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LA JEUNESSE
DE NIETZSCHE
OUVRAGES DU MEME AUTEUR
Chez F. Alcan et R. Lisbonne, éditeurs .
La Philosophie de la Nature dans Kant. 1890. 130 pp. iii-8° 1 vol.
Les Origines du Socialisme d'Etat en Allemagne. 1897. 2« éd. 1913.
xv-495 pp. in-S" 1 vol.
Les Usages de la Guerre et la Doctrine de l'Etat-Major allemand. 1915.
• 120 pp. iii-12 Brochure.
Chez- Rieder (anciennement Cornély), éditeur ;
Le prince de Bismarck. 1898. 2« éd. 1900. 402 pp. in-12 1 vol.
Le Manifeste communiste de Karl Marx et de Frédéric Engels. Intro-
duction historique et commentaire. 1900. 200 pp. in-16 1 vol.
A l'Union pour la Vérité •
La Liberté de l'Esprit selon Nietzsche. 1910. 48 pp. in-16 Brochure.
Chez Marcel Rivière et Cie, éditeurs :
La Civilisation socialiste. 1912. 52 pp. in-16 Brochure.
Chez Armand Colin, éditeur :
Pratique et Doctrine allemandes de la Guerre. (En collaboration avec
Ernest Lavisse.) 1915. 48 pp. in-80 Brochure
Le Pangermanisme. Les plans d'expansion allemande dans le monde.
1915. 80 pp. in-8» Brochure.
Chez Larousse, éditeur :
Les Etudes germaniques. 36 pp. in-12. 1914 Brochure.
Chez Louis Conard, éditeur :
•* Collection de Documents sur le Pangermanisme
: ' " avec des préfaces historiques :
I. Les Origines du Pangermanisme (1800-1888). 1915. lxxx-300 pp. in-S». 1 vol.
l II. Le Pangermanisme continental sous. Guillaume II. 1916. lxiiiii-
"V 480 pp. in-8°. . . ." • • • * vol.
III. Le Pangermanisme colonial sous Guillaume II. i9i6.c-ZS6 f^. in-8°. 1vol.
iV. Le Pangermanisme philosophique {l80Q-l9U).i9ll. CLu-iOO çp.m-80. 1vol.
.■'■ Aux Éditions de « Foi et Vie » :
Ce qui. devra changer en Allemagne. 80 pp.- in-8''. 1917 Brochure.
Aux Éditions Bossard :
Le Socialisme impérialiste dans l'Allemagne contemporaine. (Collection
> • de VMtion Nationale.) 1" éd. 1912. 2« éd. augmentée 1918. 260 pp.
in-12 1 vol.
.La Décomposition politique du Socialisme allemand (1914-1918). (Collec-
tion de l'Action Nationale.) viii-282 pp. Grand in-8'' 1 vol.
■ Nietzsche, sa Vie et sa Pensée.
I. Les Précurseurs de Nietzsche. 1920. 420 pp. in-80 1 vol.
II. La Jeunesse de Nietzsche (jusqu'à la rupture avec Bayreuth) .... 1 vol.
Sons presse : '.
" III. Nietzsche et le Pessimisme esthétique.
IV. Nietzsche et le Transformisme intellectuel.
" ; En préparation :
V. Lu Maturité de Nietzsche (jusqu'à sa mort).
VI. La dernière Philosophie de Nietzsche. Le renouvellemejit de toutes les valeurs.
Copyright by Èditiom Bossard, Paris, 1920.
Charles ANDLER
Professeur à la Faculté des Lettres de l'Université de Paris
NIETZSCHE, SA VIE ET SA PENSÉE
LA JEUNESSE
DE NIETZSCHE
JUSQU'A LA
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RUPTURE AVEC BAYREUTlfi^
DEUXIÈME EDITION
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ÉDITIONS DOSSARD
48, RUE MADAME, 40
PARIS
1921
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ly TÎetzsche, parlant des philosophes qui ont découvert
J^ \ les plus neuves et les plus belles « possibilités de
vivre », disait :
« De tels hommes sont trop rares pour qu'on les laisse échapper.
Il ne faut pas avoir de cesse qu'on n'ait fait revivre leur effigie;
qu'on ne l'ait cent fois crayonnée sur la muraille ('). »
Cette raison suffira toujours à justifier une biogrjiphie
du philosophe-poète qui, plus profondément qu'un autfefet au
milieu d'un peuple tout entier rebelle à sa pensée, a renouvelé
le sentiment de la vie dans l'humanité contemporaine.
S'il ne s'agissait que de dérouler une fois de plus le tissu
des faits dont s'est composée la vie terrestre de Niet:ische, peut-
être n'en aurais-je pas eu l'audace. Je n'ai plus connu qu'en
petit nombre les témoins de la vie de Nietische. Leurs déposi-
tions sont recueillies dans des récits que l'on trouvera cités avec
reconnaissance à toutes les paires du présent livre. Je ne pouvais
pas augmenter beaucoup le nombre de ces témoignages. Mais
j'ai voulu les contrôler tous à l'aide de la correspondance,
aujourd'hui publiée^ de Niet:ische. Il restait aussi à départager
(•) Nietzsche, Philosophenhuch, % 200. {\V., X, 235).
if
t.
.;^
8 LA JEUNESSE DE NIETZSCHE
des traditions violemment discordantes. J'ai cru souvent
arriver à une conciliation en replaçant tous les témoignages
dans la lumière de la pensée niet:{schéenne. Elle décide j parce
qu'elle est seule capable de donner aux événements tout leur
sens ; et ils n'ont que par elle leufpleine réalité (').
Oîte l'on ne cherche donc pas ici une de ces monographies
(') Il y a lieux traditions divergentes de la biographie de Nietzsche :
1° La tradition weimarienne, représentée par l'œavre de M""* Elisa-
beth FoERSTER-NiBTzscBE, sœur du philosophe. Son ouvrage s'est d'abord
intitulé Das Leben Frieciric/i Nietzsc/ies. lii-S°, Leipzig, chez Naumann, t. I,
1896; t. 11, 1, 1897; t, II, 2, 1904. 11 restera indispensable comme source
d'information. Il était surchargé, dans cette première foi-me, de documents
et de textes qui depuis ont pris place dans la correspondance de Nietzsche
et dans ses œuvres posthumes. L'ouvrage a reparu, allégé et retouché, en
deux volumes : t. I, Der junge Nietzsche, 1912; t. II, Der einsame Nietzsche,.
1914, iri-12, Leipzig, chez A. Krôner. Il y faut ajouter le livre nouveau où
M"" E. Foerster retrace l'histoire entière des relations de Nietzsche avec
Wagner : Wagner und Nietzsche zur Zeil ihrer Freundschaft, 1915. Ce livre
reproduit parfois textuellement les chapitres des deux ouvrages précé-
dents. 11 y ajoute cependant des lettres nouvelles.
La grande tâche de la réédition des ouvrages publiés par Nietzsche de
son vivant, la publication de ses cours et des fragments posthumes, a été
entreprise et menée à bien par la fondation présidée par M"* Foerster-
Nietzsclie sous le nom de Nietzsche-Archiv. Elle a son siège à Weimar, dans
la charmante villa où Nietzsche est mort, après y avoir souffert douze années,
et pour laquelle un architecte belge du plus éminent mérite, Henri Van
de Velde, a créé un décor intérieur si pathétique. On trouvera un compte
rendu de l'activité de cette fondation dans la brochure publiée en son nom
sous le titre de Nietzsches Werke und das Nietzsche-Archiv, Leipzig,
A. Krôner, 1910; et dans E. Foekstbr-Nietzsche, Das Nietzsche-Archiv, seine
Freunde und Feinde, 1907. Si le Nietzsche-Archiv a des ennemis, je ne suis
pas du nombre. Le Nietzsche-Archiv s'est assuré la collaboration de savants
trop expérimentés pour que son œuvre ne soit pas solide dans son ensemble.
Cela ne veut pas dire que cette œuvre ait échappé au destin commun des
œuvres humaines, qui est d'être imparfaites. La critique a pu avoir prise
sur elle plus d'une fois, avant même qu'une revision largement contrôlée
de tous les manuscrits, réservée à l'avenir seul, ait donné certitude entière.
Je me sens, à l'égard de ^P" E. Foerster-Nietzsche, dénué de tout autre sen-
timent que celui d'une respectueuse gratitude. Je ne puis cependant partager
ses préventions ijersonnelles violentes; et je dois me réserver, dans l'inter-
prétation de la vie et du système de Nietzsche, une indépendance dont
plusieurs pourront momentanément souffrir, mais dont ne souffrira pas la
grande mémoire du philosophe de la <• liberté de l'esprit ».
2" La tradition bâloise de la biographie de Nietzsche a reçu son inspi-
INTRODUCTION 9
usuelles qui expliquent la pensée d'un grand écrivain par sa
vie. Dans une âme aussi embrasée que Niet:{sche du dévouement
à une mission intemporelle, c'est, pour le moins autant, la vie
qui s'explique par la pensée. L'existence de Niet^^sche, très
dénuée d'événements matériels, est déchirée de drames inté-
rieurs. Étrangère à l'histoire générale de son temps, elle la
ration du plus fidèle ami de Nietzsche, Franz Overbeck, et de la com-
pagne de sa vie, heureusement survivante, W" Ida Overl^eck. Elle a pour
monument principal le livre de Carl-Albrecht Bernoulli intitulé Franz Over-
beck itnd Friedrich Nietzsche, léna, chez Diederichs, 2 vol. in-8, 1908. C'est
une heureuse fortune pour M°" Foerster d'avoir eu pour adversaire l'un
des premiers écrivains aujourd'hui vivants, le romancier, le poète lyrique,
le puissant dramaturge en qui l'opinion européenne saluera un jour l'un
des grands écrivains nationaux de la Suisse.
Carl-Albrecht Bernoulli n'a pas cessé d'être pour M"" Foerster un ennemi
combatif et redoutable, rompu à toutes les méthodes de la science, d'un
talent supérieur, mais d'une loyauté chevaleresque, d'une probité rigou-
reuse et d'un véritable génie psychologique. Il a défendu avec bravoure son
maître Franz Overbeck contre plus d'une' médisance et plus d'un coupable
silence. Il a recueilli tous les témoignages suisses sur la vie de JNietzsche.
Il a démontré, victorieusement, que l'amitié de Franz Overbeck a été « l'épine
dorsale » vraie de la vie de Nietzsche et maintes fois l'auxiliaire utile
de sa pensée. Si l'œuvre de Nietzsche, surtout en matière d'exégèse
chrétienne, peut résister à la guerre sournoise ou aux assauts publics que
reprennent sans cesse contre elle les orthodoxies périmées, elle le doit
à l'appui que Nietzsche a toujours trouvé dans l'érudition et dans la forte
pensée de ce grand théologien, Franz Overbeck. Elle le devra à 1 intelli-
gente défense posthume que l'auteur autorisé de Johannes der Tâufer und
die Urgemeinde, 1917, C.-A. Bernoulli, apporte à la psychologie reli-
gieuse de Nietzsche. Ce serait beaucoup d'acharnement à perpétuer des
querelles mesquines, si Weimar ne discernait pas oîi sont ses véritables
alliés.
Tout le monde aura lu avec agrément le joli livre où Dahiel Halévt a
décrit, à l'usage du grand public français, la Vie de Nietzsche, in-12, 1909.
Plusieurs philosophes, dans une préoccupation analogue à la mienne, ont
dû, pour reconstruire la doctrine de Nietzsche, résumer sa vie. On pourra
lire avec confiance Raoul Richter, Friedrich Nietzsche, sein Leben und sein
Werk, 1903. Richard M. Meyer, Friedrich Nietzsche, sein Leben und seine
Werke, 1913, a une inexplicable défiance de Franz Overbeck. Je considère
comme un privilège d'avoir pu connaître encore le livre substantiel et
limpide d'un philosophe américain, William M. Salier, Nietzsche the Thinker,
1917, et le magnifique et profond essai d'ERwsT Bertram, Nietzsche, Versuch
einer Mythologie, 1919. Il me faut réserver pour la bibliographie générale
ou citer, au cours du récit, les autres ouvrages qui m'ont été utiles.
10 LA JEUNESSE DE NIETZSCHE
reflète pourtant et la juge. Dans sa solitude, elle prétend
élaborer les réformes qui la transformeront.
Peut-être aurait-il été séduisant de condenser mon interpré-
tation dans un essai court et ardent. Mais il aurait fallu
supposer connu et éclairer par des allusions trop lointaines
tout ce que je pense d'abord établir, j'aurais pu apporter la
flamme d'une conviction, non la lumière d'un faisceau de
preuves, j'ai préféré avec modestie un récit historique., destiné
à décrire la genèse des œuvres. Pour chaque période, j'ai dû
essayer ensuite de reconstruire systématiquement la philosophie
de Niet:(sche. puisque la cohérence interne en est encore
contestée. De ces deux grandes tâches simultanées, je voudrais
n'en avoir négligé aucune.
Il fallait d'abord songer aux œuvres de 'Niet:{sche. Chacune
d'elles est un vivant, construit du dedans par une âme qui a
grandi et mûri. J'ai dû, derrière la lettre des ouvrages, chercher
cette âme, et retrouver l'homme même. A ce compte^ la philo-
sophie de Nietzsche fait partie de sa vie, moins parce qu'elle est
philosophie, que parce qu'elle est nietzschéenne. A son tour, la
vie de Nietzsche éclaire sa philosophie , moins parce qu' elle est sa
vie, que par l'évidence avec laquelle elle fait voir comment
toute philosophie se nourrit d'un sentiment de la vie et traduit
une expérience intérieure.
I. — Nietzsche a dit en propres termes :
« A supposer qu'on soit une personne, on a nécessairement aussi la
philosophie de sa personne... Nous ne sommes pas des grenouilles pen-
santes, des appareils enregistreurs à entrailles frigorifiées. Il nous
faut sans cesse enfanter nos pensées de notre d-ouleur, et leur donner
INTRODUCTION il
ateruellemeiit tout ce que nous avons en nous de sang, de cœur, de
zu, de volupté, de passion, de tourment, de destin, de fatalité ('). »
[
Vivre pour un philosophe, c'est donc « transformer en
'imière et en flamme sa substance entière ». Niet:(^sche pense
vec sa surabondance et sa pénurie, avec l'exubérance de ses
orces revenues, avec ses espoirs réveillés, souvent après de
mgues macérations. Mais la douleur surtout est pour lui la
rande émancipatrice et comme son aliment d'immortalité.
A chacune de ses blessures d'âme, de ses détresses silen-
euses suivies d'exaltations, toute sa chair médite et se fait
iventive. J'ai dû décrire cette lente maturation de fruits plus
runis de soleil chaque four, plus drus de miel, plus veloutés
l'approche du dernier automne, après lequel il s'est effondré,
lein de reconnaissance pour cette vie qui lui avait tout donné,
uisqu'il tenait d'elle une pensée immortelle à force de douleur.
\ C'est une passionnante étude psychologique. Car si Nietzsche
eu presque tous les dons, ceux de la volonté, ceux de l'âme et
lux de l'esprit, il s'en faut qu'ils aient des l'abord trouvé leur
luilibre. Il a su joindre la plus forte discipline de soi à un
tfini désintéressement, qui lui fera toujours pardonner ses
irts les plus certains. Mais il a eu de terribles intolérances,
a sensibilité musicale a tiré de la langue allemande des
morités que les prosateurs les plus mélodieux, sans en excepter
fcethe, ou que les orgues mugissantes de Schiller et d'Hœlderlin
e lui avaient Jamais fait rendre. Il a été un délicat impressioii-
iste de la lumière; mais cette souplesse de l'artiste n'assouplis-
lit en rien le caractère de l'homme. Il a eu le tact intellectuel le
lus délié, la plus tendre mansuétude, mais aussi l'irascibilité
(•) Frô/iliche Wtsscnsc/iafl, préface de 1886, ;;, 2, 3. {W., V, o, 8.
12 LA JEUNESSE DE NIETZSGHl
la plus obsédée d'idées fixes, la réflexion la plus soupçonneu
sèment froide et une logique rigoureuse qui ne pliait pas^
même dans l'exaltation. '
Chacune de ces facultés avait che^ lui la force d'un instiu
impérieux. Chacune, à ses heures, se déchaînait avec une impè\
tuosité torrentielle, réduisant les rivales à se résigner, à s '
laisser étouffer, à s'éteindre. Elles ne se sont unifiées, pénétrée,
et fondues qu'à de rares instants, mais mieux à mesure qu
Nietzsche vieillissait; et c'est le sentiment de cette harmoni
grandissante en lui qui, malgré la maladie qui le mine à
l'épuisante suractivité cérébrale, donne son allégresse stoïqm
à sa démarche fin aie. \
Une biographie ainsi conçue ne peut manquer de décevoh
des curiosités, qui aiment à abriter derrière des prétextes dt
psychiatrie plus d'un pharisaïsme et plus d'une haine doctrp
nale. Qu'un ascète martyrisé ait connu des paroxysmes 4
colère, quand son indignation morale mettait trop à l'épreuvl
sa résistance nerveuse, qui s'en étonnerait? Et si la perception
exacte qui différencie les faits positifs des simples images revi
viscentes, les actes d'aujourd'hui des souvenirs d'hier ou de:
rêves de demain, si la juste appréciation du réel oii, selon
Pierre Janet, consiste la parfaite santé mentale (*), a été parfois
troublée che:( Nietzsche, comment ne pas admirer le parti qu'il
a tiré de cette infirmité? Car nous ne connaîtrions pas sans elle
la philosophie la plus idéaliste qu'il y ait au monde, celle qui
attache plus d'importance ^7/x valeurs qu'aux faits et qui espéra
transformer ' un jour les faits par le<^ valeurs. L'aspect qiu
prend notre univers, transfiguré par cette lumière nouvelle,
a pu secouer 'Nietzsche, jusqu'aux moelles, d'une frissonnante
(') Pierre Janet, Les névroses, 1909, cliap. L'état mental psychasthénique.
INTRODUCTION 13
/ douloiireti.se joie. Mais Platon na-t-il pas connu et décrit
lans le Phèdre ce « délire sacré » ? Et il n'est pas ignoré de
eux qui savent que le tréfonds de l'âme ne se découvre pas à
'intelligence seule. Si on veut en tirer argument contre la
"censée de Nietzsche, autant incriminer che:{ Berlio:( la qualité
te sa musique, parce qu'il ne pouvait l'entendre sans en être
errasse.
La vie de Nietzsche n'a été que sa pensée marchant parmi
\L0us. Elle l'a tyrannisé. Elle l'a brisé de fatigue et d'émotion.
\4ais c'est elle aussi qui a toujours redressé en lui l'indomptable
'vouloir par lequel il a su, lui si fragile, maîtriser sa destinée
ie douleur, jusqu'à l'aimer.
Cette pensée, qui fond sur lui et l'enveloppe, il faut
'a voir venir du fond de l'Allemagne. Elle lui arrive, lourde
léjà de toute la tradition de sa Thuringe natale, de toute la
boésie, de toute la musique, de toute la science allemandes,
^lle rencontre, en cheminant, la grande clarté sceptique des
noralistes français, et l'absorbe (*). Toutes les sources de
lumière se déversent en elle; et elle en renvoie le rayonnement,
:onfondu avec le sien, qu'elles amplifient.
Dans les vieux poèmes français, parfois un chevalier, Per-
çeval ou Durmart le Galois, voit surgir au fond des bois un
irbre mystérieux, fleuri de flammes sur tous ses rameaux. Ces
flammes, ce sont les âmes des morts, destinées à la vie éternelle ;
et leur gloire inonde de lueurs tout le taillis {'). Nietzsche est
fin tel arbre, qui allume sur toutes ses branches les pensées
(M V. nos Précurseurs de Nietzsche, livre IL
(*) Li Romans de Durmart le Galois, édit. Stekgbl, 1873, v, 1511 sq.
44 LA JEUNESSE DE NIETZSCHE
\
survivantes des morts, et la sienne à la cime. J'ai essayé de
décompose?- cette clarté multiple qui, au bord de notre ciel,
laisse une si longue traînée de feu.
La biographie d'un tel homme ne se bornera donc pas à
compter les rencontres humaines fortuites que le destin lui a
réservées, à dénombrer ses maîtres et ses amis, à évaluer les
dons qu'il reçoit d'eux on qu'il leur prodigue. Il entretient
avec toutes les idées, dont se repaît son âme avide, une vivante
amitié. Si j'ai voulu relire tout ce que Niet:{sche avait lu, c'est
qu'il ne choisit pas ses lectures au hasard. Des affinités préexis-,
tantes le guident.
« Tout ce qui, dans la nature et dans l'histoire, est de mon espèce,
me parle, me loue, me pousse en avant : Tout le reste, je ne l'entends
pas, 011 je l'oublie sur l'heure...
Qtielle que soit mon avidité de connaître, je ne sais extraire des
choses que ce qui d'avan-ce m'appartient. Le bien d'autrui, je l'y
laisse ('). »
C'est pourquoi J'ai tenu à pénétrer dans l'atelier secret où
il peine sur ses livres, dans le paysage intérieur oit il rêve et
dans la brûlante atmosphère de forge, oit il dose les alliages de ses
idées. J'ai peut-être ainsi pu savoir de quels métaux il fond se,
cloches les plus sonores, le livre sur La Naissance de la Tragédie]
et le Zarathustra ; à quels physiciens, à quels biologistes i^
demande conseil pour sa théorie de la matière et de la vie; de
quels matériaux de folk-lore et de sociologie, de quelles études
d'exégèse, de sanscrit ou de ^end il alimente ses doctrines sur
l'art, sur la morale, sur la religion, sur la civilisation ; de^
quels mythes orientaux il extrait la pierre philosophale chimé-
(') Fro/iliche Wisseusc/iafI, SS 106, 242 ( IF., 184, 199).
INTRODUCTION 15
rique de son Retour éternel; quels moralistes, de Montaigne
à Dostoïewshy, nourrissent son interprétation de l'homme.
IL — Ce travail achevé ne me dispensait pas de vérifier
comment Niet:{sche suivait sa propre maxime :
« Errer dans la nafiire, avec astuce et joie; y dépister et prendre sur
Le fait la beauté des choses, comme nous essayons, tantôt par temps de
soleil, tantôt sous un ciel orageux, tantôt dans le plus pâle crépuscule,
de contempler tel morceau de côte, avec ses rochers, ses baies, ses
oliviers, dans l'éclairage oii il atteint sa perfection et, pour ainsi dire,
sa maitrise...
De même, circuler parmi les hommes, pour les découvrir, les
explorer, en leur faisant du bien ou du mal, afin que se révèle leur
beauté propre, ensoleillée che{ l'un, orageuse che^ l'autre, et, che{ un
troisième, épanouie seulement à la nuit tombée et sous un ciel
pluvieux ('). »
Sa pensée seule choisit donc ses amitiés,, les embellit et les
ravage. Niet:{^sche aborde les hommes avec un idéal de l'homme;
les baigne, les fait chatoyer un temps dans cette ardente lueur
d'enthousiasme qui sort de lui et que, à la moindre imper fection
aperçue, il laisse éteindre. Il s'écarte alors et se retire dans une
silencieuse ou, grondante déception. Il s'est toujoiirs fait lui-
même le prisonnier de la solitude, entourée d'une septuple
muraille, qui lui a été chère et cruelle.
Car il a été un tendre cœur, aimant et faible, autant qu'om-
brageux. S'il n'a été heureux par aucune femme, il a sûrement
adressé à plus d'une la prière inexaucée que nous lisons dans
le Gai Savoir ('). Ayant un idéal de l'homme, comment n'aurait-
(•) Morgenrôtlie, ^ 468. (H'., IV, 314.)
(") Frôhliclie Wisseiisc/iafl, Vorspiel, C. 25. (\V., V, 20.^
16 LA JEUNESSE DE NIETZSCHE
il pas eu un idéal de la femme? Et s'il a cru, au moins une fois,
reconnaître Diotime, comment, en bon platonicien, n'aurait-il
pas été ébloui? Cela rapproche de nous l'ascète irréprochable.
Je n'ai pas eu le mérite de deviner l'énigme que recouvre, dans
les écrits de Nietzsche, l'allégorie d'Ariane, mais j'ai pu
détailler mieux ce roman douloureux ; et on n'empiète pas
sur de l'invraisemblable, on est autorisé par les textes les plus
sûrs, quand on soutient que ce roman sanglote encore dans le
Zarathustra.
Enfin, la pensée de Nietzsche choisit les admirables refuges
où il a abrité sa digne et pauvre vie ; H là encore ses aversions
ou ses préférences révèlent sa personne.
« Il y a des paysages, disait-il, que nous reconnaissons, quand nous
les voyons pour la première fois. »
// veut dire qu'un puissant et mystérieux sentiment nous
avertit qu'ils étaient dessinés en nous invisiblement. Ils n'arrê-
teraient même pas notre regard sans cette réminiscence platoni-
cienne, qui les retrouve en nous, alors qu'ils n'avaient jamais
surgi à nos yeux. C'est pourquoi j'ai dû suivre Nietzsche à
la trace sur la corniche de la Riviera génoise, sur les sentiers
qui gravissent les collines d'E:(e, près de Nice, ou qui longent
les eaux du lac de Silvaplana, dans l'Engadine. Car si
Niet:{sche y a été surpris par la pensée du Zarathustra, c'est
qu'elle était comme préfigurée dans les parois de roches ou
flottait dans la houle légère des vagues méditerranéennes.
III. — Quelle est donc cette pensée, par laquelle celui qui la
porte en lui est enfermé dans une « septuple solitude »? Le
vieux tourment platonicien y est reconnaissable; et il faudra à
Niet:{sche vingt-cinq ans de philosophie pour le traduire :
INTRODUCTION 17
Entre l'être profond de l'homme et son effort, entre le réel et
l'idéal^ entre le périssable, le progrès et l'éternel, il s'agit
de trouver une soudure.
Depuis Luther, ce gouffre s'était rouvert plus béant.
L'homme grandissait , lézardé dans l'âme, déchiré dans ses
instincts par sa science parcellaire et par son industrie spécia-
lisée. L'humanité était pahtelante de luttes religieuses, de luttes
nationales, de luttes de classe. La vieille société chrétienne, qui
avait connu une unité forte de l'âme et une robuste ossature
sociale, mourait dans ce déchirement.
Une dernière grande synthèse avait été essayée : la monarchie
éclairée du xviii'' siècle. Une grande idée, issue des sciences et de
l'industrie nouvelles, l'idée de progrès, semblait destinée à
rapprocher le réel de l'idéal et à refaire l'intégrité humaine.
Une société, aimablement païenne, avait donné à l'élite entière
une éducation délicate du goût; et toute l'activité artisane, par
une main-d'œuvre épanouie dans une foule d'arts mineurs,
avait réalisé, pour la vie de cette élite, le décor le plus intime-
ment harmonieux.
Court et charmant siècle païen qui enfante un dernier grand
poète, Gœthe. Ce poète a pressenti toutefois la catastrophe
révolutionnaire, compris l'effort insatisfait de la pensée et le
puissant désir des foules qui l'avaient provoquée. Mais cet effort
des multitudes, déchaîné dans vingt-cinq ans de révolution et de
guerres, Gœthe l'a voulu créateur et discipliné, afin qu'il fût
digne d'être 7'oi. C'est pourquoi il a tant admiré Napoléon.
lia essayé alors, dans son Wilhelm Meister et dans son Faust
de se représenter la grandeur de la civilisation industrielle,
l'unité sociale nouvelle et la nouvelle intégrité de l'homme.
Gœthe a dû abdiquer dans le renoncement. Un Moyen-Âge
factice, la Restauration, qui en Allemagne dura cinquante ans,
ANDLEK. — 11. 2
18 LA JEUNESSE DE NIETZSCHE
mit fin au « progrès ■», aux lumières. Elle fut relayée aussitôt
par r « ère moderne », la tyrannie de l'argent, la folie furieuse
de la techniqtie et du négoce. Plus que jamais, les intelligences
et les hommes furent réduits au rôle d'outils. Un énorme méca-
nisme d'industrie et de trafic obligeait chacun à s'y engrener. Il
en sortait une humanité moulue, atrophiée, infirme. Il n'y avait
plus de société cultivée. On apprenait une spécialité pour
vivre. Il n'y avait plus de lien des esprits. Les foules indus-
trielles déferlaient sans discipline, vêtues de loques et de vieilles
croyances. Et sur le tout restait suspendue cette fausse pensée
traditionaliste des morales vulgaires, du romantisme allemand
et de la Sainte-Alliance de i8i ^.
A deux reprises, entre 18^0 et 1848, entre i8yo et i88g,
de grands mouvements d'idées, probes et tristes, reprirent la
tache de culture et la tache sociale. Ce fut, en art, le romantisme
libéral français, puis, avec Flaubert et Zola, l'impressionnisme
naturaliste. Dans l'action, ce fut le socialisme, venu d'abord
de France et d' Angleterre, optimiste alors et plein de rêves,
mais, che^ les Allemands, sinistre et hanté de fiévreuses
convoitises. Les hommes imbus de ces doctrines prétendirent
honnêtement, les uns décrire, les autres servir la nouvelle
humanité. Mais, en la servant, ils s'en faisaient les complices.
Par compassion, ils l'aimaient jusque dans sa laideur, et ainsi
exaspéraient ses vices. Tous les artistes, de l^ictor Hugo et de
Richard IVagner à Zola, tous les réformateurs de Saint-Simon
à Marx, fiattaient les goûts brutaux des multitudes. Pour
comble, les vieux pouvoirs, les Eglises, les Etats, surtout sous
Bismarck, se faisaient démagogues. Ainsi la « modernité »,
la répugnante inondation « de sable et de mucilage, oit consiste
la présente culture des grandes villes », emportait toutes les
digues.
INTRODUCTION 49
Fallait-il se laisser submerger ? ou engager la lutte
contre le torrent des milliards et contre le déluge des hommes ?
ou enfin périr, comme Hœlderlin et Kleist, avec un grand
cri désespéré ? Il faut préparer le nouvel esprit classique ;
chercher quelques alliés, et créer avec eux la pensée réforma-
trice. Ou peut-être, si l'on est seul, il faut la créer seul,
dans l'effroi de cette solitude irrémédiable, et n'en pas assumer
moins l'immense responsabilité.
Pour découvrir cette pensée, il ne suffit plus de servir
l'Humanité, la Société, l'Individu. Besognes subalternes que
*de travailler à des utilités, collectives ou privées. Attendons
que la démocratie entière soit entrée dans les faits et que soit
passée l'itiévitable révolution sociale. Alors pourra commencer
une besogne digne des disciples de Nietzsche. Il faut laisser
parler la seule douleur humaine, et, dans le silence intérieur,
fixer le regard sur l'homme éternel. Une grande Ombre,
peut-être dès maintenant, se profilera dans notre conscience;
et notre nostalgie projettera hors de nous l'image de l'intégrité
humaine, dont nous n'avons plus en ?ious la réalité.
Cet étranger qui vient à nous du fond de nos rêves, quel
nom lui donner, asse^ lyrique, asse^ hostile au temps présent,
asseï symboliquement oriental, asse^ surhumain ? Il suffit
qu'il réveille l'espérance des hommes et cette audace qui,
avec les faibles ressources du savoir, de l'art et du désir
humains, prétend atteindre l'éternité. Nietzsche a construit un
fragile radeau aérien pour affronter les courants de cette
éternité mouvante. Il est couché sous les ailes brisées de son
appareil. Son problème demeure.
20 LA JEUNESSE DE NIETZSCHE
NOTE BIBLIOGRAPHIQUE
Rappelons que nous citons Nietzsche d'après l'édition in-S" des Gesam-
melte Werke parue chez Naumann, à Leipzig, en dix-neuf volumes (1899-
1913). Les t. XVII-XIX contiennent les Phitotogica, La pagination de cette
édition coïncide avec celle de l'édition in-12, parue de 1899 à 1901 chez le
même éditeur, mais d'où les Phitologica sont absents. J'ai tenu compte des
indications nouvelles que nous apportent les préfaces et l'appareil critique
de la Taftchenausgabe in-16 (1910-1913). Je n'ai pu encore citer la nouvelle
édition qui a commencé à paraître pendant la guerre, et qui reproduira,
dans l'ordre chronologique, toutes les œuvres, philologiques ou non, com-
plètes, fragmentaires ou posthumes.
Il a paru à Berlin et Leipzig, à ÏInselverlag, sous le titre de Friedrich
Nietzschb's Gesammelte Briefe, six volumes de correspondances. Nous les
citons par la sigle Cor>\ en adoptant la tomaison d'abord projetée par
l'éditeur :
I. Briefe an Pinder^ Krug, Deussen, etc., 1902.
II. Briefwechsel mit Enfin Rohde, 1903.
III. Briefwechsel mit Fr. Ritschl, J. Burchhardt, H. Taine, G. Keller,
von Stein, G. Brandes, 1905.
IV. Briefe an Peler Gast, 1908.
V. 1 et 2. Briefe an Mutter und Schwester, 1909.
VI. Briefivechsel mit Franz Ooerbeck, 1916.
Il a paru dans les Mitteilungen aus dem Nietzsche-Archiv, Weimar, chez
R. Wagner, 1908, dix-neuf lettres nouvelles, relatives à des points litigieux
de la vie sentimentale de Nietzsche.
Quand je parle des ouvrages que Nietzsche possédait dans sa biblio-
thèque, je m'appuie sur le catalogue publié par M°" E. Foerster-Nietzsche
dans le recueil d'ARTHUR Bbrthold, Bûcher und Wege zu Buchern, 1900. Le
relevé des livres empruntés par Nietzsche à la Bibliothèque de Bàle (1869-
187-5) a été fait par Albert Lévy, Stirner und Nietzsche, 1904, appendice.
LIVRE PREMIER
La formation de Nietzsche.
NIETZSCHE a cru de bonne heure que les qualités
éminentes de l'esprit et du caractère trouvent
une explication dans leurs origines et dans une
lente croissance. Personne n'a vénéré autant que lui le
mystère de l'individualité irréductible. Mais il a j)ensé
que toute grandeur est, pour une part, un héritage. Com-
ment se manifeste au dehors ce qui a grandi longtemps
obscurément? La philosophie de Nietzsche le recherchei'a
d'un effort continu jusqu'au dernier jour. Attachée à défi-
nir le rôle de l'humanité supérieure dans le monde, elle
inventera des hypothèses successives sur les, causes qui la
font naître. Un juste orgueil, qui ne fut pas toujours mor-
bide, l'amenait parfois à rechercher ainsi le secret de sa
propre formation .
Ma fierté, écrira-t-il, entre 1881 et 1883, c'est d'avoir une ascen-
dance ; c'est pourquoi je n'ai pas besoin de la gloire... En moi surgissent
à la lumière et dans leur maturité maintes choses qui ont eu besoin de
vivre embryonnairement, pendant quelques milliers d'années (').
Nietzsche, quand il parle ainsi, songe aux fatalités de
l'atavisme physique, mais aussi à la lignée d'ancêtres tout
spirituels, que l'effort d'une culture librement choisie lui
a donnés.
Dans tout ce qui émouvait Zoroastre, Moïse, Mahomet, Jésus,
Platon, Brutus, Spinoza, Mahomet, moi aussi déjà je préexiste.
C) Frôhliche Wissenschaft, posth., S 456 (XII, p. 216).
24 LA FORMATION DE NIETZSCHE
On a pu démontrer que ses précurseurs lui ont légué
des pensées qu'il n'a pas eu à produire, mais à apprendre
seulement ('). Il importerait de savoir en outre ce qui revit
en Nietzsche de ses ancêtres par le sang et des énergies
accumulées par eux. On aimerait à connaître le monde
invisible qu'il portait en lui par le seul fait de naître.
On vérifierait ainsi des hypothèses qui ont été les siennes.
Des impossibilités graves limitent cette recherche.
Nous ne savons presque rien des aïeux de Nietzsche. Quand
nous les connaîtrions de plus près, l'histoire littéraire
n'en serait pas mieux qualifiée pour s'exprimer sur les lois
de l'hérédité. Elle j^eut constater que de certaines qualités
se retrouvent d'aïeul à descendant. Mais sa constatation,
qui ne sait pas mesurer le degré des ressemblances, ne
saisit rien non plus de leurs causes. Elle n'a pas d'outil-
lage qui permette de suivre les énergies physiologiques
profondes qui se transposent en qualités morales.
(') Voir nos Précurseurs de Nietzsche, 1920.
HilllllllllllilllllllllllllllllllllllllilllllllllllllilllH^^
CHAPITRE PREMIER
LA SOUCHE ET L ADOLESCENCE
I
LE MILIEU NATAL
NIETZSCHE est né dans cette région de la Thuringe qui
fut détachée du royaume de Saxe en 1815. Prussien
de par une annexion vieille de trente ans, il fut
donc un Saxon de Thuringe, en réalité. Cette Saxe supé-
rieure, concfuise par des colons germains sur trois peuples
slaves, les Wendes, les Polonais et les Tchèques, a sa
physionomie propre dans la géographie intellectuelle de
l'Allemagne (').
Des mélanges de races et sans doute aussi de classes
ont dû s'y produire en grand nomhre. Les peuplades
opjjrimées ont repris le dessus, physiologiquement, et
leurs traits, leur caractère, leurs noms parfois se recon-
naissent dans la population d'aujourd'hui. Il n'est pas sûr
que le nom de Nietzsche soit de ceux-là C^). Nietzsche a
aimé à s'attribuer une origine polonaise ; et la coupe
(') Fritz Regel, Thurinr/en, i89o, t. II, pp. 505-524.
(-) On trouve les foi'ines de Niizsche, lYilzsch, à côté de la forme polo-
naise de Nietzky. Est-ce cette dei-nière qui est l'origine? Rien n'est moins
sûr. Un nom allemand tel que NUliard prend très normalement pour
diminutif abrégé, la forme Nitzsch ou Nietzsche, comme le nom de Friedricli
prend celle de Fritsch ou Fritz; Gottfried la forme Gùtz, Gotsche ou Gùlhe.
— V. Albert IIeintze, Die deutschen Familiennamen, 1903, p. 207.
26 LA FORMATION DE NIETZSCHE
de son visage paraissait slave au point que les Polo-
nais, s'y trompant, l'abordaient comme un compa-
triote ('). M"^ Foerster n'a pourtant jamais ajouté une foi
entière aux documents par lesquels un Polonais peut-être
mystificateur prétendit prouver à Nietzsche qu'il descen-
dait d'une famille de comtes Nietzky, bannis de Pologne
pour conspiration politique et religieuse. Nietzsche se
trompe sans nul doute, quand il croit découvrir en lui-
même quelque chose de l'esprit aristocratique redouté
qui en Pologne livrait au veto d'un seul le droit de renver-
ser le vote d'une diète entière. Pur effet littéraire chez
lui encore, que cette fantaisie de se comparer au Polonais
Copernic, qui d'une seule j)arole fit changer le cours des
astres. Nietzsche n'appartient ^probablement pas à ce
peuple dont il parlera encore avec orgueil dans le Zara-
thustra et qui eut pour sujîériorité princi^^ale de « dire
la vérité et de savoir bien user de l'arc et des flèches » (^).
S'il est Slave, c'est par cette longue infiltration de sang qui
s'est continuée depuis la colonisation germanique, et qui
semble avoir donné un si fécond mélange. « La région la
plus dangereuse de l'Allemagne est la Saxe et la Thuringe,
a-t-il dit un jour : nulle part il n'y a plus d'intell'ec-
tualité industrieuse, ni une plus grande liberté de
l'esprit. »
Il sera toujours impossible de dire si le peuple thurin-
gien reproduit les traits des races composantes, germa-
nique et slave. Mais sûrement il a, dans sa vigueur et dans
sa mobilité, des traits à lui. On a remarqué ingénieuse-
ment que la Thuringe est la région de la Réforme (^). Il y
(•) Lettre à Brandes. Corr., III, 299.
(*) Zarathustra. Von tausend und Einem Ziele. [W., VI, 80.)
(^) Sur ce point, voir divers aperçus dans le cliarmaat livre d'Erich
EcRERTz, Nietzsche als Kûnstler, 1910, pp. 27-51.
LA SOUCHE ET L'ADOLESCENCE 27
a eu de la protestation, de la révolte intellectuelle contre le
temps présent chez tous les grands Saxons, chez Luther,
chez Lessing-, chez Fichte. Leur ton naturel est celui de la
colère religieuse. Ils sont prédicateurs et moralisants (').
Ils ont dans le sang une ardeur de prosélytisme qui les
pousse sur l'adversaire avec une éloquence agressive.
Treitschke, lui aussi Saxon d'origine, quoitjue Tchèque de
nom, représente, pour la pensée de l'Allenuigne unifiée,
ce même apostolat éloquent qui fera de Nietzsche le vision-
naire et le pamphlétaire de la civilisation nouvelle.
Ce sont des apôtres que ces hommes, mais ce sont
aussi des savants. L'humanisme n'a nulle part une florai-
son plus abondante. Justus Menius, le réformateur thurin-
gien préoccupé de discipliner jusque dans le détail l'es-
prit de la famille chrétienne (^), est aussi un délicat érudit.
Plusieurs citadelles de science s'étaient installées sur le
pays, pour j)arfaire la colonisation spirituelle quand la
conquête du territoire depuis longtemps était faite par
les armes et par la civilisation. Parmi ces places fortes du
savoir, il n'y en a pas de plus ancienne que la vieille
abbaye de Schulpforta, que les moines de Cîteaux avaient
fondée au xif siècle au seuil de la Thuringe et de la West-
phalie, et que le duc Maurice de Saxe, en 1543, a consacrée
à l'enseignement public. Puis à l'est, Meissen recueillait
séculairement une clientèle d'élite. Dresde avait, depuis
le xvni® siècle, son école de princes. Dans toutes ces
écoles se préparait une jeunesse qui ensuite apprenait la
vie et la science dans les Universités. Wittenberg sans
doute avait décliné depuis la guerre de Trente ans. A sa
place, Leipzig était éminente deiDuis la même époque et
(*) Voir dans Kuno Fischer, au Volume sur Fichte, les raisons finement
développées pour lesquelles Fichte est qualifié par lui de prédicateur.
(*) Dans le De Oeconomia Christiana, 1527.
28 LA FORMATION DE NIETZSCHE
représentait une grande universalité de sciences. Car ces
Saxons, depuis la Renaissance, comptent de prodigieux
érudits. Pas de cerveau meublé d'une information plus
immense que celui d'un Leibniz. Pufendorf et Thomasius
avaient été un temps les esprits dirigeants de l'Euroj^e
juridique. S'il y a un « maître d'école prussien », à qui
l'Allemagne est redevable de grandes destinées, il y a eu
un maître d'école saxon aussi, non moins ambitieux et
agissant, et qui mettait un savoir solide au service d'un
prosélytisme militant.
En Tliuringe, a dit Nietzsche, « on a atfaire aux insti-
tuteurs de l'Allemagne, au bon et au mauvais sens ».
Un peu de pédantisme ne les quitte pas, même s'ils sont
artistes. Lessing est novateur certes : mais il succombe
sous le bagage archéologique. Comme il écrase, sous les
autorités d'érudition, le naïf La Fontaine et l'ingénu Cor-
neille ! Ils ne sont pas légers, lés iiiipedimenta devant les-
quels il déploie la ligne mobile de ses arguments
logiques, dans le Laokoon ! Ajoutons pourtant que ces
hommes, malgré leur zèle didactique, ne sont pas oublieux
d'art. L'Université d'Iéna, à la fin du xvm^ siècle, repré-
sente à merveille leur culture, où l'érudition s'imprègne
de l'humanisme artiste créé par un Gœthe et un Schiller,
et a su s'élever aussi à la philosophie critique nouvelle,
en accueillant Reinhold et Fichte, puis bientôt Schel-
liug et Fries. Mais, en bonne Université saxonne, elle a
toujours voulu combattre pour la foi et pour la patrie.
N'est-ce pas léna qui fut le berceau de cette Burschenschaft
par laquelle ^fut propagée dans la jeunesse studieuse
l'idée d'une Allemagne une dans la liberté?
A côté de ces symptômes de la vigueur qui subsiste dans
cette Saxe trop oubliée, d'autres signes attestent une
culture plus raffinée et plus complexe qu'en d'autres
régions allemandes. Réformateurs violents dans les
LA SOUGHEET L'ADOLESCENCE 29
grandes choses, les Saxons se montrent, dans les menues
jouissances intellectuelles, de subtils novateurs du goût.
Leur sensibilité est universelle comme leur savoir. C'est
le pays où Leibniz inventa la monadologie. Jusque dans
l'infiniment petit de l'inorganique, sa pensée voyait
s'allumer une lumière de conscience, et dans l'âme la plus
humble un reflet lointain et prescjue inaperçu, cpii en
émouvait les profondeurs obscures et représentait une
image confuse, mais totale, de l'univers. A l'infini se nuan-
çaient ainsi les perceptions, dontle jeu s'agençait dans une
grande « harmonie préétablie ». Une grande vie divine
baignait toutes ces âmes et les portait en elle : Admirable
façon de dire le sentiment symjDhonique jjuissant que
Leibniz avait de la vie universelle et de sa vie propre.
Ce sentiment complexe renaissait plus fort que jamais
en ces Saxons de Thuringe, au moment où se dessinait le
courant romantique de 1800. Pour Novalis, il y a des traces
de sensibilité jusque dans la matière inanimée. Le ma
gnétisme et l'électricité montrent les formes de cette réac-
tion sensible dans les plus inertes métaux. Mais c'est un
galvanisme encore que la pensée humaine, une vibration
propagée en nous par une force étrangère, par « le contact
de l'esprit terrestre avec un esprit céleste et extra-ter-
restre » ; et toute la vie de notre âme devient ainsi chatoie
ment coloré, où se réfracte une lumière lointaine, venue
de la source des mondes. Tout l'eflbrt de l'art et de la
morale devra tendre à rétablir par une collaboration con-
certée des âmes l'unité pure de cette lumière éparse en
reflets multiples. Quelle façon plus claire de dire que ce
sentiment de la vie intérieure est, en son fond, chez Nova-
lis, le goût de ses nuances dégradées, que la sensibilité à
la fois distingue et fond, et sur lesquelles elle glisse
comme sur un clavier de lumière?
11 semble bien qu'on n'ait pas eu tort de noter chez les
30 LA FORMATION DE NIETZSCHE
artistes et les penseurs de cette Saxe raffinée ce délicat
épicurisme de la vie intérieure, ce besoin de l'analyse
presque morbide ; cette préférence pour les joies subtiles
et un peu dangereuses de l'esprit et pour les sonorités
dissonantes ('). Du vivant même de Nietzsche adolescent,
et tout près de lui, à Eisfeld en Thuringe, vivait un savant
et pur casuiste, Otto Ludwig. Quels paradoxes d'analyse
ténue et forte que ceux de ses grands drames, Agnes -Ber-
nauer ou die Pfarrose ! Et quel don d'éclairer par le
dedans des âmes inextricables et tragiques, méticuleuses
et candides, comme son Apollonius, ou tortueuses comme
Fritz Nettenmaier dans Zwischen Himmel imd Erde !
Friedrich Ritschl enfin, le grand philologue, fils de
pasteur lui aussi, paraissait à Nietzsche avoir les traits de
la sensibilité saxonne « par cette charmante corruption,
qui nous distingue, nous autres Thuringiens, et par
laquelle un Allemand même sait devenir sympathique.
Même pour arriver à la vérité, nous préférons les sentiers
de contrebande » (^).
Pour cette raison encore, cette région, plus qu'aucune
autre en Allemagne, s'ouvre aux influences du dehors.
Nulle part le germanisme n'est plus aimablement mitigé.
Nulle part on ne connaît un courage plus aventureux ; mais
nul conquérant ne se laisse apprivoiser plus aisément par sa
conquête. Les Saxons cherchent leur f)ropre nuance en se
comparant à autrui. Ils sont friands de curieuses expé-
riences. Et de leurs incursions fructueuses dans les cou-
tumes et dans la pensée étrangères, ils reviennent civili-
sés. Le besoin de savoir et le goût du raffinement font de
Leipzig, dès le xvn'' siècle, la ville galante qu'on appelait
« le petit Paris ». Le faste des princes électeurs fit des
(') EcKËRTZ, Nietzsche ah Kûnsller, pp. 4, 30, 42.
(*j Ecce Homo (IF., VIII, 45).
LA SOUCHE ET L'ADOLESCENCE 31
musées de Dresde l'école d'art la plus cosmopolite qu'il y
eût dans l'Europe centrale. Nulle part le rococo français
du xvni® siècle n'atteignit un épanouissement plus enivré.
A Dresde, l'architecture du genre rocaille se déploie en
floraisons dionysiaques. A Meissen l'art mineur de la
porcelaine dit toute l'aptitude de ce peuple aux grâces
françaises. Il n'y a pas que de la servilité basse dans
l'accueil fait par la Saxe à la gloire napoléonienne. Un
grand philosophe, Krause, avait dit un jour, à 'la loge
maçonnique de Dresde, sa philosophie du cosmopoli-
tisme que fonderait le grand conquérant préoccuj>é de
faire couler et de recueillir en un même fleuve, toutes
les sources ignorées des civilisations nationales (').
Le sentiment de la vie étant tel chez ces hommes reli-
gieux et savants, universels et nuancés, il leur restait à en
trouver l'expression la plus émouvante et la plus univer-
selle : la musique. De tous les grands centres musicaux de
pays germaniques, la Thuringe saxonne est le plus ancien.
Heinrich Schiitz, que Nietzsche a aimé davantage à mesure
qu'il vieillissait, est le père de toute musique allemande.
Et n'est-ce pas Nietzsche qui a dit de Bach combien dans
ses flots roulait de protestantisme approfondi, dégagé
de dogme (^)? N'est-ce pas lui qui, chez le Saxon Haendel,
faisait remarquer r« audace novatrice, véridique, puis-
sante, tournée vers l'héroïsme » (') ? Ceux-là donc aussi,
quoique remplis d'émotion spontanée, sont encore prédi-
cants : leur musique tâche à nous convertir. Elle se fait
didactique et savante. Bach, héritier de toutes les res-
sources du contre-point, est avant tout un maître impec-
cable. Schum^ann, traversé de souffles comme une harpe
(•) Krause, Der Erdrechlsbund (1809), Ed. G. MoUat, 1893, p. 124 sq.
(») Menschliches, I, g 219 {W., II, 199).
H Menschliches, II, S 130 (F^., III, 274).
32 LA FORMATION DE NIETZSCHE
éolienne, ne peut se tenir d'analyser, et sa musique suit
volontiers l'émotion littéraire des poètes auxquels il
s'adapte. Richard Wagner résume tous ces dons accu-
mulés d'une longue culture. Agressif réformateur, c'est la
nation et l'univers qu'il prétend renouveler jusque dans la
vie profonde des âmes. Il a des colères prophétiques
comme Fichte. Il est servi par le plus orgueilleux savoir.
Et quoi de plus vrai que les paroles de Nietzsche sur
« cette maîtrise qu'il a eue des choses toutes menues »,
sur ce don incomparahle chez Wagner de rendre « les
couleurs de l'automne tardif, le bonheur indescriptible-
nient émouvant des joies dernières, suprêmes et infiniment
brèves (') »?
De tous ces hommes, aucun n'a été étranger à
Nietzsche. Cette culture de toute une région fut celle où
ont plongé ses ancêtres les plus directs. Comment croire
qu'ils n'en aient rien retenu et ne lui en aient rien transmis?
Ne nous a-t-il pas dit comment il lisait et écoutait : « De
même que les Italiens s'approprient une musique, en l'at-
tirant dans le sens de leur passion, où ils l'incorporent '
— ainsi je lis les penseurs et je fredonne à leur suite leurs
mélodies : Je sais que derrière les paroles froides s'émeut
le désir d'une âme que j'entends chanter. Car mon âme
aussi chante, quand elle est émue (^). »
II
LES AÏEUX ET LA PREMIÈRE ENFANCE. ROECKEN (1844-1850)
Si quelque disciple de Gustave Freytag venait à com-
pléter les Bilder aus der deutschen Vergangenheit, il lui
(') Frôhliche Wissenschafl., ;^, 87 ( W. V, p. 120). — Nietzsche contra Wagner,
VIII, p. 185.
(*) Morgenrôthe, posth., § 605 (IF. XI, 386).
LA SOUCHE ET L'ADOLESCENCE 33
faudrait, pour des époques différentes, retracer la vie du
presbytère protestant dans les campagnes et dans les
petites villes d'Allemagne. Goldsmith, auxvni° siècle, avait
appelé sur la sentimentale simplicité du presbytère
anglais les sympathies européennes. La Louise de Voss
grandit jusqu'à la poésie l'idylle rustique du pasteur
allemand, et Gœthe dit, dans Wahrheit und Dichtung, le
charme tout homérique de cette royauté rurale des esprits
que le luthéranisme a conférée à ses plus humbles desser-
vants. Ce qu'il entre dans les couches populaires de cul-
ture supérieure par la diffusion de la parole biblique
interprétée par des hommes exercés, ce que représentent
aussi de force morale conservatrice et philistine cet ensei-
gnement et cette simple et confortable vie, serait l'objet
de la plus nécessaire et de la plus difficile enquête. Il est
sûr avant tout que les familles pastorales ont été pour
l'Allemagne une des plus fécondes pépinières d'hommes
de talent. La famille de Nietzsche a été une famille de
pasteurs, comme celle de Bach a été une famille de
musiciens (*). Nul doute qu'il ne faille s'expliquer ainsi la
sérieuse préoccupation qu'il a toujours eue du christia-
nisme et de son action dans le monde.
Dans la lignée authentiquement attestée, on ne peut
remonter au delà de la troisième génération. Déjà le bi-
saïeul de Nietzsche, ce grand et beau cavalier, inspec-
teur des contributions indirectes, qiii à quatre-vingt-dix ans
encore parcourait à cheval les routes de son ressort d'ins-
pection entre Bibra et Freyburg, s'efface dans le j^assé (').
A partir de lui, les physionomies des descendants se pré-
(*) '< Tous les presbytères de ses ancêtres ecclésiastiques, si on les jux-
taposait, formeraient à eux seuls un joli village », a dit spirituellement
Cari Albrecht Bernoulli, Franz Overbeck und Friedrich Nietzsche, 1908,
t I, p. 61.
C) E. FoERSTER, Der Junge Nietzsche, 8.
AHDLER. II.
34 LA F 0 R iM A T I 0 N DE NIETZSCHE
cisent. J'ai pu parcourir ce « Salon des Souvenirs » si
captivaut au Nietzsche- Archiv, où se conservent les por-
traits des aïeux. Ils vous regardent avec des physionomies
loyales et sont tous d'une carrure très rustique. A coujî sûr
la souche était résistante. Us étaient cultivés aussi. Déjà
l'aïeul Friedrich-August-Ludwig- Nietzsche (1756 - 1826)
fut ecclésiasticjue et écrivain. Il avait étudié à Leipzig :
Morus, Kœrner, le philosophe Platner, les deux Ernesti
avaient été ses maîtres. Zollikofer, qu'il connut ]3ersonnel-
lement, fut le modèle qu'il tâcha de suivre dans l'élo^
quence de la chaire ; et il lui emprunta sans doute, avec
son orthodoxie éclairée, une conception du sermon digne
de VAufklânmg^ et moins propre à édifier le cœur qu'à
l'instruire par de sages préceptes. Il avait occupé vingt ans
(1783-1803) la paroisse de WoUmirstaedt en Thuringe,
quand la petite ville saxonne d'Eilenburg l'élut pasteur.
Il eut au plus haut degré le sens du prosélytisme, si fré-
quent chez les Thuringiens. Il avait écrit un livre Die
hôchst nôtige Verbesserung der Dorfschulen (1792), où déjà
se révèle le souci critique et le souci d'élever le niveau de
la culture, qui dictera à son petit-fils des leçons sur
l'avenir de notre éducation. Il est improbable que son
Gamaliel, oder iiber die immerivàhrende Dauer des Chris-
tentums (1796), ait rien de commun avec V Antéchrist à\x
plus impie de ses descendants. Mais le titre même de ses
Beitrâge zur Befôrderimg einer vernunftigen Denkungsart
iiber Religion, Erziehiing, Untertanenpflicht und Men-
schenleben (1804), déploie, sous son titre herdérien, un
programme de recherche digne du plus grand moraliste.
Il y a eu de la sorte dans cette famille un dressage
moral, qui dura un siècle. Des contemporains louent dans
l'aïeul un sens délicat du devoir, une dignité affable, une
grande sûreté de cœur, et cette philosophie de la vie,
dernier legs que le xvin^ siècle chrétien laissera à Friedrich
LA souche: et LADOLESCENGE 35
Nietzsche, et qui de toutes les souffrances de l'homme tire
un enseignement de perfectibilité morale (*).
