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Full text of "Nietzsche, sa vie et sa pensée"

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Digitized  by  the  Internet  Archive 

in  2010  witii  funding  from 

Lyrasis  IVIembers  and  Sloan  Foundation 


Iittp://www.arcliive.org/details/nietzscliesavieet02cliar 


LA    JEUNESSE 
DE   NIETZSCHE 


OUVRAGES  DU  MEME  AUTEUR 


Chez  F.  Alcan  et  R.  Lisbonne,  éditeurs  . 

La  Philosophie  de  la  Nature  dans  Kant.  1890.  130  pp.  iii-8° 1  vol. 

Les    Origines  du   Socialisme  d'Etat  en  Allemagne.   1897.  2«  éd.    1913. 

xv-495  pp.  in-S" 1  vol. 

Les  Usages  de  la  Guerre  et  la  Doctrine  de  l'Etat-Major  allemand.  1915. 

•    120  pp.  iii-12 Brochure. 

Chez-  Rieder  (anciennement  Cornély),  éditeur  ; 

Le  prince  de  Bismarck.  1898.  2«  éd.  1900.  402  pp.   in-12 1  vol. 

Le  Manifeste  communiste  de  Karl  Marx  et  de  Frédéric  Engels.  Intro- 
duction historique  et  commentaire.  1900.  200  pp.  in-16 1  vol. 

A  l'Union  pour  la  Vérité  • 

La  Liberté  de  l'Esprit  selon  Nietzsche.  1910.  48  pp.  in-16 Brochure. 

Chez  Marcel  Rivière  et  Cie,  éditeurs  : 
La  Civilisation  socialiste.  1912.  52  pp.   in-16 Brochure. 

Chez  Armand  Colin,  éditeur  : 
Pratique  et  Doctrine  allemandes  de  la   Guerre.  (En  collaboration  avec 

Ernest  Lavisse.)  1915.  48  pp.  in-80 Brochure 

Le  Pangermanisme.   Les   plans  d'expansion  allemande  dans  le  monde. 

1915.  80  pp.  in-8» Brochure. 

Chez  Larousse,  éditeur  : 
Les  Etudes  germaniques.  36  pp.  in-12.  1914 Brochure. 

Chez  Louis  Conard,  éditeur  : 
•*        Collection   de   Documents    sur   le    Pangermanisme 
:   '                         "  avec  des  préfaces  historiques  : 
I.  Les  Origines  du  Pangermanisme  (1800-1888).  1915.  lxxx-300  pp.  in-S».       1  vol. 
l            II.  Le  Pangermanisme   continental  sous.  Guillaume  II.  1916.  lxiiiii- 
"V  480  pp.    in-8°.    .    .       ." •   •   •      *  vol. 

III.  Le  Pangermanisme  colonial  sous  Guillaume  II.  i9i6.c-ZS6  f^.  in-8°.      1vol. 
iV.  Le  Pangermanisme  philosophique  {l80Q-l9U).i9ll.  CLu-iOO  çp.m-80.      1vol. 

.■'■  Aux  Éditions  de  «  Foi  et  Vie  »  : 

Ce  qui. devra  changer  en  Allemagne.  80  pp.-  in-8''.  1917 Brochure. 

Aux  Éditions  Bossard  : 
Le  Socialisme  impérialiste  dans  l'Allemagne  contemporaine.  (Collection 
>        •       de  VMtion  Nationale.)  1"  éd.  1912.  2«  éd.  augmentée  1918.  260  pp. 

in-12 1  vol. 

.La  Décomposition  politique  du  Socialisme  allemand  (1914-1918).  (Collec- 
tion de  l'Action  Nationale.)  viii-282  pp.   Grand  in-8'' 1  vol. 

■  Nietzsche,  sa  Vie  et  sa  Pensée. 

I.  Les  Précurseurs  de  Nietzsche.   1920.  420  pp.  in-80 1  vol. 

II.  La  Jeunesse  de  Nietzsche  (jusqu'à  la  rupture  avec  Bayreuth) ....      1  vol. 
Sons  presse  :  '. 
"  III.  Nietzsche  et  le  Pessimisme  esthétique. 

IV.  Nietzsche  et  le  Transformisme  intellectuel. 
"  ;       En  préparation  : 

V.  Lu  Maturité  de  Nietzsche  (jusqu'à  sa  mort). 
VI.  La  dernière  Philosophie  de  Nietzsche.  Le  renouvellemejit  de  toutes  les  valeurs. 

Copyright  by  Èditiom  Bossard,  Paris,  1920. 


Charles  ANDLER 

Professeur  à  la  Faculté  des  Lettres  de  l'Université  de  Paris 


NIETZSCHE,  SA  VIE  ET  SA  PENSÉE 


LA    JEUNESSE 

DE    NIETZSCHE 


JUSQU'A     LA 


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RUPTURE   AVEC   BAYREUTlfi^ 


DEUXIÈME  EDITION 


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ÉDITIONS    DOSSARD 

48,    RUE    MADAME,    40 
PARIS 

1921 


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ly    TÎetzsche,  parlant  des  philosophes  qui  ont  découvert 
J^  \    les  plus  neuves  et  les  plus  belles  «  possibilités  de 
vivre  »,  disait  : 

«  De  tels  hommes  sont  trop  rares  pour  qu'on  les  laisse  échapper. 
Il  ne  faut  pas  avoir  de  cesse  qu'on  n'ait  fait  revivre  leur  effigie; 
qu'on  ne  l'ait  cent  fois  crayonnée  sur  la  muraille  (').  » 

Cette  raison  suffira  toujours  à  justifier  une  biogrjiphie 
du  philosophe-poète  qui,  plus  profondément  qu'un  autfefet  au 
milieu  d'un  peuple  tout  entier  rebelle  à  sa  pensée,  a  renouvelé 
le  sentiment  de  la  vie  dans  l'humanité  contemporaine. 

S'il  ne  s'agissait  que  de  dérouler  une  fois  de  plus  le  tissu 
des  faits  dont  s'est  composée  la  vie  terrestre  de  Niet:ische,  peut- 
être  n'en  aurais-je  pas  eu  l'audace.  Je  n'ai  plus  connu  qu'en 
petit  nombre  les  témoins  de  la  vie  de  Nietische.  Leurs  déposi- 
tions sont  recueillies  dans  des  récits  que  l'on  trouvera  cités  avec 
reconnaissance  à  toutes  les  paires  du  présent  livre.  Je  ne  pouvais 
pas  augmenter  beaucoup  le  nombre  de  ces  témoignages.  Mais 
j'ai  voulu  les  contrôler  tous  à  l'aide  de  la  correspondance, 
aujourd'hui  publiée^  de  Niet:ische.  Il  restait  aussi  à  départager 


(•)  Nietzsche,  Philosophenhuch,  %  200.  {\V.,  X,  235). 


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8       LA      JEUNESSE      DE      NIETZSCHE 

des  traditions  violemment  discordantes.  J'ai  cru  souvent 
arriver  à  une  conciliation  en  replaçant  tous  les  témoignages 
dans  la  lumière  de  la  pensée  niet:{schéenne.  Elle  décide j  parce 
qu'elle  est  seule  capable  de  donner  aux  événements  tout  leur 
sens  ;  et  ils  n'ont  que  par  elle  leufpleine  réalité  ('). 

Oîte  l'on  ne  cherche  donc  pas  ici  une  de  ces  monographies 


(')  Il  y  a  lieux  traditions  divergentes  de  la  biographie  de  Nietzsche  : 
1°  La  tradition  weimarienne,  représentée  par  l'œavre  de  M""*  Elisa- 
beth FoERSTER-NiBTzscBE,  sœur  du  philosophe.  Son  ouvrage  s'est  d'abord 
intitulé  Das  Leben  Frieciric/i  Nietzsc/ies.  lii-S°,  Leipzig,  chez  Naumann,  t.  I, 
1896;  t.  11,  1,  1897;  t,  II,  2,  1904.  11  restera  indispensable  comme  source 
d'information.  Il  était  surchargé,  dans  cette  première  foi-me,  de  documents 
et  de  textes  qui  depuis  ont  pris  place  dans  la  correspondance  de  Nietzsche 
et  dans  ses  œuvres  posthumes.  L'ouvrage  a  reparu,  allégé  et  retouché,  en 
deux  volumes  :  t.  I,  Der  junge  Nietzsche,  1912;  t.  II,  Der  einsame  Nietzsche,. 
1914,  iri-12,  Leipzig,  chez  A.  Krôner.  Il  y  faut  ajouter  le  livre  nouveau  où 
M""  E.  Foerster  retrace  l'histoire  entière  des  relations  de  Nietzsche  avec 
Wagner  :  Wagner  und  Nietzsche  zur  Zeil  ihrer  Freundschaft,  1915.  Ce  livre 
reproduit  parfois  textuellement  les  chapitres  des  deux  ouvrages  précé- 
dents. 11  y  ajoute  cependant  des  lettres  nouvelles. 

La  grande  tâche  de  la  réédition  des  ouvrages  publiés  par  Nietzsche  de 
son  vivant,  la  publication  de  ses  cours  et  des  fragments  posthumes,  a  été 
entreprise  et  menée  à  bien  par  la  fondation  présidée  par  M"*  Foerster- 
Nietzsclie  sous  le  nom  de  Nietzsche-Archiv.  Elle  a  son  siège  à  Weimar,  dans 
la  charmante  villa  où  Nietzsche  est  mort,  après  y  avoir  souffert  douze  années, 
et  pour  laquelle  un  architecte  belge  du  plus  éminent  mérite,  Henri  Van 
de  Velde,  a  créé  un  décor  intérieur  si  pathétique.  On  trouvera  un  compte 
rendu  de  l'activité  de  cette  fondation  dans  la  brochure  publiée  en  son  nom 
sous  le  titre  de  Nietzsches  Werke  und  das  Nietzsche-Archiv,  Leipzig, 
A.  Krôner,  1910;  et  dans  E.  Foekstbr-Nietzsche,  Das  Nietzsche-Archiv,  seine 
Freunde  und  Feinde,  1907.  Si  le  Nietzsche-Archiv  a  des  ennemis,  je  ne  suis 
pas  du  nombre.  Le  Nietzsche-Archiv  s'est  assuré  la  collaboration  de  savants 
trop  expérimentés  pour  que  son  œuvre  ne  soit  pas  solide  dans  son  ensemble. 
Cela  ne  veut  pas  dire  que  cette  œuvre  ait  échappé  au  destin  commun  des 
œuvres  humaines,  qui  est  d'être  imparfaites.  La  critique  a  pu  avoir  prise 
sur  elle  plus  d'une  fois,  avant  même  qu'une  revision  largement  contrôlée 
de  tous  les  manuscrits,  réservée  à  l'avenir  seul,  ait  donné  certitude  entière. 
Je  me  sens,  à  l'égard  de  ^P"  E.  Foerster-Nietzsche,  dénué  de  tout  autre  sen- 
timent que  celui  d'une  respectueuse  gratitude.  Je  ne  puis  cependant  partager 
ses  préventions  ijersonnelles  violentes;  et  je  dois  me  réserver,  dans  l'inter- 
prétation de  la  vie  et  du  système  de  Nietzsche,  une  indépendance  dont 
plusieurs  pourront  momentanément  souffrir,  mais  dont  ne  souffrira  pas  la 
grande  mémoire  du  philosophe  de  la  <•  liberté  de  l'esprit  ». 

2"  La  tradition  bâloise  de  la  biographie  de  Nietzsche  a  reçu  son  inspi- 


INTRODUCTION  9 

usuelles  qui  expliquent  la  pensée  d'un  grand  écrivain  par  sa 
vie.  Dans  une  âme  aussi  embrasée  que  Niet:{sche  du  dévouement 
à  une  mission  intemporelle,  c'est,  pour  le  moins  autant,  la  vie 
qui  s'explique  par  la  pensée.  L'existence  de  Niet^^sche,  très 
dénuée  d'événements  matériels,  est  déchirée  de  drames  inté- 
rieurs. Étrangère  à  l'histoire  générale  de  son  temps,  elle  la 


ration  du  plus  fidèle  ami  de  Nietzsche,  Franz  Overbeck,  et  de  la  com- 
pagne de  sa  vie,  heureusement  survivante,  W"  Ida  Overl^eck.  Elle  a  pour 
monument  principal  le  livre  de  Carl-Albrecht  Bernoulli  intitulé  Franz  Over- 
beck  itnd  Friedrich  Nietzsche,  léna,  chez  Diederichs,  2  vol.  in-8,  1908.  C'est 
une  heureuse  fortune  pour  M°"  Foerster  d'avoir  eu  pour  adversaire  l'un 
des  premiers  écrivains  aujourd'hui  vivants,  le  romancier,  le  poète  lyrique, 
le  puissant  dramaturge  en  qui  l'opinion  européenne  saluera  un  jour  l'un 
des  grands  écrivains  nationaux  de  la  Suisse. 

Carl-Albrecht  Bernoulli  n'a  pas  cessé  d'être  pour  M""  Foerster  un  ennemi 
combatif  et  redoutable,  rompu  à  toutes  les  méthodes  de  la  science,  d'un 
talent  supérieur,  mais  d'une  loyauté  chevaleresque,  d'une  probité  rigou- 
reuse et  d'un  véritable  génie  psychologique.  Il  a  défendu  avec  bravoure  son 
maître  Franz  Overbeck  contre  plus  d'une' médisance  et  plus  d'un  coupable 
silence.  Il  a  recueilli  tous  les  témoignages  suisses  sur  la  vie  de  JNietzsche. 
Il  a  démontré,  victorieusement,  que  l'amitié  de  Franz  Overbeck  a  été  «  l'épine 
dorsale  »  vraie  de  la  vie  de  Nietzsche  et  maintes  fois  l'auxiliaire  utile 
de  sa  pensée.  Si  l'œuvre  de  Nietzsche,  surtout  en  matière  d'exégèse 
chrétienne,  peut  résister  à  la  guerre  sournoise  ou  aux  assauts  publics  que 
reprennent  sans  cesse  contre  elle  les  orthodoxies  périmées,  elle  le  doit 
à  l'appui  que  Nietzsche  a  toujours  trouvé  dans  l'érudition  et  dans  la  forte 
pensée  de  ce  grand  théologien,  Franz  Overbeck.  Elle  le  devra  à  1  intelli- 
gente défense  posthume  que  l'auteur  autorisé  de  Johannes  der  Tâufer  und 
die  Urgemeinde,  1917,  C.-A.  Bernoulli,  apporte  à  la  psychologie  reli- 
gieuse de  Nietzsche.  Ce  serait  beaucoup  d'acharnement  à  perpétuer  des 
querelles  mesquines,  si  Weimar  ne  discernait  pas  oîi  sont  ses  véritables 
alliés. 

Tout  le  monde  aura  lu  avec  agrément  le  joli  livre  où  Dahiel  Halévt  a 
décrit,  à  l'usage  du  grand  public  français,  la  Vie  de  Nietzsche,  in-12,  1909. 
Plusieurs  philosophes,  dans  une  préoccupation  analogue  à  la  mienne,  ont 
dû,  pour  reconstruire  la  doctrine  de  Nietzsche,  résumer  sa  vie.  On  pourra 
lire  avec  confiance  Raoul  Richter,  Friedrich  Nietzsche,  sein  Leben  und  sein 
Werk,  1903.  Richard  M.  Meyer,  Friedrich  Nietzsche,  sein  Leben  und  seine 
Werke,  1913,  a  une  inexplicable  défiance  de  Franz  Overbeck.  Je  considère 
comme  un  privilège  d'avoir  pu  connaître  encore  le  livre  substantiel  et 
limpide  d'un  philosophe  américain,  William  M.  Salier,  Nietzsche  the  Thinker, 
1917,  et  le  magnifique  et  profond  essai  d'ERwsT  Bertram,  Nietzsche,  Versuch 
einer  Mythologie,  1919.  Il  me  faut  réserver  pour  la  bibliographie  générale 
ou  citer,  au  cours  du  récit,  les  autres  ouvrages  qui  m'ont  été  utiles. 


10     LA      JEUNESSE      DE      NIETZSCHE 

reflète  pourtant  et  la  juge.  Dans  sa  solitude,  elle  prétend 
élaborer  les  réformes  qui  la  transformeront. 

Peut-être  aurait-il  été  séduisant  de  condenser  mon  interpré- 
tation dans  un  essai  court  et  ardent.  Mais  il  aurait  fallu 
supposer  connu  et  éclairer  par  des  allusions  trop  lointaines 
tout  ce  que  je  pense  d'abord  établir,  j'aurais  pu  apporter  la 
flamme  d'une  conviction,  non  la  lumière  d'un  faisceau  de 
preuves,  j'ai  préféré  avec  modestie  un  récit  historique.,  destiné 
à  décrire  la  genèse  des  œuvres.  Pour  chaque  période,  j'ai  dû 
essayer  ensuite  de  reconstruire  systématiquement  la  philosophie 
de  Niet:(sche.  puisque  la  cohérence  interne  en  est  encore 
contestée.  De  ces  deux  grandes  tâches  simultanées,  je  voudrais 
n'en  avoir  négligé  aucune. 

Il  fallait  d'abord  songer  aux  œuvres  de  'Niet:{sche.  Chacune 
d'elles  est  un  vivant,  construit  du  dedans  par  une  âme  qui  a 
grandi  et  mûri.  J'ai  dû,  derrière  la  lettre  des  ouvrages,  chercher 
cette  âme,  et  retrouver  l'homme  même.  A  ce  compte^  la  philo- 
sophie de  Nietzsche  fait  partie  de  sa  vie,  moins  parce  qu'elle  est 
philosophie,  que  parce  qu'elle  est  nietzschéenne.  A  son  tour,  la 
vie  de  Nietzsche  éclaire  sa  philosophie ,  moins  parce  qu' elle  est  sa 
vie,  que  par  l'évidence  avec  laquelle  elle  fait  voir  comment 
toute  philosophie  se  nourrit  d'un  sentiment  de  la  vie  et  traduit 
une  expérience  intérieure. 


I.  —  Nietzsche  a  dit  en  propres  termes  : 

«  A  supposer  qu'on  soit  une  personne,  on  a  nécessairement  aussi  la 
philosophie  de  sa  personne...  Nous  ne  sommes  pas  des  grenouilles  pen- 
santes, des  appareils  enregistreurs  à  entrailles  frigorifiées.  Il  nous 
faut  sans  cesse  enfanter  nos  pensées  de  notre  d-ouleur,  et  leur  donner 


INTRODUCTION  il 

ateruellemeiit  tout  ce  que  nous  avons  en  nous  de  sang,  de  cœur,  de 
zu,  de  volupté,  de  passion,  de  tourment,  de  destin,  de  fatalité  (').  » 
[ 

Vivre  pour  un  philosophe,  c'est  donc  «  transformer  en 
'imière  et  en  flamme  sa  substance  entière  ».  Niet:(^sche  pense 
vec  sa  surabondance  et  sa  pénurie,  avec  l'exubérance  de  ses 
orces  revenues,  avec  ses  espoirs  réveillés,  souvent  après  de 
mgues  macérations.  Mais  la  douleur  surtout  est  pour  lui  la 
rande  émancipatrice  et  comme  son  aliment  d'immortalité. 
A  chacune  de  ses  blessures  d'âme,  de  ses  détresses  silen- 

euses  suivies  d'exaltations,  toute  sa  chair  médite  et  se  fait 
iventive.  J'ai  dû  décrire  cette  lente  maturation  de  fruits  plus 
runis  de  soleil  chaque  four,  plus  drus  de  miel,  plus  veloutés 

l'approche  du  dernier  automne,  après  lequel  il  s'est  effondré, 
lein  de  reconnaissance  pour  cette  vie  qui  lui  avait  tout  donné, 
uisqu'il  tenait  d'elle  une  pensée  immortelle  à  force  de  douleur. 
\    C'est  une  passionnante  étude  psychologique.  Car  si  Nietzsche 

eu  presque  tous  les  dons,  ceux  de  la  volonté,  ceux  de  l'âme  et 
lux  de  l'esprit,  il  s'en  faut  qu'ils  aient  des  l'abord  trouvé  leur 
luilibre.  Il  a  su  joindre  la  plus  forte  discipline  de  soi  à  un 
tfini  désintéressement,  qui  lui  fera  toujours  pardonner  ses 
irts  les  plus  certains.  Mais  il  a  eu  de  terribles  intolérances, 
a  sensibilité  musicale  a  tiré  de  la  langue  allemande  des 
morités  que  les  prosateurs  les  plus  mélodieux,  sans  en  excepter 
fcethe,  ou  que  les  orgues  mugissantes  de  Schiller  et  d'Hœlderlin 
e  lui  avaient  Jamais  fait  rendre.  Il  a  été  un  délicat  impressioii- 
iste  de  la  lumière;  mais  cette  souplesse  de  l'artiste  n'assouplis- 
lit  en  rien  le  caractère  de  l'homme.  Il  a  eu  le  tact  intellectuel  le 
lus  délié,  la  plus  tendre  mansuétude,  mais  aussi  l'irascibilité 


(•)  Frô/iliche  Wtsscnsc/iafl,  préface  de  1886,  ;;,  2,  3.  {W.,  V,  o,  8. 


12      LA     JEUNESSE     DE     NIETZSGHl 

la  plus  obsédée  d'idées  fixes,  la  réflexion  la  plus  soupçonneu 
sèment  froide  et  une  logique  rigoureuse  qui  ne  pliait  pas^ 
même  dans  l'exaltation.  ' 

Chacune  de  ces  facultés  avait  che^  lui  la  force  d'un  instiu 
impérieux.  Chacune,  à  ses  heures,  se  déchaînait  avec  une  impè\ 
tuosité  torrentielle,  réduisant  les  rivales  à  se  résigner,  à  s  ' 
laisser  étouffer,  à  s'éteindre.  Elles  ne  se  sont  unifiées,  pénétrée, 
et  fondues  qu'à  de  rares  instants,  mais  mieux  à  mesure  qu 
Nietzsche  vieillissait;  et  c'est  le  sentiment  de  cette  harmoni 
grandissante  en  lui  qui,   malgré  la  maladie  qui  le  mine  à 
l'épuisante  suractivité  cérébrale,  donne  son  allégresse  stoïqm 
à  sa  démarche  fin  aie.  \ 

Une  biographie  ainsi  conçue  ne  peut  manquer  de  décevoh 
des  curiosités,  qui  aiment  à  abriter  derrière  des  prétextes  dt 
psychiatrie  plus  d'un  pharisaïsme  et  plus  d'une  haine  doctrp 
nale.  Qu'un  ascète  martyrisé  ait  connu  des  paroxysmes  4 
colère,  quand  son  indignation  morale  mettait  trop  à  l'épreuvl 
sa  résistance  nerveuse,  qui  s'en  étonnerait?  Et  si  la  perception 
exacte  qui  différencie  les  faits  positifs  des  simples  images  revi 
viscentes,  les  actes  d'aujourd'hui  des  souvenirs  d'hier  ou  de: 
rêves  de  demain,  si  la  juste  appréciation  du  réel  oii,  selon 
Pierre  Janet,  consiste  la  parfaite  santé  mentale  (*),  a  été  parfois 
troublée  che:(  Nietzsche,  comment  ne  pas  admirer  le  parti  qu'il 
a  tiré  de  cette  infirmité?  Car  nous  ne  connaîtrions  pas  sans  elle 
la  philosophie  la  plus  idéaliste  qu'il  y  ait  au  monde,  celle  qui 
attache  plus  d'importance  ^7/x  valeurs  qu'aux  faits  et  qui  espéra 
transformer  '  un  jour  les  faits  par  le<^  valeurs.  L'aspect  qiu 
prend  notre  univers,  transfiguré  par  cette  lumière  nouvelle, 
a  pu  secouer  'Nietzsche,  jusqu'aux  moelles,  d'une  frissonnante 


(')  Pierre  Janet,  Les  névroses,  1909,  cliap.  L'état  mental  psychasthénique. 


INTRODUCTION  13 

/  douloiireti.se  joie.  Mais  Platon  na-t-il  pas  connu  et  décrit 
lans  le  Phèdre  ce  «  délire  sacré  »  ?  Et  il  n'est  pas  ignoré  de 
eux  qui  savent  que  le  tréfonds  de  l'âme  ne  se  découvre  pas  à 
'intelligence  seule.  Si  on  veut  en  tirer  argument  contre  la 
"censée  de  Nietzsche,  autant  incriminer  che:{  Berlio:(  la  qualité 
te  sa  musique,  parce  qu'il  ne  pouvait  l'entendre  sans  en  être 
errasse. 


La  vie  de  Nietzsche  n'a  été  que  sa  pensée  marchant  parmi 
\L0us.  Elle  l'a  tyrannisé.  Elle  l'a  brisé  de  fatigue  et  d'émotion. 
\4ais  c'est  elle  aussi  qui  a  toujours  redressé  en  lui  l'indomptable 
'vouloir  par  lequel  il  a  su,  lui  si  fragile,  maîtriser  sa  destinée 
ie  douleur,  jusqu'à  l'aimer. 

Cette  pensée,  qui  fond  sur  lui  et  l'enveloppe,  il  faut 
'a  voir  venir  du  fond  de  l'Allemagne.  Elle  lui  arrive,  lourde 
léjà  de  toute  la  tradition  de  sa  Thuringe  natale,  de  toute  la 
boésie,  de  toute  la  musique,  de  toute  la  science  allemandes, 
^lle  rencontre,  en  cheminant,  la  grande  clarté  sceptique  des 
noralistes  français,  et  l'absorbe  (*).  Toutes  les  sources  de 
lumière  se  déversent  en  elle;  et  elle  en  renvoie  le  rayonnement, 
:onfondu  avec  le  sien,  qu'elles  amplifient. 

Dans  les  vieux  poèmes  français,  parfois  un  chevalier,  Per- 
çeval  ou  Durmart  le  Galois,  voit  surgir  au  fond  des  bois  un 
irbre  mystérieux,  fleuri  de  flammes  sur  tous  ses  rameaux.  Ces 
flammes,  ce  sont  les  âmes  des  morts,  destinées  à  la  vie  éternelle  ; 
et  leur  gloire  inonde  de  lueurs  tout  le  taillis  {').  Nietzsche  est 
fin  tel  arbre,  qui  allume  sur  toutes  ses  branches  les  pensées 


(M  V.  nos  Précurseurs  de  Nietzsche,  livre  IL 

(*)  Li  Romans  de  Durmart  le  Galois,  édit.  Stekgbl,  1873,  v,  1511  sq. 


44     LA     JEUNESSE     DE      NIETZSCHE 

\ 
survivantes  des  morts,  et  la  sienne  à  la  cime.  J'ai  essayé  de 
décompose?-  cette  clarté  multiple  qui,  au  bord  de  notre  ciel, 
laisse  une  si  longue  traînée  de  feu. 

La  biographie  d'un  tel  homme  ne  se  bornera  donc  pas  à 
compter  les  rencontres  humaines  fortuites  que  le  destin  lui  a 
réservées,  à  dénombrer  ses  maîtres  et  ses  amis,  à  évaluer  les 
dons  qu'il  reçoit  d'eux  on  qu'il  leur  prodigue.  Il  entretient 
avec  toutes  les  idées,  dont  se  repaît  son  âme  avide,  une  vivante 
amitié.  Si  j'ai  voulu  relire  tout  ce  que  Niet:{sche  avait  lu,  c'est 
qu'il  ne  choisit  pas  ses  lectures  au  hasard.  Des  affinités  préexis-, 
tantes  le  guident. 

«  Tout  ce  qui,  dans  la  nature  et  dans  l'histoire,  est  de  mon  espèce, 
me  parle,  me  loue,  me  pousse  en  avant  :  Tout  le  reste,  je  ne  l'entends 
pas,  011  je  l'oublie  sur  l'heure... 

Qtielle  que  soit  mon  avidité  de  connaître,  je  ne  sais  extraire  des 
choses  que  ce  qui  d'avan-ce  m'appartient.  Le  bien  d'autrui,  je  l'y 
laisse  (').  » 

C'est  pourquoi  J'ai  tenu  à  pénétrer  dans  l'atelier  secret  où 
il  peine  sur  ses  livres,  dans  le  paysage  intérieur  oit  il  rêve  et 
dans  la  brûlante  atmosphère  de  forge,  oit  il  dose  les  alliages  de  ses 
idées.  J'ai  peut-être  ainsi  pu  savoir  de  quels  métaux  il  fond  se, 
cloches  les  plus  sonores,  le  livre  sur  La  Naissance  de  la  Tragédie] 
et  le  Zarathustra  ;  à  quels  physiciens,  à  quels  biologistes  i^ 
demande  conseil  pour  sa  théorie  de  la  matière  et  de  la  vie;  de 
quels  matériaux  de  folk-lore  et  de  sociologie,  de  quelles  études 
d'exégèse,  de  sanscrit  ou  de  ^end  il  alimente  ses  doctrines  sur 
l'art,  sur  la  morale,  sur  la  religion,  sur  la  civilisation  ;  de^ 
quels  mythes  orientaux  il  extrait  la  pierre  philosophale  chimé- 


(')  Fro/iliche  Wisseusc/iafI,  SS  106,  242  (  IF.,  184,  199). 


INTRODUCTION  15 

rique  de  son  Retour  éternel;  quels  moralistes,  de  Montaigne 
à   Dostoïewshy,  nourrissent   son  interprétation   de  l'homme. 


IL  —  Ce  travail  achevé  ne  me  dispensait  pas  de  vérifier 
comment  Niet:{sche  suivait  sa  propre  maxime  : 

«  Errer  dans  la  nafiire,  avec  astuce  et  joie;  y  dépister  et  prendre  sur 
Le  fait  la  beauté  des  choses,  comme  nous  essayons,  tantôt  par  temps  de 
soleil,  tantôt  sous  un  ciel  orageux,  tantôt  dans  le  plus  pâle  crépuscule, 
de  contempler  tel  morceau  de  côte,  avec  ses  rochers,  ses  baies,  ses 
oliviers,  dans  l'éclairage  oii  il  atteint  sa  perfection  et,  pour  ainsi  dire, 
sa  maitrise... 

De  même,  circuler  parmi  les  hommes,  pour  les  découvrir,  les 
explorer,  en  leur  faisant  du  bien  ou  du  mal,  afin  que  se  révèle  leur 
beauté  propre,  ensoleillée  che{  l'un,  orageuse  che^  l'autre,  et,  che{  un 
troisième,  épanouie  seulement  à  la  nuit  tombée  et  sous  un  ciel 
pluvieux  (').  » 

Sa  pensée  seule  choisit  donc  ses  amitiés,,  les  embellit  et  les 
ravage.  Niet:{^sche  aborde  les  hommes  avec  un  idéal  de  l'homme; 
les  baigne,  les  fait  chatoyer  un  temps  dans  cette  ardente  lueur 
d'enthousiasme  qui  sort  de  lui  et  que,  à  la  moindre  imper fection 
aperçue,  il  laisse  éteindre.  Il  s'écarte  alors  et  se  retire  dans  une 
silencieuse  ou,  grondante  déception.  Il  s'est  toujoiirs  fait  lui- 
même  le  prisonnier  de  la  solitude,  entourée  d'une  septuple 
muraille,  qui  lui  a  été  chère  et  cruelle. 

Car  il  a  été  un  tendre  cœur,  aimant  et  faible,  autant  qu'om- 
brageux. S'il  n'a  été  heureux  par  aucune  femme,  il  a  sûrement 
adressé  à  plus  d'une  la  prière  inexaucée  que  nous  lisons  dans 
le  Gai  Savoir  (').  Ayant  un  idéal  de  l'homme,  comment  n'aurait- 


(•)  Morgenrôtlie,  ^  468.  (H'.,  IV, 314.) 

(")  Frôhliclie  Wisseiisc/iafl,  Vorspiel,  C.  25.  (\V.,  V,  20.^ 


16      LA      JEUNESSE      DE      NIETZSCHE 

il  pas  eu  un  idéal  de  la  femme?  Et  s'il  a  cru,  au  moins  une  fois, 
reconnaître  Diotime,  comment,  en  bon  platonicien,  n'aurait-il 
pas  été  ébloui?  Cela  rapproche  de  nous  l'ascète  irréprochable. 
Je  n'ai  pas  eu  le  mérite  de  deviner  l'énigme  que  recouvre,  dans 
les  écrits  de  Nietzsche,  l'allégorie  d'Ariane,  mais  j'ai  pu 
détailler  mieux  ce  roman  douloureux  ;  et  on  n'empiète  pas 
sur  de  l'invraisemblable,  on  est  autorisé  par  les  textes  les  plus 
sûrs,  quand  on  soutient  que  ce  roman  sanglote  encore  dans  le 
Zarathustra. 

Enfin,  la  pensée  de  Nietzsche  choisit  les  admirables  refuges 
où  il  a  abrité  sa  digne  et  pauvre  vie  ;  H  là  encore  ses  aversions 
ou  ses  préférences  révèlent  sa  personne. 

«  Il  y  a  des  paysages,  disait-il,  que  nous  reconnaissons,  quand  nous 
les  voyons  pour  la  première  fois.  » 

//  veut  dire  qu'un  puissant  et  mystérieux  sentiment  nous 
avertit  qu'ils  étaient  dessinés  en  nous  invisiblement.  Ils  n'arrê- 
teraient même  pas  notre  regard  sans  cette  réminiscence  platoni- 
cienne, qui  les  retrouve  en  nous,  alors  qu'ils  n'avaient  jamais 
surgi  à  nos  yeux.  C'est  pourquoi  j'ai  dû  suivre  Nietzsche  à 
la  trace  sur  la  corniche  de  la  Riviera  génoise,  sur  les  sentiers 
qui  gravissent  les  collines  d'E:(e,  près  de  Nice,  ou  qui  longent 
les  eaux  du  lac  de  Silvaplana,  dans  l'Engadine.  Car  si 
Niet:{sche  y  a  été  surpris  par  la  pensée  du  Zarathustra,  c'est 
qu'elle  était  comme  préfigurée  dans  les  parois  de  roches  ou 
flottait  dans  la  houle  légère  des  vagues  méditerranéennes. 


III.  —  Quelle  est  donc  cette  pensée,  par  laquelle  celui  qui  la 
porte  en  lui  est  enfermé  dans  une  «  septuple  solitude  »?  Le 
vieux  tourment  platonicien  y  est  reconnaissable;  et  il  faudra  à 
Niet:{sche  vingt-cinq   ans  de  philosophie  pour  le  traduire  : 


INTRODUCTION  17 

Entre  l'être  profond  de  l'homme  et  son  effort,  entre  le  réel  et 
l'idéal^  entre  le  périssable,  le  progrès  et  l'éternel,  il  s'agit 
de  trouver  une  soudure. 

Depuis  Luther,  ce  gouffre  s'était  rouvert  plus  béant. 
L'homme  grandissait ,  lézardé  dans  l'âme,  déchiré  dans  ses 
instincts  par  sa  science  parcellaire  et  par  son  industrie  spécia- 
lisée. L'humanité  était  pahtelante  de  luttes  religieuses,  de  luttes 
nationales,  de  luttes  de  classe.  La  vieille  société  chrétienne,  qui 
avait  connu  une  unité  forte  de  l'âme  et  une  robuste  ossature 
sociale,  mourait  dans  ce  déchirement. 

Une  dernière  grande  synthèse  avait  été  essayée  :  la  monarchie 
éclairée  du  xviii''  siècle.  Une  grande  idée,  issue  des  sciences  et  de 
l'industrie  nouvelles,  l'idée  de  progrès,  semblait  destinée  à 
rapprocher  le  réel  de  l'idéal  et  à  refaire  l'intégrité  humaine. 
Une  société,  aimablement  païenne,  avait  donné  à  l'élite  entière 
une  éducation  délicate  du  goût;  et  toute  l'activité  artisane,  par 
une  main-d'œuvre  épanouie  dans  une  foule  d'arts  mineurs, 
avait  réalisé,  pour  la  vie  de  cette  élite,  le  décor  le  plus  intime- 
ment harmonieux. 

Court  et  charmant  siècle  païen  qui  enfante  un  dernier  grand 
poète,  Gœthe.  Ce  poète  a  pressenti  toutefois  la  catastrophe 
révolutionnaire,  compris  l'effort  insatisfait  de  la  pensée  et  le 
puissant  désir  des  foules  qui  l'avaient  provoquée.  Mais  cet  effort 
des  multitudes,  déchaîné  dans  vingt-cinq  ans  de  révolution  et  de 
guerres,  Gœthe  l'a  voulu  créateur  et  discipliné,  afin  qu'il  fût 
digne  d'être  7'oi.  C'est  pourquoi  il  a  tant  admiré  Napoléon. 
lia  essayé  alors,  dans  son  Wilhelm  Meister  et  dans  son  Faust 
de  se  représenter  la  grandeur  de  la  civilisation  industrielle, 
l'unité  sociale  nouvelle  et  la  nouvelle  intégrité  de  l'homme. 

Gœthe  a  dû  abdiquer  dans  le  renoncement.  Un  Moyen-Âge 
factice,  la  Restauration,  qui  en  Allemagne  dura  cinquante  ans, 

ANDLEK.    —    11.  2 


18     LA     JEUNESSE     DE     NIETZSCHE 

mit  fin  au  «  progrès  ■»,  aux  lumières.  Elle  fut  relayée  aussitôt 
par  r  «  ère  moderne  »,  la  tyrannie  de  l'argent,  la  folie  furieuse 
de  la  techniqtie  et  du  négoce.  Plus  que  jamais,  les  intelligences 
et  les  hommes  furent  réduits  au  rôle  d'outils.  Un  énorme  méca- 
nisme d'industrie  et  de  trafic  obligeait  chacun  à  s'y  engrener.  Il 
en  sortait  une  humanité  moulue,  atrophiée,  infirme.  Il  n'y  avait 
plus  de  société  cultivée.  On  apprenait  une  spécialité  pour 
vivre.  Il  n'y  avait  plus  de  lien  des  esprits.  Les  foules  indus- 
trielles déferlaient  sans  discipline,  vêtues  de  loques  et  de  vieilles 
croyances.  Et  sur  le  tout  restait  suspendue  cette  fausse  pensée 
traditionaliste  des  morales  vulgaires,  du  romantisme  allemand 
et  de  la  Sainte-Alliance  de  i8i ^. 

A  deux  reprises,  entre  18^0  et  1848,  entre  i8yo  et  i88g, 
de  grands  mouvements  d'idées,  probes  et  tristes,  reprirent  la 
tache  de  culture  et  la  tache  sociale.  Ce  fut,  en  art,  le  romantisme 
libéral  français,  puis,  avec  Flaubert  et  Zola,  l'impressionnisme 
naturaliste.  Dans  l'action,  ce  fut  le  socialisme,  venu  d'abord 
de  France  et  d' Angleterre,  optimiste  alors  et  plein  de  rêves, 
mais,  che^  les  Allemands,  sinistre  et  hanté  de  fiévreuses 
convoitises.  Les  hommes  imbus  de  ces  doctrines  prétendirent 
honnêtement,  les  uns  décrire,  les  autres  servir  la  nouvelle 
humanité.  Mais,  en  la  servant,  ils  s'en  faisaient  les  complices. 
Par  compassion,  ils  l'aimaient  jusque  dans  sa  laideur,  et  ainsi 
exaspéraient  ses  vices.  Tous  les  artistes,  de  l^ictor  Hugo  et  de 
Richard  IVagner  à  Zola,  tous  les  réformateurs  de  Saint-Simon 
à  Marx,  fiattaient  les  goûts  brutaux  des  multitudes.  Pour 
comble,  les  vieux  pouvoirs,  les  Eglises,  les  Etats,  surtout  sous 
Bismarck,  se  faisaient  démagogues.  Ainsi  la  «  modernité  », 
la  répugnante  inondation  «  de  sable  et  de  mucilage,  oit  consiste 
la  présente  culture  des  grandes  villes  »,  emportait  toutes  les 
digues. 


INTRODUCTION  49 

Fallait-il  se  laisser  submerger  ?  ou  engager  la  lutte 
contre  le  torrent  des  milliards  et  contre  le  déluge  des  hommes  ? 
ou  enfin  périr,  comme  Hœlderlin  et  Kleist,  avec  un  grand 
cri  désespéré  ?  Il  faut  préparer  le  nouvel  esprit  classique  ; 
chercher  quelques  alliés,  et  créer  avec  eux  la  pensée  réforma- 
trice. Ou  peut-être,  si  l'on  est  seul,  il  faut  la  créer  seul, 
dans  l'effroi  de  cette  solitude  irrémédiable,  et  n'en  pas  assumer 
moins  l'immense  responsabilité. 

Pour  découvrir  cette  pensée,  il  ne  suffit  plus  de  servir 
l'Humanité,  la  Société,  l'Individu.  Besognes  subalternes  que 
*de  travailler  à  des  utilités,  collectives  ou  privées.  Attendons 
que  la  démocratie  entière  soit  entrée  dans  les  faits  et  que  soit 
passée  l'itiévitable  révolution  sociale.  Alors  pourra  commencer 
une  besogne  digne  des  disciples  de  Nietzsche.  Il  faut  laisser 
parler  la  seule  douleur  humaine,  et,  dans  le  silence  intérieur, 
fixer  le  regard  sur  l'homme  éternel.  Une  grande  Ombre, 
peut-être  dès  maintenant,  se  profilera  dans  notre  conscience; 
et  notre  nostalgie  projettera  hors  de  nous  l'image  de  l'intégrité 
humaine,  dont  nous  n'avons  plus  en  ?ious  la  réalité. 

Cet  étranger  qui  vient  à  nous  du  fond  de  nos  rêves,  quel 
nom  lui  donner,  asse^  lyrique,  asse^  hostile  au  temps  présent, 
asseï  symboliquement  oriental,  asse^  surhumain  ?  Il  suffit 
qu'il  réveille  l'espérance  des  hommes  et  cette  audace  qui, 
avec  les  faibles  ressources  du  savoir,  de  l'art  et  du  désir 
humains,  prétend  atteindre  l'éternité.  Nietzsche  a  construit  un 
fragile  radeau  aérien  pour  affronter  les  courants  de  cette 
éternité  mouvante.  Il  est  couché  sous  les  ailes  brisées  de  son 
appareil.  Son  problème  demeure. 


20   LA  JEUNESSE  DE  NIETZSCHE 


NOTE   BIBLIOGRAPHIQUE 

Rappelons  que  nous  citons  Nietzsche  d'après  l'édition  in-S"  des  Gesam- 
melte  Werke  parue  chez  Naumann,  à  Leipzig,  en  dix-neuf  volumes  (1899- 
1913).  Les  t.  XVII-XIX  contiennent  les  Phitotogica,  La  pagination  de  cette 
édition  coïncide  avec  celle  de  l'édition  in-12,  parue  de  1899  à  1901  chez  le 
même  éditeur,  mais  d'où  les  Phitologica  sont  absents.  J'ai  tenu  compte  des 
indications  nouvelles  que  nous  apportent  les  préfaces  et  l'appareil  critique 
de  la  Taftchenausgabe  in-16  (1910-1913).  Je  n'ai  pu  encore  citer  la  nouvelle 
édition  qui  a  commencé  à  paraître  pendant  la  guerre,  et  qui  reproduira, 
dans  l'ordre  chronologique,  toutes  les  œuvres,  philologiques  ou  non,  com- 
plètes, fragmentaires  ou  posthumes. 

Il  a  paru  à  Berlin  et  Leipzig,  à  ÏInselverlag,  sous  le  titre  de  Friedrich 
Nietzschb's  Gesammelte  Briefe,  six  volumes  de  correspondances.  Nous  les 
citons  par  la  sigle  Cor>\  en  adoptant  la  tomaison  d'abord  projetée  par 
l'éditeur  : 

I.  Briefe  an  Pinder^  Krug,  Deussen,  etc.,  1902. 

II.  Briefwechsel  mit  Enfin  Rohde,  1903. 

III.  Briefwechsel  mit   Fr.   Ritschl,  J.  Burchhardt,   H.    Taine,  G.   Keller, 

von  Stein,  G.  Brandes,  1905. 

IV.  Briefe  an  Peler  Gast,  1908. 

V.  1  et  2.  Briefe  an  Mutter  und  Schwester,  1909. 

VI.  Briefivechsel  mit  Franz  Ooerbeck,  1916. 

Il  a  paru  dans  les  Mitteilungen  aus  dem  Nietzsche-Archiv,  Weimar,  chez 
R.  Wagner,  1908,  dix-neuf  lettres  nouvelles,  relatives  à  des  points  litigieux 
de  la  vie  sentimentale  de  Nietzsche. 

Quand  je  parle  des  ouvrages  que  Nietzsche  possédait  dans  sa  biblio- 
thèque, je  m'appuie  sur  le  catalogue  publié  par  M°"  E.  Foerster-Nietzsche 
dans  le  recueil  d'ARTHUR  Bbrthold,  Bûcher  und  Wege  zu  Buchern,  1900.  Le 
relevé  des  livres  empruntés  par  Nietzsche  à  la  Bibliothèque  de  Bàle  (1869- 
187-5)  a  été  fait  par  Albert  Lévy,  Stirner  und  Nietzsche,  1904,  appendice. 


LIVRE  PREMIER 


La  formation  de  Nietzsche. 


NIETZSCHE  a  cru  de  bonne  heure  que  les  qualités 
éminentes  de  l'esprit  et  du  caractère  trouvent 
une  explication  dans  leurs  origines  et  dans  une 
lente  croissance.  Personne  n'a  vénéré  autant  que  lui  le 
mystère  de  l'individualité  irréductible.  Mais  il  a  j)ensé 
que  toute  grandeur  est,  pour  une  part,  un  héritage.  Com- 
ment se  manifeste  au  dehors  ce  qui  a  grandi  longtemps 
obscurément?  La  philosophie  de  Nietzsche  le  recherchei'a 
d'un  effort  continu  jusqu'au  dernier  jour.  Attachée  à  défi- 
nir le  rôle  de  l'humanité  supérieure  dans  le  monde,  elle 
inventera  des  hypothèses  successives  sur  les,  causes  qui  la 
font  naître.  Un  juste  orgueil,  qui  ne  fut  pas  toujours  mor- 
bide, l'amenait  parfois  à  rechercher  ainsi  le  secret  de  sa 
propre  formation . 

Ma  fierté,  écrira-t-il,  entre  1881  et  1883,  c'est  d'avoir  une  ascen- 
dance ;  c'est  pourquoi  je  n'ai  pas  besoin  de  la  gloire...  En  moi  surgissent 
à  la  lumière  et  dans  leur  maturité  maintes  choses  qui  ont  eu  besoin  de 
vivre  embryonnairement,  pendant  quelques  milliers  d'années  ('). 

Nietzsche,  quand  il  parle  ainsi,  songe  aux  fatalités  de 
l'atavisme  physique,  mais  aussi  à  la  lignée  d'ancêtres  tout 
spirituels,  que  l'effort  d'une  culture  librement  choisie  lui 
a  donnés. 

Dans  tout  ce  qui  émouvait  Zoroastre,  Moïse,  Mahomet,  Jésus, 
Platon,  Brutus,  Spinoza,  Mahomet,  moi  aussi  déjà  je  préexiste. 


C)  Frôhliche  Wissenschaft,  posth.,  S  456  (XII,  p.  216). 


24     LA     FORMATION     DE     NIETZSCHE 

On  a  pu  démontrer  que  ses  précurseurs  lui  ont  légué 
des  pensées  qu'il  n'a  pas  eu  à  produire,  mais  à  apprendre 
seulement  (').  Il  importerait  de  savoir  en  outre  ce  qui  revit 
en  Nietzsche  de  ses  ancêtres  par  le  sang  et  des  énergies 
accumulées  par  eux.  On  aimerait  à  connaître  le  monde 
invisible  qu'il  portait  en  lui  par  le  seul  fait  de  naître. 
On  vérifierait  ainsi  des  hypothèses  qui  ont  été  les  siennes. 

Des  impossibilités  graves  limitent  cette  recherche. 
Nous  ne  savons  presque  rien  des  aïeux  de  Nietzsche.  Quand 
nous  les  connaîtrions  de  plus  près,  l'histoire  littéraire 
n'en  serait  pas  mieux  qualifiée  pour  s'exprimer  sur  les  lois 
de  l'hérédité.  Elle  j^eut  constater  que  de  certaines  qualités 
se  retrouvent  d'aïeul  à  descendant.  Mais  sa  constatation, 
qui  ne  sait  pas  mesurer  le  degré  des  ressemblances,  ne 
saisit  rien  non  plus  de  leurs  causes.  Elle  n'a  pas  d'outil- 
lage qui  permette  de  suivre  les  énergies  physiologiques 
profondes  qui  se  transposent  en  qualités  morales. 


(')  Voir  nos  Précurseurs  de  Nietzsche,  1920. 


HilllllllllllilllllllllllllllllllllllllilllllllllllllilllH^^ 


CHAPITRE       PREMIER 

LA  SOUCHE  ET  L  ADOLESCENCE 

I 

LE    MILIEU    NATAL 

NIETZSCHE  est  né  dans  cette  région  de  la  Thuringe  qui 
fut  détachée  du  royaume  de  Saxe  en  1815.  Prussien 
de  par  une  annexion  vieille  de  trente  ans,  il  fut 
donc  un  Saxon  de  Thuringe,  en  réalité.  Cette  Saxe  supé- 
rieure, concfuise  par  des  colons  germains  sur  trois  peuples 
slaves,  les  Wendes,  les  Polonais  et  les  Tchèques,  a  sa 
physionomie  propre  dans  la  géographie  intellectuelle  de 
l'Allemagne  ('). 

Des  mélanges  de  races  et  sans  doute  aussi  de  classes 
ont  dû  s'y  produire  en  grand  nomhre.  Les  peuplades 
opjjrimées  ont  repris  le  dessus,  physiologiquement,  et 
leurs  traits,  leur  caractère,  leurs  noms  parfois  se  recon- 
naissent dans  la  population  d'aujourd'hui.  Il  n'est  pas  sûr 
que  le  nom  de  Nietzsche  soit  de  ceux-là  C^).  Nietzsche  a 
aimé   à  s'attribuer   une  origine  polonaise  ;    et   la   coupe 


(')  Fritz  Regel,  Thurinr/en,  i89o,  t.  II,  pp.  505-524. 

(-)  On  trouve  les  foi'ines  de  Niizsche,  lYilzsch,  à  côté  de  la  forme  polo- 
naise de  Nietzky.  Est-ce  cette  dei-nière  qui  est  l'origine?  Rien  n'est  moins 
sûr.  Un  nom  allemand  tel  que  NUliard  prend  très  normalement  pour 
diminutif  abrégé,  la  forme  Nitzsch  ou  Nietzsche,  comme  le  nom  de  Friedricli 
prend  celle  de  Fritsch  ou  Fritz;  Gottfried  la  forme  Gùtz,  Gotsche  ou  Gùlhe. 
—  V.  Albert  IIeintze,  Die  deutschen  Familiennamen,  1903,  p.  207. 


26     LA    FORMATION    DE     NIETZSCHE 

de  son  visage  paraissait  slave  au  point  que  les  Polo- 
nais, s'y  trompant,  l'abordaient  comme  un  compa- 
triote (').  M"^  Foerster  n'a  pourtant  jamais  ajouté  une  foi 
entière  aux  documents  par  lesquels  un  Polonais  peut-être 
mystificateur  prétendit  prouver  à  Nietzsche  qu'il  descen- 
dait d'une  famille  de  comtes  Nietzky,  bannis  de  Pologne 
pour  conspiration  politique  et  religieuse.  Nietzsche  se 
trompe  sans  nul  doute,  quand  il  croit  découvrir  en  lui- 
même  quelque  chose  de  l'esprit  aristocratique  redouté 
qui  en  Pologne  livrait  au  veto  d'un  seul  le  droit  de  renver- 
ser le  vote  d'une  diète  entière.  Pur  effet  littéraire  chez 
lui  encore,  que  cette  fantaisie  de  se  comparer  au  Polonais 
Copernic,  qui  d'une  seule  j)arole  fit  changer  le  cours  des 
astres.  Nietzsche  n'appartient  ^probablement  pas  à  ce 
peuple  dont  il  parlera  encore  avec  orgueil  dans  le  Zara- 
thustra  et  qui  eut  pour  sujîériorité  princi^^ale  de  «  dire 
la  vérité  et  de  savoir  bien  user  de  l'arc  et  des  flèches  »  (^). 
S'il  est  Slave,  c'est  par  cette  longue  infiltration  de  sang  qui 
s'est  continuée  depuis  la  colonisation  germanique,  et  qui 
semble  avoir  donné  un  si  fécond  mélange.  «  La  région  la 
plus  dangereuse  de  l'Allemagne  est  la  Saxe  et  la  Thuringe, 
a-t-il  dit  un  jour  :  nulle  part  il  n'y  a  plus  d'intell'ec- 
tualité  industrieuse,  ni  une  plus  grande  liberté  de 
l'esprit.  » 

Il  sera  toujours  impossible  de  dire  si  le  peuple  thurin- 
gien  reproduit  les  traits  des  races  composantes,  germa- 
nique et  slave.  Mais  sûrement  il  a,  dans  sa  vigueur  et  dans 
sa  mobilité,  des  traits  à  lui.  On  a  remarqué  ingénieuse- 
ment que  la  Thuringe  est  la  région  de  la  Réforme  (^).  Il  y 


(•)  Lettre  à  Brandes.  Corr.,  III,  299. 

(*)  Zarathustra.  Von  tausend  und  Einem  Ziele.  [W.,  VI,  80.) 
(^)  Sur  ce  point,  voir  divers  aperçus  dans  le  cliarmaat  livre  d'Erich 
EcRERTz,  Nietzsche  als  Kûnstler,  1910,  pp.  27-51. 


LA      SOUCHE     ET      L'ADOLESCENCE     27 

a  eu  de  la  protestation,  de  la  révolte  intellectuelle  contre  le 
temps  présent  chez  tous  les  grands  Saxons,  chez  Luther, 
chez  Lessing-,  chez  Fichte.  Leur  ton  naturel  est  celui  de  la 
colère  religieuse.  Ils  sont  prédicateurs  et  moralisants  ('). 
Ils  ont  dans  le  sang  une  ardeur  de  prosélytisme  qui  les 
pousse  sur  l'adversaire  avec  une  éloquence  agressive. 
Treitschke,  lui  aussi  Saxon  d'origine,  quoitjue  Tchèque  de 
nom,  représente,  pour  la  pensée  de  l'Allenuigne  unifiée, 
ce  même  apostolat  éloquent  qui  fera  de  Nietzsche  le  vision- 
naire et  le  pamphlétaire  de  la  civilisation  nouvelle. 

Ce  sont  des  apôtres  que  ces  hommes,  mais  ce  sont 
aussi  des  savants.  L'humanisme  n'a  nulle  part  une  florai- 
son plus  abondante.  Justus  Menius,  le  réformateur  thurin- 
gien  préoccupé  de  discipliner  jusque  dans  le  détail  l'es- 
prit de  la  famille  chrétienne  (^),  est  aussi  un  délicat  érudit. 
Plusieurs  citadelles  de  science  s'étaient  installées  sur  le 
pays,  pour  j)arfaire  la  colonisation  spirituelle  quand  la 
conquête  du  territoire  depuis  longtemps  était  faite  par 
les  armes  et  par  la  civilisation.  Parmi  ces  places  fortes  du 
savoir,  il  n'y  en  a  pas  de  plus  ancienne  que  la  vieille 
abbaye  de  Schulpforta,  que  les  moines  de  Cîteaux  avaient 
fondée  au  xif  siècle  au  seuil  de  la  Thuringe  et  de  la  West- 
phalie,  et  que  le  duc  Maurice  de  Saxe,  en  1543,  a  consacrée 
à  l'enseignement  public.  Puis  à  l'est,  Meissen  recueillait 
séculairement  une  clientèle  d'élite.  Dresde  avait,  depuis 
le  xvni®  siècle,  son  école  de  princes.  Dans  toutes  ces 
écoles  se  préparait  une  jeunesse  qui  ensuite  apprenait  la 
vie  et  la  science  dans  les  Universités.  Wittenberg  sans 
doute  avait  décliné  depuis  la  guerre  de  Trente  ans.  A  sa 
place,  Leipzig  était  éminente  deiDuis  la  même  époque  et 


(*)  Voir  dans  Kuno  Fischer,  au  Volume  sur  Fichte,  les  raisons  finement 
développées  pour  lesquelles  Fichte  est  qualifié  par  lui  de  prédicateur. 
(*)  Dans  le  De  Oeconomia  Christiana,  1527. 


28     LA     FORMATION     DE     NIETZSCHE 

représentait  une  grande  universalité  de  sciences.  Car  ces 
Saxons,  depuis  la  Renaissance,  comptent  de  prodigieux 
érudits.  Pas  de  cerveau  meublé  d'une  information  plus 
immense  que  celui  d'un  Leibniz.  Pufendorf  et  Thomasius 
avaient  été  un  temps  les  esprits  dirigeants  de  l'Euroj^e 
juridique.  S'il  y  a  un  «  maître  d'école  prussien  »,  à  qui 
l'Allemagne  est  redevable  de  grandes  destinées,  il  y  a  eu 
un  maître  d'école  saxon  aussi,  non  moins  ambitieux  et 
agissant,  et  qui  mettait  un  savoir  solide  au  service  d'un 
prosélytisme  militant. 

En  Tliuringe,  a  dit  Nietzsche,  «  on  a  atfaire  aux  insti- 
tuteurs de  l'Allemagne,  au  bon  et  au  mauvais  sens  ». 
Un  peu  de  pédantisme  ne  les  quitte  pas,  même  s'ils  sont 
artistes.  Lessing  est  novateur  certes  :  mais  il  succombe 
sous  le  bagage  archéologique.  Comme  il  écrase,  sous  les 
autorités  d'érudition,  le  naïf  La  Fontaine  et  l'ingénu  Cor- 
neille !  Ils  ne  sont  pas  légers,  lés  iiiipedimenta  devant  les- 
quels il  déploie  la  ligne  mobile  de  ses  arguments 
logiques,  dans  le  Laokoon  !  Ajoutons  pourtant  que  ces 
hommes,  malgré  leur  zèle  didactique,  ne  sont  pas  oublieux 
d'art.  L'Université  d'Iéna,  à  la  fin  du  xvm^  siècle,  repré- 
sente à  merveille  leur  culture,  où  l'érudition  s'imprègne 
de  l'humanisme  artiste  créé  par  un  Gœthe  et  un  Schiller, 
et  a  su  s'élever  aussi  à  la  philosophie  critique  nouvelle, 
en  accueillant  Reinhold  et  Fichte,  puis  bientôt  Schel- 
liug  et  Fries.  Mais,  en  bonne  Université  saxonne,  elle  a 
toujours  voulu  combattre  pour  la  foi  et  pour  la  patrie. 
N'est-ce  pas  léna  qui  fut  le  berceau  de  cette  Burschenschaft 
par  laquelle  ^fut  propagée  dans  la  jeunesse  studieuse 
l'idée  d'une  Allemagne  une  dans  la  liberté? 

A  côté  de  ces  symptômes  de  la  vigueur  qui  subsiste  dans 
cette  Saxe  trop  oubliée,  d'autres  signes  attestent  une 
culture  plus  raffinée  et  plus  complexe  qu'en  d'autres 
régions    allemandes.     Réformateurs     violents    dans    les 


LA      SOUGHEET      L'ADOLESCENCE     29 

grandes  choses,  les  Saxons  se  montrent,  dans  les  menues 
jouissances  intellectuelles,  de  subtils  novateurs  du  goût. 
Leur  sensibilité  est  universelle  comme  leur  savoir.  C'est 
le  pays  où  Leibniz  inventa  la  monadologie.  Jusque  dans 
l'infiniment  petit  de  l'inorganique,  sa  pensée  voyait 
s'allumer  une  lumière  de  conscience,  et  dans  l'âme  la  plus 
humble  un  reflet  lointain  et  prescjue  inaperçu,  cpii  en 
émouvait  les  profondeurs  obscures  et  représentait  une 
image  confuse,  mais  totale,  de  l'univers.  A  l'infini  se  nuan- 
çaient ainsi  les  perceptions,  dontle  jeu  s'agençait  dans  une 
grande  «  harmonie  préétablie  ».  Une  grande  vie  divine 
baignait  toutes  ces  âmes  et  les  portait  en  elle  :  Admirable 
façon  de  dire  le  sentiment  symjDhonique  jjuissant  que 
Leibniz  avait  de  la  vie  universelle   et  de  sa  vie  propre. 

Ce  sentiment  complexe  renaissait  plus  fort  que  jamais 
en  ces  Saxons  de  Thuringe,  au  moment  où  se  dessinait  le 
courant  romantique  de  1800.  Pour  Novalis,  il  y  a  des  traces 
de  sensibilité  jusque  dans  la  matière  inanimée.  Le  ma 
gnétisme  et  l'électricité  montrent  les  formes  de  cette  réac- 
tion sensible  dans  les  plus  inertes  métaux.  Mais  c'est  un 
galvanisme  encore  que  la  pensée  humaine,  une  vibration 
propagée  en  nous  par  une  force  étrangère,  par  «  le  contact 
de  l'esprit  terrestre  avec  un  esprit  céleste  et  extra-ter- 
restre »  ;  et  toute  la  vie  de  notre  âme  devient  ainsi  chatoie 
ment  coloré,  où  se  réfracte  une  lumière  lointaine,  venue 
de  la  source  des  mondes.  Tout  l'eflbrt  de  l'art  et  de  la 
morale  devra  tendre  à  rétablir  par  une  collaboration  con- 
certée des  âmes  l'unité  pure  de  cette  lumière  éparse  en 
reflets  multiples.  Quelle  façon  plus  claire  de  dire  que  ce 
sentiment  de  la  vie  intérieure  est,  en  son  fond,  chez  Nova- 
lis,  le  goût  de  ses  nuances  dégradées,  que  la  sensibilité  à 
la  fois  distingue  et  fond,  et  sur  lesquelles  elle  glisse 
comme  sur  un  clavier  de  lumière? 

11  semble  bien  qu'on  n'ait  pas  eu  tort  de  noter  chez  les 


30     LA     FORMATION    DE     NIETZSCHE 

artistes  et  les  penseurs  de  cette  Saxe  raffinée  ce  délicat 
épicurisme  de  la  vie  intérieure,  ce  besoin  de  l'analyse 
presque  morbide  ;  cette  préférence  pour  les  joies  subtiles 
et  un  peu  dangereuses  de  l'esprit  et  pour  les  sonorités 
dissonantes  (').  Du  vivant  même  de  Nietzsche  adolescent, 
et  tout  près  de  lui,  à  Eisfeld  en  Thuringe,  vivait  un  savant 
et  pur  casuiste,  Otto  Ludwig.  Quels  paradoxes  d'analyse 
ténue  et  forte  que  ceux  de  ses  grands  drames,  Agnes  -Ber- 
nauer  ou  die  Pfarrose  !  Et  quel  don  d'éclairer  par  le 
dedans  des  âmes  inextricables  et  tragiques,  méticuleuses 
et  candides,  comme  son  Apollonius,  ou  tortueuses  comme 
Fritz  Nettenmaier  dans  Zwischen  Himmel  imd  Erde  ! 
Friedrich  Ritschl  enfin,  le  grand  philologue,  fils  de 
pasteur  lui  aussi,  paraissait  à  Nietzsche  avoir  les  traits  de 
la  sensibilité  saxonne  «  par  cette  charmante  corruption, 
qui  nous  distingue,  nous  autres  Thuringiens,  et  par 
laquelle  un  Allemand  même  sait  devenir  sympathique. 
Même  pour  arriver  à  la  vérité,  nous  préférons  les  sentiers 
de  contrebande  »  (^). 

Pour  cette  raison  encore,  cette  région,  plus  qu'aucune 
autre  en  Allemagne,  s'ouvre  aux  influences  du  dehors. 
Nulle  part  le  germanisme  n'est  plus  aimablement  mitigé. 
Nulle  part  on  ne  connaît  un  courage  plus  aventureux  ;  mais 
nul  conquérant  ne  se  laisse  apprivoiser  plus  aisément  par  sa 
conquête.  Les  Saxons  cherchent  leur  f)ropre  nuance  en  se 
comparant  à  autrui.  Ils  sont  friands  de  curieuses  expé- 
riences. Et  de  leurs  incursions  fructueuses  dans  les  cou- 
tumes et  dans  la  pensée  étrangères,  ils  reviennent  civili- 
sés. Le  besoin  de  savoir  et  le  goût  du  raffinement  font  de 
Leipzig,  dès  le  xvn''  siècle,  la  ville  galante  qu'on  appelait 
«  le  petit  Paris  ».  Le  faste  des  princes  électeurs  fit  des 


(')  EcKËRTZ,  Nietzsche  ah  Kûnsller,  pp.  4,  30,  42. 
(*j  Ecce  Homo  (IF.,  VIII,  45). 


LA      SOUCHE     ET      L'ADOLESCENCE    31 

musées  de  Dresde  l'école  d'art  la  plus  cosmopolite  qu'il  y 
eût  dans  l'Europe  centrale.  Nulle  part  le  rococo  français 
du  xvni®  siècle  n'atteignit  un  épanouissement  plus  enivré. 
A  Dresde,  l'architecture  du  genre  rocaille  se  déploie  en 
floraisons  dionysiaques.  A  Meissen  l'art  mineur  de  la 
porcelaine  dit  toute  l'aptitude  de  ce  peuple  aux  grâces 
françaises.  Il  n'y  a  pas  que  de  la  servilité  basse  dans 
l'accueil  fait  par  la  Saxe  à  la  gloire  napoléonienne.  Un 
grand  philosophe,  Krause,  avait  dit  un  jour,  à 'la  loge 
maçonnique  de  Dresde,  sa  philosophie  du  cosmopoli- 
tisme que  fonderait  le  grand  conquérant  préoccuj>é  de 
faire  couler  et  de  recueillir  en  un  même  fleuve,  toutes 
les  sources  ignorées  des  civilisations  nationales  ('). 

Le  sentiment  de  la  vie  étant  tel  chez  ces  hommes  reli- 
gieux et  savants,  universels  et  nuancés,  il  leur  restait  à  en 
trouver  l'expression  la  plus  émouvante  et  la  plus  univer- 
selle :  la  musique.  De  tous  les  grands  centres  musicaux  de 
pays  germaniques,  la  Thuringe  saxonne  est  le  plus  ancien. 
Heinrich  Schiitz,  que  Nietzsche  a  aimé  davantage  à  mesure 
qu'il  vieillissait,  est  le  père  de  toute  musique  allemande. 
Et  n'est-ce  pas  Nietzsche  qui  a  dit  de  Bach  combien  dans 
ses  flots  roulait  de  protestantisme  approfondi,  dégagé 
de  dogme  (^)?  N'est-ce  pas  lui  qui,  chez  le  Saxon  Haendel, 
faisait  remarquer  r«  audace  novatrice,  véridique,  puis- 
sante, tournée  vers  l'héroïsme  »  (')  ?  Ceux-là  donc  aussi, 
quoique  remplis  d'émotion  spontanée,  sont  encore  prédi- 
cants  :  leur  musique  tâche  à  nous  convertir.  Elle  se  fait 
didactique  et  savante.  Bach,  héritier  de  toutes  les  res- 
sources du  contre-point,  est  avant  tout  un  maître  impec- 
cable. Schum^ann,  traversé  de  souffles  comme  une  harpe 


(•)  Krause,  Der  Erdrechlsbund  (1809),  Ed.  G.  MoUat,  1893,  p.  124  sq. 
(»)  Menschliches,  I,  g  219  {W.,  II,  199). 
H  Menschliches,  II,  S  130  (F^.,  III,  274). 


32     LA     FORMATION     DE     NIETZSCHE 

éolienne,  ne  peut  se  tenir  d'analyser,  et  sa  musique  suit 
volontiers  l'émotion  littéraire  des  poètes  auxquels  il 
s'adapte.  Richard  Wagner  résume  tous  ces  dons  accu- 
mulés d'une  longue  culture.  Agressif  réformateur,  c'est  la 
nation  et  l'univers  qu'il  prétend  renouveler  jusque  dans  la 
vie  profonde  des  âmes.  Il  a  des  colères  prophétiques 
comme  Fichte.  Il  est  servi  par  le  plus  orgueilleux  savoir. 
Et  quoi  de  plus  vrai  que  les  paroles  de  Nietzsche  sur 
«  cette  maîtrise  qu'il  a  eue  des  choses  toutes  menues  », 
sur  ce  don  incomparahle  chez  Wagner  de  rendre  «  les 
couleurs  de  l'automne  tardif,  le  bonheur  indescriptible- 
nient  émouvant  des  joies  dernières,  suprêmes  et  infiniment 
brèves  (')  »? 

De  tous  ces  hommes,  aucun  n'a  été  étranger  à 
Nietzsche.  Cette  culture  de  toute  une  région  fut  celle  où 
ont  plongé  ses  ancêtres  les  plus  directs.  Comment  croire 
qu'ils  n'en  aient  rien  retenu  et  ne  lui  en  aient  rien  transmis? 
Ne  nous  a-t-il  pas  dit  comment  il  lisait  et  écoutait  :  «  De 
même  que  les  Italiens  s'approprient  une  musique,  en  l'at- 
tirant dans  le  sens  de  leur  passion,  où  ils  l'incorporent  ' 
—  ainsi  je  lis  les  penseurs  et  je  fredonne  à  leur  suite  leurs 
mélodies  :  Je  sais  que  derrière  les  paroles  froides  s'émeut 
le  désir  d'une  âme  que  j'entends  chanter.  Car  mon  âme 
aussi  chante,  quand  elle  est  émue  (^).  » 

II 

LES  AÏEUX   ET  LA  PREMIÈRE   ENFANCE.    ROECKEN   (1844-1850) 

Si  quelque  disciple  de  Gustave  Freytag  venait  à  com- 
pléter les  Bilder  aus  der  deutschen  Vergangenheit,  il  lui 


(')  Frôhliche  Wissenschafl.,  ;^,  87  (  W.  V,  p.  120).  —  Nietzsche  contra  Wagner, 
VIII,  p.  185. 

(*)  Morgenrôthe,  posth.,  §  605  (IF.  XI,  386). 


LA     SOUCHE     ET     L'ADOLESCENCE    33 

faudrait,  pour  des  époques  différentes,  retracer  la  vie  du 
presbytère  protestant  dans  les  campagnes  et  dans  les 
petites  villes  d'Allemagne.  Goldsmith,  auxvni°  siècle,  avait 
appelé  sur  la  sentimentale  simplicité  du  presbytère 
anglais  les  sympathies  européennes.  La  Louise  de  Voss 
grandit  jusqu'à  la  poésie  l'idylle  rustique  du  pasteur 
allemand,  et  Gœthe  dit,  dans  Wahrheit  und  Dichtung,  le 
charme  tout  homérique  de  cette  royauté  rurale  des  esprits 
que  le  luthéranisme  a  conférée  à  ses  plus  humbles  desser- 
vants. Ce  qu'il  entre  dans  les  couches  populaires  de  cul- 
ture supérieure  par  la  diffusion  de  la  parole  biblique 
interprétée  par  des  hommes  exercés,  ce  que  représentent 
aussi  de  force  morale  conservatrice  et  philistine  cet  ensei- 
gnement et  cette  simple  et  confortable  vie,  serait  l'objet 
de  la  plus  nécessaire  et  de  la  plus  difficile  enquête.  Il  est 
sûr  avant  tout  que  les  familles  pastorales  ont  été  pour 
l'Allemagne  une  des  plus  fécondes  pépinières  d'hommes 
de  talent.  La  famille  de  Nietzsche  a  été  une  famille  de 
pasteurs,  comme  celle  de  Bach  a  été  une  famille  de 
musiciens  (*).  Nul  doute  qu'il  ne  faille  s'expliquer  ainsi  la 
sérieuse  préoccupation  qu'il  a  toujours  eue  du  christia- 
nisme et  de  son  action  dans  le  monde. 

Dans  la  lignée  authentiquement  attestée,  on  ne  peut 
remonter  au  delà  de  la  troisième  génération.  Déjà  le  bi- 
saïeul de  Nietzsche,  ce  grand  et  beau  cavalier,  inspec- 
teur des  contributions  indirectes,  qiii  à  quatre-vingt-dix  ans 
encore  parcourait  à  cheval  les  routes  de  son  ressort  d'ins- 
pection entre  Bibra  et  Freyburg,  s'efface  dans  le  j^assé  ('). 
A  partir  de  lui,  les  physionomies  des  descendants  se  pré- 


(*)  '<  Tous  les  presbytères  de  ses  ancêtres  ecclésiastiques,  si  on  les  jux- 
taposait, formeraient  à  eux  seuls  un  joli  village  »,  a  dit  spirituellement 
Cari  Albrecht  Bernoulli,  Franz  Overbeck  und  Friedrich  Nietzsche,  1908, 
t   I,  p.  61. 

C)  E.  FoERSTER,  Der  Junge  Nietzsche,  8. 


AHDLER.    II. 


34     LA     F  0  R  iM  A  T  I  0  N     DE     NIETZSCHE 

cisent.  J'ai  pu  parcourir  ce  «  Salon  des  Souvenirs  »  si 
captivaut  au  Nietzsche- Archiv,  où  se  conservent  les  por- 
traits des  aïeux.  Ils  vous  regardent  avec  des  physionomies 
loyales  et  sont  tous  d'une  carrure  très  rustique.  A  coujî  sûr 
la  souche  était  résistante.  Us  étaient  cultivés  aussi.  Déjà 
l'aïeul  Friedrich-August-Ludwig-  Nietzsche  (1756  -  1826) 
fut  ecclésiasticjue  et  écrivain.  Il  avait  étudié  à  Leipzig  : 
Morus,  Kœrner,  le  philosophe  Platner,  les  deux  Ernesti 
avaient  été  ses  maîtres.  Zollikofer,  qu'il  connut  ]3ersonnel- 
lement,  fut  le  modèle  qu'il  tâcha  de  suivre  dans  l'élo^ 
quence  de  la  chaire  ;  et  il  lui  emprunta  sans  doute,  avec 
son  orthodoxie  éclairée,  une  conception  du  sermon  digne 
de  VAufklânmg^  et  moins  propre  à  édifier  le  cœur  qu'à 
l'instruire  par  de  sages  préceptes.  Il  avait  occupé  vingt  ans 
(1783-1803)  la  paroisse  de  WoUmirstaedt  en  Thuringe, 
quand  la  petite  ville  saxonne  d'Eilenburg  l'élut  pasteur. 
Il  eut  au  plus  haut  degré  le  sens  du  prosélytisme,  si  fré- 
quent chez  les  Thuringiens.  Il  avait  écrit  un  livre  Die 
hôchst  nôtige  Verbesserung  der  Dorfschulen  (1792),  où  déjà 
se  révèle  le  souci  critique  et  le  souci  d'élever  le  niveau  de 
la  culture,  qui  dictera  à  son  petit-fils  des  leçons  sur 
l'avenir  de  notre  éducation.  Il  est  improbable  que  son 
Gamaliel,  oder  iiber  die  immerivàhrende  Dauer  des  Chris- 
tentums  (1796),  ait  rien  de  commun  avec  V Antéchrist  à\x 
plus  impie  de  ses  descendants.  Mais  le  titre  même  de  ses 
Beitrâge  zur  Befôrderimg  einer  vernunftigen  Denkungsart 
iiber  Religion,  Erziehiing,  Untertanenpflicht  und  Men- 
schenleben  (1804),  déploie,  sous  son  titre  herdérien,  un 
programme  de  recherche  digne  du  plus  grand  moraliste. 
Il  y  a  eu  de  la  sorte  dans  cette  famille  un  dressage 
moral,  qui  dura  un  siècle.  Des  contemporains  louent  dans 
l'aïeul  un  sens  délicat  du  devoir,  une  dignité  affable,  une 
grande  sûreté  de  cœur,  et  cette  philosophie  de  la  vie, 
dernier  legs  que  le  xvin^  siècle  chrétien  laissera  à  Friedrich 


LA      souche:     et     LADOLESCENGE     35 

Nietzsche,  et  qui  de  toutes  les  souffrances  de  l'homme  tire 
un  enseignement  de  perfectibilité  morale  (*). 

Cet  excellent  prédicateur  avait  épousé  une  Krause, 
d'une  famille  venue  du  plateau  central  thuringien,  du 
Vogtland,  et  où  on  était  fréquemment  théologien  aussi. 
Un  homme  de  cette  souche,  Johaun-Friedrich  Krause 
(1770-1827),  n'est  pas  un  inconnu.  Il  professait  à  l'Univer- 
sité de  Kœnigsberg  à  l'époque  de  Kant.  Il  succéda  à 
Herder  comme  surintendant  ecclésiastique  du  duché  de 
Saxe-Weimar.  C'est  de  ce  Krause  que  viennent  les  yeux 
noirs  étincelants  qui  brillaient  d'une  flamme  si  méditative 
dans  la  physionomie  de  l'arrière-petit-fils.Mais  aucun  des 
Krause  ne  les  eut  plus  éloquents  dans  un  visage  décidé  et 
ailable  que  cette  Erdmuthe  Nietzsche,  femme  de  Friedrich- 
August-Ludwig,  qui  fut  la  grand'mère  de  notre  philo- 
sophe. Elle  seule  peut-être  était  née  fragile.  C'est  pourquoi 
une  femme  crut  conjurer  le  sort  en  conseillant  de  lui 
donner  le  nom  d'Erdmuthe,  «  afin  qu'elle  demeurât  fidèle 
à  la  terre  »  (^).  «  Rester  fidèle  à  la  terre  »  est  un  précepte 
d'une  théologie  un  peu  séculière  qui  désormais  se  trans- 
mettra dans  la  famille  des  Nietzsche  :  le  Zarathustra  ne 
l'oubliera  pas. 

L'homme  d'élite  vrai  que  produisit  cette  famille  ne  fut 
pas  celui  qui  conquit  le  plus  de  dignités.  Ce  fut  Karl- 
Ludwig  Nietzsche,  théologien  lui  aussi,  père  de  Friedrich. 
Il  n'y  a  pas  d'homme  dont  Nietzsche  ait  parlé  avec  plus 
d'admiration  tendre.  L'a-t-il  idéalisé  par  piété  filiale? 
Des  témoignages  non  douteux  le  dépeignent  grand, 
mince,  exact  et  doux,  d'une  grande  finesse  de  manières, 


(*)  M"*  Foersler  n'a  pas  indiqué  la  source  où  elle  puise  Biogr.,  I,  p.  7. 
el  Der  Junge  Nietzsche,  p.  4.  Je  donne  ses  renseignements,  un  peu  com- 
plétés, d'après  une  chronique  de  la  ville  d'Eilenburg  pour  l'année  1829. 
publiée  dans  la  Frankfurter  Zeitung,  19  septembre  1912. 

(*)  E.  FoBRSTBR,  Einiges  von  unsern  Vorfahren  (Pan,  1899,  p.  215). 


36     LA    FORMATIOxN     DE     NIETZSCHE 

avec  un  talent  rare  pour  la  poésie  et  la  musique. 
Nietzsche  a  dit  depuis  :  «  On  est  beaucoup  plus  l'enfant 
de  ses  quatre  grands-parents  que  de  ses  père  et  mère  (').  » 
Pourtant  c'est  à  son  père  qu'il  a  cru  ressembler  dès  son 
enfance  ;  et  c'est  son  image  qu'il  se  proposait  comme  un 
exemple  de  perfection:  «  Je  ne  suis  qu'une  réédition  de 
mon  père  ;  et  je  continue  sa  vie  après  sa  mort  si  préma- 
turée »,  écrit-il  dans  VEcce  Homo  (^),  Son  talent  et  sa  dis- 
tinction avaient  désigné  Karl-Ludwig  Nietzsche  pour  être, 
tout  jeune,  précepteur  des  petites  princesses  de  Saxe-Alten- 
burg.  Ces  princesses  sont  encore  venues  à  Bâle,  plus  tard, 
voir  Nietzsche,  en  souvenir  de  leur  maître.  Le  roi  de 
Prusse  Frédéric-Guillaume  IV  remarqua  le  jeune  pasteur, 
et  lui  donna,  pour  ses  débuts,  cette  paroisse  importante 
de  Roecken,  où  devait  naître,  le  15  octobre  1844,  l'enfant 
de  génie  qui  porte  les  prénoms  de  ce  roi  de  Prusse. 

A  l'arrière-plan  des  souvenirs  de  Nietzsche,  il  y  aura 
toujours  ce  presbytère  natal  de  Roecken,  sur  l'ancien 
champ  de  bataille  de  Lùtzen,  deux  fois  sanglant.  Une 
église  moussue  domine  la  bourgade  ;  des  étangs  ourlés  de 
saules  étincellent  sur  la  plaine  triste  et  ils  y  débordent  au 
printemps.  Près  du  cimetière,  on  voyait  la  maison  du 
pasteur.  Toute  rustique  avec  sa  grange  et  ses  étables,  elle 
surgissait  entre  un  verger  et  un  jardin  très  fleuri  (=•).  Les 
rosiers  grimpants  et  la  vigne  vierge  envahissaient  les 
murs.  Des  charmilles  invitaient  au  repos.  Au  premier 
étage,  un  cabinet  de  travail  aux  rayons  surchargés  de 
livres  et  de  rouleaux  manuscrits  était  le  refuge  du  stu- 
dieux ecclésiastique.  Aux  heures  de  loisir,  Karl-Ludwig 
Nietzsche   se   mettait  au   piano.  Passionné  de  musique, 


(')  Nachlass  de  1882-1888  (W.,  Xlli;  28'J). 

C)  Ecce  Homo  {W.,  XV,  17). 

(3)  On  en  trouvera  la  photographie  dans  E.  Foerster,  liiogr.,  I,  p.  368. 


LA     SOUCHE     ET     L'ADOLESCENCE    37 

il  improvisait  à  ravir.  Il  était  un  Thuringien  de  l'es- 
pèce raffinée,  «  délicat,  aimable  et  souffreteux,  comme 
destiné  à  une  existence  tout  éphémère,  et  comme  s'il  eût 
été  une  réminiscence  de  la  vie  plutôt  que  la  vie  elle- 
même  »  (').  Le  danger  constant  qui  le  menaçait  le  faisait 
vivre  «  dans  un  monde  de  hautes  et  délicates  choses  ». 
Il  suffit  à  son  fils  d'avoir  reçu  de  lui  cet  héritage  de  fra- 
gilité, et  d'avoir  eu  comme  lui  «  un  pied  par  delà  la  vie  » 
pour  être  initié  à  tout  ce  qui  ne  s'ouvre  qu'à  des  âmes 
ainsi  environnées  de  périls.  Il  se  sentait  naturellement 
supérieur  ;  n'ayant  pas  l'habitude  de  vivre  avec  des  égaux, 
il  n'éprouvait  pas  que  les  droits  fussent  égaux  pour  tous  : 
il  était  d'instinct  un  aristocrate  :  Pacifique  avec  cela,  car  il 
méprisait  le  ressentiment  comme  une  impuissance  et  une 
vulgarité.  La  complication  de  cette  âme  distante  dans  sa 
mansuétude  est  un  des  traits  de  caractère  qui  ont  le  plus 
certainement  passé  à  son  fils  Friedrich . 

Les  occasions  semblent  n'avoir  pas  manqué  à  ce  jeune 
théologien  d'exercer  cet  ascétisme  distingué.  Il  avait  intro- 
duit dans  sa  maison  la  jeune  femme  la  plus  différente  de  son 
propre  caractère.  Elle  était,  celle-là,  «  quelque  chose  de  très 
allemand  »  (*),  de  très  simple,  de  mobile  et  d'impétueux. 
Karl-Ludwig  Nietzsche  en  1843  était  allé  choisir  au  pres- 
bytère voisin  de  Pobles  une  des  filles  de  son  collègue 
Oehler.  A  dix-sept  ans,  mignonne,  fraîche,  coiffée  de  ban- 
deaux qui  demeurèrent  bruns  jusqu'à  l'extrême  vieillesse, 
assurée  d'elle  et  passionnée,  elle  sortait  d'une  de  ces  fa- 
milles de  pasteurs  où  l'on  croit  que  l'instruction  des  jeunes 
filles  nuit  à  leur  charme.  A  eux  deux,  le  jovial  pasteur 


(•)  Ecce  Homo{W.,  XV,  14,  19,  22). 

(^)  Ecce  Homo  {W.,  XV,  13).  —  Richard  Oehier,  Nietzsches  Mtitter {d&ns  la 
Zukunft  de  Harden,  12  janvier  1907).  —  Franzisca  Nietzsche-Oehler  vécut  de 
1826  à  1896. 


38     LA     FORMATION     DE     NIETZSCHE 

Oehler,  cavalier  et  chasseur,  et  sa  robuste  femme,  fille  de 
gros  agriculteurs-propriétaires  de  Wehlitz,  avaient  élevé 
dans  la  sévérité  luthérienne,  dans  la  piété  et  sous  une 
discipline  de  fer,  onze  garçons  et  filles,  bien  portants  et 
turbulents.  Franzisca  Oehler  était  le  dernier  de  ses  sau- 
vageons ;  et  transplantée  dans  le  grave  presbytère  d'un 
mari  plus  âgé  de  treize  ans,  elle  ne  semble  pas  s'être 
faite  sans  efforts  à  sa  vie  nouvelle.  «  Les  dissonances  non 
résolues  entre  le  caractère  et  les  croyances  des  parents  se 
prolongent  dans  l'enfant  et  font  l'histoire  de  sa  souffrance 
intime  »,  a  écrit  Nietzsche  depuis  (0-  Les  Oehler  avaient 
des  croyances  chrétiennes  et  un  caractère  profane.  Les 
Nietzsche  étaient  des  ascètes,  mais  avec  du  raffinement  de 
libre  pensée.  Les  uns  et  les  autres  étaient  impérieux, 
mais  exprimaient  dans  des  formes  différentes  leur  besoin 
de  dominer.  Dissonances  dont  le  prolongement  a  fait  la 
souffrance  intérieure  de  Nietzsche. 

A  côté  de  son  mari,  trop  délicat,  trop  amenuisé  par 
l'intelligence,  cette  jeune  femme,  ronde,  rose,  vive  et 
batailleuse,  représentait  la  vigueur  et  la  vie.  De  leur 
mariage,  tout  uni,  il  naquit  après  Friedrich  deux  autres 
enfants  :  une  fille,  Elisabeth,  qui  parait  ressembler 
surtout  à  sa  mère;  un  jeune  frère,  Joseph.  La  tendresse 
des  époux,  durant  ces  six  années  de  leur  vie  commune, 
fut  réciproque  et  profonde.  L'entente  fut  plus  difficile  avec 
]yjme  Erdmuthe,  la  belle-mère,  et  avec  M'""  Rosalie 
Nietzsche,  établies  aussi  au  presbytère  de  Roecken.  Le 
didactisme  de  la  vieille  fille  et  la  vivacité  de  la  jeune  maî- 
tresse de  maison  se  livrèrent  plus  d'une  escarmouche.  Le 
pasteur,  ulcéré,  fermait  les  yeux,  se  perdant  dans  ses 
rêves. 

L'idylle  dura,  traversée  d'orages  vite  apaisés.  Au  mois 


Cj  Menschliches,  l,  G  379  {W.,  II,  301). 


LA      SOUCHE      ET     L'ADOLESCENCE     39 

de  juillet  1849  le  malheur  entra  dans  la  maison.  Quelle  en 
fut  la  cause  ?  Est-ce  cette  chute  que  fit  Karl-Ludwig  un 
soir  d'août  1848,  où,  rentré  tard,  il  buta  sur  le  seuil  et 
tomba  du  haut  perron  de  sa  maison  ?  Sa  chute  fut-elle 
cause  ou  effet  d'une  lésion  cérébrale  ?  On  ne  saurait  le 
dire.  Pourtant  on  ne  peut  négliger  le  témoignage  de  son 
fils,  qui  dans  cet  accident  a  toujours  vu  une  prédesti- 
nation morbide.  Les  douleurs  de  tête  lancinantes  lui  lais- 
sèrent une  accalmie  au  printemps  de  1849.  Le  pasteur 
Nietzsche  put  instruire  son  fils.  Puis  en  juin,  elles 
reprirent.  Il  se  sentit  perdu.  Il  mourut  le  30  juillet.  A  peu 
de  mois  de  là,  le  dernier  né,  Joseph,  le  suivit.  Les 
Nietzsche  quittèrent  alors  le  bourg  de  Roecken.  Une  nuit 
d'avril  en  1850,  de  hautes  voitures  chargées  attendaient 
dans  la  cour.  Un  chien  aboyait  tristement  à  la  lune.  Le 
Zarathustra  dira  combien  fut  triste  ce  jappement  d'un 
chien  à  la  lune,  la  nuit  où  le  presbytère  de  Roecken 
devint  pour  Nietzsche  une  maison  étrangère  ('). 

m 

NAUMBURG  (1850-1858) 

L'enfance  importe  beaucoup  chez  un  philosophe  qui  a 
dit  plus  tard  que  la  perfection  humaine  serait  de  rede- 
venir un  enfant.  11  y  a  du  souvenir  dans  cet  idéal.  Mais 
on  peut  assigner  une  autre  raison.  Nietzsche  a  souvent 
écrit,  dès  sa  première  philosophie,  que  la  nature  gaspille 
ses  forces  avec  une  prodigalité  coupable.  Elle  ne  travaille 
pas  avec  suite  à  la  sélection  des  hommes  supérieurs.  Le 
philosophe  comme  l'artiste  sont  chez  elle  une  réussite 
rare.  Nietzsche  a  noté  à  propos  de  Schopenhauer  les  con- 


(•)  Zarathustra,  Vom  Gcsicht  imd  Rtitsel.  (  W.,  VI,  232,  233.) 


40     LA     FORMATION    DE    NIETZSCHE 

ditions  «  dont  le  concours,  dans  le  cas  le  plus  favorable^ 
empêche  le  génie  d'être  étouffé  »  (*).  S'il  a  repris  depuis  la 
théorie  platonicienne  de  la  sélection  savante  du  génie,, 
c'est  en  songeant  à  son  propre  développement  difficile. 

Pourtant  quelle  enfance  mieux  choyée  ?  Sa  supériorité 
s'est  imposée  d'emblée.  Son  grand-père  Oehler  la  devi- 
nait. Les  camarades  la  reconnaissaient.  On  a  recueilli  de 
Nietzsche  adolescent  les  moindres  essais  de  composition 
poétique  ou  musicale.  Toujours  de  tendres  regards  ont 
surveillé  en  lui  le  génie  qui  couvait.  Mais  il  n'a  peut-être 
pas  toujours  eu  les  meilleurs  guides,  el  une  tendresse 
mêlée  de  préjugés  est  parfois  une  entrave.  Il  faut  tâcher 
de  tirer  un  enseignement  de  ce  que  Nietzsche  nous 
a  confié.  Il  a  aimé  tout  jeune  à  s'analyser,  à  s'arrêter 
pour  méditer  aux  tournants  de  la  route  (*).  M""®  Foerster 
a  mis  en  évidence  ces  confessions  d'une  âme  qui  se  cher- 
chait avec  un  scrupule  très  précoce.  Discrètement,  elle 
a  voulu  s'effacer  et  laisser  parler  Nietzsche.  Elle  apporte 
beaucoup  de  menus  souvenirs  personnels,  avec  une  abon- 
dance où  rien  n'est  inutile.  Sans  redire  par  le  menu  ces 
anecdotes,  on  tâchera  ici  de  les  faire  parler,  ainsi  que  toutes 
celles  amoncelées  par  les  autres  témoins  de  la  vie. 

Naumburg,  quand  s'y  installa  la  mère  de  Nietzsche, 
était  une  petite  ville  ceinte  de  remparts  et  de  fossés 
profonds,  franchis  par  cinq  ponts-levis  qui  se  relevaient  le 
soir.  Une  des  plus  belles  cathédrales  d'Allemagne  sur- 
gissait des  toits  enchevêtrés  qui  composaient  alors  cette 


(')  Schopenhauer  als  Erzieher,  $  1  (W.,  I,  471). 

(")  Nous  avons  de  la  sorte  un  récit  de  son  enfance  rédigé  par  Nietzsche 
en  18S8;  un  carnet  rédigé  à  Pforta  depuis  1860;  des  fragments  autobiogra- 
phiques écrits  en  1865  et  1869.  Ils  sont  épars  dans  l'ouvrage  de  M"'  Foerster. 
La  lettre  à  G.  Brandes  du  18  avril  1888  est  une  véritable  autobiographie. 
Des  confesssions  nombreuses  se  trouvent  dans  le  Nachlass.  VEcce  Homo- 
est  un  dernier  regard  j«té  sur  son  passé,  1888. 


LA      SOUCHE     ET     L'ADOLESCENCE     41 

ville,  bâtie  au  xvi''  siècle  et  remaniée  au  xviif.  Il  faut  avoir 
pour  ces  détails  le  regard  que  Nietzsche  jetait  sur  la  jeu- 
nesse de  Gœtlie.  «  L'âme  conservatrice  et  respectueuse 
d'un  homme  attaché  à  l'antiquité  passe  dans  ces  choses  et 
s'y  prépare  un  nid  discret.  L'histoire  de  sa  ville  devient 
sa  propre  histoire  (*).  »  Quatre  femmes  en  deuil,  l'aïeule, 
M"""  Nietzsche-Krause,  et  les  deux  tantes  Augusta  et  Rosa- 
lie Nietzsche,  enfin  la  jeune  veuve,  Franzisca  Nietzsche- 
Oehler  essayèrent  de  vivre  dans  la  même  maison.  Elles  se 
dévouèrent  toutes  à  l'éducation  de  ces  deux  enfants, 
Friedrich  et  Lisbeth.  De  fréquents  séjours  à  Pobles,  chez 
le  grand-père  Oehler,  mitigeaient  la  dureté  d'une  trop 
subite  transplantation  à  la  ville.  Plus  tard,  le  besoin  d'm- 
dépendance  de  M™®  Franzisca  Nietzsche  se  fit  plus  impé- 
rieux :  et  elle  loua  pour  elle  seule  la  maisonnette  où  elle 
vieillit  et  dont  le  jardin  avait  des  allées  si  ombreuses. 

Friedrich 'Nietzsche  a  grandi  là,  entre  ses  jeux  et  ses 
premières  tâches  d'écolier.  Il  fut  un  enfant  taciturne,  d'un 
maintien  grave  et  de  manières  distinguées  (*).  Car  une 
ombre  de  mélancolie  planait,  depuis  la  mort  du  père,  sur 
cette  enfance  qui  aurait  pu  être  si  heureuse.  Cette  sagesse 
d'enfant  en  deuil,  traversée  de  courtes,  mais  violentes 
explosions  passionnées,  était  au  ton  de  la  vieille  petite  ville 
loyaliste  où  de  nombreux  fonctionnaires  retraités  entre- 
tenaient le  respect  des  formes  compassées.  Friedrich 
Nietzsche  fut  réfléchi,  loyal  et  droit,  comme  ce  père  qu'on 
pleurait  autour  de  lui,  et  auquel  il  aurait  tant  voulu  res- 
sembler. Il  accomplissait  ponctuellement  tous  les  devoirs 
une  fois  acceptés.  On  le  vit  rentrer  de  l'école  primaire 
à  pas  mesurés  sous  la  pluie  torrentielle  ;  et,  aux  reproches 
de  sa  mère,  il  objecta  que  le  règlement  scolaire  prescrivait 


(*)  Schopenhauer  als  Erzieher,  g  3  {W.,  I,  303). 
(•)  E.  FoERSTKR,  Biogr.,  I,  30-32. 


42     LA    FORMATION     DE    NIETZSCHE 

aux  élèves  de  quitter  l'école  sans  course  désordonnée  (^). 

Nul  camarade  n'eût  osé  prononcer  devant  lui -une 
parole  grossière.  Son  regard  tranquille  et  méprisant  les 
paralysait.  Ses  grands  yeux  profonds  étaient  chargés 
d'une  pensée  qui  mûrissait.  Surtout  il  était  sans  replis. 
Un  Nietzsche,  qui  se  croyait  descendant  de  comtes  polo- 
nais, avait-il  le  droit  de  mentir  (^)  ?  Ce  fut  la  première 
forme  ingénue  que  prit  dans  ce  cœur  d'enfant  la  doctrine 
de  l'héroïsme  de  la  vérité.  Il  était  d'une  sévérité  et  d'une 
sincérité  outrée  avec  lui-même.  Un  jour,  pour  une  quête 
en  faveur  de  quelque  mission,  il  voulut  apporter  son 
offrande.  Il  se  sépara  aisément  d'une  boite  de  soldats  de 
plomb  et  d'un  livre  d'images  ;  sa  sœur,  avec  plus  de  dou- 
leur, d'une  poupée.  Friedrich  eut  des  remords  parce 
qu'il  n'avait  pas  donné  «  sa  cavalerie,  ses  régiments  les 
plus  beaux  et  les  plus  chers  »  (').  Seul  le  sacrifice  le  plus 
lourd  est  probant.  Ainsi  plus  tard  a-t-il  de  préférence  fait 
à  sa  vocation  les  sacrifices  les  plus  difficiles. 

Si  délicat  qu'il  fût  de  sensibilité,  il  ne  faut  pourtant 
pas  se  le  représenter  frêle  au  physique.  Il  était  de  taille 
moyenne,  mais  ramassée  et  solide,  haut  en  couleur,  grand 
marcheur  ;  il  excellait  à  la  nage,  au  patinage.  Il  est  resté 
très  longtemps  très  enfant.  Il  a  pu  regretter  que  Richard 
Wagner  n'ait  pas  eu  une  enfance  naïve.  Il  a  reproché 
plus  tard  aux  temps  modernes  de  dessécher  l'ingénuité 
surtout  chez  les  enfants  précoces  et  bien  doués.  «  L'enfant 
est  innocence  et  oubli,  recommencement,  puis  affirmation 
sacrée  de  la  vie.  »  L'enfance  de  Nietzsche  fut  telle.  Jamais 
écolier  ne  s'attarda  plus  longtemps  à  des  jeux  plus  sim- 
ples. M""^  Foerster  les  relate  avec  un  soin  tendre  dont  elle 
s'excuse.  Un  commentaire  ingénieux  (*)  a  dit  l'importance 


(*)  E.  FoERSTEft,  I,  p.  31.  —  (^)  Ibid.,  I,  p.  84.  —  (^)  Ibid.,  I,  p. 
(*)  Karl  Joël,  Nietzsche  und  die  Homantik,  pp.  78,  348,  349. 


LA      SOUCHE     ET     L'ADOLESCENCE     43 

de  ces  détails.  Il  inventait  des  jeux  qu'on  aurait  cru 
empruntés  à  un  conte  d'Hoffmann  ou  d'Andersen.  Il 
vivait  dans  le  royaume  d'un  «  roi  Ecureuil  »,  devant  le- 
quel défilaient  ses  soldats  de  plomb.  11  construisait  des 
temples  grecs  aux  somptueuses  colonnades,  des  châteaux 
forts  crénelés,  des  galeries  de  mines  qui  aboutissaient  à 
des  lacs  souterrains. 

Que  prouvent  ces  jeux?  La  faculté  de  symboliser.  Un 
objet  tout  menu  et  familier  se  transfigure  par  la  significa- 
tion immense  et  lointaine  qui  s'y  attache.  La  petite  sœur 
devient  le  géant  Polyphème  ;  quelques  miettes  de  pain 
sont  les  brebis  grasses  que  Friedrich,  pirate  rusé  formé 
à  l'école  d'Homère,  veut  lui  ravir. 

Ces  jeux  pour  lui  sont  graves,  il  s'y  donne  tout  entier, 
et  trop  quand  ils  sont  belliqueux.  11  blesse  sérieusement 
une  petite  amie  d'un  coup  de  javelot  hellénique.  La  guerre 
de  Crimée  surexcite  son  imagination  déjà  prédisposée 
aux  visions  farouches.  Un  Sébastopol  en  miniature  surgit, 
construit  de  ses  mains  avec  du  sable.  Il  se  plait  aux 
grands  incendies  nocturnes  d'une  flotte  de  papier.  Comme 
il  est  de  famille  conservatrice,  il  va  sans  dire  que  ses 
sympathies  vont  aux  Russes.  Et,  le  didactisme  thuringien 
reprenant  le  dessus,  il  écrit  des  traités  sur  «  Les  ruses 
de  guerre  »,  compulse  des  traités  de  tactique  pour  jouer 
plus  consciencieusement.  N'est-il  rien  resté  à  l'homme  de 
cette  méthode  méticuleuse  dans  le  jeu,  de  cette  fantaisie 
qui  transfigure  le  réel,  de  cette  fidélité  aux  affections, 
qui  chez  lui  fut  tenace  jusqu'à  la  souffrance  ? 

Il  n'oubliait  rien.  Ce  qu'il  voyait  se  gravait  en  lui 
avec  force.  C'est  une  vision  réelle  que  celle  de  ces  saltim- 
banques qui  tendent  une  corde  entre  une  tour  de  la  ville  et 
la  maison  d'en  face,  et  tandis  que  l'un  d'eux  s'agenouille  au 
milieu  de  la  corde,  l'autre  franchit  d'un  bond  le  corps  de 
son  camarade   et  continue   son  chemin.  Le  Zarathustra 


44     LA    FORMATION    DE     NIETZSCHE 

n'a  pas  oublié  cette  scène.  Le  philosophe  aura  pitié  du 
pauvre  banquiste  obligé  de  vivre  du  péril  ;  et  le  premier 
disciple  de  Zarathoustra  sera  un  homme  qui  mourra  du 
danger  où  le  met  quotidiennement  sa  profession.  C'est 
pourquoi  Zarathoustra  l'ensevelira  de  ses  mains  ('). 

Faut-il  ajouter  que  Nietzsche  était  pieux?  Le  christia- 
nisme de  la  maison  paternelle  lui  était  devenu  comme 
«  un  épiderme  de  santé  » .  L'accomplissement  des  devoirs 
chrétiens  le  satisfait  comme  une  intime  joie.  Il  l'a  raconté 
longtemps  après  aux  témoins  les  plus  divers  (^).  Tout 
enfant,  il  savait  réciter  des  versets  de  la  Bible  et  des  can- 
tiques avec  une  expression  qui  touchait  jusqu'aux  lar- 
mes (*).  L'exercice  quotidien  de  la  prière  devenait  sur  ses 
lèvres  d'adolescent  un  petit  chef-d'œuvre  d'émotion  reli- 
gieuse. «  A  douze  ans,  a-t-il  écrit  plus  tard,  j'ai  vu  Dieu 
dans  sa  magnificence.  »  N'a-t-il  vu  que  Dieu?  Son  imagi- 
nation à  la  fois  artiste  et  critique  déjà  s'éveillait.  Il  a 
imaginé  et  peut-être  vu,  dans  une  vision  d'une  égale  viva- 
cité mystique,  l'Antéchrist  ;  et,  à  de  certains  moments, 
il  a  cru  que  l'Antéchrist,  issu  de  Dieu  lui-même,  parta- 
geait avec  lui  la  souveraineté  du  monde  (*). 

Rien  n'est  plus  instructif  que  ces  revirements  brusques 
de  son  imagination.  Sa  pensée  où,  tout  se  grave,  épuise  les 
idées  et  les  pousse  jusqu'à  leur  contraire,  par  besoin  d'in- 
tégrité. Elle  prend  spontanément  un  rythme  hégélien, 
qu'elle  ne  perdra  plus.  Cela  se  voit  bien  dans  ses  premiers 
essais  versifiés. 

Le  conseiller  à  la  Cour  d'appel  Pinder,  père  d'un 


(')  Zarathustra.  {W.,  VI,  pp.  21,  23.) 

(*)  M°"  Lou  Andreas-Salomé,  Friedrich  Nietzsche  in  seinen  Werken,  1894, 
pp.  47-80. 

(')  Témoignage  d'un  condisciple.  V.  E.  Fobrster,  Biogr.,  I,  p.  30. 

(*)  Généalogie  der  Moral.  Vorrede,  g  3-(H'.,  VII,  290).  —  Vorreden-Materia 
^1885-1888),  §  200  {W.,  XIV,  347). 


LA      SOUCHE     ET     L'ADOLESCENCE    45 

condisciple,  l'avait  initié  à  la  poésie  lyrique  allemande  dès 
l'âge  si  malléable  de  la  dixième  année.  Tout  aussitôt  ses 
lectures  prennent  forme  d'art.   Il  n'est  pas  sans  impor- 
tance qu'il  ait  distingué   trois  périodes   dans  sa  poésie 
d'écolier  entre  1854  et  1858.  D'abord,  il  eut  le  goût  de  l'hé- 
roïque et  de  l'horrible,  des  scènes  d'ouragan  et  d'orage. 
Puis  il  se  dégoûta  de  cette  poésie  violente  et  rocailleuse  ; 
mais  au  lieu  de  la   grâce  qu'il   cherchait,  il  n'atteignit 
qu'une  mièvrerie  parée  des  fleurs  fanées  d'une  rhétorique 
vieille.   Alors   il    résolut  de   concilier  ces  antithèses,  la 
force  et  la  beauté.  Il  voulut  être  limpide  et  plein  de  pen- 
sée, se  proposant   pour  modèles   les  poèmes  de   Gœthe 
«  d'un*e  limpidité  d'or  si  profonde  »  (').  Ce  qu'il  faut  re- 
marquer, c'est  cette  fluctuation  consciente,  qui   va  d'un 
contraire    à  l'autre  et  concilie  les  extrêmes  après  avoir 
éprouvé  le  danger  qu'il  y  a  à  persévérer  dans  l'un  d'eux. 
Il  ne  procédera  pas  autrement  dans  l'âge  viril.  L'instinct 
enfantin  trouvait  déjà  sa  route.  Déjà  aussi  il  redoute  une 
«  poésie  de  l'avenir  »  qui  parlerait  en  images  singulières, 
chargées  de  revêtir  des  pensées  confuses,  mais  d'appa- 
rence    sublime,  «  dans  le  style  du  second  Faust  ».  Il  a 
peur  instinctivement,  on  peut  le  dire,  de  sa  destinée,  et 
il  la  repousse.  Il  a  «  la  haine  de  tout  ce  qui  n'est  pas  clas- 
sique »  (*). 

Il  en  fut  ainsi  en  musique.  Le  don  musical  luttait  avec 
une  force  impérieuse  chez  lui  contre  le  don  littéraire.  Sa 
passion  là  encore  est  tout  de  suite  indiscrètement  produc- 
tive. A  neuf  ans,  il  avait  commencé  à  jeter  sur  le  papier 
des  textes  bibliques  accompagnés  de  plain-chant  (^).  Dans 
une  maison  amie  où  fréquentait  Félix  Mendelssohn,  il 
entendait  interpréter  avec  justesse  les  grands  maîtres  clas- 
siques et  romantiques.  Sous  les  voûtes  de  la  cathédrale, 


(«)  E.  FoBRSTER,  Biogr.,  I,  p.  76.  —  {"■)  Ibid.,  I,  p.  77.  —  (')  Ibid.,  I,  190. 


46     LA     FORMATION     DE     NIETZSCHE 

il  allait  écouter  les  oratorios  de  Bach.  Berlioz  et  Liszt, 
«  ce  cfu'on  appelle  la  musique  de  l'avenir  »,  lui  parais- 
saient obscurs  et  artificiels.  «  Mozart  et  Haydn,  Schubert 
et  Mendelssohn,  Beethoven  et  Bach,  voilà  les  piliers  sur 
lesquels  nous  nous  appuyons,  la  musique  allemande  et 
moi  (*).  »  Et  il  faut  noter  cette  assurance  du  moi,  qui  tout 
de  suite  prend  ses  racines  jusqu'au  tréfonds  de  la  musique 
allemande. 

Ainsi  se  prolongeait  pour  l'adolescent  cette  vie  dans 
l'idylle.  Quel  danger  se  fût  insinué  par  une  vie  si  simple 
dans  cette  intelligence  naïve?  Mais  les  dangers  qui  la 
menacent  lui  sont  intérieurs.  Il  a  décrit,  en  1864,  ceux 
qu'il  discernait.  L'absence  d'une  surveillance  paternelle , 
une  curiosité  insatiable,  qui  risque  de  compromettre  le 
travail  solide.  Il  eut  une  impatience  de  savoir  univer- 
sel»). Pour  l'instant,  il  s'ouvrait  aux  influences  multiples 
et  s'enrichissait.  Il  avait  passé  quelques  années  au  gym- 
nase de  Naumburg,  aux  côtés  de  ses  camarades  Wilhelm 
Pinder  et  Gustav  Krug.  Mais  sa  tante  Augusta  Nietzsche 
étant  morte,  suivie  de  près  par  la  grand'mère,  ce  fut  le 
temps  où  une  discipline  plus  rigoureuse  fut  imposée  à 
l'esprit  de  Friedrich  par  son  entrée  à  Schulpforta. 

IV 

PFORTA  (l8o6-1864) 

Pforta  est  une  petite  république  scolaire  unique  de 
son  espèce  en  Allemagne.  Dans  une  vallée  charmante 
entre  Kœsen  et  Naumburg,  de  vieilles    murailles  enclo- 


(*)  E.  FoERSTER,  Biogr.,  I,  p.  72. 

(-)  C'est  peut-être  à  lui-même  qu'il  songe,  quand  il  décrit  ce  trait  chez- 
Wagner  (».,  I,  b03). 


LA      SOUCHE     E  ï     L'ADOLESCENCE     47 

sent  le  vieux  couvent.  Un  vaste  jardin  est  semé  de  villas 
pour  les  maîtres.  Au  centre,  le  bâtiment  scolaire  reste 
attenant  au  cloître  destiné  à  la  promenade  des  Bénédictins 
d'autrefois.  Les  maîtres  élisent  leur  recteur  et  gouvernent 
en  corps  l'institution.  Les  élèves  eux  aussi  se  gou- 
vernent; on  choisit  parmi  eux  les  moniteurs  surveillants. 
Nietzsche  fut  reçu  à  Pforta  au  mois  d'octobre  1858.  Il  nous 
a  décrit  cette  vie  monacale  et  frugale  (')  ;  et  il  en  trouvait 
lourde  la  contrainte.  Il  lui  a  été  dur  d'être  séparé  de  sa 
sœur,  de  Wilhelm  Pinder  et  de  Gustav  Krug.  Il  ne  pré- 
voyait pas  alors  qu'il  trouverait  à  Pforta  quelques-unes 
des  amitiés  les  plus  durables  de  sa  vie.  Puis,  avec  son 
habituelle  résignation  devant  la  destinée,  il  décide  «  de 
tirer  un  bon  parti  de  ces  années  pesantes,  de  peur  qu'elles 
ne  restent  vides  ».  Il  se  promet  de  se  parachever  égale- 
ment dans  les  sciences,  dans  les  arts  et  dans  tous  les 
talents  même  corporels  {"-). 

I.  Les  études  secondaires  de  Nietzsche.  —  Si  l'on 
songe  que  son  expérience  de  l'enseignement  secondaire 
allemand  est  surtout  acquise  à  Pforta,  et  qu'il  a  fait 
de  cette  expérience  une  cruelle  analyse  dans  les 
leçons  de  1872,  Ueber  die  Zukunft  unserer  Bildungsans- 
talten,  on  devrait  penser  qu'il  souffrit  aussi  dans  son 
esprit.  «  Nous  n'avons  pas  d'institutions  de  culture  !  » 
s'écriera-t-il.  Ce  désespoir  n'était  pas  le  sien,  quand 
il  entra  au  gymnase  de  Pforta.  Il  tomba  sur  des  maîtres 
excellents.  Plusieurs  ont  laissé  un  nom  dans  la  science. 
La  sévérité  avec  laquelle,  étudiant  juvénile,  il  a  parlé  des 
travaux  confus  du  vieux  Steinhart  sur  Platon  (»)  ne  l'a 


(')  Voir  son  Tagebuch  de  Pforta,  dans  E.  Foerstek,  Biogr.,  I,  pp.  100-126; 
Der  junge  Nieizsclie,  p.  83. 
C)  Ibid.,  p.  92. 
(')  Lettre  à  Deussen,  mai  1868  (Corr.,  I,  p.  102). 


48     LA    FORMATION     DE     NIETZSCHE 

pas  empêché  de  dire  en  1866  :  a  Que  sera  Pforta 
sans  Steinhart  ?  »  Le  germanisant  Koberstein  avait  écrit 
un  immense  manuel  de  littérature  allemande,  qui  n'est 
nullement  un  répertoire  informe  de  faits  :  il  parlait  avec 
une  tendresse  intelligente  des  grands  romatitiques,  de 
Novalis,  de  Friedrich  Schlegel,  de  Fichte,  qui  tous  avaient 
été  formés  à  Pforta.  Nietzsche  est  redevable  à  cet  ensei- 
gnement de  la  connaissance  approfondie  qu'il  aura  d'eux. 
Le  latiniste  Corssen,  fantasque,  aimable  et  gai,  pour- 
suivait de  vastes  travaux  sur  le  déchiffrement  de  l'étrusque. 
Mais  il  savait  aussi  donner  à  des  adolescents  la  notion  de 
la  pureté  latine. 

Ce  fut  une  impression  durable  que  laissa  à  Nietzsche 
le  centenaire  de  la  naissance  de  Schiller  célébré 
avec  éclat  le  9  novembre  1859.  L^n  peu  de  son  culte 
des  héros  est  sorti  de  l'esprit  qui  organisa  ces  fêtes. 
Koberstein  fît  remarquer  combien  les  grands  poètes  de 
l'Allemagne  avaient  contribué  à  unifier  la  nation  par  la 
pensée,  et  Nietzsche  acceptaitcet  enseignement  (*).  Schil- 
ler est  le  premier  maître  de  Nietzsche.  Les  grands  immo- 
ralistes schillériens,  en  lutte  contre  les  puissances  éta- 
blies et  contre  la  force  aveugle  des  foules  et  qui  tou- 
tefois descendent  tragiquement  sur  l'horizon  comme  «  un 
coucher  de  soleil  sanglant  »,  voilà  ceux  qu'il  aime  d'un 
enthousiasme  juvénile.  Dans  les  Brigands  les  caractères 
lui  parurent  presque  surhumains  :  le  mot  est  de  lui,  et  il 
est  de  1859.  Un  nom  tiré  de  Lessing  et  cette  dramaturgie 
schillérienne  lui  suggèrent  d'écrire  un  fragment  intitulé 
Philotas  :  l'homme  de  guerre  sévère,  qui  a  gardé  l'orgueil 
d'être  un  Grec,  tient  tête  à  Alexandre  gagné  JDar  la 
noblesse  et  environné  par  la  servilité  persanes.  Mais  il 


{')  Corr.,  V,  7. 


LA      SOUCHE      ET      L'ADOLESCENCE     41) 

n'est  pas  jusqu'aux  mercenaires  perses  qui  ne  parlent 
comme  les  soudards  du  Camp  de  Wallenstein  ('). 

Shakespeare  eut  son  tour,  quand  Koberstein  solennisa 
son  troisième  centenaire,  en  1864,  par  une  conférence 
publique  où  Nietzsche  récita  le  rôle  de  Percy  Hotspur  (^). 
Les  études  antiques  pourtant  l'emportaient  à  Pforta.  Nietz- 
sche allait  d'emblée  aux  écrivains  dont  la  forme  est  plas- 
tique et  passionnée,  mais  périodique  et  drue,  à  Salluste, 
à  Tacite  ;  et,  sur  le  tard  encore,  il  s'enorgueillissait  de 
l'étonnement  qui  s'empara  de  Corssen,  quand  ce  bon 
philologue  dut  donner  la  meilleure  note  à  son  latiniste  le 
plus  novice,  tant  ce  débutant  avait  su  pénétrer  jusqu'à 
l'esprit  même  de  la  prose  sallustienne  (^).  Eschyle,  So- 
phocle, Platon,  dont  il  adora  le  Banquet^  les  lyriques 
grecs  lui  furent  familiers  dès  lors. 

Se  sentant  stimulé  fortement,  on  conçoit  qu'il  se  soit 
fait  peu  à  peu  à  sa  vie  recluse.  Elle  eut  pourtant  quelques 
amertumes.  Il  lui  arriva  d'être  mis  au  cachot  et  privé  de 
sortie  pour  une  boutade  caustique  et  un  jour  qu'il 
se  livra,  contre  son  habitude,  à  des  libations  trop  co- 
pieuses (*).  La  désapprobation  de  sa  mère  ajoutait  alors  à 
son  chagrin.  Très  tendre,  M"'^  Nietzsche  multipliait  pour 
lui  les  menues  gâteries,  mais  n'épargnait  pas  les  mora- 
lités. Les  envois  de  pâtisseries  voisinaient  dans  les  colis 
avec  les  reproches  affectueux.  Il  tâchait  alors  de  ne  plus 
mériter  ces  reproches,  mais  jugeait  quelquefois  que  la 
discipline  aussi  de  Pforta  manquait  de  tact  (■  ).  Des  excur- 
sions dans  les  montagnes  voisines  tempéraient  la  mono- 
tonie de  l'internat.  Sa  mère  et  sa  sœur,  le  dimanche  après- 
midi,  le  venaient  voir  quelques  heures. 


(*)  E.  FoERSTER,  Biofjr.,  I,  pp.  115-129.  V.  nos  Précurseurs  de  Nietzsche, 
p.  63.  —  (-)  Deossen,  Erinnerungen,  p.  10.  —  (')  Gœtzendaemmerung  (H'., 
YIll,  166).  —  (*)  Corr.,  V,  28,  31.  —  (»)  Corr..  V,  27,  29,  31. 


50     LA     FORMATION     DE     NIETZSCHE 

La  liberté  qu'il  sut  se  faire  consista  surtout  dans  un 
vagabondage  intelligent  à  travers  les  livres.  Il  en  dres- 
sait de  curieuses  listes,  quand  on  lui  demandait  les 
cadeaux  de  Noël  qu'il  souhaitait  :  Jean-Paul  Richter  y 
côtoie  le  Tristrani  Shandy  de  Sterne  ;  et  déjà,  signe  de 
maturité,  Cervantes  a  son  admiration  autant  que  Kleist.  A 
peine  si  une  prédilection  pour  le  Rœmerzug  de  Gaudy 
atteste  chez  Nietzsche  adolescent  une  persistance  de 
mauvais  goût.  Mais  l'aventure  barbare  qui  déversait 
sur  l'Italie  les  multitudes  de  falives  blonds  lui  fait  illu- 
sion sur  la  non-valeur  littéraire  du  poème.  Il  retrouva 
les  exigences  de  son  goût  rigoureux,  quand  un  librelto  de 
Schumann  le  mena  au  Manfred  de  Ryron,  auquel  s'ajou- 
tèrent bientôt  Sardanapale^  Marino  Falieri^  et  les  Deux 
Foscajn.  La  mélancolie  des  romantiques  allemands,  non 
moins  héroïque,  traversait  de  sa  plainte  musicale  l'impé- 
tueux désespoir  byronien. 

A  Pobles,  pendant  les  courtes  vacances  d'automne, 
la  bibliothèque  de  l'aïeul  l'invitait  aux  lectures  médi- 
tatives (').  Il  approfondit  ainsi  Novalis,  tant  aimé  de 
son  maître  Koberstein,  11  apprit  de  lui  que  la  résistance 
du  monde  matériel  n'est  peut-être  que  notre  propre 
défaut  d'activité,  et  qu'il  n'est  pas  d'autre  fatalité  pour 
nous  opprimer  que  l'inertie  de  notre  esprit  (').  Un  autre 
romantique,  Souabe  celui-là,  Justin  Kerner,  aflirmait 
par  des  observations  précises  que  pour  quelques  hommes 
l'entrave  de  la  pesanteur  n'existe  plus.  Le  Zarathustra 
se  souviendra  d'une  page  des  Blaetter  ans  Prevorst^  où 
des  hommes  franchissent  la  mer  près  des  îles  de  Sicile, 
sans  toucher  la  terre  ni  les  flots,  avec  une  légèreté  de 
fantômes. 


(')  E.  FoERSTER,  Biogr.,  I,  p.  153. 

(*)  Novalis,  Werke.  Ed.  Minor,  1907,  t.  II,  p.  198.  «  Das  Fatum,  das  uns 
dn'ickt,  tst  die  Triiglieil  unseres  Geistes.  » 


LA      SOUCHE     ET      L'ADOLESCENCE     5i 

Avec  cela,  sa  science  historique  allait  se  consolidant. 
Il  absorbe  d'immenses  lectures  sur  la  Révolution  fran- 
çaise (').  Il  fait  des  extraits  soigneux  de  V Histoire  de  la 
littérature  au  xvni'  siècle  par  Hettner  ;  et  comment  ne  pas 
remarquer  que,  parmi  tant  d'historiens,  il  choisisse  celui 
qui  tient  le  mieux  compte  du  lien  qui  joint  la  culturç^ 
littéraire  de  l'Allemagne  à  sa  culture  musicale  (-)  ? 

Car  son  goût  et  son  savoir  musical  aussi  se  forti- 
fiaient. Plus  que  jamais  Nietzsche  improvise  et  compose  ; 
mais  il  apprend  aussi.  A  son  goût  de  Haydn,  dont  les 
symphonies  lui  paraissent,  en  1863,  «  gracieuses  et  tou- 
chantes dans  leur  charme  enfantin  »  (•),  se  joint  depuis 
quelques  années  la  prédilection  pour  Schumann.  Les 
lieder,  le  Requiem  pour  Mignon,  les  Fantaisies,  les  Scènes 
enfantines  remplacent  pour  lui  les  classiques.  Dès  lors, 
il  lui  était  difficile  d'en  rester  à  ses  sévérités  pour  la 
musique  nouvelle.  Schumann  n'avait-il  pas  le  premier 
introduit  Berlioz  en  Allemagne,  et  reconnu  en  lui  «  la 
terreur  des  Philistins  »  (*)  ?  Ses  feuilletons  n'avaient-ils 
pas,  les  premiers,  glorifié  Franz  Liszt  ?  «  On  ne  cesse 
pas  d'apprendre,  disaient  les  Règles  de  vie  musicale,  du 
méditatif  musicien  (').  «  La  musique  est  de  tous  les  arts 
le  plus  tardivement  développé  (^).  »  Conviction  qui  fera 
son  chemin  dans  l'esprit  de  Nietzsche,  et  qui  se  retrouvera 
dans  Menschliches ,  Allzumenschliches  ('). 

Pour  l'instant,  Schumann  lui  faisait  comprendre 
que  «  l'intelligence  des  maîtres  les  plus  individuels  de  la 
musique  est  difficile  »  aux  simples  (').  A  mesure  que  sa 
sensibilité  s'affinait,   il  goûtait  mieux  les  harmonies  dis- 


(')  Il  la  connut  d'abord  par  Ar.\d,  Gesch.  der  franz.  Révolution,'  Irf.'il.  — 
(2)  Corr.,  Y,  35.  —  (»)  [bid.,  V,  33;  p.  11,  13,  42.  —  (♦)  Scuumas.x,  Mmik 
und  Musiker,  Ed.  Reclam,  II,  p.  203.  —  (»)  Ibid.,  III,  p.  17y.  —  («"M  Ibid.,  I. 
p.  41.  —  (')  II,  r,  171  {W.,  III,  90).  —  («)  ScHUMA^[»,  I,  p.  41. 


'52     LA     FORMATION     DE     NIETZSCHE 

sonantes  qui  permettent  à  la  musique  moderne  de  noter 
des  nuances  plus  subtiles  de  l'émotion.  «  Qui  ne  s'est  point, 
écrivait  Schuniann,  un  soir  assis  au  piano,  au  crépuscule, 
et,  tout  en  improvisant,  n'a,  sans  le  savojr,  fredonné  une 
mélodie?»  €ette  difficulté  de  préciser  le  sentiment  sans 
paroles,  mais  avec  toutes  ses  sonorités  subconscientes, 
est  celle  qui  préoccupait  Nietzsche.  «  Quand  il  m'est 
permis  de  méditer  quelques  minutes,  écrit-il  en  1863, 
je  cherche  des  paroles  pour  une  mélodie  que  je  tiens  et 
une  mélodie  pour  des  paroles  qui  préexistent.  Mais 
paroles  et  mélodie,  dont  je  dispose,  ne  s'accordent  point 
entre  elles,  bien  que  jaillies  d'une  même  âme.  Tel  est 
mon  sort  (')  !  » 

Toute  sa  vie,  ce  mystique  musical  cherchera  la  mélo- 
die digne  d'accompagner  sa  pensée.  Il  crut  longtemps 
que  la  pensée  jaillissait  de  la  mélodie.  Puis  un  jour,  il 
comprit  qu'il  lui  fallait  pénétrer  de  musique  le  langage 
des  idées  lui-même  et  créa,  pour  l'expression  de  son 
âme  sonore,  la  prose  la  plus  imprégnée  de  mélodie  que 
les  Allemands  aient  écrite. 

Les  essais  auxquels  Nietzsche  s'évertuait  impérieuse- 
ment n'avaient  pas  d'autre  valeur  que  de  le  former.  Ses 
vacances  de  1862  se  passaient  à  composer  des  «  Esquisses 
hongroises  ».  Lenau  et  Petœfi  avaient  une  notoriété 
récente.  Il  écrit  sur  leurs  poèmes  des  mélodies  du  genre 
de  Schumann  :  Heldenklage,  Nachts  auf  der  Haide, 
Haideschenke,  Zigeimertanz,  Heimweh,  et  d'autres  sur 
des  motifs  serbes  (*).  En  1860-1861,  il  avait  composé  un 
Oratorio  pour  Noël  comme  pour  rivaliser  avec  les  grands 


(')  Lettre  à  sa  mère  et  à  sa  sœur,  septembre  1863  {Corr.,  V,  41). 
Raoul  RicnTER,  Fr.  Nietzsche,  p.  18  a,  le  premier,  fait  remarquer  Tim- 
portance  de  ce  texte. 

(-)  Corr.,  V,  26';  E.  Foerster,  Der  jitnge  Nietzsche,  106,  et  Abel  Barabas, 
Nietzsche  et  Petcefi  (Revue  Hongroise,  13.  mars  1910,  p.  327  sq.) 


LA      SOUCHE      E  ï      L'ADOLESCENCE     53 

souvenirs  de  la  cathédrale  de  Naumburg.  Et  déjà  on  y 
percevait  quelques  sonorités  de  la  musique  wagnérienne 
la  plus  tardive,  de  celle  qui  n'était  encore  écrite.  Un 
jour  à  Naumburg-,  plus  tard,  comme  il  préparait  sa  sœur 
aux  représentations  prochaines  de  Parsifal^  une  rémi- 
niscence le  frappa  :  n'avait-il  pas  entendu  quelque  part 
une  musique  pareille  ?  Oui  :  il  l'avait  entendue  d'avance 
dans  son  Ame  propre.  On  chercha  le  vieil  oratorio  de 
Nietzsche  adolescent.  «  L'identité  de  Vémotion  et  de 
V expressio7i  était  fabuleuse  (^).  » 

Pour  une  pensée  aussi  active,  les  années  fuyaient, 
rapides.  Dans  sa  cellule  de  Pforta,  d'où  sa  fenêtre  s'ou- 
vrait sur  un  beau  tilleul  et  sur  les  collines  de  la  Saale 
baignées  de  soleil  au  printemps,  il  trompait  sa  solitude, 
en  cherchant  à  influencer  de  loin  les  âmes  qu'il  aimait  (^). 
La  nervosité  impérieuse  et  didactique  de  son  caractère 
ne  se  démentait  pas.  Depuis  1862  sa  sœur  Lisbeth  vivait 
à  son  tour  éloignée  de  la  maison  paternelle,  achevant 
son  instruction  dans  un  pensionnat  de  Dresde.  Friedrich  ne 
l'avait  rejointe  qu'une  fois  à  Pâques  durant  cette  première 
année.  Maintenant,  il  lui  envoyait,  avec  des  tendresses 
et  des  poèmes,  les  conseils  d'une  pédagogie  qui  se  croyait 
supérieure.  Kleist  n'a  pas  témoigné  plus  de  pédantisme 
affectueux  envers  sa  fiancée,  Wilhelmine  von  Zenge,  qu'on 
n'en  voit  dans  ces  lettres  de  Nietzsche,  élève  de  seconde 
Il  a  souci  que  sa  sœur  tire  des  ressources  de  cette  ville 
d'art  tout  le  profit  qu'on  peut  s'en  promettre.  Il  veut 
qu'elle  aille  fréquemment  au  musée  et  il  exige  des  rap- 
ports circonstanciés.  Il  s'inquiète  du  mauvais  style  de 
Lisbeth  ;  lui  conseille  une  méthode  d'italien  ;  la  pourvoit 
de  bonne  lectures  poétiques,  Shelley  par  exemple  ;  et  de 


(')  Lettre  à  Peter  Gast  {Corr.,  IV,  110). 
(^)  A  sa  sœur,  Pâques  1862-  {Corr.,  V,  22). 


34     LA     FORMATION     DE     NIETZSCHE 

bonnes  lectures  théologiques,  la  Vie  de  Jésus  ou  f  Histoire 
de  l'Eglise  de  Karl  Hase,  théologien  d'Iéna  (').  Il  la  voudrait 
pareille  à  lui  par  les  croyances  et  par  tous  les  intérêts  de 
l'esprit. 

De  même,  il  tyrannisait  à  distance  les  camarades  de 
Naumburg.  Robert  Schumann  avait  écrit  :  «  Il  existe  à 
toutes  les  époques  une  fédération  secrète  des  esprits 
reliés  par  l'affinité.  Fermez  plus  étroitement  votre  cercle, 
ô  vous  qui  êtes  d'une  même  souche,  afin  que  la  vérité  de 
Fart  jette  une  grande  clarté  (-).  »  Le  besoin  d'un  clan 
amical,  dont  il  serait  le  chef  reconnu,  avait  décidé 
Nietzsche  à  créer,  en  1860,  une  société  littéraire,  où  quel- 
ques jeunes  gens  de  son  âge  s'initieraient  aux  plus  impor- 
tantes nouveautés  et  se  prépareraient  à  des  œuvres  origi- 
nales. En  un  temps  où  aucun  Allemand  ne  pouvait  se 
soustraire  à  la  pensée  du  relèvement  national,  une  telle 
société  ne  pouvait  s'appeler  que  Germania.  Ils  la  fondèrent, 
cérémonieusement,  un  jour,  à  l'allemande,  sur  la  tour  en 
ruines  du  château  de  Schœnburg.  Nietzsche  n'a  pas 
dédaigné  d'accueillir  dans  Ucber  die  Zukimfl  unserer  Bil- 
dimgsanstalten  le  récit  de  la  solennité  {^).  Aux  séances  de 
cette  Académie  juvénile  on  lisait  des  vers,  des  essais  litté- 
raires ou  des  études  de  philosophie.  Nietzsche  y  lut  un 
travail  sur  la  légende  d'Ermanarich,  y  produisit  sou 
oratorio^  ses  mélodies  hongroises.  Il  joua  du  Palestrina, 
du  Schumann  et  déjà  du  Berlioz.  C'est  dans  cette  humble 
société  qu'il  entendit  pour  la  première  fois  commenter  le 
Rheingold  de  Wagner,  et  c'est  alors  qu'il  étudia  Tristan 
und  Isolde.  On  lisait  la  Zeitschrift  fiïr  Musik^  fondée  par 


(1)  Corr.,  V,  19;  10,  20;  13. 

(-)  Schumann,  Musik  und  Musiker,  III,  p.  177. 

(^)  Le- fait  est  transporté  à  Rolandseck  (ir.,  IX,  303-306).  Nietzsche  s'est 
plaisanté  lui-même  de  cette  audace  de  déformation  {Die  ganze  Rheinscenerie 
isl  erschrec/xiir./t  erlogen  (Corr.,  III,  424). 


LA     SOUCHE     ET     L  '  A  D  0  L  E  S  (]  E  N  G  E    S5 

Schiimann,  et  on  prêtait  l'oreille  à  la  propagande  wagné- 
riemie  commençante.  La  philosophie  de  Nietzsche,  imbue 
de  Novalis  et  de  Fichte,  effleurée  par  Emerson,  se  fixait 
par  ces  études.  On  peut  d'après  un  essai  intitulé  Fatum 
und  Geschichte  en  retrouver  les  linéaments. 

\\.  Philosophie  de  Nietzsche  adolescent.  —  Pour  ce 
lycéen  de  dix-huit  ans,  qui  a  lu  les  Reden  an  die  deutsche 
Nation  de  Fichte,  une  doctrine  ne  vaut  que  si  elle  s'est 
faite  chair  et  vie.  Le  choix  d'une  doctrine  est  affah^e  de 
cœur.  Nietzsche,  à  cet  âge,  considère  le  christianisme 
comme  la  meilleure  doctrine,  parce  que  dans  le  chris- 
tianisme le  salut  ne  tient  pas  au  dogme,  mais  à  la  foi. 
Mais  de  même,  le  christianisme  nous  dit  que  Dieu  est 
devenu  homme,  c'est-à-dire  que  ce  salut,  promis  par  la 
foi,  il  ne  faut  pas  le  chercher  dans  l'au-delà,  mais  sur  la 
terre.  Le  christianisme  fait  donc  appel  à  notre  énergie. 
Il  veut  que  nous  décidions  nous-mêmes  de  notre  destin. 
Etre  chrétien,  pour  Nietzsche,  c'est  affirmer  cette  auto- 
nomie morale. 

Dès  lors  donc,  une  question  dans  sa  pensée  prime 
toutes  les  autres,  celle  de  l'individu.  La  moralité  réelle 
est  l'expression  d'un  temps  et  d'un  état  social  ;  la  morale 
doctrinale  reflète  en  idée  ces  besoins  d'un  temps  et  d'une 
société.  Morale  et  moralité  sont  des  résultats  historiques. 
Y  a-t-il  un  terme  à  l'évolution  qui  les  modifie  ?  On  ne  sait. 
Mais  il  faut  découvrir  les  causes  qui  les  amènent. 

La  cause  déterminante  dernière ,  est  l'homme ,  l'individu . 
Par  quoi  est-il  conduit?  Est-ce  le  hasard  qui  l'entraine?- 
C'est  plutôt  son  tempérament.  Emerson  l'avait  dit,  et  les 
médecins  répètent  :  les  événements  qui  nous. arrivent  sont 
colorés  de  notre  tempérament.  Or,  qu'est-ce  que  le  tempé- 
rament, si  ce  n'est  un  agrégat  de  faits  physiques  et  sociaux, 
qui  ont  laissé  sur  l'âme  leur  empreinte  ?  Une  conformation 
défectueuse  du  crâne  ou  de  l'épine  dorsale,  un-e  kérédité 


56     LA     F  0  11  M  A  T  I  0  N     DE     NIETZSCHE 

mauvaise,  une  pénible  condition  sociale,  un  milieu  mono- 
tone, suffisent  à  incliner  une  àme  vers  la  vulgarité.  Des 
influences  que  nous  ignorons  nous  déterminent.  Comment 
pourrions-nous  réagir  contre  elles  ?  Il  en  est  de  même 
des  peuples.  Rien  de  plus  faux  que  de  vouloir  leur  impo- 
ser des  formes  sociales  identiques,  comme  le  veulent  les 
socialistes.  Les  événements  particuliers  décident  de  la 
marche  des  choses.  Voilà  le  fatum,  la  force  infinie  de 
résistance  où  se  bute  la  volonté  libre.  Faut-il  dire  que 
cette  résistance  sera  la  plus  forte,  à  tout  jamais  ?  L'homme 
serait  alors  un  éternel  captif;  il  ne  serait  pas  maître  de 
son  avenir.  Ou  faut-il  croire  que  son  libre  arbitre  aura 
raison  de  la  résistance  infinie?  Mais  l'homme  alors  serait 
Dieu. 

Il  n'est  pas  Dieu,  reprend  Nietzsche,  mais  il  peut  deve- 
nir plus  divin.  Le  fatum  n'est  donc  pas  cette  puissance 
effroyable  que  s'imagine  la  pensée.  11  est  une  abstraction. 
C'est  ce  qui  explique  que  les  peuples  fatalistes  soient  si 
souvent  des  peuples  énergiques.  Le  fa tutn  est  la  série  des 
événements.  L'homme  qui  agit  crée  des  événements, 
donc  il  crée  pour  une  part  la  fatalité  à  lacpelle  il  obéira. 
Tous  les  événements  qui  nous  entraînent,  ne  nous  tou- 
chent et  ne  nous  déterminent  que  s'il  y  a  déjà  une 
récepti\àté  en  nous  qui  les  accueille,  mais  qui  réagit 
aussi  sur  eux  spontanément.  Dans  cette  réaction  spontanée 
se  traduit  notre  personne.  Tous  nos  actes  sont  donc  à 
la  fois  libres  et  déterminés.  Ils  viennent  de  nous  et  des 
choses.  Et  la  liberté  qui  est  nôtre,  n'est  pas  seulement  en 
nous  dès  notre  enfance,  mais  dès  notre  préexistence,  dans 
nos  aïeux. 

Nous  avons  la  mauvaise  habitude  d'appeler  libre  l'ac- 
tivité consciente  et  d'appeler  fatale  l'activité  inconsciente. 
Il  y  a  là  une  confusion  très  grande.  Il  se  peut  bien  que 
l'action  consciente  soit  gouvernée  par   des  impressions. 


LA      S  0  U  (^  H  E     ET      L'ADOLESCENCE     57 

Elle  l'est  souvent.  L'activité  inconsciente  peut  tenir  au 
contraire  à  notre  intime  personnalité. 

L'âme  ne  cesse  pas  de  vivre  parce  que  nous  cessons 
de  la  considérer  par  la  réflexion.  Ce  qu'il  faut  apercevoir 
par  delà  cette  distinction  impossible  du  libre  arbitre  et 
du  déterminisme,  c'est  l'individualité  irréductible,  faite  de 
tous  les  événements  passés,  qui  sont  aperçus  dans  leur 
réfraction  à  travers  un  tempérament. 

Au  fur  et  à  mesure  que  l'évolution  engendre  des  for- 
mes plus  organisées,  cette  impression  sera  moins  méca- 
nique. La  série  des  faits  sera  davantage  modifiée  par  des 
réactions  plus  compliquées.  Ainsi  nous  pourrons  tirer 
parti  des  événements,  en  assimiler  la  substance. 

Y  a-t-il  des  hommes  qui  créent  toute  leur  personna- 
lité? Oui,  ce  sont  ceux  que  nous  appelons  les  génies.  C'est 
pourquoi  les  génies  suivent  des  règles  autres  et  plus  hautes 
que  l'homme  ordinaire.  Ces  règles  semblent  contredire,  à 
première  vue,  nos  principes  de  droit  et  de  morale,  mais 
elles  ne  sont,  sans  doute,  que  les  mêmes  principes  plus 
largement  interprétés. 

Le  mystère  qui  entoure  le  génie  et  le  pressentiment 
qu'on  a  de  ses  desseins  sont  ce  qui  fascine  la  foule.  Mais 
que  le  grand  homme  se  montre  dans  son  aspect  vrai  ;  que 
les  conséquences  audacieuses  de  ses  principes  apparais- 
sent, les  hommes  se  détournent  avec  scandale;  et  le 
grand  homme  demeure  abandonné  dans  sa  lutte  contre  la 
vulgarité,  où  il  s'envase.  Nietzsche  s'explique  ainsi  la 
catastrophe  de  Wallenstein  et  de  Napoléon.  Dès  1863,  il 
conçoit  l'homme  supérieur  comme  un  «  immoraliste  », 
mais  comme  un  immoraliste  qui  paie  de  sa  vie  l'audace 
d'échapper  aux  lois. 


58     LA     FORMATION     DE     NIETZSCHE 

Toutes  ses  affinités  poussaient  donc  Nietzsche  vers  le 
commerce  des  génies,  qu'enseignait  Novalis  comme  la 
promesse  du  grand  affranchissement.  Mais  il  fallait  d'abord 
se  tirer  d'une  épreuve  difficile.  Le  cycle  des  études  de 
Pforta  se  clôt  par  un  baccalauréat  rigoureux.  Les  jeux 
académiq.ues  prirent  fin.  Sans  doute,  même  dans  le  tra- 
vail d'examen,  Nietzsche  préféra  la  méthode  la  j)lus  per- 
sonnelle. Il  choisit  de  remplacer  les  épreuves  écrites  par 
un  grand  travail  en  latin  sur  Théognis.  Dans  le  poète  de 
Mégare,  insulteur  du  démos,  Nietzsche  cherchait-il  à  ali- 
menter ses  propres  préférences  aristocratiques?  Quelle 
étrange  analogie  établissait-il,  quand  il  comparait  le 
mégarien  avec  l'humanitaire  héros  de  Schiller,  le  marquis 
de  Posa  (*)?  Le  tenait-il  pour  une  des  incarnations,  lui 
aussi,  de  l'héroïsme  véridique? 

Le  temps  approchait  où,  pour  lui-même,  le  choix  s'impo- 
serait entre  le  travail  désintéressé  et  ce  travail  pour  le  pain 
qui  étouffe  tant  d'hommes  supérieurs.  Le  sçuci  de  l'avenir, 
pressant  chez  sa  mère,  le  talonna  toute  cette  dernière 
année.  Sa  curiosité  vorace  augmenta  ses  perplexités.  Il  se 
méfiait  d'une  décision  qui  se  fixerait  par  le  hasard  d'une 
tradition  de  famille  et  ne  pensait  point  que  le  choix  d'une' 
carrière  s'improvisât  comme  un  poème (^).  Ses  examens 
le  révélèrent  excellent  styliste  en  allemand,  latiniste  cor- 
rect et  élève  très  préoccupé  de  son  instruction  religieuse. 
Sa  faiblesse  en  mathématiques  seule  lui  créa  un  péril. 
Corssen  voulut  bien  le  conjurer.  L'étude  des  sciences 
exactes  lui  demeurait  ainsi  fermée.  Il  se  garda  ouvertes 
la  voie  théologique  et  la  voie  littéraire.  Il  conserve  ainsi 
devant  la  vie  une  attitude  de  réserve  prudente.  La  part  de 
liberté  qu'il  se  ménage,  c'est  de  prolonger  son  indécision. 


•(*)  Deussen,  Erinnerungen,  p.  12.  —  Corr.,  III,  8. 
O  Corr.,  III,  33,35,  41,  4'J. 


LA      SOUCHE     ET     L  '  A  D  0  L  E  S  G  E  .\  C  E     59 

Mais  sa  résignation  ne  va  pas  sans  impatience.  Il  y  a  un 
retour  mélancolique  sur  lui-même,  dans  les  paroles  qu'il 
a,  depuis,  écrites  sur  Schopenhauer  :  «  Ce  qui  l'a  aidé  le 
plus  dans  la  tâche  de  se  dévouer  à  la  vérité,  c'est  qu'il  n'a 
jamais  été  courbé  par  le  souci  vulgaire  de  l'existence (*).  » 
Et  quels  pleurs  Nietzsche  n'a-t-il  pas  versés  sur  Wagner 
qui  parfois,  même  dans  l'âge  mûr,  connut  la  pire  dé- 
tresse (')  ! 

Nietzsche  fut  entre  les  deux  conditions  :  il  lui  fallait  un 
gagne-pain  honorable.  Serait-il  savant  ou  prédicateur? 
Une  incertitude  subsistait,  même  après  la  décision  prise  : 
garderait-il  l'indépendance,  la  force  de  travail,  l'inventi- 
vité nécessaire  à  une  pensée  originale?  «  Un  savant  ne 
peut  jamais  devenir  un  philosophe,  a-t-il  écrit.  Kant  lui- 
même  ne  l'a  pas  j)u.  Malgré  le  génie  qui,  nativement,  le 
tourmentait,  il  est  resté  à  l'état  de  chrysalide.  »  Et  peut- 
être  un  théologien  ne  peut-il  même  pas, devenir  un  savant. 
Voilà  le  problème  de  la  vie  tel  qu'il  se  posa  pour  Nietz- 
sche adolescent. 

L'émotion  de  son  âme  juvénile  prenait  volontiers  des 
formes  un  peu  cérémonieuses  et  poncives.  Il  prononça 
avec  conviction,  le  jour  de  sa  sortie,  les  paroles  rituelles  de 
sa  reconnaissance  envers  Dieu,  le  roi  et  ses  maîtres,  puis 
ses  adieux  aux  condisciples.  Surtout,  dans  une  prière 
émue  en  vers,  il  se  considéra  comme  voué  au  culte  d'un 
Dieu  inconnu,  qui  «  passerait  dans  sa  vie  comme  un 
ouragan  »  {^).  Il  ne  savait  pas  encore  le  nom  de  ce  dieu 
et  se  le  représentait  mal.  Nous  retiendrons  que  déjà  ce 


C)  Schopenhauer  ah  Erzieher,  f,  7  (IF.,  I,  474). 

H  Richard  Wagner  in  Bayreuth,  %  3  (IF.,  I,  508). 

(^)  E.  FoERSTER,  Der  junge  Nietzsche,  p.  137.  —  Nachtrcige  zum  Zara- 
l/mstra,  1882-85,  g  93.  {ij'.,'xiV,  284.)  Sur  le  caractère  orageux  d'Iahvé, 
V.  C.  A.  Bernoulli,  Johamu'S  (h'r  Tdufer  iind  die  Urgcmeinde,  1917,  pp.  40  sq.. 
54. 


60     LA     FORMATION     DE     NIETZSCHE 

dieu  surgit  dans  le  lointain  sous  les  traits  d'un  Dieu 
oriental,  comme  le  lahvé  de  Débora  qui  fait  trembler  la 
terre  et  ruisseler  les  cieux,  ou  celui  qui  enlève  le  prophète 
Elle  dans  un  tourbillon  de  flamme.  Nietzsche  ne  connaîtra 
jamais  d'autres  inspirations  que  la  grande  secousse  ner- 
veuse, où  les  mystiques  ont  toujours  vu  la  descente  tor- 
rentielle du  feu  céleste.  Ainsi  un  jour  son  Zarathoustra 
dialoguera  avec  la  foudre  parce  que,  comme  elle,  sa 
pensée  marche  et  gronde  dans  les  nuées.  - 

Nietzsche  ne  devinait  pas  alors  l'effort  douloureux  qu'il 
lui  en  coûterait  de  découvrir  ce  Dieu  et  de  le  dénommer. 
Une  forte  confiance  dans  le  destin  toutefois  le  soutenait. 
Une  jovialité  native  le  ressaisissait,  après  les  moments 
de  dépression.  Parmi  les  étudiants  qu'emportèrent 
de  Pforta,  le  7  septembre  1864,  les  voitures  parées  de 
feuillages  et  conduites  par  des  postillons  enrubannés, 
Nietzsche  fut  un  des  plus  insouciants. 


Il!ll!il!llilil1i]li!!illl!lll!i;!ili[|llil!l!llllillillll|[[[llli^^ 


CHAPITRE       II 


L'UNIVERSITE.  —    L'INFLUENCE   DE   RITSCHL 


N 


BONN  (1864-1865) 

lETzscHE  sortit  du  gymnase  enrichi  de  quelques 
amiiiés  précieuses,  mais  possédé  d'un  immense 
besoin  d'affranchissement. 


Je  songe,  écrira-t-il  moins  d'un  an  après  au  jeune  Silésien  Cari  - 
von  Gersdorff,  qu'aujourd'hui  nos  camarades  de  Pforta  rentrent  dans 
leurs  murailles.  Pauvres  gens  qui,  avec  des  frissons  de  froid  au  cœur, 
descendent,  pour  la  première  fois,  dans  l'oratoire  repeint  de  neuf  et  si 
rébarbatif  ('). 

La  brusquerie  de  ses  réactions  nerveuses  le  menait  sou- 
vent ainsi  aux  limites  de  l'ingratitude.  Il  résolut  d'ajourner 
son  volontariat  d'un  an  pour  goiiter  sa  liberté  (*).  11 
passa  avec  ses  camarades  les  plus  cliers  les  premières 
vacances  qui  le  séparaient  de  l'Université.  Sa  folle  et  fan- 
taisiste humeur  durant  ces  mois  témoigne  d'une  exubé- 
rance longtemps  comprimée.  Son  ami  Paul  Deussen 
vient  à  Naumburg  passer  quelques  jours  auprès  de  la 
mère  et  de  cette  jeune  soeur  de  Nietzsche,  Lisbeth,  âgée 
de  dix-sept  ans  maintenant,   et  qui,  «  dans  son  plus  gra- 


(')  Corr.,  I,  21. 
C)  Corr.,  Y,  101. 


62     LA     F  0  R  M  A.  T  I  0  N     DE     NIETZSCHE 

cieiix  épanouissement,  semblait  un  papillon  courant  sur 
des  calices  de  fleurs  »  (*).  Le  jeune  Rhénan  éprouve  quel- 
que étonnement  des  usages  de  la  civilité  pratiquée  parmi 
les  vieilles  dames  de  la  haute  société  de  Naumburg. 
Bientôt  des  affinités  philosophiques  se  découvrirent  entre 
les  deux  amis,  et  elles  s'approfondirent,  malgré  des  dis- 
sentiments passagers,  à  mesure  qu'ils  poussèrent  leurs 
études. 

Ils  s'acheminèrent  vers  l'Université  ensemble,  par  le 
chemin  des  écoliers.  Le  séjour  à  Elberfeld,  chez  des  per- 
sonnes amies,  permet  d'amusantes  observations  sur  les  cou- 
tumes du  pays.  Lisbeth,  à  qui  Nietzsche  les  envoie,  fera  ses 
délices  de  ces  anecdotes  humoristiques.  S'il  voit  une  jeune 
fille  qui  lui  plaît,  il  ne  manque  pas  d'avertir  Lisbeth 
qu'elle  lui  ressemble  (-).  Leur  plus  longue  escale  est  le 
presbytère  d'Oberdreis.  Le  père  de  son  camarade  en  avait 
fait  un  pensionnat  de  jeunes  filles  presque  luxueux, 
auquel  présidait,  avec  tact  et  énergie,  M'"®  Deussen.  Ils 
passent  là  des  jours  heureux,  entremêlés  d'excursions  dans 
le  Westerw^ald.  Puis,  en  octobre,  descendant  sur  Neuwied, 
ils  prirent  le  bateau  à  vapeur  qui  les  conduisit  à  Bonn. 

Au  coin  de  la  rue  de  Bonn  et  de  la  rue  de  l'Hôpital, 
une  chambrette  confortable  louée  chez  le  maître  tourneur 
Oldag,  fut  tout  le  luxe  que  lui  permirent  les  25  thalers 
mensuels  qu'il  prenait  sur  son  avoir  paternel  (').  Son  ami 
Deussen  habitait  à  peu  de  distance,  mais  venait  chez 
maître  Oldag-  partager  les  repas  de  son  ami.  L'accueil  de 
deux  professeurs  célèbres,  les  philologues  Otto  Jahn  et 
Friedrich  Ritschl,  pour  lesquels  ils  avaient  des  lettres  de 
recommandation,  fut  peu  encourageant.  Nietzsche,  pour 


(';  P.  Decssew,  Erinnerungen,  p.  15. 

(»)  Corr.,  V,  61. 

f)  P.  Dbpsseu,  Erinnerungen,  p.  19. 


L  '  U  N  1   \    E  11  s  1  T  E  G3 

ne  pas  démentir  son  naturel  cérémonieux,  visita  le  tom- 
beau d'August-Wiïhelm  Schlegel  et  du  patriote  Arndt, 
et  déposa  une  couronne  sur  la  tombe  de  Robert  Schu- 
mann  (*).  Puis  ce  furent  les  rites  de  l'initiation  à  un  grou- 
pement d'étudiants. 

Car  Nietzsche  a  porté,  comme  un  autre,  la  casquette 
bariolée  de  l'étudiant  enrégimenté.  Chez  lui,  l'individua- 
lisme est  un  acquis  de  l'expérience  et  de  la  critique.  Son 
premier  mouvement,  dans  sa  jeunesse,  est  de  sociabilité. 
Sa  résolution  fut  très  réfléchie.  Venant  de  Pforta,  et  tout 
rempli  des  espérances  du  relèvement  national,  il  devait 
aller  droit,  non  pas  aux  «  corps  »  des  jeunes  hobereaux 
d'esprit  féodal,  mais  à  cette  Burschenschaft  où  il  pouvait 
croire  vivantes  quelques-unes  des  traditions  de  1813, 
décrites  par  son  maître  Keil.  Entre  plusieurs  groupe- 
ments, il  choisit  la  Franconia,  illustrée  six  ans  auparavant 
par  deux  gloires  du  national-libéralisme  militant,  l'histo- 
rien Hermann  von  Treitschke  et  le  romancier  Fritz 
Spielhagen.  Il  procéda,  comme  toujours,  par  l'accepta- 
tion de  la  règle.  Il  pratiqua  donc  le  code  de  la  bière  ;  con- 
nut les  cortèges,  musique  en  tête,  à  travers  la  ville  stu- 
péfaite ;  les  parties  de  bateau  sur  le  Rhin  ;  les  Kommers 
monstres  à  Rolandseck,  toute  la  parade  vaine  et  oiseuse 
de  la  vie  corporative  (^).  Il  ne  manqua  pas  d'avoir  son 
duel,  qui  lui  rapporta  une  balafre  assez  seyante  (').  Puis 
son  sang  de  théologien,  son  sang  thuringien  de  pédagogue 
et  sa  nervosité  critique  se  réveillent.  Avec  quelques  cama- 
rades de  Pforta,  il  voulut  faire  prévaloir  la  tradition 
orgueilleuse  de  leur  maison.  Le  besoin  hypocondriaque  de 


(«)  Corr.,  V,  68-69. 

(')  Corr.,  V,  75-78.  Les  descriptions  de  Ueber  die  Zukunft  unserer 
Bildungsanslalten  (IX,  p.  307),  mêlées  à  des  souvenirs  de  Pforta,  se  ratta- 
chent à  cette  vie  de  la  Francoma  de  Bonn. 

(')  P.  Dbusseh,  Erinnerungen,  pp.  22-23. 


