'^,^
,V "5=M*:
^v^.
^^^':
^^ .»^-%
fWb.
r
1^.
■^'
li-£»£'aP^-'*^7 '
ii*l'^^^*'«»»ll
JîS.
.■^?^
"^Im
4^ "M,-*?
i
/
ŒUVEES COMPLÈTES
CHATEAUBRIAND
TOME III
ŒUVRES COMl'Lf:TES
CHATEAUBRIAND
NOUVELLE ÉDITION
RBVUB AVEC SOIN SUR LES ÉDITIONS ORIGINALES
PIIKCETIEE n'iSE
ETUDE LITTÉRAIRE SUR CHATEAUBRIAND
M. SAINTE-BEUVE
DB L ACADEMIE FRANCAISB
Vignettes dessinées par G. Staal, Racinet, etc., et gravées par F. Delannoy,
G. Thibault, Outhwaitte, Massard, etc.
ATALA — RliNÉ — LE DERNIER ABENCERAGE
LES NATCIIEZ — POESIES
PARIS
G A R N I E R F R K R K S , l': D I T I<: U R S
6, RUE DKS SAIXTS-PÈnES. G
(EUVUES COMPLÈTES
CHATEAUBRIAND
NOUVELLE ÉDITION
RKVL'K AVEC SOIN SUR LES EDITIONS ORIGIXAI.ES
r U K i: E II E P. I) U N E
ÉTUDE LITTÉRAIUK SUR CHATEAUBRIAND
M. SAINTE-BEUVE
DE I. A r. A I) E M 1 E F 11 A N C A I S B
Vignettes dessinées par G. Staal, Racinet, etc., et gravées par F. Delannoy,
G. Thibault, Outhwaitte, Massard, etc.
ATALA — RENÉ — LE DERNIER ABENCERAGE
LES NATCHEZ — POÉSIES
PARIS
GARNIER FRÈRES, ÉDITEURS
6 , RUE D i: S s A I \ T s - 1' È R E s . 6
l ' '
v' \ V
2ZÛS
>* ">
t., 3
PREFACE
DE LA PREiMIÈRE ÉDITION D'ATALA.
On voit par la lettre précédente ' ce qui a donné lieu à la publication
(ÏAtala avant mon ouvrage sur le Génie du Christianisme , dont elle fait partie.
U ne me reste plus qu'à rendre compte de la manière dont cette histoire a été
composée.
J'étois encore très-jeune lorsque je conçus l'idée de faire l'épopée de l'homme
de la nature, ou de peindre les mœurs des sauvages, en les liant à quelque
événement connu. Après la découverte de l'Amérique, je ne vis pas de sujet
plus intéressant, surtout pour les François, que le massacre de la colonie des
Natchez à la Louisiane, en 1727. Toutes les tribus indiennes conspirant, après
\. La lettre dont il s'agit ici avoit été publiée dans le Journal des Débats et dans le
Publiciste (1800 ), et reproduite en tête de la première édition à'Atala ; la voici :
« Citoyen,
<i Dans mon ouvrage sur le Génie du Christianisme, ou les beautés de la religion
chrétienne, il se trouve une partie entière consacrée à la. poétique du Christianisme.
Cette partie se divise en quatre livres : poésie, beaux-arts, littérature, harmonies do
la religion avec les scènes de la nature et les passions du cœur humain. Dans ce livre,
j'examine plusieurs sujets qui n'ont pu entrer dans les précédents, tels que les efTcts
des ruines gothiques comparées aux autres sortes de ruines, les sites des monastères
III. 1
2 PREFACE
deux siècles d'oppression, pour rendre la liberté au Nouveau-Monde me
parurent offrir un sujet presque aussi heureux que la conquête du Mexique.
Je jetai quelques fragments de cet ouvrage sur le papier; mais je m'aperçus
bientôt que je manquois des vraies couleurs, et que si je voulois faire une
image semblable, il falloit, à l'exemple d'Homère, visiter les peuples que je
voulois peindre.
En 1789, je fis part à M. de Malesherbes du dessein que j'avois de passer en
Amérique. Mais, désirant en même temps donner un but utile à mon voyage,
je formai le dessein de découvrir par terre le passage tant recherché et sur
lequel Cook même avoit laissé des doutes Je partis, je vis les solitudes amé-
ricaines, et je revins avec des plans pour un second voyage, qui devoit durer
neuf ans. Je me proposois de traverser tout le continent de l'Amérique septen-
trionale, de remonter ensuite le long des côtes, au nord de la Californie, et
de revenir par la baie d'Hudson, en tournant sur le pôle '. M. de Malesherbes
se chargea de présenter mes plans au gouvernement, et ce fut alors qu'il
entendit les premiers fragments du petit ouvrage que je donne aujourd'hui au
public. La révolution mit fin à tous mes projets. Couvert du sang de mon
frère unique , de ma belle-sœur, de celui de l'illustre vieillard leur père, ayant
vu ma mère et une autre sœur pleine de talents mourir des suites du traite-
ment qu'elles avoient éprouvé dans les cachots, j'ai erré sur les terres étran-
gères, oià le seul ami que j'eusse conservé s'est poignardé dans mes bras -.
dans la solitude, etc. Ce livre est terminé par une anecdote extraite de mes voyages
en Amérique et écrite sous les huttes mêmes des sauvages ; elle est intitulée Atala, etc.
Quelques épreuves de cette petite histoire s'éttmt trouvées égarées, pour prévenir un
accident qui me causeroit un tort infini, je me vois obligé de l'imprimer à part, avant
mon grand ouvrage.
« Si vous vouliez, citoyen, me faire le plaisir de publier ma lettre, vous me ren-
driez un important service.
« J'ai l'honneur d'être, etc. »
1. M. Mackenzie a depuis exécuté une partie de ce plan.
2. Nous avions été tous deux cinq jours sans nourriture.
Tandis que ma famille étoit ainsi massacrée, emprisonnée et bannie, une de mes
sœurs, qui devoit sa liberté à la mort de son mari, se trou voit à Fougères, petite
ville de Bretagne. L'armée royaliste arrive ; huit cents hommes de l'armée républi-
caine sont pris et condamnés à être fusillés. Ma sœur se jette aux pieds de M. de La
Rochejaquelein, et obtient la grâce des prisonniers. Aussitôt elle vole à Rennes, se
présente au tribunal révolutionnaire avec les certificats qui prouvent qu'elle a sauvé
la vie à huit cents hommes, et demande pour seule récompense qu'on mette ses
sœurs en liberté. Le président du tribunal lui répond : // faut que tu sois une
coquine de royaliste, que je ferai guillotiner, puisque les brigands ont tant de défé-
U'ATALA. 3
De tous mes manuscrits sur l'Amérique je n'ai sauvé que quelques frag-
ments, en particulier J<a?a, qui n'étoit elle-même qu'un épisode des Natchez '■ .
Atala a été écrite dans le désert et sous les huttes des sauvages. Je ne sais si le
public goûtera cette histoire , qui sort de toutes les routes connues et qui
présente une nature et des mœurs tout à fait étrangères à l'Europe. 11 n'y
a point d'aventure dans Atala. C'est une sorte de poëme^, moitié descriptif,
moitié dramatique : tout consiste dans la peinture de deux amants qui mar-
chent et causent dans la solitude, et dans le tableau des troubles de l'amour
au milieu du calme des déserts. J'ai essayé de donner à cet ouvrage les formes
les plus antiques; il est divisé en prologue , récit et épilogue. Les principales
parties du récit prennent une dénomination, comme les chasseurs, les labour-
reurs, etc.; et c'étoit ainsi que dans les premiers siècles de la Grèce les rhap-
sodes chantoient sous divers titres les fragments de VIliade et de VOdijssée.
Je dirai aussi que mon but n'a pas été d'arracher beaucoup de larmes : il me i^
semble que c'est une dangereuse erreur avancée, comme tant d'autres, par
Voltaire, que les bons ouvrages sont ceux qui font le plus pleurer. Il y a tel drame
dont personne ne voudroit être l'auteur, et qui déchire le cœur bien autre-
ment que YÉnéide. On n'est point un grand écrivain parce qu'on met l'âme à
la torture. Les vraies larmes sont celles que fait couler une belle poésie ; il
faut qu'il s'y mêle autant d'admiration que de douleur.
C'est Priam , disant à Achille :
Juge de l'excès de mon malheur, puisque je baise la main qui a tué mon fils.
C'est Joseph s'écriant :
Ego sum Joseph, frater vester, quem vendidistis in Mgyptum.
Je suis Joseph, votre frère, que vous avez vendu pour l'Egypte.
rence pour toi. D'ailleurs, la république ne te sait aucun gré de ce que tu as fait :
elle n'a que trop de défenseurs, et elle manque de pain. Voilà les hommes dont Buo-
naparte a délivré la France !
1. Voyez la Préface des Natchez.
2. Je suis obligé d'avertir que si je me sers ici du mot de poème, c'est faute de
savoir comment me faire entendre autrement. Je ne suis point de ceux qui confondent
la prose et les vers. Le poëte, quoi qu'on en dise, est toujours l'honime par excellence,
et des volumes entiers de prose descriptive ne valent pas cinquante beaux vers d'Ho-
mère, de Virgile ou de Racine.
4 PREFACE
Voilà les seules larmes qui doivent mouiller les cordes de la lyre. Les Muses
sont des femmes célestes, qui ne défigurent point leurs traits par des grimaces ;
quand elles pleurent, c'est avec un secret dessein de s'embellir.
Au reste, je ne suis point, comme Rousseau, un enthousiaste des sauvag s.
et, quoique j'aie peut-être autant à me plaindre de la société que ce philo-
sophe avoit à s'en louer, je ne crois point que h jmrenature soit la plus belle
chose du monde. Je l'ai toujours trouvée fort laide, partout où j'ai eu occa-
sion de la voir. Bien loin d'être d'opinion que l'homme qui pense sois un
animal dépravé, je crois que c'est la pensée qui fait l'homme. Avec ce mot de
nature on a tout perdu. Peignons la nature, mais la belle nature : l'art ne doit
pas s'occuper de l'imitation des monstres.
Les moralités que j'ai voulu faire dans Atala sont faciles à découvrir; et
comme elles sont résumées dans l'épilogue, je n'en parlerai point ici, je dirai
seulement un mot de Chactas, l'amant d' Atala.
C'est un sauvage qui est plus qu'à demi civilisé, puisque non-seulement il
sait les langues vivantes, mais encore les langues mortes de l'Europe. Il doit
donc s'exprimer dans un style mêlé, convenable à la ligne sur laquelle il
marche, entre la société et la nature. Cela m'a donné quelques avantages, en
le faisant parler en sauvage dans la peinture des mœurs, et en Européen dans
le drame de la narration. Sans cela il eût fallu renoncer à l'ouvrage : si je
m'étois toujours servi du style indien, Atala eût été de l'hébreu pour le lecteur .
Quant au missionnaire, c'est un simple prêtre, qui parle sans rougir de la
croix, du sang de son divin Maître, de la chair corrompue, etc.; en un mot, c'est
le prêtre tel qu'il est. Je sais qu'il est difficile de peindre un pareil caractère
sans réveiller dans l'esprit de certains lecteurs des idées de ridicule. Si je
n'attendris pas, je ferai rire : on en jugera.
Il me reste une chose à dire : je ne sais par quel hasard une lettre que
j'avois adressée à M. de Fontanes a excité l'attention du public beaucoup plus
que je ne m'y attendois. Je croyois que quelques lignes d'un auteur inconnu
passeroient sans être aperçues ; cependant les papiers publics ont bien voulu
parler de cette lettre ' . En réfléchissant sur ce caprice du public, qui a fait
ittention à une chose de si peu de valeur, j'ai pensé que cela pouvoit venir
au titre de mon grand ouvrage : Génie du Christianisme, etc. On s'est peut-être
figuré qu'il s'agissoit d'une affaire de parti , et que je dirois dans ce livre
beaucoup de mal de la révolution et des philosophes.
1. Voyez cette lettre à la fin du Ge'nie du Christianisme.
PRÉFACE. 5
II est sans doute permis à présent, sous un gouvernement qui ne proscrit
aucune opinion paisible, de prendre la défense du cliristianisme. 11 a été un
temps où les adversaires de cette religion avoient seuls le droit de parler.
Maintenant la lice est ouverte, et ceux qui pensent que le christianisme est
poétique et moral peuvent le dire tout haut, comme les philosophes peuvent
soutenir le contraire. J'ose croire que si le grand ouvrage que j'ai entrepris,
et qui ne tardera pas à paroître, étoit traité par une main plus habile que la
mienne, la question seroit décidée.
Quoi qu'il en soit, je suis obligé de déclarer qu'il n'est pas question de la
révolution dans le Génie,du Christianisme : en général, j'y ai gardé une mesure
que, selon toutes les apparences, on ne gardera pas envers moi.
On m'a dit que la femme célèbre ' dont l'ouvrage formoit le sujet de ma
lettre s'est plainte d'un passage de cette lettre. Je prendrai la liberté de faire
observer que ce n'est pas moi qui ai employé le premier l'arme que l'on me
reproche et qui m'est odieuse ; je n'ai fait que repousser le coup qu'on por-
toit à un homme dont je fais profession d'admirer les talents et d'aimer tendre-
ment la personne. Mais dès lors que j'ai offensé, j'ai été trop loin : qu'il soit
donc tenu pour effacé, ce passage. Au reste, quand on a l'existence brillante et
les talents de M""' de Staël, on doit oublier facilement les petites blessures que
nous peut faire un solitaire et un homme aussi ignoré que je le suis.
Je dirai un dernier mot sur Atala : le sujet n'est pas entièrement de mon
invention ; il est certain qu'il y a eu un sauvage aux galères et à la cour de
Louis XIV; il est certain qu'un missionnaire françois a fait les choses que j'ai
rapportées ; il est certain que j'ai trouvé dans les forêts de l'Amérique des sau-
vages emportant les os de leurs aïeux et une jeune mère exposant le corps de
son enfant sur les branches d'un arbre. Quelques autres circonstances aussi
sont véritables, mais comme elles ne sont pas d'un intérêt général, je suis
dispensé d'en parler.
1. Jladame de Staël,
AVI3
SUR LA TROISIÈME ÉDITION d'aTALA.
J'ai profité de toutes les critiques pour rendre ce petit ouvrage plus dic;nc
des succès qu'il a obtenus. J'ai eu le bonheur de voir que la vraie philosophie
et la vraie religion sont une même chose, car des personnes fort distinguées,
qui ne pensent pas comme moi sur le christianisme, ont été les premières à
faire la fortune d'Atala. Ce seul fait répond à ceux qui voudroient faire croire
que la vogue de cette anecdote indienne est une affaire de parti. Cependant j'ai
été amèrement, pour ne pas dire grossièrement, censuré ; on a été jusqu'à
tourner en ridicule cette apostrophe aux Indiens i :
« Indiens infortunés, que j'ai vus errer dans les déserts du Nouveau-Monde avec les
cendres de vos aïeux; vous qui m'aviez donné l'hospitalité, malgré votre misère! je
06 pourrois vous l'offrir aujourd'hui, car j'erre ainsi que vous à la merci des hommes,
et, moins heureux dans mon exil, je n'ai point emporté les os de mes pères. »
Les cendres de ma famille confondues avec celles de M. de Malesherbes,
six ans d'exil et d'infortunes, n'ont donc paru qu'un sujet de plaisanterie!
Puisse le critique n'avoir jamais à regretter les tombeaux de ses pères!
Au reste, il est facile de concilier les divers jugements qu'on a portés
(ÏAtala : ceux qui m'ont blâmé n'ont songé qu'à mes talents, ceux qui
m'ont loué n'ont pensé qu'à mes malheurs. tv -
AVIS
SUR LA CINQUIÈME ÉDITION d'ATALA.
Depuis quelque temps il a paru de nouvelles critiques d'Atala. Je n'ai pu
en profiter dans cette cinquième édition. Les conseils qu'on m'a fait l'hon-
neur de m'adresser auraient exigé trop de changements, et le public semble
maintenant accoutumé à ce petit ouvrage avec tous ses défauts. Cette nou-
velle édition est donc parfaitement semblable à la quatrième; j'ai seulement
rétabli dans quelques endroits le texte des trois premières.
1. Décade philosophique, n" 22, dans une note.
PREFACE
£)'ATALA ET DE RENÉ (édition in-12 de 1805).
L'indulgence avec laquelle on a bien voulu accueillir mes ouvrages m'a
imposé la loi d'obéir au goût du public et de céder au conseil de la critique.
Quant au premier, j'ai mis tous mes soins à le satisfaire. Des personnes
chargées de l'instruction de la jeunesse ont désiré avoir une édition du Génie
du Christianisme qui fût dépouillée de cette partie de l'Apologie, uniquement
destinée aux gens du monde : malgré la répugnance naturelle que j'avois à
mutiler mon ouvrage, et ne considérant que l'utilité publique, j'ai publié
l'abrégé que l'on attendoit de moi.
Une autre classe de lecteurs demandoit une édition séparée des deux épi-
sodes de l'ouvrage : je donne aujourd'hui cette édition.
Je dirai maintenant ce que j'ai fait relativement à la critique.
Je me suis arrêté, pour le Génie du Christianisme, à des idées différentes de
celles que j'ai adoptées pour ses épisodes.
Il m'a semblé d'abord que, par égard pour les personnes qui ont acheté les
premières éditions, je ne devois faire, du moins à présent, aucun changement
notable à un livre qui se vend aussi cher que le Génie du Christianisme.
L'amour-propre et l'intérêt ne m'ont pas paru des raisons assez bonnes, même
dans ce siècle, pour manquera la délicatesse.
En second lieu, il ne s'est pas écoulé assez de temps depuis la publication
du Génie du Christianisme pour que je sois parfaitement éclairé sur les défauts
d'un ouvrage de cette étendue. Où trouverois-je la vérité parmi une foule
d'opinions contradictoires? L'un vante mon sujet aux dépens de mon style ;
l'autre approuve mon style et désapprouve mon sujet. Si l'on m'assure, d'une
part, que le Génie du Christianisme est un monument à jamais mémorable pour
îa main qui l'éleva et pour le commencement du xix* siècle *, de l'autre, on
a pris soin de m'avertir, un mois ou deux après la publication de l'ouvrage,
que les critiques venoient trop tard, puisque cet ouvrage étoit déjà oublié ^.
Je sais qu'un amour-propre plus affermi que le mien trouveroit peut-être
quelque motif d'espérance pour se rassurer contre cette dernière assertion. Les
1. M. de Fontanes. 2. M. Ginguené. i^Décad. philosoph.)
8 PRÉFACE
éditions du Génie du Chrislianîsme se multiplient, malgré les circonstances qui
ont ôté à la cause que j'ai défendue le puissant intérêt du malheur. L'ouvrage,
si je ne m'abuse, paroît môme augmenter d'estime dans l'opinion publique à
mesure qu'il vieillit, et il semble que l'on commence à y voir autre chose qu'un
ouvrage de pure imagination. Mais à Dieu ne plaise que je prétende persuader
de mon foible mérite ceux qui ont sans doute de bonnes raisons pour ne pas
y croire 1 Hors la religion et l'honneur, j'estime trop peu de choses dans le
monde pour ne pas souscrire aux arrêts de la critique la plus rigoureuse. Je
suis si peu aveuglépar quelques succès et si loin de regarder quelques éloges
comme un jugement définitif en ma faveur,, que je n'ai pas cru devoir mettre
la dernière main à mon ouvrage. J'attendrai encore afin de laisser le temps aux
préjugés de se calmer, à l'esprit de parti de s'éteindre : alors l'opinion qui se
sera formée sur mon livre sera sans doute la véritable opinion : je saurai ce
qu'il faudra changer au Génie du Christianisme pour le rendre tel que je désire
le laisser après moi, s'il me survit '. • • - ,
Mais si j'ai résisté à la censure dirigée contre l'ouvrage entier par les raisons
que je viens de déduire, j'ai suivi iionr Aiala, prise séparément, un système
absolument opposé. Je n'ai pu être arrêté dans les corrections ni par la consi-
dération du prix du livre ni par celle de la longueur de l'ouvrage. Quelques
années ont été plus que suffisantes pour me faire connaître les endroits foibles
ou vicieux de cet épisode. Docile sur ce point à la critique, jusqu'à me faire
reprocher mon trop de facilité, j'ai prouvé à ceux qui m'attaquoient que je ne
suis jamais volontairement dans l'erreur, et que dans tous les temps et sur
tous les sujets je suis prêt à céder à des lumières supérieures aux miennes.
Atala a été réimprimée onze fois : cinq fois séparément et six fois dans le Génie
du Christianisme ; si l'on confrontoit ces onze éditions, à peine en trouveroit-on
deux tout à fait semblables.
La douzième, que je publie aujourd'hui, a été revue avec le plus grand soin.
J'ai consulté des amis prompts à me censurer ; y ai pesé chaque phrase, examiné
chaque mot. Le style, dégagé des épithèles qui l'embarrassoient, marche peut-
être avec plus de naturel et de simplicité. J'ai mis plus d'ordre et de suite dans
quelques idées; j'ai fait disparoître jusqu'aux moindres incorrections de lan-
/gage. M. de La Harpe me disoit au sujet à' Atala: « Si vous voulez vous enfer-
imeravec moi seulement quelques heures, ce temps nous suffira pour effacer
les taches qui font crier si haut vos censeurs. » J'ai passé quatre ans à revoir
i. C'est ce qui a été fait dans l'édition des Œuvres complètes de l'auteur;
Paris, 1828.
D'ATALA ET DE RENÉ. 9
cet épisode, mais aussi il est tel qu'il doit rester. C'est la seule Atala que jo
reconnoUrai à l'avenir.
Cependant il y a des points sur lesquels je n'ai pas cédé entièrement à la cri-
tique. On a prétendu que quelques sentiments exprimés par le père Aubry ren-
fermoient une doctrine désolante. On a, par exemple, été révolté de ce passage
( nous avons aujourd'hui tant de sensibilité ! )
« Que dis-je ! ô vanité des vanités ! Que parlé-je de la puissance des amitiés
de la terre! Voulez-vous, ma chère fille, en connoître l'étendue? Si un homme
revenoit à la lumière quelques années après sa mort, je doute qu'il fût revu
avec joie par ceux-là même qui ont donné le plus de larmes à sa mémoire,
tant on forme vite d'autres liaisons, tant on prend facilement d'autres habitudes,
tant l'inconstance est naturelle à l'homme, tant notre vie est peu de chose,
même dans le cœur de nos amis ! »
Il ne s'agit pas de savoir si ce sentiment est pénible à avouer, mais s'il est
vrai et fondé sur la commune expérience. Il seroit difficile de ne pas en con-
venir. Ce n'est pas surtout chez les François que l'on peut avoir la prétention de
ne rien oublier. Sans parler des morts dont on ne se souvient guère, que de
vivants sont revenus dans leurs fomilles et n'y ont trouvé que l'oubli, l'humeur
et le dégoût ! D'ailleurs quel est ici le but du père Aubry ? N'est-ce pas d'ôter
à Atala tout regret d'une existence qu'elle vient de s'arracher volontairement
et à laquelle elle voudroit en vain revenir? Dans cette intention, le mission-
naire, en exagérant même à cette infortunée les maux de la vie, ne feroit
encore qu'un acte d'humanité. Mais il n'est pas nécessaire de recourir à cette
explication. Le père Aubry exprime une chose malheureusement trop vraie.
S'il ne faut pas calomnier la nature humaine, il est aussi très-inutile de la
voir meilleure qu'elle ne l'est en effet.
Le même critique, M. l'abbé Morellet, s'est encore élevé contre cette autre
pensée, comme fausse et paradoxale :
« Croyez-moi, mon fils, les douleurs ne sont point éternelles : il faut tôt ou
tard qu'elles finissent, parce que le cœur de l'homme est fini. C'est une de
nos grandes misères : nous ne sommes pas capables d'être longtemps mal-
heureux. »
Le critique prétend que cette sorte d'incapacité de l'homme pour la dou-
leur est au contraire un des grands biens de la vie. Je ne lui répondrai pas
qae si cette réflexion est vraie, elle détruit l'observation qu'il a faite sur le
premier passage du discours du père Aubry. En effet, ce seroit soutenir, d'un
coté, que l'on n'oublie jamais ses amis, et de l'autre qu'on est très-heureux
de n'y plus penser. Je remarquerai seulement que l'habile grammairien me
■ÎO PRÉFACE
semble ici confondre les mots. Je n'ai pas dit : « C'est une de nos grandes
infortunes, » ce qui seroit faux, sans doute, mais : « C'est une de nos grandes
misères, » ce qui est très-vrai. Eh ! qui ne sent que cette impuissance où est 1(
<:œur de l'homme de nourrir longtemps un sentiment, môme celui de la dou-
leur, est la preuve la plus complète de sa stérilité, de son indigence, de sa
misère? M. l'abbé Morellet paroît faire, avec beaucoup de raison, un cas infini
<lu bon sens, du jugement, du naturel; mais suit-il toujours dans la pratique
la théorie qu'il professe? Il seroit assez singulier que ses idées riantes sur
l'homme et sur la vie me donnassent le droit de le soupçonner à mon tour
de porter dans ces sentiments l'exaltation et les illusions de la jeunesse.
La nouvelle nature et les mœurs nouvelles que j'ai peintes m'ont attiré encore
V un autre reproche peu réfléchi. On m'a cru l'inventeur de quelques détails extra-
ordinaires, lorsque je rappelois seulement des choses connues de tous les
voyageurs. Des notes ajoutées à cette édition à'Atala m'auroient aisément
justifié, mais, s'il en avoit fallu mettre dans tous les endroits oii chaque lec-
teur pouvoit en avoir besoin, elles auroient bientôt surpassé la longueur de
l'ouvrage. J'ai donc renoncé à faire des notes. Je me contenterai de transcrire
ici un passage de la Défense du Génie du Christianisme. Il s'agit des ours eni-
vrés de raisin, que les doctes censeurs avoient pris pour une gaieté de mon
imagination. Après avoir cité des autorités respectables et le témoignage de
Carver, Bartram, Imley, Charlevoix, j'ajoute : « Quand on trouve dans un
auteur une circonstance qui ne fait pas beauté en elle-même et qui ne sert
qu'à donner de la ressemblance au tableau, si cet auteur a d'ailleurs montré
quelque sens commun, il seroit assez naturel de supposer qu'il n'a pas inventé
cette circonstance et qu'il n'a fait que rapporter une chose réelle, bien qu'elle
ne soit pas très-connue. Rien n'empêche qu'on ne trouve Atala une méchante
production, mais j'ose dire que la nature américaine y est peinte avec la plus
scrupuleuse exactitude. C'est une justice que lui. rendent tous les voyageurs
qui ont visité la Louisiane et les Florides. Les deux traductions angloises
d' Atala sont parvenues en Amérique, les papiers publics ont annoncé, en outre,
une troisième traduction publiée à Philadelphie avec succès. Si les tableaux
de cette histoire eussent manqué de vérité, auroient-ils réussi chez un peuple
qui pouvoit dire à chaque pas : Ce ne sont pas là nos fleuves, nos montagnes,
nos forêts? Atala est retournée au désert, et il semble que sa patrie l'ait
reconnue pour véritable enfant de la solitude '. »
René, qui accompagne Atala dans la présente édition, n'avoit point encore
1 . Défense du Génie du Christianisme,
D'ATALA ET DE RENÉ. 11
été imprimé à part. Je ne sais s'il continuera d'obtenir la préférence que plu-
sieurs personnes lui donnent sur Alala. Il fait suite naturelle à cet épisode,
dont il diffère néanmoins par le style et par le ton. Ce sont à la vérité les
mêmes lieux et les mêmes personnages, mais ce sont d'autres mœurs et un
autre ordre de sentiments et d'idées. Pour toute préface, je citerai encore les
passages du Génie du Christianisme et de la Défense qui se rapportent à René,
EXTRAIT DU GENIE DU CHRISTIANISME,
ne PARTIE, LIV. in, CHAP. LX,
4
INTITULÉ : DU VAGUE DES PASSIONS.
0 11 reste à parler d'un état de l'âme qui, ce nous semble, n'a pas encore
été bien observé : c'est celui qui précède le développement des grandes pas-
sions, lorsque toutes les facultés jeunes, actives, entières, mais renfermées, ne
se sont exercées que sur elles-mêmes, sans but et sans objet. Plus les peuples
avancent en civilisation, plus cet état du vague des passions augmente; car il
arrive alors une chose fort triste : le grand nombre d'exemples qu'on a sous
les yeux, la multitude de livres qui traitent de l'homme et de ses sentiments,
rendent habile sans expérience. On est détrompé sans avoir joui; il reste
encore des désirs, et l'on n'a plus d'illusions. L'imagination est riche, abon-
dante et merveilleuse, l'existence pauvre, sèche et désenchantée. On habite,
avec un cœur plein, un monde vide, et, sans avoir usé de rien, on est
désabusé de tout.
« L'amertume que cet état de l'âme répand sur la vie est incroyable; le
cœur se retourne et se replie en cent manières pour employer des forces
qu'il sent lui être inutiles. Les anciens ont peu connu cette inquiétude secrète,
cette aigreur des passions étouffées qui fermentent toutes ensemble : une
grande existence politique, les jeux du gymnase et du champ de Mars, les
affaires du forum et de la place publique, remplissoient tous leurs moments,
et ne laissoient aucune place aux ennuis du cœur.
« D'une autre part, ils n'étoient pas enclins aux exagérations, aux espé-
rances, aux craintes sans objet, à la mobilité des idées et des sentiments, à
la perpétuelle inconstance, qui n'est qu'un dégoût constant, dispositions que
nous acquérons dans la société intime des femmes. Les femmes, chez les
peuples modernes, indépendamment de la passion qu'elles inspirent, influent
u
12 PREFACE
encore sur tous les autres sentiments. Elles ont dans leur existence un cer-
tain abandon qu'elles font passer dans la nôtre ; elles rendent notre caractère
d'homme moins décidé, et nos passions, amollies par le mélange des leurs,
prennent à la fois quelque chose d'incertain et de tendre...
« Il sufBroit de joindre quelques infortunes à cet état indéterminé des pas-
sions pour qu'il pût servir de fond à un drame admirable. Il est étonnant que
les écrivains modernes n'aient pas encore songé à peindre cette singulière
position de l'âme. Puisque nous manquons d'exemples, nous seroit-il permis
de donner aux lecteurs un épisode extrait, comme Atala, de nos anciens
Natchez? C'est la vie de ce jeune René, à qui Chactas a raconté son his-
toire, etc., etc. »
EXTRAIT
DE LA DÉFENSE DU GÉNIE DU CHRISTIANISME.
t On a déjà fait remarquer la tendre sollicitude des critiques ' pour la
pureté de la religion : on devoit donc s'attendre qu'ils se formaliseroient des
deux épisodes que l'auteur a introduits dans son livre. Cette objection parti-
culière rentre dans la grande objection qu'ils ont opposée à tout l'ouvrage, et
elle se détruit par la réponse générale qu'on y a faite plus haut. Encore une
fois, l'auteur a dû combattre des poëmes et des romans impies avec des
poëmes et des romans pieux ; il s'est couvert des mêmes armes dont il voyoit
l'ennemi revêtu : c'étoit une conséquence naturelle et nécessaire du genre
d'apologie qu'il avoit choisi. II a cherché à donner l'exemple avec le précepte.
Dans la partie théorique de son ouvrage, il avoit dit que la religion embellit
notre existence, corrige les passions sans les éteindre, jette un intérêt singu-
lier sur tous les sujets où elle est employée; il avoit dit que sa doctrine et son
culte se mêlent merveilleusement aux émotions du cœur et aux scènes de la
nature ; qu'elle est enfin la seule ressource dans les grands malheurs de la
vie : il ne suffisoit pas d'avancer tout cela, il falloit encore le prouver. C'est ce
que l'auteur a essayé de faire dans les deux épisodes de son livre. Ces épi-
sodes étoient en outre une amorce préparée à l'espèce de lecteurs pour qui
l'ouvrage est spécialement écrit. L'auteur avoit-il donc si mal connu le cœ ur
humain, lorsqu'il a tendu ce piège innocent aux incrédules? Et n'est-il pas
1. Il s'agit ici des Philosophes uniquement.
D'ATALA ET DE RENÉ. 13
probable que tel lecteur n'eût jamais ouvert le Génie du Christianisme s'il n'y
avoit cherché René et Atala?
Sa che la corre il mondo, ove più versi
Délie sue dolcezze il lusinghier Parnaso,
E che '1 verso, condito in molli versi,
I più schivi allettando, ha persuaso.
« Tout ce qu'un critique impartial qui veut entrer dans l'esprit de l'ouvrage
étoit en droit d'exiger de l'auteur, c'est que les épisodes de cet ouvrage eus-
sent une tendance visible à faire aimer la religion et à en démontrer l'utilité.
Or, la nécessité des cloîtres pour certains malheurs de la vie, et pour ceux-là
même qui sont les plus grands, la puissance d'une religion qui peut seule
fermer des plaies que tous les baumes de la terre ne sauroient guérir, ne
sont-elles pas invinciblement prouvées dans l'histoire de René? L'auteur y
combat en outre le travers particulier des jeunes gens du siècle, le travers qui
mène directement au suicide. C'est J.-J. Rousseau qui introduisit le premier
parmi nous ces rêveries si désastreuses et si coupables. En s' isolant des
hommes, en s'abandonnant à f os songei, il a fa'i croire à une foule déjeunes
gens qu'il est beau de se jeier ainsi dans le vague de la vie. Le roman de
Werther a développé depuis ce germe de poison. L'auteur du Génie du Chris-
tianisme, obligé de faire entrer dans le cadre de son Apologie quelques
tableaux pour l'imagination, a voulu dénoncer cette espèce de vice nouveau,
et peindre les funestes conséquences de l'amour outré de la solitude. Les cou-
vents offroient autrefois des retraites à ces âmes contemplatives que la nature
appelle impérieusement aux méditations. Elles y trouvoient auprès de Dieu de
quoi remplir le vide qu'elles sentent en elles-mêmes et souvent l'occasion
d'exercer de rares et sublimes vertus. Mais depuis la destruction des monas-
tères et les progrès de l'incrédulité on doit s'attendre à voir se multiplier au
milieu de la société (comme il est arrivé en Angleterre) des espèces de
solitaires tout à la fois passionnés et philosophes, qui, ne pouvant ni renoncer
aux vices du siècle ni aimer ce siècle, prendront la haine des hommes pour
l'élévation du génie, renonceront à tout devoir divin et humain, se nourri-
nont à l'écart des plus vaines chimères et se plongeront de plus en plus dans
une misanthropie orgueilleuse qui" les conduira à la folie ou à la mort.
« AGn d'inspirer plus d'éloignement pour ces rêveries criminelles, l'auteur
a pensé qu'il de\ oit prendre la punition de René dans le cercle de ces mal-
heurs épouvantables qui appartiennent moins à l'individu qu'à la famille de
l'homme, et que les anciens attribuoient à la fatalité. L'auteur eût choisi lo
i^
v/
\-
U PREFACE D'ATALA ET DE RENE.
sujet do Phèdre s'il n'eût été traité par Racine, Il ne restoit que celui d'Érope
et de Tliyeste i chez les Grecs, ou d' Amnon et de Thamar chez les Hébreux \
et, bien qu'il ait été aussi transporté sur notre scène ', il est toutefois moins
connu que celui de Phèdre. Peut-être aussi s'applique-t-il mieux aux caractères
que l'auteur a voulu peindre. En effet, les folles rêveries de René commen-
cent le mal et ses extravagances l'achèvent : par les premières il égare l'ima-
ginalion d'une foible femme; par les dernières, en voulant attenter à ses
jours, il oblige cette infortunée à se réunir à lui : ainsi le malheur naît du
sujet, et la punition sort de la faute.
« 11 ne restoit qu'à sanctifier par le christianisme cette catastrophe
empruntée à la fois de l'antiquité païenne et de l'antiquité sacrée. L'auteur,
môme alors, n'eut pas tout à faire, car il trouva cette histoire presque natu-
ralisée chrétienne dans une vieille ballade de pèlerin que les paysans chan-
tent encore dans plusieurs provinces *. Ce n'est pas par les maximes répan-
dues dans un ouvrage, mais par l'impression que cet ouvrage laisse au fond
de l'âme, que l'on doit juger de sa moralité. Or, la sorte d'épouvante et de
mystère qui règne dans l'épisode de René serre et centriste le cœur sans y
exciter d'émotion criminelle. Il ne faut pas perdre de vue qu'Amélie meurt
heureuse et guérie et que René finit misérablement. Ainsi le vrai coupable
est puni, tandis que sa trop foible victime, remettant son âme blessée entre
les mains de celui qui relourne le malade sur sa couche, sent renaître une joie
ineffable du fond même des tristesses de son cœur. Au reste, le discours du
père Souël ne laisse aucun doute sur le but et les moralités religieuses de
l'histoire de René. »
On voit, par le chapitre cité du Génie du Christianisme, quelle espèce de
passion nouvelle j'ai essayé de peindre, et, par l'extrait de la Défense, quel
vice non encore attaqué j'ai voulu combattre. J'ajouterai que, quant au style,
René a été revu avec autant de soin qu' Atala, et qu'il a reçu le degré de per-
fection que je suis capable de lui donner.
1. Sen. m Atr. el Th. Voyez aussi Canacé et Macai-eus, et Caune et Byblis dans les
Métamorphoses et dans les Héroïdes d'OviDE. J'ai rejeté comme trop abominable le
Êujet de Myrra, qu'on retrouve encore dans celui de Lot et de ses filles.
2. Re'j., 13. 3. Dans VAbiifar de M. Ducis.
4. C'est le chevalier des Landes :
MalUeuieux cUevalier, etc.
ATALA
X
ATALA
PROLOGUE.
La France possédoit autrefois dans rAmérique septentrionale un
vaste empire, qui s'étendoit depuis le Labrador jusqu'aux Florides,
et depuis les rivages de l'Atlantique jusqu'aux lacs les plus reculés du
haut Canada.
Quatre grands fleuves , ayant leurs sources dans les mêmes monta-
gnes, divisoient ces régions immenses : le fleuve Saint-Laurent, qui se
perd à l'est dans le golfe de son nom; la rivière de l'Ouest, qui
porte ses eaux à des mers inconnues ; le fleuve Bourbon , qui se préci-
pite du midi au nord dans la baie d'Hudson, et le Meschacebé*, qui
tombe du nord au midi dans le golfe du Mexique.
Ce dernier fleuve, dans un cours de plus de mille lieues, arrose une
délicieuse contrée, que les habitants des États-Unis appellent le nouvel
Édcn , et à laquelle les François ont laissé le doux nom de Louisiane.
Mille autres fleuves, tributaires du Meschacebé, le Missouri, l'Illinois,
l'Akanza, l'Ohio, le Wabache, le Tenase, l'engraissent de leur limon et
la fertilisent de leurs eaux. Quand tous ces fleuves se sont gonflés des
déluges de l'hiver, quand les tempêtes ont abattu des pans entiers de
forêts , les arbres déracinés s'assemblent sur les sources. Bientôt la
|Vase les cimente, les lianes les enchaînent, et des plantes, y prenant
racine de toutes parts, achèvent de consolider ces débris. Charriés
par les vagues écumantes, ils descendent au Meschacebé : le fleuve
s'en empare, les pousse au golfe Mexicain, les échoue sur des bancs de
sable, et accroît ainsi le nombre de ses embouchures. Par intervalle, il
élève sa voix en passant sur les monts, et répand ses eaux débordées
1. Vrai nom du Mississipi ou Meschassipi.
m. 2
n
18 ATA LA.
autour des colonnades des forêts et des pyramides des tombeaux
indiens; c'est le Nil des déserts. Mais la grâce est toujours unie à la
magnificence dans les scènes de la nature : tandis que le courant du
milieu entraîne vers la mer les cadavres des pins et des chênes , on
voit sur les deux courants latéraux remonter, le long des rivages, des
îles flottantes de pistia et de nénuphar, dont les roses jaunes s'élèvent
comme de petits pavillons. Des serpents verts, des hérons bleus, des
flammants roses, de jeunes crocodiles, s'embarquent passagers sur ces
vaisseaux de fleurs, et la colonie, déployant au vent ses voiles d'or, va
aborder endormie dans quelque anse retirée du fleuve.
Les deux rives du Meschacebé présentent le tableau le plus extra-
ordinaire. Sur le bord occidental, des savanes se déroulent à perte de
vue; leurs flots de verdure, en s'éloignant, semblent monter dans
l'azur du ciel, où ils s'évanouissent. On voit dans ces prairies sans
bornes errer à l'aventure des troupeaux de trois ou quatre mille buflles
sauvages. Quelquefois un bison chargé d'années , fendant les flots à la
nage, se vient coucher, parmi de hautes herbes, dans une île du Mes-
chacebé. A son front orné de deux croissants, à sa barbe antique et
limoneuse, vous le prendriez pour le dieu du fleuve, qui jette un œil
satisfait sur la grandeur de ses ondes et la sauvage abondance de ses
rives.
Telle est la scène sur le bord occidental ; mais elle change sur le
bord opposé , et forme avec la première un admirable contraste. Sus-
pendus sur le cours des eaux , groupés sur les rochers et sur les mon-
tagnes , dispersés .dans les vallées , des arbres de toutes les formes, do
toutes les couleurs, de tous les parfums, se mêlent, croissent ensemble,
montent dans les airs à des hauteurs qui fatiguent les regards. Les
vignes sauvages, les bignonias, les coloquintes, s'entrelacent au pied
de ces arbres, escaladent leurs rameaux, grimpent à l'extrémité des
branches , s'élancent de l'érable au tulipier, du tulipier à l'alcée , en
formant mille grottes, mille voûtes , mille portiques. Souvent, égarées
d'arbre en arbre, ces lianes traversent des bras de rivière sur lesquels
elles jettent des ponts de fleurs. Du sein de ces massifs le magnolia
élève son cône immobile ; surmonté de ses larges roses blanches , il
domine toute la forêt, et n'a d'autre rival que le palmier, qui balance
légèrement auprès de lui ses éventails de verdure.
Une multitude d'animaux placés dans ces retraites par la main du
Créateur y répandent l'enchantement et la vie. De l'extrémité des
avenues on aperçoit des ours, enivrés de raisins, qui chancellent sur
ATA LA. 19
les branches des ormeaux; des cariboux se baignent dans un lac; des
écureuils noirs se jouent dans l'épaisseur des feuillages; des oiseaux
"moqueurs, des colombes de Virginie, de la grosseur d'un passereau,
.'descendent sur les gazons rougis par les fraises; des perroquets verts
;à tête jaune, des piverts empourprés, des cardinaux de feu, grimpe r»'J
en circulant au haut des cyprès ; des colibris étincellent sur le jasmin
des Florides , et des serpents-oiseleurs sifflent suspendus aux dômes
des bois en s'y balançant comme des lianes.
Si tout est silence et repos dans les savanes de l'autre côté du fleuve,
tout ici, au contraire, est mouvement et murmure : des coups de bec
contre le tronc des chênes, des froissements d'animaux qui marchent ,
broutent ou broient entre leurs dents les noyaux des fruits; des
bruissements d'ondes, de foibles gémissements, de sourds meugle-
ments , de doux roucoulements , remplissent ces déserts d'une tendre
et sauvage harmonie. Mais quand une brise vient à animer ces soli-
tudes, à balancer ces corps flottants, à confondre ces masses de blanc,
d'azur, de vert, de rose, à mêler toutes les couleurs, à réunir tous les
murmures, alors il sort de tels bruits du fond des forêts, il se passe
de telles choses aux yeux, que j'essayerois en vain de les décrire à
ceux qui n'ont point parcouru ces champs primitifs de la nature.
Après la découverte du Meschacebé par le père Marquette et l'infor-
tuné La Salle, les premiers François qui s'établirent au Biloxi et à la
Nouvelle-Orléans firent alliance avec les Natchez , nation indienne
dont la puissance étoit redoutable dans ces contrées. Des querelles et
des jalousies ensanglantèrent dans la suite la terre de l'hospitalité. Il
y avoit parmi ces sauvages un vieillard nommé Chactas\ qui, par son
âge, sa sagesse et sa science dans les choses de la vie, étoit le
patriarche et l'amour des déserts. Comme tous les hommes, il avoit
acheté la vertu par l'infortune. Non-seulement les forêts du Nouveau-
Monde furent remplies de ses malheurs, mais il les porta jusque sur
les rivages de la France. Retenu aux galères à Marseille par une
cruelle injustice, rendu à la liberté, présenté à Louis XIV, il avoit
conversé avec les grands hommes de ce siècle et assisté aux fêtes de
Versailles, aux tragédies de Racine, aux oraisons funèbres de Bossu et ;
en im mot, le sauvage avoit contemplé la société à son plus haut poiift
de splendeur.
Depuis plusieurs années, rentré dans le sein de sa patrie, Chactas
1. La V ix harmonieuse.
20 ATALA.
jouîssoit du repos. Toutefois le ciel lui vendoit encore cher cette
faveur : le vieillard étoit devenu aveugle. Une jeune fille l'accom-
pagnoit sur les coteaux du Meschacebé, comme Antigène guidoit les
pas d'OEdipe sur le Cythéron, ou comme Malvina conduisoit Ossian
sur les rochers de Morven.
Malgré les nombreuses injustices que Chactas avoit éprouvées de la
part des François , il les aimoit. 11 se souvenoit toujours de Fénelon ,
dont il avoit été l'hôte, et désiroit pouvoir rendre quelque service aux
compatriotes de cet homme vertueux. 11 s'en présenta une occasion
favorable. En 1725, un François nommé iîené, poussé par des pas-
sions et des malheurs, arriva à la Louibiane. Il remonta le Meschacebé
jusqu'aux Natchez , et demanda à être reçu guerrier de cette nation.
Chactas l'ayant interrogé, et le trouvant inébranlable dans sa résolu-
tion, l'adopta pour fils, et lui donna pour épouse une Indienne appelée
Cèluta. Peu de temps après ce mariage , les sauvages se préparèrent à
la chasse du castor.
Chactas, quoique aveugle, est désigné par le conseil des Sachems'
pour commander l'expédition, à cause du respect que les tribus
indiennes lui portoient. Les prières et les jeûnes commencent; les
Jongleurs interprètent les songes ; on consulte les Manitous ; on fait
des sacrifices depetun; on brûle des filets de langue d'orignal; on
examine s'ils pétillent dans la flamme , afin de découvrir la volonté
des Génies ; on part enfin, après avoir mangé le chien sacré. René est
de la troupe. A l'aide des contre-courants, les pirogues remontent le
Meschacebé , et entrent dans le lit de l'Ohio. C'est en automne. Les
magnifiques déserts du Kentucky se déploient aux yeux étonnés du
jeune François. Une nuit, à la clarté de la lune, tandis que tous les
Natchez dorment au fond de leurs pirogues, et que la flotte indienne,
élevant ses voiles de peaux de bêtes, fuit devant une légère brise,
René, demeuré seul avec Chactas, lui demande le récit de ses aven-
tures. Le vieillard consent à le satisfaire, et, assis avec lui sur la poupe
de la pirogue, il commence en ces mots :
i. Vieillards ou conseillers.
ATA LA.
LE REGIT.
LES CHASSEURS.
c C'est une singulière destinée , mon cher fils , que celle qui nous
réunit. Je vois en toi l'homme civilisé qui s'est fait sauvage; tu vois
en moi l'homme sauvage que le grand Esprit (j'ignore pour quel
dessein) a voulu ci\iliser. Entrés l'un et l'autre dans la carrière de la
vie par les deux bouts opposés, tu es venu te reposer à ma place, et
j'ai été m'asseoir à la tienne : ainsi nous avons dû avoir des objets
une vue totalement différente. Qui, de toi ou de moi, a le plus gagné
ou le plus perdu à ce changement de position? C'est ce que savent les
Génies, dont le moins savant a plus de sagesse que tous les hommes
ensemble.
« A la prochaine lune des fleurs', il y aura sept fois dix neiges, et
troîs neiges de plus ^ que ma mère me mit au monde sur les bords
du Meschacebé. Les Espagnols s'étoient depuis peu établis dans la
baie de Pensacola, mais aucun blanc n'habitoit encore la Louisiane.
Je comptois à peine dix-sept chutes de feuilles lorsque je marchai
avec mon père , le guerrier Outalissi , contre les Muscogulges ,
nation puissante des Florides. Nous nous joignîmes aux Espagnols,
nos alUés, et le combat se donna sur une des branches de la
Maubile. Areskoui' et les Manitous ne nous furent pas favorables.
Les ennemis triomphèrent; mon père perdit la \ie; je fus blessé deux
fois en le défendant. Oh! que ne descendis-je alors dans le pays des
âmes*! j'aurois é\ité les malheurs qui m'attendoient sur la terre. Les
Elsprits en ordonnèrent autrement : je fus entraîné par les fuyards à
Saint-Augustin.
« Dans cette ville , nouvellement bâtie par les Espagnols , je couroîs
le risque d'être enlevé pour les mines de Mexico, lorsqu'un vieux
Castillan nommé Lopez, touché de ma jeunesse et de ma simplicité,
m'offrit un asile et me présenta à une sœur avec laquelle il vivoit sans
épouse.
« Tous les deux prirent pour moi les sentiments les plus tendres. On
m'éleva avec beaucoup de soin; on me donna toutes sortes de maîtres.
Mais, après avoir passé trente lunes à Saint-Augustin, je fus saisi du
dégoût de la \ie des cités. Je dépérissois à vue d'oeil : tantôt je
1. Jlois de mai. 2. Neige pour année; soiiante-txeize ans.
3. Dieu de la guerre. 4. Les enfers.
22 ATA LA.
demeurois immol)ile pendant des heures à contempler la cime des
lointaines forêts ; tanlôt on me trouvoit assis au bord d'un fleuve, que
je regardois tristement couler. Je me peignois les bois à travers
lesquels cette onde avoit passé, et mon âme étoit tout entière à la
solitude.
« Ne pouvant plus résister à l'envie de retourner au désert, un
matin je me présentai à Lopez, vêtu de mes habits de sauvage,
tenant d'une main mon arc et mes flèches et de l'autre mes vêtements
■ européens. Je les remis à mon généreux protecteur, aux pieds duquel
je tombai en versant des torrents de larmes. Je me donnai des noms
odieux; je m'accusai d'ingratitude : « Mais enfin, lui dis-je, ô mon
« père! tu le vois toi-même : je meurs si je ne reprends la vie de
« l'Indien. »
« Lopez , frappé d'étonnement , voulut me détourner de mon des-
sein. 11 me représenta les dangers que j'allois courir en m'exposant
à tomber de nouveau entre les mains des Muscogulges. Mais, voyant
que j'étois résolu à tout entreprendre, fondant en pleurs et me sec-
rant dans ses bras : « Va, s'écria-t-il, enfant de la nature! reprends
« cette indépendance de l'homme que Lopez ne te veut point ravir. Si
« j'étois plus jeune moi-même, je t'accompagnerois au désert (où j'ai
« aussi, de doux souvenirs!), et je te remettrois dans les bras do ta
« mère. Quand tu seras dans tes forêts, songe quelquefois à ce vieil
« Espagnol qui te donna l'hospitalité, et rappelle-toi, pour te porter
« à l'amour de tes semblables, que la première expérience que tu as
« faite du cœur humain a été tout en sa faveur. » Lopez finit par une
prière au Dieu des chrétiens, dont j'avois refusé d'embrasser le culte,
et nous nous quittâmes avec des sanglots.
« Je ne tardai pas à être puni de mon ingratitude. Mon inexpérience
m'égara dans les bois, et je fus pris par un parti de Muscogulges et
de Siminoles , comme Lopez me l'avojt prédit. Je fus reconnu pour
Natchez à mon vêtement et aux plumes qui ornoient ma tête. On m'en-
chaîna, mais légèrement, à cause de ma jeunesse. Simaghan, le chef
delà troupe, voulut savoir mon nom; je répondis : « Je m'appelle
« Chaclas, fils d'Outalissi, fils de Miscou, qui ont enlevé plus de cent
« chevelures aux héros muscogulges. » Simaghan me dit : « Chactas,
« fils d'Outalissi, fils de Miscou, réjouis-toi : tu seras brûlé au grand
(( village.» Je repartis : u Voilà qui va ])ien ; » et j'entonnai ma chanson
de mort.
« Tout prisonnier que j'étois, je ne pouvois, durant les premiers
jours, m'empêcher d'admirer mes ennemis. Le Muscogulge, et surtout
son allié, le Siminole, respire la gaieté, l'amour, le contentement. Sa
ATA LA. 23
démarcho est légère, son abord ouvert et serein. Il parle beaucoup et
avec volubilité; son langage est harmonieux et facile. L'âge même ne
peut ravir aux Sachems cette simplicité joyeuse : comme les vieux
oiseaux de nos bois, ils mêlent encore leurs vieilles chansons aux airs
nouveaux de leur jeune postérité.
« Les femmes qui accompagnoient la troupe témoignoicnt pour ma
jeunesse une pitié tendre et une curiosité aimable. Elles me question-
noient sur ma mère, sur les premiers jours de ma vie; elles vouloient
savoir si l'on suspendoit mon berceau de mousse aux branches fleuries
des érabfës, si les brises m'y balançoient auprès du nid des petits
oiseaux. C'étoient ensuite mille autres questions sur l'état de mon cœur :
elles me demandoient si j'avois vu une biche blanche dans mes songes
et si les arbres de la vallée secrète m'avoient conseillé d'aimer. Je
répondois avec naïveté aux mères, aux fdles et aux épouses des
hommes. Je leur disois : « Vous êtes les grâces du jour, et la nuit vous
« aime comme la rosée. L'homme sort de votre sein pour se suspendre
« à voire mamelle et à votre bouche ; vous savez des paroles magiques
« qui endorment toutes les douleurs. Voilà ce que m'a dit celle qui
« m'a mis au monde , et qui ne me reverra plus ! Elle m'a dit encore
« que les vierges étoient des fleurs mystérieuses, qu'on trouve dans
« les lieux solitaires. »
« Ces louanges faisoient beaucoup de plaisir aux femmes : elles me
combloient de toutes sortes de dons ; elles m'apportoient de la crème
de noix, du sucre d'érable, de la sagamité ', des jambons d'ours, des
peaux de castors, des coquillages pour me parer et des mousses pour
ma couche. Elles chantoient, elles rioient avec moi, et puis elles se
prenoient à verser des larmes en songeant que je serois brûlé.
« Une nuit que les Muscogulges avoient placé leur camp sur le bord
d'une forêt, j'étois assis auprès du feu de la guerre, avec le chasseur
commis à ma garde. Tout à coup j'entendis le murmure d'un vêtement
sur l'herbe, et une femme à demi voilée vint s'asseoir à mes côtés.
Des pleurs rouloient sous sa paupière ; à la lueur du feu un petit cru-
cifix d'or brilloit sur son sein. Elle étoit régulièrement belle; l'on
rcmarquoit sur son visage je ne sais quoi de vertueux et de passionné,
dont l'attrait étoit irrésistible. Elle joignoit à cela des grâces plus
tendres : une extrême sensibilité unie à une mélancolie profonde
respiroit dans ses regards; son sourire étoit céleste.
« Je crus que c'étoit la Vierge des dernières amours, cette vierge
qu'on envoie au prisonnier de guerre pour enchanter sa tombe. Dans
1 . Sorte de pite de maïs.
t-
2k ATA LA.
cette persuasion, je lui dis en balbutiant et avec un trouble qui pour-
tant ne venoit pas de la crainte du bûcher : « Vierge , vous êtes digne
« des premières amours, et vous n'êtes pas faite pour les dernières
« Les mouvements d'un cœur qui va bientôt cesser de battre répon
« droicnt mal aux mouvements du vôtre. Comment mêler la mort et
« la vie? Vous me feriez trop regretter le jour. Qu'un autre soit plus
a heureux que moi, et que de longs embrassements unissent la liane
« et le chêne !»
/ « La jeune fille me dit alors : « Je ne suis point la Vierge des der-
« nières amours. Es-tu chrétien? » Je repondis que je n'avois point
trahi les Génies de ma cabane. A ces mots, l'Indienne fit un mouve-
ment involontaire. Elle me dit : « Je te plains de n'être qu'un méchant
« idolâtre. Ma mère m'a faite chrétienne ; je me nomme Atala, fille
« de Simaghan aux bracelets d'or et chef des guerriers de cette
« troupe. Nous nous rendons à Apalachucla, où tu seras brûlé. » En
prononçant ces mots , Atala se lève et s'éloigne. »
Ici Chactas fut contraint d'interrompre son récit. Les souvenirs se
pressèrent en foule dans son âme; ses yeux éteints inondèrent de
larmes ses joues flétries : telles deux sources cachées dans la profonde
nuit de la terre se décèlent par les eaux qu'elles laissent filtrer entre
les rochers.
« 0 mon fils ! reprit-il enfin ; tu vois que Chactas est bien peu sage,
malgré sa renommée de sagesse ! Hélas ! mon cher enfant, les hommes
ne peuvent déjà plus voir, qu'ils peuvent encore pleurer! Plusieurs
jours s'écoulèrent ; la fille du Sachem revenoit chaque soir me parler.
Le sommeil avoit fui de mes yeux, et Atala étoit dans mon cœur
comme le souvenir de la couche de mes pères.
« Le dix-septième jour de marche, vers le temps où l'éphémère sort
des eaux, nous entrâmes sur la grande savane Alachua. Elle est envi-
ronnée de coteaux qui, fuyant les uns derrière les autres, portent,
en s'élevant jusqu'aux nues, des forêts étagées de copalmes, de citron-
niers, de magnolias et de chênes verts. Le chef poussa le cri d'arrivée,
et la troupe campa au pied des collines. On me relégua à quelque
distance , au bord d'un de ces puits naturels si fameux dans les Flo-
rides. J'étois attaché au pied d'un arbre; un guerrier veilloit impa-
tiemment auprès de moi. J'avois à peine passé quelques instants dans
ce lieu , qu'Atala parut sous les liquidambars de la fontaine. « Chas-
« seur, dit-elle au héros muscogulge, si tu veux poursuivre le che-
« vreuil, je garderai le prisonnier. » Le 'guerrier bondit de joie à cette
parole de la fille du chef; il s'élance du sommet de la colline, et
allonge ses pas dans la plaine.
s
ATA LA. 25
« Étrange contradiction du cœur de l'homme! Moi qui avois tant
désiré de dire les choses du mystère à celle que j'aimois déjà comme
le soleil, maintenant interdit et confus, je crois que j'eusse préféré
d'être jeté aux crocodiles de la fontaine à me trouver seul ainsi avec
Atala. La fille du désert étoit aussi troublée que son prisoimier; nous
gardions un profond silence; les Génies de l'amour avoient dérobé nos
paroles. Enfin Atala, faisant un effort, dit ceci : h Guerrier, vous êtes
« retenu foiblement; vous pouvez aisément vous échapper. » Aces
mots, la hardiesse revint sur ma langue; je répondis : « Foiblement
« retenu, ô femme...! » Je ne sus comment achever. Atala hésita
quelques moments, puis elle dit : « Sauvez-vous. » Et elle me détacha
du tronc de l'arbre. Je saisis la corde, je la remis dans la main de la
fille étrangCTe , en forçant ses beaux doigts à se fermer sur ma chaîne.
« Reprenez-la ! reprenez-la! » m'écriai-je. — « Vous êtes un insensé,
« dit Atala d'une voix émue. Malheureux! ne sais-tu pas que tu seras
« brîdé? Que prétends-tu? Songes-tu bien que je suis la fille d'un
« redoutable Sachem ? » — « Il fut un temps, répliquai-je avec des
« larmes, que j'étois aussi porté dans une peau de castor aux épaules
« d'une mère. Mon père avoit aussi une belle hutte, et ses chevreuils
« buvoient les eaux de mille torrents; mais j'erre maintenant sans
« patrie. Quand je ne serai plus, aucun ami ne mettra un peu d'herbe
« sur mon corps pour le garantir des mouches. Le corps d'un étran-
« ger malheureux n'intéresse personne. »
« Ces mots attendrirent Atala. Ses larmes tombèrent dans la fon-
taine. ((Ah! repris-je avec vivacité, si votre cœur parloit comme le
(( mien ! Le désert n'est-il pas libre ? Les forêts n'ont-elles point de
« replis où nous cacher? Faut-il donc, pour être heureux, tant de
(( choses aux enfants des cabanes ! 0 fille plus belle que le premier
M songe de l'époux ! ô ma bien-aimée ! ose suivre mes pas. » Telles
furent mes paroles. Atala me répondit d'une voix tendre : (( Mon jeune
« ami , vous avez appris le langage des blancs; il est aisé de tromper
(( une Indienne. » — u Quoi! m'écriai-je, vous m'appelez votre jeune
(( ami! Ah ! si un pauvre esclave... » — (( Eh bien, dit-elle en se pen-
ce chant sur moi, un pauvre esclave... » Je repris avec ardeur : (( Qu'un
(( baiser l'assure de ta foi ! » Atala écouta ma prière. Comme un faon
semble pendre aux fleurs de lianes roses, qu'il saisit de sa langue
délicate dans l'escarpement de la montagne, ainsi je restai suspendu
aux lèvres de ma bien-aimée.
(( Hélas! mon cher fils, la douleur touche de près au plaisir! Qui
eût pu croire que le moment où Atala me donnoit le premier gage de
son amour seroit celui-là même où elle détruiroit mes espérances?
•26 ATA LA.
Cheveux blanchis du vieux Chactas, quel fut votre ctonnement lorsque
la fille du Sachem prononça ces paroles! « Beau prisonnier, j'ai folle-
« ment cédé à ton désir ; mais où nous conduira cette passion ? Ma
«religion me sépare de toi pour toujours... 0 ma mère! qu'as-tu
« fait?... » Atala se tut tout à coup, et retint je ne sus quel fatal
secret près d'échapper à ses lèvres. Ses paroles me plongèrent dans le
désespoir. « Eh bien ! m'écriai-je, je serai aussi cruel que vous : je ne
« fuirai point. Vous me verrez dans le cadre de feu ; vous entendrez
« les gémissements de ma chair et vous serez pleine de joie. » Atala
saisit mes mains entre les deux siennes, a Pauvre jeune idolâtre,
« s'écria-t-elle , tu me fais réellement pitié! Tu veux donc que je
« pleure tout mon cœur ? Quel dommage que je ne puisse fuir avec
(( toi ! Malheureux a été le ventre de ta mère , ô Atala ! Que ne te jettes-
« tu au crocodile de la fontaine? »
« Dans ce moment même, les crocodiles, aux approches du coucher
du soleil , comraençoient à faire entendre leurs rugissements. Atala
me dit : « Quittons ces lieux. » J'entraînai la fille de Simaghan au
pied des coteaux qui formoient des golfes de verdure en avançant
leurs promontoires dans la savane. Tout étoit calme et superbe au
désert. La cigogne crioit sur son nid ; les bois retentissoient du chant
monotone des cailles, du sifflement des perruches, du mugissement
des bisons et du hennissement des cavales siminoles.
« Notre promenade fut presque muette. Je marchois à côté d'Atala;
elle tenoit le bout de la corde que je l'avois forcée de reprendre.
Quelquefois nous versions des pleurs, quelquefois nous essayions de
sourire. Un regard tantôt levé vers le ciel , tantôt attaché à la terre ,
une oreille attentive au chant de l'oiseau, un geste vers le soleil
couchant, une main tendrement serrée, un sein tour à tour pal-
pitant, tour à tour tranquille, les noms de Chactas et d'Atala
doucement répétés par intervalle 0 première promenade de
l'amour! il faut que votre souvenir soit bien puissant, puisque
après tant d'années d'infortune vous remuez encore le cœur du
vieux Chactas !
« Qu'ils sont incompréhensibles les mortels agités par des passions!
Je venois d'abandonner le généreux Lopez , je venois de m'exposer à
tous les dangers pour être libre : dans un instant le regard d'une
femme avoit changé mes goûts, mes résolutions, mes pensées ! Oubliant
mon pays, ma mère, ma cabane et la mort affreuse qui m'attendoit,
j'étois devenu indifférent à tout ce qui n'étoit pas Atala. Sans force
pour m'élever à la raison de l'homme, j'étois retombé tout à coup
dans une espèce d'enfance; et loin de pouvoir rien faire pour me
ATA LA. 27
soustraire aux maux qui m'attendoient, j'auroîs eu presque besoin
qu'on s'occupât de mon sommeil et de ma nourriture.
« Ce fut donc vainement qu'après nos courses dans la savane,
Atala, se jetant à mes genoux, m'invita de nouveau à la quitter. Je lui
protestai que je retournerois seul au camp si elle refusoit de me ratta-
cher au pied de mon arbre. Elle fut obligée de me satisfaire, espéranf
me convaincre une autre fois.
« Le lendemain de cette journée, qui décida du destin de ma vie,
on s'arrêta dans une vallée, non loin de Cuscowilla, capitale des Simi-
noles. Cgs Indiens, unis aux Muscogulges, forment avec eux la confé-
dération des Creeks. La fille du pays des palmiers vint me trouver au
milieu de la nuit. Elle me conduisit dans une grande forêt de pins, et
renouvela ses prières pour m'engager à la fuite. Sans lui répondre, je
pris sa main dans ma main, et je forçai cette biche altérée d'errer
avec moi dans la forêt. La nuit étoit délicieuse. Le Génie des airs
secouoit sa chevelure bleue, embaumée de la senteur des pins, et l'on
respiroit la foible odeur d'ambre qu'exhaloient les crocodiles couchés
sous les tamarins des fleuves. La lune brilloit au milieu d'un azur sans
tache, et sa lumière gris de perle descendoit sur la cime indéterminée
des forêts. Aucun bruit ne se faisoit entendre, hors je ne sais quelle
harmonie lointaine qui régnait dans la profondeur des bois : on eût
dit que l'âme de la solitude soupiroit dans toute l'étendue du désert.
« Nous aperçûmes à travers les arbres un jeune homme qui, tenant
à la main un flambeau , ressembloit au Génie du printemps parcou-
rant les forêts pour ranimer la nature ; c'étoit un amant qui alloit
s'instruire de son sort à la cabane de sa maîtresse.
« Si la vierge éteint le flambeau, elle accepte les vœux offerts; si
elle se voile sans l'éteindre, elle rejette un époux.
« Le guerrier, en se glissant dans les ombres, chantoit à demi-voix
ces paroles :
« Je devancerai les pas du jour sur le sommet des montagnes pour
« chercher ma colombe solitaire parmi les chênes de la forêt.
« J'ai attaché à son cou un collier de porcelaines' ; on y voit trois
(c grains rougos pour mon amour, trois violets pour mes craintes, trois
« bleus pour mes espérances.
« Mila a les yeux d'une hermine et la chevelure légère d'un champ
« de riz; sa bouche est un coquillage rose garni de perles; ses deux
« seins sont comme deux petits chevreaux sans tache, nés au même
<( jour, d'une seule mère.
i. Sorte de coquillage.
28 ATA LA.
« Puisse Mila dteindre ce flambeau! Puisse sa bouche verser sur lui
« une ombre voluptueuse! Je fertiliserai son sein. L'espoir de la
« patrie pendra à sa mamelle féconde, et je fumerai mon calumet de
« paix sur le berceau de mon fils.
« Ah ! laissez-moi devancer les pas du jour sur le sommet des mon-
« tagnes pour chercher ma colombe solitaire parmi les chênes de la
« forêt! »
« Ainsi chantoit ce jeune homme, dont les accents portèrent le
trouble jusqu'au fond de mon âme et firent changer de visage à Atala.
Nos mains unies frémirent l'une dans l'autre. Mais nous fûmes dis-
traits de cette scène par une scène non moins dangereuse pour
nous.
(t Nous passâmes auprès du tombeau d'un enfant, qui servoit de
limites à deux nations. On l'avoit placé au bord du chemin , selon
l'usage, afin que les jeunes femmes, en allant à la fontaine, pussent
attirer dans leur sein l'âme de l'innocente créature et la rendre à la
patrie. On y voyoit dans ce moment des épouses nouvelles qui, dési-
rant les douceurs de la maternité, cherchoient, en entrouvrant leurs
lèvres, à recueillir l'âme du petit enfant, qu'elles croyoient voir errer
sur les fleurs. La véritable mère vint ensuite déposer une gerbe de
maïs et des fleurs de lis blanc sur le tombeau. Elle arrosa la terre de
son lait, s'assit sur le gazon humide et parla à son enfant d'une voix
attendrie :
« Pourquoi te pleuré-je dans ton berceau de terre, ô mon nouveau-
« né ! Quand le petit oiseau devient grand , il faut qu'il cherche sa
« nourriture, et il trouve dans le désert bien des graines amères. Du
« moins tu as ignoré les pleurs ; du moins ton cœur n'a point été
« exposé au souffle dévorant des hommes. Le bouton qui sèche dans
« son enveloppe passe avec tous ses parfums, comme toi, ô mon fils!
« avec toute ton innocence. Heureux ceux qui meurent au berceau : ils
« n'ont connu que les baisers et les souris d'une mère ! »
« Déjà subjugués par notre propre cœur, nous fûmes accablés par
ces images d'amour et de maternité, qui sembloient nous poursuivre
dans ces solitudes enchantées. J'emportai Atala dans mes bras au fond
de la forêt, et je lui dis des choses qu'aujourd'hui je chercherois eni
vain sur mes lèvres. Le vent du midi, mon cher fils, perd sa chaleur
en passant sur des montagnes de glace. Les souvenirs de l'amour dans
le cœur d'un vieillard sont comme les feux du jour réfléchis par l'orbe
paisible de la lune, lorsque le soleil est couché et que le silence plane
sur la hutte des sauvages.
« Qui pouvoit sauver Atala? qui pouvoit l'empêcher de succombera
ATA LA. 29
la nature? Rien qu'un miracle, sans doute; et ce miracle fut fait! La
fille de Simaghan eut recours au Dieu des chrétiens ; elle se pre'cipita
sur la terre, et prononça une fervente oraison, adressée à sa mère et
à la Reine des vierges. C'est de ce moment, ô René! que j'ai conçu
une mcrvcillcv/se idée de cette religion qui dans les forêts, au milieu
de toutes les privations de la vie, peut remplir de mille dons les infor-
tunés; de cette religion qui, opposant sa puissance au torrent des pas-
sions, suffît seule pour les vaincre, lorsque tout les favorise, et le secret
des bois, et l'absence des hommes, et la fidélité des ombres. Ah!
qu'elle me parut divine, la simple sauvage, l'ignorante Atala, qui à
genoux devant un vieux pin tombé, comme au pied d'un autel, offroit
à son Dieu des vœux pour un amant idolâtre ! Ses yeux levés vers l'astre
de la nuit, ses joues brillantes des pleurs de la religion et de l'amour,
étoient d'une beauté immortelle. Plusieurs fois il me sembla qu'elle
alloit prendre son vol vers les cieux ; plusieurs fois je crus voir des-
cendre sur les rayons de la lune et entendre dans les branches des
arbres ces Génies que le Dieu des chrétiens envoie aux ermites des
rochers, lorsqu'il se dispose à les rappeler à lui. J'en fus affligé, car
je craignis qu'Atala n'eût que peu de temps à passer sur la terre.
(i Cependant elle versa tant de larmes, elle se montra si malheu-
reuse, que j'allois peut-être consentir à m'éloigner, lorsque le cri de
mort retentit dans la forêt. Quatre hommes armés se précipitent sur
moi : nous avions été découverts ; le chef de guerre avoit donné l'ordre
de nous poursuivre.
« Atala, qui ressembloit à une reine pour l'orgueil de la démarche,
dédaigna de parler à ces guerriers. Elle leur lança un regard superbe,
et se rendit auprès de Simaghan.
(( Elle ne put rien obtenir. On redoubla mes gardes, on multiplia
mes chaînes, on écarta mon amante. Cinq nuits s'écoulent, et nous
apercevons Apalachucla, situé au bord de la rivière Chata-Uche. Aus-
sitôt on me couronne de fleurs ; on me peint le visage d'azur et de
vermillon ; on m'attache des perles au nez et aux oreilles et l'on me
met à la main un chichikoué'.
(c Ainsi paré pour le sacrifice, j'entre dans Apalachucla aux cris
répétés de la foule. C'en étoit fait de ma vie, quand tout à coup le
bruit d'une conque se fait entendre, et le Mico, ou chef de la nation,
ordonne de s'assembler.
« Tu connois, mon fils, les tourments que les sauvages font subir
dux prisonniers de guerre. Les missionnaires chrétiens , au péril de
1. Instrument du musique des sauvages.
30 ATA LA.
leurs jours et avec une charité infatigable, étoient parvenus ciiez plu-
sieurs nations à faire substituer un esclavage assez doux aux horreurs
du bûcher. Les Muscogulges n'avoient point encore adopté cette cou-
tume, mais un parti nombreux s'étoit déclaré en sa faveur. G'étoit
pour prononcer sur cette importante affaire que le Mico convoquoit les
Sachems. On me conduit au lieu des délibérations.
« Non loin d'Apalachucla s'élevoit, sur un tertre isolé, le pavillon
du conseil. Tro-is cercles de colonnes formoient l'élégante architecture
de cette rotonde. Les colonnes étoient de cyprès poli et sculpté ; elles
augmentoient en hauteur et en épaisseur et dimin noient en nombre
à mesure qu'elles se rapprochoient du centre, marqué par un pilier
unique. Du sommet de ce pilier partoient des bandes d'écorce, qui,
passant sur le sommet des autres colonnes, couvroient le pavillon en
forme d'éventail à jour.
« Le conseil s'assemble. Cinquante vieillards, en manteau de castor,
se rangent sur des espèces de gradins faisant face à la porte du pavil-
lon. Le grand chef est assis au milieu d'eux, tenant à la main le calu-
met de paix à demi coloré pour la guerre. A ïa droite des vieillards se
placent cinquante femmes couvertes d'une robe de plumes de cygne.
Les chefs de guerre, le tomahawk ' à la main, le pennage en tête, les
bras et la poitrine teints de sang, prennent la gauche.
« Au pied de la colonne centrale brûle le feu du conseil. Le premier
jongleur, environné des huit gardiens du temple, vêtu de longs habits
et portant un hibou empaillé sur la tête, verse du baume de copalme
sur la flamme et offre un sacrifice au soleil. Ce triple rang de vieil-
lards, de matrones, de guerriers ; ces prêtres, ces nuages d'encens, ce
sacrifice, tout sert à donner à ce conseil un appareil imposant.
« J'étois debout enchaîné au milieu de l'assemblée. Le sacrifice
achevé, le Mico prend la parole, et expose avec simplicité l'affaire qui
rassemble le conseil. Il jette un collier bleu dans la salle, en témoi-
gnage de ce qu'il vient de dire.
« Alors un Sachem de la tribu de l'Aigle se lève, et parle ainsi :
« Mon père le Mico, Sachems, matrones, guerriers des quatre tribus
« de l'Aigle, du Castor, du Serpent et de la Tortue, ne changeons rien
« aux mœurs de nos aïeux; brûlons le prisonnier, et n'amollissons
« point nos courages. C'est une coutume des blancs qu'on vous pro-
« pose, elle ne peut être que pernicieuse. Donnez un collier rouge qui
« contienne mes paroles. J'ai dit. »
« Et il jette un collier rouge dans l'assemblée.
1. La hache.
ATA LA- 31
« Une matrone se lève, et dit :
« Mon père l'Aigle, vous avez l'esprit d'un renard et la prudente
« lenteur d'une tortue. Je veux polir avec vous la chaîne d'ami-
« lié , et nous planterons ensemble l'arbre de paix. Mais chan-
« geons les coutumes de nos aïeux en ce qu'elles ont de funeste.
« Ayons des esclaves qui cultivent nos champs , et n'entendons
« plus les cris des prisonniers, qui troublent le sein des mères.
('. J'ai dit. »
« Comme on voit les flots de la mer se briser pendant un orage,
comme en automne les feuilles séchées sont enlevées par un tour-
billon , comme les roseaux du Meschacebé plient et se relèvent dans
une inondation subite, comme un grand troupeau de cerfs brame au
fond d'une forêt, ainsi s'agitoit et murmuroit le conseil. Des Sachems,
des guerriers, des matrones parlent tour à tour ou tous ensemble. Les
intérêts se choquent, les opinions se divisent, le conseil va se dis-
soudre, mais enfin l'usage antique l'emporte et je suis condamné au
bûcher.
« Une circonstance vint retarder mon supplice : la Fête des morls
ou le Festin des âmes approchoit. Il est d'usage de ne faire mourir
aucun captif pendant les jours consacrés à cette cérémonie. On me
confia à une garde sévère , et sans doute les Sachems éloignèrent la
fille de Simaghan, car je ne la revis plus,
« Cependant les nations de plus de trois cents lieues à la ronde
arrivoient en foule pour célébrer le Festin des âmes. On avoit bâti une
longue hutte sur un site écarté. Au jour marqué, chaque cabane
exhuma les restes de ses pères de leurs tombeaux particuliers, et l'on
suspendit les squelettes, par ordre et par famille, aux murs de la
Salle commune des aïeux. Les vents (une tempête s'étoit élevée), les
forêts, les cataractes mugissoient au dehors, tandis que les vieillards
des diverses nations concluoient entre eux des traités de paix et d'al-
liance sur les os de leurs pères.
« On célèbre les jeux funèbres, la course, la balle, les osselets.
Deux vierges cherchent à s'arracher une baguette de saule. Les bou-
tons de leurs seins viennent se toucher; leurs mains voltigent sur la
baguette, qu'elles élèvent au-dessus de leurs têtes. Leurs beaux pieds
nus s'entrelacent, leurs bouches se rencontrent, leurs douces haleines
se*'confondent ; elles se penchent et mêlent leurs chevelures; elles
regardent leurs mères, rougissent : on applaudit'. Le Jongleur invo-
que Michabou , génie des eaux. 11 raconte les guerres du grand Lièvre
i. La rougeur est sensible chez les jeunes sauvages.
Ù'J.
2 AïALA.
J
contre Malchimanitou , dieu du mal. Il dit le premier homme et
Atahensic la première femme précipités du ciel pour avoir perdu l'in-
nocence, la terre rougie du sang fraternel, Jouskcka l'impie immolant
le juste Tahouistsaron, le déluge descendant à la voix du grand Esprit,
Massou sauvé seul dans son canot d'écorce, et le corbeau envoyé à la
découverte de la terre ; il dit encore la belle Endaé , retirée de la
contrée des âmes par les douces chansons de son époux.
« Après ces jeux et ces cantiques, on se prépare à donner aux aïeux
une éternelle sépulture.
(c Sur les bords de la rivière Chata-Uche se voyoit un figuier sau-
vage, que le culte des peuples avoit consacré. Les vierges avoient
accoutumé de laver leurs robes d'écorce dans ce lieu et de les exposer
au souille du désert, sur les rameaux de l'arbre antique. C'étoit là
qu'on avoit creusé un immense tombeau. On part de la salle funèbre
en chantant l'hymne à la mort; chaque famille porte quelques débris
sacrés. On arrive à la tombe , on y descend les reliques ; on les y
étend par couche, on les sépare avec des peaux d'ours et de castor;
le mont du tombeau s'élève, et l'on y plante VÂrhre des pleurs et du
sommeil,
u Plaignons les hommes, mon cher fils! Ces mêmes Indiens dont
les coutumes sont si touchantes, ces mêmes femmes qui m'avoient
témoigné un intérêt si tendre, demandoient maintenant mon supplice
à grands cris, et des nations entières retardoient leur départ pour
avoir le plaisir de voir un jeune homme souffrir des tourments épou-
vantables.
(( Dans une vallée au nord, à quelque distance du grand village,
s'élevoit un bois de cyprès et de sapins, appelé le Bois du sang. On y
arrivoit par les ruines d'un de ces monuments dont on ignore l'ori-
gine, et qui sont l'ouvrage d'un peuple maintenant inconnu. Au centre
de ce bois s'étendoit une arène où l'on sacrifioit les prisonniers de
guerre. On m'y conduit en triomphe. Tout se prépare pour ma mort :
on plante le poteau d'Areskoui ; les pins, les ormes, les cyprès, tombent
sous la cognée ; le bûcher s'élève ; les spectateurs bâtissent des î^mphi-
théâtres avec des branches et des troncs d'arbres. Chacun invente un
supplice : l'un se propose de m'arracher la peau du crâne, l'autre de
me brûler les yeux avec des haches ardentes. Je commence ma chan-
son de mort :
« Je ne crains point les tourments : je suis brave, ô Muscogulges !
« je vous défie; je vous méprise plus que des femmes. Mon père
« Outalissi, fils de Miscou, a bu dans le crâne de vos plus fameux
« guerriers ; vous n'arracherez pas un soupir de mon cœur. »
ATALA. 33
a Provoqué par ma chanson, un guerrier me perça le bras d'une
flèche ; je dis : « Frère, je te remercie. »
« Malgré l'activité des bourreaux, les préparatifs du supplice ne
purent être achevés avant le coucher du soleil. On consulta le Jon-
gleur, qui défendit de troubler les Génies des ombres, et ma mort fut
encore suspendue jusqu'au lendemain. Mais, dans l'impatience dé
jouir du spectacle et pour être plus tôt prêts au lever de l'aurore, les
Indiens ne quittèrent point le Bois du sang ; ils allumèrent de gronds
feux et commencèrent des festins et des danses.
« Cependant on m'avoit étendu sur le dos. Des cordes partant de
mon cou,, de mes pieds, de mes bras, alloient s'attacher à des piquets
enfoncés en terre. Des guerriers étoient couchés sur ces cordes, et
je ne pouvois faire un mouvement sans qu'ils n'en fussent avertis.
La nuit s'avance : les chants et les danses cessent par degré ; les
feux ne jettent plus que des lueurs rougeâtres, devant lesquelles on
voit encore passer les ombres de quelques sauvages ; tout s'en-
dort : à mesure que le bruit des hommes s'affoiblit, celui du désert
augmente, et au tumulte des voix succèdent les plaintes du vent
dans la forêt.
« G'étoit l'heure oii une jeune Indienne qui vient d'être mère se
réveille en sursaut au milieu de la nuit, car elle a cru entendre les
cris de son premier-né, qui lui demande la douce nourriture. Les yeux
attachés au ciel, où le croissant de la lune erroit dans les nuages, je
réfléchissois sur ma destinée. Atala me sembîoit un monstre d'ingra-
titude : m'abandonner au moment du supplice, moi qui m'étois dévoué
aux flammes plutôt que de la quitter ! Et pourtant je sentois que je
l'aimois toujours et que je mourrois avec joie pour elle.
« 11 est dans les extrêmes plaisirs un aiguillon qui nous éveille,
comme pour nous avertir de profiter de ce moment rapide ; dans les
grandes douleurs, au contraire, je ne sais quoi de pesant nous endort;
des yeux fatigués par les larmes cherchent naturellement à se fermer,
et la bonté de la Providence se fait ainsi remarquer jusque dans nos
infortunes. Je cédai malgré moi à ce lourd sommeil que goûtent quel-
quefois les misérables. Je revois qu'on m'ôtoit mes chaînes ; je croyois
<;eqtir ce soulagement qu'on éprouve lorsque, après avoir été forte-
ment pressé, une main secourable relâche nos fers.
u Cette sensation devint si vive qu'elle me fit soulever les paupières.
A la clarté de la lune, dont un rayon s'échappoit entre deux nuages,;
j'entrevois une grande figure blanche penchée sur moi et occupée à
dénouer silencieusement mes liens. J'allois pousser un cri, lorsqu'une
main, que je reconnus à l'instant, me ferma la bouche. Une seule
m. 3
34 ATALA.
corde restoit , mais il paroissoit impossible de la couper sans toucher
un guerrier qui la couvroit tout entière de son corps. Atala y porte la
main ; le guerrier s'éveille à demi, et se dresse sur son séant. Atala
reste immobile et le regarde. L'Indien croit voir l'Esprit des ruines ;
il se recouche en fermant les yeux et en invoquant son Manitou. Le
lien est brisé. Je me lève ; je suis ma libératrice, qui me tend le bout
d'un arc dont elle tient l'autre extrémité. Mais que de dangers nous
environnent! Tantôt nous sommes près de heurter des sauvages
endormis ; tantôt une garde nous interroge, et Atala répond en chan-
geant sa voix. Des enfants poussent des cris, des dogues aboient.
A peine sommes-nous sortis de l'enceinte funeste, que des hurlements
ébranlent la forêt. Le camp se réveille, mille feux s'allument, on voit
courir de tous côtés des sauvages avec des flambeaux : nous précipi-
tons notre course.
« Quand l'aurore se leva sur les Apalaches, nous étions déjà loin.
Quelle fut ma félicité lorsque je me trouvai encore une fois dans la
solitude avec Atala, avec Atala ma libératrice, avec Atala qui se don-
noit à moi pour toujours ! Les paroles manquèrent à ma langue ; je
tombai à genoux, et je dis à la fille de Simaghan : « Les hommes sont
« bien peu de chose; mais quand les Génies les visitent, alors ils ne
« sont rien du tout. Vous êtes un Génie, vous m'avez visité, et je ne
« puis parler devant vous. » Atala me tendit la main avec un sourire :
« Il faut bien , dit-elle, que je vous suive, puisque vous ne voulez pas
« fuir sans moi. Cette nuit, j'ai séduit le Jongleur par des présents,
« j'ai enivré vos bourreaux avec de l'essence de feu ', et j'ai dû hasar-
« der ma vie pour vous, puisque vous aviez donné la vôtre pour moi.
« Oui, jeune idolâtre, ajouta-t-elle avec un accent qui m'effraya, le
« sacrifice sera réciproque. »
« Atala me remit les armes qu'elle avoit eu soin d'apporter ; ensuite
elle pansa ma blessure. En l'essuyant avec une feuille de papaya,
elle la mouilloit de ses larmes. « C'est un baume, lui dis-je, que tu
« répands sur ma plaie. — Je crains plutôt que ce ne soit un poison , )>
répondit-elle. Elle déchira un des voiles de son sein, dont elle fit une
première compresse, qu'elle attacha avec une boucle de ses cheveux.
« L'ivresse, qui dure longtemps chez les sauvages et qui est pour
eux une espèce de maladie, les empêcha sans doute de nous poursuivre
durant les premières journées. S'ils nous cherchèrent ensuite, il est
probable que ce fut du côté du couchant, persuadés que nous aurions
essayé de nous rendre au Meschacebé ; mais nous avions pris notre
\. De l'eau- de -vie.
ATA LA. 35
route vers l'étoile immobile'; en nous dirigeant sur la mousse du
tronc des arbres.
« INous ne tardâmes pas à nous apercevoir que nous avions peu
gagné à ma délivrance. Le désert dérouloit maintenant devant nous
ses solitudes démesurées. Sans expérience de la vie des forêts, détour-
nés de notre vrai chemin et marchant à l'aventure, qu'allions-nous
devenir? Souvent, en regardant Atala , je me rappelois cette antique
histoire d'Agar, que Lopez m'avoit fait lire, et qui est arrivée dans le
désert de Bersabée, il y a bien longtemps, alors que les hommes
vivoient trois âges de chêne.
« Atak me fit un manteau avec la seconde écorce du frêne, car
j'étois presque nu. Elle me broda des mocassines^ de peau de rat
musqué avec du poil de porc-épic. Je prenois soin à mon tour de sa
parure. Tantôt je lui metfois sur la tête une couronne de ces mauves
bleues que nous trouvions sur notre route, dans des cimetières indiens
abandonnés ; tantôt je lui faisois des colliers avec des graines rouges
d'azalea, et puis je me prenois à sourire en contemplant sa merveil-
leuse beauté.
« Quand nous rencontrions un fleuve, nous le passions sur un
radeau ou à la nage. Atala appuyoit une de ses mains sur mon épaule,
et , comme deux cygnes voyageurs, nous traversions ces ondes soli-
taires.
« Souvent, dans les grandes chaleurs du jour, nous cherchions un
abri sous les mousses des cèdres. Presque tous les arbres de la Floride,
en particulier le cèdre et le chêne vert , sont couverts d'une mousse
blanche qui descend de leurs rameaux jusqu'à terre. Quand la nuit,
au clair de la lune, vous apercevez sur la nudité d'une savane une
yeuse isolée revêtue de cette draperie, vous croiriez voir un fantôme
traînant après lui ses longs voiles. La scène n'est pas moins pitto-
resque au grand jour, car une foule de papillons, de mouches bril-
lantes, de colibris, de perruches vertes, de geais d'azur, vient s'accro-
cher à ces mousses, qui produisent alors l'effet d'une tapisserie en
laine blanche où l'ouvrier européen auroit brodé des insectes et des
oiseaux éclatants.
« C'étoit dans ces riantes hôtelleries, préparées par le grand Esprit,
que nous nous reposions à l'ombre. Lorsque les vents descendoient
du ciel pour balancer ce grand cèdre, que le château aérien bâti sur
ses branches alloit flottant avec les oiseaux et les voyageurs endormis
sous ses abris, que mille soupirs sortoient des corridors et des voûtes
1. Le nord. 2. Chaussure indienne.
36 ATA LA.
du mobile édifice, jamais les merveilles de l'ancien Monde n'ont
approché de ce monument du désert.
« Chaque soir nous allumions un grand feu et nous bâtissions la
hutte du voyage avec une écorce élevée sur quatre piquets. Si j'avois
tué une dinde sauvage, un ramier, un faisan des bois, nous le sus-
pendions devant le chêne embrasé , au bout d'une gaule plantée en
terre, et nous abandonnions au vent le soin de tourner la proie du
chasseur. Nous mangions des mousses appelées tripes de roche, des
écorces sucrées de bouleau, et des pommes de mai, qui ont le goût
de la pêche et de la framboise. Le noyer noir, l'érable, le sumac,
fournissoient le vin à notre table. Quelquefois j'allois chercher parmi
les roseaux une plante dont la fleur allongée en cornet contenoit un
verre de la plus pure rosée. Nous bénissions la Providence, qui sur
la foible tige d'une fleur avoit placé cette source hmpide au milieu
des marais corrompus, comme elle a mis l'espérance au fond des
cœurs ulcérés par le chagrin, comme elle a fait jaillir la vertu du sein
des misères de la vie !
« Hélas ! je découvris bientôt que je m'étois trompé sur le calme
apparent d'Atala. A mesure que nous avancions, elle devenoit triste.
Souvent elle tressailloit sans cause et tournoit précipitamment la
tête. Je la surprenois attachant sur moi un regard passionné qu'elle
reportoit vers le ciel avec une profonde mélancolie. Ce qui m'effrayoit
surtout étoit un secret, une pensée cachée au fond de son âme, que
j'entrevoyois dans ses yeux. Toujours m'attirant et me repoussant,
ranimant et détruisant mes espérances quand je croyois avoir fait
un peu de chemin dans son cœur, je me retrouvois au même point.
Que de fois elle m'a dit : « 0 mon jeune amant! je t'aime comme
« l'ombre des bois au milieu du jour! Tu es beau comme le désert
(( avec toutes ses fleurs et toutes ses brises. Si je me penche sur toi ,
« je frémis ; si ma main tombe sur la tienne, il me semble que je
« vais mourir. L'autre jour le vent jeta tes cheveux sur mon visage
« tandis que tu te délassois sur mon sein, je crus sentir le léger tou-
« cher des Esprits invisibles. Oui, j'ai vu les chevrettes de la mon-
« tagne d'Occone , j'ai entendu les propos des hommes rassasiés de
« jours : mais la douceur des chevreaux et la sagesse des vieillards
« sont moins plaisantes et moins fortes que tes paroles. Eh bien ,
« pauvre Chactas, je ne serai jamais ton épouse ! »
« Les perpétuelles contradictions de l'amour et de la religion
d'Atala, l'abandon de sa tendresse et la chasteté de ses mœurs,
la fierté de son caractère et sa profonde sensibilité, l'élévation de
son âme dans les grandes choses, sa susceptibilité dans les petites,
ATA LA. 37
tout en faisoit pour moi un être incompréhensible. Atala ne pouvoit
pas prendre sur un homme un foible empire : pleine de passions, elle
étoit pleine de puissance; il falloit ou l'adorer ou la haïr.
« Après quinze nuits d'une marche précipitée, nous entrâmes dans
la chahie des monts Alléganys et nous atteignunes une des branches
du Tenase, fleuve qui se jette dans l'Ohio. Aidé des conseils d' Atala,
je bâtis un canot, que j'enduisis de gomme de prunier, après en
avoir recousu les écorces avec des racines de sapin. Ensuite je
m'embarquai avec Atala, et nous nous abandonnâmes au cours du
fleuve. ,
« Le village indien de Sticoé, avec ses tombes pyramidales et ses
huttes en ruine, se montroit à notre gauche, au détour d'un pro-
montoire ; nous laissions à droite la vallée de Keow, terminée par la
perspective des cabanes de Jore, suspendues au front de la montagne
du même nom. Le fleuve qui nous entraînoit couloit entre de hautes
falaises, au bout desquelles on apercevoit le soleil couchant. Ces pro-
fondes solitudes n'étoient point troublées par la présence de l'homme.
Nous ne vîmes qu'un chasseur indien, qui, appuyé sur son arc et
immobile sur la pointe d'un rocher, ressembloit à une statue élevée
dans la montagne au Génie de ces déserts.
(c Atala et moi nous joignions notre silence au silence de cette
scène. Tout à coup la fille de l'exil fit éclater dans les airs une voix
pleine d'émotion et de mélancolie ; elle chantoit la patrie absente :
(( Heureux ceux qui n'ont point vu la fumée des fêtes de l'étranger
« et qui ne se sont assis qu'aux festins de leurs pères !
« Si le geai bleu du Meschacebé disoit à la nonpareille des Flo-
« rides : Pourquoi vous plaignez -vous si tristement? n'avez- vous pas
« ici de belles eaux et de beaux ombrages, et toutes sortes de pâtures
« comme dans vos forêts? — Oui, répondroit la nonpareille fugitive,
(( mais mon nid est dans le jasmin : qui me l'apportera? Et le soleil
(( de ma savane, l'avez-vous?
« Heureux ceux qui n'ont point vu la fumée des fêtes de l'étranger
« et qui ne se sont assis qu'aux festins de leurs pères!
« Après les heures d'une marche pénible, le voyageur s'assied tran-
« quillement. Il contemple autour de lui les toits des hommes ; le
« voyageur n'a pas un lieu où reposer sa tête. Le voyageur frappe à
« la cabane, il met son arc derrière la porte, il demande l'hospitalité;
« le maître fait un geste de la main ; le voyageur reprend son arc, et
<( retourne au désert !
a Heureux ceux qui n'ont point vu la fumée des fêtes de l'étranger
« et qui ne se sont assis qu'aux festins de leurs pères I
38 ATA LA.
« Merveilleuses histoires racontées autour du foyer, tendres épan-
K chements du cœur, longues habitudes d'aimer si nécessaires à la
« vie, vous avez rempli les journées de ceux qui n'ont point quitté
(( leur pays natal! Leurs tombeaux sont dans leur patrie, avec le
« soleil couchant, les pleurs de leurs amis et les charmes de la
« religion.
« Heureux ceux qui n'ont point vu la fumée des fêtes de l'étranger
« et qui ne se sont assis qu'aux festins de leurs pères! »
« Ainsi chantoit Atala. Rien n'interrompoit ses plaintes, hors le
bruit insensible de notre canot sur les ondes. En deux ou trois
endroits seulement elles furent recueillies par un foible écho, qui les
redit à un second plus foible, et celui-ci à un troisième plus foible
encore : on eût cru que les âmes de deux amants jadis infortunés
comme nous, attirées par cette mélodie touchante, se plaisoient à en
soupirer les derniers sons dans la montagne.
« Cependant la solitude, la présence continuelle de l'objet aimé,
nos malheurs mêmes , redoubloient à chaque instant notre amour.
Les forces d'Atala commençoient à l'abandonner, et les passions, en
abattant son corps, alloient triompher de sa vertu. Elle prioit conti-
nuellement sa mère, dont elle avoit l'air de vouloir apaiser l'ombre
irritée. Quelquefois elle me demandoit si je n'entendois pas une voix
plaintive , si je ne voyois pas des flammes sortir de la terre. Pour
moi, épuisé de fatigue, mais toujours bjùlant de désir, songeant que
j'étois peut-être perdu sans retour au milieu de ces forêts, cent fois
je fus prêt à saisir. mon épouse dans mes bras, cent fois je lui pro-
posai de bâtir une hutte sur ces rivages et de nous y ensevelir
ensemble. Mais elle me résista toujours : « Songez, me disoit-elle,
« mon jeune ami, qu'un guerrier se doit à sa patrie. Qu'est-ce qu'une
« femme auprès des devoirs que tu as à remplir? Prends courage, fils
(( d'Outalissi ; ne murmure point contre ta destinée. Le cœur de
« l'homme est comme l'éponge du fleuve, qui tantôt boit une onde
« pure dans les temps de sérénité, tantôt s'enfle d'une eau bourbeuse
« quand le ciel a troublé les eaux. L'éponge a-t-elle le droit de dire :
« Je croyois qu'il n'y auroit jamais d'orages, que le soleil ne seroit
« jamais brûlant? »
« 0 René ! si tu crains les troubles du cœur, défie-toi de la solitude :
lies grandes passions sont solitaires, et les transporter au désert, c'est
les rendre à leur empire. Accablés de soucis et de craintes, exposés à
tomber entre les mains des Indiens ennemis, à être engloutis dans
les eaux, piqués des serpents, dévorés des bêtes, trouvant difficile-
ment une chétive nourriture, et ne sachant plus de quel côté tourner
ATA LA. 39
nos pas, nos maux sembloicnt ne pouvoir plus s'accroître, lorsqu'un
accident y vint mettre le comble.
« C'étoit le vingt-septième soleil depuis notre départ des cabanes :
la lune de feu ' avoit commencé son cours, et tout annonçoit un orage.
Vers l'heure où les matrones indiennes suspendent la crosse du labour
aux branches du savinier et oii les perruches se retirent dans le creux
des cyprès, le ciel commença à se couvrir. Les voix de la solitude
s'éteignirent, le désert fit silence et les forêts demeurèrent dans
un calme universel. Bientôt les roulements d'un tonnerre lointain,
se prolongeant dans ces bois aussi vieux que le monde, en firent
sortir des bruits sublimes. Craignant d'être submergés, nous nous
hâtâmes de gagner le bord du fleuve et de nous retirer dans une
forêt.
« Ce lieu étoit un terrain marécageux. Nous avancions avec peine
sous une voiite de smilax, parmi des ceps de vigne, des indigos, des
faséoles, des lianes rampantes, qui entravoient nos pieds comme des
filets. Le sol spongieux trembloit autour de nous, et à chaque instant
nous étions près d'être engloutis dans des fondrières. Des insectes sans
nombre, d'énormes chauves-souris, nous aveugloient; les serpents à
sonnettes bruissoient de toutes parts, et les loups, les ours, les carca-
jouSj les petits tigres, qui venoient se cacher dans ces retraites, les
remplissoient de leurs rugissements.
« Cependant l'obscurité redouble : les nuages abaissés entrent sous
l'ombrage des bois. La nue se déchire, et l'éclair trace un rapide
losange de feu. Un vent impétueux, sorti du couchant, roule les nuages
sur les nuages; les forêts plient, le ciel s'ouvre coup sur coup, et à
travers ses crevasses on aperçoit de nouveaux cieux et des campagnes
ardentes. Quel affreux, quel magnifique spectacle! La foudre met le
feu dans les bois; l'incendie s'étend comme une chevelure de flammes;
des colonnes d'étincelles et de fumée assiègent les nues, qui vomissent
leurs foudres dans le vaste embrasement. Alors le grand Esprit couvre
les montagnes d'épaisses ténèbres ; du milieu de ce vaste chaos s'élève
un mugissement confus formé par le fracas des vents, le gémissement
des arbres, le hurlement des bêtes féroces, le bourdonnement de l'in-
cendie et la chute répétée du tonnerre qui siffle en s'éteignant dans
les eaux.
« Le grand Esprit le sait ! Dans ce moment je ne vis qu'Atala ,
je ne pensai qu'à elle. Sous le tronc penché d'un bouleau, je par-
vins à la garantir des torrents de la çluie. Assis moi-même sous
1. Mois de juillet.
/jO ATALA.
l'arbre , tenant ma bien-aimée sur mes genoux , et réchauffant
ses pieds nus entre mes mains, j'étois plus heureux que la nou
velle épouse qui sent pour la première fois son fruit tressaillir dans
son sein.
« Nous prêtions l'oreille au bruit de la tempête; tout à coup je
sentis une larme d'Atala tomber sur mon sein : a Orage du cœur,
u m'écriai-je, est-ce une goutte de votre pluie?» Puis, embrassant
étroitement celle que j'aimois : a Atala , lui dis-je, vous me cachez
« quelque chose. Ouvre-moi ton cœur, ô ma beauté ! cela fait tant de
« bien quand un ami regarde dans notre âme ! Raconte-moi cet autre
« secret de la douleur, que tu t'obstines à taire. Ah! je le vois, tu
« pleures ta patrie. » Elle repartit aussitôt : « Enfant des hommes,
« comment pleurerois-je ma patrie, puisque mon père n'étoit' pas du
« pays des palmiers ! — Quoi ! répliquai-je avec un profond étonne-
« ment, votre père n'étoit point du pays des palmiers ! Quel est donc
« celui qui vous a mise sur cette terre? Répondez. » Atala dit ces
paroles :
« Avant que ma mère eût apporté en mariage au guerrier Simaghan
« trente cavales, vingt buffles, cent mesures d'huile de glands, cin-
(( quante peaux de castors et beaucoup d'autres richesses, elle avoit
(c connu un homme de la chair blanche. Or, la mère de ma mère lui
« jeta de l'eau au visage, et la contraignit d'épouser le magnanime
« Simaghan, tout semblable à un roi et honoré des peuples comme
« un Génie. Mais ma mère dit à son nouvel époux : « Mon ventre a
« conçu, tuez-moi. » Simaghan lui répondit : « Le grand Esprit me
(c garde d'une si mauvaise action! Je ne vous mutilerai point, je ne
vous couperai point le nez ni les oreilles, parce que vous avez été
« sincère et que vous n'avez point trompé ma couche. Le fruit de vos
u entrailles sera mon fruit, et je ne vous visiterai qu'après le départ
« de l'oiseau de rizière, lorsque la treizième lune aura brillé. » En ce
« temps-là je brisai le sein de ma mère et je commençai à croître,
« fière comme une Espagnole et comme une sauvage. Ma mère me
« fit chrétienne, afin que son Dieu et le Dieu de mon père fût aussi
« mon Dieu. Ensuite le chagrin d'amour vint la chercher, et elle
« descendit dans la petite cave garnie de peaux d'où l'on ne sort
jamais. »
« Telle fut l'histoire d'Atala. « Et quel étbit donc ton père, pauvre
orpheUne? lui dis-je; comment les hommes l'appeloient-ils sur la
« terre et quel nom portoit-il parmi les Génies? — Je n'ai jamais lavé
« les pieds de mon père, dit Atala ; je sais seulement qu'il vivoit avec
« sa sœur à Saint-Augustin et qu'il a toujours été fidèle à ma mère :
ATALA. 41
« Philippe étoit son nom parmi les anges, et les hommes le nommoient
« Lopez. »
« A ces mots je poussai un cri qui retentit dans toute la solitude; le
bruit de mes transports se mêla au bruit de l'orage. Serrant Atala sur
mon cœur, je m'écriai avec des sanglots : « 0 ma sœur! ô fille de
Lopez ! fiUc de mon bienfaiteur ! » Atala, effrayée, me demanda d'où
venoit mon trouble ; mais quand elle sut que Lopez étoit cet hôte
généreux qui m'avoit adopté à Saint-Augustin, et que j'avois quitté
pour être libre, elle fut saisie elle-même de confusion et de joie.
« C'en étoit trop pour nos cœurs que cette amitié fraternelle qui
venoit nous visiter et joindre son amour à notre amour. Désormais
les combats d'Atala alloient devenir inutiles; en vain je la sentis
porter une main à son sein et faire un mouvement extraordinaire :
déjà je l'avois saisie, déjà je m'étois enivré de son souffle, déjà j'avois
bu toute la magie de l'amour sur ses lèvres. Les yeux levés vers le
ciel, à la lueur des éclairs, je tenois mon épouse dans mes bras en
présence de l'Éternel. Pompe nuptiale, digne de nos malheurs et de la
grandeur de nos amours ; superbes forêts qui agitiez vos lianes et vos
dômes comme les rideaux et le ciel de notre couche, pins embrasés
qui formiez les flambeaux de notre hymen , fleuve débordé , mon-
tagnes mugissantes , affreuse et sublime nature , n'étiez-vous donc
qu'un appareil préparé pour nous tromper , et ne pûtes-vous
cacher un moment dans vos mystérieuses horreurs la félicité d'un
homme ?
<( Atala n'offroit plus qu'une foible résistance; je touchois au
moment du bonheur quand tout à coup un impétueux éclair, suivi d'un
éclat de la foudre, sillonne l'épaisseur des ombres, remplit la forêt de
soufre et de lumière et brise un arbre à nos pieds. Nous fuyons.
0 surprise!... dans le silence qui succède nous entendons le son
d'une cloche! Tous deux interdits, nous prêtons l'oreille à ce bruit, si
étrange dans un désert. A l'instant un chien aboie dans le lointain ; il
approche, il redouble ses cris, il arrive, il hurle de joie à nos pieds;
un vieux solitaire portant une petite lanterne le suit à travers les
ténèbres de la forêt. « La Providence soit bénie ! s'écria-t-il aussitôt
« qu'il nous aperçut. Il y a bien longtemps que je vous cherche !
« Notre chien vous a sentis dès le commencement de l'orage, et il
« m'a conduit ici. Bon Dieu! comme ils sont jeunes! Pauvres enfants!
« comme ils ont dû souffrir! Allons! j'ai apporté une peau d'ours, ce
« sera pour cette jeune femme; voici un peu de vin dans notre cale-
« basse. Que Dieu soit loué dans toutes ses œuvres ! sa miséricorde
« est bien grande, et sa bonté est infinie! »
Û2 ATALA.
« Atala étoit aux pieds du religieux : « Chef de la prière, lui disoit-
« elle, je suis chrétienne. C'est le ciel qui t'envoie pour me sauver. —
« Ma fille, dit l'ermite en la relevant, nous sonnons ordinairement la
« cloche de la mission pendant la nuit et pendant les tempêtes pour
(( appeler les étrangers, et, à l'exemple de nos frères des Alpes et du
« Liban, nous avons appris à notre chien à découvrir les voyageurs
f (( égarés. » Pour moi, je comprenois à peine l'ermite; cette charité
me sembloit si fort au-dessus de l'homme, que je croyois faire un
songe. A la lueur de la petite lanterne que tenoit le religieux, j'entre-
voyois sa barbe et ses cheveux tout trempés d'eau; ses pieds, ses
mains et son visage étoient ensanglantés par les ronces. « Vieillard,
u m'écriai-je enfin, quel cœur as-tu donc, toi qui n'as pas craint d'être
« frappé par la foudre ? — Craindre ! repartit le père avec une sorte
« de chaleur; craindre lorsqu'il y a des hommes en péril et que je
« leur puis être utile ! je serois donc un bien indigne serviteur de
« Jésus-Christ! — Mais sais-tu, lui dis-je, que je ne suis pas chrétie»?"
« — Jeune homme, répondit l'ermite, vous ai-je demandé votre reli-
« gion? Jésus-Christ n'a pas dit : « Mon sang lavera celui-ci, et non
« celui-là. » Il est mort pour le Juif et le gentil, et il n'a vu dans tous
« les hommes que des frères et des infortunés. Ce que je fais ici pour
« vous est fort peu de chose, et vous trouveriez ailleurs bien d'autres
(( secours; mais la gloire n'en doit point retomber sur les prêtres. Que
« sommes-nous, foibles solitaires, sinon de grossiers instruments d'une
« œuvre céleste? Eh! quel seroit le soldat assez lâche pour reculer
« lorsque son chef, la croix à la main et le front couronné d'épines,
« marche devant lui au secours des hommes? »
(( Ces paroles saisirent mon cœur ; des larmes d'admiration et de
tendresse tombèrent de mes yeux. « Mes chers enfants, dit le mis-
« sionnaire, je gouverne dans ces forêts un petit troupeau de vos
« frères sauvages. Ma grotte est assez près d'ici dans la montagne :
« venez vous réchauffer chez moi ; vous n'y trouverez pas les commo-
« dites de la vie, mais vous y aurez un abri, et il faut encore en
« remercier la bonté divine, car il y a bien des hommes qui en man-
« quent. »
LES LABOUREURS.
« Il y a des justes dont la conscience est si tranquille, qu'on ne peut
approcher d'eux sans participer à la paix qui s'exhale pour ainsi
dire de leur cœur et de leurs discours. A mesure que le solitaire par-
ATA LA. 43
loit, je sentois les passions s'apaiser dans mon sein et l'orage même
du ciel sembloit s'éloigner à sa voix. Les nuages furent bientôt assez
dispersés pour nous permettre de quitter notre retraite. Nous sortîmes
de la forêt, et nous commençâmes à gravir le revers d'une haute mon-
tagne. Le chien marchoit devant nous en portant au bout d'un bâton
la lanterne éteinte. Je tenois la main d'Atala, et nous suivions le mis-
sionnaire. Il se détournoit souvent pour nous regarder, contemplant
avec pitié nos malheurs et notre jeunesse. Un livre étoit suspendu à
son cou ; il s'appuyoit sur un bâton blanc. Sa taille étoit élevée, sa
figure pâlQ et maigre, sa physionomie simple et sincère. Il n'avoitpas
les traits morts et effacés de l'homme né sans passions ; on voyoit que
ses jours avoient été mauvais, et les rides de son front montroient les
belles cicatrices des passions guéries par la vertu et par l'amour de
Dieu et des hommes. Quand il nous parloit debout et immobile, sa
longue barbe, ses yeux modestement baissés, le son affectueux de sa
voix, tout en lui avoit quelque chose de calme et de sublime. Quiconque
a vu, comme moi, le père Aubry cheminant seul avec son bâton et
son bréviaire dans le désert, a une véritable idée du voyageur chrétien
sur la terre.
« Après une demi-heure d'une marche dangereuse par les sentiers
de la montagne, nous arrivâmes à la grotte du missionnaire. Nous y
entrâmes à travers les lierres et les giraumonts humides, que la pluie
avoit abattus des rochers. Il n'y avoit dans ce lieu qu'une natte de feuilles
de papaya, une calebasse pour puiser de l'eau, quelques vases de
bois, une bêche, un serpent familier et, sur une pierre qui servoit de
table, un crucifix et le livre des chrétiens.
« L'homme des anciens jours se hâta d'allumer du feu avec des
lianes sèches; il brisa du maïs entre deux pierres, et, en ayant fait un
gâteau, il le mit cuire sous la cendre. Quand ce gâteau eut pris au
feu une belle couleur dorée, il nous le servit tout brûlant, avec de la
crème de noix dans un vase d'érable. Le soir ayant ramené la sérénité,
le serviteur du grand Esprit nous proposa d'aller nous asseoir à l'entrée
de la grotte. Nous le suivîmes dans ce lieu, qui commandoit une vue
immense. Les restes de l'orage étoient jetés en désordre vers l'orient;
les feux de l'incendie allumé dans les forêts par la foudre brilloient
encore dans le lointain ; au pied de la montagne, un bois de pins tout
entier étoit renversé dans la vase, et le fleuve rouloit pêle-mêle les
argiles détrempées, les troncs des arbres, les corps des animaux et les
poissons morts, dont on voyoit le ventre argenté flotter à la surface
des eaux.
« Ce fut au milieu de cette scène qu'Atala raconta notre histoire au
I^!^ ATALÂ.
Igrand Génie de la montagne. Son cœur parut touché , et dos larmes
* tombèrent sur sa barbe. « Mon enfant, dit-il à Atala, il faut offrir vos
« souffrances à Dieu, pour la gloire de qui vous avez déjà fait tant de
« choses, il vous rendra le repos. Voyez fumer ces forêts : sécher ces tor-
« rents, se dissiper ces nuages: croyez-vous que celui qui peut calmer
» une pareille tempête ne pourra pas apaiser les troubles du cœur de
« l'homme? Si vous n'avez pas de meilleure retraite, ma chère fille, je
« vous offre une place au milieu du troupeau que j'ai eu le bonheur
« d'appeler à Jésus-Christ. J'instruirai Chactas, et je vous le donnerai
« pour époux quand il sera digne de l'être. »
« A ces mots je tombai aux genoux du solitaire en versant des
pleurs de joie; mais Atala devint pâle comme la mort; Le vieillard me
releva avec bénignité, et je m'aperçus alors qu'il avoit les deux mains
mutilées. Atala comprit sur-le-champ ses malheurs. « Les barbares! »
s'écria-t-elle.
u Ma fille, reprit le père avec un doux sourire , qu'est-ce que cela
« auprès de ce qu'a enduré mon divin Maître? Si les Indiens idolâtres
(t m'ont affligé, ce sont de pauvres aveugles que Dieu éclairera un jour.
« Je les chéris même davantage en proportion des maux qu'ils m'ont
(c faits. Je n'ai pu rester dans ma patrie , où j'étois retourné, et où
(( une illustre reine m'a fait l'honneur de vouloir contempler ces
« foibles marques de mon apostolat. Et quelle récompense plus glo-
« rieuse pouvois-je recevoir de mes travaux que d'avoir obtenu du chef
« de notre religion la permission de célébrer le divin sacrifice avec
« ces mains mutilées? 11 ne me restoit plus, après un tel honneur,
« qu'à tâcher de m'en rendre digne : je suis revenu au Nouveau-
« Monde consumer le reste de ma vie au service de mon Dieu. Il y a
« bientôt trente ans que j'habite cette solitude, et il y en aura demain
(( vingt-deux que j'ai pris possession de ce rocher.' Quand j'arrivai
« dans ces lieux, je n'y trouvai que des familles vagabondes, dont les
« mœurs étoient féroces et la vie fort misérable. Je leur ai fait entendre
(( la parole de paix, et leurs mœurs se sont graduellement adoucies.
« Ils vivent maintenant rassemblés au bas de cette montagne. J'ai
« tâché, en leur enseignant les voies du salut, de leur apprendre les
« premiers arts de la vie, mais sans les porter trop loin, et en rete-
« nant ces honnêtes gens dans cette simplicité qui fait le bonheu r.
« Pour moi , craignant de les gêner par ma présence , je me su is
« retiré sous cette grotte, où ils viennent me consulter. C'est ici
« que, loin des hommes, j'admire Dieu dans la grandeur de ces soli-
« tudes et que je me prépare à la mort, que m'annoncent mes vieu\
« jours. »
ATA LA. 45
« En achevant ces mots, le solitaire se mit à genoux, et nous imi-
tâmes son exemple. Il commença à haute voix une prière, à laquelle
Atala répondoit. De muets éclairs ouvroient encore les cieux dans
l'orient, et sur les nuages du couchant trois soleils brilloient ensemble.
Quelques renards dispersés par l'orage allongeoient leurs museaux
noirs au bord des précipices , et l'on entendoit le frémissement des
plantes qui, séchant à la brise du soir, relevoient de toutes parts leurs
tiges abattues.
« Nous rentrâmes dans la grotte, oij l'ermite étendit un lit de
mousse de cyprès pour Atala. Une profonde langueur se peignoit dans
les yeux et dans les mouvements de cette vierge; elle regardoit le père
Aubry, comme si elle eût voulu lui communiquer un secret , mais
quelque chose sembloit la retenir, soit ma présence, soit une cer-
taine honte, soit l'inutilité de l'aveu. Je l'entendis se lever au milieu
de la nuit; elle cherchoit le solitaire, mais comme il lui avoit donné
sa couche, il étoit allé contempler la beauté du ciel et prier Dieu sur
le sommet de la montagne. Il me dit le lendemain que c'étoit assez sa
coutume, même pendant l'hiver, aimant à voir les forêts balancer
leurs cimes dépouillées, les nuages voler dans les cieux, et à entendre
les vents et les torrents gronder dans la solitude. Ma sœur fut donc
obligée de retourner à sa couche, où elle s'assoupit. Hélas! comblé
d'espérance, je ne vis dans la foiblesse d'Atala que des marques pas-
sagères de lassitude!
« Le lendemain , je m'éveillai aux chants des cardinaux et des
oiseaux moqueurs nichés dans les acacias et les lauriers qui envi-
ronnoicnt la grotte. J'allai cueillir une rose de magnolia, et je la dépo-
sai, humectée des larmes du matin , sur la tête d'Atala endormie.
J'espérois, selon la religion de mon pays, que l'âme de quelque enfant
mort à la mamelle seroit descendue sur cette fleur dans une goutte de
rosée, et qu'un heureux songe la porteroit au sein de ma future
épouse. Je cherchai ensuite mon hôte; je le trouvai la robe relevée
dans ses deux poches, un chapelet à la main et m'atiendant assis sur
le tronc d'un pin tombé de vieillesse. Il me proposa d'aller avec lui à
la Mission, tandis qu'Atala reposoit encore; j'acceptai son offre, et
nous nous mîmes en route à l'instant.
« En descendant la montagne, j'aperçus des chênes où les Génies
^embloient avoir dessiné des caractères étrangers. L'ermite me dit
qu'il les avoit tracés lui-même, que c'étoient des vers d'un ancien poëte
appelé Homhre et quelques sentences d'un autre poëte plus ancien
encore, nommé Salomon. Il y avoit je ne sais quelle mystérieuse har-
monie entre cette sagesse des temps, ces vers rongés de mousse, ce
46 ATA LA.
vieux solitaire qui les avoit gravés et ces vieux chênes qui lui ser
voient de livres.
a Son nom, son âge, la date de sa mission, ctoient aussi marqués
sur un roseau de savane, au pied de ces arbres. Je m'étonnai de la
fragilité du dernier monument : « 11 durera encore plus que moi, me
H répondit le père, et aura toujours plus de valeur que le peu de bien
« que j'ai fait. »
« De là nous arrivâmes à l'entrée d'une vallée, où je vis un ouvrage
merveilleux : c'étoit un pont naturel, semblable à celui delà Virginie,
dont tu as peut-être entendu parler. Les hommes, mon fils, surtout
ceux de ton pays, imitent souvent la nature, et leurs copies sont tou-
jours petites ; il n'en est pas ainsi de la nature quand elle a l'air d'imi-
ter les travaux des hommes, en leur offrant en effet des modèles. C'est
alors qu'elle jette des ponts du sommet d'une montagne au sommet
d'une autre montagne, suspend des chemins dans les nues, répand
des fleuves pour canaux , sculpte des monts pour colonnes et pour
bassins creuse des mers.
« Nous passâmes sous l'arche unique de ce pont, et nous nous trou-
vâmes devant une autre merveille : c'étoit le cimetière des Indiens de
la Mission, ou les Bocages de la mort. Le père Aubry avoit permis à ses
néophytes d'ensevelir leurs morts à leur manière et de conserver au
lieu de leurs sépultures son nom sauvage ; il avoit seulement sanctifié
ce lieu par une croix'. Le sol en étoit divisé, comme le champ com-
mun des moissons, en autant de lots qu'il y avoit de familles. Chaque
lot faisoit à lui seul un bois qui varioit selon le goût de ceux qui
l'avoient planté. Un ruisseau serpentoit sans bruit au milieu de ces
bocages; on l'appeloit le Ruisseau de la paix. Ce riant asile des âmes
étoit fermé à l'orient par le pont sous lequel nous avions passé ;
deux collines le bornoient au septentrion et au midi ; il ne s'ouvroit
qu'à l'occident, où s'élevoit un grand bois de sapins. Les troncs de ces
arbres, rouge marbré de vert, montant sans branches jusqu'à leurs
cimes, ressembloient à de hautes colonnes, et formoient le péristyle
de ce temple de la mort ; il y régnoit un bruit religieux, semblable au
sourd mugissement de l'orgue sous les voûtes d'une église ; mais lors-
qu'on pénétroit au fond du sanctuaire , on n'entendoit plus que les
hymnes des oiseaux qui célébroient à la mémoire des morts une fête
éternelle.
« En sortant de ce bois, nous découvrîmes le village de la Mission,
i. Le père Aubry avoit fait comme les Jésuites à la Chine, qui permettoient aux
Clùiiois d'enterrer leurs parents dans leurs jardins, selon leur ancienne coutume.
ATA LA. kl
situé au bord d'un ïac, au milieu d'une savane semée de fleurs. On y
arrivoit par une avenue de magnolias et de chênes verts, qui bordoient
une de ces anciennes routes que l'on trouve vers les montagnes qui
divisent le Kentucky des Florides. Aussitôt que les Indiens aperçurent
leur pasteur dans la plaine, ils abandonnèrent leurs travaux, et accou-
rurent au-devant de lui. Les uns baisoicnt sa robe, les autres aidoient
ses pas; les mères élevoient dans leurs bras leurs petits enfants pour
leur faire voir l'homme de Jésus-Christ, qui répandoit des larmes. Il
s'informoit en marchant de ce qui se passoit au village ; il donnoit un
conseil à celui-ci, réprimandoit doucement celui-là; il parloit des
moissons à recueillir, des enfants à instruire, des peines à consoler, et
il mêloit Dieu à tous ses discours,
(( Ainsi escortés, nous arrivâmes au pied_ d'une grande croix qui se
trouvoit sur le chemin. C'étoit là que le serviteur de Dieu avoit accou-
tumé de célébrer les mystères de sa religion : a Mes chers néophytes,
(( dit-il en se tournant vers la foule, il vous est arrivé un frère et une
« sœur, et, pour surcroît de bonheur, je vois que la divine Providence
« a épargné hier vos moissons : voilà deux grandes raisons de la
« remercier. Offrons donc le saint sacrifice , et que chacun y apporte
« un recueillement profond, une foi vive, une reconnoissance infinie
<( et un cœur humilié. »
Aussitôt le prêtre divin revêt une tunique blanche d'écorce de
mûrier, les vases sacrés sont tirés d'un tabernacle au pied de la croix,
l'autel se prépare sur un quartier de roche, l'eau se puise dans le
torrent voisin, et une grappe de raisin sauvage fournit le vin du sacri-
ice. Nous nous mettons tous à genoux dans les hautes herbes; le
/nystère commence.
« L'aurore , paroissant derrière les montagnes, enflammoit l'orient.
Tout étoit d'or ou de rose dans la solitude. L'astre annoncé par tant
de splendeur sortit enfin d'un abîme de lumière, et son premier
rayon rencontra l'hostie consacrée, que le prêtre en ce moment même
élevoit dans les airs. 0 charme de la religion! 0 magnificence du
culte chrétien! Pour sacrificateur un vieil ermite, pour autel un
rocher, pour église le désert, pour assistance d'innocents sauvages!
Non , je ne doute point qu'au moment où nous nous prosternâmes le
grand mystère ne s'accomplît et que Dieu ne descendît sur la terre
"ar je le sentis descendre dans mon cœur.
« Après le sacrifice, où il ne manqua pour moi que la fille de Lopez,
nous nous rendîmes au village. Là régnoit le mélange le plus touchant
de la vie sociale et de la vie de la nature : au coin d'une cyprière de
'antique désert on découvroit une culture naissante; les épis rou-
48 ATALA.
loîent. à flots d'or sur le tronc du chêne abattu, et la gerbe d'un été
remplaçoit l'arbre de trois siècles. Partout on voyoit les forêts livrées
aux flammes pousser de grosses fumées dans les airs et la charrue se
promener lentement entre les débris de leurs racines. Des arpenteurs
avec de longues chaînes alloient mesurant le terrain; des arbitres
établissoicnt les premières propriétés ; l'oiseau cédoit son nid ; le
repaire de la bête féroce se changeoit en une cabane ; on entendoit
gronder des forges , et les coups de la cognée faisoient pour la der-
nière fois mugir des échos , expirant eux-mêmes avec les arbres qui
leur servoient d'asile.
« J'errois avec ravissement au milieu de ces tableaux , rendus plus
doux par l'image d'Atala et par les rêves de félicité dont je berçois
V mon cœur. J'admirois le triomphe du christianisme sur la vie sauvage ;
je voyois l'Indien se civilisant à la voix de la religion ; j'assistois aux
noces primitives de l'homme et de la terre : l'homme, par ce grand
contrat, abandonnant à la terre l'héritage de ses sueurs, et la terre
s'engageant en retour à porter fidèlement les moissons, les fils et les
cendres de l'homme.
« Cependant on présenta un enfant au missionnaire , qui le baptisa
parmi des jasmins en fleurs, au bord d'une source, tandis qu'un cer-
cueil, au milieu des jeux et des travaux, se rendoit aux Bocages de la
mort. Deux époux reçurent la bénédiction nuptiale sous un chêne , et
nous allâmes ensuite les établir dans un coin du désert. Le pasteur
marchoit devant nous, bénissant çà et là, et le rocher, et l'arbre, et la
fontaine , comme autrefois , selon le livre des chrétiens. Dieu bénit la
terre inculte en la donnant en héritage à Adam. Cette procession,
qui pêle-mêle avec ses troupeaux suivoit de rocher en rocher son chef
vénérable, représentoit à mon cœur attendri ces migrations des
premières familles, alors que Sem, avec ses enfants, s'avançoit à
travers le monde inconnu, en suivant le soleil qui marchoit devant lui.
« Je voulus savoir du saint ermite comment il gouvernoit ses
enfants; il me répondit avec une grande complaisance : « Je ne leur
u ai donné aucune loi ; je leur ai seulement enseigné à s'aimer, à
K prier Dieu et à espérer une meilleure vie : toutes les lois du monde
« sont là-dedans. Vous voyez au milieu du village une cabane plus
« grande que les autres : elle sert de chapelle dans la saison des
« pluies. On s'y assemble soir et matin pour louer le Seigneur, et
« quand je suis absent, c'est un vieillard qui fait la prière, car la
«vieillesse est, comme la maternité, une espèce de sacerdoce,
(i Ensuite on va travailler dans les champs , et si les propriétés sont
« divisées, afin que chacun puisse apprendre l'économie sociale, les
A TA LA. /tO
« moissons sont déposées dans des greniers communs, pour maintenir
« la charité fraternelle. Quatre vieillards distribuent avec égalité le
« produit du labeur. y\joutez à cela des cérémonies religieuses, beau
« coup de cantiques; la croix oii j'ai célébré les mystères, l'ormeau
« sous lequel je prêche dans les bons jours, nos tombeaux tout près
« de nos champs de blé, nos fleuves, où je plonge les petits enfants et
« les saints Jean de cette nouvelle Béthanie, vous aurez une idée com-
« plète de ce royaume de Jésus-Christ. »
« Les paroles du solitaire me ravirent, et je sentis la supériorité de
cette vie^stable et occupée sur la vie errante et oisive du sauvage.
« Ah, René! je ne murmure point contre la Providence, mais j'avoue
que je ne me rappelle jamais cette société évangélique sans éprouver
l'amertume des regrets. Qu'une hutte avec Atala sur ces bords eût
rendu ma vie heureuse! Là finissoient toutes mes courses; là, avec
une épouse , inconnu des hommes , cachant mon bonheur au fond des
forêts, j'aurois passé comme ces fleuves qui n'ont pas même un nom
dans le désert. Au lieu de cette paix que j'osois alors me promettre,
dans quel trouble n'ai-je point coulé mes jours! Jouet continuel de la
fortune, brisé sur tous les rivages, longtemps exilé de mon pays, et
n'y trouvant à mon retour qu'une cabane en ruine et des amis dans
la tombe, telle devoit être la destinée de Chactas. »
LE DRAMK.
« Si mon songe de bonheur fut vif, il fut aussi d'une courte durée,
et le réveil m'attendoit à la grotte du solitaire. Je fus surpris, en y
arrivant au milieu du jour, de ne pas voir Atala accourir au-devant de
nos pas. Je ne sais quelle soudaine horreur me saisit. En approchant
de la grotte, je n'osois appeler la fille de Lopez : mon imagination étoit
également épouvantée, ou du bruit, ou du silence qui succéderoit à
mes cris. Encore plus effrayé de la nuit qui régnoit à l'entrée du
rocher, je dis au missionnaire : « 0 vous que le ciel accompagne et
« fortifie, pénétrez dans ces ombres. »
« Qu'il est foible celui que les passions dominent! qu'il est fort celui
qui se repose en Dieu ! II y avoit plus de courage dans ce cœur reli-
gieux, flétri par soixante-seize années, que dans toute l'ardeur de ma
jeunesse. L'homme de paix entra dans la grotte, et je restai au dehors,
plein de terreur. Bientôt un foible murmure semblable à des plaintes
sortit du fond du rocher et vint frapper mon oreille. Poussant un cri
III. 4
50 ATA LA.
3t retrouvant mes forces, je m'élançai dans la nuit de la caverne...
Esprits de mes pères, vous savez seuls le spectacle qui frappa mes
/eux !
« Le solitaire avoit allumé un flambeau de pin; il le tenoit d'une
main tremblante au-dessus de la couche d'Atala. Cette belle et jeune
femme, à moitié soulevée sur le coude, se montroit pâle et échevelée.
-■es gouttes d'une sueur pénible brilloient sur son front ; ses regards à
demi éteints cherchoient encore à m'exprimer son amour, et sa bouche
3Ssayoit de sourire. Frappé comme d'un coup de foudre, les yeux fixés,
les bras étendus, les lèvres entrouvertes, je demeurai immobile. Vn
profond silence règne un moment parmi les trois personnages de cette
■scène de douleur. Le solitaire le rompt le premier .- « Ceci, dit-il, ne
« sera qu'une fièvre occasionnée par la fatigue, et si nous nous rési-
« gnons à la volonté de Dieu, il aura pitié de nous. »
« A ces paroles, le sang suspendu reprit son cours dans mon cœur,
et, avec la mobilité du sauvage, je passai subitement de l'excès de la
crainte à l'excès de la confiance. Mais Atala ne m'y laissa pas long-
temps. Balançant tristement la tête, elle nous fit signe de nous appro-
cher de sa couche.
u Mon père, dit-elle d'une voix affoiblie en s'adressant au religieux,
« je touche au moment de la mort. 0 Chactas! écoute sans désespoir
« le funeste secret que je t'ai caché, pour ne pas te rendre trop misé-
« rable et pour obéir à ma mère. Tâche de ne pas m'interrompre par
« des marques d'une douleur qui précipiteroit le peu d'instants que
(( j'ai à vivre. J'ai beaucoup de choses à raconter, et aux battements
« de ce cœur, qui se ralentissent... à je ne sais quel fardeau glacé
« que mon sein soulève à peine... je sens que je ne me saurois trop
« hâter. »
« Après quelques moments de silence, Atala poursuivit ainsi :
c( Ma triste destinée a commencé presque avant que j'eusse vu la
a lumière. Ma mère m'avoit conçue dans le malheur; je fatiguois son
« sein, et elle me mit au monde avec de grands déchirements d'en-
« trailles; on désespéra de ma vie. Pour sauver mes jours, ma mère fit
« un vœu , elle promit à la Reine des Anges que je lui consacrerois ma
« virginité si j'échappois à la mort... Vœu fatal, qui me précipite au
« tombeau !
(c J'entrois dans ma seizième année lorsque je perdis ma mère.
« Quelques heures avant de mourir, elle m'appela au bord de sa
« couche. «Ma fille, me dit-elle en présence d'un missionnau'e qui con-
« soloit ses derniers instants; ma fille, tu sais le vœu que j'ai fait pour
« toi. Voudrois-tu démentir ta mère? 0 mon Atala ! je te laisse dans
ATALA. 51
<{ un monde qui n'est pas digne de posséder une chrétienne, au milieu
tt d'idolâtres qui persécutent le Dieu de ton père et le mien , le Dieu
« qui, après t'avoir donné le jour, te l'a conservé par un miracle. Eh I
« ma chère enfant , en acceptant le voile des vierges , tu ne fais que
« renoncer aux soucis de la cabane et aux funestes passions qui ont
<( troublé le sein de ta mère ! Viens donc, ma bien-aimée, viens, jure
a sur cette image de la Mère du Sauveur, entre les mains de ce saint
« prêtre et de ta mère expirante, que tu ne me trahiras point à la face
(( du ciel. Songe que je me suis engagée pour toi, afin de te sauver
« la vie, et que si tu ne tiens ma promesse, tu plongeras l'âme de ta
« mère 4t>ns des tourments éternels. »
« 0 ma mère! pourquoi parlâtes-vous ainsi ! 0 religion qui fais à la
« fois mes maux et ma félicité , qui me perds et qui me consoles ! Et
« toi, cher et triste objet d'une passion qui me consume jusque dans
« les bras de la mort, tu vois maintenant, ô Chactas, ce qui a fait la
« rigueur de notre destinée!... Fondant en pleurs et me précipitant
« dans le sein maternel, je promis tout ce qu'on me voulut faire
(( promettre. Le missionnaire prononça sur moi les paroles redou-
u tables, et me donna le scapulaire qui me lie pour jamais. Ma
« mère me menaça de sa malédiction si jamais je rompois mes
« vœux, et après m'avoir recommandé un secret inviolable envers
« les païens , persécuteurs de ma religiçui , elle expira en me tenant
« embrassée.
« Je ne connus pas d'abord le danger de mes serments. Pleine d'ar-
« deur et chrétienne véritable , fière du sang espagnol qui coule dans
« mes veines, je n'aperçus autour de moi que des hommes indignes
« de recevoir ma main ; je m'applaudis de n'avoir d'autre époux que
« le Dieu de ma mère. Je te vis , jeune et beau prisonnier, je m'atten-
« dris sur ton sort, je t'osai parler au bûcher de la forêt : alors je
« sentis tout le poids de mes vœux. »
'( Gomme Atala achevoit de prononcer ces paroles, serrant les poings
et regardant le missionnaire d'un air menaçant, je m'écriai : a La ^
«voilà donc cette religion que vous m'avez tant vantée! Périsse le
« serment qui m'enlève Atala! Périsse le Dieu qui contrarie la nature!
« Homme prêtre, qu'es-tu venu faire dans ces forêts? »
« — Te sauver, dit le vieillard d'une voix terrible, dompter tes pas-
« sions et t'empêcher, blasphémateur, d'attirer sur toi la colère
« céleste ! II te sied bien, jeune homme à peine entré dans la vie, de
« te plaindre de tes douleurs! Où sont les marques de tes souffrances?
« Où sont les injustices que tu as supportées? Où sont tes vertus, qui
a seules pourroient te donner quelques droits à la plainte? Quel ser-
5'2 AT A LA.
«vice as-tu rendu? Quel bien as-tu fait? Eh, malheureux! tu ne
« m'offres que des passions, et tu oses accuser le ciel! Quand tu auras,
« comme le père Aubry, passé trente années exilé sur les montagnes,
«( tu seras moins prompt à juger des desseins de la Providence; tu com-
« prendras alors que tu ne sais rim , (|ue tu n'es rien, et qu'il n'y a
(i point de châtiments si rigoureux, point de maux si terribles, que la
« chair corrompue ne mérite de souffrir. »
« Les éclairs qui sortoient des yeux du vieillard, sa barbe, qui frap-
poit sa poitrine, ses paroles foudroyantes, le rendoient semblable à
un dieu. Accablé de sa majesté, je tombai à ses genoux, et lui deman-
dai pardon de mes emportements. « Mon fils , me répondit-il avec un
« accent si doux que le remords entra dans mon âme, mon fils, ce
« n'est pas pour moi-même que je vous ai réprimandé. Hélas! vous
(( avez raison , mon cher enfant : je suis venu faire bien peu de chose
(I dans ces forêts , et Dieu n'a pas de serviteur plus indigne que moi.
(( Mais, mon fils, le ciel, le ciel , voilà ce qu'il ne faut jamais accuser!
« Pardonnez-moi si je vous ai offensé, mais écoutons votre sœur. Il y
« a peut-être du remède, ne nous lassons point d'espérer. Chactas,
« c'est une religion bien divine que celle-là qui a fait une vertu de
« l'espérance! »
« — Mon jeune ami , reprit Atala , tu as été témoin de mes combats,
u et cependant tu n'en as vu que la moindre partie ; je te cachois le
« reste. Non, l'esclave noir qui arrose de ses sueurs les sables ardents
« de la Floride est moins misérable que n'a été Atala. Te sollicitant à
u la fuite, et pourtant certaine de mourir si tu t'éloignois de moi;
« craignant de fuir avec toi dans les déserts, et cependant haletant
« après l'ombrage desbois... Ah ! s'il n'avoit fallu que quitter parents,
« amis, patrie; si même (chose affreuse!) il n'y eût eu que la perte
(t démon âme!... Mais ton ombre, ô ma mère! ton ombre étoit tou-
<( jours là, me reprochant ses tourments! J'entendois tes plaintes, je
« voyois les flammes de l'enfer te consumer. Mes nuits étoient arides
« et pleines de fantômes, mes jours étoient désolés; la rosée du soir
(c séchoit en tombant sur ma peau brûlante ; j'entrouvois mes lèvres
« aux brises, et les brises, loin de m'apporter la fraîcheur, s'embra-
« soient du feu de mon souffle. Quel tourment de te voir sans cesse
« auprès de moi, loin de tous les hommes, dans de profondes soli-
c( tudes , et de sentir entre toi et moi une barrière invincible ! Passer
u ma vie à tes pieds, te servir comme ton esclave, apprêter ton repas
(' et ta couche dans quelque coin ignoré de l'univers, eût été pour moi
« le bonheur suprême; ce bonheur, j'y touchois, et je ne pouvois en
u jouir. Quel dessein n'ai-je point rêvé ! Quel songe n'est point sorti
ATALA. 53
« de ce cœur si triste! Quelquefois, en attachant mes yeux sur toi,
« j'allois jusqu'à former des dûsirs aussi insensés que coupables :
« tantôt j'aurois voulu être avec toi la seule créature vivante sur la
« terre ; tantôt, sentant une divinité qui m'orrêtoit dans mes horribles
« transports, j'aurois désiré que cette divinité se fût anéantie, pourvu
« que, serrée dans tes bras, j'eusse roulé d'abîme en abîme avec
« les débris de Dieu et du monde! A présent même..., le dirai-je!
« à présent que l'éternité va m'engloutir , que je vais paroître
(( devant le Juge inexorable, au moment où, pour obéir à ma
(( mère, je vois avec joie ma virginité dévorer ma vie, eh bien!
« par une affreuse contradiction, j'emporte le regret de n'avoir pas
« été à toi !.. . »
« — Ma fille, interrompit le missionnaire, votre douleur vous égare.
« Cet excès de passion auquel vous vous livrez est rarement juste, il
« n'est pas même dans la nature ; et en cela il est moins coupable aux
(( yeux de Dieu, parce que c'est plutôt quelque chose de faux dans
« l'esprit que de vicieux dans le cœur, il faut donc éloigner de vous
« ces emportements , qui ne sont pas dignes de votre innocence. Mais
(i aussi , ma chère enfant , votre imagination impétueuse vous a trop
« alarmée sur vos vœux. La religion n'exige point de sacrifice plus
«qu'humain. Ses sentiments vrais, ses vertus tempérées, sont bien
« au-dessus des sentiments exaltés et des vertus forcées d'un prétendu
« héroïsme. Si vous aviez succombé, eh bien! pauvre brebis égarée,
« le bon Pasteur vous auroit cherchée pour vous ramener au troupeau.
« Les trésors du repentir vous étoient ouverts : il faut des torrents de
« sang pour effacer nos fautes aux yeux des hommes, une seule larme
« suffit à Dieu. Rassurez-vous donc, ma chère fille, votre situation
(( exige du calme-, adressons-nous à Dieu, qui guérit toutes les plaies
(( de ses serviteurs. Si c'est sa volonté, comme je l'espère, que vous
« échappiez à cette maladie, j'écrirai à l'évêque de Québec : il a les
(( pouvoirs nécessaires pour vous relever de vos vœux, qui ne sont
(( que des vœux simples, et vous achèverez vos jours près de moi avec
« Chactas votre époux. »
« A ces paroles du vieillard , Atala fut saisie d'une longue convul-
sion, dont elle ne sortit que pour donner des marques d'une douleur
effrayante. « Quoi! dit-elle en joignant les deux mains avec passion,
« il y avoit du remède! Je pouvois être relevée de mes vœux! » —
(i Oui, ma fille, répondit le père, et vous le pouvez encore. » — « 11
«est trop tard, il est trop tard! s'écria-t-elle. Faut-il mourir iu
«moment où j'apprends que j'aurois pu être heureuse! Que n'ai-jo
a connu plus tôt ce saint vieillard! Aujourd'hui, de quel bonheur je
5^ ATA LA.
« jouirois avec toi , avec Chactas chrétien... consolée, rassurée par
u ce prêtre auguste... dans ce désert... pour toujours... oli! c'eût
« été trop de félicité! » — « Calme-toi, lui dis-je en saisissant une
« des mains de l'infortunée; calme-toi, ce bonheur, nous allons le
(( goûter. » — « Jamais! jamais! » dit Atala. — a Comment? » repar-
(( tis-je. — « Tu ne sais pas tout, s'écria la vierge : c'est hier... pen-
ce dant l'orage... J'allois violer mes vœux : j'allois plonger ma mère
« dans les flammes de l'abîme ; déjà sa malédiction étoit sur moi, déjà
« je mentois au Dieu qui m'a sauvé la vie... Quand tu baisois mes
'( lèvres tremblantes, tu ne savois pas que tu n'embrassois que la
« mort !» — a 0 ciel ! s'écria le missionnaire , chère enfant , qu'avez-
« vous fait ?» — (( Un crime , mon père , dit Atala les yeux égarés ;
« mais je ne perdois que moi, et je sauvois ma mère. » — « Achève
« donc, » m'écriai-je plein d'épouvante. — « Eh bien ! dit-elle , j'avois
« prévu ma foiblesse ; en quittant les cabanes , j'ai emporté avec
« moi... )) — « Quoi? » repris-je avec horreur. — a Un poison? » dit
« le père. <( Il est dans mon sein , » s'écria Atala.
« Le flambeau échappe delà main du solitaire, je tombe mourant
près de la fille de Lopez ; le vieillard nous saisit l'un et l'autre dans
ses bras , et tous trois , dans l'ombre , nous mêlons un moment nos
sanglots sur cette couche funèbre.
« Réveillons-nous, réveillons-nous! dit bientôt le courageux ermite
(( en allumant une lampe. Nous perdons des moments précieux : intré-
« pides chrétiens, bravons les assauts de l'adversité : la corde au cou,
« la cendre sur la tête, jetons-nous aux pieds du Très-Haut pour
(( implorer sa clémence, pour nous soumettre à ses décrets. Peut-être
« est-il temps encore. Ma fille , vous eussiez dû m'avertir hier au
« soir. »
— a Hélas! mon père, dit Atala, je vous ai cherché la nuit dernière,
« mais le ciel, en punition de mes fautes , vous a éloigné de moi. Tout
« secours eût d'ailleurs été inutile, car les Indiens mêmes, si habiles
« dans ce qui regarde les poisons , ne connoissent point de remède à
« celui que j'ai pris. 0 Chactas! juge de mon élonnement quand j'ai
« vu que le coup n'étoit pas aussi subit que je m'y attendois! Mon
« amour a redoublé mes forces , mon âme n'a pu si vite se séparer
« de toi. »
« Ce ne fut plus ici par des sanglots que je troublai le récit d'Atala,
ce fut par ces emportements qui ne sont connus que des sauvages. Je
me roulai furieux sur la terre en me tordant les bras et en me dévo-
rant les mains. Le vieux prêtre, avec une tendresse merveilleuse,
couroit du frère à la sœur, et nous prodiguoit mille secours. Dans le
ATA LA. r)3
calme de son cœur et sous le fardeau des ans, il savoit se faire
entendre à notre jeunesse, et sa religion lui fournissoit des accents
plus tendres et plus bridants que nos passions mêmes. Ce prêtre, qui
depuis quarante années s'immoloit chaque jour au service de Dieu et
des hommes dans ces montagnes, ne te rappelle-t-il pas ces holo-
caustes d'Israël fumant perpétuellement sur les hauts lieux, devant
le Seigneur?
« Hélas! ce fut en vain qu'il essaya d'apporter quelque remède aux
maux d'Atala. La fatigue, le chagrin, le poison, et une passion plus
mortelle que tous les poisons ensemble, se réunissoient pour ravir
cette fleur à la solitude. Vers le soir, des symptômes effrayants se
manifestèrent; un engourdissement général saisit les membres d'Atala,
et les extrémités de son corps commencèrent à refroidir : (( Touche
« mes doigts, me disoit-elle : ne les trouves-tu pas bien glaces? » Je
ne savois que répondre , et mes cheveux se hérissoient d'horreur ;
ensuite elle ajoutoit : « Hier encore, mon bien-aimé, ton seul toucher
« me faisoit tressaillir, et voilà que je ne sens plus ta main, je n'en-
« tends presque plus ta voix, les objets de la grotte disparoissent tour
« à tour. Ne sont-ce pas les oiseaux qui chantent? Le soleil doit être
« près de se coucher maintenant ; Chactas , ses rayons seront bien
« beaux au désert , sur ma tombe ! »
« Atala, s' apercevant que ces paroles nous faisoient fondre en
pleurs , nous dit : « Pardonnez-moi , mes bons amis ; je suis bien
« foible, mais peut-être que je vais devenir plus forte. Cependant
« mourir si jeune, tout à la fois, quand mon cœur étoit si plein de
« vie! Chef de la prière, aie pitié de moi ; soutiens-moi. Crois-tu que
« ma mère soit contente et que Dieu me pardonne ce que j'ai fait? »
— « Ma fille , 1) répondit le bon religieux en versant des larmes et
les essuyant avec ses doigts tremblants et mutilés; « ma fille, tous vos
« malheurs viennent de votre ignorance; c'est votre éducation sauvage
(( et le manque d'instruction nécessaire qui vous ont perdue; vous ne
« saviez pas qu'une chrétienne ne peut disposer de sa vie. Consolez*
« vous donc, ma chère brebis; Dieu vous pardon era à cause de la
« simplicité de votre cœur. Votre mère et l'imprudent missionnaire
« qui la dirigeoit ont été plus coupables que vous; ils ont passé leurs
« pouvoirs en vous arrachant un vœu indiscret; mais que h paix du
« Seigneur soit avec eux! Vous offrez tous trois un terrible exemple des
« dangers de l'enthousiasme et du défaut de lumières en matière de
(t religion. Rassurez-vous, mon enfant : celui qui sonde les reins et les
« cœurs vous jugera sur vos intentions, qui étoient pures, et non sur
« votre action, qui est condamnable.
56 ATA LA.
• « Quant à la vio, si le moment est arrivé de vous endormir dans le
« Seigneur, ah , ma chère enfant, que vous perdez peu de chose en
« perdant ce monde! Malgré la solitude où vous avez vécu, vous avez
« connu les chagrins : que penscriez-vous donc si vous eussiez été
« témoin des maux de la société? si, en -abordant sur les rivages de
« l'I'.urope, votre oreille eût été frappée de ce long cri de douleur qui
<( s'élève de cette vieille terre? L'habitant de la cabane et celui des
<( palais, tout souffre, tout gémit ici-bas ; les reines ont été vues pleu-
« raiit comme de simples femmes, et l'on s'est étonné de la quantité
« de larmes que contiennent les yeux des rois!
« Est-ce votre amour que vous regrettez? Ma fille, il faudroit autant
« pleurer un songe. Connoissez-vous le cœur de l'homme, et pourriez-
« vous compter les inconstances de son désir? Vous calculeriez plutôt
(( le nombre des vagues que la mer roule dans une tempête. Atala, les
« sacrifices, les bienfaits, ne sont pas des liens éternels : un jour peut-
« (*tre le dégoût fût venu avec la satiété, le passé eût été compté pour
(( lien, et l'on n'eût plus aperçu que les inconvénients d'une union
« pauvre et méprisée. Sans doute, ma fille, les plus belles amours
(( furent celles de cet homme et de cette femme sortis de la main du
(( Créateur. Un paradis avoit été formé pour eux, ils étaient inno-
« cents et immortels. Parfaits de l'âme et du corps, ils se convenoient
« en tout : Eve avoit été créée pour Adam, et Adam pour Eve. S'ils n'ont
« pu toutefois se maintenir dans cet état de bonheur, quels couples le
« pourront après eux? Je ne vous parlerai point des mariages des pre-
<( miers-nés des hommes, de ces unions ineffables, alors que la sœur
« étoit l'épouse du frère, que l'amour et l'amitié fraternelle se confon-
« doient dans le même cœur et que la pureté de l'une augmentoit les
« délices de l'autre. Toutes ces unions ont été troublées; la jalousie
« s'est glissée à l'autel de gazon où l'on immoloit le chevreau, elle a
(c régné sous la tente d'Abraham et dans ces couches mêmes oii les
« patriarches goûtoient tant de joie qu'ils oublioient la mort de leurs
« mères.
« Vous serjez-vous donc flattée, iiion enfant, d'être plus innocente et
« plus heureuse dans vos liens que ces saintes familles dont Jésus-
« Christ a voulu descendre? Je vous épargne les détails des soucis du
« ménage, les disputes, les reproches mutuels, les inquiétudes, et
<( toutes ces peines secrètes qui veillent sur l'oreiller du lit conjugal.
u La. femme renouvelle ses douleurs chaque fois qu'elle est mère, et
(( elle se marie en pleurant. Que de maux dans la seule perte d'un
« nouveau-né à qui l'on donnoit le lait et qui meurt sur votre sein! La
« montagne a été pleine de gémissements; rien ne pouvoit consoler
ATA LA. 57
Racliel, parce que ses fils n'ctoient plus. Ces amertumes attachées
aux tendresses humaines sont si fortes, que j'ai vu dans ma patrie
de grandes dames, aimées par des rois, quitter la cour pour s'ense-
velir dans des cloîtres et mutiler cette chair révoltée dont les plai-
sirs ne sont que des douleurs.
(i Mais peut-être direz-vous que ces derniers- exemples ne vous
regardent pas; que toute votre ambition se réduisoit à vivre dans
une obscure cabane avec l'homme de votre choix ; que vous cher-
chiez moins les douceurs du mariage que les charmes de cette folie
que la jeunesse appelle amour? Illusion, chimère, vanité, rêve d'une
imagination blessée! Et moi aussi, ma fille, j'ai connu les troubles
du cœur; cette tête n'a pas toujours été chauve ni ce sein aussi tran-
quille qu'il vous le paroît aujourd'hui. Croyez-en mon expérience :
si l'homme, constant dans ses affections, pouvoit sans cesse fournir
à un sentiment renouvelé sans cesse, sans doute la solitude et l'amour
l'égalcroient à Dieu ^nême, car ce sont là les deux éternels plaisirs
du grand Être. Mais l'âme de l'homme se fatigue, et jamais elle
n'aime longtemps le même objet avec plénitude. Il y a toujours
quelques points par où deux cœurs ne se touchent pas, et ces points
suffisent à la longue pour rendre la vie insupportable.
« Enfin, ma chère fille, le grand tort des hommes, dans leur songe
de bonheur, est d'oublier cette infirmité de la mort attachée à leur
nature : il faut finir. Tôt ou tard, qu'elle qu'eût été votre félicité,
ce beau visage se fût changé en cette figure uniforme que le sépulcre
donne à la famille d'Adam ; l'œil même de Chactas n'auroit pu vous
reconnoître entre vos sœurs de la tombe. L'amour n'étend point son
empire sur les vers du cercueil. Que dis-je! (ô vanité des vanités!)
que parlé-je de la puissances des amitiés de la terre! Voulez-vouS;
ma chère fille, en connoître l'étendue? Si un homme revenoit à la
lumière quelques années après sa mort, je doute qu'il fût revu
avec joie par ceux-là mêmes qui ont donné le plus de larmes à
sa mémoire : tant on forme vite d'autres liaisons, tant on prend
facilement d'autres habitudes, tant l'inconstance est naturelle à
l'homme, tant notre vie est peu de chose, même dans le cœur de
nos amis!
« Remerciez donc la bonté divine, ma chère fille, qui vous relire si
vite de cette vallée de misère. Déjà le vêtement blanc et la couronne
éclatante des vierges se préparent pour vous sur les nuées; déjà
j'entends la Reine des Anges qui vous crie : Venez, ma digne ser-
( vante, venez, ma colombe, venez vous asseoir sur un trône de can-
;< dcur, parmi toutes ces filles qui ont sacrifié leur beauté et leur jeu-
l/
58 ATA LA.
« nosse au service de rhumanité, à l'éducation des enfants et aux
« chefs-d'œuvre de la pénitence. Venez, rose mystique, vous reposer
« sur le sein de Jésus-Christ. Ce cercueil, lit nuptial que vous vous
<( êtes choisi, ne sera point trompé, et les embrassements de votre
« céleste époux ne finiront jamais! n\,
a Comme le dernier rayon du jour abat les vents et répand le calme
dans le ciel, ainsi la parole tranquille du vieillard apaisa les passions
dans le sein de mon amante. Elle ne parut plus occupée que de ma
douleur et des moyens de me faire supporter sa perte. Tantôt elle me
disoit qu'elle mourroit heureuse si je lui promettois de sécher mes
pleurs; tantôt elle me parloit de ma mère, de ma patrie; elle cherchoit
à me distraire de la douleur présente en réveillant en moi une douleur
passée. Elle m'exhortoit à la patience, à la vertu. <c Tu ne seras pas
« toujours malheureux, disoit-elle : si le ciel t'éprouve aujourd'hui,
« c'est seulement pour te rendre plus compatissant aux maux des
« autres. Le cœur, ô Chactas! est comme ces sortes d'arbres qui ne
(c donnent leur baume pour les blessures des hommes que lorsque le
« fer les a blessés eux-mêmes. )>
« Quand elle avoit ainsi parlé, elle se tournoit vers le missionnaire,
cherchoit auprès de lui le soulagement qu'elle m'avoit fait éprouver,
et, tour à tour consolante et consolée, elle donnoit et recevoit la parole
de vie sur la couche de la mort.
(( Cependant l'ermite redoul)loit de zèle. Ses vieux os s'éloient rallu-
més par l'ardeur de la charité, et toujours préparant des remèdes,
rallumant le feu, rafraîchissant la couche, il faisoit d'admirables dis-
cours sur Dieu et sur le bonheur des justes. Le flambeau de la religion
à la main, il sembloit précéder Atala dans la tombe, pour lui en mon-
trer les secrètes merveilles. L'humble grotte étoit remplie de la gran-
deur de ce trépas chrétien, et les esprits célestes étoient sans doute
attentifs à cette scène où la religion luttoit seule contre l'amour, la
jeunesse et la mort.
« Elle triomphoit, cette religion divine, et l'on s'apercevoit de sa
victoire à une sainte tristesse qui succédoit dans nos cœurs aux pre-
miers transports des passions. Vers le milieu de la nuit, Atala sembla
se ranimer pour répéter des prières que le religieux prononcoit au
bord de sa couche. Peu de temps après elle me tendit la main, et
avec une voix qu'on entendoit à peine, elle me dit : a Fils d'Outalissi,
« te rappelles-tu cette première nuit où tu me pri5 pour la Vierge des
« dernières amours? Singulier présage de notre destinée! » Elle s'ar-
rêta, puis elle reprit: « Quand je songe que je te quitte pour tou-
« jours, mon cœur fait un tel effort pour revivre, que je me sens
ATA LA. 59
« presque le pouvoir de me rendre immortelle à force d'aimer. Mais,
« ô mon Dieu, que votre volonté soit faite! » Atala se tut pendant quel-
:[ues instants; elle ajouta : « Il ne me reste plus qu'à vous demander
,( pardon des maux que je vous ai causés. Je vous ai beaucoup tour-
.( mente par mon orgueil et mes caprices. Chactas, un peu déterre
M. jeté sur mon corps va mettre tout un monde entre vous et moi et
« vous délivrer pour toujours du poids de mes infortunes. »
« — Vous pardonner! répondis -je noyé de larmes : n'est-ce pas
« moi qui ai causé tous vos malheurs? — Mon ami, dit-elle en m'in-
(( terrompant, vous m'avez rendue très-heureuse, et si j'étois à recom-
« moncer la vie, je préférerois encore le bonheur de vous avoir aimé
« quelques instants dans un exil infortuné à toute une vie de repos
« dans ma patrie. »
« Ici la voix d'Atala s'éteignit ; les ombres de la mort se répandirent
autour de ses yeux et de sa bouche ; ses doigts errants cherchoient à
toucher quelque chose ; elle conversoit tout bas avec des esprits invi-
sibles. Bientôt, faisant un effort, elle essaya, mais en vain, de déta-
cher de son cou le petit crucifix ; elle me pria de le dénouer moi-même,
et elle me dit :
« Quand je te parlai pour la première fois, tu vis cette croix briller
« à la lueur du feu sur mon sein ; c'est le seul bien que possède Atala.
« Lopcz , ton père et le mien l'envoya à ma mère peu de jours après
« ma naissance. Reçois donc de moi cet héritage, ô mon frère ! con-
« serve-le en mémoire de mes malheurs. Tu auras recours à ce Dieu
« des infortunés dans les chagrins de ta vie. Chactas, j'ai une dernière
« prière à te faire. Ami, notre union auroit été courte sur la terre,
« mais il est après cette vie une plus longue vie. Qu'il seroit affreux
« d'être séparé de toi pour jamais! Je ne fais que te devancer aujour-
« d'hui , et je te vais attendre dans l'empire céleste. Si lu m'as aimée,
« fais-toi instruire dans la religion chrétienne, qui préparera notre
« réunion. Elle fait sous tes yeux un grand miracle, cette religion,
« puisqu'elle me rend capable de te quitter sans mourir dans les
« angoisses du désespoir. Cependant, Chactas, je ne veux de toi
« qu'une simple promesse, je sais trop ce qu'il en coûte pour te
« demander un serment. Peut-être ce vœu te sépareroit-il de quelque
« femme plus heureuse que moi... 0 ma mère! pardonne à ta fille.
« 0 Vierge ! retenez votre courroux. Je retombe dans mes foiblesses,
« et je te dérobe, ô mon Dieu ! des pensées qui ne devroient être que
« pour toi. »
u Navré de douleur, je promis à Atala d'embrasser un jour la reli-
gion chrétienne. Ace spectacle, le solitaire, se levant^ d'un air inspiré
60 ATA LA.
et étendant les bras vers la voûte de la grotte : « Il est temps, s'écria-
« t-il , il est temps d'appeler Dieu ici ! »
A peine a-t-il prononcé ces mots qu'une force surnaturelle me
contraint de tomber à genoux et m'incline la tête au pied du lit
d'Atala, Le prêtre ouvre un lieu secret où étoit enfermée une urne
d'or couverte d'un voile de soie; il se prosterne, et adore profondé-
ment. La grotte parut soudain illuminée ; on entendit dans les airs les
paroles des anges et les frémissements des harpes célestes, et lorsque
le solitaire tira le vase sacré de son tabernacle, je crus voir Dieu lui-
même sortir du flanc de la montagne.
« Le prêtre ouvrit le calice ; il prit entre ses deux doigts une hostie
blanche comme la neige, et s'approcha d'Atala en prononçant des
mots mystérieux. Cette sainte avoit les yeux levés au ciel, en extase.
Toutes ses douleurs parurent suspendues, toute sa vie se rassembla
sur sa bouche ; ses lèvres s'entr'ouvrirent, et vinrent avec respect cher-
cher le Dieu caché sous le pain mystique. Ensuite le divin vieillard
trempe un peu de coton dans une huile consacrée ; il en frotte les
tempes d'Atala, il regarde un moment la fille mourante, et tout à coup
ces fortes paroles lui échappent : « Partez, âme chrétienne, allez
« rejoindre votre Créateur! » Relevant alors ma tête abattue, je
m'écriai en regardant le vase où étoit l'huile sainte : « Mon père, ce
« remède rendra-t-il la vie à Atala? — Oui, mon fils, dit le vieillard
« en tombant dans mes bras, la vie éternelle! » Atala venoit d'ex-
pirer. »
Dans cet endroit, pour la seconde fois depuis le commencement de
son récit, Chactas fut obligé de s'interrompre. Ses pleurs l'inondoient,
et sa voix ne laissoit échapper que des mots entrecoupés. Le Sachem
aveugle ouvrit son sein, il en tira le crucifix d'Atala. « Le voilà, s'écria-
t-il , ce gage de l'adversité ! 0 René ! ô mon fils ! tu le vois, et moi
je ne le vois plus! Dis-moi, après tant d'années, l'or n'en est-il point
altéré? n'y vois-tu point la trace de mes larmes? Pourrois-tu recon-
noître l'endroit qu'une sainte a touché de ses lèvres? Comment
Chactas n'est- il point encore chrétien? Quelles frivoles raisons de
politique et de patrie l'ont jusqu'cà présent retenu dans les erreurs
de ses pères? Non, je ne veux pas tarder plus longtemps. La terre
me crie : Quand donc descendras- tu dans la tombe, et qu'attends- tu
pour embrasser une religion divine?... 0 terre! vous ne m'attendrez
pas longtemps : aussitôt qu'un prêtre aura rajeuni dans l'onde cette
tête blanchie par les chagrins, j'espère me réunir à Atala... Mais ache-
vons ce qui me reste à conter de mon histoire. »
X ■..:■:
j'Uuiiv. J^izyiz- 60 j
ATA LA. 61
LES FUNEIIAILLES.
«Je n'entreprendrai point, ô René! de te peindre aujourd'hui le
désespoir qui saisit mon âme lorsque Atala eut rendu le dernier sou-
pir. 11 faudroit avoir plus de chaleur qu'il ne m'en reste; il faudroit
que mes yeux fermés se pussent rouvrir au soleil pour lui demander
compte des pleurs qu'ils versèrent à sa lumière. Oui , cette lune qui
brille ^ présent sur nos têtes se lassera d'éclairer les solitudes du
Kentucky ; oui, le fleuve qui porte maintenant nos pirogues suspendra
le cours de ses eaux avant que mes larmes cessent de couler pour
Atala! Pendant deux jours entiers je fus insensible aux discours de
l'ermite. En essayant de calmer mes peines, cet excellent homme
ne se servoit point des vaines raisons de la terre , il se contentoit
de me dire : « Mon fils, c'est la volonté de Dieu; » et il me pressoit
dans ses bras. Je n'aurois jamais cru qu'il y eût tant de consolation
dans ce peu de mots du chrétien résigné, si je ne l'avois éprouvé
moi-même.
« La tendresse, l'onction, l'inaltérable patience du vieux serviteur
de Dieu, vainquirent enfin l'obstination de ma douleur. J'eus honte
des larmes que je lui faisois répandre. « Mon père, lui dis-je, c'en est
« trop : que les passions d'un jeune homme ne troublent plus la paix
« de tes jours. Laisse-moi emporter les restes de mon épouse; je
« les ensevelirai dans quelque coin du désert, et si je suis encore
« condamné à la vie, je tâcherai de me rendre digne de ces noces
« éternelles qui m'ont été promises par Atala. »
« A ce retour inespéré de courage, le bon père tressaillit de joie ; il
s'écria : « 0 sang de Jésus-Christ, sang de mon divin Maître, je recon-
« nois là tes mérites! Tu sauveras sans doute ce jeune homme. Mon
« Dieu ! achève ton ouvrage ; rends la paix à cette âme troublée, et ne
« lui laisse de ses malheurs que d'humbles et utiles souvenirs ! »
« Le juste refusa de m'abandonncr le corps de la fille de Lopez,
mais il me proposa de faire venir ses néophytes et de l'enterrer avec
toute la pompe chrétienne; je m'y refusai à mon tour. « Les malheurs
«Tî^ct les vertus d'Atala, lui dis-je, ont été inconnus des hommes : que
«"sa tombe, creusée furtivement par nos mains, partage cette obscu-
« rite. » Nous convînmes que nous partirions le lendemain , au lever
du soleil , pour enterrer Atala sous l'arche du pont naturel, à l'entrée
des Eocages de la mort. Il fut aussi résolu que nous passerions la nuit
en prière auprès du corps de cette sainte.
02 ATA LA.
« Vers le soir, nous transportâmes ses précieux restes à une ouver-
ture de la grotte qui donnoit vers le nord. L'ermite les avoit roulés
dans une pièce de lin d'Europe , filé par sa more : c'étoit le seul bien
qui lui restât de sa patrie, et depuis longtemps il le destinoit à son
propre tombeau. Atala étoit couchée sur un gazon de sensitives dos
montagnes; ses pieds, sa tête, ses épaules et une partie de son sein
étoient découverts. On voyoit dans ses cheveux une fleur de magnolia
fanée... celle-là même que j'avois déposée sur le lit de la vierge pour
la rendre féconde. Ses lèvres, comme un bouton de rose cueilli depuis
deux matins, sembloient languir et sourire. Dans ses joues, d'une
blancheur éclatante, on distinguoit quelques veines bleues. Ses beaux
yeux étoient fermés, ses pieds modestes étoient joints, et ses mains
d'albâtre pressoient sur son cœur un crucifix d'ébène ; le scapulaire de
ses vœux étoit passé à son cou. Elle paroissoit enchantée par l'Ange
de la mélancolie et par le double sommeil de l'innocence et de la
tombe : je n'ai rien vu de plus céleste. Quiconque eût ignoré que cette
jeune fille avoit joui de la lumière auroit pu la prendre pour la statue
de la Virginité endormie.
« Le religieux ne cessa de prier toute la nuit. J'élois assis en silence
au chevet du lit funèbre de mon Atala. Que de fois, durant son som-
meil, j'avois supporté sur mes genoux cette tête charmante! Que de
fois je m'étois penché sur elle pour entendre et pour respirer son
souffle! Mais à présent aucun bruit ne sortoit de ce sein immobile, et
c'étoit en vain que j'attendois le réveil de la beauté !
« La lune prêta son pâle flambeau à cette veillée funèbre. Elle se
leva au milieu de la nuit, comme un blanche vestale qui vient pleurer
sur le cercueil d'une compagne. Bientôt elle répandit dans les bois ce
grand secret de mélancolie qu'elle aime à raconter aux vieux chênes
et aux rivages antiques des mers. De temps en temps le religieux
plongeoit un rameau fleuri dans une eau consacrée, puis, secouant la
branche humide, il parfumoit la nuit des baumes du ciel. Parfois il
répétoit sur un air antique quelques vers d'un vieux poëte nommé
Job; il disoit :
« J'ai passé comme une fleur ; j'ai séché comme l'herbe des champs.
« Pourquoi la lumière a-t-elle été donnée à un misérable et la vie
« à ceux qui sont dans l'amertume du cœur? »
« Ainsi chantoit l'ancien des hommes. Sa voix grave et peu cadencée
alloit roulant dans le silence des déserts. Le nom de Dieu et du tom-
beau sortoit de tous les échos, de tous les torrents, de toutes les
forêts. Les roucoulements de la colombe de Virginie, la chute d'un
torrent dans la montagne, les tintements de la cloche qui appeloit les
ATA LA. G3
voyageurs, se mèloicnt à ces chants funèbres, et l'on croyoit entendre
dans les Bocages de la mort le chœur lointain des décédés, qui répon-
doit à la voix du solitaire.
« Cependant une barre d'or se forma dans l'orient. Les épervicrs
crioient sur les rochers et les martres rentroient dans le creux des
ormes : c'étoit le signal du convoi d'Atala. Je chargeai le corps sur
mes épaules; l'ermite marchoit devant moi, une bêche à la main.
Nous commençâmes à descendre de rocher en rocher; la vieillesse
et la mort ralentissoicnt également nos pas. A la vue du chien qui
nous avoit trouvés dans la forêt, et qui maintenant, bondissant de
joie, nous traçoit une autre route, je me mis à fondre en larmes. Sou-
vent la longue chevelure d'Atala, jouet des brises matinales, étendoit
son voile d'or sur mes yeux; souvent, pliant sous le fardeau, j'étois
obligé de le déposer sur la mousse et de m'asseoir auprès, pour
reprendre des forces. Enfin , nous arrivâmes au lieu marqué par ma
douleur; nous descendhiies sous l'arche du pont. 0 mon fils! il eût
fallu voir un jeune sauvage et un vieil ermite à genoux l'un vis-à-vis
de l'autre dans un désert, creusant avec leurs mains un tombeau pour
une pauvre fille dont le corps étoit étendu près de là, dans la ravine
desséchée d'un torrent.
« Quand notre ouvrage fut achevé, nous transportâmes la beauté
dans son lit d'argile. Hélas! j'avois espéré de préparer une autre
couche pour elle! Prenant alors un peu de poussière dans ma main et
gardant un silence effroyable, j'attachai pour la dernière fois mes
yeux sur le visage d'Atala. Ensuite je répandis la terre du sommeil sur
un front de dix-huit printemps; je vis graduellement disparoître les
traits de ma sœur et ses grâces se cacher sous le rideau de l'éternité ;
son sein surmonta quelque temps le sol noirci, comme un lis blanc
s'élève du milieu d'une sombre argile : « Lopez, m'écriai-je alors, vois
« ton fils inhumer ta fille! » et j'achevai de couvrir Atala de la terre
du sommeil.
« Nous retournâmes à Va ^iotie, et je fis part au missionnaire du
projet que j'avois formé de me fixer près de lui. Le saint, qui connois-
soit merveilleusement le cœur de l'homme, découvrit ma pensée et la
ruse de ma douleur. Il me dit : « Chactas, fils d'Outalissi, tandis
<( qu'Atala a vécu je vous ai sollicité moi-même de demeurer asprès
« de moi, mais à présent votre sort est changé, vous vous devez à
« votre patrie. Croyez- moi, mon fils, les douleurs ne sont point éter-
« nelles; il faut tôt ou tard qu'elles finissent, parce que le cœur de
« l'homme est fini ; c'est une de nos grandes misères : nous ne sommes
« pas même capables d'être longtemps malheureux. Retournez au
()h ATA LA.
a Meschacebc ; allez consoler votre mère, qui vous pleure tous '.es
« jours et qui a besoin de votre appui. Faites -vous instruire dans la
« religion de votre Atala, lorsque vous en trouverez l'occasion, et sou-
ci venez -vous que vous lui avez promis d'être vertueux et chrétien.
« Moi, je veillerai ici sur son tombeau. Partez, mon fils. Dieu, l'âme
« de votre sœur et le cœur de votre vieil ami vous suivront. »
(( Telles furent les paroles de l'homme du rocher ; son autorité étoiî
trop grande, sa sagesse trop profonde, pour ne lui obéir pas. Dès le
lendemain je quittai mon vénérable hôte, qui, me pressant sur son
cœur, me donna ses derniers conseils, sa dernière bénédiction et ses
dernières larmes. Je passai au tombeau ; je fus surpris d'y trouver
une petite croix qui se montroit au-dessus de la mort, comme on aper-
çoit encore le mât d'un vaisseau qui a fait naufrage. Je jugeai que le
solitaire étoit venu prier au tombeau pendant la nuit : cette marque
d'amitié et de religion fit couler mes pleurs en abondance. Je fut tenté
de rouvrir la fosse et de voir encore une fois ma bien -aimée; une
crainte religieuse me retint. Je m'assis sur la terre fraîchement
remuée. Un coude appuyé sur mes genoux et la tête soutenue dans
ma main, je demeurai enseveli dans la plus amère rêverie. 0 René!
c'est là que je fis pour la première fois des réflexions sérieuses sur la
vanité de nos jours et la plus grande vanité de nos projets ! Eh , mon
enfant! qui ne les a point faites, ces réflexions? Je ne suis plus qu'un
vieux cerf blanchi par les hivers ; mes ans le disputent à ceux de la
corneille : eh bien, malgré tant de jours accumulés sur ma tête, mal-
gré une si longue expérience de la vie, je n'ai point encore rencontré
d'homme qui n'eût été trompé dans ses rêves de félicité, point
de cœur qui n'entretînt une plaie cachée. Le cœur le plus serein en
apparence ressemble au puits naturel de la savane Alachua : la sur-
face en paroît calme et pure, mais quand vous regardez au fond du
bassin, vous apercevez un large crocodile, que le puits nourrit dans
ses eaux.
« Ayant ainsi vu le soleil se lever et se coucher sur ce lieu de dou-
leur, le lendemain, au premier cri de la cigogne, je me préparai à
quitter la sépulture sacrée. J'en partis comme de la borne d'où je
voulois m'élancer dans la carrière de la vertu. Trois fois j'évoquai
l'ùme d' Atala ; trois fois le Génie du désert répondit à mes cris sous
l'arche funèbre. Je saluai ensuite l'orient, et je découvris au loin,
dans les sentiers de la montagne, l'ermite qui se rendoit à la cabane
de c|uelque infortuné. Tombant à genoux et embrassant étroitement la
fosse, je m'écriai : u Dors en paix dans cette terre étrangère, fille trop
M malheureuse ! Pour prix de ton amour, de ton exil et de ta mort, tu
ATA LA. 63
a vas être abandonnée, même de Chactas! » Alors, versant des flots de
larmes, je me séparai de la fille de Lopez ; alors je m'arrachai de ces
lieux, laissant au pied du monument de la nature un monument plus
auguste : l'humble tombeau de la vertu. »
EPILOGUE.
Chactas, fils d'Outalissi le Natchez, a fait cette histoire à René l'Eu-
ropéen. Les pères l'ont redite aux enfants, et moi, voyageur aux
terres lointaines, j'ai fidèlement rapporté ce que des Indiens m'en ont
appris. Je vis dans be récit le tableau du peuple chasseur et du peuple
laboureur, la religion, première législatrice des hommes, les dangers
de l'ignorance et de l'enthousiasme religieux opposés aux lumières,
à la charité et au véritable esprit de l'Évangile , les combats des pas-
sions et des vertus dans un cœur simple, enfin le triomphe du chris-
tianisme sur le sentiment le plus fougueux et la crainte la plus ter-
rible : l'amour et la mort.
Quand un Siminole me raconta cette histoire, je la trouvai fort
instructive et parfaitement belle, parce qu'il y mit la fleur du désert,
la grâce de la cabane et une simplicité à conter la douleur que je ne
me flatte pas d'avoir conservées. Mais une chose me restoit à savoir.
Je demandois ce qu'étoit devenu le père Aubry, et personne ne me le
pouvoit dire. Je l'aurois toujours ignoré, si la Providence, qui con-
duit tout, ne m'avoit découvert ce que je cherchois. Voici comme la
chose se passa :
J'avois parcouru les rivages du Meschacebé, qui formoient autrefois
la barrière méridionale de la Nouvelle-France, et j'étois curieux de
voir, au nord, l'autre merveille de cet empire, la cataracte de Nia-
gara. J'étois arrivé tout près de cette chute, dans l'ancien pays des
Agannonsioni', lorsqu'un matin, en traversant une plaine, j'aperçus
une femme assise sous un arbre et tenant un enfant mort sur ses
genoux. Je m'approchai doucement de la jeune mère, et je l'entendis
q ui disoit :
« Si tu étois resté parmi nous, cher enfant, comme ta main eût
« bandé l'arc avec grâce! Ton bras eût dompté l'ours en fureur, et
« sur le sommet de la montagne tes pas auroient défié le chevreuil à
« la course. Blanche hermine du rocher, si jeune être allé dans le
1 . Les Iroquois.
G6 ATA LA.
« pays des âmes! Comment feras-tu pour y vivre? Ton père n'y est
« point pour t'y nourrir de sa chasse. Tu auras froid, et aucun Esprit
« ne te donnera des peaux pour te couvrir. Oli! il faut que je me hâte
« de t'aller rejoindre pour te chanter des chansons et te présenter
« mon sein. »
Et la jeune mère chantoit d'une voix tremblante, balançoit l'enfant
sur ses genoux, humectoit ses lèvres du lait maternel et prodiguoit à
la mort tous les soins qu'on donne à la vie.
Cette femme vouloit faire sécher le corps de son fils sur les branches
d'un arbre, selon la coutume indienne, afin de l'emporter ensuite aux
tombeaux de ses pères. Elle dépouilla donc le nouveau-né, et respi-
rant quelques instants sur sa bouche, elle dit : a Ame de mon fils,
« âme charmante, ton père t'a créée jadis sur mes lèvres par un bai-
« ser; hélas! les miens n'ont pas le pouvoir de te donner une seconde
« naissance. » Ensuite elle découvrit son sein, et embrassa ses restes
glacés, qui se fussent ranimés au feu du cœur maternel si Dieu ne
s'étoit réservé le souffle qui donne la vie.
Elle se leva, et chercha des yeux un arbre sur les branches duquel
elle pût exposer son enfant. Elle choisit un érable à fleurs rouges, fes-
tonné de guirlandes d'apios, et qui exhaloit les parfums les plus
suaves. D'une main elle en abaissa les rameaux inférieurs, de l'autre
elle y plaça le corps ; laissant alors échapper la branche, la branche
retourna à sa position naturelle, emportant la dépouille de l'inno-
cence, cachée dans un feuillage odorant. Oh! que cette coutume
^ indienne est touchante ! Je vous ai vus dans vos campagnes désolées,
. pompeux monuments des Crassus et des Césars, et je vous préfère
encore ces tombeaux aériens du sauvage , ces mausolées de fleurs et
de verdure que parfume l'abeille, que balance le zéphyr, et oii le ros-
signol bâtit son nid et fait entendre sa plaintive mélodie. Si c'est la
dépouille d'une jeune fille que la main d'un amant a suspendue à
l'arbre de la mort, si ce sont les restes d'un enfant chéri qu'une mère
a placés dans la demeure des petits oiseaux, le charme redouble
encore. Je m'approchai de celle qui gémissoit au pied de l'érable; je
lui imposai les mains sur la tête en poussant les trois cris de douleur.
Ensuite, sans lui parler, prenant comme elle un rameau, j'écartai les
insectes qui bourdonnoient autour du corps de l'enfant. Mais je me
donnai de garde d'effrayer une colombe voisine. L'Indienne lui disoit :
« Colombe, si tu n'es pas l'âme de mon fils qui s'est envolée, tu es sans
doute une mère qui cherche quelque chose pour faire un nid. Prends
de ces cheveux, que je ne laverai plus dans l'eau d'esquine; prends-en
pour coucher tes petits : puisse le grand Esprit te les conserver ! m
ATA LA. 67
Cependant la mère pleuroit de joie en voyant la politesse de l'étran-
ger. Comme nous faisions ceci, un jeune homme approcha : a Fille de
Céluta, retire notre enfant; nous ne séjournerons pas plus longtemps
ici et nous partirons au premier soleil. » Je dis alors : « Frère, je te sou-
haite un ciel bleu, beaucoup de chevreuils, un manteau de castor et
l'espérance. Tu n'es donc pas de ce désert? — Non, répondit le jeune
homme, nous sommes des exilés, et nous allons chercher une patrie. »
En disant cela le guerrier baissa la tête dans son sein, et avec le bout
de son arc il abattoit la tête des fleurs. Je vis qu'il y avoit des larmes
au fond de cette histoire, et je me tus. La femme retira son fils des
branches de l'arbre, et elle le donna à porter à son époux. Alors je
dis : « Voulez -vous me permettre d'allumer votre feu cette nuit? —
Nous n'avons point de cabane, reprit le guerrier ; si vous voulez nous
suivre, nous campons au bord de la chute. — Je le veux bien, » répon-
dis-je, et nous partîmes ensemble.
Nous arrivâmes bientôt au bord de la cataracte, qui s'annonçoit par
d'affreux mugissements. Elle est formée par la rivière Niagara, qui
sort du lac Érié et se jette dans le lac Ontario ; sa hauteur perpendi-
culaire est de cent quarante-quatre pieds. Depuis le lac Érié jusqu'au
Saut, le fleuve accourt par une pente rapide, et au moment de la
chute c'est moins un fleuve qu'une mer dont les torrents se pressent
à la bouche béante d'un gouffre. La cataracte se divise en deux
branches et se courbe en fer à cheval. Entre les deux chutes s'avance
une île creusée en dessous, qui pend avec tous ses arbres sur le chaos
des ondes. La masse du fleuve qui se précipite au midi s'arrondit en
un vaste cylindre, puis se déroule en nappe de neige et brille au soleil
de toutes les couleurs ; celle qui tombe au levant descend dans une
ombre effrayante; on diroit d'une colonne d'eau du déluge. Mille
arcs-en-ciel se courbent et se croisent sur l'abîme. Frappant le roc
ébranlé, l'eau rejaillit en tourbillons d'écume, qui s'élèvent au-dessus
des forêts comme les fumées d'un vaste embrasement. Des pins, des
noyers sauvages, des rochers taillés en forme de fantômes, décorent
la scène. Des aigles entraînés par le courant d'air descendent en tour-
noyant au fond du goufi"re , et des carcajous se suspendent par leurs
queues flexibles au bout d'une branche abaissée pour saisir dans
l'abîme les cadavres brisés des élans et des ours^
Tandis qu'avec un plaisir mêlé de terreur je contemplois ce spec-
tacle, l'Indienne et son époux me quittèrent. Je les cherchai en remon-
tant le fleuve au-dessus de la chute, et bientôt je les trouvai dans un
endroit convenable à leur deuil. Ils étoient couchés sur l'herbe, avec
des vieillards, auprès de quelques ossements humains enveloppés dans
68 ATA LA.
des peaux de bêtes. Étonné de tout ce que je voyois depuis quelques
heures, je m'assis auprès de la jeune mère, et lui dis : « Qu'est-ce que
« tout ceci, ma sœur? » Elle me répondit : « Mon frère, c'est la terre
« de la patrie, ce sont les cendres de nos aïeux, qui nous suivent dans
« notre exil. — Et comment, m'écriai-je, avez-vous été réduits à un tel
« malheur? » La fille de Céluta repartit : « Nous sommes les restes
« des Natchez. Après le massacre que les François firent de notre
« nation pour venger leurs frères , ceux de nos frères qui échappèrent
« aux vainqueurs trouvèrent un asile chez les Chikassas, nos voisins,
u Nous y sommes demeurés assez longtemps tranquilles ; mais il y a
« sept lunes que les blancs de la Virginie se sont emparés de nos
« terres, en disant qu'elles leur ont été données par un roi d'Europe.
« Nous avons levé les yeux au ciel, et, chargés des restes de nos
« aïeux, nous avons pris notre route à travers le désert. Je suis accou-
« chée pendant la marche; et comme mon lait étoit mauvais, à cause
«. de la douleur, il a fait mourir mon enfant. » En disant cela, la jeune
mère essuya ses yeux avec sa chevelure; je pleurois aussi.
«Or, je dis bientôt: u Ma sœur, adorons le grand Esprit, tout
« arrive par son ordre. Nous sommes tous voyageurs, nos pères l'ont
« été comme nous; mais il y a un lieu où nous nous reposerons. Si je
« necraignois d'avoir la langue aussi légère que celle d'un blanc, je
« vous demanderois si vous avez entendu parler de Chactas le Nat-
« chez. » Aces mots, l'Indienne me regarda, et me dit : « Qui ost-ce
« qui vous a parlé de Chactas le Natchez? » Je répondis : « C'est la
« Sagesse. » L'Indienne reprit : « Je vous dirai ce que je sais, parce
« que vous avez éloigné les mouches du corps de mon lils et que
« vous venez de dire de belles paroles sur le grand Esprit. Je suis la
« fille de la fille de René l'Européen, que Chactas avoit adopté.
« Chactas, qui avoit reçu le baptême, et René, mon aïeul si malheu-
« reux, ont péri dans le massacre. — L'homme va toujours de douleur
« en douleur, répondis-je en m'inclinant. Vous pourriez donc aussi
« m'apprendre des nouvelles du père Aubry? — Il n'a pas été plus
« heureux que Chactas, dit l'Indienne. Les Chéroquois, ennemis des
« François , pénétrèrent à sa Mission ; ils y furent conduits par le son
« de la cloche qu'on sonnoit pour secourir les voyageurs. Le père
« Aubry se pouvoit sauver, mais il ne voulut pas abandonner ses
« enfants , et il demeura pour les encourager à mourir par son
« exemple. 11 fut brûlé avec de grandes tortures; jamais on ne put
« tirer de lui un cri qui tournât à la honte de son Dieu ou au déshon-
« neur de sa patrie. 11 ne cessa, durant le supplice, de prier pour ses
« bourreaux et de compatir au sort des victimes. Pour lui arracher
• *^SiV .] kj^«M. ■..• .
ATA LA. G9
« une marque de foiblcsse, les Chéroquois amenèrent à ses pieds un
« sauvage chrétien qu'ils avoient horiblcment mutilé. Mais ils furent
« bien surpris quand ils virent le jeune homme se jeter à genoux et
« baiser les plaies du vieil ermite, qui lui crioit : « Mon enfant, nous
« avons été mis en spectacle aux anges et aux hommes. » Les Indiens
« furieux lui plongèrent un fer rouge dans la gorge pour l'empêcher
« de parler. Alors, ne pouvant plus consoler les hommes, il expira.
« On dit que les Chéroquois, tout accoutumés qu'ils étoient à voir
« des sauvages souffrir avec constance, ne purent s'empêcher d'avouer
« qu'il y avoit dans l'humble courage du père Aubry quelque chose
« qui leur étoit inconnu et qui surpassoit tous les courages de la
« terre. Plusieurs d'entre eux, frappés de cette mort, se sont faits
« chrétiens.
«Quelques années après, Chactas, à son retour de la terre des
« blancs, ayant appris les malheurs du chef de la prière , partit pour
« aller recueillir ses cendres et celles d'Atala. Il arriva à l'endroit où
« étoit située la Mission , mais il put à peine le reconnoître. Le lac
« s'étoit débordé et la savane étoit changée en un marais ; le pont
« naturel , en s'écroulant , avoit enseveli sous ses débris le tombeau
« d'Atala et les Bocages de la mort. Chactas erra longtemps dans ce
« lieu ; il visita la grotte du solitaire, qu'il trouva remplie de ronces et
« de framboisiers , et dans laquelle une biche allaitoit son faon. Il
« s'assit sur le rocher de la Veillée de la mort, où il ne vit que quelques
<( plumes tombées de l'aile de l'oiseau de passage. Tandis qu'il y
« pleuroit , le serpent familier du missionnaire sortit des broussailles
« voisines, et vint s'entortiller à ses pieds. Chactas réchauffa dans son
« sein ce fidèle ami, resté seul au milieu de ces ruines. Le fils d'Ou-
« talissi a raconté que plusieurs fois, aux approches de la nuit, il
« avoit cru voir les ombres d'Atala et du père Aubry s'élever dans la
« vapeur du crépuscule. Ces visions le remplirent d'une religieuse
(( frayeur et d'une joie triste.
« Après avoir cherché vainement le tombeau de sa sœur et celui de
« l'ermite, il étoit près d'abandonner ces lieux, lorsque la biche de la
« grotte se mit à bondir devant lui. Elle s'arrêta au pied de la croix de
« la Mission. Cette croix étoit alors à moitié entourée d'eau ; son bois
« étoit rongé de mousse, et le pélican du désert aimoit à se percher sur
« ses bras vermoulus. Chactas jugea que la biche reconnoissante
(( l'avoit conduit au tombeau de son hôte. 11 creusa sous la roche qui
« jadis servoit d'autel , et il y trouva les restes d'un homme et d'une
« femme. Il ne douta point" que ce ne fussent ceux du prêtre et de la
<( vierge, que les anges avoient peut-être ensevelis dans ce lieu ; il les
r
i
i
70 ATA LA.
« enveloppa dans des peaux d'ours , et reprit le chemin de son pays ,
« emportant ces précieux restes , qui résonnoient sur ses épaules
« comme le carquois de la mort. La nuit, il les mettoit sous sa tête
« et il avoit des songes d'amour et de vertu. 0 étranger! tu peux
« contempler ici cette poussière avec celle de Chactas lui-même. »
Comme l'Indienne achevoit de prononcer ces mots, je me levai; je
m'approchai des cendres sacrées et me prosternai devant elles en
silence. Puis, m'éloignant à grands pas, je m'écriai : « Ainsi passe sur
« la terre tout ce qui fut bon, vertueux, sensible! Homme, tu n'es
« qu'un songe rapide, un rêve douloureux; tu n'existes que par le
« malheur ; tu n'es quelque chose que par la tristesse de ton âme et
« l'éternelle mélancolie de ta pensée ! »
Ces réflexions m'occupèrent toute la nuit. Le lendemain , au point
du jour, mes hôtes me quittèrent. Les jeunes guerriers ouvroient la
marche et les épouses la fermoient; les premiers étoient chargés des
saintes reliques; les secondes portoient leurs nouveaux nés; les vieil-
lards cheminoient lentement au milieu, placés entre leurs aïeux et
leur postérité, entre les souvenirs et l'espérance, entre la patrie perdue
et la patrie à venir. Oh ! que de larmes sont répandues lorsqu'on aban-
donne ainsi la terre natale , lorsque du haut de la colline de l'exil on
découvre pour la dernière fois le toit où l'on fut nourri et le fleuve de
la cabane qui continue de couler tristement à travers les champs
solitaires de la patrie !
Indiens infortunés que j'ai vus errer dans les déserts du Nouveau-
Monde avec les cendres de vos aïeux! vous qui m'aviez donné l'hospi-
talité malgré votre misère ! je ne pourrois vous la rendre aujourd'hui,
car j'erre, ainsi que vous, à la merci des hommes, et, moins heureux
dans mon exil, je n'ai point emporté les os de mes pères I
FIN d'aTALA,
RENE
f «
RENE
En arrivant chez les Natchez, René avoit été obligé de prendre une
('poiise, pour se conformer aux mœurs des Indiens, mais il ne vivoit
point avec elle. Un penchant mélancolique l'entraînoit au fond des
bois; il y passoit seul des journées entières, et sembloit sauvage parmi
les sauvages. Hors Chactas, son père adoptif, et le père Souël, mis-
sionnaire au fort Rosalie ' , il avoit renoncé au commerce des hommes.
Ces deux vieillards avoient pris beaucoup d'empire sur son cœur : le
premier, par une indulgence aimable; l'autre, au contraire, par une
extrême sévérité. Depuis la chasse du castor, où le Sachem aveugle
raconta ses aventures à René, celui-ci n'avoit jamais voulu parler des
siennes. Cependant Chactas et le missionnaire désiroient vivement
connoître par quel malheur un Européen bien né avoit été conduit à
l'étrange résolution de s'ensevelir dans les déserts de la Louisiane.
René avoit toujours donné pour motif de ses refus le peu d'intérêt
de son histoire, qui se bornoit, disoit-il, à celle de ses pensées et de
ses sentiments, a Quant à l'événement qui m'a déterminé à passer
« en Amérique , ajoutoit-il , je le dois ensevelir dans un éternel
« oubli. »
Quelques années s'écoulèrent de la sorte, sans que les deux vieil-
lards lui pussent arracher son secret. Une lettre qu'il reçut d'Europe,
par le bureau des Missions étrangères, redoubla tellement sa tristesse,
qu'il fuyoit jusqu'à ses vieux amis. Ils n'en furent que plus ardents à
le presser de leur ouvrir son cœur; ils y mirent tant de discrétion, de
1. Colonie françoise aux Natchez.
74 RENK
douceur et d'autorité, qu'il fut enfin obligé de les satisfaire. Il prit
donc jour avec eux pour leur raconter, non les aventures de sa vie,
puisqu'il n'en avoit point éprouvé, mais les sentiments secrets de
son âme.
Le 21 de ce mois que les sauvages appellent la lune des fleurs, René
se rendit à la cabane de Chactas. Il donna le bras au Sachem, et le
conduisit sous un sassafras, au bord du Meschacebé. Le père Souël ne
tarda pas à arriver au rendez-vous. L'aurore se levoit : à quelque dis-
tance dans la plaine, on apercevoit le village des Natchez , avec son
bocage de mûriers et ses cabanes qui ressemblent à des ruches
d'abeilles. La colonie françoise et le fort Rosalie se montroient sur la
droite, au bord du fleuve. Des tentes, des maisons à moitié bâties, des
forteresses commencées, des défrichements couverts de nègres, des
groupes de blancs et d'Indiens, présentoient, dans ce petit espace, le
contraste des mœurs sociales et des mœurs sauvages. Vers l'orient, au
fond de la perspective, le soleil commençoit à paroître entre les som-
mets brisés des Apalaches, qui se dessinoient comme des caractères
d'azur dans les hauteurs dorées du ciel; à l'occident, le Meschacebé
rouloit ses ondes dans un silence magnifique et formoit la bordure
du tableau avec une inconcevable grandeur.
Le jeune homme et le missionnaire admirèrent quelque temps cette
belle scène, en plaignant le Sachem, qui ne pouvoit plus en jouir;
ensuite le père Souël et Chactas s'assirent sur le gazon, au pied de
l'arbre ; René prit sa place au milieu d'eux, et, après un moment de
silence, il parla de la sorte à ses vieux amis :
« Je ne puis, en commençant mon récit, me défendre d'un mouve-
ment de honte. La paix de vos cœurs, respectables vieillards, et le
calme de la nature autour de moi me font rougir du trouble et de
l'agitation de mon âme.
« Combien vous aurez pitié de moi ! que mes éternelles inquiétudes
vous paroîtront misérables ! Vous qui avez épuisé tous les chagrins de
la vie, que penserez-vous d'un jeune homme sans force et sans vertu,
qui trouve en lui-même son tourment et ne peut guère se plaindre
que des maux qu'il se fait à lui-même ? Hélas ! ne le condamnez pas :
il a été trop puni !
({ J'ai coûté la vie à ma mère en venant au monde; j'ai été tiré de
son sein avec le fer. J'avois un frère, que mon père bénit, parce qu'il
voyoit en lui son fils aîné. Pour moi, livré de bonne heure à des mains
étrangères, je fus élevé loin du toit paternel.
« Mon humeur étoit impétueuse, mon caractère inégal. Tour à tour
bruyant et joyeux, silencieux et triste, je rassemblois autour de moi
RENÉ. 75
mes jeunes compagnons, puis, les abandonnant tout à coup, j'allois
m' asseoir à l'écart pour contempler la nue fugitive ou entendre la pluie
tomber sur le feuillage.
« Chaque automne je revenois au château paternel, situé au milieu
des forêts, près d'un lac, dans une province reculée.
« Timide et contraint devant mon père, je ne trouvois l'aise et le
contentement qu'auprès de ma sœur Amélie. Une douce conformité
d'humeur et de goûts m'unissoit étroitement à cette sœur; elle étoit
un peu plus âgée que moi. Nous aimions à gravir les coteaux ensemble,
à voguer sur le lac, à parcourir les bois à la chute des feuilles : pro-
menades dont le souvenir remplit encore mon âme de délices. 0 illu-
sions de l'enfance et de la patrie, ne perdez-vous jamais vos dou-
ceurs !
« Tantôt nous marchions en silence , prêtant l'oreille au sourd
mugissement de l'automne ou au bruit des feuilles séchées que nous
traînions tristement sous nos pas; tantôt, dans nos jeux innocents,
nous poursuivions l'hirondelle dans la prairie, l'arc-en-ciel sur les
collines pluvieuses ; quelquefois aussi nous murmurions des vers que
nous inspiroit le spectacle de la nature. Jeune, je cultivois les Muses;
il n'y a rien de plus poétique, dans la fraîcheur de ses passions, qu'un
cœur de seize années. Le matin de la vie est comme le matin du jour,
plein de pureté, d'images et d'harmonies.
« Les dimanches et les jours de fête, j'ai souvent entendu dans le
grand bois, à travers les arbres, les sons de la cloche lointaine qui
appeloit au temple l'homme des champs. Appuyé contre le tronc d'un
ormeau, j'écoutois en silence le pieux murmure. Chaque frémissement
de l'airain portoit à mon âme naïve l'innocence des mœurs champêtres,
le calme de la solitude, le charme de la religion et la délectable
mélancolie des souvenirs de ma première enfance! Oh! quel cœur si
mal fait n'a tressailli au bruit des cloches de son lieu natal, de ces
cloches qui frémirent de joie sur son berceau, qui annoncèrent son
avènement à la vie, qui marquèrent le premier battement de son
cœur, qui publièrent dans tous les lieux d'alentour la sainte allégresse
de son père, les douleurs et les joies encore plus ineffables de sa mèrel
Tout se trouve dans les rêveries enchantées où nous plonge le bruit
de la cloche natale : religion, famille, patrie, et le berceau et la tombe,
et le passé et l'avenir.
« Il est vrai qu'Amélie et moi nous jouissions plus que personne de
ces idées graves et tendres , car nous avions tous les deux un peu de
tristesse au fond du cœur : nous tenions cela de Dieu ou de notre
mère.
7G RENlù
(( Cependant mon père fut atteint d'une maladie qui le conduisit en
peu de jours au tombeau. Il expira dans mes bras. J'appris à connoître
la mort sur les lèvres de celui qui m'avoit donné la vie. Cette impres-
sion fut grande ; elle dure encore. C'est la première fois que l'immor-
talité de l'âme s'est présentée clairement à mes yeux. Je ne pus croire
que ce corps inanimé étoit en moi l'auteur de la pensée ; je sentis
qu'elle me devoit venir d'une autre source, et, dans une sainte dou-
leur, qui approchoit de la joie, j'espérai me rejoindre un jour à l'esprit
de mon père.
« Un autre phénomène me confirma dans cette haute idée. Les traits
paternels avoient pris au cercueil quelque chose de sublime. Pourquoi
cet étonnant mystère ne seroit-il pas l'indice de notre immortalité?
Pourquoi la mort, qui sait tout, n'auroit-elle pas gravé sur le front de
sa victime les secrets d'un autre univers? Pourquoi n'y auroit-il pas
dans la tombe quelque grande vision de l'éternité?
(( Amélie, accablée de douleur, étoit retirée au fond d'une tour, d'où
elle entendit retentir, sous les voûtes du château gothique, le chant
des prêtres du convoi et les sons de la cloche funèbre.
« J'accompagnai mon père à son dernier asile ; la terre se referma
sur sa dépouille ; l'éternité et l'oubli le pressèrent de tout leur poids :
le soir même l'indifférent passoit sur sa tombe; hors pour sa fille et
pour son fils, c'étoit déjà comme s'il n'avoit jamais été.
« Il fallut quitter le toit paternel, devenu l'héritage de mon frère :
je me retirai avec Amélie chez de vieux parents.
« Arrêté à l'entrée des voies trompeuses de la vie, je les considérois
l'une après l'autre sans m'y oser engager. Amélie m'entretenoit souvent
du bonheur de la vie religieuse ; elle me disoit que j'étois le seul lien qui
la retînt dans le monde, et ses yeux s'attachoient sur moi avec tristesse.
« Le cœur ému par ces conversations pieuses, je portois souvent
mes pas vers un monastère voisin de mon nouveau séjour ; un moment
même j'eus la tentation d'y cacher ma vie. Heureux ceux qui ont fini
leur voyage sans avoir quitté le port, et qui n'ont point, comme moi,
traîné d'inutiles jours sur la terre!
« Les Européens, incessamment agités, sont obligés de se bâtir des
solitudes. Plus notre cœur est tumultueux et bruyant, plus le calme
et le silence nous attirent. Ces hospices de mon pays, ouverts aux
4 malheureux et aux foibles, sont souvent cachés dans des vallons qui
portent au cœur le vague sentiment de l'infortune et l'espérance d'un
abri ; quelquefois aussi on les découvre sur de hauts sites où l'âme
religieuse, comme une plante des montagnes, semble s'élever vers le
ciel pour lui offrir ses parfums.
RENÉ. 77
« Je vois encore le mélange majestueux des eaux et des bois de celte
antique abbaye où je pensai dérober ma vie aux caprices du sort ; j'erre
encore au déclin du jour dans ces cloîtres retentissants et solitaires.
Lorsque la lune éclairoit à demi les piliers des arcades et dessinoit
leur ombre sur le mur opposé, je m'arrêtois à contempler la croix qui
marquoit le champ de la mort et les longues herbes qui croissoient
entre les pierres des tombes. 0 hommes qui, ayant vécu loin du
monde, avez passé du silence de la vie au silence de la mort, de quel
dégoût de la terre vos tombeaux ne remplissoient-ils point mon
cœur !
« Soit inconstance naturelle, soit prèjugi? contre la vie monastique,
je changeai mes desseins, je me résolus à voyager. Je dis adieu à ma
sœur; elle me serra dans ses bras avec un mouvement qui ressembloit
à de la joie, comme si elle eût été heureuse de me quitter; je ne pus
me défendre d'une réflexion amère sur l'inconséquence des amitiés
humaines.
« Cependant, plein d'ardeur, je m'élançai seul sur cet orageux océan
du monde , dont je ne connoissois ni les ports ni les écueils. Je visi-
tai d'abord les peuples qui ne sont plus : je m'en allai, m'asseyant sur
les débris de Rome et de la Grèce, pays de forte et d'ingénieuse
mémoire, où les palais sont ensevelis dans la poudre et les mauso-
lées des rois cachés sous les ronces. Force de la nature et foiblesse
de l'homme ! un brin d'herbe perce souvent le marbre le plus dur
de ces tombeaux, que tous ces morts, si puissants, ne soulèveront
jamais!
« Quelquefois une haute colonne se montroit seule debout dans un
désert, comme une grande pensée s'élève par intervalles dans une
âme que le temps et le malheur ont dévastée.
« Je méditai sur ces monuments dans tous les accidents et à toutes
les heures de la journée. Tantôt ce même soleil qui avoit vu jeter les
fondements de ces cités se couchoit majestueusement à mes yeux sur
leurs ruines ; tantôt la lune se levant dans un ciel pur, entre deux
urnes cinéraires à moitié brisées, me montroit les pâles tombeaux.
Souvent, aux rayons de cet astre qui alimente les rêveries, j'ai cru voir
le Génie des souvenirs assis tout pensif à mes côtés.
« Mais je me lassai de fouiller dans des cercueils, où je ne remuois
trop souvent qu'une poussière criminelle.
« Je voulus voir si les races vivantes m'offriroient plus de vertus ou
moins de malheurs que les races évanouies. Comme je me promenois
un jour dans une grande cité, en passant derrière un palais, dans une
cour retirée et déserte, j'aperçus une statue qui indiquoit du doigt un
78 RENÉ.
iicLi fameux par un sacrifice'. Je fus frappé du silence de ces lieux; le
'" vent seul gémissoit autour du marbre tragique. Des manœuvres étoient
couchés avec indifférence au pied de la statue ou tailloient des pierres
en sifflant. Je leur demandai ce que signifioit ce monument : les uns
purent à peine me le dire, les autres ignoroient la catastrophe qu'il
retraçoit. Rien ne m'a plus donné la juste mesure des événements de
la vie et du peu que nous sommes. Que sont devenus ces personnages
qui firent tant de bruit? Le temps a fait un pas, et la face de la terre
a été renouvelée.
« Je recherchai surtout dans mes voyages les artistes et ces hommes
^ V divins qui chantent les dieux sur la lyre et la félicité des peuples qui
honorent les lois, la religion et les tombeaux.
« Ces chantres sont de race divine, ils possèdent le seul talent incon-
testable dont le ciel ait fait présent à la terre. Leur vie est à la fois
naïve et sublime ; ils célèbrent les dieux avec une bouche d'or, et sont
les plus simples des hommes ; ils causent comme des immortels ou
comme de petits enfants; ils expliquent les lois de l'univers, et ne
peuvent comprendre les affaires les plus innocentes de la vie ; ils ont
des idées merveilleuses de la mort, et meurent sans s'en apercevoir,
comme des nouveau-nés.
« Sur les monts de la Calédonie, le dernier barde qu'on ait ouï dans
ces déserts me chanta les poëmes dont un héros consoloit jadis sa
vieillesse. Nous étions assis sur quatre pierres rongées de mousse ; un
torrent couloit à nos pieds ; le chevreuil paissoit à quelque distance
parmi les débris d'une tour, et le vent des mers siflloit sur la bruyère
'le Gona. Maintenant la religion chrétienne, fille aussi des hautes
montagnes, a placé des croix sur les monuments des héros de Morven
; et touché la harpe de David au bord du même torrent où Ossian fit
gémir la sienne. Aussi pacifique que les divinités de Selma étoient
guerrières, elle garde des troupeaux où Fingal livroit des combats, et
elle a répandu des anges de paix dans les nuages qu'habitoient des
fantômes homicides.
(( L'ancienne et riante Italie m'offrit la foule de ses chefs-d'œuvre.
Avec quelle sainte et poétique horreur j'errois dans ces vastes édifices
consacrés par les arts à la religion ! Quel labyrinthe de colonnes I
Quelle succession d'arches et de voûtes ! Qu'ils sont beaux ces bruits,
qu'on entend autour des dômes, semblables aux rumeurs des flots
dans l'Océan, aux murmures des vents dans les forêts ou à la voix de
1. A Londres, derrière Wliite-Hall, la statue de Charles II.
«
RENE, 79
Dieu dans son temple ! L'architecte bâtit, pour ainsi dire, les idées du
poète, et les fait toucher aux sens.
« Cependant qu'avois-je appris jusque alors avec tant de fatigue?
Rien de certain parmi les anciens, rien de beau parmi les modernes.
Le passé et le présent sont deux statues incomplètes : l'une a été
retirée toute mutilée du débris des âges , l'autre n'a pas encore reçu
sa perfection de l'avenir.
« Mais peut-être, mes vieux amis, vous surtout, habitants du
désert, êtes-vous étonnés que, dans ce récit de mes voyages, je ne
vous aie pas une seule fois entretenus des monuments de la nature?
« Un jour j'étois monté au sommet de l'Etna , volcan qui brûle au
milieu d'une île. Je vis le soleil se lever dans l'immensité de l'horizon
au-dessous de moi, la Sicile resserrée comme un point à mes pieds
et la mer déroulée au loin dans les espaces. Dans cette vue perpendi-
culaire du tableau , les fleuves ne me sembloient plus que des lignes
géographiques tracées sur une carte-, mais, tandis que d'un côté
mon œil apercevoit ces objets, de l'autre il plongeoit dans le cratère
de l'Etna, dont je découvrois les entrailles brûlantes entre les bouf-
fées d'une noire vapeur.
• «Un jeune homme plein de passions, assis sur la bouche d'un
volcan , et pleurant sur les mortels dont à peine il voyoit à ses pieds
les demeures, n'est sans doute, ô vieillards! qu'un objet digne de
votre pitié ; mais, quoi que vous puissiez penser de René, ce tableau
vous offre l'image de son caractère et de son existence : c'est ainsi
que toute ma vie j'ai eu devant les yeux une création à la fois immense
et imperceptible et un abîme ouvert à mes côtés. »
En prononçant ces derniers mots , René se tut et tomba subitement
dans la rêverie. Le père Souël le regardoit avec étonnement , et le
vieux Sachem aveugle , qui n'entendoit plus parler le jeune homme ,
ne savoit que penser de ce silence.