Cet excellent prédicateur avait épousé une Krause,
d'une famille venue du plateau central thuringien, du
Vogtland, et où on était fréquemment théologien aussi.
Un homme de cette souche, Johaun-Friedrich Krause
(1770-1827), n'est pas un inconnu. Il professait à l'Univer-
sité de Kœnigsberg à l'époque de Kant. Il succéda à
Herder comme surintendant ecclésiastique du duché de
Saxe-Weimar. C'est de ce Krause que viennent les yeux
noirs étincelants qui brillaient d'une flamme si méditative
dans la physionomie de l'arrière-petit-fils.Mais aucun des
Krause ne les eut plus éloquents dans un visage décidé et
ailable que cette Erdmuthe Nietzsche, femme de Friedrich-
August-Ludwig, qui fut la grand'mère de notre philo-
sophe. Elle seule peut-être était née fragile. C'est pourquoi
une femme crut conjurer le sort en conseillant de lui
donner le nom d'Erdmuthe, « afin qu'elle demeurât fidèle
à la terre » (^). « Rester fidèle à la terre » est un précepte
d'une théologie un peu séculière qui désormais se trans-
mettra dans la famille des Nietzsche : le Zarathustra ne
l'oubliera pas.
L'homme d'élite vrai que produisit cette famille ne fut
pas celui qui conquit le plus de dignités. Ce fut Karl-
Ludwig Nietzsche, théologien lui aussi, père de Friedrich.
Il n'y a pas d'homme dont Nietzsche ait parlé avec plus
d'admiration tendre. L'a-t-il idéalisé par piété filiale?
Des témoignages non douteux le dépeignent grand,
mince, exact et doux, d'une grande finesse de manières,
(*) M"* Foersler n'a pas indiqué la source où elle puise Biogr., I, p. 7.
el Der Junge Nietzsche, p. 4. Je donne ses renseignements, un peu com-
plétés, d'après une chronique de la ville d'Eilenburg pour l'année 1829.
publiée dans la Frankfurter Zeitung, 19 septembre 1912.
(*) E. FoBRSTBR, Einiges von unsern Vorfahren (Pan, 1899, p. 215).
36 LA FORMATIOxN DE NIETZSCHE
avec un talent rare pour la poésie et la musique.
Nietzsche a dit depuis : « On est beaucoup plus l'enfant
de ses quatre grands-parents que de ses père et mère ('). »
Pourtant c'est à son père qu'il a cru ressembler dès son
enfance ; et c'est son image qu'il se proposait comme un
exemple de perfection: « Je ne suis qu'une réédition de
mon père ; et je continue sa vie après sa mort si préma-
turée », écrit-il dans VEcce Homo (^), Son talent et sa dis-
tinction avaient désigné Karl-Ludwig Nietzsche pour être,
tout jeune, précepteur des petites princesses de Saxe-Alten-
burg. Ces princesses sont encore venues à Bâle, plus tard,
voir Nietzsche, en souvenir de leur maître. Le roi de
Prusse Frédéric-Guillaume IV remarqua le jeune pasteur,
et lui donna, pour ses débuts, cette paroisse importante
de Roecken, où devait naître, le 15 octobre 1844, l'enfant
de génie qui porte les prénoms de ce roi de Prusse.
A l'arrière-plan des souvenirs de Nietzsche, il y aura
toujours ce presbytère natal de Roecken, sur l'ancien
champ de bataille de Lùtzen, deux fois sanglant. Une
église moussue domine la bourgade ; des étangs ourlés de
saules étincellent sur la plaine triste et ils y débordent au
printemps. Près du cimetière, on voyait la maison du
pasteur. Toute rustique avec sa grange et ses étables, elle
surgissait entre un verger et un jardin très fleuri (=•). Les
rosiers grimpants et la vigne vierge envahissaient les
murs. Des charmilles invitaient au repos. Au premier
étage, un cabinet de travail aux rayons surchargés de
livres et de rouleaux manuscrits était le refuge du stu-
dieux ecclésiastique. Aux heures de loisir, Karl-Ludwig
Nietzsche se mettait au piano. Passionné de musique,
(') Nachlass de 1882-1888 (W., Xlli; 28'J).
C) Ecce Homo {W., XV, 17).
(3) On en trouvera la photographie dans E. Foerster, liiogr., I, p. 368.
LA SOUCHE ET L'ADOLESCENCE 37
il improvisait à ravir. Il était un Thuringien de l'es-
pèce raffinée, « délicat, aimable et souffreteux, comme
destiné à une existence tout éphémère, et comme s'il eût
été une réminiscence de la vie plutôt que la vie elle-
même » ('). Le danger constant qui le menaçait le faisait
vivre « dans un monde de hautes et délicates choses ».
Il suffit à son fils d'avoir reçu de lui cet héritage de fra-
gilité, et d'avoir eu comme lui « un pied par delà la vie »
pour être initié à tout ce qui ne s'ouvre qu'à des âmes
ainsi environnées de périls. Il se sentait naturellement
supérieur ; n'ayant pas l'habitude de vivre avec des égaux,
il n'éprouvait pas que les droits fussent égaux pour tous :
il était d'instinct un aristocrate : Pacifique avec cela, car il
méprisait le ressentiment comme une impuissance et une
vulgarité. La complication de cette âme distante dans sa
mansuétude est un des traits de caractère qui ont le plus
certainement passé à son fils Friedrich .
Les occasions semblent n'avoir pas manqué à ce jeune
théologien d'exercer cet ascétisme distingué. Il avait intro-
duit dans sa maison la jeune femme la plus différente de son
propre caractère. Elle était, celle-là, « quelque chose de très
allemand » (*), de très simple, de mobile et d'impétueux.
Karl-Ludwig Nietzsche en 1843 était allé choisir au pres-
bytère voisin de Pobles une des filles de son collègue
Oehler. A dix-sept ans, mignonne, fraîche, coiffée de ban-
deaux qui demeurèrent bruns jusqu'à l'extrême vieillesse,
assurée d'elle et passionnée, elle sortait d'une de ces fa-
milles de pasteurs où l'on croit que l'instruction des jeunes
filles nuit à leur charme. A eux deux, le jovial pasteur
(•) Ecce Homo{W., XV, 14, 19, 22).
(^) Ecce Homo {W., XV, 13). — Richard Oehier, Nietzsches Mtitter {d&ns la
Zukunft de Harden, 12 janvier 1907). — Franzisca Nietzsche-Oehler vécut de
1826 à 1896.
38 LA FORMATION DE NIETZSCHE
Oehler, cavalier et chasseur, et sa robuste femme, fille de
gros agriculteurs-propriétaires de Wehlitz, avaient élevé
dans la sévérité luthérienne, dans la piété et sous une
discipline de fer, onze garçons et filles, bien portants et
turbulents. Franzisca Oehler était le dernier de ses sau-
vageons ; et transplantée dans le grave presbytère d'un
mari plus âgé de treize ans, elle ne semble pas s'être
faite sans efforts à sa vie nouvelle. « Les dissonances non
résolues entre le caractère et les croyances des parents se
prolongent dans l'enfant et font l'histoire de sa souffrance
intime », a écrit Nietzsche depuis (0- Les Oehler avaient
des croyances chrétiennes et un caractère profane. Les
Nietzsche étaient des ascètes, mais avec du raffinement de
libre pensée. Les uns et les autres étaient impérieux,
mais exprimaient dans des formes différentes leur besoin
de dominer. Dissonances dont le prolongement a fait la
souffrance intérieure de Nietzsche.
A côté de son mari, trop délicat, trop amenuisé par
l'intelligence, cette jeune femme, ronde, rose, vive et
batailleuse, représentait la vigueur et la vie. De leur
mariage, tout uni, il naquit après Friedrich deux autres
enfants : une fille, Elisabeth, qui parait ressembler
surtout à sa mère; un jeune frère, Joseph. La tendresse
des époux, durant ces six années de leur vie commune,
fut réciproque et profonde. L'entente fut plus difficile avec
]yjme Erdmuthe, la belle-mère, et avec M'"" Rosalie
Nietzsche, établies aussi au presbytère de Roecken. Le
didactisme de la vieille fille et la vivacité de la jeune maî-
tresse de maison se livrèrent plus d'une escarmouche. Le
pasteur, ulcéré, fermait les yeux, se perdant dans ses
rêves.
L'idylle dura, traversée d'orages vite apaisés. Au mois
Cj Menschliches, l, G 379 {W., II, 301).
LA SOUCHE ET L'ADOLESCENCE 39
de juillet 1849 le malheur entra dans la maison. Quelle en
fut la cause ? Est-ce cette chute que fit Karl-Ludwig un
soir d'août 1848, où, rentré tard, il buta sur le seuil et
tomba du haut perron de sa maison ? Sa chute fut-elle
cause ou effet d'une lésion cérébrale ? On ne saurait le
dire. Pourtant on ne peut négliger le témoignage de son
fils, qui dans cet accident a toujours vu une prédesti-
nation morbide. Les douleurs de tête lancinantes lui lais-
sèrent une accalmie au printemps de 1849. Le pasteur
Nietzsche put instruire son fils. Puis en juin, elles
reprirent. Il se sentit perdu. Il mourut le 30 juillet. A peu
de mois de là, le dernier né, Joseph, le suivit. Les
Nietzsche quittèrent alors le bourg de Roecken. Une nuit
d'avril en 1850, de hautes voitures chargées attendaient
dans la cour. Un chien aboyait tristement à la lune. Le
Zarathustra dira combien fut triste ce jappement d'un
chien à la lune, la nuit où le presbytère de Roecken
devint pour Nietzsche une maison étrangère (').
m
NAUMBURG (1850-1858)
L'enfance importe beaucoup chez un philosophe qui a
dit plus tard que la perfection humaine serait de rede-
venir un enfant. 11 y a du souvenir dans cet idéal. Mais
on peut assigner une autre raison. Nietzsche a souvent
écrit, dès sa première philosophie, que la nature gaspille
ses forces avec une prodigalité coupable. Elle ne travaille
pas avec suite à la sélection des hommes supérieurs. Le
philosophe comme l'artiste sont chez elle une réussite
rare. Nietzsche a noté à propos de Schopenhauer les con-
(•) Zarathustra, Vom Gcsicht imd Rtitsel. ( W., VI, 232, 233.)
40 LA FORMATION DE NIETZSCHE
ditions « dont le concours, dans le cas le plus favorable^
empêche le génie d'être étouffé » (*). S'il a repris depuis la
théorie platonicienne de la sélection savante du génie,,
c'est en songeant à son propre développement difficile.
Pourtant quelle enfance mieux choyée ? Sa supériorité
s'est imposée d'emblée. Son grand-père Oehler la devi-
nait. Les camarades la reconnaissaient. On a recueilli de
Nietzsche adolescent les moindres essais de composition
poétique ou musicale. Toujours de tendres regards ont
surveillé en lui le génie qui couvait. Mais il n'a peut-être
pas toujours eu les meilleurs guides, el une tendresse
mêlée de préjugés est parfois une entrave. Il faut tâcher
de tirer un enseignement de ce que Nietzsche nous
a confié. Il a aimé tout jeune à s'analyser, à s'arrêter
pour méditer aux tournants de la route (*). M""® Foerster
a mis en évidence ces confessions d'une âme qui se cher-
chait avec un scrupule très précoce. Discrètement, elle
a voulu s'effacer et laisser parler Nietzsche. Elle apporte
beaucoup de menus souvenirs personnels, avec une abon-
dance où rien n'est inutile. Sans redire par le menu ces
anecdotes, on tâchera ici de les faire parler, ainsi que toutes
celles amoncelées par les autres témoins de la vie.
Naumburg, quand s'y installa la mère de Nietzsche,
était une petite ville ceinte de remparts et de fossés
profonds, franchis par cinq ponts-levis qui se relevaient le
soir. Une des plus belles cathédrales d'Allemagne sur-
gissait des toits enchevêtrés qui composaient alors cette
(') Schopenhauer als Erzieher, $ 1 (W., I, 471).
(") Nous avons de la sorte un récit de son enfance rédigé par Nietzsche
en 18S8; un carnet rédigé à Pforta depuis 1860; des fragments autobiogra-
phiques écrits en 1865 et 1869. Ils sont épars dans l'ouvrage de M"' Foerster.
La lettre à G. Brandes du 18 avril 1888 est une véritable autobiographie.
Des confesssions nombreuses se trouvent dans le Nachlass. VEcce Homo-
est un dernier regard j«té sur son passé, 1888.
LA SOUCHE ET L'ADOLESCENCE 41
ville, bâtie au xvi'' siècle et remaniée au xviif. Il faut avoir
pour ces détails le regard que Nietzsche jetait sur la jeu-
nesse de Gœtlie. « L'âme conservatrice et respectueuse
d'un homme attaché à l'antiquité passe dans ces choses et
s'y prépare un nid discret. L'histoire de sa ville devient
sa propre histoire (*). » Quatre femmes en deuil, l'aïeule,
M""" Nietzsche-Krause, et les deux tantes Augusta et Rosa-
lie Nietzsche, enfin la jeune veuve, Franzisca Nietzsche-
Oehler essayèrent de vivre dans la même maison. Elles se
dévouèrent toutes à l'éducation de ces deux enfants,
Friedrich et Lisbeth. De fréquents séjours à Pobles, chez
le grand-père Oehler, mitigeaient la dureté d'une trop
subite transplantation à la ville. Plus tard, le besoin d'm-
dépendance de M™® Franzisca Nietzsche se fit plus impé-
rieux : et elle loua pour elle seule la maisonnette où elle
vieillit et dont le jardin avait des allées si ombreuses.
Friedrich 'Nietzsche a grandi là, entre ses jeux et ses
premières tâches d'écolier. Il fut un enfant taciturne, d'un
maintien grave et de manières distinguées (*). Car une
ombre de mélancolie planait, depuis la mort du père, sur
cette enfance qui aurait pu être si heureuse. Cette sagesse
d'enfant en deuil, traversée de courtes, mais violentes
explosions passionnées, était au ton de la vieille petite ville
loyaliste où de nombreux fonctionnaires retraités entre-
tenaient le respect des formes compassées. Friedrich
Nietzsche fut réfléchi, loyal et droit, comme ce père qu'on
pleurait autour de lui, et auquel il aurait tant voulu res-
sembler. Il accomplissait ponctuellement tous les devoirs
une fois acceptés. On le vit rentrer de l'école primaire
à pas mesurés sous la pluie torrentielle ; et, aux reproches
de sa mère, il objecta que le règlement scolaire prescrivait
(*) Schopenhauer als Erzieher, g 3 {W., I, 303).
(•) E. FoERSTKR, Biogr., I, 30-32.
42 LA FORMATION DE NIETZSCHE
aux élèves de quitter l'école sans course désordonnée (^).
Nul camarade n'eût osé prononcer devant lui -une
parole grossière. Son regard tranquille et méprisant les
paralysait. Ses grands yeux profonds étaient chargés
d'une pensée qui mûrissait. Surtout il était sans replis.
Un Nietzsche, qui se croyait descendant de comtes polo-
nais, avait-il le droit de mentir (^) ? Ce fut la première
forme ingénue que prit dans ce cœur d'enfant la doctrine
de l'héroïsme de la vérité. Il était d'une sévérité et d'une
sincérité outrée avec lui-même. Un jour, pour une quête
en faveur de quelque mission, il voulut apporter son
offrande. Il se sépara aisément d'une boite de soldats de
plomb et d'un livre d'images ; sa sœur, avec plus de dou-
leur, d'une poupée. Friedrich eut des remords parce
qu'il n'avait pas donné « sa cavalerie, ses régiments les
plus beaux et les plus chers » ('). Seul le sacrifice le plus
lourd est probant. Ainsi plus tard a-t-il de préférence fait
à sa vocation les sacrifices les plus difficiles.
Si délicat qu'il fût de sensibilité, il ne faut pourtant
pas se le représenter frêle au physique. Il était de taille
moyenne, mais ramassée et solide, haut en couleur, grand
marcheur ; il excellait à la nage, au patinage. Il est resté
très longtemps très enfant. Il a pu regretter que Richard
Wagner n'ait pas eu une enfance naïve. Il a reproché
plus tard aux temps modernes de dessécher l'ingénuité
surtout chez les enfants précoces et bien doués. « L'enfant
est innocence et oubli, recommencement, puis affirmation
sacrée de la vie. » L'enfance de Nietzsche fut telle. Jamais
écolier ne s'attarda plus longtemps à des jeux plus sim-
ples. M""^ Foerster les relate avec un soin tendre dont elle
s'excuse. Un commentaire ingénieux (*) a dit l'importance
(*) E. FoERSTEft, I, p. 31. — (^) Ibid., I, p. 84. — (^) Ibid., I, p.
(*) Karl Joël, Nietzsche und die Homantik, pp. 78, 348, 349.
LA SOUCHE ET L'ADOLESCENCE 43
de ces détails. Il inventait des jeux qu'on aurait cru
empruntés à un conte d'Hoffmann ou d'Andersen. Il
vivait dans le royaume d'un « roi Ecureuil », devant le-
quel défilaient ses soldats de plomb. 11 construisait des
temples grecs aux somptueuses colonnades, des châteaux
forts crénelés, des galeries de mines qui aboutissaient à
des lacs souterrains.
Que prouvent ces jeux? La faculté de symboliser. Un
objet tout menu et familier se transfigure par la significa-
tion immense et lointaine qui s'y attache. La petite sœur
devient le géant Polyphème ; quelques miettes de pain
sont les brebis grasses que Friedrich, pirate rusé formé
à l'école d'Homère, veut lui ravir.
Ces jeux pour lui sont graves, il s'y donne tout entier,
et trop quand ils sont belliqueux. 11 blesse sérieusement
une petite amie d'un coup de javelot hellénique. La guerre
de Crimée surexcite son imagination déjà prédisposée
aux visions farouches. Un Sébastopol en miniature surgit,
construit de ses mains avec du sable. Il se plait aux
grands incendies nocturnes d'une flotte de papier. Comme
il est de famille conservatrice, il va sans dire que ses
sympathies vont aux Russes. Et, le didactisme thuringien
reprenant le dessus, il écrit des traités sur « Les ruses
de guerre », compulse des traités de tactique pour jouer
plus consciencieusement. N'est-il rien resté à l'homme de
cette méthode méticuleuse dans le jeu, de cette fantaisie
qui transfigure le réel, de cette fidélité aux affections,
qui chez lui fut tenace jusqu'à la souffrance ?
Il n'oubliait rien. Ce qu'il voyait se gravait en lui
avec force. C'est une vision réelle que celle de ces saltim-
banques qui tendent une corde entre une tour de la ville et
la maison d'en face, et tandis que l'un d'eux s'agenouille au
milieu de la corde, l'autre franchit d'un bond le corps de
son camarade et continue son chemin. Le Zarathustra
44 LA FORMATION DE NIETZSCHE
n'a pas oublié cette scène. Le philosophe aura pitié du
pauvre banquiste obligé de vivre du péril ; et le premier
disciple de Zarathoustra sera un homme qui mourra du
danger où le met quotidiennement sa profession. C'est
pourquoi Zarathoustra l'ensevelira de ses mains (').
Faut-il ajouter que Nietzsche était pieux? Le christia-
nisme de la maison paternelle lui était devenu comme
« un épiderme de santé » . L'accomplissement des devoirs
chrétiens le satisfait comme une intime joie. Il l'a raconté
longtemps après aux témoins les plus divers (^). Tout
enfant, il savait réciter des versets de la Bible et des can-
tiques avec une expression qui touchait jusqu'aux lar-
mes (*). L'exercice quotidien de la prière devenait sur ses
lèvres d'adolescent un petit chef-d'œuvre d'émotion reli-
gieuse. « A douze ans, a-t-il écrit plus tard, j'ai vu Dieu
dans sa magnificence. » N'a-t-il vu que Dieu? Son imagi-
nation à la fois artiste et critique déjà s'éveillait. Il a
imaginé et peut-être vu, dans une vision d'une égale viva-
cité mystique, l'Antéchrist ; et, à de certains moments,
il a cru que l'Antéchrist, issu de Dieu lui-même, parta-
geait avec lui la souveraineté du monde (*).
Rien n'est plus instructif que ces revirements brusques
de son imagination. Sa pensée où, tout se grave, épuise les
idées et les pousse jusqu'à leur contraire, par besoin d'in-
tégrité. Elle prend spontanément un rythme hégélien,
qu'elle ne perdra plus. Cela se voit bien dans ses premiers
essais versifiés.
Le conseiller à la Cour d'appel Pinder, père d'un
(') Zarathustra. {W., VI, pp. 21, 23.)
(*) M°" Lou Andreas-Salomé, Friedrich Nietzsche in seinen Werken, 1894,
pp. 47-80.
(') Témoignage d'un condisciple. V. E. Fobrster, Biogr., I, p. 30.
(*) Généalogie der Moral. Vorrede, g 3-(H'., VII, 290). — Vorreden-Materia
^1885-1888), § 200 {W., XIV, 347).
LA SOUCHE ET L'ADOLESCENCE 45
condisciple, l'avait initié à la poésie lyrique allemande dès
l'âge si malléable de la dixième année. Tout aussitôt ses
lectures prennent forme d'art. Il n'est pas sans impor-
tance qu'il ait distingué trois périodes dans sa poésie
d'écolier entre 1854 et 1858. D'abord, il eut le goût de l'hé-
roïque et de l'horrible, des scènes d'ouragan et d'orage.
Puis il se dégoûta de cette poésie violente et rocailleuse ;
mais au lieu de la grâce qu'il cherchait, il n'atteignit
qu'une mièvrerie parée des fleurs fanées d'une rhétorique
vieille. Alors il résolut de concilier ces antithèses, la
force et la beauté. Il voulut être limpide et plein de pen-
sée, se proposant pour modèles les poèmes de Gœthe
« d'un*e limpidité d'or si profonde » ('). Ce qu'il faut re-
marquer, c'est cette fluctuation consciente, qui va d'un
contraire à l'autre et concilie les extrêmes après avoir
éprouvé le danger qu'il y a à persévérer dans l'un d'eux.
Il ne procédera pas autrement dans l'âge viril. L'instinct
enfantin trouvait déjà sa route. Déjà aussi il redoute une
« poésie de l'avenir » qui parlerait en images singulières,
chargées de revêtir des pensées confuses, mais d'appa-
rence sublime, « dans le style du second Faust ». Il a
peur instinctivement, on peut le dire, de sa destinée, et
il la repousse. Il a « la haine de tout ce qui n'est pas clas-
sique » (*).
Il en fut ainsi en musique. Le don musical luttait avec
une force impérieuse chez lui contre le don littéraire. Sa
passion là encore est tout de suite indiscrètement produc-
tive. A neuf ans, il avait commencé à jeter sur le papier
des textes bibliques accompagnés de plain-chant (^). Dans
une maison amie où fréquentait Félix Mendelssohn, il
entendait interpréter avec justesse les grands maîtres clas-
siques et romantiques. Sous les voûtes de la cathédrale,
(«) E. FoBRSTER, Biogr., I, p. 76. — {"■) Ibid., I, p. 77. — (') Ibid., I, 190.
46 LA FORMATION DE NIETZSCHE
il allait écouter les oratorios de Bach. Berlioz et Liszt,
« ce cfu'on appelle la musique de l'avenir », lui parais-
saient obscurs et artificiels. « Mozart et Haydn, Schubert
et Mendelssohn, Beethoven et Bach, voilà les piliers sur
lesquels nous nous appuyons, la musique allemande et
moi (*). » Et il faut noter cette assurance du moi, qui tout
de suite prend ses racines jusqu'au tréfonds de la musique
allemande.
Ainsi se prolongeait pour l'adolescent cette vie dans
l'idylle. Quel danger se fût insinué par une vie si simple
dans cette intelligence naïve? Mais les dangers qui la
menacent lui sont intérieurs. Il a décrit, en 1864, ceux
qu'il discernait. L'absence d'une surveillance paternelle ,
une curiosité insatiable, qui risque de compromettre le
travail solide. Il eut une impatience de savoir univer-
sel»). Pour l'instant, il s'ouvrait aux influences multiples
et s'enrichissait. Il avait passé quelques années au gym-
nase de Naumburg, aux côtés de ses camarades Wilhelm
Pinder et Gustav Krug. Mais sa tante Augusta Nietzsche
étant morte, suivie de près par la grand'mère, ce fut le
temps où une discipline plus rigoureuse fut imposée à
l'esprit de Friedrich par son entrée à Schulpforta.
IV
PFORTA (l8o6-1864)
Pforta est une petite république scolaire unique de
son espèce en Allemagne. Dans une vallée charmante
entre Kœsen et Naumburg, de vieilles murailles enclo-
(*) E. FoERSTER, Biogr., I, p. 72.
(-) C'est peut-être à lui-même qu'il songe, quand il décrit ce trait chez-
Wagner (»., I, b03).
LA SOUCHE E ï L'ADOLESCENCE 47
sent le vieux couvent. Un vaste jardin est semé de villas
pour les maîtres. Au centre, le bâtiment scolaire reste
attenant au cloître destiné à la promenade des Bénédictins
d'autrefois. Les maîtres élisent leur recteur et gouvernent
en corps l'institution. Les élèves eux aussi se gou-
vernent; on choisit parmi eux les moniteurs surveillants.
Nietzsche fut reçu à Pforta au mois d'octobre 1858. Il nous
a décrit cette vie monacale et frugale (') ; et il en trouvait
lourde la contrainte. Il lui a été dur d'être séparé de sa
sœur, de Wilhelm Pinder et de Gustav Krug. Il ne pré-
voyait pas alors qu'il trouverait à Pforta quelques-unes
des amitiés les plus durables de sa vie. Puis, avec son
habituelle résignation devant la destinée, il décide « de
tirer un bon parti de ces années pesantes, de peur qu'elles
ne restent vides ». Il se promet de se parachever égale-
ment dans les sciences, dans les arts et dans tous les
talents même corporels {"-).
I. Les études secondaires de Nietzsche. — Si l'on
songe que son expérience de l'enseignement secondaire
allemand est surtout acquise à Pforta, et qu'il a fait
de cette expérience une cruelle analyse dans les
leçons de 1872, Ueber die Zukunft unserer Bildungsans-
talten, on devrait penser qu'il souffrit aussi dans son
esprit. « Nous n'avons pas d'institutions de culture ! »
s'écriera-t-il. Ce désespoir n'était pas le sien, quand
il entra au gymnase de Pforta. Il tomba sur des maîtres
excellents. Plusieurs ont laissé un nom dans la science.
La sévérité avec laquelle, étudiant juvénile, il a parlé des
travaux confus du vieux Steinhart sur Platon (») ne l'a
(') Voir son Tagebuch de Pforta, dans E. Foerstek, Biogr., I, pp. 100-126;
Der junge Nieizsclie, p. 83.
C) Ibid., p. 92.
(') Lettre à Deussen, mai 1868 (Corr., I, p. 102).
48 LA FORMATION DE NIETZSCHE
pas empêché de dire en 1866 : a Que sera Pforta
sans Steinhart ? » Le germanisant Koberstein avait écrit
un immense manuel de littérature allemande, qui n'est
nullement un répertoire informe de faits : il parlait avec
une tendresse intelligente des grands romatitiques, de
Novalis, de Friedrich Schlegel, de Fichte, qui tous avaient
été formés à Pforta. Nietzsche est redevable à cet ensei-
gnement de la connaissance approfondie qu'il aura d'eux.
Le latiniste Corssen, fantasque, aimable et gai, pour-
suivait de vastes travaux sur le déchiffrement de l'étrusque.
Mais il savait aussi donner à des adolescents la notion de
la pureté latine.
Ce fut une impression durable que laissa à Nietzsche
le centenaire de la naissance de Schiller célébré
avec éclat le 9 novembre 1859. L^n peu de son culte
des héros est sorti de l'esprit qui organisa ces fêtes.
Koberstein fît remarquer combien les grands poètes de
l'Allemagne avaient contribué à unifier la nation par la
pensée, et Nietzsche acceptaitcet enseignement (*). Schil-
ler est le premier maître de Nietzsche. Les grands immo-
ralistes schillériens, en lutte contre les puissances éta-
blies et contre la force aveugle des foules et qui tou-
tefois descendent tragiquement sur l'horizon comme « un
coucher de soleil sanglant », voilà ceux qu'il aime d'un
enthousiasme juvénile. Dans les Brigands les caractères
lui parurent presque surhumains : le mot est de lui, et il
est de 1859. Un nom tiré de Lessing et cette dramaturgie
schillérienne lui suggèrent d'écrire un fragment intitulé
Philotas : l'homme de guerre sévère, qui a gardé l'orgueil
d'être un Grec, tient tête à Alexandre gagné JDar la
noblesse et environné par la servilité persanes. Mais il
{') Corr., V, 7.
LA SOUCHE ET L'ADOLESCENCE 41)
n'est pas jusqu'aux mercenaires perses qui ne parlent
comme les soudards du Camp de Wallenstein (').
Shakespeare eut son tour, quand Koberstein solennisa
son troisième centenaire, en 1864, par une conférence
publique où Nietzsche récita le rôle de Percy Hotspur (^).
Les études antiques pourtant l'emportaient à Pforta. Nietz-
sche allait d'emblée aux écrivains dont la forme est plas-
tique et passionnée, mais périodique et drue, à Salluste,
à Tacite ; et, sur le tard encore, il s'enorgueillissait de
l'étonnement qui s'empara de Corssen, quand ce bon
philologue dut donner la meilleure note à son latiniste le
plus novice, tant ce débutant avait su pénétrer jusqu'à
l'esprit même de la prose sallustienne (^). Eschyle, So-
phocle, Platon, dont il adora le Banquet^ les lyriques
grecs lui furent familiers dès lors.
Se sentant stimulé fortement, on conçoit qu'il se soit
fait peu à peu à sa vie recluse. Elle eut pourtant quelques
amertumes. Il lui arriva d'être mis au cachot et privé de
sortie pour une boutade caustique et un jour qu'il
se livra, contre son habitude, à des libations trop co-
pieuses (*). La désapprobation de sa mère ajoutait alors à
son chagrin. Très tendre, M"'^ Nietzsche multipliait pour
lui les menues gâteries, mais n'épargnait pas les mora-
lités. Les envois de pâtisseries voisinaient dans les colis
avec les reproches affectueux. Il tâchait alors de ne plus
mériter ces reproches, mais jugeait quelquefois que la
discipline aussi de Pforta manquait de tact (■ ). Des excur-
sions dans les montagnes voisines tempéraient la mono-
tonie de l'internat. Sa mère et sa sœur, le dimanche après-
midi, le venaient voir quelques heures.
(*) E. FoERSTER, Biofjr., I, pp. 115-129. V. nos Précurseurs de Nietzsche,
p. 63. — (-) Deossen, Erinnerungen, p. 10. — (') Gœtzendaemmerung (H'.,
YIll, 166). — (*) Corr., V, 28, 31. — (») Corr.. V, 27, 29, 31.
50 LA FORMATION DE NIETZSCHE
La liberté qu'il sut se faire consista surtout dans un
vagabondage intelligent à travers les livres. Il en dres-
sait de curieuses listes, quand on lui demandait les
cadeaux de Noël qu'il souhaitait : Jean-Paul Richter y
côtoie le Tristrani Shandy de Sterne ; et déjà, signe de
maturité, Cervantes a son admiration autant que Kleist. A
peine si une prédilection pour le Rœmerzug de Gaudy
atteste chez Nietzsche adolescent une persistance de
mauvais goût. Mais l'aventure barbare qui déversait
sur l'Italie les multitudes de falives blonds lui fait illu-
sion sur la non-valeur littéraire du poème. Il retrouva
les exigences de son goût rigoureux, quand un librelto de
Schumann le mena au Manfred de Ryron, auquel s'ajou-
tèrent bientôt Sardanapale^ Marino Falieri^ et les Deux
Foscajn. La mélancolie des romantiques allemands, non
moins héroïque, traversait de sa plainte musicale l'impé-
tueux désespoir byronien.
A Pobles, pendant les courtes vacances d'automne,
la bibliothèque de l'aïeul l'invitait aux lectures médi-
tatives ('). Il approfondit ainsi Novalis, tant aimé de
son maître Koberstein, 11 apprit de lui que la résistance
du monde matériel n'est peut-être que notre propre
défaut d'activité, et qu'il n'est pas d'autre fatalité pour
nous opprimer que l'inertie de notre esprit ('). Un autre
romantique, Souabe celui-là, Justin Kerner, aflirmait
par des observations précises que pour quelques hommes
l'entrave de la pesanteur n'existe plus. Le Zarathustra
se souviendra d'une page des Blaetter ans Prevorst^ où
des hommes franchissent la mer près des îles de Sicile,
sans toucher la terre ni les flots, avec une légèreté de
fantômes.
(') E. FoERSTER, Biogr., I, p. 153.
(*) Novalis, Werke. Ed. Minor, 1907, t. II, p. 198. « Das Fatum, das uns
dn'ickt, tst die Triiglieil unseres Geistes. »
LA SOUCHE ET L'ADOLESCENCE 5i
Avec cela, sa science historique allait se consolidant.
Il absorbe d'immenses lectures sur la Révolution fran-
çaise ('). Il fait des extraits soigneux de V Histoire de la
littérature au xvni' siècle par Hettner ; et comment ne pas
remarquer que, parmi tant d'historiens, il choisisse celui
qui tient le mieux compte du lien qui joint la culturç^
littéraire de l'Allemagne à sa culture musicale (-) ?
Car son goût et son savoir musical aussi se forti-
fiaient. Plus que jamais Nietzsche improvise et compose ;
mais il apprend aussi. A son goût de Haydn, dont les
symphonies lui paraissent, en 1863, « gracieuses et tou-
chantes dans leur charme enfantin » (•), se joint depuis
quelques années la prédilection pour Schumann. Les
lieder, le Requiem pour Mignon, les Fantaisies, les Scènes
enfantines remplacent pour lui les classiques. Dès lors,
il lui était difficile d'en rester à ses sévérités pour la
musique nouvelle. Schumann n'avait-il pas le premier
introduit Berlioz en Allemagne, et reconnu en lui « la
terreur des Philistins » (*) ? Ses feuilletons n'avaient-ils
pas, les premiers, glorifié Franz Liszt ? « On ne cesse
pas d'apprendre, disaient les Règles de vie musicale, du
méditatif musicien ('). « La musique est de tous les arts
le plus tardivement développé (^). » Conviction qui fera
son chemin dans l'esprit de Nietzsche, et qui se retrouvera
dans Menschliches , Allzumenschliches (').
Pour l'instant, Schumann lui faisait comprendre
que « l'intelligence des maîtres les plus individuels de la
musique est difficile » aux simples ('). A mesure que sa
sensibilité s'affinait, il goûtait mieux les harmonies dis-
(') Il la connut d'abord par Ar.\d, Gesch. der franz. Révolution,' Irf.'il. —
(2) Corr., Y, 35. — (») [bid., V, 33; p. 11, 13, 42. — (♦) Scuumas.x, Mmik
und Musiker, Ed. Reclam, II, p. 203. — (») Ibid., III, p. 17y. — («"M Ibid., I.
p. 41. — (') II, r, 171 {W., III, 90). — («) ScHUMA^[», I, p. 41.
'52 LA FORMATION DE NIETZSCHE
sonantes qui permettent à la musique moderne de noter
des nuances plus subtiles de l'émotion. « Qui ne s'est point,
écrivait Schuniann, un soir assis au piano, au crépuscule,
et, tout en improvisant, n'a, sans le savojr, fredonné une
mélodie?» €ette difficulté de préciser le sentiment sans
paroles, mais avec toutes ses sonorités subconscientes,
est celle qui préoccupait Nietzsche. « Quand il m'est
permis de méditer quelques minutes, écrit-il en 1863,
je cherche des paroles pour une mélodie que je tiens et
une mélodie pour des paroles qui préexistent. Mais
paroles et mélodie, dont je dispose, ne s'accordent point
entre elles, bien que jaillies d'une même âme. Tel est
mon sort (') ! »
Toute sa vie, ce mystique musical cherchera la mélo-
die digne d'accompagner sa pensée. Il crut longtemps
que la pensée jaillissait de la mélodie. Puis un jour, il
comprit qu'il lui fallait pénétrer de musique le langage
des idées lui-même et créa, pour l'expression de son
âme sonore, la prose la plus imprégnée de mélodie que
les Allemands aient écrite.
Les essais auxquels Nietzsche s'évertuait impérieuse-
ment n'avaient pas d'autre valeur que de le former. Ses
vacances de 1862 se passaient à composer des « Esquisses
hongroises ». Lenau et Petœfi avaient une notoriété
récente. Il écrit sur leurs poèmes des mélodies du genre
de Schumann : Heldenklage, Nachts auf der Haide,
Haideschenke, Zigeimertanz, Heimweh, et d'autres sur
des motifs serbes (*). En 1860-1861, il avait composé un
Oratorio pour Noël comme pour rivaliser avec les grands
(') Lettre à sa mère et à sa sœur, septembre 1863 {Corr., V, 41).
Raoul RicnTER, Fr. Nietzsche, p. 18 a, le premier, fait remarquer Tim-
portance de ce texte.
(-) Corr., V, 26'; E. Foerster, Der jitnge Nietzsche, 106, et Abel Barabas,
Nietzsche et Petcefi (Revue Hongroise, 13. mars 1910, p. 327 sq.)
LA SOUCHE E ï L'ADOLESCENCE 53
souvenirs de la cathédrale de Naumburg. Et déjà on y
percevait quelques sonorités de la musique wagnérienne
la plus tardive, de celle qui n'était encore écrite. Un
jour à Naumburg-, plus tard, comme il préparait sa sœur
aux représentations prochaines de Parsifal^ une rémi-
niscence le frappa : n'avait-il pas entendu quelque part
une musique pareille ? Oui : il l'avait entendue d'avance
dans son Ame propre. On chercha le vieil oratorio de
Nietzsche adolescent. « L'identité de Vémotion et de
V expressio7i était fabuleuse (^). »
Pour une pensée aussi active, les années fuyaient,
rapides. Dans sa cellule de Pforta, d'où sa fenêtre s'ou-
vrait sur un beau tilleul et sur les collines de la Saale
baignées de soleil au printemps, il trompait sa solitude,
en cherchant à influencer de loin les âmes qu'il aimait (^).
La nervosité impérieuse et didactique de son caractère
ne se démentait pas. Depuis 1862 sa sœur Lisbeth vivait
à son tour éloignée de la maison paternelle, achevant
son instruction dans un pensionnat de Dresde. Friedrich ne
l'avait rejointe qu'une fois à Pâques durant cette première
année. Maintenant, il lui envoyait, avec des tendresses
et des poèmes, les conseils d'une pédagogie qui se croyait
supérieure. Kleist n'a pas témoigné plus de pédantisme
affectueux envers sa fiancée, Wilhelmine von Zenge, qu'on
n'en voit dans ces lettres de Nietzsche, élève de seconde
Il a souci que sa sœur tire des ressources de cette ville
d'art tout le profit qu'on peut s'en promettre. Il veut
qu'elle aille fréquemment au musée et il exige des rap-
ports circonstanciés. Il s'inquiète du mauvais style de
Lisbeth ; lui conseille une méthode d'italien ; la pourvoit
de bonne lectures poétiques, Shelley par exemple ; et de
(') Lettre à Peter Gast {Corr., IV, 110).
(^) A sa sœur, Pâques 1862- {Corr., V, 22).
34 LA FORMATION DE NIETZSCHE
bonnes lectures théologiques, la Vie de Jésus ou f Histoire
de l'Eglise de Karl Hase, théologien d'Iéna ('). Il la voudrait
pareille à lui par les croyances et par tous les intérêts de
l'esprit.
De même, il tyrannisait à distance les camarades de
Naumburg. Robert Schumann avait écrit : « Il existe à
toutes les époques une fédération secrète des esprits
reliés par l'affinité. Fermez plus étroitement votre cercle,
ô vous qui êtes d'une même souche, afin que la vérité de
Fart jette une grande clarté (-). » Le besoin d'un clan
amical, dont il serait le chef reconnu, avait décidé
Nietzsche à créer, en 1860, une société littéraire, où quel-
ques jeunes gens de son âge s'initieraient aux plus impor-
tantes nouveautés et se prépareraient à des œuvres origi-
nales. En un temps où aucun Allemand ne pouvait se
soustraire à la pensée du relèvement national, une telle
société ne pouvait s'appeler que Germania. Ils la fondèrent,
cérémonieusement, un jour, à l'allemande, sur la tour en
ruines du château de Schœnburg. Nietzsche n'a pas
dédaigné d'accueillir dans Ucber die Zukimfl unserer Bil-
dimgsanstalten le récit de la solennité {^). Aux séances de
cette Académie juvénile on lisait des vers, des essais litté-
raires ou des études de philosophie. Nietzsche y lut un
travail sur la légende d'Ermanarich, y produisit sou
oratorio^ ses mélodies hongroises. Il joua du Palestrina,
du Schumann et déjà du Berlioz. C'est dans cette humble
société qu'il entendit pour la première fois commenter le
Rheingold de Wagner, et c'est alors qu'il étudia Tristan
und Isolde. On lisait la Zeitschrift fiïr Musik^ fondée par
(1) Corr., V, 19; 10, 20; 13.
(-) Schumann, Musik und Musiker, III, p. 177.
(^) Le- fait est transporté à Rolandseck (ir., IX, 303-306). Nietzsche s'est
plaisanté lui-même de cette audace de déformation {Die ganze Rheinscenerie
isl erschrec/xiir./t erlogen (Corr., III, 424).
LA SOUCHE ET L ' A D 0 L E S (] E N G E S5
Schiimann, et on prêtait l'oreille à la propagande wagné-
riemie commençante. La philosophie de Nietzsche, imbue
de Novalis et de Fichte, effleurée par Emerson, se fixait
par ces études. On peut d'après un essai intitulé Fatum
und Geschichte en retrouver les linéaments.
\\. Philosophie de Nietzsche adolescent. — Pour ce
lycéen de dix-huit ans, qui a lu les Reden an die deutsche
Nation de Fichte, une doctrine ne vaut que si elle s'est
faite chair et vie. Le choix d'une doctrine est affah^e de
cœur. Nietzsche, à cet âge, considère le christianisme
comme la meilleure doctrine, parce que dans le chris-
tianisme le salut ne tient pas au dogme, mais à la foi.
Mais de même, le christianisme nous dit que Dieu est
devenu homme, c'est-à-dire que ce salut, promis par la
foi, il ne faut pas le chercher dans l'au-delà, mais sur la
terre. Le christianisme fait donc appel à notre énergie.
Il veut que nous décidions nous-mêmes de notre destin.
Etre chrétien, pour Nietzsche, c'est affirmer cette auto-
nomie morale.
Dès lors donc, une question dans sa pensée prime
toutes les autres, celle de l'individu. La moralité réelle
est l'expression d'un temps et d'un état social ; la morale
doctrinale reflète en idée ces besoins d'un temps et d'une
société. Morale et moralité sont des résultats historiques.
Y a-t-il un terme à l'évolution qui les modifie ? On ne sait.
Mais il faut découvrir les causes qui les amènent.
La cause déterminante dernière , est l'homme , l'individu .
Par quoi est-il conduit? Est-ce le hasard qui l'entraine?-
C'est plutôt son tempérament. Emerson l'avait dit, et les
médecins répètent : les événements qui nous. arrivent sont
colorés de notre tempérament. Or, qu'est-ce que le tempé-
rament, si ce n'est un agrégat de faits physiques et sociaux,
qui ont laissé sur l'âme leur empreinte ? Une conformation
défectueuse du crâne ou de l'épine dorsale, un-e kérédité
56 LA F 0 11 M A T I 0 N DE NIETZSCHE
mauvaise, une pénible condition sociale, un milieu mono-
tone, suffisent à incliner une àme vers la vulgarité. Des
influences que nous ignorons nous déterminent. Comment
pourrions-nous réagir contre elles ? Il en est de même
des peuples. Rien de plus faux que de vouloir leur impo-
ser des formes sociales identiques, comme le veulent les
socialistes. Les événements particuliers décident de la
marche des choses. Voilà le fatum, la force infinie de
résistance où se bute la volonté libre. Faut-il dire que
cette résistance sera la plus forte, à tout jamais ? L'homme
serait alors un éternel captif; il ne serait pas maître de
son avenir. Ou faut-il croire que son libre arbitre aura
raison de la résistance infinie? Mais l'homme alors serait
Dieu.
Il n'est pas Dieu, reprend Nietzsche, mais il peut deve-
nir plus divin. Le fatum n'est donc pas cette puissance
effroyable que s'imagine la pensée. 11 est une abstraction.
C'est ce qui explique que les peuples fatalistes soient si
souvent des peuples énergiques. Le fa tutn est la série des
événements. L'homme qui agit crée des événements,
donc il crée pour une part la fatalité à lacpelle il obéira.
Tous les événements qui nous entraînent, ne nous tou-
chent et ne nous déterminent que s'il y a déjà une
récepti\àté en nous qui les accueille, mais qui réagit
aussi sur eux spontanément. Dans cette réaction spontanée
se traduit notre personne. Tous nos actes sont donc à
la fois libres et déterminés. Ils viennent de nous et des
choses. Et la liberté qui est nôtre, n'est pas seulement en
nous dès notre enfance, mais dès notre préexistence, dans
nos aïeux.
Nous avons la mauvaise habitude d'appeler libre l'ac-
tivité consciente et d'appeler fatale l'activité inconsciente.
Il y a là une confusion très grande. Il se peut bien que
l'action consciente soit gouvernée par des impressions.
LA S 0 U (^ H E ET L'ADOLESCENCE 57
Elle l'est souvent. L'activité inconsciente peut tenir au
contraire à notre intime personnalité.
L'âme ne cesse pas de vivre parce que nous cessons
de la considérer par la réflexion. Ce qu'il faut apercevoir
par delà cette distinction impossible du libre arbitre et
du déterminisme, c'est l'individualité irréductible, faite de
tous les événements passés, qui sont aperçus dans leur
réfraction à travers un tempérament.
Au fur et à mesure que l'évolution engendre des for-
mes plus organisées, cette impression sera moins méca-
nique. La série des faits sera davantage modifiée par des
réactions plus compliquées. Ainsi nous pourrons tirer
parti des événements, en assimiler la substance.
Y a-t-il des hommes qui créent toute leur personna-
lité? Oui, ce sont ceux que nous appelons les génies. C'est
pourquoi les génies suivent des règles autres et plus hautes
que l'homme ordinaire. Ces règles semblent contredire, à
première vue, nos principes de droit et de morale, mais
elles ne sont, sans doute, que les mêmes principes plus
largement interprétés.
Le mystère qui entoure le génie et le pressentiment
qu'on a de ses desseins sont ce qui fascine la foule. Mais
que le grand homme se montre dans son aspect vrai ; que
les conséquences audacieuses de ses principes apparais-
sent, les hommes se détournent avec scandale; et le
grand homme demeure abandonné dans sa lutte contre la
vulgarité, où il s'envase. Nietzsche s'explique ainsi la
catastrophe de Wallenstein et de Napoléon. Dès 1863, il
conçoit l'homme supérieur comme un « immoraliste »,
mais comme un immoraliste qui paie de sa vie l'audace
d'échapper aux lois.
58 LA FORMATION DE NIETZSCHE
Toutes ses affinités poussaient donc Nietzsche vers le
commerce des génies, qu'enseignait Novalis comme la
promesse du grand affranchissement. Mais il fallait d'abord
se tirer d'une épreuve difficile. Le cycle des études de
Pforta se clôt par un baccalauréat rigoureux. Les jeux
académiq.ues prirent fin. Sans doute, même dans le tra-
vail d'examen, Nietzsche préféra la méthode la j)lus per-
sonnelle. Il choisit de remplacer les épreuves écrites par
un grand travail en latin sur Théognis. Dans le poète de
Mégare, insulteur du démos, Nietzsche cherchait-il à ali-
menter ses propres préférences aristocratiques? Quelle
étrange analogie établissait-il, quand il comparait le
mégarien avec l'humanitaire héros de Schiller, le marquis
de Posa (*)? Le tenait-il pour une des incarnations, lui
aussi, de l'héroïsme véridique?
Le temps approchait où, pour lui-même, le choix s'impo-
serait entre le travail désintéressé et ce travail pour le pain
qui étouffe tant d'hommes supérieurs. Le sçuci de l'avenir,
pressant chez sa mère, le talonna toute cette dernière
année. Sa curiosité vorace augmenta ses perplexités. Il se
méfiait d'une décision qui se fixerait par le hasard d'une
tradition de famille et ne pensait point que le choix d'une'
carrière s'improvisât comme un poème (^). Ses examens
le révélèrent excellent styliste en allemand, latiniste cor-
rect et élève très préoccupé de son instruction religieuse.
Sa faiblesse en mathématiques seule lui créa un péril.
Corssen voulut bien le conjurer. L'étude des sciences
exactes lui demeurait ainsi fermée. Il se garda ouvertes
la voie théologique et la voie littéraire. Il conserve ainsi
devant la vie une attitude de réserve prudente. La part de
liberté qu'il se ménage, c'est de prolonger son indécision.
•(*) Deussen, Erinnerungen, p. 12. — Corr., III, 8.
O Corr., III, 33,35, 41, 4'J.
LA SOUCHE ET L ' A D 0 L E S G E .\ C E 59
Mais sa résignation ne va pas sans impatience. Il y a un
retour mélancolique sur lui-même, dans les paroles qu'il
a, depuis, écrites sur Schopenhauer : « Ce qui l'a aidé le
plus dans la tâche de se dévouer à la vérité, c'est qu'il n'a
jamais été courbé par le souci vulgaire de l'existence (*). »
Et quels pleurs Nietzsche n'a-t-il pas versés sur Wagner
qui parfois, même dans l'âge mûr, connut la pire dé-
tresse (') !
Nietzsche fut entre les deux conditions : il lui fallait un
gagne-pain honorable. Serait-il savant ou prédicateur?
Une incertitude subsistait, même après la décision prise :
garderait-il l'indépendance, la force de travail, l'inventi-
vité nécessaire à une pensée originale? « Un savant ne
peut jamais devenir un philosophe, a-t-il écrit. Kant lui-
même ne l'a pas j)u. Malgré le génie qui, nativement, le
tourmentait, il est resté à l'état de chrysalide. » Et peut-
être un théologien ne peut-il même pas, devenir un savant.
Voilà le problème de la vie tel qu'il se posa pour Nietz-
sche adolescent.
L'émotion de son âme juvénile prenait volontiers des
formes un peu cérémonieuses et poncives. Il prononça
avec conviction, le jour de sa sortie, les paroles rituelles de
sa reconnaissance envers Dieu, le roi et ses maîtres, puis
ses adieux aux condisciples. Surtout, dans une prière
émue en vers, il se considéra comme voué au culte d'un
Dieu inconnu, qui « passerait dans sa vie comme un
ouragan » {^). Il ne savait pas encore le nom de ce dieu
et se le représentait mal. Nous retiendrons que déjà ce
C) Schopenhauer ah Erzieher, f, 7 (IF., I, 474).
H Richard Wagner in Bayreuth, % 3 (IF., I, 508).
(^) E. FoERSTER, Der junge Nietzsche, p. 137. — Nachtrcige zum Zara-
l/mstra, 1882-85, g 93. {ij'.,'xiV, 284.) Sur le caractère orageux d'Iahvé,
V. C. A. Bernoulli, Johamu'S (h'r Tdufer iind die Urgcmeinde, 1917, pp. 40 sq..
54.
60 LA FORMATION DE NIETZSCHE
dieu surgit dans le lointain sous les traits d'un Dieu
oriental, comme le lahvé de Débora qui fait trembler la
terre et ruisseler les cieux, ou celui qui enlève le prophète
Elle dans un tourbillon de flamme. Nietzsche ne connaîtra
jamais d'autres inspirations que la grande secousse ner-
veuse, où les mystiques ont toujours vu la descente tor-
rentielle du feu céleste. Ainsi un jour son Zarathoustra
dialoguera avec la foudre parce que, comme elle, sa
pensée marche et gronde dans les nuées. -
Nietzsche ne devinait pas alors l'effort douloureux qu'il
lui en coûterait de découvrir ce Dieu et de le dénommer.
Une forte confiance dans le destin toutefois le soutenait.
Une jovialité native le ressaisissait, après les moments
de dépression. Parmi les étudiants qu'emportèrent
de Pforta, le 7 septembre 1864, les voitures parées de
feuillages et conduites par des postillons enrubannés,
Nietzsche fut un des plus insouciants.
Il!ll!il!llilil1i]li!!illl!lll!i;!ili[|llil!l!llllillillll|[[[llli^^
CHAPITRE II
L'UNIVERSITE. — L'INFLUENCE DE RITSCHL
N
BONN (1864-1865)
lETzscHE sortit du gymnase enrichi de quelques
amiiiés précieuses, mais possédé d'un immense
besoin d'affranchissement.
Je songe, écrira-t-il moins d'un an après au jeune Silésien Cari -
von Gersdorff, qu'aujourd'hui nos camarades de Pforta rentrent dans
leurs murailles. Pauvres gens qui, avec des frissons de froid au cœur,
descendent, pour la première fois, dans l'oratoire repeint de neuf et si
rébarbatif (').
La brusquerie de ses réactions nerveuses le menait sou-
vent ainsi aux limites de l'ingratitude. Il résolut d'ajourner
son volontariat d'un an pour goiiter sa liberté (*). 11
passa avec ses camarades les plus cliers les premières
vacances qui le séparaient de l'Université. Sa folle et fan-
taisiste humeur durant ces mois témoigne d'une exubé-
rance longtemps comprimée. Son ami Paul Deussen
vient à Naumburg passer quelques jours auprès de la
mère et de cette jeune soeur de Nietzsche, Lisbeth, âgée
de dix-sept ans maintenant, et qui, « dans son plus gra-
(') Corr., I, 21.
C) Corr., Y, 101.
62 LA F 0 R M A. T I 0 N DE NIETZSCHE
cieiix épanouissement, semblait un papillon courant sur
des calices de fleurs » (*). Le jeune Rhénan éprouve quel-
que étonnement des usages de la civilité pratiquée parmi
les vieilles dames de la haute société de Naumburg.
Bientôt des affinités philosophiques se découvrirent entre
les deux amis, et elles s'approfondirent, malgré des dis-
sentiments passagers, à mesure qu'ils poussèrent leurs
études.
Ils s'acheminèrent vers l'Université ensemble, par le
chemin des écoliers. Le séjour à Elberfeld, chez des per-
sonnes amies, permet d'amusantes observations sur les cou-
tumes du pays. Lisbeth, à qui Nietzsche les envoie, fera ses
délices de ces anecdotes humoristiques. S'il voit une jeune
fille qui lui plaît, il ne manque pas d'avertir Lisbeth
qu'elle lui ressemble (-). Leur plus longue escale est le
presbytère d'Oberdreis. Le père de son camarade en avait
fait un pensionnat de jeunes filles presque luxueux,
auquel présidait, avec tact et énergie, M'"® Deussen. Ils
passent là des jours heureux, entremêlés d'excursions dans
le Westerw^ald. Puis, en octobre, descendant sur Neuwied,
ils prirent le bateau à vapeur qui les conduisit à Bonn.
Au coin de la rue de Bonn et de la rue de l'Hôpital,
une chambrette confortable louée chez le maître tourneur
Oldag, fut tout le luxe que lui permirent les 25 thalers
mensuels qu'il prenait sur son avoir paternel ('). Son ami
Deussen habitait à peu de distance, mais venait chez
maître Oldag- partager les repas de son ami. L'accueil de
deux professeurs célèbres, les philologues Otto Jahn et
Friedrich Ritschl, pour lesquels ils avaient des lettres de
recommandation, fut peu encourageant. Nietzsche, pour
('; P. Decssew, Erinnerungen, p. 15.
(») Corr., V, 61.
f) P. Dbpsseu, Erinnerungen, p. 19.
L ' U N 1 \ E 11 s 1 T E G3
ne pas démentir son naturel cérémonieux, visita le tom-
beau d'August-Wiïhelm Schlegel et du patriote Arndt,
et déposa une couronne sur la tombe de Robert Schu-
mann (*). Puis ce furent les rites de l'initiation à un grou-
pement d'étudiants.
Car Nietzsche a porté, comme un autre, la casquette
bariolée de l'étudiant enrégimenté. Chez lui, l'individua-
lisme est un acquis de l'expérience et de la critique. Son
premier mouvement, dans sa jeunesse, est de sociabilité.
