vous  dire  que  le  système  de 
I\I™«  de  Staël  touchant  l'influence  d'Ossian  sur  la  littérature  du  Nord 
s'écroule  ;  et  quand  elle  s'obstineroit  à  croire  que  le  barde  écossois  a 
existé,  elle  a  trop  d'esprit  et  de  raison  pour  ne  pas  sentir  que  c'est 
toujours  un  mauvais  système  que  celui  qui  repose  sur  une  base  aussi 
contestée".  Pour  moi,  mon  cher  ami,  vous  voyez  que  j'ai  tout  à  gagner 
par  la  chute  d'Ossian,  et  que  chassant  \a  perfectibilité  mélancolique 
des  tragédies  de  Shakespeare,  des  Nuits  d'Young,  de  VHèloïse  de 
Pope,  de  la  Clarisse  de  Richardson,  j'y  rétablis  victorieusement  la 
mélancolie  des  idées  religieuses.  Tous  ces  auteurs  étoient  chrétiens,  et 
l'on  croit  même  que  Shakespeare  étoit  catholique. 

Si  j'allois  maintenant,  mon  cher  ami,  suivre  M""^  de  Staël  dans  le 
siècle  de  Louis  XIV,  c'est  alors  que  vous  me  reprocheriez  d'être  tout  à 
fait  extravagant.  J'avoue  que  sur  ce  sujet  je  suis  d'une  superstition 
ridicule.  J'entre  dans  une  sainte  colère  quand  on  veut  rapprocher  les 
auteurs  du  xvui"^  siècle  des  écrivains  du  xvn'';  et  même,  à  présent  que 
je  vous  en  parle,  ce  seul  souvenir  est  prêt  à  m'emporter  la  raison  hors 
des  gonds,  comme  dit  Biaise  Pascal.  Il  faut  que  je  sois  bien  séduit 
par  le  talent  de  M""'  de  Staël  pour  rester  muet  dans  une  pareille  cause. 

Mon  ami,  nous  n'avons  pas  d'historiens,  dit-elle.  Je  pensois  que 
Bossuet  étoit  quelque  chose  !  Montesquieu  lui-même  lui  doit  son  livre 
de  la  Grandeur  et  de  la  décadence  de  l'empire  romain,  dont  il  a  trouvé 
l'abrégé  sublime  dans  la  troisième  partie  du  Discours  sur  l'Histoire 
universelle.  Les  Hérodote,  les  Tacite,  les  Tite-Live  sont  petits,  selon 
moi,  auprès  de  Bossuet;  c'est  dire  assez  que  les  Guichardin ,  les 
Mariana,  les  Hume,  les  Robertson,  disparoissent  devant  lui.  Quelle 
revue  il  fait  de  la  terre  !  il  est  en  mille  lieux  à  la  fois  :  patriarche  sous 


v'vcto.  Od.,  lib.  n,  v.  211,  le  plaisir  de  la  douleur.  J'observerai  qu'Homère  a  une 
teinte  mélancolique  clans  le  grec  que  toutes  les  traductions  ont  fait  disparoître.  Je  no 
crois  pas,  comme  M""=  de  Staël,  qu'il  y  ait  un  âge  particulier  de  la  mélancolie  ;  mais 
je  crois  que  tous  les  grands  génies  ont  été  mélancoliques. 

1.  D'ailleurs,  quand  ces  poëmes  auroient  existé  avant  Macpherson  (ce  qui  est  sans 
vraisemblance),  ils  n'étoient  point  rassemblés,  et  les  poètes  célèbres  de  l'Angleterre 
ne  les  connoissoient  pas.  Gray  lui-môme,  si  voisin  de  nous,  dans  son  ode  du  Barde, 
nn  'appelle  pas  une  seule  fois  le  nom  d'Ossian, 


G56  LETTRK 

Ir  palniirrde  Toplu'l,  ininislrc  à  la  cour  du  Babylono,  prèti'e  à  Mtnn- 
pliis,  législateur  à  Sparte,  citoyen  à  Athènes  et  à  Rome,  il  change  de 
temps  et  de  place  à  son  gré;  il  passe  avec  la  rapidité  et  la  majesté  des 
siècles.  La  verge  de  la  loi  à  la  main,  avec  une  autorité  incroyable,  il 
chasse  pêle-mêle  devant  lui  et  Juifs  et  gentils  an  tombeau  :  il  vient 
enfin  lui-même  à  la  suite  du  convoi  de  tant  de  généi'ations,  et,  mar- 
chant appuyé  sur  Isaïc  et  sur  Jérémic,  il  élève  ses  lamentations  pro- 
phétiques à  travers  la  poudre  et  les  débris  du  genre  humain. 