04     L  A     FOR  M  A  T  ION     DE     NIE  T  Z  S  G  II  E 

domination,  qui  se  cachait  sous  cette  propagande  réfor- 
matrice assura  vite  à  Nietzsche  une  réputation  de  sati- 
rique bien  établie  (*). 

Dès  1865,  sa  doctrine  nouvelle  est  fixée.  Ce  sera  déci- 
dément la  guerre  aux  mauvaises  habitudes,  à  tous  les 
«  anachronismes  »,  à  l'ivrognerie  codifiée,  à  ce  «  matéria- 
lisme de  brasserie  »  et  à  cette  arrogance  de  jugement  qu'il 
reprochera  désormais  aux  étudiants  allemands  comme 
une  persistance  fâcheuse  de  l'esprit  «  collégien  »  le  moins 
intellectuellement  exigeant  (-).  La  «  liberté  académique  », 
orgueil  des  Universités  allemandes,  et  dont  il  fit  plus  tard 
un  tableau  ironique  et  désolant,  c'est  à  Bonn  qu'il  en  expé- 
rimenta la  misère  intellectuelle.  Il  y  discernait  avec  raison 
un  scepticisme  précoce,  très  propre  à  faire,  en  lin  de 
compte,  de  loyaux  «  sujets  »  et  des  fonctionnaires  mo- 
dèles. Et  que  la  majorité  des  jeunes  bourgeois  menât 
cette  vie  médiocre  de  bruit,  de  dettes  et  de  fanfaronnades, 
c'était  le  moindre  mal.  Sa  souffrance,  qu'il  a  dépeinte  plus 
tard,  était  celle  de  l'adolescent  d'élite,  jeté,  avec  un  besoin 
de  culture  délicate,  dans  cette  foule  aisément  satisfaite.  11 
avait  cru,  en  se  confiant  à  ces  jeunes  gens,  travailler  avec 
eux  à  une  grande  cause.  «  On  ne  songe  pas  sans  effroi 
aux  effets  que  doit  produire  l'étouffement  d'aussi  nobles 
besoins  (^).  »  Et  à  cette  déception  s'en  joignit  une  seconde  : 

Je  ne  veux  pas  être  injuste,  après  coup,  envers  ces  braves  gens, 
écrit-il  en  1866.  Mais  ma  nature  ne  trouvait  auprès  d'eux  nulle  satis- 
faction. J'étais  encore  trop  timidement  renfermé  en  moi-même  et  je 
n'avais  pas  la  force  déjouer  un  rôle  dans  cette  agitation.  Toutes  choses 
s'imposaient  à  moi  comme  une  contrainte,  et  je  ne  sus  pas  me  rendre 
maître  de  cette  ambiance  (*). 


(')  Corr.,  V,  79. 

(*)  E.  FoERSTER,  Biogr.,  I,  p.  226.  —  Corr.,  I,  12,  18. 

(^)  Ueber  die  Zukunfi  unserer  Bildungsanstallen.  (W.,  IX,  41: 

(*)  E.  FoERSTER,  Der  junge  Nietzsche,  p.  168. 


L  '  U  N  I  V  E  11  s  I  T  E  6;) 

N'avoir  pas  su  se  rendre  maître,  voilà  le  tourment  entre 
tous  insupportable,  quand  on  a  cet  orgueilleux  sentiment 
de  la  vie  et  de  soi.  Plus  tard,  quand  la  Franconia  lui  dé- 
cerna ses  insignes  d'honneur,  il  les  renvoya  avec  une  pro- 
testation (*),  Symbolique  rupture,  la  première  de  toutes 
celles  qui  marquèrent  la  vie  de  Nietzsche  et  qui  sont 
autant  de  contre-offensives  par  lesquelles  se  défend,  comme 
un  sentiment  personnel  blessé,  son  idéal  d'une  vie  morale 
supérieure. 

Faut-il  conclure  avec  lui  que  cette  année  de  Bonn  ait 
été  une  année  perdue?  Une  hypocondrie  passagère  a  seule 
pu  le  lui  faire  croire.  On  ne  peut  appeler  perdue  une 
année  où  s'approfondit  à  ce  degré  sa  culture  théâtrale  et 
musicale.  Sa  notion  de  l'héroïsme  dans  la  femme  et  sa 
notion  de  la  tragédie  (')  doivent  une  part  de  leur  précoce 
grandeur  au  privilège  qu'il  a  eu  d'entendre  Marie  Nie- 
mann-Seebach  dans  la  Krimhilde  de  Hebbel.  Nous  ne 
savons  ce  que  valent  ses  compositions  mélodiques  de  ce 
temps,  ces  lieder  «  dans  le  style  le  plus  haut  de  la  mu- 
sique de  l'avenir,  avec  des  cris  naturels  »  (').  Ce  que  nous 
en  connaissons  n'explique  pas  qu'on  ait  plaisanté  sa  pré- 
dilection pour  Berlioz.  Tout  compte  fait  cependant,  il 
resta  fidèle  aux  sonorités  de  Bach  et  de  Schumann  (*),  et 
surtout  à  ce  dernier.  Jamais  il  ne  le  travailla  davantage 
ni  ne  l'entendit  mieux  interpréter.  «  Sieh  dich  tûchtig  im 
Leben  um,  loie  auch  in  anderen  Kiinsten  und  Wissen- 
schaften.  »  Ce  précepte  donné  par  Schumann  au  musicien 
fut  suivi  par  Nietzsche,  à  cette  époque  d'attente  un  peu 
incertaine.   Les  problèmes  de  la  pensée  et  de  la  vie  lui 


(»)  Corr.,  I,  22.  —  (^)  Ibid.,  I,  99.  —  (')  Ibid.,  V,  12o. 

(*)  Dans  des  lieder  sur  Das  Ungeivitter,  fleni  und  Genier,  Dus  Kind  an  die 
erloschene  Kerze,  de  Chamisso  ;  sui'  des  textes  de  Petœl'i,  tels  que  le  Staend- 
chen,  Es  loin/d  und  neigt  [Corr.,  V,  83,  89).  .Yachspiel,  Unendlich.  V.  E.  Fobu- 
STEn,  Der  junge  Xietzsche,  p.  149,  et  la  partition  d'un  lied,  Biogr.,  I,  p.  22i. 


66     LA    FORMATION     DE    NIETZSCHE 

parurent  s'approfondir,  quand  on  les  transposait  en  mu- 
sique. C'est  le  gain  de  son  étude  si  soigneusement 
reprise  du  Manfred  et  de  ce  Faust  de  Schumann,  qu'il 
entendit  à  une  fête  de  Cologne,  en  juin  1865  : 

Quelle  profondeur  de  pensée  dans  ce  dernier  «  chœur  mystique  »  : 
Ailes  VergangUche  islnurein  (r/cîc/înîss,dont  jepeux,à  présent,  suivre 
par  le  sentiment  et  répéter  avec  une  foi  entière  les  premières  paroles, 
tout  au  moins  I 

Ces  mots  sont  d'un  ami  de  Nietzsche;  mais  Nietzsche, 
présent  au  même  festival,  et  membre  actif  d'une  chorale, 
était  secoué  de  la  même  émotion  (').  Son  idée  d'une  exé- 
cution parfaite  se  précisa,  quand  il  eut  entendu  les  deux 
basses  Stockhausen  et  Staegemann  dans  Israël  en  Egypte 
de  Haydn,  ou  dans  les  solos  des  docteurs  mystiques  du 
H*  Faust.  Ce  fut  un  x-cYîfjia  sic  àsl,  pour  Nietzsche  aussi;  et 
sa  notion  sociale,  fixée  alors,  du  renouvellement  de  l'àme 
par  l'émotion  des  fêtes  de  l'art,  contribue  à  nourrir  en  lui 
l'espérance  ou  l'illusion  wagnérienne. 

Il  reste  qu'il  a  peu  travaillé.  Sa  force  productrice  som- 
meillait, et  il  en  souffrit  {"-).  Son  impatience  nerveuse 
s'irritait  de  la  moindre  stagnation.  Il  semble  avoir  peu 
goûté  la  philosophie  enseignée  par  Scharschmidt  et  l'his- 
toire de  l'Eglise  qu'il  suivit  chez  Kreffe.  L'histoire  de 
l'art,  professée  par  un  professeur  jeune,  vivant  et  spiri- 
tuel, Anton  Springer,  lui  procura  des  joies.  11  n'a  pas 
manqué  de  suivre  les  cours,  tout  remplis  d'allusions  poli- 
tiques contemporaines,  que  faisait  un  des  historiens  les 
plus  notoires  du  national-libéralisme,  Heinrich  Sybel  ('). 
Surtout,  il  a  été  pour  lui  d'une  importance  capitale  de 


(•)  Lettre  de  Rohde  à  ses  parents,  12  juin  1865,  dans  Grusius,  Erwin 
Rohde,  p.  9.  —  Nietzsche,  Corr.,  V,  114-117. 

(*)  Lettre  à  Musliacke,  août  186S,  dans  E.  Foerster,  Der  junge  Nietzsche^ 
p.  163. 

C)  Ibid.  et  Corr.,  V,  71,  72. 


L'INFLUENCE      DE      RITSCHL      67 

rencontrer  RitschL  C'est  le  premier  homme  qui  lui  ait 
donné  l'idée  parfaite  de  la  maîtrise.  Sans  doute,  il  ne  sut 
pas  tirer,  tout  de  suite,  tout  le  partiutile  d'une  telle  direc- 
tion. Un  travail  sur  Simonide,  bien  qu'il  fît  entrer  Nietz- 
sche au  «séminaire  »  où  Ritschl  n'accueillait  que  des  disci- 
ples sévèrement  triés,  resta  sans  gloire.  Nietzsche  n'avait 
pas  encore  la  maturité  qui  accepte  les  obligations  d'une 
discipline  aussi  rigoureuse  dans  sa  liberté.  Du  moins  se 
sentait-il  déjà  gagné  par  ces  habitudes  d'absolue  netteté 
dans  la  méthode  que  Ritschl  imposait  avec  une  passion  de 
réformateur.  Le  projet  que  Nietzsche  avait  eu  de  joindre 
l'étude  de  la  théologie,  tracUtionnelle  dans  sa  famille,  à 
l'étude  des  lettres  grecques  et  latines,  fut  mis  à  néant 
dans  une  seule  conversation  avec  le  maître  terrible.  Ritschl 
était  un  jîuritain  de  la  science.  Il  ne  concevait  pas  qu'on 
entrât  dans  l'investigation  scientifique  avec  une  foi  qui  en 
sophistiquait  d'avance  les  résultats.  Nietzsche  pensera-t-il 
toujours  ainsi  ?  Il  a  pensé  plus  tard  que  les  sciences  his- 
toriques doivent  être  les  servantes  actives  d'une  grande 
croyance  civilisatrice.  Sa  critique  ultérieure  de  la  philo- 
logie et  de  l'histoire  devra  être  considérée  pour  une  part 
comme  une  agression  contre  Ritschl  et  comme  une  façon 
de  s'afl'ranchir.  Ritschl  lui  enseigna  un  premier  atfran- 
chissement  :  il  émancipait  Nietzsche  de  ses  ancêtres.  Dès 
l'instant  que  la  probité  intellectuelle  était  du  côté  du 
savoir,  la  décision  de  cette  âme,  scrupuleuse  jusqu'à  la 
maladie,  était  prise  :  «  Meine  Wendung  zur  Philologie  ist 
entschieden  »('),  écrit-il  pour  le  chagrin  de  sa  mère,  dès 
janvier  1865.  Et  tout  de  suite  son  observation  aiguë  se 
mettait  au  travail  pour  saisir  le  fort  et  le  faible  d'une  àmc 
de  philologue. 

Ce  qui  importait  à  Nietzsche  dans  Ritschl,  c'est  que  sa 

(')  Corr.,  Y,  03. 


68     LA     FORMATION     DE     NIETZSCHE 

vie  entière  fût  un  enseignement.  Ce  travailleur  acharné 
lutta  toujours  .contre  le  mal  physique.  Il  souffrait  de  la 
goutte  et  de  névralgies  spasmodiques,  à  ce  point  que 
durant  des  semaines  on  le  portait  comme  un  enfant.  Tour- 
ment décuplé  pour  un  honmie  d'une  vivacité  telle.  Ses 
nuits,  comme  ses  joiu^iées^  étaient  douloureuses,  mais  ses 
insomnies  encore  étaient  utiles  à  ses  méditations;  et 
pourvu  qu'il  pût  penser,  il  demeurait  gai  et  comlîatif. 
«  Nicht  Riihe  noch  Rast  muss  ein  Problem  lassen  bei  Ta  g 
und  bei Nacht  r>  ('),  écrivait-il.  Son  endurance  et  sa  lucidité 
lui  venaient  de  cette  habitude  de  considérer  le  travail 
comme  une  virile  récréation. 

Nietzsche  a  remarqué  plus  tard  que  l'habitude  des 
recherches  méticuleuses  peut  démoraliser  les  caractères 
vulgaires,  qu'elle  engendre  de  curieuses  variétés  d'as- 
tuce et  un  goût  mesquin  de  l'intrigue.  Il  se  souvient 
alors  des  souffrances  de  Ritschl  dans  cette  querelle  avec 
Otto  Jahn,  envenimée  par  des  cabales  et  par  de  basses 
jalousies  que  le  pouvoir  écouta.  Ritschl,  esprit  finement 
caustique,  mal  préparé  toutefois  à  se  tirer  d'un  conflit 
administratif,  trébucha  dans  ce  guêpier.  De  guerre  lasse 
et  aigri,  il  demanda  à  quitter  le  service  prussien  pour 
chercher  asile  en  Saxe  (-).  Ses  meilleurs  étudiants  l'en 
admirèrent  davantage.  Nietzsche  fut  du  groupe  déjeunes 
philologues  qui  accompagnèrent  Ritschl,  quand  il  s'expa- 
tria ;  et  c'est  pourquoi  l'année  suivante  allait  les  réunir  à 
Leipzig. 

Ronn,  si  riante,  et  le  paysage  verdoyant  de  la  Rhénanie 
n'ont  donc  pas  laissé  de  souvenirs  heureux  à  ce  jeune  et 
frénétique   esprit,  en  qui  plus  d'une  pensée  ambitieuse 


(')  lliTsciiL,  Opuacula  pliilologica,  1879,  t.  V,  p.  30. 

(-)  Voir  l'histoire   de    ce   conflit   dans    Ribbeck,    F.    Il',    nilsc/tl.,    l.    11, 
pp.  332-381. 


L  '  1  N  F  L  U  E  N  C  E       DE       R  1  T  S  C  H  L      09 

était  déjà  déçue.  La  ville,  où  les  étudiants  forment  comme 
une  cité  libre  à  part,  lui  paraissait  insociable  et  bigote. 
Il  n'y  voyait  plus  que  processions  de  vieilles  femmes  et 
Tyroliens  de  café-concert  qui  l'encombraient  aux  jours  de 
fête  (').  Sa  verve,  qui  lui  avait  dicté  des  lettres  et  des 
madrigaux  d'un  si  joli  tour  à  l'adresse  de  sa  sœur,  se 
faisait  à  présent  sardonique  et  triste.  Il  avait  toujours 
aimé  le  silence  où  l'âme  se  recueille,  pour  dresser  son 
bilan,  «  pour  contre-signer  son  passé  »  {man  verbrieft  sich 
die  Vergangenheit)  (-)  et  pour  se  faire  un  nouveau  courage. 
Maintenant  sa  méditation  devenait  agressive.  Son  culte 
nouveau  de  la  vérité  scientifique  afTectait,  devant  sa  sœur 
et  sa  mère,  des  airs  de  supériorité.  A  leurs  exhortations 
pastorales  qui  l'amusaient  et  le  lassaient  un  peu,  il  répon- 
dait par  des  lettres  qui  étaient  à  leur  tour  prédicantes.  Il 
dénonçait  les  préoccupations  intéressées  de  la  religion. 
Elle  n'a,  disait-il,  pour  objet  que  d'assurer  à  des  croyants 
le  bonheur  et  la  paix  dans  l'approbation  commune.  La 
recherche  du  vrai  est  lutte  contre  la  coutume,  incertitude 
de  la  démarche,  fluctuation  nécessaire  de  l'âme  et  de  la 
conscience;  et  la  vérité  atteinte  sera  laide  peut-être  et 
redoutable.  Entre  cette  recherche  du  bonheur  calme  et  la 
poursuite  du  vrai  qui  fait  souffrir,  le  choix  est  affaire  de 
noblesse  de  l'âme,  et  le  choix  de  Nietzsche  n'était  plus  à 
faire.  Dans  les  discussions  là-dessus  avec  sa  mère,  il 
semble  avoir  repoussé,  avec  rudesse  parfois,  son  inter- 
vention sans  doute  trop  insistante  ;  et  on  le  trouvait  peu 
aimable.  Devant  les  reproches,  il  se  renfrognait  davan- 
tage, et  invitait  les  siens  à  se  faire  une  image  moins 
idéalisée  de  sa  personne.  Sa  casuistique  morale  gagnait  en 
clairvoyance    dans   ces  disputes    épistolaires.    Mais   son 


(1)  Corr.,  V,  119  sq. 
(»)  Corr.,  V,  88. 


70     LA     FORMATION     DE     NIETZSCHE 

acrimonie  s'en  assombrissait.  Scrupuleux  jusqu'à  l'excès 
dans  rénumération  des  griefs  qu'il  avait  contre  lui-même, 
il  se  redressait  par  le  sentiment  du  moins  de  sa  probité  inté- 
rieure. Les  dépressions  morales  étaient  courtes,  comme  les 
accès  de  rhumatismes  dont  il  souffrait.  Les  vacances  de 
Naumburg,  l'automne  de  1865  durant,  apportèrent  une 
guérison  provisoire.  Mais  la  récidive  de  son  mal  moral 
était  plus  fréquente  que  celle  de  ses  crises  physiques. 
Berlin,  qu'il  connut  alors,  pendant  une  quinzaine,  pour  y 
avoir  été  reçu  dans  la  famille  de  son  ami  Musliacke,  ne  l'a 
pas  consolé.  Il  l'a  vu  sans  verdure,  dans  la  pâleur  de  son 
ciel  d'automne  :  et  l'atmosphère  de  Berlin,  hypercritique 
et  froide,  a  encore  nourri  son  pessimisme. 

C'est  avec  délices,  écrit-il,  que  j'ai  appris  alors  à  voir  les  choses 
en  noir,  puisqu'aussi  bien  (sans  qu'il  y  eût  de  ma  faute,  ce  me 
semblait)  c'était  la  couleur  qu'avait  prise  mon  destin. 

On  ne  voit  pas  le  désastre  qui  aurait  motivé  une 
plainte  si  mélancolique.  C'est  en  lui-même  qu'il  portait 
une  malfaçon,  dont  le  sentiment  lui  reviendra  de  temps 
en  temps.  Sa  sensibilité  sera  désormais  rythmée  de 
douleur  et  de  désespérance.  Le  voilà  presdestiné  à  devenir 
le  disciple  de  Schopenhauer,  que  Robert  Schumann 
annonce  à  tant  d'égards.  Il  devait  éprouver  toutefois 
bientôt  que  la  plus  sombre  pensée  peut  alimenter  la  joie 
de  vivre,  pourvu  qu'elle  nourrisse  en  nous  le  sentiment 
de  l'effort  victorieux. 

II 

LEIPZIG    (186S-1869) 

Leipzig,  où  Nietzsche  débarqua  le  17  octobre  1865, 
avec  son  ami  Mushacke,  plut  à  ces  jeunes  gens  par  «  ses 
hautes  maisons,  ses  rues  animées  et  tout  son  mouvement 


L'INFLUENCE       DE       RITSGHL      71 

intense  »  (').  Nietzsche  choisit  une  petite  maison  sise* 
Bliintengasse  au  fond  d'un  jardin.  Son  goût  cérémonieux 
trouva  de  bon  augure  que  le  jour  de  son  inscription 
à  l'Université  fût  le  centenaire  du  jour  où  s'était  autrefois 
immatriculé  Gœthe.  Sans  doute,  le  recteur  Kahnis  essaya 
de  montrer  à  son  jeune  auditoire  que  le  génie  suivait  ses 
voies  propres  et  que  les  études  de  Gœthe  à  Leipzig  ne  se 
recommandaient  pas  par  la  régularité  aux  générations 
futures  d'étudiants.  Les  jeunes  gens  sourirent  de  cette 
commémoration,  dont  le  soin  premier  était  de  ne  pas 
proposer  en  exemple  le  grand  homme  qu'on  célébrait. 

Le  premier  événement  heureux  fut  la  leçon  d'ouver- 
ture de  Ritschl.  En  pantoufles,  mais  en  habit  noir,  tout 
perclus  de  goutte,  le  vieux  maître  s'était  glissé  dans  la 
grande  salle.  11  s'égaya  de  retrouver  tout  un  groupe  fidèle 
de  ses  anciens  étudiants  de  Bonn  ;  puis  monta  en  chaire  et, 
avec  ce  feu  juvénile  qu'il  gardait  sous  des  cheveux  gris,  il 
prononça  dans  un  latin  prodigieux  sa  leçon  sur  La  valeur 
et  l'utilité  de  la  philologie.  Il  avait  bien  distingué  Nietz- 
sche dans  la  foule,  et  fut  touché  de  cet  attachement. 
Nietzsche  à  son  tour  se  promettait  cette  fois  d'accepter  la 
discipline  de  cette  maîtrise. 

Il  faut  se  reporter  aux  travaux  de  Ritschl,  à  sa  biogra- 
phie par  Otto  Ribbeck  et  aux  préceptes  où  il  a  formulé  sa 
méthode,  pour  se  rendre  compte  de  son  action.  Il  savait 
lantiquité  grecque  et  latine  entière.  Pour  lui  la  science 
philologique  était  la  résurrection  de  la  civilisation  inté- 
grale d'un  peuple.  Ses  travaux  ne  touchaient  pas  seulement 
à  l'histoire  des  formes  littéraires,  mais  à  l'histoire  de  la 
pensée  et  des  institutions  autant  qu'aux  disciplines  plus 
formelles   de  l'épigraphie,   de  la  paléographie  et  de  la 


(')  Carnet  autobiographique  de  1867,  dans  E.  Foerster,  Biogr.,  I,  pp.  223- 
245.  Der  junge  Nietzsche,  p.  171  sq. 


72     LA     FORMATION     DE     NIETZSCHE 

critique  verbale.  Puis,  il  avait  des  goûts  d'artiste,  et,  dans 
sa  jeunesse,  avait  été  homme  du  monde  (*).  Ses  connais- 
sances musicales  étaient  approfondies,  et,  plus  d'une  fois, 
à  l'appui  de  ses  démonstrations  métriques,  entonna  lui- 
même  quelque  fragment  restitué  de  musique  grecque.  De 
ses  voyages  en  Italie  et  à  Paris,  il  n'avait  pas  seulement 
rapporté  une  ample  provision  d'inscriptions  et  des  colla- 
tions de  manuscrits.  Comme  Gœtlie,  il  avait  aimé  en 
l'Italie  «  le  mélange  infiniment  harmonieux  des  teintes 
délicates  et  douces  qui,  pareilles  à  une  vapeur  légère, 
flottent  sur  le  paysage  ;  cette  nature,  pour  ainsi  dire 
abstinente,  choisie,  spiritualisée  dans  son  dessin,  expres- 
sive par  la  précision  et  la  clarté  de  ses  contours  »  ;  et  il 
s'était  fait,  en  matière  d'art  italien,  une  compétence  qui 
n'avait  rien  de  livresque.  Il  offrait  ainsi  le  modèle  d'une 
culture  vraie  d'humaniste  ;  et  comme  à  l'érudition  la  plus 
vaste  il  joignait  une  verve  intarissable,  une  mordante 
ironie,  une  élocution  vive  et  imagée,  il  avait  toutes  les 
qualités  méphistophéliques  et  faustiennes  qu'il  faut  pour 
étonner,  effrayer  et  séduire  de  jeunes  et  ambitieuses 
intelligences. 

Par  la  fermeté  logique,  et  par  la  défiance  qui  jamais 
n'admet  un  fait  mal  attesté,  Ritschl  a  été  pour  tous 
l'exemple  vivant  de  la  méthode.  Pour  Nietzsche,  il  fut 
quelque  chose  déplus.  Nietzsclie  n'a  pas  seulement  appris 
de  Ritschl  les  «  joies  de  la  petite  productivité  »,  ce  besoin 
de  la  2)erfection  dans  la  minutie  qui  donne,  à  elle  seule, 
des  satisfactions  si  pures.  Ce  que  Nietzsche  a  découvert 
par  lui,  c'est  tout  d'abord  l'art  de  dresser  la  jeunesse, 
de  transmettre  correctement  le  savoir,  de  tirer  un  parti 


(')  Voir  dans  Arnold  Ruge,  Aus  fruherer  Zeil.,  III,  p.  333,  d'amusantes 
anecdotes.  Ruge  un  jour  avait  découvei't  chez  Ritschl  un  tiroir  entier  plein 
de  gants  de  soirée. 


L'INFLUENCE       DE       R  I  T  S  G  H  L      73 

rationnel  des  ressources  dont  on  dispose.  Ritschl  a  eu 
un  robuste  talent  d'organisateur.  Dans  les  universités  où 
il  a  passé  ont  surgi  des  «  séminaires  »  de  grec  et  de  latin 
merveilleux  par  la  perfection  avec  laquelle  s'y  faisait 
l'apprentissage.  Pour  y  être  admis,  il  fallait  déjà  pré- 
senter un  travail  personnel,  gage  de  maturité.  Mais  aux 
rares  élus,  Ritschl  imposait  le  plus  rude  et  le  plus  sti- 
mulant entraînement. 

Car  ce  savant  estimait  l'action  d'homme  à  homme  plus 
encore  que  l'enseignement  impersonnel  selon  des 
méthodes  impeccables.  Plus  d'un  a  eu,  comme  lui,  du 
savoir,  de  la  méthode  et  une  verve  éloquente  ;  mais  on 
sentait  chez  Ritschl  une  joie  forte  qui  rayonnait  de  lui. 
Non  seulement  il  savait  respecter  les  originalités  diffé- 
rentes de  la  sienne  avec  ce  «  libéralisme  »  qui  le  faisait 
aimer  de  ceux-là  mêmes  qui  le  redoutaient  (').  Il  intensi- 
fiait en  chacun  le  sentiment  de  la  valeur  personnelle  et 
de  la  dignité  qu'il  y  a  à  apporter  quelques  pierres  à  cette 
grande  cathédrale  du  savoir,  bâtie  par  un  effort  collectif  (»). 

Il  ne  voulait  pas  dresser  des  manouvriers.  Il  exigeait 
de  chacun  une  connaissance  du  plan  architectural 
complet  de  la  science.  L'effort  de  chacun  devait  servir 
consciemment  le  dessein  concerté  de  tous.  Cette  coordi- 
nation des  besognes  donne  de  la  fermeté  intérieure  {einen 
unverlierbaren  Hait)  et  un  peu  de  la  joie  attachée  à  toute 
œuvre  créatrice.  Car  la  science  crée  :  Schaffen,  stets 
schaffen,  im  Kleinen  und  im  Grossen,  ist  das  Wesen  aller 
Wissenschaft,  ailes  Wahren  {'}  ;  et  l'œuvre    qu'elle    sent 


(')  Corr.,  II,  170. 

(2)  Ritschl,  Zur  Méthode  des  phitologischen  Sludiums  [Opuscula  philolo- 
gica,  1879,  t.  V).  p.  22  :  «  Lebensfreude  «  sich  zu  fùhlen  -  und  Gefûhl  der 
persônlichen  Bedeutsamkeit,  sich  zu  wissen  als  Mitarbeiter  am  Dombau 
der  Wissenschaft.  » 

(')  /bid.,  p.  22. 


74    LA     FORMATION     DE     NIETZSCHE 

naître    sous    ses    doigts    lui   donne    de   l'enthousiasme. 

Immense  gain,  pour  ce  jeune  Nietzsche  si  impression- 
nable et  flottant,  que  d'avoir  afîaire  à  ce  maître  précis. 
Ritschl  insufflait  de  l'énergie  à  ses  étudiants,  parce  qu'il 
leur  assignait  des  besognes  limitées.  «  L'encyclopédisme 
ne  peut  donner  de  l'enthousiasriie  (').  »  Il  prescrivait  une 
critique  apte  à  faire  sa  trouée,  à  pénétrer  jusqu'au  cœur 
du  sujet  (-)  ;  et,  dans  ce  puissant  forage,  il  aimait  mieux 
qu'on  fît  erreur  méthodiquement  que  de  tomber  sur  le 
vrai  par  hasard. 

Ce  n'est  pas  qu'il  déconseillât  l'orientation  la  plus 
étendue.  Elle  seule  permettait  d'embrasser  les  hauteurs 
et  les  profondeurs  et  tout  l'horizon  vaste  du  savoir.  Mais 
dans  le  choix  du  sujet,  il  fallait  se  borner,  viser  à 
l'épuiser  et  à  conclure.  Une  lecture  infinie  ;  le  maniement 
personnel  des  livres;  une  intimité  avec  eux  qui  les  traite 
comme  des  amis  familiers,  ouvrait  seule  l'accès  des  pro- 
blèmes neufs.  Jamais  le  maître  ne  devait  descendre  au 
niveau  de  la  paresse  commune  des  élèves.  Ritschl,  pour 
sa  part,  jugeait  préférable  de  les  initier  tous  aux  difficultés 
les  plus  hautes.  Les  plus  faibles  évidemment  resteraient  en 
route.  On  arrêtait  ainsi  les  vocations  peu  certaines.  Le 
but  était  d'assurer  aux  gymnases  des  maîtres  qui  eussent 
le  sentiment  vif  de  l'antiquité  en  même  temps  que  la 
connaissance  précise  des  textes  {*).  Mais  Ritschl  pensait 
donner  même  aux  subalternes  un  respect  des  tâches  supé- 
rieures de  l'esprit,  qui  à  jamais  les  garantirait  contre  le 
terre-à-terre  du  savoir  empirique. 

La  tâche  du  directeur  d'études,  ainsi  conçue,  était  taillée 


(')  Jbid.,  V,  p.  27. 

(")  Ibid.,  V,  p.  30.  «  Die  Kritik  muss  durchschlagen,  bis  auf  den  Herz- 
punkt  dringen.  » 

(3j  Voir  0.  RiBBECK,  Friedrich-Wilhelm  Ritschl,  1879-1881,  t.  I,  p.  2;)3  sq., 
t.  II,  pp.  31,  279.  —  Ritschl,  Opuscula,  V,  pp.  29,  30. 


L'INFLUENCE      DE      RITSGHL      75 

à  la  mesure  de  ce  grand  professeur.  Elle  exigeait  «  un 
cœur  passionné  pour  la  matière  à  enseigner  et  j^our  les 
hommes  à  qui  on  l'enseigne  ».  Nul  n'a  eu  à  ce  degré  la 
divination  des  talents.  Il  savait  à  merveille  désigner  les 
questions  qui  convenaient  aux  forces  de  chacun  ;  et,  plein 
lui-même  de  projets  sans  nombre,  il  cédait  de  sa  richesse 
à  tous  avec  une  prodigalité  somptueuse.  On  lui  demandait 
le  secret  de  cet  attrait  sévère  qui  ensorcelait  la  jeunesse, 
il  répondait  : 

Quand  je  devine  chez  un  jeune  homme  un  talent  qui  a  peine  à 
se  dégager,  je  le  prends  à  part.  Je  lui  fais  un  discours  qui  n'a  rien  de 
tendre,  et  je  conclus  :  «  Vous  pouvez,  donc  vous  devez.  »  11  est  rare 
que  ce  moyen  échoue. 

Il  donnait  à  chacun  le  sentiment  de  sa  force  person- 
nelle et  inculquait  à  tous  cette  notion  d'un  «  idéalisme 
intellectuel  »,  supérieur  à  l'idéalisme  moral  même  le 
plus  élevé.  11  les  passionnait  par  cette  qualité  d'âme  nou- 
velle, qui  s'ouvrait  en  eux  par  la  probité  scientifique. 
Puis,  en  temps  utile,  il  se  retirait.  Il  ne  tenait  plus  en 
lisière  ceux  qui  étaient  mûrs. 

La  marque  d'un  vrai  maître  est  qu'il  forme  des  élèves  meilleurs 
que  lui-même,  et  qu'il  éprouve  de  la  joie  à  avoir  de  tels  élèves  (*). 

Comment  Nietzsche  n'eût-il  pas  été  séduit  par  ce 
maître  subtil  et  artiste  et  par  ce  Thuringien  qui,  jusque 
dans  ]a  besogne  quotidienne,  réalisait  une  réforme  intel- 
lectuelle et  morale  ?  Ritschl  sut  reconnaître  tout  de  suite 
la  nature  particulière  de  son  élève.  Il  prit  par  l'amour- 
propre  une  nature  si  facile  à  piquer  d'émulation. 

Tout  jeune  en  effet,  Nietzsche  avait  déjà  une  façon 
très  libre  et  personnelle  de  travailler.  Jamais  il  ne  prit  de 
notes  suivies.  Il  apprit  de    ses  maîtres  peu   de    savoir 

(')  y^irf.,  t.  V,  p.  31. 


76     LA     F  0  II  M  A  T  I  0  X     DE     N  I  E  ï  Z  S  C  H  E 

positif:  il  aima  mieux  apprendre  d'eux  la  maîtrise. 
Son  instinct  profond  d'éducateur  sentait  qu'il  n'importait 
pas  tant  d'alourdir  son  bagage  scientifique  que  de  s'initier 
à  l'art  de  construire  la  science  et  de  la  faire  passer  dans 
les  esprits. 

Certes  Nietzsche  ne  négligeait  pas  l'érudition.  Mais  il 
voulait  l'acquérir  par  son  labeur  propre,  et  ne  se  fiait 
dans  son  choix  qu'à  son  instinct.  Il  mettait  sur  les  dents 
les  bibliothécaires  de  l'Université  et  de  la  ville  par  le 
nombre  et  la  difficulté  des  recherches  qu'il  leur  imposait. 
Souriant,  Ritschl  surveillait  cette  indépendance.  Car  tout  ce 
que  tentait  ce  débutant  impétueux  portait  la  marque  ritsch- 
lienne.  Par  Ritschl  il  prit  le  goût  de  la  sévérité  sans 
réticence,  dure  à  elle-même  et  qui  exige  dans  la  science 
la  perfection  comme  allant  de  soi.  C'est  de  Ritschl  que 
Nietzsche  apprit  la  beauté  d'une  pensée  enclose  dans  la 
forme  la  plus  sobre  et  employée  uniquement  à  interpréter 
une  documentation  bien  coordonnée.  Dur  dressage  pour 
un  sentimental  Imaginatif  d'une  nervosité  aussi  intempé- 
rante. Il  en  a  fait  l'aveu,  «  mais  à  la  fin  il  fut  comme  les 
matelots  moins  sûrs  de  leur  démarche  sur  la  terre  ferme 
que  sur  le  navire  ballotté  »  (^). 

Il  est  certain  que,  sous  cette  discipline,  Nietzsche 
réfléchit  profondément  aux  méthodes  qui  permettent  de 
transmettre  la  culture  de  l'esprit.  Il  n'est  pas  de  problème 
qui  importe  davantage  à  la  civilisation.  Les  décadences 
viennent  de  ce  que  le  secret  de  transmettre  intacte  une 
culture  s'est  quelquefois  perdu.  En  petit,  le  moindre 
«  séminaire  »  d'Université  est  une  civilisation  qui  essaie 
d'assurer  les  conditions  de  sa  durée.  Ritschl  le  savait  bien, 
et  pour  cette  raison  aimait  à  voir  ses  étudiants  se  grouper 
en  petites  sociétés,  où  les  aînés  initiaient  au  travail  les 


C)  Lettre  à  M""  Ritschl  (juUlet  1868j.  —  Corr.,  III,  52. 


[.'INFLUENCE       D  E       R  I  T  S  C  H  L      77 

nouveaux  venus  (').  Et  peut-être  n'étaient-ce  pas  toujours 
les  aînés.  De  propos  délibéré,  Ritschl  poussait  les  plus 
capables  (/').  Ce  fut  ce  nouveau  venu,  Nietzsche,  qui 
léalisa  le  vœu  de  Ritschl,  en  créant  par  le  Philologische 
Verein  de  Leipzig  une  palestre  où  de  jeunes  lutteurs,  dont 
beaucoup  ont  atteint  à  la  notoriété  scientifique,  apprirent 
à  se  toiser  et  exen^aient  leur  vigueur  par  des  travaux  et  des 
discussions  (•'').  Cette  vue  du  caractère  «  agonistique  »  de  la 
vie  de  l'esprit,  qui,  elle  aussi,  ne  se  fortifie  que  par  la  lutte, 
n'est  pas  seulement  observée  sur  les  Grecs  :  elle  est  chez 
Nietzsche  un  résultat  expérimental  de  la  pédagogie 
ritschlienne. 

Pour  ces  libres  réunions  et  pour  le  «  séminaire  »  de 
Ritschl,  Nietzsche  se  mit  au  travail  ardemment.  Tout  de 
suite,  ses  Theognidea,  essai  d'un  étudiant  de  vingt-deux 
ans,  conquirent  le  maître.  Ritschl  voulait  que  le  lien  fût 
personnel  entre  le  professeur  et  les  étudiants.  Tous  les 
jours  il  recevait  les  siens,  et  aucun  ne  fut  plus  assidu 
chez  lui  que  Nietzsche.  Pendant  les  mois  d'absence,  une 
correspondance  s'établit  entre  eux,  déférente  et  tendre  du 
côté  de  l'élève  et  toute  pleine  de  sollicitude  attentive  du 
côté  du  maître.  Nietzsche  allait  droit  aux  recherches  les 
plus  épineuses.  Il  les  choisissait  très  spéciales,  selon  le 
précepte  ritschlien  ;  mais  toutes  se  coordonnaient  selon 
un  plan  vaste.  Les  mémoires  qu'il  lisait  à  la  «  société 
philologique  »  sur  V Histoire  du  recueil  des  œuvres  gnomi- 
ques  de  Théognis,  sur  Les  sources  de  Suidas,  sur  Les  cata- 


(»)  RiTscnL,  Opuscula  philolofjica,  t.  V.  p.  28.  •  Pliilologisclie  Studicn- 
vereine,  allerherrlichstes  Incitament.  " 

(^)  Ibid.,  V,  p.  38.  «  Principielle  Bevor/iigung  der  fiihigerii,  wenn  aucli 
jûngern  Kratte.  » 

(')  Voir  leurs  noms  dans  Crdsius,  Erwin  Rohde,  p.  11.  —  E.  Foeksteu, 
Riogv.,  I,  p.  232.  —  R.  Weber,  Gesch.  d.  p/iil.  Vereins,  p.  1  sq.  —  Sur  le  rôle 
lie  la  rivalité  dans  la  civilisation  intellectuelle  des  Grecs,  v.  nos  Piérur- 
ficurs  de  Nii'tzsrhe,  cli.  Jdroh.Burchhardl,  p.  303  sq. 


78     LA     FORMATION     DE     NIETZSCHE 

logues  anciens  des  livres  (TAristote,  sur  La  rivalité 
d'Homère  et  d'Hésiode  se  rattachent  à  une  grande  enquête 
sur  l'histoire  littéraire  chez  les  Grecs.  Recherches  minu- 
tieuses poursuivies  clans  la  poussière  des  manuscrits  et 
dans  la  broussaille  des  conjectures  avec  une  patience  et 
un  bonheur  de  chasseur  habile  à  choisir  les  bonnes  pistes. 
Nietzsche  eut  d'emblée  la  combinaison  hardie,  métho- 
dique et  sûre  ;  et  Ritschl  désigna  pour  l'insertion  dans  le 
Rheinisches  Muséum  —  la  plus  importante,  durant  un  âge 
d'homme,  de  toutes  les  revues  de  philologie  gréco- 
latine  -7  les  travaux  de  l'étudiant,  achevés  déjà  comme 
ceux  d'un  homme  mùr. 

Si  Nietzsche  avait  renoncé  autrefois  à  la  théologie  par 
scrupule  de  vérité,  on  peut  dire  cependant  que  son  éduca- 
tion pastorale,  son  apprentissage  commencé  de  théologien 
servaient  maintenant  ses  essais  d'histoire  littéraire.  Sa 
recherche  Zur  Geschichte  der  Theognideischen  Spruch- 
sammlung  est  menée  comme  l'eût  été,  dans  l'école  de 
Tûbingen,  une  recherche  sur  la  composition  du  Nouveau 
Testament  (').  Un  travail  paléographique  rigoureux,  dont 
Nietzsche  a  appris  le  secret  chez  le  théologien  Tischen- 
dorf,  sert  à  établir  la  généalogie  des  manuscrits.  Les 
historiens  les  plus  autorisés,  Bergk  et  Welcker,  se  trou- 
vaient en  litige,  parce  qu'ils  différaient  de  dix  siècles 
quand  il  s'agit  de  fixer  l'âge  du  recueil  actuel  des  poèmes 
de  Théognis,  ce  débutant  se  flattait  d'être  l'arbitre.  Dans 
le  recueil,  tel  qu'il  nous  est  parvenu,  Nietzsche  discerne 
les  principes  qui  en  ont  motivé  la  rédaction.  Il  montre 
comment  les  sentences  se  groupent  par  mots-souches.  Il 
établit  chez  le  rédacteur  une  tendance  hostile  à  l'auteur 
qu'il  édite.  Gomment  ce  Théognis,  dont  les  vers  attestent 
une  morale  si  relâchée  de  buveur  et  de  débauché,  serait-il 


(')  Voir  les  Philologica  de  Nietzsche,  t.  I,  pp.  1-bi. 


L'INFLUENCE      DE      RITSCHL      79^ 

le  grand  poète  amer  loué  par  Isocrate,  Platon  et  Xénophon 
et  celui  que  saint  Cyrille  et  l'empereur  Julien  encore  rail- 
laient seulement  de  sa  morale  trop  faite  pour  les  nourrices 
et  les  pédagogues?  C'est  donc  qu'il  y  a  eu  un  Théognis 
intégral  que  nous  n'avons  plus  ;  et  Stobée  n'avait  plus  sous 
les  yeux  que  le  texte  actuel,  qu'il  a  grossi  de  parodies 
hostiles  empruntées  à  Mimnerme.  Quand  donc  a  été  com- 
posé ce  recueil  tendancieux  ?  Par  une  comparaison  atten- 
tive des  données  qu'on  peut  extraire  des  biographes  de 
Suidas,  et  d'Hésychius,  sa  source,  d'Harpocration  et  de  Gal- 
limaque,  Nietzsche  établit  que  les  Alexandrins  ne  possé- 
daient plus  de  Théognis  qu'un  recueil  de  morceaux  choisis, 
composé  entre  l'époque  de  Platon  et  celle  de  Ptolémée 
Philadelphe.  Plutarque,  Julien  et  saint  Cyrille  n'ont  connu 
que  ce  recueil  et  c'est  à  cette  source  aussi  que  puisait  le 
fougueux  adversaire   dont  provient  la  collection  réduite 
qui  est  parvenue  jusqu'à  nous.  Méticuleuse  recherche,  où 
ce  qui  passionnait  Nietzsche,  ce  fut,  avec  l'amusement  de 
la  découverte,  un  intérêt  de  moraliste.  Il  s'aperçut  par  cet 
exemple  que  la  transmission  des    œuvres  les  plus  émi- 
nentes  est  menacée  toujours.  Les  intérêts  d'une  vie  subal- 
terne l'emportent  sur  le  souci  de  les  conserver  intactes  ; 
et  la  passion  basse  nous  les  transmet  mutilées.  L'un  des 
privilèges  du  philologue  est  de  restituer  dans  leur  net- 
teté au  moins  les  fragments  sauvés  du  désastre. 

Le  pathétique  discret  de  cette  tâche  remplit  de  son 
émotion  les  courtes  et  charmantes  pages  de  Nietzsche 
sur  un  vieux  fragment  de  Simonide,  le  Chant  de  Danaé^ 
que  le  hasard  d'une  citation  de  Denys  d'Halicarnasse 
nous  a  conservé.  Les  plus  exercés,  et  Bergk  le  premier, 
avaient  désespéré  de  retrouver  le  mètre  de  ce  magnifique 
poème.  Nietzsche  s'y  risqua  avec  un  beau  courage  ;  et, 
par  miracle,  réussit.  Les  comparaisons  avec  les  monu- 
ments figurés  expliquent  la  scène  ;  et  la  plus  ingénieuse 


80     LA     FORMATION     DE     NIETZSCHE 

conjecture  métrique  permet  de  rétablir,  avec  une  strophe 
mutilée,  une  antistrophe  et  une  épode  parfaites,  d'où 
s'élève  la  plainte  tendre  de  l'amante  abandonnée  de 
Zeus.  La  restitution  nietzschéenne  de  cette  plainte  de 
Danaé  pleurant  sur  son  deuil  et  sur  cet  enfant  qu'il  lui  faut 
sauver  des  flots,  en  l'enfermant  dans  un  ciste  garni  de 
cl  ous  d'airain,  a  été  admise  par  la  science  immédiatement 

Ritschl  suivait  ces  essais,  avec  un  machiavélisme  affec- 
tueux. Il  devinait  que  des  travaux  sur  Suidas  et  sur  Aris- 
tote  pousseraient  Nietzsche  vers  cette  brûlante  question 
des  sources  de  Diogène  Laërce,  le  plus  important  bio- 
graphe des  philosophes  grecs.  Il  le  pressentait  doucement 
sur  ce  projet.  Tout  à  coup  l'Université  proposa  la  ques- 
tion comme  sujet  de  concours.  Nietzsche  sentit  là  la 
main  du  maître,  et  il  accepta  l'invite  discrète.  De  janvier 
cà  juillet  1867,  ses  jours  et  ses  nuits  se  passèrent  à  com- 
pulser, à  classer,  à  analyser  les  documents  de  son  diffi- 
cile problème. 

Le  mois  d'avril  le  trouve  prêt  à  la  rédaction.  Il  la 
veut  sobre,  mais  un  peu  artiste.  Il  ne  fera  nullement 
parade  d'érudition  ;  mais  il  recouvrira  désormais  le 
squelette  logique,  si  apparent  encore  dans  la  prose  de 
son  Théognis  (*).  Il  aboutit  bien  juste,  et  au  V  août 
déposa  un  manuscrit  avec  la  devise  :  Févoi.'  o!oç  âsui  {^).  Mots 
de  Pindare,  qui  ne  cesseront  plus  de  lui  être  chers.  «  Du 
sollst  der  werden,  der  du  bist  »  :  le  Gai  Savoir  et  V Ecce 
Homo  ne  connaîtront  pas  d'autre  précepte  moral  (').  En 
tête  de  ce  mémoire  érudit,  l'orgueilleuse  profession  de 
foi  semblait  dire  que  tous  les  chemins,  même  à  travers  la 
broussaille  philologique,    nous   mènent  à    la  découverte 


(')  t*-  Decssen,  Erinnerungen.  p.  3i.  —  i'orr.,  I,  73. 
(^)  Pindare,  Pyth.,  II,  p.  73.  —  Corr.,  I,  77,  87. 
(^1  Friihl.  Wissensthaft.,  'l,  270  (V,  205). 


L'INFLUENCE       DE       RITSGHL      81 

du  secret  intérieur  ;  et,  sous  le  masque  de  la  méthode, 
,  Nietzsche  livrait  encore  une  part  de  sa  personnalité .  Le  mois 
^    de  novembre   apporta  la   récompense  de  tant  d'efforts  : 

I   l'Université  proclama  Nietzsche  vainqueur  du  concours.  Un 
rapport  de  Ritschl,  en  latin,  fit  remarquer  que  Térudi- 
'*   tion,   la   maturité,  le  jugement  subtil,   dont  témoignait 
ce  travail,  dépassaient  les  espérances  de  ses  juges.  Le  pro- 
gramme  inaugural  de   l'Université  ajoutait  encore  aux 
éloges     que    méritait    cette   sagacité    dans  la  recherche. 
'_    Nietzsche  ne   manqua  point  d'envoyer   à  ses   amis  des 
I  extraits  de  ces  appréciations  élogieuses  ('). 

Bien  qu'il  ait  mis  des  mois  à  remanier  son  mémoire 
pour  l'impression,  il  est  probable  que  les  positions  cen- 
i  traies  de  Nietzsche  étaient  telles  qu'on  les  voit  dans  le 
f  travail  publié  (^).  Des  textes  ingénieusement  juxtaposés 
■  montraient  que  Diogène  Laërce  avait  dû  emprunter  à 
Dioclès  de  Magnésie  tout  ce  qu'il  sait  sur  la  doctrine  et  la 
vie  des  Stoïciens.  Mais  ce  Dioclès  n'a-t-il  pas  été  couvert 
d'invectives  par  Sotion,  philosophe  du  temps  d'Auguste 
et  de  Tibère,  qui  fut  le  maître  de  Sénèque?  Il  a  donc  dû 
avoir  des  sympathies  pour  les  Épicuriens  que  Sotion 
poursuivait  d'une  haine  tenace.  Et  comment  Diogène 
Laërce,  si  voisin  lui-même  de  la  secte  épicurienne, 
aurait-il  emprunté  à  un  autre  que  Dioclès  ses  renseigne- 
ments sur  Epicure  et  son  école,  pour  l'amour  desquels 
Dioclès  avait  été  persécuté  ?  Par  degrés,  Diogène  Laërce 
apparaît  donc  comme  un  résumé  de  Dioclès.  - 

Il  le  résume  en  effet,  mais  non  sans  interpolations. 
Favorinus  d'Arles,  que  nous  connaissons  si  bien  par 
Aulu-Gelle,  son  ami,  fut  une  de  ses  sources  secondaires. 


(')  Corr.,  1,87;  II,  16. 

(-)  Philologica,  t.  I.  pp.  69-152. 


82     LA     FORMATION     DE     NIETZSCHE 

Et  la  recherche  aurait  pu  se  terminer  là,  si  elle  n'avait 
donné  un  résultat  qui  dépassait  infiniment  les  données  du 
problème  proposé.  Car  voici  ce  que  l'on  découvre. 

Les  sources  de  Suidas  avaient  toujours  occupé 
Nietzsche.  Dans  les  cas  fréquents  où  Diogène  coïncide 
avec  Suidas,  fallait-il  penser,  comme  on  a  fait  souvent, 
que  Suidas  puise  dans  Diogène  ?  Un  tableau  compa- 
ratif des  renseignements  que  nous  avons  sur  les  parents, 
les  collatéraux,  les  surnoms,  les  précepteurs  et  les  dis- 
ciples des  philosophes,  et  sur  leur  genre  de  mort,  fait 
ressortir  de  curieuses  ressemblances  entre  Suidas,  Dio- 
gène Laërce  et  Hésychius.  Mais  c'est  Hésychius  qui 
apporte  les  renseignements  les  plus  abondants  et  les  plus 
précis,  11  a  puisé  à  une  source  plus  riche  ;  et,  de  proche  en 
proche,  la  conclusion  s'impose  que  cette  source  est  Démé- 
trius  de  Magnésie.  Mais  les  ressemblances  entre  Diogène 
Laërce  et  Suidas  s'expliquent  avec  une  éclatante  évidence, 
si  l'on  admet  que  ce  même  Démétrius  a  dû  être  à  l'origine 
de  Dioclès,  oîi  puise  Diogène,  et  d'Hésychius,  où  puise 
Suidas.  Ainsi,  avec  une  simplicité  lumineuse,  Nietzsche 
débrouille  l'écheveau  complexe  des  traditions  littéraires 
grecques  et  en  établit  l'union  foncière.  Dès  Noël  1867 
cette  intuition  l'avait  obsédé  ;  et  les  renseigneihe.nts 
s'étaient  cristallisés,  abondants  et  pressés,  autour  de 
cette  hypothèse.  Un  fait  se  faisait  jour  pour  lui  :  c'est 
qu'on  n'atteint  à  la  vérité  profonde  que  par  divination. 

Ritschl,  par  des  éloges,  par  des  encouragements,  par 
des  collaborations  étroites  qu'il  exigeait  de  Nietzsche, 
multipliait  les  séductions  qui  devaient  attacher  à  la  philo- 
logie ce  disciple  d'élite.  Combien  de  temps  Nietzsche  lui 
est-il  resté  fidèle  ?  En  1866,  avec  cet  impérieux  besoin  de 
tenir  en  tutelle  ses  amis,  il  écrivait  à  Deussen  : 

11  faut  de  rérudition   et   de   la  routine  ;   c'est-à-dire    de   l'expé- 
rience, et  de  l'exercice.  Donc  apprenons  et  digérons  beaucoup. 


L  '  I  N  F  L  U  E  ^  G  E       DE       R  I  T  S  G  H  L      83 

Mais  il  ajoutait  aussitôt  :  «  Cherchons,  combinons,  infé- 
rons. »  La  philologie  n'ouvre  les  horizons  d'une  pensée 
qu'à   lérudit   solide.    Elle    lui   fournit    un  plan    de    vie 

l  intellectuel,  et  avec  lui  l'énergie  qui  guérit  la  mélancolie 

;  inhérente  à  toute  incertitude  nerveuse  (').  Nietzsche  con- 
seille à  Deussen,  égaré  dans  la  théologie,  cette  discipline 
rigoureuse.  Il  n'a  de  cesse  qu'il  ne  le  sache  occupé  à 
quelque  travail  spécial  sur  Evagoras  de  Chypre,  sur 
Plîotius,  ou  sur  Tacite,  par  lequel  il  célèbre  «  ses  noces 
avec  la  philologie  »  (*),  Ritschl  le  retient,  par  ses  qualités 
humaines,  par  son  magnétisme  personnel,  plus  que  par  sa 
doctrine.  Nietzsche  révère  en  lui  une  autorité  dénuée  de 
morgue,  l'amitié  ingénieuse  à  deviner  les  besoins  et  les 

'^  vœux  discrets  d'un  cadet,  et  ce  tact  de  la  vérité  qui  faisait 
son  impeccable  «  conscience  scientifique  »  (^).  «  Je  ne 
peux  donc  ni  veux  me  détacher  de  lui  »,  ajoute-t-il.  Mais 
comment  dans  la  force  de  cet  attachement  ne  pas  aj)erce- 
voir  déjà  des  tendances  contraires?  Sa  pensée  est  une 
arène  où  se  battent  des  forces  opposées.  Dès  le  début 
l'influence  de  Ritschl  est  contrecarrée.  Une  puissance 
impérieuse  en  Nietzsche  se  soulève  contre  ceux  qu'il  aime, 
dans  le  temps  même  où  il  les  aime.  Cette  puissance 
hostile  n'était  pas  alors  la  musique.  Schumann  restait  son 
délassement  plutôt  que  son  étude.  Richard  Wagner, 
dont  il  joua  pour  la  première  fois  la  Walkyrie  dans  sa 
retraite  de  Koesen,  oîi  il  fuyait  le  choléra  en  octobre  1866, 
lui  laissait  «  des  impressions  mêlées  »  (*).  La  tragédienne 

_^Hedwig  Raabe  venue  à  Leipzig  pour  une  tournée  en 
juillet  1866,  lui  laissa  au  cœur  une  image  puissamment 
fascinante,  mais  qui  ne  le  détourna  pas  de  son  chemin  (^). 


(')  P.  DBusàEiV,  Erinnerungen,  pp.  29,  30.  —  Corr.,  I,  52. 
(-)  Ibid.,  31.  —  Gorr.,  I,  70. 

(')  P.  Deu3S8.»(,  Erinnerungen,  p.  33.  —  Corr..  I,  72. 
(•)  Corr.,  I,  2d.  —  (■')  Corr.,  I,  Si. 


84     LA     F  0  R  M  A  T  I  0  X     DE     NIETZSCHE 

Il  prenait  part,  comme  choriste,  à  la  société  des  concerts  du 
professeur  Riedel,  et  étudia  ainsi  la  Passion  selon  saint 
Jean  de  Bach  et  la  Missa  solemnis  de  Beethoven.  Les 
blessés  de  Sadowa  bénéficièrent  de  ces  concerts  donnés  à 
la  Nikolaïkirche  aU' lendemain  des  batailles  (').  Pourtant, 
ni  ces  initiatives  d'art,  ni  les  événements  politiques  ne 
gênèrent  la  rédaction  du  Thèognis  ;  et  la  vocation  de 
Nietzsche  n'en  fut  pas  changée.  Une  révélation  d'une  autre 
sorte  faillit  tout  compromettre  :  celle  de  Schopenhauer. 

L'illumination  fut  soudaine,  comme  celle  de  Male- 
branche  découvrant  Descartes.  Un  livre  trouvé  dans  la 
boutique  du  bouquiniste  Rohn,  son  premier  logeur,  l'attira 
magnéticpiement.  «  Je  ne  sais  quel  démon  me  souffla  : 
«  Emporte  ce  livre  (-).  »  Il  le  lut,  et  se  trouva  un  autre 
homme.  Ou  plutôt  il  avait  vu  clair  en  lui-Tiiême.  Il  sentit 
en  lui  l'orgueil  qui  enivrait  les  premiers  chrétiens  après 
le  frisson  de  la  conversion  :  l'orgueil  de  se  sentir  diffé- 
rent, et  meilleur,  et  seul  initié.  Son  sang  thuringien  de 
réformateur  s'embrasait.  Cette  ambition  éducatrice  qui 
l'avait  toujours  poussé  et  qu'il  avait  crue  d'abord  celh^ 
d'un  prédicateur,  puis  celle  d'un  professeur,  se  trouvait 
être  celle  du  philosophe  qui  veut  légiférer  pour  une  civi- 
lisation. Ritschl  avait,  pour  un  temps,  fixé  sa  mobilité 
par  la  précision  des  méthodes.  Devant  Ritschl,  il  s'était 
senti  petit.  A  présent,  contre  Ritschl  lui-même,  il  trouvait 
un  appui.  La  réforme  ritschlienne  ne  visait  qu'à  faire  des 
esprits  lucides.  La  méthode  de  Schopenhauer  permettait 
de  changer  les  hommes  dans  leur  profondeur.  Voilà  la 
pensée  secrète  que  couva  désormais  son  courage  humble, 
ombrageux  et   irrité. 

Une    intelligence    vive,   mais  trop  vagabonde,  éclai- 


(«)  Corr.,  V,  131. 

(»)  E.  FoKRSTER,  Biogr.,  I,  pp..  231-213. 


1)  ÉGOUVERTE  DE  SCHOPENHAUIUI  85 

rait  cette  ambition  confuse.  Schopenhauer  lui  apprit 
que  l'univers  entier  est  ainsi  aspiration  trouble  et  que  sur 
son  besoin  se  construit  son  intelligence.  Pour  pénétrer 
1  jusqu'au  secret  des  mondes,  il  lui  avait  suffi  de  regar- 
*der  en  lui-même.  Schopenhauer  était  le  prodigieux 
«appareil  d'optique  qui  éclairait  jusqu'aux  abîmes  où 
^  reposent  les  assises  de  toute  vie  spirituelle.  Non  seule- 
ment il  montrait  à  Nietzsche  son  mal,  en  lui  faisant  voir 
que  ce  mal  était  nécessaire  et  universel,  mais  il  justifiait 
le  sentiment  qu'il  avait  de  la  vie.  Il  le  grisait  de  la 
grande  émotion  mystique  des  hommes  qui  savent  les 
derniers  secrets.  Il  faut  lire  profondément  entre  les  lignes 
de  la  confession-,  où  Nietzsche  nous  dit  cette  crise  de 
désespoir  et  d'ambition  (').  Il  n'y  a  qu'une  consolation 
pour  celui  qui  souffre  de  cette  grande  douleur  qui 
engendre  les  êtres  :  c'est  d'être  capable  à  son  tour  de 
créer,  d'enfanter  des  images  qui  fascinent  divinement  les 
hommes  et  les  forment  à  leur  modèle.  Cette  très  évidente 
conclusion  avait  poussé  Richard  Wagner  vers  Schopen- 
hauer. Vers  qui  poussera-elle  Nietzsche?  Elle  le  remplit 
de  'la  sournoise  et  enthousiaste  attente  des  hommes  qui 
se  sentent  prédestinés. 

Il  n'y  eut  pas  de  précepte  de  méthode  qu'il  n'oubliât 
dans  cette  certitude  nouvelle.  Dès  la  deuxième  année  de 
son  séjour,  il  se  risque  à  demander  son  doctorat.  Infidèle 
à  Ritschl,  à  l'hellénisme,  à  la  philologie,  ivre  de  méta- 
physique, il  dépose  une  thèse  sur  Les  schèmes  fonda- 
mentaux de  la  Représentation  qui  résume  ses  récentes 
études  schopenhauériennes.  Elle  fut  refusée.  Nietzsche 
maudit  ses  juges.  Faut-il  le  croire  sur  parole  (juand 
il  déclare  que  l'un  d'eux  avait  écarté  son  travail  parce 
qu'il    soutenait    des    idées    qu'on    n'enseignait     pas    à 


')  E.  FoERSTEK,  Biogr.,  I,  p.  232. 


86     LA     FORMATION     DE    NIETZSCHE 

Leipzig,  et  l'autre  parce  cpi'elle  était  contraire  au  sens 
commun  ?  Il  crut  avoir  affaire  à  ces  «  professeurs  de 
philosophie  »  insultés  par  Schopenhauer  ;  et,  plein  d  une 
révolte  sans  élégance,  il  dénia  à  la  Faculté  de  philoso- 
phie la  faculté  de  philosopher  : 

La  vérité  a  rarement  sa  demeure  aux  lieux  où  on  lui  a  bâti  des 
temples  et  où  l'on  a  consacré  ses  prêtres  (*). 

Puis  il  prit  la  résolution  de  suivre  seul  son  chemin 
dans  la  recherche  de  la  vérité.  Et  quand  il  la  prit,  il  se 
connaissait  mal.  A  coup  sûr  Schopenhauer  était  pour  lui 
un  de  ces  secrets  refuges,  où  il  abritait  sa  rêverie  de 
promeneur  solitaire  (*).  Il  confiait  au  fidèle  Gersdorff  sa 
foi  jeune  ;  et  déjà  cherchait  le  moyen  de  conformer  sa  vie 
à  sa  doctrine,  Toutes  choses  à  présent,  il  les  voyait  du 
biais  schopenhauérien.  Le  stoïcisme  de  Sénèque  le  lui 
rappelle  (').  Le  romancier  Spielhagen,  dans  le  roman 
à' In  Reih'  und  Glied^  tout  rempli  du  souvenir  de  Las- 
salle,  l'émeut  parce  que  les  héros  y  sont  poussés  «  à 
travers  la  flamme  rouge  de  la  Sansara  jusqu'à  cette  con- 
version du  vouloir  » ,  où  consiste  avant  tout  l'état  d'âme 
pessimiste  (*).  Puis  soudain  son  besoin  de  prosélytisme  le 
ressaisissait.  Il  avait  prêché  la  méthode  scientifique  de 
Ritschl  :  à  présent  il  devenait  le  tourment  de  ses  amis 
par  son  insistance  métaphysique.  Il  se  réjouit  de  fonder 
autour  de  lui  une  «  franc-maçonnerie  »  sans  insignes, 
sans  mystères  et  sans  formules  ;  un  «  club  » ,  une  petite 
église  fervente  et  secrète.  Un  à  un,  il  convertissait  ses 
camarades  ;  les  plus  anciens  d'abord,  ceux  de  Pforta,  le 
fidèle  Gersdorff,  le  philosophe  Romundt  et  Kleinpaul  ('). 

Avec  l'instinct  sûr  du  névrosé  qui  cherche  dans  une 


{') 


[')  Corr.,  I,  81.  —  ('-)  Ibid.,  I,  25.  —  (')  Ibid.,  I,  67.  —  {*)  Ibid.,  I,  89.  — 
Ibid.,  I,  82,  124. 


DÉCOUVERTE  DE  SGHOPENHAUEU  87 

affirmation  forte  le  remède  à  sa  naturelle  mobilité,  il  ne 
discutait  même  plus  sa  certitude  nouvelle.  Albert  Lange 
lui  avait  enseigné  que  la  philosophie  édifie  avec  des  idées 
abstraites  ce  que  d'autres  arts  construisent  avec  des 
impressions  sensibles  (');  et  qu'elle  construisait  une 
demeure  pour  les  besoins  de  notre  cœur.  A  ses  amis  dans 
le  deuil  il  offrait  donc  comme  réconfort  le  bréviaire  scho- 
penhauérien  qui  enseigne  la  purification  par  la  douleur, 
le  dépouillement  de  soi  et  le  total  renoncement  (').  Cette 
doctrine  lui  paraissait  venir  à  la  rencontre  de  ce  qu'il 
avait  appris  dans  Emerson  et  dans  Novalis.  Pour  celui  qui 
sait  les  mirages  du  vouloir- vivre,  et  qui  se  dépouille  de 
tout  égoïsme,  les  faits  du  dehors  sont  des  enveloppes 
vides  qu'il  sait  remplir  d'un  contenu  d'àme  nouveau.  Dès 
lors,  il  appartient  à  chacun  de  créer  sa  destinée  :  et  les 
accidents  de  sa  vie  ont  pour  lui  tout  juste  la  valeur 
qu'il  veut  bien  leur  accorder.  U évaluation  que  nous 
faisons  des  événements  en  fait  seule  la  réalité.  Il  suffirait 
à  l'humanité  d'être  unanime  dans  une  vision  nouvelle  du 
monde,  pour  que  le  monde  fût  changé.  Ambitieux  idéa- 
lisme, que  la  doctrine  scliopenhauérienne  justifiait.  Elle  a 
été  la  première  à  encourager  en  Nietzsche  l'orgueil  qui  a 
cru  recréer  le  réel  par  la  seule  attitude  du  sentiment  qui 
blâme  ou  approuve.  Son  prosélytisme  natif  se  légitimait 
comme  une  œuvre  d'affranchissement  intégral  de  l'hu- 
manité . 

Son  orgueil  même,  si  solitaire,  le  poussait  donc  à  la 
propagande  ardente,  élargie  et  organisée.  En  l'isolant,  il 
intensifiait  aussi  chez  Nietzsche  le  besoin  d'amitié,  où 
depuis  il  a  reconnu  une  des  conditions  de  la  croissance 
du  génie    et  sa    consolation  principale.   Parmi   les    très 


{*)  Corr.,  I,  48. 
(')  Corr.,  I,  61. 


88    LA    FORMATION     DE     NIETZSCHE 

grandes  faveurs  de  son  destin,  il  faut  compter  celle  qui 
lui  a  donné  quelques  amis  capables  de  le  comprendre 
parfaitement.  A  Leipzig,  il  y  eut  avant  tout,  Erwin  Rohde, 
qui,  lui  aussi,  était  venu  de  Bonn,  avec  un  peu  de  retard, 
à  Pâques  1866,  pour  suivre  Ritschl  déplacé  (*). 

Erwin  Rohde  était  en  ce  temps-là  un  grand  adoles- 
cent svelte  et  bruii,  d'une  figure  un  peu  trop  longue,  mais 
finement  et  fortement  découpée  avec  d'étincelants  yeux 
noirs.  11  n'était  pas  des  plus  accessibles.  Il  avait  passé 
ses  années  d'enseignement  secondaire  dans  l'institut 
célèbre  que  Volkmar  Stoy  dirigeait  alors  à  léna;  et, 
après  coup,  il  croyait  y  avoir  souiïert  comme  Nietzsche  à 
Pforta  (-).  Maintenant  sa  réserve  taciturne  et  aristocra- 
tique marquait  une  susceptibilité  ombrageuse  et  pas- 
sionnée, Nietzsche,  qui  eut  toujours  le  talent  d'analyser 
et  d'enjôler  les  âmes,  le  conquit.  11  fut  le  seul.  Même 
devant  Ritschl,  Erw^in  Rohde  demeurait  amer  et  batail- 
leur jusqu'à  l'impertinence  (').  Il  était  entré  dans  la 
Société  philologique  créée  par  Nietzsche.  Des  travaux  sur 
la  littérature  latine,  sur  Ovide,  sur  Catulle,  sur  Apulée  le 
menèrent  aux  sources  grecques  de  ces  poètes  et  firent  de 
lui  bientôt  un  helléniste,  dont  la  supériorité  s'imposa. 
*Gela  créait  déjà  un  souci  commun.  Nietzsche  et  Rohde 
devinrent  intimes.  Des  causeries  sur  Platon,  sur  les  phi- 
losophes grecs,  sur  les  écrits  esthétiques  de  Schiller, 
dont  ils  avaient  fait  leur  livre  de  chevet,  sur  les  écrits 
récents  du  philosophe  Fechner  ou  d'Albert  Lange  les 
mettaient    aux    prises    dans    des   batailles   d'idées,    qui 


(')  Voir  0.  CRnsius,  Erwin  Rohde,  1902,  p.  11,  sq. 

(*)  Sur  le  vrai  caractère  de  l'intelligente  et  large  pédagogie  de  Volkmar 
Stoy,  qui  considérait  l'école  comme  «  un  temple  au  bord  du  fleuve  de  la 
vie  »,  voir  un  joli  essai  d'Erich  Schmidt,  dans  les  Charakteristiken,  t.  II, 
p.  251  sq.,  1901. 

(»)  Crusius,  ibid.,  p.  12.  —  Corr.,  I,  46. 


DÉCOUVERTE  DE  SCHOPENHAUER  89 

resserraient  leur  estime  mutuelle.  Qui  fut  le  chef  ?  Erwin 
Rohde  montrait  combien  les  recherches  de  folk-lore  et 
d'ethnographie,  inaugurées  à  l'Université  de  Leipzig  par 
Oskar  Peschel,  étaient  propres  à  renouveler  l'interpréta- 
tion des  religions  évoluées.  Il  garda  en  pareille  matière 
une  avance  que  Nietzsche  n'a  pas  rattrapée,  malgré  la 
tentative  qu'il  fit,  à  l'époque  où  il  médita  sur  les  cultes 
grecs  et  sur  la  généalogie  des  croyances  morales  (').''En 
revanche,  Nietzsche  gardait  la  supériorité  musicale  et 
métaphysique.  Les  ressources  de  culture  musicale  que 
Leipzig  offrait  si  abondamment,  Nietzsche  seul  les  lui  a 
ouvertes.  Et  aux  soirs  où  Nietzsche  s'abandonnait  à  ce 
don  d'improviser  sur  le  piano  qu'il  eut  si  magnifique, 
Rohde  sentait  la  supériorité  d'une  âme  créatrice  sur  une 
intelligence  qui,  malgré  toute  sa  vigueur,  n'avait  que  la 
nostalgie  de  l'art  et  non  le  talent  artiste  (■'). 

Leurs  pensées  se  sentirent  d'accord  jusque  dans  leurs 
sonorités  les  plus  profondes,  quand  Nietzsche  eut  initié 
Rohde  à  Schopenhauer.  Ça  été  la  grande  harmonie 
morale  qui  a  traversé  leur  amitié  ;  et  c'en  a  été  le  péril. 
Car  cette  amitié  a  dû  se  rompre  en  dissonances  doulou- 
reuses, le  jour  où  une  commune  conviction  philosophique 
lui  a  manqué.  L'accompagnement  d'une  croyance  iden- 
tique a,  pendant  longtemps,  effacé  tous  les  désaccords. 
Ils  aimaient  en  Schopenhauer,  non  sa  doctrine,  mais, 
chose  étrange  et  significative,  sa  personnalité  surtout, 
qui  subsiste  à  travers  les  faiblesses  de  la  pensée  ;  cette 
énergie  du  vouloir,  plus  forte  que  la  construction  intel- 
lectuelle par  laquelle  il  réussit  à  exprimer  son  âme  ('). 

A  coup  sûr,   il  y  a  beaucoup  de  spleen  originel  dans 


(')  Crusius,  Ihid.,  p.  20. 

(2)  Corr.,  II,  4.  —  Crusius,  p.  27. 

(')  Corr.,  II,  4,  2o,  61,  80,  95,  114. 


V 


90    LA    FORMATION    DE    NIEtZSCHE 

cette  prédilection  pour  le  philosophe  du  désespoir.  Mais 
c'est  le  spleen  des  natures  que  tourmente  une  grande 
ambition  secrète,  non  encore  arrivée  à  se  définir.  La 
bonne  ville  de  Leipzig  ne  les  a  pas  connus  tristes.  Sar- 
doniquement, ils  écoutaient  les  bourgeois  saxons  dis- 
cuter politique  au  café  Kintschy.  Ils  avaient  une  martiale 
allure  quand  ils  revenaient  du  stand  ou  du  manège  où 
déjà  ils  s'entraînaient  en  vue  de  leur  service  militaire 
prochain  (•).  Ils  n'estimaient  point  que  des  humanistes 
modernes  dussent  avoir  l'apparence  monacale  et  chétive  ; 
et  au  congrès  des  philologues,  à  Halle,  où  Nietzsche 
assista  avec  quelques  camarades,  il  notait  l'élégance  de 
la  tenue  et  les  moustaches  militaires  prédominantes  (-). 
La  notion  schillérienne  et  grecque  d'une  humanité  robuste 
dans  son  affinement  redevenait  pour  eux  un  impératif. 

Les  Grecs  n'ont  été  ni  des  savants,  ni  des  gymnastes  sans  pensée. 
Sommes-nous  donc  condamnés  à  faire  un  choix  ?  Le  christianisme, 
là  aussi,  a-t-il  produit  dans  la  nature  humaine  une  lézarde  que  n'a 
pas  connue  le  peuple  de  l'harmonie  ? 

Nietzsche  alors  enviait  Sophocle,  qui  avait  su  excellera 
la  danse  et  à  la  paume  autant  qu'à  la  poésie.  Mais  ce 
mâle  genre  de  vie  n'empêchait  pas  le  travail  pénible  du 
Diogène  Laërce,  que  Rohde  surveilla  et  encouragea.  11  ne 
détournait  pas  ces  âmes  musiciennes  de  leur  existence 
intérieure,  prolongée  à  l'unisson.  Pour  s'y  abandonner 
avant  cette  fin  d'année  qui  les  séparerait,  ils  allèrent  ha- 
biter quelques  jours  au  «  Jardin  italien  »,  au  fond  du  Ro- 
senthal,  près  de  Leipzig;  et  dans  là  charmante  vallée  de 
la  Pleisse,  ils  choisirent  un  coin  écarté  et  ombreux  qu'ils 
dénommèrent     Nirwana.    Leurs    conversations    fixèren 


(')  Corr.,  II,  7. 
(*)  Corr.,  I,  80. 


LE      SERVICE      MILITAIRE      91 

pour  longtemps  leur  commune  croyance.  En  jeunes 
Allemands  cérémonieux,  ils  gravèrent  sur  un  rocher  la 
devise  grecque  de  Nietzsche  :  «  Hvoi'  oïoç  iaai.  Deviens 
ce  que  tu  es.  »  Le  voyage  qu'ils  allaient  entreprendre  à  la 
recherche  de  leur  personnalité,  ils  le  commencèrent  en- 
semble, par  une  tournée  à  pied,  sac  au  dos,  à  travers  les 
monts  de  Bohême  et  de  Bavière.  Après  plusieurs  se- 
maines, ils  se  séparèrent  à  Eisenach.  Erwin  Rohde  rejoi- 
gnit sa  ville  natale,  Hambourg.  Nietzsche  courut  encore 
aux  fêtes  musicales  de  Meiningen,  et  il  y  retrouva  l'es- 
prit de  Schopenhauer.  La  musique  de  Hans  von  Biilow 
peut-être  était  d'un  schopenhauérisme  superficiel  dans  sa 
symphonie  de  Nirwana.  Franz  Liszt,  au  contraire,  sem- 
blait avoir  touché  le  fond  même  de  lanégationbouddhique 
du  vouloir,  dans  ses  Béatitudes  (').  Puis  Nietzsche  rentra 
à  Naumburg  où  l'appelaient  d'autres  devoirs. 

III 

LA    CRISE    DE    1866   ET    LE    SERVICE  MILITAIRE 

Dans  l'isolement  où  les  confinait  leur  philosophie  nou- 
velle, il  ne  faudrait  pas  croire  que  ces  jeunes  schopen- 
hauériens  fussent  insensibles  aux  événements  publics.  Ils 
interprètent  Schopenhauer  dans  le  sens  de  l'énergie  ;  et 
le  grand  scepticisme  du  maître  leur  donne  un  jugement 
qui  voit  de  haut  et  parle  franc.  Les  faits  de  l'été  de  Sa- 
dowa,  en  1866,  avaient  paru  se  dérouler  comme  cet  orage 
que  Nietzsche  avait  vu  un  jour  d'une  colline  de  Naum- 
burg :  comme  un  déchaînement  foudroyant  et  sûr  de 
forces  vives  et  immorales,  heureuses,  vigoureuses,  et 
dans  lesquelles  le  vouloir  pur  n'était  pas  encore  obscurci 


(')  Corr.,  I,  90.  " 

t'^)  Corr.,  1,  26.  —  Daniel  Halévï,  Vie  de  Nietzsche,  1909,  p.  39. 


92     LA     FORMATION    DE     NIETZSCHE 

par  l'intelligence  (').  Nietzsche  s'ouvrit  de  ces  jugements 
à  son  ami  Gersdoff,  qui,  à  Spandau,  s'engageait  pour  une 
carrière  d'officier  :  «  Il  nous  faut  être  fiers  d'avoir  une 
telle  armée  et  —  horribile  dictu —  un  tel  ministre  (').  »  Il . 
approuvait  que  le  programme  national  et  l'idée  de 
l'unité  allemande  fussent  j)oursuivis  avec  une  ténacité 
qui  ne  redoutait  aucune  dépense  de  sang,  Bismarck,  si 
longtemps  combattu  par  les  libéraux  dont  il  faisait 
la  besogne,  avait  obtenu  enfin  des  Chambres  prus- 
siennes le  bill  d'indemnité  qui  absolvait  son  passé 
violent.  Nietzsche  admirait  la  politique  machiavélique 
qui  avait  réussi  à  mener  contre  l'Autriche  un  parti  con- 
servateur, rempli,  six  mois  avant,  de  cette  illusion  que 
l'Autriche  était  le  suprême  appui  de  sa  cause.  Bismarck 
courbait  devant  le  succès  à  la  fois  ses  amis  d'hier,  hostiles 
à  cette  guerre,  et  ses  ennemis  qui,  la  voulant,  n'avaient 
pas  consenti  les  moyens  de  la  préparer. 

Sans  doute,  là  encore,  comme  le  remarquait  Catulle 
Mendès  à  Munich  vers  le  même  temps,  il  apj)araissait 
que  «les  loups  ne  s'entre-mangent  pas  ».  Les  Saxons, 
dont  l'armée  était  battue  aux  côtés  de  l'Autriche,  cou- 
raient entendre  la  tragédienne  Hedwig  Raabe  aux  jours 
mêmes  des  défaites  les  plus  tragiques  ("-).  Leurs  journaux 
illustrés  montraient  les  femmes  et  les  jeunes  filles 
saxonnes  accueillant  les  militaires  prussiens  à  la  Pleissen- 
burg,  tandis  que  les  hommes,  rassurés,  reprenaient  dans 
les  brasseries  les  fanfaronnades  anti-prussiennes.  Quel 
serait  le  sort  delà  Saxe?  Quelques  professeurs,  tels  que 
Biedermann  à  Leipzig,  et  le  plus  éloquent  parmi  les 
jeunes  hérauts  du  national-libéralisme,  Treitschke,  récla- 
maient l'annexion  à  la  Prusse.  Nietzsche  fut  de  sympa- 


(')  Corr.,  I,  31. 
n  Corr.,  I,  34,  46. 


LE      SERVICE      MILITAIRE       93 

thie  avec  eux.  Son  âme  en  ce  temps-là  était  prussienne,  et 
allait  droit  aux  forts.  Aux  élections  de  février  1867,  sa 
verve  se  répand  non  pas  seulement  sur  le  particulariste 
Waechter,  qui  triompha,  et  sur  le  Lassallien  Wûrkert, 
apôtre  sonore  d'une  république  ouvrière  européenne  ; 
mais  sur  le  professeur  Wuttke,  démocrate  du  parti  de  la 
«  Grande-Allemagne»,  vieil  et  pur  doctrinaire  de  1848, 
qui,  par  son  livre  documenté  et  sévère  sur  la  corru])tion 
de  la  presse  et  des  partis,  aurait  dû,  plus  qu'un  autre, 
avoir  l'estime  d'un  homme  de  science  {'). 

A  l'arrière-plan,  Nietzsche  avait  toujours  discerné  une 
guerre  contre  la  France.  Une  Europe  dont  le  centre  de 
gravité  était  Paris,  c'est-à-dire  une  capitale  ennemie  où 
l'Autriche  écrasée  pouvait  en  tout  temps  retrouver  un 
appui,  lui  paraissait  digne  de  l'écroulement.  L'émotion 
qui  s'empare  de  toute  l'Allemagne,  quand  Napoléon  III 
intervient  après  Sadowa,  lui  est  d'heureux  augure  pour 
l'unité  jjrochaine.  S'il  faut  révolutionner  l'Europe  par  la 
guerre,  il  ne  refuse  pas  de  «  tomber  sous  une  balle  fran- 
çaise »  (^).  Le  choléra  de  1866  empêcha  Bismarck  de 
pousser  son  roi  aux  résolutions  extrêmes  dès  cet  automne. 
Peut-être  est-ce  le  spectacle  de  ces  conséquences  lointaines 
de  la  guerre  qui  a  fait  tomber  la  fièvre  patriotique  de 
Nietzsche  l'an  d'après.  Il  semble  avoir  tenté  d'esquiver  le 
service  militaire,  pour  lequel  sa  myopie  l'avait  déjà  deux 
fois  fait  ajourner  {^).  Mais  l'armée  prussienne  avait  besoin 
d'officiers  de  réserve  pour  ses  campagnes  prochaines. 
Elle  incorporait  tous  les  étudiants  valides.  Nietzsche  se 
résigna  et  rejoignit  Naumburg  pour  s'enrôler. 


(')  Corr.,  I,  64. 

n  Juillet  1866.  Corr.,  I,  33. 

(')  11  écrit  à  Deussen,  fin  1867  :  «  Nacli  einem  krafUosen  Versuche,  an 
den  Wânden  des  Schicksals  hinan  und  drûber  weg  zu  klettern,  ergal)  ich 
mich  und  war  fortan  Kanonier.  "  Coi-r.,  l,  84. 


94     LA     FORMATION     DE     NIETZSCHE 

Il  résolut  d'apprendre  à  fond  le  métier  militaire  que 
les  événements  lui  imposaient  pour  un  an.  Qu'on  l'ait 
désigné  pour  le  service  des  batteries  à  cheval,  le  plus 
pénible  de  tous,  cela  suffirait  à  prouver  sa  vigueur  phy- 
sique. Son  portrait  d'alors,  où  il  s'exhibe  appuyé  sur  un 
sabre  nu,  est  une  douteuse  plaisanterie  de  conscrit.  Il 
montre  un  jeune  soldat  nerveux,  maigre  et  gauche,  mais 
nullement  malingre.  A  son  habitude,  il  essayait  de  tirer 
une  leçon  de  cette  discipline  nouvelle.  Toute  cette  «  agi- 
tation uniforme  »,  ces  exercices  méticuleux,  cette  subor- 
dination craintive  à  un  vouloir  étranger  lui  changeaient 
l'aspect  réel  du  monde.  Mais  cette  vie,  en  faisant  un 
constant  appel  à  l'énergie  individuelle,  était  aussi  un  an- 
tidote contre  le  scepticisme  paralysant.  Un  intellectuel, 
jeté  parmi  des  hommes  du  peuple  rudes,  sans  le  crédit 
social  que  son  rang  ou  son  renom  de  science  lui  assurent 
dans  son  milieu  d'origine,  apprenait  là  sa  valeur  vraie  (*). 
Nietzsche  devenait  donc  le  cavalier  le  plus  audacieux  de 
son  peloton  et  se  préparait  à  faire  un  bon  officier  de 
landwehr.  Pendant  les  pires  corvées  d'écurie,  Schopen- 
hauer  ou  Byron  relevaient  au-dessus  des  contingences. 

Il  s'accommodait  de  cet  «  ascétisme  »  stoïque,  lors- 
qu'en  mars  un  accident  douloureux  l'immobilisa  pour  des 
mois.  Il  montait  le  cheval  le  plus  fougueux  de  la  batte- 
rie. Sa  myopie,  un  jour  qu'il  montait  en  selle,  l'empê- 
cha de  prendre  garde  que  sa  monture  se  cabrait.  Le 
pommeau  de  la  selle  lui  vint  en  pleine  poitrine.  Deux 
jours  il  s'obstina  et  voulut  continuer  l'exercice.  La  bles- 
sure se  trouva  profonde.  Des  tendons  déchirés,  le 
sternum  brisé  causèrent  de  la  fièvre,  de  la  suppura- 
tion {')  ;  de  douleur  il  eut  des  syncopes.    Son  vieux  mal 


(')  Corr..  1,84,  'Ji  ;  II,  10,  16. 
('-)  Corr.,  I,  410. 


LE      S  E  II  \'  l  C  E      xAI  I  L  I  T  A  I  R  E       93 

d'estomac  revint.  A  l'afFaiblissement  de  la  diète  s'ajouta 
la  dépression  des  soins  interminables,  quand  on  s'aper- 
çut que  des  esquilles,  après  trois  mois,  empêchaient  la 
cicatrice  de  se  refermer.  Nietzsche  traîna  cinq  mois  une 
convalescence  qui  se  termina  en  août,  aux  bains  de  Witte- 
kind,  mais  le  brevet  de  lieutenant  ne  lui  aurait  pas 
échappé  après  une  nouvelle  période  d'instruction, 
tant  l'armée  prussienne  avait  besoin  de  cadres  en  un 
temps  où  elle  préparait  et  attendait  avec  certitude  une 
grande  guerre  (').  Des  événements  imprévus  en  déci- 
dèrent autrement. 

La  croyance  schopenhauérienne,  si  stimulante,  lui 
prescrivait  avant  tout  de  ne  pas  se  laisser  détourner  de  sa 
vocation.  Son  année  de  service  militaire,  rude  et  sevrée 
d'amitiés,  fut  aussi  un  temps  d'arrêt  où  sa  pensée  se  ra- 
massa pour  un  nouvel  élan.  Dans  un  prodigieux  effort,  et 
durant  les  mois  les  plus  jjénibles  de  l'hiver,  il  essaya  de 
pousser  ses  études  en  dehors  des  heures  de  caserne  (*). 
Ritschl  l'attelait,  et  lui  demandait  pour  son  Rheinisches 
Muséum  un  index  qu'il  mit  plusieurs  années  à  achever. 
Le  vieux  maître  cachait  de  ces  ironies  affectueuses  dans 
les  services  qu'il  rendait  à  ses  étudiants,  et  pour  ces  tra- 
vaux méticuleux  et  subalternes  réclamait  précisément 
les  soins  des  plus  capables  (^). 

Gela  n'empêchait  pas  en  Nietzsche  la  fermentation  de 
projets  pei'sonnels.  Ses  études  sur  Dioclès  et  sur  Thra- 
sylle  lui  avaient  permis  de  fixer  d'une  façon  nouvelle  la 
chronologie  de  Ménijjpe  le  Cynique.  Elles  lui  ouvraient 
une  nouvelle  interprétation  de   Démocrite.  La  personne 


(*)  Con:,  II,  72. 

(-)  Corr.,  I,  93;  II,  109. 

{')  Ritschl,  Opuscula  philologicu,  t.  Y,  p.  29  :  ■<  Keine  Arbeit  (z.  B.  ein 
Wortindex)  ist  so  klein  und  so  gering,  dass  niclit  nur  der  Reste  gerade  gut 
^enug  ist  fiir  ihre  vollkommene,  gescheite  Ausfuhrung.  » 


96     LA     FORMATION     DE     NIETZSCHE 

du  vieux  philosophe,  à'  travers  la  tradition  confifse  et 
faussée,  se  dressait  pour  lui  en  contours  insoKtes  et  puis- 
sants. Aucun  des  historiens  de  la  philosophie  ne  lui  parais- 
sait avoir  déhrouillé  les  faits  et  les  doctrines.  Il  y  avait 
lieu  de  dire  aux  philologues  des  vérités  sévères.  Car  ce 
n'est  pas  leur  exactitude,  mais  leur  discernement  qui 
était  en  défaut.  Leur  limite  tenait  à  leur  méthode,  et  non 
à  leur  zèle  ('). 

On  peut  suivre,  dans  les  Philologica^  les  marches  et 
contre-marches  de  cette  méthode  nouvelle  qui  se  cher- 
che (*).  Elles  symbolisent  le  mouvement  général  de  la 
pensée  nietzschéenne.  On  croit  que  la  méthode  est  affaire 
de  bon  sens.  Mais  le  bon  sens  lui-même  change.  Il  est 
un  acquis  de  la  civilisation.  La  critique  de  la  Renaissance 
croyait  suivre  le  bon  sens  quand  elle  comptait  les  témoi- 
gnages des  Anciens  au  lieu  de  les  peser.  «  Elle  était 
dévouement  silencieux  au  jugement  de  l'antiquité,  »  Elle 
professait  une  moralité  de  femme,  aimante  et  subjuguée. 
La  critique  moderne  est  d'un  scepticisme  viril.  Elle  a 
créé  le  désordre  par  des  fouilles  irrespectueuses,  mais 
elle  a  amené  à  la  lumière  une  immense  quantité  «  d'anti- 
quité latente  ».  Après  avoir  ébranlé  la  tradition,  elle  la 
rétablit,  en  lui  donnant  le  fondement  solide  qui  lui  avait 
manqué.  Comment  ne  pas  reconnaître  que  Nietzsche  pro- 
jette ainsi  dans  l'histoire  impersonnelle  révolution  de  sa 
pensée  propre  ?  N'est-ce  pas  lui  aussi  qui  se  donnera 
affectueusement  aux  grands  modèles,  et  ensuite  doutera 
d'eux,  pour  rétablir  d'eux  enfin  tout  ce  qui  aura  supporté 
l'épreuve  glacée  de  ce  doute? 

Mais  les  hommes  par  qui  la  tradition  des  œuvres  est 
parvenue  jusqu'à  nous,  il  faut  se  les  représenter.  S'il  s'agit 


(')  Corr.,  I,  pp.  91-94;  II,  pp.  17,  19;  107-108. 

(*)  Democritea,  au  t.  III,  p.  327  sq.  des  Philologica. 


D  E  M  0  C  R  I  ï  E  A  97 

de  Démocrite,  faisons-nous  une  image  vivante  de 
l'homme  qui  a  édité  ses  écrits,  de  ce  Thrasylle,  Égyp- 
tien taciturne,  voué  à  la  magie  par  excès  de  science,  et  si 
pur  et  imposant  que  Tibère  lui-même  l'entourait  de 
respect.  Figurons-nous  cet  autre  Egyptien,  le  médecin 
pythagoricien  Bolus,  qui  fait  circuler  ses  écrits  sous  le 
nom  de  Démocrite.  Que  peut-il  y  avoir  d'authentique  dans 
la  tradition  démocritéenne,  transmise  par  des  hommes 
qui  servent  la  vieille  gloire  de  l'Egyfyte  ?  Quoi  d'éton- 
nant si  on  prête  à  Démocrite  une  vie  secrète,  chaste, 
pythagoricienne,  des  écrits  de  médecine,  de  musique  et 
de  magie,  tout  un  faux  éclat  égyptien  ?  Nietzsche  ne 
laisse  donc  subsister  de  Démocrite  presque  rien,  que  des 
fragments  empruntés  à  deux  livres. 

Mais  ces  livres  attestés  par  Pyrrhon,  Epicure  et 
Aristote  suffisent  à  reconstruire  le  philosophe  vrai.  Si,  sur 
certaines  discussions,  Nietzsche  n'est  jamais  arrivé  à 
conclure,  l'image  de  Démocrite  a  surgi  pour  lui  des 
fragments  avec  une  netteté  qui  justifie  la  tradition.  Il 
n'est  pas  sûr  que  Démocrite  ait  été  le  créateur  d'un 
grand  et  nouvel  algorithme  métaphysique.  Il  est,  en  tout 
cas,  un  des  esprits  les  plus  vigoureusement  systématiques 
qu'il  y  ait  eus  au  monde  et  le  premier  qui  ait  voulu 
«  s'affranchir  de  tout  inconnaissable  »  (*).  Peut-être  a-t-il 
construit  son  système  trop  vite,  en  triant  dans  ses  de- 
vanciers les  idées  seulement  qu'il  sentait  homogènes 
aux  siennes.  Démocrite,  le  premier,  a  cru  à  la  valeur 
absolue  des  méthodes  rationnelles.  Il  nous  offre  le 
premier  échantillon  d'une  pensée  virile,  et  toute  net- 
toyée de  mythe  ou  de  finalité.  Le  premier,  il  a  construit 
du  monde  une  image  faite  d'idées  claires.  Il  est  le  pre- 
mier grand  idéaliste.  Son  atome  est  une  idée  hautement 


(M  P/iilologicn,  III,  p.  320  sq. 

AHDLER.    —   II. 


98     LA     FORMATION     DE     NIETZSCHE 

abstraite,  comme  la  chose  en  soi  de  Kant,  Le  premier,  il 
distingue  dans  la  matière  des  qualités  premières  et  se- 
condes, comme  Locke.  Copernic,  Bacon,  Gassendi  relèvent 
de  son  atomisme.  Laplace  ne  concevra  pas  autrement 
que  lui  le  «  tourbillon  » ,  qui  est  l'origine  du  système  so- 
laire. L'évolutionnisme  contemporain  n'a  pas  vu  mieux 
que  lui  l'infinité  des  petites  causes  qui  donnent  à  l'uni- 
vers sa  figure  d'aujourd'hui. 

Il  faut  restituer  à  cet -homme  tous  les  fragments, 
libres  de  ton  et  beaux  de  forme,  où  s'exprime,  avec  un  en- 
thousiasme poétique,  cet  affranchissement  delà  pensée.  Ce 
fut  un  vrai  ascète  et  un  vrai  apôtre.  Les  anecdotes  encore  qui 
le  représentent  errant  et  pauvre  dans  l'extrême  vieillesse, 
après  qu'il  eut  dépensé  une  fortune  à  la  recherche  du 
vrai,  sont  dignes  de  l'homme  pour  qui  «  le  savoir  valait 
plus  que  le  royaume  de  Perse  » .  Nietzsche  trouva  une 
beauté  toute  grecque  à  ce  philosophe  «  froid  en  apparence, 
mais  plein  d'une  chaleur  secrète  »  (').  Et  plus  tard,  dans 
toutes  ses  crises  de  rationalisme,  il  aimera  à  souligner  la 
parenté  étroite  qui  le  relie  à  la  pensée  démocritéenne. 

Vers  1869,  un  travail  sur  la  contemporanéité  d'Homère 
et  d'Hésiode  venait  supplanter  quelquefois  dans  sa  pen- 
sée ce  projet  philosophique.  Là  aussi  des  paradoxes 
charmants  et  décisifs  lui  paraissaient  devoir  émerveiller 
les  hommes.  Au  regard  de  ces  aperçus  nouveaux,  son 
travail  sur  Diogène  Laërce  lui-même,  qu'il  imprimait, 
lui  semblait  un  balbutiement  vague  et  le  '  remplissait 
d'amertume  (-).  Ferait-il  sa  thèse  de  ce  Démocrite  ou  de 
cet  Homère  ?  Il  hésitait,  et  les  deux  trouvaiUes  lui  pa- 
raissaient trop  belles  {•).  Il  les  gardait  par  devers  lui,  les 
couvait,  les   traînait   avec   des  désespoirs  passagers;   et 


(')  Corr.,  I,  94,  103;  II,  108. 

n  Corr.,  IT,  45,  74. 

(»)  Corr.,  I,  103;  II,  106. 


ÎG  R  I  s  E      DOCTRINALE  99 

en  dehors  de  quelques  comptes-rendus  pour  le  Litera- 
risches  Centralblatt^  où  Zarncke  le  conviait  à  collaborer 
malgré  sajeunesse,  ne  réussissait  à  rien  achever. 

C'est  que  cette  année  militaire,  où  il  travailla  peu  et 
médita  beaucoup,  avait  changé  en  son  fond  sa  notion  de 
la  philologie.  Le  pessimisme  schopenhauérien  rongeait  sa 
première  croyance  intellectualiste.  Si  une  philosophie 
était  une  transformation  de  tout  l'homme,  comment 
n'aurait-elle  pas  imprégné  jusqu'à  son  savoir?  Nietzsche 
en  faisait  la  preuve  d'abord  négative  :  il  démontrait  que 
la  philologie  n'aboutit  pas  sans  être  éclairée  par  la 
philosophie.  Combien  n'avait-il  pas  sermonné  Deussen 
pour  le  convertir  à  la  science  philologique?  Maintenant, 
les  cent  volumes  qu'il  lui  fallait  compulser  pour  remanier 
son  Diogène  Laërce  lui  avaient  paru  «  autant  de  tenailles 
brûlantes  qui  tuaient  le  nerf  de  la  pensée  originale  ». 
Il  suppliait  son  camarade  de  chercher  dans  Faust  ou 
dans  Schopenhauer  le  repos  de  la  pensée  après  sa  dure 
macération  de  science  {*).  Les  qualités  subalternes  du 
philologue,  le  labeur,  les  connaissances,  la  méthode, 
n'avaient  pas  leur  lin  en  elles-mêmes.  Plus  que  jamais 
les  travaux  de  Nietzsche  sur  Démocrite  lui  avaient  fait 
saisir  que  les  idées  et  les  faits  littéraires  ne  se  transmettent 
que  sous  l'empire  de  certains  besoins.  La  préoccupation 
qui  les  recueille  vient  aux  hommes  de  quelques  guides 
souverains,  qui  sont  des  philosophes.  Toute  tradition  litté- 
raire est  illuminée  du  dedans  par  une  grande  pensée  qui 
lui  donne  son  sens.  C'est  pourquoi  la  philologie  pure, 
dénuée  de  cette  pensée,  ne  peut  que  brouiller  la  tradi- 
tion et  non  la  saisir.  Il  lui  faut  d'abord  se  remettre  à 
l'école  des  grands  initiés  qui  l'ont  fondée.  Il  y  a  toujours 
eu  dans  la  science  des  chefs  d'équipe  et  des  ouvriers.   Les 


(')  Deussen,  Erinnerungen,  p.  51.  —  Corr.,  I,  115. 


100    LA     FORMATION    DE     NIETZSCHE 

génies  philologiques  ne  sont  encore  que  de  petits  pa- 
trons, des  artisans  «  au  service  de  quelque  demi-dieu, 
dont  le  plus  grand,  depuis  dix  siècles,  était  Schopen- 
hauer  »  (').  En  ce  qui  le  touchait,  Nietzsche  ne  disconve- 
nait pas  qu'une  «  buée  schopenhauérienne  »  planait  sur 
tous  ses  travaux  (^).  Un  état  d'esprit  se  préparait  en  lui,  qui 
allait  découvrir  dans  la  philosophie  le  sens  même  de  la 
poésie  grecque. 

Sous  l'empire' de  sa  conviction,  il  courait  à  de  nouvelles 
imprudences.  Pour  son  doctorat  projeté,  ne  devait-il  pas 
choisir  un  sujet  philosophique?  Dans  la  fermentation  de 
ses  idées,  il  oubliait  l'accueil  fait  à  son  précédent  ma- 
nuscrit par  les  philosophes  de  Leipzig.  Il  croyait  avoir 
réuni  tous  les  matériaux  d'un  travail  sur  «  la  notion  de 
l'organisme  dans  Kant  ».  Nul  doute,  comme  l'a  remarqué 
finement  un  bon  juge,  qu'il  ne  tournât  déjà  autour  de  ce 
problème  de  la  vie,  qui  fut  le  «  problème  de  Nietzsche (')  », 
comme  il  est  le  problème  de  toute  philosophie  naturelle. 
Déjà  aussi  il  occupe  d'instinct  la  position  qui  sera  la 
sienne  jusqu'au  bout.  Kant  avait  su  critiquer  l'idée  de 
cause  finale  ;  et  toute  finalité  est  bannie  des  sciences  natu- 
relles depuis  sa  critique.  Nietzsche  espère  en  éliminer 
l'idée  de  cause  et  de  nécessité.  Des  faits  juxtaposés  avec 
contingence,  voilà  ce  qui  est  donné,  et  ce  que  nous  ne 
pouvons  dépasser.  «  Il  n'y  a  ni  ordre  ni  désordre  dans  la 
nature.  »  Les  formes  de  la  vie  et  les  lois  de  la  nature  sont 
<les  sélections  de  hasard.  La  vie  s'établit  et  se  maintient 
par  ces  combinaisons  fortuites  ;  la  science  devra  expli- 
quer les  apparences  de  la  nécessité  et  de  la  raison  par  cette 


('j  Ueussen,  L'rinneningen,  p.  54.  —  Corr.,  I.  122. 
(»)  Cor/:,  II,  95. 

(*)  A.  RicHTER,  Fr.  Nietzsche,  p.  27.  —  Corr.,  I,  101  ;  II,  'i5.  —  E.  Foersteu, 
Bxogr.,  T,  p.  :$  sq. 


CUISE      D  0  C  T  H  [  N  A  L  1<:  101 

loterie  de  faits  (').  Le  mécanisme  joint  au  casualisme^ 
voilà  ce  dont  nous  disposons  pour  rendre  compte  de 
l'évolution  organique.  Enipédocle  l'avait  vu.  Mais  qui, 
parmi  les  modernes,  représente  la  sagesse  empédocléenne? 

A  temps,  Nietzsche  se  ravisa.  Il  était  déjà  très  hostile 
au  darwinisme  :  mais  Albert  Lange  était  un  contrepoids 
insuffisant.  Il  faudra  à  Nietzsche  de  longues  études 
d'histoire  naturelle  pour  en  découvrir  un  autre.  Il  savait 
seulement  que  Schopenhauer,  loin  de  fournir  de  quoi 
réfuter  les  biologistes  modernes,  n'était  pas  à  l'abri  de 
leurs  critiques.  A  l'époque  encore  où,  écrivant  à  Deussen, 
il  se  refusait  à  entreprendre  une  réfutation  de  son  maître, 
il  avait  depuis  longtemps  par  devers  lui  noté  les  faiblesses 
logiques  du  système.  Mais  il  savait  aussi  qu'on  ne  réfute 
pas  une  philosophie,  parce  qu'elle  est  par  delà  les  con- 
cepts de  la  science.  On  ne  peut  que  s'y  ouvrir  et  l'admettre 
déboute  la  ferveur  de  son  âme,  ou  se  fermer  à  elle  et  la 
rejeter  de  toute  son  énergie  (*).  C'est  pourquoi  Nietzsche 
continuait  sa  propagande.  Il  voyait  avec  joie  se  grossir  le 
«  club  »  des  initiés.  A  Naumburg,  il  réussissait  à  convertir 
le  pasteur  principal,  Wenkel.  Soudain,  pour  ce  vieil 
Hégélien,  Schleiermacher  et  Strauss  pâlirent  auprès  de 
Schopenhauer.  Du  haut  de  la  chaire,  il  enseigna  un 
Evangile  pessimiste  {^).  La  doctrine  nouvelle  était  en  effet 
une  religion  qui,  dans  les  vicissitudes  de  la  vie,  dans  la 
douleur  et  dans  le  deuil,  fournissait  un  aliment  de  l'âme; 
et  elle  avait  de  notables  affinités  avec  le  christianisme 
des  communautés  primitives  qui,  en  poil  de  chameau, 
prêchait  l'abdication  de  l'existence  terrestre. 

Il  restait   à  rendre  publique  l'activité  des  nouveaux 


(')  E.  FoERSTBii,  Biogr.,  I,  p.  344  sq.  —  V.  nos  Précurseurs  de  Nietzsche,  p.  12] . 
(^)  Deussen,  Erinnerungen,  p.  58.  —  Corr.,  I,  128. 
(3)  Corr.,  I,  109,  113,  123,  143;  II,  84. 


102     LA     FORMATION     DE    NIETZSCHE 

missionnaires.  Ils  ne  se  sentaient  pas  seuls.  Albert  Lange, 
Bahnsen,  Dûhring,  philosophes  en  ce  temps-là  chers  à  la 
jeunesse,  étaient  comme  eux  idéalistes.  Nietzsche  espé- 
rait les  gagner.  Un  journal  philosophique  naîtrait  peut- 
être  où,  sous  la  direction  de  ces  hommes  groupés  par 
la  pensée  schopenhauérienne,  se  révéleraient  des  talents 
jeunes  (*).  Une  fois  le  groupement  créé,  Nietzsche  ne  dou- 
tait pas  que  son  influence  n'y  prévalût. 

L'année  1868  s'écoulait  dans  ces  rêveries,  et  elle  mûris- 
sait des  certitudes.  On  sentait  que  l'Allemagne  chercherait 
à  assurer  son  avenir  ;  et,  dans  cette  crise,  nos  jeunes 
philosophes  avaient  à  assurer  leur  avenir  personnel.  Par 
leurs  hésitations  sur  une  thèse  à  soutenir,  sur  une  agréga- 
tion secondaire  proche,  qui  les  remplissait  d'épouvante  et 
d'ennui,  Nietzsche  et  Rohde  montrent  combien  est  pénible 
leur  lutte  contre  le  réel.  La  pieuse  tante  Rosalie,  morte  eu 
janvier  1867,  avait  laissé  à  Nietzsche  un  petit  héritage, 
qui  le  mettait  à  l'abri  des  décisions  les  plus  humiliantes. 
Ils  s-'interrogèrent,  et  tombèrent  d'accord  qu'il  fallait 
viser  à  l'enseignement  des  Universités.  Rohde,  sans 
doute,  était  moins  favorisé,  et  Nietzsche  doutait  qu'il  pût 
attendre;  tout  compte  fait,  ils  se  voyaient  impropres  à 
toute  autre  carrière.  Leur  passé  les  engageait  et  les  para- 
lysait. Mais  ils  pouvaient,  de  ce  point  de  vue  supérieur 
où  les  plaçait  leur  sens  artiste  et  leur  philosophie,  assumer 
la  tâche  de  créer  un  nouvel  humanisme  {'}. 

Auparavant,  ils  comptaient  une  dernière  fois  resserrer 
l'échange  vivant  de  leurs  pensées.  Ils  précisèrent  un  plan 
de  voyage  commun  à  Paris,  dont  ils  s'étaient  souvent  entre- 
tenus autrefois  à  Leipzig.  Us  emmèneraient  quelques 
camarades,  parmi  les  plus  intimes,  Gersdorff,  Romundt, 


(')  Corr.,  I,  97. 

{^)  Cor;-.,  II,  36,  46,  00. 


GRISE      DOCTRINALE  103 

Kleinpaul.  La  Bibliothèque  Impériale  sans  doute  fourni- 
rait des  trouvailles  inédites  en  foule  qui  augmenteraient 
leur  crédit  scientifique.  Ils  écriraient  des  chroniques  d'art 
pour  vivre.  Ils  seraient  à  Paris  les  apôtres  du  germanisme 
et  de  la  philosophie  nouvelle.  Ils  se  souvenaient  d'un 
autre  Allemand,  qui  était  allé  à  Paris  quarante  ans  avant 
eux,  et  avait  apporté  aux  Français  le  secret  du  romantisme 
allemand,  tandis  qu'il  renvoyait  aux  Allemands  d'étince- 
lantes  chroniques  sur  Lutèce.  Nietzsche  se  préparait  à  son 
voyage  par  la  lecture  de  ces  feuilletons  célèbres  de  Heine. 
Il  découvrait  au  fond  de  lui-même  une  perverse  prédilec- 
tion pour  ce  «  ragoût  »  pimenté  ;  et  sa  répugnance  pour 
l'exposé  scientifique,  serré,  châtié  et  sans  ornement  s'en 
trouvait  augmentée  (*).  Cette  existence  même  de  Paris,  ils 
se  la  figuraient  pareille  à  la  joyeuse  et  intelligente  bohème 
du  temps  de  Louis-Philippe.  Ils  n'oublieraient  pas  cepen- 
dant de  goûter  aux  ivresses  de  la  «  fée  verte  »  nouvelle, 
l'absinthe,  ni  à  rien  de  ce  qui  avait  succédé  au  bal  Mabille 
et  à  la  Grande  Chaumière.  L'Allemagne  leur  avait  donné 
la  méthode  et  le  savoir.  Paris  était  l'école  supérieure  de 
la  vie  :  «  elle  méritait  aussi  une  année  d'études  (-).  »  Ils 
seraient  les  flâneurs  philosophes  qui  sauraient  regarder 
cette  vie  frivole,  mais  toute  d'instinct  et  si  éloignée  de 
pédantisme.  Ils  se  promettaient  un  suprême  été  de  liberté, 
dont  le  souvenir  les  suivrait  à  jamais  dans  leur  exil 
philologique. 

Ils  n'eurent  pas  cette  joie.  Rohde  achevait  à  Kiel  une 
laborieuse  année.  Il  y  avait  connu  d'excellents  maîtres, 
le  latiniste  Ribbeck,  le  germanisant  Weinhold.  Il  avait 
approfondi  son  stoïcisme  par  la  lecture  de  Lessing  ;  sa 
méditation  mélancolique   par  la  lecture  de  Lenz  ou  de 


(•)  Corr.,m,  32. 

(■)  Corr.,  I,  73,  106,  118,  124;  II,  27,  36,  37,  40,  43,  93,  99,  124. 


104     LA     FORMATION     DE     NIETZSCHE 

Leopardi  (•).  Il  était  engagé  dans  des  travaux  sur  Apulée  et 
sur  Pollux,  que  Nietzsche  reconnaissait  parents  des  siens. 
Ritschl,  à  vrai  dire,  n'avait  pas  aimé  la  subtile  démons- 
tration encore  aujourd'hui  solide,  par  laquelle  Rohde, 
préludant  à  d'immenses  travaux  sur  le  roman  grec,  avait 
démontré  que  les  Métamorphoses  d'Apulée  étaient  le 
développement  comique  d'une  curieuse  nouvelle,  intitulée 
VAne,  et  que  Rohde  avait  continué  faussement  d'attribuer 
à  Lucien  (»).  Une  étude  sur  le  lexicographe  Pollux  et  la 
source  de  ses  «  antiquités  »  théâtrales  faisait  déjà  surgir 
dans  l'esprit  des  deux  amis  des  réflexions  sur  le  drame 
antique.  Quoi  d'étonnant  qu'ils  aient  songé  à  publier  un 
commun  recueil  de  travaux  sur  l'histoire  littéraire  grecque  ? 
Le  projet  n'eut  pas  de  suite.  Mais  Rohde  put  passer  à 
Naumburg  quelques  jours  dans  la  maison  de  son  ami  : 
C'est  à  ce  séjour  qu'il  faisait  allusion  vingt-deux  ans  après  : 

En  route  pour  Berlin,  écrira-t-il  en  1890,  je  passai  à  Naumburg, 
qui,  avec  ses  tours  et  ses  villas,  me  faisait  signe  comme  un  vieux 
souvenir  inoubliable...  Quel  homme  admirable  et  quelle  révélation 
nouvelle  d'humanité  était  alors  notre  pauvre  Nietzsche  (')  ! 

Quand  Rohde  fut  parti,  Nietzsche  et  sa  soeur  Lisbeth 
poursuivirent  gaîment  la  corvée  de  l'index  à  rédiger  pour 
le  Rheinisches  Muséum  de  Ritschl.  La  véranda  ouverte  sur 
le  jardin  maternel  entendit  souvent  leur  besogne  s'achever 
dans  les  rires  (*).  Puis  Nietzsche  dut  rentrer  à  Leipzig  où 
l'attendait  la  destinée. 


(')  Corr.,  II,  99. 

(*)  Rohde  s'exagérait  la  nouveauté  de  son  premier  Iravail.  Ses  résultais 
étaient  largement  anticipés  et  ses  erreurs  réfutées  d'avance  par  Paul- 
Louis  Courier,  dans  les  notes  qui  accompagnent  sa  traduction  de  Lucitis  ou 
l'Ane  [Œuvres  complètes,  t.  II,  3  sq.  ).  Mais  à  Leipzig  on  mésestimait  systé- 
matiquement les  travaux  français. 

(')  Fragment  d'une  lettre  de  Rohde  à  Overbeck,  publiée  par  Crusius, 
loc.  cit.,  p.  17b.  — (*j  E.  FoBRSTER,  Der  junge  Nietzsche,  p.  204. 


Il  E  N  G  0  N  T  K  E     DE     W  A  G  i\  E  R      105 


IV 


PREMIÈRE  RENCONTRE   DE    RICHARD  WAGNER 
LES  ADIEUX  A  LEIPZIG  (1868-1869) 

Le  dernier  semestre  que  Nietzsche  passa  à  Leipzig  ne 
fut  pas  celui  d'un  étudiant.  Il  prit  pension  élégamment 
tout  près  de  la  promenade,  au  fond  d'un  jardin,  comme  un 
jeune  collègue,  chez  le  professeur  Karl  Biedermann.  Le 
vieux  parlementaire  de  1848,  journaliste  encore  très  vert, 
avait  la  conversation  politique  un  peu  insistante.  Nietzsche 
s'y  dérobait.  Mais  lui  aussi,  dans  Tannée  écoulée,  il  avait 
goûté  à  la  politique  ;  et  les  discours  de  Bismarck  lui 
restaient  sur  la  langue  «  comme  un  vin  fort  »  qu'il  savou- 
rait à  lentes  gorgées  (').  Pourtant  le  problème  de  sa  voca- 
tion propre  l'emportait  sur  les  soucis  patriotiques.  Le 
nouvel  humanisme  ne  se  fonderait  pas  sans  luttes. 
Nietzsche  voyait  clairement  qu'il  faudrait  un  jour  critiquer 
«  toutes  choses  et  tous  les  hommes,  les  Etats,  les  études, 
les  histoires  universelles,  les  églises  et  les  écoles  ». 
L'orgueil  schopenhauérien  le  poussait  déjà  à  ces  plans 
d'agression"  qu'il  réalisera  dans  les  Unzeitgemasse 
Betrachtungen  (^). 

Deux  hasards  puissants  devaient  à  la  fois  continuer 
cette  impulsion  schopenhauérienne  et  provisoirement 
retarder  ces  projets.  La  vie  mondaine  de  Nietzsche  à 
Leipzig  a  été  artiste  toujours  ;  et  sa  sensibilité  musicale, 
en  se  cultivant,  suivait  de  plus  en  plus  la  pente  qui  le 
menait  vers  le  grand  musicien  contesté  alors,  Richard 
Wagner.  Nietzsche  ne  se  donne  pas  d'abord  à  lui  tout 
entier.  Devant  l'universalité  de  Wagner,  qui  fait  de  lui  un 


(')  Corr.,  I,  98  (16  février  1868). 
(-)  Corr.,  II,  95. 


lOG     LA     FORMATION     DE     NIETZSCHE 

érudit,  un  apôtre,  un  théoricien,  un  poète  et  un  musicien, 
il  reste  sceptique  et  interdit.  Dans  ce  Saxon  retors, 
Nietzsche  distingue,  en  compatriote  averti,  la  tare  du 
dilettantisme.  Mais  il  admire  sans  réserve  «  l'énergie 
indomptable  »  qui  cimentait  ces  talents  variés  et  en 
faisait  un  imposant  ensemble.  Ses  griefs  et  ses  éloges  ne 
varieront  pas  beaucoup  en  vingt  ans  de  temps.  L'atmo- 
sphère de  mystère,  de  sépulcre  et  de  fatalité  qui  envelop- 
pait les  œuvres  chrétiennes,  Tannhaeuser  et  Lohengrin^ 
n'offusquait  pas  encore  son  goût  en  1868  (').  L'ouverture 
de  Tristan  et  celle  des  Meistersinger  «  faisaient  tressaillir 
toutes  ses  fibres  »  aux  concerts  de  VEuterpe;  et  plus 
d'une  fois,  pour  le  ravissement  de  sa  maternelle  aniie, 
M'""  Ritschl,  il  joua  le  «  Meisterlied  »  du  jeune  et  brillant 
chevalier,  à  qui  l'amour  donne  le  génie.  C'est  elle  qui, 
un  jour  de  novembre  1868,  amena  la  rencontre  vraiment 
fatale.  Incognito,  Wagner  était  descendu  à  Leipzig  chez 
sa  sœur,  M"*^  Brockhaus,  femme  de  l'orientaliste  (*). 
M"'®  Ritschl  s'y  trouvant,  il  voulut  surprendre  les  deux 
femmes  par  son  «  Meisterlied  »,  et  fut  stupéfait  de  les 
trouver  déjà  renseignées.  Il  s'enquit  de  l'artiste  qui 
s'occupait  ainsi  de  sa  gloire,  et  voulut  le  voir.  Nous  avons 
la  lettre  d'un  tour  hoffmannesque  qui  raconte  l'entrevue, 
et  nous  savons  commeat,  faute  d'un  habit  neuf  que 
Nietzsche,  à  court  d'argent,  ne  put  arracher  à  la  méfiance 
d'un  ouvrier  tailleur,  elle  faillit  n'avoir  pas  lieu.  Sans 
l'audace  que  Nietzsche  eut  d'accourir  dans  une  redingote 


(M  Corr.,  n,  71.  —  (*)  Con\,  II,  85  (9  novembre  1868);  et  aussi, 
1, 133.  Nietzsche  reprochait  à  Brockhaus  de  n'avoir  pas  le  sens  <le  la  pliilo- 
sophie  indoue,  et  d'être  un  pur  philologue.  Voir  sa  lettre  à  Deussen. 
Corr.,  I,  303.  Il  y  a  là  une  sévérité  excessive.  Hermann  Brockhaus 
(1806-1877)  a  été  sans  doute  un  grammairien  rigoureux.  Mais  ni  en  matière 
d'indianisme  ni  en  matière  de  zend,  il  n'oubliait  les  problèmes  généraux 
de  la  civilisation;  et,  sans  lui,  peut-être  Nietzsche  n'aurait-il  jamais  songé 
à  Zoroastre  ni  aux  lois  de  Manon.  V.  Allg.  Deutsche  Biographie,  t.  47. 


RENCONTRE     DE     WAGNER        107 

!  râpée,  peut-être  son  alliance  avec  Wagner  ne  se  fût-elle 

jamais    scellée.    Mais,    ce    soir   neigeux    de    novembre, 

Nietzsche  a   vu  W^agner  tel  qu'il  était  dans  l'intimité, 

pétillant    d'esprit,    mordant,    intarissable    d'anecdotes. 

Il  l'a  entendu  chanter  toutes  les  voix  des  Meister singer, 

avec  ce   don   spirituel  de   mimique  qui   complétait    son 

talent  théâtral.  Puis  vinrent  les  confidences.  Wagner  lut 

ses  Mémoires  inédits  :  et  quand  il  parla  de  Schopenhauer, 

l'accord  entre  Nietzsche  et  lui  se  trouva  complet.  Etait-ce 

donc  là  le  moment  qu'une  attente  ambitieuse  et  sournoise 

désignait  à  Nietzsche?  Cette  effusion  de  l'esprit  saint, 

décrite  par  Novalis  et  qui  descend  sur  ceux  qui  ont  subi 

le  contact  du  génie,   l'avait-elle  touché  ?  Nietzsche   en 

eut  comme  l'évidente  intuition.  Non  pas  qu'il  lut  esclave, 

et  le  cénacle  inculte  qui  volilait  faire  de  lui  un  journaliste 

du  wagnérisme  le  trouva  récalcitrant.  Mais  il  se  sentait 

une  affinité  avec  le  génie  et  il  avait  ce  regard  qui  allait 

jusqu'aux  profondeurs  mêmes  des  plus  grands  (').  Avec  une 

astuce  schopenhauérienne,  les  événements  désormais  se 

chargèrent,  entre  Wagner  et  lui,  de  multiplier  les  contacts. 

Un    jour   de  janvier    1869,    la  mère   et   la  sœur   de 

Nietzsche   reçurent  de   lui  une  lettre  étrange,  qui,  tout 

harcelé  de  travail  qu'il  fût,  les  invitait  à  lui  offrir  des 

félicitations,    et    qui    se    terminait,    comme    une   sortie 

de   clown,  par  des  rires  (^).    Quinze  jours    après,    une 

simple  carte  de  visite  apportait  la  clef  de  l'énigme.  Une 

mention  stupéfiante  y  figurait  :    «    Friedrich  Nietzsche, 

professeur  adjoint  de  philologie  classique  à  l'Université 

de  Bâle.  »  La  volonté  astucieuse  du  destin  s'était  appelée 

Ritschl.  Le  canton  de  Bâle  avait  demandé  au  spécialiste 


{')  Corr.,  II,  136. 

n  Corr.,    III,    137  :     -  Ha  lia  liai  (il  rit)  ha  ha  ha!  (il  rit  encore) 
Schrumm  1  (il  sort).  > 


108     LA     FORMATION     DE     NIETZSCHE 

illustre  un  professeur  de  grec  et  de  latin  pour  son  Univer- 
sité. Ritschl,  en  vertu  de  son  principe  de  «  pousser  les 
plus  capables,  fussent-ils  les  plus  jeunes  »,  désigna 
Nietzsche.  «  C'est  un  génie  »,  avait-il  écrit  au  chef  du 
département  bâlois  de  l'instruction  publique,  Vischer- 
Bilfinger,  et  ce  dernier  fît  agréer  à  l'unanimité  le  candidat 
proposé  en  termes  pareils  par  un  tel  maître.  Le  doctorat 
sans  doute  lui  manquait.  Ritschl  le  lui  fit  décerner,  sans 
examen,  pour  ses  écrits  couronnés  par  l'Université  et 
publiés  dans  le  Rheinisches  Muséum  (').  Ainsi  s'approchait 
pour  Nietzsche  l'iieure  de  tenir  sa  gageure  :  fonder  un 
nouvel  humanisme  ;  et  le  voisinage  de  Richard  Wagner, 
sur  le  lac  de  Lucerne,  fixait  le  pôle  où  il  tendrait. 

Il  se  prépara  dans  l'orgueil  et  dans  la  joie.  Car  il  a 
infiniment  aimé  sa  dignité  nouvelle.  On  lui  passe  les 
billets  enivrés,  où  il  prévient  les  amis  les  plus  fidèles, 
Gersdorff,  Rolide  (').  Mais  il  n'admettait  pas  qu'on 
le  plaisantât  ou  qu'on  doutât  de  la  justice  prévoyante 
qui  avait  fait  de  lui  une  désignation  si  précoce.  Deussen 
l'éprouva,  quand  à  ses  félicitations  sincères  il  joignit  une 
comparaison  un  peu  mélancolique  avec  sa  propre  et 
encore  incertaine  destinée.  Nietzsclie  répondit  par  une 
lettre  de  rupture.  Il  a  toujours  eu  ainsi  ses  lieures 
de  susceptibilité  morbide  et  violente,  et  alors  il  n'était  pas 
grand  (').  Le  «  patliétique  distant  »,  dont  il  a  fait  sa  règle 
de  vie  plus  tard  et  qui  seyait  au  pliilosophe  méconnu, 
n'allait  pas  sans  pédantisme  chez  le  jeune  universitaire, 
dont  tout  le  génie  reposait  encore,  les  ailes  ployées,  dans 
une  chrysalide  d'espérance. 

Mais  il  faut  dire  que  la  crise  passée,  il  était  touchant 


(')  Le  23  mars  1860.  Voir  E.  Foerster,  Biogr.,  I,  p.  228. 

(=>)  Corr.,  I,  414;  II,  12 i. 

(^)  Deussen,  Erinnerungen,  p.  61. 


RENCONTRE      DE     WAGNER       109 

de  prévenance  cordiale.  Il  montrait  qu'il  savait  préférer 
un  cœur  d'ami  aux  témoignages  extérieurs  de  respect,  et 
c'était  pour  lui  «  un  miracle  inconcevable  et  haut  » ,  plus 
enviable  que  le  bonheur  du  foyer,  qu'une  amitié  vraie, 
dans  cette  solitude  qu'il  senlait  déjà  descendre  sur  lui 
comme  une  «  nuée  de  cendre  »  (^).  Alors  il  voyait  claire- 
ment aussi  la  vanité  de  ces  honneurs.  Sur  quelle  pente 
glissait-il  pour  abandonner  une  à  une  toutes  ses  posi- 
tions de  rêve?  D'un  projet  de  carrière  musicale  n'avait-il 
pas  passé  à  la  philosophie  ?  et  de  la  philosophie  ne  venait- 
il  pas  de  redescendre  à  la  science  ?  Danger  mani- 
feste que  cette  spécialisation  nécessaire  (/).  Le  regard 
gœthéen  qu'il  voulait  garder  et  qui,  dans  tous  les  êtres  et 
dans  tous  les  événements,  discerne  les  types  généraux,  ne 
s'éteindrait-il  pas  ?  Toutefois,  il  était  de  ceux  qui  disent 
avec  Schleiermacher  :  «  Je  me  prête  à  moi-même  le 
serment  d'une  jeunesse  éternelle.  »  Les  idées  de  sa  nou- 
velle philosophie  avaient  le  don  de  jouvence.  Elles  le 
rendaient  capable  de  magie.  Par  elles,  il  pouvait  ressus- 
citer les  ombres  mortes  de  la  littérature  antique.  Il  pou- 
vait toucher  magnétiquement  les  générations  futures.  La 
philosophie  de  Schopenhauer  était  «  le  sang  nouveau  » 
dont  il  animerait  toute  sa  science. 

Voilà  les  promesses  qu'il  se  faisait  au  sujet  de  sa  thau- 
maturgie et  de  ce  secret  de  vie  contenu  dans  son  nouvel 
humanisme  philologique.  Puis,  à  Naumburg,  il  quitta  sa 
mère  et  sa  sœur,  en  pleurs,  mais  fières  de  lui.  Il  rejoignit 
Cologne  ;  remonta  le  Rhin  jusqu'à  Bonn,  où  il  s'étonna 
d'avoir  pu  vivre  si  triste,  et  jusqu'à  Biebrich.  Wiesbaden, 
où  il  poussa  une  pointe,  le  laissa  froid.  Il  vit  les  ruines 


(*)  Corr.,  II,  122,  134. 

(*)  Voir  le  fragment  autobiographique  de  mars  1869  dans  E.  Foerster, 
\    Biogr.,  I,  p.  303  sq.  ;  Der  junge  Nietzsche,  p.  230-232  et  Corr.,  I.  137. 


110     LA     FORMATION     DE     NIETZSCHE 

de  Heidelberg  dans  la  splendeur  printanière  de  leur 
soleil  et  de  leurs  fleurs.  A  Garisruhe,  il  ne  put  résister  au 
désir  d'entendre  encore  une  fois  les  Meistersinger.  Le 
19  avril  1869,  il  débarquait  à  Bâle,  absorbe  déjà  par  la 
pensée  d'une  leçon  d'ouverture  qu'il  devait  faire  un  mois  ^ 
après. 


LIVRE  DEUXIEME 


La  préparation  du  livre  sur  la  Trag-édie. 


CHAPIX^RE        PREMIER 

LE    MILIEU    HELVETIQUE 

I 

l'arrivée  a   bàle 

Carl-Albrecut  Bernoulli  a  décrit  en  artiste  et  en  histo- 
rien ce  que  fut  pour  Nietzsche,  à  son  arrivée,  cette 
ville  de  Bàle  où  il  entrait,  plein  d'ardeur  jeune  et 
(l'intime  orgueil  (*).  Nietzsche  voyait  la  République  bâ- 
loise  en  un  temps  de  crise  et  de  mue.  Le  grand  travail  de 
la  démolition  des  remparts  était  comme  symbolique.  Les 
murailles  jetées  dans  les  fossés  laissaient  debout  quel- 
ques grandes  portes  à  tours  en  poivrière,  comme  ce  Spa- 
lenthor  près  duquel  Nietzsche  allait  habiter.  La  ville 
intérieure  apparaissait  dominée  par  sa  haute  cathédrale 
de  grès  rouge  et  par  son  hôtel  de  ville  sang  de  bœuf  en- 
luminé de  fresques.  Le  long  des  quais,  de  vieux  hôtels 
étageaient  sur  le  Rhin  leurs  balcons  de  riche  ferronnerie 
du  xviii''  siècle.  Le  dédale  intérieur  des  vieilles  ruelles 
trop  resserrées  ofifrait  nombre  de  maisons  du  temps  de  la 
Renaissance.  Nietzsche  sentit  bien  l'esprit  de  ce  patriciat 
bourgeois  {aristokratisches    Pfahlburgertum)  (*),  installé 


{')  C.-A.  Bernoclu,  F/-rtn^  Ooerbeck  und  Friedrich  Nietzsche,  t.  I,  p.  39  sq. 
(»)  Corr.,  III,  66. 


A^DLER.    —    II. 


114     T  R  A  V  A  U  X     DE     PREPARATION 

sur  la  démocratie  des  faubourgs,  orgueilleux  de  sa  ri- 
chesse ancienne,  de  ses  rubanneries  et  de  ses  soieries 
récemment  florissantes,  de  sa  banque  puissante  et  de  la 
nouvelle  industrie  des  assurances,  dont  le  réseau  s'éten- 
dait sur  l'Europe.  Cette  cité  de  millionnaires,  sortie  intacte 
en  1833  d'une  Révolution  qui  aurait  pu  lui  coûter  l'indé- 
pendance nationale,  ou  lui  apporter  l'asservissement  sous 
la  démocratie  rurale  environnante,  s'ouvrait  maintenant 
aux  souffles  du  dehors.  Elle  n'était  pas  devenue  une  ville 
allemande,  comme  on  avait  pu  le  craindre  ;  et  elle  s'était 
séparée  de  sa  banlieue,  érigée  en  canton  autonome,  pour 
rester  maîtresse  de  sa  tradition.  Une  constitution  démo- 
cratique assurait  les  transactions  entre  la  grande  bour- 
geoisie et  le  peuple.  Définitivement  assise,  cette  démo- 
cratie à  présent  modernisait  sa  vie.  Elle  se  répandait  en 
faubourgs  aérés,  peuplés  d'usines  ;  elle  construisait  cette 
cité-jardin  qui  est  celle  de  ses  villas  patriciennes.  L'afflux 
alsacien,  après  la  guerre  de  1870,  allait  hâter  la  trans- 
formation. Il  n'est  jamais  mauvais  qu'un  Allemand  du 
Nord  monarchique  voie  de  près  rAllemagne  républi- 
caine, c'est-à-dire  la  Suisse.  Treitschke  a  dit  combien  de 
qualités  manqueraient  à  l'Allemagne,  si  elle  ne  se  pro- 
longeait par  un  pan  de  démocratie  helvétique.  L'imper- 
fection des  travaux  allemands  sur  les  démocraties  grec- 
ques et  sur  la  Renaissance  italienne  vient  souvent  de  ce 
que  leurs  auteurs  n'ont  pas  vécu  en  république.  Un  can- 
ton suisse  est  peut-être  le  dernier  vestige  d'une  vie  poli- 
tique analogue  à  celle  des  cités  antiques,  petites  et 
attachées  au  passé,  mais  où  le  patriciat  lui-même  a  des 
traditions  populaires. 

La  ville  où  Erasme  et  Sébastien  Castellion  ont 
enseigné,  et  qui  eut  de  célèbres  officines  d'imprimerie  dès 
l'origine  de  la  typographie,  n'a  jamais  méprisé  la  science. 
Elle  gardait  depuis  le  xvi''  siècle  un  renom  d'humanisme. 


L  E     M  I  L  I  E  U     H  E  L  Y  É  T  I  Q  U  E     115 

corrigé   et  rajeuni  par  le  renom  de  ses  grands  mathé- 
maticiens du  xvn®  et  du  xvI^^ 

La  dynastie  des  Bernoulli,  dont  l'aïeul  était  venu 
d'Anvers  pour  échapper  au  duc  d'Albe,  avait  introduit  un 
sévère  et  audacieux  esprit  spéculatif.  Le  calcul  infinité- 
simal de  Newton  et  de  Leibniz  a  été  vulgarisé  en  Europe 
surtout  par  eux.  Jacques  I  Bernoulli  (1654-1703)  en  avait 
découvert  de  difficiles  applications  géométriques  et  mé- 
caniques. Jean  1  Bernoulli,  son  frère  (1667-1748),  en  avait 
apporté  l'enseignement  à  Paris,  chez  le  mathématicien 
de  l'Hospital,  en  un  temps  (1690)  où  tout  le  monde  y  était 
encore  étranger  à  cette  science  nouvelle  (')  ;  et  il  y  avait 
ajouté  depuis  la  grande  découverte  du  calcul  intégral. 
Daniel  Bernoulli  (1700-1782),  fils  de  Jean,  avait  enseigné 
cinquante  ans  à  Bâle  ;  et  l'Université  de  sa  ville  natale  lui 
devait  le  lustre  des  plus  beaux  travaux  de  physique  mathé- 
matique et  d'astronomie  qui  aient  signalé  son  siècle.  Son 
frère  Jean  II  Bernoulli  (1710-1790)  avait  été  l'ami  estimé 
des  astronomes  Maupertuis  et  Lalande  autant  que  des 
philosophes  réformateurs  Condorcet  et  de  La  Rochefou- 
cauld-Liancourt.  Pendant  trois  générations  toutes  les 
Universités  du  monde  demandèrent  à  cette  grande  école 
bàloise  leurs  mathématiciens.  Il  y  en  eut,  comme  Euler 
et  Daniel  II  Bernoulli,  qui  allèrent  enseigner  jusqu'à 
Saint-Pétersbourg.  Par  ces  hommes  la  grande  bourgeoisie 
de  Bâle  était  entrée  dans  la  gloire  européenne.  Elle  ne 
l'a  jamais  oublié.  Gomme  on  devenait  membre  du  Grand 
Conseil,  ou  magistrat,  par  tradition  de  famille  ou  par 
besoin  de  considération,  on  allait  enseigner  à  l'Université. 
La  vieille  institution,  célèbre  malgré  sa  petitesse,  avait 
été  réorganisée  à  fond  en  1833.  On  travailla  d'un  cœur 


(')  V.  Die  Selbstbiof/rapfiie  von  Joliannes  Bernoulli  I  édité  par  C.-A.  Beu- 
NouLu,  Bàle,  1907,  p.  5. 


116     TRAVAUX     DE     PREPARATION 

unanime  à  la  fciire  prospérer.  Il  n'y  avait  presque  pas  de 
grande  famille  bâloise,  qui  ne  pût  s'enorgueillir  d'avoir  un 
a  oncle  professeur  »  (').  Parfois,  comme  il  arrive  dans  les 
pays  de  libre  travail  et  de  vieille  et  noble  aisance,  un 
grand  bourgeois  joignait  à  ses  fonctions  publiques  le 
goût  du  travail   érudit. 

Au  temps  où  Nietzsche  arrivait  à  Râle,  Wilhelm 
Vischer  était  chef  du  département  de  l'instruction  pu- 
blique ;  mais  le  temps  était  récent  où  il  avait  professé 
le  grec  et  le  latin  aux  côtés  de  J.-J.  Merian,  spécialiste 
des  tragiques  grecs,  et  de  Johann-Jacol)  Rernoulli, 
l'archéologue  ;  Wilhelm  Vischer-Heusler,  fils  de  l'admi- 
nistrateur, était  réputé  bon  médiéviste.  Les  Heusler 
étaient  une  autre  de  ces  familles,  où  se  transmettait  la 
solide  vertu  du  labeur  avec  des  dons  artistes.  Elle  était 
représentée  par  Andréas  II  Heusler,  signalé  déjà  par 
des  travaux  sur  l'histoire  du  droit  germanique  qui  ont  une 
durable  valeur.  Les  Stâhelin  comptaient  parmi  les  pro- 
fesseurs, outre  un  hébraïsant  déjà  vieillissant,  un  jeune 
historien  de  l'Eglise  Rudolf  Stâhelin,  en  qui  le  vieux 
conseiller  Karl  Hagenbach  allait  trouver  un  digne  suc- 
cesseur. Mais  les  Hagenbach  ne  disparaissaient  pas  :  un 
Hagenbach-RischofT  occupait  la  chaire  de  physique  ;  et  un 
autre  Rischoff,  Jean-Jacques,  le  titulariat  de  gynécologie. 
Les  Rurckhardt  avaient  fourni  Fritz  Rurckhardt,  le  physi- 
cien, qui  fut  le  directeur  de  Nietzsche  au  Paedagogiiim: 
et  les  Speiser  comptaient  parmi  les  leurs  un  bon  juriste. 

Cette  pléiade  se  complétait  par  des  recrues  jeunes, 
venues  des  autres  cantons  :  le  botaniste  Simon  Schwen- 
dener  de  Glaris;  l'ophthalmologiste  H.  Schiess,  qui  fut 
l'oculiste  de  Nietzsche. 

Mais  parmi  les  anciens,  trois  noms  rayonnaient  surtout. 


(')  C.-A.  Berxoulu,  Ibid.,  I,  ji.  i!. 


L  E     M  I  L  I  E  U     HELVÉTIQUE     117 

Bachofen,    depuis    longtemps    magistrat,    avait  enseigné 
le  droit.  Brusquement  son  livre  sur  le  Matriarchat  [das 
Mutterrecht) ,    qui   bouleversait    les   idées    admises   sur 
l'origine    de    la   famille,    lui   avait   valu   une    notoriété 
européenne.  Un  Bernois,  le  zoologiste  Rutimeyer,  assem- 
blait des  faits  nouveaux    sans  nombre  en  paléoatologie, 
et  créait    de   méthodiques    et    audacieuses    hypothèses. 
Ouvert   à    toutes    les  idées,   et   tout   acquis   à  l'idée  du 
transformisme  alors  si    fortement   combattue,    il    n'était 
pourtant  pas  dupe    des    exagérations  darwiniennes  ;    et 
déjà,  derrière  Darw^in,  il  savait  retrouver  Lamarck,  alors 
oublié.   Plus   d'une  fois,   dans   des  conférences  et   dans 
des   conversations  intimes,    il  se   répandait  en  généra- 
lisations,   où     Nietzsche    a    pu    apprendre    ce   que   les 
hommes  les   plus  compétents  savaient  alors  des  origines 
de   la   vie.    Enfin,   au-dessus  de  tous,  comme  la    gloire 
la  plus  certaine,    rayonnait  Jacob  Burckhardt.  Ses  livres 
sur  la   Civilisation    de  la  Renaissance^    le   manuel  d'art 
qu'il  avait  intitulé  le  Cicérone^  son  livre  sur   V Epoque  de 
Constantin  avaient  frayé  des  voies  nouvelles  à  l'histoire 
de  la  civilisation.  Il  avait  su  présenter  ses  idées  dans  une 
langue  châtiée,  d'éclat  discret,  mais  toute  lumineuse  d'in- 
telligence, et  qu'on  aurait  cru  prise  aux  grands  Italiens  et 
à  Montesquieu.  On  ne  savait  pas  encore  au  dehors  que  sa 
notion  des  Grecs  aussi  était  nouvelle,  et  qu'il  s'élevait  à 
des  généralisations  sur  la  philosophie  de   l'histoire  qui 
dissipaient  la    défiance  dont  cette  discipline  était  enve- 
loppée  depuis    Hegel.   Burckhardt  gardait  pour  lui  ces 
constructions.  Mais  quand  il  s'ouvrait  de  ces  généralités, 
fruit  de    l'érudition  historique  la  plus  étendue  et  péné- 
trées du  scepticisme  le  plus  éclairé  sur  les  institutions  et 
sur  les  hommes,    ces  leçons  rares  et  étincelantes  étaient 
le  régal  des  connaisseurs. 

Ce  qui  faisait  la  supériorité  de  ces  hommes,  c'est  qu'ils 


118     TRAVAUX     DE     P  R  E  P  A  R  A  T  I  0  N 

savaient  joindre  la  science  française,  tenue  dans  une 
injuste  mésestime,  à  l'érudition  allemande,  alors  dans 
toute  l'insolence  de  sa  victorieuse  invasion.  Pourtant 
l'Université  se  renouvelait  sans  cesse  par  l'appel  de 
savants  allemands,  Gustave  Teichmtiller,  esprit  de  feu, 
infiniment  inventif,  et  auquel  on  est  redevable  d'un 
renouvellement  total  de  l'histoire  du  platonisme,  allait 
quitter  Râle  pour  Dorpat,  Mais  on  gardait  Moritz  Heyne, 
germanisant  solide,  lexicographe  excellent  et  bon  spécia- 
liste des  antiquités  germaniques.  Rudolf  Eucken  allait 
mettre  sa  robuste  et  un  peu  fumeuse  éloquence  à  la  dis- 
position d'un  jeune  idéalisme  en  voie  de  naître.  Schôn- 
berg,  l'économiste,  un  des  fondateurs  du  «  socialisme 
de  la  chaire  »,  fut  pour  Nietzsche  un  ami  plus  qu'un 
collègue.  Les  années  en  amenèrent  d'autres.  La  confra- 
ternité universitaire  faisait  pénétrer  dans  le  patriciat  de 
Râle,  si  fermé,  les  jeunes  savants  allemands.  Sans  doute 
ils  restaient  presque  tous  les  yeux  fixés  sur  les  Universités 
allemandes,  mieux  dotées.  Mais  ils  emportaient  de  Râle 
le  souvenir  d'une  ville  où  la  morgue  des  financiers  fléchis- 
sait devant  la  culture  de  l'esprit,  et  où  l'esprit  de  caste 
cédait  au  charme  d'une  vie  de  société  intelligente. 

Quand  Nietzsche,  dès  le  16  juin  1869,  parle  de  la  vie 
solitaire  qui  lui  est  faite  et  qu'il  aime,  ou  de  ce  faible 
talent  de  sociabilité  qui  l'oblige  à  une  existence  d'ermite, 
c'est  que  le  destin  le  réserve  pour  une  besogne  où  aucune 
amitié  et  aucune  distraction  mondaine  ne  peuvent  le 
consoler.  Il  ne  se  sentirait  pas  si  abandonné,  s'il  mépri- 
sait moins  le  menu  fretin  {plebecula)  de  ses  collègues  (*).  11 
repousse  leurs  invitations  et  ne  fréquente  guère  que  Jacob 
Rurckhardt,  avec  qui  il  se  promène  de  longues  heures  sous 


(')  Corr.,  II,  p.  148;  III,  p. 


68. 


LE     MILIEU     HELVÉTIQUE     119 

le  cloître  attenant  à  la  cathédrale.  Mais  il  est  assidu  aux 
mardis  soir  du  conseiller  Wilhelm  Vischer,  à  ses  garden- 
parties  brillamment  illuminées.  L'avenir  lui  fera  davan- 
tage apprécier  la  douceur  de  l'hospitalité  bâloise  (*). 

On  était  curieux,  à  Bâle,  d'entendre  le  jeune  savant  de 
vingt-quatre  ans,  que  la  principale  Université  allemande 
avait  créé  docteur  sans  thèse.  Nietzsche  fît,  le  28  mai  1869, 
devant  une  affluence  de  collègues  et  de  bourgeois,  sa 
leçon  d'ouverture  :  Homer  und  die  classische  Philologie. 
Ce  fut  une  conquérante  profession  de  foi.  Tous  ses  récents 
travaux  sur  la  transmission  des  données  et  des  œuvres, 
ses  études  classiques  et  romantiques,  ses  réflexions  sur  le 
rôle  de  la  philologie  se  condensèrent  dans  ce  vigoureux 
morceau.  Avec  une  carrure  très  assurée,  le  jeune  maître 
se  posait  en  réformateur;  et,  derrière  sa  franchise,  on  per- 
cevait comme  un  grondement  de  menaces. 

Dans  le  désarroi  des  jugements  sur  les  lettres  antiques, 
ce  débutant  se  faisait  fort  d'apporter  son  arbitrage.  La 
science  littéraire  était  jusque-là  histoire,  ou  linguistique, 
ou  esthétique.  Elle  était  partagée  entre  ces  trois  disci- 
plines, qui  prévalaient  selon  les  époques.  Mais  incertaine 
de  sa  direction  principale,  elle  était  attaquée  toujours.  On 
la  méprisait  pour  son  travail  obscur  de  taupe,  ou  on  la 
mésestimait  au  nom  d'une  culture  moderne,  technique  et 
utilitaire.  Contre  cette  indifférence  des  railleurs  et  cette 
barbarie  des  techniciens,  Nietzsche  faisait  appel  à  l'al- 
liance des  artistes  et  des  savants.  Que  de  fois  ils  se 
querellent!  Quand  il  s'agit  de  l'humanisme  à  sauver,  ils 
ne  peuvent  que  se  trouver  d'accord.  La  science  et  l'art 
vivent  de  deux  jugements  de  valeur  qui  se  complètent. 
L'art  nous   offre  des  images  de   la  vie  qui    affirment  la 


(')  Il  prend  ses  repas  à  la  gare  centrale  chez  Recher,  avec  ses  collègues 
Scliônberg  et  Hartmann.  Corr.,  V,  pp.  144,  146. 


120     TRAVAUX     DE     P  R  E  P  A  R  A  T  I  0  N     < 

vie  digne  d'être  vécue.  La  science,  par  son  labeur,  l'af- 
firme  digne  d'être  connue.  C'est  pour  des  raisons  d'art  et 
pour  enrichir  notre  vie  que  nous  allons  aux  Anciens.  Mais 
veut-on  que  nous  allions  à  une  antiquité  fausse  ?  Le 
savoir  seul  exhume  pour  nous  dans  son  aspect  réel  cette 
(irèce  que  nous  avons  un  besoin  idéal  de  connaître. 

La  question  homérique  illustrait  cette  nécessité  d'une 
alliance  de  l'art  et  de  la  science.  Par  où  la  prendre?  Bis 
auf  den  Herzpunkt  dringen^  enseignait  Ritschl.  Nietzsche 
précise  :  ce  centre  du  problème,  il  faut  le  déterminer  par 
un  jugement  de  valeur  emprunté  à  l'histoire  de  la  civili- 
sation [nach  einer  Culturhistorischen  ^ertbestimmung)  {^). 
Le  problème  homérique  se  prête  mieux  qu'un  autre  à 
élucider  le  rôle  de  la  personnalité  dans  la  création 
poétique  ;  et  l'art  de  saisir  et  de  définir  la  personnalité 
n'est  pas  vieux  dans  le  monde. 

Les  romantiques  allemands  avaient  eu,  de  ces  choses, 
une  enivrante  vision.  Ils  avaient  imaginé  le  Volksgeist, 
l'âme  populaire  créatrice.  Pour  eux,  un  poème  naissait 
comme  une  avalanche.  Autour  d'un  faible  noyau,  roulé  par 
les  âges,  s'amoncelaient  les  additions  lentes  des  siècles. 
Au  terme,  on  avait  l'œuvre  d'art.  Il  ne  fallait  pas  beau- 
coup de  génie  :  tout  au  plus,  cette  poussée  de  début  qui 
met  en  mouvement  le  tourbillon  de  la  jjensée  sociale. 
Chaque  pensée,  tandis  qu'elle  passe,  y  ajoute.  L'œuvre  de 
la  critique  était  de  saisir  le  fragment  primitif,  VUrepos, 
peut-être  très  humble. 

Depuis  F.- A.  Wolf,  la  critique  s'employait  à  cette 
besogne  d'énucléation.  Pour  Nietzsche,  c'est  là  une 
besogne  vaine  sur  un  problème  mal  posé.  11  n'y  a  pas  de 
poésie  créée  par  des  masses.  Il  y  a  un  trésor  collectif, 
mais  les  individus  seuls  y  puisent.  Toutefois  le  poète  n'est 


(')  llomer  imd  die  classische  Philologie  (\V.,  IX, 


LEMILIEU     HELVETIQUE     121 

pas,  à  l'origine,  rhomme  réfléchi  qui  travaille  dans  son 
cabinet  sur  une  matière  transmise  par  écrit.  Il  ne  faut  pas 
confondre  la  tradition  avec  la  matière  qu'elle  transmet. 
Un  poète  peut  écrire  ou  travailler  sur  de  l'écrit,  et  plonger 
tout  entier  dans  la  tradition  populaire.  C'est  affaire  d'épo- 
que. Nietzsche  pensait  en  secret  que  la  poésie  de  Wagner 
ou  de  Gœthe  roulait  ainsi  dans  le  torrent  profond  de 
l'âme  populaire  allemande. 

Gomment  alors  saisir  l'individuel  irréductible?  Ne  fau- 
drait-il pas  pénétrer  d'abord  dans  l'âme  collective  dont  il 
se  différencie?  Redoutable  antinomie.  Nietzsche  ne  la 
résout  pas  encore.  Mais  il  la  médite.  Laméthode  ordinaire 
consiste  à  circonstancier  les  dates,  le  milieu,  le  moment, 
les  relations.  Espère-t-on,  avec  ces  données,  mettre  le 
doigt  sur  le  nisus  formativus^  den  beivegenden  Punkt  ?  En 
réalité,  l'esprit  ne  parle  qu'à  l'esprit;  et  il  ne  s'ouvre  que 
par  degrés.  La  tradition  littéraire  grecque  le  montre  bien. 
Elle  attribue  à  Homère  toutes  les  épopées  héroïques.  Une 
vieille  légende  met  aux  prises,  dans  une  joute  poétique, 
Homère  et  Hésiode,  et  décerne  à  ce  dernier  le  trépied, 
enjeu  de  la  lutte.  Ce  que  distingue  cette  vieille  tradition, 
c'est  l'hétérogénéité  de  deux  poésies  :  la  didactique  et 
l'héroïque.  Elle  préfère  la  didactique.  Elle  enveloppe  dans 
un  jugement  de  valeur  cette  première  et  naïve  discrimi- 
nation des  genres  littéraires  :  les  noms  d'Homère  et 
d'Hésiode  sont  comme  des  couronnes  accordées  non  à 
des  hommes,  mais  à  des  corporations  entières  de  rhap- 
sodes. 

Le  jugement  de  valeur  seul  peut  pénétrer  jusqu'à  la 
personnalité  littéraire.  Une  épopée  telle  que  Y  Iliade  est 
une  guirlande  gauchement  tressée  :  elle  témoigne  d'une 
intelligence  artiste  encore  inculte,  mais  réelle.  Les  im- 
perfections ne  viennent  pas  d'une  agglutination  tardive  ; 
elles  tiennent  à  la  difficulté  de  choisir,  dans  le  prodigieux 


122     TRAVAUX     DE     PREPARATION 

amas  des  motifs  transmis  oralement.  Il  y  a  eu  un  poète 
de  V Iliade  et  un  autre  de  Y  Odyssée,  mais  ce  n'est  pas 
Homère.  Des  ténèbres  recouvrent  leur  personnalité.  Le 
sentiment  esthétique  seul  encore  y  accède.  En  ce  sens, 
la  philologie  classique,  dépositaire  de  ce  sentiment,  est 
une  messagère  des  dieux,  une  Muse  descendue  parmi  les 
hommes  de  Boétie. 

Sa  voix  consolatrice  nous  parle  de  formes  divines,  lumineuses 
et  belles,  qui  vivent  dans  une  terre  de  merveilles,  lointaine,  bleue, 
bienheureuse...  (IF.,  IX,  24.) 

Et  pourtant,  durant  deux  mille  ans,  avant  Friedricli- 
August  Wolf,  l'humanisme  ne  s'était-il  pas  égaré?  Il  faut 
donc  un  guide  même  au  plus  heureux  instinct.  Il  lui  faut 
savoir  comment  naît  l'œuvre  d'art.  Nietzsche  n'en  disait 
pas  plus.  Il  voulait  dire  que  toute  une  philosophie  delà 
vie  de  l'esprit  était  enfermée  dans  ces  paroles  denses  sur 
Homère,  et  qu'il  en  serait  ainsi  dans  toutes  ses  leçons  : 
Philosophia  facta  est  quœ  philologia  erat,  disait-il, 
retournant  une  parole  de  Sénèque  {'). 

L'affluence,  ravie  et  pleine  de  chuchotements  contra- 
dictoires {-),  s'écoula  sur  ces  paroles  mystérieuses.  Car 
cette  philosophie  dont  Nietzsche  se  faisait  l'apôtre,  il  la 
tenait  encore  cachée.  Il  fallait  une  initiation  pour  la  décou- 
vrir. Il  envoya  le  manuscrit  de  sa  leçon  à  un  petit  nombre 
d'amis,  Romundt,  Erwin  Rohde,  à  son  maître  Ritschl,  à 
Cosima  von  Biilow,  puis  l'imprima  avec  luxe  ;  et,  dans 
l'intervalle,  il  prit  le  harnais  quotidien. 

La  besogne  qu'on  demandait  à  Nietzsche  était  modeste 
et  rude.  Il  fallait,  tous  les  matins  à  sept  heures,  enseigner 
à   l'Université.    Sept    étudiants    furent,   cette     première 


(')  Lettres  à  Lucilius,  n°  108.  Le  rapprochement  a  été  fait  par  K.  Prei- 
sendanz.  Nietzsche  und  Seneca  {Sïidd.  Monalshefte,  1908,  p.  69i). 
(^)  Corr.,  I,  151  ;  II,  166. 