René avoit les yeux attachés sur un groupe d'Indiens qui passoient
gaiement dans la plaine. Tout à coup sa physionomie s'attendrit, des
larmes coulent de ses yeux ; il s'écrie :
« Heureux sauvages! oh! que ne puis-je jouir de la paix qui vous
accompagne toujours ! Tandis qu'avec si peu de fruit je parcourois
tant de contrées, vous, assis tranquillement sous vos chênes, vous
laissiez couler les jours sans les compter. Votre raison n'étoit que vos
besoins, et vous arriviez mieux que moi au résultat de la sagesse,
comme l'enfant, entre les jeux et le sommeil. Si cette mélancolie qui
s'engendre de l'excès du bonheur atteignoit quelquefois votre âme ,
bientôt vous sortiez de cette tristesse passagère et votre regard levé
80 RENE.
vers le ciel cherchoit avec attendrissement ce je ne sais quoi inconnu
qui prend pitié du pauvre sauvage. »
! Ici la voix de René expira de nouveau , et le jeune homme pencha
la tête sur sa poitrine. Chactas, étendant le bras dans l'ombre et
prenant le bras de son (ils, lui cria d'un ton ému : « Mon filsl mon
cher fils! » A ces accents, le frère d'Amélie, revenant à lui et rougis-
sant de son trouble, pria son père de lui pardonner.
Alors le vieux sauvage: « Mon jeune ami, les mouvements d'un
« cœur comme le tien ne sauroient être égaux ; modère seulement ce
« caractère qui l'a déjà fait tant de mal. Si tu souffres plus qu'un
« autre des choses de la vie, il ne faut pas t'en étonner: une grande
« âme doit contenir plus de douleurs qu'une petite. Continue ton
« récit. Tu nous as fait parcourir une partie de l'Europe, fais-nous
« connoître ta patrie. Tu sais que j'ai vu la France et quels liens m'y
« ont attaché; j'aimerai à entendre parler de ce grand chef qui n'est
« plus et dont j'ai visité la superbe cabane. Mon enfant, je ne vis
(i plus que par la mémoire. Un vieillard avec ses souvenirs ressemble
« au chêne décrépit de nos bois : ce chêne ne se décore plus de son
« propre feuillage , mais il couvre quelquefois sa nudité des plantes
« étrangères qui ont végété sur ses antiques rameaux; )>
Le frère d'Amélie, calmé par ces paroles, reprit ainsi l'histoire de
son cœur :
« Hélas, mon père! je ne pourrai l'entretenir de ce grand siècle
dont je n'ai vu que la fin dans mon enfance, el qui n'étoit plus lorsque
je rentrai dans ma patrie. Jamais un changement plus étonnant et
plus soudain ne s'est opéré chez un peuple. De la hauteur du génie,
du respect pour la religion, de la gravité des mœurs, tout étoit subi-
tement descendu à la souplesse de l'esprit, à l'impiété, à la cor-
ruption.
(i G'étoil donc bien vainement que j'avois espéré retrouver dans
mon pays de quoi calmer cette inquiétude, cette ardeur de désir qui
me suit partout. L'étude du monde ne m'avoit rien appris, el pourtant
je n'avois plus la douceur de l'ignorance.
«Ma sœur, par une conduite inexplicable, sembloit se plaire à
augmenter mon ennui; elle avoit quitté Paris quelques jours avant
mon arrivée. Je lui écrivis que je comptois l'aller rejoindre; elle se
hâta de me répondre pour me détourner de ce projet , sous prétexte
qu'elle étoit incertaine du lieu où l'appelleroienl ses affaires. Quelles
tristes réflexions ne fis-je point alors sur l'amitié, que la présence
1. Louis XIV.
I
RENÉ. 81
attiédit, que l'absence efface, qui ne résiste point au malheur, et
encore moins à la prospérité !
« Je me trouvai bientôt plus isolé dans ma patrie que je ne l'avois été
sur une terre étrangère. Je voulus me jeter pendant quelque temps
dans un monde qui ne me disoit rien et qui ne m'entendoit pas. Mon
âme , qu'aucune passion n'avoit encore usée , cherchoit un objet qui
pût l'attacher; mais je m'aperçus que je donnois plus que je ne rece-
vois. Ce n'étoit ni un langage élevé ni un sentiment profond qu'on
demandoit de moi. Je n'étois occupé qu'à rapetisser ma vie, pour la
mettre au niveau de la société. Traité partout d'esprit romanesque ,
honteux du rôle que je jouois , dégoûté de plus en plus des choses et
des hommes , je pris le parti de me retirer dans un faubourg pour y
vivre totalement ignoré.
« Je trouvai d'abord assez de plaisir dans cette vie obscure et
indépendante. Inconnu, je me mêlois à la foule : vaste désert
d'hommes !
« Souvent assis dans une église peu fréquentée, je passois des
heures entières en méditation. Je voyois de pauvres femmes venir se
prosterner devant le Très-Haut, ou des pécheurs s'agenouiller au tri-
bunal de la pénitence. Nul ne sortoit de ces lieux sans un visage plus
serein , et les sourdes clameurs qu'on entendoit au dehors sembloient
être les flots des passions et les orages du monde qui venoient expirer
au pied du temple du Seigneur. Grand Dieu , qui vis en secret couler
mes larmes dans ces retraites sacrées, tu sais combien de fois je me
jetai à tes pieds pour te supplier de me décharger du poids de l'exis-
tence, ou de changer en moi le vieil homme! Ah! qui n'a senti quel-
quefois le besoin de se régénérer, de se rajeunir aux eaux du torrent,
de retremper son âme à la fontaine de vie ! Qui ne se trouve quelque-
fois accablé du fardeau de sa propre corruption et incapable de rien
faire de grand, de noble, de juste !.
« Quand le soir étoit venu, reprenant le chemin de ma retraite, je
m'arrêtois sur les ponts pourvoir se coucher le soleil. L'astre, enflam-
mant les vapeurs de la cité, sembloit osciller lentement dans un fluide
d'or, comme le pendule de l'horloge des siècles. Je me retirois ensuite
avec la nuit , à travers un labyrinthe de rues solitaires. En regardant
les lumières qui brilloient dans la demeure des hommes , je me trans-
portois par la pensée au milieu des scènes de douleur et de joie
qu'elles éclairoient, et je songeois que sous tant de toits habités je
n'avois pas un ami. Au milieu de mes réflexions, l'heure 'venoit
frapper à coups mesurés dans la tour de la cathédrale gothique ; elle
alloit se répétant sur tous les tons , et à toutes les distances , d'église,
m. C
82 RENE.
en église. Hélas ! chaque heure dans la société ouvre un tombeau et
fait couler des larmes.
<c Cette vie, qui m'avoit d'abord enchanté , ne tarda pas à me deve-
nir insupportable. Je me fatiguai de la répétition des mêmes scènes et
des mêmes idées. Je me mis à sonder mon cœur, à me demander ce
que je désirois. Je ne le savois pas, mais je crus tout à coup que les
bois me seroient délicieux. Me voilà soudain résolu d'achever dans un
exil champêtre une carrière à peine commencée et dans laquelle
j'avois déjà dévoré des siècles.
« J'embrassai ce projet avec l'ardeur que je mets à tous mes des-
seins; je partis précipitamment pour m'ensevelir dans une chau-
mière, comme j'étois parti autrefois pour faire le tour du monde.
« On m'accuse d'avoir des goûts inconstants, de ne pouvoir jouir
longtemps de la même chimère, d'être la proie d'une imagination qui
se hâte d'arriver au fond de mes plaisirs, comme si elle étoit accablée
de leur durée ; on m'accuse de passer toujours le but que je puis
atteindre : hélas ! je cherche seulement un bien inconnu dont l'instinct
me poursuit. Est-ce ma faute si je trouve partout des bornes, si ce
qui est fini n'a pour moi aucune valeur? Cependant je sens que j'aime
la monotonie des sentiments de la vie , et si j'avois encore la folie de
croire au bonheur, je le chercherois dans l'habitude.
« La solitude absolue, le spectacle de la nature, me plongèrent
bientôt dans un état presque impossible à décrire. Sans parents, sans
amis, pour ainsi dire, sur la terre, n'ayant point encore aimé, j'étois
accablé d'une surabondance de vie. Quelquefois je rougissois subite*
ment, et je sentois couler dans mon cœur comme des ruisseaux d'une
lave ardente; quelquefois je poussois des cris involontaires, et la nui{
étoit également troublée de mes songes et de mes veilles. Il me man-
quoit quelque chose pour remplir l'abîme de mon existence : je des-
cendois dans la vallée, je m'élevois sur la montagne, appelant de
toute la force de mes désirs l'idéal objet d'une flamme future ; je l'em-
brassois dans les vents ; je croyois l'entendre dans les gémissements
du fleuve; tout étoit ce fantôme imaginaire, et les astres dans les
cieux, et le principe même de vie dans l'univers.
a Toutefois cet état de calme et de trouble, d'indigence et de
richesse, n'étoit pas sans quelques charmes : un jour je m'étois amusé
à effeuiller une branche de saule sur un ruisseau et à attacher une
idée à chaque feuille que le courant entraînoit. Un roi qui craint de
perdre sa couronne par une révolution subite ne ressent pas des
angoisses plus vives que les miennes à chaque accident qui mcnaçoit
les débris de mon rameau. 0 foiblesse des mortels! ô enfance du
REiNE. 83
cœur humain qui ne vieillit jamais ! voilà donc à quel degré de puéri-
lité notre superbe raison peut descendre ! Et encore est-il vrai que
bien des hommes attachent leur destinée à des choses d'aussi peu de
valeur que mes feuilles de saule.
(( Mais comment exprimer cette foule de sensations fugitives que
j'éprouvois dans mes promenades? Les sons que rendent les passions
dans le vide d'un cœur solitaire ressemblent au murmure que les vents
et les eaux font entendre dans le silence d'un désert : on en jouit,
mais on ne peut les peindre.
« L'automne me surprit au milieu de ces incertitudes : j'entrai avec
ravissement dans les mois des tempêtes. Tantôt j'aurois voulu être un
de ces guerriers errant au milieu des vents, des nuages et des fan-
tômes; tantôt j'enviois jusqu'au sort du pâtre que je voyois réchauffer
ses mains à l'humble feu de broussailles qu'il avoit allumé au coin
d'un bois. J'écoutois ses chants mélancoliques, qui me rappeloient que
dans tout pays le chant naturel de l'homme est triste, lors même qu'il
exprime le bonheur. Notre cœur est un instrument incomplet , une
lyre où il manque des cordes et où nous, sommes forcés de rendre
les accents de la joie sur le ton consacré aux soupirs.
« Le jour, je m'égarois sur de grandes bruyères terminées par des
forêts. Qu'il falloit peu de chose à ma rêverie! une feuille séchée que
le vent chassoit devant moi , une cabane dont la fumée s'élevoit dans
la cime dépouillée des arbres, la mousse qui trembloit au souffle du
nord sur le tronc d'un chêne, une roche écartée, un étang désert où
le jonc flétri murmuroit! Le clocher solitaire s'élevant au loin dans la
vallée a souvent attiré mes regards; souvent j'ai suivi des yeux les
oiseaux de passage qui voloient au-dessus de ma tête. Je me figurois
les bords ignorés, les climats lointains où ils se rendent; j'aurois
voulu être sur leurs ailes. Un secret instinct me tourmentoit ; je sentois
que je n'étois moi-même qu'un voyageur, mais une voix du ciel sem-
bloit me dire : « Homme , la saison de ta migration n'est pas encore
(t venue; attends que le vent de la mort se lève, alors tu déploieras
« ton vol vers ces régions inconnues que ton cœur demande. »
« Levez-vous vite, orages désirés qui devez emporter René dans
les espaces d'une autre vie! Ainsi disant, je marchois à grands pas,
le visage enflammé, le vent sifllant dans ma chevelure , ne sentant ni
pluie, ni frimas, enchanté, tourmenté et comme possédé par le
démon de mon cœur.
« La nuit, lorsque l'aquilon ébranloit ma chaumière, que les pluies
lomboient en torrent sur mon toit, qu'à travers ma fenêtre je voyois
la lune sillonner les nuages amoncelés, comme un pâle vaisseau qui
8/i RENÉ.
laboure les vagues, il me sembloit que la vie redoubloit au fond de
mon cœur, que j'aurois la puissance de créer des mondes. Ah! si
j'avois pu faire partager à une autre les transports que j'éprouvois !
0 Dieu! si tu m'avois donné une femme selon mes désirs ; si, comme à
notre premier père , tu m'eusses amené par la main une Eve tirée de
moi-même... Beauté céleste ! je me serois prosterné devant toi, puis,
te prenant dans mes bras, j'aurois prié l'Éternel de te donner le reste
de ma vie!
u Hélas! j'étois seul, seul sur la terre! Une langueur secrète s'em-
paroit de mon corps. Ce dégoût de la vie que j'avois ressenti dès mon
enfance revenoit avec une force nouvelle. Bientôt mon cœur ne four-
nit plus d'aliment à ma pensée , et je ne m'apercevois de mon exis-
tence que par un profond sentiment d'ennui,
<( Je luttai quelque temps contre mon mal , mais avec indifférence
et sans avoir la ferme résolution de le vaincre. Enfin , ne pouvant
trouver de remède à cette étrange blessure de mon cœur, qui n'étoit
nulle part et qui étoit partout, je résolus de quitter la vie.
u Prêtre du Très-Haut , qui m'entendez , pardonnez à un malheu-
reux que le ciel avoit presque privé de la raison. J'étois plein de reli-
gion, et je raisonnois en impie ; mon cœur aimoit Dieu , et mon esprit
le méconnoissoit ; ma conduite, mes discours, mes sentiments, mes
pensées, n'étoient que contradiction, ténèbres, mensonges. Mais
l'homme sait-il bien toujours ce qu'il veut, est-il toujours sûr de ce
qu'il pense ?
« Tout m'échappoit à la fois, l'amitié, le monde, la retraite. J'avois
essayé de tout, et tout m'avoit été fatal. Repoussé par la société,
abandonné d'Amélie quand la solitude vint à me manquer, que me
restoit-il? C'étoit la dernière planche sur laquelle j'avois espéré me
sauver, et je la sentois encore s'enfoncer dans l'abîme !
« Décidé que j'étois à me débarrasser du poids de la vie, je résolus
de mettre toute ma raison dans cet acte insensé. Rien ne me pressoit ;
je ne fixai point le moment du départ, afin de savourer à longs traits
les derniers moments de l'existence et de recueillir toutes mes forces ,
à l'exemple d'un ancien, pour sentir mon âme s'échapper.
« Cependant je crus nécessaire de prendre des arrangements con-
cernant ma fortune, et je fus obligé d'écrire à Amélie. Il m'échappa
quelques plaintes sur son oubli, et je laissai sans doute percer l'atten-
drissement qui surmontoit peu à peu mon cœur. Je m'imaginois
pourtant avoir bien dissimulé mon secret ; mais ma sœur, accoutumée
à lire dans les replis de mon âme, le devina sans peine. Elle fut
alarmée du ton de contrainte qui régnoit dans ma lettre et de mes
RENÉ. 85
questions sur des affaires dont je ne m'étois jamais occupé. Au lieu
de me répondre, elle me vint tout à coup surprendre.
« Pour bien sentir quelle dut être dans la suite l'amertume de ma
douleur et quels furent mes premiers transports en revoyant Amélie^
il faut vous figurer que c'étoit la seule personne au monde que j'eusse
aimée, que tous mes sentiments se venoient confondre en elle avec la
douceur des souvenirs de mon enfance. Je reçus donc Amélie dans
une sorte d'extase de cœur. Il y avoit si longtemps que je n'avois trouvé
quelqu'un qui m'entendît et devant qui je pusse ouvrir mon âmel
« Amélie se jetant dans mes bras me dit : « Ingrat, tu veux mourir,
« et ta sœur existe! Tu soupçonnes son cœur! Ne t'explique point,
« ne t'excuse point, je sais tout; j'ai tout compris, comme si j'avois
« été avec toi. Est-ce moi que l'on trompe, moi qui ai vu naître tes
« premiers sentiments? Voilà ton malheureux caractère , tes dégoûts,
« tes injustices. Jure, tandis que je te presse sur mon cœur, jure que
« c'est la dernière fois que tu te livreras à tes folies ; fais le serment
« de ne jamais attenter à tes jours. »
(( En prononçant ces mots Amélie me regardoit avec compassion et
tendresse, et couvroit mon front de ses baisers; c'étoit presque une
mère, c'étoit quelque chose de plus tendre. Hélas! mon cœur se
rouvrit à toutes les joies; comme un enfant, je ne demandois qu'à
être consolé ; je cédai à l'empire d'Amélie : elle exigea un serment
solennel ; je le fis sans hésiter, ne soupçonnant même pas que désor-
mais je pusse être malheureux.
« Nous fûmes plus d'un mois à nous accoutumer à l'enchantement
d'être ensemble. Quand le matin, au lieu de me trouver seul, j'en-
tendois la voix de ma sœur, j'éprouvois un tressaillement de joie et de
bonheur. Amélie avoit reçu de la nature quelque chose de divin ; son
âme avoit les mêmes grâces innocentes que son corps ; la douceur de
ses sentiments étoit infinie; il n'y avoit rien que de suave et d'un peu
rêveur dans son esprit ; on eût dit que son cœur, sa pensée et sa voix
soupiroient comme de concert ; elle tenoit de la femme la timidité et
l'amour, et de l'ange la pureté et la mélodie.
« Le moment étoit venu où j'allois expier toutes mes inconséquences.
Dans mon délire, j'avois été jusqu'à désirer d'éprouver un malheur,
pour avoir du moins un objet réel de souffrance : épouvantable souhait
que Dieu, dans sa colère, a trop exaucé !
« Que vais-je vous révéler, ô mes amis! voyez les pleurs qui coulent
de mes yeux. Puis-je même... Il y a quelques jours, rien n'auroit pu
ra'arracher ce secret... A présent, tout est fini !
« Toutefois , ô vieillards ! que cette histoire soit à jamais ensevelie
>
M RENÉ.
dans le silence : souvenez-vous qu'elle n'a été racontée que sous
l'arbre du désert.
« L'hiver finissoit lorsque je m'aperçus qu'Amélie perdoit le repos
et la santé , qu'elle commençoit à me rendre. Elle maigrissoit ; ses
yeux se creusoient, sa démarche étoit languissante et sa voix troublée.
Un jour je la surpris tout en larmes au pied d'un crucifix. Le monde ,
la solitude, mon absence, ma présence, la nuit, le jour, tout l'alar-
moit. D'involontaires soupirs venoient expirer sur ses lèvres; tantôt
elle soutenoit sans se fatiguer une longue course ; tantôt elle se traînoit
à peine; elle prenoit et laissoit son ouvi'age, ouvroit un livre sans
pouvoir lire, commençoit une phrase qu'elle n'achevoit pas , fondoit
tout à coup en pleurs, et se retiroit pour prier.
« En vain je cherchois à découvrir son secret. Quand je l'interrogeois
en la pressant dans mes bras, elle me répondoit avec un sourire
qu'elle étoit comme moi, qu'elle ne savoit pas ce qu'elle avoit.
« Trois mois se passèrent de la sorte , et son état devenoit pire
chaque jour. Une correspondance mystérieruse me sembloit être la
cause de ses larmes, car elle paroissoit, ou plus tranquille, ou plus
émue, selon les lettres qu'elle recevoit. Enfin, un matin, l'heure à
laquelle nous déjeunions ensemble étant passée, je monte à son appar-
tement; je frappe : on ne me répond point; j'entr'ouvre la porte : il
n'y avoit personne dans la chambre. J'aperçois sur la cheminée un
paquet à mon adresse. Je le saisis en tremblant, je l'ouvre, et je lis
cette lettre, que je conserve pour m'ôter à l'avenir tout mouvement
de joie.
A RENE.
«Le ciel m'est témoin, mon frère, que je donnerois mille fois
« ma vie pour vous épargner un moment de peine ; mais , infor-
« tunée que je suis, je ne puis rien pour votre bonheur. Vous me
« pardonnerez donc de m'être dérobée de chez vous comme une cou-
ce pable; je n'aurois jamais pu résister à vos prières, et cependant il
« falloit partir... Mon Dieu, ayez pitié de moi !
« Vous savez , René, que j'ai toujours eu du penchant pour la vie
« religieuse; il est temps que je mette à profit les avertissements du
« ciel. Pourquoi ai-je attendu si tard! Dieu m'en punit. J'étois restée
« pour vous dans le monde... Pardonnez, je suis toute troublée par le
« chagrin que j'ai de vous quitter.
« C'est à présent , mon cher frère , que je sens bien la nécessiîé de
RENE. 87
« ces asiles contre lesquels je vous ai vu souvent vous élever. Il est
X des malheurs qui nous séparent pour toujours des hommes : que
'( devicndroient alors de pauvres infortunées!... Je suis persuadée que
(• vous-même, mon frère, vous trouveriez le repos dans ces retraites
vi de la religion : la terre n'offre rien qui soit digne de vous.
« Je ne vous rappellerai point votre serment : je connois la fidélité
(c de votre parole. Vous l'avez juré, vous vivrez pour moi. Y a-t-il rien
« de plus misérable que de songer sans cesse à quitter la vie ? Pour
(c un homme de votre caractère, il est si aisé de mourir! Croyez-en
« votre sœur, il est plus difficile de vivre.
(( Mais, mon frère, sortez au plus vite de la solitude, qui ne vous est
«pas bonne; cherchez quelque occupation. Je sais que vous riez
« amèrement de cette nécessité oij l'on est en France dejjrendre un état.
(C Ne méprisez pas tant l'expérience et la sagesse de nos pères. Il vaut
« mieux , mon cher René , ressembler un peu plus au commun des
« hommes et avoir un peu moins de malheur.
« Peut-être trouveriez-vous dans le mariage un soulagement à vos
« ennuis. Une femme , des enfants occuperoient vos jours. Et quelle
« est la femme qui ne chercheroit pas à vous rendre heureux ! L'ar-
« deur de votre âme , la beauté de votre génie , votre air noble et
«passionné, ce regard fier et tendre, tout vous assureroit de son
« amour et de sa fidélité. Ah ! avec quelles délices ne te presseroit-elle
« pas dans ses bras et sur son cœur! Comme tous ses regards, toutes
« ses pensées, seroient attachés sur toi pour prévenir tes moindres
« peines ! Elle seroit tout amour, tout innocence devant toi : tu croirois
« retrouver une sœur.
« Je pars pour le couvent de... Ce monastère, bâti au bord de la
« mer, convient à la situation de mon âme. La nuit, du fond de ma
)) cellule, j'entendrai le murmure des flots qui baignent les murs du
« couvent; je songerai à ces promenades que je faisois avec vous au
« milieu des bois, alors que nous croyions retrouver le bruit des mers
« dans la cime agitée des pins. Aimable compagnon de mon enfance,
;( est-ce que je ne vous verrai plus? A peine plus âgée que vous, je
«vous balançois dans votre berceau; souvent nous avons dormi
« ensemble. Ah! si un même tombeau nous réunissoit un jour! Mais
f! non, je dois dormir seule sous les marbres glacés de ce sanctuaire
« où reposent pour jamais ces filles qui n'ont point aimé.
« Je ne sais si vous pourrez lire ces lignes à demi effacées par mes
« larmes. Après tout, mon ami, un peu plus tôt, un peu plus tard,
« n'auroit-il pas fallu nous quitter? Qu'ai-je besoin de vous entretenir
« de l'incertitude et du peu de valeur de la vie? Vous vous rappelez le
u/
88 RENÉ.
« jeune M... qui fît naufrage à rile-de-France. Quand vous reçûtes sa
« dernière lettre, quelques mois après sa mort, sa dépouille terrestre'
(( n'existoit môme plus , et l'instant où vous commenciez son deuil en
« Europe étoit celui où on le finissoit aux Indes. Qu'est ce donc que
<; l'homme, dont la mémoire périt si vite? Une partie de ses amis ne
« peut apprendre sa mort que l'autre n'en soit déjà consolée ! Quoi,
« cher et trop cher René , mon souvenir s'effacera-t-il si promptement
« de ton cœur? 0 mon frère! si ie m'arrache à vous dans le temps,
« c'est pour n'être pas séparée de vous dans l'éternité.
« Amélie. »
P. 5. « Je joins ici l'acte de la donation de mes biens ; j'espère que
« vous ne refuserez pas cette marque de mon amitié. »
« La foudre qui fût tombée à mes pieds ne m'eût pas causé plus
d'effroi que cette lettre. Quel secret Amélie me cachoit-elle? Qui la
forçoit si subitement à embrasser la vie religieuse? Ne m'avoit-elle'
rattaché à l'existence par le charme de l'amitié que pour me délaisser
tout à coup? Oh! pourquoi étoit-elle venue me détourner de mon
dessein ! Un mouvement de pitié l'avoit rappelée auprès de moi ; mais
bientôt, fatiguée d'un pénible devoir, elle se hâte de quitter un mal-
heureux qui n'avoit qu'elle sur la terre. On croit avoir tout fait quand
on a empêché un homme de mourir! Telles étoient mes plaintes. Puis,
faisant un retour sur moi-môme : « Ingrate Amélie, disois-je, si tu
avois été à ma place, si comme moi tu avois été perdue dans le vide
de tes jours, ah! tu n'aurois pas été abandonnée de ton frère! »
« Cependant, quand je relisois la lettre, j'y trouvois je ne sais quoi
de si triste et de si tendre, que tout mon cœur se fondoit. Tout à coup
il me vint une idée qui me donna quelque espérance : je m'imaginai
qu'Amélie avoit peut-être conçu une passion pour un homme qu'elle
n'osoit avouer. Ce soupçon sembla m'expliquer sa mélancolie, sa cor-
respondance mystérieuse et le ton passionné qui respiroit dans sa
lettre. Je lui écrivis aussitôt pour la supplier de m'ouvrir son cœur.
((Elle ne tarda pas à me répondre, mais sans me découvrir son
secret : elle me mandoit seulement qu'elle avoit obtenu les dispenses
du noviciat et qu'elle alloit prononcer ses vœux.
(( Je fus révolté de l'obstination d'Amélie, du mystère de ses paroles,
et de son peu de confiance en mon amitié.
(( Après avoir hésité un moment sur le parti que j 'avois à prendre
je résolus d'aller à B... pour faire un dernier effort auprès de ma sœur.
V La terre où j'avois été élevé se trouvoit sur la route. Quand j'aperçus
RENÉ. 89
les bois où j'âvois passé les seuls moments heureux de ma vie, je ne
pus retenir mes larmes, et il me fut impossible de résister à la ten-
tation de leur dire un dernier adieu.
« Mon frère aîné avoit vendu l'héritage paternel, et le nouveau pro-
priétaire ne l'habitoit pas. J'arrivai au château par la longue avenue
de sapins; je traversai à pied les cours désertes; je m'arrêtai à
regarder les fenêtres fermées ou demi-brisées, le chardon qui croissoit
au pied des murs, les feuilles qui jonchoient le seuil des portes, et ce
perron solitaire où j'avois vu si souvent mon père et ses fidèles ser-
viteurs. Les marches étoient déjà couvertes de mousse ; le violier jaune
croissoit entre leurs pierres déjointes et tremblantes. Un gardien
inconnu m'ouvrit brusquement les portes. J'hésitois à franchir le
seuil ; cet homme s'écria : « Eh bien ! allez-vous faire comme cette
«étrangère qui vint ici il y a quelques jours? Quand ce fut pour
« entrer, elle s'évanouit, et je fus obligé de la reporter à sa voiture. »
Il me fut aisé de reconnoître Vétrangere qui, comme moi, étoit venue
chercher dans ces lieux des pleurs et des souvenirs!
(c Couvrant un moment mes yeux de mon mouchoir, j'entrai sous
le toit de mes ancêtres. Je parcourus les appartements sonores où l'on
n'entendoit que le bruit de mes pas. Les chambres étoient à peine
éclairées par la foible lumière qui pénétroit entre les volets fermés ;
je visitai celle où ma mère avoit perdu la vie en me mettant au monde,
celle où se retiroit mon père, celle où j'avois dormi dans mon berceau,
celle enfin où l'amitié avoit reçu mes premiers vœux dans le sein
d'une sœur. Partout les salles étoient détendues, et l'araignée filoit
sa toile dans les couches abandonnées. Je sortis précipitamment de
ces lieux, je m'en éloignai à grands pas, sans oser tourner la tête.
Qu'ils sont doux , mais qu'ils sont rapides , les moments que les frères
et les sœurs passent dans leurs jeunes années, réunis sous l'aile de
leurs vieux parents! La famille de l'homme n'est que d'un jour; le
souffle de Dieu la disperse comme une fumée. A peine le fils connoît-il
le père, le père le fils, le frère la sœur, la sœur le frère! Le chêne
voit germer ses glands autour de lui : il n'en est pas ainsi des enfants
des hommes !
« En arrivant à B... je me fis conduire au couvent; je demandai à
parler à ma sœur. On me dit qu'elle ne Fecevoit personne. Je lui
écrivis : elle me répondit que , sur le point de se consacrer à Dieu , il
ne lui étoit pas permis de donner une pensée au monde ; que si je
l'aimois, j'évitcrois de l'accabler de ma douleur. Elle ajoutoit :
« Cependant, si votre projet est de paroître à l'autel le jour de ma
« profession, daignez m'y servir de père : ce rôle est le seul digne
90 RENE.
« de votre courage , le scuî qui convienne à notre amitié et à mon
« repos. »
« Cette froide fermeté qu'on opposoit à l'ardeur de mon amitié mo
jeta dans de violents transports. Tantôt j'étois près de retourner sui-
mes pas ; tantôt je voulois rester, uniquement pour troubler le sacri-
fice. L'enfer me suscitoit jusqu'à la pensée de me poignarder dans
l'église et de mêler mes derniers soupirs aux vœux qui m'arrachoient
ma sœ.ur. La supérieure du couvent me fit prévenir qu'on avoit pré-
paré un banc da«is le sanctuaire, et elle m'invitoit à me rendre à la
cérémonie, qui devoit avoir lieu dès le lendemain.
« Au lever de l'aube, j'entendis le premier son des cloches... Vers
dix heures, dans une sorte d'agonie, je me traînai au monastère. Rien
ne peut plus être tragique quand on a assisté à un pareil spectacle ;
rien ne peut plus être douloureux quand on y a survécu.
« Un peuple immense remplissoit l'église. On me conduit au banc
du sanctuaire ; je me précipite à genoux sans presque savoir où j'étois
ni à quoi j'étois résolu. Déjà le prêtre attendoit à. l'autel; tout à coup
la grille mystérieuse s'ouvre , et Amélie s'avance , parée de toutes les
pompes du monde. Elle étoit si belle, il y avoit sur son visage quelque
chose de si divin, qu'elle excita un mouvement de surprise et d'admi-
ration. Vaincu par la glorieuse douleur de la sainte, abattu par les
grandeurs de la religion, tous mes projets de violence s'évanouirent;
ma force m'abandonna ; je me sentis lié par une main toute- puissante,
et, au lieu de blasphèmes et de menaces, je ne trouvai dans mon cœur
que de profondes adorations et les gémissements de l'humilité.
(( Amélie se place sous un dais. Le sacrifice commence à la lueur
des flambeaux, au milieu des fleurs et des parfums, qui dévoient
rendre l'holocauste agréable. A l'offertoire, le prêtre se dépouilla de
ses ornements, ne conserva qu'une tunique de lin, monta en chaire,
et, dans un discours simple et pathétique, peignit le bonheur de la
vierge qui se consacre au Seigneur. Quand il prononça ces mots :
(( Elle a paru comme l'encens qui se consume dans le feu, » un grand
calme et des odeurs célestes semblèrent se répandre dans l'auditoire ;
on se sentit comme à l'abri sous les ailes de la colombe mystique, et
l'on eût cru voir les anges descendre sur l'autel et remonter vers les
cieux avec des parfums" et des couronnes.
« Le prêtre achève son discours , reprena ses vêtements , contin uc
le sacrifice. Amélie, soutenue de deux jeunes religieuses, se met à
genoux sur la dernière marche de l'autel. On vient aloçs me chercher
pour remplir les fonctions paternelles. Au bruit de mes pas chancelants
dans le sanctuaire, Amélie est prête à défaillir. On me place à côté du
RENÉ. 91
prêtre pour lui présenter les ciseaux. En ce moment je sens renaître
mes transports; ma fureur va éclater, quand Amélie, rappelant son
courage, me lance un regard où il y a tant de reproche et de douleur,
que j'en suis atterré. La religion triomphe. Ma sœur profite de mon
trouble ; elle avance hardiment la tête. Sa superbe chevelure tombe
de toutes parts sous le fer sacré ; une longue robe d'étamine remplace
pour elle les ornements du siècle sans la rendre moins touchante ;
les ennuis de son front se cachent sous un bandeau de lin, et le voile
mystérieux, double symbole de la virginité et de la religion , accom-
pagne sa tête dépouillée. Jamais elle n'avoit paru si belle. L'œil de la
pénitente étoit attaché sur la poussière du monde, et son âme étoit
dans le ciel.
« Cependant Amélie n'avoit point encore prononcé ses vœux, et
pour mourir au monde il falloit qu'elle passât à travers le tombeau.
Ma sœur se couche sur le marbre ; on étend sur elle un drap mor-
tuaire ; quatre flambeaux en marquent les quatre coins. Le prêtre ,
l'étole au cou, le livre à la main , commence l'Office des morts ; de
jeunes vierges le continuent. 0 joies de la religion, que vous êtes
grandes, mais que vous êtes terribles ! On m'avoit contraint de me
placer à genoux près de ce lugubre appareil. Tout à coup un murmure
confus sort de dessous le voile sépulcral ; je m'incline, et ces paroles
épouvantables (que je fus seul à entendre) viennent frapper mon
oreille : « Dieu de miséricorde, fais que je ne me relève jamais de
« cette couche funèbre , et comble de tes biens un frère qui n'a point
« partagé ma criminelle passion ! »
A ces mots échappés du cercueil , l'affreuse vérité m'éclaire ; ma
raison s'égare; je me laisse tomber sur le linceul de la mort, je presse
ma sœur dans mes bras ; je m'écrie : « Chaste épouse de Jésus-Christ,
« reçois mes derniers embrassements à travers les glaces du trépas et
« les profondeurs de l'éternité, qui te séparent déjà de ton frère! »
« Ce mouvement, ce cri, ces larmes, troublent la cérémonie : le
prêtre s'interrompt, les religieuses ferment la grille, la foule s'agite
et se presse vers l'autel ; on m'emporte sans connoissance. Que je
sus peu de gré à ceux qui me rappelèrent au jour! J'appris, en rou-
vrant les yeux, que le sacrifice étoit consommé et que ma sœur avoit
été saisie d'une fièvre ardente. Elle me faisoit prier de ne plus cher-
cher à la voir. 0 misère de ma vie ! une sœur craindre de parler à un
frère, et un frère craindre de faire entendre sa voix à une sœur ! Je
sortis du monastère comme de ce lieu d'expiation où des flammes
nous préparent pour la vie céleste, où l'on a tout perdu comme aux
enfers, hors l'espérance.
92 RENÉ.
<( On peut trouver des forces dans son âme contre un malheur per-
sonnel, mais devenir la cause involontaire du malheur d'un autre,
cela est tout à fait insupportable. Éclaire sur les maux de ma sœur,
je me figurois ce qu'elle avoit dû souffrir. Alors s'expliquèrent pour
moi plusieurs choses que je n'avois pu comprendre : ce mélange de
joie et de tristesse qu'Amélie avoit fait paroître au moment de mon
départ pour mes voyages, le soin qu'elle prit de m'éviter à mon retour,
et cependant cette foiblesse qui l'empêcha si longtemps d'entrer dans
un monastère : sans doute la fille malheureuse s'étoit flattée de gué-
rir! Ses projets de retraite, la dispense du noviciat, la disposition de
ses biens en ma faveur, avoient apparemment produit cette corres-
pondance secrète qui servit à me tromper.
(( 0 mes amis! je sus donc ce que c'étoit que de verser des larmes
pour un mal qui n'étoit point imaginaire ! Mes passions, si longtemps
indéterminées, se précipitèrent sur cette première proie avec fureur.
Je trouvai même une sorte de satisfaction inattendue dans la pléni-
tude de mon chagrin, et je m'aperçus, avec un secret mouvement de
joie, que la douleur n'est pas une affection qu'on épuise comme le
plaisir.
« J'avois voulu quitter la terre avant l'ordre du Tout - Puissant ;
c'étoit un grand crime : Dieu m'avoit envoyé Amélie à la fois pour me
sauver et pour me punir. Ainsi, toute pensée coupable, toute action
criminelle entraîne après elle des désordres et des malheurs. Amélie
me prioit de vivre, et je lui devois bien de ne pas aggraver ses maux.
D'ailleurs (chose étrange!) je n'avois plus envie de mourir depuis
que j'étois réellement malheureux. Mon chagrin étoit devenu une
occupation qui remplissoit tous mes moments : tant mon cœur est
naturellement pétri d'ennui et de misère!
« Je pris donc subitement une autre résolution ; je me déterminai à
quitter l'Europe et à passer en Amérique.
« On équipoit dans ce moment même, au port de B...., une flotte
pour la Louisiane; je m'arrangeai avec un des capitaines de vais-
seau; je fis savoir mon projet à Amélie, et je m'occupai de mon
départ.
« Ma sœur avoit touché aux portes de la mort; mais Dieu, qui lui
destinoit la première palme des vierges, ne voulut pas la rappeler si
vite à lui ; son épreuve ici-bas fut prolongée. Descendue une seconde
fois dans la pénible carrière de la vie, l'héroïne, courbée sous la croix,
s'avança courageusement à rencontre des douleurs , ne voyant plus
que le triomphe dans le combat , et dans l'excès des souffrances l'ex-
cès de la gloire.
RENE. 93
a La vente du peu de bien qui me restoit, et que je ce'dai à mon
frère, les longs préparatifs d'un convoi, les vents contraires, me
retinrent longtemps dans le port. J'allois chaque matin m'informer des
nouvelles d'Amélie, et je revenois toujours avec de nouveaux motifs
d'admiration et de larmes.
u J'errois sans cesse autour du monastère, bâti au bord de la mer.
J'apercevois souvent, à une petite fenêtre grillée qui donnoit sur une
plage déserte, une religieuse assise dans une attitude pensive ; elle
revoit à l'aspect de l'Océan où apparoissoit quelque vaisseau cinglant
aux extrémités de la terre. Plusieurs fois, à la clarté de la lune, j'ai
revu la même religieuse aux barreaux de la même fenêtre : elle
contemploit la mer, éclairée par l'astre de la nuit, et sembloit prêter
l'oreille au bruit des vagues qui se brisoient tristement sur des grèves
solitaires.
(( Je crois encore entendre la cloche qui, pendant la nuit, appeloit
les religieuses aux veilles et aux prières. Tandis qu'elle tintoit avec
lenteur et que les vierges s'avançoient en silence à l'autel du Tout-
Puissant, je courois au monastère': là, seul au pied des murs, j'écou-
tois dans une sainte extase les derniers sons des cantiques, qui se
mêloient sous les voûtes du temple au foible bruissement des flots.
« Je ne sais comment toutes ces choses, qui auroient dû nourrir
mes peines, en émoussoient au contraire l'aiguillon. Mes larmes avoient
moins d'amertume, lorsque je les répandois sur les rochers et parmi
les vents. Mon chagrin même, par sa nature extraordinaire, portoit
avec lui quelque remède : on jouit de ce qui n'est pas commun , môme
quand cette chose est un malheur. J'en conçus presque l'espérance
que ma sœur deviendroit à son tour moins misérable.
« Une lettre que je reçus d'elle avant mon départ sembla me con-
firmer dans ces idées. Amélie se plaignoit tendrement de ma douleur
et m'assuroit que le temps diminuoit la sienne. « Je ne désespère pas
« de mon bonheur, me disoit-elle. L'excès même du sacrifice, à pré-
« sent que le sacrifice est consommé, sert à me rendre quelque paix.
«'La simplicité de mes compagnes, la pureté de leurs vœux, la régu-
« larité de leur vie, tout répand du baume sur mes jours. Quand
« j'entends gronder les orages et que l'oiseau de mer vient battre des
« ailes à ma fenêtre, moi, pauvre colombe du ciel , je songe au bon-
« heur que j'ai eu de trouver un abri contre la tempête. C'est ici la
« sainte montagne, le sommet élevé d'où l'on entend les derniers
« bruits de la terre et les premiers concerts du ciel ; c'est ici que la
« religion trompe doucement une âme sensible : aux plus violentes
« amours elle substitue une sorte de chasteté brûlante où l'amante
y
94 RENE.
« et la vierge sont unies; elle épure les soupirs, elle change en une
« flamme incorruptible une flamme périssable, elle môle divinement
« son calme et son innocence à ce reste de trouble et de volupté d'un
<c cœur qui cherche à se reposer et d'une vie qui se retire. »
(( Je ne sais ce que le ciel me réserve, et s'il a voulu m'avertir que
les orages accompagneroient partout mes pas. L'ordre étoit donné
pour le départ de la flotte; déjà plusieurs vaisseaux avoient appareillé
au baisser du soleil ; je m'étois arrangé pour passer la dernière nuit
à terre, afin d'écrire ma lettre d'adieux à Amélie. Vers minuit, tan-
dis que je m'occupe de ce soin et que je mouille mon papier de
mes larmes, le bruit des vents vient frapper mon oreille. J'écoute , et
au milieu de la tempête je distingue les coups de canon d'alarme
mêlés au glas de la cloche monastique. Je vole sur le rivage où tout
étoit désert et où l'on n'entendoit que le rugissement des flots. Je
m'assieds sur un rocher. D'un côté s'étendent les vagues étincelantes,
d(; l'autre les murs sombres du monastère se perdent confusément
dans les cieux. Une petite lumière paroissoit à la fenêtre grillée.
Étoit-ce toi, ô mon Amélie ! qui, prosternée au pied du crucifix, priois
le Dieu des orages d'épargner ton malheureux frère ? La tempête sur
les flots, le calme dans ta retraite ; des hommes brisés sur des écueils,
au pied de l'asile que rien ne peut troubler; l'infini de l'autre côté du
mur d'une cellule; les fanaux agités des vaisseaux, le phare immobile
du couvent ; l'incertitude des destinées du navigateur, la vestale con-
noissant dans un seul jour tous les jours futurs de sa vie; d'une autre
part, une âme telle que la tienne, ô Amélie, orageuse comme l'Océan ;
un naufrage plus affreux que celui du marinier : tout ce tableau est
encore profondément gravé dans ma mémoire. Soleil de ce ciel nou-
veau , maintenant témoin de mes larmes, échos du rivage américain
qui répétez les accents de René, ce fut le lendemain de cette nuit ter
rible qu'appuyé sur le gaillard de mon vaisseau je vis s'éloigner pour
jamais ma terre natale! Je contemplai longtemps sur la côte les der-
niers balancements des arbres de la patrie et les faîtes du monastère
qui s'abaissoient à l'horizon. »
Comme René achevoit de raconter son histoire, il tira un papier de
son sein , et le donna au père Souël, puis, se jetant dans les bras de
Chactas et étouffant ses sanglots , il laissa le temps au missionnaire
de parcourir la lettre qu'il venoit de lui remettre. ^-^
Elle étoit de la supérieure de... Elle contenoit le récit des derniers
moments de la sœur Amélie de la Miséricorde, morte victime de son
zèle et de sa charité en soignant ses compagnes attaquées d'une
maladie contagieuse. Toute la communauté étoit inconsolable et l'on
RENE. 95
y rogardoit Amélie comme une sainte. La supérieure ajoutoit que,
depuis trente ans qu'elle étoit à la tète de la maison , elle n'avoit
jamais vu de religieuse d'une humeur aussi douce et aussi égale, ni
qui fût plus contente d'avoir quitté les tribulations du monde.
Chactas pressoit René dans ses bras ; le vieillard pleuroit. « Mon
enfant, dit-il à son fils, je voudrois que le père Aubry fût ici; il
tiroit du fond de son cœur je ne sais quelle paix qui, en les calmant,
ne sembloit cependant point étrangère aux tempêtes : c'étoit la lune
dans une nuit orageuse. Les nuages errants ne peuvent l'emporter
dans leur course; pure et inaltérable, elle s'avance tranquille au-dessus
d'eux. Hélas! pour moi, tout me trouble et m'entraîne! »
Jusque alors le père Souël , sans proférer une parole, avoit écouté
d'un air austère l'histoire de René. Il portoit en secret un cœur com-
patissant, mais il montroit au dehors un caractère inflexible; la sensi-
bilité du Sachem le fit sortir du silence :
« Rien, dit -il au frère d'Amélie, rien ne mérite dans cette histoire
la pitié qu'on vous montre ici. Je vois un jeune homme entêté de chi-
mères, à qui tout déplaît, et qui s'est soustrait aux charges de la
société pour se livrer à d'inutiles rêveries. On n'est point, monsieur, un
homme supérieur parce qu'on aperçoit le monde sous un jour odieux.
On ne hait les hommes et la vie que faute de voir assez loin. Étendez
un peu plus votre regard, et vous serez bientôt convaincu que tous
ces maux dont vous vous plaignez sont de purs néants. Mais quelle
honte de ne pouvoir songer au seul malheur réel de votre vie sans
être forcé de rougir ! Toute la pureté, toute la vertu, toute la religion,
toutes les couronnes d'une sainte rendent à peine tolérable la seule
idée de vos chagrins. Votre sœur a expié sa faute; mais, s'il faut ici
dire ma pensée, je crains que, par une épouvantable justice, un aveu
5orti du sein de la tombe n'ait troublé votre âme à son tour. Que
faites-vous seul au fond des forêts oii vous consumez vos jours, négli-
geant tous vos devoirs? Des saints, me direz-vous, se sont ensevelis
dans les déserts. Ils y étoient avec leurs larmes, et employoient à
éteindre leurs passions le temps que vous perdez peut-être à allumer
les vôtres. Jeune présomptueux, qui avez cru que l'homme se peut
suffire à lui-même, la solitude est mauvaise à celui qui n'y vit pas
L.vec Dieu; elle redouble les puissances de l'âme en même temps-
qu'elle leur ôte tout sujet pour s'exercer. Quiconque a reçiLdfiS. forces
iIoit4^îS.£onsacrex au_s.ervicejle_SÊS.se^^ : s^il les lajsse inutiles,
il^e^i^estjTabûrd puni par unejeçr(He.jaiJ^,re^iât.oii.tard lâ cIq^
envoie un châtiment effrpycTbje. »
TroulJlé par ces paroles, René releva du sein de Chactas sa tête
96 RENÉ.
humiliée. Le Sachcm aveugle se prit à sourire, et ce sourire de la
bouche, qui ne se marioit plus à celui des yeux, avoit quelque chose
de mystérieux et de céleste. « Mon fils, dit le vieil amant d'Atala, il
nous parle sévèrement; il corrige et le vieillard et le jeune homme, e(
il a raison. Oui , il faut que tu renonces à cette vie extraordinaire qui
n'est pleine que de soucis : il n'y a de bonheur que dans les voies
communes.
<i Un jour le Meschacebé, encore assez près de sa source, se lassa
de n'être qu'un limpide ruisseau. Il demande des neiges aux mon-
tagnes, des eaux aux torrents, des pluies aux tempêtes, il franchit ses
rives, et désole ses bords charmants. L'orgueilleux ruisseau s'ap-
plaudit d'abord de sa puissance; mais, voyant que tout devenoit désert
sur son passage, qu'il couloit abandonné dans la solitude, que ses
eaux étoient toujours troublées, il regretta l'humble lit que lui avoit
creusé la nature, les oiseaux, les fleurs, les arbres et les ruisseaux,
jadis modestes compagnons de son paisible cours. »
Chactas cessa de parler, et l'on entendit la voix du flammant qui,
retiré dans les roseaux du Meschacebé, annonçoit un orage pour le
milieu du jour. Les trois amis reprirent la route de leurs cabanes :
René marchoit en silence entre le missionnaire, qui prioit Dieu, et le
Sachem aveugle, qui cherchoit sa route. On dit que, pressé par le?
deux vieillards, il retourna chez son épouse, mais sans y trouver le
bonheur. 11 périt peu de temps après avec Chactas et le père Souël
dans le massacre des François et des Natchez à la Louisiane. On montre
encore un rocher où il alloit s'asseoir au soleil couchant.
FIN DE RENE.
LES AVENTURES
DU
DERNIER ABENGERAGE.
III.
AVERTISSEMENT.
Les Aventures du dernier Abencerage sont écrites depuis à peu près une
vingtaine d'années : le portrait que j'ai tracé des Espagnols explique assez
pourquoi cette Nouvelle n'a pu être imprimée sous le gouvernement impérial.
La résistance des Espagnols à Buonaparte, d'un peuple désarmé à ce conqué-
rant qui avoit vaincu les meilleurs soldats de l'Europe, excitoit alors l'en-
thousiasme de tous les cœurs susceptibles d'être touchés par les grands
dévouements et les nobles sacrifices. Les ruines de Saragosse fumoient encore,
et la censure n'auroit pas permis des éloges où elle eût découvert, avec raison,
un intérêt caché pour les victimes. La peinture des vieilles mœurs de l'Europe,
les souvenirs de la gloire d'un autre temps et ceux de la cour d'un de nos
plus brillants monarques, n'auroient pas été plus agréables à la censure, qui
d'ailleurs commençoit à se repentir de m'avoir tant de fois laissé parler de
l'ancienne monarchie et de la religion de nos pères : ces morts que j'évoquois
sans cesse faisoient trop penser aux vivants.
On place souvent dans les tableaux quelque personnage difforme pour faire
ressortir la beauté des autres : dans cette Nouvelle, j'ai voulu peindre trois
hommes d'un caractère également élevé, mais Ae sortant point de la nature
et conservant, avec des passions, les mœurs et les préjugés mêmes de leur
pays. Le caractère de la femme est aussi dessiné dans les mêmes proportions.
Il faut au moins que le monde chimérique, quand on s'y transporte, nous
dédommage du monde réel.
On s'apercevra facilement que celte Nouvelle est l'ouvrage d'un homme
qui a senti les chagrins de l'exil et dont le cœur est tout à sa patrie
100 AVERTISSEMENT.
C'est sur les lieux mêmes que j'ai pris, pour ainsi dire, les vues de Grenade,
de l'AIhambra et de cette mosquée transformée en église qui n'est autre
chose que la cathédrale de Cordoue. Ces descriptions sont donc une espèce
d'addition à ce passage de l'Itinéraire :
« De Cadix je me rendis à Cordoue : j'admirai la mosquée qui fait aujour-
d'hui la cathédrale de cette ville. Je parcourus l'ancienne Bétique, oti les poètes
avoient placé le bonheur. Je remontai jusqu'à Andujar, et je revins sur mes
pas pour voir Grenade. L'AIhambra me parut digne d'être regardé même après
les temples de la Grèce. La vallée de Grenade est délicieuse, et ressemble
beaucoup à celle de Sparte : on conçoit que les Maures regrettent un pareil
pays. » ( Itinéraire, viii^ et dernière partie. )
Il est souvent fait allusion dans cette Nouvelle à l'histoire des Zégris et des
Abencerages; cette histoire est si connue qu'il m'a semblé superflu d'en
donner un précis dans cet Avertissement. La Nouvelle d'ailleurs contient les
détails suffisants pour l'intelligence du texte.
LES AVENTURES
DU
DERNIER ABENCERAGE
Lorsque Boabdil, dernier roi de Grenade, fut obligé d'abandonner le
royaume de ses pères, il s'arrêta au sommet du mont Padul. De ce
lieu élevé on découvroit la mer où l'infortuné monarque alloit s'em-
barquer pour l'Afrique ; on apercevoit aussi Grenade, la Véga et le
Xénil, au bord duquel s'élevoient les tentes de Ferdinand et d'Isabelle,
A la vue de ce beau pays et des cyprès qui marquoient encore çà et là
les tombeaux des musulmans, Boabdil se prit à verser des larmes. La
sultane Aïxa, sa mère, qui l'accompagnoit dans son exil avec les
grands qui composoient jadis sa cour, lui dit : « Pleure maintenant
comme une femme un royaume que tu n'as pas su défendre comme
un homme ! » Ils descendirent de la montagne , et Grenade disparut à
leurs yeux pour toujours.
Les Maures d'Espagne qui partagèrent le sort de leur roi se disper-
sèrent en Afrique. Les tribus des Zégris et des Gomèles s'établirent
dans le royaume de Fez, dont elles tiroient leur origine. Les Vanégas
et les Alabès s'arrêtèrent sur la côte, depuis Oran jusqu'à Alger; enfin
les Abencerages se fixèrent dans les environs de Tunis. Ils formèrent,
à la vue des ruines de Carthage, une colonie que l'on distingue encore
aujourd'hui des Maures d'Afrique par l'élégance de ses mœurs et la
douceur de ses lois.
Ces familles portèrent dans leur patrie nouvelle le souvenir de leur
ancienne patrie. Le Paradis de Grenade vivoit toujours dans leur
mémoire; les mères en redisoient le nom aux enfants qui suçoient
102 LES AVENTURES
encore la mamelle. Elles les berçoient avec les romances des Zégris et
des Abenceragcs, Tous les cinq jours on prioit dans la mosquée, en
se tournant vers Grenade. On invoquoit Allah, afin qu'il rendît à ses
élus cette terre de délices. En vain le pays des Lotophages offroit aux
exilés ses fruits, ses eaux, sa verdure, son brillant soleil : loin des
Tours vermeilles \ il n'y avoit ni fruits agréables, ni fontaines lim-
pides, ni fraîche verdure, ni soleil digne d'être regardé. Si l'on mon-
troit à quelque banni les plaines de la Bagrada, il secouoit la tête, et
s'écrioit en soupirant : a Grenade ! »
Les Abencerages surtout conservoient le plus tendre et le plus fidèle
souvenir de la patrie. Ils avoient quitté avec un mortel regret le théâtre
de leur gloire et les bords qu'ils firent si souvent retentir de ce cri
d'armes : « Honneur et amour. » Ne pouvant plus lever la lance dans
les déserts ni se couvrir du casque dans une colonie de laboureurs,
ils s'étoient consacrés à l'étude des simples, profession estimée chez
les Arabes à l'égal du métier des armes. Ainsi cette race de guerriers
qui jadis faisoit des blessures s'occupoit maintenant de l'art de les
guérir. En cela elle avoit retenu quelque chose de son premier génie,
car les chevaliers pansoient souvent eux-mêmes les plaies de l'ennemi
qu'ils avoient abattu.
La cabane de cette famille, qui jadis eut des palais, n'étoit point
placée dans le hameau des autres exilés, au pied de la montagne du
Mamelife ; elle étoit bâtie parmi les débris mêmes de Carthage , au
bord de la mer, dans l'endroit où saint Louis mourut sur la cendre et
où l'on voit aujourd'hui un ermitage mahométan. Aux murailles de la
cabane étoient attachés des boucliers de peau de lion, qui portoient
empreintes sur un champ d'azur deux figures de sauvages brisant une
ville avec une massue. Autour de cette devise on lisoit ces mots :
« C'est peu de chose ! » armes et devise des Abencerages. Des lances
ornées de pennons blancs et bleus, des alburnos, des .casaques de
satin tailladé, étoient rangés auprès des boucliers et brilloient au
milieu des cimeterres et des poignards. On voyoit encore suspendus çà
et là des gantelets, des mors enrichis de pierreries, de larges étriers
d'argent, de longues épées dont le fourreau avoit été brodé par les
mains des princesses, et des éperons d'or que les Yseult, les Genièvre,
les Oriane, chaussèrent jadis à de vaillants chevaliers.
Sur des tables, au pied de ces trophées de la gloire, étoient posés
des trophées d'une vie pacifique : c'étoient des plantes cueillies sur les
sommets de l'Atlas et dans le désert de Zaara ; plusieurs même avoient
.1. Tours du palais de Grenade.
DU DERNIER ABENGERAGE. 103
été apportées de la plaine de Grenade. Les unes étoient propres à sou-
lager les maux du corps, les autres dévoient étendre leur pouvoir
jusque sur les chagrins de l'âme. Les Abcncerages estimoient surtout
celles qui servoient à calmer les vains regrets, à dissiper les folles
illusions et ces espérances de bonheur toujours naissantes, toujours
déçues. Malheureusement ces simples avoient des vertus opposées, et
souvent le parfum d'une fleur de la patrie étoit comme une espèce de
poison pour les illustres bannis.
Vingt-quatre ans s'étoient écoulés depuis la prise de Grenade. Dans
ce court espace de temps quatorze Abencerages avoient péri par
l'influence d'un nouveau climat, par les accidents d'une vie errante
et surtout par le chagrin, qui mine sourdement les forces de l'homme.
Un seul rejeton étoit tout l'espoir de cette maison fameuse. Aben-
Hamet portoit le nom de cet Abenceragequi fut accusé par les Zégris
d'avoir séduit la sultane Alfaïma. Il réunissoit en lui la beauté, la
valeur, la courtoisie, la générosité de ses ancêtres, avec ce doux éclat
et cette légère expression de tristesse que donne le malheur noble-
ment supporté. Il n'avait que vingt-deux ans lorsqu'il perdit son père ;
il résolut alors de faire un pèlerinage au pays de ses aïeux, afin de
satisfaire au besoin de son cœur et d'accomplir un dessein qu'il cacha
soigneusement à sa mère.
Il s'embarqua à l'échelle de Tunis ; un vent favorable le conduit à
Garthagène, il descend du navire et prend aussitôt la route de Gre-
nade : il s'annonçoit comme un médecin arabe qui venoit herboriser
parmi les rochers de la Sierra-Nevada. Une mule paisible le portoit
lentement dans le pays où les Abencerages voloient jadis sur de belli-
queux coursiers ; un guide marchoit en avant , conduisant deux autres
mules ornées de sonnettes et de touffes de laine de diverses couleurs.
Aben-Hamet traversa les grandes bruyères et les bois de palmiers du
royaume de Murcie : à la vieillesse de ces palmiers il jugea qu'ils
dévoient avoir été plantés par ses pères, et son cœur fut pénétré de
regrets. Là s'élevoit une tour où veilloit la sentinelle au temps de la
guerre des Maures et des chrétiens; ici se montroit une ruine dont
l'architecture annonçoit une origine mauresque, autre sujet de douleur
pour l'Abencerage 1 II descendoit de sa mule, et, sous prétexte de cher-
cher des plantes, il se cachoit un moment dans ces débris pour donner
un libre cours à ses larmes. Il reprenoit ensuite sa route en rêvant au
bruit des sonnettes de la caravane et au chant monotone de son guide.
Celui-ci n'interrompoit sa longue romance que pour encourager ses
mules, en leur donnant le nom de belles et de valeureuses, ou pour les
gourmander, en les appelant paresseuses et obstinées.
10^ LES AVENTURES
Des troupeaux de moutons qu'un berger conduisoit comme une
armée dans des plaines jaunes et incultes, quelques voyageurs soli-
taires, loin de répandre la vie sur le chemin, ne servoient qu'à le faire
paroître plus triste et plus désert. Ces voyageurs portoient tous une
épée à la ceinture; ils étoient enveloppés dans un manteau et ui;
large chapeau rabattu leur couvroit à demi le visage. Ils saluoient en
passant Aben-Hamet, qui ne distinguoit dans ce noble salut que le
nom de Dieu, de seigneur et de chevalier. Le soir, à la venta, l'Aben-
cerage prenoit sa place au milieu des étrangers, sans être importuné
de leur curiosité indiscrète. On ne lui parloit point, on ne le question-
noit point; son turban, sa robe, ses armes, n'excitoient aucun mouve-
ment. Puisque Allah avoit voulu que les Maures d'Espagne perdissent
leur belle patrie, Aben-Hamet ne pouvoit s'empêcher d'en estimer les
graves conquérants.
Des émotions encore plus vives attendoient l'Abencerage au terme
de sa course. Grenade est bâtie au pied de la Sierra-Nevada , sur deux
hautes collines que sépare une profonde vallée. Les maisons placée?
sur la pente des coteaux, dans l'enfoncement de la vallée, donnent à la
ville l'air et la forme d'une grenade entr'ouverte, d'où lui est venu son
nom. Deux rivières, le Xénil et le Douro, dont l'une roule des paillettes
d'or et l'autre des sables d'argent, lavent le pied des collines, se
réunissent et serpentent ensuite au milieu d'une plaine charmante
appelée la Véga. Cette plaine, que domine Grenade, est couverte de
vignes, de grenadiers, de figuiers, de mûriers, d'orangers ; elle est
entourée par des montagnes d'une forme et d'une couleur admirables.
Un ciel enchanté, un air pur et délicieux, portent dans l'âme une lan-
gueur secrète dont le voyageur qui ne fait que passer a même de la
peine à se défendre. On sent que dans ce pays les tendres passions
auroient promptement étouffé les passions héroïques, si l'amour, pour
être véritable, n'avoit pas toujours besoin d'être accompagné delà gloire.
Lorsque Aben-Hamet découvrit le faîte des premiers édifices de
Grenade, le cœur lui battit avec tant de violence qu'il fut obligé d'ar-
rêter sa mule. 11 croisa les bras sur sa poitrine, et, les yeux attachés
sur la ville sacrée, il resta muet et immobile. Le guide s'arrêta à son
tour, et comme tous les sentiments élevés sont aisément compris d'un
Espagnol, il parut touché et devina que le Maure revoyoit son ancienne
patrie. L'Abencerage rompit enfin le silence.
« Guide, s'écria-t-il, sois heureux! ne me cache point la vérité, car
le calme régnoit dans les flots le jour de ta naissance et la lune
entroit dans son croissant. Quelles sont ces tours qui brillent comme
des étoiles au-dessus d'une verte forêt?
DU DERNIER ABENCERAGE. 105
« C'est l'Alhambra, » répond le guide.
<( Et cet autre château sur cette autre colline? » dit Aben-IIamet.
« C'est le Généralife, répliqua l'Espagnol. Il y a dans ce chôtcau un
jardin planté de myrtes où l'on prétend qu'Abencerage fut surpris avec
la sultane Alfaïma. Plus loin vous voyez l'Albaïzyn, et plus près de
nous les Tours vermeilles. »
Chaque mot du guide perçoit le cœur d'Aben-Hamet. Qu'il est cruel
d'avoir recours à des étrangers pour apprendre à connoître les monu-
ments'de ses pères et de se faire raconter par des indifférents l'histoire
de sa famille et de ses amis! Le guide, mettant fin aux réllexions
d'Aben-Hamet, s'écria : « l\Iarchons, seigneur maure , marchons, Dieu
l'a voulu! Prenez courage! François I" n'est-il pas aujourd'hui même
prisonnier dans notre Madrid? Dieu l'a voulu. » Il ôta son chapeau, fit
un grand signe de croix et frappa ses mules. L'Abencerage , pressant
la sienne à son tour, s'écria : « C'étoit écrit ' ; » et ils descendirent
vers Grenade.
Ils passèrent près du gros frêne célèbre par le combat de Muça et
du grand-maître de Calatrava, sous le dernier roi de Grenade. Ils
firent le tour de la promenade Alaméida, et pénétrèrent dans la cité
par la porte d'Elvire. Ils remontèrent le Rambla, et arrivèrent bientôt
sur une place qu'environnoient de toutes parts des maisons d'archi-
tecture moresque. Un kan étoit ouvert sur cette place pour les Maures
d'Afrique, que le commerce de soies de la Véga attiroit en foule à
Grenade. Ce fut là que le guide conduisit Aben-Hamet.
L'Abencerage étoit trop agité pour goûter un peu de repos dans sa
nouvelle demeure ; la patrie le tourmentoit. Ne pouvant résister aux
sentiments qui troubloient son cœur, il sortit au milieu de la nuit
pour errer dans les rues de Grenade. Il essayoit de reconnoître avec
ses yeux ou ses mains quelques-uns des monuments que les vieillards
lui avoicnt si souvent décrits. Peut-être que ce haut édifice dont il
entrevoyoit les murs à travers les ténèbres étoit autrefois la demeure
des Abenceragcs ; peut-être étoit-ce sur cette place solitaire que se
donnoient ces fêtes qui portèrent la gloire de Grenade jusqu'aux nues.
Là passoient les quadrilles superbement vêtus de brocarts, là s'avan-
çoient les galères chargées d'armes et de fleurs, les dragons qui lan-
çoient des feux et qui recéloient dans leurs flancs d'illustres guerriers,
ingénieuses inventions du plaisir et de la galanterie.
Mais, hélas ! au lieu du son des anafins, du bruit des trompettes et
i. Expression que les musulmans ont sans cesse à la bouche et qu'ils appliquent
ti la plupart des événements de la vie.
106 LES AVENTURES
(les chants d'amour, un silence profond régnoit autour d'Aben-Hamet.
Cette ville muette avoit changé d'habitants, et les vainqueurs repo-
soient sur la couche des vaincus. « Ils dorment donc, ces fiers Espa-
gnols, s'ccrioit le jeune Maure indigné, sous ces toits dont ils ont
exilé mes aïeux! Et moi, Abencerage, je veille inconnu, solitaire,
délaissé, à la porte du palais de mes pères I »
Aben-Hamet réfléchissoit alors sur les destinées humaines, sur les
vicissitudes de la fortune, sur la chute des empires, sur cette Grenade
enfin, surprise par ses ennemis au milieu des plaisirs et changeant
tout à coup ses guirlandes de fleurs contre des chaînes ; il lui sembloit
voir ses citoyens abandonnant leurs foyers en habits de fête , comme
des convives qui , dans le désordre de leur parure, sont tout à .coup
chassés de la salle du festin par un incendie.
Toutes ces images, toutes ces pensées, se pressoient dans l'âme
d'Aben-Hamet; plein de douleur et de regret, il songeoit surtout à
exécuter le projet qui l'avoit amené à Grenade : le jour le surprit.
L'Abencerage s'étoit égaré : il se trouvoit loin du kan , dans un fau-
bourg écarté de la ville. Tout dormoit, aucun bruit ne troubloit le
silence des rues ; les portes et les fenêtres des maisons étoient fer-
mées : seulement la voix du coq proclamoit dans l'habitation du pauvre
le retour des peines et des travaux.
Après avoir erré longtemps sans pouvoir retrouver sa route, Aben-
Oamet entendit une porte s'ouvrir. 11 vit sortir une jeune femme, vêtue
à peu près comme ces reines gothiques sculptées sur les monuments de
nos anciennes abbayes. Son corset noir, garni de jais, serroit sa taille
élégante; son jupon court, étroit et sans plis, découvroit une jambe
fine et un pied charmant; une mantille également noire étoit jetée sur
sa tête î elle tenoit avec sa main gauche cette mantille croisée et
fermée comme une guimpe au-dessous de son menton, de sorte que l'on
n'apercevoit de tout son visage que ses grands yeux et sa bouche de
rose. Une duègne accompagnoit ses pas; un page portoit devant elle
un livre d'église; deuxvarlets, parés de ses couleurs, suivoient à quel-
que distance la belle inconnue : elle se rendoit à la prière matinale,
que les tintements d'une cloche annonçoient dans un monastère voisin.
Aben-Hamet crut voir l'ange Israfil ou la plus jeune des houris.
L'Espagnole, non moins surprise, regardoit l'Abencerage, dont le tur-
ban, la robe et les armes embellissoient encore la noble figure. Revenue
de son premier étonnement, elle fit signe à l'étranger de s'approcher
avec une grâce et une liberté particulières aux femmes de ce pays.
« Seigneur Maure, lui dit-elle, vous paroissez nouvellement arrivé à
Grenade : vous seriez-vous égaré? »
DU DERNIER ABENCERAGE. 107
« Sultane des fleurs, répondit Aben-Hamet, délices des yeux des
hommes, ô esclave chrétienne, plus belle que les vierges de la Géorgie,
tu l'as deviné ! je suis étranger dans cette ville : perdu au milieu de
I3s palais, je n'ai pu retrouver le kan des Maures. Que Mahomet touche
on cœur et récompense ton hospitalité ! »
« Les Maures sont renommés pour leur galanterie , reprit l'Espa-
tnole avec le plus doux sourire, mais je ne suis ni sultane des fleurs,
ai esclave, ni contente d'être recommandée à Mahomet. Suivez-moi,
seigneur chevalier, je vais vous reconduire au kan des Maures. »
Elle marcha légèrement devant l'Abencerage, le mena jusqu'à la
porte du kan, le lui montra de la main, passa derrière un palais, et
disparut.
A quoi tient donc le repos de la vie! La patrie n'occupe plus seule et
tout entière l'âme d'Aben-Hamet : Grenade a cessé d'être pour lui
déserte, abandonnée, veuve, solitaire ; elle est plus chère que jamais
à son cœur, mais c'est un prestige nouveau qui embellit ses ruines ;
au souvenir des aïeux se mêle à présent un autre charme. Aben-Hamet
a découvert le cimetière où reposent les cendres des Abencerages ; mais
en priant, mais en se prosternant, mais en versant des larmes filiales,
il songe que la jeune Espagnole a passé quelquefois sur ces tombeaux,
et il ne trouve plus ses ancêtres si malheureux.
C'est en vain qu'il ne veut s'occuper que de son pèlerinage au pays
de ses pères; c'est en vain qu'il parcourt les coteaux du Douro et du
Xénil, pour y recueillir des plantes au lever de l'aurore : la fleur qu'il
cherche maintenant, c'est la belle chrétienne. Que d'inutiles efforts il
a déjà tentés pour retrouver le palais de son enchanteresse! Que de
fois il a essayé de repasser par les chemins que lui fit parcourir son
divin guide ! Que de fois il a cru reconnoître le son de cette cloche, le
chant de ce coq qu'il entendit près de la demeure de l'Espagnole !
Trompé par des bruits pareils, il court aussitôt de ce côté, et le palais
magique ne s'offre point à ses regards! Souvent encore le vêtement
uniforme des femmes de Grenade lui donnoit un moment d'espoir : de
loin toutes les chrétiennes ressembloient à la maîtresse de son cœur ;
de près, pas une n'avoit sa beauté ou sa grâce. Aben-Hamet avoit enfin
parcouru les églises pour découvrir l'étrangère; il avoit môme pénétré
jusqu'à la tombe de Ferdinand et d'Isabelle, mais c'étoit aussi le plus
grand sacrifice qu'il eût jusque alors fait à l'amour.
Un jour il herborisoit dans la vallée du Douro. Le coteau du midi
soutenoit sur sa pente fleurie les murailles de l'Alhambra et les jardins
du Généralife; la colline du nord étoit décorée par l'Albaïzyn, par de
riants vergers et par des grottes qu'liabitoit un peuple nombreux. A
108 LES AVEiNTURES
l'extrémîtd occidentale de la vallée on découvroit les clochers de Gre-
nade, qui s'élevoient en groupe du milieu des chênes verts et des
cyprès. A l'autre extrémité, vers l'orient, l'œil rencontroit sur des
pointes de rochers des couvents, des ermitages, quelques ruines de
l'ancienne Illibérie, et dans le lointain les sommets de la Sierra-Nevada.
Le Douro rouloit au milieu du vallon et présentoit le long de son cours
de frais moulins, de bruyantes cascades, les arches brisées d'un aque-
duc romain et les restes d'un pont du temps des Maures.
Aben-Hamet n'étoit plus ni assez infortuné, ni assez heureux, pour
bien goûter le charme de la solitude : il parcouroit avec distraction et
indifférence ces bords enchantés. En marchant à l'aventure, il suivit
une allée d'arbres qui circuloit sur la pente du coteau de l'Albaïzyn.
Une maison de campagne, environnée d'un bocage d'orangers, s'offrit
bientôt à ses yeux : en approchant du bocage , il entendit les sons
d'une voix et d'une guitare. Entre la voix, les traits et les regards
d'une femme, il y a des rapports qui ne trompent jamais un homme
que l'amour possède. « C'est ma houri! » dit Aben-Hamet; et il écoute,
le cœur palpitant : au nom des Abencerages plusieurs fois répété, son
cœur bat encore plus vite. L'inconnue chantoit une romance castillane
qui retraçoit l'histoire des Abencerages et des Zégris. Aben-Hamet ne
peut plus résister à son émotion ; il s'élance à travers une haie de
myrtes et tombe au milieu d'une troupe de jeunes femmes effrayées
qui fuient en poussant des cris. L'Espagnole, qui venoit de chanter et
qui tenoit encore la guitare, s'écrie : « C'est le seigneur Maure ! » Et
elle rappelle ses compagnes. « Favorite des Génies, dit l'Abencerage, je
te cherchois comme l'Arabe cherche une source dans l'ardeur du midi ;
j'ai entendu les sons de ta guitare, tu célébrois les héros de mon pays,
je t'ai devinée à la beauté de tes accents, et j'apporte à tes pieds le
cœur d'Aben-Hamet. »
« Et moi, répondit dona Blanca, c'étoit en pensant à vous que je
redisois la romance des Abencerages. Depuis que je vous ai vu, je
me suis figuré que ces chevaliers Maures vous ressembloient. »
Une légère rougeur monta au front de Blanca en prononçant ces
mots. Aben-Hamet se sentit prêt à tomber aux genoux de la jeune chré-
tienne, à lui déclarer qu'il étoit le dernier Abencerage; mais un reste
de prudence le retint ; il craignit que son nom, trop fameux à Grenade,
ne donnât des inquiétudes au gouverneur, La guerre des Morisques
étoit à peine terminée, et la présence d'un Abencerage dans ce moment
pouvoit inspirer aux Espagnols de justes craintes. Ce n'est pas qu'Aben-
Hamet s'effrayât d'aucun péril, mais il frémissoit à la pensée d'être
obligé de s'éloigner pour jamais de la fille de don Rodrigue.
DU DERiNIER ABENGERAGE. 109
Dona Blanca descendoit d'ane famille qui tiroit son origine du Cid
de Bivar et de Ghimène, fille du comte Gomcz de Germas. La postérité
du vainqueur de Valence la Belle tomba, par l'ingratitude de la cour
de Castille, dans une extrême pauvreté ; on crut même pendant plu-
sieurs siècles qu'elle s'étoit éteinte, tant elle devint obscure. Mais,
vers le temps de la conquête de Grenade, un dernier rejeton de la race
des Bivar, l'aïeul de Blanca, se fit reconnoître moins encore à ses titres
qu'à l'éclat de sa valeur. Après l'expulsion des infidèles, Ferdinand
donna au descendant du Gid les biens de plusieurs familles maures et
le créa duc de Santa-Fé. Le nouveau duc fixa sa demeure à Grenade,
et mourut jeune encore, laissant un fils unique déjà marié, don
Rodrigue, père de Blanca.
Dona Thérésa de Xérès, femme de don Rodrigue, mit au jour un fils
qui reçut à sa naissance le nom de Rodrigue, comme tous ses aïeux,
mais que l'on appela don Garlos, pour le distinguer de son père. Les
grands événements que don Garlos eut sous les yeux dès sa plus tendre
jeunesse, les périls auxquels il fut exposé presque au sortir de l'en-
fance, ne firent que rendre plus grave et plus rigide un caractère natu-
rellement porté à l'austérité. Don Garlos comptoit à peine quatorze ans
lorsqu'il suivit Gortez au Mexique : il avoit supporté tous les dangers,
il avoit été témoin de toutes les horreurs de cette étonnante aventure;
il avoit assisté à la chute du dernier roi d'un monde jusque alors
inconnu. Trois ans après cette catastrophe, don Garlos s'étoit trouvé
en Europe à la bataille de Pavie, comme pour voir l'honneur et la vail-
lance couronnés succomber sous les coups de la fortune. L'aspect d'un
nouvel univers, de longs voyages sur des mers non encore parcourues,
le spectacle des révolutions et des vicissitudes du sort, avoient forte-
ment ébranlé l'imagination religieuse et mélancolique de don Garlos :
il étoit entré dans l'ordre chevaleresque de Galatavra, et, renonçant au
mariage malgré les prières de don Rodrigue, il destinoit tous ses biens
à sa sœur.
Blanca de Bivar, sœur unique de don Garlos et beaucoup plus jeune
que lui, étoit l'idole de son père : elle avoit perdu sa mère, et elle
entroit dans sa dix-huitième année lorsque Aben-Hamet parut à Gre-
nade. Tout étoit séduction dans cette femme enchanteresse ; sa voix
étoit ravissante, sa danse plus légère que le zéphyr; tantôt elle se
plaisoit à guider un char comme Armide, tantôt elle voloit sur le dos
du plus rapide coursier d'Andalousie, comme ces fées charmantes qui
apparoissoient à Tristan et à Galaor dans les forêts. Athènes l'eût prise
pour Aspasie et Paris pour Diane de Poitiers, qui commençoit à briller
à la cour. Mais avec les charmes d'une Françoise elle avait les pas-
no LES AVENTURES
sions d'une Espagnole, et sa coquetterie naturelle n'ôtoit rien à la
sûreté, à la constance, à la force, à l'élévation des sentiments de son
cœur.
Aux cris qu'avoient poussés les jeunes Espagnoles lorsque Aben-
Ilamet s'étoit élancé dans le bocage , don Rodrigue étoit accouru.
« Mon père, dit Blanca, voilà le seigneur Maure dont je vous ai parlé.
Il m'a entendue chanter, il m'a reconnue; il est entré dans le jardin
pour me remercier de lui avoir enseigné sa route. »
Le duc de Santa -Fé reçut l'Abencerage avec la politesse grave et
pourtant naïve des Espagnols. On ne remarque chez cette nation
aucun de ces airs serviles, aucun de ces tours de phrase qui annoncent
l'abjection des pensées et la dégradation de l'âme. La langue du grand
seigneur et du paysan est la même, le salut le même, les compliments,
les habitudes, les usages, sont les mêmes. Autant la confiance et la
générosité de ce peuple envers les étrangers sont sans bornes, autant
sa vengeance est terrible quand on le trahit. D'un courage héroïque,
d'une patience à toute épreuve, incapable de céder à la mauvaise for-
tune, il faut qu'il la dompte ou qu'il en soit écrasé. Il a peu de ce
qu'on appelle esprit ; mais les passions exaltées lui tiennent lieu de
cette lumière qui vient de la finesse et de l'abondance des idées. Un
Espagnol qui passe le jour sans parler, qui n'a rien vu, qui ne se sou-
cie de rien voir, qui n'a rien lu, rien étudié, rien comparé, trouvera
dans la grandeur de ses résolutions les ressources nécessaires au
moment de l'adversité.
C'étoit le jour de la naissance de don Rodrigue, et Blanca donnoit à
son père une tertulUa, ou petite fête, dans cette charmante solitude.
Le duc de Santa-Fé invita Aben-Hamet à s'asseoir au milieu des jeunes
femmes, qui s'amusoient du turban et de la robe de l'étranger. On
apporta des carreaux de velours, et l'Abencerage se reposa sur ces car-
reaux à la façon des Maures. On lui fit des questions sur son pays et
sur ses aventures; il y répondit avec esprit et gaieté. 11 parloit le cas-
tillan le plus pur; on auroit pu le prendre pour un Espagnol, s'il n'eût
presque toujours dit toi au lieu de vous. Ce mot avoit quelque chose
de si doux dans sa bouche, que Blanca ne pouvoit se défendre d'un
secret dépit lorsqu'il s'adressoit à l'une de ses compagnes.
.• De nombreux serviteurs parurent : ils portoient le chocolat, les pâtes
de fruits et les petits pains de sucre de Malaga, blancs comme la neige,
poreux et légers comme des éponges. Après le refresco, on pria Blanca
d'exécuter une de ces danses de caractère où elle surpassoit les plus
habiles gitanas. Elle fut obligée de céder aux vœux de ses amies.
Aben-Hamet avoit gardé le silence , mais ses regards suppliants par-
DU DERNIER ABENCERAGE. 111
loient au défaut de sa bouche. Blanca choisit une Zambra, danse
expressive que les Espagnols ont empruntée des Maures.
Une des jeunes femmes commence à jouer sur la guitare l'air de ia
danse étrangère. La fille de don Rodrigue ôte son voile et attache à
ses mains blanches des castagnettes de bois d'ébcne. Ses cheveux noirs
tombent en boucles sur son cou d'albâtre ; sa bouche et ses yeux sou-
rient de concert; son teint est animé par le mouvement de son cœur.
Tout à coup elle fait retentir le bruyant ébène, frappe trois fois la
mesure, entonne le chant de la Zambra et, mêlant sa voix au son de
la guitare, elle part comme un éclair.
Quelle variété dans ses pas! quelle élégance dans ses attitudes!
Tantôt elle lève ses bras avec vivacité, tantôt elle les laisse retomber
avec mollesse. Quelquefois elle s'élance comme enivrée de plaisir et
se retire comme accablée de douleur. Elle tourne la tête, semble
appeler quelqu'un d'invisible, tend modestement une joue vermeille
au baiser d'un nouvel époux, fuit honteuse, revient brillante et
consolée, marche d'un pas noble et presque guerrier, puis voltige
de nouveau sur le gazon. L'harmonie de ses pas, de ses chants et
des sons de sa guitare étoit parfaite. La voix de Blanca, légèrement
voilée, avoit cette sorte d'accent qui remue les passions jusqu'au
fond de l'âme. La musique espagnole, composée de soupirs et de
mouvements vifs, de refrains tristes, de chants subitement arrêtés,
offre un singulier mélange de gaieté et de mélancolie. Cette musique
et cette danse fixèrent sans retour le destin du dernier Abencerage :
elles auroient suffi pour troubler un cœur moins malade que le sien.
On retourna le soir à Grenade par la vallée du Douro. Don Rodrigue,
diarmé des manières nobles et polies d'Aben-Hamet , ne voulut point
se séparer de lui qu'il ne lui eût promis de venir souvent amuser
Blanca des merveilleux récits de l'Orient. Le Maure, au comble de ses
vœux, accepta l'invitation du duc de Santa-Fé , et dès le lendemain il
se rendit au palais où rcspiroit celle qu'il aimoit plus que la lumière
du jour.
Blanca se trouva bientôt engagée dans une passion profonde par
l'impossibilité même où elle crut être d'éprouver jamais cette passion.
Aimer un infidèle, un Maure, un inconnu, lui paroissoit une chose si
étrange, qu'elle ne prit aucune précaution contre le mal qui commen-
çoit à se glisser dans ses veines; mais aussitôt qu'elle en reconnut les
atteintes, elle accepta ce mal en véritable Espagnole. Les périls et les
chagrins qu'elle prévit ne la firent point reculer au bord de l'abîme
ni délibérer longtemps avec son cœur. Elle se dit : « Qu'Aben-Hamet
soit chrétien, qu'il m'aime, et je le suis au bout de la terre. »)
112 LES AVENTURES
L'Abencerage ressentoit de son côté toute la puissance d'une pas-
sion irrésistible : il ne vivoit plus que pour Blanca. Il ne s'occiipoit
plus des projets qui l'avoient amené à Grenade; il lui étoit facile
d'obtenir les éclaircissements qu'il étoit venu chercher, mais tout
autre intérêt que celui de son amour s'étoit évanoui à ses yeux. Il
redoutoit même des lumières qui auroient pu apporter des change-
ments dans sa vie. Il ne demandoitrien, il ne vouloit rien connoître;
il se disoit : « Que Blanca soit musulmane, qu'elle m'aime , et je la
sers jusqu'à mon dernier soupir. »
Aben-Hamet et Blanca, ainsi fixés dans leur résolution, n'attendoient
que le moment de se découvrir leurs sentiments. On étoit alors dans
les plus beaux jours de l'année, a Vous n'avez point encore vu l'Al-
hambra, dit la fille du duc de Santa-Fé à l'Abencerage. Si j'en crois
quelques paroles qui vous sont échappées , votre famille est originaire
de Grenade. Peut-être serez -vous bien aise de visiter le palais de vos
anciens rois? Je veux moi-même ce soir vous servir de guide. »
Aben-Hamet jura par le prophète que jamais promenade ne pouvoiî
lui être plus agréable.
L'heure fixée pour le pèlerinage de l'Alhambra étant arrivée, la fille
de don Rodrigue monta sur une haquenée blanche accoutumée à gra-
vir les rochers comme un chevreuil. Aben-Hamet accompagnoit la bril-
lante Espagnole sur un cheval andalou équipé à la manière des Turcs.
Dans la course rapide du jeune Maure , sa robe de pourpre s'enfloit
derrière lui , son sabre recourbé retentissoit sur la selle élevée et le
vent agitoit l'aigrette dont son turban étoit surmonté. Le peuple ,
charmé de sa bonne grâce , disoit en le regardant passer : « C'est un
prince infidèle que dona Blanca va convertir. )>
Ils suivirent d'abord une longue rue qui portoit encore le nom d'une
illustre famille maure ; cette rue aboutissoit à l'enceinte extérieure de
l'Alhambra. Ils traversèrent ensuite un bois d'ormeaux , arrivèrent à
une fontaine, et se trouvèrent bientôt devant l'enceinte intérieure du
palais de Boabdil. Dans une muraille flanquée de tours et surmontée
de créneaux s'ouvroit une porte appelée la Porte du Jugement. Ils
franchirent cette première porte, et s'avancèrent par un chemin étroit
qui serpentoit entre de hauts murs et des masures à demi ruinées. Ce
chemin les conduisit à la place des Algibes, près de laquelle Charles
Quint faisoit alors élever un palais. De là , tournant vers le nord , ils
s'arrêtèrent dans une cour déserte, au pied d'un mur sans ornements
et dégradé par les âges. Aben-Hamet, sautant légèrement à terre,
offrit la main à Blanca pour descendre de sa mule. Les serviteurs
frappèrent à une porte abandonnée dont l'herbe cachoit le seuil : la
DU DERNIER ABENCERAGE. 113
porte s'ouvrit et laissa voir tout à coup les réduits secrets de l'Al-
hambra.
Tous les charmes, tous les regrets de la patrie, mêlés aux prestiges
de l'amour, saisirent le cœur du dernier Abencerage. Immobile et
muet, il plongeoit des regards étonnés dans cette habitation des Génies :
il croyoit être transporté à l'entrée d'un de ces palais dont on lit la
description dans les contes arabes. De légères galeries, des canaux de
marbre blanc bordés de citronniers et d'orangers en fleur, des fon-
taines , des cous rsolitaires , s'offroient de toutes parts aux yeux
d'Abcn-Hamet, et à travers les voûtes allongées des portiques il aper-
cevoit d'autres labyrinthes et de nouveaux enchantements. L'azur du
plus beau ciel se montroit entre des colonnes qui soutenoient une
chaîne d'arceaux gothiques. Les murs, chargés d'arabesques, imitoient
à la vue ces étoffes de l'Orient que brode dans l'ennui du harem le
caprice d'une femme esclave. Quelque chose de voluptueux , de reli-
gieux et de guerrier, sembloit respirer dans ce magique édifice, espèce
de cloître de l'amour, retraite mystérieuse où les rois maures goù-
toient tous les plaisirs et oublioient tous les devoirs de la vie.
Après quelques instants de surprise et de silence, les deux amants
entrèrent dans ce séjour de la puissance évanouie et des félicités pas-
sées. Ils firent d'abord le tour de la salle des Mésucar, au miheu du
parfum des fleurs et de la fraîcheur des eaux. Ils pénétrèrent ensuite
dans la cour des Lions. L'émotion d'Aben-Hamet augmentoit à chaque
pas. « Si tu ne remplissois mon âme de délices, dit -il à Blanca, avec
quel chagrin meverrois-je obligé de te demander, à toi Espagnole,
l'histoire de ces demeures! Ah! ces lieux sont faits pour servir de
retraite au bonheur, et moi... ! »
Aben-Hamet aperçut le nom de Boabdil enchâssé dans des mosaïques.
« 0 mon roi! s'écria-t-il, qu'es-tu devenu? Où te trouverai-je dans ton
Alhambra désert? » Et les larmes de la fidélité, de la loyauté et de
l'honneur couvroient les yeux du jeune Maure. « Vos anciens maîtres,
dit Blanca, ou plutôt les rois de vos pères étoient des ingrats. —
Qu'importe? repartit l'Abencerage : ils ont été malheureux! »
Comme il prononçoit ces mots, Blanca le'conduisit dans un cabinet
qui sembloit être le sanctuaire même du temple de l'Amour. Rien
n'égaloit l'élégance de cet asile : la voûte entière, peinte d'azur et
d'or et composée d'arabesques découpées à jour, laissoit passer la
lumière comme à travers un tissu de fleurs. Une fontaine jaillissoit au
milieu de l'édiflce, et ses eaux, retombant en rosée, étoient recueillies
dans une conque d'albâtre. «Aben-Hamet, dit la fille du duc de
Santa-Fé, regardez bien cette fontaine : elle reçut les têtes défigurées
III. 8
M/i LES AVEMTURES
des Abcnccragcs. Vous voyez encore sur le marbre la tache du sang
des infortunés que Boabdil sacrifia à ses soupçons. C'est ainsi qu'on
traite dans votre pays les hommes qui séduisent les femmes crédules. »
Aben-Hamet n'écoutoit plus Blanca; il s'étoit prosterné et baisoit
avec respect la trace du sang de ses ancêtres. Il se relève et s'écrie :
(( 0 Blanca ! je jure par le sang de ces chevaliers de t'aimer avec la
constance, la fidélité et l'ardeur d'un Abencerage. »
« Vous m'aimez donc? » repartit Blanca en joignant ses deux belles
mains et levant ses regards au ciel. « Mais songez-vous que vous êtes
un infidèle , un Maure , un ennemi , et que je suis chrétienne et Espa-
gnole? »
« 0 saint prophète! dit Aben-IIamet, soyez témoin de mes ser-
ments!... » Blanca l'interrompant : « Quelle foi voulez -vous que
j'ajoute aux serments d'un persécuteur de mon Dieu? Savez -vous si
je vous aime? Qui vous a donné l'assurance de me tenir un pareil lan-
gage ? »
Aben-Hamet, consterné, répondit : « Il est vrai, je ne suis que ton
esclave ; tu ne m'as pas choisi pour ton chevalier. »
« Maure , dit Blanca , laisse là la ruse ; tu as vu dans mes regards
que je t'aimois ; ma folie pour toi passe toute mesure ; sois chrétien,
et rien ne pourra m'empêcher d'être à toi. Mais si la fille du duc de
Santa -Fé ose te parler avec cette franchise, tu peux juger par cela
même qu'elle saura se vaincre et que jamais un ennemi des chrétiens
n'aura aucun droit sur elle. »
Aben-Hamet, dans un transport de passion, saisit les mains de
Blanca, les posa sur son turban et ensuite sur son cœur. « Allah est
puissant, s'écria-t-il, et Aben-Hamet est heureux! 0 Mahomet! que
cette chrétienne connoisse ta loi, et rien ne pourra... » — « Tu blas-
phèmes, dit Blanca : sortons d'ici ! »
Elle s'appuya sur le bras du Maure, et s'approcha de la fontaine des
Douze -Lions, qui donne son nom à l'une des cours de l'Alhambra :
« Étranger, dit la naïve Espagnole, quand je regarde ta robe, ton tur-
ban, tes armes, et que je songe à nos amours, je crois voir l'ombre
du bel Abencerage se promenant dans cette retraite abandonnée avec
l'infortunée Alfaïma. Explique -moi l'inscription arabe gravée sur le
marbre de cette fontaine. »
Aben-Hamet lut ces mots ' :
La belle princesse qui se promène couverte de perles dans son jardin
1 . Cette inscription existe avec quelques autres. Il est inutile de répéter que j'ai
lait cette description de l'Alhambra sur les lieux mêmes.
DU DERNIER ABENCERAGE. 115
en augmente si prodigieusement la beauté... : le reste de l'inscription
Gtoit effacé.
« C'est pour toi qu'elle a été faite, cette inscription, dit Aben-
Hamet. Sultane aimée, ces palais n'ont jamais été aussi beaux dans
leur jeunesse qu'ils le sont aujourd'hui dans leurs ruines. Écoute le
bruit des fontaines dont la mousse a détourné les eaux ; regarde les
jardins qui se montrent à travers ces arcades à demi tombées ; con-
temple l'astre du jour qui se couche par delà tous ces portiques :
qu'il est doux d'errer avec toi dans ces lieux ! Tes paroles embaument
ces retraites, comme les roses de l'hymen. Avec quel charme je recon-
nois dans ton langage quelques accents de la langue de mes pères !
Le seul frémissement de ta robe sur ces marbres me fait tressaillir.
L'air n'est parfumé que parce qu'il a touché ta chevelure. Tu es
belle comme le Génie de ma patrie au milieu de ces débris. Mais
Aben-Hamet peut-il espérer de fixer ton cœur? Qu'est-il auprès de
toi ? 11 a parcouru les montagnes avec son père ; il connoît les plantes
du désert... hélas! il n'en est pas une seule qui pût le guérir de la
blessure que tu lui as faite ! Il porte des armes, mais il n'est point
chevalier. Je me disois autrefois : L'eau de la mer qui dort à l'abri
dans le creux du rocher est tranquille et muette, tandis que tout
auprès la grande mer est agitée et bruyante. Aben-Hamet! ainsi sera
ta vie, silencieuse, paisible, ignorée dans un coin de terre inconnu,
tandis que la cour du sultan est bouleversée par les orages. Je me
disois cela, jeune chrétienne, et tu m'as prouvé que la tempête peut
aussi troubler la goutte d'eau dans le creux du rocher. »
Blanca écoutoit avec ravissement ce langage nouveau pour elle , et
dont le tour oriental sembloit si bien convenir à la demeure des
Fées, qu'elle parcouroit avec son amant. L'amour pénétroit dans son
cœur de toutes parts ; elle sentoit chanceler ses genoux , elle étoit
obligée de s'appuyer plus fortement sur le bras de son guide. Aben-
Hamet soutenoit le doux fardeau, et répétoit en marchant : « Ahl
que ne suis-je un brillant Abencerage ! )>
« Tu me plairois moins, dit Blanca, car je serois plus tourmen-
tée : reste obscur et vis pour moi. Souvent un chevalier célèbre oublie
l'amour pour la renommée. »
(( Tu n'aurois pas ce danger à craindre, » répliqua vivement Aben-
Hamet.
« Et comment m'aimerois-tu donc si tu étois un Abencerage? » dit
la descendante de Chimène.
« Je t'aimerois, répondit le Maure, plus que la gloire et moins que
l'nonneur. »
116 LES AVENTURES
Le soleil étoit descendu sous l'horizon pendant la promenade des
deux amants, ils avoient parcouru tout l'Alharabra. Quels souvenirs
offerts à la pensée d'Aben-Hamet ! Ici la sultane recevoit par des sou-
piraux la fumée des parfums qu'on brûloit au-dessous d'elle. Là , dans
cet asile écarté , elle se paroit de tous les atours de l'Orient. Et c'étoit
Blanca , c'étoit une femme adorée qui racontoit ces détails au beau
jeune homme qu'elle idolâtroit.
La lune, en se levant, répandit sa clarté douteuse dans les sanc-
tuaires abandonnés et dans les parvis déserts de l'Alhambra. Ses
blancs rayons dessinoient sur le gazon des parterres , sur les murs
des salles , la dentelle d'une architecture aérienne , les cintres des
cloîtres, l'ombre mobile des eaux jaillissantes et celle des arbustes
balancés par le zéphyr. Le rossignol chantoit dans un cyprès qui per-
çoit les dômes d'une mosquée en ruine, et les échos répétoient ses
plaintes. Aben-Hamet écrivit au clair de la lune le nom de Blanca
sur le marbre de la salle des Deux-Sœurs : il traça ce nom en carac-
tères arabes , afin que le voyageur eût un mystère de plus à deviner
dans ce palais des mystères.
« Maure , ces lieux sont cruels , dit Blanca : quittons ces lieux. Le
destin de ma vie est fixé pour jamais. Retiens bien ces mots : Musul-
man, je suis ton amante sans espoir; chrétien, je suis ton épouse
fortunée. »
Aben-Hamet répondit: « Chrétienne, je suis ton esclave désolé;
musulmane , je suis ton époux glorieux. »
Et ces nobles amants sortirent de ce dangereux palais.
La passion de Blanca s'augmenta de jour en jour, et celle d'Aben-
Hamet s'accrut avec la même violence. Il étoit si enchanté d'être aimé
pour lui seul , de ne devoir à aucune cause étrangère les sentiments
qu'il inspiroit , qu'il ne révéla point le secret de sa naissance à la fille
du duc de Santa-Fé : il se faisoit un plaisir délicat de lui apprendre
qu'il portoit un nom illustre , le jour même où elle consentiroit à lui
donner sa main. Mais il fut tout à coup rappelé à Tunis : sa mère,
atteinte d'un mal sans remède, vouloit embrasser son fils et le bénir
avant d'abandonner la vie. Aben-Hamet se présente au palais de
Blanca. « Sultane, lui dit-il, ma mère va mourir. Elle me demande
pour lui fermer les yeux. Me conserveras-tu ton amour? »
(c Tu me quittes, répondit Blanca pâlissante. Te reverrai-je
jamais? »
(( Viens, dit Aben-Hamet. Je veux exiger de toi un serment, et t'en
faire un que la mort seule pourra briser. Suis-moi. »
Us sortent ; ils arrivent à un cimetière qui fut jadis celui des Maures.
//<?<.'/ l/fl.
cJ'crd. JJJ^i nnou. -c^c.
au Gmelière.
,/,. /;. i:
DU DERNIER ABENCERAGE. 117
On voyoit encore çà et là de petites colonnes funèbres autour des-
quelles le sculpteur 'figura jadis un turban, mais les chrétiens avoient
depuis remplacé ce turban par une croix. Aben-Hamet conduisit Blanca
au pied de ces colonnes.
« Blanca, dit-il , mes ancêtres reposent ici : je jure parleurs cendres
de t'aimor jusqu'au jour où l'ange du jugement m'appellera au tribu-
nal d'Allah. Je te promets de ne jamais engager mon cœur à une autre
femme et de te prendre pour épouse aussitôt que tu connoîtras la
sainte lumière du prophète. Chaque année, à cette époque, je revien-
drai à Grenade pour voir si tu m'as gardé ta foi et si tu veux renoncer
à tes erreurs. »
« Et moi, dit Blanca en larmes, je t'attendrai tous les ans; je te
conserverai jusqu'à mon dernier soupir la foi que je t'ai jurée, et je te
recevrai pour époux lorsque le Dieu des chrétiens, plus puissant que
ton amante, aura touché ton cœur infidèle. »
Aben-Hamet part ; les vents l'emportent aux bords africains ; sa
mère venoit d'expirer. Il la pleure, il embrasse son cercueil. Les mois
s'écoulent : tantôt errant parmi les ruines de Carthage, tantôt assis
sur le tombeau de saint Louis, l'Abencerage exilé appelle le jour qui
doit le ramener à Grenade. Ce jour se lève enfin : Aben-Hamet monte
sur un vaisseau et fait tourner la proue vers Malaga. Avec quel trans-
port, avec quelle joie mêlée de crainte il aperçut les premiers promon-
toires de l'Espagne ! Blanca l'attend-elle sur ces bords? Se souvient-elle
encore d'un pauvre Arabe qui ne cessa de l'adorer sous le palmier du
désert?
La fille du duc de Santa-Fé n'étoit point infidèle à ses serments.
Elle avoit prié son père de la conduire à Malaga. Du haut des mon-
tagnes qui bordoient la côte inhabitée , elle suivoit des yeux les vais-
seaux lointains et les voiles fugitives. Pendant la tempête, elle
contemploit avec effroi la mer soulevée par les vents : elle aimoit alors
à se perdre dans les nuages, à s'exposer dans les passages dangereux,
à se sentir baignée par les mêmes vagues, enlevée par le même tour-
billon, qui menaçoient les jours d' Aben-Hamet. Quand elle voyoit la
mouette plaintive raser les flots avec ses grandes ailes recourbées et
voler vers les rivages de l'Afrique , elle la chargeoit de toutes ces
paroles d'amour, de tous ces vœux insensés qui sortent d'un cœur
que la passion dévore.
Un jour qu'elle erroit sur les grèves, elle aperçut une longue
barque dont la proue élevée , le mât penché et la voile latine annon-
çoient l'élégant génie des Maures. Blanca court au port, et voit bientôt
entrer le vaisseau barbaresque, qui faisoit écumer l'onde sous la rapi-
/
118 LES AVENTURES
dite de sa course. Un Maure couvert de superbes habits se tenoit
debout sur la proue. Derrière lui deux esclaves noirs arrêtoient par le
frein un cheval arabe dont les naseaux fumants et les crins épars
annonçoient à la fois son naturel ardent et la frayeur que lui inspi-
roit le bruit des vagues. La barque arrive, abaisse ses voiles, touche
au môle, présente le flanc : le Maure s'élance sur la rive, qui retentit
du son de ses armes. Les esclaves font sortir le coursier tigré comme
un léopard, qui hennit et bondit de joie en retrouvant la terre. D'au-
tres-esclaves descendent doucement une corbeille oi^i reposoit une
gazelle couchée parmi des feuilles de palmier. Ses jambes fines étoient
attachées et ployées sous elle, de peur qu'elles ne se fussent brisées
dans les mouvements du vaisseau ; elle portoit un collier de grains
d'aloès, et sur une plaque d'or qui servoit à rejoindre les deux bouts
du collier étoient gravés en arabe un nom et un talisman.
Blanca reconnoît Aben-Hamet : elle n'ose se trahir aux yeux de la
foule , elle se retire et envoie Dorothée , une de ses femmes , avertir
l'Abencerage qu'elle l'attend au palais des Maures. Aben-Hamet pré-
sentoit dans ce moment au gouverneur son firman, écrit en lettres
d'azur sur un vélin précieux et renfermé dans un fourreau de soie.
Dorothée s'approche, et conduit l'heureux Abencerage aux pieds de
Blanca. Quels transports en se retrouvant tous deux fidèles ! quel
bonheur de se revoir après avoir été si longtemps séparés! Quels nou-
veaux serments de s'aimer toujours!
Les deux esclaves noirs amènent le cheval numide , qui , au lieu de
selle, n'avoit sur le dos qu'une peau de lion rattachée par une zone
de pourpre. On apporte ensuite la gazelle. « Sultane , dit Aben-Hamet,
c'est un chevreuil de mon pays, presque aussi léger que toi. » Blanca
détache elle-même l'animal charmant, qui sembloit la remercier en
jetant sur elle les regards les plus doux. Pendant l'absence de l'Aben-
cerage , la fille du duc de Santa-Fé avoit étudié l'arabe : elle lut avec
des yeux attendris son propre nom sur le collier de la gazelle. Celle-ci,
rendue à la liberté , se soutenoit à peine sur ses pieds si longtemps
enchaînés ; elle se couchoit à terre et appuyoit sa tête sur les genoux
de sa maîtresse. Blanca lui présentoit des dattes nouvelles et cares-
soit cette chevrette du désert , dont la peau fine avoit retenu l'odeur
du bois d'aloès et de la rose de Tunis.
L'Abencerage, le duc de Santa-Fé et sa fille partirent ensemble pour
Grenade. Les jours du couple heureux s'écoulèrent comme ceux de
l'année précédente : mêmes promenades , même regret à la vue de la
patrie, même amour ou plutôt amour toujours croissant, toujours
partagé, mais aussi même attachement dans les deux amants à la
DU DERNIER ABENCERAGE. 119
religion de leurs pères. « Sois chrétien, » disoit Blanca ; « Sois musul-
mane, » disoit Aben-Hamet : et ils se séparèrent encore une fois
sans avoir succombé à la passion qui les entraînoit l'un vers l'autre.
Aben-Hamet reparut la troisième année , comme ces oiseaux voya-
îjeurs que l'amour ramène au printemps dans nos climats. Il ne trouva
point Blanca au rivage , mais une lettre de cette femme adorée apprit
au fidèle Arabe le départ du duc de Santa-Fé pour Madrid et l'arrivée
de don Carlos à Grenade. Don Carlos étoit accompagné d'un prisonnier
françois , ami du frère de Blanca. Le Maure sentit son cœur se serrer
à la lecture de cette lettre. Il partit de Malaga pour Grenade avec les
plus tristes pressentiments. Les montagnes lui parurent d'une soli-
tude effrayante , et il tourna plusieurs fois la tête pour regarder la
mer qu'il venoit de traverser.
Blanca, pendant l'absence de son père, n'avoit pu quitter un frère
qu'elle aimoit, un frère qui vouloit en sa faveur se dépouiller de tous
ses biens et qu'elle revoyoit après sept années d'absence. Don Carlos
avoit tout le courage et toute la fierté de sa nation : terrible comme
les conquérants du Nouveau -Monde, parmi lesquels il avoit fait ses
premières armes ; religieux comme les chevaliers espagnols vainqueurs
des Maures, il nourrissoit dans son cœur contre les infidèles la haine
qu'il avoit héritée du sang du Cid.
Thomas de Lautrec , de l'illustre maison de Foix , où la beauté dans
les femmes et la valeur dans les hommes passoient pour un don héré-
ditaire , étoit frère cadet de la comtesse de Foix et du brave et mal-
heureux Odet de Foix, seigneur de Lautrec. A l'âge de dix-huit ans,
Thomas avoit été armé chevalier par Bayard , dans cette retraite qui
coûta la vie au Chevalier sans peur et sans reproche. Quelque temps
après, Thomas fut percé de coups et fait prisonnier à Pavie, en défen-
dant le roi chevalier qui perdit tout alors, fors Vhonneur.
Don Carlos de Bivar, témoin de la vaillance de Lautrec , avoit fait
prendre soin des blessures du jeune François , et bientôt il s'établit
entre eux une de ces amitiés héroïques dont l'estime et la vertu sont
les fondements. François I^"" étoit retourné en France, mais Charles
Quint retint les autres prisonniers. Lautrec avoit eu l'honneur de par-
tager la captivité de son roi et de coucher à ses pieds dans la prison.
Resté en Espagne après le départ du monarque, il avoit été remis sur
sa parole à don Carlos, qui venoit de l'amener à Grenade.
Lorsque Aben-Ilamet se présenta au palais de don Rodrigue et fut
introduit dans la salle où se trouvoit la fille du duc de Santa-Fé , il
sentit des tourments jusque alors inconnus pour lui. Aux pieds de dona
Blonca étoit assis un jeune homme qui la regardoit en silence, dans
120 LES AVENTURES
une espèce de ravissement. Ce jeune homme portoit un haut-de-
chausses de buffle et un pourpoint de même couleur, serré par un
ceinturon d'où pendoit une épée aux fleurs de lis. Un manteau de soie
étoit jeté sur ses épaules, et sa tête étoit couverte d'un chapeau à
petits bords, ombragé de plumes ; une fraise de dentelle, rabattue sur
sa poitrine, laissoit voir son cou découvert. Deux moustaches noires
comme l'ébène donnoient à son visage naturellement doux un air mâle
et guerrier. De larges bottes qui tomboient et se replioient sur ses
pieds portoient l'éperon d'or, marque de la chevalerie.
A quelque distance, un autre chevaUer se tenoit debout appuyé sur
la croix de fer de sa longue épée : il étoit vêtu comme l'autre cheva-
lier, mais il paroissoit plus âgé. Son air austère , bien qu'ardent et
passionné , inspiroit le respect et la crainte. La croix rouge de Cala-
trava étoit brodée sur son pourpoint avec cette devise : Pour elle et
pour mon roi.
Un cri involontaire s'échappa de la bouche de Blanca lorsqu'elle
aperçut Aben-Hamet. « Chevahers, dit -elle aussitôt, voici l'infidèle
dont je vous ai tant parlé : craignez qu'il ne remporte la victoire. Les
Abencerages étoient faits comme lui, et nul ne les surpassoiten loyauté,
courage et galanterie. »
Don Carlos s'avança au-devant d' Aben-Hamet. « Seigneur Maure ,
dit-il , mon père et ma sœur m'ont appris votre nom ; on vous croit
d'une race noble et brave ; vous-même , vous êtes distingué par votre
courtoisie. Bientôt Charles Quint, mon maître, doit porter la guerre
à Tunis, et nous nous verrons, j'espère, au champ d'honneur. »
Aben-Hamet posa la main sur son sein, s'assit à terre sans répondre,
et resta les yeux attachés sur Blanca et sur Lautrec. Celui-ci admiroit,
avec la curiosité de son pays , la robe superbe , les armes brillantes ,
la beauté du Maure ; Blanca ne paroissoit point embarrassée ; toute
son âme étoit dans ses yeux : la sincère Espagnole n'essayoit point de
cacher le secret de son cœur. Après quelques moments de silence,
Aben-Hamet se leva, s'inclina devant la fille de don Rodrigue, et se
retira. Étonné du maintien du Maure et des regards de Blanca, Lautrec
sortit avec un soupçon qui se changea bientôt en certitude.
Don Carlos resta seul avec sa sœur, u Blanca, lui dit-il, expliquez-
vous. D'oii naît le trouble que vous a causé la vue de cet étranger? »
« Mon frère, répondit Blanca, j'aime Aben-Hamet! et s'il veut se
faire chrétien , ma main est à lui. »
« Quoi ! s'écria don Carlos , vous aimez Aben-Hamet ! la fille dos
Bivar aime un Maure , un infidèle , un ennemi que nous avons chassé
de ces palais ! »
DU DERNIER ABENCERAGE. 121
« Don Carlos, répliqua Blanca, j'aime Aben-IIamet; Aben-Hamet
m'aime ; depuis trois ans il renonce à moi plutôt que de renoncera la
religion de ses pères. Noblesse, honneur, chevalerie, sont en lui;
jusqu'à mon dernier soupir je l'adorerai. »
Don Carlos étoit digne de sentir ce que la résolution d'Aben-Hamet
avoit de généreux , quoiqu'il déplorât l'aveuglement de cet infidèle.
« Infortunée Blanca , dit-il , oii te conduira cet amour? J'avois espéré
que Lautrec, mon ami, deviendroit mon frère. »
« Tu t'étois trompé, répondit Blanca : je ne puis aimer cet étranger.
Quant à mes sentiments pour Aben-Hamet, je n'en dois compte à per-
sonne. Garde tes serments de chevalerie comme je garderai mes ser-
ments d'amour. Sache seulement, pour te consoler, que jamais
Blanca ne sera l'épouse d'un infidèle. »
« Notre famille disparoîtra donc de la terre ! » s'écria don Carlos.
« C'est à toi de la faire revivre, dit Blanca. Qu'importent d'ailleurs
des fils que tu ne verras point et qui dégénéreront de ta vertu?
Don Carlos, je sens que nous sommes les derniers de notre race;
nous sortons trop de l'ordre commun pour que notre sang fleurisse
après nous : le Cid fut notre aïeul, il sera notre postérité. » Blanca
sortit.
Don Carlos vole chez l'Abencerage. « Maure, lui dit-il, renonce à ma
sœur ou accepte le combat. »
« Es-tu chargé par ta sœur, répondit Aben-Hamet, de me rede-
mander les serments qu'elle m'a faits ? »
« Non, répliqua don Carlos : elle t'aime plus que jamais. »
(( Ah ! digne frère de Blanca ! s'écria Aben-Hamet en l'interrompant,
je dois tenir tout mon bonheur de ton sang ! 0 fortuné Aben-Hamet !
0 heureux jour! je croyois Blanca infidèle pour ce chevalier fran-
çois... »
« Et c'est là ton malheur, s'écria à son tour don Carlos hors de lui:
Lautrec est mon ami ; sans toi il seroit mon frère. Rends-moi raison
des larmes que tu fais verser à ma famille. »
« Je le veux bien, répondit Aben-Hamet; mais, né d'une race qui
peut-être a combattu la tienne, je ne suis pourtant point chevalier.
Je ne vois ici personne pour me conférer l'ordre qui te permettra de
te mesurer avec moi sans descendre de ton rang. »
Don Carlos , frappé de la réflexion du Maure, le regarda avec un
mélange d'admiration et de fureur. Puis tout à coup : « C'est moi qui
t'armerai chevalier! tu en es digne. »
Aben-Hamet fléchit le genou devant don Carlos , qui lui donne l'ac-
colade en lui frappant trois fois l'épaule du plat de son épée ; ensuite
122 LES AVENTURES
don Carlos lui ceint cette même épée que l'Abencerage va peut-être lui
plonger dans la poitrine : tel étoit l'antique honneur.
Tous deux s'élancent sur leurs coursiers, sortent des murs de Gre-
nade, et volent à la fontaine du Pin. Les duels des Maures et des chré-
tiens avoient depuis longtemps rendu cette source célèbre. C'éloit là
que Malique Alabès s'étoit battu contre Ponce de Léon, et que le
grand-maître de Calatrava avoit donné la mort au valeureux Abayados.
On voyoit encore les débris des armes de ce chevalier maure suspendus
aux branches du pin, et l'on apercevoit sur l'écorce de l'arbre quelques
lettres d'une inscription funèbre. Don Carlos montra de la main la
tombe d' Abayados à l'Abencerage : « Imite , lui cria-t-il , ce brave infi-
dèle, et reçois le baptême et la mort de ma main. »
(( La mort peut-être , répondit Aben-Hamet , mais vivent Allah et le
Prophète! »
Ils prirent aussitôt du champ, et coururent l'un sur l'autre avec
furie. Il n'avoient que leurs épées : Aben-Hamet étoit moins habile
dans les combats que don Carlos , mais la bonté de ses armes , trem-
pées à Damas, et la légèreté de son cheval arabe, lui donnoient encore
l'avantage sur son ennemi. Il lança son coursier comme les Maures, et
avec son large étrier tranchant il coupa la jambe droite du cheval de
don Carlos au-dessous du genou. Le cheval blessé s'abattit, et don
Carlos , démonté par ce coup heureux, marche sur Aben-Hamet l'épée
haute. Aben-Hamet saute à terre et reçoit don Carlos avec intrépidité.
Il pare les premiers coups de l'Espagnol , qui brise son épée sur le fer
de Damas. Trompé deux fois par la fortune , don Carlos verse des
pleurs de rage et crie à son ennemi : « Frappe, Maure, frappe ! don
Carlos désarmé te défie, toi et toute ta race infidèle. »
a Tu pouvois me tuer, répond l'Abencerage , mais je n'ai jamais
songé à te faire la moindre blessure : j'ai voulu seulement te prouver
que j'étois digne d'être ton frère, et t'empêcher de me mépriser. »
Dans cet instant on aperçoit un nuage de poussière : Lautrec et
Blanca pressoient deux cavales de Fez, plus légères que les vents. Ils
arrivent à la fontaine du Pin et voient le combat suspendu.
« Je suis vaincu , dit don Carlos ; ce chevalier m'a donné la vie.
Lautrec, vous serez peut-être plus heureux que moi. »
« Mes blessures, dit Lautrec d'une voix noble et gracieuse, me per-
mettent de refuser le combat contre ce chevalier courtois. Je ne veux
point, ajouta-t-il en rougissant, connoître le sujet de votre querelle et
pénétrer un secret qui porteroit peut-être la mort dans mon sein.
Bientôt mon absence fera renaître la paix parmi vous , à moins que
Blanca ne m'ordonne de rester à ses pieds. »
DU DERNIER ABENCERÂGE. 123
« Chcvnlior, dit Blanca, vous demeurerez auprès de mon frère, vous
me regarderez comme votre sœur. Tous les cœurs qui sont ici éprou-
vent des chagrins : vous apprendrez de nous à supporter les maux de
la vie. »
Blanca voulut contraindre les trois chevaliers à se donner la main :
tous les trois s'y refusèrent : « Je hais Aben-Hamet! » s'écria don
Carlos. — « Je l'envie, » dit Lautrec. — « Et moi , dit l'Abencerage,
j'estime don Carlos et je plains Lautrec , mais je ne saurois les aimer. »
« Voyons-nous toujours, dit Blanca, et tôt ou tard l'amitié suivra
l'estime. Que l'événement fatal qui nous rassemble ici soit à jamais
ignoré de Grenade. »
Aben - Hamet devint dès ce moment mille fois plus cher à la fille
du duc de Santa-Fé : l'amour aime la vaillance ; il ne manquoit plus
rien à l'Abencerage, puisqu'il étoit brave et que don Carlos lui devoit
la vie. Aben-Hamet, par le conseil de Blanca, s'abstint pendant quel-
ques jours de se présenter au palais, afin de laisser se calmer la colère
de don Carlos. Un mélange de sentiments doux et amers remplissoit
l'âme de l'Abencerage : si d'un côté l'assurance d'être aimé avec tant
de fidélité et d'ardeur étoit pour lui une source inépuisable de délices,
d'un autre côté la certitude de n'être jamais heureux sans renoncer à
la religion de ses pères accabloit le courage d'Aben-Hamet. Déjà plu-
sieurs années s'étoient écoulées sans apporter de remède à ses maux :
verroit-il ainsi s'écouler le reste de sa vie?
Il étoit plongé dans un abîme de réflexions les plus sérieuses et les
plus tendres, lorsqu'un soir il entendit sonner cette prière chrétienne
qui annonce la fin du jour. Il lui vint en pensée d'entrer dans le temple
du Dieu de Blanca et de demander des conseils au Maître de la nature.
Il sort, il arrive à la porte d'une ancienne mosquée convertie en
église par les fidèles. Le cœur saisi de tristesse et de religion, il
pénètre dans le temple qui fut autrefois celui de son Dieu et de sa
patrie. La prière vcnoit de finir : il n'y avoit plus personne dans
l'église. Une sainte obscurité régnoit à travers une multitude de
colonnes qui ressembloient au tronc des arbres d'une forêt réguliè-
rement plantée. L'architecture légère des Arabes s'étoit mariée à
l'architecture gothique, et, sans rien perdre de son élégance, elle avoit
pris une gravité plus convenable aux méditations. Quelques lampes
éclairoient à peine les enfoncements des voûtes ; mais à la clarté de
plusieurs cierges allumés on voyoit encore briller l'autel du sanc-
tuaire : il étincelûit d'or et de pierreries. Les Espagnols mettent toute
leur gloire à se dépouiller de leurs richesses pour en parer les objets
de leur culte, et l'image du Dieu vivant placée au milieu des voiles de
12Z| LES AVENTURES
dentelles , des couronnes de perles et des gerbes de rubis , est adoréo
par un peuple à demi nu.
On ne remarquoit aucun siège au milieu de la vaste enceinte : un
pavé de marbre qui recouvroit des cercueils servoit aux grands comme
aux petits pour se prosterner devant le Seigneur. Aben-Hamet s'avan-
çoit lentement dans les nefs désertes qui retentissoient du seul bruit
de ses pas. Son esprit étoit partagé entre les souvenirs que cet ancien
édifice de la religion des Maures retraçoit à sa mémoire et les sen-
timents que la religion des chrétiens faisoit naître dans son cœur. Il
entrevit au pied d'une colonne une figure immobile, qu'il prit d'abord
pour une statue sur un tombeau; il s'en approche; il distingue un
jeune chevalier à genoux, le front respectueusement incliné et les deux
bras croisés sur sa poitrine. Ce chevalier ne fit aucun mouvement au
bruit des pas d' Aben-Hamet ; aucune distraction , aucun signe exté-
rieur de vie ne troubla sa profonde prière. Son épée étoit couchée à
terre devant lui , et son chapeau , chargé de plumes, étoit posé sur le
marbre à ses côtés : il avoit l'air d'être fixé dans cette attitude par
l'effet d'un enchantement. C'étoit Lautrec : « Ah ! dit l'Abencerage en
lui-même , ce jeune et beau François demande au ciel quelque faveut
signalée; ce guerrier, déjà célèbre par son courage, répand ici son
cœur devant le souverain du ciel , comme le plus humble et le plus
obscur des hommes. Prions donc aussi le Dieu des chevaliers et de la
gloire. »
Aben-Hamet alloit se précipiter sur le marbre, lorsqu'il aperçut, à
la lueur d'une lampe, des caractères arabes et un verset du Coran qui
paroissoient sous un plâtre à demi tombé. Les remords rentrent
dans son cœur, et il se hâte de quitter l'édifice où il a pensé devenir
infidèle à sa religion et à sa patrie.
Le cimetière qui environnoit cette ancienne mosquée étoit une
espèce de jardin planté d'orangers, de cyprès, de palmiers, et arrosé
par deux fontaines ; un cloître régnoit alentour. Aben - Hamet , en
passant sous un des portiques, aperçut une femme prête à entrer dans
l'église. Quoiqu'elle fût enveloppée d'un voile, l'Abencerage reconnut
la fille du duc de Santa-Fé ; il l'arrête, et lui dit : « Viens-tu chercher
Lautrec dans ce temple? »
« Laisse là ces vulgaires jalousies, répondit Blanca : si je ne t'aimois
plus, je te le dirois; je dédaignerois de te tromper. Je viens ici prier
pour toi; toi seul es maintenant l'objet de mes vœux : j'oublie mon
âme pour la tienne. Il ne falloit pas m'enivrer du poison de ton amour,
ou il falloit consentir à servir le Dieu que je sers. Tu troubles toute
ma famille, mon frère te hait; mon père est accablé de chagrin, parce
DU DERNIER ABENCERAGE. 125
que je refuse de choisir un époux. Ne t'aperçois-tu pas que ma santé
s'altère ? Vois cet asile de la mort ; il est enchanté ! Je m'y reposerai
bientôt, si tu ne te hâtes de recevoir ma foi au pied de l'autel des chré-
tiens. Les combats que j'éprouve minent peu à peu ma vie; la passion
que tu m'inspires ne soutiendra pas toujours ma frêle existence :
songe, ô Maure! pour te parler ton langage, que le feu qui allume le
flambeau est aussi le feu qui le consume. »
Blanca entre dans l'église, et laisse Aben-Hamet accablé de ces der- .
nières paroles.
C'en est fait : l'Abencerage est vaincu ; il va renoncer aux erreurs
de son culte ; assez longtemps il a combattu. La crainte de voir
Blanca mourir l'emporte sur tout autre sentiment dans le cœur d'Aben-
Hamet. Après tout, se disoit-il, le Dieu des chrétiens est peut-être le
Dieu véritable. Ce Dieu est toujours le Dieu des nobles âmes, puisqu'il
est celui de Blanca, de don Carlos et de Lautrec.
Dans cette pensée , Aben-Hamet attendit avec impatience le lende-
main pour faire connoître sa résolution à Blanca et changer une vie
de tristesse et de larmes en une vie de joie et de bonheur. Il ne put
se rendre au palais du duc de Santa-Fé que le soir. 11 apprit que
Blanca étoit allée avec son frère au Généralife, oii Lautrec donnoit une
fête. Aben-Hamet, agité de nouveaux soupçons, vole sur les traces de
Blanca, Lautrec rougit en voyant paroître l'Abencerage ; quant à don
Carlos, il reçut le Maure avec une froide politesse, mais à travers
laquelle perçoit l'estime.
Lautrec avoit fait servir les plus beaux fruits de l'Espagne et de
l'Afrique dans une des salles du Généralife appelée la salle des Che-
valiers. Tout autour de cette salle étoient suspendus les portraits des
princes et des chevaliers vainqueurs des Maures, Pélasge, le Cid, Gon-
zalve de Cordoue. L'épée du dernier roi de Grenade étoit attachée
au-dessous de ces portraits. Aben-Hamet renferma sa douleur en lui-
même, et dit seulement comme le lion, en regardant ces tableaux :
u Nous ne savons pas peindre. »
Le généreux Lautrec, qui voyoit les yeux de l'Abencerage se tourner
malgré lui vers l'épée de Boabdil, lui dit : a Chevalier Maure, si j'avois
prévu que vous m'eussiez fait l'honneur de venir à cette fête, je ne
vous aurois pas reçu ici. On perd tous les jours une épée, et j'ai vu
le plus vaillant des rois remettre la sienne à son heureux ennemi. »
« Ah! s'écria le Maure en se couvrant le visage d'un pan de sa robe,
on peut la perdre comme François P^ mais comme Boabdil !... »
La nuit vint : on apporta des flambeaux; la conversation changea
de cours. On pria don Carlos de raconter la découverte du Mexique.
126 LES AVENTURES
Il parla de ce monde inconnu avec l'éloquence pompeuse naturelle à
la nation espagnole. Il dit les malheurs de Montézume, les mœurs des
Américains, les prodiges de la valeur castillane et même les cruautés
de ses compatriotes, qui ne lui sembloient mériter ni blâme ni louange.
Ces récits enchantoient Aben-Hamet, dont la passion pour les histoires
merveilleuses trahissoit le sang arabe. Il fit à son tour le tableau de
l'empire ottoman, nouvellement assis sur les ruines de Constantinople,
non sans donner des regrets au premier empire de Mahomet ; temps
heureux où le commandeur des croyants voyoit briller autour de lui
Zobéide, Fleur de Beauté, Force des Cœurs, Tourmente, et ce généreux
Ganem, esclave par amour. Quant à Lautrec, il peignit la cour galante
de François I", les arts renaissant du sein de la barbarie, l'honneur,
la loyauté, la chevalerie des anciens temps, unis à la politesse des
siècles civilisés, les tourelles gothiques ornées des ordres de la Grèce,
et les dames gauloises rehaussant la richesse de leurs atours par l'élé-
gance athénienne.
Après ces discours, Lautrec, qui vouloit amuser la divinité de cette
fête, prit une guitare, et chanta cette romance qu'il avoit composée
sur un air des montagnes de son pays :
Combien j'ai douce souvenance'
Du joli lieu de ma naissance!
Ma sœur, qu'ils étoient beaux, les jours
De Fiance !
O mon pays, sois mes amours
Toujours!
Te souvient^il que notre mère.
Au foyer de notre chaumière.
Nous pressoit sur son cœur joyeux,
Ma chère ,
Et nous baisions ses blancs cheveux
Tous deux?
Ma sœur, te souvient-il encore
Du château que baignoit la Dore I
Et de cette tant vieille tour
Du Maure,
Où l'airain sonnoit le retour
Du jour?
Te souvieut-il du lac tranquille
Qu'effleuroit l'hirondelle agile,
1, Cette romance est déjà connue du public. J'en avois composé les paroles pour
uu air des montagnes d'Auvergne, remarquable par sa douceur et sa simplicité.
DU DERNIER ABENGERAGE. 127
Du vent qui courboit le roseau
Mobile,
Et du soleil coucbant sur l'eau,
Si beau?
Oh ! qui me rendra mon Hélène,
Et ma montagne et le grand chêne?
Leur souvenir fait tous les jours
Ma peine :
Mon pays sera mes amours
Toujours !
Lautrec, en achevant le dernier couplet, essuya avec son gant une
larme que lui arrachoit le souvenir du gentil pays de France. Les
regrets du beau prisonnier furent vivement sentis par Aben-Hamet, qui
déploroit comme Lautrec la perte de sa patrie. Sollicité de prendre à
son tour la guitare, il s'en excusa, en disant qu'il ne savoit qu'une
romance, et qu'elle seroit peu agréable à des chrétiens.
« Si ce sont des infidèles qui gémissent de nos victoires, repartit
dédaigneusement don Carlos, vous pouvez chanter : les larmes sont
permises aux vaincus. »
<( Oui, dit Blanca, et c'est pour cela que nos pères, soumis autrefois
au joug des Maures, nous ont laissé tant de complaintes. »
Aten-Hamet chanta donc cette ballade, qu'il avoit apprise d'un
poëte de la tribu des Abencerages ' :
Le roi don Juan . Je t'épouserai,
Un jour chevauchant, Puis apporterai
Vit sur la montagne En dons à ta villn,
Grenade d'Espagne ; Cordoue et Séville.
Il lui dit soudain : Superbes atours
Cité mignonne, Et perle fine
Mon cœur te donne Je te destine
Avec ma main. Pour nos amours.
1. En traversant un pays montagneux entre Algésiras et Cadix, je m'arrêtai dans
une venta située au milieu d'un bois. Je n'y trouvai qu'un petit garçon de quatorze à
quinze ans et une petite fille à peu près du même âge, frère et sœur, qui tressoient
auprès du feu des nattes de jonc. Ils chantolent une romance dont je ne comprenois
pas les paroles, mais dont l'air étoit simple et naïf. II faisoit un temps afi^reux ; je
restai deux heures à la venta. Mes jeunes hôtes répétèrent si longtemps les couplets
de leur romance, qu'il me fut aisé d'en apprendre l'air par cœur. C'est sur cet air
que j'ai composé la romance de l'Abenccrage. Peut-être étoit-il question d'Aben-
Hamet dans la chanson de mes deux petits Espagnols. Au reste, le dialogue de Gre-
nade et du roi de Léon est imité d'une romance espagnole.
128 LES AVENTURES
Grenade répond : Jamais le chameau
Grand roi de Léon, N'apporte au tombeau,
Au Maure liée, Près de la piscine.
Je suis mariée. L'Haggi de Médine.
Garde tes présents : Un chrétien maudit
J'ai pour parure D'Abencerage
Riche ceinture ■ Tient l'héritage :
Et beaux enfants. ' C'étoit écrit !
Ainsi tu disois ; O bel Alhambra !
Ainsi tu mentois ; 0 palais d'Allah !
O mortelle injure ! Cité des fontaines !
Grenade est parjure! Fleuve aux vertes plaines!
Un chrétien maudit Un chrétien maudit
D'Abencerage D'Abencerage
Tient l'héritage : Tient l'héritage :
C'étoit écrit! C'étoit écrit !
La naïveté de ces plaintes avoit touché jusqu'au superbe don Carlos,
malgré les imprécations prononcées contre les chrétiens. Il auroit bien
désiré qu'on le dispensât de chanter lui-même , mais par courtoisie
pour Lautrec il crut devoir céder à ses prières. Aben-Hamet donna la
guitare au frère de Blanca, qui célébra les exploits du Cid son illustre
aïeul ;
Prêt à partir pour la rive africaine ' ,
Le Cid armé, tout brillant de valeur.
Sur sa guitare, au pied de sa Chimène,
Chantoit ces vers que lui dictoit l'honneur j . .
Chimène a dit : Va combattre le Jlaure ;
De ce combat surtout reviens vainqueur.
Oui, je croirai que Rodrigue m'adore
S'il fait céder son amour à l'honneur.
Donnez, donnez et mon casque et ma lance !
Je vais montrer que Rodrigue a du cœur :
Dans les combats signalant sa vaillance.
Son cri sera pour sa dame et l'honneur.
1. Tout le monde connoît l'air des Folies d Espagne, Cet air étoit sans paroles, du
moins il n'y avoit point de paroles qui en rendissent le caractère grave, religieux et
chevaleresque. J'ai essayé d'exprimer ce caractère dans la romance du Cid. Cette
romance s'étant répandue dans le public sans mon aveu, des maîtres célèbres m'ont
fait l'honneur de l'embellir de leur musique. Mais comme je l'avois expressément
composée pour l'air des Folies d Espagne, il y a un couplet qui devient un vrai
galimatias, s'il ne se rapporte à mon intention primitive :
Mon noble chant vainqueur,
D'Espagne un jour deviendra la folie, etc.
Enfin ces trois romancée n'ont quelque mérite qu'autant qu'elles sont chantées sur
trois vieux airs véritablement nationaux; elles amènent d'ailleurs le dénouement.
DU DERNIER ABENGERAG E. 129
Maure vantô pour ta galanterie,
De tes accents mon noble chant vainqueur
D'Kspagne un jour deviendra la folie,
Car il peindra l'amour avec l'honnour.
Dans le vallon de notre Andalousie,
Les vieux chrétiens conteront ma valeur :
Il préféra, diront-ils, à la vie
Son Dieu, son roi, sa Gliimène et Vhonneur.
Don Carlos avoit paru si fier en chantant ces paroles d'iuie voix
niàle et sonore, qu'on l'auroit pris pour le Cid lui-même. Lautrec par-
tageoit l'enthousiasme guerrier de son ami ; mais l'Abencerage avoit
pâli au nom du Cid.
«Ce chevalier, dit-il, que les chrétiens appellent la Fleur des
batailles, porte parmi nous le nom de cruel. Si sa générosité avoit
égalé sa valeur... »
« Sa générosité, repartit vivement don Carlos interrompant Aben-
Hamet, surpassoit encore son courage, et il n'y a que des Maures
qui puissent calomnier le héros à qui ma famille doit le jour. »
« Que dis-tu ? s'écria Aben-Hamet s'élançant du siège où il étoit à
demi couché : tu comptes le Cid parmi tes aïeux? »
« Son sang coule dans mes veines, répliqua don Carlos, et je me
reconnois de ce noble sang à la haine qui brûle dans mon cœur
contre les ennemis de mon Dieu. »
« Ainsi , dit Aben-Hamet regardant Blanca , vous êtes de la mai-
son de ces Bivar qui , après la conquête de Grenade , envahirent
les foyers des malheureux Abencerages et donnèrent la mort à un
vieux chevalier de ce nom qui voulut défendre le tombeau de ses
aïeux! »
« Maure ! s'écria don Carlos enflammé de colère, sache que je ne
me laisse point interroger. Si je possède aujourd'hui la dépouille des
Abencerages, mes ancêtres l'ont acquise au prix de leur sang, et ils
ne la doivent qu'à leur épée. »
<( Encore un mot, dit Aben-Hamet toujours plus ému : nous avons
ignoré dans notre exil que les Bivar eussent porté le titre de Santa-
Fé, c'est ce qui a causé mon erreur. »
«Ce fut, répondit don Carlos, à ce même Bivar, vainqueur des
Abencerages, que ce titre fut conféré par Ferdinand le Catholique. »
La tête d'Aben-Hamet se pencha dans son sein : il resta debout au
milieu de don Carlos, de Lautrec et de Blanca étonnés. Deux torrents
de larmes coulèrent de ses yeux sur le poignard atlaclié à sa ceinture.
'( Pardonnez, dit-'l ; les hommes, je le sais, ne doivent pas répandre
III. 9
■130 LES AVENTURES
des larmes : désormais les miennes ne couleront plus au dehors,
quoiqu'il me reste beaucoup à pleurer; écoutez-moi.
« Blanca, mon amour pour toi égale l'ardeur des vents brûlants de
l'Arabie. J'étois vaincu; je ne pouvois plus vivre sans toi. Hier, la
vae de ce chevalier françois en prières, tes paroles dans le cimetière
du temple, m'avoient fait prendre la résolution de connoître ton
Dieu et de t'offrir ma foi. »
Un mouvement de joie de Blanca et de surprise de don Carlos
interrompit Aben-Hamet ; Lautrec cacha son visage dans ses deux
mains. Le Maure devina sa pensée, et secouant la tête avec un sourire
déchirant : « Chevalier, dit-il, ne perds pas toute espérance; et toi,
Blanca, pleure à Jamais sur le dernier Abencerage! »
Blanca, don Carlos, Lautrec, lèvent tous trois les mains au ciel, et
s'écrient : « Le dernier Abencerage ! »
Le silence règne ; la crainte, l'espoir, la haine, l'amour, l'étonne-
ment, la jalousie, agitent tous les cœurs ; Blanca tombe bientôt à
genoux. (( Dieu de bonté! dit-elle, tu justifies mon choix, je ne pouvois
aimer que le descendant des héros. »
(t Ma sœur, s'écria don Carlos irrité, songez donc que vous êtes ici
devant Lautrec ! »
« Don Carlos, dit Aben-Hamet, suspends ta colère ; c'est à moi à
vous rendre le repos. » Alors s'adressant à Blanca, qui s'étoit assise
de nouveau :
« Houri du ciel, Génie de l'amour et de la beauté, Aben-Hamet sera
ton esclave jusqu'à son dernier soupir: mais connois toute l'étendue
de son malheur. Le vieillard immolé par ton aïeul en défendant ses
foyers étoit le père de mon père ; apprends encore un secret que je
t'ai caché, ou plutôt que tu m'avois fait oublier. Lorsque je vins la
première fois visiter cette triste patrie, j'avois surtout pour dessein
de chercher quelque fils des Bivar qui pîit me rendre compte du
sang que ses pères avoient versé. »
« Eh bien ! » dit Blanca d'une voix douloureuse, mais soutenue par
l'accent d'une grande âme, « quelle est ta résolution? »
« La seule qui soit digne de toi, répondit Aben-Hamet : te rendre
tes serments, satisfaire par mon éternelle absence et par ma mort
à ce que nous devons l'un et l'autre à l'inimitié de nos dieux, de nos
patries et de nos familles. Si jamais mon image s'effaçoit de ton
cœur, si le temps, qui détruit tout, emportoit de ta mémoire le
souvenir d'Abencerage... ce chevalier françois... Tu dois ce sacrifice
à ton frère. »
Lautrec se lève avec impétuosité, se jette dans les bras du Maure
DU DERNIER ABENCERAGE. 131
« Aben-IJamet! s'ccrie-t-il , ne crois pas me vaincre en générosité : je
suis François; Bavard m'arma chevalier; j'ai versé mon sang pour
mon roi; je serai, comme mon parrain et comme mon prince, sans
peur et sans reproche. Si tu restes parmi nous, je supplie don Carlos
de t'accorder la main de sa sœur; si tu quittes Grenade, jamais un
mot de mon amour ne troublera ton amante. Tu n'emporteras point
dans ton exil la funeste idée que Lautrec, insensible à ta vertu, cherche
à profiter de ton malheur. »
Et le jeune chevalier pressoit le Maure sur son sein avec la chaleur
et la vivacité d'un François.
« Chevaliers, dit don Carlos à son tour, je n'attendois pas moins de
vos illustres races. Aben-Hamet, à quelle marque puis-je vous recon-
noître pour le dernier Abencerage? »
« A ma conduite, » répondit Aben-Hamet.
« Je l'admire, dit l'Espagnol ; mais, avant de m'expliquer, montrez-
moi quelque signe de votre naissance. »
Aben-Hamet tira de son sein l'anneau héréditaire des Abencerages,
qu'il portoit suspendu à une chaîne d'or.
A ce signe, don Carlos tendit la main au malheureux Aben-Hamet.
« Sire chevalier, dit-il, je vous tiens pour prud'homme et véritable
fils de rois. Vous m'honorez par vos projets sur ma famille, j'accepte
le. combat que vous étiez venu secrètement chercher. Si je suis vaincu,
tous mes biens, autrefois tous les vôtres, vous seront fidèlement remis.
Si vous renoncez au projet de combattre, acceptez à votre tour ce que
je vous offre : soyez chrétien et recevez la main de ma sœur, que
Lautrec a demandée pour vous. »
La tentation était grande, mais elle n'étoit pas au-dessus des forces
d'Aben-Hamet. Si l'amour dans toute sa puissance parloit au cœur de
l'Abencerage, d'une autre part il ne pensoit qu'avec épouvante à l'idée
d'unir le sang des persécuteurs au sang des persécutés. Il croyoit voir
l'ombre de son aïeul sortir du tombeau et lui reprocher cette alliance
sacrilège. Transpercé de douleur, Aben-Hamet s'écrie : ((Ah! faut-il
que je rencontre ici tant d'âmes sublimes, tant de caractères généreux,
pour mieux sentir ce que je perds! Que Blanca prononce; qu'elle dise
ce qu'il faut que je fasse pour être plus digne de son amour ! »
Blanca s'écrie : (( Retourne au désert! » et elle s'évanouit.
Aben-Hamet se prosterna, adora Blanca encore plus que le ciel , et
sortit sans prononcer une seule parole. Dès la nuit même il partit
pour Malaga, et s'embarqua sur un vaisseau qui devoit toucher à Oran.
11 trouva campée près de cette ville la caravane qui tous les trois ans sort
de Maroc, traverse l'Afrique, se rend en Egypte et rejoint dans l'Yémen
ir,2 LES AVENTURES ])V DERNIER ABENCERAGE.
la caravane de La Mecque. Aben-Hamet se mit au nombre des pèlerins.
Blanca, dont les jours furent d'abord menacés, revint à la vie. Lau-
trcc, fidèle à la parole qu'il avoit donnée à l'Abencerage, s'éloigna, et
jamais un mot de son amour ou de sa douleur ne troubla la mélan-
colie de la fille du duc de Santa-Fé. Chaque année Blanca alloit errer
sur les montagnes de Malaga, à l'époque où son amant avoit coutume
de revenir d'Afrique ; elle s'asseyoit sur les rochers, regardoit la mer,
les vaisseaux lointains, et retournoit ensuite à Grenade; elle passoit
le reste de ses jours parmi les ruines de l'Alhambra. Elle ne se plai-
gnoit point, elle ne pleuroit point, elle ne parloit jamais d'Aben-
Hamet : un étranger l'auroit crue heureuse. Elle resta seule de sa
famille. Son père mourut de chagrin , et don Carlos fut tué dans un
duel où Lautrec lui servit de second. On n'a jamais su quelle fut la
destinée d' Aben-Hamet.
Lorsqu'on sort de Tunis par la porte qui conduit aux ruines de
Carthage, on trouve un cimetière : sous un palmier, dans un coin de
ce cimetière, on m'a montré un tombeau qu'on appelle le tombeau du
dernier Ahenccr âge. Il n'a rien de remarquable, la pierre sépulcrale
en est tout unie; seulement, d'après une coutume des Maures, on a'
creusé au milieu de cette pierre un léger enfoncement avec le ciseau.
L'eau de la pluie se rassemble au fond de cette coupe funèbre et sert,
dans un climat brûlant , à désaltérer l'oiseau du ciel.
FIN DV DERNIER ABF.NCERAGK.
POEMES
TRADUITS DU GALLIQUE EN ANGLOIS
PAR JOHN SMITH
PRÉFACE.
Le succès des poëmes d'0?sian en Angleterre fit naître une foule d'imi-
tateurs de Macpherson. De toutes parts on prétendit découvrir des poésies
erses ou ga'îjques; trésors enfouis que l'on déterroit, comme ceux de quel-
ques mines de la Cornouaille, oubliées depuis le temps des CarU.aginois. Les
pays de Galles et d'Irlande rivalisèrent de patriotisme avec l'Ecosse; toute la
littérature se divisa : les uns soutenoient avec Blair que les poëmes d'Ossian
étoient originaux; les autres prétendoient avec Johnson qu'Ossian n'étoit
autre que IMacpherson. On se porta des défis; on demanda des preuves maté-
rielles : il fut impossible de les donner, car les textes imprimés des chants
du fils de Fingal ne sont que des traductions galliques des prétendues traduo
tiens angloises d'Ossian.
Lorsqu'en -1793 la révolution me jeta en Angleterre, j'étois grand partisan
du biirde écossois : j'aurois, la lance au poing, soutenu son existence envers
et contre tous, comme celle du vieil Homère. Je lus avec avidité une foule
de poëmes inconnus en France, lesquels, mis en lumière par divers auteurs,
étoient indubitablement à mes yeux du père d'Oscar, tout aussi bien que
les manuscrits runiques de Macpherson. Dans l'ardeur de mon admiration et
de mon zèle, tout malade et tout occupé que j'étois ', je traduisis quelques
productions ossianiques de John Smith. Smith n'est pas l'inventeur du genre; il
n'a pas la noblesse et la verve épique de Macpherson , mais peut-être son talent
a-t-il quelque chose de plus élégant et de plus tendre. Au reste, ce pseudo-
nyme, en voulant peindre des hommes barbares et des mœurs sauvages,
1. Voyez )a Préface de VEssai historique, OEuvres complotes,
136 PRE F agi:.
trahit à tout moment, dans ses images et dans ses pensées, les mœurs et la
civilisation des temps modernes.
J'avois traduit Smith presque en entier : je ne donne que les trois poëmc3
de Dargo, de Dulhona et de Gaul. C'est pour l'art une bonne étude quo
celle de ces auteurs ou de ces langues qui commencent la phrase par tous
les bouts, par tous les mots, depuis le verbe jusqu'à la conjonction, et qui
vous obligent à conserver la clarté du sens au milieu des inversions les plus
audacieuses. J'ai fait disparoître les redites et les obscurités du texte anglois :
ces chants qui sortent les uns des autres, ces histoires qui se placent comme
des parenthèses dans des histoires, ces lacunes supposées d'un manuscrit
inventé peuvent avoir leur mérite chez nos voisins; mais nous voulons en
France des choses qui se conçoivent bien et qui s'énoncent clairement. Notre langue
a horreur de ce qui est confus, notre esprit repousse ce qu'il ne comprend
pas tout d'abord. Quant à moi, je l'avoue, le vague et le ténébreux me sont
antipathiques : un nominatif qui se perd, des relatifs qui s'embarrassent, des
amphibologies qui se forment me désolent. Je suis persuadé qu'on peut tou-
jours dégager une pensée des mots qui la voilent, à moins que cette pensée
ne soit un lieu commun guindé dans des nuages : l'auteur qui a la conscience
de ce lieu commun n'ose le faire descendre du milieu des vapeurs, de crainte
qu'il ne s'évanouisse.
Je repète ici ce que j'ai dit ailleurs : je ne crois plus à l'authenticité des
ouvrages d'Ossian, je n'ai plus aussi pour eux le même enthousiasme : j'écoute
cependant encore la harpe du barde, comme on écouteroit une voix, mono-
'.one il est vrai, mais douce et plaintive. Macpherson a ajouté aux chants des
Muses une note jusqu'à lui inconnue ; c'est assez pour le faire vivre. OEdipe
et Antigone sont les types d'Ossian et de IMalvina, déjà reproduits dans le lioi
Lear. Les débris des tours de Morven, frappés des rayons de l'astre de la nuit,
ont leur charme ; mais combien est plus touchante dans ses ruines la Grèce,
éclairée, pour ainsi dire, de sa gloire passéel
DARGO
POËME
CHANT PREMIER.
Dargo est appuyé contre un arbre solitaire; il écoute le vent qui
murmure tristement dans le feuillage : l'ombre de Crimoïna se lève
sur les flots azurés du lac. Les chevreuils l'aperçoivent sans en être
effrayés, et passent avec lenteur sur la colline ; aucun chasseur ne
trouble leur paix, car Dargo est triste, et les ardents compagnons de
ses chasses aboient inutilement à ses côtés. Et moi aussi, ô Dargo ! je
sens tes infortunes. Les larmes tremblent dans mes yeux comme la
rosée sur l'herbe des prairies, quand je me souviens de tes malheurs.
Comhal étoit assis au lieu où les daims paissent maintenant sur sa
tombe : un chêne sans feuillage et trois pierres grisâtres rongées par la
mousse des ans marquent les cendres du héros. Les guerriers de Comhal
étoient rangés autour de lui : penchés sur leurs boucliers, ils écoutoient
la chanson du barde. Tout à coup ils tournent les yeux vers la mer : un
nuage paroît parmi les vagues lointaines; nous reconnoissons le vais-
seau d'Inisfail ; au haut de ses mâts est suspendu le signal de détresse.
(( Déployez mes voiles ! s'écrie Comhal ; volons pour secourir nos amis! »
La nuit nous surprit sur l'abîme. Les vagues enfloient leur sein écu-
mant et les vents mugissoient dans nos voiles : la nuit de la tempête
est sombre, mais une île déserte est voisine, et ses bras se courbent
comme mon arc lorsque j'envoie la mort à l'ennemi. Nous abordons à
cette île; là nous attendons le retour de la lumière, là des matelots
rêvent aux dangers qui ne sont plus.
Nous sommes dans la baie de Botha. L'oiseau des morts crie; une
voix triste sort du fond d'une caverne. « C'est l'ombre de Dargo qui
' gémit, dit Comhal, de Dargo que nous avons perdu en revenant des
guerres de Lochlin. »
« Les vagues confondoient leurs sommets blanchis parmi les nuages,
138 DARGO.
et leurs flancs bleuâtres s'élevoient entre nous et la terre. Dargo monti
au haut du mât pour découvrir Morven, mais il ne voit point Morven
Les cuirs humides glissent dans ses mains, il toml)e et s'ensevelit dans
les flots ; un tourbillon chasse au loin nos navires, notre chef échappe
à nos yeux. Nous chantâmes un chant à sa gloire , nous invitâmes les
ombres de ses pères à le recevoir dans leur palais de nuages, ils
n'écoutèrent point nos vœux. L'ombre de Dargo habite encore les
rochers : elle n'est point errante sur les blondes collines, dans les
détours verdoyants des vallées. Chante, ô Ullin ! les louanges du héros,
il reconnoîtra ta voix et se réjouira au bruit de sa renommée. »
Ainsi parle Comhal, et le barde saisit sa harpe : « Paix à ton ombre,
toi qui as soutenu quelquefois seul les efforts de toute une armée !
paix à ton ombre, ô Dargo! Que ton sommeil soit profond, enfant de
la caverne, sur un rivage étranger ! »
A peine Ullin a-t-il cessé ses chants, qu'une voix se fait entendre :
« M'ordonnes- tu de demeurer sur ces roches désertes, ô barde do
Comhal? les guerriers de Morven abandonnent -ils leurs amis dans
l'infortune? » Ainsi disoit Dargo lui-même en descendant la colline.
Galchos, ancien ami de Dargo, reconnoît sa voix ; il y répond parles
cris joyeux dont jadis il appeloit son ami à la poursuite des hôtes des
forêts : il est déjà dans les bras de Dargo ; les étoiles virent entre les
nuages brisés le bonheur des deux guerriers. Dargo se présente à
Comhal. « Tu vis! s'écria Comhal; comment échappas-tu i l'Océan
lorsqu'il roula ses flots sur ta tête? »
« La vague, répondit Dargo, me jeta sur ces bords. Depuis ce
temps, la lune a vu sept fois s'éteindre et sept fois se rallumer sa
lumière ; mais sept années ne sont pas plus longues sur la cime rem-
brunie de Morven. Toujours assis sur le rocher, en murmurant les
chants de nos bardes, je prêtois l'oreille ou au bruit des vagues, ou
au cri de l'oiseau qui planoit sur leurs déserts en jetant des voix
plaintives. Ce temps marcha peu, car lents sont les pas du soleil, et
paresseuse la lumière de la lune sur cette rive solitaire. »
Dargo s'interrompit tout à coup. « Pourquoi, reprit-il en regardant
Comhal, pourquoi ces larmes silencieuses? pourquoi ces regards atten-
dris? Ah! ils ne sont pas pour le récit de mes peines, ils sont pour la
mort d'Évella ! Oui, je le sais, Évella n'est plus; j'ai vu son ombre glisseï
dans la vapeur abaissée, lorsque l'astre des nuits brilloit à travers h
voile d'une légère ondée sur la surface unie de la mer. J'ai vu mon amour,
mais son visage étoit pâle ; des gouttes humides tomboient de ses
beaux cheveux, comme si elle eût sorti du sein de l'Océan ; le cours de
ses larmes étoit tracé sur ses joues. J'ai reconnu Évella, j'ai pressenti
CHANT I. 130
sua inallicur. En vain j'ai appelé mon amante: les ombres des vierges
de Morven me l'ont ravie ; elles chantoient autour d'elle, leurs vois
ressembloient aux derniers soupirs du vent dans un soir d'automne,
lorsque la nuit descend par degrés dans la vallée de Cona, et que de.
foibles murmures se font entendre parmi les roseaux qui bordent les
ondes. Évella suivit les gracieux fantômes , mais elle me jeta un
regard douloureux sur mon rocher. La suave musique cessa, la belle
vision s'évanouit. Depuis ce temps, je n'ai cesse de pleurer au lever
du soleil, de pleurer au coucher du soleil. Quand te reverrai-je, Évella?
Dis-moi, Comhal, quelle fut la destinée de la fille de Morven? ;>
« Évella apprit ton malheur , répondit Comhal. Durant trois
soleils elle reposa sa tête inclinée sur son bras d'albâtre ; au qua-
trième soleil elle descendit sur le rivage de la mer, et chercha le corps
de Dargo. Les filles de Morven la virent du sommet de la colline ;
elles essuyèrent leurs larmes avec les boucles de leur chevelure. Elles
s'avancèrent en silence pour consoler Évella ; mais elles la trouvèrent
affaissée comme un monceau de neige, et belle encore comme un
cygne du rivage. Les filles de Morven pleurèrent, et les bardes firent
entendre des chants. Puisses-tu, ô Dargo! vivre comme Évella dans la
renommée! puisse ainsi durer notre mémoire, quand nous nous
enfoncerons dans la tombe ! »
Ainsi dit Comhal, Mais nous apercevons une grande lumière dans
Inisfail ; nous découvrons le signal qui annonce le danger du roi. Aus-
sitôt nous nous précipitons dans nos vaisseaux ; Dargo est avec nous,
nous quittons l'île déserte ; nous nous hâtons pour disperser les
ennemis d'inisfail.
Les vents de Morven viennent à notre aide, ils remplissent le sein
de nos voiles ; les mariniers se courbent et se redressent sur la rame
qui brise, en écumant, la tête sombre et mobile des flots. Chaque
héros a les yeux fixés sur le rivage : toutes les âmes sont déjà dans le
champ du carnage ; mais l'on est encore à quelque distance d'inisfail.
Dargo seul ne ressent point la joie du péril ; ses yeux sont baissés, son
front est appuyé sur son bras, qui repose sur le bord d'un bouclier.
Comhal observe la tristesse de ce chef, il fait un signe à Ullin, afin que
le chant du barde réveille le cœur de Dargo. Ullin chante au bruit des
vaisseaux qui sillonnent les vagues.
« Colda vivoit aux jours deTrcnmor. 11 poursuivoit les daims autour
de la baie d'Étha : les rochers couverts de forêts répondoient à ses cris,
et les fils légers de la montagne tombèrent. Mélina l'aperçut d'un autre
rivage : elle veut traverser la baie sur un esquif bondissant. Un tour-
billon descend du ciel et renverse la nef-, Mélina s'attache à la carène :
UO DAUGO.
« Je meurs! s'écric-t-elle : Colda, mon guerrier, viens à mon secours! >»
« La nuit déploya ses ombres : plus foiblement alors la voix
murmura des plaintes ; plus foiblement encore elle fut répétée par
les échos du rivage ; elle s'évanouit enfin dans les ténèbres. Colda
trouva Mélina à demi ensevelie dans le sable ; il éleva pour elle la
pierre du tombeau sous un chêne auprès d'un torrent. Le chasseur
aime ce lieu solitaire ; il s'y repose à l'ombre quand le soleil brûle la
plaine. Colda fut longtemps triste ; il s'égaroit seul à travers les bois
des coteaux d'Étha ; chaque nuit les oiseaux des n>ers écoutoient ses
soupirs. Mais l'ennemi vint, et le bouclier de Trenmor retentit ; Coldu
saisit sa lance, et fut vainqueur, La joie reparut peu à peu sur son
visage comme le soleil sur la bruyère quand la tempête est passée. »
. « Le souvenir de ce chef, dit Dargo, revit dans ma mémoire,
mais comme les foiblcs traces d'un songe depuis longtemps évanoui.
Colda conduisit souvent les pas de mon enfance au chêne d'Étha ; les
larmes tomboient de ses yeux en s'avançant sur les grèves abandonnées.
Je lui demandois pourquoi il pleuroit; il me répondoit : C'est ici (|ue
dort Mélina. 0 Colda 1 je me suis reposé sur sa tombe et sur la tienne !
Puisse ma renommée me survivre, de même que ta gloi/e est restée
après toi, lorsque je serai errant dans les nuages avec la belle Évella ! »
« Oui, ton nom demeurera parmi les hommes, ditComhal; mais
nous touchons au rivage. Vois-tu ces boucliers roulant comme la
lune à travers le brouillard? Leurs bosses reluisent aux rayons du
matin. Les guerriers d'Inisfail sont là; le roi regarde par la fenêtre
de son palais ; il aperçoit un nuage grisâtre. Des larmes tombent sur
la pierre de la fenêtre. Nos voiles sont le nuage grisâtre; le roi les a
reconnues ; la joie éclate dans ses yeux ; il s'écrie : Voici Comhal ! »
Les chefs de Lochlin ont aussi reconnu les guerriers de Morven,
qui viennent au secours d'Inisfail. Leur armée se courbe, et s'avance
à la rencontre de ces guerriers. Armor la conduit : il s'élève au-des-
sus des héros comme le chef rougeâtre au-dessus des troupeaux de
biches dans les bois de Morven. Comhal s'écrie : « Ceignez vos épées;
rappelez les jours de votre gloire et les anciennes batailles de Morven.
Dargo, présente ton large bouclier; Carril, que ton glaive rapide
jette encore des ondes de lumière ; lève cette lance, ô Comhal ! qui si
souvent joncha la terre de morts ; et toi, Ullin, que ta voix nous anime
aux combats sanglants. »
Nous fondons sur l'ennemi ; il étoit immobile comme le chêne de
Malaor, que ne peut ébranler la tempête. Inisfail nous vit, et se préci-
pita dans la vallée pour se joindre à nous. Lochlin plie sous les
coups de l'orage : ses branches arrachées couvrent les champs. Armor
CHANT I. lU
combattit le chef d'Inisfail ; mais la lance du roi cloua le bouclier
d'Armor à sa poitrine. Lochlin, Morven et Inisfail pleurèrent la mort
du jeune chef si tôt abattu. Son barde entonna le chant de la tombe :
« Ta taille, ô Armor! étoit celle du pin. L'aile de l'aigle marin
n'égaloit pas la rapidité de ta course; ton bras descendoit sur les
guerriers comme le tourbillon de Loda, et mortelle étoit ton épée
comme les brouillards du Légo.
c( Pourquoi, ô mon héros! es-tu tombé dans ta jeunesse? Gom-
ment apprendre à ton père qu'il n'a plus de fils? comment dire à
Crimoïna qu'elle n'a plus d'amant? Je vois ton père courbé sous le
poids des années : sa main est incertaine sur le bâton qui l'appuie ;
sa tête, qu'ombragent encore quelques cheveux gris, vacille comme
la feuille du tremble. Chaque nuage éloigné trompe ses débiles regards
lorsqu'ils cherchent ton navire sur les flots.
« Comme un rayon de soleil sur la fougère desséchée, l'espérance
brille sur le front du vieillard. Quand le vénérable guerrier, s'adres-
sant aux enfants qui jouent autour de lui, leur dit : « Ne vois-je pas
« le vaisseau de mon fils? » les enfants regardent aussitôt la mer
bleuâtre, et ils répondent au vieillard : u Nous n'apercevons qu'une
« vapeur passagère. »
« Crimoïna, tu souris dans le songe du matin, tu crois recevoir
ton amant dans toute sa beauté ; tes lèvres l'appellent par des mots à
demi formés ; tes bras s'entr'ouvrent et s'avancent pour le presser
contre ton sein : ah ! Crimoïna, ce n'est qu'un songe 1
u Armor est tombé, il ne reverra plus sa terre natale ; il dort dans
la poussière d'Inisfail.
u Crimoïna, tu sortiras de ton sommeil : mais quand Armor se
réveillera -t-il?
« Quand le son du cor fera-t-il tressaillir le jeune chasseur? quand
le choc des boucliers l'appellera-t-il au combat? Enfants des forêts,
Armor est couché ; n'attendez pas qu'il se lève. Fils de la lance, la
bataille rugira sans Armor.
« Ta taille étoit comme celle du chêne, ô chef de Lochlin ! l'aile de
l'aigle marin étoit moins rapide que ta course ; ton bras descendoit
sur les guerriers comme le tourbillon de Loda, et mortelle étoit ton
épée comme les brouillards du Légo. »
Ainsi chantoit le barde. La tombe d'Armor s'élève ; les guerriers
de Lochlin fuient; leurs vaisseaux, repassant les mers, pèsent s ir
l'abîme : par intervalles, on entendoit la chanson des bardes étra i •
gcrs ; leurs accents étoiont tristes.
1/,2 DÂRGO.
CHANT II.
L'histoire des temps qui ne sont plus est pour le barde un trait ûv.
lumière; c'est le rayon de soleil qui court légèrement sur les bruyères,
mais rayon bientôt effacé, car les pas de l'ombre le poursuivent; ils le joi-
gnent sur la montagne : le consolant rayon a disparu. Ainsi le souvenir
de Dargo brille rapidement dans mon âme, de nouveau bientôt obscurcie.
Après la bataille où tomba le vaillant Armor, Morven passa la nuit
dans les tours grisâtres d'inisfail; par intervalles une plainte lointaine
frappoit nos oreilles. « Bardes, dit Comhal, UUin, et vous, Salma,
cherchez l'enfant des hommes qui gémit. » Nous sortons, nous trou-
vons Crimoïna assise sur le tombeau d'Armor ; elle avoit suivi en
secret son amant aux champs d'inisfail. Après la bataille, elle se fit
un lit de douleur de la dernière couche de son héros : nous l'enle-
vâmes de ce lieu funeste. Nos larmes descendoient en silence : l'infor-
tune de cette femme étoit grande, et nous n'avions que des soupirs.
Nous transportâmes Crimoïna dans la salle des fêtes. La tristesse,
3omme une obscure vapeur, se répandit sur tous les visages. Ullin
saisit sa harpe ; il en tira des sons mélodieux : ses doigts erroient sur
l'instrument ; une douce et religieuse mélancolie sembloit s'échapper
des cordes tremblantes. La musique attendrit les âmes : elle endort le
chagrin dans les cœurs agités. Ils chantoient :
« Quelle ombre se penche ainsi sur sa nue vaporeuse ! La profonde
blessure est encore dans sa poitrine ; le chevreuil aérien est à ses côtés.
Qui peut-elle être, cette ombre , si ce n'est celle du beau Morglan?
« Morglan vint avec l'ennemi de Morven. Son amante l'accompa-
gnoit, la fille de Sora, Minona à la main blanche, à la longue cheve-
lure. Morglan poursuivit les daims sur la colline ; Minona demeure
sous le chêne. L'épais brouillard descend ; la nuit arrive avec tous ses
nuages ; le torrent rugit, les ombres crient le long de ses rives pro-
fondes. Minona regarde autour d'elle : elle croit entrevoir un chevreuil
à travers le brouillard , et pose sur l'arc sa main de neige. La corde
est tendue, la flèche vole. Ah ! que n'a-t-elle erré loin du but. La flèche
s'est enfoncée dans le jeune sein de Morglan.
« Nous élevâmes la tombe du héros sur la colline; nous plaçâmes
la flèche et le bois d'un chevreuil dans l'étroite demeure. Là fut aussi
couché le dogue de Morglan, pour poursuivre devant l'ombre du chasseur
les cerfs dans les nuages. Minona vouloit dormir auprès de son amant;
nous la transportâmes au palais de ses pères; longtemps elle y parut
CHANT II. l/iT)
triste. Les rapides années emportent la douleur : à présent Minona se
réjouit avec les filles de Sora, bien qu'elle soupire quelquefois encore. »
Ainsi chantoit le barde. L'aube peignit de sa lumière d'albâtre les
rochers d'Inisfail : « lillin, dit Comhal, conduis sur ton vaisseau Cri-
moïna à sa patrie; qu'au milieu de ses compagnes elle puisse encore
se lever comme la lune, lorsqu'elle montre sa tête au-dessus de?
nuages et qu'elle sourit aux vallées silencieuses. »
« Béni soit, dit Crimoïna, le chef de Morven , î'ami du foible dans
les jours du danger. IMais que feroit Crimoïna aux champs de ses pères,
où chaque rocher, chaque ruisseau réveilleroit ses chagrins assoupis?
Les jeunes fdlcs me diroient : « Où est ton Armor? » Vous pourrez le
dire, ô jeunes filles ! mais je ne vous entendrai pas. J'irai vivre dans
une terre éloignée; j'achèverai mes jours avec les vierges de Morven :
leur cœur, comme celui de leur roi, s'ouvre aux pleurs des infortunés. »
Nous emmenâmes Crimoïna avec nous dans notre patrie. Nous
joignîmes sa main à celle de Dargo, mais la fille étrangère ne sourioit
plus : elle confioit souvent des soupirs au cours d'une onde ignorée.
Crimoïna, tes heures furent rapides : les cordes de ta harpe sont
humides quand le barde soupire ton histoire.
Un jour, comme nous poursuivions les daims sur les bruyères de
Morven, les vaisseaux de Lochlin apparurent avec leurs voiles blanches
et leurs mâts élevés. Nous crûmes qu'ils venoient réclamer Crimoïna.
« Je ne combattrai pas pour elle, dit Connas, un de nos chefs, avant
que je ne sache si cette étrangère aime notre race. Perçons le sanglier;
teignons avec son sang la robe de Dargo ; nous porterons Dargo au
palais : Crimoïna déplorera-t-elle sa perte? )>
0 malheur ! nous écoutons l'avis de Connas! Nous terrassons le
sanglier écumant ; Connas le frappe de son épée. Nous enveloppons
Dargo dans une robe ensanglantée, nous le portons sur nos épaules à
Crimoïna. Connas marchoit devant nous avec la dépouille du sanglier :
« J'ai tué le monstre, disoit-il, mais auparavant sa dent mortelle a
percé ton amant, ô Crimoïna ! »
Crimoïna écouta ces paroles de mort : silencieuse et pâle, elle reste
immobile comme les colonnes de glace que l'hiver fixe au sommet du
Mora. Elle demande sa harpe ; elle la fait résonner à la louange du
lîcros qu'elle croyoit expiré. Dargo vouloit se lever; nous l'en empê-
châmes jusqu'à la fin de la chanson, car la voix de Crimoïna étoit
douce comme la voix du cygne blessé, lorsque ses compagnons nagent
tristement autour de lui.
(( Penciicz-vous, disoit Crimoïna, sur le bord de vos nuages, ô vous,
ancêtres de Dargo! et transportez votre fils au palais de votre repos.
IW DÂRGO.
Et vous, lillcs des champs aériens de Trenmor, préparez la robe de
vapeur transparente et colorée. Dargo, pourquoi m'avois-tu fait oublier
Arnior? Pourquoi t'aimois-je tant? Pourquoi étois-je tant aimée? Nous
étions deux fleurs qui croissoient ensemble dans les fentes du rocher;
nos têtes humides de rosée soudoient aux rayons du soleil. Ces fleurs
avoient pris racine dans le roc aride. Les vierges de Morven disoient :
« Elles sont solitaires, mais elles sont charmantes. » Le daim dans sa
course s'élançoit par-dessus ces fleurs, et le chevreuil épargnoit leurs
tiges délicates.
(( Le soleil de Morven est couché pour moi. 11 brilla pour moi, ce
soleil, dans la nuit de mes premiers malheurs, au défaut du soleil de
ma patrie : mais il vient de disparoître à son tour; il me laisse dans
une ombre éternelle.
« Dargo, pourquoi t'es-tu retiré si vite ? Pourquoi ce eœur brûlant
s'est-il glacé? Ta voix mélodieuse est-elle muette? Ta main, qui naguère
manioit la lance à la tête des guerriers, ne peut plus rien tenir; tes
pieds légers, qui ce matin encore devançoient ceux de tes compagnons,
sont à présent immobiles comme la terre qu'ils eflleuroient.
« Partout sur les mers, au sommet des collines, dans les profondes
vallées, j'ai suivi ta course. En vain mon père espéra mon retour; en
vain ma mère pleura mon absence : leurs yeux mesurèrent souvent
l'étendue des flots ; souvent les rochers répétèrent leurs cris. Parents,
amis, je fus sourde à votre voix! toutes mes pensées étoient pour
Dargo ; je l'aimois de toute la force de mes souvenirs pour Armor.
Dargo, l'autre nuit j'ai goûté le sommeil à tes côtés sur la bruyère.
N'est-il pas de place cette nuit dans ta nouvelle couche ? Ta Crimoïna
veut reposer auprès de toi, dormir pour toujours à tes côtés. »
Le chant de Crimoïna alloit en s'affoiblissant à mesure qu'il appro-
choit de sa fin ; par degrés s'éteignoit la voix de l'étrangère : l'instru-
ment échappa aux bras d'albâtre de la fille de Lochlin. Dargo se lève: il
étoit trop tard ! l'âme de Crimoïna avoit fui sur les sons de la harpe.
Dargo creusa la tombe de son épouse auprès de celle d'Évella, et pré-
para pour lui-même la pierre du sommeil.
Dix étés ont brûlé la plaine, dix hivers ont dépouillé les bois; durant
ces longues années, l'enfant du malheur, Dargo, a vécu dans la
caverne; il n'aime que les accents de la tristesse. Souvent je chante
au chef infortuné des airs mélancoliques dans le calme du midi, lors-
que Crimoïna se penche sur le bord de sa nue pour écouter les soupirs
du barde.
FIN DK DARGO,
DUTHONA
POEME
« Pourquoi, ô mers ! élevez-vous votre voix parmi les rochers de
Morven? Vent du midi, pourquoi épuises-tu ta rage sur mes collines?
Est-ce pour retenir ma voile loin des rivages de l'ennemi, pour arrêter
le cours de ma gloire? Mais, ô mers! vos flots mugissent en vain;
vent du midi, tu peux souffler, mais tu n'empêcheras point les vais-
seaux de Fingal de voler à la contrée lointaine de Dorla : ta fureur
se calmera, et la surface azurée de l'Océan deviendra tranquille et
brillante. Oui, le bruit de la tempête cessera, mais la mémoire de
Fingal ne périra point. »
Ainsi parla le roi, et ses guerriers se rangèrent autour de lui. Le
vent siffle dans les cheveux touffus de Dumolach; Leth se penche sur
son bouclier d'airain, tout ridé de mille cicatrices; Molo agite dans
les airs sa lance étincelante; la joie de la bataille est dans les yeux de
Gormalon.
Nous cinglons à travers l'écume houleuse de l'Océan : les baleines
effrayées plongent au fond de l'abîme, les îles fuient ; elles s'abaissent
tour à tour derrière nous sous l'onde , et Duthona sort peu à peu
devant nous du sein des flots. Les vagues roulantes et élevées nous en
dérobent de temps en temps la vue. « C'est la terre de Connar, dit
Fingal, le pays de l'ami de mon peuple. »
La nuit descend ; le ciel est ténébreux ; le pilote cherche en vain de
ses regards l'étoile qui nous guide; il l'entrevoit quelquefois à travers
le voile déchiré d'un nuage : mais l'ouverture se referme , et le flam-
beau de notre route se cache. « Les pas de la nuit sur l'abîme , dit
Fingal, sont menaçants; que notre vaisseau se repose au rivage jus-
qu'au retour de la lumière. »
III lU
1Z,6 DUTHONA.
Nous entrons dans la baie de Duthona. Quelle ombre terrible se
tient sur le rocber, en s'appuyant sur un pin? Son bouclier est un
nuage; derrière ce bouclier passe la lune errante. L'ombre a pour
lance une colonne de brouillard d'un bleu sombre, surmontée d'une
étoile sanglante ; un météore lui sert d'épée ; les vents , dans leurs
jeux, élèvent la chevelure du fantôme comme une fumée; deux
flammes qui sortent de deux cavernes creusées dans les nuages sont
les yeux menaçants de cet enfant de la nuit. Souvent Fingal a vu se
manifester ainsi le signe de la bataille ; mais qui pourroit y croire dans
la patrie de Connar, ami du peuple de Fingal? -^ —
Le roi monte sur le rocher ; le glaive de Luno jette dans sa main
des ondes de lumières ; Carrill marche derrière le roi. Le fantôme
aperçoit Fingal, et sur l'aile d'un tourbillon s'envole; le héros le
poursuit du geste et de la voix. Cette voix est entendue sur les col-
lines de Duthona , qui s'agitent avec tous leurs rochers et tous leurs
arbres ; le peuple tressaille , se réveille en rêvant le péril , et les feux
d'alarme sont allumés de toutes parts.
« Levez -vous, dit le roi revenant parmi ses guerriers, levez -vous •.
que chacun endosse son armure et place devant lui son bouclier. 11
nous faut combattre. Nos amis nous vont attaquer au milieu de la
nuit : Fingal ne leur dira pas son nom , car nos ennemis s'écrieroient
ensuite : « Les guerriers de Morven furent effrayés ! ils dirent leur
« nom pour éviter le combat ! » Que chacun endosse son armure et
place devant lui son bouclier; mais que nos lances errent loin du but,
que nos flèches soient emportées par les vents. A la lumière du matin,
nos amis nous reconnoîtront, et la joie sera grande dans Duthona. »
Nous rencontrâmes la colonne mouvante et sombre des guerriers de
Duthona. Comme la grêle échappée des flancs de l'orage, leurs flèches
tombent sur nos boucliers ; ils nous environnent comme un rocher
entouré par les flots. Fingal vit que son peuple alloit périr ou qu'il
seroit forcé de combattre : il descendit de la colline ainsi qu'une ombré
qui se plaît à rouler avec les tempêtes. La lune, dans ce moment, leva
sa tête au-dessus de la montagne et réfléchit sa lumière sur l'épée de
Luno ; l'épée étincelle dans la main du roi, comme un pilier de glace
pendant l'hiver, à la chute devenue muette du Lara. Duthona vit la
flamme, et n'en put supporter la splendeur ; ses guerriers se retirèrent
comme les ténèbres devant le jour; ils s'enfoncèrent dans un bois, i
Avançant à leur suite , nous nous arrêtâmes au bord d'un profond
ruisseau qui couloit devant nous à travers la bruyère. Son lit se creu-
soit entre deux rivages semés de fougères et ombragés de quelques
bouleaux vieillis. Là , nous nous entretînmes du récit des combats et
DUTHONA. Ikl
des actions des premiers héros. Garrill redit les faits du temps passé,
Ossian célébra la gloire de Connar : sa harpe ne put oublier la tendre
beauté de Minla.
Les chants cessèrent , une brîse murmura le long du ruisseau ; elk
nous apporta les soupirs de l'infortune : ils étoient doux comme la voix
des ombres au milieu d'un bois solitaire, quand elles passent sur la
tombe des morts.
« Allez, Ossian, dit le roî ; quelque guerrier languit sur son bouclier ;
qu'il soit apporté à Fingal : s'il est blessé , qu'on applique les herbes
de la montagne sur sa plaie. Aucun nuage ne doit obscurcir notre joie
dans la terre de Duthona. »
Je marchai guidé par la chanson du malheur.
« Triste et abandonnée est ma demeure , disoit la chanson ; aucune
voix ne s'y fait entendre , si ce n'est celle de la chouette. Nul barde
le charme la longueur de mes nuits ; les ténèbres et la lumière
sont égales pour moi. Le soleil ne luit point dans ma caverne; je ne
vois point flotter la chevelure dorée du matin, ni couler les flots de
pourpre que verse l'astre du jour à son couchant. Mes yeux ne suivent
point la lune à travers les pâles nuages; je ne vois point ses rayons
trembler à travers les arbres dans les ondes du ruisseau ; ils ne
visitent point la caverne de Connar.
« Ahl que ne suis-je tombé dans la tempête de Dorlal ma renom-
mée ne se seroit pas évanouie comme le silencieux rayon de l'au-
tomne qui court sur les champs jaunis, entre les ombres et les brouil-
lards. Les enfants sous le chêne ont senti un moment la chaleur du
rayon, et l'ont bénie ; mais il passe : les enfants poursuivent leurs jeux,
et le rayon est oublié.
« Oubliez -moi aussi, enfants de mon peuple, si vous n'êtes pas
tombés comme moi, si Dorla, qui a envahi Duthona, n'a point soufflé
sur vous dans votre jeunesse, comme l'haleine d'une gelée tardive
sur les bourgeons du printemps. Que n'ai -je autrefois trouvé la mort
à vos yeux, quand je marchai avec Fingal au-devant des forces de
Swaran ! Le roi eût élevé ma tombe ; Ossian eût chanté ma gloire ;
les bardes des futures années, en s'asseyant autour du foyer, eussent
dit à l'ouverture de la fête : « Écoutez la chanson de Connar. »
« A présent , enchaîné dans cette caverne, je mourrai tout entier :
ma tombe ne sera point connue ; le voyageur écartera sous ses pas,
avec la pointe de sa lance, une herbe longue et flétrie ; il découvrira
une pierre poudreuse : « Qui dort dans cette étroite demeure ? » deman-
dera-t-il à l'enfant de la vallée, et l'enfant de la vallée lui répondra :
« Son nom n'est point dans la chanson. »
1Û8 DUTHONA.
« Ton nom sera dans la chanson, m'écriai -je; tu ne seras point
oublié par Ossian. Sors de la caverne où t'a caché la destinée , et
viens lever encore la lance dans la bataille. Viens, Fingal sera auprès
de toi ; il te vengera. Viens, les oppresseurs de Duthona sécheront à
ton aspect comme la fougère atteinte par la bise : ton nom refleurira
comme le chêne qui ombrage les salles de tes fêtes, quand, après les
rigueurs de l'hiver, il se rajeunit au printemps. »
Connar prit la voix d'Ossian pour celle d'une ombre : a Ta voix
m'est agréable, enfant de la nuit, dit -il, car les fantômes n'effrayent
point mon âme ; ta voix est douce à Connar abandonné. Converse avec
moi dans la caverne ; notre entretien sera de la tombe et de la demeure
aérienne des héros. Nous ne parlerons point de Duthona ; nous serons
silencieux sur ma gloire, elle s'est évanouie. Mes amis aussi sont loin :
ils dorment sur leurs boucliers ; mon souvenir ne trouble point leur
repos. Ah ! qu'ils continuent de sommeiller en paix !
« Ombre amie , ma demeure sera bientôt avec la tienne. Nous visi-
terons ensemble les enfants du malheur dans leur caverne ; nous leur
ferons oublier leurs chagrins dans les illusions des songes ; nous les
conduirons en pensée dans les champs de leur renommée : ils croi-
ront briller dans les combats ; leur tunique d'esclave s'allongera en
robe ondoyante ; leurs prisons souterraines deviendront les nobles
salles de Fingal ; le murmure du vent sera pour eux et pour nous la
mélodie des harpes, le frissonnement des gazons deviendra le soupir
des vierges. Ombre amie, en attendant que je m'unisse à toi dans les
nuages, descends souvent à la caverne de Connar 1 Fantôme de la
nuit, ta voix est charmante à mon cœur! »
Je me plonge dans la caverne de Connar ; je coupe les liens dont les
guerriers de Dorla avoient entouré les mains du chef: je conduis le roi
délivré à Fingal ; leurs visages brillèrent de joie au milieu de leurs che-
veux gris, car Fingal et Connar se souviennent de leurs jeunes années,
de ces premiers jours de la vie où ils tendoient ensemble leurs arcs au
bord du torrent. «Connar, dit Fingal, qui a pu confiner l'ami de Morven
dans la caverne? Puissant devoit être son bras, inévitable son épée! »
« Dorla, répondit Connar, apprit que la force de mon bras s'étoit
évanouie dans la vieillesse. Il attaqua mes salles pendant la nuit,
lorsque j'étois seul avec ma fille Niala, et que mes guerriers étoient
absents. Je combattis : le nombre prévalut. Dorla est resté dans
Duthona , et mes peuples sont dispersés dans leurs vallons ignorés. »
Fingal entendit les paroles de Connar ; il fronce le sourcil ; les rides
de son front sont comme les nuages qui couvent la tempête. Il agite
dans sa main sa lance mortelle et regarde l'épée de Luno.
DUTHONA. 1^9
« Il n'est pas temps de reposer, s'écrie-t-il, quand celui qui dépouilla
mon ami est si près. Les guerriers de Dorla sont nombreux; ils nous
ont attaqués cette nuit, et nous avons cru, en les respectant, que
c'étoient les bataillons de Connar. Ossian et Gormalon, avancez le long
du rivage. Dumolach et Leth, volez aux salles de Connar, et si vous y
trouvez iNiala, étendez devant elle vos boucliers protecteurs. Molo,
observe l'ennemi, afin qu'il ne puisse livrer ses voiles au vent sans
combattre. Et toi, Carrill, où es-tu? Barde aux douces chansons, reste
auprès du chef de Duthona avec ta harpe : sa mélodie est un rayon de
lumière qui se glisse au milieu de l'orage. »
Carrill vint avec sa harpe : les sons de cette harpe étoient légers
comme le mouvement des ombres glissant dans un air pur sur les
rivages de Lara. Coulez en silence, ruisseaux de la nuit, que nous
entendions la chanson du barde.
« Au bord des torrents de Lara se penche un chêne qui laisse tomber
de ses feuilles, sur le courant d'eau, les pleurs de la rosée. Là, on voit
errer deux ombres lorsque le soleil illumine la plaine et que le silence
est dans Morven : l'une est ton ombre, vénérable Uval ; l'autre est celle
de ta fille, la belle chasseresse. Les jeunes guerriers de Lara poursui-
voient les chevreuils ; ils célébroient la fête dans la cabane lointaine
du désert. Colgar les découvrit, et parut subitement à Lara comme le
torrent qui fond du haut d'une montagne, quand l'ondée est encore
sur les hauts sommets, et n'a point descendu dans la vallée. — Fille
d'Uval, dit Colgar, il te faut me suivre; j'enchaînerai ici ton père,
car il frapperoit sur le bouclier, et les jeunes guerriers pourroient
entendre le son dans la solitude. »
(( Colgar, je ne t'aime pas, dit la fille d'Uval; laisse-moi avec mon
père : ses yeux sont tristes, ses cheveux blanchis. »
'( Colgar est sourd à la prière; la fille d'Uval est obligée de le
suivre, mais ses pas sont tardifs. Un chevreuil bondit auprès de
Colgar; ses flancs bruns se montrent à travers les vertes bruyères.
— Colgar, dit la fille d'Uval, prête-moi ton arc : j'ai appris à
percer le chevreuil. Colgar crut la beauté déjà consolée, et, plein
d'amour, il donne son arc. La fille d'Uval tend la corde, la flèche
part, Colgar tombe. La fille d'Uval retourna à Lara : l'âme de son
père fut réjouie. Le soir de la vie d'Uval se prolongea; il fut
:omme le coucher du soleil sur la montagne des sources limpides;
les derniers jours d'Uval tombèrent comme les feuilles d'automne
dans la vallée silencieuse. Les années de la fille d'Uval furent
nombreuses; quand elle s'éteignit, elle dormit en paix avec son
père. »
150 DUTHONA
Ainsi chantoit Carrill, et moi Ossian je m'avançois avec Gormaîon sur
le rivage, selon les ordres de Fingal. Au pied d'un rocher nous trou-
vons un jeune homme : son bras, sortant d'une brillante armure, repo-
soit sur une harpe brisée ; le bois d'une lance étoit à ses côtés. A tra-
vers les herbes chevelues du rocher, la lune éclairoit la tête du jeune
homme : cette tête étoit penchée, elle s'agitoit lentement dans la dou-
leur, comme la cime d'un pin qui se balance aux soupirs du vent.
« Quel est celui, dit Gormaîon, qui demeure ici solitaire? Es-tu un
des compagnons de Dorla, ou l'un des guerriers de Connar? »
« Je suis, répondit le jeune homme tremblant comme l'herbe dans
le courant d'un ruisseau, je suis un des bardes qui chantoient dans les
salles de Connar. Dorla écouta mes chansons, et épargna ma vie après
avoir livré bataille sur les chants de Duthona. »
« Souviens-toi de Dorla, si tu le veux, répliqua Gormaîon ; mais
que peux-tu dire à sa louange? Il attaqua Connar lorsque les amis du
roi étoient absents ; son bras est faible dans le danger, fort quand per-
sonne ne le repousse. Dorla est un nuage qui se montre seulement dans
le calme, un brouillard qui ne se lève jamais du marais que quand les
vents de la vallée se sont retirés. Mais la tempête de Fingal joindra ce
nuage et le déchirera dans les airs. »
« Je me souviens de Fingal, dit le jeune homme : je le vis jadis
dans les salles de Duthona ; je me souviens de la voix d'Ossian et des
fiers héros de Morven , mais Morven est loin de Duthona. »
Les soupirs étouffèrent la voix du jeune homme: ses sanglots écla-
tèrent comme la glace qui se fend sur le lac du Lego, ou comme les
vents de la montagne dans la grotte d'Arven.
« Foible est ton âme, dit Gormaîon, indigné : non, tu n'es pas l'en-
fant des salles de Connar; tu n'es pas des bardes de la race du roi.
Ceux-ci chantoient les actions de la bataille; la joie du danger enfloit
leurs âmes, de même que s'enflent les voiles blanches de Fingal dans
les tourbillons de la mer de Morven. Tu es des amis de Dorla : va donc
le rejoindre, enfant du foible, et dis-lui que Morven le poursuit :
jamais il ne reverra les collines de sa patrie. »
« Gormaîon, dis- je alors, n'outrage pas la jeunesse : l'âme du
brave peut quelquefois faillir, mais elle se relève. Le soleil sourit du
haut de sa carrière lorsque la tempête est passée ; le pin cesse alors de
secouer dans les airs sa pyramide de verdure, la mer calme sa surface
azurée, et les vallées se réjouissent aux rayons de l'astre éclatant. »
Je pris le jeune homme par la main, et le conduisis vers Carrill, roi
des chansons. La lumière commençoit alors à briller sur l'armée de
Dorla ; ses guerriers, pâles et muets, regardoient la lance de Morven et
DUTHONA. 151
l'épée de Connar; ils demeiiroient immobiles : lorsque le chasseur est
surpris par la nuit sur la colline de Cromla, la terreur des fantômes
l'environne ; une sueur froide perce son front, ses pas tremblants si'
refusent à sa fuite ; ses genoux fléchissent au milieu de sa course.
Dorla vit les yeux égarés de son peuple ; une grosse larme roule dans
les siens. « Pourquoi, dit-il à ses guerriers, demeurez-vous dans ce
silence, comme les arbres qui s'élèvent autour de nous? Votre nombre
ne surpasse-t-il pas celui des fils de Morven? Ils peuvent avoir leur
renommée, mais n'avons-nous pas aussi combattu avec les héros? Si
vous songez à la fuite, où est le chemin de nos vaisseaux, si ce n'est
à travers l'ennemi ? Fondons sur eux dans notre colère ; que nos bras
soient courageux, et la joie de mes amis sera grande quand nous
retournerons chez nos pères. »
Connar, au milieu des héros de Morven, frappa sur le bouclier de
Duthona. Ses guerriers, dispersés, entendirent le signal du roi ; ils
levèrent la tête dans leurs vallons ignorés, comme les ruisseaux de
Selma : dans les jours de sécheresse, ces ruisseaux se cachent sous les
cailloux de leur lit; mais quand les tièdes ondées descendent, ils
sortent tout à coup de leur retraite, rugissent, inondent et surmontent
de leurs eaux les collines.
On combat : Dorla est abattu par fa lance de Connar. Fingal le vît
tomber ; il s'avance alors dans sa clémence, et parle aux guerriers de
Dorla, qui n'est plus.
(( Fingal, leur dit-il, ne se plaît point dans la chute de ses ennemis,
quoiqu'ils l'aient forcé de tirer l'épée. Ne venez jamais à Morven, ne
vous présentez plus aux rivages de Duthona. Rapide est le jour du
peuple qui ose lever la lance contre Fingal; une colonne de fumée
chassée par la tempête est la vie de ceux qui combattent contre les
héros de Morven. Retirez-vous : emportez le corps de Dorla.
« Pourquoi es-tu si matinale, épouse de Dorla? continua Fingal. Que
fais-tu, immobile sur le rocher? Tes cheveux sont trempés de la rosée
du matin ; tes regards sont errants sur les vagues lointaines : ce que
tu vois n'est pas l'écume du vaisseau de Dorla , c'est la mer qui se
brise autour du flanc des baleines. Les deux enfants de l'épouse de
Dorla sont assis sur les genoux de leur mère ; ils voient une larme
descendre le long de la joue de la femme; ils lèvent leur petite mair
pour saisir la perle brillante. « Mère, diront-ils, pourquoi pleures-tu
« Où notre père a-t-il dormi cette nuit? »
« Ainsi, peut-être, ô Ossian! ton Éveralline est maintenant inquiète
pour toi. Elle conduit peut-être ton Oscar au sommet de Morven, afin
de découvrir la pleine mer. Ossian, souviens-toi d'Oscar et d'Éveral-
152 DUTHONA.
line; ô mon fils! épargne le guerrier qui, comme Dorla, peut laisser
derrière lui une épouse dans les larmes. Hélas! Dorla, pourquoi es-lu
déjà tombé? »
Ainsi me parloit Fingal, aux jours du passé, dans la terre de Duthona ;
ainsi, pour m'enseigner la pitié, il mcttoit devant mes yeux l'image
d'Éveralline mon épouse, d'Oscar mon jeune fils. Éveralline ! Oscar !
rayons de joie maintenant éteints! comment m'avez- vous précédé
dans l'étroite demeure? Comment Ossian peut-il faire retentir la harpe
et chanter encore les guerriers, lorsque votre souvenir, com.me l'étoile
qui tombe du ciel, traverse tout à coup son âme? Oh! que ne suis-je.
le compagnon de votre course azurée, brillants voyageurs des nuages!
Quand nos ombres se rejoindront-elles dans les airs? Quand glisse-
ront-elles avec les brises sur la cime ondoyante des pins? Quand élè-
verons-nous nos têtes ornées d'une chevelure brillante, comme les
astres de la nuit dans le désert? Puisse ce moment bientôt arriver! Ce
qu'est le lit de bruyère au chasseur fatigué sera la tombe au barde
appesanti par les ans : je dormirai! la pierre de ma dernière couche
gardera ma mémoire.
Mais, ô pierre du tombeau ! la saison de ta vieillesse arrivera aussi ;
tu t'enfonceras toi-même dans le lieu où les guerriers reposent pour
jamais. L'étranger demandera où étoit ta place; les fils du foible ne
la connoîtront point.
Peut-être la chanson aura gardé le souvenir de cette pierre. La
chanson se perdra à son tour dans la nuit des temps; le brouillard des
années enveloppera sa lumière. Notre mémoire passera comme l'his-
toire de Duthona, qui déjà s'éclipse dans l'âme d'Ossian.
Le peuple de Dorla fend la mer en silence ; les sons d'aucune chan-
son ne roulent devant lui sur les flots ; les bardes penchent la tête sur
leur harpe, et leurs cheveux argentés errent avec leurs armes le long
des cordes humides. Les marins sont enfoncés dans leurs sombres
pensées ; le rameur distrait suspend soudain la rame qu'il alloit plon-
ger dans les flots.
Nous montâmes au palais de Connar; mais le chef est triste malgré
sa victoire : son sein oppressé soulève son armure comme la vague
qui renferme la tempête; son œil éteint ne lance plus son regard bril-
lant à travers la salle des fêtes. Personne n'ose demander au héros
pourquoi il est triste, car absente est l'étoile de la nuit, la fille de Con-
nar, la charmante Niala. Fingal voyoit la douleur du chef, et cachoit
la sienne sous le panache de son casque. « Carrill, dit-il à voix basse,
qu'as-tu fait de tes chants? viens avec ta harpe soulager l'âme du
roi. »
DUTHONA. 153
Carrill s'avance au milieu des salles de la fête, appuyé d'une main
sur son bâton blanc, de l'autre portant sa harpe ; derrière lui marche
le jeune barde de Duthona qu'Ossian et Gormalon avoient trouvé sur
le rivage pendant la nuit. Tout à coup son armure tombe à terre ;
il lève une main pour cacher son trouble. Quelle est cette main si
blanche? Ce visage sourit si gracieusement à travers les boucles de
ses beaux cheveux! « Niala! s'écria Connar, est-ce toi? » Elle jette ses
bras charmants autour de son père ; la joie revient au banquet des
guerriers. Connar donna la beauté à Gormalon, et nous déployâmes
nos voiles et nos chants pour Morven. Ossian est seul aujourd'hui dans
les ruines des tours de Fingal, et l'épouse de mon Oscar, Malvina, la
douce Malvina, ne sourira plus à son père.
Vallée de Cona, les sons de la harpe ne se font plus entendre le long
de tes ruisseaux, dont la voix s'élève à peine sur les collines silen-
cieuses. La biche dort sans frayeur dans la hutte abandonnée du chas-
seur; le faon bondit sur la tombe guerrière, dont il creuse la mousse
avec ses pieds. Je suis resté seul de ma race : je n'ai plus qu'un jour
à passer dans un monde qui ne me connaît plus.
FIN DE DUTHONA.
v ;(^ .' ,;:.>li
i-j; .. i:v ,
^:v ;.. ;..' h ,■■; '
GAUL
POEME
Le silence de la nuit est auguste. Le cTiasseur repose sur la bruyère;
à ses côtés sommeille son chien fidèle , la tête allongée sur ses pieds
légers; dans ses rêves, il poursuit les chevreuils; dans la joie confuse
de ses songes , il aboie et s'éveille à moitié.
Dors en paix, fils bondissant de la montagne, Ossian ne troublera
point ton repos : il aime à errer seul ; l'obscurité de la nuit convient à
la tristesse de son âme; l'aurore ne peut apporter la lumière à ses
yeux, depuis longtemps fermés. Retire tes rayons, ô soleil ! comme le
roi de Morven a retiré les siens ; éteins ces millions de lampes que tu
allumes dans les salles azurées de ton palais, lorsque tu reposes der-
rière les portes de l'occident. Ces lampes se consumeront d'elles-
mêmes : elles te laisseront seul, ô soleil ! de même que les amis d'Os-
sian l'ont abandonné. Roi des cieux, pourquoi cette illumination
magnifique sur les collines de Fingal , lorsque les héros ont disparu
et qu'il n'est plus d'yeux pour contempler ces flambeaux éblouissants?
Morven, le jour de ta gloire a passé; comme la lueur du chêne
embrasé de tes fêtes , l'éclat de tes guerriers s'est évanoui ; les palais
ont croulé, Témora a perdu ses hauts murs, Tura n'est plus qu'un
monceau de ruines, et Selma est muette. La coupe bruyante des festins
est brisée. Le chant des bardes a cessé, le son des harpes ne se fait plus
entendre. Un tertre couvert de ronces, quelques pierres cachées sous
la mousse, c'est tout ce qui rappelle la demeure de Fingal. Le marin
du milieu des flots n'aperçoit plus les tours qui sembloient marquer les
bornes de l'Océan, et le voyageur qui vient du désert ne les aperçoit plus.
Je cherche les murailles de Selma ; mes pas heurtent leurs débris :
l'herbe croît entre les pierres, et la brise frémit dans la tête du chardon.
156 GAUL.
La chouette voltige autour de mes cheveux blancs , je sens le vent de
ses ailes ; elle éveille par ses cris la biche sur son lit de fougèro, mais
la biche est sans frayeur, elle a reconnu le vieil Ossian.
Biche des ruines de Selma, ta mort n'est point dans la pensée du
barde ; tu te lèves de la même couche où dormirent Fingal et Oscar!
Non, ta mort n'est point le désir du barde ! J'étends seulement la main
dans l'obscurité vers le lieu où étoit suspendu au dôme du palais le
bouclier de mon père , vers ces voûtes que remplace aujourd'hui la
voûte du ciel. La lance qui sert d'appui à mes pas rencontre à terre
ce bouclier; il retentit : ce bruit de l'airain plaît encore à mon
oreille ; il réveille en moi la mémoire des anciens jours, ainsi que le
souffle du soir ranime dans la ramée des bergers la flamme expi-
rante. Je sens revivre mon génie, mon sein se soulève comme la vague
battue de la tempête, mais le poids des ans le fait retomber.
Retirez-vous, pensées guerrières! souvenirs des temps évanouis,
retirez-vous 1 Pourquoi nourrirois-je encore l'amour des combats,
quand ma main a oublié l'épée? La lance de Témora n'est plus qu'un
bâton dans la main du vieillard.
Je frappe un autre bouclier dans la poussière. Touchons-le de mes
doigts tremblants. Il ressemble au croissant de la lune : c'étoit ton
bouclier, ô Gaul ! le bouclier du compagnon de mon Oscar ! Fils de
Morni, tu as déjà reçu toute ta gloire, mais je te veux chanter encore ;
je veux pour la dernière fois confier le nom de Gaul à la harpe de
Selma. Malvina, où es-tu? Oh! au'avec joie tu m'entendrois parler de
l'ami de ton Oscar!
« La nuit étoit sombre et orageuse, les ombres crioient sur la
bruyère, les torrents se précipitoient du rocher ; les tonnerres à travers
les nuages rouloient comme des monts qui s'écroulent, et l'éclair tra-
versoit rapidement les airs. Cette nuit même nos héros s'assemblèrent
dans les salles de Selma, dans ces salles maintenant abattues : le chêne
flamboyoit au milieu ; à sa lueur on voyoit briller le visage riant des
guerriers à demi cachés dans leur noire chevelure. La coquille des
fêtes circuloit à la ronde ; les bardes chantoient, et la main des vierges
glissoit sur les cordes de la harpe.
« La nuit s'envola sur les ailes de la joie : nous croyions les étoiles
à peine au milieu de leur course, et déjà le rayon du matin entr'ou-
vroit l'orient nébuleux. Fingal frappa sur son bouclier : ah ! qu'il
rendoit alors un son différent de celui qu'il a parmi ces débris ! Les
guerriers l'entendirent; ils descendirent du bord de tous leurs ruis-
seaux. Gaul reconnut aussi la voix de la guerre, mais le Strumon rouloit
ses flots entre lui et nous : et qui pouvoit traverser ses ondes terribles?
GAUL. 157
« Nos vaisseaux abordent à Ifrona : nous combattons; nous arra-
chons des mains de l'ennemi les dépouilles de notre patrie. Pourquoi
ne rcstois-tu pas au bord de ton torrent, toi qui levois le bouclier
d'azur? Pourquoi, fils de Morni, ton âme respiroit-elle les combats?
Sur quelque champ que ce fût, Gaul vouloit moissonner. Il prépare son
vaisseau dompteur des vagues, et déploie ses voiles au premier souffle
du matin pour suivre à Ifrona les pas du roi.
« Quelle est celle que j'aperçois au bord de la mer, sur le rocher
battu des flots? Elle est triste comme le pâle brouillard de l'aube; ses
cheveux noirs flottent en désordre , des larmes roulent dans ses yeux
fixés sur le vaisseau fugitif de Gaul. De ses bras, aussi blancs que
l'écume de l'onde, elle presse sur son sein un jeune enfant, qui lui
sourit; elle murmure à l'oreille du nouveau-né un chant de son âge,
mais un soupir entrecoupe la voix maternelle, et la femme ne sait plus
quelle étoit la chanson.
« Tes pensées, Évircoma, n'étoient point pour des airs folâtres : elles
voloient sur les flots avec ton amour. On n'aperçoit plus qu'à peine le
vaisseau diminué : des nues abaissées étendent maintenant entre lui
et le rivage leurs fumées onduleuses; elles le cachent comme un écueil
lointain sous une vapeur passagère. « Que ta course soit heureuse,
« dompteur des vagues écumantes ! Quand te reverrai-je, ô mon amant? »
« Évircoma retourne aux salles de Strumon , mais ses pas sont tar-
difs, son visage est triste : on diroit d'une ombre solitaire qui traverse
la brume du lac. Souvent elle se retourne pour regarder le vaste
Océan. « Que ta course soit heureuse , dompteur des vagues écu-
« mantes! Quand te reverrai-je, ô mon amant? »
« La nuit surprit le fils de Morni au milieu de la mer; la lune n'étoit
point au ciel ; pas une étoile ne brilloit dans la profondeur des nuages.
La barque du chef glissoit sur les flots en silence, et nous passons sans
la voir, en retournant à Morven.
« Gaul aborde au rivage d'Ifrona. Ses pas étoient sans inquiétude : il
erre çà et là, il écoute, il n'entend point rugir la bataille ; il frappe avec sa
lance sur son bouclier, afin que ses amis se réjouissent de son arrivée : il
s'étonne du silence, u Fingal dort-il? s'écrie Gaul en élevant la voix;
« le combat n'est-il pas commencé? Héros de Morven, étes-vous ici? »
Que n'y étions-nous, fiis de Morni! cette lance t'auroit défendu, ou
Ossian seroit tombé avec loi. Lance aujourd'hui sans force dans ma
main, innocent appui de ma vieillesse, jadis ferme soutien de ceux qui
versoient des larmes, tu étois la lance de Témora, tu étois le météore
briseur du chêne orgueilleux. Ossian n'étoit pas, comme aujourd'hui,
un roseau desséché qui tremble dans un étang solitaire; je m'élevois
158 GAUL.
comme le pin, avec tous mes rameaux verdoyants autour de moi. Que
n'étois-je auprès du chef de Strumon, quand l'orage d'Ifrona descendit I
Ombres de Morven, dormiez-vous dans vos grottes aériennes, ou
vous amusiez-vous à faire voler les feuilles flétries, quand vous nous
laissâtes ignorer le danger de Gaul? Mais non, ombres amies de nos
pères , vous prîtes soin de nous avertir : deux fois vous repoussâtes
nos vaisseaux au rvage d'Ifrona, nous ne comprîmes pas ce présage ;
nous crûmes que /les esprits jaloux s'opposoient à notre retour. Fingal
;tira son épée, et sépara les pans de leur robe de vapeur; à l'instant les
ombres passèrent sur nos têtes. « Allez, impuissants fantômes, leur
dit le chef; allez chasser le duvet du chardon dans une terre lointaine,
vous jouerez avec les fils du foible. »
Les ombres amies méconnues s'envolèrent avec le vent : leurs voix
ressembloient aux soupirs de la montagne quand l'oiseau de mer
prédit la tempête. Quelques-uns de nos guerriers crurent entendre le
nom de Gaul à demi formé dans le murmure des ombres. . . .
( Le traducteur, ou plutôt l'auteur anglais, suppose qu'il y a ici une
lacune dans le texte. )
a Je suis seul au milieu de mille guerriers : n'est-il point quelque
épée pour briller avec la mienne ? Le vent souffle vers Morven en bri-
sant le sommet des vagues. Gaul remontera-t-il sur son vaisseau? ses
amis ne sont point auprès de lui. Mais que diroit Fingal, mais que
diroient les bardes, si un nuage enveloppoit la réputation du fils de
Morni? Mon père, ne rougirois-tu pas si je me retirois sans com-
battre? En présence des héros de notre âge, tu cacherois ton visage
avec tes cheveux blancs, et tu abandonnerois tes soupirs au vent soli-
taire de la vallée ; les ombres des foibles te verroient et diroient :
« Voilà le père de celui qui a fui dans Ifrona. »
« Non, ton fils ne fuira point, ô Morni! son âme est un rayon de
feu qui dévore. 0 mon Évircomal ô mon Ogalî... Éloignons ces sou-
venirs : le calme rayon du jour ne se mêle point à la tempête; il attend
que les deux soient rassérénés. Gaul ne doit respirer que la bataille.
Ossian, que n'es-tu avec moi comme dans le combat de Lathmor ! Je
suis le torrent qui précipite ses ondes dans les mille vagues de l'Océan
et qui, vainqueur, s'ouvre un passage à travers l'abîme. »
. Gaul frappe sur son bouclier, alors non rongé par la rouille des
âges. Ifrona tremble, ses nombreux guerriers entourent le héros de
Strumon : la lance de Morni est dans la main de Gaul ; elle fait reculer
les rangs ennemis.
Tu as vu, Malvina, la mer troublée par les bonds d'une immense
GAUL. 159
baleine qui , blessée et furieuse , se débat à la surface écumante des
flots ; tu as vu une troupe de mouettes affamées nager autour de la
terrible fille de l'Océan, dont elles n'osent encore approcher, bien
qu'elle soit expirante : ainsi s'agitent et se serrent les guerriers épou-
vantés d'Ifrona, hors de la portée du bras du héros.
Mais la force du chef de Strumon commence à s'épuiser ; il s'appuie
contre un arbre; des ruisseaux de sang errent sur son bouclier; cent
flèches ont déchiré sa poitrine i sa main tient sa redoutable épée, et
les ennemis frémissent.
Enfants d'Ifrona, quelle roche essayez-vous de soulever? est-ce pour
marquer aux siècles à venir votre renommée ou votre honte? La gloire
des braves n'est pas à vous : vous êtes barbares, et vos cœurs sont
inflexibles comme le fer. A peine sept guerriers peuvent détacher la
roche du haut de la colline ; elle roule avec fracas, et vient heurter les
pieds affoiblis de Gaul : il tombe sur ses genoux, mais au-dessus de
son bouclier roulent encore ses yeux terribles. Les ennemis n'ont pas
l'audace de se jeter sur lui ; ils le laissent languir dans la mort, comme
un aigle resté seul sur un rocher quand la foudre a brisé ses ailes.
Que ne savions-nous dans Selma ta destinée ! que nous auroient fait
alors les chansons des vierges et le son de la harpe des bardes ! La
lance de Fingal n'eût pas reposé si tranquillement contre les murs
du palais ; nous n'eussions pas été surpris, dans cette nuit funeste, de
voir le roi se lever à moitié du banquet, en disant : « J'ai cru que la
lance d'une ombre avoit touché mon bouclier; ce n'est qu'une brise
passagère. » 0 Morni ! que ne vins-tu réveiller Ossian, que ne vins-tu
lui dire : « Hàte-toi de traverser la mer. » Malheureux père! tu avois
volé dans Ifrona pour pleurer sur ton fils.
Le matin sourit dans la vallée de Strumon ; Évircoma sort du
trouble d'un songe; elle entend le bruit de la chasse sur les coteaux de
Morven. Surprise de ne point distinguer la voix de Gaul au milieu des
cris des guerriers, elle prête, le cœur palpitant, une oreille encore
plus attentive ; mais les rochers ne renvoient point le son d'une voix
connue, les échos de Strumon ne répètent que les plaintes d'Évircoma.
',e soir attrista la vallée de Strumon : aucun vaisseau ne parut sur
la mer. L'âme d'Évircoma étoit abattue : « Qui retient mon héros dans
l'île d'Ifrona? Quoi! mon amour, n'es-tu point revenu avec les chefs
de Morven ? Ton Évircoma sera-t-elle longtemps assise seule sur le
rivage? les larmes descendront-elles longtemps de ses yeux? Gaul,
as-tu oublié l'enfant de notre tendresse? il demande le sourire accou-
tumé de son père : ses pleurs coulent avec les mi^ns, ses soupirs
répondent à mes soupirs. Si Gaul entendoit son fils balbutier son nom»
160 GAUL.
il précipiteroît son retour pour protéger son Ogal. Je me souviens de
mon songe ; je crains que le jour du retour ne soit passé.
(( 11 me sembla voir les fils de Morven poursuivant les chevreuils.
Le chef de Strumon n'étoit point avec eux : je l'aperçus à quelque dis-
tance, appuyé sur son bouclier. Un pied seulement soutenoit le héros,
l'autre paroissoit être formé d'une vapeur grisâtre. Cette image varioit
au souffle de chaque brise ; je m'en approchai ; une bouffée de vent
vint du désert, le fantôme s'évanouit. Les songes sont enfants de la
crainte : chef de Strumon, je te reverrai encore, tu élèveras encore
devant moi ta belle tête, comme le sommet de la colline religieuse de
Cromla éclairée des premiers rayons de l'aurore. Le voyageur, égaré
la nuit sur la bruyère, tremble au milieu des fantômes; mais au doux
éclat du jour les esprits de ténèbres se retirent; le pèlerin, rassuré,
reprend son bâton et poursuit sa route. »
Évircoma crut voir un vaisseau sur les vagues lointaines ; elle crut
voir un mât blanchi semblable à l'arbre qui pendant l'hiver balance
sa cime couverte d'une neige nouvellement tombée. Ses yeux humides
n'aperçoivent que des objets confus, bien qu'elle essayât de tarir ses
larmes. La nuit descendit; Évircoma se confia à un léger esquif pour
trouver son amant dans les replis des ombres. Elle vole sur les vagues,
mais elle ne rencontre point de vaisseau : elle avoit^été trompée ou
par un nuage, ou par la barque aérienne de l'ombre d'un nautonier
décédé qui poursuivoit encore les plaisirs des jours de sa vie.