Sa résolution fut très réfléchie. Venant de Pforta, et tout
rempli des espérances du relèvement national, il devait
aller droit, non pas aux « corps » des jeunes hobereaux
d'esprit féodal, mais à cette Burschenschaft où il pouvait
croire vivantes quelques-unes des traditions de 1813,
décrites par son maître Keil. Entre plusieurs groupe-
ments, il choisit la Franconia, illustrée six ans auparavant
par deux gloires du national-libéralisme militant, l'histo-
rien Hermann von Treitschke et le romancier Fritz
Spielhagen. Il procéda, comme toujours, par l'accepta-
tion de la règle. Il pratiqua donc le code de la bière ; con-
nut les cortèges, musique en tête, à travers la ville stu-
péfaite ; les parties de bateau sur le Rhin ; les Kommers
monstres à Rolandseck, toute la parade vaine et oiseuse
de la vie corporative (^). Il ne manqua pas d'avoir son
duel, qui lui rapporta une balafre assez seyante ('). Puis
son sang de théologien, son sang thuringien de pédagogue
et sa nervosité critique se réveillent. Avec quelques cama-
rades de Pforta, il voulut faire prévaloir la tradition
orgueilleuse de leur maison. Le besoin hypocondriaque de
(«) Corr., V, 68-69.
(') Corr., V, 75-78. Les descriptions de Ueber die Zukunft unserer
Bildungsanslalten (IX, p. 307), mêlées à des souvenirs de Pforta, se ratta-
chent à cette vie de la Francoma de Bonn.
(') P. Dbusseh, Erinnerungen, pp. 22-23.
04 L A FOR M A T ION DE NIE T Z S G II E
domination, qui se cachait sous cette propagande réfor-
matrice assura vite à Nietzsche une réputation de sati-
rique bien établie (*).
Dès 1865, sa doctrine nouvelle est fixée. Ce sera déci-
dément la guerre aux mauvaises habitudes, à tous les
« anachronismes », à l'ivrognerie codifiée, à ce « matéria-
lisme de brasserie » et à cette arrogance de jugement qu'il
reprochera désormais aux étudiants allemands comme
une persistance fâcheuse de l'esprit « collégien » le moins
intellectuellement exigeant (-). La « liberté académique »,
orgueil des Universités allemandes, et dont il fit plus tard
un tableau ironique et désolant, c'est à Bonn qu'il en expé-
rimenta la misère intellectuelle. Il y discernait avec raison
un scepticisme précoce, très propre à faire, en lin de
compte, de loyaux « sujets » et des fonctionnaires mo-
dèles. Et que la majorité des jeunes bourgeois menât
cette vie médiocre de bruit, de dettes et de fanfaronnades,
c'était le moindre mal. Sa souffrance, qu'il a dépeinte plus
tard, était celle de l'adolescent d'élite, jeté, avec un besoin
de culture délicate, dans cette foule aisément satisfaite. 11
avait cru, en se confiant à ces jeunes gens, travailler avec
eux à une grande cause. « On ne songe pas sans effroi
aux effets que doit produire l'étouffement d'aussi nobles
besoins (^). » Et à cette déception s'en joignit une seconde :
Je ne veux pas être injuste, après coup, envers ces braves gens,
écrit-il en 1866. Mais ma nature ne trouvait auprès d'eux nulle satis-
faction. J'étais encore trop timidement renfermé en moi-même et je
n'avais pas la force déjouer un rôle dans cette agitation. Toutes choses
s'imposaient à moi comme une contrainte, et je ne sus pas me rendre
maître de cette ambiance (*).
(') Corr., V, 79.
(*) E. FoERSTER, Biogr., I, p. 226. — Corr., I, 12, 18.
(^) Ueber die Zukunfi unserer Bildungsanstallen. (W., IX, 41:
(*) E. FoERSTER, Der junge Nietzsche, p. 168.
L ' U N I V E 11 s I T E 6;)
N'avoir pas su se rendre maître, voilà le tourment entre
tous insupportable, quand on a cet orgueilleux sentiment
de la vie et de soi. Plus tard, quand la Franconia lui dé-
cerna ses insignes d'honneur, il les renvoya avec une pro-
testation (*), Symbolique rupture, la première de toutes
celles qui marquèrent la vie de Nietzsche et qui sont
autant de contre-offensives par lesquelles se défend, comme
un sentiment personnel blessé, son idéal d'une vie morale
supérieure.
Faut-il conclure avec lui que cette année de Bonn ait
été une année perdue? Une hypocondrie passagère a seule
pu le lui faire croire. On ne peut appeler perdue une
année où s'approfondit à ce degré sa culture théâtrale et
musicale. Sa notion de l'héroïsme dans la femme et sa
notion de la tragédie (') doivent une part de leur précoce
grandeur au privilège qu'il a eu d'entendre Marie Nie-
mann-Seebach dans la Krimhilde de Hebbel. Nous ne
savons ce que valent ses compositions mélodiques de ce
temps, ces lieder « dans le style le plus haut de la mu-
sique de l'avenir, avec des cris naturels » ('). Ce que nous
en connaissons n'explique pas qu'on ait plaisanté sa pré-
dilection pour Berlioz. Tout compte fait cependant, il
resta fidèle aux sonorités de Bach et de Schumann (*), et
surtout à ce dernier. Jamais il ne le travailla davantage
ni ne l'entendit mieux interpréter. « Sieh dich tûchtig im
Leben um, loie auch in anderen Kiinsten und Wissen-
schaften. » Ce précepte donné par Schumann au musicien
fut suivi par Nietzsche, à cette époque d'attente un peu
incertaine. Les problèmes de la pensée et de la vie lui
(») Corr., I, 22. — (^) Ibid., I, 99. — (') Ibid., V, 12o.
(*) Dans des lieder sur Das Ungeivitter, fleni und Genier, Dus Kind an die
erloschene Kerze, de Chamisso ; sui' des textes de Petœl'i, tels que le Staend-
chen, Es loin/d und neigt [Corr., V, 83, 89). .Yachspiel, Unendlich. V. E. Fobu-
STEn, Der junge Xietzsche, p. 149, et la partition d'un lied, Biogr., I, p. 22i.
66 LA FORMATION DE NIETZSCHE
parurent s'approfondir, quand on les transposait en mu-
sique. C'est le gain de son étude si soigneusement
reprise du Manfred et de ce Faust de Schumann, qu'il
entendit à une fête de Cologne, en juin 1865 :
Quelle profondeur de pensée dans ce dernier « chœur mystique » :
Ailes VergangUche islnurein (r/cîc/înîss,dont jepeux,à présent, suivre
par le sentiment et répéter avec une foi entière les premières paroles,
tout au moins I
Ces mots sont d'un ami de Nietzsche; mais Nietzsche,
présent au même festival, et membre actif d'une chorale,
était secoué de la même émotion ('). Son idée d'une exé-
cution parfaite se précisa, quand il eut entendu les deux
basses Stockhausen et Staegemann dans Israël en Egypte
de Haydn, ou dans les solos des docteurs mystiques du
H* Faust. Ce fut un x-cYîfjia sic àsl, pour Nietzsche aussi; et
sa notion sociale, fixée alors, du renouvellement de l'àme
par l'émotion des fêtes de l'art, contribue à nourrir en lui
l'espérance ou l'illusion wagnérienne.
Il reste qu'il a peu travaillé. Sa force productrice som-
meillait, et il en souffrit {"-). Son impatience nerveuse
s'irritait de la moindre stagnation. Il semble avoir peu
goûté la philosophie enseignée par Scharschmidt et l'his-
toire de l'Eglise qu'il suivit chez Kreffe. L'histoire de
l'art, professée par un professeur jeune, vivant et spiri-
tuel, Anton Springer, lui procura des joies. 11 n'a pas
manqué de suivre les cours, tout remplis d'allusions poli-
tiques contemporaines, que faisait un des historiens les
plus notoires du national-libéralisme, Heinrich Sybel (').
Surtout, il a été pour lui d'une importance capitale de
(•) Lettre de Rohde à ses parents, 12 juin 1865, dans Grusius, Erwin
Rohde, p. 9. — Nietzsche, Corr., V, 114-117.
(*) Lettre à Musliacke, août 186S, dans E. Foerster, Der junge Nietzsche^
p. 163.
C) Ibid. et Corr., V, 71, 72.
L'INFLUENCE DE RITSCHL 67
rencontrer RitschL C'est le premier homme qui lui ait
donné l'idée parfaite de la maîtrise. Sans doute, il ne sut
pas tirer, tout de suite, tout le partiutile d'une telle direc-
tion. Un travail sur Simonide, bien qu'il fît entrer Nietz-
sche au «séminaire » où Ritschl n'accueillait que des disci-
ples sévèrement triés, resta sans gloire. Nietzsche n'avait
pas encore la maturité qui accepte les obligations d'une
discipline aussi rigoureuse dans sa liberté. Du moins se
sentait-il déjà gagné par ces habitudes d'absolue netteté
dans la méthode que Ritschl imposait avec une passion de
réformateur. Le projet que Nietzsche avait eu de joindre
l'étude de la théologie, tracUtionnelle dans sa famille, à
l'étude des lettres grecques et latines, fut mis à néant
dans une seule conversation avec le maître terrible. Ritschl
était un jîuritain de la science. Il ne concevait pas qu'on
entrât dans l'investigation scientifique avec une foi qui en
sophistiquait d'avance les résultats. Nietzsche pensera-t-il
toujours ainsi ? Il a pensé plus tard que les sciences his-
toriques doivent être les servantes actives d'une grande
croyance civilisatrice. Sa critique ultérieure de la philo-
logie et de l'histoire devra être considérée pour une part
comme une agression contre Ritschl et comme une façon
de s'afl'ranchir. Ritschl lui enseigna un premier atfran-
chissement : il émancipait Nietzsche de ses ancêtres. Dès
l'instant que la probité intellectuelle était du côté du
savoir, la décision de cette âme, scrupuleuse jusqu'à la
maladie, était prise : « Meine Wendung zur Philologie ist
entschieden »('), écrit-il pour le chagrin de sa mère, dès
janvier 1865. Et tout de suite son observation aiguë se
mettait au travail pour saisir le fort et le faible d'une àmc
de philologue.
Ce qui importait à Nietzsche dans Ritschl, c'est que sa
(') Corr., Y, 03.
68 LA FORMATION DE NIETZSCHE
vie entière fût un enseignement. Ce travailleur acharné
lutta toujours .contre le mal physique. Il souffrait de la
goutte et de névralgies spasmodiques, à ce point que
durant des semaines on le portait comme un enfant. Tour-
ment décuplé pour un honmie d'une vivacité telle. Ses
nuits, comme ses joiu^iées^ étaient douloureuses, mais ses
insomnies encore étaient utiles à ses méditations; et
pourvu qu'il pût penser, il demeurait gai et comlîatif.
« Nicht Riihe noch Rast muss ein Problem lassen bei Ta g
und bei Nacht r> ('), écrivait-il. Son endurance et sa lucidité
lui venaient de cette habitude de considérer le travail
comme une virile récréation.
Nietzsche a remarqué plus tard que l'habitude des
recherches méticuleuses peut démoraliser les caractères
vulgaires, qu'elle engendre de curieuses variétés d'as-
tuce et un goût mesquin de l'intrigue. Il se souvient
alors des souffrances de Ritschl dans cette querelle avec
Otto Jahn, envenimée par des cabales et par de basses
jalousies que le pouvoir écouta. Ritschl, esprit finement
caustique, mal préparé toutefois à se tirer d'un conflit
administratif, trébucha dans ce guêpier. De guerre lasse
et aigri, il demanda à quitter le service prussien pour
chercher asile en Saxe (-). Ses meilleurs étudiants l'en
admirèrent davantage. Nietzsche fut du groupe déjeunes
philologues qui accompagnèrent Ritschl, quand il s'expa-
tria ; et c'est pourquoi l'année suivante allait les réunir à
Leipzig.
Ronn, si riante, et le paysage verdoyant de la Rhénanie
n'ont donc pas laissé de souvenirs heureux à ce jeune et
frénétique esprit, en qui plus d'une pensée ambitieuse
(') lliTsciiL, Opuacula pliilologica, 1879, t. V, p. 30.
(-) Voir l'histoire de ce conflit dans Ribbeck, F. Il', nilsc/tl., l. 11,
pp. 332-381.
L ' 1 N F L U E N C E DE R 1 T S C H L 09
était déjà déçue. La ville, où les étudiants forment comme
une cité libre à part, lui paraissait insociable et bigote.
Il n'y voyait plus que processions de vieilles femmes et
Tyroliens de café-concert qui l'encombraient aux jours de
fête ('). Sa verve, qui lui avait dicté des lettres et des
madrigaux d'un si joli tour à l'adresse de sa sœur, se
faisait à présent sardonique et triste. Il avait toujours
aimé le silence où l'âme se recueille, pour dresser son
bilan, « pour contre-signer son passé » {man verbrieft sich
die Vergangenheit) (-) et pour se faire un nouveau courage.
Maintenant sa méditation devenait agressive. Son culte
nouveau de la vérité scientifique afTectait, devant sa sœur
et sa mère, des airs de supériorité. A leurs exhortations
pastorales qui l'amusaient et le lassaient un peu, il répon-
dait par des lettres qui étaient à leur tour prédicantes. Il
dénonçait les préoccupations intéressées de la religion.
Elle n'a, disait-il, pour objet que d'assurer à des croyants
le bonheur et la paix dans l'approbation commune. La
recherche du vrai est lutte contre la coutume, incertitude
de la démarche, fluctuation nécessaire de l'âme et de la
conscience; et la vérité atteinte sera laide peut-être et
redoutable. Entre cette recherche du bonheur calme et la
poursuite du vrai qui fait souffrir, le choix est affaire de
noblesse de l'âme, et le choix de Nietzsche n'était plus à
faire. Dans les discussions là-dessus avec sa mère, il
semble avoir repoussé, avec rudesse parfois, son inter-
vention sans doute trop insistante ; et on le trouvait peu
aimable. Devant les reproches, il se renfrognait davan-
tage, et invitait les siens à se faire une image moins
idéalisée de sa personne. Sa casuistique morale gagnait en
clairvoyance dans ces disputes épistolaires. Mais son
(1) Corr., V, 119 sq.
(») Corr., V, 88.
70 LA FORMATION DE NIETZSCHE
acrimonie s'en assombrissait. Scrupuleux jusqu'à l'excès
dans rénumération des griefs qu'il avait contre lui-même,
il se redressait par le sentiment du moins de sa probité inté-
rieure. Les dépressions morales étaient courtes, comme les
accès de rhumatismes dont il souffrait. Les vacances de
Naumburg, l'automne de 1865 durant, apportèrent une
guérison provisoire. Mais la récidive de son mal moral
était plus fréquente que celle de ses crises physiques.
Berlin, qu'il connut alors, pendant une quinzaine, pour y
avoir été reçu dans la famille de son ami Musliacke, ne l'a
pas consolé. Il l'a vu sans verdure, dans la pâleur de son
ciel d'automne : et l'atmosphère de Berlin, hypercritique
et froide, a encore nourri son pessimisme.
C'est avec délices, écrit-il, que j'ai appris alors à voir les choses
en noir, puisqu'aussi bien (sans qu'il y eût de ma faute, ce me
semblait) c'était la couleur qu'avait prise mon destin.
On ne voit pas le désastre qui aurait motivé une
plainte si mélancolique. C'est en lui-même qu'il portait
une malfaçon, dont le sentiment lui reviendra de temps
en temps. Sa sensibilité sera désormais rythmée de
douleur et de désespérance. Le voilà presdestiné à devenir
le disciple de Schopenhauer, que Robert Schumann
annonce à tant d'égards. Il devait éprouver toutefois
bientôt que la plus sombre pensée peut alimenter la joie
de vivre, pourvu qu'elle nourrisse en nous le sentiment
de l'effort victorieux.
II
LEIPZIG (186S-1869)
Leipzig, où Nietzsche débarqua le 17 octobre 1865,
avec son ami Mushacke, plut à ces jeunes gens par « ses
hautes maisons, ses rues animées et tout son mouvement
L'INFLUENCE DE RITSGHL 71
intense » ('). Nietzsche choisit une petite maison sise*
Bliintengasse au fond d'un jardin. Son goût cérémonieux
trouva de bon augure que le jour de son inscription
à l'Université fût le centenaire du jour où s'était autrefois
immatriculé Gœthe. Sans doute, le recteur Kahnis essaya
de montrer à son jeune auditoire que le génie suivait ses
voies propres et que les études de Gœthe à Leipzig ne se
recommandaient pas par la régularité aux générations
futures d'étudiants. Les jeunes gens sourirent de cette
commémoration, dont le soin premier était de ne pas
proposer en exemple le grand homme qu'on célébrait.
Le premier événement heureux fut la leçon d'ouver-
ture de Ritschl. En pantoufles, mais en habit noir, tout
perclus de goutte, le vieux maître s'était glissé dans la
grande salle. 11 s'égaya de retrouver tout un groupe fidèle
de ses anciens étudiants de Bonn ; puis monta en chaire et,
avec ce feu juvénile qu'il gardait sous des cheveux gris, il
prononça dans un latin prodigieux sa leçon sur La valeur
et l'utilité de la philologie. Il avait bien distingué Nietz-
sche dans la foule, et fut touché de cet attachement.
Nietzsche à son tour se promettait cette fois d'accepter la
discipline de cette maîtrise.
Il faut se reporter aux travaux de Ritschl, à sa biogra-
phie par Otto Ribbeck et aux préceptes où il a formulé sa
méthode, pour se rendre compte de son action. Il savait
lantiquité grecque et latine entière. Pour lui la science
philologique était la résurrection de la civilisation inté-
grale d'un peuple. Ses travaux ne touchaient pas seulement
à l'histoire des formes littéraires, mais à l'histoire de la
pensée et des institutions autant qu'aux disciplines plus
formelles de l'épigraphie, de la paléographie et de la
(') Carnet autobiographique de 1867, dans E. Foerster, Biogr., I, pp. 223-
245. Der junge Nietzsche, p. 171 sq.
72 LA FORMATION DE NIETZSCHE
critique verbale. Puis, il avait des goûts d'artiste, et, dans
sa jeunesse, avait été homme du monde (*). Ses connais-
sances musicales étaient approfondies, et, plus d'une fois,
à l'appui de ses démonstrations métriques, entonna lui-
même quelque fragment restitué de musique grecque. De
ses voyages en Italie et à Paris, il n'avait pas seulement
rapporté une ample provision d'inscriptions et des colla-
tions de manuscrits. Comme Gœtlie, il avait aimé en
l'Italie « le mélange infiniment harmonieux des teintes
délicates et douces qui, pareilles à une vapeur légère,
flottent sur le paysage ; cette nature, pour ainsi dire
abstinente, choisie, spiritualisée dans son dessin, expres-
sive par la précision et la clarté de ses contours » ; et il
s'était fait, en matière d'art italien, une compétence qui
n'avait rien de livresque. Il offrait ainsi le modèle d'une
culture vraie d'humaniste ; et comme à l'érudition la plus
vaste il joignait une verve intarissable, une mordante
ironie, une élocution vive et imagée, il avait toutes les
qualités méphistophéliques et faustiennes qu'il faut pour
étonner, effrayer et séduire de jeunes et ambitieuses
intelligences.
Par la fermeté logique, et par la défiance qui jamais
n'admet un fait mal attesté, Ritschl a été pour tous
l'exemple vivant de la méthode. Pour Nietzsche, il fut
quelque chose déplus. Nietzsclie n'a pas seulement appris
de Ritschl les « joies de la petite productivité », ce besoin
de la 2)erfection dans la minutie qui donne, à elle seule,
des satisfactions si pures. Ce que Nietzsche a découvert
par lui, c'est tout d'abord l'art de dresser la jeunesse,
de transmettre correctement le savoir, de tirer un parti
(') Voir dans Arnold Ruge, Aus fruherer Zeil., III, p. 333, d'amusantes
anecdotes. Ruge un jour avait découvei't chez Ritschl un tiroir entier plein
de gants de soirée.
L'INFLUENCE DE R I T S G H L 73
rationnel des ressources dont on dispose. Ritschl a eu
un robuste talent d'organisateur. Dans les universités où
il a passé ont surgi des « séminaires » de grec et de latin
merveilleux par la perfection avec laquelle s'y faisait
l'apprentissage. Pour y être admis, il fallait déjà pré-
senter un travail personnel, gage de maturité. Mais aux
rares élus, Ritschl imposait le plus rude et le plus sti-
mulant entraînement.
Car ce savant estimait l'action d'homme à homme plus
encore que l'enseignement impersonnel selon des
méthodes impeccables. Plus d'un a eu, comme lui, du
savoir, de la méthode et une verve éloquente ; mais on
sentait chez Ritschl une joie forte qui rayonnait de lui.
Non seulement il savait respecter les originalités diffé-
rentes de la sienne avec ce « libéralisme » qui le faisait
aimer de ceux-là mêmes qui le redoutaient ('). Il intensi-
fiait en chacun le sentiment de la valeur personnelle et
de la dignité qu'il y a à apporter quelques pierres à cette
grande cathédrale du savoir, bâtie par un effort collectif (»).
Il ne voulait pas dresser des manouvriers. Il exigeait
de chacun une connaissance du plan architectural
complet de la science. L'effort de chacun devait servir
consciemment le dessein concerté de tous. Cette coordi-
nation des besognes donne de la fermeté intérieure {einen
unverlierbaren Hait) et un peu de la joie attachée à toute
œuvre créatrice. Car la science crée : Schaffen, stets
schaffen, im Kleinen und im Grossen, ist das Wesen aller
Wissenschaft, ailes Wahren {'} ; et l'œuvre qu'elle sent
(') Corr., II, 170.
(2) Ritschl, Zur Méthode des phitologischen Sludiums [Opuscula philolo-
gica, 1879, t. V). p. 22 : « Lebensfreude « sich zu fùhlen - und Gefûhl der
persônlichen Bedeutsamkeit, sich zu wissen als Mitarbeiter am Dombau
der Wissenschaft. »
(') /bid., p. 22.
74 LA FORMATION DE NIETZSCHE
naître sous ses doigts lui donne de l'enthousiasme.
Immense gain, pour ce jeune Nietzsche si impression-
nable et flottant, que d'avoir afîaire à ce maître précis.
Ritschl insufflait de l'énergie à ses étudiants, parce qu'il
leur assignait des besognes limitées. « L'encyclopédisme
ne peut donner de l'enthousiasriie ('). » Il prescrivait une
critique apte à faire sa trouée, à pénétrer jusqu'au cœur
du sujet (-) ; et, dans ce puissant forage, il aimait mieux
qu'on fît erreur méthodiquement que de tomber sur le
vrai par hasard.
Ce n'est pas qu'il déconseillât l'orientation la plus
étendue. Elle seule permettait d'embrasser les hauteurs
et les profondeurs et tout l'horizon vaste du savoir. Mais
dans le choix du sujet, il fallait se borner, viser à
l'épuiser et à conclure. Une lecture infinie ; le maniement
personnel des livres; une intimité avec eux qui les traite
comme des amis familiers, ouvrait seule l'accès des pro-
blèmes neufs. Jamais le maître ne devait descendre au
niveau de la paresse commune des élèves. Ritschl, pour
sa part, jugeait préférable de les initier tous aux difficultés
les plus hautes. Les plus faibles évidemment resteraient en
route. On arrêtait ainsi les vocations peu certaines. Le
but était d'assurer aux gymnases des maîtres qui eussent
le sentiment vif de l'antiquité en même temps que la
connaissance précise des textes {*). Mais Ritschl pensait
donner même aux subalternes un respect des tâches supé-
rieures de l'esprit, qui à jamais les garantirait contre le
terre-à-terre du savoir empirique.
La tâche du directeur d'études, ainsi conçue, était taillée
(') Jbid., V, p. 27.
(") Ibid., V, p. 30. « Die Kritik muss durchschlagen, bis auf den Herz-
punkt dringen. »
(3j Voir 0. RiBBECK, Friedrich-Wilhelm Ritschl, 1879-1881, t. I, p. 2;)3 sq.,
t. II, pp. 31, 279. — Ritschl, Opuscula, V, pp. 29, 30.
L'INFLUENCE DE RITSGHL 75
à la mesure de ce grand professeur. Elle exigeait « un
cœur passionné pour la matière à enseigner et j^our les
hommes à qui on l'enseigne ». Nul n'a eu à ce degré la
divination des talents. Il savait à merveille désigner les
questions qui convenaient aux forces de chacun ; et, plein
lui-même de projets sans nombre, il cédait de sa richesse
à tous avec une prodigalité somptueuse. On lui demandait
le secret de cet attrait sévère qui ensorcelait la jeunesse,
il répondait :
Quand je devine chez un jeune homme un talent qui a peine à
se dégager, je le prends à part. Je lui fais un discours qui n'a rien de
tendre, et je conclus : « Vous pouvez, donc vous devez. » 11 est rare
que ce moyen échoue.
Il donnait à chacun le sentiment de sa force person-
nelle et inculquait à tous cette notion d'un « idéalisme
intellectuel », supérieur à l'idéalisme moral même le
plus élevé. 11 les passionnait par cette qualité d'âme nou-
velle, qui s'ouvrait en eux par la probité scientifique.
Puis, en temps utile, il se retirait. Il ne tenait plus en
lisière ceux qui étaient mûrs.
La marque d'un vrai maître est qu'il forme des élèves meilleurs
que lui-même, et qu'il éprouve de la joie à avoir de tels élèves (*).
Comment Nietzsche n'eût-il pas été séduit par ce
maître subtil et artiste et par ce Thuringien qui, jusque
dans ]a besogne quotidienne, réalisait une réforme intel-
lectuelle et morale ? Ritschl sut reconnaître tout de suite
la nature particulière de son élève. Il prit par l'amour-
propre une nature si facile à piquer d'émulation.
Tout jeune en effet, Nietzsche avait déjà une façon
très libre et personnelle de travailler. Jamais il ne prit de
notes suivies. Il apprit de ses maîtres peu de savoir
(') y^irf., t. V, p. 31.
76 LA F 0 II M A T I 0 X DE N I E ï Z S C H E
positif: il aima mieux apprendre d'eux la maîtrise.
Son instinct profond d'éducateur sentait qu'il n'importait
pas tant d'alourdir son bagage scientifique que de s'initier
à l'art de construire la science et de la faire passer dans
les esprits.
Certes Nietzsche ne négligeait pas l'érudition. Mais il
voulait l'acquérir par son labeur propre, et ne se fiait
dans son choix qu'à son instinct. Il mettait sur les dents
les bibliothécaires de l'Université et de la ville par le
nombre et la difficulté des recherches qu'il leur imposait.
Souriant, Ritschl surveillait cette indépendance. Car tout ce
que tentait ce débutant impétueux portait la marque ritsch-
lienne. Par Ritschl il prit le goût de la sévérité sans
réticence, dure à elle-même et qui exige dans la science
la perfection comme allant de soi. C'est de Ritschl que
Nietzsche apprit la beauté d'une pensée enclose dans la
forme la plus sobre et employée uniquement à interpréter
une documentation bien coordonnée. Dur dressage pour
un sentimental Imaginatif d'une nervosité aussi intempé-
rante. Il en a fait l'aveu, « mais à la fin il fut comme les
matelots moins sûrs de leur démarche sur la terre ferme
que sur le navire ballotté » (^).
Il est certain que, sous cette discipline, Nietzsche
réfléchit profondément aux méthodes qui permettent de
transmettre la culture de l'esprit. Il n'est pas de problème
qui importe davantage à la civilisation. Les décadences
viennent de ce que le secret de transmettre intacte une
culture s'est quelquefois perdu. En petit, le moindre
« séminaire » d'Université est une civilisation qui essaie
d'assurer les conditions de sa durée. Ritschl le savait bien,
et pour cette raison aimait à voir ses étudiants se grouper
en petites sociétés, où les aînés initiaient au travail les
C) Lettre à M"" Ritschl (juUlet 1868j. — Corr., III, 52.
[.'INFLUENCE D E R I T S C H L 77
nouveaux venus ('). Et peut-être n'étaient-ce pas toujours
les aînés. De propos délibéré, Ritschl poussait les plus
capables (/'). Ce fut ce nouveau venu, Nietzsche, qui
léalisa le vœu de Ritschl, en créant par le Philologische
Verein de Leipzig une palestre où de jeunes lutteurs, dont
beaucoup ont atteint à la notoriété scientifique, apprirent
à se toiser et exen^aient leur vigueur par des travaux et des
discussions (•''). Cette vue du caractère « agonistique » de la
vie de l'esprit, qui, elle aussi, ne se fortifie que par la lutte,
n'est pas seulement observée sur les Grecs : elle est chez
Nietzsche un résultat expérimental de la pédagogie
ritschlienne.
Pour ces libres réunions et pour le « séminaire » de
Ritschl, Nietzsche se mit au travail ardemment. Tout de
suite, ses Theognidea, essai d'un étudiant de vingt-deux
ans, conquirent le maître. Ritschl voulait que le lien fût
personnel entre le professeur et les étudiants. Tous les
jours il recevait les siens, et aucun ne fut plus assidu
chez lui que Nietzsche. Pendant les mois d'absence, une
correspondance s'établit entre eux, déférente et tendre du
côté de l'élève et toute pleine de sollicitude attentive du
côté du maître. Nietzsche allait droit aux recherches les
plus épineuses. Il les choisissait très spéciales, selon le
précepte ritschlien ; mais toutes se coordonnaient selon
un plan vaste. Les mémoires qu'il lisait à la « société
philologique » sur V Histoire du recueil des œuvres gnomi-
ques de Théognis, sur Les sources de Suidas, sur Les cata-
(») RiTscnL, Opuscula philolofjica, t. V. p. 28. • Pliilologisclie Studicn-
vereine, allerherrlichstes Incitament. "
(^) Ibid., V, p. 38. « Principielle Bevor/iigung der fiihigerii, wenn aucli
jûngern Kratte. »
(') Voir leurs noms dans Crdsius, Erwin Rohde, p. 11. — E. Foeksteu,
Riogv., I, p. 232. — R. Weber, Gesch. d. p/iil. Vereins, p. 1 sq. — Sur le rôle
lie la rivalité dans la civilisation intellectuelle des Grecs, v. nos Piérur-
ficurs de Nii'tzsrhe, cli. Jdroh.Burchhardl, p. 303 sq.
78 LA FORMATION DE NIETZSCHE
logues anciens des livres (TAristote, sur La rivalité
d'Homère et d'Hésiode se rattachent à une grande enquête
sur l'histoire littéraire chez les Grecs. Recherches minu-
tieuses poursuivies clans la poussière des manuscrits et
dans la broussaille des conjectures avec une patience et
un bonheur de chasseur habile à choisir les bonnes pistes.
Nietzsche eut d'emblée la combinaison hardie, métho-
dique et sûre ; et Ritschl désigna pour l'insertion dans le
Rheinisches Muséum — la plus importante, durant un âge
d'homme, de toutes les revues de philologie gréco-
latine -7 les travaux de l'étudiant, achevés déjà comme
ceux d'un homme mùr.
Si Nietzsche avait renoncé autrefois à la théologie par
scrupule de vérité, on peut dire cependant que son éduca-
tion pastorale, son apprentissage commencé de théologien
servaient maintenant ses essais d'histoire littéraire. Sa
recherche Zur Geschichte der Theognideischen Spruch-
sammlung est menée comme l'eût été, dans l'école de
Tûbingen, une recherche sur la composition du Nouveau
Testament ('). Un travail paléographique rigoureux, dont
Nietzsche a appris le secret chez le théologien Tischen-
dorf, sert à établir la généalogie des manuscrits. Les
historiens les plus autorisés, Bergk et Welcker, se trou-
vaient en litige, parce qu'ils différaient de dix siècles
quand il s'agit de fixer l'âge du recueil actuel des poèmes
de Théognis, ce débutant se flattait d'être l'arbitre. Dans
le recueil, tel qu'il nous est parvenu, Nietzsche discerne
les principes qui en ont motivé la rédaction. Il montre
comment les sentences se groupent par mots-souches. Il
établit chez le rédacteur une tendance hostile à l'auteur
qu'il édite. Gomment ce Théognis, dont les vers attestent
une morale si relâchée de buveur et de débauché, serait-il
(') Voir les Philologica de Nietzsche, t. I, pp. 1-bi.
L'INFLUENCE DE RITSCHL 79^
le grand poète amer loué par Isocrate, Platon et Xénophon
et celui que saint Cyrille et l'empereur Julien encore rail-
laient seulement de sa morale trop faite pour les nourrices
et les pédagogues? C'est donc qu'il y a eu un Théognis
intégral que nous n'avons plus ; et Stobée n'avait plus sous
les yeux que le texte actuel, qu'il a grossi de parodies
hostiles empruntées à Mimnerme. Quand donc a été com-
posé ce recueil tendancieux ? Par une comparaison atten-
tive des données qu'on peut extraire des biographes de
Suidas, et d'Hésychius, sa source, d'Harpocration et de Gal-
limaque, Nietzsche établit que les Alexandrins ne possé-
daient plus de Théognis qu'un recueil de morceaux choisis,
composé entre l'époque de Platon et celle de Ptolémée
Philadelphe. Plutarque, Julien et saint Cyrille n'ont connu
que ce recueil et c'est à cette source aussi que puisait le
fougueux adversaire dont provient la collection réduite
qui est parvenue jusqu'à nous. Méticuleuse recherche, où
ce qui passionnait Nietzsche, ce fut, avec l'amusement de
la découverte, un intérêt de moraliste. Il s'aperçut par cet
exemple que la transmission des œuvres les plus émi-
nentes est menacée toujours. Les intérêts d'une vie subal-
terne l'emportent sur le souci de les conserver intactes ;
et la passion basse nous les transmet mutilées. L'un des
privilèges du philologue est de restituer dans leur net-
teté au moins les fragments sauvés du désastre.
Le pathétique discret de cette tâche remplit de son
émotion les courtes et charmantes pages de Nietzsche
sur un vieux fragment de Simonide, le Chant de Danaé^
que le hasard d'une citation de Denys d'Halicarnasse
nous a conservé. Les plus exercés, et Bergk le premier,
avaient désespéré de retrouver le mètre de ce magnifique
poème. Nietzsche s'y risqua avec un beau courage ; et,
par miracle, réussit. Les comparaisons avec les monu-
ments figurés expliquent la scène ; et la plus ingénieuse
80 LA FORMATION DE NIETZSCHE
conjecture métrique permet de rétablir, avec une strophe
mutilée, une antistrophe et une épode parfaites, d'où
s'élève la plainte tendre de l'amante abandonnée de
Zeus. La restitution nietzschéenne de cette plainte de
Danaé pleurant sur son deuil et sur cet enfant qu'il lui faut
sauver des flots, en l'enfermant dans un ciste garni de
cl ous d'airain, a été admise par la science immédiatement
Ritschl suivait ces essais, avec un machiavélisme affec-
tueux. Il devinait que des travaux sur Suidas et sur Aris-
tote pousseraient Nietzsche vers cette brûlante question
des sources de Diogène Laërce, le plus important bio-
graphe des philosophes grecs. Il le pressentait doucement
sur ce projet. Tout à coup l'Université proposa la ques-
tion comme sujet de concours. Nietzsche sentit là la
main du maître, et il accepta l'invite discrète. De janvier
cà juillet 1867, ses jours et ses nuits se passèrent à com-
pulser, à classer, à analyser les documents de son diffi-
cile problème.
Le mois d'avril le trouve prêt à la rédaction. Il la
veut sobre, mais un peu artiste. Il ne fera nullement
parade d'érudition ; mais il recouvrira désormais le
squelette logique, si apparent encore dans la prose de
son Théognis (*). Il aboutit bien juste, et au V août
déposa un manuscrit avec la devise : Févoi.' o!oç âsui {^). Mots
de Pindare, qui ne cesseront plus de lui être chers. « Du
sollst der werden, der du bist » : le Gai Savoir et V Ecce
Homo ne connaîtront pas d'autre précepte moral ('). En
tête de ce mémoire érudit, l'orgueilleuse profession de
foi semblait dire que tous les chemins, même à travers la
broussaille philologique, nous mènent à la découverte
(') t*- Decssen, Erinnerungen. p. 3i. — i'orr., I, 73.
(^) Pindare, Pyth., II, p. 73. — Corr., I, 77, 87.
(^1 Friihl. Wissensthaft., 'l, 270 (V, 205).
L'INFLUENCE DE RITSGHL 81
du secret intérieur ; et, sous le masque de la méthode,
, Nietzsche livrait encore une part de sa personnalité . Le mois
^ de novembre apporta la récompense de tant d'efforts :
I l'Université proclama Nietzsche vainqueur du concours. Un
rapport de Ritschl, en latin, fit remarquer que Térudi-
'* tion, la maturité, le jugement subtil, dont témoignait
ce travail, dépassaient les espérances de ses juges. Le pro-
gramme inaugural de l'Université ajoutait encore aux
éloges que méritait cette sagacité dans la recherche.
'_ Nietzsche ne manqua point d'envoyer à ses amis des
I extraits de ces appréciations élogieuses (').
Bien qu'il ait mis des mois à remanier son mémoire
pour l'impression, il est probable que les positions cen-
i traies de Nietzsche étaient telles qu'on les voit dans le
f travail publié (^). Des textes ingénieusement juxtaposés
■ montraient que Diogène Laërce avait dû emprunter à
Dioclès de Magnésie tout ce qu'il sait sur la doctrine et la
vie des Stoïciens. Mais ce Dioclès n'a-t-il pas été couvert
d'invectives par Sotion, philosophe du temps d'Auguste
et de Tibère, qui fut le maître de Sénèque? Il a donc dû
avoir des sympathies pour les Épicuriens que Sotion
poursuivait d'une haine tenace. Et comment Diogène
Laërce, si voisin lui-même de la secte épicurienne,
aurait-il emprunté à un autre que Dioclès ses renseigne-
ments sur Epicure et son école, pour l'amour desquels
Dioclès avait été persécuté ? Par degrés, Diogène Laërce
apparaît donc comme un résumé de Dioclès. -
Il le résume en effet, mais non sans interpolations.
Favorinus d'Arles, que nous connaissons si bien par
Aulu-Gelle, son ami, fut une de ses sources secondaires.
(') Corr., 1,87; II, 16.
(-) Philologica, t. I. pp. 69-152.
82 LA FORMATION DE NIETZSCHE
Et la recherche aurait pu se terminer là, si elle n'avait
donné un résultat qui dépassait infiniment les données du
problème proposé. Car voici ce que l'on découvre.
Les sources de Suidas avaient toujours occupé
Nietzsche. Dans les cas fréquents où Diogène coïncide
avec Suidas, fallait-il penser, comme on a fait souvent,
que Suidas puise dans Diogène ? Un tableau compa-
ratif des renseignements que nous avons sur les parents,
les collatéraux, les surnoms, les précepteurs et les dis-
ciples des philosophes, et sur leur genre de mort, fait
ressortir de curieuses ressemblances entre Suidas, Dio-
gène Laërce et Hésychius. Mais c'est Hésychius qui
apporte les renseignements les plus abondants et les plus
précis, 11 a puisé à une source plus riche ; et, de proche en
proche, la conclusion s'impose que cette source est Démé-
trius de Magnésie. Mais les ressemblances entre Diogène
Laërce et Suidas s'expliquent avec une éclatante évidence,
si l'on admet que ce même Démétrius a dû être à l'origine
de Dioclès, oîi puise Diogène, et d'Hésychius, où puise
Suidas. Ainsi, avec une simplicité lumineuse, Nietzsche
débrouille l'écheveau complexe des traditions littéraires
grecques et en établit l'union foncière. Dès Noël 1867
cette intuition l'avait obsédé ; et les renseigneihe.nts
s'étaient cristallisés, abondants et pressés, autour de
cette hypothèse. Un fait se faisait jour pour lui : c'est
qu'on n'atteint à la vérité profonde que par divination.
Ritschl, par des éloges, par des encouragements, par
des collaborations étroites qu'il exigeait de Nietzsche,
multipliait les séductions qui devaient attacher à la philo-
logie ce disciple d'élite. Combien de temps Nietzsche lui
est-il resté fidèle ? En 1866, avec cet impérieux besoin de
tenir en tutelle ses amis, il écrivait à Deussen :
11 faut de rérudition et de la routine ; c'est-à-dire de l'expé-
rience, et de l'exercice. Donc apprenons et digérons beaucoup.
L ' I N F L U E ^ G E DE R I T S G H L 83
Mais il ajoutait aussitôt : « Cherchons, combinons, infé-
rons. » La philologie n'ouvre les horizons d'une pensée
qu'à lérudit solide. Elle lui fournit un plan de vie
l intellectuel, et avec lui l'énergie qui guérit la mélancolie
; inhérente à toute incertitude nerveuse ('). Nietzsche con-
seille à Deussen, égaré dans la théologie, cette discipline
rigoureuse. Il n'a de cesse qu'il ne le sache occupé à
quelque travail spécial sur Evagoras de Chypre, sur
Plîotius, ou sur Tacite, par lequel il célèbre « ses noces
avec la philologie » (*), Ritschl le retient, par ses qualités
humaines, par son magnétisme personnel, plus que par sa
doctrine. Nietzsche révère en lui une autorité dénuée de
morgue, l'amitié ingénieuse à deviner les besoins et les
'^ vœux discrets d'un cadet, et ce tact de la vérité qui faisait
son impeccable « conscience scientifique » (^). « Je ne
peux donc ni veux me détacher de lui », ajoute-t-il. Mais
comment dans la force de cet attachement ne pas aj)erce-
voir déjà des tendances contraires? Sa pensée est une
arène où se battent des forces opposées. Dès le début
l'influence de Ritschl est contrecarrée. Une puissance
impérieuse en Nietzsche se soulève contre ceux qu'il aime,
dans le temps même où il les aime. Cette puissance
hostile n'était pas alors la musique. Schumann restait son
délassement plutôt que son étude. Richard Wagner,
dont il joua pour la première fois la Walkyrie dans sa
retraite de Koesen, oîi il fuyait le choléra en octobre 1866,
lui laissait « des impressions mêlées » (*). La tragédienne
_^Hedwig Raabe venue à Leipzig pour une tournée en
juillet 1866, lui laissa au cœur une image puissamment
fascinante, mais qui ne le détourna pas de son chemin (^).
(') P. DBusàEiV, Erinnerungen, pp. 29, 30. — Corr., I, 52.
(-) Ibid., 31. — Gorr., I, 70.
(') P. Deu3S8.»(, Erinnerungen, p. 33. — Corr.. I, 72.
(•) Corr., I, 2d. — (■') Corr., I, Si.
84 LA F 0 R M A T I 0 X DE NIETZSCHE
Il prenait part, comme choriste, à la société des concerts du
professeur Riedel, et étudia ainsi la Passion selon saint
Jean de Bach et la Missa solemnis de Beethoven. Les
blessés de Sadowa bénéficièrent de ces concerts donnés à
la Nikolaïkirche aU' lendemain des batailles ('). Pourtant,
ni ces initiatives d'art, ni les événements politiques ne
gênèrent la rédaction du Thèognis ; et la vocation de
Nietzsche n'en fut pas changée. Une révélation d'une autre
sorte faillit tout compromettre : celle de Schopenhauer.
L'illumination fut soudaine, comme celle de Male-
branche découvrant Descartes. Un livre trouvé dans la
boutique du bouquiniste Rohn, son premier logeur, l'attira
magnéticpiement. « Je ne sais quel démon me souffla :
« Emporte ce livre (-). » Il le lut, et se trouva un autre
homme. Ou plutôt il avait vu clair en lui-Tiiême. Il sentit
en lui l'orgueil qui enivrait les premiers chrétiens après
le frisson de la conversion : l'orgueil de se sentir diffé-
rent, et meilleur, et seul initié. Son sang thuringien de
réformateur s'embrasait. Cette ambition éducatrice qui
l'avait toujours poussé et qu'il avait crue d'abord celh^
d'un prédicateur, puis celle d'un professeur, se trouvait
être celle du philosophe qui veut légiférer pour une civi-
lisation. Ritschl avait, pour un temps, fixé sa mobilité
par la précision des méthodes. Devant Ritschl, il s'était
senti petit. A présent, contre Ritschl lui-même, il trouvait
un appui. La réforme ritschlienne ne visait qu'à faire des
esprits lucides. La méthode de Schopenhauer permettait
de changer les hommes dans leur profondeur. Voilà la
pensée secrète que couva désormais son courage humble,
ombrageux et irrité.
Une intelligence vive, mais trop vagabonde, éclai-
(«) Corr., V, 131.
(») E. FoKRSTER, Biogr., I, pp.. 231-213.
1) ÉGOUVERTE DE SCHOPENHAUIUI 85
rait cette ambition confuse. Schopenhauer lui apprit
que l'univers entier est ainsi aspiration trouble et que sur
son besoin se construit son intelligence. Pour pénétrer
1 jusqu'au secret des mondes, il lui avait suffi de regar-
*der en lui-même. Schopenhauer était le prodigieux
«appareil d'optique qui éclairait jusqu'aux abîmes où
^ reposent les assises de toute vie spirituelle. Non seule-
ment il montrait à Nietzsche son mal, en lui faisant voir
que ce mal était nécessaire et universel, mais il justifiait
le sentiment qu'il avait de la vie. Il le grisait de la
grande émotion mystique des hommes qui savent les
derniers secrets. Il faut lire profondément entre les lignes
de la confession-, où Nietzsche nous dit cette crise de
désespoir et d'ambition ('). Il n'y a qu'une consolation
pour celui qui souffre de cette grande douleur qui
engendre les êtres : c'est d'être capable à son tour de
créer, d'enfanter des images qui fascinent divinement les
hommes et les forment à leur modèle. Cette très évidente
conclusion avait poussé Richard Wagner vers Schopen-
hauer. Vers qui poussera-elle Nietzsche? Elle le remplit
de 'la sournoise et enthousiaste attente des hommes qui
se sentent prédestinés.
Il n'y eut pas de précepte de méthode qu'il n'oubliât
dans cette certitude nouvelle. Dès la deuxième année de
son séjour, il se risque à demander son doctorat. Infidèle
à Ritschl, à l'hellénisme, à la philologie, ivre de méta-
physique, il dépose une thèse sur Les schèmes fonda-
mentaux de la Représentation qui résume ses récentes
études schopenhauériennes. Elle fut refusée. Nietzsche
maudit ses juges. Faut-il le croire sur parole (juand
il déclare que l'un d'eux avait écarté son travail parce
qu'il soutenait des idées qu'on n'enseignait pas à
') E. FoERSTEK, Biogr., I, p. 232.
86 LA FORMATION DE NIETZSCHE
Leipzig, et l'autre parce cpi'elle était contraire au sens
commun ? Il crut avoir affaire à ces « professeurs de
philosophie » insultés par Schopenhauer ; et, plein d une
révolte sans élégance, il dénia à la Faculté de philoso-
phie la faculté de philosopher :
La vérité a rarement sa demeure aux lieux où on lui a bâti des
temples et où l'on a consacré ses prêtres (*).
Puis il prit la résolution de suivre seul son chemin
dans la recherche de la vérité. Et quand il la prit, il se
connaissait mal. A coup sûr Schopenhauer était pour lui
un de ces secrets refuges, où il abritait sa rêverie de
promeneur solitaire (*). Il confiait au fidèle Gersdorff sa
foi jeune ; et déjà cherchait le moyen de conformer sa vie
à sa doctrine, Toutes choses à présent, il les voyait du
biais schopenhauérien. Le stoïcisme de Sénèque le lui
rappelle ('). Le romancier Spielhagen, dans le roman
à' In Reih' und Glied^ tout rempli du souvenir de Las-
salle, l'émeut parce que les héros y sont poussés « à
travers la flamme rouge de la Sansara jusqu'à cette con-
version du vouloir » , où consiste avant tout l'état d'âme
pessimiste (*). Puis soudain son besoin de prosélytisme le
ressaisissait. Il avait prêché la méthode scientifique de
Ritschl : à présent il devenait le tourment de ses amis
par son insistance métaphysique. Il se réjouit de fonder
autour de lui une « franc-maçonnerie » sans insignes,
sans mystères et sans formules ; un « club » , une petite
église fervente et secrète. Un à un, il convertissait ses
camarades ; les plus anciens d'abord, ceux de Pforta, le
fidèle Gersdorff, le philosophe Romundt et Kleinpaul (').
Avec l'instinct sûr du névrosé qui cherche dans une
{')
[') Corr., I, 81. — ('-) Ibid., I, 25. — (') Ibid., I, 67. — {*) Ibid., I, 89. —
Ibid., I, 82, 124.
DÉCOUVERTE DE SGHOPENHAUEU 87
affirmation forte le remède à sa naturelle mobilité, il ne
discutait même plus sa certitude nouvelle. Albert Lange
lui avait enseigné que la philosophie édifie avec des idées
abstraites ce que d'autres arts construisent avec des
impressions sensibles ('); et qu'elle construisait une
demeure pour les besoins de notre cœur. A ses amis dans
le deuil il offrait donc comme réconfort le bréviaire scho-
penhauérien qui enseigne la purification par la douleur,
le dépouillement de soi et le total renoncement ('). Cette
doctrine lui paraissait venir à la rencontre de ce qu'il
avait appris dans Emerson et dans Novalis. Pour celui qui
sait les mirages du vouloir- vivre, et qui se dépouille de
tout égoïsme, les faits du dehors sont des enveloppes
vides qu'il sait remplir d'un contenu d'àme nouveau. Dès
lors, il appartient à chacun de créer sa destinée : et les
accidents de sa vie ont pour lui tout juste la valeur
qu'il veut bien leur accorder. U évaluation que nous
faisons des événements en fait seule la réalité. Il suffirait
à l'humanité d'être unanime dans une vision nouvelle du
monde, pour que le monde fût changé. Ambitieux idéa-
lisme, que la doctrine scliopenhauérienne justifiait. Elle a
été la première à encourager en Nietzsche l'orgueil qui a
cru recréer le réel par la seule attitude du sentiment qui
blâme ou approuve. Son prosélytisme natif se légitimait
comme une œuvre d'affranchissement intégral de l'hu-
manité .
Son orgueil même, si solitaire, le poussait donc à la
propagande ardente, élargie et organisée. En l'isolant, il
intensifiait aussi chez Nietzsche le besoin d'amitié, où
depuis il a reconnu une des conditions de la croissance
du génie et sa consolation principale. Parmi les très
{*) Corr., I, 48.
(') Corr., I, 61.
88 LA FORMATION DE NIETZSCHE
grandes faveurs de son destin, il faut compter celle qui
lui a donné quelques amis capables de le comprendre
parfaitement. A Leipzig, il y eut avant tout, Erwin Rohde,
qui, lui aussi, était venu de Bonn, avec un peu de retard,
à Pâques 1866, pour suivre Ritschl déplacé (*).
Erwin Rohde était en ce temps-là un grand adoles-
cent svelte et bruii, d'une figure un peu trop longue, mais
finement et fortement découpée avec d'étincelants yeux
noirs. 11 n'était pas des plus accessibles. Il avait passé
ses années d'enseignement secondaire dans l'institut
célèbre que Volkmar Stoy dirigeait alors à léna; et,
après coup, il croyait y avoir souiïert comme Nietzsche à
Pforta (-). Maintenant sa réserve taciturne et aristocra-
tique marquait une susceptibilité ombrageuse et pas-
sionnée, Nietzsche, qui eut toujours le talent d'analyser
et d'enjôler les âmes, le conquit. 11 fut le seul. Même
devant Ritschl, Erw^in Rohde demeurait amer et batail-
leur jusqu'à l'impertinence ('). Il était entré dans la
Société philologique créée par Nietzsche. Des travaux sur
la littérature latine, sur Ovide, sur Catulle, sur Apulée le
menèrent aux sources grecques de ces poètes et firent de
lui bientôt un helléniste, dont la supériorité s'imposa.
*Gela créait déjà un souci commun. Nietzsche et Rohde
devinrent intimes. Des causeries sur Platon, sur les phi-
losophes grecs, sur les écrits esthétiques de Schiller,
dont ils avaient fait leur livre de chevet, sur les écrits
récents du philosophe Fechner ou d'Albert Lange les
mettaient aux prises dans des batailles d'idées, qui
(') Voir 0. CRnsius, Erwin Rohde, 1902, p. 11, sq.
(*) Sur le vrai caractère de l'intelligente et large pédagogie de Volkmar
Stoy, qui considérait l'école comme « un temple au bord du fleuve de la
vie », voir un joli essai d'Erich Schmidt, dans les Charakteristiken, t. II,
p. 251 sq., 1901.
(») Crusius, ibid., p. 12. — Corr., I, 46.
DÉCOUVERTE DE SCHOPENHAUER 89
resserraient leur estime mutuelle. Qui fut le chef ? Erwin
Rohde montrait combien les recherches de folk-lore et
d'ethnographie, inaugurées à l'Université de Leipzig par
Oskar Peschel, étaient propres à renouveler l'interpréta-
tion des religions évoluées. Il garda en pareille matière
une avance que Nietzsche n'a pas rattrapée, malgré la
tentative qu'il fit, à l'époque où il médita sur les cultes
grecs et sur la généalogie des croyances morales (').''En
revanche, Nietzsche gardait la supériorité musicale et
métaphysique. Les ressources de culture musicale que
Leipzig offrait si abondamment, Nietzsche seul les lui a
ouvertes. Et aux soirs où Nietzsche s'abandonnait à ce
don d'improviser sur le piano qu'il eut si magnifique,
Rohde sentait la supériorité d'une âme créatrice sur une
intelligence qui, malgré toute sa vigueur, n'avait que la
nostalgie de l'art et non le talent artiste (■').
Leurs pensées se sentirent d'accord jusque dans leurs
sonorités les plus profondes, quand Nietzsche eut initié
Rohde à Schopenhauer. Ça été la grande harmonie
morale qui a traversé leur amitié ; et c'en a été le péril.
Car cette amitié a dû se rompre en dissonances doulou-
reuses, le jour où une commune conviction philosophique
lui a manqué. L'accompagnement d'une croyance iden-
tique a, pendant longtemps, effacé tous les désaccords.
Ils aimaient en Schopenhauer, non sa doctrine, mais,
chose étrange et significative, sa personnalité surtout,
qui subsiste à travers les faiblesses de la pensée ; cette
énergie du vouloir, plus forte que la construction intel-
lectuelle par laquelle il réussit à exprimer son âme (').
A coup sûr, il y a beaucoup de spleen originel dans
(') Crusius, Ihid., p. 20.
(2) Corr., II, 4. — Crusius, p. 27.
(') Corr., II, 4, 2o, 61, 80, 95, 114.
V
90 LA FORMATION DE NIEtZSCHE
cette prédilection pour le philosophe du désespoir. Mais
c'est le spleen des natures que tourmente une grande
ambition secrète, non encore arrivée à se définir. La
bonne ville de Leipzig ne les a pas connus tristes. Sar-
doniquement, ils écoutaient les bourgeois saxons dis-
cuter politique au café Kintschy. Ils avaient une martiale
allure quand ils revenaient du stand ou du manège où
déjà ils s'entraînaient en vue de leur service militaire
prochain (•). Ils n'estimaient point que des humanistes
modernes dussent avoir l'apparence monacale et chétive ;
et au congrès des philologues, à Halle, où Nietzsche
assista avec quelques camarades, il notait l'élégance de
la tenue et les moustaches militaires prédominantes (-).
La notion schillérienne et grecque d'une humanité robuste
dans son affinement redevenait pour eux un impératif.
Les Grecs n'ont été ni des savants, ni des gymnastes sans pensée.
Sommes-nous donc condamnés à faire un choix ? Le christianisme,
là aussi, a-t-il produit dans la nature humaine une lézarde que n'a
pas connue le peuple de l'harmonie ?
Nietzsche alors enviait Sophocle, qui avait su excellera
la danse et à la paume autant qu'à la poésie. Mais ce
mâle genre de vie n'empêchait pas le travail pénible du
Diogène Laërce, que Rohde surveilla et encouragea. 11 ne
détournait pas ces âmes musiciennes de leur existence
intérieure, prolongée à l'unisson. Pour s'y abandonner
avant cette fin d'année qui les séparerait, ils allèrent ha-
biter quelques jours au « Jardin italien », au fond du Ro-
senthal, près de Leipzig; et dans là charmante vallée de
la Pleisse, ils choisirent un coin écarté et ombreux qu'ils
dénommèrent Nirwana. Leurs conversations fixèren
(') Corr., II, 7.
(*) Corr., I, 80.
LE SERVICE MILITAIRE 91
pour longtemps leur commune croyance. En jeunes
Allemands cérémonieux, ils gravèrent sur un rocher la
devise grecque de Nietzsche : « Hvoi' oïoç iaai. Deviens
ce que tu es. » Le voyage qu'ils allaient entreprendre à la
recherche de leur personnalité, ils le commencèrent en-
semble, par une tournée à pied, sac au dos, à travers les
monts de Bohême et de Bavière. Après plusieurs se-
maines, ils se séparèrent à Eisenach. Erwin Rohde rejoi-
gnit sa ville natale, Hambourg. Nietzsche courut encore
aux fêtes musicales de Meiningen, et il y retrouva l'es-
prit de Schopenhauer. La musique de Hans von Biilow
peut-être était d'un schopenhauérisme superficiel dans sa
symphonie de Nirwana. Franz Liszt, au contraire, sem-
blait avoir touché le fond même de lanégationbouddhique
du vouloir, dans ses Béatitudes ('). Puis Nietzsche rentra
à Naumburg où l'appelaient d'autres devoirs.