LE     MILIEU    HELVETIQUE     123 

année,  tout  l'auditoire.  Les  maîtres  les  plus  illustres, 
Burckhardt  non  excepté,  étaient  tenus,  en  outre,  dans  le 
Peedagogium  voisin,  de  préparer  à  l'enseignement  supé- 
rieur une  élite  d'élèves  de  la  plus  haute  classe  (*).  «  Quel 
tyran,  qu'un  tel  métier!  »,  écrivait  Nietzsche  à  son  ami 
Deussen,  en  juillet  (^).  Pourtant,  ce  métier  astreignant 
le  servait  aussi.  Nietzsche  avait  toujours  senti  le  danger 
de  sa  mobilité  imaginative.  C'est  un  remerciement  sin- 
cère que,  l'année  finie,  il  adresse  à  Ritschl,  responsable 
de  cette  nomination  qui  lui  imposait  le  bienfait  du  travail 
régulier  (').  Pour  impatient  qu'il  fût  bientôt  de  cette  tâche 
monotone,  il  y  trouvait  provisoirement  le  repos  de  la 
conscience.  Car  sa  fantaisie  se  corrigeait  par  un  sens  méti- 
culeux du  devoir.  Il  savait  être  le  plus  brillant  des  pro- 
fesseurs et  aussi  de  tous  le  plus  exact.  On  le  redoutait, 
quoiqu'il  fût  le  plus  silencieux  des  juges.  Les  plus  espiè- 
gles le  respectaient.  Il  retrouvait,  pour  les  paralyser,  le 
regard  profond  et  doux,  un  peu  chargé  d'interrogation 
méprisante  qui  avait,  dès  l'enfance,  subjugué  ses  cama- 
rades. Les  méditations,  dont  on  le  savait  rempli  en  dehors 
de  ses  leçons,  ennoblissaient  sa  moindre  classe.  Il  ne  se  sen- 
tait pas  au-dessus  de  cette  tâche  d'enseignement  secon- 
daire. Il  se  fit  assez  vite  la  doctrine  qu'il  exposa  plus  tard. 
L'enseignement  était  à  renouveler  par  en  bas.  Les  Uni- 
versités étaient  décadentes.  On  ne  pouvait  transformer 
Eque  de  très  jeunes  esprits.  Les  vieux  professeurs  et  les 
vieilles  institutions  d'en  haut,  il  fallait  les  laisser  mou- 
f  rir(*).  Pourtant,  son  enseignement  universitaire  aussi  a 
été  excellent.  Nous  aurons  à  dire  l'ingéniosité  avec  laquelle 
il  a  su  joindre  les  exigences  techniques  du  métier  et  celles 


(')  Cela  faisait  encore  six  heures  de  classe.  —  Corr.,  III,  66. 

(•)  Ibid.,  I,  p.  160. 

(3)  Ibid.,  III,  p.  70. 

(*)  Il  l'écrira  à  Deussen  le  2  juillet  1871.  —  Corr.,  I,  183. 


124     TRAVAUX     DE     PREPARATION 

de  son  œuvre  littéraire.  Sa  pensée  s'alimentait  de  son 
savoir,  et  la  moindre  explication  de  texte  était  pour  lui  une 
exploration.  Dans  le  semestre  de  ses  débuts,  de  Pâques  à 
l'automne  de  1869,  ses  leçons  sur  Eschyle  et  les  lyriques 
grecs  posaient  la  question  des  rapports  de  la  musique 
et  de  la  tragédie.  Il  expliquait  le  Phédon  au  «  Pœdago- 
gium  »,  et  il  saisissait  l'occasion  de  «  contaminer  de  phi- 
losophie »  ses  élèves.  Sa  pensée  vivifiait  ainsi  son  travail 
élémentaire  par  des  interprétations  nouvelles. 

La  tâche  commencée  semblait  convenir  au  meilleur  et 
au  plus  fidèle  disciple  de  Ritschl.  Nietzsche  s'en  rendait 
compte.  Il  passa  ses  courtes  vacances  des  mois  de  juillet 
et  d'août  à  Interlaken,  puis  au  mont  Pilate  et  à  Boden- 
weiler.  Tandis  qu'il  se  recueillait  dans  les  nuées  au-dessus 
du  lac  des  Quatre-Gantpns,  il  ne  manqua  pas  de  se  féliciter 
avec  ferveur  d'avoir  reçu  l'impulsion  ritschlienne  (');  et 
Ritschl  lui  faisait  un  touchant  accueil  quand,  au  mois  d'oc- 
tobre, Nietzsche  courut  le  voir  à  Leipzig.  Il  demeurait 
toujours  le  vieux  maître  de  qui  on  prenait  conseil  pour 
les  publications  à  venir.  Fallait-il  publier  un  faisceau  de 
recherches  éparses  qui  compléteraient  les  articles  de 
Nietzsche  parus  km  Rheinisches  Muséum?  Quelque  «  pot- 
pourri  à  la  mode  de  Leipzig  »  ?  (  «  Leipziger  Allerlei  ?  »  ) 
Dans  ce  projet,  le  sévère  Ritschl  reconnaît  la  mobilité 
nerveuse  de  son  élève  préféré.  Il  conseille  formellement, 
pour  la  discipline  de  l'esprit  et  par  bonne  politique,  un 
ouvrage  massif,  cohérent.  Que  serait  ce  livre  ?  Traiterait- 
il,  en  600  pages  peut-être,  de  la  question  homérique,  par 
laquelle  Nietzsche  avait  inauguré  son  enseignement  ? 
Serait-ce  un  vaste  ouvrage,  érudit  et  philosophique,  sur 
Eschyle  {*)?  Nietzsche  ne  le  savait   pas   encore,  mais  de 


(•)  Corr.,  ni,  70. 
(■')  W.,  IX,  450,  439. 


L'IDYLLE     DE     ï  11  I  B  S  C  H  E  N      12o 

tout  ce  qui  lui  adviendrait  d'heureux,  il  pensait  ofFrir  son 
tribut  à  Ritschl,  et  même  de  cette  joie  nouvelle  qui  lui 
était  échue  quand  il  lui  écrivait  de  Tribschen,  près  de 
Lucerne. 

II 

l'idylle  de  tribschen 

A  Tribschen  se  consomma  le  destin  de  Nietzsche. 
L'importance  vraie  de  la  nomination  qui  l'avait  appelé 
à  Bâle  vient  de  ce  que  Lucerne  n'était  pas  loin.  L'en- 
seignement que  retire  un  observateur  philosophe  de 
l'exemple  d'une  grande  existence,  Nietzsche  l'a  savouré  à 
longs  traits,  quand  il  a  pu  vivre  dans  l'intimité  de  Richard 
Wagner.  C'a  été  pour  lui  «  ce  sacre  d'une  culture  de  l'es- 
prit plus  haute  »,  que  Schopenhauer  avait  reçu  en  appro- 
chant Goethe. 

A  quelque  distance  de  Lucerne,  sur  le  lac,  au  pied  du 
Pilate,  est  couché  sur  la  berge  ce  village  enfoui  sous  les 
arbres  :  Tribschen.  Nietzsche  y  passa,  durant  une  excur- 
sion qu'il  fit,  la  veille  de  la  Pentecôte  1869,  le  15  mai. 
Oserait-il  user  d'une  invitation  que  Richard  Wagner  lui 
avait  adressée  à  Leipzig?  Il  essaie,  peu  rassuré.  Il  sonne 
discrètement  à  la  grille  et  fait  passer  sa  carte.  Richard 
Wagner,  qui  travaille,  ne  s'interrompt  pas.  Mais  il  se  sou- 
vient du  jeune  savant  et  répond  par  une  invitation  à 
déjeuner.  Nietzsche,  retenu  par  des  amis,  ne  peut  accep- 
ter. Mais  il  fut  l'invité  de  Wagner  le  lundi  qui  suivit,  et 
encore  les  5  et  6  juin.  L'intimité  fut  immédiate,  enthou- 
siaste et  très  dénuée  de  cérémonie  ;  eine  unbeschreiblich 
nahe  Intimitàt,  a  écrit  Nietzsche  depuis  (*).  On  le  traitait 
en  grand  fils  et  en  vieil  ami. 


C)  A  Georg  Brandes  {Corr.,  HI,  301) 


126     ï  II  A  VAUX     DE     P  11  1]  P  A  R  A  T  I  0  N 

iNietzsclie  a  dit  souvent,  avec  une  reconnaissance  qui 
n'a  pas  varié,  le  bonheur  qu'il  a  eu  de  cette  vie  commune  ('). 
Il  la  reprenait  pour  quelques  jours,  dès  qu'il  réussissait 
à  s'affranchir.  De  tous  les  visiteurs  qui  ont  connu  cette 
solitude  animée  de  rires  où  Wagner  abritait,  auprès  de 
Gosima  de  Bûlow,  une  existence  encore  toute  remplie  des 
affres  de  la  lutte  et  de  la  création,  aucun  ne  fut  plus  aimé 
que  Nietzsche.  La  villa  de  Wagner  était  une  maison  rus- 
tique, vieille  et  compliquée.  Elle  émergeait  à  peine  d'une 
mer  ondulante  de  verdure  {*).  Les  massifs,  les  carrés  de 
fleurs  se  prolongeaient  sur  la  colline  jusqu'à  la  pente 
abrupte  au  bas  de  laquelle  étincelait,  à  travers  les  futaies 
hautes,  la  surface  bleue  du  lac.  Plus  d'une  fois,  Nietzsche, 
Wagner  et  Gosima  ont  longé  ce  sentier  qui  côtoie  l'abîme. 
A  l'extrémité  du  parc  sans  clôture,  surgissait  la  face 
rugueuse  que  montre  sur  le  lac  des  Quatre-Cantons  la 
pyramide  du  mont  Pilate.  Sur  l'autre  rive,  les  cimes  mon- 
taient en  teintes  violettes,  enveloppées  de  brumes  où 
semblaient  chevaucher  des  Walkyries.  L'émotion  qui 
remplit  les  derniers  drames  de  la  Tétralogie  est  faite  de 
tout  ce  que,  pour  Wagner,  il  flottait  de  rêves  dans  les  nuées 
du  lac  de  Lucerne . 

A  la  lettre,  ce  furent  là  «  les  plus  beaux  jours  »  de  la 
vie  de  Nietzsche (^).  Ge  fut  un  bonheur  composé,  a-t-il 
pensé  depuis,  de  «  plus  d'une  erreur  et  de  toutes  sortes 
d'illusions  »  (*).  C'a  été  une  amitié-poème,  où  Nietzsche 
peut-être  a  eu  la  plus  grande  part  de  création.  Mais  un 
bonheur  chimérique  en  est-il  moins  salutaire?  L'exalta- 


(«)  Ibid.,  V,  loi. 

(*)  V.  Judith  Gautibr,  Richard  Wagner  et  son  œuvre  poétique,  1884.  — 
E.  FoBa8TBR,  Der  junge  Nietzsche,  p.  255;  et  Wagner  und  Nietzsche  zur  Zeil 
ihrer  Freundsc.haft,  p.  73.  —  La  photographie  de  la  villa,  dans  ce  dernier 
ouvrage,  p.  16. 

(=j  A  sa  sœur,  3  février  1882  {Corr.,  V,  470). 

(»)  A  sa  sœur,  juillet  1887  {Ibid.,  V.  731). 


L  '  I  D  Y  L  L  E     D  E     T  R  I  B  s  G  H  E  N      127 

tioii  lyrique  dans  laquelle  Nietzsche  a  créé  son  premier 
système  date  de  ces  jours  de  ïribschen»  où  il  a  vu  de  près 
le  génie. 

Car  sur  l'authenticité  de  la  révélation  qui  s'ouvrit  pour 
lui  alors,  il  n'a  jamais  eu  de  doute,  bien  que  sur  le  moment 
il  l'ait  surfaite.  Wagner  est  pour  lui,  en  1869,  comme  il 
l'écrit  à  Deussen,  «  le  génie  le  plus  grand  et  le  plus 
i;rand  homme  de  notre  temps  »(').  11  apprenait  par  lui  ce 
que  c'est  qu'une  vie  humaine  de  grand  style,  «  féconde, 
riche,  émouvante,  très  isolée  et  inconnue  de  la  moyenne  des 
hommes  »  (').  11  admirait  Wagner  pour  la  force  qui  l'en- 
racinait dans  une  terre  nouvelle  et  conquise  par  lui.  C'est 
pour  Richard  Wagner  qu'il  forge  pour  la  première  fois  le 
mot  et  l'éloge  de  l'intempestivité.  Etre  «  intempestif  » 
[unzeitgemâss),  dépasser  du  regard  les  choses  éphémères, 
c'est  la  première  condition  de  la  régénération  (').  Ce  long 
vouloir  de  l'homme  qui  sait  se  taire  durant  vingt  années 
et  n'avoir  souci  que  de  sa  vocation  et  de  la  marque  qu'il 
imprimera  à  Fliumanité  pour  tous  les  temps,  voilà  le 
spectacle  fascinant  que  Richard  Wagner  lui  donne  et  dont 
Nietzsche  ne  se  lasse  pas  (*).  Le  jour  où  Nietzsche  lui  fut 
infidèle,  c'est  que  Wagner  lui  sembla  avoir  commis  une 
trahison. 

On  tremble  à  voir  un  dévouement  si  enthousiaste  s'at- 
tacher à  une  cause  et  à  un  génie  aussi  complexes  que  la 
cause  et  le  génie  de  Wagner,  avec  une  loyauté  rigide, 
mais  qui,  à  vingt-cinq  ans,  ose  s'ériger  en  juge.  Nietzsche 
va  à  Tribschen  se  reposer  du  labeur  professionnel  ;  et  tan- 
dis que  son  ami  Rohde  court  l'Italie  pour  se  fortifier  et 
s'assouplir   l'esprit,  Tribschen  tient  lieu  à  Nietzsche  de 


(')  p.  Deussen,  Erinnerungen.  Lettre  du  25  aoiït  1860. 

(*)  A  Rohde,  17  août  1869  {Corr.,  I,  160). 

(')  A  sa  sœur,  novembre  1883  (Ibid.,  V,  5i9). 

(*)  A  Gersdorff,  28  septembre  1869  {fbid.,  I,  89). 


128     TRAVAUX     DE     PRÉPARATION 

Florence  et  de  Rome.  Il  y  vient  s'enivrer  de  sa  vocation 
nouvelle.  Tout  ce  que  la  richesse  de  deux  esprits  éton- 
namment agiles  et  inventifs  et  la  grâce  d'une  femme  un 
peu  hautaine,  mais  de  goût  exigeant  et  sûr,  peuvent  ajou- 
ter au  charme  de  la  vie,  embellit  cette  idylle  du  lac  de 
Lucerne.  Est-ce  la  peine  d'ajouter  que  Nietzsche  a  infini- 
ment admiré  Cosima?  Agée  de  trente  ans  à  peine,  elle 
était  plus  près  de  lui  par  l'âge  que  de  Wagner  presque 
sexagénaire.  Sans  être  belle,  trop  élancée,  dépassant 
Wagner  de  toute  la  tête,  avec  le  profil  dantesque  de  son 
père  Franz  Liszt,  Cosima  avait  grand  air.  Possédée  de  cette 
ambition  de  dominer,  qui  était  sa  nature  même,  croit-on 
qu'elle  n'ait  pas  essayé  de  son  ascendant  sur  ce  jeune 
génie  qui  l'approchait?  Et  Nietzsche,  comment  n'aurait-il 
pas  songé  à  l'éblouir  ? 

D'une  audace  très  altière  dans  sa  conduite,  Cosima 
était  grande  et  respectable  à  force  de  sincérité.  Elle  avait 
brisé  le  cœur  d'un  noble  artiste,  Hans  von  Dulow^  dont 
elle  avait  quatre  enfants.  Depuis  deux  ans  qu'elle  vivait 
auprès  de  Richard  Wagner,  elle  était  grisée  comme  par 
un  philtre  trop  fort.  Le  drame  de  Tristan  et  d'Iseult,  que 
Wagner  avait  écrit,  tout  rempli  encore  du  songe  d'une 
autre,  Cosima  l'avait  vécu  en  entier.  Wagner  lui  laissait 
à  présent  la  liberté  de  sa  griserie.  Peut-être  a-t-il  observé 
sur  elle  plus  d'un  trait  de  l'ensorceleuse  qui,  dans  son 
Parsifal^  s'appellera  Kundry.  Il  était  sûr  d'elle  au  fond 
j)ourtant,  et  savait  la  dévotion  avec  laquelle  elle  servirait 
toujours  ce  Saint-Graal  nouveau,  la  musique  wagné- 
rienne . 

Pour  celui  qu'elle  n'a  jamais  cessé  d'appeler  «  le 
maître  »  même  devant  les  intimes,  Cosima  a  toujours 
exigé  la  plus  déférente  admiration.  Mais,  en  groupant 
autour  de  lui  une  cour  d'admirateurs,  elle  ne  trou- 
vait pas  illégitime   de  recevoir  son  tribut  d'hommages. 


L'IDYLLE     DE     T  R  I  B  S  G  H  E  N      129 

Or,  quelle  plus  délicate  flatterie  offrir  qu'un  panégyrique 
doctrinal,  où  Wagner  est  situé  au  plus  haut  sommet  de 
l'art?  C'est  ce  que  sut  faire  Nietzsche.  Au  risque  de  cha- 
griner les  survivants,  il  nous  faut  noter  ici  les  débuts 
d'un  des  grands  romans  d'amour  platonique  du  xix*^  siècle, 
d'un  roman  silencieux  et  douloureux,  resté  inconnu 
presque  jusqu'à  nos  jours. 

La  familiarité  de  cette  vie  ne  nuisait  pas  à  sa  distinc- 
(ion  parfaite,  et  elle  grandissait  sans  descendre.  Dès 
îiovembre  1869,  Cosima  écrivait  à  Nietzsche  :  «  Vous  êtes 
(le  la  maison.  »  {Sie  sind  uns  ein  Tribschener).  Elle  lui 
demandait  de  menus  services  en  foule,  allant  jusquà  le 
charger  des  achats  de  Noël  pour  ses  enfants.  Il  corrigea 
les  épreuves  de  cette  Autobiographie  de  Wagner,  rédigée 
sans  doute  pour  une  part  par  Cosima,  et  restée  quarante  ans 
le  secret  d'un  petit  nombre  d'amis.  On  lui  confiait  les  tris- 
tesses de  la  maison,  quand  affluaient  les  nouvelles  des 
mauvaises  représentations,  et  quand  les  projets  lointains, 
si  longtemps  couvés,  menaçaient  de  sombrer.  A  ces 
heures-là,  et  quand  on  ne  lit  plus  rien,  on  lit  à  Tribschen, 
pour  se  réconforter,  les  premiers  essais  manuscrits  que 
Nietzsche  envoie  de  Bàle.  Car  ces  essais  sont  surprenants 
de  hardiesse.  A  suivre  la  pensée  du  jeune  professeur,  il 
semble  que  l'œuvre  wagnérienne  ait  pour  devancière  la 
Jragédie  grecque,  et  que  la  vocation  de  Wagaer  soit  de 
retrouver,  avec  des  moyens  nouveaux,  la  tradition  d'Es- 
chyle. Tout  l'orgueil  wagnérien  alors  se  ravive.  Il  pénètre 
de  sa  puissante  flamme  l'amitié  qu'il  éprouve,  vieillissant, 
pour  ce  jeune  messager  de  sa  gloire;  et, pour  la  première 
fois,  Wagner  se  croit  compris. 

Comment  ne  pas  voir  le  danger  pour  l'âme  mobile  de 
Nietzsche  et  pour  sa  nature  d'apôtre?  Il  ira  prêchant  sa 
foi,  comme  il  avait  fait  pour  Schopenhauer.  Ensuite,  il 
faut  que  sa   foi  résiste  à    son  doute.  Il  est  d'abord  tout 


130     TRAVAUX     DE     P  R  E  P  A  R  A  T  I  0  N 

admiration.  Puis  il  raisonne  cette  émotion  lyrique,  et 
ainsi  la  transforme.  Comment  n'essaierait-il  pas  d'imposer 
à  Wagner  son  propre  wagnérisme  transformé? 

Mais  d'abord  Richard  Wagner  le  gagne  par  des  livres, 
par  Ueber  Staat  und  Religion^  ou  par  son  Beethoven,  que 
le  schopenhauérisme  «  pénétre  et  consacre  » .  Tout  l'art 
wagnérien  tient  de  cette  philosophie  son  incroyable  gra- 
vité et  sa  profondeur  allemande  (').  Nietzsche  croit  qu'il  y 
a  eu  quelque  chose  de  changé  dans  la  mentalité  de  l'Alle- 
magne le  jour  où  Wagner,  quittant  le  néo-hégélianisme  de 
Feuerbach,  a  passé  à  Schopenhauer  (*).  La  fidélité  vvagné- 
rienne  de  Nietzsche  vient  à  la  rescousse  de  sa  foi  schopen- 
hauérienne,  et  sa  mobile  flamme  en  est  davantage  fixée. 

Mieux  encore  ;  sa  croyance  schopenhauérienne  se 
consolidait  par  tout  ce  qu'il  observait  en  Richard  Wagner. 
A  jamais  désormais  dans  sa  pensée  les  noms  de  Schopen- 
hauer  et  de  Wagner  seront  liés.  Fraternité  que  personne 
encore  n'avait  soupçonnée.  En  un  temps  où  on  lit  Wagner 
avec  la  préoccupation  de  chercher  en  lui  un  disciple  de 
Feuerbach,  Nietzsche  a  pénétré  son  secret.  Wagner  croit 
en  Schopenhauer,  parce  qu'en  W^agner  s'incarne  la  doc- 
trine schopenhauérienne.  Wagner  est  le  «  génie  »,  tel 
que  Schopenhauer  le  décrit  (').  Ce  qu'on  découvre,  à  vivre 
près  de  Wagner,  c'est  la  genèse  éternelle  des  grandes 
œuvres  de  l'esprit.  «  Ce  que  j'apprends  et  ce  que  je  vois, 
ce  que  j'entends  et  ce  dont  s'ouvre  pour  moi  l'intelligence 
défie  toute  description,  écrit  Nietzsche  à  Rohde.  Schopen- 
hauer et  Gœthe,  Eschyle  et  Pindare,  crois-le  moi,  vivent 
encore  (').  » 


•     (')  Corr.,  I,  143,  161,  174,  179;  II,  220. 

(*)  Ibid  ,  I,  179. 

C)  A  Gersdorff.  4  août  et  28  septembre  1869  {Corr.,  I,  84.  91).  —  A  Rohde. 
9  décembre  1868  {/bid.,  II,  110). 

(*)  3  septembre  1869.  Corr.,  II,  167. 


L  '  I  D  Y  L  L  I']     DE     T  R  I  B  S  G  H  E  N      131 

Profond  et  nouveau  sujet  d'orgueil  que  d'avoir  plongé 
ainsi  dans  les  abîmes  de  la  «  philosophie  idéaliste  »,  et 
fierté  qui  pousse  Nietzsche  plus  vigoureusement  à  l'apos- 
tolat. Il  veut  initier  tous  ses  amis.  Il  catéchise  Deussen  ('). 
Il  recomuiande  à  Gcrsdorff  de  vivre  l'art  wagnérien  {sich 
hinein  leben)  comme  il  a  vécu  la  philosophie  schopenhauér- 
ienne.  Rohde,  dès  longtemps,  était  gagné.  Mais,  inverse- 
ment, Nietzsche  veut  à  présent  que  Wagner  connaisse  ses 
camarades  et  qu'il  juge  de  son  action  croissante  sur  les  gé- 
nérations futures  par  cette  ferveur  de  ses  jeunes  adhérents. 
Puis  il  prêchera  ses  Bâlois.  Sa  réserve  sournoise  peu  à 
peu  se  démasque.  Le  18  janvier  1870,  il  fit  une  première 
conférence    sur  Le  drame    musical  grec.   Il   récidive   le 
1^'  février  par  une  leçon  sur  Socrate  et  la  tragédie.  Ce  sont 
de  sommaires  et  fulgurants  essais  (^).  Cosima  et  Wagner 
les  lurent  au  début  de  février,  avec  une  stupeur  mêlée 
d'effroi.   Leur  allié  d'hier,  le  hérault  choisi  de  leur  pro- 
pagande, semblait  se  perdre   dans  des  spéculations  qui 
compromettaient   à   la    fois    son    renom    d'helléniste    et 
l'œuvre  wagnérien  ne.  Ils  étaient  accoutumés  à  une  toute 
autre  conception  de  la  tragédie.  Il  répugnait  au  goût  de 
Cosima  de  penser  que  la  décadence  du  genre  tragique 
commençât   dès   Eschyle    et    Sophocle.    Tous   deux,    cet 
hiver  de    1869-70,  avaient  lu  Platon  le  soir.  Ils  appre- 
naient à  présent  que  la  tragédie  grecque  était  morte  de  la 
logique  et  de  la  morale  socratiques  ;  et  que  Platon,  atteint 
de    socratisme    «  pathologiquement  » ,    en  était  venu   au 
genre  littéraire  du  dialogue  où,  sans  style  et  sans  forme, 
se  mêlaient  toutes  les  formes  et  tous  les  styles  (').  Wagner 


(*)  P.  Dbossen,  e  l'inné  ru7ïg  en,  p.  65. 

(•)  On  en  trouvera  les  fragments  dans  les  Aarhgelaasene  Werke.  (W.,  IX, 
33-69  ) 

(^)  Sokrates  und  die  TraqikUe  (W.,  IX,  54).  —  Les  lettres  de  Cosima  et  de 
Wagner  dans  E.  Foerster,  Wagner  und  Nietzsche,  p.  33  sq. 


132     ï  H  A  V  A  U  X     DE     P  R  E  P  A  Pi  A  ï  I  0  N 

suppliait   qu'on   trouvât  des    mots  plus  justes  pour  les 
«  divines  erreurs  »  de  ces  grands  philosophes. 

Puis,  Franz  Liszt  n'avait-il  pas  enseigné  que  la  sym- 
phonie de   Berlioz  était  la  forme  musicale  moderne  qui 
correspondait  à  1'   «  épopée   philosophique  »   créée  par 
Goethe  dans  Faust,   par  Byron  dans  Manfred  ou  Childe  l 
Harold  ?  Fallait-il,  sous  prétexte  que  Platon  avait  con- 
damné la  tragédie,  interdire  à  la  philosophie  de  donner    , 
un  sens    à    la    musique    nouvelle  ?    Wagner    et    Cosima  % 
faisaient  avec  ménagement  ces  réserves.  Ils  proposèrent 
(jue  Nietzsche  reprît  le  travail  dans  un  livre  moins  abrupt. 
Ils  lui  faisaient  confiance  et  reconnaissaient  sa  supériorité 
d'helléniste.  «  Laissez-vous  diriger  par  la  musique,  tout 
en  restant  philologue,  lui  conseillait  Wagner.  »  Il  comptait 
que  la  musique  lui  donnerait  du  tact  et  atténuerait  le  ton 
tranchant  de   ses   assertions.   Et  puisqu'ils    travaillaient 
ensemble  à  une   «  Renaissance  »,   Wagner  ne   désespé- 
rait pas   que    •<   Platon  y   embrasserait   Homère,   tandis 
qu'Homère,   rempli  des  idées   de    Platon,  y  serait  plus 
grand  que  jamais  »  (').  Les  ébauches  de  Nietzsche  impor- 
tent aujourd'hui  à  l'histoire  par  d'autres  qualités  que  celles 
qui  les  lui  rendait  chères.  Il  nous  est  assez  indifférent  que 
la  thèse  foncière  de  Nietzsche,  celle  où  il  s'acharnera  le 
plus,  et  qui  affirme   la  ressemblance   entre  la    tragédie 
grecque  et  l'opéra  de  Wagner,  soit  fausse.  Nous  entendons 
à  travers  ces  assimilations    erronées  les   balbutiements 
d'une  nouvelle  méthode  qui  fondera  un  jour  une  sociologie 
de  l'art.  Nietzsche  emprunte  au  romantisme  la  grande  dis- 
tinction entre  la  littérature  de  tradition  vivante  et  orale  et 
la  littérature  factice  et  écrite.  Il  explique  les  œuvres  par 
l'outil  qui  les  transmet,  parle  rôle  de  ceux  qui  manient  cet 
outil,  comédiens  ou  choristes,  par  le  public  auquel  l'œuvre 


(')  E.  FoERSTEu,  Ibid.,  36. 


L'IDYLLE     DE     T  R  I  B  S  C  H  E  N      133 

s'adresse.  La  sensibilité  de  ce  public  comme  sa  masse  et  son 
intérêt  diffèrent  selon  qu'il  écoute  dans  une  grande  fête 
rituelle,  et  sous  l'impression  d'une  émotion  religieuse,  ou 
qu'il  se  compose  de  lecteurs  épars  qui  méditent  à  tête  repo- 
sée. Nietzsche  conçoit  donc  une  représentation  tragique 
comme  un  groupe  de  travail,  à  l'œuvre  pour  une  besogne 
sacramentelle  ;  et  cet  ensemble  de  circonstances  sociales 
crée  la  forme  tragique,  détermine  le  choix  des  tlièmes  et 
(les  caractères.  La  disparition  de  cette  émotion  sociale,  la 
diffusion  d'un  nouvel  esprit  amènent  la  décadence  du 
genre,  infailliblement.  Voiià  les  aperçus  qui  aujourd'hui 
nous  frappent.  Nul  doute  que  pour  les  transcrire,  il  ne 
iallût,  par  delà  l'érudition  un  peu  livresque,  dont  la  masse 
diffuse  créa  à  Nietzsche  l'illusion  d'une  originalité,  l'émo- 
tion d'une  véritable  détresse  présente,  le  besoin  d'une  vie 
sociale  intensifiée,  et  le  besoin  d'une  vie  artiste  qui  en 
serait  l'expression  intégrale.  Là  est  l'apostolat  vrai  de 
Nietzsche.  Il  se  trompe  sur  les  moyens,  non  sur  le  but.  Il 
a  donc  raison  de  recourir  aux  mots  bibliques  :  «  Il  faut  que 
le  scandale  arrive.  »  Déjà  sa  résolution  était  prise  :  «  Dans 
l'expression  de  notre  philosopliie,  soyons  rigides  comme 
la  vieille  vertu  romaine  (*).  « 

Il  était  rigide  ;  mais  la  cristallisation  intérieure  du 
système  qu'il  sentait  se  former  en  lui  pouvait  se  défaire  à 
tout  instant. 

Je  sens  comme  mou  effort  philosophique,  moral  et  scientifique 
tend  vers  un  seul  but,  et  que  —  le  premier  peut-être  de  tous  les  philo- 
logues —  je  deviens  un  tout. 

Ainsi  une  fatalité  intérieure  poussait  Nietzsche  à 
d'irrémédiables  conflits.  Il  était  le  philologue  sans  précé- 
dent, qui,  hautainement,  émergeait  au-dessus  même  de 


(*)  P.  Deussem,  Erinnerungen,  p.  73.  —  Corr.,  I,  166. 


134     TRAVAUX     DE     P  R  É  P  A  R  A  ï  I  0  N 

Ritschl.  «  Le  malheur,  écrira-t-il,  c'est  que  je  n'ai  pas  de 
modèle  à  suivre  (').  »  Il  animait  les  ombres  mortes  du 
passé  non  plus  seulement  en  leur  faisant  boire  le  sang  de 
Schopenhauer,  mais  par  des  libations  wagnériennes. 
Comment  n'eût-il  pas  choqué  la  corporation  des  philo- 
logues? 

Combien  pourtant  dès  ce  moment  cette  ferveur 
pour  Wagner  ne  couvre-t-elle  pas  de  malentendus  !  Si 
Richard  Wagner  est  le  «  véritable  frère  spirituel  de 
Schopenhauer  »,  s'il  est  à  ce  dernier  «  ce  que  Schiller 
est  à  Kant  » ,  qui  donc  doit  passer  pour  le  plus  grand  ? 
Pour  Nietzsche,  n'est-ce  pas,  bien  évidemment,  Schopen- 
hauer ?  Qu'adviendra-t-il  le  jour  où  Wagner  se  doutera 
de  ce  jugement?  A  coup  sûr,  l'alliance  entre  Wagner  et 
Nietzsche  se  cimentait  avec  plus  de  solidité  par  une  com- 
mune croyance.  On  ne  choisit  pas  une  philosophie  par 
raison,  écrivait  Nietzsche  à  Deussen  ;  et  là-dessus  il 
pensait  comme  Fichte.  Nous  choisissons  une  philosophie 
par  réminiscence  de  notre  caractère  vrai,  et  comme  une 
expression  de  nos  plus  profonds  instincts  {^).  En  faisant  de 
Schopenhauer  leur  bréviaire,  ils  s'étaient  sentis  solidaires 
dans  une  pareille  et  invisible  vie.  Mais  que  va-t-il  arriver 
quand  Nietzsche,  philosophe  plus  exercé,  voudra  définir 
avec  plus  de  rigueur  impérative  les  conditions  de  cette  vie, 
que  devait,  à  son  tour,  symboliser  le  drame  musical  (')  ? 
Voilà  où  préexiste  la  dissonance  dans  cette  amitié  qui  fut 
vraiment  étroite,  mais  où  aucun  des  deux  amis  ne  se  faisait 
une  idée  exacte  de  son  partenaire. 

Si  le  malentendu  restait  masqué  par  le  commun  enthou- 
siasme, il  y  avait  dans  cette  foi  chaleureuse  elle-même 
une  difficulté  que  Wagner  sentait.  «  J'ai  toujours  eu  le 


(')  Ibid.,  I,  165.  —  (*)   Corr.,  I,  182.  —  (^)  Deussen,  Erinnerungen,  p. 
Ibid.,  I,  154. 


L'IDYLLE     DE     ï  R  I  B  S  G  H  EN      133 

sentiment,  a  écrit  Wagner  depuis,  que  Nietzsche  dans  son 
intimité  avec  moi  était  comme  sous  l'empire  d'une  crispa- 
tion vitale  de  sa  pensée  (*).  »  Wagner  donnait  à  ce  jeune 
savant  sa  consécration,  et  craignait  ses  élans  impétueux.  Il 
était  glorieux  avec  lui  de  sentir  qu'une  Renaissance  nou- 
velle se  préparait  qui  aurait  son  Homère  et  son  Platon  ;  et 
son  orgueil  ne  s'étonnait  point  d'en  être  l'Homère  (*).  Mais 
il  ne  se  satisfaisait  pas  des  apothéoses  courtes.  Il  conseilla 
à  Nietzsche  un  effort  prolongé,  et  ne  se  doutant  pas  qu'il  le 
poussait  dans  le  sens  de  sa  pente,  il  intensifia  en  lui  cette 
ambitieuse  méditation  où  se  dessinait  à  la  fois  un  grand 
livre  sur  les  Grecs  et  un  livre  wagnérien  sur  la  tragédie. 
Comme  le  train  ordinaire  de  la  vie  reprenait  Nietzsche, 
cette  fatalité  qui  l'entraînait  demeurait  invisible.  Le  voisi- 
nage de  Tribschen  ne  lui  était  qu'une  consolation.  Mais  le 
souvenir  de  l'idylle  rendait  plus  triste  le  séjour  bâlois,  si 
abandonné  des  Muses,  et  le  dur  professorat  dont  il  avait 
été  si  glorieux  (').  Devant  Ritschl,  il  se  cachait.  Quelles 
étaient  ces  expériences,  qu'il  faisait  entrevoir  à  son  vieux 
maître,  et  dont  il  sentait  en  lui  la  croissance?  Il  les  annon- 
(;ait,  sans  les  définir  (*).  Il  travaillait  encore  en  philo- 
logue correct.  Pour  le  jubilé  de  son  vieux  collèg-ue 
Gerlach,  il  publia  une  jolie  et  nouvelle  étude  sur  les 
sources  de  Diogène  Laërce,  et  reprit  de  vieilles  et  ingé- 
nieuses conjectures  sur  Ménippe.  On  put  admirer  de 
nouveau  l'art,  que  lui  reconnaissait  Ritschl,  de  rendre 
une  recherche  philologique  «  poignante  comme  un  roman 
parisien  » .  On  voit  le  raisonnement  de  Nietzsche  s'insérer 
dans  la  maçonnerie  serrée  des  écoles  philosophiques  ;  en 


(')  Lettre  de  Wagner  à  Overbeck,  19  octobre  1879.  —  C.-A.  Bbrnoulu, 
Franz  Overbeck,  I,  264. 

('^)  Glaserapp,  Richard  Wagner,  III,  p.  314.  —  E.  Foerster,  Biogr.,  II, 
pp.  22,  24. 

(')  Corr.,  II,  176.  —  («)  Ibid.,  III,  95. 


136TIIAVAUX     DE     PREPARATIOiN 

défaire  les  couches  ;  montrer  comment  Ménippe,  disciple 
de  Métroclès,  a  dû  vivre  avant  Ménédème  et  avant  Timon, 
mais  après  Épicure,  contre  lequel  il  écrivait,  et  au  plus 
tard  dans  l'âge  mûr  d'Arcésilas  (mort  en  241  avant  Jésus- 
Christ),  dont  un  de  ses  dialogues  porte  le  nom.  Avant  tout, 
il  faut  établir  qu'il  n'y  a  pas  deux  Ménippe,  Le  poète  du 
même  nom,  ce  vieillard  chauve  en  loques  connu  de  Lucien, 
contempteur  de  la  noblesse,  de  la  richesse  et  de  la  joie, 
est  précisément  le  philosophe  cynique  dont  la  légende 
raconte  qu'un  jour,  avec  l'aide  d'Empédocle,  il  put  péné- 
trer du  regard  la  terre  entière  et  assister  à  tous  les  événe- 
ments simultanés  qui  se  passaient  dans  les  pays  les  plus 
lointains.  C'est  lui  qui  dans  notre  texte  donne  de  ces  pays 
une  description  si  curieusement  sardonique.  Ses  écrits  sont 
des  mélanges  satiriques  de  vers  et  de  prose  que  Varron 
imita  parce  qu'il  était  de  son  école  (*). 

De  tels  essais  confirmaient  Ritschl  dans  son  estime 
admirative  d'autrefois.  Pour  la  Revue  qu'il  fondait,  pour 
ces  Acta  societatis  Lipsiensis ,  destinés  à  combattre  l'in- 
fluence du  grammairien  Georg  Curtius,  c'est  un  travail 
de  Nietzsche  qu'il  voulut  en  tête.  (')  Ainsi  parut,  par 
les  soins  de  Nietzsche,  l'édition  nouvelle  du  Certamen 
Homeri  et  Hesiodi,  la  première  qu'on  ait  faite  depuis 
Henri  Estienne.  Puis,  dans  l'introduction,  et  dans  des 
articles  nouveaux  pour  le  Rheinisches  Muséum^  Nietzsche 
reprenait  les  recherches  qui  lui  avaient  été  chères  et  lui 
avaient  valu  le  succès  de  sa  leçon  d'ouverture.  Il  creusait 
la  vieille  légende  qui  met  aux  prises,  devant  le  roi 
Panéïdès,  Hésiode,  chantre  de  l'agriculture  et  de  la  paix, 
avec  Homère,  aède  de  l'héroïsme.  Il  mettait  en  parallèle 


(')  Beilrtige  zur  Quellenkunde  und  KritU;  des  Laertius   Diogeiies,  1870. 
{Philologica,  I,  171-214.) 
(-)  Corr.,  III,  89. 


L'IDYLLE     DE     T  R  I  B  S  G  H  E  N      137 

avec  le  manuscrit  florentin  un  autre  récit,  dû  au  Pseudo- 
Plutarque,  et  intitulé  Conviviuîn  septem  sapientium.  Il 
montrait  que  le  Certamen  n'est  qu'une  réduction  d'un  récit 
plus  grand  et  disparu,  qui  a  dû  être  le  Musée  du  rhéteur 
Alcidamas  ;  et  que  ce  Musée  a  dû  être  une  sorte^  de  traité 
usuel  de  rhétorique.  Homère  est  couronné  pour  l'ingé- 
niosité de  sa  riposte  dans  l'interrogatoire.  C'est  qu' Alci- 
damas est  disciple  de  Gorgias,  qui,  à  l'inverse  d'Isocrate, 
accorde  une  importance  prépondérante  à  l'improvisation  ; 
et  il  apparaissait  une  fois  de  plus  que  les  traditions  litté- 
raires se  forment  et  se  déforment  sous  des  influences 
sociales,  qui  sont  des  passions  de  sectes,  de  classes, 
d'écoles,  de  multitudes  ('). 

Mais,  négociant  pour  lui-même,  Nietzsche  était  actif 
aussi  pour  ses  amis.  Il  faisait  la  paix  entre  Ritschl  et  Erwin 
Rohde.  Il  stipulait  discrètement  auprès  du  maître  que  la 
collaboration  de  Rohde  était  la  condition  de  la  sienne,  et 
déracinait  peu  à  peu  de  l'esprit  du  disciple  la  rancune 
qu'il  avait  gardée  depuis  le  temps  où  le  Rheinisches 
Muséum  avait  refusé  son  travail  sur  Lucius.  Le  caractère 
de  Nietzsche  était  impérieux  affectueusement.  Il  voulait 
dominer,  mais  dans  une  amitié.  Il  imposait  avec  douceur 
ses  amis  à  ses  amis,  et  ainsi  obligeait  Ritschl  à  accueillir 
Rohde;  puis  introduisit  Rohde  chez  Richard  Wagner. 

Dès  janvier  1870,  dans  le  grand  silence  bâlois  qui  pesait 
sur  lui  comme  une  angoisse,  il  avait  poussé  vers  Rohde  un 
cri  désespéré  :  «  Je  t'implore,  comme  implore  un  malade... 
Viens  à  Râle  (-)  !  »  Rohde,  comme  Nietzsche,  était  un  philo- 
logue artiste,  redouté  de  ses  confrères  et  rempli  pour  eux 
(le  haine.  Depuis  le  printemps  de   1869,  il  voyageait  en 

(*)  Philologica,  I,  p.  215  sq.  Les  deux  premiers  chapitres  seuls  sont  de 
r    1S70. 

n  Corr.,  II,  180. 


138     T  R  A  V  AUX     DE     P  R  E  P  A  II  A  T  I  0  N 

Italie.  II  faisait  son  Iter  italicum  en  Allemand  méthodique, 
fureteur  et  bien  résolu  à  rapporter  des  Bibliothèques  ita- 
liennes une  ample  moisson  de  manuscrits  inédits.  Pourtant 
ses  yeux  s'éblouissaient  aussi  du  soleil  italien,  «  qui  sait 
transfigurer  les  ruines  et  les  haillons  »  (*).  A  Fiésole,  avec 
Wilhelm  Roscher,  devant  les  fresques  de  Fra  Angelico,  il 
s'attendrissait  de  pure  émotion  chrétienne,  comme  jadis 
les  peintres  allemands  de  l'Ecole  nazaréenne,  un  Overbeck 
ou  un  Philipp  Veit.  II  transposait  en  langage  schopen- 
hauérien  cette  émotion.  Le  grand  calme  contemplatif,  par 
lequel  cette  chaste  peinture  siennoise  semble  éteindre  en 
nous  toute  fièvre  de  vouloir,  semblait  à  Rohde  la  région 
même  habitée  par  le  génie.  II  avait  vu  l'Etrurie,  Naples 
et  Sorrente,  Pérouse  et  Assise.  Rome  et  Florence  avaient 
été  des  étapes  prolongées  et  studieuses.  Bologne,  avec 
Francia  et  les  Bolonais  tardifs,  le  conquit  ;  et  un  char- 
mant printemps  à  Venise  avait  apaisé  sa  «  faim  de  soleil  » . 
Mais  enfin  il  écoutait  l'appel  de  Nietzsche.  Ils  se  revi- 
rent, après  trois  ans  d'absence,  en  mai  1870.  Etait-ce  encore 
Tensorcellement  du  nom  de  Schopenhauer  qui  les  joignait  ? 
Nietzsche  avouait  qu'il  ne  suffisait  plus,  a  Toute  spécula- 
tion philosophique  est  jeu  d'imagination  subjective,  » 
Cette  conviction  s'ancrait  fortement  dans  la  pensée  de 
Rohde  depuis  longtemps  (^).  Par  delà  Schoj)enhauer  leur 
accord  était  plus  profond  ;  et  leur  culte  commun  pour 
Wagner  en  était  le  symbole  plus  encore  que  la  cause. 
Souvent  alors,  le  soir,  Nietzsche  jouait  les  Meistersinger. 

Je  songe  aux  jardins  bienheureux  où  j'étais  transporté  quand 
(au  printemps  de  1870)  Nietzsclie  jouait  l'air  de  Morgendlich  leuchlet 
4es  Meistersinger.  Ce  furent  les  heures  les  plus  belles  de  ma  vie  ^^). 


(')  Ibid.,  II,  146. 

(-)  Voir  la  lettre  du  4  novembre  1868.  —  Corr.,  II,  80. 

(')  Cogitata  de  llohde,  g  66  (dans  Crusius,  p.  246). 


LA      GUERRE      DE      1870         139 

Ainsi  méditait  Rohde  encore  en  1876,  et  il  a,  depuis, 
écrit  à  Franz  Overbeck  quejamais  interprétation  ne  l'avait 
saisi  par  des  fibres  aussi .  profondes  (').  Tribschen  les 
accueillit  ensemble,  du  11  au  13  juin;  et  Wagner  conve- 
nait que  c'était  «  comme  une  nouvelle  espèce  d'hommes  » 
que  ces  jeunes  savants  en  qui  s'unissaient,  pour  une  œuvre 
de  culture  générale,  les  méthodes  critiques  méticuleuses, 
la  ferveur  artiste,  et  le  don  littéraire  de  création.  Il  avait 
aimé  en  Rohde  la  gravité,  empreinte  dans  ses  traits  virils. 
Entre  tous  ces  hommes  se  dessinait  une  alliance  scellée 
d'afTection.  Nietzsche  en  envoyait  la  promesse  à  Rohde, 
quand  éclata  le  coup  de  foudre  :  la  déclaration  de  la  guerre 
entre  la  France  et  l'Allemagne. 

ïlî 

LA   GUERRE   DE    1870 

A  la  première  nouvelle  Nietzsche  fut  stupéfait  d'effroi 
et  de  douleur.  Comment  résisterait  au  cataclysme  la  civi- 
lisation européenne  si  fragile  ?  Sa  croyance  fut  qu'il 
faudrait  une  nouvelle  vie  monacale,  réfugiée  en  de  rares 
couvents,  pour  sauver  les  débris  de  la  culture  vraie  (^).  La 
nouvelle  l'atteignit  à  Axenstein  près  de  Brunnen.  Le 
désarr-oi  était  grand  chez  tous  les  Allemands  qui  avaient  à 
rejoindre  leur  f>ays.  Ritschl  demandait  avec  anxiété  des 
nouvelles  de  sa  femme  et  de  sa  fille.  Les  chemins  de  fer  et 
les  télégraphes  allemands  étaient  absorbés  par  la  mobili- 
sation. Dans  ce  conflit  sanglant,  Nietzsche  devait-il 
prendre  parti  ?  Il  y  aurait  contre-sens  à  s'en  étonner.  L'art 
wagnérien,  si  composite,  et  qui  était  une  fleur  de  culture 


(')  Crusius,  p.  38. 
{')  Cor;-.,  II. 


140     TRAVAUX     DE     PREPARATION 

européenne,  se  targuait  d'origines  toutes  germaniques. 
En  cela  ces  Saxons  de  l'espèce  de  Fichte  et  de  Wagner 
n'ont  pas  changé  :  ils  ont  le  don  de  la  haine  et  d'une 
envahissante  morgue.  Ce  qui  menaçait  de  périr,  q'était 
pour  lui  non  la  civilisation  européenne,  mais  la  civilisa- 
tion allemande  ;  et  Nietzsche  éclatait  :  «  Ah  !  ce  tigre  fran- 
çais digne  de  malédiction  !  »  Il  crut  naturel  d'accourir  au 
service  de  l'Allemagne,  quand  cette  guerre,  qu'il  avait 
prévue  et  souhaitée,  fut  déclarée  ('). 

Son  professorat  de  Bâle  l'ayant  fait  citoyen  suisse,  la 
Confédération  lui  interdisait  le  service  armé.  Nietzsche  n'a 
pas  vu,  avec  sa  batterie,  les  batailles  de  Rezonville,  de 
Sedan,  de  Laon.  Le  12  août,  avec  Lisbeth,  sa  sœur,  qu'il 
reconduisait  à  mi-chemin  chez  sa  mère,  il  rejoignit 
Erlangen,  où  on  lui  fit  faire  un  sommaire  apprentissage 
d'ambulancier.  En  moins  de  deux  semaines,  après  avoir 
soigné  un  tirailleur  algérien  et  un  fantassin  prussien,  il  fut 
prêt.  On  l'expédia  pour  les  champs  de  bataille.  Un  jeune 
peintre  hambourgeois,  Mosengel,  fut  son  compagnon  de 
route.  Ils  voyagèrent  dans  les  guérites  des  garde-frems 
sur  des  fourgons  de  marchandises.  Attachés  aux  services 
sanitaires  bavarois,  ils  suivaient  le  sillage  de  la  IIP  armée. 
Ils  passèrent  Wissembourg  ;  virent  1'  «  effroyable  »  champ 
de  bataille  de  Woerth,  qui  dégageait  une  odeur  de  char- 
nier. Les  villages  en  ruines  regorgeaient  d'ambulances. 
A  Gersdorff,  à  Langensulzbach,  à  Soulz-sous-forêt,  bour- 
gades alsaciennes  situées  sur  les  lignes  allemandes  ou  en 
arrière  d'elles,  Nietzsche  recueillait  et  expédiait  les  blessés. 
Il  dit  des  paysans  alsaciens  qu'il  observait  : 


(')  Corr.,  V,  188.  —  P.  Deussek,  Erinnerungen,  p.  78,  dit  :  «  Un  accès 
de  patriotisme,  tout  à  fait  inintelligible  pour  moi  chez  un  tel  homme,  le 
poussa.  »  Il  y  a  là  un  anachronisme.  Nietzsche  en  i870  n'est  pas  encore  le 
'.  bon  Européen  »  qu'il  sera  plus  tard. 


LA       GUERRE       DE       1870         141 

La  population  ennemie  semble  s'habituer  au  nouvel  état  de 
choses.  Rien  d'étonnant:  Elle  est  menacée  de  mort  pour  les  moindres 
délits  ('). 

A  l'horizon,  la  nuit,  on  voyait  une  immense  colonne  de 
tlammes  :  c'était  Strasbourg  bombardée.  Par  Haguenau 
et  Bischwiller,  on  expédia  Nietzsche  sur  Lunéville,  sur 
Nancy  et  sur  Metz.  Il  n'a  pas  fait  la  guerre  ;  mais  il  a 
connu  les  massacres  qu'elle  laisse.  Le  jour  où,  au  détour 
d'un  village,  il  vit  un  régiment  de  cavalerie  passer  comme 
une  nuée  d'orage,  suivie  du  roulement  de  ses  batteries  à 
cheval,  puis  des  régiments  d'infanterie  martelant  leur  pas 
de  course,  il  comprit  que  le  vouloir-vivre  n'est  pas  en  son 
fond  un  misérable  instinct  d'exister,  mais  une  volonté  de 
vaincre,  de  dominer,  d'être  fort  ('). 

En  Nietzsche  pourtant  cette  griserie  de  l'action  et  de 
la  victoire  ne  dura  point  ;  et  «  le  cœur  brisé  de  com- 
passion »,  il  retournait  à  son  ambulance.  Il  avait  beau 
reprendre  alors  et  méditer  son  manuscrit  sur  la  tra- 
gédie. La  pensée  de  ces  Grecs  si  virils,  qui  guérissaient  la 
terreur  et  la  pitié  par  la  contemplation  enivrante  de  la 
mort  et  de  la  souffrance,  n'endurcissait  pas  son  cœur 
moderne  et  tendre.  La  douleur  morale  le  minait.  Il  dut 
ramener  à  Carlsruhe,  dans  un  fourgon  à  bestiaux  inondé 
par  une  pluie  ruisselante,  dix  blessés  :  Il  prit  leur 
diphtérie  et  leur  dysenterie.  En  vain,  son  camarade 
Mosengel  le  soigna  avec  un  dévouement  de  frère. 
Nietzsche  faillit  mourir.  Et  il  ne  cessa  point  d'avoir  dans 
les  oreilles,  hallucinatoirement,  le  long  cri  désespéré  qui 
s'élève  des  champs  de  carnage.  De  ce  jour-là,  la  maladie 
ne  cessera  plus  d'être  pour  Nietzsche  une  compagne 
amère  et  fidèle,  et  quelquefois  une  Muse.  Ce  sera  pour 


(*)  Con-.,  I,  171;  III,  116;  V,  191. 

(")  E.  FoERSTER,  Der  junge  Nietzsche,  p.  268. 


142     TRAVAUX     DE     PREPARATION 

lui  le  plus  clair  et  tragique  bénéfice  des  faits  de  1870. 
Il  n'en  a  pas  tiré  consciemment  toute  la  leçon  pro- 
fonde. Ce  qu'il  a  vu  des  plaines  vallonnées  de  Lorraine  ne 
lui  a  pas  fait  connaître  la  France.  Quand  il  revint  à  Bâle, 
fm  octobre,  il  se  froissa  du  sentiment  français  prédomi- 
nant, de  la  haine  instinctive  de  l'Allemagne  (').  La 
lumière  se  fit  lentement  en  lui. 

Mes  sympathies  pour  la  guerre  de  conquête  actuelle  diminuent 
peu  à  peu,  écrivait-il  le  12  décembre  1870.  L'avenir  de  notre  culture 
allemande  me  paraît  menacé  plus  que  jamais  (•). 

•  Sa  sœur  et  sa  mère,  très  loyalistes,  lui  avaient  envoyé 
des  bustes  du  roi  de  Prusse  et  du  kronprinz.  Il  les  garda, 
mais  répondit  «  que  ces  gloires  sanglantes  lui  donnaient 
le  cauchemar  à  la  longue  »(=').  Si  la  culture  allemande  était 
menacée,  c'était  par  la  faute  de  l'Allemagne.  Il  craignit 
que  de  nouveau,  comme  en  1815,  la  victoire  ne  fût  payée 
de  sacrifices  intellectuels  auxquels,  pour  sa  part,  il  ne  se 
résignait  pas  (*).  La  Prusse, en  particulier,  livrée  au  byzan- 
tinisme  et  à  la  prêtrise,  lui  répugnait. 

Ce  qui  me  déplut  après  la  guerre,  a-t-il  écrit  dans  des  notes  post- 
humes, c'est  le  luxe,  le  mépris  des  Français,  le  nationalisme.  Com- 
bien on  était  ramené  en  arrière  de  Gœthe  I  Et  quelle  répugnante 
sensualité  (°)  I 

Pour  Nietzsche,  l'Allemagne  forte  avait  les  devoirs  de 
sa  force  :  Puissance  oblige.  Des  luttes  comme  on  n'en 
avait  pas  encore  vu,  étaient  à  prévoir  (*).  Il  n'en  devi- 
nait pas  la  nature.  Il  pressentait  seulement  une  surabon- 
dance de  deuil.  Son  attente  anxieuse  fut  encore  dépassée 
par  l'étendue  du  désastre.  La  Commune  fut  proclamée  à 


(')  Corr.,  III,  121;  V,  194.  —  (')  Ibid.,  V,  196.  —  (')  Ibid.,  V,  198.  — 
(*)  Ibid.,  I,  176.  —  {»)  Menschlichei,  fragments  postli..  S  368  (IF.,  XI,  p.  Wà), 
—  («)  Corr.,  I,  179;  11,208. 


L  A       (;  [    E  li  K  E       DE       18  7  0         143 

Paris.  Elle  se  défendit  deux  mois  dans  des  convulsions 
sauvages.  Un  jour  de  mai  1871,  une  rumeur  erronée  se 
répandit  à  Bàle  :  le  Louvre  était  en  flammes.  Nietzsche 
fut  suffoqué  d'émotion.  Il  courut  chez  Jacob  Burckhardt, 
qui  déjà  aussi  le  cherchait.  Ils  se  rejoignirent  enfin,  et  ne 
purent  que  se  serrer  la  main,  les  yeux  remplis  de  pleurs. 
Toute  I la  vieille  Europe  et  sa  civilisation  «  latine  »  mon- 
trait sa  fragilité.  11  suffisait  d'un  jour  pour  détruire  des 
périodes  entières  de  l'art.  Et  Nietzsche  désespérait. 
Qu'était-ce  que  la  science  et  que  la  philosophie  impuis- 
santes à  empêcher  de  telles  destructions  ?  Avec  plus 
d'acharnement  alors  il  s'enfonçait  dans  ses  convictions 
pessimistes.  L'art  est  fragile  et  à  la  merci  d'une  émeute. 
Les  foules  n'ont  pas  encore  la  sensibilité  qui  se  console 
par  des  formes  belles.  L'office  de  l'art  est  donc  d'une 
autre  nature,  très  métaphysique.  11  fallait  se  pénétrer  de 
cette  mission.  Mais  Nietzsche  ne  rendit  pas  responsables 
les  multitudes  égarées,  capables  d'un  tel  crime.  La  com- 
passion là  encore  le  conduisait.  Et  il  préparait  son  cœur 
pour  cette  lutte  concertée  de  la  civilisation  nouvelle  et 
germanique  contre  la  décadence  latine. 


1 


CHAPITRE       II 


AMITIES    PROCHES    ET    LOINTAINES 


POUR  cette  besogne  de  civilisation,  aussitôt  surgis- 
saient en  Nietzsche  des  velléités  de  réformateur.  Il 
fallait  grouper  des  amis  et  commencer  un  apos- 
tolat. Tribschen  était  un  centre  :  il  fallait  en  assurer  le 
rayonnement.  Bâle  était  la  ville  de  Burckhardt  et  de 
l'humanisme.  Elle  n'était  pas  encore  la  ville  de  Wagner 
et  de  la  suprême  philosophie.  Nietzsche  alors  sonna  le 
rappel  des  amis  lointains.  Il  assignait  à  tous  des  postes 
de  missionnaires.  Sa  solitude  était  faite  d'abord  de  son 
impatience  à  se  répandre.  Pourtant,  si  changeante  que 
fût  sa  pensée  toujours  en  travail,  il  gardait  la  fidélité  des 
amitiés,  et  la  vie  intérieure  se  composait  d'abord  une  sym- 
phonie de  tendresses. 

Parmi  ces  accords  du  cœur,  nécessaires  à  sa  vie,  il  y 
en  avait  qui  s'affaiblissaient  par  la  distance.  Son  premier 
soin,  une  fois  installé  à  Bâle,  était  de  prêter  l'oreille  : 
quels  étaient  ceux  qui  s'effaçaient  ou  se  précisaient  ? 
«  Un  groupe  d'amis  est  comme  une  projection  de  notre 
àme  au  -dehors  (').  »  La  gamme  de  ses  amitiés  lui  fai- 
sait mieux  connaître  la  tonalité  de  sa  musique  inté- 
rieure ;  et  il  jugeait  de  sa  valeur  propre  par  la  valeur 
de  ses  amis.   S'il   est  vrai,  comme    il  l'avait  appris    de 


(';  P.  Del'ssen,  Ei'hmeningen,  p.  67. 


I' 


LES     A  M  I  T  I  E  S  145 

Fichte,  que  l'àme  se  reconnaît  par  le  corps  qui  l'exprimo, 
les  affections  dont  il  s'entourait  faisaient  à  Nieizsclie 
comme  un  halo  et  une  atmosphère  où  se  reflétait  sa 
pensée.  C'est  pourquoi  il  fut  toujours,  en  amitié,  si 
jaloux  et  si  pur,  ambitieux  de  dominer,  jusqu'à  abuser  de 
ceux  qu'il  aimait  ;  et  son  instabilité  sensitive  trouvait  un 
contrepoids  dans  ces  amitiés  choisies  dont  il  faisait^le  corps 
multiple  de  son  âme  embrasée. 

La  vie  pourtant  éparpillait  constamment  ce  chœur 
fraternel.  Il  avait  beau  imaginer  des  solennités,  ménager 
savamment  des  entrevues.  Son  passage  à  Leipzig,  en 
octobre  1871,  fut  une  de  ces  commémorations,  où  il 
avait  su  réunir  les  plus  vieux  camarades  de  Naumburg, 
de  Pforta  et  de  Leipzig  :  Krug  et  Pinder,  Gersdorff  et 
Rohde(').  «Z^^r  Freimdschaft  gehôrt  Gegenioart  »,  écrivait- 
il  à  Deussen  (^).  Un  reclassement  se  faisait  donc  dans  ses 
amitiés.  Il  y  eut  les  amis  dont  il  ne  garda  que  le  souvenir  et 
dont  l'image  pâlissait,  et  ceux  qu'il  eut  à  cœur  de  revoir, 
d'inviter  ou  que  la  vie  rapprochait  de  lui  et  dont  elle 
faisait  des  confidents  et  des  collaborateurs. 

Le  décor  de  la  vieille  ville  de  Naumburg  s'estompe 
ainsi  dans  la  brume,  avec  toutes  les  silhouettes  qui  lui 
avaient  été  familières.  Pinder  et  Krug,  qu'il  n'a  pas 
manqué  de  revoir  à  chacun  de  ses  passages  dans  la  cité 
de  son  enfance,  et  qu'il  a  revus  fiancés  et  mariés  en  1873 
et  1874,  lui  restent  attachés  et  chers,  mais  leur  souvenir 
est  vide  de  cette  chaleur  que  donne  le  contact  quotidien. 
Echanger  quelques  lettres  de  félicitations  pour  un  anni- 
versaire, une  fête  ou  un  deuil,  quand  disparaissent  àe 
vieux  parents,  offrir  une  photographie,  qu'est-ce  que  ceLn, 
si  ce  n'est  raviver  le  sentiment  de  la  distance  et  du  renoii- 


(*)  Corr.,  I,  192. 
(')  Ibid.,  I,  14i. 

AHDLER.    —   II.  10 


146     TRAVAUX     DE     PREPARATION 

cément?  Que  Knig  envoie  une  composition  de  lui,  «  mé- 
ditation d'une  noble  pensée  et  travail  d'un  excellent  musi- 
cien »  (')  ;  ou  que  Nietzsche  lui  adresse  ses  derniers 
livres,  il  ne  saura  jamais  si  ces  pamphlets  atteignent  son 
ami  dans  la  disposition  d'âme  qui  était  la  sienne  (*);  et 
les  sympathies  wagnériennes  communes,  les  rencontres  à 
Bayreuth  ne  suffisaient  pas  à  sceller  une  alliance  pour 
cette  lutte  où  Nietzsche  s'engageait  d'un  cœur  un  peu  plus 
meurtri  chaque  jour,  mais  stoïque. 

I 

PAUL    DEUSSEN 

Nietzsche  écrivait,  dès  1869,  à  Paul  Deussen,  son 
camarade  si  intime  de  Pforta  et  de  Bonn  :  «  Je  ne  peux 
plus  me  représenter  ta  personne  (').  »  Pourtant,  il  con- 
tinuait à  le  semoncer,  à  le  surveiller  de  loin  jusque  dans 
ses  fréquentations;  à  le  louer  de  sa  tendresse  fidèle,  à  j 
l'encourager,  un  peu  de  haut,  dans  la  tâche  de  l'enseigne-  1 
ment  secondaire  auquel  Deussen  se  vouait.  Au  demeu-  1 
rant,  Nietzsche  était  heureux  de  sa  conversion  au  scho- 
penhauérisme  où  il  voyait  une  victoire  personnelle,  et 
qu'il  voulait  seulement  plus  spontanée,  plus  dictée  par  le 
cœur  et  moins  par  l'intelligence.  Puis  quand  il  décou- 
vrit en  Deussen  la  maturité  nouvelle  qu'il  exigeait  de 
tous  ses  amis,  le  détachement,  le  goût  de  la  solitude  et 
cette  grande  compassion  qui  pleure  en  silence  sur  la 
détresse  des  hommes,  il  alla  au-devant  de  lui  dans  une 
affection  approfondie,  un  peu  comme  un  évêque,  plus  fier 


(«)  Corr.,  I,  438. 

(«)  Ibid.,  I,  241,  290. 

(^)  P.  Deussen,  Erinnerungen,  ji.  06. 


LES     AMITIES  147 

d'avoir  gagné  tardivement  un  pécheur  endurci  que  de  ses 
plus  glorieuses  et  de  ses  premières  conquêtes. 

Il  te  sera  difficile  de  trouver  un  homme  qui  ait  autant  que  moi 
l'expérience  des  conversions  et  qui  ait  autant  aime  dans  les  autres 
l'enthousiasme  de  la  foi  nouvelle  ('). 

Illui  arrivait  alors  de  lui  confier  ses  projets,  inspirés 
de  la  grande  révélation  de  Tribschen.  Il  mit  à  sa  dis- 
position toutes  ses  relations  avec  l'aristocratie  russe  pour 
lui  trouver  le  préceptorat  qui  lui  donna  le  loisir  scienti- 
lique,  et  lui  permit  ces  études  de  sanscrit  où  Deussen  s'est 
fait  depuis  un  nom  si  honorable  (').  Mais  Deussen  s'en 
alla,  lui  aussi.  lia  revu  Nietzsche  deux  courtes  heures, 
une  nuit  de  septembre  1871  et  quelques  jours  à  Bâle  en 
1872.  11  l'a  connu  en  pleine  époque  combative  et  a 
recueilli  ses  premières  confidences  sur  les  Présocratiques 
et  sur  cette  culture  latine,  représentée  par  Gicéron  et  au 
sujet  de  laquelle  Nietzsche  se  fait,  vers  1872,  une  opinion 
si  nouvelle  Séjournant  à  Genève,  à  Aix-la-Chapelle,  en 
Russie,  il  disparut  de  l'intimité  de  Nietzsche,  sinon  de 
son  horizon  intellectuel.  Nietzsche  est  redevable  à  Deus- 
sen d'une  part  de  son  érudition  indoue. 

L'homme,  lui  avait  écrit  un  jour  Nietzsche,  dans  toutes  les 
choses  graves  est  si  mesure  à  lui-même  ;  et  une  amitié,  c'est  deux 
Ames  et  une  même  mesure  ('). 

Ce  sera  toujours  l'honneur  de  cet  homme  distingué 
d'avoir  compté  parmi  ceux  dont  Nietzsche  a  pu  croire  que 
la  mesure  à  laquelle  ils  jugeaient  la  vie  et  le  monde  était 
entre  eux  commune. 


i')  p.  Deusseh,  Ennnerungen,  p.  75. 

(*)  Le  détail  de  cette  négociation  est  relaté  dans  Deussen,  p.  81  sq. 
Berxoulli,  Franz  Overbeck,  l,  p.  110  sq. 
(')  Corr.,  IL  68. 


148     T  11  A  V  A  U  X     DE     P  II  E  P  A  Pi  A  T  I  0  N 

II 

UEINRTCH     ROMUNDT 

Parmi  les  jeunes  schopenhauériens  du  cénacle  de 
Leipzig,  il  y  avait,  en  1868,  im  adolescent  confus, 
capable  d'étonnementnaïf  et  philosophique,  et  vers  lequel 
Erwin  Rohde,  avant  Nietzsche,  s'était  senti  attiré  : 
Romundt.  U  avait  eu  peine  à  trouver  sa  voie  ;  et,  trop 
fantaisiste,  semblait  peu  fait  pour  devenir  un  «  bour- 
geois ».  a  L'intelligence,  le  bon  vouloir  et  l'impuissance 
se  mêlaient  en  lui  sympathiquement.  »  Il  faisait,  à  vrai 
dire,  de  mauvaises  tragédies. 

L'étincelle  poétique  dans  notre  ami,  disait  Niefzsctie,  n'est  pas 
assez  forte  pour  tuer  des  bœufs,  mais  suffisante  pour  abrutir  un 
homme.  Je  l'ai  prié  instamment  de  mettre  un  terme  à  cette  dange- 
reuse pyrotechnie. 

Mais  il  tenait  Richard  Wagner  pour  le  plus  grand 
poète  de  l'époque,  et,  tout  compte  fait,  il  fallait  prendre 
intérêt  à  l'étrange  et  mobile  camarade  (').  Sans  le  mettre 
à  leur  propre  niveau,  Nietzsche  et  Rohde  le  reçurent 
comme  un  des  leurs.  Il  avait  une  fidélité  dans  la  subordi- 
nation qui  touchait.  Il  accueillit  avec  enthousiasme  la 
leçon  inaugurale  de  Nietzsche.  Il  eut  le  courage  de  lire  à 
la  «  Société  philologique  »  de  Leipzig  l'essai  de  Nietzsche 
sur  Socrate  et  la  tragédie  qui  devait  y  soulever  une  émo- 
tion si  durable.  Il  renseignait  son  ami  sur  les  hostilités 
qui  se  préparaient  sournoisement.  Il  fut  non  seule- 
ment son  allié  dans  cette  crise  de  plusieurs  années  ; 
mais  il  fut  peut-être  son  premier  et  principal  disciple. 

La  trajectoire  de  sa  vie  le  ramena  à  Râle.  U  y  avait 


^')  Corr.,  I,  145,  169;  II,  50,  81,  109,  202,  213. 


LES     A  :^i  I  T  I  E  S  149 

passé  trois  jours  agréables,  en  septembre  1871,  et  avait 
fait,  avec  Nietzsche,  la  promenade  de  Grenzach,  chère 
aux  universitaires  (').  Puis  de  loin,  de  Nice,  de  Rome,  où 
il  traînait  l'ennui  de  son  préceptorat,  il  envoyait  ses  vues 
philosophiques.  Le  phénoménisme  schopenhauérien,  tel 
que  l'entendait  Nietzsche,  il  prétendit,  lui  aussi,  l'ensei- 
gner dans  un  livre  sur  Kantund  Empedokles, dont  il  faudra 
retenir  quelques  propositions  essentielles  pour  la  théorie 
nietzschéenne  de  la  matière  (^).  Sitôt  affranchi,  Romundt 
accourut  à  Bâle  pour  s'y  faire  privat-docent .  Nul  doute 
que  Nietzsche  ne  lui  ait  prêté  obligeammeut  l'aide  de  son 
vote  (')  ;  et  l'ayant  installé,  il  annonçait  à  son  de  trompe 
les  succès  de  l'orateur  et  du  conférencier  (*).  Il  accueil- 
lera Romundt  dans  sa  maison,  en  1872,  et  en  fera  son 
commensal,  avec  Overbeck  :  heureux  de  son  zèle,  de  sa 
])onne  humeur,  de  tout  ce  qu'il  y  avait  en  lui  de  force 
joviale  et  un  peu  subalterne  {").  Ce  n'est  pas  la  faute  de 
Nietzsche  si  les  opinions  schopenhauériennes  de  Romundt 
Tont  privé  de  la  chaire  magistrale  bâloise,  le  jour  où 
Euckea  fut  appelé  à  léna.  Nietzsche  s'employa  de  son 
mieux  à  la  lui  obtenir,  mais  ne  put  vaincre  la  prévention 
ou  la  timidité  de  ses  collègues  (*). 

Il  n'y  avait  pas  de  projet  de  voyage  entre  amis,  dont 
Romundt  ne  fut.  Si  l'on  gardait  peut-être  secrets  devant 
lui  les  projets  idéologiques  les  plus  hauts,  ce  n'était 
pas  pour  l'exclure,  mais  pour  l'initier  par  degrés. 
Romundt  a  été  un  camarade  dévoué,  qui  a  souvent  prêté 
sa  plume  à  Nietzsche  malade.  Pourtant  il  gardait  une 
nature  évasive,  instable  et  jeune.  Son  commerce  n'a  pas 
manqué  d'agrément   pour   Nietzsche,   mais  il  n'est   pas 


(')  Con:,  I,  71;  II,  26i;  V,  214,  217.  —  H  Ibid.,  II,  34i,  354.  —  (')  Ibid., 
II,  169,  329.  —  (*)  Ibid.,  I,  219.  300,  347.  —  (»)  Ibid.,  I,  219;  V,  271.  — 
(•>)  Ibid.,  I,  261,  441. 


150     TRAVAUX     DE     PRÉPARATION 

resté  sans  orages.  L'avenir  leur  réservait  à  tous  deux 
assez  de  douleurs  pour  que  s'effaçât  entre  eux  le  souve- 
nir des  litiges  de  jeunesse.  Mais  ce  n'est  pas  cela  que 
Nietzsche  appelait  de  l'amitié. 


m 


CARL    VON    GERSDORFF 

Celui  des  amis  auquel  le  reliait  l'amitié  la  plus  an- 
cienne fut  ce  jeune  baron  Cari  von  Gersdorff,  qu'il 
tutoyait  depuis  Pforta.  Nietzsche  l'aimait,  sans  doute 
parce  qu'aucun  de  ses  amis  ne  complétait  mieux  sa  propre 
nature.  Les  autres  étaient  des  savants  et  des  penseurs. 
Gersdorff  fut  un  homme  d'action.  De  haute  et  forte  sta- 
ture, il  tranchait  sur  ces  hommes  de  cabinet  qui,  de 
leurs  veilles,  gardaient  comme  une  pâleur.  Il  repré- 
sentait le  hobereau  de  l'Allemagne  du  Nord,  mais  cul- 
tivé (').  Il  fit  des  études  d'Université  assez  poussées, 
d'abord  à  Gœttingen,  comme  il  convient  à  un  jeune  féo- 
dal, puis  à  Leipzig  où  il  avait  retrouvé  Nietzsche.  De 
Potsdam  où  il  faisait  son  volontariat,  il  était  venu  à  l'Uni- 
versité de  Berlin  faire  ses  études  de  droit  et  de  germa- 
nistique.  Sa  situation  de  cadet  de  famille  le  désignait 
pour  la  carrière  militaire .  Pourtant  Nietzsche  le  fait  confi- 
dent, avant  tout  autre,  de  ses  croyances  nouvelles,  de 
ses  projets  de  livres,  de  ses  pensées.  Il  sera  toujours  re- 
grettable que  nous  n'ayons  pas  ses  réponses  aux  lettres 
affectueuses,  joviales  ou  mélancoliques  de  son  ami.  Elles 
feraient  ressortir  une  image  héroïquement  juvénile  qu'on 


(•)  <•  Eiti  echter  krâftiger  Reprâsentant  aller  tûchtigen  Eigenschatlen  de? 
Nord-deutschen  Wesens.  >-  Corr.,  V,  213. 


LESAMITIÉS  151 

dégage,  mais  incomplète,  des  effusions  reconnaissantes  de 
Nietzsche. 

Je  remarque  bien,  lui  écrit  Nietzsche,  qu'il  y  a  dans  ta  nature, 
très  cher  ami,  quelque  chose  d'héroïque,  qui  voudrait  se  créer  tout  un 
monde  de  luttes  et  de  peines  ('). 

Ces  hobereaux  d'Ost-Elbie,  restés  au  total  une  race 
réaliste,  vigoureuse  et  inculte,  auront  été  réhabihtés  par 
de  nobles  échantillons  d'humanité  dej)uis  Kleist.  Gersdorff 
fut  un  de  ces  officiers  cultivés  et  artistes.  Nietzsche,  son 
ami,  en  qui  il  avait  confiance,  s'étant  fait  schopenhauérien 
et  wagnérien,  il  suivit  Nietzsche  avec  une  loyauté  féodale. 
Il  reconnaissait  en  lui  le  chef  intellectuellement  supérieur. 
Inversement,  il  fut  pour  Nietzsche  le  modèle  de  l'aristo- 
crate, admiré  pour  l'aisance  des  manières,  pour  l'urbanité 
sans  défaut  et  pour  la  sûreté  du  cœur.  De  la  délicatesse 
greffée  sur  de  la  force,  voilà  comment  Nietzsche,  plus 
tard,  se  représentera  l'humanité  noble  à  venir.  L'image 
de  son  ami  Gersdorff  flottera  souvent  dans  sa  mémoire 
quand  il  se  demandera  :  Was  ist  vornehm  ? 

Leurschopenhauèrisme  équivalait  pour  eux  à  une  reli- 
gion. Elle  liait  ensemble  leurs  âmes  par  un  sentiment 
commun  de  la  vie.  Quand  un  frère  de  Gersdorff  mourait 
d'une  blessure  reçue  à  Sadowa,  Nietzsche  osait  le  con- 
soler avec  des  pensées  prises  à  Schopenhauer.  Ils  éprou- 
vaient ensemble  que  ces  croyances  n'aidaient  pas  seule- 
ment à  vivre,  mais  à  mourir  (^).  Sur  les  champs  de 
bataille  de  1870,  qu'ils  avaient  vus,  Gersdorff,  en  jeune 
lieutenant  de  l'active,  Nietzsche,  en  ambulancier  triste, 
tandis  que   leurs   âmes   se    cherchaient  dans  la  grande 


(')  Corr.,  1,   149.    —    II  existe   des  lettres    de  Gersdorff  à    Overbeck. 
C.-A.  BernouUi  en  publie  dans  sou  Franz  Overheck  de  savoureux  fragments. 
(^)  Corr.,  I,  170,  173. 


152      r  R  A  VAUX     DE     P  11  E  P  A  Pt  A  ï  I  0  N 

niixiété  des  communications  interrompues,  cette  con- 
viction les  soutenait.  Ils  avaient  senti  qu'ils  «  apparte- 
naient »  l'un  à  l'autre  ;  ils  se  réjouissaient  de  cet  accord 
total  sur  les  questions  foncières  (').  Dans  la  grande  soli- 
tude dont  Nietzsche  eut  le  sentiment,  quand  il  se  vit 
attaqué,  puis  abandonné  de  plusieurs  sur  lesquels  il 
comptait,  Gersdorff  fut  de  ceux  dont  il  éprouva  l'attache- 
ment inaltérable.  Ach  wie  sehr  hraucht  man  das  Betousst- 
sein  icahrer  Freunde  !  \\\i  écrivait  Nietzsche  en  1870  (*),  et 
encore  en  1874  : 

De  bons  amis  sont  à  coup  sûr  une  inestimable  invention,  pour 
l'amour  de  laquelle  nous  glorifierons  la  destinée  humaine  ('). 

Gersdorff  quitta  l'armée,  songea  à  la  magistrature  ; 
puis  il  dut  acquérir,  par  des  études  à  l'Institut  agrono- 
mique de  Hohenheim,  une  compétence  d'agriculteur  deve- 
nue nécessaire  depuis  que  la  mort  de  son  frère  aîné  le 
faisait  chef  de  famille  et  propriétaire  de  majorât.  Sa 
fidélité  en  amitié  resta  pareille. 

Quand  tout  chancelait,  le  renom  scientifique,  les  affec- 
tions les  plus  chères,  la  santé  même,  l'amitié  de  quel- 
ques-uns était  sûre  ;  et  Gersdorff  a  été  toujours  de  ceux- 
là.  La  mobilité  imaginative,  tour  à  tour  enivrée  et  déses- 
pérée de  Nietzsche  reposait  dans  cette  affection  forte  et 
placide.  Le  «  courage  viril  »,  cette  gravité  allemande 
«  ou  plutôt  prussienne  »,  que  Gersdorff  tenait  de  son 
père  ;  le  stoïcisme  calme,  que  les  événements  trouveront 
toujours  «  résolu  et  hardi  »,  prêt  à  «  un  conscient  et 
grave  effort  »  ;  cette  robustesse  dans  tout  ce  qui  était 
neuf  et  difficile,  mais  où  «  la  simplicité  se  joignait  à  la 
grandeur  »,  voilà  sur  quoi  s'appuyait  Nietzsche  ;  et  voilà 


(')  Corr.,  I,  138,  142.  —  (^)  Ibid.,  l,  301.  —  (^)  Ibid.,  I,  161,  209,  226,  227. 
229,  312. 


LES     AMITIES  lo3 

pourquoi  il  a  osé  confier  àGersdorff  ses  espérances  les  plus 
orgueilleuses  et  ses  craintes  les  plus  chimériques. 

Les  projets  de  Nietzsche,  qui, dans  son  commerce  avec 
d'autres  amis,  apparaissent  volontiers  comme  des  projets 
d'art,  de  science  ou  de  philosophie,  prennent  figure  de 
réforme  morale  et  pratique  dès  qu'il  parle  à  Gersdorff. 
C'est  qu'ils  s'entretiennent  de  choses  vécues.  Ces  soubas- 
sements d'épouvante  sur  lesquels  repose  l'existence,  ils  les 
avaient  aperçus  à  la  lueur  d'événements  tragiques  (*).  Si, 
dans  leurs  entretiens,  ils  essayent  de  Justifier  à  leurs 
propres  yeux  les  raisons  philosophiques  et  religieuses  de 
leur  etfort,  Nietzsche,  cependant,  devant  Gersdorff  aimait 
mieux  en  préciser  la  direction  vivante  que  le  sens  abstrait. 
Puisque  toute  vie,  tout  art  et  toute  pensée  plongeaient 
dans  une  réalité  d'effroi  ('),  quelle  raison  avait-on  de 
vivre  ?  Austère  question  à  poser  devant  un  tel  ami.  Ils 
tombèrent  d'accord  pour  penser  qu'il  faut  vivre  pour  la 
mission  de  l'Allemagne  dans  le  monde.  Ce  que  la  guerre 
de  1870  avait  démontré,  c'est  que  la  substance  de  la 
nation  allemande  était  dans  son  armée.  La  bravoure  alle- 
mande, héroïque  et  réfléchie  à  la  fois,,  était  d'une  autre 
qualité  que  l'élan  français.  Elle  en  différait  métajthysi- 
quement.  Tous  les  reproches  adressés  par  Fichte  aux 
peuples  latins,  à  leur  agitation  de  surface,  à  leur  séche- 
resse d'âme  encombrée  d'idées  mortes,  revenaient  dans 
les  méditations  de  ces  jeunes  teutomanes,  que  fanati- 
sait l'enseignement  wagnérien  L'esprit  français  était 
une  des  formes  les  plus  superficielles  de  l'esprit  juif, 
franzosisch-judische  Verflachung  (^).  Ce  qu'il  appellera 
plus  tard  «  décadence  »  n'apparaissait  encore  à  Nietzsche 
que  sous  la  forme  de  cette  civilisation  «  élégante  »  et  qui 
vidait  de  leur  contenu  les  âmes  et  les  peuples. 


(')  Corr.,  I,  174.  —  (-)  Ibid.,  I,  228.  —  C)  Ibid.,  I,  181. 


154     TRAVAUX     DE     P  lî  E  P  A  11  A  T  I  0  X 

Avec  ce  jeune  officier,  il  redevenait  militaire.  «  Etre 
guerrier,  de  quelque  façon  que  ce  soit  » ,  sera  un  des  pré- 
ceptes de  Zarathoustra. Pour  Nietzsche,Gersdorff  a  toujours 
été  l'exemplaire  vivant  de  cette  morale.  Obtenir  par  sélec- 
tion une  race  vigoureuse  de  fauves  blonds,  la  discipliner 
et  l'affiner  par  une  forte  culture  de  l'esprit,  voilà  où 
se  résumera,  dans  sa  pensée  ultérieure,  la  destinée  de 
la  civilisation.  Gersdorff  pour  Nietzsche  réalisait  cet 
homme  intégral,  «  ein  ganzer  voiler  Mensch  »  ('),  en  qui 
l'audace  des  convictions  philosophiques  n'était  qu'un 
courage  militaire  intériorisé.  Il  fut,  dans  ces  premières 
douze  années  qui  séparent  Pforta  de  Bayreuth,  l'ami  qui 
accourut  le  plus  souvent  à  l'appel  de  Nietzsche  solitaire. 
Ils  se  replongeaient  alors  dans  ce  qui  pour  eux  signifiait  la 
culture  contemporaine  la  plus  haute,  par  le  pèlerinage  de 
Tribschen  ;  ou  bien  ils  passaient  des  semaines  consolantes 
ensemble  à  Gimmelwald  près  de  JMiirren,  au-dessus  du 
lac  de  Brienz,  en  septembre  1871.  Bayreuth  les  a  vus 
réunis  en  1872,  pour  la  pose  de  la  première  pierre  ;  et 
Munich,  la  même  année,  pour  la  première  représentation 
de  Tristan.  Gersdorfî  passera  à  Bâle  tout  un  semes- 
tre, avant  son  voyage  d'Italie.  Il  sera  le  confident 
des  pensées  difficiles,  mais  aussi  l'auxiliaire  des  besognes 
humbles,  le  copiste  de  la  quatrième  Unzeitgemasse.  Il 
savait  consoler  et  aider  (')  ;  et,  quand  il  s'en  alla,  ce  ne 
fut  pas  seulement  Nietzsche,  mais  tout  son  cénacle  bâlois, 
qui  ^e  sentît  appauvri.  Devant  d'autres,  Nietzsche  ne 
montrait  que  son  intraitable  orgueil.  Devant  Gersdorff,  il 
montrait  sa  faiblesse  : 

Ah  !  si  tu  savais,  combien  découragée  et  mélancolique  est  au 
fond  ma  pensée,  quand  je  songe  à  ma  faculté  créatrice.  Je  ne  cherche 


(')  Corr.  I,  243.  -  (*)  Ibid.,  1,  2i3,  2i9. 


L  E  s     A  M  I  T  I  E  s  155 

qu'un  peu  de  liberté,  un  peu  d'air  vivifiant  véritable  ;  je  me  défends, 
je  me  révolte  contre  toute  cette  indicible  quantité  d'esclavage  dont  je 
porte  les  chaînes...  (*). 

Et  il  doutait  encore  en  1874,  qu'il  pût  s'affranchir 
jamais.  Dans  cette  longue  lutte,  quand  il  se  sentait  las, 
«  comme  l'éphémère  le  soir  »,  il  confiait  à  Gersdorff  sa 
plainte  qu'il  lui  fallait  taire.  Les  étapes  communes  de 
leur  vie  :  Pforta,  Leipzig-,  la  guerre  de  1870,  Tribschen, 
furent  ainsi  avant  tout  un  commun  apprentissage,  une 
montée  vers  des  positions  de  plus  en  plus  élevées  d'où  ils 
se  promettaient  «  une  perspective  dégagée  sur  leur  vieille 
culture  »  (*).  Ils  en  étaient  là  encore  lors  du  cataclysme 
moral  de  1876.  Puis  la  correspondance  sera  muette  entre 
les  deux  amis  ;  et,  dans  la  grande  solitude  où  Nietzsche 
s'enfoncera,  le  fidèle  Gersdorff  ne  sera  plus  qu'une  image 
et  un  idéal  j)lacé  à  son  rang  dans  la  hiérarchie  qui  monte 
vers  l'humanité  nouvelle. 

ERWIN   ROHDE 

Comment  se  fait-il  que  de  toutes  les  amitiés  de 
Nietzsche,  celle  pour  Erwin  Rohde,  scellée  dans  la  cama- 
raderie d'un  court  semestre  d'été,  à  Leipzig,  rayonne 
d'un  éclat  sans  second?  Seule,  son  amitié  pour  Franz 
Overbeck  lutte  avec  elle  de  gloire,  depuis  qu'on  possède 
les  lettres  qui  en  attestent  la  longue  et  inaltérable 
tendresse. 

Parmi  les  groupes  changeants  où  se  déroule  la  vie  de 
iSictzsche,  ce  qui  donne  à  ces  deux  amitiés  leur  relief 
et  leur   couleur,  c'est  le  talent  de  ses    partenaires,    et 


(')  Con:,  I,  269. 
(*)  Ibid.,  I,  342. 


150     TRAVAUX     DE     PREPARATION 

c'est  aussi  qu'ils  nous  sont  mieux  connus.  Quelques-uns 
des  plus  grands  et  des  plus  chers  parmi  ceux  que  Nietz- 
sche a  aimés  nous  apparaissent  mal,  à  travers  les  dires  ou 
les  illusions  de  l'ami,  parce  qu'ils  n'ont  pas  parlé  eux- 
mêmes.  Les  lettres  échangées  entre  Nietzsche  et  Rohde 
forment  un  développement  où  se  perçoivent  avec  netteté 
deux  voix  distinctes,  mais  où  celle  de  Rohde  est  la  plus 
mélodieusement  triste. 

On  a  dit  que,  des  deux  amis,  Erwin  Rohde,  quand  ils 
se  sont  connus,  avait  l'avantage  de  la  maturité  (*).  Il  faut 
tout  à  fait  le  contester.  Rohde  convenait  avec  sincérité 
qu'il  avait  reçu  de  Nietzsche  «  la  direction  dans  laquelle 
il  continuerait  à  rouler  jusqu'au  bout  »  (*)  ;  et  V  «  irri- 
tante force  de  paradoxe  »  que  possédait  Nietzsche  a  sou- 
vent stimulé  Rohde (').  Or,  dans  un  commerce  aussi  intime, 
c'est  le  partenaire  le  plus  faible  qui  essaie  de  briller  et  de 
mériter  sans  cesse  à  nouveau  l'attachement  de  l'homme 
qu'il  sent  supérieur.  N'était-ce  pas  ce  qui  était  arrivé  à 
Schiller  écrivant  à  Gœthe?  Il  est  touchant  de  voir  comme 
Schiller,  surtout  au  début,  se  livre  et  se  dépense  en  lon- 
gues et  éloquentes  lettres.  Goethe  répond  avec  une  rondeur 
cordiale  et  par  de  brefs  aperçus.  11  en  fait  l'aveu  :  «  Mes 
lettres  sont  loin  d'égaler  celles  de  Schiller  parleur  valeur 
intrinsèque  et  propre.  »  La  correspondance  de  Nietzsche 
avec  Rohde  est  ainsi  un  monument,  surtout  à  Rohde.  Mais 
elle  nous  instruit  à  merveille  sur  cet  isolement  moral, 
qui  fut  celui  des  meilleurs  de  leur  temps. 

Il  nous  étonne  que  de  jeunes  Allemands  convaincus, 
comme  d'autres,  de  la  supériorité  allemande,  avant  même 
que  la  guerre  vînt  l'attester  par  des  preuves  brutales,  se 
soient  enfermés  dans  cet  isolement  morose.  Nietzsche,  en 


(')  HoFMiLLER,  VersHche,  1909,   p.  3o.  —  (-)  Corr.  II,  201.  —   (')   Crcsius, 
Ernin  Rohde,  p.  20. 


LES     AMITIÉS  157 

loon  wagnérien,  espérait  en  la  bravoure  allemande,  et 
Rohde,  plus  bourgeoisement,  en  cette  «  loyauté  alle- 
mande »,  attachée  au  roi  par  un  idéalisme  invincible  et 
dont  était  incapable  la  pauvre  nation  voisine,  livrée  aux 
convulsions.  Il  avait  donc  l'assurance,  comme  Nietzsche, 
que  la  destinée  vraie  du  peuple  allemand  était  de  devenir 
r  «  aristocratie  des  nations  »  ;  et,  avec  cette  double  con 
viction,  «  retenue  par  besoin  intime  du  cœur  dans  une  foi 
sincère  »('),  ils  allaient  de  l'avant,  dans  un  troupeau  plus 
nombreux  qu'ils  n'ont  pu  croire  :  très  Allemands  encore 
en  ceci  qu'ils  se  faisaient  un  mérite  personnel  et  rare  dos 
croyances  qu'ils  partageaient  avec  la  multitude. 

Mais,  s'ils  ont  participé  à  l'ivresse  de  tous,  ils  se  sont 
dégrisés  de  meilleure  heure.  Tant  que  l'Allemagne  n'avait 
pas  achevé  l'œuvre  de  son  unité,  ils  s'étaient  passionnés. 
Puis  l'humiliation  l'emporte  en  eux  de  voir  que  cette 
œuvre  était  trop  matérielle.  La  philosophie  qui  met  au 
cœur  des  choses  Vappétii  de  dominer ^  est  certes  la  réso- 
nance dernière  du  tempérament  impérieux  de  Nietzsche. 
Mais  cette  nervosité  impérieuse  recevait  la  suggestion  de 
tout  le  sentiment  qui  avait  soulevé  l'Allemagne  en  1870. 
Or,  ce  sentiment  eut  en  Nietzsche  et  en  Rohde  une  impé- 
tuosité dont  Bahnsen  ou  Diihring  ou  Richard  Wagner 
connurent  seuls  la  souffrance  au  même  degré  :  ils  auraient 
voulu  une  Allemagne  institutrice  de  culture  supérieure, 
rayonnante  de  pensée,  triomphante  par  ses  créations 
d'art. 

Il  s'en  faut  que  l'Allemagne  de  1870  manquât  de  pen- 
seurs et  d'artistes.  On  ne  peut  pas  dire  dénué  de  pensée 
et  d'art  le  pays  où  vivaient  Hermann  Lotze,  le  théologien 
Ritschl  et  le  physicien  Helmholtz  ;  où  Otto  Ludwig  et 
Hebbel,  morts  récemment,  venaient  de  créer  les  drames 

(')  Corr.,  II,  239. 


1S8     TRAVAUX     DE     PREPARATION 

les  plus  puissants  que  les  Allemands  aient  eus  depuis 
Kleist  ;  où  Theodor  Storm,  Theodor  Fontane  et  Gott- 
fried  Keller  liaient  une  gerbe  lourde  d'œuvres  gracieuses 
ou  fortes.  Mais  tous  ces  hommes  élaient  morts  sans  gloire 
ou  vivaient  obscurs.  Quelques-uns  se  consumaient  dans 
l'amertume,  comme  le  peintre  Anselm  Feuerbach,  qui 
savait  bien  que  ses  tableaux,  dans  cinquante  ans  seule- 
ment, «  auraient  une  parole  et  diraient  ce  qu'il  avait  fait 
et  voulu  ».  Or,  ce  que  faisait  dire  Feuerbach  à  son  Iphi- 
génie,  dont  le  regard  si  tristement  cherche  la  Grèce  loin- 
taine, ou  à  sa  Médée  frissonnante  au  bord  de  la  mer  et  si 
tragique  dans  son  abandon,  c'est  la  solitude  d'une  âme 
endolorie  de  vivre  sur  des  rivages  barbares. 

Ce  fut,  en  effet,  là  le  sentiment  d'une  élite  très  délicate 
au  milieu  de  ce  peuple  robuste,  uniquement  préoccupé 
de  réalisations.  Faut-il  dire  :  élite  «  décadente  »?  Nietz- 
sche et  Rohde  ne  le  croyaient  pas.  Ils  sentaient  en  eux 
la  force  de  leur  peuple,  et  ils  croyaient  l'accroître,  sans 
la  débiliter,  par  la  pensée.  Ces  âmes  musiciennes,  qui 
vivaient  une  existence  intérieure  d'une  mélodie  unie  et 
puissante,  avaient  trouvé  de  bonne  heure  à  la  vie  de 
leurs  contemporains  une  consonance  médiocre  et  banale. 
Us  haïssaient  «  la  trivialité  qui  use  et  qui  rouille  »  (').  Ce 
n'est  pas  qu'ils  fussent  de  composition  difficile.  La  sim- 
plicité de  leurs  goûts  atteste  qu'il  ne  faut  pas  chercher 
sous  leurs  paroles  une  affectation  de  dédaigneuse  aristo- 
cratie. Us  ont  la  susceptibilité  d'âmes  exigeantes  et  affi- 
nées, au  milieu  de  fanfarons  buveurs  de  bière.  Ils  vivaient 
donc  à  l'écart  de  la  multitude  enlisée  dans  une  existence 
sans  profondeur.  Leur  douleur  même  et,  ce  qui  était  leur 
piété,  ce  sérieux  avec  lequel  ils  prenaient  la  vie,  passait 
pour  frivolité.  Rohde,  alors,  s'enfermait,  impénétrable  et 


(•)  6'orr..  Il,  113  (1868);  174  (1869). 


LES     A  M  [  T  I  É  S  150 

rugueux;  ou  bien,  sardoniquement,  se  refusait  à  entre- 
tenir ses  contemporains  d'autre  chose  que  de  saucisses  et 
de  bière,  de  pluie  et  de  beau  temps  (0.  Mais  il  dressait  en 
lui-même  un  sanctuaire  d'où  était  bannie  «  la  canaille  » 
{aile  Kœter)  et  où  seule  la  mélodie  secrète  de  son  âme 
traversait  le  silence. 

Il  est  sûr  que,  dans  les  premiers  temps  de  leur  amitié, 
c'est  Rohde  qui  est  atteint  le  plus  profondément.  Voilà 
j)ourquoi  ses  lettres  sont  si  éloquentes  dans  leur  détresse 
lîère.  Nietzsche,  même  quand  il  lutte,  est  jovial  et  prend 
possession  de  l'avenir.  Rohde  a  au  cœur  un  amour  attardé 
de  la  grande  époque  littéraire  abolie,  et  dans  son  regret,  il 
ne  peut  puiser  que  du  découragement.  Assurément,  on 
conçoit  sa  nostalgie.  Il  pleure  les  temps  de  Goethe.  Il 
pense  avec  chagrin  que,  parmi  les  romantiques,  il  y 
a  eu  des  âmes  hautes,  comme  cet  Alexandre  de  Mar- 
witz,  dont  Rohde  nous  a  conservé  des  lettres  très  nobles, 
toutes  dégagées  de  préventions  aristocratiques.  Il  veut 
dire  que  ce  romantisme  juvénile,  intelligent  et  idéaliste 
enfantait  des  types  d'hommes  plus  dignes  d'intérêt  que  le 
mercantilisme  spéculateur  de  notre  temps.  Et  comment 
ne  pas  lui  donner  raison  ?  Mais  il  se  consumait  dans  ce 
tourment  nostalgique,  et  sa  susceptibilité,  jointe  à  une 
pensée  si  ambitieuse,  se  blessait  maladivement.  Vouloir 
être  un  libérateur  et  craindre  le  contact  du  monde  :  inso- 
luble et  paralysante  contradiction.  La  faiblesse  de  Rohde 
est  là.  L'a-t-il  su  jamais?  Il  en  a  eu  le  sentiment  plutôt 
quo  l'intelligence  claire  ;  et,  à  coup  sûr,  c'est  être  débile 
que  d'en  vouloir  à  la  vie  parce  qu'elle  n'offre  pas  même 
assez  d'amertume  ('). 

Pour  Rohde,  tout  est  «  ténèbres  désolées  »,  captivité 
étroite  et  froideur  ;  il  se  sent  «  orphelin  par  le  cœur  »  ('). 


i')  Con:,  II,  201.  -  (-)  IbUL,  II,  185  (1870).  —  (')  Ibid.,  II,  331. 


160     TRAVAUX     DE     PREPARATION 

En  vain,  il  se  rend  compte  parfois  qu'une  folle  hypocon- 
drie l'obsède,  «  e'in  tôrichter  Einsiedler-Quàlgeist  r> .  lia 
beau  jurer  que  ses  pensées  misérables  de  malade  cloîtré 
ne  le  terrasseront  plus  (*).  Ce  sentiment  de  «  ramper  dans 
la  poussière  »  le  rejette  dans  le  découragement,  qui  est 
la  forme  particulière  de  sa  «  dépravation  »,  sa  déforma- 
tion décadente  :  et  c'est,  en  effet,  dans  l'ami  le  plus  cher 
que  Nietzsche  a  pu  observer  d'abord  le  «  décadent  » 
supérieur,  longtemps  avant  de  s'apercevoir  que  les  échan- 
tillons en  foisonnent  jusqu'à  compromettre  la  santé  de  la 
civilisation  européenne. 

Erv^^in  Rohde  était  «  inadapté  »  à  la  vie.  Sur  le  tard,  il 
se  plaignait  encore  de  ne  pouvoir  se  faire  au  commerce 
des  hommes.  Rude  et  tranchant,  on  n'osait  pas  l'appro- 
cher. Alors,  de  dépit,  il  se  renfermait  en  lui-même  avec 
plus  d'austérité  et  souffrait  (-).  Quelle  consolation  pour 
un  homme  ainsi  fait?  Il  essayait  de  la  résignation,  tentait 
de  se  faire  un  cœur  sans  désir  et  entretenait  savamment 
la  torpeur  où  nous  met  la  banalité  de  la  vie.  Hambourg, 
où,  au  retour  d'Italie,  au  printemps  de  1870,  il  attendit 
de  devenir  privat-docent  à  Kiel,  ne  l'a  pas  réveillé.  Il 
surveillait  anxieusement  la  flamme  de  ses  sentiments, 
de  crainte  qu'elle  ne  s'élevât  trop  puissante.  Cette  somno- 
lence, traversée  de  rêves  et  de  veUéités  d'agir  cons- 
tamment déçues,  lui  paraissait  la  vie  accoutumée  de 
presque  tous  les  hommes  (•).  Pour  Rohde,  le  travail,  qui 
stimule  les  natures  robustes,  servait  surtout  de  narco- 
tique. A  ce  labeur  très  assidu,  qui  tendait  tous  les 
ressorts  d'une  intelligence  très  ingénieuse,  il  ne  demandait 
que  quelques  heures  d'une  joie  courte  :  celle  de  la 
découverte.  Les  plongeons  qu'il  faisait  dans  des  pro- 
fondeurs inconnues,    fourmillantes  de  formes    étranges. 


1')  Corr.,  II,  429,  433.  —  (-)  Ibid.,  II,  562.  —  (»)  Ibid.,  II,  263.  . 


L  E  s     A  M  I  T  I  E  s  161 

de  romans  grecs  singuliers,  de  mythologies  monstrueuses, 
n'étaient  pour  lui  qu'une  façon  nouvelle  de  fuir  le  bruit  et 
de  s'enfouir  dans  une  solitude  plus  opaque  (').  Entre  le 
travail,  chose  impersonnelle,  et  le  bonheur,  tout  relatif 
aux  individus,  quel  rapport  ?  Le  travail  ne  peut  que 
stupéfier  et  verser  l'oubli  :  il  est  sans  vertu  consolatrice  (^). 

Mais  Rohde  avait  appris  beaucoup  de  Schopenhauer. 
Il  avait  vérifié,  par  son  voyage  d'Italie,  combien  les  belles 
apparences  fascinent  et  apaisent.  Maintenant,  «  dans  le 
pays  des  Cimmériens  »,  sa  pensée  se  reportait  vers  «  les 
régions  de  la  lumière  et  des  lignes  nobles  »,  et  avait  la 
nostalgie  des  madones  sveltes  et  fines,  perdues  dans  le 
rêve  qu'elles  suivent  dans  un  sourire  (^).  Gela  indiquait 
son  assagissement  pessimiste.  Autrefois,  à  Rome,  il  avait 
promené  son  tourment  parmi  les  formes  silencieuses  des 
sculptures  antiques,  sans  y  trouver  la  sérénité.  A  distance, 
il  se  console  par  le  souvenir  :1a  galerie  de  Dresde  l'émeut  (*). 
Mais  la  musique  lui  offrait  des  lustrations  de  l'âme  plus 
complètes,  des  extases  courtes  et  puissantes,  où  enfin  il 
oubliait  le  mal  de  vivre (^).  Le  fond  de  notre  culte  des 
génies,  c'était,  pour  Rohde,  ce  besoin  d'être  touché  jusqu'au 
cœur  par  tout  ce  que  les  œuvres  d'art  révèlent  de  l'essence 
générale  de  l'univers.  Voilà  pourquoi,  à  deux,  Erwin 
Rohde  et  Nietzsche,  ils  célébraient  le  «  fils  des  dieux  » 
nouvellement  paru  sur  la  terre,  Richard  Wagner. 

Nous  savions  que,  dès  1868,  Nietzsche  avait  projeté 
avec  Erwin  Rohde  une  collaboration  intime.  Publier 
ensemble  des  Contributions  à  l'histoire  de  la  littérature 
grecque;  inaugurer,  côte  à  côte,  les  Acta^  de  Ritschl,  ou  la 
revue  que  médite  Richard  Wagner  :  autant  de  plans 
réalisés  pour  une  moitié  et  qui,  pour  Nietzsche,  devenaient 


(')    Corr.,  II,    221,  46b.    —    (')  Ibid.,  II,    2'il.  —    (')  /bi,/.,  Il,  224. 
fbid.,  II,  185,  351.  —  (»)  Ibid.,  II,  218. 

AHDLER.    —    II.  11 


1Ô2     TRAVAUX     DE     PREPARATION 

le  symbole  de  leur  affinité  mentale.  Leur  amitié  devint 
fraternité  militante,  le  jour  où  Nietzsche  se  vit  cerné 
d'attaques  brutales  et  de' sournoises  intrigues.  Mais  nous 
n'avons  appris  que  par  la  publication  de  Cogitata^  de 
Rohde,  combien  était  profonde  l'identité  de  leurs  pensées 
avant  tout  échange  {*). 

La  dochnne  de  Rohde.  —  Leur  faiblesse  originelle,  à 
tous  deux,  était  cette  lâcheté  de  la  pensée  schopenhaué- 
rienne  qui  se  méfie  des  multitudes.  La  peur  de  diffuser  la 
vérité,  de  déchaîner  par  elle  dans  le  peuple,  «  le  fauve 
si  péniblement  dompté  »  ;  la  distinction  maintenue  aA^ec 
ténacité  entre  les  chefs  et  le  nombre  e  éternellement 
aveugle  »,  voilà  ce  qui  paralysa  longtemps  ces  jeunes 
penseurs.  «  Quand  la  populace  se  mêle  de  raisonner, 
tout  est  perdu  »,  avait  dit  Voltaire.  Rohde  resta  toujours 
figé  dans  ce  voltairianisme  suranné.  Nietzsche  seul  a  su 
s'en  affranchir.  Devant  le  spectacle  d'une  multitude  uni- 
quement affairée  à  poursuivre  son  existence,  il  ne  subsis- 
tait pour  Rohde  que  deux  possibilités  d'une  égale  tris- 
tesse :  1**  la  protestation  amère  d'un  pessimisme  foncier, 
qui  va  jusqu'à  nier  la  valeur  du  monde  ;  2''  le  pessimisme 
individuel  résigné,  qui  sait  dénuées  de  sens  pour  l'exis- 
tence collective  la  distinction  du  mal  et  du  bien,  ou  celle 
de  la  misère  et  du  bonheur,  et  qui  laisse,  comme  des 
forces  naturelles,  les  instincts,  nourris  d'illusions,  tra- 
vailler à  assurer,  de  leur  mieux  l'existence  des  foules. 
Pour  Rohde,  nous  sommes  déjà  presque  des  malades, 
quand  le  travail  secret  de  notre  vouloir  s'élève  jusqu'à 
la  conscience  ('). 


(')  Les  Cogitata  sont  des  aphorisme»  que  Rohde  notait  au  jour  le  jour 
sur  des  carnets  iatiraes.  Ils  posent  constamment  la  question  des  emprunts 
mutuels  que  se  font  Rohde  et  Nietzsche.  On  les  trouvera  à  la  fin  de  la  mono- 
graphie de  Rohde  par  Crusius. 

(*)  Rohde,  f^ogitata,  $  14,  15,  65. 


i 


LES     AMITIES  163 

En  ces  temps  où  la  Philosophie  de  V Inconscient 
d'Eduard  von  Hartmann  était  récente,  les  efforts  des  phi- 
losophes tendaient  à  élucider  les  rapports  de  la  pensée 
inconsciente  et  de  la  pensée  consciente .  Avec  passion,  Rohde 
et  Nietzsche  se  donnaient  à  ces  recherches,  dont  on 
espérait  le  renouvellement  des  sciences  morales.  Les 
grands  faits  sociaux,  les  religions,  les  littératures,  allaient 
s'éclairer  dans  les  profondeurs.  Le  travail  obscur  des 
foules  et  l'inspiration  du  génie  allaient  devenir  intelli- 
gibles. 

Tout  naturellement,  pour  Rohde,  les  philosophies  et 
les  religions  se  rangent  alors  en  deux  classes.   Il   y  a  : 
1  celles  qui  ne  mettent  en  question  que  riiomme  cons- 
cient, les  religions  de  l'humanité  auxquelles  prélude  le 
judaïsme  ;  les  philosophies  de  l'homme  qui  vont  d'Auaxa- 
gore  et   de    Socraie    à    Hegel.    Et   en   regard  :    2°   les 
spéculations  ouvertes  sur  les  rapports  de  l'un-tout  et  de 
l'homme  :  les  religions  de  l'Univers  dont  le  bouddhisme 
fournit  le  cas-type  et  les  p/zi/o50jo/îie5  mystiques,  dont  les 
Présocratiques  ont  donné  les  échantillons  les  plus  parfaits 
ef  Schopenhauer  le  dernier.  Ainsi  Socrate,   si  l'on  veut 
transposer  la  définition  donnée  de  lui  par  les  Anciens,  a 
ramené  la  philosophie  de  l'univers  à  l'homme  ;  et  il  l'a  pu 
faire  en  s&crifiant  l'intuition  mystique  et  la  connaissance 
de  l'univers.  Schopenhauer  a  voulu  retourner  de  l'intelli- 
gence consciente  à  l'inconscient;    de  la  philosophie    de 
l'homme  au  mysticisme  universaliste.  C'est  un  impossible 
passage,  car  les  intuitions  profondes  ne  sont  pas  démon- 
trables. Elles  s'imposent  au  sentiment.  Il  était  seulement 
possible  de  construire  sur  des  plans  différents,  celui   de 
l'intelligence  ^  celui  de  linstinct,  des  philosophies  d'une 
vérité  égale,  bien  qu'inconciliables  (*). 


(')  Rohde,  CotjilaUtf-^  4,  fi,  6,  10,  11. 


164     TRAVAUX     DE     P  R  E  P  A  R  A  T  I  0  N 

Il  n'y  avait  pas  de  pensée  où  Nietzsche  et  Rohde 
fussent  plus  complètement  d'accord.  Mais  Rohde  croyait 
possible  de  vivre  plusieurs  philosophies.  Il  mit  plusieurs 
années  à  s'émanciper  de  Schopenhauer  ;  et,  en  1874, 
quand  il  acheva  de  se  détacher  de  lui,  ce  fut  pour  deux 
raisons  :  1°  parce  que  la  philosophie  de  Schopenhauer 
nie  la  vie,  et  que  cette  conclusion  impossible  n'est  pas 
dans  ses  prémisses  ;  2°  parce  qu'elle  affirme  l'unité  inva- 
riable des  mondes  et  de  la  vie  ;  et  que  dans  une  telle 
unité,  il  n'est  plus  possible  ni  de  vivre  ni  d'agir  ('). 

Pourtant  peut-être  est-ce  la  psychologie  de  Rohde  qui 
est  ici  en  défaut.  Il  n'a  peut-être  pas  estimé  à  sa  juste  inten- 
sité le  prodigieux  sentiment  de  la  vie  qui  anime  ce  pessi- 
misme schopenhauérien,  comme  il  animait  les  Eléates.  La 
thèse  essentielle  des  mystiques,  écrira-t-il  en  1877  plus 
justement,  c'est  que  «  le  monde  aspire  à  s'anéantir  pour 
que  Dieu  soit  »  (').  C'est  selon  une  logique  pareille  que 
Schopenhauer  veut  détruire  toute  vie  partielle,  pour 
restituer  la  vie  une  et  totale.  Mais  est-ce  une  logique  ? 
Plus  exactement,  il  faut  voir  là  une  affirmation  du  cœur, 
une  allégorie  et  un  mythe,  et  pour  tout  dire  une  «  expé- 
rience religieuse  ».  C'est  ce  que  Rohde  aperçoit  bien, 
quand  il  dit  qu'au  plus  haut  degré  de  la  liberté  de  l'esprit, 
la  religion  reprend  sa  place  ('). 

Etait-ce  une  raison  pour  la  confondre  avec  l'art,  et 
une  réforme  d'art  réalisait-elle  d'emblée  une  réforme 
religieuse  ?  Toute  la  destinée  du  w^agnérisme  tenait  dans 
ce  problème.  Rohde  s'est  affranchi  plus  tard.  En  1870,  il  a 
cru  avec  Nietzsche  que  la  religion  a  de  commun  avec  l'art 
sa  pensée  tout  instinctive,  que  ne  peut  formuler  aucune 
parole.  Dans  les  mystères  grecs,  les  affabulations  ima- 
gées,  les  8pc'j;jiEva   ont  un  contenu  religieux  qui  ne  peut 


V)  RoiiDE,  Cogilala,  C  S3.  —  {^)  Ibid.,  %  77.  —  {')  Ibid.,  i  .j7. 


LES     AMITIES  165 

être  saisi  que  par  l'intuition  et  que  les  mots  ne  suffisent 
pas  à  communiquer.  Quelle  ouverture  sur  les  abîmes 
religieux  où  nait  la  tragédie,  s'il  était  sûr  qu'elle  est  à 
l'origine  un  8pa»|jL£vov,  une  représentation  religieuse,  où  la 
scène  reproduit  le  tableau  vivant  sacramentel,  tandis  que 
dans  le  chœur  subsiste  l'ancienne  communauté  des 
mystes,  éblouie  et  extatique  (')  ?  Ainsi  Rolide  côtoie  les 
sentiers  qui  pour  Nietzsche  seront  pleins  de  découvertes. 

Comment  pouvait  revivre  cependant  cette  intuition 
religieuse  en  un  siècle  tout  rationnel?  L'homme  n'avait 
pas  cessé  d'être  à  la  fois  un  individu  et  une  partie  d'un  toul. 
Il  adviendra  toujours  qu'une  âme  d'élite  soit  saisie  de  la 
grande  inspiration  collective,  la  sente  en  lutte  contre  son 
souci  de  bonheur  individuel,  et,  dans  un  renoncement 
désespéré,  s'abîme  dans  le  devoir,  c'est-à-dire  dans  le 
sentiment  de  la  vie  totale  où  il  plonge.  Hamlet^  la  Jung- 
frau  von  Orléans  et  Penthêsilée  sont  de  telles  âmes.  Tous 
les  arts  nous  remplissent  aujourd'hui  encore  du  senti- 
ment de  notre  communion  avec  le  tout.  Mais  il  y  a  des  arts 
de  l'humanité  et  des  arts  qui  disent  l'univers.  Ils  cons- 
truisent sur  des  plans  différents  des  vérités  pareilles. 
Notre  musique  est  pour  nous  ce  que  fut  pour  les  Grecs 
l'inspiration  dionysiaque  :  toutes  les  forces  vierges  de  la 
nature  entrent  par  elle  dans  notre  âme  extasiée.  Elle  a  cela 
de  commun  avec  le  mythe  qu'elle  tend  aux  idées  sans 
s'épuiser  en  elles  et  reste  intelligible  sans  elles;  Elle  ne 
dira  pas  la  pensée  claire  des  individus,  mais  leur  fond 
obscur.  Or,  l'éveil  de  l'énergie  universelle  dans  les  indi- 
vidus, c'est  là  ce  qu'il  faut  appeler  la  vie  héroïque. 

L'objet  de  l'art  est  donc  d'élargir  et  d'intensifier  la  vie 
intérieure.  On  croit  qu'il  copie  la  nature.  On  imagine  la 
pensée  d'un  Ruysdaël,  d'un  Claude   Lorrain,  d'un  Titien 


(•)  RoHDE,  CofjUala,  g  16,  17. 


1G6     TRAVAUX     DE     PREPARATION 

comme  des  chambres  noires  où  se  projette  une  image 
fidèle  des  réalités  du  dehors.  Mais  les  yeux  du  génie  ne 
voient  point  comme  la  bourgeoisie.  Une  belle  œuvre  d'art 
nous  apprend  à  voii'  avec  des  yeux  plus  grands.  Elle  fait 
de  nous  des  hommes  supérieurs.  L'enivrement  cjui  nous 
vient  d'elle  est  celui-là;  et  il  n'y  a  pas  d'autre  mysticisme. 
Qu'elle  exprime  la  pensée  claire  de  l'humanité,  sa 
conscience  morale  totale,  comme  le  drame;  qu'elle  se 
consume  en  rêveries  sentimentales,  comme  cette  poésie 
lyrique  moderne,  qui,  dans  son  parallèle  constant  de  la 
nature  et  du  cœur,  crée  une  mythologie  partielle  ;,  ou 
qu'elle  n'affleure  jamais  à  la  conscience  claire,  comme 
la  musique  :  l'œuvre  d'art  éveille  en  nous  la  force  latente 
de  la  jîuoductivité  créatrice.  A  quelque  degré,  cette 
suggestion  nous  fait  participer  au  génie  et  nous  fait 
entrer  dans  la  vie  divine  ('). 

S'il  a  été  possible  de  faire  entendre  dans  Rokde  ces 
sonorités  profondes,  qui  faisaient  de  sa  pensée  et  de  celle 
de  Nietzsche  une  «  mélodie  éternelle  »  (^),  on  ne  s'éton- 
nera plus  que  les  deux  amis  aient  souffert  de  leur  sépa- 
ration comme  d'une  douleur  physique.  Ils  accusaient  les 
fatalités  adverses  et  gémissaient  :  «  J'ai  la  nostalgie  de 
toi,  écrit  Rohde,  toujours  et  à  toutes  les  heures  (').  »  Dans 
l'empressement  de  Nietzsche  à  appeler  Rohde  près  de 
lui,  il  y  eut  son  habituelle  obligeance,  mais  aussi  l'ijapa- 
tience  d'une  affection  qui  veut  la  présence  de  l'ami. 
L'occasion  sembla  s'ofï'rir  en  février  1871,  quand,  Teich- 
mtiller  quittant  Bâle  pour  Dorpat,  Nietzsche  songea  à 
occuper  la  chaire  de  philosophie.  11  eût  cédé  à  Rohde  sa 
chaire  de  grec  :  l'Université  préféra  comme  philosophe 
Rudolf  Eucken.  Une  chaire  fut  vacante,  à,  Zurich  en  juin 


[')  lloDDE,  Cogitata,  S  30,  33,  88,  40.  —  (^)  Corr.,  II,  p.  167.  —  \^)  1"  août 
1871,  Corr.,  II,  253. 


LES     A  M  I  T  I  t:  S  167 

et  déjà  Nietzsche  appelait  à  la  rescousse  le  vieux  Ritschl 
jiour  aider  son  ami.  Ce  furent  deux  déceptions  (*).  Ils 
échangeaient  ainsi  les  services  et  les  conseils,  mais  remet- 
taient à  des  circonstances  fortuites,  à  des  congrès  savants, 
à  des  séjours  de  vacances,  le  soin  de  les  rapjDrocher.  Leipzig 
offrit  son  Congrès  de  philologues  en.  octobre.  A  ces  agapes 
qui,  le  3  octobre  1871,  réunirent  Nietzsche,  Gersdorif, 
Pinder  et  Krug,  Rohde  ne  pouvait  manquer.  Le  pédan- 
tisme  allemand  ne  perdait  pas  ses  droits  entre  ces  jeûnes 
savants  sentimentaux.;  et  leiu'S  plaisanteries  prenaient 
volontiers  des  formes  cérémonieuses.  Nietzsche  proposa 
qu'à  date  fixe,  pour  se  sentir  unis  en  dépit  de  la  distance, 
ils  fissent  une  libation  aux  «  génies  »  ;  et  c'est  ainsi  que, 
le  22  octobre,  Nietzsche  et  Overbeck  à  Bâle,  en  présence 
de  Burckhardt  ;  Rohde  à  Kiel  et  Gersdorif  à  Berlin, 
versèrent  par  les  fenêtres,  ponr  remercier  les  puissances 
démoniaques,  chacun  la  moitié  d'un  verre  de  vin  rouge, 

|^<iont  ils  burent  l'autre  moitié  (^). 

Ces  j<2ux  ne  trompaient  pas  leur  spleen.  Une  pensée 

[alors  haaitait  Nietzsche  :  un  homme  solitaire  était  néces- 
sairement infirmité  et  détresse.  Un  groupe  d'amis  forme- 
rait un  être  vivant  digne  et  capable  de  joie  (').  Dès 
1870,  Nietzsche  avait  formé  le  plan  d'une  vie  mona- 
cale à  plusieurs,  dans  un  «  cloître  des  Muses  ».  Il  reve- 
nait à  présent  à  ce  plan.  L'œuvre  d'art  jjrojetée  à 
Bayreuth  trouverait  dans  cette  Académie  platonicienne 
son  complément.  La  société  présente  dépérissait  faute 
d'éducateurs.  Eux-mêmes,  Nietzsche  et  Rohde,  si  orgueil- 
leux, sentaient  leur  insuffisante  préparation.  L'œuvre 
était  non  seulement  de  sagesse  et  de  pureté,  mais  d'inven- 
tivité. Elle  exigeait  d'être  créée  comme  une  œuvre  d'art. 


(*)  Con:,  II,  221,  232.  —  f-j  Corr.A,  192;  II,  268.  —  (^j  Jbicl.,l,2-0  (1874). 


t 


168     TRAVAUX     DE     P  R  E  P  A  R  A  T  I  0  A 

Elle  nécessitait  iiii  long  recueillement,  une  mise  en 
commun  de  toutes  leurs  ressources  d'esprit,  une  fran- 
chise mutuelle  qui  ne  passerait  de  faiblesse  à  aucun. 
L'instinct  réformateur  et  pédagogique,  une  fois  de  plus, 
ressaisissait  -ce  Thiiringien  enflammé  de  wagnérisme  et 
qui  de  l'amitié  même  faisait  un  sacerdoce.  En  vain 
Rohde  opposait  des  raisons  marquées  au  coin  du  bon 
sens.  Il  alléguait  leur  pauvreté;  et,  disposé  à  recon- 
naître que  le  génie,  Wagner  ou  Nietzsche,  avait  le  droit 
de  se  détourner  hostilement  du  monde,  il  bornait  son 
ambition  à  plus  de  modestie.  Il  ne  revendiquait  pas  les 
privilèges  des  âmes  créatrices.  S'il  souffrait  de  la  foule, 
il  ne  voulait  pas  cependant  quitter  sa  place  dans  l'atelier 
social.  Supérieur  à  Nietzsche  du  moins  dans  l'entente  de 
la  vie  pratique,  car  il  n'y  avait  pas  de  moyen  licite,  si 
étrange  fùt-il,  dont  Nietzsche  désespérât.  Des  billets  de 
loterie  fourniraient  les  premières  ressources  (*),  et  ils 
demanderaient  pour  leurs  premiers  ouvrages  les  plus 
prodigieux  honoraires.  Nietzsche  ne  se  doutait  pas  qu'un 
jour  viendrait  où  il  ferait  imprimer  à  ses  frais  ses  meil- 
leurs livres,  et  qu'ils  resteraient  empilés  chez  son  éditeur. 
Mais  l'idée  de  jeter  parfois  l'hameçon  parmi  ses  contem- 
porains, en  pêcheur  d'hommes  préoccupé  d'attirer  dans 
sa  solitude  quelques  âmes  choisies,  ne  le  quittera  pas. 
même  sur  le  tard,  et  après  un  centuple  mécompte. 

V 

FRANZ  OVERBECK 

Son    métier  obligeait  Nietzsche   à  une    réclusion  où 
manquait  un  peu  le  loisir  philosophique,  mais  non  dénuée 


(1)  Corr.,  II,  205,  215,  218,  286. 


LES     AMITIES  169 

de  cette  collaboration  intellectuelle,  où  s'alimentait  pour 
la  vie  sa  pensée  inlassablement  curieuse.  On  a  dit  que 
les  amitiés  de  Nietzsche  ont  toutes  été  des  tragédies.  Le 
mot  est  d'un  polémiste  égaré  (*).  Aucun  homme  n'a  été 
plus  fidèlement,  plus  constamment  et  plus  intelligem- 
ment aimé  que  Nietzsche.  Il  a  vécu  très  seul,  d'une  soli- 
tude voulue,  durant  sa  première  année  bâloise  ;  dès  sa 
seconde  année,  il  connut  toutes  les  satisfactions  que  peut 
donner  le  commerce  quotidien  d'un  homme  très  sûr,  très 
bon,  et  supérieur  par  jjlusieurs  dons  essentiels  de  l'esprit, 
comme  fut  Franz  Overbeck,  Cette  amitié,  l'une  des  plus 
pures  que  l'on  puisse  rencontrer  dans  l'histoire  intellec- 
tuelle des  Allemands,  n'a  pris  fin  qu'avec  la  mort  de 
Nietzsclie,  et  par  delà  sa  mort  elle  s'est  affirmée  noble- 
ment par  des  témoignages  directs,  décisifs,  innombrables. 
Si  Nietzsche  s'est  senti  solitaire  malgré  cette  affection  si 
éclairée  et  si  profonde  dont  il  a  été  accompagné  toute  sa 
vie,  c'est  que  la  destinée  le  réservait  pour  une  mission  où 
aucune  amitié  ne  pouvait  le  suivre.  Mais  aux  instants  de 
loisir  et  de  détente,  il  revenait,  avec  reconnaissance,  à 
l'iotimité  d'un  homme  de  cœur  qui  fut  un  grand  sage.  Et 
plus  tard,  dans  ses  pérégrinations,  quand  il  sera  seul, 
besogneux,  souffrant,  cette  amitié  vigilante  le  suivra 
encore  de  loin.  Elle  sera  présente,  la  première,  au  jour 
de  l'effondrement. 

Overbeck,  nommé  à  Bâle  pour  occuper  la  chaire  d'his- 
toire de  l'Église,  avait  trente-deux  ans,  sept  ans  de  plus 
que  Nietzsche,  qui,  de  son  côté,   avait  une   ancienneté 


(')  Léo  Berg,  Nietzsches  Freundschaftstragœdien,  1906,  d'abord  dans 
trois  articles  de  la  Taegliche  Rundschau.  Ces  articles  appelèrent  une  pro- 
testation signée  de  trente  professeurs  allemands  et  suisses,  tous  cminents 
et  de  nom  sans  tache,  et  qui,  ayant  connu  Franz  Overl)eck,  se  sentaient 
tenus,  en  conscience,  de  défendre  la  mémoire  de  ce  grand  honnête  homme. 
V.  C.-A.  Bbknoulli,  Franz  Overbeck,  I,  p.  424. 


170     T  II  A  V  AUX     DE     P  R  E  P  A  U  A  T  I  0  N 

de  services  plus  grande  d'un  aa(').  Un  hasard  heureux, 
des  convenances  multiples,  qui  les  poussèrent  à  imir  leurs 
deux  solitudes,  en  firent  d'abord  des  voisins,  et  puis  des 
amis.' Durant  ces  cinq  ans  passés  sous  le  même  toit,  dans 
cette  gentille,  et  simple  maison  du  Schiitzengraben,  n°  45, 
qui  donne  sur  une  belle  allée  d'arbres,  avec  un  jardinet 
qui  la  sépare  de  la  rue  et  un  plus  grand  jardin  au 
fond,  Overbeck  occupait  le  rez-de-ciiaussée,  Nietzsche  le 
premier  étage.  U  se  noua  entre  eux  une  entente  pour  la 
vie,  discrète  et  sûre,  sans  le  feu  romantique  de  l'amitié 
enthousiaste  qui  avait  uni  Rohde  et  Nietzsche  à  Leipzig, 
mais  dont  la  flamme  tranquille  et  droite  ne  connut  pas  de 
défaillance. 

Ce  fut  une  -amitié  sérieuse  entre  jeunes  célibataires 
pleins  d'une  haute  ambition  intellectuelle.  La  responsa- 
bilité d'une  profession  difficile  et  la  conscience  d'une 
œuvre  à  accomplir  donnaient  une  tenue:  très  digne  à  leur 
vie.  Nous  ne  devons  pas  nous  représenter  cette  vie  trop 
maussade.  Nietzsche  fit  entrer  Overbeck  au  cénacle  de 
la  Tète  dOr,  où  il  prenait  ses  repas.  Leur  réunion  s'appe- 
lait plaisamment  «  l'usine  aux  poisons  »  {Gifthûtte)^ 
parce  qu'on  soupçonnait  ces  jeunes  pessimistes  d'y  brasser 
de  dangereux  paradoxes.  La  sympatliie  des  collègues  ne 
fut  peut-être  pas  unanime.  Celle  du  monde  ne  leur 
manqua  jamais.  Les  lettres  de  Nietzsclie  à  sa  mère  et  à  sa 
sœur  sont  pleines  de  comptes-rendus  qui  attestent  la 
cordialité  et  le  luxe  de  l'hospitalité  bâloise.  Franz  Overbeck 
fut  souvent  de  ces  fêtes.  Parfois,  dans  les  réceptions  les 
plus  intimes,  on  les  priait  de  se  mettre  au  piano.  Us 
jouaient  alors  à  quatre  mains  quelque  composition  de 
Nietzsche,  comme  cette  Sylvestemacht,  avec  procession, 


(')  Overbeck  est  né  en  1837  à  Saint-Pétersbourg,  d'un  comnierçaat  de 
famille  francforloise,  naturalisé  anglais,  et  d'une  mère  française. 


LES     AMITIÉS  171 

jeux  rustiques  et  cloche  de  minuit,  où  des  staccati  savants 
décrivaient  les  étoiles.  Peut-être  fut-il  imprudent  de  la 
produire  un  jour  à  Tribschen,  ckez  Wagner,  qui  en  sou- 
rit {^).  Mais  même  aux  jours  de  travail,  ils  n'étaient  pas 
seuls.  Ils  partageaient  leur  repas  du  soir  dans  le  cabinet 
d'Overbeck;  et  ce  fut  ainsi  que  s'établit  entre  eux  cet 
échange  d'idées,  qui  devint  une  collaboration  de  tous  les 
jours. 

Overbeck  a  insisté  souvent  sur  la  force  de  l'influence 
qu'il  subit  alors  (').  De  son  côté,  il  eut  sur  Nietzsche  une 
action  calmante,  instructive,  salutaire.  Us  étaient  aussi 
différents  que  possible  au  physique  et  au  moral.  OverbecJi, 
dans  sa  redingote  flottante  de  théologien,  avec  sa  face 
glabre  et  maigre  qiii  le  faisait  ressembler  un  peu  à 
Erasme,  un  peu  à  Mommsen  ('),  par  le  flegme  de  sa 
diction  et  de  toute  sa  personne,  marquait  même  au 
dehors  le  savant  méditatif  et  prudent.  Le  sourire  dont  se , 
plissaient  ses  lèvres  et  le  regard  acéré  qui  jaillissait  de 
ses  pruneEes  sombres  trahissait  une  intelligence  scepti- 
que très  capable  de  courage  agressif.  Mais  Overbeck 
n'avait  ni  l'élégance  négligée  avec  laquelle  Nietzsche 
savait  nouer  sa  cravate;  ni  cette  recherche  de  correc- 
tion qui  lui  faisait  considérer  le  chapeau  haut- de-forme 
et,  en  été,  la  redingote  grise  comme  de  riguem^  (*).  Cela 
ne  veut  pas  dire  que  Nietzsche  fût  un  dandy  de  salon. 
On  lisait  une  infinie  gravité  dans  ses  yeux  étincelants, 
tantôt  rêveurs  et  comme  absents,  tantôt  d'une  fixité  inquié- 
tante, et  qui  semblait  distinguer  derrière  les  choses  une 
réalité  aperçue  de  l'âme  seule. 

Aucun  des  deux  ne  se  livrait  tout  à  fait.  Ce  n'était  pas 


(')  Corr.,  I,  p.   196;  V.  p.  221.  —  Julius  Piccard,  dans   C.-A.    Bernoulu, 
Franz  Overbeck,  I,  p.  169.  —  Sur  le  sens  de  cette  symphonie,  V.  plus  bas. 
(*)  F.  Overbeck,  Christlichkeil  der  heutigen  Théologie,  2'  édit.,  p.  13. 
(3)  C.-A.  Bernoulli,  Franz  Overbeck,  II,  p.  133.  —  (»)  Ibid.,  I,  p.  72. 


172     TRAVAUX     DE     PREPARATION 

méfiance,  mais  pudeur  naturelle  d'une  pensée  qui  craint  de 
se  montrer  avant  d'être  entièrement  prête  et  armée.  Leurs 
conversations  à  table  ou  durant  ces  promenades  à  Grenzach , 
où  l'on  était  sûr  de  rencontrer  Jacob  Burckhardt,  avec  d'au- 
tres professeurs,  attablé  dans  quelque  jardin  d'auberge, 
étaient  des  plus  gaies.  C'était  un  torrent  que  Nietzsche, 
quand  il  s'abandonnait.  Pourtant  des  sources  cachées 
coulaient  en  lui,  inaperçues  de  tous,  et  qui  suivaient  long- 
temps leur  chemin  souterrain  avant  de  paraître.  De  son 
côté  Overbeck  gardait  jalousement  son  indépendance.  Il 
était  le  plus  érudit  des  deux,  et  la  maturité  de  son  esprit 
critique  contrastait,  en  1870,  avec  l'enthousiasme  du  jeune 
wagnérien  éloquent  et  fasciné  par  de  grandes  images. 
Malgré  cette  différence  qu'ils  sentaient  irréductible, 
ils  avaient  beaucoup  à  se  communiquer  de  leur  richesse 
intérieure.  Ils  apprenaient  l'un  de  l'autre.  Overbeck 
a  trouvé  une  expression  charmante  pour  décrire  cet 
échange  d'idées,  où  chacun  se  sentait  redevable  à  son 
ami.  Il  a  dit  qu'  «  il  s'y  mêlait  des  relations  de  maître  à 
élève  qui  étaient  pour  ainsi  dire  contre  nature  »  ('). 
Overbeck,  plus  âgé,  plus  érudit,  disposait  d'un  trésor  de 
connaissances  infiniment  supérieur  à  celui  de  Nietzsche  ; 
il  avait  une  réflexion  plus  calme,  un  coup  dœil  historique 
plus  étendu.  Il  a  été  toute  sa  vie,  pour  Nietzsche,  le  savant 
impeccable  qui  inspirait  le  respect  par  le  travail  le  plus 
assidu,  le  plus  probe  et  le  plus  intelligemment  conduit. 
En  ce  sens,  il  a  été  le  maître  de  Nietzsche.  Inversement, 
Nietzsche  était  le  jeune  génie,  pour  qui  les  faits  se  com- 
binaient en  hypothèses  larges  sur  les  destinées  de  la 
civilisation  et  du  monde,  et  qui  puisait  dans  ces  hypo- 
thèses  des   idées    novatrices    de    réforme    intellectuelle 


(')  Overbeck  iibpr  Niel:sr/ies  Freundschaft  :u  Rohde  und  ilim  selbst,  dans 
Berhoclli,  t.  II,  p.  157. 


L  E  s    A  M  I  T  I  É  s  173 

et  sociale.  Ainsi  cette  pensée  de  flamme  instruisait  à 
son  tour  la  j)ensée  plus  mûre  de  son  tranquille  et 
savant  ami.  Il  était  «  contre  nature  »  que  le  savant  fût 
le  maître  du  poète;  et  non  moins  que  le  génie  jjoétique 
et  réformateur,  encore  tout  juvénile,  prétendît  enseigner 
à  un  esprit  armé  surtout  de  savoir  et  de  méthode. 
Mais  il  en  fut  ainsi.  Leur  amitié  se  nuança  donc  toujours 
<le  considération  déférente  et  réciproque.  De  quel  côté  fut 
l'influence  décisive?  Il  n'y  a  pas  de  doute.  En  Nietzsche 
hrûlait  une  ambition  philosophique  et  un  besoin  de  prosé- 
lytisme qui  manquait  à  Overbeck.  Ce  fut  la  plus  profonde 
de  leurs  différences  et  celle  qui  les  délimite  le  mieux. 
Plus  d'une  fois  Nietzsche,  dans  l'ardeur  de  sa  prédication, 
s'est  heurté  à  la  résistance  de  cette  pensée  critique,  intrai- 
table et  qui  jugeait  la  bonne  méthode  une  suffisante 
éducatrice.  Jamais  Overbeckne  contesta  la  supériorité  de 
Nietzsche.  Pour  lui  Nietzsche  fut  dès  ses  débuts  à  Bâle 
et  resta  jusqu'à  la  fin  de  sa  vie  1"  «  homme  le  plus 
extraordinaire  »  qu'il  eût  rencontré  (').  Il  reconnaissait 
sans  jalousie  les  qualités  par  lesquelles  Nietzsche  excellait, 
et  l'en  aimait  davantage.  Il  se  laissait  imprégner  douce- 
ment par  un  enseignement  philosophique  qui  lui  était 
donné  avec  grâce (').  Il  se  sentait  éminent  ailleurs;  et  ce 
sont  ces  qualités  éminentes  qui,  à  leur  tour,  lui  valaient 
l'admiration  de  Nietzsche.  Ils  devinrent  indispensables 
l'un  à  l'autre,  dès  le  temps  de  leur  vigoureuse  et  juvénile 
entrée  dans  la  science. 

Ils  avaient  des  idées  communes,  malgré  des  soucis  très 
différents,  nécessités  par  leur  spécialisation  scientifique. 
Overbeck  a  dit  d'eux,  qu'ils  étaient  deux  tempéraments 
de  savants  qui  essayaient  de  dépasser  la  science.  Cette 


(')  Overbeck  Liber  die  Freundschaft  mit  Nietzsche.  (Berroclii,  I,  p.  66.) 
(*)  Otbrbeck,  Préface  de  Christlichkeil,  p.  15. 


174     TRAVAUX     DE     PREPARATION 

expression  serait  impropre  :  car  il  n'y  a  rien  au-dessus  de 
la  science,  dans  le  domaine  qui  est  le  sien  ;  et  l'on  ne 
voit  pas  comment  on  établirai;  une  hiérarchie  eJÂve  ce  qui 
est  de  son  ressort  et  ce  qui  est  en  dehors  d'elle.  Il  est 
vrai  seulement  que  tous  deux  se  préoccupaient  des  des- 
tinées de  la  civilisation  générale . 

Overbeck  venait  d'Iéna,  où  il  avait  été  privat-docent . 
Mais  il  avait  étudié  à  Tûbingen  et  à  Leipzig.  Le  séjour  de 
ces  deux  universités  avait  laissé  une  forte  emj)reinte  à  sa 
nature  délicate,  oîi  s'unissaient  par  l'éducation  et  par 
l'hérédité,  des  cultures  diverses.  Son  éducation  française 
faite  de  pénétration  psychologique,  résista  toujours  ('). 
.Mais  son  patriotisme  allemand  s'était  allumé  à  Leipzig 
au  contact  de  Treitschke,  son  ami,  son  commensal,  et 
qui  enseignait  déjà,  quand  Overl>eck  était  encore  sur  les 
l)ancs.  Son  premier  soin,  quand  Nietzsche  chercha  à 
publier  son  traité  sur  La  Musique  et  la  Tragédie^  fut  de 
s'entremettre  auprès  de  Treitschke,  directeur  alors  des 
Preussische  Jahrbucheri^-).  \\  ne  put  le  gagner;  et  dès  lors 
la  question  se  posa  pour  lui  de  savoir  s'il  se  prononcerait 
pour  Fami  déjà  illustre,  aimé  des  gouvernants,  et  promis 
à  de  brillantes  destinées,  ou  pour  le  jeune  collègue,  qui, 
dans  un  effort  désintéressé,  compromettait  sa  réputation 
scientifique.  C'est  une  preuve  de  haute  noblesse  d'âme 
qu'Overbeck  ait  refusé  d'entrer  dans  l'intolérance  de 
Treitschke,  et  qu'il  ait  défendu  Nietzsche,  dont  il  n'était 
pas  l'adepte,  par  pur  sentiment  d'équité  et  pour  «  toutes 
les  nond^reuses  qualités  qui  le  lui  avaient  rendu  cher  »  ('). 
Overbeck  n'était  pas  de  ceux  qu'on  enrégimente.  Son 
expérience  historique  était  trop  avertie  pour  qu'il  entrât 


(')  11  avait  été  élevé  à  Paris  jusqu'à  l'âge  de  douze  ans. 

(")  V.  sa  lettre  dans  C.-A.  Bernoulu,  Franz  Otvrhpc^,l,  p.  83. 

(■■)  Ibid.,  I,  p.  65. 


LES     AMITIES  175 

dans  le  cénacle  orgueilleux  des  Schopenhauériens  ou  la 
cabale  des  philosophes  de  gouvernement.  Peut-être  pro- 
fessait-il un  peu  trop  le  scepticisme  de  Ben  Akiba,  dans 
YUriel  Akosta  de  Gutzkow    :  «   On  a  vu  déjà  toutes  ces 
choses.    »  Mais  il  savait   estimer  en  Schopenhauer   une 
humanité  également  grande  par  ses  qualités   et  par  ses 
\aces.  Sans  accorder  toute  ses  sympathies  à  l'indifférence 
du  philosophe  en  matière  politique,  il  ne  pensait  pas  non 
plus  que  les  choses  de  l'État  importassent  seules.  Long- 
temps  avant   qu'il  eût  avec  Treitschke  cette  correspon- 
dance où  leur  amitié  sombra,  il  était  solidaire  de  Nietzsche 
dans    plusieurs    préoccupations.    Il   était   d'avis   que    la 
guerre  de   1870  avait  été  inféconde  pour   la    culture  de 
l'esprit  allemand.  Il  n'était  pas  éloigné  de  penser  qu'elle 
avait  sa  part  dans  la  corruption  contemporaine.    Il  ne 
poussait  pas  le  cri  désespéré  de   :  Finis   Germaniae!  \\ 
restait  toutefois  peu  confiant  dans  l'avenir;  et  la  préoccu- 
pation nietzschéenne  d'utiliser  le  mouvement    politique 
allemand  pour  des  fins  de   civilisation  intellectuelle  ne 
lui  paraissait  pas  le  signe  d'une  hostilité  contre  l'Empire 
nouvellement  fondé,  mais  d'un  souci  plus  profond  et  plus 
clairvoyant  des   choses  de  la  patrie  (\).   Pas  plus  que  le 
schopenhauérisme  outré,  il  n'a  partagé  le    wagnérisme 
intempérant  de  Nietzsche,    témoignant  ainsi  d'un    goût 
sévère  auquel   rend  hommage   l'évolution  ultérieure    de 
son  ami.  Sa  réserve  le  mit  en  garde  contre  Tribschen. 
Il   lui   fallait   des  preuves  'tangibles   et  une   expérience 
convaincante  :  mais  ni  sa  sensibilité  ni  son  intelligence 
n'ont  jamais   été    en    défaut  devant    l'évidence.  Tristan 
et  les  MeisiersiJiger   l'ont    conquis.  Bayreuth   aura  plu- 
sieurs fois  sa  visite,  après  1873,  S'il  n'a  pas  eu  toujours 


C*)  V.  les  lettres  à  Tieitsclite,   dans  C.-A.  Berutoulli,  Fran:  Ootrbeck,  I, 
pp.  82-100. 


176     TRAVAUX     DE     P  REPARATION 

pour  la  teutomanie  de  Wagner  et  pour  son  pédantisme 
professoral  la  sévérité  dont  témoignent  ses  notes  pos- 
thumes (*),  sa  finesse  naturelle  l'empêchait  de  prendre 
trop  au  sérieux  le  réformateur  ;  son  mérite  n'en  est  que 
plus  grand  de  s'être  incliné  devant  le  pur  artiste. 

A  Bâle,  où  Vîscher  venait  de  l'appeler,  une  nouvelle 
difficulté  s'offrit  à  son  tact.  La  ville  était  déchirée  de 
querelles  théologiques.  L'orthodoxie  protestante  dominait. 
L'autorité  libérale  cherchait  pour  la  chaire  d'exégèse  un 
savant  et  avait  pris  un  disciple  strict  de  Christian  Baur. 
Plus  que  sa  thèse  sur  Hippolyte  (1864)  ou  sa  conférence 
sur  les  Origines  des  ordres  monastiques  (1867),  son  ensei- 
gnement d'Iéna  l'avait  désigné  ;  et  sa  rigueur  critique 
se  révéla  dès  la  leçon  d'ouverture  (-).  Il  montra  que  notre 
connaissance  du  christianisme  repose  sur  une  tradition 
qui  a  varié.  On  en  avait  toujours  eu  conscience,  mais 
obscurément.  Notre  temps  seul  en  a  eu  la  conscience 
claire.  Sur  deux  mille  ans  de  tradition  chrétienne,  il  y  en  a 
dix-neuf  cents  qui  ne  prouvent  rien.  Dès  le  ir  siècle,  chez 
les  trois  principaux  docteurs,  I  renée,  Clément  d'Alexandrie 
et  Tertullien,  le  sens  des  origines  est  oblitéré.  Leur  doc- 
trine est  confuse  au  sujet  des  écrits  canoniques.  Leur 
interprétation  allégorique  des  paraboles  est  le  contraire 
du  vrai,  et  leur  inintelligence  de  la  doctrine  de  Paul  est 
totale.  Comme  ces  Pères  ne  connaissent  rien  de  la  pensée 
juive,  ils  sont  fermés  à  l'idée  de  la  loi,  de  la  liberté,  et  dès 
lors  delà  justification,  de  la  foi  et  de  la  grâce.  Un  plato- 
nicien tel  que  Clément  d'Alexandrie  ne  s'apercevra  pas 
que  Paul  méprise  et  nie  la  philosophie  platonicienne. 
Ainsi  se  multiplient,  dans  des  formes  pseudo-scientifiques, 


(*)  G.-A.  BEn^ocLLI,  Franz  Overbeck,  I,  p.  lOîi. 

(-)  Franz  Oveubeck,  l'eber  Entstelmng  und  Recht  einer  rein  historisch'-n 
Beirachtung  der  Xt'uleslamentlichen  Schriften  in  der  Théologie.  7  juin  i870, 
2"  édit.,  1875. 


L  E  s    A  M  I  T  I  E  s  177 

les  interprétations  grossières.  Origène,  le  premier,  au 
ni*  siècle,  essaiera  de  distinguer  entre  le  sens  historique 
(ou  littéral)  et  le  sens  secret  des  Ecritures.  Dupe  en  cela, 
lui  aussi,  de  la  méthode  allégorique,  et  trop  peu  exercé 
au  travail  de  l'histoire  pour  penser  jusqu'au  bout  son 
propre  principe  méthodique.  Dans  l'école  d'Antioche  (au 
IV*  et  au  v^  siècle)  ni  saint  Ghrysostome  ni  saint  Jérôme  ne 
comprennent  plus  les  Epîtres  de  Paul,  c'est-à-dire  la 
première  théologie  chrétienne. 

Comment  pénétrer  jusqu'aux  stratifications  premières 
d'une  doctrine  recouverte  de  tant  d'alluvions?  Que  savons- 
nous  de  cette  vie  chrétienne,  et  en  quel  sens  pouvons-nous 
la  revivre  ?  A  coup  sûr,  la  Réforme  avait  mis  fin  au 
moins  aux  naïvetés  de  l'exégèse  médiévale,  qui  n'avait  plus 
assez  le  sens"  de  l'antiquité  pour  concevoir  la  formation 
(le  l'Eglise  primitive.  Mais  les  Réformateurs  humanistes, 
plus  informés  et  plus  libres,  et  très  attachés  aux  textes, 
ne  se  sont-ils  pas  laissé  voiler  le  christianisme  des 
premiers  temps  par  le  dogme  de  saint  Paul .''  Et  comment 
examiner  avec  impartialité  les  écrits  bibliques,  si  on 
déclarait  d'emblée  qu'ils  étaient  tous  d'inspiration  divine? 
Fallait-il,  comme  le  déisme  anglais  et  l'exégèse  rationa- 
liste qui  en  sort,  n'en  retenir  que  ce  qui  était  conforme  à 
la  droite  raison  humaine?  Mais  croit-on  que  cette  raison 
soit  la  même  aujourd'hui  en  Europe  qu'au  i*'"  siècle  en 
Asie  Mineure?  Enfin,  si  on  juge  les  écrits  bibliques  au  nom 
de  la  raison,  et  si  ce  n'est  plus  d'eux  qu'on  reçoit  la 
croyance,  à  quoi  sert  la  Bible? 

Le  problème  que  saisissait  ainsi  OverbecJv  était  symé- 
trique des  problèmes  de  Nietzsche.  Il  s'agissait  de  l'ori- 
gine, de  la  décadence  et  de  la  renaissance  possible  de  la 
religion  chrétienne,  comme  Nietzsche  examinait  l'origine, 
la  décadence  et  la  renaissance  de  l'art,  de  la  philosophie 
et  de  la  civilisation.  Dans  ce  parallélisme  de  leurs  efforts, 

AiNDLER.    II.  12 


178     TRAVAUX     DE     PREPARATION 

comment  n'auraient-ils  pas   trouvé  des   principes    com- 
muns ? 

Un  problème  d'origine  se  traite  selon  la  méthode 
historique  pure.  Le  mérite  de  Christian  Baur  était  d'avoir 
reculé  les  limites  de  cette  recherche.  Chacun  des  Évan- 
giles et  des  écrits  apostoliques  apparaissait  comme  des- 
tiné à  justifier  la  croyance  ou  les  préventions  d'un 
groupe  précis,  judéo-chrétien  ou  hellénique.  Mais  ne 
dissolvait-on  pas  ainsi  toute  croyance  ?  Un  problème  de 
valeur  survenait  ici.Overbeck  en  1870  n'était  pas  encore 
en  mesure  de  le  résoudre.  Il  sera  prêt  quatre  ans  après. 
Pour  prononcer  qu'il  y  a  décadence  de  la  religion  et  qu'il 
y  a  lieu  de  la  faire  renaître,  ou  qu'elle  est  périmée  pour 
toujours,  il  ne  suffît  pas  de  comprendre,  il  faut  apprécier. 
Il  faut  recueillir  vivante  la  pensée  des  grands  fondateurs 
ou  recréer  inventivement  la  vie  religieuse.  Grave  diffi- 
culté. Il  apparaissait  par  elle  que  la  science  a  ses  limites. 
Nietzsche  put  éclaircir  les  idées  de  son  ami.  Peut-être 
une  théologie  est-elle  encore  possible,  si  elle  n'est  pas 
science  pure  et  pure  histoire.  Mais  de  la  critique  savante 
on  ne  peut  rejeter  aucun  résultat.  Le  protestantisme,  s'il 
veut  rester  vivant,  devra  rester  l'allié  de  la  science  la 
plus  audacieuse,  comme  au  temps  de  Luther,  bien  que  la 
critique  luthérienne  soit  surannée.  C'est  par  le  scepticisme 
outrancier  que  Franz  Overbeck  compte  atteindre  et  sau- 
ver la  vie  vraie.  Le  temps  était  proche  où,  par  cette  pensée, 
Overbeck  allait  contribuer  à  pousser  Nietzsche  dans  des 
voies  nouvelles.  Leur  amitié  alors  de\'iQt  un  pacte  public 
d'offensive,  comme  elle  fut  un  fidèle  abri  défensif  pour 
Nietzsche  durant  les  luttes  où  il  s'engageait  pour  la  cause 
wagnérienne. 


L  E  s     A  M  I  T  I  E  s  179 

VI 

LES    AFFECTIONS    DE    FAMILLE 

Dans  cette  grande  inquiétude,  Nietzsche  tantôt  se 
jette  en  avant  pour  l'attaque  impétueuse,  tantôt  s'en 
retourne  à  son  ombrageuse  solitude  ;  mais  il  a  aussi  des 
refuges  de  tendresse  où  il  reprend  de  la  force.  Il  s'est 
délassé  souvent  dans-  le  souvenir  et  dans  le  contact  renou- 
velé de  celles  qu'il  avait  laissées  à  Naumburg-,  sa  mère  et 
sa  sœur  Lisbeth.  La  vie,  j^lus  tard,  apportera  bien  des 
litiges,  quand  augmenteront  chez  Nietzsche  la  méfiance 
maladive,  ou  l'irritabilité  causée  par  une  souiFrance  sans 
fin,  que  les  ménagements  les  plus  prudents  laissaient 
encore  endolories.  Dans  cette  période  de  jeunesse  créatrice 
oïl  entre  Nietzsche  à  Bàle,  il  ne  songe  jamais  aux  siens 
qu'avec  reconnaissance. 

11  va  sans  dire  qu'il  ne  se  sentait  pas  en  communion 
d'idées  avec  sa  mère.  Il  avait  toujours  dû  lutter  contre 
elle  pour  s'affranchir.  Mais  il  la  dominait  à  présent,  en  fils 
dont  elle  s'enorgueillissait.  Des  explications  un  peu  vives, 
quand  M'"®  Nietzsche  résistait  à  des  projets  très  arrêtés 
(le  son  fils,  les  mettaient  aux  prises.  Puis  il  la  laissait 
retourner  à  sa  jovialité  et  à  sa  tranquille  assurance  de 
bonne  mère  de  famille  allemande.  L'automne,  en  octobre, 
ou  à  Noël,  il  n'en  accourait  pas  moins  à  Naumburg, 
avec  une  impatience  nostalgique  (');  dans  la  maison  mater- 
nelle «  son  cabinet  »  l'attendait,  retraite  très  solitaire  où 
il  travaillait,  dormait,  prenait  ses  repas.  Il  suppliait  qu'on 
lui  épargnât  les  réceptions  cérémonieuses,  et  n'y  réus- 


(•)  Très  familial,  i!   choisissait  toujours  l'anniversaire  de  sa  naissance, 
ainsi  en  octobre  1860,  1870,  1871,  ou  la  lete  de  Noël  (187*2,  1873,  1874). 


180     TRAVAUX     DE     PREPARATION 

sissaitpas  toujours  (').  Mais  il  se  prêtait  à  tous  les  accueils 
avec  une  bonne  grâce  égale.  Puis,  de  Bâle,  il  écrivait  des 
lettres  humoristiques  où  il  commentait  les  derniers  ca- 
deaux reçus,  raisins  ou  gâteaux,  effets  d'habillement  ou 
portraits.  Aux  anniversaires,  il  ne  manquait  pas  d'expé- 
dier lui-même  des  présents  ingénieusement  choisis,  avec 
ses  dernières  brochures  et  des  versiculets  de  dédicace,  ou 
des  compliments  à  l'adresse  de  sa  mère,  que  le  temps 
semblait  ne  pas  miner  dans  son  indestructible  jeunesse. 

Son  alliée,  pourtant,  fut  surtout  sa  soeur  Lisbeth.  En 
imag-ination,  Nietzsche  avait  toujours  magnifié  sa  lignée 
maternelle  remarquable,  même  dans  les  femmes,  «  par 
une  nature  singulière,  qui  leur  donnait  une  tenue  plus 
indépendante  d«s  choses  du  dehors  et  de  la  douteuse 
bienveillance  des  hommes  »  (*).  Nietzsche  aimait  en  sa 
sœur  «  cette  qualité  de  race  » .  Il  surveillait  sa  formation 
en  frère  soucieux  de  lui  ouvrir  la  notion  d'une  distinction 
plus  vraie  et  les  horizons  d'une  intelligence  plus  étendue 
que  celle  du  beau  monde  de  Naumburg.  M""'  Ritschl,  sa 
paternelle,  amie  d'autrefois,  fut,  pour  Lisbeth,  le  modèle 
d'une  femme  cultivée,  de  libre  et  courageuse  pensée  ('). 
Mais  il  souhaitait  la  former  lui-même.  Il  ne  faut  pas  se  la 
représenter  très  savante,  bien  qu'elle  achevât  pour  lui 
VIndex  du  Rheinisches  Muséum^  promis  à  Ritschl.  Les 
témoins  d'alors  se  souviennent  d'une  jeune  fille  vive  et 
sensible,  rieuse  et  rose  sous  de  gracieux  chapeaux  à 
fleurs.  Telle  quelle,  Nietzsche  la  chérissait  et  la  souhaitait 
près  de  lui. 