La nacelle d'Évircoma fuit devant la brise ; elle entre dans la baie
d'Ifrona, où la mer s'étend à l'ombre d'une épaisse forêt. Errant de
nuage en nuage, la lune se montroit entre les arbres de la rive. Par
intervalles, les étoiles jetoient un regard à travers le voile déchiré qui
couvroit le ciel , et se cachoient de nouveau sous ce voile : à leur foible
lumière, Évircoma contemploit la beauté d'Ogal. Elle donne un baiser
à son enfant, le laisse couché dans la nacelle et va chercher Gaul
dans les bois.
Trois fois elle s'éloigne avec lenteur de son fils, trois fois elle revient
en courant à lui. La colombe qui a caché ses petits dans la fente du
rocher d'Oualla veut cueillir la baie mûrie qu'elle découvre dans la
bruyère au-dessous d'elle , mais le souvenir de l'épervier la trouble ;
vingt fois elle revole vers ses petits pour les voir encore et s'assurer
de leur repos. L'âme d'Évircoma est partagée entre son époux et son
enfant comme la vague que brisent tour à tour et les vents et les
rochers.
Mais quelle est cette voix que l'on entend parmi le murmure des
flots? Vient-elle de l'arbre solitaire du rivage?
GAUL. IGl
« Je péris seul. A qui la force de mon bras fut-elle utile dans la
bataille? Pourquoi Fingal, pourquoi Ossian ignorent-ils mon destin?
Étoiles qui me voyez, annoncez-le dans Sclma par votre lumière san-
glante, lorsque les héros sortent de la salle des fêtes pour admirer
votre beauté. Ombres qui glissez sur les rayons de la lune, si votre
course se dirige à travers les bois de Morven, murmurez en passant
mon histoire. Dites au roi que j'expire aussi; dites-lui que dans Ifrona
est ma froide demeure; que depuis deux jours je languis blessé sans
nourriture ; qu'au lieu de la douce eau du ruisseau, je n'ai pour éteindre
ma soif que les flots amers.
« Mais , ombres compatissantes , gardez-vous d'apprendre mon sort
aux murs de Strumon ; éloignez la vérité de l'oreille d'Évircoma. Que
vos tourbillons passent loin de la couche de mon amour; ne battez
point violemment des ailes en rasant les tours de mon père : Évircoma
vous entendroit, et quelque pressentiment s'élèveroit dans son âme.
Volez loin d'elle, ombres de la nuit : que son sommeil soit paisible, le
matin est encore éloigné. Dors avec ton enfant, ô mon amour! Puisse
mon souvenir ne point troubler ton repos ! Toutes les peines de Gaiil
sont légères quand les songes d'Évircoma sont légers. »
« Et penses-tu, s'écrie l'épouse du fils de Morni, qu'elle puisse
reposer en paix quand son guerrier est en péril? Penses-tu que les
songes d'Évircoma puissent être doux lorsque son héros est absent?
Mon cœur n'est pas insensible ; je n'ai point reçu la naissance dans la
terre d'ifrona. Mais comment te pourrois-je soulager, ô Gaul ! Évircoma
trouvera-t-elle quelque nourriture dans la terre de l'ennemi ? »
Évircoma soutenoit Gaul dans ses bras; elle rappela l'histoire de
Conglas, son père.
Lorsque Évircoma, jeune encore, étoit portée dans les bras mater-
nels, Conglas s'embarqua une nuit avec CrisoUis, doux rayon de
l'amour. La tempête jeta le père, la mère et l'enfant sur un rocher : là
s'élevoient seulement trois arbres qui secouoient dans les airs le^ïir
cime sans feuillage. A leurs racines rampoient quelques baies empour-
prées, Conglas les arracha et les donna à Crisollis; il espéroit saisir le
lendemain le daim de la montagne : la montagne étoit stérile, et rien
n'en animoit le sommet. Le matin vint, et le soir suivit, et les trois
infortunes étoient encore sur le rocher. Conglas voulut tresser une
nacelle avec les branches des arbres, mais il éioit foible, faute de
nourriture.
« Crisollis, dit-il, je m'endors; quand la tempête s'apaisera,,
retourne avec ton enfant à Idranlo : l'heure où je pourrai marcher est
éloignée. »
III. 11
IG'2 GAUL.
(( Jamais les collines ne me reverront sans mon amour, répliqua Cri-
sollis. Pourquoi ne m'as-tu pas dit que ton âme étoit défaillante? nous
aurions partagé les baies de la bruyère; mais le sein de Crisollis nour-
rira son amant. Penche-toi sur moi : non, tu ne dormiras point ici. »
Conglas reprit ses forces au sein de Crisollis ; le calme revint sur
les flots ; Conglas, Crisollis et la jeune Évircoma atteignirent les rivages
d'Idronlo. Souvent le père conduisit la fille au tombeau de Crisollis,
en lui racontant la charmante histoire. « Évircoma, disoit Conglas,
aime de même ton époux, quand le jour de ta beauté sera venu. »
(( Oui, je l'aime ainsi, dit à Gaul Évircoma; presse cette nuit
pour te ranimer ce sein gonflé du lait qui nourrit ton fils, demain
nous serons heureux dans les salles de Strumon. »
u Fille la plus aimable de ta race, dit Gaul, retire-toi; que les
rayons du soleil ne te trouvent point dans Ifrona. Rentre dans ta
nacelle avec Ogal. Pourquoi tomberoit-il comme une fleur dont le
guerrier indifférent enlève la tête avec son épée? Laisse-moi ici. Ma
force, telle que la chaleur de l'été, s'est évanouie ; je me fane comme
le gazon sous la main de l'hiver, et je ne renaîtrai point au printemps.
Dis aux guerriers de Morven de me transporter dans leur vallée. Mais
non, car l'éclat de ma gloire est couvert d'un nuage : qu'ils élèvent
seuletnent ma tombe sous cet arbre. L'étranger la découvrira en pas-
sant sur la mer, et il dira : Voilà tout ce qui reste du héros. »
« Et tout ce qui reste de la fille de Strumon, répondit Évircoma,
car je reposerai auprès de mon amant. Notre lit sera encore le même ;
nos ombres voleront unies sur le même nuage. Voyageurs des ondes,
vous verserez la double laime, car avec son bien-aimé dormira la
mère d'Ogal. »
Les cris de l'enfant se firent entendre. Le cœur d'Évircoma bat à
coups redoublés dans sa poitrine , et semble vouloir s'ouvrir un pas-
sage dans son étroite prison. Un soupir échappe aussi du sein de Gaul.
Il a reconnu la voix de son fils. « Guerrier, dit Évircoma , laisse-moi
essayer de te porter à la barque où j'ai déposé notre enfant ; ton poids
sera léger pour moi ; donne-moi cette lance, elle soutiendra mes pas. »
La fille de Crisollis parvint à conduire son époux dans la nacelle.
Le reste de la nuit, elle lutta contre les vagues. Les dernières étoiles
virent ses forces s'éteindre ; elles s'évanouirent au lever de l'aurore ,
comme la vapeur des prairies se dissipe au lever du soleil.
Cette nuit même, il m'en souvient, Ossian dormoit sur la bruyère
du chasseur; Morni , le père de Gaul, paroît tout à coup dans mes
songes ; il s'arrête devant moi , appuyé sur son bâton tremblant : le
vieillard étoit triste ; les rides profondes que le temps avoit creusées
GAUL. 1G3
dans ses joues étoient remplies des larmes qui descendoient de ses
yeux; il regarda la mer, et avec un profond soupir: « Est-ce là,
niurnuira-t-ii foiblement, le temps du sommeil pour Tami deGaul?»
Une boulTée de vent agite les arbres ; le coq de bruyère se réveille
sous la racine du buisson, relève i;récipitamment la tête qu'il tenoit
cachée sous son aile, et pousse un cri pîantif. Ce cri m'arrache à mes
songes, j'ouvre les yeux; je vois Morni emporté par le tourbillon. Je
suis la route qu'il me trace; je fends la mer avec mon vaisseau, je
rencontre la nacelle d'Évircoma ; elle étoit arrêtée au rivage d'une île
déserte : sui" l'un des bords de la nacelle la tête de Gaul étoit inclinée.
Je déliai le casque du héros; ses blonds cheveux, trempés de la sueur
des combats, flottèrent sur son front pâli. Aux accents de ma douleur,
il essaya de soulever ses paupières ; mais ses paupières étoient trop
pesantes; la mort vint sur le visage de Gaul comme la nuit sur la face
du soleil. 0 Gaul ! tu ne reverras jamais le père de ton ami Oscar.
Près du hls de Morni repose la beauté expirante, Évircoma; son
enfant étoit dans ses bras, et l'innocente créature promenoit en se
jouant sa foible main sur le fer de la lance de Gaul. Les paroles
d'Évircoma furent courtes : elle se pencha sur la tête d'Ogal, et son
dernier regard perça mon cœur, u Adieu, pauvre orphelin! Ogal,
Ossian te servira de père. » Elle expire,
0 mes amis! qu'êtes- vous devenus? Votre souvenir est plein de
douceur, et pourtant il fait couler mes larmes.
J'aborde au pied des tours de Strumon : le silence régnoit sur le
rivage ; aucune fumée ne s'élevoit en colonne d'azur du faîte du palais ;
aucun chant ne se faisoit entendre. Le vent sifQoit à travers les portes
ouvertes et jonchoit le seuil de feuilles séchées ; l'aigle déjà perché sur
le comble des tours sembloit dire : « Ici je bâtirai mon aire. » Le
faon de la biche se cache sous les boucliers sans maîtres ; le compa-
gnon des chasses de Gaul, le rapide Codula, croit reconnoître les pas
du fils de Morni : dans sa joie, il se lève d'un seul bond ; mais lorsqu'il
a reconnu son erreur, il retourne se coucher sur la froide pierre, en
poussant de longs hurlements.
Qui racontera la douleur des héros de Morven? Ils vinrent silen-
cieux de leurs ondoyantes vallées; ils s'avancèrent lentement comme
un sombre brouillard. Gaul, Évircoma et Ogal lui-môme n'étoient
plus. Fingal se place sous un pin; les guerriers l'environnent. Penché
sur le front de Gaul , les cheveux gris de Fingal nous dérobent ses
larmes; mais le vent les décèle, en les chassant de sa barbe argentée.
« E&-tu tombé, dit-il enfin, es-tu tombé, ô le premier de mes héros?
N'entendrai-je plus tavoix dans mes fêtes, le son de ton bouclier dans
l6/i GAUL.
uies combats? Ton épéc n'éclairera-t-elle plus les sombres replis de la
'Dataille? Ta lance ne renversera-t-elle plus les rangs entiers de mes
ennemis? Ton noir vaisseau surmontoit hardiment la tempête, tandis
que tes joyeux rameurs répétoient leurs chansons entre les montagnes
ftumides. Les enfants de Morven m'arrachoient à mes pensées en
criant : Voyez le vaisseau de Gaul. La harpe des vierges et la voix des
S)ardes annonçoient ton arrivée ; tes bannières flottoientsur la bruyère.
Je reconnoissois le sifflement de ta flèche et le bruit de tes pas.
« Force des guerriers, qu'es-tu? Aujourd'hui tu chasses les vaillants
devant toi , comme des nuages de poussière ; la mort marque ton pas-
sage, comme la feuille séchée indique la course des fantômes : demain
le court songe de la valeur est dissipé ; la terreur des armées s'est
évanouie ; l'insecte ailé bourdonne sa victoire sur le corps du héros.
« Fils du foible, pourquoi désirois-tu la force du chef de Strumon,
quand tu le voyois resplendissant sous ses armes? Ne savois-tu pas
que la force du guerrier s'évanouit? Quand le chasseur regagne sa
demeure, il contemple un nuage brillant que traversent les couleurs
de l'arc-en-ciel ; mais les moments fuient sur leurs ailes d'aigle , le
soleil ferme ses yeux de lumière , un tourbillon brouille les nues : une
noire vapeur est tout ce qui reste de l'arc étincelant. 0 Gaul! les
ténèbres ont succédé à ta clarté, mais ta mémoire vivra ; il ne soufflera
pas un seul vent sur Morven qui ne parle de ta renommée.
« Bardes , élevez la tombe du père, de la mère et du fils. La pierre
moussue apprendra à l'étranger le lieu de leur repos ; le chêne leur
prêtera son ombre. Les brises visiteront cet arbre de la mort ; sous les
fraîches ondées du printemps, il se couvrira de feuilles, longtemps
avant que les autres arbres aient repris leur parure , longtemps avant
que la bruyère se soit ranimée à ses pieds. Les oiseaux de passage
s'arrêteront sur la cime du chêne solitaire : ils y chanteront la gloire
de Gaul , tandis que les vierges des temps à venir rediront la beauté
d'Évircoma, et que les mères pleureront Ogal.
a Mais, ô pierre ! quand tu seras réduite en poudre; ô chêne ! quand
les vers t'auront rongé ; ô torrent ! lorsque tu cesseras de couler, et
que la source de la montagne ne fournira plus son onde à ta course ;
lorsque vos chansons , ô bardes.! seront oubliées, lorsque votre mé-
moire et celle des héros par vous célébrés auront disparu dans le
gouffre des âges, alors, et seulement alors , la gloire de Gaul périra ,
l'étranger pourra demander quel étoit le fils de Morni , quel étoit le
chef de Strumon. »
FIN DE GAUL*
SUR
L'ART DU DESSIN
DANS LES PAYSAGES
LETTRE A MONSIEUR ***.
Londres, 1793.
Voilà le petit paysage que vous m'avez demandé. Je vous l'ai fait
attendre ; mais vous savez quels tristes soins m'appellent à d'autres
études, qui pourtant ne seront pas longues, s'il faut en croire les
médecins ' : je suis prêt quand et comment il plaira à Dieu. Ces
mêmes études m'ont fait abandonner cette grande vue du Canada qui
me plaisoit par le souvenir de mes voyages. Quelle différence de ce
temps-là à celui-ci! Lorsque mes pensées se reportent vers le passé ,
je sens si vivement le poids de mes pienes, que je ne sais ce que je
deviens. Pardonnez à cet épanchement de mon cœur. 11 y a tant de
charme à parler de ses souffrances quand ceux qui vous écoutent peu-
vent vous comprendre! Peu de §;pns me comprennent ici.
Le petit dessin que je vous envoie m'a fait faire quelques réflexions
sur l'art du paysage : elles vous seront peut-être utiles. D'ailleurs nous
sommes en hiver; vous avez du feu : grande ressource contre les bar-
bouilleurs de papier.
Élevé dans les bois, les défauts de l'art et la sécheresse des paysages
m'ont frappé presque dès mon enfance, sans que je pusse dire ce qui
constituoit ces défauts. Lorsque je dessinois moi-même, je sentois
que je faisois mal en copiant des modèles ; j'étois plus content de moi
lorsque je suivois mes propres idées. Insensiblement cela m'engagea
1. Voyez la Préface de r^ssaz historique.
1G6 SUR L'ART DU DESSIN
à rechercher les causes de cette bizarrerie ; car, enfin, ce que je retra-
çois d'après les règles valoit mieux que ce que je créois d'après ma
tête. Voici ce que l'examen m'apprit et la solution la plus satisfaisante
que j'aie pu me donner de mon problème.
En général, les paysagistes n'aiment point assez la nature et la
connoissent peu. Je ne parle point ici des grands maîtres, dont au
reste il y auroit encore beaucoup de choses à dire; je ne parle que des
maîtres ordinaires et des amateurs comme nous. On nous apprend à
forcer ou à éclaircir les ombres, à rpndre un trait net, pur, et le reste;
mais on ne nous apprend point à éiudier les objets mêmes qui nous
flattent si agréablement dans les tableaux de la nature ; on ne nous
fait point remarquer que ce qui nous charme dans ces tableaux, ce
sont les harmonies et les oppositions des vieux bois et des bocages ,
des rochers arides et des prairies parées de toute la jeunesse des fleurs.
Il sembleroit que l'étude du paysage ne consiste que dans l'étude des
coups de crayon ou de pinceau ; que tout l'art se réduit à assembler
certains traits, de manière à ce qu'il en résulte des apparences d'ar-
bres, de maisons, d'animaux et d'autres objets. Le paysagiste qui
dessine ainsi ne ressemble pas mal à une femme qui fait de la den-
telle , qui passe de petits bâtons les uns sur les autres en causaut et en
regardant ailleurs ; il résulte de cet ouvrage des pleins et des vides
qui forment un tissu plus ou moins varié : appelez cela un métier, et
non un art.
Il faut donc que les élèves s'occupent d'abord de l'étude même de la
nature : c'est au milieu des campagnes qu'ils doivent prendre leurs
premières leçons. Qu'un jeune homme soit frappé de l'effet d'une cas-
cade qui tombe de la cime d'un roc et dont l'eau bouillonne en s'en-
fuyant : le mouvement, le bruit, les jets de lumière, les masses
■d'ombres, les plantes échevelées, la neige de l'écume qui se forme au
bas de la chute, les frais gazons qui bordent le cours de l'eau , tout se
•gravera dans la mémoire de l'élève. Ces souvenirs le suivront dan"
son atelier; il n'a pas encore touché le pinceau, et il brûle ;de repro-
duire ce qu'il a vu. Un croquis informe sort de dessous sa main ; il se
dépite; il recommence son ouvrage, et le déchire encore. Alors il
s'aperçoit qu'il y a des principes qu'il ignore ; il est forcé de convenir
qu'il lui faut un maître : mais un pareil élève ne demeurera pas long-
temps aux principes, et il avancera à pas de géant dans une carrière
où l'inspiration aura été son premier guide.
Le peintre qui représente la nature humaine doit s'occuper de
l'étude des passions : si l'on ne connoît le cœur de l'homme, on con-
noîtra mal son visage. Le paysage a sa partie morale et intellectuelle
DANS LES PAYSAGES. 107
comme le portrait; il faut qu'il parle aussi, et qu'à travers l'exécution
matérielle on éprouve ou les rêveries ou les sentiments que font naître
les différents sites. Il n'est pas indifférent de peindre dans un paysage,
par exemple, des chênes ou des saules : les chênes à la longue vie,
durando ssecula vincit , aux écorces rudes, aux bras vigoureux, à la
tête altière, immola manet, inspirent sous leurs ombres des sentiments
d'une tout autre espèce que ces saules au feuillage léger, qui vivent
peu et qui ont la fraîcheur des ondes où ils puisent leur sève : umhm
irrigui fonds arnica salix.
Quelquefois le paysagiste , comme le poëte , faute d'avoir étudié la
nature, viole le caractère des sites. Il place des pins au bord d'un
ruisseau et des peupliers sur la montagne ; il répand la corbeille de
la Flore de nos jardins dans les prairies; l'églantier d'une haie sau-
vage porte la rose de nos parterres, couronne trop pesante pour lui.
L'étude de la botanique me semble utile au paysagiste , quand ce
ne seroit que pour apprendre le feuille et ne pas donner aux feuillet
de tous les arbres le même limbe et la même forme. Si le peintre qui
doit exprimer sur la toile les tristes passions des hommes est obligé
d'en rechercher les organes à l'aide de l'anatomie, plus heureux que
lui , le peintre de paysage ne doit s'occuper que des générations inno-
centes des fleurs, des inclinations des plantes et des mœurs paisibles
des animaux rustiques.
Lorsque l'élève aura franchi les premières barrières , quand son
pinceau, plus hardi, pourra errer sans guide avec ses pensées, il faudra
qu'il s'enfonce dans la solitude, qu'il quitte ces plaines déshonorées
par le voisinage de nos villes. Son imagination, plus grande que
cette petite nature, finiroit par lui donner du mépris pour la nature
même; il croiroit faire mieux que la création : erreur dangereuse par
laquelle il seroit entraîné loin du vrai dans des productions bizarres,
qu'il prendroit pour du génie.
Gardons-nous de croire que notre imagination est plus féconde et
plus riche que la nature. Ce que nous appelons gran/l dans notre tête
est presque toujours du désordre. Ainsi, dans l'art qui fait le sujet de
cette lettre, pour nous représenter legi^and, nous nous figurons des
montagnes entassées jusqu'aux cieux, des torrents, des précipices,
la mer agitée, des flots si vastes que nous ne les voyons que dans
le vague de nos pensées, des vents, des tonnerres; que sais- je? un
million de choses incohérentes et presque ridicules, si nous voulions
être de bonne foi et nous rendre un compte net et clair de nos idées.
Cela ne seroit-il point une preuve du penchant que l'homme a pour
ilétruire ? Il nous est bien plus facile de nous faire des notions du
1G8 SUR L'ART DU DESSIN
chaos que des justes proportions de l'univers. Nous avons toutes les
peines du monde à nous peindre le calme des flots , à moins que nous
n'y mêlions des souvenirs de terreur : c'est ce dont on se peut con-
vaincre par la description de ces calmes où l'on trouve presque tou-
jours les mots de menaçant, de profond silence, etc. Que, r?mpli de
ces folles idées du sublime, un paysagiste arrive pendant un orage au
bord de la mer qu'il n'a jamais vue, il est tout étonné d'apercevoir
des vagues qui s'enflent, s'approchent et se déroulent avec ordre et
majesté l'une après l'autre, au lieu de ce choc et de ce bouleversement
qu'il s'étoit représentés. Un bruit sourd, mêlé de quelques sons rau-
ques et clairs entrecoupés de quelques courts silences, a succédé au
tintamarre que notre peintre entendoit dans son cerveau. Partout des
couleurs tranchantes, mais conservant des harmonies jusque dans
leurs disparates. L'écume éblouissante des flots jaillit sur des rochers
noirs; dans un horizon sombre roulent de vastes nuages, mais qui
sont poussés du même côté : ce ne sont plus mille vents déchahiés
qui se combattent, des couleurs brouillées, des cieux escaladés par
les flots, la lumière épouvantant les morts à travers les abîmes creusés
entre les vagues.
Notre jeune poëte ou notre jeune peintre s'écrie : « J'imaginois
mieux que cela; » et il tourne le dos avec dédain. Mais si son esprit
est bon , il reviendra bientôt de ses notions exagérées ; il rectifiera
son imagination ; rien ne lui paroîtra plus grand désormais que les
ouvrages formés par une puissance première. Il renversera ces mon-
tagnes entassées dans sa tête, où tous les sites, tous les accidents,
tous les végétaux, étoient confondus. Ces montagnes idéales ne s'élè-
veront plus jusqu'aux étoiles, mais les neiges couvriront la tête des
Alpes, les torrents s'écouleront de leur cime ; les mélèzes, dans une
régions moins élevée , commenceront à décorer le flanc des rochers ;
des végétaux, moins robustes, quittant le séjour des tempêtes, descen-
dront par degrés dans la vallée , et la cabane du Suisse agricole et
guerrier sourira sous les saules griscâtres au bord du ruisseau.
Fort alors de ses études et de son goût épuré, l'élève se livrera à son
génie. Tantôt il égarera les yeux de l'amateur sous des pins où peut-
être un tombeau couvert de lierre appellera en vain l'amitié; tantôt
dans un vallon étroit, entouré de rochers nus, il placera les restes d'un
vieux château : à travers les crevasses des tours on apercevra le tronc
de l'arore solitaire qui a envahi la demeure du bruit et des combats;
le perce-pierre couvrira de ses croix blanches les débris écroulés, et les
capillaires tapisseront les pans de murs encore debout. Peut-être un petit
pâtre gardera dans ce lieu ses chèvres, qui sauteront de ruine en ruine.
DANS LES PAYSAGES. 169
Les paysages riants auront leur tour, quoiqu'en géne'ral ils soient
moins attachants dans leur composition, soit que l'image du bonheur
convienne peu aux hommes, soit que l'art ne trouve que de foibles
ressources dans la peinture des plaisirs champêtres, réduits pour la
plupart à des danses et à des chants. Il y a pourtant certains carac-
tères généraux propres à ces sortes de vues: le feuille doit être léger
et mobile, le lointain indéterminé sans être vaporeux, l'ombre peu
prononcée, et il doit régner sur toute la scène une clarté suave qui
velouté la surface des objets.
Le paysagiste apprendra l'influence des divers horizons sur la cou-
leur des tableaux : si vous supposez deux vallons parfaitement iden-
tiques, dont l'un regarde le midi et l'autre le nord, les tons, la
physionomie, l'expression morale de ces deux vues semblables seront
dissemblables.
La perspective aérienne est d'une difficulté prodigieuse; cependant
il y faut savoir placer la perspective linéaire des plans de la terre, et
détacher sur les parties fuyantes les nuages, si différents aux diffé-
rentes heures du jour. La nuit même a ses couleurs ; il ne suffit pas
de faire la lune pâle pour la faire belle : la chaste Diane a aussi ses
amours, et la pureté de ses rayons ne doit rien ôter à l'inspiration de
sa lumière.
Cette lettre est déjà d'une extrême longueur, et je n'ai encore
qu'effleuré un sujet inépuisable. Tout ce que j'ai voulu vous dire'
aujourd'hui, c'est que le paysage doit être dessiné sur le nu, si on le
veut faire ressemblant, et en accuser pour ainsi dire les muscles, les
os et les formes. Des études de cabinet, des copies sur des copies,
ne remplaceront jamais un travail d'après nature. Alticx plarimam
salutem.
PENSÉES
RÉFLEXIONS ET MAXIMES
La misère de l'homme ne consiste pas seulement dans la foiblesse
de sa raison, l'inquiétude de son esprit, le trouble de son cœur; elle
se voit encore dans un certain fond ridicule des affaires humaines.
Les révolutions surtout découvrent cette insuffisance de notre nature :
si vous les considérez dans l'ensemble, elles sont imposantes; si vous
pénétrez dans le détail, vous apercevez tant d'ineptie et de bassesse,
tant d'hommes renommés qui n'étoient rien, tant de choses dites
l'œuvre du génie qui furent l'œuvre du hasard, que vous êtes égale-
ment étonné et de la grandeur des conséquences et de la petitesse des
causes.
Lorsqu'on est placé à distance des faits, qu'on n'a pas vécu au
milieu des factions et des factieux, on n'est guère frappé que du côté
grave et douloureux des événements; il n'en est pas ainsi quand on a
été soi-même acteur, ou spectateur compromis, dans des scènes san-
glantes. Tacite, que la nature avoit formé poëte, eût peut-être crayonné
la satire de Pétrone s'il eût siégé au sénat de Néron : il peignit la
tyrannie de ce prince, parce qu'il vécut après lui. Butler, doué d'un
génie observateur, eût peut-être écrit l'histoire de Charles I""" s'il fût
né sous la reine Anne : il se contenta de rimer Hudibras, parce qu'il
avoit vu les personnages de la révolution de Cromwell; il les avoit
vus, toujours parlant de vertu, de sainteté, d'indépendance, présenter
leurs mains à toutes les chaînes, et après avoir immolé le père se
courber sous le joug méprisable du fils.
Il y a des iniquités politiques qui ne peuvent plus être impunément
commises, à cause de la civiiisa*'^^ avancée des peuples. Que l'on no
172 PENSEES
croie pas que ces peuples puissent dire, sans résultat, à leurs gouver-
nements : « Tel crime, tel malheur est arrivé par votre faute. » Les
bases du pouvoir même sont ébranlées par ces reproches ; le respect
des nations venant à manquer au pouvoir, ce pouvoir est en péril.
Chez une nation qui conserve encore l'innocence primitive, le vice
apporté par des étrangers fait des progrès plus rapides que dans une
société déjà corrompue, comme un homme sain meurt de l'air pesti-
féré où vit un homme habitué à cet air.
On peut arriver à la liberté par deax chemins, par les mœurs et
par les lumières. Mais quand les mœurs et les lumières manquent à
la fois, quand on ne peut être ni un républicain à la manière de
Sparte ni un républicain à la manière des États-Unis, on peut encore
conquérir la liberté, on ne la peut garder.
La postérité se souvient des hommes qui ont changé les empires,
très-peu de ceux qui les ont rétablis, à moins que ce rétablissement
n'ait été durable. On admire ce qui crée, on estime à peine ce qui
conserve : une grande gloire couvre de ténèbres tout ce qui la suit.
Tourmentez-vous pour rétablir la vertu chez un peuple qui l'a per-
due, vous n'y réussirez pas, 11 y a un principe de destruction en tout.
A quelle fin Dieu l'a-t-il établi? C'est son secret.
On s'étonne du succès de la médiocrité ; on a tort. La médiocrité
n'est pas forte par ce qu'elle est en elle-même, mais par les médiocri-
tés qu'elle représente ; et dans ce sens sa puissance est formidable.
Plus l'homme en pouvoir est petit , plus il convient à toutes les peti-
tesses. Chacun en se comparant à lui se dit: «Pourquoi n'arriverois-je
pas à mon tour? » Il n'excite aucune jalousie : les courtisans le pré-
fèrent, parce qu'ils peuvent le mépriser ; les rois le gardent comme
une manifestation de leur toute-puissance. Non-seulement la médio-
crité a tous ces avantages pour rester en place, mais elle a encore un
bien plus grand mérite : elle exclut du pouvoir la capacité. Le député
des sots et des imbéciles au ministère caresse deux passions du cœur
humain, l'ambition et l'envie.
La médiocrité est assez souvent secondée par des circonstances qui
donnent à ses desseins un air de profondeur. Ces hommes impuissants
qui, pour la foule, paroissent diriger la fortune, sont tout simplement
conduits par elle : comme ils lui donnent la main, on croit qu'ils la
mènent.
REFLEXIONS ET MAXIMES. 173
Les hommes de génie sont ordinairement enfants de leur siècle;
ils en sont comme l'abrégé; ils en représentent les lumières, les opi-
nions et l'esprit, mais quelquefois aussi ils naissent ou trop tôt ou trop
tard. S'ils naissent trop tôt, avant leur siècle naturel, ils passent igno-
rés ; leur gloire ne commence qu'après eux, lorsque le siècle auquel
ils dévoient appartenir est éclos; s'ils naissent trop tard, après leur
siècle naturel, ils ne peuvent rien, et ils n'arrivent point à une renom-
mée durable. On les regarde un moment par curiosité , comme on
regarderoit les vieillards se promenant sur les places publiques avec
les habits de leur temps. Ces hommes de génie qui arrivent trop tard
sont donc méconnus comme les hommes de génie qui arrivent trop
tôt; mais ils n'ont pas comme ces derniers un avenir, une postérité,
des descendants pour établir leur gloire : ils ne pourroient être admi-
rés que du passé, que de leurs devanciers, que des morts, public silen-
cieux.
Après des temps de malheur et de gloire , un peuple est enclin au
repos; et pour peu qu'il soit régi par des institutions tolérables, il se
laisse facilement conduire par les plus petits ministres du monde; cela
le délasse et l'amuse : il compare ces pygmées aux géants qu'il a vus,
et il rit. II y a des exemples de lions attachés à un char et menés
par des enfants , mais ils ont toujours fini par dévorer leurs conduc-
teurs.
Pour les véritables saints et les hommes supérieurs , la religion est
un admoniteur sévère, qui leur apprend à s'humilier et leur enseigne
la vraie vertu ; pour les hommes passionnés et vulgaires , ses leçons
ne servent qu'à nourrir l'orgueil humain et à donner des apparences
de vertu. « Je marche sur la tête de mes amis et de mes ennemis :
qui peut dire cependant que je manque d'humilité? Ne me suis-je pas
mis à genoux? »
Écoutez cet homme qu'on appelle monseigneur : il vous dira qu'il
n'est qu'un vilain , qu'il veut rester un vilain , qu'il n'est pas fait pour
occuper la place qu'il occupe, que la révolution ne sera finie que
quand un vilain comme lui cessera d'être un des premiers person-
nages de l'État. Monseigneur a cependant porté le bonnet rouge pour
cesser d'être un vilain, comme il porte un habit brodé et un titre
pour sortir de la classe des vilains. Fiez-vous à l'humilité de monsei-
gneur, et croyez au paysan du Danube.
Les mendiants vivent de leurs plaies : il y a des hommes qui pro-
fitent de tout, même du mépris.
ilh PENSÉES
l^oiiU de politique sentimentale, disent des ministres. Bon Dieu!
qu'ils se tranquillisent, il n'y a aucun péril de ce côté : je ne sache
pas beaucoup d'hommes qui aient conservé leur vieille passion. Vous
ne voulez pas qu'on vous aime: eh! que vous avez raison! Mais
puisque vous préférez la politique du fait à celle du droit, acceptez-en
toutes les conséquences. Le fait nous donnera le droit d'examiner si
vous autres ministres êtes bons à quelque chose, et s'il n'y a pas un
autre fait qui vaille mieux que le vôtre.
Si l'on vous donne un soufflet, rendez-en quatre, n'importe la joue.
Il est bon de se prosterner dans la poussière quand on a commis
une faute, mais il n'est pas bon d'y rester.
Voyez cet homme; son ressentiment est extrême. « Comment f
Théodule se plaint d'avoir été offensé par moi? quelle insolence! »
Mais, homme puissant, si Théodule a aussi sa puissance, s'il ne croit
à personne le droit de l'outrager, qu'avez-vous à répliquer? Le temps
où un courtisan faisoit trembler n'est plus ; il n'y a plus de faveur et de
défaveur possibles, excepté pour les valets de chambre : tout est réduit
à la valeur personnelle. Celui qui peut dire : « Vous avez eu besoin de
moi, je n'ai pas besoin de vous, » est aujourd'hui le véritable supé-
rieur. C'étoit peut-être mieux autrefois, mais c'est comme cela main-
tenant. Ce que l'homme a perdu en pouvoir, les hommes l'ont gagné.
La vie, le bonheur, l'infortune, tiennent à un souffle. Vous mourez :
deux heures après on ne pense plus à vous. Vous vivez, on n'y pense
pas davantage. Qu'importent vos joies , vos peines , votre existence,
non-seulement à votre voisin qui ne vous a jamais vu , mais encore à
cette tourbe qu'on appelle vos amis? Pourquoi donc se faire une
affaire de la vie? elle ne mérite pas la moindre attention.
Quelquefois on oublie un moment ses douleurs ; puis on les reprend
comme un fardeau qu'on auroit déposé un moment pour se délasser.
On finit par transformer en réalité les craintes de la tendresse : une
mère voit sur le visage de son fils des marques d'une maladie qui n'y
sont pas. Les autres chimères de la vie, au moral et au physique,
produisent les mêmes illusions pour la peine ou le plaisir.
On se réconcilie avec un ennemi qui nous est inférieur pour les
qualités du cœur ou de l'esprit; on ne pardonne jamais à celui qui
nous surpasse par l'âme et le génie.
Votre ami vient de partir; vous vous croyez fort contre l'abseoce :
RÉFLEXIONS ET MAXIMES. 175
allez visiter la demeure de votre ami, elle vous apprendra ce que vous
avez perdu et ce qui vous manque.
Celui qui commet le crime, dans le danger qu'il y court et dans le
tumulte de ses passions, n'a pas le temps d'écouter le remords; mais
celui qui n'est que le complice et le confident du crime , sans y avoir
une part active, celui-là entend la voix vengeresse de la conscience. Il
compte dans sa retraite les minutes qui s'écoulent. « A présent il se
passe telle chose ; à présent on frappe ! » Oui, malheureux, on frappe!
et c'est la main de Dieu qui s'appesantit sur toi.
Le ver de la tombe commence à ronger la conscience du méchant
avant de lui dévorer le cœur.
La cause la plus jusie pourroit-elle, par des circonstances fatales,
paroître la plus injuste? Se peut-il présenter un cas où l'innocence ne
se puisse prouver, et où la victime qui périt, et le juge qui prononce,
soient également innocents? Que seroit-ce alors que la justice humaine !
Si l'on a le droit de tuer un tyran, ce tyran peut être votre père :
le parricide est donc autorisé dans certains cas ? Qui pourroit soutenir
une pareille proposition ?
Un charme est au fond des souffrances comme «ne douleur au fond
des plaisirs : ia nature de l'homme est la misère.
Celui qui souffre pour Dieu a l'avantage d'être toujours préparé à sa
dernière heure, avantage qui n'est pas donné à tous les infortunés.
Les grandes afflictions semblent raccourcir les" heures comme les
grandes joies : tout ce qui préoccupe fortement l'âme empêche de
compter les instants.
Il faut avoir le cœur placé haut pour verser certaines larmes : la
source des grands fleuves se trouve sur le sommet des monts qui
avoisinent le ciel.
L'âme de l'homme est transparente comme l'eau de fontaine , tant
que les chagrins qui sont au fond n'ont point été remués.
La simplicité vient du cœur; la naïveté, de l'esprit. Un homme
simple est presque toujours un bon homme ; un homme naïf peut être
un fripon ; et pourtant la naïveté est toujours naturelle, tandis que la
simplicité peut être l'effet de l'art.
Il y a des hommes qui ne sont point éloquents, parce que leur cœur
parle trop haut et les empêche d'entendre ce qu'ils disent.
176 PENSEES
Redemande au repentir la robe de l'innocence : c'est lui qui l'a
trouvée, et qui la rend à ceux qui l'ont perdue.
Caresser la vertu sans être capable de l'aimer, c'est presser les deux
belles mains d'une jeune femme dans les mains ridées de la vieillesse.
Aussitôt qu'une pensée vraie est entrée dans notre esprit, elle jette
une lumière qui nous fait voir une foule d'autres objets que nous
n'apercevions pas auparavant.
Les sentiments d'un certain ordre s'accroissent en proportion des
malheurs de l'objet aimé : c'est la flamme qui se propage plus rapide-
ment au souffle de la tempête.
La vertu est quelquefois oubliée dans son passage ici-bas, mais elle
revit tôt ou tard ; on la retire des tombeaux comme on retire du sein
de la terre une statue antique qui fait l'admiration des hommes.
Souvent les gens de bien pleurent à la même heure où les pervers
■se réjouissent : le même moment voit s'accomplir une action honnête
et une action coupable. Le vice et la vertu sont frère et sœur; ils
ont été engendrés par l'homme : Abel et Gain étoient enfants du même
père.
Il y a des hommes pour lesquels la vertu n'est point la vertu
reconnue par les autres hommes; ils n'appellent point de ce nom
toutes les choses régulières, mais inférieures, de l'existence, cette
honnêteté vulgaire qui remplit exactement ses devoirs ; la vertu pour
eux est un élan de l'âme qui nous porte vers le bien aux. dépens de
notre bonheur et de notre vie, ou une force qui nous fait dompter nos
passions les plus fougueuses. Ces hommes-là s'élèvent au-dessus des
autres hommes; mais à quoi sont-ils bons dans la société? Comme les
montagnes dans la nature , comme les monuments gigantesques dans
les arts , ils sortent des proportions communes : on les regarde , et on
en a peur. -
Les caractères exaltés -dans les gens vulgaires sont insupportables:
unis à une grande âme ou à un beau génie , ils entraînent tout. Ces
caractères ne veulent pas séduire, et ils séduisent ; ils ignorent eux-
mêmes leur force , et sont tout étonnés d'avoir fait tant d'heureux ou
tant de victimes.
Le malheur agit sur nous selon notre caractère. Un homme pourroit
le sauver en s'expliquant, et il ne le veut pas ; un autre croit réparer
tout en parlant, et il se perd.
RÉFLEXIONS ET MAXIMES. 177
Il serait étrange que l'homme prétendit à une constance inaltérable,
lorsque toute la nature change autour de lui : l'arbre perd ses feuilles,
l'oiseau ses plumes, le cerf ses rameaux. L'homme seul diroit : « Mon
àme est inébranlable ; telle elle est aujourd'hui, telle elle sera demain ; >»
riiomme dont les sentiments sont plus inconstants que les nuages!
l'homme qui veut et ne veut plus! l'homme qui se dégoûte même de
ses plaisirs, comme l'enfant de ses jouets!
Souvent des personnes qui s'aiment se jurent, au commencement
de leur bonheur, de quitter ensemble la vie ; mais il arrive qu'elles
ne marchent pas avec la même vitesse, et quand l'une est prête à
atteindre le but, l'autre ne l'est pas ou ne l'est plus.
La méchanceté est de tous les esprits le plus facile. Rien n'est si
aisé que d'apercevoir un ridicule ou un vice et de s'en moquer : il
faut des qualités supérieures pour comprendre le génie et la vertu.
Quand on parle des vices d'un homme , si on vous dit : « Tout le
monde le dit, » ne le croyez pas ; si l'on parle de ses vertus en vous
disant encore : « Tout le monde le dit, » croyez-le.
Avez-vous des chagrins, attachez vos yeux sur un enfant qui dort,
qu'aucun souci ne trouble, qu'aucun songe n'alarme : vous emprun-
terez quelque chose de cette innocence , vous vous sentirez tout
apaisé.
Deux amis qui souffrent sont quelquefois des heures entières sans
se parler. Quelle conversation vaudroit ce commerce de la pensée dans
la langue muette du malheur?
Les autres nous semblent toujours plus heureux que nous, et pour-
tant ce qu'il y a d'étrange, c'est que l'honnne qui changeroit volon-
tiers sa position ne consentiroit presque jamais à changer sa personne.
Il voudroit bien peut-être se rajeunir un peu, pas trop encore, et
marcher droit s'il étoit boiteux ; mais il se conserveroit tout l'en-
semble de sa personne, dans laquelle il trouve mille agréments et un
je ne sais quoi qui le charme. Quant à son esprit, il n'en altéreroit
pas la moindre parcelle : nous nous habituons à nous-mêmes et nous
tenons à notre vieille société.
Revoyez au jour de l'infortune le lieu que vous habitiez au temps
du bonheur : il s'en exhale quelque chose de triste, formé du souve-
nir des joies passées et du sentiment des maux présents. N'est-ce
III. 12
178 PENSEES
pas là qu'à telle époque vous aviez été si heureux? et maintenant!
Ces lieux sont pourtant les mêmes : qu"y a-t-il donc do change?
L'iionnne.
Ceux qui ont jamais eu quelque chose d'important à communiquer
à un ami savent la peine qu'on éprouve lorsqu'on arrivant, le cœur
t'inu, on ne trouve point cet ami ; que personne ne peut vous dire où
il est, si c'est la mort qui l'a emmené?
11 faut des secrets pour réparer la beauté du corps : il n'en faut
point pour maintenir celle de l'âme.
Chaque homme a un lieu particulier dans le monde oii il peut dire
qu'il a joui de la plus grande somme de bonheur : le calcul est bien-
tôt fait.
Une passion dominante éteint les autres dans notre âme, comme le
soleil fait disparoître les astres dans l'éclat de ses rayons.
Tels hommes voyagent ensemble, et se parlent peu ou point sur
la route. Quoique du même pays, ils ne s'entendent point et ne
sont point de la même nature : les uns sont nés blancs, les autres
noirs.
La conversation des esprits supérieurs est inintelligible aux esprits
médiocres, parce qu'il y a une grande partie du sujet sous-entendue
et devinée.
Une certaine étendue d'esprit fait qu'on s'accoutume sur-le-champ
aux usages étrangers, et qu'on a l'air de les avoir pratiqués toute
sa vie , à un embarras près , qui n'est pas sans grâce ou sans
noblesse.
La célébrité peut-elle faire illusion au point d'inspirer une passion
pour ce que la nature a rendu désagréable? Je ne le crois pas : la
gloire est pour un vieil homme ce que sont les diamants pour une
vieille femme : ils la parent, et ne peuvent l'embellir.
Les plaisirs de notre jeunesse, reproduits par notre mémoire, res-
semblent à des ruines vues au flambeau.
11 est un âge où quelques mois ajoutés à la vie suflisent pour déve-
RÉFLEXIONS ET MAXîMES. 179
îopper des facultés jusque alors ensevelies dans un cœur à demi
ferme: on se couche enfant, on se réveille homme.
Si quelques heures font une grande différence dans le cœr.r de
l'homme, faut-il s'en étonner? il n'y a qu'une minute de lavie à la mort.
Les peines sont dans l'ordre des destinées : ceux qui, cherchant v
à les oublier, s'occupent de l'avenir, ne songent pas qu'ils ne ver-
ront point cet avenir. Chacun en mourant remet le poids de la vie à
un autre; à chaque sépulture, il y a un homme qui reçoit le fardeau
de la main de l'homme qui se va reposer : le nouveau messager porte
à son tour ce fardeau jusqu'à la tombe prochaine.
Tous les hommes se flattent; nous avons tous à la bouche cette
phrase banale : 11 y a bien loin d'aujourd'hui à telle époque. — Bien
loin! et la vie. combien dure-t-elle?
L'arbre tombe feuille à feuille : si les hommes contemploicnt cha-
que matin ce qu'ils ont perdu la veille, ils s'apercevroient bien de leur
pauvreté.
L'homme n'a au fond de l'âme aucune aversion contre la mort; il
y a même du plaisir à mourir. La lampe qui s'éteint ne souffre pas.
La mort selon les sauvages est une grande femme fort belle, à
laquelle il ne manque que le cœur.
La cendre d'un mort, quel que fût de son vivant le décédé, est
sacrée. La poussière des tyrans donne d'aussi grandes leçons que celle
des bons rois.
Il y a deux points de vue d'où la mort se montre bien différente. De
l'un de ces points vous apercevez la mort au bout de la vie, comme un
fantôme à l'extrémité d'une longue avenue : elle vous semble petite
dans l'éloignement, mais à mesure que vous en approchez elle grandit;
le spectre démesuré finit par étendre sur vous ses mains froides et par
vous étouffer.
De l'autre point de vue la mort paroît énorme au fond de la vie ;
mais à mesure que vous marchez sur elle, elle diminue, et quand vous
êtes au moment de la toucher, elle s'évanouit. L'insensé et le sage, le
poltron et le brave, l'esprit impie et l'esprit religieux, l'homme de
plaisir et l'homme do vertu, voient ainsi différemment la mort dans
la perspective.
180 PENSÉES, REFLEXIONS ET MAXIMES.
La voix de l'homme ne se ranime pas comme celle de l'écho : l'écho
peut dormir dix siècles au fond d'un désert et répondre ensuite au
voyageur qui l'interroge; la tombe ne répond jamais.
Toi qui donnas ta vie et ta mort aux hommes, toi qui aimes ceux
qui pleurent, exauce la prière de l'infortuné qui souffre à ton exemple!
'soutiens le fardeau qui l'écrase ! sois pour lui le Cyrénéen qui t'aida à
. orter la croix sur le Golgothal
FIN DES PENSEES, REFLEXIONS ET MAXIMES.
PREFACE,
Lorsqu'en 1800 je quittai rAngleteire pour rentrer en France sous un nom
c'.'.pposé, je n'osai me charger d'un trop gros bagage : je laissai la plupart de
mes manuscrits à Londres. Parmi ces manuscrits se trouvoit celui des Nat-
chez, dont je n'apportois à Paris que René, Atala et quelques descriptions
de l'Amérique.
Quatorze années s'écoulèrent avant que les communications avec la Grande-
Bretagne se rouvrissent. Je ne songeai guère à mes papiers dans le premier
moment de la Restauration; et d'ailleurs comment les retrouver? Ils étoient
restés renfermés dans une malle, chez une Angloise qui m'avoit loué un petit
appartement à Londres. J'avois oublié le nom de cette femme; le nom de la
rue et le numéro de la maison oij j'avois demeuré étoient également sortis de
ma mémoire.
Sur quelques renseignements vagues et même contradictoires, que je fis
passer à Londres, MM. de Thuisy eurent la bonté de comm.encer des recher-
ches; ils les poursuivirent avec un zèle, une persévérance dont il y a très-
peu d'exemples : je me plais ici à leur en témoigner' publiquement ma
reconnoissance.
Ils découvrirent d'abord avec une peine infinie la maison que j'avois habi-
tée dans la partie ouest de Londres. Mais mon hôtesse étoit morte depuis
plusieurs années, et l'on ne savoit ce que ses enfants étoient devenus. D'in-
dication en indication, de renseignement en renseignement, MM. de Thuisy,
après bien des courses infructueuses, retrouvèrent enfin, dans un village à
plusieurs milles de Londres, la famille de mon hôtesse.
Avoit-elle gardé la malle d'un émigré, une malle remplie de vieux papiers
à peu près indéchiffrables? N'avoit-elle point jeté au feu cet inutile ramas do
manuscrits françois?
D'un autre côté, si mon nom sorti de son obscurité avoit attiré dans les
182 PRÉFACE.
journaux de Londres l'attention des enfants de mon ancienne hôtesse, n au-
roient-ils point voulu profiter des ces papiers, qui dès lors acquéroient une
certaine valeur?
Rien de tout cela n'étoit arrivé : les manuscrits avoient été conservés; la
malle n'avoit pas même été cuverte. Une religieuse fidélité, dans une famille
malheureuse, avoit été gardée à un enfant du malheur. J'avois confié avec
simplicité le produit des travaux d'une partie de ma vie à la probité d'un
dépositaire étranger, et mon trésor m'étoit rendu avec la même simplicité. Je
ne connois rien qui m'ait plus touché dans ma vie que la bonne foi et la
loyauté de celte pauvre famille angloise.
Voici comme je parlois des Natche:: dans la Préface de la première édition
à'Atala :
« J'étois encore très-jeune lorsque je conçus l'idée de faire l'épopée de
l'homme de la nature, ou de peindre les mœurs des sauvages, en les liant à
quelque événement connu. Après la découverte de l'Amérique, je ne vis pas
de sujet plus intéressant, surtout pour des François, que le massacre delà
colonie des Natchez à la Louisiane , en 1 727. Toutes les tribus indiennes
conspirant, après deux siècles d'oppression, pour rendre la liberté au Nou-
veau-Monde me parurent offrir un sujet presque aussi heureux que la con-
quête du Mexique. Je jetai quelques fragments de cet ouvrage sur le papier,
m.ais je m'aperçus bientôt que je manquois des vraies couleurs, et que si je
voulois faire une image semblable, il falloit, à l'exemple d'Homère, visiter
les peuples que je voulois peindre.
« En 1 789 , je fis part à M. de Malesherbes du dessein que j'avois de passer
en Amérique. Mais, désirant en même temps donner un but utile à mon
voyage, je formai le dessein de découvrir par terre le passa/je tant cherché,
et sur lequel Cook même avoit laissé des doutes. Je partis; je vis les soli-
tudes américaines, et je revins avec des plans pour un second voyage, qui
devoit durer neuf ans. Je me proposois de traverser tout le continent de
l'Amérique septentrionale, de remonter ensuite le long des côtes, au nord
de la Californie, et de revenir par la baie d'Hudson, en tournant sous le pôle*.
M. de Malesherbes se chargea de présenter mes plans au gouvernement, et ce
fut alors qu'il entendit les premiers fragments du petit ouvrage que je donne
aujourd'hui au public. La révolution mit fin à tous mes projets. Couvert du
i. M. Maclcenzie a depuis exécuté une ])arl,ie do ce plan *.
* Le capitiiinc Fnincldin est entrC; dernicvenicnt dans la mer polaire, vue par Ilcarne, et contl-
tiie clans ce moment ses reclicrclies.
PREFACE. 183
sang de mon frère unique, de ma belle-sœur, de celui de l'illustre vieillard
leur père, ayant vu ma mère et une autre sœur, pleine de talents, mourir des
suites du traitement qu'elles avoient éprouvé dans les cachots, j'ai erré sur
les terres étrangères...
« De tous mes manuscrits sur l'Amérique, je n'ai sauvé que quelques
fragments, en particulier Atala, qui n'étoit elle-même qu'un épisode dos
Natchez. Atala a été écrite dans le désert et sous les huttes des sauvages.
Je ne sais si le public goûtera cette histoire, qui sort de toutes les routes
connues et qui présente une nature et des mœurs tout à fait étrangères à
l'Europe '. »
Dans le Génie dw Christianisme, tome II des anciennes éditions, au chapitre
du Vague des Passions, on lisoit ces mots .
« Nous seroit-il permis de donner aux lecteurs un épisode extrait, comme
Atala, de nos anciens Natchez? C'est la vie de ce jeune René à qui Chactas a
raconté son histoire, etc. »
Enfin, dans la Préface générale de celte édition de mes Œuvres, j'ai déjà
donné quelques renseignements sur les Natchez.
Un manuscrit dont j'ai pu tirer Atala, René et plusieurs descriptions pla-
cées dans le Génie du Christianisme, n'est pas tout à fait stérile. Il se compose ,
comme je l'ai dit ailleurs-, de deux mille trois cent quatre-vingt-trois pages
in-folio. Ce premier manuscrit est écrit de suite, sans section; tous les sujets
y sont confondus, voyages, histoire naturelle, partie dramatique, etc.; mais
auprès de ce manuscrit d'un seul jet il en existe un autre, partagé en livres,
qui malheureusement n'est pas complet, et où j'avois commencé à établir
l'ordre. Dans ce second travail non achevé, j'avois non-seulement procédé à
la division de la matière, mais j'avois encore changé le genre de la composi-
tion , en la faisant passer du roman à l'épopée.
La révision, et même la simple lecture de cet immense manuscr't a été un
travail pénible : il a fallu mettre à part ce qui est voyage, à part ce qui est
histoire naturelle, à part ce qui est drame ; il a fallu beaucoup rejeter et brûler
encore davantage de ces compositions surabondantes. Un jeune homme qui
entasse pêle-mêle ses idées, ses inventions, ses études, ses lectures, doit
produire le chaos; mais aussi dans ce chaos il y a une certaine fécondité qui
tient à la puissance de l'âge, et qui diminue en avançant dans la vie.
Il m'est arrivé ce qui n'est peut-être jamais arrivé a un auteur : cest de
1 . Prijface de Ui première édition à'Atala.
'2. Avortisseme ".t des OEiivres complètes.
18/i PRÉFACE.
rcliro après trente années un manuscril que j'avois totalement oublié. Je l'ai
jugé comme j'aurois pu juger l'ouvrage d'un étranger : le vieil écrivain formé
à son art, l'homme éclairé par la critique, l'homme d'un esprit calme et d'un
sang rassis, a corrigé les essais d'un aulom- inexpérimenté, abandoiuié aux
caprices de son imagination
J'avois pourtant un danger à craindre. En repassant le pinceau sur le
tableau, je pouvois éteindre les couleurs; une main plus sûre, mais moins
rapide, couroit risque de faire disparoître les traits moins corrects, mais aussi
les touches plus vives de la jeunesse': il falloit conserver à la composition son
indépendance et pour ainsi dire sa fougue; il falloit laisser l'écume au frein
du jeune coursier. S'il y a dans les Nalchez des choses que je ne hasarderois
qu'en tremblant aujourd'hui , il y a aussi des choses que je n'écrirois plus,
notamment la lettre de René dans le second volume.
Partout, dans cet immense tableau, des difficultés considérables se sont
présentées au peintre : il n'étoit pas tout à fait aisé, par exemple, de mêler à
des combats, à des dénombrements de troupes à la manière des anciens, de
mêler, dis-je, des descriptions de batailles, de revues, de manœuvres, d'uni-
formes et d'armes modernes. Dans ces sujets mixtes, on marche constamment
entre deux écueils, l'affectation ou la trivialité. Quant à l'impression générale
qui résulte de la lecture des Natchez, c'est, si je ne me trompe, celle qu'on
éprouve à la lecture de René et d'Atala : il est naturel que le tout ait de l'affi-
nité avec la partie.
On peut lire dans Charlevoix [Histoire de la Nouvelle-France, t. IV, p. 24)
le fait historique qui sert de base à la composition des Nalchez. C'est de l'ac-
tion particulière racontée par l'historien que j'ai fait, en l'agrandissant, le
sujet de mon ouvrage. Le lecteur verra ce que la fiction a ajouté à la vérité.
J'ai déjà dit qu'il exisloit deux manuscrits des Nalchez : l'un divisé en
livres,' et qui ne va guère qu'à la moitié de l'ouvrage; l'autre qui contient le
tout sans division, et avec tout le désordre de la matière. De là une singula-
rité littéraire dans l'ouvrage tel que je le donne au public : le premier volume
s'élève à la dignité de l'épopée, comme dans les Martyrs ; le second volume
descend à la narration ordinaire, comme dans Aiala et dans René.
Pour arriver à l'unité du style, il eût fallu effacer du premier volume la
couleur épique ou l'étendre sur le second : or, dans l'un ou l'autre cas, je
n'aurois plus reproduit avec fidélité le travail de ma jeunesse.
Ainsi donc, dans le premier volume des Nalchez on trouvera le merveilleux,
et le merveilleux de toutes les espèces : le merveilleux chrétien, le merveilleux
mythologique, le merveilleux indien : on rencontrera des muses, des anges,
PRÉFACE. 185
des démons, des génies, des combats, des personnages allégoriques: la
Renommée, le Temps, la Nuit, la Mort, l'Amitié. Ce volume ofTre des invoca-
tions, des sacrifices, des prodiges, des comparaisons multipliées, les unes
courtes, les autres longues, à la façon d'Homère, et formant de petits tableaux.
Dans le second volume, le merveillexix disparoît, mais l'intrigue se com-
plique, et les personnages se multiplient : quelques-uns d'entre eux sont pris
jusque dans les rangs inférieurs de la société. Enfin, le romnn remplace le
poëme, sans néanmoins descendre au-dessous du style de René et ù'Alnla,
et en remontant quelquefois, par la nature du sujet, par celle des caractères
et par la description des lieux, au ton de l'épopée.
Le premier volume contient la suite de l'histoire de Chaclas et son voyage
à Paris. L'intention de ce récit est de mettre en opposition les mœurs des
peuples chasseurs, pêcheurs et pastours, avec les mœurs du peuple le plus
policé de la terre. C'est à la fois la critique et l'éloge du siècle de Lous XIV"
et un plaidoyer entre la civilisation et l'état de nature : on verra quel juge
décide la question.
Pour faire passer sous les yeux de Chactas les hommes illustres du grand
siècle, j'ai quelquefois été obligé de serrer les temps, de grouper ensemble
des hommes qui n'ont pas vécu tout à fait ensemble, mais qui se sont succédé
dans la suite d'un long règne. Personne ne me reprochera sans doute ces
légers anachronismes que je devois pourtant faire remarquer ici.
Je dis la même chose des événements que j'ai transportés et renfermés dans
une période obligée, et qui s'étendent, historiquement, en deçà et au delà
de cette période.
On ne me montrera, j'espère, pas plus de rigueur pour la critique des lois.
La procédure criminelle cessa d'être publique en France sous François I", et
les accusés n'avoient pas de défenseurs. Ainsi, quand Chactas assiste à la
plaidoirie d'un jugement criminel, il y a anachronisme pour les lois : si
j'avois besoin sur ce point d'une justification, je la trouverois dans Uacine
même ; Dandin dit à Isabelle :
Avez-vous jamais vu donner la question?
ISABELLE.
Non, et ne le verrai, que je crois, de ma vie.
DANDIN.
Venez : je vous en veux faire passer l'envie.
ISABELLE.
Ah ! monsieur, peut-on voir soulTrir des malheureux î
DANDIN.
Bon ! cela fait toujours passer une heure ou deux.
186 ÎM5I':FACE.
Racine suppose qu'on voyoit do son temps donner la question, ot cela
n'étoit pas : les juges, le greffier, le bourreau et ses garçons, assistoient seuls
à la torture.
J'espère, enfin, qu'aucun véritable savant de nos jours ne s'offensera du récit
d'une séance à l'Académie et d'une innocente critique de la science sous
Louis XIV, critique qui trouve d'ailleurs son contre-poids au souper chez
Ninon. Ils ne s'en offenseront pas davantage que les gens de robe ne se bles-
seront de ma relation d'une audience au palais. Nos avocats, nobles défen-
seurs des libertés publiques, ne parlent plus comme le Petit-Jean des Plaideurs,
et dans notre siècle, oij la science a fait de si grands pas et créé tant de pro-
diges, la pédanterie est un ridicule complètement ignoré de nos illustres
savants. -
On trouve aussi dans le premier volume des Natchez un livre d'un ciel
chrétien différent du ciel des Martyrs : en le lisant j'ai cru éprouver un senti-
ment de l'infini qui m'a déterminé à conserver ce livre. Les idées de Platon
y sont confondues avec les idées chrétiennes, et ce mélange ne m'a paru
présenter rien de profane ou de bizarre
Si on s'occupoit encore de style, les jeunes écrivains pourroient appren-
dre, en comparant le premier volume des Natchez au second, par quels arti-
fices on peut c'ii?nger une composition littéraire et la faire passer d'un genre
à un autre. Mais nous sommes dans le siècle des faits, et ces études de mots
paroîtroicnt sans doute oiseuses. Reste à savoir si le style n'est pas cependant
un peu nécessaire pour faire vivre les faits : Voltaire n'a pas ma! servi la
renommée de Newton. L'histoire, qui punit et qui récompense, perdroit sa
puissance si elle ne savoit peindre. Sans Tite-Live, qui se souviendroit du
vieux Brutus? sans Tacite, qui penseroità Tibère? César a plaidé lui-même
la cause de son immortalité dans ses Commentaires, et il l'a gagnée. Achille
n'existe que par Homère. Otez de ce monde l'art d'écrire, il est probable que
vous en ôterez la gloire. Cette gloire est peut-être une assez belle inutilité
pour qu'il soit bon de la conserver, du moins encore quelque temps.
La description de l'Amérique sauvage appelleroit naturellement le tableau
de l'Amérique policée; mais ce tableau me paraîtroit mal placé dans la préface
d'un ouvrage d'imagination. C'est dans le volume où se trouveront les souve-
nirs de mes voyages en Amérique, qu'après avoir peint les déserts je dirai ce
qu'est devenu le Nouveau-Monde et ce qu'il peut attendre de l'avenir. L'his-
toire ainsi fera suite à l'histoire, et les divers sujets ne seront pas confondus.
LES NATCHEZ
LES NATGIIEZ
LIVRE PREMIER.
A l'ombre des forêts américaines, je veux chanter des airs de la
solitude tels que n'en ont point encore entendu des oreilles mortelles;
je veux raconter vos malheurs, ô Natchez! ô nation de la Louisiane!
dont il ne reste plus que les souvenirs. Les infortunes d'un obscur
habitant des bois auroient-elles moins de droits à nos pleurs que
celles des autres hommes ? et les mausolées des rois dans nos temples
sont-ils plus touchants que le tombeau d'un Indien sous le chêne de
sa patrie?
Et toi, flambeau des méditations, astre des nuits, sois pour moi
l'astre du Pinde! marche devant mes pas, à travers les régions incon-
nues du Nouveau-Monde, pour me découvrir à ta lumière les secrets
ravissants de ces déserts !
René, accompagné de ses guides, avoit remonté le cours du Mescha-
cebé; sa barque flottoit au pied des trois collines dont le rideau dérobe
aux regards le beau pays des enfants du Soleil. Il s'élance sur la rive,
gravit la côte escarpée, et atteint le sommet le plus élevé des trois
coteaux. Le grand village des Natchez se montroit à quelque distance
dans une plaine parsemée de bocages de sassafras : çà et là erroient
des Indiennes, aussi légères que les biches avec lesquelles elles bon-
dissoient ; leur bras gauche étoit chargé d'une corbeille suspendue à
une longue écorce de bouleau ; elles cueilloient les fraises, dont l'in-
carnat teignoit leurs doigts et les gazons d'alentour. René descend de
la colline et s'avance vers le village. Les femmes s'arrêtoient à quelque
distance pour voir passer les étrangers, et puis s'enfuyoient vers les
bois : ainsi des colombes regardent le chasseur du haut d'une roche
élevée, et s'envolent à son approche.
Les voyageurs arrivent aux premières cabanes du grand village; ils.
190 LES NATCIIEZ.
se présentent, à la porte d'une de ces cabanes. Là une famille assem-
blée étoit assise sur des nattes de jonc ; les hommes fumoient lo calu-
met, les femmes filoient des nerfs de chevreuil. Des melons d'eau,
des plakmines sèches et des pommes de mai étoient posés sur des
feuilles de vigne-vierge au milieu du cercle; un nœud de bambou
servoit pour boire l'eau d'érable.
Les voyageurs s'arrêtèrent sur le seuil, et dirent : « Nous sommes
venus. » Et le chef de la famille répondit : « Vous êtes venus, c'est
bien. » Après quoi chaque voyageur s'assit sur une natte, et partagea
le festin sans parler. Quand cela fut fait, un des interprètes éleva la
voix, et dit : « Où est le soleil '? » Le chef répondit : « Absent. » Et le
silence recommença.
Une jeune fille parut à l'entrée de la cabane. Sa taille haute, fine
et déliée, tenoit à la fois de l'élégance du palmier et de la foiblesse
du roseau. Quelque chose de souffrant et de rêveur se mêloit à ses
grâces presque divines. Les Indiens, pour peindre la tristesse et la
beauté de Céluta disoient qu'elle avoit le regard de la Nuit et le sou-
rire de l'Aurore. Ce n'étoit point encore une femme malheureuse, mais
une femme destinée à le devenir. On auroit été tenté de presser cette
admirable créature dans ses bras, si l'on n'eût craint de sentir pal-
piter un cœur dévoué d'avance aux chagrins de la vie.
Céluta entre en rougissant dans la cabane, passe devant les étran-
gers, se penche à l'oreille de la matrone du lieu, lui dit quelques
mots à voix basse, et se retire. Sa robe blanche d'écorce de mûrier
ondoyoit légèrement derrière elle, et ses deux talons de rose en rele-
voient le bord à chaque pas. L'air demeura embaumé, sur les traces
de l'Indienne, du parfum des fleurs de magnolia qui couronnoient sa
tète : telle parut Héro aux fêtes d'Abydos ; telle Vénus se fit connoître,
dans les bois de Garthage, à sa démarche et à l'odeur d'ambroisie
qu'exhaloit sa chevelure.
Cependant les guides achèvent leur repas , se lèvent, et disent :
u Nous nous en allons. » Et le chef indien répond : « Allez où le
veulent les génies. » Et ils sortent avec René sans qu'on leur demande
quels soins le ciel leur a commis.
Ils passent au milieu du grand village, dont les cabanes carrées
supportoient un toit arrondi en dôme. Ces toits de chaume de maïs
entrelacé de feuilles s'appuyoient sur des murs recouverts en dedans
et en dehors de nattes fort minces. A l'extrémité du village les voya-
geurs arrivèrent sur une place irrégulière que formoient la cabane
1. \.(i soleil, \q giaïKl-clief, ou l'iMiipiTeur des Xatclicz.
LIVRE I. 101
du grand-clicf des Natchez et celle de sa plus proche parente, la
femme- chef '.
Le concours d'Indiens de tous les âges animoit ces lieux. La nuit
étoit survenue, mais des flambeaux de cèdre allumés de toutes parts
jetoient une vive clarté sur la mobilité du tableau. Des vieillards
fumoient leur calumet, en s'entretenant des choses du passé; des
mères allaitoient leurs enfants ou les suspendoient dans leurs ber-
ceaux aux branches des tamarins ; plus loin de jeunes garçons, les
bras attachés ensemble, s'essayoient à qui supporteroit plus long-
temps l'ardeur d'un charbon enflammé ; les guerriers jouoient à la
balle avec des raquettes garnies de peaux de serpents ; d'autres guer-
riers avoient de vives contentions aux jeux des pailles et des osselets ;
un plus grand nombre exécutoit la danse de la guerre ou celle du
buflle, tandis que des musiciens frappoient avec une seule baguette
une sorte de tambour, souflloient dans une conque sauvage ou
tiroient des sons d'un os de chevreuil percé à quatre trous, comme le
fifre aimé du soldat.
G'étoit l'heure oij les fleurs de l'hibiscus commencent à s'entr'ou-
vrir dans les savanes, et où les tortues du fleuve viennent déposer
leurs œufs dans les sables. Les étrangers avoient déjà passé sur la
place des jeux tout le temps qu'un enfant indien met à parcourir une
cabane, quand, pour essayer sa marche, sa mère lui présente la
mamelle et se retire en souriant devant lui. On vit alors paroître un
vieillard. Le ciel avoit voulu l'éprouver : ses yeux ne voyoient plus la
lumière du jour. Il cheminoit tout courbé, s'appuyant d'un côté sur
le bras d'une jeune femme, de l'autre sur un bâton de chêne.
Le patriarche du désert se promenoit au milieu de la foule char-
mée; les sachems mêmes paroissoient saisis de respect, et faisoient,
en le suivant, un cortège de siècles au vénérable homme qui jctoit
tant d'éclat et attiroit tant d'amour sur le vieil âge.
René et ses guides l'ayant salué à la manière de l'Europe, le sau-
vage, averti, s'inclina à son tour devant eux, et, prenant la parole dans
leur langue maternelle, il leur dit : « Étrangers, j'ignorois votre pré-
sence parmi nous. Je suis fâché que mes yeux ne puissent vous voir;
j'aimois autrefois à contempler mes hôtes et à lire sur leur front
s'ils éloient aimés du ciel. » Il se tourna ensuite vers la foule qu'il
entendoit autour de lui : « Natchez, comment avez -vous laissé ces
François si longtemps seuls? Êtes-vous assurés que vous ne serez
jamais voyageurs loin de votre terre natale? Sachez que toutes les
i. Le fils (le cette fcmiiic liéritoit de la royimti'.
102 LES NATCHEZ.
fois qu'il ;iirive parmi vous un étranger, vous devez, un pied nu dans
le fleuve et une main étendue sur les eaux, faire un sacrifice au
Meschacebé, car l'étranger est aimé du Grand-Esprit. »
Près du lieu où parloil ainsi le vieillard se voyoit nu catalpa au
tronc noueux, aux rameaux étendus et chargés de fleurs : le vieillard
ordonne à sa fille de l'y conduire. 11 s'assied au pied de l'arbre avec
René et les guides. Des enfants montés sur les branches du catalpa
éclairoient avec des flambeaux la scène au-dessous d'eux. Frappés de
la lueur rougeàtre des torches, le vieil arbre et le vieil homme se prê-
toient mutuellement une beauté religieuse ; l'un et l'autre portoient
les marques des rigueurs du ciel, et pourtant ils fleurissoient encore
après avoir été frappée de la foudre.
Le frère d'Amélie ne se lassoit point d'admirer le sachem. Chactas
(c'étoit son nom) ressembloit aux héros représentés par ces bustes
antiques qui expriment le repos dans le génie et qui semblent natu-
rellement aveugles. La paix des passions éteintes se mêloit sur le
front de Chactas à cette sérénité remarquable chez les hommes qui
ont perdu la vue , soit qu'en étant privés de la lumière terrestre nous
commercions plus intimement avec celle des cieux, soit que l'ombre
où vivent les aveugles ait un calme qui s'étende sur l'âme , de même
que la nuit est plus silencieuse que le jour.
Le sachem, prenant le calumet de j^aix chargé de feuilles odo-
rantes du laurier de montagne, poussa la première vapeur vers le ciel,
la seconde vers la terre et la troisième autour de l'horizon. Ensuite
il le présente aux étrangers. Alors le frère d'Amélie dit: « Vieillard!
puisse le ciel te bénir dans tes enfants 1 Es-tu le pasteur de ce peuple
qui t'environne? Permets-moi de me ranger parmi ton troupeau. »
« Étranger, repartit le sage des bois, je ne suis qu'un simple
sachem, fds d'Outalissi. On me nomme Chactas, parce qu'on prétend
que ma voix a quelque douceur; ce qui peut provenir de la crainte
que j'ai du Grand-Esprit. Si nous te recevons comme un fils, nous
ne devons point en retirer de louanges. Depuis longtemps nous
sommes amis d'Ononthio ' dont le soleiF, habite de l'autre côté du
lac sans rivage^. Les vieillards de ton pays ont discouru avec les
vieillards du mien et mené dans leur temps la danse des forts, car
nos aïeux étoient une race puissante. Que sommes -nous auprès de
nos aïeux? Moi-même qui te parle, j'ai habité jadis parmi tes pères :
je n'étois pas courbé vers la terre comme aujourd'hui, et mon nom
retentissoit dans les forêts. J'ai contracté une grande dette envers la
1. Le gouverneur françois. 2. Le roi de France. 3. La mer.
LIVRE 1. 193
France. Si l'on me trouve quelque sagesse, c'est à un François que je
la dois , ce sont ses leçons qui ont germé dans mon cœur : les paroles
de l'homme, selon les voies du Grand-Esprit, sont des graines fines
que les brises de la fécondité dispersent dans mille climats, où elles
se développent en pur maïs ou en fruits délicieux. Mes os, ô mon fils,
reposeroient mollement dans la cabane de la mort, si je pouvois,
avant de descendre à la contrée des âmes, prouver ma reconnoissance
par quelque service rendu aux compatriotes de mon ancien hôte du
pays des blancs. »
En achevant de prononcer ces mots, le Nestor des Natchez se cou-
vrit la tête de son manteau, et parut se perdre dans quelque grand
souvenir. La beauté de ce vieillard, l'éloge d'un homme policé pro-
noncé au milieu d'un désert par un sauvage, le titre de fils donné à
un étranger, cette coutume naïve des peuples de la nature de traiter
de parents tous les hommes, touchoient profondément René.
Chactas, après quelques moments de silence, reprit ainsi la parole :
« Étranger du pays de l'Aurore, si je t'ai bien compris, il me semble
que tu es venu pour habiter les forêts oij le soleil se couche. Tu fais
là une entreprise périlleuse ; il n'est pas aussi aisé que tu le penses
d'errer par les sentiers du chevreuil. Il faut que les Manitous du mal-
heur t'aient donné des songes bien funestes, pour t'avoir conduit à
une pareille résolution. Raconte-nous ton histoire, jeune étranger :
je juge par la fraîcheur de ta voix, et en touchant tes bras je vois
par leur souplesse que tu dois être dans l'âge des passions. Tu trou-
veras ici des cœurs qui pourront compatir à tes souffrances. Plusieurs
des sachems qui nous écoutent connoissent la langue et les mœurs de
ton pays; tu dois apercevoir aussi, dans la foule, des blancs, tes
compatriotes du fort Rosalie, qui seront charmés d'entendre parler
de leur pays. »
Le frère d'Amélie répondit d'une voix troublée : « Indien, ma vie
est sans aventures, et le cœur de René ne se raconte point. »
Ces paroles brusques furent suivies d'un profond silence : les regards
du frère d'Amélie étinceloient d'un feu sombre ; les pensées s'amon-
celoient et s'entr'ouvroient sur son front comme des nuages ; ses che-
veux avoient une légère agitation sur ses tempes. Mille sentiments
confus régnoient dans la multitude : les uns prenoient l'étranger pour
un insensé, les autres pour un génie revêtu de la forme humaine.
Chactas, étendant la main dans l'ombre, prit celle de René. « Étran-
ger, lui dit -il, pardonne à ma prière indiscrète : les vieillards sont
curieux; ils aiment à écouter des histoires pour avoir le plaisir de
faire des leçons. »
III. 13
y
194 LES NATCHEZ.
Sortant de ramertiime de ses pensées , et ramené au sentiment do
sa nouvelle existence, René supplia Chactas de le faire admettre au
nombre des guerriers natchez, et de l'adopter lui-môme pour son fils.
« Tu trouveras une natte dans ma cabane, répondit le sachem, et,
mes vieux ans s'en réjouiront. Mais le Soleil est absent; tu ne peux'-
être adopté qu'après son retour. Mon hôte, réfléchis bien au parti que
tu veux prendre. Trouveras-tu dans nos savanes le repos que tu viens
y chercher? Es -tu certain de ne jamais nourrir dans ton cœur les
regrets de la patrie? Tout se réduit souvent pour le voyageur à
échanger dans la terre étrangère des illusions contre des souvenirs.
L'homme entretient dans son sein un désir de bonheur qui ne se
détruit ni ne se réalise; il y a dans nos bois une plante dont la fleur
se forme et ne s'épanouit jamais : c'est l'espérance. »
Ainsi parloit le sachem : mêlant la force à la douceur, il ressem-
bloit à ces vieux chênes où les abeilles ont caché leur miel.
Chactas se lève à l'aide du bras de sa fille. Le frère d'Amélie suit le
sachem , que la foule empressée reconduit à sa cabane. Les guides
retournèrent au fort Rosalie.
Cependant René étoit entré sous le toit de son hôte, qu'ombra-
geoient quatre superbes tulipiers. On fait chauffer une eau pure dans
un vase de pierre noire, pour laver les pieds du frère d'Amélie. Chac-
tas sacrifie aux Manitous protecteurs des étrangers ; il brûle en leur
honneur des feuilles de saule : le saule est agréable aux génies des
voyageurs, parce qu'il croît au bord des fleuves, emblèmes d'une vie
errante. Après ceci Chactas présenta à René la calebasse de l'hospita-
lité, où six générations avoient bu l'eau d'érable. Elle étoit couronnée
d'hyacinthes bleues, qui répandoient une bonne odeur. Deux Indiens,
célèbres par leur esprit ingénieux, avoient crayonné sur ses flancs
dorés l'histoire d'un voyageur égaré dans les bois. René , après avoir
mouillé ses lèvres dans la coupe fragile , la rendit aux mains trem •
blantes du patron de la solitude. Le calumet de paix, dont le fourneau
étoit fait d'une pierre rouge, fut de nouveau présenté au frère d'Amé-
lie. On lui servit en même temps deux jeunes ramiers qui, nourris de '
baies de genévrier par leur mère, étoient un mets digne de la table'
d'un roi. Le repas achevé, une jeune fille aux bras nus parut devant'
l'étranger, et, dansant la chanson de l'hospitalité, elle disoit :
« Salut, hôte du Grand- Esprit! salut, ô le plus sacré des hommes!]
Nous avons du maïs et une couche pour toi : salut, hôte du Grand-
Esprit ! salut, ô le plus sacré des hommes ! » La jeune fille prit l'étran-
ger par la main, le conduisit à la peau d'ours qui devoit lui servir de
lit , et puis elle se retira auprès de ses parents. René s'étendit sur Iji
LIVRE I. 195
couche du chasseur, et dormit son premier sommeil chez les Natchez.
Tandis que la nation du Soleil s'occupe encore de jeux et de fêtes,
une fatale destinée précipite de toutes parts les événements. Abandon-
nant les champs fertilisés par les sueurs de leurs aïeux, de jeunes
hommes, plantes étrangères arrachées au doux sol de la France,
viennent en foule peupler de leur fructueux exil le fort qui gour-
mande le Meschacebé et qui fait redire à ses bords le nom charmant
de Rosalie. Perrier, qui gouverne à la Nouvelle -Orléans les vastes
champs de la Louisiane, Perrier ordonne à Chépar, vaillant capitaine
des François aux Natchez , de faire le dénombrement de ses soldats ,
afin de porter ensuite , si telle étoit la nécessité , le soc ou la bêche
jusque dans les tombeaux des Indiens. Chépar commande aussitôt à
ses bataillons de se déployer à la première aurore sur les bords du
fleuve.
A peine les rayons du matin avoient jailli du sein des mers Atlan-
tiques, que le bruit des tambours et les fanfares des trompettes font
tressaillir le guerrier dans sa tente assoupi. Le désert s'épouvante et
secoue sa chevelure de forêts; la terreur pénètre au fond de ses
demeures, qui depuis la naissance du monde ne répétoient que les
soupirs des vents, le bramement des cerfs et le chant des oiseaux.
A ce signal, le démon des combats, le sanguinaire Areskoui' et les
autres esprits des ombres poussent un cri de joie. L'ange du Dieu des
armées répond à leurs menaces en frappant sa lance d'or sur son bou-
clier de diamant : telles sont les rumeurs de l'Océan lorsque les fleuves
américains, enflant leurs urnes, fondent tous ensemble sur leur vieux
père : l'Océan, fracassant ses vagues entre les rochers, étincelle ; il se
soulève indigné, se précipite sur ses fils, et les frappant de son trident,
les repousse dans leur lit fangeux. Le soldat françois entend ces bruits ;
il se réveille , comme le cheval de bataille qui dresse l'oreille au fré-
missement de l'airain, ouvre ses narines fumantes, remplit l'air de
ses grêles hennissements, mord les barreaux de sa crèche, qu'il couvre
d'écume, et décèle dans toutes ses allures l'impatience, le courage, la
grâce et la légèreté.
, Un mouvement général se manifeste dans le camp et dans le fort.
Les fantassins courent aux faisceaux d'armes ; les cavaliers voltigent
déjà sur leurs coursiers ; on entend le bruit des chaînes et les roule-
ments de la pesante artillerie. Partout brille l'acier, partout flottent les
drapeaux de la France : drapeaux immortels couverts de cicatrices,
comme des guerriers vieillis dans les combats. Bientôt l'armée se
1. Génie ou dieu de la guerre chez les sauvages.
196 LES NATCHEZ.
déroule le long du Meschacebé. Le chœur des instruments de Bcllone
anime de ses airs triomphants tous ces braves , tandis que l'on voit
s'agiter en cadence le bonnet du grenadier, qui, reposé sur ses armes,
bat la mesure avec une gaieté qui inspire la terreur.
Fille do Mnémosyne à la longue mémoire! âme poétique des tré-
pieds de Delphes et des colombes de Dodone, déesse qui chantez
autour du sarcophage d'Homère sur quelque grève inconnue de la mer
Lgée, vous qui, non loin de l'antique Parthénope, faites naître le lau-
rier du tombeau de Virgile, Musc! daignez quitter un moment tous
ces morts harmonieux et leurs vivantes poussières ; abandonnez les
rivages de l'Ausonie, les ondes du Sperchius et les champs où fut
Troie ; venez m'animcr de votre divin souffle : que je puisse nommer
les capitaines et les ])a(ai]lons de ce peuple indompté dont les exploits
fatigueroient même, ô Calliope ! votre poitrine immortelle!
Au centre de l'arm.ée paroissoit ce bataillon vêtu d'azur, qui lance
les foudres de Bellone : c'est lui qui, dans presque tous les combats,
détermine la fortune à suivre la France; instruit dans les sciences les
plus sublimes, il fait servir le génie à couronner la victoire. Nulle
nation ne peut se vanter d'une pareille troupe. Folard la commande,
l'impassible Folard, qui peut dans les plus grands dangers mesurer
la courbe du boulet ou de la bombe, indiquer la colline dont il faut se
saisir, tracer et résoudre sur l'arène sanglante, au milieu des feux et
de la mort, les figures et les problèmes de Pythagore.
L'infanterie, blanche et légère comme la neige, se forme rapide-
ment devant les lentes machines qui vomissent le fer et la flamme.
Marseille, dont les galères remontent l'antique Égyptus; Lorient, qui
fait voguer ses vaisseaux jusque dans les mers de la Taprobane ; la
Touraine, si délicieuse par ses fruits ; la Flandre aux plaines ensan-
glantées; Lyon la romaine; Strasbourg la germanique; Toulouse, si
célèbre par ses troubadours; Reims, où les rois vont chercher leur
couronne ; Paris, où ils viennent la porter : toutes les villes, toutes les
provinces , tous les fleuves des Gaules , ont donné ces fameux soldats
à l'Amérique.
Leurs armes ne sont plus l'épée ou l'angon ; ils ne se parent p'us
du large bracha et des colliers d'or; ils portent un tube enflammé,
surmonté du glaive de Rayonne; leur vêtement est celui du lis, sym-
bole de l'honneur virginal de la France.
Divisée en cinquante compagnies, cinquante capitaines choisis
commandent cette infanterie formidable. Là se montrent et l'infati-
gable Toustain, qui naquit aux plaines de la Reauce, où les moissons
roulent en nappes d'or, et le prompt Armagnac, qui fut plongé en
LIVRE I. 197
naissant dans ce tîenve dont les ondes inspirent le courage et les sail-
lies, et le patient Tourville, nourri dans les valle'es herbues où dansent
des paysannes à la haute coiffure et au corset de soie. Mais qui pour-
roit nommer tant d'illustres guerriers : Beaumanoir, sorti des rochers
de l'Armorique ; Causans, que sa tendre mère mit au jour au bord de
la fontaine de Laure ; d'Aumale , qui goûta le vin d'Aï avant le lait de
sa nourrice; Saint-Aulaire de Mîmes, élevé sous un portique romain,
et Gautier de Paris, dont la jeunesse enchantée coula parmi les roses
de Fontenay, les chênes de Senar, les jardins de Chantilly, de Ver-
sailles et d'Ermenonville?
Parmi ces vaillants capitaines on distingue surtout le jeune d'Arta-
guette à la beauté de son visage, à l'air d'humanité et de douceur qui
tempère l'intrépidité de son regard. Il suit le drapeau de l'honneur,
et brûle de verser son sang pour la France; mais il déteste les injus-
tices, et plus d'une fois dans les conseils de la guerre il a défendu
les malheureux Indiens contre la cupidité de leurs oppresseurs,
A la gauche de l'infanterie s'étendent les lestes escadrons de ces
espèces de centaures au vêtement vert , dont le casque est surmonté
d'un dragon. On voit sur leurs têtes se mouvoir leurs aigrettes de
crin, qu'agitent les mouvements du coursier retenu avec peine dans le
rang de ses compagnons. Ces cavaliers enfoncent leurs jambes dans
un cuir noirci, dépouille du buffle sauvage ; un long sabre Rebondit
sur leur cuisse, lorsque, balayant la terre avec les flancs de leur cour-
sier, ils fondent, le pistolet à la main, sur l'ennemi. Selon les hasards
de Bellone, on les voit quitter leurs chevaux à la crinière dorée, com-
battre à pied sur la montagne, s'élancer de nouveau sur leurs cour-
siers, descendre et remonter encore. Ces guerriers ont presque tous
vu le jour non loin de ce fleuve où le soleil mûrit un vin léger propre
à éteindre la soif du soldât dans l'ardeur de la bataille ; ils obéissent
à la voix du brillant Viilars.
A l'aile opposée du corps de l'armée paroît, immobile, la pesante
cavalerie, dont le vêtement, d'un sombre azur, est ranimé par un pli
brillant emprunté du voile de l'Aurore. Les glands, d'un or filé et
tordu, sautent en étincelant sur les épaules des guerriers, au trot
mesuré de leurs chevaux. Ces guerriers couvrent leurs fronts du cha-
peau gaulois, dont le triangle bizarre est orné d'une rose blanche
qu'attacha souvent la main d'une vierge timide , et que surmonte de
sa cime légère un gracieux faisceau de plumes. Cétoit vous, intrépide
Nemours, qui meniez ces fameux chevaux aux combats.
Mais pourrois-je oublier cette phalange qui , placée derrière toute
l'armée, devoit la défendre des surprises de l'ennemi? Sacré bataillon
198 LES NATCHEZ.
de laboureurs, vous étiez descendus des rochers de l'Helvétie, vôAws, de
a pourpre de Mars ; la pique dont vos aïeux perdirent les tyrans est
încore dans vos mains rustiques; au milieu du désordre des camps,
3t de la corruption du nouvel âge, vous gardez vos vertus premières. |
Le souvenir de vos demeures champêtres vous poursuit ; ce n'est qu'à
regret que vous vous trouvez exilés sur de lointains rivages , et l'on
craint de vous faire entendre ces airs de la patrie qui vous rappellent
vos pères, vos mères, vos frères, vos sœurs, et le mugissement des
troupeaux sur vos montagnes.
D'Erlach tient sous sa discipline ces enfants de Guillaume Tell ; il
descend d'un de ces Suisses qui teignirent de leur sang, auprès de
Hionri III, les lis abandonnés. Heureux si, sur les degrés du Louvre,
les fils de ces étrangers ne renouvellent point leur sacrifice!
Enfin le Canadien Henry dirige à l'avant-garde cette troupe de
François demi-sauvages , enfants sans soucis des forêts du Nouveau-
Monde, Ces chasseurs, assemblés pêle-mêle à la tête de l'armée , por-
tent pour tout vêtement une tunique de lin qu'une ceinture rapproche
de leurs flancs : une corne de chevreuil, renfermant le plomb et le sal-
pêtre, s'attache par un cordon, en forme de baudrier, sur leur poi-
trine; une courte carabine rayée se suspend comme un carquois à
leurs épaules : rarement ils manquent leur but, et poursuivent les
hommes dans les bois comme les daims et les cerfs. Rivaux des peu-
ples du désert, ils en ont pris les goûts, les mœurs et la liberté ; ils
savent découvrir les traces d'un ennemi , lui tendre des embûches ou
le forcer dans sa retraite. En vain les pandoures qui les accompagnent
sur leurs petits chevaux de race tartare, en vaiïi ces cavaliers du
Danube, aux longs pantalons, aux vestes fourrées flottant en arrière,
au bonnet oriental, aux moustaches retroussées, veulent devancer les
coureurs canadiens : moins rapide est l'hirondelle effleurant les ondes,
moins léger le duvet du roseau qu'emporte un tourbillon.
Les troupes ainsi rassemblées bordoient les rives du fleuve, lorsque,
monté sur une cavale blanche, élevée vagabonde dans les savanes
mexicaines , voici venir Chépar au milieu d'un cortège de guerriers.
Né sous la tente des Luxembourg et des Catinat , le vieux capitaine
ne voyoit la société que dans les armes ; le monde pour lui étoit un
camp. Inutilement il avoit traversé les mers, sa vue restoit circonscrite
au cercle qu'elle avoit jadis embrassé, et l'Amérique sauvage ne repro-
duisoit à ses yeux que l'Europe civilisée : ainsi le ver laborieux , qui
ourdit la plus belle trame, ne connoît cependant que sa voûte d'or, et
ne peut étendre ses^regards sur la nature.
Le chef s'avance et s'arrête bientôt à quelques pas du front des
LIVRE I. 199
guerriers : les roulements des tambours se font entendre, les capi-
taines courent à leur poste, les soldats s'affermissent dans leurs rangs.
Au second signal, la ligne se fixe et devient immobile, semblable alors
au mur d'une cité au-dessus duquel flottent les drapeaux de Mars.
Les tambours se taisent; une voix s'élève, et va se répétant le long
des bataillons, de chef en chef, comme d'écho en écho. Mille tubes
enlevés de la terre frappent ensemble l'épaule du fantassin; les cava-
liers tirent leurs sabres, dont l'acier, réfléchissant les rayons du soleil,
mêle ses éclairs aux triples ondes de feu des baïonnettes : ainsi durant
une nuit d'hiver brille une solitude oia des tribus canadiennes célè-
brent la fête de leurs génies ; réunies sur la surface solide d'un fleuve,
elles dansent à la lueur des pins allumés de toutes parts ; les cata-
ractes enchaînées, les montagnes de neige, les forêts de cristal, se
revêtent de splendeur, tandis que les sauvages croient voir les esprits
du nord voguer dans leurs canots aériens, avec des pagayes de flamme,
sur l'aurore mouvante de Borée.
Cependant les rangs de l'armée s'entr'ouvrent, et présentent au com-
mandant des allées régulières : il les parcourt avec lenteur, exami-
nant les guerriers soumis à ses ordres, comme un jardinier se pro-
mène entre les files des jeunes arbres dont sa main affermit les racines
et dirige les rameaux.
Aussitôt que la revue est finie, Chéparveut que les capitaines exer-
cent les troupes aux jeux de Mars. L'ordre est donné; le coup de
baguette retentit. Soudain vous eussiez vu le soldat tendre et porter en
avant le pied gauche, avec l'assurance et la fermeté d'un Hercule.
L'armée entière s'ébranle ; ses pas égaux mesurent la marche que frap-
pent les tambours. Les jambes noircies des soldats ouvrent et ferment
une longue avenue, en se croisant comme les ciseaux d'une jeune fille
qui découpe d'ingénieux ouvrages. Par intervalles, les caisses d'airain
que recouvre la peau de l'onagre se taisent au signe du géant qui les
guide; alors mille instruments, fils d'Éole, animent les forêts, tandis
que les cymbales du nègre se choquent dans l'air et tournent comme
deux soleils.
<
Rien de plus merveilleux et de plus terrible à la fois que de voir ces
légions marcher au son de la musique, comme si elles ouvroient les
danses de quelque fête : nul ne peut les regarder sans se sentir pos-
sédé de la fureur des combats, sans brûler de partager leur gloire et
leurs périls. Les fantassins s'appuient et tournent sur leurs ailes de
cavalerie comme sur deux pôles; tantôt ils s'arrêtent, ébranlent la
solitude par de pesantes décharges ou par un feu successif qui remonte
et redescend le long de la ligne comme les orbes d'un serpent ; tantôt
200 LES NATCHEZ.
ils baissant tous à la fois la pointe de la baïonnette, si fatale dans des
mains françoises : coucher leurs armes à terre, les reprendre, les
lancer à leur épaule, les présenter en salut, les charger ou se reposer
sur elles, ce n'est pas la durée d'un moment pour ces enfants de la
Victoire.
A cet exercice des armes succèdent de savantes manœuvres. Tour à
tour l'armée s'allonge et se resserre, tour à tour s'avance et se retire :
ici elle se creuse comme la corbeille de Flore ; là elle s'enfle comme les
contours d'une urne de Gorinthe : le Méandre se replie moins de fois
sur lui-même, la danse d'Ariadne gravée sur le bouclier d'Achille
avoit moins d'erreurs que les labyrinthes tracés sur la plaine par ces
disciples de Mars. Leurs capitaines font prendre aux bataillons toutes
les figures d'Uranie : ainsi des enfants étendent des soies légères sur
leurs doigts légers; sans confondre ou briser le dédale fragile, ils le
déploient en étoile, le dessinent en croix, le ferment en cercle et l'en-
tr'ouvrent doucement sous la forme d'un berceau.
Les Indiens assemblés admiroient ces jeux, qui leur cachoient des
tempêtes.
LIVRE DEUXIÈME.
Satan, planant dans les airs, au-dessus de l'Amérique, jetoit un
regard désespéré sur cette partie de la terre où le Sauveur le poursuit,
comme le soleil qui, s'avançant des portes de l'Orient, chasse devant
lui les ténèbres : le Chili, le Pérou, le Mexique, la Californie, recon-
noissent déjà les lois de l'Évangile; d'autres colonies chrétiennes cou-
vrent les rivages de l'Atlantique, et des missionnaires ont enseigné le
vrai Dieu aux sauvages des déserts. Satan, rempli de projets de ven-
geance, va aux enfers rassembler le conseil des démons.
Il déroule devant ses compagnons de douleurs le tableau de ce qu'il
a fait pour perdre la race humaine, pour partager le monde créé avec
le Créateur, pour opposer le mal au bien sur la terre, et, au delà de la
terre, l'enfer au ciel. Il propose aux légions maudites un dernier
combat; il veut armer toutes les nations idolâtres du nouveau conti-
nent, il veut unir toutes ces nations dans un vaste complot, afln d'ex-
terminer les chrétiens.
C'est au milieu des Natchez qu'il aperçoit les passions propres à
seconder son entreprise. « Dieux de l'Amérique, s'écrie-t-il , anges
tombés avec moi, vous qui vous faites adorer sous la forme d'un ser-
LIVRE II. 201
pent, vous que l'on invoque comme les génies des castors et des ours,
vous qui, sous le nom de Manitous, remplissez les songes, inspirez les
craintes ou entretenez les espérances des peuples barbares ; vous qui
murmurez dans les vents, qui mugissez dans les cataractes, qui prési-
dez au silence ou à la terreur des forêts, allez défendre vos autels.
Répandez les illusions et les ténèbres ; soufflez de toutes parts la discorde,
la jalousie, l'amour, la haine, la vengeance. Mêlez-vous aux conseils
et aux jeux des Natchez ; que tout devienne prodige chez des hommes
oîi tout est fêtes et combats. Je vous donnerai mes ordres : soye'!;
attentifs à les exécuter. »
Il dit, et le Tartare pousse un rugissement de. joie, qui fut entendu
dans les forêts du Nouveau-Monde. Areskoui, démon de la guerre,
Athaensic, qui excite à la vengeance, le génie des fatales amours, mille
autres puissances infernales se lèvent à la fois pour seconder les des-
seins du prince des ténèbres. Celui-ci va chercher sur la terre le
démon de la renommée, qui n'avoit point assisté au conseil infernal.
Le soleil ne faisoit que de paroître à l'horizon lorsque le frère
d'Amélie ouvrit les yeux dans la demeure d'un sauvage. L'écorce qui
servoit de porte à la hutte avoit été roulée et relevée sur le toit. Enve-
loppé dans son manteau , René se trouvoit couché sur sa natte , de
manière que sa tête étoit placée à l'ouverture de la cabane. Les pre-
miers objets qui s'offrirent à sa vue, en sortant d'un profond sommeil,
furent la vaste coupole d'un ciel bleu où voloient quelques oiseaux et
la cime des tulipiers qui frémissoient au soufïle des brises du matin.
Des écureuils se jouoient dans les branches de ces beaux arbres, et des
perruches sifTloient sous leurs feuilles satinées. Le visage tourné vers
le dôme azuré, le jeune étranger enfonçoit ses regards dans ce dôme
qui lui paroissoit d'une immense profondeur et transparent comme le
verre. Un sentiment confus de bonheur, trop inconnu à René, reposoit
au fond de son âme , en même temps que le frère d'Amélie croyoit
sentir son sang rafraîchi descendre de son cœur dans ses veines et
par un long détour remor^ter à sa source : telle l'antiquité nous peint
des ruisseaux de lait s'égarant au sein de la terre, lorsque les hommes
avoient leur innocence et que le soleil de l'âge d'or se levoit aux
chants d'un peuple de pasteurs.
•Un mouvement dans la cabane tira le voyageur de sa rêverie : il
aperçut alors le patriarche des sauvages assis sur une natte de roseau.
Auprès du foyer, Saséga, laborieuse matrone, faisoit infuser des den-
telles de Loghetto avec des écorces de pin rouge, qui donnent une
pourpre éclatante. Dans un lieu retiré, la nièce de Chactas.empennoit
des flèches avec des plumes de faucon. Céluta, son amie, qui l'étoit
202 LES NATCHEZ.
voiuic visiter, scmbloit l'aider dans son travail; mais sa main, arrêtée
sur l'ouvrage, annonçoit que d'autres sentiments occupoient son
cœur.
Le frère d'Amélie s'étoit endormi l'homme de la société, il se révcil-
loit riiommc do la nature. Le ciel étoit sur sa tête, comme le dais de
sa couche; des courtines de feuillages et de fleurs scmbloient pendre
de ce dais superbe; des vents soulHoient la fraîcheur et la santé; des
hommes libres, des feinmes pures cntouroicnt la couche du jeune
homme. Il se seroit volontiers touché pour s'assurer de son existence,
pour se convaincre qu'autour de lui tout n'étoit pas illusion. Tel fut le
réveil du guerrier aimé d'Armide, lorsque l'enchanteresse trouvant son
ennemi plongé dans le sommeil, l'emporta sur une nue et le déposa
dans les bocages des îles Fortunées.
René se lève, sort, se plonge dans l'onde voisine, respire ro(l(Mu- dos
sassafras et des liquidambars, salue la lumière de l'orient, les ilôts du
Meschacebé, les savanes et les forêts, et rentre dans la cabane.
Cependant les femmes soudoient des manières de l'étranger; c'étoit
de ce sourire de femmes qui ne blesse point. Géluta fut chargée d'ap-
prêter le repas de l'hôte de Chactas : elle prit de la farine de maïs,
qu'elle pétrit avec de l'eau de fontaine; elle en forma un gâteau qu'elle
présenta à la flamme en le soutenant avec une pierre. Elle fit ensuite
bouillir de l'eau dans un vase en forme de corbeille ; elle versa cette
eau sur la poudre de la racine de smilax : ce mélange exposé à l'air se
changea en une gelée rose d'un goût délicieux. Alors Céluta retira le
pain du foyer, et l'offrit au frère d'Amélie; elle lui servit en même
temps, avec la gelée nouvelle, un rayon de miel et de l'eau d'érable.
Ayant fini ces choses avec un grand zèle, elle se tint debout fort
agitée devant l'étranger. Celui-ci, enseigné par Chactas, se leva, imposa
les deux mains en signe de deuil sur la tête de l'Indienne, car elle avoit
perdu son père et sa mère et elle n'avoit plus pour soutien que son
frère Outougamiz. La famille poussa les trois cris de douleur appelés
cris de veuve : Géluta retourna à son ouvrage ; René commença son
repas du matin.
Alors Céluta, chargée d'amuser le guerrier blanc, se mit à chanter.
Elle disoit :
« Voici le plaqueminier ; sous ce plaqueminier il y a un gazon ; sous
ce gazon repose une femme. Moi qui pleure sous le plaqueminier, je
m'appelle Céluta; je suis fille de la femme qui repose sous le gazon;
elle étoit ma mère.
« Ma mère me dit en mourant : Travaille ; sois fidèle à ton époux
quand tu l'auras trouvé ; s'il est heureux, sois humble et timide ; n'ap-
LIVRE II. 203
proche de lui que lorsqu'il te dira : Viens, mes lèvres veulent parler
aux tiennes.
« S'il est infortuné, sois prodigue de tes caresses ; que ton âme envi-
ronne la sienne, que ta chair soit insensible aux vents et aux douleurs.
Moi, qui m'appelle Céluta, je pleure maintenant sous le plaqueminier;
je suis la fille de la femme qui repose sous le gazon. »
L'Indienne, en chantant ces paroles, trembloit, et des larmes cou-
loient comme des perles le long de ses joues : elle ne savoit pourquoi,
à la vue du frère d'Amélie, elle se souvenoit des derniers conseil? de
sa mère. René sentoit lui-même ses yeux humides. La famille parta-
geoit l'émotion de Céluta, et toute la cabane pleuroit de regret,
d'amour et de vertu. Tel fut le repas du matin.
A peine cette scène étoit terminée qu'un guerrier parut : il apportoit
une hache en présent à l'étranger, pour qu'il se bâtît une cabane. Il
conduisoit en même temps une vierge plus belle et plus jeune que
Chryséis, afin que le nouveau fils de Chactas commençât un lit dans
le désert. Céluta baissa la tête dans son sein; Chactas, averti de ce
qui se passoit, devina le reste. Alors, d'une voix courroucée : « Veut-on
faire un affront à Chactas ? Le guerrier adopté par moi ne doit pas être
traité comme un étranger. »
Consterné à cette réprimande du vieillard, l'envoyé frappa des
mains, et s'écria : « René adopté par Chactas ne doit pas être regardé
comme un étranger. »
Cependant Chactas conseilla au frère d'Amélie de faire un présent
à Mila, dans la crainte d'offenser une famille puissante qui comptoit
plus de trente tombeaux. René obéit : il ouvrit un cassette de bois de
papaya ; il en tira un collier de porcelaine ; ce collier étoit monté sur
un fil de la racine du tremble, appelé l'arbre du refus, parce que la
liane se dessèche autour de son tronc. René faisoit ces choses par le
conseil de Chactas; il donna le collier à Mila, à peine âgée de quatorze
ans, en lui disant : « Heureux votre père et votre mère! plus heureux
celui qui sera votre époux! » Mila jeta le collier à terre.
La paix descendit sur la cabane le reste de la journée; Céluta
retourna chez son frère Outougamiz, Mila chez ses parents, et Chactas
alla converser avec les sachems.
Le soir on se rassembla sous les tulipiers. : la famille prit un repas
sur l'herbe semée de verveine empourprée et de ruelles d'or. Le chant
monotone du will-poor-vjrill , le bourdonnement du colibri , le cri des
dindes sauvages, les soupirs de la nonpareille, le sifflement de l'oiseau
moqueur, le sourd mugissement des crocodiles dans les glaïeuls, for-
moient l'inexprimable symphonie de ce banquet.
20^1 LES NATCHEZ.
Échappés du royaunio des ombres, et descendant sans bruit à la
clarté des étoiles, les songes venoient se reposer sur le toit des sau-
vages. C'étoit l'heure où le cyclope européen rallume la fournaise,
dont la flamme se dilate ou se concentre aux mouvements des larges
soulHots. Tout à coup un cri retentit: réveillées en sursaut dans la
cabane, les femmes se dressent sur leur couche; Chactas prête l'oreille;
une Indienne soulève l'écorce de la porte, et ces mots se pressent sur
ses lèvres : « Les méchants Manitous sont déchaînés : sortez ! sortez ! n
La famille se précipite sous les tulipiers.
• La nuit régnoit : des nuages brisés ressembloient, dans leur désordre
sur le firmament, aux ébauches d'un peintre dont le pinceau se seroit
essayé au hasard sur une toile azurée. Des langues de feu livides et
mouvantes léchoient la voûte du ciel. Soudain ces feux s'éteignent :
on entend quelque chose de terrible passer dans l'obscurité, et du
fond des forêts s'élève une voix qui n'a rien de l'homme.
Dans ce moment un guerrier se présente à la porte de la cabane ; il
adresse à Chactas ces paroles précipitées : « Le conseil de la nation
s'assemble ; les Blancs se préparent à lever la hache contre nous ; il
leur est arrivé de nouveaux soldats. D'une autre part , le trouble est
dans la nation : la femme-chef, mère du jeune soleil , est en proie
aux mauvais génies ; Ondouré paroît possédé d'un passion funeste. Le
grand-prêtre parle d'oracles et de songes; on murmure sourdement
contre le François que vous voulez faire adopter. Vous êtes témoin des
prodiges de la nuit : hâtez-vous de vous rendre au conseil. »
En achevant ces mots, le messager poursuit sa route et va réveiller
Adario. Chactas rentre dans sa cabane : il suspend à son épaule gauche
son manteau de peau de martre; il demande son bâton d'hicory ' sur-
monté d'une tête de vautour. Miscoue avoit coupé ce bâton dans sa
vieillesse; il l'avoit laissé en héritage à son fils Outalissi, et celui-ci à
son fils Chactas, qui, appuyé sur ce sceptre héréditaire, donnoit des
leçons de sagesse aux jeunes chasseurs réunis au carrefour des forêts.
Un Indien complètement armé vient chercher Chactas, et le conduit au
conseil.
Tous les sachems avoient déjà pris leur place : les guerriers étoient
rangés derrière eux; les matrones, ayant à leur tête la femme-chef,
mère de l'héritier de la couronne, occupoient les sièges qui leur étoient
réservés, et au-dessous d'elles s'asseyoient les prêtres.
Adario, chef de la tribu de la Tortue, se lève : inaccessible à la
crainte, insensible à l'espérance, ce sachem se distingue par un ardent
i. Espèce de noyer.
LIVRE II. 205
amour de la patrie : implacable ennemi des Européens qui avoient
massacré son père , mais les abhorrant encore plus comme tyrans de
son pays, il parloit incessamment contre eux dans les conseils. Quoi-
qu'il révérât Chactas et qu'il se plût à confesser la supériorité du
sachem aveugle, il étoit cependant presque toujours d'un avis opposé
a celui de son vieil ami.
Les bras pendants et immobiles , les regards attachés à la terre, il
prononça ce discours :
« Sachems, matrones, guerriers des quatre tribus, écoutez :
« Déjà l'aloès avoit fleuri deux fois depuis que Ferdinand de Soto,
l'Espagnol, étoit tombé sous la massue de nos ancêtres; déjà nous
étions allés combattre les tyrans loin de nos bords, lorsque le Mescha-
cebé raconta à nos vieillards qu'une nation étrangère descendoit de ses
sources. Ce peuple n'étoit point de la race superbe des guerriers de
feu '. Sa gaieté, sa bravoure, son amour des forêts et de nos usages,
le faisoient chérir. Nos cabanes eurent pitié de sa misère, et donnèrent
à Lasalle ^ tout ce qu'elles pouvoient lui offrir.
(( Bientôt la nation légère aborde de toutes parts sur nos rives :
d'iberville, le dompteur des flots, fixe ses guerriers au centre même
de notre pays. Je m'opposai à cet établissement; mais vous attachâtes
le grand canot de l'étranger aux buissons, ensuite aux arbres, puis
aux rochers, enfin à la grande montagne, et, vous asseyant sur la
chaîne qui lioit le canot des blancs à nos fleuves, vous ne voulûtes
plus faire qu'un peuple avec le peuple de l'Aurore.
« Vous savez, ô sachems ! quelle fut la récompense de votre hospi-
talité! Vous prîtes les armes, mais, trop prompts à les quitter, vous
rallumâtes le calumet de paix. Hommes imprudents! la fumée de la
servitude et celle de l'indépendance pouvoient-elles sortir du même
calumet? Il faut une tête plus forte que celle de l'esclave pour n'être
point troublée par le parfum de la liberté.
« A peine avez-vous enterré la hache ^, à peine, vous reposant sur la
foi des colliers*, commencez-vous à éclaircir la chaîne d'union, que,
par la plus noire des perfidies, le chef actuel des François veut vous
attaquer sur vos nattes. La biche n'a pas changé plus de fois de parure
que je n'ai de doigts à cette main mutilée en défendant mon père,
depuis que les derniers attentats des blancs ont souillé nos savanes.
Et nous hésitons encore !
u Peut-être, enfants du Soleil, peut-être comptez-vous changer de
1. Les Espagnols. 2. Il descendit le premier le Mississipi.
3. Faire la paix. 4. Lettres, contrats, traités, etc.
206 LES NATCIIEZ.
dessert, abandonner à vos oppresseurs la terre de la patrie! Mais où
voulez-vous porter vos pas? Au couchant, au levant, vers l'étoile
immobile', vers ces régions où le génie du jour s'assied sur la natte
de feu -, partout sont les ennemis de votre race. Ils ne sont plus, ces
temps où vous pouviez disposer de toutes les solitudes, où tous les
fleuves couloient pour vous seuls. Vos tyrans ont demandé de nou-
veaux satellites; ils méditent une nouvelle invasion de nos foyers."
Mais notre jeunesse est florissante et nombreuse; n'attendons pas
qu'on vienne nous surprendre et nous égorger comme des femmes.
Mon sang se rallume dans mes veines, ma hache brûle à ma ceinture.
Natchez I soyez dignes de vos pères, et le vieil Adario vous conduit
dès aujourd'hui aux batailles sanglantes. Puissent les fleuves rouler
à la grande eau les cadavres des ennemis de ma patrie ! Puissiez-vous,
ô terre trop généreuse des chairs rouges ! étouffer dans votre sein le
froment empoisonné qu'y jeta la main de la servitude I Puissent ces
moissons impies, épandyes sur la poussière des nos aïeux, ne porter
sur leur tige que les semences de la tombe ! »
Ainsi parle Adario. Les guerriers, les matrones, les vieillards mêmes,
troublés par sa mâle éloquence, s'agitent comme le blé dans le bois-
seau bruyant qui le verse à la meule rapide. Ondouré se lève au
milieu de l'assemblée.
Le grand-chef des Natchez, bien qu'il fût encore d'une force éton-
nante, touchoit aux dernières limites de la vieillesse; sa plus proche
parente, la violente Akansie, étoit mère du jeune fils qui devoit hériter
du rang suprême : ainsi l'avoit réglé la loi de l'État. Akansie nourris-
soit au fond de son cœur une passion criminelle pour Ondouré, un des
principaux guerriers de la nation ; mais Ondouré, au lieu de répondre
à l'amour d'Akansie, brûloit pour Céluta, dont le cœur commençoit à
incliner vers l'étranger, hôte du vénérable Chactas.
Dévoré d'ambition et d'amour, ayant contracté tous les vices des
blancs , qu'il détestoit , mais dont il avoit l'adresse de se faire passer
pour l'ami, Ondouré avoit pris la résolution de se taire dans le conseil,
afin de se ménager, comme à son ordinaire, entre les deux partis;
mais son amour pour Céluta et sa jalousie naissante contre René l'en-
traînèrent à prononcer ces paroles : « Pères de la patrie, qu'atten-
dons-nous? Le grand Adario ne nous a-t-il pas tracé la route? Je ne
vois ici que le sage Chactas qui puisse s'opposer à la levée de la
hache'. Mais enfin le vénérable fils d'Outalissi montre un trop grand
penchant pour les étrangers. Falloit-il qu'il introduisît encore parmi
i. Le nord. 2. Le midi.
3. La guerre.
LIVRE II. 207
nous cet hôte dont l'arrivée a été marquée par des signes funestes?
Chactas, cette lumière des peuples, sentira bientôt que sa générosité
l'emporte au delà des bornes de la prudence : il sera le premier à
renier ce fils adoptif, à le sacrifier, s'il le faut , à la patrie. »
Gomme autrefois une Bacchante que l'esprit du dieu avoit saisie
couroit échevelée sur les montagnes qu'elle faisoit retentir de ses
hurlements, la jalouse mère du jeune soleil se sent transportée de
fureur à ces paroles d'Ondouré : elle y découvre la passion de ce
guerrier pour une rivale. Ses joues pâlissent, ses regards lancent des
éclairs sur l'homme dont elle est méprisée : tous ses membres sont
agités comme dans une fièvre ardente. Elle veut parler, et les mots
manquent à ses pensées. Que va-t-elle dire? que va-t-elle proposer au
conseil? La guerre ou la paix? Exigera-t-elle la mort ou le bannisse-
ment de l'étranger qui augmente l'amour d'Ondouré pour la fille de
Tabamica? Demandera-t-elle , au contraire, l'adoption du nouveau fils
de Chactas, afin de désoler, par la présence de René, l'ingrat qui la
dédaigne , afin de lui faire éprouver une partie des tourments qu'elle
endure? Ces paroles tombent de ses lèvres décolorées et tremblantes :
« Vieillards insensés! n'avez-vous point songé au danger de la pré-
ence des Européens parmi nous? Avez-vous des secrets pour rendre
le sein des femmes aussi froid que le vôtre? Lorsque la vierge
trompée sera comme le poisson que le filet a jeté palpitant sur le
sable aride ; lorsque l'épouse aura trahi l'époux de sa couche; lorsque
la mère , oubliant son fils , suivra éperdue dans les forêts le guerrier
qui l'entraîne, vous reconnoîtrez , mais trop tard, votre imprudence.
Réveillez-vous de l'assoupissement de vos années! Oui, il faut du sang
aujourd'hui ! La guerre ! il faut du sang ! les Manitous l'ordonnent !
un feu dévorant coule dans tous les cœurs. Ne consultez point les
entrailles de l'ours sacré : les vœux, les prières, les autels, sont inutiles
à nos maux ! »
Elle dit : sa couronne de plumes et de fleurs tombe de sa tête.
Comme un pavot frappé des rayons du soleil se penche vers la terre
et laisse échapper de sel tige les gouttes amères du sommeil, ainsi la
femme jalouse, dévorée par les feux de l'amour, baisse son front, dont
la mort semble épancher des sueurs glacées. La confusion règne dans
l'assemblée ; une épaisse fumée, répandue par les esprits du mal ,
remplit la salle de ténèbres; on entend les cris des matrones, les
mouvements des guerriers, la voix des vieillards. Ainsi, dans un
atelier, des ouvriers préparent les laines d'Albion ou de l'Ibérie :
ceux-ci battent les toisons poudreuses , ceux-là les transforment en de
merveilleux tissus; plusieurs les plongent dans la pourpre de Tyr ou
208 LKS NATGIIEZ.
dans l'azur de l'Indostan : mais si quelque main mal assurée vient à
répandre sur la flamme la liqueur des cuves brûlantes, une vapeur
s'élève avec un silUement dans les salles, et des clameurs sortent de
cette soudaine nuit.
Toutes les espérances se tournoient vers Chactas; lui seul pouvoi;
rétablir le calme : il annonce par un signe qu'il va se faire entendre.
L'assemblée devient immobile et muette, et l'orateur, qui n'a pas
encore parlé, semble déjà faire porter aux passions les chaînes de sa
paisible éloquence.
11 se lève : sa tête couronnée de cheveux argentés, un peu balancée
par la vieillesse et par d'attendrissants souvenirs, ressemble à l'étoile
du soir, qui paroît trembler avant de se plonger dans les flots de
l'Océan. Adressant son discours à son ami Adario, Chactas s'exprime
de la sorte :
« Mon frère l'Aigle, vos paroles ont l'abondance des grandes eaux,
et les cyprès de la savane sont enracinés moins fortement que vous
sur les tombeaux de nos pères. Je sais aussi les injustices des blancs;
mon cœur s'en est affligé. Mais sommes-nous certains que nous n'avons
rien à nous reprocher nous-mêmes? Avons-nous fait tout ce que nous
avons pu pour demeurer libres? Est-ce avec des mains pures que nous
prétendons lever la bâche d'Areskoui? Mes enfants, car mon âge et
mon amour pour vous me permettent de vous donner ce nom, je
déplore la perte de l'innocente simplicité qui faisoit la beauté de nos
cabanes. Qu'auroient dit nos pères s'ils avoient découvert dans une
matrone les signes qui viennent de troubler le conseil? Femme, portez
ailleurs l'égarement de vos esprits; ne venez point au milieu des
sachems, avec le souffle de vos passions, tirer des plaintes du feuillage
flétri des vieux chênes.
u Et toi, jeune chef, qui as osé prendre la parole avant les vieil-
lards, crois-tu donc tromper Chactas? Tremble que je ne dévoile ton
âme, aussi creuse que le rocher oij se renferme l'ours du Labrador!
«Préparons-nous aux jeux d'Areskoui, exerçons notre jeunesse,
faisons des alliances avec de puissants voisins, mais auparavant
prenons les sentiers de la paix : renouons la chaîne d'alliance avec
Chépar; qu'il parle dans la vérité de son cœur, qu'il dise dans quel
dessein il rassemble ses guerriers. Mettons les Manitous équitables de
notre côté, et si nous sommes enfin forcés à lever la hache, nous com-
battrons avec l'assurance de la victoire ou d'une mort sainte, la plus
belle et la plus certaine des délivrances. J'ai dit. »
Chactas jette un collier bleu, symbole de paix, au milieu de l'assem-
blée, et se rassied. Tous les guerriers étoient émus : « Quelle expé-
LIVRE II. 209
rience! disoient les uns; quelle douceur et quelle aulorilé! disoient
îes autres. Jamais on ne retrouvera un tel sachem. Il sait la langue
:le toutes les forêts ; il connoît tous les tombeaux qui servent de limites
aux peuples , tous les fleuves qui séparent les nations. Nos pères ont
été plus heureux que nous : ils ont passé leur vie avec sa sagesse ;
nous , nous ne le verrons que mourir. » Ainsi parloient les guerriers.
L'avis de Chactas fut adopté : quatre députés portant le calumet de
paix furent envoyés au fort Rosalie. Mais Areskoui , fidèle aux ordres
de Satan, riant d'un rire farouche, suivoit à quelque distance les
messagers de paix avec la Trahison, la Peur, la Fuite, les Douleurs et
la Mort.
Cependant le prince des enfers étoit arrivé aux extrémités du monde,
sous le pôle dont l'intrépide Cook mesura la circonférence à travers les
vents et les tempêtes. Là , au milieu des terres australes qu'une bar-
rière de glaces dérobe à la curiosité des hommes , s'élève une mon-
tagne qui surpasse en hauteur les sommets les plus élevés des Andes
dans le Nouveau-Monde, ou du Thibet dans l'antique Asie.
Sur cette montagne est bâti un palais, ouvrage des puissances infer-
nales. Ce palais a mille portiques d'airain ; les moindres bruits vien-
nent frapper les dômes de cet édifice, dont le silence n'a jamais franchi
le seuil.
Au centre du monument est une voûte tournée en spirale, comme
une conque, et faite de sorte que tous les sons qui pénètrent dans le
palais y aboutissent : mais, par un effet du génie de l'architecte des
mensonges, la plupart de ces sons se trouvent faussement reproduits;
souvent une légère rumeur s'enfle et gronde en entrant par la voie
préparée aux éclats du tonnerre, tandis que les roulements de la
foudre expirent, en passant par les routes sinueuses destinées aux
foibles bruits.
C'est là que, l'oreille placée à l'ouverture de cet immense écho, est
assis sur un trône retentissant un démon , la Renommée. Cette puis-
sance, fille de Satan et de l'Orgueil, naquit autrefois pour annoncer le
mal : avant le jour où Lucifer leva l'étendard contre le Tout-Puissant,
la Renommée étoit inconnue. Si un monde venoit à s'animer ou à
s'éteindre ; si l'Éternel avoit tiré un univers du néant ou replongé un
de ses ouvrages dans le chaos ; s'il avoit jeté des soleils dans l'espace,
créé un nouvel ordre de Séraphins, essayé la bonté d'une lumière,
toutes ces choses étoient aussitôt connues dans le ciel par un sentiment
intime d'admiration et d'amour, par le chant mystérieux de la céleste
Jérusalem. Mais après la rébellion des mauvais anges la Renommée f
usurpa la place de cette intuition divine. Bientôt précipitée aux enfers,
III. . 14
2]0 l.KS NATCIIKZ.
ce fut ('llr((iii iiiihlia dans rahîiuc la naissance de notre ^lobe et qui
poila rcniienii de Dieu à lenlor la chute de riioniiuc i''JI(' viiil sur la
terre avec la MorI , et dès ce moment elle établit sa demeure sur la
montagne, où elle entend et répète confusément ce qui se passe sur b
terre, aux enfers et dans les cieux.
Satan, arrive au palais, pénètre jusqu'au lieu où veilloit la Uoiionmièc.
(' Ma fdle, lui dit-il, est-ce ainsi que tu me sers? peux-tu ignorer
îos projets que je médite? Toi seule n'as point paru dans l'assemblée
des puissances infernales. Cependant, fdle ingrate, pour qui travaillé-
je en ce moment, si ce n'est pour toi? Quel est l'ange que j'ai aimé
jilus tendrement que je ne t'aime? Lorsque l'Orgueil, mon premier
amour, te donna naissance, je te pris sur mes genoux, je te prodiguai
les caresses d'un père. H<àtc-toi donc de me prouver que tu n'as pas
rompu les liens qui nous unissent. Viens, suis-moi; le temps presse;;
il faut que lu parles, il faut que tu répètes ce que je t'apprendrai; ton
silence peut mettre en danger mon empire. »
Le démon de la renommée, souriant au prince des ténèbres, lui
répond d'une voix éclatante :
« 0 mon père! je n'ai pas rompu les liens qui nous unissent. J'ai
entendu les bruits répandus par toi chez les Natchez; j'ai vu avec
transport les grandes choses que tu prépares ; mais il me venoit dans
ce moment d'autres bruits de la terre : j'étois occupée à redire au
monde la gloire d'un monarque de l'Europe ^ Ces François m'acca-
blent de leurs merveilles ; il me faudroit des siècles pour les entendre
et les raconter. Cependant je suis prête à te suivre, et j'abandonne tout
pour servir tes desseins. »
En achevant ces mots, la Renommée descend de son trône : de toutes
les voûtes, de tous les dômes, de tous les souterrains du palais ébranlé,
s'échappent des sons confus et discordants : tels sont les rugissements
d'un troupeau de lions, lorsque, la gueule enflammée, la langue pen-
dante, ils élèvent la voix durant une sécheresse dans l'aridité des
sables africains.
Satan et la Renommée sortent du sonore édifice , s'abattent comme
deux aigles au pied de la montagne, où la Nuit leur amène un char.
Ils y montent. La Renommée saisit les rênes qui flottoient embarras-
sées dans les ailes des deux coursiers : démon fantastique, dans les
ténèbres elle ressemble à un géant; à la lumière elle n'est plus qu'un
pygmée. L'Étonnement la précède, l'Envie la suit de près et l'Admira-
tion l'accompagne de loin.
1. Louis XIV.
LIVRE lî. 211.
Le couple pervers franchit ces mers inexplorées qui s'étendent entre
la coupole de glace et ces terres que n'avoient point encore nommées
les Cook et les La Pérouse. La Renommée, dirigeant ses coursiers sur
la croix du sud, tourne le dos à ces constellations australes qu'un œil
humain ne vit jamais; puis, par le conseil de Satan, de peur d'être
aperçue de l'ange qui garde l'Asie, au lieu de remonter l'océan Paci-
fique, elle descend vers l'orient, pour voler sur la plaine humide qui
sépare l'Afrique du nouveau continent. Elle ne voit point Otaïti avec
ses palmiers, ses chants, ses chœurs, ses danses, et ses peuples qui
recommençoient la Grèce. Plus rapide que la pensée, le char double le
cap oii un océan , si longtemps ignoré, livre d'éternels combats aux
mers de l'Ancien Monde.
Satan et la Renommée laissent loin derrière eux les flammes qui
s'élèvent des terres Magellaniques ; phare lugubre, qu'aucune main
n'allume, et qui brûle sans gardien , au bord d'une mer sans naviga-
teur. Ils vous saluèrent, ruines fumantes de Rio -Janeiro, monument
de ta valeur, ô mon fameux compatriote !
Satan frappe de sa lance les coursiers haletants, et bientôt il a passé
ce promontoire qui reçut jadis une colonie des Carthaginois. L'Ama-
zone découvre son immense embouchure, ces flots que La Condamine,
conduit par la céleste Uranie, visita dans sa docte course, et que
Humboldt devoit illustrer.
A l'instant même, le char traverse la ligne que le soleil brûle de
ses feux, entre dans l'autre hémisphère, et laisse sur la gauche la
triste Cayenne, que l'avenir a marquée pour l'exil et la douleur. Les
deux puissances infernales, en perdant de vue cette terre qui les fait
sourire, volent au-dessus des îles des Caraïbes, et se trouvent enga-
gées dans l'archipel du golfe mexicain. La montueuse Martinique, qui
n'étoit point encore soumise à la valeur françoise , la Dominique con-
quise par les Anglois , disparoissoient sous les roues du char. Saint-
Domingue, qui depuis s'enivra de richesses, de sang et de liberté,
Saint-Domingue, dont les destinées dévoient être si extraordinaires, se
montroit alors en partie sauvage, tel que les intrépides flibustiers
l'avoient laissé en héritage à la France. Et toi, île de San -Salvador, à
jamais célèbre entre toutes les îles, tu fus découverte par l'œil de la
Renommée, bien qu'une ingrate obscurité ait succédé à ta gloire. Éle-
vant la tête entre tes sœurs de Bahama , ce fut toi qui souris la pre-
mière à Colomb; ce fut toi qui vis descendre de ses vaisseaux l'im-
mortel Génois, comme le fils aîné de l'Océan ; ce fut sur tes rivages
que se visitèrent les peuples de l'Occident et de l'Aurore, qu'ils se
saluèrent mutuellement du nom d'hommes! Tes rochers retentissoient
212 LES NATC|[F,Z.
(lu hi'iiii d'une inusiciiu' L^uorrière annonçant cotte giamh^ allianro,
tandis que CoUinih loniboil à g(Mioux oL baisoit celle iciic, aiilic moi-
tié de riiéritage des fils d'Adam.
A peine la Renommée a-t-ellc quitté San-Salvador, qu'elle aborde à
l'istbme des Florides : elle arrête le char, s'élance avec l'archange sur
les grèves dont la mer se retire. Satan promène un moment ses regards
sur les forêts, comme s'il apercevoit déjà dans ces solitudes des peu-
ples destinés à changer la face du monde. La Renommée jette un nuage
sur son char, étend ses ailes, donne une ni;u'n à son compagnon : tous
deux, renfermés dans un globe de feu, s'élèvent à une hauteur déme-
surée, et retombent au bord du Meschacebé. Là Satan quitte sa trom-
peuse fille pour voler à d'autres desseins, tandis qu'elle se hâte d'exé-
cuter les ordres de son père.
Elle prend la démarche et la contenance d'un vieillard, afin de
donner un plus grand air de vérité à ses paroles. Sa tête se dépouille,
son corps se courbe sur un arc détendu qu'elle tient à la main en guise
de bâton; ses traits ressemblent parfaitement à ceux du sachem
Ondaga, un des plus sages hommes des Natchez, Ainsi transformé, le
démon indiscret va frappant de cabane en cabane, racontant le doux
penchant de Céluta pour René et ajoutant toujours quelque circon-
stance qui éveille la curiosité, la haine, l'envie ou l'amour. La jalouse
mère du jeune soleil, Akansie, pousse un cri de joie à ces bruits semés
par la Renommée, car elle espéroit qu'ainsi rejeté de Céluta, Ondouré
reviendroit peut-être à l'amante qu'il avait dédaignée, mais le faux
vieillard ajoute aussitôt qu'Ondouré est tombé dans le plus violent
désespoir, et qu'il menace les jours de l'étranger.
Ces dernières paroles glacent le cœur d'Akansie. La femme infortu-
née s'écrie : « Sors de ma cabane, ô le plus imprudent des vieillards!
Va continuer ailleurs tes récits insensés. Puissent les sachems faire
de toi un exemple mémorable et t'arracher cette langue qui distille le
poison ! »
En prononçant ces mots , Akansie , nouvelle Médée , se sent prête à
déchirer ses enfants et à plonger un poignard dans le cœur de sa
rivale.
La Renommée quitte la femme -chef et va chercher Ondouré. Elle
le trouva derrière sa cabane, travaillant dans la forêt à la construc-
tion d'un canot d'écorce de bouleau , fragile nacelle destinée à flotter
sur le sein des lacs, comme le cygne, dont elle imitoit la blancheur et
la forme.
La Renommée s'avance vers le guerrier, et examine d'abord en
silence son ouvrage. Contempteur de la vieillesse et des lois, Ondouré
LIVRE II. 21S
dit au faux Ondaga, en le regardant d'un air moqueur : « Tu ferois
mieux , sachem , d'aller causer avec les autres hommes dont l'âge a
affoibli la raison et rendu les pensées semblables à celles des matrones.
Tu sais que j'aime peu les cheveux blancs et les longs propos. Éloigne-
toi donc, de peur qu'en bâtissant ce canot je ne te fasse sentir, sans
le vouloir, la pesanteur de mon bras. Je t'étendrois à terre comme
un if qui n'a plus que l'écorce et que le vent traverse dans sa
course. »
« Mon fils, semblable au terrible Areskoui ', répondit le rusé
vieillard, je ne m'étonne pas des propos odieux que tu viens de tenir
à un père de la patrie : la colère doit être dans ton cœur et la ven-
geance agiter les panaches de ta chevelure. Lorsque la perfide Endaé,
l>lus belle que l'étoile qui ne marche pas-, rejeta autrefois mes pré-
seiils pour recevoir ceux de Mengade, mon cœur brûla de la fureur
qui possède aujourd'hui le tien. Je méconnus mon père lui-même, et,
dans l'égarement de ma raison, je levai mon tomahawk^ sur celle qui
m'avoit porté dans son sein et qui m'avoit donné un nom parmi les
hommes. Mais Athaensic* plongea bientôt ma flèche dans le cœur de
mon rival, et Endaé fut le prix de ma victoire. Malgré le poids des
neiges 5, ma mémoire a conservé fidèlement le souvenir de cette aven-
ture, comme les colliers" gardent les actions des aïeux. Je pardonne
à l'imprudence de tes paroles. »
A peine la Renommée achevoit ce perfide discours, que le fer dont
Ondouré étoit armé échappe à sa main. Les yeux du sauvage se
fixent, une écume sanglante paroît et disparoît sur ses lèvres; il pâlit,
et ses bras roidis s'agitent à ses côtés. Soudain recouvrant ses sens, il
bondit comme un torrent du haut d'un roc, et disparoît.
Alors le démon de la renommée, reprenant sa forme, s'élève triom-
phant dans les airs : trois fois il remplit de son souffle une trompette
dont les sons aigus déchirent les oreilles. En même temps Satan
envoie à Ondouré l'Injure et la Vengeance : la première le devance,
en répandant des calomnies qui, comme une huile empoisonnée,
souillent ce qu'elles ont touché; la seconde le suit, enveloppée dans
un manteau de sang. Le prince des ténèbres veut qu'une division
éclatante sé])are à jamais René et Ondouré et devienne le premier
anneau d'une longue chaîne de malheurs. Cependant Ondouré ne sent
pas encore pour Céluta tous les feux d'amour qui le brûleront dans la
i. Génie de la guerre.
2. L'étoile polaire. 3 Massue. i. Génie de la vengeance.
'.'>. Années. G. Traites, contrats, lettres, etc.
2U LES NATCIIKZ.
siiiio ri (|iii rcxciloroiU ;i tous les ciiines, mais son orgueil ot son
anibilion sont à la fois blessés; il ne respire que vengeance, 11 va
exhalant son dépit en paroles insultantes.
« Quc\ est donc ce fds de l'c'lianger qui prétend m'enlever la femme
(le mon choix? Lui donne-t-on, comme à moi, la première place dans
les festins et la portion la ])lus honorable de la victime? Où sont les
chevelures des cnnemi.< qu'il a enlevées? Vile chair blanche, qui n'as
ni père ni mère, qu'aucune cabane ne réclame ! Lâche guerrier, à qui
je ferai porter le jupon d'écorce de la vieille femme et que je forme-
rai à fder le nerf de chevreuil ! »
Ainsi parloit ce chef, environniî d'une légion d'esprits qui rcmplis-
soient son âme de mille pensées funestes. Lorsque l'automne a mini
les vergers, on voit des hommes agrestes, montés sur l'arbre cher à la
Neustrie, abattre avec de longues perches la pomme vermeille, tandis
que les jeunes filles et les jeunes laboureurs ramassent pêle-mêle
dans une corbeille les fruits dont le jus doit troubler la raison : ainsi
les anges du mal jettent ensemble leurs dons enivrants dans le sein
d'Ondouré. Jalousie insensée ! l'amour ne pouvoit entrer dans le cœur
du frère d'Amélie : Céluta aimoit seule. Ces passions , de tous côtés
non partagées, ne promettoient que des malheurs sans ressource et
sans terme.
LIVRE TROISIÈME.
Le départ de Chactas pour le conseil avoit laissé René à la solitude.
Il sortoit et rentroit dans la cabane, suivoit un sentier dans le désert
ou regardoit le fleuve couler. Un bois de cyprès avoit attiré sa vue.
Perdu quelque temps dans l'épaisseur des ombres, il se trouva tout à
coup auprès de l'habitation de Céluta. Devant la hutte s'élevoient
quelques gordonias qui étaloient l'or et l'azur dans leurs feuilles
vieillies, la verdure dans leurs jeunes rameaux et la blancheur dans
leurs fleurs de neige. Des copalmes se mêloient à ces arbustes, et des
azaléas formoient un buisson de corail à leurs racines.
Conduit par le chemin derrière ce bocage, le frère d'Amélie jeta les
yeux dans la cabane, où il aperçut Céluta : ainsi, après son naufrage,
le fils de Laerte regardoit, à travers les branches de la forêt, Nausi-
caa, semblable à la tige du palmier de Délos.
La fille des Natchez étoit assise sur une natte ; elle tracoit, en fil
de pourpre, sur une peau d'orignal, les guerres des Natchez contre
liUTOaTG^SA Z7 c3:iinA
Caraicr u-crci. Sà'lesr:,
LIVRE m. 215
les Siminoles. On voyoit Chactas au moment d'être brûlé dans le
cadre de feu, et délivré par Atala. Profondément occupée, Céluta se
penchoit sur son ouvrage : ses cheveux, semblables à la fleur d'hya-
cinthe, se partageoient sur son cou et tomboient des deux côtés de
son sein comme un voile. Lorsqu'elle venoit à tirer en arrière un long
fil, en déployant lentement son bras nu, les Grâces étoient moins
charmantes.
Non loin de Céluta, Outougamiz étoit assis sur des herbes parfu-
mées, sculptant une pagaye. On retrouvoit le frère dans la sœur, avec
cette différence qu'il y avoit dans les traits du premier plus de naï-
veté, dans les traits de la seconde plus d'innocence. Égale candeur,
égale simplicité, sortoit de leurs cœurs par leurs bouches : tels, sur
un même tronc, dans une vallée du Nouveau-Monde, croissent deux
érables de sexe différent ; et cependant le chasseur qui les voit du
haut de la colline les reconnoît pour frère et sœur à leur air de famille
et au langage que leur fait parler la brise du désert.
Le frère d'Amélie étoit le chasseur qui contemploit le couple soli-
taire, et, bien qu'il ne comprît pas ses paroles, il les écoutoit pour-
tant, car les deux orphelins échangeoient alors de doux propos.
Génie des forêts à la voix naïve, génie accoutumé à ces entretiens
ignorés de l'Europe, qui font à la fois pleurer et sourire, refuseriez-
vous de murmurer ceux-ci à mon oreille?
a Je ne veux plus voir dormir les jeunes hommes, disoit la fille des
Natchez. Mon frère, quand tu dors sur ta natte, ton sommeil est un
baume rafraîchissant pour moi : est-ce que les hommes blancs n'ont
pas le même repos ? »
Outougamiz répondit : « Ma sœur, demandez cela aux vieillards. »
Céluta repartit : (c II m'a semblé voir le Manitou de la beauté qui
ouvroit et fermoit tour à tour les lèvres du guerrier blanc, pendant
son sommeil, chez Chactas. »
« Un esprit, dit Outougamiz, m'est apparu dans mes songes. Je n'ai
pu voir son visage, car sa tête étoit voilée. Cet esprit m'a dit : Le
grand jeune homme blanc porte la moitié de ton cœur. »
Ainsi parloient les deux innocentes créatures ; leur tendresse fra-
ternelle enchantoit et attristoit à la fois le frère d'Amélie. Il fit un
mouvement , et Céluta , levant la tête , découvrit l'étranger à travers
la feuillée. La pudeur monta au front de la fille des Natchez, et ses
joues se colorèrent : ainsi un lis blanc, dont on a trempé le pied
dans la sève purpurine d'une plante américaine, se peint en une seule
nuit de la couleur brillante, et étonne au matin l'empire de Flore par
sa prodigieuse b&anté.
2iri LES NATCII 1./.
A (lomi cachet dans Ips guirlandes du l)iiisson, René contoniploit
Céluta , qui lui sourioil du mOmo air (jun la divine lo sourioil, ;ui
maître d(>s dieux lorsqu'on ne voyoit que la tôle de l'immortel dans
la nue. Enlin la lille de Tabamica ouvrit ses lèvres comme celles de
la persuasion, et d'une voix dont les inflexions ressembloient aus
accents de la lliiniii' bleue : <( Mon frère, voilà le fils de Chactas. »
Outouganii/, le plus léger des chasseurs, se lève, court à l'étranger,
le jn-end par la main, et le conduit dans sa cabane de bois d'iliciuiu,
dont les meubles reflétoient l'éclat des essences qui les avoient embau-
més. Il le fait asseoir sur la dépouille d'un ours longtemps la terreur
du pays des Esquimaux ; lui-même il s'assied à ses côtés en lui
disant : « Enfant de l'Aurore, les étrangers et les pauvres viennent du
Grand-Esprit. »
Céluta, dans la couche de laquelle aucun guerrier n'avoit dormi,
essaya de continuer son ouvrage, mais ses yeux ne voyoient plus que
des erreurs sans issue dans les méandres de ses broderies.
11 est une coutume parmi ces peuples de la nature, coutume que
l'on trouvoit autrefois chez les Hellènes : tout guerrier se choisit un
ami. Le nœud, une fois formé, est indissoluble; il résiste an malheur
et à la prospérité. Chaque homme devient double et vit de deux âmes;
si l'un des deux amis s'éteint, l'autre ne tarde pas à disparoître. Ainsi
ces mêmes forêts américaines nourrissent des serpents à deux têtes,
dont l'union se fait par le milieu, c'est-à-dire par le cœur : si quelque
voyageur écrase l'un des deux chefs de la mystérieuse créature, la
partie morte reste attachée à la partie vivante, et bientôt le symbole
de l'amitié périt.
Trop jeune encore lorsqu'il perdit son père, le frère de Céluta n'avoit
point fait le choix d'un ami. 11 résolut d'unir sa destinée à celle du
fils adoptif de Chactas : il saisit donc la main de l'étranger, et lui dit :
« Je veux être ton ami. » René ne comprit point ce mot, mais il répéta
dans la langue de son hôte le mot ami. Plein de joie, Outougamiz se
lève, prend une flèche, un collier de porcelaine ', et fait signe à René
et à Céluta de le suivre.
Non loin de la cabane habitée on voyoit une autre cabane déserte,
dans laquelle Outougamiz étoit né ; un ruisseau en baignoit le toit
tombé et les débris épars. Le jeune Indien y pénètre avec son hôte;
Céluta, comme une femme appelée en témoignage devant un juge,
demeure debout à quelque distance du lieu marqué par son frère.
Outougamiz, parvenu au milieu des ruines, prend une contenancp
1. Sorte de coquillage.
LIVRE m. 217
solennelle ; il donne à tenir à René un bout de la flèche dont l'autre
bout repose dans sa main. Élevant la voix et attestant le ciel et la
terre :
(( Fils de l'étranger, dit-il, je me confie à toi sur mon berceau, et
je mourrai sur ta tombe. Nous n'aurons plus qu'une natte pour le
jour, qu'une peau d'ours pour la nuit. Dans les batailles, je serai à
tes côtés. Si je te survis, je donnerai à manger à ton esprit, et après
plusieurs soleils passés en festins ou en combats tu me prépareras à
ton tour une fête dans le pays des âmes. Les amis de mon pays sont
des castors qui bâtissent en commun. Souvent ils frappent leurs
tomahawks ' ensemble, et quand ils se trouvent ennuyés de la vie, ils
se soulagent avec leur poignard.
« Reçois ce collier : vingt graines rouges marquent le nombre de
mes neiges ^ ; les dix-sept graines blanches qui les suivent indiquent
les neiges de Céluta, témoin de notre engagement ; neuf graines vio-
lettes disent que c'est dans la neuvième lune, ou la lune des chas-
seurs, que nous nous sommes juré amitié ; trois graines noires suc-
cèdent aux graines violettes : elles désignent le nombre des nuits que
cette lune a déjà brillé. J'ai dit. »
Outougamiz cessa de parler, et des larmes tombèrent de ses pau-
pières. Comme les premiers rayons du soleil descendent sur une terre
fraîchement labourée et humectée de la rosée de la nuit, ainsi l'amitié
du jeune Natchez pénétra dans l-'àme attendrie de René. A la vivacité
du frère de Céluta, au mot d'ami souvent répété, au choix extraordi-
naire du lieu, René comprit qu'il s'agissoit de quelque chose de grand
et d'auguste ; il s'écria à son tour : « Quel que soit ce que tu me pro-
poses, homme sauvage, je te jure de l'accomplir; j'accepte les pré-
sents que tu me fais. » Et le frère d'Amélie presse sur son sein le
frère de Céluta. Jamais cœur plus calme, jamais cœur plus troublé ne
s'étoient approchés l'un de l'autre.
Après ce pacte, les deux amis échangèrent les Manitous de l'amitié.
Outougamiz donna à René le bois d'un élan, qui, tombant chaque
année, chaque année se relève avec une branche de plus, comme
l'amitié qui doit s'accroître en vieillissant. René fit présent à Outou-
gamiz d'une chaîne d'or. Le sauvage la saisit d'une main empressée,
parla tout bas à la chaîne, car il l'animoit de ses sentiments, et la
suspendit sur sa poitrine, jurant qu'il ne la quitteroit qu'avec la vie;
serment trop fidèlement gardé ! Comme un arbre consacré dans une
forêt à quelque divinité, et dont les rameaux sont chargés de saintes
1. Massues. 2, Années.
218 LES NATCIIKZ.
reliques, mais qui va bientôt tomber sous la cognée du bûcheron, ainsi
parut Outougamiz portant à son cou l'offrande de l'amitié.
Les deux amis plongèrent leurs pieds nus dans le ruisseau de la
cabane, pour marqtier que désormais ils étaient doux pMorins devant
liiiir l'un avec l'autre leur voyage.
Dans la fontaine qui donnoit naissance au ruisseau , Outougamiz
puisa une eau pure où Céluta mouilla ses lèvres, afin de se payer de
son témoignage et de participer à l'amitié qui venoit de naître dans
l'âme des deux nouveaux frères.
René, Outougamiz et Céluta errèrent ensuite dans la forêt ; Outou-
gamiz s'appuyoit sur le bras de René; Céluta les suivoit. Outougamiz
tournoit souvent la tête pour la regarder, et autant de fois il rencon-
Iroit les yeux de l'Indienne, où l'on voyoit sourire des larmes. Gomme
trois vertus habitant la même âme, ainsi passoient dans ce lieu ces trois
modèles d'amitié, d'amour et de noblesse. Rientôt le frère et la sœur
chantèrent la chanson de l'amitié ; ils disoient :
« Nous attaquerons avec le même fer l'ours sur le tronc des pins;
nous écarterons avec le même rameau l'insecte des savanes ; nos
paroles secrètes seront entendues dans la cime des arbres.
« Si vous êtes dans un désert, c'est mon ami qui en fait le charme ; *
si vous dansez dans l'assemblée des peuples, c'est encore mon ami
qui cause vos plaisirs.
« Mon ami et moi nous avons tressé nos cœurs comme des lianes :
ces lianes fleuriront et se dessécheront ensemble. »
Tels étoient les chants du couple fraternel. Le soleil dans ce moment
vint toucher de ses derniers rayons les gazons de la forêt : les roseaux,
les buissons, les chênes s'animèrent; chaque fontaine soupiroit ce que
l'amitié a de plus doux, chaque arbre en parloit le langage, chaque
oiseau en chantoit les délices. Mais René étoit le génie du malheur
égaré dans ces retraites enchantées.
Rentrés dans la cabane, on servit le festin de l'amitié : c'étoient des
fruits entourés de fleurs. Les deux amis s'apprenoient à prononcer
dans leur langue les nom de père, de mère, de sœur, d'épouse. Outou-
gamiz voulut que sa sœur s'occupât d'un vêtement indien pour l'homme
blanc. Céluta déroule aussitôt un ruban de lin; elle invite René à se
lever, et appuie une main tremblante sur l'épaule du fils de Chactas,
en laissant pendre le ruban jusqu'à terre. Mais lorsque, passant le
ruban sous les bras de René, elle approcha son sein si près de celui
du jeune homme, qu'il en ressentit la chaleur sur sa poitrine ; lorsque,
levant sur le frère d'Amélie des yeux qui brilloient timidement à tra-
vers ses longues paupières; lorsque, s'efforçant de prononcer quelques
LIVUE I! I. 219
mots, les mots vinrent expirer sur ses lèvres, elle trouva l'épreuve
trop forte, et n'acheva point l'ouvrage de l'amitié.
Douce journée ! votre souvenir ne s'effaça de la cabane des Natchez
que quand les cœurs que vous aviez attendris cessèrent de battre.
Pour apprécier vos délices, il faut avoir élevé comme moi sa pensée
vers le ciel du fond des solitudes du Nouveau-Monde.
Cependant les quatre guerriers portant le calumet de paix étoient
arrivés au fort Rosalie. Chépar a rassemblé le conseil où se trouvent
avec les principaux habitants de la colonie les capitaines de l'armée.
Un riche trafiquant se lève, prend la parole, et, après avoir traité les
Indiens de sujets rebelles, il veut que les députés des Natchez soient
repoussés et que l'on s'empare des terres les plus fertiles.
Le père Souël se lève à son tour. Une grande doctrine , une vaste
érudition, un esprit capable des plus hautes sciences, distinguoient ce
missionnaire : charitable comme Jésus-Christ, humble comme ce divin
maître, il ne cherchoit à convertir les âmes au Seigneur que par des
actes de bienfaisance et par l'exemple d'une bonne vie; pacifique
envers les autres, il aspiroit ardemment au martyre.
Il ne devoit point rester au fort Rosalie, son ancienne résidence : la
palme des confesseurs qu'il demandoit au Roi de gloire lui devoit être
accordée à la mission des Yazous. C'étoit pour la dernière fois qu'il
plaidoit la cause de ses néophytes natchez.
Toujours vêtu d'un habit de voyage, le père Souël avoit l'air d'un
pèlerin qui ne fait qu'un séjour passager sur la terre, et qui va bientôt
retourner à sa patrie céleste : lorsqu'il ouvrit la bouche, un silence
profond régna dans le conseil.
Le saint orateur remonta, dans son discours, jusqu'à la découverte
de l'Amérique ; il traça le tableau des crimes commis par les Euro-
péens au Nouveau -Monde. De là, passant à l'histoire de la Louisiane,
il fit un magnifique éloge de Chactas, qu'il peignit comme un homme
d'une vertu digne des anciens sages du paganisme. Il nomma avec
estime Adario, et invita le conseil à se défier d'Ondouré. Exhortant
les François à la modération et à la justice, il conclut ainsi :
« J'espère que notre commandant et cette assemblée voudront bien
pardonner à un religieux d'avoir osé expliquer sa pensée. A Dieu ne
plaise qu'il ait parlé dans un esprit d'orgueil! Ayons, pour l'amour de
Jésus-Christ, notre doux Seigneur, quelque pitié des pauvi'es idolâtres;
tâchons, en nous montrant vrais chrétiens, de les appeler à la lumière
de l'Évangile. Plus ils sont misérables et dépourvus des biens de la
vie, plus nous devons plaindre leurs foiblesses. Missionnaire du Dieu
de paix dans ces déserts, puissé-je vivre et mourir en semant la parole
220 LES NATCIIKZ.
do l'Agneau ! Puisse mon sang servir au maintioii de la ennrnrdo! Mais
à tous n'est pas réservée une si grande bénédiction; à moi n'aiipar-
tient pas d'aspirer à la gloire des Brébœuf et des Jogues, moris pour
la foi en Amérique. »
Le père Souël s'inclina devant le commandant, et reprit sa place-
0 véritable religion ! que tes délices sont puissantes sur les cœurs! que
la raison est adorable! que ta philosophie est haute et profonde ! Dans
celle des hommes, il manque toujours quelque chose; dans la licniie
tout est surabondant. Le conseil, touché des paroles du missionnaire,
croyoit sentir les inspirations de la miséricorde de Dieu.
Le démon de l'or, envoyé par Satan, craignit l'effet du discours du
père Souël, en voyant les âmes s'attendrir à la voix du juste. Cet
esprit infernal, à la tête chauve, aux lèvres minces et serrées, au corps
diaphane, au cœur sans pitié, à l'esprit toujours plein do nombres, au
regard avide et inqin'et, aux manières défiantes et cachées, cet esprit
souffle sa concupiscence sur le conseil. Aussitôt les sentiments géné-
reux s'éteignent. Pxobert, Salency, Artagnan, veulent répliquer au reli-
gieux : Febriano obtient la parole.
Né parmi les Francs sur les côtes de la Barbarie, cet aventurier,
chrétien dans son enfance, ensuite parjure à l'Évangile, fut, dans
l'ordre des Seyahs, disciple zélé du Coran. Jeté en Europe par un coup
de la fortune, entré dans la carrière des armes, trop noble pour lui,
il est redevenu extérieurement chrétien, mais il continue à détester
les serviteurs du vrai Dieu et à observer en secret les abominables
lois du faux prophète. Chépar l'a rencontré dans les camps, et le
traître, moitié moine, moitié soldat, a pris sur le loyal militaire l'as-
cendant que la bassesse exerce sur les caractères impérieux et la
finesse sur les esprits bornés. Febriano dispose presque toujours de
la volonté de Chépar, qui croit suivre ses propres résolutions, lorsqu'il
ne fait qu'obéir aux inspirations de Febriano. Ce vagabond étoit, du
reste, un de ces scélérats vulgaires qui ne peuvent briller au rang des
grands infâmes, et qui meurent oubliés dans la portion obscure du
crime. Jouet d'Ondouré, dont il recevoit les présents, il en avoit les
vices sans en avoir le génie. Rencontré par le frère d'Amélie à la Nou-
velle-Orléans, traité par lui avec hauteur dans une contention passa-
gère, Febriano nourrissoit déjà contre René un sentiment de haine
et de jalousie. Le renégat élève ainsi la voix contre le pasteur de
l'Évangile :
« Les moines se devroient tenir dans leur couvent ou avec les
femmes, et laisser à l'épée le soin de l'épée. Le brave commandant
saura bien ce qu'il doit faire, et sa sagesse n'a pas besoin de nos
LIVRE III. 221
conseils. Les Natcliez sont des rebelles, qui refusent de céder leurs
. terres aux sujets du roi. Qu'on me charge de l'expédition, je réponds
". d'amener ici enchaînés et cet insolent Adario, et ce vieux Chactas, qui
• reçoit dans ce moment même un homme dont on ignore la famille et
■iles desseins, un homme qui pourroit n'être que l'envoyé de quelque
/puissance ennemie. »
' De bruyants éclats de rire et de longs applaudissements couvrirent
ce discours : les habitants de la colonie portoient aux nues l'éloquence
de Febriano. Le père Souël, sans changer de contenance, soutint le
mépris des hommes comme il auroit reçu leurs caresses. Mais, indi-
gné de l'affront fait au missionnaire, d'Artaguette rompt le silence
qu'il avoit gardé jusque alors.
A jamais cher à la France, à jamais cher à l'Amérique, qui le vit
tomber avec tant de gloire, ce jeune capitaine offroit en lui la loyauté
des anciens jours et l'aménité des mœurs du nouvel âge. Placé entre
son inclination et son devoir, il étoit malheureux aux Natchez , car
avec une âme bien née il n'avoit cependant point ce caractère vigou-
reusement épris du beau , qui nous précipite dans le parti où nous
croyons l'apercevoir. D'Artaguette auroit été l'ennemi des extrêmes,
s'il avoit pu être l'ennemi de quelque chose : il ne blàmoit et ne
louoit rien absolument; il cherchoit à amener tous les hommes à une
tolérance mutuelle de leurs foiblesses; il croyoit que les sentiments
de nos cœurs et les convenances de notre état se dévoient céder tour
à tour. C'est ainsi qu'en aimant les sauvages il se trouva toute sa vie
engagé contre eux : tel un fleuve plein d'abondance et de limpidité,
mais dont le cours n'est pas assez rapide, tourne à chaque pas dans
la plaine; repoussé par les moindres obstacles, il est sans cesse obligé
de remonter contre le penchant de son onde.
« Ornement de notre ancienne patrie dans cette France nouvelle,
dit d'Artaguette s'adressant au père Souël, vous n'avez pas besoin
d'un défenseur tel que moi. Je supplie le commandant de prendre le
temps nécessaire pour peser les ordres qu'il a reçus du gouverneur
général ; je le supplie d'accepter le calumet de paix des sauvages. Le
vénérable missionnaire, rempli de sagesse et d'expérience, ne peut
avoir fait des objections tout à fait indignes d'être examinées. Il ne
m'appartient point de juger les deux premiers sachems des Natchez,
encore moins ce jeune voyageur qui ne devoit guère s'attendre à trou-
ver son nom mêlé à nos débats : il me semble téméraire de hasarder
légèrement une opinion sur l'honneur d'un homme, surtout quand cet
homme est François. »
La noble simplicité avec laquelle d'Artaguette prononça oe peu de
222 LES NATCIIK/.
paroles clianiia le conseil sans locou\aiiici('. On allondoit avec inquié-
tude la (Iccisiou tlii commandant. Incapable de la moindre bassesse,
plein de probité et d'honneur, Chépar commeltoit cependant une foide
d'injustices qui ne sortoient point de la droiture de son cœur, mais de
la foiblessc de sa tête. 11 blâma Febriano d'avoir violé l'ordre et la dis-
cipline en parlant avant son supérieur, le capitaine d'Artaguette, mais
il reprocha à celui-ci sa tiédeur et sa modération.
u Ce n'étoit pas ainsi, s'écria-t-il, qu'on servoit à Malplaquct et à
Denain, lorsque j'enlevai un drapeau à l'ennemi et que je reçus un
coup de feu dans la poitrine. Les Villars auroient été bien étonnés de
tous ces beaux discours de la jeunesse actuelle; les Marlborougli ,
qu'avoient élevés les Turenne, auroient eu bon marché d'une armée
d'orateurs, et n'auroient pas acheté si cher leurs victoires. »
Chépar s'emporta contre les chefs des sauvages, soutint qu'Ondouré
étoit le seul Indien attaché aux François, quel que fût d'ailleurs le
dernier discours prononcé par cet Indien, discours que Chépar prenoit
pour une ruse d'Ondouré. Le commandant menaça de sa surveillance
et de sa colère ces Européens sans aveu qui venoient, disoit-il, s'éta-
blir au Nouveau-Monde. Mais enfin les ordres du gouverneur de la
Louisiane n'étoient pas assez précis pour établir immédiatement la
colonie sur les terres des Natchez : Chépar donc consentit à recevoir
le calumet de paix et à prolonger les trêves.
C'étoit ainsi que la fatalité attachée aux pas de René le poursuivoit
au delà des mers : à peine avoit-il dormi deux fois sous le toit d'un
sauvage, que les passions et les préjugés commençoient à se soulever
contre lui chez les François et chez les Indiens. Les esprits de ténèbres
profitoient du malheur du frère d'Amélie pour étendre ce malheur
sur tout ce qui environnoit la victime : poussant Ondouré à la tenta-
tive d'un premier forfait , ils grossirent le germe des divisions.
Lorsqu'un sanglier, la terreur des forêts, a découvert une laie avec
son amant sauvage, excité par l'amour, le monstre hérisse ses soies,
creuse la terre avec la double corne de son pied, et, blessant de ses
défenses le tronc des hêtres, se cache pour fondre sur son rival : ainsi
Ondouré, transporté de jalousie par le récit de la Renommée, cherche
et trouve le lieu écarté qui doit lui livrer l'Européen dont les maléfices
ont déjà troublé le cœur de Céluta.
Entre la cabane de Chactas et celle d'Outougamiz s'élevoit un bocage
de smilax, qui répandoit une ombre noire sur la terre ; les chênes
verts dont il étoit surmonté en augmentoient les ténèbres. Le frère
d'Amélie, revenant de prêter le serment de l'amitié, s'étoit assis auprès
d'une source qui couloit parmi ce bois : ainsi que l'Arabe accablé par
LIVRE III. 223
la chaleur du jour s'arrête au puits du chameau, René s'étoit reposé
sur la mousse qui bordoit la fontaine. Soudain un cri perce les airs :
c'étoit ce cri de guerre des sauvages, dont il est impossible de peindre
l'horreur, cri que la victime n'entend presque jamais, car elle est
frappée de la hache au moment même ; tel le boulet suit la lumière ;
tel le cri du fils de Pelée retentit aux rives du Simoïs lorsque le héros,
la tête surmontée d'une flamme, s'avança pour sauver le corps de
Patrocle ; 1-es bataillons se renversèrent, les chevaux effrayés prirent
la fuite, et douze des premiers Troyens tombèrent dans l'éternelle nuit.
C'en étoit fait des jours du frère d'Amélie si les esprits attachés à
ses pas ne l'avoient eux-mêmes sauvé du coup fatal, afin que sa vie
prolongée devînt encore plus malheureuse, plus propre à servir les
desseins de l'enfer. Docile aux ordres de Satan, la Nuit, toujours
cachée dans ces lieux, détourna elle-même la hache qui, sifflant à
l'oreille de René, alla s'enfoncer dans le tronc d'un arbre.
A cette attaque imprévue , René se lève. Furieux d'avoir manqué le
but, Ondouré se précipite, le poignarda la main, sur le frère d'Amélie,
et le blesse au-dessous du sein. Le sang s'élance en jet de pourpre,
comme la liqueur de Racchus jaillit sous le fer dont une troupe de
joyeux vignerons a percé un vaste tonneau,
René saisit la main meurtrière, et veut on arracher le poignard ;
Ondouré résiste, jette son bras gauche autour du frère d'Amélie, essaye
de l'ébranler et de le précipiter à terre. Les deux guerriers se poussent
et se repoussent, se dégagent et se reprennent, font mille efforts, l'un
pour dominer son adversaire , l'autre pour conserver son avantage.
Leurs mains s'entrelacent sur le poignard que celui-ci veut garder,
que celui-là veut saisir. Tantôt ils se penchent en arrière et tâchent
par de mutuelles secousses de s'arracher l'arme fatale, tantôt ils cher-
chent à s'en rendre maîtres en la faisant tourner comme le rayon de
la roue d'un char, afin de se contraindre à lâcher prise par la douleur.
Leurs mains tordues s'ouvrent et changent adroitement de place sur la
longueur du poignard; leur genou droit plie, leur jambe gauche
s'étend en arrière, leur corps se penche sur un côté, leurs têtes se
touchent et mêlent leurs chevelures en désordre.
Tout à coup se redressant, les adversaires s'approchent poitrine
contre poitrine , front contre front : leurs bras tendus s'élèvent au-
dessus de leurs têtes et leurs muscles se dessinent comme ceux
d'Hercule et d'Antée. Dans cette lutte leur haleine devient courte et
bruyante; ils se couvrent de poussière, de sang et de sueur : de leurs
corps meurtris s'élève une fumée, comme cette vapeur d'été que le
soir fait sortir d'un champ brCdé par le soleil.
2-2h LES NATCllKZ.
Sur les rivages du Nil nu clans les lk'u\rs lU's Florides, âvu\ croco-
diles se disputent au priulcmps une femelle brillante : les rivaux s'élan-
cent des bords opposés du ilenvc et se joignent au luilicii. De leurs
bras ils se s:iisissent ; ils ouvrent des gueules effroyables; leurs dents
se lieurlent avec un cracjuenient borrible ; leurs écailles se cboquent
comme les armures de deux guerriers ; le sang coule de leurs màcboires
écumantes et jaillit en gerbes de leurs naseaux brûlants; ils poussent
de sourds mugissements, semblables au bruit lointain du tonnerre. Le
fleuve, (ju'ils frappent de leur queue, mugit autour de leurs flancs
comme autour d'un vaisseau battu par la tempête. Tantôt ils s'abî-
ment dans des gouffres sans fond et continuent leur lutte au voisi-
nage des enfers; un impur limon s'élève sur les eaux; tantôt ils
remontent à la surface des vagues, se chargent avec une furie redou-
blée, s'enfoncent de nouveau dans les ondes, reparoissent, plongent,
reviennent, replongent, et semblent vouloir éterniser leur épouvantable
combat : tels se pressent les deux guerriers, tels ils s'étouffent dans
leurs bras serrés par les nœuds de la colère. Le lierre s'unit moins
étroitement à l'ormeau, le serpent au serpent, la jeune sœur au cou
d'une sœur chérie , l'enfant altéré à la mamelle de sa mère. La rage
des deux guerriers monte à son comble. Le frère d'Amélie combat en
silence son rival, qui lui résiste en poussant des cris. René, plus agile,
a la bravoure du François; Ondouré, plus robuste, a la férocité du
sauvage.
L'Éternel n'avoit point encore pesé dans ses balances d'or la desti-
née de ces guerriers; la victoire demeuroit incertaine. Mais enfin le
frère d'Amélie rassemble toutes ses forces , porte une main à la gorge
du Natchez, soulève ses pieds avec les siens, lui fait perdre à la fois
l'air et la terre, le pousse d'une poitrine vigoureuse, l'abat comme un
pin et tombe avec lui. En vain Ondouré se débat : René le tient sous
ses genoux et le menace de la mort avec le poignard arraché à une
main déloyale. Déjà généreux par la victoire, le frère d'Amélie sent sa
colère expirer : un pêcher couvert de ses fleurs, au milieu des pkines
de l'Arménie, cache un moment sa beauté dans un tourbillon de vent,
mais il reparoît avec toutes ses grâces lorsque le tourbillon est passé,
et le front de l'arbre charmant sourit immobile dans la sérénité des
airs : ainsi René reprend sa douceur et son calme. Il se relève, et.
tendant la main au sauvage : « Malheureux, lui dit-il, quet'ai-je fait?»
René s'éloigne et laisse Ondouré livré non" à ses remords, mais au
désespoir d'avoir été vaincu et désarmé.
LIVRE IV. 225
LIVRE QUATRIÈME.
L'ange protecteur de l'Amérique , qui montoit vers le soleil , avoit
découvert le voyage de Satan et du démon de la renommée : à cette
vue, poussant un soupir, il précipite le mouvement de ses ailes. Déjà il
a laissé derrière lui les planètes les plus éloignées de l'œil du monde;
il traverse ces deux globes que les hommes, plongés dans les ténèbres
de l'idolâtrie, profanèrent par les noms de Mercure et de Vénus. Il
entre ensuite dans ces régions où se forment les couleurs du soleil
couchant et de l'aurore ; il nage dans des mers d'or et de pourpre , et
sans en être ébloui, les regards fixés sur l'astre du jour, il surgit à son
orbite immense.
Uriel l'aperçoit ; après l'avoir salué du salut majestueux des anges,
il lui dit :
a Esprit diligent, que le Créateur a placé à la garde d'une des plus
belles parties de la terre, je connois le sujet qui vous amène : tandis
que vous remontiez jusqu'à moi, l'ange de la croix, du sud, descendoit
sur ce soleil , pour m'apprendre qu'il avoit vu Satan et sa compagne
s'élancer du pôle du midi. J'aurois déjà communiqué cette nouvelle
aux archanges des soleils les plus reculés, si je n'avois aperçu deux
illustres voyageuses qui viennent comme vous de la terre, et qui bien-
tôt arriveront à nous ; elles continueront ensuite leur route vers les
tabernacles éternels. Reposez-vous donc en les attendant ici ; il n'y a
point d'ange qui ne soit effrayé de la course à travers l'infini : les deux
saintes pourront se charger de votre message; elles témoigneront de
votre vigilance, et vous redescendrez au poste où vous rappelle l'au-
dace du prince des ténèbres. »
L'ange de l'Amérique répondit: « Uriel, ce n'est pas sans raison que
l'on vous loue dans les parvis célestes : vos paroles sont véritablement
pleines de sagesse, et les yeux dont vous êtes couvert ne vous laissent
rien ignorer. Vous daignerez donc rendre compte de mon zèle ; vous
savez que les flèches du Très-Haut sont terribles et qu'elles dévorent
les coupables. Puisque les deux patronnes des François s'élèvent aux
sanctuaires sublimes, dans le même dessein qui m'a conduit à l'astre
dont vous dirigez le cours, je vais retourner à la terre. J'aurai peut-
être à livrer des combats , car Satan semble avoir pris une force nou-
velle. »
Uriel repartit : « Ne craignez point cet archange ; le crime est tou-
III. 15
226 LES NATCHEZ.
jours foiblc, et Dieu vous enverra sa victoire. Votre empressement est
digne d'ëlogcs, mais vous pouvez vous arrêter un moment pour
délasser vos ailes. » ■ • v ■.' ' > <■ ■ < v .; j[
En parlant ainsi, l'ange du soleil présenta à celui de l'Amérique
une coupe de diamant, pleine d'une liqueur inconnue ; ils y mouillè-
rent leurs lèvres , et les A^'nières gouttes du nectar tombées en rosée
sur la terre y firent naître une moisson de fleurs.
L'ange de l'Amérique, regardant les champs du soleil, dit à Uriel :
« Brûlant chérubin, si toutefois ma curiosité n'est point déplacée, et
qu'il soit permis à un ange de mon rang de connoître de tels secrets,
ce qu'on dit de l'astre auquel vous présidez est-il vrai, ou n'est-ce
qu'un bruit né de l'ignorance humaine? »
Uriel, avec un sourire paisible :
« Esprit rempli de prudence , votre curiosité n'a rien d'indiscret ,
puisque vous n'avez pour but que de glorifier l'œuvre du Père, cet
œuvre que le Fils conserve et aue le Saint-Esprit vivifie. Je puis aisé-
ment vous satisfaire. ' ■ ' ^'" '■
« Non, cet astre qui sert de marchepied à l'Éternel ne fut point
formé comme se le figurent les hommes. Lorsque la création sortit du
néant à la parole éternelle, et que le ciel eut célébré le soir et le matin
du premier jour, la clarté émanée du Saint des saints faisoit seule la
lumière du monde.
a Mais cette lumière, toute tempérée qu'elle pouvoit être, trop forte
encore pour l'univers, menaçoit de le consumer. Emmanuel pria
Jéhovah de reployer ses rayons et de n'en laisser échapper qu'un seuL
Le Fils prit ce rayon dans sa main, le rompit, et du brisement s'échappa
une goutte de feu que le Fils nomma Soleil.
« Alors brilla dans les cieux ce luminaire qui lie les planètes autour
de lui par les fils invisibles qu'il tire sans interruption de son sein
inépuisable. Je reçus l'ordre de m'asseoir à son foyer, moins pour
veiller à la marche des sphères que pour empêcher leur destruction :
car, lorsque Jéhovah , rentré dans la profondeur de son immensité ,
appelle à lui ses deux autres principes , lorsqu'il enfante avec eux ces
pensées qui donnent la vie à des milHons d'âmes et de mondes, dans
ces moments de conception du Père, il sort de tels feux du tabernacle, ■
que tout ce qui est créé seroit dévoré. Placé au centre du soleil, je m ^
hâte d'étendre mes ailes et de les interposer entre la création et l'effu-
sion brûlante, afin de prévenir l'embrasement des globes. L'ombre de
înes ailes forme dans l'astre du jour ces taches que les hommes décou-
vrent et que, dans leur science vaine, ils ont diversement expli-
quées. » ■ :• .
LIVRE IV. 227
Ainsi s'entretenoient les deux anges , et cependant Catherine des
Bois et Geneviève touchoient au disque du soleil.
Peuple guerrier et plein de génie, François! c'est sans doute un
esprit puissant, un conquérant fameux qui protège du haut du ciel
votre double empire? Non! c'est une bergère en Europe, une fille sau-
vage en Amérique! Geneviève du hameau de Nanterre, et vous, Cathe-
rine des bois canadiens, étendez à jamais votre houlette et votre crosse
de hêtre sur ma patrie; conservez-lui cette naïveté, ces grâces natu-
relles qu'elle tient sans doute de ses patronnes!
Née d'une mère chrétienne et d'un père idolâtre, sous le toit d'écorce
d'une famille indienne, Catherine, élevée dans la religion de sa mère,
annonça dès son enfance que l'époux céleste l'avoit réservée pour ses
chastes embrassements. A peine avoit-elle accompli quatre lustres,
qu'elle fut appelée dans ces domaines incorruptibles où les anges
célèbrent incessamment les noces de ces femmes qui ont divorcé avec
la terre pour s'unir au ciel. Les vertus de Catherine resplendirent
après sa mort ; Dieu couvrit son tombeau de miracles riches et écla-
tants, en proportion de la pauvreté et de l'obscurité de la sainte ici-
bas. Elle fut publiquement honorée comme patronne du Canada ; on
lui rendit un culte au bord d'une fontaine, sous le nom de la Bonne
Catherine des Bois. Cette vierge ne cesse de veiller au salut de la Nou-
velle-France et de s'intéresser aux habitants du désert. Elle revenoit
alors du séjour des hommes avec Geneviève.
Les patronnes des fils de saint Louis s'étoient alarmées des mal-
heurs dont Satan menaçoit l'empire françois en Amérique : un même
mouvement de charité les emportoit aux célestes habitacles pour
implorer la miséricorde de Marie. Tristes autant que des substances
spirituelles peuvent ressentir notre douleur, elles versoient ces larmes
intérieures dont Dieu a fait présent à ses élus ; elles éprouvoient cette
sorte de pitié que l'ange ressent pour l'homme, et qui, loin de troubler
la pacifique Jérusalem , ne fait qu'ajouter aux félicités qu'on y goûte.
Geneviève porte encore dans sa main sa houlette garnie de guir-
landes de lierre ; mais cette houlette est plus brillante que le sceptre
d'un monarque de l'Orient. Les roses qui couronnent le front de la
fille des Gaules ne sont plus les roses fugitives dont la bergère se
paroit aux champs de Lutèce, ce sont ces roses qui ne se fanent
jamais, et qui croissent dans les campagnes merveilleuses, sur les pas
de l'Agneau sans tache. Geneviève! une nue blanche forme ton vête-
ment; des cheveux d'un or fluide accompagnent divinement ta tête : à
travers ton immortalité on reconnoît les grâces pleines d'amour, les-
charmes indicibles d'une vierge françoisel
228 LES NATCHEZ.
Plus simplo encore! que la patronne de la France policée est peut-
être la patronne de la France sauvage. Catherine brille de cet éclat
qui apparut en elle lorsqu'elle eut cessé d'exister. Les fidèles accourus
à sa couche de mort lui virent prendre une couleur vermeille, une
beauté inconnue qui inspiroit le goût de la vertu et le désir d'être
saint. Catherine retient, avec la transparence de son corps glorieux, la
tunique indienne et la crosse du labour; fille de la solitude, elle aime
celui qui se retira au désert avant de s'immoler au salut des hommes.
Ainsi voyagent ensemble les deux saintes : l'une, qui sauva Paris
d'Attila: Geneviève, qui précéda le premier des rois très-chrétiens,
qui dans une longue suite de siècles opposa l'obscurité et la vertu de
ses cendres à toutes les pompes et à toutes les calamités de la monar-
chie de Clovîs ; l'autre , qui ne devança sur la terre que de peu
d'années le dernier des rois très-chrétiens': Catherine, qui ne sait
que l'histoire de quelques apôtres de la Nouvelle-France, semblables
à ceux que vit la pastourelle de Nanterre lorsque l'Évangile pénétra
dans les vieilles Gaules.
Les épouses du Seigneur se chargèrent du message de l'ange de
l'Amérique , qui se précipita aussitôt sur la terre , tandis qu'elles con-
tinuèrent leur route vers le firmament.
Dans un champ du soleil , dans des prairies dont le sol semble être
de calcédoine , d'onyx et de saphir, sont rangés les chars subtils de
l'âme , chars qui se meuvent d'eux-mêmes , et qui sont faits de la
même manière que les étoiles^. Les deux saintes se placent l'une
auprès de l'autre sur un de ces chars. Elles quittent l'astre de la
lumière , s'élèvent par un mouvement plus rapide que la pensée, et
voient bientôt le soleil suspendu au-dessous d'elles dans les espaces,
comme une étoile imperceptible.
Elles suivent la route tracée en losange de lumière par les esprits
des justes qui, dégagés des chaînes du corps, s'envolent au séjour des
joies éternelles. Sur cette route passoient et repassoient des âmes
délivrées, ainsi qu'une multitude d'anges. Ces anges descendoient
vers les mondes pour exécuter les ordres du Très-Haut, ou remontoient
à- lui , chargés des prières et des vœux des mortels.
Bientôt les saintes arrivent à cette terre qui s'étend au-dessous de
la région des étoiles, et d'où l'on découvre le soleil, la lune et les pla-
nètes tels qu'ils sont en réalité, sans le milieu grossier de l'air qui les
déguise aux yeux des hommes. Douze bandes de différente couleur,
1 . Ceci est dit par emphase de la mort de Louis XVI. J'écrivois un an après la
mort du roi-martyr. 2. Platon. 3. Idem.
LIVRE IV. 229
composent celte terre épurée , dont la nôtre est le sédiment matériel :
l'une de ces bandes est d'un pourpre étincelant, l'autre d'un vif azur,
une troisième d'un blanc de neige. Ces couleurs surpassent en éclat
celles de notre peinture, qui n'en sont que les ombres.
Catherine et Geneviève traversent cette zone sans s'arrêter, et
bientôt elles entendent cette harmonie des sphères que l'oreille ne
sauroit saisir et qui ne parvient qu'au sens intérieur de l'âme. Elles
entrent dans la région des étoiles, qu'elles voient comme autant de
soleils, avec leurs systèmes de planètes tributaires. Grandeur de Dieu!
qui pourra te comprendre? Déjà les saintes s'approchent de ces pre-
miers mondes placés à des distances que la balle poussée par le sal-
pêtre mettroit des milh'ons d'années à franchir; et cependant les deux
vierges ne sont que sur les plus lointaines limites du royaume de
Jéhovah, et des soleils après des soleils émergent de l'immensité, et des
créations inconnues succèdent à des créations plus inconnues encore !
Un homme qui pour comprendre l'infini, se plaçant en imagination
au milieu des espaces , chercheroit à se représenter l'étendue suivie
de l'étendue , des régions qui ne commencent et ne finissent en aucun
lieu, cet homme, saisi de vertiges, détourneroit sa pensée d'une entre-
' prise si vaine : tels seroient mes inutiles efforts si j'essayois de tracer
la route que parcouroient Geneviève et Catherine. Tantôt elle s'ouvrent
une voie au travers des sables d'étoiles ; tantôt elles coupent les cercles
ignorés où les comètes promènent leurs pas vagabonds. Les deux
saintes croient avoir fait des progrès, et elles ne touchent encore qu'à
l'essieu commun de tous les univers créés'.
Cet axe d'or vivant et immortel voit tourner tous les mondes autour
de lui dans des révolutions cadencées. A distance égale, le long de cet
axe, sont assis trois esprits sévères : le premier est l'ange du passé ; le
second, l'ange du présent; le troisième, l'ange de l'avenir. Ce sont ces
trois puissances qui laissent tomber le temps sur la terre, car le temps
n'entre point dans le ciel et n'en descend point. Trois anges inférieurs,
semblables aux fabuleuses sirènes pour la beauté de la voix, se tien-
nent aux pieds de ces trois premiers anges, et chantent de toutes leurs
forces. Le son que rend l'essieu d'or du monde en tournant sur lui-
même accompagne leurs hymnes. Ce concert forme cette triple voix
du temps qui raconte le passé, le présent et l'avenir, et que des sages
ont quelquefois entendue sur la terre , en approchant l'oreille d'un
tombeau durant le silence des nuits.
Le char subtil de l'âme vole encore ; les é;.iouses de Jésus-Christ
i. Platon,
230 LES NATCHEZ.
abordent à ces globes où se pressent les âmes des hommes que
l'Éternel créa par sa seconde idée, après avoir pensé les anges'. Dieu
forma à la fois tous les exemplaires des âmes humaines, et les dis-
tribua dans diverses demeures, où ils attendent le moment qui les doit
unir à des corps terrestres. La création fut une et entière. Dieu n'admet
point de succession pour produifo-
Les chastes pèlerines furent émues au spectacle de ces âmes égales
en innocence qui dévoient devenir inégales par le péché, les unes
restant immaculées, les autres portant la marque des clous avec les-
quels les passions les attacheroient un jour au sang et à la chair ^.
Par delà ces globes où sommeillent les âmes qui n'ont point encore
subi la vie mortelle se creuse la vallée où elles doivent revenir pour
être jugées , après leur passage sur la terre. Les saintes aperçoivent
dans la formidable Josaphat le cheval pâle monté par la Mort, les sau-
terelles au visage d'homme, aux dents de lion, aux ailes bruyantes
comme un chariot de bataille. Là paroissent les sept anges avec les
sept coupes pleines de la colère de Dieu ; là se tient la femme assise
sur la bête de couleur écarlate, au front de laquelle est écrit mystère.
Le puits de l'abîme fume à l'une des extrémités de la vallée, et l'ange,
du jugement approchant peu à peu la trompette de ses lèvres, semble
prêt à la remplir du souffle qui doit dire aux morts : « Levez-vous ! »
En sortant de la mystique vallée, Geneviève et Catherine entrèrent
enfin dans ces régions où commencent les joies du ciel. Ces joies ne
sont pas, comme les nôtres, sujettes à fatiguer et à rassasier le cœur ;
elles nourrissent, au contraire, dans celui qui les goûte une soif insa-
tiable de les goûter encore.
A mesure que les patronnes de la France approchent du séjour de
la Divinité, la clarté et la félicité redoublent. Aussitôt qu'elles décou-
vrent les murs de la Jérusalem céleste, elles descendent du char et se
prosternent comme des pèlerines aux champs de la Judée, lorsque,
dans la splendeur du Midi, Sion se montre tout à coup à leur foi
ardente. Geneviève et Catherine se relèvent, et glissant dans un air
qui n'est point un air, mais qu'il faut appeler de ce nom pour se faire
comprendre, elles entrent par la porte de l'Orient. Au même instant le
bienheureux Las Casas et les martyrs canadiens, Brébœuf et Jogues, se
pressent sur les pas de Catherine. Toujours brûlés de charité pour les
Indiens, ils ne cessent de veiller à leur salut. Par un effet de la gloire
' i. Doctrine de quelques Pères de l'Église.
2. Plusieurs Pères de l'Église ont soutenu ces doctrines, qui ne sont pas ici règle
de foi, mais matière de poésie.
LIVRE IV. , 231
de Dieu, plus ces confesseurs ont souffert de leurs ingrats néophytes,
plus ils les chérissent. Las Casas, adressant la parole à la patronne de
la France nouvelle :
« Servante du Seigneur, quelque péril menaceroit-il nos frères des
terres américaines? La tristesse de votre visage et celle qui respire
sur le front de Geneviève me feroient craindre un malheur. Nous,
avons été occupés à chanter la création d'un monde, et je n'ai pu
descendre aux régions sublunaires. »
« Protecteur des cabanes, répondit Catherine, yotre bonté ne
s'est point en vain alarmée. Satan a déchaîné l'enfer sur l'Amérique :
les François et leurs frères sauvages sont menacés. L'ange gardien
du Nouveau-Monde s'est vu forcé de monter vers Uriel pour l'instruire
des attentats des esprits pervers. Je viens, chargée de son message
avec la vierge de la Seine, supplier Marie d'intercéder auprès du
Rédempteur. Prélat, et vous, confesseurs de la foi, joignez -vous à
nous : implorons la miséricorde divine. »
Tandis que la fille des torrents parloit de la sorte, les saints, les
anges, les archanges, les séraphins et les chérubins, rassemblés autour
d'elle, ressentoient une religieuse douleur. Las Casas et les mission-
naires canadiens, tout resplendissants de leurs plaies, se réunissent
aux deux illustres femmes. Voici venir le saint roi Louis, la palme à,
la main, qui se met à la tête des enfants de la France et dirige les
suppliants vers les tabernacles de Marie. Ils s'avancent au milieu des
chœurs célestes, à travers les champs qu'habitent à jamais les hommes
qui ont pratiqué la vertu.
Les eaux, les arbres, les fleurs de ces champs inconnus, n'ont rien
qui ressemble aux nôtres, hors les noms : c'est le charme de la ver-
dure, de la solitude, de la fraîcheur de nos bois, et pourtant ce n'est
pas cela ; c'est quelque chose qui n'a qu'une existence insaisissable.
Une musique qu'on entend partout, et qui n'est nulle part, ne cesse
jamais dans ces lieux : tantôt ce sont des murmures comme ceux
d'une harpe éolienne que la foible haleine du zéphyr effleure pendant
une nuit de printemps ; tantôt l'oreille d'un mortel croiroit ouïr les
plaintes d'une harmonica divine, ces vibrations qui n'ont rien de.
terrestre, et qui nagent dans la moyenne région de l'air. Des voix, des
modulations brillantes sortent tout à coup du fond des forêts célestes,>
puis, dispersés par le souffle des esprits, ces accents semblent avoir
expiré. Mais bientôt une mélodie confuse se relève dans le lointain,
et l'on distingue ou les sons veloutés d'un cor sonné par un ange, ou
l'hymne d'un séraphin qui chante les grandeurs de Dieu au bord du
fleuve de vie.
232 LES NATCHEZ.
Un jour grossior, comme ici-bas, n'éclairo point ces régions ; mais
nne molle clarté, tombant sans bruit sur les terres mystiques, s'y
fond pour ainsi dire comme une neige, s'insinue dans tous les objets,
les fait briller do la lumière la plus suave, leur donne à la vue une
douceur parfaite. L'ctber, si subtil, seroit encore trop matériel pour
ces lieux : l'air qu'on y respire est l'amour divin lui-même; cet air
est comme une sorte de mélodie visible qui remplit à la fois de splen-
deur et de concerts toutes les blanches campagnes des âmes.
Les passions, filles du temps, n'entrent point dans l'immortel Éden.
Quiconque, apprenant de bonne heure à méditer et à mourir, s'est
retiré au tombeau, pur des infirmités du corps, s'envole au séjour de
vie. Délivré de ses craintes, de son ignorance, de ses tristesses, cette
âme, dans des ravissements infinis, contemple à jamais ce qui est
vrai, divin, immuable et au-dessus de l'opinion : toutefois, si elle n'a
plus les passions du monde, elle conserve le sentiment de ses ten-
dresses. Seroit-il de véritable bonheur sans le souvenir des personnes
qui nous furent chères, sans l'espoir de les voir se réunir à nous?
Dieu, source d'amour, a laissé aux prédestinés toute la sensibilité de
leur cœur, en ôtant seulement à cette sensibilité ce qu'elle peut avoir
de foible : les plus heureux, comme les plus grands saints, sont ceux
qui ont le plus aimé.
Ainsi s'écoulent rapidement les siècles des siècles. Les élus existent,
pensent et voient tout en Dieu : la félicité dont cette union les rem-
plit est délectable. A la source de la vraie science, ils y puisent à
longs traits, et pénètrent dans les artifices de la sagesse. Quel spec-
tacle merveilleux! et que l'éternité même, passée dans de telles
extases, doit être courte !
Les secrets les plus cachés et les plus sublimes de la nature sont
découverts à ces hommes de vertu. Ils connoissent les causes du
mouvement de l'abîme et de la vie des mers ; ils voient l'or se filtrer
dans les entrailles de la terre ; ils suivent la circulation de la sève
dans les canaux des plantes , et l'hysope et le cèdre ne peuvent déro-
ber à l'œil du saint la navette qui croise la trame de leurs feuilles et
le tissu de leur écorce.
Mais que dis-je! ce ne sont point de si curieux secrets qui occupent
uniquement les bienheureux : Jéhovah leur donne d'autres joies et
d'autres spectacles. Ils embrassent de leurs regards les cercles sur
lesquels roulent les astres divers ; ils connoissent la loi qui gouverne
les globes, qui les chasse ou les attire ; ils découvrent les chaînes qui
retiennent ces globes et viennent aboutir à la main de Dieu ; chaînes
que son doigt pourroit rompre avec la facilité de l'ouvrier qui brise
LIVRE IV. 233
une soie. Les élus voient les comètes accourir aux pieds du Très-Haut,
recevoir ses ordres et partir avec des yeux rougis et une chevelure
flamboyante, pour fracasser, quelque monde, 0 Paradis ! ton chantre
ne peut sufilre à peindre tes grandeurs ! 0 Vertu ! prête-moi tes ailes
pour atteindre à ces régions de béatitude ! Déserts, et vous, rochers,
venez à moi ! prenez-moi dans votre sein, afin que, nourri loin de la
corruption des hommes, je puisse, au sortir de cette misérable vie,
monter au séjour de l'éternelle science et de la souveraine beauté !
Dans les régions de la grâce et de l'amour, le saint roi et les saintes
patronnes de la France vont chercher le trône de Marie, Un chant
séraphique leur annonce le heu où réside la Vierge qui renferma dans
■son flanc celui que l'univers ne peut contenir. Ils découvrent dans une
crèche resplendissante, au milieu des anges en adoration, au milieu
d'un nuage d'encens et de fleurs, la libératrice du monde, ornée des
sept dons du Saint-Esprit. Seule de tous les justes, Marie a conservé
un corps. Une tendre compassion pour les hommes, dont elle fut la
fille, une patience, une douceur sans égale, rayonnent sur le front de
la mère du Sauveur.
Geneviève, Catherine, Louis, roi dans le ciel comme sur la terre,
le bienheureux Las Casas, les saints martyrs de la Nouvelle -France,
s'avancent au milieu de la foule céleste qui , s'entr'ouvrant sur leur
passage , les laisse approcher du trône de Marie ; ils s'y prosternent,
Catherine :
« Mère d'Emmanuel ! seconde Eve, reine dont je suis la plus indigne
des servantes, prenez pitié d'un peuple prêt à périr. Le serpent dont
vous avez écrasé la tête est retourné au monde pour persécuter les
hommes, et surtout l'empire nouveau de saint Louis. 0 Marie! rece-
vez les humbles vœux de la fille d'une nouvelle Église, de la première
vierge consacrée au bord du torrent ! écoutez la prière de cette autre
vierge et de ces saints profondément humiliés à vos pieds! »
Divine mère de Dieu, vous ouvrîtes vos lèvres : un parfum délicieux'
remplit l'immensité du ciel. Telles furent vos paroles :
« Vierges du désert, charitables patronnes des deux Frances, saint
roi, miséricordieux prélat, et vous, courageux martyrs, vos prières
ont trouvé grâce à mon oreille : je vais monter au trône de mon Fils, » f
Elle dit et part comme une colombe qui prend son vol. Ses yeux
sont levés vers le séjour du Christ, ses bras sont déployés en signe S
d'oraison, ses cheveux flottent, portés par des faces de chérubins
d'une beauté incomparable. Les plis de la tunique dont elle se revê-
toit sur la terre enveloppent ses pieds, qui se découvrent à travers le
voile immortalisé. Les vierges et les saints, tombés à genoux, regar-
23Zj LES NATCHEZ.
dont , éblouis , son ascension ; Gabriel précède la consolatrice des
aflligés, on chantant la salutation que les échos sacrés répètent. Moins
ravissant éloit dans l'antiquité ce mode de musique, expression du
charme d'un ciel où le génie de la Grèce se marioit à la beauté de
l'Asie.
Marie approche du Calvaire immatériel : l'aspect du paradis coin-
monce à prendre une majesté plus terrible. Là aucun saint, quoilo
que soit l'élévation de son bonheur et de ses vertus, ne peut paroître ;
là les anges, les archanges, les trônes, les dominations, les séraphins,
n'osent errer ; les seuls chérubins, premiers-nés des esprits, peuvent
supporter l'ardeur du sanctuaire où réside Emmanuel. Dans ces abîmes
flottent des visions comme celle qui réveilla Job au milieu de la nuit,"
et qui fit hérisser le poil de sa chair. Les unes ont quatre têtes et
quatre ailes, les autres ne sont qu'une main, la main qui saisit Ézé-
chiel par les cheveux, ou qui traça les mots inexplicables au festin de
Balthazar. Ces lieux sont obscurs à force de lumière, et le foudre à
trois pointes les sillonne.
Un rideau, dont celui qui déroboit l'arche aux regards des Hé])reux
fut l'image, sépare les régions inférieures du ciel de ces régions
sublimes; toute la puissance réunie des hommes et des anges n'en
pourroit soulever un pli ; la garde en est confiée à quatre chérubins
armés d'épées f!aml)oyantes. A peine ces ministres du Très-Haut ont
aperçu la fille de David, qu'ils s'inclinent, et la Charité ouvre sans
effort le rideau de l'éternité. Le Sauveur apparoît à Marie : il est assis
sur une tombe immortelle, à travers laquelle il communique avec les
hommes.
Marie, saisie d'un saint respect, touche à cet autel de l'Agneau ; elle
y présente ses vœux et ceux de la terre, que le Christ à son tour va
porter aux pieds du Père tout-puissant. Qui pourroit redire l'entretien
de Marie et d'Emmanuel ? Si la femme a pour son enfant des expres-
sions si divines, qu'étoient-ce que les paroles de la mère d'un Dieu,
d'une mère qui avoit vu mourir son fils sur la croix et qui le retrou-
voit vivant d'une vie éternelle? Que dévoient être aussi les paroles
d'un fils et d'un Dieu ? Quel amour filial ! quels embrassements mater-
nels! Un seul moment d'une pareille félicité suffiroit pour anéantir dans
l'excès du bonheur tous les mondes.
Le Christ sort de son trône avec un labarum de feu qui se forme
soudainement dans sa main ; sa mère reste au sanctuaire de la croix.
Marie elle-même ne pourroit entrer dans ces profondeurs du Père, où
le Fils et l'Esprit se plongent. Dans le tabernacle le plus secret du
Saint des saints sont les trois idées existantes d'elles-mêmes , exem-
LIVRE IV. 235
plaîres incréés de toutes les choses créées. Par un mystère inexplicable,
le chaos se tient caché derrière Jéhovah. Lorsque Jéhovah veut former
quelque monde, il appelle devant lui une petite partie de la matière,
laissant le reste derrière lui, car la matière s'animeroit à la fois si elle
étoit exposée aux regards de Dieu.
Une voix unique fait retentir éternellement une parole unique
autour du Saint des saints. Que dit-elle?
LIVRE CINQUIÈME.
L'Éternel révéla à son Fils bien aimé ses desseins sur l'Amérique :
il préparoit au genre humain dans cette partie du monde une réno-
vation d'existence. L'homme, s'éclairant par des lumières toujours
croissantes et jamais perdues, devoit retrouver cette sublimité pre-
mière d'où le péché originel l'avoit fait descendre; sublimité dont
l'esprit humain étoit redevenu capable, en vertu de la rédemption du
Christ. Cependant le Souverain du ciel permet à Satan un moment de
triomphe pour l'expiation de quelques fautes particulières. L'enfer,
profitant de la liberté laissée à sa rage, saisit et fait naître toutes les
occasions du mal.
Le bruit du combat d'Ondouré et du frère d'Amélie s'étoit répandu
chez les Natchez, Akansie, qui n'y voyoit qu'une preuve de plus de
l'amour d'Ondouré pour Céluta, éprouvoit de nouvelles angoisses. Le
parti des sauvages nourri dans les sentiments d'Adario demandoit
pourquoi l'on recevoit ces étrangers, instruments de trouble et de
servitude ; les Indiens qui s'attachoient à Chactas louoient, au contraire,
le courage et la générosité de leur nouvel hôte. Quant au frère d'Amélie,
qui ne trouvoit ni dans les sentiments de son cœur, ni dans sa con-
duite, les motifs de l'inimitié d'Ondouré, il ne pouvoit comprendre ce
qui avoit porté ce sauvage à tenter un homicide. Si Ondouré aimoit
Céluta, René n'étoit point son rival : toute pensée d'hymen étoit
odieuse au frère d'Amélie ; à peine s'étoit-il aperçu de la passion nais-
sante de la sœur d'Outougamiz.
Cependant le retour du grand-chef des Natchez ^toit annoncé : on
entendit retentir le son d'une conque. « Guerrier blanc, dit Chactas
à son hôte, voici le soleil : prête-moi l'appui de ton bras, et allons
nous ranger sur le passage du chef. » Aussitôt le sachem et René,
dont la blessure n'étoit aue légère, s'avancent avec la foule.
236 LES NATCHEZ.
Biontôt on aporçoît le grand-prêtre et les deux Idvites, maîtres des
cérémonies du temple du Soleil : ils étoient enveloppc's de ro])es blan-
ches; le premier porloit sur la tête un hibou l'uipaillé. Ces sacrifica-
teurs affectoient une démarche grave; ils tenoient les yeux attachés à
terre et murmuroient un hymne sacré. Chactas apprit à René que lo
principal jongleur étoit un prêtre avide et crédule, qui pouvoit dcvoni
dangereux à l'instigation de quelques hommes plus méchants que lui
Après les lévites s'avançoit un vieillard que ne distinguoit aucune
marque extérieure. « Quel est, demanda le frère d'Amélie à son hôte,
quel est le sachem qui marche derrière les prêtres et dont la conte-
nance est affable et sereine? »
« Mon fils, répondit Chactas, c'est le soleil : il est cher aux Natchez
par le sacrifice qu'il a fait à sa patrie des prérogatives de ses aïeux.
C'est un homme d'une douceur inaltérable , d'une patience que rien
ne peut troubler, d'une force presque surnaturelle à supporter la dou-
leur. Il a lassé le temps lui-même, car il est au moment d'accomplir
sa centième année. J'ai eu le bonheur de contribuer avec lui et Adario
à la révolution qui nous a rendu l'indépendance. Les Natchez veulent
bien nous regarder comme leurs trois chefs, ou plutôt comme leurs
pères. »
A la suite du soleil venoit une femme qui conduisoit par la main
son jeune fils. René fut frappé des traits de cette femme , sur lesquels
la nature avoit répandu une expression alarmante de passion et de foi-
blesse. Le frère d'Amélie la désigna au sachem.
(I Elle se nomme Akansie , répondit Chactas ; nous l'appelons la
femme-chef: c'est la plus proche parente du soleil, et c'est son fils,
à l'exclusion du fils même du soleil, qui doit occuper un jour la place
de grand- chef des Natchez : la succession au pouvoir a lieu parmi
nous en ligne féminine.
« Hélas! mon fils, ajouta Chactas, nous autres, habitants des bois,
nous ne sommes pas plus à l'abri des passions que les hommes de ton
pays. Akansie nourrit pour Ondouré, qui la dédaigne et la trahit, un
amour criminel; Ondouré aime Céluta, cette Indienne qui prépara ton
premier repas du matin , et qui est la sœur de ce naïf sauvage dont
l'amitié t'a été jurée sur les débris d'une cabane; Céluta a toujours
repoussé le cœur et la main d'Ondouré. Tu as déjà éprouvé jusqu'où
peuvent aller les transports de la jalousie. Si jamais Ondouré s'atta^
choit à Akansie , il est impossible de calculer les maux que produiroit
une pareille union. »
Immédiatement après la femme- chef marchoient les capitaines de
guerre. L'un d'eux ayant touché en passant l'épaule de Chactas, René
LIVRE V. 237
demanda à son père adoptif quel étoit ce sachem au visage maigre,
dont l'air rigide formoit un si grand contraste avec l'air de bonté des
autres vieillards.
« C'est le grand Adario, répondit Chactas, l'ami de mon enfance et
de ma vieillesse. Il a pour la liberté un amour qui lui feroit sacrifier
sa femme, ses enfants et lui-même. Nous avons combattu ensemble
dans presque toutes les forêts. Il y a cinquante ans que nous nous
estimons, quoique nous soyons presque toujours en opposition d'idées
et de desseins. Je suis le rocher, il est la plante marine qui s'est atta-
chée à mes flancs ; les flots de la tempête ont miné nos racines : nous
roulerons bientôt ensemble dans l'abîme sur lequel nous penchons
tous deux. Adario est l'oncle de Céluta, et lui sert de père. »
Lorsque les chefs de guerre furent passés, on vit paroître les deux
ofTiciers commis au règlement des traités et l'édile , chargé de veiller
aux travaux publics. Cet édile songeoit à se retirer, et Ondouré con-
voitoit sa place. Cette place, la première de l'État après celle du grand-
chef, donnoit le droit de régence dans la minorité des soleils. Une
troupe de guerriers, appelés allouez, qui jadis composoient la garde
du soleil , fermoit le cortège ; mais ces guerriers , dispersés dans les
tribus, n'existoient plus comme un corps distinct et séparé,
Le grand -chef, accompagné de la foule, s'étant arrêté sur la place
publique, Chactas se fit conduire vers lui, en poussant trois cris. II dit
alors au soleil qu'un François demandoit à être adopté par une des
tribus des Natchez. Le grsnd-chef répondit : u C'est bien, » et Chactas
se retira en poussant trois autres cris un peu différents des premiers.
Le frère d'Amélie apprit que l'on traiteroit de son adoption dans trois
jours.
Il employa ces jours à porter de cabane en cabane les présents
d'usage : les uns les reçurent, les autres les refusèrent, selon qu'ils se
prononçoient pour ou contre l'adoption de l'étranger. Quand René se
présenta chez les parents de Mila, la petite Indienne lui dit : « Tu n'as
pas voulu que je fusse ta femme, je ne veux pas être ta sœur ; va-
t'en. » La famille accepta les dons que l'enfant étoit fâchée de refuser.
René offrit à Céluta un voile de mousseline qu'elle promit, en bais-
sant les yeux, de garder le reste de sa vie : elle vouloit dire qu'elle le
conserveroit pour le jour de son mariage, mais aucune parole d'amour
ne sortoit de la bouche du frère d'Amélie. Céluta demanda timidement
des nouvelles de la blessure de René, et Outougamiz, charmé de la
valeur du compagnon qu'il s'étoit choisi, portoit avec orgueil la chaîne
d'or qui le lioit à la destinée de l'homme blanc.
Le jour de l'adoption étant arrivé, elle fut accordée sur la demande
238 LES N AT CHEZ.
de Chactas, malgrô l'opposition d'Ondouré. La honte d'une défaite
avoit changé en haine implacable dans le cœur de cet homme un
sentiment de jalousie. Aussi impudent que perfide, ce sauvage s'osoit
montrer après son attentat. Les lois, chez les Indiens, ne recherclicnt
point l'homicide ; la vengeance de ce crime est abandonnée aux
familles : or, René n'avoit point de famille.
Le renouvellement des trêves rendit l'adoption de René plus facile ;
mais le prince des ténèbres fit jaillir de cette solennité une nouvelle
source de discorde. Au moment où l'adoption fut proclamée à la porte
du temple, le jongleur, dévoué à la puissance d'Akansie et gagné par
les présents d'Ondouré , annonça que le serpent sacré avoit disparu
sur l'autel. La foule se retira consternée : l'adoption du nouveau fils de
Chactas fut déclarée désagréable aux génies et de mauvais auguré pour
la prospérité de la nation.
En ramenant la saison des chasses , l'automne suspendit quelque
temps l'effet de ces craintes superstitieuses et de ces machinations
infernales. Chactas, quoique aveugle, est désigné maître de la grande
chasse du castor, à cause de son expérience et du respect que les
peuples lui portoient. Il part avec les jeunes guerriers. René , admis
dans la tribu de l'Aigle et accompagné d'Outougamiz, est au nombre
des chasseurs. Les pirogues remontent le Meschacebé et entrent dans
le lit de l'Ohio. Pendant le cours d'une navigation solitaire, René inter-
roge Chactas sur ses voyages aux pays des blancs et lui demande le
récit de ses aventures : le sachem consent à le satisfaire. Assis auprès
du frère d'Amélie, à la poupe de la barque indienne, le vieillard
raconte son séjour chez Lopez, sa captivité chez les Siminoles, ses
amours avec Atala, sa délivrance, sa fuite, l'orage, la rencontre du
père Aubry et la mort de la fille de Lopez ' .
« Après avoir quitté le pieux solitaire et les cendres d' Atala, conti-
nua Chactas, je traversai des régions immenses sans savoir où j'allois .
tous les chemins étoient bons à ma douleur, et peu m'importoit de
vivre.
« Un jour, au lever du soleil, je découvris un parti d'Indiens qui
m'eut bientôt entouré. Juge, ô René ! de ma surprise en reconnoissant
parmi ces guerriers de la nation iroquoise Adario, compagnon des
jeux de mon enfance. Il était allé apprendre l'art d'Areskoui^ chez les
belliqueux Canadiens, anciens alliés des Natchez.
« Je m'informai avec empressement des nouvelles de ma mère ;
j'appris qu'elle avoit succombé à ses chagrins, et que ses amis lui
1. Voyez Atala. 2. Génie de la guerre,
LIVRE V. 239
avoient fait les doiîs du sommeil. Je résolus de suivre l'exemple
d'Adario, de me mettre à l'école des combats chez les Cinq-Nations'.
Mon cœur étoit animé du désir de mêler la gloire à mes regrets ; je
brûlois de confondre les souvenirs de la fille de Lopez avec une action
digne de sa mémoire. Déjà je comptois plusieurs neiges, et je n'avois
fait aucun bien. Si le grand Esprit m'eût appelé alors à son tribunal,
comment lui aurois-je présenté le collier de ma vie, où je n'avois pas
attaché une seule perle?
« Lorsque nous entrâmes dans les forêts du Canada , l'oiseau de
rizière étoit prêt à partir pour le couchant et les cygnes arrivoient des
régions du nord. Je fus adopté par une des nations iroquoises. Adario
et moi nous fîmes le serment d'amitié : notre cri de guerre était le
nom d'Atala, de cette vierge tombée dans le lac de la Nuit, comme ces
colombes du pays des Agniers, qui se précipitent, au coucher du soleil,
dans une fontaine oii elles disparoissent.
« Nous nous engageâmes, sur le bâton de nos pères, à faire nos
efforts pour rendre la liberté à notre patrie, après avoir étudié les gou-
vernements des nations.
« Je me livrai , dans l'intervalle des combats , à l'étude des langues
iroquoises ou yendates, en même temps que j'apprenois la langue polie
ou la langue des traités, c'est-à-dire la langue algonquine, dont les
Indiens du nord se servent pour communiquer d'une nation à l'autre.
Je m'étois approché de l'ami du père Aubry, du père Lamberville, mis-
sionnaire chez les Iroquois. Aidé de lui, je parvins à entendre et à
parler facilement la langue françoise, et je m'instruisis dans l'art des
colliers ^ des blancs.
« Le religieux me racontoit souvent les souffrances de ce Dieu qui
s'est dévoué pour le salut du monde. Ces enseignements me plaisoient,
car ils rappeloient tous les intérêts de ma vie , le père Aubry et Atala.
La raison des hommes est si foible, qu'elle n'est souvent que la raison
de leurs passions. Poursuivi de mes souvenirs, je cherchois à me sau-
ver au sanctuaire de la miséricorde, comme le prisonnier racheté des
flammes se réfugie à la cabane de paix.
u On commençoit à m'aimer chez les peuples ; mon nom reposoit
agréablement sur les lèvres des sachems. J'avois fait quelque bruit
dans les combats : c'est une malheureuse nécessité de s'habituer à la
vue du sang ; et ce qu'il y a de plus triste encore, diverses qualités
dépendent de celle qui fait un guerrier. Il est difficile d'être compta
comme homme avant d'avoir porté les armes.
1. Les Iroquois. Si. L'art d'écrire, de lire, etc.
240 LES NATCIIEZ.
« Je vis pourtant avec horreur les supplices réservés aux victimes
du sort des combats. En mémoire d'Atala, je donnai la vie et la liberté
à dos guerriers arrêtés de ma propre main. Et moi aussi j'avois été
prisonnier, loin de la douce lumière de ma patrie !
<< J'eus le bonheur d'arracher ainsi à la mort quelques Franrois.
Ononthio' me fit offrir en échange les dons de l'amitié; il me propo-
soit même une hache de capitaine parmi ses soldats. Mais comme ses
paroles étoient celles du secret, et qu'il y joignoit des sollicitations
peu justes, je priai les présents de retourner vers les richesses d'Onon-
thio.
« Le printemps s'étoit renouvelé autant de fois qu'il y a d'œufs
dans le nid de la fauvette ou d'étoiles à la constellation des chas-
seurs, depuis que j'habitois chez les nations iroquoises. Elles avoicnt
fumé le calumet de paix avec les François. Cette paix fut bientôt
rompue : Athaensic^ balaya les feuilles qui commençoient à couvrir
les chemins de la guerre, et fit croître l'herbe dans les sentiers du
commerce. . . ■ .
« Après divers succès on proposa une suspension d'armes; des
députés furent envoyés par les Iroquois au fort Catarakoui. J'étois du
nombre de ces guerriers, et je leur servois d'interprète. A peine entrés
dans Le fort, nous fûmes enveloppés par des soldats. Nous réclamâmes
la protection du calumet de paix : le chef qui nous arrêta nous
répondit que nous étions des traîtres, qu'il avoit ordre d'Onon-
thio de nous embarquer pour Kanata ^, d'où nous serions menés en
esclavage au pays des François. On nous enleva nos haches et nos
flèches ; on nous serra les bras et les pieds avec des chaînes ; nous
fûmes jetés dans des pirogues, qui nous conduisirent au port de Qué-
bec par le fleuve Hochelaga*. De Kanata un large canot nous porta
au delà des grandes eaux, à la contrée des mille villages, dans la terre
où tu es né.
Les cabanes^ où nous abordâmes sont bâties sous un ciel délicieux,
au fond d'un lac intérieur^, où Michabou, dieu des eaux, ne lève point
deux fois le jour son front vert couronné de cheveux blancs, comme
sur les rives canadiennes.