III
LA CRISE DE 1866 ET LE SERVICE MILITAIRE
Dans l'isolement où les confinait leur philosophie nou-
velle, il ne faudrait pas croire que ces jeunes schopen-
hauériens fussent insensibles aux événements publics. Ils
interprètent Schopenhauer dans le sens de l'énergie ; et
le grand scepticisme du maître leur donne un jugement
qui voit de haut et parle franc. Les faits de l'été de Sa-
dowa, en 1866, avaient paru se dérouler comme cet orage
que Nietzsche avait vu un jour d'une colline de Naum-
burg : comme un déchaînement foudroyant et sûr de
forces vives et immorales, heureuses, vigoureuses, et
dans lesquelles le vouloir pur n'était pas encore obscurci
(') Corr., I, 90. "
t'^) Corr., 1, 26. — Daniel Halévï, Vie de Nietzsche, 1909, p. 39.
92 LA FORMATION DE NIETZSCHE
par l'intelligence ('). Nietzsche s'ouvrit de ces jugements
à son ami Gersdoff, qui, à Spandau, s'engageait pour une
carrière d'officier : « Il nous faut être fiers d'avoir une
telle armée et — horribile dictu — un tel ministre ('). » Il .
approuvait que le programme national et l'idée de
l'unité allemande fussent j)oursuivis avec une ténacité
qui ne redoutait aucune dépense de sang, Bismarck, si
longtemps combattu par les libéraux dont il faisait
la besogne, avait obtenu enfin des Chambres prus-
siennes le bill d'indemnité qui absolvait son passé
violent. Nietzsche admirait la politique machiavélique
qui avait réussi à mener contre l'Autriche un parti con-
servateur, rempli, six mois avant, de cette illusion que
l'Autriche était le suprême appui de sa cause. Bismarck
courbait devant le succès à la fois ses amis d'hier, hostiles
à cette guerre, et ses ennemis qui, la voulant, n'avaient
pas consenti les moyens de la préparer.
Sans doute, là encore, comme le remarquait Catulle
Mendès à Munich vers le même temps, il apj)araissait
que «les loups ne s'entre-mangent pas ». Les Saxons,
dont l'armée était battue aux côtés de l'Autriche, cou-
raient entendre la tragédienne Hedwig Raabe aux jours
mêmes des défaites les plus tragiques ("-). Leurs journaux
illustrés montraient les femmes et les jeunes filles
saxonnes accueillant les militaires prussiens à la Pleissen-
burg, tandis que les hommes, rassurés, reprenaient dans
les brasseries les fanfaronnades anti-prussiennes. Quel
serait le sort delà Saxe? Quelques professeurs, tels que
Biedermann à Leipzig, et le plus éloquent parmi les
jeunes hérauts du national-libéralisme, Treitschke, récla-
maient l'annexion à la Prusse. Nietzsche fut de sympa-
(') Corr., I, 31.
n Corr., I, 34, 46.
LE SERVICE MILITAIRE 93
thie avec eux. Son âme en ce temps-là était prussienne, et
allait droit aux forts. Aux élections de février 1867, sa
verve se répand non pas seulement sur le particulariste
Waechter, qui triompha, et sur le Lassallien Wûrkert,
apôtre sonore d'une république ouvrière européenne ;
mais sur le professeur Wuttke, démocrate du parti de la
« Grande-Allemagne», vieil et pur doctrinaire de 1848,
qui, par son livre documenté et sévère sur la corru])tion
de la presse et des partis, aurait dû, plus qu'un autre,
avoir l'estime d'un homme de science {').
A l'arrière-plan, Nietzsche avait toujours discerné une
guerre contre la France. Une Europe dont le centre de
gravité était Paris, c'est-à-dire une capitale ennemie où
l'Autriche écrasée pouvait en tout temps retrouver un
appui, lui paraissait digne de l'écroulement. L'émotion
qui s'empare de toute l'Allemagne, quand Napoléon III
intervient après Sadowa, lui est d'heureux augure pour
l'unité jjrochaine. S'il faut révolutionner l'Europe par la
guerre, il ne refuse pas de « tomber sous une balle fran-
çaise » (^). Le choléra de 1866 empêcha Bismarck de
pousser son roi aux résolutions extrêmes dès cet automne.
Peut-être est-ce le spectacle de ces conséquences lointaines
de la guerre qui a fait tomber la fièvre patriotique de
Nietzsche l'an d'après. Il semble avoir tenté d'esquiver le
service militaire, pour lequel sa myopie l'avait déjà deux
fois fait ajourner {^). Mais l'armée prussienne avait besoin
d'officiers de réserve pour ses campagnes prochaines.
Elle incorporait tous les étudiants valides. Nietzsche se
résigna et rejoignit Naumburg pour s'enrôler.
(') Corr., I, 64.
n Juillet 1866. Corr., I, 33.
(') 11 écrit à Deussen, fin 1867 : « Nacli einem krafUosen Versuche, an
den Wânden des Schicksals hinan und drûber weg zu klettern, ergal) ich
mich und war fortan Kanonier. " Coi-r., l, 84.
94 LA FORMATION DE NIETZSCHE
Il résolut d'apprendre à fond le métier militaire que
les événements lui imposaient pour un an. Qu'on l'ait
désigné pour le service des batteries à cheval, le plus
pénible de tous, cela suffirait à prouver sa vigueur phy-
sique. Son portrait d'alors, où il s'exhibe appuyé sur un
sabre nu, est une douteuse plaisanterie de conscrit. Il
montre un jeune soldat nerveux, maigre et gauche, mais
nullement malingre. A son habitude, il essayait de tirer
une leçon de cette discipline nouvelle. Toute cette « agi-
tation uniforme », ces exercices méticuleux, cette subor-
dination craintive à un vouloir étranger lui changeaient
l'aspect réel du monde. Mais cette vie, en faisant un
constant appel à l'énergie individuelle, était aussi un an-
tidote contre le scepticisme paralysant. Un intellectuel,
jeté parmi des hommes du peuple rudes, sans le crédit
social que son rang ou son renom de science lui assurent
dans son milieu d'origine, apprenait là sa valeur vraie (*).
Nietzsche devenait donc le cavalier le plus audacieux de
son peloton et se préparait à faire un bon officier de
landwehr. Pendant les pires corvées d'écurie, Schopen-
hauer ou Byron relevaient au-dessus des contingences.
Il s'accommodait de cet « ascétisme » stoïque, lors-
qu'en mars un accident douloureux l'immobilisa pour des
mois. Il montait le cheval le plus fougueux de la batte-
rie. Sa myopie, un jour qu'il montait en selle, l'empê-
cha de prendre garde que sa monture se cabrait. Le
pommeau de la selle lui vint en pleine poitrine. Deux
jours il s'obstina et voulut continuer l'exercice. La bles-
sure se trouva profonde. Des tendons déchirés, le
sternum brisé causèrent de la fièvre, de la suppura-
tion {') ; de douleur il eut des syncopes. Son vieux mal
(') Corr.. 1,84, 'Ji ; II, 10, 16.
('-) Corr., I, 410.
LE S E II \' l C E xAI I L I T A I R E 93
d'estomac revint. A l'afFaiblissement de la diète s'ajouta
la dépression des soins interminables, quand on s'aper-
çut que des esquilles, après trois mois, empêchaient la
cicatrice de se refermer. Nietzsche traîna cinq mois une
convalescence qui se termina en août, aux bains de Witte-
kind, mais le brevet de lieutenant ne lui aurait pas
échappé après une nouvelle période d'instruction,
tant l'armée prussienne avait besoin de cadres en un
temps où elle préparait et attendait avec certitude une
grande guerre ('). Des événements imprévus en déci-
dèrent autrement.
La croyance schopenhauérienne, si stimulante, lui
prescrivait avant tout de ne pas se laisser détourner de sa
vocation. Son année de service militaire, rude et sevrée
d'amitiés, fut aussi un temps d'arrêt où sa pensée se ra-
massa pour un nouvel élan. Dans un prodigieux effort, et
durant les mois les plus jjénibles de l'hiver, il essaya de
pousser ses études en dehors des heures de caserne (*).
Ritschl l'attelait, et lui demandait pour son Rheinisches
Muséum un index qu'il mit plusieurs années à achever.
Le vieux maître cachait de ces ironies affectueuses dans
les services qu'il rendait à ses étudiants, et pour ces tra-
vaux méticuleux et subalternes réclamait précisément
les soins des plus capables (^).
Gela n'empêchait pas en Nietzsche la fermentation de
projets pei'sonnels. Ses études sur Dioclès et sur Thra-
sylle lui avaient permis de fixer d'une façon nouvelle la
chronologie de Ménijjpe le Cynique. Elles lui ouvraient
une nouvelle interprétation de Démocrite. La personne
(*) Con:, II, 72.
(-) Corr., I, 93; II, 109.
{') Ritschl, Opuscula philologicu, t. Y, p. 29 : ■< Keine Arbeit (z. B. ein
Wortindex) ist so klein und so gering, dass niclit nur der Reste gerade gut
^enug ist fiir ihre vollkommene, gescheite Ausfuhrung. »
96 LA FORMATION DE NIETZSCHE
du vieux philosophe, à' travers la tradition confifse et
faussée, se dressait pour lui en contours insoKtes et puis-
sants. Aucun des historiens de la philosophie ne lui parais-
sait avoir déhrouillé les faits et les doctrines. Il y avait
lieu de dire aux philologues des vérités sévères. Car ce
n'est pas leur exactitude, mais leur discernement qui
était en défaut. Leur limite tenait à leur méthode, et non
à leur zèle (').
On peut suivre, dans les Philologica^ les marches et
contre-marches de cette méthode nouvelle qui se cher-
che (*). Elles symbolisent le mouvement général de la
pensée nietzschéenne. On croit que la méthode est affaire
de bon sens. Mais le bon sens lui-même change. Il est
un acquis de la civilisation. La critique de la Renaissance
croyait suivre le bon sens quand elle comptait les témoi-
gnages des Anciens au lieu de les peser. « Elle était
dévouement silencieux au jugement de l'antiquité, » Elle
professait une moralité de femme, aimante et subjuguée.
La critique moderne est d'un scepticisme viril. Elle a
créé le désordre par des fouilles irrespectueuses, mais
elle a amené à la lumière une immense quantité « d'anti-
quité latente ». Après avoir ébranlé la tradition, elle la
rétablit, en lui donnant le fondement solide qui lui avait
manqué. Comment ne pas reconnaître que Nietzsche pro-
jette ainsi dans l'histoire impersonnelle révolution de sa
pensée propre ? N'est-ce pas lui aussi qui se donnera
affectueusement aux grands modèles, et ensuite doutera
d'eux, pour rétablir d'eux enfin tout ce qui aura supporté
l'épreuve glacée de ce doute?
Mais les hommes par qui la tradition des œuvres est
parvenue jusqu'à nous, il faut se les représenter. S'il s'agit
(') Corr., I, pp. 91-94; II, pp. 17, 19; 107-108.
(*) Democritea, au t. III, p. 327 sq. des Philologica.
D E M 0 C R I ï E A 97
de Démocrite, faisons-nous une image vivante de
l'homme qui a édité ses écrits, de ce Thrasylle, Égyp-
tien taciturne, voué à la magie par excès de science, et si
pur et imposant que Tibère lui-même l'entourait de
respect. Figurons-nous cet autre Egyptien, le médecin
pythagoricien Bolus, qui fait circuler ses écrits sous le
nom de Démocrite. Que peut-il y avoir d'authentique dans
la tradition démocritéenne, transmise par des hommes
qui servent la vieille gloire de l'Egyfyte ? Quoi d'éton-
nant si on prête à Démocrite une vie secrète, chaste,
pythagoricienne, des écrits de médecine, de musique et
de magie, tout un faux éclat égyptien ? Nietzsche ne
laisse donc subsister de Démocrite presque rien, que des
fragments empruntés à deux livres.
Mais ces livres attestés par Pyrrhon, Epicure et
Aristote suffisent à reconstruire le philosophe vrai. Si, sur
certaines discussions, Nietzsche n'est jamais arrivé à
conclure, l'image de Démocrite a surgi pour lui des
fragments avec une netteté qui justifie la tradition. Il
n'est pas sûr que Démocrite ait été le créateur d'un
grand et nouvel algorithme métaphysique. Il est, en tout
cas, un des esprits les plus vigoureusement systématiques
qu'il y ait eus au monde et le premier qui ait voulu
« s'affranchir de tout inconnaissable » (*). Peut-être a-t-il
construit son système trop vite, en triant dans ses de-
vanciers les idées seulement qu'il sentait homogènes
aux siennes. Démocrite, le premier, a cru à la valeur
absolue des méthodes rationnelles. Il nous offre le
premier échantillon d'une pensée virile, et toute net-
toyée de mythe ou de finalité. Le premier, il a construit
du monde une image faite d'idées claires. Il est le pre-
mier grand idéaliste. Son atome est une idée hautement
(M P/iilologicn, III, p. 320 sq.
AHDLER. — II.
98 LA FORMATION DE NIETZSCHE
abstraite, comme la chose en soi de Kant, Le premier, il
distingue dans la matière des qualités premières et se-
condes, comme Locke. Copernic, Bacon, Gassendi relèvent
de son atomisme. Laplace ne concevra pas autrement
que lui le « tourbillon » , qui est l'origine du système so-
laire. L'évolutionnisme contemporain n'a pas vu mieux
que lui l'infinité des petites causes qui donnent à l'uni-
vers sa figure d'aujourd'hui.
Il faut restituer à cet -homme tous les fragments,
libres de ton et beaux de forme, où s'exprime, avec un en-
thousiasme poétique, cet affranchissement delà pensée. Ce
fut un vrai ascète et un vrai apôtre. Les anecdotes encore qui
le représentent errant et pauvre dans l'extrême vieillesse,
après qu'il eut dépensé une fortune à la recherche du
vrai, sont dignes de l'homme pour qui « le savoir valait
plus que le royaume de Perse » . Nietzsche trouva une
beauté toute grecque à ce philosophe « froid en apparence,
mais plein d'une chaleur secrète » ('). Et plus tard, dans
toutes ses crises de rationalisme, il aimera à souligner la
parenté étroite qui le relie à la pensée démocritéenne.
Vers 1869, un travail sur la contemporanéité d'Homère
et d'Hésiode venait supplanter quelquefois dans sa pen-
sée ce projet philosophique. Là aussi des paradoxes
charmants et décisifs lui paraissaient devoir émerveiller
les hommes. Au regard de ces aperçus nouveaux, son
travail sur Diogène Laërce lui-même, qu'il imprimait,
lui semblait un balbutiement vague et le ' remplissait
d'amertume (-). Ferait-il sa thèse de ce Démocrite ou de
cet Homère ? Il hésitait, et les deux trouvaiUes lui pa-
raissaient trop belles {•). Il les gardait par devers lui, les
couvait, les traînait avec des désespoirs passagers; et
(') Corr., I, 94, 103; II, 108.
n Corr., IT, 45, 74.
(») Corr., I, 103; II, 106.
ÎG R I s E DOCTRINALE 99
en dehors de quelques comptes-rendus pour le Litera-
risches Centralblatt^ où Zarncke le conviait à collaborer
malgré sajeunesse, ne réussissait à rien achever.
C'est que cette année militaire, où il travailla peu et
médita beaucoup, avait changé en son fond sa notion de
la philologie. Le pessimisme schopenhauérien rongeait sa
première croyance intellectualiste. Si une philosophie
était une transformation de tout l'homme, comment
n'aurait-elle pas imprégné jusqu'à son savoir? Nietzsche
en faisait la preuve d'abord négative : il démontrait que
la philologie n'aboutit pas sans être éclairée par la
philosophie. Combien n'avait-il pas sermonné Deussen
pour le convertir à la science philologique? Maintenant,
les cent volumes qu'il lui fallait compulser pour remanier
son Diogène Laërce lui avaient paru « autant de tenailles
brûlantes qui tuaient le nerf de la pensée originale ».
Il suppliait son camarade de chercher dans Faust ou
dans Schopenhauer le repos de la pensée après sa dure
macération de science {*). Les qualités subalternes du
philologue, le labeur, les connaissances, la méthode,
n'avaient pas leur lin en elles-mêmes. Plus que jamais
les travaux de Nietzsche sur Démocrite lui avaient fait
saisir que les idées et les faits littéraires ne se transmettent
que sous l'empire de certains besoins. La préoccupation
qui les recueille vient aux hommes de quelques guides
souverains, qui sont des philosophes. Toute tradition litté-
raire est illuminée du dedans par une grande pensée qui
lui donne son sens. C'est pourquoi la philologie pure,
dénuée de cette pensée, ne peut que brouiller la tradi-
tion et non la saisir. Il lui faut d'abord se remettre à
l'école des grands initiés qui l'ont fondée. Il y a toujours
eu dans la science des chefs d'équipe et des ouvriers. Les
(') Deussen, Erinnerungen, p. 51. — Corr., I, 115.
100 LA FORMATION DE NIETZSCHE
génies philologiques ne sont encore que de petits pa-
trons, des artisans « au service de quelque demi-dieu,
dont le plus grand, depuis dix siècles, était Schopen-
hauer » ('). En ce qui le touchait, Nietzsche ne disconve-
nait pas qu'une « buée schopenhauérienne » planait sur
tous ses travaux (^). Un état d'esprit se préparait en lui, qui
allait découvrir dans la philosophie le sens même de la
poésie grecque.
Sous l'empire' de sa conviction, il courait à de nouvelles
imprudences. Pour son doctorat projeté, ne devait-il pas
choisir un sujet philosophique? Dans la fermentation de
ses idées, il oubliait l'accueil fait à son précédent ma-
nuscrit par les philosophes de Leipzig. Il croyait avoir
réuni tous les matériaux d'un travail sur « la notion de
l'organisme dans Kant ». Nul doute, comme l'a remarqué
finement un bon juge, qu'il ne tournât déjà autour de ce
problème de la vie, qui fut le « problème de Nietzsche (') »,
comme il est le problème de toute philosophie naturelle.
Déjà aussi il occupe d'instinct la position qui sera la
sienne jusqu'au bout. Kant avait su critiquer l'idée de
cause finale ; et toute finalité est bannie des sciences natu-
relles depuis sa critique. Nietzsche espère en éliminer
l'idée de cause et de nécessité. Des faits juxtaposés avec
contingence, voilà ce qui est donné, et ce que nous ne
pouvons dépasser. « Il n'y a ni ordre ni désordre dans la
nature. » Les formes de la vie et les lois de la nature sont
<les sélections de hasard. La vie s'établit et se maintient
par ces combinaisons fortuites ; la science devra expli-
quer les apparences de la nécessité et de la raison par cette
('j Ueussen, L'rinneningen, p. 54. — Corr., I. 122.
(») Cor/:, II, 95.
(*) A. RicHTER, Fr. Nietzsche, p. 27. — Corr., I, 101 ; II, 'i5. — E. Foersteu,
Bxogr., T, p. :$ sq.
CUISE D 0 C T H [ N A L 1<: 101
loterie de faits ('). Le mécanisme joint au casualisme^
voilà ce dont nous disposons pour rendre compte de
l'évolution organique. Enipédocle l'avait vu. Mais qui,
parmi les modernes, représente la sagesse empédocléenne?
A temps, Nietzsche se ravisa. Il était déjà très hostile
au darwinisme : mais Albert Lange était un contrepoids
insuffisant. Il faudra à Nietzsche de longues études
d'histoire naturelle pour en découvrir un autre. Il savait
seulement que Schopenhauer, loin de fournir de quoi
réfuter les biologistes modernes, n'était pas à l'abri de
leurs critiques. A l'époque encore où, écrivant à Deussen,
il se refusait à entreprendre une réfutation de son maître,
il avait depuis longtemps par devers lui noté les faiblesses
logiques du système. Mais il savait aussi qu'on ne réfute
pas une philosophie, parce qu'elle est par delà les con-
cepts de la science. On ne peut que s'y ouvrir et l'admettre
déboute la ferveur de son âme, ou se fermer à elle et la
rejeter de toute son énergie (*). C'est pourquoi Nietzsche
continuait sa propagande. Il voyait avec joie se grossir le
« club » des initiés. A Naumburg, il réussissait à convertir
le pasteur principal, Wenkel. Soudain, pour ce vieil
Hégélien, Schleiermacher et Strauss pâlirent auprès de
Schopenhauer. Du haut de la chaire, il enseigna un
Evangile pessimiste {^). La doctrine nouvelle était en effet
une religion qui, dans les vicissitudes de la vie, dans la
douleur et dans le deuil, fournissait un aliment de l'âme;
et elle avait de notables affinités avec le christianisme
des communautés primitives qui, en poil de chameau,
prêchait l'abdication de l'existence terrestre.
Il restait à rendre publique l'activité des nouveaux
(') E. FoERSTBii, Biogr., I, p. 344 sq. — V. nos Précurseurs de Nietzsche, p. 12] .
(^) Deussen, Erinnerungen, p. 58. — Corr., I, 128.
(3) Corr., I, 109, 113, 123, 143; II, 84.
102 LA FORMATION DE NIETZSCHE
missionnaires. Ils ne se sentaient pas seuls. Albert Lange,
Bahnsen, Dûhring, philosophes en ce temps-là chers à la
jeunesse, étaient comme eux idéalistes. Nietzsche espé-
rait les gagner. Un journal philosophique naîtrait peut-
être où, sous la direction de ces hommes groupés par
la pensée schopenhauérienne, se révéleraient des talents
jeunes (*). Une fois le groupement créé, Nietzsche ne dou-
tait pas que son influence n'y prévalût.
L'année 1868 s'écoulait dans ces rêveries, et elle mûris-
sait des certitudes. On sentait que l'Allemagne chercherait
à assurer son avenir ; et, dans cette crise, nos jeunes
philosophes avaient à assurer leur avenir personnel. Par
leurs hésitations sur une thèse à soutenir, sur une agréga-
tion secondaire proche, qui les remplissait d'épouvante et
d'ennui, Nietzsche et Rohde montrent combien est pénible
leur lutte contre le réel. La pieuse tante Rosalie, morte eu
janvier 1867, avait laissé à Nietzsche un petit héritage,
qui le mettait à l'abri des décisions les plus humiliantes.
Ils s-'interrogèrent, et tombèrent d'accord qu'il fallait
viser à l'enseignement des Universités. Rohde, sans
doute, était moins favorisé, et Nietzsche doutait qu'il pût
attendre; tout compte fait, ils se voyaient impropres à
toute autre carrière. Leur passé les engageait et les para-
lysait. Mais ils pouvaient, de ce point de vue supérieur
où les plaçait leur sens artiste et leur philosophie, assumer
la tâche de créer un nouvel humanisme {'}.
Auparavant, ils comptaient une dernière fois resserrer
l'échange vivant de leurs pensées. Ils précisèrent un plan
de voyage commun à Paris, dont ils s'étaient souvent entre-
tenus autrefois à Leipzig. Us emmèneraient quelques
camarades, parmi les plus intimes, Gersdorff, Romundt,
(') Corr., I, 97.
{^) Cor;-., II, 36, 46, 00.
GRISE DOCTRINALE 103
Kleinpaul. La Bibliothèque Impériale sans doute fourni-
rait des trouvailles inédites en foule qui augmenteraient
leur crédit scientifique. Ils écriraient des chroniques d'art
pour vivre. Ils seraient à Paris les apôtres du germanisme
et de la philosophie nouvelle. Ils se souvenaient d'un
autre Allemand, qui était allé à Paris quarante ans avant
eux, et avait apporté aux Français le secret du romantisme
allemand, tandis qu'il renvoyait aux Allemands d'étince-
lantes chroniques sur Lutèce. Nietzsche se préparait à son
voyage par la lecture de ces feuilletons célèbres de Heine.
Il découvrait au fond de lui-même une perverse prédilec-
tion pour ce « ragoût » pimenté ; et sa répugnance pour
l'exposé scientifique, serré, châtié et sans ornement s'en
trouvait augmentée (*). Cette existence même de Paris, ils
se la figuraient pareille à la joyeuse et intelligente bohème
du temps de Louis-Philippe. Ils n'oublieraient pas cepen-
dant de goûter aux ivresses de la « fée verte » nouvelle,
l'absinthe, ni à rien de ce qui avait succédé au bal Mabille
et à la Grande Chaumière. L'Allemagne leur avait donné
la méthode et le savoir. Paris était l'école supérieure de
la vie : « elle méritait aussi une année d'études (-). » Ils
seraient les flâneurs philosophes qui sauraient regarder
cette vie frivole, mais toute d'instinct et si éloignée de
pédantisme. Ils se promettaient un suprême été de liberté,
dont le souvenir les suivrait à jamais dans leur exil
philologique.
Ils n'eurent pas cette joie. Rohde achevait à Kiel une
laborieuse année. Il y avait connu d'excellents maîtres,
le latiniste Ribbeck, le germanisant Weinhold. Il avait
approfondi son stoïcisme par la lecture de Lessing ; sa
méditation mélancolique par la lecture de Lenz ou de
(•) Corr.,m, 32.
(■) Corr., I, 73, 106, 118, 124; II, 27, 36, 37, 40, 43, 93, 99, 124.
104 LA FORMATION DE NIETZSCHE
Leopardi (•). Il était engagé dans des travaux sur Apulée et
sur Pollux, que Nietzsche reconnaissait parents des siens.
Ritschl, à vrai dire, n'avait pas aimé la subtile démons-
tration encore aujourd'hui solide, par laquelle Rohde,
préludant à d'immenses travaux sur le roman grec, avait
démontré que les Métamorphoses d'Apulée étaient le
développement comique d'une curieuse nouvelle, intitulée
VAne, et que Rohde avait continué faussement d'attribuer
à Lucien (»). Une étude sur le lexicographe Pollux et la
source de ses « antiquités » théâtrales faisait déjà surgir
dans l'esprit des deux amis des réflexions sur le drame
antique. Quoi d'étonnant qu'ils aient songé à publier un
commun recueil de travaux sur l'histoire littéraire grecque ?
Le projet n'eut pas de suite. Mais Rohde put passer à
Naumburg quelques jours dans la maison de son ami :
C'est à ce séjour qu'il faisait allusion vingt-deux ans après :
En route pour Berlin, écrira-t-il en 1890, je passai à Naumburg,
qui, avec ses tours et ses villas, me faisait signe comme un vieux
souvenir inoubliable... Quel homme admirable et quelle révélation
nouvelle d'humanité était alors notre pauvre Nietzsche (') !
Quand Rohde fut parti, Nietzsche et sa soeur Lisbeth
poursuivirent gaîment la corvée de l'index à rédiger pour
le Rheinisches Muséum de Ritschl. La véranda ouverte sur
le jardin maternel entendit souvent leur besogne s'achever
dans les rires (*). Puis Nietzsche dut rentrer à Leipzig où
l'attendait la destinée.
(') Corr., II, 99.
(*) Rohde s'exagérait la nouveauté de son premier Iravail. Ses résultais
étaient largement anticipés et ses erreurs réfutées d'avance par Paul-
Louis Courier, dans les notes qui accompagnent sa traduction de Lucitis ou
l'Ane [Œuvres complètes, t. II, 3 sq. ). Mais à Leipzig on mésestimait systé-
matiquement les travaux français.
(') Fragment d'une lettre de Rohde à Overbeck, publiée par Crusius,
loc. cit., p. 17b. — (*j E. FoBRSTER, Der junge Nietzsche, p. 204.
Il E N G 0 N T K E DE W A G i\ E R 105
IV
PREMIÈRE RENCONTRE DE RICHARD WAGNER
LES ADIEUX A LEIPZIG (1868-1869)
Le dernier semestre que Nietzsche passa à Leipzig ne
fut pas celui d'un étudiant. Il prit pension élégamment
tout près de la promenade, au fond d'un jardin, comme un
jeune collègue, chez le professeur Karl Biedermann. Le
vieux parlementaire de 1848, journaliste encore très vert,
avait la conversation politique un peu insistante. Nietzsche
s'y dérobait. Mais lui aussi, dans Tannée écoulée, il avait
goûté à la politique ; et les discours de Bismarck lui
restaient sur la langue « comme un vin fort » qu'il savou-
rait à lentes gorgées ('). Pourtant le problème de sa voca-
tion propre l'emportait sur les soucis patriotiques. Le
nouvel humanisme ne se fonderait pas sans luttes.
Nietzsche voyait clairement qu'il faudrait un jour critiquer
« toutes choses et tous les hommes, les Etats, les études,
les histoires universelles, les églises et les écoles ».
L'orgueil schopenhauérien le poussait déjà à ces plans
d'agression" qu'il réalisera dans les Unzeitgemasse
Betrachtungen (^).
Deux hasards puissants devaient à la fois continuer
cette impulsion schopenhauérienne et provisoirement
retarder ces projets. La vie mondaine de Nietzsche à
Leipzig a été artiste toujours ; et sa sensibilité musicale,
en se cultivant, suivait de plus en plus la pente qui le
menait vers le grand musicien contesté alors, Richard
Wagner. Nietzsche ne se donne pas d'abord à lui tout
entier. Devant l'universalité de Wagner, qui fait de lui un
(') Corr., I, 98 (16 février 1868).
(-) Corr., II, 95.
lOG LA FORMATION DE NIETZSCHE
érudit, un apôtre, un théoricien, un poète et un musicien,
il reste sceptique et interdit. Dans ce Saxon retors,
Nietzsche distingue, en compatriote averti, la tare du
dilettantisme. Mais il admire sans réserve « l'énergie
indomptable » qui cimentait ces talents variés et en
faisait un imposant ensemble. Ses griefs et ses éloges ne
varieront pas beaucoup en vingt ans de temps. L'atmo-
sphère de mystère, de sépulcre et de fatalité qui envelop-
pait les œuvres chrétiennes, Tannhaeuser et Lohengrin^
n'offusquait pas encore son goût en 1868 ('). L'ouverture
de Tristan et celle des Meistersinger « faisaient tressaillir
toutes ses fibres » aux concerts de VEuterpe; et plus
d'une fois, pour le ravissement de sa maternelle aniie,
M'"" Ritschl, il joua le « Meisterlied » du jeune et brillant
chevalier, à qui l'amour donne le génie. C'est elle qui,
un jour de novembre 1868, amena la rencontre vraiment
fatale. Incognito, Wagner était descendu à Leipzig chez
sa sœur, M"*^ Brockhaus, femme de l'orientaliste (*).
M"'® Ritschl s'y trouvant, il voulut surprendre les deux
femmes par son « Meisterlied », et fut stupéfait de les
trouver déjà renseignées. Il s'enquit de l'artiste qui
s'occupait ainsi de sa gloire, et voulut le voir. Nous avons
la lettre d'un tour hoffmannesque qui raconte l'entrevue,
et nous savons commeat, faute d'un habit neuf que
Nietzsche, à court d'argent, ne put arracher à la méfiance
d'un ouvrier tailleur, elle faillit n'avoir pas lieu. Sans
l'audace que Nietzsche eut d'accourir dans une redingote
(M Corr., n, 71. — (*) Con\, II, 85 (9 novembre 1868); et aussi,
1, 133. Nietzsche reprochait à Brockhaus de n'avoir pas le sens <le la pliilo-
sophie indoue, et d'être un pur philologue. Voir sa lettre à Deussen.
Corr., I, 303. Il y a là une sévérité excessive. Hermann Brockhaus
(1806-1877) a été sans doute un grammairien rigoureux. Mais ni en matière
d'indianisme ni en matière de zend, il n'oubliait les problèmes généraux
de la civilisation; et, sans lui, peut-être Nietzsche n'aurait-il jamais songé
à Zoroastre ni aux lois de Manon. V. Allg. Deutsche Biographie, t. 47.
RENCONTRE DE WAGNER 107
! râpée, peut-être son alliance avec Wagner ne se fût-elle
jamais scellée. Mais, ce soir neigeux de novembre,
Nietzsche a vu W^agner tel qu'il était dans l'intimité,
pétillant d'esprit, mordant, intarissable d'anecdotes.
Il l'a entendu chanter toutes les voix des Meister singer,
avec ce don spirituel de mimique qui complétait son
talent théâtral. Puis vinrent les confidences. Wagner lut
ses Mémoires inédits : et quand il parla de Schopenhauer,
l'accord entre Nietzsche et lui se trouva complet. Etait-ce
donc là le moment qu'une attente ambitieuse et sournoise
désignait à Nietzsche? Cette effusion de l'esprit saint,
décrite par Novalis et qui descend sur ceux qui ont subi
le contact du génie, l'avait-elle touché ? Nietzsche en
eut comme l'évidente intuition. Non pas qu'il lut esclave,
et le cénacle inculte qui volilait faire de lui un journaliste
du wagnérisme le trouva récalcitrant. Mais il se sentait
une affinité avec le génie et il avait ce regard qui allait
jusqu'aux profondeurs mêmes des plus grands ('). Avec une
astuce schopenhauérienne, les événements désormais se
chargèrent, entre Wagner et lui, de multiplier les contacts.
Un jour de janvier 1869, la mère et la sœur de
Nietzsche reçurent de lui une lettre étrange, qui, tout
harcelé de travail qu'il fût, les invitait à lui offrir des
félicitations, et qui se terminait, comme une sortie
de clown, par des rires (^). Quinze jours après, une
simple carte de visite apportait la clef de l'énigme. Une
mention stupéfiante y figurait : « Friedrich Nietzsche,
professeur adjoint de philologie classique à l'Université
de Bâle. » La volonté astucieuse du destin s'était appelée
Ritschl. Le canton de Bâle avait demandé au spécialiste
{') Corr., II, 136.
n Corr., III, 137 : - Ha lia liai (il rit) ha ha ha! (il rit encore)
Schrumm 1 (il sort). >
108 LA FORMATION DE NIETZSCHE
illustre un professeur de grec et de latin pour son Univer-
sité. Ritschl, en vertu de son principe de « pousser les
plus capables, fussent-ils les plus jeunes », désigna
Nietzsche. « C'est un génie », avait-il écrit au chef du
département bâlois de l'instruction publique, Vischer-
Bilfinger, et ce dernier fît agréer à l'unanimité le candidat
proposé en termes pareils par un tel maître. Le doctorat
sans doute lui manquait. Ritschl le lui fit décerner, sans
examen, pour ses écrits couronnés par l'Université et
publiés dans le Rheinisches Muséum ('). Ainsi s'approchait
pour Nietzsche l'iieure de tenir sa gageure : fonder un
nouvel humanisme ; et le voisinage de Richard Wagner,
sur le lac de Lucerne, fixait le pôle où il tendrait.
Il se prépara dans l'orgueil et dans la joie. Car il a
infiniment aimé sa dignité nouvelle. On lui passe les
billets enivrés, où il prévient les amis les plus fidèles,
Gersdorff, Rolide ('). Mais il n'admettait pas qu'on
le plaisantât ou qu'on doutât de la justice prévoyante
qui avait fait de lui une désignation si précoce. Deussen
l'éprouva, quand à ses félicitations sincères il joignit une
comparaison un peu mélancolique avec sa propre et
encore incertaine destinée. Nietzsclie répondit par une
lettre de rupture. Il a toujours eu ainsi ses lieures
de susceptibilité morbide et violente, et alors il n'était pas
grand ('). Le « patliétique distant », dont il a fait sa règle
de vie plus tard et qui seyait au pliilosophe méconnu,
n'allait pas sans pédantisme chez le jeune universitaire,
dont tout le génie reposait encore, les ailes ployées, dans
une chrysalide d'espérance.
Mais il faut dire que la crise passée, il était touchant
(') Le 23 mars 1860. Voir E. Foerster, Biogr., I, p. 228.
(=>) Corr., I, 414; II, 12 i.
(^) Deussen, Erinnerungen, p. 61.
RENCONTRE DE WAGNER 109
de prévenance cordiale. Il montrait qu'il savait préférer
un cœur d'ami aux témoignages extérieurs de respect, et
c'était pour lui « un miracle inconcevable et haut » , plus
enviable que le bonheur du foyer, qu'une amitié vraie,
dans cette solitude qu'il senlait déjà descendre sur lui
comme une « nuée de cendre » (^). Alors il voyait claire-
ment aussi la vanité de ces honneurs. Sur quelle pente
glissait-il pour abandonner une à une toutes ses posi-
tions de rêve? D'un projet de carrière musicale n'avait-il
pas passé à la philosophie ? et de la philosophie ne venait-
il pas de redescendre à la science ? Danger mani-
feste que cette spécialisation nécessaire (/). Le regard
gœthéen qu'il voulait garder et qui, dans tous les êtres et
dans tous les événements, discerne les types généraux, ne
s'éteindrait-il pas ? Toutefois, il était de ceux qui disent
avec Schleiermacher : « Je me prête à moi-même le
serment d'une jeunesse éternelle. » Les idées de sa nou-
velle philosophie avaient le don de jouvence. Elles le
rendaient capable de magie. Par elles, il pouvait ressus-
citer les ombres mortes de la littérature antique. Il pou-
vait toucher magnétiquement les générations futures. La
philosophie de Schopenhauer était « le sang nouveau »
dont il animerait toute sa science.
Voilà les promesses qu'il se faisait au sujet de sa thau-
maturgie et de ce secret de vie contenu dans son nouvel
humanisme philologique. Puis, à Naumburg, il quitta sa
mère et sa sœur, en pleurs, mais fières de lui. Il rejoignit
Cologne ; remonta le Rhin jusqu'à Bonn, où il s'étonna
d'avoir pu vivre si triste, et jusqu'à Biebrich. Wiesbaden,
où il poussa une pointe, le laissa froid. Il vit les ruines
(*) Corr., II, 122, 134.
(*) Voir le fragment autobiographique de mars 1869 dans E. Foerster,
\ Biogr., I, p. 303 sq. ; Der junge Nietzsche, p. 230-232 et Corr., I. 137.
110 LA FORMATION DE NIETZSCHE
de Heidelberg dans la splendeur printanière de leur
soleil et de leurs fleurs. A Garisruhe, il ne put résister au
désir d'entendre encore une fois les Meistersinger. Le
19 avril 1869, il débarquait à Bâle, absorbe déjà par la
pensée d'une leçon d'ouverture qu'il devait faire un mois ^
après.
LIVRE DEUXIEME
La préparation du livre sur la Trag-édie.
CHAPIX^RE PREMIER
LE MILIEU HELVETIQUE
I
l'arrivée a bàle
Carl-Albrecut Bernoulli a décrit en artiste et en histo-
rien ce que fut pour Nietzsche, à son arrivée, cette
ville de Bàle où il entrait, plein d'ardeur jeune et
(l'intime orgueil (*). Nietzsche voyait la République bâ-
loise en un temps de crise et de mue. Le grand travail de
la démolition des remparts était comme symbolique. Les
murailles jetées dans les fossés laissaient debout quel-
ques grandes portes à tours en poivrière, comme ce Spa-
lenthor près duquel Nietzsche allait habiter. La ville
intérieure apparaissait dominée par sa haute cathédrale
de grès rouge et par son hôtel de ville sang de bœuf en-
luminé de fresques. Le long des quais, de vieux hôtels
étageaient sur le Rhin leurs balcons de riche ferronnerie
du xviii'' siècle. Le dédale intérieur des vieilles ruelles
trop resserrées ofifrait nombre de maisons du temps de la
Renaissance. Nietzsche sentit bien l'esprit de ce patriciat
bourgeois {aristokratisches Pfahlburgertum) (*), installé
{') C.-A. Bernoclu, F/-rtn^ Ooerbeck und Friedrich Nietzsche, t. I, p. 39 sq.
(») Corr., III, 66.
A^DLER. — II.
114 T R A V A U X DE PREPARATION
sur la démocratie des faubourgs, orgueilleux de sa ri-
chesse ancienne, de ses rubanneries et de ses soieries
récemment florissantes, de sa banque puissante et de la
nouvelle industrie des assurances, dont le réseau s'éten-
dait sur l'Europe. Cette cité de millionnaires, sortie intacte
en 1833 d'une Révolution qui aurait pu lui coûter l'indé-
pendance nationale, ou lui apporter l'asservissement sous
la démocratie rurale environnante, s'ouvrait maintenant
aux souffles du dehors. Elle n'était pas devenue une ville
allemande, comme on avait pu le craindre ; et elle s'était
séparée de sa banlieue, érigée en canton autonome, pour
rester maîtresse de sa tradition. Une constitution démo-
cratique assurait les transactions entre la grande bour-
geoisie et le peuple. Définitivement assise, cette démo-
cratie à présent modernisait sa vie. Elle se répandait en
faubourgs aérés, peuplés d'usines ; elle construisait cette
cité-jardin qui est celle de ses villas patriciennes. L'afflux
alsacien, après la guerre de 1870, allait hâter la trans-
formation. Il n'est jamais mauvais qu'un Allemand du
Nord monarchique voie de près rAllemagne républi-
caine, c'est-à-dire la Suisse. Treitschke a dit combien de
qualités manqueraient à l'Allemagne, si elle ne se pro-
longeait par un pan de démocratie helvétique. L'imper-
fection des travaux allemands sur les démocraties grec-
ques et sur la Renaissance italienne vient souvent de ce
que leurs auteurs n'ont pas vécu en république. Un can-
ton suisse est peut-être le dernier vestige d'une vie poli-
tique analogue à celle des cités antiques, petites et
attachées au passé, mais où le patriciat lui-même a des
traditions populaires.
La ville où Erasme et Sébastien Castellion ont
enseigné, et qui eut de célèbres officines d'imprimerie dès
l'origine de la typographie, n'a jamais méprisé la science.
Elle gardait depuis le xvi'' siècle un renom d'humanisme.
L E M I L I E U H E L Y É T I Q U E 115
corrigé et rajeuni par le renom de ses grands mathé-
maticiens du xvn® et du xvI^^
La dynastie des Bernoulli, dont l'aïeul était venu
d'Anvers pour échapper au duc d'Albe, avait introduit un
sévère et audacieux esprit spéculatif. Le calcul infinité-
simal de Newton et de Leibniz a été vulgarisé en Europe
surtout par eux. Jacques I Bernoulli (1654-1703) en avait
découvert de difficiles applications géométriques et mé-
caniques. Jean 1 Bernoulli, son frère (1667-1748), en avait
apporté l'enseignement à Paris, chez le mathématicien
de l'Hospital, en un temps (1690) où tout le monde y était
encore étranger à cette science nouvelle (') ; et il y avait
ajouté depuis la grande découverte du calcul intégral.
Daniel Bernoulli (1700-1782), fils de Jean, avait enseigné
cinquante ans à Bâle ; et l'Université de sa ville natale lui
devait le lustre des plus beaux travaux de physique mathé-
matique et d'astronomie qui aient signalé son siècle. Son
frère Jean II Bernoulli (1710-1790) avait été l'ami estimé
des astronomes Maupertuis et Lalande autant que des
philosophes réformateurs Condorcet et de La Rochefou-
cauld-Liancourt. Pendant trois générations toutes les
Universités du monde demandèrent à cette grande école
bàloise leurs mathématiciens. Il y en eut, comme Euler
et Daniel II Bernoulli, qui allèrent enseigner jusqu'à
Saint-Pétersbourg. Par ces hommes la grande bourgeoisie
de Bâle était entrée dans la gloire européenne. Elle ne
l'a jamais oublié. Gomme on devenait membre du Grand
Conseil, ou magistrat, par tradition de famille ou par
besoin de considération, on allait enseigner à l'Université.
La vieille institution, célèbre malgré sa petitesse, avait
été réorganisée à fond en 1833. On travailla d'un cœur
(') V. Die Selbstbiof/rapfiie von Joliannes Bernoulli I édité par C.-A. Beu-
NouLu, Bàle, 1907, p. 5.
116 TRAVAUX DE PREPARATION
unanime à la fciire prospérer. Il n'y avait presque pas de
grande famille bâloise, qui ne pût s'enorgueillir d'avoir un
a oncle professeur » ('). Parfois, comme il arrive dans les
pays de libre travail et de vieille et noble aisance, un
grand bourgeois joignait à ses fonctions publiques le
goût du travail érudit.
Au temps où Nietzsche arrivait à Râle, Wilhelm
Vischer était chef du département de l'instruction pu-
blique ; mais le temps était récent où il avait professé
le grec et le latin aux côtés de J.-J. Merian, spécialiste
des tragiques grecs, et de Johann-Jacol) Rernoulli,
l'archéologue ; Wilhelm Vischer-Heusler, fils de l'admi-
nistrateur, était réputé bon médiéviste. Les Heusler
étaient une autre de ces familles, où se transmettait la
solide vertu du labeur avec des dons artistes. Elle était
représentée par Andréas II Heusler, signalé déjà par
des travaux sur l'histoire du droit germanique qui ont une
durable valeur. Les Stâhelin comptaient parmi les pro-
fesseurs, outre un hébraïsant déjà vieillissant, un jeune
historien de l'Eglise Rudolf Stâhelin, en qui le vieux
conseiller Karl Hagenbach allait trouver un digne suc-
cesseur. Mais les Hagenbach ne disparaissaient pas : un
Hagenbach-RischofT occupait la chaire de physique ; et un
autre Rischoff, Jean-Jacques, le titulariat de gynécologie.
Les Rurckhardt avaient fourni Fritz Rurckhardt, le physi-
cien, qui fut le directeur de Nietzsche au Paedagogiiim:
et les Speiser comptaient parmi les leurs un bon juriste.
Cette pléiade se complétait par des recrues jeunes,
venues des autres cantons : le botaniste Simon Schwen-
dener de Glaris; l'ophthalmologiste H. Schiess, qui fut
l'oculiste de Nietzsche.
Mais parmi les anciens, trois noms rayonnaient surtout.
(') C.-A. Berxoulu, Ibid., I, ji. i!.
L E M I L I E U HELVÉTIQUE 117
Bachofen, depuis longtemps magistrat, avait enseigné
le droit. Brusquement son livre sur le Matriarchat [das
Mutterrecht) , qui bouleversait les idées admises sur
l'origine de la famille, lui avait valu une notoriété
européenne. Un Bernois, le zoologiste Rutimeyer, assem-
blait des faits nouveaux sans nombre en paléoatologie,
et créait de méthodiques et audacieuses hypothèses.
Ouvert à toutes les idées, et tout acquis à l'idée du
transformisme alors si fortement combattue, il n'était
pourtant pas dupe des exagérations darwiniennes ; et
déjà, derrière Darw^in, il savait retrouver Lamarck, alors
oublié. Plus d'une fois, dans des conférences et dans
des conversations intimes, il se répandait en généra-
lisations, où Nietzsche a pu apprendre ce que les
hommes les plus compétents savaient alors des origines
de la vie. Enfin, au-dessus de tous, comme la gloire
la plus certaine, rayonnait Jacob Burckhardt. Ses livres
sur la Civilisation de la Renaissance^ le manuel d'art
qu'il avait intitulé le Cicérone^ son livre sur V Epoque de
Constantin avaient frayé des voies nouvelles à l'histoire
de la civilisation. Il avait su présenter ses idées dans une
langue châtiée, d'éclat discret, mais toute lumineuse d'in-
telligence, et qu'on aurait cru prise aux grands Italiens et
à Montesquieu. On ne savait pas encore au dehors que sa
notion des Grecs aussi était nouvelle, et qu'il s'élevait à
des généralisations sur la philosophie de l'histoire qui
dissipaient la défiance dont cette discipline était enve-
loppée depuis Hegel. Burckhardt gardait pour lui ces
constructions. Mais quand il s'ouvrait de ces généralités,
fruit de l'érudition historique la plus étendue et péné-
trées du scepticisme le plus éclairé sur les institutions et
sur les hommes, ces leçons rares et étincelantes étaient
le régal des connaisseurs.
Ce qui faisait la supériorité de ces hommes, c'est qu'ils
118 TRAVAUX DE P R E P A R A T I 0 N
savaient joindre la science française, tenue dans une
injuste mésestime, à l'érudition allemande, alors dans
toute l'insolence de sa victorieuse invasion. Pourtant
l'Université se renouvelait sans cesse par l'appel de
savants allemands, Gustave Teichmtiller, esprit de feu,
infiniment inventif, et auquel on est redevable d'un
renouvellement total de l'histoire du platonisme, allait
quitter Râle pour Dorpat, Mais on gardait Moritz Heyne,
germanisant solide, lexicographe excellent et bon spécia-
liste des antiquités germaniques. Rudolf Eucken allait
mettre sa robuste et un peu fumeuse éloquence à la dis-
position d'un jeune idéalisme en voie de naître. Schôn-
berg, l'économiste, un des fondateurs du « socialisme
de la chaire », fut pour Nietzsche un ami plus qu'un
collègue. Les années en amenèrent d'autres. La confra-
ternité universitaire faisait pénétrer dans le patriciat de
Râle, si fermé, les jeunes savants allemands. Sans doute
ils restaient presque tous les yeux fixés sur les Universités
allemandes, mieux dotées. Mais ils emportaient de Râle
le souvenir d'une ville où la morgue des financiers fléchis-
sait devant la culture de l'esprit, et où l'esprit de caste
cédait au charme d'une vie de société intelligente.
Quand Nietzsche, dès le 16 juin 1869, parle de la vie
solitaire qui lui est faite et qu'il aime, ou de ce faible
talent de sociabilité qui l'oblige à une existence d'ermite,
c'est que le destin le réserve pour une besogne où aucune
amitié et aucune distraction mondaine ne peuvent le
consoler. Il ne se sentirait pas si abandonné, s'il mépri-
sait moins le menu fretin {plebecula) de ses collègues (*). 11
repousse leurs invitations et ne fréquente guère que Jacob
Rurckhardt, avec qui il se promène de longues heures sous
(') Corr., II, p. 148; III, p.
68.
LE MILIEU HELVÉTIQUE 119
le cloître attenant à la cathédrale. Mais il est assidu aux
mardis soir du conseiller Wilhelm Vischer, à ses garden-
parties brillamment illuminées. L'avenir lui fera davan-
tage apprécier la douceur de l'hospitalité bâloise (*).
On était curieux, à Bâle, d'entendre le jeune savant de
vingt-quatre ans, que la principale Université allemande
avait créé docteur sans thèse. Nietzsche fît, le 28 mai 1869,
devant une affluence de collègues et de bourgeois, sa
leçon d'ouverture : Homer und die classische Philologie.
Ce fut une conquérante profession de foi. Tous ses récents
travaux sur la transmission des données et des œuvres,
ses études classiques et romantiques, ses réflexions sur le
rôle de la philologie se condensèrent dans ce vigoureux
morceau. Avec une carrure très assurée, le jeune maître
se posait en réformateur; et, derrière sa franchise, on per-
cevait comme un grondement de menaces.
Dans le désarroi des jugements sur les lettres antiques,
ce débutant se faisait fort d'apporter son arbitrage. La
science littéraire était jusque-là histoire, ou linguistique,
ou esthétique. Elle était partagée entre ces trois disci-
plines, qui prévalaient selon les époques. Mais incertaine
de sa direction principale, elle était attaquée toujours. On
la méprisait pour son travail obscur de taupe, ou on la
mésestimait au nom d'une culture moderne, technique et
utilitaire. Contre cette indifférence des railleurs et cette
barbarie des techniciens, Nietzsche faisait appel à l'al-
liance des artistes et des savants. Que de fois ils se
querellent! Quand il s'agit de l'humanisme à sauver, ils
ne peuvent que se trouver d'accord. La science et l'art
vivent de deux jugements de valeur qui se complètent.
L'art nous offre des images de la vie qui affirment la
(') Il prend ses repas à la gare centrale chez Recher, avec ses collègues
Scliônberg et Hartmann. Corr., V, pp. 144, 146.
120 TRAVAUX DE P R E P A R A T I 0 N <
vie digne d'être vécue. La science, par son labeur, l'af-
firme digne d'être connue. C'est pour des raisons d'art et
pour enrichir notre vie que nous allons aux Anciens. Mais
veut-on que nous allions à une antiquité fausse ? Le
savoir seul exhume pour nous dans son aspect réel cette
(irèce que nous avons un besoin idéal de connaître.
La question homérique illustrait cette nécessité d'une
alliance de l'art et de la science. Par où la prendre? Bis
auf den Herzpunkt dringen^ enseignait Ritschl. Nietzsche
précise : ce centre du problème, il faut le déterminer par
un jugement de valeur emprunté à l'histoire de la civili-
sation [nach einer Culturhistorischen ^ertbestimmung) {^).
Le problème homérique se prête mieux qu'un autre à
élucider le rôle de la personnalité dans la création
poétique ; et l'art de saisir et de définir la personnalité
n'est pas vieux dans le monde.
Les romantiques allemands avaient eu, de ces choses,
une enivrante vision. Ils avaient imaginé le Volksgeist,
l'âme populaire créatrice. Pour eux, un poème naissait
comme une avalanche. Autour d'un faible noyau, roulé par
les âges, s'amoncelaient les additions lentes des siècles.
Au terme, on avait l'œuvre d'art. Il ne fallait pas beau-
coup de génie : tout au plus, cette poussée de début qui
met en mouvement le tourbillon de la jjensée sociale.
Chaque pensée, tandis qu'elle passe, y ajoute. L'œuvre de
la critique était de saisir le fragment primitif, VUrepos,
peut-être très humble.
Depuis F.- A. Wolf, la critique s'employait à cette
besogne d'énucléation. Pour Nietzsche, c'est là une
besogne vaine sur un problème mal posé. 11 n'y a pas de
poésie créée par des masses. Il y a un trésor collectif,
mais les individus seuls y puisent. Toutefois le poète n'est
(') llomer imd die classische Philologie (\V., IX,
LEMILIEU HELVETIQUE 121
pas, à l'origine, rhomme réfléchi qui travaille dans son
cabinet sur une matière transmise par écrit. Il ne faut pas
confondre la tradition avec la matière qu'elle transmet.
Un poète peut écrire ou travailler sur de l'écrit, et plonger
tout entier dans la tradition populaire. C'est affaire d'épo-
que. Nietzsche pensait en secret que la poésie de Wagner
ou de Gœthe roulait ainsi dans le torrent profond de
l'âme populaire allemande.
Gomment alors saisir l'individuel irréductible? Ne fau-
drait-il pas pénétrer d'abord dans l'âme collective dont il
se différencie? Redoutable antinomie. Nietzsche ne la
résout pas encore. Mais il la médite. Laméthode ordinaire
consiste à circonstancier les dates, le milieu, le moment,
les relations. Espère-t-on, avec ces données, mettre le
doigt sur le nisus formativus^ den beivegenden Punkt ? En
réalité, l'esprit ne parle qu'à l'esprit; et il ne s'ouvre que
par degrés. La tradition littéraire grecque le montre bien.
Elle attribue à Homère toutes les épopées héroïques. Une
vieille légende met aux prises, dans une joute poétique,
Homère et Hésiode, et décerne à ce dernier le trépied,
enjeu de la lutte. Ce que distingue cette vieille tradition,
c'est l'hétérogénéité de deux poésies : la didactique et
l'héroïque. Elle préfère la didactique. Elle enveloppe dans
un jugement de valeur cette première et naïve discrimi-
nation des genres littéraires : les noms d'Homère et
d'Hésiode sont comme des couronnes accordées non à
des hommes, mais à des corporations entières de rhap-
sodes.
Le jugement de valeur seul peut pénétrer jusqu'à la
personnalité littéraire. Une épopée telle que Y Iliade est
une guirlande gauchement tressée : elle témoigne d'une
intelligence artiste encore inculte, mais réelle. Les im-
perfections ne viennent pas d'une agglutination tardive ;
elles tiennent à la difficulté de choisir, dans le prodigieux
122 TRAVAUX DE PREPARATION
amas des motifs transmis oralement. Il y a eu un poète
de V Iliade et un autre de Y Odyssée, mais ce n'est pas
Homère. Des ténèbres recouvrent leur personnalité. Le
sentiment esthétique seul encore y accède. En ce sens,
la philologie classique, dépositaire de ce sentiment, est
une messagère des dieux, une Muse descendue parmi les
hommes de Boétie.
Sa voix consolatrice nous parle de formes divines, lumineuses
et belles, qui vivent dans une terre de merveilles, lointaine, bleue,
bienheureuse... (IF., IX, 24.)
Et pourtant, durant deux mille ans, avant Friedricli-
August Wolf, l'humanisme ne s'était-il pas égaré? Il faut
donc un guide même au plus heureux instinct. Il lui faut
savoir comment naît l'œuvre d'art. Nietzsche n'en disait
pas plus. Il voulait dire que toute une philosophie delà
vie de l'esprit était enfermée dans ces paroles denses sur
Homère, et qu'il en serait ainsi dans toutes ses leçons :
Philosophia facta est quœ philologia erat, disait-il,
retournant une parole de Sénèque {').