Dès  juin  1869,  il  avait  fait  le  plan  d'un  commun 
voyage  en  Suisse.  A  Interlaken  où  il  se  reposa  quelques 
jours,  en   juillet,    d'un    métier  très    aimé,    mais    qui   le 


(V)  Corr.,  V,  168,  219.  —  (^)   Cor,:,  V,    279.  —   21  septembre   1873.   — 
')  ibid.,  V,  152. 


L  E  s     A  M  I  T  1  E  s  181 

tyrannisait  lourdement,  il  la  hèle  (').  Il  ne  se  lasse  pas 
d'échafauder  des  projets.  Ses  invitations  bâloises,  qu'il 
évite  souvent,  il  les  énumère  cependant  dans  tout  leur 
éclat,  pour  aguicher  la  jeune  fille  qui  serait  tentée  de 
préférer  Leipzig  à  Bâle.  Ce  ne  sont  que  réceptions  chez 
le  Ratsherr  Wilhelm  Vischer,  chez  les  Vischer  «  de  la 
maison  bleue  »;  dîners  chez  les  Vischer-Heusler  ;  soirées 
brillantes  chez  le  juriste  Bachofen,  chez  les  Stâhelin- 
Buckner,  chez  les  Thurneysen-Merian,  puis  chez  Georg 
Fiirstenberger  et  les  La  Roche-Burckhardt.  Le  cousinage 
compliqué  du  patriciat  bâiois  se  débrouillait  pour 
Nietzsche.  Il  savait  le  classement  social  que  décelaient 
ces  somptueux  noms  composés  des  dynasties  bourgeoises . 
Il  les  voyait  se  former  comme  des  noms  grecs,  à  mesure 
qu'un  Vischer  épousait  une  Sarrasin  ou  qu'un  Bischoff 
obtenait  une  Fiirstenberger.  Il  faisait  alors  à  sa  sœur  le 
récit  des  agapes,  des  fêtes  de  famille  où  il  assistait  et  où, 
plus  d'une  fois,  on  le  comblait  de  cadeaux  comme  un  fils 
et  un  vieil  ami.  Il  essayait  ainsi  de  presser  sa  décision. 
Des  confidences  plus  graves  sur  ses  livres,  ses  succès,  se« 
luttes,  ses  visites  à  Tribschen  initiaient  la  jeune  fille  à 
l'essentiel  de  sa  vie.  La  décision  de  Lisbeth  fut  imposée, 
sans  tarder,  par  la  maladie  de  Nietzsche. 


(')  Cùn:,  V,  lo3,  13i,  159. 


iiiiiiiM^^^^^^^^^^  y...      : :,.   ...    ..:: : :•. .   .  .^i 


CHAPITRE       III 

LE  VOISINAGE  DU  GÉNIE 

I 

LA    COLLABORATION    DE  NIETZSCHE   ET    DE    RICHARD  WAGNER  (') 

LA  nuance  du  sentiment  qui  liait  Nietzsche  et  Richard 
Wagner,  dans  une  affection  pleine  de  dangers,  ne 
peut  s'apercevoir  que  par  la  plus  difficile  analyse. 
De  certains  problèmes  généraux  touchant  les  destinées  de 
la  civilisation  ne  se  sont  très  probablement  posés  pour 
Nietzsche  que  par  son  commerce  avec  le  grand  musicien. 
Nietzsche  reçoit  de  Wagner  la  direction  de  sa  pensée  : 
mais  il  la  précise  par  la  réflexion  sur  les  œuvres  wagné- 
riennes.  En  cela  Nietzsche,  s'il  est  redevable  à  Ricliard 
Wagner,  lui  a  été  utile  aussi.  Impossible  de  croire  que 
Wagner  ait  compté  trouver  en  Nietzsche  seulement  un 
messager  de  sa  gloire.  Il  était  heureux  d'avoir  rencontré 
un  disciple  enthousiaste  ;  et  flatté  qu'un  savant,  un  spé- 
cialiste des  choses  de  la   Grèce,   comparât  sa   tentative 


(')  L'histoire  de  l'amitié  entre  Nietzsclie  et  Wagner  est  racontée  jour  par 
jour  dans  le  nouveau  livre  de  M"'  Foerster  :  Wagner  und  A'ietzxchr  zitr 
Zeil  ihrer  Freundschaft,  1915.  Toutes  les  lettres  conservées  de  Nietzsche  à 
Richard  et  à  Cosima  Wagner  s'y  trouvent  reproduites.  Il  ne  semble  pas 
certain  que  toutes  les  lettres  manquantes  de  ISietzsche  soient  détruites, 
comme  on  l'affirme  à  Bayreulh.  Les  lettres  de  Cosima,  très  belles,  sont 
souvent  très  mutilées.  ^La  plupart  des  lettres  de  Richard  Wagner  nous 
étaient  déjà  connues  par  la  biographie  antérieure  de  Nietzsche. 


LE    VOISINAGE     DU     GENIE    d83 

d'art  à  la  tragédie  grecque.  Pourtant,  la  collaboration 
qu'il  attendait  de  Nietzsche  n'était  pas  surtout  de  celles 
où  sa  vanité  trouvait  son  compte.  Us  avaient  parcouru 
ensemble  plusieurs  étapes  de  pensée.  Ils  s'attachaient 
tous  deux  à  ces  pensées  d'un  cœur  également  passionné, 
mais  ce  cœur  était  différent  ;  et  la  pensée  de  Wagner  était 
fixée,  quand  celle  de  son  jeune  ami  était  en  pleine  for- 
mation. Il  devait  leur  arriver  tôt  ou  tard  de  se  trouver  en 
parfait  désaccord. 

I.  La  revision  des  doctrines  ivagnériennespar  Nietzsche. 
—  Richard  Wagner,  on  l'oublie  trop,  était  parti  de  la 
tragédie  grecque  pour  concevoir  la  forme  de  son  opéra 
nouveau.  Si  bon  humaniste  qu'il  fût,  il  reconnaissait  à 
Nietzsche  une  science  grecque  infiniment  plus  appro- 
fondie. Son  attitude  devant  le  néophyte  sut  éviter  les 
apparences  protectrices,  mais  Nietzsche  n'était  jamais 
en  défaut  quand  il  s'agissait  de  diagnostiquer  l'orgueil 
latent.  De  son  côté,  Nietzsche  ne  trouvait  pas  seulement, 
à  suivre  Wagner,  la  satisfaction  d'un  génie  naissant  qui 
■se  sent  deviné  par  le  génie  reconnu.  Tandis  que  son 
■cœur  se  soulève  du  grand  pathétique  wagnérien,  il  va 
sourdre  en  lui  une  émotion  qui  lui  appartient  en  propre  et 
une  pensée  personnelle.  11  commence  sur  Wagner  un 
travail  critique.  Il  a  l'ambition  de  reconstruire  l'esthé- 
tique de  Wagner,  qui,  dans  les  grands  traités  de  1848 
à  1851,  s'attardait  à  une  philosophie  que  ne  justifiait 
plus  l'œuvre  réalisée.  Ces  traités  de  doctrine,  rédigés 
dans  la  terminologie  de  Feuerbach,  il  fallait  les  récrire 
en  termes  schopenhauériens.  Wagner,  écrivant  son 
traité  à'Oper  und  Drama,  songeait  à  la  Tétralogie^  ache- 
vée dans  son  livret,  commencée  dans  sa  composition.  Le 
traité  ne  reflète  que  cette  œuvre  en  voie  de  naître  et 
s'efforce  de  plaider  pour  elle.  La  pensée  de  Nietzsche  fut 


184      LE     LIVRE     DE     LA     TRAGEDIE 

(le  justifier  les  œuvres  de  la  plus  récente  insj)iratioii, 
surtout  Tristan  et  Iseult,  et  de  composer  un  plaidoyer 
assez  vaste  pour  les  justifier  toutes.  Il  en  vient  de  la 
sorte  à  réfléchir  sur  la  forme  d'art  et  sur  les  types  d'hu- 
manité héroïque  que  nous  offre  le  théâtre  wagnérien  en 
son  entier. 

Durant  cette  exploration,  il  découvre  par  delà  Richard 
Wagner  un  art  et  un  héroïsme  dont  les  contours,  de  loin, 
semblaient  se  confondre  avec  l'art  et  l'héroïsme  wagné- 
rien. Pourtant  derrière  les  figures  et  dans  les  brumes  de 
la  pensée  wagnérienne,  ces  rêves  qui  se  levaient  étaient 
les  siens.  Quand  se  dissipa  l'extase  où  avait  eu  lieu  pour 
lui  la  révélation  qu'il  croyait  celle  d'un  génie  étranger, 
Nietzsche  s'aperçut  qu'il  avait,  à  son  insu,  durant  tout  ce 
temps,  écouté  ses  propres  voix  intérieures.  Cette  divina- 
tion, il  l'a  eue  très  tôt,  peut-être  avant  Lugano,  et  certai- 
nement plus  tôt  que  nous  ne  pouvons  le  dire.  Il  faut  se 
garder  dès  lors  de  considérer  l'amitié  entre  les  deux 
hommes  comme  banale.  Ça  été  une  joute,  qui  devait 
finir  par  un  duel  à  mort,  mais  où  Wagner  a  été  probable- 
ment le  plus  imprudent  des  deux.  11  était  trop  sur  de  lui, 
de  son  jeu,  de  son  art  de  fasciner  les  hommes.  Il  n'a  pas 
vu  grandir  près  de  lui  l'ambition  d'une  jeune  et  ombra- 
geuse supériorité.  Il  a  été  surpris,  quand  il  a  senti  au 
flanc  la  blessure. 

Cosima  Wagner,  entre  les  deux  hommes,  supérieu- 
rement coquette,  attisait  à  son  insu  leur  rivalité  et,  dans 
le  plus  jeune  des  deux,  l'ambition  qui  couvait.  La  haute 
approbation  d'un  goût  aristocratique,  par  où  elle  dépassait 
Wagner,  était  l'enjeu  de  la  lutte.  Nietzsche  a  dû  prendre 
sa  résolution  très  jeune.  Elle  a  été  le  fruit  de  la 
sensibilité  la  plus  irritable,  de  la  volonté  la  plus  tenace, 
de  r appétit  de  domination  le  plus  tyrannique,  le  tout 
enveloppé  dans  une  générosité  chevaleresque  et  dans  une 


LE     VOISINAGE    DU     GENIE     185 

vraie  affection.  II  n'a  pas  de  gaîté  de  cœur  provoqué  la 
querelle.  Mais  quelque  chose  en  lui  d'obscur,  un  orgueil 
démesurément  belliqueux,  la  cherchait;  une  clairvoyance 
astucieuse  et  avertie  découvrait  un  à  un  les  points  faibles 
de  la  position  de  Wagner.  Et  la  résolution  d'y  donner 
l'assaut,  longtemps  gardée  secrète,  combattue  à  coup  sûr 
par  sa  propre  conscience,  s'empara  de  lui  brusquement, 
irrésistiblement  en  un  de  ses  jours  de  crise  où  il  eut 
besoin  de  faire  place  nette  dans  son  for  intérieur.  Ce  n'a 
pas  été  seulement  une  question  de  personnes,  Nietzsche 
l'a  dit.  Il  a  prémédité  une  attaque  contre  la  «  fausseté, 
le  métissage  des  instincts  de  noire  civilisation  »  (').  Mais 
qui  ne  devine  l'immense  spéculation  de  profit  moral, 
d'influence  et  de  gloire,  engagée  ,dans  cette  gageure  où 
Nietzsche,  avec  l'emphase  la  plus  grande  et  un  succès 
matériel  grandissant,  s'était  donné  la  mission  de  régénérer 
la  culture  allemande  de  l'esprit? 

Le  j)i'oblème  que  Nietzsche  a  reçu  de  Wagner  est 
de  définir  la  destinée  du  génie  dans  le  monde.  Les  pre- 
miers drames  wagnériens,  le  Fliegende  Hollcinder,  Tann- 
hàuser,  Lohengrin,  pleurent  dans  une  longue  lamentation 
la  solitude  errante  ou  inaccessible  de  l'homme  supérieur. 
Une  pensée  qui  veut  descendre  dans  le  réel,  y  vivre,  y 
être  aimée,  et  qui  est  contrainte  de  retourner  à  son  séjour 
solitaire,  voilà  comment  Wagner  se  représentait  la  vie  des 
plus  grands  d'entre  nous  ;  et  le  tragique  en  est  plus 
douloureux  à  proportion  que  leur  vie  parmi  nous  est  plus 
dénuée  d'événements.  Cette  forme  de. tragique  individuel 
est  moderne  ;  et  il  y  a  eu  des  peuples  qui  ne  Font  pas 
connue.  La  Chine  et  l'antiquité  romaine  l'ont  ignorée,  parce 
que  l'Etat  oppressif  y  a  empêché  toujours  la  naissance  du 
génie.  La  Grèce  antique  l'a  ignorée,  parce,  que  le  peuple 


(')  Ecce  Homo  (H'.,  XV,  2.1). 


186      LE     LIVRE    DE     LA    TRAGÉDIE 

grec  étant  tout  entier  pénétré  de  génie,  il  n'y  pouvait 
naître  de  génies  individuels.  La  grande  confidence  et  le 
grand  espoir  que  Wagner  communiquait  à  ses  amis, 
quand  il  avait  dressé  le  bilan  de  sa  première  période 
poétique,  se  résume  ainsi  :  Dans  les  crises  qui  prési- 
dent à  la  formation  des  langues,  des  mythes  et  des  formes 
d'art,  il  n'y  a  pas  d'hommes  supérieurs,  parce  que  la 
force  inventive,  éparse  en  tout  le  peuple,  ne  peut  être 
alors  le  privilège  d'aucun  individu.  «  Keiner  war  ein 
Génie,  weil  aile  es  waren  (').  »  Au  contraire,  aux  heures 
où  la  force  inventive  de  tout  un  peuple  est  éteinte,  une 
force  vivante  en  nous  travaille  incessamment  à  la  resti- 
tuer :  voix  qui  s'adresse  à  tous,  diffuse  et  planante,  mais 
qu'un  petit  nombre  perçoivent  ;  pensée  qui  médite  inces- 
samment des  choses  nouvelles,  que  souvent  des  époques 
entières  repoussent;  flamme  volatile  qui  ne  meurt  jamais, 
mais  qui,  parfois,  ne  réussit  plus  à  embraser  les  masses 
profondes.  Or  c'est  là  le  génie.  Quelques  consciences  indi- 
viduelles plus  sensibles  alors  s'y  allument,  et  un  jet 
vigoureux  s'élève  d'elles  qui,  à  son  tour,  allumera 
d'autres  consciences  ('). 

L'existence  du  génie  est  donc  provisoire.  On  n'y  peut 
pas  voir  un  heureux  indice  social.  Les  époques  de  foison- 
nante action  collective  n'offrent  pas  cet  exemplaire  tra- 
gique du  penseur  solitaire.  Pourtant  le  génie,  dans  une 
humanité  appauvrie  et  dans  la  grande  pénurie  actuelle  de 
la  force  artiste  des  masses,  demeure  l'espérance  unique  et 
avant-coureuse  de  l'humanité  à  venir.  En  ce  sens,  Wagner 
retrouvait  le  problème  platonicien,  qui  consiste  à  se 
demander  comment  on  peut  réussir  à  faire  naître  les 
génies. 


(')  R.  Wagner,  Eine  Mitteilimg  an  meine  Freunde.  {Schriften,  IV,  p.  240.) 
(*)  R.  Wagner,  Kimsl  und  Révolution.  (Schriften,  III,  p.  28.) 


LE     VOISINAGE     DU     GENIE     187 

Wagner  estimait  que  l'art  est  le  moyen  éducatif  de 
favoriser  l'éclosion  des  génies,  et  que  par  lui  s'allume  de 
proche  en  proche  la  pensée  créatrice  en  tous  les  hommes. 
Théorie  qui  est  peut-être  un  cercle.  Car  sans  génie,  com- 
ment naitrait-il  un  art?  C'est  à  quoi  Wagner  répondait 
par  un  fait.  Il  y  a  eu  des  époques  favorisées  où  la  colla- 
boration était  visible  entre  les  génies  et  la  multitude.  Le 
génie  était  présent  comme  par  une  théophanie  ;  et  la 
multitude  par  lui  subissait  une  miraculeuse  transfor- 
mation. Comment  cela  se  faisait-il  ?  Il  fallait  bien  le 
constater.  Une  forme  d'art  s'était  trouvée  où  la  pensée 
du  génie,  se  concertant  avec  la  pensée  de  tout  un  peuple, 
avait  réussi  à  dresser  une  image  impérissable  d'humanité 
héroïque.  Cette  forme  d'art  «  unique,  indivisible  et  la 
plus  grande  de  l'esprit  humain  »  était  la  tragédie  grec- 
que (*).  La  pensée  de  Wagner,  orgueilleuse  et  inexpri- 
mée, mais  où  convergeaient  tous  ses  écrits,  c'est  que 
cette  tragédie  allait  renaître  dans  le  drame  qu'il  projetait. 

Cette  pensée  secrète,  Nietzsche  l'a  devinée  et  l'a  tirée 
au  grand  jour.  Ce  sera  le  contenu  de  son  écrit  sur  la 
Naissance  de  la  tragédie.  Aussi  le  traité,  scandaleux  pour 
les  philologues,  parut  tout  naturel  aux  cénacles  wagné- 
riens.  Cosima  Wagner  a  pu  écrire  plus  tard  à  Nietzsche  : 
«  Votre  écrit  répond  à  toutes  les  questions  posées  incons- 
ciemment dans  mon  for  intérieur  (-).  »  Nietzsche  n'avait  eu 
qu'à  lire  entre  les  lignes  des  écrits  théoriques  de  Richard 
Wagner.  Puis  ayant  discerné  la  prodigieuse  et  secrète 
ambition,  il  se  mit  à  y  réfléchir.  Il  n'accepta  rien  de  ce  que 
Wagner  disait  des  Grecs,  et  qui  était  gâté  pour  lui  par  le 
classicisme    gœthéen.    Tout    lui  parut  à  détruire    d'une 


(')  IMd.,  p.  20. 

(*)  10  janvier  1872.  (E.  Foerster,  Biogr.,  II,  p.  69;  Wagner  und  Nietzsche. 

p.  88). 


188      LE     LIVRE     DE     LA     TRAGEDIE 

interprétation  qiii  trouvait  l'esprit  grec  si  mesuré  parce 
que  le  paysage  grec  lui-même  enseigne  la  mesure  par  le 
contour  précis  de  ses  collines  reflétées  dans  une  mer 
tout  unie.  L'idéal  grec  de  domination  aisée  et  vigoureuse, 
que  traduisent  les  mythes  d'Héraclès,  ne  parut  pas  à 
Nietzsche  saisi  dans  ses  causes  vraies.  Pour  l'optimisme 
jeune  de  Richard  Wagner,  Apollon  Pythien,  divinité 
ordonnatrice  et  calme,  préside  à  l'activité  sociale  entière 
des  Grecs.  Il  suffit  de  le  rappeler  pour  mesurer  toute  la 
distance  qui  le  sépare  de  Nietzsche. 

Lors  donc  que  Wagner  définit  la  cité  grecque  comme 
fondée  sur  le  respect  de  l'indépendance  personnelle,  de 
la  force  et  de  la  beauté,  Nietzsche  cherche  aussitôt  dans 
Jacob  Burckhardt  les  descriptions  qui  montrent  cette  ciié  i 
déchirée  de  haines  et  tous  ses  citoyens  possédés  d'un  j 
fauve  appétit  de  tyrannie.  De  même  si  W^agner  découvre 
à  cette  civilisation  hellénique  une  tare  interne  et  rongeante, 
l'esclavage,  et  prétend  tirer  de  là  pour  notre  société  un 
avertissement,  Nietzsche  écarte  cette  appréciation  comme 
entacliée  de  l'humanitarisme  de  1848.  La  supériorité  du 
pessimisme  des  Grecs  se  reconnaît  précisément,  selon 
Nietzsche,  à  leur  indifférence  pour  l'esclavage  et  à  cette 
cruauté  qui  ne  craint  pas  de  fouler  la  multitude  pour 
qu'une  élite  ait  la  consolation  d'une  cidture  raffinée. 
«  Ce  peuple,  avait  dit  Wagner,  a;  pu  créer  l'art  pour 
exprimer  la  joie  que  l'homme  a  de  lui-même  (•).  ». 
Wagner  ne  savait  pas  alors  que  l'art  est  fils  du  déses- 
poir et  qu'il  a  pour  fin  de  nous  faire  oublier  la  douleur 
de  vivre.  Il  fallait,  là  encore,  pour  justifier  W^agner, 
commencer  par  le  contredire. 

Rien   ne    resta  debout   de   la  théorie   esquissée  par 


(')  R.  Wagner,  Die  Kunst  und  die  Révolution.  {Schriflen,  III,  p.  13.)j 


LE     VOISINAGE     DU     G  É  N  I  E     189 

Wagner  sur  la  tragédie.  Il  n'était  plus  vrai  que  les 
Grecs  fussent  essentiellement  un  peuple  actif,  qui,  dans 
les  hauts  faits  de  ses  dieux,  chantait  son  propre  effort 
conçu  comme  divin.  Il  fallait  contester  que  ce  peuple  fût 
impatient  de  projeter  hors  de  lui  sa  propre  image  au 
point  que  de  simples  artisans,  comme  Thespis  et  sa  tï*oupe 
d'acteurs  rustiques,  pouvaient  se  faire  les  interprètes  du 
peuple  agissant.  La  poésie  tout  entière,  chez  Nietzsche, 
paraîtra  d'origine  sacerdotale  :  la  tragédie  vulgarise  les 
mystères.  Oui,  Wagner  a  eu  raison  de  voir  en  elle  vin 
fait  social  très  profond.  Les  mouvements  les  plus  intimes 
de  la  conscience  grecque  par  elle  émergent  en  images 
sensibles.  Le  poète  n'est  qu'une  bouche  qui  chante  :  les 
yeux  qui  voient  sont  ceux  de  la  foule  ;  et  ils  créent  le 
spectacle  qui  les  fascine.  La  tragédie  grecque  est  l'œuvre 
d'une  foule  tout  entière  artiste  et  charmée  par  un  poète- 
prêtre.  Aussi  l'œuvre  désintéressée  ne  peut  rapporter 
qu'une  récompense  de  gloire  :  une  couronne. 

Le  sens  pourtant  de  cet  acte  religieux  et  de  ce  Carmen 
sacrale  {O'pfergesang)  était  à  définir  d'une  façon  nou- 
velle. Il  ne  signifiait  pas,  comme  l'avait  cru  W^agner,  «  les 
hauts  faits  des  dieux  et  des  hommes  proclamés  dans 
l'essence  auguste  d'Apollon  ».  Un  autre  dieu  animait  le 
<îhœur  en  extase,  qui  voyait  saigner  sur  la  scène  la  dou- 
leur même  des  mondes.  Sur  ce  martyre  de  Dionysos, 
héros  premier,  diversement  masqué,  mais  permanent  de 
toute  tragédie,  Nietzsche  avait  entrepris  toute  une 
.  recherche  historique  subtile  dont  nous  aurons  à  débrouil- 
ler l'écheveau  (').  11  ne  s'agissait  pas  seulement  de  dire, 
comme  Wagner,  que  la  tragédie  grecque  était  «  un  foyer 
de  tous  les  arts  ».  Il  fallait  montrer  pourquoi  tous  les 


(')  V.  plus  bas,  p.  219  sq.  Zes  sources  du  Litre  sur  la  Tragédit 


190      LE     LIVRE     DE     LA     TRAGEDIE 

arts  se  réunissaient  dans  ce  centre  brûlant  et  en  rayon- 
naient ensuite.  La  psychologie  wagnérienne  faisait  appel 
aux  considérations  d'un  vague  associationnisme,  qui  venait 
de  Wilhelm  Schlegel  et  que  Wagner  avait  puisé  dans 
un  vieil  ouvrage  d'Anselm  Feuerbach,  Der^  vatikanische 
Apollo,  1833.  Selon  ces  théoriciens,  il  semblait  qu'il  y 
eût  entre  les  arts  l'appel  d'une  solidarité  naturelle  qui, 
aux  modulations  du  chant,  fait  accourir  les  paroles  et 
complète  l'attitude  plastique  par  l'animation  de  la  danse. 
Selon  Wagner,  cette  collaboration  disciplinait  harmo- 
nieusement les  arts,  tandis  que  leur  isolement  les  poussait 
aux  prouesses  d'une  virtuosité  vide  de  sens. 

Nietzsche  ne  trouvait  pas  de  force  convaincante  à  ces 
réflexions  d'opportunité.  Il  n'a  ignoré  ni  Wilhelm  Schle- 
gel ni  Ansehn  Feuerbach;  mais  ce  sont  eux  surtout  qu'il 
a  combattus  les  premiers.  Il  cherche  une  explication  dans 
une  analyse  plus  profonde  de  la  conscience  religieuse.  Il  ; 
découvre  alors  ce  phénomène  du  dionysisme,  extase  dan- 
sante et  visionnaire  où  une  humanité  encore  très  primitive 
crie  et  mime  à  la  fois  le  sentiment  enivrant  et  désespéré  ; 
par  lequel  elle  est  initiée  à  la  vie  douloureuse  de  l'univers. 

Nietzsche  a  eu  raison  de  dire,  plus  tard,  en  1872,  qu'un 
écrit  de  Wagner  :  Uebe7'  Schauspieler  und  Sânger  atteste 
la  conversion  publique  du  maître  aux  idées  du  disciple  {'). 
Mais  si  elle  était  publique,  était-elle  avouée,  et  plus  d'un 
emprunt,  déjà  dans  le  Beethoven  (1870),  n'était-il  pas  un 
larcin,  dont  Wagner  se  cachait?  Nietzsche  en  a  eu  quel- 
quefois le  sentiment,  et  il  se  froissait  de  n'avoir  pas  même 
les  honneurs  d'une  citation. 

Il  reste  que  Nietzsche  a  été  acheminé  à  sa  décou- 
verte par  Richard    W^agner.    Il  s'agissait  d'exjîliquer  ce 


(*)  Lettre  à  Rohde   du   25   octobre   1872  :    «  Wie   fruclitbar  gewendet 
erscheint  manclier  Gedauke  aus  der  Geburt  der  Tragœdie!  •■  {Corr.,  Il,  p.  3o6.) 


LE     VOISINAGE     DU     GENIE     191 

grand  phénomène  d'hallucination  sociale  :  la  vision  tra- 
gique, la  création  instantanée  d'un  mythe  par  la  contagion 
des  jiensées.  Cette  force  inventive  commune  de  tout  un 
peuple,  gemeinsame  Dichtungskraft  des  Volks  (•),  en 
laquelle  avait  foi  le  romantisme  de  Wagner,  fut  aussi  l'af- 
firmation première  de  Nietzsche.  Mais  Nietzsche  s'attachera 
de  plus  à  découvrir  les  lois  de  cette  pensée  collective  des 
foules.  La  nécessité  s'imposait  d'apjjorter  là  encore  aux 
idées  wagnériennes  des  retouches  sans  nombre.  A  coup 
sûr  la  pensée  populaire  s'exprimait  par  des  mythes  ;  et 
c'est  pa;r  mythes  aussi  que  parlait  la  tragédie.  Or,  la 
justesse  des  aperçus  de  Wagner  au  sujet  de  la  genèse 
des  mythes  faisait  question. 

Au  temps  à'Oper  und  Drama^  et  analysant  le  travail 
obscur  qui  se  poursuit  en  des  hommes  plongés  dans  l'état 
d'esprit  mythologique,  Wagner  avait  cru  découvrir  que 
l'intelligence  est  une  faculté  secondaire.  Il  en  faisait  un 
pouvoir  d'équilibre  qui  nous  défend  contre  l'invasion 
trop  brusque  des  réalités  sensibles.  L'intelligence  nous 
permet  aussi  d'être  équitables  pour  les  sentiments 
d'autrui,en  ce  que  là  encore  elle  établit  des  compromis,  et 
situe  les  manifestations  individuelles  dans  un  ensemble 
d'actions  et  de  réactions  où  elles  apparaissent  avec  leur 
mesure  exacte  et  avec  leur  portée  vraie.  Pour  Wagner, 
en  1848,  l'intelligence  aperçoit  du  réel  une  image  fidèle 
dans  ses  contours,  affaiblie  seulement  dans  son  intensité. 
Elle  est  faite  de  données  sensibles  ou  émotionnelles  qu'elle 
dépouille  de  leur  couleur  et  de  leur  force.  Mais  le 
sentiment  seul  nous  unit  à  la  réalité  en  soi,  et,  atteint 
jusqu'aux  nécessités  qui  gouvernent  la  vie.  Il  coordonne 
et  interprète  les  données  des  sens.  Une  suggestion  nous 
permet  ensuite  de  représenter  ce  sentiment  aux  autres 


')  R.  Wagner,  (tper  und  Drama  {Schriflen,  IV,  p.  31.) 


192      LE     LIVRE     DE     LA     TRAGEDIE 

hommes.  Cette  action  suggestive  appartient  à  l'imagination. 
L'esthétique  entière  de  Wagner  repose  sur  l'idée  qu'il 
s'est  faite  des  rapports  entre  l'intelligence,  le  sentiment  et 
l'imagination.  L'imagination  naturelle  condense,  avec 
l'aide  du  sentiment,  les  images  qui  nous  viennent  des  sens. 
L'imagination  artiste  en  imprègne  la  matière  externe. 
Besoin  naturel  que  d'extérioriser  ainsi  les  images  dont 
nous  sommes  remplis.  Notre  vitalité,  la  valeur  et  l'énergie 
de  la  jjersonne  humaine  se  mesurent  par  une  comparaison 
des  images  internes  avec  la  réalité  du  dehors.  Nous  les 
posons  hors  de  nous  par  des  créations  visuelles  ou 
sonores,  qui  prennent  racine  à  leur  tour  dans  le  réel. 
Notre  trésor  d'images  alimentait  notre  vigueur  :  nous  la 
démontrons,  si  nous  créons.  La  volonté  se  définit,  pour 
Wagner,  un  sentiment  guidé  par  des  images.  L'intelli- 
gence n'avertit  les  hommes  que  de  ce  qui  est  matérielle- 
ment possible  et  socialement  juste.  L'émotion  imagée 
traduit  leur  vitalité  môme,  et  elle  crée  leur  sociabilité. 
Les  images  qui  manifestent  une  émotion  éveillent  la 
même  émotion  dans  les  autres  hommes.  L'art  établit 
un  lien  entre  les  hommes  par  l'enthousiasme  conta- 
gieux qui  se  dégage  des  images  belles.  Or,  de  toutes  les 
façons  de  fasciner  le  sentiment  par  des  images,  le  mythe 
est  la  plus  parfaite  ('),  car  il  va  jusqu'à  transposer  la 
nature  en  humanité.  Le  cœur  de  l'homme  ne  connaît 
que  lui-même,  et  c'est  lui-même  qu'il  retrouve  dans  la 
nature  quand  il  prétend  la  sentir.  Mettant  en  présence 
de  la  nature  l'image  qu'il  s'en  est  faite,  il  découvre 
qu'il  a  compris  la  nature  étrangère  comme  une  huma- 
nité. Admirable  confusion.  Ce  qui  est  plus  puissant  que 
lui,  puisqu'il  en  sort,  il  l'imagine  pareil  à  lui,  afin  de 
pouvoir  l'aimer.  Il  transforme  la  nature  des  choses,  afin 


(')  R.  Wagner,  Oper  und  Drama.  (Schriflen,  IV,  p.  31.) 


LE     VOISINAGE     DU     GENIE     193 

de  pouvoir  s'élever  par  elle.  Les  dieux  sont  une  surhii- 
manité  inventée  par  amour,  et  par  ce  besoin,  profond  en 
l'homme,  de  poser  partout  en  dehors  de  lui  son  image 
embellie  sur  laquelle  à  son  tour  il  va  se  modeler. 

Telle  avait  été  la  pensée  de  Wagner,  et  Nietzsche  ne 
la  contestera  pas,  mais  il  n'en  sera  pas  satisfait.  Il  lui 
fallait  rectifier  cet  exposé  qui  gauchissait  à  tout  instant 
par  inexpérience  philosophique.  Il  reprit  une  à  une  les 
thèses  wagnériennes  :  celle  du  rôle  secondaire  de  l'intel- 
ligence ;  celle  sur  le  rôle  de  l'imagination  naturelle  et 
créatrice.  Assurément,  Schopenhauer  avait  mis  Wagner 
sur  la  voie  d'explications  nouvelles  qu'il  n'avait  pu  aper- 
cevoir dans  ses  premiers  temps.  Nous  verrons  Nietzsche 
les  emprunter  (^).  Mais  son  point  de  départ,  ce  seront  tou- 
jours les  lacunes  du  système  wagnérien.  Son  stimulant 
dans  l'effort,  ce  fut  l'admiration  sincère  qu'il  eut  pour 
l'art  de  Wagner.  Sa  refonte  de  l'esthétique  wagnérienne 
aboutissait  à  deux  théories  extrêmes.  1°  Il  fallait  com- 
prendre par  quel  mirage  se  dresse  dans  riiumanité  la 
vision  mythologique.  Il  y  faut  un  sortilège  mental  impos- 
sible à  concevoir  si  l'on  n'a  pas  réussi  à  se  figurer  le  sen- 
timent primitif  de  la  vie,  grâce  auquel  les  Attiques  se 
sentaient  métamorphosés  en  satyres,  et  savaient  revivre 
les  temps  où  la  race  humaine  se  détachait  lentement  de 
la  terre  et  des  bas- fonds  de  l'animalité.  La  théorie  du  dio- 
nysisme  manquait  à  la  théorie  wagnérienne.  —  2'  Wagner 
s'était  livré  à  des  spéculations  vagues  sur  la  «  mélodie 
infinie  »,  dont  l'ondulation  s'approfondit  par  l'harmonie 
et  se  régularise  en  lames  régulières  où  surnagent  des 
formes  rythmées.  Nietzsche  substituera  à  cette  rhétorique 
une  philosophie   du  rythme,  dans  l'art  et  dans  la  vie.  Il 


(')  V.  notre  t.  III  :  Xielzsche  et  le  Pi'ssimisme  esthétique,  au  chapitre  de 
la  Philosophie  de  l'Illusion. 

ANDLER.    —   II.  13 


194     LE     L  [  V  R  E     DE     LA     TRAGEDIE 

y  montrera  que  les  inventions  les  plus  singulières  de  la 
technique  wagnérienne  sont  anticipées  par  la  métrique 
grecque,  et  nécessitées  par  le  progrès  de  la  sensibilité 
humaine. 

II 

L'i    FRAGMENT    d'eMPÈDOCLE     ET     l'iDÉALISATION    d'aRIANE-COSIMA 

Ces  choses  apparaissaient  à  Nietzsche  et  l'emplissaient 
d'ivresse  orgueilleuse.  Les  découvertes  qu'il  faisait  à 
mesure  qu'il  déchiffrait  l'écriture  obscure  des  traités  de 
Wagner,  et  le  langage  si  clair  de  son  art,  confirmaient 
sa  vocation.  Par  delà  la  musique  du  plus  grand  des  musi- 
ciens, il  avait  discerné  le  secret  de  toute  musique,  et  dès 
lors  le  secret  de  toute  philosophie.  Prodigieuse  découverte. 
Mais  comment  la  décrire?  Parlerait-il  en  philologue?  Cette 
âme  mystique,  qui  s'était  formée  en  lui,  comment  s'ou- 
vrirait-elle de  son  émotion? 

Elle  aurait  dû  chanter  cette  «  âme  nouvelle  »  —  et  non  poiut 
parler  !  Combieu  il  est  dommage  que  je  n'aie  pas  osé  dire  en  poète  ce 
que  j'avais  à  dire  !  J'en  aurais  peut-être  eu  le  pouvoir  (')  ! 

Cette  hésitation  et  ce  projet  expliquent  le  fragment 
à'Empcducle.  Il  est  plus  éloigné  du  beau  poème  d'Hœl- 
derlin  que  ne  le  sera  le  Zarathastrai^).  Mais  siHœlderlin 
avait  symbolisé  dans  Empédocle  le  crhne  même  de  la 
philosophie  allemande ,  pour  Nietzsche  il  signifiait 
le  crime  dont  sa  propre  philosophie  courait  le  risque. 
Empédocle  détient  le  secret  d'une  vérité  terrible  qui  con- 
duirait au  suicide  volontaire  les  peuples  incapables   d'en 


(»)  Prélace  de  1886  à  Gehurl  der  Tragœdie.  (IV., I,  S.) 
(*)  Y.  nos  Précurseurs  de  Nietzsche,  p.  76  sq. 


E  M  P  E  D  0  C  L  E  195 

supporter  le  message.  Il  répand  cette  vérité  avec 
l'obstination  d'un  idéalisme  entaché,  lui  aussi,  d'une 
surhumaine  scélératesse.  Car  la  vie  n'est  peut-être  pas 
faite  pour  le  vrai,  et  il  est  peut-^être  nécessaire  de  la  sau- 
ver par  de  salutaires  mensonges.  Qui  ne  voit  que  cet 
Empédocle  de  Nietzsche  dépeint  les  tentations  qui  peuvent 
venir  de  la  liberté  extrême  de  l'esprit,  c'est-à-dire  de  la 
philosophie  où  se  croyait  parvenue  l'école  schopenhaué- 


rienne 


Ce    conflit   intérieur,    tragique    comme  le    conflit    où 
périssait  Wallenstein    ou  comme    l'hésitation   d'Hamlet, 
c'était  donc  le  drame  de  la  conscience  philosophique  nou- 
velle. Mais  au  dedans  de  ce  drame,  selon  une  technique 
toute  shakespearienne,  flottait  un  drame  plus  petit  qui 
retraçait  la  vie  du  philosophe.    Il   empêchait    le   grand 
drame  de  se  perdre  dans  le  didactisme  pur.  Les  grandes 
idées  proclamées  d'un  verbe   sonore  par  le  philosophe 
qui  fascinait  les  foules,  elles  le  transformaient  aussi  en 
lui-même,    l'atteignaient    dans    ses    tendresses,    créaient 
autour  de  lui  une  atmosphère  de  tragédie  intime.  Et  il 
fallait  que  ce    drame    restreint   décrivit   un    événement 
vécu,  comme   le  grand  drame,  dont  il  était  le  satellite 
intérieur,  disait  la  mission  contemporaine  du  philosophe. 
\J Empédocle  de  Nietzsche,  s'il  eût  été  achevé,  aurait 
dit  la  vie  et  la  doctrine   de  Tribschen,  et   le  rôle  de  la 
réforme  wagnérienne  dans  le  péril  présent.  Catane,  petite 
cité  sicilienne,  au  pied  de  l'Etna,  signifie  tout  le  présent 
état  social,  sur  lequel  planent  des  dangers  brutaux.  Toute 
la  Sicile,  déchue,  aujourd'hui   «  barbarise   ».   Dans,  une 
maison  de  campagne,  aux  portes  de  la  ville  cependant, 
deux  femmes  de  distinction,  Lesbie  et  sa  fllle  Corinne . 
gardent  la  pure  tradition  hellénique. 

Ainsi  Nietzsche  à  Tribschen  avait  eu  de   Cosima  de 
Bulow  cette  impression  immédiate  qu'elle  était  «  la  seule 


\ 


196     LE     LIVRE     DE     LA     TRAGEDIE 

femme  de  style  supérieur  »  qu'il  eût  connue  (*).  Devant 
les  dangers  qui  les  circonviennent,  que  feront  ce  peuple 
corrompu  et  celle  qui  est  restée  «  le  modèle  de  l'hellé- 
nisme »?  Le  drame  s'ouvre  sur  une  nuit  étrange,  traversée 
de  souffles  sulfureux  et  lourds.  Deux  esclaves  s'entretien- 
nent des  fêtes  dionysiaques  annoncées  pour  le  lendemain.  , 
Il  faut  être  jeune,  comme  Gharmide,  pour  se  réjouir  des, 
heures  de  liesse  promises  aux  humbles  le  jour  où  l'on 
fête  Dionysos.  Le  vieillard  Léonidas  n'oublie  pas  la  Grèce 
où  il  a  vécu  en  citoyen  libre  ;  et  sa  sagesse  s'inquiète 
de  ces  hautes  flammes  apparues  au  sommet  de  l'Etna 
qui  gronde. 

Des  scènes  contradictoires  se  suivent  qui  justifient  sa 
crainte.  Pausanias  accourait  dès  l'aube  chargé  de  cou- 
ronnes pour  la  fête,  et  prêt  à  relire  avec  sa  fiancée  Corinne, 
pour  mieux  les  fixer  dans  leur  mémoire,  les  rôles  qu'il 
tiendront  au  théâtre  le  lendemain (^).  Cependant  lessymp 
tomes  d'épouvante  s'accumulent.  Des  paysans  passent 
une  jeune  fille  tombe  frappée  à  mort.  Un  invisible  fléau 
sévit.  En  vain  Pausanias  essaie  de  réciter  son  rôle.  Sa 
mémoire  s'est  abolie  dans  l'efi'roi.  Il  se  croit,  il  se  sait 
atteint  ;  et  aucune  parole  de  Corinne  ne  l'apaise.  Déjà  dans 
les  rues,  comme  dans  V Œdipe  Roi  de  Sophocle  ou  dans 
le  Robert  Giiiscard  de  Kleist,  un  cortège  de  peuple  se 
traîne,  avec  des  lamentations.  Auprès  de  qui  cherche-t-il 
secours?  Un  rhapsode  paraît.  Sera-t-il  le  guérisseur? 
Nietzsche  savait  que  la  première  utilité  qu'on  eût  deman- 
dée à  la  poésie  était  de  servir  d'incantation  :  elle  apaisait 
la  colère  des  dieux  (').  Mais  le  rhapsode  homérique  est 


(')  E.  FoERSTEii,  IJiogr.,  Il,  p.  862. 

(-)  Nielzsclie  noiera  cette  liabitude  grecque  de  parer  de  Heurs,  jusqu'à 
lexcès,  les  dieux  et  les  hommes  aux  jours  de  fêle.    (Philolof/ica,  III,  p.  120.) 
(')  /'hiloloijicfi,  II,  p.  141. 


E  M  P  É  D  0  G  L  E  197 

'  impuissant.  Il  faut  pour  conjurer  l'invisible  mal  une  magie 
plus  forte.  C'est  aux  pieds  d'Empédocle,  apparu  avec 
ses  patères  de  sacrifice,  que  se  jette  Pausanias,  déli- 
rant de  terreur.  Est-ce  là  la  pure  tradition  grecque  ? 
Non,  Corinne  a  honte  pour  son  fiancé.  Son  indignation 
s'élève  contre  le  thaumaturge,  dont  elle  ignore  les 
sortilèges  vrais.  Et  la  clarté  du  jour  se  lève  sur  ce  désarroi 
de  deuil. 

Empédocle  suit  la  foule.  Il  se  tient  voilé  devant 
l'autel,  dans  la  salle  où  les  gérontes  de  la  cité  vont  déli- 
bérer (').  Il  nomme  le  fléau  qui  décime  la  cité  :  «  La  peste 
est  parmi  vous:  Soyez  des  Hellènes!  »  11  interdit  la  crainte 
et  la  pitié,  indignes  des  Grecs.  Mais  cette  cité  amollie 
ignore  l'héroïsme  ancien.  Un  effarement  ridicule  s'empare 
de  ces  hommes  graves.  La  multitude  dans  l'épouvante 
prend  d'assaut  la  salle.  Elle  impose  à  Empédocle  la  cou- 
ronne royale.  Il  sait  le  secret  du  salut.  Ne  voit-il  pas 
fumer  l'Etna  proche  ?  Mais  la  médication  qu'il  propose 
sera  une  magie  nouvelle  :  Elle  consiste  à  instituer  la 
tragédie.  Le  drame  grec  est  un  acte  sacramentel,  destiné 
à  rendre  aux  âmes,  avec  le  goût  de  la  mort  sublime, 
la  force  héroïque  défaillante. 

Ainsi  l'art  est  l'interprète  prophétique  de  la  douleur 
humaine  ;  et  il  lui  suffit  de  l'évoquer  pour  la  guérir.  La 
nature  doit  frissonner  devant  une  telle  révélation  ;  et 
comment  Corinne  qui  est  femme,  c'est-à-dire  nature, 
n'aurait-elle  pas  ce  frissoa  d'effroi?  Elle  se  ressaisira 
pourtant.  Le  rôle  est  conçu  dans  un  héroïsme  simple 
comme  celui  du  prince  de  Hombourg  dans  Kleist.  Mais  la 
tragédie  commence  :  Elle  représente  Dionysos  sauvant 
Ariane,»  après  la  trahison  de  Thésée.  Subtile  et  trauspa- 


(')  Nietzsche  les  appelle  Ratsherni,  comme  à  Bàle. 


198     LE     LIVRE     DE     LA     TRAGEDIE 

rente  énigme.  Dans  les  milieux  wagnériens,  Ariane  était 
le  surnom  de  Gosima.  xMais  cette  Ariane  avait  abandonné 
son  Thésée,  pour  le  Dionysos  nouveau,  Richard  Wagner  ('). 
Nietzsche  recueille  ce  drame  intime  de  la  vie  de  Wagner 
pour  en  faire  le  noyau  de  son  drame  didactique.  La  tra- 
gédie se  déroule,  dans  sa  double  cruauté  :  les  tortures  du 
cœur  et  l'effroi  d'une  catastrophe  générale. 

Sur  la  scène,  Empédocle,  poète  et  tragédien,  tient  le 
rôle  de  Dionysos .  Il  est  le  philosophe  qui ,  pour  une 
besogne  de  civilisation  dont  il  sait  seul  le  secret,  use  du 
sortilège  de  l'art.  Jamais  Wagner  n'a  été  glorifié  avec  tant 
de  pathétique.  Comme  il  est  triste  que  Nietzsche  nait 
pas  écrit  ce  premier  de  tous  les  «  dithyrambes  diony- 
siaques »,  projeté  dans  sa  jeune  ferveur  wagnérienne  ! 
Dionysos  eût  annoncé  la  palingénésie  de  toutes  choses. 
Sa  parole  puissante  et  inspirée,  comme  celle  du  Satyros 
de  Gœthe,  eût  déversé  sur  le  peuple  une  ivresse  joyeuse 
de  mourir.  Le  sacrifice  enivré  de  soi,  voilà  la  guérison 
des  civilisations  frappées  de  décrépitude. 

Le  drame  eût  atteint  la  cime  de  l'émotion,  dans  le 
heurt  des  pensées  contradictoires.  Remous  dans  le 
peuple  et  lutte  dans  le  héros.  Des  rumeurs  commencent 
à  courir  sur  cette  farouche  volonté  d'anéantissement  qui 
a  germé  dans  Empédocle  :  Et,  sans  pitié,  le  philosophe, 
grimé  en  dieu,  eût  continué  sa  prédication.  Pausanias, 
fiancé  de  Corinne,  s'affaisse  dans  les  convulsions  de  la  mort, 
et  Corinne  va  courir  à  son  secours  :  Empédocle  sait  l'en 


(1)  M""  E.  FoERSTER,  Der  junge  Aietzsche,  p.  292,  et  dans  Wagner  und 
Nietzsche  zur  Zeit  ihrer  Freundschaft,  1915,  p.  108,  nous  apprend. que  Ilans 
de  Biilow,  passant  à  Bàle  en  décembre  1871,  avait  fait  un  jour  devant 
Nietzsche  cette  allusion  amère.  Notre  interprétation  suppose  que  Nietzsche 
a  retrouvé  spontanément  l'affabulation  ou  que  le  langage  de  Hans  de  Biilow 
lui  était  connu  dès  1870.  Dans  les  cénacles  wagnériens,  tous  les  racontars 
se  transmettaient  très  vite. 


[E  M  P  É  D  0  C  L  E  199 

empêcher.  Mais,  devant  cette  apostasie  de  l'amour,  le 
mourant  trouve  un  langage  si  émouvant  de  douleur  et 
peut-être  de  mépris,  qu'il  apitoie  le  plus  impassible 
courage.  A  présent,  le  cœur  d'Empédocle  se  fend,  et  il 
doute. 

Sa  pitié  assied  plus  fermement  en  lui  une  résolution 
maintenant  plus  douloureuse.  Sa  proclamation,  dans  le 
Bacchanale  du  soir,  eût  été  sans  doute  pleine  de  résigna- 
tion, comme  cette  orgie  organisée  par  Jean  de  Leyde,  la 
veille  de  l'assaut  de  Munster,  dans  le  poème  où  Robert 
Hamerling  a  célébré  «  le  roi  de  Sion  ».  Rassuré  par  la 
présence  de  son  dieu,  le  peuple  eût  oublié  son  fléau  ou 
l'eût  accepté.  Que  devait  être  cette  scène  où  une  vieille 
femme,  en  présence  d'une  chère  et  jeune  défunte,  donnait 
le  spectacle  d'un  calme  pessimiste  ?  C'eût  été  une  scène 
funéraire,  où  sans  doute  aurait  parlé,  avec  une  simplicité 
ingénue  et  grande,  toute  la  douleur  des  affections  humaines 
déchirées.  La  résignation  d'une  pauvre  femme  en  che- 
veux gris  eût  fait  paraître  encore  plus  dignes  de  pitié  les 
affres  des  survivants  tourmentés  ;  et  Empédocle  eût  arrêté 
alors  son  plan  de  mort,  qui  allait  anéantir  toute  une  cité. 
C'est  remjDli  de  cette  pensée  qu'il  se  serait  montré  une 
dernière  fois,  sombre,  dans  la  maison  de  Corinne. 

Puis,  la  nuit,  Empédocle  eût  paru  parmi  ses  disciples, 
dans  une  scène  simple  et  grande  à  faire  sangloter.  Tel  le 
Christ  au  jardin  des  Oliviers,  ou  Zarathoustra,  sur  cette 
montagne  «  où  fument  la  détresse  et  le  deuil  »,  et  où  il 
dira  sa  philosophie  douce,  résolue  et  cruelle.  A  ce  peuple 
prosterné  devant  lui,  Empédocle  eût  enseigné  l'abdication 
devant  la  vie.  Il  faut  jeter  bas,  aurait-il  dit,  la  statue  de 
Pan,  muette  à  la  douleur  de  l'homme.  La  seule  destinée 
digne  de  nous,  est  de  savoir  mourir.  Grande  prédication, 
mais  qui  prépare  au  philosophe  une  suprême  déception. 
La  couardise  du  peuple  devant  la  mort  est  pire  que  son 


200     LE     LIVRE     DE     LA     TRAGEDIE 

effroi  de  la  peste.  Une  déroute  éperdue  disperse  la  multi- 
tude jusque-là  agenouillée  ;  et  c'est  là  une  vaine  lâcheté, 
sans  doute,  quand  deux  coulées  de  lave  déjà  cernent  le 
troupeau  effaré  :  Car  le  philosophe,  qui  s'est  trompé 
sur  les  hommes,  ne  se  trompe  pas  sur  les  faits  physiques. 
Il  a  escompté,  avec  exactitude,  la  complicité  de  la  mon- 
tagne. La  tragédie  de  la  cité  est  close;  et  il  reste  à  Empé- 
docle  à  chercher  son  destin  personnel. 

De  tout  ce  qu'il  a  amené  d'irréparable,  est-il  sûr  de 
pouvoir  répondre  ?  Obstinément  attaché  au  vrai ,  il  a 
quitté  la  religion  et  l'art,  également  illusoires.  Il  n'a  pu 
se  satisfaire  que  de  la  science,  hostile  à  toute  vie.  Mais, 
à  quoi  bon  savoir,  si  le  vivant  qui  sait  ne  peut  plus- 
vivre?  La  sagesse  vraie  n'est-elle  pas  cette  fuite  instinc- 
tive du  peuple,  qui  sauve,  avec  sa  vie,  la  possibilité 
unique  de  sa  régénération?  Le  crime  d'Empédocle  est 
d'avoir  douté  de  la  vie  par  orgueil  de  la  savoir  faible  et 
corruptible.  Toutefois,  l'univers  ramène  sans  fin  la  vie  et 
la  mort.  Un  seul  châtiment  existe  pour  celui  qui  a  commis 
le  crime  contre  la  vie,  c'est  de  mourir  éternellement.  Il 
ne  peut  y  avoir  pour  lui  qu'une  lustration  :  C'est  la  palin- 
génésie  de  la  mort  innombrable  et  répétée. 

Par  un  suprême  paradoxe,  une  âme,  et  de  toutes  la 
plus  ennemie,  le  suivra.  Corinne,  à  qui  il  a  ôté  son  amant, 
se  donnera  à  Empédocle  dans  la  mort,  comme  cette  tendre 
Psyché,  qui  suit  le  Satyros  de  Gœthe.  En  vain  la  repous- 
sera-t-il.  Elle  lui  fait  honte  de  son  avertissement.  «  Dio- 
nysos fuirait-il  devant  Ariane?  »  La  volonté  de  mourir 
éternellement,  qui  est  la  Philosophie,  fuira-t-elle  devant 
la  Femme,  qui  est  la  Nature  même?  Mais  les  âmes  d'élite 
acceptent  d'avance  le  destin,  comme  l'accepte  la  nature. 
Un  animal  se  réfugie  auprès  d'eux  durant  cette  marche  à 
travers  la  mer  incandescente  qui  déjà  déferle.  Pareille- 
ment, quand  Zarathoustra  mourra,  les  plantes  et  les  bêtes 


EMPEDOGLE  201 

supporteront  seules  la  vérité  qui  met  en  fuite  les  dis- 
ciples. Un  humble  animal  et  une  héroïne  de  la  vérité 
s'acheminent  avec  Empédocle  vers  le  cratère,  où  il  con- 
somme son  suicide  philosophique. 

Après  le  panégyrique  de  Wagner,  quelle  plus  glo- 
rieuse apothéose  concevoir  pour  Cosima?  La  femme,  par 
admiration  du  bien-aimé,  va  à  la  mort,  si  la  mort  est  la 
dernière  conséquence  du  vrai.  Le  drame,  philosophique- 
ment ambigu,  est  d'une  clarté  humaine  totale.  On  peut 
douter  sur  la  philosophie  à  choisir.  Nietzsche  hésitera 
longtemps  ;  et  de  1870-76  se  prononcera  pour  la  philoso- 
phie de  l'illusion  ;  de  1876  à  1881  pour  la  philosophie  du 
vrai.  Une  chose  est  sûre,  c'est  le  déchirement  du  philo- 
sophe placé  dans  cette  tragique  alternative  ;  et  c'est  cette 
douleur  qui  eût  fait  à' Empédocle  sans  doute  une  plainte 
lyrique  d'une  incomparable  éloquence.  Elle  restera 
inexprimée  toutefois,  pour  mûrir  et  s'adoucir  dans 
l'apaisement  du  Zarathustra. 

Or,  cette  philosophie  qui  hésite  entre  l'illusion  et  le 
vrai,  peut-elle  encore  symboliser  le  wagnérisme  ?  Bru- 
nehilde,  sans  doute,  dans  le  dénouement  du  Crépuscule 
des  Dieux,  où  elle  quitte  le  pays  de  la  chimère  et  de  la 
vie,  prétend  entrer  dans  la  région  du  savoir.  L'alterna- 
tive posée  par  le  drame  wagnérien  était  celle  d'une  phi- 
losophie nouvelle.  Wagner  avait-il  qualité  pour  décider? 
Alors  sous  le  masque  tragique  d'Empédocle  il  faut  recon- 
naître les  traits  de  Wagner.  Mais,  dans  l'hypothèse 
contraire,  si  le  suffrage  et  le  cœur  d'Ariane  doivent 
aller  à  celui  qui  découvre  les  sources  d'un  nouveau  pessi- 
misme destiné  à  purifier  les  âmes,  le  prix  doit  appartenir 
un  jour  à  un  autre  qui  ne  se  nomme  pas  encore.  Nietzsche 
garde  en  lui  cet  orgueilleux  secret,  enfermé  dans  son 
apologue. 

Qui  sait,  à  part  moi,  écrira-t-il  en  1888,  qui  est  Ariane?  Personne, 


202     LE     LIVRE     DE     LA     TRAGEDIE 

jusqu'ici,  n'a  eu  la  solution  de  ces  énigmes.  Je  doute  que  personne  ait 
soupçonné  ici  des  énigmes...  (').  - 

Il  y  reviendra  parfois,  dans  ses  carnets,  jusqu'à  ce 
jour  tragique  de  1888  où,  vaincu  par  la  vie,  mais  touchant 
philosophiquement  à  la  victoire,  il  ne  pourra  plus  le 
contenir.  Alors,  il  écrira  à  Cosima  le  billet  délirant  : 
«.(  Ariadne,  ich  liebe  dich!  {'-)  d  La  conquête  de  la  plus  noble 
des  femmes,  voilà  le  symbole  nouveau  que  s'est  forgé  son 
vouloir  dominateur,  et  l'une  des  fictions  dirigeantes  prin- 
cipales par  lesquelles  il  fixait  sa  mobilité  sensitive. 

V Empédocle  resta  une  ébauche.  Gomme  le  Zarathus- 
tra^  il  eût  été  trop  étroit  pour  contenir  toute  la  pensée  de 
Nietzsche.  Comment  expliquer  par  une  affabulation 
unique  non  seulement  l'essence,  mais  aussi  la  décadence 
de  la  tragédie?  Il  fallait,  là  encore,  reprendre  et  corriger 
les  idées  de  Wagner.  Oui,  certes,  Wagner  avait  dit  avec 
justesse  que  la  tragédie  grecque  mourut  avec  la  cité  athé- 
nienne (^)  et  avec  l'épuisement  du  Volksgeist  qui  l'avait 
produite  (*).  Mais  n'y  avait-il  pas  contradiction  chez 
Wagner  à  prétendre  ressusciter  la  tragédie,  que  le  pro- 
grès de  la  pensée  abstraite  avait  ruinée?  Sommes-nous 
libres  de  prendre  à  rebours  une  évolution  naturelle? 
Gomment  penserions-nous  par  mythes,  quand  l'habitude 


(')  Publié  d'abord  dans  le  tirage  à  part  des  Gedichte  und  Spr'ùche,  1898, 
p.  ki,  EcceHomoyW.,  XV,1(J0).  —  C.  A.  Berroilli,  Franz  OverbecA-,t  II,  p.  79. 

{-)  M""  Cosima  Wagner  a  reçu  ce  billet  en  janvier  1889.  Pour  toute 
l'interprétation  de  cet  apologue  philosophique,  nous  suivons  la  solide 
hypothèse  préalable  de  C.-A.  Bernoclli,  Franz  Overbeck,  t.  II,  p.  79  sq.,qui, 
le  premier,  a  identifié  l'Ariane,  qui  hantera  désormais  les  rêves  de  ÎS'ietzsche, 
avec  Cosima  Wagner.  M"'  Foerster  n'a  rien  opposé  jusqu'ici  à  cette  argu- 
mentation que  des  dénégations  sans  preuves,  dans  Wagner  und  Nietzsche 
zur  Zeit  ihrer  Freundschaft,  p.  225.  On  trouA-era  des  rapprochements 
nouA^eaux  et  probants  dans  Hans  Bélart,  Friedrich  Xieizsches  Leben,  pp.  86-90. 

{^)  R.  Wagner,  Kunst  und  Révolution  :  «  Genau  mit  der  Auflôsung  des 
athenischen  Staats  hàngt  der  Verfall  der  Tragœdie  zusammen.  »  {Schriften, 
111,  p.  12.) 

(*)  R.  W.vGKKK,  Dos  Kunstwerk  der  Zukunft.  (Schriften.  III,  p.  lOo.) 


LITIGES      AVEC      W  A  G  N  E  R     203 

s'est  invétérée  de  penser  par  idées  claires?  Si  les  dieux  ne 
sont  que  les  désirs  de  riiomme  projetés  en  dehors  de 
nous,  comment  ne  pas  aimer  ou  haïr  en  eux-mêmes  ces 
désirs?  Comment  ne  pas  les  raisonner?  Comment  alors  le 
chœur  et  l'action  du  drame  n'offriraient-ils  pas  un  contenu 
didactique?  La  tragédie  meurt  de  la  franchise  d'Euripide. 
La  franchise  serait-elle  un  vice?  Toujours  on  était  ramené 
à  cette  alternative  qui  nous  impose  de  choisir  entre  l'illu- 
sion salutaire  et  la  vérité.  Wagner  choisissait  par  le 
cœur.  Il  fallait,  pour  choisir  philosophiquement,  une  doc- 
trine aux  yeux  de  laquelle  l'intelligence  elle-même  n'at- 
teint pas  le  vrai,  et  ne  réussit  pas  même,  après  avoir 
déchiré  les  voiles  du  mythe,  à  nous  consoler  de  l'effroyable 
spectacle,  que  le  mythe  imagé  avait  du  moins  le  mérite  de 
recouvrir  de  beauté. 

III 

LITIGES    DE    PRIORITÉ    ENTRE    WAGNER    ET    NIETZSCHE 

Wagner  avait  fait  une  telle  tentative.  Son  Beethoven 
(1870)  offrait  une  philosophie  de  la  musique  qui  essayait 
de  descendre  aux  sources  où  naissent  les  pensées  non 
desséchées  par  l'abstraction  (').  Il  se  risquait  à  dire 
pourquoi  la  philosophie  schopenhauérienne  rendait 
compte  de  l'art  wagnérien  et  de  toute  musique.  Il  n'y  a 
peut-être  pas  de  livre,  après  les  essais  d' Emerson,  où 
Nietzsche  ait  mieux  appris  l'art  de  présenter  une  grande 
idée  comme  l'événement  d'une  grande  vie. 

Toutefois,  c'était  là  un  apprentissage  de  forme.  La 
doctrine,  à  qui  appartenait-elle?  Il  faut  deviner  ici  entre 
Nietzsche  et  Wagner  un  antagonisme  d'influence,  qui 
grandit,  causé  par  l'orgueil  de  l'un  et  de  l'autre.  Était-ce 


(»)  Corr.,  I,  174;  II,  220. 


204     LE     L  I  \    Il  E     DE     LA     TRAGEDIE 

déjà  chez  Nietzsche  de  la  jalousie?  Wagner  prenait, 
sans  gêne,  de  toutes  mains.  Sa  gratitude  ouhliait  souvent 
de  s'exprimer  en  public  et  s'épanchait  plus  volontiers 
en  assurances  joviales  échangées  dans  l'intimité. 
Nietzsche,  qui  peut-être  exagérait  son  apport  à  leur 
association,  se  laissait  dépouiller  sans  protester,  mais  se 
faisait  un  intime  mérite  de  son  sacrifice. 

Il  faut  se  reporter  à  ces  temps  où  mûrit  la  fin  de 
Siegfried,  et  dont  Nietzsche  n'a  jamais  pu  se  souvenir  sans 
attendrissement  : 

En  ce  temps-là  nous  nous  aimions.  Nous  espérions  tout  l'un  pour 
Vautre.  Ce  fut  vraiment  une  tendresse  profonde,  sans  arrière- 
pensée  ('). 

Nietzsche  écrira  de  la  sorte  à  Peter  Gast  en  1883,  dans 
l'émotion  récente  que  lui  donnait  la  mort  de  Wagner.  Ils 
s'aimaient  certes.  Mais  s'entendaient-ils?  et  Nietzsche 
n'oublie-t-il  pas  certaines  arrière-pensées?  Une  affection 
qui,  en  échange  du  don  qu'elle  fait  d'elle-même,  n'a  que  le 
droit  d'admirer  le  partenaire,  peut-elle  durer?  C'est  le 
rôle  où  Nietzsche  se  croyait  confiné,  et  que  son  affection 
a  accepté.  Mais  doucement,  parfois,  il  indiquait  qu'il 
n'était  pas  dupe.  La  lettre  du  10  novembre  1870  où  il 
remercie  Wagner  de  son  Beethoven  est  un  de  ces  chefs- 
d'œuvre  de  rédaction  sournoise,  où  Nietzsche  excelle  : 

Très  vénéré  maître, 

...  Rien  ne  pouvait  m'advenir  de  plus  réconfortant  que  l'envoi  de 
votre  Beethoven.  Je  pourrais,  notamment,  par  un  essai  que  j'ai  écrit 
pour  mon  usage  cet  été,  et  intitulé  La  conception  dionysiaque  du 
monde,  vous  montrer  combien  j'attachais  d'importance  à  connaître 
votre  philosophie  de  la  musique  (et  n'est-ce  pas  là  connaître  la  phi- 
losophie même  de  la  musique?).  Au  vrai,  cette  étude  préalable  m'a 

{')  Corr.,  IV,  156. 


LITIGES      AVEC      W  A  G  N  E  R    20o 

mis  en  mesure  de  comprendre  d'une  façon  complète  et  de  goûter  à 
fond  l'enchaînement  de  votre  démonstration,  si  éloigné  que  soit  du 
mien  votre  cycle  d'idées,  si  surpris  et  émerveillé  qu'on  demeure  de 
tout  votre  écrit  et  en  particulier  de  votre  exposé  de  ce  qui  fut  la 
prouesse  réelle  de  Beethoven. 

Mais  je  crains  que  vous  ne  fassiez  aux  esthéticiens  du  temps  pré- 
sent l'effet  d'un  somnambule,  qu'il  n'est  pas  bon,  qu'il  est  même 
dangereux,  qu'il  est  surtout  impossible  de  suivre.  Les  connaisseurs 
de  la  philosophie  schopenhauérienne  eux-mêmes  seront  pour  la 
plupart  hors  d'état  de  traduire  en  idées  et  en  sentiments  l'accord  pro- 
fond qui  existe  entre  vos  idées  et  celles  de  votre  maître.  Aussi  votre 
écrit,  comme  le  dit  Aristote  de  ses  écrits  ésotériques,  «  est  à  la  fois 
édité  et  inédit  ».  Je  croirais  volontiers  que  celui-là  seul  peut  vous 
suivre,  en  tant  que  penseur,  pour  qui  se  sont  ouverts  les  sceaux  de 
votre  Tristan  surtout. 

C'est  pourquoi  je  tiens  l'intelligence  vraie  de  votre  philosophie 
musicale  pour  le  privilège  précieux  que  garde  une  corporation  fermée, 
et  qu'un  petit  nombre  d'hommes  provisoirement  ont  reçu  en 
partage...  ('). 

Qu'on  veuille  bien  regarder  de  près  les  vérités  que  ces 
paroles  mettent  sous  les  yeux  de  Wagner.  Nietzsche  croit 
reconnaître  dans  le  Beethoven  de  Wagner  des  idées  qui 
sont  les  siennes.  Il  les  avait  rédigées  «  pour  son  usage  », 
et  non  pour  être  divulguées.  Le  mémoire  sur  La  concep- 
tion dionysiaque  du  monde,  il  l'avait  lu  à  Tribschen 
avant  de  partir  pour  les  champs  de  bataille.  Pour 
ménager  l'amour-propre  de  Wagner,  pour  ne  pas  lui 
reprocher  ouvertement  une  indiscrétion,  il  feint  d'avoir 
oublié  ce  détail.  Il  va  lui  envoyer  son  essai.  Wagner 
jugera  combien  leurs  idées  coïncident.  Si,  pour  com- 
prendre et  goûter  le  Beethoven  de  Wagner,  il  était  néces- 
saire d'avoir  écrit  d'abord  Die  diomjsische  Wellan- 
schauung,  comment  avait  pu   naître   le  Beethoven,  si  ce 


(')  E.  FoEKSTER,    Wagner   und   Nielzsçhe,    19io,    p.   G6.     Cette   lettre   de 
Nietzsche,  très  mutilée  à  la  fin,  était  restée  inconnue. 


206     LE     LIVRE     DE     LA     TRAGEDIE 

n'est  d'uQe  lecture  de  Nietzsche?  Car  on  était  «surpris  et 
émerveillé  »,  de  voir  appliqué  à  un  musicien  moderne  des 
théories  faites  pour  y  expliquer  le  drame  grec. 

Avec  douceur  alors  Nietzsche  avertissait  Wagner  : 
a  N'essayez  pas.  Vous  tentez  l'impossible.  Vous  croyez 
exprimer  une  philosophie  schopenhauérienne.  Les  secta- 
teurs de  Schopenhauer  n'y  reconnaîtront  pas  la  pensée  de 
leur  maître.  »  C'est  qu'il  y  avait  là  une  philosophie  nou- 
velle de  l'art.  On  ne  pouvait  pas  la  retrouver  dans  les 
livres  de  Schopenhauer,  puisque  Schopenhauer  ne  l'y 
avait  pas  mise.  Elle  ne  devenait  intelligible  que  si  son 
créateur  la  dévoilait.  Il  ne  suffisait  pas,  pour  en  posséder  le 
secret,  d'avoir  composé  Ti'istan,  il  fallait  lavoir  compris  ; 
et  qui  donc  comprenait  Tristanl  On  ne  le  comprenait  pas 
même  à  Tribschen.  Plus  tard,  en  janvier  1872,  quand 
Nietzsche  aura  publié  son  ouvrage  complet,  Cosima  lui 
écrira  : 

Vous  pensez  combien  votre  mention  de  Tristan  et  fseult  m'a  émue. 
L'anéantissement  par  la  musique  et  la  rédemption  par  le  drame,  j'en 
avais,  par  ce  drame  dont  vous  décrivez  le  caractère  unique,  eu  le  sen- 
liment  puissant,  mais  je  n'avais  jamais  pu  me  l'exprimer.  En  sorte 
que, dans  ce  qui  fut  la  plus  prodigieuse  émotion  de  ma  vie,  vous  avez 
par  surcroît  apporté  la  clarté  ('). 

Or,  tout  le  traité  sur  La  conception  dionysiaque  du 
monde,  comme  le  livre  sur  la  Tragédie,  qui  en  est  l'achè- 
vement, aboutissait  à  cette  interprétation  nouvelle  et 
encore  secrète  de  Tristan.  Comment  emprunter  et  utiliser 
des  idées  auxquelles  manquait  leur  aboutissement?  On 
ne  le  pouvait  pjis.  «  Votre  écrit  est  à  la  fois  édité  et 
inédit  »,  fait  observer  Nietzsche  à  Wagner,  parce  qu'il 
manque  à  son  Beethoven^  pour  l'éclairer,  la  conclusion 
pour  laquelle  était  faite  toute  cette  philosophie  de  l'art. 


(M  E.  FoERSTER.  Bioqr.,  II,  69;   Wagner  und  Xielzsche.  p.  88. 


LITIGES      AVEC      WAGNER     207 

Mais  cette  philosophie,  quand  Wagner  aurait  été  capable 
de  la  faire  connaître,  il  n'en  avait  pas  le  droit.  Il  s'agis- 
sait là  d'un  secret  concerté  entre  eux  autant  "que  d'une 
propriété  littéraire  intangible.  Pourtant  Nietzsche  était 
sans  crainte.  On  les  comptait,  les  initiés  qui  avaient  le 
mot  du  mystère.  Et,  condescendant,  il  signait  :  «  Votre 
reconnaissant  et  fidèle  Nietzsche.  » 

Quand  on  relit  de  près  le  Beethoven  de  Wagner,  on 
s'étonne  que  Nietzsche  en  ait  pris  tant  d'ombrage.  Son 
irritabilité  de  toujours  cachait  sous  des  reproches  défé- 
rents une  ingratitude  réelle.  Il  prenait  possession  du 
wagnérisme  comme  d'un  bien  propre.  Il  écrit  à  Rohde,  le 
15  décembre  1870  : 

Un  livre  de  Wagner  sur  Beethoven,  qui  vient  de  paraître,  pourra 
t'orienter  en  beaucoup  de  choses  sur  ce  que  j'exige  à  présent  de 
l'avenir.  Lis-le  ;  il  est  une  révélation  de  l'esprit,  dans  lequel  nous  — 
oui,  nous  tous  — -  vivrons  cet  avenir  (M. 

Si  assuré  que  fût  Wagner  de  sa  mission  d'art,  il 
n'avait  pas  cet  impatient  mysticisme.  Et  comment  eût-il 
pensé  que  sa  conception  personnelle  de  la  musique,  un 
peu  renouvelée  certes  depuis  1848,  ne  parût  exprimer  que 
ce  que  son  plus  jeune  disciple  «  exigeait  de  l'avenir  ». 
Wagner  n'en  avait-il  pas  aussi  appelé  à  cet  avenir,  dont 
sa  musique  avait  porté  le  nom,  pour  la  risée  de  beau- 
coup ?  Et  ne  pouvait-il  espérer  le  marquer  de  son 
empreinte?  Comment  se  serait  traduite  au  dehors  la  col- 
laboration intime  commencée  à  Tribschen,  si  ce  n'est  par 
des  manifestes  concordants?  A  supposer  qu'il  se  trouvât 
dans  le  Beethoven  de  Wagner  des  réminiscences  de  ses 
conversations  avec  Nietzsche,  n'étaient-ce  pas  autant  de 
marques    d'amitié?   En   réalité,    ces   réminiscences   litté- 

(')  Corr.,   II.  213. 


208     LE     LIVRE     DE     LA     T  R  A  G  l':  D  I  E 

raies  sont  en  petit  nombre  (*),  et  une  application  correcte 
du  schopenliauérisme  à  l'étude  concrète  d'un  grand 
musicien  fait  presque  tous  les  frais  de  l'opuscule. 

Pour  Wagner,  le  regard  de  la  conscience  peut 
s'ouvrir  sur  deux  mondes  :  la  réalité  extérieure  et  les 
faits  de  l'àme.  Il  suffît  cependant  que  le  regard  parcoure 
la  surface  des  choses,  pour  que  s'évanouisse  l'apparence 
de  leur  individualité.  Il  ne  les  aperçoit  que  comme  des 
idées.  Il  discerne  ce  qui  leur  est  commun,  c'est-à-dire  ce 
par  quoi  elles  nous  ressemblent.  Mais  cette  identité  des 
choses  avec  nous,  évidente,  parce  que,  sans  elle,  rien  n'en- 
trerait jamais  dans  la  conscience,  nous  n'en  savons  rien; 
et  c'est  pourquoi  le  monde  se  présente  à  nous  conmie  une 
surface  où  se  meuvent  des  formes  animées  pareilles  à 
nous  et  différentes  de  nous;  et  l'art  plastique,  qui  en  est 
la  conscience  la  plus  claire,  en  fixe  les  lignes  dans 
l'espace.  Combien  plus  profondément  la  réalité  se 
découvre  quand  le  regard  conscient  se  tourne  vers  le 
dedans  ! 

Il  le  peut,  quand  tout  vouloir  s'endort.  Des  vagues 
puissantes  et  obscures  se  meuvent  sous  la  houle  éclairée 
des  émotions  de  surface.  Mieux  encore,  une  même  vie  se 
déroule  en  nous  et  hors  de  nous.  Le  sentiment  interne 
nous  montre  dans  les  choses  du  dehors  un  vouloir  de 
même  racine  que  nous.  C'est  aussi  une  idée  qui  nous 
apparaît  ainsi,  c'est-à-dire  une  existence  à  la  fois  concrète 
et  générale,  où  s'effacent  les  existences  séparées;  mais 
c'est  Vidée  de  l'univers.  Et  il  y  a  un  art  qui  exprime  cette 
idée,  c'est  la  musique. 

Nous  en  avons  une  preuve  toute  populaire  et  connue 


(')  Un  historien  également  familier  avec  Wagner  et  avec  Nietzsche, 
Henri  Lichtenberger  ,  Richard  Wagner,  poète  el  penseur,  2"  <}d.,  1899, 
p.  366  sq.,  a  pu  analyser  le  Beellioveu  de  Wagner,  sans  y  remarriiier  des 
réminiscences  de  Nietzsche. 


LITIGES      AVEC      W  A  G  N  E  R     209 

de  tous  dans  de  certains  rêves  fatidiques  qui  nous 
obsèdent,  et  dont  on  ne  sort  que  par  un  cri.  La  musique 
est  le  cri  par  lequel  l'esprit  sort  de  ce  rêve  ténébreux  où 
le  plongeait  la  conscience  la  plus  intérieure  (*).  Les  arts 
plastiques  nous  montrent  ce  qui  apparaît  du  monde  exté- 
rieur quand  le  vouloir-vivre  individuel  se  tait,  parce  qu'il 
est  tout  baigné  de  la  pure  lumière  de  la  connaissance. 
La  musique  nous  révèle  du  monde  ce  qui  en  apparaît, 
quand  cette  conscience  claire  vient  à  se  briser  et  fait 
place  à  une  seconde  vue  qui  nous  ouvre  le  regard  sur  le 
vouloir  universel.  L'iiomme  anxieux  interrogeait  l'uni- 
vers. Il  poussait  un  cri  dans  la  solitude.  La  réponse  de 
l'univers  est  la  musique.  Elle  flotte  sur  le  monde  comme 
flotte  le  long  des  canaux  de  Venise  la  mélopée  triste  et 
rauque  des  gondoliers  dans  la  nuit,  rêve  sonore  de  la 
ville  endormie  (^)  ;  ou  comme  la  voix  des  forêts,  des  ani- 
maux et  des  souffles,  répond  à  l'homme  qui  médite.  Or, 
pour  celui  qui  prête  l'oreille  à  ces  voix,  le  monde  visible 
s'efface.  Il  reste  des  harmonies  qui  ne  se  situent  ni 
dans  le  temps  ni  dans  l'espace.  Tout  ce  qui  affleure 
encore  à  la  conscience  claire,  ce  sont  des  rythmes.  Sans 
€ux  la  musique  elle-même  ne  serait  plus  perceptible. 
Enfin,  le  rythme  suggestionne  puissamment  les  gestes 
de  l'homme,  comme  on  le  voit  bien  dans  la  dansé;  et 
ainsi  la  musique,  par  le  rythme,  recouvre  le  monde 
plastique,  qu'elle  anime  après  avoir  résorbé  le  monde 
vulgaire.  Mais  seule  la  musique  sait  le  sentiment  inté- 
rieur qui  meut  les  gestes  qu'elle  a  elle-même  com- 
mandés. 

Il  y  avait  dans  ces  théories  comme  un  rapprochement 
cherché  avec  Franz  Liszt.  Mais  Nietztîche  ne  le  cherchait-, 


(M  R.  Wagkeb,  Beethoven  {Schrifien,lS.,  67-70) 
(-)  Ibid.,  IX,  72-73. 


ANDLKB.    —   II.  14 


L 


210    LE     LIVRE     DE     LA     TRAGEDIE 

il  pas,  lui  aussi,  à  ce  moment  même  (')?  Le  grand  pro- 
blème des  rapports  entre  la  musique  et  les  paroles,  la 
danse  et  le  drame  qui,  durant  tout  le  xix'  siècle,  a  obsédé 
les  théoriciens,  Wagner  devait-il  se  l'interdire?  Oui,  sans 
doute  pour  ce  rêve  abîmé  dans  l'extase,  et  en  qui  se  pré- 
cisent peu  à  peu  des  images  plastiquement  belles, 
Nietzsche,  songeant  aux  Grecs,  trouvera  un  autre  nom. 
Son  émulation  doit  se  sentir  stimulée  quand  il  A'^oit  son 
maître  approcher  des  problèmes  dont  la  clef  lui  manque, 
tandis  que  la  connaissance  de  l'hellénisme  et  une  mé- 
thode folk-lorique  nouvelle  en  fournissent  à  Nietzsche  la 
solution.  Mais  où  Nietzsche  prenait-il  des  raisons  de  dé- 
fiance irritée?  On  en  devine  une  cependant  :  Loin  de 
plagier  Nietzsche,  Wagner  l'oubliait  un  peu  : 

Sur  les  rapports  entre  la  musique  et  les  formes  plastiques  du 
monde  des  phénomènes  ou  entre  elles  et  les  notions  abstraites  des 
ctioses,  il  est  impossible  de  produire  des  considéralions  plus  lumineuses 
que  celles  que  nous  lisons  là-dessus  dans  tes  ouvrages  de  Schopenhauer. 
C'est  pourquoi  nous  ne  nous  y  arrêterons  pas  d'une  façon  superflue  et 
nous  allons  passer  au  problème  vrai  de  notre  recherche  ;  nous  exami- 
nerons la  nature  du  musicien  lui-même  (-), 

Nietzsche,  précisément,  ne  croyait-il  pas,  par  son  esthé- 
tique, avoir  éclairci  une  obscurité  du  schopenhauérisme  ? 
Et  c'était  cette  tentative  que  Wagner  déclarait  «  impos- 
sible »  et  a  superflue  »?  Ou,  s'il  n'en  avait  pas  remarqué 
la  décisive  nouveauté,  quel  rôle  subalterne  était  celui  de 
Nietzsche  dans  leur  amitié? 

Le  même  malaise  se  reproduisait  quand  Wagner 
reprenait  la  doctrine  schillérienne  sur  le  pathétique.  11 
disait  alors  de  la  musique  ce  que  Schiller  avait  dit  de  la 
tragédie.  Elle  ne  traduit  pas  le  beau,  mais  le  sublime.  Car 


{')  V.  plus  bas:  Les  Sources  du  Livre  sur  la  Tragédie,  $  VII:  Fra»:  Liszt- 
(*)  /?.  Wagner,  Ibid.,  IX,  77.  —  C'est  nous  qui  soulignons. 


LITIGES      AVEC      WAGNER     211 

elle  décrit  le  vouloir  individuel  s'abimant  dans  l'unité 
éternelle  de  l'être.  Ainsi  il  n'y  a  pas  de  tragédie  possible, 
il  n'existe  pas  de  sublime  humain  sans  musique.  L'anta- 
gonisme entre  la  liberté  humaine  et  les  forces  brutales 
de  la  nature,  seule  la  musique  sait  le  rendre;  car 
elle  vit  au  cœur  des  agitations  du  vouloir- vivre.  La 
musique  est  l'accompagnement  nécessaire  du  drame, 
comme  le  pathétique,  c'est-à-dire  la  sublimité.  Elle  enve-* 
loppe  le  drame  et  le  porte  :  Il  ne  flotterait  pas,  s'il  n'était 
baigné  dans  ce  fluide  musical  où  il  se  déplace.  Ou  encore 
le  drame  est  de  la  musique  devenue  visible  ;  la  musique 
est  le  drame  perçu  dans  sa  réalité  immatérielle  ('). 

Mais  Schiller,  dont  cette  théorie  est  une  transposition, 
n'était-il  pas  un  des  auteurs  préférés  de  Wagner,  et  les 
plus  souvent  cités?  Et  si  les  entretiens  de  Tribschen  ont 
porté  sur  cette  commune  prédilection,  pourquoi  le  Beetho- 
ven n'en  aurait-il  pas  gardé  la  teinte  ? 

On  en  dirait  autant  de  cette  idée,  naturellement  ame- 
née par  la  précédente,  d'une  fraternité  entre  Shakespeare 
et  Beethoven.  On  la  trouve  dans  les  notes  de  Nietzsche, 
comme  dans  le  manifeste  wagnérien.  Mais  de  qui  vient- 
elle?  On  les  sent  tout  près  de  Gœthe  tous  deux,  quand  ils 
disent  de  Shakespeare  que  ses  caractères  vivent  d'une 
mystérieuse  et  effrayante  vie,  comme  des  fantômes  qui 
marchent.  Mais  Wagner  ajoute  :  c'est  que  ces  figures  sont 
aperçues  comme  par  seconde  vue,  dans  une  hallucination 
vraie  (^).  Et  elles  demanderaient  à  parler  en  musique,  si 
elles  s'ouvraient  à  notre  sens  intérieur,  comme  aussi  bien  le 
Coriolan  de  Shakespeare  ne  livre  toute  sa  signification  que 
dans  la  musique  de  Beethoven.  Inversement,  les  thèmes 


(')  R.  Wagner,   Beethoven.    {Schriften,   IX,   105.)  V.  nos  Précurseurs  de 
Nietzsche,  chap.  Schiller,  p.  46  sq. 
(-)  Ibid.,  IX,  109. 


212     LE     LIVRE     DE     LA     TRAGEDIE 

de  Reethoven,  combien  de  fois  feraient-ils  surgir  à  nos 
yeux  des  figures  shakespeariennes,  si  nous  avions  la  luci- 
dité hallucinatoire  et  plastique  qu'ils  requièrent? 

Ainsi  un  drame  nouveau  pourrait  naître,  qui  dépas- 
serait toute  poésie,  weit  ûber  das  Werk  der  eigentlichen 
Dichtkimst  (').  Il  serait  le  mouvant  reflet  de  la  musique 
qui  l'enveloppe  de  ses  ondulations.  Hors  de  toute  conven- 
tion poétique,  il  serait  sans  paroles  autres  que  des  cris, 
accompagnés  de  gestes  abrégés,  d'actes  succincts  ;  et  tout 
le  drame  serait  comme  un  cri  d'angoisse  au  sortir  d'un 
cauchemar  profond.  Il  aboutirait  à  un  dénouement  d'une 
tragique  sérénité  :  l'afi'ranchissement  par  la  vision  du 
sacrifice  volontaire. 

A  coup  sur,  c'est  là  le  secret  ésotérique  sur  lequel 
Nietzsche  veut  qu'on  fasse  un  silence  provisoire.  L'arrière- 
pensée  de  Wagner  est  "que  ce  drame,  situé  par  delà  la 
poésie,  dans  la  région  immatérielle  de  la  musique,  va 
surgir  ;  qu'il  existe  dans  la  Tétralogie  presque  achevée, 
et  dans  le  Tristan  oublié.  Comment  n'aurait-il  pas  l'im- 
patience de  le  crier?  Il  est  le  créateur  de  ces  œuvres. 
N'a-t-il  pas  le  droit  de  les  annoncer,  de  les  analyser, 
enfin  de  les  comprendre?  Si  Wagner,  comme  Nietzsche 
le  croit  sincèrement  alors,  est  un  de  ces  esprits  pareils 
aux  Grecs,  qui  captent  une  pensée  jaillie  vivante  au  point 
où  se  touchent  l'imagination  plastique  et  l'émotion  musi- 
cale, comment,  les  yeux  dessillés  par  Schopenhauer,  ne 
saurait-il  pas  se  décrire  lui-même  ? 

A  vrai  dire,  ce  n'était  pas  d'un  homme  qu'il  s'agissail 
dans  la  pensée  de  Nietzsche  ;  mais  de  toute  une  nouvelle 
espèce  d'hommes  et  d'une  nouvelle  civilisation.  Mais, 
précisément  là  dessus,  Wagner  avait  toujours  été  lucide. 
«  Créer  une  culture  de  l'esprit  qui  unisse  Reethoven  ei 


Ibid.,  IX,  IIU.  111. 


r 


LITIGES      AVEC      W  A  G  N  E  R    213 


Shakespeare  (•)  »,  c'était  une  formule  de  Nietzsche,  mais 
une  formule  seulement.  Sur  sa  tâche,  Wagner  n'avait 
jamais  été  dans  l'obscurité. 

Cette  structure  d'esprit  nouvelle,  qui  devra  être  celle 
de  tous  les  hommes,    Wagner,  avec  Schopenhauer    et 
Burckliardt,  croyait  qu'elle  apparaîtrait  d'abord  dans  des 
hommes  de  génie.  Il  avait  choisi  Beethoven  pour  illustrer 
sa  doctrine.  Il  avait  décrit  ce  visage  rugueux  et  convulsé, 
ce  regard  de  feu,  ce  crâne  d'une  épaisseur  énorme,  qui 
abritait  le  cerveau  le  plus  sensitif,  toute  cette  force  enve- 
loppant de  la  tendresse  et  de  la  lumière.  Il  n'est  pas  jus- 
qu'à la  surdité  de  Beethoven  que  Wagner  ne  trouvât  pro- 
videntielle. Car  elle  le  détournait  du  monde  une  deuxième 
fois,  quand  déjà  son  rigorisme  moral  l'en   séparait.  Un 
Beethoven  ainsi  tourné  vers  le  dedans,  c'est  la  pensée  de 
l'univers,  visible  et  marchant  parmi  nous  {das  ivandernde 
An  sich  der  Welt).  Or,  il  a  pour  le  monde  le  sourire  de 
Brahma,  qui  n'est  pas  dupe  du  mirage  universel  créé  par 
lui.  Ce  monde  où  se  mêlent  la  volupté   sauvage   et  la 
lamentation,  la  folie  et  le  deuil,  est  pour  lui  un  jeu  dont 
il  sourit;  et  dans  cet  orage  des  passions  malfaisantes,  il 
ose  décréter  que  l'homme  est  bon;  dans  cet  anéantisse- 
ment continu  et  cruel  de  toute  vie,  il  ose  dire  que  la  vie 
vaut  d'être  vécue.  Cette  acceptation  de  la  vie  malgré  ses 
cruautés,  c'est  la  nouvelle  «  philosophie  tragique  »  (-)  ;  et 
par  elle,  Beethoven  s'élève  au-dessus  de  Schopenhauer. 
Nietzsche  n'avait  pas  cru  pouvoir  se  méprendre  sur  le 
sens  de  ces  graves  et  enthousiastes  affirmations.  Le  sen- 
timent créateur  de  la  nouvelle  civilisation  se  faisait  jour 
par  elles.  Mais  si  on  le  lisait  dans  la  musique  de  Beethoven, 
qui  donc  le  premier  l'y  avait  découvert?  Nietzsche  se  per- 


(')  Musik  und  Tragôdie,  1871,  posthume,  S  231.  {W.,  IX,  2ol.) 
(^)  R.  Wagner,  Beethoven.  {Schriften,  IX,  29  sq.) 


214     LE     LIVRE     DE     LA     TRAGEDIE 

suadait  que  peut-être  il  avait  seul  su  dépasser  ainsi  Scbo- 
penhauer.  Il  oubliait  alors  que  la  même  émotion  respirait 
dans  le  Sati/7'os  et  dans  le  Divan àe  Goethe;  qu'elle  ruisse- 
lait d'Hœlderlin  et  de  Kleist  (').  Et  qui  s'étonnerait  que 
Wagner  en  fût  rempli  dans  le  mois  où  il  achevait  son 
triomphal  Siegfried  ? 

Nietzsche,  à  mesure  que  Wagner  tournera  au  renonce- 
ment chrétien,  se  ressouviendra  mieux  de  ce  bouddhisme 
héroïque.  Il  le  recueillera  comme  sa  part  d'héritage  ou  le 
retirera  comme  son  apport  à  la  communauté  dissoute.  Il 
se  fera  gloire  de  cette  fidélité  aux  convictions  autrefois 
partagées.  Mais  il  fera  erreur  sur  sa  part  d'originalité,  et 
cette  croissante  erreur  l'enfoncera  dans  la  haine  de  l'ami 
bien-aimé. 

La  reconnaissance,  une  amitié  vraie,  qui  se  retrouvaient 
après  ces  brefs  orages,  le  ramenaient  pour  longtemps 
encore  à  Wagner.  Il  éprouvait  une  orgueilleuse  mélan- 
colie à  se  savoir  si  méconnu.  Rohde  lui-même,  à  qui  il 
venait  de  faire  lire  le  Beethoven  de  Wagner,  n'y  recon-^ 
naissait  pas  la  voix  de  Nietzsche  : 


] 


C'est  la  voix  du  prophète  dans  le  désert...,  une  révélation  que  per- 
sonne ne  pouvait  nous  faire  plus  profonde  et  plus  convaincante  que 
ce  génie  (Wagner),  dans  lequel  le  plus  intime  esprit  de  l'art  divin  se 
manifeste  pur  et  sans  les  oripeaux  de  la  mode  (*). 

Ainsi,  Nietzsche  éprouvait  que  l'aube  de  la  gloire  ne 
se  levait  pas  encore,  et  le  puissant  génie,  dans  le  voisinage 
de  qui, il  vivait  l'éclipsait.  II  se  faisait  alors  une  raison;  il 
reprenait  du  champ.  Wagner  lui  avait  dit  :  «  Restez  hel- 
léniste et  laissez-vous,  comme  tel,  guider  par  la  musique.  » 
Il  le  fit,  et,  concevant  toute  une  Grèce  nouvelle  qui  naî- 


(*)  V.  nos  Précurseurs  de  Nietzsche,  pp.  37,  42,  56,  96. 
(*)  Rohde  à  Metzsche,  29  déc.  1870.  (Corr.,  II,  220.; 


LITIGES      AVEC      W  A  G  N  E  R     215 

trait  en  Allemagne,  se  crut  ensemble  le  guide  de  l'huma- 
nisme, de  la  philosophie  et  de  Fart  à  venir. 

Il  poussa  dès  lors  à  fond  ses  études  grecques.  Pathé- 
tiquement, pour  Noël  1870,  il  offrit  à  Gosima,  comme  une 
silencieuse  protestation,  le  fragment  que  Wagner  n'avait 
pas  voulu  citer  de  mémoire  :  Die  dionysische  Weltan- 
schauung.  A  Richard  Wagner,  il  fît  présent  d'une  estampe 
de  Durer,  le  fameux  Saint  Hubert  ou,  comme  l'appelait 
Nietzsche,  le  chevalier  entre  la  mort  et  le  diable.  Or,  n'en 
doutons  pas,  «  ce  chevalier  sous  le  harnais,  au  dur  regard 
d'airain,  qui,  sans  souci  de  son  horrible  cortège,  mais  sans 
espérance,  seul  avec  son  cheval  et  son  chien,  sait  pour- 
suivre son  chemin  d'épouvante  »,  symbolise  Nietzsche  en 
personne,  affirmant  qu'on  ne  l'arrêterait  pas  dans  sa 
recherche  aventureuse  de  la  vérité. 

Le  séjour  de  Tribschen,  à  Noël,  le  réconforta  pourtant. 
Wagner  y  multipliait  les  attentions  pour  la  jeune  Ménade 
amoureuse  qui  l'avait  suivi  et  qui  portait  à  présent  son 
nom.  Le  25  décembre,  un  orchestre  introduit  clandestine- 
ment dans  l'étage  supérieur  de  sa  villa,  exécuta  pour  la 
première  fois  la  symphonie  puissante  et  douce  qui  s'ap- 
pelait alors  V Idylle  de  Tribschen.,  et  qui,  en  commémora- 
tion de  l'enfant  né  récemment  et  de  l'œuvre  venue 
à  terme,  s'est  dénommée  depuis  Siegfried -Idyll.  Dans 
cette  vie  artiste,  Nietzsche  ne  fut  jamais  de  trop.  Faut-il 
ajouter  qu'il  ne  fut  pas  tout  à  fait  compris? 

Il  travaillait  avec  vigueur  à  son  grand  livre  sur  les 
Grecs.  Ce  livre  avait  changé  diverses  fois  de  nom.  L'hiver 
de  1870-71,  il  l'appela  La  sérénité  grecque.  Il  s'agissait 
d'expliquer  par  quelle  discipline  sociale  et  par  quel  chan- 
gement intérieur  la  sombre  imagination  asiatique  du  pre- 
mier pessimisme  hellénique  s'était  éclairée  jusqu'à  faire 
de  l'intelligence  grecque  la  plus  mesurée  qu'il  y  ait 
jamais  eu.  Nietzsche  vint  lire  le  fragment  à  Tribschen,  à 


216     LE     LIVRE     DE     LA     TRAGEDIE 

son  retour  de  Lugano,  au  début  d'avril  1871.  Wagner  et 
Gosima  en  furent  déçus.  Si  eifrayés  autrefois  de  la  théorie 
nietzschéenne  sur  le  tragique  grec,  c'est,  désormais,  elle 
qui  les  intéressait  seuls.  Ils  ont  poussé  Nietzsche  à  ne  pu- 
blier d'abord  que  sa  théorie  de  la  tragédie.  Ursprung  und 
Ziel  der  Tragœdie^  c'est  le  titre  de  son  livre  durant  le  prin- 
temps de  1871.  Il  laissa  dans  ses  tiroirs  tout  ce  qu'il  avait 
projeté  de  dire  sur  l'Etat  grec,  sur  l'esclavage  en  Grèce, 
sur  la  réforme  platonicienne,  sur  la  femme  grecque,  sur 
le  don  de  prophétie  à  Delphes,  sur  la  genèse  de  l'intelli- 
gence scientifique.  En  peu  de  jours  fut  achevé,  ce  mois-là, 
le  livre  énigmatique,  scandaleux  et  admirable  qui  s'est 
appelé,  en  fin  de  compte  :  Die  Geburt  der  Tragœdie  aus 
dem  Geiste  der  Musik. 

L'ouvrage  sorti  d'une  étrange  collaboration,  pleine  de 
malentendus,  a  produit  entre  Nietzsche  et  Wagner  un 
rapprochement  où  Nietzsche  mit  désormais  moins  d'admi- 
ration pour  le  caractère  de  son  grand  partenaire.  Jamais 
Wagner  ne  s'est  douté  qu'il  froissait  son  ami.  II  commença 
ce  voyage  à  Augsbourg  et  à  Bayreuth  où  fut  décidée,  avec 
une  audace  inouïe  chez  un  artiste  aussi  dénué  de  ressources, 
la  construction  du  théâtre  wagnérien.  A  Leipzig,  Wagner  fit 
une  conférence  retentissante  Ueber  die  Bestimmung  der 
Oper.  Il  récidiva  tout  de  suite  dans  l'indiscrète  révélation 
des  secrets  nietzschéens.  Sans  doute,  il  déclara  «  ne  pas 
vouloir  entrer  profondément  dans  les  mystères  qu'il  tou- 
chait ».  Mais  sans  y  entrer,  il  les  dis^ulguait.  D'où  étaient 
venus  à  Gœthe  et  à  Schiller,  se  demandait-il,  leurs  doutes 
sur  leurs  aptitudes  dramatiques  ?  Ils  sentaient  vaguement 
que  la  musique  seule  pouvait  donner  la  vie  aux  person- 
nages du  drame.  De  nouveau  se  posait  le  problème  redou- 
table des  rapports  entre  les  images  plastiques  et  l'émo- 
tion musicale.  Le  drame  antique  avait  résolu  le  problème 
et,  d'emblée,  Wagner  parlait  la  langue    de    Nietzsche. 


LITIGES      AVEC      WAGNER    217 

comme  si  elle  eût  été  la  sienne  et  comme  si  elle  eût  été 
intelligible  : 

Le  drame  antique  est  arrivé  à  son  originalité  tragique  par  un  com- 
promis entre  l'élément  apollinien  et  l'élément  dionysiaque.  Ainsi  le 
vieil  hymne  sacerdotal  et  didactique  des  Grecs  primitifs  a  pu,  par  l'en- 
tremise d'un  lyrisme  qui  nous  est  devenu  presque  incompréhensible, 
et  en  se  combinant  avec  le  dithyrambe  dionysiaque  plus  récent, 
atteindre  à  l'effet  puissant,  qui  est  l'incomparable  privilège  de 
l'œuvre  d'art  tragique  des  Grecs  (*). 

Dans  ce  compromis,  le  didactisme,  l'art  du  dialogue 
sentencieux,  n'est  pas  l'essentiel,  comme  l'ont  cru  les  mo- 
dernes. Leur  «  faux  pathétique  »  est  issu  de  ce  contre-sens. 
Le  sublime  vrai  ne  naîtra  que  de  la  musique. 

Nietzsche  dut  sourire,  mais  il  ne  protesta  plus.  Il  se 
contentait  de  prendre  peu  à  peu  de  l'ascendant.  Rohde, 
quand  il  lut  Ueber  die  Bestimmung  der  Oper  en  mai  18715 
écrivit  à  Nietzsche  : 

Souvent,  très  cher  ami,  j'ai  cru  t'entendre  souffler  ses  paroles  à 
Wagner,  quand  il  était  question  du  drame  grec  (*), 

Nietzsche  eut  la  conviction  d'être  le  «  souffleur  »  de 
Wagner  en  plus  d'une  autre  question.  A  la  pensée  de 
Wagner,  la  sienne  était  attachée  maintenant,  admirative, 
mais  dominatrice.  Il  était  sûr  d'entrer  dans  l'histoire  avec 
Wagner.  Ils  se  complétaient.  La  recherche  des  condi- 
tions où  éclôt  le  génie  ;  l'exploration  des  époques  favori- 
sées où  l'inventivité  d'art  fait  brusquement  explosion  chez 
tout  un  peuple,  et  des  époques  sombres  où  elle  s'éteint; 
et,  en  résumé,  toute  l'énigme  de  la  civilisation  supérieure  : 
voilà  les  régions  où  Nietzsche  suit  Wagner  à  la  trace, 
pour  prolonger  son  sentier  et  le  rectifier.  Mais  Nietzsche 


(')  Wagnek,  Ueber  die  Bestimmung  dcr  Oper.  {Schrijten,  IX,  137. j 
(*)  Corr.,  II,  239. 


■M8     LE     LIVRE     DE     LA     TRAGÉDIE 

-apportait-il  vraiment  des  idées  neuves  ou  seulement  un 
précieux  héritage  ancien?  Il  faut,  pour  le  dire,  se  trans- 
porter dans  son  Tribschen  intérieur,  et  refaire  par  la  pen- 
sée tout  le  travail  érudit  où  s'est  élaboré  le  manifeste  qui 
a  fondé  la  doctrine  nietzschéenne. 


CHAPITRE       IV 


LES  SOURCES  DU  LIVRE 
SUR  LA  NAISSANCE  DE  LA  TRAGEDIE 


QUAND  parut  le  livre  intitulé  par  Nietzsche  Die  Ge- 
burt  der  Tragoedie  aus  dem  Geiste  der  Musik,  il  fit 
scandale  parmi  les  hommes  du  métier.  La  recher- 
che qui  va  suivre  ne  se  propose  pas  de  diminuer  le  mérite 
de  Nietzsche,  mais  de  protester  contre  une  injustice.  On 
ne  conçoit  plus  aujourd'hui  l'anathème  furieux  qui  a 
frappé  Nietzsche.  Les  défauts  scientifiques  du  livre  nous 
apparaissent.  On  en  aurait  été  moins  choqué,  si  les  indica- 
tions de  ses  devanciers  avaient  été  moins  oubliées  d'une 
génération  de  savants  moins  instruite  ;  tel  quel,  le  livre 
est  le  fruit  d'un  immense  travail  (').  Il  était  presque 
forcé  que  les  hypothèses  de  la  philologie  allemande 
vinssent  à  cristalliser  un  jour  dans  la  forme  que  leur  a 
donné  l'esprit  de  Nietzsche.  El  le  livre,  malgré  les 
sophismes  dont  il  faut  le  dépouiller,  a  si  violemment  sti- 
mulé les  esprits,  que  nous  lui  devons  de  la  reconnais- 
sance pour  la  façon  poignante  dont,  grâce  à  lui,  le  pro- 
blème de  la  tragédie  grecque  est  resté  posé  jusqu'à  nos 
jours.   En  laissant  de  côté  le  nombre   infini  de  commen- 


(')  Qu'on  veuille  se  reporter  à  la  liste  des  livres  empruntés  par  Nietzsche 
à  la  Bibliothèque  de  Bâle.  publiée  par  Albert  Lévy,  Stirner  et  Nietzsche, 
1904,  Appendice,  pp.  93-113. 


220     LE     LIVRE     DE     LA    TRAGÉDIE 

taires  érudits  dont  Nietzsche  a  étayé  son  élaboration  des 
textes,  on  peut  classer  les  influences  principales  subies 
par  lui.  Et  on  reconnaîtra  :  1'  Friedrich  Schlegel  et  Creuzer, 
parmi  les  hellénistes  romantiques  ;  2"  Anselm  Feuerbach 
et  Otfried  Miiller,  pour  l'école  de  l'hellénisme  gœthéen  : 
3*^  Welcker  et  Bachofen  parmi  les  spécialistes  d'un  nou- 
veau folklore  et  d'une  sociologie  littéraire  naissante, 
A  toutes  ces  influences,  se  superposait  celle  de  Franz  Liszt,, 
vers  lequel  gravitait  Wagner  dans  ses  derniers  manifestes. 

I.    FRIEDRICH   SCHLEGEL 

On  a  pu  croire  à  un  paradoxe  quand,  il  y  a  vingt  ans, 
Ricarda  Huch  donnait,  àl'un des  chapitres  de  son  spirituel 
et  profond  livre,  Blïithezeitder  Romantik  (1899),  le  titre 
di  Apollon  et  Dionysos.  Elle  semblait  insinuer  que  la  dé- 
couverte principale  de  Nietzsche  dans  l'interprétation  des 
Grecs,  avait  été  anticipée  parles  romantiques  allemands. 
Karl  Joël,  dans  son  étincelant  livre  sur  Nietzsche  und 
die  Romantik  (1905),  a  eu  beau  multiplier  les  comparai- 
sons ingénieuses.  Il  n'osait  pas  conclure  à  une  influence 
de  Friedrich  Schlegel  sur  Nietzsche.  Il  faut  rompre  avec 
cette  appréhension.  Il  est  impossible  que  Nietzsche  ait 
fait  à  Leipzig  les  études  sur  le  romantisme,  on  il  se  ren- 
contrait avec  Erwin  Rohde,  sans  être  tombé  sur  Friedrich 
Schlegel.  Ses  cahiers  de  notes,  au  moment  où  il  prépare 
son  livre  sur  la  tragédie,  fourmillent  de  citations  em- 
pruntées à  ce  romantique  (').  Quand  il  aurait  été  difficile 
à  Nietzsche  de  se  procurer  les  fragments,  très  rares  en 
son  temps,  du  Lyceum  «t  de  YAthenœum,  il  n'en  de- 
meure pas  moins  certain  que  les  grandes  études  Ueber  das 
Studium  de?'  Griechischen  Poésie  (1797)  et  la  -Geschichte 


(')  V.  l'Appendice  d'Ernst  Holzer,   Nietzscue,  U'.,  TX,  452. 


LES     SOURCES     :     F.     SGHLEGEL     221 

der  Poésie  der  Griechen  und  Roemer  (1798)  de  Friedrich 
Sclîlegel  étaient  connues  de  Nietzsche  comme  des  ou- 
vrages où  s'est  renouvelé  le  sens  de  l'hellénisme  en  Alle- 
magne. 

Le  principe  de  Schlegel,  Wiedergeburt  dieser  echten 
schônen  Kunst,  RiXckkehr  zur  ganzen  Griechheit,  donne  déjà 
comme  le  vocabulaire  même  de  Nietzsche.  Quand  Schlegel 
prétend  retremper  l'esprit  philosophique  dans  la  recher- 
che de  détail  {Die  Philosophen  sollen  Grammatiker,  und 
die  Grammatiker  sollen  Philosophen  sein),  on  croit  enten- 
dre la  conclusion  de  la  leçon  d'ouverture  de  Nietzsche  à 
Bâle  en  1869.  Dans  V Histoire  de  la  poésie  grecque^  proje- 
tée pour  faire  pendant  à  VHistoire  de  la  plastique 
grecque  de  Winclielmann,  Schlegel  avait  marqué  le  con- 
traste qui  existe  entre  la  plastique  et  la  musique,  en  paroles 
lourdes  de  sens  et  capables  de  laisser  dans  l'esprit  de 
Nietzsche  une  longue  résonance.  Et  quand  Schlegel, 
à  force  d'amour,  de  recueillement,  d'intimité  quotidienne 
et  tendre,  prétendait  faire  surgir  des  moindres  débris 
l'esprit  qui  y  avait  vécu  (*),  et  affirmait  que  l'original  à 
restituer  n'était  pas  telle  œuvre  préférée  de  nous,  mais 
l'antiquité  totale,  l'ensemble  entier  de  la  civilisation 
hellénique,  on  reconnaît  des  exigences  que  Nietzsche 
reproduira,  rajeunies,  dans  ses  leçons  bâloises,  sur  l'ave- 
nir de  nos  institutions  de  culture.  <i  Die griechische  Bildung 
ist  ein  Ganzes  »^  avait  dit  Friedrich  Schlegel,  après  F. -A. 
Wolf,  et  c'est  pourquoi  Nietzsche  conçut  sa  première 
œuvre  de  philologie  comme  une  vaste  enquête  sur  la 
civilisation  grecque  intégrale. 

L'interprétation  romantique  de  la  culture  grecque  eut 
oela  d'original  qu'elle  discerna  mieux  les  fonctions  men- 
tales primitives  ;  et  ce  qui  les  fait  primitives,  c'estqu'elles 


(')  Fr.  Schlegel,  Jugendschriflen,  Ed.  Minor,  I,  234. 


222     LE     LIVRE     DE     LA     TRAGEDIE 

sont  encore  indifférenciées.  Ni  rintelligence  ne  se  sépare 
de  l'imagination  ou  du  sentiment  ;  ni  cette  pensée  imagi- 
native  et  émotive  n'est  distincte  de  l'acte.  Dans  un  peu- 
ple primitif,  penser,  c'est  accomplir  des  rites,  manifester 
une  émotion  religieuse  par  des  danses  et  des  chants.  Des 
légendes  justifieront  ces  rites  et  n'en  seront  qu'une  des- 
cription imagée  ;  et  ces  légendes  deviendront  poèmes  (*). 
Mais  quel  sera  donc  le  contenu  de  cette  émotion  gesticu- 
lante? Dans  ces  âmes  neuves,  tel  est  le  sentiment  ingénu 
de  la  vie  qu'elles  se  représentent  la  nature  inanimée  elle- 
même  comme  vivant  d'une  existence  humaine.  L'uni- 
vers, dontnous  dépendons,  éveille  en  elles  l'image  d'une 
mystérieuse  toute-puissance.  C'était  là  une  révélation 
d'une  nouveauté  qui  terrassait.  L'attouchement  d'une 
force  infinie,  découverte,  produisait  un  soudain  délire. 
Le  dieu,  du  dehors,  entrait  dans  l'homme,  le  rem- 
plissait d'une  fureur  où  il  se  déchirait  lui-même. 
Ainsi,  Zeus  et  Dionysos  étaient  vénérés  en  Crète.  Des 
danses  guerrières,  accompagnées  de  cris  farouches,  de 
coups  de  cymbales,  de  fracas  d'armes  et  de  sonneries  de 
trompes,  disaient  l'épouvante  qu'on  ressentait  en  présence 
du  dieu  et  la  propageait.  Dans  cette  grossière  expression 
se  traduit  pourtant  le  pressentiment  de  l'invisible.  Elle 
ouvre  les  yeux  des  hommes  sur  un  autre  monde.  Elle  est 
le  premier  degré  qui  monte  à  une  culture  de  l'esprit  su- 
périeure (-). 

Or,  qu'est-ce  que  la  notion  de  l'invisible,  si  ce  n'est  le 
commencement  et  la  fin  de  toute  philosophie?  Il  faut 
donc  conclure  que  ces  chants  et  ces  danses  dionysiaques, 
ces  fêtes  orgiaques,  où  se  manifeste  un  premier  pressen- 


(*)  Fr.    ScuLEGEL,   Ueber  (las  Studitim  der  griechischen  Poésie.  [Jugend- 
scliriften,  I,  23i.) 

('-)  /bid.,  pp.  237,  243. 


LES     SOURCES     :     F.     SGHLEGEL     223 

timent  du  divin,  sont  l'origine  de  toute  philosophie.  Il  y 
faut  voir,  non  pas  une  tare  étrangère  et  une  accidentelle 
frénésie,  mais  une  phase  essentielle  de  l'esprit  hellénique. 
Ainsi,  depuis  ses  origines,  la  poésie  grecque  est  musi- 
que, rythme  c^/wîmii^we.  L'entendement  raffiné  seul  peut 
séparer  violemment  ce  qui  de  sa  nature  est  un  (\).  Chez, 
les  Grecs,  l'œuvre  d'art  parle  tout  de  suite  le  langage 
des  gestes,  le  langage  des  vers  et  le  langage  mélodieux. 
Elle  les  parle  tous  à  la  fois.  Mais  le  sens  de  cette 
gesticulation  chantée  se  précise  en  images,  qui  sont  des 
mythes.  L'usage  se  fixe  et  se  transfigure.  Les  pressenti- 
ments d'une  raison  encore  puérile  se  figent  en  images 
helles.  Alors  se  lève  l'aurore  de  l'art.  Et  comment 
Nietzsche  n'aurait-il  pas  été  frappé  de  ces  formules,  qui 
rejoignaient  la  théorie  wagnérienne  de  Xart  intéyral  ? 

Nietzsche  n'a  rien  pu  conserver  du  tableau  tracé  par 
Friedrich  Sehlegel  de  la  géographie  intellectuelle  des 
Grecs.  Mais  il  a  pris  de  son  devancier  le  scepticisme 
à  l'endroit  des  définitions  de  l'esprit  grec  proposées  par 
les  classiques,  Schiller  et  Winckelmann.  Sehlegel  n'allait 
pas  jusqu'à  la  négation  totale  de  ces  formules  d'ailleurs 
différentes.  Elles  lui  paraissaient  saisir  un  aspect  de  ce 
peuple  grec,  à  une  pliase  et  en  des  régions  données.  Il 
s'expliquait  ces  différences  en  proposant  d'admettre  que 
le  triple  don  musical,  rythmique  et  mimique  du  peuple 
grec  n'était  pas  réparti  également  dans  toutes  les  peu- 
plades grecques. 

La  plus  ancienne  de  ces  civilisations,  née  en  Thrace, 
n'a  guère  dû  être  qu'une  création  sacerdotale  très  sim- 
ple. Elle  n'a  pas  laissé  de  monuments.  Les  noms  d'Or- 
phée et  de  Musée,  poètes  voyants  et  magiciens,  sont  des  dé- 
signations génériques.  Ils  suffisent  pour  nous  dire  que  le 


(')  SludiuDi  der  griechischen  Poésie',  I,  143. 


224     LE     LIVRE     DE     LA     TRAGEDIE 

sens  mystique  fut  vivant  surtout  dans  ce  peuple,  comme 
d'ailleurs  les  fureurs  dionysiaques  ont  en  Thrace  leur  pa- 
trie. 

De  toutes  les  civilisations  grecques,  la  plus  éloignée  au 
contraire  du  mysticisme,  ce  fut  la  civilisation  ionienne. 
Avec  elle  commence  la  poésie  épique.  Comme  Friedrich 
Schlegel,  Nietzsche  a  su  noter  l'antithèse  de  l'esprit  épique 
et  de  respritmystique(').  Schlegel  ne  lui  trouve  pas  encore 
de  nom.  Il  ne  lui  cherche  qu'une  explication  sociale,  La 
primitive  prêtrise,  entourée  comme  d'une  majesté  royale, 
n'existe  plus  chez  les  Ioniens.  Des  caciques  puissants 
sont  assis  sur  les  peuplades  qu'ils  forment  pour  une 
première  civilisation.  L'orgueil  des  héros  et  la  jalousie  des 
familles  engendre  la  première  épopée.  Elle  grandit  lente- 
ment, d'une  force  jeune,  toute  voisine  encore  de  la  na- 
ture, sociable  cej^endant  et  émotive  (*).  S'il  y  a  eu  des 
Grecs  semblables  à  ceux  que  décrit  Schiller,  ça  été,  dit 
Schlegel,  ces  Ioniens  des  âges  homériques.  Un  tempéra- 
ment fait  de  réceptivité  plus  que  d'initiative,  de  grâce 
jointe  à  de  la  simplicité ,  créait  en  eux  un  esprit  à  qui  la  vérité 
apparaissait  sans  déformation.  Leur  poésie  n'a  donc  connu 
ni  l'orgiasme  du  premier  sacerdoce,  ni  le  délire  des  mys- 
tiques ultérieurs.  L'aède  homérique  n'est  pas  rempli 
de  son  dieu.  Son  caractère  est  réflexion  tranquille,  et  non 
pas  ivresse  sacrée.  Son  poème  traduit  la  réceptivité  vive 
de  son  peuple,  sa  curiosité  à  demi  sauvage,  et  qui,  à 
demi,  s'intellectualise.  Les  pressentiments  de  cette  raison 


(')  Il  y  a  entre  la  classification  du  traité  Von  den  Schulen  der  grieclti- 
schen  Poésie  (1794),  que  Nietzsche  a  dû  connaître  par  les  Saemmtliche  Werke 
(1846)  de  F.  Schlegel  et  la  lettre  de  Friedrich  à  son  frère  August  Wil- 
laelm,  du  18  novembre  1794,  une  contradiction  connue  des  historiens.  Nous 
n'avons  pas  à  nous  en  occuper  ici.  Nietzsche  n'a  pas  en  effet  connu  les 
lettres  de  Friedrich  Schlegel  à  son  frère,  publiées  par  les  soins  il'Oscar 
Walzel  en  1890. 

(-)  F.  Schlegel,  Jugendschrifien,  Ed.  Minor,  I,  5,  250. 


LES     SOURCES     :     F.     SCHLEGEL     225 

naissante  se  figent  en  images  belles  dans  des  esprits  si 
neufs.  Nulle  crise  n'est  plus  favorable  à  la  naissance  de 
l'art.  L'aurore  s'en  est  levée  en  lonie. 

Tout  autres  furent  les  Doriens,  la  plus  vieille  et  la  plus 
pure  des  races  grecques  (*).  Ils  ont  inventé  la  gymnas- 
tique et  la  musique.  C'est  donc  le  goût  du  rythme  qui 
est  en  eux  le  plus  fort;  et  à  cause  de  cela  ils  sont  le  plus 
social  et  le  plus  traditionaliste  des  peuples  grecs,  la 
tradition  étant  ce  qui  rythsie  le  mieux  la  conduite.  Leur 
poésie  sera  donc  lyrique.  Elle  sera  une  bouche  de 
gloire  et  de  joie.  Elle  se  dévouera  toute  à  des  besognes 
sociales.  Sans  doute  elle  crée  des  images,  des  mythes^ 
mais  moins  riches  et  plus  nobles  que  la  poésie  ionienne. 
Elle  a  moins  de  netteté  sensible,  mais  plus  de  magnifi- 
cence douce.  Grandeur^  simplicité,  calme  {Groesse, 
Einfnlt,  Buhe),  c'est  la  tonalité  de  leurs  mœurs  et  de 
leur  art.  S'il  y  a  eu  des  Grecs  pour  réaliser  la  définition 
de  Winckelmann,  ce  sont,  dit  Schlegel,  les  Doriens. 
Nietzsche  un  jour  empruntera  lui  cet  idéal. 

Il  reste  que  les  Athéniens  ont  réuni  tous  les  dons  grecs. 
C'est  pourquoi  ils  ont  créé  la  tragédie.  Beaucoup  de  sug- 
gestions de  détail  ont  passé  de  là  dans  Nietzsche,  et  s'y  sont 
magnifiquement  amplifiées. Si  Friedrich  Schlegel  est  encore 
fort  éloigné  de  la  théorie  nietzschéenne  du  drame  lyrique 
grec,  le  problème  de  Schlegel  sera  celui  que  reprendra 
Nietzsche  : 

L'épopée  et  la  tragédie  sont-elles  différentes  ou  non,  et  parquette 
raison,  par  quels  caractères  le  sont-elles  ?  Question  simple,  où 
depuis  Aristote  on  n'a  pas  fait  de  progrès  (*). 


(M Rien  n'est  moins  exact.  Oq  sait  au  contraire  que  les  Doriens  senties 
anciens  Héraclides,  venus  du  Nord,  race  blonde  qui  diffère  notablement 
des  Hellènes  de  la  Méditerranée,  et  qui  doit  être  identique  aux  Albanais 
d'aujourd'hui. 

(»)  Ibkl.,  I,  271. 

ANDLBR.    II.  15 


226     LE     LIVRE     DE     LA     TRAGEDIE 

Et  la  solution  proposée  par  Friedrich  Schlegel  sera 
repoussée  par  Nietzsche  sur  tous  les  points.  Il  tiendra 
sans  doute  pour  vrai,  comme  Friedrich  Schlegel,  que 
les  épopées  offrent  à  la  tragédie  at tique  une  provision 
de  thèmes.  Eschyle  appelait  ses  tragédies,  des  «  miettes 
tombées  du  festin  d'Homère  ».  Mais  il  va  sans  dire  que  le 
problème  de  l'essence  de  la  tragédie  n'est  pas  plus  avancé 
quand  on  a  prouvé  que  «  la  force  passionnée  et  la 
grandeur  héroïque  de  l'Iliade  ressemble  à  la  terrible  et 
émouvante  puissance  de  la  tragédie  attique  »  (').  Schlegel 
n'en  approche  pas  davantage,  quand,  repreuantdes  distinc- 
tions gœthéennes,  il  découvre  le  propre  de  la  tragédie 
dans  le  cycle  d'une  action  complète,  qui  compose  un 
monde  achevé,  un  cycle  fermé,  un  organisme  où  rien  ne 
manque  (*).  «  Celui-là  est  le  héros  de  la  tragédie  qui 
accomplit  l'acte  ou  subit  les  coups  de  la  destinée  »,  avait 
dit  Schlegel  (').  Nietzsche  soutiendra  que  le  héros  tragique 
n'agit  pas,  mais  souffre  seulement.  Il  ne  croira  pas  que 
«  le  conflit  nécessaire  de  la  destinée  et  de  l'humanité  se 
résolve  en  harmonie,  par  une  autre  sorte  de  beauté 
morale  (*).  »  Nietzsche  distingua  les  dissonances  durables,, 
la  nécessité  de  la  défaite  sans  consolation,  de  l'anéantis- 
sement  pur.  Sans  contester  le  mérite  créateur  d'Eschyle, 
il  apercevra ,  dans  les  ténèbres  où  est  né  le  dithyrambe 
dorien,  une  tragédie  plus  ancienne  que  la  sienne.  Et 
pourtant,  c'est  une  formule  presque  nietzschéenne  que 
Schlegel  atteint  lorsqu'il  définit  l'âme  de  Sophocle,  en 
disant  que  «  l'ivresse  divine  de  Dionysos,  l'inventivité 
profonde  d'Athéné,  et  la  discrète  réflexion  d'Apollon  s'y 
fondaient  à  parts  égales  »  (^). 

Puis,  ce  que  Schlegel  avait  vu  nettement,  c'est  que  la 


(M  Ibid.,  \,  279.  —  (-)  Ihid.,  I,  139.  —  (^)  Ibid.,  I,  288,  289.  —  [')  Ibid., 
I,  142.  —  (°)  Ibid.,  I,  140. 


LES     SOURCES     :      F  .     S  G  H  L  E  G  E  L     227 

genèse   de  la  tragédie  supposait  un  certain  état   social. 
Seul  le  républicanisme  grec,  la  participation  du  peuple 
aux  choses  de  la  cité,  a  pu  réveiller  le  mysticisme  et  créer 
la  poésie  lyrique  (*).  Ainsi  la  tragédie  mystique  et  musi- 
cale est  liée  au  développement  de  la  cité.  Elle  a  refoulé 
l'épopée  qui  glorifiait  les  chefs  de  clan;  et  elle  a  glorifié 
les  cités.  L'oeuvre  collective,  orchestique  et  lyrique,  créée 
])ar  mysticisme  des  foules,  l'a  emporté  sur  la  sereine  nar- 
ration de  l'aristocratie  héroïque  (^).  Pourtant  si  la  tragédie 
■itlétruit  la  prédominance  de  l'esprit  homérique  en  l'absor- 
bant,   elle  lui  a  emprunté  de  grands  symboles  imagés. 
Un  ennemi  plus  redoutable  surgit  pour  elle  dans  les 
philosophes.  F.  Schlcgel  ne  s'est  pas  demandé  comment 
est  née  cette  forme  de  pensée,  la  philosophie.  Il  est  sûr 
cependant  qu'elle  est  incompatible  avec  une  imagination 
qui  se  joue  des  belles  apparences  et   se    leurre  de  son 
propre  jeu.  Les  Grecs  croyaient  en  la  poésie  homérique 
comme  en  une  vérité  sainte.  Ils  y  conformaient  leur  vie. 
Les  philosophes,  par  amour  de  la  vérité  pure  et  de  la 
science,  ont,  pour  cette  raison,  déclaré  la  guerre  à  toute 
poésie  (').  La  tragédie  et  son  mysticisme  imagé  n'ont-ils 
pas  dû  subir  le  même  assaut  philosophique?  F.  Schlegel 
ne    le    dit   pas  :    Quelques    textes    de    Platon    aideront 
Nietzsche  à  tirer  cette  conséquence. 

Friedrich  Schlegel  avait  posé  d'autres  problèmes  : 
d'abord  celui  de  la  décadence  grecque.  Le  premier,  il  a 
attribué  tous  les  défauts  des  Grecs  à  leur  vie  débordante. 
Les  Grecs  représentent  le  plus  haut  degré  de  l'émotivité 
[ein  Maximum  der  Reizbarkeit).  De  là  leur  passion,  leur 
besoin  indomptable  de  liberté,  leur  goût  même  du  beau. 
Schôn    ist,  tvas    das  Gefûhl  der  unendlichen  Lebensfûlle 


»      (')  Ibid.,\,  245.  —  ('j  Ibid.,  I,  272.  —  (')  Ibid.,  I,  275. 


228     LE     LIVRE    DE     LA     TRAGEDIE 

anregt.  Il  n'est  pas  jusqu'à  la  comédie-qui  ne  soit  a  une 
ivresse  de  joie  autant  qu'une  effusion  d'enthousiasme 
sacré  ».  Formules  toutes  séduisantes.  «  La  plus  haute 
intensité  de  la  vie  a  besoin  d'agir,  de  détruire  (').  »  La,  vie 
donc  est  tragique.  Comment  a-t-elle  duré  chez  les  Grecs 
où  elle  fut  si  indisciplinée?  C'est  l'obscur  problème  où 
se  perdit  F.  Schlegel.  «  Celui-là  seul  comprendra  les 
Grecs  qui  saturera  de  l'idée  d'infini  la  plénitude  de  la 
vie.  »  N'est-ce  pas  le  pressentiment  de  l'infini  qui  faisait 
bondir  d'extase  furieuse  les  cortèges  aux  fêtes  dionysia- 
ques? Comment  alors  comprendre  cette  affirmation  : 

L'effort  général  en  vue  de  la  limitation  interne  et  externe,  qui 
distingue  d'une  façon  si  caractéristique  les  origines  du  républicanisme 
grec  et  de  la  poésie  lyrique,  fut  la  première  manifestation  de  la  faculté 
éveillée  de  l'infini  ('). 

Nietzsche  essaiera  de  déterminer  comment  l'infini  de- 
vient principe  de  limitation.  Otfried  MùUer  l'y  a  aidé.  Mais 
l'affirmation  foncière  de  Schlegel,  il  l'a  gardée  :  a  La  gloire 
des  Anciens  est  inséparable  de  leur  chute  profonde.  Toutes 
deux  ont  pour  origine  la  force  prédominante  de  l'instinct.  » 
Jacob  Burckhardt  et  Nietzsche  partiront  de  là  pour 
dépeindre  l'instinct  grec,  si  démesuré  qu'il  mena  au 
gouffre  la  Grèce,  quand  elle  ne  sut  plus  le  tenir  en  bride. 
Ainsi  déjà  le  romantisme  allemand  préparait  cette  inter- 
prétation des  Grecs  qui  a  vu  dans  leur  destinée  une  illus- 
tration de  la  doctrine  pessimiste  ('). 


(♦)  •■  Die  tiôchste  Regsamkeit  des  Lebens  muss  wirken,  muss  zerstôren.  » 

{*)  Ibid.,  I,  81. 

(*)  V.  nos  Précurseurs  de  Nietzsche,  chap.  Jacob  Burckhardt,  p.  285  sq. 


I 


LES     SOURCES     :     A.     FEUERBAGH    229 

II 

WILHELM  SCHLEGEL  ET  ANSELM  FEUERBAGH 

La  doctrine  de  Richard  Wagner  vivait  de  vieilles  idées 
sur  le  drame  grec,  prises  dans  Wilhelm  Schlegel,  mais 
amplifiées  depuis  par  un  ingénieux  helléniste  du  gymnase 
de  Spire,  Anselm  Feuerbach.  Cet  archéologue,  dans  un 
ouvrage  sur  l'Apollon  du  Belvédère  {Der  vatikanische 
Apollo,  1833),  avait  essayé  d'apporter  aux  aperçus  de 
Schlegel  une  confirmation  par  les  monuments  figurés. 
Lorsque,  dans  la  tragédie  d'Eschyle,  les  Euménides 
réveillées  entonnent  leur  chant  frénétique  et  commencent 
leurs  danses  de  goules  sanguinaires,  Apollon  se  dresse 
sur  le  seuil  et  les  chasse  de  son  temple  qu'elles  souillent  : 

Qu'on  se  figure  le  dieu,  ajoutait  W.  Schlegel,  avec  la  sublime 
colère  et  l'attitude  menaçante  de  l'Apollon  du  Vatican,  muni  du  car- 
quois et  de  l'arc,  et  au  demeurant  vêtu  de  la  tunique  et  de  la 
chlamyde  (M. 

A  ce  compte,  la  tragédie  d'Eschyle  serait  tout  apolli- 
nienne.  Wilhelm  Schlegel  avait  cru  découvrir  entre  les 
arts  poétiques  et  les  arts  plastiques  des  Grecs  une  affinité. 
Il  comparait  l'épopée  d'Homère  à  des  bas-reliefs,  la 
tragédie  grecque  à  des  groupes  de  sculpture.  Le  bas- 
relief  est  sans  limites.  Il  déroule  des  cortèges  sans  fin,  des 
danses  ou  des  combats  le  long  des  frises  des  temples 
ou  sur  la  courbure  des  vases  :  Pareille  à  lui,  l'épopée 
retrace  des  actions  du  passé,  où  les  figures  simplifiées  ne 
sont  guère  que  des  profils,  et  se  succèdent  plutôt  qu'elles 


(*)  Inutile  de  démontrer  qu'un  homme  aussi  informé  que  Nietzsche  du 
romantisme  allemand  a  connu  Wilhelm  Schlegel.  Il  le  cite  souvent  en  1870. 
Il  a  emprunté  le  livre  d'Anselm  Feuerbach  à  la  Bibliothèque  de  Bàle  le 
2'  novembre  1869. 


230     LE     L  I  \'  Il  E     DE     LA     TRAGEDIE 

ne  se  groupent.  Le  groupe  sculptural  au  contraire 
présente  les  personnages  en  ronde-bosse,  liés  ensemble 
par  des  mouvements  qui  s'équilibrent,  chacun  avec  sa 
physionomie  à  part,  et  le  tout  isolé  sur  un  socle.  Ainsi  la 
tragédie  isole  sur  la  scène  un  groupe  limité  de  person- 
nages unis  par  une  grande  destinée  douloureuse  ;  et  il  y 
avait  une  surprenante  coïncidence  entre  les  sujets  de  la 
tragédie  et  les  sujets  de  la  sculpture,  puisque  Eschyle 
avant  Sophocle  écrit  une  Niobé^  et  ce  dernier  un 
Laocoon. 

C'est  une  parole  qui  peut  paraître  surprenante  à  cette  heure,  mais 
j'espère  dans  la  suite  en  apporter  des  preuves  évidentes  :  c'est  devant 
les  groupes  de  Niobé  et  de  Lai^oon  que  nous  apprenons  à  comprendre 
les  tragédies  de  Sopliocle  ('). 

Pas  de  pensée  plus  éloignée  de  la  théorie  où  aboutira 
Nietzsche.  Or,  dans  Anselm  Feuerbach,  elle  avait  reparu 
amplifiée,  surchargée  d'un  vieil  héritage  schillérien;  et 
c'est  dans  Anselm  Feuerbach  que  Wagner  avait  puisé  sa 
notion  de  la  tragédie  grecque.  Les  professions  de  foi 
ardentes  rédigées  par  Wagner  à  l'heure  où  son  drame 
lyrique  nouveau  déjà  dessine  ses  contours  monumentaux, 
et  surtout  Die  Kunst  und  die  Révolution  (1849),  ne  sont 
pas  concevables  sans  le  manifeste  de  l'archéologue 
Feuerbach. 

L'œuvre  d'art  intégrale  que  Wagner  pensait  restaurer 
parmi  les  modernes,  les  Grecs  l'avaient  instinctivement 
réalisée,  selon  Feuerbach.  La  vie  antique,  toute  simple 
et  intacte,  et  où  n'était  pas  rompu,  par  une  spécialisa- 
tion morbide,  le  faisceau  indivis  des  facultés  humaines, 
aboutissait  à  des  formes  d'art  où  l'intégrité  conservée 
des    sens,     de    l'émotion     et     de    l'intelligence,    savait 


(')  W.  ScHLEGEL,  !hid.,  I,  61),  126-131. 


LES     SOURCES     :      A  .      F  E  U  E  H  B  A  C  H     231 

goûter  Funivers  dans  sa  plénitude  visuelle  et  plastique, 
sonore  et  mobile,  émouvante  et  intelligible.  Homère 
déroule  une  fresque  parlée,  éclatante  de  couleurs,  avec 
un  relief  d'attitudes  et  une  vivacité  de  mouvements,  où 
ne  manque  rien  de  ce  qui  fait  le  monde.  Son  œuvre 
ensuite  se  désagrège.  Le  peintre,  le  sculpteur,  l'aède  se 
partagent  les  fragments  vivants  de  l'épopée.  Mais  ces 
fragments  tendent  à  se  rejoindre.  La  sculpture  grecque  se 
revêt  de  couleur;  ses  bas-reliefs  se  fondent  dans  les 
surfaces  de  marbre  comme  une  peinture  faite  d'ombre 
et  de  lumière.  Le  paysage  manque  à  la  peinture  des 
Grecs  et  ses  figures  se  groupent  et  se  nouent  déjà 
dans  des  gestes  sculpturaux.  Peinture  et  sculpture  sont 
pleines  déjà  pourtant  du  contenu  de  la  poésie. 

Inversement  la  poésie  se  joint  au  chant  et  s'accom- 
pagne de  musique.  Dans  la  danse,  dans  la  musique, 
elle  cherche  à  se  rapprocher  de  la  sculpture  et  de  la 
peinture.  Quoi  de  surprenant,  si  les  arts,  longtemps 
désunis,  se  fondent  dans  un  tout  et  dans  une  forme 
d'art  qui  les  réconcilie  tous,  comme  les  jeux  olym- 
piques réunissaient  les  tribus  grecques  dans  une  même 
fraternité  religieuse  et  politique?  Cette  œuvre  d'art  inté- 
grale, c'est  la  tragédie  ('). 

Elle  se  préparait  par  les  fêtes  rituelles  célébrées 
dans  les  temples.  Il  y  avait  déjà  des  hymnes  chantés 
par  les  chœurs;  et  le  dieu,  apparu  dans  d'éclatantes  théo- 
phanies,  parlait.  L'épopée  et  le  lyrisme  déjà  s'unissaient. 
La  splendeur  du  coloris  des  costumes  s'ajoutait  à  la 
noblesse  hiératique  des  attitudes.  D'un  dernier  affranchis- 
sement naissait  le  jeu  sacré  de  la  tragédie,  qui,  elle 
aussi,    glorifiait  un    dieu.    Il  surgissait  au  terme   d'une 


')  A.  Feuerbach,  Der  vatikanisclie  Apollo,  1833,  p.  323  sq. 


232     LE     LIVRE     DE     LA     TRAGEDIE 

action,  où  des  fatalités  sanglantes  s'étaient  abattues  sur  de 
pauvres  hommes,  sur  des  héros  douloureux.  Le  récit  des 
messagers  ressemblait  à  des  morceaux  d'épopée.  La 
méditation,  la  joie  ou  la  lamentation  du  chœur  passaient 
par  toutes  les  modulations  enthousiastes  ou  tristes  du 
lyrisme.  Le  tout  était  comme  une  grande  sculpture 
colorée,  aux  groupes  mouvants,  et  qui  se  réchauffait 
de  toute  la  vie  musicale  de  la  poésie,  tandis  que  le  poème 
au  contraire  essayait  de  figer  dans  le  calme  des  attitudes 
sculpturales  toute  la  légende  héroïque  et  divine. 

Ainsi  un  drame  grec,  par  son  sujet  seul,  évoquait 
devant  l'imagination  de  la  multitude  les  contours  d'un 
groupe  sculptural  connu  ;  et  il  n'y  avait  plus  qu'à  remplir 
de  couleur  et  de  \ie,  à  animer  par  la  parole  ces  linéa- 
ments familiers.  Mieux  encore,  les  spectateurs  se  voyaient 
eux-mêmes  sur  la  scène  :  ils  étaient  ce  chœur  qu'une 
sympathie  immédiate  unissait  à  la  destinée  des  person- 
nages. Et,  quand  paraissait  le  dieu,  messager  de  la  fata- 
lité lointaine  à  laquelle  Zeus  lui-même  est  soumis,  la  foule 
voyait  vivre  devant  elle  sa  croyance  et  le  destin  du 
monde  dans  une  théophanie  qui  la  secouait  de  frissons 
mystiques. 

A  son  tour,  la  sculpture  fixait  ces  attitudes  théâtrales 
et  religieuses,  par  souvenir  de  son  union  avec  l'œuvre 
d'art  intégrale  de  la  tragédie.  En  ce  temps  où  l'archéologie, 
déjà  très  érudite,  était  encore  peu  rigoureuse  en  ma- 
tière d'interprétations,  Feuerbach  ne  s'effrayait  pas  de  dire 
que  l'Apollon  du  Belvédère,  d'un  travail  si  certainement 
tardif,  se  souvientdes  Eu7nénides  d'Eschyle.  Ainsi  le  dieu, 
qui  vient  de  chasser  les  monstrueuses 'déesses,  devait 
quitter  la  scène  l'arc  au  poing,  la  tête  haute  et  les  sour- 
cils froncés.  L'orchestique  grecque  a  donné  à  sa 
démarche,  malgré  la  gravité  impérieuse  du  visage,  une 
souplesse  presque    dansante.    La  chiamyde   savamment 


LES     SOURCES     :     A.     FEUERBAGH    233 

drapée  et  les  sandales  délicates  sont  un  reste  de  la  garde- 
robe  somptueuse  du  théâtre,  et  ses  cheveux  reproduisent 
l'arrangement  des  masques  tragiques.  Pour  Feuerbach, 
l'Apollon  du  Belvédère  est  l'Apollon  même  d'Eschyle,  et 
la  pensée  eschylienne  cristallisée  dans  le  marbre  ('). 

Comment  Richard  Wagner  n'aurait-il  pas  eu  l'impres- 
sion que  ce  Dieu  aimant  et  vengeur,  symbole  de  la  forte 
et  rayonnante  beauté  grecque,  était  «  le  principal  dieu  et 
le  vrai  dieu  national  des  Grecs  »,  et  que  l'œuvre  d'art 
grecque  la  plus  haute,  la  tragédie,  était  «  Apollon  devenu 
art  vivant  et  réel  »  (*)?  Voilà  pourquoi  les  livrets  de  Wagner 
dressent  à  la  fin  du  drame  un  grand  justicier,  pur  et  doux, 
comme  Lohengrin,  un  dieu  orageux,  qui  protège  les 
héros,  mais  châtie  l'infidélité  aux  pactes,  tel  que  Wotan; 
un  jeune  libérateur,  tueur  de  dragons,  et  qui  fait  lever 
les  étoiles  d'un  savoir  nouveau,  un  nouvel  amour  et  une 
mort  souriante.  Les  drames  de  Wagner,  avant  Tristan, 
sont  baignés  d'une  lumière  tout  apollinienne. 

Nietzsche,  six  mois  après  être  venu  à  Tribschen,  sait 
déjà  que  le  dieu  de  la  tragédie  n'est  pas  Apollon.  Il  ne 
prononce  pas  encore  le  nom  de  ce  dieu.  Il  y  fait  une  fugi- 
tive allusion  dans  Sokrates  und  die  Tragôdie  (').  Dans 
Das  griechische  Musikdraîna,  il  se  reporte  au  point  de 
départ  wagnérien.  Il  reprend,  pour  le  citer,  l'ouvrage 
d'Anselm  Feuerbach.  Il  en  copie  deux  pages  entières  (*). 
Il  accepte  provisoirement  cette  notion  feuerljachienne  de 
l'œuvre  d'art  intégrale.  Puis  il  va  surprendre  chez  un 
autre  le  secret  de  l'alliance  contractée  en  Grèce  entre  les 


(')  Feuerbach,  Ibid.,  p.  409. 

(*)  R.  Wagner,  Die  Kunst  und  die  Révolution  (Schriften,  t.  III,  10,  11). 

(')  «  Jene  eine  Seite  des  Hellenlschen,  jene  apoUinische  Klarheit.  » 
(W.,  IX, S5).  C'est  donc  que  Nietzs^che  sait,  le  l*"-^  février  1870,'que  l'autre  face 
de  l'âme  hellénique,  c'est  le  dionysisme. 

(*)  W.,  IX,  36,  37. 


234     LE     LIVRE     DE     LA     TRAGEDIE 

arts  de  la  musique  orgiaque  et  ceux  de  la  forme  sereine  ; 
et  il  se  reporte  au  grand  symboliste  du  romantisme,  Fried- 
rich Creuzer  qui,  dès  1809,  avait  écrit  Dionysus. 

III 

FRIEDRICH    CREUZER 

L'affinité  qui  avait  attiré  Nietzsche  vers  les  romanti- 
ques de  la  première  génération,  le  liait  plus  fortement 
aux  doctrinaires  de  la  seconde.  Le  groupe  de  jeunes 
savants  dirigés  par  Daub  et  Creuzer,  qui,  en  1805,  édi- 
tèrent les  Studien  de  Heidelberg,  a  dû  frapper  Nietzsche 
par  une  aspiration  qu'il  partageait  avec  eux.  Comme  eux, 
il  était  professeur.  Comme  eux,  il  essayait  d'apporter  le 
secours  de  la  science  à  un  mouvement  novateur  soucieux 
de  retrouver  les  sources  primitives  de  toute  inspiration 
poétique.  Quelle  plus  haute  ambition  proposer  à  des 
savants  que  de  réveiller  «  le  sens  d'une  poésie  capable 
de  symboliser  l'éternel  »(')?  La  conviction  des  romantiques 
<le  Heidelberg  était  que  ce  réveil  ne  se  produirait  pas 
sans  le  contact  renouvelé  avec  des  traditions  où  déjà 
l'infini  avait  trouvé  une  expression  mystique. 

Friedrich  Schlegel  avait  réclamé  une  «  mythologie  » 
nouvelle.  Creuzer  et  ses  amis  pensaient  que  pour  créer 
une  telle  mythologie,  il  fallait  pénétrer  d'abord  jusqu'à 
l'essence  des  mythes,  par  une  étude  historique  où  se 
révélerait  la  vie  la  plus  profonde  de  l'esprit.  Mais  retrou- 
ver le  «  mythe  »,  sans  lequel  il  n'est  pas  de  cité  ni  de  vie 
sociale,  n'est-ce  pas  la  préoccupation  wagnérienne  ?  Et 
ce  souci  de  retrouver  la  vie  dans  l'érudition  même,  ne 
sei'a-t-il  pas  celui  de  Nietzsche  ?  Tout  le  génie  humain  se 


(')  Préface  des  Studien  de  Dacb  et  Creuzer,  1803,  t.  I. 


LES     S  0  LMl  G  E  S     :     F.     C  II  E  [J  Z  E  W     235 

trouvait  concentré,  pour  Creuzer,  dans  cette  force  créa- 
trice de  mythes,  de  même  que  tout  l'héritage  de  civilisa- 
tion intellectuelle  et  morale  se  transmettait  par  l'institu- 
tion sacerdotale  où  elle  se  conserve  (').  Creuzer  avait  donc 
dépose  toute  une  sociologie  pratique  dans  son  livre  latin 
Dionysus  (1809)  et  dans  sa  Symbolique  (1810-1812).  Les 
saint-simoniens  de  notre  Globe  en  ont  vu  l'importance, 
quand  parut  la  traduction  française  de  la  Sijmbolique  par 
<  Tuigniaut  :  «  Les  travaux  de  la  philologie  et  de  l'archéo- 
logie, disait  leur  journal,  ressemhlent  à  une  véritable 
initiation  aux  mystères  mêmes  qu'ils  ont  pour  but 
d'éclaircir  (^).  »  Nietzsche  considérera  de  la  sorte  la  phi- 
lologie comme  une  initiation. 

Il  doit  beaucoup  à  Creuzer.  Ses  cours,  à  présent  con- 
ims  par  larges  extraits,  montrent  que  son  enseignement 
en  était  nourri  (^).  Il  lui  doit  notamment  une  sociologie  de 
la  genèse  des  genres  littéraires  ;  et,  pour  une  grande 
part,  la  théorie  du  mythe  tragique  de  Dionysos. 

La  Symbolique  de  Creuzer  conçoit  l'histoire  de  toutes 
les  littératures  comme  dominée  solidement  par  les  castes 
sacerdotales.  Toute  émotion  littéraire  est  issue  de  l'émo- 
tion du  sacré.  Toute  forme  littéraire  dérive  des  formes 
rituelles  où  cette  émotion  est  recueillie  et  par  lesquelles 


(')  Creczer,  Aus  dem  Leheii  eines  alleu  Professais,  1848,  p.  06.  •■  Mein 
Biich  zeigte  ja  auf  allen  Blaltern,  wie  aile  Civilisation  der  Vôlker  iind  der 
ganze  Inbegriff  der  ertelsfcen  Giiter,  deren  sich  jetzt  die  fortgeschrittene 
Menscbheit  freut,  nur  auf  <lein  Grund  und  Boden  des  religiôsen  Bewusst- 
seins  erwachsen,  wie  aile  etlùsch  und  politische  Siltigung  des  Men- 
schengeschlechts  nur  durch  priesterliche  Instilutionen  vererbt  und  gepflegt 
wordeii.  » 

C)  Le  Globe,  182o,  n°  ioO. 

(/•)  La  Symbolique  de  Creuzer  est  encore  aujourd'hui  conservée  à  Weimar, 
parmi  les  livres  personnels  de  Nietzsche.  Il  n'a  pas  dû  toujours  la  posséder. 
Le  18  juin  1871,  il  emprunte  le  t.  III  à  la  Bibliothèque  de  Bàle,  de  même, 
le  9  août  1872.  Or,  en  juin  1871.  Nietzsche  est  en  plein  travail  de  remanie- 
ment de  son  Sokrates  und  die  Tragœdie,  et  il  rédige  un  fragment  Ueber 
das  Dionyaisrhe  und  Apollinische.  (A  Rohde,  7  juin  1871,  ("on-.,  II,  244.) 


236     LE     LIVRE     DE     LA     TRAGEDIE 

elle  se  propage.  La  prêtrise  seule  est  iiitellectuellement 
créatrice.  Elle  invente  et  garde  des  symboles  qui  recè- 
lent une  gnose,  c'est-à-dire  une  connaissance  des  der- 
niers secrets  relatifs  à  la  naissance  des  dieux  et  des 
mondes.  Les  prêtres  à  l'origine  sont  rois.  Tout  chef  de 
ftimille  est  prêtre  ;  mais  le  plus  ancien  père  de  famille, 
celui  qui  commande  à  la  tribu,  détient  le  plus  haut 
sacerdoce  (*).  Et  même  à  l'époque  tardive,  où  la  puis- 
sance sacerdotale  sera  détachée  de  la  royauté,  il  sera  le 
détenteur  des  méthodes  qui  dévoilent  le  temps  à  venir  et 
agissent  sur  les  forces  de  l'espace.  Par  là  surtout,  le 
sacerdoce  est  l'organisateur  moral  de  la  monarchie.  Il 
fait  l'union -des  tribus  diverses  dans  l'union  religieuse.  La 
Grèce,  politiquement,  a  passé  de  bonne  heure  à  la  démo- 
cratie. Mais  elle  a  subi  une  monarchie  religieuse  idéale, 
qui  a  été  celle  de  Dionysos. 

La  lecture  deCreuzer  a  consolidé  d'abord  en  Nietzsche 
une  théorie  qui  lui  sera  plus  chère  à  mesure  qu'il 
mûrira  :  toute  poésie  est  d'abord  hiératique.  Elle  est  une 
façon  d'avoir  prise  sur  les  dieux,  à  distance,  par  des 
incantations  rythmées  (^).  Les  premiers  chants  sont  des 
formules  magiques,  des  prières  et  des  exorcismes.  Les 
plus  efficaces  de  ces  formules,  celles  qui  ont  une  fois 
paru  exaucées,  se  fixent  :  le  chant  liturgique  est  sorti 
d'elles.  Le  poète  célèbre  est  d'abord  le  prêtre  qui  a  su  le 
mieux  fléchir  un  dieu,  apaiser  ou  émouvoir  la  foule. 
Mais  pour  que  naisse  une  poésie,  il  faut  d'abord  une  caste 
de  prêtrise  dirigeante,  et  qui  ait  démontré,  par  un  long  | 
succès  de  son  autorité,  que  son  gouvernement  a  reçu  la 
bénédiction  divine  elle-même  (^). 


(')  Creuzbr,  Symbolik,  3'  éd.,  1842,  t.  IV,  6i2. 
(^)  Nietzsche,  Phitolor/ica,  t.  II,  p.  142  sq. 
(')  Nietzsche,  Ibii.,  p.  152  sq. 


LES     SOURCES     :     F.     CREUZER    237 

Pour  l'essentiel  (Creuzer  déjà  l'avait  enseigné),  la 
civilisation  grecque  a  été,  comme  toutes  les  civilisations 
de  l'antiquité,  fondée  par  des  rois-prêtres  et  des  familles 
sacerdotales  établies  dans  les  grandes  villes.  Cette  organi- 
sation sacerdotale  s'est  moins  bien  conservée  en  Grèce 
qu'en  Orient  et  surtout  que  dans  l'Orient  égyptien.  Mais 
de  certains  pèlerinages,  les  centres  des  grands  cultes, 
sont  restés  agissants  même  à  l'époque  où  le  sacerdoce 
des  cités  était  atteint  dans  ses  œuvres  vives  par  la  jDoésie 
épique  et  par  la  philosophie.  Un  fait  normal  depuis  les 
Indous  se  reproduisit  en  Grèce  :  les  philosophes  décla- 
rèrent la  guerre  aux  mythes  (').  Creuzer  est  le  premier  à 
généraliser  ce  grand  fait  social  de  V Aufklàrung ,  que  les 
hommes  du  xvni^  siècle  avaient  vécu,  et  le  premier  à 
reconnaître  à  ce  fait  l'importance  d'une  régularité  histo- 
rique. L'esprit  de  doute  ionien  avait  déjà,  selon  Creuzer, 
essayé  le  combat  redoutable  contre  la  poésie  séductrice. 
Ces  «  hommes  de  clarté  »  [erleiichtete  Mànner)  tentèrent 
sur  l'esprit  impressionnable  des  Grecs  cette  réforme  :  «  les 
ramener  de  la  mobilité  imaginative  et  créatrice  des 
mythes  à  la  considération  de  l'unité  et  de  l'en- 
semble »  (^). 

Nietzsche  reprendra  ces  vues  dans  son  traité  sur  la 
Philosophie  des  Grecs  à  l'époque  tragique.  Mais  tandis  que 
d'abord  la  philosophie  lui  parut  une  dissolution  de  la  vie 
religieuse,  plus  tard,  la  théorie  creuzérienne  le  saisit  dans 
son  intégrité  :  Il  vit  dans  l'esprit  philosophique  lui-même 
une  survivance  de  l'esprit  sacerdotal,  La  pensée  de 
Creuzer  ainsi  est  reprise  et  approfondie  par  lui  dans  sa 
maturité. 

Creuzer  avait  signalé  cet  autre  fait  essentiel  dans  l'ex- 


(')  Creuzer,  Symbolik,  I,  111;  485  sq. 
(*)  Creczer,  Ibid.,  IV,  661. 


238     LE     LIVRE     DE     LA     TRAGEDIE 

plication  des  origines  de  la  philosophie.  Les  philosophes 
unissent  leurs  efforts  à  ceux  des  prêtres  attachés  aux 
mystères.  Ils  savent  estimer  la  puissance  de  la  poésie  sur 
les  âmes.  Ils  composent  des  poèmes  qui  disent  l'unité  de 
tous  les  cultes.  L'affinité  de  tous  les  sacerdoces  leur 
apparaît,  et  ils  l'expriment  en  dévoilant  l'identité  profonde 
de  tous  les  mythes.  Les  Orphiques,  les  Pythagoriciens  et 
les  grands  naturalistes  mystiques,  leurs  élèves,  sont  de 
ces  philosophes  alliés  de  la  prêtrise  (M.  Ils  occupent  dans 
la  pensée  grecque  la  place  que  Greuzer,  Gœrres  ou  Schel- 
ling  comptaient  prendre  dans  la  pensée  allemande  de 
leur  temps.  Ils  créent  une  métaj)hysique  prête  à  montrer 
que  la  raison,  en  son  fond,  coïncide  avec  le  contenu  des 
révélations  religieuses  les  plus  anciennes.  Ainsi  se  succè- 
dent les  écoles  secrètes  qui  gardent  la  tradition  des  sym- 
boles et  les  transforment  par  une  pieuse  méditation. 

Nous  n'avons  pas  à  dire  ici  l'interprétation  proposée 
par  Creuzer  des  mythes  égyptiens,  perses,  phéniciens, 
lydiens.  Sous  des  noms  différents,  Osiris,  Mithra,  Adonis, 
Attis,  sont  pour  lui  le  même  dieu  ;  et  leur  aventure  con- 
tient, en  termes  imagés,  la  même  cosmogonie.  Il  nous  im- 
porte que  Creuzer  ait  cru  reconnaître  dans  le  mythe  grec 
de  Dionysos  le  même  dieu  encore  et  la  même  révélation. 
Déjà  Greuzer  sait  qu'entre  Apollon  et  Dionysos,  il  y  a  hosti- 
lité profonde  et  originelle,  puis  lente  réconciliation.  Les 
vieux  orphiques  sont  des  disciples  d'Apollon.  Leurs  mys- 
tères sont  ceux  d'un  dieu  rayonnant  de  lumière  et  de  force 
apaisante,  comme  l'Horus  des  Egyptiens  ou  comme  le 
Mithra  des  Perses.  La  lyre  ;apollinienne  d'Orphée  adou- 
cissait déjà  les  cœurs  farouches  des  Tliraces.  Quelques 
rois  reçurent  les  initiations  majeures   (*).  Alors  eut  lieu 


(')  Creczkb,  Symbolik.  IV,  663  sq. 
(*)  Jbid.,  IV,  31   sq. 