« Nous fûmes reçus aux acclamations de la foule. L'amas dei
cabanes, des grands canots et des hommes, tout ce spectacle, si diffé*-
rent de celui de nos solitudes, confondit d'abord nos idées. Je ne com-
i
1 . Nom que les sauvages donnoient à tous les gouverneurs du Canada. Il signifie
la grande montagne. Ainsi 0«on/A/o-Denonville, 0«o«//((o-Frontenac, etc.
2. Génie de la vengeance. 3. Québec. 4. Le fleuve Saint-Laurent.
5. Marseille. 6. Méditearanée.
LIVRE V. 241
niençai à voir quelque chose de distinct que lorsque nous eûmes été
conduits à la hutte de l'esclavage'.
« Peut-être, mon jeune ami, seras-tu étonné qu'après avoir été
traité de la sorte je conserve encore pour ton pays de l'attachement.
Outre les raisons que je t'en donnerai bientôt, l'expérience de la vie
m'a appris que les tyrans et les victimes sont presque également à
plaindre, que le crime est plus souvent commis par ignorance que par
méchanceté. Enfin, une chose me paroît encore certaine : le Grand-
Esprit, qui mêle le bien et le mal dans sa justice, a quelquefois rendu
amer le souvenir des bienfaits et toujours doux celui des persécutions.
On aime facilement son ennemi, surtout s'il nous a donné occasion de
vertu ou de renommée. Tu me pardonneras ces réflexions : les vieil-
lards sont sujets à allonger leurs propos. »
René répondit : « Chactas, si les discours que tu vas me faire sont
aussi beaux que ceux que tu m'as déjà faits, le soleil pourroit finir et
recommencer son tour avant que je fusse las de t'écouter. Continue à
répandre dans ton récit cette raison tendre, cette douce chaleur des
souvenirs qui pénètrent mon cœur. Quelle idée de la société dut avoir
un sauvage aux galères ! »
Chactas reprit le récit de ses aventures. Ses paroles étoient toutes
naïves; il y mêla une sorte d'aimable enjouement; on eût dit que,
par une délicatesse digne des grâces d'Athènes, ce sauvage cherchoit
à rendre sa voix ingénue, pour adoucir aux oreilles de René l'histoire
de l'injustice des François.
«Une forte résolution de mourir, dit-il, m'empêcha d'abord de
sentir trop vivement mon malheur dans la hutte de l'esclavage : trois
jours entiers nous chantâmes notre chanson de mort, moi et les autres
chefs. Jusque alors je m'étois cru la prudence d'un sachem, et pourtant,
loin d'enseigner les autres, je reçus des leçons de sagesse.
« Un François, mon frère de chaîne , s'étoit rendu coupable d'une
action qui l'avoit fait condamner au tribunal de tes vieillards. Jeune
encore, Honfroy prenoit légèrement la vie. Charmé de m'entendre
parler sa langue, il me racontoit ses aventures; il me disoit: « Chac-
(( tas, tu es un sauvage, et je suis un homme civilisé. Vraisemblable-
« ment tu es un honnête homme, et moi je suis un scélérat. N'est-il
« pas singulier que tu arrives exprès de l'Amérique pour être mon
« compagnon de boulet en Europe, pour montrer la liberté et la ser-
« vitude, le vice et la vertu, accouplés au même joug? Voilà, mon cher
« Iroquois, ce que c'est que la société. N'est-ce pas une très-belle
1. Les bagnes,
III. 16
2h2 LES NATCIIF.Z.
« chose? Maïs prends courage et ne t'étonne de rien : qui sait si un
« jour je ne serai point assis sur un trône? Ne t'alarmc pas trop d'éire
« appareillé avec un criminel au char de la vie : la journée est courte,
« et la mort viendra vite nous dételer. »
« Je n'ai jamais été si étonné qu'en entendant parler cet homme :
il y avoit dans son insouciance une espèce d'horrible raison qui me
confondoit. Quelle est, disois-je en moi-même, cette étrange nation
où les insensés semblent avoir étudié la sagesse, où les scélérats sup-
portent la douleur comme ils goùteroient le plaisir? Honfroy m'en-
gagea à lui ouvrir mon cœur : il me fit sentir qu'il y avoit lâcheté à
Se laisser vaincre du chagrin. Ce malheureux me persuada : je con-
sentis à vivre, et j'engageai les autres chefs à suivre mon exemjjle.
« Le soir, après le travail, mes compagnons s'assembloient autour
de moi et me demandoient des histoires de mon pays. Je leur disois
comment nous poursuivions les élans dans nos forêts, comment nous
nous plaisions à errer dans la solitude avec nos femmes et nos enfants.
A ces peintures de la liberté, je voyois des pleurs couler sur toutes les
mains enchaînées. Les galériens me racontoient à leur tour les diverses
causes du châtiment qu'ils éprouvoient. Il m'arriva à ce sujet une
chose bizarre : je m'imaginai que ces malfaiteurs dévoient être les
véritables honnêtes gens de la société, puisqu'ils me sembloient punis
pour des choses que nous faisons tous les iours sans crime dans nos
bois.
(( Cependant notre vêtement et notre langage excîtoient la curiosité.
Les premiers guerriers et les principales matrones nous venoient voir •
lorsque nous étions au travail, ils nous apportoient des fruits et nous
les donnoient en retirant la main. Le chef des esclaves nous montroit
pour quelque argent; l'homme étoit offert en spectacle à l'homme.
Nous n'étions pas sans consolations. Le grand-chef de la prière du
village' nous visitoit: ce digne pasteur, qui me rappeloit le père
Aubry, nous amenoit quelquefois ses parents.
« Chactas, me disoit-il, voilà ma mère! figure-toi que c'est la femme
« qui t'a nourri et qui t'a porté dans la peau d'ours, comme nous
« l'apprennent nos missionnaires. » A ce souvenir de ma famille et
des coutumes de mon pays, mon cœur étoit noyé d'amertume et de
plaisir. Ce prêtre charitable nous laissoit toujours, en nous quittant,
des pleurs pour effacer les maux de la veille, des espérances pour nous
conduire à travers les maux du lendemain.
« Le chef de la hutte des chaînes, dans la vue de prolonger notre
1. L'évêque de Marseille.
LIVRE V. 2Zi3
existence, utile à ses intérêts, nous permettoit quelquefois de nous
promener avec lui au bord de la mer. .
« Un soir j'errois ainsi sur les grèves : mes yeux, parcourant retendue
des flots, tâchoient de découvrir dans le lointain les côtes de ma
patrie. Je mefigurois que ces flots avaient baigné les rives américaines.
Dans l'illusion de ma douleur, la mer me sembloit murmurer des
plaintes comme celles des arbres de mes forêts ; alors je lui racontois
mon malheur, afin qu'elle le redît à son tour aux tombeaux de mes pères.
« Le gardien, occupé avec d'autres guerriers, oublia de me ramener
à mes chaînes. Des millions d'étoiles percèrent la voûte céleste , et la
lune s'avança dans le firmament. Je découvris à sa lumière un vieil-
lard assis sur un rocher. Les flots calmés expiroient aux pieds de ce
V ieillard, comme aux pieds de leur maître. Je le pris pour Michabou ,
génie des eaux : je m'allois retirer, lorsqu'un soupir apporté à mon
oreille m'apprit que le dieu étoit un homme.
« Cet homme , de son côté, m'aperçut : la vue de mon vêtement
natchez lui fit faire un mouvement de surprise et de frayeur : « Que
« vois-je! s'écria-t-il , l'ombre d'un sauvage des Florides ? Qui es-tu?
« Viens-tu chercher Lopez? » — « Lopez! » répétai-je en poussant un
cri. Je m'approche du père d'Atala; je crois le reconnoître. Il me
regarde avec le même étonnement, la même hésitation ; il me tend à
demi les bras; il me parle de nouveau. C'est sa voix! sa voix même!
Erreur ou vérité, je me précipite dans les bras de mon vieil ami, je le
serre sur mon cœur ; je baigne son visage de mes larmes. Lopez , hors
de lui , doutoit encore de la réalité. « Je suis Chactas , lui disois-je ,
(I Chactas, ce jeune Natchez que vous comblâtes de vos bienfaits à
« Saint-Augustin, et qui vous quitta avec tant d'ingratitude! » A ces
derniers mots , je fus obligé de soutenir le vieillard prêt à s'évanouir ;
et pourtant il me pressoit encore de ses mains devenues tremblantes
par l'âge et par le chagrin.
« L'effusion de ces premiers transports passée , après avoir ranimé
mon ancien hôte, je lui dis : « Lopez, quels semblables et funestes
« génies président à nos destinées? quelle infortune t'amène comme
« moi sur ces bords? que tu es malheureux dans tes enfants? Pourras-
« tu croire que j'ai creusé le tombeau de ta fille, de ta fille qui devoit
« être mon épouse ? »
« Que me dis-tu? » répondit le vieillard.
« J'ai aimé Atala , m'écriai-je, la fille de cette Floridienne que tu
« as aimée. » Ici ma voix, étouffée dans mes larmes, s'éteignit. Mille
souvenirs m'accablèrent : c'étoient la patrie, l'amour, la liberté, les
déserts perdus I
2hl\ LES NATCHEZ.
« I.opcz, qui me comprenoit h poîno, mo pria de m'expliquer. Je lui
fis succinctement le récit de mes aventures. 11 en fut touché, il admira
et pleura cette fille qu'il n'avoit point connue ! Il s'étendit en longs
regrets sur le bonheur que nous eussions pu goûter réunis dans une
cabane, au fond de quoique solitude.
« Mais, mon fils, ajouta-t-il, la volonté de Dieu s'est opposée cà nos
« desseins ; c'est à nous de nous soumettre. A peine m'aviez-vous quitté
« à Saint-Augustin, que des méchants m'accusèrent : des colons puis-
« sants à qui j'avois enlevé quelques Indiens esclaves en les rachetant
« à un prix élevé se joignirent à mes ennemis. Le gouverneur, qui
(( étoit au nombre de ces derniers, nous fit saisir moi et ma sœur : on
<( nous transporta à Mexico, où nous comparûmes au tribunal de l'in-
(( quisition. Nous fûmes acquittés, mais après plusieurs années de
« prison, durant lesquelles ma sœur mourut. On me permit alors de
« retourner à Saint-Augustin. Mes biens avoient été vendus. J'attendis
« quelque temps dans l'espoir d'obtenir justice : l'iniquité prévalut. Je
« me décidai à abandonner cette terre de persécution.
« Je m'embarquai pour les vieilles Espagnes : comme je mettoîs le
(( pied au rivage, j'appris que mes ennemis, redoutant mes plaintes,
« avoient obtenu contre moi un ordre d'exil. Je remontai sur le vais-
« seau , et je me réfugiai dans la Provence. Le prélat de Marseille
« m'accueillit avec bonté : ses secours ont soutenu ma vie. J'ai fait
« autrefois la charité, et maintenant je suis nourri du pain des pau-
« vres. Mais j'approche du moment de la délivrance éternelle, et Dieu,
« j'espère, me fera part de son froment. »
« Comme Lopez finissoit de parler, le guerrier qui surveilloit ma
servitude revint, et m'ordonna de le suivre. Le sachem espagnol me
voulut accompagner, mais son habit n'étoit pas celui d'un possesseur
de grandes cabanes , et le guide repoussa l'indigent étranger, a Rocher
« insensible, m'écriai-je, les esprits vengeurs de l'hospitalité violée
« vous frapperont pour votre dureté. Ce Sachem est un suppliant
« comme moi parmi votre peuple; il y a plus : c'est un vieillard et un
« infortuné. Ce n'est pas ainsi que je vous traiterois si vous veniez
« dans le pays des chevreuils : je vous présenterois le calumet de
« paix; je fumerois avec vous, je vous ofîrirois une peau d'ours et
« du maïs : le Grand-Esprit veut que l'on traite de la sorte les étra n
« gers. »
« A ces paroles, le guerrier des cités se prît à rire : j'aurois tiré de
ce méchant une vengeance soudaine, mais, songeant que j'exposois
Lopez, j'apaisai le bouillonnement de mon cœur. Lopez, à son tour
dans la crainte de m'attirer quelque mauvais traitement, s'éloigna,
LIVRE V. 2Zj5
promettant de me venïr voir. Je regagnai la natte du malheur, sur
laquelle sont assis presque tous les hommes.
« Lopez et le grand -chef de la prière accoururent le lendemain : je
formai avec eux et mes compagnons sauvages une petite société libre
et vertueuse au milieu de la servitude et du vice, comme ces cocotiers
chargés de fruits et de lait qui croissent ensemble sur un écueil aride
au milieu des flots mexicains. Les autres esclaves assistoient à nus
discours : plusieurs commencèrent à régler leurs âmes, qu'ils avaient
laissées jusque alors dans un affreux abandon. Bientôt, par la patience,
par la confession de nos erreurs, par la puissance des prières, nous
enchantâmes nos fers. C'est de cette façon , me disoit le ministre des
chrétiens, que d'anciens esclaves avoient racheté autrefois leur liberlé,
en répétant à leurs maîtres les compositions d'un homme divin et des
chants aimés du ciel.
« Du village où nous étions on nous transporta à un autre village',
où nous fûmes employés aux travaux d'un port : on nous ramena
ensuite à notre première demeure. Le mérite de nos souffrances su\y-
portées avec humilité monta vers le Grand-Esprit : celui que vous
appelez le Seigneur plaça ce mérite auprès de nos fautes; ainsi me l'a
conté le prêtre instruit des choses merveilleuses. Comme une veuve
indienne pleine d'équité met dans ses balances le reste des richesses
de son époux et l'objet offert en échange par l'Européen : elle égalise
les deux poids dans toute la sincérité de son cœur, ne voulant ni nuire
à ses enfants ni à l'étranger qui se confie en elle , de même le Juge
suprême pesa l'offense et la réparation : celle-ci l'emporta aux yeux de
sa miséricorde. Dans ce moment même je vis venir Lopez, tenant un
collier 2 qu'il me montroit de loin en criant : « Vous êtes libre! » Je
m'empresse de déployer le collier; il étoit marqué du sceau d'Ononlhio-
Frontenac, chef du Canada avant Ononthio-Denonville. Les premières
branches du collier s'exprimoient ainsi :
« Le soleil 3 de la grande nation des François a désapprouvé la con-
« duite d'Ononthio-Denonville. Le chef de tous les chefs a su que son
« fds Chactas, qui lui avoit renvoyé plusieurs de ses enfants dans le
« Canada, étoit retenu dans la hutte de l'esclavage. Ononthio-Denon-
« ville est rappelé. Moi, ton père Ononthio-Frontenac , je retourne au
« Canada ; je t'y ramènerai avec tes compagnons. Hâte-toi de venir me
u trouver au grand village, où je t'attends pour te présenter au soleil.
« Essuie les pleurs de tes yeux : le calumet de paix ne sera plus violé.
« et la natte du sang sera lavée avec l'eau du fleuve. »
1. Toulon. 2. Une lettre. 3. Louis XIV.
246 LES NATCHEZ.
« Je fis à haute voix l'explicalion du collier aux chefs sauvages; à
l'instant, même un guerrier détacha nos fors. Aussitôt que nous sentî-
mes nos pieds dégagés des entraves, nous présentâmes en sacrific(^ au
vGrand-Esprit un pain de tahac, que nous jetâmes dans la mer, après
avoir coupé l'offrande en douze parties.
' « Le chef de la prière nous donna l'hospitalité, et nous reçûmes,
avec de l'or, des vêtements nouveaux faits à la façon de notre pays.
« Dès que l'esprit du jour eut attelé le soleil à son traîneau de
flamme, on nous conduisit à la hutte roulante' qui nous devoit
emporter : Lopez et le chef de la prière nous accompagnoient. Long-
temps, à la porte de la cabane mobile, je tins serré contre mon cœur
le père d'Atala; je lui disois.
« Lopez! faut-il que je vous qume encore, que Je vous quitte lors-
(( que vous êtes malheureux? Suivez votre fils : venez parmi vos Indiens
« planter votre bienfaisante vie, dans le sol de ma cabane. Là vous ne
« serez point méprisé par^ce que vous êtes pauvre : je chasserai pour
« votre repas, vous serez honoré comme un génie. Si mes prières trou-
ce vent votre cœur fermé , si vous craignez de vous exposer aux fati-
« gués d'un long voyage, je resterai avec vous : j'apprendrai les arts
« des blancs, je vous mettrai par mon travail au-dessus de l'indigence.
« Qui vous fermera les yeux? qui cueillera le dernier jour de votre
« vieillesse? Souffrez que la main d'un fils vous présente au moins la
« coupe de la mort : d'autres l'agiteroient peut-être et vous la feroient
« boire troublée. »
(( Sage et indulgent Lopez, vous me répondîtes : Vous n'avez jamais
« été ingrat envers moi; quand vous me quittâtes à Saint-Augustin,
« vous suiviez le penchant naturel à tous les hommes ; loin de vous
(( rien reprocher, je vous admirai. Dans ce moment vous seriez cou-
« pable en demeurant sur ces bords : Dieu a enrichi votre âme des
« plus beaux dons de l'adversité; vous devez ces richesses à votre patrie.
« Que si je refuse de vous suivre, ne croyez pas que ce soit faute de
« vous aimer, mais je serois un trop vieux voyageur. Il faut que
« chacun accomplisse les ordres de la Providence : vous dormirez
« auprès des os de vos pères; moi je dois mourir ici. La charité par-
ti tagera ma dépouille; les enfants de l'étranger viendront jouer autour
« de ma tombe et l'effaceront sous leurs pas. Aucune épouse , aucun
« fils, aucune sœur, aucune mère ne s'arrêtera à ma pierre funèbre,
« visitée seulement du malheureux, et sur laquelle passera le sentier
« du pèlerin. »
1. Carrosse.. '
LIVRE V. 2hl
« Et Lopez m'inondoit de ses larmes, comme un jardinier arrose
l'arbrisseau qu'il a planté. Le chef de la prière voulant prévenir une
plus longue foiblesse nous cria : « A quoi pensez-vous? où est donc
« votre courage? » Il me jette dans la hutte roulante, en ferme brus-
quement la porte, et fait un geste de la main. A ce signal le guide du
traîneau pousse ses coursiers, qui s'agitoient dans leurs traits et blan-
chissoient le frein d'écume : frappant de leurs seize pieds d'airain le
pavé sonore, ils partent suivis des quatre ailes bruyantes de la cabane
mobile, qui roulent avec des étincelles de feu. Les édifices fuient des
deux côtés ; nous franchissons des portes qui s'ébranlent à notre pas-
sage, et bientôt le traîneau, lancé dans une longue carrière, glisse
comme une pirogue sur la surface unie d'un fleuve. »
LIVRE SIXIEME.
« La force de mon âme resta longtemps abattue par la tendresse de
mes adieux à Lopez. Le génie de la renommée nous avoit devancés :
durant tout le voyage, nous reçûmes l'hospitalité dans des huttes que
le soleil avoit fait préparer pour nous. Notre simplicité en conclut que
ces hommes que nous voyions étoient les esclaves du soleil , que ces
champs cultivés que nous traversions étoient des pays conquis,
labourés par les vaincus pour les vainqueurs ; vainqueurs qui sans
doute fumoient tranquillement sur leur natte et que nous allions
trouver au grand village. Cette idée nous donna un mépris profond
pour les peuples qui nous environnoient ; nous brûlions d'arriver à la
résidence des vrais François, ou des guerriers libres.
« Nous fûmes étrangement surpris en entrant au grand village * :
les chemins^ étoient sales et étroits; nous remarquâmes des huttes de
commerce^ et des troupeaux de serfs comme dans les rues de la
France. On nous conduisit chez notre père Ononthio-Frontenac. La
cabane étoit pleine de guerriers qu'Ononthio nous dit être de ses amis.
Il nous avertit que nous irions dès le lendemain à un autre village*,
où nous allumerions le feu du conseil avec le chef des chefs. Après
avoir pris le repas de l'hospitalité, nous nous retirâmes dans une
des chambres de la cabane , où nous dormîmes sur des peaux d'ours.
« Le soleil éclairoit les travaux de l'homme civilisé et les loisirs du
sauvage lorsque nous partîmes du grand village. Des coursiers cou-
1. Paris. 2. Les rues. 3. Les boutiques. 4. Versailles.
2^8 LKS NATCHKZ.
verts de finiK^e nous traînrrent à la liiitte' du rhe/ des chefs, en
moins de temps qu'un saclum plein d'expérience, et l'oracle de sa
nation, met à juger un différend qui s'élève entre deux mères de
famille.
« A travers une foule de gardes, nous fûmes conduits jusqu'au père
des François. Surpris de l'air d'esclavage que je remarquois autour de
moi , je disois sans cesse à Ononthio : u Où est donc la nation des
« guerriers libres? » Nous trouvâmes le soleiP assis comme un génie,
sur je ne sais quoi qu'on appeloit un trône, et qui brilloit de toutes
parts. Il tenoit en main un petit bâton avec lequel il jugeoit les
peuples. Ononthio nous présenta à ce grand-chef en disant :
« Sire, les sujets de Votre Majesté... »
« Je me tournai vers les chefs des Cinq-Nations, et leur expliquai la
parole d'Ononthio. Ils me répondirent : « C'est faux; » et ils s'assirent
à terre, les jambes croisées. Alors, m'adressant au premier sachem :
((Puissant soleil, lui dis-je, toi dont les bras s'étendent jusqu'au
(( milieu de la terre ! Ononthio vient de prononcer une parole qu'un
(( génie ennemi lui aura sans doute inspirée : mais toi qu'Athaensic'
({ n'a pas privé de sens, tu es trop prudent pour te persuader que
(( nous soyons tes esclaves. »
(( A ces paroles, qui sortoient ingénument de mes lèvres, il se fit un
mouvement dans la hutte. Je continuai mon discours :
(( Chef des chefs, tu nous as retenus dans la hutte de la servitude
« par la plus indigne trahison. Si tu étois venu chanter la chanson de
(( paix chez nos vieillards, nous aurions respecté en toi les Manitous
(( vengeurs des traités. Cependant la grandeur de notre âme veut que
(c nous t'excusions , car le souverain Esprit ôte et donne la raison
(( comme il lui plaît, et il n'y a rien de plus insensé et de plus misé-
i( rable qu'un homme abandonné à lui-même. Enterrons donc la
(( hache dont le manche est teint de sang. Éclaircissons la chaîne
« d'amitié, et puisse notre union durer autant que la terre et le soleil !
(( J'ai dit. »
(( En achevant ces mots , je voulus présenter le calumet de paix au
.';oleil ; mais sans doute quelque génie frappa ce chef de ses traits
invisibles, car la pâleur étendit son bandeau blanc sur son front : on
se hâta de nous emmener dans une autre partie de la cabane.
(( Là nous fumes entourés d'une foule curieuse : les jeunes hommes
surtout nous sourioient avec complaisance; plusieurs me serrèrent
secrètement la main.
1. Château de Versailles. 2. Louis XIV. 3. La vengeance.
LIVRE VI. 2/»0
« Trois héros s'approchèrent de nous : le premier paroissoit rassasié
de jours , et cependant on l'auroit pris pour l'immortel vieillard des
foudres, tant il traînoit après lui de grandeur. A peine pouvoit-oii
soutenir l'éclat de ses regards : l'âme brillante, ingénieuse et guer-
rière de la France respiroit tout entière dans cet homme.
« Le second cachoit sous des sourcils épais et un air indécis uni
expression extraordinaire de vertu et de courage; on sentoit qu'il
pouvoit être le rival du premier héros et le frein de sa fortune.
« Le troisième guerrier, beaucoup plus jeune que les deux autres ,
portoit la modération sur ses lèvres et la sagesse sur son front. Sa
physionomie étoit fine, son œil observateur, sa parole tranquille. Le
premier de ces guerriers achevoit ses jours de gloire dans une superbe
cabane, parmi les bois et les eaux jaillissantes, avec neuf vierges
célestes qu'on nomma les Muses ; le second ne quittoit le grand village
que pour habiter les camps ; le troisième vivoit retiré dans un petit
héritage non loin d'un temple où il se promenoit souvent autour des
tombeaux.
« J'invitai ces trois enfants des batailles à venir chanter au milieu
du sang notre chanson de guerre; l'aîné des fils d'Areskoui' sourit, le
second s'éloigna, le troisième fit un mouvement d'horreur^.
« Ononthio me fit observer plus loin des guerriers qui causoient
ensemble avec chaleur. « Voilà, me dit-il, trois hommes que la France
« peut opposer à l'Europe combinée. Quel feu dans le plus jeune des
« trois! quelle impétuosité dans sa parole! Il s'efforce de convaincre
« ce sachem inflexible qui l'écoute qu'on doit faire servir les galères
« de la mer intérieure sur les flots de l'Océan. Ce fils illustre d'un père
« encore plus fameux fait sourire le troisième guerrier, qui ne veut
« pas décider entre les deux autres et s'excuse en disant qu'il ignore
« les arts de Michabou' ; il ne tient que d'Areskoui le secret des cein-
« tures inexpugnables dont il environne les cités*. »
« Dans ce moment un jeune héros s'avança vers le guerrier au regard
sévère'; il lui présenta un collier^ de suppliant. Le fils altier de la
montagne jeta les yeux sur le collier, et le rendit durement au héros
avec les paroles du refus. Le jeune homme rougit et sortit, en jetant
sur la cabane un regard qui me fit frémir, car il me sembla qu'il
avoit imploré le génie des vengeances '.
« Je fus distrait de ces pensées par un grand bruit qui se fit à une
1. Génie de la guerre. 2. Condé, Turenne et Catinat.
3. Génie des eaux. 4. Seignelay, fils de Colbert, Louvois et Vauban.
•>. Louvois. 6. Un placet, une lettre. 7. Le prince Eugène.
250 LES NATCHEZ.
porte. Entrent aussitôt deux guerriers qui se tenoîent en riant sous le
bras. Leur taille arrondie annoncoit les fils heureux de la joie; leurs
pas étoient un peu chancelants; leur haleine étoit encore parfuniûe
des esprits du plus excellent jus de feu '. Leurs vêtements lloltoient
négligés comme au sortir d'un long festin; leur visage étoit tout
empreint des poudn^s chères au conseil des sachems ^. Je ne sais quoi
de brave, de populaire, de spirituel, d'insouciant, d(! libéral jusqu'à
la prodigalité, étoit répandu sur leur personne ; ils avoient l'air de ne
rien voir avec un cœur ennemi, de se divertir d(>s hommes, de penser
peu aux dieux et de rire de la mort. On les eût pris pour des jumeaux^
qu'Areskoui ' auroit eus d'une mortelle après la victoire, ou pour les
fils illégitimes de quelque roi fameux ; ils mèloient à la noblesse des
hautes destinées de leur père ce que l'amour et une plus humble
condition ont de gracieux et de fortuné *. •
« A peine ces enfants joufflus des vendanges avoient-ils posé un
pied mal assuré dans la cabane, que deux autres guerriers coururent
se joindre à eux. Un de ces derniers avoit reçu en naissant un coup
fatal de la main d'un génie, mais c'étoit l'enfant des bons succès ■"' ;
l'autre resscmbloit parfaitement à un génie sauveur * ye l'avois vu
arrêter par le bras le jeune homme qui étoit sorti de la grande cabane
après le refus du guerrier hautain ''.
« Ainsi réunis, ces quatre guerriers alloient parcourant la hutte,
réjouissant les cœurs par leurs agréables propos : ils ne dédaignèrent
pas de causer avec un sauvage. Les deux frères me demandèrent si les
banquets étoient longs et excellents dans mes forêts, et si l'on som-
meilloit beaucoup d'heures sur la peau d'ours. Je tâchai de faire
honneur à mes bois et de mettre dans ma réponse la gaieté qui respi-
roit sur les lèvres de ces hommes. Un esprit me favorisa, car ils paru-
rent contents et me voulurent montrer eux-mêmes la somptuosité de
la hutte du soleil.
« Nous parcourijmes d'immenses galeries, dont les voûtes étoient
habitées par des génies et dont les murs étoient couverts d'or, d'eau
glacée * et de merveilleuses peintures. Les guerriers blancs désirèrent
savoir ce que je pensois de ces raretés.
« Mes hôtes, répondis-je , je vous dirai la vérité, telle que les Mani-
« tous me l'inspirent, dans toute la droiture de mon cœur : vous me
1. Du vin. 2. Du tabac. 3. Génie delà guerre.
4. Les deux Vendôme, petits-fils de Henri IV, par Gabrielle.
5. Luxembourg. 6. Villars.
7. Louvois refusa un régiment au prince Eugène, et celui-ci passa au service de
l'empereur. 8. Des glaces.
LIVRE VI. 251
« semblez très à plaindre et fort misérables; jamais je n'ai tant
« regretté la cabane de mon père Outalissi , ce guerrier honoré des
« nations comme un génie. Ce palais dont vous vous enorgueillissez
« a-t-il été bâti par l'ordre des esprits ? N'a-t-il coûté ni sueurs ni
(( larmes? Ses fondements sont-ils jetés dans la sagesse, seul terrain
« solide? Il faut une vertu magnifique pour oser habiter la magnifi-
« cence de ces lieux : le vice seroit hideux sous ces dômes. A la pesan-
« teur de l'air que je respire, à je ne sais quoi de glacé dans cet air, à
« quelque chose de sinistre et de mortel que j'aperçois sous le voile
« des sourires, il me semble que cette hutte est la hutte de l'esclavage,
« des soucis, de l'ingratitude et de la mort. N'entendez-vous pas une
« voix douloureuse qui sort de ces murs comme s'ils étoient l'écho où
« se viennent répéter les soupirs des peuples? Ahl qu'il seroit grand
« ici, le bruit des pleurs, si jamais il commençoit à se faire entendre !
« Un tel édifice tombé ne seroit point rebâti, tandis que ma hutte se
« peut relever plus belle en moins d'une journée. Qui sait si les
« colonnes de mes chênes ne verdiront point encore à la porte de ma
« cabane lorsque les piliers de marbre de ce palais seront prosternés
« dans la poudre ? »
« C'est ainsi, ô René! qu'un ignorant sauvage de la Nouvelle-France
devisoit avec les plus grands hommes de ta vieille patrie, sous le règne
du plus grand roi, au milieu des pompes de Versailles. Nous quittâmes
les galeries, et nous descendîmes dans les jardins au milieu du fracas
des armes.
« Dans ces jardins, malgré les pr^j'ug^s cfema natte, je fus vraiment
frappé d'étonnement : la façade entière du palais semblable à une
immense ville, cent degrés de marbre blanc conduisant à des bocages
d'orangers, des eaux jaillissant au milieu des statues et des parterres,
des grottes, séjour des esprits célestes, des bois où les premiers héros,
les plus belles femmes, les esprits les plus divins erroient en méditan*
les triples merveilles de la guerre, de l'amour et du génie, tout ce
spectacle enfin saisit fortement mon âme. Je commençai à entrevoir
une grande nation où je n'avois aperçu que des esclaves , et pour la
première fois je rougis de ma superbe du désert.
(( Nous nous avançâmes parmi les bronzes, les marbres, les eaux et
les ombrages : chaque flot, contraint de sortir de la terre, apportoit
un génie à la surface des bassins. Ces génies varioient selon leur puis-
sance : les uns étoient armés de tridents, les autres sonnoient des
conques recourbées; ceux-ci étoient montés sur des chars, ceux-là
vomissoient l'onde en tourbillon. Mes compagnons s'étant écartés, je
m'assis au bord d'un bain solitaire. La rêverie vint planer autour de
252 LES NATCHEZ.
moi; elle secouoit sur mes cheveux les songes et les souvenirs :
elle m'envoya la plus douce des tristesses du cœur, celle de la patrie
absente.
« Nous abandonnâmes enfin la hutte des rois, et la nuit, marcliant
devant nous avec la fraîcheur, nous reconduisit au grand village.
« Lorsque les dons du sommeil eurent réparé mes forces, Onoiilliio
me tint ce discours : «Chactas, fds d'Outalissi, vous vous plaignez
« que vous n'avez point encore vu les guerriers libres, et vous me
« demandez sans cesse où ils sont : je vous les veux faire connoître.
« Un esclave va vous conduire aux cabanes où s'assemblent diverses
« espèces de sachcms : allez et instruisez-vous, car on apprend beau-
« coup par l'étude des mœurs étrangères. Un homme qui n'est point
« sorti de son pays ne connoît pas la moitié de la vie. Quant aux autres
« chefs vos compagnons, comme ils n'entendent pas la langue de la
« terre des chairs blanches, ils préféreront sans doute rester sur la
« natte, à fumer leur calumet et à parler de leur pays. »
« Il dit. Plein de joie, je sors avec mon guide; comme un aigle qui
demande sa pâture, je m'élance plein de la faim de la sagesse. Nous
arrivons à une cabane ' où étoient assemblés des hommes vénérable?.
« J'entrai avec un profond respect dans le conseil , et je fus d'autant
plus satisfait, qu'on ne parut faire aucune attention à moi. Je remer-
ciai les génies, et je me dis : « Voici enfin la nation françoise. C'est
« comme nos Sachems! » Je pris une pipe consacrée à la paix, et je
m'apprêtai à répondre à ce qu'on alloit sans doute me demander tou-
chant les mœurs, les usages et les lois des chairs rouges. Je prêtai
attentivement l'oreille, et je promis le sacrifice d'un ours à Micbabou*
s'il vouloit m'envoyer la prudence pour faire honneur à mon pays.
« Par le Grand-Lièvre^, ô mon fils! je fus dans la dernière confu-
sion quand je m'aperçus que je n'entendois pas un mot de ce que
disoient les divins sachems. Je m'en pris d'abord à quelque Manitou
ennemi de ma gloire et do mes forêts : je m'allois retirer plein de
honte, lorsque l'un des vieillards, se tournant vers moi, dit grave-
ment : « Cet homme est rouge, non par nature, car il a la peau
« blanche comme l'Européen. » Un autre soutint que la nature m'avoit
donné une peau rouge ; un troisième fut d'avis de m'adresser des ques-
tions, mais un quatrième s'y opposa, disant que d'après la conforma-
tion extérieure de ma tête il étoit impossible que je comprisse ce
qu'on me demanderoit.
« Pensant, dans la simplicité de mon cœur, que les sachems se
i. Le Louvre. 2. Génie de» eaux, 3, Divinité souveraine des chasseurs
LIVRE VI. 253
divertissoicnt , je me pris à rire. «Voyez, » s'écria celui qui avoit
énoncé la dernière opinion, « je vous l'avois dit! Je serois assez
« porté à croire, à en juger par ses longues oreilles, que le Canadien
« est l'espèce mitoyenne entre l'homme et le singe. » Ici s'éleva une
dispute violente sur la forme de mes oreilles. « Mais voyons , » dit
enfin un des vieillards qui avoit l'air plus réfléchi que les autres :
« il ne se faut pas laisser aller à des préventions. » i
« Alors le sachem s'approcha de moi avec des précautions qu'il crut
nécessaires, et me dit : « Mon ami, qu'avez-vous trouvé de mieux
« dans ce pays -ci? »
« Charmé de comprendre enfin quelque chose à tous ces discours,
je répondis : « Sachem , on voit bien à votre âge que los génies vous
<! ont accordé une grande sagesse : les mots qui viennent de sortir de
« votre bouche prouvent que je ne me suis pas trompé. Je n'ai pas
« encore acquis beaucoup d'expérience, et je pourrois être un de
« vos fils. Quand je quittai les rives du Meschacebé, les magnolias
« avoient fleuri dix-sept fois, et il y a dix neiges que je pleure la hutte
« de ma mère. Cependant, tout ignorant que je suis, je vous dirai la
« vérité. Jusqu'à présent je n'ai point encore vu votre nation, ainsi je
« ne saurois vous parler des guerriers libres; mais voici ce que j'ai
« trouvé de mieux parmi vos esclaves : les huttes de commerce ' où
a l'on expose la chair des victimes me semblent bien entendues et
« parfaitement utiles. »
« A cette réponse, un rire qui ne finîssoît poînt bouleversa l'assem-
blée : mon conducteur me fit sortir, priant les sachems d'excuser la
stupidité d'un sauvage. Comme je traversois la hutte, j'entendis argu-
menter sur mes ongles et ordonner de noter aux colliers^ ce conseil
comme un des meilleurs de la lune dans laquelle on étoit alors.
« De cette assemblée nous nous rendîmes à celle des sachems
appelés juges. J'étois triste en songeant à mon aventure, et je rou-
gissois de n'avoir pas plus d'esprit. Arrivé dans une île ' au milieu
d'un grand village, je traversai des huttes obscures et désertes, et je
parvins au lieu* où résidoit le conseil. De vénérables sachems, vêtus
de longues robes rouges et noires , écoutoient un orateur qui parloit
d'une voix claire et perçante : « Voici , dis-je intérieurement, les vrais
« sachems; les autres, je le vois à présent, ne sont aue des sorciers
« et des jongleurs. »
1. Boutiques de charcutier et de boucher. Les sauvages amenés à Paris soua
Louis XIV ne furent frappés que do l'étal des viandes de boucherie.
2. Registres, livres, contrats, lettres, en général toutes sortes d'écrits*
3. La Cité. 4. Le Palais-de-Justice.
254 LES NATCHEZ.
« Je me plaçai dans le rang des spectateurs avec mon guide , cl
m'adressant à mon voisin : « Vaillant fils de la France, lui dis-je, cet
« orateur à la voix de cigale parle sans doute pour ou contre la guerre,
« ce fléau des peuples? Quelle est, je te supplie de me le dire, l'injus-
« tice dont il se plaint avec tant de véhémence? »
« L'étranger, me regardant avec un sourire, me répondit : « Mon
« cher sauvage, il s'agit bien de la guerre ici! De la guerre, oui, à ce
« misérable que tu vois, et qui sera sans doute étranglé pour avoir eu
« la foiblesse de confesser dans les tourments un crime dont il n'y a
« d'autre preuve que l'aveu arraché à ses douleurs. »
« Je conjurai mon conducteur de me remener à la hutte d'Ononthio,
puisqu'on s'amusoit partout de ma simplicité.
a Nous retournions en effet chez mon hôte, lorsqu'en passant devant
la cabane des prières * nous vîmes la foule rassemblée aux portes :
mon guide m'apprit qu'il y avoit dans cette cabane une fête de la Mort.
Je me sentis un violent désir d'entrer dans ce lieu saint : nous y péné-
trâmes par une ouverture secrète. On se taisoit alors pour écouter un
génie dont le souffle animoit des trompettes d'airain ^ : ce génie cessa
bientôt de murmurer. Les colonnes de l'édifice, enveloppées d'étoffes
noires, auroient versé à leurs pieds une obscurité impénétrable si
l'éclat de mille torches n'eût dissipé cette obscurité. Au milieu du
sanctuaire, que bordoient des chefs de la prière ', s'élevoit le simu-
lacre d'un cercueil. L'autel et les statues des hommes protecteurs de
la patrie se cachoient pareillement sous des crêpes funèbres. Ce que
le grand village et la cabane du soleil contenoient de plus puissant
et de plus beau étoit rangé en silence dans les bancs de la nef.
« Tous les regards étoient attachés sur un orateur vêtu de blanc au
milieu de ce deuil, et qui, debout, dans une galerie suspendue*, les
yeux fermés, les mains croisées sur sa poitrine, s'apprêtoit à com-
mencer un discours : il sembloit perdu dans les profondeurs du ciel.
Tout à coup ses yeux s'ouvrent, ses mains s'étendent, sa voix, inter-
prète de la mort , remplit les voûtes du temple, comme la voix même
du Grand-Esprit^. Avec quelle joie je m'aperçus que j'entendois par-
faitement le chef de la prière 1 II me sembloit parler la langue de
mon pays , tant les sentiments qu'il e^iûrimoit étoient naturels à mon
cœur!
« Je m'aurois voulu jeter aux pieds de ce sacrificateur, pour le prier
de parler un jour sur ma tombe, afin de réjouir mon esprit dans la
1. Une église. 2. L'orgue. 3. Les prêtres.
4. La chaire. 5. Bossuet.
LIVRE VI. 255
contrée des âmes ; mais lorsque je vins à songer à mon peu de vertu
je n'osai demander une telle faveur : le murmure du vent et du tor-
rent est la seule éloquence qui convient au monument d'un sau-
vage.
« Je ne sortis point de la cabane de la prière sans avoir invoqué le
Dieu de la fille de Lopez. Revenu chez Ononthio, je lui fis part des
fruits de ma journée ; je lui racontai surtout les paroles de l'orateur
de la mort. Il me répondit :
« Chactas, connois la nature humaine : ce grand homme qui t'a
« enchanté n'a pu se défendre d'être importuné d'une autre renom-
« mée que la sienne : pour quelques mots mal interprétés, il partage
« maintenant la cour et la ville et persécute un ami '.
H Tu verras bien d'autres contradictions parmi nous. Mais tu ne
« serois pas aussi sage que ton père, fils d'Outalissi, si tu nous jugeois
« d'après ces foiblesses. »
« Ainsi me parloit Ononthio, qui avoit vécu bien des neiges ^. Les
choses qu'il venoit de me dire m'occupèrent dans le silence de ma
nuit. Aussitôt que la mère du jour, la fraîche Aurore, eut monté sur
l'horizon avec le jeune soleil, son fils, suspendu à ses épaules dans
des langes de pourpre, nous secouâmes de nos paupières les vapeurs
du sommeil. Par ordre d'Ononthio, nous jetâmes autour de nous nos
plus beaux manteaux de castor, nous couvrîmes nos pieds de mocas-
sines merveilleusement brodées, et nous ombrageâmes de plumes nos
cheveux relevés avec art : nous devions accompagner notre hôte à la
fête que le grand-chef préparoit dans des bois, non loin des bords de
la Seine.
« Vers l'heure où l'Indienne chasse avec un rameau les mouches qui
Dourdonnent autour du berceau de son fils, nous partons ; nous arri-
vons bientôt au séjour des Manitous et des génies '. Ononthio nous
place sur une estrade élevée.
« Le chef des chefs paroît couvert de pierreries : il étoit monté sur
un cheval plus blanc qu'un rayon de la lune et plus léger que le vent.
11 passe sous des portiques semblables à ceux de nos forêts : cent héros
l'accompagnent vêtus comme les anciens guerriers de la France.
« Une barrière tombe : les héros s'avancent ; un char immense et
tout d'or les suit. Quatre siècles, quatre saisons, les heures du jour et
de la nuit, marchent à côté de ce char. On se livre des combats qui
nous ravissent.
« La nuit enveloppe le ciel; les courses cessent, mille flambeaux
1. Fénelon. 2. Années. 3. Fêtes de Louis XIV.
256 LES NATCIIKZ.
s'allumciil dans les bosquels. Tout à coup une monlagnc brillante de
clarté s'élève du fond d'un antre obscur; un génie et sa compagne sont
debout sur sa cime : ils en descendent et couvrent des raretés de la
terre et de l'onde une table de cristal. Des femmes éblouissantes de
beauté viennent s'asseoir au banquet, et sont servies par des nympbcs
et des amours.
« Un amphithéâtre sort du sein de la terre et étale sur ses gradins
des chœurs harmonieux qui font retentir mille instruments. A un signal
la scène s'évanouit; quatre riches cabanes, chargées des dons du com-
merce et des arts» remplacent les premiers prodiges. Ononthio me fait
observer les personnages qui distribuent les présents de la munificence
royale.
« Voyez-vous, me dit-il, cette femme si belle, mais d'un port un peu
u altier ', qui préside à l'une des quatre cabanes avec le fils d'un roi?
H Un nuage est sur son front : c'est un astre qui se retire devant cette
« autre beauté au regard plus doux, mais plein d'art, qui tient la
« seconde cabane avec ce jeune prince ^. Si le grand-chef avoit voulu
« être heureux parmi les femmes, il n'eût écouté ni l'une ni l'autre de
« ces beautés, et l'âme la plus tendre ne se consumeroit pas aujour-
« d'hui dans une solitude chrétienne '. »
« Tandis que j'écoutois ces paroles, je remarquai plusieurs autres
femmes que je désignai à Ononthio. Il me répondit :
« Les Grâces mêmes ont arrangé les colliers ^ que cette matrone
« envoie à sa fille chérie; quant à ces trois autres fleurs qui balancent
« ensemble leurs tiges, l'une se plaît au bord des ruisseaux \ l'autre
« aime à parer le sein des princesses infortunées ^, et la troisième offre
« ses parfums à l'amitié '. Voilà plus loin deux palmiers illustres par
« leur race, mais ils n'ont pas la grâce des trois fleurs, et ne sont
« ornés que de colliers politiques ^. Chactas, quand ce talent dans les
« femmes se trouve réuni au génie dans les hommes, c'est ce qui éta-
« blit la supériorité d'un peuple. Trois fois favorisées du ciel les nations
« 011 la Muse prend soin d'aplanir les sentiers de la vie, les nations
« chez lesquelles règne assez d'urbanité pour adoucir les mœurs, pas
(t assez pour les corrompre! »
« Durant ce discours, la voix de deux hommes se fit entendre der
rière nous. Le plus jeune disoit au plus âgé : « Je ne m'étonne pas que
\. M"* de Montespan. 2. M™^ deMaintenon. 3. M"' de La Vallière.
4. Lettres de M"!* de Sévigné. 5. M"" Deshoiilières.
6. M"' de La Fayette. 7. M""' Lambert.
8. Mémoires de M"' de Montpensier et de Madame, seconde femme du frère de
Louis XIV.
LIVRE VI. 257
« vous soic^ surpris de cette institution de la chambre ardente : nous
« sommes en tous genres au temps des choses extraordinaires. Si
« l'on pouvoit parler du masque de fer... » Ici la voix du guerrier
devint sourde comme le bruit d'une eau qui tombe sous des racines,
au fond d'une vallée pleine de mousse.
« Je tournai la tête, et j'aperçus un guerrier que je reconnus pour
étranger à son vêtement : il portoit une coiffure de pourpre. Ononthio,
qui vit ma surprise, se hâta de me dire : (t Fils de la terre des chas-
« seurs, tu te trouves dans le pays des enchantements. Le guerrier qui
« nous a interrompus par ses propos est lui-même ici une merveille :
« c'est un roi ' venu de la ville de marbre pour humilier son peuple
« aux pieds du soleil des François. »
« A peine Ononthio s'étoit exprimé de la sorte, que la terreur saisit
toute l'assemblée : le chef des chefs se troubla aux paroles secrètes que
lui porta un héraut. Tandis que des cris retentissoient au loin, le
silence et l'inquiétude étoient sur toutes les lèvres et sur tous les
fronts : un castor qui a entendu des pas au bord de son lac suspend
les coups dont il battoit le ciment de ses digues et prête au bruit une
■ oreille alarmée. Après quelques moments, les plaintes s'évanouirent,
et le calme revint dans la fête. Je demandai à Ononthio la cause de cet
accident ; il hésita avant de répondre. Voici quelles furent ses paroles :
u C'est une imprudence causée par une troupe de guerriers qui a
« passé trop près de ce lieu en escortant des bannis. »
« Je répliquai : « Ils ont donc commis des crimes? A leurs gémisse-
« ments, je les aurois pris pour des infortunés plutôt que pour des
« hommes haïs du Grand-Esprit à cause de leurs injustices : il y a dans
u la douleur un accent auquel on ne se peut tromper. D'ailleurs, ils
« me sembloient bien nombreux, ces hommes : y auroit-il tant de
« cœurs amis du mal? »
« Ononthio repartit : « On compte plusieurs milliers de François
« ainsi condamnés à l'exil ; on les bannit parce qu'ils veulent adorer
« Dieu à des autels nouvellement élevés ^. »
« Ainsi, m'écriai-je, c'est la voix de plusieurs milliers de François-
(( malheureux que je viens d'entendre au milieu de cette pompe fran-
« çoise! 0 nation incompréhensible! d'une main vous faites des liba-
« lions au Manitou des joies, de l'autre vous arrachez vos frères à leur
« foyer! vous les forcez d'abandonner, avec toutes sortes de misères,
« leurs génies domestiques! »
1. Le doge de Gênes. *
2. Les protestants. Révocation de l'édit de Nantes, dragonnades.
III. 17
258 LES NATCIIKZ.
« Cliactas! Chactas! s'écria vivement Ononthio, on ne parle point
tt de cela ici. »
« Je me tus, mais le reste des jeux me parut empoisonné ; incapable
de fixer mes pensées sur les mœurs et les lois des Européens, je regret-
ta» amèrement ma cabane et mes déserts.
« Nous nous retrouvâmes avec délices chez Ononthio. Heureux, me
.lîsois-je en cédant au sommeil, heureux ceux qui ont un arc, une
peau de castor et un ami!
u Le lendemain, vers la première veille de la nuit, Ononthio me fit
monter avec lui sur son traîneau, et nous arrivâmes au portique d'une
longue cabane ' qu'inondoicnt les ilôts des peuples. Par d'étroits pas-
sages, éclairés à la lueur de feux renfermés dans des verres, nous
pénétrons jusqu'à une petite hutte ^ tapissée de pourpre, dont une
esclave nous ouvrit la porte,
« A l'instant je découvre une salle où quatre rangs de cabanes, sem-
blables à celles oij j'entrois, étoient suspendus aux contours de l'édi-
fice : des femmes d'une grande beauté, des héros à la longue chevelure
et chargés de vêtements d'or, brilloient dans les cabanes à la clarté
des lustres. Au-dessous de nous, au fond d'un abîme, d'autres guer-*
riers debout et pressés onduloient comme les vagues de la mer. Un
bruit confus sortoit de la foule ; de temps en temps des voix, des cris
plus distincts se faisoient entendre, et quelques fils de l'Harmonie,
r'mgés au bas d'un large rideau, exécutoient des airs tristes qu'on
n'écoutoit pas.
« Tandis que je contemplois ces choses si nouvelles pour moi, tandis
qu'Ononlhio et ses amis étudioient dans mes yeux les sensations d'un
sauvage, un sifflement tel que celui des perruches dans nos bois part
d'un lieu inconnu : le rideau se replie dans les airs comme le voile de
la Nuit, touché par la main du Jour.
« Une cabane soutenue par des colonnes se découvi^e à mes regards.
La musique se tait ; un profond silence règne dans l'assemblée. Deux
guerriers, l'un jeune, l'autre déjà atteint par la vieillesse, s'avancent
sous les portiques. René, je ne suis qu'un sauvage, mes organes gros-
siers ne peuvent sentir toute la mélodie d'une langue parlée par le
peuple le plus poli de l'univers; mais, malgré ma rudesse native, je
ne saurois le dire quelle fut mon émotion lorsque les deux héros vin-
rent à ouvrir leurs lèvres au milieu de la hutte muette. Je crus enten-
dre la musique du ciel : c'étoit quelque chose qui ressembloit à des
airs divins, et cependant ce n'éloit point un véritable chant; c'éLoit, je
J. Un théâtre. 2. Une loae.
LIVRE VI. 259
ne sais quoi qui tenoit le milieu entre le chant et la parole. J'avois ouï
la voix des vierges de la solitude durant le calme des nuits ; plus d'une
fois j'avois prêté l'oreille aux brises de la lune lorsqu'elles réveillent
dans les bois les génies de l'harmonie ; mais ces sons me parurent
sans charmes auprès de ceux que j'écoutois alors.
« Mon saisissement ne fit qu'augmenter à mesure que la scène se
déroula. 0 Atala ! quel tableau de la passion, source de toutes nos
nfortunes! Vaincu par mes souvenirs, par la vérité des peintures',
par la pqpisie des accents, les larmes descendirent en torrents de mes
yeux : nion désordre devint si grand qu'il troubla la cabane entière.
c( Lorsque le rideau retombé eut fait disparoître ces merveilles, la
plus jeune habitante ^ d'une hutte voisine de la nôtre me dit : a Mon
« cher Huron, je suis charmée de toi, et je te veux avoir ce soir à
« souper, avec celui que tu appelles ton père. » Ononthio me prit à
part, et me raconta que cette femme gracieuse étoit une célèbre
ikouessen ^, chez laquelle se réunissoit la véritable nation françoise.
Ravi de la proposition, je répondis à l'ikouessen : « Amante du plaisir,
« tes lèvres sont trop aimables pour recevoir un refus. Tu excu-
« seras seulement ma simplicité, parce que je viens de's grandes
« forêts. »
« Dans ce moment la toile s'enleva de nouveau. Je fus plus étonné
au second spectacle que je ne l'avois peut-être été du premier,
mais je le compris moins. Les passions que vous appelez tragiques
sont communes à tous les peuples, et peuvent être entendues d'un
Natchez et d'un François; les pleurs sont partout les mêmes, mais les
ris diffèrent selon les temps et les pays.
« Les jeux finis, l'ikouessen s'enveloppa dans un voile, et me for-
çant, avec la folâtrerie des Amours, à lui donner la main, nous des-
cendhnes les degrés de la hutte, où se pressoit une foule de spectateurs :
Ononthio nous suivoit. L'Indien ne sait point rougir ; je ne me sentis
aucun embarras, et je remarquai qu'on avoit l'air d'applaudir à la
naïve hauteur de ma contenance.
(i Nous montons sur un traîneau au milieu des armes protectrices,
des torches flamboyantes et des cris des esclaves qui faisoient retentir
les voûtes du nom pompeux de leurs maîtres. Comme le char de la
Mnt, roulent les cabanes mobiles : l'enfant du commerce, retiré dans
la paix de ses foyers, entend frémir les vitrages de sa hutte et sent
trembler sous lui la couche nuptiale. Nous arrivons chez la divinité
des plaisirs. S'élançant du traîneau rapide auquel ils étoient suspen-
1. Phèdre. 2. Ninon. 3. Courtisane.
2f)0 LES NATCHEZ.
dus, dos esclaves nous en ouvrent les portes : nous descendons sous
un vestibule de marbre orné d'orangers et de fleurs. Nous pénétrons
dans des cabanes voluptueuses, aux lambris de bois d'ébène gravés en
paysages d'or. Partout brûloient les trésors dérobés ' aux filles dce
rochers et des vieux chênes. La véritable nation françoise (car je
l'a vois reconnue au premier coup d'œil) étoit déjà établie aux foyers
(le l'ikoucssen. Un ton d'égalité, une franchise semblable à celle des
sauvages, rcgnoicnt parmi les guerriers.
« J'adressai ma prière à l'Amour hospitalier, Manitou de cette
cabane, et me mêlant à la foule, je me trouvai pour la première fois
aussi à l'aise que si j'eusse été dans le conseil des Natchez.
« Los guerriers étoient rassemblés en divers groupes, comme des
faisceaux de maïs plantés dans le champ des peuples. Chacun énsei-
gnoit son voisin et étoit enseigné par lui : tour à tour les propos
étoient graves comme ceux des vieillards, fugitifs comme ceux des
jeunes filles. Ces hommes, capables de grandes choses, ne dédaignoicnt
pas les agréables causeries; ils répandoient au dehors la surabondance
de leurs pensées; ils formoient de discours légers un entretien aima-
ble et varié : dans un atelier européen, des ouvriers aux bras robustes
filent le métal flexible qui réunit les diverses parties de la parure de
la beauté ; l'un en aiguise la pointe, l'autre en polit la longueur, un
troisième y attache l'anneau qui fixe le nuage transparent sur le sein
de la vierge ou le ruban sur sa tête.
« Abandonné à moi-même, j'errois de groupe en groupe, charmé de
ce que j'entendois, car je comprenois toutes les paroles : on ne mon-
troit aucune surprise de ma façon étrangère.
a Tandis que je promenois mes pas à travers la foule, j'aperçus
dans un coin un homme qui ne conversoit avec personne et qui
paroissoit profondément occupé. J'allai droit à lui. a Chasseur, lai
« dis-je, je te souhaite un ciel bleu, beaucoup de chevreuils et un
« manteau de castor. De quel désert es-tu? car, je le vol«^ bien, tu
« viens comme moi d'une forêt. »
« Le héros, qui eut l'air de se réveiller, me regarda, et me répondit ;
« Oui, je viens d'une forêt.
«
«
Je ne dormirai point sous de riches lambris.
Mais voit-on que le somme en perde de son prix?
En est-il moins profond et moins plein de délices?
« Je lui voue au désert de nouveaux sacrifices. »
1. La cire.
LIVRE VI. 261
«Je l'avois bien deviné, m'écriai -je; ton apparence est simple,
« mais tu es excellent. Y a-t-il rien de moins brillant que le castor, le
« rossignol et l'abeille? »
« Comme j'achevois de prononcer ces mots, un guerrier au regard
pénétrant s'approcha de nous, mettant un doigt sur sa bouche. « Je
« parie, dit -il, que nos deux sauvages sont charmés l'un de l'autre. »
« En même temps il passa son bras sous le mien et m'entraîna dans
une autre partie de la cabane. « Laissons -nous donc tout seul cet
(( enfant des bois? » lui dis-je. « Oh! répliqua mon conducteur, il se
« suffît à lui-même : il ne parle pas d'ailleurs le langage des hommes,
u et n'entend que celui des dieux, des lions, des hirondelles et des
(i colombes ' ! »
« Nous traversions la foule : un aes plus beaux François que j'aie
jamais vus, s'appuyant sur les bras de deux de ses amis, nous accosta.
Mon guide lui dit : « Quel chef-d'œuvre vous nous avez donné! vous
« avez vu les transports dans lesquels il a jeté ce sauvage. » —
« J'avoue, repartit le guerrier, que c'est un des succès qui m'ont le
« plus flatté dans ma vie. » — « Et cependant, dit un de ses deux amis
« d'un ton sévère, vous eussiez mieux fait de ne pas tant céder au goût
« du siècle, de retrancher votre Aricie, au risque de perdre cette scène
« qui a ravi cet Iroquois. »
Le second ami du guerrier le voulut défendre. « Voilà vos foi-
ce blesses, s'écria le premier, voilà comme vous êtes descendu du
« Misanthrope au sac dans lequel vous enveloppez votre Scapin !» A ce
propos j'allois à mon tour m'écrier : « Sont-ce là les hommes aimés du
« ciel dont j'ai entendu les chants? » Mais les trois amis s'éloignèrent 2,
et je me retrouvai seul avec mon guide.
« Il me conduisit à l'autre extrémité de la cabane, et me fit asseoir
près de lui sur une natte de soie. De là , promenant ses yeux sur la
foule tantôt en mouvement, tantôt immobile , il me dit : « Chactas, je
« te veux faire connoître les caractères des personnages que tu vois ici ;
« ils te donneront une idée de ce siècle et de ma patrie.
« Remarque d'abord ces guerriers qui sont nonchalamment étendus
« sur cette demi-couche d'édredon : ce sont les enfants des jeux et des
« ris ; ils tiennent l'immortalité de leur naissance, car, bien qu'ils te
« paroissent déjà vieux, ils sont toujours jeunes comme les Grâces,
«leurs mères. Retirés loin du bruit dans un faubourg paisible, ils
« passent leurs jours assis à des banquets. Les tempes ornées de lierre
« et le front couronné de fleurs, ils mêlent à des vins parfumés l'eûu
1. La Fontaine. 2. llacine, Molicre et Builcau.
2G2 LES NATCIIEZ.
« d'iino source quo les hommes nomment, Ilippocrène et les dieux
« Castalie, Toutefois tu te trompcrois, Chactas, si tu prenois ces
« liommes pour des efféminés sans courage. Nul guerrier n'est peut-
« être moins qu'eux attaché à la vie; ils la briseroient avec la même
i( insouciance que les vases fragiles qu'ils s'amusent quelquefois à fra-
« casser dans les festins. » ...
« Émerveillé de la fine peinture de mon curieux démonstrateur, je
regardois avec intérêt ces hommes', qui présenloient un caractère
inconnu chez les sauvages; mais mqn hôte m'arracha à ces réflexions
pour me faire observer une espèce d'ermite qui causoit avec l'ikoues-
sen. « Il a été prêtre, me dit-il, il va devenir roi, et avant qu'il s'en-
« nuie de son second bandeau , il vit ici en simple jongleur^. Qufint à
« cet autre guerrier si vieux, dont les pieds sont supportés par un
« coussin de velours, c'est un étranger nouvellement arrivé. Son pore
« conduisit un monarque à l'échafaud, et mit sur sa tête la couronne
« qu'il avoit abattue ^. Richard, plus sage qu'Olivier, a préféré le repos
« à l'agitation d'une vie éclatante : rentré dans l'état obscur de ses
« aïeux, il n'estime la gloire de son père qu'autant qu'il la compte au
« nombre de ses plaisirs. »
«Par Michabou^ m'écriai-je, voici un étrange mélange! il ne
« manquoit ici qu'un sauvage comme moi. » Mon exclamation fit rire
l'observateur des hommes, qui me répondit : « Tu es loin, mon cher
« Chactas, d'avoir tout vu : quelle que soit ton envie de connoître, on
<( la peut aisément rassasier. Ces quatre hommes appuyés contre cette
« table d'albâtre sont les quatre artistes qui ont créé les merveilles de
« Versailles : l'un en a élevé les colonnes, l'autre en a dessiné les jar-
(( dins, le troisième en a sculpté les statues, le quatrième en a peint
« les tableaux^.
« Regarde assis à leurs pieds, sur ces tapis d'Orient, ces hommes au
« visage bronzé et aux robes de soie : ils sont venus des portes de l'Au-
« rore, comme toi de celles du Couchant, eux pour être ambassadeurs
« à notre cour^, toi pour servir sur nos galères, mais eux et toi pour
(c payer également un tribut à notre génie et faire de ce siècle un
(c siècle à jamais miraculeux.
(( Du reste, ces sauvages de l'Inde sont plus heureux aujourd'hui
(( que ceux de la Louisiane , car ils trouvent du moins ici à parler le
« langage de leur patrie. Ces guerriers blancs qui s'entretiennent avec
1. La société du Marais, Chaulieu, La Farc, etc.
2. Casimir, roi de Pologne. 3. Olivier Cronnvell. 4. Génie des eaux.
5. Mansard, Le Nôtre, Coustou, Le Brun. 6. Ambassadeurs de Siam.
LIVRE Vi. 2G3
« eux sont des voyageurs qui ont recueilli les simples des montagnes
« ou les débris de l'antiquité'.
« Ces autres hommes, resserrés dans l'embrasure de cette fenêtre,
<( sont des savants que la munificence de notre roi a été chercher
( jusque dans une terre ennemie pour les combler de bienfaits. Les
(( lettres qu'ils tiennent à la main et qu'ils parcourent avec tant d'in-
u térêt sont la correspondance de plusieurs sachems qui, bien que nés
« dans des pays divers , forment en Europe une illustre république
« dont Paris est le centre. Par ces lettres ils s'apprennent mutuelle-
« ment leurs découvertes : l'un d'entre eux, au moment où je te parle,
« vient de trouver le vrai système de la nature, et un autre lui fait
« passer en réponse ses calculs sur l'infini-.
« Non loin de ces étrangers , tu peux remarquer un homme qui rai-
<( sonne avec une grande force : c'est un fameux sachem, de ceux que
« nous appelons philosophes. Albion est sa patrie, mais depuis quelque
« temps il s'est exilé sur les rives bataves , d'où il est venu rendre
« hommage à la France ^.
« Eh bien, continua notre hôte, que penses-tu maintenant de notre
« nation ? Trouves-tu ici assez d'hommes et de choses extraordinaires?
« Des prélats aussi différents de talents que de principes, des gens de
« lettres remarquables par le contraste de leur génie, des bureaux de
« beaux esprits en guerre, des filles de la volupté intriguant avec des
« moines auprès du trône, des courtisans se disputant leurs dépouilles
c( mutuelles, des généraux divisés, des magistrats qui ne s'entendent
«pas, des ordonnances admirables, mais transgressées, la loi pro-
<( clamée souveraine, mais toujours suspendue par la dictature royale,
« un homme envoyé aux galères pour un temps , mais y demeurant
<( toute sa vie, la propriété déclarée inviolable , mais confisquée par le
« bon plaisir du maître , tous les citoyens libres d'aller où ils veulent
u et de dire ce qu'ils pensent , sous la réserve d'être arrêtés s'il plaît
<( au roi et d'être envoyés au gibet en témoignage de la liberté des
« opinions; enfin, des édifices élevés, des manufactures formées, des
« colonies fondées, la marine créée, l'Europe à demi subjuguée, une
« partie de la nation chassant une autre partie de cette nation : tel est
« ce siècle dont tu vois l'abrégé dans cette salle ; siècle qui, malgré
« ses erreurs, restera modèle de gloire ; siècle dont on ne sentira bien
« ia grandeur que lorsqu'on le prétendra surpasser.
« En achevant ces mots, mon instructeur me quitta pour aller ail-
1. Tournefort, Boucher, Gerbillon, Chardin, etc.
2. Newton, Leibnhz. 3. Locke.
2(Jh LES NATCIIEZ.
leurs observer les hommes : il ne me parut pas une des moindres ra rc-
tés du siècle qu'il vonoit de peindre'.
u Des esclaves annoncèrent le bancjuct aux conviés. Des tables cou-
vertes de fleurs, de fruits et d'oiseaux nous offrirent leurs élégantes
richesses. Le vin étoit excellent, la gaieté véritable et les propos aussi
fins que ceux des Hurons. La volage ikouessen, qui m'avoit donné un
siège à sa droite, se railloit de moi, et me disoit : <( Parle-moi donc de
« tes forêts. Je voudrois savoir si en Huronie il y a, comme parmi
« nous, de grandes dames qui veulent faire enfermer au couvent de
« pauvres jeunes filles parce que ces jeunes filles prétendent jouir de
« leur liberté. Oh! c'est un beau pays que le tien, où l'on dit ce que
« l'on pense au grand-chef, et oii chacun fait ce qu'il a envie de faire!
<( Ici c'est précisément le contraire : tout le monde est obligé de men-
« tir au soleil et de se soumettre à la volonté de son voisin : c'est pour
« cela que tout va chez nous à merveille. »
« Cette femme ajouta beaucoup d'autres propos, où sous l'appa-
rence de la frivolité je découvris des pensées très-graves. On joua
gracieusement sur la réponse que j'avois faite aux sorciers de la grande
hutte, et que l'ikouessen disoit être admirable. « Mais, ajouta -t-elle,
je veux savoir à mon tour ce que ta as trouvé de plus sensé parmi
nous. Comme je ne t'ai parlé ni de ta peau ni de tes oreilles, j'espère
que tu me feras une autre réponse que celle qui t'a perdu dans l'esprit
de nos philosophes. »
« Mousse blanche des chênes qui sers à la couche des héros,
répondis-je, les galériens et les femmes comme toi me semblent avoir
toute la sagesse de ta nation. »
« Ce mot fit rire la table hospitalière, et la coupe de la liberté fut
vidée en l'honneur de Chactas
« Alors les génies des amours dérobèrent la conversation, et la tour-
nèrent sur un sujet trop aimable. Le souvenir de la fille de Lopez
remua les secrets de mon sein, et le fit palpiter. Un convive remarqua
que si la passion crée des tempêtes, l'âge les vient bientôt calmer, et
que l'on recouvre en peu de temps la tranquillité d'âme où l'on étoit
avant d'avoir perdu la paix de l'enfance. Les guerriers applaudirent à
cette observation : je répondis :
« Je ne puis trouver le calme dont on jouit après l'orage sem-
(c blable à celui qui a précédé cet orage : le voyageur qui n'est pas
« parti n'est pas le voyageur revenu ; le bûcher qui n'a point encore
u été allumé n'est pas le bûcher éteint. L'innocence et la raison sont
1 . La Bruyère.
LIVRE VI. 265
« deux arbres plantés aux extrémités de la vie : à leurs pieds , il est
« vrai, on trouve également le repos; mais l'arbre de l'innocence est
K chargé de parfums, de boutons de fleurs, de jeune verdure; l'arbre
« de la raison n'est qu'un vieux chêne séché sur sa tige, dépouillé de
;; son ombrage par la foudre et les vents du ciel. »
« G'étoit ainsi que nous devisions à ce festin : je t'en ai fait le détail
minutieux, car c'est là qu'ayant aperçu les hommes à leur plus haut
point de civilisation, je te les devois peindre avec une scrupuleuse
exactitude. Les choses de la société et de la nature présentées dans
leur extrême opposition te fourniront le moyen de peser avec le moins
d'erreur possible le bien et le mal des deux états.
« Nous étions prêts à quitter les tables lorsqu'on apporta à notre
magicienne un berceau couronné de fleurs : il renfermoit un enfant
du voisinage, qui réclamoit, disoit la nourrice, les présents de nais-
sance. L'ikouessen connoissoit les parents du nouveau-né : elle le prit
dans ses bras, lui trouva un air malicieux', et promit de lui donner
un jour des grains de porcelaines- pour acheter des colliers'.
LIVRE SEPTIÈME.
« Le lendemain de ce jour si complètement employé, je me résolus
de chercher moi-même la nation françoise et d'essayer si je ne la ren-
contrerois pas mieux seul qu'à l'aide d'un conducteur.
« Je sortis sans guide, vers la première moitié du matin. Après avoir
parcouru des chemins étroits et tortueux, j'arrivai à un pont, où je
saluai un roi bienfaisant que portoit un cheval de bronze*. De là,
remontant le cours du fleuve aux eaux blanches, dans lequel les femmes
lavoient des tuniques de lin, je parvins à la place du sang^. Une
grande foule s'y trouve it rassemblée : on me dit qu'on alloit attacher
une victime à la machine qu'on me montra, et sur laquelle j'aperçus
le génie de la mort" sous la forme d'un homme.
« Persuadé qu'il s'agissoit de l'exécution d'un prisonnier de guerre,
je m'assis pour entendre chanter ce prisonnier et pour l'encourager à
souffrir les tourments comme un Indien. Je dis à l'un de mes voisins
qui paraissoit fort touché : « Fils de l'humanité , ce guerrier a-t-il été
1. Voltaire. 2. De l'argent. 3. Des livres.
4. Le pont Neuf et la statue de Henri IV. 5. La Grève,
(j. Le bourreau.
200 LES N AT CHEZ.
« pris en combattant avec courage, ou bien est-ce un enfant des foililes
<i que l'homicide Areskoui* a saisi dans sa fuite? » <
« Le guerrier me répondit : « Ce n'est point un soldat qui va cesser
« de vivre: c'est un chef de la prière- qui, banni de la Erance pour
« des opinions religieuses, n'a pu supporter les chagrins de l'exil.
<c Vaincu par le sentiment qui subjugue tous les hommes, il est revenu
« déguisé dans son pays : le jour il se tenoit caché dans un souterrain,
« la nuit il erroit autour du champ paternel, à la clarté des astres qui
« présidèrent à sa naissance. Quelques misérables l'ont reconnu dans
« ces promenades où il respiroit en secret l'air de sa patrie ; ils l'ont
<( dénoncé : la loi le condamne h mort pour avoir rompu son ban. »
« Le guerrier se tut, et je vis un vieillard s'avancer au milieu de la
foule. Arrivé aux piliers de sang, ce vieillard dépouilla sa robe, se mit
à genoux et adora. Ensuite, mettant un pied assuré sur le premier bar-
reau de l'échelle et s'élevant d'échelon en échelon, il sembloit monter
vers le ciel. Ses cheveux blancs flottoient sur son cou ridé et bruni
par l'âge ; on voyoit sa vieille poitrine à nu , qui respiroit tranquille-
ment sous sa tunique entr'ouverte : il jeta un dernier regard sur la
France, et la mort le lia par la cime comme une gerbe moissonnée.
« Je me levai dans le trouble de mes sens, qui ne m'avoit pas
d'abord permis de me dérober à l'abominable spectacle. Je m'écriai :
« Remenez-moi à mes déserts I reconduisez-moi dans mes forêts ! » et
je m'éloignai à grands pas. Longtemps j'errai à l'aventure, tout en
pleurs et comme hors de moi-même. Mais enfin la lassitude du corps
parvint à distraire les fatigues de l'âme, et, me trouvant aussi harassé
qu'un chasseur qui a poursuivi un cerf agile, je fus contraint de
demander quelque part les dons de l'hospitalité.
« Je heurte à la porte d'une très-belle cabane; un esclave vient
m'ouvrir : « Que veux-tu? » me dit-il brusquement. « Va dire à ton
« maître, répondis-je, qu'un guerrier des chairs rouges veut boire
« avec lui la coupe du banquet. » L'esclave se prit à rire, et referma la
porte.
« Cette épreuve ne me découragea point. A quelque distance , dans
une petite voie écartée , une habitation assez semblable à nos huttes
s'offrit à mes regards. Je me présente sur le seuil de cette demeure.
J'aperçois au fond d'une case obscure un guerrier demi-nu, une femme
et trois enfants; j'augurai bien de mes jiôtes, lorsque je vis qu'ils res-
toîent tranquilles 91 mon aspect comme des Indiens. J'entre dans la
cabane, je m'assieds au foyer dont je salue le Manitou domestique,
1. Génie de la guerre. 2. Un ministre protestant.
LIVRE VII. 267
et, prenant dans mes bras le plus jeune des trois enfants, ces douces
lumières de leur mère, j'entonne la chanson du suppliant.
« Quand cela fut fait, je dis en françois : « J'ai faim, » et le guer-
rier me répondit : « Tu as faim? » ce qui me fit penser qu'il avoit été
voyageur chez les peuples de la solitude. Il se leva, prit un gâteau de
maïs noir, et me le donna : je ne le pus manger, car je vis la mère
répandre une larme et les enfants dévorer des yeux le pain que je por-
tois à ma bouche. Je le distribuai à leur innocence, et je dis au guer-
rier leur père : « Les mânes des ours n'ont donc pas été apaisés par
« des sacrifices la neige ' dernière, puisque la chasse n'a pas été bonne
« et que tes enfants ont faim? » — « Faim! répondit mon hôte, ouil
« Pour nous autres misérables, cette faim dure toute notre vie, »
« Je repartis : « Il y a sans doute quelque autre guerrier dont le
« soleil a regardé les érables, et dont les flèches ont été plus favorisées
« du grand Castor : il te fera part de son abondance. » L'homme
sourit amèrement, ce qui me fit juger que j'avois dit une chose peu
sage.
« Une veuve qui, du lit désert oii elle est couchée, voit les toiles de
l'insecte suspendues sur sa tête se plaint de l'abandon de sa cabane ;
ainsi la laborieuse matrone dont je recevois l'hospitalité adressa les
paroles de l'injure à son époux, en l'accusant d'oisiveté. Le guerrier
frappa rudement son épouse : je me hâtai d'étendre le calumet de paix
entre mes hôtes et d'apaiser la colère qui monte du cœur au visage en
nuage de sang. J'eus alors pour la première fois l'idée de la dégrada-
tion européenne dans toute sa laideur. Je vis l'homme abruti par la
misère, au milieu d'une famille affamée, ne jouissant point des avan-
tages de la société et ayant perdu ceux de la nature.
« Je me levai ; je mis un grain d'or dans la main du guerrier, je
l'invitai à venir s'asseoir avec sa famille dans ma cabane, « Ah ! s'écria
« mon hôte tout ému, quoique vous ne soyez qu'un Iroquois, on voit
« bien que vous êtes un roi des sauvages. » — « Je ne suis point un
(( roi, !) répondis-je en me hâtant de quitter cette cabane où j'avois
trouvé quelques vertus primitives poussant encore foiblement au milieu
des vices de la civilisation : le bouquet de romarin que nos chefs décé-
dés emportent avec eux au tombeau prend quelquefois racine sur
l'argile même de l'homme, et végète jusque dans la main des morts.
« J'avoue qu'après de telles expériences je fus prêt à renoncer à
mes études, à retourner chez Ononthio, En vain je cherchois ta nation
et des mœurs, et je ne trouvois ni les secondes ni la première. La
i. Année.
268 LES N AT CHEZ.
nature me sembloît renversée; je ne la découvroîs dans la société
que comme ces objets dont on voit les images inverties dans les eaux.
Génie propice qui arrêtâtes mes pas, qui m'engageâtes à continuer
mes recherches, puissicz-vous, en récompense des faveurs que vous
m'avez faites, puissiez-vous approcher le plus près du Grand-Esprit I
Sans vous, sans votre conseil, je ne serois pas ce que je suis, je n'au-
rois pas connu un homme qui m'a réconcilié avec les hommes, et de
qui mes cheveux blancs tiennent le peu de sagesse qui les couronne.
« Je marchois le cœur serré, la tête baissée, lorsque la voix de deux
esclaves, qui causoient à la porte d'une cabane, me tira de ma rêverie.
Mon premier mouvement fut de m'éloigner; mais, frappé de l'air
d'honnêteté des deux esclaves, je me sentis disposé à faire une der-
nière tentative. Je m'avançai donc, et, m'adressant au plus vieux des
serviteurs : «Va, lui dis-je, apprendre à ton maître qu'un guerrier
« étranger a faim. »
« L'esclave me regarda avec étonnement, mais je ne vis point l'im-
pudence et la bassesse dans ses regards. Sans me répondre, il entra
précipitamment dans les cours de la cabane, et, revenant quelques
moments après tout hors d'haleine, il me dit : « Soigneur sauvage,
« mon maître vous prie de lui faire l'honneur d'entrer. » Je suivis
aussitôt le bon esclave.
« Nous montons les degrés de marbre qui cîrculoient autour d'une
rampe de bronze. Nous traversons plusieurs huttes où régnoit, avec la
paix, une demi-lumière, et nous arrivons enfin à une cabane pleine
de colliers '. Là je vis un homme occupé à tracer sur des feuilles les
signes de ses pensées. Il étoit assez maigre et d'une taille élevée : un
air de bonté intelligente étoit répandu sur son visage ; l'expression de
ses yeux ne se sauroit décrire : c'étoit un mélange de génie et de ten-
dresse, une beauté, je ne sais laquelle, que jamais peintre n'a pu
exprimer. Ainsi me le raconta depuis Ononthio.
« Chactas, me dit l'homme en se levant aussitôt qu'il m'aperçut,
« nous ne sommes déjà plus des étrangers l'un à l'autre. Un de mes
a parents, qui a prêché notre sainte religion en Amérique, se hâta
« de m'écrire lorsque vous fûtes si injustement arrêté. Je sollicitai, de >
« concert avec le gouverneur du Canada, votre délivrance, et nous ■
« avons eu le bonheur de l'obtenir. Je vous ai vu depuis à Versailles, '
« et, d'après le portrait qu'on m'a fait de vous, il me seroit difTicile
« de vous méconnoître. Je vous avouerai d'ailleurs que la manière
« dont vous venez, par hasard, de me faire demander l'hospitalité,
i. De livres, de papiers, etc. Une bibliothèque.
LIVRE VII. 269
« m'a singulièrement touché; car, ajouta-t-il avec un léger sourire, je
« suis moi-même un peu sauvage. »
« Serois-tu, m'écriai-je aussitôt, ce généreux chef de la prière
« qui s'est intéressé à ma liberté et à celle de mes frères ? Puisse le
« Grand-Esprit te récompenser! Je ne t'ai vu encore qu'un moment,
« mais je sens que je t'aime et te respecte déjà comme un sachem. »
« Mon hôte, me prenant par la main, me fît asseoir avec lui auprès
d'une table. On servit le pain et le vin, la force de l'homme. Les
esclaves s'étant retirés pleins de vénération pour leur maître, je com-
mençai à échanger les paroles de la confiance avec le serviteur des
autels.
« Chactas, me dit-il, nous sommes nés dans des pays bien éloi-
« gnés l'un de l'autre, mais croyez-vous qu'il y ait entre les hommes
« de grandes différences de vertus et conséquemment de bonheur ? »
« Je lui répondis : « Mon père, à te parler sans détour, je crois les
« hommes de ton pays plus malheureux que ceux du mien. Ils s'enor-
« gueillissent de leurs arts et rient de notre ignorance; mais si toute
« la vie se borne à quelques jours, qu'importe que nous ayons accom-
« pli le voyage dans un petit canot d'écorce ou sur une grande pirogue
« chargée de lianes et de machines? Le canot même est préférable,
« car il voyage sur le fleuve le long de la terre où il peut trouver mille
u abris : la pirogue européenne voyage sur un lac orageux où les ports
« sont rares, les écueils fréquents, et où souvent on ne peut jeter
« l'ancre, à cause de la profondeur de l'abîme.
« Les arts ne font donc rien à la félicité de la vie, et c'est là pour-
« tant le seul point où vous paroissez l'emporter sur nous. J'ai été ce
« matin témoin d'un spectacle exécrable, qui seul décideroit la ques-
« tion en faveur de mes bois. Je viens de frapper à la porte du riche
« et à celle du pauvre : les esclaves du riche m'ont repoussé ; le pauvre
« n'est lui-même qu'un esclave.
Jusqu'à présent j'avois eu la simplicité de croire que je n'avois
« point encore vu ta nation ; ma dernière course m'a donné d'autres
« idées. Je commence à entrevoir que ce mélange odieux de rangs
a et de fortunes, d'opulence extraordinaire et de privations excessives,
« de crime impuni et d'innocence sacrifiée, forme en Europe ce qu'on
« appelle la société. Il n'en est pas de même parmi nous : entre dans
« les huttes des Iroquois, tu ne trouveras ni grands, ni petits, ni riches,
« ni pauvres; partout le repos du cœur et la liberté de l'homme. » Ici,
je fis le mieux qu'il me fut possible la peinture de notre bonheur, et
je finis, comme à l'ordinaire, par inviter mon hôte à se faire sauvage.
« Il m'avoit écouté avec la plus grande attention : le tableau de
270
LES NATCIIEZ.
notre félicité le toucha : « Mon enfant, me dit-il, je me confirme dans
ma première pensée : les hommes de tous les pays, quand ils ont
le cœur pur, se ressemblent, car c'est Dieu alors qui parle en eux.
Dieu qui est toujours le même. Le vice seul établit entre nous des
ditïéronccs hideuses : la beauté n'est qu'une; il y a mille laideurs.
Si jamais je trace le tableau d'une vie heureuse et sauvage, j'em-
ploierai les couleurs sous lesquelles vous me la venez de peindre,
a Mais, Chactas, je crains que dans vos opinions vous n'apportiez
un peu de préjugés, car les Indiens en ont comme les autres hommes.
11 arrive un temps où le genre humain, trop multiplié, ne peut plus
exister par la chasse : il faut alors avoir recours à la culture. La
culture entraîne des lois, les lois des abus. Seroit-il raisonnable de
dire qu'il ne faut point de lois parce qu'il y a des abus ? Seroit-il
sensé de supposer que Dieu a rendu la condition sociale la pire
de toutes, lorsque cette condition paroît être l'état universel des
hommes? ,
« Ce qui vous blesse, sincère sauvage, ce sont nos travaux, l'inéga-
lité de nos rangs, enfin cette violation du droit naturel, qui fait que
vous nous regardez comme des esclaves infiniment malheureux :
ainsi votre mépris pour nous tombe en partie sur nos souffrances.
Mais, mon fils, s'il existoit une félicité relative dont vous n'avez ni
ne pouvez avoir aucune idée ; si le laboureur à son sillon, l'artisan
dans son atelier, goûtoient des biens supérieurs à ceux que vous
trouvez dans vos forêts, il faudroit donc retrancher d'abord de
votre mépris tout ce que vous donnez de ce mépris à nos prétendues
misères.
(c Comment vous expliquerai -je ensuite ce sixième sens où les cinq
autres viennent se confondre, le sens des beaux-arts? Les arts nous
rapprochent de la Divinité ; ils nous font entrevoir une perfection
au-dessus de la nature et qui n'existe que dans notre intelligence.
Si vous m'objectiez que les jouissances dont je parle sont vraisem-
blablement inconnues de la classe indigente de nos villes, je vous
répondrois qu'il est d'autres plaisirs sociaux accordés à tous : ces
plaisirs sont ceux du cœur.
« Chez vous les attachements de la famille ne sont fondés que su r
des rapports intéressés de secours accordés et rendus : chez nous,
la société change ces rapports en sentiments. On s'aime pour s'ai-
mer; on commerce d'âmes ; on arrive au bout de sa carrière à tra-
vers une vie pleine d'amour. Est-il un labeur pénible à celui qui
travaille pour un père, une mère, un frère, une sœur? Non, Chactas,
il n'en est point ; et, tout considéré, il me semble que l'on peut tirer
LIVRE Vil. 271
« de la civilisation autant de bonheur que de l'état sauvage. L'or
« n'existe pas toujours sous sa forme primitive , tel qu'on le trouve
« dans les mines de votre Amérique : souvent il est façonné, filé,
« fondu en mille manières ; mais c'est toujours de l'or.
« La condition politique qui nous courbe vers la terre, qui oblige
« l'un à se sacrifier à l'autre, qui fait des pauvres et des riches, qui
« semble, en un mot, dégrader l'homme, est précisément ce qui
« l'élève : la générosité, la pitié céleste, l'amour véritable, le courage
« dans l'adversité, toutes ces choses divines sont nées de cette candi-
« tion politique. Le citoyen charitable qui va chercher, pour la
« secourir, l'humanité souffrante dans les lieux où elle se cache,
« peut-il être un objet de mépris? Le prêtre vertueux qui naguère
« trempoit vos fers de ses larmes sera-t-il frappé de vos dédains?
« L'homme qui pendant de longues années a lutté contre le mal-
ci heur, qui a supporté sans se plaindre toutes les sortes de misères,
« est-il moins admirable dans sa force que le prisonnier sauvage dont
((<le mépris se réduit à braver quelques heures de tourments?
« Si les vertus sont des émanations du Tout-Puissant , si elles sont
(( nécessairement plus nombreuses dans l'ordre social que dans l'ordre
« naturel, l'état de société qui nous rapproche davantage de la Divi-
(i nité est donc un état supérieur à celui de nature.
« Il est parmi nous d'ardents amis de leur patrie, des cœurs nobles
« et désintéressés, des courages magnanimes, des âmes capables
« d'atteindre à ce qu'il y a de plus grand. Songeons, quand nous
« voyons un misérable, non à ses haillons, "non à son air humilié et
« timide, mais aux sacrifices qu'il fait, aux vertus quotidiennes qu'il
(( est obligé de reprendre chaque matin, avec ses pauvres vêtements,
« pour affronter les tempêtes de la journée ! Alors, loin de le regarder
*« comme un être vil, vous lui porterez respect. Et s'il existoit dans la
« société un homme qui en possédât les vertus sans en avoir les vices,
(( seroit-ce à cet homme que vous oseriez comparer le sauvage? En
u paroissant tous les deux au tribunal du Dieu des chrétiens , du
(i Dieu véritable, quelle seroit la sentence du juge? Toi, diroit-il au
« sauvage, tu ne fis point de mal , mais tu iic j3 pa'îst de bien. Qu'il
« passe à ma droite, celui qui vêtit l'orphelin, qui protégea la veuve,
« qui réchauffa le vieillard, qui donna à manger au Lazare, car c'est
u ainsi que j'en agis lorsque j'habitois entre les hommes '. »
1. J'avois pris autrefois quelque chose de ce dernier paragraphe pour le transporter
dans un morceau littéraire sur un voyage de M. de Humboldt, que l'on peut voir
dans les Mélanges littéraires (édition complète). Je n'ai pas cru devoir retran-
272 LES NATCIIRZ.
(( Ici ]c chef de la prière cessa de se faire entendre. Le miel dis-
tilloit de ses lèvres; l'air se calmoit autour de lui à mesure qu'il par-
loit. Ce qu'il faisoit éprouver n'étoit pas des transports, mais une suc-
cession de sentiments paisibles et ineiïablcs. 11 y avoit dans son discours
je ne sais quelle tranquille harmonie, je ne sais quelle douce lenteur,
je ne sais quelle longueur de grâces, qu'aucune expression ne peut
rendre. Saisi de respect et d'amour, je me jetai aux pieds de ce bon
génie.
« Mon père, lui dis-je, tu viens de faire de moi un nouvel homme.
a Les objets s'offrent à mes yeux sous des rapports qui m'étoient
« auparavant inconnus. 0 le plus vénérable des sachems! chaste et
« pure hermine des vieux chênes, que ne puis-je t'emmener dans mes
« forêts! Mais, je le sens, tu n'es pas fait pour habiter parmi des
« sauvages ; ta place est chez un peuple où l'on peut admirer ton génie
« et jouir de tes vertus. Je vais bientôt rentrer dans les déserts du
« Nouveau-Monde, je vais reprendre la vie errante de l'Indien; après
« avoir conversé avec ce qu'il y a de plus sublime dans la société, je
« vais entendre les paroles de ce qu'il y a de plus simple dans la
« nature : mais, quels que soient les lieux où le Grand-Esprit conduise
« mes pas, sous l'arbre, au bord du fleuve, sur le rocher, je rappel-
« lerai tes leçons et je tâcherai de devenir sage de ta sagesse. »
« Mon fils, me répondit mon hôte en me relevant, chaque homme
« se doit à sa patrie : mon devoir me retient sur ces bords pour y
« faire le peu de bien dont je suis capable ; le vôtre est de retourner
« dans votre pays. Dieu se sert souvent de l'adversité comme d'un
<( marchepied pour nous élever; il a permis contre vous une injustice
« afin devons rendre meilleur. Partez, Chactas; allez retrouver votre
« cabane. Moins heureux que vous, je suis enchaîné dans un palais. Si
(( je vous ai inspiré quelque estime , répandez-la sur ma nation , de
« même que je chéris la vôtre ; devenez parmi vos compatriotes le
« protecteur des François. N'oubliez pas que tous, tant que nous
« sommes , nous méritons plus de pitié que de mépris. Dieu a fait
(( l'homme comme un épi de blé : sa tige est fragile et se tourmente
« au moindre souffle, mais son grain est excellent.
« Souvenez-vous enfin, Chactas, que si les habitants de votre pays
« ne sont encore qu'à la base de l'échelle sociale, les François sont
« loin d'être arrivés au sommet : dans la progression des lumières
« croissantes, nous paraîtrons-nous-mêmes des barbares à nos arrière-
cher cette vingtaine de lignes dans le récit de Chactas : elles se trouvent ici à leur
véritable place.
LIVRE VII. 273
H neveux. Ne vous irritez donc point contre cette civilisation qui
« appartient à notre nature, contre une civilisation qui peut-être un
« jour, envahissant vos forêts, les remplira d'un peuple où la liberté
« de l'homme policé s'unira à l'indépendance de l'homme sauvage. »
« Le chef de la prière se leva ; nous marchâmes lentement vers la
porte. « Je ne suis pas ici chez moi, me dit-il ; je retourne au palais
(f d'un prince dont l'éducation me fut confiée. Si je puis vous être
« utile, ne craignez pas de vous adresser à mon zèle; mais, vous
(( autres sauvages, vous avez peu de chose à demander aux rois. »
« Je répondis : « Ta bonté m'enhardit ; je laisse en France un père
« qui languit dans l'adversité. Demande son nom à toutes les infor-
« tunes soulagées; elles te diront qu'il s'appelle Lopez. »
« A ces paroles, que je prononçai d'une voix altérée, un génie porta
les larmes que j'avois aux yeux dans ceux de mon hôte. Cet hôte, plein
de bonté, m'apprit que le chef de la prière qui visitoit mes chaînes à
Marseille lui avoit raconté les traverses de mon ami et les liens qui
m'unissoient à cet Espagnol ; que déjà Lopez étoit à l'abri de l'indi-
gence, et qu'il retourneroit bientôt riche et heureux dans sa vieille
patrie. On avoit même adouci le sort d'Honfroy, mon compagnon de
boulet.
« Ces mots inondèrent mon cœur d'un torrent de joie, et la vivacité
de ma reconnoissance m'ôta la force de l'exprimer. Cependant l'homme
miséricordieux avoit tiré un cordon qui correspondoit à un écho d'ai-
rain ; à la voix de cet écho, les esclaves accoururent, et nous condui-
sirent aux degrés de marbre. Là, je dis un dernier adieu au pasteur
des peuples ; je pleurois comme un Européen. Je brisai mon calumet
en signe de deuil, et j'entonnai à demi-voix le chant de l'absence :
« Bénissez cette cabane hospitalière, ô génie des fleuves errants ! que
« l'herbe ne couvre jamais le sentier qui mène à ses portes, jour et
« nuit ouvertes au voyageur ! »
« Tandis que ma voix attendrie résonnoit sous le vestibule , le
prêtre , les yeux levés vers le ciel , offroit à Dieu sa prière. Les servi-
teurs tombèrent à genoux , et reçurent la bénédiction que le sacrifi-
cateur pacifique répandit sur moi. Alors, dans un grand désordre, je
descendis précipitamment les degrés. Parvenu au dernier marbre, je
levai la tête, et j'aperçus mon hôte ', qui penché sur les fleurs de
bronze, me suivoit complaisamment de ses regards : bientôt il se
retira comme s'il se sentoit trop ému. Je restai quelque temps immo-
Hle dans l'espérance de le revoir ; mais le retentissement des portes
m. lîi
27/, LES NATCIIEZ.
que j'cnlondis se former lu'averlit (iu'il ciuil temps de m'arraclier de
ce lieu. Dans la cour et sous les péristyles, une foule indigente atlen-
doil les bienfaits du maître charitable : je joignis mes vœux à ceux que
faisoient pour lui l;int d'infortunés, et je sortis de cette cabane, plein
de reconnoissance, d'admiration et d'amour.
« Ononthio reçut enfin l'ordre de son départ et du nôtre. Nous quit-
tâmes Paris pour nous rendre à un golfe du lac sans rivages '. Comme
notre traîneau passoit sur un pont d'où l'on découvroit la (île prolongée
des cabanes du grand village, je m'écriai : « Adieu, terre des palais et
« des arts! adieu, terre sacrée où j'aurois voulu passer ma vie si les
« tombeaux de mes ancêtres ne s'élevoient loin d'ici ! »
«Je me laissai retomber au fond du traîneau. Oui, mon fils,
j'éprouvai de vifs regrets en quittant la France. Il y a quelque cliose
dans l'air de ton pays que l'on ne sent point ailleurs, et qui feroit
oublier à un sauvage môme ses foyers paternels.
« Nous fîmes un voyage charmant jusqu'au port où nous atten-
doient les vaisseaux. Nous roulâmes d'abord sur des chaussées bordées
d'arbres à perte de vue ; ensuite nous descendîmes au bord d'un
fleuve- qui couloit dans un vallon enchanté. On ne voyoit que des <
laboureurs qui creusoient des sillons, ou des bergers qui paissoient
des troupeaux. Là le vigneron effeuilloit le cep sur une colline pier-
reuse ; ici le cultivateur appuyoit les branches du pommier trop chargé ;
plus loin, des paysannes chassoient devant elles l'âne paresseux qui
portoit le lait et les fruits à la ville, tandis que des barques, traînées
par de forts chevaux, rebroussoient le cours du fleuve. Des étrangers,
des gens de guerre, des commerçants, alloient et venoient sur toutes
les voies publiques. Les coteaux étoient couronnés de riants villages
ou de châteaux solitaires. Les tours des cités apparoissoient dans les
lointains; des fumées s'élevoient du milieu des arbres : on voyoit se
dérouler la brillante écharpe des campagnes , toute diaprée de l'azur
des fleuves, de l'or des moissons, de la pourpre des vignes et de la
verdure des prés et des bois.
« Ononthio me disoit : « Tu vois ici, Chactas, l'excuse des fêtes de
'A Versailles : dans toute l'étendue de la France, c'est la même richesse ;
X les travaux seulement et les paysages diffèrent , car ce royaume ren-
« ferme dans son sein tout ce qui peut servir aux besoins ou aux
!( délices de la vie. L'attention que l'œil du maître donne à l'agricul-
« ture s'étend sur les autres parties de l'État. Nous avons été chercher
« jusque dans les pays étrangers les hommes qui pouvoient faire
1. La Hier. 2. Ln Loiro.
LIVRE VII. 275
« fleurir le commerce et les manufactures. Ce roi qui t'a paru si
(( superbe, si occupé de ses plaisirs, travaille laborieusement avec ses
« sachems; il entre jusque dans les moindres détails. Le plus petit
« citoyen lui peut soumettre des plans et obtenir audience de lui : de
« la même main qui protège les arts et fait céder l'Europe à nos armes,
« il corrige les lois et introduit l'unité dans nos coutumes.
« Il est trois choses que les ennemis de ce siècle lui reprochent : le
« faste des monuments et des fêtes, l'excès des impôts, l'injustice des
« guerres.
« Quant à nos fêtes, ce n'est pas aux François à en faire un crime à
« leur souverain : elles sont dans nos mœurs, et elles ont contribué à
« imprimer à notre âge cette grandeur que le temps n'effacera point.
« Nous sommes devenus la première nation du monde par nos édifices
« et par nos jeux, comme le furent jadis par les mêmes pompes les
« habitants d'un pays appelé la Grèce.
u Le reproche relatif à l'accroissement de l'impôt n'a aucun fonde-
« ment raisonnable : nul royaume ne paye moins à son gouvernement,
<( en proportion de sa fertilité, que la France.
« Il est malheureux qu'on ne puisse aussi facilement nous justifier
« du reproche fait à notre ambition. Mais, belliqueux sauvage, tu le
« sais, est-il beaucoup de guerres dont les motifs soient équitables?
« Louis a révélé à la France le secret de ses forces ; il a prouvé qu'elle
« se peut rire des ligues de l'Europe jalouse. Après tout, les étrangers,
« qui cherchent à rabaisser notre gloire, doivent cependant ce qu'ils
« sont à notre génie. Louis est moins le législateur de la France que
« celui de l'Europe. Descendez sur les rivages d'Albion, pénétrez dans
« les forêts de la Germanie, franchissez les Alpes ou les Pyrénées,
« partout vous reconnoîtrez qu'on a suivi nos édits pour la justice, nos
« règlements pour la marine, nos ordonnances pour l'armée, nos ins-
« titutions pour la police des chemins et des villes : jusqu'à nos
(( mœurs et nos habits, tout a été servilement copié. Telle nation qui,
(( dans son orgueil, se vante aujourd'hui de ses établissements publics,
« en a emprunté l'idée à notre nation. Vous ne pouvez faire un pas
« chez les étrangers sans retrouver la France mutilée : Louis est venu
« après des siècles de barbarie, et il a créé le monde civilisé. »
« Après six jours de voyage nous arrivâmes au bord de la grande
eau salée. Nous passâmes une lune entière à attendre des vents favo-
rables. Je contemplai avec étonnement ce port' qui venoit d'être cons-
truit dans le lac qui marche^, de même que j'avois vu cet autre ^
1. Rochefort. 2. L'Océan. 3. Toulou.
270 LES NATCHEZ.
port du lac immobile auquel le Manilou de la nccessîLé m'avoit con-
traint de travailler. Je visitai les arsenaux et les bassms ; je n'eus pas
moins de sujet d'admirer le génie de ta nation dans ces arts nouveaux
pour elle que dans ceux où depuis longtemps elle étoit exercée. Une
:\ctivité générale régnoit dans le port et dans la ville : on voyoit sortir
des vaisseaux qui emportoient des colonies aux extrémités du monde,
en môme temps que des flottes rapportoicnt à la France les richesses
des terres les plus éloignées. Un matelot embrassoit sa mère sur la
grève, au retour d'une longue course; un autre recevoit en s'embar-
quant les adieux de sa femme. Onze mille guerriers des troupes d'Ares-
koui^, cent soixante-six mille enfants des mers, mille jeunes fils de
vieux marins, instruits dans les hautes sciences de Michabou^, cent
quatre-vingt-dix-huit monstres nageants'* qui vomissoient des feux par
soixante bouches, trente galères dont je dois me souvenir, vous ren-
doient alors les dominateurs des flots, comme vous étiez les maîtres de
la terre.
« Enfin le Grand-Esprit envoya le vent du milieu du jour qui nous
étoit favorable : l'ordre du départ est proclamé; on s'embarque en
tumulte. De petits canots nous portent aux grands navires ; nous arri-
vons sous leurs flancs ; nous y demeurons quelque temps balancés
par la lame grossie : nous montons sur les machines flottantes à l'aide
de cordes qu'on nous jette. A peine avons-nous atteint le bord que nos
matelots, comme des oiseaux de la tempête, se répandent sur les
vergues. La foudre^, sortant du vaisseau d'Ononthio, donne le signal
au reste de la flotte : tous les vaisseaux, avec de longs efforts, arra-
chent leur pied® d'airain des vases tenaces. La double serre ne s'est
pas plutôt déprise de la chevelure de l'abîme qu'un mouvement se fait
sentir dans le corps entier du vaisseau. Les bâtiments se couvrent de
leurs voiles : les plus basses, déployées dans toute leur largeur, s'ar-
rondissent comme de vastes cylindres; les plus élevées, comprimées
dans leur milieu, ressemblent aux mamelles gonflées d'une jeune mère.
Le pavillon sans tache de la France se déroule sur les haleines har-
monieuses du matin. Alors de la flotte épandue s'élève un chœur qui
^alue par trois cris d'amour les rivages de la patrie. A ce dernier
signal, nos coursiers marins déploient leurs dernières ailes, s'animent
d'un souflle plus impétueux, et, s'excitant mutuellement dans la car-
rière, ils labourent à grand bruit le champ des mers.
« Les transports de la joie ne descendirent point dans mon cœur à
i . La Méditerranée. 2. Génie de la guerre. 3. Génie de la mer.
4. Vaisseaux de guerre. 5. Le canon. 6. L'ancre.
LIVRE VII. 277
ce départ de la contrée des mille cabanes. J'avois perdu Atala ; je
quittois Lopez ; le pays des belliqueuses nations du Canada n'étoit pas
celui qui m'avoit vu naître : sorti presque enfant de la terre des sas-
safras, que retrouverois-je dans la hutte de mes aïeux, si jamais les
génies bienfaisants me permettoient de rentrer sous son écorce ?
« La scène imposante que j'avois sous les yeux servoit à nourrir ma
mélancolie : je ne pouvois me rassasier du spectacle de l'Océan. Ma
retraite favorite, lorsque je voulois méditer durant le jour, étoit la
cabane grillée* du grand mât de notre navire, où je montois et m'as-
seyois, dominant les vagues au-dessous de moi. La nuit, renfermé
dans ma couche étroite, je prêtois l'oreille au bruit de l'eau qui couloit
le long du bord : je n'avois qu'à déployer le bras pour atteindre de mon
lit à mon cercueil,
« Cependant le cristal des eaux que nous avoient donné les rochers
de la France commençoit à s'altérer. On résolut d'aborder aux îles
non loin desquelles les vaisseaux se trouvoient alors. Nous saluons les
génies de ces terres propices ; nous laissons derrière nous Fayal eni-
vrée de ses vins, Tercère aux moissons parfumées, Santa-Gruz qui
ignore les forêts, et Pico dont la tête porte une chevelure de feu.
Comme une troupe de colombes passagères, notre flotte vient ployer
ses ailes sous les rivages de la plus solitaire des filles de l'Océan.
« Quelques marins étant descendus à terre, je les suivis; tandis
qu'ils s'arrêtoient au bord d'une source, je m'égarai sur les grèves et
je parvins à l'entrée d'un bois de figuiers sauvages : la mer se brisoit
en gémissant à leurs pieds, et dans leur cime on entendoit le sifflement
aride du vent du nord. Saisi de je ne sais quelle horreur, je pénètre
dans l'épaisseur de ce bois, à travers les sables blancs et les joncs
stériles. Arrivé à l'extrémité opposée, mes yeux découvrent une statue
portée sur un cheval de bronze : de sa main droite elle montroit les
régions du couchant 2.
« J'approche de ce monument extraordinaire. Sur sa base baignée
de l'écume des flots étoient gravés des caractères inconnus : la mousse
et le salpêtre des mers rongeoient la surface du bronze antique ; l'al-
cyon perché sur le casque du colosse y jetoit, par intervalles, des voix
langoureuses ; des coquillages se colloient aux flancs et aux crins du
coursier, et lorsqu'on approchoit l'oreille de ses naseaux ouverts , on
croyoit ouïr des rumeurs confuses. Je ne sais si jamais rien de plus
étonnant s'est présenté à la vue et à l'imagination d'un mortel.
a Quel dieu ou quel homme éleva ce monument? quel siècle, quelle
1. La hune. 2. Tradition historique.
278 LES NATCMEZ.
nation le plaça sur ces rivages? qu'enseigne-t-il par sa main dt^ployéc?
Veut- il prédire quelque grande révolution sur le globe, laquelle
viendra de l'Occident? Est-ce le génie même de ces mers qui garde
son empire et menace quiconque oseroit y pénétrer?
« A l'aspect de ce monument qui m'annonçoit un noir océan de
siècles écoulés, je sentis l'impuissance et la rapidité des jours de
l'homme. Tout nous échappe dans le passé et dans l'avenir; sortis du
néant pour arriver au tombeau, à peine connoissons-nous le moment
de notre existence.
« Je m'empressai de retourner aux vaisseaux et de raconter à
Ononthio la découverte que j'avois faite. Il se préparoit à visiter avec
moi cette merveille, mais une tempête &'éleva, et la flotte fut obligée
de gagner la haute mer.
« Bientôt cette flotte est dispersée. Demeuré seul et chassé par le
souflle du midi, notre vaisseau, pendant douze nuits entières, vole sur
les vagues troublées. Nous arrivons dans ces parages où Michabou fait
paître ses innombrables troupeaux'. Une brume froide et humide
enveloppe la mer et le ciel ; les flots glapissent dans les ténèbres ; un
bourdonnement continu sort des cordages du vaisseau , dont toutes les
voiles sont ployées ; la lame couvre et découvre sans cesse le pont
inondé; des feux sinistres voltigent sur les vergues, et, en dépit
de nos efforts, la houle qui grossit nous pousse sur l'île des Esqui-
maux-.
« J'avois, ô mon fils! été coupable d'un souhait téméraire : j'avois
appelé de mes vœux le spectacle d'une tempête. Qu'il est insensé
celui qui désire être témoin de la colère des génies! Déjà nous avions
été le jouet des mers, autant de jours qu'un étranger peut en passer
dans une cabane, avant que son hôte lui demande le nom de ses
aïeux ; le soleil avoit disparu pour la sixième fois. La nuit étoit hor-
rible; j'étois couché dans mon hamac agité; je prêtois l'oreille aux
coups des vagues qui ébranloient la structure du vaisseau : tout à coup
j'entends courir sur le pont, et des paquets de cordages tomber;
j'éprouve en même temps le mouvement que l'on ressent lorsqu'un
vaisseau vire de bord. Le couvercle de l'entre-pont s'ouvre et une voix
appelle le capitaine. Cette voix solitaire , au milieu de la nuit et de la
tempête , avoit quelque chose qui faisoit frémir. Je me dresse sur ma
couche; il me semble ouïr des marins discutant le gisement d'une
terre que l'on avoit en vue. Je monte sur le pont : Ononthio et les
passagers s'^ 'rouvoient déjà rassemblés.
1. Le banc de Terre-Neuve. 2. Terre-Neuve.
LIVRE VII. 279
« En mettant la tète hors de l'entre-pont, je fus frappé d'un spec-
tacle affreux, mais sublime. A la lueur de la lune qui sortoit de temps
en temps des nuages, on découvroit sur les deux bords du navire, à
travers une brume jaune et immobile, des côtes sauvages. La mer
élevoit ses flots comme des monts dans le canal où nous étions engouf-
frés. Tantôt les vagues se couvroient d'écume et d'étincelles ; tantôt
elles n'offroient plus qu'une surface huileuse, marbrée de taches
noires, cuivrées ou verdâtres, selon la couleur des bas-fonds sur les-
quels elles mugissoient ; quelquefois une lame monstrueuse venoil
roulant sur elle-même sans se briser, comme une mer qui envahiroit
les flots d'une autre mer. Pendant un moment le bruit de l'abîme et
celui des vents étoient confondus ; le moment d'après, on distinguoit
le fracas des courants, le sifflement des récifs, la triste voix de la lame
lointaine. De la concavité du bâtiment sortoient des bruits qui fai-
soient battre le cœur au plus intrépide. La proue du navire coupoitla
masse épaisse des vagues avec un froissement affreux, et au gouver-
nail des torrents d'eau s'écouloient en tourbillonnant comme au débou-
ché d'une écluse. Au milieu de ce fracas, rien n'étoit peut-être plus
alarmant qu'un murmure sourd, pareil à celui d'un vase qui se remplit.
« Cependant des cartes, des compas, des instruments de toutes les
sortes, étoient étendus à nos pieds. Chacun parloit diversement de
cette terre oij étoit assis sur un écueil le génie du naufrage. Le pilote
déclara que le naufrage étoit inévitable. Alors l'aumônier du vaisseau
lut à haute voix la prière qui porte, dans un tourbillon, l'âme du
marin au dieu des tempêtes. Je remarquai que des passagers alloient
chercher ce qu'ils avoient de plus précieux, pour le sauver : l'espé-
rance est comme la montagne Bleue dans les Florides : de ses hauts
sommets le chasseur découvre un pays enchanté, et il oublie les pré-
cipices qui l'en séparent. Moi et les autres chefs sauvages, nous prîmes
un poignard pour nous défendre et un fer tranchant pour couper un
arc et tailler une flèche. Hors la vie qu'avions-nous à perdre ? Le flot
qui nous jetoit sur une côte inhabitée .nous rendoit à notre bonheur :
l'homme nu saluoit le désert et rentroit en possession de son empire.
« Il plut à la souveraine sagesse de sauver le vaisseau, mais la même
vague qui le poussa hors des écueils emporta l'un de ses mâts et me
jeta dans l'abîme : j'y tombai comme un oiseau de mer qui se préci-
pite sur sa proie. En un clin d'œil le vaisseau, chassé par les vents,
parut à une immense distance de moi ; il ne pouvoit s'arrêter sans
s'exposer une seconde fois au naufrage, et il fut contraint de m'aban-
donner. Perdant tout espoir de le rejoindre, je commençai à nager
vers la côte éloignée. »
foû LES NATCIIEZ.
LIVRE HUITIÈME.
« Les premiers pas du matin s'étoient imprime^ en taches roii^eâ-
tres dans les nuages de la tempête, lorsque couvert ^h^ l'écume des
Ilots j'abordai au rivage. Courant sur les limons verdis, tout hérissés
des pyramides de l'insecte des sables, je me dérobe à la fureur du
génie des eaux. A quelque distance s'olTroit une grotte dont l'cMitrée
étoit fermée par des framboisiers. J'écarte les broussailkîs et pénîitre
sous la voûte du rocher, où je fus agréablement surpris d'entendre
couler un fontaine. Je puisai de l'eau dans le creux de ma main, et
faisant une libation : a Qui que tu sois, m'écriai-je. Manitou de cette
(( grotte, ne repousse pas un suppliant que le Grand-Esprit a jeté sur
« tes rivages; que cette malédiction du ciel ne t'irrite pas contre un
« infortuné. Si jamais je revois la terre des sassafras, je te sacrifierai
« deux jeunes corbeaux dont les ailes seront plus noires que celles
« de la nuit. »
« Après cette prière, je me couchai sur des branches de pin : épuisé
de fatigue je m'endormis aux soupirs du Sommeil, qui baignoit ses
membres délicats dans l'eau de la fontaine.
« A l'heure oii le fils des cités, couvert d'un riche manteau, se livre
aux joies d'un festin servi par la main de l'abondance, je me réveillai
dans ma grotte solitaire. En proie aux attaques de la faim, je me lève :
comme un élan échappé à la flèche du chasseur croit bientôt retourner
à ses forêts ; près de rentrer sous leur ombrage, il rencontre une autre
troupe de guerriers qui l'écartent avec des cris et le poursuivent de
nouveau sur les montagnes : ainsi j'étois éloigné de ma patrie par les
traits de la fortune.
« A l'instant où je sortois de la grotte , un ours blanc se présente
pour y entrer ; je recule quelques pas et tire mon poignard. Le monstre,
poussant un mugissement, me menace de ses serres énormes, de son
museau noirci et de ses yeux sanglants : il se lève, et me saisit dans
ses bras comme un lutteur qui cherche à renverser son adversaire.
Son haleine me brûle le visage; la faim de ses dents est prête à se
rassasier de ma chair; il m'étouffe dans ses embrassements ; aussi
facilement qu'ils ouvrent un coquillage au bord de la mer, ses ongles
vont séparer mes épaules. J'invoque le Manitou de mes pères, et,
de la main qui me reste libre, je plonge mon poignard dans le cœur
de mon ennemi. Les bras du monstre se relâchent ; il abandonne sa
proie s'affaisse, roule à terre, expire.
LIVRE VIII. 281
« Plein de joie, j'assemble des mousses et des racines à l'entrée de
ma grotte : deux cailloux me donnent le feu ; j'allume un bûcher dont
la flamme et la fumée s'élèvent au-dessus des bois. Je dépouille la
victime; je la mets en pièces; je brûle les filets de la langue et les
portions consacrées aux génies : je prends soin de ne point briser les
os, et je fais rôtir les morceaux les plus succulents. Je m'assieds sur
des pierres polies par la douce lime des eaux; je commence un repas
avec l'hostie de la destinée, avec des cressons piquants et des mousses
de roche aussi tendres que les entrailles d'un jeune chevreuil. La
solitude de la terre et de la mer étoit assise à ma table : je décou-
vrois à l'horizon, non sans une sorte d'agréable tristesse, les voiles
du vaisseau où j'avois fait naufrage.
« L'abondance ayant chassé la faim, et la nuit étant revenue sur la
terre, je me retirai de nouveau au fond de l'antre, avec la fourrure du
monstre que j'avois terrassé. Je remerciai le Grand-Esprit qui m'avoit
fait sauvage et qui me donnoit dans ce moment tant d'avantages sur
l'homme policé. Mes pieds étoient rapides, mon bras vigoureux, ma
vie habituée aux déserts : un génie ami des enfants, le Sommeil, fils
de l'Innocence et de la Nuit, ferma mes yeux, et je bus le frais sumac
du Meschacebé dans la coupe dorée des songes.
« Les sifflements du courlis et le cri de la barnacle, perchée sur les
framboisiers de la grotte, m'annoncèrent le retour du matin : je sors.
Je suspends par des racines de fraisier les restes de la victime à mes
épaules; j'arme mon bras d'une branche de pin ; je me fais une cein-
ture de joncs où je place mon poignard, et, comme un lion marin, je
m'avance le long des flots.
« Pendant mon séjour chez les Cinq-Nations iroquoises, le commerce
et la guerre m'avoient conduit chez les Esquimaux, et j'avois appris
quelque chose de la langue de ce peuple. Je savois que l'île ' de mon
naufrage s'approchoit, dans la région de l'étoile immobile -, des côtes
du Labrador : je cherchai donc à remonter vers ce détroit.
u Je marchai autant de nuits qu'une jeune femme qui n'a point
encore nourri de premier-né reste dans le doute sur le fruit que son
sein a conçu : craignant de tromper son époux, elle ne confie ses ten-
dres espérances qu'à sa mère ; mais aux défaillances de cette femme,
annonces mystérieuses de l'homme, à son secret, qui éclate dans ses
regards, le père devine son bonheur, et, tombant à genoux, offre au
Grand-Esprit son fils à naître.
« Je traversai des vallées de pierres revêtues de mousse, et au fond
1 . Terre-Neuve. 2. Étoile polaire.
282 LES NATCUEZ.
desquelles coiiloient des torrents d'eau demi-glacée : des bouquets de
frauiboisiers, quelques bouleaux, une mullitude d'étangs salés couverts
de toutes sortes d'oiseaux de mer, varioient la tristesse de la scène.
Ces oiseaux me procuroient une abondante nourriture, et des fraises,
des oseilles, des racines, ajoutoient à la délicatesse de mes banquets.
« Déjà mes pas étoient arrivés au détroit des tempêtes. Les côtes
du Labrador se montroient quelquefois par delà les flots au coucher
et au lever du soleil. Dans l'espoir de rencontrer quelque navigateur,
je cheminois le long des grèves ; mais lorsque j'avois franchi des caps
orageux, je n'apercevois qu'une suite de promontoires aussi solitaires
que les premiers.
« Un jour j'étois assis sous un pin : les flots étoient devant moi; je
m'entretenois avec les vents de la mer et les tombeaux de mes ancê-
tres. Une brise froide s'élève des régions du nord, et un reflet lumi-
neux voltige sous la voûte du ciel. Je découvre une montagne de glace
flottante ; poussée par le vent, elle s'approche de la rive. Manitou du
foyer de ma cabane! dites quel fut mon étonnement lorsqu'une voix,
sortant de l'écueil mobile, vint frapper mon oreille. Cette voix chan-
toit ces paroles dans la langue des Esquimaux :
«Salut, esprit des tempêtes, salut, ô le plus beau des fils de
« l'Océan ! , -i'
« Descends de ta colline où l'importun soleil ne luit jamais ; des-
« cends, charmante Élina! Embarquons-nous sur cette glace. Les cou-
« rants nous emportent en pleine mer ; les loups marins viennent se
« livrer à l'amour sur la même glace que nous.
« Sois-moi propice, esprit des tempêtes, ô le plus beau des fils de
,* ''Océan 1 ...
« Elina, je darderai pour toi la baleine ; je te ferai un bandeau pour
« garantir tes beaux yeux de l'éclat des neiges; je te creuserai une
« demeure sous la terre pour y habiter avec un feu de mousse ; je te
(( donnerui trente tuniques impénétrables aux eaux de la mer. Viens
« sur le sommet de notre rocher flottant. Nos amours y seront enchaî-
« nées par les vents, au milieu des nuages et de l'écume des flots.
« Salut , esprit des tempêtes, ô le plus beau des fils de l'Océan ! »
« Tel étoit ce chant extraordinaire. Couvrant mes yeux de ma malD,
et jetant dans les flots ane partie de mon vêtement, je m'écriai ;
« Divinité de cette mer dont je viens d'entendre la voix, soyez -moi
« propice; favorisez mon retour! » Aucune réponse ne sortit de la mon-
tagne, qui vint s'échouer sur les sables à quelque distance du lieu où
J'étois assis.
« J'en vis bientôt descendre un homme et une femme vêtus de peaux
LIVRE VIII. 283
de loup marin. Aux caresses qu'ils prodiguoient à un enfant, je les
reconnus pour mari et femme. Ainsi l'a voulu le Grand-Esprit; le bon-
heur est de tous les peuples et de tous les climats : le misérable
Esquimau, sur son écaeil de glace, est aussi heureux que le monarque
européen sur son trône; c'est le même instinct qui fait palpiter le
cœur des mères et des amantes dans les neiges du Labrador et sur le
duvet des cygnes de la Seine.
(( Je dirige mes pas vers la femme, dans l'espérance que l'homme
accourroit au secours de son épouse et de son enfant. L'esprit qui
m'inspira cette pensée ne trompa point mon attente. Le guerrier
s'avance vers moi avec fureur : il étoit armé d'un javelot surmonté
d'une dent de vache marine ; ses yeux sanglants étinceloient derrière
ses ingénieuses lunettes; sa barbe rousse, se joignant à ses cheveux
noirs, lui donnoit un air affreux. J'évite les premiers coups de mon
adversaire, et m'élançant sur lui je le terrasse.
« Élma, arrêtée à quelque distance, faisoit éclater les signes de la
plus vive douleur; ses genoux fléchirent; elle tomba sur le rocher.
Comme le pois fragile qui s'élève autour de la gerbe de maïs, sa fleur
délicate se marie au blé robuste et joint ainsi la grâce à la vie utile
de son époux; mais si la pierre tranchante de l'Indienne vient à mois-
sonner l'épi, l'humble pois, qu'une tige amie ne soutient plus, s'af-
faisse et couvre de ses grappes fanées le sol qui l'a vu naître : ainsi
la jeune sauvage étoit tombée sur la terre. Elle tenoit embrassé son
ûls, tendre fleur de son sein.
« Je rassure l'Esquimau vaincu ; je le caresse en passant la main
sur ses bras, comme un chasseur encourage l'animal fidèle qui le
guide au fond des bois; l'Esquimau se relève à demi et presse mes
genoux en signe de reconnoissance et de foiblesse. Dans cette attitude,
il n'avoit rien de rampant à la manière de l'Europe : c'étoit l'homme
obéissant à la nécessité.
« La femme revient de son évanouissement. Je l'appelle ; elle fait
un pas vers nous, fuit, revient, et toujours resserrant le cercle, s'ap-
proche de plus en plus de son maître et de son mari. Bientôt elle met
les mains à terre et s'avance ainsi jusqu'à mes pieds. Je prends l'en-
fant qu'elle portoit sur son dos; je lui prodigue des caresses : ces
caresses apprivoisèrent tellement la mère de l'enfant, qu'elle se mit à
bondir de joie à mes côtés. Lorsqu'un guerrier emporte dans ses bras
un chevreau qu'il a trouvé sur la montagne, la mère, traînant ses
longues mamelles et surmontant sa frayeur, suit avec de doux bêle-
ments le ravisseur, qu'elle semble craindre d'irriter contre le jeune
hôte des forêts.
284 LES NATCIIEZ.
« Aussitôt que l'Esquimau eut reconnu mon droit de force , il
devint aussi soumis qu'il s'étoit montré intraitable. Je descendis la
côte avec mes deux nouveaux sujets, et je leur fis entendre que je vou-
lois passer au Labrador.
« L'Esquimau va prendre sur le rocher de glace des peaux de loup
marin que je n'avois pas aperçues; il les étend avec des barbes de
baleine ; il en forme un long canot; il recouvre ce canot d'une peau élas-
tique. Il se place au milieu de cette espèce d'outre, et m'y fait entrer
avec sa femme et son enfant : refermant alors la peau autour de ses
reins, semblable à Michabou lui-même, il gourmande les mers.
« Un traîneau parti du grand village de tes pères, au moment où
nous quitlàmes l'île du naufrage, n'aîu'oit atteint le palais de tes rois
qu'après notre arrivée aux rivages du Labrador. C'étoit l'heure où les
coquillages des grèves s'enir'ouvrent au soleil, et la saison où les cerfs
commencent à changer de parure. Les génies me préparoient encore
une nouvelle destinée : je commandois, j'allois servir.
(i Nous ne tardâmes pas à rencontrer un parti d'Esquimaux. Ces
guerriers, sans s'informer des arbres de mon pays ni du nom de ma
mère, me chargèrent de l'attirail de leurs pêches et me contraignirent
d'entrer dans un grand canot. Ils armèrent mon bras d'une rame,
comme si depuis longtemps leurs Manitous eussent été en alliance
avec les miens, et nous remontâmes le long des rochers du Labrador.
« Les deux époux, naguère mes esclaves, s'étoient embarqués avec
nous; ils ne me donnèrent pas la moindre marque de pitié ou de
reconnoissance : ils avoient cédé à mon pouvoir, ils trouvoient tout
simple que je subisse le leur : au plus fort l'empire, au plus foible
l'obéissance.
(c .le me résignai à mon sort.
« Nous arrivâmes à une contrée où le soleil ne se couchoit plus.
Pâle et élargi , cet astre tournoit tristement autour d'un ciel glacé ; de
rares animaux erroient sur des montagnes inconnues. D'un côté s'éten-
doient des champs de glace contre lesquels se brisoit une mer déco-
lorée ; de l'autre s'élevoit une terre hâve et nue qui n'offroit qu'une
morne succession de baies solitaires et de caps décharnés. Nous cher-
chions quelquefois un asile dans des trous de rocher, d'où les aigles
marins s'envoloient avec de grands cris. J'écoutois alors le bruit des
vents répétés par les échos de la caverne et le gémissement des glaces
qui se fendoient sur la rive.
« Et cependant, mon jeune ami, il est quelquefois un charme à ces
région? désolées. Rien ne te peut donner une idée du moment où le
soleil, touchant la terre, sembloit rester immobile, et remontoit ensuite
LIVRE VIII. 285
dans le ciel, au lieu de descendre sous l'horizon. Les monts revêtus
de neige, les vallées tapissées de la mousse blanche que broutent les
rennes, les mers couvertes de baleines et semées de glaces flottantes,
toute cette scène, éclairée comme à la fois par les feux du couchant
et par la lumière de l'aurore, brilloit des plus tendres et des plus
riches couleurs : on ne savoit si on assistoit à la création ou à la fin
du monde. Un petit oiseau, semblable à celui qui chante la nuit dans
tes bois, faisoit entendre un ramage plaintif. L'amour amenoit alors
le sauvage Esquimau sur le rocher oh l'attendoit sa compagne : ces
noces de l'homme aux dernières bornes de la terre n'étoient ni sans
pompe ni sans félicité.
« Mais bientôt à une clarté perpétuelle succéda une nuit sans fin.
Un soir le soleil se coucha, et ne se leva plus. Une aurore stérile, qui
n'enfanta point l'astre du jour, parut dans le septentrion. Nous mar-
chions à la lueur du météore dont les flammes mouvantes et livides
s'attachoient à la voûte du ciel comme à une surface onctueuse.
« Les neiges descendirent ; les daims , les carribous , les oiseaux
mêmes disparurent : on voyoit tous ces animaux passer et retourner
vers le midi : rien n'étoit triste comme cette migration qui laissoit
l'homme seul. Quelques coups de foudre qui se prolongeoient dans
des solitudes où aucun être animé ne les pouvoit entendre semblèrent
séparer les deux scènes de la vie et de la mort, La mer fixa ses flots ;
tout mouvement cessa, et au bruit des glaces brisées succéda un silence
universel.
« Aussitôt mes hôtes s'occupèrent à bâtir des cabanes de neige :
elles se composoient de deux ou trois chambres qui communiquoient
ensemble par des espèces de portes abaissées. Une lampe de pierre,
remplie d'huile de baleine, et dont la mèche étoit faite d'une mousse
séchée, servoit à la fois à nous réchauffer et à cuire la chair des veaux
marins. La voûte de ces grottes sans air fondoit en gouttes glacées;
on ne pouvoit vivre qu'en se pressant les uns contre les autres et en
s' abstenant , pour ainsi dire , de respirer. Mais la faim nous forçoit
encore de sortir de ces sépulcres de frimas : il falloit aller aux der-
nières limites de la mer gelée épier les troupeaux de Michabou.
« Mes hôtes avoient alors des joies si sauvages, que j'en étois moi-
même épouvanté. Après une longue abstinence, avions-nous dardé un
phoque, on le traînoit sur la glace : la matrone la plus expérimentée
montoit sur l'animal palpitant, lui ouvroit la poitrine, lui arrachoit le
foie, et en buvoit l'huile avec avidité. Tous les hommes, tous les enfants
se jetoient sur la proie, la déchiroient avec les dents, dévoroient les
chairs crues; les chiens, accourus au banquet, en partageoient les
286 LES NATCIIEZ.
restes et léchoiont le visage ensanglanté des enfants. Le guerrîer
vainqueur du monstre recevoit une part de la victime plus grande que
celle des autres; et lorsque, gonflé de nourriture, il ne se pouvoit plus
repaître, sa femme, en signe d'amour, le forçoit encore d'avaler d'hor-
ribles lambeaux qu'elle lui enfonçoit dans la bouche. Il y avoit loin
de là, René, à ma visite au palais de tes rois et au souper chez l'élé-
gante ikouessen.
« Un chef des Esquimaux vint à mourir; on le laissa auprès de
nous, dans une des chambres de la hutte où l'humidité causée parle'
lampes amena la dissolution du corps. Les ossements humains, ceuk
des dogues et les débris des poissons, étoient jetés à la porte de nos
cabanes; l'été, fondant le tombeau de glace qui croissoit autour de
ces dépouilles, les laissoit pêle-mêle sur la terre.
« Un jour nous vîmes arriver sur un traîneau, que tiroient six chiens
à longs poils, une famille alliée à celle dont j'étois esclave. Cette famille
retourna bientôt après aux lieux d'oii elle étoit venue; mon maître
l'accompagna et m'ordonna de le suivre.
« La tribu d'Esquimaux chez laquelle nous arrivâmes n'habitoit point,
comme la nôtre, dans des cabanes de neige; elle s'étoit retirée dans
une grotte dont on fermoit l'ouverture avec une pierre. Comme on
voit, au commencement de la lune voyageuse, des corneilles se réunir
en bataillons dans quelque vallée, ou comme des fourmis se retirent
sous une racine de chêne, ainsi cette nombreuse tribu d'Esquimaux
étoit réfugiée dans le souterrain.
« Je fis le tour de la salle, pour chercher quelques vieillards qui sont
la mémoire des peuples : le Grand-Esprit lui-même doit sa science à
son éternité. Je remarquai un homme âgé dont la tête étoit enveloppée
dans la dépouille d'une bête sauvage. Je le saluai en lui disant : « Mon
« père! » Ensuite j'ajoutai : a Tu as beaucoup honoré tes parents, car
« je vois que le ciel t'a accordé une longue vie. En faveur de mon res-
« pect pour tes aïeux, permets-moi de m'asseoir sur la natte à tes côtés.
« Si je savois où une douce mort a déposé les os de tes pères, je les
(( aurois apportés pour te réjouir. »
(( Le vieillard souleva son bonnet de peau d'ours, et me regarda
quelque temps en méditant sa réponse. Non, le bruit des ailes de la
cigogne qui s'élève d'un bocage de magnolias dans le ciel des Florides
est moins délicieux à l'oreille d'une vierge que ne le furent pour moi
les paroles de cet homme, lorsque je retrouvai sur ses lèvres, dans
l'antre des affreux Esquimaux, le langage du prêtre divin des bords
de la Seine.
« Je suis fils de la France, me dit le vieillard ; lorsque nous enle-
LIVRE VIII. 287
« vâmes aux enfants d'Albion les forts bâtis aux confins du Labrador,
« je suivois le brave d'iberville. Ma tendresse pour une jeune fille des
« mers me retint dans ces régions désolées, oii j'ai adopté les mœurs
« et la vie des aïeux de celle que j'aimois. »
(( Tel que dans les puits des savanes d'Atala on voit sortir des
canaux souterrains l'habitant des ondes, brillant étranger que l'amour
a égaré loin de sa patrie, ainsi, ô Grand-Esprit! tu te plais à conduire
les hommes par des chemins qui ne sont connus que de ta providence.
René, on trouve les guerriers de ton pays chez tous les peuples : les
plus civilisés des hommes, ils en deviennent, quand ils le veulent, les
plus barbares. Ils ne cherchent point à nous policer, nous autres sau-
vages ; ils trouvent plus aisé de se faire sauvages comme nous. La soli-
tude n'a point de chasseurs plus adroits, de combattants plus intré-
pides ; on les a vus supporter les tourments du cadre de feu ' avec la
fortitude des Indiens mêmes, et malheureusement devenir aussi cruels
que leurs bourreaux. Seroit-ce qué le dernier degré de la civilisation
touche à la nature? Seroit-ce que le François possède une sorte de génie
universel qui le rend propre à toutes les vies, à tous les climats? Voilà
€6 que pourroit seule décider la sagesse du père Aubry, ou du chef de
la prière ^ qui corrigea l'orgueil de mon ignorance.
« Je passai la saison des neiges dans la société du vieillard demi-
sauvage à m'instruire de tout ce qui regardoit les lois ou plutôt les
mœurs des peuples au milieu desquels j'habitois.
« L'hiver finissoit; la lune avoit regardé trois mois, du haut des
airs, les flots fixes et muets qui ne réfléchissoient point son image.
Une pâle aurore se glissa dans les régions du midi et s'évanouit : elle
revint, s'agrandit et se colora. Un Esquimau, envoyé à la découverte,
nous apprit un matin que le soleil alloit paroître; nous sortîmes en
foule du souterrain pour saluer le père de la vie. L'astre se montra un
moment à l'horizon, mais il se replongea soudain dans la nuit, comme
un juste qui, élevant sa tête rayonnante du séjour des morts, se recou-
cheroit dans son tombeau à la vue de la désolation de la terre : nous
poussâmes un cri de joie et de deuil.
« Le soleil parcourut peu à peu un plus long chemin dans le ciel.
Des brouillards couvrirent la terre et la mer. La surface solide des
fleuves se détacha des rivages; on entendit pour premier bruit le cii
d'un oiseau; ensuite quelques ruisseaux murmurèrent; les vents
retrouvèrent la voix. Enfin les nuages amassés dans les airs crevèrent
de toutes parts. Des cataractes d'une eau troublée se précipitèrent des
1. Les tourments que l'on fait subir aux prisonniers de guerre. 2. Fénelon.
288 LES NATCIIEZ.
nionfnc^nes; les monceaux de neiges tombèrent avec fracns des rocs
escarpés; le vieil Océan, réveillé au fond de ses abîmes, rompit ses
chaînes, secoua sa tête hérissée de glaçons, et, vomissant les Ilots re n-
fermés dans sa vaste poitrine, répandit sur ses rivages les mare es
mugissantes.
« A ce signal les pécheurs du Labrador quittèrent leur caverne et se
dispersèrent : chaque couple retourna à sa solitude pour bâtir son no u-
veau nid et chanter ses nouvelles amours. Kt moi, me dérobant par 1 a
fuite à mon maître, je m'avançai vers les régions du midi et du cou-
chant, dans l'espoir de rencontrer les sources de mon fleuve natal.
« Après avoir traversé d'immenses déserts et vécu quelques années
chez des hordes errantes, j'arrivai chez les Sioux, hommes chéris des
génies pour leur hospitalité, leur justice, leur piété et pour la douceur
de leurs mœurs.
« Ces peuples habitent des prairies entre les eaux du Missouri et du
Meschacebé, sans chef et sans loi ; ils paissent de nombreux troupeaux
dans les savanes.
« Aussitôt qu'ils apprirent l'arrivée d'un étranger, ils accoururent
et se disputèrent le bonheur de me recevoir. Nadoué, qui comptoit six
garçons et un grand nombre de gendres, obtint la préférence; on
déclara qu'il la méritoit comme le plus juste des Sioux et le plus heu-
reux par sa couche. Je fus introduit dans une tente de peaux de bufile,
ouverte de tous côtés, supportée par quatre piquets et dressée au bord
d'un courant d'eau. Les autres tentes, sous lesquelles on apercevoit les
joyeuses familles, étoient distribuées çà et là dans les plaines.
« Après que les femmes eurent lavé mes pieds, on me servit de la
crème de noix et des gâteaux de malomines. Mon hôte ayant fait des
libations de lait et d'eau de fontaine au paisible Tébée, génie pastoral
de ces peuples, conduisit mes pas à un lit d'herbe recouvert de la toi-
son d'une chèvre. Accablé de lassitude, je m'endormis au bruit des
vœux de la famille hospitalière, aux chants des pasteurs et aux rayons
du soleil couchant, qui, passant horizontalement sous la tente, fer-
mèrent avec leurs baguettes d'or mes paupières appesanties.
« Le lendemain je me préparai à quitter mes hôtes ; mais il me fut
impossible de m'arracher à leurs sollicitations. Chaque famille me
voulut donner une fête. Il fallut raconter mon histoire, que l'on ne se
lassoit point d'entendre ef de me faire répéter.
« De toutes les nations que j'ai visitées, celle-ci m'a paru la plus
heureuse : ni misérable comme le pêcheur du Labrador, ni cruel
comme le chasseur du Canada, ni esclave comme jadis le Natchez, ni
corrompu comme l'Européen, le Sioux réunit tout ce qui est désirable
LIVRE VIII. 28y
chez l'homme sauvage et chez l'homme policé. Ses mœurs sont douces
comme les plantes dont il se nourrit; il fuit les hivers, et, s'attachant
au printemps, il conduit ses troupeaux de prairie en prairie : ainsi la
voyageuse des nuits, la lune, semble garder dans les plaines du ciel
les nuages qu'elle mène avec elle ; ainsi l'hirondelle suit les fleurs et
les beaux jours ; ainsi la jeune fille, dans ses gracieuses chimères,
laisse errer ses pensées de rivage en rivage et de félicité en félicité.
« Je pressois mon hôte de me permettre de retourner à la cabane
de mes aïeux. Un matin, au lever du soleil, je fus étonné de voir tous
les pasteurs rassemblés. Nadoué se présente à moi avec deux de ses
lils, et me conduit au milieu des anciens : ils étoient assis en cercle à
l'ombre d'un petit bocage d'oii l'on découvroit toute la plaine. Les
jeunes gens se tenoient debout autour de leurs pères.
« Nadoué prit la parole et me dit : « Chactas, la sagesse de nosvieil-
(( lards a examiné ce qu'il y avoit de mieux pour la nation des Sioux.
« Nous avons vu que le Manitou de nos foyers n'alloit point avec nous
« aux batailles, et qu'il nous livroit à l'ennemi, car nous ignorons les
« arts de la guerre. Or, vous avez le cœur droit, l'expérience des
(c hommes a rempli votre âme d'excellentes choses : soyez notre chef,
« défendez-nous; régnez avec la justice. Nous quitterons pour vous les
« coutumes des anciens jours; nous cesserons de former des familles
« isolées; nous deviendrons un peuple : par là vous acquerrez une
« gloire immortelle.
« Or voici ce que nous ferons : vous choisirez la plus belle des filles
« des Sioux. Chaque famille vous otïrira quatre génisses de trois ans
« avec un fort taureau, sept chèvres pleines, cinquante autres don-
« nant déjà une grande abondance de lait , et six chiens rapides qui
« pressent également les chevreuils, les cerfs et toutes les bêtes fauves.
« Nous joindrons à ces dons quarante toisons de buffle noir pour
« couvrir votre tente. En voyant vos grandes richesses, nul ne pourra
« ."'empêcher de vous réputer heureux. Que les génies vous gardent de
« rejeter notre prière ! Votre père n'est plus, votre mère dort avec lui.
« Vous ne serez qu'un étranger dans votre patrie. Si nous allions vous
'( maudire dans notre douleur, vous savez que le Grand-Esprit accom-
« plit les malédictions prononcées par les hommes simples. Soyez donc
« touché de notre peine et entendez nos paroles. »
« Frappé des flèches invisibles d'un génie, je demeurai muet au
milieu de l'assemblée. Rompant enfin le silence, je répondis : « 0
« Nadoué, que les peuples honorent! je vous dirai la vérité toute pure.
« Je prends à témoin les Manitous hospitaliers du foyer oii je reçus un
« asile que la parole du mensonge n'a jamais. souillé mes lèvres :
III. 19
290 LES NAIClli:/.
« vous voyez si je suis touclu'. Sioux des savanes, jamais raccueîl que
(( j'ai roi'u de vous ne sortira do ma mémoire. Les présents que vous
(( m'ollVez ne pourroient être rejetés par aucun homme qui auroit
« quelque sens; mais je suis un infortuné condamné à errer sur la
« terre. Quel charme la royauté nroffriroit-elle? Craignez d'ailleurs de
(( vous donner un maître : un jour vous vous repentiriez d'avoir aban-
(( donné la liberté. Si d'injustes ennemis vous attaquent, implorez le
« ciel, il vous sauvera, car vos mœurs sont saintes.
« 0 Sioux! puisqu'il est vrai que je vous ai inspiré quelque pitié,
(( ne retenez plus mes pas; conduisez- moi aux rives du Meschaccbc;
« donnez-moi un canot de cyprès : que je descende à la terre des sas-
« safras. Je ne suis point un méchant que les génies ont puni pour ses
« crimes; vous n'avez point à craindre la colère du Grand-Esprit en
« favorisant mon retour. Mes songes, mes veilles, mon repos, sont
« tout remplis des images d'une patrie que je pleure sans cesse. Je suis
« le plus misérable des chevreuils des bois : ne fermez pas l'oreille à
« mes plaintes. »
« Les bergers furent attendris; le Grand-Esprit les avoit faits com-
patissants. Quand le murmure de la foule eut cessé, Nadoué me dit :
(' Les hommes sont touchés de vos paroles, et les génies le sont aussi.
« Nous vous accordons la pirogue du retour. Mais contractons d'abord
H l'alliance : rassemblons des pierres pour en faire un haut lieu, et
« mangeons dessus. »
« Or cela fut fait comme il avoit été dit : le Manitou de Nadoué,
celui des Sioux, celui des Natchez, reçurent le sacrifice. L'alliance
accomplie et trouvée parfaitement belle par les pasteurs , je marchai
avec eux pendant six jours pour arriver au Meschacebé; mon "^ur
tressailloit en approchant. Du plus loin que je découvris le fleuve, je
me mis à courir vers lui; je m'y élançai comme un poisson qui,
échappé du filet, retombe plein de joie dans les flots. Je m'écriai en
portant à ma bouche l'eau sacrée :
« Te voilà donc enfin, ô fleuve qui coules dans le pays de Chactas!
« fleuve où mes parents me plongèrent en venant au monde ! fleuve;
(( où je me jouois dans mon enfance avec mes jeunes compagnons!
(( fleuve qui baignes la cabane de mon père et l'arbre sous lequel je
<{ fus nourri ! Oui, je te reconnois ! Voilà les osiers pliants qui croissent
'< dans ton lit aux Natchez, et que j'avois accoutumé de tresser en
« corbeilles ; voilà les roseaux dont les nœuds me servoient de coupe.
« C'est bien encore le goût et la douceur de ton onde , et cette couleur
u qui ressemble à celle du lait de nos troupeaux. »
« Ainsi je parlois dans mon transport, et les délices de la patrie
LIVRE Vlll. 291
couloient déjà dans mon cœur. Les Sioiix, doués de simplicité et de
justice, se réjouissoient de mon bonheur. J'embrassai Nadoué et ses
fils; je souhaitai toutes sortes de dons à mes hôtes, et, entrant dans
ma pirogue chargée de présents , je m'abandonnai au cours du Mes-
chacebé. Les Sioux rangés sur la rive me saluoient du geste et de
la voix; moi-même je les regardois en faisant des signes d'adieu,
et priant les génies d'accorder leur faveur à cette nation innocente.
Nous continuâmes de nous donner des marques d'amour jusqu'au
détour d'un promontoire qui me déroba la vue des pasteurs ; mais
j'entendois encore le son de leurs voix affoiblies, que les brises dis-
persoient sur les eaux, le long des rivages du fleuve.
a Maintenant chaque heure me rapprochoit de ce champ paternel
dont j'étois absent depuis tant de neiges. J'en étois sorti sans expé-
rience, dans ma dix-septième lune des fleurs; j'allois y rentrer dans
ma trente-troisième feuille tombée et plein de la triste connoissance
des hommes. Que d'aventures éprouvées! que de régions parcou-
rues! que de peuples les pas de mes malheurs avoient visités! Ces
réflexions rouloient dans mon esprit, et le courant entraînoit ma
nacelle.
« Je franchis l'embouchure du Missouri. Je vis à l'orient le désert
des Casquias etdesTamarouas, qui vivent dans les républiques unies;
au confluent de l'Ohio, fils de la montagne AUegany et du fleuve Mon-
hougohalla, j'aperçus le pays des Chéroquois, qui sèment comme l'Eu-
ropéen, et des Wabaches, toujours en guerre avec les Illinois. Plus
loin je passai la rivière Blanche, fréquentée des crocodiles, et l'Aken-
sas, qui se joint au Meschacebé par la rive occidentale. Je remarquai
à ma gauche la contrée des Chicassas, venus du midi, et celle des
Yazous, coureurs des montagnes; à ma droite je laissai les Sélonis et
les Panimas, qui boivent les eaux du ciel et vivent sous des lataniers
Enfin je découvris la cime des hauts magnolias qui couronnent le vil-
lage des Natchez. Mes yeux se troublèrent, mon cœur flotta dans mon
sein : je tombai sans mouvement au fond de ma pirogue, qui, poussée
par la main du fleuve, alla s'échouer sur la rive.
u Bocages de la mort , qui couvrirez bientôt de votre ombre les
cendres du vieux Chactas! chênes antiques, mes contemporains de
solitude! vous savez quelles furent mes pensées quand, revenu de l'at-
teinte du génie de la patrie, je me trouvai assis au pied d'un arbre et
livré à une foule curieuse qui s'empressoit autour de moi. Je regardois
le ciel , la terre, le fleuve, les sauvages, sans pouvoir ni parler, ni
déclarer les transports de mon âme. Mais lorsqu'un des inconnus vint
à prononcer quelques mots en natchez, alors, soulagé et tout en pleurs,
292 LES NATCHEZ.
jo serre dans mes bras ma terre natale, j'y colle mes lèvres comme
un amant à celles d'une amante, puis mu relevant :
« Ce sont donc là les Natchoz! Manitou de mes malheurs, ne me
« trompez-vous point encore? Est-ce là la langue de mon pays que
■( je vieas d'entendre? Mon oreille ne m'a-t-elle point déçu? »
u Je touchois les mains, le visage, le vêtement de mes frères. Je dis
à la troupe étonnée : « Mes amis, mes chers amis, parlez , répétez ces
« mots que je n'ai point oubliés! Parlez, que je retrouve dans votre
<( bouche les doux accents de la patrie! 0 langage chéri des génies!
Cl langage dans lequel j'appris à prononcer le nom de mon père, et que
<i j'entendûis lorsque je reposois encore dans le sein maternel! »
« Les Natchez ne pouvoient revenir de leur surprise : au désordre
de mes sens, ils se persuadèrent que j'étois un homme possédé
d'Athaensic, pour quelque crime commis dans un pays lointa!in ; ils
songeoient déjà à m'écarter, comme un sacrilège, du bois du temple
et des bocages de la mort.
« La foule grossissoit. Tout à coup un cri s'élève ; je pousse moi-
même un cri en reconnoissant les chefs compagnons de mon escla-
vage dans ta patrie, et, en m'élançant dans leurs bras, nous mêlons nos
pleurs d'amitié et de joie... « Chactas! Chactas! » C'est tout ce qu'ils
peuvent dire dans leur attendrissement. Mille voix répètent : u Ghac-
« tas! Chactas! Génies immortels, est-ce là le filsd'Outalissi, ce Chac-
« tas que nous n'avons point connu, et qu'on disoit enseveli au sein
« des flots? »
« Telles étoient les acclamations. On entendoit un bruit confus
semblable aux échos des vagues dans les rochers. Mes amis m'ap-
prirent qu'arrivés à Québec sur le vaisseau, après mon naufrage, ils
retournèrent d'abord chez les Iroquois, d'où ils vinrent, après trois
ans, conter mes malheurs à mes parents et à mon pays. Leur récit
achevé, ils me conduisirent au temple du Soleil, où je suspendis mes
vêtements en offrande. De là, après m'être purifié et avant d'avoir pris
aucune nourriture, je me rendis au bocage de la mort pour saluer les
cendres de mes aïeux. Les vieillards m'y vinrent trouver, car la nou-
velle de mon retour avait déjà volé de cabane en cabane. Plusieurs
d'entre eux me reconnurent à ma resssemblance avec mon père. L'un
disoit : u Voilà les cheveux d'Outalissi. » Un autre : « C'est son regard
« et sa voix. » Un troisième : « C'est sa démarche , mais il diffère de
« son aïeul par sa taille, qui est plus élevée. »
« Les hommes de mon âge accouroient aussi, et, à l'aide de circons-
tances reproduites à ma mémoire, ils me rappeloient les jours de notre
Jeunesse ; alors je retrouvois sur leur visage des traits qui ne m'étoient
LIVRE VIII. 293
point inconnus. Les matrones et les jeunes femmes ne pouvoient
rassasier leur curiosité; elles m'apportoient toutes sortes de présents.
« La sœur de ma mère existoit encore, mais elle étoit mourante :
mes amis me conduisirent auprès d'elle. Lorsqu'elle entendit pronon-
cer mon nom, elle fit un effort pour me regarder; elle me reconnut,
me tendit la main, leva les yeux au ciel avec un sourire, et accomplit
sa destinée. Je me retirai l'âme en proie aux plus tristes pressenti-
ments en voyant mon retour marqué par la mort du dernier parent
que j'eusse au monde.
« Mes compagnons d'esclavage me menèrent à leur hutte d'écorce;
j'y passai la nuit avec eux. Nous y racontâmes sur la peau d'ours
beaucoup de choses tirées du fond du cœur, de ces choses que l'on dit
à un ami échappé d'un grand danger.
(( Le lendemain, après avoir salué la lumière, les arbres, les rochers,
le fleuve et toute la patrie, je désirai rentrer dans la cabane de mon
père. Je la trouvai telle que l'avoient mise la solitude et les années :
un magnolia s'élevoit au milieu, et ses branches passoient à travers le
toit; les murs crevassés étoient recouverts de mousse, et un lierre
embrassoit le contour de la porte de ses mains noires et chevelues.
« Je m'assis au pied du magnolia, et je m'entretins avec la foule de
mes souvenirs. (( Peut-être, me disois-je, selon ma religion du désert,
« est-ce ma mère elle-même qui est revenue dans sa cabane, sous la
(( forme de ce bel arbre! » Ensuite je caressois le tronc de ce suppliant
réfugié au foyer de mes ancêtres, et qui s'en étoit fait le génie domes-
tique pendant l'ingrate absence des amis de ma famille. J'aimois à
retrouver pour successeur sous mon toit héréditaire, non les fils indif-
férents des hommes, mais une paisible génération d'arbres et de
fleurs : la conformité des destinées, qui sembloit exister entre moi et
le magnolia demeuré seul debout parmi ces ruines, m'attendrissoit.
N'étoit-ce pas aussi une rose de magnolia que j'avois donnée à la fille
de Lopez, et qu'elle emporta dans la tombe?
« Plein de ces pensées qui font le charme intérieur de l'âme, je
songeois à rétablir ma hutte, à consacrer le magnolia à la mémoire
d'Atala, lorsque j'entendis quelque bruit. Un sachem, aussi vieux que
la terre, se présente sous les lierres de la porte : une barbe épaisse
ombrageoit son menton ; sa poitrine étoit hérissée d'un long poil sem-
blable aux herbes qui croissent dans le lit des fleuves; il s'appuyoit
sur un roseau ; une ceinture de joncs pressoit ses reins ; une couronne
de fleurs de marais ornoit sa tête ; un manteau de loutre et de castor
flottoit suspendu à ses épaules; il paroissoit sortir du fleuve, car l'eau
ruisseloit de ses vêtements, de sa barbe et de ses cheveux.
29^ LES NATCREZ.
« ]o n'ai jamais su si ce vieillard l'Ioil, en clTcl quchiuo antique
saclu'in, (iiiclquc prêtre instruit dv l'avenir et habitant une ]]o (h",
Moschacebé, ou si ce n'otoit pas l'ancêtre des fleuves, le Meschaccbc
lui-niênic, « Chactas, » me dit-il d'un son de voix semblable au bruit
de la chute d'une onde, « cesse de méditer le rétablissement de cette
(( cabane. En disputeras-tu la possession contre un génie, ô le plus
(( imprudent des hommes? Crois-tu donc être arrivé à la fm de tes
« travaux, et qu'il ne te reste plus qu'à t'asseoir sur la natte de tes
« pères? Un jour viendra que le sang des Natchcz.,. »
u II s'interrompt, agite le roseau qu'il tenoit à la main, me lance
des regards prophétiques, tandis que, baissant et relevant la tête, sa
barbe limoneuse frappe sa poitrine. Je me prosterne aux pieds du vieil-
lard ; mais lui, s'élançant dans le fleuve, disparoît au milieu des vagues
l)Ouillonnantes.
« Je n'osai violer les ordres de cet homme ou de ce génie, et j'allai
bâtir ma nouvelle demeure sur la colline où tu la vois aujourd'hui.
Adario revint du pays des Iroquois; je travaillai avec lui et le vieux
soleil à l'amélioration des lois de la patrie. Pour un peu de bien que
j'ai fait, on m'a rendu beaucoup d'amour,
« J'avance à grands pas vers le terme de ma carrière ; je prie le ciel
de détourner les orages dont il a menacé les Natchez, ou de me rece-
voir en sacrifice. «A cette fin je tâche de sanctifier mes jours, pour que
la pureté de la victime soit agréable aux génies : c'est la seule précau-
tion que j'aie prise contre l'avenir. Je n'ai point interrogé les jon-
gleurs : nous devons remplir les devoirs que nous enseigne la vertu,
sans rechercher curieusement les secrets de la Providence. Il est une
sorte de sagesse inquiète et de prudence coupable que le ciel punit.
Telle est, ô mon fils! la trop longue histoire du vieu?: L-hactas. »
LIVRE NEUVIÈME.
Le récit de Chactas avoit conduit les Natchez jusqu'aux vallées fré-
quentées par les castors, dans le pays des Illinois. Ces paisibles et
merveilleux animaux furent attaqués et détruits dans leurs retraites.
Après des holocaustes offerts à Michabou, génie des eaux, les Indiens,
au jour marqué par le jongleur, commencèrent à dépouiller, tous
ensemble, leurs victimes. A peine le fer avoit-il entr'ouvert les peaux
moelleuses, qu'un cri s'élève : « Une femelle de castor! » Les guerriers
LIVRE IX. 295
les plus fermes laissent échapper leur proie-, Chactas lui-même paroît
troublé.
Trois causes de guerre existent entre les sauvages : l'invasion des
terres , l'enlèvement d'une famille, la destruction des femelles de
castor. Ignorant du droit public des Indiens, et n'ayant point encore
l'expérience des chasseurs, René avoit tué des femelles de castor. On
délibère en tumulte : Ondouré veut qu'on abandonne le coupable aux
Illinois pour éviter une guerre sanglante. Le frère d'Amélie est le pre-
mier à se présenter en expiation. « Je traîne partout mes infortunes,
dit-il à Chactas ; délivrez-vous d'un homme qui pèse sur la terre. »
Outougamiz soutint que le guerrier blanc dont il portoit le Manitou
d'or, gage de l'amitié jurée, n'avoit péché que par ignorance : (( Ceux
qui ont une si grande terreur des Illinois, s'écria-t-il, peuvent les aller
supplier de leur accorder la paix. Quant à moi, je sais un moyen plus
sûr de l'obtenir : c'est la victoire. L'homme blanc est mon ami, qui-
conque est son ennemi est le mien. » En prononçant ces paroles, te
jeune sauvage laissoit tomber sur Ondouré des regards terribles.
Outagamiz étoit renommé chez les Natchez pour sa candeur autant
que pour son courage : ils l'avoient surnommé Outougamiz le Simple.
Jamais il ne prenoit la parole dans un conseil, et ses vertus ne se
manifestoient que par des actions. Les chasseurs furent étonnés de la
hardiesse avec laquelle il s'exprima et de la soudaine éloquence que
l'amitié avoit placée sur ses lèvres : ainsi la fleur de l'hémerocale, qui
referme son calice pendant la nuit, ne répand ses parfums qu'aux
premiers rayons de la lumière. La jeunesse, généreuse et guerrière,
applaudit aux sentiments d'Outougamiz, René lui-même avoit pris sur
ses compagnons sauvages l'empire qu'il exerçoit involontairement sur
les esprits: l'avis d'Ondouré fut rejeté; on conjura les mânes des
femelles des castors ; Chactas recommanda le secret , mais le rival du
frère d'Amélie s'étoit déjà promis de rompre le silence.
Cependant on crut devoir abréger le temps des chasses : le retour
précipité des guerriers étonna les Natchez. Bientôt on murmura tout
bas la cause secrète de ce retour. Repoussé de plus en plus de Céluta,
Ondouré se rapprocha de son ancienne amante, et chercha dans l'am-
bition des consolations et des vengeances à l'amour.
Durant l'absence des chasseurs, les habitants de la colonie s'étoient
répandus dans les villages indiens : des aventuriers sans mœurs, des
soldats dans l'ivresse, avoient insulté les femmes. Febriano, digne
ami d'Onduré, avoit tourmenté Céluta, et d'Artaguette l'avoit proté-
gée. Au retour d'Outougamiz, l'orpheline raconta à son frère les per-
sécutions par elle éprouvées; Outougamiz les redit à René, qui, déjà
206 LES NATCHEZ.
défendu dans le consoil par le généreux capitaine, l'alla remercier au
fort Rosalie. Un attachement, fondé sur l'estime, commença entre ces
deux nobles François. Trop touché de la beauté de Céluta, d'Artaguette
cédoit au penchant qui l'entraînoit vers l'homme aimé de la vertueuse
Indienne. Ainsi se formoient de toutes parts des liens que le ciel vou-
loit briser et des haines que le temps devoit accroître. Un événement
développa tout à coup ces germes de malheurs.
Une nuit, Chactas, au milieu de sa famille, veillait sur sa natte : la
tlamme du foyer éclairoit l'intérieur de la cabane. Une hache teinte
de sang tombe aux pieds du vieillard : sur le manche de cette hache
étoient gravés l'image de deux femelles de castor et le symbole de
la nation des Illinois. Dans les cabanes des différents sachems de
pareilles armes furent jetées, et les hérauts illinois, qui étoient ainsi
venus déclarer la guerre, avoient disparu dans les ténèbres.
Ondouré, dans l'espoir de perdre celui qui lui enlevoit le cœur de
Céluta, avoit fait avertir secrètement les Illinois de l'accident de la
chasse. Peu importoit à ce chef de plonger son pays dans un abîme de
maux, s'il pouvoit à la fois rendre son rival odieux à la nation, et
atteindre peut-être par la chance des armes à la puissance absolue. 11
avoit prévu que le vieux soleil seroit obligé de marcher à l'ennemi :
au défaut de la flèche des Illinois, Ondouré ne pourroit-il pas employ(>r
la sienne pour se débarrasser d'un chef importun? Akansie, mère du
jeune soleil, disposeroit alors du pouvoir souverain, et par elle
riiomme qu'elle adoroit parviendroit facilement à la dignité d'édile,
dignité qui le rendroit tuteur du nouveau prince. Enfin Ondouré, qui
détestoit les François, mais qui les servoit pour se faire appuyer d'eux,
ne trouveroit-il pas quelque moyen de les chasser de la Louisiane,
lorsqu'il seroit revêtu de l'autorité suprême? Maître alors delà for-
lune , il immoleroit le frère d'Amélie et soumettroit Céluta à son
amour.
Tels étoient les desseins qu'Ondouré rouloit vaguement dans son
â/ne. Il connoissoit Akansie; il savoit qu'elle se prêteroit à tous ses
forfaits, s'il la persuadoit de son repentir, si elle se pouvoit croire
aimée. 11 affecte donc pour cette femme une ardeur qu'il ne ressent
pas; il promet de sacrifier Céluta, exigeant à son tour d'Akansie qu'elle
serve une ambition dont elle recueillera les fruits. La crédule amante
consent à des crimes pour une caresse.
La passion de Céluta s'augmentoit en silence. René étoit devenu
l'arni d'Outougamiz. Ne seroit-il pas possible à Céluta d'obtenir la
main de René? Les murmures que l'on commençoit à élever de toutes
parts contre le guerrier blanc ne faisoicnt qu'attacher davantage
LIVRE IX. 297
l'Indienne à ce guerrier : l'amour se plaît au dévouement et aux sacri-
fices. Les prêtres ne cessoient de répéter que des signes s'étoient
montrés dans les airs la nuit de la convocation du conseil ; que le
serpent sacré avoit disparu le jour d'une adoption funeste; que les
femelles de castor avoient été tuées; que le salut de la nation se
trouvoit exposé par la présence d'un étranger sacrilège : il falloit des
expiations. Redits autour d'elle, ces propos troubloient Céluta : l'in-
justice de l'accusation la révoltoit, et le sentiment de cette injustice
fortifioit son amour, désormais irrésistible.
iMais René ne partageoit point ce penchant ; il n'avoit point changé
de nature; il accomplissoit son sort dans toute sa rigueur. Déjà la
distraction qu'un long voyage et des objets nouveaux avoient produite
dans son âme commençoit à perdre sa puissance : les tristesses du
frère d'Amélie revenoient, et le souvenir de ses chagrins , au lieu de
s'affoiblir par le temps, sembloit s'accroître. Les déserts n'avoient pas
plus satisfait René que le monde, et dans l'insatiabilité de ses vagues
désirs il avoit déjà tari la solitude, comme il avoit épuisé la société.
Personnage immobile au milieu de tant de personnages en mouve-
ment, centre de mille passions qu'il ne partageoit point, objet do
toutes les pensées par des raisons diverses, le frère d'Amélie devenoit
la cause invisible de tout : aimer et souffrir étoit la double fatalité qu'il
imposoit à quiconque s'approchoit de sa personne. Jeté dans le monde
comme un grand malheur, sa pernicieuse influence s'étendoit aux
êtres environnants : c'est ainsi qu'il y a de beaux arbres sous lesquels
on ne peut s'asseoir ou respirer sans mourir.
Toutefois René ne se voyoit pas sans une douleur amère, tout inno-
cent qu'il étoit, la cause de la guerre entre les Illinois et les Natchez.
« Quoi ! se disoit-il, pour prix de l'hospitalité que j'ai reçue, je livre à
la désolation les cabanes de mes hôtes ! Qi^i'avois-je besoin d'apporter 5
ces sauvages le trouble et les misères de ma vie? Je répondrai à chaque
famille du sang qui sera versé. Ah ! qu'on accepte plutôt en réparation
le sacrifice de mes jours! n
Ce sacrifice n'étoit plus possible que sur le champ de bataille : la
guerre étoit déclaré^, et il ne restoit aux Natchez qu'à la soutenir avec
courage. Le soleil prit le commandement de la tribu de l'Aigle, avec
laquelle il fut résolu qu'il envahiroit les terres des Illinois. Adario
demeura aux Natchez avec la tribu de la Tortue et du Serpent, pour
défendre la patrie. Outougamiz fut nommé chef des jeunes guerriers
qui dévoient garder les cabanes. René, adopté dans la tribu de l'Aigle,
devoit être de l'expédition commandée par le vieux soleil.
Le jour du départ étant fixé, Outougamiz dit au frère d'Amélie :
298 LES NATCIIKZ.
u Tu me qiiilto;; ; les sachcms m'obligent à demouror ici; tu vas mar-
clior au combat sans Ion compagnon d'armos ; c'est bien mal à moi de
le laisser seul ainsi. Si tu meurs, comment ferai-jc pour t' aller rejoin-
dre? Souviens-toi de nos Maniions dans la bataille. Voici la cliaîne d'or
de notre amitié, qui m'avertira de tout ce que tu feras. J'aurais voulu
au moins que tu eusses été mon frère avant de me quitter. Ma sœur
t'aime ; tout le monde le dit, il n'y a que toi qui l'ignores. Tu ne lui
parles jamais d'amour. Comment ! ne la trouves-tu pas belle? Ton âme
est-elle engagée ailleurs? Je suis Outougamiz, qu'on appelle le Simple
parce que je n'ai point d'esprit ; mais je serai toujours heureux de
t'aimer, soit que je devienne malheureux ou heureux par toi. » Ainsi
parla le sauvage : René le pressa sur son sein, et des pleurs d'atten-
drissement mouillèrent ses yeux.
Bientôt la tribu se mit en marche, ayant le soleil à sa tête. Toutes les
familles étoient accourues sur son passage : les femmes et les enfant?
pleuroient. Céluta pouvoit à peine contenir les mouvements de sa
douleur, et suivoit des regards le frère d'Amélie. Chactas bénit en
pressant son fils adoptif, et regretta de ne le pouvoir suivre. La petite
Mila, à moitié confuse, cria à René : « Ne va pas mourir! » et rentra,
toute rougissante, dans la foule. Le capitaine d'Ariaguette salua le
frère d'Amélie lorsqu'il passa devant lui, en l'invitant à se souvenir de
la gloire de la France. Ondouré fermoit la marche : il devoit com-
mander la tribu , dans le cas où le vieux soleil succomberoit aux fati-
gues de la marche ou sous les coups de l'ennemi.
A peine la tribu de l'Aigle s'étoit éloignée des Natchez, que des
inquiétudes se répandirent parmi les habitants du fort Rosalie. Les
colons découvrirent les traces d'un complot parmi les noirs, et l'on
disoit qu'il avoit des ramifications chez les sauvages. En effet, Ondouré
entretenoit depuis longtemps des intelligences avec les esclaves des
blancs : il avoit fait entendre à leur oreille le doux nom de liberté ,
pour se servir d'eux, si jamais ils pouvoient devenir utiles à son ambi-
tion. Un jeune nègre, nommé Imley, chef de cette association mysté-
rieuse, cultivoit une concession voisine de la cabane de Céluta etd'Ou-
tougamiz.
Ces récits sont portés à Febriano. Le renégat, que la soif de l'or
dévore, voit dans les circonstances où se trouvent les Natchez une
possibilité de destruction dont profiteroient à la fois son avarice et sa
lubricité. Febriano recevoit des présents d'Ondouré, et l'instruisoit de
tout ce qui se passoit au conseil des François; mais, dans l'absence de
ce chef, n'ayant plus de guide, il crut trouver l'occasion de s'enrichir
de la dépouille des sauvages.
LIVRE IX. 299
Comme un dogue que son gardien réveille, Febriano se lève aux
dénonciations de ses agents secrets : il se prépare aux desseins qu'il
médite par l'accomplissement des rites de son culte abominable.
Enfermé dans sa demeure, il commence, demi-nu, une danse
magique représentant le cours des astres. Il fait ensuite sa prière , le
visage tourné vers le temple de l'Arabie, et il lave son corps dans des
eaux immondes. Ces cérémonies achevées, le moine mahométan rede-
• ient guerrier chrétien : il enveloppe ses jambes grêles du drap
funèbre des combats ; il endosse l'habit blanc des soldats de la France.
Une touffe de franges d'or, semblable à celle qui pendoit au bouclier
de Pallas, embrasse, comme une main, l'épaule gauche de Febriano;
il place sur sa poitrine un croissant d'où jaillissent des éclairs; il sus-
pend à son baudrier une épée à la poignée d'argent, à la lame azurée,
qui enfonce une triple blessure dans le flanc de l'ennemi ; abaissant
sur ses sourcils le chapeau de Mars, le renégat sort, et va trouver
Chépar,
Pareil à la tunique dévorante qui, sur le mont CEta, fit périr Her-
cule, l'habit du grenadier françois se colle aux os du fils des Maures, et
fait couler dans ses veines les poisons enflammés de Bellone. Le com-
mandant n'a pas plus tôt aperçu Febriano, qu'il se sent lui-même pos-
sédé de la fureur guerrière, comme si le démon des combats secouoit,
par sa crinière de couleuvres, la tête d'une des trois Gorgones.
« Illustre chef, s'écrie Febriano, c'est avec raison qu'on vous donne
les louanges de prudence et de courage ; vous savez saisir l'occasion,
et tandis que les plus braves d'entre nos ennemis sont partis pour une
guerre lointaine, vous jugez qu'il est à propos de se saisir des terres
des rebelles. Les trêves sont au moment d'expirer, et vous ne pré-
tendez pas qu'on les renouvelle. Vous savez de quels dangers la colonie
est menacée : on soulève les esclaves : c'est un misérable nègre, voisin
de l'habitation du conspirateur Adario et de la demeure du François
adopté par Ghactas, c'est Imley que l'on désigne comme le chef de ce
complot. J'apprends avec joie que vous avez donné des ordres, que
tout est en mouvement dans le camp, et que si les factieux refusent les
concessions demandées, les cadavres des ennemis du roi deviendront
la proie des vautours. »
Par ce discours plein de ruse , Febriano évite de blesser 1 orgueil de
Chépar, toujours prêt à se révolter contre un conseil direct. Charmé de
voir attribuer à sa prudence des choses auxquelles il n'avoitpas songé,
le commandant répond à Febriano : « Vous m'avez toujours paru doué
de pénétration. Oui : je connoissois depuis longtemps les machinations
des traîtres. Les dernières instructions de la Nouvelle-Orléans me lais-
300 LES N AT CHEZ.
sent libre ; je pense qu'il est temps d'en liiiir. Allez déclarer nux snu-
vages qu'ils aient à céder les terres, ou qu'ils se disposent à me rece-
voir avec les troupes de mon maître. »
Fcbriano, dérobant au commandant un sourire ironique, se hâte
d'aller porter aux Nalchcz la décision do Chépar. Le père Souci, relin';
à la mission des Yazous, n'éloit plus au fort Rosalie pour plaider la
cause de la justice , et d'Artaguette reçut l'ordre de se préparer aux
combats et non aux discours.
Le conseil des sachems se rassemble : on écoute les paroles et les
menaces du messager françois.
« Ainsi, lui répond Chactas, vous profitez de l'absence de nos guer-
riers pour refuser le renouvellement des traités : cela est-il digne du
courage de la noble nation dont vous vous dites l'interprète? Qu'il
soit fait selon la volonté du Grand-Esprit! Nous désirions vivre en paix,
mais nous saurons nous immoler à la patrie. »
Dernier essai de la modération et de la prudence! Chactas veut
aller lui-même présenter encore le calumet au fort Rosalie : les sachems
comptoient sur l'autorité de ses années ; ils y comptoient vainement.
Los habitants de la colonie poussoient le commandant à la violence ;
Febriano l'obsédoit par le récit de divers complots : dans un camp on
désire la guerre, et le soldat est plus sensible à la gloire qu'à la justice.
Tout précipitoit donc les partis vers une première action. Non-seule-
ment Chépar refusa la paix, mais, à l'instigation de Febriano, il retint
Chactas au fort Rosalie. « Plus ce vieillard est renommé, dit le com-
mandant, plus il est utile de priver les rebelles de leur meilleur guide.
J'estime Chactas, à qui le grand roi offrit autrefois un rang dans notre
armée : on ne lui fera aucun mal ; il sera traité ici avec toutes sortes
d'égards , mais il n'ira pas donner à des factieux le moyen d'échapper
au châtiment. »
« François, dit Chactas, vous étiez destinés à violer deux fois dans
ma personne le droit des nations ! Quand je fus arrêté au Canada, on
pouvoit au moins dire que ma main manioit la hache; mais que crai-
gnez-vous aujourd'hui d'un vieillard aveugle? » — « Ce ne sont pas les
coups que nous craignons, s'écrièrent à la fois les colons, mais tes
conseils. »
Chépar avoit espéré que la captivité de leur premier sachcm , répan-
dant la consternation parmi les Natchez, les amèneroit à se soumettre
au partage des terres : il en fut autrement. La rage s'empare de tous
I les cœurs; on s'assemble en tumulte, on délibère à la hâte. L'enfer,
i qui voit ses desseins près d'être renversés, songe à sauver le culte du
Soleil de l'attaque imprévue des François. Satan appelle à lui les
LIVRE IX. 301
esprits de ténèbres : il leur ordonne de soutenir les Natchez par tous
les moyens dont il a plu à Dieu de laisser la puissance au génie du
mal. Afin de donner aux Indiens le temps de se préparer, le prince
des démons déchaîne un ouragan dans les airs, soulève le Meschacebé,
et rend pendant quelques jours les chemins impraticables. Profitant
de cette trêve de la tempête, les Natchez envoient des messagers aux
■nations voisines : la jeunesse s'empresse d'accourir.
Chépar n'attendoit que la fin de l'orage pour marcher au grand
village des Natchez. La sixième aurore ramena la sérénité, et vit les
soldats françois porter en avant leurs drapeaux; mais l'inondation de
la plaine contraignit l'armée à faire un long détour.
Aussitôt que la Renommée eut annoncé aux Natchez la nouvelle de
l'approche de l'ennemi, l'air retentit de gémissements : les femmes
fuient, emportant leurs enfants sur leur épaules et laissant les Mani-
tous suspendus aux portes des cabanes abandonnées. On voit s'agiter
les guerriers, qui n'ont eu le temps de se préparer au combat ni
par les jeûnes, ni par les potions sacrées, ni par l'étude des songes.
Le cri de guerre, la chanson de mort, le son de la danse d'Areskoui,
se mêlent de toutes parts. Le bataillon des Amis, la troupe des jeunes
gens se dispose à descendre à la contrée des âmes : Outougamiz est à
la tête de ce bataillon sacré. Outougamiz seul est triste : il n'a point
son compagnon, le guerrier blanc, à ses côtés.
Céluta vient trouver son frère ; elle le serre dans ses bras, elle le
prie de ménager ses jours. « Songe, lui dit-elle, ô mon aigle protec-
teur ! que je suis née avec toi dans le nid de notre mère. Le cygne que
lu as choisi pour ami a volé aux rivières lointaines; Chactas est pri-
sonnier ; Adario va peut-être recevoir la mort ; d'Artaguette est dans
les rangs de l'ennemi : que me restera-t-il, si je te perds? »
« Fille de Tabamicâ, répond Outougamiz, souviens-toi du repas
funèbre; si l'homme blanc étoit ici, le soin lui en appartiendroit; mais
voilà son Manitou d'or sur mon cœur; il me préservera de tout péril,
car il m'a parlé ce matin et m'a dit des choses secrètes. Rassure-toi
donc : invoquons l'Amitié et les génies qui punissent les oppresseurs.
Ne crois pas que les François soient les plus nombreux ; en combattant
pour les os de nos pères, nos pères combattront pour nous. Ne les
vois-tu pas, ces aïeux, qui sortent des bocages funèbres? <( Courage !
« nous crient-ils, courage ! Ne souffrez pas que l'étranger viole nos
« cendres ; nous accourons à votre secours avec les puissances de la
« nuit et de la tombe! » Crois-tu, Céluta, que les ennemis puissent
résister à cette pâle milice? Entends-tu la Mort, qui marche à la tête
des squelettes, armée d'une massue-de fer? 0 Mort! nous ne redou-
302 LES NATCIIEZ.
tons point ta présence : tu n'es pour nos cœurs innocents qu'un génie
paisil)lo. »
Ainsi jiarle Outouganiiz dans l'i-xallalion de son âme. Céluta est
entraînée dans les bois par Mila et les matrones
Toute la force des Natchez est dans la troupe de jeunes hommes
que les sachems ont placée autour des bocages de la mort. Les sachems
eux-mêmes forment entre eux un bataillon qui s'assemble dans le
bois, à l'entrée du temple du Soleil : la nation, ainsi divisée, s'éloit
mise sous la protection des tombeaux et des autels. Une admiration
profonde saisissoit le cœur à l'aspect des vieillards armés : on voyoit
se mouvoir, dans l'obscurité du bois, leurs têtes chauves ou blanchies,
comme les ondes argentées d'un fleuve, sous la voûte des chênes.
Adario, qui commande les sachems et qui s'élève au-dessus d'eux de
toute la hauteur du front, ressemble à l'antique étendard de cette
troupe paternelle. Non loin, sur un bûcher, le grand-prêtre fait des
sacrifices, consulte les esprits, et ne promet que des malheurs. Ainsi,
aux approches des tempêtes de l'hiver, quand la brise du soir apporte
l'odeur des feuilles séchées, la corneille, perchée sur un arbre dépouillé,
prononce des paroles sinistres.
Bientôt, aux yeux éblouis des Natchez, sort du fond d'une vallée la
pompe des troupes françoises, semblable au feu annuel dont les sau-
vages consument les herbages et qui s'étend comme un lac de feu.
Indiens, à ce spectacle vous sentîtes une sorte d'étonnement furieux ;
la patrie, enchantant vos âmes, les défendoit de la terreur, mais non
de la surprise. Vous contempliez les ondulations régulières, les mou-
vements mesurés, la superbe ordonnance de ces soldats. Au-dessus
des flots de l'armée se hérissoient les baïonnettes, telles que ces lances
du roseau qui tremblent dans le courant d'un fleuve.
Un vieillard se présente seul devant les guerriers de la France.
D'une main il tient le calumet de paix, de l'autre il lève une hache
dégouttante de sang; il chante et danse à la fois, et ses chants et ses
pas sont mêlés de mouvements tumultueux et paisibles. Tour à tour il
invoque la fureur des jeux d'Areskoui et l'ardeur des luttes de l'amour,
la terreur de la bataille des héros et le charme du combat des grâces
et de la lyre. Tantôt il tourne sur lui-même en poussant des cris et
lançant le tomahawk ; tantôt il imite le ton d'un augure qui préside
à la fête des moissons. Le visage de ce vieillard est rigide, son regard
impérieux, son front d'airain ; tout son air décèle le père de la patrie
et l'enthousiaste de la liberté. On mène l'envoyé des Natchez à Chépar.
Debout au milieu d'une foule de capitaines, sans s'incliner, sans
fléchir le genou, il parle ainsi au commandant des François :
LIVRE IX. 303
« Mon nom est Adario : de père en fils, tous mes ancêtres sont
morts pour la défense de leur terre natale. Je te viens, de la part des
sachems, redemander Chactas et te proposer une dernière fois la
paix. Si j'avois été le chef de ma nation, tu ne m'eusses vu que la
hache à la main. Que veux-tu? Quels sont tes desseins? Que t'avons-
nous fait?
« Prétends-tu nous massacrer dans les cabanes oii nous avons donn •
l'hospitalité à tes pères, lorsque, foibles et étrangers, ils n'avoient ni
huttes pour se garantir des frimas, ni maïs pour apaiser leur faim?
« Si tu persistes à nous opprimer , sache qu'avant que nous te
cédions les tombeaux de nos ancêtres le soleil se lèvera où il se cou-
che, les chênes porteront les fruits du noyer, et le vautour nourrira
les petits de la colombe.
« Tu as violé la foi publique en arrêtant Chactas. Je n'ai pourtant
pas craint de me présenter devant toi : ou ton cœur sera rappelé à des
sentiments d'équité, ou tu commettras une nouvelle injustice : dans le
premier cas, nous aurons la paix ; dans le second, tu combleras la
mesure. Le Grand-Esprit se chargera de notre vengeance.
« Choisis : voilà le calumet de paix, fume ; voici la hache de sang,
frappe. »
Tel qu'un fer présenté à la forge se pénètre d'une pourpre brûlante,
ainsi le visage de Chépar s'allume des feux de la colère au discours
du sauvage. L'indomptable vieillard levoit sa tête au-dessus de l'as-
semblée émue, comme un chêne américain qui, laissé debout sur son
sol natal, domine de sa tige inflexible les moissons de l'Europe flot-
tantes à ses pieds. Alors Chépar :
« Rebelle, ce pays appartient au roi mon maître : si tu oses t'opposer
au partage des terres que j'ai distribuées aux habitants de la colonie,
je ferai de ta nation un exemple épouvantable. Retire-toi, de peur que
je ne te fasse éprouver le châtiment épargné à Chactas. »
« Et moi, s'écrie Adario brisant le calumet de paix, je te déclare,
au nom des Natchez , guerre éternelle ; je te dévoue toi et les tiens à
l'implacable Athaensic. Viens faire un pain digne de tes soldats avec
le sang de nos vieillards, le lait de nos jeunes épouses et les cendres
de nos pères! Puissent mes membres, quand ton fer les aura séparés
de mon corps, se ranimer pour la vengeance, mes pieds marcher seuls
contre toi , ma main coupée lancer la hache , ma poitrine éteinte
pousser le cri de guerre, et jusqu'à mes cheveux, réseau funeste,
tendre autour de ton armée les inévitables filets de la mort! Génies
qui m'écoutez ! que les os des oppresseurs soient réduits en poudre,
comme les débris du calumet écrasés sous mes pieds! que jamais
304 LES NATCHEZ.
l'arbre de la paix n'étende ses rameaux sur les Natchcz et sur les
l'Yanrois, tant qu'il existera un seul guerrier des deux nations, tant
que les mères continueront d'être fécondes chez ces pcui)lcs! »
11 dit : les démons exaucent sa prière; ils sortent de l'abîme, et
remplissent les cœurs d'une rage infernale. Le jour se voile, le ton-
nerre gronde , les mânes hurlent dans les forêts , et les femmes
indiennes entendent leur fruit se plaindre dans leur sein. Adario jette
la hache 'au milieu des guerriers : la terre s'entr'ouvre et la dévore;
on l'entend tomber dans de noires profondeurs. Les capitaines françois
ne se peuvent empêcher d'admirer le courage du vieillard, qui,
retourné au milieu des siens, leur adresse ce discours :
(( Natchez, aux armes! Assez longtemps nous sommes restés assis
sur la natte! Jeunesse, que l'huile coule sur vos cheveux, que vos
visages se peignent, (lue vos carquois se remplissent, que vos chants
ébranlent les forêts. Désennuyons nos morts!
(( Il vit infâme, celui qui fuit : les femmes lui présentent ta pagne
qui voile la pudeur; il siège au conseil parmi les matrones. Mais celui
qui meurt pour son pays, oh! comme il est honoré! Ses os sont
recueillis dans des peaux de castor, et déposés au tombeau des aïeux ;
son souvenir se mêle à celui de la religion protégée, de la liberté
défendue, des moissons recueillies. Les vierges disent à l'époux de
leur choix sur la montagne : « Assure-moi que tu seras semblable h ce
«héros. » Son nom devient la garantie de la publique félicité, le
signal des joies secrètes des familles.
(( Sois-nous favorable, Areskoui ! ton casse-tête est armé de dents de
crocodile; le couteau d'escalpe est à ta ceinture; ton haleine exhale,
comme celle des. loups, l'odeur du carnage; tu bois le bouillon de la
chair des morts dans le crâne du guerrier. Donne à nos jeunes fils une
envie irrésistible de mourir pour la patrie : qu'ils sentent une grande
joie lorsque le fer de l'ennemi leur percera le cœur! »
Ainsi parle ou plutôt ainsi chante Adario, et les sauvages lui répon-
dent par des hurlements. Chacun prend son rang et attend l'ordre de
la marche. Le grand-prêtre saisit une torche, et se place à quelques
pas en avant. Sa tunique , tachée du sang des victimes , claque dans
l'air; des serpents, qu'il a le pouvoir de charmer, sortent en sifïlant
de sa poitrine, et s'entrelacent autour du simulacre de l'oiseau de la
nuit qui surmonte sa chevelure : telle les poètes ont peint la Discorde
entre les bataillons des Grecs et des Troyens. Le jongleur entonne la
chanson de la guerre, que répète le bataillon des Amis : ainsi, sur les
ondes de l'Eurotas, les cygnes d'Apollon chantoient leur dernier
hymne, en se préparant à rejoindre les dieux.
LIVRE IX. 305
Alors le prince des ténèbres appelle le Temps et lui dit : « Puissance
dévorante que j'ai enfantée, toi qui te nourris de siècles, de tombeaux
et de ruines, rival de l'Éternité assise au ciel et dans l'enfer, ô Temps,
mon fils ! si je t'ai préparé aujourd'hui une ample pâture, seconde les
efforts de ton père. Tu vois la foiblesse de nos enfants ; leur petite
troupe est exposée à une destruction qui renverseroit nos projets :
vole sur les deux flancs de l'armée indienne , coupe les bois antiques ,
pour en faire un rempart aux Natchez : rends inutile la supériorité du
nombre chez les adorateurs de notre implacable ennemi. »
Le Temps obéit; il s'abat dans la forêt, avec le bruit d'un aigle qui
engage ses ailes dans les branches des arbres : les deux armées
ouïrent sa chute et tournèrent les yeux de ce côté. Aussitôt on entend
retentir, dans la profondeur du désert, les coups de la hache de ce
bûcheron qui sape également les monuments de la nature et ceux des
hommes. Le père et le destructeur des siècles renverse les pins , les
chênes, les cyprès, qui expirent avec de sourds mugissements : les
solitudes de la terre et du ciel demeurent nues, en perdant les colonnes
qui les unissent.
Le prodige étonne les deux armées : les François le prennent pour
le ravage d'un nouvel ouragan , les Natchez y voient la protection de
leurs génies. Adario s'écrie : « Les Manitous se déclarent pour les
opprimés : marchons. » Tout s'ébranle. Les François, formés en
bataille, s'émerveillent de voir ces hommes demi-nus qui s'avancent
en chantant contre le canon et l'étincelante baïonnette. Quel courage
n'inspires-tu point , sublime amour de la patrie !
LIVRE DIXIÈME.
Déjà les Natchez s'approchoient de l'ennemi. Chépar fait un signe :
le centre de l'armée se replie et démasque les foudres; à chaque
bronze se tient un guerrier avec une mèche enflammée. L'infanterie
exécute un mouvement rapide : les grenadiers du premier rang tom-
bent un genou en terre ; les deux autres rangs tournent obliquement
et présentent , par les brisures de la ligne, le flanc et les armes aux
Indiens. A ce mouvement, les Natchez s'arrêtent et retiennent toutes
leurs voix ; un silence et une immobilité formidables régnent des deux
côtés : on n'entend que le bruit des ailes de la Mort qui plane sur les
bataillons.
iii. 2U
300 LES MATCUKZ.
Lorsque raidcnto canicule enc^ondro dans les iiuts du Mrxiquc le
vont pestilentiel du midi, ce vent destructeur pousse, en haletant, une
haleine humide et brûlante. La nature se voile : les paysages s'agran-
dissent; la lumière scarlatine des tropiques se répand sur les eaux,
les bois et les plaines; des nuages pendent en énormes fragments aux
deux horizons du ciel ; un midi dévorant semble être levé pour lou-
jours sur le monde : on croit toucher à ces temps annoncés de l'em-
brasement de l'univers : ainsi paroissent les armées arrêtées l'une
devant l'autre et prêtes à se charger avec furie. Mais l'épée de Chépar
a brillé... iMuse, soutiens ma voix, et tire de l'oubli les noms de ces
guerriers dignes d'être connus de l'avenir!
Une fumée blanche, d'oii s'échappent à chaque instant des feux,
enveloppe d'abord les deux armées. Une odeur de salpêtre , qui irrite
le courage, s'exhale de toutes parts. On entend le cri des Indiens, la
voix des chefs françois, le hennissement des chevaux , le sifflement de
la balle , du boulet et des bombes qui montent avec une lumière dans
le ciel.
Tant que les Natchez conservent du plomb et des poudres, leurs
tubes empruntés à l'Europe ne cessenfde brûler dans la main de leurs
chasseurs : tous les coups que dirige un œil exercé portent le deuil
dans le sein de quelque famille. Les traits des François sont moins
sûrs : les bombes se croisent sans effet dans les airs , comme l'orbe
empenné que des enfants se renvoient sur la raquette. Folard est
surpris de l'inutilité de son art, et Chépar de la résistance des sau-
vages. Mais lorsque ceux-ci ont épuisé les semences de feu qu'ils
avoient obtenues des peuples d'Albion, Adario élève la voix :
« Jeunes guerriers des tribus du Serpent et du Castor, suivez vos
pères, ils vont vous ouvrir le chemin. » Il dit et fond à la tête des
sachems sur les enfants des Gaules. Outougamiz l'entendit, et se
tournant vers ses compagnons : « Amis, imitons nos pères ! » Suivi de
toute la jeunesse, il se précipite dans les rangs des François.
Comme deux torrents formés par le même orage descendent paral-
lèlement le flanc d'une montagne et menacent la mer de leur égale
fureur, ainsi les deux troupes de.s sachems et des jeunes guerriers
attaquent à la fois les ennemis; et comme la mer repousse ces tor-
rents, ainsi l'armée françoise oppose sa barrière à l'assaut des deux
])alaillons. Alors commence un combat étrange. D'un côté , tout l'art
de la moderne Bellone , telle qu'elle parut aux plaines de Lens , de
Rocroy et de Fleurus ; de l'autre, toute la simplicité de l'antique Mars,
tel qu'on le vit marcher sur la colline des Figuiers et aux bords du
Simoïs. Un vent rapide balaye la fumée , et le champ de bataille se
LIVRE X. 307
découvre. La difficulté du terrain , encombré par les forêts abattues ,
rend l'habileté vaine et remet la victoire à la seule valeur ; les chevaux
engagés entre les troncs des arbres déchirent leurs flancs ou brisen t
leurs pieds; la pesante artillerie s'ensevelit dans des marais; plus
loin, les lignes de l'infanterie, rompues par l'impétuosité des sau-
vages, ne peuvent se reformer sur un terrain inégal , et l'on com bat
partout homme à homme.
Maintenant, ô Galliope! quel fut le premier Natchez qui signala sa
valeur dans cette mêlée sanglante?
Ce fut vous, fils magnanime du grand Siphane, indomptable et ter-
rible Adario.
Les sauvages ont raconté que sous les ombrages de la Floride, dans
une île au milieu d'un lac qui étend ses ondes comme un voilede gaze,
coule une mystérieuse fontaine. Les eaux de cette fontaine peuvent
redresser les membres plies par les ans' et rebrunir au feu des pas-
sions la chevelure sur la tête blanchie des vieillards. Un éternel
printemps habite au bord de cette source : là les ormeaux n'entre-
tiennent avec le lierre que des amitiés nouvelles ; là les chênes sont
étonnés de ne compter leurs années que par l'âge des roses. Les illu-
sions de la vie, les songes du bel âge, habitent avec les zéphyrs les
feuilles de lianes qui projettent sur le cristal de la fontaine un réseau
d'ombre. Les vapeurs qui s'exhalent des bois d'alentour sont les par-
fums de la jeunesse; les colombes qui boivent l'eau de la source, les
fleurs qu'elle arrose dans son cours, ont sans cesse des œufs dans leur
nid, des boutons sur leur tige. Jamais l'astre de la lumière ne se
couche sur ces bords enchantés , et le ciel y est toujours entr'ouvert
par le sourire de l'Aurore.
Ce fut à cette fontaine, dont la renommée attira les premiers Euro-
péens dans la Floride , que le génie de la patrie alla , d'après le récit
des Natchez, puiser un peu d'eau : il verse, au milieu de la bataille,
quelques gouttes de cette eau sur la tête du fils de Siphane. Le sachem
sent rentrer dans ses veines le sang de sa première jeunesse : ses pas
deviennent rapides ; son bras s'étend et s'assouplit ; sa main reprend
la fermeté de son cœur.
Il y avoit dans l'armée françoise un jeune homme nommé Syl-
vestre, que le chagrin d'un amour sans espérance avoit amené sur ces
rives lointaines pour y chercher la gloire ou la mort. Le riche et
inflexible Aranville n'avoit jamais voulu consentir à l'hymen de son
fils avec l'indigente Isabelle. Adario aperçut Sylvestre au moment où
1. Tradition liistofiqiie.
308 LES NATCHl-Z.
il essayoit de dégager ses pieds d'une vigne ranipanlc : lo sacliem,
levant sa massue, en décharge un c(Mipsur la tête de l'héritier d'Aran-
ville : la tête se brise comme la calebasse sous le pied de la mule
rélivi\ La cervelle de l'infortuné fume en se répandant à lorre. Adnrio
insulte par ces paroles à son ennemi :
' u En vérité, c'est dommage que ta mère ne soit pas ici! elle bai-
gneroit ton front dans l'eau d'esquine ! iMoi, qui ne suis qu'un barbare,
j'ai grossièrement lavé tes cheveux .dans ton sang! Mais j'espère que
tu pardonneras à ma débile vieillesse, car je te promets un tombeau...
dans le sein des vautours. »
En achevant ces mots, Adario se jette sur Lesbin; il lui enfonce son
ooignard entre la troisième et la quatrième côte, à l'endroit du cœur :
/.esbin s'abat comme un taureau que le stylet a frappé. Le sachem
lui appuie un pied sur le cou ; d'une main , il saisit et tire à lui la
chevelure du guerrier, de l'autre il la découpe avec une partie du
crâne, et, suspendant l'horrible trophée à sa ceinture, il assaillit le
brave Hubert, qui l'attendoit. D'un coup de son fort genou Adario lui
meurtrit le flanc, et, tandis qu'Hubert se roule sur la poussière, du
tranchant de sa hache l'Indien lui abat les deux bras et le laisse
expirer rugissant.
Comme un loup qui , ayant dévoré un agneau , ne respire plus que
le meurtre, le sachem vise l'enseigne Gédoin, et d'une flèche lui
attache la main au bâton du drapeau françois. Il blesse ensuite Adémar,
le fils de Charles. Habitant des rives de la Dordogne, Adémar avoit été
élevé avec toute sorte de tendresse par un vieux père dont il étoit le seul
appui et qu'il nourrissoit de l'honorable prix donné à ses armes. Mais
Charles ne devoit jamais presser son fils dans ses bras, au retour des
pays lointains. La hache du sachem, atteignant Adémar au visage, lui
enleva une partie du front, du nez et des lèvi'es. Le soldat reste quelque
temps debout, objet affreux, au milieu de ses compagnons épouvantés :
tel se montre un bouleau dont les sauvages ont enlevé l'écorce au
printemps; le tronc mis à nu et teint d'une sève rougie se fait
apercevoir de loin parmi les arbres de la forêt. Adémar tombe sur son
visage mutilé, et la nuit éternelle l'environne.
Comme une laie de Cilicie ou comme un tigre du désert de Sahara,
qui défend ses petits , Adario , redoublant de fureur à la vue de ses
propres exploits, s'écrie : « Voilà comme vous périrez tous, vils étran-
gers! tel est le sort que vous réservent les Natchez! » En même
temps il arrache un mousquet à Kerbon, et lui plonge dans la bouche
la baïonnette; le triple glaive perce le palais et sort par le haut
du crâne de la pâle victime, dont les yeux s'ouvrent et se ferment
LIVRE X. 309
avec effort. Adario abandonne l'arme avec le cadavre, qui demeu-
rent écartés et debout, comme les deux branches d'un compas.
Soulevant une pierre énorme, telle que deux Européens la porte-
roient à peine pour marquer la borne de quelques jeux dans une fête
publique, le sachem la lance aussi légèrement qu'une flèche contre le
fils de Malherbe. La pierre roule et fracasse les jambes du soldat : il
frappe le sol de son front, et, dans sa douleur, mord les ronces ensan-
glantées. 0 Malherbe ! la faux de la mort te moissonne au milieu de
tes belles années! Mais tant que les Muses conserveront le pouvoir
d'enchanter les peuples, ton nom vivra comme ceux des François aux-
quels ton illustre aïeul donna l'immortalité!
Partout Adario se fait jour avec la hache, la massue, le poignard ou
les flèches. Geblin, qu'enivre la gloire; d'Assas, au nom héroïque;
l'iaiprudent d'Estaing, qui eût osé défier Mars lui-même; Marigni,
Comines, Saint-Alban, cèdent au fils de Siphane. Animés par son
exemple, les Natchez viennent mugissant comme des taureaux sau-
vages, bondissant comme des léopards. La terre se pèle et s'écorche
sous les pas redoublés et furieux des guerriers ; des tourbillons de
poussière répandent de nouveau la nuit sur le champ de bataille ; les
visages sont noircis , les armes brisées , les vêtements déchirés , et la
sueur coule en torrents du front des soldats
Alors le ciel envoya l'épouvante aux François. Febriano , qui com-
battoit devant le sachem, fut le premier à prendre la fuite, et les sol-
dats, abandonnés de leur chefs, ouvrent leurs rangs.
Adario et les sachems y pénètrent avec un bruit semblable à celui
des flots qui jaillissent contre les épieux noircis plantés devant les
murs d'une cité maritime. Chépar, du haut d'une colline, voit la défaite
de l'aile gauche de son armée ; il ordonne à d'Artaguette de faire avan-
cer ses grenadiers. En même temps Folard, parvenu à sauver quelques
'bronzes, les place sur un tertre découvert et commence à foudroyer
les sachems.
Vous prévîtes le dessein du commandant des François, vaillant frère
de Céluta ! et pour sauver vos pères, vous vous élançâtes, soutenu des
jeunes Indiens, contre la troupe choisie. Trois fois les compagnons
d'Outougamiz s'efforcent de rompre le bataillon des grenadiers, trois,
fois ils se viennent briser contre la masse impénétrable.
L'ami de René s'adressant au ciel : « 0 génies! si vous nous refusez
« la victoire, accordez-nous donc la mort ! » Et il attaque d'Artaguette.
Deux coursiers, fils des vents et amants d'une cavale, fille d'Éole,
du plus loin qu'ils s'aperçoivent dans la plaine, courent l'un à l'autre
SLvec des hennissements. Aussitôt que leurs haleines enflammées se
310 LES N AT CHEZ.
niôloiit, ils se dressent sur leurs jarrets, s'embrassent, couvrent d'(?cumo
et de sang leur crinière, et cherchent mutuellement à se dévorer ; puis
tout à coup se quittant pour se charger de nouveau, tournant la
croupe, dressant leurs queues hérissées , ils heurtent leurs soles dans
les airs : des étincelles jaillissent du demi-cercle d'airain qui couvre
leurs pieds homicides. Ainsi combattoient d'Artaguette et Outougamiz ;
tels étoient les éclairs qui partoient de l'acier de leurs glaives. La
foudre dirigée par Folard les oblige à se séparer et répand le désordre
dans les rangs des jeunes Natchez.
« Tribus du Serpent et de la Tortue! s'écrie le frère de Céluta, sou-
« tenez l'assaut de d'Artaguette, tandis que je vais, avec les alliés,
« m'emparer des tonnerres.
Il dit : les guerriers alliés marchent derrière lui deux à deux, et
s'avancent vers la colline où les attend Folard. Intrépides sauvages, si
mes chants se font entendre dans l'avenir, si j'ai reçu quelque étin-
celle du feu de Prométhée, votre gloire s'étendra parmi les hommes
aussi longtemps que le Louvre dominera les flots de la Seine ; aussi
longtemps que le peuple de Clovis continuera d'être le premier peuple
du monde; aussi longtemps que vivra la mémoire de ces laboureurs
qui viennent de renouveler le miracle de votre audace dans les champs
de la Vendée',
Outougamiz commence à gravir la colline : bientôt il disparoît dans
un torrent de feu et de fumée : tel Hercule s'élevoit vers l'Olympe
dans les flammes de son bûcher; tel sur la voie d'airain, et près du
temple des Euménides, un orage ravit OEdipe au séjour des dieux.
Rien n'arrête les Indiens, dont le péril s'accroît à mesure qu'ils appro-
chent des bouches dévorantes. A chaque pas la mort enlève quelques-
uns des assaillants. Tansou, qui se plaît à porter un arc de cèdre,
reçoit un boulet au milieu du corps ; il se sépare en deux comme un
épi rompu par la main d'un enfant. Kiousse, qui, prêt à s'engager
dans les chaînes de l'hymen, avoit déjà éteint le flambeau dans la
cabane de sa maîtresse, voit ses pieds rapides soudainement écrasés ;
il tombe du haut d'un roc dans une terre limoneuse, où il demeure
enfoncé jusqu'à la ceinture; Tani est frappé d'un gïobe d'airain à la
tête; son crâne emporté se va suspendre par la chevelure à la branche
fleurie d'un érable.
De tous ces guerriers, Séphie sulvoit Outougamiz avec le plus d'ar-
deur. Ce héros descendoit d'OEkala, qui avoit régné sur les Siminoles.
Œkala eut trois fils : Nape, qui devançoit les chevreuils à la course ;
1. On voit, parce passage, à quelle époque ce livre a été écrit.
LIVRE X. 311
Téran, qui épousa Nitianis, dont les esprits stériles fermèrent le sein,
et Scoute, qui fut le dernier des trois enfants d'OEkala. Scoute eut de
la chaste Nibila la charmante Élisoé et le fier Alisinape, père de Sépine.
Cet ardent sauvage avoit promis à sa mère de lui apporter la cheve-
lure du commandant des François; mais il avoit-négligé de faire des
sacrifices aux génies, et il ne devoit plus rentrer dans la cabane de ses
pères. Un boulet l'atteignit dans les parties inférieures du corps. Ren-
versé sur la terre, il se roule dans ses entrailles. Son ami, Télaza, lui
tend la main pour l'aider à se relever, mais un second boulet arrache^
le bras secourable qui va frapper Outougamiz.
Déjà il ne restoit plus que soixante guerriers de la troupe qui esca-
ladoit la colline des foudres : ils arrivent au sommet. Outougamiz,
perçant à travers les baïonnettes que Folard oppose à ses efforts,
s'élance le premier sur un canon , abat la tête du cyclope qui alloit y
porter la mèche, embrasse le tube et appelle à lui les sauvages. Là se
fait un carnage épouvantable des François et des Indiens. Folard crie
aux premiers : (( Quelle honte pour vous si vous étiez vaincus ! » Outou-
gamiz crie aux seconds : « Encore un moment de courage, et à nous la
« victoire! »'
On entend le frémissement du sang qui se dessèche et s'évapore en
tombant sur la machine rougie, pour la possession de laquelle on
combat. Les décharges des mousquets et des batteries font de la col-
line un effroyable chaos. Tels sont les mugissements, les ténèbres et
les lueurs de l'Etna, lorsque le volcan se réveille : un ciel d'airain,
d'où tombe une pluie de cendre, s'abaisse sur les campagnes obscur-
cies, au milieu desquelles la montagne brCde comme un funèbre flam-
beau ; des fleuves d'un feu violet sillonnent les plaines mouvantes ; les
hommes, les cités, les monuments, disparoissent, et Vulcain, vainqueur
de Neptune, fait bouillonner les mers sur ses fourneaux embrasés.
Toutes les fureurs de la guerre se rassemblent autour du bronze
qu'a saisi le frère de Céluta. Les Indiens tâchent d'ébranler la lourde
masse et de la précipiter du haut du coteau : les uns l'embrassent par
sa bouche béante ; les autres poussent avec effort les roues qui laissent
dans le sol de profondes traces; ceux-ci tournent contre les François
les armes qu'ils leur ont, arrachées ; ceux-là se font massacrer sur le
canon que souillent la moelle éparse, les cervelles fumantes, les lam-
beaux de chair, les fragments d'os. Chaque soldat , noirci par le sal-
pêtre, est couvert du sang de ses amis et de ses ennemis. On se saisit
par les cheveux ; on s'attaque avec les pieds et les mains : tel a perdu
les bras qui se sert de ses dents pour combattre : c'est comme un fes-
tin de la mort. Déjà Folard est blessé ; déjà l'héroïsme de quelques
312 LK8 NAlCIll//.
sauvages l'oniporte siii' Ion! l'arl ('iii'o|u''rn, lorsqu'un gnMiadior par-
vient à niottre lo feu au lulje. Aussitôt la couleuvre de bronze; dégorge
ses entrailles avec un dernier rugissement : sa destinée étant accom-
plie, elle éclate, mutile, renverse, tue la plus grande partie des guer-
riers qui renvironqent. L'on n'entend qu'un cri, suivi d'un silence
formidable.
Comme deux flottes puissantes, se disputant l'empire de Neptune,
se rencontrent à l'embouchure de l'antique Égyptus, le combat s'en-
gage à l'entrée de la nuit. Bientôt un vaisseau s'enflamme par sa poupe
pétillante : à la lueur du mouvant incendie on distingue la mer sem-
blable à du sang et couverte de débris; la terre est bordée des nations
du désert; les navires, ou démâtés, ou rasés au niveau des vagues,
dérivent en brûlant. Tout à coup le vaisseau en feu mugit: son énorme
carcasse crève et lance jusqu'au ciel les tubes d'airain, les pins embra-
sés et les cadavres des matelots : la nuit et le silence s'étendent sur
les ondes. Outougamiz reste seul de toute sa troupe, après l'explosion
du foudre. Il se vouloit jeter parmi les François , mais le génie de
l'amitié lui fait au fond du cœur cette réprimande : « Où cours- tu,
« insensé? de quel fruit ta mort peut-elle être maintenant à ta patrie?
« Réserve ce sacrifice pour une occasion plus favorable, et souviens-toi
« que tu as un ami. » Ému par ces tendres sentiments, le fils de Taba-
mica bondit du haut de la colline, va se plonger dans le fleuve, et,
ranimé par la fraîcheur de l'onde, il rejoint les guerriers qui n'avoient
cessé de combattre contre d'Artagiiette.
Les sachems, aussi prudents qu'intrépides, craignant d'être coupés
dans leur retraite, s'étoient réunis aux bataillons de leurs fils. Tous
ensemble soutenoient à peine les efforts de Beaumanoir, qui, du côté
des François, obtenoit l'honneur de la journée. Beaumanoir avoit pour
ancêtre ce fameux chevalier breton qui but son sang au combat des
Trente. Douze générations séparoient Beaumanoir de cette source
illustre : Etienne , Matthieu , Charles , Robert , Geofroy , le second
Etienne, Paul, François, qui mourut à Jarnac, Georges le Balafré, Tho-
mas, François deuxième du nom, et Jean le Solitaire, qui habiloit le
donjon d'oîi l'on découvre la colline isolée' que couronnent les ruines
d'un temple druidique.
Armé d'un casse-tête à l'instar de l'ennemi, Beaumanoir ravage les
rangs des Natchez : Adario soutient à peine sa furie. Déjà le vieux
Nabal, le riche Lipoé, qui possédoit deux cents peaux de castor, trente
arcs de bois de merisier et trois cabanes; Ouzao, do la tribu du Ser-
1. Le .Mont-Dol.
LIVRE X. 313
peut; Arimat, qui portoit un aigle d'azur sur son sein, une perle à sa
lèvre et une couronne de plumes sur sa tête, tous ces guerriers avoient
péri sous les ongles de ce fier lion, Beaumanoir.
On remarquoit dans l'armée des Natchez un sachem redouté, le
robuste Nipane; trois fils secondoient son courage : Tanitien aux
oreilles découpées, Masinaïke, favori de sa mère, et le grand Ossani.
Les trois Nipanides, s'avançant à la tête des sauvages, lançoient leurs
flèches contre les François et se retiroient ensuite à l'abri de la valeur
de leur père. Comme un serpent à la peau changeante, à la queue
sonore, reposant aux ardeurs du soleil, veille sur ses enfants qui se
jouent autour de lui ; si quelque bruit vient à se faire entendre, les
jeunes reptiles se réfugient dans la bouche de leur mère ; l'amour les
renferme de nouveau dans le sein dont l'amour les fit sortir : tel étoit
Nipane et ses fils.
Au moment oii les trois frères alloient attaquer Beaumanoir, Beau-
manoir fond sur eux comme le milan sur des colombes. Nipane, qui
observe le mouvement du guerrier françois, s'avance pour secourir les
objets de sa vigilante tendresse. Privé d'une victoire qu'il regardoit
comme assurée, le soldat breton se tourne vers le sachem et l'abat
d'un coup de massue.
A la vue de Nipane terrassé, les Natchez poussent un cri : Tanitien,
Masinaïke et Ossani lancent à la fois leurs flèches contre le meurtrier
de leur père. Beaumanoir se baisse pour éviter la mort, et, se jetant
sur les trois jeunes sauvages, il les immole.
Nipane, revenu de son évanouissement, mais répandant le sang par
les yeux et par les narines, ne peut, heureux dans son infortune, aper-
cevoir ses fils étendus à ses côtés. « 0 mes fils ! dit-il d'une voix mou-
rante, sauvez mon corps de la rage des François. Est-il rien de plus
pitoyable qu'un sachem renversé par Areskoui? Les ennemis comptent
ses cheveux blancs et insultent à son cadavre : « Insensé, disent-ils,
« pourquoi quittois-tu le bâton de chêne? m Ils le dépouillent, et
plaisantent entre eux sur les restes inanimés du vieillard. » Nipane
expire, parlant en vain à ses fils, et, arrivé chez les morts, il gémit de
retrouver ces mêmes fils qui l'ont précédé dans la tombe.
Le grand-prêtre, armé d'une torche ardente, rallie les sauvages
autour du corps de Nipane. Adario et Outougamiz enlèvent le cadavre,
mais Beaumanoir saisit d'une main le sachem, l'oblige à lâcher sa proie,
tandis que de l'autre main il lève la massue. Adario recule et détourne
le coup. Alors le ciel marque à la fois la fin de la gloire et de la vie
de Beaumanoir. D'un revers de sa hache, Adario fend le côté de son
ennemi : le Breton sent l'air entrer dans sa poitrine par un chemin
3U LES NATCHEZ.
inconnu et. son coeur palpiter à découvert. Ses yeux deviennent blancs;
il tord les lèvres; ses dents craquent; la massue échappe à sa main ;
il lonibo; la vie l'abandonne, ses membres se roidissent dans la
mort.