L'affluence, ravie et pleine de chuchotements contra-
dictoires {-), s'écoula sur ces paroles mystérieuses. Car
cette philosophie dont Nietzsche se faisait l'apôtre, il la
tenait encore cachée. Il fallait une initiation pour la décou-
vrir. Il envoya le manuscrit de sa leçon à un petit nombre
d'amis, Romundt, Erwin Rohde, à son maître Ritschl, à
Cosima von Biilow, puis l'imprima avec luxe ; et, dans
l'intervalle, il prit le harnais quotidien.
La besogne qu'on demandait à Nietzsche était modeste
et rude. Il fallait, tous les matins à sept heures, enseigner
à l'Université. Sept étudiants furent, cette première
(') Lettres à Lucilius, n° 108. Le rapprochement a été fait par K. Prei-
sendanz. Nietzsche und Seneca {Sïidd. Monalshefte, 1908, p. 69i).
(^) Corr., I, 151 ; II, 166.
LE MILIEU HELVETIQUE 123
année, tout l'auditoire. Les maîtres les plus illustres,
Burckhardt non excepté, étaient tenus, en outre, dans le
Peedagogium voisin, de préparer à l'enseignement supé-
rieur une élite d'élèves de la plus haute classe (*). « Quel
tyran, qu'un tel métier! », écrivait Nietzsche à son ami
Deussen, en juillet (^). Pourtant, ce métier astreignant
le servait aussi. Nietzsche avait toujours senti le danger
de sa mobilité imaginative. C'est un remerciement sin-
cère que, l'année finie, il adresse à Ritschl, responsable
de cette nomination qui lui imposait le bienfait du travail
régulier ('). Pour impatient qu'il fût bientôt de cette tâche
monotone, il y trouvait provisoirement le repos de la
conscience. Car sa fantaisie se corrigeait par un sens méti-
culeux du devoir. Il savait être le plus brillant des pro-
fesseurs et aussi de tous le plus exact. On le redoutait,
quoiqu'il fût le plus silencieux des juges. Les plus espiè-
gles le respectaient. Il retrouvait, pour les paralyser, le
regard profond et doux, un peu chargé d'interrogation
méprisante qui avait, dès l'enfance, subjugué ses cama-
rades. Les méditations, dont on le savait rempli en dehors
de ses leçons, ennoblissaient sa moindre classe. Il ne se sen-
tait pas au-dessus de cette tâche d'enseignement secon-
daire. Il se fit assez vite la doctrine qu'il exposa plus tard.
L'enseignement était à renouveler par en bas. Les Uni-
versités étaient décadentes. On ne pouvait transformer
Eque de très jeunes esprits. Les vieux professeurs et les
vieilles institutions d'en haut, il fallait les laisser mou-
f rir(*). Pourtant, son enseignement universitaire aussi a
été excellent. Nous aurons à dire l'ingéniosité avec laquelle
il a su joindre les exigences techniques du métier et celles
(') Cela faisait encore six heures de classe. — Corr., III, 66.
(•) Ibid., I, p. 160.
(3) Ibid., III, p. 70.
(*) Il l'écrira à Deussen le 2 juillet 1871. — Corr., I, 183.
124 TRAVAUX DE PREPARATION
de son œuvre littéraire. Sa pensée s'alimentait de son
savoir, et la moindre explication de texte était pour lui une
exploration. Dans le semestre de ses débuts, de Pâques à
l'automne de 1869, ses leçons sur Eschyle et les lyriques
grecs posaient la question des rapports de la musique
et de la tragédie. Il expliquait le Phédon au « Pœdago-
gium », et il saisissait l'occasion de « contaminer de phi-
losophie » ses élèves. Sa pensée vivifiait ainsi son travail
élémentaire par des interprétations nouvelles.
La tâche commencée semblait convenir au meilleur et
au plus fidèle disciple de Ritschl. Nietzsche s'en rendait
compte. Il passa ses courtes vacances des mois de juillet
et d'août à Interlaken, puis au mont Pilate et à Boden-
weiler. Tandis qu'il se recueillait dans les nuées au-dessus
du lac des Quatre-Gantpns, il ne manqua pas de se féliciter
avec ferveur d'avoir reçu l'impulsion ritschlienne ('); et
Ritschl lui faisait un touchant accueil quand, au mois d'oc-
tobre, Nietzsche courut le voir à Leipzig. Il demeurait
toujours le vieux maître de qui on prenait conseil pour
les publications à venir. Fallait-il publier un faisceau de
recherches éparses qui compléteraient les articles de
Nietzsche parus km Rheinisches Muséum? Quelque « pot-
pourri à la mode de Leipzig » ? ( « Leipziger Allerlei ? » )
Dans ce projet, le sévère Ritschl reconnaît la mobilité
nerveuse de son élève préféré. Il conseille formellement,
pour la discipline de l'esprit et par bonne politique, un
ouvrage massif, cohérent. Que serait ce livre ? Traiterait-
il, en 600 pages peut-être, de la question homérique, par
laquelle Nietzsche avait inauguré son enseignement ?
Serait-ce un vaste ouvrage, érudit et philosophique, sur
Eschyle {*)? Nietzsche ne le savait pas encore, mais de
(•) Corr., ni, 70.
(■') W., IX, 450, 439.
L'IDYLLE DE ï 11 I B S C H E N 12o
tout ce qui lui adviendrait d'heureux, il pensait ofFrir son
tribut à Ritschl, et même de cette joie nouvelle qui lui
était échue quand il lui écrivait de Tribschen, près de
Lucerne.
II
l'idylle de tribschen
A Tribschen se consomma le destin de Nietzsche.
L'importance vraie de la nomination qui l'avait appelé
à Bâle vient de ce que Lucerne n'était pas loin. L'en-
seignement que retire un observateur philosophe de
l'exemple d'une grande existence, Nietzsche l'a savouré à
longs traits, quand il a pu vivre dans l'intimité de Richard
Wagner. C'a été pour lui « ce sacre d'une culture de l'es-
prit plus haute », que Schopenhauer avait reçu en appro-
chant Goethe.
A quelque distance de Lucerne, sur le lac, au pied du
Pilate, est couché sur la berge ce village enfoui sous les
arbres : Tribschen. Nietzsche y passa, durant une excur-
sion qu'il fit, la veille de la Pentecôte 1869, le 15 mai.
Oserait-il user d'une invitation que Richard Wagner lui
avait adressée à Leipzig? Il essaie, peu rassuré. Il sonne
discrètement à la grille et fait passer sa carte. Richard
Wagner, qui travaille, ne s'interrompt pas. Mais il se sou-
vient du jeune savant et répond par une invitation à
déjeuner. Nietzsche, retenu par des amis, ne peut accep-
ter. Mais il fut l'invité de Wagner le lundi qui suivit, et
encore les 5 et 6 juin. L'intimité fut immédiate, enthou-
siaste et très dénuée de cérémonie ; eine unbeschreiblich
nahe Intimitàt, a écrit Nietzsche depuis (*). On le traitait
en grand fils et en vieil ami.
C) A Georg Brandes {Corr., HI, 301)
126 ï II A VAUX DE P 11 1] P A R A T I 0 N
iNietzsclie a dit souvent, avec une reconnaissance qui
n'a pas varié, le bonheur qu'il a eu de cette vie commune (').
Il la reprenait pour quelques jours, dès qu'il réussissait
à s'affranchir. De tous les visiteurs qui ont connu cette
solitude animée de rires où Wagner abritait, auprès de
Gosima de Bûlow, une existence encore toute remplie des
affres de la lutte et de la création, aucun ne fut plus aimé
que Nietzsche. La villa de Wagner était une maison rus-
tique, vieille et compliquée. Elle émergeait à peine d'une
mer ondulante de verdure {*). Les massifs, les carrés de
fleurs se prolongeaient sur la colline jusqu'à la pente
abrupte au bas de laquelle étincelait, à travers les futaies
hautes, la surface bleue du lac. Plus d'une fois, Nietzsche,
Wagner et Gosima ont longé ce sentier qui côtoie l'abîme.
A l'extrémité du parc sans clôture, surgissait la face
rugueuse que montre sur le lac des Quatre-Cantons la
pyramide du mont Pilate. Sur l'autre rive, les cimes mon-
taient en teintes violettes, enveloppées de brumes où
semblaient chevaucher des Walkyries. L'émotion qui
remplit les derniers drames de la Tétralogie est faite de
tout ce que, pour Wagner, il flottait de rêves dans les nuées
du lac de Lucerne .
A la lettre, ce furent là « les plus beaux jours » de la
vie de Nietzsche (^). Ge fut un bonheur composé, a-t-il
pensé depuis, de « plus d'une erreur et de toutes sortes
d'illusions » (*). C'a été une amitié-poème, où Nietzsche
peut-être a eu la plus grande part de création. Mais un
bonheur chimérique en est-il moins salutaire? L'exalta-
(«) Ibid., V, loi.
(*) V. Judith Gautibr, Richard Wagner et son œuvre poétique, 1884. —
E. FoBa8TBR, Der junge Nietzsche, p. 255; et Wagner und Nietzsche zur Zeil
ihrer Freundsc.haft, p. 73. — La photographie de la villa, dans ce dernier
ouvrage, p. 16.
(=j A sa sœur, 3 février 1882 {Corr., V, 470).
(») A sa sœur, juillet 1887 {Ibid., V. 731).
L ' I D Y L L E D E T R I B s G H E N 127
tioii lyrique dans laquelle Nietzsche a créé son premier
système date de ces jours de ïribschen» où il a vu de près
le génie.
Car sur l'authenticité de la révélation qui s'ouvrit pour
lui alors, il n'a jamais eu de doute, bien que sur le moment
il l'ait surfaite. Wagner est pour lui, en 1869, comme il
l'écrit à Deussen, « le génie le plus grand et le plus
i;rand homme de notre temps »('). 11 apprenait par lui ce
que c'est qu'une vie humaine de grand style, « féconde,
riche, émouvante, très isolée et inconnue de la moyenne des
hommes » ('). 11 admirait Wagner pour la force qui l'en-
racinait dans une terre nouvelle et conquise par lui. C'est
pour Richard Wagner qu'il forge pour la première fois le
mot et l'éloge de l'intempestivité. Etre « intempestif »
[unzeitgemâss), dépasser du regard les choses éphémères,
c'est la première condition de la régénération ('). Ce long
vouloir de l'homme qui sait se taire durant vingt années
et n'avoir souci que de sa vocation et de la marque qu'il
imprimera à Fliumanité pour tous les temps, voilà le
spectacle fascinant que Richard Wagner lui donne et dont
Nietzsche ne se lasse pas (*). Le jour où Nietzsche lui fut
infidèle, c'est que Wagner lui sembla avoir commis une
trahison.
On tremble à voir un dévouement si enthousiaste s'at-
tacher à une cause et à un génie aussi complexes que la
cause et le génie de Wagner, avec une loyauté rigide,
mais qui, à vingt-cinq ans, ose s'ériger en juge. Nietzsche
va à Tribschen se reposer du labeur professionnel ; et tan-
dis que son ami Rohde court l'Italie pour se fortifier et
s'assouplir l'esprit, Tribschen tient lieu à Nietzsche de
(') p. Deussen, Erinnerungen. Lettre du 25 aoiït 1860.
(*) A Rohde, 17 août 1869 {Corr., I, 160).
(') A sa sœur, novembre 1883 (Ibid., V, 5i9).
(*) A Gersdorff, 28 septembre 1869 {fbid., I, 89).
128 TRAVAUX DE PRÉPARATION
Florence et de Rome. Il y vient s'enivrer de sa vocation
nouvelle. Tout ce que la richesse de deux esprits éton-
namment agiles et inventifs et la grâce d'une femme un
peu hautaine, mais de goût exigeant et sûr, peuvent ajou-
ter au charme de la vie, embellit cette idylle du lac de
Lucerne. Est-ce la peine d'ajouter que Nietzsche a infini-
ment admiré Cosima? Agée de trente ans à peine, elle
était plus près de lui par l'âge que de Wagner presque
sexagénaire. Sans être belle, trop élancée, dépassant
Wagner de toute la tête, avec le profil dantesque de son
père Franz Liszt, Cosima avait grand air. Possédée de cette
ambition de dominer, qui était sa nature même, croit-on
qu'elle n'ait pas essayé de son ascendant sur ce jeune
génie qui l'approchait? Et Nietzsche, comment n'aurait-il
pas songé à l'éblouir ?
D'une audace très altière dans sa conduite, Cosima
était grande et respectable à force de sincérité. Elle avait
brisé le cœur d'un noble artiste, Hans von Dulow^ dont
elle avait quatre enfants. Depuis deux ans qu'elle vivait
auprès de Richard Wagner, elle était grisée comme par
un philtre trop fort. Le drame de Tristan et d'Iseult, que
Wagner avait écrit, tout rempli encore du songe d'une
autre, Cosima l'avait vécu en entier. Wagner lui laissait
à présent la liberté de sa griserie. Peut-être a-t-il observé
sur elle plus d'un trait de l'ensorceleuse qui, dans son
Parsifal^ s'appellera Kundry. Il était sûr d'elle au fond
j)ourtant, et savait la dévotion avec laquelle elle servirait
toujours ce Saint-Graal nouveau, la musique wagné-
rienne .
Pour celui qu'elle n'a jamais cessé d'appeler « le
maître » même devant les intimes, Cosima a toujours
exigé la plus déférente admiration. Mais, en groupant
autour de lui une cour d'admirateurs, elle ne trou-
vait pas illégitime de recevoir son tribut d'hommages.
L'IDYLLE DE T R I B S G H E N 129
Or, quelle plus délicate flatterie offrir qu'un panégyrique
doctrinal, où Wagner est situé au plus haut sommet de
l'art? C'est ce que sut faire Nietzsche. Au risque de cha-
griner les survivants, il nous faut noter ici les débuts
d'un des grands romans d'amour platonique du xix*^ siècle,
d'un roman silencieux et douloureux, resté inconnu
presque jusqu'à nos jours.
La familiarité de cette vie ne nuisait pas à sa distinc-
(ion parfaite, et elle grandissait sans descendre. Dès
îiovembre 1869, Cosima écrivait à Nietzsche : « Vous êtes
(le la maison. » {Sie sind uns ein Tribschener). Elle lui
demandait de menus services en foule, allant jusquà le
charger des achats de Noël pour ses enfants. Il corrigea
les épreuves de cette Autobiographie de Wagner, rédigée
sans doute pour une part par Cosima, et restée quarante ans
le secret d'un petit nombre d'amis. On lui confiait les tris-
tesses de la maison, quand affluaient les nouvelles des
mauvaises représentations, et quand les projets lointains,
si longtemps couvés, menaçaient de sombrer. A ces
heures-là, et quand on ne lit plus rien, on lit à Tribschen,
pour se réconforter, les premiers essais manuscrits que
Nietzsche envoie de Bàle. Car ces essais sont surprenants
de hardiesse. A suivre la pensée du jeune professeur, il
semble que l'œuvre wagnérienne ait pour devancière la
Jragédie grecque, et que la vocation de Wagaer soit de
retrouver, avec des moyens nouveaux, la tradition d'Es-
chyle. Tout l'orgueil wagnérien alors se ravive. Il pénètre
de sa puissante flamme l'amitié qu'il éprouve, vieillissant,
pour ce jeune messager de sa gloire; et, pour la première
fois, Wagner se croit compris.
Comment ne pas voir le danger pour l'âme mobile de
Nietzsche et pour sa nature d'apôtre? Il ira prêchant sa
foi, comme il avait fait pour Schopenhauer. Ensuite, il
faut que sa foi résiste à son doute. Il est d'abord tout
130 TRAVAUX DE P R E P A R A T I 0 N
admiration. Puis il raisonne cette émotion lyrique, et
ainsi la transforme. Comment n'essaierait-il pas d'imposer
à Wagner son propre wagnérisme transformé?
Mais d'abord Richard Wagner le gagne par des livres,
par Ueber Staat und Religion^ ou par son Beethoven, que
le schopenhauérisme « pénétre et consacre » . Tout l'art
wagnérien tient de cette philosophie son incroyable gra-
vité et sa profondeur allemande ('). Nietzsche croit qu'il y
a eu quelque chose de changé dans la mentalité de l'Alle-
magne le jour où Wagner, quittant le néo-hégélianisme de
Feuerbach, a passé à Schopenhauer (*). La fidélité vvagné-
rienne de Nietzsche vient à la rescousse de sa foi schopen-
hauérienne, et sa mobile flamme en est davantage fixée.
Mieux encore ; sa croyance schopenhauérienne se
consolidait par tout ce qu'il observait en Richard Wagner.
A jamais désormais dans sa pensée les noms de Schopen-
hauer et de Wagner seront liés. Fraternité que personne
encore n'avait soupçonnée. En un temps où on lit Wagner
avec la préoccupation de chercher en lui un disciple de
Feuerbach, Nietzsche a pénétré son secret. Wagner croit
en Schopenhauer, parce qu'en W^agner s'incarne la doc-
trine schopenhauérienne. Wagner est le « génie », tel
que Schopenhauer le décrit ('). Ce qu'on découvre, à vivre
près de Wagner, c'est la genèse éternelle des grandes
œuvres de l'esprit. « Ce que j'apprends et ce que je vois,
ce que j'entends et ce dont s'ouvre pour moi l'intelligence
défie toute description, écrit Nietzsche à Rohde. Schopen-
hauer et Gœthe, Eschyle et Pindare, crois-le moi, vivent
encore ('). »
• (') Corr., I, 143, 161, 174, 179; II, 220.
(*) Ibid , I, 179.
C) A Gersdorff. 4 août et 28 septembre 1869 {Corr., I, 84. 91). — A Rohde.
9 décembre 1868 {/bid., II, 110).
(*) 3 septembre 1869. Corr., II, 167.
L ' I D Y L L I'] DE T R I B S G H E N 131
Profond et nouveau sujet d'orgueil que d'avoir plongé
ainsi dans les abîmes de la « philosophie idéaliste », et
fierté qui pousse Nietzsche plus vigoureusement à l'apos-
tolat. Il veut initier tous ses amis. Il catéchise Deussen (').
Il recomuiande à Gcrsdorff de vivre l'art wagnérien {sich
hinein leben) comme il a vécu la philosophie schopenhauér-
ienne. Rohde, dès longtemps, était gagné. Mais, inverse-
ment, Nietzsche veut à présent que Wagner connaisse ses
camarades et qu'il juge de son action croissante sur les gé-
nérations futures par cette ferveur de ses jeunes adhérents.
Puis il prêchera ses Bâlois. Sa réserve sournoise peu à
peu se démasque. Le 18 janvier 1870, il fit une première
conférence sur Le drame musical grec. Il récidive le
1^' février par une leçon sur Socrate et la tragédie. Ce sont
de sommaires et fulgurants essais (^). Cosima et Wagner
les lurent au début de février, avec une stupeur mêlée
d'effroi. Leur allié d'hier, le hérault choisi de leur pro-
pagande, semblait se perdre dans des spéculations qui
compromettaient à la fois son renom d'helléniste et
l'œuvre wagnérien ne. Ils étaient accoutumés à une toute
autre conception de la tragédie. Il répugnait au goût de
Cosima de penser que la décadence du genre tragique
commençât dès Eschyle et Sophocle. Tous deux, cet
hiver de 1869-70, avaient lu Platon le soir. Ils appre-
naient à présent que la tragédie grecque était morte de la
logique et de la morale socratiques ; et que Platon, atteint
de socratisme « pathologiquement » , en était venu au
genre littéraire du dialogue où, sans style et sans forme,
se mêlaient toutes les formes et tous les styles ('). Wagner
(*) P. Dbossen, e l'inné ru7ïg en, p. 65.
(•) On en trouvera les fragments dans les Aarhgelaasene Werke. (W., IX,
33-69 )
(^) Sokrates und die TraqikUe (W., IX, 54). — Les lettres de Cosima et de
Wagner dans E. Foerster, Wagner und Nietzsche, p. 33 sq.
132 ï H A V A U X DE P R E P A Pi A ï I 0 N
suppliait qu'on trouvât des mots plus justes pour les
« divines erreurs » de ces grands philosophes.
Puis, Franz Liszt n'avait-il pas enseigné que la sym-
phonie de Berlioz était la forme musicale moderne qui
correspondait à 1' « épopée philosophique » créée par
Goethe dans Faust, par Byron dans Manfred ou Childe l
Harold ? Fallait-il, sous prétexte que Platon avait con-
damné la tragédie, interdire à la philosophie de donner ,
un sens à la musique nouvelle ? Wagner et Cosima %
faisaient avec ménagement ces réserves. Ils proposèrent
(jue Nietzsche reprît le travail dans un livre moins abrupt.
Ils lui faisaient confiance et reconnaissaient sa supériorité
d'helléniste. « Laissez-vous diriger par la musique, tout
en restant philologue, lui conseillait Wagner. » Il comptait
que la musique lui donnerait du tact et atténuerait le ton
tranchant de ses assertions. Et puisqu'ils travaillaient
ensemble à une « Renaissance », Wagner ne désespé-
rait pas que •< Platon y embrasserait Homère, tandis
qu'Homère, rempli des idées de Platon, y serait plus
grand que jamais » ('). Les ébauches de Nietzsche impor-
tent aujourd'hui à l'histoire par d'autres qualités que celles
qui les lui rendait chères. Il nous est assez indifférent que
la thèse foncière de Nietzsche, celle où il s'acharnera le
plus, et qui affirme la ressemblance entre la tragédie
grecque et l'opéra de Wagner, soit fausse. Nous entendons
à travers ces assimilations erronées les balbutiements
d'une nouvelle méthode qui fondera un jour une sociologie
de l'art. Nietzsche emprunte au romantisme la grande dis-
tinction entre la littérature de tradition vivante et orale et
la littérature factice et écrite. Il explique les œuvres par
l'outil qui les transmet, parle rôle de ceux qui manient cet
outil, comédiens ou choristes, par le public auquel l'œuvre
(') E. FoERSTEu, Ibid., 36.
L'IDYLLE DE T R I B S C H E N 133
s'adresse. La sensibilité de ce public comme sa masse et son
intérêt diffèrent selon qu'il écoute dans une grande fête
rituelle, et sous l'impression d'une émotion religieuse, ou
qu'il se compose de lecteurs épars qui méditent à tête repo-
sée. Nietzsche conçoit donc une représentation tragique
comme un groupe de travail, à l'œuvre pour une besogne
sacramentelle ; et cet ensemble de circonstances sociales
crée la forme tragique, détermine le choix des tlièmes et
(les caractères. La disparition de cette émotion sociale, la
diffusion d'un nouvel esprit amènent la décadence du
genre, infailliblement. Voiià les aperçus qui aujourd'hui
nous frappent. Nul doute que pour les transcrire, il ne
iallût, par delà l'érudition un peu livresque, dont la masse
diffuse créa à Nietzsche l'illusion d'une originalité, l'émo-
tion d'une véritable détresse présente, le besoin d'une vie
sociale intensifiée, et le besoin d'une vie artiste qui en
serait l'expression intégrale. Là est l'apostolat vrai de
Nietzsche. Il se trompe sur les moyens, non sur le but. Il
a donc raison de recourir aux mots bibliques : « Il faut que
le scandale arrive. » Déjà sa résolution était prise : « Dans
l'expression de notre philosopliie, soyons rigides comme
la vieille vertu romaine (*). «
Il était rigide ; mais la cristallisation intérieure du
système qu'il sentait se former en lui pouvait se défaire à
tout instant.
Je sens comme mou effort philosophique, moral et scientifique
tend vers un seul but, et que — le premier peut-être de tous les philo-
logues — je deviens un tout.
Ainsi une fatalité intérieure poussait Nietzsche à
d'irrémédiables conflits. Il était le philologue sans précé-
dent, qui, hautainement, émergeait au-dessus même de
(*) P. Deussem, Erinnerungen, p. 73. — Corr., I, 166.
134 TRAVAUX DE P R É P A R A ï I 0 N
Ritschl. « Le malheur, écrira-t-il, c'est que je n'ai pas de
modèle à suivre ('). » Il animait les ombres mortes du
passé non plus seulement en leur faisant boire le sang de
Schopenhauer, mais par des libations wagnériennes.
Comment n'eût-il pas choqué la corporation des philo-
logues?
Combien pourtant dès ce moment cette ferveur
pour Wagner ne couvre-t-elle pas de malentendus ! Si
Richard Wagner est le « véritable frère spirituel de
Schopenhauer », s'il est à ce dernier « ce que Schiller
est à Kant » , qui donc doit passer pour le plus grand ?
Pour Nietzsche, n'est-ce pas, bien évidemment, Schopen-
hauer ? Qu'adviendra-t-il le jour où Wagner se doutera
de ce jugement? A coup sûr, l'alliance entre Wagner et
Nietzsche se cimentait avec plus de solidité par une com-
mune croyance. On ne choisit pas une philosophie par
raison, écrivait Nietzsche à Deussen ; et là-dessus il
pensait comme Fichte. Nous choisissons une philosophie
par réminiscence de notre caractère vrai, et comme une
expression de nos plus profonds instincts {^). En faisant de
Schopenhauer leur bréviaire, ils s'étaient sentis solidaires
dans une pareille et invisible vie. Mais que va-t-il arriver
quand Nietzsche, philosophe plus exercé, voudra définir
avec plus de rigueur impérative les conditions de cette vie,
que devait, à son tour, symboliser le drame musical (') ?
Voilà où préexiste la dissonance dans cette amitié qui fut
vraiment étroite, mais où aucun des deux amis ne se faisait
une idée exacte de son partenaire.
Si le malentendu restait masqué par le commun enthou-
siasme, il y avait dans cette foi chaleureuse elle-même
une difficulté que Wagner sentait. « J'ai toujours eu le
(') Ibid., I, 165. — (*) Corr., I, 182. — (^) Deussen, Erinnerungen, p.
Ibid., I, 154.
L'IDYLLE DE ï R I B S G H EN 133
sentiment, a écrit Wagner depuis, que Nietzsche dans son
intimité avec moi était comme sous l'empire d'une crispa-
tion vitale de sa pensée (*). » Wagner donnait à ce jeune
savant sa consécration, et craignait ses élans impétueux. Il
était glorieux avec lui de sentir qu'une Renaissance nou-
velle se préparait qui aurait son Homère et son Platon ; et
son orgueil ne s'étonnait point d'en être l'Homère (*). Mais
il ne se satisfaisait pas des apothéoses courtes. Il conseilla
à Nietzsche un effort prolongé, et ne se doutant pas qu'il le
poussait dans le sens de sa pente, il intensifia en lui cette
ambitieuse méditation où se dessinait à la fois un grand
livre sur les Grecs et un livre wagnérien sur la tragédie.
Comme le train ordinaire de la vie reprenait Nietzsche,
cette fatalité qui l'entraînait demeurait invisible. Le voisi-
nage de Tribschen ne lui était qu'une consolation. Mais le
souvenir de l'idylle rendait plus triste le séjour bâlois, si
abandonné des Muses, et le dur professorat dont il avait
été si glorieux ('). Devant Ritschl, il se cachait. Quelles
étaient ces expériences, qu'il faisait entrevoir à son vieux
maître, et dont il sentait en lui la croissance? Il les annon-
(;ait, sans les définir (*). Il travaillait encore en philo-
logue correct. Pour le jubilé de son vieux collèg-ue
Gerlach, il publia une jolie et nouvelle étude sur les
sources de Diogène Laërce, et reprit de vieilles et ingé-
nieuses conjectures sur Ménippe. On put admirer de
nouveau l'art, que lui reconnaissait Ritschl, de rendre
une recherche philologique « poignante comme un roman
parisien » . On voit le raisonnement de Nietzsche s'insérer
dans la maçonnerie serrée des écoles philosophiques ; en
(') Lettre de Wagner à Overbeck, 19 octobre 1879. — C.-A. Bbrnoulu,
Franz Overbeck, I, 264.
('^) Glaserapp, Richard Wagner, III, p. 314. — E. Foerster, Biogr., II,
pp. 22, 24.
(') Corr., II, 176. — («) Ibid., III, 95.
136TIIAVAUX DE PREPARATIOiN
défaire les couches ; montrer comment Ménippe, disciple
de Métroclès, a dû vivre avant Ménédème et avant Timon,
mais après Épicure, contre lequel il écrivait, et au plus
tard dans l'âge mûr d'Arcésilas (mort en 241 avant Jésus-
Christ), dont un de ses dialogues porte le nom. Avant tout,
il faut établir qu'il n'y a pas deux Ménippe, Le poète du
même nom, ce vieillard chauve en loques connu de Lucien,
contempteur de la noblesse, de la richesse et de la joie,
est précisément le philosophe cynique dont la légende
raconte qu'un jour, avec l'aide d'Empédocle, il put péné-
trer du regard la terre entière et assister à tous les événe-
ments simultanés qui se passaient dans les pays les plus
lointains. C'est lui qui dans notre texte donne de ces pays
une description si curieusement sardonique. Ses écrits sont
des mélanges satiriques de vers et de prose que Varron
imita parce qu'il était de son école (*).
De tels essais confirmaient Ritschl dans son estime
admirative d'autrefois. Pour la Revue qu'il fondait, pour
ces Acta societatis Lipsiensis , destinés à combattre l'in-
fluence du grammairien Georg Curtius, c'est un travail
de Nietzsche qu'il voulut en tête. (') Ainsi parut, par
les soins de Nietzsche, l'édition nouvelle du Certamen
Homeri et Hesiodi, la première qu'on ait faite depuis
Henri Estienne. Puis, dans l'introduction, et dans des
articles nouveaux pour le Rheinisches Muséum^ Nietzsche
reprenait les recherches qui lui avaient été chères et lui
avaient valu le succès de sa leçon d'ouverture. Il creusait
la vieille légende qui met aux prises, devant le roi
Panéïdès, Hésiode, chantre de l'agriculture et de la paix,
avec Homère, aède de l'héroïsme. Il mettait en parallèle
(') Beilrtige zur Quellenkunde und KritU; des Laertius Diogeiies, 1870.
{Philologica, I, 171-214.)
(-) Corr., III, 89.
L'IDYLLE DE T R I B S G H E N 137
avec le manuscrit florentin un autre récit, dû au Pseudo-
Plutarque, et intitulé Conviviuîn septem sapientium. Il
montrait que le Certamen n'est qu'une réduction d'un récit
plus grand et disparu, qui a dû être le Musée du rhéteur
Alcidamas ; et que ce Musée a dû être une sorte^ de traité
usuel de rhétorique. Homère est couronné pour l'ingé-
niosité de sa riposte dans l'interrogatoire. C'est qu' Alci-
damas est disciple de Gorgias, qui, à l'inverse d'Isocrate,
accorde une importance prépondérante à l'improvisation ;
et il apparaissait une fois de plus que les traditions litté-
raires se forment et se déforment sous des influences
sociales, qui sont des passions de sectes, de classes,
d'écoles, de multitudes (').
Mais, négociant pour lui-même, Nietzsche était actif
aussi pour ses amis. Il faisait la paix entre Ritschl et Erwin
Rohde. Il stipulait discrètement auprès du maître que la
collaboration de Rohde était la condition de la sienne, et
déracinait peu à peu de l'esprit du disciple la rancune
qu'il avait gardée depuis le temps où le Rheinisches
Muséum avait refusé son travail sur Lucius. Le caractère
de Nietzsche était impérieux affectueusement. Il voulait
dominer, mais dans une amitié. Il imposait avec douceur
ses amis à ses amis, et ainsi obligeait Ritschl à accueillir
Rohde; puis introduisit Rohde chez Richard Wagner.
Dès janvier 1870, dans le grand silence bâlois qui pesait
sur lui comme une angoisse, il avait poussé vers Rohde un
cri désespéré : « Je t'implore, comme implore un malade...
Viens à Râle (-) ! » Rohde, comme Nietzsche, était un philo-
logue artiste, redouté de ses confrères et rempli pour eux
(le haine. Depuis le printemps de 1869, il voyageait en
(*) Philologica, I, p. 215 sq. Les deux premiers chapitres seuls sont de
r 1S70.
n Corr., II, 180.
138 T R A V AUX DE P R E P A II A T I 0 N
Italie. II faisait son Iter italicum en Allemand méthodique,
fureteur et bien résolu à rapporter des Bibliothèques ita-
liennes une ample moisson de manuscrits inédits. Pourtant
ses yeux s'éblouissaient aussi du soleil italien, « qui sait
transfigurer les ruines et les haillons » (*). A Fiésole, avec
Wilhelm Roscher, devant les fresques de Fra Angelico, il
s'attendrissait de pure émotion chrétienne, comme jadis
les peintres allemands de l'Ecole nazaréenne, un Overbeck
ou un Philipp Veit. II transposait en langage schopen-
hauérien cette émotion. Le grand calme contemplatif, par
lequel cette chaste peinture siennoise semble éteindre en
nous toute fièvre de vouloir, semblait à Rohde la région
même habitée par le génie. II avait vu l'Etrurie, Naples
et Sorrente, Pérouse et Assise. Rome et Florence avaient
été des étapes prolongées et studieuses. Bologne, avec
Francia et les Bolonais tardifs, le conquit ; et un char-
mant printemps à Venise avait apaisé sa « faim de soleil » .
Mais enfin il écoutait l'appel de Nietzsche. Ils se revi-
rent, après trois ans d'absence, en mai 1870. Etait-ce encore
Tensorcellement du nom de Schopenhauer qui les joignait ?
Nietzsche avouait qu'il ne suffisait plus, a Toute spécula-
tion philosophique est jeu d'imagination subjective, »
Cette conviction s'ancrait fortement dans la pensée de
Rohde depuis longtemps (^). Par delà Schoj)enhauer leur
accord était plus profond ; et leur culte commun pour
Wagner en était le symbole plus encore que la cause.
Souvent alors, le soir, Nietzsche jouait les Meistersinger.
Je songe aux jardins bienheureux où j'étais transporté quand
(au printemps de 1870) Nietzsclie jouait l'air de Morgendlich leuchlet
4es Meistersinger. Ce furent les heures les plus belles de ma vie ^^).
(') Ibid., II, 146.
(-) Voir la lettre du 4 novembre 1868. — Corr., II, 80.
(') Cogitata de llohde, g 66 (dans Crusius, p. 246).
LA GUERRE DE 1870 139
Ainsi méditait Rohde encore en 1876, et il a, depuis,
écrit à Franz Overbeck quejamais interprétation ne l'avait
saisi par des fibres aussi . profondes ('). Tribschen les
accueillit ensemble, du 11 au 13 juin; et Wagner conve-
nait que c'était « comme une nouvelle espèce d'hommes »
que ces jeunes savants en qui s'unissaient, pour une œuvre
de culture générale, les méthodes critiques méticuleuses,
la ferveur artiste, et le don littéraire de création. Il avait
aimé en Rohde la gravité, empreinte dans ses traits virils.
Entre tous ces hommes se dessinait une alliance scellée
d'afTection. Nietzsche en envoyait la promesse à Rohde,
quand éclata le coup de foudre : la déclaration de la guerre
entre la France et l'Allemagne.
ïlî
LA GUERRE DE 1870
A la première nouvelle Nietzsche fut stupéfait d'effroi
et de douleur. Comment résisterait au cataclysme la civi-
lisation européenne si fragile ? Sa croyance fut qu'il
faudrait une nouvelle vie monacale, réfugiée en de rares
couvents, pour sauver les débris de la culture vraie (^). La
nouvelle l'atteignit à Axenstein près de Brunnen. Le
désarr-oi était grand chez tous les Allemands qui avaient à
rejoindre leur f>ays. Ritschl demandait avec anxiété des
nouvelles de sa femme et de sa fille. Les chemins de fer et
les télégraphes allemands étaient absorbés par la mobili-
sation. Dans ce conflit sanglant, Nietzsche devait-il
prendre parti ? Il y aurait contre-sens à s'en étonner. L'art
wagnérien, si composite, et qui était une fleur de culture
(') Crusius, p. 38.
{') Cor;-., II.
140 TRAVAUX DE PREPARATION
européenne, se targuait d'origines toutes germaniques.
En cela ces Saxons de l'espèce de Fichte et de Wagner
n'ont pas changé : ils ont le don de la haine et d'une
envahissante morgue. Ce qui menaçait de périr, q'était
pour lui non la civilisation européenne, mais la civilisa-
tion allemande ; et Nietzsche éclatait : « Ah ! ce tigre fran-
çais digne de malédiction ! » Il crut naturel d'accourir au
service de l'Allemagne, quand cette guerre, qu'il avait
prévue et souhaitée, fut déclarée (').
Son professorat de Bâle l'ayant fait citoyen suisse, la
Confédération lui interdisait le service armé. Nietzsche n'a
pas vu, avec sa batterie, les batailles de Rezonville, de
Sedan, de Laon. Le 12 août, avec Lisbeth, sa sœur, qu'il
reconduisait à mi-chemin chez sa mère, il rejoignit
Erlangen, où on lui fit faire un sommaire apprentissage
d'ambulancier. En moins de deux semaines, après avoir
soigné un tirailleur algérien et un fantassin prussien, il fut
prêt. On l'expédia pour les champs de bataille. Un jeune
peintre hambourgeois, Mosengel, fut son compagnon de
route. Ils voyagèrent dans les guérites des garde-frems
sur des fourgons de marchandises. Attachés aux services
sanitaires bavarois, ils suivaient le sillage de la IIP armée.
Ils passèrent Wissembourg ; virent 1' « effroyable » champ
de bataille de Woerth, qui dégageait une odeur de char-
nier. Les villages en ruines regorgeaient d'ambulances.
A Gersdorff, à Langensulzbach, à Soulz-sous-forêt, bour-
gades alsaciennes situées sur les lignes allemandes ou en
arrière d'elles, Nietzsche recueillait et expédiait les blessés.
Il dit des paysans alsaciens qu'il observait :
(') Corr., V, 188. — P. Deussek, Erinnerungen, p. 78, dit : « Un accès
de patriotisme, tout à fait inintelligible pour moi chez un tel homme, le
poussa. » Il y a là un anachronisme. Nietzsche en i870 n'est pas encore le
'. bon Européen » qu'il sera plus tard.
LA GUERRE DE 1870 141
La population ennemie semble s'habituer au nouvel état de
choses. Rien d'étonnant: Elle est menacée de mort pour les moindres
délits (').
A l'horizon, la nuit, on voyait une immense colonne de
tlammes : c'était Strasbourg bombardée. Par Haguenau
et Bischwiller, on expédia Nietzsche sur Lunéville, sur
Nancy et sur Metz. Il n'a pas fait la guerre ; mais il a
connu les massacres qu'elle laisse. Le jour où, au détour
d'un village, il vit un régiment de cavalerie passer comme
une nuée d'orage, suivie du roulement de ses batteries à
cheval, puis des régiments d'infanterie martelant leur pas
de course, il comprit que le vouloir-vivre n'est pas en son
fond un misérable instinct d'exister, mais une volonté de
vaincre, de dominer, d'être fort (').
En Nietzsche pourtant cette griserie de l'action et de
la victoire ne dura point ; et « le cœur brisé de com-
passion », il retournait à son ambulance. Il avait beau
reprendre alors et méditer son manuscrit sur la tra-
gédie. La pensée de ces Grecs si virils, qui guérissaient la
terreur et la pitié par la contemplation enivrante de la
mort et de la souffrance, n'endurcissait pas son cœur
moderne et tendre. La douleur morale le minait. Il dut
ramener à Carlsruhe, dans un fourgon à bestiaux inondé
par une pluie ruisselante, dix blessés : Il prit leur
diphtérie et leur dysenterie. En vain, son camarade
Mosengel le soigna avec un dévouement de frère.
Nietzsche faillit mourir. Et il ne cessa point d'avoir dans
les oreilles, hallucinatoirement, le long cri désespéré qui
s'élève des champs de carnage. De ce jour-là, la maladie
ne cessera plus d'être pour Nietzsche une compagne
amère et fidèle, et quelquefois une Muse. Ce sera pour
(*) Con-., I, 171; III, 116; V, 191.
(") E. FoERSTER, Der junge Nietzsche, p. 268.
142 TRAVAUX DE PREPARATION
lui le plus clair et tragique bénéfice des faits de 1870.
Il n'en a pas tiré consciemment toute la leçon pro-
fonde. Ce qu'il a vu des plaines vallonnées de Lorraine ne
lui a pas fait connaître la France. Quand il revint à Bâle,
fm octobre, il se froissa du sentiment français prédomi-
nant, de la haine instinctive de l'Allemagne ('). La
lumière se fit lentement en lui.
Mes sympathies pour la guerre de conquête actuelle diminuent
peu à peu, écrivait-il le 12 décembre 1870. L'avenir de notre culture
allemande me paraît menacé plus que jamais (•).
• Sa sœur et sa mère, très loyalistes, lui avaient envoyé
des bustes du roi de Prusse et du kronprinz. Il les garda,
mais répondit « que ces gloires sanglantes lui donnaient
le cauchemar à la longue »(='). Si la culture allemande était
menacée, c'était par la faute de l'Allemagne. Il craignit
que de nouveau, comme en 1815, la victoire ne fût payée
de sacrifices intellectuels auxquels, pour sa part, il ne se
résignait pas (*). La Prusse, en particulier, livrée au byzan-
tinisme et à la prêtrise, lui répugnait.
Ce qui me déplut après la guerre, a-t-il écrit dans des notes post-
humes, c'est le luxe, le mépris des Français, le nationalisme. Com-
bien on était ramené en arrière de Gœthe I Et quelle répugnante
sensualité (°) I
Pour Nietzsche, l'Allemagne forte avait les devoirs de
sa force : Puissance oblige. Des luttes comme on n'en
avait pas encore vu, étaient à prévoir (*). Il n'en devi-
nait pas la nature. Il pressentait seulement une surabon-
dance de deuil. Son attente anxieuse fut encore dépassée
par l'étendue du désastre. La Commune fut proclamée à
(') Corr., III, 121; V, 194. — (') Ibid., V, 196. — (') Ibid., V, 198. —
(*) Ibid., I, 176. — {») Menschlichei, fragments postli.. S 368 (IF., XI, p. Wà),
— («) Corr., I, 179; 11,208.
L A (; [ E li K E DE 18 7 0 143
Paris. Elle se défendit deux mois dans des convulsions
sauvages. Un jour de mai 1871, une rumeur erronée se
répandit à Bàle : le Louvre était en flammes. Nietzsche
fut suffoqué d'émotion. Il courut chez Jacob Burckhardt,
qui déjà aussi le cherchait. Ils se rejoignirent enfin, et ne
purent que se serrer la main, les yeux remplis de pleurs.
Toute I la vieille Europe et sa civilisation « latine » mon-
trait sa fragilité. 11 suffisait d'un jour pour détruire des
périodes entières de l'art. Et Nietzsche désespérait.
Qu'était-ce que la science et que la philosophie impuis-
santes à empêcher de telles destructions ? Avec plus
d'acharnement alors il s'enfonçait dans ses convictions
pessimistes. L'art est fragile et à la merci d'une émeute.
Les foules n'ont pas encore la sensibilité qui se console
par des formes belles. L'office de l'art est donc d'une
autre nature, très métaphysique. 11 fallait se pénétrer de
cette mission. Mais Nietzsche ne rendit pas responsables
les multitudes égarées, capables d'un tel crime. La com-
passion là encore le conduisait. Et il préparait son cœur
pour cette lutte concertée de la civilisation nouvelle et
germanique contre la décadence latine.
1
CHAPITRE II
AMITIES PROCHES ET LOINTAINES
POUR cette besogne de civilisation, aussitôt surgis-
saient en Nietzsche des velléités de réformateur. Il
fallait grouper des amis et commencer un apos-
tolat. Tribschen était un centre : il fallait en assurer le
rayonnement. Bâle était la ville de Burckhardt et de
l'humanisme. Elle n'était pas encore la ville de Wagner
et de la suprême philosophie. Nietzsche alors sonna le
rappel des amis lointains. Il assignait à tous des postes
de missionnaires. Sa solitude était faite d'abord de son
impatience à se répandre. Pourtant, si changeante que
fût sa pensée toujours en travail, il gardait la fidélité des
amitiés, et la vie intérieure se composait d'abord une sym-
phonie de tendresses.
Parmi ces accords du cœur, nécessaires à sa vie, il y
en avait qui s'affaiblissaient par la distance. Son premier
soin, une fois installé à Bâle, était de prêter l'oreille :
quels étaient ceux qui s'effaçaient ou se précisaient ?
« Un groupe d'amis est comme une projection de notre
àme au -dehors ('). » La gamme de ses amitiés lui fai-
sait mieux connaître la tonalité de sa musique inté-
rieure ; et il jugeait de sa valeur propre par la valeur
de ses amis. S'il est vrai, comme il l'avait appris de
('; P. Del'ssen, Ei'hmeningen, p. 67.
I'
LES A M I T I E S 145
Fichte, que l'àme se reconnaît par le corps qui l'exprimo,
les affections dont il s'entourait faisaient à Nieizsclie
comme un halo et une atmosphère où se reflétait sa
pensée. C'est pourquoi il fut toujours, en amitié, si
jaloux et si pur, ambitieux de dominer, jusqu'à abuser de
ceux qu'il aimait ; et son instabilité sensitive trouvait un
contrepoids dans ces amitiés choisies dont il faisait^le corps
multiple de son âme embrasée.
La vie pourtant éparpillait constamment ce chœur
fraternel. Il avait beau imaginer des solennités, ménager
savamment des entrevues. Son passage à Leipzig, en
octobre 1871, fut une de ces commémorations, où il
avait su réunir les plus vieux camarades de Naumburg,
de Pforta et de Leipzig : Krug et Pinder, Gersdorff et
Rohde('). «Z^^r Freimdschaft gehôrt Gegenioart », écrivait-
il à Deussen (^). Un reclassement se faisait donc dans ses
amitiés. Il y eut les amis dont il ne garda que le souvenir et
dont l'image pâlissait, et ceux qu'il eut à cœur de revoir,
d'inviter ou que la vie rapprochait de lui et dont elle
faisait des confidents et des collaborateurs.
Le décor de la vieille ville de Naumburg s'estompe
ainsi dans la brume, avec toutes les silhouettes qui lui
avaient été familières. Pinder et Krug, qu'il n'a pas
manqué de revoir à chacun de ses passages dans la cité
de son enfance, et qu'il a revus fiancés et mariés en 1873
et 1874, lui restent attachés et chers, mais leur souvenir
est vide de cette chaleur que donne le contact quotidien.
Echanger quelques lettres de félicitations pour un anni-
versaire, une fête ou un deuil, quand disparaissent àe
vieux parents, offrir une photographie, qu'est-ce que ceLn,
si ce n'est raviver le sentiment de la distance et du renoii-
(*) Corr., I, 192.
(') Ibid., I, 14i.
AHDLER. — II. 10
146 TRAVAUX DE PREPARATION
cément? Que Knig envoie une composition de lui, « mé-
ditation d'une noble pensée et travail d'un excellent musi-
cien » (') ; ou que Nietzsche lui adresse ses derniers
livres, il ne saura jamais si ces pamphlets atteignent son
ami dans la disposition d'âme qui était la sienne (*); et
les sympathies wagnériennes communes, les rencontres à
Bayreuth ne suffisaient pas à sceller une alliance pour
cette lutte où Nietzsche s'engageait d'un cœur un peu plus
meurtri chaque jour, mais stoïque.
I
PAUL DEUSSEN
Nietzsche écrivait, dès 1869, à Paul Deussen, son
camarade si intime de Pforta et de Bonn : « Je ne peux
plus me représenter ta personne ('). » Pourtant, il con-
tinuait à le semoncer, à le surveiller de loin jusque dans
ses fréquentations; à le louer de sa tendresse fidèle, à j
l'encourager, un peu de haut, dans la tâche de l'enseigne- 1
ment secondaire auquel Deussen se vouait. Au demeu- 1
rant, Nietzsche était heureux de sa conversion au scho-
penhauérisme où il voyait une victoire personnelle, et
qu'il voulait seulement plus spontanée, plus dictée par le
cœur et moins par l'intelligence. Puis quand il décou-
vrit en Deussen la maturité nouvelle qu'il exigeait de
tous ses amis, le détachement, le goût de la solitude et
cette grande compassion qui pleure en silence sur la
détresse des hommes, il alla au-devant de lui dans une
affection approfondie, un peu comme un évêque, plus fier
(«) Corr., I, 438.
(«) Ibid., I, 241, 290.
(^) P. Deussen, Erinnerungen, ji. 06.
LES AMITIES 147
d'avoir gagné tardivement un pécheur endurci que de ses
plus glorieuses et de ses premières conquêtes.
Il te sera difficile de trouver un homme qui ait autant que moi
l'expérience des conversions et qui ait autant aime dans les autres
l'enthousiasme de la foi nouvelle (').
Illui arrivait alors de lui confier ses projets, inspirés
de la grande révélation de Tribschen. Il mit à sa dis-
position toutes ses relations avec l'aristocratie russe pour
lui trouver le préceptorat qui lui donna le loisir scienti-
lique, et lui permit ces études de sanscrit où Deussen s'est
fait depuis un nom si honorable ('). Mais Deussen s'en
alla, lui aussi. lia revu Nietzsche deux courtes heures,
une nuit de septembre 1871 et quelques jours à Bâle en
1872. 11 l'a connu en pleine époque combative et a
recueilli ses premières confidences sur les Présocratiques
et sur cette culture latine, représentée par Gicéron et au
sujet de laquelle Nietzsche se fait, vers 1872, une opinion
si nouvelle Séjournant à Genève, à Aix-la-Chapelle, en
Russie, il disparut de l'intimité de Nietzsche, sinon de
son horizon intellectuel. Nietzsche est redevable à Deus-
sen d'une part de son érudition indoue.
L'homme, lui avait écrit un jour Nietzsche, dans toutes les
choses graves est si mesure à lui-même ; et une amitié, c'est deux
Ames et une même mesure (').
Ce sera toujours l'honneur de cet homme distingué
d'avoir compté parmi ceux dont Nietzsche a pu croire que
la mesure à laquelle ils jugeaient la vie et le monde était
entre eux commune.
i') p. Deusseh, Ennnerungen, p. 75.
(*) Le détail de cette négociation est relaté dans Deussen, p. 81 sq.
Berxoulli, Franz Overbeck, l, p. 110 sq.
(') Corr., IL 68.
148 T 11 A V A U X DE P II E P A Pi A T I 0 N
II
UEINRTCH ROMUNDT
Parmi les jeunes schopenhauériens du cénacle de
Leipzig, il y avait, en 1868, im adolescent confus,
capable d'étonnementnaïf et philosophique, et vers lequel
Erwin Rohde, avant Nietzsche, s'était senti attiré :
Romundt. U avait eu peine à trouver sa voie ; et, trop
fantaisiste, semblait peu fait pour devenir un « bour-
geois ». a L'intelligence, le bon vouloir et l'impuissance
se mêlaient en lui sympathiquement. » Il faisait, à vrai
dire, de mauvaises tragédies.
L'étincelle poétique dans notre ami, disait Niefzsctie, n'est pas
assez forte pour tuer des bœufs, mais suffisante pour abrutir un
homme. Je l'ai prié instamment de mettre un terme à cette dange-
reuse pyrotechnie.
Mais il tenait Richard Wagner pour le plus grand
poète de l'époque, et, tout compte fait, il fallait prendre
intérêt à l'étrange et mobile camarade ('). Sans le mettre
à leur propre niveau, Nietzsche et Rohde le reçurent
comme un des leurs. Il avait une fidélité dans la subordi-
nation qui touchait. Il accueillit avec enthousiasme la
leçon inaugurale de Nietzsche. Il eut le courage de lire à
la « Société philologique » de Leipzig l'essai de Nietzsche
sur Socrate et la tragédie qui devait y soulever une émo-
tion si durable. Il renseignait son ami sur les hostilités
qui se préparaient sournoisement. Il fut non seule-
ment son allié dans cette crise de plusieurs années ;
mais il fut peut-être son premier et principal disciple.
La trajectoire de sa vie le ramena à Râle. U y avait
^') Corr., I, 145, 169; II, 50, 81, 109, 202, 213.
LES A :^i I T I E S 149
passé trois jours agréables, en septembre 1871, et avait
fait, avec Nietzsche, la promenade de Grenzach, chère
aux universitaires ('). Puis de loin, de Nice, de Rome, où
il traînait l'ennui de son préceptorat, il envoyait ses vues
philosophiques. Le phénoménisme schopenhauérien, tel
que l'entendait Nietzsche, il prétendit, lui aussi, l'ensei-
gner dans un livre sur Kantund Empedokles, dont il faudra
retenir quelques propositions essentielles pour la théorie
nietzschéenne de la matière (^). Sitôt affranchi, Romundt
accourut à Bâle pour s'y faire privat-docent . Nul doute
que Nietzsche ne lui ait prêté obligeammeut l'aide de son
vote (') ; et l'ayant installé, il annonçait à son de trompe
les succès de l'orateur et du conférencier (*). Il accueil-
lera Romundt dans sa maison, en 1872, et en fera son
commensal, avec Overbeck : heureux de son zèle, de sa
])onne humeur, de tout ce qu'il y avait en lui de force
joviale et un peu subalterne {"). Ce n'est pas la faute de
Nietzsche si les opinions schopenhauériennes de Romundt
Tont privé de la chaire magistrale bâloise, le jour où
Euckea fut appelé à léna. Nietzsche s'employa de son
mieux à la lui obtenir, mais ne put vaincre la prévention
ou la timidité de ses collègues (*).
Il n'y avait pas de projet de voyage entre amis, dont
Romundt ne fut. Si l'on gardait peut-être secrets devant
lui les projets idéologiques les plus hauts, ce n'était
pas pour l'exclure, mais pour l'initier par degrés.
Romundt a été un camarade dévoué, qui a souvent prêté
sa plume à Nietzsche malade. Pourtant il gardait une
nature évasive, instable et jeune. Son commerce n'a pas
manqué d'agrément pour Nietzsche, mais il n'est pas
(') Con:, I, 71; II, 26i; V, 214, 217. — H Ibid., II, 34i, 354. — (') Ibid.,
II, 169, 329. — (*) Ibid., I, 219. 300, 347. — (») Ibid., I, 219; V, 271. —
(•>) Ibid., I, 261, 441.
150 TRAVAUX DE PRÉPARATION
resté sans orages. L'avenir leur réservait à tous deux
assez de douleurs pour que s'effaçât entre eux le souve-
nir des litiges de jeunesse. Mais ce n'est pas cela que
Nietzsche appelait de l'amitié.
m
CARL VON GERSDORFF
Celui des amis auquel le reliait l'amitié la plus an-
cienne fut ce jeune baron Cari von Gersdorff, qu'il
tutoyait depuis Pforta. Nietzsche l'aimait, sans doute
parce qu'aucun de ses amis ne complétait mieux sa propre
nature. Les autres étaient des savants et des penseurs.
Gersdorff fut un homme d'action. De haute et forte sta-
ture, il tranchait sur ces hommes de cabinet qui, de
leurs veilles, gardaient comme une pâleur. Il repré-
sentait le hobereau de l'Allemagne du Nord, mais cul-
tivé ('). Il fit des études d'Université assez poussées,
d'abord à Gœttingen, comme il convient à un jeune féo-
dal, puis à Leipzig où il avait retrouvé Nietzsche. De
Potsdam où il faisait son volontariat, il était venu à l'Uni-
versité de Berlin faire ses études de droit et de germa-
nistique. Sa situation de cadet de famille le désignait
pour la carrière militaire . Pourtant Nietzsche le fait confi-
dent, avant tout autre, de ses croyances nouvelles, de
ses projets de livres, de ses pensées. Il sera toujours re-
grettable que nous n'ayons pas ses réponses aux lettres
affectueuses, joviales ou mélancoliques de son ami. Elles
feraient ressortir une image héroïquement juvénile qu'on
(•) <• Eiti echter krâftiger Reprâsentant aller tûchtigen Eigenschatlen de?
Nord-deutschen Wesens. >- Corr., V, 213.
LESAMITIÉS 151
dégage, mais incomplète, des effusions reconnaissantes de
Nietzsche.
Je remarque bien, lui écrit Nietzsche, qu'il y a dans ta nature,
très cher ami, quelque chose d'héroïque, qui voudrait se créer tout un
monde de luttes et de peines (').
Ces hobereaux d'Ost-Elbie, restés au total une race
réaliste, vigoureuse et inculte, auront été réhabihtés par
de nobles échantillons d'humanité dej)uis Kleist. Gersdorff
fut un de ces officiers cultivés et artistes. Nietzsche, son
ami, en qui il avait confiance, s'étant fait schopenhauérien
et wagnérien, il suivit Nietzsche avec une loyauté féodale.
Il reconnaissait en lui le chef intellectuellement supérieur.