LES     SOURCES     :     F.     (.RE  T  Z  E  R     239 

cette,  prodigieuse  révolution  qui  se  prépara  en  Asie 
Mineure,  pour  se  répandre  en  Grèce,  vers  l'an  1500 
avant  Jésus-Christ  :  l'invasion  de  Dionysos.  Ce  fut  une 
guerre  religieuse  universelle.  La  légende  de  la  mort 
d'Orphée,  serviteur  de  l'antique  Apollon  ;  celle  de  Pen- 
thée,  déchiré  par  les  Ménades  pour  son  mépris  du  dieu 
nouveau,  sont  des  survivances  qui  attestent  la  violence 
(les  passions  allumées.  La  Grèce  connut  la  contagion  de  ce 
grand  phénomène  religieux  à  la  fois  et  pathologique  qui 
sévissait  en  Egypte,  en  Phrygie,  en  Lydie,  dans  toute 
l'Asie  Mineure,  l'enthousiasme  dionysiaque,  l'orgiasme 
hruyant  et  torrentiel.  La  pure  flamme  de  l'ancien  culte 
d'Apollon  fut  remplacée  par  le  feu  trouble  et  puissant  du 
culte  nouveau.  Les  cymbales  assourdissantes,  les  flûtes  au 
son  énervant,  supplantèrent  la  lyre  calme  (').  La  Thrace 
fut  gagnée  d'abord.  Mais,  par  le  Midi,  la  Grèce  fut 
investie,  quand  Mélampous,  «  l'homme  aux  pieds  noirs  », 
amena  le  dieu  noir  d'Egypte. 

Si  abrupte  cependant  que  fut  la  différence  entre  le 
culte  de  Dionysos  et  le  culte  d'Apollon,  la  réconciliation 
se  fit.  Des  écoles  orphiques  se  trouvèrent  pour  découvrir 
dans  les  deux  mythes  une  racine  de  divinité  pareille... 
«  Les  sages  qui  suivirent,  a  dit  Hérodote,  interprétèrent 
toutes  choses  plus  grandement  (^).  »  Greuzer  s'évertue  à 
démontrer  qu'en  Argolide,  près  du  lac  d'Alcyoné,  se 
célébraient  des  mystères  pareils  aux  fêtes  qui,  sur  les 
rives  du  lac  Achéron,près  de  Memphis,  commémoraient 
la  mutilation  et  la  résurrection  d'Osiris  (').  Le  culte 
nouveau  de  Dionysos,  à  Athènes,  où  fut  son  centre,  se 
passait,  comme  en  Egypte,  en  fêtes  de  nuit  où  une  triple 


{')  Creczbr,  Symbolik,  IV,  3:j. 

(*)  Hérodote,  II,  49. 

(')  Greuzer,  Symbolik,  III,  328. 


240     LE     LIVRE     DE     LA     TRAGÉDIE 

purification,  une  triple  ordalie  par  Veau,  par  le  feu,  par 
Vair  était  requise.  Ce  culte  épuré  de  Dionysos,  fils  de 
Déméter,  put  se  régénérer  par  la  légende  Cretoise  de 
Zagreus,  fils  de  Zeus  et  de  PerséjDhone.  Zagreus  écartelé 
par  les  Titans,  que  Zeus  foudroie  pour  se  venger,  tandis 
qu'Apollon  ensevelit  les  restes  pantelants  du  dieu  sur  le 
Parnasse,  comment  ne  serait-il  pas  l'Osiris  déchiré  des 
Egyptiens  (')?  Il  est,  comme  Osiris,  la  multiplicité,  qui  ne 
peut  se  retrouver  sous  la  forme  de  la  mer,  de  l'eau  et  de 
l'air,  des  plantes  et  des  animaux.QuandlesTitans  l'ont  dé- 
chiré, il  regardait,  à  ce  que  rapportent  Clément  d'Alexan- 
drie et  Nonnus,  le  miroir  d'illusion.  Il  y  a  vu  son  image 
adultérée,  c'est-à-dire  lacérée.  La  création  des  êtres  réels, 
l'individuation,  est  l'image  illusoire  et  éparse  de  la  divi- 
nité une  (^). 

C'est' pourquoi  Dionysos  est  aussi  le  conducteur  des 
âmes.  Il  les  introduit  dans  le  corps  terrestre  et  les  en 
ramène.  Elles  sont  issues  du  calice  des  mondes.  Mais 
peut-être  sont-elles  neuves,  ou  punies,  ou  curieuses. 
Dans  la  coupe  enivrante  de  Dionysos,  et  après  avoir 
regardé  le  miroir  d'illusion,  elles  boivent  l'oubli  de  leur 
divinité.  Elles  sont  curieuses,  ayant  aperçu  le  jeu  coloré 
de  la  création  matérielle.  Cette  concupiscence  leur  fait 
découvrir  la  vie  comme  une  image  sereine,  une  radieuse 
enveloppe,  un  vêtement  de  lumière  tissé  par  l'éternelle 
Maïa.  Proserpine  est  celle  qui  tisse  ainsi  des  vêtements 
multiples  pour  les  âmes  ;  et  ces  vêtements,  ce  sont  les 
corps  dont  elles  se  recouvrent.  Il  faut  un  regard  dans  un 
autre  miroir,  dans  le  miroir  de  Sagesse,  pour  que  les 
âmes  saisies  de  la  nostalgie  du  retour,  songent  à  rejeter 
ce  vêtement  illusoire  (^). 


(')  Creuzer,  Symbolik,  IV,  97. 
n  Jbid.,  IV,  118. 
(=•)  Ibid.,  IV,  125-131. 


L  K  s     S  0  IJ  R  C  K  S     :     F.     C  11  E  U  Z  E  R     241 

Toute  la  destinée  des  àines  est  d'apprendre  le  retour 
à  la  vie  divine,  par  le  chemin  même  qui  fut  celui  de 
Dionysos.    Ses    mystères  sont  ainsi  une  pédagogie  de  la 

.  vie    supérieure.    Ils    décrivent    la    soufTrance    de    l'âme 

f  déchue  par  son  entrée  dans  les  passions  animales,  et 
son  extase,  quand  elle  revient  ciu  sentiment  de  sa  desti- 
nation noble.  Les  cbaùies  qui  l'attachent  à  l-a  terre  ont 
été  faites  fragiles  par  le  Démiurge.  Elles  tombent  avec  le 
temps.    Le  chemin  du  retour   est  alors  rouvert.  Mais  il 

s-  y  faut  une  lustration.  Dionysos  est^  comme  Osiris,  le  juge 
des  morts.  Au  bout  de  combien  d'années  leur  fait-il 
grâce  ?  Faut-il  trois  mille  ans  de  migration  terrestre, 
comme  le  dit  Pythagore,  avec  les  Egyptiens?  Suffit-il 
d'une  triple  incarnation  humaine?comme  le  disent  Platon 
et  Pindare.  Dionysos  seul  prononce.  Il  définit  le  cycle, 
prolongé  ou  bref,  qui  ramène  l'âme  à  sa  source  éternelle. 
U  est  inutile  d'insister.  Pour  éclairer  les  mystères 
d'Eleusis,  Creuzer  essaiera  la  même  démonstration.  On 
devine   la  force    avec    laquelle   sa    pensée    a    dû  saisir 

I  Nietzsche,  jeune  encore  et  récemment  initié  à  Scho- 
penhauer  et  à  Wagner.  Les  précautions  méthodiques  de 
l'école  de  Bonn  et  de  Leipzig  ne  résistèrent  pas  à  la 
contagion  lyrique  d'une  interprétation,  qui,  dans  le  mythe 
capital  des  Grecs,  découvrait  déjà  le  Vouloir  unique  de 
Schopenhauer,  déchiré  par  une  individuation  doulou- 
reuse, et  qui,  dans  la  sagesse  extatique  des  époptes, 
reconnaissait  le  précepte  de  retourner  à  l'unité  éternelle 
par  l'acceptation  enivrée  de  la  mort.  Les  sophismes  fon- 
ciers de  l'interprétation  creuzérienne  s'efFacèrent  dans  la 
beauté  confuse  de  la  grande  construction  symbolique 
essayée  par  le  philologue-voyant  de  Heidelberg. 

Un  temps,  vers  1874-75,  Nietzsche  énumère  parmi  les 
conditions  nécessaires  à  bien  comprendre  les  Grecs,  et 
qui    font    défaut    aux    philologues    d'aujourd'hui,    cette 

A;\DLER.    —    H.  16 


24i     LE     L  M    R  E     D  E     L  A     ï  R  A  G  i:  D  I  E 

«  faculté  de  symboliser  »,  de  «  transfigurer  par  la  religion 
les  choses  quotidiennes  »,  où  excellait  l'esprit  hellé- 
nique (').  Il  ne  voit  pas  que  Creuzer  a  su  assez  de 
mythologie  indoiie  pour  reconstruire,  imparfaitement,  un 
système  assez  analogue  à  la  métaphysique  schopenhaué- 
rienne.  Il  ne  s'aperçoit  pas  que  la  ressemblance  de  ces 
mythes  indous  et  égyptiens  avec  les  mythes  de  Dionysos 
ne  s'accuse  que  le  jour  où  sont  admises  dans  la  légende 
primitive  des  spéculations  orphiques  très  tardives,  élabo- 
rées en  terre  alexandrine  par  une  gnose  déjà  très  péné- 
trée d'esprit  égyptien.  Cette  grande  faute,  le  mélange  de 
documents  très  distants  dans  le  temps,  Nietzsche  la 
refera  donc  à  son  tour.  Creuzer  semble  annoncer  Scho- 
penhauer,  parce  que,  le  premier,  il  a  eu  cette  culture 
indianiste  où  Schopenhauer  a  nourri  son  pessimisme  ;  et 
il  est  le  précurseur  de  Nietzsche,  parce  qu'il  a  commis, 
le  premier,  une  erreur  de  méthode  où  Nietzsche  l'a 
suivi. 

Mais  cette  erreur  n'a  pas  empêché  Creuzer  de  poser 
un  grand  problème.  lia  trouvé  cette  façon  nouvelle  de 
lire  les  Grecs  qui  n'est  pas  dupe  de  leur  sérénité.  Il  a  su 
décrire  comment  l'imagination  homérique  couvre  de  sa 
pure  lumière  et  de  sa  précision  plastique  un  monde  de 
divinités  difformes  et  une  pensée  sacerdotale  toute  vouée  à 
la  contemplation  des  secrets  cruels  de  la  vie.  L'imagination 
grecque  extériorise  toute  pensée,  la  transforme  en  actes 
clairs.  Chez  les  Grecs  l'épouvantable  Artémis  d'Ephèse 
court,  chasseresse  légère,  les  montagnes  d'Arcadie.  Il  y  a  là 
une  déformation  naturelle  chez  un  peuple  qui  veut  passer 
de   la  contemplation  à  l'action  (»).  Mais  les  paroles  de 


(•)  Wir  Philologen,  posth.,  g  ,193  :    ■<  Die  Griechen  :  Sind  fiir  das  Sym- 
bolische;  —  Die  Philologen  :  unfâhig  zur  Symbolik.  " 
(-)  Gredzer,  Symbolik,  IV,  660. 


LES     SOURCES     :     F.     GREUZER    243 

Treitsclike  restent  vraies  :  «  Creuzer  a  deviné  le  premier 
quel  monde  de  misère   et  d'épouvante  est  caché  derrière 
les  mythes   éclatants  de   l'antiquité  ;    et  il   s'est  enfoncé 
t  avec  tant  de  zèle  dans  ces  mystères  angoissants,  qu'il  n'a 
^  presque  rien  retenu  de  la  claire  joie  de  vivre  qui  avait 
fait  le  caractère  prédominant  de  la   croyance  populaire 
des    Grecs  (').    »   Lasaulx    et   Jacob    Burckhardt,    après 
j    Creuzer,  crurent  entendre  sortir  des  formes  en  apparence 
■    figées  de  la  mythologie  grecque  ce  gémissement  mortel. 
Nietzsche  n'avait  plus  hésité  quand  il  avait  vu  ces  histo- 
riens méticuleux  adopter  la  thèse  romantique  des  symbo- 
listes de  Heidelberg. 

Quand,  par  surcroit,  il  lut  dans  les  textes  grecs  réunis 
[  par  Creuzer,  que  la  vie  elle-même  est  un  mirage,  un  vête- 
ment  illusoire    tissé  par    Proserpine,    et    que  c'est  une 
faute,  suivie  d'un  châtiment  nécessaire,  que  de  s'en  revêtir 
et  de  s'y  adonner,  Nietzsche  fut  tout  à  fait  gagné.  Une 
^  Grèce  qui  abdique  devant  la  vie,   voilà  ce    que  Creuzer 
avait  découvert.  Le  peuple  qui  inventa  la  tragédie  avait 
eu  lui-même  une  notion  de  la  vie  toute  tragique.  Ce  fut 
donc    une    notion    nouvelle    du    tragique    qui    monta    à 
l'horizon,  quand  Frédéric  Creuzer  aperçut  son  Dionysos, 
^  le  dieu  qui  souffre  et  s'abîme  de  son  plein  consentement, 
ï  dans  une  mort  auguste.  Ce  spectacle  enseignait  la  grande 
sagesse.   Schiller    encore  avait  pu  croire   que   l'émotion 
tragique  se  dégage  pour  nous  de  la  contemplation  des 
grandes    ruines   humaines,    et    de    ces   catastrophes    où 
périssent  les  héros  nécessairement.  Il  faut  dire  plus  :  la 
douleur  et  la  mort    sont  la  loi  du   monde  ;    et  l'univers 
entier  s'engloutit  dans  une  catastrophe  toujours  recom- 
mençante. Cela  est  à  ce  point  vrai  qu'il  vaudrait  mieux 
ne  pas  exister.    Schopenhauer  le    redira.  Mais    Creuzer 


(')  Treitschee,  Deutsche  Geschichte  im  XIX.  Jahrhundei-t,  II,  74. 


244     L  E     L  1  Y  H  E     1)  E     L  A     TRAGEDIE 

avait  cru  entendre  s'élever  du  fond  de  l'antiquité  orien- 
tale la  rumeur  de  cette  triste  sagesse.  Il  était  par  là 
surtout  prédestiné  à  devenir  le  maître  de  Nietzsche. 

IV 

OTFRIED    MUELLER 

Les  romantiques,  Friedrich  Schlegel  et  Creuzer,etun 
ressouvenir  du  Goethe  des  jeunes  années,  ont  ouvert  à 
Nietzsche  la  notion  de  Dionysos.  Il  s'est  fait  une  image 
d'Apollon  d'après  le  plus  classique  des  philologues  alle- 
mands, Otfried  Millier.  Il  l'a  beaucoup  lu  (').  Le  livre 
sur  les  Doriens  {Die  Dorier)  (^)  est  à  considérer  comme 
une  des  sources  principales  de  la  théorie  nietzschéenne 
de  l'Apollinisme.  Le  récit  succinct  que  refit  Otfried  Millier 
dans  sa  Geschichte  der  griechischen  Liieraiur,  dont  la 
deuxième  édition  date  de  1841,  a  influencé  à  ce  point  la 
doctrine  de  Nietzsche  qu'on  s'étonne,  après  coup,  de 
l'impression  de  stupeur  ressentie  par  les  philologues 
de  1872,  quand  parut  la  Naissance  de  la  Tragédie  de 
Nietzsche. 

1. —  Dans  les  écrits  d'Otfricd  Millier,  Apollon  vient  à 
nous  comme  un  dieu  tout  dorien.  Mûller  ne  fait  pas  remon- 
ter ce  dieu  à  des  origines  prohelléniques;  il  écarte  les  rap- 
prochements orientaux  qu'imposerait  l'Apollon  Lycien,  et 
ÏAplu  des  Etrusques  lui  parait  une  simple  contraction 
du  nom  grec.  Il  ne  s'élève  pas  encore  à  des  recherches  de 
mythologie  et  de  folk-lore  comparé.  Apollon  vient,  avec 


(^)  Il  emprunte  à  la  Bibliothèque  de  Bâle  la  Uescliichte  der  gricch. 
Literaturgeschichle  d'Otfried  Millier,  les  8  janvier,  26  avril  1870,  en  avril 
1875;  son  Archaeologie  der  Kuml,  le  19  juin   1870  et  le  13  décembre  1875. 

C)  l"  édit.  182'j;  2»  édit.  1844. 


f.  E  s      SOL'  Il  C  E  S      :      0  .     M  l'  E  L  L  E  11     i45 

les  Doriens,  des  régions  de  l'Olympe  et  de  l'Ossa,  et  c'est 
à  Tempe  que,  refaisant  la  route  même  du  dieu  et  de 
l'invasion  dorienne,  l'éphèbe  sacré  allait  tous  les  ans 
chercher,  pour  le  sanctuaire  de  Delphes,  des  lauriers 
plus  efficaces  et  plus  purs  que  ceux  de  Phocide  ('). 

Otfried  MûUer  iniag-ineque  le  culte  de  ce  dieu  dorien  s'est 
répandu  par  rayonnement,  pardes  emprunts  et  pardes  colo- 
nisations. Mais  il  lui  trouve  des  traits  communs  avec  plus 
d'une  divinité  des  autres  peuplades  grecques.  Dieu  d'une 
l'ace  militaire,  AjioUon  n'est  pas  un  génie  de  la  nation  :  il 
préside  à  des  relations  purement  humaines.  Sa  fonction  est 
de  protéger  et  de  défendre,  comme  tous  ses  noms  le  prou- 
vent (^).  Ainsi  protégera-t-il  les  moissons  et  les  cités 
contre  les  fléaux  démoniaques,  la  peste,  les  souris  ou  la 
rouille  du  blé.  Il  maintient  les  limites  de  la  propriété.  11 
est  rAyjuùç,  le  Oupa'o?,  qui  se  tient  dans  les  vestibules, 
près  des  portes  où  la  propriété  privée  touche  à  la 
publique,  pour  laisser  entrer  le  bien  et  repousser  le 
mal  (').  A  Athènes,  il  est  le  dieu  des  Eupatrides,  c'est-à- 
dire  des  familles  où  se  recrutent  les  juges  et  les  inter- 
prètes du  droit  sacré.  S'il  frappe  et  s'il  tue,  comme  dans 
Homère  et  dans  Eschyle,  c'est  par  souci  de  justice,  et 
parce  que  le  droit  sacré  a  été  enfreint  (*).  11  est  le  dieu 
pur,  dont  le  culte  s'abstient  de  verser  le  sang,  et  il  n'en 
parait  €[ue  plus  vénérable.  Des  gâteaux  et  de  l'encens 
dans  des  corbeilles  à  Delphes  ;  des  gâteaux  de  blé  et 
d'orge,  des  gerbes  de  mauves  et  d'épis  à  Délos  ;  des  tiges 
d'olivier  ou  de  laurier,  enrubannées  de  laine  et  ornées 
de  grappes  de  fruits,    de  petits  vases  de  miel  et  d'huile 


(')  0.  MÛLLBR,  Die  Dorier,  I,  208  sq. 

(*)  Pour  Otfried  MùUer,  Apollon  =:  celui  qui  repousse.  Ajoutez  les  épith.ètes 
(i'Alexikakos,  Apotropaios,  Akésios,  Epikourios. 
H  fbi(J.,  T,  300.  {*)  fbid.,  I,  293,  298. 


246     LE     LIVRE     DE     LA     TRAGEDIE 

aux  fêtes  d'automne  en  pays  attique,  voilà  les  sacrifices 
que  l'on  offre  à  ce  Dieu  de  douceur  juste  ('). 

C'est  donc  de  ce  dieu  aussi,  qu'on  invoquera  le  pouvoir 
purificateur  aux  jours  où  l'homme  est  obscurci  dans  son 
calme  intérieur  par  une  force  démoniaque.  Apollon  a 
été  souillé  lui-même  par  son  combat  sanglant  contre  le 
Python.  Ayant  subi  la  souillure  déshonorante  et  le  servage 
chez  Admète  où  il  se  purifia,  il  préside  désormais  à  toute 
lustration.  Il  restitue  l'homme  dans  sa  condition  naturelle 
de  raison  ^^laire  et  de  moralité.  C'est  pour  cela  qu'il  a 
aussi  le  don  de  prophétie.  Prédire,  c'est  indiquer  à 
chacun  sa  destinée.  Mais  la  Destinée,  qu'est-ce,  sinon  la 
puissance  qui  assigne  à  toute  chose  sa  nature,  son  exis- 
tence déterminée  et  circonscrite,  et,  à  ce  titre,  la 
suprême  justice  (*).  Quel  dieu  serait  mieux  qualifié  pour 
la  connaître  que  le  dieu  gardien  des  limites,  hostile  aux 
infractions  et  aux  impuretés  ? 

Sans  doute  Otfried  Muller  éprouve  quelque  difficulté 
à  expliquer  l'extase  de  la  Pythie.  Comment  l'oracle  d'où 
émane  la  suprême  sagesse  ne  sort-il  pas  d'une  médita- 
tion toute  réfléchie?  C'est  que,  selon  les  Grecs,  toute 
pensée  neuve  et  profonde,  même  en  philosophie,  se 
découvre  dans  une  illumination  mystique.  La  sagesse 
divine,  comment  apparaîtrait-elle,  si  ce  n'est  à  une  intelli- 
gence qui  a  franchi,  pour  un  moment,  les  bornes  humaines  ? 
Ainsi  Apollon  demeure  le  dieu  qui  ennoblit  le  cœur  et 
élève  l'esprit  jusqu'à  la  hauteur  où  se  découvrent  les  lois 
de  Zeus.  Ces  lois,  Apollon  ne  les  proclame  pas  seulement, 
il    brise    les    résistances   qui    s'opposent  à  elles,    et  ses 


(')  Ibid.,  I,  327.  S'il  advient,  comme  aux  Thargélies  d'Athènes,  que 
l'on  précipite  deux  hommes  d'un  rocher  à  titre  de  lustration,  Otfried  MûUer 
croit  qu'on  les  recueillait  dans  leur  chute  et  qu'on  les  conduisait  à  la  fron- 
tière. De  même  à  Milet,  à  Paros.'à  Marseille. 

(»)  Ibid.,  I,  341. 


LES      SOURCES     :      0  .     M  U  E  L  L  E  U      247 

oracles  n'annoncent  pas  seulement  l'avenir,  mais  le 
créent  aussi,  conformément  à  un  ordre  de  clarté  et 
d'harmonie  (*)• 

C'est  pour  cela  que  le  dieu-prophète  a  pour  fonction 
de  protéger  la  musique.  Il  a  pour  attribut,  uon  la  lyre 
aux  sons  passionnés  et  forts,  mais  la  cithare,  dont  les 
mélodies  simples  et  sereines  expriment  le  calme  solennel 
et  «  introduisent  dans  le  cœur  aussi,  disait  Pindare,  une 
loi  pacifique  (')  » .  Il  hait  la  flûte  excitante,  aux  sons  sauvages 
et  profonds  (^).  Les  luttes  d'Apollon  contre  tant  de  dieux 
tristes  ou  passionnés,  contre  Linos,  le  charmant  génie  qui 
grandit  parmi  les  agneaux  ;  contre  Kinyras,  de  Chypre, 
inventeur  de  cantilènes  sur  Adonis  ;  contre  Marsyas,  de 
Phrygie,  le  silène  si  habile  au  jeu  de  la  flûte,  tous 
v;iincus  et  suppliciés  par  le  dieu,  exigent  toutes  aussi  une 
même  interprétation.  Elles  disent  l'antagonisme  entre 
l'état  d'esprit  a^jollinien  et  les  religions  naturelles 
ambiantes,  enclines  aux  languissantes  douleurs  ou  aux 
tumultes  orgiaques.  Or,  la  religion  de  Dionysos,  du  génie 
delà  nature,  tantôt  soutirant  et  martyrisé,  tantôt  rayon- 
nant de  triomphe  printanier,  n'est  que  la  plus  détestée 
et  la  plus  puissante  de  ces  religions  rivales  (*). 

Ce  serait  peut-être  pousser  un  peu  trop  Otfried  MuUer 
vers  Nietzsche  que  de  soutenir  qu'il  a  distingué  ce  qu'il  y 
a  d'apollinien  dans  toute  plastique.  Cette  psychologie 
d'un  état  d'âme  artiste,  porté  aux  réalisations  visuelles  et 
différent  par  là,  profondément,  de  l'état  d'esprit  musical, 
aura  besoin  d'être  faite  tout  entière.  Mais  Otfried  Mûller 
a  exprimé  nettement  que,  de  préférence  à  tous  les  autres 


{')  Ibid.,  I,  345. 

(*)  La  citation  est  tirée  de  la  V  Pythique,  v.  63.  —  Ibid.,  I,  346. 
(^)  Il  va  sans  dire  que  cette  flûte  phrygienne,  qui  avait  le  don  d'énerver 
les  Grecs,  est  un  autre  instrument  que  notre  flûte  actuellCv 
(*)  Ibid.,  I,  292. 


24S     l.  E     L  I  \  l\  E     D  E     L  A      T  R  A  G  E  D  I  E 

dieux,  Apollon  était  «  davauce  créé  pour  le  statuaii'e  », 
par  tout  ce  qu'il  y  a  de  précision,  de  virilité,  de  force 
définie  dans  la  notion  même  que  les  peuples  doriens  se 
faisaient  de  sa  divinité  (').  Ainsi  la  législation  de  Sparte 
était  présentée  au  peuple  sous  la  forme  d'un  oracle  de 
l'Apollon  de  Pytho.  Les  rois  de  Sparte  restaient  en 
contact  avec  l'oracle  par  quatre  assesseurs  permanents 
choisis  parmi  les  habitants  de  cette  petite  ville.  Otfried 
MuUer,  à  cause  de  cela,  en  vient  à  cette  autre  géné- 
ralisation. La  constitution  même  de  l'Etat  dorien 
reflète  l'esprit  apollinien,  un  esprit  d'ordre  harmonieux 
(tô  £'jxo(j(jiov),  de  sagesse  mesurée  (awcppoT'jv/)),  et  de  robus- 
tesse toujours  armée  (àpeT-r,)  (-).  La  philosophie  encore, 
quand  les  Doriens  en  créèrent  une,  s'inspira  du  même 
esprit.  Le  pythagorisme,  philosophie  essentiellement 
dorienne,  fait  consister  l'essence  des  choses  dans  la 
mesure,  dans  la  proportion  et  dans  la  forme  réglée. 
L'univers,  pour  les  Pythagoriciens  d'abord,  est  xôcjjioc;, 
c'est-à-dire  ordre,  harmonie  et  symétrie.  Peu  importe 
aux  Pythagoriciens  la  matière  dont  est  faite  le  monde  et 
qui  avait  tant  préoccupé  la  philosophie  ionienne.  Mais 
n'est-ce  pas  là  l'esprit  de  la  religion  apollinienne  trans- 
porté dans  la  spéculation  philosophique  (^)  ? 

II.  ~  On  s'attendrait  après  cela  qu'Otfried  Millier, 
dépouillant  dans  le  même  esprit  la  poésie  dorienne,  posât 
le  problème  des  origines  de  la  tragédie  grecque,  puisque 
c'est  à  Sicyone  et  à  Gorinthe  que  furent  chantés  les  pre- 
miers dithyrambes  appelés  tragédies.  Mûller  n'a  pas 
éludé  ce  problème  dans  son  livre  Des  Doriens.  Mais  l'his- 
toire de  la  poésie  chorique  des  Grecs  était  trop  peu  avan- 


(')  Ibid.,  I,  860.  «  Apollon  vvar  vorweg  rechl  eigentlicli  fiir  die  bildende 
Kuast  geschaffen.  • 

(*)  Ibid.,  Il,  10.  (3)  !bid.,  I,  369. 


LES     S  0  L'  R  C  1^:  S      :      0  .      M  L'  K  L  I.  K  U     249 

cée  pour  qu'il  osât  le  résoudre.  Des  linéaments  simples 
préparent  la  solution  qu'il  offrira  plus  tard  dans  son 
Histoire  de  la  Littérature  grecque  et  dont  Nietzsche  s'est 
tant  inspiré. 

U  nous  paraît  bien  aujourd'hui  que  sa  construction  est 
factice.  Mais  elle  a  discerné  la  part  qu'il  faut  faire  à  ces 
représentations  mimiques  qui,  à  de  certains  jours  de  fête, 
retraçaient  les  hauts  faits  des  dieux.  Otfried  Mûller 
essaie  de  se  représenter  les  tableaux  vivants,  accompa- 
gnés peut-être  de  chants,  qui,  à  Delphes,  au  jour  de  la 
fête  des  Septéria,  retraçaient  la  vie  d'Apollon.  U  n'ignore 
]>as  que  nos  renseignements  sont  d'époque  basse  au  sujet 
de  ce  drame  hiératique,  oùunéphèbe  représentait  le  dieu 
tueur  du  dragon,  cueillait  pour  prix  de  sa  victoire  la 
branche  de  laurier  sacré  et  entonnait  le  péan^  au  milieu 
d'une  danse  triomphale  du  chœur  (').  Le  sophisme  con- 
sistait à  imaginer  un  mystère  d'Apollon,  sur  le  modèle 
duquel  il  était  aisé  ensuite  de  construire  le  drame  de 
Dionysos.  Pour  cela  Otfried  Millier  envient  à  soutenir  que 
les  huit  années  de  servitude  expiatoire,  que  le  Dieu  passe 
à  garder  les  troupeaux  du  roi  Admète,  s'écoulent  dans  une 
région  de  mystère.  Admète  serait  un  roi  des  enfers.  Le 
dieu  de  lumière,  souillé  par  sa  lutte  contre  le  génie  de  la 
terre,  aurait  été  condamné  à  descendre  dans  un  séjour 
de  ténèbres,  c'est-à-dire  dans  la  mort.  Puis,  après  huit 
années,  comme  Dionysos,  il  serait  remonté  à  la  lumière, 
aurait  cueilli  auprès  du  vieil  autel  dorien  de  Tempe  l'oli- 
vier lustral  et  serait  revenu  purifié.  On  sent  que  le  vieux 
romantisme  de  Creuzer  empoisonne  encore  l'esprit  gœ- 
théen  d'Otfried  Muller. 

Il  n'existe  aucune  possibilité  après  cela  qu'il  se   dé- 


(')  0.  Mûller,  Die  Dorier,  I,  318.  —  Nos  renseignements  datent  de  Plii- 
tarque.  V.  aussi  Paul  Decharme,  Mytholoqie  grecque,  1879,  p.  101. 


250     LE     LIVRE     DE     LA     TRAGEDIE 

barrasse  de  la  construction  creuzérienne  sur  la  Passion 
de  Dionysos.  S'il  est  certain  qu'à  Sicyone,  selon  le  témoi- 
gnage d'Hérodote  (V,67),  il  y  a  eu  anciennement  des 
chœurs  chargés  de  chanter  les  malheurs  d'Adraste,  mais 
que  le  tyran  Glisthène  restitua  à  Dionysos,  Otfried  Millier 
veut  que  ces  chants  choriques  aient  traité  des  «  soufFran- 
ces  de  ce  dieu  »  (*).  Il  pense  que  des  représentations 
mimiques  accompagnaient  ces  chants.  Le  drame  hiéra- 
tique joué  à  Delphes  en  l'honneur  d'Apollon  ne  montrait- 
il  pas  que  de  tels  tableaux  vivants  étaient  «  dès  l'origine 
essentiels  au  culte  »  ?  Arion,  à  Corinthe,  n'eut  qu'à  ajouter 
un  chœur  de  satyres  pour  chanter  un  dithyrambe  ;  et  le 
drame  dorien  primitif  apparaissait  sur  la  scène  avec  tout 
ce  qui  fait  la  tragédie  :  une  affabulation  tragique  où  périt  un 
héros  divin,  et  un  accompagnement  chorique  chanté  par 
des  satyres. 

La  description  esquissée  dans  V Histoire  de  la  littéra- 
ture grecque  d'Otfried  Millier  reprend  cette  doctrine.  Un 
fait  est  alors  pour  surprendre.  S'il  est  vrai  que  le  culte 
d'Apollon  à  Delphes  fut  une  véritable  représentation  théâ- 
trale, et  que  les  chœurs  «  se  soient  développés  plutôt 
dans  les  fêtes, d'Apollon,  où  ils  dansaient  aux  sons  de  l'ins- 
trument requis,  la  phorminx  »  (^),  comment  la  tragédie 
est-elle  issue  des  fêtes  de  Dionysos,  et  non  d'un  culte  apol- 
linien?  La  poésie  chorique  dorienne  offre  une  longue  tra- 
dition de  chant  accompagné  de  danses (').  Qu'est-ce  donc  qui 
prédestinait  plutôt  le  dithyrambe,  chanté  par  un  cortège 
que  conduisait  un  joueur  de  flûte,  à  être  le  berceau  de  la 


(')  Ibid.,  II,  339  :  «Ohne  Zweifel  dessen  Leiden.  ■■  C'est  pure  conjecture, 
et  conjecture  impossible,  si  la  mythologie  grecque  primitive  a  ignoré  les 
souffrances  de  Dionysos. 

(^)  0.  MiJLLEB,  Geschichle  der  griechischen  Litleralur,  i"  édit.  [Ed.  Ueitz.], 
t.  I,  3'tl. 

(■')  Ibid.,  l,  320  sq. 


LES     SOURCES      :      0.     MUELLER251 

tragédie?  La  déclaration  fameuse  d'Aristote  [Poétique^ 
chap.  IV)  ne  laisse  pas  de  doute  à  Otfried  Millier.  La  tra- 
gédie est  issue  du  dithyrambe  dionysiaque.  Il  ne, songe 
pas  à  y  voir  une  hypothèse  que  nous  avons  le  droit  de 
contrôler.  Et  k  propos  du  texte  non  moins  connu  de  Pin- 
dare  (')  qui  nous  dit  l'origine  du  dithyrambe,  Millier 
oublie  de  se  demander  si  ce  texte  suffit  à  nous  dire  l'ori- 
gine de  la  tragédie. 

Pour  Otfried  Millier,  il  y  a  eu  adaptation  du  dithyrambe 
dionysiaque  à  la  tradition  de  la  poésie  chorique  apolli- 
nienne.  Le  grand  conciliateur  fut  Arion.  La  poésie  dorienne 
fournit  son  chœur  régulier,  de  tenue  sévère.  Cette  disci- 
pline rigide  met  un  frein  à  la  fougue  du  dithyrambe. 
Mais  le  dithyrambe  seul  pouvait  enfanter  le  drame,  saty- 
rique  ou  tragique,  parce  que  son  inspiration  variait  de  la 
joie  orgiaque  à  la  lamentation  funèbre  ;  et  parce  que,  de 
tous  les  dieux,  Dionysos  est  celui  dont  les  hommes  se  sen- 
tent le  plus  proches.  Toutes  les  représentations  mimiques, 
dont  le  culte  de  Dionysos  était  l'occasion,  servent  de  pré- 
texte à  Otfried  Millier  pour  étayer  cette  thèse.  Non  pas 
seulement  parce  qu'on  voyait  le  dieu  en  personne  passer 
triomphalement  à  travers  les  villes  ;  ou  parce  qu'aux 
Anthestéries  à  Athènes  il  prenait  j^our  épouse,  en  public, 
la  femme  du  deuxième  archonte  ;  ou  encore  parce 
qu'aux  Agrionies  de  Béotie,  on  le  voyait  fuir,  et  que  le 
prêtre  poursuivait,  la  hache  à  la  main,  une  nymphe  de  son 
cortège  ;  mais  surtout,  parce  que  les  génies  humbles  de  sa 
suite  le  rapprochaient  de  l'homme.  Les  nymphes  gracieu- 
ses, ses  nourrices,  les  audacieux  satyres  qui  dansaient 
avec  elles,  et  qu'on  croyait  avoir  surpris  du  regard  plus 
d'une  fois  dans  la  solitude  des  bois  et  des  rochers,  il  fal- 


(•)  01.  13,  18  (25).  '.  D'où  (si  ce  n'est  de  Corinthe)  sont  venues  les  grâces 
de  Dionysos  avec  le   dithyrambe  qui  pousse  devant  lui  le  taureau  sacré  ?  » 


252     L  1<     LIVRE     D  !<:      L  A     T  11  A  Ci   i:  D  I  E 

lait,  dans  les  fêtes  religieuses,  les  représenter.  Le  cortège 
de  Bacchus  prenait  donc  des  masques  de  satyres.  Une 
émotion  contagieuse  s'emparait  alors  de  cette  suite  mas- 
quée. Un  jeu  pathétique  se  déroulait.  Le  chœur  entrait 
dans  le  rôle  des  satyres  qui  accompagnaient  Dionysos, 
non  seulement  dans  ses  aventures  joyeuses,  mais  dans  ses 
luttes  et  dans  ses  soutTrances.  Il  satisfaisait  ainsi  à  ce  be- 
soin profond  de  l'homme,  qui  consiste  à  vivre,  par  l'ima- 
gination au  moins,  une  vie  divine  à  la  fois  et  à  demi  élé- 
mentaire ('). 

A  y  réfléchir,  y  a-t-il  une  seule  de  ces  idées  que 
Nietzsche  n'ait  pas  recueillies?  Cette  idée  surtout  que  le 
dévot  de  Dionysos,  vêtu  en  satyre,  se  sent  envahi  de  la  vie 
divine,  ne  passera-t-elle  pas  tout  entière  dans  l'analyse  de 
l'esprit  dionysiaque  ?  Nietzsche  n'aura  qu'à  prendre  des 
mains  d'Otfried  Millier  la  théorie  du  dithyrambe  tragique 
et  à  ajouter  que  les  spectateurs  représentent  un  chœur 
élargi,  auquel  il  manc{ue  tout  au  plus  d'être  grimé 
et  de  savoir  dire  des  vers  avec  des  danses.  Mais,  comme  le 
chœur,  l'auditoire  est  tout  entier  emporté  par  le  tourbil- 
lon de  la  métamorphose  mystique.  L'idée  enfin  que  la 
tragédie  grecque  n'est  qu'un  tableau  vivant,  emprunté 
aux  cultes  populaires  ou  ésotériques,  n'a  plus  été  aban- 
donnée par  la  science.  Vérités  partielles  qu'Otfried  Mûller 
sans  doute  a  compromises  par  plus  d'une  conjecture 
hasardée.  Il  faut  donc  chercher  ailleurs  que  chez  lui  les 
origines  de  la  tragédie,  qu'il  s'est  obstiné  à  chercher  dans 
le  dithyrambe.  La  philologie  s'est  étonnée,  depuis,  des 
erreurs  de  Nietzsche.  Elle  oublie  que  Nietzsche  y  a  été 
entraîné  par  ses  devanciers  les  plus  grands.  L'erreur  sur 


(')  0.  MiJLLER,  Griechische  Litleraturgeschichte,(l,  482-487.  —  0.  Mullei"  pense 
que  le  nom  de  tragédie  vient  de  ce  que  le  chœur  dansait  autour  d'un  autel 
où  un  bouc  était  offert  en  sacrifice.  Il  n'ose  pas  tirer  les  conséquences  de 
sa  propre  théorie. 


LES      S  ()  U  H  CES      :      P.      W  E  L  C  K  1]  R     25;i 

le  dithyrambe,  imputable  à  Otfried  Millier,  n'a  pas 
été  moins  tenacement  défendue  par  un  autre  maître  de 
Nietzsche,  Friedrich  Welcker. 

V 

FRIEDRICH-GOTTLIEB  WELCKER 

Nul  doute  que  Nietzsche  n'ait  aduiirablement  connu 
Welcker,  le  principal  helléniste  de  l'école  de  Bonn,  où 
malgré  des  dissentiments  passagers  il  avait  été  un  si 
excellent  collègue  de  Ritschl.  A  l'époque  où  Nietzsche  y 
était  venu  étudier,  son  enseignement  n'était  plus  très 
vivant  ;  mais  ses  livres  restaient  fameux  ;  et  Nietzsche  ne 
les  a  pas  négligés  (').  Sa  force  principale  et  celle  de  son 
ami  Rohde,  quand  ils  eurent  cà  subir  l'attaque  impétueuse 
et  injuste  de  Wilamowitz-Moellendorf,  fut  d'avoir  mieux 
lu  que  ce  dernier  les  ouvrages  de  Welcker  qui  avaient 
tracé  la  voie  d'une  interprétation  nouvelle  du  drame  grec. 

Welcker  (et  c'est  là  son  mérite)  a  reconnu  nettement  la 
nature  rustique  du  culte  de  Dionysos.  Mais  il  n'a  pas 
pu  discerner  encore .  le  lien  qui  unit  les  démons  de  la 
vie  végétative  et  les  démons  de  la  mort.  Oui,  certes,  Dio- 
nysos est  d'abord  mi  dieu  des  pâtres  et  des  vignerons, 
élevé  dans  la  grotte  montagnarde  et  errant  dans  les  val- 
lées boisées,  couronné  de  lierre  et  de  laurier.  Ses  surnoms 
indiquent  un  génie  des  arbres  fruitiers,  des.  prairies,  de 
l'agriculture  et  de  la  vigne.  Or,  tout  génie  de  l'a  fécondité 


C)  On  le  voit  emprunter  à  la  BiblioUrèquc  de  Bàle  le  livre  de  Welcker 
sur  Hésiode  {Hesiod.  Théogonie),  le  II  février  1871;  les  deux  volumes  la 
Griec/iischo  Gôiterlehre  (12  avril  1871);  les  Klcine  ScZ/rî/^e?),  1. 1  (8  août  1872)  ; 
les  A'/eme  Schriflen,  l.  I  et  II  (18  novembre  187i);  les  Kleine  Schriften, 
t.  IV  (18  février  1875);  enfin  le  Naclilrag  zur  Schrift  iiber  die  Aesdii/leischc 
Trilogie  [2,0  septembre  1875). 


254     LE     LIVRE     DE     LA     TRAGEDIE 

est  aussi  un  dieu  maître  des  âmes.  Faire  vivre,  c'est  pou- 
voir amener  du  séjour  où  ils  sont,  c'est-à-dire  du  séjour 
des  morts,  les  principes  vivants  qui  animeront  les  plan- 
tes et  les  bêtes.  L'aspect  sous  lequel  Dionysos  a  le  plus 
de  grandeur,  est  donc  celui  où  il  s'appellp  Dionysos 
Chthonios  ou  Hadès.  Welcker  n'ignorait  pas  cet  aspect. 
Il  ignorait  seulement  qu'il  n'eut  pas  le  droit  de  le  négli- 
ger. Cette  omission  voulue  a  vicié  tout  son  système  {'). 

Au  contraire,  le  soubassement  social  du  culte  de  Dio- 
nysos a  été  mis  à  nu  par  Welcker  avec  netteté.  On  ne 
saurait  assez  marquer  ce  trait  de  l'interprétation  welcké- 
rienne  qui  fait  pressentir  la  doctrine  d'un  Dionysos  éman- 
cipateur  et  juge,  par  lequel  sera  renversée  la  hiérarchie 
des  valeurs  anciennes.  Avant  tout,  pour  Welcker,  Dio- 
nysos est  le  dieu  libérateur.  Il  efface  les  distinctions 
sociales.  Aux  Dionysies  rustiques  et  aux  Anthestéries,  les 
esclaves  buvaient  avec  les  maîtres.  Les  légendes  qui  disent 
les  châtiments  terribles  infligés  par  le  dieu  aux  races 
royales  rebelles  à  son  ivresse  sont  autant  de  souvenirs 
d'une  époque  où  les  rois  et  les  familles  nobles  repous- 
saient ce  culte  révolutionnaire  et  se  le  sont  vu  imposer 
par  le  peuple.  L'acceptation  du  culte  de  Dionysos  est 
toujours  une  victoire  de  la  plèbe  rurale.  Pisistrate,  selon 
Hérodote,  descendait  de  Nélée,  comme  Godrus  et  Mélan- 
thos,  le  roi  mythique  des  pâtres  :  c'est  pour  cela  qu'il  a 
dû  encourager  le  culte  dionysiaque,  auquel  il  était,  de 
naissance,  adonné.  Son  entrée  triomphale  à  Athènes  sur 
un  char  ressemblait  au  triomphe  printanier  de  Dionysos  : 
la  démocratie  athénienne  fut  prévenue  par  ce  transparent 
symbole  que  les  temps  du  peuple  étaient  venus.  Mais  par 


(')  Welcker,  Abhandlung  ûber  das  Satyrspiel  (à  la  suite  du  Nachtrag  zur 
Trilogie,  1826),  p.  192  :  "  Jene  finstern  Gebrauclie  des  Dionysos  Chthonios, 
ferner  den  Unsterbiichkeitsglauben...  ùbergehe  ich  hier  als  zu  unserm 
Zwecke  nicht  erforderlich.  • 


L  i:  s      s  0  U  Il(]  E  s      :      F  .     W  E  L  G  K  E  R    255 

surcroît  Pisistrate  appela  Thespis,  du  bourg  d'Ikaria,  où 
Dionysos  était  en  honneur.  Dans  les  bosquets  rustiques  de 
ce  bourg-,  Thespis  avait  créé  une  réjouissance  nouvelle, 
d'où  naquit,  dès  qu'elle  fut  transportée  à  Athènes,  cette 
grande  chose  :1a  tragédie  ('). 

On  ne  peut  pas  reprocher  àWelcker  de  n'avoir  pas  su 
anticiper  sur  les  résultats  d'une  science  du  folklore  que 
Mannhardt  le  premier  a  mise  debout,  ou  d'avoir  ignoré  des 
hypothèses  que  l'étude  comparée  des  religions  n'a  éta- 
blies que  de  nos  jours.  Welcker  est  de  ceux  qui  nous  ont 
conduits  à  ces  hypothèses  et  à  ces  résultats.  Ses  conjec- 
tures sur  les  raisons  qui  font  apparaître  le  dieu  vêtu  de 
peaux  de  chèvres,  échouent  à  expliquer  que  Dionysos  se 
soit  enfui  vers  Nysa  sous  la  forme  d'un  bouc  (^).  Il  ne 
sait  encore  rien  des  dieux  thériomorphes,  découverts  et 
interprétés  par  Mannhardt.  Il  croit  que  les  satyres  sont 
les  danseurs  rustiques  des  fêtes  dionysiaques,  mais  élevés 
de  la  condition  terrestre  à  la  condition  de  démons.  Il 
affirme,  avec  trop  de  sécurité,  que  les  dieux  sont  imaginés 
chez  les  Grecs  avec  un  entourage  démoniaque  analogue 
à  l'entourage  réel  qu'ils  ont  dans  le  culte  et  parmi  les 
hommes.  Cet  evliémérisme  est  attardé.  Mais  la  distinction 
subsiste,  que  Welcker  a  tracée  entre  les  satyres  mytho- - 
logiques  et  les  agrestes  initiés  qui  célèbrent  les  rites  du 
dieu  revêtus  de  peaux  de  bique. 

Sévèrement  aussi,  Welcker  distingue,  dans  le  cortège 
divin  de  Bacchus,  les  satyres  à  attributs  de  bouc  ('),  des 
silènes  à  attributs  de  cheval  ou  de  taureau.  Il  ne  restera 
à  l'archéologie  contemporaine  qu'à  localiser  en  Attique 
les  silènes  à  queue  de  cheval  et  dans  le  Péloponèse  ou  en 
Phrygie  les  satyres  au  pied  fourchu,  aux  oreilles  et  à  la 


{*)  Ibid.,  pp.  246-254.—  (')  Ibid.,  p.  194.  --  (')  Ibid.,  p.  217.  -  Nachtrag 
:ur  Trilogie,  p.  120. 


250     LE     L  I  V  R  i:     D  E      L  A     T  W  A  G  E  D  I  E 

queue  de  bouc.  Ce  n'est  pas  sans  raison  que  Welckercom- 
pare  à  ces  mascarades  celles  des  paysans  de  l'Himalaya 
masqués  de  têtes  de  cerfs,  de  tigres  et  d'ours  ;  les  danses 
des  Germains  poussant  des  cris  de  joie  sous  des  masques 
de  cerfs  ;  la  coutume  du  Julbock  suédois  ou  les  danses  des 
paysans  romains  masqués  d'écorce.  Ces  rapprochements 
préparent  une  théorie  générale  des  origines  du  drame  que 
la  sociologie  littéraire  de  nos  jours  fait  prévoir  et  a  pres- 
que fait  aboutir  ('). 

D'un  effort  vigoureux,  Welcker  a  voulu  faire  la 
lumière  sur  cette  préhistoire  de  la  tragédie  attique. 
Il  s'y  est  égaré  comme  Otfried  Millier.  Car  tout  est 
perdu  si  l'on  en  demande  le  secret,  comme  il  a  fait,  au 
fameux  chapitre  iv  de  la  Poétique  d'Aristote.  On  en  vient 
alors  à  vouloir  tirer  la  tragédie  du  genre  satyrique.  Hypo- 
thèse pure,  qu'il  faut  savoir  critiquer,  malgré  l'autorité 
d'Aristote.  (^e  sont  donc  des  satyres  qui,  pour  Welcker, 
paraissent  sur  la  scène  où  se  tient  le  chef  de  chœur.  Leur 
dithyrambe  s'interrompt  peut-être  par  de  courtes  affabu- 
lations mimées  (n^i^pol  [jlûôoi.).  Peut-être  y  avait-il  seulement 
un  récit  du  coryphée  dans  les  intervalles  des  danses.  Com- 
ment ce  mythe  a-t-il  pu  être  tragique,  s'il  s'accompagnait 
de  danses  satyriques?  C'est  une  objection  de  bon  sens,  et 
c'est  là  la  difficulté  où  se  heurte  l'hypothèse  d'Aristote. 
Welcker  se  range  à  la  thèse  qui,  pour  s'en  tenir  à  la  lettre 
aristotélicienne,  préfère  heurter  le  bon  sens;  et,  par  là,  il  a 
dévoyé  Nietzsche  qui  l'a  suivi.  Il  a  cru  que  le  chœur  des 
satyres  n'accompagnait  pas  forcément  des  farces.  Le  pre- 
mier «  chant  du  bouc  »  improvisé  et  purement  dithyram- 
bique apportait  sans  doute  des  affabulations  courtes  en 
style  comique  et  en  vers  satyriques  et  dansants.  11  faut 
pourtant  expliquer  que  ce  dithyrambe  ait  pu  devenir  funè- 


(')  V.  notre  t.  IIF,  Xielzsche  et  k  Pessimisme  esthétique. 


LES      SOURCES     :      F.      WELGKER    257 

bre.  Il  le  devint,  pense  Welcker,  quand,  autour  du  bouc 
offert  en  sacrifice,  les  satyres  célébrèrent  la  mort  de 
Dionysos. 

La  philologie  d'aujourd'hui  répond  que  les  mystes,  vêtus 
de  la  peau  de  bouc  rituelle  et  qui  célébraient  le  drame  de 
la  mort  du  printemps,  n'ont  pas  pu  être  des  satyres.  Les 
chœurs  de  satyres  primitifs  n'ont  pu  donner  naissance 
qu'au  drame  satyrique,  joint  par  un  tardif  usage  à  la  tri- 
logie des  concours  tragiques  athéniens. 

Mais,  avec  une  sévérité  de  goût  qui  avait  manqué 
à  Otfried  Mûller,  Welcker  a  maintenu  une  stricte  sépa- 
ration entre  la  tragédie  corinthienne  d'Arion  et  la  tragédie 
athénienne.  Il  a  été  préoccupé  de  marquer  les  étapes 
d'une  tragédie  purement  attique,  et  la  science  d'aujour- 
d'hui le  loue  de  cette  préoccupation.  Le  dialogue  s'établit 
quand  Thespis  mit  en  évidence  un  acteur  pour  réciter 
une  affabulation  de  circonstance  et  en  converser  avec  le 
chœur.  Il  s'agira  seulement  de  savoir  comment  cette  affa- 
bulation put  être  étrangère  à  la  légende  de  Dionysos.  Mais 
Welcker  n'a  pas*eu  tort  de  croire  que  le  héros  des  mythes 
tragiques  déclamés  sous  ses  auspices  a  toujours  été  Dio- 
nysos à  l'origine. 

La  force,  mais  aussi  la  faiblesse  de  Nietzsche,  fut  de 
connaître  cette  robuste  déduction.  Il  lui  doit  ses  erreurs, 
avec  quelques-uns  de  ses  plus  profonds  aperçus.  S'il  a  cru 
que  le  problème  des  origines  de  la  tragédie  ne  pouvait 
s'éclaircir  que  par  l'histoire  du  dithyrambe  primitif,  c'est 
qu'il  a  pris  cette  hypothèse  des  mains  de  Welcker,  comme 
il  avait  emprunté  à  Friedrich  Schlegel  et  à  Creuzer  son 
hypothèse  sur  Dionysos,  et  à  Otfried  Mûller  sa  pensée  sur 
Apollon.  Il  ne  nous  appartient  pas,  après  que  toute  une 
génération  de  savants  a  labouré  ce  problème  ingrat,  de 
blâmer  Nietzsche  pour  avoir  accueilli  une  hypothèse 
entachée  de   préjugés   de    son    temps.  Mais  Apollon  et 

AJiDLEB.    II.  17 


258     LE      LIVRE     DE     LA     T  R  A  C.  E  D  I  E 

Dionysos  sont  des  noms  de  faits  sociaux.  Sous  ces  noms 
affrontés,  Otfried  Millier  et  Welcker  lui  avaient  fait 
apercevoir  un  problème  profond  :  celui  des  rapports  du 
dorisme  et  de  l'atticisme.  Toute  la  philosophie  allemande 
s'était  consumée  en  incertitudes  au  sujet  de  cette  grave 
difficulté.  Il  y  a  eu  une  raison  nouvelle,  à  Bâle,  pour 
qu'elle  entrât  dans  les  préoccupations  de  Nietzsche^  le 
jour  où  il  fît  la  connaissance  de  J.-J.  Bachofen. 


VI 


J.-J.    BACHOFEN 

Nietzsche  a  eu  le  sens  du  travail  précis  et  de  l'hypo- 
thèse méthodiquement  audacieuse.  Pour  l'ordinaire,  il  a 
su  choisir  ses  guides.  Il  touchait  à  de  la  vérité  définitive 
quand  il  consultait  Gerhard  et  Mannhardt.  11  a  bien  connu 
d'Eduard  Gerhard  le  travail  célèbre  Sur  lesAnthestéries{^). 
Les  rapports  du  culte  d'Apollpn  et  de  Dionysos  y  étaient 
abordés  :  «  A  Athènes  aussi,  on  faisait  appel  à  toute  l'in- 
fluence du  dieu  des  Muses,  pour  rehausser  l'éclat  des  fêtes 
choragiques,  tant  des  Lénéennes  que  des  Dionysies.  Dans 
ces  échanges  de  services,  lesnomsdes  deux  divinités  aussi 
furent  échangés.  Tel  démos  d'Attique  vénérait  Dionysos 
Melpoménos,  et  tel  autre  Apollon  Dionysodote.  »  Pour- 
quoi faut-il  qu'aucune  rencontre  favorable  de  circons- 
tances n'ait  mis  Nietzsche  en  contact  avec  ces  guides 
sûrs,  Gerhard  et  Mannhardt?  Avec  l'aide  de  son  ami  Erwin 
Rohde,  il  eût  achevé  des  travaux  qu'ils  ont  pu  amorcer 


(*)  Il  emprunte  à  la  Bibliothèque  de  Bâle  les  Gesammelte  Abhandlungen. 
t.  II,  1868,  d'Ed.  Gerhard  (17  novembre  1869)  qui  contiennent  ce  travail, 
et  de  Mabnhakdt,  les  Gennanische  Mylhen,  le  même  jour.  —  Le  travail  de 
Gerhard,  f/e6er  rfte  Anthesterien  avait  paru  d'abord  dans  les  .9i72un^«6ertc/j/c 
de  rAcadémie  de  Berlin. 


L  ES*    SOURCES     :     J  .  -  J  .     B  A  C  H  0  F  EN    250 

seulement,  à  travers  des  polémiques  où  ils  iie  sout  pas 
restés  sans  blessures.  L'influence  creuzérienne  eût  moins 
prévalu.  Elle  l'emporta  dans  l'esprit  de  Nietzsche,  quand 
il  rencontra,  à  Bâle,  le  professeur  Jean-Jacques  Bachofen, 
Jjeau-frère  de  Jacob  Burckhardt.  L'intimité    fut   tout  de 
suite  assez  grande   entre  le  magistrat,  ancien  professeur 
de  droit,  et  Nietzsche.  Dès  1871,  Nietzsche  fréquente  assi^ 
dûment  la   maison    du    vieux   juriste    épris    d'antiquité 
grecque;  et  qu'un  livre,  alors  récent  et  glorieux,  sur  le 
Matriarchat  {Das    Mutlerrecht)    qualifiait   helléniste   («). 
Tn  livre  de  Bachofen  sur  le  Symbolisme  funéraire  {Die' 
Grabessymbolik)  multipliait,  sur  les  monuments  figurés 
de  la  mort  en  Grèce,  de  fines  conjectures  appuyées  sur  le 
plus  rare  savoir  archéologique  (').   Des  hypothèses  sans 
doute  un  peu  osées  servaient  de  levain  à  une  érudition 
immense  et  indigeste  dans  ces  deux  livres.  Nietzsche  en 
a  dû  voirie  côté   vulnérable.  Mais  il  fut  tout  de  même 
sous  le   charme  de  cette  prodigieuse  facilité;   et   il  fut 
ramené  avec  plus  de  force  dans  le  voisinage  de  Greuzer  et 
sous  son  influence  confuse. 

1.  —  Ce  qui  se  fortifia  d'abord  en  lui,  c'est  sa  notion' 
dw  pessimisme  grec.  A  entendre  Bachofen,  les  Grecs 
auraient  toujours  eu  des  croyances  religieuses  qui,  avec 
moins  de  précision,  sont  déjà  celles  du  platonisme  tardif. 
Us  auraient  toujours  distingué  une  région  de  la  matière, 
des  ténèbres,  du  devenir  et  de  la  mort,  et  une  région  de 
la  lumière,  de  l'être  et  de  l'immortalité.  Des  dieux  et  des 
héros  distincts  auraient  été  préposés  aux  deux  régions. 


(*)  Là' correspondance  de  Nietzsche  et  de  sa  sœur  relate  nombre  d'invi- 
tations de  Nietzsche  chez  les  Bachofen  (le  12  novembre  1871  ;  le  26  dé- 
cembre 1871  pour  la  fête  de  Noël;  le  28  janvier  1872,  Nietzsche  accompagne 
M""  Bachofen  au  concert;  les  12  mars,  16  novembre  1872;  les  18  janvier 
et  13  décembre  1874,  invitations  à  déjeuner). 

(*j  Nietzsche  l'emprunte  à  la  Bibliothèque  de  Bâle,  le  18  juin  1871. 


260     LE     LIVRE     DE     LA     TRAGÉDIE 

Mais  ce  que  nous  appelons  la  vie,  étant  mêlé  de  matière, 
appartient  à  la  région  de  la  mort.  Le  principe  de  lumière 
travaille  à  transformer  cette  vie  stagnante  et  fermentante 
des  profondeurs,  Poséidon  et  Dionysos  sont  les  dieux  de 
cette  région  basse.  Ils  président  à  la  genèse  des  vivants  : 
c'est  pour  cela  qu'ils  sont  aussi  les  dieux  de  la  mort.  L'im- 
mortalité, dans  cette  région  obscure,  ne  peut  être  que 
l'éternel  enfantement  des  germes  et  la  mort  éternelle. 
Tous  les  dieux  qui  travaillent  à  la  vie  travaillent  aussi  à  la 
mort  (').  aDer  Tod  und  das  unentrlmibare  Verderben  ist  der 
Inhalt  jener  àllesten  Religionsstufe  (*).  »  La  religion,  à 
ce  premier  échelon,  enseigne  que  tous  les  hommes 
devraient,  à  l'exemple  de  Jason,  être  pleures  comme 
morts  dès  leur  naissance,  être  enveloppés  de  vêtements 
noirs  et  portés  dehors  pour  être  ensevelis.  C'est  payer  à 
la  nature,  c'est-à-dire  à  la  matière,  sa  dette  naturelle  que 
de  mourir  (^),  et  l'enfantement  de  la  vie  est  en  même  temps 
la  multiplication  des  morts.  Dionysos  est  un  de  ces 
dieux  de  la  vie  qui  sont  aussi  des  dieux  destructeurs;  et 
si  confuse  que  soit  cette  théorie,  Nietzsche  aurait  pu  y 
prendre  cette  vue  juste  que  le  dieu  qui  préside  à  la  mort 
fait  surgir  aussi  de  l'Hadès  les  âmes  qu'il  y  ramène  à  l'ex- 
piration de  leur  vie  terrestre.  Il  préféra  n'en  retenir  que 
la  doctrine  qui  fait  de  la  destinée  mortelle  des  créatures 
un  acte  d'une  justice  qui  ne  finit  pas,  parce  que  ce  châti- 
ment de  la  vie,  enseigné  déjà  par  Greuzer,  coïncidait 
aussi  avec  la  doctrine  de  Schoj^enhauer. 

Mais  les  emprunts  de  Nietzsche  ne  s'en  tiennent  pas 
là.  Sans  doute,  il  est  méfiant.  Plus  d'une  thèse  trouve 
cependant  en  lui  une  résonance  sentimentale.  Ecartons  ce 
qui  fait  l'objet  propre  des  recherches  de  Bachofen   :  la 


(')  Bacbofbk,  Das  Mutterrecht,  4\  49^  —  (*)  Ibid.,  215^  —  (')  Ibid.,  52% 
133*. 


LES     SOURCES     :     J.-J.     BAGHOFEN    261 

transformation  du  matriarchat  primitif  en  im  régime 
patriarcal  de  monogamie.  Bachofen  a  discerné,  sous  les 
décombres  des  témoignages,  les  résidus  d'une  organisa- 
tion de  famille  différente  de  celle  qui  régit  l'Occident 
depuis  l'antiquité  historique.  Nietzsche  n'emprunte  à  ces 
recherches  qu'une  idée,  où  le  confirmeront  ses  études  de 
liiologie  darwinienne  et  de  transformisme  moral  :  celle  des 
origines  humbles  et  souillées  de  toute  moralité  supérieure. 
Le  mariage  monogamique  d'aujourd'hui  a  derrière  lui 
une  sombre  préhistoire.  Mais  chaque  crise  de  transforma- 
tion a  eu  lieu  sous  les  auspices  d'un  dieu.  Les  mêmes  habi- 
tudes d'esprit  qui  évoquent  l'idée  d'un  dieu  sont  aussi 
celles  qui  constituent  les  mœurs,  le  droit  et  toute  la  men- 
talité d'un  peuple.  C'est  dans  Bachofen  que  Nietzsche  a 
puisé  l'idée  qu'il  n'y  a  pas  seulement  un  culte  de  Dionysos, 
mais  une  civilisation  dionysiaque. 

Bachofen  a  sans  doute  raison  de  croire  que  les  crises 
les  plus  profondes  et  les  plus  inconnues  de  la  civilisation 
primitive  ont  tenu  à  la  transformation  de  la  condition  de 
la  femme.  L'ethnographie  contemporaine  peut  utiliser  ses 
matériaux.  Elle  ne  peut  approuver  ni  l'échelonnement 
des  étapes  que  Bachofen  a  décrites  ni  le  symbolisme 
divin  par  lequel  il  les  représente.  De  la  horde  primitive 
et  de  la  promiscuité  qui  fut  imposée  alors  par  la  brutalité 
masculine,  Bachofen  tire  un  régime  social  pour  lequel 
il  a  inventé  ce  nom  de  Mutterrecht  :  régime  où  c'est  la 
mère  qui  transmet  son  nom,  son  droit  et  sa  propriété,  où 
elle  décide  de  la  condition  des  enfants  et  les  venge  ;  où 
c'est  une  reine  qui  exerce  la  souveraineté.  Cette  prédomi- 
nance des  femmes  peut  aller  jusqu'à  exclure  les  hommes 
du  service  de  guerre.  Elles  fondent  des  gynécocraties 
militaires  cruelles.  Des  légendes  de  massacre  ont  subsisté 
qui  rapportent  comment  elles  tuent  les  époux  infidèles  ou 
habitués  à  vivre  d'une  vie  médiocre  de  brigands  ou  de 


M''2     L  E     L  F  V  R  E     D  K      L  A     T  R  A  G  É  D  î  E 

fo:çgerons;  d'autres  qui  disent  la  coutume  de  tuer  la  pro- 
^géniture  mâle.  Ces  légendes  ouvrent  des  perspectives  .sur 
un  .état, de, lutte  qui  a  dû  être  violent.  Nietzsche  est  trop 
averti  pour  entrer  dans  ces  conjectures  de  préhistoire. 
Mais  il  y  a  assez  de  mythologie  convaincante  dans  Bachofen 
pour  que  Nietzsche  en  soit  saisi.  Dans  cette  mythologie, 
J^poUon  est  le  dieu  de  la  lumière  et  de  l'intelligejic^  «J 
rationnelle,  et  par  là  de  la  force  virile.  Il  marche  dans  * 
les  hauteurs  lumineuses  où  vivent  les  formes  pures.  Il  est 
donc  le  dieu  de  la  paternité;  car  dans  l'engendrement 
d'un  vivant,  le  père,  au  regard  des  Grecs,  fournissait 
le  principe  forinatif  ;  et  la  mère,  la  matière  seulement 
qui  prenait  forme. 

A  la  période  anarchique  de  la  promiscuité,  et  à  cçUe 
d'une  prédominance  contre  nature  du  sexe  féminin,  devait 
succéder  une  ère  d'ordre  et  de  gravité.  L'esprit  apolli- 
nien  seul  réalise  cet  ordre.  Il  consacre  la  victoire  défini- 
tive du  régime  viril.  Il  établit,  dans  l'état  moral,  le  règne 
du  voijç,  et,  dans  le  droit,  la  prédominance  du  père. 
Sous  son  empire  naissent  les  légendes  qui  disent  .la 
défaite  des  Amazones.  Achille  joueur  de  lyre,  négociateur 
de  mariages,  vainqueur  des  Amazones  devant  Troie; 
Bellérophon  qui  les  chasse  de  Lycie;  Héraclès,  qui,  seul 
parmi  les  Argonautes,  refuse  leur  hospitalité  à  Lemnos: 
Thésée,  prenant  d'assaut,  selon  Eschyle,  la  forteresse 
massive  qu'elles  avaient  bâtie  au  lieu  qu'elles  appelèrent 
l'Aréopage;  Jason  qui  met  fin  aux  derniers  vestiges, du 
pouvoir  féminin  dans  toutes  les  régions  où  il  atterrit,  sant 
autant  de  représentants  du  principe  apollinien. 

La  femme  grecque  accepte  la  domination  du  nouvel 

.état  moral.  Elle  ne  s'élève  pas  jusqu'au  niveau  du  dieu 

qui  la  fonde.   Il  y  a  des  degrés  dans  la  lumière.  De  tous 

les   dieux  qui  n'atteignent  pas  au   sommet   de  l'échejle 

.lumineuse,    Dionysos   est   le  plus   charmant   et  de  jplus 


/ 


;  L  E  s     s  0  U  R  G  E  s     :     J  .  -  J  .     B  A  C  H  0  K  E  N     263 

redoutable  (').  Très  voisin,  à  l'origine,  du  dieu  de  la  pure 
et  ondoyante  matière,  Poséidon,  il  monte  cependant  dans  la 
•hiniière  de  l'esprit.  Mais  il  reste  assez  matériel  pour  que 
seul  il  touche  et  fasse  vibrer  dans  ses  profondeurs  toute  la 
sensibilité    physi({ue    et    morale   de    la  femme.  Le  plus 
■apparent  des  caractères  de  Dionysos   est  cette   force  de 
séduction    qu'il    exerce  sur    l'âme     féminine     (^).    Ainsi 
'  Bachofen    effleure    le    grand    problème    de    patliologie 
sociale  qui  préoccupait  IVietzsche,  au  temps  où  ils  se  sont 
reconnus.    Ou    plutôt,   l'effort    tenté  par    Nietzsche    pour 
analyser  l'état  d'âme  dionysiaque  fut  secondé  par  la  lec- 
ture de  Bachofen. 

Le  livre  était  assez  purement  creuzérien  pour  affirmer, 
mais  à  vrai  dire  par  de  mauvaises  raisons,  que  Dionysos 
était  un  dieu  de  la  mort.  Sa  nouveauté  était  de  discerner 
que  Dionysos  n'enseignait  pas  l'abdication  devant  la  vie, 
mais  la  profusion  vitale  (^).  Aucune  àme  ne  résiste  au 
charme  qui  émane  de  sa  splendeur.  Mais  le  dieu  impé- 
rieux exige  que  l'on  comprenne  toute  la  loi  de  la  vie,  et 
cette  loi  comprend  la  mort.  Les  mères  lui  sacrifient  leurs 
fils,  et  par  là  reconnaissent  l'irrésistible  puissance  du 
dieu.  Les  bacchantes  sont  féroces;  mais  elles  ne  le  sont 
que  pour  défendre  le  dieu  qui  les  envahit.  Ensouifond, 
l'esprit  dionysiaque  est  pureté.  Dionysos  apporte  à  tout  le 
sexe  féminin  une  lustration,  une  loi  nouvelle  de  chasteté 
dans  le  mariage.  Mais  il  ne  l'apporte  pas  dans  les  formes 
durement  intellectuelles  de  leur  vainqueur  Apollon.  Il 
gagne  le  cœur  des  femmes  par  la  persuasion  enthousiaste. 
Elles  le  suivent  dans  une  danse  forcenée.  Mais  elles  font 


(')  Bacbope.'»,  Dus  Mutterrechi,  240'  :  ■  Die  vollige  Liclitreinheit  wird  von 
IMonysos  nicht  erstiegen.  • 

(«)  Ibid.,  230^ 

(^)  Ibid.,  229"  :  »  Dem  phallischen  Gott  der  werdenden  Welk  ist  das  junge 
frische  Leben  am  liebsten.  » 


264     LE     LIVRE     DE     LA     TRAGEDIE 

la  guerre  à  toute  dégénérescence.  Tous  les  esclavages 
prennent  fin,  quand  Dionysos  fait  son  entrée.  La  paix  et 
la  joie  entrent  avec  lui.  La  vie  des  peuples  prend  un  autre 
sens  (*).  Il  est  donc  un  dieu  de  lumière  intellectuelle; 
mais  sa  raison  est  assez  mêlée  d'instinct  charnel  pour 
remplir  l'âme  entière  (^).  Il  est  lui-même  un  dieu  tout 
féminin,  ensorcelant,  sensuel  et  pur,  attaché  à  la  terre  et 
tout  rempli  d'élans  vers  l'éternel.  Sa  venue  signifie  une 
nouvelle  synthèse  sociale  :  la  sensualité  réglée,  épurée, 
affinée.  C'est  pourquoi  il  touche  si  profondément  les  âmes 
féminines.  Car  il  les  prend  par  le  besoin  d'amour,  par 
leur  imagination  vague,  mais  aussi  par  leur  besoin  de 
mystère  et  leur  aspiration  à  une  immatérielle  pureté,  qui 
aurait  le  charme  de  la  beauté. 

Ainsi  les  Ménades  sont  en  quelque  sorte  des  Amazones 
qui  font  cortège  à  Dionysos  pour  proclamer  leur  propre 
défaite.  Elles  sont  belliqueuses  encore,  mais  au  service 
d'une  cause  nouvelle.  L  émotion  religieuse,  jointe  à  la  joie 
sensuelle  de  la  certitude  entière,  leur  donne  celte  fureur, 
où  l'on  voyait  la  révélation  immédiate  du  dieu  (').  Mais  la 
séduction  charnelle  du  dieu  l'emporte.  La  religion  diony- 
siaque ne  se  contente  pas  d'affiner  la  civilisation  :  elle 
la  transforme  aussi.  Elle  a  pour  fondement  la  nature  pas- 
sionnée de  la  femme.  Elle  crée  par  là  une  civilisation  de 
beauté,  qui  est  comme  la  fleur  la  plus  haute  et  la  plus 
spiritualisée  de  la  nature. 

Un  renversement  nouveau  de  la  hiérarchie  sociale 
résultera  de  ce  progrès  : 

La  religion  dionysiaque  a  mis  au   premier  rang  la  loi  de  la   vie 


•)  /6j</.,231". 

(•)  Ibid.,  235":  «Allen  Seiten  des  weibiicheu,  das  Iidische  und  Himmli- 
sche,  Religiôse  und  Erotische  so  innig  verbindenden  Gemiitslebens  brlngt 
er  Erfùllunsf.  . 


J 


f«)  Ibid.,  236^  i 


LES     SOURCES     :     J.-J.     BACHOFEN 


physique,  la  liberté  et  l'égalité  parmi  les  hommes  ;  elle  a  aboli  toutes 
les  distinctions  qui  tiennent  à  des  raisons  politiques;  elle  a  fait 
tomber  des  chaînes;  elle  a  apporté  l'affranchissement  aux  classes 
serves,  et  favorisé  par  là  la  démocratie  et  la  tyrannie  de  quelques 
individus,  d'un  César  ou  d'un  Pisistrate  ;  répandu  partout  l'éclat  et  la 
somptuosité  de  la  vie;  apporté  l'émancipation  de  la  chair;  enthou- 
siasmé les  hommes  pour  un  idéal  naturaliste  en  poésie  et  en  sculpture; 
et  transporté  la  sensualité  jusque  dans  les  idées  sur  la  vie  future  ('). 

Les  lois,  la  moralité  anciennes,  la  domination  même  de 
tous  seront  abolies  un  jour,  selon  la  légende  grecque. 
Mais  le  sceptre  du  monde  passera  à  Dionysos,  et  non  pas 
à  Apollon  (*).  C'est  le  principe  inférieur  de  vitalité 
passionnée,  non  de  lumière  puissante  qui  l'emportera. 
U  mènera  le  monde  à  sa  corruption  définitive. 

Curieuse  doctrine,  où  les  pressentiments  exacts  se 
mêlent  à  une  fumeuse  et  romantique  fantaisie.  Nietzsche 
a  dû  être  attiré  à  demi  et  rebuté  pour  le  reste.  La  dernière 
suggestion  qu'il  ait  emporté  de  Bachofen  était  ce  symbo- 
lisme qui  dénomme  les  périodes  de  l'histoire  et  les  civili- 
sations par  les  dieux  tutélaires  en  qui  se  résument  leurs 
velléités  et  leurs  qualités  morales.  Ainsi  se  fixa  chez 
Nietzsche  la  notion  d'une  «  civilisation  dionysiaque  ». 
Au  temps  où  se  préparait  chez  lui  un  nouvel  optimisme, 
une  confiance  en  la  vie  qui  acceptait  de  la  vie  les  pires 
douleurs  et  la  mort  même,  le  Dionysos  de  Bachofen 
s'offrit  à  lui,  rayonnant,  à  travers  son  deuil,  d'une  joie 
forte,  capable  de  sacrifier  la  vie  parce  qu'il  la  crée  sans 
cesse.  L'idée  de  la  nouvelle  civilisation  faite  d'une  sensua- 
lité et  d'une  volonté  qui  l'emportent  sur  la  raison  la  plus 


(')  Ibid.,  238\ 

(*j  Ibid.,  242",  2i3\  La  source  de  Bachofen  est  le  poème  de  Nonnus 
(XIX,  V.  252  sq),  et  le  scoliaste  Olympiodore  cité  par  Hbrmann,  Orphica 
509,  fr.  20. 


266     LE     LIVRE     D  E      L  A     T  RAGE  D  I  E 

fortement  résolue  à  les  brider,  vient  au-devant  des  con- 
victions gœtlîéennes  de  Nietzsche.  Mais  il  conserve  toute 
sa  vie  à  cet  idéal  le  nom  que  lui  donnait  BachdfenjCélurde 
Dionysos. 

Comme  chez  Bachofen,  Dionysos,  chez  Nietzsche, 
recueille  l'héritage  des  anciens  dieux. 

Il  dissout  les  lois  caduques,  les  pactes  périmés,  les 
valeurs  révolues.  Mais  cette  civilisation  nouvelle  à  naître, 
Nietzsche  la  jugera  virile,  et  non  féminine,  et  ce  qui  le 
séduisit  ainsi  dans  Bachofen,  ce  fut,  après  qu'il  lui  eût  tout 
-emprunté,  la  possibilité  encore  de  le  contredire.  Une  dis- 
solution sociale  par  laquelle,  tout  d'abord,  régneraient 
l'égalité  et  la  liberté  parmi  les  hommes,  afin  de  préparer 
l'avènernent  des  Césars  futurs,  qui  mèneront  les  multitudes 
à  leur  guise,  cette  pensée,  effrayante  pour  Bachofen, 
séduira  Nietzsche.  Il  faudra  transvaluer  Bachofen  avant 
de  le  suivre.  Il  y  aura  lieu  d'élargir  la  notion  de  ce  Diony- 
sos, juge  et  triomphateur,  qui  traîne  à  travers  le  monde 
ses  cortèges  révolutionnaires;  et  ce  qui,  chez  Bachofen 
n'avait  été  un  regard  jeté  sur  une  Hellade  morte,  sera  chez 
Nietzsche  une  vue  ouvertesur  une  Grèce  nouvelle,  qui  n'a 
jamais  vécu.  Ainsi  se  propageait  dans  la  sensibilité  de 
Nietzsche  la  moindre  secousse  venue  du  dehors.  Mais 
elle  ne  s'amplifiait  que  parce  que  déjà  cette  sensibilité 
était  comme  au  diapason  des  motifs  d'émotion  qui  se 
levaient  pour  lui  de  l'histoire. 


Vil 


FRANZ    LISZT 

L'ambition  de  Richard  Wagner,  qui  avait  été  de  res- 
susciter par  la  musique  le  drame  des  Grecs,  venait  à  la 
traverse  d'une    autre   innovation,  la   grande    symphonie 


FRANZ      LISZT  ;267 

dpamatique  de  Berlioz.  Depuis  quinze  ans,  Franz  Liszt  s'en 
était  fait  le  champion  dans  des  feuilletons  étincelants  ('). 
Cosinia  de  Bûlow,  tout  acquise  au  génie  de  Wagner, 
n'abandonnait  rien  pourtant  de  la  doctrine  de  son  père 
Franz  Liszt.  Il  faut  concevoir  le  livre  de  Nietzsche  sur  la 
tragédie  comme  un  essai  de  concilier  les  deux  doctrines. 
Ses  plus  graves  critiques,  au  moment  où  des  doutes  lui 
viendront  sur  Wagner,  seront  motivées  par  le  désespoir 
d'arriver  à  cette  conciliation. 

Pour  Wagner,  «  la  musique  ne  saurait  exprimer  l'ac- 
tion sans  le  secours  delà  parole  et  des  gestes  »  (^).   Quoi 
^de  moins  schopenhauérien  ?   La   musique   n'est-elle  pas 
un  monde  à  part,  une;mer  ondulante  et  sans  rives,  d'où 
se  lève,  pour  le  regard  intérieur  seul,  une  action  toute 
'déduite  à  des  émotions  ?  Si  Wagner    asservissait  dere- 
chef la   musique   aux  paroles  et   aux  gestes,  il  en   mé- 
connaissait le  igénie    même,  tout  de  liberté;    et   Franz 
.Liszt  venait  ici  au  son  secours  de  Berlioz.  La  mu^iique, 
,'il  nous  l'affirme,  c'est  le  sentiment   pur,  non   réfracté  à 
îfepavers    la   pensée,     non    recueilli   dans    le    cristal  des 
images,  toute  lumineuse  et  perceptible   immédiatement. 
Une  figure  sculpturale    ou  une  peinture   traduit,  comme 
;un  symbole,   le    sentiment    qui  l'anime  dans    ses    pro- 
fondeurs.   En  musique,   le    sentiment  apparaît    comme 
une  vision  divine,  sans  miracles,  sans  symboles,  et  toute- 
fois présente  à  la  vue  de  l'àme.  Seule   la    musique  ne 
.pense  jamais  (').  Et  si,  de  ses  lames  puissantes,  surgissent 
pour  nous  des    arcliipels    mouvants  dans  la  lumière,  ils 


(')  V.  notamment  les  feuilletons  de  185i-5o  dans  les  Gesammelle  Schriften 
de  Fr.  Liszt,  t.  IV,  1882. 

(*)  Romain  Rollard,  Berlioz  (dans  Musiciens  d^aujourd'hui,  T  édit , 
1917,  p.  43). 

(')  Fr.  Liszt,  Berlioz  und  seine  Harold-Symphonie,  ISnS  \  Schriften,  IV, 
29-31). 


268      LE     LIVRE     DE     LA     TRAGÉDIE 

flottent  dans  une  atmosphère  mystérieuse,  peuplée  d'êtres 
immatériels  où  l'on  s'élève  par  l'extase  et  sur  le  char  de 
feu  des  prophètes,  mais  non  par  la  pensée. 

Cependant,  cette  forme  d'art  musical  préconisée  par 
Liszt  n'était  plus  la  symphonie  classique,  la  vaste  sonate 
amplifiée  pour  orchestre,  restée  presque  immuable  dans 
sa  structure  depuis  un  siècle,  et  où  les  morceaux  à  coupe 
fixe  se  relaient  selon  un  ordre  de  préséances  qui,  de 
Haydn  à  Schumann,  n'a  pas  été  troublé.  La  symphonie 
de  Berlioz  et  de  Liszt,  nourrie  de  tout  l'acquis  de  Yora- 
torio  et  de  la  cantate,  émancipée  dans  tous  ses  déve- 
loppements, revient,  par-delà  Beethoven,  à  Haendel  et 
à  Bach,  à  la  pure  narration  lyrique.  Ce  sont  déjà  des 
épopées  semées  d'effusions  et  de  rêves,  d'allocutions, 
d'épisodes  descriptifs,  que  le  Judas  Macchabée  ou  le 
Messie  de  Haendel,  la  Création  de  Haydn,  la  Pas- 
sion selon  saint  Mathieu,  de  Bach.  L'épopée  musicale  de 
ces  grands  créateurs  peut  s'élargir  jusqu'à  accueillir 
tous  les  genres  du  lyrisme.  Or,  justement,  il  venait  de 
naître  un  genre  littéraire  tout  neuf,  qui  les  conciliait 
tous,  «  l'épopée  philosophique  »,  de  Gœthe  et  de  Byron. 

Pour  le  poème  de  Faust,  pour  Cain,  pour  Manfred, 
Liszt,  en  effet,  ne  trouve  pas  d'autre  nom.  Ce  ne  sont  pas 
des  drames,  mais  de  grands  récits  où  toutes  les  voix  de 
la  nature  dialoguent  avec  toutes  les  émotions  de  l'homme, 
où  le  poète  ne  se  raconte  plus  seul,  comme  dans  le 
lyrisme,  mais  dit  aussi  le  destin  des  mondes  reflété  dans 
sa  pensée.  Or,  la  symphonie  dramatiqi^ie,  créée  par  Ber- 
lioz et  par  Liszt,  est  l'expression  musicale  de  cette  grande 
épopée  nouvelle  ('). 

Sans  doute,  c'est  une  curieuse  poésie  que  celle  qui,  se 
refusant  à  peindre  la  nature,  comme  faisait   l'épopée  an- 


(')  Franz  Liszt,  Ibid.,  t.  IV,  50-5i. 


FRANZ      LISZT  269 

tique,  sait  seulement  la  chanter.  Mais,  vue  à  travers 
la  sensibilité  humaine,  ne  semble-t-elle  pas  d'autant 
plus  puissante,  consolante  et  berceuse,  ou  redoutable  et 
fertile  en  douleurs?  Gène  sont  plus  des  dieux  qui  la  peu- 
plent ;  ce  sont  des  puissances  passionnées,  sœurs  des  espé- 
rances et  des  deuils  de  l'homme.  Enfin  le  poème,  au  lieu 
de  décrire  les  exploits  d'un  héros,  relate  ses  émotions  et 
ses  songes.  Ce  héros  lui-même,  un  Faust,  un  Manfred,  un 
Ghilde-Harold,  ne  sera  plus  le  modèle  des  vertus  natio- 
nales :  dans  un  caractère  exceptionnel,  plus  grand  que  na- 
ture {weit  ûber  Lebensgrôsse,  in  aiissergewohnlichen  Di- 
mensionen),  on  verra  souvent  des  vertus  rares  lutter  con- 
tre des  instincts  anormaux  et  monstrueux.  Un  sang  plus 
embrasé,  une  âme  plus  mobile  que  chez  la  plupart  des 
hommes  les  reconnaîtront  seuls  pour  leurs  frères.  Tout 
ce  qu'il  y  a  de  profond,  de  vivant,  de  coupable  dans  de 
grands  cœurs  indomptés  parlera  dans  l'âme  de  ces 
Orestes  modernes,  poursuivis  par  les  Erinnyes  de  la  fa- 
talité intérieure. 

C'est  pourquoi  ils  ne  seront  plus  des  héros  na- 
tionaux. Ils  errent  à  travers  les  nations,  offrant  les  traits 
de  presque  toutes  ;  c'est  le  mal  d'un  siècle  qu'ils  portent 
au  cœur,  et  non  la  vertu  d'un  peuple  unique.  Leur  cos- 
tume a  beau  être  celui  de  leur  pays.  Leur  sentiment,  ré- 
volté contre  la  coutume  et  la  pensée  de  leur  temps,  tra- 
duira déjà  l'effort  pour  réaliser  une  humanité  à  venir. 

Or  comment  la  musique,  langage  commun  à  tous  les 
hommes,  ne  serait-elle  pas  propre,  plus  qu'aucun  autre 
langage,  à  rendre  les  caractères  qui  réunissent  en  eux  tous 
les  vices  les  plus  rares  et  les  plus  fiers  instincts,  et  qui  se 
prépare,  par  leur  grandeur  tragique,  la  vie  desgénérations 
qui  montent  ?  Leur  course  rayonnante,  les  feux  de  leur 
déclin  sanglant,  leurs  éruptions  morbides,  les  forces  salu- 
taires qu'ils  libèrent  par  une  mort  glorieuse  ou  maudite, 


270      L  E     L  I  \'  1{  E     D  E     L  A     T  R  A  G  E  U  I  E 

quelle  forme  d'art,  quelle  scène  de  théâtre  suffirait  â  les 
retracer? 

La  musique  seule  est  assez  riche  et  assez  mouvante. 
Elle  absorbe  donc  peu  à  peu,  dans  un  sentiment  sans  pa- 
roles, le  contenu  de  toutes  les  grandes  épopées  de  la  pen- 
sée moderne,  sorties  d'une  inspiration  que  l'antiquité  n'a 
pas  connue.  Elle  est  une  fontaine  de  jouvence  pour  notre 
humanité  si  surchargée  d'idées  abstraites.  Chez  un  Ber- 
lioz, le  lien  traditionnel  entre  les  paroles  et  la  musique  se 
réduit  à  la  ténuité  la  plus  extrême.  Le  simple  «  pro- 
gramme »  en  prose,  qui  accompagne  ses  symphonies,  suffit 
à  situer  le  paysage  et  le  moment  de  l'action.  Les  images 
qui,  chez  le  musicien,  naissaient  spontanément  de  l'émo- 
tion musicale,  reparaîtront  chez  l'auditeur,  portées  par 
les  flots  mêmes  des  mélodies,  si  de  brèves  indications  les 
suggèrent. 

La  symphonie  peut  alors  symboliser  un  héros  par 
un  motif  constant,  qui,  avec  des  variations  de  coloris 
d'expression  harmonique,  de  rythme,  de  modulation, 
traduira  toutes  les  inflexions  du  sentiment  dans  une  suite 
chatoyante.  Une  courte  phrase  de  viole,  qui  reparaît  ou  se 
tait,  dira  la  présence  ou  l'absence  d'Harold  dans  Berlioz,  et 
elle  ne  manque  dans  aucun  des  thèmes  qui  disent  sa  décep- 
tion, son  cœur  rassasié  d'une  vie  qu'il  n'a  pas  goûtée,  ses 
rêves  qui  s'élancent  aux  confins  des  dernières  nébuleuses, 
sa  méditation  pendant  la  fraîche  sérénade  qu'un  pâtre 
chante  à  sa  belle.  La  même  phrase  flotte  dans  les  paysages 
d'Italie  où  il  promène  sa  langueur,  et  surnage  dans  l'orgie' 
finale  des  bandits.  Elle  ne  s'éteint  comme  un  soupir  qu'au 
moment  où  se  brise  le  cœur  d'Harold  ('). 

Nietzsche  a  été  fortement    saisi  par  cette  théorie.  Et' 
le  jour  où  il  écrira  son  Zarathustra^  quand   il  aura    fait 


(M  Fr.  Liszt,  Ibid.,  t.  IV,  69-81. 


F  II  A  N  Z      LISZT  271 

de  sa  prose  une  fluide  et  chatoyante  musique,  quel  parti 
prendra-t-il,  si  ce  n'est  d'évoquer,  par  la  mélodie  des 
mots,  un  héros  dont  le  génie  «  le  mène  au  grandiose,  au 
colossal,  au  gigantesque,  au  prodigieux  »,  comme  Ha- 
rold.en  Italie  y  menait  Berlioz  (')  ? 

En  1870,  quand  il  écrivait  Musik  und  Tragôdie^  il  lui 
semblait  donc  que  le  renouvellement  de  la  musique  vien- 
drait de  la  symphonie  dramatique.  11  le  fallait,  puisque 
déjà  la  forme  la  plus  haute  du  lyrisme  musical  antique 
avait  été  marquée  par  l'élargissement  de  la  musique.  Le 
dithyrambe,  d'où,  peu  à  peu,  la  tragédie  est  sortie, 
n'avait-il  pas  absorbé  peu  à  peu  le  thrène  funèbre, 
l'hymne  aux  morts,  tous  les  genres  lyriques  ?  N'était-il 
pas  devenu  une  grande  composition  à  plusieurs  parties, 
jointe  par  une  action  unique,  c'est-à-dire  une  véritable 
symphonie  antique  (^)  ? 

C'est  la  leçon  que  Nietzsche  voulut  donner  à  Richard 
Wagner,  qui  faisait  trop  intervenir  les  arts  annexes. 
Nietzsche  l'engageait  à  revenir  à  la  musique  pure.  La 
pensée  s'évauouissant,  les  images  devaient  monter  de  la 
musique  comme  une  vapeur.  Le  personnage  sur  la  scène 
devait  faire  l'effet  d'une  musique  devenue  visible  {Er- 
scheinung  der  Musik).  Cela  exigeait  que  «  la  symphonie 
fût  affranchie  de  son  schématisme  latin  »  ('),  c'est-à-dire 
de  ces  formes  italiennes  trop  fixes  que  lui  avaient  données 
les  élèves  d'Haydn.  Ces  termes  de  Nietzsche  reprodui- 
sent la  doctrine  exacte  de  Liszt.  Mais,  adopter  cette  doc- 
trine, n'est-ce  pas  contredire  Wagner?  Non,  si  Wagner, 
comme  le  croit  Nietzsche,  «  progresse  vers  la  sympho- 
nie »  (*).  A  supposer  que  Wagner  soit  vraiment  et  surtout 


(•)  Fr.  Liszt,  Ibid.,  l.  IV,  95. 

(»)  Nietzsche,  Muaik  und  Tragôdie,  posth.  §  186.  {  W.,  IX,  253.) 

(')  Ibid.  %  183  yW.,  IX,  251).  —  («)  Ibid.  S  172  {W.,  IX,  241). 


272      LE     LIVRE    DE     LA     TRAGÉDIE 

musicien,  et  que  ses  textes  soient  la  pure  «  buée  musi- 
cale »  ('),  qui  se  lève  de  son  orchestration,  il  faudra  le 
définir  comme  un  symphoniste  : 

Wagner,  à  son  insu,  tend  vers  une  forme  d'art  où  sera  dépassé  le 
vice  fondamental  de  l'opéra  :  il  tend  à  une  symphonie  immense,  où.  les 
instruments  principaux  chanteraient  un  chant  qu'on  pourrait  symbo- 
liser par  une  action  (*). 

Des  attitudes  mimées,  immédiatement  saisissables 
aux  yeux,  dénuées  de  chant,  mais  commentées  parles  voix 
multiples  de  la  symphonie  qui  les  anime,  c'est  où  aboutit, 
à  la  limite,  la  technique  de  Tristan.  Cosima  apprit  ainsi 
avec  satisfaction  que  le  plus  parfait  des  drames  de 
Wagner  était  celui  qui  réalisait  le  mieux  la  doctrine  de 
Franz  Liszt  et  qu'il  était  celui  qui  approchait  le  plus  du 
drame  antique. 


Ces  idées  qui,  de  Friedrich  Schlegel  à  Franz  Liszt, 
s'étaient  heurtées  dans  la  science  et  dans  l'esthétique 
allemande,  trouvaient  dans  l'esprit  de  Nietzsche  un  écho 
puissant.  A  quel  compromis  aboutissaient-elles  ?  Nietzsche 
n'est  pas  le  seul  à  avoir  essayé  de  résoudre  le  redoutable 
problème  que  laissait  subsister  le  désaccord  des  princi- 
paux hellénistes.  Un  grand  et  profond  livre  français,  que 
Nietzsche  a  peut-être  ignoré,  Le  sejitiment  religieux  en 
Grèce  d'Homère  à  Eschyle,  par  Jules  Girard  (1869), 
venait  de  tenter  l'accès  de  ces  énigmes  ténébreuses  : 
l'orphisme,  les  rapports  de  Bacchus  avec  Apollon,  le 
dithyrambe  tragique,  l'enthousiasme  dionysiaque  dans 
la  tragédie  naissante.  On  est  surpris,  aujourd'hui  encore, 


(*)  Ibid.  §  187  (  W  ,  IX,  234). 
{•-)  Ibid.  S  186  (ir.,  IX,  234). 


i 


FRANZ      LISZT  273 

de  constater  entre  Nietzsche  et  cet  helléniste  rigoureux 
le  nombre  des  concordances. 

Le  livre  de  Nietzsche,  comme  le  livre  plus  sobre  et 
plus  dépouillé  de  Jules  Girard,  considère  la  préhistoire 
grecque  comme  une  lutte  entre  deux  dieux  :  d'un  côté, 
Dionysos,  dieu  de  la  sensualité  fauve  et  de  la  frénésie  or- 
giaque, mais  de  la  mort  aussi  et  de  l'extase  où  se  dé- 
couvre la  douleur  immortelle  qui  pleure  au  fond  des  êtres. 
Ce  dieu,  Friedrich  Schlegel,  Creuzer  et  Bachofen l'avaient 
interprété  d'une  façon  neuve,  comme  présidant  aux  plus 
profonds  mystères.  En  regard,  Apollon,  dieu  de  la 
mesure  et  de  la  lumière,  du  vouloir  contenu,  de  l'ordre 
dorien,  de  l'expression  imagée,  de  la  musique  moderne  et 
de  la  poésie.  Ces  deux  dieux  échangent  partiellement 
leurs  fonctions.  A  Delphes,  ville  et  sanctuaire  d'Apol- 
lon, Dionysos  gouverne  une  partie  de  l'année.  Apollon 
par  contre  devient,  pour  une  part,  un  dieu  des  morts.  Mais 
l'œuvre  d'art  qui  concilie  le  mieux  l'inspiration  des  deux 
divinités,  c'est  la  tragédie  attique. 

Elle  est  issue  d'une  coutume  populaire,  dont  Welcker, 
après  Creuzer  et  Otfried  Millier,  a  le  mieux  pénétré  le  sens. 
Un  chœur  sauvage  d'hommes  grimés  en  satyres  chante  des 
dithyrambes  d'un  pathétique  triste  et  enthousiaste.  Le 
bruit  furieux,  dont  la  troupe  frénétique  se  grise,  émeut 
la  sensibilité  humaine,  de  façon  à  ce  que,  dans  l'âme  de 
l'homme,  le  dieu  lui-même  prenne  place,  avec  toutes  les 
énergies  de  l'univers,  et  semble  avoir  distendu,  jusqu'à 
les  rompre,  les  limites  de  la  conscience  individuelle. 

Ce  chœur  sent  alors  se  passer  en  lui  une  métamorphose 
magique  :  il  se  sent  revenir  à  la  vie  à  demi  thériomorphe 
des  démons  agrestes  dont  il  porte  les  attributs  et  le  pelage. 
Et,  dans  l'extase  qui  le  saisit,  le  dieu  qu'il  adore  apparaît 
en  personne,  versant  son  sang,  dont  les  êtres  vivent. 
Gœthe,  le  premier,  avait  introduit  ainsi  un  satyre  chan- 

ANDLER.    II.  18 


274      LE     LIVRE     DE     LA     TRAGÉDIE 

tant,  dans  son  extase,  la  douleur  créatrice  des  mondes  ('). 

Cette  vision  tout  immatérielle,  l'œuvre  d'art  de  la  tra- 
gédie la  matérialise.  Elle  la  dresse  sur  la  scène,  dans  un 
tableau  vivant  comme  ceux  des  mystères  d'Eleusis.  Le 
dithyrambe  rustique,  comme  Otfried  Mûller  et  Welcker 
l'avaient  vu,  s'amalgame  avec  ces  théophanies  imagées 
des  représentations  consacrées  aux  divinités  souterraines 
de  l'orphisme.  Mais  ce  que  représente  la  scène  tragique, 
c'est  un  mystère  particulier,  le  mystère  de  Dionysos 
Zagreus,  c'est-à-dire  du  dieu  déchiré  qui  donne  sa  vie. 
et  son  sang  pour  que  renaisse  le  monde.  Un  jour,  pourtant, 
le  dieu  lui-même  renaîtra  à  la  lumière  :  c'est  là  le  mes- 
sage émouvant  de  la  tragédie. 

L'enseignement  des  devanciers,  si  on  rapprochait  par 
les  bords  les  doctrines  successives,  aboutissait  à  cette  in- 
terprétation dxi  drame  grec.  Et,  sans  doute,  il  a  fallu  y 
apporter  des  correctifs.  Un  demi-siècle  de  recherches  a 
permis  ces  retouches  (*).  Mais,  au  temps  de  Nietzsche, 
personne  n'avait  apporté  une  notion  plus  précise  ni  mieux 
appuyée  sur  les  faits  connus. 

D'où  est  donc  venu  le  scandale?  De  ce  que  Nietzsche  a 
élargi  l'idée  de  l'apollinisme  jusqu'à  y  comprendre  tout  ce 
qui  est  rêve  imagé,  plastique  et  poésie,  et  l'idée  du  dio- 
nysisme  jusqu'à  y  absorber  toute  inspiration  musicale.  Cet 
élargissement  des  idées  permettrait  seul  de  comparer  i 
les  faits  de  l'antiquité  et  les  faits  des  temps  modernes. 
Mais  s'il  faut  s'interdire  de  telles  comparaisons,  du  moins 
les  adversaires  de  Nietzsche  devraient-ils  convenir  alors 
que  leur  querelle,  étrangère  à  l'interprétation  de  la  vie 
des  Grecs,  ne  concerne  plus  que  les  problèmes  de  la  phi- 
losophie de  l'art. 


(*)  V.  nos  Précurseurs  de  Nietzsche,  p.  28. 

(*)  V.  notre  tome  III  :  Nietzsche  et  le  Pessimisme  esthétique,  au  chap. 
Ce  qu'a  pu  être  une  tragédir  grecque  primitive. 


|iiiiiiiiiiiiiiiiiiii!iiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiim 


CHAPITRE 


LA  FONDATION  DE  BAYREUTH 
ARIANE-COSIMA 

PODR  avoir  trop  tôt  repris  sa  lourde  besogne  d'ensei- 
gnement, après  les  fatigues  presque  mortelles  de  la 
guerre  et  de  la  maladie,  Nietzsche  souffrit  tout 
l'hiver  de  1870-71.  Le  surmenage,  l'insomnie,  la  jaunisse, 
se  joignirent  aux  effets  durables  de  la  dysenterie  mal 
guérie.  Les  médecins  lui  prescrivirent  de  voyager  dans 
le  Midi  et  d'emmener  sa  «  joviale  petite  sœur  ».  Elle 
accourut  (').  En  février  ils  passèrent  en  traîneau  le 
Gothard  couvert  de  neige  épaisse.  Si  renfermé  que  fût 
Nietzsche,  il  ne  put  se  dispenser  de  remarquer  un  austère 
vieillard,  qui,  malgré  un  nom  anglais  d'emprunt,  mon- 
trait une  mince  figure  ravinée  d'Italien  de  la  Renaissance. 
C'était  le  plus  grand  des  exilés  italiens,  celui  dont  la 
pensée,  soutenue  par  trente  ans  de  luttes,  venait  de  se 
réaliser  par  l'unité  italienne  :  JVlazzini  en  personne. 
L'ingratitude  de  la  dynastie  ne  le  mettait  pas  encore  à 
l'abri  du  danger.  De  là  son  incognito.  Mais  sa  parole  le 
faisait  reconnaître.  Nietzsche  s'entretenait  avec  le  grand 
homme,  alors  courbé  de  vieillesse  et  d'amertume.  A  l'hôtel 
de  Fliielen,  durant  les  relais  de  poste,  Mazzini  rejoignait 
le  jeune  professeur  bâlois.  En  quatre  vers  de  Gœthe, 
il  livra  le  secret  de  sa  vie  :     "  / 


(')  E.  F0BR8TER,  Biogr.,  II,  p.  55  sq. 


276  A  R  I  A  N  E  -  C  0  S  1  M  A 

Unablassig  streben,  —  Uns  vom  Halben  zu  enhvôhnen, 
Und  im  Ganzen,  Guten,  Schônen  —  Résolut  zu  leben  ('). 

Nietzsche  grava  dans  sa  mémoire  cette  sentence  virile. 
Il  l'a  citée  à  tous  ses  amis  {').  Elle  avait  éveillé  en  lui-même 
de  profondes  résonances.  Etait-il  de  ceux  qui  se  déshabi- 
tuent des  «  demi-mesures  »  et  des  énervantes  compromis- 
sions? Sa  pensée  gagnait  en  pureté  et  en  sévérité  tous  les 
jours.  Mais  ce  métier  pesant,  qui  le  détournait  d'écrire, 
n'était-ce  pas  une  compromission  que  de  l'accepter?  «  Je 
suis  saturé  à  fond  de  mon  enseignement bàlois  »,  écrivait-il 
à  sa  mère,  moins  de  deux  ans  après  être  entré  dans  cette 
jeune  gloire  du  professorat  ('). 

Dans  ce  voyage  encore,  destiné  à  son  repos,  il  travail- 
lait. Le  séjour  à  Lugano  dura  six  semaines.  L'hiver  était 
doux  et  parfumé  comme  un  printemps.  Nietzsche  était 
d'une  gaîté  d'adolescent,  malgré  ses  insomnies.  Devant 
des  Allemands  distingués  qu'on  avait  rencontrés,  plus 
d'une  fois  il  se  mit  au  piano;  ou  bien,  sur  la  cime  de 
Monte-Bré,  lisait  une  scène  de  Fmisl  qu'il  commentait 
avec  une  force  émouvante.  Parfois,  il  laissait  transparaître 
quelque  chose  du  travail  mystérieux  qui  l'obsédait,  et 
lisait  des  pages  d'un  manuscrit  qu'il  élaguait  (*). 

C éioÀi  V  Ursprung  und  Ziel  der  Tragoedie.  Il  a  caché 
avec  raison  la  version  d'alors.  Il  y  éclate  un  délirant 
orgueil  avec  une  immense  espérance.  Elle  contient  tous 
les  litiges  futurs.  Nietzsche  parle  comme  un  oracle  terri- 
hant.    Il  croit  détenir  une  foudroyante  révélation  :  celle 


C)  «  Sans  relâche  faire  effort,  —  nous  déshabituer  des  demi-mèsures, 

—  et  avec  résolution  vivre  —  dans  l'intégral,  dans  le  bien,  dans  le  beau.  - 

—  Nietzsche  ne  reconnut  pas  tout  de  suite  le  passage  que  Gersdorff  iden- 
tifia. 11  est  tiré  de  Generalbeichte,  dans  les  Gesellige  Lieder.  —  Curr.,  V,  221. 

n  V.  Corr.,  I,  pp.  19i,  229;  II,  p.  3oo;  III,  439,  508. 
(S)  30  janvier  1871.  {Corr.,  V.  205.) 

(♦)  Selon  M™"  Foerster,  Biogr.,  II,   56,    il  s'agit  du   fragment  sur  VÉtai 
grec  {W.,  IX,  lit  sq.),  resté  d'ailleurs  inédit  vingt-cinq  ans. 


LA     FIN     DE     T  11  I  B  S  G  H  E  N        277 

de  l'essence  de  la  civilisation  grecque.  Le  frisson  de 
l'inspiration  le  secoue  quand  il  y  songe.  Mais  il  détourne 
de  ce  spectacle  terrible  les  âmes  faibles.  A  qui  donc 
réserve-t-il  des  vérités  si  effrayantes?  Il  nous  le  dit  : 

Je  n'ai  pas  de  vœu  plus  ardent  que  de  rencontrer  un  jour  un 
homme  à  qui  je  puisse  tenir  ce  discours,  un  homme  d'une  hauteur 
courroucée,  de  regard  hautain,  d'audacieux  vouloir;  lutteur,  poète  et 
philosophe  à  la  fois,  et  qui  marcherait  d'un  pas  capable  d'enjamber 
des  serpents  et  des  monstres.  Ce  héros  futur  de  la  connaissance  tra- 
fique aura  au  front  le  reflet  de  cette  sérénité  grecque,  cette  auréole, 
à  la  lumière  de  laquelle  sera  inaugurée  une  résurrection  encore  à  venir 
de  l'antiquité,  la  Renaissance  allemande  du  monde  hellénique  ('). 

Et  qui  pouvait  être  cet  adolescent  allemand  doué  de 
<i  cette  intrépidité  de  regard  et  de  cette  héroïque  disposi- 
tion pour  l'immense  »,  qui,  loin  des  compromissions 
lâches  du  libéralisme  d'aujourd'hui,  saurait  suivre  ainsi  le 
précepte  de  Goethe  et  de  Mazzini  :  «  Im  Ganzen  und  Vollen 
résolut  zu  leben  »  ?  Est -il  difficile  de  reconnaître 
Nietzsche?  Telle  était  l'âme  qui  se  cachait  dans  le  da,n- 
seup  souriant  de  Lugxino. 

Il  vécut  là  jusqu'en  avril,  et  courut  à  Tribschen  au 
retour.  Il  y  présenta  Lisbeth.  Wagner  le  complimenta 
souvent  depuis  sur  celle  qu'il  appelait  «  das  liebliche 
Schwesterchen  »  (^).  Durant  son  enseignement  de  l'été, 
Nietzsche  sembla  rajeuni.  C'était  le  temps  où  Deussen  le 
voyait,  fort  et  fier  comme  un  lion  (^).  Lisbeth  ne  le  quitta 
point.  Elle  passa  avec  lui  et  Gersdorff,  fin  juillet,  une 
quinzaine  à  Gimmelwald,  près  Mùrren,  et  ne  se  sépara 
de  son  frère  qu'en  septembre.  Mais  que  pouvait  donc; 
être  pour  lui  Wagner,  quand  déjà  se  levaient  en  Nietzsche 


(») Jf.,  IX,  140,  143. 

(»)  Corr.,  V,  220. 

(*)  P.  D«038BN,  Erinnerunyen,  p.  81, 


278  A  R  I  A  N  E  -  G  0  S  I  M  A 

des  espérances  qui,  à  ce  point,  dépassaient  le  wagné- 
risme,  et  quand  il  se  croyait  seul  le  Faust  capable  d'ame- 
ner sur  terre,  par  sortilège,  cette  Hélène  éternelle,  l'art 
grec?  C'est  ce  qu'il  nous  faut  à  présent  expliquer. 


TRIBSCHEN    :    LA    FIN    DE    L  IDYLLE 

Dans  cette  amitié  passionnée  qui  liait  Nietzsche  à 
Richard  et  à  Cosima  Wagner,  nous  approchons  ici  de  la 
cime  culminante.  Ce  sont  les  six  derniers  mois  du  séjour 
à  Tribschen.  Nietzsche  y  était  revenu  deux  jours  en 
octobre  1871.  Il  y  eut  entre  eux  comme  un  pacte  de  con- 
verser à  distance,  en  fixant  leur  attention  sur  de  com- 
muns objets  d'étude.  Nietzsche  commençait  de  vastes 
travaux  sur  les  Dialogues  de  Platon{^).  Wagner  et  Cosima 
toute  cette  année  lisaient  le  soir  un  morceau  de  dialogue 
platonicien.  On  trouve  des  échos  de  cette  lecture  jusque 
dans  Ueber  die  Bestimmung  der  Ope)\  où  Platon  était  pré- 
senté comme  la  synthèse  du  mythe,  de  l'épopée  et  du  drame 
grec  (*).  Ils  en  étaient  maintenant  à  la  République  et  se 
trouvaient  déçus.  Cosima  n'a  pas  dû  goûter  la  doctrine  qui 
interdisait  à  l'élite  dirigeante  le  mariage  et  l'amour.  Elle 
avait  du  mieux  aimer  le  grand  apprentissage  que  Socrate 
avait  fait  auprès  de  la  prophétesse  de  Mantinée,  Diotime. 
Wagner  s'offusquait  des  gaucheries  inévitables  de  compo- 
sition que  présente  le  premier  grand  livre  de  philosophie 


(*)  Einleitung  in  das  Studium  der  platonischen  Dialoge  {Philologica,  III, 
235  sq.).  Nous  n'en  n'avons  que  des  fragments. 

(°)  R.  Wagner,  Ueber  die  Bestimmung  der  Oper.  (Schriften.  t.  IV,  137.) 


LA     FIN     DE     TRIBSGHEN        279 

paru  dans  le  monde  (').  11  ne  soujDçonnait  pas  alors  que 
la  Réforme  projetée  par  Nietzsche  était  précisément  une 
nouvelle  république  platonicienne. 

Nietzsche  pensait  donner  à  cette  république  ses  insti- 
tuts de  culture  intellectuelle  :  c'est  pourquoi  il  travaillait 
déjà  à  ses  Conférences  Ueber  die  Zukunft  unserer  Bil- 
dungsanstallen.  Un  autre  institut  principal,  c'était  Bay- 
reuth.  Ils  se  partageaient  ainsi  la  besogne  réformatrice; 
et  un  instant  furent  satisfaits  du  partage.  Dionysos,  comme 
sur  le  tableau  de  Genelli,  venait  conduire  le  chœur  de 
toutes  les  INIuses.  Wagner  entendait  par  là  que  sa  musique 
allait  inspirer  toute  la  Reforme.  Or,  ne  savons-nous  pas 
que  pour  Nietzsche,  Dionysos  n'était  déjà  plus  Wagner? 

La  musique  wagnérienne,  et  sans  doute  Cosima,  recom- 
mençaient alors  leur  œuvre  d'ensorcellement.  Pour  le 
18  décembre,  Wagner  avait  organisé  à  Mannheim  un  con- 
cert dont  le  succès  lui  rendit  l'espérance.  L'accueil,  dès 
la  gare,  fut  triomphal,  quand  le  maestro  arriva  par  le  train 
de  Bayreuth.  Un  peu  plus  tard,  le  train  de  Suisse  amena 
Cosima,  accompagnée  du  jeune  et  martial  professeur  qui 
désormais  était  inséparable  de  l'œuvre  wagnérienne. 

Ce  furent  des  jours  d'une  douceur  solennelle  entre 
Nietzsche,  Wagner  et  Cosima.  Nietzsche  ne  manqua 
aucune  des  répétitions  (*).  Quarante  ans  après,  on  était 
encore  ébahi  à  Mannheim  de  la  profoudeur  des  conver- 
sations   échangées  là  (=').  Mais    plus    que   le   concert,  ce 


(')  V.  deux  lettres  de  L.  Wagner,  datées  du  21  et  du  26  novembre  1871 
dans  E.  Foerster,  Wagner  und  Nietzsche,  pp.  79  et  80.  Une  lettre  de  Cosima 
à  Nietzsche  s'est  perdue. 

(^)  On  joua  le  Kaisermarsch,  puis  :  1°  l'ouverture  de  la  Flûte  enchantée; 
2°  la  symphonie  en  la  majeur  de  Beethoven;  ^''  le  prélude  de  Lohengrin; 
4°  l'ouverture  des  Meislersinger  ;  5°  l'ouverture  et  le  finale  de  Tristan. 
V.  E.  FoBRSTER,  Wagner  und  Nietzsche,  pp.  83,  8i. 

(^)  Ibid.,  p.  83,  les  impressions  du  chef  d'orchestre  Emil  Heckel,  présent 
à  ces  conversations,  et  relatées  par  son  fils  Karl  Heckel. 


280  A  R  I  A  N  E  -  G  0  S  1  M  A 

fut  le  Siegfried-Idyll,  joué  devant  un  cénacle  intime 
d'amis  et  de  chefs  d'orchestre,  qui  émut  Nietzsche,  c'est- 
à-dire  l'idylle  même  de  Tribschen  immortalisée  et  dont 
il  ne  pouvait  plus  être  absent.  La  perfection  musicale  do 
tout  le  concert  fut  telle  que  Nietzsche  en  resta  secoué  de 
frissons  : 

J'étais,  écrit-il  à  Rohde,  comme  un  liomme  qui  voit  un  de  ses 
pressentiments  se  réaliser.  Car  c'est  cela  exactement  que  j'appelle 
musique,  et  rien  d'autre.  Et  ce  que  je  désigne  du  mot  de  «  musique  ». 
quand  je  décris  l'état  d'âme  dionysiaque,  c'est  exactement  cela  et  rien 
d'autre  (M. 

Qu'il  existât,  pensait-il,  cent  personnes  d'un  sentiment 
pareil  dans  la  prochaine  génération  et  l'aube  se  lèverait 
d'une  civilisation  nouvelle.  Cette  musique-là,  ou  plutôt 
lémotion  que  Nietzsche  y  avait  apportée,  résorbait  le 
réel.  Le  monde  extérieur  s'évanouissait  en  une  buée 
molle  où  défilaient  des  fantômes.  Ce  fut  dans  ce  dégoût 
du  présent  que  Nietzsche,  enivré  de  son  rêve,  revint  à 
Bâle. 

Pourquoi  cependant  n'a-t-il  pas  accepté  l'invitation 
(le  passer  à  Tribschen  les  jours  de  Noël?  On  devine  son 
scrupule.  Il  avait  vu  à  l'œuvre  Richard  Wagner.  11  faisait 
le  serment  que  Cosima  et  Wagner  le  jugeraient  à  l'œuvre 
à  leur  tour.  Il  avait  besoin  de  solitude  pour  méditer  sa 
Réforme  propre,  celle  de  l'instruction  publique  nouvelle. 
Puis,  il  souhaitait  d'être  précédé  à  Tribschen  par  deux 
œuvres,  messagères  de  sa  pensée.  Il  envoya  à  Cosima 
Wagner  une  «  symphonie  à  programme  »,  composée  dans 
le  style  de  Berlioz,  cette  Nuit  de  la  Saint-Sylvestre  où  se 
lisait  une  émotion  tout  heureuse  et  chaude  et  comme  un 
«  souvenir  transfiguré  ».  Mais  souvenir  de  quoi?  «  Du 
sentiment  heureux  qui  lui  restait  de  ses  vacances  d'au- 


A.  UoiiDE,  20  décembre  1871.  {Corr.,  II,  276.) 


LA     FIN     DE     T  R  I  B  S  G  H  E  X        281 

tomne  »,  comme  il  l'écrit  à  Roiide  (')?  H  avait  passé  tout 
le  mois  de  septembre  seul  à  Baie.  Il  avait  couru  à  Naum- 
burg  en  octobre;  puis  il  avait  rencontré  à  Leipzig-  ses 
vieux  amis  Pinder,  Krug",  Gersdorff,  Erwin  Rohde.  Cette 
rencontre  avait  été  douce  à  Nietzsche.  Mais  avait-il  besoin 
d'en  rédiger  la  transcription  musicale  et  de  la  dédier  à 
Cosima?  Et  pourquoi  situer  à  la  Saint-Sylvestre  ce  col- 
loque d'octobre?  Le  langage  chiffré  de  Nietzsche  est  plus 
subtil.  Il  y  avait  eu  une  nuit  de  décembre,  dont  il  se  sou- 
venait avec  une  tendre  émotion,  celle  où  le  Siegfried-Idyll 
avait  été  entendu  pour  la  première  fois  en  1870,  par 
Cosima,  Nietzsche  et  Wagner  seuls.  Cette  nuit  que 
Nietzsche  célèbre,  c'est  son  idylle  de  Tribschen;  et  il  ose 
en  écrire  le  souvenir  dans  les  étoiles  hivernales. 

Puis,  à  tous  les  plus  intimes,  il  envoya  l'ouvrage  enfin 
sorti  des  presses  de  Fritzscli  :  Die  Gehurt  der  Tragédie 
(lusdem  Geist  der  Musik.  Nous  avons  aujourd'hui  la  lettre 
d'envoi,  touchante  et  magnifiquement  présomptueuse, 
adressée  à  Wagner  le  2  janvier  1872  : 

Si  je  crois  avoir  raison  dans  tout  l'essentiel,  cela  veut  dire  que 
c'est  vous  qui,  par  votre  art,  aurez  raison  dans  l'éternité.  Vous  trouve- 
rez à  chaque  page  que  j'essaie  seulement  de  vous  remercier  de  tout  ce 
que  vous  m'avez  donné.  Cependant  un  doute  s'empare  quelquefois  de 
moi  sur  le  point  de  savoir  si  j'ai  toujours  reçu  comme  il  faut  ce  que 
vous  me  donniez.  Peut-être  pourrai-je  réparer  en  quelque  mesure 
plus  tard  :  je  veux  dire  au  temps  de  V accomplissement,  quand  ce  sera 
l'ère  bayreuthienne  de  la  civilisation. 

En  attendant,  je  sens  avec  orgueil  que  je  suis  désormais  marqué 
d'un  signe  et  que  toujours  on  nommera  mon  nom  avec  le  vôtre.  Gare 
à   nos   philologues,   s'ils  ne  veulent  rien  apprendre  aujourd'hui  (*)  ! 

Mais  l'art  de  «  recevoir  comme  il  faut  »,  c'a  toujours 
été,  dans  la  pensée  de  Nietzsche,  l'art  de  rendre    avec 


(•)  Corr.,  II,  227. 

(•)  E.  FoERSTER,  Wagner  und  Nietzsche,  p.  86. 


282  A  R  I  A  N  E  -  G  0  S  1  M  A 

usure  le  don  qu'on  a  accepté,  et  le  remerciement  qu  il 
méditait,  c'était  d'obliger  Wagner  un  jour  au  delà  des 
obligations  qu'il  lui  avait.  Il  flattait  en  Wagner  une  im- 
mense ambition,  en  annonçant  que  Bayreuth  ouvrait  l'ère 
d'une  civilisation  nouvelle,  qui  changerait  la  pensée,  la 
sensibilité,  l'action  de  tous  les  hommes.  Mais  cette  immor- 
talité promise  à  Wagner,  Nietzsche  en  revendiquait  sa  part 
d'avance,  au  nom  du  sacre  qu'il  avait  reçu,  et  qu'il  se 
représentait  comme  le  feu  de  la  Pentecôte  descendu  sur 
leur  front. 

A  cette  lettre  d'un  dévouement  religieux,  Wagner 
répondit  par  un  billet  plein  d'exclamations  banales,  écrit 
avec  une  hâte  fiévreuse.  Il  établissait  une  hiérarchie  de 
ses  affections  : 

Je  disais  à  Cosima  qu'après  elle,  vous  veniez  le  premier  :  puis  de 
longtemps  personne  d'autre,  jusqu'à  Lenbach,  qui  a  fait  de  moi  un 
portrait  d'une  saisissante  ressemblance  ('). 

C'était  une  preuve  de  goût  de  mettre  Nietzsche,  si 
jeune  et  inconnu,  au-dessus  du  faux  Titien  munichois, 
intelligent  certes  et  d'une  redoutable  habileté,  qui  com- 
mençait à  peindre^  toutes  les  fausses  et  vraies  gloires  de 
la  littérature,  de  la  politique  et  du  grand  monde.  Dans  le 
livre  de  Nietzsche  cependant,  Wagner  ne  voyait  que  son 
propre  portrait,  mieux  réussi  que  dans  Lenbach.  Cosima, 
seule,  dans  une  de  ses  magnifiques  lettres,  souples,  à 
longues  périodes  félines,  sut  trouver  les  paroles  qui 
enjôlent  : 

Que  votre  livre  est  beau  !  Qu'il  est  beau  et  profond  !  qu'il  est  pro- 
fond et  hardi!  Qui  a'^ous  en  récompensera,  je  me  le  demanderais  avec 
angoisse,  si  je  ne  savais  que,  dans  la  conception  de  ces  choses,  vous 
avez  dû  trouver  la  plus  belle  récompense.  Mais  si  vous  vous  sentez 

(•)  Jbid.,  p.  87. 


LA     FIN     DE     TRIBSGHEN        283 

récompensé,  comment  savez-vous  mettre  votre  état  d'àme  intérieur, 
grandiose  et  constructif,  à  l'unisson  du  monde  extérieur,  où  vous  avez 
à  vivre:  Wie  erlrug  ich's  mir,  ivie  ertrag'  ich's  noch?  (*).  Toutefois 
ï  le  jour  »  vient  à  votre  secours,  et  sans  doute  les  mélodies  de  la  Saint- 
Silvestre,  n'est-il  pas  vrai? 

Vous  avez  dans  ce  livre  évoqué  des  démons  que  je  croyais  obéis- 
sants à  notre  maître  seul.  Sur  deux  mondes,  dont  l'un  nous  est  invi- 
sible, parce  qu'il  est  trop  loin  de  nous,  et  dont  nous  lîe  connaissons 
pas  l'autre,  parce  qu'il  est  trop  près,  —  vous  avez  jeté  la  clarté  la  plus 
vive,  de  telle  sorte  que  nous  saisissons  la  beauté,  dont  le  pressenti- 
ment nous  ravissait,  et  que  nous  comprenons  la  laideur,  dont  nous 
étions  presque  écrasés.  Votre  lumière,  pour  notre  réconfort,  vous  la 
projetez  dans  l'avenir,  —  qui  pour  nos  cœurs  est  un  présent,  de  telle 
sorte  que  nous  pouvons,  pleins  d'espérance,  faire  cette  prière  :  Puisse 
le  bien  être  victorieux  1 

Je  ne  saurais  vous  dire  combien  votre  livre,  où  vous  constatez 
avec  une  simplicité  si  vraie  le  tragique  de  notre  existence,  m'a  paru 
de  nature  à  élever  la  pensée...  J'ai  lu  comme  un  poème  cet  écrit,  qui 
cependant  nous  ouvre  les  problèmes  les  plus  profonds;  et  je  ne  puis 
m'en  séparer,  non  plus  que  le  maître,  car  il  fournit  une  réponse  à 
toutes  les  questions  inconscientes  de  mon  âme.  Vous  pensez  combien 
la  mention  de  Tristan  et  Iseull  m'a  émue...  ('). 

Elle  en  était  émue  au  point  de  lui  répondre  par  les 
paroles  d'iseult,^  refusant  de  vivre  désormais  parmi  les 
mensonges  éclatants  du  jour  :  «  Comment  l'ai-je  sup- 
porté? Comment  le  supporté-je  encore?  »  De  loin,  elle 
établissait  entre  Nietzsche  et  elle  un  mystérieux  lien 
moral  qui  les  «  consacrait  à  la  nuit  ».  Les  initiés  trouvent 
dans  cette  initiation  même  leur  récompense,  et  Cosima 
n'en  promettait  pas  d'autre.  C'était  beaucoup  qu'en  lisant 
la  Naissance  de  la  tragédie  elle  eût  senti  passer  en  elle  le 
frisson  démoniaque  dont  la  troublait  autrefois  l'œuvre 
wagnérienne.   Elle  avait  compati  à  l'obscure  soufl'rance 


(')  Identifions   la  citation.    Elle  est   tirée   de   R.    Wagner,   Tristan   und 
/solda,  acte  II.  (Schriften,  t.  VU,  43.) 

(*)  E.  FoERSTER,  Wagner  tend  Nietzsche,  p.  88. 


284  A  R  I  A  N  E  -  G  0  S  I  M  A 

qui  lui  parlait  dans  ce  livre.  Puis,  se  dérobant  par  une 
dernière  coquetterie,  elle  alléguait  que  le  jour,  maudit 
par  Iseult,  c'est-à-dire  les  douceurs  et  les  triomphes  chi- 
mériques de  la  vie  quotidienne,  sauraient  consoler  cette 
douleur  de  Nietzsche,  s'il  y  joignait  le  souvenir  unique  de 
ces  a  mélodies  de  la  Saint-Sylvestre  »,  qu'il  lui  dédiait,  et 
dont  elle  avait  bien  saisi  le  sens. 

Ces  lettres  de  Wagner  et  de  Cosima,  Nietzsche  les 
montre  à  ses  intimes  ;  et  Rohde  leur  trouvait  «  une  sono- 
rité forte  et  profonde,  comme  d'un  airain  de  cloche  »  ('). 
Mais  s'il  s'en  montrait  glorieux,  Nietzsche  tardait  à  y 
répondre.  H  ne  venait  pas  à  Tribschen,  malgré  les  plus 
pressantes  invitations.  Il  n'alléguait  même  pas  lexcuse 
de  sa  maladie.  Quelles  étaient  ces  étranges  hésitations 
qui  s'emparaient  de  lui  par  crises  réitérées?  Et  peut-on 
en  vouloir  à  Wagner  d'avoir  songé  parfois  à  prendre  des 
a  précautions  amicales,  mais  sérieuses  »  dans  ses  rapports 
avec  Nietzsche? 

Il  se  demandait  si  peut-être  il  avait  été  parcimonieux 
d'éloges  ;  et,  cette  fois,  dans  une  lettre  inquiète  et  grave 
qui  lui  en  décernait  d'amples  et  de  clairvoyants,  avouait 
l'originalité  parfaite  et  profonde  du  livre.  Le  soir,  ils  le 
relisaient  ensemble,  Cosima  et  lui,  et  ne  tarissaient  pas 
d'admiration.  Il  avait  discerné  parfaitement  le  reproche 
adressé  par  Nietzsche  autrefois  à  son  Beethoven,  et,  par 
une  attention  touchante,  se  disait  redevable  à  Nietzsche. 
Car  jamais,  en  composant  le  dernier  acte  du  Crépuscule 
des  Dieux^  il  ne  se*  mit  au  travail  sans  relire,  poui' 
s'inspirer,  quelques  passages  du  livre  sur  la  tragédie.  On 
eût  dit  que,  se  voyant  traduit  en  langage  clair,  il  voulait 
stimuler  son  inventivité  par  l'intelligence  nouvelle  qu'il 
venait  d'en  acquérir.  Il  faut  se  dire  aussi  qu'entre  Cosima 


(')  Corr.,  II,  290. 


LA     FIN     DE     T  R  I  B  S  G  H  E  N        285 

et  Wagner  il   n'y    avait  pas  de  secrets.  Wagner  pouvait 
donc  ajouter  à  bon  droit  : 

Ami  1  ce  que  je  dis  n'est  pas  de  nature  à  pouvoir  être  mis  de  côté 
par  des  assurances  joviales.  Vous  êtes  profond,  et  à  coup  sûr  vous  ne 
voyez  dans  mes  relations  avec  vous  rien  de  superficiel.  Je  comprends 
aussi  le  sens  de  la  composition  musicale,  dont  vous  nous  avez  fait 
une  si  ingénieuse  surprise.  Mais  j'éprouve  quelque  embarras  à  vous 
faire  part  de  ma  façon  de  la  comprendre.  Et  cet  embarras  que  je  res- 
sens est  ce  qui  m'obsède. 

Et  pourtant,  mon  ami,  qu'aurais-je  à  vous  dire  que  vous  ne  sachiez 
déjà  et  que  vous  ne  puissiez  vous  dire  à  vous-même  dans  votre  for  inté- 
rieur? Vous  savez  tout  voir  et  tout  comprendre;  et  c'est  de  voir  et  de 
comprendre  par  vos  yeux  qui  a  été  pour  moi  une  joie  si  pure  et  si  nou 
velie.  Je  vous  comprends  aussi  dans  bien  d'autres  sujets  qui  relèvent 
ûe  votre  profession,  vous  causent  sans  relâche  des  préoccupations 
nouvelles,  comme  les  aperçus  que  vous  m'avez  indiqués  sur  l'éduca- 
tion. Avec  vous,  je  jette  des  regards  dans  les  profondeurs  et  dans  le 
lointain  ;  des  domaines  d'action  pleins  d'espérance  s'ouvrent  à  moi  à 
perte  de  vue  —  oui,  à  moi,  —  mais  si  vous  restez  à  mes  côtés  (M. 

Wagner  avait  deviné  la  jalousie  douloureuse  dont 
souffrait  Nietzsche.  L'envoi  de  la  Nuit  de  la  Saint-Syl- 
vestre était  une  question  que  Nietzsche  posait  :  «  Ne 
suis-je  pas,  moi  aussi,  musicien?  »  Gosima  avait  pu 
répondre  par  une  coquetterie.  Wagner  répondait  :  «  Ge 
que  j'aurais  à  dire  m'embarrasse;  je  fais  appel  à  votre 
sincérité  et  à  votre  clairvoyance.  »  Il  ne  voulait  pas  voir 
en  Nietzsche  un  de  ces  dilettantes  innombrables  qui  le 
harcelaient  de  leurs  partitions.  L'alliance  qu'il  lui  offrait 
était  d'une  autre  sorte.  La  portée  lointaine  des  desseins  de 
Nietzsche  échappait  au  grand  artiste,  absorbé  par  la 
pensée  immédiate  de  son  œuvre  à  consolider.  Il  acceptait 
d'être  mis  dans  la  confidence  de  ces  desseins  et  terminait 
par   d'affectueuses  supplications.  On    ne   doute  pas  que 


(')  E.  FoERSTER,  Wagner  und  Nietzsche,  p.  92. 


286  A  R  I  A  N  E  -  G  0  S  I  M  A 

Nietzsche  n'ait  répondu,  comme  l'a  dit  Wagner  depuis, 
par  une  émouvante  lettre,  et  il  n'y  en  a  peut-être  pas  dont 
la  perte,  si  elle  se  confirme,  soit  plus  regrettable. 

Il  y  eut  là,  dans  la  vie  de  Nietzsche,  un  instant  de  bref 
et  chimérique  triomphe.  Les  étudiants  bâlois  voulurent 
l'honorer  par  un  cortège  aux  flambeaux,  parce  qu'il  avait 
refusé  les  propositions  de  l'Université  de  Greifswald. 
Wagner  lui  demandait  des  exemplaires  de  son  livre  pour 
tous  ses  amis  et  pour  le  roi  de  Bavière  en  personne,  La 
première  conférence  Ueber  die  Zukunfl  unserer  Bildungs- 
anstalten,  le  16  janvier  1872,  avait  déchaîné  dans  le 
beau  monde  de  Bâle  «  de  l'émotion,  de  l'enthousiasme  et 
delà  haine  étroitement  unis  »  (').  Déjà  Nietzsche, pour  la 
fondation  de  l'Université  allemande  de  Strasbourg,  son- 
geait à  déposer  un  mémoire  violent,  où  il  allait  sommer  le 
gouvernement  impérial  de  réaliser  dans  cette  Université 
la  pensée  bayreuthienne. 

Personne  ne  savait  plus  délicatement  flatter  que  Wa- 
gner. Il  fit  à  Nietzsche,  quand  il  vint  à  Tribschen,  dans  la 
seconde  quinzaine  de  janvier,  un  accueil  de  fête.  Il  le  prenait 
par  le  besoin  le  plus  impérieux  en  lui  :  la  soif  de  gloire.  Il 
lui  donna  l'impression  qu'ils  scellaient  une  alliance  pour 
la  vie  et  que  cette  vie  était  déjà  toute  pleine  des  voix  de 
l'immortalité  (').  Il  suscita,  de  la  part  de  leurs  amis  com- 
muns, des  félicitations  flatteuses  qui  affluèrent  enfouie. 
Sans  gêne  alors,  Nietzsche  écrivait  à  Rohde  : 

Je  suis  convaincu  que  mon  livre  ne  périra  pas  ('). 

En  vain  doue,  un  jeune  professeur  de  Fribourg,  Men- 
delssohn-Bartholdy,  l'invita  pour  uil  voyage  en  Grèce, 
dont  Naxos,  la  Crète,  Athènes  auraient  été  les  étapes. 
C'étaient   les    lieux    de    culte    principaux    de    Dionysos. 


(«)  Corr.,  V,  244   —  ('-}  IbuL,  II,  28.^.  —  (')  Ibid.,  II, 


LA     FINDE     TRIBSGHEN        287 

Nietzsche  refusa (').  Pour  lui,  Naxos  était  partout  où  vivait 
Cosima;  le  dionysisme  était  partout  oîi  vivait  Wagner. 

A  son  tour  donc,  Nietzsche  mit  ses  amis  à  la  disposi- 
tion du  grand  artiste,  qui  gémissait  sous  le  fardeau  de 
l)esognes  administratives  de  sa  propagande.  Il  supplia 
Gersdorif,  au  nom  de  cette  culture,  nouvelle  pour  laquelle 
ils  luttaient  ensemble,  de  mettre  tout  son  effort  au  service 
de  Wagner,  durant  ses  négociations  dejanvierà  Berlin  ('), 
Il  fallait  un  orateur  ambulant,  capable  d'exposer  la  cause 
wagnérienne.  Quelle  preuve  plus  magnifique  donner  de  son 
dévouement,  que  d'abandonner  son  professorat  de  Bâle, 
de  l'offrir  à  Rohde  et  de  faire  ce  dur  métier  de  confé- 
rencier errant  de  ville  en  ville  pour  quêter  des  souscrip- 
tions ?  Nietzsche  était  prêt  à  faire  ce  sacrifice  qui  eût 
obligé  deux  amis,  et  son  mérite  n'est  pas  diminué  parce 
que  le  succès  final,  après  des  tribulations  sans  nombre, 
a  dispensé  Wagner  de  l'accepter. 

Mais  l'idée  d'un  périodique  nouveau,  d'une  grande 
revue  réformatrice  et  wagnérienne  prit  consistance  alors  : 
elle  est  de  Nietzsche.  Il  l'avait  discutée  avec  Wagner  à 
Tribschen  dès  juillet  1871.  Wagner  désormais  appréciait 
à  sa  juste  valeurle  renfort  de  jeunes  combattants  littéraires 
que  Nietzsche  lui  avait  amenés.  Car  Gersdorff  et  Erv^^in 
Rohde  y  étaient  d'avance  enrôlée.  On  donnei*ait  l'exemple 
d'un  journal  de  haute  culture,  instructif,  noble,  pur.  Les 
Bayreuther  Blàtter  sont  sortis  de  ce  jeune  enthousiasme 
nietzschéen  (^). 

Le  temps  s'approchait  ainsi  où  Wagner  dut  se  rendre 
à  Bayreuth  pour  surveiller  les  travaux  de  son  théâtre  en 
construction.  Peut-on  douter  que  la  pensée  de  Nietzsche 


(*)  Corr.,  I,  206;  V,  2iO.  —  (')  /6irf.,  I,  206. 

(^)  Corr.,  I,  203;  II,  245,  278,  372.  Le  nom  de  Bayreuther  Blalter  paraît 
dans  une  lettre  à  Rohde  du  20  décembre  1871. 


288  ARIANE-GOSIMA 

ne  fût  souvent  dans  cette  verte  solitude  de  Tribschen  que 
Gosima  allait  quitter?  Hans  von  Biilow,  qui  vint  voir 
Nietzsche  à  Bâle,  par  admiration  pour  son  livre,  le  mit  en 
garde.  Il  avait  au  cœur  la  grande  blessure  de  sa  vie 
brisée,  et,  songeant  à  Cosima,  sans  que  son  admiration 
pour  Wagner  en  fût  diminuée,  il  se  compara  à  un  Thésée 
que  son  Ariane  aurait  quitté  pour  se  donner  à  un  Dionysos 
plus  puissant.  Il  indiquait  ainsi  avec  tact  la  griserie  qui 
avait  saisi  la  fugitive.  Il  dit  à  Nietzsche  :  «  Cosima  m'a 
ruiné  moralement;  elle  ruinera  Wagner  de  même.  » 
L'homme  à  qui  il  parlait  devait  profondément  souffrir 
d'elle  à  son  tour  :  qui  sait  pourtant  si  déjà  Nietzsche  ne  s<' 
jurait  pas,  au  fond  du  cœur,  de  combattre  l'influence 
mauvaise  qui  émanait  de  cette  femme  supérieure  et  par 
laquelle  elle  «  ruinait  »  le  génie? 

Quand  Nietzsche  s'en  fut  à  Tribschen,  le  27  avril  1872, 
il  trouva  Cosima  Wagner  seule,  vaquant  aux  derniers 
soins  de  son  départ  imminent.  Ce  fut  pour  tous  deux  une 
infinie  douleur  : 

Nous  marchions,  écrit  Nietzsche,  comme  parmi  des  décombres. 
L'air,  les  nuages,  étaient  chargés  d'émotion.  Le  chien  refusait  de 
manger.  Le  ménage  des  domestiques,  quand  on  lui  adressait  la  parole, 
fondait  en  sanglots  ('). 

Toute  la  douceur  des  sentiments  lentement  formés  se 
réveillait  avec  la  mélancolie  des  choses  périmées.  Nietzsche 
aidait  à  emballer  les  manuscrits,  les  lettres,  les  livres. 
Tout  à  coup,  il  n'y  tint  plus.  Il  se  mit  au  piano  et,  dans 
une  déchirante  improvisation,  dit,  en  musique,  ce  qu'avait 
été  pour  lui  ce  Tribschen  qui  n'était  plus.  Fugitifs  accords, 
effacés  avec  les  pleurs  des  adieux.  Mais  dans  son  livre  sur 
la  Tragédie,   n'avait-il  pas  «  pétrifié  »,  comme  il  l'a  dit, 

(')  Corr.,  T,  210. 


PREMIERES      ATTAQUES       289 

l'idylle  détruite?  Il  veut  dire  qu'il  l'avait  transposée  et 
fixée  dans  le  «  monumental  ».  L'image  en  est  debout 
encore  dans  ce  livre  et  flotte  avec  une  pureté  apollinienne 
au-dessus  de  cette  émotion. 

II 

LES    PREMIÈRES    ATTAQUES    CONTRE    NIETZSCHE 

Cette  mainmise  sur  l'immortalité  que  Nietzsche  s'était 
promise  dans  son  livre  sur  la  Tragédie  fut  une  courte 
gloire  de  cénacle.  Les  lettres  signées  de  noms  illustres  se 
succédaient,  flatteuses  et  vides.  Celle  de  Franz  Liszt  fut 
d'une  grande  misère.  Ce  grand  Tzigane  avouait  que  «  l'hel- 
lénisme et  le  culte  idolâtre  que  lui  vouent  les  savants  lui 
étaient  restés  assez  étrangers  ». 

Mon  âme,  ajoutait-il,  ne  fréquente  point  le  Parnasse  et  l'Hélicon, 
mais  s'attache  au  Tabor  et  à  Golgolha  (•). 

Il  cueillait  quelques  citations  dans  le  livre,  feignait  de 

l'avoir  feuilleté  ;  et,  relevant  au  hasard  le  grand  passage 

■    sur  le  chant  qui  vient  à  la  tragédie  de  la  profondeur  des 

*   mondes  et  qui  chante  l'Illusion,  le  Vouloir  et  la  Douleur, 

il  eut  l'audace  de  conclure  par  ce  souhait  qui  atteste  toute 

son  ignorance  de  Schopenhauer  : 

Que  Dieu  veuille  que  de  plus  en  plus  l'Illusion  et  la  Douleur  soient 
vaincues  par  le  Vouloir  (*). 

La  secrète  intention  du  livre,  destiné  à  concilier  Wagner 
et  Franz  Liszt,  le  destinataire  principal  ne  l'avait  pas 
saisie.  Mais  comment  atteindre  la  sympathie  d'un  esprit 
qui  n'avait  l'intelligence  ni  des  Grecs,  ni  de  Schopenhauer! 

r 


(')  K.  FoERSTER,  Biogr.,  II,  70. 

(«)  14  février  1872  (Corr.,  III,  14U). 

ANDLER.    —   II.  19 


290  A  H  I  A  N  K  -  C  0  S  I  M  A 

Nietzsche,  au  milieu  du  silence  méfiant  de  toute  la  cri- 
tique littéraire,  eut  une  autre  douleur.  Froissé  de  n'avoir 
reçu  qu'un  exemplaire  sans  dédicace,  Ritschl  s'était  tu. 
Il  répondit,  sur  les  objurgations  suppliantes  de  Nietzsche  : 
sa  lettre,  dans  sa  douceur  distinguée,  fut  une  fin  de  non- 
recevoir  très  nette  (•).  Il  s'excusait  de  son  incompétence 
philosophique,  mais  réservait  avec  force  les  droits  de  l'his- 
toire. Savant,  il  ne  pouvait  condamner  la  science,  et  il  la 
jugeait,  autant  que  l'art,  une  œuvre  glorieuse  du  genre 
humain.  Avec  ménagement,  jl  corrigeait  les  impropriétés 
de  la  terminologie  de  Nietzsche.  11  se  refusait  à  dénom- 
mer «  suicide  »  cette  modification  euripidéenne  de  la  tra- 
gédie qui  n'en  a  été  que  la  défloraison  naturelle.  Il  doutait 
qu'une  doctrine  qui  se  targuait  de  mépriser  la  science  pût 
fonder  l'éducation  nouvelle.  Il  craignait  le  dilettantisme 
envahissant  et  ne  croyait  pas  que  l'ignorance  put  rendre 
une  nation  plus  propre  à  goûter  les  choses  de  l'art.  L'évo- 
lution des  Grecs,  si  privilégiée  qu'il  la  jugeât,  ne  lui 
paraissait  pas  l'unique  modèle  de  toute  évolution  humaine. 
Un  développement  historique  ne  se  recommence  pas. 
Nous  pouvons  beaucoup  apprendre  des  Grecs,  mais 
il  est  improbable  que  notre  esprit  ait  à  repasser  par  les 
mêmes  étapes  que  le  leur,  et  que  notre  poésie  puisse 
revêtir  les  mêmes  formes. 

A  la  revendication  nietzschéenne,  qui  réclame  une 
régénération  morale  de  l'humanité  par  l'extase  tragique, 
Ritschl  opposait  l'espoir  d'une  évolution  créatrice  de 
formes  neuves.  «  Le  sentiment  libérateur  de  l'oubli  de  soi  » , 
il  ne  veut  pas  le  tenir  d'un  ascétisme  contemplatif  :  il  le 
demande  à  une  force  surgie,  elle  aussi,  du  cœur  même 
du  monde,  de  «  l'énergie  d'une  action  humaine,  immé- 
diate, dont  est  capable  le  plus  humble  d'entre  nous  ». 


M  Porr., Ul,  140  sq. 


P  K  E  M  I  E  K  E  S      A  T  T  A  Q  L   E  S       291 

Nietzsche  n  a  pas  perdu  une  parole  de  ce  grave  aver- 
tissement. La  régénération  par  la  science  et  par  l'énergie 
des  actes;  la  croyance  en  un  développement  autonome  de 
tous  les  individus  et  de  toutes  les  nations,  ce  seront  les 
articles  de  la  foi  nietzschéenne  quatre  ans  plus  tard.  Et 
sans  doute  déjà  celte  foi  germe  en  lui.  Mais  il  ne  le  sait 
pas  encore.  C'est  pourquoi  il  ose  écrire  à  Ritschl  cette 
lettre  d'une  si  insolente  présomption  : 

En  attendant,  j'exprime  la  conviction  où  je  suis  qu'il  faudra  plu- 
sieurs dizaines  d'années  avant  que  les  philologues  sachent  comprendre 
un  livre  aussi  ésotérique  et  aussi  scientifique  au  sens  le  plus  élevé  de 
ce  mot  (M. 

Le  ehàtimenl  de  cet  orgueil  approchait.  En  vain  un 
lielléniste  suisse,  Hermann  Hagen,  envoyait  de  Berne  une 
lettre  enthousiaste  {^}  ;  et  Jacob  Burckhardt  eut  beau 
accueillir  dans  son  cours  sur  la  civilisation  grecque  les 
idées  de  Nietzsche  (^).  Des  bruits  désobligeants  coururent. 
A  Bonn,  Usener,  l'un  des  hellénistes  que  Nietzsche  esti- 
mait le  plus,  avait  dit  publiquement  que  l'auteur  d'un  tel 
livre  ne  comptait  plus  dans  la  science  (*).  Une  plus  dé- 
plaisante animosilé  se  montra  dans  le  brutal  pamphlet 
(ju'un  jeune  camarade  de  Pforta,  Ulrich  von  Wilamo- 
witz-Mœllendorff'  intitula  par  dérision  Zukunftsphi- 
lologie  (^). 

Le  grand  helléniste  ne  fait  pas  difficulté,  quand  on 
1  interroge  aujourd'hui,  de  reconnaî-tre  sou  péché  de  jeu- 
uesse.  Gardons-nous  de  prendre  au  tragique  l'algarade 
d'un  jeune  savant  de  vingt-cinq  ans.   Nietzsche  eut  l'im- 


(')  6  avril  1872  {Corr.,  111,  146j.  —  ("j  E,  Foerstek,  Biogr.,  11,  187d.  — 
(')  V.  nos  Précurseurs  de  Nietzsche,  p.  316  sq.  —  (*)  Corr.,  II,  354. 

(*)  Zukunflf philologie,  Eine  Erwiderung  auf  Friedrich  Nietzsches 
'  Geburt  der  Tragôdie.  »  Berlin,  Borntrâger,  1872. 


■292  A  R  I  A  N  E  -  C  0  S  I  M  A 

pression  que  le  pamphlet  «  sentait  Berlin  » .  S'il  a  cru  à 
une  coalition  berlinoise,  à  un  mot  d'ordre  de  le  traquer, 
il  se  trompe  (').  Au  premier  moment,  il  affecte  un  calme 
méprisant,  et  il  a  promis  de  rester  inébranlable  dans  sa 
foi  (*).  Sous  la  verve  de  ses  brocards,  ou  sent  pourtant  sa 
confiance  diminuée  dans  les  hommes  et  une  véritable 
douleur  (').  Son  amour-propre  blessé  réclame  une  ven- 
geance immédiate.  Es  hilft  nichts,  man  muss  ihn  schlach- 
ten  (*).  Où  s'adresser?  Ervvin  Rohde  ne  réussit  à  insérer  ni 
au  Literarisches  Centralblatt,  dont  Nietzsche  était  cepen- 
dant collaborateur,  ni  au  Philologischer  Anzeiger  un 
compte-rendu  du  livre.  De  désespoir,  il  avait  envoyé  aux 
bureaux  d'un  journal  politique^la  Norddeutsche  allgemeine 
Zeilung,  un  article  dithyrambique  qui  passa  inaperçu. 
Ritschl  parut  indispensable,  alors  qu'on  lui  avait  récem- 
ment envoyé  l'expression  de  la  mésestime  due  à  son 
étroitesse  de  philologue.  S'est- il  employé  à  faire  éditer, 
chez  Teubner,  la  réponse  où  Erwin  Rohde  prenait  la 
défense  de  Nietzsche?  Rohde  le  lui  avait  demandé.  Peut- 
être  n'a-t-il  pas  refusé  ;  peut-être  a-t-il  échoué  dans  sa 
démarche.  Enfin,  un  éditeur  de  musique,  Fritzsch,  accepta 
de  pubber  la  contre-attaque  du  «  compagnon  d'armes 
armé  d'un  javelot  »,  qui  prenait  place  aux  côtés  de 
Nietzsche  (*).  Aflerphilologie  fut  le  titre  un  peu  brutal, 
en  style   lessingien,    de    cette    riposte  dédiée   à  Richard 


C)  Corr.,  II,  320,  326;  III,  148.  II  est  sur  que  Schôn,  l'helléniste  berlinois, 
à  qui  Wilaraowitz  soumit  son  pamphlet,  encouragea  son  élève  à  le  publier. 
C'eût  été  une  preuve  de  tact  de  l'en  dissuader. 

(»i  Corr.,  II,  319,  362;  I,  213. 

(')  Sa  mauvaise  habitude  du  calembour  se  déchaîne  en  plaisanteries 
d'un  goût  douteux.  Le  pamphlet  s'appelle  ■■  Wilamowisch  .  ;  l'esprit  du 
pamphlet  «  Wilamowilzelei  ■■  ;  l'auteur  est  dénommé  <•  Wilamops  •  ;  Rohde 
ajoutera  :  «  Wilamolch  -  (Corr.,  I,  214;  II,  3ii  ;  409,  445.) 

(*)  Corr.,  II,  320. 

(»)  iMetzsche  à  Rohde,  8  juin  1872;  Rohde  à  Nietzsche,  12  juillet  1872. 
Corr.,  II,  319,  331.) 


PREMIÈRES     ATTAQUES      293 

Wagner.    Wilamowitz    fît    succéder   une    réplique    nou- 
velle ('). 

L'intérêt  de  la  polémique  n'est  pas  dans  les  argu- 
ments échangés  alors.  Il  en  a  découlé  des  suites  loin- 
taines qui  importent  seules.  La  vie  entière  de  Rohde  et  de 
Wilamowitz-MœllendorlT  se  passa  à  consolider  les  posi- 
tions sur  lesquelles  ils  avaient  campé  d'abord  ;  et  l'idée 
que  nous  nous  faisons  aujourd'hui  de  la  tragédie  grecque 
n'est  pas  sans  y  avoir  gagné.  Nietzsche  apprit  une  fois  de 
plus  que  la  science  est  chose  elle  aussi  a  humaine,  trop 
humaine  ».  Elle  met  en  présence  des  passions  qui  s'en- 
trechoquent dans  des  pugilats  injurieux  ou  préparent 
des  embûches  aux  rivaux  par  des  insinuations  tor- 
tueuses. Les  trois  brochures  apportèrent  la  preuve  des 
dangers  moraux  attachés  au  métier  de  savant.  Nul  sou- 
venir ne  restait  à  Wilamov^itz  de  la  camaraderie  de 
Pforta,  si  ce  n'est  pour  rappeler  d'humiliantes  anec- 
dotes (*).  Puis,  tout  de  suite,  à  l'allemande,  les  inso- 
sultes  graves.  De  la  génialité  imaginaire  jointe  à  de  l'in- 
solence, «  de  l'ignorance  et  un  amour  insuffisant  de  la 
vérité  »,  ce  sont  là  les  moindres  reproches  adressés  à 
l'homme  qui  venait,  pour  une  cause  qu'il  estimait  bonne, 
de  mettre  en  péril  tout  son  crédit  scientifique  {').  Il  fau- 
dra dire  ailleurs  le  contenu  de  cette  querelle  pédan- 
tesque  de  forme,  dont  Nietzsche  n'est  pas  sorti  vaincu, 
mais  dont  le  Zarathuslra  encore  garde  l'amer  souvenir  : 


(♦)  Zukunflsphilologie,  Zweites  Stûck.  Eine  Erwidrung  auf  die  Rettungs- 
versuche  fur  Fr.  Nietzsches  •  Geburt  der  Tragédie.  »  Berlin,  Borntràger 
1873. 

f  )  Une  erreur  de  chronologie  qu'il  relève  chez  Nietzsche  lui  fait  regretter 
qu'à  Plorta  on  n'ait  pas  inscrit  sur  la  porte  d'entrée  la  devise  platonicienne 
renversée  ;  -  Nul  ne  sortira  d'ici,  s'il  ne  sait  compter.  •  C'est  un  prétexte 
pour  rappeler  que  Nietzsche,  dans  sa  jeunesse,  ne  brillait  pas  en  mathéma- 
tiques. V.  Wilamowitz,  Zukunftsphilologie,  I,  13,  18. 

(')  Ibid.,  p.  7. 


204  A  R  I  A  N  E  -  C  O  S  1  M  A 

Gomme  j'étais  couché  endormi,  un  veau  vint  brouter  la  couroiiue 
(le  lierre  sur  mon  front,  —  et  broutant,  il  ajouta  :  «  Zarathoustra 
n'est  plus  un  savant.  » 

11  le  dit,  et  s'en  fut,  abrupt  et  hautain.  Un  enfant  me  rapporta  son 
(lire. 

Je  suis  encore  un  savant  pour  les  enfants.  Mais  je  n'en  suis-  plus 
un  pour  les  veaux  :  ainsi  le  veut  ma  destinée.  Bénie  soit-elle!  (M. 


1)1 


LA    PREMIERE    PIERRE    DE   BAYREUTH 

l^es  attaques  où  poiir  la  première  fois  Nietzsche 
apprit  à  douter  des  hommes  l'avaient  atteint  au  moment 
où  il  avait  cru  voir  entrer  dans  le  réel  le  rêve  partagé 
avec  Richard  Wagner  depuis  trois  années.  Wagiteff, 
revenu  d'une  tournée  à  Vienne,  avait  invité  ses  amis  pour 
la  pose  de  la  première  pierre  de  son  théâtre,  à  la  Pente- 
côte de  1872.  Daniel  Halévy  a  dit,  en  termes  excellents, 
ce  qu'il  y  eut  de  symbolique  dans  le  choix  de  la  petite 
ville  bavaroise  qui,  spontanément,  avait  offert  un  terrain 
pour  le  temple  wagnérien. 