Adario s'élanrant sur Beaumanoîr pour lui enlever la chevelure :
« A moi, Nalchi'z! s'écrie-t-il, Nipano est vengé! » Les sauvages
jetlent de grandes clameurs, et reviennent à l'attaque. Du côté des
François, les tambours battent la charge, la musique et les clai-
rons retentissent : d'Artaguette, faisant baisser la baïonnette à ses
grenadiers, s'avance pour protéger le corps de son loyal compagnon
d'armes. La mêlée devient horrible : Lameck reçoit au-dessous des
côtes un coup d'épée, comme il saisissoit par les pieds le cadavre de
Beaumanoir. La membrane qui soutenoit les entrailles de Lameck est
rompue ; elles s'afîaissent dans les aines, lesquelles se gonflent comme
une outre. L'Indien se pâme avec d'accablantes douleurs, et un dur
sommeil ferme ses yeux.
Le sort du noble Yatzi ne fut pas moins déplorable : ce guerrier
descendoit des rois Yendats, qui avoient régné sur les grands lacs.
Lorsque les Iroquois envahirent la contrée de ses pères, sa mère le
sauva dans une peau d'ours, et, l'emportant à travers les montagnes,
elle devint suppliante aux foyers des Natchez. Élevé sur ces bords
étrangers, Yatzi déploya au sortir de l'enfance la générosité d'un roi
et la vaillance de ses ancêtres. Sa hutte étoit ouverte à tous les infor-
tunés, car il l'avoit été lui-même : la solitude n'avoit point de cœur
plus hospitalier.
Yatzi voit dans les rangs ennemis un François qu'il avoit reçu jadis
sur la natte : le fils de l'exil, prenant à sa ceinture un calumet de paix,
s'avance pour renouveler l'alliance de la cabane, mais le François, qui
ne le reconnoît pas, lui appuie un pistolet sur la poitrine : le coup
part; la balle fracasse la moelle épinière; Yatzi, enveloppé d'une nuit
soudaine, roule aux pieds de son hôte. Son âme, égarée sur ses lèvres,
est prête à s'envoler vers celui qui reçoit le voyageur fatigué.
Transporté de colère, Siégo, autre banni des bois canadiens, Siégo
qui étoit né sous un savanier (car sa mère fut surprise des douleurs
de l'enfantement en allant à la fontaine), Siégo prétend tirer une
vengeance éclatante du sort que vient d'éprouver son ami. Insensé qui
couroit lui-même à sa perte! une balle lancée au hasard lui crève le
réservoir du fiel. Le guerrier sent aussitôt sur sa langue une grande
amertume ; son haleine expirante fait monter, comme par le jeu d'une
pompe, le sang qui vient bouillonner à ses lèvres. Ses genoux chan-
cellent ; il s'affaisse doucement sur l'infortuné Yatzi, qui, d'un dernier
LIVRE X. 315
mouvement convulsif, le serre dans ses bras : ainsi l'abeille se repose
dans le calice de la miraculeuse Dionée , mais la fleur se referme sur
la fille du ciel et l'étouffé dans un voile parfumé.
Les Indiens à leur tour arrachent à la vie une foule de François, et
sarclent le champ de bataille. A la supériorité de l'art ils opposent les
avantages de la nature : leurs coups sont moins nombreux, mais ils
portent plus juste. Le climat ne leur est point un fardeau ; les lieux
oi!i ils combattent sont ceux où ils s'exercèrent aux jeux de leur enfance ;
tout leur est arme , rempart ou appui ; ils nagent dans les eaux, ils
glissent ou ils volent sur la terre. Tantôt cachés dans les herbes, tantôt
montés sur les chênes, ils rient du boulet qui passe sur leur tête ou
sous leurs pieds. Leurs cris, leurs chants, le bruit de leurs chichikoués
et de leurs fifres, annoncent un autre Mars, mais un Mars non moins
redoutable que celui des François. Les cheveux rasés ou retroussés
des Indiens, les plumes et les ornements qui les décorent, les couleurs
qui peignent le visage du Natchez, les ceintures oi!i brille la hache,
où pend le casse-tête et le couteau d'escalpe, contrastent avec la
pompe guerrière européenne. Quelquefois les sauvages attaquent tous
ensemble, remplissant l'espace qui les sépare des ennemis de gestes
et de danses héroïques; quelquefois ils viennent un à un combattre
un adversaire qu'ils ont remarqué comme étant le plus digne d'éprou-
ver leur valeur.
Outougamiz se distingue de nouveau dans cette lutte renaissante.
On le prendroit pour un guerrier échappé récemment au repos de ses
foyers, tant il déploie de force et d'ardeur. Le tranchant de sa hache étoit
fait d'un marbre aiguisé avec beaucoup de soin par Akomanda , aïeul
du jeune héros. Ce marbre avoit ensuite été inséré, comme une greffe,
dans la tige fendue d'un plant de cormier : l'arbuste, en croissant,
s'étoit refermé sur la pierre, et,' coupé à une longueur de flèche, il
étoit devenu un instrument de mort dans la main des guerriers.
Outougamiz fait tourner l'arme héréditaire autour de sa tête, et,
la laissant échapper, elle va, d'un vol impétueux, frapper Valbel
au-dessous de l'oreille gauche : la vertèbre est coupée. Le soldat ami
de la joie penche la tête sur l'épaule droite, tandis que son sang rougit
son bras et sa poitrine : on diroit qu'il s'endort au milieu des coupes
de vin répandues, comme il vouloit faire dans les orgies d'un festin.
Le rapide sauvage suit la hache qu'il a lancée, la reprend , et en
décharge un coup effroyable sur Bois-Robert, dont la poitrine s'ouvre
comme celle d'une blanche victime sous le couteau du sacrificateur.
Bois -Robert avoit pour aïeul ce guerrier qui escalada les rochers de
Fécamp. Il comptoit à peine dix-sept années : sa mère, assise sur le
316 LES NATCIIKZ.
rivage de la France, avoit longtemps regardé, en répandant des pleurs,
le vaisseau (|iii emportoit le fils de son amoiii-. (Uiloii^ami/ est tout à
coup frappé de la pâleur du jeune homme, de la grâce de cette cheve-
lure blonde qui ombrage un front décoloré, et descend, second voile,
sur des yeux déjà recouverts de leurs longues paupières.
« Pauvre nonpareille, lui dit-il, qui te revêtois à ]K"ine d'un léger
duvet, te voilà tombée de ton nid ! Tu ne chanteras plus sur la branche !
Puisse ta mère, si tu as une mère, pardonner à Outougamiz! Les dou-
leurs d'une mère sont bien grandes. Hélas ! tu étois à peu près de mon
âge! Et moi aussi, il me faudra mourir, mais les esprits sont témoins
que je n'avois aucune haine contre toi ; je n'ai fait ce mal qu'en défen-
dant la tombe de ma mère. » Ain.^i vous parliez , naïf et tendre sau-
vage; les larmes rouloient dans vos yeux. Bois-Robert entendit votre
simple éloge funèbre, et il sourit en exhalant son dernier soupir.
Tandis que, vaincus et vainqueurs, les François et les Natchez con-
tinuent de toutes parts le combat, Ghépar ordonne aux légers dragons
de mettre pied à terre, d'écarter les arbres et les morts pour ouvrir
un passage à la pesante cavalerie et au bataillon helvétique. L'ordn;
est exécuté. On roule avec effort, on soulève, avec des leviers faits à la
hâte, le tronc des chênes, les débris des canons et des chars : un écou-
lement est ouvert aux eaux dont le fleuve a inondé la plaine.
De paisibles castors, dans des vallons solitaires, s'empresserlt à
finir un commun ouvrage : les uns scient les bouleaux et les abattent
sur le courant d'une onde, afin d'en former une digue; les autres
traînent sur leur queue les matériaux destinés aux architectes; les
palais de la Venise du désert s'élèvent ; des artisans de luxe en tapissent
les planchers avec une fraîche verdure, et préparent les salles du bain,
tandis que des constructeurs bâtissent plus loin, au bord du lac, les
agréables châteaux de la campagne. Cependant de vieux castors pleins
d'expérience dirigent les travaux de la république, font préparer les
magasins de vivres, placent des sentinelles avancées pour la sûreté
du peuple, récompensent les citoyens diligents et exilent les pares-
seux : ainsi l'on voyoit travailler les François sur le champ des com-
bats. Partout se forment des pyramides où les guerriers moissonnés
par le fer sont entassés au hasard : les uns ont le visage tourné vers
la terre, qu'ils pressent de leurs bras roidis; les autres laissent flotter
leurs chevelures sanglantes du haut des pyramides funèbres, comme
les plantes humides de rosée pendent du flanc des roches; ceux-ci
sont tournés sur le côté; ceux-là semblent regarder le ciel de leurs
yeux hagards, et sur leurs traits immobiles la mort a fixé les convul-
sions de la vie fugitive. Des têtes séparées du tronc, des membres
LIVRE X. 317
mutilés remplissent les vides de ces trophées ; du sang épaissi cimente
CCS épouvantables monuments de la rage des hommes et de la colère
du ciel. Bien différents s'élèvent dans une riante prairie, au milieu
(les ruisseaux et des doux ombrages, ces monceaux d'herbes et de
(leurs tombées sous la faux de l'homme champêtre : Flore, un râteau
à la main, invite les bergers à dansera la fête printanière, et les
ieunes filles, avec leurs compagnes, se laissent rouler en folâtrant du
/sommet de la meule embaumée,
La trompette sonne, et la cavalerie se précipite dans les chemins qui
lui sont ouverts. Un bruit sourd s'élève de la terre, que l'on sent trem-
bler sous ses pas. Des batteries soudainement démasquées mugissent
à la fois. Les échos des forêts multiplient la voix de ces tonnerres, et
le Meschacebé y répond en battant ses rives. Satan mêle à ce tumulte
des rumeurs surnaturelles qui glaceroient d'effroi les cœurs les plus
intrépides. Jamais tel bruit n'avoit été ouï, depuis le jour où le chaos,
forcé de fuir devant le Créateur, se précipita aux confins des mondes
arrachés de ses entrailles; un fracas plus affreux ne se fera point
entendre lorsque la trompette de l'ange, réveillant les morts dans
leur poussière, tous les tombeaux s'ouvriront à la fois et reproduiront
la race pâlissante des hommes. Les légions infernales répandues dans
les airs obscurcissent le soleil ; les Indiens crurent qu'il s'alloit éteindre.
Tremblantes sur leurs bases, les Andes secouèrent leurs glaçons, et
les deux Océans soulevés menacèrent de rompre l'isthme qui joint
l'une et l'autre Amérique.
Suivi de ses centaures, Causans plonge dans les rangs des Natchez.
Comme, dans une colonie naissante, un laboureur, empruntant de
son voisin des poulains et des cavales, les fait entrer dans une grange
où les gerbes de froment sont régulièrement étendues ; des enfants,
placés au centre de l'aire, contraignent par leurs cris joyeux les pai-
sibles animaux à fouler les richesses rustiques ; une charmante har-
monie règne entre la candeur des enfants, l'innocence des dons de
Cérès et la légèreté des jeunes poulains qui bondissent sur les épis,
en suivant leurs mères : Causans et ses chevaux homicides broient
so us leurs pas une moisson de héros. Et comme des abeilles dont un
ours a découvert les trésors dans le creux d'un chêne se jettent sur le
ravisseur et le percent de leur aiguillon, ainsi, ô Natchez ! le poignard
à la main, vous résistez aux cavaliers et à leur chef, fils du brave
Henri et de l'aimable Laure,
Les chevaux percés de flèches bondissent, se cabrent, secouent leur
crinière, frottent leur bouche écumante contre leur pied roidi, ou
lèvent leurs naseaux sanglants vers le ciel ; superbes encore dans leur
318 LES iNATCHKZ.
donlour guerrière, soit qu'ils aient renversé leurs maîtres, soit qu'ils
les emportent à travers le champ de bataille.
Peut-être, dans l'ardeur dont les combattants étoient animés, tous
les François et tous les Indiens alloient périr, si, des bords entr'ou-
verts du firmament, Catherine des Bois, qui voyoit ce massacre, n'eût
levé les mains vers le trône du Tout-Puissant. Une voix divine se fit
entendre : « Vierge compatissante, cessez vos douleurs; ma miséri-
corde viendra après ma justice. Mais bientôt l'auteur de tous ces maux
va suspendre lui-même, afin de mieux favoriser ses projets, la fureur
des guerriers. »
Ainsi retentirent dans l'éternité ces paroles qui tombèrent de soleil
en soleil, et descendirent, comme une chaîne d'or, jusqu'aux abîmes
de la terre.
En même temps le roi des enfers, jugeant le combat arrivé au point
nécessaire pour l'accomplissement de ses desseins, songe à séparer les
combattants.
11 vole à la grotte où le démon de la nuit se cache pendant que le
soleil anime la nature. La reine des ténèbres étoit alors occupée à se
parer. Les songes plaçoient des diamants dans sa chevelure azurée;
les mystères couvroienî son front d'un bandeau, et les amours, nouant
autour d'elle les crêpes de son écharpe, ne laissoient paroître qu'une
de ses mamelles, semblable au globe de la lune; pour sceptre, elle
tenoit à la main un bouquet de pavots. Tantôt elle sourioit dans un
profond silence, tantôt elle faisoit entendre des chants comme ceux du
rossignol; la volupté rouvroit sans cesse ses yeux, qu'un doux som-
meil fermoit sans cesse; le bruit de ses ailes imitoit le murmure d'une
source ou le frémissement du feuillage ; les zéphyrs naissoient de son
haleine. Ce démon de la nuit avoit toutes les grâces de l'ange de la
nuit, mais, comme celui-ci, il ne présidoit point au repos de la vertu,
H ne pouvoit inspirer que des plaisirs ou des crimes.
Jamais le monarque des ombres n'avoit vu sa fille aussi charmante,
« Ange ravissant, lui dit-il, il n'est pas temps de vous parer : quittez
ces brillants atours et prenez votre robe des tempêtes. Vous savez ce
que vous me devez : vous n'étiez pas avant la chute de l'homme, et
vous avez pris naissance dans mes ténèbres. »
La Nuit, fille obéissante , arrache ses ornements ; elle se revêt de
vapeurs et de nuages, comme lorsqu'elle veut favoriser des amours
funestes ou les noirs complots de l'assassin. Elle attelle à son char
deux hiboux, qui poussent des cris dolents et lamentables : conduite
par le prince des enfers, elle arrive sur le champ de bataille.
Soudain les guerriers cessent de se voir et ne portent plus dans
I.IVRE X. 319
l'ombre que des coups inutiles. Leciel ouvre ses cataractes ; un déluge,
se précipitant des nues, éteint les salpêtres de Mars. Les vents agitent
les forêts , mais cet orage est sans tonnerre , car Jéhovah s'est réservé
les trésors de la grêle et de la foudre.
Le combat cesse : Chépar fait sonner la retraite : l'armée françoise
se replie confusément dans l'obscurité et rétrograde vers ses retran-
chements. Chaque chef suit avec sa troupe le chemin qu'il croit le
plus court, tandis que des soldats égarés tombent dans les précipices
ou se noient dans les torrents.
Alors la nuit, déchirant ses voiles et calmant ses souffles, laisse des-
cendre une lueur incertaine sur le champ du combat où les Indiens
étoient demeurés épars. Aux reflets de la lune, on apercevoit des arbres
brisés par les bombes et les boulets, des cadavres flottants dans le
débordement du Meschacebé, des chevaux abattus ou errant à l'aven-
ture, des caissons, des affûts et des canons renversés , des armes et
des drapeaux abandonnés, des groupes de jeunes sauvages immobiles,
et quelques sachems isolés, dont la tête chauve et mouillée jetoit une
pâle lumière. Ainsi, du haut de la forteresse de Memphis, quand le
Nil a surmonté ses rivages, on découvre, au milieu des plaines inon-
dées, quelques palmiers à demi déracinés , des ruines qui sortent du
sein des flots, et le sommet grisâtre des Pyramides.
Bientôt ce qui reste des tribus se retire vers les bocages de la mort.
Outougamiz, en pénétrant dans l'enceinte sacrée, entrevoit, assis sur
un tombeau, un guerrier couvert de sang. Le frère de Céluta s'arrête :
(( Qui es-tu? dit-il : es-tu l'âme de quelque guerrier tombé aujourd'hui
sous le tomahawk d'Areskoui, en défendant les foyers de nos pères? »
L'ombre inclinée ne répond point; le grand-prêtre survient, et
s'avance vers le fantôme avec des évocations. Les sauvages le suivent.
Soudain un cri : « Un homme blanc ! un homme blanc ! »
D'Artaguette , blessé dans le combat et perdu dans la nuit, s'étoit
réfugié aux tombeaux des sauvages. Outougamiz reconnoît le François
contre lequel il a combattu, le François protecteur de Céluta, le Fran-
çois ami de René. Touché des malheurs de d'Artaguette, et désirant le
sauver, il le réclame comme son prisonnier, c Je ne souffrirai point,
s'écrie-t-il, que l'on brûle ce siippliant. Quoi ! il auroit vainement
demandé l'hospitalité aux tombeaux de nos aïeux? il auroit en vaic
cherché la paix dans le lieu où toutes les guerres finissent? Et que
diroit René du pays de l'Aurore, le fils adoptif du sage Chactas, cet
ami qui m'a donné la chaîne d'or? « Va, me diroit-il, homme cruel,
cherche un autre compagnon pour errer dans les vallées ; je ne veux
point de commerce avec les vautours oui déchirent les infortunés. »
320 I.KS NATCliK/..
Non ! non! je ne descendrai point chez Us morts avec un pareil grain
noir dans le collier de ma vie. »
Ainsi parloit le frère deCélnta, L'inexorable Adario ordonne que l'on
saisisse le guerrier blanc, et qu'il soit réservé au supplice du feu.
Chactas avoit fait abolir cet affreux usage; mais le vénérable saclieni
éloit prisonnier au fort Rosalie, et les Indiens irrités n'écoutoient que
la vengeance. Les femmes qui avoient perdu leurs fils dans le combat
entouroient l'étranger en poussant des hurlements : telles les ombres
se pressoient autour d'Ulysse, dans les ténèbres cymmériennes, pour
boire le sang des victimes; tels les Grecs chantoicnt autour du bûcher
la fille d'IIécube, immolée aux mânes de l'impiloyable Achille.
LIVRE ONZIÈME.
Sur une colline, à quelque distance du champ de bataille, s'élevoit
un sycomore dont la cime étoit couronnée ; tous les soirs des milliers
de colombes se venoient percher sur ses rameaux desséchés. Ce fut au
pied de cet arbre que le commandant de l'armée françoise résolut de
passer la nuit et d'assembler le conseil des officiers pour délibérer sur
le parti qui restoit à prendre.
Le bûcher du bivouac est allumé; des sentinelles sont placées à
diverses distances, et les chefs arrivent aux ordres de Chépar. Ils for-
ment un cercle autour du foyer des veilles. On voyoit, à la lueur des
flammes, les visages fatigués et poudreux, les habits déchirés et san-
glants, les armes demi-brisées, les casques fracassés, les chapeaux
percés de balles, et tout le noble désordre de ces vaillants capitaines,
tandis que les colombes , fidèles à leur retraite accoutumée , loin de
fuir les feux, se venoient reposer avec les guerriers.
La résistance inattendue des sauvages avoit effraye le commandant
du fort Rosalie : il commençoit à craindre de s'être laissé trop emporter
à l'humeur intéressée des colons. Il avoit livré le combat sans en avoir
reçu l'ordre précis du gouverneur de la Louisiane , et avant l'arrivée
des troupes annoncées d'Europe. Un nombre assez considérable de
soldats et plusieurs officiers- étoient restés sur le champ de bataille :
l'absence du capitaine d'Artaguette alarmoit.
L'opinion des chefs, rassemblés autour de Chépar, étoit partagée :
les uns vouloient continuer le combat au lever du jour; les autres
prétendoient que le châtiment infligé aux sauvages étoit assez sévère :
il s'agissoit moins, disoient-ils, d'exterminer ces peuples, que de les
LIVRE XI. 321
soumettre; sans doute les Indiens seroient disposés à un arrangement,
et dans tous les cas la suspension des hostilités donneroit aux François
le temps de recevoir des secours.
Febriano ne parut point à ce conseil : sa conduite sur le champ de
bataille lui fit craindre la présence de ses valeureux compagnons
d'armes : c'étoit dans de secrètes communications avec Chépar que le
renégat espéroit reprendre son influence et son crédit.
Le feu du bivouac ne jetoitplus que des fumées, l'aube blanchissoit
l'orient, les oiseaux commençoient à chanter ; le conseil n'avoit point
encore fixé ses résolutions. Tout à coup retentit l'appel d'une senti-
nelle avancée ; on voit courir des officiers : la grand'garde fait le pre-
mier temps des feux. Un parti de jeunes Indiens, commandés par cet
Outougamiz dont l'armée françoise avoit admiré la valeur, se présen-
toit au poste. Ces guerriers s'arrêtent à quelque distance ; de lei'.rs
rangs sort un jeune homme, pâle, la tête nue, portant un uniforme
françois taché de sang : c'étoit d'Artaguette. 11 s'appuyoit sur le bras
d'une négresse qui allaitoit un enfant : on le reçut à l' avant-garde;
les Indiens se retirèrent.
Conduit au général, d'Artaguette parla de la sorte devant le conseil:
« Blessé vers la fin du combat, le brave grenadier Jacques me porta
hors de la mêlée. Jacques étoit blessé lui-même ; je le forçai de se
retirer : il obéit à mes ordres, mais dans le dessein de m'aller chercher
des secours. La nuit ayant fait cesser le combat, je parvins à me traî-
ner à ce cimetière des Indiens, qu'ils appellent les bocages de la mort :
là je fus trouvé par le jongleur : on me condamna au supplice des
prisonniers de guerre. Outougamiz me voulut en vain sauver : sa sœur,
non moins généreuse, fit ce qu'il n'avoit pu faire. La loi indienne
permet à une femme de délivrer un prisonnier en l'adoptant ou pour
frère ou pour mari. Céluta a rompu mes liens; elle a déclaré que
j'étois son frère : elle réserve sans doute l'autre titre à un homme plus
digne que moi de le porter. "
« Les Indiens, dont je suis devenu le fils adoptif, m'ont chargé de
paroles de paix. Outougamiz, mon frère sauvage, m'a escorté jusqu'à
l'avant-garde de notre armée ; une négresse appelée Glazirne, que
j'avois connue au fort Rosalie , et qui se trouvoit aux Natchez, m'a
prêté l'appui de son bras pour arriver au milieu de vous. Je ne dirai
point au général que j'étois opposé à la guerre : il a dû , dans son
autorité et dans sa sagesse, décider ce qui convenoit le mieux au ser-
vice du roi, mais je pense que les Natchez étant aujourd'hui les pre-
miers à parler de paix, l'honneur de la France est à couvert. Les
Indiens m'ont accordé la vie et rendu la liberté. Chactas peut être
m. 21
322 LES NATCHEZ.
échangea contre moi : je serai glorionx d'avoir servi de rançon h ce
vieillard illustre. »
Le sang et le courage du capitaine d'Artaguette étoient encore plus
éloquents que ses paroles : un murmure flatteur d'applaudissements
se répandit dans le conseil. Chépar vit un moyen de se tirer avec
honneur du pas dangereux où il s'étoit engagé : il déclara que puisque
les sauvages imploroient une trêve, il consentoit à la leur accorder,
leur voulant apprendre qu'on n'avoit jamais recours en vain à sa clé-
mence, (ihactas, qu'on envoya chercher au fort Rosalie, conclut une
suspension d'armes qui dcvoit durer un an, et dans le cours de
laquelle des sachems expérimentés et de notables François s'occupe-
roient à régler le partage des terres.
Quelques jours suffirent pour donner la sépulture aux morts ; une
nature vierge et vigoureuse eut bientôt fait disparoître dans les bois
les traces de la fureur des hommes, mais les haines et les divisions
ne firent que s'accroître. Tous ceux qui avoient perdu des parents ou
des amis sur le champ de bataille respiroient la vengeance : les
Indiens, rendus plus fiers par leur résistance, étoient impatients de
redevenir entièrement libres; les habitants de la colonie, trompés
dans leur premier espoir, convoitoient plus que jamais les concessions
dont ils se voyoient privés, et Chépar, humilié d'avoir été arrêté par
des sauvages, se promettoit, quand il auroit réuni de nouveaux sol-
dats de faire oublier le mauvais succès d'une démarche précii)itée.
Cependant on ne recevoit aux Natchez aucune nouvelle du soleil et
de son armée : les messagers envoyés au grand-chef pour l'instruire
de l'attaque des François n'étoient point revenus. L'inquiétude com-
mençoit à se répandre, et l'on remarquoit dans Akansie une agitation
extraordinaire.
Toute la tendresse de Céluta, qui n'étoil plus alarmée pour Outou-
gamiz, sorti du combat couvert de gloire, s'étoit portée sur le frère
d'Amélie. Outougamiz auroit déjà volé vers René s'il n'eût été occupé
par ordre des sachems à donner les fêtes de l'hospitalité aux guer-
riers des tribus alliées qui s'étoient trouvés au combat. Outougamiz
disoit à sa sœur : u Sois tranquille, mon ami aura triomphé comme
moi : c'est à son Manitou que je dois la victoire ; le mien l'aura sauvé
de tous les périls. »
Outougamiz jugeoit par la force de son amitié de la puissance de
son génie tutélaire : il jugeoit mal.
Une nuit, un Indien détaché du camp du soleil annonça le retour
de la tribu de l'Aigle. La nouvelle se répand dans les cabanes ; les
familles s'assemblent sous un arbre, à la lueur des flambeaux, pour
LIVRE XI. 323
écouter les cris d'arrivée : Outougamiz et Géluta sont les premiers
au rendez-vous.
On entend d'abord le cri d'avertissement de l'approche des guer-
riers : toutes les oreilles s'inclinent, toutes les têtes se penchent en
avant; toutes les bouches s'entr'ouvrent, tous les yeux se fixent, tous
les visages expriment le sentiment confus de la crainte et de l'espé-
rance.
Après le cri d'avertissement commencent les cris de mort. Chactas
comptoit à haute voix ces cris, répétés autant de fois qu'il y avoit de
guerriers perdus : la nation répondit par une exclamation de douleur.
Chaque famille se demande si elle n'a point fourni quelque victime
au sacrifice; si un père, un frère, un fils, un mari, un amant, ne sont
point descendus à la contrée des âmes : Céluta trembloit et Outouga-
miz paroissoit pétrifié.
Les cris de guerre succédèrent aux cris de mort ; ils annonçoient la
quantité de chevelures enlevées à l'ennemi et le nombre des prison-
niers faits sur lui. Ces cris de guerre excédant les cris de mort, une
exclamation de triomphe se prolongea dans les forêts.
La tribu de l'Aigle parut alors, et défila entre deux rangs de flam-
beaux. Les spectateurs cherchoient à découvrir leur bonheur ou leur
infortune : on vit tout d'abord que le vieux soleil manquoit, et Outou-
gamiz et sa sœur n'aperçurent point le frère d'Amélie. Céluta, défail-
lante, fut à peine soutenue dans les bras d'Outougamiz, aussi consterné
qu'elle. Mila se cacha en disant : « Je lui avois recommandé de ne
pas mourir 1 »
Ondouré, qui remplaçoit le soleil dans le commandement des
guerriers, marchoit d'un air victorieux. Il salua la femme-chef, qui,
au lieu de jouir de l'avènement de son fils au pouvoir suprême, sem-
bloit troublée par quelque remords. Averti de ce qui se passoit,
Chactas gardoit une contenance douloureuse et sévère.
A mesure que la troupe s'avançoit vers le grand village, les chefs
adressoient quelques mots aux diverses familles : « Ton fils s'est con-
duit dans la bataille comme un buffle indompté, » disoit un guerrier
à un père, et le père répondoit : a C'est bien. » — « Ton fils est mort, »
disoit un autre guerrier à une mère, et la mère répondoit en pleurant :
« C'est égal. »
Le conseil des sachems s'assemble : Ondouré , appelé devant ce
conseil, fait le récit de l'expédition. Selon ce récit, les Natchez avoient
trouvé les Illinois venant eux-mêmes attaquer les Natchez : dans le
combat produit par cette rencontre, la victoire s'étoit déclarée en
faveur des premiers, mais malheureusement le soleil étoit tombé
326 LES NATCIHEZ.
mort, percé d'une flt'clK\ « Quant au coupable auteur de cette guerre,
ajouta Ondouré, resté au pouvoir de l'ennomi, il expie à présent même,
dans le cadre de feu, le châtiment dû à son sacrilège. »
Ondouré auroit bien voulu accuser de lâcheté son rival; mais René,
blessé trois fois en défendant le soleil, avoit fait si publiquemcn
éclater sa valeur aux yeux des sauvages, qii'Ondouré même fut obligé
de rendre témoignage à cette valeur.
« Devenu chef des guerriers, reprit-il, j'aurois poursuivi ma vic-
toire , si l'un de vos messagers ne m'eût apporté la nouvelle de
l'attaque des François : j'ai commandé la retraite, et suis accouru
à la défense de nos foyers. »
Pendant le récit d'Ondouré, la femme-chef avoit donné des signes
d'un trouble extraordinaire : on la vit rougir et pâlir. D'après quelques
mots échappés à son coupable amant, lorsqu'il marcha aux Illinois,
Akansie ne douta point que la flèche lancée contre le vieux soleil ne
fût partie de la main d'Ondouré. Le criminel lui-même se vint bientôt
vanter auprès de la jalouse Indienne d'avoir fait commencer le règne
du jeune soleil. « Ma passion pour vous, dit-il, m'a emporté trop loin
peut-être: disposez de moi, et ne songez qu'à établir votre puissance. »
Ondouré espéroit se faire nommer édile par le crédit de la femme-
chef, et gouverner la nation comme tuteur du souverain adolescent.
La mort du vieux soleil opéroit une révolution dans l'État : en lui
expiroit un des trois vieillards qui avoient aboli la tyrannie des anciens
despotes des Natchez. II ne restoit plus que Chactas et Adario, tous
deux au moment de disparoître.
Chactas conçut des soupçons sur le genre de mort de son ami : on
ne disoit point de quel côté la flèche avoit frappé le chef centenaire ;
on ne rapportoit point le corps de ce vénérable chef, bien qu'on eût
obtenu la victoire. Un bruit couroit, parmi les guerriers de la tribu de
l'Aigle, que le soleil avoit été blessé par derrière, qu'il étoit tombé
sur le visage, et que, longtemps défendu à terre par le guerrier blanc,
l'un et l'autre, indignement abandonnés, étoient demeurés vivants aux
mains de l'ennemi.
Ce bruit n'avoit que trop de fondement , teîîe étoit l'affreuse vérité :
René et le soleil avoient été faits prisonniers. Les Illinois se consolè-
rent de leur défaite en se voyant maîtres du grand-chef des Natchez :
non poursuivis dans leur retraite, ils emmenèrent paisiblement leurs
victimes.
Après un mois de marche, de repos et de chasse, ils arrivèrent à
leur grand village : là, les prisonniers dévoient être exécutés. Par un
raflinement de barbarie, on avoit pris soin de panser les blessures du
LIVRE XL 325
frère d'Amélie et du soleil ; les captifs étoient gardés jour et nuit, avec
les précautions que le démon de la cruauté inspire aux peuples de
l'Amérique.
Lorsque les Illinois découvrirent leur grand village, ils s'arrêter jnt
pour préparer une entrée triomphante. Le chef de la troupe s'av nça
le premier en jetant les cris de mort. Les guerriers venoient en:!nte
rangés deux à deux : ils tenoient, par l'extrémité d'une corde, René et
le chef des Natchez, à moitié nus, les bras liés au-dessus du coude.
Le cortège parvint ainsi sur la place du village : une foule curieuse
s'y trouvoit déjà assemblée; cette foule se pressoit, s'agitoit, dansoit
autour du vieux soleil et de son compagnon : telles, dans un soir
d'automne, d'innombrables hirondelles voltigent autour de quelques
ruines solitaires ; tels les habitants des eaux se jouent dans un rayon
d'or qui pénètre les vagues du Meschacebé, tandis que les fleurs des
magnolias, détachées par le souffle de la brise, tombent en pluie sur
la surface de l'onde.
Lorsque l'armée et tous les sauvages furent réunis dans le lieu de
douleur, le grand- prêtre donna le signal du prélude des supplices,
appelé, par l'horrible Athaensic ', les caresses aux prisonniers.
Aussitôt les Indiens, rangés sur deux lignes, frappent avec des
bâtons de cèdre le chef des Natchez : celui-ci, sans hâter sa marche,
passe entre ses bourreaux, comme un fleuve qui roule la lenteur de ses
flots entre deux rives verdoyantes. René s'attendoit à voir tomber la
victime ; il ignoroit que ces maîtres en supplice évitoient de porter les
coups aux parties mortelles, afin de prolonger leurs plaisirs. « Véné-
rable sachem, s'écrioit le frère d'Amélie, quelle destinée! Moi, je suis
jeune ; je puis souffrir : mais vous ! »
Le soleil répondit : « Pourquoi me plains-tu? je n'ai pas besoin de
ta pitié. Songe à toi ; rappelle tes forces. L'épreuve du feu commencera
par moi, parce que je suis un chêne desséché sur ma tige et propre
à m' embraser rapidement. J'espère jeter une flamme dont la lumière
éclairera ma patrie et réchauffera ton courage. »
Après ces traitements faits à la vieillesse, le jeune François eut à
supporter les mêmes barbaries ; ensuite les deux prisonniers furent
conduits dans une cabane, où on leur prodigua tous les secours et tous
les plaisirs : l'oiseau de Minerve canadienne brise le pied de ses victi-
mes et les engraisse dans son aire durant les beaux jours, pour les
dévorer dans la saison des frimas.
La nuit vint : René, couvert de blessures, étoit couché sur une natte
1. La vengeance.
320 LES NATCIIEZ.
à l'une des extrémités de la cabane. Des gardes veilloient à la porte.
Une femme vêtue de blanc, une couronne de jasmin jaune sur la tête,
s'avance dans l'ombre; on entendoit couler ses larmes. « Qui es-tu? »
dit René en se soulevant avec peine. « Je suis la Vierge des dernières
amours ', répondit l'Indienne. Mes parents ont demandé pour moi la
préférence, car ils liaissent Venclao, que j'aime. Voilà pourquoi je
pleure à ton chevet i je m'appelle Nélida. »
René répondit dans la langue des sauvages : « Les baisers d'une
bouche qui n'est point aimée sont des épines qui percent les lèvres.
Nélida, va retrouver Venclao ; dis-lui que l'étranger des sassafras a
respecté ton amour et ton mallieur. » A ces mots, la fille des Illinois
s'écria : « Manitou des infortunés, écoute ma prière! Fais que ce pri-
sonnier échappe au sort qu'on lui réserve! il n'a point flétri mon sein!
puisse sa bicn-aimée lui être attachée comme l'épouse de l'alcyon, qui
porte aux rayons du soleil son époux languissant sous le poids des
années! » . .
En achevant ces paroles, la Vierge des dernières amours prît les
fleurs de jasmin qui couvroient ses cheveux, et les déposa sur le front
de René : mœurs extraordinaires dont la trame semble être tissue par
les Muses et par les Furies.
« Couronnée de ta main, » dit le jeune homme à Nélida, « la victime
sera plus agréable au Grand-Esprit. » René, depuis longtemps, avoit
assez de la vie; content de mourir, il offroit au ciel les tourments qu'il
alloit endurer pour l'expiation de ceux d'Amélie.
Dans ce moment les gardes entrèrent, et la fille des Illinois se
retira.
Elle vint, l'heure des supplices : les Indiens racontèrent que l'astre
de la lumière, épouvanté, ne sortit point ce jour-là du sein des mers,
et qu'Athaensic, déesse des vengeances, éclaira seule la nature. Les
prisonniers furent conduits au lieu de l'exécution.
Le chef des Natchez est attaché à un poteau, au pied duquel s'éle-
voit un amas d'écorces et de feuilles séchées : le frère d'Amélie est
réservé pour la dernière victime. Le grand-prêtre paroît au milieu du
cercle que formoit la foule autour du poteau; il tient à la main une
torche, qu'il secoue en dansant. Bientôt il communique le feu au
bûcher : on eût cru voir un de ces sacrifices offerts par les anciens
Grecs sur les bords de l'Hellespont : le mont Ida, le Xante et le Simoïs
pleuroient Astyanax et les ruines fumantes d'Ilion.
On brûle d'abord les pieds du vieillard, aussi tranquille au feu du
1. Voyez, pour l'explication de cet usage, l'épisode d'Atala.
LIVRE XL 327
bûcher que s'il eût été assis, aux rayons du matin, à la porte de sa
cabane. Le sachem chante au milieu des tourments qui le conduisent
à la tombe, comme l'époux répète le cri d'hyménée en s'approchant
du lit nuptial. Les bourreaux, irrités, épuisent la fécondité de leur
infernal génie. Ils enfoncent dans les plaies de l'ami de Chactas des
éclisses de pin enflammées, et lui crient : « Éclaire-nous donc main-
tenant, ô bel astre ' ! » Tel un soleil couronnant son front du feu le
plus doux se couche au milieu du concert de la nature : ainsi parut
aux Illinois la victime rayonnante,
Athaensic souffle sa rage dans les cœurs : un jongleur, qu'une louve
avoit nourri dans un antre du Niagara, se précipite sur le sachem, lui
arrache la peau de la tête et répand des cendres rougies sur le crâne
découvert du vieillard. La douleur abat le chef des Natchez aux pieds
de ses ennemis.
Bientôt réveillé d'un évanouissement dont il s'indigne, il saisit un
tison, appelle et défie ses persécuteurs : cantonné au milieu de son
bûcher, il est un moment la terreur de toute une armée. Un faux pas
le livre de nouveau aux inventeurs des tortures : ils se jettent sur le
vieillard ; la hache coupe ces pieds qui visitoient la cabane des infor-
tunés, ces mains qui pansoient les blessures. On roule un tronc encore
vivant sur la braise, dont la violence sert de remède aux plaies de la
victime et les cicatrise, tandis que le sang fume sur les charbons,
comme l'encens dans un sacrifice.
Le chef n'a pas succombé; il écarte encore de ses regards les guer-
riers les plus proches, et fait reculer les bourreaux. Moins effrayant
est le serpent dont le voyageur a séparé les anneaux avec un glaive :
le dragon mutilé s'agite aux pieds de son ennemi, soufflant sur lui ses
poisons, le menaçant de ses ardentes prunelles, de sa triple langue et
de ses longs sifflem_ents.
« René! » s'écrie enfin le vieillard d'une voix qui semble avoir
redoublé de force, « je vais rejoindre mes pères ! Je ne me suis livré à
ces actions qu'afin de t'encourager à mourir et de te montrer ce que
peut un homme lorsqu'il veut exercer toute la puissance de son âme.
Pour l'honneur de ta nou/elle patrie, imite mon exemple. »
I II expire. Il avoit accompli un siècle : sa vertu antique, cultivée si
^longtemps sur la terre, s'épanouit aux rayons de l'éternité, comme
l'aloès américain qui au bout de cent printemps ouvre sa fleur aux
regards de l'aurore.
1> Historique.
328 LES NATCIIEZ.
LIVRE DOUZIÈME.
Le courage du chef des Nalchez avoit exalté la fureur des Illinois.
Ils s'écrioient, pleins de rage : « Si nous n'avons pu tirer un mugisse-
ment de ce vieux buiïle, voici un jeune cerf qui nous dédommagera
de nos peines. » Femmes, enfants, sachems, tous s'empressent au
nouveau sacriQce : le génie des vengeances sourit aux tourments et
aux larmes qu'il prépare.
Sur une habitation américaine que gouverne un maître humain et
généreux, de nombreux esclaves s'empressent à recueillir la cerise du
café : les enfants la précipitent dans des bassins d'une eau pure ; les
jeunes Africaines l'agitent avec un râteau pour détacher la pulpe ver-
meille du noyau précieux, ou étendent sur des claies la récolte opu-
lente. Cependant le maître se promène sous des orangers, promettant
des amours et du repos à ses esclaves, qui font retentir l'air des chan-
sons de leur pays : ainsi les Illinois s'empressent, sous les regards
d'Athaensic, à recueillir une nouvelle moisson de douleurs. En pou
de temps l'ouvrage se consomme, et le frère d'Amélie, dépouillé par
les sacrificateurs, est attaché au pilier du sacrifice.
Au moment où le flambeau abaissoit sa chevelure de feu pour la
répandre sur les écorces, des tourbillons de fumée s'élèvent des
cabanes voisines : parmi des clameurs confuses on entend retentir le
cri des Natchez ; un parti de cette nation portoit la flamme chez les
Illinois. L'épouvante et la confusion se mettent dans la foule assemblée
autour du frère d'Amélie ; les jongleurs prennent la fuite ; les femmes
et les enfants les suivent : on se disperse sans écouter la voix des chefs,
sans se réunir pour se défendre. Dans la terreur dont les esprits sont
frappés, la petite troupe des Natchez pénètre jusqu'au lieu du sang.'
Un jeune chef, la hache à la main, devance ses compagnons. Qui déjà
ne l'a nommé? C'est Outougamiz. Il est au bûcher; il a coupé les liens
funestes ! i
Toutes les paroles de tendresse et de pitié prêtes à s'échapper de
son âme par lui sont étouffées. Rien n'est fait encore : René n'est pas
sauvé; un seul instant de retard le peut perdre. Revenus de leur pre-
mière frayeur, les Illinois se sont aperçus du petit nombre dos Nat-
chez ; ils se rassemblent avec des cris et entourent la troupe libéra-
trice. Les efforts de cette troupe lui ouvrent un chemin : mais que
peuvent douze guerriers contre tant d'ennemis? En vain les Natchez
LIVRE XII. 329
ont placé au milieu d'eux le frère d'Amélie : ses blessures le rendent
boiteux et pesant ; sa main percée d'une flèche ne peut lever la hache,
et presque à chaque pas il va mesurer la terre.
Outougamiz charge le frère d'Amélie sur ses épaules; le fardeau
sacré semble lui avoir donné des ailes : le frère de Céluta glisse sur la
pointe des herbes; on n'entend ni le bruit de ses pas ni le murmure
de son haleine. D'une main il retient son ami , de l'autre il frappe et
combat. A mesure qu'il s'avance vers la forêt voisine, ses compagnons
tombent un à un à ses côtés : quand il pénétra avec René dans la
forêt, il restoit seul.
Déjà la nuit étoit descendue; déjà Outougamiz s'étoit enfoncé dans
l'épaisseur des taillis , où , déposant René parmi de longues herbes , il
s'étoit couché près de lui : bientôt il entend des pas. Les Illinois
allument des flambeaux qui éclairent les plus sombres détours du
bois.
René veut adresser les paroles de sa tendre admiration au jeune
sauvage, mais celui-ci lui ferme la bouche : il connoissoit l'oreille
subtile des Indiens. Il se lève, trouve avec joie que le frère d'Amélie
a repris quelque force, lui ceint les reins d'une corde et l'entraîne
au bas d'une colline qui domine un marais.
Les deux infortunés cherchent un asile au fond de ce marais :
tantôt ils plongent dans le limon qui bouillonne autour de leur cein-
ture; tantôt ils montrent à peine la tête au-dessus des eaux. Ils se
frayent une route à travers les herbes aquatiques qui entravent leurs
pieds comme des liens, et parviennent ainsi à de hauts cyprès, sur les
genoux ' desquels ils se reposent.
Des voix errantes s'élèvent autour du marais. Des guerriers se
disoient les uns aux autres : « Il s'est échappé. » Plusieurs soutenoient
qu'un génie l'avoit délivré. Les jeunes Illinois se faisoient de mutuels
reproches, tandis que des sachems assuroient qu'on retrouveroit le
prisonnier, puisqu'on étoit sur ses traces ; et ils poussoient des dogues
dans les roseaux. Les voix se firent entendre ainsi quelque temps :
par degré elles s'éloignèrent et se perdirent enfin dans la profondeur
des forêts.
Le souffle refroidi de l'aube engourdit les membres de René ; ses
plaies étoient déchirées par les buissons et les ronces, et de la nudité
de son corps découloit une eau glacée : la fièvre vint habiter ses os,
et ses dents commencèrent à se choquer avec un bruit sinistre. Outou-
gamiz saisit René de nouveau, le réchauffa sur son cœur, et quand la
1 On appelle genoux du cyprès chauve les grosses racines qui sortent de terre.
330 LES INATCIIEZ.
lumière du soleil eut pénétré sous la voûte des cyprès, elle trouva le
sauvage tenant encore son ami dans ses bras.
Mère des actions sublimes! loi qui depuis que la Grèce n'est plus
as établi ta demeure sur les tombeaux indiens, dans les solitudes du
Nouveau-Monde! toi qui, parmi ces déserts, es pleine de grandeur,
parce que tu es pleine d'innocence! amitié sainte! prête-moi tes
paroles les plus fortes et les plus naïves, ta voix la plus mélodieuse et
la plus touchante, tes sentiments exaltés, tes feux immortels, et toutes
les choses ineffables qui sortent de ton cœur, pour chanter les sacri-
fices que tu inspires! Oh! qui me conduira au champ des Rutules, à
la tombe d'Euryale et de Nisus, où la Musc console encore des mânes
fidèles! Tendre divinité de Virgile, tu n'eus à soupirer que la mort de
deux amis : moi j'ai à peindre leur vie infortunée.
Qui dira les douces larmes du frère d'Amélie? qui fera voir ses
lèvres tremblantes où son âme venoit errer? qui pourra représenter
sous l'abri d'un cyprès, parmi des roseaux, Outougamiz, sa chaîne
d'or, Manitou de l'amitié, serrée à triple nœud sur sa poitrine, Outou-
gamiz soutenant dans ses bras l'ami qu'il a délivré, cet ami couvert de
fange et de sang, et dévoré d'une fièvre ardente? Que celui qui le peut
exprimer nous rende le regard de ces deux hommes, quand, se con-
templant l'un l'autre en silence, les sentiments du ciel et du malheur
rayonnoient et se confondoient sur leur front. Amitié! que sont les
empires, les amours, la gloire, toutes les joies de la terre, auprès d'un
seul instant de ce douloureux bonheur?
Outougamiz , par cet instinct de la vertu qui fait deviner le crime ,
avoit ajouté peu de foi au récit d'Ondouré ; ce qu'il recueillit de la
bouche de divers guerriers augmenta ses doutes. Dans tous les cas ,
René étoit mort ou pris, et il falloit ou lui donner la sépulture ou le
délivrer des flammes.
Outougamiz cache ses desseins à Céluta : il n'avertit qu'une troupe
de jeunes Natchez qui consentent à le suivre. Il se dépouille de tout
vêtement, et ne garde qu'une ceinture pour être plus léger; il peint
son corps de la couleur des ombres; ceint le poignard, s'arme du
tomahawk ' ; attache sur son cœur la chaîne d'or, suspend de petits
pains de maïs à son côté, jette l'arc sur son épaule, et rejoint dans la
forêt ses compagnons. 11 se glisse avec eux dans les ténèbres : arrivé
au Bayouc des Pierres, il le traverse, aborde la rive opposée, pousse le
cri du castor qui a perdu ses petits, bondit, et il disparoît dans le
désert.
1. Hache.
LIVRE XII. 331
Huit jours entiers il marche, ou plutôt il vole ; pour lui plus de
sommeil, pour lui plus de repos. Ah ! le moment où il fermeroit la
paupière ne pourroit-il pas être le moment même qui lui raviroit son
ami? Montagnes, précipices, rivières, tout est franchi : on diroit un
aimant qui cherche à se réunir à l'objet qui l'attire à travers les corps
qui s'opposent à son passage. Si l'excès de la fatigue arrête le frère de
Céluta, s'il sent, malgré lui, ses yeux s'appesantir, il croit entendre une
voix qui lui crie du milieu des flammes : a Outougamiz! Outougamiz!
où est le Manitou que je t'ai donné? » A cette voix intérieure, il
tressaille, se lève, baise la chaîne d'or, et reprend sa course.
La lenteur avec laquelle les Illinois retournèrent à leurs villages
donna le temps à Outougamiz d'arriver avant la consomption de l'ho-
locauste. Ce sauvage n'est plus le simple, le crédule Outougamiz : à sa
résolution, à son adresse, à la manière dont il a tout prévu , tout cal-
culé, on prendroit ce soldat pour un chef expérimenté. Il sauve René,
mais en perdant ses nobles compagnons, troupe d'amis qui offre à
l'amitié ce magnanime sacrifice! il sauve René, l'entraîne dans le
marais ; mais que de périls il reste encore à surmonter !
Le lieu où les deux amis se reposèrent d'abord étant trop voisin du
rivage, Outougamiz résolut de se réfugier sous d'autres cyprès, qui
croissoient au milieu des eaux : lorsqu'il voulut exécuter son dessein,
il sentit toute sa détresse. Un peu de pain de maïs n'avoit pu rendre
les forces à René ; ses douleurs s'étoient augmentées, ses plaies s'étoient
rouvertes ; une fièvre pesante l'accabloit , et l'on ne s'apercevoit de sa
vie qu'à ses souffrances.
Accablé par ses chagrins et ses travaux, affoibli par la privation
presque totale de nourriture, le frère de Céluta eût eu besoin pour lui-
même des soins qu'il prodiguoit à son ami. Mais il ne s'abandonna
point au désespoir; son âme, s'agrandissant avec les périls, s'élève
comme un chêne qui semble croître à l'œil à mesure que les tem-
pêtes du ciel s'amoncellent autour de sa tête. Plus ingénieux dans son
amitié qu'une mère indienne qui ramasse de la mousse pour en fair
un berceau à son fils, Outougamiz coupe des joncs avec son poignard,
en forme une sorte de nacelle, parvient à y coucher le frère d'Amélie,
st, se jetant à la nage, traîne après lui le fragile vaisseau qui porte le
trésor de l'amitié.
Outougamiz avoit été au moment d'expirer de douleur; il se sentit
près de mourir de joie lorsqu'il aborda la cyprière. « Oh ! s'écria-t-il
en rompant alors pour la première fois le silence, il est sauvé! Déli-
cieuse nécessité de mon cœur! pauvre colombe fugitive! te voilà
donc à l'abri des chasseurs! Mais, René, je crains que tu ne me
332 LES NATCIIEZ.
veuilles pas pardonner, car c'est moi qui suis la cause de tout ceci ,
puisque je n'étois point auprès de toi dans la bataille. Comment
ai -je pu quitter mon ami qui m'avoit donné un Manitou sur mon
berceau? C'est fort mal, fort mal à toi, Outougamiz! »
Ainsi parloit le sauvage; la simplicité de ses propos, en contraste
avec la sublimité do ses actions, firent sortir un moment René de rac--*
cablement de la douleur : levant une main débile et des yeux éteints,
il ne put prononcer que ces mots : « Te pardonner! »
Outougamiz entre sous les cyprès : il coupe les rameaux trop abais-
sés, il écarte des genoux de ces arbres les débris des branches : il y
fait un doux lit avec des cimes de joncs pleins d'une moelle légère -,
puis, attirant son ami sur ce lit, il le recouvre de feuilles séchées :
ainsi un castor dont les eaux ont inondé les premiers travaux prchd
son nourrisson et le transport p dans la chambre la plus élevée de son
palais.
Le second soin du frère de Céluta fut de panser les plaies du frère
d'Amélie. Il sépare deux nœuds de roseaux, puise un peu d'eau du
marais, verse cette eau d'une coupe dans l'autre pour l'épurer et lave
les blessures dont il a sucé d'abord le venin. La main d'un fils d'Escu-
lape, armé des instruments les plus ingénieux, n'auroit été ni plus
douce ni plus salutaire que la main de cet ami. René ne pouvoit
exprimer sa reconnoissance que par le mouvement de ses lèvres. De
temps en temps l'Indien lui disoit avec inquiétude : « Te fais-je mal?
te trouves-tu un peu soulagé? » René répondoit par un signe qu'il se
sentoit soulagé, et Outougamiz continuoit son opération avec délices.
Le sauvage ne songeoit point à lui : il avoit encore quelque reste de
maïs, il le réservoit pour René. Outougamiz ne faisoit qu'obéir à un
instinct sublime, et les plus belles actions n'étoient chez lui que l'ac-
complissement des facultés de sa vie. Comme un charmant olivier
nourri parmi les ruisseaux et les ombrages laisse tomber, sans s'en
apercevoir, au gré des brises, ses fruits mûrs sur les gazons fleuris,
ainsi l'enfant des forêts américaines semoit, au soufQe de l'amitié, ses
vertus sur la terre, sans se douter des merveilleux présents qu'il faisoit
aux hommes.
Rafraîchi et calmé par les soins de son libérateur, René sentit ses
paupières se fermer, et Outougamiz tomba lui-même dans un profond
sommeil à ses côtés : les anges veillèrent sur le repos de ces deux
hommes, qui ^voient trouvé grâce auprès de celui qui dormit dans le
sein de Jean,
Outougamiz eut un songe. Une jeune femme lui apparut : elle s'ap-
puyoit en marchant sur un arc détendu, entouré de lierre comme un
LIVRE XII. 333
thyrse ; un chien la suivoit. Ses yeux étoient bleus ; un sourire sincère
entr'ouvroit ses lèvres de rose ; son air étoit un mélange de force et
de grâce. Presque nue, elle ne portoit qu'une ceinture, plus belle que
celle de Vénus. Outougamiz se figuroit lui tenir ce discours :
« Étrangère, j'avois planté un érable sur le sol de la hutte où je suis
né : voilà que pendant mon absence de méchants Manitous ont blessé
son écorce et ont fait couler sa sève. Je cherche des simples dans ces
marais pour les appliquer sur les plaies de mon érable. Dis-moi oh je
trouverai la feuille du savinier. »
D'une voix paisible l'Indienne paroissoit répondre à Outougamiz :
« En vérité, je dis qu'il connoîtra toutes les ruses de la sagesse,
l'homme qui pourra pénétrer celle de votre amitié. Ne craignez rien :
j'ai dans le jardin de mon père des simples pour guérir tous les arbres,
et en particulier les érables blessés. »
En prononçant ces paroles, qu'Outougamiz croyoit entendre, l'In-
dienne, fille du songe, prit un air de majesté : sa tête se couronna de
rayons; deux ailes blanches bordées d'or ombragèrent ses épaules
divines. L'extrémité d'un de ses pieds touchoit légèrement la terre,
tandis que son corps flottoit déjà dans l'air diaphane.
« Outougamiz, sembloit dire le brillant fantôme, élève-toi par l'ad-
versité. Que les vertus de la nature te servent d'échelons pour atteindre
aux vertus plus sublimes de la religion de cet homme à qui tu as
dévoué ta vie : alors je reviendrai vers toi, et tu pourras compter sur
les secours de l'ange de l'amitié. »
Ainsi parle la vision au jeune Natchez plongé dans le sommeil. Un
parfum d'ambroisie, embaumant les lieux d'alentour, répand la force
dans l'âme du frère de Céluta, comme l'huile sacrée qui fait les rois
ou prépare l'âme du mourant aux béatitudes célestes.
En même temps le rêve devient magnifique : le séraphin, dont il
produit l'image, poussant la terre de son pied, comme un plongeur
qui remonte du fond de l'abîme, s'élève dans les airs. Cette vertu
calme ne se meut point avec la rapidité des messagers qui portent les
ordres redoutables du Tout-Puissant ; son assomption vers la région de
l'éternelle paix est mesurée, grave et majestueuse. Aux champs de
l'Europe un globe lumineux, arrondi par la main d'un enfant des
Gaules, perce lentement la voûte du ciel ; aux champs de l'Inde, l'oi-
seau du pa.v3riis flotte sur un nuage d'or, dans le fluide azuré du fir-
mament.
Outougamîz se reveille; la voix du héron annonçoit le retour de
Taurore : le frère de Céluta se sentoit tout fortifié par son rêve et par
son sommeil. Après quelques moments employés à rassembler ses
33/j LES NATCIIRZ.
idées, l'Indien, rappelant et les périls passés et les dangers à venir, se
lève pour commencer sa journée. Il visite d'abord les blessures de
René , frotte les membres engourdis du malade avec un bouquet
d'herbes aromatiques, partage avec lui quelques morceaux de maïs,
change les joncs de la couche, renouvelle l'air en agitant les branches
des cyprès, et replace son ami sur de frais roseaux: on eût dit d'une
matrone laborieuse qui arrange au matin sa cabane, ou d'une mère
qui donne de tendres soins à son fils. '
Ces choses de l'amitié étant faites, Outougamiz songe à se parer
avant d'accomplir les desseins qu'il inéditoit. Il se mire dans les eaux,
peigne sa chevelure, et ranime ses joues décolorées avec la pourpre
d'une craie précieuse. Ce sauvage avoit tout oublié dans son héroïque
entreprise, hors le vermillon des fêtes, mêlant ainsi l'homme et l'en-
fant, portant la gravité du premier dans les frivolités du second, et la
simplicité du second dans les occupations du premier : sur l'arbre
d'Atalante , le bouton parfumé qui sert d'ornement à la jeune fille
grossit auprès de la pomme d'or qui rafraîchit la bouche du voyageur
fatigué.
La nature avoit placé dans le cœur d'Outougamiz l'intelligence
qu'elle a mise dans la tête des autres hommes : le souffle divin donnoit
à la Pythie des vues de l'avenir moins claires et moins pénétrantes
que l'esprit dont il étoit animé ne découvroit au frère de Céluta les
malheurs qui pouvoient menacer son ami. Saisissant le temps corps à
corps, l'amitié forçoit ce mystérieux Prêtée à lui révéler ses secrets.
Outougamiz, ayant pris ses armes, dit au nouveau Philoctète couché
dans son antre, mais que l'amitié des déserts, plus fidèle que celle des
palais, n'avoit point trahi : « Je vais chercher les dons du Grand-
Esprit, car il faut bien que tu vives, et il faut aussi que je vive. Si je
ne mangeois pas, j'aurois faim, et mon âme s'en iroit dans le pays
des âmes. Et comment ferois-tu alors? Je vois bien tes pieds, mais ils
sont immobiles; je vois bien tes mains, mais elles sont froides et ne
peuvent serrer les miennes. Tu es loin de ta forêt et de ta retraite : qui
donneroit la pâture à l'hermine blessée, si le castor qui l'accompagne
alloit mourir? Elle baisseroit la tête, ses yeux se fermeroient; elle
tomberoit en défaillance : les chasseurs la trouveroient expirante
et diroient : « Voyez l'hermine blessée loin de sa forêt et de sa
retraite. »
A ces mots l'Indien s'enfonça dans la cyprière, mais non sans tour-
ner plusieurs fois la tête vers le lieu où reposoit la vie de sa vie. Il se
parloit incessamment, et se disoit : « Outougamiz ! tu es un chevreuil
sans esprit ; tu ne connais point les plantes, tu ne fais rien pour sau-
LIVRE XII. 335
ver ton frère. » Et il versoit des larmes sur son peu d'expérience, et il
se reprochoit d'être inutile à son ami !
Il chercha longtemps dans les détours du marais des herbes salu-
taires : il cueillit des cressons et tua quelques oiseaux. En revenant à
l'asile consacré par son amitié, il aperçut de loin les joncs bouleversés
et épars. Il approche, appelle, touche à la couche, soulève les roseaux :
le frère d'Amélie n'y étoit plus !
Le désespoir s'empare d'Outougamiz : prêt à se briser la tête contre
le tronc des cyprès, il s'écrie : a Oij es-tu? m'as-tu fui comme un faux
ami? Mais qui t'a donné des pieds ou des ailes ? Est-ce la Mort qui t'a
enlevé?... »
Tandis que le sauvage s'abandonne à ses transports, il croit entendre
un bruit à quelque distance : il se tait, retient son haleine, écoute,
puis soudain se plonge dans l'onde, bondit, nage, bondit encore, et
bientôt découvre René qui se débat expirant contre un Illinois.
Outougamiz pousse le cri de mort : l'effort qu'il fait en s'élançant
est si prodigieux, que ses pieds s'élèvent au-dessus de la surface de
l'eau. Il est déjà sur l'ennemi, le renverse, se roule avec lui parmi les
limons et les roseaux. Comme lorsque deux taureaux viennent à se
rencontrer dans un marais où il ne se trouve qu'un seul lieu pour
désaltérer leur soif, ils baissent leurs dards recourbés; leurs queues
hérissées se nouent en cercle ; ils se heurtent du front ; des mugisse-
ments sortent de leur poitrine, l'onde jaillit sous leurs pieds, la sueur
coule autour de leurs cornes et sur le poil de leurs flancs. Outougamiz
est vainqueur ; il lie fortement avec des racines tressées son prisonnier
au pied d'un arbre, et étend à l'ombre, sous le même arbre, l'ami
qu'il vient encore de sauver.
Par les violentes secousses que le frère d'Amélie avoit éprouvées,
ses plaies s'étoient rouvertes. Le Natchez, dans le premier moment de
sa vengeance, fut prêt d'immoler l'Illinois.
« Comment, lui dit-il, as-tu pu être.assez cruel pour entraîner ce
cerf affoibli? S'il eût été dans sa force, lâche ennemi, d'un seul coupi
de tête il eût brisé ton bouclier. Tu mériterois bien que cette main
t'enlevât ta chevelure. »
Outougamiz, s'arrêtant comme frappé d'une pensée : « As-tu un
mi? dit-il à l'Illinois. « Oui, » répondit le prisonnier.
(c Tu as un ami ! » reprit le frère de Céluta s'approchant de lui et
le mesurant des yeux ; (( ne va pas faire un mensonge. »
« Je dis la vérité, » reprit l'Illinois.
« Eh bien ! » s'écria Outougamiz tirant son poignard après avoir
approché de son oreille la petite chaîne d'or, « eh bien! rends grâces
330 LES NATCllEZ.
à ce Manitou qui vient de me défendre de te tuer : il ne sera pas dit
qu'Outougauiiz le Natchez, de la tribu du Serpent, ait jamais séparé
deux amis. Que seroit-ce de moi si tu m'avois privé de René? Ah ! je
ne seruis plus qu'un chevreuil solitaire. Tu vois, ô Illinois! ce que tu
allois faire; et ton ami scroit ainsi! et il iroit seul murmurant ton
nom dans le désert! Non! il seroit trop infortuné! et ce seroit
moi ! . . . »
Le sauvage coupe aussitôt les liens de l'illinois. « Sois libre, lui
dit-il ; retourne à l'autre moitié de ton âme, qui te cherche peut-être,
comme je cherchois à l'instant ma couronne de fleurs, lorsque tu élois
assez inhumain pour la dérober à ma chevelure. Mais je compte sur ta
foi : tu ne découvriras point mon lieu à tes compatriotes. Tu ne leur
diras point : « Sous le cyprès de l'amitié, Outougamiz le Simple a
« caché la chair de sa chair. » Jure par ton ami que tes lèvres reste-
ront fermées, comme les deux coupes d'une noix que la lune des mois-
sons n'a point achevé de mûrir. »
« Moi, Nassoute, reprit l'étranger, je jure par mon ami, qui est
pour moi comme un baume lorsque j'ai des peines dans le cœur, je
jure que je ne découvrirai point ton lieu, et que mes lèvres resteront
fermées comme les deux coupes d'une noix que la lune des moissons
n'a point achevé de mûrir. »
A ces mots Nassoute alloit s'éloigner, lorsque Outougamiz l'arrêta
et lui dit : « Où sont les guerriers illinois? » — • « Crois-tu, répliqua
l'étranger, que je sois assez lâche pour te l'apprendre? » Frère de
Céluta, vous répondîtes : « Va retrouver ton ami: je te tendois un
piège : si tu avois trahi ta patrie, je n'eusse point cru à ton serment,
et tu tombois sous mes coups. »
Nassoute s'éloigne : Outougamiz vient donner ses soins au frère
d'Amélie, comme s'il ne s'étoit rien passé, et comme s'il n'y eût aucun
lieu de douter de la foi de l'illinois, puisqu'il avoit fait le serment de
l'amitié.
Quelques jours s'écoulèrent : les blessures de René commençoient à
se cicatriser ; les meurtrissures étoient moins douloureuses ; la fièvre
se calmoit. Le frère d'Amélie seroit revenu plus promptement à la vie
si une nourriture abondante avoit pu rétablir ses forces; mais Outou-
gamiz trouvoit à peine quelques baies sauvages. Elles manquèrent
enfin ; il ne resta plus au frère de Céluta qu'à tenter les derniers
efforts de l'amitié.
Une nuit, il sort furtivement du marais, cachant son entreprise à
René et laissant çà et là des paquets flottants de roseaux pour recon-
noître la route, si les génies lui permettoient le retour. Il monte à
LIVRE XII. 337
travers le bois de la colline ; il découvre îe camp des Illinois, où il étoit
résolu de pénétrer.
Des feux étoient encore allumés : la plupart des familles dormoient
étendues autour de ces feux. Le jeune Natchez, après avoir noué sa
chevelure à la manière des guerriers ennemis, s'avance vers l'un des
foyers. Il aperçoit un cerf à demi dépouillé, dont les chairs n'avoient
point encore pétillé sur la braise. Outougamiz en dépèce avec son poi-
gnard les parties les plus tendres, aussi tranquillement que s'il eût
préparé un festin dans la cabane de ses pères. Cependant on voyoit çà
et là quelques Illinois éveillés qui rioient et chantoient. La matrone du
foyer où le frère de Céluta déroboit une part de la victime ouvrit elle-
même les yeux ; mais elle prit l'étranger pour le jeune fils de ses en-
trailles, et se replongea dans le sommeil. Des chasseurs passent auprès
de l'ami de René, lui souhaitent un ciel bleu, un manteau de castor et
l'espérance. Outougamiz leur rend à demi-voix le salut de l'hospitalité.
Un d'entre eux s'arrêtant, lui dit : « Il a singulièrement échappé. »
— (( Un génie sans doute l'a ravi, » répond le frère de Céluta. L'Illinois
repartit : « Il est caché dans le marais ; il ne se peut sauver, car il est
environné de toutes parts : nous boirons dans son crâne. »
Tandis qu'Outougamiz se trouvoit engagé dans cette conversation
périlleuse, la voix d'une femme se fit entendre à quelque distance; elle
chantoit : a Je suis l'épouse de Venclao. Mon sein, avec son bouton
de rose, est comme le duvet d'un cygne que la flèche du chasseur a
taché d'une goutte de sang au milieu. Oui, mon sein est blessé, car
je ne puis secourir l'étranger qui respecta la vierge des dernières
amours. Puissé-je du moins sauver son ami! » L'Indienne se tut,
puis, s'approchant du Natchez dans les ombres , elle continua de la
sorte :
(( La nonpareille des Florides croyoit que l'hiver avoit changé sa
parure, et qu'elle ne seroit point reconnue parmi les aigles des rochers
chez lesquels elle cherchoit la pâture ; mais la colombe fidèle le décou-
« vrit et lui dit : (c Fuis, imprudent oiseau : la douceur de ton chant
« t'a trahi. »
Ces paroles frappèrent le frère de Céluta : il lève les yeux, et rem ar-
que les pleurs de la jeune femme ; il entrevoit en même temps les
guerriers armés qui s'avancent. Il charge sur ses épaules une partie
de la dépouille du cerf, s'enfonce dans les ombres, franchit le bois,
rentre dans les détours du marais, et après quelques heures de fatigue
et de périls se retrouve auprès de son ami.
Un ingénieux mensonge lui servit à cacher à René sa dangereuse
aventure ; mais il falloit préparer le banquet : le jour on en pouvoit
III. Î2
-38 LES NATCllEZ.
j
voii- la fumée ; la nr.it on en poiivoit découvrir les feux; Outougamiz
préféra poiirlant la nuil : il espéra trouver un nioyon de masquei' la
lueur de la llanime.
Lorsque le soleil fut descendu sous l'horizon et que les dernières
teintes du jour se furent évanouies, l'Indien lira une étincelle de deux
branches de cyprès en les frottant l'une contre l'autre, et en embrasa
quelques feuilles. Tout réussit d'abord, mais des roseaux secs, placés
trop près du foyer, prennent feu et jettent une grande lumière. Outou-
gamiz les veut précipiter dans l'eau et ne fait qu'étendre la flamme.
Il s'élance sur le monceau ardent et cherche à l'écraser sous ses pieds.
René épuise ses forces renaissantes pour seconder son ami : soins
inutiles 1 le feu se propage, court en pétillant sur la cime séchée des
joncs, et gagne les branches résineuses des cyprès. Le vent s'élève,
des tourbillons de flammes, d'étincelles et de fumée montent dans
les airs, qui prennent une couleur sanglante. Un vaste incendie se
déploie sur le marais.
Comment fuir ? comment échapper à l'élément terrible qui , après
s'être éloigné de son centre, s'en rapprochoit et menaçoit les deux
amis? Déjà étoient consumés les paquets de joncs sur lesquels le frère
de Céluta auroit pu tenter encore de transporter René dans d'autres
parties du marais. Essayer de passer au désert voisin : les cruels Illi-
nois n'y campoient-ils pas? N'étoit-il pas probable qu'attirés par l'in-
cendie ils fermoient toutes les issues? Ainsi, lorsqu'on croit être arrivé
au comble de la misère, on aperçoit par delà de plus hautes adversités.
Il est difficile au fils de la femme de dire : u Ceci est le dernier degré
du malheur. »
Outougaraiz étoit presque vaincu par la fortune : il voyoit perdu
tout ce qu'il avoit fait jusque alors. Il n'avoit donc sauvé son ami du
cadre de feu que pour brûler cet ami de sa propre main ! Il s'écria d'une
voix douloureuse : « René, c'est moi qui t'immole I Que tu es infortuné
de m'avoir eu pour ami ! »
Le frère d'Amélie, d'un bras affoibli et d'une main pâle, pressa ten-
drement le sauvage sur son sein. « Crois-tu, lui dit-il, qu'il ne me soit
pas doux de mourir avec toi? Mais pourquoi descendrois-tu au tom-
beau ? Tu es vigoureux et habile ; tu te peux frayer un chemin à tra-
vers les flammes. Revole à tes ombrages : les Natchez ont besoin de
ton cœur et de ton bras; une épouse, des enfants embelliront tes
jours, et tu oublieras une amitié funeste. Pour moi , je n'ai ni patrie
ni parents sur la terre : étranger dans ces forêts, ma mort ou ma vie
n'intéresse personne, mais toi, Outougamiz, n'as-tu pas une sœur? »
« Et cette sœur, répliqua Outougamiz , n'a-t-elle pas levé sur toi
LIVRE XII. 330
des regards de tendresse? Ne reposes-tu pas'dans le secret de son cœur?
Pourquoi l'as-tu dédaignée? Que me conseilles-tu? De t' abandonner !
Et depuis quand t'ai-je prouvé que j'étois plus que toi attaché à la vie?
Depuis quand m'as-tu vu me troul)ler au nom de la mort? Ai-je trem-
blé quand, au milieu des Illinois, j'ai brisé les liens qui te rete-
Doient? Mon cœur palpitoit-il de crainte quand je te portois sur mes
épaules avec des angoisses que je n'aurois pas échangées contre
toutes les joies du monde? Oui, il palpitoit, ce cœur, mais ce n'étoit
pas pour moi! Et tu oses dire que tu n'as point d'ami! Moi, t'aban-
donner ! Moi, trahir l'amitié ! Moi, former d'autres liens après ta mort !
Moi, heureux sans toi, avec une épouse et des enfants! Apprends-
moi donc ce qu'il faut que je raconte à Céluta en arrivant aux Nat-
chez ! Lui dirai-je : « J'avois délivré celui pour lequel je t'appelai en
« témoignage de l'amitié; le feu a pris à des joncs; j'ai eu peur,
« j'ai fui. J'ai vu de loin les flammes qui ont consumé mon ami? »
Tu sais mourir, prétends-tu, René; moi, je sais plus, je sais vivre.
Si j'étois dans ta place et toi dans la mienne, je ne t'aurois pas dit :
« Fuis et laisse-moi. » Je t'aurois dit : u Sauve-moi, ou mourons
ensemble. »
Outougamiz avoit prononcé ces paroles d'un ton qui ne lui étoit pas
ordinaire. Le langage de la plus noble passion étoit sorti dans toute
sa magnificence des lèvres du simple sauvage. « Reste avec moi, s'écria
à son tour le frère d'Amélie : je ne te presse plus de fuir. Tu n'es pas
fait pour de tels conseils. »
A ces mots, quelque chose de serein et d'ineffable se répandit sur le
visage d'Outougamiz, comme si le ciel s'étoit entr'ouvert, et que la
clarté divine se fût réfléchie sur le front du frère de Céluta. Avec le
plus beau sourire que l'ange des amitiés vertueuses ait jamais mis sur
les lèvres d'un mortel, l'Indien répondit ; « Tu viens de parler comme
un homme ; je sens dans mon sein toutes les délices de la mort. »
Les deux amis, cessant d'opposer à l'incendie des efforts impuissants
et de tenter une retraite impossible, assis l'un près de l'autre, atten-
dirent l'accomplissement de leur destinée.
La flamme se repliant sur elle-même avoit embrasé le cyprès qui
leur servoit d'asile ; des brandons commençoîent à tomber sur leurs
têtes. Tout à coup, à travers les masses de feu et de fumée, on entend
un léger bruit dans les eaux. Une espèce de fantôme apparoît : ses
cheveux sont consumés sur ses tempes ; sa poitrine et ses bras sont
à demi brûlés, tandis que le bas de son corps dégoutte d'une eau
bourbeuse. « Qui es-tu ?1 ui crie Outougamiz ; es-tu l'esprit de mon père
qui vient nous chercher , pour nous conduire au pays des âmes?»
3iO LES NATCIIEZ.
u Je suis Venclao, répond le spectre, l'ami de Nassoute, auquel
tu as donné la vie, et l'époux de Nélida , cette vierge des dernières
amours, que ton ami a respectée. Je viens payer ma double dette. La
flamme a découvert votre asile; les tribus des Illinois environnent le
marais; déjà plusieurs guerriers nagent pour arriver jusqu'à vous; je
les ai devancés. Nassoute nous attend à l'endroit de la rive que l'on a
confié à sa garde. Hâtons-nous. »
Venclao passe un bras vigoureux sous le bras du frère d'Amélie, et
fait signe à Outougamiz de le soutenir du côté opposé. Ainsi entrela-
cés, tous trois se plongent dans les eaux; ils s'avancent à travers
des champs de cannes embrasées, tantôt menacés par le feu , tantôt
prêts à s'engloutir dans l'onde. Chaque instant augmente le danger;
des cris, des voix se font entendre de toutes parts. Tels furent les périls
d'Énée lorsque , dans la nuit fatale d'Ilion , il alloit à la lueur des
flannnes, par des rues solitaires et détournées, cacher sur le mont Ida
et les anciens dieux de l'antique Troie et les dieux futurs du Capitole.
Outougamiz, Venclao et René arrivent au lieu où Nassoute les atten-
doit. Le frère d'j\.mélie est à l'instant placé sur un lit de branchages que
Venclao, Nassoute et Outougamiz portent tour à tour. Ils s'éloignent à
grands pas du fatal marais ; toute la nuit ils errent par le silence des
bois. Aux premiers rayons de l'aurore, les deux Illinois s'arrêtent et
disent aux deux guerriers ennemis : « Natchez, implorez vos Manitous ;
fuyez. Nous vous avons rendu vos bienfaits. Quittes envers vous, nous
nous devons maintenant à notre patrie. Adieu 1 »
Venclao et Nassoute posent à terre le lit du blessé, mettent un bâton
de houx dans la main gauche du frère d'Amélie, donnent à Outou-
gamiz des plantes médicinales, de la farine de maïs, deux peaux d'ours,
et se retirent.
Les deux fugitifs continuèrent leur chemin. René marchoit lente-
ment le premier, courbé sur le bâton qu'il soulevoit à peine; Outou-
gamiz le suivoit répandant des feuilles séchées, afin de cacher l'em-
preinte de son passage : l'hôte des forêts est moins habile à tromper
la meute avide que ne l'étoit l'Indien à mêler les traces de René pour
le dérober à la recherche de l'ennemi.
Parvenu sur une bruyère, Outougamiz dit tout à coup : « J'entends
des pas précipités; » et bientôt après une troupe d'illinois se montre
à l'horizon vers le nord. Le couple infortuné eut le temps de gagner
un bois étroit qui bordoit l'autre extrémité; il y pénètre, et, l'ayant
traversé, il se trouve à l'endroit même où s'étoit donné le combat si
fatal au grand-chef des Natchez et au frère d'Amélie.
A peine les deux amis fouloient-ils le champ de la mort, qu'ils
LIVRE XII. 3^1
ouïrent l'ennemi dans le bois voisin. Outougamiz dit à René : « Couche-
toi à terre : je te viendrai bientôt trouver. »
René ne vouloit plus disputer sa vie ; il étoit las de lutter si long-
temps pour quelques misérables jours: mais il fut encore obligé
d'obéir à l'amitié. Son infatigable libérateur le couvre des effroyables
débris du combat, et s'enfonce dans l'épaisseur d'une forêt.
Lorsque des enfants ont découvert le lieu où un rossignol a bâti son
iiid, la mère, poussant des cris plaintifs et laissant pendre ses ailes,
voltige, comme blessée, devant les jeunes ravisseurs qui s'égarent à sa
poursuite et s'éloignent du gage fragile de ses amours : ainsi le frère
de Géluta, jetant des voix dans la solitude, attire les ennemis de ce
côté et les écarte du trésor plus cher à son cœur que l'œuf plein d'es-
pérance ne l'est à l'oiseau amoureux.
Les Illinois ne purent joindre le léger sauvage à qui l'amitié avoit,
pour un moment, rendu toute sa vigueur. Ils approchoient du pays
desNatchez, et, n'osant aller plus loin, ils abandonnèrent la poursuite.
Le frère de Céluta vint alors dégager René des ruines hideuses qui
avoient protégé sa jeunesse et sa beauté. Les deux amis reprirent leur
chemin au lever de l'aurore, après s'être lavés dans une belle source.
Il se trouva que les restes glacés sous lesquels René avoit conservé
l'étincelle de la vie étoient ceux de deux Natchez, d'Aconda et d'Irinée.
Le frère d'Amélie les reconnut, et, frappé de cette fortune extraordi-
naire, il dit à Outougamiz :
« Vois-tu ces corps défigurés, déchirés par les aigles et étendus sans
honneurs sur la terre? Aconda et Irinéel vous étiez deux amis comme
nous! vous fûtes jeunes et infortunés comme nous! Je vous ai vus
périr lorsque abattus j'essayois encore de vous défendre. Outougamiz,
tu confîois cette nuit même l'ami vivant au secret de deux amis
décédés. Ces morts se sont ranimés au feu de ton âme pour me prêter
leur abri. »
Outougamiz pleura sur Aconda et sur Irinée, mais il étoit trop foible
pour leur creuser un tombeau.
Comme des laboureurs, après une longue journée de sueurs et de
travaux , ramènent leurs bœufs fatigués à leur chaumière ; ils croient
déjà découvrir leur toit rustique; ils se voient déjà entourés de leurs
épouses et de leurs enfants : ainsi les deux amis^ en approchant
du pays des Natchez , commençoient à sentir renaître l'espérance ;
leurs désirs franchissoient l'espace qui les séparoit de leurs foyers.
Ces illusions , comme toutes celles de la vie , furent de courte
durée.
Les forces de René, épuisées une dernière fois, touchoient à leur
3/,2 LES N AT CHEZ.
terme ; et, pour comble de calamité, il ne resloit plus rien des dons
de Venclao et de Nassoute.
Outougamiz lui-même succomboit : ses joues ctoicnt creuses; ses
jambes, amaigries et tremblantes, ne portoient plus son corps. Trois fois
le soleil vint donner la lumière aux hommes , et trois fois il retrouva
les voyageurs se traînant sur une bruyère qui n'offroit aucune res-
source. Le frère d'Amélie et le frère de Céluta ne se parloient plus; ils
jetoient seulement par intervalles l'un sur l'autre des regards furlifs
et douloureux. Quelquefois Outougamiz cherchoit encore à aider la
marche de René : deux jumeaux qui se soutiennent à peine s'appuient
de leurs fail)les bras et ébauchent des pas incertains aux yeux de leur
mère attendrie.
Du lieu oij les amis étoient parvenus, jusqu'au pays des Natchez, il
ne restoit plus que quelques heures de chemin ; mais René fut con-
traint de s'arrêter. Excité par Outougamiz, qui le conjuroit d'avancer,
il voulut faire quelques pas, afin de ne point ravir volontairement à
son sublime ami le fruit de tant de sacrifices : ses efforts furent vains.
Outougamiz essaya de le porter sur ses épaules; mais il plia, et tomba
sous le fardeau.
Non loin du sentier battu murmuroit une fontaine ; René s'en appro-
cha en rampant sur les genoux et sur les mains, suivi d'Outougamiz,
qui pleuroit : le pasteur affligé accompagne ainsi le chevreau qui a
brisé ses pieds délicats en tombant d'une roche élevée, et qui se traîne
vers la bergerie.
La fontaine marquoit la lisière même de la savane qui s'étend
jusqu'au Bayouc . des Pierres , et qui n'a d'autres bornes à l'orient
que les bois du fort Rosalie. Outougamiz assit son compagnon au
pied d'un saule. Le jeune sauvage attachoit ses regards sur le pays de
ses aïeux : être venu si près ! « René! dit-il, je vois notre cabane. »
« Tourne -moi le visage de ce côté, » répondit le frère d'Amélie.
Outougamiz obéit.
Le frère de Céluta eut un moment la pensée de se rendre aux Nat-
chez pour y chercher du secours ; mais craignant que l'homme de son
cœur n'expirât pendant son absence , il résolut de ne le point quitter.
Il s'assit auprès de René, lui prit le front dans ses deux mains, et le
pencha doucement sur sa poitrine : alors, baissant son visage sur une
tête chérie, il se prépara à recueillir le dernier soupir de son ami.
Comme deux fleurs que le soleil a brûlées sur la même tige, ainsi
paroissoient ces deux jeunes hommes inclinés l'un sur l'autre vers la
terre.
Un bruit léger et le souffle d'un air parfumé firent relever la tête à
LIVRE XII. 'ôho
Outoiigamiz : une femme étoit à ses côtés. Malgré la pâleur et le vête-
ment en désordre de cette femme, comment l'Indien l'auroit-il mécon-
nue? Outougamiz laisse échapper de surprise et de joie le front de
René ; il s'écrie : (( Ma sœur, est-ce toi ?
Céluta recule; elle s'étoit approchée des amis sans les découvrir ; le
son de la voix de son frère l'a étonnée : « Mon frère! répond -elle,
mon frère ! les génies me l'ont ravi ! l'homme blanc a expiré dans le
cadre de feu ! Tous les jours je viens attendre les voyageurs à cette
limite, mais ils ne reparoîtront plus! »
Outougamiz se lève, s'avance vers Céluta, qui auroit pris la fuite si
elle n'avoit remarqué avec une pitié profonde la marche chance-
lante du guerrier. Vous eussiez vu sur le front de l'Indienne pas-
ser tour à tour le sentiment de la plus profonde terreur et de la
plus vive espérance. Céluta hésitoit encore, quand elle aperçoit,
attaché au sein de son frère, le Manitou de l'amitié. Elle vole à Outou-
gamiz, qu'elle embrasse et soutient à la fois, mais Outougamiz :
« Je l'ai sauvé ! il est là ! mais il est mort si tu n'as rien pour le
nourrir. »
L'amour a entendu la voix de l'amitié! Céluta est déjà à genoux :
timide et tremblante, elle a relevé le front de l'étranger mourant;
René lui-même a reconnu la fille du désert, et ses lèvres ont essayé
de sourire. Outougamiz, la tête penchée dans son sein, les mains
jointes et tombantes, disoit : «Témoin du serment de l'amitié, ma
sœur, tu viens voir si je l'ai bien tenu. J'aurois dû ramener mon ami
plein de vie, et le voilà qui expire! je suis un mauvais ami, un guer-
rier sans force. Mais toi, as-tu quelque chose pour ranimer mon ami?»
« Je n'ai rien ! s'écrie Céluta désespérée. Ah ! s'il eût été mon époux»
s'il eût fécondé mon sein, il pourroit boire avec son enfant à la
source de la vie! » Souhait divin de l'amante et de la mère !
La chaste Indienne rougit comme si elle eût craint d'avoir été com-
prise de René. Les yeux de cette femme étoient fixés au ciel, son visage
étoit inspiré : on eût dit que, dans une illusion passionnée, Céluta
croyoit nourrir et son fils et le père de son fils.
Amitié, qui m'avez raconté ces merveilles, que ne me donnâtes-
vous le talent pour les peindre! j'avois le cœur pour les sentir '.
1. C'est ici que s'arrête la première partie des Natchez, celle qu'on peut en appeler
l'épopée. Ce qui suit n'est plus qu'un simple récit, pour lequel l'auteur, reuouçaut
à la forme épique, adopte celle de la narration.
3i/i LES NATCllEZ.
Lorsque Céluta rencontra les deux amis au bord de la fontaino, il y
avoit déjà plusieurs jours qu'elle étoit errante dans les bois. Une fièvre
ardente l'avoit saisie à la nouvelle de la captivité de René : le départ
subit d'Oulougamiz redoubla les maux de l'infortunée, car elle devina
que son frère avoit volé h la délivrance de son ami. Or, cette seconde
victime n'auroit-elle pas été immolée à la rage des Illinois?
La fille de Tabamica s'étoit obstinée à demeurer seule dans, sa
cabane. Un jour, couchée sur la natte de douleur, elle vit entrer
Ondouré. Les succès de cet homme avoient enflé son orgueil ; ses vices
s'étoient augmentés de toute l'espérance de ses passions. Sûr mainte-
nant d'Akansie, qui connoissoit son crime et qui en profitoit, Ondouré
se croyoit déjà maître du pouvoir absolu, sous le nom de tuteur du
jeune soleil : il songeoit à rétablir l'ancienne tyrannie, et, après avoir
trompé les François, il se flattoit de trouver quelque moyen de les
perdre.
Une seule chose menaçoit l'ambition du sauvage , c'étoit un senti-
ment plus fort que cette ambition même, c'étoit l'amour toujours crois-
sant qu'il ressentoit pour Céluta : la vanité blessée, la soif de la ven-
geance, la fougue des sens, avoient transformé cet amour en une sorte de
frénésie, dont les accès pouvoient réveiller la jalousie de la femme-chef .
Dans la première exaltation de son triomphe, Ondouré accourut
donc à la demeure de la sœur d'Outougamiz. 11 s'avança vers la couche
oij languissoit la vierge solitaire. « Céluta, dit-il, réveille-toi! Et il
lui secouoit rudement la main. Réveille-toi, voici Ondouré : n'es-tu
pas trop heureuse qu'un guerrier comme moi veuille bien encore te
choisir pour maîtresse, toi, rose fanée par le misérable blanc dont les
Manitous nous ont délivrés? »
Céluta essaye de repousser le barbare. « Comme elle est charmante
dans sa folie ! s'écrie Ondouré ; que son teint est animé ! que ses che-
veux sont beaux! » Et le sauvage veut prodiguer des caresses à sa
victime.
Dans ce moment, Akansie, que l'instinct jaloux égaroit souvent
autour de la cabane de sa rivale, paroît sur le seuil de la porte. Alors
Céluta : « 0 mère du soleil! secourez-moi. » Ondouré laisse échapper
sa proie : confondu, honteux, balbutiant, il suit Akansie, qui s'éloigne
les yeux sanglants, l'âme agitée par les furies.
LES NATCHEZ. 345
Les parentes de Céluta, qui l'avoient voulu garder dans l'absence de
son frère, reviennent offrir leur secours à leur amie : elles voient le
désordre de sa couche. Céluta leur tait ses nouveaux chagrins ; elle
affecte de sourire, elle prétend qu'elle se sent soulagée : on la croit, on
se retire. Libre des soins qui l'importunent, la fille de Tabamica sort
au milieu de la nuit, s'enfonce dans les forêts, et va sur le chemin du
pays des Illinois attendre des protecteurs qu'elle rencontre , protec-
teurs qu'elle supposoit perdus sans retour, alors même qu'elle les
cherchoit encore.
Qui sauvera les trois infortunés? Céluta seule conserve un peu de
force; mais a-t-elle le temps de voler jusqu'au village des Natchez?
René et Outougamiz n'auront-ils point expiré avant qu'elle revienne?
Elle pose doucement la tête de René sur la mousse, et se lève : la Pro-
vidence aura pitié de tant de malheurs. Des guerriers se montrent
vers la forêt. Qui sont-ils? N'importe ! Dans ce moment Céluta implo-
reroit le secours même d'Ondouré.
a Qui que vous soyez, s'écrie-t-elle en s'avançant vers les guerriers,
venez rendre la vie à René et à mon frère ! »
Des soldats et de jeunes officiers du fort Rosalie accompagnoient le
capitaine d'Artaguette à la source même où reposoient les deux amis ,
source dont les eaux avoient la vertu de cicatriser les blessures.
D'Artaguette reconnoît à la voix l'Indienne qu'il n'auroit pas reconnue
à ses traits, tant ils étoient altérés. (( Est-ce vous, ma sœur, ma libé-
ratrice? « s'écrie à son tour le capitaine.
Céluta vole à lui, verse des pleurs de douleur et de joie, saisit la
main de son frère adoptif, la porte avec ardeur à ses lèvres, cherche à
entraîner d'Artaguette vers la fontaine, en répétant le nom d'Outou-
gamiz et de René : la troupe se hâte sur les pas de Céluta.»
Bientôt on découvre deux hommes, ou plutôt deux spectres, l'un
couché, l'autre debout, mais près de tomber; on les environne.
« Chasseurs, dit Outougamiz , je puis mourir à présent , prenez soin
de mon ami ! » et il s'affaissa sur le gazon.
On croyoit dans la colonie, comme aux Natchez, que René avoit été
brûlé par les Illinois. Les secours sont prodigués aux deux mourants ,
ce fut Céluta qui offrit les premiers aliments à son frère et à l'ami de
son frère. D'Artaguette essayoit de soutenir l'un et l'autre d'un bras
encore mal assuré. Jacques, le grenadier attaché au généreux capitaine,
est envoyé aux Natchez pour annoncer le retour miraculeux. Les guer-
riers et les femmes accourent, les sachems les suivent. Déjà les Fran-
çois avoient entrelacé des branches d'arbres sur lesquelles étoient
déposés séparément les deux amis. Huit jeunes officiers portoient tour
3/iG LES NAÏCHEZ.
à tour les couches sacrées, comme ils aiiroienl \)ovi6 les trophées de
rhonneur. Auprès de ces lils de feuillage marchoient Céluta, ])leine
d'un honheur qu'elle n'osoit croire, et d'Artaguette, dont le front pâle
annonçoit qu'il manquoit encore du sang à un nohle cœur.
Ce fut dans cet ordre que la foule des Natchez rencontra la pompe,
triomphale de l'amitié, élevée par les mains de la vaillance. Les bois
retentirent d'acclamations prolongées ; on se presse, on veut savoir
jusqu'aux moindres circonstances d'une délivrance dont Outougamiz
parle à peine, et que René ne peut encore raconter. Les jeunes gens
serroient la main d'Outougamiz et se juroient les uns aux autres une
amitié pareille dans l'adversité. Les sachems disoient à Adario et à
Chaclas qu'ils avoient d'illustres enfants : a C'est vrai, » répondoient
les deux vieillards. Adario même étoit attendri.
Les femmes et les enfants caressoient Céluta ; Mila la vouloit porter,
bien qu'elle se sentît un peu triste au milieu de la joie. Dans l'effusion
générale des cœurs, les militaires françois avoient leur part des éloges.
D'Artaguette disoit à Céluta : « Ma sœur, votre frère soutient bien son
rôle de libérateur. » René, qui entendit ces mots, murmura d'une voix
mourante : « Vous ne savez rien ; Outougamiz ne vous apprendra pas
ce qu'il a fait : c'est moi qui vous le dirai, si je vis. » Tous les yeux
versoient aussi des larmes sur les jeunes Indiens qui s'étoient immolés
au triomphe de l'amitié.
Ondouré et Akansie seuls n'étoient pas présents à cette scène : les
méchants fuient comme un supplice le spectacle de la vertu récom-
pensée. René fut déposé chez son père Chactas, mais Adario voulut
qu'on portât son neveu Outougamiz et sa nièce Céluta à sa cabane,
afin de prendre soin lui-même de ce couple qu'il reconnoissoit digne
de son sang.
Ondouré avoit apaisé Akansie par ces mensonges, par ces serments
et ces caresses que la passion trompée ne croit plus, mais auxquels elle
se laisse aller comme à sa dernière ressource. Quand on a fait un pas
dans le crime, on se persuade qu'il est impossible de reculer, et l'on
s'abandonne à la fatalité du mal : la femme-chef se voyoit forcée de
servir les projets d'un scélérat, d'élever Ondouré jusqu'à elle pour se
justifier de s'être abaissée jusqu'à lui. Le retour de René avoit rallumé
dans le cœur d'Ondouré les flammes de la jalousie; déçu dans sa ven-
geance, il lui devenoit plus que jamais nécessaire d'atteindre au rang
suprême pour exécuter, comme souverain, le crime qu'il avoit manqué
comme sujet. Il alarme la femme-chef : « Il est possible, lui dit-il, que
René m'ait vu lancer la flèche ; le seul moyen de dominer tous les
périls est de s'élever au-dessus de tous les pouvoirs. Que je sois tuteor
LES NATCHEZ. 3^7
de votre fils ; que l'ancienne garde des Allouez soit rétablie, et je vous
réponds de tout. » Akansie ne pouvoit plus rien refuser ; elle avoit livré
sa vertu,
L'Indien, afin de mieux réussir dans ses desseins, s'adressa d'abord
aux François.
Traité rudement par Chépar, Febriano avoit repris peu à peu, à force
d'humiliations, son ascendant sur le vieux militaire : la bassesse se sert
des affronts qu'elle reçoit comme d'un marchepied pour s'élever. Mais
le renégat sentoit que son crédit étoit affoibli s'il ne parvenoit à
détruire par quelque service éclatant la fâcheuse impression qu'a-
voient laissée ses premiers conseils. Le gouverneur de la Louisiane
avoit témoigné son mécontentement au commandant du fort Rosalie,
et dans la lettre où il lui annonçoit l'envoi de troupes nouvelles, il
l'invitoit à réparer une imprudence dont souffroit la colonie.
Febriano épioit donc l'occasion de regagner sa puissance, au moment
où Ondouré cherchoit le moyen de satisfaire son ambition. Ces deux
traîtres, jadis compagnons de débauche, par une conformité de pas-
sions avoient conçu l'un et l'autre une haine violente contre René.
L'homme sauvage alla trouver l'homme policé; il lui parla de la mort
du soleil : « Dans les changements prêts à s'opérer aux Natchez, lui
dit-il, si le commandant des François me veut seconder, je lui ferai
obtenir les concessions, objets de tant de troubles et de malheurs. »
Ravi d'une proposition qui le rendoit important en le rendant utile,
Febriano court avertir Chépar : celui-ci consent à recevoir Ondouré au
milieu de la nuit, sur un des ravelins du fort.
« Sachem des François, dit Ondouré en l'abordant, je ne sais ce
que vous méditez. De nouveaux guerriers vous sont arrivés: peut-être
est-ce votre dessein de lever encore une fois la hache contre nous. Au
lieu de vous engager dans cette route incertaine, je puis vous mener à
votre but par une voie plus sûre. Depuis longtemps je suis l'ami des
François; employez votre autorité à me faire élever à la place qui me
rendra tuteur du jeune soleil. Je m'engage alors à vous faire céder les
terres que vous réclamez , et dont vos députés et les nôtres doivent
régler les limites. Dans deux jours la nomination de l'édile aura lieu.
Que l'on envoie par vos ordres des présents aux jeunes guerriers,
aux matrones et aux prêtres, et je l'emporterai sur mes compétiteurs. »
Flatté d'entendre parler de sa puissance, regardant comme un grand
coup de politique de mettre Ondouré, qu'il croyoit l'ami de la France,
à la tête des Natchez, espérant surtout réparer sa faute par l'obtention
des terres dont on lui fait la promesse , Chépar se précipite dans le
projet d'Ondouré : il charge Febriano de la distribution des présents.
3L8 LES NATCIIEZ.
Ondûuré retourne auprès d'Akansie , qu'il s'étonne de trouver
abattue : il en est du crime comme de ces boissons amères que l'ha-
bitude seule rend supportables. « 11 ne s'agit plus d'hésiter, s'écrie
Ondouré : voulez-vous commander avec moi, ou voulez-vous rester
esclave sous un sachem de votre famille? Songez qu'il y va de votre
■vie et de la mienne : si nous ne sommes pas assez forts pour proscrire
nos ennemis, nous serons proscrits par eux. Tôt ou tard quelque voix
accusatrice révélera le secret de la mort du soleil , et au lieu de
monter au pouvoir, nous serons tramés au supplice. Allez donc;
parlez aux matrones, obtenez leurs voix-, je cours m'assurer de celle
des jeunes guerriers. Outougamiz, qui balance seul mon crédit auprès
d'eux, Outougamiz, encore trop fuible, ne peut sortir de sa cabane.
Que le jongleur dévoué à nos intérêts fasse s'expliquer les génies , et
nous triompherons de la résistance de Chactas et d'Adario. »
L'assemblée générale de la nation étant convoquée pour procéder
au choix de l'édile, Chactas proposa d'élever René, son fils adoptif, cà
cette place importante ; mais le jongleur déclara que l'étranger, cou-
pable à la fois de la disparition du serpent sacré, de la mort des
femelles de castor et de la guerre dans laquelle le vieux soleil avoit
péri, étoit réprouvé du Grand-Esprit.
Le frère d'Amélie rejeté, Adario présenta son neveu Outougamiz,
qui venoit de faire éclater tant de vertu et de vaillance : Outougamiz
fut écarté à cause de la simplicité de sa vertu. Chactas et Adario ne
vouloient point pour eux-mêmes une charge dont leur âge ne leur per-
mettoit plus l'exercice.
Akansie désigna à son tour Ondouré : ce nom fit rougir les hommes
qui conservoient encore quelque pudeur. Chactas repoussa de toute la
dignité de son éloquence un guerrier dont il osa peindre les vices.
Adario, qui sentoit le tyran dans Ondouré, menaça de le poignarder
s'il attentoit jamais à la liberté de la patrie ; mais les présents de
Febriano avoient produit leur effet : les matrones enchantées par des
parures, les jeunes guerriers séduits par des armes, un assez bon
nombre de sachems , à qui l'ambition ôtoit la prudence , soutinrent le
candidat de la femme-chef. Les Manitous consultés approuvèrent
l'élection d'Ondouré. Ainsi l'éducation d'un enfant qui devoit un jour
commander à des peuples fut remise à des mains oppressives et
souillées : le champ empoisonné de Gomorrhe fait mourir la plante
qu'on lui confie, ou ne porte que des arbres dont les fruits sont
remplis de cendre.
Cependant les blessures de René se fermoient ; des simples conrms
des sauvages rétablissoient ses forces avec une étonnante rapidité. 11
LES NATCHEZ. 349
n'avoit qu'un moyen de payer à Outougamiz la dette d'une amitié
sublime , c'étoit d'épouser Géluta. Le sacrifice étoit grand : tout lien
pesoit au frère d'Amélie ; aucune passion ne pouvoit entrer dans son
cœur, mais il crut qu'il se devoit immoler à la reconnoissance ; du
moins ce n'étoit pas à ses yeux démentir sa destinée , que de trouver
un malheur dans un devoir.
Il fit part de sa résolution à Ghactas : Chactas demanda la main de
Géluta à Adario ; Outougamiz fut rempli de joie en apprenant que son
ami alloit devenir son frère. Géluta, rougissant, accorda son consen-
tement avec cette grâce modeste qui respiroit en elle; mais elle
éprouvoit quelque chose de plus que ce plaisir mêlé de frayeur
qu'éprouve la jeune vierge prête à passer dans les bras d'un époux.
Malgré l'amour qui entraînoit vers René la fille de Tabamica, malgré
la félicité dont elle se faisoit l'image, elle étoit frappée d'une tristesse
involontaire ; un secret pressentiment serroit son cœur : René lui
inspiroit une terreur dont elle ne se pouvoit défendre; elle sentoit
qu'elle alloit tomber dans le sein de cet homme comme on tombe
dans un abîme.
Les parents ayant approuvé le mariage, Chactas dit à René : « Bâtis
ta cabane, portes-y le collier pour charger les fardeaux et !e bois pour
allumer le feu; chasse pendant six nuits; à la septième, Géluta te
suivra à tes foyers. »
René établit sa demeure dans une petite vallée qu'arrosoit une
rivière tributaire du Meschacebé. Quand l'ouvrage fut fini , on décou-
vroit de la porte de la nouvelle cabane les prairies du vallon entre-
coupées d'arbustes à fleurs; une forêt, vieille comme la terre, cou-
vroit les collines, et dans l'épaisseur de cette forêt tomboit un torrent.
Des danses et des jeux signalèrent le jour du mariage. Placés au
milieu d'un cercle de leurs parents , René et Géluta furent instruits
de leurs devoirs : on conduisit ensuite les époux au toit qu'ils dévoient
habiter.
L'aurore les trouva sur le seuil de la cabane : Géluta , un bras jeté
autour du cou de René , s'appuyoit sur le jeune homme. Les yeux de
l'Indienne, avec une expression de respect et de tendresse, cher-
choient ceux de son époux. D'un cœur religieux et reconnoissant, elle
offroit sa félicité au maître de la nature comme, un don qu'elle terroit
de lui : la rosée de la nuit remonte , au lever du soleil , vers le ciel
d'où elle est descendue.
Les regards distraits du frère d'Amélie se promenoient sur la soli-
tude : son bonheur ressembloit à du repentir. René avoit désiré un
désert, une femme et la liberté : il possédoit tout cela, et quelque
350 ll:s natchez.
clioso gàloit cette possession. 11 auroit béni la main qui du môme
coup l'eût débarrassé de son malheur passé et de sa félicité présente,
si toutefois c'étoit une félicité.
11 essaya de réaliser ses anciennes chimères : quelle femme étoit
plus belle que Céluta?ll l'emmena au fond des forêts, et promena son
indépendance de solitude en solitude ; mais quand il avoit pressé sa
jeune épouse contre son sein, au milieu des précipices, quand il
l'avoit égarée dans la région des nuages, il ne rencontroit point
les délices qu'il avoit rêvées. ' •
Le vide qui s'étoit formé au fond de son âmo ne pouvoit plus être
comblé. René avoit été atteint d'un arrêt du ciel, qui faisoit à la fois
son supplice et son génie : René troubloit tout par sa présence : les
passions sortoient de lui et n'y pouvoient rentrer ; il pesoit sur la terre
qu'il fouloit avec impatience et qui le portoit à regret.
Si l'impitoyable Ondouré avoit pénétré dans le cœur du frère
d'Amélie, s'il en avoit connu toute la misère, s'il avoit vu les alarmes
de Céluta et l'espèce d'épouvante que lui inspiroit son mari , l'union
du couple infortuné n'auroit point fait sentir au sauvage les tour-
ments qu'il éprouva lorsque la renommée lui apprit la nouvelle de
celte union. Qu'importoit à Ondourî d'avoir satisfait son ambition?
Céluta échappoit à son amour ! René n'étoit point encore immolé à sa
jalousie! Les succès du détestable Indien lui coùtoient cher : il étoit
obligé de subir la tendresse d'une femme odieuse ; il avoit fait à
Chépar des promesses qu'il ne pouvoit ni ne vouloit remplir. Com-
ment perdre ces étrangers du fort Rosalie qui étoient devenus ses
maîtres, puisqu'ils possédoient une partie de son secret? comment
sacrifier ce rival , que les mauvais génies avoient envoyé aux Natchez
pour le désespoir d'Ondouré?
Plusieurs projets s'offrirent d'abord à la pensée de l'édile, mais les
uns n'étoient pas assez sûrs, les autres n'enveloppoient pas assez de
victimes. Le dégoût de l'état de nature, le désir de posséder les jouis-
sances de la vie sociale, augmentoient le trouble des esprits d'Ondouré ^
il dévoroit des regards tout ce qu'il apercevoit dans les habitations
des blancs ; on le voyoit errer à travers les villages, l'air farouche,
l'œil en feu, les lèvres agitées d'un mouvement convulsif.
Un jour qu'il promenoit ainsi ses noires rêveries, il arrive à la cabane
de René ; le frère d'Amélie parcouroit alors les déserts avec Céluta.
Mille passions, mille souvenirs accompagnés de mille desseins funestes,
agitent le cœur d'Ondouré. Il fait d'abord à pas lents le tour de la hutte;
bientôt il heurte à la porte, l'ouvre et jette des regards sinistres dans
l'intérieur du lieu. Il y pénètre, s'assied au foyer solitaire, comme ces
LES N AT CHEZ. 351
génies du mal attachés à chaque homme, et qui, seloîi les Indiens, se
plaisent à fréquenter les demeures abandonnées. Des liis de joncs, des
armes européennes, quelques voiles de femme, un berceau, présent
de la famille de Céluta, tout ce qui frappe la vue d'Ondouré accroît son
supplice : « C'est donc ici qu'ils ont été heureux ! » murmure-t-il à
voix basse. Son imagination s'égare ; il se lève, disperse les roseaux
des couches et brise les armes dont il jette au loin les éclats. Les
parures de Céluta appellent ensuite sa rage : il les soulève d'une main
tremblante, les approche de sa bouche comme pour les couwir de
baisers, puis les déchire avec fureur. Déjà ses bras se levoient sur le
berceau, lorsqu'il les laisse tout à coup retomber à ses côtés ; sa tête
se penche sur sa poitrine, son front se couvre d'un nuage sombre ; le
sauvage paroît travaillé par la conception douloureuse d'un crime.
C'en est fait ! les destinées de Céluta, les destinées du frère d'Amélie,
les destinées des François sont fixées ! Ondouré pousse un profond
soupir, et souriant comme Satan à ses perversités : « Je te remercie ,
dit-il, ô Athaensic ! tu m'as bien inspiré! Génie de cette cabane, je te
remercie! tu m'as conduit ici pour me découvrir les moyens d'accom-
plir mes vengeances, d'atteindre à la fois le but de mes desseins divers.
Oui, vous périrez, ennemis d'Ondouré! et toi, Céluta!... )> Il ne se
révèle à lui-même toute l'horreur et toute l'étendue de son projet que
par un cri qu'il pousse en sortant de la cabane ; ce cri fut entendu des
François et des Natchez ; les premiers en frissonnèrent ; les seconds
prévirent la ruine de leur patrie.
Lorsque René revint de ses courses, il fut frappé du désordre de sa
cabane, sans en pouvoir pénétrer la cause : nourrie dans la religion
des Indiens, Céluta tira de ce désordre un présage funeste. Elle n'avoit
point rapporté le bonheur de son pèlerinage au désert : René étoit
pour elle inexplicable ; elle avoit cependant aperçu quelque chose de
mystérieux au fond du cœur de l'homme auquel elle étoit unie ; mais
cet homme ne lui avoit point révélé ses secrets, il ne les avoit racontés
à personne. Après son retour à sa cabane, René sembla devenir plus
sombre et moins affectueux : la timide Céluta n'osoit l'interroger; elle
ne tarda pas à prendre pour de la lassitude ou de l'inconstance ce qui
n'étoit que l'effet du malheur et d'un caractère impénétrable. Le
hasard vint donner quelque apparence de réalité aux premiers soup-
çons de la sœur d'Outougamiz.
René traversoit un jour une cyprière, lorsqu'il entendit des cris
dans un endroit écarté : il court à ces cris. Il aperçoit entre les arbres
une Indienne se débattant contre un Européen. A l'apparition d'un
témoin, le ravisseur s'enfuit. Le frère d'Amélie avoit reconnu Febriano
352 LES NATCUEZ.
et Mila. « Ah! s'écria l'adolescente en se jetant dans ses bras, si tu
avois voulu m'épouser, tu n'aurois pas été obligé de venir h mon secours.
Que je te remercie, pourtant! J'ai eu si grand'peur lorsque l'homme
noir m'a surprise, que j'ai fermé les yeux de toutes mes forces, dans
la crainte de le voir. » René sourit ; il rassura la jeune sauvage, et lui
promit de la reconduire chez son père. 11 l'aida d'abord à laver son
visage meurtri. Mila lui dit alors : « Que ta main est douce! c'est tout
comme celle de ma mère! Les méchants ! ils racontent tant de mal de
toi, et tu es si bon! » Quand il se fallut quitter, Mila trouva que le
chemin étoit si court! Elle fondit en larmes, et s'échappa en disant :
« Je ne suis qu'une linotte bleue, je ne sais point chanter pour le chas-
seur blanc. » Le frère d'Amélie reprit le chemin de sa cabane, et ne
songea plus à cette aventure.
Elle fut bientôt connue d'Ondouré ; elle lui fournit l'occasion d'ajouter
une calomnie de plus à toutes celles qu'il inventoit pour assouvir sa
haine ; il se félicita de pouvoir faire partager à Céluta ces tourments
de jalousie qu'il avoit connus par elle. La rencontre de René et de
Mila fut représentée à la chaste sœur d'Outougamiz comme l'infidélité
de l'homme qu'elle aimoit. Céluta pleura, et cacha ses larmes.
Cependant Céluta étoit mère; l'épouse féconde n'assuroit-elle pas
les droits de l'amante? Lorsque René eut la certitude que sa femme
portoit un enfant dans son sein, il s'approcha d'elle avec un saint
respect ; il la pressa doucement de peur de la blesser : « Femme, lui
dit-il, le ciel a béni tes entrailles ! »
Céluta répondit : « Je n'ai pas osé faire des vœux avant vous pour
l'enfant que le grand Esprit m'a donné. Je ne suis que votre servante :
mon devoir est de nourrir votre fils ou votre fille, je tâcherai d'y être
fidèle. »
Le front du frère d'Amélie s'obscurcit. « Nourrir mon fils ou ma
fille! dit-il avec un sourire amer : sera-t-il plus heureux que moi?
Sera-t-elle plus heureuse que ma sœur? Qui auroit dit que j'eusse
donné la vie à un homme?» Il sortit, laissant Céluta dans une
inexprimable douleur.
Ondouré poursuivoit ses projets : malgré l'autorité d'Adario et de
Ghactas, il avoit rétabli dans toute leur puissance les Allouez, gardes
dévoués au despotisme des anciens soleils ; il avoit dépêché des messa-
gers, avec des ordres secrets, pour toutes les nations indiennes. Plus
que jamais il trompoit le commandant du fort Rosalie à l'aide de
fausses confidences : il lui faisoit dire par Febriano que sans l'oppo-
sition d'Adario, de Chactas et de René, il seroit entièrement maître
du conseil des Natchez ; que ces trois ennemis du nom françois l'em-
LES NATCHEZ. 353
pêchoient de tenir sa promesse. Ondouré invitoit Chépar à les enlever
quand il lui en donneroit le signal. Par cette politique, il avoit le
double dessein de livrer ses adversaires aux étrangers et de soulever
les Natchez contre ces mêmes étrangers, lorsque ceux-ci se seroient
portés à quelque violence contre deux sachems idoles de la patrie.
11 falloit néanmoins ne rien précipiter ; il falloitque toutes les forces
des Indiens fussent secrètement rassemblées, afin de frapper sûre-
ment le dernier coup. Il étoit en même temps aussi difficile de modé-
rer ces éléments de discorde que de les faire agir de concert. Les
trêves, sans cesse renouvelées, suspendoient à peine des hostilités
toujours prêtes à renaître : les François et les Natchez s'exerçoient
aux armes, en cultivant ensemble les champs où ils se dévoient exter-
miner.
Plusieurs mois étoient nécessaires à Ondouré pour l'exécution de
son vaste plan. Chépar, de son côté, n'avoit point encore reçu tous
les secours qu'il attendoit. Une paix forcée par la position des chefs
régnoit donc dans la colonie; les Indiens, en attendant l'avenir, s'occu-
poient de leurs travaux et* de leurs fêtes.
Mila, ayant des liens de famille avec Céluta, vint remercier celui
qu'elle appeloit son libérateur. Elle lui apporta une gerbe de maïs qui
ressembloit à une quenouille chargée d'une laine dorée : u Voilà, lui
dit-elle, tout ce que je te puis donner, car je ne suis pas riche, » René
accepta l'offrande.
Céluta sentit ses yeux se remplir de larmes, mais elle reçut sa jeune
parente avec son inaltérable douceur ; elle caressa même avec bonté
l'aimable enfant, qui lui demanda si elle assisteroit à la moisson de la
folle-avoine'. Céluta lui dit qu'elle s'y trouveroit. Mila sortit pleine
de joie, en voyant René tenir encore dans sa main la gerbe de maïs.
Depuis le jour oii le capitaine d'Artaguette avoit ramené aux Natchez
les infortunés amis, il étoit allé à la Nouvelle-Orléans voir son frère,
le général Diron d'Artaguette, et le jeune conseiller Harlay, qui devoit
épouser Adélaïde , fille du gouverneur de la Louisiane. Il revint au
fort Rosalie la veille de la moisson annoncée par Mila. Il avoit appris
le mariage du frère d'Amélie avec Céluta : la reconnoissance que le
capitaine devoit à cette belle sauvage, le tendre penchant qui l'entraî-
noit vers elle, l'estime qu'il sentoit pour René, le conduisirent à la
cabane des nouveaux époux. Il trouva la famille réunie prête à partir
pour la moisson : Chactas, Adario, Céluta, René, Outougamiz, rétabli
dans toute sa force, Outougamiz qui avoit oublié ce qu'il avoit fait
1. Sorte de riz qui croît dans les rivières.
m. 23
35Z» LES NATCIIKZ.
et qui fuyoit lorsque René racontoit les prodiges de sa délivrance.
D'Artaguclte fut reçu avec la plus touchante hospitalité par Céluta,
qui l'appeloit son frère. Outougamiz lui dit : « Céluta t'a sauvé, tu as
sauve mon ami : je t'aime, et si nos nations combattent encore, ma
hache se délournera de toi. >; René proposa au capitaine d'assister à
la fête de la moisson : « Très-volontiers, » répondit d'Artaguette. Ses
regards ne se pouvoient détacher de Céluta, dont une secrète langueur
augmentoit la beauté. ■ ■> ' . : . , <
On s'embarque dans des canots, sur la rivière qui couloit au bas
de la colline où la cabane de René étoit bâtie. On remonte le courant
pour arriver au lieu de la moisson. Les chênes-saules dont la rivière
étoit bordée y répandoient l'ombre; les pirogues s'onvroient un che-
min à travers les plantes qui couvroient de fouilles et de ileurs la sur-
face de l'eau. Par intervalles, l'œil pénétroit la profondeur des flots
roulant sur des sables d'or, ou sur des lits veloutés d'une mousse ver-
doyante. Des martins-pôcheurs se reposoient sur des branches pen-
dantes au-dessus de l'onde, ou fuyoient devant les canots, en rasant
le bord de la rivière.
On arrive au lieu désigné : c'étoit une baie où la folle-avoine crois-
soit en abondance. Ce blé, que la Providence a semé en Amérique
pour le besoin des sauvages, prend racine dans les eaux; son grain
est de la nature du riz ; il donne une nourriture douce et bienfai-
sante.
A la vue du champ merveilleux, les Natchez poussèrent des cris, et
les rameurs, redoublant d'efforts, lancèrent leurs pirogues au milieu
des moissons flottantes. Des milliers d'oiseaux s'enlevèrent, et, après
avoir joui des bienfaits de la nature, cédèrent leur place aux hommes.
En un instant les nacelles furent cachées dans la hauteur et l'épais-
seur des épis. Les voix qui sortoient du labyrinthe mobile ajoutoient à
la magie de la scène. Des cordes de bouleau furent distribuées aux
moissonneurs ; avec ces cordes ils saisissoient les tiges de la folle-
avoine, qu'ils lioient en gerbe; puis, inclinant cette gerbe sur le bord
de la pirogue, ils la frappoient avec un fléau léger ; le grain mûr
tomboit dans le fond du canot. Le bruit des fléaux qui battoient les
gerbes, le murmure de l'eau, les rires et les joyeux propos des sau-
vages, animoient cette scène, moitié marine, moitié rustique.
Le champ étoit moissonné : la lune se leva pour éclairer le retour
de la flotte ; sa lumière descendoit sur la rivière, entre les saules à
peine frémissants. De jeunes Indiens et de jeunes Indiennes suivoient
les canots à la nage, comme des sirènes ou des tritons ; l'air s'embau-
moit de l'odeur de la moisson nouvelle mêlée aux émanations des
LES NATCHEZ. 355
arbres et des fleurs. La pirogue du grand-chef étoit à la tête de la
flotte, et un prêtre, debout à la poupe de cette pirogue, redisoit le
chant consacré à l'astre des voyageurs :
(( Salut, épouse du Soleil! tu n'as pas toujours été heureuse! Lors-
que, contrainte par Athaensic de quitter le lit nuptial, tu sors des portes
du matin, tes bras arrondis, étendus vers l'orient, appellent inutile-
ment ton époux.
« Ce sont encore ces beaux bras que tu entr'ouvres lorsque tu te
retournes vers l'occident, et que la cruelle Athaensic force à son tour
le Soleil à fuir devant toi.
(( Depuis ton hymen infortuné, la mélancolie est devenue ta com-
pagne; elle ne te quitte jamais, soit que tu te plaises à errer à travers
les nuages, soit qu'immobile dans le ciel, tu tiennes tes yeux fixés sur
les bois, soit que, penchée au bord des ondes du Meschacebé, tu
t'abandonnes à la rêverie, soit que tes pas s'égarent avec les fantômes
le long des pâles bruyères.
« Mais, ô Lune ! que tu es belle dans ta tristesse ! L'Ourse étoilée
s'éclipse devant tes charmes, tes regards veloutent l'azur du ciel ; ils
rendent les nues diaphanes ; ils font briller les fleuves comme des
serpents ; ils argentent la cime des arbres ; ils couvrent de blancheur
le sommet des montagnes ; ils changent en une mer de lait les vapeurs
de la vallée.
« C'est ta lumière, ô Lune! qui donne de grandes pensées aux
sachems • c'est ta lumière qui remplit le cœur d'un amant du souve-
nir de sa maîtresse; à ta clarté, la mère veille au berceau de son fils;
à ta clarté, les guerriers marchent aux ennemis de la patrie ; à ta
clarté, les chasseurs tendent des pièges aux hôtes des forêts ; et main-
tenant à ta clarté, chargés des dons du Grand-Esprit, nous allons
revoir nos heureuses cabanes. »
Ainsi chantoit le prêtre : à chaque strophe, la conque mêloit ses
sons au chœur général des Natchez ; un recueillement religieux avoit
saisi Céluta, René, d'Artaguette , Outougamiz, Adario et le vieux
Chactas : le pressentiment d'un avenir malheureux s'étoit emparé de
leur cœur. La tristesse est au fond des joies de l'homme : la nature
attache une douleur à tous ses plaisirs, et quand elle ne nous peut
refuser le bonheur, par un dernier artifice elle y mêle la crainte de le
perdre. Une voix vint arracher les amis à leurs graves réflexions :
cette voix sembloit sortir de l'eau; elle disoit : « Mon libérateur, me
voici. )) René, d'Artaguette, Outougamiz, Chactas, Adario, Céluta,
regardent dans le fleuve, et ils aperçoivent Mila qui nageoit auprès du
canot. Enveloppée d'un voile, elle ne montroit au-dessus de l'eau que
356 LES NATCHEZ.
SCS épaules demi-nues et sa tôtc humide; quelques dpis de folle-
avoine, capricieusement tressés, ornoient son front. Sa figure riante
brilloit à la clarté de la lune, au milieu de l'ébène de ses cheveux;
des filets d'argent couloicnt le long de ses joues : on eût pris la petite
Indienne pour une naïade qui avoit dérobé la couronne de Cérès.
« Outougamiz, disoit-elle, viens donc te baigner avec moi; pour le
guerrier blanc, ton frère, j'en aurois peur. »
Outougamiz saute par-dessus le bord de ha pirogue. Mila se mit à
nager de concert avec lui. Tantôt elle se balançoit lentement le visage
tourné vers le ciel; vous eussiez cru qu'elle dormoit sur les vagues;
tantôt, frappant de son pied l'onde élastique, elle glissoit rapidement
dans le fleuve. Quelquefois, s'élevant à demi, elle avoit l'air de se
tenir debout ; quelquefois ses bras écartoient l'onde avec grâce : dans
cette position elle tournoit un peu la tête, et l'extrémité de ses pieds
se montroit à la surface des flots. Son sein, légèrement enflé à l'œil,
sous le voile liquide, paroissoit enfermé dans un globe de cristal ; elle
traçoit, par ses mouvements, une multitude de cercles qui, se pous-
sant les uns les autres, s'étendoient au loin : Mila s'ébattoit au milieu
de ces ondulations brillantes, comme un cygne qui baigne son cou et
ses ailes.
La langueur des attitudes de Mila auroit pu faire croire qu'elle
cherchoit des voluptés cachées dans ces ondes mystérieuses; mais le
calme de sa voix et la simplicité de ses paroles ne déceloient que la
plus tranquille innocence. 11 en étoit ainsi des caprices de l'élégante
Indienne avec Outougamiz : elle passoit à son cou un bras humide ;
elle approchoit son visage si près du sien, qu'elle lui faisoit sentir à la
fois la fraîcheur <le ses joues et la chaleur de ses lèvres. Liant ses
pieds aux pieds de son compagnon de bain , elle n'étoit séparée de lui
que par l'onde, dont la molle résistance rendoit encore ses entrelace-
ments plus doux : « N'étoit-ce pas ainsi , disoit-elle, que tu étois cou-
ché avec René sur le lit de roseaux, au fond du marais? » Il ne falloit
chercher dans ces jeux que ceux d'un enfant plein de charme; et si
quelque chose d'inconnu se mêloit aux pensées de Mila, ce n'étoit point
à Outougamiz que s'adressoient ces pensées.
Tant de grâces n'avoient point échappé à la fille de Tabamica ; moins
René y avoit paru sensible, plus elle craignit une délicatesse alïectée.
Rentrée dans sa demeure, elle se trouva mal : bien que son sein mater-
nel n'eût encore compté que sept fois le retour de l'astre témoin des
plaisirs de Mila, Céluta sentit que l'enfant de René se hâteroit d'arri-
ver à la triste lumière des cieux, afin de partager les destinées de son
père.
LES NATCHEZ. 357
Le frère d'Amélie avait passé la nuit dans les bois : au lever du
soleil il ne retrouva Céluta ni dans la cabane, ni à la fontaine, ni au
champ des fleurs. Il apprit bientôt que, pressée pendant la nuit par
les douleurs, son épouse s'étoit retirée à la hutte que lui avoient bâtie
les matrones , selon l'usage , et qu'elle resteroit dans cette hutte un
nombre de jours plus ou moins long, selon le sexe de l'enfant.
Céluta pensa perdre la vie en la donnant à une fille que l'on porta
à son père, et qu'en versant des pleurs il nomma Amélie. Cette secon de
Amélie paroissoit au moment d'expirer : René se vit obligé de verser
l'eau du baptême sur la tête de l'enfant en péril ; l'enfant poussa un
cri. Le baptême, parmi les sauvages, étoit regardé comme un malé-
fice : Ondouré accusa le guerrier blanc d'avoir voulu faire mourir sa
fille, par dégoût pour Céluta et par amour pour une autre femm e.
Ainsi s'accomplissoit le sort de René : tout lui devenoit fatal, même le
bonheur.
L'enfant vécut , et les jours de retraite expirèrent : Céluta revint à
son toit, où l'attendoient ses parents. Les vêtements de la jeune mère
étoient nouveaux : elle ne devoit rien porter de ce qui lui avoit servi
autrefois : son enfant étoit suspendu à sa mamelle. Lorsqu'elle mit le
pied sur le seuil de sa cabane, ses yeux, jusque alors baissés avec
modestie, se levèrent sur René, qui lui tendoit les bras pour recevoir,
son enfant : tout ce que la passion d'une amante, tout ce que la dignité
d'une épouse, tout ce que la tendresse d'une mère, tout ce que la sou-
mission d'une esclave , tout ce que la douleur d'une femme peuvent
jamais réunir de plus touchant, fut exprimé par le regard de Céluta.
« Je ne vous ai donné qu'une fille, dit-elle ; pardonnez à la stérilité de
mon sein : je ne suis pas heureuse. »
René prit son enfant, l'éleva vers le ciel, et le remit dans les bras de
sa mère. Tous les parents bénirent la fille de Céluta : Outougamiz lui
suspendit un moment au cou le Manitou d'or, et sembla la consacrer
ainsi au malheur.
Chez les sauvages, ce sont les parents maternels qui imposent les
noms aux nouveau-nés. Selon la religion de ces peuples, le père donne
l'âme à l'enfant, la mère ne lui donne que le corps : on suppose d'après
cela que la famille de la femme connoît seule le nom que le corps doit
porter. René , s'obstinant à appeler sa fille Amélie , blessa de plus en
plus les mœurs des Indiens.
Depuis qu'il étoit père, sa tristesse étoit singulièrement augmentée.
Il passoit des jours entiers au fond des forêts. Quand il revenoit chez
lui, il prenoit sa fille sur ses genoux, la regardoit avec un mélange de
tendresse et de désespoir, et tout à coup la remettoit dans son berceau
358 LES NATCHEZ.
comme si elle lui faisoit horreur. Célufa détonrnoit la tôto et cachoit
ses larmes, attribuant le mouvement de René à un sentiment de haino
pour elle.
Si René, rentrant au milieu de la nuit, adressoit des mots de bonté
à Céluta , c'étoit avec peine qu'elle parvenoit à dissimuler l'altération
de sa voix; si René s'approchoit de son épouse pendant le jour, elle lui
laissoit adroitement sa fille dans les bras et s'éloignoit de lui; si René
montroit quelque inquiétude de la santé chancelante de la sœurd'Ou-
toui^amiz , celle-ci en attribuoit le dérangement à la naissance d'Amé-
lie. Elle disoit alors des choses si touchantes en s'efforçant de prendre
un air serein, que son trouble paroissoit davantage à travers ce calme
de la vertu résignée.
Mila se retrouvoit partout sur les pas du frère d'Amélie ; elle venoit
souvent à la cabane, oi^i Céluta l'accueilloit toujours avec douceur.
(( Si tu étois ma mère, disoit Mila à l'épouse affligée, je serois tou-
jours avec toi ; j'entendrois le guerrier blanc te parler de l'amitié de
ton frère et te raconter des histoires de son pays. Nous préparerions
ensemble la couche du guerrier blanc ; et puis, quand il dormiroit, je
rafraîchirois son sommeil avec un éventail de plumes. "
Mila terminoit ordinairement ses discours en se jetant dans les bras
de Céluta : c'étoit chercher la tranquillité au sein de l'orage, la fraî-
cheur au milieu des feux du midi. La jeune Indienne obtenoit un
regard de pitié des yeux dont elle faisoit couler les larmes ; elle solli-
citoit l'amitié d'un cœur qu'elle venoit de poignarder.
La mère de Mila, impatiente de ces courses, avoit menacé sa fille de
lui jeter de l'eau au visage, châtiment qu'infligent à leurs enfants les
matrones indiennes. Mila avoit répondu qu'elle mettroit le feu à la
cabane de sa mère ; les parents avoient ri , et Mila avoit continué de
chercher René.
Un soir celui-ci étoit assis au bord d'un de ces lacs que l'on trouve
partout dans les forêts du Nouveau -Monde. Quelques baumiers isolés
bordoient le rivage ; le pélican, le cou reployé, le bec reposant comme
une faux sur sa poitrine, se tenoit immobile à la pointe d'un rocher;
les dindes sauvages élevoient leur voix rauque du haut des magno-
lias ; les flots du lac , unis comme un miroir, répétoient les feux du
soleil couchant.
Mila survint. « Me voici! dit-elle; je suis tout étonnée, je t'assure;
i'avois peur d'être grondée. »
« Et pourquoi vous gronder? » dit René.
« Je ne sais, » répondit Mila en s'asseyant et s'appuyant sur les
genoux du guerrier blanc.
LES NATCHEZ. 359
« N'auriez-vous point quelque secret? » répliqua René.
« Grand -Esprit! s'écria Mila, est-ce que j'aurois un secret? J'ai
beau penser, je ne me souviens de rien. »
Mila posa ses deux petites mains sur le genou de René, inclina la
tête sur ses mains, et se mit à rêver en regardant le lac. René souf-
frait de cette attitude, mais il n'avoit pas le courage de repousser
cette enfant. Il s'aperçut, au bout de quelque temps, que Mila s'étoit
endormie.
Age de candeur, qui ne connois aucun péril! âge de confiance, que
tu passes vite ! « Quel bonheur pour toi , Mila ! murmura sourdement
René, si tu dormois ici ton dernier sommeil ! »
« Que dis-tu? s'écria Mila tirée de son assoupissement. Pourquoi
m'as-tu réveillée? Je faisois un si beau rêve! »
(c Vous feriez mieux, dit René, de me chanter une chanson, plutôt
que de dormir ainsi comme un enfant. »
« C'est bien vrai, dit Mila ; attends, que je me réveille. » Et elle
frotta ses yeux humides de sommeil et de larmes.
« Je me souviens, reprit-elle, d'une chanson de Céluta. 0 Céluta!
comme elle est heureuse ! comme elle mérite de l'être ! C'est ta femme,
n'est-ce pas ? »
Mila se prit à chanter ; elle avoit dans la voix une douceur mêlée
d'innocence et de volupté. Elle ne put chanter longtemps ; elle brouilla
tous ses souvenirs, et pleura de dépit de ne pouvoir redire la chanson
de Céluta.
La mère de Mila, qui la suivoit, la trouva assise aux genoux de
René ; elle la frappa avec une touffe de lilas qu'elle tenoit à la main ,
et Mila s'échappa en jetant des feuilles à sa mère. L'imprudente colère
de la matrone révéla la course de sa fille ; le bruit s'en répandit de
toutes parts. Mila elle-même s'empressa de dire à Céluta qu'elle avoit
dormi sur les genoux du guerrier blanc au bord du lac. Céluta n'avoit
pas besoin de ce qu'elle prenoit pour une nouvelle preuve du malheur
qui l'avoit frappée.
Le frère d'Amélie connoissoit trop les passions pour ne pas aperce-
voir ce qui naissoit au fond du cœur de Mila ; il devint plus sévère avec
elle : cette rigueur effraya la gentille sauvage. Ses sentiments repous-
sés se replièrent sur tout ce qui aimoit René, sur Céluta, sur Outouga-
miz, qui avoit délivré le guerrier blanc avec tant de courage et qui
avoit si bien nagé dans le fleuve. Mila rencontroit souvent Outougamiz
dans les cabanes : la naïveté héroïque du jeune homme plaisoit à la
naïveté malicieuse de la jeune fille.
(i Tu as sauvé ton ami du cadre de feu, disoit un jour Mila à Outou-
860 LES NATCIIEZ.
gamiz. C'est bien beau I j'aurois voulu être là. » — « Tu m'aurois
beaucoup gêné, répondit le frère de Céluta, parce que tu aurois eu
faim ; et que t'aurois-je donne à manger? »
« C'est vrai, répliqua l'Indienne; mais si j'avois été avec toi, j'au-
rois pris la tête de ton ami dans mes doux mains, j'aurois réchauffé
ses yeux avec mes lèvres; et pour voir si son cœur battoit encore,
j'aurois mis ma main sur son cœur. » Et Mila portoit la main au cœur
d'Outougamiz.
« Ne fais pas cela, dit le sauvage. Est-ce que tu serois devenue
amoureuse? » — « Non, certainement, s'écria l'Indienne étonnée:
mais je le demanderai à Céluta. »
L'âme de la jeunesse en prenant son essor essaye de tous les sen-
timents, goûte, comme l'enfant, à toutes les coupes, douces ou amères,
et n'apprend à s'y connoître que par l'expérience. Attirée d'abord par
René, Mila trouva bientôt en lui quelque chose de trop loin d'elle. Le
cœur d'Outougamiz étoit le cœur qui convenoit à celui de Mila ; leur
sympathie une fois déclarée promettoit d'être durable , et cette sym-
pathie alloit naître.
Hélas! ces simples et gracieuses amours, qui auroient dû couler sous
un ciel tranquille, se formoient au moment des orages! Malheureux,
ô vous qui commencez à vivre quand les révolutions éclatent ! Amour,
amitié, repos, ces biens qui composent le bonheur des autres hommes
vous manqueront; vous n'aurez le temps ni d'aimer ni d'être aimés.
Dans l'âge où tout est illusion , l'affreuse vérité vous poursuivra ; dans
l'âge où tout est espérance, vous n'en nourrirez aucune : il vous faudra
briser d'avance les liens de la vie , de peur de multiplier des nœuds
qui si tôt doivent se rompre !
René, vivant en lui-même, et comme hors du monde qui l'envi-
ronnoit, voyoit à peine ce qui se passoit autour de lui; il ne faisoit
rien pour détruire des calomnies qu'il ignoroit, ou qu'il auroit mépri-
sées s'il les eût connues ; calomnies qui n'en alloient pas moins accu-
muler sur sa tête des malheurs publics et des chagrins domestiques.
Se renfermant au sein de ses douleurs et de ses rêveries, dans cette
espèce de solitude morale il devenoit de plus en plus farouche et
sauvage : impatient de tout joug, importuné de tout devoir, les soins
qu'on lui rendoit lui pesoient : on le fatiguoit en l'aimant. Il ne se
plaisoit qu'à errer à l'aventure ; il ne disoit jamais ce qu'il devenoit,
où il alloit; lui-même ne le savoitpas. Étoit-il agité de remords ou de
passions, cachoit-il des vices ou des vertus? C'est ce qu'on ne pouvoit
dire. Il étoit possible de tout croire de lui, hors la vérité.
Assise à la porte de sa cabane, Céluta attendoit son mari des jour-
LES NATCHEZ. 361
nées entières. Elle ne l'accusoit point, elle n'accusoit qu'elle-même :
elle se reprochoit de n'avoir ni assez de beauté ni assez de tendresse.
Dans la générosité de son amour, elle alloit jusqu'à croire qu'elle
pourroit devenir l'amie de toute autre femme maîtresse du cœur de
René ; mais quand elle portoit son enfant à son sein, elle ne pouvoit
s'empêcher de le baigner de larmes. Lorsque le frère d'Amélie reve-
noit, Céluta apprêtoit le repas; elle ne prononçoit que des paroles de
douceur, elle ne craignoit que de se rendre importune; elle ébauchoit
un sourire qui expiroit à ses lèvres ; et lorsque, jetant des regards
furtifs sur René, elle le voyoit pâle et agité, elle auroit donné toute sa
vie pour lui rendre un moment de repos.
Chactas essayoit quelquefois d'apaiser par sa tranquille raison les
troubles de l'âme du frère d'Amélie; mais il ne lui pouvoit arracher
son secret. « Qu'as-tu? lui disoit-il. Tu voulois la solitude ; ne te suffit-
elle plus? Avois-tu pensé que ton cœur étoit inépuisable? Les sources
coulent-elles toujours? »
«Mais qui empêche, répondoit René, quand on s'aperçoit de la
fuite du bonheur, de clore la vie? Pourquoi des amis inséparables
n'arrivent-ils pas ensemble dans le monde où les félicités ne passent
plus ? »
« Je n'attache pas plus de prix que toi à la vie, répliquoit le
sachem expérimenté : vous mourez, et vous êtes oublié ; vous vivez,
et votre existence n'occupe pas plus de place que votre mémoire.
Qu'importent nos joies ou nos douleurs dans la nature? Mais pourquoi
t'occuper toi-même de ce qui dure si peu? Tu as déjà rempli parmi
nous les devoirs d'un homme envers ta patrie adoptive : il t'en reste
d'autres à accomplir. Peut-être n'attendras-tu pas longtemps ce que
tu désires. »
Les paroles de la vieillesse sont des oracles : tout en effet com-
mençoit à précipiter la catastrophe aux Natchez. Les messagers d'On-
douré étoient revenus avec des paroles favorables de la part des
nations indiennes. Le commandant françois, qui avoit reçu de nou-
veaux soldats, n' avoit pas besoin d'être excité secrètement, comme
il l'étoit par Febriano, pour exercer des violences contre René,
Chactas et Adario. Chépar pressoit Ondouré de tenir ses promesses
relativement au partage des terres; Ondouré répondoit qu'il les
mettroit à exécution aussitôt qu'on l'auroit débarrassé de ses adver-
saires.
Les calomnies répandues par Ondouré, à l'aide du jongleur, avoient
produit tout leur effet contre le frère d'Amélie : pour les Natchez,
l'impie René étoit le complice secret des mauvais desseins des Fran-
362 LES N AT CHEZ.
çois ; pour les François, le traître René étoit l'ennemi de son ancienne
patrie.
La famille de Chactas, au milieu de laquelle Mila passoit maintonant
ses jours, prenoit un matin son repas accoutumé dans la cabane de
Céluta, lorsqu'elle vit entrer le grenadier Jacques : il étoit chargé
d'un billot du capitaine d'Artaguette, adressé au fils adoptif de Chactas,
ou, dans son absence, au vénérable sachem lui-même. Ce billet infor-
moit René de l'ordre qui venoit d'être donné de l'arrêter avec Adario.
« Vous n'avez pas un moment à peidre pour vous dérober à vos enne-
mis, mandoit le capitaine au frère d'Amélie. Vous êtes dénoncé comme
ayant porté les armes contre la France; un conseil de guerre est déjà
nommé afin de vous juger. Adario, qu'on retiendra prisonnier tant
que les terres ne seront pas concédées , répondra de la conduite des
Natchcz. On n'ose encore toucher à la tête de Chactas. ;>
A cette lecture, Céluta fut saisie d'un tremblement; pour la première
fois elle bénit l'absence de René ; depuis deux jours il n'avoit point
paru. Céluta, Mila et Outougamiz convinrent de courir dans les bois,
de chercher le frère d'Amélie, et de le- tenir éloigné des cabanes ;
Chactas, avec le reste de la famille, se hâta de se rendre chez Adario.
Instruit du sort qu'on lui prépare, Adario refuse de fuir : il déploie
une natte, s'assied à terre. Fatigué des cris qu'il entend : « Indigne
famille! dit-il d'une voix terrible, que me conseillez-vous? Moi! me
cacher devant des brigands! donner un tel exemple à la jeunesse!
Chactas, j'attendois d'autres sentiments d'un des pères de la patrie. »
« De quelle utilité peut être à la patrie votre captivité ou votre
mort? répondit Chactas; en vous retirant, au contraire, dès demain
peut-être nous pourrons nous défendre contre les oppresseurs de
notre liberté ; mais aujourd'hui le temps nous manque : je ne sais
quelle main perfide a écarté la plupart des jeunes guerriers. »
« Non, dit Adario, je ne me retirerai point; je vous laisse le soin de
me venger. » "
Adario se lève et prend ses armes : sa famille n'ose s'opposer à
son dessein. Le sachem se rassied : un profond silence règne autour
de lui.
On entend au dehors les pas d'une troupe de concessionnaires con-
duits par Febriano. A la gauche du sachem étoit son fils, derrière lui
sa vieille épouse et sa jeune fille, mère d'un enfant qu'elle tenoit dans
ses bras ; devant lui Chactas, appuyé sur un bâton blanc. •
Febriano entre, déploie un ordre, et commande à Adario de le
suivre.
« Oui, je vais te suivre, répond le sachem; je vois que tu m'as
LES NATCHEZ. 363
reconnu ; je t'ai fait assez peur le jour de la bataille pour que tu te
souviennes de moi, »
Adario s'élance de sa natte, et appuie le bout d'un javelot sur la
poitrine de Febriano. Chactas, dont les regards ne dirigent plus les
mains tremblantes, cherche en vain, dans la nuit qui l'environne, à
détourner les coups et à faire entendre des paroles pacifiques. Le rené-
gat recule, et sa troupe avance. Des cris s'échappent de la multitude
remplissant les lieux d'alentour. Les femmes éplorées se suspendent
aux fusils des concessionnaires. Une voix s'élève, la bande armée tire :
le fils d'Adario tombe mort à ses côtés. Le sachem se défend quelque
temps derrière le corps de son fils ; Chactas, renversé, est foulé aux
pieds. Une épaisse fumée monte dans les airs; la cabane est en
flammes; tout fuit. Lié des mains de Febriano, Adario est conduit
avec sa femme, sa fille et son petit-fils au fort Rosalie. D'autres sicaires
du complice d'Ondouré, envoyés à la demeure de René, n'avoient
trouvé que le silence et la solitude.
Les habitants de la colonie accoururent en foule sur le passage des
prisonniers. Ceux-ci auroient inspiré une pitié profonde s'il ne sufli-
soit pas d'être malheureux parmi les hommes pour en être haï et per-
sécuté. D'Artaguette, qui avoit refusé de conduire des soldats aux
Natchez, subissoit lui-même une captivité militaire, et ne pouvoit plus
être d'aucun secours à la famille enchaînée.
Le conseil de Chépar s'étant assemblé, Febriano déclara qu'Adario
s'étoit armé, qu'il avoit méprisé les ordres du roi , et qu'on avoit été
obligé de l'enlever de vive force. Deux avis furent ouverts : le premier,
de transporter le rebelle aux îles ; le second, de le vendre, avec sa
famille, au fort Rosalie. Ce dernier avis l'emporta. Le commandant
choisit le parti le plus violent comme le plus capable de frapper les
Natchez d'une épouvante salutaire : l'imprudence et la dureté parois-
sent souvent aux esprits étroits de l'habileté et du courage. Il fut donc
résolu qu'Adario, sa femme et ses enfants, seroient à l'instant même
publiquement vendus, et employés aux travaux de la colonie.
Ondouré passa secrètement quelques heures au fort Rosalie : Febriano
l'informa du jugement rendu par le conseil; le sauvage s'en réjouit,
ainsi que du meurtre du fils d'Adario et de l'incendie de la cabane. Il
regrettoit seulement de n'avoir pu abattre du premier coup sa princi-
pale victime , mais il s'en consoloit dans la pensée que René n'avoit
échappé à son sort que pour peu de temps.
L'Indien espéroit trouver la rage des Natchez à son comble, et les
esprits disposés à tout entreprendre : il ne se trompoit pas. Revenu
du fort Rosalie, il se rendit au lieu où Chactas, après l'enlèvement
36/i LES N AT CHEZ.
d'Adario, avoit rassomblô les tribus : c'éloil au bord du lac dos bois,
dans l'endroit où Mila s'étoit endormie sur les genoux de René.
Le chef parut avec un front triste au milieu de l'assemblée. Tous
les yeux se tournèrent vers lui. Les jeunes guerriers, à peine de retour
d'une longue chasse, s'écrièrent: « Tuteur du soleil, que nous con-
seillez-vous? »
« Mon opinion, répondit modestement le rusé sauvage, est celle des
sachems. »
Les sachems louèrent cette modération, excepté Chactas, qui décou-
vrit l'hypocrite.
« Que la femme-chef s'explique, » dit-on de toutes parts.
(( 0 malheureux Natchezl dit Akansie, subjuguée et criminelle, on
conspire ! » Et elle se tut.
(c II la faut forcer de parler ! » fut le cri de la foule. Alors On-
douré :
« Remarquez, ô guerriers ! que le fils adoptif de Chactas, que l'on
représentoit comme une des victimes désignées par Chépar, a pour-
tant été soustrait à la trahison de nos ennemis, tandis qu'Adario est
dans les fers. Sachems et guerriers, avez-vous quelque confiance en
moi? »
« Oui, oui! » répétèrent mille voix. Celle de Chactas, dans ce
moment de passion, ne fut point écoutée.
« Voulez-vous faire, reprit Ondouré, ce que j'ordonnerai pour votre
A salut? »
« Parlez, nous vous obéirons, » s'écria de nouveau l'assemblée.
« lîli bien! dit Ondouré, rentrez dans vos cahanes; ne montrez
aucun ressentiment, ayez l'air soumis, supportez de nouvelles injus-
tices, et je vous promets... Mais il n'est pas temps de parler. Je décou-
vrirai au grand-prêtre ce qu'Athaensic m'a inspiré. Oui, Natchez,
Athaensic m'est apparue dans la vallée ! ses yeux étoient deux flammes;
ses cheveux flottoient dans les airs comme les rayons du soleil à tra-
vers les nuages de la tempête; tout son corps étoit quelque chose
d'immense et d'indéfinissable : on ne pouvoit la voir sans ressentir les
terreurs de la mort. « Délivre la patrie, m'a-t-elle dit; concerte toute
« chose avec le serviteur de mes autels »
Alors l'esprit m'a révélé ce que je devois d'abord apprendre au seul
jongleur : ce sont des mystères redoutables. »
L'assemblée frémit. Le grand-prêtre s'écria : « N'en doutons point,
Athaensic a remis sa puissance à Ondouré. Guerriers, le tuteur du
soleil vous commande par ma voix de vous séparer. Retirez-vous, et
reposez-vous sur le ciel du soin de votre vengeance. »
LES NATCHEZ. 365
A ces mots les sauvages se dispersèrent, pleins d'une horreur reli-
gieuse qu'augmentoient l'ombre et le calme des forêts.
Ondouré ne désiroit point armer dans ce moment les Natchez
contre les François : ils n'étoient pas assez forts pour triompher, et
tout se seroit réduit à une action aussi peu décisive que la première.
Ce n'étoit pas d'ailleurs un combat ouvert et loyal que vouloit le sau-
vage; il prétendoit porter un coup plus sûr, mais plus ténébreux. Or,
tout n'étoit pas préparé, et le jour où le complot pouvoit éclater avec
succès étoit encore loin.
L'amant dédaigné de Géluta avoit fait de l'absence de son rival un
nouveau moyen de calomnie : non content de perdre René dans l'opi-
nion des Natchez, il le faisoit chercher de toutes parts pour le livrer
aux François. Avec un dessein bien différent, Céluta s'étoit empressée
de suivre les traces de son époux, mais elle avoit en vain interrogé les
rochers et les bruyères. Elle sortoit de sa cabane, elle y revenoit, dans
la crainte que René n'y fût rentré par un autre chemin : quelquefois
elle songeoit à se rendre au fort Rosalie, se figurant que l'objet de sa
tendresse y avoit déjà été conduit ; quelquefois elle s'asseyoit au carre-
four d'un bois, et ses regards s'enfonçoient dans les divers sentiers
qui se dérouloient sous l'ombrage; elle n'osoit appeler René, de peur
de le trahir par les sons mêmes de sa voix. Amélie ne quittoit point
les bras maternels, et Céluta retrouvoit des forces en pleurant sur ce
cher témoin de sa douleur.
Outougamiz, toujours inspiré quand il s'agissoit des périls de son
ami, avoit été plus heureux que sa sœur; depuis longtemps il s'étoit
aperçu que le frère d'Amélie aimoit à diriger ses pas vers une cplline
qui bordoit le Meschacebé, et dans le flanc de laquelle s'ouvroit une
grotte funèbre : il commença ses recherches de ce côté. Un autre
instinct conduisit Mila au même lieu : la colombe au loin transportée
trouve, à travers les champs de l'air, le chemin qui la ramène à sa
compagne.
Les deux fidèles messagers se rencontrèrent à l'entrée de la grotte.
« Qui t'amène ici? » dit Mila à Outougamiz,
« Mon génie, répondit le sauvage ; et il montroit la chaîne d'or. Et
toi, Mila, qui t'a conduite de ce côté?»
a Je n'en sais rien , répliqua l'Indienne ; quelque chose qui est
peut-être la femme de ton génie. Tu verras que nous avons deviné, et
' que le guerrier blanc est ici. »
En effet, ils aperçurent René assis en face du fleuve, sous la voûte
de la caverne : on voyoit auprès de lui un livre, des fruits, du maïs et
des armes. Cette caverne étoit un lieu redouté des Natchez : ils y
3G0 LES IS AT CHEZ.
avoient disposé une partie des os de leurs pères. On racontoit qu'un
esprit de la tombe vcilloit jour et nuit à cette demeure.
(( Oh! s'écria Mila, j'aurois bien peur si le guerrier blanc n'étoit
ici. »
Étonné de l'apparition de son frère et de la jeune Indienne, René
crut qu'ils s'étoient donné rendez-vous dans ce sanctuaire propre à
recevoir un serment ; et comme il appcloit leur union de tous ses
vœux, il fut charmé de cette rencontre.
Outougamiz et Mila ne dirent rien au frère d'Amélie du véritable
objet de leur descente à la grotte : tant les cœurs naïfs deviennent
intelligents quand il s'agit de ce qu'ils aiment ! Ils comprirent que s'ils
révéloient à René les périls dont il étoit menacé, loin de pouvoir
l'arrêter, il échapperoit à leur tendresse. Le couple ingénu laissa donc
l'homme blanc croire ce qu'il voudroit croire, et ne songea qu'à le
retenir dans cette retraite par le charme d'un entretien amical.
Le frère de Céluta ignoroit ce qui s'étoit passé aux Natchez : il sup-
posoit qu'Adario se seroit éloigné avec Chactas, jusqu'au moment où
les enfants du Soleil pourroient venger leur injure. Outougamiz eût
désiré calmer les inquiétudes de sa sœur, mais il ne vouloit pas
quitter René; il espéroit que Mila trouveroit quelque prétexte pour
quitter la grotte et pour aller rassurer la femme infortunée.
« Mon sublime frère, dit René au jeune sauvage avec un sourire qui
rarement déridoit son front, accours- tu encore pour me délivrer?
Pourquoi ces armes? Je n'ai aucun danger à craindre : je ne suis
qu'avec les morts, et tu sais qu'ils sont mes amis. Et vous, petite Mila,
que cherchez -vous? La vie sans doute? elle n'est pas ici, et vous ne
pourriez la rendre à cette foule poudreuse qui peut-être ne consentiroit
pas à la reprendre. »
Le religieux Outougamiz gardoit le silence ; Mila trembloit , et dans
sa frayeur se serroit fortement contre Outovgamiz. Un foible rayon du
jour, en pénétrant dans la caverne, ne sfc.^voit qu'à en redoubler
l'horreur : les ossements blanchis reflétoient uoe lumière fantastique ;
on, eût cru voir remuer et s'animer l'immobile ei l'insensible dépouille
des hommes. Le fleuve rouloit ses ondes à l'entrée de la grotte, et
des herbes flétries pendantes à la voûte frémissoient au souffle du
vent.
Mila , en voulant s'avancer vers René , ébranla un tas d'ossements
qui roulèrent sur elle. « J'en mourrai! j'en mourrai! » s'écria Mila :
c'étoit comme quelque chose de si singuUer !
« Ma jeune amie, dit le frère d'Amélie, rassurez -vous. » — « Je te
jure, répliqua l'Indienne, que cela a parlé. »
LES NATCHEZ. 367
« Parlé ! » dit Outougamiz.
René sourit , fit asseoir Mila auprès de lui , et prenant la main de
l'enfant
« Oui , dit-il, cela a parlé : les tombeaux nous disent que dans leur
sein finissent nos douleurs et nos joies ; qu'après nous être agités un
moment sur la terre, nous passons au repos éternel. Mila est char-
mante, son cœur palpite de toutes les sortes d'amour ; mon admirable
frère est tout âme : encore quelques soupirs sur la terre (et Dieu
veuille qu'ils soient de bonheur), le cœur de Mila se glacera pour
jamais, et les cendres de l'homme à qui l'amitié fit faire des prodiges
seront confondues avec la poussière de celui qui n'a jamais aimé. »
René s'interrompit, appuya son front sur sa main, et regarda couler
le fleuve.
(( Parle encore, dit Mila : c'est si triste et pourtant si .doux, ce que
tu dis ! »
René, ramenant ses regards dans l'intérieur de la caverne et les
fixant sur un squelette, dit tout à coup : « Mila, pourrois-tu m'ap-
prendre son nom? »
a Son nom ! répéta l'Indienne épouvantée, je ne le sais pas : ces
morts se ressemblent tous, »
u Tu me fais voir ce que je n'aurois jamais vu seul , dit Outou-
gamiz : est-ce que les morts sont si peu de chose? »
(( La nature de l'homme est l'oubli et la petitesse, répondit le
frère d'Amélie -, il vit et meurt ignoré. Dis-moi , Outougamiz, entends-
tu l'herbe croître dans cette tête que j'approche de ton oreille? Non
sans doute. Eh bien, les pensées qui y végétoient autrefois ne faisoient
pas plus de bruit à l'oreille de Dieu. L'existence coule à l'entrée du
souterrain de la mort, comme le Meschacebé à l'entrée de cette
caverne : les bords de l'étroite ouverture nous empêchent d'étendre
nos regards au-dessus et au-dessous sur le fleuve de la vie; nous
voyons seulement passer devant nous une petite portion des hommes
voyageant du berceau à la tombe dans leur succession rapide , sans
que nous puissions découvrir où ils vont et d'où ils viennent. »
« Je conçois bien ton idée, s'écria Mila. Si je disois à mon voisin,
placé dans une autre caverne , au-dessus de celle où nous sommes :
Voisin, as-tu vu passer ce flot qui étoit si brillant (je suppose une
jeune fille) ? Il me répondroit peut-être : J'ai vu passer un flot troublé,
car il s'est élevé de l'orage entre ma caverne et la tienne. »
« Admirablement , Mila ! dit René : oui ! tels nous paroissons en
fuyant sur la terre ; notre éclat, notre bonheur, ne vont pas loin, et le
flot de notre vie se ternit avant de disparoître. »
3G8 L1-:S N AT CHEZ.
« Voilà que tu m'enhardis, s'écria Mila. J'avois tant de peur en
entrant dans la grotte ! Maintenant je ])Ourrois toucher ce que je
n'osois d'al)ord regarder. » La main de Mila prit la tête de mort que
René n'avoit pas replacée avec les autres. Elle en vit sortir des fourmis.
u La vie dans la mort , dit René : c'est par ce côté que le tombeau
nous ouvre une vue immense. Dans ce cerveau qui contcnoit autrefois
un monde intellectuel habite un monde qui a aussi son mouvement et
son intelligence; ces fourmis périront à leur tour. Que renaîtra-t-il de
leur grain de poussière? »
René cessa de parler. Animée par le premier essai de son esprit ,
Mila dit à Outougamiz :
« Je songeois que si j'allois t'épouser et que tu vinsses à mourir
comme ceux qui sont ici, je serois si triste que je mourrois aussi. »
u Je t'assure que je ne mourrai pas, dit vivement Outougamiz : si
tu veux m'épouser, je te promets de vivre. »
« Oui, dit Mila, belle promesse! Avec ton amitié pour le guerrier
blanc, tu me garderois bien ta parole ! »
Mila, qui avoit oublié de rejeter la relique qu'elle tenoit de la main
de René , échauffoit contre son sein l'effigie pâle et glacée : les beaux
cheveux de la jeune fille ombrageoient en tombant le front chauve de
la mort. Avec ses joues colorées, ses lèvres vermeilles, les grâces de
son adolescence , Mila ressembioit à ces roses de l'églantier qui crois-
sent dans les cimetières champêtres et qui penchent leurs têtes sur la
tombe.
Les grandes émotions, nées du spectacle de la grotte funèbre , l'ar-
dente amitié du frère de Céluta pour René, avoient pu seules éloigner
un moment de la pensée d'Outougamiz le souvenir du péril qui envi-
ronnoit ses parents et sa patrie : l'Indien fit un léger signe à Mila, qui
comprit ce signe, et s'écria : « Qu'il y a longtemps que je suis ici!
Comme je vais être grondée ! » Et elle s'enfuit, non pour aller trouver
sa mère, mais pour aller apprendre à Céluta que le guerrier blanc,
étoit en sûreté. Le frère de Céluta demeura auprès du frère d'Amélie;
feignant un peu de lassitude et de souffrance, il déclara qu'il se vouloit
reposer dans la grotte : c'étoit le moyen d'y retenir son ami.
Tandis qu'ils étoient renfermés dans ce tabernacle des morts , d es
scènes de deuil afïligeoient le fort Rosalie.
Si Chactas, au lieu d'Adario, se fût trouvé prisonnier, il eût, par de
sages discours, consolé ses amis : mais Adario, muet et sévère, ne
savoit point faire parler avec grâce son cœur sur ses lèvres ; il son-
geoit peu à sa famille, encore moins à lui-même ; toutes ses pensées,
toutes ses douleurs étoient réservées à son pays.
LES NATCHEZ. 369
Pour subir l'arrêt du conseil et pour être vendu à l'enchère, il avoit
été conduit sur la place publique , où la foule étoit assemblée. Sa
femme et sa fille, qui portoit son jeune fils dans ses bras, le suivoient
en pleurant. Le sachem se tourna brusquement vers elles, et leur
montra de la main les cabanes de la patrie : les deux femmes étouf-
fèrent leurs sanglots. Un large cercle se forma autour de la famille
indienne : les principaux marchands qui faisoient la traite des nègres
et des Indiens s'avancèrent. On commença par dépouiller les esclaves.
L'épouse et la fille d'Adario, cachant leur nudité de leurs mains, se
pressoient honteuses et tremblantes contre le vieillard , dont le corps
étoit tout couvert d'anciennes cicatrices et tout meurtri de nouveaux
coups.
Les traitants, écartant les bras chastes des Indiennes , livroient ces
femmes à des regards encore plus odieux que ceux de l'avarice. Des
femmes blanches, instruites dans l'abominable trafic, prononçoient sur
la valeur des effets à vendre.
H Ce vieillard , disoit un colon en frappant le sachem de son bam-
bou, ne vaut pas une pièce d'or : il est mutilé de la main gauche ; il
est criblé de blessures ; il est plus que sexagénaire ; il n'a pas trois
années à servir. »
« D'ailleurs, disoit un autre colon, qui cherchoit à ravaler l'objet
de l'encan pour l'obtenir à bas prix, ces sauvages sont des brutes qui
ne valent pas le quart d'un nègre : ils aiment mieux se laisser mourir
que de travailler pour un maître. Quand on en sauve un sur dix, on
est bien heureux. »
Discutant de la sorte, on tâtait les épaules, les flancs, les bras d'Ada-
rio. « Touche- moi , misérable, disoit l'Indien, je suis d'une autre
espèce que toi ! »
« Je n'ai point vu de plus insolent vieillard , » s'écria un des cour-
tiers de chair humaine ; et il rompit sa gaule de frêne sur la tête df'
sachem.
On fit ensuite des remarques sur les femmes : la mère étoit vieille,
affoiblie par le chagrin; elle n'auroit plus d'enfants. La fille valoit un
peu mieux, mais elle étoit délicate, et les premiers six mois de travail
la tueroient. L'enfant, qu'on arracha tout nu à la mère, fut à son tour
examiné : il avoit les membres gros; il promettoit de grandir : « Oui,
dit un brocanteur, mais c'est un capital avancé sans rentrée certaine;
il faut nourrir cela en attendant. »
La mère suivoit, avec des yeux où se peignoit la plus tendre sollici-
tude, les mouvements qu'on faisoit faire à son fils; elle craignoit qu'on
ne l'en séparât pour toujours. Une fois l'enfant, trop serré, poussa un
ai. 24
370 LES NAïCIIEZ.
cri ; riiulicnne s'élança pour reprendre le fruit de ses entrailles ; on la
repoussa à coups de fouet : elle toml)a, toute sanglante, la face contre
terre, ce qui fit rire aux éclats l'assemblée. On lui rejeta pourtant son
fils, dont les membres étoient à moitié disloqués. Elle le prit, l'essuya
avec ses cheveux et le cacha dans son sein. Le marché fut conclu : on
rendit les vêtements à la famille.
Adario s'attendoit à être brûlé ; quand il sut qu'il étoit esclave , sa
constance pensa l'abandonner : ses yeux cherchoient un poignard,
mais on lui avoit enlevé tout moyen de s'affranchir. Un soupir, ou
plutôt un sourd rugissement s'échappa du fond de la poitrine du
sachem lorsqu'on le conduisit aux cases des nègres, en attendant le
jour du travail. Là, avec sa famille, Adario vit danser et chanter
autour de lui ces Africains qui célébroient la bienvenue d'un Améri-
cain, enchaîné avec eux par des Européens sur le sol où il étoit né.
Dans ce troupeau d'hommes se trouvoit le nègre Imley, accusé de vou-
loir soulever ses compagnons de servitude : on ne l'avoit pu convaincre
de ce crime ou de cette vertu ; il en avoit été quitte pour cinquante
coups de fouet. Il serra secrètement la main d'Adario.
Cette même nuit, qui plaçoit ce sachem au rang des esclaves, appor-
toit de nouveaux chagrins à Outougamiz : il ne pouvoit plus prolon-
ger l'erreur du frère d'Amélie, ni le retenir sous un vain prétexte dans
la grotte funèbre : il se détermina donc à rompre le silence.
« Tu m'as fait faire, dit-il à René, le premier mensonge de ma vie.
Je ne suis point malade, et Mila ne m'avoit pas donné de rendez-vous
ici. Son bon génie, qui ne ressemble cependant pas au mien, lui avoit
découvert ta retraite, et nous étions accourus pour t'obliger à te
cacher. »
« Me cacher 1 dit René ; tu sais que ce n'est guère ma coutume. »
(c C'est bien pouricela, répondit Outougamiz, que j'ai menti. Je
savois que je te fàcherois si je te proposois de rester dans la caverne ;
pourtant Chactas t'ordonnoit d'y rester. »
Outougamiz fît à sa manière le récit de ce qui s'étoit passé aux Nat-
chez, ajoutant qu'Adario auroit certainement pris le parti de se reti-
rer, afin de mieux se préparer à combattre.
« Je n'en crois rien, dit René se levant et saisissant ses armes; mais
allons défendre Céluta, qui ignore oii je suis et qui doit être dans une
vive inquiétude. »
« Et pourquoi donc? reprit Outougamiz, Mila nous a-t-elle quit-
tés? Elle a plus d'esprit que toi et que moi, et elle vole comme un
oiseau. »
René voulut sortir de la grotte; Outougamiz se jette au-devant de
LES NATCHEZ. 371
lui. « Il n'y a pas encore assez longtemps que le soleil est couché, dit
le jeune sauvage ; attends quelques moments de plus. Tu sais que c'est
la nuit que je te délivre, »
Ce mot arrêta le frère d'Amélie, qui pressa Outougamiz dans ses
bras.
Ils ouïrent alors dans les eaux du fleuve le bruit d'une pirogue ; cette
pirogue aborde presque aussitôt à la grotte : elle étoit conduite par le
grenadier Jacques et par d'Artaguette lui-même. Le capitaine saute sur
le rocher, et dit à René :
« Vous êtes découvert ; Ondouré vous a fait suivre ; il vient d'in-
diquer au commandant le lieu de votre retraite. Instruit, par le
hasard, de cette nouvelle, j'ai forcé mes arrêts pendant la nuit; je
me suis jeté dans cette pirogue avec Jacques; grâce au ciel nous
arrivons les premiers ! Mais fuyez ; il y a des vivres dans l'embarca-
tion; traversez le fleuve, vous serez en sûreté sur l'autre bord. Ne
balancez pas ! Adario n'a pas voulu se retirer, il a été pris avec sa
famille : son fils a été tué à ses côtés ; le sachem lui-même , conduit
au fort, a été vendu comme esclave. Nous tâcherons de réparer le
mal : vous ne feriez que l'aggraver en tombant entre les mains de nos
ennemis. »
L'étonnement et l'indignation soulevoient la poitrine de René :
<( Capitaine , dit-il, tandis qu'on égorge mes amis , ce n'est pas sans
doute sérieusement que vous me proposez la fuite. Adario esclave! son
fils massacré ! Et ma femme et ma fille, que sont-elles devenues? Cou-
rons les défendre ; soulevons la nation ; délivrons la terre généreuse
qui m'a donné l'hospitalité!... »
« Nous prendrons soin de votre femme, de votre fille, de Chactas,
de tous vos amis, dit d'Artaguette en interrompant René ; mais vous
les perdrez dans ce moment si vous vous obstiniez à vous montrer.
Partez, encore une fois ; épargnez-moi le malheur de vous voir saisir
sous mes yeux. Songez que vous exposez ce brave grenadier. »
« Quelle vie que la mienne ! » s'écria René avec l'accent du déses-
poir; puis tout à coup: « Eh bien, généreux d'Artaguette, je ne vous
exposerai point, je n'exposerai point ce brave grenadier, je ne com-
promettrai point, comme vous me le dites, ma femme, ma fille,
Chactas et mes amis ; mais ne me comptez pas ébranler dans la réso-
lution que je viens de prendre. Je ne suis point un scélérat , obligé de
me cacher le jour dans les cavernes, la nuit dans les forêts. J'accepte
votre pirogue, je pars, je descends à la Nouvelle-Orléans, je me pré-
sente au gouverneur, je demande quel est mon crime, je propose ma
tête pour celle d'Adario : j'obtiendrai sa grâce ou je périrai. »
J/
2 LES NATCIIKZ.
Le capilaino, on admirant la résolution de René, lâcha do lo dis-
suader do la suivre : a Vos ennemis, lui dit-il, sont de petits hommes:
ils ne sentiront ni votre mérite ni le prix de votre action. Étranger,
inconnu, sans protecteurs, vous ne réussirez pas, vous ne parviendrez
mémo pas à vous faire entendre. Je ne le vous puis cacher : d'après les
calomnies répandues contre vous, d'après la puissance de vos calom-
niateurs, la rigueur de l'autorité militaire dans une colonie nouvelle
peut vous être funeste. »
« Tant mieux! répondit brusquement le frère d'Amélie; le far-
deau est trop pesant, et je suis las. je vous recommande Ccluta, sa
lîlle, ma seconde Amélie!... Chactas, mon second père!... » Puis, se
tournant vers Outougamiz, qui n'avoit rien compris à leur langage
françois, il lui dit en natchez :
(( Mon ami, je vais faire un voyage; quand nous reverrons-nous ?
qui le sait? peut-être dans un lieu où nous aurons plus de bonheur : il
n'y a rien sur la terre qui soit digne de ta vertu. »
« Tu peux partir, si tu veux, répond Outougamiz, mais tu sais
bien que je sais te suivre et te retrouver. Je vais aller chercher Mila,
qui a plus d'esprit que moi; j'apprendrai par elle ce que tu ne me
dis pas. »
On entendit le bruit des armes, (c Je ne cherche plus à vous retenir,
dit le capitaine. J'écrirai pour vous à mon frère le général et à mon
ami le conseiller Harlay. « D'Artaguette ordonne au grenadier de
sortir de la pirogue ; il y fait entrer René ; celui-ci , repoussant le
rivage avec un aviron, est entraîné par le cours du fleuve.
Febriano ne trouva plus le frère d'Amélie ; il rencontra seulement le
capitaine d'Artaguette et le grenadier; il ne douta point que René ne
dût son salut à leur dévouement : il y a des hommes qu'on peut tou-
jours accuser d'avoir fait le bien, comme il y en a d'autres qu'on peut
toujours soupçonner d'avoir fait le mal. D'Artaguette jeta un regard
de mépris à Febriano, qui n'y répondit que par un geste menaçant
adressé à Jacques. Outougamiz, en voyant s'éloigner le frère d'Amélie,
s'étoit dit : « Je le suivrois bien à la nage ; mais il faut que je consulte
Mila. )) Et il étoit allé consulter Mila.
On peut juger du soulagement de Céluta quand, après de longues
heures d'attente, elle vit accourir sa jeune amie, dont le visage riant
annonçoit de loin que le guerrier blanc étoit en sûreté. « Céluta,
s'écria Mila toute haletante , tu aurois été assise trois lunes de suite à
pleurer que tu n'aurois rien trouvé. Moi, j'ai été tout droit, sans qu'on
me le dît, à la grotte où étoit mon libérateur; Outougamiz y arrivoit
en même temps que moi. Grand-Esprit! j'aurois eu tant de peur si jo
LES NATCHEZ. 373
n'avois eu tant de plaisir! Imagine-toi que ton frère garde ton mari
dans la grotte où ils parlent comme deux aigles. »
Céliita comprit sur-le-champ que René étoitdans la caverne funèbre
avec Outougamiz. Elle embrassa la petite Indienne, lui disant : « Ghar-
.nante enfant, tu me fais à présent autant de bien que tu m'as fait
lie-, mal. »
a Je t'ai fait du mal ! repartit Mila. Comment? Est-ce que tu ne veux
pas que j'épouse ton frère Outougamiz le Simple? Nous venons pour-
lani de nous promettre de nous marier dans la grande caverne. » Et
Mila fuit de nouveau, disant : « Je reviens, je reviens ; mais il faut que
je m'aille montrer à ma mère. »
Céluta remplit une corbeille de gâteaux et de fruits, suspendit sa
fille à ses épaules, et, appuyée sur un roseau , s'avança vers la grotte
des Ancêtres. Il étoit plus de minuit lorsqu'elle y arriva : elle ne se put
défendre d'une secrète terreur, à l'abord de ce lieu redoutable. Elle
s'arrête, écoute : aucun bruit ne frappe son oreille ; elle nomme à voix
basse Outougamiz, n'osant nommer René : aucune voix ne répond à sa
voix.
« Ils dorment peut-être, » se dit-elle, et elle pénètre dans le souter-
rain ; elle marche sur des os roulants, répétant à chaque pas ces mots :
« Êtes-vous là? » Ses accents s'évanouissent dans le silence de la mort.
L'Indienne se sent prête à défaillir; elle promène ses regards dans les
ombres de ce tombeau ; nul être vivant n'y respire.
Céluta sort épouvantée : elle gravit la rive escarpée, jette les yeux
sur le fleuve et sur les campagnes à peine visibles à la lueur des étoiles ;
elle appelle René et Outougamiz, se tait, recommence ses cris, les
suspend encore, s'épuise en courses inutiles, et ne se résout à reprendre
le chemin de sa cabane que quand elle aperçoit les premières teintes
du jour.
La fille de Tabamica traversoit le grand village , abandonné par la
plupart des Indiens depuis l'enlèvement d'Adario; elle entend mar-
cher derrière elle; elle tourne la tête, et aperçoit son frère, a Où est
ton ami? » s'écrie-t-elle. « Il est parti, répond Outougamiz, il ne
reviendra peut-être jamais; mais qu'est-ce que cela fait, puisque je
vais le rejoindre? Je ne sais pas oii il est allé, mais Mila me le dira. »
Mila, échappée à sa mère, arrive dans ce moment. Elle voit Céluta en
pleurs et Outougamiz avec cet air inspiré qu'il avoit lorsque l'amitié
îaisoit palpiter son cœur. Elle apprend le sujet de leurs nouvelles
alarmes : « Vous voilà bien embarrassés pour rien, leur dit-elle; allons
au fort Rosalie ; l'autre bon guerrier blanc nous apprendra où est mon
libérateur. » Elle ouvrit la corbeille que pwtoit Céluta, distribua les
37/i LES NATCIIEZ.
fruits ot les gâteaux, en prit sa pari, et se mil à descendre vers la
colonie, se faisant suivre du frère et de la sœur.
Le soleil éclairoit alors une scène affreuse. Adario avoit été reçu
avec des chants et des danses par les hommes noirs, compagnons de
sa servitude : la nuit s'écoula dans cette joie des chaînes. Au lever du
jour, le chef de l'atelier conduisit le sachem au cham]) du travail avec
un troupeau de bœufs et de nègres. Des soldats campoient sur les
défrichements.
La captivité d' Adario et de sa famille étoit un exemple dont le com-
mandant prétendoit effrayer ce qu'il appeloit les mutins. On avoit
appris que la nuit s'étoit passée tranquillement auxNatchez, et l'on igno-
roit que cette tranquillité étoit l'effet des complots mêmes d'Ondouré.
Chépar crut les Indiens abattus, et, pour achever de dompter leur
esprit d'indépendance, il leur voulut montrer le plus fameux de leurs
vieillards, après Ghactas, réduit à la condition d'esclave. L'ordre fut
donné de laisser approcher les sauvages, mais sans armes, s'ils se
présentoient au champ du travail.
Le commandeur des nègres, un fouet à la main, fit un signe à
Adario, et lui prescrivit de sarcler les herbes dans une plantation de
maïs : le sachem ne daigna pas môme jeter un regard sur le pâtre
d'hommes. Mais déjà la femme du sachem, et sa fille, qui portoit
son enfant, sur ses épaules, étoient courbées sur un sillon : « Que
faites-vous? » leur cria Adario d'une voix terrible. Elles se rele-
vèrent; le fouet les contraignit de se courber de nouveau. Adario
recevoit les coups qui s'adressoient à lui, et qui lui enlevoient
des lambeaux de chair, comme si son corps eût été le tronc d'un
chêne.
Dans ce moment on vit venir une vieillard aveugle conduit par un
enfant; c'étoit Ghactas : malgré la délibération du conseil et l'oppo-
sition d'Ondouré, Ghactas s'étoit présenté seul avec le calumet de paix
à la porte du fort Rosalie. Ghépar avoit refusé de recevoir le sachem,
qui s'étoit fait mener alors au champ du travail.
Ghactas étoit si respecté, même des Européens, que le commandeur
ne crut pas devoir l'empêcher d'approcher de son ami. Les deux vieil-
lards demeurèrent quelque temps serrés dans les bras l'un de l'autre :
(( Adario, dit Ghactas, j'ai aussi porté des fers. »
« Tu ne voyois pas les arbres de la patrie, » reprit Adario.
« Tu reprendras bientôt ta liberté, dit Ghactas : nous périrons tous,
ou tu seras délivré. »
« Peu importe, répliqua Adario : mes mains sont désormais désho-
norées. Après tout, je n'ai qu'un jour à vivre; mais cet enfant que
LES NATCHEZ. 375
tu vois, le fils du fils que les brigands ont tué nier à mes côtés ! cet
enfant ! toute une vie esclave ! »
« Vieillards, c'est assez , s'écria le commandeur, séparez-vous. »
« Attends du moins, répondit Adario, que Chactas ait embrassé
mon dernier enfant. Ma fille, apporte-moi mon petit-fils : que je le
dépose dans les bras de mon vieil ami ; que cet ami libre lui donne
une bénédiction qui n'appartient plus à ces mains enchaînées. » '
La fille d'Adario remet en tremblant l'enfant à son aïeul ; Adario le
prend, le baise tendrement, l'élève vers le ciel, le reporte de nouveau
à sa bouche paternelle, penche sa tête sur le visage de l'enfant, qui
sourit ; le sachem presse le nourrisson sur son sein , fait un pas à
l'écart comme pour verser des larmes sur le dernier né de sa race, et
reste quelques moments immobile.
Adario se retourne : il tient par un pied l'enfant étranglé ! Il le lance
au milieu des François, a Le premier est mort libre, "s'écrie-t-il , j'ai
délivré le second : le voilà ! »
Des clameurs confuses s'élèvent : « 0 crime ! » disoient les uns. <( 0
vertu! » disoient les autres. Les sauvages présents à ce spectacle, bien
qu'ils eussent déposé leurs armes, selon les ordres, se précipitent sur les
soldats; une rude mêlée s'engage, les Indiens sont repoussés. Adario
est plongé dans les cachots du fort ; sa fille seule est avec lui , sa fille
qui ne nourrit plus l'enfant ravi à son sein par la main paternelle!
La vieille épouse d'Adario, frappée d'un glaive inconnu au milieu
de l'émeute, étoit allée rejoindre dans la tombe son fils et son petit-
fils.
Tout étoit possible désormais à l'ambition et aux crimes d'Ondouré;
l'indignation des Natchez ne connoissoit plus de bornes ; il les pouvoit
faire entrer dans tous les desseins par lesquels il avoit promis de les
venger. Il ne s'agissoit plus que de calmer une tempête trop violem-
ment excitée, et dont Ondouré n'étoit pas encore prêt à recueillir les
ravages. Il falloit atteindre René, échappé aux premiers complots; il
falloit parvenir, au milieu du massacre des François, à immoler le
frère d'Amélie, à ravir Céluta et à monter enfin au rang suprême, en
rétablissant l'ancien pouvoir des soleils : telles étoient les noires pen-
sées que le chef indien rouloit dans son âme.
Le frère d'Amélie avoit à peine perdu de vue le pays des Natchez,
que, se contentant de gouverner la pirogue avec un aviron placé en
arrière, il s'étoit abandonné aux cours des flots. La beauté des rivages,
le premier éclat du printemps dans les forêts ne faisoit point diversion
à sa tristesse.
Il traça quelques lignes au crayon sur des tablettes :
876 LES NATCIII'Z.
« Me voici seul. Nature qui m'environnez , mon cœur vous iciolâtroit
autrefois : scrois-je devenu insensible à vos charmes? Le malheur m'a
touché; sa main m'a flétri. |
« Qu'ai-je gagné en venant sur ces bords? Insensé! ne te dcvois-tu
pas apercevoir que ton cœur feroil ton tourment, quels que fussent
les lieux habités par toi?
« Rêveries de ma jeunesse, pourquoi renaissez-vous dans mon sou-
venir? Toi seule, ô mon Amélie! tu as pris le parti que tu devois
prendre ! Du moins, si tu pleures, c'est dans les abris du port : je gémis
sur les vagues, au milieu de la tempête. »
En approchant de la Nouvelle-Orléans, Rcnc vit une croix plantée
par des missionnaires sur de hautes collines, dans l'endroit où l'on
avoit trouvé le corps d'un homme assassiné. Il aborde au rivage,
attache sa pirogue sous un peuplier et accomplit un pèlerinage à la
croix ; il ne devoit point être exaucé, car il alloit demander, non le
pardon de ses fautes, mais la rémission de ces souffrances que Dieu
impose à tous les hommes. Arrivé au pied du calvaire, il s'y pros-
terne :
« 0 toi qui as voulu laisser sur la terre l'instrument de ton supplice
comme un monument de ta charité et de l'iniquité du méchant ! divin
Voyageur ici-bas, donne-moi la force nécessaire pour continuer ma
route. J'ai à traverser encore des pays brûlés par le soleil; j'ai faim
de ta manne, ô Seigneur! car les hommes ne m'ont vendu qu'un pain
amer. Rappelle-moi vite à la patrie céleste : je n'ai pas ta résignation
pour boire la lie du calice ; mes os sont fatigués , mes pieds sont usés
à force de marcher: aucun hôte n'a voulu recevoir l'étranger, les
portes ont été fermées contre moi. »
René dépose au pied de la croix une branche de chêne en ex-voto. Il
descend les collines, rentre dans sa pirogue, et bientôt découvre la
capitale de la Louisiane.
Il passe au milieu des vaisseaux à l'ancre ou amarrés le long des
quais. Comme il traversoit un labyrinthe de câbles, il fut hélé du bord
d'une frégate à laquelle étoit dévolue la police du port. On lui cria
en françois avec un porte-voix : (( De quelle nation indienne êtes-
vous?» Il répondit : « Natchez. » On ordonne au frère d'Amélie d'abor-
der la frégate.
Le capitaine, étonné de rencontrer un François sous l'habit d'un
Indien, lui demanda ses passe-ports : René n'en avoit point. Questionné
sur l'objet de son voyage, il déclara ne pouvoir s'en ouvrir qu'au
gouverneur. Sa pirogue étant visitée, on y découvrit les tablettes dont
LES NATCHEZ. 377
les pages crayonnées parurent inintelligibles et suspectes. René fut
consigné à bord de la frégate et un officier expédié à terre : celui-ci
étoit chargé d'apprendre au gouverneur qu'on avoit arrêté un François
déguisé en sauvage ; que les réponses de cet homme étoient embar-
rassées et ses manières extraordinaires. Le capitaine ajoutoit, dans sa
lettre, que l'étranger refusoit de dire son nom, et qu'il demandoit à
parler au gouverneur ; l'officier portoit aussi les tablettes trouvées
dans la pirogue.
L'alarme étoit vive à la Nouvelle-Orléans : depuis le combat livré
aux Natchez, et dans lequel ces sauvages avoient montré tant d'habi-
leté et de valeur, on n'avoit cessé d'être inquiet. Le commandant du
fort Rosalie faisoit incessamment partir des courriers chargés de rap-
ports formidables sur l'indocilité des Indiens. Les divers chefs se
trouvoient nommés dans ses dépêches : c'étoient ceux que Febriano,
à l'instigation d'Ondouré, prenoit soin de dénoncer au crédule Chépar.
Adario, Chactas même, et René surtout, étoient représentés comme
les auteurs d'une conspiration permanente, comme des hommes qui,
voulant la rupture des traités et la continuation de la guerre, s'oppo-
soient à l'établissement des concessionnaires. Un dernier messager
annonçoit la capture d'Adario, et faisoit craindre un mouvement parmi
les sauvages.
Si Ondouré accabloit René de ses calomnies, Febriano lui prêtoit
ses crimes : le peuple racontoit que le frère d'Amélie avoit marché
sur un crucifix, qu'il avoit vendu son âme au démon, qu'il passoit sa
vie dans les forêts avec une femme indienne abandonnée à la magie,
qu'ayant été tué dans une bataille contre les Illinois, un sauvage,
nécromancien comme lui, lui avoit rendu la vie : élévation du génie,
dévouement de l'amour, prodiges de l'amitié et de la vertu, vous serez
toujours incompréhensibles aux hommes.
Le gouverneur, à la lecture de la lettre du capitaine, ne douta pas
que l'étranger ne fût cet homme inconnu, naturalisé Natchez : il
ordonna de le conduire devant lui. Le bruit se répandit aussitôt dans
la ville que le fameux chef françois des Natchez étoit fait prisonnier:
les rues furent obstruées d'une foule superstitieuse , et les fenêtres
bordées de spectateurs. Au milieu de ce tumulte, René, escorté d'un
détachement de soldats de marine, débarque à la cale du port; des
cris de Vive le roi! retentissent, comme si l'on eût remporté quelque
victoire. Cependant l'étonnement fut extrême lorsque, au lieu du
personnage attendu, on ne vit qu'un beau jeune homme dont la
démarche étoit noble sans fierté, et q.ui n'avoit sur le front ni inso-
lence ni remords.
378 LES NATCIIEZ.
Le gouverneur reçut René dans une galerie où se trouvoient réunis
les oflîciers, les magistrats et les principaux habitants de la ville. Adé-
laïde, fille du gouverneur, avoit aussi voulu voir celui qu'elle connois-
soit par les récits du capitaine d'Artaguette, et dont elle venoit de lire
les tablettes avec un mélange d'intérêt et d'étonnement. Lorsque
René parut, il se fit un profond silence. Il s'avança vers le gouver-
neur, et lui dit : « Je vous étois venu chercher. La fortune, pour la
première fois de ma vie, m'a été favorable : elle m'amène devant vous
plus tôt que je ne l'aurois espéré. »
La contenance, les regards, la voix de l'étranger, surprirent l'assem-
blée ; on ne pouvoit retrouver en lui le vagabond sans éducation et
sans naissance que dénonçoit la renommée. Le gouverneur, d'un
caractère froid et réservé, fut lui-même fi'appé de l'air de noblesse du
frère d'Amélie : il y avoit dans René quehiue chose de dominateui-,
qui s'emparoit fortement de l'âme. Adélaïde paroissoit tout agitée;
mais son père, loin d'être mieux disposé en faveur de l'inconnu, le
regarda dès lors comme infiniment plus dangereux que l'homme vul-
gaire dont parloient les dépêches du fort Rosalie.
« Puisque vous m'étiez venu chercher, dit le gouverneur, vous aviez
sans doute quelque chose à me dire : quel est votre nom ? »
(( René, » répondit le frère d'Amélie.
« Tout le monde l'avoit supposé, répliqua le gouverneur. Vous êtes
François et naturalisé Natchez? Eh bien, que me voulez-vous? »
(c Puisque vous savez déjà qui je suis, répondit René, vous aurez
sans doute aussi deviné le sujet qui m'amène. Adopté par Chactas,
illustre et sage vieillard de la nation des Natchez, j'ai été témoin de
toutes les injustices dont on s'est rendu coupable envers ce peuple.
Un vil ramas d'hommes enlevés à la corruption de l'Europe a dépouillé
de ses terres une nation indépendante. On a troublé cette nation dans
ses fêtes, on l'a blessée dans ses mœurs, contrariée dans ses habi-
tudes. Tant de calamités l'ont enfin soulevée; mais avant de prendre
les armes elle vous a demandé, et elle a espéré de vous justice :
trompée dans son attente, de sanglants combats ont eu lieu. Quand
on a vu qu'on ne pouvoit dompter les Natchez à force ouverte, on a eu
recours à des trêves mal observées par les chefs de la colonie. 11 y a
peu de jours que le commandant du fort Rosalie s'est porté aux der-
niers outrages; j'ai été désigné avec Adario, frère du père de ma
femme, comme une des premières victimes. On a saisi le sachem, on
l'a vendu publiquement : j'ignore les malheurs qui ont pu suivi'e cette
monstrueuse violence. Je me suis venu remettre en vos mains, et me
proposer en échange pour Adario.
LES NATCHEZ. 379
«Je n'entrerai point dans des justifications que je dédaigne, ne
sachant d'ailleurs de quoi on m'accuse : le soupçon des hommes est
déjà une présomption d'innocence. Je viens seulement vous déclarer
que s'il y a quelque conspirateur parmi les Natchez, c'est moi, car je
me suis toujours opposé à vos oppressions. Comme François je vous
puis paroître coupable ; comme homme je suis innocent. Exercez donc
sur moi votre rigueur, mais souffrez que je vous le demande : Pouvez-
vous punir Adario d'avoir défendu son pays? Revenez à des sentiments
plus équitables, brisez les fers d'un généreux sauvage dont tout le
crime est d'avoir aimé sa patrie. Si vous m'ôtez la liberté et si vous
la rendez au sachem, vous satisferez à la fois la justice et la prudence.
Qu'on ne dise pas qu'on nous peut retenir tous deux : en brisant les
fers d'Adario, vous disposerez en votre faveur les Indiens qui révèrent
ce vieillard, et qui ne vous pardonneroient jamais son esclavage; en
portant sur moi vos vengeances, vous n'armerez pas un bras contre
VOUS; personne, pas m.ême moi, ne réclamera contre la balle qui me
percera la poitrine. »
On ne sauroit décrire l'effet que ce discours produisit sur l'assem-
blée. Adélaïde versoit des larmes : appuyée sur le dos du fauteuil de
son père, elle avoit écouté avidement les paroles du frère d'Amélie ;
on voyoit se répéter sur le visage de cette jeune femme tous les mou-
vements de crainte ou d'espérance que le prisonnier faisoit éprouver
à son cœur.
« Avez-vous porté les armes contre les François? » dit le gouverneur.
« Je ne me suis point trouvé au combat des Natchez, répondit René,
j'étois alors dans les rangs des guerriers qui marchoient contre les
Illinois ; mais si j'avois été au grand village, je n'aurois pas hésité à
combattre pour ma nouvelle patrie. » Le gouverneur se leva, et dit :
« C'est au conseil de guerre à prononcer. » Il ordonna de déposer
l'étranger à la prison militaire.
René fut conduit à la prison, et le lendemain transféré de la prison
au conseil. On lui avoit nommé un défenseur, mais il refusa de s'en-
tretenir avec lui, et ne le voulut pas même voir. Ce défenseur, Pierre
deHarlay, ami du capitaine d'Artaguette, étoit au moment d'épouser
Adélaïde; il partagoit avec la fille du gouverneur l'attrait qu'elle se
sentoit pour René : le refus même que celui-ci avoit fait de l'entendre
ne le rendit que plus ardent dans la cause d'un homme ressemblant
si peu aux autres hommes.
La salle du conseil étoit remplie de tout ce qu'il y avoit de plus
puissant dans la colonie. Les militaires chargés de l'instruction du
procès firent à René les questions d'usage ; quelques lettres du com-
380 LES NATCIIEZ.
inainlant du forl liosalit" fiirriU produites conlrc lui. On lui demanda
ce que signilioient les phrases écrites sur ses lablcKcs, si ce nom
d'Amélie n'étoit point un nom emprunté et cachant quelque mystère ;
l'infortuné jeune homme pâlit. Une joie cruelle s'étoit glissée au fond
do son cœur : se sentir innocent et être condamné par la loi étoit, dans
la nature des idées de René, une espèce de triomphe sur l'ordre social.
(1 ne répondit que par un sourire de mépris aux accusations de tra-
hison : il lit l'éloge le plus touchant de Céluta, dont on nvoit prononcé le
nom. Il répéta qu'il étoit venu uniquement pour solliciter la délivrance
d'Adario, oncle de sa femme, et qu'on pouvoit au reste faire de lui
tout ce qu'il plairoit à Dieu.
Harlay se leva :
« Mon client, dit-il, n'a pas plus voulu s'expliquer avec moi qu'avec
ses juges; il a refusé de se défendre ; mais n'est-il pas aisé de trouver
dans ses courtes réponses quelques mots qui jettent delà lumière sur un
complot infâme? Avec quelle vivacité il a parlé de l'Indienne unie à son
sort! Et quelle est cette femme? C'est cette Céluta, connue de toute
la colonie pour avoir arraché aux flammes un de nos pflus braves offi-
ciers. Ne seroit-il pas possible que la beauté de cette généreuse sau-
vage eût allumé des passions qui poursuivent aujourd'hui leur ven-
geance sur la tête d'un innocent? Je n'avance point ceci sur de simples
conjectures. Cette nuit même j'ai examiné tous les papiers; j'ai fait
des recherches, et je me suis procuré la lettre que je vais lire au
conseil. »
Ici Pierre de Harlay lut une lettre datée du fort Rosalie : cette lettre
étoit écrite par le grenadier Jacques à sa mère, qui demeuroit à la
Nouvelle-Orléans. Le soldat exprimoit, dans toute la franchise militaire,
Bon admiration pour son capitaine d'Artaguette, son estime pour
René, sa compassion pour Céluta, son mépris pour Febriano et pour
Ondouré.
« Cette lettre, s'écria le défenseur de René, porte un caractère d'hon-
nêteté et de vérité auquel on ne se peut méprendre. La justice doit-
elle aller si vite? N'est-il pas de son devoir d'entendre les témoins en
faveur de l'accusé? Je sais qu'une commission militaire juge sans
appel et sommairement, mais cette procédure rapide n'exclut pas
l'équité. Je ne veux pour preuve de l'innocence de l'accusé que la
démarche qui le Uvre aujourd'hui a?i glaive des lois. Quoi! vousaccei>-
teriez cette tête qu'il est venu vous offrir pour la tête d'un vieillard?
Il est aisé de persécuter un homme sans amis et sans protecteurs; il
est aisé de lui prodiguer les épithètes de vagabond et de traître : la
seule présence de mon client a déjà donné un démenti à ces basses
LES NATCHEZ. 381
calomnies. Enfin, quand on s'obstineroit dans une accusation qui ne
porte que sur des faits dénués de preuve, je soutiens que René n'est
plus François, et qu'il ne vous appartient pas de le juger.
« J'ignore quels motifs ont pu porter l'homme qui comparoît aujour-
d'hui devant vous à quitter la France ; mais que l'on ait le droit de
changer de patrie, c'est ce que l'on ne sauroit contester. Des tyrans
m'auront enchaîné, des ennemis m'auront persécuté, j'aurai été trompé
dans mes affections, et il ne me seroit pas permis d'aller chercher ail-
leurs la liberté, le repos et l'oubli de l'amitié trahie ! La nature seroit donc
plus généreuse que les hommes, elle qui ouvre ses déserts à l'infor-
tuné, elle qui ne lui dit pas : « Tu habiteras telle forêt ou telle autre, »
mais qui lui dit : « Choisis les abris les plus convenables aux disposi-
<c tions de ton âme. » Soutiendriez-vous que les sauvages de la Loui-
siane sont sujets du roi de France? Abandonnez cette odieuse préten-
tion. Assez longtemps ont été opprimés ces peuples qui jouissoient du
bonheur et de l'indépendance, avant que nous eussions introduit la
servitude et la corruption dans leur terre natale. Soldats-juges, vous
portez aujourd'hui deux épées; Dieu vous a remis le glaive de sa puis-
sance et celui de sa justice; prenez garde de les lui rendre ébréchés
ou couverts de taches : on émousse le premier en frappant la liberté,
on souille le second en répandant le sang innocent. »
L'orateur cessa de parler. L'auditoire étoit visiblement ému. Adé-
laïde, cachée dans une tribune, ne se put empêcher d'applaudir; ce fut
la plus douce récompense de Harlay : ce couple que les liens d'un
amour heureux alloient unir prenoit seul, par une sympathie tou-
chante, la défense d'un étranger qui devoit à une passion tous ses
malheurs.
On fit retirer l'accusé; les juges délibérèrent. Ils inclinoient à trou-
ver René coupable; mais ils se divisèrent sur la question de droit,
relative au changement de patrie. Ils remirent au lendemain la pro-
nonciation de la sentence. René dit à Harlay : « Je ne vous connois-
sois pas quand j'ai refusé de vous entendre; je ne vous remercie pas,
car vous m'avez trop bien défendu. Dites à la fille du gouverneur que
je lui souhaiterois le bonheur si mes vœux n'étoient des malédic-
tions. »
Le frère d'Amélie fut reconduit en prison, entre deux rangs de mar-
chands d'esclaves, de mariniers étrangers, de trafiquants de tous les
pays, de toutes les couleurs, qui l'accabloient d'outrages sans savoir
pourquoi.
Rentré dans la tour de la geôle, René désira écrire quelques lettres.
Le gardien lui apporta une mauvaise feuille de papier, un peu d'encre
382 LKS NATGHKZ.
dans le fond d'un vase bnsé et. luu' vieille plume; laissant ensuite le
prisonnier, il ferma la porte, qu'il assujettit avec les verrous. Demeuré
seul, René se mit à genoux au bord du lit de camp dont la planche lui
servit de table, et, éclairé par le foiblc jour qui pénétroit à travers les
barreaux d'une fenêtre grillée, il écrivit à Chactas : il cliargeoit le
sachem de traduire les deux lettres qu'il adressoit en même temps à
Céluta et à Outougamiz.
La femme du geôlier entra ; un enfant de six à sept ans lui aidoità
porter une partie du souper. René demanda à cette femme si elle n'au-
roit pas quelque livre à lui prêter : elle lui répondit qu'elle n'avoit
que la Bible. Le prisonnier pria la geôlière de lui confier le livre saint.
Adélaïde n'avoit point oublié René, et lorsqu'il demanda une lampe
pour passer la nuit, le gardien, adouci par les présents de la fi41e du
gouverneur, ne refusa point cette lampe.
Le lendemain on trouva aux marges de la Bible quelques mots à
peine lisibles. Auprès du quatrième verset du septième chapitre de
l'Ecclésiastique, on déchiffroit ces mots :
(( Comme cela est vrai ! la tristesse du cœur est une plaie universelle !
Dans le chagrin toutes les parties du corps deviennent douloureuses;
les os meurtris ne trouvent plus de couche assez molle. Tout est triste
pour le malheureux, tout saigne comme son cœur : c'est une flaie
universelle ! »
D'autres passages étoient commentés dans le même esprit.
Ce premier verset du dixième chapitre de Job : mon âme est fatiguée
(le ma vie, étoit souligné.
Une des furieuses tempêtes de l'équinoxe du printemps s'étoit élevée
pendant la nuit : les vents mugissoient; les vagues du fleuve s'enfloient
comme celles de la mer; la pluie tomboit en torrents. René crut distin-
guer des plaintes à travers le fracas de l'orage : il ferma I.i Ilible, s'ap-
procha de la fenêtre, écouta, et n'entendit plus rien. Comme il regagnoit
le fond de sa prison, les plaintes recommencèrent; il retourna à la
fenêtre : les accents de la voix d'une femme parviennent alors distinc-
tement à son oreille. 11 dérange la planche qui recouvroit la grille de la
croisée, regarde à travers les barreaux, et à la lueur d'un réverbère
agité par le vent il croit distinguer une femme assise sur une borne
en face de la prison : « Malheureuse créature ! lui cria René, pourquoi
restez-vous exposée à l'orage? Avez-vous besoin de quelque secours? »
A peine avoit-il prononcé ces mots qu'il voit l'espèce de fantôme se
lever et accourir sous la tourelle. Le frère d'Amélie reconnoît le vête-
ment d'une femme indienne ; une lueur mobile du réverbère vient en
même temps éclairer le visage pâle de Céluta ; c'étoit elle ! René tombe
LES NATCHEZ. 383
a genoux, et d'une voix entrecoupée de sanglots : « Dieu tout-puissant,
dit-il, sauve cette femme! » Céluta a entendu la voix de René; les
entrailles de l'épouse et de la mère tressaillent de douleur et de joie.
La sœur d'Outougamiz fut quelques moments sans pouvoir pi-ononcer
une parole ; recouvrant enfm la voix, elle s'écrie : « Guerrier, oi^i es-tu?
je ne te vois pas dans l'ombre et à travers la pluie. Excuse- moi; je
t'importune : je suis venue pour te servir. Voici ta fille. »
« Femme, répondit René, c'est trop de vertu! retire-toi; cherche
un abri ; n'expose pas ta vie et celle de ta fille. Oh ! qui t'a conduite
ici ? »
Céluta répondit : « Ne crains rien, je suis forte : ne suis -je pas
Indienne? Si j'ai fait quelque chose qui te déplaise, punis-moi, mais
ne me renvoie pas. »
Cette réponse brisa le cœur de René : « Ma bien-aimée, lui dit-il,
ange de lumière, fuis cette terre de ténèbres; tu es ici dans un antre
où les hommes te dévoreront. Du moins, pour le moment, tâche de
trouver quelque retraite. Tu reviendras, si tu le veux, quand l'orage
sera dissipé. »
Cette permission vainquit en apparence la résistance de Céluta.
«Bénis ta fille, dit-elle à René, avant que je ne m'éloigne; elle est
fcible : la pâture a manqué au petit oiseau, parce que son père n'a
pu lui aller chercher des graines dans la savane. »
En disant cela , la mère ouvrit le méchant manteau chargé de pluie
sous lequel elle tenoit sa fille abritée ; elle éleva l'innocente créature
vers la tourelle pour recevoir la bénédiction de René. René passa ses
mains à travers les barreaux, les étendit sur la petite Amélie, et
s'écria : « Enfant ! ta mère te reste. »
Céluta cacha de nouveau son trésor dans son sein, et feignit de
se retirer; mais elle n'essaya point de retourner aux pirogues
qui l'avoient amenée , et elle s'arrêta à quelque distance de la
prison.
Céluta, Mila et Outougamiz étoient arrivés au fort Ros,alie au moment
où Adario, après avoir étouffé son fils, venoit d'être plongé dans les
cachots : ils furent arrêtés, comme parents et complices du sachem et
de René. La colonie se croyoit au moment d'être attaquée par les
Natchez : on ne voyoit que des hommes et des femmes occupés à
mettre à l'abri les meubles et les troupeaux de leurs habitations, à
élever des redoutes, à creuser des fossés, tandis que les soldats, sous
les armes, occupoient toutes les avenues du fort. Le mouvement de la
foule avoit séparé Céluta de Mila et d'Outougamiz : celui-ci, en voulant
défendre l'Indienne dont l'extrême gentillesse provoquoit la grossie-
38i LES NATCllKZ.
reté d'une troupe d'habitants débauchés , fut traité de la manière la
plus barbare.
Chaclas n'étoit plus au fort Rosalie quand la iille de Tabamica y vint
chercher des renseignements sur le voyage de René. Les jeunes sau-
vages avoient enlevé le sachem au milieu du tumulte, et l'avoient
reporté aux Natchez ; mais Céluta retrouva son protecteur accoutumé.
Le péril, qui paroissoit imminent, avoit forcé Chépar de lever les arrêts
• de d'Artaguette : le capitaine rencontra Céluta comme Febriano la fai-
■ soit traîner en prison, avec une espérance impure qu'il ne dissimnloit
point. « Je réclame ma sœur, dit d'Artaguette en poussant rudement
Febriano; j'en répondrai au commandant. Quant à vous, monsieur,
ajouta-t-il en regardant le misérable soldat jusqu'au fond de. l'àme,
vous savez où me trouver. »
Après avoir conduit Céluta dans une maison au bord du fleuve,
le capitaine envoya le grenadier Jacques chercher la négresse Gla-
zirne, qui parloit la langue des Natchez. Cette pauvre femme accou-
rut avec son enfant, et servit de truchement à une autre femme
infortunée comme elle. D'Artaguette apprit alors à Céluta que
René étoit descendu à la Nouvelle-Orléans, dans le dessein de solli-
citer la délivrance d'Adario. « Je ne l'ai pu retenir, dit-il, et peut-être
n'ai-je qu'un moment pour vous sauver vous-même. Où voulez-vous
aller? »
« Retrouver mon mari, » répondit Céluta.
La négresse traduisit aisément ces simples paroles : la langue et le
cœur des épouses sont les mêmes sous les palmiers de l'Afrique et sous
les magnolias des Florides.
Des Yazous qui se trouvoient au fort Rosalie étoient prêts à se
rendre à la Nouvelle -Orléans : d'Artaguette proposa à sa sœur adop-
tive de la confier à ces sauvages ; elle accepta avec joie la proposition.
Le capitaine lui donna un billet pour le général d'Artaguette et un
autre pour Harlay : il recommandoit le couple infortuné à son frère et
à son ami. Céluta s'embarqua sur les pirogues, qui déployèrent au
soufQe du nord leurs voiles de jonc et de plumes.
. La flottille des Yazous toucha à la Nouvelle-Orléans le jour même
où le frère /d'Amélie avoit comparu devant le conseil. Céluta ne put
descendre à terre que le soir : pour comble de malheur, elle avoit
.perdu les billets du capitaine. La nièce d'Adario savoit à peine quelques
•mots de françois; elle pria le chef indien, qui venoit souvent à la
'Nouvelle-Orléans échanger des pelleteries contre des armes, de s'infor-
mer du sort de René. Le sauvage n'alla pas loin sans apprendre ce que
Céluta désiroit connoître : il sut que le fils adoptif de Chactas étoit
LES NATCHEZ. 385
enfermé dans la hutte du sang ' et qu'on lui devoil casser la tête ; tel
étoit le bruit populaire.
La fille de Tabamica, au lieu d'être abattue par ce récit, sentit son
âme s'élever : celle qui, timide et réservée, rougissoit à la seule vue
d'un étranger, se trouva tout à coup le courage d'affronter une ville
remplie d'hommes blancs ; elle demanda au chef sauvage s'il savoit où
étoit la hutte du sang , et s'il l'y pourroit conduire : sur la réponse
affirmative du chef, Céluta, portant Amélie à son sein, suivit son
guide. La nuit étoit déjà avancée et la pluie commençoit à tomber
lorsqu'ils arrivèrent au noir édifice. Le Yazou, le montrant de la main
à la femme natchez, lui dit : « Voilà ce que tu cherches ; » et, la quit-
tant, il retourna à ses pirogues.
Restée seule dans la rue , Céluta contemploit les hauts murs de la
prison, ses tourelles, ses doubles portes, ses guichets surbaissés, ses
fenêtres étroites, défendues par des grilles ; demeure formidable, qui
avait déjà l'air antique de la douleur, sur cette terre nouvelle, dans
une colonie d'un jour. Les Européens n'avoient point encore de tom-
beau en Amérique , qu'ils y avoient déjà des cachots : c'étoient les
seuls monuments du passé pour cette société sans aïeux et sans sou-
venirs.
Consternée à la vue de cette bastille, Céluta demeura d'abord immo-
bile, puis frappa doucement à une porte ; le soldat de garde contrai-
gnit l'Indienne à se retirer. Elle fit le tour de la prison par des rues de
plus en plus désertes : le ciel continuant à se charger de nuages , et
les roulements de la foudre se multipliant, l'infortunée s'assit sur la
borne oii René l'aperçut du haut de la tour. Elle mit sa fille sur ses
genoux, se pencha sur elle pour la garantir de la pluie et la réchauffer
contre son cœur. Un violent coup de tonnerre ayant fait lever les yeux
à Céluta, elle fut frappée d'un rayon de lumière qui s'échappoit à tra-
vers une fenêtre grillée : par un instinct secret , elle ne cessa plus de
regarder cette lumière qui éclairoit l'objet d'un si tendre et si fidèle
amour. Plusieurs fois Céluta appela René ; les vents emportèrent ses
cris. Ce fut alors qu'elle commença à chanter de longues chansons,
dont l'air triste et les paroles plaintives lui servirent à la fois à se faire
entendre de son mari et à endormir son enfant.
Cette pauvre jeune mère, après avoir été reconnue du frère d'Amé-
lie, s'étoit retirée pour lui obéir. Elle languissoit à quelque distance :
ses membres étoient engourdis ; le froid et la pluie avoient pénétré
jusqu'à sa fille, qui se glaçoit au sein maternel.
1. La nri'on.
'm. 25
38G LES NATCIIEZ.
Céliita promcnoit des regards tristes sur ces doserls habités où pas
une cabane ne s'ouvroit à ses misères, quand elle découvrit auprès
d'elle une petite lueur qui senibloit sortir de terre. Une trappe se leva;
une femme âgée mit la tête au soupirail pour voir si l'orage comnu'n-
çoit à s'éloigner. Cette vieille aperçut Céluta. (( Oh ! pauvre Indienne,
s'écria-(-elle, descends vite ici. » Elle acheva d'ouvrir la trappe, et,
avançant une main ridée, elle aida l'épouse de René à descendre dans
le caveau, dont elle referma l'entrée.
Il n'y avoit dans cette espèce de souterrain qu'un lit recouvert d'un
lamlieau de laine : une serge grossière, clouée à une poutre, scrvoit
de rideau à cette couche. Deux morceaux de bois vert, dans \c, milieu
d'un large foyer, jetoient, sans se consumer, de grosses fumées ; une
lampe de fer suspendue à un crochet brùloit dans le coin noirci de ce
foyer. Une escabelle étoit placée devant un rouet dont la fusée de coton
annonçoit le travail de la maîtresse de ce réduit.
La vieille femme jeta dans le feu quelques copeaux, et, prenant son
escabelle, elle en voulut faire les honneurs h Céluta.