Sans  religion  on  peut  avoir  de  l'esprit,  mais  il  est  prescpu^  iui]ios- 
sible  d'avoir  du  génie.  Qu'ils  me  semblent  petits,  la  i)hii)art  de  ces 
hommes  du  xvin^  siècle,  qui,  au  lieu  de  l'instrument  infini  dont  les 
Racine  et  les  Bossuet  se  servoient  pour  trouver  la  note  fondamentale 
de  leur  éloquence,  emploient  l'échelle  d'une  étroite  philosophie,  qui 
subdivise  l'âme  en  degrés  et  en  minutes,  et  réduit  tout  l'univers,  Dieu 
compris,  à  une  simple  soustraction  du  néant  ! 

Tout  écrivain  qui  refuse  de  croire  en  un  Dieu  auteur  de  l'univers 
et  juge  des  hommes,  dont  il  a  fait  l'âme  immortelle,  bannit  l'infini  de 
ses  ouvrages.  Il  enferme  sa  pensée  dans  un  cercle  de  boue ,  dont  il  ne 
sauroit  plus  sortir.  Il  ne  voit  plus  rien  de  noble  dans  la  nature.  Tout 
s'y  opère  par  d'impurs  moyens  de  corruption  et  de  régénération.  Le 
vaste  abîme  n'est  qu'un  peu  d'eau  bitumineuse;  les  montagnes  sont 
de  petites  protubérances  de  pierres  calcaires  ou  vitrcscibks.  Ces  deux 
admirables  flambeaux  des  cieux,  dont  l'un  s'éteint  quand  l'autre 
s'allume,  afin  d'éclairer  nos  travaux  et  nos  veilles ,  ne  sont  que  deux 
masses  pesantes  formées  au  hasard  par  je  ne  sais  quelle  agrégation 
fortuite  de  matière.  Ainsi ,  tout  est  désenchanté,  tout  est  mis  à  décou- 
vert par  l'incrédule  :  il  vous  dira  même  qu'il  sait  ce  que  c'est  que 
l'homme;  et  si  vous  voulez  l'en  croire,  il  vous  expliquera  d'où  vient  la 
pensée,  et  ce  qui  fait  que  votre  cœur  se  remue  au  récit  d'une  belle 
action;  tant  il  a  compris  facilement  ce  que  les  plus  grands  génies 
n'ont  pu  comprendre!  Mais  approchez,  et  voyez  en  quoi  consistent  les 
hautes  lumières  de  la  philosophie  !  Regardez  au  fond  de  ce  tombeau  ; 
contemplez  ce  cadavre  enseveli,  cette  statue  du  néant,  voilée  d'un 
linceul  :  c'est  tout  l'homme  de  l'athée. 

Voilà  une  lettre  bien  longue,  mon  cher  ami,  et  cependant  je  ne  vous 
ai  pas  dit  la  moitié  des  choses  que  j'aurois  à  vous  dire. 

On  m'appellera  capucin,  mais  vous  savez  que  Diderot  aimoit  fort 
les  capucins.  Quant  à  vous,  en  votre  qualité  de  poëte,  pourquoi  seriez- 
vous  effrayé  d'une  barbe  blanche?  Il  y  a  longtemps  qu'Homère 
a  réconcilié  les  muses  avec  elle.  Quoi  qu'il  en  soit,  il  est  temps  de 
mettre  fin  h  cette  épître.  Mais ,  comme  vous  savez  que  nous  autres 


A   M.    DE   FONTANES.  657 

papistes  avons  la  fureur  de  vouloir  convertir  notre  prochain,  je  vous 
avouerai  en  confidence  que  je  donnerois  beaucoup  de  choses  pour  voir 
M"«  de  Staël  se  ranger  sous  les  drapeaux  de  la  religion.  Voici  ce  que 
j'oserois  lui  dire  si  j'avois  l'honneur  de  la  connoître  : 

«  Vous  êtes  sans  doute  une  femme  supérieure  :  votre  tête  est  forte, 
et  votre  imagination  quelquefois  pleine  de  charmes,  témoin  ce  que 
vous  dites  d'Herminie  déguisée  en  guerrier  Votre  expression  a  souvent 
de  l'éclat  et  de  l'élévation 