Le  destin  de  Bayreulh  est  étrange.  Cette  petite  ville  allemande, 
longtemps  obscure,  brille  au  xvui''  siècle;  elle  brille  d'un  éclat  un  peu 
falot  ;  mais  elle  est  enfin  célèbre  par  toute  l'Europe.  Une  intelligente 
margrave,  sœur  de  Frédéric,  amie  de  Voltaire  et  des  grâces  françai^s, 
l'habite,  l'enjolLve,  égaie  de  châteaux  sa  campagne  pelée  et  prodigue 
sur  ses  façades  les  singulières  volutes  du  style  «  rococo  ».  La  mar- 
grave meurt,  Bayreuth  retombe  en  oubli.  Un  siècle  passe  :  voici  la 
gloire  tout  à  coup  revenue  ;  la  petite  cité  que  la  margrave  orna 
devient  la  Jérusalem  d'un  art  et  d'un  culte  nouveaux.  Destinée 
étrange,  mais  factice.  L'histoire  de  Bayreuth  doit  être  rangée  parmi  les» 
œuvres  de  "Wagner. 

Il  voulait  établir  son  théâtre  dans  une  ville  très  calme  et  retirée   il 


(')  Zarat/iimtro,  Von  den  Getehrten  (  W.,  VI,  183). 


F  ()  N  D  A  T  ION      DE      B  A  \   H  E  U  T  H      29b 

lui  rouvenait  de  ne  pas  aller  au-devanl  de  ses  auditeurs,  de  les  obliger, 
au  contraire,  à  monter  jusqu'à  lui.  U  choisit,  entre  maintes  autres, 
celle-ci  :  les  deux  AUemagnes  seraient  ainsi  confrontées,  l'une,  celle  du 
passé,  asservie  aux  modes  françaises;  l'aiitre,  celle  de  l'avenir,  la 
sienne,  émancipée  et  novatrice  ('). 

Les  invités  de  ce  temps-là  ne  voyaient  pas  cette  des- 
tinée factice  de  l'œuvre  nouvelle.  De  toutes  les  villes 
d'Allemagne  accouraient  les  chefs  d'orchestre,  les  musi- 
ciens attachés  à  la  cause  wagnérienne,  les  souscripteurs 
des  «  actions  de  patronage  ».  Les  trains  arrivaient  de 
Leipzig  et  do  IMagdebourg,  bondés  de  choristes.  Des 
acteurs  et  des  actrices  de  renom  se  contentaient  du 
rôle  de  coryphées.  Wagner  dirigea,  deux  jours  durant, 
cet  orchestre  de  virtuoses  (^).  A  ces  hommes  du  métier 
s'étaient  joints  quelques  intimes,  la  vieille  amie  de 
Wagner,  Malwida  de  Meysenbug,  Nietzsche  et  les 
néophytes  qu'il  avait  amenés  à  W^agner.  On  mit  en  pré- 
sence la  vieille  idéaliste  qui  avait  admiré  Wagner  au 
temps  de  sa  pauvreté  inconnue  et  le  jeune  héraut  de  la 
culture  wagnérienne.  «  Voilà  donc  ce  Nietzsche  !  » 
s"écria-t-elle  familièrement.  Et  de  ce  jour  ils  furent  amis. 

Les  répétitions  eurent  lieu  dans  la  salle  charmante 
de  l'Opéra  de  Bayreuth.  Wagner  avait  choisi  le  Kaiser- 
marsch  comme  introduction  et  la  IX"  Symphonie  de 
Beethoven  comme  morceau  principal.  Il  faisait  entrer 
dans  les  faits  le  plan  défini  dans  son  essai  sur  Deetlioveti. 
La  symphonie  beethovénienne  avait  porté  autrefois  à 
Paris,  dans  la  capitale  de  la  «  mode  insolente  »,  la  reli- 


(')  Daniel  Halévy,  La  vie  de  Frédéric  Nietzsche,  1909,  p.  119. 

(*)  V.  la  description  dans  Hbckel.  Erinneningen,  p.  44  sq.  —  âdblhbid 
voH  ScuoKM,  Zwei  Menschenalter,  p.  2lo  sq.  —  Wagner,  Dax  Bithnénfesispiel- 
hauit  zu  Bayreuth.  (Schriften,  IX,  322  sq.) 


296  A  R  I  A  N  E  -  G  0  S  I  M  A 

gion  musicale  nouvelle,  «  l'annonciation  émancipatricedela 
plus  sublime  innocence  »  (').  Dans  l'esprit  de  Wagner, 
l'ambition  d'une  conquête  morale  du  monde  s'associait  à  la 
gloire  du  récent  Empire  allemand.  La  solennité  vraie  ne 
fut  pas  la  cérémonie  manquée  du  22  mai  au  matin  :  cette 
pose  de  la  première  pierre,  sous  la  pluie  battante,  au 
sommet  de  la  colline  dont  les  fidèles  avaient  gravi  les 
chemins  de  glaise  détrempée.  Elle  était  dans  l'âme  de 
ces  croyants, 

Wagner  revint  à  la  ville  en  voiture  avec  quelques-uns  d'entre 
nous.  Il  se  taisait,  et  longuement  tourna  en  dedans  un  regard  qu'au- 
cune parole  ne  peut  décrire.  11  commençait,  ce  jour-là,  sa  soixantième 
année.  Tout  son  passé  avait  préparé  ce  moment-là.  Qu'a  pu  dis- 
cerner le  regard  d'Alexandre  au  moment  où  il  fit  boire  l'Europe  et 
l'Asie  dans  une  seule  amphore?  Mais  ce  qu'a  vu  Wagner  en  son  for 
intérieur  —  comment  il  était  devenu  ce  qu'il  était  —  nous  pouvons  jus- 
qu'à un  certain  point,  nous,  les  plus  proches,  le  discerner  comme  lui  : 
seul  ce  regard  wagnérien  nous  fera  comprendre  son  haut  fait  —  et 
cette  intelligence  nous  en  garantira  la  fécondité  (*). 

Puis,  le  soir,  ce  fut  le  concert.  L'Ode  à  la  Joie  de 
Schiller  éclata  dans  une  restitution  délicate  et  passionnée 
qui  faisait  croire  qu'on  l'avait  pour  la  première  fois  com- 
prise (^).  Eine  meinei'  hœchsten  Stimmungen,  notait 
Nietzsche  dans  ses  carnets.  Il  s'enivrait  de  cette  joie  pro- 
mise aux  martyrs  et  aux  chercheurs,  et  qui  a  pour  rançon 
une  mort  prématurée.  Longtemps  après,  supplicié  par  sa 
maladie,  il  trouvera  une  consolation  dans  la  pensée  de 
cette  joie  de  vaincre,  répandue  dans  le  poème  de  Schiller, 
fatale  et  brûlante,  comme  la  marche  des  soleils  (*). 


(')  Wagker,  Beethoven.  (Sctiriften,  IX,  126.) 
(*)  NiBTzscuE,  Richard  Wagner  in  Bayreuth,  g  1  (W.,  I,  501). 
(•)  R.  Wagubr,  Zum  Vortrag  der  neunten  Symphonie  Beethovens  {?tc\itïliexx, 
IX,  231  sq.) 

(*)  NiBTzscHE,  Menschtiches,  posth.,  S  390  (XI,  123). 


FONDATION      DE      B  A  Y  R  E  U  T  H     297 

Dans  ses  lettres  à  sa  sœur,  il  ne  put,  tant  l'émotion  le 
saisissait,  dire  un  mot  de  ce  qu'il  avait  vécu  (*). 

Comment  la  méfiance  a-t-elle  pu  empoisonner  une 
admiration  si  pure  ?  Toute  l'intimité  ancienne  avait  paru 
rétablie.  S'agissait-il  d'exécuter  un  journaliste  médisant, 
Cosinia  s'en  chargeait  avec  cette  hauteur  qui  n'admettait 
pas  de  réplique,  et  prenait  pour  témoin  Nietzsche  avec  le 
chef  d'orchestre  Heckel  (').  L'amitié  de  Nietzsche  avait  eu 
pour  Wagner  une  profonde  signification  :  elle  lui  avait 
amené  l'adhésion  de  l'Allemagne  cultivée. 

Vous  ne  pouvez  savoir,  écrivait  Wagner  à  Rohde,  ce  que  c'est  que 
il'avoir  passé  toute  sa  vie  en  mauvaise  ou  en  sotte  compagnie  (^). 

Il  doutait  jusque-là  qu'il  existât  un  public  pour 
accueillir  sa  réforme  musicale.  Par  Nietzsche,  il  eut  la 
certitude  d'avoir  trouvé  ce  public.  Ce  tourment  du  génie 
descendu  dans  la  multitude,  et  obligé  de  lui  poser  des 
questions  angoissées,  avait  cessé  pour  lui.  Alors,  et  par 
reconnaissance,  il  empruntait  les  idées  du  disciple, 

A  son  tour,  il  exposa  dans  Ueber  Schauspieler  und 
Saenger,  la  théorie  de  l'idéalité  de  la  scène.  Comme 
Nietzsche,  il  ne  voit  plus  en  elle  qu'une  surface  où  se  pro- 
jette une  vision  tout  intérieure.  L'orchestre  est  le  foyer 
magique  où  se  préparent  les  sortilèges  destinés  à  capter 
surnaturellement  des  âmes.  Dans  le  chant  du  chœur  le 
sentiment  populaire  s'extériorise  en  paroles;  et  le  héros 
sur  la  scène  est  comme  un  fantôme  vu  dans  l'extase  (*) 
Die  Geburt  der  Tragœdie  avait  été  comme  le  rêve  issu  des 
communes  conversations  de  Tribschen.  A  présent  l'œuvre 
de  Bayreuth  allait  prendre  la  forme  de  ce  rêve  hellénique. 


(M  Corr..  V,  248. 

(•)  Glase."(app,  Das  Leben  Richard  Wagners,  t.  IV,  423. 

(')  Lettre  à  Rohde,  29  octobre  1872,  cité  par  Glase.iai-p,  V,  32. 

{*)  R.   Wagmer,  Schauspieler  und  Sângtr.  (Schriften,  IX,  197.) 


'29S  A   U  l  A  N  E  -  C  n  S  1  iM  A 

Et  de  se  sentir  colla horateur  de  cette  œuvre,   Nietzsche 
s'exaltait  : 

Pour  un   spectateur  tel  que  Wagner,  je  donnerais  toutes  les  cou- 
ronnes que  le  temps  présent  pourrait  offrir  ('). 

Wagner  avait  fait  appel  à  lui,  dang  son  article  de  la 
Norddeutsche  Allgemeine  Zeiiung.  Mais  ne  le  poussait-il 
pas  trop  à  achever  ses  conférences  sur  les  Institutions  de 
culture']  Ne  le  rejetait-il  pas  un  peu  sur  son  métier  de  pro- 
fesseur,, si  estimable  et  si  étroit?  L'ambition  de  Nietzsche 
était  plus  haute.  Il  résista.  Par  besoin  de  s'émanciper,  il 
laissa  inachevé  le  cycle  des  conférences  si  impatiemment 
attendues.  Après  quelques  années  d'études,  il  offrirait 
des  conclusions  autrement  amples,  qu'il  sentait  mûrir. 

Comme  d'habitude,  quand  il  méditait  une  grande  nou- 
veatité,  il  se  terra.  Il  acheva  doucement  pour  Ritschl  son 
étude  sur  le  Cer/«mm  d'Hérode  et  d'Homère,  abandonnée 
depuis  deux  ans;  et  le  vieux  philologue,  naïvement,  se 
réjouit  de  le  voir  revenir  à  son  «  ancien  et  sympathique 
village  »  (^).  Nietzsche  sourit  du  malentendu.  Un  peu 
avant,  il  avait  couru  à  Munich  se  consolider  dans  sa  foi. 
C'avait  été  un  grand  jour  que  la  première  de  Tristan  und 
/solde,  011  Hans  von  Biilow.  son  partisan  passionné,  l'avait 
invité  en  personne.  Nietzsche  y  était  venu,  pour  le 
28  juin  1872,  et  reçut  de  ces  représentations  la  plus 
forte  émotion  d'art  de  sa  vie  (*).  Au  sortir  du  théâtre, 
secoué  de  sanglots,  il  ne  put  remercier  Biilow  {M.  Il  revint 


(')  Corr.,  II,  856. 

(«)  Corr.,  II,  3i7;  lit,  154. 

(3)  Corr.,  m,  345, 

(*)  Il  suppléa  à  ce  remerciement  par  l'euvoi  tle  sa  Méditation  sy  m  phonique 
sur  Manf'red,  composée  l'hiver  d'avant.  On  sait  que  Hans  von  Biilow  le 
plaisanla  fort  sur  l'aberration  qui  l'avait  jeté  dans  des  "  convulsions  sur 
le  piano  si  regrettables  ».  M°"  Foerster  accueille  avec  sévérité  ce  juge- 
ment d'un  musicien  éminent,  que  Nietzsche  remercia  avec  modestie  de  sa 


F  0  N  D  A  T  I  0  N      D  E      B  A  ^'  H  K  U  ï  H      209 

à  Bâle  reprendre  le  travail,  rempli  d'un  mystique  enivre- 
ment. Sa  tâche  propre  commençait,  au  moment  où  tou- 
chait à  sa  fin  celle  de  Wagner. 

Tout  cet  été  de  1872,  il  avait  ébauché  des  leçons  qui, 
toujours,  lui  restèrent  chères  sur  ia  Philosophie  présocra- 
ti(pie.  Il  recommança  ces  leçons,  avec  le  cours  sur  Platon, 
en  1873  et  1876  ;  et  à  la  joie  d'interpréter  avec  nouveauté 
des  textes  qui  semblaient  si  connus  s'ajouta  pour  lui  le  profit 
doctrinal  le  plus  certain  qu'il  eût  fait  depuis  de  longues 
années.  L'originalité  philosoj^hique  de  Nietzsche  date  de 
ces  leçons  de  1872  (';.  Mais  quel  rapport  avec  Bayreuth? 
f 'n  rapport  immédiat.  De  ces  leçons,  il  veut  extraire  un 
fragment  d'un  livre  qui  célébrera,  en  1874,  l'inaugura- 
tion,  prévue  pour  cette  date,  de  Bayreuth  achevé.  Die 
Philosophie  im  tragischen  Zeitalter  der  Griechen  :  c'est  le 
nom  provisoire  de  l'esquisse.  Puis,  en  novembre  1872,  il 
projette  un  autre  titre  :  Der  lelzle  Philosoph.  Il  faut  bien 
comprendre  ce  titre,  médité  pour  un  écrit  qu'il  imagine 
"  plus  haut  que  les  pyramides  »  (*). 

Le  livre  que  ce  titre  annonce  doit  définir  la  part  que 
Nietzsche  revendique  dans  la  grande  œuvre  de  Bayreuth. 
Ce  «  dernier  philosophe  «  que  la  détresse  publique  aj^pelle, 
il  ne  le  nomme  pas.  Mais  on  devine  qu'il  s'appelle 
Nietzsche.  Suprême  orgueil,  enveloppé  dans  la  plus 
discrète  modestie.  Comment  produire  cette  revendication 
dans  un  écrit  qui  énumère  les  philosophes  de  Thaïes  à 
Anaxagore?Ce  n'était  pas  un  paradoxe  plus  surprenant 
que  de  voir  le  drame  musical  de  Wagner  justifié  par  la 
préhistoire   de   la  tragédie  grecque    avant   Sophocle.  La 


franchise.  Il  faudrait,  pour  savoir  la  vérité,  avoir  entendu  le  Manfred  de 
Nietzsche;  Liszt  avait  bonne  opinion  de  son  talent  musical,  et  voyait  en 
Nietzsche  plus  qu'un  dilettante.  —  V.  Corr.,  III,  344-355. 

(M  On  les  retrouvera  dans  les  Philoloqica,  t.  III,  125-234,  235-304. 

f»)  Corr.,  II,  372 


300  A  R  I  A  N  E  -  C  0  S  I  M  A 

philosophie  grecque  était  née  en  même  temps  que  la  tra- 
gédie. Croit-on  que  ce  fût  coïncidence  fortuite? 

Les  circonstances  au  milieu  desquelles  ont  paru  les 
philosophes  grecs  enseignent  comment  la  philosophie 
pourrait  renaître.  Elle  n'est  pas  une  sagesse  tardive  qui 
pleure  sur  les  sociétés  décrépites.  Les  Grecs  ont  philo- 
sophé «  dans  le  bonheur,  dans  leur  virilité  mûre,  dans  la 
sérénité  ardente  de  leur  pleine  force  courageuse  et  victo- 
rieuse »  (*).  Ils  ont  été  témoins  de  la  réalité  sociale  la 
plus  farouche,  embellie  et  voilée  par  l'art  le  plus  achevé 
de  l'illusion,  la  tragédie.  De  quel  prix  n'est  pas  le  juge- 
ment que  de  tels  hommes  ont  porté  sur  la  vie  ?  Ils  fixent 
les  moments  sublimes  et  en  gardent  l'image,  comme 
revêtue  d'éternité,  dans  des  formes  d'esprit  elles-mêmes 
éternelles.  Us  déterminent  les  valeurs.- 

Car  cette  distinction,  aujourd'hui  courante,  entre  les 
jugements  d' existence  ei  \q^  jugements  de  valeur,  Nietzsche 
l'a  découverte  à  nouveau.  Elle  gisait  obscurcie  sous 
l'amoncellement  des  connaissances  au  xix*  siècle.  Jamais 
époque  n'avait  été  plus  obsédée  de  faits.  Dans  cette 
frénésie  d'analyser  comment  ils  vivaient,  les  hommes 
s'effrayaient  de  la  vie  et  ils  l'oubliaient.  Il  y  a  donc  un 
moment  où  le  savoir  est  fatal,  et  il  y  a  des  vérités  stériles. 
Qui  les  départagera  d'avec  le  savoir  nécessaire?  Le  philo- 
sophe seul.  Il  sait  que  la  connaissance  doit  servir  la  vie. 
S'il  faut  à  la  vie  des  illusions  pour  l'aider,  il  choisira 
l'illusion.  Or  comment  douter  que  l'éclat  jeté  par  leur  art 
sur  la  détresse  de  leur  existence  n'ait  aidé  puissamment 
les  Grecs?  Et  nous,  dans  quelle  laideur,  dans  quel  deuil, 
dans  quelles  bagarres  ne  vivons-nous  pas  (^)  ?  Pourtant, 


(*)  Phitosopfienbuch,  $  i.  {W.,  X.  10.) 

(*)  Das  Verhàltniss  der  schopenhauerischen  Philosophie  zu  einer  deutschen 
Kullur.  (W.,  IX,  4't3.) 


FONDATION      DE      BAYREUTH301 

nous  nous  y  résignons  avec  bassesse,  et  nous  laissons  seul 
dans  le  silence  le  génie  qui  nous  a  apporté  l'illusion  salu- 
taire dans  l'image  de  l'héroïsme.  Quand  la  tragédie  vit 
au  milieu  de  nous,  ne  surgira-t-il  donc  pas  un  philosoj)he 
comme  au  temps  des  Grecs  ?  Nietzsche  laisse  deviner  que 
peut-être  il  vit  parmi  nous  comme  un  mystérieux  pèlerin. 
Peut-être  s'impose-t-il  comme  tâche  unique  de  se 
rendre  inutile  et  de  désigner  aux  foules  le  génie  consola- 
teur et  artiste  qu'elles  ont  méconnu.  Jamais  philosophe  ne 
céda  le  pas  à  un  artiste  avec  ce  pathétique.  Jamais  palme 
ne  fut  tendue  avec  un  plus  souverain  orgueil  que  par 
Nietzsche  à  Richard  Wagner  dans  cet  ouvrage  inachevé. 

>     Mais  à  Pâques  1873,  il  le  lut  un  soir  à  Cosima  Wagner. 

I  On  s'explique  la  surprenante  joie  qui  ne  le  quitta  pas 

I  dans  cet  automne  de  1872.  Le  28  septembre,  brûlant 
l'étape  de  Zurich,  il  arriva  à  Weesen.  Il  vit  Goire,  trans- 
figuré par  le  soleil  d'automne.  Les  ravins  où  mugit  la 

I  Rabiusa,  la  grandeur  de  la  Via  mala  éveillèrent  en  lui 
pour  la  première  fois  le  rapprochement  :  «  Voici  mon 
paysage  à  moi  (').  »  Ces  souffles  rudes  et  purs,  ces  col- 
lines rocheuses,  dominées  de  cimes  neigeuses,  lui  fai- 
saient un  coeur  jovial  et  fort,  une  pensée  audacieuse  et 
grande. 

Il  pousse  jusqu'à  Bergame,  pour  étudier,  le  Cicérone 
de  Burckhardt  à  la  main,  les  tableaux  de  Moretto,  Véni- 
tien charmant  dans  la  mélancolie  de  ses  teintes  gris 
perle.  Le  voyage  lui  laissa  un  mauvais  souvenir  :  il  ne 
supportait  plus  le  climat  mou  et  chaud  des  vallées.  Il 
revint  donc  au  Spliigen  et  ne  voulut  plus  le  quitter.  Ce 
paysage  de  l'Engadine,  qui  lui  était  neuf,  symbolisait  à 
ses  yeux  sa  propre  exaltation  silencieuse.  Toutes  choses 
lui  tournaient  à  bien   dans  cette  solitude  pensante.  Tous 


(')  Corr.,  V,  233,  255. 


:i()2  A  R  I  A  N  E  -  G  0  S  I  M  A 

les  messages  du  dehors  lui  arrivaient  comuie  ruisselants 
de  douceur  :  schicere  Tropfen,  eine  Art  Honigregen  (').  Ses 
amis,  qui  le  savaient  attaqué,  multipliaient  les  attentions. 
Il  vivait  des  encouragements  qui  lui  étaient  venus  de 
Hugo  de  Senger,  le  chef  d'orchestre  de  Genève,  sou 
nouvel  ami  des  journées  de  Munich  (*).  Il  gardait,  étroite- 
ment groupés  autour  de  lui  pour  la  lutte,  les  vieux  amis, 
GersdorfT,  Uverbeck,  Erwin  Rohde.  Il  ressemblait  déjà  au 
grand  Solitaire  qu'il  décrira  un  jour  et  qui  sent  venir  à 
lui  des  disciples.  Mais  il  ne  se  démasquait  pas.  Il  prenait 
des  notes  pour  continuer  les  conférences  Ueber  die 
Zukunft  unserer  Bildungsanslalten.  Il  jetait  sur  le  papiei- 
une  ébauche  :  Das  Verhnltniss  der  Schopenhauerischen 
Philosophie  zu  ciner  deutschen  CuUur.  Il  décrivait  le  pen- 
seur fuyant  le  tumulte  de  cette  triple  barbarie  :  les 
«  gens  cultivés  »,  les  philistins,  et  la  race  brutale  des 
hommes  d'affaires.  Il  se  réfugiait  dans  le  désert  pour  y 
entendre  «  toutes  les  voix  qui  montaient  à  lui  des  profon- 
deurs de  la  nature  ou  descendaient  vers  lui  des  étoiles  » . 
Dans  ces  entretiens  avec  les  problèmes  éternels,  il  voyait 
s'évanouir  leshommes  «  comme  des  ombres  platoniciennes 
devant  sa  caverne  »  (').  Mais  se  demandant  comment  on 
reconnaîtrait  l'humanité  future,  il  proposa  cette  pierre 
lie  touche:  Schopenhauer. 

Voilà  le  philosophe:  —  A  présent,  cherchez  la  civilisatiou  qui  lui 
correspondrait.  Et,  si  vous  pouvez  deviner  quelle  sorte  de  civilisation 
serait  en  harmonie  avec  un  tel  philosophe,  vous  aurez  dans  ce  pres- 
sentiment énoncé  la  sentence  sur  vous  et  sur  toute  votre  culture  (*). 

Wagner  seul  résistait  à  l'épreuve.  Alors  Nietzsche 
redescendait  dans  les  bas-fonds,  et  ne  se  doutait  même 
pas  de  la  superbe  offensante  qu'il  y  avait  à  prétendre,  avec 


{')  Corr.,   V,    23S.    —   (*)    Curr.,   lit,    374    sq.    —    (')    Corr.,    I,    221.   — 
(*)   W.,  IX,  44i. 


FOND  A  T  l  U  \      DE      B  A  Y  R  i:  U  ï  H      303 

Je  seul  critère  d'une  croyauce  philosophique,  décréter  la 
vie  ou  l'anéantissement  des  civilisations. 

Wagner,  qu'il  attendait  à  Bàle  cet  automne,  n'y  put 
venir.  Ils  se  revirent  à  Strasbourg,  du  22  au  25  no- 
vembre 1872.  La  lélralogie  s'achevait.  Wagner  comnien- 
(■ait  sa  grande  récolte  de  chanteurs  pour  son  théâtre.  De 
ville  en  ville,  il  allait  en  personne  les  entendre,  jugeait 
(le  leurs  voix,  leur  décrivait  la  discipline  vocale  et  mi- 
mique de  l'art  nouveau.  Il  avait  fait  le  tour  des  villes 
de  l'Allemagne  du  sud  :  Wiirzbourg,  Francfort,  Darm- 
stadt,  Mannheim;  et  il  allait  repartir  pour  Karlsruhe, 
Mayence  et  Wiesbaden.  Cosima  raccompagnait.  Ils  s'in- 
([uiétaient  tous  deux  de  la  bourrasque  qui  s'abattait  sur 
leurs  deux  jeunes  amis,  Nietzsche  et  Erwhi  Rohde.  Déjà 
Nietzsche  à  Bâle  n'avait  plus  d'étudiants.  La  corporation 
des  hellénistes  mettait  à  l'index  le  forgeron  d'audacieuses 
hypothèses  sur  la  tragédie.  Qu'allait  devenir  Rohde,  qui, 
en  octobre  1872,  s'était  compromis  en  publiant  son  pam- 
phlet contre  Wilamovvitz-Moellendorlf?  Il  se  préparait  à 
demeurer  professeur  à  Kiel  pour  la  vie  (').  Cosima  lui  écri- 
\ait  son  angoisse  du  danger,  qu'elle  pressentait,  et  sa 
reconnaissance  de  son  beau  courage.  Mais  le  danger  trem- 
pait leur  opiniâtreté.  Nietzsche  s'offrait  à  être  l'orateur 
ambulant  de  la  cause  wagnôrienne.  Jamais  l'entente  ne 
parut  mieux  consolidée  qu'après  ces  belles  promenades  dç 
Strasbourg.  «  x\ucun  malentendu,  écrivait  Cosima,  ne 
pourra  désormais  se  produire  (-).  »  C'est  donc  qu'il  y  en 
avait  déjà  eu,  dont  la  trace  est  effacée. 

Ces  nuages  dissipés,  il  s'en  reformait  de  nouveaux. 
Nietzsche  envoyait  à  Cosima,  pour  Noël,  Cinq  préfaces, 
destinés  à  des  livres   non  écrits  :  toutes  ses  méditations 


(•)  Crdsius,  Lrtcin  Rohde,  p.  61  sq. 

(»)  E.  FoBRSTBR,  Hingr-..  II.  213;   Wagner  und  Nietzsche,  p.  137. 


304  A  R  I  A  N  E  -  G  0  S  I  M  A 

entre  Lugano  et  le  Splugen(').  Sa  dédicace  était  rédigée 
avec  un  respect  tendre,  mais  «  d'une  humeur  joviale  » 
{vergnûgten  Sûmes).  Dans  la  joie  de  créer,  Nietzsche  avait 
de  ces  moments  de  pur  oubli,  oîi  toute  douleur  s'éteignait. 
Mais  comment  Cosima  aurait-elle  cru  alors  à  la  langueur 
où  il  prétendait  se  traîner  depuis  les  adieux  de  Tribschen? 
Et  puis  était-il  si  malaisé  pour  Nietzsche  de  passer  à  Bay- 
reuth  après  Noël  en  revenant  de  Naumbourg  ?  Nietzsche 
ne  l'avait  pas  fait.  Cosima  tarda  des  semaines  à  le  remer- 
cier de  l'envoi  de  ses  Cinq  préfaces.  Quand  elle  répondit, 
ce  fut  avec  cordialité,  mais  sans  être  dupe.  Elle  ne  com- 
prenait rien,  lui  écrivait-elle,  à  son  «  humeur  joviale  ». 
Sans  doute  l'avait-elle  supposé  plus  endolori  (*).  Ils  en 
étaient  donc  à  se  fuir  et  à  se  taire.  A  Bayreuth  on  n'avait 
pas  cru  Nietzsche  sur  parole  quand  il  s'excusait  sur  sa 
fatigue;  et  Nietzsche  ne  pouvait  croire  Cosima,  dans  les 
semaines  qui  suivirent,  quand  elle  alléguait  le  désarroi 
causé  par  son  voyage  à  Berlin  et  à  Hambourg  (^). 

Cette  susceptibilité  attestait  au  fond  que  la  confiance 
ancienne  n'était  plus  Pourtant  Nietzsche  se  croyait  fidèle 
à  Wagner  dans  tout  ce  qu'il  projetait  de  grand.  N'avait- 
il  pas  essayé  de  fonder  à  Bâle  un  Wagner-Verein  ? 
N'avait-il  pas  tancé  vertement,  dans  le  Musikalisches- 
Mz^iiAô/a//,  un  journaliste,  Alfred  Dove,  et  un  aliéniste 
de  Munich,  Puschmann,  qui  avait  cru  spirituel  de  classer 
l'art  wagnérien  parmi  les  cas  classiques  du  délire  des 
grandeurs  (*)  ?  Après  ces  services  rendus  à  la  cause, 
Nietzsche  ne  pouvait-il  se  réserver  quelque  liberté  ? 
Wagner,  qui  n'était  exempt  ni  d'irascibilité  ni  de  pédan- 


(')  Ce  sonl  les  morceaux  qu'on  trouve  aujourd'hui  au  t.  IX,  pp.  t;{7-143, 
144-176,  273-28i,  42tj-iaO,  4:t9  443. 

(")  Corr.,  I,  236  —  E.  Foerster,  Wagner  iiiid  Xirtzsc/ie.  138,  li9. 
(')  Corr.,  I,  23");  II,  39U.  —  Glasbuapp,  Leben  R.  Wagners,  V,  îio. 
(*j  V.  l'aiticle  dans  E.  Foerster,  Biogr.,  II,  209. 


FONDATION      DE      BAYREUTH      305 

tisme,  ne  l'a-t-il  pas  tyrannisé  souvent?  Chez  Nietzsche, 
en  revanche,  la  sensibilité  n'était-elle  pas  trop  vibrante 
et  l'opiniâtreté  didactique  trop  tenace?  Deux  «  maîtres 
d'école  »  saxons  se  trouvaient  aux  prises  :  Chacun,  dans 
sa  pensée  artiste,  idéalisait  son  entêtement.  Nietzsche, 
moins  robuste,  en  venait  ainsi  «  pour  des  raisons  presque 
sanitaires  à  s'abstenir  d'un  contact  trop  fréquent  »  (*). 
11  l'a  avoué  depuis.  Mais  comment  Wagner  n'eût-il  pas 
deviné  quelque  chose  de  ce  dégrisement,  si  douloureux 
après  l'ivresse  que  Nietzsche  avait  eue  jadis  d'  «  appro- 
cher le  génie  »  ? 

Ce  ne  fut  pas  la  fin.  Si  parfois  Nietzsche  a  su  se  rendre 
compte  de  sa  nervosité,  il  a  oublié  toujours  d'accuser  son 
orgueil.  Soulagé  quand  les  soupçons  de  Wagner  se  dissi- 
paient, il  préparait  par  de  nouvelles  gaucheries  des 
malentendus  nouveaux.  Ertvin  Kohde,  durant  cette 
tournée  que  fit  Wagner  à  Hambourg,  du  18  au  25  jan- 
vier 1873  et  qui  fut  triomphale,  avait  mis  toute  sa  diplo- 
matie à  atténuer  des  froissements  tout  de  surface.  Les 
denx  amis  acceptèrent  ensemble  une  invitation  à  Bayreuth 
pour  Pâques.  Ce  fut  eu  réalité  une  de  ces  entrevues  qui 
laissaient  à  Nietzsche  une  émotion  mélangée  d'exaltation 
et  de  tristesse. 

Il  y  arriva  tout  rempli  des  études  nouvelles  de  chimie, 
de  mécanique,  de  biologie,  qu'il  avait  faites  pour  achever 
son  livre  sur  les  Philosophes  grecs  de  Vâge  tragique.  Il 
apportait  ce  fragment  éloquent,  aujourd'hui  connu, 
qu'il  lut  à  Cosima  (^).  Peut-on  conjecturer  ce  que  furent 
ces  conversations  de  Bayreuth,  si  décisives? 


(')  Corr.,  I,  236. 

C^)  W. ,  X,  p.  5-92.  —  Corr. ,11,  399.  —  Glasenapp,  Leben  R.  Wagners,  V,  63  sq. 
—  Nietzsche  eut  le  tort  d'apporter  aussi  sa  Monodie  à  Jeux,  Wagner  se 
prêta  de  bonne  grâce,  mais  sans  joie,  à  exécuter  à  quatre  mains  sur  le 
piano,  avec  Nietzsche,  celle  musique. 

ARDLER.    —   H.  20 


306  A  R  I  A  N  E  -  C  0  S  I  M  A 

Un  livre  passionnait  alors  le  public  allemand  : 
Der  alte  und  der  neue  Glaube,  de  David  Strauss.  Son 
ambition  égalait  celle  de  l'œuvre  w^agnérienne,  et  il  était 
risible  parlà-JIne  transformation  religieuse,  annonçait-il, 
avait  suivi  l'ébranlement  militaire  des  dernières  années  : 
le  Kiilturkampf.  Que  serait  l'humanité  allemande,  si, 
comme  il  était  probable,  elle  cessait  d'être  chrétienne? 
Cette  entrée  en  matière  à  elle  seule  froissait  Cosima,  si 
fervente  dans  son  christianisme.  Elle  y  discernait  une 
menace  pour  l'art.  Dès  janvier,  elle  avait  écrit  à  son 
neveu  Clemens  Brockhaus,  ses  appréhensions  : 

Jamais,  je  crois,  le  lien  de  la  religion  ne  fut  si  indispensable.  Et 
si  elle  manque,  où  donc  l'art  trouvera- t-il  un  sol  pour  y  croître  (*)? 

Il  semblait  à  Strauss  que  dans  la  pensée  humaine 
l'ère  religieuse  serait  relayée  par  une  ère  de  pure 
science  qui,  cependant,  ferait  à  l'art  sa  place.  L'assurance 
de  l'auteur  croissait  à  mesure  qu'il  avançait.  Il  parlait  des 
grands  musiciens,  glorifiait  Mozart,  et  de  Beethoven  osait 
(lire  :  «  Les  Muses  l'accompagnent  un  bout  de  chemin, 
puis  il  les  perd  de  vue(').  »  Quels  étaient  ces  «  faux 
admirateurs  »  qui  faisaient  l'éloge  du  maître  qu'on  peut  le 
moins  proposer  pour  modèle  ?  On  le  devinait,  à  lire  ce 
qui  était  dit  de  cette  /X*  Symphonie^  par  laquelle  Wagner, 
Tannée  d'avant,  avait  inauguré  ses  expériences  à 
Bayreuth  : 

La  IX«  Symphonie  est,  à  bon  droit,  la  favorite  d'un  goût  public, 
qui,  en  art,  en  musique  surtout,  tient  le  baroque  pour  génial,  l'informe 
pour  sublime  (*). 


(M  Glaserapp,  Leben  Wagners,  V,  74. 

(*)  Strauss,  Der  alte  u.  der  neue  Glaube,  1873,  p.  361. 

!«)  md.,  p  365. 


FONDATION      DE      BAYREUTH     307 

Gomment  ne  pas  voir  de  blessantes  attaques  contre  l'art 
wagnérien  dans  ces  appréciations  sur  Beethoven  ?  Et  si 
le  nom  de  Wagner  n'était  pas  prononcé,  ne  pouvait-on 
pas  le  lire  entre  les  lignes  d'une  conclusion  qui  prenait 
possession  de  l'avenir  au  nom  de  la  science  seule,  et 
par  des  à  peu  près  douteux,  en  excluait  toute  autre 
tentative  (*)? 

Les  événements  semblaient  donner  raison  à  l'insolente 
prédiction.  Sur  treize  cents  actions  de  patronage,  à 
300  thalers  l'une,  qu'il  fallait  pour  construire  Bayreuth, 
deux  cents  à  peine  avaient  trouvé  des  souscripteurs.  Sur 
1.500.000  francs  nécessaires,  on  en  avait  225.000.  Mais 
les  éditions  du  livre  de  Strauss  s'enlevaient  (').  Les  deux 
faits  témoignaient  de  la  même  inculture.  Nietzsche  fut 
touché  de  la  tristesse  qui  régnait  à  Bayreuth.  Il  se  souvint 
des  conversations  de  Strasbourg,  où  déjà  le  livre  de 
Strauss  été  mentionné  (^).  Il  avait  projeté  alors  un 
écrit  :  Baijreuthische  Horizontbetrachliingen.  11  s'était  fait 
une  liste  des  adversaires  à  attaquer  :  les  universités,  les 
philologues,  les  écoles  littéraires,  les  savants,  et  de  ce 
nombre  David  Strauss  (^).  Puis,  il  avait  abandonné  ce 
projet.  Maintenant,  il  lui  apparaissait  qu'il  devait  ajourner 
plutôt  le  livre  sur  les  Philosophes  grecs  de  l'âge  tragique. 

Nietzsche    prit    cette    résolution,    par   amitié.    Il    en 


(•)  Strauss  prétend  aussi  être  un  charron  (Wagner),  qui  sait  construire 
pour  les  routes  nouvelles.  «  Dass  der  Wagen,  dem  sicli  meine  werten  Léser 
mit  mir  haben  auvertrauen  mùssen,  allen  Anforderungen  entsprâclie,  will 
ich  gleichfalls  nicht  behaupten.  Dennoch  ziehen  unsere  wahrheitsgetreuen 
Berichle  immer  mehrere  Nachfolger  auf  die  neue  Strasse.  »  Ibid.,  p.  373. 
—  Nietzsche  a  très  bien  saisi  l'allusion  et  plaisantera  Strauss  de  son  «  cha- 
riot attelé  d'une  autruche  •  (Slratisnenicagen).  Voir  :  W.,  I,  242. 

(•)  Six  éditions  de  1872  à  1873. 

(')  Projet  de  préface  aux  Unzeitgemaessen,  W.,  X,  512  :  «  Slraussen  hielt 
ich  eigentlich  fur  mich  zu  gering  :  bekaempfen  mochte  ich  ihn  nicht.  Ein 
paar  Worte  Wagners  in  Strassburg.  » 

(*)  W.,  X,  242. 


308  A  H  I  A  N  E  -  C  0  S  I  M  A 

souffrit,  mais  il  n'hésita  pas.  Il  ne  faut  pas  oublier  qu'il 
partageait  certaines  convictions  de  Strauss.  Gomme  lui, 
il  pensait  que  les  temps  du  christianisme  étaient  révolus. 
«  Le  christianisme  sera  bientôt  mûr  pour  l'histoire  cri- 
tique, c'est-à-dire  pour  la  dissection  » ,  dira-t-il  à  quelques 
mois  de  là('),  et  il  le  pensait  déjà.  Wagner  aussi  l*i 
pensait  ;  mais  le  penserait-il  toujours,  ayant  Cosima 
contre  lui  f)  ? 

Et,  comme  Strauss,  Nietzsche  était  transformiste  et 
évolutionniste.  Il  ne  l'était  ni  à  la  façon  que  lui  reprochait 
Wilamowitz,  ni  à  la  façon  de  Strauss.  Il  ne  divinisait  ni 
les  lois  brutales  de  la  sélection  naturelle,  ni  les  lois  de  la 
formation  des  mondes (^).  Mais  il  y  croyait;  et  notait  dans 
ses  carnets  : 

Effroyable  logique  du. darwinisme,  que  d'ailleurs  je  liens  pour  vrai. 
Or,  toute  notre  vénération  s'attache  à  des  qualités  que  nous  croyons 
éternelles  :  morales,  artistiques,  religieuses  (*). 

Dans  l'ordre  des  phénomènes,  il  ne  croyait  pas  qu'on 
pût  éviter  cette  logique  de  la  causalité  et  de  révolution. 
Il  osa  le  dire  ;  et  de  tous  les  désaccords  avec  Cosima 
Wagner,  c'avait  toujours  été  le  plus  profond.  Nietzsche 
nous  en  fait  le  récit,  plus  tard,  sous  la  forme  chiffrée  de 
son  «  allégorie  »  (^).  Ariane,  c'est  comme  toujours  Cosima; 
Thésée,  cette  fois,  c'est  Wagner;  mais  par  Naxos,  il  faut 
sans  doute  entendre  Tribschen  : 

Bavardant  ainsi,  je  m'abandonnais  sans  frein  à  mon  instinct 
didactique  :  Heureux  d'avoir  quelqu'un  qui  supportât  de  m'entendre. 


(')  Die  Philosophie  in  Bedrcingmas,  %  38  (auLomne  1873),  W.,  X,  290. 
(*)  Ce  conflit  apparaissait  trô.s  bien  aux  amis.  V.  uaeJellrede  Malwida 
de  Meysenbng  à  Nietzsclie.  —  Corr.,  Ht,  401. 

(=•)  Die  Philosophie  in  Bednenqims,  >;  50  [W.,  X,  300). 
(*')  Der  letzle  Philosoph.,  $  121  [W.,  X,  159). • 
(»)  V.  plus  haut  :  Ae  Fragment  d'Kmpédorle. 


FONDATION      DE      B  A   Y  H  E  U  T  H      309 

Mais  à  cet  endroit  précisément,  Ariane  n'y  tint  plus.  Cette  histoire, 
en  effet,  se  passa  lors  de  mon  premier  séjour  à  Naxos...  «  Tout  cela, 
s'écria-t-elle  épouvantée,  c'est  du  positivisme  I  de  la  philosophie  à 
coup  de  groin  I  un  informe  mélange,  un  fumier  d'idées,  pris  dans  cent 
philosophies  1  Où  comptez-vous  en  venir  ?»  —  et  ce  disant,  elle  jouait 
impatiemment  de  ce  fil  fameux  qui  jadis  avait  guidé  son  Thésée  à 
travers  son  labyrinthe.  —  Il  parut  ainsi  qu'Ariane,  en  fait  de  culture 
philosophique,  retardait  de  deux  mille  années  (M. 

Etrange  et  douloureux  litige  intérieur.  11  fallait  conj- 
battre  David  Strauss,  puisqu'il  était  l'ennemi  du  wagné- 
risme.  Et  Nietzsche  ne  pouvait  le  combattre  qu'en  frois- 
santles  croyances  de  la  fenmie  qu'il  vénérait  le  plus,  mais 
qui,  philosophiquement,  désormais,  avait  sa  mésestime. 
Elle  ne  comprenait  pas  que  «  la  tâche  immense  de 
l'artiste  »  commençait  après  la  besogne  achevée  de  la 
critique  historique  et  de  la  science  évolutionniste.  Elle 
attachait  à  des  croyances  anciennes  la  destinée  de  l'art 
wagnérien.  Une  invisible  lutte  s'engageait  entre  Nietzsche 
et  elle,  dont  l'enjeu  était  Wagner  ;  comme  une  lutte 
s'était  engagée  entre  Nietzsche  et  Wagner,  dont  l'enjeu 
était  Gosima.  Dans  cette  bataille,  quelle  qu'en  fût  l'issue, 
il  n'y  avait  que  douleur.  Voilà  les  causes  de  la  mélan- 
colie durable,  avec  laquelle  Nietzsche  revint  de  Bay- 
reuth^'j.  Mais  il  fallait  vaincre  ;  et  il  eut  l'illusion  qu'il 
sauvait  l'art  wagnérien.  U  se  réfugia  donc  dans  la  «  fureur 
sacrée  »  ;  et  contre  Strauss,  qui  reprochait  au  wagnérisme 
d'être  la  mode  du  jour,  il  écrivit  la  première  Considération 
intempestive^  par  désespoir. 


(«)  Fragments  postliumes  de  1882-1888,  S  S99  (  W.,  XIII,  250) 
(•)  Corr.,  II,  406. 


LIVRE  TROISIEME 


lia  tentative  de  réformer  le  wagnérisme. 


inillllill!illlli!IIIIIII!lll!lill!!lll!l^ 


CHAPITRE       PREMIER 

LES  PREMIERES  ETUDES  SCIENTIFIQUES 
DE  NIETZSCHE 


POUR  se  rendre  compte  de  la  prodigieuse  distance  qui 
séparait  Nietzsche  de  Cosima  Wagner,  en  1873,  il 
faut  se  rappeler  que  Nietzsche,  depuis  ses  travaux 
de  1868  sur  Démocrite,  avait  dû  parfaire  notablement  ses 
études  de  science  positive.  Il  lui  était  apparu  que  la  philo- 
sophie grecque  avait  inventé  presque  toutes  les  hypo- 
thèses de  la  science  moderne.  Par  la  science,  il  retrouvait 
la  tradition  de  toute  vraie  philosophie.  Or  il  y  a  une  idée, 
et  une  seule,  au  centre  de  la  philosophie,  telle  que  la 
conçoit  Nietzsche  :  c'est  celle  de  la  valeur,  du  sens  et  de 
i'essence  de  la  vie.  De  là  cette  recherche  de  scieuce.  La 
philosophie  définit  les  valeurs.  La  science  seule  sait  les 
conditions  matérielles  qui  les  font  durer.  Pour  déterminer 
si  la  vie  vaut  la  peine  d'être  vécue,  il  faut  savoir  en  quoi 
elle  consiste  en  son  fond.  L'ambition  nécessaire  de 
Nietzsche  était  donc  de  réintégrer  la  vie  mentale  dans  la 
vie  organique.  Tentative  qui  le  menait  loin.  Car  la  vie  à 
son  tour  a  besoin  d'être  réintégrée  dans  le  mouvement 
de  la  matière  inorganique.  Dès  sou  premier  système, 
Nietzsche  aperçoit  cette  nécessité.  Par  degrés,  il  coor- 
donnera mieux  ses  connaissances  de  science  positive.  Dès 
1872,  il  commence  ses  lectures  de  physique  générale,  qu'il 


314     ETUDES     SCIENTIFIQUES 

multipliera  en  1873  et  1874.  Il  écrit  à  Erwin  Rohde  en 
novembre  1872  : 

Ne  manque  pas  de  donner  un  regard  au  livre  de  Zoellner  sur  La 
Nature  des  Comètes.  11  y  a  là  un  nombre  étonnant  de  choses  qui 
peuvent  nous  servir  (*). 

Et,  selon  son  habitude  généreuse,  il  prit  le  parti  de  ce. 
grand  honnête  homme,  Zoellner,  vilipendé  alors  par 
toute  la  corporation  des  physiciens. 

Puis,  déjà,  il  essaya  de  se  constituer  une  énergétique 
en  relisant  la  Philosophie  natweiie  du  vieux  Boscovich('). 
La  Geschichte  der  Chemie  de  Kopp,  Y Entwicklung  der 
Chemie  de  Ladenburg,  lui  enseignaient  comment  ont 
été  forgées  les  hypothèses  modernes  sur  la  constitution 
atomique  des  corps.  Il  se  risquait  à  explorer  la  Physique 
de  Pouillet.  Des  ouvrages  plus  insignifiants  :  Friedrich 
Mohr,  Allgemeine  Théorie  der  Bewegung  und  Kraft  (1869)  ; 
J.-H.  Maedler,  Das  Wmiderbare  des  Wellalls  (186λ) 
sollicitaient  son  attention.  Beaucoup  d'autres  constituaient 
le  fonds  de  sa  bibliothèque.  Ces  lectures  s'emmagasinaient 
dans  son  esprit.  Il  ne  les  élaborait  pas  encore  toutes,  mais 
une  théorie  de  la  matière  s'ébauchait  dans  son  esprit. 
Et  ces  souvenirs,  où  s'alimenteront  d'importants  chapitres 
du  Wille zurMacht,  orientaientdéjàlapenséede  Nietzsche, 
momentanément  préoccupée  de  biologie,  de  façon  que 
sa  théorie  ultérieure  de  la  matière  s'y  pût  souder  sans 
discontinuité. 


(*)  Corr.,  II,  366.  —  Zoellner  était  professeur  d'astroaomie  à  l'Univer- 
sité de  Leipzig. 

(*)  Il  l'emprunta  trois  fois  à  la  Bibliothèque  de  Bâle  (mars  1873,  avril 
1874,  novembre  187 i).  V.  Albert  Lbvy,  Stirner  et  Nietzsche,  p.  lOo.  Nous 
aurons  à  revenir  plus  tard  sur  ce  que  Nietzsche  doit  à  Boscovich. 


Z  0  E  L  L  N  E  R  315 


ZOELLNER 


Le  livre  de  Zoellner,  Ueber  die  Natur  der  Kometen, 
(1871),  avait,  aux  yeux  des  liommes  de  science,  des  qualités 
paradoxales  qui  devaient  séduire  Nietzsche  :  Il  faisait  aux 
physiciens  des  reproches  analogues  à  ceux  que  Nietzsche 
adressera  aux  historiens.  Succombant  sous  le  fardeau  des 
connaissances  de  détail,  les  physiciens  laissaient  s'atro- 
phier en  eux  la  faculté  de  réfléchir  aux  premiers  prin- 
cipes de  la  connaissance.  Les  plus  grands,  un  William 
Thompson,  un  Tyndall  n'écha^^paient  pas  à  ce  reproche. 
Dans  la  recherche  des  conditions  préjudicielles  qui 
rendent  la  connaissance  j)ossible,  Zoellner,  l'un  des 
premiers,  faisait  une  part  aux  raisonnements  incon- 
scients ;  et  par  là  son  livre  ^prolongeait  Schopenhauer.  A 
des  indices  extérieurs,  ces  raisonnements  obscurs  se 
reconnaissaient.  On  pouvait  alors  les  reconstruire  dans  la 
clarté  de  la  pensée  rationnelle.  Il  apparaissait  que  la 
connaissance,  pour  se  constituer,  supposait  des  inférences 
latentes  sur  la  constitution  intime  de  la  matière.  On 
pouvait  espérer  tirer  au  clair  tous  les  raisonnements 
cachés,  depuis  les  plus  élémentaires  qui  nous  aident  à 
nous  représenter  la  matière,  jusqu'aux  plus  complexes, 
qui  gouvernent  nos  rapports  avec  nos  semblables.  Pour 
Zoellner  ces  raisonnements  ne  différaient  que  par  le 
degré.  Mais  leur  objet  était  analogue:  une  grande  soli-- 
darité  joignait  les  êtres,  depuis  le  règne  inorganique 
jusqu'au  règne  humain.  Conclusion  faite  pour  réjouir  le 
schopenhauérisme  de  Nietzsche". 

(*)  ZoELLUER,  Natur  der  Kometen,  p.  IX,  XXVIII,  60. 


31G     É  T  U  D  E  s     S  G  I  E  N  T  I  F  I  Q  l'  E  S 

La  première  démarche  de  l'esprit,  pour  arriver  à 
connaître  le  monde  extérieur,  est  d'interpréter  les  sensa- 
tions. U  le  fait  par  un  raisonnement  inconscient.  Le  chan- 
gement apporté  à  son  état  affectif,  il  l'attribue  à  une 
cause  et  il  se  construit  une  idée  de  cette  cause.  Un  stimu- 
lant lui  est  venu  d'un  certain  centre  d'action.  Il  projettt' 
dans  le  monde  extérieur  la  notion  qu'il  s'en  fait.  C'est  ce 
que  nous  appelons  percevoir. 

La  même  série  d'opérations  révèle  que  cet  objet, 
construit  par  nous  en  dehors  de  nous,  est  variable.  Il 
s'y  passe  des  altérations  que  nous  appelons  mouvements. 
Aussitôt  notre  raisonnement  subconscient  de  se  remettre 
à  la  besogne.  Il  tâche  de  joindre  entre  eux  les  change- 
ments de  l'objet,  comme  il  a  tâché  de  joindre  l'objet  à 
notre  état  affectif.  Il  imagine  des  causes  du  mouvement 
qui  se  passe  dans  l'objet.  Gomment  les  imagine-t-il  ?  La 
conscience  claire  trouve  cette  construction  établie  quand 
elle  vient  à  y  réfléchir.  Ge  que  nous  appelons  les  qualités 
de  la  matière,  ce  sont  les  résultats  du  travail  que  fait 
obscurément  pour  nous  une  intelligence  subconsciente . 
Quand  nous  ouvrons  les  yeux  de  la  conscience,  déjà 
s'étale  devant  nous  le  produit  de  cette  obscure  inférence  : 
C'est  une  matière.,  qui  nous  paraît  étendue  dans  le  temps  et 
dans  Vespace,  et  dont  les  mouvements  nous  paraissent 
unis  par  un  lien  de  causalité  ('). 

Jusque-là,  rien  à  quoi  n'eût  sufti  le  travail  souterrain 
d'une  raison  qui  ne  se  connaît  pas.  Mais  il  y  a  la  raison 
qui  se  connaît.  Elle  approche  cette  matière  qui  lui  est 
donnée.  Elle  recommence  dans  la  pleine  clarté  les  mêmes 
opérations.  Elle  essaie  de  se  représenter  cette  causalité 
explicative  du  mouvement  matériel.  Elle  invente  ainsi 
l'idée  de  force,  l'idée  de  temps  pur.,  l'idée  d'espace  vide. 

I  '  i  fbid.,  p.  lo. 


Z  0  E  L  L  N  E  R  317 

Un  système  de  points  matériels,  joints  par  des  forces, 
voilà  en  quoi  se  résout  la  matière  colorée  et  tangible  de 
la  perception.  Il  lui  faut  plus  encore.  Elle  postule  comme 
un  axiome  que  la  quantité  de  force  ne  change  ni  dans 
l'espace  ni  dans  le  temps.  Le  constate-t-elle  ?  Non.  Mais 
ce  postulat  satisfait  à  son  besoin  de  causalité  ;  et  il  y 
satisfait  seul.  Car  toute  variation  de  la  quantité  de  force 
exigerait  une  nouvelle  explication  par  des  causes. 

De  là  des  inférences  nouvelles  sur  la  nature  des  causes. 
Des  théorèmes  connus  de  mécanique  montrent  que  seules 
des  forces  dont  l'action  est  inverse  au  carré  des  distances 
suffisent  au  postulat  de  l'indestructibilité  de  la  force  dans 
le  temps  et  dans  l'espace.  Truelles  sont  ces  forces?  Newton, 
le  premier,  posa  le  problème  avec  la  clarté  et  avec  le  cou- 
rage moral  qu'il  exigeait.  Il  faut  renoncer  à  comprendre  le 
monde,  ou  attribuer  à  la  matière  toutes  les  qualités  néces- 
saires à  satisfaire  l'axiome  de  causalité.  Newton  eut 
l'audace  d'attribuer  à  la  lune  et  aux  astres  des  forces 
d'attraction  non  observal)les.  Toutes  les  forces  décou- 
vertes depuis,  le  magnétisme,  l'électricité,  ont  été  cons- 
truites sur  le  schéma  newtonien. 

Or,  peut-être  ne  sommes-nous  pas  au  bout  de  nos 
inductions.  Zoellncr  invoque  nettement  le  droit  de  faire 
des  hypothèses.  Toutes  les  qualités  de  la  matière  sont 
hypothétiques.  Elles  ne  sont  pas  observées  directe- 
ment. Nous  les  induisons  d'après  nos  sensations.  Que  ces 
inférences  soient  subsconscientes  ou  non,  peu  importe. 
Nos  perceptions  même  sont  déjà  mêlées  d'hypothèses  ; 
et  ces  hypothèses  sont  commandées  par  la  nécessité. 
Il  n'y  a  d'ailleurs,  dans  un  cas  donné,  qu'une  hypothèse 
possible  et  suffisante  à  couvrir  nos  exigenceslogiques  (*). 
Mais  il  faut,  pour  l'affirmer,  la  force  de  suivre  jusqu'au 


')  Ibid.,  pp.  18,  103,  117. 


318     ÉTUDES     SCIENTIFIQUES 

bout  sa  pensée  et  l'audace  de  braver  la  prévention   des 
esprits  obscurs. 

Notre  explication  du  monde  exige-t-elle  de  nous  le 
courage  d'une  nouvelle  hypothèse  ?  Zoellner  pose  froide- 
ment le  problème  de  savoir  s'il  ne  faut  pas,  aux  qualités 
que  les  physiciens  reconnaissent  à  la  matière,  ajouter  la 
sensibilité.  Grave  scandale.  Les  métaphysiciens  étaient 
familiers  avec  ce  problème.  Zoellner  prétendait  l'aborder 
en  physicien.  Etait-ce  son  droit  de  brouiller  le  langage 
physique  et  le  langage  psychologique?  Pour  Nietzsche, 
l'intérêt  de  ses  recherches  commençait  là.  Il  s'agissait  de 
savoir  s'il  y  a  deux  langages  pour  décrire  le  réel,  ou  s'il 
n'y  en  a  qu'un.  Or,  nous  attribuons  la  sensibilité  à  la 
matière  organique.  Pour  quelles  raisons  ?  Il  y  a  là  une 
induction  très  incomplète,  appuyée  sur  un  raisonnement 
par  analogie.  Nous  sommes  un  organisme  et  nous  sentons. 
Nous  en  concluons  que  seuls  les  organismes  sentent. 
Est-il  prouvé  que  les  éléments  organiques  de  notre  corps 
contribuent  seuls  à  former  notre  sensibilité  ?  Il  est  prouvé 
seulement  que  les  appareils  organiques  différenciés  con- 
tribuent à  relier  nos  sensations.  Si  nous  savions  mieux 
observer  le  trouble  qu'un  choc  apporte  dans  le  mouve- 
ment des  groupements  moléculaires  d'un  cristal,  nous 
serions  peut-être  moins  prompts  à  conjecturer  qu'il  n'est 
pas  sensible  (*).  Quelles  preuves  apporter  de  cette  hypo- 
thèse? C'est  que  le  mouvement  même,  où  veulent  s'en 
tenir  des  physiciens,  n'est  peut-être  pas  explicable  sans 
elle. 

Les  organismes  nous  paraissent  se  conduire  par  des 
excitations  de  plaisir  et  de  douleur  ;  et  ils  obéissent  à  ces 
excitations  de  façon  à  réduire  au  minimum  la  somme  des 
douleurs.   Nous  n'en   avons  pas  la  preuve.    Mais  nous- 

(«)  Ibid.,  p.  113. 


ZOELLNER  319 

mêmes  nous  conduisons  ainsi,  et  en  leur  attribuant  les 
mêmes  mobiles,  nous  réussissons  à  prévoir  exactement 
comment  réagissent,  dans  le  cycle  où  ils  sont  enfermés, 
les  autres  vivants  que  nous  observons.  Peut-être  réussi- 
rons-nous de  même  à  prévoir  les  mouvements  de  la 
matière  mécanique,  en  admettant  qu'elle  est  sensible. 
Figurons-nous  d'après  l'analogie  suggérée  par  les  phé- 
nomènes les  plus  profonds  de  la  vie  cellulaire,  que  la 
transformation  de  l'énergie  potentielle  en  énergie  ciné- 
tique est  accompagnée  de  joie,  tandis  que  la  transfor- 
mation inverse  est  accompagnée  de  douleur  :  quelle  prévi- 
sion ferons-nous  sur  les  mouvements  de  la  matière  inorga- 
nique ?  Ne  devons-nous  pas  penser  qu'un  système  méca- 
nique tendra  de  lui-même  à  l'élimination  des  sensations 
de  douleur?  en  d'autres  termes,  que  ses  forces  produiront 
les  mouvements  qui,  dans  un  espace  fmi,  seront  de  nature 
à  réduire  au  minimum  le  nombre  des  chocs  {^)  ?  Mais  c'est 
précisément  ce  que  confirme  la  mécanique,  sans  pouvoir 
donner  de  raisons  de  la  loi  qu'elle  affirme. 

11  est  très  peu  probable  que  la  science  adopte  jamais  la 
terminologie  proposée  par  Zoellner.  On  peut  douter  que 
cette  terminologie  facilite  aucune  prévision.  Elle  trans- 
pose en  langage  de  l'àme  des  faits  observés  dans  l'ordre 
des  corps.  A  ces  traductions  la  science  n'a  rien  à  gagner. 
Il  est  donc  improbable  que  des  traités  de  mécanique 
tiennent  jamais  compte  de  l'idée  de  joie  et  de  douleur. 
Mais  la  métaphysique  n'a  rien  à  y  perdre  ;  et  elle  peut 
transposer  en  langage  de  l'esprit  les  formes  d'existence 
que  l'observation  externe  constate.  Il  lui  suffit  pour  rester 
dans  son  droit,  une  fois  cette  transposition  faite,  de  ne 
plus  redescendre  dans  la  région  de  la  science.  C'est  ce 
que  ne  faisait  pas  Zoellner,  mais  ce  que  fera  Nietzsche, 

(«)  Ibid.,  p.  MO. 


320    ÉTUDES     SCIENTIFIQUES 

L'idée  le  séduisait  d'un  raisonnement  inconscient,  par 
lequel  nous  imaginons  les  qualités  de  la  matière.  Il 
préférait  appeler  métaphores  ces  raisonnements  par 
analogie,  qui  passent  dans  la  pénombre  de  la  conscience  (•). 
Or,  l'analogie  qui  nous  les  fait  construire,  n'est-ce  pas 
notre  propre  esprit  ?  Il  semblait  donc  bien  à  Nietzsche  que 
la  théorie  de  Zoellner  achevait  le  cycle  de  la  spéculation 
humaine.  Elle  terminait  la  série  des  grands  systèmes  qui 
avaient  conçu  d'abord  les  dieux  créateurs  du  monde  sur  le 
modèle  de  l'homme,  puis  les  qualités  des  choses  comme 
semblables  aux  qualités  humaines. 

Au  terme,  on  en  vient  à  la  sensation.  Grande  question  :  La  sen- 
sation est-elle  un  fait  primitif,  inhérent  à  toute  matière  (')? 

Et,  après  avoir  hésité,  Nietzsche  hasardait  : 

Toute  la  logique  dans  la  nature  se  résout  en  un  système  de  joies  et 
de  douleurs.  Tous  les  êtres  recherchent  la  joie  et  fuient  la  douleur  : 
Voilà  les  lois  éternelles  de  la  nature. 

Cette  conclusion  venait  à  la  rencontre  de  toutes  ses  idées 
musicales.  Il  était  possible  désormais  de  prolonger  dans 
un  sens  pythagoricien  la  métaphore  de  Zoellner;  et  plus 
que  jamais  aussi  la  philosophie  d'Heraclite  ressaisissait 
Nietzsche.  Peut-être  toutes  choses  étaient-elles  ondulation 
profonde  d'émotions  qui  passent  comme  des  rides  mou- 
vantes. Pourtant  ces  émotions  reflétaient  à  coup  sûr  un 
état  de  choses  externe.  De  quelle  sorte?  Nietzsche  pouvait 
ici  dépasser  Zoellner  : 

Toute  joie  repose  sur  de  la  proportion  ;  toute  douleur  sur  de  la 
disproportion.  Les  intuitions  qui  représentent  des  rapports  numériques 
simples,  sont  belles  (*j. 


(*)  Nietzsche,  Philosophenbuch,  ,^  139  (W.,  X,  16i  sq.). 
(«)  iNiETzscuE,  /bid.,  $  103,  110  (W.,  X,  lo4-loo). 

(2)  /biil.,  S  98  (  \V.,  X,  lu2).  V.  notre  t.  III,  Nietzsche  et  le  Pesshyiisme  esthé- 
tique, chap.  La  Philosophie  de  l'Illusion. 


Z  0  E  L  L  N  i:  R  321 

Dans  le  foud  de  toute  matière,  il  y  avait  des  centres 
émotifs  sensibles  au  rythme;  et  la  philosophie  schopcn- 
hauérienne  de  la  musique  recevait  de  ce  phénomène  nou- 
veau une  confirmation  d'une  force  infinie. 

A  mesure  que  Zoellner  poursuivait  sa  déduction, 
Nietzsche  se  rapprochait  de  lui  davantage.  Ce  qu'il  y 
avait  en  germe  dans  le  traité  sur  la  Nature  des  Comètes, 
€'est  une  théorie  de  l'évolution  des  fonctions  mentales  et 
morales  supérieures.  Toutes  partaient  de  cet  liuml)le  ins- 
tinct :  réduire  au  minimum  la  douleur.  La  sélection  natu- 
relle produisait  peu  à  peu  dans  les  vivants  les  organes 
nécessaires  pour  y  parer.  11  fallait  concevoir  l'intelligence 
et  la  moralité  supérieures  comme  issues  de  la  lutte  pour 
la  vie  par  une  sélection  corrélative  à  celle  qui  résulte  des 
transformations  biologiques  (').  Des  organes  de  sensibilité 
et  de  mouvement  plus  diftérenciés  élargissent  pour  les 
vivants  supérieurs  le  champ  de  leur  exj)loration  et  inten- 
sifient leurs  sensations.  Un  moment  vient  où  ils  ne  réa- 
gissent pas  seulement  contre  une  sollicitation  momen- 
tanée et  réduite  au  contact  présent  :  Us  discernent  des 
excitations  à  venir  et  distantes.  Ils  préparent  une  réaction 
étendue  dans  la  durée  et  dans  l'espace.  S'orienter  ainsi, 
se  garer,  de  loin  et  d'avance,  voilà  ce  qui  s'appelle  agir. 
Il  y  faut  un  organe  où  se  gravent  les  expériences  passées, 
dont  la  reviviscence  suggère  la  défense,  le  geste  qui  pare. 
Cet  organe,  qui  assure  la  liaison  des  sollicitations  reçues 
du  dehors  et  des  réactions  qui  y  sont  adaptées,  est  le  cer- 
veau. Mais  l'activité  psychologique  qui  correspond  inté- 
rieurement à  sa  fonction  sensitive  et  motrice,  c^iVintelli- 
gence.  La  perfection  de  cet  organe  a  pour  mesure  la 
distance  k  laquelle  il  peut  remonter  dans  le  passé  et  la 
quantité  d'avenir  qu'il  peut  prévoir  {^). 


(*)  Zoellner,  NaUtr  der  Kometen,  p.  52.  —  (")  lOid.,  pp.  .o3,  59. 

ARDLER.    —    II.  21 


322     É  T  IDES     S  G  I  E  >'  ï  I  F  I  Q  L'  E  S 

Tout  le  progrès  ultérieur  consistera  à  étendre  cette 
zone  de  la  durée  où  remontent  les  souvenirs  et  que  couvrent 
nos  prévisions.  Un  instrument  d'adaptation  souple  et  fort 
nous  est  ainsi  assuré.  Une  quantité  notable  de  vitalité 
s'ajoute  à  notre  vie  présente.  Les  joies  et  les  douleurs^ 
actuelles  s'accroissent  des  joies  et  des  douleurs  revivis- 
centes  du  passé,  mais  aussi  de  celles  que  nous  anticipons 
sur  l'avenir.  Un  instinct  profond,  là  encore,  nous  prescrira 
d'assurer  notre  vie  par  la  sélection  des  émotions  heu- 
reuses. Cetinstinct  peut  se  tromper.  La  réaction  qui  nous 
gare  du  danger  extérieur  n'est  pas  tout  de  suite  adaptée 
à  sa  fin.  Sous  l'empire  de  certaines  excitations,  des  actes 
ont  lieu  parfois  qui,  à  l'examen,  auraient  pu  s'accomplir 
avec  une  peine  moindre.  Ces  actes  usent  l'organisme  trop 
^'ite  ;  et  ils  atrophient  les  organes  qu'ils  ont  laissés  inertes, 
et  qui  les  auraient  accomplis  avec  un  moindre  effort.  Il  se 
peut  ainsi  que  nous  fassions  de  notre  cerveau  et  de  notre 
intelligence  un  usage  abusif,  comme  de  tous  nos  organes 
et  de  toute  notre  sensibilité. 

L'évolution  consciente  de  lintelligence  peut  avoir 
deux  fins,  très  différentes  : 

1°  Elle  est  au  service  du  corps.  Elle  aide  le  corps  à 
trouver  l'équilibre  harmonieux  de  ses  sensations.  Elle 
prend,  donc  place  dans  l'ensemble  des  fonctions  défen- 
sives que  les  organismes  se  sont  données  pour  assurer  leur 
survie.  Cette  prise  de  possession  du  monde  matériel  par 
la  vie,  commencée  inconsciemment  par  des  réactions 
obscures  contre  les  excitations  du  dehors,  l'intelligence 
technique  la  continue  à  la  clarté  de  la  conscience.  Au 
terme,  elle  crée  l'induslrie. 

2°  Elle  cesse  d'être  au  service  du  corps^  pour  servir  notre 
besoin  de  connaître  les  causes.  L'intelligence,  d'abord 
inconsciemment,  et  par  un  processus  qui  a  duré  des  géné- 
rations innombrables,  s'est  créé  l'image  d'un  monde  exté- 


Z  0  E  [.  L  N  i:  n  323 

rieur  dill'érencié  où  elle  s'oriente.  Elle  continue  consciem- 
meût  cette  opération,  qui  finit  par  devenir  une  fin  en 
eile-même.  Nous  tâchons  alors  de  connaître,  non  pour  un 
profit  technique  et  industriel  immédiat;  mais  parce  qu'U 
nous  parait  que  le  développement  d'une  intelligence 
informée,  qui  recule  à  l'infini  dans  le  passé  les  limites  du 
connaissable  et  prolonge  à  l'infini  dans  l'avenir  l'éten- 
due de  la  prévision  sûre,  facilitera  de  mille  fâchons  impré- 
vuies  l'orientation  dans  l'univers  de  toute  la  race  humaine. 
Au  teiTine,  cette  intelligence  crée  la  science  {^). 

Ainsi  la  science  est  le  développement  le  plus  haut  de 
l'intelligence  adaptatrice  ;  et  elle  est  à  la  technique  indus- 
trielle ce  que,  dans  Forganisme  vivant,  la  conscience  du 
mpuvement  est  au  mouvement  même.  Elle  en  est  l'aspect 
tout  intérieur,  et  c'est  pourquoi  elle  n'est  jamais  attachée 
à  un  intérêt  momentané  et  local.  Elle  représente  les  des- 
tinées de  la  race  entière  et  du  inonde,  et  non  pas  les 
intérêts  d'un  groupe  restreint  de  vivants  qui  exploitent 
un  coin  de  terre.  De  même,  elle  est  l'œuvre  d'une  immense 
collaboration  où  chacun  prend  conscience  des  fins  géné- 
lales  poursuivies  partons.  Elle  pose,  avec  plus  d'intensité 
encore  que  la  technique,  la  question  de  l'adaptation  des 
vivants  à  des  fins  non  plus  individuelles,  mais  sociales. 
Ge^  effort  convergent  et  durablement  organisé  crée  un 
vivant  nouveau,  composé  de  vivants,  la  société. 

Dans  la  vie  en  société  tout  homme  poursuit  deux  sortes 
de  fins,  les  siennes  et  les  fins  sociales.  Zoellner  préfère 
appeler  ces  dernières,  des  fins  idéales.  C'est  une  autre 
façon  de  dire  que  l'idéal  est  d'origine  sociale.  L'idéal  nait 
du  besoin  comme  toute  vie  consciente.  Un  vivant  qui  a 
manqué  le  but  pour  lequel  il  est  organiquement  construit, 
•  •Il  a  de  la  douleur.   Une  société  mal   adaptée  à  sa  fin, 

^1_;^('    lljid.,  pp.  68-69. 


324    ÉTUDES     SCIENTIFIQUES 

souffre  et  se  détruit.  Mais  l'individu  par  la  faute  de  qui  cette 
fin  sociale  a  été  manquée,  se  rend  compte  de  sa  participa- 
tion défectueuse  à  l'effort  social  et,  s'il  a  gardé  de  l'atta- 
chement pour  son  groupe  social,  il  a  honte.  Le  groupe 
social  lui  reproche  sa  collaboration  défectueuse  sous  le 
nom  à  immoralité. 

Le  langage  étant  une  institution  sociale  destinée  à  faci- 
liter l'entente  entre  les  hommes,  il  est  honteux  de  mentir, 
parce  que  le  mensonge  détourne  le  langage  de  sa  fonc- 
tion sociale  (').  Il  naît  toujours  en  nous  un  sentiment  dou- 
loureux de  honte  quand  une  fonction  sociale  est  mal 
accomplie  par  nous,  et  un  sentiment  joyeux  de  dignité, 
quand  nous  avons  facilité  l'œuvre  sociale.  Ces  sentiments 
peuvent  être  très  instinctifs.  Ils  reposent  alors  sur  des 
raisonnements  inconscients,  et  tout  se  passe  comme  si  nous 
avions  un  sixième  sens  pour  apercevoir  des  qualités  inhé- 
rentes aux  actes  que  nous  commettons  ou  voyons  com- 
mettre. Ils  nous  paraissent  en  eux-mêmes  louables  ou  blâ- 
mables (*).  Nous  les  tenons  pour  des  produits  en  quelque 
sorte  organiques  des  hommes  qui  les  accomplissent.  Nous 
admirons  ceux  dont  la  nature  est  d'accomplir  des  actes  que 
notre  sentiment  social  juge  bons.  Il  faut  voir  là  un  prolon- 
gement de  cet  instinct  d'imitation  primitif  auquel  les  êtres 
organisés  doivent  tant  de  progrès.  Nous  éprouvons  de  la 
ynodestie,  parce  que  nous  ne  croyons  pas  que  notre  nature 
propre  fructifie  aussi  aisément  en  actes  éminents.  Ce  don 
de  l'admiration  et  cette  modestie  stimulent  l'effort  et  par 
là  servent  l'amélioration  de  la  race.  Mais  les  instincts  qui 
servent  le  mieux  l'intérêt  social  peuvent  manquer  leur 
but.  Car  il  y  a  des  hommes  qui  savent  les  exploiter  pour 
leur  profit  propre.  Ce  péril  nous  menace,  puisqu'il  existe 


(')  Ibid.,  p.  bîi. 
(•)  Jbid.,  p.  138. 


Z  0  E  L  L  N  E  a  325 

en  nous  une  dualité  de  plaisirs  et  de  déplaisirs,  les  uns  indi- 
viduels, les  autres  sociaux. 

V  Certains  hommes,  en  effet,  abusent  des  joies  attachées 
aux  actes  par  lesquels  est  assurée  la  conservation  de  l'indi- 
vidu. S'ils  les  préfèrent  toujours  aux  satisfactions  que 
donnent  les  actes  socialement  nécessaires,  ils  détruisent 
l'équilibre  social  :  c'est  de  l'immoralité.  Elle  ne  peut  se 
guérir  que  par  une  sélection  prolongée  qui  affaiblira  le 
pouvoir  des  mobiles  dangereux. 

2°  D'autres  hommes  détournent  à  leur  profit  les 
témoignages  de  satisfaction  sociale.  Ils  tirent  parti  de  la 
modestie  du  grand  noml)re,  pour  amonceler  sur  eux- 
mêmes  l'admiration  commune.  Ils  accumulent  les  titres 
honorifiques.  Us  renversent  l'ordre  naturel  qui  faisait, 
des  distinctions  sociales,  l'hommage  naïf  rendu  au  mérite. 
Les  services  qu'ils  rendent  sont  un  moyen  pour  arriver  à 
des  satisfactions  de  vanité.  Après  quoi,  il  ne  reste  qu'à 
organiser,  de  complicité,  avec  les  intrigants  de  même 
sorte,  l'admiration  mutuelle  des  services  imaginaires. 
Il  n'y  a  pas  de  plus  sur  moyen  d'anéantir  l'activité 
publique  en  général  et  d'atrophier  celle  de  toutes  les  acti- 
vités qui  demande  le  désintéressement  le  plus  grand, 
c'est-à-dire  la  science  ('). 

La  théorie  de  Zoellner,  partie  de  la  considération  des 
plus  élémentaires  instincts,  s'achevait  donc  dans  l'étude 
des  formes  les  plus  élevées  de  la  moralité  et  de  la  science. 
Elle  leur  découvrait  à  toutes  une  commune  structure, 
épanouie  seulement  et  dilïérenciée  par  la  sélection.  Elle 
savait  indiquer  le  sens  de  l'évolution,  et  fixer  le  moment 
de  la  décadence.  Elle  définissait  cette  décadence  comme 
une  aberration  de  l'instinct,  devenu  incapable  de  suivre 
le  raisonnement  occulte  ou  conscient  qui  le  mène  à  ses 

(«)  //>iV/.,  pp.  63,  fii,  71,  73. 


Sm     ETUDES     S  C  1  E  N  T  I  F  I  Q  E  E  S 

ans.  C'est  une  définition  que  Nietzsche  n'oubliera  plus,  et 
nous  la  retrouverons  souvent,  qu'il  s'agisse  soit  de  quà/li- 
fler  la  morale  des  sexes,  soit  d'apprécier  les  erreurs  d'une 
classe  dirigeante  qui  laisse  échapper  le  pouvoir,  soit  dé 
juger  ses  propres  essais  dans  une  profession  qui  n'était 
pas  faite  pour  assurer  le  rendement  le  plus  utile  de  toutes 
ses  facultés. 

Mais,  pénétré  largement  de  la  pensée  de  Zoellner,  il 
savait  aussi  la  critiquer.  Zoellner  avait  laissé  de  côté,  à 
dessein,  l'explication  des  aptitudes  d'art  (').  C'étaient 
celles  dont  Nietzsche  avait  le  plus  de  souci.  L'antagonisme 
intérieur  s'engageait  donc  entre  dos  instincts  plus  nowi- 
breux  que  ne  croyait  Zoellner.  La  lutte  n'était  pas  seule- 
ment entre  Finstinct  de  vivre  et  celui  de  connaître  ;  e»tre 
l'instinct  individuel  et  l'instinct  social.  Toutes  les  notions 
échafaudées  par  ces  instincts,  et  qu'ils  prennent  pour  des 
vérités,  que  sont-elles  en  leur  fond?  Peut-être  des  méta- 
phores, et  alors  en  quoi  diffèrent-elles  des  imag-es  de 
l'art?  Les  images  aussi  peuvent  ser^^r  à  nous  consoler, 
à  nous  grouper  par  l'admiration.  Elles  nous  in\'itent 
à  prendre  modèle  sur  elles.  Certes,  elles  prennent  la 
forme  de  nos  besoins  qu'elles  reflètent.  Elles  sont  des 
apparences.  Mais  elles  se  donnent  pour  telles;  et  c  est  là 
leur  sincérité.  Nietzsche  écrivit  alors  son  traité  Uebei- 
Wahrheit  tmd  Luge  im  aussermoralischen  Sinne  {été  de 
1873)  (=).  Il  combattit  Zoellner  au  nom  de  l'art  oublié. 
Pourtant,  le  problème  posé  par  Zoellner  continuait  à 
l'obséder.  On  avait  beau  soutenir  que  la  science  était  de 
nature  imagée  en  son  essence,  comme  l'art  ;  il  apparai'ssait 
clairement  que  les  théorèmes  de  la  science  ne  répondaient 
pas  aux  mêmes  fins  que  la  création  d  images  belles. 


C)  fbicl.,  p.  68. 
(»)   H'.,  X,  18S-2i;i. 


D  A  H  W  I  N  327 

Qui  donc  fallait-il  suivre?  La  science  qui  prolongeait 
ses  prévisions  jusqu'au  plus  lointain  avenir  ou  l'art  qui 
dressait  devant  nous  l'image  de  l'humanité  future? 

La  première  philosophie  de  Nietzsche  affirme  la  pri- 
mauté de  l'art.  Ce  ne  pouvait  être  pourtant  sa  seule 
philosophie.  N'est-ce  pas  assurer  la  sélection  d'un  génie 
artiste  plus  compréhensif  que  d'exiger  de  lui  une  sensibi- 
lité imprégnée  de  toute  la  réflexion  et  de  toute  la  science 
aujourd'hui  accessibles?  Wagner  était  l'exemple  éminent 
de  ce  génie  réfléchi.  Mais,  bien  entendu,  il  fallait  orienter 
la  science  vers  cette  besogne  de  vie  qu'elle  oublie.  11  fallait 
combattre  Wagner,  pour  élargir  rationnellement  le  wag- 
nérisme,  et  il  fallait  combattre,  au  nom  de  la  vie,  l'œuvre 
desséchée  de  nos  savants,  pour  la  rendre  utilisable  à  l'art. 
Voilà  pourquoi  la  lecture  d'un  traité  sur  les  Comètes  peut 
préparer  les  satires  de  Nietzsche  contre  l'histoire  et  contre 
la  philologie  du  temps  présent.  Et  voilà  encore  comment 
Nietzsche  ne  fut  jamais  si  fidèle  à  la  tradition  vvagné- 
rienne  que  le  jour  où  il  voulut  y  faire  entrer  de  force 
un  nouveau  rationalisme  évolutionniste. 

II 

RÉSIDUS    DARWINIENS    DANS    NIETZSCHE 

Si  violente  que  fût  l'impression  laissée  dans  son  esprit 
par  l'ouvrage,  scandaleux  alors,  de  Zoellner,  Nietzsche  en 
aurait  été  moins  frappé,  si  ce  livre  n'avait  précisé  eu  lui 
des  idées  qui  déjà  lui  étaient  familières;  et  ces  idées 
étaient  darwiniennes.  Darwin  avait  complété  son  livre  sur 
V Origine  des  espèces  par  un  traité  sur  La  Descendance  de 
l'Homme;  et  il  avait  cru  montrer  que  la  moralité  humaine 
s'explique  par  la  loi  de  sélection  naturelle.  Zoellner  à  son 
tour  avait  cru  compléter  l'hypothèse  darwinienne.  Il  n'at- 


328    ÉTUDES     SCIENTIFIQUES 

tribuait  pas  seulement  la  victoire  aux  tendauces  les  plus 
fortes,  mais  il  croyait  démontrer  que  les  tendances  les 
plus  fortes,  ce  sont  celles  qui  nous  procurent  le  minimum 
de  douleur.  Il  s'expliquait  ainsi  que  l'intelligence  dût 
l'emporter  sur  l'instinct  obscur.  De  tous  les  aperçus  de 
Zoellner,  il  n  y  en  a  aucun  qui  fût  davantage  de  nature  à 
toucher  Nietzsche,  et  son  intellectualisme  sera  chose  dé- 
cidée, le  jour  où  Tintelligence  lui  apparaîtra  comme  une 
force  qui  assure  la  survie. 

Il  n'est  que  temps  à  présent  de  se  souvenir  que  celle 
conclusion  était  déjà  celle  de  Darwin.  On  ne  sait  pas  ce  que 
Nietzsche  en  a  lu.  On  peut  prouver  que  les  idées  darwi- 
niennes l'ont  atteint  par  la  Geschichte  des  Materialismus 
(le  Lange,  dès  1868  (*);  et  ce  n'est  peut-être  pas  en  vain 
qu  il  a  eu  dans  sa  bibliothèque  le  livre  d'Oscar  Schmidt, 
Descendenzlehre  und  Darwinismus  (1873)  et  celui  de 
Na?geli,  Entslehung  und  Becjriff  der  naturhistorischen 
Art  (1865)  (^).  Dans  les  graves  querelles  soulevées  par  le 
darwinisme,  ce  n'est  pas  l'acquis  biologique  de  Darwin 
qu  il  estimait  le  plus,  mais  son  acquis  moral.  Décrire 
0  la  généalogie  de  la  morale  »,  ce  sera  le  problème  de  sa 
vie,  pour  arriver  à  ouvrir  les  perspectives  de  la  moralité 
future.  Il  est  donc  improbable  qu'il  ait  ignoré  la  Descen- 
dance de  l'Homme,  où  Darwin  essayait  une  (elle  généalogie. 

Nietzsche,  quand  il  s'attaqua  à  la  tentative  de  Darwin, 
fit  comme  toujours  :  il  tâcha  de  combler  les  lacunes  du 
darwinisme.  C'était  une  faible  théorie  de  l'intelligence 
que  celle  de  Darvv^in.  Il  était  aisé  de  dire  que  «  la  diffé- 
rence entre  l'esprit  de  l'homme  et  l'esprit  des  animaux 
n'était  que  de  degré  et  non  d'espèce  »  (^),  et  que  «   Vimi- 


i'     C<trr.,i,Ti. 

(*i  E.  FosRSTBR,  Biogr.,  II,  522. 

l^-i  Darwin,  Desccndmicc  (li>  l'Homme,  Irad.  franc.,  p.  136. 


D  A  R  W  I  N  329 

tation  des  engins  inventés  par  les  plus  sagaces,  la  pra- 
tique habituelle  à\\\\  art,  fortifient  l'intelligence  »(*).  On 
ne  voyait  pas  ce  qu'il  fallait  «  imiter»  ou  «  habituellement 
pratiquer  ».  Et  qu'une  tribu  plus  intelligente  l'emportât 
sur  nne  tribu  moins  bien  douée,  on  n'en  disconvenait  pas  ; 
mais  on  n'apercevait  pas  l'essence  constitutive  de  cette 
intelligence,  dont  les  degrés  amenaient  la  survie. 

Pareille  obscurité  enveloppait  la  notion  de  sympa- 
thie. Darwin  trouvait  en  elle  l'explication  des  instincts  so- 
ciaux. Il  ne  croyait  pas  que  ces  instincts  pussent  se  ré- 
duire à  un  égoïsme  affiné.  Les  explications  anciennes,  pro- 
posées par  Adam  Smith  ou  Bain,  faisaient  dériver  la  sym- 
pathie d'un  vif  souvenir  que  nous  ont  laissé  d'anciens 
états  de  douleur  ou  déplaisir.  Comiïie  le  tragique  grec, 
ces  auteurs  concevaient  la  pitié  envers  une  personne  qui 
souffre  comme  le  réveil  en  nous  d'une  souffrance  pareille, 
dont  la  pensée  encore  est  cuisante.  Darwin  ne  se  satisfait 
pas  d'une  aussi  simple  théorie  ;  et  il  sait  bien  qu'une  per- 
sonne qui  nous  est  chère  excite  plus  notre  sympathie 
qu'une  autre,  si  elle  souffre  (^).  Pour  lui,  la  sympathie, 
l'amour,  toutes  les  formes  de  tendresse  sont  des  faits 
à  part,  dont  la  conscience  ne  dit  pas  l'origine,  et  nous  ne 
savons  s'ils  remontent  à  une  époque  très  reculée  ou  s'ils 
surgissent  d'al)ord  dans  la  conscience  particulière  (').  C'est 
où  Nietzsche  éprouvera  que  le  schopenhauérisme  était  à 
la  fois  moins  naïf  au  sujet  des  mobiles  de  la  vertu  vul- 
gaire, et  qu'il  savait  éclairer  la  vertu  supérieure  jusqu'à 
des  profondeurs  où  n'atteignait  aucune  science. 

Mais,  ces  instincts  sociaux  donnés,  Darwin  croit  qu'il 
suffit  de  les  combiner  avec  l'intelligence  pour  qu'il  en 
résulte  avec  nécessité  la  moralité  humaine.  Dès  qu'il  y  a 
une  intelligence,  n'est-elle    pas  remplie  par  l'image   de 


')  Ibid.,  p.  140.  —  H  Ibid.,  p.  113.  —  (")  Ibid.,  p.  116. 


î^30     K    r  U  D  E  s     SCIE  >    r  I  F  I  Q  U  E  s 

nos  actions  passées  et  par  les  motifs  qui  nous  ont  poussés 
à  agir?  Qu'un  de  nos  instincts  soit  un  jour  resté  insatisfait, 
ce  souvenir  monte  à  la  conscience.  Nous  sentons  qu'une 
tendance  obscurément  persistante  a  été  refoulée  par  «ne 
autre.  Un'en  faut  pas  plus  pour  expliquer  le  regret,  senti- 
ment vif  d'avoir  perdu  des  satisfactions  que  nous  nous 
rappelons  inhérentes  à  cet  instinct  évincé  (/). 

Les  vivants  intelligents  et  groupés  par  l'instinct  social 
en  sont-ils  à  posséder  déjà  un  langage,  aussitôt  une  nou- 
velle comparaison  se  fait.  L'homme  aura  présents  à  l'esprit, 
non  seulement  ses  actes,  mais  l'opinion  de  ses  sembla- 
bles sur  ses  actes.  Le  plaisir  qu'il  a  de  vivre  en  société  le 
rend  influençable  à  cette  opinion  sociale.  U  s'aperçoit  que 
de  certaines  qualités  sont  estimées  seules.  Et  l'analyste 
peut  se  convaincre  que  ce  sont  toujours  les  vertus  indis- 
pensables à  des  hommes  encore  grossiers  pour  s'associer 
en  tribus.  Instinctivement,  aujourd'hui  encore,  nous  ho- 
norons l'homme  brave  plus  que  l'homme  bon,  même  si 
ce  dernier  est  plus  utile  ;  et  nous  mésestimons  la  pru- 
dence, parce  qu'il  est  bon  qu'un  homme  soit  prêt  à  se  sa- 
crifier pour  la  collectivité  ('). 

Rien  n'a  frappé  Nietzsche  autant  que  la  théorie  de  la 
lutte  intérieure  des  instincts  pour  la  vie,  d'où  sort,  par  sé- 
lection, la  moralité  supérieure.  Selon  Darwin,  peut-être, 
à  l'occasion,  ne  résisterons-nous  pas  à  apaiser  notre  faim 
avec  le  bien  étranger,  à  satisfaire  une  vengeance,  à  évi- 
ter un  danger  aux  dépens  d'autrui.  Mais  le  temps  passe. 
Les  instincts  de  sympathie  reprennent  le  dessus.  L'image 
pourtant  de  ces  satisfactions  égoïstes  d'autrefois  n'est  pas 
effacée.  Cet  instinct  robuste  de  bienveillance  qui  se  com- 
pare aux  actes  accomplis  comprend  qu'il  a  été  sacrifié. 


(')  Ibid.,  pp.  lOi,  lOo. 
n  Ihid.,  p.  127. 


D  A  R  W  I  N  331 

Et  de  là  ce  sentiment  auquel  tous  les  animaux  sont  sujets, 
dès  qu'ils  ont  refusé  d'obéir  à  un  instinct,  mais  qui  chez 
l'homme  social  s'appelle  le  remo7'ds{^). 

A  l'avenir,  le  souvenir  de  ce  remords  sera  à  son  tour 
déterminant.  Il  luttera  contre  la  velléité  même  du  méfait. 
Cette  reviviscence,  dans  le  souvenir,  des  joies  que  nous 
avons  eues /à  suivre  nos  instincts  sociaux  ou  des  rem^ords 
qu'il  en  a  coûté  de  les  enfreindre,  voilà  toute  la  cons- 
cience,  C'est  cette  levée  de  sentiments,  jointe  à  l'ins- 
tinct durable  de  sympathie,  qui  nous  donne  assez  d'em- 
pire sur  nos  passions  pour  qu'elles  cèdent  sans  lutte.  E1 
cette  pression  impérieuse,  dont  la  force  seule  est  en  ques- 
tion, quelles  que  soient  les  velléités  refoulées  par  elle, 
voilà  ce  qu'on  appelle  du  vieux  nom  de  devoi?'.  11  n'est  fait 
<{ue  d'une  habitude  acquise  ou  héréditaire  d'obéir  à  des 
instincts  si  persistants  qu'ils  sont  victorieux  sans  effort. 
Mais  l'accomplissement  en  a  une  particulière  noblesse, 
quand  il  est  redevenu  instinctif  par  habitude,  et  que  la 
conscience  même  n'y  est  plus  nécessaire.  Nietzsche 
gardera  plus  d'un  trait  de  cette  théorie  du  devoi?',  défini 
comme  le  souvenir  d'une  impulsion  dont  on  ne  sait  pkis 
tous  les  motifs  (2). 

Mais  la  moralité  supérieure  peut-elle  être  instinctive 
et  réflexe?  Elle  est  artiste  plutôt,  c'est-à-dire  éminemment 
consciente  et  certaine  de  son  propre  caractère  illusoire. 
Pour  l'expliquer,  Darvidn  ne  suffit  plus.  L'œuvre  per- 
sonnelle de  Nietzsche  commence,  quand  la  théorie  de  la 
sélection  naturelle  l'abandonne. 


{*)  Ibid.,  p.  121. 

(*)  V.  notre  t.  Hl,  Nietzsche  et  le  Pessimtsmr  esthéttr/iie,  au  chapitre  sur 
Vlllusion  de  la  morale. 


332     ÉTUDES     SCIENTIFIQUES 


m 


LE    NÉO-LAMARCKISME    DE    RUETIMEYER 

Au  demeurant,  Nietzsche  n'était  pas  darwinien  en  bio- 
logie; et  la  lutte  pour  l'existence,  qu'il  ne  niait  pas,  lui 
paraissait  secondaire  au  regard  des  faits  plus  fondamen- 
taux sans  lesquels  elle  ne  serait  pas  elle-même  possible. 
Comment  a-t-il  osé  se  prononcer  ?  Ce  n'a  pas  été  sans 
prendre  conseil  ;  et  il  faut  dire  ici  ce  qu'il  doit  à  celui  qui 
était  son  guide  le  plus  écouté,  son  collègue  de  l'Univer- 
sité, Riitimeyer. 

Pour  les  promenades  du  samedi  soir,  où  quelques 
professeurs  bâlois  se  groupaient,  Riitimeyer  assez  régu- 
lièrement se  joignait  à  ses  collègues.  C'a  été  un  homme 
éminent  et  modeste,  à  la  façon  suisse.  Il  n'était  pas  alors 
arrivé  à  la  notoriété  européenne.  Aujourd'hui,  ses  travaux 
le  signalent  <à  tous  les  spécialistes  de  la  paléontologie. 
L'évolution  du  squelette  des  cervidés,  (les  équidés,  des 
bovidés,  n'avait  jamais  été  connue  avant  lui  avec  autant 
de  précision.  Riitimeyer  fut  un  esprit  philosophique  en 
un  temps  où  le  talent  de  généraliser  était  submergé  sous 
la  surabondance  de  la  recherche  parcellaire.  Un  petit 
nombre  de  savants  essayaient  de  remettre  en  mouvement 
le  travail  de  reconstruction  hypothétique  et  doctrinal. 
Us  attiraient  à  eux  toute  la  haine  et  toute  l'admiration. 
Charles  Darwin  et  Carl-Ernst  von  Raer  étaient  les  princi- 
paux. Rûtimeyer  ne  se  sentait  pas  trop  loin  d'eux.  Tous 
deux,  cependant,  étaient  ses  anciens.  Darwin,  qu'il  savait 
critiquer  avec  clairvoyance,  l'éclipsait  dans  la  gloire.  Et  il 
vénérait  C,-E.  von  Baer  comme  un  maître.  Entre  les 
deux,  sa  modestie  contribuait  à  lui  faire  une  situation 
etfacée.  Son  goût   des    grandes    hypothèses  explicatives, 


RLE  T  I  M  E  Y  E  R  333 

appuyées  sur  une  documentation  étendue  et  rigoureuse- 
ment analysée,  se  satisfaisait  par  des  communications  à 
la  Société  des  naturalistes  suisses  (  Verhajidlungen  der 
Schweizerischen  naturforschenden  Gesellschaft).  Son  élo- 
quence académique,  sobre,  était  soutenue  par  une  émo- 
tion mesurée  et  vivante.  Nietzsche  avait  coutume  de 
lire  ces  écrits  de  circonstance.  Il  les  recommandait  à  ses 
amis.  Il  en  gardait  quelques-uns  dans  sa  bibliothèque  ('). 
Quand  même  il  ne  les  ouvrait  pas  tous,  de  fréquentes 
conversations  ont  dû  éclairer  Nietzsche  sur  les  idées 
générales  de  son  collègue,  durant  les  heures  qu'ils  pas- 
saient aux  auberges  de  (irenzach  ou  de  quelque  autre 
village  badois,  où  ne  manquaient  jamais  d'aboutir  leurs 
promenades.  La  santé  de  Nietzsche  l'empêcha,  vers  1876, 
de  se  joindre  à  ces  agapes  de  professeurs.  Overbeck  alors 
lui  apportait  le  résultat  des  discussions  communes. 

Ainsi,  quoique  souifrant,  Nietzsche  n'était  pas  exclu  de 
la  vie  intellectuelle  d'un  groupe  qui  lui  était  devenu  cher.  Il 
en  a  dit  sa  reconnaissance  depuis  :  «  La  grande  célébrité  de 
Haeckel  empêche-t-elle  que  Riitimeyer  ne  mérite  une 
célébrité  bien  plus  grande  (-)  ?  »  Pour  dépasser  la  mé- 
diocrité allemande  de  son  temps,  Nietzsche  croyait  bon  de 
«  se  faire,  pour  un  temps,  un  esprit  helvétique  ».  Il  y  a 
des  plantes  alpestres  de  l'esprit,  et  c'est  en  Suisse  qu'on 
les  découvre.  Voltaire  et  Gœthe,  Gibbon  et  Byron, 
avaient  senti,  en  Suisse,  le  stimulant  de  ce  haut  esprit. 
Riitimeyer  était  de  ceux  qui  donnaient  à  Nietzsche  le  sens 
des  hauteurs  intellectuelles. 


(')  Sa  bibliothèque  contient  de  Riitimeyer  :  Die  Verdnderungen  der  T/tter- 
welt  in  der  Schweiz  seit  Anwesenfieii  der  Mensc/ien  (1875).  Nietzsclie  recom- 
mande à  Gersdorf  de  lire  Vont  Meer  bis  nach  den  Alpen  (1854)  et  Die  B^vôlke- 
rung  der  Alpen  (186i).  Tous  ces  travaux  sont  réunis  dans  les  (lesammelti- 
kleinere  Schriften.  Bàle,  2  vol.  in-8,  1898. 

(*)  Frœhliche  Wissenschafl,  posth.,  ;:  423  (XII,  191»).  —  C.-A.  Bernoulli, 
Franz  Orrrheck  und  Friedrich  Ntetzsc/ie,  I,  279;  II,  408. 


334     É  T  l    IJ  ]^  S     SCIE  N  T  I  F  ï  Q  U  E  S 

Pour  reconstituer  les  emprunts  de  Nietzsche,  nous  ne 
pourrons  procéder  par  des  analyses  de  textes,  qui  feraient 
saisir  un  apport  littéral.  Mais  la  pensée  néo-lamar- 
ckienne,  si  éclairée  et  alors  si  rare,  du  paléontologiste 
bâlois,  filtre,  très  reconnaissable,  dans  la  biologie  que 
Nietzsche  transpose  en  vérité  sociale  et  psychologique  ('). 
Toutes  les  formes  de  l'existence  matérielle  ont  cela  de 
commun  que  tout  s'y  réduit  à  des  déplacements  molécu- 
laires. La  matière  se  transforme  sous  des  influences  exté- 
rieures. Elle  se  détruit,  mais  se  reconstruit  aussi,  moléculai- 
rement.  Les  organismes  ne  sont  pas  soustraits  à  cette  action 
ambiante  de  l'air  et  de  l'eau.  Ils  lui  doivent  aussi  leur 
aspect  de  tous  les  instants.  La  vie  est  tout  entière  change- 
ment de  structure  rapide  et  continu.  C'est  le  ralentissement 
de  cette  transformation  que  nous  appelons  moi^t  (-).  Mais  il  y 
a  des  degrés  infinis  de  la  vie.  Peut-être  donc  les  mouve- 
ments moléculaires,  imperceptibles  pour  nous,  de  la 
matière  inorganique,  ne  sont-ils  pas  d'un  autre  ordre  que 
ceux  qui  nous  sont  visibles  dans  les  organismes.  Au 
sommet  de  cette  échelle  vitale  qui  plonge  jusque  dans 
les  manifestations  latentes  de  la  matière  réputée  morte, 
il  n'est  pas  improbable  que  la  vie  de  l'esprit,  elle 
aussi,  soit  encore  biologique.  Et  toute  pensée  n'est-elle 
pas  liée  à  la  veille  et  à  l'activité  du  cerveau?  Nietzsche, 
(juand  il  aura  abandonné  l'esprit  schopenhauérien, 
tiendra  pour  certain,  à  son  tour,  que  toute  pensée  cor- 
respond à  un  aspect  de  la  vie  physiologique.  Mais 
lUitimeyer    croit   constater,    de    plus,    qu'aucune    molé- 


(*)  Nous  puiserons  dans  les  Gesammelte  kleine  Schriften  de  Rûtimeyer, 
mais  surtout  dans  les  articles  intitulés  :  Ueber  Form  und  Geschichte  des 
Wirbellierskelets  (1836);  die  Grenzen  der  Tierwell  (1867);  —  der  Fortschritt 
in  den  organischen  Gesclioepfen  (1876).  En  utilisant  ce  dernier  article  nous 
anticipons  quelque  peu  sur  le  développement  ultérieur  de  Melzsche.  C'est 
pour  n'avoir  pas  à  revenir  sur  ce  qu'il  doit  à  Rûtimeyer. 

(')  lUhiMEYER,  Grenzen  der  Tierirell.  (Kl.  Schriften,  I,  231.) 


U  U  E  T  I  M  E  Y  E  R  335 

cule  vivante  ne  se  perd.  Aucune  ne  retombe  à  une  exis- 
tence plus  basse  que  l'existence  organique.  Un  vivant  qui 
se  dissout,  reste  vivant  dans  chacun  de  ses  éléments  com- 
posants. Nous  ne  redevenons  pas  poussière,  nous  rede- 
venons vermine.  Si  horrible  que  soit  le  sépulcre,  des 
précautions  infinies  sont  prises  pour  empêcher  la  re- 
chute totale  aux  d'crniers  échelons  de  la  matière  morte. 
Ce  qui  traverse  la  création,  c'est  un  irrésistible  élan 
vital  qui  essaie  de  gravir  des  cimes  de  plus  en  plus 
élevées  de  l'organisation  (').  Nietzsche  se  souviendra 
de  cette  définition  quand  il  décrira  la  vie  comme  «  un 
etîort  pour  se  dépasser  » . 

Une  fois  cette  définition  posée,  il  est  sur  que  la  doc- 
trine de  Riitimeyer  sera  lamarckienne,  et,  avec  elle,  la 
doctrine  de  Nietzsche  qui  en  dérive.  Elle  envisage  la 
genèse  de  la  vie  comme  une  organisation  croissante  du 
monde  inorganique,  et  la  variation  des  espèces  comme 
une  adaptation  fonctionnelle,  incessamment  parachevée, 
des  formes  de  vie  déjà  organisées.  La  lutte  n'existe  pas 
tant  entre  ces  formes  vivantes  qu'entre  la  vie  et  le  monde 
mort  où  elle  s'incruste,  et  contre  lequel  elle  se  débat.  Cela 
ne  veut  pas  dire  que  Riitimeyer  ait  été  ingrat  envers 
Darwin.  Mais  il  faisait  dans  l'efTort  darwinien  deux  parts  : 
1°  celle  de  l'observation  ingénieuse  et  exacte  ;  2°  celle  des 
inférences  spéculatives  que  Darwin  tirait  de  ses  obser- 
vations. Et,  dans  ce  travail,  l'originalité,  la  force,  la 
méthode  de  la  pensée  lui  paraissaient  plus  imposantes 
que  la  qualité  des  conclusions  (*).  Riitimeyer  reprenait, 
avec  la  méthode  de  Darwin,  des  inférences  lamarc- 
kiennes.  C'est  que  le  vrai  esprit  scientifique  est  lui-même 
d'ordre  lamarckien.  Les  questions  que  pose  cet  esprit  sont 


i')  Ibid.,  I,  2i7. 

.(')  RiiTiMETER,  Charlrs  Darwin.  (II,  p.  380.) 


336    ÉTUDES     SCIENTIFIQUES 

l'expression  la  plus  pure  d'une  énergie  qui  s'oriente  dans 
le  monde.  La  vie  n'est  pas  autre  chose  qu'une  telle  énergie 
cherchant  sa  voie.  ]\Iais  Riitimeyer  ajoutait  :  «  Nos  rela- 
tions à  la  'nature  extérieure  sont  de  telle  sorte,  que  les 
plus  subtiles  données  de  nos  sens  ne  se  trouvent  exactes 
que  dans  la  mesure  où  l'esprit  qui  les  dirige  envisage  son 
objet  avec  bonne  foi,  sans  vanité  et  sans  avarice,  non 
avec  l'intention  de  désirer,  mais  avec  celle  de  cher- 
cher (').  »  Nietzsche,  après  1876,  aura  cet  esprit  docile 
aux  faits  el  cette  préoccupation  pure  de  la  vérité  modes- 
tement acquise. 

Au  terme,  l'adaptation  de  l'énergie  vitale,  pour  Riiti- 
meyer, se  manifestait  par  une  relation  entre  la  structure 
des  êtres  vivants  et  leur  milieu.  Leur  structure  constitue 
le  mécanisme  par  lequel  ils  agissent.  Mais  le  milieu  a 
servi  de  stimulant  à  l'énergie  qui,  tout  en  se  pliant  à  ses 
résistances,  a  engendré  cette  structure.  Pour  chacjue 
milieu,  il  y  a  donc  une  structure  parfaite,  à  l'aide  de 
laquelle  les  forces  vives  de  l'organisme  sont  assurées  de 
leur  plus  fort  rendement.  Nietzsche  n'oubliera  pas  ce 
théorème.  Les  institutions,  les  coutumes,  les  mentalités 
humaines  sont  pour  lui  de  telles  structures  engendrées 
par  l'énergie  intérieure.  Il  se  demandera  pour  quels 
milieux  de  passion  tropicale  ou  d'intellectualité  froide 
elles  sont  faites.  Il  les  jugera  sur  leur  adaptation  à  leur 
ambiance  et  sur  l'effort  qu'elles  y  peuvent  fournir.  Pour 
lui-même  toutefois  et  pour  l'élite  disposée  à  le  suivre,  il 
réclamera  les  conditions  les  plus  difficiles  et  les  plus 
dangereuses,  pour  se  faire  la  structure  morale  capable  de 
vaincre  la  plus  forte  résistance. 

Le  plus  clair  des  arguments  antidarwiniens  de  Nietzsche 
lui  sera  fourni    par  cet  •  apprentissage  lamarckien  qu'il 


l')  /f/.,   Der  FortschritI  m  den  nrgatmchen  Gesc/io/jfrii.  il,  38t)-381.j 


R  U  E  T  I  M  E  Y  E  R  337 

fit  chez  Rûtimeyer.  L'habitat  lui  parut  modifier  les  races 
avec  plus  de  rapidité  et  de  profondeur  que  les  luttes 
entre  les  individus.  Seule  la  lutte  de  tous  les  organismes 
contre  des  milieux  modifiés  donne  le  tableau  vrai  de 
l'assaut  prodigieux  que  l'élan  vital  livre  à  la  nature 
inorganique;  et  seul  le  changement  de  milieu  explique  la 
direction  que  cet  élan  a  prise.  11  a  surgi  des  profondeurs 
marines  pour  conquérir  la  terre  ferme  quand  les  eaux  se 
sont  retirées.  Mais  c'est  la  mer  qui  a  été  le  réceptacle 
primitif,  prêt  à  fournir  sans  cesse  des  modèles  de  struc- 
ture vitale  aux  autres  milieux.  Toutes  les  formes  existantes 
de  la  vie  sont  issues  de  formes  marines,  et,  à  elle  seule,  la 
mer  en  garde  pour  elle  un  nombre  immense  (*). 

Pourtant,  après  la  multitude  des  formes  protozoaires, 
cœlentérées,  échinodermes,  vermiculaires,  arthropodes 
[.  qu'elle  a  enfantées,  la  créature  la  plus  parfaite  qui  ait  pu 
s'y  développer,  c'est  le  poisson.  Quelle  figure  plus  souple 
imaginer,  pour  flotter  en  suspension  dans  un  espace 
liquide  à  trois  dimensions,  si  ce  n'est  ce  corps  aplati  sur 
les  flancs,  enveloppé  de  courbes  molles,  qui  se  terminent 
en  ogive  à  l'avant  et  à  l'arrière,  et  que  tiennent  en  équi- 
libre des  rames  légères  ?  Une  tige  flexible,  pointue  aux 
deux  extrémités,  faite  de  segments  osseux  enchâssés  entre 
de  molles  capsules  de  cartilage,  voilà  toute  l'ossature  du 
poisson.  Tous  ces  segments  osseux  se  prolongent  en 
arêtes  verticales,  protectrices  des  viscères  et  propres  à 
servir  de  points  d'insertion  aux  muscles. ^Quelques-uns  se 
continuent  en  appendices  latéraux,  pour  soutenir  des 
paires  de  rames.  Le  milieu  aquatique  n'a  rien  pu  enfanter 
de  plus  parfait.  Les  structures  pisciformes  d'aujourd'hui 
ont  été  réalisées  dès  les  périodes  géologiques  les  plus 
anciennes.  Mais  le  requin  représente  le  summum  de  force, 


(*)  RiiTiMEYER,  Der  Fortschrilt.  {Kl.  Schriflen,  I,  381.) 

AMDLER.    II.  22 


;i38     ETUDES     SCIENTIFIQUES 

d'agilité,  d'intelligence  compatible  avec  l'existence  aqua- 
tique. Le  problème  pour  le  biologiste  sera  toujours  de 
déterminer,  pour  chaque  milieu,  quelle  pourra  être  la 
forme  organique  la  plus  vigoureuse,  la  plus  mobile,  la  plus 
capable  de  vivre  aux  dépens  de  ce  milieu.  Ce  sera  ensuite 
de  définir  comment  a  pu  se  produire  la  migration  des 
formes  d'un  milieu  à  l'autre,  et,  par  elle,  l'ascension 
même  de  la  vie. 

Si  la  mer  est  le  réceptacle  commun  et  primitif  des 
formes  vivantes,  comment  ont  pu  se  dépayser  des 
animaux  hier  encore  aquatiques,  jusqu'à  se  mouvoir  et 
respirer  sur  l'écorce  terrestre.  Riitimeyer  est  plus  préoc- 
cupé des  hiatus  qui  séparent  les  échelons  de  l'existence 
animale  que  sensible  au  mouvement  continu  par  lequel 
les  formes  vitales  pourraient  les  franchir.  En  vain  se 
dit-il  qu'il  y  a  des  poissons  tropicaux  capables  en  été  de 
respirer  par  des  poumons,  et  des  animaux  terrestres 
munis  de  branchies.  Ni  ces  poissons  n'acquièrent  de  quoi 
se  mouvoir  sur  terre,  ni  ces  amphibies  n'ont  de  moyens 
de  locomotion  dans  l'eau.  La  structure  osseuse,  et  non  la 
respiration,  est  décisive  pour  les  vertébrés.  Le  seul 
vertébré  aquatique  est  le  poisson  ;  et  nulle  part  on  n'a 
assisté  à  1'  «  atterrissement  »  du  poisson.  Aucun  reptile 
et  aucun  batracien  ne  descend  de  lui.  Le  vertébré  terrestre 
est  pour  nous  comme  né  d'une  création  nouvelle  {loie 
nez<^eôore/i){'),  jusqu'à  ce  que  nous  découvrions  des  formes 
intermédiaires  qui  nous  manquent.  Peut-être  n'est-il 
sorti  vraiment  des  eaux  que  des  animaux  invertébrés.  Les 
vers  eux-mêmes  et  les  crustacés  demeurent  presque  tous 
aquatiques.  Chez  les  insectes  seuls  nous  saisissons  sur  le 
vif  une  métamorphose  qui  fait  sortir  une  bête  ailée  d'une 
larve  vermiculaire    analogue    aux    vers    aquatiques.   La 


')  HÛTiHBTBR,  Der  Fortschritl.  Ibid.,  p.  38S. 


R  U.  E  T  I  M  E  Y  E  R  339 

difficulté  est  de  savoir  si  ce  changement  et  celte  intensifi- 
cation de  l'effort  tiennent  au  changement  de  l'habitat.  U 
est  sûr  que  l'immutabilité  du  milieu  laisse  aussi  la 
vie  immuable.  Les  profondeurs  marines,  mieux  explo- 
rées, nous  livrent  vivantes  tous  les  jours  des  créatures 
que  la  paléontologie  déclarait  éteintes.  Mais  la  nature  des 
énergies  par  lesquelles  la  vie  se  différencie  des  états 
inorganiques,  Rûtimeyer  la  dit  mystérieuse  à  partir  du 
moment  où  cette  vie  se  manifeste  par  la  contractilité  et 
par  la  réaction  aux  excitations  externes. 

Ce  qui  apparaît  le  mieux,  par  delà  ce  grand  abinie  où 
surgissent  les  vertébrés  terrestres,  c'est  un  système  de 
relations  étroites  et  subtiles  entre  les  animaux  et  leur 
nourriture.  Dès  que  le  vertébré  foule  la  terre  et  grandit  à 
la  lumière  et  dans  l'atmosphère  terrestre,  des  forces 
structurales  qui  avaient  sommeillé'  durant  toute  la  durée 
de  plusieurs  âges  géologiques  révolus,  s'épanouissent 
avec  une  prodigieuse  rapidité.  L'énergie  créatrice  de  ces 
organismes  les  multiplie,  comme  avec  une  infinie 
richesse  d'imagination.  Rûtimeyer  estime  très  bref  «  le 
temps  qu'il  a  fallu  pour  faire  surgir  une  foule  de  marsu- 
piaux bizarres,  grimpeurs,  sauteurs  ou  munis  d'ailes  »  {'). 
Mais  le  trait  le  plus  marquant  de  cette  faune  diluviale, 
c'est  l'explosion  de  force  assimilatrice  qui  pousse  les 
exemplaires  des  espèces  jusqu'à  une  taille  géante.  Les 
marsupiaux,  les  édentés,  les  ongulés  atteignent  tous  alors 
des  dimensions  monstrueuses.  Rûtimeyer  croit  qu'il  y  a 
diminution  graduelle  de  la  taille  dans  un  même  rameau 
de  la  généalogie  des  espèces,  à  mesure  qu'on  s'élève  vers 
les  formes  les  plus  récentes.  Seuls  les  cétacés  et  les  pachy- 
dermes à  trompe  lui  semblent  avoir  atteint  à  l'époque 
actuelle  leur  forme  géante.  La  paléontologie  d'aujourd'iiui 


{')  IlÛTiMBTBB,  Der  Forlschrilt,  Ibtd.,  p.  394. 


340     ÉTUDES     SCIE  A  ï  I  F  I  Q  L'  E  S 

n'admet  pas  cette  loi  de  décroissance  de  la  taille  dans 
les  rameaux  phylétiques.  Elle  admet  au  contraire  qu'il  y 
a  progression  de  la  taille  (').  Aucun  problème  ne  sollici- 
tera davantage  la  pensée  de  Nietzsche  quand,  appliquant 
à  la  race  humaine  les  résultats  de  la  biologie  générale,  il 
se  demandera  si  «  la  voie  qui  a  conduit  du  ver  à 
l'homme  »  ne  conduit  pas  aux  derniers  hommes,  qui 
seront  rabougris  sur  une  terre  rapetissée  ;  ou  si  elle 
aboutit  à  quelque  forme  de  vie  géante  et  surhumaine.  Or, 
Nietzsche  croira  que,  pour  les  hommes,  les  deux  lois  se 
vérifient. 

Mais  ce  c[ue  la  science  moderne  a  confirmé  davan- 
tage, c'est  la  loi  de  spécialisation  des  espèces,  telle  que 
Riitimeyer  la  définissait.  Graduellement,  les  organes  de 
locomotion,  de  préhension,  de  mastication  se  font  diffé- 
rents en  vue  d'une  fonction  précise.  Un  luxe  de  défenses, 
de  canines  formidables,  de  cornes  encombrantes,  de  bois 
utiles  comme  armes  ou  comme  parures  ;  une  différen- 
ciation croissante  de  pattes,  de  griffes,  de  sabots  obtenus 
par  soudure,  par  renforcement  ou  par  atrophie,  selon 
l'usage  auquel  une  adaptation  lente  les  a  rendus  propres, 
attestent  l'effort  de  toutes  les  espèces  pour  avoir  prise 
sur  le  réel.  Dans  tout  ce  travail  qui  pétrit  la  matière 
vivante,  la  lutte  entre  les  vivants  n'a  presque  point  de 
place.  Les  espèces  nouvelles  sont  la  matière  vivante 
ancienne  coulée  dans  d'autres  moules.  L'histoire  des  créa- 
tures organiques  est  celle  du  milieu  où  elles  se  meuvent. 
La  vie  vient  des  profondeurs  marines  et  se  répand  sur  la 
surface  vaseuse  ou  rocheuse  que  les  eaux  ont  laissée  en 


(*)  V.  Charles  Depéret,  Les  transformations  du  monde  animal,  1907, 
chap.  XIX.  Les  éléphants  nains  de  la  Sicile  et  de  Malte,  selon  l'explication 
de  Miss  Bâte,  seraient  des  ancêtres,  isolés  dans  ces  îles  par  un  cataclysme 
et  •  qui  auraient,  trouvé  dans  cette  dissociation  de  leur  aire  géologique  une 
cause  particulière  de  conservation  ». 


R  U  E  T  I  M  E  Y  E  H  341 

se  retirant.  Elle  s'y  étire,  y  prend  racine  ou  s'y  meut. 
Mais  c'est  elle  qui,  par  la  poussée  de  ses  énergies  inté- 
rieures, s'épand,  avance  des  tentacules,  modèle  ses 
organes  de  façon  qu'ils  épousent  les  creux  ou  les  aspé- 
rités de  Fécorce  terrestre  où  il  lui  faut  prospérer,  sous 
peine  de  mourir.  Ainsi  le  milieu  changeant  sollicite  des 
fonctions  nouvelles  ;  mais  l'énergie  vitale,  inversement, 
s'irrite  de  l'obstacle  qui  lui  barre  la  route,  tâtonne 
autour  d'elle,  et  explore  des  voies  encore  ouvertes,  où 
olle  rencontrera  d'autres  tâches  pour  lesquelles  elle  se 
créera  d'autres  instruments  ('). 

A  la  longue,  il  se  développe  un  organe  fait  pour 
recueillir  les  impressions  multiples  de  cette  énergie 
exploratrice  et  pour  coordonner  les  réactions  par  les- 
(juelles  elle  vaincra  le  milieu  hostile  où  elle  s'agrippe  : 
ce  sera  le  cerveau,  et  au  terme  de  l'évolution,  le  cerveau 
humain.  Il  n'est  pas  le  plus  volumineux  des  cerveaux 
animaux  connus,  et  les  grands  singes  eux-mêmes  ont  un 
crâne  plus  grand.  Mais  il  est  destiné  à  être  porté  dans 
une  tète  qui  n'est  plus  penchée  vers  la  pitance,  sur  une 
colonne  vertébrale  dressée  debout  et  sur  des  membres 
construits  de  façon  à  dégager  les  bras  et  les  mains 
de  la  fonction  inférieure  qui  consiste  à  supporter  le 
corps  (-).  Dans  ce  cerveau,  fait  de  poussière  périssable, 
un  sens  nouveau  s'éveille  avec  une  énergie  qu'on  ne 
connaît  à  aucun  autre  animal.  Il  réussit  à  coordonner 
les  impressions  recueillies  par  les  autres  sens,  dans 
une  image  où  se  décèlent  les  relations  réelles  des 
choses  externes,  à  percevoir  ainsi  la  marche  des  choses, 
non   seulement  actuelle,  mais  à  venir.   Une  petite  masse 


[■■)  lOid.,  393,  399. 

(*)  RiJTiMETER,  Ueber  Funn  und  (iesrhkhle  des  W'irbellierskelells.  {Kl.  Schr., 
1,65,66.) 


342     É  T  U  D  E  S     S  G  I  E  xN  T  I  F  I  Q  U  E  S 

de  substance  grise  réussit  à  nous  garer  de  la  détresse  et 
de  la  mort,  parce  qu'elle  construit  une  image  du  futur, 
et  que,  la  construisant,  elle  oriente  vers  elle  notre  propre 
existence  modifiée  selon  nos  désirs. 

Ce  qui  se  manifeste,  ce  n'est  d'abord  que  du  courage, 
le  défi  lancé  à  des  forces  qui  nous  assaillent,  une  intelli- 
gence astucieuse  qui  sait  mettre  notre  énergie  au  service 
de  fins  lointaines.  C'est  de  la  force  vitale  mieux  avertie 
par  des  impressions  coordonnées  selon  un  ordre  qui  per- 
met d'en  prévoir  la  série  à  venir,  pour  le  salut  du  vivant 
destiné  à  s'orienter  au  milieu  d'elles.  Il  n'y  a  là  encore 
que  de  l'égoïsme  éclairé,  attaché  à  sa  proie  et  soucieux 
de  sa  propre  durée. 

Le  temps  vient  cependant  où,  comme  par  jeu,  le 
cerveau  et  la  conscience  combineront  des  impressions 
rafraîchies  par  des  organes  de  plus  en  plus  parfaits,  de 
façon  à  y  trouver  de  la  joie  sans  souci  de  l'utilité  que 
l'organisme  en  retire  ;  et  ainsi  sera  créée  la  vie  de  l'art. 
Il  advient  aussi  que  nous  prolongions  le  goût  de  notre 
durée  par  delà  notre  vie  individuelle;  que  notre  cons- 
cience, dans  son  rêve  et  dans  sa  résolution,  envisage 
l'avenir  de  toute  la  race  et  le  veuille  sûr  et  beau.  Si  elle 
vient  alors  à  se  rendre  compte  que  cet  avenir  ne 
s'achète  que  par  le  renoncement;  que  la  victoire  exige 
des  sacrifices  de  vies  humaines,  notre  énergie  vitale 
épanouie  ira  jusqu'à  consentir  avec  une  joie  grave  cette 
mort  individuelle,  gage  d'une  survie  robuste  assurée  à 
l'espèce.  La  vie  morale  n'est,  elle  aussi,  que  de  l'énergie 
vitale  ancienne,  amplifiée  jusqu'à  comprendre  l'effort 
concerté  de  la  société  humaine  ;  et  elle  se  représente  cet 
effort  dans  des  images  où  est  anticipée  la  destinée  future 
de  tous  les  hommes. 

Que  cette  image  de  l'activité  sociale  future  surgisse 
en  nous,  cela  ne  fait  pas  de  doute.  Faut-il  dire  pourtant 


R  U  E  T  I  M  E  Y  E  R  343 

que  nous  nous  acheminions  vers  la  naissance  d'une  race 
nouvelle?  Lobscure  question  tient  tout  entière  dans  le 
problème  de  la  plasticité  du  squelette.  Un  instant,  Riiti- 
meyer  s'enhardit  : 

Notre  squelette  porte  en  lui  les  possibilités  d'uue  évolution  ulté- 
rieure, autant  que  toute  autre  forme  du  squelette  vertébré  ('). 

Tel  quel,  n'a-t-il  pas  déjà  changé?  Ne  voit-on  pas 
toute  sa  structure  faite  pour  dégager  la  main,  pour  rele- 
ver la  face  et  la  tête  ?  Réussite  unique  et  création  sans 
analogue  au  monde.  iMais  l'homme  ainsi  bâti,  aura-t-il  la 
résistance  qu'il  faut  pour  traverser  ces  effroyables  cata- 
■clysmes,  d'où  les  espèces  sortent  transformées?  Franchira- 
t-il  le  défilé  tragique  qui  peut-être  sépare  l'état  géolo- 
gique présent  de  celui  où  pourrait  naître  une  espèce 
humaine  nouvelle?  Ou  faut-il  voir  dans  l'homme  une  de 
•ces  formes  animales  extrêmes,  que  les  déviations,  d'ailleurs 
inévitables  de  l'avenir,  condamnent  à  l'anéantissement 
certain?  Rûtimeyer  est  un  trop  méticuleux  savant  pour  se 
prononcer.  Sa  croyance  chrétienne  ne  lui  enseigne  à  poser 
la  question  de  la  durée  future  que  pour  l'âme  : 

La  question  de  l'avenir  demeure  sans  solution  pour  le  corps.  Je  la 
retire.  Il  est  écrit  :  «  Voici,  j'ai  été  trop  léger.  Je  veux  poser  ma  main 
sur  mes  lèvres  »  (*). 

Nietzsche  garda  longtemps  le  même  scrupule.  Devant 
l'universel  changement,  dont  la  contemplation  enivrait  les 
transformistes  de  son  temps,  il  restait,  le  regard  fixé  sur 
les  qualités  éternelles.  Il  est  vrai  que  cette  appréciation 
des  qualités  se  modifie.  Et  ces  qualités  éphémères  ne  sont- 
•elles  pas  liées  à  la  matière  changeante  où  elles  éclosent? 


(*)  Ueber  Form  und  Geschichte  des  WirbeUierskelells.  (Kl.  Schr.,  I,  65.) 
(')  Ibid.,  I,  66. 


1344     ÉTUDES     SCIENTIFIQUES 

Aucun  de  nous  ne  peut  détacher  sa  pensée  de  ce  qui  sera 
et  de  ce  que  vaudront  les  hommes  futurs.  Il  faudra  donc 
bien  rouvrir  la  question  que  Rûtimeyer  avait  scellée 
d'un  silence  biblique.  L'une  des  grandes  préoccupations 
de  Nietzsche  sera  de  se  figurer  cette  ascension  vers  des 
types  supérieurs  d'humanité.  Il  essaiera  d'explorer  cet 
avenir  par  l'image  symbolique  de  son  Surhumain,  et 
de  se  le  figurer  biologique  ment  et  socialement  par  toute 
une  échelle  d'intermédiaires  qui  y  conduisent.  Ce  n'est 
pas  sans  raison  qu'il  se  représentera  son  Zarathoustra 
capable  physiquement  d'utiliser  des  milieux  nouveaux. 
Ses  études  prolongées  sur  la  constitution  de  la  matière 
se  justifieront  par  cette  préoccupation  d'une  humanité 
future  dégagée  des  lois  physiques  actuelles  qui  nous  assu- 
jettissent. 

Dans  ces  recherches  sur  l'évolution  à  venir  de  l'es- 
pèce, si  Nietzsche  a  été  d'abord  darwinien,  il  inclinera 
de  plus  en  plus  au  lamarckisme.  Son  système  exclura 
presque  complètement  l'idée  de  la  concurrence  vitale, 
à  laquelle  il  s'était  attaché  au  temps  où  Jacob  Burckhardt 
lui  enseignait  la  conception  «  agonistique  »  de  la  vie  des 
Grecs.  La  sélection  des  individus  forts  dans  la  société 
et  des  sociétés  fortes  dans  le  inonde  lui  paraîtra  se 
faire  par  adaptation  au  milieu  et  par  d'heureuses  com- 
binaisons d'énergies  intérieures,  transmises  et  enrichies. 
C'est  le  milieu  qui  change,  externe  et  interne.  Les  qualités 
qui  y  ont  leur  racine  se  transforment  par  mutation  brusque 
dans  cette  ambiance  variable.  Il  y  a  des  conditions  défi- 
nies qui  permettront  de  faire  surgir  les  exemplaires  d'élite 
ou  de  détruire  en  foule  l'humanité  décrépite. 

Or,  c'est  de  Rûtimeyer  surtout  que  Nietzsche  tient  cette 
croyance  en  une  conception  scientifique  et  pourtant  mys- 
tique de  Tunivers.  Son  schopenhauérisme  affirmatif  de  la 
vie  trouvait  en  Rûtimeyer  une  vérification  par  la  science. 


R  U  E  T  I  M  E  Y  E  R  345 

Darwin  et  sa  lutte  pour  la  vie  peuvent  suffire  aux  pessimistes 
du  désespoir.  A  ceux  qui  affirment  la  valeur  de  l'existence, 
le  lamarckisme  nouveau  montrait  la  vie  comme  une  grande 
coulée  qui  se  déverse  dans  tous  les  creux  de  l'écorce  ter- 
restre et  y  prend  consistance  dans  des  formes  individuelles 
infiniment  variées.  La  substance  plastique  de  tous  les  êtres 
est  puisée  dans  cette  grande  marée  montante  qui,  lors  du 
reflux,  laiss/e  son  alluvion  vivante  sur  tous  les  paliers 
qu'elle  atteint,  sans  que  jamais  elle  redescende  aux  pro- 
fondeurs. Et  la  substance  de  tous  aussi  se  déverse  de 
nouveau  .  dans  cette  mer,  par  la  mort  et  par  la  fusion 
volontaire  avec  le  grand  flux  vital.  Par  la  croissance  de 
tous,  mais  aussi  par  l' effort  concerté  de  tous,  cette  marée 
de  la  vie  atteint  à  des  niveaux  plus  élevés.  C'est  un  retour 
à  Empédocle,  à  la  théorie  de  l'éternel  amour  joint  à 
l'éternelle  haine,  que  l'évolutionnisme  lamarckien  de 
Nietzsche.  Il  constitue  la  méthode  par  laquelle  il  croyait 
pouvoir  donner  à  son  espérance  les  garanties  du  savoir 
moderne.  M"'®  Cosima  Wagner  a-t-elle  reconnu,  quand 
elle  a  lu,  en  187(3,  Richard  Wagner  à  Bayreuth,  ce  posi- 
tivisme mystique,  flétri  par  elle  de  termes  si  méprisants 
lors  de  la  première  visite  de  Nietzsche  à  l'île  heureuse 
de  Tribschen-Naxos  ? 


Iilllilllllllllllllllllllllllllilllllllllllllllllllllllli 


CHAPITRE       II 

L'  «  INTEMPESTIVE  »  CONTRE  DAVID  STRAUSS 

I 

l'amitié    de    MALWIDA    DE    MEYSENBUG 

CETTE  grave  question  des  rapports  de  la  religion  avec 
le  temps  présent,  où  devait  sombrer  plus  tard  la 
tendresse  de  Nietzsche  pour  Richard  Wagner,  après 
qu'elle  eût  créé  les  premiers  malentendus  avec  Cosima, 
remplissait  aussi  de  son  ombre  les  nouvelles  amitiés  de 
Nietzsche.  Depuis  les  rencontres  de  Bayreuth  et  de  Munich, 
en  1872,  il  était  resté  en  correspondance  avec  Malwida 
de  Meysenbug.  Ils  demeuraient  joints  par  les  souvenirs 
et  par  des  croyances  qui  avaient  de  profondes  racines 
schopenhauériennes . 

Il  était  douteux  qu'ils  se  comprissent  beaucoup. 
Malwida,  avec  beaucoup  de  bonté  naturelle  et  un  peu 
impérieuse,  avait  un  «  idéalisme  »  confus  et  esthétisant 
qui  convenait  mal  à  la  pensée  exigeante  et  claire  de 
Nietzsche.  Il  ne  faut  pas  trop  en  vouloir  à  la  vieille  fille 
de  défauts  moraux  et  mentaux  qui  ont  été  ceux  de  toutes 
les  femmes  de  lettres  allemandes  de  son  temps.  C'a  été 
un  terrible  bas-bleu  métaphysique  et  musical  que 
Malw^ida.  On  l'entourait  de  vénération,  parce  qu'elle 
avait  eu  vers  la  trente-troisième  année,  en  1848,  une 
grave  , déception  de    sentiment.    Un    jeune    théologien. 


M  A  L  W  I  D  A     DE     M  E  Y  S  E  N  B  U  (î     347 

Théodore  Althaus,  du  haut  de  sa  chaire,  avait  fait  sa  con- 
quête. Elle  l'avait  admiré  et  aimé;  elle  l'avait  admiré 
davantage  quand,  du  christianisme,  il  avait  passé  à  la  lihre 
pensée  révolutionnaire.  Mais  il  était  trop  beau,  pour 
n'être  admiré  que  d'une  seule  femme;  il  était  nn-don  Juan 
de  l'idéal  ;  et  il  l'avait  abandonnée  avant  les  fiançailles. 
Depuis  ce  temps,  elle  promenait  son  cœur  brisé  comme 
un  ciboire  voilé  de  deuil.  Elle  venait  de  publier  en  1869 
les  Mémoires  d'une  Idéaliste,  que  Nietzsche  lut  en  1872, 
et  qu'elle  a  complétés  en  1875. 

L'intérêt  de  ces  Mémoires  est  grand  par  le  nombre  de 
révoltés  illustres  qui  s'y  côtoient.  On  ne  contestera  pas 
à  Malwida  de  Meysenbug  le  courage  et  le  désintéresse- 
ment. Pour  être  digne  du  beau  révolutionnaire  qui  n'avait 
pas  voulu  d'elle,  elle  fut  plus  révolutionnaire  que  lui. 
Elle  avait  écrit  des  articles  sur  les  insurgés  de  Dresde. 
Elle  avait  enseigné  dans  un  collège  de  jeunes  filles  à 
Hambourg,  de  1849  à  1852,  et  elle  pensait  faire  de  cet 
établissement  un  modèle  de  ce  que  seraient  un  jour  les 
humanités  féminines  dans  un  pays  libre,  où  régnerait  la 
parfaite  égalité  morale  et  juridique  des  sexes.  Suspecte, 
quand  vint  la  réaction  en  1852,  elle  avait  dû  fuir.  Elle 
n'avait  pas  voulu  faire  sa  paix  avec  le  pouvoir.  Elle  connut 
à  Londres  la  pénible  vie  des  préceptrices  étrangères.  Mais 
sa  vie  d'exilée  fut  riche  d'impressions  curieuses. 

Les  réfugiés  allemands  du  républicanisme  vaincu  la 
considéraient  comme  des  leurs.  Elle  avait  approché 
toutes  les  gloires  de  la  «  Jeune  Europe  »,  qui  se  cou- 
doyaient dans  les  salons  de  Gottfried  Kinkel,  mauvais 
poète  et  historien  de  l'art  médiocre,  mais  que  sa  belle 
tête  et  ses  convictions  républicaines  avaient  désigné  en 
1848  pour  une  expédition  à  main  armée  en  Prusse  Rhé- 
nane. Elle  avait  vu  de  près  Kossuth  et  Pulsky  ;  admiré 
Mazzini,  d'une  beauté  fine,  avec  des  yeux  de  feu  sous  son 


348     LA     PREMIÈRE     «INTEMPESTIVE» 

beau  front,  et  tout  débordant  d'une  éloquence  austère. 
Orsini  et  Ogareff,  Ledru-Rollin  et  Louis  Blanc  s'étaient 
pris  de  discussion  devant  elle,  sur  des  problèmes  élevés. 
Avant  tout,  une  amitié  étroite  l'avait  liée  à  Alexandre 
Herzen.  Elle  avait  défendu  le  plus  cultivé  des  révolu- 
tionnaires russes  aux  heures  où  il  était  méconnu  et  bafoué, 
et  quand  il  fut  veuf,  elle  avait  demandé  à  être  la  mère 
adoptive  de  son  enfant,  Olga  Herzen,  qu'elle  a  infiniment 
chérie,  et  qui  lui  fut  confiée  de  1861  à  1872.  Nietzsche  a 
bien  distingué  que  l'exemple  moral  que  Malwida  a 
donné  est  celui  d'une  libre  et  enthousiaste  maternité, 
à  laquelle  les  liens  du  sang  manquaient  seuls. 

A  Paris,  où  elle  avait  passé  en  1859,  elle  avait  connu 
Wagner.  Elle  l'avait  vu  dans  son  pauvre  ménage  avec 
Minna,  où  il  a  tant  souffert,  non  sans  faire  expier  sa 
souffrance  à  sa  probe  et  modeste  compag-ne.  Avec  ce 
pédantisme  dans  la  bonté,  qui  fut  chez  elle  si  surabon- 
dant, elle  avait  essayé  de  faire  comprendre  sa  tâche  à 
l'humble  femme,  disgraciée  physiquement,  qui  avait  fini 
par  peser  à  l'artiste.  Wagner  était  reconnaissant  de  ce 
service  à  Mahvida  et,  en  échange,  l'initia  à  la  philosophie 
de  Schopenhauer.  C'était  la  perdre  pour  toujours.  Elle 
avait  été  supportable  jusque-là,  mouche  inoffensive  et 
sentimentale  du  coche  révolutionnaire.  Elle  s'entourait 
d'une  auréole  romantique,  parce  que  deux  denses  frères 
étant  devenus  ministres,  l'un  en  Bade  et  l'autre  en 
Autriche,  elle  avait,  en  dépit  de  la  particule  conférée  à  son 
père,  fréquenté  les  démocrates.  En  réalité,  elle  misait 
sur  les  gloires  de  l'avenir.  Elle  fut  l'Eckermann  fémi- 
nin de  cette  société  de  proscrits,  et  elle  avait  trouvé 
en  Wagner  son  Gœthe.  Elle  dardait  comme  un  kodak, 
sur  les  hommes  illustres,  ses  grands  yeux  gris,  et  com- 
mençait aussitôt  h  les  «  idéaliser  ».  Elle  s'est  faufilée 
ainsi  dans  l'immortalité  à  la  suite  de  ces  gloires. 


M  A  L  W  I  D  A     DE     M  E  Y  S  E  N  B  U  G     349 

Maintenant  qu'elle  était  schopenhauérienne  et  wagné- 
rienne,  elle  vaticinait  : 

Schopenhauer  me  fit  comprendre  Kant.  Mais  il  m'inspira  surtout 
l'amour  de  ces  ancêtres  de  notre  race,  de  ce  peuple  admirable  de 
rOrieut  qui,  aux  bords  du  fleuve  sacré,  entre  le  lotus  et  les  palmiers, 
connaissait  la  mystérieuse  et  profonde  unité  des  choses,  longtemps; 
avant  l'Occident  et  qui,  plus  qu'aucune  autre  nation,  a  tenté  de  réaliser 
par  la  vie  sa  conception  philosophique  du  monde  (M. 

Tous  les  soirs  donc,  elle  bénissait  la  petite  Olga,  qui 
n'en  pouvait  mais,  et  lui  infligeait  l'imposition  des  mains, 
«  avec  ces  grandes  paroles  des  Védas  :  Tatioam  asi  »  (»). 

Ce  fut  pis  après  la  guerre.  Malwida,  huguenote  de 
nom  et  d'origine  ('),  crut  de  bon  ton  d'afficher  un  orgueil 
tout  germanique.  De  la  France,  elle  connaissait  peu  de 
chose.  Elle  avait  passé  quelques  mois  dans  le  Paris  napo- 
léonien. Parfois,  elle  s'était  assise  sur  un  banc  du  jardin 
des  Tuileries,  et  de  là,  avait  défié  le  tyran  par  de  trucu- 
lentes méditations  sur  la  Réforme  et  sur  la  Révolution  (*). 

Il  lui  semblait  «  que  notre  époque  égalât  en  corrup- 
tion, en  servilité,  en  faste,  l'Ancien  Régime,  dont  la  chute 
avait  coûté  tant  de  sang  ».  L'abaissement  de  tous  devant 
la  volonté  d'un  seul,  la  toute-puissance  de  l'armée,  l'an- 
nexion de  la  Savoie  la  froissaient.  Dix  ans  après,  le 
régime  bismarckien,  le  militarisme  allemand,  l'annexion 
de  l'Alsace-Lorraine,  au  contraire,  lare  mollissaient  d'aise. 
Le  pessimisme  de  Malwida  était  germanique  et  conqué- 
rant. Elle  conce\di\i\t  Nirwana ,  non  comme  un  anéantis- 
sement, mais  comme   une   «  création  compréhensive   de 


(')  Malwida  von  Mbysbwbug,  Memoiren  einer  /dealistin,  Volksausgabe, 
t.  III,  284  ;  trad.  Fanta,  II,  305. 

(*)  Ces  "  grandes  paroles  »  signifient  :  «  Ceci,  c'est  loi.  » 

(')  Son  père,  Philippe  Rivalier,  n'avait  été  fait  baron  que  sous  l'électeur 
Guillaume  I  de  Hesse-Cassel. 

(*)  Malwida  von  Meysenbug,  t.  III,  237,  238;  trad.  Fanta,  II,  p.  272  sq. 


350     LA     PREMIERE     «INTEMPESTIVE» 

tout  »  (*),  Le  vouloir-vivre  humain  n'était  condamnable 
et  corrompu  que  s'il  était  français.  L'éternité  même  du 
vouloir  divin,  au  contraire,  créait  et  approuvait  tout  ce 
que  faisait  l'Allemagne. 

Ainsi  agréait-elle  à  Richard  Wagner  ;  etill'avait  choisie, 
avec  Hans  Richter,  pour  seul  témoin  de  son  mariage  avec 
Cosima  de  Rûlow  à  Tribschen  en  1870.  Le  sort  lui  réser- 
vait une  catastrophe.  L'enfant  dont  elle  couvait  si  jalou- 
sement l'éducation  parfaite  était  devenue  femme.  Olga 
Herzen  se  fiança.  Déjà  il  parut  monstrueux  à  Malwida  de 
quitter  une  si  tendre  affection.  A  lire  ses  lettres  d'alors, 
on  dirait  que  Malwida  est  la  première  femme  qui  ait 
aimé  sa  fille.  Mieux  encore.  L'univers  avait  créé  en  elle 
ce  prodige  de  lui  donner  un  cœur  de  mère,  sans  mater- 
nité. Réédition  schopenhauérienne  et  toute  morale  du 
miracle  que  le  Saint-Esprit  avait  autrefois  accompli  sur 
la  sainte  Vierge.  Maintenant  que  le  destin  lui  arrachait 
l'enfant  miraculeusement  chérie,  elle  souffrait  les  sept 
douleurs  de  la  Pietà.  «  Elle  jetait  un  regard  jusque  dans 
l'abîme  des  mondes.  Elle  ne  sut  plus  que  se  voiler  la  tête  et 
s'envelopper  de  silence  (^).  »  Durant  des  mois,  elle  ennuya 
tous  ses  amis  par  cette  pathétique  attitude,  injurieuse 
pour  le  fiancé  d'Olga. 

L'homme  qui  avait  obtenu  la  main  de  sa  pupille  était 
un  jeune  professeur  de  Paris,  Gabriel  Monod.  Il  était 
parmi  les  plus  purs  et  les  meilleurs  de  la  jeune  généra- 
tion de  savants  qui  a  illustré  la  France  du  relèvement. 
Élève  de  Waitz,  autant  que  de  Michelet  et  de  Fustel  de 
Goulanges,  on  devinait  en  lui  un  des  chefs  désignés  d'une 
école  historique  sévère  et  forte,  outillée  comme  aucune 
de    ses    devancières.   Grand    cœur    avec    cela,   d'austère 


(')  Corr.,  III,  397. 

(«)  Lettre  à  Nietzsche,  26  juillet  1872  (Corr.,  III,  394). 


M  A  L  W  I  D  A     DE     M  E  Y  S  E  N  B  U  G     351 

conscience  et  tout  débordant  de  passion  civique,  il  avait 
équipé  à  ses  frais  une  ambulance  en  1870,  l'avait  menée 
jusque  sous  les  murs  fumants  de  Sedan.  Plus  que  Malwida, 
mais  sans  forfanterie,  il  avait  «  sondé  l'épouvante  des 
mondes  »  durant  ce  douloureux  hiver.  Il  avait  parcouru 
tous  les  villages  sur  les  champs  de  bataille  de  la 
Loire,  prodiguant  des  soins,  des  secours,  de  l'argent, 
utile  dans  les  hôpitaux  par  sa  connaissance  de  la  langue 
allemande  et  du  caractère  allemand,  autant  que  par  son 
zèle  de  charité  huguenote  et  humanitaire.  Comment 
Malw^ida  eût-elle  refusé  son  estime  à  un  homme  que  per- 
sonne n'a  approché  sans  l'aimer  ?  Il  est  certain  qu'elle  l'a 
tenu  en  une  étroite  affection  plus  tard.  Pour  l'instant, 
elle  ne  se  résignait  pas  à  laisser  sa  fdle  adoptive  rejoindre 
un  pays  «  où  elle  ne  trouverait  ni  les  idées  ni  les  sympa- 
thies où  sa  vie  avait  ses  racines,  et  que  sa  nature  si 
originale  s'était  assimilées  avec  une  passion  toute  spon- 
tanée »  (*). 

Qu'était-ce  que  Paris  pour  une  jeune  fille  qui  devait 
chanter  le  rôle  de  l'oiseau  dans  Siegfried  1  Qu'allait-elie 
faire  dans  cette  «  société  sèche  »,  intelligente  et  bien 
douée,  certes,  mais  à  qui  semblait  fermée  à  jamais  «  le 
domaine  de  l'intuition,  c'est-à-dire  de  l'art  le  plus 
élevé  »(^).  A  Florence,  en  grande  hâte,  Malwida  bourra  de 
philosophie  schopenhauérienne  celle  qui  s'en  allait  ('). 
Puis  elle  prit  sur  elle  cette  croix  de  se  dire  que  sa  pupille 
quittait  le  milieu  «  qui  seule  l'aurait  faite  tout  ce  qu'elle 
était  capable  de  devenir  »  (*).  Ich  goenne  sie  Frankreich 
nicht^  s'écriait-elle  encore  un  mois  après  le  mariage  ;  et  la 
jeune  femme,  gagnée  par  ce  lyrisme  teutomane,  ne  crai- 
gnait pas  d'écrire  durant  son  voyage   de  noces  sur   la 


{")  Corr.,  III.  420.  —  {»)  Ibid.,  III,  428.  —  (•)  Ibid.,  III,  440.  —  {')  Ibid., 
III,  443. 


352     LA     PREMIERE     «INTEMPESTIVE» 

Côte  d'Azur  :  «  Je  suis  comme  un  ange  à  qui  l'on  a  coupé 
les  ailes  (^).  » 

Nietzsche,  encore  tout  wagnérien  lui-même,  ne  se 
froissait  pas  de  ces  confidences.  Le  mariage  de  Gabriel 
Monod  et  de  M"^  Olga  Herzen  lui  fut  le  prétexte  d'une 
terrible  musique,  intitulée  d'un  calembour  :  Il  envoya 
froidement,  comme  cadeau  de  noces  pour  les  jeunes 
époux,  sa  Monodie  à  deux^  pour  quatre  mains. 

Les  compliments  durèrent  ainsi  des  années,  hyperbo- 
liques et  sentimentaux.  Les  Allemands  n'ont  pas  l'hyper- 
bole gasconne;  leur  fanfaronnade  est  biblique.  Nietzsche 
était-il  au  Splûgen,  Malwida  le  bénissait  de  se  recueillir 
«  dans  le  désert  où  les  prophètes  se  préparent  à  leur 
mission  »  (').  Nietzsche  lui  envoyait  ses  manuscrits, 
\ Avenir  de  nos  Institutions  d'éducation^  la  Philosophie 
grecque  dans  Vâge  tragique  :  Inestimable  présent,  auquel 
Malwida  répondait  par  la  «  vérité  sans  poésie  »  de  ses 
Mémoires.  Puis  on  jugeait  de  haut  les  hommes  et  le's 
nations.  On  s'attristait  de  leur  médiocrité.  Un  orgueil 
profond  comme  celui  de  ces  sectes  mystiques,  humbles 
d'apparence,  indomptables  d'ambition  au  fond,  les 
schwenckfeldiens,  les  Moraves,  les  piétistes,  vivait  dans 
ces  wagnériens  de  la  première  heure. 

Nietzsche  a  pu  recueillir  de  curieuses  observations  de 
psychologie  religieuse  dans  le  commerce  de  la  vieille 
fille  fanatisée.  A  force  de  soupçonner  en  autrui  le  fond 
«  humain,  trop  humain  »  de  toutes  les  préoccupations, 
comment  ces  dévots  du  schopenhauérisme  n'eussent-ils 
pas  éveillé  l'attention  du  plus  clairvoyant  d'entre  eux  sur 
leur  propre  habileté  ? 

Dénuée  de  tout  talent  littéraire  vrai,  Malwida  jugeait 


(»)  Corr.,  III,  449. 
(«)  Corr.,  III,  419. 


M  A  L  W  I  D  A     DE     M  E  Y  S  E  N  B  U  G     353 

sommairement  de  «  l'académisme  français  »,  oubliant 
qu'il  avait  été  au  xvn^  siècle  une  des  plus  fortes  et  des  plus 
nécessaires  disciplines  d'esprit  que  jamais  peuple,  depuis 
les  Anciens,  se  soit  imposée.  Elle  répétait  les  poncifs 
que  Wagner  avait  recueillis  des  derniers  bohèmes  roman- 
tiques du  boulevard.  Elle  tenait  le  français  pour  une 
langue  morte,  que  le  style  caricatural  de  Victor  Hugo 
lui-même  n'arriverait  pas  à  galvaniser  (').  Pour  elle, 
Bayreuth  émergeait  seule,  «  étoile  rayonnante  de  la  cul- 
ture »,  au-dessus  de  l'horizon  noir. 

Mais,  pleine  de  la  confiance  la  plus  dévote  dans  le 
maître,  elle  se  tourmentait  aussitôt  :  Avait-il  la  compagne 
digne  de  son  génie  ?  Un  examen  méticuleux,  qui  avait 
été  très  dur  pour  la  première  épouse,  découvrit  des 
défauts  même  à  la  femme  royale  qui  allait  partager  avec 
Wagner  la  vie  de  Bayreuth  ?  Comme  se  pouvait-il  que 
Cosima  restât  attachée  aux  rites  et  aux  formes  de  l'Eglise 
chrétienne  ?  Elle  élevait  ses  enfants  dans  l'orthodoxie 
protestante.  N'était-ce  pas  éteindre  en  eux  l'esprit  vivant? 
Et  Malwida  se  comparait.  Certes,  elle  n'eût  pas  fait  de 
même.  Elle  eût  procédé  comme  pour  ]M"®  Olga  Herzen, 
quand  elle  avait  dix-huit  ans.  La  jeune  fille  n'était  pas 
baptisée.  Un  jour,  sur  les  rives  du  lac  de  Garde,  dans  la 
solitude  baignée  d'azur  et  de  crépuscule,  Malwida, 
lisant  à  haute  voix  les  Védas,  avait  été  saisie  de  l'Esprit. 
Et  se  levant  tout  à  coup,  elle  n'avait  pu  se  tenir  de 
baptiser  sa  pupille  au  nom  de  l'Atma  védique.  Voilà 
comment  doit  faire  la  nouvelle  liberté  de  l'esprit.  Bebelle 
aux  rites  d'Eglise,  elle  pontifie  seule  à  la  face  du  ciel  ('). 
Assurément  Wagner  eût  été  heureux  d'avoir  auprès  de  lui 
une  compagne  aussi  dégagée  de  préjugés. 


(')  Corr.,  III,  481. 
^»)  Corr.,  III,  402. 

ANDLER.    —    n.  23 


3o4     LA     PREMIERE     «INTEMPESTIVE» 

Ou  bien  à  Buchenthal,  près  Saint-Gall,  si  elle  prenait 
du  repos  dans  les  prés  pendant  qu'on  faisait  le  regain, 
aussitôt  sous  les  arbres  Malwida  chavirait  d'extase, 
croyait  vivre  dans  la  «  chose  en  soi  »,  délivrée  «  des 
entraves  du  phénomène  »  (*),  et  recommandait  à  ses  amis 
cette  façon  de  goûter  le  paysage.  Nietzsche  saisissait  sur 
le  fait  ce  qui  arrivait  quand  la  fausse  culture  se  mêlait  de 
«  vivre  »  la  philosophie  de  Schopenhauer.  Voyant 
Wagner  entre  Gosima  et  Malwida,  l'une  à  tant  d'égards 
si  admirable,  mais  pleine  de  préjugés  si  passionnés; 
l'autre  si  indiscrètement  sentimentale,  il  avait  peur.  Il 
connaissait  le  fort  et  le  faible  de  son  grand  ami  ;  il  le 
savait  influençable.  Seul,  entre  des  affections  aveugles, 
et  devant  une  opinion  publique  égarée,  que  pouvait 
Wagner  ?  Nietzsche,  avec  une  ténacité  de  disciple, 
comptait  le  protéger  contre  tous  et  le  défendre  de  lui- 
même.  Avec  son  ami  Franz  Overbeck,  il  fît  une  fine  et 
invisible  tentative  pour  circonvenir  affectueusement 
Gosima.  Ils  essayèrent  de  l'amener  à  eux,  de  l'affranchir 
par  de  fortes  et  libres  lectures.  Puis,  par  des  manifestes 
agressifs,  ils  tâchèrent  de  montrer  le  chemin.  Ge  fut  dans 
cette  fougue  furieuse  d'agression  que  Nietzsche  écrivit  la 
première  Considération  intempestive,  David  Strauss, 
apôtre  et  écrivain  [David  Strauss,  der  Bekenner  und  Schrift- 
s  tel 1er). 

II 

l'influence    de    PAUL   DE    LAGARDE 

Franz  Overbeck  était  devenu  pour  Nietzsclie  depuis 
trois  ans  le  plus   inséparable  ami.    Leur   intimité   s'était 


(*)  l&id.,  III,  408. 


P  A  L:  L     DE     L  A  G  A  H  D  E  35S 

resserrée  dans  la  lutte  pour  la  cause  wag-nérienne.  Elle 
est  touchante,  la  lettre  écrite  par  Overbeck  à  son  vieil 
[  ami  Treitschke,  pour  défendre  Nietzsche.  Il  n'ignorait 
pas  les  défauts  de  son  brillant  collègue,  «  le  penchant  à 
l'extravagance  »,  la  manie  de  ramener  toutes  choses  à  la 
métaphysique  (').  Mais  Overbeck  ne  tolérait  pas  l'injurieux 
silence  qui  se  faisait  sur  une  telle  pensée.  Le  temps  devait 
venir  où  il  aurait  à  choisir  entre  deux  amitiés  :  Il  éhoisit 
Nietzsche,  qui,   aussi   bien,   lui  rendit   ce  témoignage  : 

Overbeck  est  l'homme  et  le  chercheur  le  plus  sérieux,  le  plus  franc, 
le  plus  simplement  aimable  de  sa  personne  que  Ton  puisse  souhaiter 
comme  ami  ;  et  il  a  ce  radicalisme  sans  lequel  il  m'est  impossible 
désormais  de  vivre  ("-). 