Inversement, il fut pour Nietzsche le modèle de l'aristo-
crate, admiré pour l'aisance des manières, pour l'urbanité
sans défaut et pour la sûreté du cœur. De la délicatesse
greffée sur de la force, voilà comment Nietzsche, plus
tard, se représentera l'humanité noble à venir. L'image
de son ami Gersdorff flottera souvent dans sa mémoire
quand il se demandera : Was ist vornehm ?
Leurschopenhauèrisme équivalait pour eux à une reli-
gion. Elle liait ensemble leurs âmes par un sentiment
commun de la vie. Quand un frère de Gersdorff mourait
d'une blessure reçue à Sadowa, Nietzsche osait le con-
soler avec des pensées prises à Schopenhauer. Ils éprou-
vaient ensemble que ces croyances n'aidaient pas seule-
ment à vivre, mais à mourir (^). Sur les champs de
bataille de 1870, qu'ils avaient vus, Gersdorff, en jeune
lieutenant de l'active, Nietzsche, en ambulancier triste,
tandis que leurs âmes se cherchaient dans la grande
(') Corr., 1, 149. — II existe des lettres de Gersdorff à Overbeck.
C.-A. BernouUi en publie dans sou Franz Overheck de savoureux fragments.
(^) Corr., I, 170, 173.
152 r R A VAUX DE P 11 E P A Pt A ï I 0 N
niixiété des communications interrompues, cette con-
viction les soutenait. Ils avaient senti qu'ils « apparte-
naient » l'un à l'autre ; ils se réjouissaient de cet accord
total sur les questions foncières ('). Dans la grande soli-
tude dont Nietzsche eut le sentiment, quand il se vit
attaqué, puis abandonné de plusieurs sur lesquels il
comptait, Gersdorff fut de ceux dont il éprouva l'attache-
ment inaltérable. Ach wie sehr hraucht man das Betousst-
sein icahrer Freunde ! \\\i écrivait Nietzsche en 1870 (*), et
encore en 1874 :
De bons amis sont à coup sûr une inestimable invention, pour
l'amour de laquelle nous glorifierons la destinée humaine (').
Gersdorff quitta l'armée, songea à la magistrature ;
puis il dut acquérir, par des études à l'Institut agrono-
mique de Hohenheim, une compétence d'agriculteur deve-
nue nécessaire depuis que la mort de son frère aîné le
faisait chef de famille et propriétaire de majorât. Sa
fidélité en amitié resta pareille.
Quand tout chancelait, le renom scientifique, les affec-
tions les plus chères, la santé même, l'amitié de quel-
ques-uns était sûre ; et Gersdorff a été toujours de ceux-
là. La mobilité imaginative, tour à tour enivrée et déses-
pérée de Nietzsche reposait dans cette affection forte et
placide. Le « courage viril », cette gravité allemande
« ou plutôt prussienne », que Gersdorff tenait de son
père ; le stoïcisme calme, que les événements trouveront
toujours « résolu et hardi », prêt à « un conscient et
grave effort » ; cette robustesse dans tout ce qui était
neuf et difficile, mais où « la simplicité se joignait à la
grandeur », voilà sur quoi s'appuyait Nietzsche ; et voilà
(') Corr., I, 138, 142. — (^) Ibid., l, 301. — (^) Ibid., I, 161, 209, 226, 227.
229, 312.
LES AMITIES lo3
pourquoi il a osé confier àGersdorff ses espérances les plus
orgueilleuses et ses craintes les plus chimériques.
Les projets de Nietzsche, qui, dans son commerce avec
d'autres amis, apparaissent volontiers comme des projets
d'art, de science ou de philosophie, prennent figure de
réforme morale et pratique dès qu'il parle à Gersdorff.
C'est qu'ils s'entretiennent de choses vécues. Ces soubas-
sements d'épouvante sur lesquels repose l'existence, ils les
avaient aperçus à la lueur d'événements tragiques (*). Si,
dans leurs entretiens, ils essayent de Justifier à leurs
propres yeux les raisons philosophiques et religieuses de
leur etfort, Nietzsche, cependant, devant Gersdorff aimait
mieux en préciser la direction vivante que le sens abstrait.
Puisque toute vie, tout art et toute pensée plongeaient
dans une réalité d'effroi ('), quelle raison avait-on de
vivre ? Austère question à poser devant un tel ami. Ils
tombèrent d'accord pour penser qu'il faut vivre pour la
mission de l'Allemagne dans le monde. Ce que la guerre
de 1870 avait démontré, c'est que la substance de la
nation allemande était dans son armée. La bravoure alle-
mande, héroïque et réfléchie à la fois,, était d'une autre
qualité que l'élan français. Elle en différait métajthysi-
quement. Tous les reproches adressés par Fichte aux
peuples latins, à leur agitation de surface, à leur séche-
resse d'âme encombrée d'idées mortes, revenaient dans
les méditations de ces jeunes teutomanes, que fanati-
sait l'enseignement wagnérien L'esprit français était
une des formes les plus superficielles de l'esprit juif,
franzosisch-judische Verflachung (^). Ce qu'il appellera
plus tard « décadence » n'apparaissait encore à Nietzsche
que sous la forme de cette civilisation « élégante » et qui
vidait de leur contenu les âmes et les peuples.
(') Corr., I, 174. — (-) Ibid., I, 228. — C) Ibid., I, 181.
154 TRAVAUX DE P lî E P A 11 A T I 0 X
Avec ce jeune officier, il redevenait militaire. « Etre
guerrier, de quelque façon que ce soit » , sera un des pré-
ceptes de Zarathoustra. Pour Nietzsche,Gersdorff a toujours
été l'exemplaire vivant de cette morale. Obtenir par sélec-
tion une race vigoureuse de fauves blonds, la discipliner
et l'affiner par une forte culture de l'esprit, voilà où
se résumera, dans sa pensée ultérieure, la destinée de
la civilisation. Gersdorff pour Nietzsche réalisait cet
homme intégral, « ein ganzer voiler Mensch » ('), en qui
l'audace des convictions philosophiques n'était qu'un
courage militaire intériorisé. Il fut, dans ces premières
douze années qui séparent Pforta de Bayreuth, l'ami qui
accourut le plus souvent à l'appel de Nietzsche solitaire.
Ils se replongeaient alors dans ce qui pour eux signifiait la
culture contemporaine la plus haute, par le pèlerinage de
Tribschen ; ou bien ils passaient des semaines consolantes
ensemble à Gimmelwald près de JMiirren, au-dessus du
lac de Brienz, en septembre 1871. Bayreuth les a vus
réunis en 1872, pour la pose de la première pierre ; et
Munich, la même année, pour la première représentation
de Tristan. Gersdorfî passera à Bâle tout un semes-
tre, avant son voyage d'Italie. Il sera le confident
des pensées difficiles, mais aussi l'auxiliaire des besognes
humbles, le copiste de la quatrième Unzeitgemasse. Il
savait consoler et aider (') ; et, quand il s'en alla, ce ne
fut pas seulement Nietzsche, mais tout son cénacle bâlois,
qui ^e sentît appauvri. Devant d'autres, Nietzsche ne
montrait que son intraitable orgueil. Devant Gersdorff, il
montrait sa faiblesse :
Ah ! si tu savais, combien découragée et mélancolique est au
fond ma pensée, quand je songe à ma faculté créatrice. Je ne cherche
(') Corr. I, 243. - (*) Ibid., 1, 2i3, 2i9.
L E s A M I T I E s 155
qu'un peu de liberté, un peu d'air vivifiant véritable ; je me défends,
je me révolte contre toute cette indicible quantité d'esclavage dont je
porte les chaînes... (*).
Et il doutait encore en 1874, qu'il pût s'affranchir
jamais. Dans cette longue lutte, quand il se sentait las,
« comme l'éphémère le soir », il confiait à Gersdorff sa
plainte qu'il lui fallait taire. Les étapes communes de
leur vie : Pforta, Leipzig-, la guerre de 1870, Tribschen,
furent ainsi avant tout un commun apprentissage, une
montée vers des positions de plus en plus élevées d'où ils
se promettaient « une perspective dégagée sur leur vieille
culture » (*). Ils en étaient là encore lors du cataclysme
moral de 1876. Puis la correspondance sera muette entre
les deux amis ; et, dans la grande solitude où Nietzsche
s'enfoncera, le fidèle Gersdorff ne sera plus qu'une image
et un idéal j)lacé à son rang dans la hiérarchie qui monte
vers l'humanité nouvelle.
ERWIN ROHDE
Comment se fait-il que de toutes les amitiés de
Nietzsche, celle pour Erwin Rohde, scellée dans la cama-
raderie d'un court semestre d'été, à Leipzig, rayonne
d'un éclat sans second? Seule, son amitié pour Franz
Overbeck lutte avec elle de gloire, depuis qu'on possède
les lettres qui en attestent la longue et inaltérable
tendresse.
Parmi les groupes changeants où se déroule la vie de
iSictzsche, ce qui donne à ces deux amitiés leur relief
et leur couleur, c'est le talent de ses partenaires, et
(') Con:, I, 269.
(*) Ibid., I, 342.
150 TRAVAUX DE PREPARATION
c'est aussi qu'ils nous sont mieux connus. Quelques-uns
des plus grands et des plus chers parmi ceux que Nietz-
sche a aimés nous apparaissent mal, à travers les dires ou
les illusions de l'ami, parce qu'ils n'ont pas parlé eux-
mêmes. Les lettres échangées entre Nietzsche et Rohde
forment un développement où se perçoivent avec netteté
deux voix distinctes, mais où celle de Rohde est la plus
mélodieusement triste.
On a dit que, des deux amis, Erwin Rohde, quand ils
se sont connus, avait l'avantage de la maturité (*). Il faut
tout à fait le contester. Rohde convenait avec sincérité
qu'il avait reçu de Nietzsche « la direction dans laquelle
il continuerait à rouler jusqu'au bout » (*) ; et V « irri-
tante force de paradoxe » que possédait Nietzsche a sou-
vent stimulé Rohde ('). Or, dans un commerce aussi intime,
c'est le partenaire le plus faible qui essaie de briller et de
mériter sans cesse à nouveau l'attachement de l'homme
qu'il sent supérieur. N'était-ce pas ce qui était arrivé à
Schiller écrivant à Gœthe? Il est touchant de voir comme
Schiller, surtout au début, se livre et se dépense en lon-
gues et éloquentes lettres. Goethe répond avec une rondeur
cordiale et par de brefs aperçus. 11 en fait l'aveu : « Mes
lettres sont loin d'égaler celles de Schiller parleur valeur
intrinsèque et propre. » La correspondance de Nietzsche
avec Rohde est ainsi un monument, surtout à Rohde. Mais
elle nous instruit à merveille sur cet isolement moral,
qui fut celui des meilleurs de leur temps.
Il nous étonne que de jeunes Allemands convaincus,
comme d'autres, de la supériorité allemande, avant même
que la guerre vînt l'attester par des preuves brutales, se
soient enfermés dans cet isolement morose. Nietzsche, en
(') HoFMiLLER, VersHche, 1909, p. 3o. — (-) Corr. II, 201. — (') Crcsius,
Ernin Rohde, p. 20.
LES AMITIÉS 157
loon wagnérien, espérait en la bravoure allemande, et
Rohde, plus bourgeoisement, en cette « loyauté alle-
mande », attachée au roi par un idéalisme invincible et
dont était incapable la pauvre nation voisine, livrée aux
convulsions. Il avait donc l'assurance, comme Nietzsche,
que la destinée vraie du peuple allemand était de devenir
r « aristocratie des nations » ; et, avec cette double con
viction, « retenue par besoin intime du cœur dans une foi
sincère »('), ils allaient de l'avant, dans un troupeau plus
nombreux qu'ils n'ont pu croire : très Allemands encore
en ceci qu'ils se faisaient un mérite personnel et rare dos
croyances qu'ils partageaient avec la multitude.
Mais, s'ils ont participé à l'ivresse de tous, ils se sont
dégrisés de meilleure heure. Tant que l'Allemagne n'avait
pas achevé l'œuvre de son unité, ils s'étaient passionnés.
Puis l'humiliation l'emporte en eux de voir que cette
œuvre était trop matérielle. La philosophie qui met au
cœur des choses Vappétii de dominer ^ est certes la réso-
nance dernière du tempérament impérieux de Nietzsche.
Mais cette nervosité impérieuse recevait la suggestion de
tout le sentiment qui avait soulevé l'Allemagne en 1870.
Or, ce sentiment eut en Nietzsche et en Rohde une impé-
tuosité dont Bahnsen ou Diihring ou Richard Wagner
connurent seuls la souffrance au même degré : ils auraient
voulu une Allemagne institutrice de culture supérieure,
rayonnante de pensée, triomphante par ses créations
d'art.
Il s'en faut que l'Allemagne de 1870 manquât de pen-
seurs et d'artistes. On ne peut pas dire dénué de pensée
et d'art le pays où vivaient Hermann Lotze, le théologien
Ritschl et le physicien Helmholtz ; où Otto Ludwig et
Hebbel, morts récemment, venaient de créer les drames
(') Corr., II, 239.
1S8 TRAVAUX DE PREPARATION
les plus puissants que les Allemands aient eus depuis
Kleist ; où Theodor Storm, Theodor Fontane et Gott-
fried Keller liaient une gerbe lourde d'œuvres gracieuses
ou fortes. Mais tous ces hommes élaient morts sans gloire
ou vivaient obscurs. Quelques-uns se consumaient dans
l'amertume, comme le peintre Anselm Feuerbach, qui
savait bien que ses tableaux, dans cinquante ans seule-
ment, « auraient une parole et diraient ce qu'il avait fait
et voulu ». Or, ce que faisait dire Feuerbach à son Iphi-
génie, dont le regard si tristement cherche la Grèce loin-
taine, ou à sa Médée frissonnante au bord de la mer et si
tragique dans son abandon, c'est la solitude d'une âme
endolorie de vivre sur des rivages barbares.
Ce fut, en effet, là le sentiment d'une élite très délicate
au milieu de ce peuple robuste, uniquement préoccupé
de réalisations. Faut-il dire : élite « décadente »? Nietz-
sche et Rohde ne le croyaient pas. Ils sentaient en eux
la force de leur peuple, et ils croyaient l'accroître, sans
la débiliter, par la pensée. Ces âmes musiciennes, qui
vivaient une existence intérieure d'une mélodie unie et
puissante, avaient trouvé de bonne heure à la vie de
leurs contemporains une consonance médiocre et banale.
Us haïssaient « la trivialité qui use et qui rouille » ('). Ce
n'est pas qu'ils fussent de composition difficile. La sim-
plicité de leurs goûts atteste qu'il ne faut pas chercher
sous leurs paroles une affectation de dédaigneuse aristo-
cratie. Us ont la susceptibilité d'âmes exigeantes et affi-
nées, au milieu de fanfarons buveurs de bière. Ils vivaient
donc à l'écart de la multitude enlisée dans une existence
sans profondeur. Leur douleur même et, ce qui était leur
piété, ce sérieux avec lequel ils prenaient la vie, passait
pour frivolité. Rohde, alors, s'enfermait, impénétrable et
(•) 6'orr.. Il, 113 (1868); 174 (1869).
LES A M [ T I É S 150
rugueux; ou bien, sardoniquement, se refusait à entre-
tenir ses contemporains d'autre chose que de saucisses et
de bière, de pluie et de beau temps (0. Mais il dressait en
lui-même un sanctuaire d'où était bannie « la canaille »
{aile Kœter) et où seule la mélodie secrète de son âme
traversait le silence.
Il est sûr que, dans les premiers temps de leur amitié,
c'est Rohde qui est atteint le plus profondément. Voilà
j)ourquoi ses lettres sont si éloquentes dans leur détresse
lîère. Nietzsche, même quand il lutte, est jovial et prend
possession de l'avenir. Rohde a au cœur un amour attardé
de la grande époque littéraire abolie, et dans son regret, il
ne peut puiser que du découragement. Assurément, on
conçoit sa nostalgie. Il pleure les temps de Goethe. Il
pense avec chagrin que, parmi les romantiques, il y
a eu des âmes hautes, comme cet Alexandre de Mar-
witz, dont Rohde nous a conservé des lettres très nobles,
toutes dégagées de préventions aristocratiques. Il veut
dire que ce romantisme juvénile, intelligent et idéaliste
enfantait des types d'hommes plus dignes d'intérêt que le
mercantilisme spéculateur de notre temps. Et comment
ne pas lui donner raison ? Mais il se consumait dans ce
tourment nostalgique, et sa susceptibilité, jointe à une
pensée si ambitieuse, se blessait maladivement. Vouloir
être un libérateur et craindre le contact du monde : inso-
luble et paralysante contradiction. La faiblesse de Rohde
est là. L'a-t-il su jamais? Il en a eu le sentiment plutôt
quo l'intelligence claire ; et, à coup sûr, c'est être débile
que d'en vouloir à la vie parce qu'elle n'offre pas même
assez d'amertume (').
Pour Rohde, tout est « ténèbres désolées », captivité
étroite et froideur ; il se sent « orphelin par le cœur » (').
i') Con:, II, 201. - (-) IbUL, II, 185 (1870). — (') Ibid., II, 331.
160 TRAVAUX DE PREPARATION
En vain, il se rend compte parfois qu'une folle hypocon-
drie l'obsède, « e'in tôrichter Einsiedler-Quàlgeist r> . lia
beau jurer que ses pensées misérables de malade cloîtré
ne le terrasseront plus (*). Ce sentiment de « ramper dans
la poussière » le rejette dans le découragement, qui est
la forme particulière de sa « dépravation », sa déforma-
tion décadente : et c'est, en effet, dans l'ami le plus cher
que Nietzsche a pu observer d'abord le « décadent »
supérieur, longtemps avant de s'apercevoir que les échan-
tillons en foisonnent jusqu'à compromettre la santé de la
civilisation européenne.
Erv^^in Rohde était « inadapté » à la vie. Sur le tard, il
se plaignait encore de ne pouvoir se faire au commerce
des hommes. Rude et tranchant, on n'osait pas l'appro-
cher. Alors, de dépit, il se renfermait en lui-même avec
plus d'austérité et souffrait (-). Quelle consolation pour
un homme ainsi fait? Il essayait de la résignation, tentait
de se faire un cœur sans désir et entretenait savamment
la torpeur où nous met la banalité de la vie. Hambourg,
où, au retour d'Italie, au printemps de 1870, il attendit
de devenir privat-docent à Kiel, ne l'a pas réveillé. Il
surveillait anxieusement la flamme de ses sentiments,
de crainte qu'elle ne s'élevât trop puissante. Cette somno-
lence, traversée de rêves et de veUéités d'agir cons-
tamment déçues, lui paraissait la vie accoutumée de
presque tous les hommes (•). Pour Rohde, le travail, qui
stimule les natures robustes, servait surtout de narco-
tique. A ce labeur très assidu, qui tendait tous les
ressorts d'une intelligence très ingénieuse, il ne demandait
que quelques heures d'une joie courte : celle de la
découverte. Les plongeons qu'il faisait dans des pro-
fondeurs inconnues, fourmillantes de formes étranges.
1') Corr., II, 429, 433. — (-) Ibid., II, 562. — (») Ibid., II, 263. .
L E s A M I T I E s 161
de romans grecs singuliers, de mythologies monstrueuses,
n'étaient pour lui qu'une façon nouvelle de fuir le bruit et
de s'enfouir dans une solitude plus opaque ('). Entre le
travail, chose impersonnelle, et le bonheur, tout relatif
aux individus, quel rapport ? Le travail ne peut que
stupéfier et verser l'oubli : il est sans vertu consolatrice (^).
Mais Rohde avait appris beaucoup de Schopenhauer.
Il avait vérifié, par son voyage d'Italie, combien les belles
apparences fascinent et apaisent. Maintenant, « dans le
pays des Cimmériens », sa pensée se reportait vers « les
régions de la lumière et des lignes nobles », et avait la
nostalgie des madones sveltes et fines, perdues dans le
rêve qu'elles suivent dans un sourire (^). Gela indiquait
son assagissement pessimiste. Autrefois, à Rome, il avait
promené son tourment parmi les formes silencieuses des
sculptures antiques, sans y trouver la sérénité. A distance,
il se console par le souvenir :1a galerie de Dresde l'émeut (*).
Mais la musique lui offrait des lustrations de l'âme plus
complètes, des extases courtes et puissantes, où enfin il
oubliait le mal de vivre (^). Le fond de notre culte des
génies, c'était, pour Rohde, ce besoin d'être touché jusqu'au
cœur par tout ce que les œuvres d'art révèlent de l'essence
générale de l'univers. Voilà pourquoi, à deux, Erwin
Rohde et Nietzsche, ils célébraient le « fils des dieux »
nouvellement paru sur la terre, Richard Wagner.
Nous savions que, dès 1868, Nietzsche avait projeté
avec Erwin Rohde une collaboration intime. Publier
ensemble des Contributions à l'histoire de la littérature
grecque; inaugurer, côte à côte, les Acta^ de Ritschl, ou la
revue que médite Richard Wagner : autant de plans
réalisés pour une moitié et qui, pour Nietzsche, devenaient
(') Corr., II, 221, 46b. — (') Ibid., II, 2'il. — (') /bi,/., Il, 224.
fbid., II, 185, 351. — (») Ibid., II, 218.
AHDLER. — II. 11
1Ô2 TRAVAUX DE PREPARATION
le symbole de leur affinité mentale. Leur amitié devint
fraternité militante, le jour où Nietzsche se vit cerné
d'attaques brutales et de' sournoises intrigues. Mais nous
n'avons appris que par la publication de Cogitata^ de
Rohde, combien était profonde l'identité de leurs pensées
avant tout échange {*).
La dochnne de Rohde. — Leur faiblesse originelle, à
tous deux, était cette lâcheté de la pensée schopenhaué-
rienne qui se méfie des multitudes. La peur de diffuser la
vérité, de déchaîner par elle dans le peuple, « le fauve
si péniblement dompté » ; la distinction maintenue aA^ec
ténacité entre les chefs et le nombre e éternellement
aveugle », voilà ce qui paralysa longtemps ces jeunes
penseurs. « Quand la populace se mêle de raisonner,
tout est perdu », avait dit Voltaire. Rohde resta toujours
figé dans ce voltairianisme suranné. Nietzsche seul a su
s'en affranchir. Devant le spectacle d'une multitude uni-
quement affairée à poursuivre son existence, il ne subsis-
tait pour Rohde que deux possibilités d'une égale tris-
tesse : 1** la protestation amère d'un pessimisme foncier,
qui va jusqu'à nier la valeur du monde ; 2'' le pessimisme
individuel résigné, qui sait dénuées de sens pour l'exis-
tence collective la distinction du mal et du bien, ou celle
de la misère et du bonheur, et qui laisse, comme des
forces naturelles, les instincts, nourris d'illusions, tra-
vailler à assurer, de leur mieux l'existence des foules.
Pour Rohde, nous sommes déjà presque des malades,
quand le travail secret de notre vouloir s'élève jusqu'à
la conscience (').
(') Les Cogitata sont des aphorisme» que Rohde notait au jour le jour
sur des carnets iatiraes. Ils posent constamment la question des emprunts
mutuels que se font Rohde et Nietzsche. On les trouvera à la fin de la mono-
graphie de Rohde par Crusius.
(*) Rohde, f^ogitata, $ 14, 15, 65.
i
LES AMITIES 163
En ces temps où la Philosophie de V Inconscient
d'Eduard von Hartmann était récente, les efforts des phi-
losophes tendaient à élucider les rapports de la pensée
inconsciente et de la pensée consciente . Avec passion, Rohde
et Nietzsche se donnaient à ces recherches, dont on
espérait le renouvellement des sciences morales. Les
grands faits sociaux, les religions, les littératures, allaient
s'éclairer dans les profondeurs. Le travail obscur des
foules et l'inspiration du génie allaient devenir intelli-
gibles.
Tout naturellement, pour Rohde, les philosophies et
les religions se rangent alors en deux classes. Il y a :
1 celles qui ne mettent en question que riiomme cons-
cient, les religions de l'humanité auxquelles prélude le
judaïsme ; les philosophies de l'homme qui vont d'Auaxa-
gore et de Socraie à Hegel. Et en regard : 2° les
spéculations ouvertes sur les rapports de l'un-tout et de
l'homme : les religions de l'Univers dont le bouddhisme
fournit le cas-type et les p/zi/o50jo/îie5 mystiques, dont les
Présocratiques ont donné les échantillons les plus parfaits
ef Schopenhauer le dernier. Ainsi Socrate, si l'on veut
transposer la définition donnée de lui par les Anciens, a
ramené la philosophie de l'univers à l'homme ; et il l'a pu
faire en s&crifiant l'intuition mystique et la connaissance
de l'univers. Schopenhauer a voulu retourner de l'intelli-
gence consciente à l'inconscient; de la philosophie de
l'homme au mysticisme universaliste. C'est un impossible
passage, car les intuitions profondes ne sont pas démon-
trables. Elles s'imposent au sentiment. Il était seulement
possible de construire sur des plans différents, celui de
l'intelligence ^ celui de linstinct, des philosophies d'une
vérité égale, bien qu'inconciliables (*).
(') Rohde, CotjilaUtf-^ 4, fi, 6, 10, 11.
164 TRAVAUX DE P R E P A R A T I 0 N
Il n'y avait pas de pensée où Nietzsche et Rohde
fussent plus complètement d'accord. Mais Rohde croyait
possible de vivre plusieurs philosophies. Il mit plusieurs
années à s'émanciper de Schopenhauer ; et, en 1874,
quand il acheva de se détacher de lui, ce fut pour deux
raisons : 1° parce que la philosophie de Schopenhauer
nie la vie, et que cette conclusion impossible n'est pas
dans ses prémisses ; 2° parce qu'elle affirme l'unité inva-
riable des mondes et de la vie ; et que dans une telle
unité, il n'est plus possible ni de vivre ni d'agir (').
Pourtant peut-être est-ce la psychologie de Rohde qui
est ici en défaut. Il n'a peut-être pas estimé à sa juste inten-
sité le prodigieux sentiment de la vie qui anime ce pessi-
misme schopenhauérien, comme il animait les Eléates. La
thèse essentielle des mystiques, écrira-t-il en 1877 plus
justement, c'est que « le monde aspire à s'anéantir pour
que Dieu soit » ('). C'est selon une logique pareille que
Schopenhauer veut détruire toute vie partielle, pour
restituer la vie une et totale. Mais est-ce une logique ?
Plus exactement, il faut voir là une affirmation du cœur,
une allégorie et un mythe, et pour tout dire une « expé-
rience religieuse ». C'est ce que Rohde aperçoit bien,
quand il dit qu'au plus haut degré de la liberté de l'esprit,
la religion reprend sa place (').
Etait-ce une raison pour la confondre avec l'art, et
une réforme d'art réalisait-elle d'emblée une réforme
religieuse ? Toute la destinée du w^agnérisme tenait dans
ce problème. Rohde s'est affranchi plus tard. En 1870, il a
cru avec Nietzsche que la religion a de commun avec l'art
sa pensée tout instinctive, que ne peut formuler aucune
parole. Dans les mystères grecs, les affabulations ima-
gées, les 8pc'j;jiEva ont un contenu religieux qui ne peut
V) RoiiDE, Cogilala, C S3. — {^) Ibid., % 77. — {') Ibid., i .j7.
LES AMITIES 165
être saisi que par l'intuition et que les mots ne suffisent
pas à communiquer. Quelle ouverture sur les abîmes
religieux où nait la tragédie, s'il était sûr qu'elle est à
l'origine un 8pa»|jL£vov, une représentation religieuse, où la
scène reproduit le tableau vivant sacramentel, tandis que
dans le chœur subsiste l'ancienne communauté des
mystes, éblouie et extatique (') ? Ainsi Rolide côtoie les
sentiers qui pour Nietzsche seront pleins de découvertes.
Comment pouvait revivre cependant cette intuition
religieuse en un siècle tout rationnel? L'homme n'avait
pas cessé d'être à la fois un individu et une partie d'un toul.
Il adviendra toujours qu'une âme d'élite soit saisie de la
grande inspiration collective, la sente en lutte contre son
souci de bonheur individuel, et, dans un renoncement
désespéré, s'abîme dans le devoir, c'est-à-dire dans le
sentiment de la vie totale où il plonge. Hamlet^ la Jung-
frau von Orléans et Penthêsilée sont de telles âmes. Tous
les arts nous remplissent aujourd'hui encore du senti-
ment de notre communion avec le tout. Mais il y a des arts
de l'humanité et des arts qui disent l'univers. Ils cons-
truisent sur des plans différents des vérités pareilles.
Notre musique est pour nous ce que fut pour les Grecs
l'inspiration dionysiaque : toutes les forces vierges de la
nature entrent par elle dans notre âme extasiée. Elle a cela
de commun avec le mythe qu'elle tend aux idées sans
s'épuiser en elles et reste intelligible sans elles; Elle ne
dira pas la pensée claire des individus, mais leur fond
obscur. Or, l'éveil de l'énergie universelle dans les indi-
vidus, c'est là ce qu'il faut appeler la vie héroïque.
L'objet de l'art est donc d'élargir et d'intensifier la vie
intérieure. On croit qu'il copie la nature. On imagine la
pensée d'un Ruysdaël, d'un Claude Lorrain, d'un Titien
(•) RoHDE, CofjUala, g 16, 17.
1G6 TRAVAUX DE PREPARATION
comme des chambres noires où se projette une image
fidèle des réalités du dehors. Mais les yeux du génie ne
voient point comme la bourgeoisie. Une belle œuvre d'art
nous apprend à voii' avec des yeux plus grands. Elle fait
de nous des hommes supérieurs. L'enivrement cjui nous
vient d'elle est celui-là; et il n'y a pas d'autre mysticisme.
Qu'elle exprime la pensée claire de l'humanité, sa
conscience morale totale, comme le drame; qu'elle se
consume en rêveries sentimentales, comme cette poésie
lyrique moderne, qui, dans son parallèle constant de la
nature et du cœur, crée une mythologie partielle ;, ou
qu'elle n'affleure jamais à la conscience claire, comme
la musique : l'œuvre d'art éveille en nous la force latente
de la jîuoductivité créatrice. A quelque degré, cette
suggestion nous fait participer au génie et nous fait
entrer dans la vie divine (').
S'il a été possible de faire entendre dans Rokde ces
sonorités profondes, qui faisaient de sa pensée et de celle
de Nietzsche une « mélodie éternelle » (^), on ne s'éton-
nera plus que les deux amis aient souffert de leur sépa-
ration comme d'une douleur physique. Ils accusaient les
fatalités adverses et gémissaient : « J'ai la nostalgie de
toi, écrit Rohde, toujours et à toutes les heures ('). » Dans
l'empressement de Nietzsche à appeler Rohde près de
lui, il y eut son habituelle obligeance, mais aussi l'ijapa-
tience d'une affection qui veut la présence de l'ami.
L'occasion sembla s'ofï'rir en février 1871, quand, Teich-
mtiller quittant Bâle pour Dorpat, Nietzsche songea à
occuper la chaire de philosophie. 11 eût cédé à Rohde sa
chaire de grec : l'Université préféra comme philosophe
Rudolf Eucken. Une chaire fut vacante, à, Zurich en juin
[') lloDDE, Cogitata, S 30, 33, 88, 40. — (^) Corr., II, p. 167. — \^) 1" août
1871, Corr., II, 253.
LES A M I T I t: S 167
et déjà Nietzsche appelait à la rescousse le vieux Ritschl
jiour aider son ami. Ce furent deux déceptions (*). Ils
échangeaient ainsi les services et les conseils, mais remet-
taient à des circonstances fortuites, à des congrès savants,
à des séjours de vacances, le soin de les rapjDrocher. Leipzig
offrit son Congrès de philologues en. octobre. A ces agapes
qui, le 3 octobre 1871, réunirent Nietzsche, Gersdorif,
Pinder et Krug, Rohde ne pouvait manquer. Le pédan-
tisme allemand ne perdait pas ses droits entre ces jeûnes
savants sentimentaux.; et leiu'S plaisanteries prenaient
volontiers des formes cérémonieuses. Nietzsche proposa
qu'à date fixe, pour se sentir unis en dépit de la distance,
ils fissent une libation aux « génies » ; et c'est ainsi que,
le 22 octobre, Nietzsche et Overbeck à Bâle, en présence
de Burckhardt ; Rohde à Kiel et Gersdorif à Berlin,
versèrent par les fenêtres, ponr remercier les puissances
démoniaques, chacun la moitié d'un verre de vin rouge,
|^<iont ils burent l'autre moitié (^).
Ces j<2ux ne trompaient pas leur spleen. Une pensée
[alors haaitait Nietzsche : un homme solitaire était néces-
sairement infirmité et détresse. Un groupe d'amis forme-
rait un être vivant digne et capable de joie ('). Dès
1870, Nietzsche avait formé le plan d'une vie mona-
cale à plusieurs, dans un « cloître des Muses ». Il reve-
nait à présent à ce plan. L'œuvre d'art jjrojetée à
Bayreuth trouverait dans cette Académie platonicienne
son complément. La société présente dépérissait faute
d'éducateurs. Eux-mêmes, Nietzsche et Rohde, si orgueil-
leux, sentaient leur insuffisante préparation. L'œuvre
était non seulement de sagesse et de pureté, mais d'inven-
tivité. Elle exigeait d'être créée comme une œuvre d'art.
(*) Con:, II, 221, 232. — f-j Corr.A, 192; II, 268. — (^j Jbicl.,l,2-0 (1874).
t
168 TRAVAUX DE P R E P A R A T I 0 A
Elle nécessitait iiii long recueillement, une mise en
commun de toutes leurs ressources d'esprit, une fran-
chise mutuelle qui ne passerait de faiblesse à aucun.
L'instinct réformateur et pédagogique, une fois de plus,
ressaisissait -ce Thiiringien enflammé de wagnérisme et
qui de l'amitié même faisait un sacerdoce. En vain
Rohde opposait des raisons marquées au coin du bon
sens. Il alléguait leur pauvreté; et, disposé à recon-
naître que le génie, Wagner ou Nietzsche, avait le droit
de se détourner hostilement du monde, il bornait son
ambition à plus de modestie. Il ne revendiquait pas les
privilèges des âmes créatrices. S'il souffrait de la foule,
il ne voulait pas cependant quitter sa place dans l'atelier
social. Supérieur à Nietzsche du moins dans l'entente de
la vie pratique, car il n'y avait pas de moyen licite, si
étrange fùt-il, dont Nietzsche désespérât. Des billets de
loterie fourniraient les premières ressources (*), et ils
demanderaient pour leurs premiers ouvrages les plus
prodigieux honoraires. Nietzsche ne se doutait pas qu'un
jour viendrait où il ferait imprimer à ses frais ses meil-
leurs livres, et qu'ils resteraient empilés chez son éditeur.
Mais l'idée de jeter parfois l'hameçon parmi ses contem-
porains, en pêcheur d'hommes préoccupé d'attirer dans
sa solitude quelques âmes choisies, ne le quittera pas.
même sur le tard, et après un centuple mécompte.
V
FRANZ OVERBECK
Son métier obligeait Nietzsche à une réclusion où
manquait un peu le loisir philosophique, mais non dénuée
(1) Corr., II, 205, 215, 218, 286.
LES AMITIES 169
de cette collaboration intellectuelle, où s'alimentait pour
la vie sa pensée inlassablement curieuse. On a dit que
les amitiés de Nietzsche ont toutes été des tragédies. Le
mot est d'un polémiste égaré (*). Aucun homme n'a été
plus fidèlement, plus constamment et plus intelligem-
ment aimé que Nietzsche. Il a vécu très seul, d'une soli-
tude voulue, durant sa première année bâloise ; dès sa
seconde année, il connut toutes les satisfactions que peut
donner le commerce quotidien d'un homme très sûr, très
bon, et supérieur par jjlusieurs dons essentiels de l'esprit,
comme fut Franz Overbeck, Cette amitié, l'une des plus
pures que l'on puisse rencontrer dans l'histoire intellec-
tuelle des Allemands, n'a pris fin qu'avec la mort de
Nietzsclie, et par delà sa mort elle s'est affirmée noble-
ment par des témoignages directs, décisifs, innombrables.
Si Nietzsche s'est senti solitaire malgré cette affection si
éclairée et si profonde dont il a été accompagné toute sa
vie, c'est que la destinée le réservait pour une mission où
aucune amitié ne pouvait le suivre. Mais aux instants de
loisir et de détente, il revenait, avec reconnaissance, à
l'iotimité d'un homme de cœur qui fut un grand sage. Et
plus tard, dans ses pérégrinations, quand il sera seul,
besogneux, souffrant, cette amitié vigilante le suivra
encore de loin. Elle sera présente, la première, au jour
de l'effondrement.
Overbeck, nommé à Bâle pour occuper la chaire d'his-
toire de l'Église, avait trente-deux ans, sept ans de plus
que Nietzsche, qui, de son côté, avait une ancienneté
(') Léo Berg, Nietzsches Freundschaftstragœdien, 1906, d'abord dans
trois articles de la Taegliche Rundschau. Ces articles appelèrent une pro-
testation signée de trente professeurs allemands et suisses, tous cminents
et de nom sans tache, et qui, ayant connu Franz Overl)eck, se sentaient
tenus, en conscience, de défendre la mémoire de ce grand honnête homme.
V. C.-A. Bbknoulli, Franz Overbeck, I, p. 424.
170 T II A V AUX DE P R E P A U A T I 0 N
de services plus grande d'un aa('). Un hasard heureux,
des convenances multiples, qui les poussèrent à imir leurs
deux solitudes, en firent d'abord des voisins, et puis des
amis.' Durant ces cinq ans passés sous le même toit, dans
cette gentille, et simple maison du Schiitzengraben, n° 45,
qui donne sur une belle allée d'arbres, avec un jardinet
qui la sépare de la rue et un plus grand jardin au
fond, Overbeck occupait le rez-de-ciiaussée, Nietzsche le
premier étage. U se noua entre eux une entente pour la
vie, discrète et sûre, sans le feu romantique de l'amitié
enthousiaste qui avait uni Rohde et Nietzsche à Leipzig,
mais dont la flamme tranquille et droite ne connut pas de
défaillance.
Ce fut une -amitié sérieuse entre jeunes célibataires
pleins d'une haute ambition intellectuelle. La responsa-
bilité d'une profession difficile et la conscience d'une
œuvre à accomplir donnaient une tenue: très digne à leur
vie. Nous ne devons pas nous représenter cette vie trop
maussade. Nietzsche fit entrer Overbeck au cénacle de
la Tète dOr, où il prenait ses repas. Leur réunion s'appe-
lait plaisamment « l'usine aux poisons » {Gifthûtte)^
parce qu'on soupçonnait ces jeunes pessimistes d'y brasser
de dangereux paradoxes. La sympatliie des collègues ne
fut peut-être pas unanime. Celle du monde ne leur
manqua jamais. Les lettres de Nietzsclie à sa mère et à sa
sœur sont pleines de comptes-rendus qui attestent la
cordialité et le luxe de l'hospitalité bâloise. Franz Overbeck
fut souvent de ces fêtes. Parfois, dans les réceptions les
plus intimes, on les priait de se mettre au piano. Us
jouaient alors à quatre mains quelque composition de
Nietzsche, comme cette Sylvestemacht, avec procession,
(') Overbeck est né en 1837 à Saint-Pétersbourg, d'un comnierçaat de
famille francforloise, naturalisé anglais, et d'une mère française.
LES AMITIÉS 171
jeux rustiques et cloche de minuit, où des staccati savants
décrivaient les étoiles. Peut-être fut-il imprudent de la
produire un jour à Tribschen, ckez Wagner, qui en sou-
rit {^). Mais même aux jours de travail, ils n'étaient pas
seuls. Ils partageaient leur repas du soir dans le cabinet
d'Overbeck; et ce fut ainsi que s'établit entre eux cet
échange d'idées, qui devint une collaboration de tous les
jours.
Overbeck a insisté souvent sur la force de l'influence
qu'il subit alors ('). De son côté, il eut sur Nietzsche une
action calmante, instructive, salutaire. Us étaient aussi
différents que possible au physique et au moral. OverbecJi,
dans sa redingote flottante de théologien, avec sa face
glabre et maigre qiii le faisait ressembler un peu à
Erasme, un peu à Mommsen ('), par le flegme de sa
diction et de toute sa personne, marquait même au
dehors le savant méditatif et prudent. Le sourire dont se ,
plissaient ses lèvres et le regard acéré qui jaillissait de
ses pruneEes sombres trahissait une intelligence scepti-
que très capable de courage agressif. Mais Overbeck
n'avait ni l'élégance négligée avec laquelle Nietzsche
savait nouer sa cravate; ni cette recherche de correc-
tion qui lui faisait considérer le chapeau haut- de-forme
et, en été, la redingote grise comme de riguem^ (*). Cela
ne veut pas dire que Nietzsche fût un dandy de salon.
On lisait une infinie gravité dans ses yeux étincelants,
tantôt rêveurs et comme absents, tantôt d'une fixité inquié-
tante, et qui semblait distinguer derrière les choses une
réalité aperçue de l'âme seule.
Aucun des deux ne se livrait tout à fait. Ce n'était pas
(') Corr., I, p. 196; V. p. 221. — Julius Piccard, dans C.-A. Bernoulu,
Franz Overbeck, I, p. 169. — Sur le sens de cette symphonie, V. plus bas.
(*) F. Overbeck, Christlichkeil der heutigen Théologie, 2' édit., p. 13.
(3) C.-A. Bernoulli, Franz Overbeck, II, p. 133. — (») Ibid., I, p. 72.
172 TRAVAUX DE PREPARATION
méfiance, mais pudeur naturelle d'une pensée qui craint de
se montrer avant d'être entièrement prête et armée. Leurs
conversations à table ou durant ces promenades à Grenzach ,
où l'on était sûr de rencontrer Jacob Burckhardt, avec d'au-
tres professeurs, attablé dans quelque jardin d'auberge,
étaient des plus gaies. C'était un torrent que Nietzsche,
quand il s'abandonnait. Pourtant des sources cachées
coulaient en lui, inaperçues de tous, et qui suivaient long-
temps leur chemin souterrain avant de paraître. De son
côté Overbeck gardait jalousement son indépendance. Il
était le plus érudit des deux, et la maturité de son esprit
critique contrastait, en 1870, avec l'enthousiasme du jeune
wagnérien éloquent et fasciné par de grandes images.
Malgré cette différence qu'ils sentaient irréductible,
ils avaient beaucoup à se communiquer de leur richesse
intérieure. Ils apprenaient l'un de l'autre. Overbeck
a trouvé une expression charmante pour décrire cet
échange d'idées, où chacun se sentait redevable à son
ami. Il a dit qu' « il s'y mêlait des relations de maître à
élève qui étaient pour ainsi dire contre nature » (').
Overbeck, plus âgé, plus érudit, disposait d'un trésor de
connaissances infiniment supérieur à celui de Nietzsche ;
il avait une réflexion plus calme, un coup dœil historique
plus étendu. Il a été toute sa vie, pour Nietzsche, le savant
impeccable qui inspirait le respect par le travail le plus
assidu, le plus probe et le plus intelligemment conduit.
En ce sens, il a été le maître de Nietzsche. Inversement,
Nietzsche était le jeune génie, pour qui les faits se com-
binaient en hypothèses larges sur les destinées de la
civilisation et du monde, et qui puisait dans ces hypo-
thèses des idées novatrices de réforme intellectuelle
(') Overbeck iibpr Niel:sr/ies Freundschaft :u Rohde und ilim selbst, dans
Berhoclli, t. II, p. 157.
L E s A M I T I É s 173
et sociale. Ainsi cette pensée de flamme instruisait à
son tour la j)ensée plus mûre de son tranquille et
savant ami. Il était « contre nature » que le savant fût
le maître du poète; et non moins que le génie jjoétique
et réformateur, encore tout juvénile, prétendît enseigner
à un esprit armé surtout de savoir et de méthode.
Mais il en fut ainsi. Leur amitié se nuança donc toujours
<le considération déférente et réciproque. De quel côté fut
l'influence décisive? Il n'y a pas de doute. En Nietzsche
hrûlait une ambition philosophique et un besoin de prosé-
lytisme qui manquait à Overbeck. Ce fut la plus profonde
de leurs différences et celle qui les délimite le mieux.
Plus d'une fois Nietzsche, dans l'ardeur de sa prédication,
s'est heurté à la résistance de cette pensée critique, intrai-
table et qui jugeait la bonne méthode une suffisante
éducatrice. Jamais Overbeckne contesta la supériorité de
Nietzsche. Pour lui Nietzsche fut dès ses débuts à Bâle
et resta jusqu'à la fin de sa vie 1" « homme le plus
extraordinaire » qu'il eût rencontré ('). Il reconnaissait
sans jalousie les qualités par lesquelles Nietzsche excellait,
et l'en aimait davantage. Il se laissait imprégner douce-
ment par un enseignement philosophique qui lui était
donné avec grâce ('). Il se sentait éminent ailleurs; et ce
sont ces qualités éminentes qui, à leur tour, lui valaient
l'admiration de Nietzsche. Ils devinrent indispensables
l'un à l'autre, dès le temps de leur vigoureuse et juvénile
entrée dans la science.
Ils avaient des idées communes, malgré des soucis très
différents, nécessités par leur spécialisation scientifique.
Overbeck a dit d'eux, qu'ils étaient deux tempéraments
de savants qui essayaient de dépasser la science. Cette
(') Overbeck Liber die Freundschaft mit Nietzsche. (Berroclii, I, p. 66.)
(*) Otbrbeck, Préface de Christlichkeil, p. 15.
174 TRAVAUX DE PREPARATION
expression serait impropre : car il n'y a rien au-dessus de
la science, dans le domaine qui est le sien ; et l'on ne
voit pas comment on établirai; une hiérarchie eJÂve ce qui
est de son ressort et ce qui est en dehors d'elle. Il est
vrai seulement que tous deux se préoccupaient des des-
tinées de la civilisation générale .
Overbeck venait d'Iéna, où il avait été privat-docent .
Mais il avait étudié à Tûbingen et à Leipzig. Le séjour de
ces deux universités avait laissé une forte emj)reinte à sa
nature délicate, oîi s'unissaient par l'éducation et par
l'hérédité, des cultures diverses. Son éducation française
faite de pénétration psychologique, résista toujours (').
.Mais son patriotisme allemand s'était allumé à Leipzig
au contact de Treitschke, son ami, son commensal, et
qui enseignait déjà, quand Overl>eck était encore sur les
l)ancs. Son premier soin, quand Nietzsche chercha à
publier son traité sur La Musique et la Tragédie^ fut de
s'entremettre auprès de Treitschke, directeur alors des
Preussische Jahrbucheri^-). \\ ne put le gagner; et dès lors
la question se posa pour lui de savoir s'il se prononcerait
pour Fami déjà illustre, aimé des gouvernants, et promis
à de brillantes destinées, ou pour le jeune collègue, qui,
dans un effort désintéressé, compromettait sa réputation
scientifique. C'est une preuve de haute noblesse d'âme
qu'Overbeck ait refusé d'entrer dans l'intolérance de
Treitschke, et qu'il ait défendu Nietzsche, dont il n'était
pas l'adepte, par pur sentiment d'équité et pour « toutes
les nond^reuses qualités qui le lui avaient rendu cher » (').
Overbeck n'était pas de ceux qu'on enrégimente. Son
expérience historique était trop avertie pour qu'il entrât
(') 11 avait été élevé à Paris jusqu'à l'âge de douze ans.
(") V. sa lettre dans C.-A. Bernoulu, Franz Otvrhpc^,l, p. 83.
(■■) Ibid., I, p. 65.
LES AMITIES 175
dans le cénacle orgueilleux des Schopenhauériens ou la
cabale des philosophes de gouvernement. Peut-être pro-
fessait-il un peu trop le scepticisme de Ben Akiba, dans
YUriel Akosta de Gutzkow : « On a vu déjà toutes ces
choses. » Mais il savait estimer en Schopenhauer une
humanité également grande par ses qualités et par ses
\aces. Sans accorder toute ses sympathies à l'indifférence
du philosophe en matière politique, il ne pensait pas non
plus que les choses de l'État importassent seules. Long-
temps avant qu'il eût avec Treitschke cette correspon-
dance où leur amitié sombra, il était solidaire de Nietzsche
dans plusieurs préoccupations. Il était d'avis que la
guerre de 1870 avait été inféconde pour la culture de
l'esprit allemand. Il n'était pas éloigné de penser qu'elle
avait sa part dans la corruption contemporaine. Il ne
poussait pas le cri désespéré de : Finis Germaniae! \\
restait toutefois peu confiant dans l'avenir; et la préoccu-
pation nietzschéenne d'utiliser le mouvement politique
allemand pour des fins de civilisation intellectuelle ne
lui paraissait pas le signe d'une hostilité contre l'Empire
nouvellement fondé, mais d'un souci plus profond et plus
clairvoyant des choses de la patrie (\). Pas plus que le
schopenhauérisme outré, il n'a partagé le wagnérisme
intempérant de Nietzsche, témoignant ainsi d'un goût
sévère auquel rend hommage l'évolution ultérieure de
son ami. Sa réserve le mit en garde contre Tribschen.
Il lui fallait des preuves 'tangibles et une expérience
convaincante : mais ni sa sensibilité ni son intelligence
n'ont jamais été en défaut devant l'évidence. Tristan
et les MeisiersiJiger l'ont conquis. Bayreuth aura plu-
sieurs fois sa visite, après 1873, S'il n'a pas eu toujours
C*) V. les lettres à Tieitsclite, dans C.-A. Berutoulli, Fran: Ootrbeck, I,
pp. 82-100.
176 TRAVAUX DE P REPARATION
pour la teutomanie de Wagner et pour son pédantisme
professoral la sévérité dont témoignent ses notes pos-
thumes (*), sa finesse naturelle l'empêchait de prendre
trop au sérieux le réformateur ; son mérite n'en est que
plus grand de s'être incliné devant le pur artiste.
A Bâle, où Vîscher venait de l'appeler, une nouvelle
difficulté s'offrit à son tact. La ville était déchirée de
querelles théologiques. L'orthodoxie protestante dominait.
L'autorité libérale cherchait pour la chaire d'exégèse un
savant et avait pris un disciple strict de Christian Baur.
Plus que sa thèse sur Hippolyte (1864) ou sa conférence
sur les Origines des ordres monastiques (1867), son ensei-
gnement d'Iéna l'avait désigné ; et sa rigueur critique
se révéla dès la leçon d'ouverture (-). Il montra que notre
connaissance du christianisme repose sur une tradition
qui a varié. On en avait toujours eu conscience, mais
obscurément. Notre temps seul en a eu la conscience
claire. Sur deux mille ans de tradition chrétienne, il y en a
dix-neuf cents qui ne prouvent rien. Dès le ir siècle, chez
les trois principaux docteurs, I renée, Clément d'Alexandrie
et Tertullien, le sens des origines est oblitéré. Leur doc-
trine est confuse au sujet des écrits canoniques. Leur
interprétation allégorique des paraboles est le contraire
du vrai, et leur inintelligence de la doctrine de Paul est
totale. Comme ces Pères ne connaissent rien de la pensée
juive, ils sont fermés à l'idée de la loi, de la liberté, et dès
lors delà justification, de la foi et de la grâce. Un plato-
nicien tel que Clément d'Alexandrie ne s'apercevra pas
que Paul méprise et nie la philosophie platonicienne.
Ainsi se multiplient, dans des formes pseudo-scientifiques,
(*) G.-A. BEn^ocLLI, Franz Overbeck, I, p. lOîi.
(-) Franz Oveubeck, l'eber Entstelmng und Recht einer rein historisch'-n
Beirachtung der Xt'uleslamentlichen Schriften in der Théologie. 7 juin i870,
2" édit., 1875.
L E s A M I T I E s 177
les interprétations grossières. Origène, le premier, au
ni* siècle, essaiera de distinguer entre le sens historique
(ou littéral) et le sens secret des Ecritures. Dupe en cela,
lui aussi, de la méthode allégorique, et trop peu exercé
au travail de l'histoire pour penser jusqu'au bout son
propre principe méthodique. Dans l'école d'Antioche (au
IV* et au v^ siècle) ni saint Ghrysostome ni saint Jérôme ne
comprennent plus les Epîtres de Paul, c'est-à-dire la
première théologie chrétienne.
Comment pénétrer jusqu'aux stratifications premières
d'une doctrine recouverte de tant d'alluvions? Que savons-
nous de cette vie chrétienne, et en quel sens pouvons-nous
la revivre ? A coup sûr, la Réforme avait mis fin au
moins aux naïvetés de l'exégèse médiévale, qui n'avait plus
assez le sens" de l'antiquité pour concevoir la formation
(le l'Eglise primitive. Mais les Réformateurs humanistes,
plus informés et plus libres, et très attachés aux textes,
ne se sont-ils pas laissé voiler le christianisme des
premiers temps par le dogme de saint Paul .'' Et comment
examiner avec impartialité les écrits bibliques, si on
déclarait d'emblée qu'ils étaient tous d'inspiration divine?
Fallait-il, comme le déisme anglais et l'exégèse rationa-
liste qui en sort, n'en retenir que ce qui était conforme à
la droite raison humaine? Mais croit-on que cette raison
soit la même aujourd'hui en Europe qu'au i*'" siècle en
Asie Mineure? Enfin, si on juge les écrits bibliques au nom
de la raison, et si ce n'est plus d'eux qu'on reçoit la
croyance, à quoi sert la Bible?
Le problème que saisissait ainsi OverbecJv était symé-
trique des problèmes de Nietzsche. Il s'agissait de l'ori-
gine, de la décadence et de la renaissance possible de la
religion chrétienne, comme Nietzsche examinait l'origine,
la décadence et la renaissance de l'art, de la philosophie
et de la civilisation. Dans ce parallélisme de leurs efforts,
AiNDLER. II. 12
178 TRAVAUX DE PREPARATION
comment n'auraient-ils pas trouvé des principes com-
muns ?
Un problème d'origine se traite selon la méthode
historique pure. Le mérite de Christian Baur était d'avoir
reculé les limites de cette recherche. Chacun des Évan-
giles et des écrits apostoliques apparaissait comme des-
tiné à justifier la croyance ou les préventions d'un
groupe précis, judéo-chrétien ou hellénique. Mais ne
dissolvait-on pas ainsi toute croyance ? Un problème de
valeur survenait ici.Overbeck en 1870 n'était pas encore
en mesure de le résoudre. Il sera prêt quatre ans après.
Pour prononcer qu'il y a décadence de la religion et qu'il
y a lieu de la faire renaître, ou qu'elle est périmée pour
toujours, il ne suffît pas de comprendre, il faut apprécier.
Il faut recueillir vivante la pensée des grands fondateurs
ou recréer inventivement la vie religieuse. Grave diffi-
culté. Il apparaissait par elle que la science a ses limites.
Nietzsche put éclaircir les idées de son ami. Peut-être
une théologie est-elle encore possible, si elle n'est pas
science pure et pure histoire. Mais de la critique savante
on ne peut rejeter aucun résultat. Le protestantisme, s'il
veut rester vivant, devra rester l'allié de la science la
plus audacieuse, comme au temps de Luther, bien que la
critique luthérienne soit surannée. C'est par le scepticisme
outrancier que Franz Overbeck compte atteindre et sau-
ver la vie vraie. Le temps était proche où, par cette pensée,
Overbeck allait contribuer à pousser Nietzsche dans des
voies nouvelles. Leur amitié alors de\'iQt un pacte public
d'offensive, comme elle fut un fidèle abri défensif pour
Nietzsche durant les luttes où il s'engageait pour la cause
wagnérienne.
L E s A M I T I E s 179
VI
LES AFFECTIONS DE FAMILLE
Dans cette grande inquiétude, Nietzsche tantôt se
jette en avant pour l'attaque impétueuse, tantôt s'en
retourne à son ombrageuse solitude ; mais il a aussi des
refuges de tendresse où il reprend de la force. Il s'est
délassé souvent dans- le souvenir et dans le contact renou-
velé de celles qu'il avait laissées à Naumburg-, sa mère et
sa sœur Lisbeth. La vie, j^lus tard, apportera bien des
litiges, quand augmenteront chez Nietzsche la méfiance
maladive, ou l'irritabilité causée par une souiFrance sans
fin, que les ménagements les plus prudents laissaient
encore endolories. Dans cette période de jeunesse créatrice
oïl entre Nietzsche à Bàle, il ne songe jamais aux siens
qu'avec reconnaissance.
11 va sans dire qu'il ne se sentait pas en communion
d'idées avec sa mère. Il avait toujours dû lutter contre
elle pour s'affranchir. Mais il la dominait à présent, en fils
dont elle s'enorgueillissait. Des explications un peu vives,
quand M'"® Nietzsche résistait à des projets très arrêtés
(le son fils, les mettaient aux prises. Puis il la laissait
retourner à sa jovialité et à sa tranquille assurance de
bonne mère de famille allemande. L'automne, en octobre,
ou à Noël, il n'en accourait pas moins à Naumburg,
avec une impatience nostalgique ('); dans la maison mater-
nelle « son cabinet » l'attendait, retraite très solitaire où
il travaillait, dormait, prenait ses repas. Il suppliait qu'on
lui épargnât les réceptions cérémonieuses, et n'y réus-
(•) Très familial, i! choisissait toujours l'anniversaire de sa naissance,
ainsi en octobre 1860, 1870, 1871, ou la lete de Noël (187*2, 1873, 1874).