«  Mais,  malgré  tous  ces  avantages,  votre  ouvrage  est  bien  loin  d'être 
ce  qu'il  auroit  pu  devenir.  Le  système  en  est  monotone,  sans  mouve- 
ment et  trop  mêlé  d'expressions  métaphysiques.  Le  sophisme  des 
idées  repousse,  l'érudition  ne  satisfait  pas,  et  le  cœur  surtout  est  trop 
sacrifié  à  la  pensée.  D'où  proviennent  ces  défauts?  De  votre  philoso- 
phie. C'est  la  partie  éloquente  qui  manque  essentiellement  à  votre 
ouvrage.  Or,  il  n'y  a  point  d'éloquence  sans  religion.  L'homme  a  telle- 
ment besoin  d'une  éternité  d'espérance,  que  vous  avez  été  obligée  de 
vous  en  former  une  sur  la  terre  par  votre  système  de  perfectibililé, 
pour  remplacer  cet  Mi/îni,  que  vous  refusez  de  voir  dans  le  ciel.  Si  vous 
êtes  sensible  à  la  renommée,  revenez  aux  idées  religieuses.  Je  suis 
convaincu  que  vous  avez  en  vous  le  germe  d'un  ouvrage  beaucoup 
plus  beau  que  tous  ceux  que  vous  nous  avez  donnés  jusqu'à  présent. 
Votre  talent  n'est  qu'à  demi  développé;  la  philosophie  l'étouffé;  et  si 
vous  demeurez  dans  vos  opinions ,  vous  ne  parviendrez  point  à  la 
hauteur  où  vous  pouviez  atteindre  en  suivant  la  route  qui  a  conduit 
Pascal,  Bossuet  et  Racine  à  l'immortalité.  » 

Voilà  comme  je  parlerois  à  M"^  de  Staël  sous  les  rapports  de  la 
gloire.  Quand  je  viendrois  à  l'article  du  bonheur,  pour  rendre  mes 
sermons  moins  ennuyeux,  je  varierois  ma  manière.  J'emprunterois 
cette  langue  des  forêts  qui  m'est  permise  en  ma  qualité  de  sauvage. 
Je  dirois  à  ma  néophyte  : 

«  Vous  paroissez  n'être  pas  heureuse  :  vous  vous  plai2;nez  souvent, 
dans  voire  ouvrage,  de  manquer  de  cœurs  qui  vous  entendent.  Sachez 
qu'il  y  a  de  certaines  âmes  qui  cherchent  en  vain  dans  la  nature  les 
âmes  auxquelles  elles  sont  faites  pour  s'unir,  et  qui  sont  condamnées 
par  le  Grand-Esprit  à  une  sorte  de  veuvage  éternel. 

((  Si  c'est  là  votre  mal,  la  religion  seule  peut  le  guérir.  Le  mot  philo- 
sophie, dans  le  langage  de  l'Europe,  me  semble  correspondre  au  mot 
solitude  dans  l'idiome  des  sauvages.  Or,  comment  la  philosophie  rem- 
plira-t-elle  le  vide  de  vos  jours!  Comble-t-on  le  désert  avec  le  désert? 

(c  II  y  avoit  une  femme  des  monts  Apalaches  qui  disoit  :  Il  n'y  a  point 
de  bons  génies,  car  je  suis  malheureuse,  et  tous  les  habitants  de'; 
m.  4" 


g:-6  LiyrTut:  a  m.  de  fontanes. 

cabanes  sont  niallicuroux.  Je  n'ai  point  encore  rencontré  d'iionniie. 
quel  que  fût  son  air  de  félicité,  qui  n'entretînt  une  plaie  cachée.  Le 
cœur  le  plus  serein  en  apparence  ressemble  au  puits  naturel  de  la 
savane  Alachua  :  la  surface  vous  en  paroît  calme  et  pure,  mais  lorsque 
vous  regardez  au  fond  du  b;'ssin  tranquille,  vous  apercevez  un  large 
crocodile  que  le  puits  nourrit  dans  ses  ondes. 

«  La  femme  alla  consulter  le  jongleur  du  désert  de  Scambre  pour 
savoir  s'il  y  avoit  de  bons  génies.  Le  jongleur  lui  répondit  :  Roseau  du 
fleuve,  qui  est-ce  qui  t'appuiera  s'il  n'y  a  pas  de  bons  génies?  Tu  dois 
y  croire  par  cela  seul  que  tu  es  malheureuse.  Que  feras-tu  de  la  vie  si 
tu  es  sans  bonheur,  et  encore  sans  espérance?  Occupe-toi,  remplis 
secrètement  la  solitude  de  tes  jours  par  des  bienfaits.  Sois  l'astre 
de  l'infortune;  répands  tes  clartés  modestes  dans  les  oml)res  ;  sois 
témoin  des  pleurs  qui  coulent  en  silence,  et  que  les  misérables  puis- 
sent attacher  les  yeux  sur  toi  sans  être  éblouis.  Voilà  le  seul  moyen  de 
trouver  ce  bonheur  qui  le  manque.  Le  Grand-Esprit  ne  t'a  frappée  que 
pour  te  rendre  sensible  aux  maux  de  tes  frères  et  pour  que  tu  cherches 
à  les  soulager.  Si  notre  cœur  est  comme  le  puits  du  crocodile,  il  est 
aussi  comme  ces  arbres  qui  ne  donnent  leur  baume  pour  les  blessures 
des  hommes  que  lorsque  le  fer  les  a  blessés  eux-mêmes. 