« Femme-chef de la cabane profonde, dit l'indienne, tu es une
matrone; tu dois être la lumière du conseil des guerriers blancs, si
j'en juge par ton hospitalité. A toi appartient la natte; moi je ne
suis encore qu'une jeune mère. »
En disant cela , Céluta s'assit sur la pierre du foyer, débarrassa sa
fille de ses langes trempés d'eau, et la présenta à la flamme,
« Bon! voici un enfant à présent! s'écrie la vieille dans la langue
de la sœur d'Outougamiz. Tu es Natchez? J'ai été longtemps aux
Natchez; mais, pauvre chétive créature, comme tu es mouillée! que
tu as l'air malade ! Et puis voilà un enfant ! »
Céluta fondit en larmes en entendant des paroles si affectueuses
prononcées dans la langue de son pays; elle se jeta au cou de la
matrone. « Attends, attends, » dit celle-ci. Elle courut en trébuchant
à son lit, en arracha la couverture, qu'elle vint chauffer au feu, dépouilla
malgré elle Céluta d'une partie de ses vêtements, et l'enveloppa avec
le nourrisson dans la couverture brûlante.
« V-énérable femme blanche , aussi bonne que la femme noire du
fort, disoit Céluta, je suis bien malheureuse de ne t'avoir pas reçue
dans ma cabane aux Natchez. »
La femme blanche n'écoutoit pas; elle préparoit du lait dans une
calebasse. Elle l'offrit à l'Indienne, qui, fut obligée d'y porter ses lèvres,
afin de ne pas déplaire à son hôtesse.
La vieille prit alors la petite Amélie, et la déposa dans son tablier;
chantant d'une voix cassée , elle faisoit danser devant la flamme
LES NATCHEZ. 387
l'enfant, qui sourioit. Céluta regardoit ces jeux avec des yeux de mère,
tandis que toutes ses pensées se reportoient vers son mari.
« Jacques étoit tout comme cela quand il étoit petit, dit la vieille,
bon enfant! ne pleurant jamais! Il avoit seulement les cheveux plus
noirs que ceux de cette mignonne. »
« Quel étoit ce Jacques, ma mère? » dit Céluta.
« Comment ! reprit la vieille femme avec vivacité , Jacques , mon
fils! tout le monde le connoît, un des plus beaux grenadiers qui soient
dans les troupes du roi , et un des plus vaillants aussi. Le brave
garçon! c'est lui qui me nourrit; sans lui je ne pourrois pas vivre, car
je suis trop vieille pour travailler. Je suis bien fâchée de n'avoir pas la
dernière lettre que mon fils m'écrivoit, je te la lirois : si le capitaine
d'Artaguette savoit ce que Jacques dit de lui, il seroit bien fier. Ils ont
été ensemble, Jacques et le capitaine, chercher un gentilhomme
appelé René dans une grande caverne... »
Céluta interrompit cette effusion de la tendresse et de l'orgueil
maternels en jetant de nouveau ses beaux bras autour de son hôtesse.
« Grand-Esprit! s'écria-t-elle en sanglotant, tu es la mère de ce pauvre
guerrier compagnon de mon frère d'Artaguette ! C'est la mère de ce
guerrier qui me reçoit dans sa cabane ! »
«Qu'as-tu? » demanda la vieille. « Ce que j'ai, dit Céluta : ne
suis-je pas la femme de René? »
« Comment ! s'écria à son tour la mère de Jacques, tu serois cette
Céluta qui a sauvé le capitaine , et à cause de cela ils veulent tuer ton
mari! » Le coup frappa Céluta au cœur : elle s'évanouit.
Ayant bientôt repris ses sens par les soins de sa charitable hôtesse ,
elle lui dit : a Femme blanche, voilà le jour ; laisse-moi retourner à la
hutte du sang, je veux rejoindre mon mari. » La vieille trouva que
c'étoit juste : elle couvrit sa tête d'une petite cornette blanche et ses
épaules d'un petit mantelet rouge ; elle prit sa béquille dans sa main ,
et se prépara à conduire l'Indienne à la prison.
« Je ne puis te blâmer, disoit-elle à Céluta : si Jacques fait quelque
chose de bien , et qu'il soit envoyé aux galères , j'irai aussi avec lui. »
Céluta , vêtue de nouveau de sa tunique indienne , et ayant enve-
loppé sa fille dans les peaux séchées, monta les degrés perpendiculaires
qui conduisoient à la trappe ; la vieille la suivit avec peine : quand
elles se trouvèrent dans la rue, l'orage étoit dissipé. Le soleil, émer-
geant d'une nuit sombre, éclairoit le fleuve, les campagnes et la ville,
de même que sortirent de leur demeure ténébreuse les deux merveilles
de l'amour conjugal et de l'amour maternel.
« Nous touchons à la prison , dit la mèrb de Jacques , on ne t'en
388 LES NATCIIEZ.
ouvrira pas la porto, et lu no pourras pas parler à René : si tu m'en
crois, nous irons plutôt chez le gouverneur. » Ccluta se laissa conduire
par sa vénérable hôtesse.
Elles se mirent en route. Chemin faisant elles entendirent un bruit
confus de cloches et de musique : la vieille se signa pour l'agonie que
sonnoit la cloche, et s'avança vers le palais du gouvernement, où la
musique annoncoit une fête.
En réjouissance du mariage prochain d'Adélaïde avec le défenseur
de René, un bal avoit été donné malgré le procès du frère d'Amélie et
l'orage de la nuit : il étoit dans le caractère du gouverneur de ne rien
changer aux choses préparées , quels que fussent les événements. Le
bal duroit encore lorsque le jour parut. La mère de Jacques et Céluta
entrèrent dans les premières cours du palais ; les esclaves blancs et
noirs, qui attendoieni leurs maîtres, s'attroupèrent autour des étran-
gères : les éclats de rire et les insultes furent prodigués à l'infortune
et à la jeunesse qui se présentoient sous la protection de la vieillesse
et de l'indigence. « Si Jacques étoit ici, disoit la vieille, comme il vous
obligeroit à me faire place ! »
Les deux femmes pénétrèrent avec peine jusqu'aux soldats de garde
aux portes : ils reconnurent la mère de leur camarade, et la laissèrent
passer. Plus loin elle fut arrêtée de nouveau par le concierge. La fête
finissoit; on commençoit à sortir du palais : Adélaïde se montra à une
fenêtre avec Harlay; le couple généreux parloit avec vivacité, et sem-
bloit oublier la fête ; en jetant les yeux dans la cour, il aperçut les
étrangères repoussées par le concierge. Le vêtement indien frappa
Adélaïde, qui fit signe à la vieille de s'approcher sous le balcon : « Ma
jeune dame, dit la mère de Jacques, c'est la femme de René qui veut
parler à votre père, et l'on ne nous veut pas laisser entrer. »
(c La femme du prisonnier? s'écria Adélaïde; cette jeune sau-
vage qui a sauvé le capitaine d'Artaguette ! » Adélaïde , obéissant aux
mouvements de son bon cœur, ouvre les portes, et, dans toute la
parure du bal d'un brillant hyménée, se précipite au-devant de la mal-
heureuse Céluta. L'Indienne lui présentoit sa fille, et lui disoit :
« Jeune femme blanche, le Grand-Esprit vous bénira : vous aurez un
petit guerrier qui sera plus heureux que ma fille. »
« Que je suis fâchée de ne pas la comprendre! disoit Adélaïde : je
n'ai jamais entendu une plus douce voix. »
Dans la pompe de ses adversités, Céluta paroissoit d'une beauté
divine : son front pâli étoit ombragé de ses cheveux noirs ; ses grands
yeux exprimoient l'amour et la mélancolie; son enfant, qu'elle portoit
avec grâce sur son sein, montroit son visage riant auprès du visage
LES N Al CHEZ. 389
attristé de sa mère : le malheur, l'innocence et la vertu ne se sont
jamais prêté tant de charmes.
Tandis qu'on se pressoit autour de Céluta , on entendit an dehors
prononcer ces mots dans la foule : « Vous ne passerez pas ! » Une voix
d'homme répondoit à des menaces, mais dans une langue inconnue.
Le mouvement s'accroît; un sauvage, défendant une femme, se débat
au milieu des soldats , et poussé et repoussé arrive jusqu'à la porte du
palais. Il disoit les yeux étincelants :
« Je suis venu chercher mon ami par l'ordre de ce Manitou ( et il
montroit une chaîne d'or ) ; je ne veux faire de mal à personne. Mais
est-il ici un guerrier qui m'ose empêcher de passer? »
« Mon frère ! » s'écria Céluta.
« Oh! bien! dit Mila : Outougamiz , voici ta sœur! »
La mère de Jacques expliquoit ce colloque à Adélaïde, qui fit entrer
tous ces sauvages dans le palais.
« Bon Manitou ! disoit Mila en embrassant son amie, que je hais ces
chairs blanches ! Nous avons frappé à leurs cabanes pour demander
l'hospitalité, et on nous a presque battus. Et puis de grandes huttes si
larges! si vilaines! des guerriers si sauvages! »
« Tu parles trop, dit Outougamiz. Cherchons Ononthio^ : il faut
qu'il me rende mon ami à l'instant. »
Outougamiz quitte Céluta, et, suivi de Mila, fend la presse à travers
les salles. Les spectateurs regardoient avec surprise ce couple singulier
qui , occupé d'un sentiment unique, n'avoit pas l'air d'être plus étonné
au milieu de ce monde nouveau que s'il eût été dans ses bois.
« Ne me déclarez pas la guerre, disoit Outougamiz en avançant tou-
jours, vous vous en repentiriez. )> Faisant tourner son casse-tête, il
ouvroit à Mila un large chemin. La confusion devient générale : la
musique se tait, le bal cesse, les femmes fuient. Le roulement des
carrosses qui veulent s'éloigner, le bruit du tambour qui rappelle les
soldats, la voix des officiers qui font prendre les armes, ajoutent au
sentiment de terreur et augmentent le désordre. Adélaïde, la mère de
Jacques, Céluta, Mila, Outougamiz, sont emportés et séparés par la
foule : le gouverneur montra un grand ressentiment de cette scène.
Le conseil de guerre s'étoit assemblé afin de prononcer l'arrêt qui
devoit être lu à René dans la prison. Les charges examinées de nou-
veau ne parurent pas suffisantes pour motiver la peine de mort ; mais
le frère d'Amélie fut condamné à être transporté en France, comme
perturbateur du repos de la colonie. Un vaisseau du roi devoit mettre
1. Le gouverneur.
390 LES NATCIIEZ.
à la voile dans quelques heures; le gouverneur, irrid' du bniil dont
René avoit 6té l'objet, ordonna d'exécuter sur-le-champ la sentence et
de transporter le prisonnier à bord de la frégate.
René connut presque à la fois le jugement qui le condamnoit à
sortir de la Louisiane et l'ordre de l'exécution immédiate! de ce juge-
ment; il se seroit réjoui de mourir, il fut consterné d'être banni.
Renvoyer en France le frère d'Amélie, c'étoit le reporter à la source de
ses maux. Cet liomme, étranger sur ce globe, cherchoit en vain un
coin de terre où il pût reposer sa tête : partout oii il s'étoit montré il
avoit créé des misères. Que retrouveroit-il en Europe? une femme mal-
heureuse. Que laisseroit-il en Amérique? une femme malheureuse.
Dans le monde et dans le désert son passage avoit été marcpié par des
souffrances. La fatalité qui s'attachoit à ses pas le repoussoit des deux
hémisphères; il ne pouvoit aborder à un rivage qu'il n'y soulevât des
tempêtes : sans patrie entre deux patries, à cette âme isolée, immense,
orageuse, il ne restoit d'abri que l'Océan.
En vain René demanda à ne pas subir le supplice de l'existence ; en
vain il sollicita la commutation de la peine de vivre en un miséricor-
dieux arrêt de mort : on ne l'écouta point. Il désira parler à Céluta ; on
n'admit pas que cette Indienne fût sa femme légitime ; on lui refusa
toute communication avec elle, pour abréger des scènes qui troubloient,
disoit-on, la tranquillité publique.
L'arrivée d'une troupe d'Yazous, suivie de celle d'Outougamiz,
avoit donné lieu à mille bruits : on prétendoit que des sauvages
s'étoient introduits en grand nombre dans la ville ovec le dessein
de délivrer leur chef, le guerrier blanc. Ces bruits parurent assez
inquiétants au gouverneur pour qu'il fît border d'infanterie et de
cavalerie la route que René devoit suivre en se rendant de la prison
au fleuve.
Le palais du gouvernement n'étoit pas loin de la prison. Céluta, sui-
vant le cours de la foule, se retrouva bientôt devant le sombre édifice
dont le souvenir étoit trop bien gravé dans sa mémoire. Là, le torrent
populaire s'étoit élargi et arrêté; Céluta ignoroit ce qui se passoit,
mais, en voyant cette multitude autour de la hutte du sang, elle com-
prit qu'un nouveau désastre menaçoit la tête de René. Repoussée d'un
peuple ennemi de sauvages , elle ne trouva de pitié que chez les sol-
dats : ils la laissèrent entrer dans leurs rangs. Les mains armées sont
presque toujours généreuses; rien n'est plus ami de l'infortune que la
gloire.
Deux heures s'étoient écoulées de cette sorte, lorsqu'un mouvement
général annonça la translation du prisonnier. Un piquet de dragons, le
LES NATCHEZ. 391
sabre nu, sort de la cour intérieure de la prison; il est suivi d'un déta-
chement d'infanterie, et derrière ce détachement, entre d'autres sol-
dats, marche le frère d'Amélie.
Céluta s'élance et tombe aux pieds de son mari avec son enfant ;
René se penche sur elles, les bénit de nouveau, mais la voix lui manque
pour dire un dernier adieu à la fille et à la mère. Le cortège s'arrête,
les larmes coulent des yeux des soldats. Céluta se relève, entoure René
de ses bras, et s'écrie : « Où menez-vous ce guerrier? Pourquoi m'em-
pêcheriez-vous de le suivre? son pays n'est-il pas le mien? »
a Ma Céluta, disoit René, retourne dans tes forêts, va embelllir do
ta vertu quelque solitude que les Européens n'aient point souillée;
laisse-moi supporter mon sort, je ne te l'ai déjà que trop fait partager, n
« Voilà mes mains , répondit Céluta : qu'on les charge de fers ;
que l'on me force, comme Adario, à labourer le sillon : je serai heu-
reuse si René est à mes côtés. Prends pitié de ta fille ; je l'ai portée
dans mon sein. Permets que je te suive comme ton esclave, comme la
femme noire des blancs. Me refuseras-tu cette grâce? »
Cette scène commençoit à attendrir la foule impitoyable qui un
moment auparavant trouvoit la sentence trop douce , et qui auroit
salué avec des hurlements de joie le supplice de René. Le commissaire
chargé de faire exécuter l'arrêt du conseil ordonne de séparer les deux
époux et de continuer la marche; mais un sauvage, se cour])ant et
passant sous le ventre des chevaux, se réunit au couple infortuné, et
s'écrie : « Me voici encore! Je l'ai sauvé des Illinois, je le sauverai bien
de vos mains, guerriers de la chair blanche ! »
(( C'est vrai, » dit Mila, sortant à son tour de la foule.
« Et si Jacques étoit ici, dit une vieille femme, tout cela ne seroit pas
arrivé. »
Forcés à regret d'obéir, les militaires écartèrent Céluta, Mila, Outou-
gamiz et la mère de Jacques. René est conduit au rivage du Mescha-
cebé. La chaloupe de la frégate, que montoient douze forts matelots
et que gardoient des soldats de marine, attendoit le prisonnier : on l'y
fait entrer. Au coup du sifflet du pilote, les douze matelots enfoncent à
la fois leurs rames dans le fleuve : la chaloupe glisse sur les vagues
comme la pierre aplatie qui, lancée par la main d'un enfant, frappe le
flot, se relève, bondit et rebondit en effleurant la surface de l'onde.
Céluta s'étoit traînée sur le quai. Une frégate étoit mouillée au milieu
du Meschacebé; virée à pic sur une ancre, elle plongeoit un peu la
proue dans le fleuve; son pavillon flottoit au grand mât, ses voiles
étoient à demi déferlées ; on apercevoit des matelots sur toutes les ver-
gues et de grands mouvements sur le pont. La chaloupe accoste le
392 LES NATC ITEZ.
vaisseau : tous ceux qui dtoient dans cette chaloupe moiilcnl à bord;
la chaloupe cllr-inèmo est enlevée et suspendue à la poupe du bâti-
ment. Une lumière et une fumée sortent soudain de la frégate, et le
coup de canon du départ retentit : de longues acclamations y répon-
dent du rivage. Céhita avoit aperçu René : elle tombe évanouie sur des
balles de marchandises qui couvroient le quai.
Ce fut alors qu'un sauvage s'élança dans le Meschacebé, s'efforçant
de suivre à la nage le vaisseau qui fuyoit devant une forte brise, tandis
qu'une Indienne se débattoit entre les bras de ceux qui la retenoient.
pour l'empêcher de se précipiter dans les flots.
Un murmure lointain se fait entendre; il approche : la foule, qui
commençoit à se disperser, se rassemble de nouveau. Voici venir un
officier qui disoit à des soldats: a Où est-elle? où est-elle? » Et ils
répondoient : c Ici, mon capitaine, » lui montrant Céluta sur les bal-
lots. D'Artaguette se précipite aux genoux de Céluta. «Femme, s'écria-
t-il, que ton âme, au séjour de paix qu'elle habite, reçoive les vœux
de celui qui te doit la vie et que tu honorois du nom de frère ! »
A ces paroles, les soldats mettent un genou en terre comme leur
capitaine ; la multitude, emportée par ce sentiment du beau qui touche
quelquefois les âmes les plus communes, se prosterne à son tour et
prie pour l'Indienne ; le bruit du fleuve qui battoit ses rives accompa-
gnoit cette prière, et la main de Dieu pesoit sur la tête de tant
d'hommes involontairement humiliés aux pieds de la vertu.
Céluta ne donnoit aucun signe de vie ; la profonde léthargie dans
laquelle elle étoit plongée ressembloit absolument à la mort, mais sa
fille vivoit sur son sein et sembloit communiquer quelque chaleur au
cœur de sa mère. L'épouse de René avoit la tête penchée sur le front
d'Amélie, comme si, en voulant donner un dernier baiser à son enfant,
elle eût expiré dans cet acte maternel.
En ce moment on vint dire à d'Artaguette qu'il y avoit là tout auprès
une autre Indienne qui ne cessoit de pleurer. « C'est Mila 1 s'écria le
capitaine : qu'on lui dise mon nom, et elle va venir. » Les soldats
apportent dans leurs bras Mila échevelée, le visage meurtri, les habits
déchirés. Elle n'eut pas plus tôt reconnu d'Artaguette qu'elle se jeta
dans son sein, s'écriant : « C'est lui qui est une bonne chair blanche !
Il ne m'empêchera pas de mourir ; » et, suspendant ses bras au cou du
capitaine, elle se serroit fortement contre lui.
Mais tout à coup elle aperçoit Céluta : elle quitte d'Artaguette, se
précipite sur son amie en disant : « Céluta 1 ma mère ! meilleure que
ma mère! sœur d'Outougamiz ! femme de René! voici Mila! elle est
seule ! Comment vais-je faire pour enterrer tes os, car tu n'es pas aux
LES NATCIIEZ. 393
Natchez? Il n'y a ici que des méchants qui n'entendent rien aux tom-
beaux, n
Les soldats firent alors un mouvement ; ils répétoient tous ces mots:
« Entrez, entrez, notre mère. » Et la mère de Jacques, avec sa cor-
nette blanche, son manteau d'écarlate et sa béquille, s'avança dans le
cercle des grenadiers.
« Mon capitaine, dit-elle à d'Artaguette, voici la mère de Jacques,
qui vient aussi voir ce que c'est que tout ceci. Je suis bien vieille
pourtant, comme dit le conseiller Harlay, qui est un honnête homme,
et Dieu soit loué! car il n'y en a guère, »
La vieille avisant Céluta : « Bon Dieu ! n'est-ce pas là la jeune
femme à qui j'ai donné à manger cette nuit? Comme elle parloit de
vous, mon capitaine! » — « Pauvre vieille créature! dit d'Artaguette,
seule dans toute une ville, recevoir, réchauffer, nourrir Céluta! et toi-
même nourrie de la paye de ce digne soldat ! »
La mère de Jacques examinoit attentivement Céluta ; elle prit une
de ses mains. « Retire-toi, matrone blanche, lui dit ]\Iila : tu ne sais
pas pleurer. »
« Je le sais aussi bien que toi, » repartit en natchez la vénérable
Françoise.
(( Magicienne! s'écria Mila effrayée, qui t'a appris la langue des
chairs rouges? »
« Capitaine, dit la mère de Jacques sans écouter Mila, cette jeune
femme n'est pas morte : vite du secours ! » Mille voix répètent : « Elle
n'est pas morte ! »
Céluta donnoit en effet quelques signes de vie. « Allons, grenadiers,
dit la vieille, à qui on laissoit tout faire, il faut sauver cette femme,
qui a sauvé votre capitaine ; portons la mère et l'enlant chez le géné-
rai d'Artaguette. »
Un dragon prêta son manteau ; on y coucha Céluta; Mila prit dans
ses bras la petite Amélie, et ne pleuroit plus qu'Outougamiz et René.
Des soldats, soulevant le manteau par les quatre coins, enlevèrent
doucement la fille de Tabamica ; le cortège se mit en marche.
Le soleil, qui se couchoit, couvrait d'un réseau d'or les savanes et
la cime aplatie des cyprières sur la rive occidentale du fleuve ; sur la
rive orientale, la métropole de la Louisiane opposoit ses vitrages étin-
celants aux derniers feux du jour: les clochers s'élevoient au-dessus
des ondes comme des flèches de feu. Le Meschacebé rouloit entre ces
deux tableaux ses vagues de rose, tandis que les pirogues des sauvages
Et les vaisseaux des Européens présentoient aux regards leurs mâts ou
leurs voiles teints de la pourpre du soir.
39!i LES NATCIIKZ.
Déposée sur une couche, dans un salon (1(^ l'Iinl)iln1ion du frère du
capitaine d'Arlaguctte, Célula ne parloiL point encore; ses yeux
cntr'ouverts ctoient enveloppés d'une ombre qui leur déroboil la
lumière. Des cris prolongés de Vive le roi! se font entendre au dehors ;
la porte de la salle s'ouvre avec fracas : le grenadier Jacques, tête
nue, sans habit, les reins serres d'une forte ceinture, paroît. « Les
voici, » dit-il. René entre avec Outougamiz : personne ne pouvoit par-
ler dans le saisissement de l'étonnement et de la joie.
« Mon capitaine, reprit le grenadier adressant la parole à d'Arta-
guette, j'ai exécuté vos ordres, mais on m'a remis les paquets trop
tard : la frégate étoit partie. J'ai couru le plus vite que j'ai pu à tra-
vers le miarais, afin de la rejoindre au Grand-Détour: heureusement elle
avoit été obligée de laisser tomber l'ancre, le vent étant devenu con-
traire. Je me suis jeté à la nage pour aller à bord, et j'ai rencontré au
milieu du fleuve ce terrible sauvage que j'avois vu au combat du fort
Rosalie ; il étoit prêt à se noyer quand je suis arrivé à lui. »
Mila a volé dans les bras d'Outougamiz; René est auprès de Céluta;
Jacques soutient sa vieille mère, qui lui essuie le front et les cheveux;
Adélaïde et Harlay se viennent joindre à leurs amis.
Céluta commençoit à faire entendre quelques paroles inarticulées
d'une douceur extrême. « Elle vient de la patrie des anges, dit le capi-
taine ; elle en a rapporté le langage. » Mila, qui regardoit Adélaïde,
disoit : « C'est Céluta ressuscitée en femme blanche. » Tous les cœurs
étoient pleins des plus beaux sentiments : la religion, l'amour, l'ami-
tié, la reconnoissance, se mêloient à ce soulagement qui suit une
grande douleur passée. Ce n'étoit pas, il est vrai, un retour complet
au bonheur, mais c'étoit un coup de soleil à travers les nuages de la
tempête. L'àme de l'homme, si sujette à l'espérance, saisissoit avec
avidité ce rayon de lumière, hélas! trop rapide, a Tout le monde pleure
encore! disoit Mila, mais c'est comme si l'on rioit. »
Ces rencontres, en apparence si mystérieuses, s'expliquoient avec
une grande simplicité. Le capitaine d'Artaguette avoit tour à tour
sauvé et délivré au fort Rosalie René, Céluta, Mila et Outougamiz ;
Céluta, Mila et Outougamiz avoient suivi René à la Nouvelle-Orléans,
tous trois entraînés par le dévouement au malheur, tous trois arrivés à
quelques heures de distance les uns des autres, pour se mêler à des
scènes de deuil et d'oppression.
D'une autre part, Ondouré s'étoit vu au moment d'être pris dans ses
propres pièges : s'il avoit désiré une attaque de Chépar contre Adario
et Chactas, pour se délivrer du joug de ces deux vieillards, il ne s'at-
tendoit pas à la scène que produisit l'esclavage du premier sachem.
LES NATCHEZ. 395
Il craignit que ces violences, en amenant une rupture trop prompte
entre les François et les sauvages , ne fissent avorter tout son plan.
Dans cette extrémité, l'édile, fécond en ressources, se hâta d'offrir
l'abandon des terres pour le rachat de la liberté d'Adario; Chépar
accepta l'échange, et d'Artaguette fut chargé de porter la convention
à la Nouvelle-Orléans.
Le capitaine arriva à l'instant même où le conseil venoit de pro-
noncer la sentence contre René. D'Artaguette, après avoir annoncé au
gouverneur la pacification des troubles, réclama le prisonnier comme
son ami et comme son frère. Il montra des lettres d'Europe qui prou-
voient que René tenoit à une famille puissante. Cette découverte agit
plus que toute autre considération sur un homme à la fois prudent et
ambitieux :
« Si vous croyez, dit le gouverneur au capitaine, qu'on a trop pré-
cipité cette affaire, il est encore temps d'envoyer un contre-ordre ; mais
qu'on ne me parle plus de ce René, en faveur duquel Harlay et Adé-
laïde n'ont cessé de m'importuner depuis trois jours. »
La cédule pour l'élargissement du prisonnier fut signée; mais, déli-
vrée trop tard, elle seroit devenue inutile sans le dévouement du gre-
nadier Jacques : le capitaine avoit amené avec lui ce fidèle militaire.
Tandis que celui-ci suivoit la frégate, d'Artaguette, instruit de toutes
les circonstances de l'apparition de Céluta, de Mila et d'Outougamiz,
s'empressa de chercher ces infortunés : il fut ainsi conduit par les
soldats au lieu oij il trouva Céluta expirante.
Le bonheur, ou ce qui sembloit être le bonheur, comparé aux maux
de la veille, rendit à l'épouse de René, sinon toutes ses forces, du
moins tout son amour. Le capitaine d'Artaguette et le général son
frère se proposèrent de donner à leurs amis une petite fête, bien diffé-
rente de celle qu'avoit entrevue Céluta au palais du gouverneur.
Adélaïde et Harlay y furent invités les premiers ; Jacques et sa mère
étoient du nombre des convives. La riante villa du général avoit été
livrée à ses hôtes, et Mila et Outougamiz s'en étoient emparés comme
de leur cabane.
Le simple couple n'avoit pas plus tôt vu tout le monde heureux, qu'il
ne s'étoit plus souvenu de personne : après avoir parcouru les apparte-
ments et s'être miré dans les glaces, il s'étoit retiré dans un cabinet
rempli de toutes les parures d'une femme.
(c Eh bien , dit Mila, que penses-tu de cette grande hutte? »
« Moi, dit Outougamiz, je n'en pense rien. »
« Comment! tu n'en penses rien? » répliqua Mila en colère.
« Écoute, dit Outougamiz, tu parles maintenant comme une chair
39G LES NATCIIEZ.
blanche, et je ne t'entends plus. ïu sais que je n'ai point d'esprit :
quand René est fait prisonnier par les Illinois ou par les François, je
m'en vais le chercher. Je n'ai pas besoin de penser pour cela ; je ne
veux point penser du tout, car je crois que c'est là le mauvais Manitou
de René. »
« Outougamiz, dit Mila en croisant les bras et s'asscyant sur le
tapis, tu me fais mourir de honte parmi toutes ces chairs blanches ;
il faut que je te remmène bien vile. J'ai fait là une belle chose de te
suivre ! Que dira ma mère? Mais tu m'épouseras, n'est-ce pas? »
« Sans doute, dit Outougamiz, mais dans ma cabane, et non pas
dans cette grande vilaine hutte. As-tu vu ce sachem à la robe noire,
qui étoit pendu au mur, qui ne remuoit point et qui me suivoit tou-
jours des yeux ' ?
« C'est un esprit, répondit ]\Iila. La grande salle oij je me voyois
quatre fois ^ me plaît assez : elle n'est cependant bonne que pour les
blancs, chez lesquels il y a plus de corps que d'âmes. »
« N'est-ce pas de la salle des ombres dont tu veux parler? dit
Outougamiz. Elle ne me plaît point du tout à moi : je voyois plusieurs
Mila, et je ne savois laquelle aimer. Retournons à nos bois, nous ne
sommes pas bien ici. »
« Tu as raison, dit Mila, et j'ai peur d'être jugée comme René. »
« Comment jugée! s'écria Outougamiz. Bon! repartit Mila, est-ce
que je ne t'aime pas? est-ce que je n'ai pas pitié de ceux qui souf-
frent? est-ce que je ne suis pas juste, belle, noble, désintéressée? N'en
voilà-t-il pas assez pour me faire juger et mourir, puisque c'est pour
cela qu'ils vouloient casser la tête à René?
« Partons, Mila! dit Outougamiz. Léger nuage [de la lune des
fleurs! le matin ne te coloreroit point ici dans un ciel bleu; tu ne
répand rois point la rosée sur l'herbe du vallon ; tu ne te balancerois
point sur les brises parfumées. Sous le ciel nébuleux des chairs blan-
ches , tu demeurerois sombre ; la pluie de l'orage tomberoit de ton
sein, et tu serois déchirée par le vent des tempêtes. »
Mila se souvint que l'heure du festin approchoit. On lui avoit dit que
tout ce qui étoit dans le cabinet étoit pour elle. Elle se plaça devant
une glace, essayant les robes, qu'elle ne savoit comment arranger;
elle finit cependant par se composer, avec des voiles , des plumes, i
des rubans et des fleurs , un habillement que n'auroit pas repoussé
la Grèce. Suivie d'Outougamiz, avec un mélange d'orgueil et de timi-
dité, elle se rendit à la salle du festin.
i. Un portrait. 2. Des glaces
LES NATGHEZ. 397
Céluta étoit aussi parée, mais parée à la manière des Indiennes :
elle avoit refusé un vêtement européen malgré les prières d'Adélaïde.
Sur un lit de repos, elle recevoit les marques de bienveillance qu'on
lui prodiguoit, avec une confusion charmante, mais sans cet air d'in-
fériorité que donne chez les peuples civilisés une éducation servile ;
elle n'avoit au visage que cette rougeur que les bienfaits font monter
d'un cœur reconnoissant sur un front ouvert.
Mila fit la joie du festin ; tous les yeux étoient fixés avec admiration
sur Outougamiz , dont René avoit raconté les miracles. « Comme il
ressemble à sa sœur! » disoit Adélaïde, qui ne se lassoit point de le
regarder, u Quel frère ! et quelle sœur ! » répétoit-elle. A ces noms de
frère et de sœur, René avoit baissé la tête.
« Mila la blanche, dit la future épouse d'Outougamiz à Adélaïde, tu
ris, mais j'ai cependant noué ma ceinture aussi bien que toi. » René
servoit d'interprète. Adélaïde fit demander à Mila pourquoi elle l'appe-
loit Mila la blanche. Mila posa la main sur le cœur de Harlay, son
voisin, ensuite sur celui d'Adélaïde, qui rougissoit, et elle se prit à
rire : « Bon ! s'écria-t-elle, demande-moi encore pourquoi je t'appelle
Mila la blanche ! Voilà comme je rougis quand je regarde Outou-
gamiz. »
On ne brise point la chaîne de sa destinée : pendant le repas, d'Ar-
taguette reçut une lettre du fort Rosalie. Cette lettre , écrite par le
père Souël, momentanément revenu aux Natchez, avertissoit le capi-
taine qu'une nouvelle dénonciation contre René venoit d'être envoyée
au gouverneur général ; que, malgré la délivrance d'Adario, on con-
servoit de grandes inquiétudes ; que divers messagers étoient partis
des Natchez dans un dessein inconnu ; qu'Ondouré accusoit Chactas et
Adario de l'envoi des messagers, tandis qu'il étoit probable que ces
négociations secrètes avec les nations indiennes étoient l'œuvre même
d'Ondouré et de la femme-chef. Le père Souël ajoutoit que si René
avoit été rendu à la liberté, il lui conseilloit de ne pas rester un seul
moment à la Nouvelle-Orléans, où ses jours ne lui paroissoient pas en
sûreté.
D'Artaguette , après le repas , communiqua cette lettre à René, et
l'invita à retourner sur-le-champ aux Natchez. « Moi-même, dit-il, je
partirai incessamment pour le fort Rosalie : ainsi nous allons bientôt
nous retrouver. Quant à Céluta, vous n'avez plus rien à craindre ; il
lui seroit impossible dans ce moment de vous suivre , mais mon frère,
Adélaïde et Harlay lui serviront de famille; lorsqu'elle sera guérie,
elle reprendra le chemin de son pays : vous la pourrez venir chercher
vous-même à quelque distance de la Nouvelle-Orléans. »
398 LES NATCIIEZ.
Ilenc vouluil apprendre sou dépari à Célula : le médecin s'y opposa,
disant qu'elle éloit hors d'état de soutenir une émotion violente et
prolongée. Le capitaine se chargea d'annoncer à sa sœur indienne la
triste nouvelle quand René seroit déjà loin : il se flaKoit de rendre le
coup moins rude par toutes les précautions de l'amitié.
Avant de quitter la Nouvelle-Orléans, le frère d'Amélie remercia ses
hôtes, Jacques et sa more, le général d'Artaguette, Adélaïde et llarlay.
a Je suis sans doute, leur dit-il, un homme étrange à vos yeux, mais
peut-être que mon souvenir vous sera moins pénible que ma pré-
sence. »
René se rendit ensuite auprès de sa femme : il la trouva presque
heureuse ; elle tenoit son enfant endormi sur son sein. Il serra la mère
et la fille contre son cœur avec un attendrissement qui ne lui éloit
pas ordinaire : reverroit-il jamais Céluta? quand et dans quelles cir-
constances la reverroit-il ? Rien n'étoit plus déchirant à contempler
que ce bonheur de Céluta : elle en avoit si peu joui? et elle sembloit
le goûter au moment d'une séparation qui pouvoit être éternelle!
L'Indienne elle-même, effrayée des étreintes affectueuses de son
mari, lui dit : « Me faites-vous des adieux? » Le frère d'Amélie ne lui
répondit rien. Malheur à qui étoit pressé dans les bras de cet homme!
il étouffoit la félicité.
Dès la nuit même René quitta la Nouvelle-Orléans avec Outougamiz
et Mila ; ils remontèrent le fleuve dans un canot indien. En arrivant
aux Natchez, un spectacle inattendu se présenta à leurs regards.
Des colons poussoient tranquillement leurs défrichements jusqu'au
centre du grand village et autour du temple du Soleil ; des sauvages
les regardoient travailler avec indifférence, et sembloient avoir aban-
donné à l'étranger la terre où reposoient les os de leurs aïeux.
Les trois voyageurs virent Adario, qui passoit à quelque distance;
ils coururent à lui : au bruit de leurs pas, le sachem tourna la tête, et
fit un mouvement d'horreur en apercevant le frère d'Amélie. Le vieil-
lard frappa dans la main de son neveu, mais refusa de prendre la
main du mari de sa nièce. René venoit d'offrir sa vie pour racheter
celle d' Adario !
« Mon oncle, dit OatougamiZj veux-tu que je casse la tête à cca
étrangers qui sèment dans le champ de la patrie? » — a Tout est
arrangé, » répondit Adario d'une voix sombre, et il s'enfonça dans un
bois.
Outougamiz dit à Mila : « Les sachems ont tout arrangé, il ne reste
plus à faire que notre mariage. » Mila retourna chez ses parents, dont
elle eut à soutenir la colère; elle les apaisa en leur apprenant qu'elle
LES NATCHEZ. 399
alloit épouser Outougamiz. René se rendit à la cabane de Chactas : le
sachem éfoit au moment de partir pour une mission près des Anglois
de la Géorgie.
Devenu le maître de la nation, Ondouré avoit dérobé à Chactas la
connoissance d'un projet que la vertu de ce sachem eût repoussé; il
éloignoit l'homme vénérable, afin qu'il ne se trouvât pas au conseil
général des Indiens, où le plan du conspirateur devoit être déve-
loppé.
Le noble et incompréhensible René garda avec Chactas et le reste
des Natchez un profond silence sur ce qu'il avoit fait pour Adano; il
ne lui resta de sa bonne action que les dangers auxquels il s'étoit
exposé. Le frère d'Amélie se contenta de parler à son père adoptif de
la surprise qu'il avoit éprouvée en voyant les François promener leur
charrue aux environs des bocages de la mort : le vieillard apprit à
René que cet abandon des terres étoit le prix de la délivrance d'Adario.
Chactas ne connoissoit pas la profondeur des desseins d'Ondouré ; il
ignoroit que la concession des champs des Natchez avoit pour but de
séparer les colons les uns des autres, de les attirer au milieu du pays
ennemi, et de rendre ainsi leur extermination plus facile. Par cette
combinaison infernale, Ondouré, en délivrant Adario, gagnoit l'affec-
tion des Natchez, de même qu'il obtenoit la confiance des François
en leur payant la rançon d'Adario, rançon qui leur devoit être si
funeste.
(( Au reste , dit Chactas à René , les sachems m'ont commandé une
longue absence; ils prétendent que mon expérience peut être utile
dans une négociation avec les Européens. Mon grand âge et ma cécité
ne peuvent servir de prétexte pour refuser cette mission : plus on me
suppose d'autorité, plus je dois l'exemple de la soumission, à une
époque oi^i personne n'obéit. Que ferois-je ici? Le grand-chef a disparu,
le malheur a rendu Adario intraitable, ma voix n'est plus écoutée, une
génération indocile s'est élevée et méprise les conseils des vieillards.
On se cache de moi , on me dérobe des secrets : puissent-ils ne pas
causer la ruine de ma patrie !
« Toi , René , conserve ta vie pour la nation qui t'a adopté ; écarte
de ton coeur les passions que tu te plais à y nourrir : tu peux voir
encore d'heureux jours. Moi je touche au terme de la course. En ache-
vant mon pèlerinage ici-bas, je vais traverser les déserts où je l'ai
commencé, ces déserts que j'ai parcourus, il y a soixante ans, avec
Atala. Séparé de mes passions et de mes premiers malheurs par un si
long intervalle, mes yeux fermés ne pourront pas même voir les forêts
nouvelles qui recouvrent mes anciennes traces et celles de la fille de
m LES NATCIIKZ.
Lopcz. Rien de ce qui existoit au moment de ma captivité chez les
Muscogulgos n'existe aujourd'hui; le monde que j'ai connu est passé :
je ne suis plus que le dernier arbre d'une vieille futaie tombée, arbre
que le temps a oublié d'abattre. »
René sortit de chez son père le cœur serré, et présageant de nou-
veaux malheurs. Arrivé à sa cabane , il la trouva dévastée ; il s'assit
sur une gerbe de roseaux séchés , dans un coin du foyer dont le vent
avoit dispersé les cendres. Pensif, il rappeloit tristement ses chagrins
dans sa mémoire , lorsqu'un nègro lui apporta une lettre de la part du
père Souël : ce missionnaire étoit encore retenu pour quelques jours
au fort Rosalie. La lettre venoit de France ; elle étoit de la supérieure
du couvent de... ; elle apprenoit à René la mort de la sœur Amélie de
la Miséricorde.
Cette nouvelle, reçue dans une solitude profonde, au milieu des
débris de la cabane abandonnée de Céluta, réveilla au fond du cœur du
malheureux jeune homme des souvenirs si poignants, qu'il éprouva
pendant quelques instants un véritable délire. Il se mit à courir à
travers les bois comme un insensé. Le père Souël, qui le rencontra,
s'empressa d'aller chercher Chactas ; le sage vieillard et le grave reli-
gieux parvinrent un peu à calmer la douleur du frère d'Amélie. A
force de prières, le sachem obtint de la bouche de l'infortuné un récit
longtemps demandé en vain. René prit jour avec Chactas et le père
Souël pour leur raconter les sentiments secrets de son âme. Il donna
le bras au sachem, qu'il conduisit, au lever de l'aurore, sous un sas-
safras, au bord du Meschacebé; le missionnaire ne tarda pas à arriver
au rendez-vous. Assis entre ces deux vieux amis, le frère d'Amélie
leur révéla la mystérieuse douleur qui avoit empoisonné son exis-
tence ' .
Quelques jours après cette confession déplorable , René fut mandé
au conseil des Natchez : Chactas étoit parti pour la Géorgie ; le père
Souël avoit repris le chemin de sa mission.
René trouva quelques sachems, presque tous parents d'Akansie,
assemblés dans la cabane du jeune soleil : Ondouré étoit à leur tête;
il rayonnoit de la joie du crime. Les vieillards , fumant leurs calumets
dans un profond silence , reçurent le mari de Céluta avec un visage
menaçant.
« Prends ces colliers, lui dit Ondouré d'un air moqueur; va traiter
avec les Illinois; tu fus la cause de la guerre, beau prisonnier : sois
l'instrument de la paix. »
. 1. Ici se trouvoit le récit de René. Voyez l'épisode de René.
LES NATCHEZ. Z,01
Qu'importoient au frère d'Amélie ces insultes? Qu'étoit-ce que ces
peines communes auprès des chagrins qui rougeoient son cœur?
Il prit les colliers , et sortit en déclarant qu'il obéiroit aux ordres des
sachems.
Dans la disposition où se trouvoit alors René, ce n'étoit pas sans un
amer plaisir qu'il se voyoit obligé à s'éloigner de Céluta : il la suppo-
soit au moment de revenir aux Natchez. Une course solitaire parmi
les déserts convenoit encore en ce moment au frère d'Amélie : il se
pourroit du moins livrer à sa douleur sans être entendu des hommes.
Il ne chercha point son frère, alors occupé de son mariage avec Mila :
il étoit trop juste que, pour tant de courage et de sacrifices, Outou-
gamiz jouît d'une lueur de félicité.
Il entroit dans les précautions d'Ondouré d'éloigner le guerrier
blanc: il craignoit que celui-ci, demeuré aux Natchez, ne démêlât
quelque chose des trames ourdies. Le tuteur du soleil désiroit encore
que Céluta, à son retour de la Nouvelle-Orléans, se trouvât seule, afin
qu'elle pût être livrée sans défense aux persécutions d'un détestable
amour. Ce chef avoit calculé le temps que devoit durer le voyage du
frère d'Amélie : selon ce calcul de la jalousie et de la vengeance, René
ne pouvoit revenir aux Natchez que quelques jours avant la catas-
trophe, assez tôt pour y être enveloppé, trop tard pour la prévenir.
Furieux d'avoir vu sa proie échapper à ses premiers pièges, Ondouré
s'étoit abandonné à de nouvelles calomnies contre le fils adoptif de
Chactas. Dans un conseil assemblé la nuit sur les décombres de la
cabane d'Adario, le tuteur du soleil avoit dépeint René comme l'auteur
de tous les maux de la nation. Remontant jusqu'au jour de l'arrivée
de l'étranger aux Natchez , il avoit rappelé les présages sinistres qui
signalèrent cette arrivée , la disparition du serpent sacré , le meurtre
des femelles de castor, la guerre contre les Illinois, suite de ce
meurtre, et la mort du vieux soleil, résultat de cette guerre : Ondouré
chargeoit ainsi l'innocence de ses propres iniquités.
Entrant dans la vie privée de son rival, le chef parla de la prétendue
infidélité de René envers Céluta, du maléfice du baptême employé
pour faire périr un enfant devenu odieux à un père criminel ; il parla
du Manitou funeste donné à Outougamiz pour altérer la raison du
naïf sauvage. Ondouré représenta les liaisons du frère d'Amélie et du
capitaine d'Artaguette comme la première cause de toutes les trahi-
sons et de toutes les violences des François.
« Quant aux persécutions que cet homme semble essuyer de ses
compatriotes, ajouta-t-il, ce n'est évidemment qu'un jeu entre des
conspirateurs. Remarquez que René échappe toujours à ces persécu-
III. 26
/i02 LES NATCHEZ.
tions apparentes : il n'a point été pris aux Natchez avec Adario. Sous
le prétexte de délivrer ce sachem , il est allé rendre compte à la Nou"
velle-Orléans de ce qui se passoit au fort Rosalie. On a feint de juger
le mari de Céluta , mais la prouve que ce n'éloit qu'un vain appareil
déployé pour nous doiuier plus de confiance dans un traître, c'est que
ce traître n'a point subi sa sentence , et qu'à la grande surprise des
François eux-mêmes il est revenu sain et sauf aux Natchez. Vous ne
douterez pas un moment des pernicieuses intrigues de ce misérable
si vous observez son inclination à errer seul dans les bois : il craint
que sa conscience ne se montre sur son visage, et il se dérobe aux
regards des hommes. »
Ondouré obtint un succès complet . le conseil fut convaincu : com-
ment ne l'auroit-il pas été? Quelle Haison dans les faits! quelle vrai-
semblance dans les accusations! Tout se transforme en crime : pas
un sourire qui ne soit interprété, pas une démarche qui n'ait un buti
Les sentiments que René inspire deviennent des sujets de calomnie :
s'il a sauvé Mila, c'est qu'il l'a séduite; s'il a fait d'Outougamiz le
modèle d'une amitié sublime , c'est qu'il a jeté un sort à ce simple
jeune homme. Des rapports d'estime avec d'Artaguette sont une tra-
hison ; un acte religieux est un infanticide; un noble dévouement
pour un sachem est une basse délation; les persécutions, les souf-
frances même ne sont que des moyens de tromper, et si René cherche
la solitude, c'est qu'il y va cacher des remords ou méditer des forfaits.
Dieu tout-puissant! quelle est la destinée de la créature lorsque le
malheur s'attache à ses pas! quelle lumière as-tu donnée aux mortels
pour connoître la vérité? quelle est la pierre de touche où l'innocence
peut laisser sa marque d'or?
Les sachems déclarèrent que René méritoit la mort, et qu'il se
falloit saisir du perfide. Ondouré loua le vertueux courroux des
sachems, mais il soutint qu'il étoit prudent de ne sacrifier le principal
coupable qu'avec les autres coupables , une mort prématurée et isolée
pouvant faire avorter le plan général, 11 proposa donc d'éloigner seu-
lement René jusqu'au jour où le gi^aud coup seroit frappé. Le jongleur
déclara que telle étoit la volonté des génies : le conseil adopta l'opi-
nion d'Ondouré.
L'intégrité d' Adario avoit elle-même été surprise : l'erreur dans
laquelle il étoit fut la cause des regards farouches qu'il lança au frère
d'Amélie lorsque celui-ci revint de la Nouvelle-Orléans. Si les Indiens
rencontroient l'homme blanc dans les bois, ils se détournoient de lui
comme d'un sacrilège. René, qui ne voyoit rien , qui n'entendoit rien ,
qui ne se soucioit de rien partit pour le pays des Illinois , ignorant
LES NATCHEZ. 403
que la sentence de mort dont les juges civilisés l'avoient menacé à la
Nouvelle-Orléans avoit été prononcée contre lui aux Natchez par des
juges sauvages.
On voit quelquefois à la fin de l'automne une fleur tardive; elle
sourit seule dans les campagnes et s'épanouit au milieu des feuilles
séchées qui tombent de la cime des bois : ainsi les amours de Mila et
d'Outougamiz répandoient un dernier charme sur des jours de déso-
lation. Avant de demander la jeune fille en mariage, le frère de Céluta
se conforma à la coutume indienne , appelée V épreuve du flambeau :
éteindre le flambeau qu'on lui présente, c'est pour une vierge donner
son consentement à un hymen projeté.
Outougamiz, tenant une torche odorante à la main, sortit au milieu
de la nuit; les brises agitoient les rayons d'or de l'étoile amoureuse,
tomme on raconte que les zéphyrs se jouoient à Paphos dans la che-
velure embaumée de la mère des Grâces. Le jeune homme entrevoit
le toit de sa maîtresse : des craintes et des espérances soulèvent son
sein. Il s'approche, il relève l'écorce suspendue devant la porte de la
cabane de Mila , et se trouve dans la partie même de cette cabane où
l'Indienne dormoit seule.
La jeune fille étoit couchée sur un lit de mousse. Un voile d'écorce
de mûrier se rouloit en écharpe autour d'elle; ses bras nus repo-
soient croisés sur la tête, et ses mains avoient laissé tomber des
fleurs.
Un pied tendu en arrière, le corps penché en avant, Outougamiz
contemploit à la lueur de son flambeau la scène charmante. Agitée
par les illusions d'un songe, Mila murmure quelques mots ; un sourire
se répand sur ses lèvres. Outougamiz croit distinguer son nom dans
des paroles à demi formées ; il s'incline au bord de la couche , prend
une branche de jasmin des Florides échappée à la main de Mila , et
réveille la fille des bois, en passant légèrement sur sa bouche virgi-
nale la fleur parfumée.
Mila s'éveille, fixe des regards effrayés sur son amant, sourît, reprend
son air d'épouvante, sourit encore. « C'est moi ! s'écrie Outougamiz,
moi , le frère de Céluta , le guerrier qui veut être ton époux. » Mila
hésite, avance ses lèvres pour éteindre la torche de l'hymen, retire la
tête avec précipitation, rapproche encore sa bouche du flambeau... La
nuit s'étend dans la cabane.
Quelques instants de silence suivirent l'invasion des ombres. Outou-
gamiz dit ensuite à Mila : « Je t'aime comme la lumière du soleil ; je
veux être ton frère. »
« Et moi ta sœur » répondit Mila.
iO/j LES NATCIIEZ.
u Tu doviondras mon épouse, continua l'ami de René : un polit
guerrier te sourira; lu baiseras ses yeux; tu lui chanteras les exploits
de ses pères; tu lui apprendras à prononcer le nom d'Outougamiz. »
u Tu me fais pleurer, répondit Mila : moi, je t'accompagnerai
dans les forêts, je porterai tes flèches et j'allumerai le bûcher de la
nuit. ))
La lune descendoit alors à l'occident : un de ses rayons , pénétrant
par la porte de la hutte, vint tomber sur le visage et sur le sein de
Mila. La reine des nuits se montroit au milieu d'un cortège d'étoiles :
quelques nuages étoient déployés autour d'elle, comme les rideaux de
sa couche. Dans les bois régnoit une sorte do douteuse obscurité, sem-
blable d celle d'une âme qui s'entr'ouvre pour la première fois aux
tendres passions de la vie. Le couple heureux tomba dans un recueil-
lement d'esprit involontaire : on n'entendoit que le bruit de la respi-
ration tremblante de la jeune sauvage. Mais bientôt Mila :
« U faut nous quitter ; l'oiseau de l'aube a commencé son premier
chant; retourne sans être aperçu à ta demeure. Si les guerriers te
voyoicnt, ils diroient: « Outougamiz est foible ; les Illinois le pren-
« dront dans la bataille, car il fréquente la cabane des Indiennes. »
Outougamiz répondit : « Je serai la liane noire qui se détourne dans
la forêt de tous les autres arbres et qui va chercher le sassafras, auquel
elle veut uniquement s'attacher. »
Mila se couvrit la tête d'un manteau et dit : « Guerrier, je ne te
vois plus. »
Outougamiz enterra le flambeau nuptial à la porte de la cabane, et
s'enfonça dans les bois.
Le mariage fut célébré avec la pompe ordinaire chez les sauvages.
Les deux époux souffroient de cet appareil, et se disoient : « Nous ne
nous marions pas pour être heureux, puisque nos amis ne le sont pas. »
Laissés seuls dans leur cabane nouvelle, ils y goûtèrent une joie digne
de leur innocence. Ils pleurèrent aussi , comme ils en avoient fait le
projet. Les larmes qui couloient de leurs yeux descendoient jusqu'à
leurs lèvres, et Mila disoit en recevant les embrassements d'Outou-
çamiz : « Ta bouche touche la mienne à travers les malheurs de René . »
Hélas ! le fidèle Indien alloit verser bien d'autres pleurs ! Ce n'é toit
pas assez pour le tuteur du soleil d'avoir perdu le frère d'Amélie
îiuprès de la foule, de l'avoir fait condamner au conseil des vieillards,
Il le vouloit frapper jusque dans le cœur d'un ami.
Le succès des complots d'Ondouré exigeoit qu'Outougamiz assistât
à la grande assemblée des sauvages, où le plan général devoit être
développé.
LES NATCHEZ. ^i05
Si Outongamiz étoit absent de cette assemblée, il ne porteroit point
le joug du serment que l'on y devoit prononcer, et il pourroit dans ce
cas s'opposer au complot à l'instant de l'exécution.
Si Outougamiz ne croyoit pas René coupable de trahison envers les
Natchez, rien n'empêcheroit le frère de Céluta aussitôt qu'il connoî-
troit le secret de le confier au frère d'Amélie.
Il falloit donc, combinaison digne de l'enfer ! qu'Outougamiz fût
enchaîné par un serment, et que, persuadé en même temps du
crime de René, il se trouvât placé entre la nécessité de perdre son
ami pour sauver sa patrie , ou de perdre sa patrie pour sauver son
ami.
Le lendemain du mariage de l'héroïque ami et de la courageuse
amie de René, le jour même oi^i Mila, toute brillante de ses félicités,
conversoit avec Outougamiz sur une natte semée de fleurs , Ondouré
entra dans la cabane.
« Mauvais esprit! s'écria Mila , que viens-tu faire ici? viens-tu nous
porter malheur? ;>
Ondouré, affectant un sourire ironique, s'assit à terre, et dit :
« Outougamiz ! je viens t'offrir les vœux que je fais pour toi ; tu
méritois d'être heureux. »
« Heureux! repartit Outougamiz, et quel homme l'est plus que
moi? Où pourrois-tu rien trouver de comparable à ma femme et à mon
ami? »
(( Je ne veux point détruire tes illusions , dit Ondouré d'un air
attristé, mais si tu savois ce que toute la nation sait ! quel méchant
Manitou t'a lié avec cette chair blanche ! »
« Tuteur du soleil! répliqua Outougamiz rougissant, je te res-
pecte ; mais ne calomnie pas mon ami : il vaudroit mieux pour toi que
tu n'eusses jamais existé. »
Ondouré repartit: «Admirable jeune homme! que n'as-tu trouvé
une amitié digne de la tienne ! »
« Chef ! s'écria Outougamiz avec l'accent de l'impatience, tu me
tourmentes comme le vent qui agite la flamme du bûcher ; qu'y a-t-il?
que veux-tu ? que cherches-tu ? »
0 patrie ! patrie ! » dit avec un soupir Ondouré.
Au mot de patrie, les yeux d'Outougamiz se troublent; il se lève
précipitamment de sa natte et s'approche d'Ondouré, qui s'étoit levé à
son tour. La crainte de quelque affreux secret avoit passé à travers le
cœur du frère de Céluta.
« Qu'y a-t-il donc dans la patrie? dit le noble sauvage. Faut-il
prendre les armes? Marchons : où sont les ennemis ? »
fi06 LES NATCHEZ.
« Les ennemis ! dit Ondouré, ils sont dans nos entrailles ! Nous
étions vendus, livr^^s comme dos esclaves; un traître... »
« Un traître 1 nomme-le, s'écria Outougamiz d'une voix où mille
sentiments contraires avoient môle leurs accents; nomme- le; mais
prends garde à ce que tu vas dire. »
Ondouré observe Outougamiz, dont les mains trembloient de colère;
il saisit le bras du jeune homme, pour prévenir le premier coup ; i!
s'écrie : (( René ! »
«Tu mens! réplique Outougamiz cherchant à dégager son bras:
je t'arracherai ta langue infernale ; je ferai de toi un mémorable
exemple. »
Mila se jette entre les deux guerriers. « Laisse vivre ce misérable !
dit-elle à Outougamiz; chasse-le seulement de ta cabane. »
A la voix de Mila les transports d'Outougamiz s'apaisent.
« Tuteur du soleil ! dit-il, je le vois à présent, tu te voulois amuser
de ma sim])licité ; mais ne renouvelle pas ces jeux, cela me fait trop
de mal. »
« Je te quitte, dit Ondouré; bientôt tu me rendras plus de justice :
interroge le prêtre du soleil st ton oncle Adario. )> Ondouré sort de la
cabane.
Outougamiz veut paroître tranquille, il ne l'est plus; il veut se repo-
ser, et il ne sait comment les joncs de sa natte sont plus piquants que
les épines de l'acacia. Il se relève, marche, s'assied de nouveau. Mila
lui parle, et il ne l'entend pas. « Pourquoi, murmuroit-il à voix basse,
pourquoi ce chef a-t-il parlé! J'étois si heureux ! »
« N'y pense plus, lui dit Mila ; les paroles du méchant sont comme
le sable qu'un vent brûlant chasse au visage : il aveugle et fait pleu-
rer le voyageur. » — « Tu as raison, Mila, s'écrie Outougamiz ; me
voilà bien tranquille à présent. »
Infortuné! le coup mortel est frappé : tu ne trouveras plus le repos;
ton sommeil , naguère léger comme ton innocence, se va charger de
songes funestes! Tel est le bonheur des hommes, un mot suffit pour
le détruire. Douce confiance de l'âme, union intime et sacrée, adieu
pour toujours! Sainte amitié, elles sont passées, tes délices: tes tour-
ments commencent! finiront-ils jamais?
a Mila, dit Outougamiz, je me sens malade, je veux aller voir le jon-
gleur. »
(c Le jongleur! repartit Mila. Ne va pas voir cet homme-là. René
t'aime, tu l'aimes; il te doit suffire, comme tu me suffis. Si la colombe
prête l'oreille à la voix de la corneille, celle-ci lui dira des choses qui
la troubleront, parce qu'elle ne parle pas son langage. »
LES NATCHEZ. ^07
« Ce n'est pas pour parler de René que je veux voir le jongleur, dit
Outougamiz; je suis malade, il me guérira. »
Mila posa la main sur le cœur d'Outougamiz, et dit à son époux, en
le regardant avec un demi-sourire : a Malade ! oui, bien malade, puis-
qu'un mensonge vient de sortir de tes lèvres. »
Outougamiz s'obstina à vouloir consulter le jongleur, qu'Ondouré
lui avoit exprès nommé dans ses révélations mystérieuses. « Va donc,
dit Mila, pauvre abeille de la savane; mais évite de te reposer sur la
fleur empoisonnée de l'acota. »
L'homme ne peut être parfait; aux qualités les plus héroïques
Outougamiz mêloit une foiblesse : de la crainte de Dieu, crainte salu-
taire, sans laquelle il n'y a point de vertu, Outougamiz étoit descendu
jusqu'à la plus aveugle crédulité. La simplicité de son caractère le
rendoit facile à tromper : un prêtre étoit pour le frère de Céluta un
oracle; et si ce ministre du Grand- Esprit parloit au nom de la patrie,
de la patrie si chère aux sauvages, quel moyen pour Outougamiz
d'échapper à ce double pouvoir de la terre et du ciel?
L'ami de René arrive à la porte de la cabane du jongleur : dans ce
moment même Ondouré sortoit de la demeure du prêtre, et, avec un
regard qui disoit tout, il laissa le passage libre à l'ami de René. Le
jongleur, apercevant Outougamiz, se mit à tracer des cercles magi-
ques : Outougamiz élève vers lui une voix suppliante.
« Qui parle? s'écrie le prêtre d'un air égaré. Quel audacieux mortel
trouble l'interprète des génies? Fuyez, profane! la patrie demande
seule mes prières. 0 patrie ! tu nourrissois un monstre dans ton sein !
L'infâme étranger méditoit ta ruine : par lui les femelles des castors
ont été massacrées ; il trahissoit Céluta ; il versoit sur la tête de son
enfant l'eau mortelle du maléfice! Comme il trompoit ce jeune et inno-
cent Outougamiz! Malheur à toi, époux de Mila! si désormais tu ne te
séparois de ce traître, si tu refusois de croire à ses crimes! Les fan-
tômes s'attacheroient à tes pas, et les os de tes aïeux s'agiteroient dans
leur tombe. »
Le jongleur bondit hors de sa cabane, et se jeta dans une forêt où
on l'entendit pousser des hurlements.
Le frère de Céluta demeure anéanti : une sueur froide, qu'il croil
sentir découler de son cœur et pénétrer à travers ses membres, l'inonde.
Il faudroit avoir fait les prodiges d'amitié d'Outougamiz pour pouvoir
peindre sa douleur : René un traître! lui! Qui l'ose ainsi calomnier?
Où est-il, le calomniateur, qu'Outougamiz le puisse dévorer? Mais
n'est-ce pas le prêtre du soleil, celui qui commerce avec les esprits?
celui qui parle au nom de la patrie? Malheureux! tu ne crois pas quand
m LES NATCIIEZ.
le ciel même t'ordonne de croire?.,. Non, cet ami n'est point coupable;
des monstres seuls ont élevé la voix contre lui. Le frère de CéUita ven-
gera René aux yeux de la nation ; l'éloquence descendra sur les lèvres
d'Outougamiz ; il s'exprimera mieux que Chactas; il proposera de
combattre les accusateurs... Je pars, je vole oii m'appelle le Manitou
d'or... Insensé! n'entends-tu pas le cri des fantômes? ne vois-tu pas
se lever les os de tes pères, qui viennent témoigner des crimes de
ton ami?
Telle est la foible peinture des combats qui se passoient dans l'âme
du frère de Céluta. Il quitte la cabane du jongleur; lent et pâle, il se
traîne sur la terre; il croit ouïr des bruits dans l'air et l'herbe mur-
murer sous ses pas. Où va-t-il...? Il l'ignore. Quelque chose de fatal
le pousse involontairement vers Adario. Adario est son oncle; Adario
lui tient lieu de père ; Adario, en l'absence de Chactas, est le premier
sachcm de la nation ; enfin, Adario est le plus affligé des hommes. Le
malheur est aussi une religion : il doit être consulté; il rend des
oracles : la voix de l'infortune est celle de la vérité. Voilà ce que se
disoit Outougamiz en allant chercher le rigide vieillard.
Le sachem avoit vu tuer son fils à ses côtés et les flammes dévorer
sa cabane; le sachem avoit étouffé son petit-fils de ses propres mains;
la femme du sachem étoit tombée dans l'émeute qui suivit l'affreux
sacrifice : il ne restoit de toute sa famille, à Adario, que la fille mêaie
dont il avoit étranglé l'enfant. Renfermé, avec cette fille, dans les
cachots du fort Rosalie, il avoit dû terminer ses jours à un gibet :
a Élève-moi bien haut, disoit-il au bourreau qui le conduisoit au sup-
plice, afin que je puisse découvrir, en expirant, les arbres de ma
patrie. » On sait pourquoi, comment, à quel prix et dans quel dessein
Ondouré racheta la vie d' Adario,
Ce fut un grand spectacle que le retour de l'ami de Chactas aux
Natchez. Le sachem ressembloit à un squelette échappé de la tombe :
quelques cheveux gris, souillés de poussière, tomboient des deux côtés
de sa tête chauve ; ses vêtements pendoient en lambeaux. Il cheminoit
en silence, les yeux baissés; sa fille venoit derrière lui, dans le même
silence, comme la victime marche après le sacrificateur; elle portoit,
attachés à ses épaules, un berceau vide et les langes désormais inutiles
d'un nouveau-né.
Adario ne voulut point relever sa cabane : il établit sa demeure au
milieu des bois. Sa fille suivoit de loin son terrible père, n'osant lui
parler, veillant sur ses jours, s'asseyant quand il s'asseyoit, avançant
quand il poursuivoit sa route. Quelquefois le sachem contemploit les
François qui labouroient les champs de sa patrie : l'ange extermina-
LES NATGHEZ. 409
teur n'auroit pas lancé des regards plus dévorants sur un monde dont
le Dieu vivant auroit retiré sa main.
Après la délivrance d'Adario, Ondouré déroula aux yeux du vieillard
le plan d'une grande vengeance. Il lui présenta pour but la liberté des
Natchez et l'expulsion de la race des blancs de tous les rivages de
l'Amérique ; il lui cacha les ressorts secrets, les sentiments honteux, les
mystérieuses lâchetés qui faisoient mouvoir cette conspiration : Adario
n'eût jamais emprunté le voile du crime pour couvrir un seul moment
la vertu.
Le sachem assista au conseil secret convoqué la nuit par Ondouré ;
il approuva ce que le tuteur du soleil exposa de ses desseins, savoir :
la convocation des nations indiennes dans une assemblée générale,
afin de prendre contre les étrangers une mesure commune ; il ratifia
la condamnation de René , de René qu'il croyoit coupable d'impiété
et de trahison. Ces résolutions adoptées, les vieillards voulurent déter-
miner Adario à se livrer à ses occupations ordinaires.
« Tant que je respirerai, dit le sachem, je n'aurai d'abri que la voûte
du ciel. Comme défenseur de la patrie, je suis innocent ; comme père,
je suis criminel. Je consens à vivre encore quelques jours pour mon
pays ; mais Adario s'est réservé le droit de se punir lorsque les Nat-
chez auront cessé d'avoir besoin de lui. »
C'étoit à ce cœur inflexible, c'étoit à l'homme le moins compatissant
aux sentiments de la nature, à l'homme le plus aigri par le chagrin,
que l'ami de René alloit demander des conseils en sortant de l'audience
du prêtre.
Outougamiz ti'ouva le sachem à moitié nu, assis au bord d'un tor-
rent sur la pointe d'un roc : il lui raconte les inspirations du jongleur.
Adario fait à son neveu le tableau des prétendus crimes de René, u Tu
me tues comme ton fils ! » s'écrie le frère de Céluta avec un accent
dont le sachem même fut touché.
Jamais le malheur ne se grava si subitement et d'une manière plus
énergique sur le front d'un homme que sur celui d'Outougamiz : plus
le marbre est pur, plus l'inscription est profonde. L'infortuné s'éloigne
d'Adario : il saisit la chaîne d'or, la regarde avec passion, la veut jeter
dans le torrent, puis la presse contre son cœur, et la suspend de nou-
veau sur sa poitrine. Cependant Outougamiz ignoroit le sort réservé à
René : Adario avoit peint l'homme blanc coupable, mais il n'avoit pas
voulu accabler entièrement son neveu ; il s'étoit abstenu de l'instruire
de la sentence des sachems, sentence prononcée d'ailleurs sous le
sceau du secret. Le souvenir de Mila vint, comme une brise rafraî-
chissante, soulager un peu le brûlant chagrin d'Outougamiz : le
MO LES NATCIIEZ.
jeune c^poux songo que ré[>ouse nouvelle, qui porte encore sur sa
tête la couronne du premier malin , est déjà demeurée veuve sous
son toit; il se détermine à chercher des consolations auprès de sa com-
pagne.
MiUi vole à lui : elle s'aperçoit qu'il chancelle; elle le soutient en
disant : « C'est la liane qui appuie maintenant le tulipier! Eh bien, je
te l'avois prédit! assieds-toi, et repose ta tête sur mon sein. Que t'ont
dit les méchants? »
(! Ils m'ont répété ce que m'avoit dit Ondouré, répondit Outouga-
miz : Adario parle aussi comme le jongleur. »
« Quand ce seroit Kitchimanitou lui-même, s'écria Mila, je sou-
tiendrois qu'il fait un mensonge : moi ! je croirois aux calomnies
répandues contre mon ami ! Celui qui t'a donné le Manitou d'or croi-
roit-il le mal qu'on lui diroit de toi? »
Cette question fit monter les larmes dans les yeux d'Outougamiz;
Mila pleurant à son tour : (( Ah ! c'est un bon guerrier que le guerrier
blanc! ils le tueront, j'en suis sûre. »
« Ils le tueront! reprit Outougamiz : qui t'a dit cela? »
« Je le devine, répondit l'Indienne : si tu ne sauves René une troi-
sième fois, ils le mettront dans le bocage de la mort. »
« Non, non! s'écria Outougamiz, ou j'y dormirai près de lui. Que
ne suis-je déjà au lieu de mon repos ! Tout est si agité à la surface de
la terre 1 tout est si calme, une longueur de flèche au-dessous ! Mais
Mila, la patrie ! »
« La patrie ! repartit Mila ; et que me fait à moi la patrie si elle
est injuste! J'aime mieux un seul cheveu d'Outougamiz innocent que
toutes les têtes grises des sachems pervertis. Qu'ai-je besoin d'une
cabane aux Natchez? J'en puis bâtir une dans un lieu où il n'y aura
personne : j'emmènerai mon mari, et son ami avec moi, malgré vous
tous, méchants. Voilà comme j'aurois parlé au jongleur. Il auroit fait
des tours, tracé des cercles, bondi trois fois comme un orignal : j'au-
rois ri à sa face, joué, tourné, sauté comme lui et mieux que lui. Il y
a là un génie (et elle appuyoit la main sur son cœur) qui n'obéit point
aux noirs enchantements. »
« Comme tu me consoles ! comme tu parles bien ! s'écrie l'excellent
sauvage ; tu me voudrois donc suivre dans le désert? »
Mila le regarda, et lui dit : a C'est comme si le ruisseau disoit à la
fleur qu'il a détachée de son rivage et qu'il entraîne dans son cours :
Fleur, veux-tu suivre mon onde? La fleur répondroit : Non, je ne le
veux pas; et cependant les flots la pousseroient doucement devant
eux. »
LES NATCHEZ. 411
L'aimable Indienne avoit préparé le repas du soir; après avoir
mouillé ses lèvres dans la coupe, elle retourna à ce lit nuptial non
chanté qui ne tiroit sa pompe que de sa simplicité et de la grâce des
deux époux. Les jeunes bras de Mila bercèrent et calmèrent les cha-
grins d'Outougamiz, comme ces légères bandes de soie qui pressent et
soulagent à la fois la blessure d'un guerrier.
Heures fugitives dérobées par l'amour à la douleur, que vous deviez
promptement disparoître! Déjà le conseil des sachems avoit reçu les
premiers colliers de ses messagers secrets : toutes les nuits Ondouré
rassembloit quelques-uns des chefs dans les cavernes. Le gouverneur
de la Louisiane, moins facile à tromper que le commandant du fort
Rosalie, ne s'endormoit point au milieu des périls : il regrettoit d'avoir
rendu la liberté au frère d'Amélie, et s'il ne fit pas arrêter Céluta, c'est
qu'il se laissa fléchir aux larmes d'Adélaïde.
Lorsque Céluta apprit le départ de René, on essaya inutilement de
la retenir à la Nouvelle-Orléans. En vain Adélaïde, Harlay, le général
d'x\rtaguette (le capitaine avec le grenadier étoient retournés aux
Natchez) lui représentèrent que ses forces ne suffiroient pas aux fati-
gues d'un si long voyage: elle conjura sa sœur et ses frères de la chair
blanche, comme elle les appeloit, de la laisser reprendre le chemin de
son pays; il fallut céder à ses ardentes prières, que traduisoit la vieille
mère de Jacques. Céluta embrassa avec émotion cette pauvre et véné-
rable matrone, son hôtesse dans la nuit funeste. « Mon frère et ma
sœur, dit-elle à Harlay et à Adélaïde, souvenez-vous de Céluta quand
vous serez au pays des blancs. J'espère vous retrouver quelque jour
dans la contrée des âmes, si l'on permet l'entrée de la belle forêt que
vous habiterez à do misérables Indiennes comme moi. »
La fille du gouverneur conduisit son amie jusqu'aux pirogiies d'un
grand parti de Pannis qui se préparoient à remonter le fleuve : là se
renouvelèrent de tendres adieux. Céluta s'embarqua sur la flotte pan-
nisienne. « Adieu, disoit-elle à Adélaïde, qui pleuroit assise au rivage;
que les bons génies vous rendent vos bienfaits ! Je ne vous reverrai
plus sur la terre, où vous resterez longtemps après moi ; mais je
tâcherai de faire le moins de mal que je pourrai dans mon rapide
passage, afin de me rendre digne de votre souvenir. » Les pirogues
s'éloignèrent.
Lorsque Céluta sortit de la ville des François, son front étoit cou-
vert de la pâleur des chagrins et d'une maladie cessant à peine. Sa
fille, qui montroit déjà dans son regard quelque chose de la beauté et
de la tristesse d'Amélie, sa fille, dont le jour natal n'avoit point encore
été éclairé deux fois par le soleil , sembloit elle-même au moment
/il 2 LES NATCIIKZ.
d'expirer. Céluta la tenoit suspendue à ses épaules dans des peaux
blanches d'hermine : U^l un cygne qui transporte ses petits, les place
entre son cou llcxible et ses ailes un peu soulevées; les charmants
passagers se jouent à demi cachés dans le duvet de leur mère.
L'âme entière de Céluta étoit partagée entre son enfant et son époux :
que de maux déjà passés ! quels ctoient ceux qui dévoient naître
encore? Les pirogues avoient à peine remonté le Meschacebé pendant
quelques heures, que les Pannis, par un de ces caprices si fréquents
chez les sauvages, s'arrêtèrent sur la rive orientale du fleuve. Céluta
descendit à terre avec ses conducteurs; mais ceux-ci, par un autre
caprice, se dispersèrent bientôt, les uns commençant une chasse, les
autres se rembarquant sans bruit. Céluta s'étoit assoupie k l'écart,
derrière un rocher qui lui cachoitle Hcuve : la nuit étoit venue. Quand
l'épouse de René se réveilla, elle étoit abandonnée.
L'insouciance indienne l'avoit délaissée, le courage indien la sou-
tint : elle étoit accoutumée à la solitude. Les ténèbres empêchoient les
Pannis de voir la sœur d'Outougamiz, et le vent ne leur permettoit
pas d'entendre ses cris ; résignée, elle attendit le jour.
Lorsque l'aurore parut, Céluta sortit de l'abri du rocher; regardant
les différents points du ciel, elle se dit : « Mon mari est de ce côté-là.»
Et ses pas se dirigèrent vers le septentrion. Elle n'eut pas même la
pensée de retourner à la Nouvelle-Orléans; elle se trouvoit plus en
sûreté dans les bois que parmi les hommes. Pour sa nourriture elle
comptoit sur les fruits sauvages, et son sein suffiroit au besoin de sa
fille.
Tout le jour elle marcha, cueillant çà et là quelques baies dans les
buissons.
A l'heure oii la hulotte bleue commence à voltiger dans les forêts
américaines, Céluta atteignit le sommet d'une colline; elle se déter-
mina à passer la nuit au pied d'un tamarin, dans le tronc caverneux
duquel les Indiens allumoient quelquefois le feu du voyageur. Au midi
on découvroit la ville des blancs, au couchant le Meschacebé, au nord
de hautes falaises où s'élevoit une croix.
Prenant dans ses bras la fille de l'homme des passions, Céluta lui
présenta son sein, que l'enfant débile serroit à peine dans ses lèvres :
un jardinier arrose une plante qui languit, mais elle continue de
dépérir, car la terre ne l'a point reçue favorablement à sa naissance.
Dans son effroi maternel, Céluta n'osoit regarderie tendre nourrisson,
de peur d'apercevoir les progrès du mal ; ses yeux, chargés de pleurs,
erroient vaguement sur les objets d'alentour. Telles furent vos dou-
leurs dans la solitude de Bersabée, malheureuse Agar, lorsque, détour-
LES NATCHEZ. /|13
nant la vue d'Ismael, vous dites : « Je ne verrai point mourir mon
enfant. » La nuit fut triste et froide.
Au lever du jour, après avoir fait un repas de pommes de mai et de
racines de canneberge, la voyageuse, chargée de son trésor, reprit sa
route. La monotonie du désert n'étoit interrompue que par la vue
encore plus monotone de la croix. Cette croix étoit celle oii René avoit
accompli un pèlerinage en descendant à la Nouvelle-Orléans ; Dieu seul
savoit ce qu'avoit demandé en secret le fervent pèlerin. Une pierre
encore tachée du sang de l'homme assassiné gisoit près de Tarière
expiatoire ; un torrent s'écouloit à quelque distance.
La sœur d'Outougamiz s'assit sur la pierre du meurtre : elle prit
involontairement dans sa main la branche de chêne que René avoit
déposée en ex-voto au pied du calvaire ; les regards de l'Indienne se
fixoient sur le rameau desséché qu'elle balançoit lentement, comme si
elle eût trouvé une ressemblance de destinée entre elle et la branche
flétrie. Céluta revoit au bruit aride du vent dans le bois de la croix et
dans la cime de quelques chardons qui perçoient les roches. Plusieurs
fois elle crut entendre des voix, comme si les anges de la Croix et de
la Mort eussent conversé invisiblement dans ce lieu.
L'épouse de René se hâta de quitter un monument de douleur,
qu'elle supposoit gardé par les esprits redoutables des Européens. Le
large vallon qui terminoit le plateau des bruyères la conduisit au bord
d'un courant d'eau. Dans le fond de ce vallon s'élevoient de petits
tertres couverts de tulipiers, de liquidambars, de cyprès, de magno-
lias, et autour desquels se replioit l'onde qui portoit son tribut au
Meschacebé. Du sein de la terre échauffée sortoit le parfum de l'angé-
lique et de différentes herbes odorantes.
Attirée et presque rassurée par le charme de cette solitude, Céluta
s'assied sur la mousse et prépare le banquet maternel. Elle couche
Amélie sur ses genoux et déroule l'une après l'autre les peaux d'her-
mine dont l'enfant étoit enveloppé. Quelques larmes, tombées des
yeux de la mère, ranimèrent la fille souffrante, comme si cet enfant
ne devoit tenir la vie que de la douleur.
Quand Céluta eut prodigué à sa fille ses caresses et ses soins, elle
chercha pour elle-même un peu de nourriture.
Les lieux où elle se trouvoit avoient naguère été habités par une
tribu indienne. On voyoit encore dans un champ anciennement mois-
sonné quelques rejets de maïs, et l'épi de ce blé-sauvageon étoit rem-
pli d'une crème onctueuse : il servit au repas de Céluta.
Vers le baisser du soleil, la sœur d'Outougamiz se retira à l'entrée
d'une grotte tapissée de jasmin des Florides et environnée de buissons
U\h LES NATCHEZ.
d'azaléas. Dans cette grotte se vinrent réfugier une foule de nonpa-
reillcs, de cardinaux, d'oiseaux moqueurs, de perruches, de colilnis
qui brilloient comme des pierreries au feu du couchant.
La nuit se leva revêtue de cette beauté qu'elle n'a que dans les soli-
tudes américaines. Le ciel étoile étoit parsemé de nuages blancs sem-
blables à de légers flocons d'écume ou à des troupeaux errants dans une
plaine azurée. Toutes les bêtes de la création, les biches, les caribous,
les bisons, les chevreuils, les orignaux, sortoient de leur retraite pour
paître les savanes. Dans le lointain on entendoit les chants extraordi-
naires des raines , dont les unes imitant le mugissement du bœuf
laboureur, les autres le tintement d'une cloche champêtre, rappoloient
les scènes rustiques de l'Europe civilisée , au milieu des ta!)leaux
agrestes de l'Amérique sauvage.
Les zéphyrs embaumés par les magnolias, les oiseaux cachés sous
le feuillage, murmuroient d'harmonieuses plaintes, que Céluta prenoit
pour la voix des enfants à naître ; elle croyoît voir les petits génies
des ombres , et ceux qui président au silence des bois , descendre du
firmament sur les rayons de la lune; légers fantômes qui s'égaroient
à travers les arbres et le long des ruisseaux. Alors elle adressoit la
parole à sa fille couchée sur ses genoux; elle lui disoit : a Si j'avois le
malheur de te perdre à présent, que deviendrois-je? Ah! si ton père
m'aimoit encore, je t'aurois bientôt retrouvée! Je découvrirois mon
sein; j'épierois ton âme errante avec les brises de l'aube, sur la tige
humectée des fleurs, et mes lèvres te recueilleroient dans la rosée.
Mais ton père s'éloigne de moi , et les âmes des enfants ne rentrent
jamais dans le sein des mères qui ne sont point aimées. »
L'Indienne v^rsoit, en prononçant ces mots, des larmes religieuses,
semblable à un délicieux ananas qui a perdu sa couronne , et dont le
cœur exposé aux pluies se fond et s'écoule en eau.
Des pélicans, qui voloient au haut des airs, et dont le plumage
couleur de rose réfléchissoit les premiers feux de l'aurore , avertirent
Céluta qu'il étoit temps de reprendre sa course. Elle dépouilla d'abord
son enfant pour le baigner dans une fontaine où se désaltéroient , en
allongeant la tête, des écureuils noirs accrochés à l'extrémité d'une
liane flottante. La blanche et souffreteuse Amélie, couchée sur l'herbe,
ressembloit à un narcisse abattu par l'orage, ou à un oiseau tombé de
son nid avant d'avoir des ailes. Céluta enveloppa dans des mousses de
cyprès plus fines que la soie sa fille purifiée ; elle n'oublia point de la
parer avec des graines de différentes couleurs et des fleurs de divers
parfums; enfin, elle la renferma dans les peaux d'hermine, et la sus-
pendit de nouveau à ses épaules par une tresse de chèvrefeuille : la
LES NATCHEZ. 415
pèlerine qui s'avance pieds nus dans les montagnes de Jérusalem
porte ainsi les présents sacrés qu'elle doit offrir au saint tombeau.
La fille de Tabamica traversa sur un pont de liane la rivière qui
lui fermoit le chemin. Elle avoit à peine marché une heure, qu'elle se
trouva engagée au milieu d'un terrain coupé de flaques d'eau rem-
plies de crocodiles. Tandis qu'elle hésite sur le parti qu'elle doit
prendre, elle entend haleter derrière elle ; elle tourne la tête, et voit
briller les yeux vitrés et sanglants d'un énorme reptile. Elle fuit,
mais elle heurte du pied un autre monstre et tombe sur les écailles
sonores. Le dragon rugit, Céluta se relève et ne sent plus le poids
léger que portoient ses épaules. Elle jette un cri ; prête à être dévorée,
elle n'est attentive qu'à ce qu'elle a perdu. Tout à coup les deux
monstres, dont elle sentoit déjà la brûlante haleine sur ses pieds, se
détournent; ils se hâtent vers une autre proie. Que les regards d'une
mère sont perçants! ils découvrent parmi de hautes herbes l'objet qui
attire les affreux animaux! Céluta s'élance, saisit son enfant, et ses
pas, que n'auroit point alors devancés le vol de l'hirondelle, la por-
tent au sommet d'un promontoire d'oii l'œil suit au loin les détours
du Meschacebé.
Victoire d'une femme, qui dira ton orgueil et tes joies? L'astre des
nuits, qui vient de dissiper dans le ciel les nuages d'une tempête,
paroît moins beau que la pâle Céluta , triomphante au désert. Amélie
avoit ignoré le péril ; elle ne s'étoit pas même réveillée dans son lit de
mousse ; sa parure conservoit la fraîcheur et la symétrie. Chargée du
berceau oi!i l'innocence dormoit sous des fleurs, Céluta avoit accompli
sa fuite, comme l'élégante Canéphore achevoit sa course, sans déranger
dans sa corbeille les guirlandes et les couronnes. Mais la frayeur, qui
n'avoit pu troubler l'enfant, avoit exercé son pouvoir sur la mère; le
sein de Céluta s'étoit tari : ainsi, quand la terre est ébranlée par les
secousses de l'Etna , disparoît une fontaine dans les champs de la
Sicile, et l'agneau demande en vain l'eau salutaire à la source
épuisée.
Que Céluta manquât de nourriture pour son enfant; que son sein
fût stérile, quand son cœur surabondoit de tendresse, voilà ce que
l'Indienne ne pouvoit comprendre. Elle accusoit sa foiblesse, elle se
reprochoit jusqu'à ses douleurs, jusqu'à l'excès de sa frayeur "mater-
nelle. Elle cherchoit une cause à ce châtiment du Grand-Esprit : elle
se demandoit si elle avoit cessé d'être fidèle à son époux , si elle avoit
aimé assez sa fille, si elle avoit élé injuste envers ses amis, si elle
avoit souhaité du mal à ses ennemis , si sa cabane , sa famille , sa
tribu, son pays, les Manitous, les génies, n'avoient pomt eu a se
/jlf) LES NATCllEZ.
plaindre d'oWc. Les yeux levés vers le séjour du père nourricier des
hommes , elle montroit au ciel son sein desséché, réclamant sa fécon-
dité première, se plaignant d'une rigueur non méritée.
Tout à coup Amélie, déposée sur l'herbe, pousse un gémissement:
elle sollicite le festin accoutumé; ses mains suppliantes se tournent
vers sa mère. Le désespoir s'empare de la sœur d'Outougamiz; elle
prend son enfant dans ses bras , le presse sur son sein avec des san-
glots : que ne pouvoit-elle l'abreuver de ses larmes ! du moins cette
source étoit inépuisable.
Une inspiration funeste fait battre le cœur de la femme délaissée :
Céluta se dit que le lait maternel n'étoit que le sang de son époux ,
que c'étoit René qui retiroit à lui cette source de vie; mais ne pouvoit-
elle pas elle-même s'ouvrir une veine et remplacer par son propre
sang le sang qui se refusoit aux lèvres de sa fille?
Peut-être auroit-elle pris quelque résolution extrême si ses regards
n'avoient aperçu des fumées qui montoient des deux côtés du Mescha-
cebé et qui annonçoient l'habitation de l'homme. Cette vue rendit des
forces à Céluta : l'Indienne n'étoit pas d'ailleurs tout à fait déterminée
à mourir, car son époux vivoit et vivoit infortuné. Elle descendit
donc du promontoire portant le cher et funeste gage Je son amour;
mais le fleuve étoit plus éloigné qu'il ne lui avoit paru, et lorsqu'elle
arriva sur ses bords la nuit enveloppoit le ciel.
La fumée des cabanes s'étoit perdue dans les ombres; la liine, en
se levant, versa sur les flots du Meschacebé moins de lumière que de
mélancolie et de silence. Céluta cherchoit des yeux quelque nacelle.
Ses regards suivoient dans leur succession rapide les lames passa-
gères qui tour à tour élevoient leur sommet brillant vers l'astre de la
nuit. Elle aperçut un objet flottant.
Bientôt elle vit sortir du fleuve, à quelques pas d'elle, un jeune
nègre presque entièrement nu ; une pagne lui ceignoit les reins à la
mode de son pays, et sa tête étoit ornée d'une couronne de plumes
rouges. Il chantoit à demi-voix quelque chose de doux dans sa langue ;
il étendoit les bras vers les eaux, et sembloit adresser à un objet invi-
sible des paroles passionnées. Céluta reconnut Imley, qui la reconnut
à son tour ; il s'approcha d'elle en s'écriant : « Céluta ! ô redoutable
Niang ' 1 Céluta ici 1 »
Céluta répondit : « Je viens de la ville des Pleurs; la biche des Nat-
chez va perdre son faon que voilà, car son sein est tari. »
Alors Imley : « La biche des Natchez ne perdra point son faon ;
1. Dieu du mal : l'Arimane des nègres.
LES NATCIIEZ. hil
nous trouverons une mère pour le nourrir. Céluta est belle comme une
Fétiche bienfaisante. »
« Comment Imley est-il dans ce lieu? » dit Céluta.
« Mon ancien maître , répondit Imley, après m'avoir battu parce
que j'aimois ma liberté, m'a vendu à l'habitant des cases voisines.
Venez avec moi, je vous donnerai du maïs et une femme noire de mes
bois pour allaiter l'enfant rouge de vos forêts; les blancs ne sauront
rien de tout cela, n
Céluta se mit à suivre son guide.
« Et tu es toujours infortunée, pauvre Céluta! disoit en marchant
l'Africain. Et moi aussi je suis bien malheureux le jour, mais la
nuit!... » Imley posa un doigt sur sa bouche en signe de mystère.
« Et la nuit tu es moins à plaindre, dit Céluta; moi je pleure tou-
jours.
(( Céluta, reprit Imley, si tu savois ! elle est belle comme le pal-
mier des sables ! Quand elle dit au sourire de venir visiter ses lèvres,
ses dents ressemblent aux perles de la rosée dans les feuilles rouges du
bétel. »
L'enfant de Cham arrêtant tout à coup Céluta et lui montrant le
fleuve : « Vois-tu la cime argentée de ces copalmes, là-bas sur les
eaux? Vois-tu tout auprès les ombres de ces hêtres pourpres, presque
aussi belles que celles du front de ma maîtresse? Vois-tu les deux
colonnes de ces papayas entre lesquelles apparoît la face de la lune,
comme la tête de mon Izéphar entre ses deux bras levés pour me
caresser? Eh bien, ce sont les arbres d'une île. Ile de l'Amour, île
d'Izéphar, les ondes ne cesseront de baigner tes rivages, les oiseaux
d'enchanter tes bois et les brises d'y soupirer la volupté! C'est là,
Céluta!... Elle habite sur l'autre bord du Meschacebé; moi j'ai ma
case sur cette rive; chaque nuit elle traverse à la nage le bras du
fleuve pour se rendre dans l'île : son Imley s'y trouve toujours le pre-
mier. Je reçois Izéphar au moment où elle sort de l'onde ; je la cache
dans mon sein; je lui sers d'abri et de vêtement; nos baisers sont
plus lents que ceux des brises qui caressent les fleurs de l'aloès au
déclin du jour; deux beaux serpents noirs s'entrelacent moins étroi-
tement : nous sommeillons au bord du fleuve en disputant de paresse
avec ses ondes.
« Souvent aussi nous parlons de la patrie : nous chantons Niang,
Zanhar ' et les amours des lions. Je reprends toutes les nuits la
parure que tu me vois, et que je portois quand j'étois libre sous les
1. Dieu du bien.
m. 27
ils LKS NATCUl':/..
bananiers de Madinga. J'agite la force de ma main dans les airs; il me
semble qne je lance encore la zagaye contre le tigre, ou que j'enfonce
dans la gueule de la pantlière mon bras entouré d'une écorce. Ces sou-
venirs remplissent mes yeux de larmes plus douces que celles du ben-
join ou que la fumée de la pipe cbargée d'encens. Alors je crois boire
avec Izéphar le lait du coco sous l'arcade de figuiers; je m'imagine
errer avec ma gazelle à travers les forêts de girofliers, d'acajous et de
sandals. Que. tu es belle, ô mon Izépbar! tu rends délicieux tout ce
qui louche à tes charmes. Je voudrois dévorer les feuilles de ton lit,
car ta couche est divine, ô fille de la Nuit! divine comme le nid des
hirondelles africaines, comme ce nid qu'on sert à la table de nos rois
et que composent avec des débris de fleurs les aromates les plus pré-
cieux. » • ,
Ainsi disoit Imley ; il baisoit l'air en feu autour de lui et chargeoit
l'élher brûlant d'aller trouver les lèvres de la femme aimée, par la
roule impatiente des désirs.
La petite Amélie vint alors à jeter un cri. Imley imposa ses deux
mains sur la tête de la mère, et dit : « Vous êtes la femme des tribu-
lations. »
A quoi Céluta répondit : « Je prie le Grand-Esprit qu'Izéphar ait des
entrailles plus heureuses que les miennes. » :
Enfant des peuples de Caïn, vous répliquâtes avec une grande viva-
cité : « J'aime Izéphar comme une perle, mais son sein ne portera
jamais un esclave : l'éléphant m'a enseigné sa sagesse. »
En conversant de la sorte, l'épouse de René et son guide étoient
arrivés aux cases des nègres de l'habitation. Les toits écrasés de ces
cases se montroient entre de hauts tournesols. Imley et Céluta traver-
sèrent des carrés d'ignames et de patates, que Tesclave africain cultive
dans ses courts moments de loisir, pour sa subsistance et pour celle
de sa famille. Un calme profond régnoit dans ces lieux : sur cette terre
étrangère, dans la couche de la servitude, le sommeil berçoit ces
exilés des illusions de la liberté et de la patrie. Imley dit à voix basse
à Céluta : « Ils dorment, mes frères noirs! les insensés! ils prennent
des forces, afin de travailler pour un maître. Moi... »
L'Américaine et l'Africain entrèrent dans une case dont Imley
poussa doucement la porte. Il se dépouilla de sa pagne, qu'il cacha
sous des chaumes : « Car, disoit-il, nos maîtres prétendent que l'habit
de mon pays est une Fétiche qui leur portera malheur. » Il reprit
l'habit de l'esclave, et réveilla une femme. Cette femme descend de son
hamac de coton bleu, souffle des charbons assoupis, en jetant dans le
foyer des cannes de sucre desséchées ; une grande flamme éclaire subi-
LES NAÏCHEZ. Z|19
tement l'intérieur de la case. Géluta reconnoît la négresse Glazirnel
Glazime demeure immobile d'étonnement. Les deux femmes se pren-
nent à pleurer.
« Bonne mère des pays lointains, dit Céluta, votre petite fille
indienne est prête à mourir; mon sein s'est fermé: j'espère que le
vôtre est resté ouvert à votre fils. »
Glazirne répondit : « Je croyois ne plus vous revoir. Mon maître,
aux Natchez, m'a vendue avec Imley, parce que j'avois eu trop de
pitié de vous chez le bon blanc d'Artaguette. Mon maître n'aimoit
point la pitié : voilà ma joie dans son berceau. »
Glazirne découvrit un berceau caché sous une natte, prit son nour-
risson, le mit h l'une de ses mamelles, suspendit à l'autre l'enfant de
Céluta et s'assit à terre.
Quand l'épouse de René vit cette pauvre esclave presser sur son sein
les deux petites créatures si étrangères par leur pays, si différentes
par leur race, si ressemblantes par leur misère; quand elle la vit les
nourrir en leur prodiguant ces petits chants, ce langage maternel, le
même en tous climats, elle adressa au ciel la prière de la reconnois-
sance. Elle regnrdoit les deux enfants; comparant la foiblesse de sa
fille à la force du fils de Glazirne, elle dit avec un mélange de joie, de
douleur et d'une tendre jalousie : « Femme noire, que ton fils est
grand et fort! Il est pourtant de l'âge de ma fille ! »
« Femme rouge, dit Glazirne en se levant, j'ai commencé par ta
fille; prends maintenant pour toi ces ignames, et bois ce suc d'une
plante de mon pays, qui te rendra la fécondité. Mais hâte-toi det'éloi-
gner, le jour va naître; mon nouveau maître hait les femmes indiennes;
ne reviens plus aux cases. Cache-toi dans la forêt; Imley te conduira
à un lieu secret connu de nous autres esclaves. Au milieu du jour je
t'irai porter la pâture, et au milieu de la nuit pleurer avec toi. Mon
cœur n'est point fait de l'acier des blancs ; je ne suis point née sans
père ni sans mère, quoique ma mère m'ait vendue pour un collier. »
Glazirne remplit une coupe de bois de citronnier d'une liqueur
particulière, et la présenta à la voyageuse, comme la Madianite offroit
un vase d'eau à l'étranger, au bord du puits du Chameau. Céluta vida
la coupe, et sortit avec Imley, qui la conduisit au lieu désigné.
A l'heure où les cigales, vaincues par l'ardeur du soleil, cessent
leurs chants, Céluta entendit un cri : c'étoit celui que les nègres pous-
sent dans le désert pour écarter les serpents et les tigres. Elle décou-
vrit Glazirne, qui rcg;irdoits'il n'y avoit point de blancs alentour.
La négresse, se glissant dans le bois, déposa quelque chose au pied
d'un arbre, et se retira. Céluta, s'avançant à son tour, enleva la cale-
Z,20 LES N AT CHEZ.
basse déposée. Il y a\oit du lait pour la lille, drs fruits et des gâteaux
pour la uière : ce conunerce clandestin de rinl'oilune et de la misère
se faisoit à la porte du riche et de l'heureux.
Les omhres revinrent sur la terre. Céluta ouït vers le milieu de îa
nuit un bruissement léger; elle étendit la main dans les ténèbres, et
rencontra bientôt celle de Glazirne : le bonheur repousse le bonheur,
mais les larmes appellent les larmes; elles viennent se mêler dans les
cœurs des infortunés, comme ces eaux sympathiques qui se cherchent
à travers les feuilles d'un livre mystérieux et qui y font paroître, en se
confondant, des caractères disposés d'avance par l'amour.
La négresse apportoit avec elle son fils : elle mit l'hostie pacifique
entre les bras de l'Indienne, qui sentit ce complimenta la façon cln la
nature. Les deux femmes s'assirent ensuite sous un térébinlhe dans
une clairière; elles parlèrent de leur frère d'Artaguette, que l'une
avoit sauvé, que l'autre avoit ramené blessé au camp des François.
Glazirne prononça des paroles magiques de son pays sur la fille de
Céluta, sur ce vaisseau à peine ébauché que la flamme avoit à demi
dévoré dans le chantier de la vie. Puis la négresse ouvrit le haut de
sa tunique d'esclave, dans laquelle elle tenoit cachée une colombe :
elle rendit la liberté à l'oiseau blanc, qui, plein de frayeur, allongeoit
le cou hors du sein de l'Africaine. Cet emblème d'une âme pure qui
s'envole vers les cieux, échappée des prisons de la vie, rappeloit en
même temps l'idée de la liberté que Glazirne avoit perdue.
« Est-ce que tu crois que ma fille va mourir, dit Céluta, puisque la
colombe s'est envolée? »
c( Non, dit Glazirne; la colombe a porté au redoutable Niang les
paroles que j'ai murmurées tout bas, pour guérir ta fille. »
u Fais à la mode de ton pays, repartit l'Indienne : je m'y accoutu-
merai mieux qu'à la mode du pays des blancs. » . f :
Glazirne déroula une feuille de roseau dans laquelle elle avoit enve-
loppé un coquillage de l'océan africain ; elle adressa à cette Fétiche
des reproches et des prières. Céluta porte à ses lèvres ce Manitou du
malheur. Religion des infortunés, vous êtes partout la même! les
chagrins ont une source commune : cette source est le cœur de
l'homme.
Ces femmes sauvages, si remplies des merveilles de Dieu, voulurent
endormir leurs enfants : elles les placèrent sur des peaux moelleuses,
l'un auprès de l'autre, dans les festons d'une liane fleurie qui descen-
doit des branches d'un vieux liquidambar : le fils de Glazirne tout nu
et obscur comme l'ébène, la fille de Céluta parée d'un collier et écla-
tante comme l'ivoire; ensuite elles agitèrent doucement le berceau
LES N AT CHEZ. ^21
suspendu. Céluta chantoit, et la nature lui inspiroit à la fois l'air et
les paroles de son hymne au Sommeil.
a Enfants, plus heureux que vos mères, que votre sommeil soit éga-
lement paisible et sans songes ! N'êtes-vous point sur cette bran-che do
ileurs les deux génies de la nuit et de la lumière? vous êtes blanc et
n.oir comme ces jumeaux célestes.
« L'un porte la chevelure dorée du matin; l'autre couvre son front
du léger crêpe du soir. Charmantes nonpareilles , reposez ensemble
dans ce nid : soyez plus heureux que vos mères. »
Les accents de la voix de Céluta étoient pleins de mélodie! ils sor-
toient de son âme, et son âme étoit comme une lyre sous la main des
anges. Sollicité au repos par le ralentissement graduel du mouvement
de la branche, le couple innocent s'endormit : les mères confièrent à
la brise le soin de balancer encore leurs gracieux nourrissons.
Mais le maukavis commençoit à chanter le réveil de l'aurore : les
deux amies songèrent à se séparer. Avant de quitter ce lieu, elles amas-
sèrent quelques pierres pour en faire une marque au siècle futur, et
les appelèrent, chacune dans sa langue, l'autel des Femmes Affli-
gées.
L'Africaine promit de revenir. Cependant l'Indienne en vain espéra
de revoir sa compagne, sa compagne ne reparut plus. Une fois seule-
ment Céluta crut avoir entendu dans le lointain la voix de Glazirne :
il arrive que les vents de l'automne jettent le soir sur nos bords un
oiseau de l'autre hémisphère ; nous comptons retrouver au malin l'hôte
de la tempête, mais il est déjà remonté sur le tourbillon, et son cri,
du milieu des nuages, nous apporte son dernier adieu.
Après deux jours d'attente, Céluta se résolut à poursuivre sa route;
il lui tardoit de revoir ses amis. Elle part ; elle franchit des ruisseaux
sur des branches entrelacées, légers ponts que les sauvages jettent en
passant; elle traverse des marais en sautant d'une racine à une autre
racine ; elle se cache quelquefois auprès d'une habitation où des blancs
prennent leur repas dans le champ par eux labouré ; lorsqu'ils se sont
retirés, elle accourt avec une nuée de petits oiseaux qui guettoient
comme elle les miettes tombées de la table de l'homme. Après une
marche longue et pénible elle entre dans ses forêts natales et arrive
enfin aux Natchez.
Le premier Indien qu'elle aperçoit, c'est Ondouré. Le bourreau a
reconnu la victime ; il s'avance vers elle, et, d'une voix adoucie, il la
félicite de son retoiir. « Où est René? dit Céluta ; chef cruel, te devois-
je rencontrer le premier! «
u Ton mari, répondit Ondouré avec une modération de langage que
/j22 Li:S NATCIIKZ.
ses reg^nrds dt'montoiont, ton mnri csl allô par ordre des sacliom.'?
chanter le calumet de paix aux Illinois. »
Quand on s'est attendu à quelqu? malheur, tout ce qui n'est pas cv
malheur semble un bien. « Il vit! » s'écrie Ccluta, et elle se sent sou-
lagée.
Les sauvages environnent bientôt la nièce d'Adario; Mila et Oulou-
gamiz fendent la foule et se précipitent dans le sein de leur sœur.
« Je suis la femme de ton frère, s'écrie Mila sanglotant de joie,
mais je suis toujours ta petite fille, /)
a Tu es la femme de mon frère, dit Ccluta avec un mouvement
de plaisir dont elle ne se rendit pas compte; aime-le et partage ses
peines! »
« Oh! dit Mila, j'ai déjà plus pleuré pour lui dans quelques jours
que je n'ai pleuré pour moi dans toute ma vie. »
La voyageuse, conduite à sa cabane, la trouva dévastée, telle que
René l'avoit trouvée lui-même à son retour. Géluta jeta un regard
triste sur la vallée, sur la rivière, sur le sentier de la colline à demi
caché dans l'herbe, sur tous ces objets où son œil découvroit des
traces de la fuite du temps. La cabane fut promptement rétablie dans
son premier ordre par Outougamiz et par Mila ; ils y vinrent demeurer
avec leur sœur.
Cependant le couple ingénu n'osa raconter à Ccluta, déjà trop
éprouvée, ce qui s'étoit passé aux Natchez pendant son absence; il
n'osa lui dire les malheurs d'Adario, les calomnies dont René étoit la
victime, les vertueuses inquiétudes d'Outougimiz. La fille de Taba-
mica voyoit qu'on lui cachoit quelque chose; tout lui paroissoit
extraordinaire : l'éloignement de Chactas et de René, l'établissement
des François sur le champ des Indiens, l'affectation des Indiens qui
murmuroient des paroles de paix du même air qu'ils auroient entonné
l'hymne de guerre. Adario n'étoit point venu voir sa nièce, où étoit-il?
Céluta résolut d'aller trouver son oncle, de lui demander l'explication
de ces mystères et de s'éclaircir du sort de René.
Enveloppée d'un voile, elle sort de sa cabane, lorsque les étoiles,
déjà chassées de l'orient par le crépuscule, sembloient s'être réfu-
giées dans la partie occidentale du ciel. Elle glisse le long des prairies
comme ces vapeurs matinales qui suivent le cours des ruisseaux ; elle
arrive au grand village, cherche la cabane d'Adario, et ne trouve
qu'un amas de cendres. Un chasseur vient à passer : « Chasseur, lui
dit Céluta, où est maintenant la demeure d'Adario? » Le chasseur lui
montre un bois avec son arc, et continue sa route.
La sœur d'Outougamiz s'avance vers le bois; elle aperçoit à l'entrée
LES NATCHEZ. 423
la fille d'Adario, sentinelle vigilante qui observoit de loin les mouve-
ments de son père. Le sachem erroit lentement entre les arbres,
comme un de ces spectres de la nuit qui se retirent au lever du jour.
Sa tête chauve et ses membres dépouillés étoient humides de rosée;
sa hache, si terrible dans les combats, reposant sur une de ses épaules
nues près de son oreille, sembloit lui conseiller la vengeance.
Céluta ne se sentoit pas la hardiesse d'aborder le sachem; elle l'en-
tendit pousser de profonds soupirs. Le vieillard tourne tout à coup la
tête, et s'écrie d'une voix menaçante : « Qui suit mes pas? »
« C'est moi, » répond doucement Céluta.
« C'est toi, ma nièce! Ne me présente pas ton enfant : mes mains
sont dévorantes, »
« Je n'ai point apporté ma fille, » reprend l'épouse de René, qui
déjà embrasse les genoux du sachem : « Et ma cousine? » ajoute Céluta
d'une voix suppliante.
« Ta cousine! dit Adario; où est-elle? qu'elle vienne! elle n'a plus
rien à craindre de mes embrassements. »
La fille d'Adario, assise à l'écart sur une pierre, regardoit de loin
cette scène avec un mélange de terreur et d'envie. Elle accourt au
signe que lui fait Céluta : pour la première fois, depuis le retour du
fort Rosalie, elle se sent pressée sur le cœur paternel par la main qui
lui a ravi son fils. Adario, surmontant de la tête ces deux femmes, et
les serrant contre sa poitrine avec son bras armé de la hache, res-
sembloit à un bûcheron qui va couper deux arbustes chargés de
fleurs.
Le sachem, se dégageant des caresses de ces femmes : « 11 n'est pas
temps de pleurer comme un cerf; c'est du sang qu'il nous faut. »
Montrant d'une main la terre à Céluta, et de l'autre la voûte des
arbres : « Voilà, lui dit-il, le lit et le toit que les étrangers m'ont
laissés. ))
« Est-ce eux qui ont incendié ta cabane ? dit Céluta ; tes enfants t'en
pourront bàlir une autre. »
Les lèvres d'Adario tremblèrent, son regard parut égaré; il saisit sa
nièce par la main : « Mes enfants ! dis-tu ; mes enfants, ils sont libres!
Ils ne rebâtiront point ma hutte dans la terre de l'esclavage. »
Adario rejeta avec violence la main de Céluta. La fille du sachem
cachoit dans ses cheveux son visage baigné de larmes. Céluta s'aperçut
alors que sa cousine ne portoit point son fils : elle eut un affreux
soupçon de la vérité.
L'épouse de René crut devoir calmer ces douleurs, dont elle ne con-
noissoit pas encore la source, par quelques paroles d'amour. « Sachem,
Ii2', LES NATCHEZ.
dil.-olle, tu es un rempart pour les Natclicz, et j'espère que mon mnri
reviendra bientôt chargé de colliers pacifiques. »
(c N'appelle pas Ion inari, dit le vieillard, l'iniame que la colère
d'Atliaensic a vomi sur ces rivages. Si tu conserves encore quelque
attachement pour lui, ùlc-loi de devant mes yeux; que le roc qui me
sert de couche ne soit pas souillé de l'empreinte de tes pas. »
«Ah! s'écrie Gélula, voici le commencement des mystères dont
j'étois venue demander l'explication ! Eh bien , Adario, qu'a donc fait
René? Parle, je t'écoute. »
Adario s'appuie contre un chêne, et répète à Céluta la longue série
des calomnies inventées par Ondouré. A ce discours, qui auroit dû
foudroyer l'Indienne, vous l'eussiez vue prendre un air serein, une
contenance hardie : (( Je respire! dit-elle; cher et malheureux époux!
si je t'avois jamais soupçonné, maintenant tu serois pur à mes yeux
comme la rosée du ciel. Que le monde entier te déclare coupable, je
te proclame innocent; que l'univers te déteste, j'aurai le bonheur de
t'aimer sans rivale. Moi, t'abandonner, lorsque tu es calomnié, per-
sécuté ! »
Les grandes âmes s'entendent : Adario admira sa nièce. « Tu es de
mon sang, dit-il, et c'est pour cela que l'amour de la patrie triom-
phera dans ton cœur de l'amour d'un homme. Que peux-tu opposer à
ce que je t'ai raconté? »
« Ce que j'y oppose? répliqua vivement Céluta : le malheur de René.
Mon mari coupable! 11 ne l'est point : tu en as trop dit, Adario, pour
me convaincre. N'as-tu pas été jusqu'à me parler de Mila? C'est à moi
d'avoir affaire avec nion cœur, de dévorer mes peines, si j'en ai : mais
chercher à me faire croire à des trahisons envers les Natchez, par le
ressentiment d'une infidélité qui ne regarderoit que moi! Sachera, je
rougis pour ta vertu ! j'ignorois que ton grand cœur fût si sensible à
un chagrin de femme ! »
La fureur d'Adario s'allume ; il ne voit dans ce dévouement de
l'amour conjugal que la foiblesse d'un esprit fasciné par la passion.
Blessé des paroles de Céluta, il s'écrie : « Tremble, misérable servante
d'un blanc ; tremble qu'un indigne amour te fasse hésiter sur tes
devoirs; apprends que si ton sang étoit demandé par la patrie, cette
main qui a étouffé mon fils te sauroit bien retrouver. » Adario, s'arra-
chant du chêne contre lequel il est appuyé , va chercher la caverne
des ours pour y fuir la vue des hommes, aussi insensible au m.-l qu'il
a fait que le poignard qui ne sent pas les palpitations du cœur qu'il a
percé.
Le coup a pénétré jusqu'aux sources de la vie : la victime s'est
LES NATCHEZ. Z|25
débattue contre le trait au moment où ce trait l'a frappée, mais à la
blessure refroidie s'attache une douleur cuisante. Céluta ne croit point
au crime de René, mais il suffit qu'on accuse celui qu'elle aime pour
qu'elle soit navrée de douleur; elle ne croit pas à l'inconstance de son
époux; elle ne supposera jamais René capable d'avoir donné pour
femme sa maîtresse à son ami; mais que font la raison, l'élévation
des sentiments, la générosité du caractère, contre ces vagues soupçons
qui traversent le cœur? On s'en défend, on les repousse; vaine tenta-
tive! ils renaissent comme ces songes qui se reproduisent dans le
cours d'un pénible sommeil.
Céluta regagne à pas tremblants sa cabane; elle y trouve ses
aimables hôtes, u Mon frère, dit-elle en entrant, je sais tout : on trame
quelque complot. Sauvons ton ami ! »
« C'est parler, cela, dit Mila en avançant d'un air courageux son
joli visage. Ce n'est pas comme toi, Outougaraiz, qui es triste comme
un chevreuil blessé. Sauvons René ! c'est ce que je disois tantôt. »
Les deux sœurs et le frère s'assirent ensemble sur la même natte,
approchèrent leurs trois têtes , et se mirent à examiner comment ils
pourroient sauver René. Les conspirations des bons ne sont pas
comme celles des méchants : on nuit facilement, on répare avec
peine. Le fond du secret étoit ignoré de la femme, de l'ami et de
l'amie de René : ils ne pouvoient donc apporter de remède à un mal
dont la nature leur étoit inconnue. Mila ne savoit autre chose que de
tuer Ondouré : elle soutenoit par son caractère résolu le frère et la
sœur, dont les âmes, disoit-elle, étoient aussi pesantes que le vol d'un
aigle blanc. «Les sachems, ajoutoit Mila, ont plus de sagesse que
nous, mais ils n'aiment point. Opposons nos cœurs à leurs têtes, et
nous saurons bien comment agir quand le moment sera venu. »
Prêt à consommer ses forfaits, Ondouré sentoit ses passions s'exal-
ter. Céluta, de retour de son pèlerinage, parut toute divine aux yeux
du scélérat. Une femme en pleurs, une femme qui vient de faire dos
choses extraordinaires , a des attraits irrésistibles : plus l'âme s'élève
vers le ciel, plus le corps se couvre de grâce, et le criminel, pour son
supplice comme pour celui de sa victime, aime particulièrement la
beauté qui tient à la vertu. « Qi^ioi! cette femme, disoit Ondouré, si
dévouée à mon rival, ne m'accorderoit pas môme un sourire! Céluta ,
tu seras à moi! j'assouvirai sur toi mes désirs, fusses-tu dans les bras
de la mort. »
Au milieu de son triomphe, Ondouré éprouvoit pourtant une vive
inquiétude : la jalousie de la femme-chef, endormie pendant les trou-
bles aux Natchez et pendant l'absence de Céluta, jetoit maintenant de
/,26 LES NATCIIEZ.
nouvelles flammes; elle menacnit le Inlenr du soleil rriin ('clnt qui
iVùl perdu. Une scène inattendue fut au moment de produire la
calastroplic qu'il redoutoit.
La fête de la pêche avoit été proclamée fête sacrée, h laquelle per-
sonne ne se pouvoit dispenser d'assister, Céluta s'y rendit avec Mila
et son frère : le grand-prêtre ordonna la danse générale des femmes.
La sœur d'Outougamiz fut obligée de figurer dans ce chœur religieux :
émue par ses souvenirs, se laissant aller à une imagination attendrie,
elle commence à faire parler ses pas, car la danse a aussi son lan-
gage; tantôt elle lève les bras vers le ciel, comme le rameau d'un sup-
pliant : tantôt elle incline sa tête comme une rose affaissée sur sa tige.
L'air de langueur-et de tristesse de Céluta ajoutoit un charme à ses
grâces.
Ondouré dévoroit des yeux la touchante sauvage; Akansie, qui ne
le perdoit pas de vue, se sentoit prête à rugir comme une lionne. Daas
l'illusion de sa passion, elle crut pouvoir lutter avec sa rivale, et des-
cendit dans l'arène. Les mouvements de la femme jalouse étoient
durs; ses mains s'agitoient par convulsions; ses pas se marquoient
par intervalles courts et précipités; le crime avoit l'air de peser sur le
ressort qui la faisoit tressaillir. Honteux pour elle, le tuteur du soleil
détourna la vue : la femme-chef s'en aperçut, et n'ayant le courage ni
de cesser ni de continuer la danse, elle se mit à tourner sur elle-
même avec des espèces de hurlements.
Alors Mila, qui voulut tenir compagnie à sa sœur et se rire d' Akan-
sie, vint voltiger sur le gazon. Ses pieds et ses bras se déploient par
des mouvements brillants et onduleux; elle se balance comme un
jeune peuplier caressé des brises : le sourire de l'amour est sur ses
lèvres, l'ivresse du plaisir dans ses yeux; c'est un faon qui bondit,
un oiseau qui vole; elle se joue, flotte, nage dans l'air comme un
papillon.
Le contraste qu'ofTroient les trois femmes étonnoit les Natchez et
les François présents à la fête : c'étoient la douleur, la jalousie et le
plaisir qui mêloient leurs pas. Un hymne ordinairement chanté à cette
cérémonie étoit répété en dialogue par les danseuses; Céluta disoit :
(( Retire-toi, vagabonde du désert: le bruit de tes pleurs est pour
moi plus détestable que celui de l'ondée qui perd la moisson : je hais
les infortunés. Ma cabane se plaît dans la solitude : jamais un tom-
beau ne m'a détournée de mon chemin ; je le foule aux pieds, et je
passe sur son gazon. »
La femme-chef répondoit :
« Je suis étrangère, je suis le serpent noir qui ne fait point de mal.
LES NATCHEZ. h27
Mon époux est loin, mon enfant va mourir : matrone de la cabane
solitaire, sois bonne, donne à manger à ma faim ; les génies t'en
récompenseront: celui que tu aimes ne sera jamais loin, ni ton enfant
prêt à mourir. »
Mila répliquoit :
« Viens dans ma cabane, viens, pauvre étrangère : malheur à qui
repousse l'infortuné! Viens, n'implore plus cette matrone. C'est une
femme de sang : ses mains sont homicides, les lèvres de son enfant
ne caressoient point son sein; elles la faisoient souffrir. Lorsque son
enfant lui disoit : « Ma mère! » elle n'avoit jamais besoin de sourire.
Viens dans ma cabane, pauvre étrangère: malheur à qui poursuit
l'innocent! »
Il étoit temps que cette danse cessât : Céluta et Akansie étoient
prêtes à s'évanouir. Le hasard, en mettant dans leur bouche le chant
opposé à leur position et à leur caractère, les accabloit. Q^ielle leçon
pour la femme-chef! le persécuteur avoit pris un moment la place
du persécuté, afin que le premier eût une idée de sa propre injustice.
Lorsqu'à la fin du chant les trois femmes vinrent à mêler leurs voix,
il sortit de ces voix confondues des sons qui arrachèrent un cri d'éton-
nement à la foule. La mère du soleil quitta brusquement les jeux,
faisant signe à Ondouré de la suivre : il ne lui osa désobéir.
Le couple impur arrive à la cabane du soleil. Akansie éclate en
reproches : « Voilà donc, s'écrie-t-elle, celui à qui j'ai tout sacrifié!
Honneur, repos, vertu, tout a péri dans la fatale passion qui me
dévore ! Pour toi j'ai livré mon âme aux mauvais génies ; pour toi j'ai
consenti à laisser tuer le grand-chef. J'ai approuvé tous tes complots;
esclave de ton ambition comme de ton amour, je me suis étudiée à
satisfaire les moindres caprices de tes crimes. Heureuse autant qu'on
peut l'être sous le poids d'une conscience bourrelée, je me disois : Il
m'aime! Esprit des ombres, enseignez-moi ce qu'il faut faire pour
conserver son cœur! De quel nouveau forfait dois-je souiller mes
mains pour donner plus de char.nes à mes caresses? Parle, je suis
prête : renversons les lois, usurpons le pouvoir, immolons la patrie,
et, s'il le faut, l'enfant royal que j'ai porté dans mes (lancs! »
Ces paroles, sortant à flots pressés d'un sein qui les avoit longtemps
retenues, suffoquent la misérable Akansie : elle tombe dans les convul-
sions du désespoir aux pieds d'Ondourc. Effrayé des révélations qu'elle
pouvoit faire, le monstre eut un moment la pensée d'étouffer sa com-
plice au milieu de cette crise de remords, avant que le repentir la
rendît à l'innocence; mais il avoit encore besoin du pouvoir de la
femme -chef : il la rappelle donc à la vie, il essaye de la calmer par
fl28 LKS NATClIi:Z.
dos paroles (raniour. « Tu no me tromporas plus, dit-elle, jo n'ai ddjà
été que trop crédido; j'ai vu les regards idolàlrcr ma rivale, je les ai
vus se détourner de moi avec dégoût. Je repousse les caresses; lu le
les reprocherois, ou peut-être en me les prodiguant les olïrirois-tu,
dans le secret de ton cœur, à cette Céluta qui te méprise. »
Akansie s'arrête comme épouvantée de ce qu'elle va dire : ses ye\ri
sont tachés de sang, son sein vSe gonlle et rompt les liens de fleurs
dont il étoit entouré. Elle s'approche du chef inquiet, appuie ses main
aux épaules du guerrier, et parlant d'une voix étouffée, presque sur
les lèvres du traître : « Écoute, lui dit-elle, plus d'amour; il ne me
faut à présent que des vengeances ! j'ai favorisé tes projets, sers les
miens ! Que. Céluta soit enveloppée avec son mari dans le massacre
que tu médites. Je veux tenir dans ma main cette tête charmante, la
présenter par ses cheveux sanglants à tes baisers. Si tu hésites h m'of-
frir ce présent, dès demain j'assemble la nation, je rends l'éclat à la
vertu que tu as ternie, je dévoile tes crimes et les miens, et nous rece-
vrons ensemble le châtiment dû à notre perversité. »
Akansie, les yeux attachés sur ceux d'Ondouré, cherche à surprendre
sa pensée : « N'est-ce que cela que tu demandes pour l'assurer de mon
amour? répondit l'homme infernal d'un ton glacé, tu seras satisfaite:
lu m'as livré René, je te livrerai Céluta. »
« Mais avant qu'elle soit à toi! » s'écrie Akansie.
Ce mot fit hocher la tête à Ondouré : le scélérat vit qu'il étoit deviné.
11 recula quelques pas. a II faut donc tout te promettre ! » s'écria-t-il
à son tour.
Il sort, méditant un crime qui le délivreroit de la crainte de voir
publier ceux qu'il avoit déjà commis. Les affreux amants se quittèrent,
pénétrés de l'horreur qu'ils s'inspiroient mutuellement : au seul sou-
venir de ce qu'ils avoient découvert dans l'âme l'un de l'autre, leurs
cheveux se hérissoient.
Céluta, dont la tête venoit d'être demandée et promise, étoit rentrée
dans sa cabane, plus languissante que jamais : elle avoit trouvé Amé-
lie accablée d'une fièvre violente. Mila prenoit l'enfant dans ses bras,
et lui disoit : « Fille de René, en cas que tu viennes à mourir, j'irai
le matin respirer ton âme dans les parfums de l'aurore. Je te rendrai
ensuite à Céluta : car que scroit-ce si une autre femme alloit te ravir
à nous, si tu descendois, par exemple, dans le sein d'Akansie? »
Outougamiz, qui écoutoit ce monologue, s'écria : h Mila, tu es toute
notre joie et toute notre tristesse. Est-ce que lu vas bientôt cueillir une
âme? Tu me donnerois envie de mourir pour renaître dans ton sein. »
L'idée de la mort, tout adoucie qu'elle étoit par cette gracieuse
LES NATCHEZ. ^29
croyance, ne pouvoit cependant entrer dans le cœur d'une mère sans
l'épouvanter. Cette mère demandoii inutilement des nouvelles de son
époux. On n'avoit point entendu parler de René depuis son départ.
Chactas étoit absent; le capitaine d'Artaguette et le grenadier Jacques,
après avoir passé un moment au fort Rosalie, avoient été envoyés à un
poste avancé sur la frontière des tribus sauvages; tous les appuis
manquoient à la fois à Céluta , et elle alloit encore être privée de la
protection d'Ouiougamiz.
Un soir, assise avec sa sœur à quelque distance de sa cabane, elle
entendit du bruit dans l'ombre : Mila prétendit qu'elle voyoit un fan-
tôme. « Ce n'est point un fantôme, dit Imley, c'est moi qui viens visiter
Céluta. )) — « Guerrier noir, s'écria Céluta, qui te ramène ici? Glazirne
est-elle avec toi, cette colombe étrangère qui a réchauffé ma petite
colombe sous ses ailes? »
« Glazirne est toujours esclave, répondit Imley, mais j'ai rompu
mes chaînes et celles d'Izéphar. Ondouré, le fameux chef, me nourrit
dans la forêt, en attendant l'assemblée au grand lac. »
« De quelle assemblée parles-tu? » demande Céluta, étonnée.
« Tais-toi, reprit Imley, c'est un secret que je ne sais pas entière-
ment, mais Outougamiz sera du voyage. Céluta, nous serons tous
libres! Izéphar est avec moi ; depuis qu'elle est fugitive, jamais elle n'a
été si belle. Si tu la voyois dans les grandes herbes, où je la cache le
jour, tu la prendrois pour une jeune lionne. Quand la nuit vient, nous
nous promenons, en parlant de notre pays, où nous allons bientôt
retourner. J'entends déjà le chant du coq de ma case; je vois déjà à
travers les arbres la fumée des pipes des Zangarsl » Imley, dansant et
chantant, se replongea dans le bois, laissant Mila riante et charmée du
caribou noir.
L'indiscrète légèreté de l'Africain jeta Céluta dans de nouvelles
inquiétudes : quel étoit le voyage que devoit bientôt entreprendre
Outougamiz et dont l'Indien n'avoit jamais parlé?
Outougamiz n'avoit pu parler de ce voyage, car il ignoroit encore
ce qu'il étoit au moment d'apprendre. Imley, chef des noirs qu'Ondouré
avoit débauchés à leurs maîtres pour les armer un jour contre les
blancs, ne savoit pas lui-même le fond du complot : il connoissoit seu-
lement quelques détails qu'on s'étoit cru obligé de lui apprendre, afin
de soutenir son courage et celui de ses compagnons.
L'apparition d'Imley ne fut précédée de celle d'Adario que de quel-
ques heures. Le sachem vint à la cabane de Céhita chercher son
neveu; il l'emmène dans un champ stérile et dépouillé, où toute sur-
prise étoit impossible; il parle ainsi au jeune homme :
WO LKS NATCllKZ.
(( L'assemblée générale des Indiens pour la délivrance des cliairs
rouges a été convoquée au nom du Grand-Ksprit par les Natchcz. Quatre
messagers ont été envoyés avec le calumet d'alliance aux quatre points
de riiorizon : les guerres particulières sont pour un moment suspen-i
dues. Le calumet a été remis à la première nation que les messagers
ont rencontrée; cette nation l'a porté à une autre, et ainsi de suite
jusqu'à la limite où la terre a été bornée par le ciel et l'eau : nulle
tribu n'a désobéi à l'ordre de Kitchimanitou '. Des députés do tous les
peuples sont en marcbe pour le rendez-vous fixé au rocher du grand
lac. Le conseil des sachcms t'a nommé avec le jongleur et le tuteur du
«oleil pour assister à l'assemblée générale.
« Outougamiz, il faut partir : la patrie te réclame; montre-toi digne
du choix des vieillards. Cependant, si tu te sentois foible, dis-le-inoi :
nous chercherons un autre guerrier jaloux de faire vivre son nom
dans la bouche des hommes. Toi, tu prendras la tunique de la vieille
matrone; le jour tu iras dans les bois abattre de petits oiseaux avec
des flèches d'enfant; la nuit, tu reviendras secrètement dans les bras
de ta femme, qui te protégera ; elle te donnera pour postérité des filles
que personne ne voudra épouser. »
Outougamiz regarda le sachem avec des larmes d'indignation.
« Qu'ai-je fait? lui dit-il. Ai-je mérité que mon oncle me parle ainsi?
Depuis quand ai-je refusé de donner mon sang à mon pays? Si
j'ai jamais eu quelaue amour de la vie, ce n'est pas en ce mo-
ment. »
« Nourris cette noble ardeur, s'écrie Adario. Oui ! je le vois : tu es
prêt à sacrifier... »
« Oui? » dit Outougamiz en l'interrompant.
« Toi-même, » repartit le sachem, qui sentit l'imprudence de la
parole à demi échappée à ses lèvres; « va, mon neveu, va t'occuper
de ton départ; tu apprendras le reste sur le rocher du grand lac. »
Adario quitta Outougamiz, et celui-ci rentra dans la cabane de René
plein d'une nouvelle tristesse, dont il ne pouvoit trouver la cause. On
sait par quelle profondeur de haine et de crime Ondouré avoit voulu
qu'Outougamiz se trouvât à l'assemblée générale, afin de le lier par un
serment qu'il ne pourroit rompre.
Mila et Céluta observoient Outougamiz; elles le virent préparer ses
armes dans un endroit obscur de la cabane; il tira de son sein la
chaûie d'or, et lui dit: « Manitou, te porterai-je avec moi? oui ; les
guerriers disent que tu me feras mourir, je te veux donc garder. » Les
1. Le Grand-Esprit.
LES NA'IGHEZ. Zi31
deux sœurs étoient hors d'elles-mêmes en entendant Outougamiz
parler ainsi.
« Mon frère, dit Cc'luta , tu vas donc faire un voyage? »
« Oui, ma sœur, » répondit le jeune guerrier,
«Seras-tu longtemps? dit Mila. Je sais que tu vas au rocher du
grand lac. »
(' Cela est vrai, repartit Ontougamiz : mais comment le sais-tu? II
s'agit de la patrie, il faut partir. »
Mila ne trouvoit plus de paroles : assise sur sa natte, elle pleuroit;
un Allouez de la garde du soleil se présente. « Guerrier, dit-il à Ontou-
gamiz, les sachems assemblés t'attendent. »
« Je te suis, » répond Outougamiz. Mila et Céluta volent à leur
mari et à leur frère, a Quand te reverrons-nous ? » dirent-elles en l'en-
tourant de leurs bras.
«Les lierres, répondît Outougamiz, ne pressent que les vieux
chênes : je suis trop jeune encore pour que vous vous attachiez à moi;
je ne vous pourrois soutenir. »
(( Si je portois ton fils dans mon sein, dit Mila, me quitterois-tu?
Comment ferons-nous sans René et sans Outougamiz? »
— « Tu es sage comme une vieille matrone, Mila, » repartit le
sauvage.
« Ne te fie pas à mes cheveux blancs, dit Mila avec un sourire : c'est
de la neige d'été sur la montagne; elle fond au premier rayon du
soleil, n
L'Allouez pressant Outougamiz de partir, Céluta s'écria : « Grand-
Esprit ! fais qu'il nous rapporte le bonheur! » prière qui n'arriva pas
jusqu'au ciel. Les deux femmes restèrent sur le seuil de la cabane à
écouter les pas d'Outougamiz, qui retentissoient dans la nuit. Quand
elles n'entendirent plus rien, elles rentrèrent et pleurèrent jusqu'au
lever du jour.
Arrivé à la grotte des sachems, Outougamiz apprit que le jongleur
et Ondouré, avec leur suite et les présents, étoient déjà partis, et qu'il
les devoit rejoindre. Les vieillards exhortèrent le frère de Céluta à
soutenir l'honneur et la liberté de sa patrie. Le même garde qui l'avoit
amené au conseil le conduisit dans la forêt oij se croisoient divers
chemins. Outougamiz marcha vers le nord ; il trouva le jongleur et
Ondouré au lieu désigné : ce lieu étoit la fontaine même où Céluta
avoit rencontré son mari et son frère, lors de leur retour du pays des
Illinois.
Sur la côte septentrionale du lac Supérieur s'élève une roche d'une
hauteur prodigieuse; sa cime porte une forêt de pins ; de cette forêt
f,32 LES NATCllKZ.
sort un torront, qui se précipitant dans le lac ressemble à une zone
blanche suspendue dans l'azur du ciel. Le lac s'étend comme une mer
sans bornes; l'île des Ames apparaît à peine à l'horizon. Sur les côtes
du lac la nature se montre dans toute sa magnilicence sauvage. Les
Indiens racontent que ce fut du sommet de la Roche-Isolèe que le
Grand-Esprit examina la terre après l'avoir faite, et qu'en mémoire de
cette merveille il voulut qu'une partie de cette terre restât visible du
lieu d'où il avoit contemplé la création au sortir de ses mains.
C'étoit à ce rocher, témoin des œuvres du Grand-Esprit, que toutes
les nations indiennes se dévoient réunir. Une flotte aussi noml)reuse
que singulière commençoit à s'assembler au pied du rocher; le canot
pesant de l'Iroquois voguoit auprès du canot léger du Huron ; la
pirogue de l'Illinois, d'un seul tronc de chêne, flottoit avec le radeau
du Pannis; la barque ronde du Poutoùais étoit soulevée par la vague
qui ballottoit l'outre de l'Esquimau. > ,
Les députés des Natchez gravirent la roche sauvage; de jeunes
Indiens de toutes les tribus les accompagnèrent. Sur les deux rives du
torrent, dans l'épaisseur du bois, ils construisirent en abattant des
pins une salle dont les troncs des arbres renversés formoient les
sièges. Au milieu de cet amphithéâtre ils allumèrent un immense
bûcher.
Toutes les nations étant arrivées, elles montèrent au rocher du
Grand-Esprit et vinrent occuper tour à tour l'enceinte préparée.
Les Iroquois parurent les premiers : nulle autre nation n'auroit osé
passer avant eux. Ces guerriers avoient la tête rasée , à l'exception
d'une touffe de cheveux qui composoit avec des plumes de corbeau
une espèce do diadème; leur front étoit peint en rouge ; leurs sourcils
étoient épilés : leurs longues oreilles découpées se rattachoient sur
leur poitrine. Chargés d'armes européennes et sauvages , ils portoient
une carabine en bandoulière, un poignard à la ceinture, un casse-tête
à la main. Leur démarche étoit fière, leur regard intrépide : c'étoient
les républicains de l'état de nature. Seuls de tous les sauvages, ils
avoient résisté aux Européens et dompté les Indiens de l'Amérique
septentrionale. Le Canada étoit leur pays. Ils entrèrent dans la salle
du conseil en exécutant le pas d'une danse guerrière; ils prirent à la
droite du torrent la place la plus honorable.
Après eux parurent les Algonquins, reste d'une nation autrefois si
puissante et qu'après trois siècles de guerre les Iroquois avoient
presque entièrement exterminée. Leur langue, devenue la langue
polie du désert, comme celle des Gi'ecs et des Romains dans l'ancien
monde, attcstoit leur grandeur passée. Ils n'avoient que deux jeunes
LES NATCHEZ. Z|33
hommes pour députés ; ceux-ci, d'une taille élevée, d'une contenance
guerrière, ne portant ni ornements ni peintures, entrèrent simplement
et sans danser dans l'enceinte. Ils passèrent devant les Iroquois, la
tête haute, et se placèrent en silence sur la gauche du torrent, en face
de leurs ennemis.
Les Huronfe venoient les troisièmes : vifs , légers, braves, d'une
figure sensible et animée , c'étoient les François du Nouveau-Monde.
De tout temps alliés d'Ononthio* et ennemis des Iroquois, ils occu-
poient quelques bourgades autour de Québec. Ils se précipitèrent
dans la salle du conseil , jetèrent en passant un regard moqueur aux
Iroquois, et s'assirent auprès de leurs amis les Algonquins.
Un prêtre, suivi d'un vieillard, et ce vieillard, suivi lui-même d'un
guerrier sur l'âge, arrivèrent après les Hurons. Le prêtre n'avoit pour
tout vêtement qu'une étoffe rouge roulée en écharpe autour de lui : il
tenoit à la main deux tisons enflammés, et murmuroit à voix basse des
paroles magiques. Le vieillard qui le suivoit étoit un Sagamo ou un
roi; ses cheveux longs flottoient sur ses épaules; son corps nu étoit
chargé d'hiéroglyphes. Le guerrier qui marchoit après le vieillard
portoit sur la tête un berceau, par honneur pour les enfants qu'on
adoroit dans son pays. Ces trois sauvages représentoient les nations
abénaquises, habitantes de l'Acadie et des côtes du Canada. Ils prirent
la gauche des Iroquois.
Un homme dont le visage annonçoit la majesté tombée se présenta
le cinquième sur le rocher. Un manteau de plumes de perruche et de
geai bleu, suspendu à son cou par un cordon, flottoit derrière lui
comme des ailes. C'étoit un empereur de ces anciens peuples qui habi-
toient jadis la Virginie, et qui depuis se sont retirés dans les mon-
tagnes aux confins des Carolines.
Un autre débris des grandeurs sauvages venoit après l'empereur
virginien : il étoit chef des Paraoustis, races indigènes des Carolines,
presque totalement extirpées par les Européens. Le prince étoit jeune,
d'une mine fière, mais aimable; tout son corps, frotté d'huile, avoit
une couleur cuivrée; un androgyne, être douteux très-commun chez
les Paraousiis, portoit les armes de ce chef. Un louas, prêtre, ou un
jongleur, le précédoit en jouant d'un instrument bizarre.
Parurent alors les députés des nations confédérées de la Floride, les
fameux Criques, Muscogulges, Siminoles et Chéroquois. Un nez aqui-.
lin, un front élevé, des yeux longs, disiinguoient ces Indiens des
autres sauvages : leur tête étoit ceinte d'un bandeau, ombragée d'un
1. Le gouverneur du Canada.
m. i?y
h-: h LES NATGIIKZ.
panache; en guise de tunique, ils portoiont une chemise européenne
bouiïante, rattachée par une ceinture; le Mico ou le roi marchoit à
leur tète; des esclaves yamasées et des femmes gracieuses les sui-
voient. Tout ce cortège entra avec de grandes cérémonies : les nations
déjà assises, excepté les Iroquois, se levèrent et chantèrent sur son
passage. Les Criques s'assirent au fond de la salle sur les troues des
pins qui faisoient face au lac, et qui n'étoient point encore occupés.
Les Chicassaws et les Illinois, voisins des Nalchez, leur ressembloient
par l'habillement et par les armes. Après eux défilèrent les députés
des peuples transmeschacebéens : les Clamoëts, qui souiïloient en pas-
sant dans l'oreille des autres sauvages pour les saluer; les Cénis, qui
portoicnt au bras gauche un petit plastron de cuir pour parer les
flèches ; les Macoulas, qui habitent des espèces de ruches, comme des
abeilles; les Cachenouks, qui ont appris à faire la guerre à cheval, qui
lancent une fronde avec le pied, et cassent, en galopant, la tète à leurs
ennemis; les Ouras, au crâne aplati, qui marchent en imitant la danse
de l'ours, et dont les joues sont traversées par des os de poissons.
Des sauvages petits, d'un air doux et timide, vêtus d'un habit qui
leur dcscendoit jusqu'à la moitié des cuisses, s'avancèrent : ils avoient
sur la tête des touffes de plumes, à la main des quipos, aux bras et au
cou des colliers de cet or qui leur fut si funeste. Un cacique portoit
devant lui le premier calumet envoyé de l'île de Saint-Salvador pour
annoncer aux nations américaines l'arrivée de Colomb. On reconnut
les tristes débris des Mexicains. Il se fit un profond silence dans l'as-
semblée à mesure que ces Indiens passoicnt.
Les Sioux, peuple pasteur, anciens hôtes de Chactas, auroient fermé
la marche si derrière eux on n'eût aperçu les Esquimaux. Une triple
paire de chaussons et de bottes fourrées abritoient les cuisses, les
jambes et les pieds de ces sauvages; deux casaques, l'une de peau de
cygne, l'autre de peau de veau marin, enveloppoient leur corps; un
capuchon, ramené sur leur tête, laissoit à peine voir leurs petits yeux
couverts de lunettes; un toupet de cheveux noirs, qui leur pcndoit sur
le front, venoit rejoindre leur barbe rousse. Ils menoient en laisse des
chiens semblables à des loups ; de la main droite ils tenoient un har-
pon, de la main gauche une outre remplie d'huile de baleine.
Ces pauvres barbares, en horreur aux autres sauvages, furent repous-
sés de tous les rangs où ils se vouluret asseoir : le cacique mexicain
les appela, et leur fit une place auprès de lui ; Outougamiz le remercia
de son hospitalité. L'assemblée ainsi complète, un grand festin fut
servi. Les guerriers des diverses nations s'étonnoient de ne point voir
Chactas ; tous croyoient avoir été convoqués par son ordre, et les vieil-
LES NATCHEZ. /l35
lards avoient amené leurs fils pour être témoins de sa sagesse. Ondouré
balbutia quelques excuses, où mieux instruit on eût découvert ses
crimes.
G'étoit au coucher du soleil que devoit commencer la délibération ;
Outougamiz ne sa voit ce qu'il alloit apprendre, mais il pressentoit
quelque chose de sinistre. L'ouverture de la salle étoit tournée vers le
couchant, de sorte que les députés assis dans le bois sur le tronc des
pins découvroient la vaste perspective du lac et le soleil incliné sur
l'horizon; le bûcher brùloit au milieu du conseil. La roche élevée por-
toit dans les airs, comme sur un piédestal, et ce bois né avec la terre,
et cette assemblée de sauvages, prête à délibérer sur la liberté de tout
un monde.
Aussitôt que le disque du soleil toucha les flots du lac, par delà
l'île des Ames, le jongleur des Natchez, les bras tendus vers l'astre du
jour, s'écria : « Peuples, levez-vous! » Quatre interprètes des quatre
langues-mères de l'Amérique répétèrent le commandement du jongleur,
et les députés se levèrent.
Le silence règne : on n'entend que le bruit du torrent qui coule au
milieu du conseil, et qui cesse de gronder en se précipitant dans le lac
où il n'arrive qu'en vapeur.
Tous les yeux sont fixés sur le jongleur : il déploie lentement un
rouleau de peaux de castor; la dernière enveloppe s'entr'ouvre : on
aperçoit des ossements humains!
(( Les voilà, s'écrie le prêtre, ces témoins redoutables! Ossements
sacrés, vous reposerez encore dans une terre libre! Oui! pour vous
nous allons entreprendre des choses qui ne se sont point encore vues;
sur vous nous allons prêter le serment d'un secret plus profond que
les abîmes de la tombe dont nous vous avons retirés. »
Le jongleur s'arrête, puis s'écrie de nouveau : « Peuples, jurez ! » Il
prononce ainsi la formule du plus terrible des serments :
« Par le Grand-Esprit, par Athaensic, par les cendres de nos pères,
parla patrie, par la liberté, je jure d'adhérer fidèlement à la résolu-
tion qui sera prise, soit en général par tous les peuples, soit en parti-
culier par ma nation. Je jure que, quelles que soient les mesures que
les peuples en général, ou ma nation en particulier, adoptent dans
cette assemblée, je garderai un inviolable secret. Je ne révélerai ce
secret ni à mes frères, ni à mes sœurs, ni à mon père, ni à ma mère,
ni à ma femme, ni à mes amis, encore moins à ceux contre qui ces
mesures pourroient être adoptées. Si je révèle ce secret, que ma langue
soit coupée en morceaux, que l'on m'enferme vivant dans un tom-
beau, qu'Athaensic me poursuive, que mon corps, après ma mort.
/i30 LES NATCUEZ.
soit livré aux mouches, et que mon âme n'arrive jamais au pays des
âmes! »
Agild du génie de la mort, le jongleur se tait; il promène des yeux
hagards sur rassemblée, que glace une religieuse terreur. Tout à
coup les sauvages, déployant un bras armé, s'écrient : u Nous le
jurons! »
Le soleil tombe sous l'horizon , le lac bat ses rivages, le bois mur-
mure, le bûcher du conseil pousse une noire fumée, les ossements
semblent tressaillir : Outougamiz a juré.
Il a juré! et comment eût-il pu ne pas prononcer le serment? La
religion, la mort, la patrie, avoient parlé! Cent vieillards avoient
promis de se taire sur la délivrance de toutes les nations améri-
caines!
Ondouré avoit prévu pour Outougamiz cet entraînement inévi-
table ; il jeta un regard plein d'une joie affreuse sur l'infortuné : Outou-
gamiz sentit passer sur lui ce fatal regard. 11 leva les yeux, et lut son
malheur au visage du monstre. Un cri aigu sort de la poitrine du frère
de Céluta : « René est mort! j'ai tué mon ami ! »
Ce cri, ce désespoir, troublent l'assemblée. Ondouré explique tout
bas aux sachems que ce neveu du grand Adario a quelquefois des
accès de frénésie, effet d'un sort à lui jeté par un magicien de la chair
blanche. Les prêtres entourent le jeune sauvage, et prononcent sur lui
des paroles mystérieuses. Outougamiz revient du premier égarement
de sa douleur : il n'ose plus se plaindre devant les ministres du Grand-
Esprit; il écoute la délibération, qui commence. Un vague espoir lui
reste de trouver le moyen d'échapper à des maux qu'il prévoit, mais
que cependant il ne connoît pas , puisqu'il ignore ce qu'on va pro-
poser.
Ondouré porte la parole au nom des Natchez. Six sachems, chargés
de garder dans leur mémoire le discours du chef, se distribuèrent les
bûchettes qui dévoient servir à noter la partie du discours que chacun
d'eux étoit obligé de retenir.
« L'arbre de la paix, dit Ondouré, étendoit ses rameaux sur toute la
terre des chairs rouges qui croyoient être seules dans le monde. Nos
pères vivoient rassemblés à l'ombre de l'arbre : les forêts ne savoient
que faire de leurs chevreuils et les lacs de leurs poissons.
« Donnez douze colliers de porcelaine bleue. »
Le jongleur des Natchez jette douze colliers au milieu du conseil. ;
({ Un jour, reprit Ondouré, jour fatal ! un bruit vint du Levant ; ce
bruit disoit : Des guerriers vomissant le feu et montés sur des monstres
marins sont arrivés à travers le lac sans rivages. Nos aïeux rirent :
LES NATCHEZ. ^37
guerriers mexicains, que je vois ici, vous savez si le bruit disoit
vrai.
« Nos pères, enfin convaincus de l'apparition des étrangers, délibé-
rèrent. Ils dirent : « Bien que les étrangers soient blancs, ils n'en sont
« pas moins des hommes : on leur doit l'hospitalité. »
« Alléchés par nos richesses, les blancs descendirent de toutes parts
sur nos rives. Mexicains, ils vous ensevelirent dans la terre; Chicas-
saws, ils vous obligèrent de vous enfoncer dans la solitude ; Paraous-
tis, ils vous exterminèrent ; Abénaquis, ils vous empoisonnèrent avec
une poudre ; Iroquois, Algonquins, Hurons, ils vous détruisirent les uns
par les autres; Esquimaux, ils s'emparèrent de vos filets; et nous,
infortunés Natchez, nous succombons aujourd'hui sous leurs perfidies.
Nos sachems ont été enchaînés ; le champ qui couvroit les cendres de
nos ancêtres est labouré par les étrangers que nous avions reçus avec
le calumet de paix.
« Donnez douze peaux d'élan pour la cendre des morts. »
Le jongleur donne douze peaux d'élan.
« Mais pourquoi, continua Ondouré, m'étendrois-je sur les maux
que les étrangers ont fait souffrir à notre patrie? Voyez ces hommes
injustes se multiplier à l'infini, tandis que nos nations diminuent sans
cesse. Ils nous détruisent encore plus par leurs vices que par leurs
armes; ils nous dévorent en s'approchant de nous : nous ne pouvons
respirer l'air qu'ils respirent; nous ne pouvons vivre sur le même sol.
Les blancs, en avançant et en abattant nos bois, nous chassent devant
eux comme un troupeau de chevreuils sans asile. La terre manquera
bientôt à notre fuite, et le dernier des Indiens sera massacré dans la
dernière de ses forêts.
« Donnez un grand soleil de pierre rouge pour le malheur des
Natchez. »
Le jongleur jette une pierre en forme de soleil au centre du con-
seil.
Ondouré se rassied : les sauvages frappent leurs casse-têtes en signe
d'applaudissements.
Le chef natchez, voyant les esprits préparés à tout entendre, crut
qu'il éloit temps de dévoiler le secret. Il se lève de nouveau, et, repre-
nant la parole, il fait observer d'abord qu'un coup soudainement
frappé est le seul moyen de délivrer les Indiens ; qu'attaquer les blancs
à force ouverte, c'étoit s'exposer à une destruction certaine, puisque
ceux-ci étoient sûrs de triompher par la supériorité de leurs armes ;
que le crime étant prouvé, peu importoit la manière de le punir; que
se laisser arrêter par une pitié pusillanime, c'étoit sacrifier la liberté
koS LKS INATGIIEZ.
des générations à venir aux petites considérations cfrin moment.
« Voici donc, dit-il, ce que les Natchez vous proposent. »
Le silence redouble dans l'assemblée; Outougamiz sent sa peau se
coller à ses os.
« Dans tous les lieux où il se trouve des blancs, il faut que les
Indiens paroissent leurs amis et môme leurs esclaves. Une nuit, les
chairs rotiges se lèveront à la fois, et extermineront leurs ennemis.
Les esclaves noirs nous aideront dans notre vengeance, qui sera la
leur; deux races seront délivrées du même coup: les Indiens chez
lesquels il n'y a point d'étrangers se réuniront à leurs frères 0{)primés
pour accomplir la justice.
« Le moment de cette justice sera fixé à l'époque des grands jeux
chez les nations. Ces jeux offriront le prétexte naturel des rassemble-
ments; mais comme il est essentiel que le coup soit frappé partout la
même nuit, on formera des gerbes de roseaux contenant autant de
roseaux qu'il y aura de jours à compter du jour de l'ouverture des jeux
au jour de l'exécution : les jongleurs seront chargés de la garde de ces
gerbes; chaque nuit ils retireront un roseau et le brideront, de sorte
que le dernier roseau brûlé sera la dernière heure des blancs. Jetez un
poignard, »
Le jongleur jette un poignard aux pieds des guerriers.
Ici se brisent les paroles d'Ondouré, de même que se rompent quel-
quefois ces chaînes de fer qui attachent les prisonniers dans les
cachots : libre d'une attention pénible, le conseil commence à s'agiter.
Un murmure d'horreur, d'étonncment, de blâme, d'approbation, cir-
cule dans les rangs de l'assemblée, grossit et bientôt éclate en mille
clameurs. Les sauvages montés sur les pins abattus n'étoient éclairés,
dans la profondeur de la nuit, qu'à la lueur des flammes du bûcher;
on les eût pris, à travers les branches et les troncs des arbres, pour
un peuple répandu parmi les ruines et les colonnes d'une ville em-
brasée. Tous vouloicnt parler à la fois; on se menaçoit; on levoit les
massues; le cri de guerre, poussé de la cime du roc, se perdoit sur
les flots du lac, où le bûcher du conseil se rcflétoit comme un phare
sinistre.
Les jongleurs, courant çà et là, agitant des baguettes, maniant des
serpents, au lieu de rétablir la paix, ne faisoient qu'augmenter le
désordre. On venoit de mettre aux prises les principes les plus chers
aux hommes : la liberté de tout temps, la morale de toute éternité.
Ondouré avoit conçu le crime et les détails du crime, le plan et les
moyens d'exécution, avec la férocité d'un tigre et la ruse d'un serpent.
Cependant le calme peu à peu se rétablit. Outougamiz, qui veut élever
LES ÎMATCHEZ. ^39
la voix, est sévèrement réprimandé par les sachems ; c'étoit aux Iro-
quois à se faire entendre. Le chef de cette nation s'étant levé, on
prête une oreille attentive et inquiète à l'opinion d'un peuple si
célèbre.
L'orateur répéta d'abord, selon l'usage, le discours entier d'Ondouré,
dont chaque division lui étoit soufflée par un des six sachems char-
gés des bûchettes de la mémoire. Ensuite, répondant à ce discours,
il dit :
« Ce que le chef des Natchez a proposé est grand, mais est-il juste?
Chactas, mon vieil ami, n'est pas là-dedans ; j'y vois Adario : les yeux
de Chactas sont tombés comme deux étoiles, sous un ciel qui annonce
l'orage. J'ai dit.
« Nous ne sommes point les amis des blancs; depuis deux cents
neiges nous les combattons; mais une injustice justifie-t-elle un
meurtre? Deviendrons-nous, en nous vengeant, semblables aux chairs
blanches? l'Iroquois est un chêne qui oppose la dureté de son bois à
la hache qui le veut couper ; mais il ne laisse point tomber ses bran-
ches pour écraser celui qui le frappe. On n'est pas libre parce qu'on se
dit libre : la première pierre de la cabane de la liberté est la vertu.
J'ai dit.
« L'Iroquois avoit cru qu'il s'agissoit de s'associer pour lever la
hache'; veut-on chanter la guerre à l'étranger, l'Iroquois se met à
votre tête. Marchons, volons, L'Iroquois rugit comme un ours, il fend
les flots des chairs blanches, il brise les têtes avec sa massue, il crie :
« Suivez-moi au fort des blancs. » Il s'élance dans le fossé ; de son
corps il vous fait un pont comme une liane pour passer sur le fleuve
de sang, pour rendre la liberté aux chairs rouges. VoiLà l'Iroquois,
mais riioquois n'est pas une fouine; il ne suce pas le sang de l'oiseau
qui dort. J'ai dit. »
L'orateur en prononçant la dernière partie de son discours imitoit
à chaque parole l'objet dont il empruntoit l'image. Il disoit : « Mar-
chons, » et il marchoit; « volons, » et il étendoit les bras. Il rugissoit
comme un ours, il frappoit les pins avec son casse-tête, il montoit à
l'escalade; il se jetoit en arc comme un pont.
Des acclamations, les unes de joie, les autres de rage, ébranlent le
bois sacré. Outougamiz s'écrioit : « Voilà l'Iroquois, voilà Chactas,
voilà moi, voilà René, voilà Céiuta, voilà Mila ! »
Ondouré paroissoit consterné : de ses desseins avortés il ne lui res-
loit que le crime. L'n Chicassavvs, prenant impétueusement la parole,
1. Déclarer la guerre.
/,',0 LES N AT CHEZ.
rompit l'ordre de la délibération , et rendit r(\';pi'ranco au tnt(>iir du
i.;il'''il.
(i Quoi ! dit ce Chicassaws, est-ce bien un Iroquois que nous venons
d'entendre? Le peuple qui devroil nous soutenir dans une guerre sacrée
iio'is abandonne! Si ces orgueilleux cyprès, qui portoiont jadis hnir
tète dans le ciel, sont devenus des lierres rampants, qu'ils se laissent
fouler aux pieds du chasseur étranger! Quant au Chicassaws, déter-
miné à délivrer la patrie, il adopte le plan des Natchez. »
Ces paroles furent vivement ressenties par les Iroquois, qui don-
nèrent aux Chicassaws le nom de daims fugitifs et de furets cruels.
Les Chicassaws répliquèrent en appelant les Iroquois oiseaux parleurs
et loups changés en dogues apprivoisés. Toutes ces nations, se divi-
sant, sembloient prêtes à se charger sur la pointe du roc, à se préci-
piter dans le lac avec l'eau du torrent et les débris du bûcher, lorsque
les jongleurs parvinrent à obtenir un moment de silence. Le grand-
prêtre des Nalchez, du milieu des branches d'un pin dont il tient le
tronc embrassé, s'écrie :
« Par Michabou, génie des eaux, dont vous troublez ici l'empire,
cessez vos discordes funestes! Aucune nation présente à cette assem-
blée n'est obligée de suivre l'opinion d'une autre nation : tout ce
qu'elle a promis, c'est le secret, et elle ne peut le dévoiler sans périr
subitement. Trois opinions divisent le conseil : la première rejette le
plan des Natchez, la seconde l'adopte, la troisième veut gai'dcr la neu-
tralité. Eh bien! que chaque peuple suive l'opinion à laquelle il se
range, cela n'empêchera pas ceux qui veulent une vengeance éclatante
de l'accomplir. Quand nos frères demeurés en paix sur leurs nattes
verront nos succès, peut-être se détermineront-ils à nous imi-
ter. »
La sagesse du jongleur fut louée et son avis adopté. Alors se fit la
séparation dans l'assemblée : les Indiens du nord et de l'est, les Iro-
quois à leur tête, se déclarèrent opposants au projet des Natchez; les
peuples de l'ouest, les Mexicains, les Sioux, les Pannis, dirent qu'ils
'ne blâmoient ni ne désapprouvoient le projet, mais qu'ils vouloient
vivre en paix; les peuples du midi, et ceux qui, en remontant vers le
septentrion, habitoient les rives du Meschacebé, les Chicassaws, les
Yazous, les Miamis, entrèrent dans la conjuration. Mais tous ces
peuples, quelles que fussent leurs diverses opinions, avoient juré sur
la cendre des morts qu'ils garderoient un secret inviolable, et tous
déclarèrent de nouveau, avec cette foi indienne rarement démentie,
qu'ils seroient fidèles à leur serment.
« Le voilà donc décidé, le sort des blancs aux Natchez ! » s'écria
LES NATCHEZ. kkl
Ondonré dans un transport de joie, en voyant le nombre considérable
des nations du midi engagées dans le complot.
Jusque alors un rayon d'espérance avoit soutenu le malheureux Outou-
gamiz ; mais quand un tiers de l'assemblée se fut déclaré pour le
projet du tuteur du soleil, l'ami de René se sentit comme un homme
dont le Créateur a détourné sa face. Il s'avance, ou plutôt il se traîne
au milieu de l'assemblée : les uns, selon leur position, le voyoient
comme une ombre noire sur la flamme du bûcher; les autres l'aper-
cevoient comme le génie de la douleur, à travers le voile mobile de la
flamme.
« Eh bien! » dit-il d'une voix concentrée, mais qu'on entendoit dans
l'immense silence de la terre et du ciel, « il faut que je tue mon ami!
C'est moi, sans doute, Ondouré, que tu chargeras de porter le coup
de poignard. Nations, vous avez surpris ma foi; hélas! elle n'étoit pas
difficile à surprendre! Je suis simple ; mais ce que vous ne surprendrez
pas, c'est l'amitié d'Outougamiz, Il se taira, car il a prêté le serment
du secret, mais quand vous serez prêts à frapper, Outougamiz, avec
le Manitou d'or que voici, sera debout devant René. Forgez le fer bien
long : pour atteindre le cœur de mon ami , il faut que ce fer passe
par le mien. »
Le jeune homme se tut : ses yeux étoient levés vers le firmament;
c'étoit l'ange de l'Amitié redemandant sa céleste patrie. Les sachems
écoutoient pleins de pensées; ils entrevoyoient un secret qu'ils croyoient
important de connoître ; ils commandoient le silence au conseil : les
prodiges de l'amitié d'Outougrftniz, connus de toute la solitude, fai-
soient l'admiration des jeunes sauvages.
Le frère de Céluta ramenant ses regards sur l'assemblée : a Guer-
riers, pourquoi êtes-vous muets? Enseignez-moi donc ce qu'il faut que
je dise à ma sœur et à ma femme, lorsqu'elles viendront au-devant de
moi. Que dirai-je à René lui-même? Lui dirai-je : « Chevreuil, que
j'avois trouvé dans le marais des Illinois, viens que je rouvre la bles-
sure que ma main avoit fermée? »
Outougamiz, portant tout à coup ses deux mains à sa poitrine : a Je
t'arracherai bien de mon sein, affreux secret! s'écria-t-il. Os de mes
pères, vous avez beau vous soulever et marcher devant moi , je par-
lerai; oui, je parlerai; je ne serai point un assassin! René, écoute,
entends-tu?... Voilà tout ce qui s'est passé au conseil; ne va pas le
répéter! Mais, René, n'es-tu pas coupable?... Ah! Dieu ! j'ai parlé, j'ai
violé mes serments, j'ai trahi la patrie ! » Outougamiz défaillit devant
le bûcher ; si les guerriers voisins ne l'eussent retenu, il tomboit dans
la flamme. On le couche à l'écart sur des branches.
Zii2 LES NATCHEZ.
Cet cvanouisscment donna \c temps au jongleur et à Ondoui'i' de
répéter ce qu'ils avoient déjà dit de la frénésie d'Oulougamiz, causée
par un maléfice. Impatientes de partir, les nations se levèrent, et l'on
oublia le frôre de Céluta.
Les tribus qui avoient adopté le plan des Natchez reçurent du
jongleur les gerbes funéraires : dans chaque gerbe il y avoit douze
roseaux. L'époque des grands jeux, qui duroient douze jours, com-
mençoit le dix-huitième jour de la lune des chasses; c'étoit ce jour-là
même que les jongleurs, chez les différentes nations conjurées, dévoient,
brûler le premier roseau; les autres roseaux, successivement retir.'".
pendant onze nuits, annonceroient le massacre avec l'épuisement do
la gerbe.
Les Indiens commencèrent à descendre le sentier étroit et dange-
reux qui conduisoit au bas du rocher. Lorsqu'ils arrivèrent au rivage,
le jour éclairoit l'horizon, mais il étoit sombre; et le soleil, enveloppé
dans les nuages d'une tempête, s'étoit levé sans aurore. Les Indiens
se rembarquèrent dans leurs canots, se dirigeant vers tous les points
i]r l'horizon : la flotte, bientôt dispersée, s'évanouit dans l'immensité
du lac. Le jongleur et Ondouré abandonnèrent les derniers le rocher
du conseil. Ils invitèrent Outougamiz, qui avoit repris ses sens, à les
suivre; l'ami de René, les regardant avec horreur, leur répondit que
jamais il ne setrouveroit dans la société de deux pareils méchants; ils
le quittèrent sans insister davantage. Qu'importoit à Ondouré qu'Ou-
tougamiz se précipitât ou non du haut du rocher? Outougamiz étoit
lié par un serment qu'il ne romproit sans doute jamais; mais si, dans
son désespoir, il attentoit à sa vie, le secret de" la tombe paroissoit
encore plus sûr à Ondouré que celui de la vertu.
Outougamiz demeure assis sur la pointe du rocher, en face du lac,
à l'endroit oij le torrent, quittant la terre, s'élançoit dans l'abîme; la
grandeur des sentiments que ce spectacle inspiroit s'allioit avec la
grandeur d'une amitié sublime et malheureuse. Les flots du lac, pous-
sés par le vent, mordoient leurs rivages, dont ils emportoient les
débris : partout des déserts autour de cette mer intérieure, elle-même
solitude vaste et profonde ; partout l'absence des hommes et la pré-
sence de Dieu dans ses œuvres.
Le coude appuyé sur son genou, la tête posée dans sa main , les
pieds pendants sur l'abîme, ayant derrière lui le bois du conseil,
naguère si animé, maintenant rendu à la solitude, Outougamiz fut
longtemps à fixer ses résolutions : il se détermina à vivre. Si les blancs
alloient découvrir le complot, qui défendroit la patrie, qui défendroit
Céluta, qui défendroit Mila, dont le sein porte peut-être le fils d'Où-
F.ES NATCHEZ. hh^
tougamiz? On ne peut pas révéler le secret à René, puisque René est
peut-être coupable, comme l'affirment les sachems : mais n'y a-t-il
pas quelque moyen de sauver l'homme blanc? Chactas reviendra,
Chactas sera initié au mystère : la sagesse de ce sachem ne peut-elle
prévenir tant de malheurs? Si Outougamiz se précipite dans le lac, sa
mort sera inutile à René : celui-ci n'en périra pas moins; Outougamiz
en prolongeant sa vie peut trouver une occasion inespérée de mettre
à l'abri les jours de son ami. Ah! si l'on pouvoit faire savoir le secret
à Mila, qui a tant d'esprit, elle auroit bientôt tout arrangé! Qui sait
aussi si l'innocence de René ne sera pas découverte? Alors, quel bon-
heur! comme les obstacles s'aplaniroient, comme on passeroit du
désespoir au comble de la joie !
Outougamiz, après avoir roulé toutes ces pensées dans son âme, se
lève : « Vivons, dit-il, ne laissons pas à Céluta le poids de tous les
maux; ne nous reposons pas lâchement dans la tombe. Adieu, bois du
sang ! adieu, rocher de malédiction : puisse Athaensic te prendre pour
son autel ! »
Outougamiz se précipite par l'étroit sentier, laissant au bûcher du
conseil quelques cendres qui fumoient encore; image de ce qui reste
des vains projets des hommes.
Le frère de Céluta marcha tout le jour et une partie de la nuit sui-
vante : des Sioux, qu'il rencontra, le portèrent, dans leur canot, de
fleuve en fleuve, jusqu'au pays des Illinois: ceux-ci, craignant une
nouvelle invasion des Matchez , s'étoient retirés à deux cents lieues
plus haut, vers l'occident. Outougamiz , reprenant sa route par terre,
traversa les champs témoins des prodiges de son amitié. Le poteau où
René devoit être brûlé ctoit encore debout : Outougamiz embrassa ce
monument sacré. II descendit aux marais, et visita la racine sur
laquelle il avoit tenu son ami dans ses bras ; il retrouva les roseaux
séchés dont il couvroit pendant la nuit l'objet de sa tendresse; il
ramassa quelques plumes des oiseaux dont il avoit nourri son frère. Il
dit : « Belles plumes, si jamais je suis heureux, je vous attacherai avec
des fils d'or, et je vous porterai autour de mon front les jours de
fête. Auriez-vous jamais cru que je tuerois mon ami? »
Cet homme excellent cherchoit à puiser dans ses souvenirs de nou-
velles forces, pour qu'elles devinssent égales aux périls de René; il se
retrempoit, pour ainsi dire, dans ses malheurs passés pour s'endurcir
contre son malheur présent; il s'excitoit à l'amitié par son propre
exemple, tandis qu'il s'accusoit naïvement d'être changé , et d'avoir
juré la mort de René.
Suivant ainsi son amitié à la trace, l'Indien arrive jusqu'aux Nat-
/j/,/, LES NATCIIEZ.
chv7. : là coninirnciTont ces doulours qui no dc^voiont ])liis finir. René
éioit-il revenu? Comment soutenir sa première entrevue? Que dire aux
deux femmes amigées?
René n'éloit point encore aux Natchez. Ondouré seul et le jongleur
avoient devancé de deux aurores le retour du malheureux Oulouga-
miz. Les jours de Céluta et de Mila s'étoient écoulés dans la plus pro-
fonde retraite. Par riialu"tude de souffrir et par la longueur du temps,
l'épouse de René étoit tombée dans une tristesse profonde : la tristesse
est le relâchement de la douleur; sorte d'intermission de la fièvre de
l'àmc, qui conduit à la guérison ou à la mort. Il n'y avoit plus que les
yeux de Céluta à sourire; sa bouche ne le pouvoit plus.
« Tu me semblés un peu calme, » disoit Mila.
« Oui , lui répondoit sa sœur, je suis faite à présent à la mauvaise
nourriture : mon cœur s'alimente du chagrin qu'il repoussoit avant
d'y être accoutumé. »
La nuit qui précéda l'arrivée d'Outougamiz, les deux Indiennes
veillèrent plus tard que de coutume : elles s'occupoient de René, iné-
puisable sujet de leurs entretiens. Lorsqu'elles furent couchées sur la
natte, elles continuèrent de parler, et, faisant au milieu de leur adver-
sité des projets de bonheur, elles s'endormirent avec l'espérance :
l'enfant malade s'assoupit avec le hochet qu'on lui a donné dans son
berceau.
A leur réveil Mila et Céluta trouvèrent debout devant elles Outou-
gamiz pâle, défait, les yeux fixes, la bouche entr'ouverte. Elles s'élan-
cent de leur couche : « Mon frère !» — « Mon mari ! » dirent-elles à
la fois. « Qu'y a-t-il? René est-il mort? Allez-vous mourir? »
« C'en est fait , répond l'Indien sans changer d'attitude , plus
d'épouse, plus de sœur! »
« René est mort! » s'écrie Céluta.
« Que dis-tu ! repartit Outougamiz avec une joie sauvage, René est
mort? Kitchimanitou soit béni! »
« Ciel ! dit Céluta, tu désires la mort de ton ami ! De quel malheur
est-il donc menacé? »
« Nous sommes tous perdus ! » murmure Outougamiz d'une voix
sombre. Se dégageant des bras de sa femme et de sa sœur, il se pré-
cipite hors de la cabane : Mila et Céluta le suivent.
Elles sont arrêtées tout à coup par Ondouré. u Avez-vous vu Outou-
gamiz? » leur dit-il d'un air alarmé. « Oui, répondent-elles ensemble;
il est hors de ses sens, nous volons après lui. »
« Que vous a-t-il dit? » reprit le tuteur du soleil.
« Il nous a dit que nous étions tous perdus, » répliqua Céluta.
LES NATCHEZ. hkS
« Ne le croyez pas, dit le chef rassuré, tout va bien au contraire ;
mais Outougamiz est malade : je vais chercher Adario. »
Comme Ondouré s'éloignoit, Outougamiz, par un autre sentier, se
rapprochoit de la cabane : il marchoit lentement, les bras croisés. Les
deux femmes, qui s'avançoient vers lui, l'entendoient parler seul ; il
disoit : « Manitou d'or, tu m'as privé de la raison : dis-moi donc
maintenant ce qu'il faut faire. »
Mila et Céluta saisissent l'infortuné par ses vêtements.
«Que voulez-vous de moi ? s'écrie-t-il. Oui, je le jure, j'aimerai
René en dépit de vous ; je me ris des vers du sépulcre qui déjà dévo-
rent mes chairs vivantes. Je frapperai mon ami sans doute; mais je
baiserai sa blessure, je sucerai son sang, et quand il sera mort, je
m'attacherai à son cadavre, jusqu'à ce que la corruption ait passé dans
mes os. »
Les deux Indiennes éplorées embrassoient les genoux d'Outougamiz :
il les reconnoît. « C'est nous, dit Mila, parle ! »
Outougamiz lui met la main sur la bouche : « Qu'as-tu dit? on ne
parle plus, à moins que ce ne soit comme une tombe : tout vient à
présent des morts. Il y a un secret. »
« Un secret! repartit vivement Mila, un secret pour tes amis! de
quoi s'agit-il donc? de notre vie? de celle de René?
Alors Outougamiz : « Arrache-moi le cœur, » dit-il à Mila en
lui présentant son sein, où la jeune épouse applique sec lèvres de
flamme.
« Ne déchirez pas ainsi mes entrailles, dit Céluta : parle, mon cher
Outougamiz ; viens te reposer avec nous dans ta cabane. »
Une voix foudroyante interrompit cette scène. « As-tu parlé? disoit
cette voix; la terre a-t-elle tremblé sous tes pas? »
« Non, je n'ai pas parlé, répondit Outougamiz en se tournant vers
Adario, que conduisoit Ondouré; mais ne croyez plus trouver en
moi le docile Outougamiz : homme de fer, allez porter votre vertu
parmi les ours du Labrador; buvez avec délices le sang de vos enfants;
quant à moi, je ne boirai que celui que vous ferez entrer de force dans
ma bouche; je vous en rejetterai une partie au visage, et je vous
couvrirai d'une tache que la mort n'effacera pas. »
Adario fut terrassé. « Que me reproches-tu ? dit-il à son neveu. Mes
enfants?... Barbare, cent fois plus barbare que moi! »
Il n'en falloit pas tant pour abattre le ressentiment d'Outougamiz.
« Pardonne, dit-il au vieillard; oui, j'ai été cruel; Outougamiz pour-
tant ne l'est pas! je suis indigne de ton amitié, mais laisse-moi la
mienne; laisse-moi mourir; console, après moi, ces deux femmes. Je
kh() LES INATCIIKZ.
t'en avertis, je succomberai, je païUiai : je n'ai pas la force d'aller
jusqu'au bout. »
« Nous consoler! dit Ccluta ; est-ce là l'homme qui console? Jusque
ici je me suis tue, j'ai écoulé, j'ai deviné, il s'agit de la mort de
Ucné. Allons, Outougamiz, couronne ton ouvrage, égorge celui que tu
as délivré! Sa voix mourante te remerciera encore de ce que tu as fait
pour lui; il cherchera ta main ensanglantée pour la porter à sa bou-
che ; ses yeux ne te voient déjà plus, mais ils te cherchent encore ; il:
se lournent vers toi avec son cœur expirant, »
« L'entends-tu, Adario? dit Outougamiz. Résiste, si tu le peux! »
Outougamiz saisit Célula, et, dans les étreintes les plus tendres, il
se sent tenté de l'étouffer.
« Femmes, s'écrie Adario, retirez-vous avec vos larmes. »
((Oui, oui! dit Mila, prends ce ton menaçant; mais sache que
nous sauverons René, malgré toi, malgré la patrie : il faut que cette
dernière périsse de ma propre main ; j'incendierai les cabanes. »
(( Vile ikouessen ', s'écria le vieillard, si jamais tu oses te présenter
devant moi avec ta langue maudite, tu n'échapperas pas à ma colère.»
a Tu m'appelles ikouessen! dit Mila; de qui? démon libérateur?
Tu as raison : je ne serois pas ce que je suis, si je n'avois dormi sur
ses genoux ! »
« Quitte ces femmes, dit le vieillard à son neveu ; ce n'est pas le
moment de pleurer et de gémir. Viens avec les sachems qui nous
attendent. » Outougamiz se laissa entraîner par Adario et par Ondouré.
Mila et Ccluta, voyant leurs premiers efforts inutiles, cherchèrent
d'autres moyens de découvrir le secret d'Outougamiz. Par les mots
énigmatiqucs du jeune guerrier, elles savoient qu'il y avoit un mys-
tère, et par sa douleur elles devinoient que ce mystère enveloppoit le
frère d'Amélie. Dans cette pensée, avec toute l'activité de l'amitié
fraternelle et de l'amour conjugal, elles suspendirent leurs plaintes ;
elles convinrent de se séparer, d'aller chacinie de son côté errer à
l'entrée des cavernes où s'assembloit le conseil. Elles espéroient sur-
prendre quelques paroles intuitives de leur destinée.
Dès le soir même, Céluta se rendit à la Grotte des Rochers, et Mil'
à la Caverne des Reliques.
En approchant de celle-ci, le souvenir des instants passés dans ces
mêmes lieux se présenta vivement au cœur de Mila. Les sachems
n'étoient pas dans la caverne ; Mila n'entendit rien : la Mort ne raconte
point son secret. Céluta n'avoit pas été plus heureuse; les deux sœurs
4. Courtisane.
LES NATCHEZ. hkl
rentrèrent non instruites, mais non découragées, se promettant de
recommencer leurs courses.
• Outougamiz fut plusieurs jours sans paroître : Adario l'avoit emmené
dans le souterrain où s'assembloient les chefs des conjurés et où l'on
s'efforçoit, par les tableaux les plus pathétiques de la patrie opprimée,
par les plus grossiers mensonges sur René, par toute l'autorité du
grand-prêtre, de lutter contre la force de l'amitié. Lorsque le frère de
Céluta voulut sortir, les gardes du soleil eurent ordre de le suivre de
loin ; des sachems et Adario lui-même marchoient à quelque distance
sur ses traces.
Il se rendit à la cabane de René; Céluta étoit absente; Mila, soli-
taire, attendoit le retour de son amie. En voyant entrer Outougamiz,
elle lui sourit d'un air de tendresse et de surprise. Mila avoit quelque
chose de charmant; on auroit passé ses jours à la voir sourire. « Je
croyois, dit-elle à son mari, que tu m'avois abandonnée. Où es-tu
donc allé? Je ne t'avois pas revu depuis le jour où tu es revenu du
désert. » Elle fit signe à Outougamiz de s'asseoir sur la natte. Outou-
gamiz répondit qu'il étoit resté avec les sachems, et, plein d'une joie
triste en entendant Mila lui parler avec tant de douceur, il s'assit
auprès d'elle.
Mila suspendit ses bras au cou du jeune sauvage : « Tu es infortuné,
lui dit-elle, et moi, je suis malheureuse. Après une si longue absence,
pourquoi n'es-tu pas venu plus tôt me consoler? Tu n'as plus ta raison;
j'ai à peine la mienne. Retirons-nous dans les forêts : je serai ton
guide, tu marcheras appuyé sur moi, comme l'aveugle conduit par
l'aveugle. Je porterai les fruits à ta bouche, j'essuierai tes larmes, je
préparerai ta couche, tu reposeras ta tête sur mes genoux lorsque tu
la sentiras pesante ; tu me diras alors le secret. René viendra nous
trouver, et il pleurera avec nous. »
« Qu'il ne pleure pas! dit Outougamiz; s'il pleure, je parlerai. Je
veux qu'il me promette de ne pas m'aimer, afin que je tienne mon
serment. S'il dit qu'il m'aime, je le tuerai, parce que je trahirais mon
pays. »
Mila crut qu'elle alloît découvrir quelque chose, mais toutes ses
grâces et toutes ses séductions furent inutiles. Ses caresses, dont une
seule auroit suffi à tant d'autres hommes pour leur faire vendre la
destinée du monde, échouèrent contre la gravité de la douleur et
contre la foi du serment. Mila trouva dans son mari une résistance à
laquelle elle ne s'étoit pas attendue ; elle ignoroit à quel point Outou-
gamiz étoit passionné pour la patrie, quel empire la religion avoit sur
lui, quelle force ajoutoit à sa vertueuse résistance l'idée que René
^/,8 LES NATCIIEZ.
étoit coupable, et que ce blanc pourroit apprendre le secret aux autres
blancs si le secret lui dtoit révélé. Célula, qui ressembloit davantage
à son frère et qui le connoissoit mieux, avoit désespéré dès le premier
moment de lui faire dire ce qu'il croyoit devoir taire; elle l'admiroit
en versant des larmes.
La saison déclinoit vers l'automne; saison mélancolique où l'oiseau
de passage qui s'envole, la verdure qui se flétrit, la feuille qui tombe,
la chaleur qui s'éteint, le jour qui s'abrège, la nuit qui s'étend, et la
glace qui vient couronner cette longue nuit, rappellent la destinée de
l'homme. Les grands jeux dévoient être bientôt proclamés : le jour
du massacre approchoit. Aucune nouvelle de René ne parvenoit à
Céluta; l'Indienne ne savoit plus si elle devoit craindre ou désirer le
retour du voyageur. Un matin elle vit entrer dans sa cabane le reli-
gieux d'une mission lointaine. Ce n'éloit pas un prêtre d'autant de
science que le père Souël , ni d'un zèle à provoquer le martyre, mais
c'étoit un homme charitableet doux. 11 ne se mêloit jamais de ce qui
ne le regardoit pas , et ne cherchoit à convertir les âmes au Seigneur
que par l'exemple d'une bonne vie. Il portoit la robe et la barbe d'un
capucin, sans orgueil et sans humilité; il trouvoit tout simple que son
ordre eût conservé les usages et les habits d'autrefois, comme il lui
sembloit tout naturel que ces usages et ces habits eussent changé.
Céluta s'avança au-devant du missionnaire : « Chef de la prière, lui
dit-elle, tu m'honores de venir à ma hutte; mais le maître n'est pas
ici , et je crains qu'une femme ne te reçoive pas aussi bien que tu le
mérites. » Le Père lui répondit en s'inrlinant : « Je ne vous aurois pas
importunée de ma visite, si le capitaine d'Artaguette ne m'eût or-
donné de vous apporter une lettre de votre mari. »
Céluta rougit d'espérance et de crainto ; elle prit la lettre que le
missionnaire lui présentoit, et la pressa sur son cœur.
Mila , qui étoit avec sa sœur dans la cabane , et qui tenoit la petite
Amélie sur ses genoux , ne vouloit pas qu'on se donnât le temps de
servir la cassine au religieux, impatiente qu'elle étoit d'entendre
l'explication du collier. Céluta, plus hospitalière, prépara le léger
repas.
Tandis qu'elle s'occupoit de ce soin, le religieux, voyant la fille de
René dans les bras de Mila, la bénit, et demanda si cette petite étoit
chrétienne. L'enfant ne paroissoit point effrayée, et sourioit au vieux
solitaire. Celui-ci, interrogé par les deux sœurs, fit, les larmes aux
yeux, l'éloge du capitaine d'Artaguette et du brave grenadier Jacques.
Céluta apprit avec peine que son frère blanc, fixé à un poste éloigné,
étoit souffrant depuis plusieurs mois.
LES NATCHEZ. kk9
Mila dit au missionnaire : « Chef de la barbe , n'as-tu jamais été
repoussé des huttes? » — « Mon bâton, répondit le Père, est toujours
derrière la porte. » Céluta servit la cassine. Quand cela fut fait, elle tira
la lettre qu'elle avoit mise dans son sein, et pria le Père de la traduire.
Inexplicable contradiction du cœur humain ! Cette femme qui la
veille s'alarmoit du silence de son mari désiroit presque maintenant
la continuation de ce silence. Que contenoit la lettre? annonçoit-elle le
retour prochain de René? jetoit-elle quelque lumière sur le secret
d'Outougamiz? dissiperoit-elle ou confirmeroit-elle les soupçons qui
s'étoient élevés contre Piené? Assises devant le missionnaire, les deux
sœurs fixant les yeux sur ses lèvres écoutoient des sons qui n'étoient
pas encore produits. Le Père ouvre la lettre, prend sa barbe dans sa
main gauche, élève de sa main droite le papier à la hauteur de ses
yeux, et parcourt en silence la première page. A mesure qu'il avançoit
dans la lecture, on voyoit l'étonnement se peindre sur son visage.
Céluta étoit comme le prisonnier de guerre assis sur le trépied avant
d'être livré aux flammes ; Mila , perdant toute patience , s'écria :
« Explique-nous donc le collier : est-ce que tu ne le comprends pas? »
Le Père traduisit en natchez ce qui suit :
LETTRE DE RFNÉ A CÉLUTA.
Au désert, la trente-deuxième neige de ma naissance.
« Je comptois vous attendre aux Natchez; j'ai été obligé de partir
subitement sur un ordre des sachems. J'ignore quelle sera l'issue de
mon voyage : il se peut faire que je ne vous revoie plus. J'ai dû vous
paroître si bizarre, que je serois fâché de quitter la vie sans m'être
justifié auprès de vous.
« J'ai reçu de l'Europe , à mon retour de la Nouvelle-Orléans , une
lettre qui m'a appris l'accomplissement de mes destinées : j'ai raconté
mon histoire à Chactas et au père Souël : la sagesse et la religion
doivsnt seules la connoître.
« Un grand malheur m'a frappé dans ma première jeunesse; ce
malheur m'a fait tel que vous m'avez vu. J'ai été aimé, trop aimé :
l'ange qui m'environna de sa tendresse mystérieuse ferma pour jamais,
sans les tarir, les sources de mon existence. Tout amour me fit hor-
reur : un modèle de femme étoit devant moi, dont rien ne pouvoit
approcher; intérieurement consumé de passions, par un contraste
inexplicable je suis demeuré glacé sous la main du malheur.
III. 29
kbO LES NATCIIEZ.
« Ccliita, il y a des existences si rudes qu'elles semblent accuser la
Providence et qu'elles corrigeroient de la manie d'être. Depuis le
commencement de ma vie, je n'ai cessé de nourrir des chagrins : j'en
portois le germe en moi , comme l'arbre porte le germe de son fruit .
Un poison inconnu se mèloit à tous mes sentiments; je me reprochois
jusqu'à ces joies nées de la jeunesse et fugitives comme elle,
«Que fais-je à présent dans le monde, et qu'y faisois-je aupara-
vant? J'étois toujours seul, alors même que la victime palpitoit encore
au pied 4e l'autel. Elle n'est plus, cette victime; mais le tombeau ne
m'a rien ôté : il n'est pas plus inexorable pour moi que ne l'étoit le
sanctuaire. Néanmoins je sens que quelque chose de nécessaire h mes
jours a disparu. Quand je devrois me réjouir d'une perte qui délivre
deux âmes, je pleure; je demande, comme si on me l'avoit ravi, ce
que je ne devois jamais retrouver; je désire mourir; et dans une
autre vie une séparation qui me tue n'en continuera pas moins l'éter-
nité durante.
« L'éternité ! peut-être, dans ma puissance d'aimer, ai-je compris ce
mot incompréhensible. Le ciel a su et sait encore, au moment même
oi!i ma main agitée trace cette lettre, ce que je pouvois être : les
hommes ne m'ont pas connu.
(( J'écris assis sous l'arbre du désert, au'bord d'un fleuve sans nom,
dans la vallée où s'élèvent les mêmes forêts qui la couvrirent lorsque
les temps commencèrent. Je suppose, Céluta, que le cœur de René
s'ouvre maintenant devant toi : vois-tu le monde extraordinaire qu'il
renferme? 11 sort de ce cœur des flammes qui manquent d'aliment, qui
dévoreroient la création sans être rassasiées , qui te dévoreroient toi-
même. Prends garde , femme de vertu ! recule devant cet abîme :
laisse-le dans mon sein! Père tout-puissant, tu m'as appelé dans la
solitude-, tu m'as dit : « René! René! qu'as-tu fait de ta sœur? » Suis-je
donc Caïn? »
CONTINUÉE AU LEVER DE l'aURORE.
« Quelle nuit j'ai passée! Créateur, je te rends grâces; j'ai encore
des forces, puisque mes yeux revoient la lumière que tu as faite! Sans
flambeau pour éclairer ma course, j'errois dans les ténèbres : mes pas,
coiïLaie intelligents d'eux-mêmes, se frayoient des sentiers à travers
tes liâmes et les buissons. Je cherchois ce qui me fuit; je pressois le
tronc des chênes ; mes bras avoient besoin de serrer quelque chose.
J'ai cru, dans mon délire, sentir une écorce aride palpiter contre mon
cœur : un degré de chaleur de plus, et j'animois des êtres insensibles.
LES NATCHEZ. 451
Le sein nu et déchiré, les cheveux trempés de la vapeur de la nuit, je
croyois voir une femme qui se jetoit dans mes bras; elle me disoit :
Viens échanger des feux avec moi et perdre la vie ! mêlons des voluptés
à la mort ! que la voûte du ciel nous cache en tombant sur nous.
« Céluta, vous me prendrez pour un insensé : je n'ai eu qu'un tort
envers vous, c'est de vous avoir liée à mon sort. Vous savez si René
a résisté, et à quel prodige d'amitié il a cru devoir le sacrifice d'une
indépendance qui du moins n'étoit funeste qu'à lui. Une misère bien
grande m'a ôté la joie de votre amour et le bonheur d'être père : j'ai
vu avec une sorte d'épouvante que ma vie s'alloit prolonger au delà
de moi. Le sang qui fit battre mon cœur douloureux animera celui de
ma fille : je t'aurai transmis, pauvre Amélie, ma tristesse et mes mal-
heurs! Déjà appelé par la terre, je ne protégerai point les jours de ton
enfance ; plus tard je ne verrai point se développer en toi la douce
image de ta mère , mêlée aux charmes de ma sœur et aux grâces de la
jeunesse. Ne me regrette pas : dans l'âge des passions j'aurois été un
mauvais guide.
« Céluta, je vous recommande particulièrement Amélie : son nom
est un nom fatal. Qu'elle ne soit instruite dans aucun art de l'Europe;
que sa mère lui cache l'excès de sa tendresse : il n'est pas bon de
s'accoiîtumer à être trop aimé. Qu'on ne parle jamais de moi à ma
fille; elle ne me doit rien : je ne souhaitois pas lui donner la vie.
« Que René reste pour elle un homme inconnu, dont l'étrange destin
raconté la fasse rêver sans qu'elle en pénètre la cause : je ne veux être
à ses yeux que ce que je suis, un pénible songe.
« Céluta, il y a dans ma cabane des papiers écrits de ma main .
c'est l'histoire de mon cœur; elle n'est bonne à personne, et personne
ne la comprendroit : anéantissez ces chimères.
« Retournez sous le toit fraternel; brûlez celui que j'ai élevé de mes
mains; semez des plantes parmi ses cendres; rendez à la forêt l'héri-
tage que j'avois envahi. Effacez le sentier qui monte de la rivière à la
porte de ma demeure ; je ne veux pas qu'il reste sur la terre la moin-
dre trace de mon passage. Cependant j'ai écrit un nom sur des arbres,
dans la profondeur des bois ; il seroit impossible de le retrouver : qu'il
croisse donc avec le chêne inconnu qui le porte : le chasseur indien
s'enfuira à la vue de ces caractères gravés par un mauvais génie.
« Donnez mes armes à Outougamiz ; que cet homme sublime fasse
en mémoire de moi, un dernier effort : qu'il vive. Chactas me suivra
s'il ne m'a devancé.
« Si enfin, Céluta, je dois mourir, vous pourrez chercher après mor
l'union d'une âme plus égale que la mienne. Toutefois ne croyez pas
f,52 LES NATCIIKZ.
désormais recevoir impunément les caresses d'un autre homme; ne
croyez pas que de foibles embrasscmcnts puissent effacer de votre à me
ceux de René. Je vous ai tenue sur ma poitrine au milieu du désert,
dans les vents de l'orage, lorsque après vous avoir portée de l'autre
côté d'un torrent, j'aurois voulu vous poignarder pour fixer le bonliour
dans votre sein et pour me punir de vous avoir donné ce bonheur.
C'est toi, Être suprême, source d'amour et de beauté, c'est toi seul qui
me créas tel que je suis, et toi seul me peux comprendre! Oh ! que ne
me suis-je précipité dans les cataractes au milieu des ondes écu-
mantesl je serois rentré dans le sein de la nature avec toute mon
énergie.
(( Oui, Céluta, si vous me perdez, vous resterez veuve : qui pourroit
vous environner de cette flamme que je porte avec moi, même en n'ai-
mant pas? Ces solitudes que je rendois brûlantes vous paroîtroient
glacées auprès d'un autre époux. Que chercheriez-vous dans les bois
et sous les ombrages? Il n'est plus pour vous d'illusions, d'enivre-
ment, de délire : je t'ai tout ravi en te donnant tout, ou plutôt en ne
te donnant rien, car une plaie incurable étoit au fond de mon âme.
Ne crois pas, Céluta, qu'une femme à laquelle on a fait des aveux aussi
cruels, pour laquelle on a formé des souhaits aussi odieux que les
miens, ne crois pas que cette femme oublie jamais l'homme qui l'aima
de cet amour ou de cette haine extraordinaire.
(( Je m'ennuie de la vie ; l'ennui m'a toujours dévoré : ce qui inté-
resse les autres hommes ne me touche point. Pasteur ou roi , qu'au-
rois-je fait de ma houlette ou de ma couronne? Je serois également
fatigué de la gloire et du génie, du travail et du loisir, de la prospé-
rité et de l'infortune. En Europe, en Amérique, la société et la nature
m'ont lassé. Je suis vertueux sans plaisir; si j'étois criminel, je le
serois sans remords. Je voudrois n'être pas né, ou être à jamais
oublié.
« Que ce soit ici un dernier adieu , ou que je doive vous revoir
encore, Céluta, quelque chose me dit que ma destinée s'accomplit; si
ce n'est pas aujourd'hui même, elle n'en sera que plus funeste : René
ne peut reculer que vers le malheur. Regardez donc cette lettre comme
un testament. »
La lecture étoit achevée que Céluta ne relevoit point sa tête, qui
s'étoit penchée sur son sein : toute la sagacité de Mila n'avoit pas suffi
pour expliquer le collier ; toute la religion du missionnaire n'avoit pu
pénétrer le sens de la lettre, mais le cœur d'une épouse l'avoit mieux
compris : rien n'est intelligent comme l'amour malheureux. Céluta
apprenoit qu'elle n'étoit point aimée; qu'un lien paternel ne lui avoit
LES NATCHEZ. /i53
pas même attaché René ; qu'il y avoit dans l'âme de cet homme du
trouble, presque du remords, et qu'il se repentoit d'un malheur
comme on se repentiroit d'un crime.
Cûluta releva lentement son front abattu : « Allons, dit- elle, mon
mari est encore plus infortuné que je ne le supposois ; un méchant
esprit l'a persécuté : je dois être son bon génie. »
Le religieux rendit la lettre à l'Indienne en lui disant : « Souffrir est
notre partage : la nouvelle alliance que Jésus-Christ a faite avec les
hommes est une alliance de douleur : c'est de son sang qu'il l'a scel-
lée ; je vais prier pour vous. »
Le missionnaire tomba à genoux, et, les mains jointes, il répéta,
dans la langue des Natchez , l'Oraison dominicale : le calme de cette
prière fut une espèce de baume répandu sur une plaie vive. Quand le
Père prononça ces mots : Délivrez-nom du mal, les deux femmes san-
glotèrent d'attendrissement. Alors le religieux, se relevant avec peine,
ramena son froc sur sa tête grise, traversa la cabane d'un pas grave,
reprit son bâton à la porte, et alla, aussi rapidement que le lui per-
mettoit sa vieillesse, consoler d'autres adversités.
Mila, qui portoit toujours Amélie, la rendit à Céluta : celle-ci la
reçut en la couvrant de baisers et en fondant en larmes. Mila, qui
devinoit sa sœur, lui dit : « Tu l'aimeras pour. toi, toi qui es sa mère;
moi, je l'aimerai pour son père. »
Mais Mila se sentoit aussi un peu découragée. Qui avoit donc pu
trop aimer René? Quand on arracheroit le guerrier blanc à la mort,
que gagneroit-on à cela, puisqu'il ne vouloit pas vivre? Mila ne s'ar-
rêtant pas longtemps à ces réOexions, et revenant à son caractère :
« C'est assez pleurer pour un collier obscur, mal interprété , que
nous ne comprenons ni toi, ni moi, ni le Père de la barbe. Le danger
est à la porte de notre cabane : pourquoi mêler à des peines véritables
des peines chimériques? Entre la réalité du mal et les songes de nos
cœurs, nous ne saurions où nous tourner. Occupons-nous du présent,
nous penserons une autre fois à l'avenir. Découvrons le secret, sau-
vons René, et quand nous l'aurons sauvé, il faudra bien qu'il s'ex-
plique. »
a Tu as raison, dit Céluta, sauvons mon mari. » Mila prit Amélie
dans ses bras, puis la rendant encore à sa mère : « Tiens, dit -elle, je
désirois avoir un petit guerrier, je n'en veux plus , garde ta fille : elle
te préfère à moi quand elle pleure , elle me préfère à toi quand elle
rit. Ne diroit-on pas que le collier lui fait aussi verser des larmes? »
Mila sortit pour aller à la découverte du secret.
René avoit écrit une autre lettre aux sachems pour leur annoncer
Ii5h LES N AT CHEZ.
que les Illinois ne paroissoient pas encore disposés à recevoir le calu-
met de paix. Plus heureux dans sa mission, Chactas avoit tout obtenu
des Anglois de la Géorgie : il se disposoit à revenir. Le tuteur du soleil
cspéroit que le vieillard seroit mort avant de revoir sa cabane : on
racontoit qu'il touchoit à sa fin.
La femme-chef, attendant la tête de sa rivale, laissoit en apparence
Ondouré plus tranquille ; mais elle le surveilloit avec toute l'activité
de la jalousie. Le sauvage, craignant toujours de se trahir, n'échap-
poit au péril qu'à l'aide de précautions dont il lui tardoit de se déli-
vrer.
D'un autre côté, il étoit dillicilc que le secret d'une conjuration con-
nue de tant de monde ne transpirât pas au dehors. De temps en temps
il s'élevoit des bruits dont tout commandant moins prévenu que celui
du fort Rosalie eût recherché la source. Le gouverneur général avoit
écrit à Chépar de ne pas se laisser trop rassurer par la concession des
terres. Une lettre d'Adélaïde, adressée à René, s'étant trouvée dans les
dépêches, Ondouré, que Febriano instruisoit de tout, s'empressa d'an-
noncer une nouvelle trahison du fils adoptif de Chactas ; mais en
même temps, pour achever de tromper le commandant et pour avoir
l'air de ne s'occuper que de plaisirs, il ordonna une chasse au bulïïe
de l'autre côté du Meschacebé.
Mila n'eut pas plus tôt appris cette nouvelle qu'elle dit à Céluta: « Il
nous faut aller à cette chasse, oi^i se trouveront toutes les matrones;
je veux que le jongleur m'apprenne aujourd'hui môme le secret. »
Céluta consentit tristement à suivre Mila ; elle doutoit du succès de sa
jeune amie, qui refusoit de dire le moyen dont elle se comptoit servir
pour faire parler le jongleur.
Le jour de la chasse arrivé, les deux sœurs partirent ensemble : elles
marchoient seules hors de la foule, car tout le monde les fuyoit comme
on fuit les malheureux. On s'embarque dans les canaux ; on traverse
le fleuve ; on descend sur l'autre rive ; on entre dans les savanes
parsemées d'étangs d'une eau saumâtre, où les buffles viennent lécher
le sel.
Divisés en trois bandes, les chasseurs commencent l'attaque : on
voyoit bondir les buiïles au-dessus des grandes forêts de cannes
de plus de quinze pieds de hauteur. Mila avoit quitté Céluta. Elle
s'étoit attachée aux pas du jongleur, qui prononçoit des paroles afin
d'amener les victimes sous la lance des guerriers. Un buiïle blessé
fond tout à coup sur le magicien, qui prend la fuite : le buffle est
arrêté par les chasseurs, mais le prêtre continue à s'enfoncer dans les
cannes, et, entendant courir derrière lui, il fuit encore plus vite : ce
LES NATCHEZ. 455
n'étoit pourtant que Mila qui voloit sur ses traces comme les coIi])ris
volent sur la cime des roseaux. Elle appelle le jongleur; celui-ci tourne
enfin la tête, et, reconnoissant une femme, il se précipite à terre- tout,
haletant.
« Je t'assure, dit Mila en arrivant à lui, que j'ai eu autant de peur
que toi. Je te suivois, parce que tu m'aurois sauvée. D'une seule parole
tu aurois fait tomber le buffle mort à tes pieds. »
« C'est vrai, dit le jongleur reprenant un air solennel, mais que j'ai
soif! »
Mila portoit à son bras une corbeille, dans cette corbeille un. flacon
et une coupe.
« Le Grand -Esprit m'a bien inspirée, s'écria Mila : j'ai par hasard
ici de l'essence de feu ^ Ah ! bon génie ! si un homme comme toi alloit
mourir, que deviendroient les Natchez? »
(( Mila, dit le prêtre essuyant son front et se rapprochant de la mali-
cieuse enchanteresse, tu m'as toujours semblé avoir de l'esprit comme
une hermine. »
(( Et toi, dit Mila versant l'essence de feu dans la coupe, tu m'as tou-
jours paru beau comme le génie qui préside aux chasses, comme le
Grand-Lièvre honoré dans les forêts. » Le prêtre vida la coupe.
Les sauvages, passionnés pour les liqueurs de l'Europe, recherchent
les fumées de l'ivresse comme les peuples de l'Orient les vapeurs de
l'opium. « Je ne t'avois jamais vu de si près , dit Mila remplissant de
nouveau la coupe et la présentant à la main avide du jongleur ; que
tu es beau ! que tu es beau ! on dit que tu parles tant de langues î
Est-ce que tu entends tout ce que tu dis? »
Triplement enivré de vin, d'amour et de louanges, le prêtre com-
mençoit à faire parler ses yeux. Mila remplit encore la coupe, la porte
de sa main droite aux lèvres du jongleur, et, appuyant doucement sa
main gauche sur son épaule, semble regarder avec admiration sa vic-
time déjà séduite.
Le lieu étoit solitaire, les roseaux élevés. « Mila ! » dit le jongleur.
« Que veux-tu? » dit l'Indienne affectant un air troublé et un peu
honteux.
« Approche-toi, » repartit le prêtre. Mila parut se vouloir défendre.
« N'aie pas peur, dit le prêtre, j e puis répandre la nuit autour de nous. »
« C'est pour cela que j'ai tant de peur! répondit Mila; tu es un si
grand magicien ! » Le prêtre, prenant Mila dans ses bras, l'attira sur
ses genoux. « Bois donc à ton tour, charmante colombe, » dit-il.
1. tau-de-vie.
i56 LES NATCllEZ.
« Moi! » s'écria Mila. Elle feigiiil de porter la liqueur à sa bouche,
tandis que le prêtre, tournant la coupe, clierchoit à boire sur le bord
que les lèvres de Mila avoient touché.
Le jongleur commençoit à sentir les effets du poison, les objets flot-
toient devant ses yeux.
« Ne vois-je pas, dit-il h Mila, une grande cabane? » C'étoicnt des
roseaux agités par le vent.
« Oui, dit -Mila, c'est la cabane oi!i les sacbcms sont rassemblés pour
délibérer sur la mort de René. »
« C'est étonnant, repartit le prêtre balbutiant, car ce n'est pas encore
si tôt. »
Le cœur de Mila tressaillit; elle pressa involontairement le jon-
gleur, qui la serra à son tour dans ses bras.
« Pas encore si tôt? dit Mila, mais c'est... »
« La douzième nuit, pendant la lune des chasses, » dit le prêtre.
« Je croyois, répondit Mila, que c'étoit la treizième? »
« Je sais mieux cela que toi, repartit le jongleur ; il y a douze roseaux
dans la gerbe: nous en retirons un chaque nuit. »
« C'est fort bien imaginé, dit Mila, et René sera tué quand tu reti-
reras le dernier? » — « Oui, dit le prêtre; et il sera tué le premier
tous. »
Le prêtre voulut ravir un l^aiser à î\Iila, qui, au lieu de ses lèvres,
lui présenta l'essence de feu. « J'aimcrois mieux l'autre coupe, » dit
le jongleur.
« Mais, reprit Mila, tu dis que René sera tué le premier de tous : on
tuera donc d'autres chairs blanches !» — « Eh, certainement ! dit le jon-
gleur, riant de la simplicité de Mila ; cela sera d'autant plus admirable,
qu'ils seront assemblés comme un troupeau de chevreuils pour regarder
les grands jeux. »
« Oh! comme j'y danserai avec toi! s'écria Mila, appliquant, avec le
dégoût de la nature, mais l'exaltation de l'amitié, un baiser sur le front
du jongleur, je n'avois pas entendu parler de ces grands jeux! J'aime
tant lés jeux! »
« Toutes les nations qui ont juré le secret, dit le jongleur, se ren-
dront aux Natchez. Outougamiz le Simple a juré comme les autres;
nous le forcerons de tuer son René. »
Mila se lève, s'arrache aux bras du prêtre, qui tombe et dont
le front va frapper la terre. Cet homme eut une idée confuse de la
faute qu'il venoit de commettre ; mais, l'ivresse l'emportant, il s'en-
dormit.
Mila cherche Céluta; elle l'aperçoit seule assise à l'écart: elle lui
LES NATCHEZ. /|57
dH : « Tout est découvert ; les blancs seront massacrés aux grands
jeux : ton mari périra le premier. »
L'épouse de René est prête à s'évanouir; son amie la soutient : « Du
courage, dit-elle ; il faut sauver René. Je cours au fort avertir Chépar.
Toi, va chercher Outougamiz. »
« Arrête, s'écrie Géluta; qu'as-tu dit? avertir Chépar! Malheureuse I
ton pays ! »
Ces mots retentissent dans le cœur de Mila ; immobile, elle fixe ses
regards sur sa sœur, puis s'écrie : « Périsse la patrie qui a pu tramer
un complot si odieux! Ce n'est plus qu'un repaire d'assassins. Je cours
les dénoncer. »
Céluta frémit : « Mila, dit-elle, songe à ta mère, à ton père, à moi,
à Outougamiz. Ne vois-tu pas qu'en prévenant un massacre, tu ne le
fais que changer en un meurtre beaucoup plus terrible pour toi? »
Mila frémit ; elle n'avoit pas aperçu cet autre péril ; mais tout à
coup : « Je ne m'attendois pas, lorsqu'il s'agissoit de la vie de René,
que tu serois si calme ; que tu balancerois prudemment, comme un
sachem, le bien et le mal. »
« Femme, reprit Céluta avec émotion, quel que soit ton cœur, tu
ne m'apprendras pas à aimer; mais ne crois pas non plus m'aveugler:
je serai maintenant aussi malheureuse que mon frère et aussi discrète
que lui. Je sais mourir de douleur : je ne sais pas perdre ma patrie.»
Mila embrasse Céluta. « Pardonne-moi, dit-elle, je suis trop au-des-
sous de toi pour te juger. »
Mila raconte à sa sœur comment elle a surpris la foi du jongleur.
Céluta blâme doucement son amie : « On ne fait pas impunément ce
qui n'est pas bien, lui dit-elle; quand il n'y auroit que le tourment du
secret que tu viens d'apprendre, secret dont tu réponds à présent
devant ton pays, ne serois-tu pas déjà assez punie ? »
Mila et Céluta se déterminèrent à aller trouver Outougamiz : elles
le rencontrèrent sur le bord du fleuve, loin de la chasse, à laquelle il
n'avoit pris aucune part. En voyant s'avancer les deux femmes, Outou-
gamiz, pour la première fois, fut tenté de s'éloigner. Que pouvoit-il
leur dire? N'étoit-il pas aussi malheureux qu'elles? Céluta lui dit en
l'abordant: a Ne nous fuis pas; nous ne te demandons plus rien ; nous
connoissons tes malheurs. Mon frère, je ne t'accuse plus ; je t'admire:
tu es le génie de la vertu comme celui de l'amitié. » Outougamiz ne
comprit pas sa sœur.
« Pleurons tous trois, dit Mila, nous savons tous trois le secret, n
« Vous savez le secret! s'écrie d'une voix formidable le jeune Indien.
Qui vous l'a dit? Ce n'est pas moi! je n'ai pas menti au Grand-Esprit!
/i58 LES iN AT CHEZ.
jo n'ai pas viold le serment des morts! je n'ai pas tué la patrie! » Et,'
plein de l'elTroi du parjure, il échappe aux bras dans lesquels il eût
voulu mourir. Mila vole sur ses pas sans le pouvoir rejoindre. Célula,
abandonnée, se jette dans une pirogue avec des chasseurs qui repas-
soient le fleuve, et regagne sa cabane.
Un ami qui disparoît au moment d'un grand danger laisse un vide
immense : Céluta appelle sa sœur en approchant de sa demeure ;
aucune voix ne lui répond : Mila n'étoit point rentrée sous le toit fra-
ternel. Céluta pénètre dans la cabane; elle en parcourt les différents
réduits, revient à la porte, regarde dans la campagne et ne voit per-
sonne. Accablée de fatigue, elle s'assied près du foyer, tenant sa fille
dans ses bras. Là, se livrant à ses pensées, elle est encore moins
oppressée par le péril du moment que par le souvenir de la lettre de
René. La sœur d'Ontougamiz n'étoit point aimée, elle ne le seroit
jamais! Et c'étoit celui qu'elle adoroit, celui qu'elle cherchoit à sauver
aux dépens de ses jours, qui lui avoit fait ce barbare aveu! Céluta se
trouvoit tout à coup jetée hors de la vie : elle sentoit qu'elle s'enfonçoit
dans une solitude, comme l'être mystérieux qui avoit trop aimé René.
Le maukawis chanta le coucher du soleil, le pois parfums de la Vir-
ginie éclata à la première veille de la nuit, la fin de la nuit fut
annoncée par le cri de la cigogne, et l'amie de Céluta ne revint pas.
L'aube ouvrit les barrières du ciel sans ramener la nymphe, sa com-
pagne fidèle : couronnée de fleurs, Mila paroissoit chaque matin comme
la plus jeune des Heures; précédant les pas de l'Aurore, elle sembloit
lui donner ou tenir d'elle ses charmes et sa fraîcheur.
Quand Céluta vit poindre le jour, ses alarmes augmentèrent : que
pouvoit être devenue sa sœur? Une pensée se présente à l'esprit de la
fille de Tabamica : en demeurant avec Céluta, Mila n'h'abitoit point sa
propre cabane ; la cabane de Mila étoit celle d'Outougamiz. N'étoit-il
pas possible qu'Outougamiz eût voulu retourner à ses foyers, et que
son épouse y fût rentrée avec lui?
Céluta passa à son cou l'écharpe oi^i étoit suspendu un léger berceau :
elle place dans le berceau cet enfant voyageur qui sourioit par-dessus
l'épaule de sa mère. Elle sort, elle arrive bientôt au toit qui lui rap-
pelle de si doux et de si tristes souvenirs ; c'étoit là qu'elle habitoit,
avec Outougamiz, lorsque René la vint visiter; c'étoit par la porte
entr'ouverte de cette cabane qu'elle avoit aperçu l'étranger dans le
buisson d'azaléa. Comme le cœur lui battit lorsque le guerrier blanc
s'assit auprès d'elle? Avec quelles délices elle prépara le festin du ser-
ment de l'amitié! Çni'ils sont déjà loin, ces jours qui virent naître un
amour si tendre! Doux enchantements du cœur, projets d'un bonheur
LES NATCHEZ. /|59
îHns terme et sans mesure, qu'êtes-voiis devenus? Cabane qui prolé-
f^eâtes la jeunesse d'Oatougamiz et de Céluta, serez-vous changée
comme vos maîtres? aurez-vous vieilli comme eux?