Nietzsche  ajoute  à  ce  portrait  qu'il  fait  de  son  ami  : 
«  C'est  le  théologien  le  plus  libre  qui  soit  vivant  aujour- 
d'hui (').  »  Il  mandait  à  tous  ses  correspondants  la  nouvelle 
glorieuse  d'une  «  théologie  de  l'avenir  »  qui  naissait  au 
premier  étage  de  sa  maison,  dans  le  logis  d'Overbeck,  et 
[  qu'il  croyait  solidaire  de  l'œuvre  philosophique  et  de 
l'œuvre  d'art  projetée  à  Bayreuth  (*).  Il  admirait  un  talent 
où  se  fondaient  dans  un  si  fin  alliage  le  tenace  courage, 
le  labeur,  l'esprit  critique  (^).  Ils  avaient,  dans  la  dernièr-e 
année,  échangé  de& pensées  novatrices  en  foule  (*')  : 

Le  monde  entier,  écrivait  Nietzsche,  attend  l'homme  d'action,  qui 
se  dépouillerait  et  dépouillerait  autrui  d'habitudes  millénaires  et  don- 
nerait un  exemple,  destiné  à  être  suivi  ('). 

On  sent  dans  ces  lignes  percer  «  l'immoralisme  filtur  ». 
*    Gomment  Nietzsche  le  concevait-il?  Il  n'a  pas  varié  beau- 


(']  8  juillet  1872.  V.  C.-A.  Berinoulli,  Franz  Ocerbeck,  I.  84. 
t  (*)  22  mars  1873.  Corr.,  II,  401. 

\  (*)  Cofr.,  III,  446.  —  {^)  Ibid.,  I,  240;  II,  406,  410,  479,  482.  —  ("j  Ibid., 

l    II,  479.  —  («)  Ibid.,  II,  402.  —  {')  Ibid.,  III,  446. 


356     LA     PREMIÈRE     «INTEMPESTIVE» 

•coup.  Il  l'imaginait  comme  un  mysticisme  nouveau,  à  base 
de  science.  Ce  qui  naissait  dans  le  petit  pavillon  du 
Schtitzengraben  à  Bâle,  c'est  un  essai  de  détînir  comment 
l'époque  présente  pourrait  donner  naissance  aune  religion 
nouvelle. 

Overbeck  et  Nietzsche  se  partagèrent  la  besogne.  Ils 
avaient  à  combattre  ensemble  David  Strauss.  Overbeck 
mit  au  service  de  l'attaque  son  immense  érudition  his- 
torique. Nietzsche  parla  du  nouvel  évolutionnisme.  Cette 
<loctrine,  selon  lui,  appelait  un  art  et  une  philosophie 
•capables  d'assigner  à  toute  l'évolution  des  mondes  im 
sens  et  un  aboutissement.  David  Strauss  avait  empiété 
sur  le  domaine  propre  de  Nietzsche.  De  là,  le  coup  de 
bélier  brutal  par  lequel  Nietzsche  riposta.  Mais,  en  même 
temps  que  cet  adversaire,  un  allié  nouveau  surgissait,  de 
la  plus  haute  autorité.  Le  bruit  du  livre  de  Strauss 
n'était  pas  encore  calmé  que  parut  un  vigoureux  pam- 
phlet intitulé  :  Ueber  das  Vej'hseltniss  des  deutschen  Staates 
zur  Théologie  Kirche  und  Religion^  1873.  Il  avait  pour 
auteur  un  des  guides  de  la  pensée  savante  dans  l'Alle- 
magne de  ce  temps-là,  Paul  de  Lagarde  ('). 

Aucun  savant  n'avait  fait  faire  un  pas  aussi  décisif  à 
l'histoire  des  religions  de  l'Orient  que  ce  professeur  de 
Gœttingen,  au  pseudonyme  français.  Il  n'y  avait  pas  de 
dialecte  d'Asie  Mineure  qu'il  ne  sût.  L'arménien,  le 
syriaque,  le  chaldaïque,  l'arabe,  l'hébreu  lui  doivent  des 
progrès  d'égale  importance.  Les  questions  koptes,  le 
manichéisme,  le  premier  christianisme  de  langue  grecque 
attiraient  son  attention.  Plus  de  cinquante  ouvrages  ou 
éditions  savantes  composent  son  bagage.  A  ses  heures,  il 
était  poète  lyrique;  puis  tout  à   coup  il  surgissait,  pan- 


(')  On  trouvera  le  pamphlet  dans  les  Deutsche  Schriftcn  de  Paul  de  La- 
jardc,  4'-  édit.,  1903,  pp.  37-77. 


PAUL     DE     LA  GARDE  357 

germaniste  batailleur  et  ambulant,  orateur  colérique  et 
fort,  comme  Fichte,  son  modèle,  et  comme  Treitschke 
dont  il  fut  plus  d'une  fois  l'inspirateur,  après  1870. 

Jamais  on  n'a  vu  mieux  que  dans  les  pamphlets  de  ce 
fougueux  élève  de  Riickert,  combien  la  science  historique 
des  Allemands  est  imprégnée  de  sensibilité  romantique. 
Sa  méthode  est  impeccable.  Pourtant  son  affirmation  de 
la  vie  est  passionnée.  C'est  par  là  surtout  qu'il  a  influencé 
Nietzsche.  «  Les  événements  de  l'histoire  ne  sont  pas 
faits  pour  être  sus.  »  La  vie  des  grands  hommes  n'est  pas 
destinée  à  être  matière  historique.  Traits  de  feu  pour 
Nietzsche  que  ces  aphorismes(').  Le  rôle  des  faits  décisifs 
et  des  grands  hommes  est  de  transformer  le  monde.  Ils  le 
transforment  même  sans  être  vus.  Entre  le  savoir  et  les 
événements,  Lagarde  ne  voit  pas  de  collaboration 
possible. 

La  science  veut  savoir  ;  elle  ne  veut  que  savoir,  et  uniquement 
pour  savoir  ('). 

Mais  ce  que  peut  établir  la  science,  c'est  que  de  cer- 
tains faits  ou  de  certains  hommes  sont  encore  agissants 
ou  que  la  vie  les  a  quittés  pour  toujours. 

Lagat-de  envisageait  alors  les  trois  religions  aujour- 
d'hui régnantes  en  Occident,  la  protestante,  la  catholique, 
la  juive.  Il  les  jugeait  mortes  :  1"  Quelle  vie  reconnaître 
au  protestantisme?  Il  n'a  été  à  son  origine  qu'un  catho- 
licisme réformé.  Il  n'avait  pas  touché  aux  croyances 
fondamentales.  Maintenir  Dieu,  le  Christ,  le  Saint-Esprit, 
et  déclarer  la  guerre  à  quelques  institutions  abusives  qui 
tendent  à  compromettre  l'œuvre  de  salut,  ce  n'est  pas 
fonder  une    religion  nouvelle.  Rien  de  plus  fort  que  la 


(  )  p.  DE  Lagarde,  Deutsche  Schriften,  p.  bo. 
(»j  Ilrid.,  p.  37. 


:m    LA     PREMIERE     «  I  iN  T  E  M  P  E  S  T  I  \'  E  » 

critique  dirigée  par  Paul  de  Lagarde  contre  la  théologie 
protestante.  Sur  quels  principes  s'appuie-t-elle  ?  Que 
devient-elle  quand  on  examine  son  principe  formel,  qui 
prétend  considérer  le  Nouveau  Testament  comme  la  seule 
source  de  connaissance  chrétienne?  Le  Nouveau  Testa- 
ment parle-t-il  du  baptême  obligatoire,  de  la  célébration 
du  dimanche,  de  la  Trinité?  Nous  affranchit-il, de  la  loi 
mosaïque  ?  S'il  consiste  en  un  recueil  de  témoignages,  que 
l'ancienne  Eglise  catholique  jugeait  utiles  dans  la  lutte 
contre  les  hérésies  et  les  sectes  du  ii"  siècle,  comment  ne 
voit-on  pas  qu'il  tient  toute  son  autorité  de  la  communauté 
catholique  qui  l'a  réuni?  N'est-il  pas  temps  de  se  rendre 
compte  des  principes  qui  ont  présidé  à  cette  rédaction  (')? 
Et' si  nous  reconnaissons  l'autorité  de  l'Église  sur  un  point, 
comment  ne  pas  la  reconnaître  sur  tous  ? 

Dira-t-on  que  le  protestantisme  a  des  principes  maté- 
riels différents  du  catholicisme,  tels  que  la  justification 
par  la  foi  ?  Mais  qu'on  essaie  d'en  déduire  la  dogmatique 
luthérienne,  on  verra  qu'elle  n'en  résulte  pas.  La  «  justi- 
fication par  la  foi  »  ne  domine  pas  le  luthéranisme  :  Elle 
lui  sert  à  combattre  l'abus  des  «  œuvres  »,  des  indul- 
gences, des  messes,  des  aumônes.  Est-ce  suffisant  pour, 
asseoir  une  religion?  Aussi  bien,  c'est  dans  l'apôtre  Paul 
seul  qu'il  est  question  de  cette  justification,  ignorée  des 
évangiles  et  combattue  par  les  épitres  de  Jacques  où  elle 
est  remplacée  par  la  régénération. 

Toute  la  théologie  protestante  apparaissait  donc  comme 
un  amoncellement  d'arguments  improvisés  pour  une 
polémique  épuisée  depuis  le  xvi"  siècle.  Un  événement  nous 
lait  illusion  que  les  pasteurs  devraient  bénir  :  la  guerre 
de  Trente  ans.  Elle  a  permis  d'attribuer  cà  des  désastres 


(')  p.  DE  Lagarde,   Deutsche  Sc/iriflen,  p.  42.  Ce  ^era  le  précepte  auquel 
$e  contonnera  Overbeck  dans  les  Sludien  zur  (li-sclnchle  des  Kanons,  1880. 


PAUL     DE     LAGARDE  ;{59 

extérieurs  l'iiifécondité  durable  du  schisme  protestant. 
La  vérité  est  que,  depuis  le  xvii^  siècle,  toute  pensée  origi- 
nale est  tarie  dans  les  Eglises  protestantes. 

Il  reste  les  sectes  piétistes.  Mais  tout  l'effort  dun 
Arndt,  d'un  Spener,  d'un  Francke,  au  xvn"  et  au  xviii*  siè- 
cles, se  dépense  à  galvaniser  un  cadavre  :  Le  mot  même 
de  «  réveil  »,  qu'ils  emploient,  le  prouve.  A-t-on  besoin  de 
«  réveiller  »  ceux  dont  l'esprit  est  vivant?  Et  qu'on  se 
demande  ce  qu'un  Leibnitz,  ou  un  Herder,  quoique  théo- 
logiens, ou  encore  les  grands  classiques  doivent  au  pro- 
testantisme. Leur  pensée  ne  vient  pas  de  lui;  et  tant  quil 
n'y  a  eu  que  lui,  la  pensée  allemande  s'est  tue. 

2°  Pour  qualifier  le  catholicisme,  il  faut  plus  que  du 
sarcasme,  il  faut  de  la  haine.  Non  pas  le  catholicisme 
ancien,  enseveli  depuis  350  ans,  mais  cette  nouvelle  strati- 
fication religieuse,  qui  le  remplace,  et  que  les  Jésuites 
ont  substituée  à  l'Eglise  ancienne,  pour  tenir  tête  aux 
protestants.  Du  catholicisme  nouveau,  le  Concile  de 
1870  n'est  que  l'achèvement.  L'ancien  catholicisme 
reposait  sur  trois  principes  :  1"  Il  était  œcuménique;  — 
2°  il  exigeait  V obéissance  au  dogme  ;  —  3°  il  croyait  à  la 
révélation.  Affirmations  compatibles  avec  plus  d'une 
autre;  mais  les  jésuites  ont  su  les  transformer  en  négations 
persécutrices.  Les  Etats  nationaux  se  sont  fondés?  Par 
les  jésuites,  le  catholicisme  se  fait  l'ennemi  des  nations. 
La  science  exacte  est  apparue?  La  subordination  au  dogme, 
dans  l'Eglise  des  jésuites,  exige  la  négation  de  la  science. 
L'idée  à' évolution  a  surgi  au  xix''  siècle?  La  révélation 
chrétienne  se  transforme  par  les  jésuites  en  une  théophanie 
soudaine  et  figée  qui  exclut  toule  croissance  des  idées  ('). 

Ainsi,  cette  Eglise  jésuitique  nie  la  science  et  nie  l'his- 
toire. Entre  l'esprit   et  la  nature,  elle  établit  une  sépa- 

(')  Ibid.,  p.  48. 


360     LA     PREMIERE     «INTEMPESTIVE» 

ration  qui  les  rend  hostiles  l'un  à  l'autre.  Elle  dresse  en 
face  d'un  esprit  détaché  de  la  nature  une  nature  dépeuplée 
d'esprit.  Pour  elle,  l'histoire  des  peuples  fait  partie  du  cours 
subalterne  et  matériel  des  choses.  Et  puisque  ni  l'intelli- 
gence savante  ni  la  sagesse  des  chefs  profanes  ne  valent 
aux  yeux  du  sacerdoce,  elle  pourra  toujours  déchaîner  les 
multitudes  contre  l'élite  et  la  démocratie  contre  la  royauté . 
Le  jésuitisme,  partout,  tend  la  main  au  matérialisme. 

Les  maximes  de  cette  forte  prédication  se  gravent 
dans  l'esprit  de  Nietzsche.  N'avait-il  pas  eu,  lui  aussi,  à 
l'origine,  trop  de  haine  pour  les  organisations  politiques, 
une  tendance  à  les  croire  subalternes,  une  méfiance  à 
l'endroit  de  l'évolution  naturelle,  un  mysticisme  contre 
nature  ?  Lagarde  est  de  ceux  qui  le  poussent  dans  le  sens 
de  Zoellner  et  de  Riitimeyer,  et  qui  lui  apprennent  à 
discerner  l'esprit  dans  la  matière,  l'évolution  dans  l'esprit 
comme  dans  le  monde  matériel,  et  entre  les  multitudes 
et  l'élite  la  même  interpénétration  obscure  et  prédestinée 
qui  joint  la  matière  et  l'esprit. 

L'action  la  plus  certaine  de  Lagarde  vint  pourtant 
de  ses  affirmations  sur  le  ciiristianisme  primitif,  dernier 
exemple  d'une  vie  religieuse  vraiment  créatrice  ;  sur  la 
corruption  qui  le  saisit  de  bonne  heure  ;  sur  le  noyau  de 
religion  éternelle  qu'il  nous  en  faut  dégager. 

Paul  de  Lagarde  est  un  des  initiateurs  de  cette  coura- 
geuse école  de  libres  croyants  qui  prétendent  arriver  à  la 
vie  chrétienne  vraie  par  l'extrême  scepticisme  à  l'endroit 
de  la  tradition  (').  Au  milieu  des  débris  informes  de 
saint  Mathieu,  quand  de  tous  les  disciples  de  Jésus,  deux 
seulement  ont  émergé,  Pierre,  dont  il  ne  reste  rien,  et 
Jean  qui  a  donné  de  son  maître  une  image  si  évidemment 


(M  Elle  est   représentée  aujourd'hui  par  Wredc,   Albert  Schweitzer  et 
C.-A.  Bernoulli.  Ils  sont  tous  influencés  par  Nietzsche. 


PAUL     DE     L  A  (.  A  R  D  E  361 

transfigurée  par  les  nécessités  de  sa  polémique,  comment 
retrouver  l'enseignement  authentique  du  Galiléen?  La 
première  méfiance  à  l'endroit  de  saint  Paul  est  venue  à 
Nietzsche  de  Lagarde.  Ces  fortes  diatribes  contre 
«  l'intrus  »  fanatique  et  «  incompétent  »  (ein  vollig  Unbe- 
rufener),  qui  a  vu  Pierre  et  Jacques  pendant  quinze  jours, 
et  trois  ans  seulement  après  sa  conversion,  et  les  a  revus, 
avec  Jean,  une  fois  encore  treize  ans  après,  Nietzsche  ne 
les  a  plus  oubliées.  Il  gardera  présentes  à  l'esprit  les  trois 
grandes  corruptions  que  Paul,  selon  Lagarde,  a  intro- 
duites dans  le  christianisme  :  1"  L'exégèse  pharisaïque  ;  — 
2'  le  sacrifice  juif  ;  —  3°  la  théorie  juive  qui  attache  le 
salut  à  des  faits  historiques  précis,  qu'il  faut  croire. 

C'est  ce  judaïsme  raffiné  de  Paul  que  Nietzsche  atta- 
quera aussi  un  jour,  dans  Menschliches^  Allzumensch- 
liches.  On  croit  relire  du  Lagarde,  quand  on  trouve  dans 
Der  Wanderer  u?id  sein  Schatteîi  et  encore  dans  Der 
Antichrist,  dans  Morgenrœthe,  les  sardoniques  remarques 
sur  cette  flamme  de  «  cruelle  et  insatiable  vanité  qui 
brûlait  l'âme  de  ce  persécuteur  de  Dieu,  sur  sa  méchan- 
ceté fanatique,  sensuelle  et  haineuse  (•),  sa  cynique 
logique  de  rabbin  » ,  qui  demande  pour  satisfaire  Dieu  le 
sacrifice  le  plus  barbare,  celui  de  l'innocent. 

3°  Mais  faut-il  accepter  les  prétentions  des  Juifs  d'au- 
jourd'hui, qui  croient  leur  religion  propre  à  devenir  la 
religion  universelle,  parce  qu'elle  a  l'avantage  d'être  des- 
tituée de  dogmatique?  Le  christianisme  nous  oblige  à 
créer  une  dogmatique,  parce  qu'il  nous  impose  de  fonder 
le  «  royaume^ de  Dieu  »,  et  exige  que  nous  «  soyons  par- 
faits »,  comme  notre  Père  céleste  est  parfait.  Il  nous  faut 
donc  définir  les  conditions  de  cette  vie  parfaite.  Il  ne  suffit 


(')  Nietzsche,  Der  Wanderer  u.  s.  Schalten,  Z  85  [W.,  III,  248).  —  Morgen- 
rœtfie,  S  68  {\V.,  IV,  65  sq.).  —  Der  Antichrist,  S  41  {]¥.,  VIII,  269). 


362     LA     PREMIERE     <r  I  N  T  E  M  P  E  S  T  1  V  E  « 

pas  d'éliminer  les  dogmes  erronés  pour  avoir  une  religion 
«  pure  de  j udaïne (^)  » ,  comme  dit  Lagarde,  créant  un  néo- 
logisme sur  le  modèle  de  la  chimie  des  alcaloïdes.  L'effort 
de  Nietzsche  sera  plus  tard  d'éliminer  à  son  tour  de 
notre  pensée  les  alcaloïdes  orientaux.  Son  analyse  les 
trouvera  non  seulement  au  cours  des  dogmes  religieux, 
mais  jusque  dans  les  préceptes  de  toute  notre  vie  morale. 
C'est  une  pensée  «  pure  de  moraline  »  {moralmfrei)  qu'il 
lui  faudra  donc  créer,  une  fois  le  christianisme  aboli;  et 
c'est  à  Paul  de  Lagarde  qu  il  devra  l'ironique  métaphore. 

Par  delà  les  dégénérescences,  les  falsifications,  les 
ignorances,  les  désolantes  pauvretés  qui  ont  fait  du  chris- 
tianisme une  religion  sans  religion,  et  qui  parle  de  la 
vie  avec  des  phrases,  Lagarde  a  voulu  pénétrer  jusqu'au 
fait  religieux  éternel.  Or,  une  religion  n'est  pas  une  adhé- 
sion donnée  à  des  faits  périmés,  à  des  dates  contestables, 
comme  pensaient  les  Juifs  :  Elle  est  une  vie.  Ce  qui 
assure  à  l'Évangile  une  vertu  agissante,  tandis  que  le 
christianisme  est  mort,  c'est  qu'il  nous  expose  les  lois  de 
toute  vie  spirituelle,  découvertes  par  un  génie  reli- 
gieux (-).  Les  idées  du  royaume  de  Dieu,  du  péché  et  du 
salut  valent  éternellement  comme  les  lois  de  Newton.  On 
peut  les  compléter  par  des  observations  nouvelles  ;  on  ne 
peut  pas  les  renverser.  Cette  vie  de  l'esprit  a  été  décou- 
verte par  le  Christ  ;  et  la  force  de  son  intuition  intérieure, 
déposée  dans  les  textes,  nous  saisit  encore  par  l'évidence, 
et  nous  transforme.  C'est  là  son  miracle  vrai,  et  le 
seul  ('). 

Nietzsche  et  son  ami  Overbeck  ont  été  religieux,  dans 
leur  jeunesse,  au  sens  déiini  par  Lagarde  :  et  peut-être 


(')  «  Ein  judaïnfreies  Judentum  als  Wellreligion.   >  Deutsr/ie  Scliriften, 
p.  38. 

('-)  Lagaede,  Deutsche  Schriften,  p.  08. 
(M  Ibid.,  p.  61. 


P  A  U  L     D  E     L  A  G  A  R  D  E  363 

n'ont-ils  jamais  cessé  de  l'être.  Ce  rapport  personnel  qui 
unit  l'âme  à  l'étemel,  dans  une  vie  commune,  Nietzsche 
lie  l'ignorera  pas,  bien  qu'il  l'ait  défini  autrement  que  le 
christianisme  traditionnel.  U  y  a  eu  des  moments  où  il  n'a 
pas  désespéré  d'avoir  l'approbation  de  V  «  Hébreu  pâle  » 
qui  mourut  trop  tôt  sur  la  croix.  Cette  union  toutefois 
entre  nous  et  le  divin,  c'est  une  personne,  un  grand 
Initié,  qui  l'établit;  et  le  lien  entre  le  fondateur  et  chacun 
des  croyants  est  aussi  ce  qui  joint  ensemble  les  croyants 
dans  une  communauté.  Zoroastre  et  Moïse  n'ont  pas  su 
ce  secret  avec  la  même  profondeur  que  Jésus.  S'ils  ont 
exigé  l'union  avec  Dieu,  ils  ne  l'ont  pas  vécue.  Ils  l'ont 
enseignée  comme  un  idéal  ;  Jésus  seul  a  représenté  cet 
idéal  en  chair  et  en  os,  dans  sa  vie  et  dans  sa  mort  ('). 

La  théorie  que  Lagarde  exposait  au  sujet  de  cette 
religion  éternelle,  découverte  par  Jésus,  et  qui,  par  lui, 
vient  encore  magiquement  toucher  notre  cœur,  côtoyait 
plus  d'une  des  croyances  de  Nietzsche.  Elle  concevait 
comme  lui  la  culture  de  l'esprit.  «  Tout  homme,  disait 
Lagarde,  est  unique  en  son  genre.  »  Il  s'agit  de  le  cultiver, 
c'est-à-dire  de  «  faire  de  lui  tout  ce  qu'on  peut  en  faire  ». 
Un  peuple  est  «  la  communauté  des  honimes  ainsi  cul- 
tivés »  (').  Cela  suppose  un  travail  ininterrompu,  dont  peu 
de  gens  sont  capables.  Aussi  bien  les  nations  ne  se  com- 
posent pas  de  millions  d'hommes;  elles  sont  faites  de 
quelques  hommes  conscients,  résolus  à  cet  inépuisable 
travail,  et  de  l'œuvre  organisatrice  que  cette  élite  a  su 
accomplir. 

D'emblée,  Paul  de  Lagarde  ramène  donc  Nietzsche  à  la 
position  de  Fichte,  dans  ses  Discours  à  la  nation  allemande^ 
Comment    épanouir    en    chacun  de    nous    l'iiidividualitc 


(')  Ibid.,  p.  74. 
(•)  Ibid.,  p.  72. 


364     LA     PREMIERE     «INTEMPESTIVE» 

irréductible  qui  est  en  lui?  Il  n'y  a  pas  de  plus  grave 
problème  pour  l'avenir  des  hommes.  Que  peut-il  advenir 
au  monde  de  nouveau,  si  tous  les  germes  préexistent  ? 
Et  s'il  nous  tombe  du  ciel  de  la  nouveauté  absolue,  semée 
par  les  génies,  peut-on  encore  parler  d'évolution?  Au- 
cune difficulté  n'a  davantage  attiré  Nietzsche.  Les  solu- 
tions de  Lagarde  étaient  entrevues  dans  des  intuitions 
vagues.  A  quelles  conditions  sont-elles  acceptables  ? 
Tout  le  système  de  Nietzsche  fera  effort  pour  tirer  au 
clair  ces  conditions. 

Pour  Lagarde,  aucune  nouveauté,  non  pas  même  la 
plus  grande,  ne  peut  renverser  les  lois  d'évolution.  Les 
idées  entrent  dans  le  monde  comme  y  entre  cette  autre 
grande  nouveauté,  le  péché.  Puis,  elles  croissent  et  fructi- 
fient, comme  fructifie  et  croit  le  péché,  selon  des  lois  ;  et 
il  y  a  des  lois  selon  lesquelles  se  développe  la  religion. 
Il  y  a  des  suites  physiques  aux  actes  issus  du  péché,  et 
des  suites  physiques  aux  idées.  Ces  suites  s'imposeront, 
lointaines,  mais  inexorables,  au  pécheur  et  à  celui  qui 
pense.  Les  péchés  et  les  idées  sont  des  commencements 
absolus.  Sont-ils  créés  par  nous  librement  ou  greffés  sur 
nous  du  dehors?  Là  est  l'incertitude  de  Paul  de  Lagarde. 

De  même,  l'innovation  religieuse  est  totale.  De  celle- 
là,  nous  savons  qu'elle  exige  un  grand  initié.  Pourtant  nous 
avons  l'expérience  vivante  de  la  régénération.  Elle  assure 
une  évolution  intérieure  nouvelle.  Dans  Fàme  régénérée 
le  péché  ne  fructifie  plus;  mais  l'idée,  même  déformée, 
rajeunit  et  fructifie,  et  elle  tire  de  l'àme  individuelle,  où 
elle  prend  racine,  une  force  nouvelle  (•).  Cette  régénéra- 
tion exige  un  milieu  de  culture,  «  une  communauté  do 
vie  »  où  s'échangent  les  idées.  Comment  peut-on  appeler 
cette'  mystérieuse  présence  qui  arrête  le  foisonnement  du 


(')  tbul.,  pp.  62,  74. 


PAULDELAGARDE  365 

péché  et  active,  comme  par  catalyse,  la  germination  des 
idées?  C'est  elle  qu'on  appelle  Dieu,  et  il  n'y  a  qu'une 
religion  possible  :  c'est  de  reconnaître  et  d'aimer  Dieu 
en  l'homme.  Toutefois,  ce  Dieu  ne  se  révèle  qu'à  l'homme 
régénéré  (•);  et  il  nous  transforme  non  pas  par  magie, 
mais  d'une  façon  éducative  par  une  grande  exigence. 

Prodigieux  sujet  de  méditation  pour  Nietzsche, 
Lagarde  disait  :  «  Sous  l'influence  d'un  génie  religieux, 
produisez  votre  religion  propre,  individuelle  et  nationale; 
ce  sera  produire  en  vous  votre  Dieu.  »  Il  espère  ainsi  une 
religion  qui  n'aurait  aucune  des  tares  du  présent.  Il  ne  la 
faudrait  pas  protestante,  si  l'Allemagne  veut  un  renou- 
vellement vrai;,  car  le  protestantisme  restaure  sans  magni- 
ficence un  catholicisme  aboli.  Il  ne  la  faudrait  pas  catho- 
lique, si  l'Allemagne  veut  être  une  nation.  Enfin,  il  ne  la 
faudrait  ni  humanitaire,  car  nous  devons  être  enfants  de 
Dieu  ;  ni  libérale,  car  elle  ne  doit  pas  suivre  le  temps  pré- 
sent, elle  doit  lui  commander.  Avant  tout  la  religion  régé- 
nératrice sera  «intempestive  »  {imzeitgemaess) ,  car  elle 
doit  nous  mettre  de  plain-pied  avec  Dieu,  et  nous  conférer 
dans  le  présent  la  vie  éternelle,  par  l'intimité  profonde, 
par  le  «  tutoiement  »  sublime  qu'elle  établit  entre  Dieu  et 
nous  (*), 

Ainsi  pensait  Overbeck,  Mais  Nietzsche  entendit  que 
la  loi  d'évolution  nous  prédestinait  à  produire,  par 
l'épanouissement  des  forces  vierges  déposées  en  l'homme, 
ce  divin  par  lequel  nous  dépasserons  l'humanité. 

D'importantes  conséquences  politiques  se  déduisaient 
de  ces  vues  générales.  Quelle  peut  être  l'attitude  de  l'Etat 
devant  nos  religions  contemporaines,  momifiées  toutes, 
mais  dont  les  ministres  se  réclament  de  la  vérité  absolue  .' 


(')  Ibid.,  p.  73, 
(')  Ibid.,  p.  76. 


366     LA     PREMIERE     «  I  N  T  E  M  P  E  S  T  I  V  E  > 

Aujourd'hui,  l'Etat  forme  des  prêtres  dans  ses  Facultés  de 
théologie  ;  il  les  salarie;  il  leur  confie,  en  Allemagne  du 
moins,  tous  les  enfants  delà  nation.  Cela  n'est  en  aucune 
façon  tolérable.  On  ne  peut  admettre  que  l'Etat  prenne 
sur  les  ressources  de  la  collectivité  de  quoi  entretenir 
des  cultes  qui  sont  des  survivances.  Il  y  a  une  inadmis- 
sible hypocrisie  de  la  part  des  Facultés  de  théologie  à 
sincruster  dans  les  Universités,  c'est-à-dire  dans  des 
établissements  de  libre  recherche  scientifique,  quand  les 
professeurs  de  théologie  sont  tenus  par  serment  de  ne 
rien  enseigner  qui  soit  contraire  à  l'orthodoxie.  Des  pro- 
fesseurs qui  prennent  d'avance  un  engagement  touchant 
le  résultat  et  la  méthode  de  leurs  travaux,  n'ont  pas  qua- 
lité pour  se  dire  les  serviteurs  de  la  science. 

Si  l'État  a  des  raisons  générales  d'encourager  la  science . 
il  ne  peut  encourager  que  la  science  libre.  L'Etat  a 
besoin  d'une  vie  religieuse  dans  la  nation.  Mais  cette  vie 
religieuse,  aucune  puissance  humaine  ne  peut  la  créer. 
Au  regard  de  l'Etat,  toutes  les  Eglises  sont  des  sectes.  11 
faut  donc  qu'il  se  sépare  des  Eglises  et  qu'il  leur  restitue 
les  Facultés  et  les  séminaires  où,  de  leur  initiative  privée, 
elles  formeront  leurs  prêtres.  S'ensuit-il  que  l'État  ne 
puisse  rien  pour  la  religion?  Il  a,  au  contraire,  envers 
elle  toutes  les  obligations  qu'il  a  toujours  envers  la  liberté 
et  envers  le  génie.  Il  faut  qu'il  lui  prépare  la  route.  Les 
nations  et  les  hommes  ne  pouiTont  produu^e  la  religion 
latente  en  elles,  qu'une  fois  émancipés  de  la  tutelle 
oppressive  des  cultes  anciens  :  «  Frei  isi,  mer  werden 
kann,  was  er  soll.  »  Et  Nietzsche  n"avait-il  pas  dit  :  «  Werde. 
ivas  du  bist  »  (0  ■* 

La  religion  grandit  de  cçtte  profonde  liberté  en  nous. 


M  Ibid.,  p.  61 


PAUL     DE     L  A  G  A  R  D  E  367 

Encore  cette  croissance  a-t-ellc  ses  lois.  La  science  peut  les 
connaître  ;  et  l'État  peut  faire  enseigner  ces  lois  de  la  vie 
(les  religions.  Il  n'y  a  pas  d'inconvénient  à  ce  qu'il  crée  dans 
ses  Universités  une  section  des  sciences  religieuses.  Cette 
théologie  nouvelle  s'apercevrait  aisément,  si  elle  est 
science,  que  toutes  les  religions  existantes  et  passées  ne 
sont  qu'un  des  aspects  de  la  religion.  La  comparaison  de 
toutes  les  religions  permettrait  de  discerner  ce  qui  est 
adventice  de  ce  qui  est  essentiel.  On  pourrait  «  par  la  tra- 
jectoire du  passé  calculer  la  courbe  de  la  religion  à  venir  » . 
Ainsi  la  science  serait  au  service  de  la  vie  nationale.  «  Die 
Théologie  soll  sein  :  die  P fadfînderin  der  deutschen  lieli- 
gion.   f 

Quoi  de  plus  proche  des  idées  que  Nietzsche  avait  un 
jour  méditées  à  Lugano  (')?  Et  ne  se  consumait-il  pas 
ainsi  depuis  des  années  en  réflexions  sur  le  rapport  entre 
la  science  et  la  vie?  Cette  «  religion  allemande  »  que 
Paul  de  Lagarde  appelait  de  ses  vœux,  Nietzsche  ne  la 
sentait-il  pas  éclore  en  lui?  Mais  il  l'appelait  «  culture  de 
Lesprit  »  ;  et  cette  culture  enfermait  toute  cette  germina- 
tion des  personnalités  dans  une  âme  profonde  et  collec- 
tive, où  le  Philosophe,  le  Héros  et  l'Artiste  descendaient 
par  intuition. 

Le  caractère  allemand,  écrira-t-ii  alors,  n'existe  pas  encore.  Il  faut 
qu'il  devienne.  Il  faut  un  jour  qu'il  soit  enfanté,  afin  qu'il  soil 
visible  à  tous  et  sincère  devant  lui-même.  Mais  tout  enfantement  a 
ses  douleurs  et  ses  Aiolences  {*). 


(')  Staat  und  Genius,  g  11  (IX,  156)  et  notre  t.  III,  Nietzsche  et  le  Pessi- 
misme esthétique,  chapitre  des  Origines  et  de  la  Renaissance  de  la  civilisation. 
{*)  Vom  Nutzen  und  Nachteil  der  Historié,  posth.,  g  23  (X,  276). 


368     LA     PREMIERE     «INTEMPESTIVE 


III 


L  ESSAI  DE    FRANZ    OVERBECK    :    «    UEBER    DIE   CHRISTLICHKEIT 
DER    HEUTIGEN    THEOLOGflE    »    (1873). 

Ces  idées  de  Lagarde  cheminaient  souterrainement 
dans  Nietzsche.  Elles  provoquèrent  chez  Franz  Overbeck 
une  réaction  plus  immédiate.  En  peu  de  semaines,  durant 
les  vacances  de  Pâques  de  1873,  il  écrit,  comme  d'inspi- 
ration. Fessai  qui  l'a  classé  parmi  les  chefs  de  l'Ecole 
historique  la  plus  rigoureuse  avec  Duhem,  Wellhausen 
et  Paul  de  Lagarde,  prédécesseurs  eux-mêmes  des  scep- 
tiques purs  par  lesquels  fut  régénérée  la  religiosité 
contemporaine  {'). 

Dej)uis  l'automne  de  1872,  Nietzsche  l'avait  entretenu 
de  ce  projet  de  publications  communes,  où  il  comptait 
associer  les  plus  libres  esprits  et  les  plus  agressifs  de 
l'Allemagne  d'alors  (*),  de  ce  Montsalvat  intellectuel  d'où 
descendraient  pour  des  vengeances  fulgurantes,  les  che- 
valiers de  l'esprit.  A  présent,  Overbeck  s'était  senti  sti- 
mulé, que  dis-je,  emporté  par  une  poussée  intérieure  (').  Le 
plus  prudent  de  tous  s'aventure  le  premier  dans  l'arène. 
Il  va  combattre  David  Strauss  et  Paul  de  Lagarde,  l'un 
pour  l'anéantir,  l'autre  pour  soutenir  la  cause  qu'il  allait 
compromettre.  Son  érudition  la  plus  profonde  vient  à  la 
rescousse  de  l'orientaliste. 

A  la  base,  il  met  une  thèse  profonde  et  massive  : 


(')  V.  sur  ce  point  C.-A.  Bbrnoclli,  Die  wissenschaftlic/ie  und  (Uekirchliclu'. 
Méthode  m  der  Théologie,  1897,  p.  86  sq. 

(*)  F.  OvERBBCK,  Die  ChrisUichkeit,  2'  édit.,  p.  16. 

(')  V.  la  lettre  à  Treitschke,  du  9  mars  1873  (dans  C.-A.  Bermoulli, 
Franz  Overbeck,  I,  83). 


L'ESSAI      D'OVERBEGK       369 

Le  christianisme,  dans  la  forme  oii  il  est  parA^enu  aux  peuples 
modernes  n'est  pas  seulement  une  religion,  mais  aussi  une  civilisation 
intellectuelle  {eine  Cultur)  (*). 

Il  est  une  survivance  du  monde  antique.  La  Renais- 
sance n'a  été  qu'un  renouvellement  de  l'esprit  par  la 
science.  Le  christianisme  est  de  l'antiquité  venue  à  nous, 
par  un  vivant  héritage.  Nous  avons  reçu,  avec  lui,  la 
€ivilisation  des  peuples  anciens.  Il  n'y  a  pas  d'affirmation 
qui  ait  davantage  influencé  Nietzsche.  Deux  ans  après,  il 
rumine  les  mêmes  idées.  Une  grande  lutte  intérieure 
commencera  en  lui  au  moment  où  se  pose  pour  lui  ce  pro- 
hlème  :  Comment  peut-on  sauver  l'antiquité  et  abandon- 
ner le  christianisme? 

Le  christianisme,  dit-on,  a  vaincu  l'antiquité,  —  cela  est  vite  dit. 
Mais  :  1°,  il  est  lui-même  un  fragment  d'antiquité;  2'^,  il  a  conservé 
l'antiquité  ;  3°,  il  n'a  pas  même  été  en  conflit  avec  les  époques  pures  de 
l'antiquité.  Au  contraire  pour  que  le  christianisme  fût  sauvé,  il  a  dû 
se  laisser  dominer  par  l'esprit  de  l'antiquité;  et  par  l'idée  de  l'Empire, 
de  la  communauté,  etc.. 

Nietzsche  ne  se  dégage  pas  encore  de  ce  jugement 
obscur  et  contradictoire.  Le  problème  seul  est  posé  avec 
courage.  Il  faut  savoir  si  l'antiquité  est  un  bloc,  ou  si 
on  peut  la  dissocier  en  paganisme  et  christianisme.  La 
victoire  de  la  religion  chrétienne  signifie-t-elle  un  retour 
à  un  état  d'esprit  préhellénique?  Tout  ce  que  suppose  le 
christianisme,  la  croyance  en  des  phénomènes  magiques 
omni-présents,  la  superstition  de  châtiments  démoniaques, 
la  rêverie  extatique  et  hallucinatoire,  est-ce  grec?  Ou  bien 
les  Grecs  ont-ils  secoué  cette  torpeur  mystique  de  l'intel- 
ligence? 

Car  si  l'hellénisme  reposait  sur  des  conceptions  de  cette 


(')  F.  OvERBECK,  ^le  C/iristlichkeil,  p.  22. 

ANDLER.    —    II.  24 


370    LA     PREMIÈRE     «INTEMPESTIVE» 

sorte,  le  plus  grand  crime  de  l'humanité,  celui  d'avoir 
rendu  possible  le  christianisme,  ne  serait-il  pas  imputable 
aux  Grecs  (*)? 

N'est-ce  pas  l'hellénisme  alors  qu'il  faudrait  con- 
damner? Et  si  le  christianisme  succombe  devant  la  science 
moderne,  comment  pourrions-nous  vénérer  l'antiquité 
grecque,  entachée  des  mêmes  superstitions  ? 

Ce  serait  une  tâche  de  montrer  que  l'hellénisme  est  aboli  san& 
retour,  et  avec  lui  le  christianisme  et  les  soubassements  traditionnels 
de  notrç  société  et  de  notre  politique  {^). 

D'emblée  Nietzsche,  une  fois  qu'il  a  désarmé  son 
adversaire  vrai,  affirme  sa  résolution  de  marcher  contre 
l'allié  de  cet  adversaire,  cet  allié  fût-il  ce  qu'il  aime  le 
plus  au  monde,  l'hellénisme.  C'était  le  danger  de  sa  con- 
ception romantique  des  Grecs.  Mais  l'antiquité  la  plus 
pure  n'a-t-eïle  pas  aussi  enfanté  les  deux  organisations 
laïques  les  plus  redoutables  qui  puissent  avoir  raison  de 
l'ancien  mysticisme  oriental?  Les  Grecs  ont  inventé  la 
science  rationnelle  et  les  Romains  ont  fondé  l  Empire.  Le 
christianisme  n'a  peut-être  fait  triompher  qu'une  antiquité 
souillée  et  préhistorique,  et  l'inquiétude  du  temps  pré- 
sent vient  de  ce  qu'il  ne  sait  pas  encore  si' ces  puissances 
d'organisation  intellectuelle  l'emporteront.  Au  terme  de 
sa  vie,  le  doute  de  Nietzsche  ne  sera  pas  moindre  : 

Dire  que  tout  le  labeur  de  la  vie  antique  a  été  vain  1  je  n'ai  pas  de 
mots  pour  dire  ma  douleur  d'un  fait  aussi  énorme  (^). 

Tout  le  sens  laborieusement  acquis  du  réel,  les  mé- 
thodes de  la  science;  tout  le  terrain  matériel,  conquis  pour 


[i)  Wir  Philologen,  posth.,  S  258,  266  {W.,  X,  -404,  407 j, 
1»)  Wir  Philologe?!,  poslh.,  g  299  (II'.,  X,  405). 
(')  Antichrist,  %  59  [W.,  VIII,  307). 


1 


L'ESSAI      D'OVERBECK        371 

une   grande  civilisation,    le    christianisme    avait    raviné 
V   anéanti  tout  cela  en  une  nuit  (').  A  la  seule  pensée  du 
;    désastre,  Nietzsche  sentait  ses  larmes  poindre.  Die  Chris- 
^   lichkeit  der  heutigen  Théologie  de  son  ami  Overbeck  lui 
imposait  donc  une  grande  tâche  :  celle  d'examiner  à  nou- 
veau la  valeur  de  la  science,    non    pas    mesurée   à    la 
valeur  de  l'art,  comme  autrefois,  mais  mesurée  à  la  reli  - 
pion. 

Entre   le  christianisme,    système  clos  de   civilisation 
fondé  sur  le  surnaturel,  et  la  science^    système    d'idées 
.   assis  sur  l'étude   du    réel,    Overbeck   professait   qu'une 
entente  était  d'absolue  impossibilité.  La  science  n'a  pas 
prise  sur  une  religion.  Car  toute  religion  se  croit  vraie  en 
entier  et  pour  toujours.  Elle  n'a  pas  peur  de  la  science, 
tant  qu'elle  est  forte.  Car  elle  sait  alors  socialement  em- 
pêcher la  science  d'étendre  jusqu'à  elle  ses  investigations. 
Mais  le  jour  où  elle  tolère  que  les  savants  examinent  les 
origines  de  ses  mystères,  on  peut  affirmer  que  ces  mys- 
tères se  meurent.  Toute  science  fait  de  la  religion  un  pro- 
blème; tandis  que  la  religion  s'affirme,  comme  la  vie  (*). 
,  Sur  ce  point,  l'enseignement  de  Lagarde  paraissait  à  Over- 
beck d'une  vérité  péremptoire. 
J         Dans  cet  enseignement  du  pamphlétaire  de  Gœttingen, 
Overbeck,  éclairé  par  le  schopenhauérisme,  avait  recueilli 
un    autre    aperçu,    d'une  portée  historique  incalculable. 
«  L'âme  la  plus  profonde  du  christianisme  est  la  néga- 
tion du  monde  (').  »  11  ne  considère  pas  que  le  monde  soit 
un  lieu  où  la  religion  puisse  séjourner  sans  le  mépriser. 
Quelle  langueur  de  mélancolie  sur  les  traits  mêmes  des 
plus  cultivés  d'entre  les  chrétiens,  les  Pères  de  Cappadoce, 


(')  Ibid.,  S  38,  59  (VIII,  305,  307). 

('^)  F.  Overbeck,  Die  Christlichkeit,  pp.  22-27,  35. 

(=j  Ibid.,  p.  93. 


372     LA     PREMIÈRE     «INTEMPESTIVE» 

Grégoire  de  Naziance,  Basile  ou  Jean  Chrysosiome!  Quel 
mépris  de  la  civilisation  chez  un  vrai  chrétien  tel  que 
l'auteur  de  Vlmitationl  C'est  qu'en  de  telles  âmes  vit  la 
tradition  des  discours  de  Jésus,  conservés  par  les  Sîtio[)- 
tiques  ('). 

Il  y  a  deux  sortes  de  sécularisation  qui  ont  toujours 
menacé  le  christianisme  :  1°  celle  de  la  vie  profane  ;  2"  celle 
de  la  science.  ,Le  christianisme  vrai  est  étranger  à  toutes 
deux.  Oui,  certes,  pour  subsister,  il  a  dû  pactiser.  Com- 
ment durer,  si  ce  n'est  par  un  minimum  d'existence  tem- 
porelle? Le  christianisme  a  dû  se  créer  des  formes  qui  lui 
permissent  de  s'acconmioder  à  la  vie  antique.  Il  a  été  uno 
religion  née  parmi  des  peuples  très  cultivés,  mais  agoni- 
sants. Entre  leur  civilisation  et  lui,  il  n'y  a  pourtant  pas 
identité.  Le  christianisme  est  allé  à  la  rencontre  d'une 
civilisation  finissante,  mais  il  ne  s'est  pas  livré  à  elle. 
Impossible  peut-être  tant  que  cette  civilisation  était  dans 
toute  sa  vigueur,  il  a  survécu  par  la  faiblesse  des  sociétés 
antiques  décrépites.  Il  n'a  rien  fait  pour  les  sauver.  S'il 
consent  un  compromis  avec  le  siècle  en  créant  l'Eglise] 
il  crée  en  même  temps  la  vie  monastique,  négation  du 
siècle.  Tout  ce  que  le  christianisme  entre  le  iv"  siècle 
et  la  Réforme  a  fait  de  grand,  est  sorti  du  cloître.  Au 
moment  où  se  fonde  l'Eglise  officielle,  c'est  au  cloître  que 
la  vie  chrétienne  se  réfugie.  Des  citoyens  en  foule  se 
dérobent  à  l'État  et  vont  dans  les  couvents  choisir  ce 
martyre  quotidien,  substitué  volontairement  par  l'Eglise 
au  martyre  des  persécutions  terminées  (^). 

Dans  quelle  attitude  une  telle  croyance  se  dressera- 
t-elle  devant  la  science?  L'univers  entier  pour  le  paga- 
nisme était  plein    de   dieux,   donc  de  mystères.    La    vie 


(')  Ibid.,  p.  57.  —  (^)  Ibid.,  82-81. 


L'ESSAI       D  '  0  V  E  R  B  E  G  K        373 


païenne  se  passait  en  adoration;  et  aux  moindres  joies 
matérielles  se  joignaient  encore  des  prières.  Le  cliristia- 
I  sme  a  enlevé  à  l'usage  et  à  la  jouissance  des  choses  de 
(  monde  la  consécration  dévote  que  l'antiquité  y  avait 
répandue  (').  Nul  doute  qu'il  n'ait  ainsi  rétréci  la  vie  reli- 
gieuse. Mais  il  l'a  intensifiée.  Voilà  pourquoi  il  n'a  pas 
étendu  le  domaine  du  savoir.  Cet  univers  q,u'il  se  repré- 
sente dépeuplé  de  dieux,  il  ne  l'a  pas  ouvert  à  la  science. 
Et,  s'il  s'en  est  détourné,  il  a,  du  même  coup,  refusé  de  le 
Connaître. 

On  objecte  le  gnosticisme,  l'alexandrinisme  chrétien, 
toute    l'apologétique.    L'objection   vaut.   Il   est  vrai  que 
la  Gnose   a  essayé  de  transformer  en  métaphysique  les 
données  populaires  de  la  jeume  foi  chrétienne.  A  ces  mé- 
taphysiciens, une  science  chrétienne,  celle  d'un  Clément 
d'Alexandrie  ou  d'un  Origène  a  dû   répondre.  Mais  ce 
sont  là  des  aberrations.  Cette  science  a  sécularisé  l'esprit 
^  chrétien,  comme  la  fondation  de  l'Eglise  sécularisait  la 
l  vie  chrétienne.   Elle  est  un  luxe  que  des  chrétiens  raffi- 
nés se  permettent.  Le.  christianisme  vrai  répudie  le  luxe 
même  de  la  pensée.  Sa  tradition  est  celle  de  Chrysostome  ' 
'<  Il  n'y  a  rien  de  pis  que  de  mesurer  les  choses  divines 
à  la  mesure  des  pensées  humaines  (-).  » 

Si  telle  est  la  réaction  de  l'instinct  chrétien,  au  mo- 
;  ment  de  sa  pleine  vigueur,  devant  la  science  qui  prétend 
\  le  défendre,  que  sera-t-elle  tant  de  siècles  après?  Aujour- 
\  d'hui,  nous  prétendons  reconstruire  notre  religion  par  la 
^  science  et  reconquérir  la  foi  par  l'histoire.  Preuve  certaine 
i  que  les  forces  miraculeuses  qui  ont  enfanté  le  mythe 
[  chrétien  sont  mortes.  La  religion  tarit,  dès  qu'il  s'établit 
'f.  une  théologie  (').  Ce  trait,  judaïque  entre  tous,  que 
Lagarde  reprochait  à  la  théologie  de  saint  Paul,  etquicon- 


l*)  /bicL,  p.  92.  —  (^j  lOid.,  27-31.  —  (»)  Ibid.,  35. 


374     LA     PREMIERE     «  I  N  T  E  .AI  P  E  S  T  I  V  E  » 

siste  à  faire  dépendre  notre  foi  de  la  vérification,  possible 
ou  impossible,  de  quelques  points  d'histoire,  est  devenu  le 
trait  dominant  de  toute  notre  apologétique.  Or,  fussent-ils 
tous  vérifiés,  les  faits  de  la  vie  du  Christ  ne  prouveraient 
rien  sur  la  religion  qu'il  enseigne  et  qu'il  représente  ('). 
C'est  la  pure  doctrine  de  Lagarde  et  de   Schleiermacher. 

Il  n'y  a  rien  à  ajouter  aux  sarcasmes  qui,  dans  le  livre 
d'Overbeck,  flagellent  les  ridicules  de  la  plus  récente 
apologétique  protestante.  Ils  attaquent  les  apologistes 
préoccupés  de  l'habitat  humain,  et  qui,  ayant  appris  des 
astronomes  que  Mars  est  encore  imparfait,  Vénus  trop 
inclinée  et  Alercure  trop  petit  pour  être  aisément  habi- 
tables, découvrent  que  la  terre  seule  pouvait  être  la  patrie 
des  hommes,  et  croient  ainsi  justifier  le  récit  de  la  Ge- 
nèse. Mais  Overbeck  s'en  prend,  avec  une  joie  non  moins 
truculente,  à  ceux  qui  soutiennent  que  la  force  thau- 
maturgique  du  christianisme,  vivace  aux  premiers  siècles, 
s'est  éteinte;  qu'il  y  a  eu  des  miracles,  mais  qu'il  n'y  en 
a  plus.  Et,  pour  finir,  il  se  gausse  avec  la  même  impartia- 
lité de  ceux  qui  soutiennent  que  nous  sommes,  devant  le 
miracle,  comme  les  sauvages  devant  une  machine  à 
vapeur,  et  que,  si  nous  en  doutons,  c'est  par  infirmité 
stupéfaite  de  l'esprit. 

Il  ne  s'ensuit  pas  que  Franz  Overbeck  accepte,  avec 
les  prémisses  de  Lagarde,  toutes  ses  conclusions.  Sa  dis- 
cussion touche  à  ce  plan  de  réorganisation  des  Universi- 
tés allemandes  que  Nietzsche,  au  moment  où  Strasbourg 
se  fondait,  concevait  avec  une  grande  acrimonie  critique, 
mais  sans  précision  très  positive.  Overbeck,  aussi,  tem- 
porisait. L'affinité  entre  sa  pensée  et  celle  de  Nietzsche 
tenait  surtout  à  leur  commune  opinion  sur  le  rôle  de 
l'histoire.  11  ne  paraissait  pas  admissible  à  Overbeck  de 

(*)  Ibid.,  p.  44. 


L'ESSAI       D'OVERBEGK        375 

créer  deux  théologies,  l'une  officielle,  et  l'autre  confes- 
sionnelle. Il  jugeait  inopportun  de  rompre  le  lien  quiexiste 
entre  nos  instituts  de  science  et  la  théologie  ecclésias- 
tique. Overbeck  voyait  à  cette  mesure  l'inconvénient 
d'amener  une  prompte  dégénérescence  de  toutes  les  théo- 
logies d'Eglise.  Il  ne  croyait  pas  non  plus  qu'aucun  sémi- 
naire confessionnel  se  laisserait  refouler  dans  le  rôle 
subalterne  d'école  pratique.  Tous  prétendraient  ensei- 
gner la  vérité  totale,  vraie  dans  la  science  jiarce  qu'elle 
est  vraie  dans  la  religion,  el  parce  qu'il  ne  peut  pas  y 
avoir  deux  vérités  (*). 

Le  projet  imaginé  par  Lagarde  de  réserver  à  la 
science  pure,  à  l'étude  historique  et  comparée  des  reli- 
gions, les  Facultés  de  la  théologie  universitaire,  ne  ren- 
contrait donc  nullement  l'approbation  d'Overbeck.  La 
prétention  de  deviner  la  «  courbe  future  »  des  religions 
d'après  leur  orbite  passée  lui  paraissait  une  sorte  d'ob- 
session rationaliste.  Overbeck,  en  cela  disciple  vrai  de 
Nietzsche,  croyait  la  vie  plus  riche  que  la  pensée.  Au  sur- 
plus, il  savait,  par  l'histoire,  que  les  théologies  suivent 
les  religions  et  ne  les  précèdent  pas,  et  les  suivent  à 
d'autant  plus  grande  distance,  que  les  religions  vivent  d'un 
instinct  plus  énergique.  Cette  théologie  savante  de 
Lagarde  est  donc  vaine  dans  ses  visées  dernières, 
puisque  le  savoir  ne  peut  remplacer  la  vie.  Incertaine  de 
son  but  impossible,  elle  serait,  par  surcroît,  submergée 
par  la  recherche  historique.  La  science  peut  détruire  une 
religion  :  elle  ne  peut  pas  la  fonder. 

Il  faut  ajouter  tout  de  suite  que  Lagarde  paraît  bien 
avoir  raison  contre  Overbeck.  Non,  sans  doute,  la  science 
ne  remplace  pas  la  vie.  Mais  la  vie  a  des  lois  connaissa- 
bles  à  la  longue,  qui  font    que    la  conduite  d'un    vivant 

(')  Ibid.,  p.  127. 


376     LA     PREMIERE     «  I  N  T  E  M  P  E  S  ï  T  V  E  » 

peut  se  prévoir,  jiisques  et  y  compris  sa  mort.  Le  pronostic 
de  Lagarde,  bien  que  lointain,  exprimait  l'espoir  de  toute 
science  ;  et  l'on  ne  voit  pas  pourquoi  Overbeck  aurait 
attaché  de  l'importance  à  ne  pas  déchirer  «  le  lien  qui 
joint  la  théologie  ecclésiastique  à  nos  instituts  de  science  »  ('), 
si  une  pensée  analogue  ne  l'avait  pas  hanté  confusément. 

La  vie  devait  le  rapprocher  de  la  sévère  pensée  de 
Lagarde.  Overbeck  sera  un  jour  cet  historien  rigide, 
incroyant  devant  le  christianisme  traditionnel,  quand  il 
aura  cessé  d'attendre  le  «  christianisme  germanique  ».  En 
1873,  il  se  refusait  à  rompre  le  lien  des  Eglises  et  de 
l'Etat,  si  indispensable  que  lui  parût  la  rupture  pour  plus 
tard.  Il  n'attribuait  pas  au  serment  des  ecclésiastiques 
et  des  professeurs  de  théologie  les  conséquences, 
oppressives  pour  la  liberté  de  l'esprit,  que  dénonçait 
Lagarde.  Overbeck  fait  une  loi  à  ceux  qui  enseignent 
et  qui  prêchent,  de  tenir  compte  du  besoin  religieux 
de  la  communauté,  qui  diffère,  nécessairement,  du  be- 
soin des  hommes  de  science  (^).  Il  exige  d'eux  un  tact 
de  toutes  les  heures  dans  la  prédication  publique,  mais 
réserve  la  liberté  d'opinion  de  chacun.  Dans  cette 
croyance,  Overbecli  probablement  s'abuse.  Le  serment, 
imposé  par  la  force,  a  toujours  tendu  à  exclure  du  minis- 
tère et  de  l'enseignement  ceux  qui  ne  pouvaient  adhérer 
de  cœur  à  la  doctrine  traditionnelle.  Et  ce  que  Franz  Over- 
beck demandait  aux  pasteurs,  c'est  bien  une  habileté 
séculière,  excusée  tout  au  plus  par  le  dévouement  à  la 
communauté,  et  ennoblie  par  une  culture  scientifique 
trop  liante  pour  être  transmissible  à  la  foule  {'). 

Autant  que  Nietzsche  et  Rohde,  Overbeclc  croyait 
donc  à  l'illusion  salutaire  et  au  mensonge  bienfai- 
sant.  Comment  n'a-t-il  pas  froissé  Nietzsche,   pour  qui  . 


/bit/.,  p.  131.  —  (^)  Ibid.,  141,  145.  —  (')  Ibid.,  143-145. 


L'ESSAI      D  '  0  V  E  R  B  E  G  K        377 

cette  illusion  salutaire  ne  pouvait  être  que  l'illusion  de 
l'art  ?  On  peut  affirmer  qu'une  des  raisons  qui  ont  poussé 
Nietzsche  à  son  intellectualisme  outrancier  de  1876,  a  été 
la  tentation  de  combattre  son  ami  Overbeck,  après  avoir 
fait  le  tour  de  sa  pensée  ;  et  il  crut  alors  devoir  jeter  dans 
la  foule,  pour  en  achever  l'éducation,  sa  nouvelle  philo- 
sophie intellectualiste,  premier  échelon  d'un  mysticisme 
qu'il  atteindra  plus  tard. 

Cependant  ils  ont  toujours  été  d'accord,  Overbeck  et 
lui,  que  cet  intellectualisme  n'était  pas  celui  de  David 
Strauss.  Overbeck  aussi  pense  que  c'en  est  fait  du 
dogme  orthodoxe  parce  que  de  certains  documents  his- 
toriques touchant  son  origine  se  trouvent  controuvés. 
Mais  le  christianisme  resterait  debout,  comme  philo- 
soj)hie  de  l'humanité  et  du  divin,  même  si  rien  ne 
subsistait  du  symbole  des  apôtres  et  de  la  vie  de  Jésus. 
Si  le  christianisme  a  été  abdication  devant  la  vie,  il  n'a 
rien  de  commun  avec  le  «  mystère  »  de  la  monarchie, 
avec  le  nationalisme  bas  ;  et,  ce  que  dit  Strauss  de  l'Etat, 
de  son  droit  de  guerre  et  de  son  droit  pénal  avait  été  dit 
par  saint  Augustin  avec  plus  de  profondeur.  Le  christia- 
nisme a  déjà  eu  une  fois  raison  d'une  civilisation  j^areille 
à  celle  que  prône  Strauss.  La  Bible,  remplacée  par  Her- 
mann  et  Dorothée^  l'individualisme  vague  et  stérile  qui 
nous  prescrit  de  nous  aider  nous-mêmes  ('),  tout  le  mi- 
sérable optimisme  de  la  suffisance  allemande  nouvelle, 
nous  défendent  mal  contre  la  pensée  chrétienne,  si  mélan- 
coliquemen-t  séduisante  qu'elle  avait  su  ruiner  le  réalisme 
romain  séculaire.  Enfin,  Nietzsche  n'oubliera  jamais  la 
belle  affirmation  par  laquelle  Franz  Overbeck  termine 
sa  critique  de  Strauss  : 


(')  D.  Strauss,  Der  allé  iind  der  neue  Glaiibe,  p.  373. 


378     LA     PREMIERE     «INTEMPESTIVE 

L'humanité  trouvera  clans  le  christianisme  un  stimulant  qui  lui  per- 
mettra de  tendre  à  une  culture  assez  noble  et  haute,  pour  l'autoriser  à 
penser  qu'elle  finira  par  avoir  raison  du  christianiame  lui-même.  En 
tout  état  de  cause,  cette  culture  devra  atteindre  un  niveau  où  elle  ne 
s'est  pas  trouvée,  quand  elle  a  été  maîtrisée  par  le  christianisme  ','. 

Dépasser  le  christianisme,  c'est  donc  dépasser  l'anti- 
quité, qui  revit  par  lui.  De  toutes  les  pensées  que  Nietzsche 
tirera  de  sa  collaboration  avec  Overbeck,  celle-ci  demeure 
la  plus  ambitieuse,  et  il  la  réservera  j)Our  une  œuvre  à 
laquelle  il  travaillera  encore  en  1875  (^).  Cette  anti- 
quité nouvelle,  il  faudra  la  restaurer  dans  une  vie  véri- 
table, comme  Overbeck  et  Lagarde  voulaient  qu'on  vécût 
d'abord  un  christianisme  authentique.  Alors,  seulement, 
nous  saurons,  selon  la  formule  de  Strauss,  «  si  nous 
sommes  encore  des  chrétiens  ». 

Overbeck,  réfléchissant  depuis  à  son  pamphlet,  s'est 
rendu  compte  qu'il  n'était  plus  chrétien  (").  Il  avait  cru 
démontrer  que  la  théologie  moderne  avait  cessé  de  re- 
présenter le  christianisme.  Or,  la  croyance  chrétienne, 
étouffée  jusque-là,  mais  abritée  aussi,  sous  l'enveloppe  de 
l'apologétique,  s'évapore,  quand  on  l'expose,  nue,  aux 
souffles  du  présent. 

C'est  pourtant  cette  doctrine,  grosse  de  conséquences 
ignorées  d'Overbeck  lui-même,  qu'on  soumit  à  Cosi- 
ma  Wagner.  On  tâchait  ainsi  de  la  gagner  aux  déduc- 
tions de  Paul  de  Lagarde.  Elle  résistait  à  l'autorita- 
risme destructeur  du  grand  sectaire,  à  ses  certitudes 
apodictiques.  Elle  a,  pendant  des  années,  préféré  suivre 
la  pensée  limpide,  rigoureuse  et  tolérante  où  se  tradui- 


^'j  F.  OvEaBECK,  Christlichkeit,  p.  116. 

(»)  Wir  Philologen,  g  260  (IF.,  X,  410).  Voir  notre  t.  III  :  Nietzsche  et  le 
Pessimisme  esthétique  :  Le  préjugé  humaniste. 

(^)  F.  OvERBBCK,  Christentum  und  Kultur.  Ouvrage  posthume  édité  par 
C.-A.  Bernoulli,  1919,  p.  291. 


L'ESSAI      D'OVERBEGK        379 

sait,  chez  Overbeck,  une    âme  toute  pleine   de  mansué- 
tude : 

Je  dois  à  la  science,  a-t-il  écrit  dans  sa  vieillesse,  d'avoir  pu  la  con- 
sidérer comme  un  des  plus  puissants  instruments  de  paix  entre  les 
hommes,  plus  puissant  que  toutes  les  Églises,  bien  que  l'opinion 
commune  soit  presque  toujours  l'opposé  ('). 

Pas  de  plus  grande  habileté  de  la  part  de  Nietzsche 
que  d'avoir  mis  Gosima  Wagner  en  présence  de  ce 
doux  et  tenace  dialecticien.  Pendant  près  de  trois  ans, 
Overbeck  l'évangélisa;  elle  eut  par  lui  le  respect  de  la 
liberté  de  l'esprit,  armée  uniquement  de  science.  Lorsque, 
en  1874,  Wagner  s'engoua  de  Gfrœrer  et  de  la  sin- 
gulière construction  que  cet  historien  avait  essayée  du 
christianisme  primitif  (-),  c'est  auprès  d'Overbeck  que 
Gosima  prit  conseil.  Il  lui  montra  les  ornières  du  chemin. 
Il  ne  réussit  point  à  lui  faire  voir  la  fausseté  d'une  inter- 
prétation des  Evangiles  qui,  rejetant  à  l'arrière-plan  les 
synoptiques,  n'admet  de  tradition  pure  que  dans 
l'Evangile  de  Jean.  Une  apologie  éloquente  de  l'Eglise 
catholique,  où  aboutissait  Gfrœrer,  préparait  déjà  la 
conversion  au  catholicisme  de  ce  savant,  qui  avait 
professé  autrefois  au  Stift  luthérien  de  Tûbingen.  On 
pouvait  craindre  que  Richard  Wagner,  poussé  par  Gosima, 
n'inclinât  de  même  à  un  christianisme  de  contre-réforme, 
à  un  protestantisme  de  nuance  catholique  et  quiétiste. 
Overbeck  se  trouvait  présent  à  propos  pour  montrer 
«  combien  de  fantômes  s'interposent  entre  nous  et  le  chris- 
tianisme ».  Il  restait  à  Nietzsche  à  dissiper  les  nuages 
qui  s'interposent  entre  nous  et  la  libre-pensée. 


(')  Ibid.,  p.  292. 

(*)  August-Friedrich   Gfrobrer,  Kritische   Geschichte  d»s  Urchristentums, 
l'«  édit.  1831;  2«  édit.  en  3  vol.  183K-1838. 


380    L  A     PREMIÈRE     «  I  N  r  E  M  P  E  S  ï  I  V  E  .> 

lY 

LE    PAMPHLET    DE    NIETZSCHE    CONTRE    DAVID    STRAUSS 

Pendant  quelques  semaines,  à  son  retour  de  Bayreuth, 
en  avril  1873,  Nietzsche  se  terre.  Il  n'écrit  à  personne.  Il 
se  demande  pourquoi  son  traité  sur  la  Philosophie  des 
Grecs  à  l'époque  tragique  a  été  si  faiblement  goûté  par 
Wagner  et  Cosima.  Cet  essai,  rempli  de  révélations  sur 
lui-même  et  sur  Wagner,  comment  n'a-t-il  pas  laissé 
échapper  ses  allusions  par  tous  les  pores?  Ou  bien  n'en 
avait-on  que  trop  deviné   le  sens  tout  contemporain  (')? 

Nietzsche  était  resté  taciturne  et  morose  durant  les 
journées  passées  à  Wahnfried.  Il  s'excuse  de  cette  incon- 
venance dans  une  lettre  à  Wagner,  humble  dans  les 
termes,  et  lui  dit  : 

Prenez-moi  comme  un  simple  élève,  s'il  se  peut  avec  la  plume  à  la 
main  et  son  cahier  devant  lui;  mais  un  élève  d'un  esprit  lent  et  peu 
agile  (*). 

Ce  que  Nietzsche  ne  supporte  pas,  c'est  d'être  tenu  à 
l'écart.  Un  travail  de  philosophie  antique  demeure  incom- 
pris? il  choisira  des  sujets  d'actualité.  Il  n'en  choisira 
pas  un,  mais  quarante,  pour  lancer  quarante  libelles.  Il 
n'en  savait  pas  l'ordre.  Ses  plans  ont  changé  beaucoup 
entre  1874  et  1876  (^).  Il  ne  confie  à  Wagner  que  le  sujet 
de  la.  première  Intempestive,  mais  déjà  il  annonce  l'essai 
d'Overbeck,    et   l'envoi  prochain    du  livre  de   Lagarde. 


(*)  V.  ces  allusions  dans  notre  t.  III,  Nietzsche  et  le  Pessimisme  esthétique 
au  chapitre  de.s  Philosophes  présocratiques. 

(^)  V.  plus  haut,  p.  309,  et  la  lettre  à  Wagner  du  8  avril  1873,  dana 
E.  FoERSTER,  Wagner  und  Nietzsche,  p.  156. 

(')  On  trouvera  ces  plans  dans  les  Werke,  X,  473-477. 


CONTRE  DAVID  STRAUSS  381 

!1  dessine  la  manœuvre  enveloppante  qu'ils   essaieront, 
son  ami  et  lui,  contre  Gosima. 

Puis  il  s'enfonce  dans  son  mystérieux  travail.  En  peu 
de  semaines,  il  achève  la  première  de  ces  Considérations 
intempestives.  Cette  dénomination  signifie  qu'il  va 
prendre  à  rebours  le  présent  esprit  public,  et  tenter  pour 
la  première  fois  ce  qu'il  appellera  plus  tard  «  le  renou- 
vellement de  toutes  les  valeurs  (')  » . 

Dans  la  griserie  vulgaire  où  l'Allemagne  cuve  ses 
victoires  de  1870,  Nietzsche  aime  mieux  retourner  à  son 
jeune  pessimisme  idéaliste,  celui  de  sa  première  amitié 
avec  Rohde.  11  ne  se  sent  plus  seul.  C'est  un  apôtre 
actif  à  convertir,  à  former  l'élite  qu'on  voit  à  l'œuvre. 
La  religion  de  Nietzsche  est  celle  de  la  «  culture  »  supé- 
rieure, imprimant  sa  marque  à  la  civilisation  entière. 
Grande  œuvre  mystérieuse  qu'il  ne  faut  pas  laisser  pro- 
faner par  les  journalistes,  par  les  romanciers  à  grand 
tirage,  et  par  les  savants,  si  sûrs  de  leur  positivisme, 
mais  qui  ignorent  jusqu'aux  termes  mêmes  du  problème 
de  la  culture  intellectuelle. 

Le  procédé  polémique  de  Nietzsche  consiste  à  choisir 
un  de  ces  théoriciens  du  positif,  David  Strauss;  à  lui 
trouver,  ou  du  moins  à  lui  attribuer  tous  les  vices  pré- 
sents du  journalisme  bas,  de  la  science  satisfaite,  et  de  la 
multitude  qui  fait  une  haie  vociférante  aux  vainqueurs  du 
jour. 

La  querelle  que  Nietzsche  a  cherchée  à  Strauss  laisse- 
rait cet  écrivain  gravement  discrédité,  si  elle  avait  été 


(')  Rien  n'est  gauche  comme  de  traduire  par  le  néologisme  inutile  de 
Considérations  inacluelles  le  litre  très  clair  à' Cnzeitgema&se  Betrachtungen. 
Ce  sont  des  défauts  actuels  qu'il  prétend  censurer.  Des  événements  très 
contemporains,  la  publication  d'un  livre  récent,  l'inauguration  prochaine 
d'un  théâtre  ou  d'une  université,  la  réhabilitation  d'un  philosophe  mé- 
connu, etc.,  fournissaient  l'occasion  de  ces  harangues  écrites. 


382     LA     PREMIÈRE     «INTEMPESTIVE» 

motivée.  Mais  Strauss,  sans  être  exempt  des  défauts  de 
son  peuple,  ne  porte  pas  la  principale  responsabilité  de 
ces  défauts.  A  distance,  la  preméire  Z7nsetV^em«5,se apparaît 
comme  un  programme  impatiemment  formulé,  autant 
que  comme  un  réquisitoire.  On  y  trouve  esquissées  toutes 
les  théories  qui  foisonnaient  dans  l'esprit  de  Nietzsche. 
Avec  ce  questionnaire  impérieux,  le  pamphlet  aborde 
d'un  ton  bourru  David-Friedrich  Strauss.  Et  comme  Strauss 
ne  saurait  répondre,  il  le  condamne.  Cela  est  naïf,  et 
d'un  pédantisme  très  tudesque.  Accordons  pourtant  que 
David  Strauss  n'a  jamais  eu  l'idée  d'une  civilisation  supé- 
rieure guidée  par  une  philosophie. 

Il  faut  réserver  pour  l'exposé  systématique  de  la  phi- 
losophie de  Nietzsche  le  contenu  positif  de  l'opuscule  ('). 
Les  points  contre  lesquels  Nietzsche  prononce  son  attaque 
sont  :  1°  la  doctrine  du  déterminisme  scientifique;  2"  le 
darwinisme.  La  décrépitude  de  l'esprit  agenouillé  dans 
l'adoration  du  fait  et  de  la  force  paraît  à  Nietzsche 
attesté  par  les  habitudes  de  la  science  contemporaine, 
autant  que  par  la  servilité  grégaire  du  loyalisme  alle- 
mand. 

11  faut  prendre  garde  à  cette  première  attaque  de 
Nietzsche  contre  le  déterminisme.  Elle  reste  indécise, 
parce  qu'on  ne  distingue  pas  s'il  fait  la  guerre  au  culte 
des  faits  ou  à  la  doctrine  d'une  nécessité  rationnelle  qui 
les  joint.  Toute  la  philosophie  ultérieure  de  Nietzsche 
sera  un  immense  effort  pour  résoudre  en  contingence  la 
nécessité  des  lois  les  plus  rigoureuses.  En  1873,  il  cherche 
encore  sa  voie.  Il  ne  sait  pas  quelle  sera  sa  théorie  du 
fait  ;  mais  il  sait  à  merveille  qu'elle  n'est  plus  détermi- 
niste. Cela  suffirait  à  montrer  que,  bien  avant  la  IIP  Un- 


(*)  V.   notre  t.   III,  Nietzsche  et  le  Pessimisme  esthétique,  au  chap.  sur 
Les  Origines  et  la  Renaissance  de  la  civilisêhion. 


CONTRE  DAVID  STRAUSS  383 

zeitgemàsse,  où  il  glorifiera  Schopenhauer,  il  n'est  plus 
schopenhauérien.  De  certains  coups,  destinés  au  positi- 
visme, atteignent  le  phénoménisme  ultérieur  de  Nietzsche 
lui-même.  Ce  serait  attribuer  à  la  première  Unzeitge- 
masse,  une  maturité  qui  en  est  absente,  que  de  ne  pas  le 
reconnaître.  Mais  la  manœuvre  contre  le  déterminisme 
est  bien  l'attaque  principale,  puisque  seule  elle  a  subsiste 
dans  les  ouvrages  qui  ont  suivi. 

Comment  donc  Strauss  mérite-t-il  tant  d'outrages  pour 
avoir  cru  au  déterminisme  des  lois  naturelles,  alors  que 
Schopenhauer,  glorifié  par  Nietzsche,  n'y  a  pas  cru  moins  ? 
C'est  que  pour  Strauss,  et  les  positivistes,  comme  pour 
les  hégéliens,  dont  ils  sont  les  successeurs  vrais,  la  néces- 
sité du  mécanisme  naturel  est  la  raison  même.  Cette 
marche  d'un  mécanisme  universel,  à  roues  de  fer  stricte- 
ment engrenées,  n'est  pas  seulement  une  réalité  effrayante, 
qui  surgit  dans  l'ordre  des  phénomènes  accessibles 
à  l'intelligence.  Il  aurait  alors  été  loisible  à  la  pensée 
humaine  de  réserver  son  appréciation  et  de  montrer  sa 
révolte  devant  ce  fait  massif,  dont  l'armature  intérieure 
était  bâtie  de  nécessité.  Pour  Strauss,  ces  nécessités  non 
seulement  s'imposent,  mais  il  les  juge  bienfaisantes,  et 
seules  elles  valent.  L'activité  de  l'esprit  humain  se  borne 
à  en  contempler  le  jeu,  où  elle  est  entraînée,  sans  pouvoir 
ni  le  guider,  ni  l'enrayer.  Doctrine  entre  toutes  offensante 
pour  le  penseur  qui,  en  posant  des  valeurs  nouvelles  sur 
les  faits,  prétendra  modifier  la  réalité  jusque  dans  son 
essence. 

Il  y  a  une  incertitude  aussi  dans  l'attaque  prononcée 
contre  «  ce  nouveau  JMessie  »,  annoncé  par  Strauss,  et  qui 
est  Charles  Darw^in.  Pourquoi,  par  une  concession  faite  aux 
pires  préjugés  de  Cosima  Wagner,  tracer  de  Strauss  cette 
caricature  vêtue  de  la  «  défroque  velue  de  nos  généalo- 
gistes de  singes  »?  De  telles  plaisanteries  masquent  trop 


384    LA     PREMIERE     «INTEMPESTIVE» 

la  pensée  qui,  par  Rûtimeyer,  lui  vient  de  Lamarck,  et 
qui  fera  la  force  de  Nietzsche  :  Elles  ne  semblent  pas 
seulement  renier  Darwin,  mais  toute  l'idée  transformiste. 
Or,  Nietzsche,  au  même  moment,  dans  son  exposé  de  la 
philosophie  d'Euipédocle,  ne  rendait-il  pas  justice  à  cette 
théorie  de  la  lutte  pour  la  vie,  insuffisamment  explicative 
des  faits,  mais  si  utile  à  les  décrire  (')? 

De  la  doctrine  darwinienne,  que  Strauss  connaissait 
seule,  une  logique  invincible  l'entraînait  à  tirer  des  pré- 
ceptes moraux.  11  lui  fallait  démontrer  que  de  Tefifroyable 
bataille  de.  tous  contre  tous  pouvaient  sortir  l'amour,  la 
bonté,  la  miséricorde,  le  renoncement  humains.  Strauss 
s'y  épuisait  en  vain,  et  multipliait  les  banalités  contra- 
dictoires : 

Toute  activité  morale,  disait-il,  consiste  pour  l'individu  à  se  déter- 
miner par  l'idée  de  son  espèce. 

Mais  comment  contreviendrions-nous  à  la  loi  de  notre 
espèce  ?  Y  a-t-il  urgence  à  nous  recommander  de  ne 
pas  vivre  comme  des  phoques  ou  des  singes?  Ou 
bien  Strauss  traduisait-il  en  langage  darwinien  la 
doctrine  de  Kant,  et  voulait-il  dire  que  notre  conduite 
était  morale  quand  elle  pouvait  se  concevoir  comme  la 
loi  de  tous  les  hommes  ?  Plus  que  jamais  alors,  il  heurtait 
l'individualisme  de  Nietzsche  et  il  disjoignait  son  propre 
système.  Car  il  n'y  a  pas  dans  la  nature  deux  vivants 
pareils,  ni  dont  la  vie  suive  le  même  parcours.  Enfin, 
quand  Strauss  s'enhardissait  à  cette  recommandation  : 
«  N' oublie  j amais  que  tu  ts  un  homme,  et  non  pas  un  pur 
être  naturel  »,  comment  ne  pas  songer  que  le  transfor- 
misme  réintègre  l'homme   dans  la  nature  et   qu'il  doit 


(')  Die  Vorplatonischen  Philosophen,  g  li.  (Philologica,  III,  197.) 


CONTRE  DAVID  STRAUSS  385 

l'expliquer  par  les  seules  lois  de  la  sélection  (')?  Sournoi- 
sement Nietzsche  se  tait  sur  son  secret  principal  :  Cette 
«  généalogie  de  la  morale  »,  tout  évolutionniste,  lui  seul 
se  sait  capable  de  la  construire. 

D'inconséquence  en  inconséquence,  Strauss  était  ainsi 
refoulé  vers  le  culte  de  la  nature  et  il  apportait  à  son 
apostolat  l'optimisme  «  impudent  »,  où  Nietzsche  voyait 
sa  tare  principale  (^).  Car  à  peine  Strauss  voulait-il  que 
l'homme  se  distinguât  de  la  nature,  d'où  il  sort,  qu'il  l'y 
replongeait  aussitôt.  Il  lui  prescrivait  de  vénérer  cet  uni- 
vers, qui  n'était  pas  «  un  chaos  farouche  d'atomes  et  de 
hasards  »,  mais  la  «  source  même  de  toute  vie,  de  toute 
raison  et  de  tout  bien  » .  Comme  si  cet  univers  n'eût  pas  été 
aussi  la  cause  de  toute  mort,  de  toute  déraison,  de 
tout  mal  et  de  tout  crime  !  Ainsi  la  contradiction  éclatait 
de  ce  positivisme  qui,  dans  l'origine  première  des  choses, 
croyait  déposées  les  valeurs  les  plus  hautes. 

A  cette  confusion,  Nietzsche  opposait  sa  propre  foi 
pascalienne  et  évolutionniste;  et  déjà  il  s'attachait  à  cette 
ferme  proposition  qu'il  écrira  l'automne  suivant  : 

Je  vais  dire  une  iDonne  fois  ce  que  je  ne  crois  plus  —  et  aussi  ce 
que  je  crois.  Dans  ce  grand  tourbillon  de  forces,  l'homme  est  debout; 
il  se  figure  que  ce  tourbillon  est  doué  de  raison  et  poursuit  une  fin 
raisonnable.  Erreur!  La  seule  chose  raisonnable  qui  nous  soit  connue 
est  cette  chétive  raison  de  l'homme  :  et  il  lui  faut  lui  demander  un 
grand  effort  ('), 

Mais  la  plus  haute  raison  était  celle  de  l'artiste  créa- 
teur. C'est  pourquoi,  selon  Nietzsche,  le  wagnérisme 
était  intéressé  à  cette  doctrine  évolutionniste,  qui  seule, 


(')  David-Friedrich  Stradss,  ;",  7.  {W.,  1,  221-222.) 

H  Ibid.,  S  6.  {W.,  I,  217.) 

H  Der  Philologe  der  Zukunfl,  S  280.  {W.,  X,  414.) 


2S 


m)     LA     PREMIERE     «INTEMPESTIVE» 

après  avoir  expliqué  les  origines  de  la  raison,  offrait  à 
l'artiste  sa  dignité  vraie  :  continuer  par  une  création 
consciente,  l'œuvre  de  la  sélection  naturelle.  Il  ne  con- 
venait donc  pas  de  laissera  des  incapables  l'interprétation 
de  la  nouvelle  philosophie  naturelle,  où  la  destinée  entière 
de  l'art  était  engagée. 

Le  reste  est  amusement,  qui  manque  d'atticisme.  La 
plaisanterie  de  Nietzsche  n'est  pas  légère.  On  n'était  pas 
exigeant,  autour  de  Wagner,  en  fait  de  bons  mots  ;  et 
c'avait  toujours  été  le  chagrin  de  Cosima.  Des  brocards 
de  brasserie  voisinent  chez  Nietzsche  avec  des  souvenirs 
de  Heine  et  de  Brentano.  Ce  sobriquet  même  de  «  phi- 
listin cultivé  »  [B ildimgsphilister) ^  donné  à  Strauss,  sent 
l'universitaire.  Dans  les  milieux  d'Université  depuis  le 
xvni"  siècle  on  appelait  «  philistin  »  le  bourgeois  sou- 
mis aux  lois,  voué  aux  affaires,  et  qui  se  refuse  la  char- 
mante liberté  de  l'étudiant.  Les  romantiques,  et  avec  eux 
Brentano  ou  Heine,,  s'étaient  complu  à  analyser  dans  cette 
bourgeoisie  une  bassesse  d'âme  uniquement  attachée  aux 
réalités  les  plus  tangibles.  La  littérature  avait  modelé 
ainsi  un  masque  aristophanesque,  un  personnage  de  bon 
sens  massif  et  inculte,  abondant  en  bévues  artistiques. 
Le  philistin  de  Brentano  jugeait  la  musique  nuisible, 
mais  estimait  le  roulement  du  tambour,  «  parce  qu'il 
guérit  les  piqûres  de  tarentules,  encourage  les  guerriers, 
stimule  les  préparatifs  des  pompiers,  chasse  les  rats,  et 
fait  circuler  les  nouvelles  »  (').  Admirait-il  un  paysage, 
il  sécriait  sans  rire  :  «  Charmant  pays!.,  on  ne  voit 
que  des  chaussées!  «"Si  inculte  qu'il  fut,  ce  philistin  se 
montrait  curieux.  Naviguer  sur  le  Guadalquivir  était  son 
rêve  le  plus  secret,  chez  Brentano  ;  et  chez  Heine,  il  sou- 
pirait   :    «    Hélas!  voir  Constantinople,  fut  toujours  mon 


Brentano,  Ges.  Schriften,  t.  V,  337. 


CONTRE     DAVID     S  ï  U  A   US  S     387 

vœu  unique  (')•  »  Il  ne  manquait  pas  de  philosopher.  Il 
remarquait  la  finalité  admirable  qui  règne  dans  la  nature. 
«  Les  arbres  sont  verts,  parce  que  le  vert  est  salutaire 
aux  yeux  (^).  »  Puis,  retournant  à  ses  habitudes  de  calcul, 
il  n'hésitait  pas  à  peser,  sur  sa  balance  à  fromage,  le  génie 
lui-même,  la  flamme  et  l'impondérable  (').  La  critique 
professorale,  depuis  longtemgs,  n'usait  guère  que  de 
cette  balance  d'épiciers. 

L'occasion  parut  belle  à  Nietzsche  pour  dénoncer  en 
Strauss  un  de  ces  «  philistins  cultivés  » .  Il  daubait  sur 
ses  chapitres  badins  où  Haydn  était  comparé  à  un  «  hon- 
nête potage  »  et  Beethoven  à  la  «  confiserie  »  qui  sert  de 
dessert  à  un  dîner  succulent  {*).  L'esprit  du  jour  {zeitge- 
màss),  ou  comme  le  disait  le  jeu  de  mots  nietzschéen, 
«  l'esprit  de  journal  »  {zeitungsgemciss)  enfaniait  ces 
fleurs  de  rhétorique  culinaire.  Nietzsche,  avec  raison, 
raillait  la  vétusté  de  ces  notices  littéraires  et  musicales. 
Une  haine  innée  du  génie  lui  paraissait  émaner  de  ces 
chapitres  médiocres  que  Strauss  n'a  pu  écrire  que  dans 
sa  vieillesse  verbeuse  et  superficielle.  Puis,  à  vrai  dire, 
Nietzsche  retombait  dans  l'outrance  quand  il  refusait  de 
reconnaître  le  savoir  immense  et  le  goût,  non  exempt  de 
préventions,  mais  difficile,  de  Gervinus  (^);  et  son  exagé- 
i-ation  fut  pire,  quand  il  prétendit  impliquer  dans  cette 
chasse  au  philistin  le  plus  savoureux  des  critiques  litté- 
raires d'alors,  Friedrich  Vischer. 

Cet  esthéticien,    qui  a  été  un  des  maîtres  de  1'  «  es- 
sayisme  »,  avait  prononcé,  pour  une  commémoration  de 


(■;  Heine,  Reisc  voti   Munclien  nach  Oenua,  chap.  V.  (Werke,  Ed.  Elster 
III,  2âb). 

(*)  Heine,  Harzreise.  {  Werke,  III,  43.) 

(^)  Heine,  Einleitung  zum  Don  Quichotio.  [Werke,  VII,  317.) 

(*)  Nietzsche,  David  Strauss,  $  5.  (I,  209). 

(')  /bid.,  S  -4.  (I,  203.) 


388     LA     PREMIERE     «INTEMPESTIVE» 

Hœldérlin,  un  discours  délicat  et  profond.  Hégélien 
orthodoxe  autrefois,  il  avait  depuis  longtemps  abandonné 
les  formules  du  maître  qui  avait  su,  par  la  philosophie, 
renouveler  la  critique  ;  et  ses  Kritische  Gange,  ses  essais 
sur  Altes  und  Neues  ne  retenaient  qu'un  hégélianisme 
vivant  et  modernisé.  Rarement,  depuis  cinquante  ans 
d'oubli,  on  avait  parlé  d'Hœlderlin  avec  autant  de  péné- 
tration que  Vischer;  et  personne  n'avait  mieux  senti  que 
lui  le  déchirement  intérieur  qui  avait  fait  de  ce  jeune 
Souabe  le  Werther  éperdu  d'une  amante  chimérique, 
l'Hellade  ancienne. 

Sans  doute,  il  était  difficile  de  rencontrer  exactement 
les  nuances  d'émotion  dont  le  poète  à' Hypérion  et  des 
Hymnes  avait,  depuis  tant  d'années,  imprégné  la  sensibi- 
lité de  Nietzsche  {').  Mais  Nietzsche  n'a  rien  écrit  sur  Hœl- 
dérlin qui  atteigne  aux  pages  de  Vischer  sur  la  destinée 
de  cette  âme  tendre  et  héroïque.  Vischer  n'avait  pas 
oublié  de  dire  que  cette  âme  aurait  répugné  «  à  toute 
la  corruption  que  nous  voyons  foisonner  après  la  guerre  »  » 
Or,  Nietzsche  eut  le  courage  de  donner  comme  une 
adhésion  personnelle  de  Vischer  au  réalisme  présent  la 
plainte  chargée  d'accusations  : 

Ce  n'est  pas  toupurs  par  force  de  volonté,  c'est  maintes  fois  par 
faiblesse  que  nous  passons  outre  à  ce  besoin  du  beau  que  ressentent 
si  profondément  les  âmes  tragiques  (*). 


(*)  V.  nos  Précurseurs  de  Nietzsche,  au  chapitre  Hœldcrlin. 

(*)  Fr.  Vischer,  cité  par  Nietzsche,  I,  19o.  Il  y  a  un  ressouvenir  de  ce 
discours  de  Vischer  dans  son  roman  d'Auch  Einer,  1879,  édition  populaire 
p.  298  sq.  Rarement  accord  fut  aussi  complet  dans  la  pensée  qu'entre 
Friedrich  Vischer  et  Nietzsche.  Comment  alors  appeler  philistin  un  homme 
capable  de  préférer  aux  cours  des  plus  savants  professeurs  de  zoologie  l'exhi- 
bition d'un  pauvre  diable,  mais  amusant,  qui,  à  la  brasserie,  savait  contre- 
faire des  gazouillements  d'hirondelles,  des  concerts  de  chats  ou  des  batailles 
de  chiens.  «  Ce  joyeux  drille  a  arraché  quelques  douzaines  d'hommes  à  la 
broussaille  et  au  marécage  du  temps  présent,  pendant  une  soirée.  »  Et  per- 
sonne n'eut  moins  d'optimisme  béat  que  Vischer  :  «  Nous  sommes  envi- 


CONTRE  DAVID  STRAUSS  389 

Par  impatience  de  formuler  un  programme,  qui  déjà 
anticipait  sur  les  Unzeitgemâsse  II  et  III,  Nietzsche  mé- 
connaissait ses  alliés  les  plus  certains,  dès  qu'ils  se  mon- 
traient rebelles  à  l'art  wagnérien.  Tant  il  est  vrai  qu'il 
confondait  encore  sa  cause  avec  la  cause  wagnérienne  ! 

Il  faut,  comme  l'a  enseigné  Stendhal,  faire  son 
entrée  dans  le  monde  par  un  duel,  et  c'est  la  maxime  que 
Nietzsche  prétend  avoir  suivie  en  publiant  V Intempestive 
contre  Strauss.  Il  a  défini  dans  VEcce  Homo  sa  «  pratique 
de  guerre  »  :  1°  N'attaquer  que  des  causes  victorieuses  ; 
2°  Attaquer  seul;    se  compromettre  seul;  3°  Ne  jamais 


ronnés  d'énigmes  »,  écrit-il.  Pour  s'y  orienter,  il  conseille  «  le  travail  probe 
au  service  de  biens  intemporels  ».  Nous  serons  soutenus  dans  cet  effort,  si 
nous  admettons  que,  dans  "  cette  réalité  confuse  qu'on  appelle  l'univers  », 
il  règne  un  «  inconditionné  »  par  lequel  de  l'ordre  s'établit.  Ce  ne  peut 
être  une  personne.  La  nature  est  vouée  à  l'aveugle  hasard.  Mais,  «  par  l'ac- 
tivité renouvelée  d'hommes  innombrables,  se  construisent  la  coutume,  le 
bien,  l'État,  la  science,  l'art.  ■•  [Aucli  E'iner,  p.  496  sq.)  Où  trouver  une 
profession  de  foi  plus  voisine  de  Nietzsche  ? 

Contre  Vischer,  Nietzsche  eut  un  parti-pris  d'iniquité.  L'Ecce  Homo 
(XV,  110)  parla  sans  respect  de  ce  •  Souabe  esthéticien  fort  heureusement 
décédé  '.  Vischer  avait  considéré  que  la  Renaissance  et  la  Réforme  ne 
faisaient  ensemble  qu'un  seul  bloc.  Là-dessus  Nietzsche  prend  feu.  Que 
n'a-t-il  vérifié  plutôt  la  pensée  de  son  adversaire  ?  «  Je  fis  l'éloge  de  la 
Réforme,  dit  Vischer.  J'affirmai  qu'elle  était  le  complément  moral  indis- 
pensable de  la  Renaissance  ;  que  les  Italiens  feraient  bien  de  la  rattraper  ; 
qu'ils  devaient  se  hâter  de  s'échapper  de  leur  Eglise.  —  Sans  doute,  me  dit 
l'Italien.  Mais  nous  irons  plus  loin  que  vous  autres  Allemands,  qui  vous 
êtes  arrêtés  à  la  première  auberge.  ■'  Comme  cela  est  vrai  1  Combien  la 
Réforme  s'est  corrompue  pour  s'être  aussitôt  renfermée  dans  une  Église 
avec  ses  querelles  dogmatiques;  en  cela  «  semblable  à  un  piéton  qui  ne 
dépasse  pas  la  première  auberge  ».  (Auch  Einer,  p.  484.)  On  s'évertue  à 
deviner  la  raison  secrète  de  cette  durable  animosité.  Tous  les  Souabes 
sont-ils  nécessairement  des  Philistins  ?  Voici  ma  conjecture  :  Vischer  était 
anti-wagnérien.  On  le  savait,  dès  1873,  bien  qu'il  n'eût  pas  encore  publié 
les  sarcasmes  du  Conte  palustre  enchâssé  dans  Auch  Einer,  pp.  217,  221  sq. 
Mais  quand  Nietzsche  eût  passé  lui-même  à  l'anti-wagnérisme,  il  ne  prit 
pas  la  peine  de  relire  Vischer.  —  Sur  David  Strauss  lui-même  et  son  livre 
de  ^Ancienne  et  la  Nouvelle  Foi,  Vischer  et  Nietzsche  s'entendaient,  bien 
que  le  vieux  critique  manifestât  plus  de  déception  et  le  jeune  philosophe 
plus  d'irritation.  Voir  F.  Vischer,  Kritische  Gange,  Neue  Folge,  fasc.  6,  1873, 
pp.  203-227,  et  Albert  Lévy,  David-Frédéric  Strauss,  la  vie  et  l'oeuvre,  p.  265. 


390    LA     PREMIERE     «IN  ï  E  M  P  E  S  T  I  \  E  « 

attaquer  des  personnes,  mais  les  vices  généraux  et  conta- 
gieux; 4"  Attaquer  sans  animosité  personnelle,  en  ennemi 
qui  honore  le  partenaire  attaqué  (').  Mais  Nietzsche  se 
leurre  avec  grandiloquence,  il  interprète  à  sa  guise  sa 
conduite  passée,  s'il  croit  avoir  su-i^^ces  principes  dans  sa 
polémique  contre  Strauss.  'î 

Ce  n'a  pas  été  un  duel.  Strauss  a  mentionné  la  provo- 
cation avec  une  surprise  attristée  et  très  digne  :  il  l'a 
laissée  sans  réponse  {').  Le  désintéressement  de  Nietzsche 
est  hors  de  cause.  11  est  plus  difficile  de  penser  quil 
ait  songé  à  «  honorer  »  son  adversaire  par  la  «  mystifi- 
cation grandiose  »  qu'il  annonçait  à  Rohde  si  plaisam- 
ment (').  Comment  l'eùt-il  fait,  quand  il  s'est  targué 
depuis  d'avoir  tué  sous  le  ridicule  le  «  pauvre  livre 
prétentieux  et  vermoulu  »  de  Strauss  (*).  Il  ne  l'a  pas  atta- 
qué seul  ;  mais  au  service  du  cénacle  wagnérien.  11  n"a 
pas  attaqué  une  cause  victorieuse.  La  force  des  Eglises 
établies  prévalait  infiniment  sur  le  vieil  exégète  de  Stutt- 
gart ;  et  ces  Eglises  ne  pouvaient  que  se  réjouir  du  litige 
soulevé  entre  les  libres  esprits  d'une  observance  diffé- 
rente. 

Pourtant  il  demeure  vrai  que  Der  alte  und  der  neuc 
Crlaube  est  un  faible  et  vague  manifeste.  Non  pas  qu'il 
jnarque,  selon  les  termes  de  Nietzsche,  «  l'étiage  le  plus 
bas  de  la  culture  allemande  »  (').  Il  atteste  seulement 
qu'on  peut  être  un  exégète  vigoureux  et  un  essayiste 
capable  de  faire  revivre  de  fortes  et  délicates  figures  de 
la  Renaissance,  de  ï Aufklaerimg ,  un  Hutten  ou  un  Rei- 
marus,   sans  être  pour  cela  capable  des  généralisations 


(')  Ecce  Homo.  (IF.,  XV,  21.) 

(»)  D.-F.  Strauss,  Avsf/ewahlte  Briffe.  Ed.  Zeller,  1895,  p.  o70. 

{*)  Corr.,  II,  406. 

(*)  Fragm.  posth.,  de  1888,  §  249.  (IF.,  XIV,  249.) 

/«)  Memchliches,  posth.,  f.  437.  (IF.,  XI,  138.) 


CONTRE     DAVID     S  ï  U  A  U  S  S     391 

philosophiques  les  plus  hautes.  La  culture  française  a 
trouvé  des  défenseurs  plus  compétents  que  David  Strauss, 
mais  elle  ne  voit  pas  en  Strauss  un  de  ses  ennemis.  Son 
livre  sur  Voltaire  est  de  second  ordre.  Mais  qui  donc,  en 
Allemagne,  a  jamais  écrit  intelligemment  sur  Voltaire? 
Strauss  s'est  laissé  gagner  par  l'assurance  insolente  dont 
l'Allemagne,  même  après  la  plus  retentissante  défaite, 
n'est  pas  dégrisée.  En  1870,  le  peuple  allemand,  repu  de 
butin  et  de  gloire,  avait  trouvé  de  plus  intempérants  mes- 
sagers de  sa  satisfaction  que  le  théologien  vieillissant  de 
Tiibingen  ;  et  Strauss  ne  s'est  jamais  permis  les  sar- 
casmes bas  où  s'emportait  Richard  Wagner,  aux  heures 
de  ses  plus  malheureuses  inspirations. 

Enfin,  de  Nietzsche  à  Strauss,  le  litige  n'était  pas  im- 
personnel. Nietzsche  prend  le  mot  d'ordre  de  Wagner.  Son 
pamphlet  a  pour  but  de  démoraliser  une  secte  rivale  par 
la  défaite  retentissante  de  son  chef.  Son  vieux  pédantismc 
d'instituteur  saxon  et  son  prosélytisme  pastoral  s'étaient 
réveillés  dans  cette  crise  où  menaçait  de  sombrer  l'œuvre 
wagnérienne.  Us  servaient  à  merveille  le  besoin  de  domi- 
nation qui  était  sa  névrose  à  la  fois  et  son  attitude  méta- 
physique devant  la  vie.  Une  admiration  éclairée  de 
Nietzsche  ne  doit  pas  placer  trop  haut  ce  premier  essai 
dans  le  genre  satirique.  U  y  excella  plus  tard,  quand  la 
douleur,  et  cet  affinement  de  soi,  auquel  il  travailla  sa  vie 
durant,  eurent  assoupli  et  approfondi  son  génie. 

V 

l'angoisse    sur    le   WAGNÉRISME 

Pour  comprendre  la  solidarité  de  ce  pamphlet  avec  la 
pensée  wagnérienne  interprétée  par  Nietzsche,  il  ne  suffit 
pas  de  le  lire.  Il  faut  lire  les  pensées  que  Nietzsche  jetait 


392     LA     PREMIERE     «INTEMPESTIVE» 

sur  le  papier  tandis  que  s'écoulait  l'année  scolaire  de 
1873.  Il  les  intitulait  :  Der  Philosoph  ah  Arzt  der  Kul- 
tur  et  Ueber  Wahrheit  und  Luge  im  aussermoralischen 
Simie  (').  Enfin  il  faut  méditer  ce  cours  sur  la  Philo- 
sophie des  Grecs  à  l'époque  tragique,  qu'il  avait  ensei- 
gné durant  tout  le  semestre  d'été  de  1873  (*).  II 
retrouvait  là  le  problème  de  son  livre  sur  la  Naissance 
de  la  tragédie  ;  et  c'était  le  problème  intégral  de  la 
vérité.  Que  vaut  la  science  ?  Elle  vaut  pour  autant 
qu'elle  prépare  l'œuvre  d'art.  Que  vaut  l'art?  Il  vaut 
pour  autant  qu'il  sert  la  vie  (^).  Le  livre  sur  la  tragédie 
avait  enseigné  ces  propositions  par  un  grand  exemple, 
commenté  avec  un  enthousiasme  mystique.  Cet  enthou- 
siasme, il  fallait  le  clarifier  par  la  réflexion.  Deux  ins- 
tincts profonds  s'étaient  trouvés  aux  prises  dans  l'esprit 
humain  :  l'instinct  dionysiaque  et  l'instinct  apollinien. 
Us  tendent  chacun  à  la  tyrannie.  Il  faut  les  élargir,  mais 
en  les  disciplinant.  Poussé  à  l'excès,  l'instinct  dionysiaque 
enfante  ces  religions  d'Asie  qui  corrompirent  la  Grèce 
elle-même  et  d'où  sortit  le  christianisme.  Poussé  à 
l'excès,  l'instinct  apollinien  enfante  la  croyance  en  une 
science  maîtresse  de  la  vie  ;  et,  de  cette  croyance,  l'art,  la 
cité  et  la  moralité  helléniques  ont  péri. 

Entre  la  superstition  religieuse  et  l'abstraction 
savante,  le  moyen  terme,  c'est  l'art.  Mais  Part  ne  se  justifie 
pas  :  il  se  propose.  Il  traduit  la  vie,  avant  de  l'éclairer. 
11  y  a  un  art  issu  de  la  superstition  et  un  art  issu  de  la 
réflexion  abstraite.  Ces  deux  formes  d'art  sont  corrompues. 
Ni  la  religion  ni  la  science  ne  peuvent  gouverner  l'art. 


(•)  W.,  X,  180  sq. 

(-)  V.  Philologica,  t.  III,  123-234. 

(=■)  Geburt  fier  Truqôdie,  préface  de  1886,  ;',  2.  (T,  4. 


ANGOISSES     SUR    WAGNER    393 

Cosima  Wagner  vivait  dans  le  premier  préjugé;  mais 
David  Strauss  vivait  dans  le  second.  Il  fallait  doucement 
évincer  l'influence  enlaçante  de  Cosima  ;  et  combattre  de 
face  l'influence  de  Strauss.  Cosima  menaçait  de  corrompre 
Wagner,  et  Strauss  corrompait  la  nation.  Il  fallait  sauver 
l'intégrité  de  la  pensée  wagnérienne  et  assurer  par  là  la 
régénération  du  peuple  allemand. 

Mais  qui  donc  pouvait  discipliner  à  la  fois  la  religion 
et  la  science,  puisque  l'art,  qui  participe  de  toutes  les 
deux,  n'en  a  pas  le  pouvoir  ?  Voilà  où  l'étude  de  la  Grèce 
antique  éclairait  Nietzsche.  Cette  attitude  de  l'esprit  qui 
combat  la  mythologie  confuse  et  s'oppose  non  moins  au 
dogmatisme  de  la  science  pure,  avait  été  celle  des  philo- 
sophes présocratiques.  La  justicière,  qui  prononce  sa  sen- 
tence entre  la  religion  et  la  science  aux  prises,  ne  peut 
être  que  la  philosophie.  Non  pas  qu'elle  ait  un  contenu 
en  elle-même.  Elle  assure  un  équilibre  entre  des  forces 
vivantes  qu'elle  ne  crée  pas.  Paul  de  Lagarde  et  Overbeck 
avaient  examiné  les  conditions  de  croissance  de  la  vie 
religieuse.  Il  restait  à  examiner  comment  grandit  la 
science. 

Alors  un  troisième  problème  surgissait  :  la  vie  morale 
des  sociétés  et  des  individus  avait,  elle  aussi,  sa  crois- 
sance qu'il  ne  fallait  pas  entraver  par  des  formules.  La 
philosophie  d'Heraclite  et  d'Empédocle  ainsi  retrouvait 
une  actualité.  S'il  y  avait  péril  à  laisser  se  figer  en  dogmes 
les  mythes  religieux,  et  à  laisser  se  cristalliser  les  concepts 
imaginés  par  la  science  pour  une  besogne  pratique  et  pro- 
visoire, il  était  non  moins  indispensable  de  ne  pas  immo- 
biliser en  dogmes  inertes  la  vie  morale.  Tout  était  fluide, 
car  tout  était  vie.  Heraclite  l'avait  dit.  Mais  les  lois  de 
cette  vie  unique  étaient  dynamisme  pur,  non  mécanisme 
rigide.  Tout  était  jeu  puissant  de  principes  moraux, 
tout  était  Haine  et  Amour,  comme  l'avait  senti  Empé- 


394     LA     PREMIERE     «  I  N  T  E  xM  P  E  S  T  I  Y  E  » 

(locle  (').  C'est  de  ces  philosophes  que  le  philosophe  de 
l'âge  nouveau  sera  Ihéritier,  et  comme  eux  il  sera  inter- 
médiaire «  entre  l'homme  de  science  et  l'artiste,  entre 
l'homme  d'Etat  et  le  prêtre  ».  Or,  lartiste  wagnérien 
réalise  cette  vie  nouvelle,  religieuse  et  réfléchie,  que  le 
philosophe  prévoit  et  justifie. 

1.  Le  projet  de  cloître  philosophique.  —  Ces  pensées 
avaient  remué  Nietzsche  durant  tout  cet  été  de  1873,  où  sa 
salle  de  cours  avait  été  si  déserte  (^).  Il  les  avait  empor- 
tées avecles  feuillets  de  son  pamphlet  pour  le  séjour  de 
Flims,  dans  les  Grisons,  où  il  passa  ses  vacances  de  juil- 
let et  d'août.  Sa  sœur  Lisbeth,  qui  était  venue  le  rejoindre 
à  Bâle,  depuis  mai  ;  le  fidèle  GersdorfT  et  le  philosophe 
Romundt  l'accompagnaient.  Pour  ménager  les  yeux  de 
Nietzsche,  les  amis  lui  copièrent  son  manuscrit.  Les  jour- 
nées étaient  coupées  par  des  parties  de  natation  folles 
dans  les  eaux  bleues  du  lac  de  Cauma  (*).  Au  mois 
d'août  parut  la  brochure.  Plus  que  jamais,  on  grava 
sur  les  rochers  des  inscriptions  commémoratives.  Puis 
Nietzsche  attendit  l'accueil  que  lui  feraient  les  voix  de  la 
presse.  Une  réponse  cependant  lui  importait  plus  que  les 
autres,  celle  de  Richard  Wagner.  Elle  vint  le  21  sep- 
tembre 1873  : 


(')  Die  vorplaionischen  Plulosophen,  g  14.  {Philoiof/ica,  Ilf,  196-201.) 
(*)  Il  lui  était  arrivé,  le  5  mai  1873,  de  n'avoir  pas  un  seul  auditeur. 
{Corr.,  II,  408.)  Son  action  déjà  s'exarçait  plutôt  par  conversions  indivi- 
duelles et  par  contact  direct.  Il  était  venu  à  Bàle  en  mai  1873,  de  Stibbe 
près  Tûtz,  en  Prusse  Occidentale,  un  jeune  saA^ant,  Paul  Rée,  philosophe  de 
sa  spécialité,  schopenhauérien  à  la  fois  et  darwinien;  et  Nietzsche  le  trou- 
vait «  très  réfléchi  et  doué  ><.  [Corr.,  Il,  407.)  Ont-ils  conversé  beaucoup 
durant  les  mois  de  l'été  de  1873,  que  Rée  passa  à  Bàle  ?  On  ne  sait.  Il  faut 
noter  la  coïncidence  entre  la  présence  de -Rée  et  la  première  défense  du 
transformisme  par  Nietzsche. 

(')  E.  FoBBSTER,  Der  junge  Nietzsche,  p.  339  scx- 


ANGOISSES     SUR     W  A  G  iN  E  R     395 

Je  vous  jure,  devant  Dieu,  écrivait  Wagner,  que  vous  êtes  le  seul 
qui  sache  ce  que  je  veux  ('j. 

Et  pour  l'instaut  cette  réponse  donnait  gain  de  cause  à 
Nietzsche  (').  Le  satisfaisait-elle,  au  fond  ?  On  a  peine  à 
le  croire,  puisque  Nietzsche,  aussitôt,  se  sent  refoulé  dans 
sa  solitude  et  qu'il  reprend  avec  plus  d'insistance  son 
vieux  projet  de  «  cloitre  pour  les  Muses  »  ?  Si  Bayreuth 
avait  suffi,  comment  ce  cloître  aurait-il  été  nécessaire?  Dans 
l'assurance  religieuse  que  Wagner  lui  envoyait,  n'y  avait- 
il  pas  déjà  une  incertitude  ?  La  pensée  platonicienne  de 
l'année  1870  remontait  donc  à  son  souvenir.  Le  Montsal- 
vat  philosophique,  qui  surveillerait  et  dirigerait  invisible- 
ment  l'humanité,  ne  pouvait  être  gouverné  par  Wagner 
seul.  Il  y  fallait  le  complément  d'une  pensée  plus  sévè- 
rement contrôlée. 

Flims  offrait  un  petit  château,  ouvert  sur  une  pelouse 
étendue.  Nietzsche  se  proposait  de  l'acheter  à  bas  prix. 
Un  vaste  salon  à  lambris  de  style  Renaissance  permet- 
trait les  réunions  de  l'Académie  platonicienne  nouvelle. 
Le  long  des  murs  de  clôture  on  élèverait  des  préaux  cou- 
verts; et  la  méditation  pourrait,  en  tout  temps,  se  passer 
en  promenades  communes.  Parfois,  on  se  retremperait  au 
contact  de  Fart  :  l'Italie  voisine  constituait  un  champ 
d'exploration  infini.  Une  élite  d'hommes  viendrait 
prendre  à  Flims  un  viatique  moral  qui  les  accompagne- 
rait leur  vie  durant.  Nietzsche  reprenait  aussi  le  projet 
d'une  revue,  organe  de  ce  wagnérisme  philosophique,  et 
qui  serait  élaborée  sur  les  cimes  alpestres  de  l'Enga- 
dine(').  En  attendant,  les  Unzeitgemàsse  Betrachtungen 


(*j  V.  la  lettre  dans  E.  Foerster,  Biogr.,  II,  130,  131;  et  Wagner  und 
Nietzsche,  p.  163.  —  Glasesxpp,  Leben  Richard  Wagners,  V,  105. 

(»)  Corr.,  I,  243. 

(')  Sur  la  justification  philosophique  de  cette  Académie  platonicienne, 
V.  notre  t.  III  :  les  Inslituis  de  la  culture  nouvelle. 


396     LA     PREMIÈRE     «INTEMPESTIVE» 

étaient  déjà  des  hérauts  d'armes  qni  sonnaient  le  rappel. 

Un  contre-temps  fit  échouer  le  plan.  Mais  les  échos 
qui  répondirent  à  la  première  Unzeitgemâsse  furent  char- 
gés d'imprécations.  Tout  l'hiver  de  1873  à  1874  se  succé- 
dèrent les  attaques.  Elles  atteignaient  Overbeck  autant 
que  Nietzsche  ;  et  c'était  justice.  N'avaient-ils  pas  relié 
sous  une  même  couverture  les  exemplaires  de  leurs  deux 
pamphlets,  précédés  de  vers  de  Nietzsche,  qui  les  dési- 
gnaient plaisamment  comme  des  gémeaux  nés  de  pères 
différents,  mais  d'une  même  mère  :  l'Amitié  (*)? 

Cette  amitié  eut  ses  charges  morales,  surtout  pour 
Overbeck.  Paul  de  Lagarde,  sans  doute,  lui  avait  répondu 
avec  affabilité.  Mais  Treitschke,  longtemps  enfermé  dans 
un  silence  hostile,  répondit  par  des  lettres  plus  hostiles 
encore,  et  qui  semblent  avoir  été  pleines  de  préjugés  pré- 
somptueux contre  toute  philosophie  schopenhauérienne. 
Overbeck  avait  espéré  réconcilier  son  ancien  et  son  nouvel 
ami  dans  un  patriotisme  chaleureux  et  dénué  de  chimère. 
Ses  réponses  calmes  et  fortes  définissent  les  conditions 
d'un  équitable  compromis  (^).  Quand  Treitschke  s'obstina, 
il  fit  avec  courage  le  sacrifice  nécessaire  et  choisit  l'amitié 
de  Nietzsche,  contre  son  intérêt,  mais  d'accord  avec  sa 
conscience. 

II.  Intrigues  contre  Bayreuth.  —  Cette  résolution  tou- 
chante et  de  communes  angoisses  au  sujet  de  l'œuvre 
wagnérienne  rapprochèrent  plus  que  jamais  Nietzsche 
et  Overbeck.  Quels  racontars  était  venue  leur  porter  cette 
Danoise,  Rosalie  Nilsen,  qui  les  inquiéta  si  fort  en 
octobre  (')  ?  Elle  était  de  famille  distinguée,  mais  déchue, 


(*)  E.  FoBRSTER,  Biogr.,  II,  p.  128. 

(*)  On  les  trouvera  dans  Beksoulli,  I,  p.  87  sq. 

(')  V.  sur  Rosalie  Nilsen,  la  biographie  de  Conradi  publiée  en  tête  des 


ANGOISSES     SUR    WAGNER    397 

et  la  misère  avait  encore  ajouté  à  sa  laideur  peu  com- 
mune. Ses  accointances  avec  la  bohème  littéraire  de 
Leipzig  n'avaient  pas  diminué  sa  bizarrerie  naturelle. 
Wagnérienne  de  la  première  heure,  elle  s'était  essayée  à 
la  poésie.  Gomment  en  était-elle  arrivée  à  imaginer  qu'il 
se  tramait  contre  le  wagnérisme  une  intrigue  souterraine, 
où  trempaient  les  révolutionnaires  effrayés  ou  jaloux  ? 
C'est  par  elle  que  Nietzsche  en  vint  à  croire  qu'une  cabale 
se  proposait  de  compromettre  la  cause  wagnérienne  en 
s'emparant  de  la  maison  d'édition  Fritzsch  de  Leipzig.  En 
quoi  consistaient  ces  sourdes  menées  ?  Peut-être  à  racheter, 
avec  les  fonds  d'un  legs  important,  les  parts  de  patronage 
de  l'œuvre  de  Bayreuth,  si  fragile,  de  façon  à  faire,  au 
gré  des  révolutionnaires,  le  vide  dans  la  salle  de  Bayreuth 
ou  à  la  remplir  de  socialistes  (*). 

Rosalie  Nilsen  s'était  introduite  auprès  de  Nietzsclie 
par  des  lettres  admiratives  au  sujet  de  son  livre  sur  la 
Naissance  de  la  Tragédie.  Au  mois  d'octobre,  à  l'impro- 
viste,  elle  parut  en  personne  et  soumit  à  Nietzsche  tout 
un  dossier.  Comment  Nietzsche  n'a-t-il  pas  percé  à  jour 
la  manie  de  Finoffensive  personne  ?  Ou  fut-il  seulement 
excédé  de  ses  démarches?  Sûrement  il  manqua  d'urba- 
nité pour  réconduire.  Overbeck,  d'une  froideur  plus  cor- 
recte, se  chargea  de  le  débarrasser  pour  toujours  de 
l'importune  visiteuse  (*). 

L'effet  pourtant  que  produisit  sur  les  deux  amis 
l'étrange  personne  fut  celui  d'une  durable  inquiétude. 


Gesammelie  Werke  de  ce  poète  (t.  I,  p.  CLXXI,  1911),  par  Paul  Szymank,  et 
G. -A.  Bernodlli,  Fravz  Overbeck,  t.  I,  p.  115  sq.;  269  sq.  ;  436;  II,  260. 

(*)  C'est  ce  que  semble  signifier  l'allusion  {Corr.,  II,  419,  421)  à  Romundt, 
dont  les  cours  faisaient  le  vide  dans  les  autres  cours  de  l'Université  de 
gale.  —  V.  aussi  E.  Fobrster,  Der  jwir/e  Nietzsche,  p.  402  sq. 

(^)  C'est  ce  qui  explique  qu'en  1875  encore  elle  ait  pu  envoyer  à  Nietzsche 
une  liasse  de  poèmes  "  d'une  grande  démence  lyrique  ».  {Corr.,  II,  489.) 


308    L  A     P  R  E  M  I  E  R  E     «  I  X  T  E  M  P  E  S  T  I  V  E  -> 

Nietzsche  sent  bien  ce  qu'il  y  a  de  plaisant  dans  ce 
sinistre  feuilleton  à  la  Samarow  (*),  où  ils  s'étaient, 
durant  quelques  mois,  sentis  transportés.  Rohde,  chargé 
de  s'enquérir,  interrogea  Fritzsch  lui-même,  qui  répondit 
par  un  haussement  d'épaules;  mais  la  méfiance  de 
Nietzsche  resta  en  éveil  jusqu'à  ce  qu'il  pût  s'assurer  sur 
place  à  Leipzig,  au  nouvel  an,  que  Fritzsch  était  fidèle 
et  que  le  terrain  conquis  demeurait  solide.  Le  cauchemar 
se  dissipa  dans  un  sourire. 

Assez  de  menaces  demeuraient  amoncelées.  Il  fallait 
consolider  les  assises  financières  de  Bayreuth.  Wagner 
avait  convoqué  une  assemblée  de  délégués  pour  le  31  oc- 
tobre. Nietzsche  accourut.  Wagner  lui  avait  demandé  un 
Appel  au  peuple  allemand^  destiné  à  stimuler  l'enthou- 
siasme des  souscripteurs.  Surmené,  Nietzsche  avait 
appelé  à  la  rescousse  Rohde,  qui  se  récusa,  n'ayant  pas 
trouvé  la  force  et  l'inspiration  populaires.  Nietzsche  s'y 
essaya.  Il  apporta  un  Avertisseme7it  grave  et  pathétique. 

11  fit  honte  à  la  nation  allemande  de  l'ignorance  pré- 
méditée où  elle  semblait  rester  de  l'œuvre  wagnérienne. 
Il  appela  l'étranger  à  témoin.  Il  montra  les  nations  voi- 
sines jalouses.  Que  n'eussent  pas  fait  la  France,  l'Italie  ou 
l'Angleterre  si  un  homme  s'y  était  trouvé,  chargé  de 
gloire,  qui  eût  réclamé  pour  la  réalisation  d'un  style 
nouveau,  puissant  et  national,  un  abri  digne  de  lui?  Il 
coinparait  la  libéralité  large  ;qui  dote,  sans  compter,  les 
laboratoires  de  la  science,  et  la  parcimonie  qui  refusait  à 
l'artiste  le  plus  novateur  de  l'Allemagne  un  atelier  pour 
des  expériences  fructueuses. 

Déjà  surgissait  donc  pour  le  public  la  pensée  qiii 
sera  sa  doctrine  dans  Richard    Wagner  in  Bayreuth.    De 


')  C'est  le  Ponson  du  Terrail  allemand.  V.  Corr.,  I,  249,  262;  II,  il8,  428. 


ANGOISSES     SUR    WAGNER    399 

la  musique  allemande  sortira  la  tragédie  nouvelle  ;  et  de 
la  tragédie  nouvelle,  la  vie  allemande  régénérée,  L'Alle- 
magne s'était  montrée  capable  d'actes.  Elle  était  assez  ro- 
buste pour  supporter  le  tragique  nouveau.  Il  la  fallait 
assez  cultivée  pour  créer  la  civilisation  nouvelle.  C'était 
la  tâche  où  il  conviait  les  institutions  de  science  et 
d'art,  et  les  assemblées  de  tous  les  Etats  allemands,  afin 
que  le  peuple  allemand,  purifié  par  la  magie  et  par  le 
frisson  de  la  terreur  tragique  nouvelle,  dépouillât  à  ja- 
mais la  passion  politique  basse  et  la  basse  cupidité  ('). 

Il  n'était  pas  croyable  que  la  véhémente  harangue 
fût  approuvée  des  financiers  et  des  avocats  convoqués 
par  Wagner  à  l'Hôtel  de  Ville  de  Bayreuth.  Un  pro- 
fesseur de  Dresde,  Adolf  Stern,  l'emporta  par  un  appel 
élégant  et  court,  où  il  décrivait  l'édifice  en  voie  de 
naître,  strictement  fait  pour  offrir,  dans  une  simpli- 
cité presque  nue,  un  abri  décent  à  des  œuvres  qui  y  trou- 
veraient, excepté  le  luxe,  tout  ce  que  nécessitait  une 
exécution  musicale  parfaite.  Il  demandait  à  F  Allemagne 
et  à  tous  les  amants  du  beau,  comme  l'acquittement  d'une 
dette  d'honneur,  l'offrande  immédiate  sans  laquelle  était 
compromise  la  plus  noble  tentative  de  l'art  allemand  con- 
temporain (;). 

Ce  parti-pris  de  modération,  dont  témoignèrent  les 
délégués  de  Bayreuth,  échoua,  comme  eût  échoué  la  véhé- 
mence voulue  de  Nietzsche.  La  spéculation  effrénée  qui 
suivit  la  guerre  ne  laissait  pas  de  place,  en  Allemagne, 
pour  l'émotion  presque  religieuse  dont  débordait  son 
manifeste.  Dans  le  remous  boueux  des  Grimderjahre 
sombrait  la  souscription  nationale  pour  Bayreuth. 


(*)  V.  le  texte  dans  E.  Foerster,  Biogr.,  II,  219-223  et  Wagner  und 
Nietzsche  zur  Zeit  i/irer  Freundschaft,  pp.  164-178. 

(*)  V.  ce  texte  dans  Karl  Heckel,  Die  Bûhnenfestspiele  in  Bayreulli,  1891, 
p.  35  sq;  et  un  résumé  dans  Glaserapp,  Lcben  Wagners,  t.  V,  112. 


400     LA     PREMIERE     «INTEMPESTIVE» 

III.  Premiers  doutes  sur  Richard  Wagner.  —  Alors 
Nietzsche  se  recueillit.  Il  n'accepta  pas  cette  indifférence. 
Plus  le  mal  social  était  grand,  plus  il  était  nécessaire 
qu'un  homme  se  levât,  pour  arracher  le  monde  à  la  cor- 
ruption. Longtemps,  on  avait  cherché  cet  homme.  On 
avait  fouillé  les  écrits  de  Schopenhauer  pour  en  extraire 
la  pensée  méconnue.  Cette  pensée  s'était  faite  musique  et 
drame  en  Richard  Wagner.  Et,  maintenant  que  cethomme 
était  venu,  il  n'y  avait  donc  plus  de  peuple?  Dans  cet 
affaissement  de  toutes  les  forces  et  de  toutes  les  espé- 
rances, un  soupçon  ténébreux  s'empare  de  Nietzsche  et 
l'obsédera  tout  lemoisdejanvier  1874.  Il  doute  de  l'homme 
en  qui  il  avait  mis  sa  croyance  unique.  Il  confie  à  ses  notes 
des  interrogations  douloureuses,  où  se  condense  sa  décep- 
tion commencée.  Son  scrupule  voit  là  une  précaution  de 
méthode.  Pour  voir  exactement  les  réalités,  il  faut  une 
«  secrète  inimitié  »  contre  elles,  un  art  .de  les  regarder 
en  face  avec  une  attention  lointaine,  étrangère  et  déjà 
hostile  (^).  Montaigne  n'avait-il  pas  dit  qu'il  y  a,  dans 
l'homme,  «  toutes  les  contrariétés  »?  et  Schopenhauer 
n'avait-il  pas  recommandé  de  déverser  soudain,  sur 
l'intuition  la  plus  vivante  et  sur  la  plus  profonde 
émotion,  la  plus  froide  réflexion  abstraite  ?  Nietzsche 
soumit  son  admiration  ancienne  à  cette  épreuve  d'une 
critique  à  dessein  méfiante. 

On  est  stupéfait  de  penser  que  Nietzsche  peut  encore 
se  croire  l'ami  de  Richard  Wagner,  goûter  son  hospitalité, 
soutenir  sa  cause,  s'il  trouve  à  sa  personne  tant  de  tares 
et  à  sa  cause  tant  d'ombres  suspectes.  Son  silence  sur 
ses  doutes  fut  sa  grande  et  coupable  hypocrisie  devant 


(')  Richard  Wagner  in  Bayreuth,  g  7  {W.,  I,  539)  :  «  Jeder,  der  sich  genau 
prùf t,  weiss,  dass  selbst  zum  Betrachten  eine  geheimnissvolle  Gegnerschaft, 
die  des  Entgegenschauens,  gehôrt.  So  vermôgen  wir  nun  auch  aus  solcher 
EQtfremdung  und  Eatlegenheit,  ihn  selbst  zu  sehen.  - 


DOUTES     SUR     WAGNER         401 

Wagner.  La  publication  de  ses  doutes  fut,  plus  tard,  un 
plus  terrible  coup  porté  à  l'œuvre  wagnérienne  que  les 
humbles  intrigues  dont  Nietzsche  cherchait  à  démasquer 
les  auteurs  en  1874. 

S'il  faut  à  l'œuvre  de  régénération  le  pur  vouloir  dé- 
sintéressé d'un  Luther,  l'esprit  lumineux  et  chaud  d'un 
Bach  et  d'un  Beethoven,  comment  y  employer,  pense 
Nietzsche,  ce  Wagner  effréné  et  despotique  (')?  Com- 
ment Wagner  si  moderne,  si  incrédule,  aurait-il  l'émotion 
religieuse  vraie  ?  Son  extase  même  est  névrose,  non 
exempte  de  simulation.  Il  ne  connaît  pas  non  plus  la 
modestie  et  la  mesure  qui  viennent  de  la  conscience 
claire.  Aussi,  n'a-t-il  qu'un  immense  égoïsme  cynique  et 
cette  foi  en  lui-même  qui  exclut  la  sincérité  profonde.  11 
ne  sait  convenir  d'aucun  de  ses  vices  ;  et  sa  sévérité  à 
l'endroit  du  temps  présent,  de  l'Etat,  de  la  moralité 
publique,  n'est  que  rancune  vulgaire.  C'est  le  dépit  de 
ses  insuccès  qui  le  jette  dans  la  Révolution;  puis,  quand 
le  peuple  aussi  lui  résiste,  le  même  ressentiment  le 
rejette  dans  la  foi  monarchiste.  Tous  les  moyens  lui  sont 
bons,  et  il  en  use  sans  scrupule,  pour  défendre,  avec  une 
égale  maladresse,  des  causes  qu'il  renie  aussi  prompte- 
ment  qu'il  les  éj)ouse  (^). 

C'est  merveille  de  voir  comme  il  reste  longtemps  con- 
fus, d'une  brutalité  juvénile  et  lente  à  mûrir.  Il  n'a  pas 
honte  de  se  faire  un  idéal  de  cette  adolescence  confuse  où 
il  s'était  attardé.  Pour  un  W^otan,  assagi  dans  la  résigna- 
tion, pour  un  Hans  Sachs,  combien  de  Tannhâuser,  de 
Siegfried,  de  Walther?  Mais,  à  tous  les  âges,  il  est  aussi 
un  comédien   prestigieux,    un  rhéteur    retentissant    que 


Cj  Gedanken  ùber  Richard   Wca/ner,  1874,   ;;  304,  311,  312,  326.  (ir.,  X, 
431,  43S,  441.)  > 

n  /bid.,  C  330,  332.  (  W.,  X,   442,  443.) 

ANDLER.    II.  26 


402     LA     PREMIERE     «INTEMPESTIVE» 

tout  son  talent,  s'il  avait  eu  de  la  voix  et  de  la  stature, 
destinait  aux  planches  (').  Est-ce  là  le  messager  de  la 
nouvelle  humanité?  En  musique,  c'est-à-dire  dans  un  art 
qui  n'est  plus  rien,  s'il  ne  reste  aux  écoutes  des  voix  pro- 
fondes de  la  nature  et  de  l'âme,  que  pourra  cet  histrion 
despote  ?  N'ira-t-il  pas  d'instinct  aux  effets  de  théâtre  gran- 
dioses, luxuriants,  énormes?  Ne  préfère-t-ilpas  toujours  les 
explosions  de  la  passion  réaliste,  comme  celle  qui  mugit 
dans  la  fin  du  deuxième  acte  de  Tristan  C^)  ?  Que  devien- 
nent, dans  ces  déchaînements,  les  sobres  contours  qui 
étaient  ceux  de  la  musique  allemande  depuis  qu'elle  a 
absorbé  la  délicatesse  italienne  ?  Et  si  l'on  songe  que  les 
rythmes  de  Wagner  aussi  bondissent  avec  des  déhan- 
chements violents,  que  sa  période  se  fond  dans  une  déli- 
quescence où  ne  se  reconnaît  plus  aucune  structure,  un 
doute  paradoxal  vient  à  l'esprit  :  «  Wagner  a-t-il  bien  le 
don  musical  (')  ?  » 

A  cette  mauvaise  musique,  se  joint  une  rocailleuse 
poésie  et  une  passion  suspecte.  Si  le  drame  forme,  sans 
conteste,  l'unité  réelle  de  ces  œuvres  confuses,  le  texte  en 
demeure  à  l'état  d'ébauche.  L'inspiration  embrasée  qui 
projette  cette  lave  ne  laisse  subsister,  quand  elle  a  passé, 
que  des  blocs  d'expression  informes.  Est-ce  làl'état  d'âme 
mythologique  ?  Disons  plutôt  que  Wagner  traduit  en 
figures  impétueusement  déclamatoires  son  inquiétude, 
qui  s'exaspère  et  se  meurt  de  la  nostalgie  d'un  calme  et 
d'une  fidélité  qu'il  n'a  plus  (*).  Après  une  représenta- 
tion de  Wagner,  on  se  réveille  brisé  et  humilié,  comme 
après  une  orgie  ;  et  quand  on  retourne  au  culte  discret 


(«)  Jbid.,iSil.  {[V.,  X,  444.) 

(*)  Ibid.,  S  304,  30b,  HIO,  323.  (W.,  X,  431,  433,  437.) 

(')  Ibid.,  S  335.  (  W.,  X,  444)  :  <■  Ob  Wagner  musikalische  Begabung  habe. 

(♦)  /6«</.,S313.  (H^,443.) 


DOUTES     SUR    WAGNER         403 

des  vieux  autels  domestiques,  à  Bach,  à  Mozart,  à  Beetho- 
ven, le  souvenir  pâlit  des  extases  wagnériennes.  C'est 
donc  que  Wagner  n'est  pas  le  génie  annoncé,  libérateur 
et  pur. 

Enfin,  si  le  renouveau  ne  peut  venir  que  du  peuple 
allié  au  génie,  comment  espérer?  Car  la  foule  restait  muette. 
Wagner  essayait  de  la  secouer  de  la  contagion  de  son  dé- 
lire, de  son  désespoir,  de  tout  son  tourment  sans  cause.  Il 
la  tyrannisait  par  une  sorte  de  harangue  de  réunion  pu- 
blique, éblouissante,  mais  qui  n'avait  pas  le  don  de  con- 
vaincre (').  Le  peuple  répugnait  à  un  art  qui  ne  conve-  , 
naitpas  «  à  nos  conditions  sociales  et  à  nos  conditions 
(le  travail  ».  Il  se  méfiait  du  poète  transfuge  qui  avait 
abandonné  la  Révolution,  pour  se  donner  au  roi  de  Ba- 
vière. Imprudente  compromission,  d'où  Wagner  ne  tirait 
même  pas  l'aide  décisive  qui  eût  fondé  Bayreuth  {^). 
Une  conclusion  s'imposait  : 

Wagner  n'est  pas  un  Réformateur.  Car,  jusqu'à  présent,  tout  est 
resté  dans  l'état  ancien  ('). 

On  pouvait,  à  vrai  dire,  plaider  les  circonstances  atté- 
nuantes. Si  l'état  du  présent  est  corruption,  comment  à  un 
corps  social  intoxiqué  ne  pas  administrer  du  poison? 
Or,  Wagner  est  cet  antidote,  lui-même  empoisonné,  Gift 
gegen  Gift  (*).  Il  faut  admirer  sa  ténacité,  sa  science,  son 
art  d'utiliser  les  courants  d'opinion.  Sa  rigueur  technique 
met  au  comble  de  l'admiration  les  chefs  d'orchestre  et 
les  comédiens.  Les  mécontents,  les  snobs,  les  enthou- 
siastes confus  lui  font  un  compromettant  cortège.  Mais  ce 


('    Ihid.,  §  353,  334.  (  W.,  X,  448,  449.) 
(»)  Ibid.,  S  332.  {W.,  X,  443.) 
(^)  Ihid.,  %  297.  {W.,  X,  429.) 
i*)  Ibid.,  %  349.  {W.,  X,  447.) 


404     LA     PREMIÈRE     «  I  N  ï  E  M  P  E  S  T  I  Y  E  « 

fanatisme  sectaire  qu'il  propage  réussit  à  secouer  la 
torpeur  de  la  nation  allemande.  L'assemblage  de  brûlante 
musique  et  de  confuse  poésie,  où  l'on  reconnaît  la  fac- 
ture propre  de  Wagner,  maintient  une  dissonante  harmonie 
dans  son  œuvre,  et  nous  donne,  malgré  tout,  la  notion 
d'un  style  naissant,  c'est-à-dire  d'une  unité  organisatrice, 
capable  de  construire  une  culture  de  l'esprit  nouvelle  ('). 
Il  fallait  maintenant  remuer  à  fond  ce  champ  couvert 
d'une  pourriture  qui  gagnait  le  génie  autant  que  l'instinct 
populaire.  Gela  exigeait  un  examen  de  conscience  de  tous 
et  de  soi.  Nietzsche  manque  de  piété  envers  son  grand 
ami,  mais  il  fouille  ses  propres  plaies  avec  un  mépris 
non  moins  cruel.  Et,  de  sa  déception  clairvoyante  d'alors, 
il  tire  sa  deuxième  Considératioji  intempestive. 


(')  /6(V/.,S353.  (ir.,  X.  449.) 


CHAPITRE       III 

LA  DEUXIEME  ET  LA 
TROISIEME  «  CONSIDÉRATION  INTEMPESTIVE  » 

I 

l'    «    INTEMPESTIVE    »    SUR    l'ÉTUDE    DE    l'hISTOIRE 

NIETZSCHE  nous  a  fait  cette  confidence,  entre  1882 
et  1885  : 
Mes  quatre  premières  Considérations  intempestives  oui 
essayé  de  parler  de  mes  expériences  et  de  mes  engagements  envers 
moi,  de  façon  à  ne  pas  souligner  ma  particularité  propre,  mais  ce  que 
j'ai  de  commun  avec  maints  fils  de  notre  temps  ('). 

L' Intempestive  siir  rUtilitê  et  les  Inconvénients  de 
l'Histoire  envisage  l'une  de  ces  maladies  du  temps  pré- 
sent auxquelles,  en  sa  qualité  de  «  médecin  de  la  civili- 
sation »,  le  philosophe  se  doit  de  chercher  une  théra- 
peutique. Le  succès  de  la  Réforme  wagnérienne  était 
peu  sur.  Mais  Nietzsche  et  ses  amis,  qui  entendaient 
compléter  par  la  philosophie  l'œuvre  poursuivie  à  Bay- 
reuth,  étaient-ils  plus  certains  de  réussir?  Nietzsche 
voulut  proportionner  leur  ambition  à  leur  capacité.  Après 
un  examen  critique  des  méthodes  usitées  dans  les  sciences 
morales,  il  prétendait  ne  pas  désespérer.   De  cette  con- 


C^)  Gedanken  wid  Pleine  (1882-85),  g  20i.  (W.,  XIV,  380.) 


406     LA    DEUXIÈME     «INTEMPESTIVE» 

fession  totale,  il  voulait  sortir  «  avec  des  ailes  ».  Sa  phi- 
losophie lamarckienne  nouvelle  le  soutenait. 

Il  pensait  que  nous  étions  peut-être  dupes,  au  moral, 
de  cette  illusion  qui  avait  fait  croire  aux  naturalistes  d'au- 
trefois que  la  faune  d'aujourd'hui  descendait  de  la  faune 
géante  des  temps  préhistoriques.  En  histoire  aussi  «  tout 
semblait  éternellement  être  sur  le  déclin,  et  toutes  les 
grandes  choses  se  répéter  en  proportions  de  plus  en  plus 
petites  ».  La  paléontologie  de  Riitimeyer  avait  enseigné 
le  contraire.  De  même,  il  y  a  lieu  d'être  lamarckiens  en 
histoire  :  Nous  sommes  devenus  une  espèce  plus  grande  et 
plus  robuste  que  nos  aïeux.  Notre  force  et  notre  grandeur, 
inconnues  peut-être  de  nous,  sont  ailleurs  que  chez  eux  : 

Nos  descendants  seuls  sauront   juger  en  quoi,  nous  aussi,  nous 
fûmes  des  demi-dieiix  ('). 

Tout  vivant  qui  évolue  perd  ses  qualités  à  mesure 
qu'il  en  acquiert  de  plus  hautes.  C'est  le  résultat  dernier 
qui  importe.  «  Toute  époque  est  décadente  à  quelques 
égards  et  elle  gémit  de  la  chute  automnale  des  feuilles.  » 
Mais  il  faut  compter  sous  l'écorce  les  nœuds  d'où  sorti- 
ront les  rameaux  futurs.  Nous  souffrons  de  la  surabon- 
dance des  livres  d'histoire.  La  profusion  amoncelée  dans 
nos  Musées  et  dans  nos  Archives  nous  fait  succomber  sous 
le  faix  des  connaissances.  Est-ce  la  méthode  qu'il  faut 
accuser  ou  ceux  qui  en  abusent? 

De  Riitimeyer,  Nietzsche  avait  appris  que  la  mémoire, 
l'art  de  projeter  dans  le  temps  le  cours  entier  de  la  vie, 
fournissait  à  l'homme  un  nouvel  et  puissant  procédé 
d'orientation,  qui  lui  a  donné  à  jamais  la  suprématie  sur  les 
animaux.  Le  plus  sûr  moyen  d'apprendre  à  nous  dépasser, 
c'est   donc    de    nous    informer    d'où    nous    venons.    Par 


(')  Nutzen  und  Nachteil,  posth.,  S  10.  {W.,  X,  269. 


L'ETUDE     DE     L'HISTOIRE     407 

combien  de  fibres  tenons-nous  à  nos  origines?  Il  suffit  de 
le  savoir,  pour  déterminer  quelle  prise  nous  avons  sur 
l'avenir.  La   connaissance  historique,  cette  mémoire  des 
sociétés  n'est  pas  un  luxe  de  l'esprit  :  Elle  est  un  besoin. 
Parles  réalisations  du  passé,  il  s'agit  de  mieux  se  rendre 
compte  des  possibilités  d'actions  futures.  Le  sens  de  l'his- 
toire naît  de  l'énergie  expansive  qui  anime  l'effort  de  tous 
les  vivants.   Un  mécontentement  profond,   qui  n'accepte 
pas  l'existence  présente,  tend  insatiablement  vers  tous  les 
lointains   de  la  durée.   Plus   le  malheur  du  présent  est 
irrémédiable,  et  plus  sera  irrésistible  notre  élan  vers  une 
patrie  d'où  nous  venons,  et  où  nous  retournons  déjà  par 
la  pensée.    Nous   sommes    consolés   de  nous  la   figurer 
grande,    pour   nous   assurer  que   nous  pourrons    recon- 
quérir une  grandeur  égale.  L'humanité   douée   du    sens 
historique  est  comme   une   espèce   animale    transportée 
dans  un  milieu  nouveau  :  Par  cette  migration  qui  aujour- 
d'hui leur  fait  habiter  non  seulement  l'espace,  mais  la 
durée,  les   hommes  voient  s'atrophier  certains  de  leurs 
organes,  mais  d'autres  organes  leur  poussent.  L'heureuse 
amnésie,  qui  fut  celle  des  espèces  animales  et  des  civili- 
sations primitives,    s'abolit.   Mais,   si   nous   perdons   la 
vigueur  de  cette  jeunesse,  s'ensuit-il  que  nous  n'ayons  pas 
acquis  un  nouvel  outillage  pour  nous   mouvoir  dans  ce 
milieu  immatériel,  la  durée,  où  la  matière  glisse    d'un 
écoulement  continu? 

Le  problème  touchait  aux  dernières  réalités  métaphy- 
siques. 

Le  courage  qu'il  faut  pour  nous  connaître  nous  enseigne  aussi  à 
<;on3idérer  l'existence  sans  tomber  dans  les  billevesées;  et  récipro- 
quement ('). 


{')  Schopenliauer  als  Erzieher,  posth.,  %  90.  {W.,  X,  324.)  Tiré  d'un  frag- 
ment de  1874  qui  ne  devait  pas  faire  partie  de  V Intempestive  sur  Scho- 
penhauer. 


408     LA     DEUXIÈME     «INTEMPESTIVE»     \ 

En  se  demandant  de  combien  de  méthodes  nous  dispo- 
sons pour  explorer  le  temps  passé,  Nietzsche  apprenait 
quels  services  Ihistorien  peut  rendre  à  l'action  présente.  Il 
découvrait  si  la  pensée  allemande  n'était  pas  suralimentée 
de  vaines  nourritures,  qui  l'alourdissaient.  Le  christia- 
nisme avait  été  étranger  à  l'histoire.  Condamnant  le  siècle, 
il  ignorait  les  temps  passés  et  futurs.  S'intéresser  au 
passé,  n'était-ce  pas  nier  le  christianisme,  puisque  c'était 
s'enquérir  des  destinées  de  la  vie?  Dans  cette  enquête 
on  découvrirait  sans  doute  le  germe  de  cet  esprit  alle- 
mand, que  Wagner  croyait  déjà  représenter,  mais  qu'il 
fallait  d'abord  «  produire  au  jour  dans  un  enfantement 
douloureux  et  violent  »  (').  Ni  Burckhardt,  ni  Paul  de 
Lagarde,  ni  enfin  Overbeck  ou  Nietzsche  n'avaient,  à 
leurs  débuts,  échappé  aux  défauts  de  l'historisme.  Ils 
en  avaient  pourtant  aperçu  le  danger.  C'est  l'enseignement 
discret  et  orgueilleux  qui  se  poursuit  à  travers  ce  pam- 
phlet si  découragé. 

Nietzsche  l'avait  écrit  d'un  trait,  durant  l'hiver  de 
1873  à  1874.  Gersdorff  en  fut,  à  son  habitude,  le  copiste 
bénévole.  Nietzsche  avait  pu  faire  à  sa  sœur  la  lecture  de 
r opuscule  achevé  à  Noël.  Il  l'imprima  avec  la  tristesse 
que  lui  avait  laissée  l'accueil  fait  à  son  David  Strauss.  Une 
conversation  récente  à  Leipzig,  avec  son  vieux  maître 
Ritschl,  s'était  terminée  en  escarmouche  vive.  Ni  le 
w^agnérisme  de  Nietzsche,  ni  sa  récente  prédilection  pour 
les  Français  n'avaient  trouvé  grâce  devant  Ritschl;  et  avec 
quelle  ironie  n'avait-il  pas  accueilli  la  théologie  nova- 
trice d  Overbeck  (^)?  Leur  entretien  s'était  clos  sur  cette 
dissonance,  qui  n'autorisait  aucun  espoir. 

Février,  malgré  d'infinies  épreuves  physiques,  et  cette 


(')  Nutzen  und  Nacldeil  der  Historié,  posth.,  j",  19.  ^^^11'.,  X,  274.} 
i')  Corr.,  I,  262:  II,  434. 


L'ÉTUDE     DE     L'HISTOIRE     409 

«  souffrance  au  sujet  de  Bayreuth  »  {'),  qui  ne  le  quittait 
plus,  apporta  pourtant  à  Nietzsche  le  bonheur  des  pre- 
mières réponses  favorables.  Jacob  Burckhardt  lui  fit  un 
accueil  tout  de  charme  et  de  scepticisme,  et  reconnut, 
avec  un  sourire,  la  supériorité  spéculative  de  son  jeune 
collègue.  Pour  son  compte,  il  revendiquait  le  seul  mérite 
d'avoir  formé  des  esprits  capables  d'un  goût  personnel  en 
matière  historique.  Peut-être  exagérait-il  son  détache- 
ment (-).  Sûrement,  la  différence  était  profonde  entre 
l'homme  qui,  au  soir  de  la  vie,  jetait  un  regard  satisfait 
et  un  peu  mélancolique  sur  l'œuvre  accomplie,  et  le  jeune 
rêveur  fougueux  qui  voyait  son  œuvre  future  se  lever 
dans  une  aurore.  Erwin  Bohde,  critique  minutieux  du 
style,  froissé  de  la  composition  abrupte  et  discontinue, 
disait  son  adhésion  chaleureuse  aux  idées  ('). 

Vers  la  fin  du  mois,  Richard  et  Cosima  Wagner  aussi 
répondirent.  Lui,  cordial  et  un  peu  gros,  comme  toujours  : 

J'éprouve  un  bel  orgueil  à  n'avoir  maintenant  plus  rien  à  dire;  et 
à  pouvoir  vous  abandonner  tout  ce  qui  reste. 

Cosima,  plus  impérialement  tyrannique,  plus  jalouse 
de  la  suprématie  de  Bayreuth  : 

C'est  la  souffrance  du  génie  dans  notre  monde  qui  a  été  pour  vous 
l'illumination.  Un  jugement  d'ensemble  sur  notre  civilisation  vous  a 
été  rendu  possible  par  votre  compassion  pour  le  génie;  et  de  là,  dans 
vos  travaux,  cette  singulière  chaleur  (*). 

Combien  était  légitime  la  plainte  de  Nietzsche  :  «  Ou 
veut  que  je  ne  sois  plus  qu'un  écrivain  wagnérien!  »  Et 
quand  il  scrutait  sa  propre  expérience,  et  son  effort  de 


(n  Corr.,  III,  458. 

(»)  Ibid.,  III,  171. 

(5)  Ibid.,  II,  448-453. 

(*)  E.  FoKBSTBR,  Biogr.,  II,  144-147.  —  Wagner  und  Nietzsche,  p.  189. 


410    LA     TROISIÈME     «INTEMPESTIVE» 

tous  les  jours,  Bayreuih  en  réclamait  sa  part.  Mais  de 
quoi  se  plaignait-il,  puisque,  dans  son  chagrin  de  voir 
incompris  de  Gosima  son  fragment  sur  la  Philosophie 
dans  l'âge  tragique  des  Grecs,  il  n'avait  écrit  David  Strauss 
que  pour  quémander  son  approbation?  A  présent,  les 
termes  de  cette  approbation  ne  le  satisfaisaient  plus.  Dans 
sa  correspondance,  autrefois  si  glorieuse  d'enregistrer  les 
réponses  de  Wagner,  il  n'y  a  pas  trace  de  l'impression 
que  lui  ont  laissée  ces  lettres  sur  la  //*  Unzeitgem.aesse. 

II 

LA   ni"    «    INTEMPESTIVE    »    *.   «  Schope7ihaiier  Educateur .   » 

Les  deux  années  qui  s'écoulèrent,  de  l'hiver  1874  à 
l'automne  de  1876,  furent  dans  la  vie  de  Nietzsche  parmi 
les  plus  héroïquement  douloureuses;  et  ce  sont  aussi  les 
années  où  il  s'affranchit.  Il  fulmine  «  des  malédictions 
imprimées  »  ('),  au  travers  desquelles  il  poursuit  sa  route 
ou  plutôt  la  découvre.  Il  passe  par  une  crise,  d'où  il  sor- 
tira transformé.  Son  ressort  intérieur  reste  d'une  admi- 
rable vigueur.  Si  souffrant  après  cinq  années  d'un  pro- 
fessorat dont  il  sent  une  infinie  lassitude  ('),  il  trouve 
pourtant  la  force  de  réconforter  plus  malheureux  que 
lui. 

Le  musicien  Garl  Fuchs  s'était  consumé  à  lutter  pour 
la  cause  wagnérienne.  Il  avait  risqué,  en  avril  1873,  dans 
la  séance  annuelle  de  la  «  Société  nationale  des  musiciens 
allemands  »,  une  conférence  sur  la  Naissance  de  la  Tra- 
gédie de  Nietzsche.  Il  menait  la  dure  vie  de  l'essayiste 
musical  sans  public,  du  professeur  d'élite  brisé  par  l'in- 


(')  Corr.,  V,  292. 
(«)  Ibid.,  V,  287. 


SCHOPENHAUER   ÉDUCATEUR   411 

différence  de  la  clientèle.  Il  se  consolait  alors  par  des 
articles  subtils  pour  le  Musikalisches  Wochenblatt;  et 
écrivait  à  des  amis,  qu'il  n'avait  jamais  vus,  des  lettres  qui 
excédaient  toutes  les  limites  de  la  franchise  postale. 
Nietzsche  fut  de  ces  amis  lointains  auxquels  s'attachait 
son  désarroi.  Fuchs  avait  un  chaud  désintéressement  dans 
la  critique.  Il  mettait  son  art  d'exécutant  au  service 
des  novateurs.  Cela  empêchait  le  succès  propre  de 
Fuchs,  mais  lui  valut  la  sympathie  de  Nietzsche.  Sa  sin- 
cérité d'ancien  théologien  qui,  le  jour  où  la  foi  lui  avait 
manqué,  s'était  cru  tenu  de  quitter  la  Faculté,  l'avait 
préparé  à  comprendre  et  à  admirer  la  Christlichkeit  der 
heutigen  Théologie  d'Overbeck.  Il  se  trouvait  ainsi  attaché 
aux  deux  jeunes  combattants  de  Bâle  par  un  triple  lien 
moral  :  Schopenhauer,  Wagner,  et  ce  scepticisme  reli- 
gieux qui,  de  la  religion  chrétienne,  n'admettait  plus  que 
l'amertume  enthousiaste  et  le  frisson  de  tendre  désespoir 
avec  lequel  nous  chantons  aujourd'hui  encore  le  Salve, 
caput  cruentatum  (*). 

Aussitôt,  les  deux  professeurs  bâlois  le  reconnurent 
pour  un  des  leurs;  et  déjà  Nietzsche  faisait  de  lui  un  pro- 
sélyte de  leur  œuvre  commune,  en  lui  exposant  les  prin- 
cipes de  sa  propre  morale  :  Rester  de  goûts  simples; 
conquérir  dans  quelque  coin  écarté  la  liberté  totale  ;  et 
vivre  de  la  solitude  fortifiante  qu'on  ne  trouve  que 
dans  une  grande  tâche  (^).  Combien  Wagner  se  fût  étonné, 
s'il  avait  pu  se  douter  qu'au  moment  où  se  construit  Bay- 
reuth,  Nietzsche  couve  déjà  des  projets  comme  ceux-ci  : 

Dans  quelques  années,  nous  songerons,  pour  notre  genre  de  Kul- 
turkampf  (que  voilà  donc  une  satanée  locution  I),  à  fonder  un  théâtre 


(*)  V.  la  belle  lettre  de  Garl  Fuchs  à  Overbeck,  dans  G. -A.  BERKOuLLt, 
Franz  Overbeck,  I,  p.  123  sq. 
(•)  Corr.,  l,  264,  272-274. 


412     LA     «  TROISIEME     INTEMPESTIVE  » 

public...  Mais  ce  sera  plus  tard,  quand  nous  aurons  quelques  noms  de 
plus,  que  nous  ne  serons  plus  le  nombre  dérisoire  d'aujourd'hui. 

Ainsi  se  précisait  parfois  le  rêve  de  Nietzsche.  Le  cou- 
vent qu'il  projetait  était  une  Académie  scientifique,  mais 
aussi  une  institution  d'art,  un  permanent  laboratoire  pour 
toutes  les  expériences  de  l'esprit,  une  exposition  des  résul- 
tats acquis,  la  cellule  vivante  de  la  cité  nouvelle.  Avant 
de  construire  cette  cité,  il  fallait  se  défaire  de  toute 
uianie  de  négation,  vider  son  fiel,  coucher  à  ierre  les 
contradicteurs,  «  avancer  à  coups  d'estoc  » .  C'est  la  morale 
des  Unzeitgemaesse  Betrachtungen.  Elles  sonnent  la  fan- 
fare qui  avance  vers  un  Bayreuth  élargi,  situé  dans  l'in- 
connu, mais  qui  englobe  et  cerne  de  ses  cercles  concen- 
triques l'œuvre  wagnérienne .  Cari  Fuchs  pourra  être  un 
auxiliaire  de  cette  institution.  On  l'invite  à  écrire,  lui 
aussi,  des  «  Considérations  intempestives  ».  Mais  la 
pensée  directrice,  depuis  longtemps  arrêtée,  il  faut  la 
livrer  au  public.  Voilà  le  contenu  de  Schopenhauer  ah 
Rrzieher. 


C'est  le  plus  beau  des  pamphlets  de  Nietzsche.  On 
verra  plus  tard  ce  qu'il  ajoute  à  sa  doctrine  (•)  :  Mar- 
quons ici  ce  qui  l'enchaine  aux  deux  premières  Intempes- 
tives. 

Le  danger  de  la  déformation  historique  de  l'esprit,  c'est 
de  nous  faire  classer  toutes  les  réalités  morales  par 
grands  ensembles  sociaux.  L'histoire  s'occupe  de  ces 
groupes  permanents  :  la  famille,  la  commune,  l'Etat, 
l'Eglise,  la  nation.  La  science  même  est  encore  ime  collec- 
tivité.   Connaître    scientifiquement   la   vie    des  hommes. 


(')  Y.  notre   t.  III,   Nietzsche  et  le  Pessimisme  estliélique  :  chapitre  Les 
Origines  et  la  Renaissance  de  la  philosophie. 