180 TRAVAUX DE PREPARATION
sissaitpas toujours ('). Mais il se prêtait à tous les accueils
avec une bonne grâce égale. Puis, de Bâle, il écrivait des
lettres humoristiques où il commentait les derniers ca-
deaux reçus, raisins ou gâteaux, effets d'habillement ou
portraits. Aux anniversaires, il ne manquait pas d'expé-
dier lui-même des présents ingénieusement choisis, avec
ses dernières brochures et des versiculets de dédicace, ou
des compliments à l'adresse de sa mère, que le temps
semblait ne pas miner dans son indestructible jeunesse.
Son alliée, pourtant, fut surtout sa soeur Lisbeth. En
imag-ination, Nietzsche avait toujours magnifié sa lignée
maternelle remarquable, même dans les femmes, « par
une nature singulière, qui leur donnait une tenue plus
indépendante d«s choses du dehors et de la douteuse
bienveillance des hommes » (*). Nietzsche aimait en sa
sœur « cette qualité de race » . Il surveillait sa formation
en frère soucieux de lui ouvrir la notion d'une distinction
plus vraie et les horizons d'une intelligence plus étendue
que celle du beau monde de Naumburg. M""' Ritschl, sa
paternelle, amie d'autrefois, fut, pour Lisbeth, le modèle
d'une femme cultivée, de libre et courageuse pensée (').
Mais il souhaitait la former lui-même. Il ne faut pas se la
représenter très savante, bien qu'elle achevât pour lui
VIndex du Rheinisches Muséum^ promis à Ritschl. Les
témoins d'alors se souviennent d'une jeune fille vive et
sensible, rieuse et rose sous de gracieux chapeaux à
fleurs. Telle quelle, Nietzsche la chérissait et la souhaitait
près de lui.
Dès juin 1869, il avait fait le plan d'un commun
voyage en Suisse. A Interlaken où il se reposa quelques
jours, en juillet, d'un métier très aimé, mais qui le
(V) Corr., V, 168, 219. — (^) Cor,:, V, 279. — 21 septembre 1873. —
') ibid., V, 152.
L E s A M I T 1 E s 181
tyrannisait lourdement, il la hèle ('). Il ne se lasse pas
d'échafauder des projets. Ses invitations bâloises, qu'il
évite souvent, il les énumère cependant dans tout leur
éclat, pour aguicher la jeune fille qui serait tentée de
préférer Leipzig à Bâle. Ce ne sont que réceptions chez
le Ratsherr Wilhelm Vischer, chez les Vischer « de la
maison bleue »; dîners chez les Vischer-Heusler ; soirées
brillantes chez le juriste Bachofen, chez les Stâhelin-
Buckner, chez les Thurneysen-Merian, puis chez Georg
Fiirstenberger et les La Roche-Burckhardt. Le cousinage
compliqué du patriciat bâiois se débrouillait pour
Nietzsche. Il savait le classement social que décelaient
ces somptueux noms composés des dynasties bourgeoises .
Il les voyait se former comme des noms grecs, à mesure
qu'un Vischer épousait une Sarrasin ou qu'un Bischoff
obtenait une Fiirstenberger. Il faisait alors à sa sœur le
récit des agapes, des fêtes de famille où il assistait et où,
plus d'une fois, on le comblait de cadeaux comme un fils
et un vieil ami. Il essayait ainsi de presser sa décision.
Des confidences plus graves sur ses livres, ses succès, se«
luttes, ses visites à Tribschen initiaient la jeune fille à
l'essentiel de sa vie. La décision de Lisbeth fut imposée,
sans tarder, par la maladie de Nietzsche.
(') Cùn:, V, lo3, 13i, 159.
iiiiiiiM^^^^^^^^^^ y... : :,. ... ..:: : :•. . . .^i
CHAPITRE III
LE VOISINAGE DU GÉNIE
I
LA COLLABORATION DE NIETZSCHE ET DE RICHARD WAGNER (')
LA nuance du sentiment qui liait Nietzsche et Richard
Wagner, dans une affection pleine de dangers, ne
peut s'apercevoir que par la plus difficile analyse.
De certains problèmes généraux touchant les destinées de
la civilisation ne se sont très probablement posés pour
Nietzsche que par son commerce avec le grand musicien.
Nietzsche reçoit de Wagner la direction de sa pensée :
mais il la précise par la réflexion sur les œuvres wagné-
riennes. En cela Nietzsche, s'il est redevable à Ricliard
Wagner, lui a été utile aussi. Impossible de croire que
Wagner ait compté trouver en Nietzsche seulement un
messager de sa gloire. Il était heureux d'avoir rencontré
un disciple enthousiaste ; et flatté qu'un savant, un spé-
cialiste des choses de la Grèce, comparât sa tentative
(') L'histoire de l'amitié entre Nietzsclie et Wagner est racontée jour par
jour dans le nouveau livre de M"' Foerster : Wagner und A'ietzxchr zitr
Zeil ihrer Freundschaft, 1915. Toutes les lettres conservées de Nietzsche à
Richard et à Cosima Wagner s'y trouvent reproduites. Il ne semble pas
certain que toutes les lettres manquantes de ISietzsche soient détruites,
comme on l'affirme à Bayreulh. Les lettres de Cosima, très belles, sont
souvent très mutilées. ^La plupart des lettres de Richard Wagner nous
étaient déjà connues par la biographie antérieure de Nietzsche.
LE VOISINAGE DU GENIE d83
d'art à la tragédie grecque. Pourtant, la collaboration
qu'il attendait de Nietzsche n'était pas surtout de celles
où sa vanité trouvait son compte. Us avaient parcouru
ensemble plusieurs étapes de pensée. Ils s'attachaient
tous deux à ces pensées d'un cœur également passionné,
mais ce cœur était différent ; et la pensée de Wagner était
fixée, quand celle de son jeune ami était en pleine for-
mation. Il devait leur arriver tôt ou tard de se trouver en
parfait désaccord.
I. La revision des doctrines ivagnériennespar Nietzsche.
— Richard Wagner, on l'oublie trop, était parti de la
tragédie grecque pour concevoir la forme de son opéra
nouveau. Si bon humaniste qu'il fût, il reconnaissait à
Nietzsche une science grecque infiniment plus appro-
fondie. Son attitude devant le néophyte sut éviter les
apparences protectrices, mais Nietzsche n'était jamais
en défaut quand il s'agissait de diagnostiquer l'orgueil
latent. De son côté, Nietzsche ne trouvait pas seulement,
à suivre Wagner, la satisfaction d'un génie naissant qui
■se sent deviné par le génie reconnu. Tandis que son
■cœur se soulève du grand pathétique wagnérien, il va
sourdre en lui une émotion qui lui appartient en propre et
une pensée personnelle. 11 commence sur Wagner un
travail critique. Il a l'ambition de reconstruire l'esthé-
tique de Wagner, qui, dans les grands traités de 1848
à 1851, s'attardait à une philosophie que ne justifiait
plus l'œuvre réalisée. Ces traités de doctrine, rédigés
dans la terminologie de Feuerbach, il fallait les récrire
en termes schopenhauériens. Wagner, écrivant son
traité à'Oper und Drama, songeait à la Tétralogie^ ache-
vée dans son livret, commencée dans sa composition. Le
traité ne reflète que cette œuvre en voie de naître et
s'efforce de plaider pour elle. La pensée de Nietzsche fut
184 LE LIVRE DE LA TRAGEDIE
(le justifier les œuvres de la plus récente insj)iratioii,
surtout Tristan et Iseult, et de composer un plaidoyer
assez vaste pour les justifier toutes. Il en vient de la
sorte à réfléchir sur la forme d'art et sur les types d'hu-
manité héroïque que nous offre le théâtre wagnérien en
son entier.
Durant cette exploration, il découvre par delà Richard
Wagner un art et un héroïsme dont les contours, de loin,
semblaient se confondre avec l'art et l'héroïsme wagné-
rien. Pourtant derrière les figures et dans les brumes de
la pensée wagnérienne, ces rêves qui se levaient étaient
les siens. Quand se dissipa l'extase où avait eu lieu pour
lui la révélation qu'il croyait celle d'un génie étranger,
Nietzsche s'aperçut qu'il avait, à son insu, durant tout ce
temps, écouté ses propres voix intérieures. Cette divina-
tion, il l'a eue très tôt, peut-être avant Lugano, et certai-
nement plus tôt que nous ne pouvons le dire. Il faut se
garder dès lors de considérer l'amitié entre les deux
hommes comme banale. Ça été une joute, qui devait
finir par un duel à mort, mais où Wagner a été probable-
ment le plus imprudent des deux. 11 était trop sur de lui,
de son jeu, de son art de fasciner les hommes. Il n'a pas
vu grandir près de lui l'ambition d'une jeune et ombra-
geuse supériorité. Il a été surpris, quand il a senti au
flanc la blessure.
Cosima Wagner, entre les deux hommes, supérieu-
rement coquette, attisait à son insu leur rivalité et, dans
le plus jeune des deux, l'ambition qui couvait. La haute
approbation d'un goût aristocratique, par où elle dépassait
Wagner, était l'enjeu de la lutte. Nietzsche a dû prendre
sa résolution très jeune. Elle a été le fruit de la
sensibilité la plus irritable, de la volonté la plus tenace,
de r appétit de domination le plus tyrannique, le tout
enveloppé dans une générosité chevaleresque et dans une
LE VOISINAGE DU GENIE 185
vraie affection. II n'a pas de gaîté de cœur provoqué la
querelle. Mais quelque chose en lui d'obscur, un orgueil
démesurément belliqueux, la cherchait; une clairvoyance
astucieuse et avertie découvrait un à un les points faibles
de la position de Wagner. Et la résolution d'y donner
l'assaut, longtemps gardée secrète, combattue à coup sûr
par sa propre conscience, s'empara de lui brusquement,
irrésistiblement en un de ses jours de crise où il eut
besoin de faire place nette dans son for intérieur. Ce n'a
pas été seulement une question de personnes, Nietzsche
l'a dit. Il a prémédité une attaque contre la « fausseté,
le métissage des instincts de noire civilisation » ('). Mais
qui ne devine l'immense spéculation de profit moral,
d'influence et de gloire, engagée ,dans cette gageure où
Nietzsche, avec l'emphase la plus grande et un succès
matériel grandissant, s'était donné la mission de régénérer
la culture allemande de l'esprit?
Le j)i'oblème que Nietzsche a reçu de Wagner est
de définir la destinée du génie dans le monde. Les pre-
miers drames wagnériens, le Fliegende Hollcinder, Tann-
hàuser, Lohengrin, pleurent dans une longue lamentation
la solitude errante ou inaccessible de l'homme supérieur.
Une pensée qui veut descendre dans le réel, y vivre, y
être aimée, et qui est contrainte de retourner à son séjour
solitaire, voilà comment Wagner se représentait la vie des
plus grands d'entre nous ; et le tragique en est plus
douloureux à proportion que leur vie parmi nous est plus
dénuée d'événements. Cette forme de. tragique individuel
est moderne ; et il y a eu des peuples qui ne Font pas
connue. La Chine et l'antiquité romaine l'ont ignorée, parce
que l'Etat oppressif y a empêché toujours la naissance du
génie. La Grèce antique l'a ignorée, parce, que le peuple
(') Ecce Homo (H'., XV, 2.1).
186 LE LIVRE DE LA TRAGÉDIE
grec étant tout entier pénétré de génie, il n'y pouvait
naître de génies individuels. La grande confidence et le
grand espoir que Wagner communiquait à ses amis,
quand il avait dressé le bilan de sa première période
poétique, se résume ainsi : Dans les crises qui prési-
dent à la formation des langues, des mythes et des formes
d'art, il n'y a pas d'hommes supérieurs, parce que la
force inventive, éparse en tout le peuple, ne peut être
alors le privilège d'aucun individu. « Keiner war ein
Génie, weil aile es waren ('). » Au contraire, aux heures
où la force inventive de tout un peuple est éteinte, une
force vivante en nous travaille incessamment à la resti-
tuer : voix qui s'adresse à tous, diffuse et planante, mais
qu'un petit nombre perçoivent ; pensée qui médite inces-
samment des choses nouvelles, que souvent des époques
entières repoussent; flamme volatile qui ne meurt jamais,
mais qui, parfois, ne réussit plus à embraser les masses
profondes. Or c'est là le génie. Quelques consciences indi-
viduelles plus sensibles alors s'y allument, et un jet
vigoureux s'élève d'elles qui, à son tour, allumera
d'autres consciences (').
L'existence du génie est donc provisoire. On n'y peut
pas voir un heureux indice social. Les époques de foison-
nante action collective n'offrent pas cet exemplaire tra-
gique du penseur solitaire. Pourtant le génie, dans une
humanité appauvrie et dans la grande pénurie actuelle de
la force artiste des masses, demeure l'espérance unique et
avant-coureuse de l'humanité à venir. En ce sens, Wagner
retrouvait le problème platonicien, qui consiste à se
demander comment on peut réussir à faire naître les
génies.
(') R. Wagner, Eine Mitteilimg an meine Freunde. {Schriften, IV, p. 240.)
(*) R. Wagner, Kimsl und Révolution. (Schriften, III, p. 28.)
LE VOISINAGE DU GENIE 187
Wagner estimait que l'art est le moyen éducatif de
favoriser l'éclosion des génies, et que par lui s'allume de
proche en proche la pensée créatrice en tous les hommes.
Théorie qui est peut-être un cercle. Car sans génie, com-
ment naitrait-il un art? C'est à quoi Wagner répondait
par un fait. Il y a eu des époques favorisées où la colla-
boration était visible entre les génies et la multitude. Le
génie était présent comme par une théophanie ; et la
multitude par lui subissait une miraculeuse transfor-
mation. Comment cela se faisait-il ? Il fallait bien le
constater. Une forme d'art s'était trouvée où la pensée
du génie, se concertant avec la pensée de tout un peuple,
avait réussi à dresser une image impérissable d'humanité
héroïque. Cette forme d'art « unique, indivisible et la
plus grande de l'esprit humain » était la tragédie grec-
que (*). La pensée de Wagner, orgueilleuse et inexpri-
mée, mais où convergeaient tous ses écrits, c'est que
cette tragédie allait renaître dans le drame qu'il projetait.
Cette pensée secrète, Nietzsche l'a devinée et l'a tirée
au grand jour. Ce sera le contenu de son écrit sur la
Naissance de la tragédie. Aussi le traité, scandaleux pour
les philologues, parut tout naturel aux cénacles wagné-
riens. Cosima Wagner a pu écrire plus tard à Nietzsche :
« Votre écrit répond à toutes les questions posées incons-
ciemment dans mon for intérieur (-). » Nietzsche n'avait eu
qu'à lire entre les lignes des écrits théoriques de Richard
Wagner. Puis ayant discerné la prodigieuse et secrète
ambition, il se mit à y réfléchir. Il n'accepta rien de ce que
Wagner disait des Grecs, et qui était gâté pour lui par le
classicisme gœthéen. Tout lui parut à détruire d'une
(') IMd., p. 20.
(*) 10 janvier 1872. (E. Foerster, Biogr., II, p. 69; Wagner und Nietzsche.
p. 88).
188 LE LIVRE DE LA TRAGEDIE
interprétation qiii trouvait l'esprit grec si mesuré parce
que le paysage grec lui-même enseigne la mesure par le
contour précis de ses collines reflétées dans une mer
tout unie. L'idéal grec de domination aisée et vigoureuse,
que traduisent les mythes d'Héraclès, ne parut pas à
Nietzsche saisi dans ses causes vraies. Pour l'optimisme
jeune de Richard Wagner, Apollon Pythien, divinité
ordonnatrice et calme, préside à l'activité sociale entière
des Grecs. Il suffit de le rappeler pour mesurer toute la
distance qui le sépare de Nietzsche.
Lors donc que Wagner définit la cité grecque comme
fondée sur le respect de l'indépendance personnelle, de
la force et de la beauté, Nietzsche cherche aussitôt dans
Jacob Burckhardt les descriptions qui montrent cette ciié i
déchirée de haines et tous ses citoyens possédés d'un j
fauve appétit de tyrannie. De même si W^agner découvre
à cette civilisation hellénique une tare interne et rongeante,
l'esclavage, et prétend tirer de là pour notre société un
avertissement, Nietzsche écarte cette appréciation comme
entacliée de l'humanitarisme de 1848. La supériorité du
pessimisme des Grecs se reconnaît précisément, selon
Nietzsche, à leur indifférence pour l'esclavage et à cette
cruauté qui ne craint pas de fouler la multitude pour
qu'une élite ait la consolation d'une cidture raffinée.
« Ce peuple, avait dit Wagner, a; pu créer l'art pour
exprimer la joie que l'homme a de lui-même (•). ».
Wagner ne savait pas alors que l'art est fils du déses-
poir et qu'il a pour fin de nous faire oublier la douleur
de vivre. Il fallait, là encore, pour justifier W^agner,
commencer par le contredire.
Rien ne resta debout de la théorie esquissée par
(') R. Wagner, Die Kunst und die Révolution. {Schriflen, III, p. 13.)j
LE VOISINAGE DU G É N I E 189
Wagner sur la tragédie. Il n'était plus vrai que les
Grecs fussent essentiellement un peuple actif, qui, dans
les hauts faits de ses dieux, chantait son propre effort
conçu comme divin. Il fallait contester que ce peuple fût
impatient de projeter hors de lui sa propre image au
point que de simples artisans, comme Thespis et sa tï*oupe
d'acteurs rustiques, pouvaient se faire les interprètes du
peuple agissant. La poésie tout entière, chez Nietzsche,
paraîtra d'origine sacerdotale : la tragédie vulgarise les
mystères. Oui, Wagner a eu raison de voir en elle vin
fait social très profond. Les mouvements les plus intimes
de la conscience grecque par elle émergent en images
sensibles. Le poète n'est qu'une bouche qui chante : les
yeux qui voient sont ceux de la foule ; et ils créent le
spectacle qui les fascine. La tragédie grecque est l'œuvre
d'une foule tout entière artiste et charmée par un poète-
prêtre. Aussi l'œuvre désintéressée ne peut rapporter
qu'une récompense de gloire : une couronne.
Le sens pourtant de cet acte religieux et de ce Carmen
sacrale {O'pfergesang) était à définir d'une façon nou-
velle. Il ne signifiait pas, comme l'avait cru W^agner, « les
hauts faits des dieux et des hommes proclamés dans
l'essence auguste d'Apollon ». Un autre dieu animait le
<îhœur en extase, qui voyait saigner sur la scène la dou-
leur même des mondes. Sur ce martyre de Dionysos,
héros premier, diversement masqué, mais permanent de
toute tragédie, Nietzsche avait entrepris toute une
. recherche historique subtile dont nous aurons à débrouil-
ler l'écheveau ('). 11 ne s'agissait pas seulement de dire,
comme Wagner, que la tragédie grecque était « un foyer
de tous les arts ». Il fallait montrer pourquoi tous les
(') V. plus bas, p. 219 sq. Zes sources du Litre sur la Tragédit
190 LE LIVRE DE LA TRAGEDIE
arts se réunissaient dans ce centre brûlant et en rayon-
naient ensuite. La psychologie wagnérienne faisait appel
aux considérations d'un vague associationnisme, qui venait
de Wilhelm Schlegel et que Wagner avait puisé dans
un vieil ouvrage d'Anselm Feuerbach, Der^ vatikanische
Apollo, 1833. Selon ces théoriciens, il semblait qu'il y
eût entre les arts l'appel d'une solidarité naturelle qui,
aux modulations du chant, fait accourir les paroles et
complète l'attitude plastique par l'animation de la danse.
Selon Wagner, cette collaboration disciplinait harmo-
nieusement les arts, tandis que leur isolement les poussait
aux prouesses d'une virtuosité vide de sens.
Nietzsche ne trouvait pas de force convaincante à ces
réflexions d'opportunité. Il n'a ignoré ni Wilhelm Schle-
gel ni Ansehn Feuerbach; mais ce sont eux surtout qu'il
a combattus les premiers. Il cherche une explication dans
une analyse plus profonde de la conscience religieuse. Il ;
découvre alors ce phénomène du dionysisme, extase dan-
sante et visionnaire où une humanité encore très primitive
crie et mime à la fois le sentiment enivrant et désespéré ;
par lequel elle est initiée à la vie douloureuse de l'univers.
Nietzsche a eu raison de dire, plus tard, en 1872, qu'un
écrit de Wagner : Uebe7' Schauspieler und Sânger atteste
la conversion publique du maître aux idées du disciple {').
Mais si elle était publique, était-elle avouée, et plus d'un
emprunt, déjà dans le Beethoven (1870), n'était-il pas un
larcin, dont Wagner se cachait? Nietzsche en a eu quel-
quefois le sentiment, et il se froissait de n'avoir pas même
les honneurs d'une citation.
Il reste que Nietzsche a été acheminé à sa décou-
verte par Richard W^agner. Il s'agissait d'exjîliquer ce
(*) Lettre à Rohde du 25 octobre 1872 : « Wie fruclitbar gewendet
erscheint manclier Gedauke aus der Geburt der Tragœdie! •■ {Corr., Il, p. 3o6.)
LE VOISINAGE DU GENIE 191
grand phénomène d'hallucination sociale : la vision tra-
gique, la création instantanée d'un mythe par la contagion
des jiensées. Cette force inventive commune de tout un
peuple, gemeinsame Dichtungskraft des Volks (•), en
laquelle avait foi le romantisme de Wagner, fut aussi l'af-
firmation première de Nietzsche. Mais Nietzsche s'attachera
de plus à découvrir les lois de cette pensée collective des
foules. La nécessité s'imposait d'apjjorter là encore aux
idées wagnériennes des retouches sans nombre. A coup
sûr la pensée populaire s'exprimait par des mythes ; et
c'est pa;r mythes aussi que parlait la tragédie. Or, la
justesse des aperçus de Wagner au sujet de la genèse
des mythes faisait question.
Au temps à'Oper und Drama^ et analysant le travail
obscur qui se poursuit en des hommes plongés dans l'état
d'esprit mythologique, Wagner avait cru découvrir que
l'intelligence est une faculté secondaire. Il en faisait un
pouvoir d'équilibre qui nous défend contre l'invasion
trop brusque des réalités sensibles. L'intelligence nous
permet aussi d'être équitables pour les sentiments
d'autrui,en ce que là encore elle établit des compromis, et
situe les manifestations individuelles dans un ensemble
d'actions et de réactions où elles apparaissent avec leur
mesure exacte et avec leur portée vraie. Pour Wagner,
en 1848, l'intelligence aperçoit du réel une image fidèle
dans ses contours, affaiblie seulement dans son intensité.
Elle est faite de données sensibles ou émotionnelles qu'elle
dépouille de leur couleur et de leur force. Mais le
sentiment seul nous unit à la réalité en soi, et, atteint
jusqu'aux nécessités qui gouvernent la vie. Il coordonne
et interprète les données des sens. Une suggestion nous
permet ensuite de représenter ce sentiment aux autres
') R. Wagner, (tper und Drama {Schriflen, IV, p. 31.)
192 LE LIVRE DE LA TRAGEDIE
hommes. Cette action suggestive appartient à l'imagination.
L'esthétique entière de Wagner repose sur l'idée qu'il
s'est faite des rapports entre l'intelligence, le sentiment et
l'imagination. L'imagination naturelle condense, avec
l'aide du sentiment, les images qui nous viennent des sens.
L'imagination artiste en imprègne la matière externe.
Besoin naturel que d'extérioriser ainsi les images dont
nous sommes remplis. Notre vitalité, la valeur et l'énergie
de la jjersonne humaine se mesurent par une comparaison
des images internes avec la réalité du dehors. Nous les
posons hors de nous par des créations visuelles ou
sonores, qui prennent racine à leur tour dans le réel.
Notre trésor d'images alimentait notre vigueur : nous la
démontrons, si nous créons. La volonté se définit, pour
Wagner, un sentiment guidé par des images. L'intelli-
gence n'avertit les hommes que de ce qui est matérielle-
ment possible et socialement juste. L'émotion imagée
traduit leur vitalité môme, et elle crée leur sociabilité.
Les images qui manifestent une émotion éveillent la
même émotion dans les autres hommes. L'art établit
un lien entre les hommes par l'enthousiasme conta-
gieux qui se dégage des images belles. Or, de toutes les
façons de fasciner le sentiment par des images, le mythe
est la plus parfaite ('), car il va jusqu'à transposer la
nature en humanité. Le cœur de l'homme ne connaît
que lui-même, et c'est lui-même qu'il retrouve dans la
nature quand il prétend la sentir. Mettant en présence
de la nature l'image qu'il s'en est faite, il découvre
qu'il a compris la nature étrangère comme une huma-
nité. Admirable confusion. Ce qui est plus puissant que
lui, puisqu'il en sort, il l'imagine pareil à lui, afin de
pouvoir l'aimer. Il transforme la nature des choses, afin
(') R. Wagner, Oper und Drama. (Schriflen, IV, p. 31.)
LE VOISINAGE DU GENIE 193
de pouvoir s'élever par elle. Les dieux sont une surhii-
manité inventée par amour, et par ce besoin, profond en
l'homme, de poser partout en dehors de lui son image
embellie sur laquelle à son tour il va se modeler.
Telle avait été la pensée de Wagner, et Nietzsche ne
la contestera pas, mais il n'en sera pas satisfait. Il lui
fallait rectifier cet exposé qui gauchissait à tout instant
par inexpérience philosophique. Il reprit une à une les
thèses wagnériennes : celle du rôle secondaire de l'intel-
ligence ; celle sur le rôle de l'imagination naturelle et
créatrice. Assurément, Schopenhauer avait mis Wagner
sur la voie d'explications nouvelles qu'il n'avait pu aper-
cevoir dans ses premiers temps. Nous verrons Nietzsche
les emprunter (^). Mais son point de départ, ce seront tou-
jours les lacunes du système wagnérien. Son stimulant
dans l'effort, ce fut l'admiration sincère qu'il eut pour
l'art de Wagner. Sa refonte de l'esthétique wagnérienne
aboutissait à deux théories extrêmes. 1° Il fallait com-
prendre par quel mirage se dresse dans riiumanité la
vision mythologique. Il y faut un sortilège mental impos-
sible à concevoir si l'on n'a pas réussi à se figurer le sen-
timent primitif de la vie, grâce auquel les Attiques se
sentaient métamorphosés en satyres, et savaient revivre
les temps où la race humaine se détachait lentement de
la terre et des bas- fonds de l'animalité. La théorie du dio-
nysisme manquait à la théorie wagnérienne. — 2' Wagner
s'était livré à des spéculations vagues sur la « mélodie
infinie », dont l'ondulation s'approfondit par l'harmonie
et se régularise en lames régulières où surnagent des
formes rythmées. Nietzsche substituera à cette rhétorique
une philosophie du rythme, dans l'art et dans la vie. Il
(') V. notre t. III : Xielzsche et le Pi'ssimisme esthétique, au chapitre de
la Philosophie de l'Illusion.
ANDLER. — II. 13
194 LE L [ V R E DE LA TRAGEDIE
y montrera que les inventions les plus singulières de la
technique wagnérienne sont anticipées par la métrique
grecque, et nécessitées par le progrès de la sensibilité
humaine.
II
L'i FRAGMENT d'eMPÈDOCLE ET l'iDÉALISATION d'aRIANE-COSIMA
Ces choses apparaissaient à Nietzsche et l'emplissaient
d'ivresse orgueilleuse. Les découvertes qu'il faisait à
mesure qu'il déchiffrait l'écriture obscure des traités de
Wagner, et le langage si clair de son art, confirmaient
sa vocation. Par delà la musique du plus grand des musi-
ciens, il avait discerné le secret de toute musique, et dès
lors le secret de toute philosophie. Prodigieuse découverte.
Mais comment la décrire? Parlerait-il en philologue? Cette
âme mystique, qui s'était formée en lui, comment s'ou-
vrirait-elle de son émotion?
Elle aurait dû chanter cette « âme nouvelle » — et non poiut
parler ! Combieu il est dommage que je n'aie pas osé dire en poète ce
que j'avais à dire ! J'en aurais peut-être eu le pouvoir (') !
Cette hésitation et ce projet expliquent le fragment
à'Empcducle. Il est plus éloigné du beau poème d'Hœl-
derlin que ne le sera le Zarathastrai^). Mais siHœlderlin
avait symbolisé dans Empédocle le crhne même de la
philosophie allemande , pour Nietzsche il signifiait
le crime dont sa propre philosophie courait le risque.
Empédocle détient le secret d'une vérité terrible qui con-
duirait au suicide volontaire les peuples incapables d'en
(») Prélace de 1886 à Gehurl der Tragœdie. (IV., I, S.)
(*) Y. nos Précurseurs de Nietzsche, p. 76 sq.
E M P E D 0 C L E 195
supporter le message. Il répand cette vérité avec
l'obstination d'un idéalisme entaché, lui aussi, d'une
surhumaine scélératesse. Car la vie n'est peut-être pas
faite pour le vrai, et il est peut-^être nécessaire de la sau-
ver par de salutaires mensonges. Qui ne voit que cet
Empédocle de Nietzsche dépeint les tentations qui peuvent
venir de la liberté extrême de l'esprit, c'est-à-dire de la
philosophie où se croyait parvenue l'école schopenhaué-
rienne
Ce conflit intérieur, tragique comme le conflit où
périssait Wallenstein ou comme l'hésitation d'Hamlet,
c'était donc le drame de la conscience philosophique nou-
velle. Mais au dedans de ce drame, selon une technique
toute shakespearienne, flottait un drame plus petit qui
retraçait la vie du philosophe. Il empêchait le grand
drame de se perdre dans le didactisme pur. Les grandes
idées proclamées d'un verbe sonore par le philosophe
qui fascinait les foules, elles le transformaient aussi en
lui-même, l'atteignaient dans ses tendresses, créaient
autour de lui une atmosphère de tragédie intime. Et il
fallait que ce drame restreint décrivit un événement
vécu, comme le grand drame, dont il était le satellite
intérieur, disait la mission contemporaine du philosophe.
\J Empédocle de Nietzsche, s'il eût été achevé, aurait
dit la vie et la doctrine de Tribschen, et le rôle de la
réforme wagnérienne dans le péril présent. Catane, petite
cité sicilienne, au pied de l'Etna, signifie tout le présent
état social, sur lequel planent des dangers brutaux. Toute
la Sicile, déchue, aujourd'hui « barbarise ». Dans, une
maison de campagne, aux portes de la ville cependant,
deux femmes de distinction, Lesbie et sa fllle Corinne .
gardent la pure tradition hellénique.
Ainsi Nietzsche à Tribschen avait eu de Cosima de
Bulow cette impression immédiate qu'elle était « la seule
\
196 LE LIVRE DE LA TRAGEDIE
femme de style supérieur » qu'il eût connue (*). Devant
les dangers qui les circonviennent, que feront ce peuple
corrompu et celle qui est restée « le modèle de l'hellé-
nisme »? Le drame s'ouvre sur une nuit étrange, traversée
de souffles sulfureux et lourds. Deux esclaves s'entretien-
nent des fêtes dionysiaques annoncées pour le lendemain. ,
Il faut être jeune, comme Gharmide, pour se réjouir des,
heures de liesse promises aux humbles le jour où l'on
fête Dionysos. Le vieillard Léonidas n'oublie pas la Grèce
où il a vécu en citoyen libre ; et sa sagesse s'inquiète
de ces hautes flammes apparues au sommet de l'Etna
qui gronde.
Des scènes contradictoires se suivent qui justifient sa
crainte. Pausanias accourait dès l'aube chargé de cou-
ronnes pour la fête, et prêt à relire avec sa fiancée Corinne,
pour mieux les fixer dans leur mémoire, les rôles qu'il
tiendront au théâtre le lendemain (^). Cependant lessymp
tomes d'épouvante s'accumulent. Des paysans passent
une jeune fille tombe frappée à mort. Un invisible fléau
sévit. En vain Pausanias essaie de réciter son rôle. Sa
mémoire s'est abolie dans l'efi'roi. Il se croit, il se sait
atteint ; et aucune parole de Corinne ne l'apaise. Déjà dans
les rues, comme dans V Œdipe Roi de Sophocle ou dans
le Robert Giiiscard de Kleist, un cortège de peuple se
traîne, avec des lamentations. Auprès de qui cherche-t-il
secours? Un rhapsode paraît. Sera-t-il le guérisseur?
Nietzsche savait que la première utilité qu'on eût deman-
dée à la poésie était de servir d'incantation : elle apaisait
la colère des dieux ('). Mais le rhapsode homérique est
(') E. FoERSTEii, IJiogr., Il, p. 862.
(-) Nielzsclie noiera cette liabitude grecque de parer de Heurs, jusqu'à
lexcès, les dieux et les hommes aux jours de fêle. (Philolof/ica, III, p. 120.)
(') /'hiloloijicfi, II, p. 141.
E M P É D 0 G L E 197
' impuissant. Il faut pour conjurer l'invisible mal une magie
plus forte. C'est aux pieds d'Empédocle, apparu avec
ses patères de sacrifice, que se jette Pausanias, déli-
rant de terreur. Est-ce là la pure tradition grecque ?
Non, Corinne a honte pour son fiancé. Son indignation
s'élève contre le thaumaturge, dont elle ignore les
sortilèges vrais. Et la clarté du jour se lève sur ce désarroi
de deuil.
Empédocle suit la foule. Il se tient voilé devant
l'autel, dans la salle où les gérontes de la cité vont déli-
bérer ('). Il nomme le fléau qui décime la cité : « La peste
est parmi vous: Soyez des Hellènes! » 11 interdit la crainte
et la pitié, indignes des Grecs. Mais cette cité amollie
ignore l'héroïsme ancien. Un effarement ridicule s'empare
de ces hommes graves. La multitude dans l'épouvante
prend d'assaut la salle. Elle impose à Empédocle la cou-
ronne royale. Il sait le secret du salut. Ne voit-il pas
fumer l'Etna proche ? Mais la médication qu'il propose
sera une magie nouvelle : Elle consiste à instituer la
tragédie. Le drame grec est un acte sacramentel, destiné
à rendre aux âmes, avec le goût de la mort sublime,
la force héroïque défaillante.
Ainsi l'art est l'interprète prophétique de la douleur
humaine ; et il lui suffit de l'évoquer pour la guérir. La
nature doit frissonner devant une telle révélation ; et
comment Corinne qui est femme, c'est-à-dire nature,
n'aurait-elle pas ce frissoa d'effroi? Elle se ressaisira
pourtant. Le rôle est conçu dans un héroïsme simple
comme celui du prince de Hombourg dans Kleist. Mais la
tragédie commence : Elle représente Dionysos sauvant
Ariane,» après la trahison de Thésée. Subtile et trauspa-
(') Nietzsche les appelle Ratsherni, comme à Bàle.
198 LE LIVRE DE LA TRAGEDIE
rente énigme. Dans les milieux wagnériens, Ariane était
le surnom de Gosima. xMais cette Ariane avait abandonné
son Thésée, pour le Dionysos nouveau, Richard Wagner (').
Nietzsche recueille ce drame intime de la vie de Wagner
pour en faire le noyau de son drame didactique. La tra-
gédie se déroule, dans sa double cruauté : les tortures du
cœur et l'effroi d'une catastrophe générale.
Sur la scène, Empédocle, poète et tragédien, tient le
rôle de Dionysos . Il est le philosophe qui , pour une
besogne de civilisation dont il sait seul le secret, use du
sortilège de l'art. Jamais Wagner n'a été glorifié avec tant
de pathétique. Comme il est triste que Nietzsche nait
pas écrit ce premier de tous les « dithyrambes diony-
siaques », projeté dans sa jeune ferveur wagnérienne !
Dionysos eût annoncé la palingénésie de toutes choses.
Sa parole puissante et inspirée, comme celle du Satyros
de Gœthe, eût déversé sur le peuple une ivresse joyeuse
de mourir. Le sacrifice enivré de soi, voilà la guérison
des civilisations frappées de décrépitude.
Le drame eût atteint la cime de l'émotion, dans le
heurt des pensées contradictoires. Remous dans le
peuple et lutte dans le héros. Des rumeurs commencent
à courir sur cette farouche volonté d'anéantissement qui
a germé dans Empédocle : Et, sans pitié, le philosophe,
grimé en dieu, eût continué sa prédication. Pausanias,
fiancé de Corinne, s'affaisse dans les convulsions de la mort,
et Corinne va courir à son secours : Empédocle sait l'en
(1) M"" E. FoERSTER, Der junge Aietzsche, p. 292, et dans Wagner und
Nietzsche zur Zeit ihrer Freundschaft, 1915, p. 108, nous apprend. que Ilans
de Biilow, passant à Bàle en décembre 1871, avait fait un jour devant
Nietzsche cette allusion amère. Notre interprétation suppose que Nietzsche
a retrouvé spontanément l'affabulation ou que le langage de Hans de Biilow
lui était connu dès 1870. Dans les cénacles wagnériens, tous les racontars
se transmettaient très vite.
[E M P É D 0 C L E 199
empêcher. Mais, devant cette apostasie de l'amour, le
mourant trouve un langage si émouvant de douleur et
peut-être de mépris, qu'il apitoie le plus impassible
courage. A présent, le cœur d'Empédocle se fend, et il
doute.
Sa pitié assied plus fermement en lui une résolution
maintenant plus douloureuse. Sa proclamation, dans le
Bacchanale du soir, eût été sans doute pleine de résigna-
tion, comme cette orgie organisée par Jean de Leyde, la
veille de l'assaut de Munster, dans le poème où Robert
Hamerling a célébré « le roi de Sion ». Rassuré par la
présence de son dieu, le peuple eût oublié son fléau ou
l'eût accepté. Que devait être cette scène où une vieille
femme, en présence d'une chère et jeune défunte, donnait
le spectacle d'un calme pessimiste ? C'eût été une scène
funéraire, où sans doute aurait parlé, avec une simplicité
ingénue et grande, toute la douleur des affections humaines
déchirées. La résignation d'une pauvre femme en che-
veux gris eût fait paraître encore plus dignes de pitié les
affres des survivants tourmentés ; et Empédocle eût arrêté
alors son plan de mort, qui allait anéantir toute une cité.
C'est remjDli de cette pensée qu'il se serait montré une
dernière fois, sombre, dans la maison de Corinne.
Puis, la nuit, Empédocle eût paru parmi ses disciples,
dans une scène simple et grande à faire sangloter. Tel le
Christ au jardin des Oliviers, ou Zarathoustra, sur cette
montagne « où fument la détresse et le deuil », et où il
dira sa philosophie douce, résolue et cruelle. A ce peuple
prosterné devant lui, Empédocle eût enseigné l'abdication
devant la vie. Il faut jeter bas, aurait-il dit, la statue de
Pan, muette à la douleur de l'homme. La seule destinée
digne de nous, est de savoir mourir. Grande prédication,
mais qui prépare au philosophe une suprême déception.
La couardise du peuple devant la mort est pire que son
200 LE LIVRE DE LA TRAGEDIE
effroi de la peste. Une déroute éperdue disperse la multi-
tude jusque-là agenouillée ; et c'est là une vaine lâcheté,
sans doute, quand deux coulées de lave déjà cernent le
troupeau effaré : Car le philosophe, qui s'est trompé
sur les hommes, ne se trompe pas sur les faits physiques.
Il a escompté, avec exactitude, la complicité de la mon-
tagne. La tragédie de la cité est close; et il reste à Empé-
docle à chercher son destin personnel.
De tout ce qu'il a amené d'irréparable, est-il sûr de
pouvoir répondre ? Obstinément attaché au vrai , il a
quitté la religion et l'art, également illusoires. Il n'a pu
se satisfaire que de la science, hostile à toute vie. Mais,
à quoi bon savoir, si le vivant qui sait ne peut plus-
vivre? La sagesse vraie n'est-elle pas cette fuite instinc-
tive du peuple, qui sauve, avec sa vie, la possibilité
unique de sa régénération? Le crime d'Empédocle est
d'avoir douté de la vie par orgueil de la savoir faible et
corruptible. Toutefois, l'univers ramène sans fin la vie et
la mort. Un seul châtiment existe pour celui qui a commis
le crime contre la vie, c'est de mourir éternellement. Il
ne peut y avoir pour lui qu'une lustration : C'est la palin-
génésie de la mort innombrable et répétée.
Par un suprême paradoxe, une âme, et de toutes la
plus ennemie, le suivra. Corinne, à qui il a ôté son amant,
se donnera à Empédocle dans la mort, comme cette tendre
Psyché, qui suit le Satyros de Gœthe. En vain la repous-
sera-t-il. Elle lui fait honte de son avertissement. « Dio-
nysos fuirait-il devant Ariane? » La volonté de mourir
éternellement, qui est la Philosophie, fuira-t-elle devant
la Femme, qui est la Nature même? Mais les âmes d'élite
acceptent d'avance le destin, comme l'accepte la nature.
Un animal se réfugie auprès d'eux durant cette marche à
travers la mer incandescente qui déjà déferle. Pareille-
ment, quand Zarathoustra mourra, les plantes et les bêtes
EMPEDOGLE 201
supporteront seules la vérité qui met en fuite les dis-
ciples. Un humble animal et une héroïne de la vérité
s'acheminent avec Empédocle vers le cratère, où il con-
somme son suicide philosophique.
Après le panégyrique de Wagner, quelle plus glo-
rieuse apothéose concevoir pour Cosima? La femme, par
admiration du bien-aimé, va à la mort, si la mort est la
dernière conséquence du vrai. Le drame, philosophique-
ment ambigu, est d'une clarté humaine totale. On peut
douter sur la philosophie à choisir. Nietzsche hésitera
longtemps ; et de 1870-76 se prononcera pour la philoso-
phie de l'illusion ; de 1876 à 1881 pour la philosophie du
vrai. Une chose est sûre, c'est le déchirement du philo-
sophe placé dans cette tragique alternative ; et c'est cette
douleur qui eût fait à' Empédocle sans doute une plainte
lyrique d'une incomparable éloquence. Elle restera
inexprimée toutefois, pour mûrir et s'adoucir dans
l'apaisement du Zarathustra.
Or, cette philosophie qui hésite entre l'illusion et le
vrai, peut-elle encore symboliser le wagnérisme ? Bru-
nehilde, sans doute, dans le dénouement du Crépuscule
des Dieux, où elle quitte le pays de la chimère et de la
vie, prétend entrer dans la région du savoir. L'alterna-
tive posée par le drame wagnérien était celle d'une phi-
losophie nouvelle. Wagner avait-il qualité pour décider?
Alors sous le masque tragique d'Empédocle il faut recon-
naître les traits de Wagner. Mais, dans l'hypothèse
contraire, si le suffrage et le cœur d'Ariane doivent
aller à celui qui découvre les sources d'un nouveau pessi-
misme destiné à purifier les âmes, le prix doit appartenir
un jour à un autre qui ne se nomme pas encore. Nietzsche
garde en lui cet orgueilleux secret, enfermé dans son
apologue.
Qui sait, à part moi, écrira-t-il en 1888, qui est Ariane? Personne,
202 LE LIVRE DE LA TRAGEDIE
jusqu'ici, n'a eu la solution de ces énigmes. Je doute que personne ait
soupçonné ici des énigmes... ('). -
Il y reviendra parfois, dans ses carnets, jusqu'à ce
jour tragique de 1888 où, vaincu par la vie, mais touchant
philosophiquement à la victoire, il ne pourra plus le
contenir. Alors, il écrira à Cosima le billet délirant :
«.( Ariadne, ich liebe dich! {'-) d La conquête de la plus noble
des femmes, voilà le symbole nouveau que s'est forgé son
vouloir dominateur, et l'une des fictions dirigeantes prin-
cipales par lesquelles il fixait sa mobilité sensitive.
V Empédocle resta une ébauche. Gomme le Zarathus-
tra^ il eût été trop étroit pour contenir toute la pensée de
Nietzsche. Comment expliquer par une affabulation
unique non seulement l'essence, mais aussi la décadence
de la tragédie? Il fallait, là encore, reprendre et corriger
les idées de Wagner. Oui, certes, Wagner avait dit avec
justesse que la tragédie grecque mourut avec la cité athé-
nienne (^) et avec l'épuisement du Volksgeist qui l'avait
produite (*). Mais n'y avait-il pas contradiction chez
Wagner à prétendre ressusciter la tragédie, que le pro-
grès de la pensée abstraite avait ruinée? Sommes-nous
libres de prendre à rebours une évolution naturelle?
Gomment penserions-nous par mythes, quand l'habitude
(') Publié d'abord dans le tirage à part des Gedichte und Spr'ùche, 1898,
p. ki, EcceHomoyW., XV,1(J0). — C. A. Berroilli, Franz OverbecA-,t II, p. 79.
{-) M"" Cosima Wagner a reçu ce billet en janvier 1889. Pour toute
l'interprétation de cet apologue philosophique, nous suivons la solide
hypothèse préalable de C.-A. Bernoclli, Franz Overbeck, t. II, p. 79 sq.,qui,
le premier, a identifié l'Ariane, qui hantera désormais les rêves de ÎS'ietzsche,
avec Cosima Wagner. M"' Foerster n'a rien opposé jusqu'ici à cette argu-
mentation que des dénégations sans preuves, dans Wagner und Nietzsche
zur Zeit ihrer Freundschaft, p. 225. On trouA-era des rapprochements
nouA^eaux et probants dans Hans Bélart, Friedrich Xieizsches Leben, pp. 86-90.
{^) R. Wagner, Kunst und Révolution : « Genau mit der Auflôsung des
athenischen Staats hàngt der Verfall der Tragœdie zusammen. » {Schriften,
111, p. 12.)
(*) R. W.vGKKK, Dos Kunstwerk der Zukunft. (Schriften. III, p. lOo.)
LITIGES AVEC W A G N E R 203
s'est invétérée de penser par idées claires? Si les dieux ne
sont que les désirs de riiomme projetés en dehors de
nous, comment ne pas aimer ou haïr en eux-mêmes ces
désirs? Comment ne pas les raisonner? Comment alors le
chœur et l'action du drame n'offriraient-ils pas un contenu
didactique? La tragédie meurt de la franchise d'Euripide.
La franchise serait-elle un vice? Toujours on était ramené
à cette alternative qui nous impose de choisir entre l'illu-
sion salutaire et la vérité. Wagner choisissait par le
cœur. Il fallait, pour choisir philosophiquement, une doc-
trine aux yeux de laquelle l'intelligence elle-même n'at-
teint pas le vrai, et ne réussit pas même, après avoir
déchiré les voiles du mythe, à nous consoler de l'effroyable
spectacle, que le mythe imagé avait du moins le mérite de
recouvrir de beauté.
III
LITIGES DE PRIORITÉ ENTRE WAGNER ET NIETZSCHE
Wagner avait fait une telle tentative. Son Beethoven
(1870) offrait une philosophie de la musique qui essayait
de descendre aux sources où naissent les pensées non
desséchées par l'abstraction ('). Il se risquait à dire
pourquoi la philosophie schopenhauérienne rendait
compte de l'art wagnérien et de toute musique. Il n'y a
peut-être pas de livre, après les essais d' Emerson, où
Nietzsche ait mieux appris l'art de présenter une grande
idée comme l'événement d'une grande vie.
Toutefois, c'était là un apprentissage de forme. La
doctrine, à qui appartenait-elle? Il faut deviner ici entre
Nietzsche et Wagner un antagonisme d'influence, qui
grandit, causé par l'orgueil de l'un et de l'autre. Était-ce
(») Corr., I, 174; II, 220.
204 LE L I \ Il E DE LA TRAGEDIE
déjà chez Nietzsche de la jalousie? Wagner prenait,
sans gêne, de toutes mains. Sa gratitude ouhliait souvent
de s'exprimer en public et s'épanchait plus volontiers
en assurances joviales échangées dans l'intimité.
Nietzsche, qui peut-être exagérait son apport à leur
association, se laissait dépouiller sans protester, mais se
faisait un intime mérite de son sacrifice.
Il faut se reporter à ces temps où mûrit la fin de
Siegfried, et dont Nietzsche n'a jamais pu se souvenir sans
attendrissement :
En ce temps-là nous nous aimions. Nous espérions tout l'un pour
Vautre. Ce fut vraiment une tendresse profonde, sans arrière-
pensée (').
Nietzsche écrira de la sorte à Peter Gast en 1883, dans
l'émotion récente que lui donnait la mort de Wagner. Ils
s'aimaient certes. Mais s'entendaient-ils? et Nietzsche
n'oublie-t-il pas certaines arrière-pensées? Une affection
qui, en échange du don qu'elle fait d'elle-même, n'a que le
droit d'admirer le partenaire, peut-elle durer? C'est le
rôle où Nietzsche se croyait confiné, et que son affection
a accepté. Mais doucement, parfois, il indiquait qu'il
n'était pas dupe. La lettre du 10 novembre 1870 où il
remercie Wagner de son Beethoven est un de ces chefs-
d'œuvre de rédaction sournoise, où Nietzsche excelle :
Très vénéré maître,
... Rien ne pouvait m'advenir de plus réconfortant que l'envoi de
votre Beethoven. Je pourrais, notamment, par un essai que j'ai écrit
pour mon usage cet été, et intitulé La conception dionysiaque du
monde, vous montrer combien j'attachais d'importance à connaître
votre philosophie de la musique (et n'est-ce pas là connaître la phi-
losophie même de la musique?). Au vrai, cette étude préalable m'a
{') Corr., IV, 156.
LITIGES AVEC W A G N E R 20o
mis en mesure de comprendre d'une façon complète et de goûter à
fond l'enchaînement de votre démonstration, si éloigné que soit du
mien votre cycle d'idées, si surpris et émerveillé qu'on demeure de
tout votre écrit et en particulier de votre exposé de ce qui fut la
prouesse réelle de Beethoven.
Mais je crains que vous ne fassiez aux esthéticiens du temps pré-
sent l'effet d'un somnambule, qu'il n'est pas bon, qu'il est même
dangereux, qu'il est surtout impossible de suivre. Les connaisseurs
de la philosophie schopenhauérienne eux-mêmes seront pour la
plupart hors d'état de traduire en idées et en sentiments l'accord pro-
fond qui existe entre vos idées et celles de votre maître. Aussi votre
écrit, comme le dit Aristote de ses écrits ésotériques, « est à la fois
édité et inédit ». Je croirais volontiers que celui-là seul peut vous
suivre, en tant que penseur, pour qui se sont ouverts les sceaux de
votre Tristan surtout.
C'est pourquoi je tiens l'intelligence vraie de votre philosophie
musicale pour le privilège précieux que garde une corporation fermée,
et qu'un petit nombre d'hommes provisoirement ont reçu en
partage... (').
Qu'on veuille bien regarder de près les vérités que ces
paroles mettent sous les yeux de Wagner. Nietzsche croit
reconnaître dans le Beethoven de Wagner des idées qui
sont les siennes. Il les avait rédigées « pour son usage »,
et non pour être divulguées. Le mémoire sur La concep-
tion dionysiaque du monde, il l'avait lu à Tribschen
avant de partir pour les champs de bataille. Pour
ménager l'amour-propre de Wagner, pour ne pas lui
reprocher ouvertement une indiscrétion, il feint d'avoir
oublié ce détail. Il va lui envoyer son essai. Wagner
jugera combien leurs idées coïncident. Si, pour com-
prendre et goûter le Beethoven de Wagner, il était néces-
saire d'avoir écrit d'abord Die diomjsische Wellan-
schauung, comment avait pu naître le Beethoven, si ce
(') E. FoEKSTER, Wagner und Nielzsçhe, 19io, p. G6. Cette lettre de
Nietzsche, très mutilée à la fin, était restée inconnue.
206 LE LIVRE DE LA TRAGEDIE
n'est d'uQe lecture de Nietzsche? Car on était «surpris et
émerveillé », de voir appliqué à un musicien moderne des
théories faites pour y expliquer le drame grec.
Avec douceur alors Nietzsche avertissait Wagner :
a N'essayez pas. Vous tentez l'impossible. Vous croyez
exprimer une philosophie schopenhauérienne. Les secta-
teurs de Schopenhauer n'y reconnaîtront pas la pensée de
leur maître. » C'est qu'il y avait là une philosophie nou-
velle de l'art. On ne pouvait pas la retrouver dans les
livres de Schopenhauer, puisque Schopenhauer ne l'y
avait pas mise. Elle ne devenait intelligible que si son
créateur la dévoilait. Il ne suffisait pas, pour en posséder le
secret, d'avoir composé Ti'istan, il fallait lavoir compris ;
et qui donc comprenait Tristanl On ne le comprenait pas
même à Tribschen. Plus tard, en janvier 1872, quand
Nietzsche aura publié son ouvrage complet, Cosima lui
écrira :
Vous pensez combien votre mention de Tristan et fseult m'a émue.
L'anéantissement par la musique et la rédemption par le drame, j'en
avais, par ce drame dont vous décrivez le caractère unique, eu le sen-
liment puissant, mais je n'avais jamais pu me l'exprimer. En sorte
que, dans ce qui fut la plus prodigieuse émotion de ma vie, vous avez
par surcroît apporté la clarté (').
Or, tout le traité sur La conception dionysiaque du
monde, comme le livre sur la Tragédie, qui en est l'achè-
vement, aboutissait à cette interprétation nouvelle et
encore secrète de Tristan. Comment emprunter et utiliser
des idées auxquelles manquait leur aboutissement? On
ne le pouvait pjis. « Votre écrit est à la fois édité et
inédit », fait observer Nietzsche à Wagner, parce qu'il
manque à son Beethoven^ pour l'éclairer, la conclusion
pour laquelle était faite toute cette philosophie de l'art.
(M E. FoERSTER. Bioqr., II, 69; Wagner und Xielzsche. p. 88.
LITIGES AVEC WAGNER 207
Mais cette philosophie, quand Wagner aurait été capable
de la faire connaître, il n'en avait pas le droit. Il s'agis-
sait là d'un secret concerté entre eux autant "que d'une
propriété littéraire intangible. Pourtant Nietzsche était
sans crainte. On les comptait, les initiés qui avaient le
mot du mystère. Et, condescendant, il signait : « Votre
reconnaissant et fidèle Nietzsche. »
Quand on relit de près le Beethoven de Wagner, on
s'étonne que Nietzsche en ait pris tant d'ombrage. Son
irritabilité de toujours cachait sous des reproches défé-
rents une ingratitude réelle. Il prenait possession du
wagnérisme comme d'un bien propre. Il écrit à Rohde, le
15 décembre 1870 :
Un livre de Wagner sur Beethoven, qui vient de paraître, pourra
t'orienter en beaucoup de choses sur ce que j'exige à présent de
l'avenir. Lis-le ; il est une révélation de l'esprit, dans lequel nous —
oui, nous tous — - vivrons cet avenir (M.
Si assuré que fût Wagner de sa mission d'art, il
n'avait pas cet impatient mysticisme. Et comment eût-il
pensé que sa conception personnelle de la musique, un
peu renouvelée certes depuis 1848, ne parût exprimer que
ce que son plus jeune disciple « exigeait de l'avenir ».
Wagner n'en avait-il pas aussi appelé à cet avenir, dont
sa musique avait porté le nom, pour la risée de beau-
coup ? Et ne pouvait-il espérer le marquer de son
empreinte? Comment se serait traduite au dehors la col-
laboration intime commencée à Tribschen, si ce n'est par
des manifestes concordants? A supposer qu'il se trouvât
dans le Beethoven de Wagner des réminiscences de ses
conversations avec Nietzsche, n'étaient-ce pas autant de
marques d'amitié? En réalité, ces réminiscences litté-
(') Corr., II. 213.
208 LE LIVRE DE LA T R A G l': D I E
raies sont en petit nombre (*), et une application correcte
du schopenliauérisme à l'étude concrète d'un grand
musicien fait presque tous les frais de l'opuscule.
Pour Wagner, le regard de la conscience peut
s'ouvrir sur deux mondes : la réalité extérieure et les
faits de l'àme. Il suffît cependant que le regard parcoure
la surface des choses, pour que s'évanouisse l'apparence
de leur individualité. Il ne les aperçoit que comme des
idées. Il discerne ce qui leur est commun, c'est-à-dire ce
par quoi elles nous ressemblent. Mais cette identité des
choses avec nous, évidente, parce que, sans elle, rien n'en-
trerait jamais dans la conscience, nous n'en savons rien;
et c'est pourquoi le monde se présente à nous conmie une
surface où se meuvent des formes animées pareilles à
nous et différentes de nous; et l'art plastique, qui en est
la conscience la plus claire, en fixe les lignes dans
l'espace. Combien plus profondément la réalité se
découvre quand le regard conscient se tourne vers le
dedans !