Oui, cette cabane n'étoitplus la même; depuis longtemps inhabitée,
elle étoit vide et sans génies tutélaires : quelques petits oiseaux y fai-
soient leurs nids, et l'herbe croissoit alentour.
Environnée d'assassins, abandonnée de tous ses amis, livrée sans
défense à l'amour impur du tuteur du soleil , accablée du malheur et
de l'indifférence de René, Céluta ne désiroit plus qu'une tombe pour
s'y reposer à jamais. Comme elle s'éloignoit de la cabane, où elle
n'avoit trouvé personne, elle aperçut Adario, qui cheminoit lentement,
traînant ses lambeaux et s'appuyant sur le bras d'Outougamiz ; elle
fut frappée de terreur en remarquant que Mila n'étoit pas avec eux.
Le vieillard penchoit vers la terre ; le poids du chagrin paternel avoit
enfin courbé ce front inflexible : Adario n'étoit plus qu'un mort resté
quelques jours parmi les vivants, pour se venger.
Céluta s'avança vers lui. « Te voilà, ma fille, lui dit-il d'une voix
pleine d'une douceur inaccoutumée ; j'allois chez toi, mais puisque
nous sommes auprès de la cabane de ton frère, arrêtons-nous là. Le
vieux chasseur commence à trouver la course un peu longue; il se
repose partout oii il rencontre un abri. »
Touchée du changement du vieillard, et attendrie par sa bonté,
Céluta entra avec son frère et son oncle dans la cabane déserte. Ils
furent obligés de s'asseoir sur le sol humide : u C'est ma couche de
tous les jours, dit Adario; il faut que je m'habitue à la terre. »
Incertain, pour la première fois de sa vie, le sachem avoit l'air
de rassembler ses pensées, de chercher ses paroles. Outougamiz, se
réveillant comme d'un songe, et reconnoissant le lieu où il étoit, dit
en secouant la tête : « Adario, tu n'es pas prudent de m'avoir amené
ici : tu veux que je tue René, et c'est ici même que je lui ai juré une
amitié éternelle. J'ai juré depuis, il est vrai, que je le tuerois; mais,
dis-moi, auquel des deux serments dois-je être fidèle? N'est-ce pas au
premier? »
« C'est à ta patrieque tu as fait le dernier, répliqua Adario, et tu
l'as prononcé sur les os de tes aïeux. »
« Sur des ossements apportés par le jongleur, répondit Outougamiz;
mais étoient-ce ceux de mes ancêtres? J'ai voulu connoître la vérité. Je
suis allé cette nuit sur la tombe de mon père; je me suis couché sur
le gazon; j'ai prêté l'oreille : mon père étoit dans sa tombe, car je
l'entendois creuser avec ses mains pour venir vers moi. La couche de
poussière entre nous deux n'étoit pas plus épaisse qu'une feuille de
[|60 LES NATCIIEZ.
platane. Je scntoîs mon cœur refroidir à mesure que le cœur du mort
s'approchoit de ma iioilrint^; il me commtnii(iuoit ses glaces. J'élois
calme et heureux : c'étoit comme le sommeil, »
« Insensé! s'écria Adario, Ion amitié l'égaré. »
« Pour ce mot-là, dit Outougamiz, ne le prononce jamais, Adario ; tu
n'entends rien à l'amitié. Si tu voulois appeler encore mon père en
témoignage contre moi, tu te trom])crois, car il a reçu mon serment
d'amitié dans cette cabane, ainsi que cette femme que tu ne daignes
seulement pas regarder, et qui pleure... Je vois René; il vient récla^
mer, en ce lieu même, le serment que je lui ai fait. Le Manitou d'or
s'agite sur ma poitrine : non, mon ami! non, mon frère! je ne renie
point mon serment ! Approche, que je le renouvelle entre tes mains,
entre celle de ma sœur : Je te jure... »
« Impie! s'écrie Adario, lui portant une main ridée à la bouche;
crains que la terre ne te dévore comme l'onde a englouti Mila. »
« Mila ! » dirent à la fois le frère et la sœur.
u Oui, Mila, répète Adario d'une voix inspirée : elle a su le secret,
et elle a péri ! »
Outougamiz reste pétrifié; Céluta inonde la terre de ses larmes.
Adario, un bras levé entre son neveu et sa nièce, semble encore pro-
férer le mot qui vient de les anéantir : elle a péri!
Outougamiz se lève, prend sa sœur par la main, la contraint de se
lever, la regarde quelque temps en silence, et lui dit : « Il ne sera plus
aimé. René ! le seul cœur qui t'aimât encore, le seul qui te voulût
sauver, le seul qui protestât de ton innocence, a cessé de battre; car
ma sœur et moi nous doutons ; nous sommes sans force , nous ne
savons nous décider ni pour la patrie ni pour l'amitié. Céluta, j'ai
perdu ma femme, tu as perdu ta compagne, celle qui t'a suivie à la
cité des blancs, qui t'a soignée dans mon absence, qui t'a soutenue
dans l'absence de cet autre que nous allons tuer. Mila morte! René
mort! sa petite fille va bientôt mourir! Chactas, qui s'en va aussi!
Céluta, resterons-nous seuls? »
Céluta ne pouvoit répondre. Outougamiz se tourne vers Adario, tou-
jours assis à terre. 11 lève son casse-tête, et dit : « Qui a tué Mila? »
«Athaensic, répond froidement Adario; l'esprit de malheur l'a
saisie : elle s'est elle-même précipitée dans le fleuve. »
«Si je savois, reprit le jeune sauvage les dents serrées, qu'un
homme eût porté la main sur Mila, fût-il mon propre père... Et puis
j'irois trouver Chépar et me mettre à la tête des chairs blanches. »
Adario, se levant indigné, et secouant ses lambeaux: «J'ai cru,
infâme, que tu n'en voulois qu'à mes cheveux blancs; je te les livrois
LES NATCHEZ. 461
avec joie afin de t'engager à garder le secret, à sauver la patrie. Je
me disois : Il lui faut une libation de sang pour satisfaire au premier
serment qu'il a fait; qu'il la puise à mes veines! Mais que l'ombre
même de la pensée de trahir ton pays ait pu passer dans ton lâche
cœur!... Retire-toi, scélérat ! je te vais livrer aux sachems, qui te vou-
loient faire périr avec ta sœur lorsqu'ils ont appris l'indiscrétion du
prêtre. J'avois juré de votre vertu, je m't tois engagé pour elle; je
venois demander à Céluta le serment du secret : vous êtes deux
traîtres, et je vous abandonne. »
Adario fait un mouvement pour se retirer ; Céluta l'arrête. « Déses-
pérez de moi, lui dit-elle, mais non pas d'Outougamiz. »
« Et pourquoi, dit celui-ci, veux-tu qu'il espère de moi? Oui, je sau-
verai mon ami, si l'on ne me prévient par ma mort. »
a Allons, dit Adario, épouse fidèle, ami généreux, révélez le secret
à René ! livrez ensuite votre pays aux étrangers, mais, dignes enfants,
songez qu'avant cette victoire il faut avoir incendié nos cabanes , il
faut avoir égorgé vos proches et vos amis, il faut avoir arraché un a
un les cheveux de la tête d'Adario, il faut avoir fait de son crâne la
coupe du festin de René. »
Pendant ce discours affreux, Céluta et Outougamiz ressembloient à
deux spectres. Adario s'approche de sa nièce. « Ma Céluta, lui dit-il,
faut-il qu'Adario tombe à tes pieds? parle, et tu le verras à tes genoux,
celui qui n'a jamais fléchi devant personne. Mon enfant! René doit
mourir quelque jour, puisqu'il est homme ; mais ta patrie, si tu le
veux, ta patrie peut être immortelle. Ta cousine ! ma pauvre fille,
n'a-t-elle pas perdu son fils unique, et ne sais-tu pas par quelle main?
N'ai-je pas arraché ma postérité, pour qu'elle ne poussât pas des
racines dans une terre esclave? Regarde-moi, et ose dire qu'il ne m'en
a rien coûté ! ose dire que mes entrailles déchirées ne saignent plus,
que la plaie que je leur ai faite est guérie ! S'il reste des enfants libres
aux Natchez, Céluta, ils te devront leur liberté ; ils te souriront dans
les bras de leur mère; les bénédictions t'accompagneront quand tu
traverseras les villages de ta patrie; les sachems se rangeront avec
respect sur ton passage; ils s'écrieront : Faites place à Céluta! Ces
moissons florissantes, c'est toi qui les auras semées ; ces cris de joie et
d'amour, c'est toi qui les exciteras. Qu'est-ce que le sacrifice d'une
passion, que le temps doit éteindre, auprès de ces plaisirs puisés d?.ns
la plus grande des vertus? Peux-tu balancer? peux-tu consentir à
n'être qu'une femme vulgaire dans ta passion, qu'une femme crimi-
nelle dans ta conduite, quand tu peux te donner en exemple à l'uni-
vers? »
Z,02 LES NATCIIEZ.
Outoiigamiz avoit écouté dans un sombre silence ; Céluta paroïssoit
suspendue entre la mort et la vie. « Que veux-tu de moi? » dit-elle d'une
voix tremblante. — « Un serment pareil à celui de ton frère, répond
Adario : jure entre mes mains que tu garderas le secret; que tu ne le
révéleras pas au coupable qui ledivulgueroit, à un homme dont tu ne
possèdes pas même l'amour, et qui te traliissoit comme la patrie. »
Ces mots entrèrent profondément dans le cœur de Céluta ; mais la
noble créature, s'élevant au-dessus de son malheur, répondit : « Pour-
quoi supposes-tu que je ne possède pas le cœur de mon époux? crois-
tu par là me déterminer à l'immoler à ma tendresse méconnue? Si
René ne m'aime pas, c'est que je ne suis pas digne de lui ; c'est une
raison do plus de le sauver, et, par mon dévouement, de mériter son
amour. »
Elle s'arrête, car ses larmes, qu'elle avoit retenues, et qui couloient
intérieurement, l'étouffoient: a Adario, reprit-elle, tu es ingrat : René,
à la cité des blancs, proposa sa tête pour la tienne... »
« Ne crois pas ce mensonge, dit Adario en l'interrompant; cette
scène étoit arrangée entre nos ennemis pour nous inspirer plus de
confiance dans un traître. »
(( Malheureux René! s'écria Céluta, quel fatal génie fait méconnoître
jusqu'à ta vertu ! »
« Céluta, dit Adario, le temps s'écoule. Les jeux vont être procla-
més ; es-tu amie ou ennemie? Déclare-toi ; range-toi du côté des blancs,
ou jure le secret. »
La sœur d'Outougamiz regarde autour d'elle ; elle croit entendre
des voix lamentables sortir des bocages de la mort ; la fille de René
gémit dans son berceau. Après quelques moments de silence : a Voici
l'arrêt, » dit Céluta. Adario et Outougamiz écoutent.
« Mon frère a pu jurer, parce qu'il ne savoit pas à quoi l'engageoit
son serment : moi , qui connois d'avance les conséquences de ce ser-
ment, je serois une femme dénaturée si je le prononçois. Je ne jurerai
donc point, mais pour te consoler, Adario, sache que si ma vertu ne
me fait garder le secret, tous les serments de la terre seroient inutiles.»)
En prononçant ces mots, Céluta parut transfigurée et rayonnante :
«C'est assez! s'écrie Adario pressant sur son sein la main de cette
femme, je suis satisfait, les sachems le seront. Tu viens de faire un
serment plus redoutable que celui que je te demandois. »
Adario retourne au conseil des sachems, et Outougamiz prête encore
au vieillard l'appui de son bras. Céluta reprend le chemin de la cabane
de René : son âme étoit comme un abîme où les chagrins divers rou-
loii.:it confondus.
LES NATCHEZ. /,63
La plaie la plus récente devint peu à peu la plus vive : lorsque
l'épouse de René, descendue au fond de son cœur, commença à
débrouiller le chaos de ses souffrances, celle que lui causoit la perte
de Mila se fit cruellement sentir. Géluta se représentoit tout ce que
valoit sa sœur : quelle inépuisable gaieté avec un cœur profondément
sensible! L'oiseau chantoit moins bien que Mila, et elle aimoit mieux.
Les peines mêmes qu'elle donnoit étoient mêlées de plaisir, et elle don-
noit tant de plaisir sans mélange de peines ! Ces cheveux charmants
sont maintenant souillés dans les limons du fleuve! cette bouche, que
l'amour sembloit entr'ouvrir, est remplie de sable ! Cette femme qui
étoit tout âme il y a quelques heures, cette femme que la vie animoit
de toute sa mobilité, maintenant froide, fixée à jamais dans les bras
de la mort ! Qu'elle a été vite oubliée, la tendre amie qui n'existoit que
pour ses amis! Sa famille n'y pense déjà plus; Outougamiz même a
été entraîné ailleurs : personne ne rendra les honneurs funèbres à la
jeune, à l'innocente, à la courageuse Mila.
Ces réflexions, auxquelles s'abandonnoit Céluta en retournant à sa
cabane, la firent changer de route ; elle chemina vers le fleuve pour y
chercher le corps de son amie. Céluta avoit injustement accusé son
frère; Outougamiz n'avoit point oublié Mila. Après avoir reconduit
Âdario, il descendit au rivage du Meschacebé: il regarda d'abord
passer l'eau et côtoya ensuite le fleuve, attentif à chaque objet que le
courant entraînoit; il crut ouïr un murmure : « Est-ce toi qui parles,
Mila? dit-il; es-tu maintenant une vague légère, une brise habitante
des roseaux? Te joues- tu, poisson d'or et d'azur, à travers les forêts
de corail? Mobile hirondelle, traces-tu des cercles à la surface du
fleuve? Sous ta robe de plume , d'écaillé ou de cristal , ton cœur aime
encore et plaint René. »
Un jeune magnolia, que le Meschacebé avoit environné dans sa der-
nière inondation, fixa longtemps les regards d'Outougamiz : il lui
sembloit voir Mila debout dans l'onde.
Outougamiz s'assit sur la rive : « Pourquoi, dit -il, Mila, ne me
réponds-tu pas, toi qui parlois si bien? Quand tu pleurois René, tes
yeux étoient comme deux perles au fond d'une source; ton sein,
mouillé de larmes, étoit comme le duvet blanc du jonc sur lequel le
vent a fait jaillir quelques gouttes d'eau. Tu étois tout mon esprit :
à présent, que je suis seul, je ne saurai comment enlever mon ami
aux sachems : puis tu étois si sûre de son innocence ! »
Mila, avant de disparoître, avoit dit au frère et à la sœur qu'ils
cherchoient des moyens extraordinaires de sauver René, tandis qu'il y
en avoit un tout naturel , auquel ils ne songeoient pas : c'étoit d'aller
m LES NATCIIF.Z.
au-devant du guerrier blanc, de le retenir loin des Natchez autant de
jouis (ju'il scioit nécessaire ]M)uv \v soustraire au péril. Mila avoit
ajouté que si René résistoit, ils l'attacheroienl au pied d'un arbre;
car elle mêloit toujours les raisons de l'enfance aux inspirations de
l'amour et aux conseils d'une sagesse prématurée. Outougamiz , au
bord du lleuve, se souviilt du dernier conseil de Mila. « Tu as raison, »
s'écria-t-il. Il jette au loin tout ce qui peut retarder la rapidité de sa
course, et, trompant la vigilance des Allouez attachés à ses pas, il vole
comme une flèche lancée par la main du chasseur.
A peine avoit-il quitté le fleuve, que Céluta parut sur le rivage. Elle
s'arrêtoit à chaque pas, regardoit parmi les roseaux, s'avançoit sur la
dernière pointe des promontoires, cherchoit, comme on cherche un
trésor, la dépouille de sa jeune amie; elle ne trouva rien. « Le Mes-
chacebé est aussi contre nous, » dit-elle ; et elle retourna à sa cabane,
épuisée de fatigue et de douleur.
Revenu de son ivresse, le jongleur avoit conservé le sentiment
confus de son indiscrétion : il courut en faire l'aveu au tuteur du
soleil. Ondouré, après s'être emporté contre le prêtre, se hâta de
rassembler le conseil. Il déclara qu'il étoit très-probable que Mila ,
instruite du secret, l'auroit révélé à Céluta; il annonça en même
temps aux sachems qu'il n'y avoit plus rien à craindre de Mila , car
déjà elle n'existoit plus. Adario s'opposa à tout arrêt de sang contre sa
nièce, et s'engagea à obtenir d'elle un serment qu'elle tiendroit aussi
religieusement qu'Outougamiz. Les vieillards cédèrent au désir
d'Adario ; il fut pourtant résolu que si le frère et la sœur laissoient
échapper la moindre parole, on les immoleroit à la sûreté de tous.
On mit aussi en délibération la mort immédiate de René, en cas
qu'il revînt avant le jour du massacre ; mais Adario fit remarquer que
si l'on frappoit ce traître isolément on alarmeroit les blancs ses com-
plices ; qu'on s'exposeroit surtout aux effets du désespoir d'Outougamiz
et de Céluta, lorsque ce désespoir pourroit encore nuire à l'exécution
générale du complot. On trouva donc plus prudent de laisser les choses
telles qu'elles étoient, et de ne faire aucun mouvement.
Il ne manquoit aux succès des plans d'Ondouré que la mort de
Chactas, et les divers messagers commençoient à apporter la nouvelle
de cette perte irréparable. Quant à la profanation de Céluta dans les
bras d'un monstre, Ondouré se croyoit déjà sûr de sa proie. Ces
ressorts si compliqués, ces plans si tortueux, cette double intrigue
dans le conseil aux Natchez et dans le conseil au fort Rosalie , cette
trame si laborieusement ourdie et néanmoins si fragile, tout avoit été
imaginé et conduit par Ondouré, alin de satisfaire une passion crimi-
LES NATGHEZ. 6G5
nelle et d'atteindre, par le triomphe de l'amour, au plus haut degré de
l'ambition. Mais l'excès de l'orgueil et de la joie fut encore au moment
de perdre Ondouré : il ne put s'empêcher d'aller insulter sa victime.
Délivré de la présence de Mila , il osa paroître dans la solitude sacrée
de Céluta ; il osa prononcer des paroles de tendresse à la plus misé-
rable des femmes, à celle dont presque tous les malheurs étoient son
ouvrage. Ondouré oublioit que la jalousie comptoit ses pas , et qu'il
pouvoit être puni par la passion même cause première de tous ses
crimes.
Or, des hérauts alloient publiant l'ouverture des grands jeux et la
durée de ces jeux, qui devoit être de douze jours. Tout étoit en mpu-
vement parmi les Natchez et dans la colonie ; car les François , avides
de plaisirs, même dans les bois , se promettoient d'assister à une fête
pour eux si funeste. Le commandant, invité, regardant désormais les
Natchez comme les sujets du roi de France , accordoit toute sa protec-
tion à cette pompe nationale. 11 avoit reçu plusieurs fois des avis salu-
taires , mais Febriano et les autres créatures d'Ondouré maintenoient
Chépar dans son aveuglement ; la fête même contribuoit à le rassurer.
« Des gens qui conspirent, disoit-il, ne jouent pas à la balle et aux
osselets. » Il y a un bon sens vulgaire qui perd les hommes communs.
De toutes parts des groupes, joyeusement assemblés, rioient, chan-
toîent et dansoient en attendant l'ouverture des jeux. Les Chicassaws,
les Yazous, les Miamis, tous les peuples entrés dans la conspiration,
arrivoient au grand village. Là étoit campée une famille dont les
femmes, encore chargées de bagages, déposoient à terre leur fardeau
ou suspendoient aux arbres le berceau de leurs enfants ; ici des Indiens
allumoient le feu de leur camp et préparoient leur repas. Plus loin ,
des voyageurs lavoient leurs pieds dans un ruisseau, ou se délassoient
étendus sur l'herbe. Au détour d'un bois paroissoit une tribu qui
s'avançoit, couverte de poussière, dans l'ordre de marche : les oiseaux
s'envoloient , les chevreuils s'enfuyoient ou s'arrêtoient curieusement
sur les collines à regarder ce rassemblement d'hommes. Les colons ,
quittant leurs habitations, venoient jouir des préparatifs des jeux : ils
ignoroient quelle couronne étoit promise aux vainqueurs.
La gerbe de roseaux avoit été déposée dans le temple d'Athaensic,
sous l'autel de ce génie des vengeances. Un jongleur veilloit à sa garde.
Le premier roseau devoit être retiré par trois sorcières dans la nuit qui
suivroit l'ouverture des jeux : partout où des colonies européennes
étoient établies, même chose devoit s'accomplir.
Un rayon d'espoir se glissoit au fond du cœur de Céluta. René n'ar-
rivoit pas : encore quatorze jours d'absence, et il échappoit à sa de^-
III. 30
/jGC LES NATCIIEZ.
tinée. Quelquo accident raïuoil-il ivtcnu? Oulougamiz l'auroit-il l'cn-
contré? car Gélula ne doutoit point: que son frère, qu'on avoit vu
passer dans les bois, n'eût volé au-devant de son ami. Se laissant aller
un moment à ces rêves de bonheur qui nous poursuivent jusqu'au
sein de l'inforlune, l'Indienne oublioit et les périls de chaque heure,
et les torts que pouvoit avoir René : elle s'élevoit en pensée au séjour
des anges, tandis qu'elle éloit attachée à la terre, semblable au pal-
mier qui réjouit sa tête dans la rosée du ciel, mais dont le pied s'en-
fonce dans un sable aride.
Les espérances de Célut?. auroient été des craintes pour Ondouré,
s'il n'avoit su que le frère d'Amélie revenoit après avoir échoué dans
ses négociations, ce qui rendoit l'auteur de la guerre avec les Illinois
plus suspect que jamais aux Natcliez. Ondouré savoit encore qu'Ou-
tougamiz n'avoit point rencontré René : les Allouez envoyés sur les
traces du jeune sauvage ne laissoicnt rien ignorer au tuteur du soleil.
Le bruit du prochain retour de René se répandit bientôt au grand
village, et, en dissipant la dernière illusion de Céluta, acheva d'acca-
bler cette femme déjà trop malheureuse.
Le jour de l'ouverture des jeux étoit enfin arrivé. A quelque distance
du grand village s'étendoit une vallée tout environnée de bois qui
croissoient en amphithéâtre sur les collines, et qui formoicnt les
entours de cette belle salle bâtie des mains de la nature : là dévoient
se célébrer les jeux; le jeu de la balle et ensuite celui des osselets. La
fête commença au lever du soleil.
Le grand-prêtre s'avançoit à la tête des joueurs : il tenoit en main
une crosse peinte en bleu, ornée de banderoles, de joncs et de queues
d'oiseaux; des jongleurs, couronnés de lierre, suivoient le grand-
prêtre. Venoit ensuite Ondouré, conduisant son pupille, le jeune soleil,
âgé de huit ans : la femme-chef, le front pâle, accompagnoit son fils.
Derrière elle, rangés deux à deux, paroissoicnt les vieillards des Chi-
cassaws, des Yazous et des autres alliés. Une bande nombreuse de
musiciens avec des conques, des fifres et des tambourins, escortoit les
sachems. Les jeunes guerriers demi-nus, et armés de raquettes, se
pressoient pêle-mêle sur les pas de leurs pères. Une foule immense,
composée d'enfants, de femmes, de colons, de soldats, de nègres,
remplissoit les bois de l'amphithéâtre. Chépar lui-même étoit là,
entouré de ses officiers. Toutes les cabanes étoient désertes : la douleur
seule étoit restée au foyer de René.
Les joueurs descendus dans l'arène, le grand-prêtre frappe des
mains, et l'hymne des jeux est entonné en chœur. La première accla-
mation de cinq ou six peuples réunis fut étonnante : Céluta l'entendit
LES NATCHEZ. 467
sous son toit abandonné ; c'étoit la voix de la mort appelant le frère
d'Amélie.
CHOEUR GÉNÉRAL.
« Est-ce l'aile de l'oiseau qui fend l'air? est-ce la flèche qui siffle à
mon oreille? Non, c'est la balle qui fuit devant la raquette. 0 mon
œil! sois attentif à la balle, ou je t'arracherai. Que diroit la raquette si
elle restoit veuve de la balle qu'elle aime? »
LES JEUNES GUERRIERS.
« Empruntons les pieds du chevreuil pour marier la raquette à la
balle. »
UN PRÊTRE.
« Les femmes étoient nées d'abord sans la moitié de leurs grâces :
un jour le génie de l'Amour jouoit à la balle dans les bois du ciel ; te
balle va frapper à la poitrine la plus jeune des épouses du génie; brisé
par le coup, le globe se transforme en un double sein dont la bouche
d'un nouveau-né fit éclore le dernier charme. »
UN GUERRIER.
« La balle est un jeu noble et viril ; mais qui pourroit chanter les
osselets? C'est aux osselets que l'on gagne les richesses, c'est aux
osselets qu'on obtient une tendre épouse. »
LES SACHEMS.
« C'est aux osselets qu'on perd la raison ; c'est aux osselets qu'on
vend sa liberté. »
LES JONGLEURS.
a Deux parts ont été faites de nos destinées ,: l'une bonne, l'autre
mauvaise. Le Grand-Esprit mit la première dans un osselet blanc, la
seconde dans un osselet noir. Chaque homme en naissant, avant qu'il
ait les yeux ouverts, prend son osselet dans la main du Grand-Esprit.»
LES SACHEMS.
« Qu'importe que l'osselet de notre destinée soit noir ou blanc?
Nous jouons dans la vie assis sur une tombe : à peine avons-nous tiré
notre osselet heureux ou fatal, la Mort, qui marque la partie, nous le
redemande. »
Les joueurs se séparent en deux bandes; les Natchez d'un côté, les
Chicassaws de l'autre. A un signal donné, le plus adroit des guerriers
natchez, placé à son poteau, frappe d'un coup de raquette la balle qui
fuit, comme le plomb sort du tube enflammé des chasseurs ; un Ghi-
/,G8 LES NATCIIEZ.
cassaws la ro(;oit l't la rciivoio avt'C la inriun raiiiilité. Elle est rrpoiis-
sée vers les Chicassaws, qui la reprennent de nouveau. Un niouvenunt
général commence; la balle est chassée et rechassée : lanlôt elle vole
horizontalement, et vous verriez les joueurs se baisser lotir à Ion'-
comme des épis sous le passage d'une brise; tantôt elle est lancée au
ciel à perte de vue : tous les yeux sont levés pour la découvrir dans
les airs, toutes les mains tendues pour la recevoir dans sa chule. Sou-
dain des guerriers se jettent à l'écart, se groupent, s'(Milremèlent, se
déploient, se rassemblent encore; la balle saule à petits bonds sur
leurs raquettes jusqu'au moment où un bras vigoureux, la dégageant
du conflit, la reporte au centre de l'arène. Les cris d'espérance ou de
crainte, les applaudissements et les risées, le bruit de la course, le
sifflement de la balle, les coups de raquette, la voix des marqueurs,
les ronflements de la conque, font retentir les bois.
Au milieu de ce bruit et de ce mouvement les âmes étoient divc/ c-
ment occupées : les François jouissoicnt en pleine confiance de co
spectacle, tandis que les conjurés comptoient leurs victimes. 11 n'y
avoit rien de plus affreux que ces plaisirs qui couvroient le massacre
de toute une colonie. Que d'hommes ont pris pour un jour de fête celui
qui devoit leur apporter la mort !
Les jeux furent suspendus pour le festin , servi h l'ombre d'une
futaie d'érables, au bord d'un courant d'eau; ils recommencèrent
ensuite : on ne savoit de quel côté se décideroit la victoire, dont le
prix étoit réglé à mille peaux de bêtes sauvages. Tout à coup le spectacle
est interrompu ; les sachems se lèvent, la foule se porte vei's la colline
du nord; on entend répéter ces mots: «Voici notre père, voici Chactasl
Hélas! il est mourant! Outougamiz vient d'annoncer son arrivée. »
En effet, Outougamiz, qui n'avoit pas rejoint René, avoit rencontré
le sachem, que portoit une troupe de jeunes Cbéroquois. La réputation
deChactas étoit telle, que le commandant françois lui-même suivit la
multitude pour aller au-devant du vieillard. La foule poussoit des cris
d'amour sur le passage de l'homme vénérable, mais les yeux étoient
remplis de larmes, car on voyoit que Chactas n'avoit [/lus que quel-
ques heures à vivre : son visage toujours serein annonçoit l'extrême
fatigue et la décrépitude ; sa voix étoit si foil)le, qu'on avoit de la peine
à l'entendre. Cependant le sachem répondoit avec sa bonté et son
calme ordinaires à ceux qui lui adressoient la parole. Uil jeime guer-
rier remarquant que les cheveux argentés du vieillard avcient encorel
blanchi : « C'est vrai, mon enfant, dit Chactas; j'ai pris ma parure;
d'hiver, et je vais m'enfermer dans la caverne. » Un sachem ou parti'
d'Ondouré lui parloit des jeux et de la paix de la patrie; il répondit :
LES NATCHEZ. /t69
« L'eau est paisible au-dessus de la cataracte; elle n'est troublée
qu'au-dessous. »
Outougamiz, qui marchoit auprès du lit de feuillage sur lequel les
Chéroquois portoient Chactas, passoit d'un profond abattement à une
incompréhensible joie : « Ah! disoit-il tout haut, c'est ainsi que j'ai vu
porter René quand je l'aimois, et que je ne le voulois pas tuer , avant
que Miia m'eût quitté pour toujours. »
Ces deux noms frappèrent l'oreille de Chactas. « Mon excellent
Outougamiz, lui dit-il, tu parles de René et de Mila ; et Céluta, où est-
elle? où sont mes chers enfants, pour que je les embrasse avant de
mourir? »
« Chêne protecteur! s'écria Outougamiz, nous allons tous nous
mettre à l'abri sous ton ombre, excepté Mila, qui s'est fait une couche
au fond des eaux, » — « Héroïque et bon jeune homme, dit Chactas,
je crains que le chêne ne soit tombé avant qu'il t'ait pu garantir de
l'orage. » Chactas demanda où étoit Adario; on lui dit qu'il habitoiti
les forêts.
Ondouré, à ce triomphe de la vertu, éprouvoit de mortelles inquié-
tudes. L'arrivée inattendue et la prolongation de la vie de Chactas
sembloient déranger les projets du conspirateur. Il craignoit que le
sachem ne découvrît ses trames, et qu'un entretien secret d'un moment
avec Céluta et Outougamiz ne détruisît l'œuvre de deux années. Dési-
rant séparer le plus tôt possible Outougamiz de Chactas, Ondouré eut
l'imprudence de s'avancer jusqu'à la couche du vieillard, pour le sup-
plier de se livrer au repos. Chactas, le re.'îonnoissant à la voix, lui dit :
(( 0 le plus faux des hommes! tu n'as donc pas encore appris à
rougir? »
«Courage, Chactas! s'écria Outougamiz; tu parles tout comme
Mila! » Ondouré, balbutiant, avoit perdu son effronterie accoutumée.
« Mes enfants ! » dit Chactas, élevant la voix et s'adressant à la foule
qu'il entendoit autour de lui, mais qu'il ne voyoitpas, « voilà un des
plus dangereux scélérats que la terre ait produits. C'est notre foiblesse
qui fait sa tyrannie ; il y a longtemps que j'ai deviné les secrets de ce
traître. »
Ces paroles violentes dans la bouche d'un vieillard si modéré et si
sage produisirent un effet extraordinaire. Ondouré se crut perdu.
Outougamiz encourageoit le tumulte : « Allez chercher Céluta, s'écrioit-
il; voici que tout est arrangé : René est sauvé! Je ne le tuerai pas!
Quel dommage que Mila soit morte! »
Quelques sachems restés fidèles à Chactas racontoient qu'Ondouré
étoit vraisemblablement le meurtrier du vieux soleil ; qu'il avoit séduit
hlO LES NATCIIEZ.
la fcmme-chcf; qu'il s'étoit emparé de l'autorité par violence; ({u'il
niéditoit dans ce moment même d'autres forfaits. Les sauvages étran-
gers paroissoient troublés. Le commandant françois commenroii à
s'étonner de ce mot de complot redit de toutes parts. La destinée d'On-
(louré ne sembloit plus tenir qu'à un fil , lorsque les prêtres et les
sachems du parti du traître répétèrent l'histoire du maléfice jeté par
un magicien de la chair blanche sur Outougamiz et sur le vénérable
(Ihactas. Les absurdités religieuses employées précédemment dans des
occasions pareilles eurent leur succès accoutumé; la foule supersti-
tieuse les crut de préférence à la vérité. Chactas fut porté à sa cabane.
Cliépar retourna au fort, toujours disposé par Febriano à se confier à
Ondouré et à soupçonner le frère d'Amélie. Le soleil étant couché, les
sauvages remirent au lendemain la continuation des jeux.
Mais l'orage conjuré pour un moment menaçoit d'éclater de nou-
veau. Chactas, à peine déposé dans sa cabane, avoit demandé la con-
* vocation d'un conseil , désirant s'entretenir avec les sachems avant
d'expirer. Il étoit impossible aux conjurés de se refuser au dernier vœu
de l'illustre vieillard sans se rendre suspects et odieux à la nation.
Ondouré s'empressa de chercher Adario et de lui parler de Chactas ,
dont la tête, disoit-il, étoit affoiblie par les approches de la mort.
Adario, regardant de travers le sauvage : a II te convient bien, misé-
rable guerrier, de t'exprimer de la sorte sur le plus grand des sachems
et sur l'ami d'Adario ! Ote-toi de devant mes yeux , si tu ne veux que
je punisse tes paroles insensées. »
Ces deux vieillards étoient le désespoir d'Ondouré : Chactas ne con-
noissoit point les desseins du scélérat, et les auroit renversés s'il les
eût connus ; Adario méprisoit le tuteur du soleil, et l'auroit poignardé
s'il avoit pu croire que par le massacre des blancs il aspiroit à la
tyrannie. Les sachems s'empressèrent de tenir le conseil dans la cabane
de Chactas ; Adario s'y rendit le premier.
Outougamiz étoit allé trouver sa sœur. Assise à ses foyers solitaires,
et descendue dans son propre cœur, Céluta y avoit remué pour ainsi
dire tous ses chagrins ; elle les en avoit tirés l'un après l'autre : sa
fille, Mila, Outougamiz, René, s'étoient tour à tour présentés à ses
craintes et à ses regrets; elle n'avoit oublié de pleurer que sur elle.
Les grandes douleurs abrègent le temps comme les grandes joies , et
les larmes qui coulent avec abondance emportent rapidement les
heures dans leur cours. Céluta ignoroit l'interruption des jeux, le
retour de son frère et l'arrivée de Chactas. Outougamiz se précipite
dans la cabane, et s'écrie :
« Me voici 1 le voilà ! Chactas, Chactas lui-même ! Je l'ai trouvé au
LES NATCHEZ. 471
lieu de René ; il est arrivé ! Nous serons tous sauvés ! Ah ! si Mila
n'étoit pas morte ! Elle s'est trop pressée ! Allons ! prends ton manteau
fit ta fille, allons vite voir Chactas. Il est peut-être mort à présent, mais
nous n'en sommes pas moins sauvés. »
A ces paroles inintelligibles pour tout autre que pour Céluta, l'In-
dienne éleva son cœur vers le Grand-Esprit, et se hâta de chercher son
manteau. Outougamiz lui ordonnoit d'aller vite, prétendoit l'aider, et
ne faisoit que retarder ses apprêts. Quand le frère et la sœur sortirent
de la cabane, la nuit atteignoit le milieu de son cours. Dans ce mo-
ment même les trois vieilles femmes attachées au culte d'Alhaensic
entroient dans le temple, et en présence du chef des prêtres brûloient
un des roseaux de la gerbe : on auroit dit des Parques coupant le pre-
mier fil de la vie de René.
Outougamiz et Céluta arrivèrent à la cabane de Chactas : le conseil
n'étoit pas fini, et les allouez placés alentour les empêchèrent d'ap-
procher.'On n'a jamais su ce qui se passa dans ce conseil assemblé au
bord du lit funèbre de Chactas, et présidé par la vertu mourante. Les
gardes les plus voisins de la porte saisirent seulement quelques mots
lorsque les voix s'élevoient au milieu d'une discussion animée. Une
fois Chactas répondit à Adario :
« Je crois aimer la patrie autant que toi , mais je l'aime moins que
la vertu. »
Quelque temps après il dit : « J'ignore ce que vous prétendez ; mais
quiconque est obligé de cacher ses actions ne fait rien d'agréable au
Grand-Esprit. »
On entendit ensuite la femme-chef discourir d'un ton passionné sans
pouvoir recueillir ses paroles. Chactas dit après elle :
« Vous le voyez, cette femme est en proie aux remords, elle ne dit
pas tout, mais sa conscience lui pèse : pourquoi son complice, l'infâme
Ondouré, n'est-il pas ici? »
Sur une observation qu'on lui faisoit sans doute, Chactas repartit :
« Je le sais : les jeunes guerriers doivent préférer les conseils
d' Adario aux miens; la jeunesse aime les brasiers qui se font sentir à
une grande distance, et qui la forcent à reculer. Elle dédaigne ces
feux mourants dont il se faut approcher pour recueillir une chaleur
prête à s'éteindre. »
Adario répliqua quelque chose.
« Mon vieil ami, répondit Chactas, nous avons parcouru ensemble
un long chemin. Je vous aime et vais vous attendre. Ne calomniez pas
René : pardonnez-lui l'excès dans le bien, et ni vous ni moi ne vau-
drons mieux que lui. »
^72 LES NATCIIKZ.
Ici le trouble parut régner dans le conseil : les sachems parloient
ensemble; la voix de Chactas ramena le silence; il disoit :
(( Qu'entends-je? il y a eu une assemblée géntîrale des Natchez au
rocher du lac! Mila s'est précipitée dans le fleuve! René est absent, et
on l'accuse sans l'entendre 1 Céluta est plongée dans la douleur! Outou-
gamiz paroît insensé! Akansie se repent ! Les jeux proclamés semblent
cacher quelque résolution funeste. On m'a éloigné, et mon retour jette
de la confusion parmi vous!... Grand-Esprit! tu me rappelles à toi
avant que j'aie pu pénétrer ces mystères! que ta volonté soit faite :
prends dans ta main puissante ce qui échappe à ma foible main.
Adieu ! chère patrie, je dois à mon âme le dernier moment qui me
reste. Ici finissent entre moi et les hommes les scènes do la vie.
Sachems, vous me donnez mon congé en me cachant vos secrets : je
vais apprendre ceux de l'éternité. »
Après ces paroles, on n'entendit plus rien. Les sachems sortirent
bientôt en silence, les yeux baissés et chargés de pleurs : ainsi 'de vieux
chênes laissent tomber de leurs feuilles flétries les gouttes de rosée
qu'y déposa une belle nuit. L'aube blanchissoit l'horizon, et la femme-
chef envoya chercher le tuteur du soleil.
Outougamiz et Céluta entrèrent alors dans la cabane de Chactas. Le
vieillard éprouvoit dans ce moment une défaillance. Il avoit prié,
avant son évanouissement, qu'on le portât au pied d'un arbre, et
qu'on lui tournât le visage vers l'orient, pour mourir. Quand il reprit
ses sens, il reconnut à la voix Outougamiz et Céluta, mais il ne leur
put parler.
Adario n'étoit point sorti de la cabane avec les autres sachems ; il y
étoit resté afin de faire exécuter la dernière volonté de son ami.
Chactas fut porté sous un tulipier planté au sommet d'un tertre d'où
l'on découvroit le fleuve et tout le désert.
L'aurore entr'ouvroit le ciel; à mesure que la terre accomplissoit sa
révolution d'occident en orient, il sortoit de dessous l'horizon des
zones de pourpre et de rose, magnifiques rubans déroulés de leur
cylindre. Du fond des bois s'élevoient les vapeurs matinales ; elles se
changeoient en fumée d'or, en atteignant les régions éclairées par la
lumière du jour. Les oiseaux moqueurs chantoient ; les colibris volti-
geoient sur la tige des anémones sauvages, tandis que les cigognes
montoient au haut des airs pour découvrir le soleil. Les cabanes des
Indiens, dispersées sur les collines et dans les vallées, se peignoient
des rayons du levant : jusqu'aux bocages de la mort, tout rioit dans la
solitude.
Outougamiz et Céluta se tenoient à genoux à quelque distance de
LES NATCHEZ. /i73
l'arbre sous lequel le sachem rendoit le dernier soupir. Un peu plus
loin, Adario debout, les bras croisés, le vêtement déchiré, le poil
hérissé , regardoit mourir son ami : Chactas étoit assis et appuyé
contre le tronc du tulipier : la brise se jouoit dans sa chevelure blan-
chie, et le reflet des roses de l'aurore coloroit son front pâlissant.
Faisant un dernier effort, le sachem tira de son sein un crucifix que
lui avoit donné Fénelon. « Atala, dit- il d'une voix ranimée, que je
meure dans ta religion ! que j'accomplisse ma promesse au père
Aubry ! Je n'ai point été purifié par l'eau sainte, mais je demande au
ciel le baptême de désir. Vertueux chef de la prière, qui remis dans
mes mams ce signe de mon salut, viens me chercher aux portes du
ciel. Je donnerai peu de peine à la mort; une partie de son ouvrage
est déjà faite ; elle n'aura point à clore mes paupières comme celles
des autres hommes : je vais au contraire ouvrir à la clarté divine des
yeux fermés depuis longtemps à la lumière terrestre. »
Chactas exhala la vertu avec son dernier soupir : l'arbre parfumé
des forêts américaines embaume l'air quand le temps ou l'orage l'ont
renversé sur son sol natal. Outougamiz et Céluta, ayant vu le sachem
s'affaisser, se levèrent, s'approchèrent du tulipier et embrassèrent les
pieds déjà glacés du vieillard : ils perdoient en lui leur dernière espé-
rance. Adario s'éloigna sans prononcer un mot, comme le voyageur qui
va bientôt rejoindre son compagnon parti quelques heures avant lui.
Les sauvages étoient déjà rassemblés dans la vallée des Bois pour
recommencer la partie de balle, lorsque la nouvelle du trépas de Chac-
tas se répandit parmi la foule. On disoit de toutes parts : « La gloire
des Natchez est éteinte! Chactas, le grand sachem, n'est plus! » Les
jeux furent interrompus de nouveau ; la douleur étoit universelle.
Quelques tribus indiennes, frappées de ce deuil qui venoit se mêler à
des fêtes , commencèrent à craindre la colère du ciel ; elles plièrent
leurs tentes de peaux, et reprirent le chemin de leur pays.
Tout mfnaçoit de ruine encore une fois les desseins d'Ondouré;
ses m(;ssagers secrets avoient perdu les traces du frère d'Am.ilie ; le
conseil rassemblé autour de Chactas avoit montré de l'hésitation ; la
femme -chef, qui s'étoit presque dénoncée, ne vouloit plus qu'une
entrevue avec son complice pour céder ou pour résister aux remords.
Au fort Rosalie, Chépar, malgré son aveuglement, ne se pouvoit empê-
cher de réfléchir sur les avis que lui transmettoient chaque jour le
père Souël , le gouverneur général de la Louisiane et même le capi-
taine d'Artaguette ; avis que paroissoit confirmer la désertion d'un
grand nombre de nègres réfugiés dans les bois. Le ciel sembloit enfin
se déclarer pour l'innocence.
hlh LES NATCIIEZ.
Les plus vieux parents de Chactas vinrent enlever son corps ; la c6n'.-
monie funèbre fut fixée au lendemain à la troisième heure du jour.
Céluta, comme femme du fils adoptif de Chactas, Outougamiz, comme
frère de ce fils absent, furent prévenus qu'ils seroient chargés des
fonctions d'usage ; ils reçurent l'ordre de s'y préparer.
Céluta passa sa solitaire journée à déplorer dans sa cabane la nou-
velle perte qu'elle venoit de faire. Ce retour continuel à un foyer
désert, où elle ne trouvoit personne pour la consoler, remplissoit son
imagination de terreur et son âme de tristesse. Où étoient René, Mila,
Chactas, ces parents, ces amis, qui la soutenoient autrefois? Adario
n'habitoit plus que les lieux sauvages; Outougamiz, chargé de sa
propre douleur, jouissoit à peine de sa raison. Dans la foule, aucun
signe de pitié et de bienveillance; partout des visages ennemis ou des
sentiments pires que la haine.
René cependant ne paroissoit point, bien que son retour fût annoncé ;
et dans cette absence prolongée Céluta entrevoyoit une lueur d'espé-
rance. Le malheur est religieux ; la solitude appelle la prière : Céluta
pria donc. Tantôt elle demandoit des conseils au Grand-Esprit des
Indiens, tantôt elle s'adressoit au Grand-Esprit des blancs : elle pré-
sentoit à celui-ci l'innocente Amélie, que l'eau du baptême avoit ren-
due chrétienne , et qui pouvoit invoquer mieux que sa mère le Dieu
de René. Une idée frappe tout à coup Céluta, elle se lève, elle s'écrie :
« Manitou protecteur de René, est-ce toi qui m'inspires? »
Céluta s'efforce de calmer sa première émotion, afin de mieux réflé-
chir à son dessein : plus elle l'examine, plus elle le trouve propice ;
elle n'attend plus que la nuit pour l'exécuter.
Les ombres régnoient sur la terre, la lune n'étoit point dans le ciel;
on distinguoit seulement les grandes masses des bois et des rochers
qui se dessinoient sur le fond bleu du firmament comme des décou-
pures noires. Céluta sort de sa cabane avec une petite lumière enfon-
cée dans un nœud de roseau ; elle portoit en outre des cordons de lin
sauvage et un rouleau d'étoffe de mûrier. Plus légère qu'une ombre,
elle vole à la caverne des Reliques ; elle y descend sans crainte; elle
se pare des débris de la mort qu'elle attache autour d'elle et sur son
front, comme une jeune fille orneroit sa tête et son sein pour plaire
<lans l'éclat d'une fête. Elle s'enveloppe ensuite du long voile de
toûrier blanc, et sous ce voile elle cache sa lampe de roseau.
Quittant l'asile funèbre, elle traverse les campagnes que couvroit un
brouillard; elle dirigeoit ses pas vers le temple d'Athaensic pour déro-
ber la gerbe fatale.
« Si j'enlève la gerbe, s'étoit-elle dit, les conjurés aux Natchez ne
LES NATCIIEZ. hl^
sauront plus à quoi se résoudre ; ils se croiront découverts , ils se divi-
seront ; les uns voudront hâter l'exécution du complot, les autres
l'abandonner : il faudra envoyer des messagers aux nations qui
doivent de leur côté exécuter le massacre, afin de les prévenir de l'ac-
cident arrivé aux Natchez. Quelques rumeurs confuses parviendront
aux oreilles des François. Il est impossible que le projet n'avorte pas
au milieu de cette confusion. Céluta, tu épargneras ainsi im crime à
ta patrie, ou, si le meurtre général a lieu, René arrivera quand le
coup sera porté : tu auras sauvé ton mari sans avoir révélé le secret,
sans avoir menti à la promesse que tu as faite à Adario. »
Le temple d'Athaensic étoit bâti au milieu d'une cyprière qui lui
servoit de bois sacré. Les révélations de Mila avoient appris à Céluta
que la gerbe de roseau étoit déposée sous l'autel. Dans l'intérieur du
temple, un jongleur, remplacé de deux heures en deux heures par un
autre jongleur, veilloit au trésor de la vengeance ; au dehors une garde
d' Allouez avoit ordre de tuer quiconque s'approcheroit du fatal édi-
fice. Que ne peut l'amour dans le cœur d'une femme, même lors-
qu'elle n'est pas aimée! C'étoit cet amour qui avoit inspiré à l'épouse
de René l'idée d'emprunter la forme d'un fantôme. Intrépides sur le
champ de bataille, les sauvages prennent dans le silence ou le bruit
de leurs forêts la croyance et la frayeur des apparitions. Leurs prêtres
mêmes, par une justice divine, éprouvent les terreurs superstitieuses
qu'ils emploient pour tromper les hommes.
Arrivée à la cyprière, Céluta, se glissant d'arbre en arbre, se trouve
bientôt à quelques pas du temple ; elle entr'ouvre son voile blanc, et
laisse voir la figure de la mort à l'aide de la petite lampe. Le froisse-
ment du linceul qui traînoit sur les feuilles parvient à l'oreille des
Allouez : ils tournent les yeux du côté du bruit et aperçoivent le
spectre. Les armes échappent à leurs mains ; les uns fuient, les autres,
sentant défaillir leurs-'genoux, ont à peine assez de force pour se traî-
ner dans les buissons voisins.
Céluta marche au temple, ouvre une des portes, se place sur le
seuil. Le prêtre gardien étoit assis à terre ; l'apparition le frappe tout
à coup : ses prunelles se dilatent, sa bouche s'entr'ouvre, sa peau fré-
mit. L'Indienne franchit le seuil; elle s'avance à pas mesurés, s'arrête,
s'avance encore, et étend la main d'un squelette sur la tête du jon-
gleur. Celui-ci veut crier et ne peut trouver de voix : une sueur froide
inonde son corps, ses dents claquent dans le frisson de la peur. Céluta
achève sa victoire, touche d'une main glacée le front du prêtre : la
victime tombe évanouie.
La fille de Tabamica est à l'autel, elle en cherche de toutes p irts
hlù LES NATCIIKZ.
l'ouvert lire ; vingt fois elle fait le tour de la pierre sans rien décou-
vrir; elle essaye de soulever la table sacrée, se baisse, se relève, porte
la lampe à tous les points du tabernacle, renverse l'idole : le dépôt
mystérieux échappe à ses perquisitions!
Le temps presse, les gardes et le jongleur peuvent revenir de leur
épouvante. La sœur d'Outougamiz croit entendre des pas et des voix
au dehors ; elle adresse des prières à l'Amour et à la Patrie; elle pro-
met des dons, des offrandes : s'il faut du sang pour celui qu'elle veut
épargner, elle offre le sien. Les yeux obscurcis par les larmes du déses-
poir, l'Indienne tantôt regarde vers la porte du temple, tantôt examine
de nouveau l'autel. N'a-t-elle pas senti fléchir une des marches de cet
autel? Son cœur bat; elle s'agenouille, presse le cèdre obéissant,
l'ébranlé: la planche fuit horizontalement sous sa main. Joie et ter-
reur! espérance et crainte! Géluta plonge son liras nu dans l'ouver-
ture et touche du bout des doigts la gerbe des roseaux.
Mais comment la retirer? l'ouverture n'est pas assez large, et la
planche arrêtée refuse de s'écarter. 11 ne reste qu'un seul moyen, c'est
de saisir les roseaux un à un; trois fois Céluta plonge son bras dans
l'ouverture, trois fois elle ramène quelques roseaux, comme si elle
arrachoit les jours de René à la destinée! mais elle ne peut tout enle-
ver; les roseaux du dessous de la gerbe sont hors de la portée de sa
main. La pieuse sacrilège se détermine à fuir avec son larcin : elle
avoit retiré huit roseaux, il n'en restoit plus que trois dans l'habitacle,
le douzième ayant été déjà brûlé. Elle sort du temple au moment
même oi^i le prêtre revenoit de son évanouissement. Bientôt, enfoncée
dans l'endroit le plus épais de la cyprière, elle détache son effroyable
parure, roule son voile, rend les ossements à la terre, leur demandant
pardon d'avoir troublé leur repos éternel. « Dépouille sacrée, leur dit-
elle, vous apparteniez peut-être à un infortuné, et vous avez secouru
l'infortune! »
Son succès n'étoit pas complet, mais du moins Céluta croyoit avoir
augmenté les chances de salut pour René. Si le massacre étoit avancé
de huit jours, c'étoient huit jours à retrancher du nombre de ceux qui
menaçoient la vie du frère d'Amélie. Il n'y avoit plus que trois jours
de péril : qui sait si l'absence de l'homme menacé ne se prolongeroit
pas au delà d'un terme désormais si court? Céluta, rentrée dans sa
cabane, jette aux flammes les roseaux , s'approche de sa fille endor-
mie sur un lit de mousse, la regarde à la lumière de cette même
lampe qui avoit servi à éclairer les ossements des morts. L'enfant
s'éveille et sourit à sa mère; la mère se penche sur l'enfant, le couvre
de baisers ; elle prenoit le sourire de l'innocence pour une approbation
LES NATCHEZ. /,77
de l'enlèvement des roseaux. Céluta n'avoit d'autre conseil que cette
petite Amélie qui, en venant au monde, n'avoit pas réjoui le cœur
paternel, que cette Amélie dont René vouloit rester à jamais inconnu.
C'étoit sur un berceau délaissé qu'une femme abandonnée consultoit
le ciel pour un époux malheureux, et interrogeoit l'avenir.
Outougamiz se fait entendre, et paroît sur le seuil de la cabane. Il
avoit passé le jour précédent et une grande partie de la nuit à explorer
les chemins par où son ami pouvoit revenir. Rien ne s'étoit présenté
à sa vue. Il remarqua quelque chose de plus animé dans les regards
de sa sœur. « Tu prends courage, lui dit-il, pour assister aux funé-
railles de notre père. Dépêchons-nous, il est temps de partir. »
Céluta ne crut pas devoir révéler à Outougamiz le larcin qu'elle
venoit de commettre ni embarrasser son frère d'un nouveau secret.
Elle se hâta de prendre ses habits de deuil. En se rendant de bonne
heure au lit funèbre de Chactas, elle espéroit éloigner encore les soup-
çons qui pourroient planer sur elle lorsque la disparition des roseaux
seroit connue.
Quand le frère et la sœur arrivèrent à la cabane de Chactas, le jour
naissoit. Les parents allument un grand feu ; on purifie la hutte avec
l'eau lustrale ; on revêt le corps du sachem d'une superbe tunique et
d'un manteau qui n'avoit jamais été porté. Dans la chevelure blanche
du vieillard on place une couronne de plumes cramoisies. Céluta et
Outougamiz furent chargés de peindre les traits du décédé. Quel triste
devoir 1 Ils se mirent à genoux des deux côtés du corps étendu sur
une natte. Lorsque les deux orphelins vinrent à se pencher sur le
visage de leur père, leurs têtes charmantes se touchèrent et formèrent
une voûte au-dessus du front de Chactas.
Un sachem, maître de la cérémonie funèbre, donnoitles couleurs et
en expliquoit les allégories : le rouge étendu sur les joues devoit être
de différentes nuances, selon les morts : l'amour ne se colore pas du
même vermillon que la pudeur, et le crime rougit autrement que la
vertu. L'azur appliqué aux veines est la couleur du dernier sommeil ;
c'est aussi celle de la sérénité. Les pleurs de Céluta effaçoient son
ouvrage. Il fallut finir par le terrible baiser d'adieu : les lèvres de
l'amitié et de l'amour vinrent toucher .ensemble celles de la mort.
Cela étant fait, des matrones donnèrent au vieillard l'attitude que
l'enfant a dans le sein de sa mère; ce qui vouloit dire que la mort
nous rend à la terre, notre première mère, et qu'elle nous enfante en
même temps à une autre vie.
Déjà la foule s'assembloit : les congrégations des prêtres, des
sachems, des guerriers, des matrones, des jeunes filles, des enfants,
hlS LES IN Aie 11 EZ.
arrivoionl tour à tour et priMioiont leur rang. Les sacliems avoient tous
un bâton blanc à la main ; leurs têtes utoient nues et leurs cheveux
négli^^és : Adario menoit ces vieillards. Les François et le commandant
ilu fort se joignirent à la pompe funèbre, comme ils s'étoient mêlés
uuxjeux: le cortège, attendant la marche, formoit un vaste dcmi-
c^rcle à la porte de la cabane.
Alors on enleva les dcorccs de cette cabane du côté qui touchoit au
cortège, et l'on aperçut Chactas assis sur un lit de i)arade : derrière
lui étoit couché, en travers, son cercueil , fait de bois de cèdre et de
petits ossements entrelacés. Debout, derrière cette redoutable bar-
rière, se tenoit un sachem représentant Chactas lui-môme, et qui
devoit répondre aux harangues qu'on lui alloit adresser.
Les deux cliiens favoris du mort étoient enchaînés à ses pieds ; on
ne les avoit point égorgés selon l'usage, parce que le sachem abhor-
roit le sang; d'ailleurs, il n'auroit aucun besoin de ses dogues pour
chasser dans le pays des âmes, car il y seroit employé, disoit la foule,
à gouverner les ombres. Le calumet de paix du vieillard reposoit
pareillement à ses pieds ; à sa gauche on voyoit ses armes, honneur
de sa jeunesse ; à sa droite le bâton sur lequel il appuyoit ses vieux
ans. Comme on est plus touché des vertus du sage que de celles du
héros, la vue de ce simple bâton portoit l'attendrissement dans tous
les cœurs.
Adario commença les discours au nom des sachems ; il s'avança à
pas lents dans le cercle des spectateurs. Les bras croisée ^i le visage
tourné vers son ami, il lui dit :
u Frère, vous aimâtes la patrie ; frère, vous combattîtes pour elle ;
frère, vous l'enseignâtes de votre sagesse. Dire ce que vous avez fait
est inutile : ennemi de l'oppresseur, vengeur de l'opprimé, tout en
vous étoit indépendance. Votre pied étoit celui du chevreuil qui ne
connoît point de barrière dont il ne puisse franchir la hauteur ; votre
bras étoit un rameau de chêne qui se roidit aux coups de la tempête;
votre voix étoit la voix du torrent que rien ne peut forcer au silence.
Ceux qui ont habité votre cœur savent qu'il étoit trop grand pour être
resserré dans la petite main de la servitude. Quant à votre âme, c'étoit
un souffle de liberté. »
Le sachem représentant Chactas répondit de derrière le cer-
cueil :
« Frère, je vous remercie : je fus libre et le suis encore ; si mon
corps vous semble enchaîné, vos yeux vous trompent: il est sans
mouvement, mais on ne le peut faire souffrir; il est donc libre. Quant
à mon âme, je garde le secret. Adieu, frère ! »
LES N AT CHEZ. kl9
« Vous n'avez point parlé de votre amitié mutuelle ! » s'écria Outou-
gamiz en se levant, à la grande surprise des spectateurs.
Adario et le sactiem représentant Ghactas se regardèrent sans répli-
quer une parole.
Le tuteur du soleil s'avança pour prononcer un discours au nom des
jeunes guerriers, mais un des bras de Ghactas, plié de force, s'échappa
comme pour repousser Ondouré. Une voix s'élève : « Il est désagréable
aux morts, qu'il s'éloigne! »
Géluta, fille adoptive de Ghactas, fut chargée de rattacher le bras
du vieillard. Dans sa tunique noire et sa beauté religieuse on l'eût prise
pour une de ces femmes qui se consacrent en Europe aux œuvres les
plus pénibles de la charité.
Géluta, s'adressant au mort, lui dit : a Mon père, êtes-vous bien? »
« Oui, ma fdle, répliqua le sachem interprète; si dans le tombeau
je me retourne pour me délasser, ma main s'étendra sur toi. »
Le représentant de Ghactas répondit aux discours des mères, des
veuves, des jeunes filles et des enfants.
Ges harangues extraordinaires finies, les parents poussèrent trois
cris ; trois sons des conques funèbres annoncèrent la levée du corps.
Les huit sachems les plus âgés, au nombre desquels étoit Adario,
s'avancèrent en exécutant la marche de la mort pour emporter Ghac-
tas : ils imitoient le bûcheron, le moissonneur, le chasseur, qui coupe
l'arbre, rompt l'épi, perce l'oiseau. Adario dit à Ghactas : « Frère,
voulez-vous vous coucher? »
Le truchement de la tombe répondit : « Frère, j'ai besoin de som-
meil. »
Alors quatre des huit sachems de la mort formèrent en s'agenouil-
lant un carré étroit; les autres sachems prennent le lit où reposoit le
défunt, le posent sur les quatre épaules des sachems à genoux; ceux-
ci se relèvent, et montrent à la foule ce qui n'étoit plus qu'une idole
pour la patrie. Les quatre vieillards libres appuyoientde leurs bâtons,
comme avec des arcs-boutants, le lit de Ghactas : le cercueil traîné sur
des roues suivoit son maître comme le char vide du triomphateur. On
marche aux bocages de la mort.
La tombe avoit été marquée près du ruisseau de la Paix ; la fosse
étoit large et profonde, les parois en éloient tapissées des plus belles
pelleteries. Les huit sachems de la mort déposèrent leur frère dans le
.cercueil, que l'on planta débouta la tête de la fosse ouverte. Le vieil-
lard ainsi placé ressembloit à une statue dans un tabernacle. Les jeux
funèbres commencèrent le long d'une vallée verte qui se prolonge à
travers les bocages.
kSO LES NATCIIEZ.
Ces jeux s'ouvrirent par la lutte des jeunes filles; la course des
guerriers suivit la lutte, et le combat de l'arc, la course.
A un poteau peint de diverses couleurs étoit attacha par un pied, au
bout d'une longue corde, un écureuil, symbole de la vie chez les sau-
vages. L'animal agile tournoit autour du poteau, descendoit, remon-
toit, descendoit encore, sautoit, couroit sur le gazon, puis regagnoit
le haut du poteau, où il se tenoit planté sur les pieds de derrière,
en se couvrant de sa queue de soie : c'dtoit le but que la flèche
devoit atteindre, et dont la mobilité fatiguoit les regards. Un arc de
bois de cyprès ctoit le prix désigné au vainqueur.
Ce prix, ainsi que celui de la course, fut remporté par Outougamiz,
qui disoit à Céluta : « A qui l'offrirai-je? Mila est morte, René est
absent, et je dois tuer mon ami s'il revient. »
Tandis qu'on étoit occupé de ces jeux, on vit arriver le grand-prêtre,
l'air effaré, le vêtement en désordre, cherchant et demandant partout
le tuteur du soleil; on le lui montra dans la foule. 11 courut à lui,
l'entraîna au. fond d'un des bocages, d'où il sortit avec lui quehiue
temps après. Ondouré paroissoit ému ; on le vit se pencher à l'oreille
d'Adario et parler à plusieurs autres sachems. Le jongleur déclara qu'il
avoit vu des signes dans le ciel, que les augures n'étoient pas favo-
lables, qu'il falloit abréger la cérémonie.
On se hâta de faire au trépassé les présents d'usage. Chactas fut
descendu dans son dernier asile ; et tandis qu'on élevoit le mont du
tombeau, le jongleur entonnoit l'hymne à la mort.
LE GRAND-PRÊTRE.
« Est-ce un fantôme que j'aperçois, ou n'est-ce rien? C'est un fan-
tôme ! A moitié sorti d'une tombe fermée, il s'élève de la pierre sépul-
crale comme une vapeur. Ses yeux sont le vide, sa bouche est sans
langue et sans lèvres ; il est muet, et pourtant il parle ; il respire, et il
n'a point d'haleine : quand il aime, au lieu de donner l'être, il donne
le néant. Son cœur ne bat point. Fantôme, laisse-moi vivre! »
UNE JEUNE FILLE.
« Ma sœur, vois-tu ce petit ruisseau qui se perd tout à coup dans la ,
sable? comme il est charmant le long de ses rivages semés de Heurs»;
mais comme il disparoît vite ! Entre son berceau caché sous les auncs^
et son tombeau sous l'érable, on compte à peine seize pas. »
CHOEUR DES JEUNES FILLES.
« Nous avons vu la jeune Ondoïa : ses lèvres étoient pâles, ses yeux
ressembloient à deux gouttes de rosée troublées par le vent sur une
¥■■
LES NATCHEZ. 481
feuille d'azaléa. Nous la vîmes entr'ouvrir un peu la bouche et rester la
tête penchée. Nos mères nous dirent que c'étoit là mourir, qu'une
seule nuit avoit ainsi fané la jeune fille. Mère, est-ce qu'il est doux de
mourir? »
LES JEUNES GUERRIERS.
« Qi^i'il est insensé, celui qui s'écrie : Sauvez-moi de la mort ! Il
devroit plutôt dire : Sauvez-moi de la vie ! 0 mort ! que tu es belle au
milieu des combats ! que tu nous paroissois éloquente lorsque tu nous
parlois de la patrie, en nous montrant la gloire! »
LES ENFANTS.
« Il nous faut un berceau de trois pieds; notre tombeau n'est pas
plus long. Notre mère nous suffit pour nous porter dans ses bras aux
bocages de la mort. Nous tomberons de son sein sur le gazon de la
tombe, comme une larme du matin tombe de la tige d'un lis parmi
l'herbe oii elle se perd. »
LES SACHEMS.
« La mort est un bien pour les sages ; lui plaire est leur unique
étude; ils passent toute leur vie à en contempler les charmes. Cet
infortuné se roule sur sa couche ; ses yeux sont ardents, jamais ses
paupières ne les recouvrent; son cœur est plein de soupirs : mais tout
à coup les soupirs de son cœur s'exhalent ; ses yeux se ferment douce-
ment; il s'allonge sur sa couche. Qu'est-il arrivé? La mort. Infortuné,
où sont tes douleurs ? »
CHOEUR DES PRÊTRES.
« La vie est un torrent : ce torrent laisse après lui, en s'écoulant,
une ravine plus ou moins profonde que le temps finit par effacer. »
L'hymne de la mort étoit à peine achevé que la foule se dispersa.
Les paroles du grand-prêtre au milieu de la pompe funèbre faisoient
le sujet de tous les entretiens et l'objet de toutes les inquiétudes. Mais
déjà les sachems et les chefs des jeunes gens qui connoissoient le
secret étoient convoqués au Rocher du Conseil ;.Ie jongleur leur raconte
l'apparition du fantôme et la soustraction d'une partie des épis de b
gerbe.
Les conjurés pâlissent. Outougamiz se lève, il s'écrie :
« Vous le voyez, sachems, jamais complot plus impie ne fut forme
par des hommes. Le Grand-Esprit le désapprouve; il rappelle de la
mort un de nos ancêtres pour enlever les roseaux sanglants. Le ciel a
m. 31
682 LES IS AT CHEZ.
parlls abandonnons nn projet funeste. Oiioi ! ce sont ces hommes que
vous avez invités à vos fêtes, qui aujourd'hui même ont renihi les
derniers honneurs à Chactas, ce sont ces hommes que vous prétendez
égorger! Ils avoient partagé vos plaisirs et vos douleurs; leurs rires
et leurs larmes étoient sincères, et vous leur répondiez par de faux
sourires et des larmes feintes! Sachems! Outougamiz ne sait point
savourer le meurtre et le crime : il n'est point un vieillard, il n'est
point un oracle, mais il vous annonce, par la voix de ce Manitou d'or
qu'il porte sur son cœur, qu'un pareil foi'fait, s'il est exécuté, amènera
l'extermination des Natchcz et la ruine de la patrie. »
Ce discours étonna le conseil : on ne savoit oii Outougamiz le Simple
avoit trouvé de telles paroles; mais, à l'exception de deux ou trois
sachems, tous les autres repoussèrent l'opinion généreuse du jeune
guerrier. Adario donna des louanges aux sentiments de son neveu ,
mais il s'éleva avec force contre les étrangers.
« Cessons, s'écria-t-il , de nous apitoyer sur le sort des blancs.
A entendre Outougamiz, ne dirait-on pas que notre pays est libre, que
nous cultivons en paix nos champs? Qu'est-il donc arrivé? quel heu-
reux soleil a tout à coup brillé sur nos destinées? J'en appelle à tous
les guerriers ici présents, ne sommes-nous pas dépouillés et plus oppri-
més que jamais? Il suffiroit donc que ces étrangers qui ont tué mon
fils, qui ont massacré la vieille compagne de mes jours, qui ont réduit
ma fille au dernier degré de misère ; il suffiroit que ces étrangers
vinssent se promener au milieu de nos fêtes , pour qu'Adario oubliât
ce qu'il a perdu , pour qu'il renonçât à une vengeance légitime, pour
qu'il consentît à la servitude de sa patrie, pour qu'il trompât tant de
nations associées à notre cause, et dont l'indépendance a été confiée à
nos mains! Puisse la terre dévorer les Natchez avant qu'ils se rendent
coupables d'une telle lâcheté, d'un aussi abominable parjure! »
Adario fut interrompu par les acclamations les plus vives et par le
cri répété de mort aux blancs !
Aussitôt que le vieillard se put faire entendre de nouveau , il reprit
la parole :
« Sachems, abandonner l'entreprise est impossible; mais exécute-
rons-nous notre dessein le jour où le dernier des trois roseaux qui
restent sera brûlé ; attendrons-nous le jour qui avoit été marqué avant
l'enlèvement des huit roseaux? Sachems, prononcez. »
Une violente agitation se manifesta dans l'assemblée : les uns doman-
doient que le massacre eût lieu aussitôt que les roseaux restants
seroient brûlés ; ils prétendoient que telle étoit la volonté des génies,
puisqu'ils avoient permis qu'une partie de la gerbe fût ravie sur l'au-
LES NATCHEZ. 483
tel ; les autres insistoient pour qu'on ne frappât le grand coup qu'à
Texpiration du terme primitivement fixé.
(( Quelle folie, s'écrioit le chef des Chicassaws, d'entreprendre la
destruction de vos ennemis avant que toutes les chairs rouges soient
arrivées! Il nous manque encore cinq tribus des plus puissantes. D'ail-
leurs ne ferons-nous pas avorter le dessein général en commençant
trop tôt? Si le plan est exécuté ici huit jours avant qu'il le soit ailleurs,
n'est-il pas certain que les autres colonies de nos oppresseurs échap-
peront à la vengeance commune, et que, bientôt réunies, elles vien-
dront nous exterminer? Pour attaquer nos ennemis dans trois jours, il
faudroit pouvoir prévenir de cette nouvelle résolution les divers peuples
conjurés : or, trois jours suffisent-ils aux plus rapides messagers pour
se rendre chez tous les peuples? »
Ondouré appuya l'opinion des Chicassaws : René n'étoit pas arrivé;
le seroit-il dans trois jours, et si l'on précipitoit le massacre, n'y
pourroit-il pas échapper? Le tuteur du soleil rejeta avec mépris l'idée
que le Grand-Esprit avoit envoyé un mort dérober les roseaux du
temple ; il accusa de lâcheté les gardiens , et déclara que bientôt il
connoîtroit le prétendu fantôme.
Le jongleur repoussa vivement cette attaque : soit qu'il crût ou ne
criât pas au fantôme, il lui importoit de défendre son art et de soutenir
l'honneur des prêtres. Les Yazous, les Miamis et une partie des
Natchez combattirent à leur tour l'avis des Chicassaws et d'Ondouré.
Tous les guerriers parloient à la fois ; des contradictions on en vint
aux insultes : les conjurés se levoient, se rasseyoient, crioient, se
saisissoient les uns les autres par le manteau, se menaçoient du geste,
des regards et de la voix ; enfin , un sachem yazou , renommé parmi
les sauvages, parvint à se faire écouter : il combattit l'avis des Chi-
cassaws.
11 soutint d'abord qu'il étoit possible qu'avant l'enlèvement d'une
partie de la gerbe, il y eût déjà erreur ou dans le nombre des roseaux
aux Natchez, ou dans celui des roseaux placés chez les autres nations;
qu'ainsi rien ne prouvoit que la vengeance pût être exécutée partout le
même jour. Ensuite il ajouta que la disparition des huit roseaux dans
le temple des Natchez étoit certainement un effet de la volonté des
génies ; que cette même volonté auroit aussi retiré le même nombre
de roseaux chez tous les peuples conjurés, et que par conséquent
l'extermination auroit lieu partout le même jour. A ces raisons poli-
tiques et religieuses le chef des Yazous joignit une raison d'intérêt,
qui , faisant varier les Chicassaws , fixa l'opinion du conseil :
« Des pirogues chargées de grandes richesses pour les IMancs du
m LES NATCIIKZ.
liant fleuve se sont, dit le saclieni, arrêtées au fort liosalie; elles n'y
resteront que quelques jours : si nous exterminons les François avant
le départ de ces pirogues, nous nous emparerons de ce trésor. »
Les Chicassaws , dont la cupidité étoit connue de tous les Indiens ,
feignirent d'être convaincus par l'éloquence du Yazou; ils ne l'étoient
que par leur avarice : ils revinrent à l'avis d'exécuter le plan arrêté
dans la nuit où seroit brûlé le dernier des trois roseaux restés sous
l'autel. L'immense majorité du conseil adopta cette résolution.
On convint de continuer les grands jeux, comme si Cliactas n'étoît
pas mort et comme si le jour de l'exécution n'étoit pas avancé. On
convint encore de n'instruire les jeunes guerriers de la conjuration que
quelques heures avant le massacre.
Ces délibérations prises, l'assemblée se sépara : Outougamiz sortit
du conseil avec une espèce de joie. En traversant les forêts, au milieu
delà nuit, pour retourner à la cabane de Céluta, il se disoit : a Si
René n'arrive pas dans trois jours, il est sauvé! » Mais bientôt il vint
à penser que si René revenoit avant l'expiration de ces trois jours,
l'heure de sa mort seroit considérablement avancée, et que l'on auroit
huit jours de moins pour profiter des chances favorables.
Le jeune sauvage se mit alors à compter le peu de moments que le
frère d'Amélie avoit peut-être à passer sur la terre; la nouvelle déter-
mination du conseil avoit forcé ses idées de se fixer sur un objet
affreux ; elle avoit ravivé ses blessures, elle avoit fait sortir son âme
de l'engourdissement de la douleur. Le désespoir d'Outougamiz lui
arracha des cris épouvantables; les échos répétèrent ses cris, et
les Natchez, qui les entendirent, crurent ouïr le dernier soupir de la
patrie.
Céluta reconnut la voix de son frère ; elle sort précitamment de son
foyer, elle court dans les bois, elle appelle l'ami de René, elle le suit
au cri de sa douleur.
« Qui m'appelle? » dit Outougamiz.
« C'est ta sœur, » répond Céluta.
« Céluta! dit Outougamiz, s'approchant d'elle; si c'est toi, Céluta,
oh ! que tu es malheureuse ! »
« René est-il mort? » s'écria Céluta en arrivant à son frère.
« jSon , repartit Outougamiz , mais l'heure de sa mort est avancée.
C'est dans trois jours le jour fatal! Dans trois jours c'en est fait de
René, de moi, de toi, de toute la terre. »
A peine avoit-il prononcé ces mots, que Céluta, d'une voix extra-
ordinaire et étouffée, murmura ces mots : « C'est moi qui le tue! »
Par les paroles de son frère, Céluta avoit tout à coup compris l'autre
LES NATCHEZ. ^85
conséquence de l'anticipation du jour du massacre. En effet, si René,
au Jieu de prolonger son absence, reparoissoit tout à coup aux Natchez,
c'étoit sa femme alors qui, au lieu de le sauver par l'enlèvement des
roseaux, auroit précipité sa perte. Longtemps Céluta, affaissée par la
douleur, fit de vains efforts pour parler; enfin, la voix s'échappant en
sanglots du fond de sa poitrine :
« C'est moi qui ai dérobé les roseaux! »
« Malheureuse! s'écrie son frère, c'est toi!... toi! sacrilège, parjure,
homicide! »
(( Oui, reprit Céluta désespérée, c'est moi, moi qui ai tout fait!
punis-moi: dérobe-moi pour jamais à la lumière du jour, rends-moi
ce service fraternel. Les tourments de ma vie sont maintenant au-
dessus de mon courage. »
Outougamiz, anéanti, s'appuyoit contre le tronc d'un arbre : il ne
parloit plus, sa douleur le submergeoit. Il rompt enfin le silence :
« Ma sœur, dit-il, vous êtes très-malheureuse! très-malheureuse!
plus malheureuse que moi ! »
Céluta restoit muette comme le rocher. Outougamiz reprit : « Vous
êtes obligée en conscience d'être une seconde fois parjure, de révéler
le secret à René : ce secret est maintenant le vôtre, c'est vous qui
assassinez mon ami ; mais je dois aussi vous dire une chose, c'est que
moi me voilà forcé d'avertir les sachems : vous ne voulez pas que je
sois votre complice, que je trahisse mon serment. »
Outougamiz s'arrêta un moment après ces mots, puis ajouta : « Oui,
c'est là notre devoir à tous deux : dites le secret à René, quand René
reviendra, moi je dirai votre secret aux sachems : si mon ami a le
temps de se sauver, ma joie sera comme celle du ciel; mais soyez
prompte, car il faut que je révèle ce que vous allez faire. »
Le sim.ple et sublime jeune homme s'éloigna.
Ondouré étoit revenu du conseil l'esprit agité : la majorité de l'as-
semblée s'étoit prononcée contre son opinion. Le crime perdoit aux
yeux de cet homme la plus grande partie de son charme si René
n'étoit enveloppé dans le massacre et si Céluta n'éloit le prix du for-
fait. Il résolut de se rendre à la demeure de cette femme, que tout
Bembloit abandonner jusqu'à Outougamiz lui-même. Peut-être Céluta
avoit-elle reçu quelques nouvelles de René ; peut-être étoit-ce cette
épouse ingénieuse et fidèle qui avoit dérobé les roseaux du temple : il
importoit au tuteur du soleil de s'éclairer sur ces deux points.
Il arriva à la cabane de Céluta au moment où la sœur d'Outougamiz
venoit d'en sortir, attirée au dehors par les cris de son frère. L'inté-
licur delà hutte étoit à peine éclairé par une lampe suspendue an
/iSG LES N AT CHEZ.
foyer. Ondouré visita tous les coins de cet asile de la douleur; il no
trouva personne, excepté la fille de René, qui dormoit dans un berceau
auprès du lit de sa mère, et qu'il fut tenté de plonger dans un éternel
sommeil.
La couche de la veuve et de l'enfant, au lieu d'appeler dans le cœur
du monstre la pitié et le remords, n'y réveilla ({ne les feux de l'amour
« t de la jalousie. Ondouré sentit une flamme rapide courir dans la
noelle de ses os : ses yeux se chargèrent de voluptés, ses sens s'em-
,)rasèrent : l'obscurité, la solitude et le silence sollicitoient le désir.
Ondouré se précipite sur la couche pudique de Céluta et lui prodigue
les embrassements et les caresses ; il y cherche l'empreinte des grâces
d'une femme; il y colle ses lèvres avides et couvre de baisers argents
les plis du voile qui avoient pu toucher ou la bouche ou le sein de la
beauté. Dans sa frénésie, il jure qu'il périi'a ou qu'il obtiendra la
réalité des plaisirs dont la seule image allume k; désir des passions
dans son âme. Mais Céluta, qui pleure au fond des bois avec son frère,
ne reparoît pas, et Ondouré, dont tous les moments sont comptés, est
obligé de quitter la cabane.
Une femme, ou plutôt un spectre, s'avance vers lui : à peine eut-il
quitté le toit souillé de sa présence, qu'il se trouve face à face
d'Akansie.
(c J'ai trop longtemps, dit la mère du jeune soleil, j'ai trop longtemps
supporté mes tourments. Lorsque après avoir appris ta visite à ma
rivale, je t'ai ordonné de comparoître devant moi, tu ne m'as pas obéi.
Je te retrouve sortant encore de ce lieu, où tes pas et les miens sont
enchaînés par Athaensic : misérable ! je ne t'adresse plus de reproches :
l'amour s'éteint dans mon cœur; tu es au-dessous du mépris; mais j'ai
des crimes à expier, une vengeance à satisfaire. Je t'en ai prévenu, je
vais me dénoncer aux sachems et te dénoncer avec moi : tes complots,
tes forfaits, les miens, vont être révélés; justice sera faite pour
tous.»
Ondouré fut d'autant plus effrayé de ces paroles, qu'à la lumière du
jour naissant il n'aperçut point sur le visage d'Akansie cette langueur
qui lui apprenoit autrefois combien la femme jalouse étoit encore
amante ; il n'y avoit que sécheresse et désespoir dans l'expression des
traits d'Akansie. Ondouré prend aussitôt son parti.
Non loin de la cabane de Céluta étoit un marais, repaire impur des
serpents. Ondouré affecte un violent repentir; il feint d'adorer celle
qu'il n'a jamais aimée; il l'entoure de ses bras suppliants, la conjure
de l'écouter. Akansie se débat entre les bras du scélérat, l'accable de
ces reproches que la passion trahie, que le mépris longtemps contenu,
LES N AT CHEZ. ^87
savent si bien trouver : « Si vous ne voulez pas m'entendre, s'écrie le
tuteur du soleil, je vais me donner la mort. »
Akansie étoit bien criminelle, mais elle avoit tant aimé ! il lui restoit
de cet amour une certaine complaisance involontaire ; elle se laisse
entraîner vers le marais, prêtant l'oreille à des excuses qui ne latrom-
poient plus, mais qui la charmoient encore. Ondouré, toujours se jus-
tifiant, et toujours marchant avec sa victime, la conduit dans un lieu
écarté. Il affecte le langage de la passion : que son amante offensée
daigne seulement lui sourire, et il va passer à ses pieds une vie de
reconnoissance et d'adoration ! Akansie sent expirer sa colère ; Ondouré,
feignant un transport d'amour, se prosterne devant son idole.
Akansie se trouvoit alors sur une étroite levée qui séparoit des eaux
stagnantes, où une multitude de serpents à sonnettes se jouoient avec
leurs petits aux derniers feux de l'automne. Ondouré embrasse les
pieds d'Akansie , les attire à lui ; l'infortunée tombe en arrière et
roule dans l'onde empoisonnée ; elle y plonge de tout son poids. Les
reptiles, dont le venin augmente de subtilité quand ils ont une famille
à défendre, font entendre le bruit de mort; s'élançant tous à la fois, ils
frappent de leur tête aplatie et de leur dent creuse l'ennemie qui vient
troubler leurs ébats maternels.
La joie du crime rayonna sur le front d'Ondouré. Akansie luttant
contre un double trépas, an milieu des serpents et de l'onde, s'écrioit :
u Je l'ai bien mérité! homme affreux! couronne tes forfaits; va
immoler tes dernières victimes, mais sache que ton heure est aussi
arrivée. »
« Eh bien ! répondit l'infâme, jetant le masque, oui, c'est moi qui
te tue, parce que tu me voulois trahir. Meurs, tous mes forfaits sont
les tiens. Je brave tes menaces! désormais il n'est plus de rémission
pour moi, mon dernier soupir sera pour un nouveau crime et pour un
amour qui fait ton supplice. Tu n'auras pas la tête de Céluta, mais je
lui prodiguerai les baisers que tu m'as permis de donner à cette tête
chai'mante! »
Ondouré, mugissant comme s'il eût déjà habité l'enfer, abandonne'^
la femme qui lui avoit fait tous les sacrifices.
Dieu fit sentir à l'instant même à ce réprouvé un avant-goût des.
vengeances éternelles. Quelques chasseurs se montrèrent sur la levée;
ils avoient reconnu le tuteur du soleil et s'avancoient rapidement vers;
lui. Akansie flottoit encore sur les eaux; il étoit impossible de la
dérober à la vue des chasseurs; ils alloient s'empresser de la secourir r
ne pouvoit-elle pas conserver assez de vie pour parler quand elle seroit
déposée sur le rivage? L'effroi d'Ondouré glaça un moment son cœur.
hSS LKS NATCIIKZ.
mais il revint l)ioiilô( à lui, et se montra digne de son cv'uur. Lo moyen
de tromper qu'il prit n'étoit pas complètement sûr, mais il éioit le
seul qui lui restât à prendre; il l'auroit du moins opposé à une accusa-
tion d'assassinat. Ondouré appelle donc h^s gueri-iers avec tons les
signes du plus violent di'sespoir : « A mo*, s'ccrioit-il , aidez-moi à
sauver la femiuc-rhcf, (pii vient de tomber dans cet abîme; » et fei-
gnant de secourir Akansie, il essayoit de lui plonger la tôle dans l'eau.
Les chasseurs se précipitent, écartent les serpents avec des branches
de tamarin, et retirent du marais la mère du jeune soleil.
Elle ne donna dans le premier moment aucun signe de vie; mais
bientôt quelques mouvements se manifestèrent, ses yeux s'ouvrirent,
son regard fixe tomba sur Ondouré, qui recula trois pas comme sous
l'œil du Dieu vengeur.
Des cris étouffés, qui ressembloient an râle de la mort, s'échappè-
rent peu à peu du sein d'Akansie. Elle s'agite et rampe sur la terre; on
eût dit des reptiles qui l'avoient frappée. Sa peau, par l'effet ordinaire
de la morsure du serpent à sonnettes, étoit marquoio de taches noires,
vertes et jaunes ; une teinte livide et luisante couvre ces taches, comme
le vernis couvre un tableau. Les doigts de la femme coupable étoient
crevés; une écume impure sortoit de sa bouche : les chasseurs contem-
ploient avec horreur le vice châtié de la main du Grand-Esprit.
Céluta, qui revenoit des bois voisins et qui regagnoit sa cabane par
la levée du marais, fut un nouveau témoin envoyé du ciel à cette scène.
A l'aspect de la femme pimie, elle fut saisie d'une pitié profonde, et lui
prodigua des soins et des secours. Akansie, reconnoissant la généreuse
Indienne, fit des efforts extraordinaires pour parler ; mais sa langue
enflée ne laissoit sortir de sa bouche que des sons inarticulés. Lors-
qu'elle s'aperçut qu'elle ne se pouvoit faire entendre, le désespoir
s'empara d'elle; elle se roula sur la terre, qu'elle mordoit dans les
convulsions de la mort.
(( Grand-Esprit, s'écria Céluta, accepte le repentir de cette pauvre
femme! pardonne-lui comme je lui pardonne, si jamais elle m'a
offensée! »
A cette prière , des espèces de larmes voulurent couler des yeux
d'Akansie; il se répandit sur son front une sérénité qui l'auroit
embellie si quelque chose avoit pu effacer l'horreur de ses traits. Ses
lèvres ébauchèrent un sourire d'admiration et de gratitude : elle expira
sans douleur , mais en emportant le fatal secret. Ondouré , délivré de
ses craintes, remercia intérieurement le ciel, épouvanté de sa recon-
noissance. Céluta, reprenant le chemin de sa retraite, disoit au soleil
qui se levoit : « Soleil, tu viens de voir en deux matins la mort de
LES NATCHEZ. /;8?
Chactas et celle d'Akansie ; rends la mienne semblable à la première. »
Ondouré fit avertir les parents de la femme-cbef d'enlever le corps
d'Akansie. Afin de ne pas effrayer l'imagination des conjurés par le
spectacle d'une seconde pompe funèbre, les sachems décidèrent que
les funérailles (qui ne dévoient jamais être célébrées) n'auroient lieu
qu'après le massacre.
Devenu pins puissant que jamais par la mort de la femme-chef, le
(uteur du soleil, ne se souvenant ni d'avoir été aimé d'Akansie ni de
l'avoir assassinée, se rendit à la vallée des Bois. Les jeux avoient
recommencé : Outougamiz, par ordre des vieillards, s'étoit venu mêler
à ces jeux. Quelques moments de réflexion lui avoient suffi pour le
tranquilliser sur le pieux larcin de sa sœur; il lui sembloit moins
nécessaire d'en instruire immédiatement le conseil , puisque René
n'étoit pas arrivé et que Céluta ne pouvoit confier le secret à René
absent. En supposant même le retour du frère d'Amélie , Outougamiz
avoit une telle confiance dans la vertu de Céluta, qu'il étoit sur qu'elle
se tairoit, même après avoir rendu le secret plus fatal. Enfin, quand
Outougamiz se hâteroit de tout apprendre aux sachems, les sachems
feroient peut-être mourir Céluta sans utilité pour personne, car le
massacre n'en auroit pas moins lieu. Et qui pouvoit dire s'il étoit
bon ou mauvais que le jour de ce massacre fût retardé ou avancé pour
le destin du guerrier blanc?
Telles étoient les réflexions d'Outougamiz. Le frère et la sœurcomp-
toient maintenant chaque heure écoulée; ils regardoient si le soleil
baissoit à l'horizon, si l'éphémère, qui sort des eaux à l'approche du
soir, commençoit à voler dans les prairies; ils se disoient : « Encore
un moment passé, et René n'est pas revenu! » Nos illusions sont sans
terme ; détrompés mille fois par l'amertume du calice , nous y repor-
tons sans cesse nos lèvres avides.
Les ennemis s'étant refusés à recevoir le calumet de ])aix, René avoit
renvoyé les guerriers porteurs des présents pour les Illinois, et il reve-
noit seul aux Natchez. Accablé du passé, n'espérant rien de l'avenir,
insensible à tout, hors à la raison de Chactas, à l'amitié d'Outougamiz
et à la vertu de Céluta, il ne soupçonnoit pas qu'on en voulût à sa
vie; ses ennemis étoient loin de savoir à leur tour à quel point il y
tenoit peu. Les Natchez l'accusoientde crimes imaginaires; ilsl'avoient
condamné pour ces crimes, et il ne pensoit pas plus aux Natchez
qu'au reste du monde; ses idées comme ses désirs habitoient une
région inconnue.
Un jour, dans la longue route qu'il avoit à parcourir, il arriva à une
grande prairie dépouillée d'arbres ; on n'y voyoit qu'une vieille épine
m LES N AT CHEZ.
convoiMc de fleurs tardives, qui croissoit sur le bord d'un chemin
indien. Le soleil approchoit de son couchant lorsque le frère d'Amélie
parvint à cette épine. Résolu de passer la nuit dans ce lieu, il aperçut
un gazon sur lequel étoient déposées des gerbes de maïs ; il reconnut
la tom])e d'un enfant et les présents maternels. Remerciant la l'ixwi-
dence de l'avoir appelé au festin des morts, il s'assit entre deux grosses
racines de l'épine, qui se tordoient au-dessus de la terre. La brise du
soir soullloit par intervalles dans le feuillage de l'arbre-, elle en déta-
choit les fleurs, et ces fleurs tomboient sur la tète d(î René en pluie
argentée. Après avoir pris son repas, le voyageur s'endormit au chant
du grillon.
La mère, qui avoit couché l'enfant sous l'herbe au bord du chçmin,
vint à minuit apporter des dons nouveaux et humecter de son lait le
gazon de la tombe. Elle crut distinguer une espèce d'ombre ou de
fantôme étendu sur la terre ; la frayeur la saisit, mais l'amour mater-
nel, plus fort que la frayeur, l'empêche de reculer. S'avançant à pas
silencieux vers l'objet inconnu, elle vit un jeune blanc qui dormoit la
face tournée vers les étoiles, un bras jeté sur sa tête. L'Indienne se
glisse à genoux jusqu'au chevet de l'étranger qu'elle prenoit pour une
divinité propice. Quelques insectes voltigeant autour du front de René,
elle les chassoit doucement, dans la crainte de réveiller l'esprit et dans
la crainte aussi d'éloigner l'àme de l'enfant, qui pouvoit errer autour
du bon génie. La rosée descendoit avec abondance : la mère étendit
son voile sur ses deux bras , et le soutint ainsi au-dessus de la tète de
René : « ïu réchauffes mon enfant, disoit-elle en elle-même, il est
juste que je te fasse un abri. »
Quelques sons confus et bientôt quelques paroles distinctes échap-
pent aux lèvres du frère d'Amélie; il revoit de sa sœur : les mots qu'il
laissoit tomber étoient tour à tour prononcés dans sa langue mater-
nelle et dans la langue des sauvages. L'Indienne voulut profiter de
cet oracle; elle répondoit à René à mesure qu'il murmuroit quelque
chose. 11 s'établit entre elle et lui un dialogue : <( Pourquoi m'as-tu
quitté? )) dit René en natchez.
(( Qui? » demanda l'Indienne.
René ne répondit point.
« Je l'aime, » dit le frère d'Amélie un moment après.
« Qui? » dit encore l'Indienne.
« La mort, » repartit René en francois.
Après un assez long silence, René dit : « Est-ce là le corps que je
portois? » Et il ajouta d'une voix élevée : « Les voici tous : Amélie^
Céluta, Mila. Outougamiz, Chactas, d'Artaguette! »
LES NATCHEZ. 491
René poussa nn soupir, se tourna du côté du cœur et ne parla plus.
Le bruit que l'Indienne fit malgré elle, en se voulant retirer, réveilla
le frère d'Amélie. Il fut d'abord étonné de voir une femme à ses côtés,
mais il comprit bientôt que c'étoit la mère de l'enfant dont il fouloit
le tombeau. Il lui imposa les mains, poussa les trois cris de douleur,
ft lui dit : « Pardonne-moi, j'ai mangé une partie de la nourriture de
ton fils; mais j'étois voyageur, et j'avois faim; ton fils m'a donné
l'hospitalité. »
« Et moi , dit l'Indienne , je croyois que tu étois un génie, et je t'ai
interrogé pendant ton sommeil. »
« Quet'ai-je dit? » demanda René. « Rien, » repartit l'Indienne.
René s'étoit égaré : il s'enquit du chemin qu'il devoit suivre : « Tu
tournes le dos aux Natchez, répondit la femme sauvage ; en continuant
à marcher vers le nord, tu n'y arriveras jamais ! » Destinée de l'homme !
si René n'eût point rencontré cette femme, il se fût éloigné de plus en
plus du lieu fatal. L'Indienne lui montra sa route, et le quitta après lui
avoir recommandé l'enfant qu'elle avoit perdu.
Il se leva enfin le jour qui devoit être suivi d'une nuit si funeste!
Céluta et son frère le passèrent à parcourir les bois , toujours dans la
crainte d'y rencontrer René, toujours dans l'espoir de l'arrêter s'ils le
rencontroient, toujours regrettant Mila si légère dans sa course, si heu-
reuse dans ses recherches.
Le jeu des osselets, commencé après la partie de la balle, gagnée
par les Natchez, avoit continué dans la vallée des Rois. Une heure
avant le coucher du soleil, le sachem d'ordre se présente aux différents
groupes des joueurs, et dit à voix basse :
« Quittez le jeu, retournez à vos tentes; attendez-y le sachem de
votre nation. »
Les jeunes gens se regardent avec étonnement, et, laissant tomber
les osselets, se retirent. La nuit vint. Le ciel se couvrit d'un voile
épais : toutes les brises expirèrent ; des ténèbres muettes et profondes
enveloppèrent le désert.
Après mille courses inutiles, Céluta étoit rentrée dans sa cabane :
quelques heures de plus écoulées, et René étoit mort ou sauvé!
L'amante qui tant de fois avoit désiré le retour de son bien -aimé,
l'épouse qui si souvent s'étoit levée avec joie, croyant reconnoître les
pas de son époux, trembloit à présent au moindre bruit, et n'imploroit
que le silence. Naguère Céluta eût donné tout son sang pour épargner
la plus petite douleur au frère d'Amélie ; maintenant elle eût béni un
accident malheureux qui, sans être mortel, eût arrêté le guerrier blanc
loin des Natchez.
492 LES NATCIIKZ.
Au fnrt Rosalio on étoit loin d'être rassurd : Chdpar seul s'obslinoit
à ne vouloir rien voir. De nouveaux courriers du gouverneur général ,
:lu capitaine d'Artaguette et du père Souël, annonçoient l'existence
d'un complot. Le conseil éloit rassemble, et le nègre Imley, saisi dans
les bois, avoit été amené devant ce conseil.
Les renseignements envoyés jiar le missionnaire étoient exacts
et détaillés; ils désignoient Ondouré comme cbef de la conjuration.
Imley interrogé nia tout, bors ce qu'il ne pouvoit nier, sa propre fuite.
11 dit qu'il avoit quitté son maître comme l'oiseau reprend sa liberté
quand il trouve la porte de sa cage ouverte. Pressé par des questions
insidieuses, et certain qu'il étoit d'ètœ condamné à mort, le nègre,
au lieu de répondre, se prit à railler ses juges : il répéloit leurs gestes,
affectoit leur air, contrefaisoit leur voix avec un talent d'imitation
extraordinaire. Febriano surtout excitoit sa verve comique, et il fit du
commandant une copie si ressemblante, qu'un rire involontaire bou-
leversa le conseil. Chépar, furieux, ordonna d'appliquer l'esclave à la
torture, ce qui fut sur-le-cbamp exécuté. L'Africain brava les tourmonts
avec une constance béroïque, continuant ses moqueries au milieu des
douleurs, et ne laissant pas écbapper un mot qui pût compromettre le
secret des sauvages. On le retira de la gène pour le réserver au gibet.
Alors il se mit à cbanter Izéphar, à rire, à tourner sur lui-même, à
frapper des mains, à gambader malgré le disloquement de ses mem-
bres, et tout à coup il tomba mort : il s'étoit étouffé avec sa langue,
genre de suicide connu de plusieurs peuplades africaines. Mélange
de force et de légèreté, le caractère d'Imley ne se démentit pas un
moment : ce noir n'aima que l'amour et la liberté, et il traita l'un et
l'autre avec la même insouciance que la mort et la vie.
Le commandant regarda l'aventure d'Imley comme celle d'un esclave
fugitif, qui n'avoit aucun rapport avec les desseins qu'on supposoit aux
sauvages. Il traita les missionnaires de poltrons ; il accusa les colons
de répandre inconsidérément des alarmes aussitôt qu'ils perdoient un
nègre. Poussé par Febriano, vendu aux intérêts d'Ondouré, mais qui
ignoroit le complot, Chépar s'emporta jusqu'à faire mettre aux fers
des habitants qui demandoient à s'armer et parloientde se retrancher
sur les concessions. Il refusoitde croire à une conjuration qui s'ache-
voit en ce moment môme sous ses pas, dans le sein de la terre.
Les jeunes guerriers, après avoir quitté les jeux, s'étoient armés.
Le sachem d'ordre avoit reparu : heurtant doucement dans les ténè-
bres à la porte de chaque cabane, il avoit dit :
« Oue les jeunes guerriers se rendent par des chemins divers au lac
souterrain; ils y trouveront les sachems; que les femmes, après le
LES NATCHEZ. m
départ des guerriers, s'enferment dans leurs cabanes ; qu'elles y veil-
lent en silence et sans lumière. »
Aussitôt les jeunes guerriers se glissent à travers les ténèbres jus-
qu'au lieu du rendez-vous. Les portes des huttes se referment sur les
femmes et sur les enfants ; les lumières s'éteignent : tous les sauvages
quittent le désert, hors quelques sentinelles placées çà et là derrière
les arbres. Outougamiz , avec le reste de sa tribu, descendit au lac
souterrain.
A l'orient du grand village des Natchez, dans la même cypriére où
s'élevoit le temple d'Athaensic, s'ouvre perpendiculairement, comme
le soupirail d'une mine, une caverne profonde. On n'y peut pénétrer
qu'à l'aide d'une échelle et d'un flambeau. A la profondeur de cent
pieds se trouve une grève qui borde un lac. Sur ce lac, semblable à
celui de l'empire des ombres, quelques sauvages, pourvus de torches
et de fanaux, eurent un jour l'audace de s'embarquer. Autour du
gouffre ils n'aperçurent que des rochers stériles hérissant des côtes
ténébreuses ou suspendues en voûtes au-dessus de l'abîme. Des bruits
lamentables, d'effrayantes clameurs, d'affreux rugissements, assour-
dissoient les navigateurs à mesure qu'ils s'enfonçoient dans ces soli-
tudes d'eau et de nuit. Entraînés par un courant rapide et tumultueux,
ce ne fut qu'après de longs efforts que ces audacieux mortels parvin-
rent à regagner le rivage, épouvantant de leurs récits quiconque seroit
tenté d'imiter leur exemple.
Tel étoit le lieu que les conjurés avoient fixé pour celui de leur
assemblée. C'étoit de cette demeure souterraine que la liberté du
Nouveau-Monde devoit s'élancer, qu'elle devoit rappeler à la lumière
du jour ces peuples ensevelis par les Européens dans les entrailles de
la terre. Déjà les jeunes guerriers étoient réunis et attendoient la
révélation du mystère que les sachems leur avoient promise.
Au bord du lac étoit un grand fragment de rocher; les jongleurs
l'avoient transformé en autel. On y voyoit, à la lueur d'une torche,
trois hideux marmousets de tailles inégales. Celui du centre. Manitou
de la liberté, surpassoit les autres de toute la tête; dans ses traits,
grossièrement sculptés, on reconnoissoit le symbole d'une indépen-
dance rude, ennemie du joug des lois, impatiente même des chaînes
de la nature. Les deux autres figures représentoient, l'une les chairs
rouges, l'autre les chairs blanches. Un feu d'ossements brùloit devant
ces idoles en jetant une lumière enfumée et une odeur pénétrante. Du
sang humain, des poisons exprimés de divers serpents, des herbes
vénéneuses, cueillies avec des paroles cabalistiques, remplissoient un
vase de cyprès. Un vent nocturne se leva sur le lac, dont les flots mon-
/,9/j Li:S N AT CHEZ.
tèrent aux voûtes de ral)îmo : la teinpùte dans les flancs de la terre,
les idoles menaçantes, le bassin de sang, le feu mortuaire, les prêtres
agitant des vipères avec des évocations épouvantables, la foule des
sauvages, dans leurs habillements bizarres et divers, toute cette scène,
entourée par les masses des rochers souterrains, donnoit une idée di;
Tartare.
Soudain un des jongleurs, les bras tendus vers le lac, s'écrie :
«Divinité de la vengeance, est-ce toi qui sors de l'abîme avec cet
orage? Oui, tu viens : reçois nos vœux ! »
Le jongleur lance une vipère dans les flots; un autre prêtre réi)and
le bassin de sang sur le feu : une triple nuit s'étend sous les voûtes.
Quelques minutes s'écoulent dans l'obscurité, puis tout à coup une
vive clarté illumine les vagues orageuses et les rochers fantastiques.
Les idoles ont disparu ; on n'aperçoit plus sur la pierre, autel de la
vengeance, que le vieillard Adario, vêtu de la tunique de guerre,
appuyé d'une main sur son casse-tête, tenant de l'autre un flambeau.
u Guerriers, dit-il, la liberté se lève, le soleil de l'indépendance,
resté depuis deux cent cinquante neiges sous l'horizon, va éclairer de
nouveau nos forêts. Jour sacré, salut! Mon cœur se réjouit à tes
rayons, comme le chêne décrépit au premier sourire du printemps !
Pour toi Adario a dépouillé ses lambeaux, il a lavé sa chevelure comme
un jeune homme, il renaît au soufile de la liberté.
« Donnez trois poignards. »
Le sachem jette trois poignards du haut du roc.
u Jeunes guerriers , vous n'êtes pas assemblés ici pour délibérer ;
vos sachems ont prononcé pour vous au rocher du Lac, dans le conseil
général des peuples; ils ont juré de purger nos déserts des brigands
qui les infestent. Vous êtes venus seulement pour dévorer les ours
étrangers. Le moment du festin est arrivé. Vous ne quitterez ces
voûtes que pour marcher à la mort ou à la liberté. C'est la dernière
fois que vous aurez été obligés de vous cacher dans les profondeurs
de la terre, pour parler le langage des hommes.
u Donnez la hache. »
Adario jette à ses pieds une hache teinte de sang.
Un cri de surprise mêlé de joie échappe au bouillant courage des
jeune guerriers. Adario reprend la parole :
« Tout est réglé par vos pères. Plongés dans le sommeil, nos oppres-
seurs ne soupçonnent pas la mort. Nous allons sortir de cette caverne
divisés en trois compagnies : je conduirai les Natchez, et les mènerai,
au travers des ombres, à l'escalade du fort. Vous, Chicassaws, sous la
conduite de vos sachems, vous formerez le second corps, vous atta-
LES NATCHEZ. /t95
querez le village des blancs au fort Rosalie. Vous, Miamis et Yazous.
composant le troisième corps, guidés dans vos vengeances par Ondouré
et par Outougamiz, vous détruirez les blancs dont les demeures sont
dispersées dans les campagnes. Les esclaves noirs, qui comme nous
vont briser leurs chaînes, seconderont nos efforts.
« Tels sont, ô jeunes guerriers! les devoirs que vous êtes appelés à
remplir. Il ne s'agit pas de la cause particulière des Natchez : le coup
que vous allez porter sera répété dans un espace immense. A l'instant
où je vous parle, mille nations, comme vous cachées dans les cavernes,
vont en sortir comme vous pour exterminer la race étrangère ; le reste
des chairs rouges ne tardera pas à vous imiter.
« Quant à moi, je n'ai plus qu'un jour à vivre : la nuit prochaine
j'aurai rejoint Chactas, ma femme et mes enfants : il ne m'a été per-
mis de leur survivre que pour les venger. Je vous recommande ma
fille. »
Il dit, et jette son casse-tête au milieu des jeunes guerriers.
Une acclamation générale ébranle les dômes funèbres : « Délivrons
la patrie ! »
On vit alors un jeune guerrier monter sur la pierre auprès d'Adario :
c'étoit Outougamiz; il dit :
« Vous avez voulu me faire tuer le guerrier blanc, mon ami. Il n'est
point arrivé : ainsi je ne le tuerai pas, mais je tuerai quiconque le
tuera ! Vous voulez que j'égorge des chevreuils étrangers pendant la
nuit; je n'assassinerai personne. Quand le jour sera venu, si l'on
combat, je combattrai. J'avois promis le secret, je l'ai tenu : dans
quelques heures la borne de mon serment sera passée, je serai libre ;
j'userai de ma liberté comme il me plaira. Guerriers, je ne sais point
parler, parce que je n'ai point d'esprit, mais si je suis comme un
ramier timide pendant la paix, je suis comme un vautour pendant la
guerre : Ondouré, c'est pour toi que je dis cela : souviens-toi des
paroles d'Outougamiz le Simple. »
Outougamiz saute en bas du rocher, comme un plongeur qui se pré-
cipite dans les vagues; quelque temps après on le chercha, et on ne
le trouva plus.
Ondouré n'avoit remarqué du discours du frère de Céluta que le
passage où. le jeune homme s'étoit applaudi de l'absence de René. Le
tuteur du soleil ressentoit de cette absence les plus vives alarmes; il se
voyoit au moment d'exécuter le dessein qu'il avoit conçu sans atteindre
le principal but de ce dessein. Céluta, en dérobant les roseaux, pou-
voit s'applaudir d'avoir obtenu ce qu'elle avoit désiré, d'avoir sauvé
son époux. Il n'y avoit aucun moyen pour Ondouré de reculer la
^90 LES NATCIIEZ.
catastrophe; et, comme dans loiUes les clioscs liuumines, il falloiî
prendre l'événement tel que le ciel l'avoil fait.
Les guerriers sortirent du lac souterrain, et, cachés dans l'épaisseur
de la cyprière, ils se divisèrent en trois corps. Assis à terre dans le
plus profond silence , ils attendirent l'ordre de la marche. Minuit
approchoit ; le dernier roseau alloit être bridé dans le temple».
Que ditférennncnt occupée étoitCéiuta dans sa cabane! Tressaillant
au plus léger murmure des feuilles, les yeux constamment lixés sur la
porte, comptant par les battements de son cœur toutes les minutes
de cette dernière heure, elle n'auroit pu supporter longtemps de telles
angoisses sans mourir. A force d'avoir écouté le silence, ce silence
s'étoit rempli pour elle de bruits sinistres : tantôt elle croyoit ouïr des
voix lointaines, tantôt il lui sembloit entendre des pas précijMtés. Mais
n'est-ce point en effet des pas qui font retentir le sentier désert! ils
approchent rapidement. Céluta ne peut plus se tromper; elle se veut
lever, les forces lui manquent; elle reste enchaînée sur sa natte, le
front couvert de sueur. Un homme paroît sur le seuil de la porte : ce
n'est pas René! c'est le bon grenadier de la Nouvelle-Orléans, le fds
de la vieille hôtesse de Céluta, le soldat du capitaine d'Artaguette.
Il apportoit un billet écrit du poste des Yasous par son capitaine.
Quel bonheur, quel soulagement, dans la crainte et l'attente d'une
grande catastrophe, de voir entrer un ami au lieu de la victime ou de
l'ennemi que l'on attendoit! Céluta retrouve ses forces, se lève, court
les bras ouverts au grenadier, mais tout à coup elle se souvient du péril
général; René n'est pas le seul François menacé, tous les blancs sont
sous le poignard ; un moment encore, et Jacques peut être égorgé.
« Fils de ma vieille mère de la chair blanche, s'écrie-t-elle, celui que
vous cherchez n'est pas ici ; retournez vite sur vos pas, vous n'êtes pas
en sûreté dans cette cabane ; au nom dli Grand-Esprit, retirez-vous. »
Le grenadier n'entendoit point ce qu'elle disoit ; il lui montroit le
billet, qui n'étoit point pour René, mais pour elle-même. Céluta ne
pouvoit lire ce billet. Jacques et Céluta faisoient des gestes multipliés,
tàchoient de se faire comprendre l'un de l'autre sans y pouvoir réus-
sir. Dans ce moment un sablier qui appartenoit à René, et avec lequel
l'Indienne avoit appris à diviser le temps, laisse échapper le dernier
grain de sable qui annonçoit l'heure expirée. Céluta voit tomber dans
l'éternité la minute fatale : elle jette un cri, arrache le billet de la
main de Jacques, et pousse le soldat hors de sa cabane. Celui-ci ayant
rempli son message, et ne se pcuvant expliquer les manières extraor-
dinaires de Céluta, court à travers les bois, afin de gagner le fort
Rosalie avant le lever du jom-.
LES NATCHEZ. k^Jl
Que contenoit le billet du capitaine? On l'a toujours ignoré. A force
de regarder la lettre, de se souvenir des paroles et des gestes du sol-
dat, qui n'avoit pas l'air triste, Céluta laisse pénétrer dans son cœur
un rayon d'espérance; pâle crépuscule bientôt éteint dans cette sombre
nuit.
Maintenant chaque minute aux Natchez appartenoit à la mort : quel-
ques heures de plus d'absence, et René étoit à l'abri de la catastrophe,
déjà commencée peut-être pour ses compatriotes. Ah! si Céluta, aux
dépens de sa vie, eût pu précipiter la fuite du temps! Un nouveau
bruit se fait entendre : sont-ce les meurtriers qui viennent chercher
René dans sa cabane? Ils ne l'y trouveront pas! Seroit-ce le frère
d'Amélie lui-même? Céluta s'élance à la porte : ù prodige! Mila! Mila
échevelée, pâle, amaigrie, recouverte de lambeaux comme si elle sor-
toit du sépulcre, et charmante encore ! Céluta recule au fond de la
cabane; elle s'écrie : « Ombre de ma sœur, me viens-tu chercher? le
moment fatal est-il arrivé? »
(( Je ne suis point un fantôme, répondit Mila, déjà tombée dans le
sein de son amie; je suis ta petite Mila. »
Et les deux sœurs entrelaçoient leurs bras, mêloient leurs pleurs,
confondoient leurs âmes. Mila dit rapidement :
a Après la découverte du secret, Ondouré me fit enlever. Ils m'ont
enfermée dans une caverne et m'ont fait souffrir toutes sortes de
maux; mais je me suis ri des Allouez : cette nuit, je ne sais pourquoi,
mes geôliers se sont éloignés de moi un moment ; ils étoient armés, et
ils sont allés parler à d'autres guerriers sous des arbres. Moi, qui cher-
chois toujours les moyens de me sauver, j'ai suivi ces méchants. Je
me suis glissée derrière eux : une fois échappée, ils auroient plus tôt
attrapé l'oiseau dans la nue que Mila dans le bois. J'accours. Où est
Outougamiz? Le guerrier blanc est-il arrivé? Lui as-tu dit le secret,
comme je le lui vais dire? Il y a encore huit nuits avant la catas-
trophe, si ce beau jongleur amoureux m'a dit vrai sur le nombre des
roseaux. »
u Oh, Mila! s'écrie Céluta, je suis la plus coupable, la plus infor-
tunée des créatures! J'ai avancé la mort de René; j'ai dérobé huit
roseaux; c'est à l'heure même où je te parle que le coup est porté. »
(( Tu as fait cela ! dit Mila ; je ne t'aurois pas crue si courageuse 1
René est-il arrivé ? »
« Non , » repartit Céluta. « Eh bien , dit Mila , que te reproches-tu ?
tu as sauvé mon libérateur; tu n'as plus que quelques heures à
attendre. Mais que fais-tu? que fait Outougamiz pendant ces heures?
Tu commences toujours bien, Céluta, et tu finis toujours mal. Crois-iu
m. 32
498 LES NATCIIEZ.
que tu sauveras René en te contontant de pleurer sur ta natte? Je ne
sais point doniourcr ainsi tranquille; je ne sais point saci-ifi(M- nips
sentiments; je ne sais point douter de la vertu de mes amis, les soup-
çonner, m'attendrir sur une patrie impitoyable et garder le secret des
assassins. Mdchants, vous m'avez laissée échapper de mon tombeau,
je viens révéler vos iniquitv's! je viens sauver mon libérateur, s'il
n'est point encore tombé entre vos mains! » Mila, échappée aux bras
de sa sœur, fuit en s'écriant : « Nous perdons des moments irn'pa-
rables. »
Depuis le jour où René avoit rencontré l'indienne qui lui enseigna
sa route , il s'étoit avancé paisiblement vers le pays des Natchez. A
mesure qu'il marchoit, il se trouvoit moins triste; ses noirs chagrins
paroissoient se dissiper ; il touchoit au moment de revoir sa femme et
sa fille, objets charmants qui n'avoient contre eux que le malheur
dont le frère d'Amélie avoit été frappé. René se reprochoit sa lettre;
il se reprochoit cette sorte d'indifférence qu'un chagrin dévorant avoit
laissée au fond de son cœur : démentant son caractère, il se laissoit
aller peu à peu aux sentiments les plus tendres et les plus affectueux ;
retour au calme qui ressembloit à ce soulagement que le mourant
éprouve avant d'expirer. Céluta étoit si belle! Elle avoit tant aimé
René! elle avoit tant souffert pour lui! Outougamiz, Chactas, d'Arta-
guette, Mila, attendoient René. 11 alloit retrouver cette petite société
supérieure à tout ce qui existoit sur la terre ; il alloit élever sur ses
genoux cette seconde Amélie qui auroit les charmes de la première ,
sans en avoir le malheur.
Ces idées, si différentes de celles qu'il nourrissoit habituellement,
amenèrent René jusqu'à la vue des bois des Natchez ; il sentit quelque
chose d'extraordinaire en découvrant ces bois. Il en vit sortir une
fumée qu'il prit pour celle de ses foyers ; il étoit encore assez loin , et
il précipita sa marche. Le soleil se coucha dans les nuages d'une
tempête , et la nuit la plus obscure (celle même du massacre) couvrit
la terre.
René fit un long détour afin d'arriver chez lui par la vallée. La
rivière qui couloit dans cette vallée ayant grossi , il eut quelque peine
à la traverser ; deux heures furent ainsi perdues dans une nuit dont
chaque minute étoit un siècle. Comme il commençoit à gravir la col-
line sur le penchant de laquelle étoit bâtie sa cabane, un homme
s'approcha de lui dans les ténèbres pour le reconnoître, et disparut.
Le frère d'Amélie n'étoit plus qu'à la distance d'un trait d'arc de la
demeure qu'il s'étoit bâtie : une foible clarté s'échappant par la porte
ouverte en dessinoit le cadre au dehors sur l'obscurité du gazon.
LES NATCHEZ. 499
Aucun bruit ne sortoit du toit solitaire. René hésitoit maintenant à
entrer; il s'arrêtoit à chaque demi-pas; il ne savoit pourquoi il étoit
tenté de retourner en arrière, de s'enfoncer dans les bois et d'attendre
le retour de l'aurore. René n'étoit plus le maître de ses actions; une
force irrésistible le soumettoit aux décrets de la Providence : poussé
presque malgré lui jusqu'au seuil qu'il redoutoit de franchir, il jette
un regard dans la cabane.
Céluta , la tête baissée dans son sein , les cheveux pendants et
rabattus sur son front, étoit à genoux, les mains croisées, les bras
levés dans le mouvement de la prière la plus humble et la plus pas-
sionnée. Un maigre flambeau, dont la mèche allongée par la durée de
la veille obscurcissoit la clarté, brCdoit dans un coin du foyer. Le
chien favori de René, étendu sur la pierre de ce foyer, aperçut son
maître et donna un signe de joie , mais il ne se leva point, comme s'il
eût craint de hâter un moment fatal. Suspendue dans son berceau à
l'une des solives sculptées de la cabane , la fille de René poussoit de
temps en temps une petite plainte, que Céluta, absorbée dans sa
douleur, n'entendoit pas.
René , arrêté sur le seuil , contemple en silence ce triste et touchant
spectacle ; il devine que ces vœux adressés au ciel sont offerts pour
lui : son cœur s'ouvre à la plus tendre reconnoissance ; ses yeux ,
dans lesquels nu brûlant chagrin avoit depuis longtemps séché les
larmes, laissent échapper un torrent de pleurs délicieux. Il s'écrie :
« Céluta! ma Céluta! » Et il vole à l'infortunée, qu'il relève, qu'il
presse avec ardeur. Céluta veut parler, l'amour, la terreur, le déses-
poir, lui ferment la bouche ; elle fait de violents efforts pour trouver
des accents ; ses bras s'agitent, ses lèvres tremblent, enfin un cri aigu
sort de sa poitrine; et lui rendant la voix : «Sauvez-le, sauvez-le!
Esprits secourables , emportez-le dans votre demeure ! »
Céluta jette ses bras autour de son époux, l'enveloppe, et semble
vouloir le faire entrer dans son sein pour l'y cacher.
René prodigue à son épouse des caresses inaccoutumées. « Qu'as-tu,
ma Céluta? lui disoit-il; rassure-toi. Je viens te protéger et te
défendre. »
Céluta, regardant vers la porte, s'écrie : « Les voilà! les voilà! »
Elle se place devant René pour le couvrir de son corps. « Rarbares,
vous n'arriverez à lui qu'à travers mon sein. »
a Ma Ce kl ta , dit René, il n'y a personne; qui te peut troubler
îiinsi?»
Céluta frappant la terre de ses pieds : « Fuis, fuis ! tu es mort ! Non,
viens; cache -toi sous les peaux de ma couche; prends des vêtements
500 LKS NATCIIKZ.
lie rcmnio. ') L'ôpoiise désoléo, arrachant ses voiles, on vcul couvrir son
époux.
u (".('lula, (lisoit celui-ci, reprends ta raison; aucun péril ne me
menace. »
« Aucun péril! dil C.é'hUa l'interrompant. N'est-ce pas moi cpii tu
tue? n'est-ce pas moi (pii hruc ta mort! n'est-ce pas moi qui en ai fixé
le jour en dérobant les roseaux?... Un secret... 0 ma patrie! »
« Un secret? » repartit René. « Je ne te l'ai i)as dit! s'écrie Céluta.
Oh! ne perds pas ce seul moment laissé à ton existence! Fuyons tous
deux! viens te précipiter avec moi dans le fleuve! »
Céluta est aux genoux de René ; elle baise la poussière de ses pieds,
elle le conjure par sa fille de s'éloigner seulement pour quelques
heures. «Au lever du soleil, dit-elle, tu seras sauvé; Outougamiz
viendra ; tu sauras tout ce que je ne puis te dire dans ce moment! »
« Eh bien! dit René, si cela peut guérir ton mal, je m'éloigne; tu
m'expliqueras plus tard ce mystère, qui n'est sans doute que celui de
ta raison troublée par une fièvre ardente. »
Céluta ravie s'élance au berceau de sa fille, i)résente Amélie au bai-
ser de son père, et avec ce même berceau pousse René vers la porte,
René va sortir : un bruit d'armes retentit au dehors. René tourne la
tête; la hache lancée l'atteint et s'enfonce dans son front, comme la
cognée dans la cime du chêne, comme le fer qui mutile une statue
antique, image d'un Dieu et chef-d'œuvre de l'art. René tombe dans sa
cabane : René n'est plus!
Ondouré a fait retirer ses complices : il est seul avec Céluta éva-
nouie, étendue dans le sang et auprès du corps de René. Ondouré rit
d'un rire sans nom. A la lueur du flambeau expirant, il promène ses
regards de l'une à l'autre victime. De temps en temps il foule aux
pieds le cadavre de son rival et le perce à coups de poignard. 11
dépouille en partie Céluta et l'admire. Il fait plus... Éteignant ensuite
le flambeau, il court présider à d'autres assassinats, après avoir fermé
la porte du lieu témoin de son double crime.
Heureuse, mille fois heureuse, si Céluta n'avoit jamais rouvert les
yeux à la lumière ! Dieu ne le voulut pas. L'épouse de René revint à la
< le quelques instants après la retraite d'Ondouré. D'abord elle étend
les bras et trempe ses mains dans le sang répandu autour d'elle, sans
savoir ce que c'étoit. Elle se met avec effort sur son séant, secoue la
tête, cherche à rassembler ses souvenirs, à deviner oi!i elle est, ce
qu'elle est. Par un bienfait de la Providence l'Indienne n'avoit pas sa
raison : elle ne se formoit qu'une idée confuse de quelque chose d'ef-
froyable. Elle plia ses bras devant elle , promena ses regards dans la
LES NATCHEZ. i^Oi
cabane, où les ténèbres étoient profondes. Le silence de la mort n'éloit
interrompu de temps en temps que par les hurlements du chien. Céluta
voulut inutilement murmurer quelques mots.
Dans ce moment elle crut voir Tabamica sa mère. Les mamelles qui
nourrirent Céluta avoient disparu ; les lèvres de la femme des morts
s'étoient retirées et laissoient à découvert des dents nues; elle étoit
sans nez et sans yeux : d'une main décharnée Tabamica sembloit
presser des entrailles qu'elle n'avoit pas. Céluta veut s'avancer vers sa
mère, elle se lève, retombe sur ses genoux et se traîne au hasard dans
sa cabane : ses vêtements à demi détachés faisoient entendre le frois-
sement d'une draperie pesante et mouillée. Elle rencontra le corps de
René ; épuisée par ses efforts, elle s'assied, sans le reconnoître, sur ce
siège : elle s'y trouva bien, et s'y reposa.
Au bout de quelque temps la porte de la cabane s'entr'ouvrit, et une
voix dit tout bas : « Es-tu là ? » Céluta , rappelée par cette voix à une
demi-existence, répondit : « Oui, je suis là. »
« Ah! dit Mila, est-il venu? »
« Qui? » demanda Céluta.
« René? » repartit Mila.
« Je ne l'ai pas vu, » dit Céluta.
<( Et moi, je ne l'ai pu trouver, dit Mila toujours à voix basse. Les
assassins n'ont donc pas encore paru? Ton mari n'est donc pas revenu?
Il est donc sauvé? » Céluta ne répondit rien.
« Pourquoi, reprit Mila, es-tu sans lumière? J'ai peur et je n'ose
entrer. » Céluta répondit qu'elle ne savoit pourquoi elle étoit sans
lumière.
« Comme ta voix est extraordinaire ! s'écria Mila ; es-tu malade? La
cabane sent le carnage ; attends ; je viens à toi. »
Mila franchit le seuil, et laissa retomber la porte : « Qu'as -tu
répandu sur les nattes? dit-elle en marchant dans l'obscurité; mes
pieds s'attachent à la terre. Oi!i es-tu? tends-moi la main. »
« Ici, » dit Céluta.
« Je ne puis aller plus loin, repartit Mila ; je me sens défaillir. »
La porte de la cabane s'entr'ouvrit de nouveau ; la voix d'Outouga-
miz appelle Céluta. a C'est Outougamiz! s'écria Mila; Dieu soit loué!
nous sommes sauvées! »
« Qui parle? dit Outougamiz saisi de terreur, n'est-ce pas Mila?
Cher fantôme, es-tu venu sauver René? »
« Oui, repartit Mila ; mais entre vite, Céluta n'est pas bien. »
Outougamiz, croyant entendre le fantôme de Mila, entre en frisson-
nant dans la cabane. « Donne -moi la main, dit Mila, appuie -la sur
502 I.KS NATCllKZ.
mon cœur; tu verras que je ne suis pas un spectre : on m'avoit cnfer-
nii'o dans une caverne, je me suis échappée. »
Mila avoit saisi la main d'Outougamiz élenduo dans les ténèbres et
avoit posé cette main sur son cœur.
« C'est comme la vie, dit Outougamiz : mars je sais liicn que tu es
morte; je te sais toujours gré d'être revenue pour sauver René. Mais,
Céluta, parle donc. »
« M'appelle-t-on? » dit Céluta.
« Est-ce que tu réponds du fond d'une tombe? s'écria Outougamiz,
frappé do la voix sépulcrale de sa sœur; je respire un clianq) de
bataille; j'ai du sang sous mes pieds. »
« Du sang! s'écria Mila; allume donc un llamljeau. »
« Fantôme, répond Outougamiz, donne-moi la lumière des morts. ^
Outougamiz cherche en tâtonnant le foyer ; il y trouve de la mousse
de chêne et deux pierres à feu ; il frappe ces deux pierres l'une contre
l'autre : une étincelle tombe sur la mousse, et soudain une flamme
s'élève au milieu du foyer. Trois cris horribles s'échappent à la fois
du sein de Céluta, de Mila et d'Outougamiz.
La cabane inondée de sang, quelques meubles renversés par les
dernières convulsions du cadavre, les animaux domestiques montés
sur les sièges et sur les tables pour éviter la souillure de la terre,
Céluta assise sur la poitrine de René, et portant les marques de deux
crimes qui auroient fait rebrousser l'astre du jour; Mila debout, les
yeux à moitié sortis de leur orbite; Outougamiz le front sillonné
comme parla foudre, voilà ce qui seprésentoit aux regards!
Mila rompt la première le silence; elle se précipite sur le cadavre
de René, le serre dans ses bras, le presse de ses lèvres.
« C'en est donc fait! s'écrie-t-elle. 0 mon libérateur, faut-il que je
te revoie ainsi ! Lâches amis, cœurs pusillanimes, c'est vous qui l'avez
assassiné par vos indignes soupçons, par vos irrésolutions éternelles !
Félicite-toi, Outougamiz, d'avoir bien gardé ton secret. Mais à présent
ranime donc ce cœur qui palpitoit pour toi d'une amitié si sainte! Oh!
tu es un sublime guerrier ! Je reconnois ta vertu ; mais ne m'appro-
che jamais : je préférerois à tes embrassements ceux du monstre dont
tu vois l'œuvre dans cette cabane. »
Le désespoir ôtoit la raison à la jeune Indienne, d'abord amante et
ensuite amie de René. Outougamiz l'écoutoit, muet comme la pierre
du sépulcre; puis, tout à coup : « Hors d'ici, fantôme exécrable,
ombre sinistre, ombre affamée qui veut dévorer mon ami ! »
«Ton ami ! dit Mila en relevant la tête : tu oses te dire l'ami de René!
ne devrois-tu pas plutôt, comme cette femme sans amour, évanouie
LES NATCHEZ. 503
maintenant sur cette dépouille sanglante, ne devrois-tu pas supplier la
terre de t'engloutir? Moi seule j'ai aimé René! En vain tu feins de me
croire un fantôme : j'existe, je sors de la caverne où m'avoient plon-
gée les scélérats dont j'allois révéler les desseins. As-tu pu jamais
croire que tu étois obligé au secret? As-tu pu te figurer que la liberté
seroit le fruit du crime? »
Ici Céluta parut revenir à la vie, elle ouvrit les yeux et se souleva ;
ses idées se débrouillèrent : elle se ressouvient de ses malheurs ; elle
reconnoît Mila et Outougamiz ; elle reconnoît la dépouille mortelle du
plus infortuné des hommes. La douleur lui rend les forces ; elle se
lève, elle s'écrie : <( C'est moi qui l'ai assassiné ! »
(( Oui , c'est toi ! » s'écrie à son tour Mila , devenue cruelle par le
désespoir.
« René, dit Céluta du ton le plus passionné, parlant au cadavre de
son époux, je te voulois dire avant de mourir que mon âme t'adoroit
comme elle adore le Grand-Esprit ; que ta lettre n'avoit rien changé
au fond de mon cœur; que je te révérois comme la lumière du matin ;
que je te croyois aussi innocent que l'enfant qui n'a fait encore que
sourire à sa mère. »
(( Pourquoi donc, dit Mila, as-tu gardé le secret? Que n'en instrui-
sois-tu les François, puisque tu ne pouvois l'apprendre à ton mari
absent? »
Mila pousse des sanglots, et ses larmes descendent à flots pressés
comme la pluie de l'orage.
Le frère de Céluta, s'approchant alors avec respect du corps de son
ami : « Mila dit que tu n'étois pas coupable : quel bonheur ! Tu as
donc pu mourir. »
Malgré son désespoir, Mila comprit ce mot, et tendit une main
désarmée au jeune sauvage.
Outougamiz continuant : (c Je leur avois bien dit que je n'aimois
point, que j'étois un mauvais ami, que je te tuerois. Je suis pourtant
sorti du lac souterrain pour te sauver; j'ai couru de toutes parts; des
guerriers qui prétendoient t'avoir vu m'ont égaré : je suis simple, on
me trompe toujours. Tu es mort seul, je mourrai aussi, mais il faut
auparavant... J'attendrai pourtant que la patrie n'ait plus besoin de
lui, car il faudra maintenant défendre la patrie. »
Dans ce moment Céluta fut saisie de convulsions. Un ruisseau de
sueur glacée sillonne son front : elle cherche à s'étrangler, se roule
d'un côté sur l'autre, pousse des espèces de mugissements. Outougamiz
et Mila volent à son secours. Céluta les regarde, et leur dit en pressant
ses flancs ; « Le savez-vous? la mort m'a-t-elle fait violence? »
50lx LES NATCIIKZ.
Mila jette un cri : elle a devine! Oiitongamiz, qui n'a pas compris,
veut parler encore : « Tu ne sais rien, lui dit î\lila en l'interrompant,
le cadavre de ton ami est un spectacle délicieux auprès de ce que j'en-
trevois! »
Le jour commençoit à poindre ; le canon se fait entendre du côté
du fort Rosalie ; les parentes de Chactas arrivent à la cabane de tiené ;
elles venoicnt féliciter Céluta de l'absence de son mari : elles rencon-
trent cette scène épouvantable,
« Femmes, dit Outougamiz, on se bat : je dois mon sang à mon
pays, quelque coupable qu'il puisse être. Je laisse entre vos mains ce
que j'ai de plus cber au monde : ma femme, qui n'est point mortt,.
comme on l'avoit dit, ma sœur, si misérable, et les restes de mon ami.
Je reviendrai bientôt. » Il sort, et marche vers le lieu où l'appeloit le
bruit des armes.
Les femmes enlevèrent Céluta et Mila, qu'elles placèrent dans les
bras l'une de l'autre sur un lit de feuillage. Elles laissèrent le corps de
René dans la cabane, qu'elles fermèrent. Elles portèrent les deux amies
à l'ancienne demeure de Chactas, et leur prodiguèrent les soins les
plus tendres : il eût été plus humain de les laisser mourir.
Tous les colons périrent aux Natchez; dix-sept personnes seulement
échappèrent au massacre. Parmi les soldats blessés qui se défendirent
et se sauvèrent se trouva le grenadier Jacques. Le fort avoit été esca-
ladé dans les ténèbres, et les sentinelles égorgées avant qu'on sût que
les Indiens étaient en armes. Par l'imprudence du commandant, la gar-
nison étoit à peine d'une centaine d'hommes, tout le reste ayant été
dispersé dans différents postes le long du fleuve. Chépar, qui n'avoit
jamais voulu croire à la conjuration, accourut au bruit qui se faisoit
sur les remparts, et tomba sous la hache d'Adario. Febriano, qui fut
rencontré par Ondouré, reçut la mort de la main de ce sauvage, son
corrupteur et son complice. Il n'y eut de résistance chez les François
que dans une maison particulière. Adario, qui commandoit l'attaque,
y fut tué : il expira plein d'une grande joie; il crut avoir délivré sa
patrie et vengé ses enfants. Les coups de canon entendus d'Outouga-
miz avoient été tirés en signal de victoire par les Indiens eux-mêmes,
après la conquête du fort.
Le frère de Céluta, trouvant que son bras étoit inutile, retourna à la
cabane de René. Il s'assit auprès des restes inanimés du guerrier blanc.
D'un air de mystère, il approcha l'œil d'une des blessures de son ami,
comme pour voir dans le sein de René. Joignant les mains avec admi-
ration, l'insensé dit quelques mots d'une tendresse passionnée. Il prit
ensuite un petit vase de pierre sur une table, recueillit du sang do
LES NATGHEZ. 505
René, qu'il réchaufTa avec le sien, après s'être ouvert une veine. Il
trempa le Manitou d'or dans le philtre de l'amitié, et il remit la chaîne
à son cou.
La rage d'Ondouré était assouvie, mais non sa passion. Sortant d'une
épouvantable orgie, enivré de vin, de succès, d'ambition et d'amour,
il voulut revoir Céluta. Dans toute la pompe du meurtre et de la
débauche, il s'avance au sanctuaire de la douleur; ses crimes mar^
choient avec lui, comme les bourreaux accompagnent le condamné.
Les bruyants éclats de rire du tuteur du soleil et de ses satellites se
faisoient entendre au loin.
Ondouré arrive à la cabane : il avoit ordonné à ses amis de se
tenir à quelque distance, car il avoit ses desseins. Il recule quelques
pas lorsque, au lieu de Céluta, il n'aperçoit qu'Outougamiz, Reprenant
bientôt son assurance : a Que fais-tu là?» dit-il à l'Indien...
« Je t'attendois, répondit celui-ci; j'étois sûr que tu viendrois avec
tes enfants célébrer le festin du prisonnier de guerre. Apportes-tu la
chaudière du sang? C'est un excellent mets qu'une chair blanche! Ne
dévore pas tout : je ne te demande que le cœur de mon ami. »
« C'est juste, dit l'atroce Ondouré, nous te le réserverons. »
De nouveaux rires accompagnèrent ces paroles.
« Mais, dis-moi, continua le pervers, à qui la vapeur du vin ôtoit la
prévoyance, où est ta sœur? Comme elle a été fidèle cette nuit à ce
beau guerrier blanc ! Elle a perdu pour moi toute sa haine ; elle m'a
pardonné mon amour pour Akansie. Viens, ma charmante colombe ; où
es-tu donc? m'accorderas- tu un second rendez-vous? » Et Ondouré
entra dans la cabane.
Outougamiz se lève, s'appuyant sur un fusil de chasse que lui avoit
donné René : « Illustre chef, dit-il, changeant tout à coup de langage
et de contenance, tous nos ennemis sont-ils morts? >;
(( En doutes-tu? » s'écria Ondouré.
« Ainsi, dit Outougamiz, la patrie est sauvée ; elle n'a plus besoin de
défenseurs? Tout est-il en sûreté pour l'avenir? Peux-tu, fameux guer-
rier, te reposer en paix? »
« Oui, mon cher Outougamiz, » répondit le tuteur du soleil, qui
n'avoit pas ce qu'il falloit pour comprendre à la fois et le danger et la
magnanimité de la question, « oui, je puis me reposer cent neiges
avec ta sœur sur la natte du plaisir ».
Le corps de René séparoit Ondouré d'Outougamiz : « La nuit, dit
celui-ci, a été fatigante pour toi, Ondouré : va donc à ton repos,
puisque ton bras n'est plus nécessaire à la patrie. Je te vais rendre ta
hache. »
500 LES iNATCIlKZ.
Outoiin^aniiz relève la hache avec laquelle le luleiir du soleil avoil
fraj)pé René; elle ctoit restée dans la cabane. Ondouré avance le bras
pour la reprendre. « Non, pas comme cela, » dit Oulougamiz; et,
levant la hache avec les deux mains, il fend d'un seul coup la tète
du monstre, qui tombe sur le corps de René, sans avoir le temps dc>
proférer un blasphème. Outougamiz sort, couche en joue les satellites
d'Ondouré, et leur crie de cette voix de l'homme de bien si foudroyante
poui- le méchant : « Disparoissez, race impure, ou je vous immole
auprès de votre maître! » Ces misérables, qui voyoient s'avancer une
troupe de jeunes guerriers, amis du frère de Céluta, prennent la ftn"te.
Les guerriers survenus déplorèrent de si grands malheurs, (c Allons!
leur dit Outougamiz, je reviendrai bientôt ici; mais il faut que j'aille
dire h Mila et à ma sœur ce que le Manitou d'or a fait. »
Céluta ne put entendre le récit de son frère ; à chaque instant on
craignoit de la voir expirer. Mila apprit la mort d'Ondouré avec indif-
férence. « C'étoit plus tôt, dit-elle, que tu devois donner cette pâture
aux chiens. »
Outougamiz revint la nuit suivante chercher les restes sacrés du
frère d'Amélie ; il les porta sur ses épaules au bas de la colline, creusa
dans un endroit écarté une fosse qu'il ne voulut montrer à personne :
il y déposa le corps de celui qui pendant sa vie n'avoit cherché que
la solitude. « Je sais, dit-il en se retirant, que je suis un faux ami : je
t'ai tué ; mais, attends-moi , nous nous expliquerons dans le pays des
âmes. »
Le frère de Céluta n'avoit plus rien à faire de la vie, mais il se vou-
loit assurer que sa sœur n'avoit plus besoin de lui, et que Mila se pou-
voit passer d'un protecteur.
Déjà la lune avoit parcouru trois fois sa carrière depuis la catastrophe
tragique, et Céluta, toujours près de rendre le dernier soupir, sem-
bloit sans cesse revivre. La coupe de la colère céleste n'étoit point
épuisée ; le génie fatal de René poursuivoit encore Céluta , comme ces
fantômes nocturnes qui vivent du sang des mortels. Elle refusoit pour-
tant toute nourriture : ses barbares amis étoient obligés de lui faire
prendre de force quelques gouttes d'eau d'érable. Son corps, modèle
de grâce et de beauté, n'étoit plus qu'un léger squelette, semblable à
un jeune peuplier mort sur sa tige. Les longues paupières de Céluta
n'avoient pas la force de se replier et de découvrir ses yeux éteints
dans les larmes. Quand la veuve infortunée recouvroit la raison , elle
étoit muette; quand elle tomboit dans la folie de la douleur, elle pous-
soit des cris. Alors elle faisoit des efforts pour écarter deux spectres
qui vouloient la dévorer à la fois, Ondouré et le frère d'Amélie ; elle
LES NATCHEZ. 507
voyoit aussi une femme qui lui étoit inconnue, et qui lui sourioit d'un
air de pitié du haut du ciel.
Témoin des maux de son amie , la courageuse Mila avoit eu honte de
ses propres chagrins : elle passoit ses jours auprès de sa sœur, veillant
à ses souffrances , la retournant sur sa couche, servant de mère à la
fille de René, La tendre orpheline étoit déjà belle, mais sérieuse; dans
le sein de Mila, elle avoit l'air d'une petite colombe blanche, sous
l'aile du plus brillant oiseau des forêts américaines.
De temps en temps Outougamiz venoit voir sa femme et sa sœur ; il
s'asseyoit au bord de la couche, prenoit la main de Céluta, ou faisoit
danser Amélie sur ses genoux. Il se levoit bientôt après, remettoit l'en-
fant dans les bras de Mila, et se retiroit en silence. Le jeune homme
dépérissoit : chaque jour son front devenoit plus pâle et son air plus
languissant ; il ne parloit ni de René, ni de Céluta, ni de Mila. Tous les
soirs il visitoit la petite urne de pierre remplie du sang de René, et
l'on remarquoit avec surprise que ce sang ne se desséchoit point.
Outougamiz laissoit suspendu autour de l'urne le Manitou d'or, qu'il ne
portoit plus.
Un soir il étoit venu rendre sa visite accoutumée à sa sœur. Mila et
plusieurs Indiennes étoient rangées autour du lit des tribulations :
tout à coup, à leur profond étonnement, Céluta se soulève et s'assied
d'elle-même sur sa couche. On ne lui avoit point encore vu l'air qu'elle
avoit dans ce moment : c'étoit pour la douleur et la beauté quelque
chose de surhumain. Elle baissa d'abord la tête dans son sein ; mais
relevant bientôt scti front pâle où s'évanouissoit une foible rougeur,
elle dit d'une voix assurée : « Je voudrois manger. »
Ces mots surprirent Outougamiz : c'étoient les premiers que Céluta
eût prononcés depuis la nuit de ses malheurs, et elle avoit constam-
ment repoussé toute nourriture. Pensant qu'elle revenoit de son
désespoir et qu'elle se déterminoit à vivre, les matrones firent une
exclamation de joie, et s'empressèrent de lui porter du maïs nouveau.
Mais Mila, regardant Céluta, lui dit : « Tu veux manger? »
« Oui, repartit Céluta la regardant à son tour ; il faut à présent que
je vive. »
Mila lève les mains au ciel et s'écrie : « 0 vertu ! »
Outougamiz, rompant lui-même son silence obstiné, dit : « Qu'avez-
vous? 1)
« Adore, reprit Mila : ce que tu vois ici n'est pas une femme ; c'est la
compagne d'un génie. »
« Pourquoi le tromper ? dit Céluta. Mon ami, ajouta-t-elle en se tour-
nant vers son frère, ma destinée s'accomplit au delà de moi : je viens
508 LES NATCllK/..
do découvi-ir dans mon sein un ranlôme ne do la mort, n Oulonganiiz
s'en fin'!.
Célula éloit mère : cllo se résigna à la vio : dernier degré do vorlu el.
de malhour où jamais lille d'Adam soit, parvenue. Mais la n;iture ne
s'élève pas ainsi au-dessus d'elh-mêmo sans souiïrii- jns(|no dans sa
source : le lendemain, aux rayons du jour, on s'aperçut que le visage
de la veuve de René étoit devenu de la couleur de l'ébène, et ses che-
veux de celle du cygne. Quelques soleils éclaircircnt les ombres du
front de Céluta, mais ne firent point disparaître de sa chevelure la
vieillesse de l'adversité.
Lorsque le capitaine d'Artaguctte apprit la catastrophe des Natchez,
l'assassinat de René et les misères de Céluta, il se sentit frappé au
cœur : il étoit attaché au frère d'Amélie par une noble amitié, il avoit
nourri en secret une tendre passion pour la femme qui lui conserva la
vie, en lui donnant le doux nom de frère. Rappelé à la Nouvelle-Orléans,
il pleura avec Adélaïde, Ilarlay, le grenadier Jacques et sa vieille mère,
Outougamiz avoit caché la tombe de René ; d'Artaguette fit célébrer un
service à la mémoire du frère d'Amélie : il pria Dieu de se souvenir de
celui qui avoit voulu être oublié.
Cependant des troupes se rassembloient de toutes parts pour aller
châtier les Indiens. Les huit roseaux retirés du temple avoient fait
avorter le complot général chez les autres nations conjurées, excepté
chez les Yazous, où le père Souël fut massacré. L'armée françoise
arriva au fort Rosalie. Bien que divisés entre eux, les Natchez se défen-
dirent avec courage, et Outougamiz, qui pouvoit à peine porter le
poids de ses armes, fit admirer de nouveau sa valeur. Mais enfin il
fallut céder au torrent, et quitter à jamais la patrie.
Une nuit les Natchez déterrèrent les os de leurs pères, les chargè-
rent sur leurs épaules, et, mettant au milieu des jeunes guerriers les
femmes, les vieillards et les enfants, ils prirent la route du désert sans
savoir où ils trouveroient un asile. Le capitaine d'Artaguette se trou-
voit dans la division des troupes chargées d'attaquer les Chicassaws;
il exécuta devant l'ennemi une retraite où il s'acquit la plus grande
gloire, mais où il perdit la vie avec son fidèle grenadier. Comme il ne
périt qu'après avoir sauvé l'année, on crut généralement qu'il avoit
cherché la mort. Adélaïde et Haiiay avoient quitté l'Amérique ; la mère
de Jacques s'étoit éteinte dans sa vieillesse.
Le foible reste des Natchez exilés étoit déjà loin dans la solitude.
Outougamiz expira cinq lunes après avoir quitté la terre de la patrie.
On sut alors qu'il avoit continué à s'ouvrir les veines toutes les nuits
pour rafraîchir l'urne du sang; son sang s'épuisa avant son amitié. Il
LES NATCHEZ. 509
montra une joie excessive de mourir, et laissa en héritage (c'étoit tout
son bien) l'urne du sang et le Manitou d'or à la fille de René. On l'en-
terra, comme il avoit enseveli son ami, sous un arbre inconnu.
Quelques jours après sa mort, Céluta mit au monde une fille : elle
ferma les yeux en la portant à son sein; et quand elle l'eut allaitée,
elle la suspendit à ses épaules. Elle continua d'en agir ainsi dans la
suite, de sorte qu'elle ne vit jamais l'enfant qu'elle n'appeloit que le
fantôme.
Mila , devenue veuve à son tour, portoit toujours la fille de René,
que Céluta ne voulut plus toucher de peur de la flétrir, après avoir
enfanté une autre fille. Céluta ne pressoit jamais sur son cœur cette
autre fille sans éprouver des convulsions. L'amour maternel deman-
doit des baisers que l'amour conjugal refusoit : dans les plaintes de
l'innocence , Céluta entendoit la voix du crime. Quelquefois l'épouse
de René étoit prête à déchirer l'enfant; un sentiment plus fort, celui
de la mère, rendoit ses mains impuissantes. Qui pourroit peindre de
pareils combats, de tels supplices?
Mila faisoit l'admiration des exilés. A peine orné de dix-sept prin-
temps, elle déployoit un courage et une raison extraordinaires. Elle
ne vivoit que pour Céluta ; elle préparoit sa couche, ses vêtements, sa
nourriture; elle étoit devenue la mère de la fille de René. Ses manières
vives n'étoient point changées, mais elle gardoit le silence et ne par-
loit plus que par signes et par sourires.
Les Natchez trouvèrent enfin l'hospitalité chez une nation autrefois
alliée de la leur. Un exilé, commençant la danse du suppliant, pré-
senta le calumet des bannis ; il fut accepté. Un enfant apporta en
échange une calebasse pleine du jus de l'érable et couronnée de fleurs.
Alors les tentes de la patrie furent plantées dans la terre étrangère, et
les ossements des aïeux déposés à ces nouveaux foyers.
Pour premier bienfait du ciel, la seconde fille de Céluta mourut.
Le fantôme se replongea dans la nuit éternelle. Aucune mère n'alla
répandre son lait sur le gazon funèbre : Céluta eût encore rempli ce
pieux devoir, si elle n'avoit craint que le fantôme ne rentrât dans son
sein avec le parfum des fleurs. La fille de René avoit trouvé une patrie ;
la fille d'Ondouré étoit retournée à la terre : on s'aperçut que Céluta
ne se croyoit plus obligée de vivre, et l'on devina que Mila ne quitte-
roit pas son amie.
Un soir, lorsque les bannis prenoient leur repas à la porte do leurs
lentes, Céluta sortit de la sienne. Elle étoit vêtue d'une robe de peaux
d'oiseaux et de quadrupèdes cousues ensemble, ouvrage ingénieux de
Mila : ses cheveux blancs flottoient en boucles sur sa jeune tête ornée
510 LES NATCllKZ.
d'une couronne dr ronces à fleurs bleues; clic porloit dans ses bras la
fdlo de Ileué, et Mila, à inoilié nue, suivoit sa compat^ne. Les bannis,
élonnés et charmés de les voir, se levèrent, les comblèrent de béné-
dictions et leur formèrent un corlcge. Ils arrivèrent tous ainsi au bord
d'une cataracte dont on entendoit au loin les mugissements. Celte cata-
racte, qu'aucun voyageur n'avoit visitée, tomboit entre deux montagnes
dans un abime. Céluta donna un baiser à sa fille, la déposa sur le
'gazon, mit sur les genoux de l'enfant le Manitou d'or et l'urne où le
sang s'étoit desséché. Mila et Céluta, se tenant par la main, s'appro-
chèrent du bord de la cataracte comme pour regarder au fond, et, ])lus
rapides que la chute du lleuvo, elles accomplirent leur destinée. Céluta
s'étoit souvenue que René, dans sa lettre, avoit regretté de ne s'être
pas précipité dans les ondes écumantes.
Les femmes prirent dans leurs bras la fille de René laissée sur la
rive; elles la portèrent au plus vieux sachpm, qui en confia le soin à
une matrone renommée. Cette matrone suspendit au cou de l'enfant
le Manitou d'or comme une parure. Le nom françois d'Amélie étant
ignoré des sauvages, les sachemsen imposèrent un autre à l'orpheline,
qui vit ainsi périr jusqu'à son nom.
Lorsque la fille de Céluta eut atteint sa seizième année, on lui
raconta l'histoire de sa famille. Elle parut triste le reste de sa vie, qui
fut courte. Elle eut elle-même, d'un mariage sans amour, une fille
plus malheureuse encore que sa mère. Les Indiens chez lesquels les
Natchez s'étoient retirés périrent presque tous dans une guerre contre
les Iroquois, et les derniers enfants de la nation du soleil se vinrent
perdre dans un second exil au milieu des forêts de Niagara.
Il y a des familles que la destinée semble persécuter : n'accusons
pas la Providence. La vie et la mort de René furent poursuivies par
des feux illégitimes qui donnèrent le ciel à Amélie et l'enfer à Ondouré :
René porta le double châtiment de ses passions coupables. On ne fait
point sortir les autres de l'ordre sans avoir en soi quelque principe de
désordre; et celui qui, même involontairement, est la cause de quel-
que malheur ou de quelque crime n'est jamais innocent aux yeux de
Dieu.
Puisse mon récit avoir coulé comme tes flots, ô MeschacebéI
FIN DES NATCHIiZ.
LES NATCIIEZ. 51t
NOTE
J'avois renvoyé, dans la Préface des Nalchez, les lecteurs à l'Histoire de la
Nouvelle-France, par le père Charievoix; mais, en y réfléchissant, j'ai pensé
qu'il étoit plus simple de leur éviter CBtle recherche, s'ils avoient envie de la
faire , en insérant ici quelques pages de Charievoix.
Le premier extrait de cet auteur renferme la description du pays et des
mœurs des Natchez. On verra que je n'ai été sous ce rapport qu'historien
fidèle; Charievoix n'a pas été d'ailleurs le seul historien et le seul voyageur
que j'aie consulté.
Le second extrait contient la relation de la conspiration des Natchez et de
leurs alliés. On reconnoltra ce que le poëte a ajouté à la vérité.
Le père Charievoix ne parle point des roseaux ou bûchettes déposées dans le
Temple pour fixer le jour du massacre, mais j'ai lu cette circonstance dans
an voyageur dont je ne puis plus me rappeler le nom , si ce n'est Carter. Ce
voyageur disoit qu'une partie des bûchettes avoit été dérobée par une jeune
sauvage, amoureuse d'un François.
Le chevalier d'Artaguette, frère du général Diron d'Artaguette, est, comme
le commandant du fort Rosalie, M. de Chépar, un personnage historique.
Le chevalier d'Artaguette fut réellement tué dans une retraite devant les
sauvages.
Je n'ai point, au reste, exagéré l'état de civilisation des Natchez; cette
civilisation étoit très-avancée chez ce peuple. J'ai seulement donné le nom
ù'édile à un Natchez qui remplissoit les fonctions attribuées à l'édile chez le.>
5 IL' LES NATO II EZ.
Ruinains. ii m'eût élé difficile de conserver dans nn poL> me le lilre de chef de
lu farine, que l'édile porloit chez la nation du soleil.
Ce chef de la farine, au moment de la conspiration contre les François, étoit
un homme qui avoil une partie des vices, do la capacité et du caractère que
■'ai attribués à Ondouré !
On trouvera dans mon Voyage en Amérique la description générale des mœurs
des sauvages de l'Amérique si^ptentrionalc. Elle servira de commentaire
aux Natchez : Je dois dire seulement ici que quelques-uns des traits que j'ai
ajoutés à la peinture des usages dos Esquimaux sont empiunlés aux derniers
Voyages du capitaine Parry et du (apilainci Lyon.
I 1\.
DESCRIPTION
DU
PAYS DES NATCHEZ
PREMIER EXTRAIT DE CHARLEVOIX.
Ce canton, le plus beau, le plus fertile et le plus peuplé de toute la Loui-
siane, est éloigné de quarante lieues des Yasous et sur la même main. Le
débarquement est vis-à-vis une butte assez haute et fort escarpée, au pied
de laquelle coule un petit ruisseau, qui ne peut recevoir que des chaloupes et
des pirogues. De cette première butte on monte à une seconde, ou plutôt sur
une colline dont la pente est assez douce et au sommet de laquelle on a bâti
une espèce de redoute fermée par une simple palissade. On a donné à ce
retranchement le nom de fort.
Plusieurs monticules s'élèvent au-dessus de cette colline, et quand on les
a passés, on aperçoit de toutes parts de grandes prairies séparées par de
petits bouquets de bois, qui font un très-bel effet. Les arbres les plus com-
muns dans ces bois sont le noyer et le chêne, et partout les terres sont excel-
lentes. Feu M. d'Iberville, qui le premier entra dans le Mississipi par son
embouchure, étant monté jusqu'aux Natchez, trouva ce pays si charmant et
si avantageusement situé, qu'il ciut ne pouvoir mieux placer la métropole
de la nouvelle colonie. Il en traça le planj et lui destina le nom de Rosalie^
qui étoit celui de M"" la chancelière de Pont-Chartrain. Mais ce projef ne
paroît pas devoir s'exécuter si tôt, quoique nos géographes aient toujours à
bon compte marqué sur leurs cartes la ville de Rosalie aux Natchez.
Il est certain qu'il faut commencer par un établissement plus près de la mer;
mais si la Louisiane devient jamais une colonie florissante , comme il peut
fort bien arriver, il me semble qu'on ne peut mieux placer sa capitale qu'en
cet endroit. Il n'est point sujet au débordement du fleuve, l'air y est pur, le
pays fort étendu, le terrain propre à tout et bien arrosé; il n'est pas trop loin
de la mer, et rien n'empêche les vaisseaux d'y monter; enfin, il est à portée
de tous les lieux où l'on paroît avoir dessein de s'établir. La compagnie y a
III. 33
5\h DESCRIPTION
un magasin, et y ontrelient un commis princiiial, ([iii n'a pas encore beaucoup
d'occupation.
Parmi un grand nombre de concessions particulières, qui sont déjà ici en
état do rapporter, il y on a deux de la proinière grandeur, je veux dire de
quatre lieues en carré ; Tune appartient à une société de Maiouins, qui l'ont
achetée de M. Hubert, commissaire ordonnateur et président du conseil delà
Louisiane; l'autre est à la compagnie, qui y a envoyé des ouvriers de Clairac
pour y faire du tabac. Ces deux concessions sont situées de manière qu'elles
forment un triangle parfait avec le fort, et la distance d'un angle à l'autre
est d'une lieue. A moitié chemin des deux concessions est le grand village
des Natchez. J'ai visité avec soin tous ces lieux, et voici ce que j'y ai remar-
qué de plus considérable
La concession des Maiouins est bien placée; il ne lui manque, pour tirer
parti de tout son terrain, que des nègres ou des engagés. J'aimcrois encore
mieux les seconds que les premiers : le temps de leur service expiré, ils
deviennent des habitants, et augmentent le nombre des sujets naturels du roi,
au lieu que ceux-là sont toujours des étrangers; et qui peut s'assurer qu'à
force de se multiplier dans nos colonies, ils ne deviendront pas un jour des
ennemis redoutables? Peut-on compter sur des esclaves qui ne nous sont
attachés que par la crainte et pour qui la terre même oii ils naissent n'a
jamais le doux nom de patrie?
La première nuit quo je passai dans cette habitation, il y eut, vers les neuf
heures du soir, une grande alarme; j'en demandai le sujet, et on me repondit
qu'il y avoit dans le voisinage une bête d'une espèce inconnue, d'une gran-
deur extraordinaire, et dont le cri ne ressembloit à celui d'aucun animal que
nous connoissions. Personne n'assuroit pourtant l'avoir vue, et on ne jugeoit
de sa taille que par sa force : elle avoit déjà enlevé des moutons et des veaux
et étranglé quelques vaches. Je dis à ceux qui me faisoient ce récit qu'un
loup enragé pouvoit faire tout cela, et quant au cri, qu'on s'y trompoit tous
les jours. Je ne persuadai personne : on vouloit que ce fût une bête mons-
trueuse; on venoit de l'entendre, on y courut armé de tout ce qu'on trouva
sous sa main, mais ce fut inutilement.
La concession de la compagnie est encore plus avantageusement située que
celle des Maiouins. Une même rivière arrose l'une et l'autre, et va se dé-
charger dans le fleuve, à deux lieues de celle-là, à laquelle une magnifique
cyprière de six lieues d'étendue fait un rideau qui en couvre tous les der-
rières. Le tabac y a très-bien réussi, mais les ouvriers de Clairac s'en sont
presque tous retournés en France.
J'ai vu dans le jardin du sieur Le Noir, commis principal, de fort beau
coton sur l'arbre, et un peu plus bas on commence à voir de l'indigo sauvage.
On n'en a pas encore fait l'épreuve, mais il y a beaucoup d'apparence qu'il ne
réussira pas moins que celui qu'on a trouvé dans l'ile de Saint-Domingue, où
il est aussi estimé que celui qu'on y a transplanté d'ailleurs; et puis l'expé-
rience nous apprend qu'une terre qui produit naturellement cette plante est
fort propre à porter l'étrangère qu'on y veut semer.
DU PAYS DES NATCHEZ. 515
Le grand -village des Natchez est aujourd'hui réduit à fort peu de cabanes :
la raison qu'on m'en a apportée est que les sauvages, à qui leur grand-chef
a droit d'enlever tout ce qu'ils ont, s'éloignent de lui le plus qu'ils peuvent,
et par là plusieurs bourgades de cette nation se sont formées à quelque dis-
tance de celle-ci. Les Sioux, leurs alliés et les nôtres, en ont aussi établi une
dans leur voisinage.
Les cabanes du grand village des Natchez, le seul que j'aie vu, sont en
forme de pavillon carré, fort basses et sans fenêtres ; le faite est arrondi à peu
près comme un four. La plupart sont couvertes de feuilles et de paille de
maïs; quelques-unes sont construites d'une espèce de torchis qui me parut
assez bon, et qui est revêtu en dehors et en dedans de nattes fort minces.
Celle du grand-chef est fort proprement crépie en dedans ; elle est aussi plus
grande et plus haute que les autres, placée sur un terrain un peu élevé et
isolée de toutes parts. Elle donne sur une grande place, qui n'est pas des
plus régulières et a son aspect au nord. J'y trouvai pour tout meuble une
couche de planches fort étroite, élevée de terre de deux ou trois pieds; appa-
remment que quand le grand-chef veut se coucher, il y étend une natte ou
quelque peau.
Il n'y avoit pas une âme dans le village : tout le monde étoit allé dans une
bourgade voisine, où il y avoit une fête, et toutes les portes étoient ouvertes;
mais il n'y avoit rien à craindre des voleurs, car il ne restoit partout que les
quatre murailles. Ces cabanes n'ont aucune issue pour la fumée; néani>oins
toutes celles où j'entrai étoient assez blanches. Le temple est à côté de celle
du grand-chef, tourné vers l'orient, et à l'extrémité de la place. Il est com-
posé des mêmes matériaux que les cabanes, mais sa figure est différente :
c'est un carré long, d'environ quarante pieds sur vingt de large, avec
un toit tout simple, de la figure des nôtres. Il y a aux deux extrémités
comme deux girouettes de bois, qui représentent fort grossièrement deux
aigles.
La porte est au milieu de la longueur du bâtiment, qui n'a point d'autres
ouvertures ; des deux côtés il y a des bancs de pierre. Les dedans répondent
parfaitement à ces dehors rustiques. Trois pièces de bois, qui se joignent par
les bouts, et qui sont placées en triangle, ou plutôt également écartées les
unes des autres, occupent presque tout le milieu du temple et brûlent lente-
ment. Un sauvage, que l'on appelle le gardien du temple, est obligé de les
attiser et d'empêcher qu'elles ne s'éteignent. S'il fait froid, il peut avoir son
leu à part, mais il ne lui est pas permis de se chauffer à celui qui brûle en
l'honneur du soleil. Ce gardien étoit aussi à la fête ; du moins je ne le vis
point, et ses tisons jetoient une tumée qui nous aveugloit.
D'ornements, je n'en vis aucun ni rien absolument qui dût me faire con-
noître que j'étois dans un temple. J'y aperçus seulement trois ou quatre
caisses rangées sans ordre, où il y avoit quelques ossements secs, et par terre
quelques têtes de bois un peu moins mal travaillées que les deux aigles du
toit. Enfin, si je n'y eusse pas trouvé du feu, j'eusse cru que ce temple étoit
abandonné depuis longtemps ou qu'il avoit été pillé. Ces cônes enveloppés
510 DKSCIUI'TION
do ponux, dont parlent quelques relations; ees cadavres des clieFs, ranc;(^s en
cercle dans un temple tout rond, et terminé en manière de dôme; cet
autel, etc., je n'ai rien vu de tout cela : si les choses étoient ainsi du temps
passé, elles ont bien changé depuis.
Peut-ôtre aussi, car il ne faut condamner personne que quand il n'y a aucun
moyen de l'excuser, peut-ôtre, dis-je, que le voisinage des François a l'ail
craindre aux Natchez que les corps de leurs chefs et tout ce que leur temple
avoit de plus précieux ne courussent quelque risque s'ils ne les transportoient
pas ailleurs, et que le peu d'attention qu'on apporte présentement à bien
garder ce temple vient de ce qu'on l'a déi)Ouillé de eo qu'il avoit do plus
sacré pour ces peuples. 11 est pourtant vrai que contre la muraille, vis-à-vis
de la porte, il y avoit une table, dont je ne pris pas la peine de mesurer les
dimensions, parce que je ne soupçonncis point que ce fût un autel : on m'a
assuré depuis qu'elle a trois pieds de haut, cinq de long et quatre de large.
On m'a ajouté qu'on y fait un petit feu avec des écorces de cliènc, et qu'il
ne s'éteint jamais; ce qui est faux, car il n'y avoit alors ni feu ni rien qui fît
connoître qu'on y en eût jamais fait. On dit encore que quatre vieillards
couchent tour h tour dans le temple pour y entretenir ce feu ; que celui qui
est de garde ne doit point sortir pendant les huit jours qu'il doit être en fac-
tion ; qu'on a soin de prendre de la braise allumée des bûches qui brûlent au
milieu du temple pour mettre sur l'autel ; qu'il y a douze hommes entretenus
pour lournir des écorces de chêne; qu'il y a des marmousets de bois et une
figure de serpent à sonnettes, aussi de bois, qu'on met sur l'autel, et aux-
quels on rend de grands honneurs; que quand le chef meurt, on l'enterre
d'abord, et que quand on juge que les chairs sont consumées, le gardien du
temple les exhume, lave les ossements , les enveloppe de ce qu'il peut avoir
de plus précieux , et les met dans de grands paniers faits de cannes , qu'il
ferme bien; qu'il enveloppe ces paniers de peaux de chevreuil très- propres
et les place devant l'autel, où ils restent jusqu'à la mort du chef régnant;
qu'alors il renferme ces ossements dans l'autel même , pour faire place au
dernier mort.
Je ne puis rien dire sur ce dernier article, sinon que je vis quelques osse-
ments dans une ou deux caisses, mais qu'ils ne faisoient pas la moitié d'un
corps humain, qu'ils me paroissoient bien vieux, et qu'ils n'étoient point sur
la table qu'on dit être l'autel. Quant aux autres articles, 1" comme je n'ai été
que de jour dans le temple, j'ignore ce qui s'y passe la nuit ; 2" il n'y avoit
aucun garde dans le temple quand je l'ai visité. J'y aperçus bien, comme
je l'ai déjà dit, quelques marmouseLs, mais je n'y remarquai point de figure
de serpent.
Quant à ce que j'ai vu dans des relations , que ce temple est tapissé et
son pavé couvert de nattes de cannes; qu'on y met ce qu'on a de plus propre
et qu'on y apporte tous les ans les prémices de toutes les récoltes , il en faut
assurément rabattre beaucoup ; je n'ai jamais rien vu de plus maussade, de
plus malpropre, qui fût plus en désordre : les bûches brùloient sur la terre
nue, et je n'y aperçus point de nattes, non plus qu'aux murailles. M. Le Noir,
DU PAYS DES NATCHEZ. 517
avec qui j'étois, me dit seulement que tous les jours on meltoit au feu une
nouvelle bûche, et qu'au commencement de chaque lune on en faisoit la pro-
vision pour tout le mois. Il ne le savoit pourtant que par ouï- dire, car c'étoil
la première fois qu'il voyoit ce temple aussi bien que moi.
Pour ce qui regarde la nation des Natchez en général, voici ce que j'en pus
apprendre. On ne voit rien dans leur extérieur qui les distingue des autre?
sauvages du Canada et de la Louisiane. Ils font rarement la guerre et ne
mettent point leur gloire à détruire des hommes. Ce qui les distingue plus
particulièrement, c'est la forme de leur gouvernement, tout à fait despotique ;
une grande dépendance, qui va même jusqu'à une espèce d'esclavage dans
les sujets; plus de fierté et de grandeur dans les chefs, et leur esprit paci-
fique, qui cependant s'est un peu démenti depuis plusieurs années.
Les Hurons croient aussi bien qu'eux leurs chefs héréditaires issus du
soleil; mais il n'y en a pas un qui voulût être son valet, ni le suivre dans
l'autre monde pour y avoir l'honneur de le servir, comme il arrive souvent
parmi les Natchez. Garcilaso de la Vega parle de cette nation comme d'un
peuple puissant, et il n'y a pas six ans qu'on y comptoit quatre mille guer-
riers. Il paroît qu'elle étoit encore plus nombreuse du temps de M. de La
Salle, et même lorsque M. d'Iberville découvrit l'embouchure du Mississipi.
Aujourd'hui les Natchez ne pourroient pas mettre sur pied deux mille combat-
tants. On attribue cette diminution à des maladies contagieuses, qui ces
dernières années ont fait parmi eux de grands ravages.
Le grand-chef des Natchez porte le nom de soleil, et c'est toujours, comme
parmi les Hurons, le fils de sa plus proche parente qui lui succède. On donne
à cette femme la qualité de femme-chef; et quoique pour l'ordinaire elle ne
se mêle pas du gouvernement, on lui rend de grands honneurs. Elle a même,
aussi bien que le soleil, droit de vie et de mort : dès que quelqu'un a eu le
malheur de déplaire à l'un ou à l'autre, ils ordonnent à leurs gardes, qu'on
nomme allouez, de le tuer. Va me défaire de ce chien, disent-ils; et ils sont
obéis sur-le-champ. Leurs sujets et les chefs mêmes des villages ne les abor-
dent jamais qu'ils ne les saluent trois fois, en jetant un cri qui est une espèce
de hurlement; ils font la même chose en se retirant, et se retirent en mar-
chant à reculons. Lorsqu'on les rencontre, il faut s'arrêter, se ranger du
chemin, et jeter les mêmes cris dont j'ai parlé, jusqu'à ce qu'ils soient pas-
sés. On est aussi obligé de leur porter ce qu'il y a de meilleur dans les
récoltes, dans le produit de la chasse et dans celui de la pêche. Enfin, personne,
non pas même leurs plus proches parents et ceux qui composent les familles
nobles, lorsqu'ils ont l'honneur de manger avec eux, n'a droit de boire dans
le même vase ni de mettre la main au plat.
Tous les matins, dès que le soleil paroît, le grand-chef se met à la porte
de sa cabane, se tourne vers l'orient et hurle trois fois en se prosternant
jusqu'à terre. On lui apporte ensuite un calumet, qui ne sert qu'en cette
occasion : il iume, et pousse la fumée de son tabac vers l'astre du jour, puis
il fait la même chose vers les trois autres parties du monde. Il ne reconnolt
sur la terre de maître que le soleil, dont il prétend tirer son origine, exerco
518 DESCRIPTION
un pouvoir sans bornes sur ses sujets, peut disposer do leurs biens et de leur
vie, et, quelques travaux qu'il If ur commande, ils n'en peuvent exigor aucun
salaire.
Lorsque le chef ou la femme-chef meurent, tous leurs allouez sont obligés
do les suivre en l'autre monde; mais ils né sont pas les seuls qui ont cet
honneur, car c'en est un, et qui est fort recherché. Il y a tel chef dont la mort
coûte la vie à plus de cent personnes, et on m'a assuré qu'il meurt peu de
Natchez considérables à qui quelques-uns de leurs parents, de leurs amis ou
de leurs serviteurs, ne fassent pas cortège dans le pays des âmes. Il paroît,
par les diverses relations que j'ai vues de ces horribles cérémonies, qu'elles
varient beaucoup. En voici une des obsèques d'une femme-chef, que je tiens
d'un voyageur qui en fut témoin, et sur la sincérité duquel j'ai tout lieu de
compter.
Le mari de cette femme n'étant pas noble, c'est-à-dire de la famille du
soleil, son fils aîné l'étrangla selon la coutume; on vida ensuite la cabane de
tout ce qui y étoit, et on y construisit une espèce de char de triomphe, où le
corps de la défunte et celui de son époux furent placés. Un moment après,
on rangea autour de ces cadavres douze petits enfants que leurs parents
avoient aussi étranglés par ordre de l'aînée des filles de la femme-chef, et qui
succédoit à la dignité de sa mère. Cela fait, on dressa dans la place publique
quatorze écliafauds ornés de branches d'arbre et de toiles, sur lesquelles on
avoit peint différentes figures. Ces échafauds étoient destinés pour autant de
personnes qui dévoient accompagner la femme-chef dans l'autre monde. Leurs
parents étoient tous autour d'elles, et regardoient comme un grand honneur
pour leurs familles la permission qu'elles avoient eue de se sacrifier ainsi. On
s'y prend quelquefois dix ans auparavant pour obtenir cette grâce, et il faut
que ceux ou celles qui l'ont obtenue filent eux-mêmes la corde avec laquelle
ils doivent être étranglés.
Ils paroissent sur leurs échafauds revêtus de leurs plus riches habits, por-
tant à la main droite une grande coquille. Leur plus proche parent est à leur
droite, ayant sous son bras gauche la corde qui doit servir à l'exécution et à
la main droite un casse-tête. De temps en temps il fait le cri de mort, et à ce
cri les quatorze victimes descendent de leurs échafauds et vont danser toutes
ensemble au milieu de la place, devant le temple et devant la cabane de la
femme-chef. On leur rend ce jour-là et les suivants de grands respects : ils ont
chacun cinq domestiques, et leur visage est peint en rouge. Quelques-uns
ajoutent que pendant les huit jours qui précèdent leur mort ils portent à la
jambe un ruban rouge, et que pendant tout ce temps- là c'est à qui les
régalera. Quoi qu'il en soit, dans l'occasion dont je parle, les pères et les
mères qui avoient étranglé leurs enfants les prirent entre leurs mains, et se
rangèrent des deux côtés de la cabane ; les quatorze personnes qui étoient
aussi destinées à mourir s'y placèrent de la même manière, et ils étoient
suivis des parents et des amis de la défunte, tous en deuil , c'est-à-dire les
cheveux coupés. Tous faisoient retentir les airs de cris si affreux, qu'on eût
dit que tous les diables étoient sortis des enfers pour venir hurler en cet
DU PAYS DES NATCHEZ. 51.9
endroit. Cela fut suivi de danses de la part de ceux qui dévoient mourir et
de chants de la part des parents de la femme-chef.
Enfin, on se mit en marche . les pères et mères qui portoient leurs
enfants morts paroissoient les premiers, marchant deux à deux : ils précé-
doient immédiatement le brancard où étoit le corps de la femme-chef, que
quatre hommes portoient sur leurs épaules. Tous les autres venoient après,
dans le même ordre que les premiers. De dix pas en dix pas ceux-ci lais-
soient tomber leurs enfants par terre ; ceux qui portoient le brancard mar-
choient dessus, puis tournoient tout autour d'eux, en sorte que quand le
convoi arriva au temple ces petits corps étoient en pièces.
Tandis qu'on enterroit dans le temple le corps de la femme-chef, on désha-
billa les quatorze personnes qui dévoient mourir, on les fit asseoir par terre
devant la porte, chacune ayant deux sauvages, dont l'un étoit assis sur ses
genoux et l'autre lui tenoit les bras par derrière. On leur passa une corde
au cou, on leur couvrit la tête d'une peau de chevreuil, on leur fit avaler
trois pilules de tabac et boire un verre d'eau, et les parents de la femme-
chef tirèrent des deux côtés les cordes en chantant jusqu'à ce qu'elles fussent
étranglées. Après quoi on jeta tous ces cadavres dans une même fosse qu'on
couvrit de terre.
Quand le grand-chef meurt, s'il a encore sa nourrice, il faut qu'elle meure
aussi. Mais il est arrivé plusieurs fois que les François, ne pouvant empê-
cher cette barbarie, ont obtenu la permission de baptiser les petits enfants
qui dévoient être étranglés, et qui par conséquent n'accompagnoient pas
ceux en l'honneur desquels on les immoloit dans leur prétendu paradis.
rsous ne connoissons point de nation, dans ce continent, où le sexe soit plus
débordé que dans celle-ci. Il est même forcé par le soleil et les chefs subal-
ternes à se prostituer à tout venant, et une femme, pour être publique, n'en
est pas moins estimée. Quoique la polygamie soit permise et que le nombre
des femmes qu'on peut avoir ne soit pas limité, ordinairement chacun n'a
que la sienne : mais il peut la répudier quand il veut, liberté dont il n'y a pour-
tant guère que les chefs qui fassent usage. Les femmes sont assez bien faites
pour des sauvages et assez propres dans leur ajustement et dans tout ce qu'elles
font. Les filles de la famille noble ne peuvent épouser que des hommes
obscurs, mais elles sont en droit de congédier leur mari quand bon leur
semble, et d'en prendre un autre, pourvu qu'il n'y ait point d'alliance entre eux.
Si leurs maris leur font une infidélité, elles peuvent'leur faire casser la
tète, et elles ne sont point sujettes à la même loi. Elles peuvent même avoir
autant de galants qu'elles le jugent à propos, sans que le mari puisse le
trouver mauvais : c'est un privilège attaché au sang du soleil. Il se tient
debout, en présence de, sa femme, dans une posture respectueuse; il ne
mange point avec elle; il la salue du même ton que ses domestiques : le seul
privilège que lui procure une alliance si onéreuse, c'est d'être exempt de
travail et d'avoir autorité sur ceux qui servent son épouse.
Les Natchez ont deux chefs de guerre, deux maîtres des cérémonies pour
le temple , deux officiers pour régler ce qui se doit pratiquer dans les traités
5-20 DESCRIPTION
(ic |.;u\oiide i^iierro ; un qui a rins|»('i linii sur les Ouvrages, et quatre autres
qui sont cliari;és d'oriioun(>r tout tlans les festins publics. C'est le i^rand-clief
qui donne ces emplois , et ceux qui en sont révolus sont respectés et ol)eis
comme il le seroit lui-môme. Les récoltes se font en commun; le soleil en
uiarquo le jour et con\oque le village. Vers la fin do juillet, il indique un
autre jour pour le commencement d'une f6te qui en dure trois et qui se passe
en jeux et en festins.
Chaque particulier y contribue de sa chasse, de sa pèche et de ses autres
provisions, qui consistent en maïs, fèves et melons. Le soleil et la femme-
chef y président, dans une loge élevée et couverte de feuillages : on les y
porto (ians un brancard, et le premier tient en sa main une manière de
sceptre orné de plumages de diverses couleurs. Tous les nobles sont autour
d'eu.x dans une posture respectueuse. Le dernier jour, le soleil harangue
l'assemblée : il exhorte tout le monde à remplir exactement ses devoirs,
surtout à avoir une grande vénération pour les esprits qui résident dans le
temple, et à bien instruire les enfants. Si quelqu'un s'est signalé par quelque
action de zèle, il fait son éloge. Il y a vingt ans que le feu du ciel ayant
réduit le temple en cendres, sept ou huit femmes jetèrent leurs enfants au
milieu des flammes pour apaiser les génies; le soleil fit aussitôt venir ces
héroïnes, leur donna publiquement de grandes louanges, et finit son dis-
cours en exhortant les autres femmes à imiter dans l'occasion un si bel
exemple.
Les pères de famille ne manquent jamais d'apporter au temple les pré-
mices de tout ce qu'ils recueillent, et on fait de même de tous les présents
qui sont offerts à la nation. On les expose à la porte du temple, dont le
gardien, après les avoir présentés aux esprits, les porte chez le soleil, qui
les distribue à qui bon lui semble. Les semences sont pareillement offertes
devant le temple avec de grandes cérémonies; mais les offrandes qui s'y
font de pains et de farine, à chaque nouvelle lune, sont pour le profit des
gardiens du temple.
Les mariages des Natchez ne diffèrent presque pas de ceux des sauvages
du Canada : la principale différence qui s'y trouve consiste en ce qu'ici le
futur époux commence par faire aux parents de la fille les présents dont on
est convenu, et que les noces sont suivies d'un grand festin. La raison pour
laquelle il n'y a guère que les chefs qui aient plusieurs femmes, c'est que,
pouvant faire cultiver leurs champs par le peuple, sans qu'il leur en coûte
rien , le nombre de leurs épouses ne leur est point à charge. Les chefs se
marient avec encore moins de cérémonie que les autres. Ils se contentent de
faire avertir les parents de la fille sur laquelle ils ont jeté les yeux qu'ils la
mettent au nombre de leurs femmes, mais ils n'en gardent qu'une ou deux
dans Ipurs cabanes; les autres restent chez leurs parents, où leurs maris les
visitent quand il leur plaît. La jalousie ne règne point dans ces mariages;
les Natchez se prêtent même sans façon leurs femmes, et c'est apparemment
de la que vient la facilité avec laquelle ils les congédient pour en prendre
d'autres.
DU PAYS DES NATCHEZ. 521
Lorsqu'un chef de guerre veut lever un parti, il plante dans un endroit
marqué pour cela deux arbres ornés de plumes, de flèches et de casse-tête,
le tout peint en rouge, aussi bien que les arbres, qui sont encore piqués du
côté oii l'on veut porter la guerre. Ceux qui veulent s'enrôler se présentent
au chef, bien parés, le visage barbouillé de différentes couleurs, et lui décla-
rent le désir qu'ils ont de pouvoir apprendre sous ses ordres le métier des
armes; qu'il sont disposés à endurer toutes les fatigues de la guerre et prêts
à mourir, s'il le faut, pour la patrie.
Quand le chef a le nombre de soldats que demande l'expédition qu'il médite,
il fait préparer chez lui un breuvage qui se nomme la médecine de la guêtre.
C'est un vomitif fait avec une racine bouillie dans l'eau : on en donne à cha-
cun deux pots, qu'il faut avaler tout de suite et que l'on rend presque aussitôt
avec les plus violents efforts. On travaille ensuite aux préparatifs, et, jus-
qu'au jour fixé pour le départ, les guerriers se rendent soir et matin dans une
place où, après avoir dansé et raconté leurs beaux faits d'armes, chacun chante
sa chanson de mort. Ce peuple n'est pas moins superstitieux sur les songes
que les sauvages du Canada : il n'en faut qu'un de mauvais augure pour
rebrousser chemin quand on est en marche.
Les guerriers marchent avec beaucoup d'ordre et prennent de grandes
précautions pour camper et pour se rallier. On envoie souvent à la décou-
verte, mais on ne pose point de sentinelles pendant la nuit : on éteint tous
les feux, on se recommande aux esprits, et on s'endort avec sécurité, après
que le chef a averti tout le monde de ne point ronfler trop fort et d'avoir
toujours près de soi ses armes en bon état. Les idoles sont exposées
sur une perche penchée du cô;é des ennemis; et tous les guerriers, avant
que de s'aller coucher, passent les uns après les autres , le casse-tête à la
main, devant ces prétendues divinités. Ils se tournent ensuite vers le pays
ennemi, et font de grandes menaces que le vent emporte souvent d'un autre
côté.
Il ne paroît pas que les Natchez exercent sur leurs prisonniers, durant la
marche, les cruautés qui sont en usage dans le Canada. Lorsque ces malheu-
reux sont arrivés au grand village, on les fait chanter et danser plusieurs
jours de suite devant le temple, après quoi ils sont livrés aux parents de
ceux qui ont été tués durant la campagne. Ceux-ci, en les recevant, fon-
dent en pleurs; puis, après avoir essuyé leurs larmes avec les cheve-
lures que les guerriers ont rapportées, ils se cotisent pour récompenser
ceux qui leur ont fait présent de leurs esclaves, dont le sort est toujours d'être
brûlés.
Les guerriers changent de nom à mesure qu'ils font de nouveaux exploits ;
ils les reçoivent des anciens chefs de guerre, et ces noms ont toujours quelque
rapport à l'action par laquelle on a mérité cette distinction ; ceux qui pour
la première fois ont fait un prisonnier ou enlevé une chevelure doivent pen-
dant un mois s'abstenir de voir leurs femmes et de manger de la viande. Ils
s'imaginent que s'ils y manquoicnt, les âmes de ceux qu'ils ont tués ou brû-
lés les feroient mourir, ou que la première blessure qu'ils recevroient seroit
522 DESCRIPTION
niortello. ou du moins qu'ils no romporloroiont plus aucun avaningc sur leurs
ennemis. Si lo soleil commando ses sujets en personne, on a i^rand soin qu'il
ne s'expose pas trop, moins pout-ôtre par zèlo pour sa conservation qu'à
cause que les autres chefs de guerre et les principaux du parti scroiont mis à
mort pour no l'avoir jias bien gardé.
Les jt)ni;leurs des Natchez ressemblent assez à ceux du Canada et traitent
les malades à peu près de la mémo façon. Ils sont bien payés quand lo malade
guérit mais, s'il meurt, il leur en coûte souvent à eux-mêmes la vie. Il y a
dans cette nation une autre espèce do jongleurs, qui no courent pas moins de
risques que ces médecins : ce sont cerlains \icillards fainéants, qui, pour
faire subsister loms familles sans être obligés de travailler, entreprennent de
procurer la pluie ou le beau temps, selon les besoins. Vers le printemps on
se cotise pour acheter do ces prétendus magiciens un temps favorable aux biens
de la terre. Si c'est de la pluie qu'on demande, ils se remplissent la bouche
d'eau, et avec un chalumeau dont l'extrémité est percée de plusieurs trous
comme un entonnoir, ils soufflent en l'air du côté où ils aperçoivent quelque
nuage, tandis que, le chichikoué d'une main et leur Manitou de l'autre, ils
jouent de l'un et lèvent l'autre en lair, invitant, par des cris affreux, les
nuages à arroser les campagnes de ceux qui les ont mis en œuvre.
S'il est question d'avoir du beau temps, ils montent sur le toit de louis
cabanes, font signe aux nuages de passer outre; et si les nuages passent et
se dissipent, ils dansent et chantent autour de leurs idoles, puis avalent de
la fumée de tabac et présentent au ciel leurs calumets. Tout le temps que
durent ces opérations, ils observent un jeûne rigoureux et ne font que dan-
ser et chanter. Si on obtient ce qu'ils ont promis, ils sont bien récompensés;
s'ils ne réussissent pas, ils sont mis à mort sans miséricorde. Mais ce ne sont
pas les mêmes qui se mêlent de procurer la pluie et le beau temps : leurs
génies, disent-ils, ne peuvent donner que l'un ou l'autie.
Le deuil, parmi ces sauvages, consiste à se couper les cheveux, à ne se point
peindre le visage, et à ne se point trouver aux assemblées; mais j'ignore
combien il dure. Je n'ai pu savoir non plus s'ils célèbrent la grande Fêle des
Morts dont je vous ai donné la description; il paroît que dans cette nation,
où tout est en quelque façon esclave de ceux qui commandent, tous les hon-
neurs mortuaires sont pour ceux-ci, surtout pour le soleil et pour la femme-
chef.
Les traités de paix et d'alliance se font avec beaucoup d'appareil, et le
grand-chef y soutient toujours sa dignité en véritable souverain. Dès qu'il est
averti du jour de l'arrivée des ambassadeurs, il donne ses ordres aux maîtres
des cérémonies pour les préparatifs de leur réception, et nomme ceux qui
doivent nourrir tour à tour ces envoyés, car c'est aux dépens de ses sujets
qu'il fait tous les frais de l'ambassade. Le jour de l'entrée des ambassadeurs
chacun a sa place marquée selon son rang; et quand ces ministres sont à
cinq cents pas du grand-chef, ils s'arrêtent, et chanlentla paix.
Ordinairement l'ambassade est composée de trente hommeset de six femmes.
Six des meilleures voix marchent à la tête du cortège, et entonnent ; les autres
DU PAYS DES NATCHEZ. 523
suivent, et le chichikoué sert à régler la mesure. Quand le soleil fait signe
aux ambassadeurs d'approcher, ils se remettent en marche; ceux qui portent
le calumet dansent en chantant, se tournent de tous côtés, se donnent de
grands mouvements et font quantité de grimaces et de contorsions. Ils recom-
mencent le même manège autour du grand-chef quand ils sont arrivés auprès
de lui; ils le frottent ensuite avec leur calumet depuis les pieds jusqu'à la
tête, puis ils vont rejoindre leur troupe.
Alors ils remplissent un calumet de tabac, et. tenant du feu d'une main, ils
avancent tous ensemble vers le grand-chef, et lui présentent le calumet allumé.
ils fument avec lui, poussent vers le ciel la première vapeur de leur tabac,
la seconde vers la terre et la troisième autour de l'horizon. Cela fait, ils pré-
sentent leurs calumets aux parents du soleil et aux chefs subalternes. Ils vont
ensuite frotter de leurs mains l'estomac du soleil, puis ils se frottent eux-
mêmes tout le corps ; enfin, ils posent leurs calumets sur des fourches, vis-à-
vis le grand-chef, et l'orateur de l'ambassade commence sa harangue, qui
dure une heure.
Quand il a fini, on fait signe aux ambassadeurs, qui jusque là étoient
demeurés debout, de s'asseoir sur des bancs placés pour eux près du soleil,
lequel répond à leur discours et parle aussi une heure entière. Ensuite un
maître des cérémonies allume un grand calumet de paix, et y fait fumer les
ambassadeurs, qui avalent la première gorgée. Alors le soleil leur demande
des nouvelles de leur santé ; tous ceux qui assistent à l'audience leur font le
même compliment ; puis on les conduit dans la cabane qui leur est destinée,
et où on leur donne un grand repas. Le soir du même jour le soleil leur rend
visite ; mais quand ils le savent prêt à sortir de chez lui pour leur faire cet
honneur, ils le vont chercher, le portent sur leurs épaules dans leur logis et
le font asseoir sur une grande peau. L'un d'eux se place derrière lui, appuie
ses deux mains sur ses épaules, et le secoue assez longtemps, tandis que les
autres, assis en rond par terre, chantent leurs belles actions à la guerre.
Ces visites recommencent tous les matins et tous les soirs, mais à la der-
nière le cérémonial change. Les ambassadeurs plantent un poteau au milieu
de leur cabane, et s'asseyent tout autour : les guerriers qui accompagnent le
soleil , parés de leurs plus belles robes , dansent , et tour à tour frappent le
poteau, et racontent leurs plus beaux faits d'armes; après quoi ils font des
présents aux ambassadeurs. Le lendemain ceux-ci ont, pour la première fois,
la permission de se promener dans le village, et tous les soirs on leur donne
des fêtes, qui ne consistent que dans des danses. Quand ils sont sur leur
départ, les maîtres de cérémonies leur font fournir toutes les provisions
dont ils ont besoin pour leur voyage , et c'est toujours aux dépens des parti-
culiers.
La plupart des nations de la Louisiane avoient autrefois leur temple aussi
bien que les Natchez, et dans tous ces temples il y avoit un feu perpétuel. Il
semble même que les Maubiliens avoient sur tous les peuples de cette partie
de la Floride une espèce de primatie de religion , car c'étoit à leur feu qu'il
falloit rallumer celui que, par négligence ou par malheur, on avait laissé
b-lh DESCRIPTIOÎS
éteindre. ]Mais aujourd'hui le templo dos Natchoz est lo seul qui subsiste, et
il est en gr;indo vénération j^arnii tous les sauvages ([ui habitent dans ce vasin
continent, et dont la diminution est aussi considérable et a été encore plus
prompte que celle des peuples du Canada, sans qu'il soit possible d'en savoir
la véritable raison. Des nations entières ont absolument disparu depuis qua-
/^nte ans au plus, ('elles qui subsistent encore no sont plus q\io l'ombre do
ce qu'elles étoient lorsque M. de La Salle découvrit ce pays.
DEUXIÈME EXTRAIT DE GIIARLEVOIX.
Il y avoit déjà plusieurs années que les Chichacas, à l'instigation de (]uel-
ques Anglois, avoient formé le dessein de détruire de telle sorte toute la
colonie de la Louisiane, qu'il n'y restât pas un seul François. Ils avoient
conduit leur intrigue avec un si grand secret, que les Illinois, les Acansas et
les Thonicas, à qui ils n'avoient pas osé le communiquer, parce qu'ils
savoient que leur attachement pour nous étoit à toute épreuve, n'en avoient
pas eu le moindre vent. Toutes les autres nations y étoient entrées ; chacune
devoit faire main basse sur tous les habitants qu'on lui avoit marqués, et
toutes dévoient frapper le môme jour, à la môme heure. Les Tchactas mômes,
la plus nombreuse nation de ce continent, et de tout temps nos alliés, avoient
été gagnés, du moins ceux de l'est, qu'on appelle la grande nation ; ceux do
l'ouest, ou la petite nation, n'y avoient point pris de part, mais ils gardèrent
longtemps le secret, et ce ne fut que par hasard qu'ils le découvrirent, et
lorsqu'il étoit déjà trop tard pour donner avis à tout le monde de se tenir sur
ses gardes.
M. Perrior ayant appris que les premiers avoient quelque démêlé avec
M. Dirdn d'Artaguette, lieutenant du roi et commandant au fort de la Mau-
bile, fit inviter les chefs de toute la nation à le venir trouver à la Nouvelle-
Orléans, leur faisant espérer une entière satisfaction sur tous leurs griefs. Ils
y vinrent, et après qu'ils se furent expliqués sur le sujet qui les avoit fait
appeler, ils dirent au commandant général que la nation étoit charmée qu'il
lui eût envoyé un officier pour résider dans leur pays, et qu'il les eût invi-
tés à le venir voir. Ils n'en dirent pas davantage, mais ils s'en retournèrent
fort disposés 1° à manquer de parole aux Chichacas, à qui ils avoient promis
de détruire toutes les habitations qui dépendoient du fort de la Maubile ; en
second lieu, à faire en sorte que les Natchez exécutassent leur projet. C'est
ce que les Natchez leur ont depuis reproché en face et en présence des Fran-
çois, sans qu'ils aient osé le nier. On n'a jamais douté que leur dessein n'ait
été de nous obliger d'avoir recours à eux, et par ce moyen de profiter et de
ce que nous leur donnerions pour les engager à nous secourir, et du butin
qu'ils feroient sur les Natchez.
Ainsi le commandant général étoit, sans le savoir, à la veille de voir une
partie de la colonie détruite par des ennemis dont il ne se défioit point, et
DU PAYS DES NATCHEZ. 525
Irahi par les alliés sur lesquels il croyoit pouvoir compter, et qui étoient en
effet une de ses grandes ressources, mais qui vouloient profiter de nos mal-
heurs. Au reste, il étoit d'autant plus aisé à ceux que les Chichacas avoient
mis dans leurs intérêts de réussir dans leurs projets, qu'aucune habitation
françoise n'étoit à l'épreuve d'une surprise et d'un coup de main. Il y avoit
bien en quelques endroits des forts, mais, à l'exception de celui de la Mau-
bile, ils n'étoient que de pieux dont les deux tiers étoient pourris; et
eussent-ils été en état de défense , ils ne pouvoient garantir de la fureur des
sauvages qu'un petit nombre d'habitations voisines. On étoit d'ailleurs
partout dans une sécurité qui auroit mis ces barbares en état de massacrer
tous les François jusque dans les places les mieux gardées , comme il arriva
le 28 de novembre aux Natchez, de la manière que je vais dire.
M. de Chépar, qui commandoit dans ce poste, s'étoit un peu brouillé avec
ces sauvages; mais il paroît que ceux-ci avoient porté la dissimulation
jusqu'à lui persuader que les François navcent iX)int d'alliés plus fidèles
qu'eux.
Le jour destiné pour l'exécution du complot général n'étoit point encore
venu ; mais deux choses déterminèrent les Natchez à l'anticiper : la première
est qu'il venoit d'arriver au débarquement quelques bateaux assez bien
pourvus de marchandises pour la garnison de ce poste, pour celle des Yazous,
et pour plusieurs habitants, et qu'ils vouloient s'en emparer avant que la
distribution s'en fît , la seconde , que le commandant avoit reçu la visite de
MM. Kolly père et fils, dont la concession n'étoit pas éloignée de là, et de
plusieurs autres personnes considérables; car ils comprirent d'abord qu'en
prétextant d'aller à la chasse pour donner à M. de Chépar de quoi régaler ses
hôtes, ils pourroient s'armer tous, sans qu'on se défiât de rien. Ils en firent
la proposition au commandant; elle fut agréée avec joie, et sur-le-champ ils
allèrent traiter avec les habitants pour avoir des fusils, des balles et de la
poudre, qu'ils payèrent comptant.
Cela fait, ils se répandirent, le lundi 28, de grand matin , dans toutes les
habitations, publiant qu'ils alloient partir pour la chasse, observant d'être
partout en plus grand nombre que les François. Ils chantèrent ensuite le
calumet en l'honneur du commandant et de sa compagnie, après quoi ils
retournèrent chacun à leur poste. Un moment après, au signal de trois coups
de fusil tirés consécutivement à la porte du logis de M. de Chépar, ils firent
main basse en même temps partout. Le commandant et M. Kolly furent tués
des premiers. Il n'y eut de résistance que dans la maison de 31. de La Loire
des Ursins, commis principal de la compagnie des Indes, oîi il y avoit huit
hommes. On s'y battit bien. Huit Natchez y furent tués , six François le
furent aussi ; les deux autres se sauvèrent. M. de La Loire venoit de monter
à cheval • au premier bruit qu'il entendit, il voulut retourner chez lui, mais
il fut arrêté par une troupe de sauvages , contre lesquels il se défendit assez
longtemps, jusqu'à ce que, percé de plusieurs coups, il tomba mort, après
avoir tué quatre Natchez. Ainsi , ces barbares perdirent en cet endroit douze
hommes ; mais ce fut tout ce que leur coûta leur trahison.
520 DESCP.IPTION DU PAYS DES NATCIIEZ.
Avant quo d'exécuter leur cuiii,, ils sétoient assurés de plusieurs n(-ro^
entre lesquels étoient deux commandants. Ceux-ci avoient persuadt^mx
autres qu'ils seroicnt libres avant les sauvages ; ([ue nos femmes et nos
enfants seroient leurs eschnes, e( qu'ils n'auroicnt rien à craindre des autres
postes, parce que le massacre so foroil en môme temps partout. Il paroît
néanmoins que le secret n'avoit été couûé qu'à un petit nombre.
FIN DE LA DESCKU'ïlON
TABLEAUX
DE LA NATURE
1784-1790
POÉSIES DIVERSES
PRÉFACE.
Dans l'Avertissement placé à la tête du premier volume des Œuvres com-
plètes (édition de 1829), j'ai dit : « J'ai longtemps fait des vers avant de
descendre à la prose. Ce n'étoit qu'avec regret que M. de Fontanes m'avoit
vu renoncer aux Muses : moi-même je ne les ai quittées que pour exprimer
plus rapidement des vérités que je croyois utiles. »
Dans la Préface des ouvrages politiques, j'ai dit : « Les Muses furent
l'objet du culte de ma jeunesse ; ensuite je continuai d'écrire en prose avec
un penchant égal sur des sujets d'imagination, d'histoire , de politique et
même de finances. Mon premier ouvrage, YEssai historique, est un long traité
d'histoire et de politique. Dans le Génie du Christianisme, la politique se
retrouve partout, et je n'ai pu me défendre de l'introduire jusque dans l'Itiné-
raire et dans les Martyrs. Mais par l'impossibilité où sont les hommes d'ac-
corder deux aptitudes à un même esprit, on ne voulut sortir pour moi du
préjugé commun qu'à l'apparition de la Monarchie selon la Charte. »
Tous avez fait beaucoup de vers, me dira-t-on : soit; mais sont-ils bons ?
Voilà toute la question pour le public.
Je sais fort bien que ce n'est pas à moi^ mais au public à trancher cette
question. Je ne pourrois appuyer mes espérances que sur une autorité grave
à la vérité, mais peut-être fascinée par les illusions de l'amitié. Je vais pré*
III. 3i
530 PREFACE.
senter quelques observations dont je no prélends faire aucune application à
ma personne : je le dis avec sincérité, et j'espère qu'on le croira.
Les grands poètes ont été souvent de grands écrivains en prose ; qui peut
le plus peut le moins : mais les bons écrivains on prose ont été presque tou-
jours de méchants poètes. La difficulté est de déterminer, lorsqu'on écrit
aussi facilement en prose qu'en vers, et en vers qu'en prose, si la nature vous
avoit fait poëte d'abord et prosateur ensuite, ou prosateur en premier lieu et
poëte après.
Si vous avez écrit plus de vers que de prose, ou plus de prose que de vers,
on \()us range dans la catégorie des écrivains en vers ou en prose, d'après le
nombre et le succès de vos ouvrages.
Si l'un des deux talents domine chez vous, vous êtes vite classé.
Si les deux talents sont à peu près sur la môme ligne, à l'instant on vous
en refuse un, par cette impossibilité où sont les hommes d'accorder deux apti-
tudes à un même esprit, comme je l'ai déjà remarqué. On vous loue même
excessivement de ce que vous avez pour déprécier ce que vous avez en-
core, mais ce qu'on ne veut pas reconnoître ; on vous élève aux nues pour
vous rabaisser au-dessous de tout. L'envie est fort embarrassée, car elle se
voit obligée d'accroître votre gloire pour la détruire, et si le résultat lui fait
plaisir, le moyen lui fait peine
Répétez, par exemple, jusqu'à satiété que presque tous les grands talents
politiques et militaires de la Grèce, de l'Italie ancienne, de l'Italie moderne,
de l'Allemagne, de l'Angleterre, ont été aussi de grands talents littéraires,
vous ne parviendrez jamais à convaincre de cette vérité de fait la partie
médiocre et envieuse de notre société. Ce préjugé barbare qui sépare les
talents n'existe qu'en France, où l'amour-propre est inquiet, oiî chacun croit
perdre ce que son voisin possède, oîi enOn on avoit divisé les facultés de
l'esprit comme les classes des citoyens. Nous avions nos trois ordres intellec-
tuels, le génie politique, le génie militaire, le génie littéraire, comme nous
avions nos trois ordres politiques, le clergé, la noblesse et le tiers état; mais
dans la constitution des trois ordres intellectuels, il étoit de principe qu'ils ne
pouvoient jamais se trouver réunis dans la même chambre, c'est-à-dire dans
la môme tête.
Le gouvernement public dont nous jouissons maintenant fera disparoître
peu à peu ces notions dignes des Velches. Il étoit tout simple que dans une
monarchie militaire, où l'on n'avoit besoin ni de l'étude politique, ni de l'élo-
quence de la tribune, les lettres parussent un amusement de cabinet ou une
occupation de collège. Force sera aujourd'hui de reconnoître que le consul
PRÉFACE. 531
Cicéron étoit non-seulement un grand orateur, mais encore un grand écri-
vain, comme César étoit un grand historien et un grand poëte.
De ces considérations ( que, pour le dire encore une fois, je présente dans
un intérêt général, nullement dans celui de ma vanité), je passe à Yhistoriqm
de mes poésies.
Sij'avois voulu tout imprimer, le public n'en auroitpas été quitte à moins
de deux ou trois gros volumes. Je faisois des vers au collège, et j'ai continué
d'en faire jusqu'à ce jour : je me suis gardé de les montrer aux gens. Les Muses
ont été pour moi des divinités de famille, des Lares que je n'adorois qu'à
mes foyers.
Les poésies, en très-petit nombre, que je me suis déterminé à conserver
sont divisées en deux classes, savoir : les poésies échappées à ma première
jeunesse, et celles que j'ai composées aux différentes époques de ma vie. J'en
ai marqué les dates autant que possible, aGn qu'on pût suivre dans mes vers,
comme on a suivi dans ma prose, l'ordre chronologique des idées et le déve-
loppement graduel de l'art.
Tous ipes premiers vers, sans exception, sont inspirés par l'amour des
champs; ils forment une suite de petites idylles sans moutons, et où l'on
trouve à peine un berger. J'ai compris les vers de 1784 à 1790 sous ce titre :
Tableaux de la Nature. Je n'ai rien ou presque rien changé à ces vers : com-
posés à une époque où Dorât avoit gâté le goût des jeunes poètes, ils n'ont
rien de maniéré, quoique la langue y soit quelquefois fortement invertie; ils
sont d'ailleurs coupés avec une liberté de césure que l'on ne se permettoit
guère alors. Les rimes sont soignées, les mètres variés, quoique disposés à
se former en dix syllabes. On retrouve dans ces essais de ma Muse des des-
criptions que j'ai transportées depuis dans ma prose.
C'est dans ces idylles d'une espèce nouvelle que le lecteur rencontrera les
premières lignes qui aient jamais été imprimées de moi. Le neuvième tableau
fut inséré dans VÂlmanach des Muses de 1790 ; il y figure à la page 205 sous
ce titre, que je lui ai conservé : l'Amour de la campagne, par le chevalier de
C***. On en parla dans la société de Ginguené, de Lebrun, de Chamfort, de
Parny, de Flins, de La Harpe et de Fontanes, avec lesquels j'avois des liaisons
plus ou moins étroites. Je prenois mal mon temps pour faire Ma veille des armes
da.i\s VAlmanach des Muses; on étoit déjà en pleine révolution, et ce n'étoit
plus avec des quatrains qu'on pouvoit aller à la renommée.
Voici ce que je lis dans les Mémoires inédits de ma vie, au sujet de mon
début dans la carrière littéraire. Après avoir fait le tableau des diverses
sociétés de Paris à cette époque et le portrait des principaux acteurs, je dis :
532 PREFACE.
« On me demandera : Et l'histoire de votre présentation, que devint-elle?
— Elle resta là. — Vous ne chassâtes donc plus avec le roi après avoir monte
dans les carrosses? — Pas plus qu'avec l'empereur de la Chine. — Vous ne
retournâtes donc plus à la cour? — J'allai deux fois jusqu'à Sèvres, et revins
à Paris. — Vous ne tirâtes donc aucun parti de votre position et de celle de
votre frère ? — Aucun. — Que faisiez-vous donc ? — Je m'ennuyois, — Ainsi
vous ne vous sentiez aucune ambition? — Si fait : à force d'intrigues et de
soucis, je parvins, par la protection de Delisle de Sales, à la gloire de faire
insérer dans l'^/ma/uxc/i des Muses une idylle [l'Amour de la campoMjne) dont
l'apparition me pensa faire mourir de crainte et d'espérance. » •
Au retour de l'émigration, mon ami M. de Fontanes, qui connoissoit mes
secrets poétiques, m'engagea à laisser insérer dans le Mercure les vers inti-
tulés la Forêt. Tandis que j'étois à Londres, M. Peltier avoit publié dans son
journal mon imitation de l'élégie de Gray sur un Cimetière de campagne. Cette
imitation a été réimprimée, en 1828, dans les Annales romantiques. Les autres
pièces ont été publiées pour la première fois, en 4828, dans l'édition de mes
Œuvres complètes.
TABLEAUX
DE LA NATURE
i:
INVOCATION.
Je voudrois célébrer dans des vers ingénus
Les plantes, leurs amours, leurs penchants inconnus,
L'humble mousse attachée aux voûtes des fontaines,
L'herbe qui d'un tapis couvre les vertes plaines,
Sur ces monts exaltés le cèdre précieux
Qui parfume les airs et s'approche des cieux
Pour offrir son encens au Dieu de la nature.
Le roseau qui frémit au bord d'une onde pure,
Le tremble au doux parler, dont le feuillage frais
Remplit de bruits légers les antiques forêts,
Et le pin qui , croissant sur des grèves sauvages,
Semble l'écho plaintif des mers et des orages :
L'innocente nature et ses tableaux touchants;
Ainsi qu'à mon amour auront part à mes chants.
53/t TABLEAUX
il.
LA FORÊT
Forêt silencieuse, aimable solitude,
Que j'aime à parcourir votre ombrage ignoré!
Dans vos sombres détours, en rêvant égaré.
J'éprouve un sentiment libre d'inquiétude!
Prestige de mon cœur! je crois voir s'exhaler
Des arbres, des gazons, une douce tristesse :
Cette onde que j'entends murmure avec mollesse,
Et dans le fond des bois semble encor m'appeler.
Oh! que ne puis-je, heureux, passer ma vie entière
Ici, loin des humains! — Au bruit de ces ruisseaux.
Sur un tapis de fleurs, sur l'herbe printanière.
Qu'ignoré je sommeille à l'ombre des ormeaux !
Tout parle, tout me plaît sous ces voûtes tranquilles s
Ces genêts, ornements d'un sauvage réduit.
Ce chèvrefeuille atteint d'un vent léger qui fuit.
Balancent tour à tour leurs guirlandes mobiles.
Forêts, dans vos abris gardez mes vœux offerts !
A quel amant jamais serez -vous aussi chères?
D'autres vous rediront des amours étrangères;
Moi de vos charmes seuls j'entretiens vos déserts '.
III.
LE SOIR, AU BORD DE LA MER.
Les bois épais, les sirtes mornes, nues.
Mêlent leurs bords dans les ombres chenues.
En scintillant dans le zénith d'azur.
On voit percer l'étoile solitaire :
A l'occident , séparé de la terre,
1. Vers imprimés dans le Mercure. Voyez la Préface.
DE LA NATURE. 535
L'écueil blanchit sous un horizon pur,
Tandis qu'au nord , sur les mers cristallines,
Flotte la nue en vapeurs purpurines.
D'un carmin vif les monts sont dessinés ;
Du vent du soir se meurt la voix plaintive -,
Et , mollement l'un à l'autre enchaînés,
Les flots calmés expirent sur la rive.
Tout est grandeur, pompe, mystère, amour :
Et la nature, aux derniers feux du jour,
Avec ses monts, ses forêts magnifiques,
Son plan sublime et son ordre éternel,
S'élève ainsi qu'un temple solennel ,
Resplendissant de ses beautés antiques.
Le sanctuaire où le Dieu s'introduit
Semble voilé par une sainte nuit ;
Mais dans les airs la coupole hardie,
Des arts divins, gracieuse harmonie,
Offre un contour peint des fraîches couleurs
De l'arc- en-ciel, de l'aurore et des fleurs.
IV.
LE SOIR, DANS UNE VALLÉE.
Déjà le soir de sa vapeur bleuâtre
Enveloppoit les champs silencieux ;
Par le nuage étoient voilés les cieux :
Je m'avançois vers la pierre grisâtre.