«  Le  jongleur  du  désert  de  Scambre,  ayant  ainsi  parlé  à  la  femme 
des  monts  Apalaches,  rentra  dans  le  creux  de  son  rocher.  » 

Adieu,  mon  cher  ami,  je  vous  aime  et  vous  embrasse  de  tout  mon 
cœur. 

[L'Auteur  du  Gér.ie  du  Christianisme.) 


i'IN     DE    LA    LETTRE    A     M.     OE     FONTANES. 


TABLE. 


/ 


Paçcs 

Préfaces  de  diverses  édifions  d'Afala i 

Alala 17 

René , 71 

Les  A\ enlures  du  dernier  Abencerage 97 


POEMES. 

Préface 1 33 

Dargo 1 37 

Duthona 1 45 

Gaul lo3 

Lettre  sur  l'Art  du  dessin 165 

Pensées ,  Réflexions  et  Maximes 1 74 


LES   NATCHEZ. 

Préface 1 81 

Livre  premier , , 1 87 

Livre  deuxième 200 

Livre  troisième 214 

Livre  quatrième • 225 

Livre  cinquième 235 

Livre  sixième 247 

Livre  septième 265 

Livre  huitième 280 

Livre  neuvième 294 

Livre  dixième • ^05 

Livre  onzième ■^20 

Livre  douzième ^28 

Suite 344 

Note ; S<  ' 


r.CiO  TAV.  u:. 


DKSClill'TlON    nu    PAYS    DES    NATCIIEZ. 

Promioi-  extrait  de  Chaiievoix  , 5L"î 

Deuxième  extrait , 52 't 


TABLEAUX    DE    LA    NATURE. 

l'rcfaco 529 

L  Invocation [i33 

IL  La  Forêt ;i:j4 

IIL  Le  Soir  au  bord  de  la  3Ier 634 

IV.  Le  Soir  dans  une  Vallée ' 535 

V.  Nuit  de  Printemps 536 

VI.  Nuit  d'Automne 537 

VII.  Le  Printemps,  l'Été  et  l'Hiver 539 

VIII.  La  Mer 541 

IX.  L'Amour  de  la  Campaii;ne 542 

X.  Les  Adieux 543 


POÉSIES    DIVERSES. 

I.  Les  Tombeaux  champêtres.  —  Élégie 545 

II.  A  Lydie.  —  Imitation  d'Alcée 548 

III.  Milton  et  Davenant 549 

IV.  Clarisse.  —  Imitation  d'un  poêle  écossois 553 

V.  L'Esclave 554 

VI.  Souvenir  du  pays  do  l'rance.  —  Romance 555 

VII.  Ballade  do  l'Abencenige 556 

VIII.  Le  Cid.  —  Romance 558 

IX.  Nous  verrons 559 

X.  Peinture  de  Dieu 560 

XL  Pour  le  Mariage  de  mon  Neveu 561 

XII.  Pour  la  fètc  de  Madame  do  *** 562 

XIII.  Vers  trouvés  sur  le  pont  du  Rhône 562 

XIV.  Les  Malheurs  de  la  Révolution.  —  Ode 563 

XV.  Vers  écrits  sur  un  Souvenir  donné  par  la  marquise  de  Grollier 

à  M.  le  baron  de  Humboldl 566 

XVI.  Charlottembourg,  ou  le  Tombeau  de  la  Reine  de  Prusse 566 

XVII.  Les  Alpes  ou  l'Italie , 568 

vviiL  Le  Départ 570 


TABLE.  661 


moïse. 

l'ages 

Préface : 573 

Acte  premier 579 

Acte  second 590 

Acte  troisième 604 

Acle  quatrième 619 

Acte  cinquième 634 

Lettre  à  M.  de  Fontanes  sur  la  deuxième  édition  de  l'ouvrage  de 

M°"  de  Staël ...  643 


FIN     DE     LA    TABLE     DU    TOME    III. 


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Paris.  —  Imprimerie  de  A.  Quantin,  nio  Saint-Benoît,  7. 


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2205 
Al 

19— 
t. 3 


Chateaubriand,  François  Auguste 
René 

Oeuvres  complètes 


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