SCHOPENHAUER   ÉDUCATEUR   413 

c'est  la  décrire  en  termes  institutionnels,  et  telle  qu'elle 
apparaît  dans  les  groupements  où  elle  se  fige.  Or,  cette 
existence  de  groupe,  nécessaire  à  la  pérennité  de  l'espèce 
et  à  la  naissance  de  quelques  grandes  formes  de  l'action 
sociale,  épuise-t-elle  notre  existence  intérieure?  Entre 
Nietzsche  et  le  temps  présent,  voilà  le  litige  sans 
remède  : 

Quiconque  n'a  que  l'esprit  historique  n'a  pas  compris  la  leçon  de  la 
vie,  et  il  lui  faudra  la  reprendre.  C'est  en  toi-même  que  se  pose  pour 
toi  l'énigme  de  l'existence  :  personne  ne  peut  la  résoudre,  si  ce  n'est 

toi  ('). 

Nietzsche  jugeait  alors  le  moment  venu  de  formuler 
les  grands  principes  qu'il  n'a  jamais  abandonnés.  Cette 
existence  tristement  la})orieuse  où  '«  nous  rampons 
pour  apprendre,  pour  calculer,  pour  lire  et  faire  de  la 
politique,  pour  engendrer  et  mourir  »,  il  n'y  voit  pas  la 
vie,  mais  un  fiévreux  cauchemar.  Les  rêveries  de  l'artiste 
ou  du  philosopiie  sont  remplies,  au  contraire,  de  la 
réalité  la  plus  pleine.  Immense  malentendu  :  Il  faut  une 
révolution  de  l'esprit  pour  le  dissiper.  Le  métaphysicien 
et  l'artiste  ont  à  assumer  le  rôle  tenu  autrefois  par  les  fon- 
dateurs de  religion  et  par  les  grands  apôtres.  Pour  Paul 
de  Lagarde  et  Franz  Overbeek,  la  vie  intérieure,  allumée 
en  nous  par  le  Christ  et  ses  disciples,  tout  d'abord  niait  le 
siècle.  De  même  le  philosophe,  pour  Nietzsche,  était  d'abord 
«  l'adversaire  vrai  de  toute  sécularisation,  le  destructeur 
de  tout  bonheur  attaché  aux  espérances  et  aux  séduc- 
tions, enfin  de  tout  ce  qui  promet  un  tel  bonheur.  États, 
révolutions,  richesses,  honneurs,  sciences,  églises  »  {^). 
L'homme  social  vit  dans  le   monde  profane  :  C'est  donc 


(')  Schupen/iauer  als  Erzieher,  posth.,  '^  87.  (  IK..  X,  321. 
(«)  Ibid.,  S  86.  (ir.,  X,  319.) 


414    LA     «TROISIEME     INTEMPESTIVE» 

qu'il  n'est  pas  l'homme  dans  sa  pureté;  et  l'histoire,  qui 
décrit  les  sociétés,  ne  le  découvre  jamais.  Le  sens  histo- 
rique est  à  considérer  comme  un  acquis  précieux,  et 
comme  un  moyen  d'adapter  notre  existence  à  la  durée. 
La  fin  dernière  des  civilisations  pourtant  est  au  delà  de 
ce  qui  dure  ou  périt.  Elle  est  dans  la  qualité  des  individus. 
C'est  là  le  réel  éternel,  et  voilà  une  fin  que  seuls  des  yeux 
de  philosophe  peuvent  apercevoir.  Seul  donc  le  sens 
métaphysique  nous  adapte  à  la  vie  profonde.  Seul  il 
sait  qu'une  âme  porte  en  elle  l'univers,  parce  qu'elle  le 
reflète,  mais  selon  une  loi  de  réflexion  qui  lui  appartient 
en  propre  ;  et  c'est  donc  un  monde  qui  naît  et  meurt  avec 
elle('). 

Il  s'ensuit  un  double  devoir  qui  dépasse  les  oblig-a- 
tions  définies  dans  la  IP  Intempestive  :  1°  Il  nous  faut 
découvrir  notre  loi  propre  et  ce  rayon  de  courbure  inté- 
rieure qui  détermine  la  déformation  de  notre  vision;  2°  Il 
nous  faut  discerner  la  loi  propre  des  autres  individus  et 
la  leur  accorder  comme  leur  raison  d'être.  Le  sens  histo- 
rique déjà  nous  enseignait  la  justice  stricte.  Il  y  faut,  nous 
•le  découvrons  maintenant,  un  sens  de  la  vérité,  un  besoin 
de  dire  et  de  penser  sincèrement  qui  dissipe  toute  illu- 
sion; et,  avant  tout,  les  illusions  sur  nous-mêmes.  Cette 
vue  passionnée  et  trouble  des  choses  qui  fut  la  force  et  la 
faiblesse  de  Wagner,  il  fallait  la  clarifier  par  la  critique 
intellectuelle.  Un  ascétisme  nouveau  naissait  : 

Le  sens  de  l'existence  est  dans  les  individus...  et  il  faut  les  bri- 
ser (*). 

Nietzsche  veut  dire  que  pour   pénétrer  les  hommes 
jusqu'au    fond,    il   faut    les    dépouiller    de    tous    leurs 


(')  Ibid.,  S  86.  (If.,  X,  320.) 
(«)  Ibid.,  S  90.  (W^.,  X,  323.) 


SGHOPENHAUER   ÉDUCATEUR   415 

masqups  d'orgueil  ou  de  désintéressement.  Dégagé  de 
toute  simulation,  ce  qu'il  y  a  en  eux  de  grand  en  paraî- 
tra plus  grand.  Comprenons  donc  pourquoi  Nietzsche  un 
jour  percera  à  jour  les  artifices  de  la  comédie  tragique 
jouée  par  Wagner.  Il  fera  de  lui-même  une  critique  non 
moins  impitoyable.  Détruire,  en  ce  sens,  n'est  pas  besogne 
négative.  On  en  revient  avec  une  reconnaissance  profonde 
pour  les  rares  «  Libérateurs  »  (').  Wagner  était-il  de 
ceux-là?  Peut-être,  mais  d'abord,  et  plus  incontestable- 
ment, Schopenhauer.  Un  premier  cycle  de  polémique, 
ouvert  par  cette  Intempestive  contre  David  Strauss,  se 
refermait  ainsi  sur  le  philosophe  que  Strauss  insultait. 
Une  austérité  religieuse  parlait  dans  cette  IIP  Intem- 
pestive. Elle  définissait  une  culture  qui  pouvait  exister 
«  dans  toutes  les  classes,  à  tous  les  degrés  de  l'instruc- 
tion »  (^).  Elle  n'avait  rien  de  commun  avec  le  «  philisti- 
nisme  cultivé  ».  Elle  était  intelligence  de  la  commune 
misère,  de  la  commune  illusion,  et  divination  de  cette 
douleur  dans  les  âmes  d'élite  où  elle  habite. 

L'instituteur  le  meilleur  de  cet  art  de  divination  était 
Schopenhauer.  Non  pas  que  Nietzsche  prétendit  le  com- 
prendre. Encore  moins,  à  l'époque  présente,  lui  donnait-il 
son  adhésion.  Mais,  comme  les  religions,  les  philosophies  * 
ne  sont  pas  faites  pour  être  sues.  Elles  sont  faites  pour 
agir.  Les  pensées  d'un  philosophe  résultent  de  ses  expé- 
riences les  plus  intimes.  Elles  demeurent  son  secret  scellé 
d'un  inouvrable  sceau.  De  quel  droit,  cependant,  parler 
de  Schopenhauer?  Un  David  Strauss  n'en  a  pas  le  droit. 
Il  faut,  pour  l'oser,  avoir  une  expérience  intérieure  aussi 
grande  et  douloureuse  que  celle  de  Nietzsche,  et  savoir 
créer  le  langage  qui  la  rend.  Ce  philosophe,  héros  de  la 


(')  Ibid.,  SS  84,  88.  {W.,  X,  319,  322.) 
(^)  Ibid.,  S  84.  {W.,  X,  319). 


416     LA     «  TROISIEME     I  N  T  E  M  P  E  S  T  I.V  E  » 

vérité,  au  regard  pénétrant  et  vaste,  il  ne  suffit  pas  qu'il 
ait  apparu  une  seule  fois  en  la  personne  deSchopenhauer. 
«  Il  faut  qu'il  reparaisse  une  infinité  de  fois,  pour  le 
salut  de  nous  tous  »  (').  L'enivrement  d'un  taciturne 
orgueil  fait  écrire  à  Nietzsche  cette  parole  où  il  reven- 
dique pour  lui-même  cette  succession  de  l'esprit  souve- 
rain, par  lequel  a  commencé  la  Renaissance  de  la  philoso- 
phie tragique  en  Allemagne. 

Son  orgueil  est  la  protestation  de  sa  douleur  et  de  sa 
misère  physique.  Nietzsche  se  redresse  par  ces  affirmations 
violentes,  quand  il  est  courbé  par  le  labeur  et  la  mélan- 
colie. Pour  se  faire  un  Jiome  plus  doux,  il  souhaite  d'avoir 
près  de  lui  à  Bâle  sa  sœur  Lisbeth.  Elle  vint  pour  la  fin 
d'avril  et  resta  tout  l'été  de  1874.  Ils  firent  de  joyeuses  excur- 
sions aux  chutes  du  Rhin  à  la  Pentecôte  (").  Pendant  les 
accalmies  de  son  mal,  Nietzsche  voulait  paraître  gai  et 
fort.  Sa  mélancolie  se  renfermait.  Puis  il  refaisait  des 
projets  de  fuite.  S'il  quittait  l'Université,  la  petite  ville 
souabe  de  Rotli^nburg,  restée  figée  dans  son  décor  Renais- 
sance, n'offrait-elle  pas  une  retraite  digne,  simple,  éloi- 
gnée de  toute  modernité  ?  Il  n'avouait  qu'aux  plus  intimes 
son  travail  en  chantier  (^)  ;  encore  cachait-il  même  à  Rohde 
un  autre  dessein  «  très  beau  et  très  secret  »,  dont  ils  déli- 
béreraient ensemble  lors  de  ce  Concilium  Rhaeticum  où  il 
pensait  réunir  ses  amis  à  l'automne  (*). 

Si  triste  et  surmené,  c'est  Nietzsche  qui  trouvait  la 
force  de  réconforter  ses  amis  : 

Ne  te  désole  pas,  comme  si  tu  étais  seul,  écrit-il  à  Rohde;  la  dou- 
leur et  la  tendresse  nous  unissent  (°). 


(')  Ibid.,  g  86.  (IF.,  X,  319.) 

(*)  E.  FoEBSTEu,  Riogr.,  II,  132  sq.  —  Der  junge  Nietzsche,  p.  3S9  sq. 
(')  La  III'  Intempestive  s'appelait  alors,   dans  sa  pensée,  Schopenhauer 
unter  den  Deutschen.  —  Lettre  à  Rohde,  14  mai  1874  (Cor/:,  II,  459). 
(*)  Corr.,  II,  464.  —  (=)  Corr.,  II,  460. 


SGHOPENHAUER   EDUCATEUR   417 

Plus  solitaire  que  Rohde,  il  imaginait  alors  de 
laisser  couler  dans  un  Hymne  à  l'Amitié  toute  la  douceur 
de  son  âme.  On  croit  lire  dans  cette  cantate  un  morceau 
du  Zarathustra  futur.  Un  cortège  solennel  monte  au 
temple  de  l'Amitié.  Des  chants  se  déroulent,  somptueux 
et  lents,  comme  des  odes  d'Hœlderlin.  La  tristesse  languide 
des  souvenirs  s'efface  peu  à  peu  dans  la  joie  des  résolu- 
tions héroïques  ;  et  le  regard  plonge  aux  horizons  les  plus 
lointains  des  temps  futurs  ('). 

Avec  ce  doute  secret,  dont  il  se  ronge,  sur  l'œuvre 
wagnérienne,  comment  Nietzsche  se  consolerait-il,  si  ce 
n'est  par  cette  pensée  qui  bénit  l'avenir,  quand  le  présent 
lui  échappe  ?  Les  messages  d'amitié  venus  de  Bayreuth 
ne  lui  font  plus  illusion.  Wagner,  sans  doute,  lui 
écrit  :  «  Venez.  Soyez  notre  hôte  tout  un  été  »  et  Cosima 
s'inquiète  de  son  mal.  L'un  et  l'autre  sentent  aux  refus 
de  Nietzsche  une  cause  invisible  ;  et  Nietzsche  se  demande 
s'il  n'est  pas  deviné.  L'amitié  confiante  de  jadis  s'est 
changée  ainsi  en  ce  fatalisme,  où  l'on  se  dit  que  chacun 
de  nous  a  en  lui  son  démon  et  sa  nécessité  qui  le  mènent  : 

Bedingung  und  Geselz-  und  aller  Wille 
ht  nur  ein  Wollen,  iceil  wir  eben  sollten, 

écrivait  Cosima,  citant  les  «  Paroles  orphiques  »  de  Gœthe. 
Il  ne  reste  plus  qu'à  savoir  si  ces  nécessités  diverses 
vont  cheminer  de  concert  ou  se  heurter  de  front. 

Nietzsche,  obsédé  de  sa  WV' Intem^pestive^qmalXaÀi  déci- 
der de  leur  accord  ou  de  leur  conflit,  s'en  fut  dans  les 
Grisons  se  recueillir  pour  le  dernier  effort.  Romundt  seul 
l'accompagna;  et  Bergûn,  qu'ils  choisirent  pour  villégia- 
ture, parut  à  Nietzsche  plus  grandiose  encore  que  Flims. 
Il   acheva   dans    l'angoisse   Schopenhauer   als    Erzieher. 


(')  Corr.,  III,  476. 

AiNDLER.    —    II.  27 


418     LA     TROISIEME     «INTEMPESTIVE  « 

N'avait-il  pas  échoué  à  traduire  quelques-unes  de  ses 
idées  les  plus  inexprimables?  C'est  que  sa  pensée  elle- 
niême  grandissait  dans  cette  atmosphère  des  hauteurs 
et,  en  s'épurant,  se  faisait  plus  exigeante  ('). 

Il  se  rendit  j)ourtant  à  Bayreuth,  en  août.  Il  aurait 
déjà  fallu  souhaiter  qu'il  n'y  parût  plus  jamais.  Venait41 
à  Wahnfried  vérifier,  par  un  étrange  défi,  les  terribles 
analyses  confiées  à  ses  carnets?  Se  proposait-il  d'essayer 
sur  Wagner  une  de  ces  expériences  cruelles  qui  parais- 
saient nécessaires  à  son  nouveau  besoin  de  sincérité 
tyrannique?  Sa  vieille  inquiétude  le  ressaisissait  avec  sa 
manie  invétérée  de  prosélytisme.  A  peine  était-il  arrivé  à 
une  certitude,  qu'il  lui  fallait  en  faire  un  tourment  pour 
autrui.  Wagner  avait  coutume  de  se  définir  par  rapport 
aux  grands  hommes  du  passé.  Les  tragiques  grecs,  Luther, 
Shakespeare,  Gœthe,  Schiller,  Beethoven,  Bismarck,  de 
tous,  il  s'était  fait  une  toise  pour  mesurer  sa  propre  taille, 
11  s'était  forgé  une  notion  de  l'esprit  allemand,  factice  et 
faite  à  son  image.  Deux  connaissances  lui  manquaient  : 
celle  de  la  Renaissance  et  celle  de  l'esprit  latin  (').  C'est 
pourquoi,  à  Bayreuth,  Nietzsche  se  mit  à  dénigrer  la  languo 
allemande,  et  à  développer  ses  idées  nouvelles  sur  la  cul- 
ture latine. 

Si  étrange  que  ce  fût,  ce  n'est  plus  chez  les  Grecs, 
mais  chez  les  Romains  que  Nietzsche  cherchait  à  présent 
le  précédent  le  plus  capable  d'expliquer  l'Allemagne 
contemporaine.  Cicéron  fait  comprendre  Richard  W^agner 
mieux  que  ne  ferait  Empédocle.  (Comment  en  serait-il 
autrement,  si  Wagner  est  surtout  un  comédien  et  un  rhé- 
teur ?  Nietzsche  ne  croit  pas  le  blâmer  en  le  qualifiant 
ainsi.  Il  croit  louer  sa  probité.  Tous  les  arts  ont  leur  phase 


')  Corr.,  V.,  297;  VI,  12. 
!')  Gedankcn  iïber  Richard  Wagner,  1874,  ;]  345.  {W.,  X,  446.) 


^ 


SCHOPENHAUER   EDUCATEUR   419 

oratoire.  Le  sonore  Eiiipédocle  vient  avant  Platon;  et 
Eschyle  avant  Sopiiocle.  Si  l'art  se  propose  de  faire  illu- 
sion, quoi  de  plus  probe  que  d'avouer  cette  intention? 
La  rhétorique  fait  cet  aveu,  et  Nietzsche  aurait  attendu 
de  Wagner  un  aveu  de  cette  sorte. 

Dans  ce  parallèle  de  Wagner  avec  Gicéron,  des  res- 
semblances frappaient  Nietzsche.  Il  manquait  encore  à 
Wagner,  comme  k  Cicérolà,  la  pureté  du  goût.  Wagner 
rivalisait  avec  Beethoven,  comme  Gicéron  avec  Démos- 
thène.  Mais  les  effets  somptueux,  brutaux,  séduisants  de 
«  l'art  asiatique  »  les  influençaient  tous  deux  plus  que 
l'atticisme.  La  simplicité  est  de  toutes  les  qualités  la  plus 
tardive.  Elle  n'était  pas  encore  venue  pour  Wagner. 

Pourtant  de  Gicéron  et  des  Latins  on  pouvait  apprendre 
l'art  de  la  culture  «  décorative  ».  Cette  satisfaction  glo- 
rieuse d'elle-même,  ce  goût  du  pathétique,  du  beau  geste 
dans  la  passion,  cette  utilisation  de  la  politique,  de  l'art  et 
de  la  science  pour  des  effets  décoratifs,  ont  quelque  rap- 
port avec  Wagner.  Mais  les  Latins  sont  plus  purs.  Une 
arrière-pensée  se  dessinait  donc,  dans  un  essai  sur  Gicéron 
que  Nietzsche  avait  jeté  sur  le  papier  au  début  de  1874  :  Il 
fallait  élargir  le  gotit  allemand  jusqu'au  goût  latin;  et 
continuer,  comme  lui,  la  lutte  contre  les  Grecs,  pour 
arriver  à  la  pureté  de  la  forme  ('). 

Une  seconde  certitude  s'était  imposée  à  Nietzsche, 
depuis  que  Brahms  était  venu  à  Bâle  diriger  son  Triumph- 
lied  {^).  Dès  janvier  1874,  on  lit  dans  les  notes  de 
Nietzsche  : 

Le  danger  est  très  grand  pour  Wagner,  s'il  se  refuse  à  admettre 
lîrahms,  etc.,  ou  la  musique  juive  ('). 


{■}  Cicero.  (W.,  X,  484.) 
r«)  Corr.,  II,  464. 
■)  Gedanken  uber  R.  Wagner,  %  340.  (IF.,  X,  44b. 


420    LA     TROISIEME     «INTEMPESTIVE» 

Dans  la  grande  impuissance  architecturale  de  la 
musique  présente,  le  Christ  àe  Franz  Liszt  représentait 
peut-être  un  effort  de  construction.  Au  demeurant,  le 
talent  des  musiciens  actuels  ne  savait  innover  que  dans 
l'impression  courte,  dans  le  morceau  d'anthologie,  «  dans 
l'épigramme  musicale  »  (').  Brahms  offrait  en  foule  ces 
petits  chefs-d'œuvre  d'un  style,  chez  lui,  plus  purement 
allemand  que  chez  Wagner. 

Traduisons   le    reproche    que    Nietzsche   dissimulait. 

La  mégalomanie  tudesque  de  Wagner  lui  faisait  imiter 
gauchement  les  attitudes  oratoires  latines;  et  ce  que  les 
musiciens  rivaux  offraient  de  tradition  germanique  vraie, 
il  le  méconnaissait.  Voilà  pourquoi  Nietzsche,  en  août  1874, 
déposa,  sur  le  grand  piano  de  Bayreuth,  le  Triumphlied  de 
Brahms  relié  en  rouge.  Défi  manifeste  sur  lequel  Wagner 
ne  se  méprit  pas.  Il  le  releva  le  quatrième  jour.  Il  joua 
l'œuvre,  puis  sa  colère  éclata  :  «  C'est  du  Haendel, 
du  Mendelssohn  et  du  Schumann,  reliés  en  veau  !  « 
s'écria-t-il.  Nietzsche  avait  écouté  la  philippique  avec 
cette  gravité  décente  qu'il  savait  affecter.  «  Ce  jour-là 
Wagner  ne  fut  pas  grand  »,  a-t-il  dit,  depuis,  à  sa  sœur  (*), 
et  sans  doute  Wagner  a  eu  ses  vulgarités.  Mais  Nietzsche 
est-il  défendable,  au  moment  où  l'œuvre  de  Bayreuth 
était  menacée  de  toutes  parts,  d'avoir  semblé  se  joindre, 
par  cette  bravade,  à  la  meute  qui  traquait  le  vieux  maître 
méconnu?  Dans  la  commotion  que  lui  causa  l'orage  pré- 
curseur des  malentendus  futurs,  Nietzsche  dut  s'aliter. 
C'est  un  malade  qui  venait  de  quitter  Wahnfried,  lorsque 
Franz  Overbeck  y  vint  en  août  1874. 

Pour  cette  fois,  le  nuage  se  dissipa.  L'automne  doré 


(*)  Richard  Wagner  in. Bayreuth,  posth.,  g  378.  (X,  468.) 
(*)  Glasenapp,   Leben  R.    Wagners,   V,  147-149.  —  E.  Foerstbr.  Der  junge 
Nietzsche,  I,  373. 


i 


s  G  H  0  P  E  N  H  A  U  E  II      EDUCATEUR      421 

de  la  Suisse,  où  Nietzsche  chercha  le  repos,  les  raisins 
d'Italie  et  les  souffles  salubres  du  Rigi  le  remirent  sur 
pied.  La  meurtrissure  de  «  cent  cicatrices  »  morales  rou- 
vertes (*)  trouvait  dans  la  courageuse  fidélité  de  ses  amis 
Rohde,  Overbeck  ou  Malwida  von  Meysenbug  de  quoi  se 
guérir.  La  faillite  de  son  éditeur  Fritzsch  fut,  sans  doute, 
sur  le  point  de  compromettre  le  fragile  succès  matériel 
de  ses  livres  (*),  mais  le  fonds  fut  racheté  par  Schmeitzner  ; 
et  Nietzsche  eut  un  mois  de  novembre  triomphal,  quand 
affluèrent  les  lettres  qui  le  complimentaient  de  Scho- 
penhauer  als  Erzieher. 

Aucune  ne  fut  plus  affectueuse  que  la  lettre  de 
Cosima  (').  Elle  reprenait  avec  esprit  le  sujet  des  conver- 
sations irritantes  du  mois  d'août.  Si  elle  félicitait  Nietzsche 
de  son  style,  c'était  pour  y  voir  la  revanche  magnanime 
de  la  langue  allemande,  outragée  par  lui  à  Bayreuth, 
et  qui  se  vengeait  en  donnant  à  son  détracteur  la  plus 
persuasive  des  éloquences.  Cosima  prenait  prétexte  de 
l'individualisme  de  Nietzsche,  pour  rappeler  que  les  nations 
aussi  sont  des  individus;  et  elle  le  suppliait,  avec  un 
sourire,  de  considérer  l'Allemagne  comme  une  de  ces 
plantes  uniques  et  rares,  dont  il  fallait  souhaiter  l'épa- 
nouissement. Sa  flatterie  délicate  dépensait,  pour  l'ami 
qu'elle  voulait  retenir,  les  ressources  les  plus  enjôleuses 
d'un  ascendant  dont  elle  connaissait  la  force.  Elle  faisait 
de  Nietzsche  le  «  sourcier  »  qui  sait,  dans  tous  les 
domaines  de  l'esprit,  deviner  les  endroits  où,  invisi- 
blement,  vient  sourdre  le  génie.  Elle  lui  attribuait  l'art 
d'en  apercevoir  la  valeur  morale  et  la  douleur  cachée. 
Est-il  besoin  d'ajouter  que,  230ur  elle,  l'inspiration  wag- 


(')  Corr.,  II,  471;  III,  478. 

(*)  Il  s'était  A-endu  500  exemplaires  de  la  première  Intempestive;  200  de 
la  seconde.  [Corr.,  II,  478.) 

(')  E.  FoERSTBR,  Biogr. ,  II,  159.  —  Wagner  und  Nietzsche,  p.  207. 


422     LA     TROISIÈME     «INTEMPESTIVE» 

nérienne  était  la  seule  nappe  d'eau  souterraine  où  put 
s'abreuver  le  peuple  allemand  ?  Cosima  insinuait  que, 
malgré  tout,  Nietzsche  y  était  ramené  par  un  instinct 
plus  fort.  Et  de  ce  geste  irrésistible  et  royal,  par  lequel 
elle  savait  étendre  son  empire,  elle  s'annexait  l'œuvre 
nouvelle  : 

Ceci  est  mon  Inlempestwe  à  moi,  mon  clier  ami. 

Une  décision  redoutable  s'imposait  dès  lors  à  Nietzsche. 
11  fallait  contraindre  Wagner  à  s'élargir,  à  reconstruire 
son  univers  intérieur,  ou  bien  il  fallait  lui  dire  adieu, 
avec  une  reconnaissance  émue  jusqu'aux  larmes,  mais  sans 
retour.  La  IV*"  Intempestive  sera  ce  plan  d'une  action 
élargie,  mais  aussi  déjà  cet  adieu. 


t 

CHAPITRE      IV 

L'AFFRANCHISSEMENT 


I 

AMITIÉS    ET    DOULEURS 

DE  1874  à  1876,  jusqu'à  cette  Unzeitgemxsse  sur 
Bayreuth,  qui  mit  près  de  deux  ans  à  paraître, 
Nietzsche  semble  étranger  à  toute  propagande. 
C'est  qu'il  se  recueille  et  s'enrichit.  A  le  voir,  on  ne  se 
doute  pas  qu'il  mûrit  de  farouches  décisions.  Jamais  il  ne 
fut  plus  sociable,  L'Université  de  Bâle  s'était,  en  peu 
d'années,  augmentée  de  plusieurs  hommes  de  grand 
talent  :  l'économiste  August  von  Miaskowski,  le  philo- 
sophe Heinze,  le  clinicien  Hermann  Immermann.  Les 
mardis  soir  de  chaque  quinzaine,  on  se  réunissait  dans  la 
maison  d'un  de  ces  universitaires,  où  le  souper  était 
frugal,  mais  où  l'on  faisait  d'excellente  musique. 

Overbeck  et  Nietzsche,  à  la  surprise  de  tous,  ne  met- 
taient pas  de  crêpe  à  leur  pessimisme  ;  et,  philosophes 
très  désabusés,  n'en  étaient  pas  moins  les  boute-en-train 
les  plus  gais  de  ces  réunions.  Des  tableaux  vivants 
empruntés  à  quelque  scène  des  M eis  ter  singer,  et  dont  les 
figurants  étaient  les  enfants  de  Miaskowski,  flattaient  la 
passion  des  wagnériens  présents.  Nietzsche,  pour  payer 
son  écot,  lisait  des  pages  de  Mark  Twain,  récemment 
découvert  alors  ;  ou  bien  il  s'asseyait  au  piano,  et,  dans  sa 


424       L'AFFRANCHISSEMENT 

manière  anguleuse  et  saccadée,  mais  si  émouvante,  jouait 
de  mémoire  un  passage  de  Tristan,  un  lied  de  Brahms, 
ou  se  livrait  à  une  de  ces  improvisations  musicales,  où  il 
excellait  (•). 

A  d'autres  moments,  avec  Overbeck  et  Gersdorff,  il 
reprenait  ses  longues  promenades  hebdomadaires.  On 
allait  à  Lôrrach,  petite  ville  badoise  assez  rapprochée  de 
Bâle  pour  que  de  bons  marcheurs  pussent  l'atteindre  à 
pied.  I^ietzsche  y  avait  une  amie  nouvelle,  M""®  Marie 
Baumgartner-Koechlin,  Alsacienne  protestataire,  quoique 
femme  d'un  industriel  établi  au  pays  de  Bade.  Son  fils 
Adolphe  était  l'élève  de  Nietzsche.  De  culture  délicate, 
^|me  Baumgartner  avait  eu  l'abnégation  de  traduire  en 
français  la  terrible  III*  Intempestive  sur  Schopenhauer. 
Elle  correspondait  avec  Nietzsche  pour  cette  tâche  diffi- 
cile dont  elle  s'acquittait  en  traductrice  plus  enthousiaste 
qu'expérimentée.  Il  naquit  de  là  une  amitié,  admirative 
chez  M""'  Marie  Baumgartner,  respectueuse  et  pleine  de  tact 
chez  Nietzsche,  et  qui,  de  toutes  ses  affections,  fut  la  plus 
tendre  en  1875.  Il  cherchait  auprès  d'elle  un  refuge  pour 
sa  sensibilité  toujours  à  vif,  qui  lui  rappelait  sans  cesse 
«  l'essence  même  d'une  vie,  dont  tous  les  dessous  étaient 
de  douleur  {uïiter-schwiXrig)  ».  Parfois,  avec  ce  besoin  de 
s'attacher  qui  fut  en  lui  aussi  profond  que  son  besoin  de 
tourmenter  ceux  qu'il  aimait,  il  lui  semblait  que  cette 
affection  lui  était  neuve  par  la  douceur.  «  Je  n'ai  jamais 
été  gâté  en  matière  de  tendresse  »,  lui  écrivait-il  alors 
avec  une  si  exubérante  reconnaissance  qu'elle  en  devenait 
injuste  pour  les  amitiés  anciennes  (*).  En  échange  de  plus 


(')  Ira  von  Miaskowski,  August  von  Miaskoicski,  Ein  Lebensbild  und  Fami- 
lienbucli.  Elbiug,  chez  Petzold,  1901,  pp.  120,  122-124.  Les  passages  les  plus 
importants  ont  été  reproduits  par  C.-A.  Bernoclli,  Franz  Overbeck,  t.  I, 
pp.  74-76. 

(»)  Corr.,  I,  3't4. 


AMITIES     ET     RUPTURES       425 

d'un  menu  service,  comme  une  femme  de  cœur  sait  en 
rendre  à  un  ami  malade,  il  avouait  alors  ses  souffrances, 
ses  découragements  et  aussi  ses  plus  orgueilleuses  espé- 
rances. Peu  de  personnes  ont  connu  aussi  bien  que 
]yjme  jviarie  Baumgartner  la  peine  dépensée  par  Nietzsche 
pour  concilier  son  obscure  besogne  de  savant  avec  ses 
ambitions  d'artiste  et  de  philosophe. 

De  1875  à  1876,  tandis  qu'on  croirait  Nietzsche  refoulé 
sur  sa  profession,  ses  plans  de  réforme  intellectuelle  et 
morale  approchent  d'une  maturité  nouvelle.  Ce  n'est  pas 
le  public  qu'il  veut  gagner  d'abord.  Il  projette  avec  téna- 
cité une  conquête  plus  grande  :  il  veut  séduire  Richard 
Wagner.  Il  va  se  mettre  en  état  de  le  dominer  par  une 
supériorité  persuasive.  Nietzsche  va  investir  Wagner,  au 
moment  précis  où  Cosima  croit  s'emparer  de  Nietzsche 
par  des  flatteries  qui  l'enorgueillissent.  Une  tournée  de 
concerts  que  Wagner  avait  résolu  de  faire  en  Autriche- 
Hongrie  fournit  l'occasion.  Nietzsche  la  saisit  à  bras-le- 
corps.  Pendant  l'absence  de  Cosima  et  de  Wagner, 
Lisbeth  Nietzsche  ne  consentirait-elle  pas  à  être  précep- 
trice de  leurs  jeunes  enfants  ?  Cosima  en  avait  fait  la 
demande  discrète  ;  pour  Nietzsche  une  telle  demande  ne 
souffrait  pas  de  refus. 

Inopinément,  la  mère  de  Nietzsche  résista.  Il  se  décou- 
vrit entre  elle  et  Nietzsche  un  malentendu  presque 
incroyable.  Cette  femme  adorait  son  fils  et  en  était  fière. 
Mais  sa  piété  chrétienne  se  désolait  de  le  croire  égaré.  Au 
nombre  des  tentateurs  qui  compromettaient  son  salut, 
elle  mettait  Richard  Wagner  et  Cosima.  Elle  avait  su 
cacher  six  ans  cette  animosité  ombrageuse.  Maintenant  il 
lui  sembla  qu'on  voulait  aussi  lui  prendre  sa  fille.  Le 
vieux  cœur  maternel  se  révolta.  Ce  fut  de  la  stupeur 
chez  Nietzsche,  quand  il  aperçut,  si  près  de  lui,  tout  ce 
qui  avait  cheminé  de  haine  silencieuse  contre  ses  amitiés 


426       L'AFFRANCHISSEMENT 

les  plus  chères.  Sa  colère  eut  de  ces  éclats  foudroyants,  qui 
faisaient  tout  plier,  et  ne  se  calma  que  quand  il  eut  g-ain 
de  cause.  Mais,  de  nouveau,  il  se  sentit  seul,  de  cette 
grande  solitude  qui  est  celle  de  la  liberté  de  Fesprit, 
environnée  d'une  conspiration  permanente  de  ménage- 
ments et  de  réticences,  au  milieu  de  laquelle  elle  ne 
marche  elle-même  que  masquée  et  muette.  Le  grave 
portrait  que,  dans  Schopenhauer  als  Erzieher^  il  avait  tracé 
du  philosophe  solitaire,  rongé  de  mélancolie  et  éclatant 
en  explosions  courroucées,  surgissait  alors  à  sa  mémoire; 
et  plus  que  jamais  il  sentait  qu'il  avait,  en  décrivant 
Schopenhauer,  décrit  son  propre  et  durable  supplice  ('). 

Lisbeth  partit  enfin  pour  Bayreuth  à  la  mi-février 
de  1875.  Wagner  donnait  à  Vienne  des  fragments  nou- 
veaux de  Gôtterdàmmerung .  La  tournée  se  prolongea  par 
Buda-Pesth.  Lisbeth  fit  merveille  comme  préceptrice  et 
comme  maîtresse  de  maison  à  Wahnfried.  Premier  jalon, 
pensait  Nietzsche,  d'une  intimité  avec  Richard  et  Cosima 
Wagner,  qui  serait  à  l'abri  des  colères  et  des  méfiances. 

Cette  précaution  prise,  un  autre  chagrin  l'assaillit. 
Un  ami  longtemps  choyé,  son  collègue  et  commensal, 
Romundt,  professeur  de  philosophie  à  l'Université  de 
Râle,  voulut  passer  au  catholicisme.  On  s'aperçut  qu'il 
avait  depuis  longtemps  des  accès  mystiques.  Il  croyait  aux 
miracles.  L'homme  que  Nietzsche  voulait  convoquer  au 
Goncilium  Rhaeticum  des  «  libres  esprits  »  parla  de  se 
faire  moine.  Trois  années  d'amitié  aboutissaient  à  cette 
triste  défection.  Nietzsche  fut  froissé  jusqu'au  fond  de  son 
luthéranisme  instinctif  et  jusque  dans  cette  «  propreté  de 
la  pensée  »  qu'il  en  estimait  inséparable.  Il  n'admettait 
pas  chez  les  amis  les  plus  proches  une  telle  dissidence.  Il 


(')  Corr.,  V,  309,  310. 


D  0  U  L  E  U  11  S  mi 

NT  eut  entre  eux  des  scènes  nocturnes  d'une  violence  inouïe. 
Despotiquement,  Nietzsche  posait  ses  conditions.  Son 
anoitié  se  donnait  à  ceux-là  seuls  qui  luttaient  avec  lui 
pour  un  même  afEranchissement.  Romundt  ne  se  fit  pas 
prâtre,  mais  s'en  fut,  pleurant,  indécis;  à  la  fin,  «  il  suivit 
sa  loi.  celle  de  sa  pesanteur  »  (*).  U  devint  professeur 
au  gymnase  d'Oldenburg.  Us  se  séparèrent  sur  cette 
dissonance  désespérée. 

Entre  les  deux  crises,  la  querelle  avec  sa  mère  et 
celle  avec  son  ami,  Nietzsche  se  retirait  comme  sur  ces 
cimes  morales  où  si  souvent  déjà,  à  Lugano,  à  Flims,  à 
Berg'iin,  il  avait  trouvé  le  repos.  U  composa  un  Hymne 
où  il  célébrait,  d'un  cœur  débordant  de  reconnaissance, 
la  solitude  tragique  et  belle  où  la  destinée  enferme  l«s 
ànres  supérieures,  sans  égard  pour  leur  besoin  de  ten- 
dresse (^). 

Malgré  ces  douleurs,  Nietzsche  s'acharne  à  travailler. 
Ob  le  croirait  très  éloigné  de  son  dessein  w^agnérien  : 
jamais  il  n'en  fut  plus  proche.  On  le  voit  mettre  debout 
un  enseignement  vaste  et  fort.  Les  cours  les  plus  beaux 
(ju'il  ait  faits,  toute  une  Histoire  de  la  littérature  grecque^ 
exposée  en  trois  fragments  volumineux;  un  cours  sur  les 
cultes  grecs ^  élaboré  de  1875  à  1876;  des  leçons  nouvelles 
sur  les  Philosophes  grecs  avant  Platon;  une  Introduction 
à  la  me  et  aux  dialogues  de  Platon,  enseignée  à  deux 
reprises,  le  ramènent  à  la  région  abandonnée  en  1873  ('). 
Il  semble  smvre  ainsi  le  conseil  que  lui  avait  autrefois 
donné  Cosima,  et  qui  lui  avait  paru  si  dur  :  Helléniste,  il 
va  écrire  un  grand  ouvrage  sur  les  (irecs.  Le  Griechenbuch 
projeté  avant  le  livre  sur  la  Naissance  de  la  tragédie,  va 


(')  Corr.,  I,  311,  312;  —  II,  494;  —  V,  322. 
(*)  Corr.,  111,  490.  — L'Hymne  à  la  solitude  est  inédit  jusqu'ici. 
(')  V.   des   fragments   importants   de   ces   cours   dans   les  P/iilolot/ica, 
t.  II  et  III. 


428       L'AFFRANCHISSEMENT 

être  remis  en  chantier.  Sera-ce  un  livre  seulement?  Ce 
devra  être  le  modèle  de  l'historiographie  nouvelle.  Ce 
sera  la  résurrection  de  la  vie  grecque,  non  dans  ses 
détails,  mais  dans  ses  grands  mobiles.  Par  masses  énormes, 
mais  ordonnées,  une  Grèce  nouvelle  se  lève  des  docu- 
ments. Sur  la  tragédie  grecque  elle-même,  domaine  où  il 
s'est  illustré,  Nietzsche  croit  «  apprendre  à  chaque  pas  »  : 

Je  trouve  qu'il  manque  à  nos  philologues  le  goût  passionné  des 
traits  originaux  et  forts,  et  ce  qui  ne  leur  manque  pas,  hélas  I  c'est  le 
goût  abominable  de  faire  l'apologie  des  Grecs  ('). 

Voilà  donc  comment  se  réalise  son  plan  de  mener  de 
front  son  œuvre  de  science  et  son  œuvre  de  réforme  intel- 
lectuelle et  artiste.  Nietzsche  travaille,  mais  il  se  regarde 
travailler.  Il  fait  serment  de  véracité  totale  ;  il  observe 
les  préjugés  des  humanistes.  Il  se  rend  compte  de  ce  qu'il 
en  reste  dans  son  propre  esprit  passionné.  La  \N^  Intem- 
pestive aurait  été  cette  prodigieuse  confession.  Elle  se 
serait  intitulée  :  Wir Philologen[Nous  autres  humanistes). 
L'exposé  systématique  de  la  doctrine  nietzschéenne 
pourra  dire  seul  ce  que  la  pensée  de  Nietzsche  gagnait 
à  cette  méditation  (-).  Nous  n'en  avons  que  les  frag- 
ments. En  vain,  Gersdorff  les  mit  au  net  pour  lui.  La 
construction  ne  put  venir  à  terme.  Tout  le  printemps 
de  1875,  Nietzsche  ne  cessa  de  gémir.  De  courtes  excur- 
sions à  Lucerne,  à  Berne,  en  mars  et  en  mai,  pour  cher- 
cher le  silence  profond,  le  ragaillardissaient  pour 
quelques  semaines,  et  il  satisfaisait  alors  durant  ses  pro- 
menades solitaires  sa  passion  de  rêver  (').  A  Bâle,  en  juin, 
la  première  atteinte  grave  de  son  mal  le  terrassa. 


(•)  Corr.,  II,  489. 

(')  V.  Nietzsche  et  le  Pessimisme  esthétique,  au  chapitre  sur  Le  préjugé 
humaniste. 

(»)  Corr.,  V,  318,  323. 


DOULEURS  429 

Nietzsche  en  a  mesuré  tout  de  suite  l'étendue,  mais  il 
n'en  a  pas  su  la  nature.  Sans  doute  des  maux  de  tête 
cruels  lui  tenaillaient  le  cerveau.  Ses  yeux  étaient  blessés 
de  toute  lumière  vive.  Surtout  les  douleurs  d'estomac  se 
firent  intolérables.  Les  nausées,  bien  qu'il  refusât  presque 
toute  nourriture,  se  prolongeaient  durant  des  heures. 
Plus  d'une  fois,  Nietzsche  crut  «  la  machine  en  pièces  », 
et  tragiquement,  souhaita  qu'elle  le  fût.  Pourtant  il  s'alita 
le  moins  qu'il  put,  et,  quoique  martyrisé  nuit  et  jour,  se 
traînait  à  l'Université  et  au  Paedagogiiim  ('). 

Dès  mai,  il  avait  dû  appeler  sa  sœur.  Il  put  aller  la 
chercher  à  Bade,  où  il  passa  avec  elle  quelques  jours. 
Puis  elle  s'installa  dans  la  petite  maison  du  Schùtzen- 
graben,  d'où  Overbeck  était  absent.  Elle  veilla  à  la  table 
et  aux  soins  du  ménage.  Rien  n'y  fit.  En  juillet,  les 
médecins  prescrivirent  une  cure  à  Steinabad,  dans  la 
Forêt-Noire.  Le  mal  de  Nietzsche  ne  consistait  pas  seu- 
lement dans  une  dilatation  d'estomac  très  négligée  et  si 
douloureuse  qu'on  la  prit  pour  un  cancer.  Tout  son  sys- 
tème nerveux  se  délabrait.  Ses  yeux  faiblissaient.  Mais 
telle  était  son  obstination  ambitieuse  que,  dans  la  retraite 
encore,  il  travaillait. 

Ou  peut,  avec  la  moitié  de  sa  force  vitale,  être  professeur,  écrj- 
vait-il.  Le  pourrait-on  avec  sa  force  intacte,  et  à  la  longue  ? 

Ce  fut  alors  qu'il  paracheva  le  plan  d'un  cours  de  sept 
années  sur  la  Grèce.  Et  aussitôt  sa  pensée  prenait  son 
vol  :  le  soubassement  social  de  sa  doctrine  avait  besoin 
d'être  consolidé.  Il  commença  des  études  d'économie 
politique,  qui  devaient  fructifier  plus  tard.  L'économiste 
américain  Carey  et  Dùhring,  qui  l'avait  récemment  accli- 
maté en  Europe  ;  de  vastes  ouvrages  historiques,  tels  que 


(')  Corr.,  I,  322,  324,  326. 


430       L'AFFRANCHISSEMENT 

Lindwurm,  Handelsbetriebslehre  uncl  Entwicklung  des 
Welthandels  {i%^^)^\m.  fournirent  des  idées  sociales  qui, 
provisoirement,  sommeillèrent  en  lui.  «  N'en  souffle  mot  », 
disait-il  à  Gersdorif  ('),  mais  en  secret  cette  préocc-u- 
pation  sociale  cheminait  en  lui.  Elle  remontera,  à  l'époque 
de  Morgenrœthe  et  du  Zarathustra.  Sa  miéditation  faisait 
le  bilan  de  sa  culture  acquise.  Il  en  savait  les  lacunes. 
Pour  les  combler,  il  se  proposait  de  s'imposer  l'appren- 
tissage de  plusieurs  sciences  exactes.  Durant  ses  longues 
promenades  sous  les  hautes  futaies  et  dans  les  vallées 
cachées,  se  dessinaient  à  son  regard  intérieur  les  linéa- 
ments d'un  nouveau  système  philosophique.  Son  énergie 
était  telle  que  toute  sa' douleur  se  transfigurait  par  ces 
rêves  d'avenir. 

Il  avait  déjà  des  disciples.  Un  savant  musicologue 
alsacien,  Edouard  Schuré,  lui  envoyait  son  livre  sur  Le 
Drame  musicaL  construit,  comme  Die  Geburt  der  Tra- 
gôdie  autrefois,  sur  un  rapprochement  entre  la  tragédie 
grecque  et  le  drame  de  Wagner  {^) .  On  accourait  de  loin 
pour  rendre  visite  à  Nietzsche.  Il  dut  quelquefois  se 
débarrasser  par  des  boutades,  de  ses  admirateurs  les 
plus  importuns  (^). 

La  pensée  de  Bayreuth,  et  d'un  opuscule  commencé 
pour  en  dire  la  gloire  autrefois  rêvée,  lui  revenait  par 
bouffées.  Si  coupable  déjà  dans  sa  pensée,  il  ne  pouvait  en 
détacher  son  cœur.  On  le  plaignait  là-bas  !  On  avait  peur 
qu'il  n'abusât  des  soins  et  des  drogues,  qu'il  ne  ii\i  un 
peu  malade  imaginaire.   On  ne  soupt^oimait  rien  de  tout^ 


(')  Corr.,  I,  333,  336,  338,  341. 

(-)  Corr.,  I,  342. 

(^)  Parmi  ceux  qu'il  esJjrouIfa  ainsi,  il  y  eut  son  futur  beau-frère,  le 
D'  Foerster,  professeur  de  gymnase  à  Berlin,  wagnérien,  antisémite  «t 
teutomane.  Nietzsche  prit  plaisir  à  le  vexer  par  des  boutades  contre  l'his- 
torien des  Grecs,  Ernst  Gurtius  de  Berlin,  et  contre  le  peintre  Moritz 
von  Schwind.  —  Corr.,  VI,  34. 


.[  A  G  0  R      B  U  R  G  K  H  A  R  D  T  434 

le  martyre  qu'il  soufi'rait,  et  une  étrange  insouciance  à 
«'exprimer  sur  son  compte,  qu'on  retrouvait  dans  toutes 
les  lettres  de  M""®  Cosima  Wagner,  eût  prouvé  à  elle 
seule  la  froideur  croissante.  Toute  la  souffrance  physique 
de  Nietzsche  s'imbibait  ainsi  de  douleur  morale.  Le 
sixième  anniversaire  de  sa  première  visite  à  Tribsclien, 
en  juin  1875,  ravivait  son  deuil,  quand  il  songeait  que 
seul,  l'automne  d'après,  il  manquerait  à  Bayreuth,  où  se 
trouveraient  réunis  tous  ses  amis. 

Mais  il  se  maîtrisait.  11  trouvait  de  la  force  pour 
autrui.  Il  consolait  le  musicien  Fuchs  et  son  vieil  ami 
Erv^in  Rohde,  qui  passait  par  une  crise  sentimentale 
remplie  de  tout  le  désespoir,  de  toute  la  passion  mortelle 
et  de  toute  la  misère  de  Tristan  (*).  Il  forgeait  en  lui  ce 
grand  courage  calme  qui  la  soutenu  sa  vie  durant.  Ne 
jamais  s'abandonner  à  une  hâte  fiévreuse,  savoir  mûrir 
des  espoirs  longs  et  secrets  ;  gravir  par  degrés  les  cimes  : 
voilà  les  maximes  par  lesquelles  il  se  prépare  à  sa 
tâche  {-).  C'est  le  moment  de  décrire  l'immense  besogne 
par  laquelle  il  renouvela  sa  doctrine. 


Il 


L  INFLUENCE   DE  JACOB  BURCKHARDT 
ET  LA  SGCIGLGGJE  RELIGIEUSE  NOUVELLE  DE  NIETZSCHE 

Pour  cette  œuvre,  Nietzsche  se  choisit  un  guide. 
C'était  son  habitude,  et  aussi  son  principe.  Aucune  vie  ne 
grandit  sans  utiliser  les  ressources  créées  par  la  vie  anté- 
cédente. Le  lamarckisme  le  lui  avait  enseigné.  Tout  génie 
aussi  se  nourrit  de  ses  devanciers.  Autrefois  Nietzsche  et 


(^)  Corr.,  II,  507,  610. 
(»)  Ibid.,  I,  345,  348. 


432       L'AFFRANCHISSEMENT 

Rohde  avaient  reproché  à  Jacob  Burckhardt  son  scepti- 
cisme clair,  en  qui  mourait  toute  illusion  ('),  La  sincérité 
nouvelle  de  Nietzsche  confessait  à  présent  que  Burckhardt 
avait  raison;  et  c'est  Burckhardt  qui  l'émancipa  de 
Wagner. 

Son  jeune  élève,  Adolphe  Baumgartner,  et  un  étudiant 
endroit,  Kelterborn,  offrirent  à  Nietzsche  deux  rédactions 
du  cours  célèbre  de  Burckhardt  sur  V Histoire  de  la  Civili- 
sation grecque^  la  première  plus  fine  et  psychologiquement 
exacte  ;  la  seconde  plus  riche  et  mieux  ordonnée  (^  ).  Il  comp- 
tait s'inspirer  largement  de  ce  modèle  tant  admiré,  et  lui 
eût  sans  doute  rendu  un  public  hommage.  Il  se  savait 
éloigné  de  tout  plagiat.  Sa  méditation  renouvelait  tout 
ce  qu'elle  touchait.  Quels  soupçons  cependant  rendirent 
ombrageux  le  vieux  Jacob  Burckhardt?  et  quelles  furent 
les  médisances  colportées  jusqu'à  lui?  Ils  s'en  expli- 
quèrent avec  une  franchise  qui  rétablit  la  confiance 
ancienne,  un  jour  d'entretien  dans  ce  cloître  attenant  à 
la  cathédrale,  qui  avait  vu  si  souvent  leurs  promenades  ('). 
Il  faut  donc  dire  en  quoi  Burckhardt  a  aidé  Nietzsche  à 
construire  la  sociologie  par  laquelle  il  comptait  élargir  le 
wagnérisme  (*). 

Nulle  part  on  ne  prend  mieux  sur  le  fait  le  procédé 
créateur  de  Nietzsche  qu'en  le  voyant  travailler  à  un 
sujet  où  il  sait  qu'il  a  des  rivaux.  Il  s'attache  à  son  rival, 
et  l'aime.  Puis,  ayant  pénétré  sa  pensée  par  l'amour,  il 
l'élargit  et  la  dépasse.  Le  cours  de  Burckhardt,  où  les 
chapitres  sur  les  transformations  de  la  cité,  sur  l'éveil  et 


(')  Ibid.,  II,  453. 

(*)  Lettres  à  Overbeck,  30  mai  1873.  {Corr.,  VI,  27.)  —  Corr.,  I,  341.  On  se 
souvient  que  Nietzsche  avait  essayé  autrefois  de  suivre  ce  cours. 

(')  Corr.,  I,  329;  V,  329. 

(')  Toute  cette  influence  de  Jacob  Burckhardt  est  expliquée  dans  nos 
Précurseurs  de  Nietzsche,  p.  265-339. 


JACOB      B  U  R  G  K  H  A  R  D  ï  433 

l'évolution  des  arts  étaient  si  remarquables,  faiblissait 
quand  il  abordait  les  faits  religieux.  Nietzsche  y  apportait 
une  préparation  qui  lui  venait  de  la  discipline  de  l'école 
de  Leipzig,  et  toute  une  orientation  en  matière  folk- 
lorique à  laquelle  Burckhardt  était  étranger.  Dans  son 
cours  de  1874-1875  sur  la  littérature  grecque,  Nietzsche 
avait  suivi  en  gros  la  marche  sociologique  de  Burckhardt. 
Le  développement  des  genres  littéraires  allait  de  la  reli- 
gion à  la  pensée  rationnelle,  et,  dans  cette  transforma- 
tion, les  classes  populaires  sont  le  plus  attardées.  Mais  si 
toute  poésie  est  d'abord  religieuse,  et  demeure  une  sur- 
vivance de  l'état  religieux,  comment  se  forme  l'état 
mental  prélogique,  qui  enfante  les  religions  elles-mêmes? 
Gela  importait  à  toute  l'interprétation  des  Grecs  ;  et  cela 
importe  à  l'œuvre  wagnérienne  qui  se  prépare. 

La  séduction  de  la  Grèce  venait  pour  une  grande  part 
de  la  splendeur  des  fêtes  helléniques.  Le  don  d'orner  la 
vie  est  une  des  aptitudes  principales  de  l'humanité 
grecque  (').  Elle  y  dépense  peut-être  la  sixième  partie  de 
son  temps  et  toute  cette  énergie  de  pensée  qui  ne  souffrit 
jamais  rien  de  médiocre.  Or,  si  toute  fête  suppose  un  état 
d'esprit  religieux,  que  peut-on  espérer  de  Bayreuth, 
puisque  la  religion  chez  les  modernes  est  morte  ? 

Nietzsche  reprit  le  problème  en  transformiste  pour  qui 
les  fonctions  mentales  sont  des  procédés  d'adaptation  à  la 
vie.  Si  une  fête  religieuse  et  poétique,  un  cortège  rituel 
ou  une  représentation  tragique,  accompagnée  de  chants 
et  de  danses,  sont  une  façon  d'incliner  les  dieux  vers  nous 
et  de  nous  élever  nous-même  à  la  condition  divine,  com- 
ment faut-il  imaginer  les  dieux  et  le  procédé  magique  qui 
nous  les  soumet?  Burckhardt  avait  repris  le  dicton 
ancien  :  «  La  crainte,  la  première,  inventa  les  faux  dieux  « , 


(*)  Der  Gottesdiemt  dcr  Griechen.  {Philoloyica,  l.  III,  3.) 

ANDLER.    —    II.  28 


434       L'AFFRANCHISSEMENT 

ou  même  les  dieux  véritables.  Il  avait  hésité  à  penserque 
les  Grecs  primitifs  pussent  s'enhardir,  comme  les  ihéurgies 
des  époques  basses,  à  contraindre  les  dieux  par  des  sorti- 
lèges (•).  »  Nietzsche  procède  par  une  enquête  ethnogra- 
phique. Son  maître,  Oskar  Peschel,  l'ethnographe  de 
Leipzig,  venait  d'enseigner  que  toute  émotion  religieuse 
vient  du  besoin  de  trouver  à  tout  phénomène  une  cause  (»)  ; 
et  que  la  particularité  des  peuples  primitifs  consiste  à  ne 
pas  savoir  former  une  notion  correcte  de  causalité. 

Dès  cette  époque  bâloise,  Nietzsche  est  donc  en  pleine 
possession  de  la  méthode  qu'il  suivra  dans  Menschliches , 
Allzumenschliches .  Il  se  préoccupe  d'épurer  l'esprit;  il  se 
demande  comment  l'esprit  grandit  en  partant  de  l'impu- 
reté des  notions.  Il  y  a  une  logique  des  civilisations  pri- 
mitives-qui  ne  ressemble  pas  à  la  nôtre.  Ce  qui  la  carac- 
térise, c'est  1°  de  ne  savoir  pas  observer  exactement  ;  2°  de 
fixer  dans  la  mémoire  les  cas  bizarres  et  exceptionnels,  au 
lieu  de  la  foule  des  faits  réguliers  ;  3°  de  ne  pas  savoir  com- 
parer, et  dès  lors  d'établir  avec  force  des  similitudes  falla- 
cieuses. Retenir  et  comparer  des  faits  exacts  :  c'est  toute 
l'intelligence  ;  et  c'est  par  là  qu'elle  s'étend  sur  le  passé  et 
sur  le  présent.   Les  règles   pour   dresser  l'esprit,   chez 
Nietzsche,  se  réduiront  un  jour  à  épurer  la  faculté  d'obser- 
ver, la  mémoire  et  l'intelligence  comparative.  Et  comme 
il  est  évolutionniste,  Nietzsche  décrira  d'abord  comment 
est  faite  l'intelligence  impure,  qui  existe  dans  l'état  d'âme 
religieux.  Elle  est  avant  tout  une  intelligence  paresseuse. 
L'esprit  n'a  de  prise  sur  les  choses,. par  la  connaissance, 
que  s'il  n'épargne  pas  l'effort  de  l'attention  et  le  labeur. 
Les  sociétés  qui  craignent  le  travail  ne  construisent 
pas  une  notion  exacte  de  la  causalité,   ni  dès  lors  de  la 


(»)  BuRCKHARDT,  GHechische  KuUurgeschichte,  II,  142,  149  sq. 
(»)  0.  Peschel,  Vôlkerkunde,  1874.  (3"  édit.  1876,  p.  255.) 


SOCIOLOGIE     RELIGIEUSE    435 

nature.  Chez  les  peuples  non  civilisés,  l'homme  est  figé 
dans  sa  paresse  et  immobile  dans  la  coutume.  L'homme 
différencié,  actif,  et  qui  sait  classer  ses  expériences,  sera 
seul  sensible  à  la  régularité  imposante  des  faits  naturels  (»). 
Le  sauvage  immobile,  incapable  de  généralisations,  croit 
la  nature  livrée  à  un  arbitraire  dénué  de  toute  loi.  Le 
problème  pour  lui  est  d'imposer  des  lois  à  la  nature, 
puisqu'il  ne  sait  pas  les  découvrir 

Personne  n'exigera  de  Nietzsche  qu'il  ait  mis  sur  pied 
une  théorie  des  fonctions  mentales  des  peuples  primitifs 
aussi  complète  que  la  sociologie  contemporaine.  Il  avait 
lu  avec  soin  le  livre  de  Tylor  sur  la  Civilisation  primitive 
{Primitive  culture^  1871)  (^).  Sa  sociologie  religieuse  est 
donc  animiste.  Une  conçoit  pas  encore  qu'il  puisse  y  avoir 
des  états  mentaux  complètement  éteints.  La  métaphysi- 
que moderne  d'un  Zoellner,  après  avoir  analysé  les  con- 
ditions sous  lesquelles  la  science  naturelle  est  possible, 
conçoit  la  nature  comme  faite  de  centres  de  perception. 
La  mentalité  primitive  de  même  la  conçoit  comme  peuplée 
d'âmes.  Entre  les  deux  conceptions,  il  doit  y  avoir  une 
transition  possible.  L'état  d'esprit  religieux  admet  des 
esprits  épars  dans  le  monde  à  l'état  de  foisonnement  (»). 
La  science  n'en  admet  que  contrainte  par  la  méthode. 

Ces  esprits  siègent  dans  quelque  objet  matériel, 
comme  l'âme  humaine  siège  dans  un  corps.  De  même 
qu'on  peut  fléchir  l'esprit  et  la  volonté  des  hommes,  en 
agissant  sur  leur  corps,  on  peut  donc  influencer  la  volonté 
des  démons,  en  agissant  sur  les  objets  matériels  où  ils 
habitent.  La  magie  est  l'ensemble  des  procédés  par 
lesquels  on  incline  les  esprits.  Un  contact  très  court  entre 


(*)  Der  Gottesdiensl  der  Griechen.  {Philologica,  III,  8.) 

(*)  Nietzsche  l'emprunte  à  la  Bibliothèque  de  Bâle,  le  29  juin  1875. 

(')  Tylob,  La  civilisation  primitive,  trad.  P.  Brunel,  1876,  t.  I,  326  sq. 


436       L'AFFRANCHISSEMENT 

un  esprit  et  une  chose  font  qu'à  jamais  cette  chose  et  cet 
esprit  restent  mystérieusement  liés.  Il  suffit  qu'un  vête- 
ment, qu'une  rognure  d'ongle  ou  un  cheveu  ait  appar- 
tenu à  un  homme,  pour  qu'avec  ces  objets  on  puisse 
envoûter  cet  homme.  Il  suffit  même  de  son  effigie,  c'est-à- 
dire  de  sa  ressemblance  imprimée  à  un  objet  (').  C'est  la 
magie  humaine.  Or,  le  culte  religieux  est  la  magie  par 
laquelle  on  fléchit  la  volonté  des  démons  et  des  dieux. 

La  science  a  pour  objet  de  déterminer  le  centre  et 
l'action  des  forces  naturelles.  La  religion  détermine  i« 
siège  et  l'action  des  génies.  Nietzsche  n'est  indifférent  à 
rien  de  ce  qui  atteste  un  résidu  du  primitif  mysticisme.  La 
pierre  des  Fétiales,  sans  laquelle  le  sacrifice  à  Diespiter 
ne  serait  pas  rituel,  survit  longuement  à  un  âge  où  les 
métaux  sont  inconnus.  Mais  la  force  divine  y  reste  pré- 
sente. Fergusson,  Bœtticher,  Mannhardt  et  l'archéologue 
de  Leipzig,  Johann  Overbeck,  venaient  de  démontrer  que 
pour  les  peuples  primitifs.  Phéniciens,  Hellènes  ou  Ger- 
mains, des  génies  s'incarnent  dans  certains  arbres  et  y 
trouvent  un  abri  (=).  Ce  sont  des  arbres-dieux.  On  les 
vénère,  on  les  pare  comme  tels.  On  les  revêt  des  attributs  de 
l'action  divine.  Nietzsche  retient  tous  les  faits,  et  ceux  qui 
attestent  que  des  animaux  ont  logé  des  âmes  de  démons. 
Que  veut-il  en  tirer?  Les  lois  de  la  mystérieuse  solidarité 
qui  chez  les  peuples  primitifs  existe  entre  la  société  réelle 
des  hommes  et  la  société  imaginaire  des  dieux  qui  gou- 
verne la  première.  Burckhardt  ne  les  avait  pas  dégagées. 


(')  Tylor,  Civilixatiun  primitive,  I,  136.  —  Nietzsche,  Drr  Gottesdiemt  der 
Gn'echen,  g  2.  {Philologica,  III,  8.) 

(*)  James  Fergdsso.n,  Tree  and  Serpent-Wors/iip,  1868.  —  Bqetticher,  Der 
Baumkultus  der  Hellenen,  18b6.  —  MAfiSHABDi,  Der  BaumcuUus  der  Germaneu. 
1875,  —  Joh.  Overbeck,  Das  Culttisobject  bei  den  Griechcn  in  seinen  àliesien 
Gestaltungen.  {Berichie  iiher  die  Verhandlunrjen  der  sàc/is.  Gesellsch.  der 
[Yiss.  —  Philol.  histor.  Klasse,  t.  XVI,  1864,  p.  121  sq.).  —  Nietzscbb.  Der 
Gottesdienst  der  Griechen.  {Philologica,  t.  III,  36.) 


s  0  G  ï  0  L  0  (î  I  E    RELIGIEUSE     437 

Gomment  est  né  rantliropomorphisme  grec?  Gomment 
passe-t-on  de  l'aspect  monstrueux  à  l'aspect  humain  des 
dieux?  Johann  Overbeck  avait  catalogué  ces  formes  gros- 
sières :  les  pierres  travaillées  en  forme  de  pyramides,  de 
cèaes,  d  ombilics  et  de  colonnes,  qui  représentent  Aphro- 
dite, Zeus  ou  Apollon  (');  les  sceptres  et  les  lances  qui 
passaient  pour  des  dieux  portatifs  ;  les  pieux  et  les  blocs 
lie  bois,  à  peine  dégrossis,  que  peu  à  peu  on  taille  au 
sommet  en  forme  de  visage,  et  qui  recèlent  le  dieu. 
Plias  d'une  déesse,  comme  la  Déméter  d'Arcadie,  garde 
pendant  longtemps  une  tète  de  cheval.  On  redoutait  de 
choisir  la  forme   humaine,  pour  représenter  la  divinité. 

Jamais  un  Grec  n'a  vu  intérieurement  son  Apollon  comme  une 
colonne  de  bois  pointue  et  son  Eros  comme  une  pierre...  Dans  l'indi- 
cation incomplète,  ou  trop  complète,  proprement  dans  l'inhumain, 
résidait  le  caractère  sacré,  celui  qui  donne  le  frisson  ("^). 

Les  Grecs  croient  mieux  cacher  dans  le  difforme  le 
mystère  inexprimable  qu'ils  vénèrent.  Quand  le  génie 
divin  a  clioisi  son  siège,  il  ne  faut  plusle  déplacer;  quand 
il  a  choisi  sa  forme,  il  ne  faut  plus  la  changer.  Mais  on 
peut  négocier  avec  l'esprit  invisible  et  présent.  On  peut  : 
1°  gagner  sa  sympathie  par  des  otfrandes  ;  2°  on  peut  faire 
un  contrat  avec  lui  ;  se  lier  à  lui  par  des  vœux,  mais  aussi 
en  échange  s'emparer  d'un  gage,  d'un  symbole  maniable 
que  l'on  cache  et  protège,  et  auquel  est  attaché  la  pro- 
tection du  dieu  ;  3°  on  peut  user  de  lustrations  ;  brûler  dans 
la  flamme  les  mauvais  démons  cachés  dans  les  plantes; 
dominer  par  la  musique  les  bruits  maléfiques  ;  4"  il  y  a 
des  gestes  humains,  des  formules  et  des  sons  qui  fascinent 
le  dieu.   Il  est  hypnotisable  comme  l'homme  ;  et  il  n'y  a 


['■)   J.    OVBRBECK,    /oc.   Cit.,    139. 

(-1  Nietzsche,  lor.  cit.,  $  3.  {Philologiiui,  t.  III,  75.) 


438       L'AFFRANCHISSEMENT 

pas  d'acte,  même  le  plus  simple,  auquel  les  génies  ne 
participent.  Ramer  ou  puiser  de  l'eau  seraient  des  travaux 
inefficaces  sans  leur  aide.  Mais  cette  aide,  ils  ne  la 
refusent  pas;  car  nous  les  y  contraignons.  Le  chant  du 
matelot  ou  de  l'esclave  qui  tourne  la  roue  du  puits  sont 
des  incantations  qui  apprivoisent  le  génie  du  puits.  Un 
duel  rituel,  mimé  en  pleins  champs,  fait  pousser  la  mois- 
son; car  les  rayons  du  soleil  ne  sont-ils  pas  des  flèches 
comme  celles  qu'échangent  les  deux  partis  aux  prises  (')? 

Par  degrés  l'imitation  des  gestes  divins  se  fera  plus 
détaillée.  Le  prêtre,  vêtu  comme  le  dieu,  mimera  l'action 
divine  espérée.  Ses  formules  produisent  avec  certitude 
l'épiphanie  divine;  ses  chants  dicteront  les  pensées  du 
dieu;  ses  gestes  entraîneront  son  action.  Le  prêtre  incarne 
la  divinité;  et  dès  lors  il  en  est  le  maître  (^).  Voilà  donc 
pourquoi  la  sculpture  grecque  crée  si  tard  les  effigies 
des  dieux.  C'est  que  le  prêtre,  à  de  certains  jours,  représen- 
tait le  dieu  dans  une  forme  vivante,  revêtu  de  son  masque 
et  de  son  costume;  et,  dans  le  drame  sacré,  où  se  consom- 
mait le  culte,  il  produisait  l'acte  que  l'on  attendait  de  la 
grâce  divine. 

Evolution  dont  il  faut  bien  considérer  la  signification 
sociale.  La  pensée  métaphorique  et  symbolique  précède 
la  pensée  causale  et  raisonnante  (^).  Les  groupes  pri- 
mitifs se  contentent  des  symboles  les  plus  grossiers.  Ils 
y  logent  je  ne  sais  quelle  force  plus  fantasque  et  puissante 
que  l'homme.  Les  Grecs  n'en  restent  pas  là.  Leur  sen- 
timent de  la  personnalité,  leur  féroce  jalousie,  ne  souffre 
pas  de  vivre  en  société  avec  des  puissances  trop  diffé- 
rentes. Ils  se  familiarisent  avec  les  dieux.  Chez  eux,  les 


(•)  Gesch.  der  griech.  Literalur.  (Philologica,  t.  II,  141.) 
(»)  Der  Goltesdienst  der  Griechen,  g  3.  (Ibid.,  t.  III,  14.) 
(')  Griechische  Literalurgeschichte .  (Ibid.,  t.  II,  139.) 


SOCIOLOGIE     RELIGIEUSE     439 

hommes  et  les  dieux  ressemblent  à  deux  castes,  de  puis- 
sance inégale,  mais  de  même  souche,  et  qui  peuvent 
traiter  ensemble  sans  honte  pour  aucune  ('). 

La  prêtrise  est  le  plus  haut  symbole  de  ce  commerce 
des  hommes  et  des  dieux.  Mais  à  cause  de  cela  la  prêtrise 
grecque  ne  ressemble  jamais  à  une  prêtrise  asiatique.  Il 
n'y  eut  pas  de  corporation  unique  de  sacerdoce,  parce 
que  les  dieux  grecs  étaient  des  esprits  dont  la  marque 
s'imprimait  en  des  lieux  déterminés.  C'étaient  des  dieux 
individuels,  et  non  pas  une  divinité  diffuse  à  travers  le 
monde.  Ils  exigeaient  d'être  servis  par  un  culte  spécial, 
par  des  hommes  déterminés.  L'humanité  grecque  ren- 
contre le  divin  dans  tous  les  recoins.  Mais  tous  les  hommes 
n'ont  pas  le  droit  de  servir  tous  les  dieux.  L'endroit  où  un 
homme  a  habité,  est  habité  après  sa  mort  par  son  génie. 
Toutefois  son  descendant  seul  a  le  droit  d'adorer  ce  génie 
et  seul  bénéficie  de  sa  faveur.  La  famille,  le  clan,  la  phra- 
trie, le  démos,  la  cité,  ont  leurs  dieux,  et  chacun  de  ces 
dieux  a  sa  résidence  dont  on  ne  l'exproprie  pas.  Mais  aucun 
culte  ne  périt.  Au  Parthénon  d'Athènes,  on  conservait, 
dans  un  souterrain  attenant  au  Temple,  le  serpent  vivant 
qui  incarnait  le  héros  Erichthonios,  premier  maître  du 
lieu.  Une  cité,  qui  pour  grandir  annexait  une  bourgade, 
recevait  d'elle  d'abord  ses  dieux  et  ses  rites,  et  la  faisait 
<însuite  participer  au  culte  de  ses  dieux  propres.  Il  y 
fallait  des  rites  scrupuleux. 

Il  va  de  soi  qu'un  Panthéon,  comme  celui  de  la  Grèce 
ou  de  Rome,  ne  s'est  pas  rempli  de  dieux  en  un  seul  jour. 
Toute  la  mythologie  comparée  nouvelle  où  avaient  tra- 
vaillé Mullenhoff,  Olshausen,  Movers  et  l'un  de  ses  condis- 
ciples de   Leipzig  que  Nietzsche   avait  le   plus   estimés, 


(*)  Der  Goltesdienst  der  Griechen,  g  2.  (Ibid.,  t.  lil,  9.) 


440       L'AFFRANCHISSEMENT 

VVilhelm  Roscher,  est  mise  à  contribution  ici  (').  L'Arténii^ 
orgiaque  venue  d'Asie,  le  Dionysos  de  Nysa,  et  ces  déesses 
thraces  des  sources  qu'on  appelait  les  Muses,  vivaient 
côte  à  côte  avec  des  dieux  italiotes  :  Apollon,  dieu  du 
soleil  comme  Mars;  Héra,  déesse  de  la  lune,  comme 
Junon.  Les  religions  italiotes  sont  restées  plus  pures.  La 
civilisation  religieuse  des  Grecs  est  vraiment  un  chaos  de 
formes  et  de  notions  sémitiques,  babyloniennes,  lydiennes, 
égyptiennes.  Mais  les  Grecs  ont  su  organiser  ce  chaos. 
Leur  esprit  d'ordre  est  rigoureux  comme  celui  des 
Romains,  avec  moins  de  pédantisme.  Us  empruntent 
sans  cesse;  mais  ils  embellissent  leurs  emprunts (*).  Dans 
leur  Panthéon,  les  dieux  étrangers  vivent  confondus  avec 
les  dieux  grecs,  comme  dans  une  libre  cité  hellénique. 
Un  tel  éclectisme  des  cultes  représente  le  respect 
extrême  de  la  tradition;  et  cette  forme  mythologique  de 
penser  est  la  force  réelle  que  reconnaît  à  la  civilisation 
grecque  le  transformisme  moderne.  L'Hellène  primitif  sent 
les  énergies  ancestrales  présentes  auprès  de  lui  sous  forme 
de  spectres.  C'est  une  façon  naïve  de  dire  qu'elles  ne  sont 
pas  perdues.  >[ais  la  pensée  symbolique  des  ancêtres 
s'épure  par  degrés.  La  magie  vraie  des  (irecs  est  celle  par 
laquelle  ils  ont  charmé  les  maléfices  de  la  passion  humaine. 
Les  cultes  orgiaques  sont  des  méthodes  pour  déchaîner 
d'un  seul  coup  la  férocité  d'un  dieu,  afin  de  mériter  ensuite 
sa  bienveillance.  En  face  de  la  vie  funeste  de  l'homme,  et 
que  notre  seule  grandeur  consiste  à  supporter  héroïque- 
ment, les  Grecs  ont  voulu  concevoir  la  vie  divine  comme 


(')  AlùUenhoflE  avait,  au  t.  I  de  sa  Deutsche  Altertumskunde,  démontré 
des  influences  sémitiques  dans  le  mythe  d'Iphigénie  et  d'Io  (Isis)  ;  Olshausen 
dans  le  Rheinisches  Muséum  t.  VIII  et  Movers  avaient  relevé  des  noms 
phéniciens  en  Grèce.  W.  Roscher  venait  d'inaugurer  ses  Sludien  zw  ver- 
gleichenden  Mythologie  par  deux  brillants  fascicules  :  I.  Apollon  und  Mars, 
1873;  II.  Juno  und  Hera,  1873. 

(*)  Der  Gottesdienst  der  Griechen,  ;',  4.  {Philologica.  t.  III,  16.) 


R  .     WAGNER     A     B  A  Y  R  E  U  T  H     441 

facile  et  belle;  et  cette  douleur  de  l'homme  est  liée  à  la 
sérénité  des  dieux.  Elle  est  la  magie  qui  calme  le  mieux 
leur  courroux  immortel;  et  cette  magie  transforme  alors 
l'homme  même.  Que  veut-elle  dire?  Elle  veut  dire  que  la 
douleur  humaine,  si  nous  savons  en  extraire  une  émotion 
belle,  nous  élève  à  la  condition  des  dieux;  l'art,  qui  nous 
donne  ces  émotions,  nous  divinise  (*).  La  civilisation,  qui 
a  conçu  l'idéal  divin,  le  réalise  aussi  dans  la  nature  de 
l'homme,  par  le  sortilège  du  beau.  Ayant  expliqué  cette 
possibilité  pratique,  Nietzsche  ferme  le  cycle  qui  devait 
relier  la  sociologie  de  Fart  à  la  sociologie  religieuse. 

m 

«    l'intempestive    »    SUR   «    RICHARD  WAGNER   A    BAYREUTH    » 

L'effort  démesuré,  que  Nietzsche  avait  déployé,  ruina 
sa  santé  à  jamais.  Son  émotivité  nerveuse  se  trouva  pire, 
durant  cet  automne  de  187o,  qu'à  aucun  moment  du  passé. 
Va-t-il  au  Biirgenstock  en  octobre,  sur  le  lac  des  Quatre 
Gantons,  pour  se  refaire,  auprès  du  fidèle  Overbeck,  de  sa 
cure  trop  rigoureuse,  le  silence  du  paysage  automnal 
l'exaspère  (-).  Rentre-t-il  à  Bâle,  où  sa  sœur  Lisbeth  lui 
a  préparé  une  vie  douillette  dans  un  ménage  à  lui,  qu'elle 
gère  avec  grâce,  aussitôt  le  surmenage  lui  fait  souhaiter  le 
calme  qu'il  avait' fui.  On  lui  lit  Walter  Scott,  qu'il  goûte 
pour  Validante  calme  de  son  émotion;  et  Do)i  Quichotte, 
qu'il  aime  pour  son  amertume.  Deux  lectures  indoues,  le 
Tripitaka^  lu  dans  la  traduction  anglaise,  la  Sutta  Nipata 
qui  devaient  fructifier  dans  sa  dernière  philosophie,  lui 


(';   Wir  Philologen,  S  237.  (  W.,  X,  396.)—  Griechistlie  Lileraturgeschichte. 
[Phihlogica,  t.  II,  142.) 
(*)  Corr.,  II.  511. 


442     LA    QUATRIÈME     «INTEMPESTIVE» 

permettaient  dès  lors  de  formuler  son  nouveau  pessimisme 
intellectualiste.  «  Je  m'en  vais  solitaire  comme  le  rhino- 
céros »  ;  cette  pensée  du  poète  indou  lui  plut,  dans  cette 
grande  accalmie  de  tous  les  désirs,  où  ne  subsistait  plus 
que  le  besoin  de  connaître  ;  mais  c'était  un  besoin  dénué  île 
hâte  et  d'illusion.  Quelques  jeunes  musiciens  qu'on  lui 
avait  envoyés  de  Leipzig,  Peter  Gast  et  Widemann,  com- 
mencent alors  à  occuper  de  la  place  dans  sa  vie.  Nietzsche 
reste  encore  distant.  Mais  la  conviction  où  il  est,  d'agir 
sur  de  jeunes  talents,  lui  est  douce  (').  Il  entre  ainsi  dans 
cette  période  d'ascétisme  qui  se  prolonge  jusqu'en  1882 
et  durant  laquelle  il  n'a  plus  connu  qu'une  velléité,  celle 
de  mourir,  et  une  joie,  celle  de  la  pensée  claire. 

Puis,  à  Noël,  c'est  l'effondrement  (*).  Pour  la  première 
fois,  il  a  le  sentiment  net  d'être  frappé  au  cerveau  comme 
son  père.  La  douleur  ne  cédait  qu'à  des  enveloppements 
de  glace  autour  de  la  tête.  Sans  s'écouter,  dès  que  le 
mal  fait  relâche,  il  échafaude  des  plans.  Irait-il  à  l'Expo- 
sition universelle  à  Vienne?  Il  y  songea  en  février.  La 
maladie  ruina  le  projet.  Il  dut  prendre  un  congé  de  quel- 
ques semaines,  et,  le  7  mars,  partit  pour  le  lac  Léman. 

A  Veytaux,  près  de  Ghillon,  il  trouve  une  pension,  où 
il  est  seul.  Gersdorff  l'avait  accompagné.  Il  peut  se  pro- 
mener par, des  temps  de  neige  et  de  tempête.  Il  lit  Long- 
fellowet,  dans  l'Ode  fameuse  intitulée  Excelsior,  reconnaît 
son  courage  et  sa  confiance  en  sa  vocation 'C)  : 

,  A  travers  la  détresse  quotidienne,  s'élever  soi-même  et  autrui,  avec 
l'idée  de  la  pureté  devant  les  yeux,  en  guise  d'Excelsior. 

C'est  la  devise  de  sa  volonté  d'émancipation,  insubor- 
donnée partout,  soumise  seulement  au  vrai.  A  Genève  où 


(')  Corr.,  I,  360,  361;  II,  514. 

(».  Ibid.,  I,  363. 

f)  Ibid.,  I,  371^372. 


R.     WAGNER     A     BAYREUTH     443 

il  séjourna  en  avril,  le  chef  d'orchestre  Hug-o  de  Senger, 
avec  qui  depuis  1872  il  était  en  communion  d'idées,  l'avait 
reçu  avec  une  chaude  amitié.  Sa  vieille  prédilection  pour 
le  Benvemito  Cellini  de  Berlioz  se  réveilla,  puisqu'on  mit 
cette  œuvre  au  programme  d'un  concert,  dans  l'intention 
expresse  de  lui  complaire. 

Autant  que  cette  audition  de  musique  française,  sa 
visite  à  Ferney  symbolisa  sa  révolte,  qui  dans  la  culture 
nouvelle  de  l'esprit  voulait  accueillir  tout  le  rationa- 
lisme latin  {').  Cette  grande  transformation  de  lui-même 
éprouvait  ses  nerfs  à  l'extrême.  Il  prévoyait  des  luttes,  et, 
à  de  certains  jours,  la  méfiance  contre  les  amis  les  plus 
proches  le  travaillait  à  nouveau.  Une  lettre  de  Malwida, 
pleine  de  cette  maternelle  charité,  qui  fut  le  don  véritable 
de  la  vieille  fdle,  ramenait  alors  la  confiance  de  Nietzsche 
au  point  que  son  goût  s'égarait,  et  qu'il  admirait  les 
Mémoires  d'une  Idéaliste.  Mais  le  projet  d'un  séjour  sur 
la  mer  napolitaine,  suggéré  par  elle,  germa  ce  mois-là;  et 
il  faudra  toujours  être  reconnaissant  à  Malwida  d'une  idée 
qui  rendit  possible  l'œuvre  ultérieure  de  Nietzsche. 

Le  semestre  d'été  de  1875  provisoirement  le  ramenait 
à  Bâle.  11  y  trouvait  son  ami  Overbeck  marié  depuis  peu 
de  mois  à  une  jeune  femme  gracieuse  et  cultivée,  M"*"  Ida 
Rothpletz.  Nietzsche  l'avait  entrevue  déjà  lors  d'une 
excursion  dans  le  Maderanerthal  en  1870.  L'avenir  se  char- 
geait d'établir  entre  Nietzsche  et  elle  cette  pure  amitié 
dont  nous  avons  tant  de  témoignages  (').  Rohde  aussi,  dont 
Nietzsche  avait  admiré  le  chef-d'œuvre  récent,  l Histoire 
du  roman  grec,  après  les  tristesses  de  Kiel,  et  malgré  son 
ennui  d'Iéna,  s'était  épris  d'une  belle  jeune  fille  qu'il 
faisait  sienne. 


(♦)  Corr.,  I,  373;  II,  518. 

(■)  V.  dans  C.-A.  BEftuontLi,   Franz  Overbeck,  des  passages  de  sa  main, 
I,  234-251. 


444     LA     QUATRIÈME     «  INTEMPESTIVE    > 

Le  bonheur  des  plus  proches  enrichissait  sans  doute 
ses  amitiés,  mais  l'enfermait  davantage  dans  la  mission 
austère,  pour  laquelle  il  allait  vivre  seul,  comme  un  phi- 
losophe antique.  11  entendait,  lui  aussi,  les  oiseaux  qui 
chantent  l'émoi  frémissant  des  nuits  printanières.  Aucune 
de  ces  voix,  le  héros  du  libre  esprit  n'avait  le  droit  de 
l'écouter.  Ils  sont  de  juillet  1876,  ces  vers  confiés  à  Erwin 
Rohde : 

Le  cher  oiseau  se  tait  et  dit  :  —  «  Non,  voyageur,  non  !  Ce  n'est 
pas  toi  que  je  salue  —  de  ces  accents-là  I  Je  chante,  parce  que  la  nuit 
est  belle.  Mais  loi,  il  te  faut  marcher  toujours  —  et  ne  jamais  compren- 
dre mon  chant  (M.  » 

Plus  d'une  fois  les  vers  de  Nietzche,  ou  ses  proses  les 
plus  lyriques,  exhaleront  cette  plainte  discrète,  et  seront 
pleins  invisiblement  d'un  rêve  qu'il  se  refuse.  Sa  tristesse 
est  plus  désolée  à  la  pensée  de  l'événement  entouré  de 
tant  d'espoirs  et  à  présent  tout  proche,  l'inauguration  de 
Bayreuth.  Nietzsche  avait  pu  en  juin  achever  lalV''  Intem- 
pestive^ où  il  allait  en  dire  la  signification  ;  et  à  ce  moment 
il  sent  qu'il  la  comprend  seul. 

Il  avait  imaginé  toute  une  interprétation  sociale  de  ce 
grand  fait.  Il  allait  le  juger  au  nom  de  sa  philosophie  et 
de  tout  son  savoir  d'helléniste.  La  civilisation  grecque  avait 
exercé  un  attrait  puissant  par  l'éclat  de  ses  fêtes  reli- 
gieuses. Que  seraient,  auprès  d'elles,  les  Festspiele  de  Bay- 
reuth.' En  Grèce,  toute  œuvre  éminente  naissait  d'une 
étroite  collaboration  entre  l'enthousiasme  des  foules  et 
un  rhapsode  chargé  de  dire  le  sens  vivant  d'une  grande 
heure.  Quelle  pouvait  être  cette  collaboration  du  public 
allemand  avec  l'œuvre  de  Wagner?  Ce  public  ferait-il 
écho,  par  un  enthousiasme  désintéressé,  à  l'inspiration  du 
poète?  Et,  dans  ce  poète,  l'esprit  conservateur  et  l'esprit 

(')  Corr.,  II,  o32. 


H  .     W^  A  G  N  E  H     A     B  A  Y  R  E  U  T  H     445 

révolutionnaire  formaient-ils  un  alliage  assez  exactement 
dosé  pour  assurer  son  aristocratie  vraie  ?  Si  la  tragédie 
supposait  le  mythe,  quelle  forme  pouvait  prendre  le 
mythe  à  l'époque  de  la  liberté  de  l'esprit?  L'inspiration 
dionysiaque  pouvait-elle  revenir,  sans  obscurcir  la  pureté 
de  l'intelligence?  Quels  dieux  peut-on  charmer  par  la 
douleur  des  hommes,  s'il  n'y  a  plus  de  dieux?  N'est-ce 
pas  aux  regards  de  la  seule  intelligence  humaine  que 
nous  devons  nous  affirmer  surhumains? 

Nietzsche  posait  ces  questions.  Son  orgueil  et  sa  doc- 
trine lui  disaient  que  l'œuvre  de  Bayreuth  n'y  répondait 
pas.  Son  espoir,  non  moins  orgueilleux,  ajoutait  qu'elle 
y  pourrait  répondre  un  jour  avec  son  aide,  et  qu'il  fallait 
faire  accepter  cette  aide  avec  une  ruse  douce.  Nietzsche 
ne  pensait  pas  être  compris  de  Wagner  tout  de  suite.  Il 
a  probablement  mis  à  la  poste  les  lettres  dont  nous  avons 
les  brouillons  et  qui  devaient  accompagner  l'envoi.  Ces 
lettres  «révèlent  une  présomption  inouïe  (')  : 

Voici,  très  cher  Maître,  une  sorte  de  sermon  pour  la  solennité  de 
Bayreuth  1  Je  n'ai  pu  garder  le  silence  ;  il  m'a  fallu  m'épancher. 
S'il  est  des  hommes  qui  à  présent  se  réjouissent,  j'aurai  à  coup  sûr 
ajouté  à  leur  joie.  Comment  accueillerez-vous  vous-même  ces  pro- 
fessions de  foi  ?  c'est  ce  que  je  n'essaie  pas  cette  fois  de  deviner. 

Mon  métier  d'écrivain  a  pour  conséquence  désagréable  de  remettre 
en  question  mes  relations  personnelles  toutes  les  fois  que  je  publie 
un  écrit...  J'ai  le  vertige  et  je  me  sens  confus  à  l'idée  de  ce  que  j'ai 
osé  cette  fois;  et  il  me  semble  que  j'aurai  le  sort  du  cavalier  fran- 
chissant le  lac  de  Constance  (*). 

On  ne  saurait  mieux  annoncer  en  ternies  2:)lus  voilés  et 
plus  menaçants  la  sourde  déclaration  de  guerre  contenue 


{*)  E.  FoERSTER,  fiiogr.,  t.  II,  p.  2il.  —  Wagner  und  Nietzsche,  p.  238  sq.  — 
Corr.,  V,  341. 

(*)  Dans  une  ballade  de  Justinus  Kerner,  un  cavalier,  la  nuit,  franchit, 
sans  s'en  douter,  le  lac  de  Constance  pi-is  de  glace,  et  meurt  d'effroi  sur 
l'autre  rive,  en  s'apercevant  du  danger  qu'il  a  couru  à  son  insu. 


446     LA     QUATRIEME     «  INTEMPESTIVE  » 

dans  Richard  Wagner  in  Bayreuth.  Nietzsche  prévoit  que 
son  amitié  avec  Wagner  sera  «  remise  en  question  » .  Dans 
un  autre  brouillon,  il  se  risquait  à  dire  : 

Lisez  cet  écrit  comme  s'il  n'y  était  pas  question  de  vous  et 
comme  s'il  n'était  pas  de  moi.  A  vrai  dire,  il  ne  fait  pas  bon  parler 
de  mon  écrit  parmi  les  vivants  :  U  est  fait  pour  le  pays  des  morts. 

Jetant  un  regard  en  arrière  sur  cette  année  si  tourmentée,  il  me 
semble  que  tooites  les  heures  heureuses  en  ont  été  consacrées  à  la  mé- 
ditation et  au  travail  de  cet  écrit  :  C'est  aujourd'hui  mon  orgueil 
d'avoir  pu  arracher  ce  fruit  même  à  cette  époque  ingrate.  Peut-être, 
malgré  la  meilleure  volonté,  ne  l'aurais-je  pas  pu,  si  je  n'avais  porté 
en  moi  dès  la  quatorzième  année  les  choses  dont  cette  fois  j'ai  osé 
parler. 

Ainsi  Nietzsche  ne  devait  rien  à  Wagner.  Les  visions 
évoquées  par  lui  le  hantaient  depuis  l'adolescence.  L'œuvre 
d'art  décrite  n'était  encore  qu'une  ombre,  entrevue  aux 
pays  où  résident  les  archétypes  éternels.  Nulle  magie  ne 
pouvait  encore  la  produire  au  jour.  Aucun  Bayreuth  réel 
n'avait  chance  de  ressembler  à  l'idée  platonicienne  con- 
templée par  Nietzsche.  Des  paroles  troubles,  qu'il  nous 
faudra  éclaircir,  donnaient  au  livre  une  conclusion  mena- 
çante et  ne  semblaient  plus  compter  le  wagnérisme  parmi 
les  forces  vivantes  du  présent  et  de  l'avenir  (*). 

A  peine  le  fascicule  en  route,  Nietzsche  trembla  pour 
l'accueil  qui  lui  serait  fait;  et  il  eut  tort.  Gosima,  si  fine 
d'habitude,  répondait  par  un  télégramme  : 

Je  vous  dois  aujourd'hui,  cher  ami,  le  seul  réconfort  et  la  seule 
édification  que  je  goûte,  après  les  fortes  impressions  d'art  d'ici. 
Puisse  cela  vous  suffire  comme  remerciement. 

Cosima. 

Wagner  donna  dans  le  piège  avec  lourdeur;  et  sa 
vanité  éclata  en  cris  de  joie  naïfs  : 


(')  V.  notre  t.  III,  Nietzsche  et  le  Pessimisme  esthétique,  au  chapitre  sur 
les  Instituts  de  la  Civilisation  nouvelle. 


DECEPTION   DE   NIETZSCHE  447 

Ami  1  votre  livre  est  prodigieux  I  D'où  vous  vient  cette  expérience 
de  moi?  Venez  donc  bientôt  1 

Il  invitait  avec  cordialité  celui  qui  dès  lors  le  mépri- 
sait. Nietzsche  accepta  de  faire  le  voyage  fatal.  C'était  la 
rupture,  s'il  ne  réussissait  pas  son  astucieuse  conquête. 
Or,  était-il  vraisemblable  qu'il  devînt  le  maître  de  Bay- 
reuth?  L'exposé  cohérent  de  sa  philosophie  pourra  seul 
nous  dire  ce  qu'il  y  apportait.  Il  faudra  voir  ensuite,  si 
Wagner  pouvait  se  laisser  gagner  par  un  présent  doc- 
trinal, offert  avec  une  ambition  si  profondément  masquée 
et  si  impérieuse. 

IV 

LA  DERNIÈRE  VISITE  DE  NIETZSCHE  A  BAYREUTH  :  LA  DÉCEPTION 

Nietzsche  s'était  mis  eh  route  pour  Bayreuth  dans  la 
dernière  semaine  de  juillet  1876.  Il  était  arrivé  affaibli  et 
sans  espérance,  wunschlos,  wahnlos  {*).  Il  vit  la  fin  du 
troisième  cycle  de  répétitions,  et  d'abord  se  tut  sur  son 
émotion.  Puis  il  écrivit  à  sa  sœur  Lisbeth,  restée  à  Bâle  : 
«  J'ai  eu  presque  du  regret...  »  Un  soleil  de  canicule  brû- 
lait la  colline  où  s'élevait  le  théâtre  de  Wagner.  Des 
orages  violents  n'arrivaient  pas  à  abattre  la  chaleur 
lourde.  Nietzsche  souffrait  dans  tous  ses  nerfs.  Sa  mélan- 
colie n'en  fut  que  plus  grande,  de  se  préparer  au  tête-à- 
tête  douloureux,  où  il  allait  mettre  Wagner  à  l'épreuve. 

Les  présages  n'étaient  pas  heureux.  Jamais  Wagner 
n'avait  montré  plus  de  joviale  assurance.  Depuis  deux  mois, 
il  menait  ses  chanteurs,  ses  musiciens,  ses  machinistes, 
comme  un  capitaine  de  vaisseau  commande  ses  matelots 
dans  un  branle-bas.  Il  les  tyrannisait  et  les  fanatisait.  Il 

(«)  Corr.,  I,  381. 


448  B  A  Y  R  E  U  T  H 

leur  demandait  l'impossible  et  l'obtenait,  par  la  peur  ou 
par  l'affection,  par  des  éclats  de  voix  et  par  des  tlatteries. 
Tous  le  suivaient,  maugréant,  mais  enjôlés.  A  son 
orchestre,  il  avait  dit  : 

Si  nous  réussissons  à  mettre  toutes  clioses  debout,  comme  je  pré- 
vois que  nous  le  ferons,  nous  pourrons  nous  dire  que  nous  aurons 
fait  une  œuvre  grande  ('). 

Au  banquet  du  l''""  août,  qui  précédait  les  répétitions 
générales  et  où  assistait  Franz  Liszt,  ce  fut  pis.  Il  dit  à 
tous  ses  artistes  réunis  :  «  Je  ne  vous  remercie  pas.  Je  ne 
dispose  pour  vous  d'aucune  récompense.  Je  ne  vous  dis 
que  ma  joie.  »  Il  ajoutait  que  ses  collaborateurs  lui 
devaient  aussi  un  sentiment  reconnaissant.  11  faisait  appel 
à  leur  expérience  intime  : 

Vous  avez  dû  éprouver  que  l'œuvre  d'art  de  l'avenir  est  libératrice, 
en  vérité.  Elle  vous  a  élevés  des  misères  de  la  profession  à  un  acte 
vredment  libre  en  matière  d'art. 

L'œuvre  wagnérienne  devait  s'entendre  comme  une 
symphonie  de  libertés,  où  la  discipline  la  plus  rigoureuse 
était  consentie  par  le  cœur  : 

Vous  avez  découvert,  concluait  Wagner,  une  puissance  sociale  nou- 
velle :  l'enthousiasme.  Et  c'est  lui  désormais  qui  servira  à  fonder  les 
États  (*). 

Si  grandiloquentes  que  paraissent  ces  paroles,  elles  ré- 
sument presque  à  la  lettre  le  petit  livre  sur  Richard 
Wagner  à  Bayreuth.  Mais  rien  ne  satisfait  plus  Nietzsche, 
ni  les  avances  de   Wagner,    ni  sa    réserve.    L'apparence 


(1)  Glasenapp,  Leben  Wagners,  V,  261.  —  Les  souvenirs  les  plus  vivants 
sur  les  répétitions  sont  ceux  de  Richard  Fricke,  Bayreuth  vor  30  Jahren, 
1906. 

(*)  Glasekapp,  Ibid.,  V,  273. 


DECEPTION   DE   NIETZSCHE  449 

que  Wagner  se  donnait  d'avoir  réalisé  la  pensée  nietzs- 
chéenne, choquait  Nietzsche  davantage.  Quel  espoir  de 
convertir  ce  bruyant  triomphateur?  Le  l^'août,  Nietzsche, 
de  douleur,  avait  quitté  la  répétition.  Le  3  août,  il  man- 
qua au  diner  intime  et  à  la  soirée  donnée  en  l'honneur  de 
Franz  Liszt,  et  où  l'on  avait  convié,  en  souvenir  de  lui, 
même  son  jeune  élève  Brenner  (').  «  Pourquoi  Nietzsche 
se  fait-il  si  rare  ?  »  demandait  Wagner.  Nietzsche  pas- 
sait ses  journées  dans  le  jardin  loué  par  Malwida  de 
Meysenbug,  et  son  ressentiment  refoulé  augmentait  son 
mal.  Il  ne  put  entendre  la  répétition  de  la  Walkyrie  que 
dans  un  recoin  obscur.  La  lumière  de  la  scène  et  le  bruit 
de  cette  orchestration  violente  l'offusquaient.  Que  ne  s'en 
allait-il  ?  Il  se  le  demandait  : 

J'aurais  besoin  d'être  loin  I  II  est  insensé  que  je  reste  ici.  J'ai 
l'effroi  de  chiacune  de  ces  longues  soirées  d'art,  et  je  demeure  (*)...  ! 

Il  appelait  sa  sœur  à  la  rescousse  : 

Il  faut,  cette  fois,  que  tu  écoutes  et  que  tu  voies  pour  moi.  J'en  ai 
assez,  tout  à  fait...  Et  je  ne  veux  pas  être  là  pour  la  première.  Tout 
ici  me  torture  (^). 

Il  se  réfugia  dans  une  petite  station  balnéaire  de  Fran- 
conie,  à  Klingenbrunn.  L'air  vif  des  collines  boisées  calma 
son  système  nerveux  épuisé.  Un  manuscrit  nouveau  na- 
quit des  promenades  qu'il  fit  dans  les  forêts  :  Die  Pflug- 
schar  {Le  Soc).  C'est  la  première  esquisse  du  livre  dé- 
sabusé qui  s'est  appelé  depuis  Menschliches ,  Allzumensch- 
liches  (*).  Pourquoi  Nietzsche  est-il  revenu  à  Bayreuth  ? 


(')  Glasenapp  se  trompe  [Ibid.,  V,  277)  en  disant  que  Nietzsche  était 
absent  de  Bayreuth.  Nietzsche  s'excusa  pour  cause  de  maladie  ;  mais  ne 
quitta  Bayreuth  que  trois  jours  après,  du  6  au  13  août. 

(')  Corr.,  V,  345.  —  (^)  Ibid. 

(*)  «  Im  bayrischen  Walde  fing  es  an  »,  dira  une  dédicace  ultérieure. 
—  V.  E.  FoERSTER,  Biogr.,  II,  291. 

ANDLER.    —   II.  29 


450  R  A  Y  R  E  U  T  H 

Car  il  n'y  tint  pas  ;  et  pour  le  premier  cycle  de  \h  Tétralo- 
gie, il  tut  présent.  Qu'est-ce  donc  qui  l'appelait  d'une  si 
invincible  force  ?  Il  s'était  imposé  le  devoir  de  véracité. 
Il  se  rappelait  son  Mahnruf  au  peuple  allemand,  où  il 
avait  défini  Bayreuth  :  «  la  pierre  angulaire,  sous  laquelle 
nous  avons  cru  ensevelir  toutes  les  craintes  et  dont 
nous  croyons  sceller  toutes  nos  espérances  (*).  »  Qu'en 
était-il  de  ces  espoirs  ?  Il  fallait  avoir  le  courage  d'en 
avouer  le  néant. 

Ge  que  Nietzsche  a  vu,  a  été  décrit  par  plus  d'un 
témoin  (*).  Rayreuth,  paré  de  verdure,  de  banderoles,  de 
drapeaux,  non  pour  honorer  l'art,  mais  pour  faire  des 
ovations  au  vieil  empereur  Guillaume  P'".  Des  cortèges 
officiels  et  des  harangues  ampoulées  ;  des  musiques  mili- 
taires déchaînant  le  Kaisermarsch.  Le  soir,  toute  la  ville 
et  le  parc  de  1'  «  Ermitage  »  noyés  de  feux  de  Rengale 
et  de  lanternes  vénitiennes.  Des  multitudes  suantes  et 
vociférantes  déversées  par  tous  les  trains.  Bayreuth 
devenu  une  vaste  kermesse,  où  la  foule  se  ruait  aux  vic- 
tuailles et  auxpots  de  bière.  Dans  les  tonnelles  des  brasse- 
ries, les  princes  et  les  princesses  voisinant  avec  les  cho- 
ristes sur  les  mêmes  bancs,  faute  de  place.  Partout  cette 
grossière  ivresse  du  triomphe  qui,  depuis  1870,  avaittou- 
jours  répugné  à  Nietzsche.  Une  sorte  de  Sedanfeier  de 
l'art,  où  des  wagnériens  musclés,  à  coups  de  poings 
sur  la  table,  affirmaient  des  convictions  solides.  Au 
théâtre,  sur  la  colline  sacrée,  toutes  les  puissances  assem- 
blées de  la  féodalité,  de  la  banque  et  du  snobisme.  Tout  ce 
que  Marienbad  voisine  avait  pu  envoyer  de  financiers  be- 
donnants et  de  rentières  pesantes,   étalait  des   breloques 


(•)  Ibid.,  II,  219. 

(•)  Glasenapp,   Lebeii    Wagners,   V,    285-308.   —   E.   FoBasTER,   Biogr.,    11, 
246  sq. 


DECEPTION   DE   NIETZSCHE  451 

trop  lourdes  et  des  rivières  de  diamants  trop  étin- 
celantes.  Etait-ce  là  l'auditoire  du  nouveau  mystère?  et 
ces  gens  s'empressaient-ils  pour  saluer  la  venue  du  héros 
libérateur,  la  chute  de  l'Etat  et  des  lois  ;  pour  commu- 
nier dans  la  détresse  qui  seule  (Wagner  l'avait  enseigné 
autrefois)  enfante  l'œuvre  de  révolte  libératrice?  Nietz- 
sche ne  put  y  croire;  et,  dans  tout  ce  fracas  triomphal, 
n'entendit  que  la  «  sonnerie  de  cloche  »  pathétique  de  son 
petit  livre,  qui  avait  convié  à  Bayreuth  une  foule  silen- 
cieuse et  pure  comme  celle  des  mystères  d'Eleusis  : 
<i  Schweigenund  Reinsein  »   (').         • 

La  présence  d'une  élite  cultivée  ne  le  consolait  pas. 
Toute  une  petite  colonie  de  Français':  Edouard  Schuré, 
Catulle  Mendès,  Judith  Gautier,  Gabriel  Monod;  des  étran- 
gers de  tous  les  hémisphères,  Italiens,  Russes,  Anglais, 
Américains,  étaient  venus  pieusement.  Chacun  voulait 
rapporter  dans  son  pays  le  message  fidèle  de  Bayreuth. 
Et  n'y  avait-il  pas  la  petite  communauté  allemande  de  la 
première  heure?  Ils  étaient  là,  tous,  les  croyants  des 
années  de  luttes  :  Malwida  de  iMeysenbug,  Overbeck, 
Erwin  Rohde.  Aucun  n'avait  démérité.  On  lit,  dans  les 
Cogitât  a  de  Rohde,  un  aphorisme  où  il  essaie  de  se 
consoler  de  cette  représentation  de  la  Tétralogie  : 

Ne  jugeons  pas,  dit-il  en  substance,  l'œuvre  d'art  par  le  public  qui 
l'accueille  ;  jugeons  le  peuple  par  l'œuvre  d'art  qu'on  lui  offre.  Voilà 
la  bonne  critique  (*). 

Nietzsche  songeait  bien  à  l'œuvre  d'art,  mais  ne  pouvait 
oublier  ses  tares  et  ses  vulgarités,  comme  le  public.  Il  pen- 
sait que,  là-dessas,  les  meilleurs  se   méprenaient.   Pour- 


(')  Richard  Wagner  in  Bayreuth,  g  1.  (H'.,  I,  500.) 
{')  Erwin  Rohde,  Cogitata,  g  73.  (Crusius,  p.  248.) 


452  B  A  Y  R  E  U  T  H 

tant,  ce  n'est  pas  cette  erreur  qui  le  faisait  souffrir.  Sa 
douleur  et  sa  déception  venaient  uniquement  de  Wagner 
et  de  Gosima. 

Ce  succès,  que  Wagner  avait  mérité  par  une  si  sa- 
vante préparation,  il  en  était  dupe  à  présent.  Nous  avons 
des  notes  de  Nietzsche  qui  retiennent,  encore  toute  fraî- 
che, l'impression  nerveuse  que  lui  laissent  les  représen- 
tations. L'imperfection  n'était  pas  où  la  cherchait  Wagner 
aux  heures  de  dépression.  On  savait  qu'à  de  certains  soirs 
le  maître  s'était  enfermé  chez  lui,  fou  de  colère,  éclatant 
en  invectives  sans  nom  contre  les  fautes  des  interprètes, 
des  machinistes,  des  décorateurs.  Nietzsche  passait 
sur  ces  imperfections  de  détail.  Il  n'estimait  guère  la  pro- 
digalité des  efforts  dépensés  à  «  garrotter  l'imagination  ». 
Non  pas  qu'il  fût  insensible  à  certains  efiets  de  colo- 
ris nouveau,  à  «  ces  lueurs  réfractées,  à  cette  luxuriance 
de  couleur,  comme  d'un  soleil  automnal,  à  ces  rouges  de 
feu  et  de  pourpre,  aux  jaunes  et  aux  verts  mélancoliques 
de  la  scène  des  Filles  du  Rhin  »  (').  Mais  tout  dessin 
s'effaçait  dans  cette  débauche  de  couleurs.  L'œuvre  était 
trouble  en  son  fond  même.  Qu'on  fermât  les  yeux, 
que  l'on  quittât  de  la  pensée  le  drame,  la  musique 
fondait  sur  l'auditeur,  comme  un  cauchemar,  vio- 
lente, confuse,  parlant  comme  à  des  sourds  (*).  C'était 
un  défi  aux  oreilles  délicates.  Du  fond  de  la  caverne  trop 
profonde,  où  siégeait  l'orchestre  souterrain,  se  déversaient 
des  mugissements  qui  submergeaient  toute  mélodie. 
L'orchestration  surchargée  accusait  en  traits  plus  épais 
le  défaut  d'une  musique  encombrée  d'intentions  Utté- 
raires.  Les  interprètes  exagéraient  les  violences  furieuses  : 


(«)  Menschliches,  posth.,  SS  282,  287.  (H'.,  XI,  96.) 
i»)  Ibid.,  S  279.  ^^K.,  XI,  94.) 


DECEPTION  DE   NIETZSCHE  453 

Il  y  avait  de  certains  sons  d'un  naturel  invraisemblable  que  je 
souhaite  ne  plus  entendre  jamais,  que  je  souhaiterais  pouvoir  ou- 
blier (*). 

M'"''  Materna  surtout,  dans  le  rôle  de  Brunehilde, 
froissa  Nietzsche  par  des  cris  d'une  frénésie  névrosée. 
Wagner  ne  montrait  pas  de  répugnance  à  ces  fautes  de 
goût.  Pis  encore,  il  les  encourageait.  Sans  conteste,  il  pro- 
fessait le  faux;  et  quand  ces  erreurs  énormes  déchaînaient 
l'acclamation,  il  s'en  grisait  sans  remordà.  Il  ne  venait 
pas  à  Nietzsche,  disant  :  «  Je  sais  ce  qui  choque  votre 
délicatesse.  Patientez...  «  M™"  Cosima  Wagner  était  toute 
à  l'ivresse  de  voir  monter  dans  la  gloire  le  grand  artiste 
qu'elle  avait  suivi  et  dont  elle  avait  rendu  possible  la  des- 
tinée. Elle  n'avait  que  faire  des  avertissements  du  jeune 
et  sombre  génie  qui,  en  plein  triomphe,  prétendait  leur 
désigner  du  doigt  des  étoiles  plus  hautes. 

On  a  cru  que  Nietzsche  s'était  senti  mis  à  l'écart.  C'est 
faire  médiocre  son  ambition  et  sa  faute.  Il  n'a  pas  souffert 
d'être  oublié  dans  les  fêtes  de  Bayreuth,  où  les  préve- 
nances de  Wagner  envers  lui  n'ont  pas  manqué.  Mais 
qu'étaient-ce  que  des  prévenances?  Nietzsche  a  souffert 
d'être  oublié  dans  la  ipensée  de  ses  amis,  et  la  vérité  est 
qu'il  avait  perdu  Wagner  et  Cosima  pour  toujours.  Ne  le 
savait-il  pas,  avant  de  se  mettre  en  route  ?  Oui,  sans  doute. 
II  était  venu  cependant  essayer  sur  Wagner  le  reproche 
muet  de  sa  présence  et  de  son  regard.  Son  goût  de  la  vé- 
rité totale  lui  prescrivait  de  s'assurer  que  tout  espoir 
était  vain.  Nietzsche  à  Bayreuth,  en  1876,  est  un  vaincu 
qui  vient  savourer  tristement  l'amertume  de  sa  défaite  ; 
de  l'accord,  si  profond  jadis,  entre  Wagner  et  lui,  rien 
ne  subsistait.   Quand  le  rideau  tombe  sur  Le  Crépuscule 


(*)  Menschliches,  posth.,  §§  294,  295  (  W.,  XI,  98)  et  en  particulier  la  note 
de  l'appareil  critique  où  est  incriminée  M""'  Materna  (  W.,  XI,  41o). 

ANDLBR.   —   II.  29* 


454  B  A  Y  R  E  U  T  H 

des  dieux,  le  maestro  est  traîné  devant  la  foule.  Il  pro- 
nonce les  paroles  mémorables  : 

Vous  avez  vu  à  présent  ce  que  nous  sommes  capables  de  faire. 
A  vous  d'en  avoir  la  volonté,  et  si  vous  avez  cette  volonté,  nous  au- 
rons un  art  ('). 

Le  lendemain,  au  grand  banquet  d'adieux,  pressé  par 
la  rumeur  publique  de  commenter  ses  paroles,  il  se  com- 
promet davantage  : 

Je  n'ai  pas  voulu  dire  que  nous  n'avons  pas  eu  d'art  jusqu'à  ce 
jour.  Mais  il  a  manqué  aux  Allemands  un  art  national,  tel  que  le  pos- 
sèdent, malgré  des  faiblesses  et  des  décadences  passagères,  les  Italiens 
et  les  Français  (*). 

Hélas  !  ce  n'était  pas  l'art  allemand,  opposé  à  l'art  ita- 
lien et  français,  qu'avait  voulu  Nietzsche.  La  musique  alle- 
mande n'avait-elle  pas  coulé  à  pleins  bords  durant  tout  le 
XVIII*  siècle  ?  L'urgent,  c'était  d'élargir  le  lit  du  fleuve  perdu 
en  trop  de  méandres.  Nietzsche  y  voulait  accueillir  bien 
des  sources,  les  plus  minces  et  les  plus  torrentielles.  Il  en 
voulait  régulariser  les  berges,  par  tout  un  travail  fait 
dans  un  esprit  latin ,  Le  triomphe  de  1876  mettait  fin  à 
cette  espérance. 

Une  autre  certitude  prenait  corps  et  augmentait  la 
tristesse  de  Nietzsche.  Une  œuvre  naissait,  dont  Wagner 
allait  commencer  la  composition.  Dès  1873,  devant  un 
groupe  d'amis,  dont  fut  Malwida  de  Meysenbug,  Wagner 
en  avait  lu  le  livret  (').  On  savait  que  le  poème  s'inspirait 
du  christianisme  le  plus  thaumaturgique.  A  la  première 
rumeur,  Nietzsche  s'était  ému.  C'était  Parsifal;  et  pour- 
tant Y  Intempestive  contre  David  Strauss,  concertée  entre 


(')  Glasenapp,  Leben  Wàgners,  V,  294. 

(»)  Ibid.,  V,  296. 

(»)  Jbid.,  V,  119  noie. 


DÉCEPTION   DE  NIETZSCHE  455 

Wagner  et  lui,  n'avait  pas  encore  i|uitté  les  presses. 
Nietzsche  alors  avait  fait  deux  gageiyes.  Il  avait  juré 
d'arracher  Wagner  à  l'influence  de  Cosinia,  et  il  pensait 
mériter  de  cette  femme,  qu'il  combattait  en  l'admirant, 
une  approbation  plus  haute  encore  que  Wagner.  Le 
maître,  devant  qui  s'inclinait  Cosima  avec  une  ferveur  si 
pathétique,  Nietzsche  voulait  encore  le  grandir;  et  il  voû- 
tait qu'il  fût  certain  pour  le  monde  entier,  que  Wagner 
ne  pouvait  grandir  que  par  la  doctrine  nietzschéenne. 
Ces  deux  gageures,  Nietzsche  venait  de  les  perdre  à  la 
fois,  en  1876.  Il  quitta  Bayreuth,  avec  la  conviction  qu'il 
lui  fallait  réaliser  seul  la  réforme  wagnérienne  élargie. 


Quand  Faust,  désespéré  de  l'effort  inutile  de  son  sa- 
voir, essaie  de  se  reprendre  à  la  vie,  il  lève  les  yeux  sur 
Marguerite.  Ainsi  de  Nietzsche,  après  son  «  immense  dé- 
ception ».  Il  y  avait  parmi  les  spectatrices  de  Bayreuth, 
une  jeune  femme,  d'une  exquise  beauté.  Strasbourgeoise 
d'éducation  et  de  sentiment.  M"'**  Louise  Ott,  née  von 
Einbrod,  était  cependant  de  père  balte.  L'annexion  de 
l'Alsace  l'avait  faite  Parisienne.  Elle  connaissait  à  mer- 
veille la  musique  allemande  et  russe.  C'était  une  fleur  de 
culture  cosmopolite.  Nietzsche  l'admira.  Le  bruit  courut 
que,  l'ayant  crue  jeune  fille,  il  songea  sur  l'heure  à  de- 
mander sa  main.  Plusieurs  fois,  dans  les  dernières  années, 
le  cénacle  de  Bayreuth,  et  Wagner  en  personne,  avaient 
insisté  auprès  de  lui  pour  qu'il  prît  femme.  Il  avait  tergi- 
versé et,  en  avril,  avait  repoussé  définitivement  l'idée. 
Elle  lui  revenait  à  présent,  sous  les  traits  de  cette  jeune 
femme,  belle  et  cultivée.  Il  se  trouva  qu'elle  était  déjà 
mariée  et  mère.  Nietzsche  s'en  alla  de  Bayreuth,  avec 
Paul  Rée  et  Edouard  Schuré.  Mais,  de  Bâle,  il  adressait  à 
la  jeune  amie  nouvelle  des  lettres  tendres  et  pures  : 


456  B  A  Y  R  E  U  T  H 

Chère  Madame,  c'a  été  l'obscurité  autour  de  moi,  quand  vous 
avez  quitté  Bayreuth.  On  aurait  dit  que  quelqu'un  venait  de  m'enle- 
ver  la  lumière.  J'ai  dû  d'abord  me  retrouver.  Mais  je  me  suis  réellement 
retrouvé;  et  vous  pouvez  prendre  en  mains  cette  lettre  sans  appréhen- 
sion. Nous  voulons  garder  intacte  la  pureté  de  l'esprit  qui  nous  a  réu- 
nis (»). 

Il  désira  qu'elle  ne  restât  pas  ignorante  de  l'œuvre  à 
laquelle  il  donnait  sa  vie.  Il  lui  envoya  les  trois  premières 
Intempestives ,  et  lui  écrivit  :  «  Aidez-moi  dans  ce  qui  est 
ma  tâche  (').  »  Les  lettres  de  Nietzsche  seront  pleines 
désormais  de  supplications  pareilles  ;  et  c'est  ce  qui  les 
rend  si  émouvantes.  Après  la  déception  de  Bayreuth, 
Nietzsche  se  sent  comme  transporté  dans  une  région  de 
froid.  Il  consent  à  l'exil,  mais  il  souffre.  La  sympathie 
d'une  femme  de  cœur,  bien  que  lointaine,  lui  est  un  cor- 
dial et  comme  un  enivrement  léger. 

Il  avait,  aux  représentations  de  la  Tétralogie,  rencontré 
un  jeune  hobereau  prussien,  Reinhard  von  Seydlitz. 
D'emblée,  sans  vérifier  si  l'accord  des  idées  rend  possible 
l'intimité,  il  croit  avoir  «  conquis  un  ami  véritable  »  ('). 
Il  restait  le  «  corsaire  »  byronien,  qui  capture  des 
hommes,  non  pour  les  vendre  comme  esclaves,  mais  pour 
les  traîner  avec  lui  à  la  liberté  (*).  Il  prévient  charita- 
blement ceux  qui  s'offrent  à  partager  avec  lui  la  para- 
doxale aventure.  Plus  d'un  restera  en  route  ou,  par  une 
rupture,  lui  signifiera  son  manque  de  courage.  Mais  les 
plus  humbles  preuves  d'amitié  laissent,  dans  ce  cœur 
endoloi'i,  une  longue  reconnaissance. 

Nietzsche  rentre  à  Bàle  en  septembre  1876,  pour 
donner  des  soins  à  ses  yeux  malades.  Puis  il  prend  le 
chemin  de  l'Italie.  U  emporte  le  cours  de  Burckhardt  sur 


(')  Corr.,   I,   382.   —    (M  IhicL,   I,  382.  —    (■')  Ibid.,  I,  384.  —  (')  IbùL, 
I,  385. 


J 


DECEPTION  DE  NIETZSCHE  457 

la  Grèce,  l'esquisse  de  la  V^  Intempestive  sur  Nous  autres 
humanistes^  et  ce  redoutable  manuscrit,  qui  dit  sa  nouvelle 
conviction  intellectualiste,  die  Pflugschar  [le  Soc).  Au 
demeurant,  il  perd  des  croyances  tous  les  jours,  comme 
les  arbres,  au  souffle  de  novembre,  perdent  des  feuilles; 
et,  quand  il  quitte  Bâle  pour  une  année,  l'automne  moral 
a  commencé  pour  lui.  Mais  cette  mélancolie  désespérée 
n'était-elle  pas  un  remède  aussi?  Il  l'avait  enseigné  dans 
son  cours  de  l'été  1876,  à  propos  de  Soe>rate  : 

Socrate  constate  que  la  plupart  des  hommes,  les  plus  grands  et  les 
plus  célèbres  avant  tous  les  autres,  vivent  dans  l'appareace  et  dans 
les  ténèbres.  Ils  sont  enfoncés  dans  l'illusion.  Leur  grandeur  ne  vaut 
point,  car  elle  repose  sur  l'illusion  et  non  sur  le  savoir.  Au  mépris  du 
réel,  Socrate  ajoute  la  mésestime  des  hommes.  Il  affranchit  Platon  de  tout 
culte  respectueux.  Dans  le  monde  de  l'apparence  et  des  sens,  il  n'y  a 
que  des  grandeurs  apparentes  (même  Homère,  Périclès,  etc.)  ('). 

Le  premier  souci  de  Nietzsche  fut  de  créer  la  nouvelle 
méthode  socratique,  puis  de  la  soumettre  à  Richard 
Wagner,  candidement,  de  façon  à  lui  montrer  où  était  sa 
grandeur  vraie,  distincte  de  sa  grandeur  apparente.  Il 
écrivit  alors  Menschliches,  Allzumenschliches. 


(V)  Platons  Leben  und  Lehre,  S  S.  (Philologica,  III,  267.) 


illlllllllilUlllllllillllllllliilllllilIlilllllilllliilllli 


APPENDICE 


LES  TRAVAUX  PHILOLOGIQUES  DE  NIETZSCHE 

Au  moment  où  s'achevait  le  tirage  de  ce  volume,  j'ai  eu  connais- 
sance de  la  brochure  d'ERNST  Howald,  professeur  à  l'Université  de 
Zurich  :  Friedrich  Nietzsche  und  die  klassische  Philologie,  44  pp.  in-S», 
4920.  C'est  le  travail  d'un  vigoureux  helléniste;  et  j'aurais  aimé  à  le 
connaître  avant  de  rédiger  mes  chapitres  sur  les  premiers  ouvrages 
philologiques  de  Nietzsche. 

11  démontre  à  merveille  (p.  4)  que  de  certaines  formules  de 
Nietzsche,  comme  l'antithèse  d'Apollon  et  de  Dionysos,  sont  anti- 
cipées par  Rilschl,  Opuscula  philologica,Y,  160,  et  deux  au  cours  inédit 
sur  l'histoire  de  la  poésie  grecque  Apollinische  Kilharislik  und  diony- 
sische  Aulodik  ;  enfin  que  Rilschl  osait  encore  suivre  Friedrich 
Schlegel  et  Creuzer,  au  temps  où  ils  étaient  déjà  discrédités.  Ma 
propre  conjecture  (V.  plus  haut,  p.  220)  se  trouve  consolidée  par  là. 

J'ai  été  prudent  sur  la  valeur  des  travaux  de  Nietzsche  concernant 
Diogène  Laërce,  etc..  Je  n'ignorais  pas  qu'elle  fût  contestée.  J'atta- 
chais moins  d'importance  aux  résultats  matériels,  forcément  modifiés, 
par  cinquante  ans  de  critique,  qu'à  la  méthode  d'interprétation 
sociale  de  Nietzsche.  Ernst  Howald  a  cependant  raison  d'insister. 
J'ajouterai  que  l'hypothèse  de  Nietzsche  sur  les  sources  de  Diogène 
Laërce  a  été  admise  longtemps,  et  jusque  dans  le  manuel  d'UEBERWBo, 
Grundriss  d.  Gesch.  d.  Philosophie,  5<^  étl.  t.  1,  peut-être  sous  l'influence 
de  Heinze,  collègue  de  Nietzsche  à  Bâle.  Elle  a  trouvé  des  contradic- 
teurs en  RoEPER  {Philologus,  t.  XXX,  868  sq.),  en  Diels  {Rheinisches 
Muséum,  t.  XXXI,  26  sq.),  en  J.  Freudenthal,  Der  Platoniker  Albinos 
und  der  falsche  Alkinoos  (Hcllenistische  Studien,  1879,  fasc.  3, 
pp.  303-315).  Ernst  Maas  faisait  de  très  notables  réserves  dans  les 
Philologische  Untersuchungen,  1880,  fasc.  3  :  De  biographis  greecig 
quaestiones  selectœ,  non  sans  maintenir  quelques-unes  des  thèses  de 


460       LA     JEUNESSE     DE     NIETZSCHE 

Nietzsche  (p.  114  :  «  Egregie  Nietzscheus  demonslravit  non  ipso 
Laërtio,  sed  fonte  ejus  biographico  esse  usum.  »  A  quoi  Ulrich  von 
Wilamowitz-Mœllendorff,  dans  une  lettre-postface,  ajoute,  en  latin, 
des  compliments  comme  ceux-ci  (p.  145)  :  «  Vous  vous  en  êtes  laissé 
imposer  par  l'audace  de  Nietzsche...  Vous  vous  êtes  laissé  prendre 
aux  filets  d'une  argumentation  plus  ténue  qu'une  toile  d'araignée, 
parce  que  vous  avez  été  empêché  de  comprendre  par  l'assurance  inso- 
lente de  Nietzsche.  » 

La  guerre  continuait  ainsi  entre  Wilamowitz  et  Nietzsche,  à  l'insu 
peut-être  de  ce  dernier,  dix  ans  après  leur  premier  duel.  C'est  aussi 
l'impression  que  nous  retirerons  de  la  lecture  de  l'introduction  de  Wila- 
mowitz à  I'Herakles  d'Euripide  (1889).  Voir  à  ce  sujet  notre  t.  III,  au 
chapitre  :  La  querelle  sur  la  tragédie  grecque. 


ERRATUM 


J'ai  écrit,  par  erreur,  p.  174,  que  Franz  Overbeck  avait  étudié  à 
Tûbingen.  C'est  GœUingen  qu'il  faut  lire.  Overbeck  n'a  pas  connu 
personnellement  Ferdinand-Christian  Baur,  fondateur  de  l'École  de 
Tûbingen  ;  mais  il  a  dit  lui-même  que  Baur  avait  été,  durant  sa 
jeunesse,  «  son  modèle  en  matière  de  méthode  historique  ».  (V.  Chris- 
tentum  und  Kultur,  1919,  p.  180.) 


Iinillllilllilllllll!llilliili!!!!ll!lll!!l!llliill!ll!llllllllll 


TABLE  DES  MATIÈRES 


Pages. 
Introduction 7 

LIVRE  PREMIER 
LA  FORMATION  DE  NIETZSCHE 

Chapitre  i.  —  La  souche  et  l'adolescence 28 

I.  Le  milieu  natal 2S 

La  Saxe  Thuringienne,  région  de  la  Réforme.  —  Les 
Saxons,  instituteurs  de  l'Allemagne.  —  Schulpforta, 
Wittenberg,  Leipzig,  léna.  —  Raffinement  de  l'esprit 
saxon  :  Leibniz,  Novalis,  Otto  Ludwig.  —  La  patrie  des 

arts  mineurs  et  de  la  grande  musique. 

II.  Les  aïeux  de  Nietzsche  et  la  première  enfance,  Roecken 

(1844-1830) 32 

Description  de  cette  lignée  de  pasteurs.  —  Sélection 
morale  de  cent  années.  —  La  vie  au  presbytère  de 
Roecken.  —  Les  parents  de  Nietzsche. 

III.  Naumburcj  (1850-1838) 39 

Caractère  de  l'écolier  Nietzsche.  —  Sa  sensibilité  reli- 
gieuse. —  Ses  goûts  poétiques  :  Gœthe.  —  Le  don 
musical. 

IV.  Pforla  (1836-1864) 46 

Caractère  de  cette  école.  —  1.  Les  études  secondaires  de 
Nietzsche.  —  Ses  maîtres,  ses  lectures.  —  Ses  études 
musicales.  —  Nietzsche  fonde  une  société  littéraire.  — 

2.  Philosophie  de  Nietzsche  adolescent.  —  Son  christia- 
nisme. —  Influence  d'Emer«on  et  de  Fichte.  —  Détermi- 
nisme et  liberté.  —  Culte  du  génie.  —  Choix  de  sa 
vocation.  —  Le  «  dieu  inconnu  ». 


462       LA     JEUNESSE     DE     NIETZSCHE 

Pages. 

Chapitre  ii.    —    L'Université.    —    L'influence   de    Ritschl.       61 

L      iBonn  (1864-1863) 61 

Nietzsche  et  Deussen.  —  Expérience  de  la  vie  corporative 
des  étudiants.  —  Études  de  musique  :  Bacli,  Sciiumann, 
Berlioz.  —  Ritschl  décide  de  sa  vocation  d'helléniste.  — 
Mélancolie  de  Nietzsche. 

II.  Leipzig  (186S-1869) 70 

Nietzsche  y  retrouve  Ritschl.  —  Méthode  de  ce  «  maître 
terrible  ».  —  Ce  que  Nietzsche  apprend  de  lui.  —  Pre- 
miers travaux  de  Nietzsche  sur  Théognis,  Suidas,  Aris- 
tote,  Homère  et  Hésiode,  Simonide.  —  Le  mémoire  sur 
Diogène  Laërce.  — L'influence  de  Ritschl  contrecarrée  par 

les  goilts  musicaux  de  Nietzsche.  —  Découverte  de  Scho- 
penhauer.  —  Hlumination  et  conversion.  —  Début  de 
son  amitié  pour  Erwin  Rohde. 

III.  La  crise  de  1866  et  le  service  militaire  . 91 

Admiration  de  Nietzsche  pour  Bismarck.  —  Nietzsche 
artilleur.  —  Son  accident  et  sa  convalescence.  —  Les 
Democrilea.  —  Comment  Nietzsche  établit  sa  méthode. — 

Ses  doutes  sur  la  méthode  philologique.  —  Travaux  de 
philosophie.  —  Nietzsche  découvre  son  problème  propre. 
—  Projet  de  voyage  à  Paris. 

IV.  Première  rencontre  de  Richard  Wagner.  —  Les  adieux  à 

Leipzig  (1868-1869) 105 

Richard  Wagner  chez  Brockhaus.  —  Nomination  de 
Nietzsche  à  l'Université  de  Bâle. 

LIVRE  DEUXIÈME 
LA  PRÉPARATION  DU  LIVRE  SUR  LA   TRAGÉDIE 

Chapitre  i.  —  Le  milieu  helvétique 113 

1.      L'arrivée  à  Bâle 113 

La  ville  de  Bàle  en  1869-1870.  —  Tradition  de  son 
Université.  —  Les  savants  bàlois.  —  Trois  gloires  : 
J.-J.  Bachofen,  Rûtimeyer,  Jacob  Burckhardt.  — Débuts 
de  Nietzsche.  —  Idées  de  sa  leçon  d'ouverture  sur  la 
question  homérique.  —  Nietzsche,  professeur. 


TABLE     DES     MATIÈRES         463 


II.  L'idylle  de  Tribschen. 125 

Vie  de  Richard  et  de  Cosima  Wagner  à  Tribschen.  — 
L'accueil  fait  à  Nietzsche.  —  L'amitié-poème.  —  Ce  qu'a 

pu  être  le  sentiment  de  Nietzsche  pour  M"»"  Cosima 
Wagner.  —  Influence  de  cette  amitié  sur  l'œuvre  de 
Nietzsche.  —  Synthèse  de  Schopenliauer  et  de  Wagner. 
—  Identification  du  drame  wagnérien  et  de  la  tragédie 
grecque.  —  Conférences  sur  le  Drame  musical  grec  et 
sur  Sacrale  et  la  tragédie.  —  Importance  vraie  de  ces 
essais.  —  Désaccords  menaçants  entre  Nietzsche  et 
Wagner.  —  Reprise  des  travaux  philologiques  :  Dioyène 
Laërce,  Ménippe,  Cerlamen  Homeri  et  flesiodi. 

III.  La  guerre  de  1810 139 

Le  patriotisme  allemand  de  Nietzsche.  —  Sa  campagne; 

sa  maladie.  —  La  Commune.  —  Ce  que  les  événements 
de  1870  enseignent  à  Nietzsche. 

Chapitre  ii.  —  Amitiés  proches  et  lointaines 144 

Le  besoin  d'amitié  chez  Nietzsche.  —  Effacement  des 
amitiés  de  Naumburg. 

I.  Paul  Deussen 146 

Conversion  de  Deussen  au  schopenhauérisme.  — 
Nietzsche  lui  doit  en  partie  son  érudition  indoue. 

II.  Heinrich  Romundt 148 

Son  livre  sur  Kant  et  Empédocle.  —  Romundt,  com- 
mensal de  Nietzsche  à  Bâle. 

III.  Cari  von  Gersdor/f .     150 

Un  hobereau  cultivé.  —  Préjugés  communs  entre  les 
deux  amis.  —  Leur  intimité  jusqu'en  1876. 

IV.  Erwin  Rohde .     155 

La  correspondance  de  Nietzsche  et  de  Rohde.  —  Ce  qui 

les  dégrise  de  la  victoire  allemande  après  1870.  —  Leur 
accord  sur  Schopenhauer  et  Richard  Wagner.  —  La 
doctrine  de  Rohde.  —  Nuance  de  son  pessimisme.  —  Sa 
notion  des  rapports  entre  le  conscient  et  l'inconscient.  — 
Sa  critique  de  Schopenhauer.  —  Sa  théorie  de  la  tragé- 
die grecque  et  du  tragique.  —  Sa  théorie  de  l'art. 


464       LA     JEUNESSE     DE     NIETZSCHE 

Pages. 

V.  Franz  Overbeck 168 

La  plus  longue  amitié  de  Nietzsche  :  sa  nature  intellec- 
tuelle et  morale.  —  Le  problème  d'Overbeck  :  l'origine, 

la  décadence  et  la  renaissance  de  la  religion.  —  Ressem- 
blance avec  le  problème  de  Nietzsche.  —  La  méthode  de 
Tûbingen. 

VI.  Les  affections  de  famille 179 

Force  de  ces  affections  chez  Nietzsche.  —  Caractère  de 
Mme  Nietzsche  mère.  — Caractère  de  la  sœur  de  Nietzsche. 

Chapitre  m.  —  Le  voisinage  du  génie 182 

L  La  collaboration  de  Nietzsche  et  de  Richard  Wagner  .  .  182 
Ce  qui  les  attache  l'un  à  l'autre  ;  ce  qui  les  sépare.  —  La 
revision  des  doctrines  wagnériennes,  par  Nietzsche.  — 
Nature  de  la  joule  engagée.  —  Problème  que  Nietzsche 
a  reçu  de  Wagner.  —  Lacunes  du  système  wagnérien. 
—  Nietzsche  prétend  les  combler. 

IL    Le  fragment  d'  «  Empédocle  »  et  l'idéalisation  d'Ariane- 

Cosima 194 

Restitulion  conjecturale  de  V Empédocle  de  Nietzsche.  — 
Sens  de  ce  drame  :  il  préfigure  le  Zaralhustra.  —  Il  glo- 
rifie la  réforme  wagnérienne.  —  Identification  des  per- 
sonnages. —  Corinne-Ariane  est  M"!*"  Cosima  Wagner. 

III.   Litiges  de  priorité  entre  Wagner  et  Nietzsche 203 

Nietzsche  croit  que  le  Beethoven  de  Wagner  divulgue  ses 
propres  idées.  —  Doctrine  du  Beethoven.  —  Phases  diffé- 
rentes du  livre  de  Nietzsche  sur  la  Tragédie.  —  Ce  que 
Wagner  lui  emprunte. 

Chapitre  iv.  —  Les  sources  du  livre  sur  la  «  Naissance  de 

la  tragédie  » 219 

Influences  qu'on  reconnaît  dans  ce  livre. 

I.      Friedrich  Schlegel 220 

Idée  romantique  de  la  civilisation  grecque.  —  La  tragédie 
attique,  synthèse  de  l'épopée  ionienne  et  du  lyrisme 
dorien.  —  Apollon  et  Dionysos.  —  La  tragédie,  œuvre 
de  la  cité,  meurt  par  la  philosophie. 


TABLE     DES     MATIERES         465 


II.  Wilhelni  Schlegel  et  Anselm  Feuerbach 229 

W.  Schlegel  et  l'esprit  sculptural  de  la  tragédie.  —  Son 
disciple,  Anselm  Feuerbach,  source  de  Wagner.  — 
L'œuvre  d'art  intégrale.  —  Sculpture  et  tragédie. 

III.  Friedrich  Creuzer 234 

La  philologie  considérée  comme  une  initiation  à  des 
mystères  religieux.  —  Origine  sacerdotale  des  formes 
littéraires.  —  Antagonisme  d'Apollon  et  de  Dionysos; 
leur  réconciliation.  —  Dionysos  Zagreus,  dieu  de  la 
mort.  —  Ce  que  Jacob  Burckhart  et  Nietzsche  doivent  à 
cette  interprétation  pessimiste  de  la  vie  des  Grecs. 

IV.  Oifried  Millier 244 

Il  fournit  la  théorie  de  l'apollinisme.  —  1.  Notion  de 
l'Apollon  des  Doriens.  —  Le  dieu  de  la  statuaire  et  de 

la  sagesse.  -  -  2.  Mystère  d'Apollon  imaginé  par  Otfried 
Mùller.  —  Le  prétendu  drame  dorien  primitif,  avec 
satyres.  —  L'addition  du  dithyrambe  dionysiaque.  — 
Sophismes  de  cette  construction.  —  Nietzsche  les 
emprunte. 

V.  Friedrich  Welcker 253 

Le  Dionysos  rustique;  caractère  social  de  son  culte.  — 
Différence  entre  satyres  et  silènes.  —    Sophismes   de 

F.  Welcker  sur  le  dithyrambe.  —  Forte  déduction  que 
Nietzsche  doit  à  Welcker. 

VI.  y.-./.  Bachofen 258 

Gomment  Nietzsche  a  fréquenté  sa  maison.  —  Les 
dieux  grecs  de  la  région  basse  :  Dionysos  destructeur. 

—  Transformisme  moral  de  Bachofen.  —  L'esprit  diony- 
siaque. —  Le  renversement  des  valeurs  sociales.  —  La 
civilisation  dionysiaque.  —  Emprunts  de  Nietzsche.  — 

Vil.  Franz  Liszt 266 

Projet  de  Nietzsche  :  Concilier  Richard  Wagner  et 
Franz  Liszt.  —  La  musique  pure  et  la  symphonie  de 
Berlioz;  son  affinité  avec  Vépopée  philosophique  moderne. 

—  Selon  Nietzsche,  la  tragédie  grecque  et  la  tragédie 
w^agnérienne  tendent  à  la  symphonie.  —  Synthèse  de 
ces  idées  dans  le  livre  sur  la  JVuissance  de  la  tragédie.  — 
Les  retouches  nécessaires. 


466       LA    JEUNESSE    DE    NIETZSCHE 

Pages.         J 

Chapitre  v.  —  La  Fondation  de  Bayreuth.  —  Ariane-Cosima.     275 

Nietzsche  à  Lugano.  —  Ses  méditations. 

I.  Tribschen  :  la  fin  de  l'idylle.  —  Cime  culminante  de 
l'amitié  entre  Nietzsclie,  Riciiard  et  Cosima  Wagner.  — 
Coacert  de  Mannheim.  —  Publication  du  livre  sur  la 
Tragédie.  —  La  Nuit  de  la  Saint-Sylvestre  :  Sens  de  cette 
symphonie.  —  Adieux  déchirants  à  Tribschen. 

II.  Les  premières  attaques  contre  Nietzsche 289 

Vanité  des  compliments  recueillis.  —  Le  pamphlet 
d'Ulrich  von  Wilatnowitz-Mœllendorff. 

m.   La  première  pierre  de  Bayreuth 294 

Sens  de  cette  tête  pour  Nietzsche.  —  Travaux  sur  la  Phi- 
losophie présocratique.  —  Les  journées  de  Strasbourg.  — 
Malentendus  avec  Ariane-Cosima. 

LIVRE  TROISIÈME 
LA  TENTATIVE  DE  RÉFORMER  LE  VS^AGNÉRISME 

Chapitre   i.  —    Les    premières    études    scientifiques     de 

Nietzsche 313 

Problème  central  de  la  philosophie  de  Nietzsche  :  la  vie. 
—  Ses  lectures  de  science  positive. 

I.      Zœllner 315 

Attitude  de  cet  astronome.  —  Part  qu'il  fait  au  raison- 
nement inconscient  dans  la  connaissance.  —  Son  hypo- 
thèse nouvelle  sur  la  sensibilité  de  la  matière  inorga- 
nique. —  L'univers  construit  de  façon  à  réaliser  un 
minimum  de  douleur.  —  Manière  de  sortir  du  schopen- 
hauérisme.  —  Emprunts  de  Nietzsche.  —  Évolution  de 
l'intelligence  selon  Zœllner.  —  Sélection  des  formes  éle- 
vées de  la  science  et  de  la  moralité.  —  Lacunes  de 
Zœllner. 

IL    Résidus  darwiniens  dans  Nietzsche 327 

Faiblesse  des  notions  d'intelligence  et  de  sympathie  dans 
Darwin.  —  Sélection  morale  par  la  lutte  intérieure  des 
instincts.  —  Psychologie  du  remords  et  du  devoir.  — 
Lacunes  de  Darw^in. 


TABLE     DES     MATIÈRES         467 


III.   Le  néo-lamarckisme  de  Rûlimeyer 332 

Œuvre  de  Rùtimeyer.  —  Sa  critique  de  Darwin.  — 
Apprentissage  lamarclcien  de  Nietzsche.  —  Relation 
entre  la  structure  des  organismes  et  leur  milieu.  — 
Origines  de  la  vie.  —  Son  ascension.  —  Évolution 
des  espèces  vertébrées. —  Naissance  et  rôle  du  cerveau. 
—  Possibilité  de  dépasser  l'humanité  actuelle.  — 
Lamarckisme  biologique  et  social  de  Nietzsche. 

Chapitre  ii.  —  L'  «  Intempestive  »  contre  David  Strauss. 

I.  L'amitié  de  Malwida  de  Meysenbug. 346 

Le  passé  de  M"«  de  Meysenbug.  —  Son  wagnérisme.  — 
Légers  ridicules  de  cette  bonne  personne.  —  Tentative 
d'affranchir  Cosima  Wagner. 

II.  Uinfluence  de  Paul  de  Lagarde 384 

L'œuvre  de  ce  savant.  —  Sa  critique  des  religions  occi- 
dentales d'aujourd'hui.  —  Définition  de  la  vie  religieuse 
véritable.  —  Relation  entre  la  religion,  la  civilisation  et 

la  science.  —  Conséquences  pratiques.  —  Emprunts  faits 
à  cette  doctrine  par  Franz  Overbeck  et  Nietzsche. 

III.  L'Essai  de  Franz  Overbeck  :  «  Ueber  die  Chrisllichkeit  der 

heuligen  Théologie  »  (1873) 368 

Le  christianisme,  fragment  d'antiquité  survivante.  —  Le 
pessimisme  chrétien.  —  Sécularisation  du  christianisme 
dans  la  plus  récente  théologie.  —  Ridicules  de  l'apolo- 
gétique actuelle.  —  Nécessité  de  dépasser  le  christia- 
nisme et  l'antiquité.  —  Tentative  de  convertir  Cosima 
Wagner  à  la  libre-pensée. 

IV.  Le  pamphlet  de  Nietzsche  contre  David  Strauss 380 

Ce  qui  a  motivé  le  choix  de  ce  sujet.  — Points  d'attaque  : 

1.  Le  déterminisme  scientifique.  —2.  Le  darwinisme.  — 
Incertitudes  dans  la  méthode  de  Nietzsche.  —  Héritage 
romantique  :  les  plaisanteries  sur  le  philistin  cultivé.  — 
Injustices  du  pamphlet. 

V.  L'angoisse  sur  le  wagnérisme 391 

Valeur  de  la  science  et  de  l'art  devant  la  vie.  —  Réforme 
nécessaire  du  wagnérisme.  — 1.  Le  projet  de  cloître  phi- 
losophique. —  2.  Intrigues  contre  Bayreuth.  —  Chimères 


468      LA    JEUNESSE    DE    NIETZSCHE 

Pages. 

et  réalités.  — 3.  Premiers  doutes  sur  Richard  Wagner. 
—  Sévérité  de  l'apprécialion  secrète  de  Nietzsche.  — 
Nécessité  d'une  réforme  du  wagnérisme. 

Chapitre  m.  —  La  deuxième  et  la  troisième  «  Considération 
Intempestive  ». 

I.  L'  t  Intempestive  »  sur  l'Elude  de  l'Histoire 40» 

Importance  qu'il  y  a  à  explorer  le  passé.  —  Accueil  fait 

à  ce  nouvel  essai. 

II.  L'  «  Intempestive  »  sur  «  Schopenhauer  éducateur  »...     410 
Crise  de  transformation.   —  Reprise  du  projet  de  cou- 
vent philosophique.  —  Objet  de  la  III*^  «  Intempestive  »  : 
décrire  l'homme  dans  sa  pureté.   —  L'élaboration.  — 

L' Hymne  à  l'Amitié.  — Entrevue  violente  avec  R.  Wagner 
en  août  1874.  —  Goût  nouveau  de  Nietzsche  pour  les 
Romains  et  pour  Brahms.  —  Ce  que  signifie  la  réconci- 
liation avec  Richard  et  Cosima  Wagner. 

Chapitre  iv.  —  L'affranchissement. 

I.  Amitiés  et  douleurs 423 

Vie  mondaine  à  Bâle  de  1874  à  1876.  —  M'^^'^  Marie 
Baumgartner.  —  Désaccord  de  Nietzsche  avec  sa  mère 

et  Romundt.  —  Travail  dans  la  douleur.  —  Projet  d'une 
Intempestive  contre  les  philologues.  —  La  première 
grande  maladie.  —  La  pensée  de  Bayreuth. 

II.  L'influence  de  Jacob  Burckhardt  et  la  nouvelle  sociologie 

religieuse  de  Nietzsche 431 

Jacob  Burckhardt  affranchit  Nietzsche.  —  Nietzsche  com- 
plète Burckhardt.  —  Sources  de  la  sociologie  deNietzsche. 
Notion  nouvelle  du  divin  chez  les  Grecs.  —  Rôle  des 
prêtres.  —  Origine  des  dieux  grecs.  —  La  magie,  qui 
fléchit  les  dieux,  transformée  en  œuvre  d'art.  —  Appli- 
cation moderne. 

III.  La  IV^  1.  Intempestive  ^  :  «  Richard  Wagner  à  Bayreuth  ».     441 
Souffrances  de  Nietzsche  durant  l'automne  de  1875.  — 

Son  sentiment  de  la  solitude.  —  Interprétation  nouvelle 
de  l'événement  de  Bayreuth.  —  Présomptueuse  leçon 
donnée  à  Wagner  dans  son  essai. 


TABLE     DES     MATIERES       469 


Pages. 

IV.  La  dernière  visite  de  Nietzsche  à  Bayreulh:  La  déception.  447 
Ce  qui  choque  Nietzsche  dans  l'attitude  de  Richard  et  de 
M™e  Cosima  Wagner.  —  La  première  de  la  Tétralogie.  — 
Le  public  de  Bayreuth.  —  L'exécution  de  l'œuvre.  —  En 
quoi  consiste  la  déception  de  Nietzsche.  —  Amitiés  nou- 
velles. —  L'automne  moral  de  Nietzsche.  —  Ce  qui 
motive  les  Choses  humaines,  trop  humaines. 


p.  MEilSCH,  L.  SEITZ  h  C'«,  imp.,  M,  vUIa  d'AUiii,  PARIS-W   —  26810. 


EDITIONS  BOSSA RD,  43,  rue  Madame,  Parrs-VP 


COLLECTION  DES  CHEFS-D'ŒUVRE  MÉCONNUS 

Format  in-16  grand-aigle  13,5  V,„xl9,5  7,„ 


On  range  les  œuvres  de  notre  littérature  dans  un  ordre  en  général  convenable, 
mais  parfois  encore  arbitraire.  La  tradition  scolaire,  la  critique,  la  mode, 
l'histoire,  non  seulement  ont  classé  les  écrivains,  mais  encore  hiérarchisé  les 
livres.  11  y  a  les  classiques  et  ceux  qui  ne  le  sont  pas,  les  chefs-d'œuvre  et  les 
œuvres  dites  de  deuxième  ordre. 

C'est  pour  réparer  les  injustices  inévitables  d'une  telle  méthode  que  les  «  Édi- 
tions Bossard  -  ont  voulu  donner  une  "  Collection  des  Chefs-d'œuvre 
Méconnus  ".  On  a  compris  dans  cette  collection,  et  des  auteurs  oubliés  comme 
Bouhours,  La  Mettrie,  Dufresny,  et  les  œuvres  négligées  d'auteurs  connus  comme 
la  Vie  de  Bancé  de  Chateaubriand,  les  Lettres  de  Bossuet  sur  l'éducation  du 
Dauphin,  ou  la  Provençale  de  Regnard. 

Soucieuses  d'intérêt  et  de  diversité,  les  •  Éditions  Bossard  -  ont  mêlé  les 
genres,  faisant  alterner  les  mémoires,  le  roman,  la  critique,  la  religion  ou  la 
politique,  allant  du  Traité  des  Reliques  de  Calvin  à  Mlle  Justine  de  Liron  de  Delé- 
cluze  et  de  Noël  du  Fail  à  Proudhon. 

11  ne  s'agit  point  ici  de  «  morceaux  choisis  »,  mais  d'œuvres  formant  un  tout 
complet,  se  suffisant  à  lui-même,  reproduites  dans  leur  texte  le  plus  pur. 

Nos  volumes,  qui  joignent  la  modicité  du  prix  à  la  qualité  de  l'exécution, 
s'adressent  au  grand  public,  comme  aux  bibliophiles.  L'étudiant  y  trouvera  des 
textes  définitifs  infiniment  précieux  et,  en  général,  épuisés  ou  non  réédités,  tout 
honnête  homme  désireux  de  se  cultiver,  une  nourriture  intellectuelle  et  une 
récréation  du  meilleur  aloi. 

Pour  présenter  ces  volumes,  les  ■.  Éditions  Bossard  »  se  sont  adressées  à  des 
érudits  en  même  temps  qu'à  des  hommes  de  goût.  Des  noms  comme  ceux  de 
MM.  Paul  BoNNEFOK,  Maurice  Wilmotte,  Edmond  Pilon,  René  Radouant,  Désiré 
RousTAN,  de  Mme  Marcelle  Tinayre,  Julien  Benda,  Emile  Magne,  nous  semblent 
donner  déjà  toute  garantie.  La  collection  est  dirigée  par  M.  Gobzagde  Truc,  un 
des  critiques  les  plus  écoutés  de  notre  époque. 

Les  volumes  seront  ornés  des  portraits  des  auteurs  gravés  sur  bois  spéciale- 
ment, d'après  des  documents  originaux,  par  un  des  maîtres  de  la  gravure  con- 
temporaine, M.  Achille  Ouvré. 

L'impression  se  fera  sur  un  beau  vélin  inaltérable  des  Papeteries  d'Annonay 
et  de  Renage,  au  format  in-16  Grand-Aigle  (13,o  X  19,o).  Le  tirage  sera  limité  à 
2.500  exemplaires  numérotés. 

Un  signet  de  soie  verte  permettra  au  lecteur  de  marquer  l'endroit  où  il  s'est 
arrêté. 

N'est-ce  pas  montrer  que  notre  but  a  été  de  joindre  l'art  et  la  science  à 
l'agrément  ? 


La  "  Collection  des  Chefs-d'œuvre   Méconnus  "   commence   par   une 
première  série  de  25  volumes,  à  savoir  : 

1.  Margubritb  db  VALOIS.  —  Mémoires.  Introduction  et  Notes  de  Paul  Bonhbfoii, 

Conservateur  de  la  Bibliothèque  de  l'Arsenal. 

2.  REGNARD.   —  La  Provençale,  suivie  de  la  Satire  contre  les  Maris,  de  Edmond 

Pilon. 

3.  BOUHOURS.  —  Entretiens  d'Ariste  et  d'Eugène.  Introduction  et  Notes  de  René 

Radouakt. 

4.  Honoré  d'URFÉ.  —  Les  Amours  d'Alcidon.  Introduction  et  Notes  de  Gustave 

Cbarligr. 

5.  TALLEMANT  des  RÉAUX.  —  Richelieu  —  sa  Famille  —  son  favori  Bois-Robert. 

Introduction  et  Notes  de  Emile  Magne. 

6.  CHATEAUBRIAND.  —   Vie  de  Rancé.  Introduction  et  Notes  de  Julien  Bbnda. 

7.  DELÉCLUZE.   —   Mademoiselle  Justine   de   Liron.    Introduction   et  Notes   de 

Marcelle  Tinatre. 

8.  BOSSUET.  —  Lettres  sur  l'Éducation  du  Dauphin  suivies  de  Lettres  au  Maré- 

chal de  Bellefonds  et  au  Roi.  Introduction  et  Notes  de  E.  Levesque. 

9.  FÉNELON.  —  Écrits  et  Lettres  politiques.   Introduction  et  Notes  de   Charles 

Urbain. 

10.  DUFRESNY.  —  Amusements  sérieux  et  comiques.  Texte  nouveau.  Introduction 

et  Notes  de  Jean  Vie. 

11.  M""  DE  MAINTENON.  —  Lettres  à  d'Aubigné  et  à  M'^'  des  Ursins.  Introduction 

et  Notes  de  Gonzague  Truc. 

12.  Gérard  de  NERVAL.  —  De  Paris  à  Cythère.   Introduction  et  Notes  de  Henri 

Clouard. 

13.  CALVIN.  —  Traité  des  reliques  et  Épitre  à  Messieurs   les  Nicodemites.  Intro- 

duction et  Notes  de  Albert  Autin. 

14.  Gni  PATIN.  —  Lettres  du  Temps  de  la  Fronde.  Introduction  et  Notes  de  André 

Thérive. 

15.  PROUDHON.  —  Le  Principe  fédératif  et  de  la  Nécessité  de  reconstituer  le  parti 

de  la  Révolution.  Introduction  et  Notes  de  Charles-Brun. 

16.  LA  METTRIE.  —  UHomme  machine,  suivi  de  l'Art  de  jouir.  Introduction  et 

Notes  de  Maurice  Solovine. 

17.  MARIVAUX.  —  Le  Spectateur  français.  Introduction  et  Notes  de  Paul  Bon- 

hefon. 

18.  Noël  du  FAIL.  —  Propos  rustiques.   Introduction  et  Notes  de  Jacques  Bou- 

LENGER. 

19.  BOURDALOUE.  —  Sermons  sur  l'Impureté,  sur  la  Conversion  de  Madeleine  et 

sur  le  Retardement  de  la  Pénitence.  Introduction  et  Notes  de  Gonzague  Truc. 

20.  DIDEROT.  —  Entretien  entre  D'Alembert  et  Diderot,  Rêve  de  D'Alembert  suivi 

de  r Entretien  avec  M"'-  de  Lespinasse.   Introduction  et  Notes  de  Gilbert 
Maire. 

21.  RONSARD.  -^  Sonnets  pour  Hélène.  Introduction  et  Notes  de  Roger  Sobg. 

22.  M"'^   DU   DEFFAND.  —  Lettres  à    Voltaire.    Introduction   et  Notes  de  Joseph 

Trabucco. 
28.  Le  Chevalier  db  MÉRE.  —  Conversation  avec  le  Maréchal  de  Clérambault,  Intro- 
duction et  Notes  de  Gérard-Gailly. 

24.  MALEBRANCHE.  —  Le    Traité   de    l'Amour  de    Dieu,    suivi    de   la    Lettre  au 

P.  Lamy.  Introduction  et  Notes  de  Désiré  Roustah. 

25.  SAINT-ÉVREMONT.  —  Œuvres  mêlées.  Introduction  et  Notes  de  Maurice  Wil- 

MOTTE. 


Deux  volumes  sont  mis  en  vente  chaque  mois.  Les  quatorze  premiers  volumes 
sont  actuellement  publiés.  Prix  de  chacun  des  25  volumes  :  12  fr.  Une  deuxième 
série  paraîtra  à  partir  du  mois  de  novembre  1921. 


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