Du haut d'un mont une onde rugissant
S'élançoit-: sous de larges sycomores,
Dans ce désert d'un calme menaçant,
Rouloient des flots agités et sonores.
Le noir torrent, redoublant de vigueur,
Entroit fougueux dans la forêt obscure
De ces sapins, au port plein de langueur,
Qui , négligés comme dans la douleur,
MG TABLEAUX -
Laissent lombcr Iriir longue chevelure,
De branche en branche errant à l'aventure.
Se regardant dans un silence affreux,
Des rochers nus s'éicvoient, ténébreux;
Leur front aride et leurs cimes sauvages
Voyoient glisser et fumer les nuages :
Leurs longs sommets, en prisme partagés,
Étoient dos eaux et des mousses rongés.
Des liserons, d'humides capillaires,
Couvroient les flancs de ces monts solitaires;
Plus tristement des lierres encor
Se suspendoient aux rocs inaccessibles ;
Et contrasté, teint de couleurs paisibles,
Le jonc, couvert de ses papillons d'or,
Rioit au vent sur des sites terribles.
Mais tout s'efface, et surpris de la nuit.
Couché parmi des bruyères laineuses.
Sur le courant des ondes orageuses
Je vais pencher mon front chargé d'ennui.
\/.
NUIT DE PRINTEMPS.
Le ciel est pur, la lune est sans nuage :
Déjà la nuit au calice des fleurs
Verse la perle et l'ambre de ses pleurs;
Aucun zéphyr n'agite le feuillage.
Sous un berceau, tranquillement assis.
Où le lilas flotte et pend sur ma tête.
Je sens couler mes pensers rafraîchis ■
Dans les parfums que la nature apprête.
Des bois dont l'ombre, en ces prés blanchissants,
Avec lenteur se dessine et repose,
Deux rossignols, jaloux de leurs accents.
Vont tour à tour réveiller le printemps
Qui sommeilloit sous ces touffes de rose.
DE LA NATURE. 537
Mélodieux, solitaire Ségrais,
Jusqu'à mon cœur vous portez votre paix!
Des prés aussi traversant le silence,
J'entends au loin , vers ce riant séjour,
La voix du chien qui gronde et veille autour
De l'humble toit qu'habite l'innocence.
Mais quoi! déjà, belle nuit, je te perds!
Parmi les cieux à l'aurore entr'ouverts ,
Phébé n'a plus que des clartés mourantes ,
Et le zéphyr, en rasant le verger,
De l'orient, avec un bruit léger.
Se vient poser sur ces tiges tremblantes.
YI.
NUIT D'AUTOMNE.
Mais des nuits d'automne
Goûtons les douceurs ;
Qu'aux aimables fleurs
Succède Pomone.
Le pâle couchant
Brille encore à peine ;
De Vénus, qu'il mène.
L'astre va penchant ;
La lune , emportée
Vers d'autres climats,
Ne montrera pas
Sa face argentée.
De ces peupliers,
Au bord des sentiers.
Les zéphyrs descendent,
Dans les airs s'étendent ,
Effleurent les eaux ,
Et de ces ormeaux
Raniment la sève :
Comme une vapeur,
La douce Iraîcheur
^^^ TABLEAUX
Do ces Iwis s'éUVp.
Sous ces arbres verls,
Qu'un vent frais balance,
J'entends en silence
Leurs légers concerts :
Mollement bercée,
La voûte pressée
En dôme orgueilleux
Serre son ombrage ,
Et puis s'entr'ouvrant.
Du ciel lentement
Découvre l'image.
Là, des nuits l'azur
Dans un cristal pur
Déroule ses voiles.
Et le flot brillant
Coule en sommeillant
Sur un lit d'étoiles-
Oh ! charme nouveau !
Le son du pipeau
Dans l'air se déploie,
Et du fond des bois
M'apporte à la fois
L'amour et la joie.
Près des ruisseaux clairs..
Au chaume d'Adèle
Le pasteur fidèle
Module ses airs.
Tantôt il soupire ,
Tantôt il désire ;
Se tait : tour à tour
Sa simple cadence
Me peint son amour
Et son innocence.
Dans son lit heureux
La pauvre attentive
Ecoute, pensive,
Ces sons dangereux :
Le drap qui la couvre
Loin d'elle a roulé,
DE LA NATURE. 539
Et son œil troublé *
Mollement s'entr'ouvre.
Tout entière au bruit
Qui pendant la nuit
La charme et l'accuse,
Adèle au vainqueur
Son aveu refuse
Et donne son cœur.
VII.
LE PRINTEMPS, L'ÉTÉ ET L'HIVER.
Vallée au nord, onduleuse prairie,
Déserts charmants, mon cœur, formé pour vous.
Toujours vous cherche en sa mélancolie.
A ton aspect, solitude chérie,
Je ne sais quoi de profond et de doux
Vient s'emparer de mon âme attendrie.
Si l'on savoit le calme qu'un ruisseau
En tous mes sens porte avec son murmure,
Ce calme heureux que j'ai, sur la verdure,
Goûté cent foif^ seul au pied d'un coteau,
Les froids amants du froid séjour des villes
Rechercheroient ces voluptés faciles.
Si le printemps les champs vient émailler,
Dans un coin frais de ce vallon paisible ,
Je lis assis sous le rameux noyer.
Au rude tronc, au feuillage flexible.
Du rossignol le suave soupir
Enchaîne alors mon oreille captive ,
Et dans un songe au-dessus du plaisir
Laisse flotter mon âme fugitive.
Au fond d'un bois quand l'été va durant,
Est-il une onde aimable et sinueuse
Qui, dans son cours, lente et voluptueuse,
A chaque fleur s'arrête en soupirant?
bhO TABLEAUX
Cent fois au bord de cette onde infidèle
J'irai dormir sous le coudre odorant,
Et disputer de paresse avec elle.
Sous le saule nourri de ta fraîcheur amie,
Fleuve témoin de mes soupirs ,
Dans ces prés émaillés, au doux bruit des zéphyrs,
Ton passage offre ici l'image de la vie.
En des vallons déserts, au sortir de ces (leurs,
Tu conduis tes ondes errantes :
Ainsi nos heures inconstantes
Passent des plaisirs aux douleurs.
Mais si voluptueux, du moins dans notre course.
Du printemps nous allons jouir,
Nos jours plus doucement s'éloignent de leur source.
Emportant avec eux un tendre souvenir :
Ainsi tu vas moins triste au rocher solitaire,
Vers ces bois où tu fuis toujours,
Si de ces prés ton heureux cours
Entraîne quelque fleur légère.
De mon esprit ainsi l'enchantement
Naît et s'accroît pendant tout un feuillage.
L'aquilon vient , et l'on voit tristement
L'arbre isolé sur le coteau sauvage
Se balancer au milieu de l'orage.
De blancs oiseaux en troupes partagés
Quittent les bords de l'Océan antique :
Tous en silence à la file rangés
Fendent l'azur d'un ciel mélancolique.
J'erre aux forêts où pendent les frimas :
Interrompu par le bruit de la feuille
Que lentement j traîne sous mes pas,
Dans ses pensers mon esprit se recueille.
Qui le croiroit? plaisirs solacieux.
Je vous retrouve en ce grand deuil des cieux :
L'habit de veuve embellit la nature.
11 est un charme à des bois sans parure :
DE LA NATURE. 5B
Ces prés riants entourés d'aunes verts,
Où l'onde molle énerve la pensée,
Où sur les fleurs l'âme rêve bercée
Aux doux accords du feuillage et des airs.
Ces prés riants que l'aquilon moissonne.
Plaisent aux cœurs. Vers la terre courbés
Nous imitons, ou flétris ou tombés,
L'herbe en hiver et la feuille en automne.
Yiir.
LA MER.
Des vastes mers tableau philosophique,
Tu plais au cœur de chagrins agité :
Quand de ton sein, par les vents tourmenté.
Quand des écueils et des grèves antiques
Sortent des bruits, des voix mélancoliques.
L'âme attendrie en ses rêves se perd ,
Et, s'égarant de penser en penser
ComiT - les flots de murmure en murmure,
Elle se mêle à toute la nature :
Avec les vents, dans le fond des déserts.
Elle gémit le long des bois sauvages,
Sur l'Océan vole avec les orages.
Gronde en la foudre et tonne dans les mers.
Mais quand le jour sur les vagues tremblantes
S'en va mourir; quand, souriant encor,
Le vieux soleil glace de pourpre et d'or
Le vert changeant des mers étincelantes,
Dans des lointains fuyants et veloutés
En enfonçant ma pensée et ma vue,
j'aime à créer des mondes enchantés.
Baignés des eaux d'une mer inconnue.
L'ardent désir, des obstacles vainqueur.
5/,2 TABLEAUX
Trouve, embellit des rives bocagcres,
Des lieux de paix, des îles de bonheur,
Où, transporté par les douces chimères.
Je m'abandonne aux songes de mon cœur.
IX.
L'AMOUR DE LA CAMPAGNE.
Que de ces prés l'émail plaît à mon cœur I
Que de ces bois l'ombrage m'intéresse !
Quand je quittai cette onde enchanteresse,
L'hiver régnoit dans toute sa fureur.
Ht cependant mes yeux demandoient ce rivage ;
Et cependant d'ennuis, de chagrins dévoré.
Au milieu des palais, d'hommes froids entouré,
Je regrettois partout mes amis du village.
Mais le printemps me rend mes champs et mes beaux jours.
Vous m'allez voir encore, ô verdoyantes plaines !
Assis nonchalamment auprès devos fontaines,
Un Tibulle à la main , me nourrissant d'amours.
Fleuve de ces vallons, là, suivant tes détours,
J'irai seul et content gravir ce mont paisible
Souvent tu me verras, inquiet et sensible,
Arrêté sur tes bords en regardant ton cours.
J'y veux terminer ma carrière ;
Rentré dans la nuit des tombeaux,
Mon ombre, encor tranquille et solitaire.
Dans les forêts cherchera le repos.
Au séjour des grandeurs mon nom mourra sans gloire,
Mais il vivra longtemps sous les toits de roseaux,
DE LA NATURE. 5A3
-Mais d'âge en âge en gardant leurs troupeaux,
Des bergers attendris feront ma courte histoire :
« Notre amî , diront-ils, naquit sous ce berceau ;
Il commença sa vie à l'ombre de ces chênes ;
11 la passa couché près de cette eau,
Et sous ies Heurs sa tombe est dans ces plaines ' . »
X.
LES ADIEUX.
Le temps m'appelle : il faut finir ces vers.
A ce penser défaillit mon courage.
Je vous salue, ô vallons que je perds !
Écoutez -moi : c'est mon dernier hommage.
Loin, loin d'ici, sur la terre égaré,
Je vais traîner une importune vie :
Mais, quelque part que j'habite ignoré.
Ne craignez point qu'un ami vous oublie.
Oui, j'aimerai ce rivage enchanteur,
Ces monts déserts qui remplissoient mon cœur
Et de silence et de mélancolie ;
Surtout ces bois, chers à ma rêverie,
Où je voyois, de buisson en buisson.
Voler sans bruit un couple solitaire.
Dont j'entendois, sous l'orme héréditaire,
Seul, attendri, la dernière chanson.
Simples oiseaux, retiendrez -vous la mienne?
Parmi ces bois, ah! qu'il vous en souvienne!
En te quittant je chante tes attraits,
Bord adoré! De ton maître fidèle
Si les talents égaloient les regrets,
1. Vers imprimés dans VAlmanach des Muses, année 1790, p. 205. Voyez la Préface.
544 TABLEAUX DK LA NATURE.
Ces derniers vers n'auroicnt poinl do modèle.
Mais aux pinceaux de la nature épris
La gloire échappe et n'en est point le prix.
Ma Muse est simple, et rougissante et nue;
Je dois mourir ainsi que l'humble fleur
Oui passe à l'ombre, et seulement connue
De ces ruisseaux qui faisoient son bonheur.
FIN DlîS TABLEAUX DE LA NATURE
POÉSIES DIVERSES
I.
LES TOMBEAUX CHAMPÊTRES.
ÉLÉGIE IMITÉE DE GBAY *.
Londres, 1796.
Dans les airs frémissants j'entends le long murmure
De la cloche du soir qui tinte avec lenteur ;
Les troupeaux en bêlant errent sur la verdure ;
Le berger se retire et livre la nature
A la nuit solitaire, à mon penser rêveur
Dans l'orient d'azur l'astre des nuits s'avance,
Et tout l'air se remplit d'un calme solennel.
Du vieux temple verdi sous ce lierre immortel
L'oiseau de la nuit seul trouble le grand silence.
On n'entend que le bruit de l'insecte incertain,
Et quelquefois encore, au travers de ces hêtres,
Les sons interrompus des sonnettes champêtres
Du troupeau qui s'endort sur le coteau lointain.
Dans ce champ où l'on voit l'herbe mélancolique
Flotter sur les sillons que forment ces tombeaux,
Les rustiques aïeux de nos humbles hameaux
Au bruit du vent des nuits dorment sous l'if antique.
De la jeune Progné le ramage confus,
1. Cette imitation a été imprimée à Londres, dans le journal de Peltier. Voyez la
Préface.
lu. 35
5Zi6 POÉSIES DIVERSES.
Du z('phyr, au matin, la voix fraîche et cdleste,
Les chants perçants du coq ne réveilleront i)lus
Ces bergers endormis sous cette couche agreste.
Près de l'àtre brûlant une épouse modeste
N'apprête plus pour eux le champêtre repas;
Jamais à leur retour ils ne verront, hélas!
D'enfants au doux parler une troupe légère.
Entourant leurs genoux et retardant leurs pas,
Se disputer l'amour et les baisers d'un père.
Souvent, ô laboureurs! Cérès mûrit pour vous
Les flottantes moissons dans les champs qu'elle dore;
Souvent avec fracas tombèrent sous vos coups
Les pins retentissants dans la forêt sonore.
En vain l'ambition, qu'enivrent ses désirs,
Méprise et vos travaux et vos simples loisirs :
Eh! que sont les honneurs? L'enfant de la victoire.
Le paisible mortel qui conduit un troupeau,
Meurent également ; et les pas de la gloire,
Comme ceux du plaisir, ne mènent qu'au tombeau.
Qu'importe que pour nous de vains panégyriques
D'une voix infidèle aient enflé les accents?
Les bustes animés, les pompeux monuments.
Font- ils parler des morts les muettes reliques?
Jetés loin des hasards qui forment la vertu.
Glacés par l'indigence aux jours qu'ils ont vécu.
Peut-être ici la mort enchaîne en son empire
De rustiques Newtons de la terre ignorés.
D'illustres inconnus dont les talents sacrés
Eussent charmé les dieux sur le luth qui respire :
Ainsi brille la perle au fond des vastes mers ;
Ainsi meurent aux champs des roses passagères
Qu'on ne voit point rougir, et qui, loin des bergères,
D'inutiles parfums embaument les déserts.
Là dorment dans l'oubli des poètes sans gloire,
Des orateurs sans voix, des héros sans victoire :
Que dis -je? des Titus faits pour être adorés.
Mais si le sort voila tant de vertus sublimes,
Sous ces arbres en deuil combien aussi de crimes
-Le silence et la mort n'ont -ils point dévorés!
POESIES DIVERSES. D47
Loin d'un monde trompeur, ces bergers sans envie.
Emportant avec eux leurs tranquilles vertus,
Sur le fleuve du temps passagers inconnus.
Traversèrent sans bruit les déserts de la vie.
Une pierre, aux passants demandant un soupir,
Du naufrage des ans a sauvé leur mémoire ;
Une Muse ignorante y grava leur histoire
Et le texte sacré qui nous aide à mourir.
En fuyant pour toujours les champs de la lumière.
Qui ne tourne la tête au bout de la carrière?
L'homme qui va passer cherche un secours nouveau :
Que la main d'un ami, que ses soins chers et tendres,
Entr'ouvrent doucement la pierre du tombeau !
Le feu de l'amitié vit encor dans nos cendres.
Pour moi qui célébrai ces tombes sans honneurs,
Si quelque voyageur, attiré sur ces rives
Par l'amour de rêver et le charme des pleurs,
S'informe de mon sort dans ses courses pensives.
Peut-être un vieux pasteur, en gardant ses troupeaux,
Lui fera simplement mon histoire en ces mots :
« Souvent nous l'avons vu, dans sa marche posée.
Au souris du matin, dans l'orient vermeil,
Gravir les frais coteaux à travers la rosée.
Pour admirer au loin le lever du soleil.
Là- bas, près du ruisseau, sur la mousse légère,
A l'ombre du tilleul que baigne le courant,
Immobile il revoit, tout le jour demeurant
Les regards attachés sur l'onde passagère.
Quelquefois dans les bois il méditoit ses vers
Au murmure plaintif du feuillage et des airs.
Un matin nos regards, sous l'arbre centenaire.
Le cherchèrent en vain au repli du ruisseau ;
L'aurore reparut, et l'arbre et le coteau,
Et la bruyère encor, tout étoit solitaire.
Le jour suivant, hélas ! à la file allongé.
Un convoi s'avança par le chemin du temple.
Approche, voyageur ! lis ces vers, et contemple
Ce triste monument que la mousse a rongé. »
5/j8 POESIES DIVERSES.
ÉPITAPIIE.
Ici dort à l'abri des orages du monde
Celui qui fut longtemps jouet de leur fureur.
Des forêts il chercha la retraite profonde,
Et la mélancolie habita dans son cœur.
De l'amitié divine il adora les charmes,
Aux malheureux donna tout ce qu'il eut, des larmes
Passant, ne porte point un indiscret flambeau
Dans l'abîme où la mort le dérobe à ta vue :
Laisse-le reposer sur la rive inconnue,
De l'autre côté du tombeau.
II.
A LYDIE.
IMITATION d'aLCÉE, POETE GRBC
Londres, 1797.
Lydie, es -tu sincère? Excuse mes alarmes :
Tu t'embellis en accroissant mes feux ;
Et le même moment qui t'apporte des charmes
Ride mon front et blanchit mes cheveux.
Au matin de tes ans, de la foule chérie.
Tout est pour toi joie, espérance, amour;
Et moi, vieux voyageur, sur ta route fleurie
Je marche seul et vois finir le jour.
Ainsi qu'un doux rayon quand ton regard humide
Pénètre au fond de mon cœur ranimé.
J'ose à peine effleurer d'une lèvre timide
De ton beau front le voile parfumé.
Tout à la fois honteux et fier de ton caprice.
Sans croire en toi, je m'en laisse enivrer.
J'adore tes attraits, mais je me rends justice :
Je sens l'amour et ne puis l'inspirer.
POÉSIES DIVERSES. 5/»9
Par quel enchantement ai -je pu te séduire?
N'aurois-tu point dans mon dernier soleil
Cherché l'astre de feu qui sur moi sembloit luire
Quand de Sapho je chantois le réveil?
Je n'ai point le talent qu'on encense au Parnasse.
Eussé-je un temple au sommet d'Hélicon,
Le talent ne rend point ce que le temps efface ;
La gloire, hélas ! ne rajeunit qu'un nom.
Le Guerrier de Samos, le Berger d'Aphélie\
Mes fils ingrats, m'ont-ils ravi ta foi?
Ton admiration me blesse et m'humilie : .
Le croirois-tu? je suis jaloux de moi.
Que m'importe de vivre au delà de ma vie?
Qu'importe un nom par la mort publié?
Pour moi-même un moment aime-moi, ma Lydie,
Et que je sois à jamais oublié!
III.
MILTON ET DAVENANT.
Londres, 1797.
Charles avoit péri : des bourreaux-commissaires,
Des lois qu'on appeloit révolutionnaires,
L'exil et l'échafaud, la confiscation...
C'étoit la France enfin sous la Convention.
Dans les nombreux suivants de l'étendard du crime
L'Angleterre voyoit un homme magnanime :
Milton, le grand Milton (pleurons sur les humains)
Prodiguoit son génie à de sots puritains ;
Il détestoit surtout, dans son indépendance,
Ce parti malheureux qu'une noble constance
Attachoit à son roi. Par ce zèle cruel,
Milton s'étoit flétri des honneurs de Cromwell.
1. Doux ouvrages d'Alcée.
POESIES DIVERSES.
Un matin que du sang il avoit appétence,
Des prédicants-soldats traînent en sa prcsontc-
Un homme jeune encor, mais dont le front pâli
Est prématurément par le chagrin vieilli,
Un royaliste enfin. Dans le feu qui l'anime,
Milton d'un œil brûlant mesure sa victime,
Qui, loin d'être sensible à ses propres malheurs,
Semble admirer son juge et plaindre ses erreurs.
« Dis-nous quel est ton nom, sycophante d'un maître,
Vassal au double cœur d'un esclave et d'un traître.
Réponds-moi. » — « Mon nom est Davenant. » A ce nom
Vous eussiez vu soudain le terrible Milton
Tressaillir, se lever, et, renversant son siège,
Courir au prisonnier que la cohorte assiège.
« Ton nom est Davenant, dis-tu ? ce nom chéri I
Serois-tu ce mortel, par les Muses nourri.
Qui, dans les bois sacrés égarant sa jeunesse.
Enchanta de ses vers les rives du Permesse? )>
Davenant repartit : « Il est vrai qu'autrefois
La lyre d'Aonie a frémi sous mes doigts. »
A ces mots, répandant une larme pieuse.
Oubliant des témoins la présence envieuse,
Milton serre la main du poëte admiré.
Et puis de cette voix, de ce ton inspiré
Qui d'Eve raconta les amours ineffables :
« Tu vivras, peintre heureux des élégantes fables ;
J'en jure par les arts qui nous avoient unis
Avant que d'Albion le sort les eût bannis.
A des cœurs embrasés d'une flamme si belle.
Eh ! qu'importe d'un Pym la vulgaire querelle?
La mort frappe au hasard les princes, les sujets;
Mais les beaux vers, voilà ce qui ne meurt jamais,
Soit qu'on chante le peuple ou le tyran injuste :
Virgile est immortel en célébrant Auguste !
Quoi ! la loi frapperoit de son glaive irrité
Un enfant d'Apollon?... Non, non, postérité!
Soldats, retirez-vous ; merci de votre zèle !
Cet homme est sûrement un citoyen fidèle.
POESIES DIVERSES. 551
Un grand républicain : je sais de bonne part
Qu'il s'est fort réjoui de la mort de Stuart. »
« Non, » crioit Davenant, que ce reproche touche.
Mais Milton, de sa main en lui couvrant la bouche,
Au fond du cabinet le pousse tout d'abord,
L'enferme à double tour, puis avec un peu d'or
Éconduit poliment la horde jacobine.
Vers son hôte captif ensuite il s'achemine,
Fait apporter du vin, qu'il lui verse à grands flots.
Sème le déjeûner d'agréables propos :
De politique point, mais beaucoup de critiques
Sur l'esprit des Latins et les grâces attiques.
Davenant récita l'idylle du Ruisseau;
Milton lui repartit par le vif Allegro,
Du doux Penseroso redit le chant si triste
Et déclama les chœurs du Samson agoniste.
Les poètes, charmés de leurs talents divers,
Se quittèrent enfin en murmurant leurs vers.
Cependant, fatigué de ses longues misères.
Le peuple soupiroit pour les lois de ses pères :
Il rappela son Roi ; les crimes réfrénés
Furent par un édit sagement pardonnes.
On excepta pourtant quelques hommes perfides.
Complices et fauteurs des sanglants régicides :
Miltcn, au premier rang, s'étoit placé parmi.
Dénoncé par sa gloire, au toit d'un vieil ami
Il avoit espéré trouver ombre et silence.
De son sort, une nuit, il pesoit l'inconstance:
D'une lampe empruntée à la tombe des morts
La lueur pâlissante éclairoit ses remords.
Il entend tout à coup, vers la douzième heure.
Heurter de son logis la porte extérieure;
Les verrous sont brisés par de nombreux soldats.
La fille de Milton accourt ; on suit ses pas.
Dans l'asile secret un chef se précipite :
Un chapeau de ses yeux venant toucher l'orbite
5j2 POESIES DIVERSES.
Voile à demi ses traits; il a les yeux remplis
Do larmes qu'un manteau reçoit dans ses replis.
iMilton ne le voit point : privé de la lumière,
La nuit règne à jamais sous sa triste paupière.
« Eh bien! que me veut-on? dit le chantre d'Adam.
Parlez : faut-il mourir? » — « C'est encor Davenant, )>
Répond l'homme au manteau. Milton soudain s'écrie :
« 0 noire trahison ! moi qui sauvai ta vie ! »
« Oui, » repart le poëte interdit, rougissant,
« Mais vous êtes coupable et j'étois innocent.
Ferme stoïcien, montrez votre courage!
Mon vieil ami, la mort est le commun partage ;
Ou plus tôt, ou plus tard, le trajet est égal
Pour tous les voyageurs. Voici l'ordre fatal. »
La fille de Milton, objet rempli de charmes,
Ouvre l'affreux papier qu'elle baigne de larmes :
C'est elle qui souvent, dans un docte entretien.
Relit le vieil Homère h l'Homère chrétien
Et des textes sacrés interprète modeste,
A son père elle rend la lumière céleste
En échange du jour qu'elle reçut de lui.
Au chevet paternel empruntant un appui.
D'une voix altérée elle lit la sentence :
« Voulant à la justice égaler la clémence,
Il nous plaît d'octroyer, de pleine autorité,
A Damnant, pour prix de sa fidélité,
La grâce de Milton. Charles. » Qu'on se figure
Les transports que causa la touchante aventure.
Combien furent de pleurs dans Londres répandus
Pour les talents sauvés et les bienfaits rendus 1
POÉSIES DIVERSES. &5p
IV.
CLARISSE.
IMITATION d'un POETE ÉCOSSAIS.
Londres, 1797.
Oui, je me plais, Clarisse, à la saison tardive,
- Image de cet âge oii le temps m'a conduit ;
Du vent à tes foyers j'aime la voix plaintive
Durant la longue nuit.
Philomèle a cherché des climats plus propices;
Prognc fuit à son tour : sans en être attristé,
Des beaux jours près de toi retrouvant les délices,
Ton vieux cygne est resté.
Viens dans ces champs déserts où la bise murmure
Admirer le soleil, qui s'éloigne de nous-,
Viens goûter de ces bois qui perdent leur parure
Le charme triste et doux.
Des feuilles que le vent détache avec ses ailes
Voltige dans les airs le défaillant essaim :
Ah ! puissé-je en mourant me reposer comme elles
Un moment sur ton sein !
Pâle et dernière fleur qui survit à Pomone,
La veilleuse ' en ces prés peint mon sort et ma foi :
De mes ans écoulés tu fais fleurir l'automne.
Et je veille pour toi.
Ce ruisseau, sous tes pas, cache au sein de la terre
Son cours silencieux et ses flots oubliés :
Que ma vie inconnue, obscure et solitaire,
Ainsi passe à tes pieds!
1. Nom populaire du colchique. ' ' '
yj'4 l'UESiKS DIVERSKS.
Aux pnrtos du couchant le ciel se décolore ;
Le jour n'éclaire plus notre aimable entretien '
Mais est-il un sourire aux lèvres de l'Aurore
Plus charmant que le tien?
• L'astre des nuits s'avance en chassant les orages :
Clarisse, sois pour moi l'astre calme et vainqueur
Qui de mon front troublé dissipe les nuages
Et fait rêver mon cœur.
V.
1
L'ESCLAVE.
Tunis, 1807.
Le vigilant derviche à la prière appelle
Du haut des minarets teints des feux du couchant.
Voici l'heure au lion qui poursuit la gazelle ;
Une rose au jardin moi je m'en vais cherchant.
Musulmane aux longs yeux, d'un maître que je brave
Fille délicieuse, amante des concerts,
Est-il un sort plus doux que d'être ton esclave,
Toi. que je sers, toi que je sers?
Jadis, lorsque mon bras faisoit voler la prame
Sur le fluide azur de l'abîme calmé,
Du sombre désespoir les pleurs mouilloient ma rame ;
Un charme m'a guéri : j'aime et je suis aimé.
Le noir rocher me plaît; la tour que le flot lave
Me sourit maintenant aux grèves de ces mers :
Le flambeau du signal y luit pour ton esclave,
Toi que je sers, toi que je sers!
Belle et divine es-tu, dans toute ta parure.
Quand la nuit au harem je glisse un pied furtif !
Les tapis, l'aloès, les fleurs et l'onde pure.
Sont par toi prodigués à ton jeune captif.
Quel bonheur! au milieu du péril que j'aggrave,
T'entourer de mes bras, te parer de mes fers,
POÉSIES DIVERSES. 555
Mêler à tes colliers l'anneau de ton esclave,
Toi que je sers, toi que je sers!
Dans les sables mouvants, de ton blanc dromadaire
Je reconnois de loin le pas sûr et léger;
Tu m'apparois soudain : un astre solitaire
Est moins doux sur la vague au pauvre passager ;
Du matin parfumé le souffle est moins suave,
Le palmier moins charmant au milieu des déserts.
Quel sultan glorieux égale ton esclave.
Toi que je sers, toi que je sers !
Mon pays, que j'aimois jusqu'à l'idolâtrie,
N'est plus dans les soupirs de ma simple chanson ;
Je ne regrette plus ma mère et ma patrie;
Je crains qu'un prêtre saint n'apporte ma rançon.
Ne m'affranchis jamais! laisse-moi mon entrave!
Oui, sois ma liberté, mon Dieu, mon univers!
Viens, sous tes beaux pieds nus, viens fouler ton esclave,
Toi que je sers, toi que je sersl
VI.
SOUVENIR DU PAYS DE FRANCE».
ROMANCE.
Combien j'ai douce souvenance
Du joli lieu de ma naissance !
Ma sœur, qu'ils étoient beaux les jours
De France!
0 mon pays, sois mes amours
Toujours I
Te souvient-il que notre mère ,
Au foyer de notre chaumière,
i . Cette pièce et les deux suivantes ont été reproduites par Chateaubriand dans les
Aventiwea du dernier Abenceruge (Voir p. 126),
55G POÉSIES DIVERSES.
Nous prcssoit sur son cœur joyeux,
Ma chère?
Et nous baisions ses blancs cheveux
Tous deux.
Ma sœur, te souvient-il encore
Du château que baignoit la Dore ;
Et de cette tant vieille tour
Du Maure,
Où l'airain sonnoit le retour
Du jour?
Te souvient-il du lac tranquille
Qu'ellleuroit l'hirondelle agile.
Du vent qui courboit le roseau
Mobile,
Et du soleil couchant sur l'eau,
Si beau?
Oh ! qui me rendra mon Hélène,
Et ma montagne et le grand chêne?
Leur souvenir fait tous les jours
Ma peine :
Mon pays sera mes amours
Toujours î
VII.
BALLADE DE L'ABENCERAGE.
Le roi don Juan
Un jour chevauchant
Vit sur la montagne
Grenade d'Espagne;
Il lui dit soudain :
Cité mignonne,
Mon cœur te donne
Avec ma main.
Je t'épouserai,
Puis apporterai
POÉSIES DIVERSES. 557
En dons à ta vflle
Cordoue et Séville.
Superbes atours
Et perles fines
Je te destine
Pour nos amours.
Grenade répond :
Grand roi de Léon,
Au Maure liée,
Je suis mariée.
Garde tes présents :
J'ai pour parure
Riche ceinture
Et beaux enfants.
Ainsi tu disois ;
Ainsi tu mentois.
0 mortelle injure!
Grenade est parjure I
Un chrétien maudit
D'Abencerage
Tient l'héritage :
C'étoit écrit!
Jamais le chameau
N'apporte au tombeau,
Près de la piscine,
L'haggi de Médine.
Un chrétien maudit
D'Abencerage
Tient l'héritage :
C'étoit écrit!
0 bel Alhambra l
0 palais d'Allah!
Cité des fontaines!
Fleuve aux vertes plaines!
Un chrétien maudit
D'Abencerage
Tient l'héritage :
C'étoit écrit!
5^8 POÉSIES DIVERSES.
VIII.
LE CID.
ROMANCE.
Air des Folies d'Espagne,
Prêt à partir pour la rive africaine ,
Le Cid armé, tout brillant do valeur,
Sur la guitare, aux pieds de sa Chimène,
Ghantoit ces vers que lui dictoit l'honneur :
Chimène a dit : Va combattre le Maure ;
De ce combat surtout reviens vainqueur.
Oui, je croirai que Rodrigue m'adore,
S'il fait céder son amour à l'honneur.
— Donnez, donnez et mon casque et ma lance!
Je veux montrer que Rodrigue a du cœur :
Dans les combats signalant sa vaillance,
Son cri sera pour sa dame et l'honneur.
Maure vanté par ta galanterie.
De tes accents mon noble chant vainqueur
D'Espagne un jour deviendra la folie.
Car il peindra l'amour avec l'honneur.
Dans le vallon de notre Andalousie,
Les vieux chrétiens conteront ma valeur :
Il préféra, diront-ils, à la vie
Son Dieu, son roi, sa Chimène et l'honneur.
POÉSIES DIVERSES. ào^
IX.
NOUS VERRONS,
Paris, 1810.
Le passé n'est rien dans la vie ,
Et le présent est moins encor :
C'est à l'avenir qu'on se fie
Pour nous donner joie et trésor.
Tout mortel dans ses vœux devance
Cet avenir où nous courons;
Le bonheur est en espérance.
On vit, en disant : Nous verrons.
Mais cet avenir plein de charmes.
Qu'est-il lorsqu'il est arrivé?
C'est le présent qui de nos larmes
Matin et soir est abreuvé!
Aussitôt que s'ouvre la scène
Qu'avec ardeur nous désirons.
On bâille, on la regarde à peine;
On voit, en disant : Nous verrons
Ce vieillard penche vers la terre ;
Il touche à ses derniers instants :
Y pense-t-il? Non; il espère
Vivre encor soixante et dix ans.
Un docteur, fort d'expérience ,
Veut lui prouver que nous mourons
Le vieillard rit de la sentence,
Et meurt en disant : Nous verrons.
Valère et Damis n'ont qu'une âme ;
C'est le modèle des amis.
Valère en un malheur réclame
La bourse et les soins de Damis :
(( Je viens à vous, ami sincère,
Ou ce soir au fond des prisons...
560 POÉSIES DIVERSES.
— Quoi! ce soir même? — Oui! — Cher Yulèrc,
Revenez demain : Nous verrons. »
Gare! faites place aux carrosses
Où s'enfle l'orgueilleux manant
Qui jadis conduisoit deux rosses
A trente sous, pour le passant.
Le peuple écrasé par la roue
Maudit l'enfant des Percherons;
Moi, du prince évitant la boue.
Je me range, et dis : Nous verrons.
Nous verrons est un mot magique
Qui sert dans tous les cas fâcheux :
Nous verrons, dit le politique;
Nous verrons, dit le malheureux.
Les grands hommes de nos gazettes,
Les rois du jour, les fanfarons,
Les faux amis et les coquettes,
Tout cela vcua dit : Nous verrons.
PEINTURE DE DIEU.
TIRÉE DE L'ÉCRITBRE.
Paris, 1810.
Savez-vous, ô pécheur! quel est ce Dieu jaloux
Quand l'œuvre de l'impie allume son courroux?
Sur un char foudroyant il roule dans l'espace;
La Mort et le Démon volent devant sa face ;
Les trois cieux, dont il fait trembler l'immensité,
S'abaissent sous les pas de son éternité:
Le soleil pâlissant et la lune sanglante
Marchent à la lueur de sa lance brûlante;
Des gouffres de l'enfer il fait sortir la nuit;
Il parle, tout se tait; la mer le voit, et fuit,
POÉSIES DIVERSES. 561
Et l'Abîme, du fond des vagues tourmentées.
Lève en criant vers lui ses mains épouvantées.
Au crime couronné ce Dieu redit : « Malheur! »
Et c'est le même Dieu qui bénit la douleur I
XI.
POUR LE MARIAGE DE MON NEVEU.
Au Ménil, 1812.
L'autel est prêt; la foule l'environne:
Belle Zélie, il réclame ta foi.
Viens, de ton front est la blanche couronne
Moins virginale et moins pure que toi.
J'ai quelquefois peint la grâce ingénue
Et la pudeur sous ses voiles nouveaux :
Ah ! si mes yeux plus tôt t'avoient connue,
On auroit moins critiqué mes tableaux.
Mon cher Louis, chez la race étrangère
Tu n'iras point t'égarer comme moi :
A qui la suit la fortune est légère;
Il faut l'attendre et l'enfermer chez soi.
Cher orphelin, image de ta mère.
Au ciel pour toi je demande icp-bas
Les jours heureux retranchés à ton père
Et les enfants que ton oncle n'a pas.
Fais de l'honneur l'idole de ta vie;
Rends tes aïeux fiers de leur rejeton, /
Et ne permets qu'à la seule Zélie /'
Pour un moment de rougir à ton nom. '
iti. 36
562 POÉSIES DIVERSES.
XII.
POUR LA FÊTE DE MADAME DE **«.
Verneuil, 1812.
De tes amis vois la troupe fidèle
Pour te fêter s'unir à tes enfants :
Tu nous parois toujours fraîche et nouvelle
Comme la fleur qu'ils t'offrent tous les ans.
Par la vertu quand la grâce est produite,
Son charme au temps ne peut être soumis;
Des jours pour toi nous seuls marquons la fuite :
Tu restes jeune avec de vieux amis.
XIII.
VERS
TROUVÉS SUR LE PONT DD RHONB.
Il est minuit, et tu sommeilles ;
Tu dors, et moi je vais mourir.
Que dis-je, hélas ! peut-être que tu veilles I
Pour qui?... l'enfer me fera moins souffrir.
Demain quand, appuyée au bras de ta conquête,
Lasse de trop d'amour et cherchant le repos,
Tu passeras ce fleuve, avance un peu la tête
Et regarde couler ces flots.
POÉSIES DIVERSES. âô5
XIV.
LES MALHEURS DE LA RÉVOLUTION.
Paris, 1813.
Sors des demeures souterraines,
Néron, des humains le fléau !
Que le triste bruit de nos chaînes
Te réveiUe au fond du tombeau.
Tout est plein de trouble et d'alarmes :
Notre sang coule avec nos larmes ;
Ramper est la première loi :
Nous traînons d'ignobles entraves;
On ne voit plus que des esclaves :
Viens ; le monde est digne de toi.
Ils sont dévastés dans nos temples
Les monuments sacrés des rois :
Mon œil effrayé les contemple ;
Je tremble et je pleure à la fois.
Tandis qu'une fosse commune
Des grandeurs et de la fortune
Reçoit les funèbres lambeaux,
Un spectre, à la voix menaçante,
A percé la tombe récente
Qui dévora les vieux tombeaux.
Sa main d'une pique est armée :
Un bonnet cache son orgueil ;
Par la mort sa vue est charmée :
11 cherche un tyran ' au cercueil.
Courbé sur la poudre insensible,
Il saisit un sceptre terrible
Qui du lis a flétri la fleur,
Et d'une couronne gothique
Chargeant son bonnet anarchique.
Il se fait roi de la douleur.
t. Louis XL Ce roi ne fut point enterré à Saint-Denis : peu importe au poëte.
5(54 POÉSIES DIVERSES.
Voilà le fantômo suprômo,
François, qui va régner sur vous
Du républicain diadème
Portez le poids léger et doux.
, L'anarchie et le despotisme,
Au vil autel de l'athéisme,
Serrent un nœud ensanglanté,
Et s'embrassant dans roni])ro impure,
Ils jouissent de la torture
De leur double stérilité.
L'échafaud, la torche fumante,
Couvrent nos campagnes de dcuïl.
La Révolution béante
Engloutit le fils et l'aïeul.
L'adolescent qu'atteint sa rage
Va mourir au champ du carnage
Ou dans un hospice exilé ;
Avant qu'en la tombe il s'endorme,
Sur un appui de chêne ou d'orme,
Il traîne un buste mutilé.
Ainsi quand l'affreuse Chimère*
Apparut non loin d'Ascalon,
En vain la tendre et foible mère
Cacha ses enfants au vallon.
Du Jourdain les roseaux frémirent:
Au Liban les cèdres gémirent,
Les palmiers à Jézerael,
Et le chameau, laissé sans guides,
Pleura dans les sables arides
Avec les femmes d'Ismael.
Napoléon de son génie
Enfin écrase les pervers ;
L'ordre renaît : la France unie
Reprend son rang dans l'univers.
Mais, géant, fils aîné de l'homme,
Faut-il d'un trône qu'on te nomme
1. Prise ici pour le monstre marin d'Andromède.
POÉSIES DIVERSES. 5C5
Usurpateur? Mal fécondé,
L'illustre champ de ta victoire
Devoit-il renier la gloire
Du vieux Cid et du grand Condé?
Racontez, nymphes de Vincenne,
Racontez des faits inouïs * ,
Vous qui présidiez sous un chêne
A la justice de Louis!
Oh ! de la mort chantre sublime ^
Toi qui d'un héros magnanime
Rends plus grand le grand souvenir,
Quels cris aurois-tu fait entendre.
Si, quaiKl tu pleurois sur sa cendre.
Ton œil eût sondé l'avenir?
Le vieillard-roi dont la clef sainte
De Rome garde les débris
N'a pu, dans l'éternelle enceinte,
A son front trouver des abris.
On peut charger ses mains débiles
De fers ingrats ^, mais inutiles,
Car il reste au juste nouveau
La force de sa croix divine,
Et de sa couronne d'épine,
Et de son sceptre de roseau.
Triomphateur, notre souffrance
Se fatigue de tes lauriers ;
Loin du doux soleil de la France
Devois-tu laisser nos guerriers *?
La Duna, que tourmente Éole,
Au Neptune inconnu du pôle
Roule leurs ossements blanchis,
Tandis que le noir Borysthène
Va conter le deuil de la Seine
Aux mers brillantes de Colchis.
A l'avenir ton âme aspire;
Avide encore du passé,
i. Mort du duc d'Enghien. 2. Bossuet.
3. Le pape à Fontainebleau. 4. Campagne de Moscoa.
666 P01-:S1ES DIVERSES.
Tu veux Memphis ; du temps l'onipiro
Par l'aigle sera traversé.
Mais, Napoléon, ta mémoire
Ne se montrera dans l'histoire
Que sous le voile de nos pleurs :
Lorsqu'à l'admirer tu m'entraînes,
La liberté me dit ses chaînes,
La vertu m'apprend ses douleurs.
XV.
VERS ÉCRITS SUR UN SOUVENIR»
DONNÉ PAR LA MARQUISE DE GROLLIER A M. LB BARON DE HUMBOLDT«
Paris, 1818.
Vous qui vivrez toujours, comment pourrez-vons croire
Qu'on vous offre des fleurs si promptes à mourir?
« Présentez, dire«-vous, ces filles du Zéphyr
A la beauté, mais non pas à la gloire. »
Des dons de l'amitié connoissez mieux le prix ;
Dédaignez moins ces fleurs nouvelles :
En les peignant sur vos écrits.
J'ai trouvé le secret de les rendre immortelles.
XVL
CHARLOTTEMROURÔ.
ou LE TOMBEAU DE LA REINE DE PRUSSE.
Berlin, 1821.
LE VOYAGEUR.
Sous les hauts pins qui protègent ces sources,
Gardien, dis-moi quel est ce monument nouveau ?
1. Ce Souvenir renfermoit des pensées de l'illustre voyageur, et étoit orné
de fleurs peintes par M^e de Grollier,
POÉSIES DIVERSES. 567
LE GARDIEN.
Un jour il deviendra le terme de tes courses :
0 voyageur ! c'est un tombeau.
LE VOYAGEUR.
Qui repose en ces lieux?
LE GARDIEN.
Un objet plein de charmes.
LE VOYAGEUR.
Qu'on aima?
Ouvre-moi.
N'entre pas.
LE GARDIEN.
Qui fut adoré.
LE VOYAGEUR.
LE GARDIEN.
Si tu crains les larmes.
LE VOYAGEUR.
J'ai souvent pleuré.
Le voyageur et le gardien entrent.
LE VOYAGEUR.
De la Grèce ou de l'Italie
On a ravi ce marbre à la pompe des morts.
Quel tombeau l'a cédé pour enchanter ces bords?
Est-ce Antigène ou Cornélie?
LE GARDIEN.
La beauté dont l'image excite tes transports
Parmi nos bois passa sa vie.
LE VOYAGEUR.
Qui pour elle à ces murs de marbre revêtus
A suspendu ces couronnes fanées?
LE GARDIEN.
Les beaux enfants dont ses vertus
Ici -bas furent couronnées.
LE VOYAGEUR.
On vient.
LE GARDIEN.
C'est un époux : il porte ici ses pas
Pour nourrir en secret un souvenir funeste.
oG3 POESIES DIVERSES.
LE VOYAGEUR.
11 a donc tout perdu ?
LE GARDIEN.
Non : un trône lui reste.
LE VOYAGEUR.
Un trône ne console pas.
XYII.
LES ALPES OU L'ITALIE.
1822.
Donc reconnoissez-vous au fond de vos abîmes
Ce voyageur pensif,
Au cœur triste, aux cheveux blanchis comme vos cimes,
Au pas lent et tardif?
Jadis de ce vieux bois, où fuit une eau limpide,
Je sondois l'épaisseur.
Hardi comme un aiglon, comme un chevreuil rapibe,
Et gai comme un chasseur.
Alpes, vous n'avez point subi mes destinées!
Le temps ne vous peut rien ;
Vos fronts légèrement ont porté les années
Qui pèsent sur le mien.
Pour la première fois, quand, rempli d'espérance,
Je franchis vos remparts.
Ainsi que l'horizon, un avenir immense
S'ouvroit à mes regards.
L'Italie à mes pieds, et devant moi le monde,
Quel champ pour mes désirs!
Je volai, j'évoquai cette Rome féconde
En puissants souvenirs.
Du Tasse une autre fois je revis la patrie :
Imitant Godefroi,
Chrétien et chevalier, j'allois vers la Syrie
Plein d'ardeur et de foi.
POÉSIES DIVEllSES. 569
Ils ne sont plus ces jours que point mon cœur n'oublie,
Et ce cœur aujourd'hui
Sous le brillant soleil de la belle Italie
Ne sent plus que l'ennui.
Pompeux ambassadeurs que la faveur caresse,
Ministres, valez-vous
Les obscurs compagnons de ma vive jeunesse
Et mes plaisirs si doux?
Vos noms aux bords riants que l'Adige de'core
Du temps seront vaincus,
Que Catulle et Lesbie enchanteront encore
Les flots du Bénacus.
Politiques, guerriers, vous qui prétendez vivre
Dans la postérité,
J'y consens : mais on peut arriver sans vous suivre,
A l'immortalité.
J'ai vu ces fiers sentiers tracés par la Victoire,
Au milieu des frimas.
Ces rochers du Simplon que le bras de la Gloire
Fendit pour nos soldats :
Ouvrage d'un géant, monument du génie,
Serez-vous plus connus
Que la roche où Saint-Preux contoit à Meillerie
Les tourments de Vénus ?
Je vous peignis aussi, cnimère enchanteresse.
Fictions des amours!
Aux tristes vérités le temps, qui fuit sans cesse,
Livre à présent mes jours.
L'histoire et le roman font deux parts de la vie,
Qui si tôt se ternit :
Le roman la commence, et lorsqu'elle est flétrie
L'histoire la finit.
570 POÉSIES DIVERSES.
XVIII.
LE DÉPART.
Paris, 1827.
Compapjnons, détachez des voûtes du portique
Ces dons du voyageur, ce vêtement antique,
Que j'avois consacrés aux dieux hospitaliers.
Pour affermir mes pas dans la course prochaine.
Remettez dans ma main le vieil appui de chêne
Qui reposoit à mes foyers.
Où vais-je aller mourir? Dans les bois des Florides?
Aux rives du Jourdain, aux monts des Thébaïdes?
Ou bien irai-je encore à ce bord renommé,
Chez un peuple affranchi par les efforts du brave,
Demander le sommeil que l'Eurotas esclave
M'offrit dans son lit embaumé?
Ah! qu'importe le lieu? Jamais un peu de terre.
Dans le champ du potier, sous l'arbre solitaire,
Ne peut manquer aux os du fils de l'étranger.
Nul ne rira du moins de ma mort advenue ;
Du pèlerin assis sur ma tombe inconnue
Du moins le pas sera léger.
FIN DES POESIES DIVERSES.
MOÏSE
TRAGÉDIE EN CINQ ACTES
PRÉFACE.
Les Israélites, conduits par Moïse et poursuivis par Pharaon, sortirent
d'Egypte et passèrent la mer Rouge ; ils emportoient avec eux les os de
Joseph, selon que Joseph le leur avoit fait promettre sous serment, en leur
disant : « Dieu vous visitera , emportez d'ici mes os avec vous. »
Le passage de la mer Rouge accompli, Marie, prophétesse, sœur de Moïse
et d'Aaron, chanta le cantique d'actions de grâces au Seigneur, qui avoit ense-
veli Pharaon et son armée dans les flots. Le peuple de Dieu entra dans la soli-
tude de Sur, puis il vint à Mara, où Moïse adoucit les eaux araères. De Mara,
les Israélites arrivèrent à Élim; il y avoit là douze fontaines. D'Élim ils pas-
sèrent à Sin ; ils y murmurèrent contre Moïse et Aaron, regrettant l'abon-
dance de la terre d'Egypte. Dieu envoya la manne, qui tomboit le matin
comme une rosée, et que l'on recueilloit chaque jour. Les Hébreux, partis de
Sin, campèrent à Raphidim, où le peuple murmura de nouveau. Moïse, par
l'ordre du Seigneur, frappa la pierre d'Oreb avec la verge dont il avoit frappé
le Nil, et il en sortit de l'eau.
Les Amalécites vinrent à Raphidim attaquer Israël : ils descendoient d'Ama-
lec, petit-fils d'Ésaii. Ésaii, fils d'Isaac, avoit été supplanté par son frère Jacob,
auquel il avoit vendu son droit d'aînesse pour un plat de lentilles. Dans la
suite. Dieu voulut que Saiil exterminât la race des Amalécites.
Josué combattit les ennemis à Raphidim, et remporta la victoire. Moïse
prioit sur le haut d'une colline, en tenant les mains élevées vers le ciel; Aaron
et Hur lui soutenoient les mains des deux côtés, car Amalec avoit l'avantage
lorsque les mains de Moïse s'abaissoient de lassitude.
. De Raphidim, les Hébreux gagnèrent le désert de Sinaï. Moïse alla parler à
Dieu, qui l'avoit appelé au haut de la montagne : il étoit accompagné de Josué.
Le troisième jour on commença à entendre des tonnerres et à voir briller des
éclairs. Une nuée très-épaisse couvrit la montagne; une trompette sonnoit
51 h PRÉFACE.
avec grand bruit; Moïse parloit à Dieu, et Dieu lui répondoit. Le Seigneur
promulgua ses lois au milieu de la foudre ; il donna à Moïse les deux tables
du Témoignage, qui étoient de pierre et écrites du doigt de Dieu. Moïse des-
cendit de la montagne avec les Tables. Josué ouït du tumulte dans le camp;
Moïse reconnut que ce n'étoient point les voix confuses de gens qui pous-
soient leur ennemi, mais les voix de personnes qui chantoient.
Pendant l'absence de Moïse, le peuple s'étoit élevé contre Aaron , et lui
avoit dit : « Faites-nous des dieux qui marchent devant nous. » Un Veau d'or
avoit été formé, et les Hébreux l'avoient adoré avec des chants et des danses.
Moïse brisa les Tables de la loi et le Veau d'or. I>]nsuite il se tint à la porte
du camp, et dit : « Si quelqu'un est au Seigneur, qu'il se joigne h moi. » Et
les enfants de Lévi s'assemblèrent autour de lui. Moïse ordonna à chacun
d'eux de passer et de repasser au travers du camp, d'une tente à l'autre , et
de tuer chacun son frère, son ami, et celui qui lui étoit le plus proche; et il
y eut environ vingt-trois mille hommes de tués ce jour-là.
Nadab, fils d' Aaron, ayant offert un feu étranger au Seigneur, fut dévoré
par le feu du ciel. Caleb et Josué furent les seuls des Hébreux sortis d'Egypte
qui entrèrent dans la Terre promise; Moïse même n'y entra point, et ne la
vit que du sommet du mont Abarim.
C'est de cette histoire que j'ai tiré le fond de la tragédie de Moïse. Le sujet
de cette tragédie est la première idolâtrie des Hébreux; idolâtrie qui compro-
mettoit les destinées de ce peuple et du monde. Je suppose que parmi les
causes qui précipitèrent Israël dans le péché, il y en eut une principale. Ici
même, dans l'invention, je reste encore fidèle à l'histoire sainte; toute l'Écri-
ture nous apprend que les Hébreux furent entraînés à l'idolâtrie par les
femmes étrangères. Il suffît de citer l'exemple de Salomon : « Le roi Salomon
aima passionnément plusieurs femmes étrangères... Le Seigneur avoit dit aux
enfants d'Israël : Vous ne prendrez point des femmes de Moab et d'Ammon,
des femmes d'Idumée, des Sidoniennes et du pays Héthéen, car elles vous
pervertiront le cœur pour vous faire adorer leurs dieux Salomon servoit
Astarthé, déesse des Sidoniens, et Moloch, l'idole des Ammonites... 11 bâtit
un temple à Chamos, l'idole des Moabites. »
La tragédie apprendra aux lecteurs quelle est Arzane : je ne sais si l'on a
jamais remarqué que Judith, qui cause une si grande admiration aux soldats
d'Holoferne, est le premier modèle de l'Armide du Tasse dans le camp de
Godefroi de "Bouillon. Arzane, reine dès Amalécites, environnée de jeunes
filles de Tyr et de Sidon, adorant Astarthé et les divinités de la Syrie, m'a mis
à même d'opposer des fables voluptueuses à la sévère religion des Hébreux.
PRÉFACE. 575
Les personnes versées dans la lecture des livres saints verront ce que j'en
ai imité : elles auront lieu de le remarquer dans le rôle entier de Moïse et
dans les chœurs. Le chant de la Courtisane, dans le chœur des Amalé-
cites, est tiré du chapitre vu des Proverbes de Salomon, Victitnas pro saluie
vovi, hodie reddidi vota mea. Le chœur du troisième acte rappelle le xviii*
psaume, Cœli enarrant gloriam Dei, et le chœur du iv* reproduit le cantique
de lAIarie après le passage de la mer Rouge : Equum et ascensorem ejus dejecit
in mare.
A Dieu ne plaise que je prétende un seul instant avoir soutenu l'éloquence
de l'Écriture; je dis ce que j'ai tenté, non ce que j'ai fait. Racine, tout Racine
qu'il étoit, a quelquefois été vaincu dans ses efforts, comme l'a remarqué La
Harpe. Qu'est-ce donc que moi, chétif, qui ai osé mettre en scène non pas
Joad, mais Moïse même, ce législateur aux rayons de feu sur le front, ce pro-
phète qui délivroit Israël, frappoit l'Egypte, entr'ouvroit la mer, écrivoit l'his-
toire de la Création, peignoit d'un mot la naissance de la lumière, et parloit au
Seigneur face à face, bouche à bouche : Ore ad os loquorei? (Num., cap. xii.)
Le lieu de la scène est fixé dès les premiers vers de Moïse; l'exposition vient
tout de suite après. Les trois unités sont observées , toutes les entrées et les
sorties motivées ; enfin c'est un ouvrage strictement classique. L'auteur en
demande de grandes excuses :
Pardonne à sa faiblesse en faveur de son âge.
J'avois autrefois conçu le dessein de faille trois tragédies : la première sur
un sujet antique, dans le système complet de la tragédie grecque; la seconde
sur un sujet emprunté de l'Écriture; la troisième sur un sujet tiré de l'histoire
des temps modernes.
Je n'ai exécuté mon dessein qu'en partie : j'ai le plan en prose et quelques
scènes en vers de ma tragédie grecque, Astyanax. Saint Louis eût été le héros
de ma tragédie romantique; je n'en ai rien écrit. Pour sujet de ma tragédie
hébraïque, j'ai choisi Moïse. Cette tragédie en cinq actes, avec des chœurs,
m'a coûté un long travail; je n'ai cessé de la revoir et de la corriger depuis
une vingtaine d'années. Le grand tragédien Talma, qui l'avoit lue, m'avoit
donné d'excellents conseils, dont j'ai profité : il avoit à cœur de jouer le rôle
de Moïse, et son incomparable talent pouvoit laisser la chance d'un succès.
La tragédie de Moïse appartenoit, par mon contrat de vente, aux proprié-
taires de mes Œuvres; je ne m'étois réservé que le droit d'accorder ou de
576 PRÉFACE
refuser la permission do la mise eu scène. Je résisliii longtemps aux sollicila-
lions des propriétaires; mais enfm, soil foiblesse, soit mauvaise tentation
dauieur, je cédai. Moise, lu au comité du Tliéàtre-^Vanrois, en -1828, fut
re^u à l'unanimité. M. le vicomte Soslhènes de La Rochefoucauld se prêta
avec beaucoup de complaisance à tous les arrangements; M. ïaylor s'occupa
des ordres à donner pour les décorations et les costumes avec cet amour des
arts qui le distingue; M. Halévy, dont le beau talent est si connu, se voulut
bien charger d'écrire la musique nécessaire, et les chœurs de l'Opéra se
dévoient joindre à la Comédie-Françoise pour l'exécution delà pièce telle que
je l'avois conçue.
Plusieurs personnes désiroient encore voir donner Moïse, afin d'essayer une
diversion en faveur de cette pauvre école classique, si battue, si délaissée, à
laquelle je devois bien quelque réparation, moi l'aïeul du romantique par mes
enfants sans joug, Ataia et René. Ces personnes espéroient quelque succès
dans la pompe du spectacle du Moïse, la multitude des personnages. le con-
traste des chœurs, la manière dont ces chœurs (marquant le midi, le coucher
du soleil, le minuit, le lever du soleil) se trouvent liés à l'action. Je pense
moi-môme, et je puis le dire sans amour-propre, puisqu'il ne s'agit que d'un
effet tout matériel, indépendant du talent de l'auteur, je pense que la descente
de Moïse du mont Sinaï, à la clarté de la lune, portant les Tables de la loi ;
que le chœur du troisième acte avec sa double musique, l'une lointaine dans
le camp, l'autre grave et plaintive sur le devant de la scène ; que le chœur
du quatrième acte, groupé sur la montagne au lever de l'aurore; que le
dénoûment en action amené par le sacrifice; que les décorations représentant
la mer Rouge au loin, le mont Sinaï, le désert avec ses palmiers, ses nopals,
ses aloès, le camp avec ses tentes noires, ses chameaux, ses onagres, ses dro-
madaires ; je pense que cette variété de scènes donneroit peut-être à Moïse un
mouvement qui manque trop, il en faut convenir, à la tragédie classique. Une
autre innovation que je conseillois pouvoit encore ajouter à cet intérêt de pure
curiosité : selon moi, les chœurs doivent être déclamés et non chantés, sou-
tenus seulement par une sorte de mélopée, et coupés par quelques morceaux
d'ensemble de peu de longueur; autrement, vous mêlez deux arts qui se
nuisent, la musique à la poésie, l'opéra à la tragédie. Ainsi, par exemple, la
prière du troisième chœur,
N'écoute point, dans ta colère,
O Dieu 1 le cri de ces infortunés!
me sembleroit d'un :iieil!;!iii- (îTi'l (!(<!)ilôo que chantée,
PRÉFACE. 577
Quoi qu'il en soit de mes foiblesses et de mes rêves, aussitôt que l'on sut
que Moïse alloit être joué, des représentations m'arrivèrent de toutes parts : les
uns avoient la bonté de me croire un trop grand personnage pour m'exposer
aux sifflets; les autres pensoient que j'allois gâter ma vie politique et inter-
rompre en même temps la carrière de tous les hommes qui marchoient avec
moi. Quand j'aurois fait Athalie, le temps étoit-il propre aux ouvrages de
cette nature, aux ouvrages entachés de classique et de religion? Le public
ne vouloit plus que ae violentes émotions, que des bouleversements d'unités,
des changements de lieux, des entassements d'années, des surprises, des
effets inattendus, des coups de théâtre et de poignard. Que seroit-ce donc si,
menacé même pour un chef-d'œuvre, je n'avois fait, ce qui étoit possible et
même extrêmement probable, qu'une pièce insipide? Car enfin, puisque
j'écrivois passablement en prose, n'étoit-il pas évident que je devois être un
très-méchant poëte ? Les considérations qui ne s'appliquoient qu'à moi m'au-
roient peu touché : je n'avois aucune envie d'être président du conseil, et la
liberté de la presse m'avoit aguerri contre les sifflets; mais quand je vis que
d'autres destinées se croyoïent liées à la mienne, je n'hésitai pas à retirer
ma pièce : si je fais toujours bon marché de ma personne, je n'exposerai
jamais celle de mes voisins.
La fortune, qui s'est constamment jouée de mes projets, n'a pas même
voulu me passer une dernière fantaisie littéraire. Je ne puis plus attendre
une occasion incertaine et éloignée de voir jouer Moïse. Que de trônes auront
croulé avant qu'on soit disposé à s'enquérir comment Nadab prétendoit élever
le sien 1 Moïse ne m'appartient pas ; il a dû entrer dans la collection de mes
Œuvres, qu'il étoit plus que temps de compléter. On lira donc cette tragé-
die, si on la lit, dans la solitude et le silence du cabinet, au lieu de la voir
environnée des prestiges et du bruit du théâtre ; c'est la mettre à une rude
épreuve : si elle étoit jouée après avoir été imprimée, elle auroit perdu son
plus puissant et peut-être son seul attrait, la nouveauté.
III.
37
PERSONNAGES.
moïse.
AAHON, frère de Jloïse.
MAlilE, sœur de Moïse et d'Aaron.
NADAB, fils d'Aaron.
CALEB, prince de la tribu de Juda, attaché à celle de Lévi.
DAT II AN, compagnon de Nadab.
ARZANE, reine des Amalécites.
NÉ BEE, jeune Tyrienne de la suite d'Arzane.
Chceur de jeunes Filles amalécites.
Chceur de jeunes Filles Israélites.
ChoeurdeLévites.
Vieillards, Princes du peuple, Pasteurs, Peuple
ET Soldats.
Le Tlit'âtre roprésente le ddsert de Sinaï. On voit h droite le camp dus douze Tribus , dont les
tentes, fûtes de peaux de brebis noires, sont entreuiêldes de troupeaux de chumeaux, de
dromadaires, d'onagres, de cavales, de moutons et de chèvres; on voit a gauclie le roclier d'Oreb
frappé par Moïse, et d'où sort une source; quelques palmiers; sous ces palmiers le cercueil ou
le tombeau de Joseph, déposé sur des pierres qui lui servent d'estrade. Le fond du tliéàtrc offre
de vastes plaines de sable, parsemées de buissons de nopals et d'alohs, terminées d'un côté par
1s mer i;ouge , et de l'autre par les monts Oreb et Sinaï, dont les croupes viennent border
l'avant-scèiie. — La scène est sous les palmiers, près de la source, a la tcte du camp.
MOÏSE
ACTE PREMIER.
SCENE PREMIERE.
NADAB, seul.
II regarde quelque temps autour de lui , comme pour reconnoître les liens où il se trouve,
A la porte du camp, sous ces palmiers antiques,
Où des vieillards hébreux les sentences publiques
Des diverses tribus terminent les débats,
Par quel nouveau sentier ai- je égaré mes pas?
Après un moment de silence, en s'avançant sur la scène.
Silencieux abris, profonde solitude
Ne pouvez -vous calmer ma noire inquiétude?
Soulève enfin, Nadab, ton œil appesanti;
Vois les fils de Jacob au pied du Sinaï,
Le désert éclatant de miracles sans nombre,
La colonne à la fois et lumineuse et sombre.
L'eau sortant du rocher, des signes dans les airs.
Dieu prêt à nous parler du milieu des éclairs :
Prétends -tu, sourd au bruit de la foudre qui gronde.
Coupable fils d'Aaron, changer le sort du monde?
Mais que te fait, Nadab, le Seigneur et sa loi?
Le monde et les Hébreux ne sont plus rien pour toi.
Il s'approche du cercueil de Joseph.
580 moïse.
Ma main aux bords du Nil déroba cette cendre;
Je pouvois sans rougir alors m'en faire entendre. .
0 Josepb ! fils aimé, qui dors dans ce tombeau,
A l'épouse du roi toi qui parus si beau,
Rends mon cœur moins ardent, ou ma voix plus puissante,
Ou donne-moi ton charmo, ou ta robe innocente 1
De Joseph retrouvé je n'ai point la grandeur,
Mais de Joseph perdu j'ai l'âge et le malheur.
SCENE II.
AARON, DATHAN.
AARON , appelant Nadab, qui s'éloigne et disparoît sous les palmiers.
Nadab!... Il n'entend point! Dans sa mélancolie
Son âme est à présent toujours ensevelie.
0 mon cher fils! reçois mes bénédictions :
Tes maux doublent le poids de mes afflictions ;
Mes jours ont été courts et mauvais sur la terre,
Et n'ont point égalé ceux d'Isaac mon père.
Nadab, que l'Éternel prenne pitié de toi!
DATHAN.
Sur le sort des Hébreux, Aaron, éclairez- moi.
Par Moïse, envoyé vers le Madianite,
Depuis trois mois sorti du camp Israélite,
Je trouve à mon retour le peuple menaçant,
L'Iduméen détruit et le Prophète absent ;
J'ignore également nos maux et notre gloire :
Daignerez -vous, Aaron, m'en raconter l'histoire?
AARON.
Dathan, cher compagnon que regrettoit mon fils,
Quand Israël, fuyant les princes de Memphis,
Eut franchi de la mer les ondes divisées.
Nos tribus par le ciel toujours favorisées,
En suivant du désert le merveilleux chemin,
Non loin du Sinaï s'arrêtèrent enfin.
Ce fut là qu*Amalec, à sa haine fidèle,
Nous clj^fcha pour vider son antique querelle.
ACTE I, SCENE II.
Tliémar régnoit alors sur ce peuple nombreux;
Il vint à Raphidim attaquer les Hébreux.
Aux autels d'Adonis son épouse attachée,
Méprisant du fuseau la gloire humble et cachée,
Arzane, dans l'orgueil de toute sa beauté,
Presse, anime Thémar, et marche à son côté :
De sa main au vainqueur une palme est promise,
La trompette a sonné ; les traits sifflent : Moïse,
Sur un mont à l'écart, debout, les bras levés,
Prioit le Dieu par qui les flots sont soulevés.
Ses redoutables bras étendus sur nos têtes
Paroissoient dans le ciel assembler les tempêtes :
Quand il les abaissoit, de fatigue vaincu,
Amalec triomphoit d'Israël abattu ;
Mais quand ses bras au ciel reportoient sa prière.
Nos plus fiers ennemis rouloient sur la poussière.
Soutenant dans les airs ce bras fort et puissant.
Qui sans porter de coups versoit des flots de sang,
J'achevai parmi nous de fixer la victoire.
Un seul jour vit périr Thémar et sa mémoire :
Sa veuve, à des dieux sourds ayant ses vœux offerts,
N'en fut pas entendue et tomba dans nos fers.
DATHAN.
Je ne vois jusqu'ici que d'heureuses prémices.
AARON.
Écoute. Après avoir réglé les sacrifices,
Mon frère, qu'en secret appelle l'Éternel,
Moïse se dérobe aux regards d'Israël ;
Il monte au Sinaï; Josué l'accompagne :
Depuis quarante jours caché sur la montagne,
Mille bruifs de sa mort dans le camp répandus
Tiennent de nos vieillards les esprits suspendus.
On s'agite au milieu du peuple, qui murmure.
Je ne sais quel démon souflle une flamme impure;
Le soldat se soulève et proclame en ce lieu
Et Nadab pour son chef et Baal pour son dieu.
DATHAN.
Nadab accepte -t-il cet honneur populaire?
r.8i
582 moïse.
AARON.
De ses mâles vertus rejetant le salaire,
Mon fils porte en son sein un trait qu'il veut cacher,
Et que toi seul, Dathan, tu pourras arracher.
Pâle et silencieux dans sa marche pensive
Il erre autour du camp comme une ombre plaintive.
Il prononce tout bas le nom de ses aïeux;
Son regard languissant se tourne vers les cieux;
La nuit, à sa douleur se livrant sans obstacles,
On l'a trouvé pleurant auprès des tabernacles.
Mais j'aperçois Caleb, ce flambeau de la loi.
Et ma sœur, dont les chants raniment notre foi.
Dathan, cherche Nadab, et dis- lui que son père
L'attend ici.
SCENE III.
AARON, MARIE, CALEB.
AARON, k Marie.
Marie, en qui Jacob espère,
Dans vos yeux attristés quels malheurs ai -je lus?
Qu'allez -vous m'annoncer?
MARIE.
Notre frère n'est plusl
Josué, de Moïse héritier prophétique.
De même a disparu sur la montagne antique :
Ils n'ont pu sans mourir contempler Jéhovah.
Comme ils prioient, dit-on, au sommet du Sina,
Du Seigneur à leur voix la Gloire est descendue.
Dans une ombre effrayante, au milieu d'une nue;
La nue en s'entr'ouvrant les a couverts de feux.
Et le ciel tout à coup s'est refermé sur eux;
Ils sont morts consumés.
AARON.
0 ma sœuri ô Marie!
0 promesse du ciel ! ô future patrie !
Par qui du saint prophète a-t-on su le trépas?
1^ Î'J
ACTE l, SCENE III. ^-J
MARIE.
Par les chefs envoyés pour découvrir ses pas.
CALEB.
Jeûnons, pleurons, veillons revêtus du cilice :
Crions vers le Très -Haut du fond du précipice.
Le destin de la terre est au nôtre lié...
Et Nadab, que je vois, l'a peut-être oublié.
SCENE IV.
NADAB, AARON, MARIE, CALEB.
NADAB, à Aaron.
Dathan , qui m'a rejoint au mont de la Gazelle,
M'a dit que dans ce lieu votre voix me rappelle,
Aaron.
AARON.
Oui, je voulois vous parler sans témoins,
Mais ce moment, Nadab, réclame d'autres soins.
NADAB.
Ma volonté toujours à la vôtre est soumise ;
Commandez.
AARON.
L'Éternel nous a ravi Moïse.
NADAB, à part.
Moïse! Est-ce, ô Seigneur! ou grâce ou châtiment?
AARON.
Que de maux produira ce triste événement 1
NADAB.
II change nos devoirs avec nos destinées.
Aux sables d'Ismael désormais confinées.
Nos tribus, qui n'ont plus les doux regards du ciel,
Ne verront point la terre et de lait et de miel.
De cent peuples voisins calmant la défiance,
58fj moïse.
Élevons avec eux la pierre d'alliance,
Et fixons de Jacob l'avenir incertain,
Sans regretter le Nil, sans chercher le Jourdain.
CALEB.
Eh quoi! le fils d'Aaron tient un pareil langage!
A rester dans ces lieux c'est lui qui nous engage I
Ami , si nous perdons notre libérateur,
Toi, sorti de son sang, sois notre conducteur :
Atteins, perce et détruis cette race proscrite
Dont au livre éternel la ruine est écrite.
NADAB.
Je laisse à ta valeur ces sanglants embarras.
CALEB.
Ah ! je sais quelle main a désarmé ton bras.
Le conseil de nos chefs, par qui tout se décide,
Dira s'il faut sauver une race homicide
Qui, jusque dans ce camp, avec un art fatal,
Introduit et répand le culte de Baal.
NADAB.
Charitable Caleb, sont -ce là les cantiques
Que du temple promis rediront les portiques?
Sur un autel de paix au Dieu que tu défends.
Tu veux donc immoler des femmes, des enfants?
CALEB.
Quand on est criminel , on subit sa sentence.
NADAD.
Quand on est sans pitié, croit-on à l'innocence?
CALEB.
A de trop doux penchants crains de t'abandonner.
NADAB.
Toi, sache quelquefois pleurer et pardonner,
CALEB.
La rigueur est utile.
NADAB.
Et la clémence auguste.
ACTE I, SCENE IV. 585
CALEB.
Le foible est méprisable.
NAD AB.
Et le fort est injuste.
CALEB.
Retourne à tes devoirs, au Jourdain viens mourir.
NADAB.
Un peu de sable ici suffît pour me couvrir.
AARON.
Jeunes hommes, cessez ; n'augmentez pas nos larmes;
Confondez vos regrets et mariez vos armes.
Vous, Caieb, de ma sœur adoucissez l'ennui :
La publique douleur me réclame aujourd'hui.
Que Dieu de ses desseins dissipe les ténèl)res!
Vous, Nadab, ordonnez aux trompettes funèbres
De convoquer trois fois, dans un morne appareil,
Les princes des tribus aux tentes du conseil.
SCÈNE V.
MARIE, CALEB,
CALEB.
Exemple d'Israël , prophétesse Marie,
La source de nos pleurs n'est donc jamais tarie?
D'invisibles filets Nadab environné
D'Arzane n'a pu fuir le trait empoisonné.
Je crains encor sur lui la perverse puissance
Du dangereux ami dont il pleuroit l'absence,
De l'inique Dathan, froidement factieux,
Ennemi de Moïse et contempteur des cieux.
MARIE.
Et que fait Israël? quel espoir le soulage?
586 moïse.
CALEB.
Ce peuple à l'esprit dur, au cœur foible et volage,
Déjà las de la gloire et de la liberté,
Regrette lâchement le joug qu'il a porté.
« Abandonnons, dit-il, ces plages désolées;
Relournons à Tanis, où des chairs immolées,
Où des plantes du Nil l'Égyptien pieux
Nourrissoit nos enfants à la table des dieux. »
Peuple murmurateur, race ingrate et perfide 1
MARIE. ..■■ . ' . -
La terre, cher Caleb, pour le juste est aride,
Mais il s'élève à Dieu : le palmier de Jeddiel
A ses pieds dans le sable et son front dans le ciel.
CALEB.
Des chefs séditieux pour combattre l'audace.
Il est temps qu'au conseil j'aille prendre ma place.
Dans ce triste moment les vierges d'Israël ,
Instruites par vos soins à prier à l'autel ,
Pour plaindre et partager votre douleur auguste
S'avancent.
Le chœur des jeunes filles Israélites entre dans ce moment sur la scbno : Caleb snrf
MARIE, au chœur.
Approchez, postérité du juste.
Doux trésor de Jacob par le ciel réclamé.
Désarmez du Seigneur le carquois enflammé ;
Au Père qui nous frappe, au Dieu qui nous châtie,
Présentez de vos pleurs la pacifique hostie :
Il est poar l'aiïligé des cantiques touchant?.
El souvent la douleur s'exprime par des chants.
ACTE i, SCÈNE VI. 587
SCÈINE VI.
MARIE, LE CHŒUR DES JEUNES FILLES ISRAÉLITES.
Cette scène est en partie déclamée , en partie chantée. Le chœur est divisé en deux demi-
chœurs qui se placent l'un à droite et l'autre a gauche de Marie : le premier demi-chœur
tient à la raaiu des harpes et le second des tambours.
PREMIER DEMI-CHOEUR.
Imitons dans nos concerts
Le pélican des déserts :
Jacob, ta gloire est passée.
Et de ton Dieu la clémence est lassée
SECOND DEMI-CHOEUR.
Au divin Maître ayons recours ;
A ses douces lois qu'on se range ;
Qu'il soit la vigne de secours
Où le pécheur toujours vendange.
Sa grâce est au cœur pur, au cœur religieux,
Ce qu'est à nos autels un parfum précieux.
UNE ISRAÉLITE DU PREMIER DEMI-CHOEUR.
N'espérons rien pour finir nos souffrances,
De ses bontés.
ONE ISRAÉLITE DU SECOND DEMI-CHQEUR.
A ses clartés
Nous voulons rallumer nos vives espérances.
UNE ISRAÉLITE SEULE.
Suspendons notre harpe, en ces temps de regrets,
Au palmier de la solitude.
Jourdain! fleuve espéré! séjour de quiétude I
Mes yeux ne te verront jamais.
Où sont les cèdres superbes,
Liban, que tu devois au temple projeté?
Jacob, de son Dieu rejeté.
Rampe, plus bas que les herbes.
Dans le lit du torrent desséché par l'été.
588 moïse.
deux israélites.
Douloureux mystère
D'un trépas caché,
Pleurons à la terre
Moïse arraché.
Loin du frais rivage
Où fut son berceau,
L'onagre sauvage ^
Foule son tombeau.
LA PLUS JEUNE DES ISRAÉLITES.
Mais qui me gardera sous l'aile do ma mère?
Moïse a disparu, Moïse étoit mon père.
0 terre de Gessen! prés émaillcs de fleurs
Où je cueillois ma parure!
Comme un jeune olivier privé d'une onde pure.
Je languis et je meurs.
TOUT LE CHOEUn.
Dieu nourrit de ses dons l'innocente colombe,
Le juste au temps marqué sortira de sa tombe.
D'Amalec les dieux mortels
Ne peuvent renverser les desseins éternels.
UNE ISRAÉLITE.
Ma sœur, avez -vous vu cette superbe Arzane?
De quel regard profane
Elle insultoit nos autels !
UNE AUTRE ISRAÉLITE.
Plus inconstante que les ondes,
Ses démarches sont vagabondes ; •
Ses lèvres et son cœur pour tromper sont d'accord ;
Sa douce volupté d'amertume est suivie,
Et quand sa bouche invite à jouir de la vie,
Ses pas nous mènent à la mort.
UNE TROISIÈME ISRAÉLITE.
De nos jeunes guerriers le prince et le modèle,
Nadab étoit auprès d'elle.
TOUT LE CHOEUR.
Ah ! fuyons, fuyons, mes sœurs.
Des passions les trompeuses douceurs!
ACTE I, SCENE YI. 589
TROIS ISRAÉLITES.
Ne VOUS reposez point à la source étrangère;
Buvez l'onde de vos ruisseaux.
Qu'une épouse fidèle, à l'ombre des berceaux,
Soit plus belle à vos yeux que la biche légère,
TOUT LE CHOEUR.
Ah ! fuyons, fuyons, mes sœurs,
Des passions les trompeuses douceurs !
PREMIER DEMI-GHOEUR.
L'homme marche à travers une nuit importune.
SECOND DEMI-CHOEUR.
Attachons- nous au Dieu qui bénit l'infortune;
UNE ISRAÉLITE.
Qui sur un lit de pleurs mouillé
Retourne le mourant, soutient son front livide;
LA PLUS JEUNE DES ISRAÉLITES.
Qui mesure le vent à l'agneau dépouillé
Par le pasteur avide.
TOUT LE CHOEUR.
Ingrats mortels, en vain vous résistez
.\u Dieu qui vous conduit dans ces sublimes voies.
Et qui d'intarissables joies
Rassasîra les cœurs en son nom contristés.
MARIE.
Mes enfants, c'est assez : allez, toujours dociles,
Vous livrer au repos sous vos tentes tranquilles.
Voici l'heure pesante accordée au sommeil :
Tout se tait à présent sous les feux du soleil ;
Les vents ont expiré ; du palmier immobile
L'ombre se raccourcit sur l'arène stérile;
L'Arabe fuit du jour les traits étincelants,
Et le chameau s'endort dans les sables brûlants.
FIN DU PREMIER ACTE.
590 moïse.
ACTE DEUXIÈME,
SCÈNE PREMIÈRE.
ARZANE, NÉBÉE.
NÉBÉE.
Nadab veut vous parler dans ce lieu solitaire.
Arzane, expliquez-moi cet étonnant mystère.
Quelle joie inconnue éclate dans vos yeux!
Dormirons-nous bientôt aux champs de nos aïeux
Par votre ordre à Séir un moment retournée,
Je n'ai point vu d'Oreb la funeste journée;
Mais je suis revenue au bruit de vos malheurs,
Pour vous offrir du moins le secours de mes pleurs.
' ARZANE.
Qu'il en coûte, Nébée, à servir l'infortune !
Qu'un sceptre brisé pèse à l'amitié commune! •
La tienne est rare et grande : oui, tu mérites bien
Que je t'ouvre mon cœur dans un libre entretien.
NÉBÉE.
J'ai su que, par Moïse à mourir condamnées ,
Les femmes d'Amalec qui comptoient seize années,
Ou qui du joug d'hymen portèrent le fardeau,
Dévoient livrer leur sang au glaive du bourreau.
ARZANE.
On m'arracha des rois les saintes bandelettes.
Et le malheur me mit au rang de mes sujettes.
ACTE iî, SCENE I. 591
NÉBÉE.
Ciel!
ARZANE.
Dans un parc formé par d'épineux rameaux,
Nous attendions la mort comme de vils troupeaux.
L'Hébreu vient ; on entend un long cri d'épouvante
Déjà brilloit du fer la lumière mouvante,
Lorsque le fils d'Aaron, que la pitié combat,
Retint le glaive ardent avant qu'il retombât.
Il contemple attendri ces femmes éplorées
Qui lui tendoient de loin leurs mains décolorées.
Je paroissois surtout attirer ses regards ;
Soit qu'un habit de deuil et des cheveux épars
A ma frêle beauté prêtassent quelques charmes.
Soit enfin qu'une reine, ^n répandant des larmes.
Trouve dans ses revers de nouvelles splendeurs
Et n'ait fait seulement que changer de grandeurs.
NÉBÉE.
Nadab au doux pardon inclina ses pensées.
ARZANE.
« Femmes, vivez, dit-il : nos tribus offensées
M'ont vainement chargé d'un devoir trop cruel,
Et je vais implorer les anciens d'Israël. »
Coré, Sthur, Abiron, dans un conseil propice,
Firent avec Nadab suspendre mon supplice.
D'un ramas d'affranchis digne législateur.
Moïse alla chercher quelque oracle menteur.
Resté maître en ce camp, Nadab, qu'un dieu possède,
De soins officieux incessamment m'obsède :
Il m'aime, et toutefois n'ose me découvrir
Le feu qui le dévore et que j'ai su nourrir.
Aujourd'hui même enfin, par sa bouche informée
De la mort du tyran qui gourmandoit l'armée.
Ici plus longuement il veut m'entretenir,
Et de ma délivrance avec moi convenir. ^
NÉBÉE.
Je conçois maintenant l'espoir qui vous enflamme ;
Vous êtes adorée, et l'amour dans votre âme...
592 moïse.
ARZANE.
Non : je n'ai point trahi mes aïeux, mes revers.
Lorsque le sort me livre à ce peuple pervers.
Reine, malgré le sort je n'ai poiiil la foiblcsse
De partager les feux d'un amour qui me blesse;
Mais je sais écouter des soupirs ennemis,
Pour sortir de l'abîme où le ciel nous a mis :
De l'odieux Jacob je troublerai la cendre.
NÉBÉE.
Arzane! de l'amour on ne se peut défendre l
ARZANE.
Tu te trompes , Nébée, et dans mon sein ce cœur
Au nom du peuple juif ne bat que de fureur.
Faut-il te rappeler nos discordes antiques.
Des deux fils d'isaac les haines domestiques,
Le droit du premier-né si follement vendu,
Et l'innocent festin qui perdit Ésalï?
Nous, d'un prince trahi postérité fidèle,
Lorsque nous embrassons une cause si belle,
Nous voyons triompher les ignobles drapeaux
Du gendre vagabond d'un pâtre de chameaux !
NÉBÉE.
Mais Nadab lui succède.
ARZANE.
A Nadab, à sa gloire
Mon époux doit la mort et l'Hébreu la victoire.
NÉBÉE.
Quel est votre projet, votre espoir?
ARZANE.
Me venger.
Écouter les aveux du soldat étranger ;
Feindre pour l'asservir, et par quelque artifice
Nous sauver, en poussant Jacob au précipice.
Oui, je triompherai si Nadab amoureux
Au culte d'Abraham arrache les Hébreux.
NÉBÉE.
Vos croyez donc leur Dieu puissant et redoutable?
ACTE II, SCÈNE I. 50n
ARZANE.
Je sais du moins, je sais qu'il est impitoyable.
Amalec autrefois déserta son autel
Lorsqu'il maudit Édom et bénit Israël.
Jaloux de son pouvoir, jamais il ne pardonne :
Il frappera Jacob, si Jacob l'abandonne.
NÉBÉE.
Nadab...
ARZANE.
Est l'ennemi du sang de mes aïeux.
NÉBÉE.
Il est sincère.
ARZANE.
Eh bien! je le tromperai mieux.
NÉBÉE.
Il fait de vous servir sa plus constante étude;
On vous reprochera...
ARZANE. ^
Poursuis !
NÉBÉE.
L'ingratitude.
ARZANE.
Non, si par le succès mes vœux sont couronnés :
On ne traite d'ingrats que les infortunés.
NÉBÉE.
Nadab...
ARZANE.
M'est odieux.
NÉBÉE. i
i
Sa clémence...
ARZANE.
M'outrage.
NÉBÉE.
Il veut votre bonheur.
ARZANE.
Ma honte est son ouvrage.
m. 38
m iMOlSE.
ISÉBÉE.
Il NOUS iviulra le Irùiu'.
ARZANE.
Il m'a donné des fers,
NÉBÉE.
S'il s'attache à vos pas?
AR/ANE.
Je le mène aux enfers.
NÉBÉE,
A vos desseins secrets que je prévois d'obstaclesl
ARZANE.
L'amour de la patrie enfante des miracles.
Mais j'aperçois Nadab... Reine de la beauté,
Prête-moi ta ceinture, ô brillante Astarthé!
Donne à tous mes discours ta grâce souveraine;
Déesse de l'amour, sers aujourd'hui la haine.
Descends! A ton secours amène tous les dieux :
Si Jéhovah triomphe, ils tomberont des cieux.
SCENE 11.
NADAB, ARZANE, NÉBÉE.
ARZANE.
De ses destins, Nadab, votre esclave incertaine
Accourt à votre voix près de cette fontaine...
Si par ces yeux baissés je juge de mon sort,
Je crains bien qu'Amalec ne soit pas libre encor.
NADAB.
Étrangère, il me faut vous le dire sans feinte :
Les vieillards de Caleb ont écouté la plainte.
Le conseil, à qui seul le pouvoir appartient,
Pour quelques jours encor dans ce camp vous retient.
Sans gardes cependant vous pouvez de la plage
ACTE lî, SCÈNE II. 595
Parcourir les sentiers et l'arène sauvage.
Dathan, dont l'amitié ne craint aucun péril,
Amène auprès de vous vos compagnes d'exil.
On vous rend des honneurs inconnus sous nos tentes,
Dathan entre en ce moment sur la scfeue, suivi du chœur des jeunes filles Amalccitcs
il se retire ensuite, et Nébée va se placer a la tête du chœur au fond du théâtre.
Et bientôt au milieu des pompes éclatantes,
Rendue à vos sujets, embrassant l'avenir.
Vous perdrez de Nadab l'importun souvenir.
ARZANE.
Arzane par vos mains- à la mort fut ravie,
Et d'un nouveau bienfait cette grâce est suivie!
Mon cœur reconnoissant ne peut s'exprimer mieux
Que par mon peu d'ardeur à sortir de ces lieux.
NADAB.
A ce langage adroit je ne puis me méprendre,
Vous flattez l'ennemi dont vous croyez dépendre,
Mais, nourrie à Séir pour plaire et pour aimer,
Nos farouches vertus ne peuvent vous charmer.
ARZANE.
Amalec et Jacob diffèrent de maxime,
Il est vrai : nous croyons, sans nous en faire un crime,
Qu'aimer est le bonheur, plaire un don précieux,
Et que la volupté nous rapproche des dieux.
Sous des berceaux de fleurs, nos heures fortunées
S'envolent mollement l'une à l'autre enchaînées.
Le dieu que nous servons approuve nos désirs :
Dans une île féconde, au doux chant des plaisirs,
La beauté l'enfanta sur les mers de Syrie ;
Il préside en riant aux banquets de la vie.
Pour attirer sur vous ses bienfaisants regards,
J'ai déjà, les pieds nus et les cheveux épars,
De nos rites sacrés suivant l'antique usage,
Trois fois pendant la nuit conjuré son image...
Mais n'ai-je point, Nadab, armé votre courroux?
Vous détestez le dieu que je priois pour vous.
Pardonnez à ces vœux que dans mon innocence
M'arracha le transport de la reconnoissance.
590 MOÏSE.
y
NADAB.
Ou'entends-je! AmalécKe, apprenez donc mon sort.
Longtemps de mon amour je captivai l'essor;
Vous adorant toujours, mais respectant vos larmes,
le n'aurois pas osé vous parler de vos charmes :
Un mot, dont l'homme heureux ne sent pas la valeur,
Trop souvent peut blesser l'oreille du malheur.
Quand Moïse vivoit vous aviez tout à craindre ;
A cacher mon ardeur je savois me contraindre :
Aujourd'hui que le ciel pour vous se veut calmer.
Votre bonheur me rend le droit de vous aimer.
ARZANE.
[épargnez...
NADAB.
Vous sauver changea ma vie entière!
Ce cœur, que vous avez habité la première,
Vit l'amour se lever terrible et violent
Comme l'astre de feu dans ce désert brûlant.
Le repos pour jamais s'envola de mon âme ;
Mon esprit s'égara dans des songes de flamme.
Abjurant la grandeur promise à nos neveux,
A l'autel des Parfums je n'offrois plus mes vœux;
Je n'allois plus, lévite innocent et modeste,
Chaque aurore au désert cueillir le pain céleste.
Dans les champs de l'Arabe, et loin des yeux jaloux,
Mon bonheur eût été de me perdre avec vous.
De toi seule connue, à toi seule asservie,
L'Orient solitaire auroit caché ma vie.
Pour appui du dattier empruntant un rameau,
Le jour j'aurois guidé ton paisible chameau ;
Le soir, au bord riant d'une source ignorée,
J'aurois offert la coupe à ta bouche altérée,
Et sous la simple tente, oubliant Israël,
Pressé contre mon cœur la nouvelle Rachel.
ARZANE.
Confuse, à vos regards je voudrois disparoître;
Mais je suis votre esclave et vous êtes mon maître.
NADAB.
A qui maudit vos fers le reproche est bien dur!
ACTE II,' SCÈNE II. ô9'
Mais de vous délivrer il est un moyen sûr.
Vous connoissez du camp le trouble et les alarmes;
De la féconde Egypte on regrette les charmes ;
On veut que des tribus je conduise les pas.
Épouse de Nadab, ouvrez-nous vos États;
D'un peuple de bannis soyez la souveraine :
Le soldat à l'instant va briser votre chaîne.
ARZANE.
Je vois Marie.
SCENE III.
MARIE, ARZANE, NADAB, NÉBÉE, choeur de jeunes
FILLES AMALÉCITES.
MARIE.
Aaron n'est point ici, Nadab?
NADAB.
11 pleure le prophète au torrent de Cédab.
MARIE.
Rendez grâce au Seigneur ; sa paix nous accompagne :
Moïse reparoît sur la sainte montagne.
Cherchant partout Aaron, je cours lui répéter
Ce qu'un chef des pasteurs vient de me raconter.
SCENE IV.
NADAB, ARZANE, NÉBÉE, choeur de jeunes filles
AMALÉCITES.
ARZANE.
Fils d' Aaron, à mon sort il faut que je succombe :
Vous me parliez d'hymen, et je touche à ma tombe.
NADAB, sans écouter Arzane.
Nous allons te revoir enfin, fameux mortel.
fiOR moïse.
Kncor foui éclatant des Anix de rKIcrnel.
Honneur à tes vertus et gloire à ton génie!
ARZANE.
VeilUvje? dans mes maux quelle alTreuse ironie!
Quoi, Nadab ! ces desseins où tous deux engagés,
Ces projets de l'amour...
NADAB.
Ils ne sont point clinngc's.
ARZANE.
Entre Moïse et moi vous tenez la balance :
De votre passion je vois la violence.
NADAB.
Femme, je suis sans force à tes pieds abattu ;
Mais ne puis-je du moins admirer la vertu?
ARZANE.
Qui pourra m'arracher de ce sanglant théâtre
Où la mort me poursuit?
NADAB.
Ce cœur qui t'idolâtre.
ARZANE.
Mais les remords viendront arrêter vos efforts.
NADAB,
Mais si je t'obéis, que te font mes remords?
ARZANE.
De ces hauts sentiments je serai la victime.
NADAB.
Laisse-moi m'enchanter d'innocence et de crime,
Connoître mes devoirs sans te manquer de foi,
Apercevoir l'abîme et m'y jeter pour toi.
ARZANE.
Je ressens vos douleurs et n'en suis point complice.
NADAB.
Cesse de t'excuser : j'adore mon supplice,
Ma souffrance est ma joie, et je veux à jamais
ACTE II, SCÈNE IV. 599
Conserver la douceur du mal que tu me fais.
Hélas ! mon fol amour m'épouvante moi-même ;
Je me sens sous le coup de quelque arrêt suprême :
D'involontaires pleurs s'échappent de mes yeux ;
La nuit dans mon sommeil j'entends parler tes dieux;
Prêt à sacrifier à leurs autels coupables,
Je me réveille au bruit de mes cris lamentables.
Dis : n'est-ce pas ainsi, dans ses tourments divers,
Qu'une âme est par le ciel dévouée aux enfers ?
ARZANE.
On va vous délivrer du joug de l'étrangère.
NADAB.
Des légers fils d'Agar la voix est mensongère ;
L'Arabe aime à conter : je veux sonder des bruits
Aisément élevés, plus aisément détruits.
De Moïse en ces lieux je viendrai vous apprendre
Le destin. Quel parti qu'alors vous vouliez prendre,
Contre tout ennemi prompt à vous secourir,
Arzane, je saurai vous sauver ou mourir.
Nadab sort.
SCENE V.
ARZANE, NÉBÉE, choeur de jeunes filles amalkcites.
ARZANE.
Ah, Nébée! à ce coup je ne saurois survivre !
L'implacable destin s'attache cà me poursuivre.
NÉBÉE.
Et moi, je ressentois un doux enchantement
En écoutant des vœux si chers !
ARZANE.
Autre tourment,
Incestueux projet, effroyable à mon âme !
Je hais du fils d'Aaron et la main et la flamme.
Amalec recevoir Israël dans ses bras !
Recueillir dans mon sein une race d'ingrats \ )
Je légitimerois ces exécrables frères, ^
moïse.
Qui menacent nos fils, qui trahirent nos pères,
Ces esclaves du Nil, bâtisseurs de tombeaux,
Ignobles artisans llétris par leurs travaux.
Qui, d'Egypte chassés avec tous leurs propluMes,
Proclament en tremblant d'insolentes conquêtes,
Se disent héritiers des florissants États
De cent peuples divers qu'ils ne connoissent pas I
NÉBKE.
Sauvez, sauvez vos jours!
ARZANF.
Voudrois-tu donc, Nébéc,
Aux autels de Jacob voir Arzane courbée,
Contrainte d'embrasser le culte menaçant
Du Dieu cruel qui veut exterminer mon sang?
S'il faut suivre aujourd'hui la fortune jalouse,
S'il faut que de Nadab je devienne l'épouse.
Que lui-même, parjure au culte de Nachor,
Serve avec moi Baal, et Moloch et Phogor;
Que son hymen des Juifs brise les lois publiques;
Qu'il me donne sa main aux autels domestiques
Des dieux de mon palais, des dieux accoutumés
A couronner les vœux contre Jacob formés!
NÉBÉE.
Du retour d4.i Moïse on n'a pas l'assurance.
Espérons.
ARZANE.
Laisse-là ta menteuse espérance.
NÉBÉE,
L'étoile d'Astarthé paroît sur l'horizon :
Pour hâter le retour du jeune fils d'Aaron,
Saluons l'astre heureux par des chants agréables.
Le chœur des Amalc'cites s'avance du fond du théâtre.
ARZANE, au chœur.
Captives, suspendez ces pleurs inépuisables.
Voici l'instant prédit où les filles d'Édom
Vont sauver d'Amalec et la race et le nom.
Kos guerriers ne sont plus, mais vous restez encore :
ACTE II, SCÈNE V. ôOi
Formez les chœurs brillants des peuples de l'aurore.
Des femmes de Byblos répétez les soupirs ;
Du farouche Israël enflammez les désirs.
Loin d'ici la pudeur et la froide innocence!
11 nous faut des plaisirs conduits par la vengeance.
Chantez l'Amour : c'est lui qui du Dieu d'Israël
Doit corrompre l'encens et renverser l'autel.
LE CHOEUR.
Amour, tout chérit tes mystères,
Tout suit tes gracieuses lois :
L'hirondelle au palais des rois,
L'aigle sur les monts solitaires,
Et le passereau sous nos toits.
UNE AMALÉCITE.
Ton vieux temple, entouré des peuples de la terre,
S'élève, révéré de chaque âge nouveau.
Comme au milieu d'un champ la borne héréditaire.
Ou la tour du pasteur au milieu du troupeau.
LE CHOEUR.
Amour, tout chérit tes mystères,
Tout suit tes gracieuses lois :
L'hirondelle au palais des rois.
L'aigle sur les monts solitaires.
Et le passereau sous nos toits.
UNE AMALÉCITE.
Invoquons du Liban la déesse charmante.
De nos longs cheveux d'or que la tresse élégante
Tombe en sacrifice à l'Amour.
Soulevons les enfers, répétons tour à tour
Du berger chaldéen la parole puissante.
UNE AUTRE AMALÉCITE.
Qui méprise l'Amour dans ses fers gémira.
DEUX AMALÉCITES.
De prodiges divers l'Amour remplit l'Asie,
Il embauma l'Arabie
Des pleurs de la tendre Myrrha;
Du pur sang d'Adonis il peignit l'anémone :
G02 moïse.
Fleur dos regrets, symbole du i)laisir,
Elle vit peu de temps, et le même zéphyr
La fait éclorc et la moissonne.
UNE AMALKCITE.
Prenons notre riche ceinture, ■
Nos réseaux les plus fins, nos bagues, nos colli^^rs.
Vengeons aujom'd'hiu" nos guerriers:
Les remparts et les boucliers
Sont vains contre l'Amour dans toute sa parure.
LE CHOEUR.
O'ie dit à son amant, de plaisir transporté,
Otte prêtresse d'Aslarthé
Qui voudroit attirer le jeune homme auprès d'elle,
Et lui percer le cœur d'une flèche mortelle?
UNE ÀMALÉCITE.
CHANT DE LA COURTISANE.
« Beau jeune homme, dit-elle, arrête donc les yeux
Sur la tendre Abigail, que ta froideur opprime.
Je viens d'immoler la victime
Et d'implorer la faveur de nos dieux.
« Viens, que je sois ta bien-aimée.
J'ai suspendu ma couche en souvenir de toi :
D'aloès je l'ai parfumée.
Sur un riche tapis je recevrai mon roi ;
Dans l'albâtre éclatant la lampe est allumée ;
Un bain voluptueux est préparé pour moi.
L'époux qu'on a choisi, mais qui n'a pas mon âme,
Est parti ce matin pour ses plants d'oliviers :
Il veut écouler ses viviers.
Sa vigne ensuite le réclame.
Il a pris dans sa main son bâton de palmier,
Et mis deux sicles d'or dans sa large ceinture ;
Il ne reviendra point que de son orbe entier
L'astre des nuits n'ait rempli la mesure.
« Tandis qu'en son champ il vendange,
Enivrons-nous de nos désirs.
ACTE II, SCÈNE V. GOo
De tant de jours perdus qu'un jour heureux nous venge :
Il n'est de bon que les plaisirs. »
DEUX AMALÉCITES.
0 filles d'Amalec! si par un tel langage
De nos tyrans nous embrasions les cœurs,
Nous verrions à nos pieds cette race sauvage,
Et les vaincus deviendroient les vainqueurs !
LES MÊMES AVEC UNE TROISIÈME AMALÉCITE.
Arzane, lève-toi dans l'éclat de tes larmes!
Triomphe par tes charmes!
Que l'amour sur ton front s'embellissant encor
Attaque des Hébreux les princes redoutables,
Et livre tout Jacob à nos dieux formidables.
LE CHOEUR.
Baal, Moloch et PhogorI
ARZANE.
Nadab ne revient pas. Déjà la lune éclaire
Des rochers du Sina le sommet solitaire :
De la garde du camp on voit briller les feux.
Au chœur.
Retournez vers Jacob ; mêlez-vous à ses jeux ;
Pour subjuguer son cœur faites briller vos grâces.
A Nébde.
Et toi du fils d'Aaron cherche et poursuis les traces :
J'attendrai ton retour auprès des pavillons
Où depuis si longtemps dans les pleurs nous veillons.
riN DU DEUXIEMlî ACTE.
604 M 0 1 S E.
ACTE TROISIÈME.
SCENE PREMIERE.
moïse, seul.
Il fait nuit; on voit il la clarté de la lune Moïse qui descend du mont Sinaï, portant ka
Tables de la loi. II s'avance vers le bocage des palmiers , et de'pose les Tuliles de la loi aa
tombeau de Joseph.
Sur ces tableaux divins la main de l'Éternel
Grava toutes les lois du monde et d'Israël.
0 toi qui déroulas tous les cieux comme un livre,
Qui détruis d'un regard et d'un souille fais vivre,
Qui traças au soleil sa course de géant,
Qui d'un mot fis sortir l'univers du néant!
Dis par quelle bonté, maître de la nature.
Tu daignois t'abaisser jusqu'à ta créature.
Et parler en secret à mon cœur raffermi
Comme un ami puissant cause avec son ami.
Depuis que je t'ai vu dans les feux du tonnerre,
Je ne puis attacher mes regards à la terre,
Et mon œil cherche encor, frappé de ta splendeur,
Dans ce beau firmament l'ombre de ta grandeur.
Moïse s'assied sur une pierre auprès du tombeau de Joscpli.
Avant de me montrer à la foule empressée.
Je veux de nos tribus connoître la pensée :
Josué, descendu par un chemin plus court.
Doit avoir à mon frère annoncé mon retour ;
Attendons sous cette ombre au conseil favorable
Du grand Melchisédech l'héritier véritable.
Il regarde quelque temps le camp en silence.
ACTE 1).I, SCÈNE I. 60u
Qu'avec un doux transport je vois ce camp tranquille,
D'un peuple fugitif unique et noble asile !
Peuple que j'ai sauvé, que je porte en mon cœur.
De tous tes ennemis sois à jamais vainqueur.
Servant au monde entier de modèle et d'exemple,
Garde du Tout-Puissant la parole et le temple.
Séparé par ta loi, ton culte, tes déserts.
Du reste corrompu de ce vaste univers,
0 Jacob ! sois en tout digne du droit d'aînesse.
Je veux, en dirigeant ta fougueuse jeunesse.
En profitant du feu de ton esprit hautain.
Te forger en un peuple et de fer et d'airain.
Ouvrage des mortels, et prompt à se dissoudre,
Les empires divers rentreront dans la poudre ;
Toi seul subsisteras parmi tous ces débris ;
Les ruines du temps t'offriront des abris ;
En te voyant toujours, les races étonnées
Iront se racontant tes longues destinées
Et se montrant du doigt ce peuple paternel
Que Moïse marqua du sceau de l'Éternel !
Mais, Jacob, pour monter oi!i le Seigneur t'appelle,
Il faut à ses desseins n'être jamais rebelle :
Sous le courroux du ciel tu pourrois succomber,
Et la foudre est sur toi toujours prête à tomber.
Prions pour ton salut tandis que tu sommeilles.
Il se lève, et e'tend ses bras vers le ciel.
Dieu de paix ! . . .
On enteud des sons lointains de rmisique et des bruits de danses.
Mais quel son vient frapper mes oreilles?
Ce n'est point là le cri du belliqueux soldat
Qui chante Sabaoth en courant au combat.
Je reconnois l'accent d'une race coupable.
Quel noir pressentiment et me trouble et m'accable?
Aaron sous ces palmiers est bien lent à venir.
Fidèle Josué, qui te peut retenir?
Laissons à ce tombeau ces Tables tutélaires.
Marchons... Qui vient ici?
OOd M U I S K.
SCENK 11.
NADAB, moïse.
N A D Alî , snns voir Moïse, qui reste appuyé sur le tombeau de Joseph.
Ces lieux sont solitaires.
KUe est onlrée au camp... Oui, j'aurai trop tardé.
Le retour de Moïse est un bruit hasardé,
D'un Arabe menteur la nouvelle incertaine
Il avance au boni de la scène, et demeure quelque temps en silence/
Que mon sein oppressé se soulève avec peine!
Que cet air est brûlant! Pour achever son tour,
La nuit semble emprunter le char ardent du jour.
Image de mon cœur, cette arène embrasée
Reçoit en vain du ciel la bénigne rosée.
Autre silence.
Ici de la beauté j'entendis les accents.
Sur sa trace de feu qu'on répande l'encens!
Qu'on l'adore!... Où m'emporte une imprudente ivresse?
On n'a point jusqu'ici couronné ma tendresse :
Si j'étois le jouet de quelque illusion !
Connoissons notre sort.
Il va pour rentrer au camp : en passant devant le bocage de palmiers, il aperçoit
Moïse.
0 sainte vision !
N'est-ce pas de Joseph l'ombre majestueuse?
Viens-tu me consoler? Que ta voix vertueuse
Des chagrins de mon cœur adoucisse le fiel,
Et donne-moi la paix que tu goûtes au ciel.
MOÏSE, sans quitter le tombeau.
Le ciel des passions n'entend point la prière.
NADAB.
Moïse !
MOÏSE, descendant du tombeau.
C'est lui-même.
ACTE m, SCÈNE IL 007
NADAB
En touchant la poussière.
Prophète du Seigneur, je m'inch'ne à vos pieds
Et baisse devant vous mes yeux humiliés.
MOÏSE.
De quelque non' chagrin votre âme est agitée.
NADAB.
Le camp, qui déploroit votre mort racontée,
Vouloit mettre en mes mains un dangereux pouvoir.
MOÏSE.
Eh bien! qu'avez-vous fait?
NADAB.
J'espérois vous revoir.
MOÏSE.
Et n'avez-vous, Nadab, rien de plus à m'apprendre?
NADAB.
Sans doute ici bientôt les vieillards se vont rendre.
On entend la musique du camp^
MOÏSE.
Vous me dites, Nadab, que les tribus en deuil
Gémissent sur le sort de Moïse au cercueil ;
Et j'entends les concerts, horribles ou frivoles.
Dont les fils de Baal fatiguent leurs idoles.
Qui produit ces clameurs ? qui peut y prendre part?
NADAB.
Nos captives souvent, assises à l'écart.
Aiment à répéter les hymnes de leurs pères.
MOÏSE.
Des captives ici ? des femmes étrangères?
Arzane n'a donc pas satisfait au Seigneur?
Elle vit; et peut-être, écoutant votre ardeur,
Elle reçoit ces vœux sortis d'une âme impure,
Dont le vent de la nuit m'apportoit la souillure
jusqu'au chaste tombeau du pudique Joseph.
C08 MOÏSE.
NADAB.
Des Hébreux triomphants le magnanime chef
Craindroit-il une femme esclave de nos armes,
Oui mange un pain aincr détrempé de ses larmes^
Sur le compte des grands je ne suis pas suspect
Leurs malheurs seulement attirent mon respecl.
Je hais le Pharaon que l'éclat environne ;
Mais s'il tombe, à l'instant j'honore sa couronne;
Il devient à mes yeux roi par l'adversité.
Des pleurs je reconnois l'auguste autorité.
Courtisan du malheur, flatteur de l'infortune,
Telle est de mon esprit la pente peu commune :
Je m'attache au mortel que mon bras a perdu,
Et je voudrois sauver la race d'Esaû.
MOÏSE,
Vous, sauver d'Astarthé la nation flétrie 1
Regarder sans horreur l'infâme idolâtrie,
Quand j'apporte aux Hébreux les lois de Jéhovali î
Sur ce marbre sacré lui-même les grava.
Lisez : l'astre des nuits vous prête sa lumière.
NADAB, lisant.
N'adore qu'un seul Dieu.
MOÏSE.
Telle est la loi première.
Et vous seul, immolant l'avenir d'israel.
De cet unique Dieu renversez-vous l'autel ? . -
Jacob, trahirois-tu tes hautes destinées?
Ne veux-tu point, courbé sous le poids des années,
T'avancer sur la terre, antique voyageur.
Pour apprendre aux humains le grand nom du Seigneur?
Tu portes dans tes mains ce livre salutaire
Où je traçai de Dieu le sacré caractère :
Contrat original, titre où l'homme enchanté
Retrouvera ses droits à l'immortalité.
L'infidèle Jacob perdroit son rang suprême!
Mais entrons dans ce camp ; voyons tout par nous-même.
NADAB
Arrêtez l
ACTE III, SHENE II. 609
MOÏSE.
Et pourquoi?
NADAB.
Pour soustraire au danger
Des jours qu'au prix des miens je voudrois protéger.
MOÏSE.
Vous!
NADAB.
Je dois l'avouer...
MOÏSE.
Eh bien?
NADAB.
Dans votre absence
Le camp, s'abandonnant à l'aveugle licence,
A rejeté vos lois.
MOÏSE.
Par Jacob annoncé,
Dieu ! ne retranche point l'avenir menacé !
NADAB.
Écoutez un moment.
MOÏSE.
Laisse-moi, téméraire!
J'ai prévu ta foiblesse, Aaron ! malheureux frère,
Qu'as-tu fait ?
NADAB.
Permettez que je guide vos pas.
MOÏSE.
Non : j'affronterai seul tes coupables soldats;
Demeure, ou va plutôt, car j'entrevois ton crime;
Dans son bercail impur va chercher la victime
Dont le sang répandu peut encor te sauver.
NADAB.
Ne vous obstinez pas. Moïse, à tout braver.
J'irai vous annoncer aux troupes alarmées.
MOÏSE.
Tu n'es plus le soldat du Seigneur des armées.
III. oJ
010 MOISI-:. ..,;.
NADAD.
Vous repoussez mon bras? ^ '
MOÏSE.
Qu'ai-jo besoin do loi?
L'Ange exterminateur marchera devant moi.
Moïse sort.
SCENE m.
NADAB, 8cni.
Moi, livrer aux bourreaux une femme éploréel
Que plutôt par l'enfer mon âme dévorée...
SCENE IV.
NADAB, ARZANE.
ARZANE.
N'espérant plus, Nadab, votre prochain retour,
J'avois quitté ces lieux avec la fin du jour :
Vainement sur vos pas j'ai fait voler Nébée.
Dans mes pensers amers tristement absorbée,
J'ai mouillé quelque temps ma couche de mes pleurs :
La nuit, en accroissant mes nouvelles douleurs,
A redoublé ma crainte, et je suis revenue
Aux bords où, je le vois,' vous m'avez attendue.
NADAB.
Arzane, de nos jours le sort est éclairci :
Avec moi, dans l'instant. Moïse étoit ici.
ARZANE.
Ici ! quelle fureur sera bientôt la sienne 1
NADAB.
Il menace déjà votre vie et la mienne.
ACTE III, SCÈNE IV. 611
ARZANE.
Eh bien! que ferez-vous?
NADAB.
Ce que j'avois promis.
Devenez mon épouse, et mes nombreux amis,
Annonçant aux soldats la fertile Idamée,
Rangeront à vos pieds le conseil et l'armée.
Je ferai plus : il faut à la fille d'Édom
Un époux revêtu des pompes de Sidon.
Demain, pour égaler l'honneur de ma conquête,
L'huile sainte des rois coulera sur ma tête.
Donnez par votre amour une âme à mes projets,
Et j'abaisse Moïse au rang de mes sujets.
ARZANE.
A part. Haut.
Ciel ! le dessein est grand! je le pense moi-même;
Il n'est pour nous, Nadab, d'abri qu'au rang suprême.
Mais mesurez la cime avant que d'y monter;
Dans l'arène glissante où vous voulez lutter.
En songeant au succès, prévoyez la défaite.
Pourrez-vous étouffer la voix d'un vieux Prophète
Parlant au nom des cieux à des hommes tremblants,
Dans l'imposant éclat de ses longs cheveux blancs?
NADAB.
Si vous m'aimez, alors tout me sera facile.
ARZANE.
Voulez-vous d'un esprit aussi ferme qu'habile
D'un pouvoir souverain créer les éléments?
De la foi d'Israël changez les fondements.
Si le peuple, poussé vers des dieux qu'il appelle,
Est plus que vous encore à Moïse rebelle.
Les Juifs, craignant ce chef implacable et jaloux,
Pour se sauver de lui se donneront à vous.
Tout indique à vos yeux la route qu'il faut suivre :
Onze de vos tribus aujourd'hui veulent vivre
Sous le dieu d'Amalec : secondez leurs efforts.
Dans cette Arche nouvelle enfermez des ressorts:
A des miracles feints opposez des miracles;
Comme Moïse, ayez des prêtres, des oracles,
l>'2 moïse.
Et bientôt le soleil vous verra dans ces lieux
Le pontife et le roi d'un peuple glorieux.
NADAB.
Nadab, lâche apostat! Arzane en vain l'espère!
Vous-même chérissez les dieux de votre père :
Si je vous proposois aussi de les quitter?
AItZANi:,
Quand auprès d'Astarthé je voudrois m'acquittor
Des tendres et doux vœux que son culte réclame,
La foiblesse me sied : et que suis-je? une feminiî!
Mais un homme au-dessus des vulgaires mortels
Prend conseil de sa gloire et choisit ses autels.
Votre Dieu vous menace et sa loi vous condamne :
Vous ne pouvez régner que par le dieu d' Arzane.
Régnez sur elle ; allez au premier feu du jour
Chercher votre couronne au temple de l'Amour,
Et tandis qu'Amalec frappera la victime,
Vous offrirez des fleurs : ce n'est pas un grand crime,
.« NADAB.
0 magique serpent! décevante beauté,
Par quels secrets tiens-tu tout mon cœur enchanté?
Es-tu fille d'Enfer ou des Esprits célestes?
Réponds-moi !
ARZANE.
Du malheur je suis les tristes restes.
Suppliante à vos pieds, sans trône et sans époux,
Je n'ai d'autre soutien ni d'autre espoir que vous,
NADAB.
C'en est fait : il le faut! A toi je m'abandonne!
Qu'importe le poison quand ta main me le donne?
Mais en goûtant au fruit, présent de ton hymen,
Du moins entre avec moi sous les berceaux d'Éden,
Eve trop séduisante, au jardin des délices
Que nos félicités précèdent nos supplices !
Tu ne m'as point encor révélé tes secrets,
Et même en ce moment tes regards sont muets.
TJn mot peut tout fixer dans mon âme incertaine.
ACTE m, SCÈNE IV. 613
Dis : ai-je mérité ton amour ou ta haine?
Ci tu l'aimes, Nadab est prêt à s'immoler.
ARZANE.
Que faire?
NADAB.
Explique-toi.
ARZANE.
Je ne saurois parler.
NADAB.
M'aimes-tu? M'aimes-tu, divine Amalécite?
ARZANE.
Ma voix s'éteint...
NADAB.
Promets à ce cœur qui palpite
Que demain à l'autel...
ARZANE.
A l'autel de mes dieux?..,
NADAB.
0 douleur!
ARZANE, à part.
En formant un hymen odieux
Du moins perdons Jacob.
NADAB , à part.
Dans ta juste colère
Ne te souviens, Seigneur, que d'Abraham mon père.
A Arzane.
Achevons !
ARZANE,
Vous m'aimez?
NADAB.
Ah! cent fois plus que moi,
Puisqu'aux feux éternels je me livre pour toi !
ARZANE.
Vous dites que demain au lever de l'aurore,
A l'autel de mes dieux...
6U moïse.
NADAB.
Je n'ai rien dit encore.
AnZANE.
Je mourrai donc !
SCÈNE V.
NÉBÉE, ARZANE, NADAB.
N E B E E , accourant précipitamment.
Fuyez ! le péril est pressant :
Tout prend autour de vous un aspect menaçant.
Je veillois près d'ici dans mon inquiétude,
Quand j'ai vu s'avancer vers cette solitude,
A pas lents et légers, Caleb avec Lévi.
De cent prêtres armés ce cruel est suivi ;
Leurs yeux sinistrement étincellent dans l'ombre;
Ils se parlent tout bas d'une voix triste et sombre.
J'ai surpris quelques mots de leur noir entretien :
De vous donner la mort ils cherchent le moyen.
NADAB.
Contre vos jours, Arzane, un lévite conspire :
Tout est fini ; demain je vous rends votre empire.
De Pharaon vaincu prenez le plus beau char;
Des soldats éblouis enchantez le regard.
Je vous déclarerai mon épouse adorée ;
Du sceptre d'Ésaù vous serez décorée.
D'Édom et de Jacob que les dieux fraternels
Soient enfin encensés sur les mêmes autels.
Arzane et Nébe'e sortent par un côtd du théâtre; Nadab les suit de loin, pour les
protéger contre les lévites, qui entrent sur la scfene du côté opposé : il s'airête
quand Arzane a disparu , et parle aux lévites du fond du théâtre.
ACTE III, SCENE VI. 615
SCÈNE VI.
NADAB, CALEB, chœur des lévites.
NADAB.
Lévites ! je me ris de vos sourdes pratiques;
Je brave vos poignards et crains peu vos cantiques.
Vous m'y forcez ; je vais aussi porter des coups :
Que le crime et la honte en retombent sur vous]
t
SCÈNE VIL
CALEB, CHOEUR DES LÉVITES.
UN LÉVITE.
Quel reproche insensé ! quelle voix ! Ce profane
Ne craint plus d'annoncer ses projets pour Arzane,
CALEB.
Josué m'avoit dit que notre auguste chef
Devoit attendre Aaron au tombeau de Joseph ;
Je venois avec vous lui porter nos épées ,
Au sang de l'ennemi plus d'une fois trempées :
Mais déjà dans le camp il aura pénétré.
LE MÊME LÉVITE.
Au négligent pasteur l'aigle enfin s'est montré.
CALEB.
Adultère Israël, dans ton brutal caprice, ■
Tu désertes d'Abel l'innocent sacrifice ,
Et , cessant d'immoler la colombe et l'agneau ,
Du meurtrier Caïn tu rejoins le troupeau !
Vous, par qui l'esprit saint s'explique et prophétise.
Prêtres sacrés ! avant d'aller trouver Moïse ,
Que l'ange du Seigneur, dans ce ciel de saphirs,
Porte jusqu'au Très-Haut nos chants et nos soupirs.
616^ moïse. • •
La luno est. au milieu de sa belle earrii're,
Et c'est l'heure où des nuits nous olTrons la prière.
rniEUE.
Dieu , dont la majesté m'accable, ' ' ' ,i
Pure essence, divine ardeur.
Qui peut comprendre la giandeur
De ton nom incommunicable? . , ,. , ,
Je me retire à ta lumière ,
Au tabernacle de ta loi : ' ; • ,
Des nuits où nous veillons pour toi ;..' ; .. .
C'est peut-être ici la dernière.
Si nous toml)ons dans les tempêtes
Qu'excitent de noirs assaillants ,
Nous dormirons près des vaillants,
Un glaive placé sous nos têtes.
Mais que plutôt i)ar toi nos bras soient affermis,
Et de tes saints dissipe les alarmes ;
Par la bride et le mors dompte tes ennemis. -,
LES LÉVITES , tirant leurs épées, qu'ils élèvent vers le ciel en fléchissant le giMion.
Bénis nos armes !
CHOEUR DES LÉVITES. ' ' .': • '' r;!,
' CHANTNOCTUKNE. ' ''-
' ■ ■ f
Les cieux racontent la gloire
Du souverain Créateur ;
La nuit garde la mémoire
Du sublime ordonnateur
Qui fit camper sous ses voiles
Cette milice d'étoiles
Dont les bataillons divers,
/ Dans leur course mesurée ,
Traversent de l'empyrée
Les magnifiques déserts.
• " UN LÉVITE.
Le soleil, élevant sa tête radieuse,
Ferme de ce grand chœur la marche harmonieuse :
Ainsi, de l'autel d'or franchissant le degré,
ACTE III, SCÈNE VII. 617
Un pontife éclatant et consomme et termine
Une pompe divine
Dans nn temple superbe au Seigneur consacré.
LE PLUS JEUNE DES LÉVITES.
Image de la mort du juste,
Douce nuit où du ciel éclate la beauté.
Se peut-il que l'impie en son iniquité
Profane ton silence auguste?
If -
On entend la musique du camp.
UN LÉVITE.
Ah ! quels horribles sons s'échappent de ce lieu !
Oh! de l'enfer détestable puissance!
Dans ce camp perverti c'est Baal qu'on encense.
Ici nous prions le vrai Dieu !
Moment de silence, pendant lequel on entend une seconde fois la musique du camp,
u'rf AOTKE LÉVIVE,
Méchants! votre hymne criminelle
De la nuit des enfers ranime tous les feux :
Vous invoquez Satan , qu'il exauce vos vœux !
Tombez dans la nuit éternelle !
Nouveau silence et musique du camp
UN TROISIÈME LÉVITE.
Ah! retournez plutôt à vos devoirs,
Esclaves malheureux des femmes étrangères.
LE PLUS JEUNE DES LÉVITES.
Prions pour eux, ce sont nos frères :
Ils ont bu comme nous le vin de nos pressoirs ,
Et sucé le lait de nos mères!
PRIÈRE GÉNÉRALE, prononcée par Caleb.
N'écoute point dans ta colère,
0 Dieu ! le cri de ces infortunés ;
Prends pitié de leurs nouveau-nés ;
Donne la paix à leur misère.
Que le bruit des astres roulants
Te rende sourd aux clameurs de l'impie,
61 8 moïse.
Et n'entends que la voix qui prie
Pour le péché de (es (Mifants. '
La fraîche et brillante rosée,
Au bord des flots les tamarins en fleur.
Le vent qui , perdant sa chaleur,
Glisse sur la mer apaisée;
Tout rit : du firmament serein
S'ouvre à nos yeux le superbe portique :
0 Dieu ! sois doux et pacifique
Comme l'ouvrage de ta main 1
PJ> nn TROJPIEME «lOTK.
ACTE ÎV, SCÈNE I. 619
ACTE QUATRIÈME.
SCENE PREMIERE.
moïse, ÂARON, DATHAN, vieillards et chefs d'Israël.
MOÏSE.
Terre, frémis d'horreuri Pleurez, portes du ciel !
Sur la fleur de Juda l'enfer vomit son liel.
La maison de Jacob, par Nadab corrompue,
Aux princes des démons ici se prostitue ,
Et déjà, consultant les devins et les sorts.
Rugit devant ses dieux comme au festin des morts.
AARON. ,
Moïse, ma douleur à la vôtre est égale.
Sitôt que Josué, dans cette nuit fatale.
Est venu m'annoncer votre étonnant retour,
J'ai rassemblé ces chefs, et par un long détour.
Choisissant avec eux les routes les plus sombres.
Je vous ai rencontré seul, errant dans les ombres.
Daignez me pardonner si, malgré mes efforts,
J'ose vous ramener à ces tranquilles bords.
Le conseil des vieillards, comme moi, vous conjure
D'éviter d'Amalec la faction impure.
Vos jours sont menacés ! A des hommes ingrats
La nuit qui règne encore a dérobé vos pas :
Que de périls divers pour mon fils et mon frère !
MOÏSE.
Ne pleurez pas sur moi ; pleurez d'un cœur sincère
Sur ce peuple infecté du poison de l'erreur,
620 moïse.
Et que Dieu va punir dans toute sa fureur.
Profilez, ô vieillards! du momenl qui vous resic,
Et détournez Nadab de son projet funeste.
UN VIEILLARD.
Ilélas! nous voudrions secourir Israël,
Mais Dieu même a rompu son pacte solennel.
MOÏSE.
Peuple de peu de foi ! vous doutez des oracles I
Vos yeux ont oublié l'éclat de cent miracles!
Dieu vous semble impuissant dans vos dégoûls ainors,
Et du haut de ce roc on aperçoit les mers
Naguère sous vos pas par Moïse entr'ouvertes,
Et de la manne encor vos tentes sont couverfesl
Seigneur! ils ont osé murmurer contre to^,
Te trahir à l'instant où j'apportois la loi
Qui promet à Jacob une terre féconde,
Le sceptre à ses enfants et le Sauveur au monde! '
AARON. . .
Béni soit l'Éternel qui ne trompe jamais!
DATIIAN.
Et pourquoi donc ce Dieu, si prodigue en bienfaits,
Égare- 1 -il nos pas au désert où nous sommes?
MOÏSE.
Pour t' enseigner les maux et les vertus des hommes ;
Pour former aux combats nos foibles légions
Dans le mâle berceau de l'aigle et des lions.
Toi qui jusqu'au Très- Haut veux porter ton délire,
T'assieds- tu près de lui dans le céleste empire?
Vis- tu le Créateur dans les premiers moments
De ce vaste univers creuser les fondements,
Des vents et des saisons mesurer la richesse,
Et jusque sous les flots promener sa sagesse?
Des portes de l'abîme as-tu posé le seuil?
As- tu dit à la mer : « Brise ici ton orgueil? »
Misérable Dathan! quoi! vermisseau superbe,
Tu veux comprendre Dieu quand tu rampes sous l'herbe I
Admire et soumets-toi : le néant révolté
Peut-il dans ses desseins juger l'éternité?
ACTE IV, SCENE I. 621
UN CHEF.
J'entends des pas ; vers nous quelqu'un se précipite.
A A R ON,
Qui s'avance? Est-ce toi, mon fils?
UN VIEILLARD.
C'est un lévite.
SCENE II.
Les Précédents, UN LÉVITE.
LE LÉVITE.
Interprète du ciel, confident d'Éloé,
Moïse, je vous cherche : au nom de Josué,
Du progrès de nos maux j'accours pour vous instruire.
L'ouvrage de vos mains est prêt à se détruire;
Le camp vous a proscrit, et ces chefs assemblés,
S'ils reviennent à vous, seront tous immolés.
Marie avec Caleb, retirés vers l'oracle,
S'efforcent de sauver le sacré tabernacle.
Ici même l'aurore et le nouveau soleil
Des noce5 de Nadab mèneront l'appareil :
Une idole y sera brillante et parfumée,
Et soudain les tribus marchent vers l'Idumée.
Déjà l'on a donné le signal du départ;
On abaisse la tente, on lève l'étendard ;
Et le lâche Israël, que corrompent des traîtres,
Va fuir en reniant le dieu de ses ancêtres.
LES VIEILLARDS, k Moïse, immobile, qui commence îi sentir l'inspiration
0 Moïse !
AARON.
Il redit l'oracle du saint lieu,
Et pour l'homme attentif il est l'écho de Dieu !
LES VIEILLARDS.
ÉcoutonsI
622 moïse.
MOÏSE, inspird.
AnatlK>me à ta race volage,
Jacob! si par tes mains tu to fais une image!
Que maudit soit ton champ, ton pavillon, Ion lit.
Et que sur Gclboé ton figuier soit maudit :
Tombant dans l'avenir d'abîmes en abîmes,
De malheurs en malheurs et de crimes en crimes,
Un jour on te verra couronner tes foi'faits
En égorgeant l'Agneau descendu pour la paix.
Alors, peuple proscrit dispersé sur la terre.
Tu traîneras partout ta honte et ta misère ;
Tu viendras pauvre et nu, enfant déshérité,
Pleurer sur les débris de ta triste cité.
Dans ces débris épars trouver pour ton supplice
D'un Dieu ressuscité la tombe accusatrice.
Et mourir de douleur près du seul monument
Qui n'aura rien à rendre au jour du jugement.
LES VIEILLARDS.
Ciel !
AARON.
Arrachons Nadab à son indigne flamme.
Je l'ai fait appeler pour attendrir son âme;
Sans doute il va venir, il m'obéit encor.
A Moïse.
Prêtez -moi de vos vœux le fraternel accord ;
Brisez de Jéhovah la flèche dévorante ;
Éteignez le courroux dans sa droite fumante.
Vous avez comme moi de chers et doux liens :
Pensez à vos enfants, vous prîrez pour les miens.
MOÏSE.
Il reste au Tout- Puissant une tribu fidèle,
3e vais m'y réunir; je marche où Dieu m'appelle.
AARON.
Prophète, que Nadab ne soit pas condamné 1
Si mon fils est coupable, il est infortuné.
MOÏSE.
Vous allez voir Nadab : eh bien ! qu'il se repente,
Que du chemin du crime il remonte la pente.
ACTE IV, SCÈNE II. 023
Ce qu'il dénie au ciel, tâchez de l'obtenir;
J'attendrai vos succès pour régler l'avenir.
Adieu ! Lévites saints, je vous porte ces Tables,
Que souilleroient ici des hommes détestables.
Il prend les Tables de la loi au tombeau de Joseph, et s'éloigne, suivi du lévite.
D A T H A N , aux vieillards.
Et nous, sans redouter sa menace et ses cris,
De l'union d'Arzane acceptons le haut prix.
Il sort avec les chefs et les vieillards.
SCENE III.
AARON, seul.
Tout fuit! Moment affreux! La céleste colère
Me laisse seul chargé du destin de la terre.
Pourrai -je triompher d'un amour criminel?
Sauverai- je mon lils, en sauvant Israël?
0 Père des humains, inspire ma tendresse!
SCENE IV.
AARON, NADAB.
NADAB , parlant îi des soldats qu'on ne voit pas.
Fidèles compagnons que mon sort intéresse ,
Je ne crains plus ici les prêtres conjui'és;
N'allez pas plus avant; vous, Ruben, demeurez.
AARON.
Approche , infortuné ; dans le sein de ton père
Viens confesser ta faute et cacher ta misère.
NADAB.
Ciel , qui savez mes maux , fortifiez mon cœur I
A Âaron.
Vous me désirez voir?
G26 .'.. MOÏSE.
.'" " ' AARON.
. ' Ferois-tu mon nialhour,
Toi, dont j'ai soutenu la paisible jeunesse?
Instruisant ton berceau, protégeant ta foiblessc,
C'est moi qui le premier t'appris le divin nom
Du Dieu que tu trahis pour la lille d'Édom.
Non; mon fils bien aimé n'est point inexorable; , .
Il m'entendra.
, NADAB.
Aaron, votre bonté m'accable.
Craignez mon désespoir -/ne me commandez pas
De conduire aujourd'hui mon Arzane au trépas.
AARON
Tu peux aimer encor cette femme étrangère?
. '■ .. . ■ NADAB. ... ,.,,.„,
Comme en ses jeunes ans vous aimâtes ma mère.
Me condamnerez-vous?
AARON.
Je te plains seulement;
Je te viens consoler dans ton égarement.
Quel mortel ne fut point éprouvé dans sa vie?
Chaque jour, à nos cœurs une joie est ravie :
J'ai vu mourir ta mère, et plein de mes regrets,
Du Seigneur en pleurant j'adore les décrets.
Sache donc, s'il le faut, pour l'épargner un crime,
Souffrir que le ciel rompe un nœud illégitime.
NADAB.
Ma parole est liée.
AARON.
Aurois-tu donc promis
D'abandonner ton Dieu , Moïse et tes amis?
NADAB.
J'ai promis de sauver celle qu'on a proscrite.
AARON,
Ainsi ton cœur se tait quand je le sollicite.
ACTE IV, SCÈNE IV. 625
NADAB.
Ne cherchez plus le fils sorti de votre sang,
Un noir feu me consume et s'attache à mon flanc,
J'offre de tous les maux l'assemblage bizarre ;
Je pleure, je souris, et ma raison s'égare ;
Je touche également aux vertus, aux forfaits ;
Des sépulcres, la nuit, je viole la paix;
Altéré de combats, quelquefois j'en frissonne...
J'irois du Roi des rois attaquer la couronne !
Puis, reprenant soudain des sentiments plus doox.
Je songe à votre peine, et je gémis sur vous.
Longtemps dans ce chaos je tourne , je me lasse.
Enfin, quand mon délire et s'apaise et s'efface.
Dans mon cœur éclairé d'un tendre et nouveau jour.
Je ne retrouve plus que mon funeste amour,
AARON.
Formidable peinture! étrange frénésie!
Serois-tu donc, Nadab , la victime choisie?
Reviens , prodigue enfant , à tes champs nourriciers.
Si le ciel te frappoit, parjure à tes foyers!
Sur ma tête plutôt que ton péché retombe.
Moi, marqué pour la mort, je creuserois la tombe
De cet enfant chéri dont les saintes douleurs
A mon dernier linceul réservoient quelques pleurs!
Jeune guerrier, ma main desséchée et débile
Viendroit t'ensevelir dans ce sable stérile !
Mes os à ce penser ont tressailli d'effroi.
Dieu d'Abraham , Dieu fort , Dieu bon , épargne-moi !
Ne me demande pas, souveraine Justice,
Même pour m'éprouver, un cruel sacrifice :
Je me dirois toujours, tremblant et peu soumis :
« Si l'ange va tarder, que deviendra mon fils? »
Je n'ai point, j'en conviens, la fermeté d'un père;
J'ai plutôt la foiblesse et le cœur d'une mère.
Rachel pleura ses fils au tombeau descendus,-
Rien ne la consola , parce qu'ils n'étoient plus.
NADAB.
Père compatissant!
AARON.
Enfant de ma tendresse,
III. 40
626 MOÏSE.
N'es-tu pas le soleil qui cliannc ma vieillesse?
l.a luuuri'c du jour, le doux rayon des cieux,
Qui réclianffc mon cœur, qui réjouit mes yeux?
Si Nadab à ton joug. Seigneur, est indocile.
Tout homme est ton ouvrage, et tout lionnnc est fragile.
Dans ta miséricorde attends le criminel.
0 Dieu 1 sois patient : n'cst-tu pas éternel ?
NADAB.
Malheur à moi! d'Aaron je vois couler les larmes I
Il faut de l'étrangère oublier tous les charmes.
Mon père, entre tes bras recueille ton enfant ;
Sur ton paisible sein presse mon sein brûlant;
Que j'y trouve un asile, et que dans la tempête
Tes bénédictions reposent sur ma tête.
AARON.
Honneur de mes vieux ans, couronne de mes jours,
Donne à ton repentir un large et libre cours;
Laisse à ton père Aaron achever la victoire.
Nadab , tu t'attendris; tes pleurs feront ma gloire.
Prie avec moi le Dieu que tu voulois quitter :
n prie.
« Dieu clément, contre nous cesse de t'irrilcr;
Reçois dans ton bercail la brebis égarée ,
Par des loups ravissants à moitié déchirée. »
As-tu prié, mon fils? Es-tu calmé? Sens-tu
Cette tranquillité que nous rend la vertu?
Moïse nous attend prosterné sur la pierre ;
Viens avec le prophète achever ta prière.
Gravissons du Sina le roc silencieux,
Et pour trouver la paix rapprochons-nous des cieux.
Il entraîne Nadab, et tout à coup il aperçoit Arzane.
Quel fantôme envieux épouvante ma vue!
ACTE IV, SCÈNE V. 6
SCENE V.
AARON, NADAB, ARZANE.
ARZANE, àNadab.
Ma présence est ici sans doute inattendue ;
Mais pardonnez, Nadab, si la fille des rois
Demande à vous parler pour la dernière fois.
On dit que dans ces lieux, écoutant votre père,
Recevant ses conseils , cédant à sa colère ,
Vous allez , par ma mort , noblement consentir
Au pardon qu'on promet à votre repentir.
Voilà ce que Dathan s'est hâté de m'apprendre.
A des reproches vains je ne sais point descendre ;
Je dédaigne la vie, et je viens seulement
Entendre mon arrêt, subir mon jugement.
NADAB.
Arzane !
AARON.
Quelle femme insolente et rebelle
Ose mêler sa voix à la voix paternelle?
Du sang et du devoir respecte le lien,
Mon fils.
ARZANE.
Nadab , aussi ne me devez-vous rien?
Moi , des rois d'Amalec et la veuve et la fille ,
Je vous livrois mes dieux, mon peuple et ma famille.
Falloit-il , puisque enfin vous vouliez m'immoler.
Par des aveux trompeurs chercher à me troubler,
A ternir sur mon front l'éclat du diadème?
NADAB.
Soupçonner mon amour! j'en appelle à vous-même :
Que diriez-vous , Arzane, en cet affreux moment,
Si je vous accusois de me tromper?
ARZANE, surprise et troublée.
Comment!
Qui? moi?
628 MOISK.
AARON, h Niulah.
IN'on doule pas, c'usl le ciel qui L'inspire.
A jierdre les Hébreux cette étrangère aspire,
Sans partager ta flamme. Allier, dur et moqueur,
Son regard a trahi le secn't de son cœur.
Elle te hait, Nadab, comme elle hait ta race.
Aussitôt qu'à tes yeux elle aura trouvé grâce,
Tu la verras, quittant un langage suspect.
Redevenir pour toi la veuve d'Amalec.
Tes fils, dignes enfants de cette digne mère,
Sortiront de son sein en maudissant leur père;
Et peut-être, effaçant le crime de Gain ,
Ils lèveront sur toi leur parricide main.
A HZ ANE, a part.
Ne laissons pas la haine altérer mon visage.
Haut.
Le ciel lit mieux au fond de ce cœur qu'on outrage.
NADAB.
Aaron auroit-il dit la triste vérité?
ARZANE.
Que son reproche, hélas! n'étoit-il mérité 1
Je m'égare...
NADAB.
Achevez !
ARZANE.
Un dieu qui m'humilie
Me force à révéler ma honte et ma folie.
Cruel, quand, sans remords, tu manques ù ta foi...
AARON, Vintenonipant.
Nadab, crains des aveux qui ne trompent que toi.
ARZANE.
Jusqu'au fond du tombeau bénissant ta mémoire...
AARON, rinterrompant.
Regarde-la, mon llls, pour cesser de la croire.
ACTE IV, SCÈNE V. 620
ARZANE.
le ne regretterai, dans le sombre séjour,
\)ne de ne pouvoir plus t'exprimer mon amour!
NADAI3.
Aveux délicieux! douce et divine flamme,
Qui pénètre et descend dans le fond de mon came!
Qu'est-ce que l'univers au prix d'un tel bonheur?
Et qu'importent Moïse et toute sa grandeur.
Et les desseins du ciel et le sort de la terre ?
Nadab sûr d'être aimé redevient téméraire.
AARON.
Quel blasphème est sorti de ta bouche , ô Nadab !
Arzanc s'incline aux pietls d'Aaron; Aaron la repousse.
Fuis, exécrable enfant de Loth et de Moab ,
Et reçois pour présent de l'hymen qui s'apprête
La malédiction dont je frappe ta tête!
Arzane se relevé.
NADAB, égaré tout le reste de la scène.
Arzane le prend par la main.
Femme, as-tu disparu? Ta main brûle ma main.
ARZANE.
Des tentes d'Israël c'est ici le chemin.
AARON.
N'engage pas mon fils dans le sentier du crime.
NADAB.
Arzane, suis mes pas... Évite cet abîme.
J'entends gronder la foudre, et la terre a tremblé.
AARON.
Malheureux, par l'enfer ton esprit est troublé.
NADAB.
Silence!... c'est sa voix; c'est la voix de Moïse.
AARON.
Il te montre la terre à tes aïeux promise.
030 moïse.
NADAB.
Il fait rouler du Nil les flots ensanglantés,
L'ange pâle des morts se tient à ses côtés.
Le feu du ciel descend sur ma tête profane.
AARON.
Demeure avec Aaron.
NADAB.
Il a maudit Arzanc.
AARON.
11 bénira Nadab.
NADAB.
Rejeté loin du port,
D'Arzane désormais je partage le sort.
AARON.
Ne revendique point l'anathème d'un père»
l'anéantis l'arrêt lancé dans ma colère,
S'il atteint jusqu'à toi.
NADAB.
Vous ne le pouvez plus :
Par le Dieu paternel vos vœux sont entendus.
(Il suit Arzaiie.)
Astarthé, qu'à tes chants notre union s'achève :
Marchons ; l'autel est prêt et l'aurore se lève.
.
AARON.
Arrête !
NADAB.
11 est trop tard !
1
AARON.
Viens!
NADAB.
Je suis entraîné.
AARON.
Dieu te pardonnera.
NADAB.
Vous m'avez condamné.
AARON, à Marie, qui s'avance à la tête des chœurs.
Ma sœur, secourez-moi! Priez tous! Au prophète,
Pour racheter mon fils, je vais offrir ma tête.
ACTE IV, SCÈNE VI. (:?l
SCENE VI.
MARIE, CALEB, choeur de t.évites, choeur de jeunes
FILLES ISRAÉLITES.
Le jour commence a paroître : les lévites, ceints de leurs épées, tiennent dans la main droite
un bâton blanc et dans la gauche une trompette. Quatre lévites portent le tabernacle .
qu'ils ont enlevé du camp. Les jeunes filles Israélites portent des harpes et des tambouiins.
CALEB.
Moïse nous ordonne, au matin renaissant.
D'aller le retrouver près du puits d'Élissan ,
Tandis qu'à nos autels les vierges retirées
Rediront au Seigneur les plaintes consacrées.
Partons, Que de l'enfer soi confondu l'orgueil !
MARIE.
Mais de Joseph ici laissons-nous le cercueil?
Verra-t-i! des faux dieux les infâmes emblèmes?
Non : les morts ont horreur de ces dieux morts eux-mêmes.
Dérobons ce cercueil , et courons le cacher
Auprès du tabernacle , à l'abri d'un rocher.
C'est Jacob tout entier qui fuit l'idolâtrie :
Les enfants, les tombeaux, font toute la patrie.
Caleb , à la tête des lévites, Marie, a la tête des jeunes filles Israélites, gravissent
le Sinaï. Six lévites enlèvent le cercueil de Joseph; quatre autres lévites portent
le tabernacle. L'aurore paroît ; les lévites sonnent de temps en temps de la trom-
pette. Les deux choeurs se groupent diversement sur les rochers, et chantent ou
déclament, en marchant , ce qui suit :
CHOEUR DES LÉVITES.
Emportons les os de nos pères ;
De nos trésors c'est le plus beau.
Joseph vivant fut trahi par ses frères ;
Ne trahissons point son tombeau.
CHOEUR DE JEUNES FILLES ISRAÉLITES.
Nous gardons la douceur de nos foyers antiques ,
Dans les champs de l'exil et sous de nouveaux çieux,
En conservant nos autels domestiques
Et les cendres de nos aïeux.
632 moïse.
deux lévites.
Quel pouvoir est le sien ! qiu> d'd'uvres redoutables
Moïse, aimé du ciel, accomplit à la fois!
DEUX JEUNES FILLES.
Il commande : la mer, aux vagues indomptal)los,
Comme un enfant docile, exécute ses lois.
CALKB.
Que notre bouche répète ,
Au fracas des tambours, au son de la trompette,
L'hymne qu'au bord des flots chantoit en son honneur
Marie, instruite du Seigneur.
CHOEUR GÉNÉRAL.
Dieu protège et défend l'innocent qu'on opprime :
Du cruel Pharaon, pour sauver la victime,
Il a paru comme un guerrier,
Et précipité dans l'abîme
Le cheval et le cavalier.
UNE ISRAÉLITE.
Mezraïm disoit dans sa rage :
« Frappons les Hébreux fugitifs;
La mer ne leur ouvre un passage
Que pour nous livrer nos captifSv
Qu'Israël , au joug indocile ,
De nos murs pétrissant l'argile ,
Accomplisse ses vils destins ;
Et que la Juive la plus fière
' S'épuise à broyer sur la pierre
! Le pur froment de nos festins, n
• UN LÉVITE.
Le Seigneur entendit ces clameurs insolentes ,
; Et se levant soudain ,
Sur la mer partagée en deux voûtes roulantes
Il étendit sa main.
UN AUTRE LÉVITE.
De la mer aussitôt les ondes suspendues
Cèdent au bras puissant.
ACTE IV, SCÈNE VI. 033
Et sur les Égyptiens les vagues épandues
Tombent en mugissant.
CHOEUR GÉNÉRAL.
Oh ! quel spectacle !
Les chars, les javelots,
Engloutis au sein des flots ,
Les hurlements et les sanglots,
La noire mort croissant dans ce chaos,
Du vengeur d'Israël attestent le miracle.
CHOEUR DE JEUNES ISRAÉLITES.
Oh! des méchants inutiles complots!
CHOEUR DES LÉVITES.
Oh ! quel spectacle !
UN LÉVITE.
Des ossements muets les arides monceaux
S'entassèrent au bord où tant de voix gémirent.
UNE ISRAÉLITE.
Les princes de Tanis aux enfers descendirent
Comme une pierre au fond des eaux.
CHOEUR GÉNÉRAL.
Dieu protège et défend l'innocent qu'on opprime :
Du cruel Pharaon pour sauver la victime,
Il a paru comme un guerrier,
Et précipité dans l'abîme
Le cheval et le cavalier.
MARIE.
Du favori de Dieu vive l'antique gloire,
Qui présage à nos cœurs sa nouvelle victoire!
,Que du lâche Éphraïm nos concerts méritants
Attirent les regards sur ces sommets distants;
Qu'il voie avec remords nos cohortes fidèles
Couronnant du Sina les roches éternelles,
Abraham et Jacob penchés du haut des cieux,
Les anges se mêlant à nos hymnes pieux,
Et Moïse à l'écart, prosterné sur la poudre,
Suppliant le Seigneur et retenant la foudre.
Les chœurs disparoissciit peu à peu dei ricrc les roclieis.
FIN DU QUATRIÈME ACTE.
<>o/i MOIS E,
ACTE CINQUIÈME.
SCENE PREMIÈRE.
NADAB, DATHAN.
Dans cet acte, Nadab est revêtu d'armes brillantes et porte le manteau royal.
DATHAN.
Votre absence, Nadab, va surprendre l'armce ;
Elle en paroît déjà justement alarmée :
Objet de tant de vœux, vous les devez combler.
NADAB.
N'est-ce donc pas ici qu'on se doit assembler?
DATHAN.
Sans doute, mais du camp que votre absence trompe
11 ne vous convient pas de devancer la pompe.
Montrez-vous radieux aux soldats satisfaits.
NADAB. »
Sais-je ce que je veux? Sais-je ce que je fais?
A ces bords où mes pas et mes destins s'enchaînent,
L'amour et le remords tour à tour me ramènent.
DATHAN.
Cachez du moins le trouble où flotte votre esprit.
NADAB.
Que plutôt sur mon front ce trouble soit écrit.
ACTE V, SCÈNE I. 635
DATllAN.
Les conseils éternels ont rejeté Moïse ,
Et c'est vous à présent que le ciel favorise.
NADAB.
Pure religion, dont je souille l'autel,
J'entends en ce moment ton soupir maternel.
Combien j'étois heureux quand tes chastes entraves
Au pied d'un Dieu jaloux tenoient mes sens esclaves,
Quand un simple bandeau, déroulé par ta main.
Sous un lin virginal cachoit mon front serein !
Dathan, j'ai tout perdu par ma coupable audace,
J'ai trahi le passé, l'avenir et ma race.
Oh! que le premier crime est pesant sur le cœur!
DATHAN.
Calmez l'emportement d'une injuste douleur:
Aux rives de Séir tout vous sera prospère.
NADAB.
Je ne chanterai point dans la terre étrangère.
DATHAN.
Sous le manteau des rois le chagrin est léger.
NADAB,
Que ne suis-je vêtu du sayon du berger!
Et que n'ai-je, innocent au jour de la tempête,
Une pierre au désert pour reposer ma tête !
DATHAN.
Venez : pour votre hymen tout s'apprête en ce lieu.
NADAB.
Il ne manque à l'autel que mon père et mon Dieu.
DATHAN.
Éloignez ces ennuis : voilà, plein d'espérance.
Au-devant de vos pas le peuple qui s'avance.
NADAB.
Quel charme! Quel éclat! Fuyez, tristes remords!
L'aspect de la beauté me rend tous mes transports.
OoO MOI S 1',.
SCENE IL
NADAB, ARZANE, NÉBÉI-:, DATHAN, choeur de jeunes
III-LES AMALÉCITES, SOLDATS, PEUPLE, ETC.
Arzane pnroît traînée sur un char ; onze drapeaux annoncent les onze tribus présentes au
sacrifice. Les jeunes AmuWcites déposent au milieu du théâtre un autel sur lequel on voit
une Idole : elles placent devant cet autel un trépied nlluiné; quelques-unes tienneiit les
corbeilles des offrandes. Dathan porte le flambeau nuptial et Nébée le vase ii Tcuccns.
NADAB, h Arzane.
Arzane, qu'au bonheur l'heureux Nadab invite,
Sous le sceptre d'Édom rangez l'Israélite.
Aux soldats.
Soldats, que votre sort à mon sort doit unir.
N'accusez plus vos chefs : tous vos maux vont finir.
Vous avez demandé des dieux dont la puissance
Vous guidât à des lieux de paix et d'abondance.
Où vous pussiez fixer, à l'abri des tyrans.
Vos tombeaux voyageurs et vos berceaux errants :
Ces biens qu'en soupirant vous espériez à peine
Vous sont tous accordés par une grande reine.
Née aux monts de Séir, du sang de nos aïeux.
Elle va réunir notre race et nos dieux.
UN DES CHEFS DES SOLDATS.
Qu'Arzané et que Nadab régnent pour nos délices.
Et conduisent nos pas sous des cieux plus propices.
UN DES PRINCES DU PEUPLE.
Sauvez-nous du désert ; nous vous en prions tous,
Et faites-nous des dieux qui marchent devant nous.
NADAB, à Dathan.
Cher Dathan, préparez la pompe nuptiale.
ARZANE, a part.
le règne et meurs.
NADAB, à part.
D'où sort cette nuit infernale?
Dathan allume le flambeau nuptial; les Amalécites déposent les offrandes au
pied de l'idole; le peuple les imite. Nébée présente l'encens à Arzane. Arzane
prend l'encens des mains de Nébée, l'élève au-dessus du trépied devant l'idole,
et dit.
ACTE V, SCÈNE 11. 637
ARZANE.
Puissant Dieu d'Amalec, dont Jacob aujourd'hui
Reconnoît la grandeur et recherche l'appui,
Ouvre tes bras d'airain, ta poitrine enflammée,
Pour verser sur Jacob la faveur réclamée.
0 Moloch ! sois propice à tes nouveaux sujets:
Les mères d'Israël payeront tes bienfaits.
Elle répand l'encens sur le trépied , et passe l'urne a Nadab-
NADAB.
Nadad sacrifier au dragon de l'abîme !
DATHAN.
Le temps fuit.
NADAB.
Puisse-t-il toujcur^i manquer au crime!
DATHAN.
Tous les yeux sont sur vous.
NADAB.
Sinaï! Sinaï!
ARZANE.
Répandez donc l'encens.
NADAB.
Jacob, je t'ai trahi!
ARZANE.
Achevez.
NADAB.
Je ne puis.
ARZANE.
Qu'attendez-vous?
NADAB.
Mon père.
ARZANE.
Couronne mon amour.
NADAB.
Et s'il me trompe?
/VRZANE,
Espère.
038 MOÏSE,
NADAB.
Pense au ciel, qui me voit.
ARZANE.
Songe à tes derniers vœux.
NADAB.
Consommons lo foi-fait!
MOÏSE , (lu liant du Sinaï, oii il appavoît tenant les Tables de la loi.
Arrête, malheureux!
L"uinc u l'encens tombe des maïlis de Nadab : il se fait un moment de silence.
SCENE m.
MOÏSE, NADAB, ARZANE, DATHAN, NÉBÉE.
SOLDATS, PEUPLE, ETC.
ARZANE.
Jacob! je reconnois ton malfaisant génie.
MOÏSE, toujours sur les rochers.
De mon front sillonné dernière ignominie !
Veillé-je. ou n'est-ce pas l'idolâtre Israël,
Qui d'un monstre du Nil environne l'autel?
0 Tables de la loi ! du ciel présent insigne.
De vos Commandements ce peuple n'est plus digne,
Tombez et brisez-vous.
Il brise les Tables de la loi, descend des rochers et marche a Vautcl.
Disparois à mes yeux,
Disparois à jamais, simulacre odieux!
Il renverse Tautel et l'idole.
Vous qu'un ange toujours protège de son aile,
Lévites, accourez : Moïse vous appelle.
Et toi, noble Marie, amène dans ce lieu
Ton foible bataillon, si puissant devant Dieu.
Les lévites et les jeunes Israélites, entrant de tous côtes sur la scène, se rangent
autour de Jloise.
ACTE V, SCÈNE III. 639
N A D A B , tirant sou épée.
Soldats! livrerez-vous mon épouse à ces traîtres?
Défendez votre roi contre la main des prêtres.
MOÏSE.
Que tout fidèle Hébreu, par son zèle emporté
D'un repentir soudain, passe de mon côté.
Le peuple fait un mouvement.
NADAB.
Infâmes déserteurs!
MOÏSE.
N'écoutez point l'impie,
Et qu'à la voix des saints Israël se rallie!
Le peuple et les soldats passent du côté de Moïso.
NADAB, a Aizane.
Je te défendrai seul, objet cher et cruel,
Contre ce peuple entier, Moïse et l'Éternel.
MOÏSE.
Vengeurs du sanctuaire, entourez la victime,
Et désarmez le bras qu'avoit armé le crime.
Des lévites environnent Arzane et désarment Nadab; d'autres cmmëiieut Dathan.
ARZANE.
Cessez, vils meurtriers : je saurai bien sans vous
Mourir comme une reine. Oui, je vous brave tous.
Heureuse, en expirant, j'ai vengé ma patrie ;
C'est par moi que Jacob connaît l'idolâtrie.
Retourne si tu veux, ô peuple renié !
A ton Dieu dévorant, à ton Dieu sans pitié.
Je te livre à l'arrêt qui déjà te condamne.
Et ton sang va couler après celui d'Arzane..
MOÏSE.
Qu'on l'entraîne.
NADAB, s'arracliant des mains des lévites et se précipitant vers Arzane.
Sur moi tournez votre poignard.
Arzane, que mon corps te serve de rempart;
Permets avec le tien que mon sang se confonde :
^ue nos âmes ensemble abandonnent le monde,
0/jO moïse.
l'.i (jiu' 1(^ (Icrnicr soufllo exhalû de mon cœur
Des feux (lui me brùloient te porte encor l'ardeur.
ARZAINE, le repoussant.
Quoi ! jusque dans la morl m'accabler de ta llanune !
Laisse, laisse aux enfers descendre en paix mon âme.
Disons-le maintenant à la face des cieux,
Comme tout Israël tu m'étois odieux.
Fils d'Aaron, dans l'espoir de te perdre moi-même,
J'avois, pour mon supplice, eu la foiblesse extrême
De me vouloir sauver en me donnant à loi.
Mais cet effort ctoit trop au-dessus de moi ;
Et lorsque de l'amour j'affectois le langage.
Les pleurs le démentoient sur mon pâle visage.
Je suis enfin soustraite à ces secrets tourments ;
Le tombeau me dérobe à tes embrassements.
Quel bonheur d'échapper à l'amant qu'on déteste !
Adieu, parjure enfant d'une race funeste;
De mon dernier aveu que le dur souvenir
Augmente la douleur de ton dernier soupir,
Et songe, en expirant à ton culte infidèle,
Que je n'avois pour toi qu'une haine immortelle.
Elle arrache son voile , et sort avec les Amalécites sous la gai de d'une houpe de
le'vites.
MOÏSE.
Allez, brisez la tête à cet ingrat serpent.
Et tarissez les flots du venin qu'il répand.
SCENE IV.
moïse, NADAB, marie, peuple et soldats.
MARIE.
Du Très-Haut, pour Nadab, implorons la clémence.
NADAB, dans la stupeur.
Mon songe disparoît dans un abîme immense.
Ta malédiction, Aaron infortuné,
Comme un manteau brûlant couvre ton premier-né.
ACTE V, SCÈNE IV. 6M
Tu ne m'entendras plus te parler, te sourire;
Tu ne me verras plus chaque matin te dire :
« Viens, mon père, au soleil réchauffer tes vieux ans;
Viens prier l'Éternel et bénir tes enfants. »
Il fait quelques pas sur le. théâtre.
Mais par quel corps sanglant est ma marche heurtée?
Aux corbeaux du désert une femme jetée...
Noirs vautours attachés à ce sein éclatant,
Je demande ma part du festin palpitant.
Tu ne peux plus du moins repousser ma tendresse.,
Arzane ; dans mes bras je te tiens, je te presse ;
Nous aurons au soleil montré dans un seul jour
Des prodiges nouveaux et de haine et d'amour.
Jéhovah ! puisque Arzane à ma flamme est ravie,
Je te rends tes présents, je renonce à la vie :
Pour aller aux enfers m'unir à la beauté,
le cours t'offrir l'encens que respire Astarlhé.
Il fuit.
MOÏSE, aux lévites.
Suivez-le, gardez-le de sa propre misère.
Ne verse point sur lui, Seigneur, dans ta colère.
Les feux dont Séboïm jadis fut consumé.
Et que de ton courroux le trésor soit fermé!
Les lévites suivent Nadab. Moïse parlant à Marie^
Vou.s, femme forte et sage, à la vertu nourrie,
Soignez l'àme d'Aaron d'un coup affreux meurtrie :
Par mes ordres secrets Benjamin et Caleb
Ont arrêté mon frère à la source d'Oreb.
Marie sort; le ciel commence a se couvrir; on entend un coup de toniiei vu Jloiss
après avoir regardé le ciel et la montagne , dit :
Quel présage effrayant ! Dieu vient : à sa présence
La mer a fui ; la terre attend dans le silence.
Et les cieux, dont il fait trembler l'immensité.
S'abaissent sous les pas de son éternité.
III, if
ûri2 moisi:.
SCENE V.
LES PRÉCÉDENTS, UN LÉVITE.
LE LÉVITE.
Par la fureur du peuple Arzane lapidée
Est rendue aux démons qui l'avoient obsédée.
Mais Nadab l'a suivie : en proie au désespoir,
Chargeant de feux impurs un impur encensoir,
Il souilloit l'holocauste, alors que sur la poudre
11 est tombé soudain.
MOÏSE.
Qui l'a frappé?
LE LÉvrrE;
La foudre.
MOÏSE.
0 justice incrééc, arbitre souverain,
Je n'ai donc plus l'espoir de désarmer ta mainl
Au peuple.
Oui ! vous serez punis : il faudra que l'épée
Cherche encor parmi vous la victime échappée.
Vous mourrez au désert, et vos jeunes enfants
Dans Jéricho sans vous entreront triomphants.
Caleb et Josué, sauvés par le Dieu juste,
Seuls du sacré Jourdain passeront l'onde auguste..
Moi-même, tout flétri de votre iniquité,
Du pays de Jacob je serai rejeté.
Salut, mon Abarim, d'où les yeux de Moïse
Découvriront les bords de la Terre promise,
Abarim oi!i, chantant mon cantique de mort,
Je bénirai ce peuple en lui tendre transport.
Il étend les mains sur le peuple, qui s'inciiiio.
Tribus, je vous bénis comme à ma dernière heure.
Au sein de mes enfants que je vive et je meure,
Et qu'après mon trépas un voyageur divin
Des vrais champs d'Abraham leur montre le chemin.
FIN DE MOÏSE.
LETTRE
A M. DE FONTANES
SUR LA
DEUXIÈME ÉDITION DE L'OUVRAGE DE M«e de STAELî
J'attendois avec impatience, mon cher ami, la seconde édition du
livre de M"'^ de Staël, sur la littérature. Comme elle avoit promis de
répondre à votre critique, j'étois curieux de savoir ce qu'une femme
aussi spirituelle diroit pour la défense de Xdi •perfectibilité. Aussitôt que
l'ouvrage m'est parvenu dans ma solitude , je me suis hâté de lire la
préface et les notes, mais j'ai vu qu'on n'avoit résolu aucune de vos
objections 2. On a seulement tâché d'expliquer le mot sur lequel roule
tout le système. Hélas! il seroit fort doux de croire que nous nous
perfectionnons d'âge en âge, et que le fils est toujours meilleur que
son père. Si quelque chose pouvoit prouver cette excellence du cœur
humain , ce seroit de voir que M""^ de Staël a trouvé le principe de
cette illusion dans son propre cœur. Toutefois, j'ai peur que cette
dame , qui se plaint si souvent des hommes en vantant leur perfecti-
bilité , ne soit comme ces prêtres qui ne croient point à l'idole dont ils
encensent les autels.
Je vous dirai aussi , mon cher ami , qu'il me semble tout à fait
indigne d'une femme du mérite de l'auteur d'avoir cherché à vous
répondre en élevant des doutes sur vos opinions politiques. Et que font
ces prétendues opinions à une querelle purement littéraire? Ne pour-
roit-on pas rétorquer l'argument contre M"'^ de Staël , et lui dire qu'elle
1. De la Littérature dans ses rapports avec la morale, etc. (1801 ).
2. IM. de Fontanes avoit fait trois extraits d'une excellente critique sur la première
éditioii de l'ouvrage de M™= de Staë),
Olih LETTRE
n bien l'air de ne pas aimer le gouvernement acluel ' , et de regrelter
les jours d'une plus grande liberté? M""^ de Slaël étoit trop au-dessus
de ces moyens pour les employer.
A présent, mon cher ami, il faut que je vous dise ma façon de
penser sur ce nouveau cours de littérature; mais en combattant le sys-
tème qu'il renferme, je vous paroîtrai peut-être aussi déraisonnable
que mon adversaire. Vous n'ignorez pas que ma folie est de voir
Jésus-Christ partout, comme M'"« de Staël \a jJerfcctibilité. J'ai le mal-
heur de croire, avec Pascal, que la religion chrétienne a seule exprimé
le problème de l'homme. Vous voyez que je commence par me mettre
à l'abri sous un grand nom, afin que vous épargniez un peu mes idées
étroites et ma superstition antij)hilosophique. Au reste, je m'enhardis
en songeant avec quelle indulgence vous avez déjà annoncé mon
ouvrage- ; mais cet ouvrage, quand paroîtra-t-il? Il y a deux ans qu'on
l'imprime , et il y a deux ans que le libraire ne se lasse point de me
faire attendre ni moi de corriger. Ce que je vais donc vous dire dans
cette lettre sera tiré en partie de mon livre futur sur les beautés de la
religion chrétienne. Il sera divertissant pour vous de voir comment
deux esprits partant de deux points opposés sont quelquefois arrivés
aux mêmes résultats. M™" de Staël donne à la philosophie ce que j'at-
tribue à la religion; et, en commençant par la littérature ancienne, je
vois bien, avec l'ingénieux auteur que vous avez réfuté, que notre
théâtre est supérieur au théâtre ancien ; je vois bien encore que cette
supériorité découle d'une plus profonde étude du cœur humain. Mais
à quoi devons-nous cette connoissance des passions? — Au christia-
nisme et non à la philosophie. Vous riez, mon ami ; écoutez-moi :
S'il existoit une religion dont la qualité essentielle fût de poser une
barrière aux passions de l'homme , elle augmenteroit nécessairement
le jeu de ces passions dans le drame et dans l'épopée ; elle seroit, par
sa nature même, beaucoup plus favorable au développement des
caractères que toute autre institution religieuse qui, ne se mêlant
point aux affections de l'âme, n'agiroit sur nous que par des scènes
extérieures. Or, la religion chrétienne a cet avantage sur les cultes de
l'antiquité : c'est un vent céleste qui enfle les voiles de la vertu et
multiplie les orages de la conscience autour du vice.
Toutes les bases du vice et de la vertu ont changé parmi les hommes,
du moins parmi les hommes chrétiens, depuis la prédication de l'Évan-
gile, Chez les anciens, par exemple, l'humilité étoit une bassesse et
l'orgueil une qualité. Parmi nous, c'est tout le contraire : l'orgueil est
1, Le consulat, en 1801. 2. Génie du Christ ami sme.
A M. DE FONTANES. 6^5
le premier des vices et l'humilité la première des vertus. Cette seule
mutation de principes bouleverse la morale entière. Il n'est pas diffi-
cile de voir que c'est le christianisme qui a raison , et qui lui seul a
rétabli la véritable nature. Mais il résulte de là que nous devons décou-
vrir dans les passions des choses que les anciens n'y voyoientpas, sans
qu'on puisse attribuer ces nouvelles vues du cœur humain à une per-
fection croissante du génie de l'homme.
Donc, pour nous la racine du mal est la vanité et la racine du bien
la charité ; de sorte que les passions vicieuses sont toujours un com-
posé d'orgueil et les passions vertueuses un composé d'amour. Avec
ces deux termes extrêmes, il n'est point de termes moyens qu'on ne
trouve aisément dans l'échelle de nos passions. Le christianisme a été
si loin en morale , qu'il a pour ainsi dire donné les abstractions ou
les règles mathématiques des émotions de l'àme.
Je n'entrerai point ici, mon cher ami, dans le détail des caractères
dramatiques, tels que ceux du père, de l'époux, etc. Je ne traiterai
point aussi de chaque sentiment en particulier : vous verrez tout cela
dans mon ouvrage. J'observerai seulement à propos de l'amitié , en
pensant à vous, que le christianisme en développe singulièrement les
charmes, parce qu'il est tout en contrastes comme elle. Pour que deux
hommes soient parfaits amis, ils doivent s'attirer et se repousser sans
cesse par quelque endroit : il faut qu'ils aient des génies d'une même
force, mais d'un genre différent, des opinions opposées, des principes
semblables , des haines et des amours diverses, mais au fond la même
dose de sensibilité; des humeurs tranchantes et pourtant des goûts
pareils; en un mot, de grands contrastes de caractère et de grandes
harmonies de cœur.
En amour, ]\I'»^ de Staël a commenté Phèdre : ses observations sont
fines, et l'on voit par la leçon du Scoliaste qu'il a parfaitement entendu
son texte. Mais si ce n'est que dans les siècles modernes que s'est
formé ce mélange des sens et de l'âme, cette espèce d'amour dont
l'amitié est la partie morale , n'est-ce pas encore au christianisme que
l'on doit ce sentiment perfectionné? N'est-ce pas lui qui, tendant sans
cesse à épurer le cœur, est parvenu à répandre de la spiritualité jusque
dans le penchant qui en paroissoit le moins susceptible? Et combien
n'en a-t-il pas redoublé l'énergie en le contrariant dans le cœur de
l'homme? Le christianisme seul a établi ces terribles combats de la
chair et de l'esprit , si favorables aux grands effets dramatiques. Voyez
dans Héloïse la plus fougueuse des passions luttant contre une reli-
gion menaçante. Héloïse aime, Héloïse brûle ; mais là s'élèvent des
mur^ glacés; là, tout s'éteint sous des marbres insensibles; là, des
6^6 LETTRE
cliàtiinonls ou des récompenses éternelles attendenl sa eliule ou son
triomphe, Didon ne perd qu'un amant ing-rat : oh! qu'lléloïse est tra-
vaillée d'un tout aulre soin ! 11 faut qu'elle choisisse entre Dieu et un
amant fidèle, et qu'elle n'espère pas détourner secrèteilient , au profit
d'Abeilard, la moindre partie de son cœur : le Dieu qu'elle sert est un
Dieu jaloux, un Dieu qui veut être aimé de pn'férence ; il punit jusqu'à
l'ombre d'une pensée, jusqu'au songe qui s'adresse à d'autres qu'à lui.
Au reste, ou sent que ces cloîtres , que ces voûtes, que ces mœurs
austères, en contraste avecTamour malheureux, en doivent augmenter
encore la force et la mélancolie. Je suis fâché que M'"'' de Staël ne nous
ait pas développé religieusement le système des passions. La perfecti-
bilité n'étoit pas , du moins selon moi , l'instrument dont il falloit se
servir pour mesurer des foiblesses. J'en aurois plutôt appelé aux
erreurs mêmes de ma vie : forcé de faire l'histoire des songes, j'aurois
interrogé mes songes; et si j'eusse trouvé que nos passions sont réel-
lement plus déliées que les passions des anciens, j'en aurois seulement
conclu que nous sommes plus parfaits en illusions.
Si le temps et le lieu le permettoient , mon cher ami , j'aurois bien
d'autres remarques à faire sur la littérature ancienne : je prendrois la
liberté de combattre plusieurs jugements littéi'aires de M"'" de Staël.
Je ne suis pas de son opinion touchant la métaphysique des anciens:
leur dialectique étoit plus verbeuse et moins pressante que la nôtre,
mais en métaphysique ils en savoient autant que nous.
Le genre humain a-t-il fait un pas dans les sciences morales? Non;
il avance seulement dans les sciences physiques : encore, combien il
seroit aisé de contester les principes de nos sciences! Certainement
Aristote, avec ses dix catégories, qui renfermoient toutes les forces de
la pensée, étoit aussi savant que Bayle et Condillac en idéologie;
mais on passera éternellement d'un système à l'autre sur ces matières :
tout est doute, obscurité, incertitude en métaphysique. La réputation
et l'influence de Locke sont déjà tombées en Angleterre. Sa doctrine,
qui devoit prouver si clairement qu'il n'y a point d'idées innées, n'est
rien moins que certaine , puisqu'elle échoue contre les vérités mathé-
matiques, qui ne peuvent jamais être entrées dans l'àme par les sens.
Est-ce l'odorat, le goût, le toucher, l'ouïe, la vue, qui ont démontré à
Pythagore que, dans un triangle rectangle , le carré de l'hypoténuse
est égal à la somme des carrés faits sur les deux autres côtés? Tous les
arithméticiens et tous les géomètres diront à M""" de Staël que les nom-
bres et les rapports des trois dimensions de la matière sont de pures
abstractions de la pensée, et que les sens, loin d'entrer pour quelque
chose dans ces connoissances, en sont les plus grands ennemis. D'ail-
A M. DE FONïANES. O/i?
leurs, les vérités mathématiques, si j'ose le dire, sont innées en nous,
par cela seul qu'elles sont éternelles. Or, si ces vérités sont éternelles,
elles ne peuvent être que les émanations d'une source de vérité qui
existe quelque part. Cette source de vérité ne peut être que Dieu. Donc
l'idée de Dieu, dans l'esprit humain, est à son tour une idée innée;
donc notre âme , qui contient des vérités éternelles, est au moins une
immortelle substance.
Voyez, mon cher ami, quel enchaînement de choses, et combien
M"^ de Staël est loin d'avoir approfondi tout cela. Je serai obligé ,
malgré moi, de porter ici un jugement sévère. M"'" de Staël, se hcâtant
d'élever un système, et croyant apercevoir que Rousseau avoit plus
pensé que Platon, et Sénèque plus que Tite-Live, s'est imaginé tenir
tous les fils de l'âme et de l'intelligence humaine; mais les esprits
pédantesques, comme moi, ne sont point du tout contents de cette
marche précipitée. Ils voudroient qu'on eût creusé plus avant dans le
sujet, qu'on n'eût pas été si superficiel, et que dans un livre où l'on
fait la guerre à l'imagination et aux préjugés, dans un livre où l'on
traite de la chose la plus grave du monde, la pensée de l'homme, on
eût moins senti l'imagination, le goût du sophisme et la pensée incons-
tante et versatile de la femme.
Vous savez, mon cher ami, ce que les philosophes nous reprochent, à
nous autres gens religieux ; ils disent que nous n'avons pas la tête forte.
Ils lèvent les épaules de pitié quand nous leur parlons du sentiment
moral. Ils demandent qu'est-ce que tout cela prouve? En vérité, je vous
avouerai, à ma confusion, que je n'en sais rien moi-même, car je n'ai
jamais cherché à me démontrer mon cœur; j'ai toujours laissé ce soin
à mes amis. Toutefois, n'allez pas abuser de cet aveu et me trahir
auprès de la philosophie. Il faut que j'aie l'air de m'entendre, lors
même que je ne m'entends pas du tout. On m'a dit, dans ma retraite,
que cette manière réussissoit. Mais il est bien singulier que tous ceux
qui nous accablent de leur mépris pour notre défaut à'argumentation,
et qui regardent nos misérables idées comme les habitués de lamaison\
oublient le fond même des choses dans le sujet qu'ils traitent, de sorte
que nous sommes obligés de nous faire violence et de peser, au péril
de nos jours, contre notre tempérament religieux, pour rappeler à ces
penseurs ce qu'ils auroient dû penser.
N'est-il pas tout à fait incroyable qu'en parlant de l'avilissement
des Romains sous les empereurs, M""^ de Staël ait négligé de nous
faire valoir l'influence "du christianisme naissant sur l'esprit des
1. Phrase de M""^ de Staël.
6/,8 LETTRE
liiMuiiios? Kilo a l'air do ne se souvenir {le la rrli^imi, (|iii a cliaivj.i' 1;.
face du monde, qu'au moment de l'invasion des barbares. Mais, bien
avant cette époque, des cris de justice et de liberté avoient retenti dans
l'ompire des Césars. Et qui est-ce qui les avoit poussés, ces cris? Los
cbrétiens. Fatal aveuglomont des systèmes! M'"" de Staël appelle la
folie du martyre des actes que son cœur généreux loueroit ailleurs
avec transport : je veux dire de jeunes vierges préférant la mort aux
caresses des tyrans, des hommes refusant de sacrifier aux idoles, et
scellant de leur sang, aux yeux du monde étonné, le dogme de l'unité
d'un Dieu et de l'immortalité de l'âme; je pense que c'est là de la
philosophie.
Quel dut être l'étonnement de la race humaine lorscpi'au milieu
des superstitions les plus honteuses, lorsque tout était Dieu, excepté
Dieu inêr)w, comme parle Bossuet, Tertullien fit tout à coup entendre
ce symbole de la foi chrétienne : « Le Dieu que nous adorons est un
seul Dieu, qui a créé l'univers avec les éléments, les corps et les
esprits qui le composent, et qui par sa parole, sa raison et sa toute-
puissance, a transformé le néant en un monde pour être l'ornement
de sa grandeur... Il est invisible, quoiqu'il se montre partout; impal-
pable, quoique nous nous en fassions une image; incompréhensible,
quoique appelé par toutes les lumières de la raison... Rien ne fait
mieux comprendre le souverain Être que l'impossibilité de le conce-
voir : son immensité le cache et le découvre à la fois aux hommes ' . »
Et quand le même apologiste osoit seul parler la langue de la liberté
au milieu du silence du monde, n'étoit-ce point encore de la philoso-
phie? Qui n'eût cru que le premier Brutus , évoqué de la tombe,
menaçoit le trône des Tibères, lorsque ces fiers accents ébranlèrent
les portiques oi^i venoient se perdre les soupirs de Rome esclave :
« Je ne suis point l'esclave de l'empereur. Je n'ai qu'un maître,
c'est leDicu tout-puissant et éternel, qui est aussi le maître de César-...
Voilà donc pourquoi vous exercez sur nous toutes sortes de cruautés !
Ah! s'il nous étoit permis de rendre le mal pour le mal, une seule
nuit et quelques flambeaux suffiroient à notre vengeance. Nous ne
sommes que d'hier, et nous remplissons tout : vos cités, vos îles, vos
forteresses, vos camps, vos colonies, vos tribus, vos décuries, vos
conseils, le palais, le sénat, le forum^ ; nous ne vous laissons que vos
temples. »
1 . Teutul., Apologct., cap, xvir.
2. Ceteritm liber sum illi. Dominus enim meus unv.s est, Dciis omnipotens, el
œternus, idem qui et ipsius. [Apologet., cap. xxxiv.)
3. Ibid., cap. xxxvii.
A M. DE FONTANES. 6/|9
Je puis me tromper, mon cher ami, mais il me semble que M""« de
Staël, en faisant l'histoire de l'esprit philosophique, n'auroit pas dû
omettre de pareilles choses. Cette littérature des Pères, qui remplit
tous les siècles, depuis Tacite jusqu'à saint Bernard, offroit une car-
iière immense d'observations. Par exemple, un des noms injurieux
que le peuple donnoit aux premiers chrétiens étoit celui de philoso-
phe *. On les appeloit aussi athées -, et on les forçoit d'abjurer leur
religion en ces termes : Afps tcù; àfiku;, confusion aux athées '. Étrange
destinée des chrétiens! Brûlés sous Néron pour cause d'athéisme;
guillotinés sous Robespierre pour cause de crédulité : lequel des deux
tyrans eut raison? Selon la loi de la perfectibilité, ce doit être Robes-
pierre.
On peut remarquer, mon cher ami, d'un bout à l'autre de l'ouvrage
de M""^ de Staël, des contradictions singulières. Quelquefois elle paroît
presque chrétienne, et je suis prêt à me réjouir. Mais l'instant d'après,
la philosophie reprend le dessus. Tantôt, inspirée par sa sensibilité
naturelle, qui lui dit qu'il n'y a rien de touchant, rien de beau sans
religion, elle laisse échapper son âme. Mais tout à coup V argumentation
se réveille et vient contrarier les élans du cœur, l'analyse prend la
place de ce vague infini où la pensée aime à se perdre ; et Ventende-
ment cite à son tribunal des causes qui ressortissoient autrefois à ce
vieux siège de la vérité que nos pères gaulois appeloient les entrailles
de riiomme. Il résulte que le livre de M"^ de Staël est pour moi un
mélange singulier de vérités et d'erreurs. Ainsi, lorsqu'elle attribue
au christianisme la mélancolie qui règne dans le génie des peuples
modernes, je suis absolument de son avis; mais quand elle joint à
cette cause je ne sais quelle maligne influence du Nord, je ne reconnois
plus l'auteur qui me paroissoit si judicieux auparavant. Vous voyez,
mon cher ami, que je me tiens dans mon sujet, et que je passe main-
tenant à la littérature moderne.
La religion des Hébreux, née au milieu des foudres et des éclairs,
dans les bois d'Horeb et de Sinaï, avoit je ne sais quelle tristesse for-
midable. La religion chrétienne, en retenant ce que celle de Moïse avoit
de sublime, en a adouci les autres traits. Faite pour les misères et pour
les besoins de notre cœur, elle est essentiellement tendre et mélanco-
lique. Elle nous représente toujours l'homme comme un voyageur qui
passe ici-bas dans une vallée de larmes et qui ne se repose qu'au tom-
beau. Le dieu qu'elle offre à nos adorations est le Dieu des infortunés;
1. Satnt-Just., Apologet.; Tert., Apologet., etc.
2. Athenagor., Légat. pro Christ.; Ar.\or..,V)h. i. 1. Tisr;;., lih. iv, cap. xv.
650 LKTTUE
il a souffort lui-même, les enfants et les foiblos sont les objets de sa
prédilection, et il chérit ceux qui pleurent.
Les persécutions qu'éprouvèrent les premiers fidèles augmentèrent
sans doute leur penchant aux méditations sérieuses. L'invasion des
])arbares mit le comble à tant de calamités, et l'esprit hum;un en reçut
une impression de tristesse qui ne s'est jamais crfacéc. Tous les liens
qui attachent à la vie étant brisés à la fois, il ne reste plus que Dieu
pour espérance et les déserts pour refuge. Comme au temps du déluge,
les hommes se sauvèrent sur le sommet des montagnes, emportant
avec eux les débris des arts et de la civilisation. Les solitudes se rem-
plirent d'anachorètes, qui, vêtus de feuilles de palmier, se dévouoient
à des pénitences sans fin pour fléchir la colère ci'leste. De toutes paris
s'élevèrent des couvents oîi se retirèrent des malheureux trompés par
le monde, et des âmes qui aimoient mieux ignorer certains sentiments
de l'existence que de s'exposer à les voir cruellement trahis. Une pro-
digieuse mélancolie dut être le fruit de cette vie monastique-, car la
mélancolie s'engendre du vague des passions, lorsque ces passions,
sans objet, se consument d'elles-mêmes dans un cœur solitaire.
Ce sentiment s'accrut encore par les règles qu'on adopta dans la
plupart des communautés. Là des religieux bêchoient leurs tombeaux,
à la lueur de la lune, dans les cimetières de leurs cloîtres; ici, ils
n'avoient pour lit qu'un cercueil : plusieurs erroient comme des ombres
sur les débris de Memphis et Babylone , accompagnés par des lions
qu'ils avoient apprivoisés au son de la harpe de David. Les uns se
condamnoient à un perpétuel silence ; les autres répétoient, dans un
éternel cantique, ou les soupirs de Job, ou les plaintes de Jérémie, ou
les pénitences du roi-prophète. Enfin, les monastères étoient bâtis dans
les sites les plus sauvages : on les trouvoit dispersés sur les cimes
du Liban, au milieu des sables de l'Egypte, dans l'épaisseur des
forêts des Gaules et sur les grèves des mers britanniques. Oh! comme
ils dévoient être tristes, les tintements de la cloche religieuse qui
dans le calme des nuits appeloient les vestales aux veilles et aux
prières, et se méloient sous les voûtes du temple aux derniers sons
des cantiques et aux foibles bruissements des flots lointains ! Combien
elles étoient profondes les méditations du solitaire qui, à travers les
barreaux de sa fenêtre revoit à l'aspect de la mer, peut-être agitée par
l'orage ! la tempête sur les flots, le calme dans la retraite! des hommes
brisés par des écueils au pied de l'asile de la paix ! l'infini de l'autre
côté du mur d'une cellule, de même qu'il n'y a que la pierre du tom-
beau entre l'éternité et la vie!... Toutes ces diverses puissances du
malheur, de la religion, des souvenirs, des mœurs, des scènes de la
A M. DE FONTANES. 051
nature, se réunirent pour faire du génie chrétien le génie même de la
mélancolie.
Il me paroît donc inutile d'avoir recours aux barbares du Nord pour
expliquer ce caractère de tristesse que M""^ de Staël trouve particuliè-
rement dans la littérature angloise et germanique , et qui pourtant
n'est pas moins remarquable chez les maîtres de l'école françoise. Ni
l'Angleterre, ni l'Allemagne, n'a produit Pascal et Bossuet, ces deux
grands modèles de la mélancolie en sentiments et en pensées.
Mais Ossian, mon cher ami, n'est-il pas la grande fontaine du Nord
où tous les bardes se sont enivrés de mélancolie, de même que les
anciens peignoient Homère sous la figure d'un grand fleuve où tous
les petits fleuves venoient remplir leurs urnes? J'avoue que cette idée
de M""' de Staël me plaît fort. J'aime à me représenter les deux aveu-
gles, l'un sur la cime d'une montagne d'Ecosse, la tête chauve, la
barbe humide, la harpe à la main, et dictant ses lois, du milieu des
brouillards, à tout le peuple poétique de la Germanie ; l'autre, assis
sur le sommet du Pinde, environné des Muses qui tiennent sa lyre,
élevant son front couronné sous le beau ciel de la Grèce, et gouvernant
avec un sceptre orné de lauriers la patrie du Tasse et celle de Racine.
« Vous abandonnez donc ma cause? » allez-vous vous écrier ici.
Sans doute, mon cher ami ; mais il faut que je vous en dise la raison
secrète : c'est qu' Ossian lui-même est chrétien. Ossian chrétien! Convenez
que je suis bien heureux d'avoir converti ce barde, et qu'en le faisant
entrer dans les rangs de la religion j'enlève un des premiers héros à
Vâge de la mélancolie.
Il n'y a plus que les étrangers qui soient encore dupes d'Ossian.
Toute l'Angleterre est convaincue que les poëmes qui portent ce nom
sont l'ouvrage de M. Macpherson lui-même. J'ai été longtemps trompé
par cet ingénieux mensonge : enthousiaste d'Ossian comme un jeune
homme que j'étois alors, il m'a fallu passer plusieurs années à Lon-
dres, parmi les gens de lettres, pour être entièrement désabusé. Mais
enfin je n'ai pu résister à la conviction, et les palais de Fingal se sont
évanouis pour moi, comme beaucoup d'autres songes.
Vous connoissez toute l'ancienne querelle du docteur Johnson et du
traducteur supposé du barde calédonien. M. Macpherson, poussé à
bout, ne put jamais montrer le manuscrit de Fingal, dont il avoit fait
une histoire ridicule , prétendant qu'il l'avoit trouvé dans un deux
coffre chez un paysan ; que ce manuscrit étoit en papier et en carac-
tères niniques. Or Johnson démontra que ni le papier ni l'alphabet
runique n'étoient en usage en Ecosse à l'époque fixée par M. Macpher-
son. Quant au texte qu'on voit maintenant imprimé avec quelques
652 LETTRE
poëmos dcSniilli, ou h coliii qu'on poul iuipriuior encore ', on sait (iiie
los poëmos d'Ossian ont é(é traduits del'iuiglois dans la langue calèdo-
nirnnc; car plusieurs montagnards écossois sont devenus complices de
la fraude de leur compatriote. C'est ce qui a trompé.
Au reste, c'est une chose fort commune en Angleterre que tous ces
manuscrits retrouvés. On a vu dernièrement une tragédie de Shakes-
peare, et, ce qui est plus extraordinaire, des ballades du temps de
Chaucer, si parfaitement imitées pour le style, le parchemin et los
caractères antiques, que tout le monde s'y est mépris. Déjà mille
volumes se préparoient pour développer les beautés et prouver l'au-
thenticité de ces merveilleux ouvrages, lorsqu'on surprit Vèditcur
écrivant et composant lui-même ces poëmes saxons. Les admira^teurs
en furent quittes pour rire et pour jeter leurs commentaires au feu ;
mais je ne sais si le jeune homme qui s'étoit exercé dans cet art sin-
gulier ne s'est point brûlé la cervelle de désespoir.
Cependant il est certain qu'il existe d'anciens poëmes qui portent le
nom d'Ossian. Ils sont irlandois ou erses d'origine. C'est l'ouvrage de
quelque moine du xni^ siècle. Fingal est un géant qui ne fait qu'une
enjambée d'Ecosse en Irlande, et les héros vont en Terre Sainte pour
expier les meurtres qu'ils ont commis.
Et pour dire la vérité, il est même incroyable qu'on ait pu se
tromper sur l'auteur des poëmes d'Ossian. L'homme du xviii^ siècle y
perce de toutes parts. Je n'en veux pour exemple que l'apostrophe du
barde au soleil : « 0 soleil! lui dit-il, qui es-tu? d'oii viens-tu? où
vas-tu? ne tomberas-tu point un jour? etc.^ »
M"^ de Staël , qui reconnoît si bien l'histoire de l'entendement
humain , verra qu'il y a là dedans tant d'idées complexes sous les
rapports moraux, physiques et métaphysiques, qu'on ne peut presque
sans absurdité les attribuer à un sauvage. En outre, les notions les
plus abstraites du temps, de la durée, de V étendue, se trouvent à
chaque page d'Ossian. J'ai vécu parmi les sauvages de l'Amérique , et
j'ai remarqué qu'ils parlent souvent des temps écoulés, mais jamais
des temps à naître. Quelques grains de poussière au fond du tombeau
leur restent en témoignage de la vie dans le néant du passé ; mais qui
peut leur indiquer l'existence dans le néant de l'avenir? Cette antici-
pation du futur, qui nous est si familière, est néanmoins une des plus
1. Quelques journaux anglois ont dit, et des journaux françois ont répété, que le
texte véritable d'Ossian alloit enfin paroître; mais ce ne peut être que la version
écossoise faite sur le texte même de Macpherscn.
2. J'écris de mémoire, et je puis me tromper sur quelques mots ; mais c'est le
sens, et cela suffît.
A M. DE FONTANES. 653
fortes abstractions où la pensée de l'homme soit arrivée. Heureux tou-
tefois le sauvage qui ne sait pas, comme nous, que la douleur est
suivie de la douleur, et dont l'âme, sans souvenir et sans prévoyance,
ne concentre pas en elle-même, par une sorte d'éternité douloureuse,
le passé, le présent et l'avenir!
Mais ce qui prouve incontestablement que M. Macpherson est l'au-
teur des poëmes d'Ossian , c'est la perfection , ou le beau idéal de la
morale dans ces poëmes. Ceci mérite quelque développement.
Le beau idéal est né de la société. Les hommes très-près de la
nature ne le connoissent pas. Ils se contentent dans leurs chansons
de peindre exactement ce qu'ils voient. Mais comme ils vivent au
milieu des déserts, leurs tableaux sont toujours grands et poétiques.
Voilà pourquoi vous ne trouvez point de mauvais goût dans leurs com-
positions. Mais aussi elles sont monotones, et les sentiments qu'ils
expriment ne vont pas jusqu'à l'héroïsme.
Le siècle d'Homère s'éloignoit déjà de ces premiers temps. Qu'un
sauvage perce un chevreuil de sa flèche ; qu'il le dépouille au milieu
de toutes les forêts ; qu'il étende la victime sur les charbons du tronc
d'un chêne, tout est noble dans cette action. Mais dans la tente
d'Achille il y a déjà des bassins, des broches, des couteaux. Un ins-
trument de plus , et Homère tomboit dans la bassesse des descriptions
allemandes ; ou bien il falloit qu'il cherchât le beau idéal physique, en
commençant à cacher. Remarquez bien ceci. L'explication suivante va
tout éclaircir.
A mesure que la société multiplia les besoins et les commodités de
la vie, les poètes apprirent qu'ils ne dévoient plus, comme par le
passé, peindre tout aux yeux, mais voiler certaines parties du tableau,
Ce premier pas fait, ils virent encore qu'il falloit choisir; ensuite, que
la chose choisie étoit susceptible d'une forme plus belle et d'un plus
bel effet dans telle ou telle position. Toujours cachant et choisissant,
retranchant ou ajoutant, ils se trouvèrent peu à peu dans des formes
qui n'étoient plus naturelles, mais qui étoient plus belles que celles de
la nature , et les artistes appelèrent ces formes le beau idéal. On peut
donc définir le beau idéal Vart de choisir et de cacher.
Le beau idéal moral se forma comme le beau idéal physique. On
déroba à la vue certains mouvements de l'âme, car l'âme a ses honteux
besoins et ses bassesses comme le corps. Et je ne puis m'empêcher de
remarquer que l'homme est le seul de tous les êtres vivants qui soit
susceptible d'être représenté plus parfait que nature et comme
approchant de la Divinité. On ne s'avise pas de peindre le beau idéal
d'r-- aigle, d'un lion, etc. Si j'osois m'élever jusqu'au raisonnement,
G5/j LETTRE
mon cher ami, je vous dii'ois que j'entrevois ici une grande pensée de
l'Auteur des êtres et une preuve de notre immortalité.
La société où la morale alleigiiit le plus vite tout son développe-
ment dut atteindre le plus tôt au beau idéal des caractères. Or c'est
ce qui distingue éminemment les sociétés formées dans la religion
chrétienne. C'est une chose étrange, et cependant rigoureusement
vraie, qu'au moyen de l'Évangile la morale avoit acquis chez nos pères
son plus haut i)oint de perfection, tandis (prils étoient de vrais bar-
bares dans tout le reste.
Je demande à présent où Ossian auroit pris cette morale parfaite
qu'il donne partout à ses héros? Ce n'est pas dans sa religion, puis-
qu'on convient qu'il n'y a point de religion dans ses ouvrages. Seroit-
ce dans la nature même? et comment le sauvage Ossian, sur un rocher
de la Calédonie, tandis que tout étoit cruel, barbare, sanguinaire,
grossier autour de lui, seroit-il arrivé en quelques jours à des connois-
sances morales que Socrate eut à peine dans les siècles les plus éclairés
de la Grèce, et que l'Évangile seul a révélées au monde, comme le
résultat de quatre mille ans d'observations sur le caractère des
hommes? La mémoire de M""^ de Staël l'a trahie, lorsqu'elle avance
que les poésies Scandinaves ont la même couleur que les poésies du
jirétendu barde écossois. Chacun sait que c'est tout le contraire. Les
premières ne respirent que brutalité et vengeances. M. Macphcrson
lui-même a bien soin de remarquer cette différence , et de mettre en
contraste les guerriers de Morven et les guerriers de Lochlin. L'ode
que M™^ de Staël rappelle dans une note a même été citée et com-
mentée par le docteur Blair, en opposition aux poésies d'Ossian. Cette
ode ressemble beaucoup à la chanson de mort des Iroquois : « Je ne
crains point la mort, je suis brave : que ne puis-je boire dans le crâne
de mes ennemis et leur dévorer le cœur! etc. » Enfin M. Macpherson
a fait des fautes en histoire naturelle qui suffîroicnt seules pour
découvrir le mensonge. Il a planté des chênes où jamais il n'est venu
que des bruyères, et fait crier des aigles où l'on n'entend que la voix
de la harnache et le sifflement du courlieu.
M. Macpherson étoit membre du parlement d'Angleterre. Il étoit
riche; il avoit un fort beau parc dans les montagnes d'Ecosse, où, à
force d'art et de soin, il étoit parvenu à faire croître quelques arbres;
il étoit en outre très-bon chrétien et profondément nourri de la lecture
de la Bible ' ; il a chanté sa montagne, son parc et le génie de sa religion.
1. Plusieurs morceaux d'Ossian sont visiblement imités de la Bible, et d'autres
traduits d'Homère, tels que la belle expression thejoy of grief; y.pi'j'.'.d Tî7ap-(ô|j.E'j-«
A M. DE FONTANES. 655
Cela, sans doute, ne détruit rien du mérite des poèmes de Temoraet
de Fingal ; ils n'en sont pas moins le vrai modèle d'une sorte de mélan-
colie du désert, pleine de charmes. J'ai fait venir la petite édition qu'on
vient de publier dernièrement en Ecosse; et, ne vous en déplaise,
mon cher ami, je ne sors plus sans mon Homère de Westein dans une
poche, et mon Ossian de Glascow dans l'autre. Mais cependant il
résulte de tout ce que je viens de vous dire que le système de
I\I™« de Staël touchant l'influence d'Ossian sur la littérature du Nord
s'écroule ; et quand elle s'obstineroit à croire que le barde écossois a
existé, elle a trop d'esprit et de raison pour ne pas sentir que c'est
toujours un mauvais système que celui qui repose sur une base aussi
contestée". Pour moi, mon cher ami, vous voyez que j'ai tout à gagner
par la chute d'Ossian, et que chassant \a perfectibilité mélancolique
des tragédies de Shakespeare, des Nuits d'Young, de VHèloïse de
Pope, de la Clarisse de Richardson, j'y rétablis victorieusement la
mélancolie des idées religieuses. Tous ces auteurs étoient chrétiens, et
l'on croit même que Shakespeare étoit catholique.
Si j'allois maintenant, mon cher ami, suivre M""^ de Staël dans le
siècle de Louis XIV, c'est alors que vous me reprocheriez d'être tout à
fait extravagant. J'avoue que sur ce sujet je suis d'une superstition
ridicule. J'entre dans une sainte colère quand on veut rapprocher les
auteurs du xvui"^ siècle des écrivains du xvn''; et même, à présent que
je vous en parle, ce seul souvenir est prêt à m'emporter la raison hors
des gonds, comme dit Biaise Pascal. Il faut que je sois bien séduit
par le talent de M""' de Staël pour rester muet dans une pareille cause.
Mon ami, nous n'avons pas d'historiens, dit-elle. Je pensois que
Bossuet étoit quelque chose ! Montesquieu lui-même lui doit son livre
de la Grandeur et de la décadence de l'empire romain, dont il a trouvé
l'abrégé sublime dans la troisième partie du Discours sur l'Histoire
universelle. Les Hérodote, les Tacite, les Tite-Live sont petits, selon
moi, auprès de Bossuet; c'est dire assez que les Guichardin , les
Mariana, les Hume, les Robertson, disparoissent devant lui. Quelle
revue il fait de la terre ! il est en mille lieux à la fois : patriarche sous
v'vcto. Od., lib. n, v. 211, le plaisir de la douleur. J'observerai qu'Homère a une
teinte mélancolique clans le grec que toutes les traductions ont fait disparoître. Je no
crois pas, comme M""= de Staël, qu'il y ait un âge particulier de la mélancolie ; mais
je crois que tous les grands génies ont été mélancoliques.
1. D'ailleurs, quand ces poëmes auroient existé avant Macpherson (ce qui est sans
vraisemblance), ils n'étoient point rassemblés, et les poètes célèbres de l'Angleterre
ne les connoissoient pas. Gray lui-môme, si voisin de nous, dans son ode du Barde,
nn 'appelle pas une seule fois le nom d'Ossian,
G56 LETTRK
Ir palniirrde Toplu'l, ininislrc à la cour du Babylono, prèti'e à Mtnn-
pliis, législateur à Sparte, citoyen à Athènes et à Rome, il change de
temps et de place à son gré; il passe avec la rapidité et la majesté des
siècles. La verge de la loi à la main, avec une autorité incroyable, il
chasse pêle-mêle devant lui et Juifs et gentils an tombeau : il vient
enfin lui-même à la suite du convoi de tant de généi'ations, et, mar-
chant appuyé sur Isaïc et sur Jérémic, il élève ses lamentations pro-
phétiques à travers la poudre et les débris du genre humain.
Sans religion on peut avoir de l'esprit, mais il est prescpu^ iui]ios-
sible d'avoir du génie. Qu'ils me semblent petits, la i)hii)art de ces
hommes du xvin^ siècle, qui, au lieu de l'instrument infini dont les
Racine et les Bossuet se servoient pour trouver la note fondamentale
de leur éloquence, emploient l'échelle d'une étroite philosophie, qui
subdivise l'âme en degrés et en minutes, et réduit tout l'univers, Dieu
compris, à une simple soustraction du néant !
Tout écrivain qui refuse de croire en un Dieu auteur de l'univers
et juge des hommes, dont il a fait l'âme immortelle, bannit l'infini de
ses ouvrages. Il enferme sa pensée dans un cercle de boue , dont il ne
sauroit plus sortir. Il ne voit plus rien de noble dans la nature. Tout
s'y opère par d'impurs moyens de corruption et de régénération. Le
vaste abîme n'est qu'un peu d'eau bitumineuse; les montagnes sont
de petites protubérances de pierres calcaires ou vitrcscibks. Ces deux
admirables flambeaux des cieux, dont l'un s'éteint quand l'autre
s'allume, afin d'éclairer nos travaux et nos veilles , ne sont que deux
masses pesantes formées au hasard par je ne sais quelle agrégation
fortuite de matière. Ainsi , tout est désenchanté, tout est mis à décou-
vert par l'incrédule : il vous dira même qu'il sait ce que c'est que
l'homme; et si vous voulez l'en croire, il vous expliquera d'où vient la
pensée, et ce qui fait que votre cœur se remue au récit d'une belle
action; tant il a compris facilement ce que les plus grands génies
n'ont pu comprendre! Mais approchez, et voyez en quoi consistent les
hautes lumières de la philosophie ! Regardez au fond de ce tombeau ;
contemplez ce cadavre enseveli, cette statue du néant, voilée d'un
linceul : c'est tout l'homme de l'athée.
Voilà une lettre bien longue, mon cher ami, et cependant je ne vous
ai pas dit la moitié des choses que j'aurois à vous dire.
On m'appellera capucin, mais vous savez que Diderot aimoit fort
les capucins. Quant à vous, en votre qualité de poëte, pourquoi seriez-
vous effrayé d'une barbe blanche? Il y a longtemps qu'Homère
a réconcilié les muses avec elle. Quoi qu'il en soit, il est temps de
mettre fin h cette épître. Mais , comme vous savez que nous autres
A M. DE FONTANES. 657
papistes avons la fureur de vouloir convertir notre prochain, je vous
avouerai en confidence que je donnerois beaucoup de choses pour voir
M"« de Staël se ranger sous les drapeaux de la religion. Voici ce que
j'oserois lui dire si j'avois l'honneur de la connoître :
« Vous êtes sans doute une femme supérieure : votre tête est forte,
et votre imagination quelquefois pleine de charmes, témoin ce que
vous dites d'Herminie déguisée en guerrier Votre expression a souvent
de l'éclat et de l'élévation
« Mais, malgré tous ces avantages, votre ouvrage est bien loin d'être
ce qu'il auroit pu devenir. Le système en est monotone, sans mouve-
ment et trop mêlé d'expressions métaphysiques. Le sophisme des
idées repousse, l'érudition ne satisfait pas, et le cœur surtout est trop
sacrifié à la pensée. D'où proviennent ces défauts? De votre philoso-
phie. C'est la partie éloquente qui manque essentiellement à votre
ouvrage. Or, il n'y a point d'éloquence sans religion. L'homme a telle-
ment besoin d'une éternité d'espérance, que vous avez été obligée de
vous en former une sur la terre par votre système de perfectibililé,
pour remplacer cet Mi/îni, que vous refusez de voir dans le ciel. Si vous
êtes sensible à la renommée, revenez aux idées religieuses. Je suis
convaincu que vous avez en vous le germe d'un ouvrage beaucoup
plus beau que tous ceux que vous nous avez donnés jusqu'à présent.
Votre talent n'est qu'à demi développé; la philosophie l'étouffé; et si
vous demeurez dans vos opinions , vous ne parviendrez point à la
hauteur où vous pouviez atteindre en suivant la route qui a conduit
Pascal, Bossuet et Racine à l'immortalité. »
Voilà comme je parlerois à M"^ de Staël sous les rapports de la
gloire. Quand je viendrois à l'article du bonheur, pour rendre mes
sermons moins ennuyeux, je varierois ma manière. J'emprunterois
cette langue des forêts qui m'est permise en ma qualité de sauvage.
Je dirois à ma néophyte :
« Vous paroissez n'être pas heureuse : vous vous plai2;nez souvent,
dans voire ouvrage, de manquer de cœurs qui vous entendent. Sachez
qu'il y a de certaines âmes qui cherchent en vain dans la nature les
âmes auxquelles elles sont faites pour s'unir, et qui sont condamnées
par le Grand-Esprit à une sorte de veuvage éternel.
(( Si c'est là votre mal, la religion seule peut le guérir. Le mot philo-
sophie, dans le langage de l'Europe, me semble correspondre au mot
solitude dans l'idiome des sauvages. Or, comment la philosophie rem-
plira-t-elle le vide de vos jours! Comble-t-on le désert avec le désert?
(c II y avoit une femme des monts Apalaches qui disoit : Il n'y a point
de bons génies, car je suis malheureuse, et tous les habitants de';
m. 4"
g:-6 LiyrTut: a m. de fontanes.
cabanes sont niallicuroux. Je n'ai point encore rencontré d'iionniie.
quel que fût son air de félicité, qui n'entretînt une plaie cachée. Le
cœur le plus serein en apparence ressemble au puits naturel de la
savane Alachua : la surface vous en paroît calme et pure, mais lorsque
vous regardez au fond du b;'ssin tranquille, vous apercevez un large
crocodile que le puits nourrit dans ses ondes.
« La femme alla consulter le jongleur du désert de Scambre pour
savoir s'il y avoit de bons génies. Le jongleur lui répondit : Roseau du
fleuve, qui est-ce qui t'appuiera s'il n'y a pas de bons génies? Tu dois
y croire par cela seul que tu es malheureuse. Que feras-tu de la vie si
tu es sans bonheur, et encore sans espérance? Occupe-toi, remplis
secrètement la solitude de tes jours par des bienfaits. Sois l'astre
de l'infortune; répands tes clartés modestes dans les oml)res ; sois
témoin des pleurs qui coulent en silence, et que les misérables puis-
sent attacher les yeux sur toi sans être éblouis. Voilà le seul moyen de
trouver ce bonheur qui le manque. Le Grand-Esprit ne t'a frappée que
pour te rendre sensible aux maux de tes frères et pour que tu cherches
à les soulager. Si notre cœur est comme le puits du crocodile, il est
aussi comme ces arbres qui ne donnent leur baume pour les blessures
des hommes que lorsque le fer les a blessés eux-mêmes.
« Le jongleur du désert de Scambre, ayant ainsi parlé à la femme
des monts Apalaches, rentra dans le creux de son rocher. »
Adieu, mon cher ami, je vous aime et vous embrasse de tout mon
cœur.
[L'Auteur du Gér.ie du Christianisme.)
i'IN DE LA LETTRE A M. OE FONTANES.
TABLE.
/
Paçcs
Préfaces de diverses édifions d'Afala i
Alala 17
René , 71
Les A\ enlures du dernier Abencerage 97
POEMES.
Préface 1 33
Dargo 1 37
Duthona 1 45
Gaul lo3
Lettre sur l'Art du dessin 165
Pensées , Réflexions et Maximes 1 74
LES NATCHEZ.
Préface 1 81
Livre premier , , 1 87
Livre deuxième 200
Livre troisième 214
Livre quatrième • 225
Livre cinquième 235
Livre sixième 247
Livre septième 265
Livre huitième 280
Livre neuvième 294
Livre dixième • ^05
Livre onzième ■^20
Livre douzième ^28
Suite 344
Note ; S< '
r.CiO TAV. u:.
DKSClill'TlON nu PAYS DES NATCIIEZ.
Promioi- extrait de Chaiievoix , 5L"î
Deuxième extrait , 52 't
TABLEAUX DE LA NATURE.
l'rcfaco 529
L Invocation [i33
IL La Forêt ;i:j4
IIL Le Soir au bord de la 3Ier 634
IV. Le Soir dans une Vallée ' 535
V. Nuit de Printemps 536
VI. Nuit d'Automne 537
VII. Le Printemps, l'Été et l'Hiver 539
VIII. La Mer 541
IX. L'Amour de la Campaii;ne 542
X. Les Adieux 543
POÉSIES DIVERSES.
I. Les Tombeaux champêtres. — Élégie 545
II. A Lydie. — Imitation d'Alcée 548
III. Milton et Davenant 549
IV. Clarisse. — Imitation d'un poêle écossois 553
V. L'Esclave 554
VI. Souvenir du pays do l'rance. — Romance 555
VII. Ballade do l'Abencenige 556
VIII. Le Cid. — Romance 558
IX. Nous verrons 559
X. Peinture de Dieu 560
XL Pour le Mariage de mon Neveu 561
XII. Pour la fètc de Madame do *** 562
XIII. Vers trouvés sur le pont du Rhône 562
XIV. Les Malheurs de la Révolution. — Ode 563
XV. Vers écrits sur un Souvenir donné par la marquise de Grollier
à M. le baron de Humboldl 566
XVI. Charlottembourg, ou le Tombeau de la Reine de Prusse 566
XVII. Les Alpes ou l'Italie , 568
vviiL Le Départ 570
TABLE. 661
moïse.
l'ages
Préface : 573
Acte premier 579
Acte second 590
Acte troisième 604
Acle quatrième 619
Acte cinquième 634
Lettre à M. de Fontanes sur la deuxième édition de l'ouvrage de
M°" de Staël ... 643
FIN DE LA TABLE DU TOME III.
J^»^
Paris. — Imprimerie de A. Quantin, nio Saint-Benoît, 7.
î^5.
2205
Al
19—
t. 3
Chateaubriand, François Auguste
René
Oeuvres complètes
>^
PLEASE DO NOT REMOVE
CARDS OR SLIPS FROM THIS POCKET
iè
UNIVERSITY OF TORONTO LIBRARY
I
M ■■
m
2205
Al
19—
t. 3
^
r
Chateaubriand, François Auguste
René
Oeuvres complètes
w^
PLEASE DO NOT REMOVE ^
CARDS OR SLIPS FROM THIS POCKET
UNIVERSITY OF TORONTO LIBRARY
Si
T\
m^.
lUi
^'^^^^: "
f:**-
.-.Ki^
'f-^-**
^
»«
%.
M
^■.
K J^.
S-V .^
'^"^^■'
«!'at
s* --
»>-«%'*-
là. fh
- ..- •^^%:
■Jt#--^^