Il le peut, quand tout vouloir s'endort. Des vagues
puissantes et obscures se meuvent sous la houle éclairée
des émotions de surface. Mieux encore, une même vie se
déroule en nous et hors de nous. Le sentiment interne
nous montre dans les choses du dehors un vouloir de
même racine que nous. C'est aussi une idée qui nous
apparaît ainsi, c'est-à-dire une existence à la fois concrète
et générale, où s'effacent les existences séparées; mais
c'est Vidée de l'univers. Et il y a un art qui exprime cette
idée, c'est la musique.
Nous en avons une preuve toute populaire et connue
(') Un historien également familier avec Wagner et avec Nietzsche,
Henri Lichtenberger , Richard Wagner, poète el penseur, 2" <}d., 1899,
p. 366 sq., a pu analyser le Beellioveu de Wagner, sans y remarriiier des
réminiscences de Nietzsche.
LITIGES AVEC W A G N E R 209
de tous dans de certains rêves fatidiques qui nous
obsèdent, et dont on ne sort que par un cri. La musique
est le cri par lequel l'esprit sort de ce rêve ténébreux où
le plongeait la conscience la plus intérieure (*). Les arts
plastiques nous montrent ce qui apparaît du monde exté-
rieur quand le vouloir-vivre individuel se tait, parce qu'il
est tout baigné de la pure lumière de la connaissance.
La musique nous révèle du monde ce qui en apparaît,
quand cette conscience claire vient à se briser et fait
place à une seconde vue qui nous ouvre le regard sur le
vouloir universel. L'iiomme anxieux interrogeait l'uni-
vers. Il poussait un cri dans la solitude. La réponse de
l'univers est la musique. Elle flotte sur le monde comme
flotte le long des canaux de Venise la mélopée triste et
rauque des gondoliers dans la nuit, rêve sonore de la
ville endormie (^) ; ou comme la voix des forêts, des ani-
maux et des souffles, répond à l'homme qui médite. Or,
pour celui qui prête l'oreille à ces voix, le monde visible
s'efface. Il reste des harmonies qui ne se situent ni
dans le temps ni dans l'espace. Tout ce qui affleure
encore à la conscience claire, ce sont des rythmes. Sans
€ux la musique elle-même ne serait plus perceptible.
Enfin, le rythme suggestionne puissamment les gestes
de l'homme, comme on le voit bien dans la dansé; et
ainsi la musique, par le rythme, recouvre le monde
plastique, qu'elle anime après avoir résorbé le monde
vulgaire. Mais seule la musique sait le sentiment inté-
rieur qui meut les gestes qu'elle a elle-même com-
mandés.
Il y avait dans ces théories comme un rapprochement
cherché avec Franz Liszt. Mais Nietztîche ne le cherchait-,
(M R. Wagkeb, Beethoven {Schrifien,lS., 67-70)
(-) Ibid., IX, 72-73.
ANDLKB. — II. 14
L
210 LE LIVRE DE LA TRAGEDIE
il pas, lui aussi, à ce moment même (')? Le grand pro-
blème des rapports entre la musique et les paroles, la
danse et le drame qui, durant tout le xix' siècle, a obsédé
les théoriciens, Wagner devait-il se l'interdire? Oui, sans
doute pour ce rêve abîmé dans l'extase, et en qui se pré-
cisent peu à peu des images plastiquement belles,
Nietzsche, songeant aux Grecs, trouvera un autre nom.
Son émulation doit se sentir stimulée quand il A'^oit son
maître approcher des problèmes dont la clef lui manque,
tandis que la connaissance de l'hellénisme et une mé-
thode folk-lorique nouvelle en fournissent à Nietzsche la
solution. Mais où Nietzsche prenait-il des raisons de dé-
fiance irritée? On en devine une cependant : Loin de
plagier Nietzsche, Wagner l'oubliait un peu :
Sur les rapports entre la musique et les formes plastiques du
monde des phénomènes ou entre elles et les notions abstraites des
ctioses, il est impossible de produire des considéralions plus lumineuses
que celles que nous lisons là-dessus dans tes ouvrages de Schopenhauer.
C'est pourquoi nous ne nous y arrêterons pas d'une façon superflue et
nous allons passer au problème vrai de notre recherche ; nous exami-
nerons la nature du musicien lui-même (-),
Nietzsche, précisément, ne croyait-il pas, par son esthé-
tique, avoir éclairci une obscurité du schopenhauérisme ?
Et c'était cette tentative que Wagner déclarait « impos-
sible » et a superflue »? Ou, s'il n'en avait pas remarqué
la décisive nouveauté, quel rôle subalterne était celui de
Nietzsche dans leur amitié?
Le même malaise se reproduisait quand Wagner
reprenait la doctrine schillérienne sur le pathétique. 11
disait alors de la musique ce que Schiller avait dit de la
tragédie. Elle ne traduit pas le beau, mais le sublime. Car
{') V. plus bas: Les Sources du Livre sur la Tragédie, $ VII: Fra»: Liszt-
(*) /?. Wagner, Ibid., IX, 77. — C'est nous qui soulignons.
LITIGES AVEC WAGNER 211
elle décrit le vouloir individuel s'abimant dans l'unité
éternelle de l'être. Ainsi il n'y a pas de tragédie possible,
il n'existe pas de sublime humain sans musique. L'anta-
gonisme entre la liberté humaine et les forces brutales
de la nature, seule la musique sait le rendre; car
elle vit au cœur des agitations du vouloir- vivre. La
musique est l'accompagnement nécessaire du drame,
comme le pathétique, c'est-à-dire la sublimité. Elle enve-*
loppe le drame et le porte : Il ne flotterait pas, s'il n'était
baigné dans ce fluide musical où il se déplace. Ou encore
le drame est de la musique devenue visible ; la musique
est le drame perçu dans sa réalité immatérielle (').
Mais Schiller, dont cette théorie est une transposition,
n'était-il pas un des auteurs préférés de Wagner, et les
plus souvent cités? Et si les entretiens de Tribschen ont
porté sur cette commune prédilection, pourquoi le Beetho-
ven n'en aurait-il pas gardé la teinte ?
On en dirait autant de cette idée, naturellement ame-
née par la précédente, d'une fraternité entre Shakespeare
et Beethoven. On la trouve dans les notes de Nietzsche,
comme dans le manifeste wagnérien. Mais de qui vient-
elle? On les sent tout près de Gœthe tous deux, quand ils
disent de Shakespeare que ses caractères vivent d'une
mystérieuse et effrayante vie, comme des fantômes qui
marchent. Mais Wagner ajoute : c'est que ces figures sont
aperçues comme par seconde vue, dans une hallucination
vraie (^). Et elles demanderaient à parler en musique, si
elles s'ouvraient à notre sens intérieur, comme aussi bien le
Coriolan de Shakespeare ne livre toute sa signification que
dans la musique de Beethoven. Inversement, les thèmes
(') R. Wagner, Beethoven. {Schriften, IX, 105.) V. nos Précurseurs de
Nietzsche, chap. Schiller, p. 46 sq.
(-) Ibid., IX, 109.
212 LE LIVRE DE LA TRAGEDIE
de Reethoven, combien de fois feraient-ils surgir à nos
yeux des figures shakespeariennes, si nous avions la luci-
dité hallucinatoire et plastique qu'ils requièrent?
Ainsi un drame nouveau pourrait naître, qui dépas-
serait toute poésie, weit ûber das Werk der eigentlichen
Dichtkimst ('). Il serait le mouvant reflet de la musique
qui l'enveloppe de ses ondulations. Hors de toute conven-
tion poétique, il serait sans paroles autres que des cris,
accompagnés de gestes abrégés, d'actes succincts ; et tout
le drame serait comme un cri d'angoisse au sortir d'un
cauchemar profond. Il aboutirait à un dénouement d'une
tragique sérénité : l'afi'ranchissement par la vision du
sacrifice volontaire.
A coup sur, c'est là le secret ésotérique sur lequel
Nietzsche veut qu'on fasse un silence provisoire. L'arrière-
pensée de Wagner est "que ce drame, situé par delà la
poésie, dans la région immatérielle de la musique, va
surgir ; qu'il existe dans la Tétralogie presque achevée,
et dans le Tristan oublié. Comment n'aurait-il pas l'im-
patience de le crier? Il est le créateur de ces œuvres.
N'a-t-il pas le droit de les annoncer, de les analyser,
enfin de les comprendre? Si Wagner, comme Nietzsche
le croit sincèrement alors, est un de ces esprits pareils
aux Grecs, qui captent une pensée jaillie vivante au point
où se touchent l'imagination plastique et l'émotion musi-
cale, comment, les yeux dessillés par Schopenhauer, ne
saurait-il pas se décrire lui-même ?
A vrai dire, ce n'était pas d'un homme qu'il s'agissail
dans la pensée de Nietzsche ; mais de toute une nouvelle
espèce d'hommes et d'une nouvelle civilisation. Mais,
précisément là dessus, Wagner avait toujours été lucide.
« Créer une culture de l'esprit qui unisse Reethoven ei
Ibid., IX, IIU. 111.
r
LITIGES AVEC W A G N E R 213
Shakespeare (•) », c'était une formule de Nietzsche, mais
une formule seulement. Sur sa tâche, Wagner n'avait
jamais été dans l'obscurité.
Cette structure d'esprit nouvelle, qui devra être celle
de tous les hommes, Wagner, avec Schopenhauer et
Burckliardt, croyait qu'elle apparaîtrait d'abord dans des
hommes de génie. Il avait choisi Beethoven pour illustrer
sa doctrine. Il avait décrit ce visage rugueux et convulsé,
ce regard de feu, ce crâne d'une épaisseur énorme, qui
abritait le cerveau le plus sensitif, toute cette force enve-
loppant de la tendresse et de la lumière. Il n'est pas jus-
qu'à la surdité de Beethoven que Wagner ne trouvât pro-
videntielle. Car elle le détournait du monde une deuxième
fois, quand déjà son rigorisme moral l'en séparait. Un
Beethoven ainsi tourné vers le dedans, c'est la pensée de
l'univers, visible et marchant parmi nous {das ivandernde
An sich der Welt). Or, il a pour le monde le sourire de
Brahma, qui n'est pas dupe du mirage universel créé par
lui. Ce monde où se mêlent la volupté sauvage et la
lamentation, la folie et le deuil, est pour lui un jeu dont
il sourit; et dans cet orage des passions malfaisantes, il
ose décréter que l'homme est bon; dans cet anéantisse-
ment continu et cruel de toute vie, il ose dire que la vie
vaut d'être vécue. Cette acceptation de la vie malgré ses
cruautés, c'est la nouvelle « philosophie tragique » (-) ; et
par elle, Beethoven s'élève au-dessus de Schopenhauer.
Nietzsche n'avait pas cru pouvoir se méprendre sur le
sens de ces graves et enthousiastes affirmations. Le sen-
timent créateur de la nouvelle civilisation se faisait jour
par elles. Mais si on le lisait dans la musique de Beethoven,
qui donc le premier l'y avait découvert? Nietzsche se per-
(') Musik und Tragôdie, 1871, posthume, S 231. {W., IX, 2ol.)
(^) R. Wagner, Beethoven. {Schriften, IX, 29 sq.)
214 LE LIVRE DE LA TRAGEDIE
suadait que peut-être il avait seul su dépasser ainsi Scbo-
penhauer. Il oubliait alors que la même émotion respirait
dans le Sati/7'os et dans le Divan àe Goethe; qu'elle ruisse-
lait d'Hœlderlin et de Kleist ('). Et qui s'étonnerait que
Wagner en fût rempli dans le mois où il achevait son
triomphal Siegfried ?
Nietzsche, à mesure que Wagner tournera au renonce-
ment chrétien, se ressouviendra mieux de ce bouddhisme
héroïque. Il le recueillera comme sa part d'héritage ou le
retirera comme son apport à la communauté dissoute. Il
se fera gloire de cette fidélité aux convictions autrefois
partagées. Mais il fera erreur sur sa part d'originalité, et
cette croissante erreur l'enfoncera dans la haine de l'ami
bien-aimé.
La reconnaissance, une amitié vraie, qui se retrouvaient
après ces brefs orages, le ramenaient pour longtemps
encore à Wagner. Il éprouvait une orgueilleuse mélan-
colie à se savoir si méconnu. Rohde lui-même, à qui il
venait de faire lire le Beethoven de Wagner, n'y recon-^
naissait pas la voix de Nietzsche :
]
C'est la voix du prophète dans le désert..., une révélation que per-
sonne ne pouvait nous faire plus profonde et plus convaincante que
ce génie (Wagner), dans lequel le plus intime esprit de l'art divin se
manifeste pur et sans les oripeaux de la mode (*).
Ainsi, Nietzsche éprouvait que l'aube de la gloire ne
se levait pas encore, et le puissant génie, dans le voisinage
de qui, il vivait l'éclipsait. II se faisait alors une raison; il
reprenait du champ. Wagner lui avait dit : « Restez hel-
léniste et laissez-vous, comme tel, guider par la musique. »
Il le fit, et, concevant toute une Grèce nouvelle qui naî-
(*) V. nos Précurseurs de Nietzsche, pp. 37, 42, 56, 96.
(*) Rohde à Metzsche, 29 déc. 1870. (Corr., II, 220.;
LITIGES AVEC W A G N E R 215
trait en Allemagne, se crut ensemble le guide de l'huma-
nisme, de la philosophie et de Fart à venir.
Il poussa dès lors à fond ses études grecques. Pathé-
tiquement, pour Noël 1870, il offrit à Gosima, comme une
silencieuse protestation, le fragment que Wagner n'avait
pas voulu citer de mémoire : Die dionysische Weltan-
schauung. A Richard Wagner, il fît présent d'une estampe
de Durer, le fameux Saint Hubert ou, comme l'appelait
Nietzsche, le chevalier entre la mort et le diable. Or, n'en
doutons pas, « ce chevalier sous le harnais, au dur regard
d'airain, qui, sans souci de son horrible cortège, mais sans
espérance, seul avec son cheval et son chien, sait pour-
suivre son chemin d'épouvante », symbolise Nietzsche en
personne, affirmant qu'on ne l'arrêterait pas dans sa
recherche aventureuse de la vérité.
Le séjour de Tribschen, à Noël, le réconforta pourtant.
Wagner y multipliait les attentions pour la jeune Ménade
amoureuse qui l'avait suivi et qui portait à présent son
nom. Le 25 décembre, un orchestre introduit clandestine-
ment dans l'étage supérieur de sa villa, exécuta pour la
première fois la symphonie puissante et douce qui s'ap-
pelait alors V Idylle de Tribschen., et qui, en commémora-
tion de l'enfant né récemment et de l'œuvre venue
à terme, s'est dénommée depuis Siegfried -Idyll. Dans
cette vie artiste, Nietzsche ne fut jamais de trop. Faut-il
ajouter qu'il ne fut pas tout à fait compris?
Il travaillait avec vigueur à son grand livre sur les
Grecs. Ce livre avait changé diverses fois de nom. L'hiver
de 1870-71, il l'appela La sérénité grecque. Il s'agissait
d'expliquer par quelle discipline sociale et par quel chan-
gement intérieur la sombre imagination asiatique du pre-
mier pessimisme hellénique s'était éclairée jusqu'à faire
de l'intelligence grecque la plus mesurée qu'il y ait
jamais eu. Nietzsche vint lire le fragment à Tribschen, à
216 LE LIVRE DE LA TRAGEDIE
son retour de Lugano, au début d'avril 1871. Wagner et
Gosima en furent déçus. Si eifrayés autrefois de la théorie
nietzschéenne sur le tragique grec, c'est, désormais, elle
qui les intéressait seuls. Ils ont poussé Nietzsche à ne pu-
blier d'abord que sa théorie de la tragédie. Ursprung und
Ziel der Tragœdie^ c'est le titre de son livre durant le prin-
temps de 1871. Il laissa dans ses tiroirs tout ce qu'il avait
projeté de dire sur l'Etat grec, sur l'esclavage en Grèce,
sur la réforme platonicienne, sur la femme grecque, sur
le don de prophétie à Delphes, sur la genèse de l'intelli-
gence scientifique. En peu de jours fut achevé, ce mois-là,
le livre énigmatique, scandaleux et admirable qui s'est
appelé, en fin de compte : Die Geburt der Tragœdie aus
dem Geiste der Musik.
L'ouvrage sorti d'une étrange collaboration, pleine de
malentendus, a produit entre Nietzsche et Wagner un
rapprochement où Nietzsche mit désormais moins d'admi-
ration pour le caractère de son grand partenaire. Jamais
Wagner ne s'est douté qu'il froissait son ami. II commença
ce voyage à Augsbourg et à Bayreuth où fut décidée, avec
une audace inouïe chez un artiste aussi dénué de ressources,
la construction du théâtre wagnérien. A Leipzig, Wagner fit
une conférence retentissante Ueber die Bestimmung der
Oper. Il récidiva tout de suite dans l'indiscrète révélation
des secrets nietzschéens. Sans doute, il déclara « ne pas
vouloir entrer profondément dans les mystères qu'il tou-
chait ». Mais sans y entrer, il les dis^ulguait. D'où étaient
venus à Gœthe et à Schiller, se demandait-il, leurs doutes
sur leurs aptitudes dramatiques ? Ils sentaient vaguement
que la musique seule pouvait donner la vie aux person-
nages du drame. De nouveau se posait le problème redou-
table des rapports entre les images plastiques et l'émo-
tion musicale. Le drame antique avait résolu le problème
et, d'emblée, Wagner parlait la langue de Nietzsche.
LITIGES AVEC WAGNER 217
comme si elle eût été la sienne et comme si elle eût été
intelligible :
Le drame antique est arrivé à son originalité tragique par un com-
promis entre l'élément apollinien et l'élément dionysiaque. Ainsi le
vieil hymne sacerdotal et didactique des Grecs primitifs a pu, par l'en-
tremise d'un lyrisme qui nous est devenu presque incompréhensible,
et en se combinant avec le dithyrambe dionysiaque plus récent,
atteindre à l'effet puissant, qui est l'incomparable privilège de
l'œuvre d'art tragique des Grecs (*).
Dans ce compromis, le didactisme, l'art du dialogue
sentencieux, n'est pas l'essentiel, comme l'ont cru les mo-
dernes. Leur « faux pathétique » est issu de ce contre-sens.
Le sublime vrai ne naîtra que de la musique.
Nietzsche dut sourire, mais il ne protesta plus. Il se
contentait de prendre peu à peu de l'ascendant. Rohde,
quand il lut Ueber die Bestimmung der Oper en mai 18715
écrivit à Nietzsche :
Souvent, très cher ami, j'ai cru t'entendre souffler ses paroles à
Wagner, quand il était question du drame grec (*),
Nietzsche eut la conviction d'être le « souffleur » de
Wagner en plus d'une autre question. A la pensée de
Wagner, la sienne était attachée maintenant, admirative,
mais dominatrice. Il était sûr d'entrer dans l'histoire avec
Wagner. Ils se complétaient. La recherche des condi-
tions où éclôt le génie ; l'exploration des époques favori-
sées où l'inventivité d'art fait brusquement explosion chez
tout un peuple, et des époques sombres où elle s'éteint;
et, en résumé, toute l'énigme de la civilisation supérieure :
voilà les régions où Nietzsche suit Wagner à la trace,
pour prolonger son sentier et le rectifier. Mais Nietzsche
(') Wagnek, Ueber die Bestimmung dcr Oper. {Schrijten, IX, 137. j
(*) Corr., II, 239.
■M8 LE LIVRE DE LA TRAGÉDIE
-apportait-il vraiment des idées neuves ou seulement un
précieux héritage ancien? Il faut, pour le dire, se trans-
porter dans son Tribschen intérieur, et refaire par la pen-
sée tout le travail érudit où s'est élaboré le manifeste qui
a fondé la doctrine nietzschéenne.
CHAPITRE IV
LES SOURCES DU LIVRE
SUR LA NAISSANCE DE LA TRAGEDIE
QUAND parut le livre intitulé par Nietzsche Die Ge-
burt der Tragoedie aus dem Geiste der Musik, il fit
scandale parmi les hommes du métier. La recher-
che qui va suivre ne se propose pas de diminuer le mérite
de Nietzsche, mais de protester contre une injustice. On
ne conçoit plus aujourd'hui l'anathème furieux qui a
frappé Nietzsche. Les défauts scientifiques du livre nous
apparaissent. On en aurait été moins choqué, si les indica-
tions de ses devanciers avaient été moins oubliées d'une
génération de savants moins instruite ; tel quel, le livre
est le fruit d'un immense travail ('). Il était presque
forcé que les hypothèses de la philologie allemande
vinssent à cristalliser un jour dans la forme que leur a
donné l'esprit de Nietzsche. El le livre, malgré les
sophismes dont il faut le dépouiller, a si violemment sti-
mulé les esprits, que nous lui devons de la reconnais-
sance pour la façon poignante dont, grâce à lui, le pro-
blème de la tragédie grecque est resté posé jusqu'à nos
jours. En laissant de côté le nombre infini de commen-
(') Qu'on veuille se reporter à la liste des livres empruntés par Nietzsche
à la Bibliothèque de Bâle. publiée par Albert Lévy, Stirner et Nietzsche,
1904, Appendice, pp. 93-113.
220 LE LIVRE DE LA TRAGÉDIE
taires érudits dont Nietzsche a étayé son élaboration des
textes, on peut classer les influences principales subies
par lui. Et on reconnaîtra : 1' Friedrich Schlegel et Creuzer,
parmi les hellénistes romantiques ; 2" Anselm Feuerbach
et Otfried Miiller, pour l'école de l'hellénisme gœthéen :
3*^ Welcker et Bachofen parmi les spécialistes d'un nou-
veau folklore et d'une sociologie littéraire naissante,
A toutes ces influences, se superposait celle de Franz Liszt,,
vers lequel gravitait Wagner dans ses derniers manifestes.
I. FRIEDRICH SCHLEGEL
On a pu croire à un paradoxe quand, il y a vingt ans,
Ricarda Huch donnait, àl'un des chapitres de son spirituel
et profond livre, Blïithezeitder Romantik (1899), le titre
di Apollon et Dionysos. Elle semblait insinuer que la dé-
couverte principale de Nietzsche dans l'interprétation des
Grecs, avait été anticipée parles romantiques allemands.
Karl Joël, dans son étincelant livre sur Nietzsche und
die Romantik (1905), a eu beau multiplier les comparai-
sons ingénieuses. Il n'osait pas conclure à une influence
de Friedrich Schlegel sur Nietzsche. Il faut rompre avec
cette appréhension. Il est impossible que Nietzsche ait
fait à Leipzig les études sur le romantisme, on il se ren-
contrait avec Erwin Rohde, sans être tombé sur Friedrich
Schlegel. Ses cahiers de notes, au moment où il prépare
son livre sur la tragédie, fourmillent de citations em-
pruntées à ce romantique ('). Quand il aurait été difficile
à Nietzsche de se procurer les fragments, très rares en
son temps, du Lyceum «t de YAthenœum, il n'en de-
meure pas moins certain que les grandes études Ueber das
Studium de?' Griechischen Poésie (1797) et la -Geschichte
(') V. l'Appendice d'Ernst Holzer, Nietzscue, U'., TX, 452.
LES SOURCES : F. SGHLEGEL 221
der Poésie der Griechen und Roemer (1798) de Friedrich
Sclîlegel étaient connues de Nietzsche comme des ou-
vrages où s'est renouvelé le sens de l'hellénisme en Alle-
magne.
Le principe de Schlegel, Wiedergeburt dieser echten
schônen Kunst, RiXckkehr zur ganzen Griechheit, donne déjà
comme le vocabulaire même de Nietzsche. Quand Schlegel
prétend retremper l'esprit philosophique dans la recher-
che de détail {Die Philosophen sollen Grammatiker, und
die Grammatiker sollen Philosophen sein), on croit enten-
dre la conclusion de la leçon d'ouverture de Nietzsche à
Bâle en 1869. Dans V Histoire de la poésie grecque^ proje-
tée pour faire pendant à VHistoire de la plastique
grecque de Winclielmann, Schlegel avait marqué le con-
traste qui existe entre la plastique et la musique, en paroles
lourdes de sens et capables de laisser dans l'esprit de
Nietzsche une longue résonance. Et quand Schlegel,
à force d'amour, de recueillement, d'intimité quotidienne
et tendre, prétendait faire surgir des moindres débris
l'esprit qui y avait vécu (*), et affirmait que l'original à
restituer n'était pas telle œuvre préférée de nous, mais
l'antiquité totale, l'ensemble entier de la civilisation
hellénique, on reconnaît des exigences que Nietzsche
reproduira, rajeunies, dans ses leçons bâloises, sur l'ave-
nir de nos institutions de culture. <i Die griechische Bildung
ist ein Ganzes »^ avait dit Friedrich Schlegel, après F. -A.
Wolf, et c'est pourquoi Nietzsche conçut sa première
œuvre de philologie comme une vaste enquête sur la
civilisation grecque intégrale.
L'interprétation romantique de la culture grecque eut
oela d'original qu'elle discerna mieux les fonctions men-
tales primitives ; et ce qui les fait primitives, c'estqu'elles
(') Fr. Schlegel, Jugendschriflen, Ed. Minor, I, 234.
222 LE LIVRE DE LA TRAGEDIE
sont encore indifférenciées. Ni rintelligence ne se sépare
de l'imagination ou du sentiment ; ni cette pensée imagi-
native et émotive n'est distincte de l'acte. Dans un peu-
ple primitif, penser, c'est accomplir des rites, manifester
une émotion religieuse par des danses et des chants. Des
légendes justifieront ces rites et n'en seront qu'une des-
cription imagée ; et ces légendes deviendront poèmes (*).
Mais quel sera donc le contenu de cette émotion gesticu-
lante? Dans ces âmes neuves, tel est le sentiment ingénu
de la vie qu'elles se représentent la nature inanimée elle-
même comme vivant d'une existence humaine. L'uni-
vers, dontnous dépendons, éveille en elles l'image d'une
mystérieuse toute-puissance. C'était là une révélation
d'une nouveauté qui terrassait. L'attouchement d'une
force infinie, découverte, produisait un soudain délire.
Le dieu, du dehors, entrait dans l'homme, le rem-
plissait d'une fureur où il se déchirait lui-même.
Ainsi, Zeus et Dionysos étaient vénérés en Crète. Des
danses guerrières, accompagnées de cris farouches, de
coups de cymbales, de fracas d'armes et de sonneries de
trompes, disaient l'épouvante qu'on ressentait en présence
du dieu et la propageait. Dans cette grossière expression
se traduit pourtant le pressentiment de l'invisible. Elle
ouvre les yeux des hommes sur un autre monde. Elle est
le premier degré qui monte à une culture de l'esprit su-
périeure (-).
Or, qu'est-ce que la notion de l'invisible, si ce n'est le
commencement et la fin de toute philosophie? Il faut
donc conclure que ces chants et ces danses dionysiaques,
ces fêtes orgiaques, où se manifeste un premier pressen-
(*) Fr. ScuLEGEL, Ueber (las Studitim der griechischen Poésie. [Jugend-
scliriften, I, 23i.)
('-) /bid., pp. 237, 243.
LES SOURCES : F. SGHLEGEL 223
timent du divin, sont l'origine de toute philosophie. Il y
faut voir, non pas une tare étrangère et une accidentelle
frénésie, mais une phase essentielle de l'esprit hellénique.
Ainsi, depuis ses origines, la poésie grecque est musi-
que, rythme c^/wîmii^we. L'entendement raffiné seul peut
séparer violemment ce qui de sa nature est un (\). Chez,
les Grecs, l'œuvre d'art parle tout de suite le langage
des gestes, le langage des vers et le langage mélodieux.
Elle les parle tous à la fois. Mais le sens de cette
gesticulation chantée se précise en images, qui sont des
mythes. L'usage se fixe et se transfigure. Les pressenti-
ments d'une raison encore puérile se figent en images
helles. Alors se lève l'aurore de l'art. Et comment
Nietzsche n'aurait-il pas été frappé de ces formules, qui
rejoignaient la théorie wagnérienne de Xart intéyral ?
Nietzsche n'a rien pu conserver du tableau tracé par
Friedrich Sehlegel de la géographie intellectuelle des
Grecs. Mais il a pris de son devancier le scepticisme
à l'endroit des définitions de l'esprit grec proposées par
les classiques, Schiller et Winckelmann. Sehlegel n'allait
pas jusqu'à la négation totale de ces formules d'ailleurs
différentes. Elles lui paraissaient saisir un aspect de ce
peuple grec, à une pliase et en des régions données. Il
s'expliquait ces différences en proposant d'admettre que
le triple don musical, rythmique et mimique du peuple
grec n'était pas réparti également dans toutes les peu-
plades grecques.
La plus ancienne de ces civilisations, née en Thrace,
n'a guère dû être qu'une création sacerdotale très sim-
ple. Elle n'a pas laissé de monuments. Les noms d'Or-
phée et de Musée, poètes voyants et magiciens, sont des dé-
signations génériques. Ils suffisent pour nous dire que le
(') SludiuDi der griechischen Poésie', I, 143.
224 LE LIVRE DE LA TRAGEDIE
sens mystique fut vivant surtout dans ce peuple, comme
d'ailleurs les fureurs dionysiaques ont en Thrace leur pa-
trie.
De toutes les civilisations grecques, la plus éloignée au
contraire du mysticisme, ce fut la civilisation ionienne.
Avec elle commence la poésie épique. Comme Friedrich
Schlegel, Nietzsche a su noter l'antithèse de l'esprit épique
et de respritmystique('). Schlegel ne lui trouve pas encore
de nom. Il ne lui cherche qu'une explication sociale, La
primitive prêtrise, entourée comme d'une majesté royale,
n'existe plus chez les Ioniens. Des caciques puissants
sont assis sur les peuplades qu'ils forment pour une
première civilisation. L'orgueil des héros et la jalousie des
familles engendre la première épopée. Elle grandit lente-
ment, d'une force jeune, toute voisine encore de la na-
ture, sociable cej^endant et émotive (*). S'il y a eu des
Grecs semblables à ceux que décrit Schiller, ça été, dit
Schlegel, ces Ioniens des âges homériques. Un tempéra-
ment fait de réceptivité plus que d'initiative, de grâce
jointe à de la simplicité , créait en eux un esprit à qui la vérité
apparaissait sans déformation. Leur poésie n'a donc connu
ni l'orgiasme du premier sacerdoce, ni le délire des mys-
tiques ultérieurs. L'aède homérique n'est pas rempli
de son dieu. Son caractère est réflexion tranquille, et non
pas ivresse sacrée. Son poème traduit la réceptivité vive
de son peuple, sa curiosité à demi sauvage, et qui, à
demi, s'intellectualise. Les pressentiments de cette raison
(') Il y a entre la classification du traité Von den Schulen der grieclti-
schen Poésie (1794), que Nietzsche a dû connaître par les Saemmtliche Werke
(1846) de F. Schlegel et la lettre de Friedrich à son frère August Wil-
laelm, du 18 novembre 1794, une contradiction connue des historiens. Nous
n'avons pas à nous en occuper ici. Nietzsche n'a pas en effet connu les
lettres de Friedrich Schlegel à son frère, publiées par les soins il'Oscar
Walzel en 1890.
(-) F. Schlegel, Jugendschrifien, Ed. Minor, I, 5, 250.
LES SOURCES : F. SCHLEGEL 225
naissante se figent en images belles dans des esprits si
neufs. Nulle crise n'est plus favorable à la naissance de
l'art. L'aurore s'en est levée en lonie.
Tout autres furent les Doriens, la plus vieille et la plus
pure des races grecques (*). Ils ont inventé la gymnas-
tique et la musique. C'est donc le goût du rythme qui
est en eux le plus fort; et à cause de cela ils sont le plus
social et le plus traditionaliste des peuples grecs, la
tradition étant ce qui rythsie le mieux la conduite. Leur
poésie sera donc lyrique. Elle sera une bouche de
gloire et de joie. Elle se dévouera toute à des besognes
sociales. Sans doute elle crée des images, des mythes^
mais moins riches et plus nobles que la poésie ionienne.
Elle a moins de netteté sensible, mais plus de magnifi-
cence douce. Grandeur^ simplicité, calme {Groesse,
Einfnlt, Buhe), c'est la tonalité de leurs mœurs et de
leur art. S'il y a eu des Grecs pour réaliser la définition
de Winckelmann, ce sont, dit Schlegel, les Doriens.
Nietzsche un jour empruntera lui cet idéal.
Il reste que les Athéniens ont réuni tous les dons grecs.
C'est pourquoi ils ont créé la tragédie. Beaucoup de sug-
gestions de détail ont passé de là dans Nietzsche, et s'y sont
magnifiquement amplifiées. Si Friedrich Schlegel est encore
fort éloigné de la théorie nietzschéenne du drame lyrique
grec, le problème de Schlegel sera celui que reprendra
Nietzsche :
L'épopée et la tragédie sont-elles différentes ou non, et parquette
raison, par quels caractères le sont-elles ? Question simple, où
depuis Aristote on n'a pas fait de progrès (*).
(M Rien n'est moins exact. Oq sait au contraire que les Doriens senties
anciens Héraclides, venus du Nord, race blonde qui diffère notablement
des Hellènes de la Méditerranée, et qui doit être identique aux Albanais
d'aujourd'hui.
(») Ibkl., I, 271.
ANDLBR. II. 15
226 LE LIVRE DE LA TRAGEDIE
Et la solution proposée par Friedrich Schlegel sera
repoussée par Nietzsche sur tous les points. Il tiendra
sans doute pour vrai, comme Friedrich Schlegel, que
les épopées offrent à la tragédie at tique une provision
de thèmes. Eschyle appelait ses tragédies, des « miettes
tombées du festin d'Homère ». Mais il va sans dire que le
problème de l'essence de la tragédie n'est pas plus avancé
quand on a prouvé que « la force passionnée et la
grandeur héroïque de l'Iliade ressemble à la terrible et
émouvante puissance de la tragédie attique » ('). Schlegel
n'en approche pas davantage, quand, repreuantdes distinc-
tions gœthéennes, il découvre le propre de la tragédie
dans le cycle d'une action complète, qui compose un
monde achevé, un cycle fermé, un organisme où rien ne
manque (*). « Celui-là est le héros de la tragédie qui
accomplit l'acte ou subit les coups de la destinée », avait
dit Schlegel ('). Nietzsche soutiendra que le héros tragique
n'agit pas, mais souffre seulement. Il ne croira pas que
« le conflit nécessaire de la destinée et de l'humanité se
résolve en harmonie, par une autre sorte de beauté
morale (*). » Nietzsche distingua les dissonances durables,,
la nécessité de la défaite sans consolation, de l'anéantis-
sement pur. Sans contester le mérite créateur d'Eschyle,
il apercevra , dans les ténèbres où est né le dithyrambe
dorien, une tragédie plus ancienne que la sienne. Et
pourtant, c'est une formule presque nietzschéenne que
Schlegel atteint lorsqu'il définit l'âme de Sophocle, en
disant que « l'ivresse divine de Dionysos, l'inventivité
profonde d'Athéné, et la discrète réflexion d'Apollon s'y
fondaient à parts égales » (^).
Puis, ce que Schlegel avait vu nettement, c'est que la
(M Ibid., \, 279. — (-) Ihid., I, 139. — (^) Ibid., I, 288, 289. — [') Ibid.,
I, 142. — (°) Ibid., I, 140.
LES SOURCES : F . S G H L E G E L 227
genèse de la tragédie supposait un certain état social.
Seul le républicanisme grec, la participation du peuple
aux choses de la cité, a pu réveiller le mysticisme et créer
la poésie lyrique (*). Ainsi la tragédie mystique et musi-
cale est liée au développement de la cité. Elle a refoulé
l'épopée qui glorifiait les chefs de clan; et elle a glorifié
les cités. L'oeuvre collective, orchestique et lyrique, créée
])ar mysticisme des foules, l'a emporté sur la sereine nar-
ration de l'aristocratie héroïque (^). Pourtant si la tragédie
■itlétruit la prédominance de l'esprit homérique en l'absor-
bant, elle lui a emprunté de grands symboles imagés.
Un ennemi plus redoutable surgit pour elle dans les
philosophes. F. Schlcgel ne s'est pas demandé comment
est née cette forme de pensée, la philosophie. Il est sûr
cependant qu'elle est incompatible avec une imagination
qui se joue des belles apparences et se leurre de son
propre jeu. Les Grecs croyaient en la poésie homérique
comme en une vérité sainte. Ils y conformaient leur vie.
Les philosophes, par amour de la vérité pure et de la
science, ont, pour cette raison, déclaré la guerre à toute
poésie ('). La tragédie et son mysticisme imagé n'ont-ils
pas dû subir le même assaut philosophique? F. Schlegel
ne le dit pas : Quelques textes de Platon aideront
Nietzsche à tirer cette conséquence.
Friedrich Schlegel avait posé d'autres problèmes :
d'abord celui de la décadence grecque. Le premier, il a
attribué tous les défauts des Grecs à leur vie débordante.
Les Grecs représentent le plus haut degré de l'émotivité
[ein Maximum der Reizbarkeit). De là leur passion, leur
besoin indomptable de liberté, leur goût même du beau.
Schôn ist, tvas das Gefûhl der unendlichen Lebensfûlle
» (') Ibid.,\, 245. — ('j Ibid., I, 272. — (') Ibid., I, 275.
228 LE LIVRE DE LA TRAGEDIE
anregt. Il n'est pas jusqu'à la comédie-qui ne soit a une
ivresse de joie autant qu'une effusion d'enthousiasme
sacré ». Formules toutes séduisantes. « La plus haute
intensité de la vie a besoin d'agir, de détruire ('). » La, vie
donc est tragique. Comment a-t-elle duré chez les Grecs
où elle fut si indisciplinée? C'est l'obscur problème où
se perdit F. Schlegel. « Celui-là seul comprendra les
Grecs qui saturera de l'idée d'infini la plénitude de la
vie. » N'est-ce pas le pressentiment de l'infini qui faisait
bondir d'extase furieuse les cortèges aux fêtes dionysia-
ques? Comment alors comprendre cette affirmation :
L'effort général en vue de la limitation interne et externe, qui
distingue d'une façon si caractéristique les origines du républicanisme
grec et de la poésie lyrique, fut la première manifestation de la faculté
éveillée de l'infini (').
Nietzsche essaiera de déterminer comment l'infini de-
vient principe de limitation. Otfried MùUer l'y a aidé. Mais
l'affirmation foncière de Schlegel, il l'a gardée : a La gloire
des Anciens est inséparable de leur chute profonde. Toutes
deux ont pour origine la force prédominante de l'instinct. »
Jacob Burckhardt et Nietzsche partiront de là pour
dépeindre l'instinct grec, si démesuré qu'il mena au
gouffre la Grèce, quand elle ne sut plus le tenir en bride.
Ainsi déjà le romantisme allemand préparait cette inter-
prétation des Grecs qui a vu dans leur destinée une illus-
tration de la doctrine pessimiste (').
(♦) •■ Die tiôchste Regsamkeit des Lebens muss wirken, muss zerstôren. »
{*) Ibid., I, 81.
(*) V. nos Précurseurs de Nietzsche, chap. Jacob Burckhardt, p. 285 sq.
I
LES SOURCES : A. FEUERBAGH 229
II
WILHELM SCHLEGEL ET ANSELM FEUERBAGH
La doctrine de Richard Wagner vivait de vieilles idées
sur le drame grec, prises dans Wilhelm Schlegel, mais
amplifiées depuis par un ingénieux helléniste du gymnase
de Spire, Anselm Feuerbach. Cet archéologue, dans un
ouvrage sur l'Apollon du Belvédère {Der vatikanische
Apollo, 1833), avait essayé d'apporter aux aperçus de
Schlegel une confirmation par les monuments figurés.
Lorsque, dans la tragédie d'Eschyle, les Euménides
réveillées entonnent leur chant frénétique et commencent
leurs danses de goules sanguinaires, Apollon se dresse
sur le seuil et les chasse de son temple qu'elles souillent :
Qu'on se figure le dieu, ajoutait W. Schlegel, avec la sublime
colère et l'attitude menaçante de l'Apollon du Vatican, muni du car-
quois et de l'arc, et au demeurant vêtu de la tunique et de la
chlamyde (M.
A ce compte, la tragédie d'Eschyle serait tout apolli-
nienne. Wilhelm Schlegel avait cru découvrir entre les
arts poétiques et les arts plastiques des Grecs une affinité.
Il comparait l'épopée d'Homère à des bas-reliefs, la
tragédie grecque à des groupes de sculpture. Le bas-
relief est sans limites. Il déroule des cortèges sans fin, des
danses ou des combats le long des frises des temples
ou sur la courbure des vases : Pareille à lui, l'épopée
retrace des actions du passé, où les figures simplifiées ne
sont guère que des profils, et se succèdent plutôt qu'elles
(*) Inutile de démontrer qu'un homme aussi informé que Nietzsche du
romantisme allemand a connu Wilhelm Schlegel. Il le cite souvent en 1870.
Il a emprunté le livre d'Anselm Feuerbach à la Bibliothèque de Bàle le
2' novembre 1869.
230 LE L I \' Il E DE LA TRAGEDIE
ne se groupent. Le groupe sculptural au contraire
présente les personnages en ronde-bosse, liés ensemble
par des mouvements qui s'équilibrent, chacun avec sa
physionomie à part, et le tout isolé sur un socle. Ainsi la
tragédie isole sur la scène un groupe limité de person-
nages unis par une grande destinée douloureuse ; et il y
avait une surprenante coïncidence entre les sujets de la
tragédie et les sujets de la sculpture, puisque Eschyle
avant Sophocle écrit une Niobé^ et ce dernier un
Laocoon.
C'est une parole qui peut paraître surprenante à cette heure, mais
j'espère dans la suite en apporter des preuves évidentes : c'est devant
les groupes de Niobé et de Lai^oon que nous apprenons à comprendre
les tragédies de Sopliocle (').
Pas de pensée plus éloignée de la théorie où aboutira
Nietzsche. Or, dans Anselm Feuerbach, elle avait reparu
amplifiée, surchargée d'un vieil héritage schillérien; et
c'est dans Anselm Feuerbach que Wagner avait puisé sa
notion de la tragédie grecque. Les professions de foi
ardentes rédigées par Wagner à l'heure où son drame
lyrique nouveau déjà dessine ses contours monumentaux,
et surtout Die Kunst und die Révolution (1849), ne sont
pas concevables sans le manifeste de l'archéologue
Feuerbach.
L'œuvre d'art intégrale que Wagner pensait restaurer
parmi les modernes, les Grecs l'avaient instinctivement
réalisée, selon Feuerbach. La vie antique, toute simple
et intacte, et où n'était pas rompu, par une spécialisa-
tion morbide, le faisceau indivis des facultés humaines,
aboutissait à des formes d'art où l'intégrité conservée
des sens, de l'émotion et de l'intelligence, savait
(') W. ScHLEGEL, !hid., I, 61), 126-131.
LES SOURCES : A . F E U E H B A C H 231
goûter Funivers dans sa plénitude visuelle et plastique,
sonore et mobile, émouvante et intelligible. Homère
déroule une fresque parlée, éclatante de couleurs, avec
un relief d'attitudes et une vivacité de mouvements, où
ne manque rien de ce qui fait le monde. Son œuvre
ensuite se désagrège. Le peintre, le sculpteur, l'aède se
partagent les fragments vivants de l'épopée. Mais ces
fragments tendent à se rejoindre. La sculpture grecque se
revêt de couleur; ses bas-reliefs se fondent dans les
surfaces de marbre comme une peinture faite d'ombre
et de lumière. Le paysage manque à la peinture des
Grecs et ses figures se groupent et se nouent déjà
dans des gestes sculpturaux. Peinture et sculpture sont
pleines déjà pourtant du contenu de la poésie.
Inversement la poésie se joint au chant et s'accom-
pagne de musique. Dans la danse, dans la musique,
elle cherche à se rapprocher de la sculpture et de la
peinture. Quoi de surprenant, si les arts, longtemps
désunis, se fondent dans un tout et dans une forme
d'art qui les réconcilie tous, comme les jeux olym-
piques réunissaient les tribus grecques dans une même
fraternité religieuse et politique? Cette œuvre d'art inté-
grale, c'est la tragédie (').
Elle se préparait par les fêtes rituelles célébrées
dans les temples. Il y avait déjà des hymnes chantés
par les chœurs; et le dieu, apparu dans d'éclatantes théo-
phanies, parlait. L'épopée et le lyrisme déjà s'unissaient.
La splendeur du coloris des costumes s'ajoutait à la
noblesse hiératique des attitudes. D'un dernier affranchis-
sement naissait le jeu sacré de la tragédie, qui, elle
aussi, glorifiait un dieu. Il surgissait au terme d'une
') A. Feuerbach, Der vatikanisclie Apollo, 1833, p. 323 sq.
232 LE LIVRE DE LA TRAGEDIE
action, où des fatalités sanglantes s'étaient abattues sur de
pauvres hommes, sur des héros douloureux. Le récit des
messagers ressemblait à des morceaux d'épopée. La
méditation, la joie ou la lamentation du chœur passaient
par toutes les modulations enthousiastes ou tristes du
lyrisme. Le tout était comme une grande sculpture
colorée, aux groupes mouvants, et qui se réchauffait
de toute la vie musicale de la poésie, tandis que le poème
au contraire essayait de figer dans le calme des attitudes
sculpturales toute la légende héroïque et divine.
Ainsi un drame grec, par son sujet seul, évoquait
devant l'imagination de la multitude les contours d'un
groupe sculptural connu ; et il n'y avait plus qu'à remplir
de couleur et de \ie, à animer par la parole ces linéa-
ments familiers. Mieux encore, les spectateurs se voyaient
eux-mêmes sur la scène : ils étaient ce chœur qu'une
sympathie immédiate unissait à la destinée des person-
nages. Et, quand paraissait le dieu, messager de la fata-
lité lointaine à laquelle Zeus lui-même est soumis, la foule
voyait vivre devant elle sa croyance et le destin du
monde dans une théophanie qui la secouait de frissons
mystiques.
A son tour, la sculpture fixait ces attitudes théâtrales
et religieuses, par souvenir de son union avec l'œuvre
d'art intégrale de la tragédie. En ce temps où l'archéologie,
déjà très érudite, était encore peu rigoureuse en ma-
tière d'interprétations, Feuerbach ne s'effrayait pas de dire
que l'Apollon du Belvédère, d'un travail si certainement
tardif, se souvientdes Eu7nénides d'Eschyle. Ainsi le dieu,
qui vient de chasser les monstrueuses 'déesses, devait
quitter la scène l'arc au poing, la tête haute et les sour-
cils froncés. L'orchestique grecque a donné à sa
démarche, malgré la gravité impérieuse du visage, une
souplesse presque dansante. La chiamyde savamment
LES SOURCES : A. FEUERBAGH 233
drapée et les sandales délicates sont un reste de la garde-
robe somptueuse du théâtre, et ses cheveux reproduisent
l'arrangement des masques tragiques. Pour Feuerbach,
l'Apollon du Belvédère est l'Apollon même d'Eschyle, et
la pensée eschylienne cristallisée dans le marbre (').
Comment Richard Wagner n'aurait-il pas eu l'impres-
sion que ce Dieu aimant et vengeur, symbole de la forte
et rayonnante beauté grecque, était « le principal dieu et
le vrai dieu national des Grecs », et que l'œuvre d'art
grecque la plus haute, la tragédie, était « Apollon devenu
art vivant et réel » (*)? Voilà pourquoi les livrets de Wagner
dressent à la fin du drame un grand justicier, pur et doux,
comme Lohengrin, un dieu orageux, qui protège les
héros, mais châtie l'infidélité aux pactes, tel que Wotan;
un jeune libérateur, tueur de dragons, et qui fait lever
les étoiles d'un savoir nouveau, un nouvel amour et une
mort souriante. Les drames de Wagner, avant Tristan,
sont baignés d'une lumière tout apollinienne.
Nietzsche, six mois après être venu à Tribschen, sait
déjà que le dieu de la tragédie n'est pas Apollon. Il ne
prononce pas encore le nom de ce dieu. Il y fait une fugi-
tive allusion dans Sokrates und die Tragôdie ('). Dans
Das griechische Musikdraîna, il se reporte au point de
départ wagnérien. Il reprend, pour le citer, l'ouvrage
d'Anselm Feuerbach. Il en copie deux pages entières (*).
Il accepte provisoirement cette notion feuerljachienne de
l'œuvre d'art intégrale. Puis il va surprendre chez un
autre le secret de l'alliance contractée en Grèce entre les
(') Feuerbach, Ibid., p. 409.
(*) R. Wagner, Die Kunst und die Révolution (Schriften, t. III, 10, 11).
(') « Jene eine Seite des Hellenlschen, jene apoUinische Klarheit. »
(W., IX, S5). C'est donc que Nietzs^che sait, le l*"-^ février 1870,'que l'autre face
de l'âme hellénique, c'est le dionysisme.
(*) W., IX, 36, 37.
234 LE LIVRE DE LA TRAGEDIE
arts de la musique orgiaque et ceux de la forme sereine ;
et il se reporte au grand symboliste du romantisme, Fried-
rich Creuzer qui, dès 1809, avait écrit Dionysus.
III
FRIEDRICH CREUZER
L'affinité qui avait attiré Nietzsche vers les romanti-
ques de la première génération, le liait plus fortement
aux doctrinaires de la seconde. Le groupe de jeunes
savants dirigés par Daub et Creuzer, qui, en 1805, édi-
tèrent les Studien de Heidelberg, a dû frapper Nietzsche
par une aspiration qu'il partageait avec eux. Comme eux,
il était professeur. Comme eux, il essayait d'apporter le
secours de la science à un mouvement novateur soucieux
de retrouver les sources primitives de toute inspiration
poétique. Quelle plus haute ambition proposer à des
savants que de réveiller « le sens d'une poésie capable
de symboliser l'éternel »(')? La conviction des romantiques
<le Heidelberg était que ce réveil ne se produirait pas
sans le contact renouvelé avec des traditions où déjà
l'infini avait trouvé une expression mystique.
Friedrich Schlegel avait réclamé une « mythologie »
nouvelle. Creuzer et ses amis pensaient que pour créer
une telle mythologie, il fallait pénétrer d'abord jusqu'à
l'essence des mythes, par une étude historique où se
révélerait la vie la plus profonde de l'esprit. Mais retrou-
ver le « mythe », sans lequel il n'est pas de cité ni de vie
sociale, n'est-ce pas la préoccupation wagnérienne ? Et
ce souci de retrouver la vie dans l'érudition même, ne
sei'a-t-il pas celui de Nietzsche ? Tout le génie humain se
(') Préface des Studien de Dacb et Creuzer, 1803, t. I.
LES S 0 LMl G E S : F. C II E [J Z E W 235
trouvait concentré, pour Creuzer, dans cette force créa-
trice de mythes, de même que tout l'héritage de civilisa-
tion intellectuelle et morale se transmettait par l'institu-
tion sacerdotale où elle se conserve ('). Creuzer avait donc
dépose toute une sociologie pratique dans son livre latin
Dionysus (1809) et dans sa Symbolique (1810-1812). Les
saint-simoniens de notre Globe en ont vu l'importance,
quand parut la traduction française de la Sijmbolique par
< Tuigniaut : « Les travaux de la philologie et de l'archéo-
logie, disait leur journal, ressemhlent à une véritable
initiation aux mystères mêmes qu'ils ont pour but
d'éclaircir (^). » Nietzsche considérera de la sorte la phi-
lologie comme une initiation.
Il doit beaucoup à Creuzer. Ses cours, à présent con-
ims par larges extraits, montrent que son enseignement
en était nourri (^). Il lui doit notamment une sociologie de
la genèse des genres littéraires ; et, pour une grande
part, la théorie du mythe tragique de Dionysos.
La Symbolique de Creuzer conçoit l'histoire de toutes
les littératures comme dominée solidement par les castes
sacerdotales. Toute émotion littéraire est issue de l'émo-
tion du sacré. Toute forme littéraire dérive des formes
rituelles où cette émotion est recueillie et par lesquelles
(') Creczer, Aus dem Leheii eines alleu Professais, 1848, p. 06. •■ Mein
Biich zeigte ja auf allen Blaltern, wie aile Civilisation der Vôlker iind der
ganze Inbegriff der ertelsfcen Giiter, deren sich jetzt die fortgeschrittene
Menscbheit freut, nur auf <lein Grund und Boden des religiôsen Bewusst-
seins erwachsen, wie aile etlùsch und politische Siltigung des Men-
schengeschlechts nur durch priesterliche Instilutionen vererbt und gepflegt
wordeii. »
C) Le Globe, 182o, n° ioO.
(/•) La Symbolique de Creuzer est encore aujourd'hui conservée à Weimar,
parmi les livres personnels de Nietzsche. Il n'a pas dû toujours la posséder.
Le 18 juin 1871, il emprunte le t. III à la Bibliothèque de Bàle, de même,
le 9 août 1872. Or, en juin 1871. Nietzsche est en plein travail de remanie-
ment de son Sokrates und die Tragœdie, et il rédige un fragment Ueber
das Dionyaisrhe und Apollinische. (A Rohde, 7 juin 1871, ("on-., II, 244.)
236 LE LIVRE DE LA TRAGEDIE
elle se propage. La prêtrise seule est iiitellectuellement
créatrice. Elle invente et garde des symboles qui recè-
lent une gnose, c'est-à-dire une connaissance des der-
niers secrets relatifs à la naissance des dieux et des
mondes. Les prêtres à l'origine sont rois. Tout chef de
ftimille est prêtre ; mais le plus ancien père de famille,
celui qui commande à la tribu, détient le plus haut
sacerdoce (*). Et même à l'époque tardive, où la puis-
sance sacerdotale sera détachée de la royauté, il sera le
détenteur des méthodes qui dévoilent le temps à venir et
agissent sur les forces de l'espace. Par là surtout, le
sacerdoce est l'organisateur moral de la monarchie. Il
fait l'union -des tribus diverses dans l'union religieuse. La
Grèce, politiquement, a passé de bonne heure à la démo-
cratie. Mais elle a subi une monarchie religieuse idéale,
qui a été celle de Dionysos.
La lecture deCreuzer a consolidé d'abord en Nietzsche
une théorie qui lui sera plus chère à mesure qu'il
mûrira : toute poésie est d'abord hiératique. Elle est une
façon d'avoir prise sur les dieux, à distance, par des
incantations rythmées (^). Les premiers chants sont des
formules magiques, des prières et des exorcismes. Les
plus efficaces de ces formules, celles qui ont une fois
paru exaucées, se fixent : le chant liturgique est sorti
d'elles. Le poète célèbre est d'abord le prêtre qui a su le
mieux fléchir un dieu, apaiser ou émouvoir la foule.
Mais pour que naisse une poésie, il faut d'abord une caste
de prêtrise dirigeante, et qui ait démontré, par un long |
succès de son autorité, que son gouvernement a reçu la
bénédiction divine elle-même (^).
(') Creuzbr, Symbolik, 3' éd., 1842, t. IV, 6i2.
(^) Nietzsche, Phitolor/ica, t. II, p. 142 sq.
(') Nietzsche, Ibii., p. 152 sq.
LES SOURCES : F. CREUZER 237
Pour l'essentiel (Creuzer déjà l'avait enseigné), la
civilisation grecque a été, comme toutes les civilisations
de l'antiquité, fondée par des rois-prêtres et des familles
sacerdotales établies dans les grandes villes. Cette organi-
sation sacerdotale s'est moins bien conservée en Grèce
qu'en Orient et surtout que dans l'Orient égyptien. Mais
de certains pèlerinages, les centres des grands cultes,
sont restés agissants même à l'époque où le sacerdoce
des cités était atteint dans ses œuvres vives par la jDoésie
épique et par la philosophie. Un fait normal depuis les
Indous se reproduisit en Grèce : les philosophes décla-
rèrent la guerre aux mythes ('). Creuzer est le premier à
généraliser ce grand fait social de V Aufklàrung , que les
hommes du xvni^ siècle avaient vécu, et le premier à
reconnaître à ce fait l'importance d'une régularité histo-
rique. L'esprit de doute ionien avait déjà, selon Creuzer,
essayé le combat redoutable contre la poésie séductrice.
Ces « hommes de clarté » [erleiichtete Mànner) tentèrent
sur l'esprit impressionnable des Grecs cette réforme : « les
ramener de la mobilité imaginative et créatrice des
mythes à la considération de l'unité et de l'en-
semble » (^).
Nietzsche reprendra ces vues dans son traité sur la
Philosophie des Grecs à l'époque tragique. Mais tandis que
d'abord la philosophie lui parut une dissolution de la vie
religieuse, plus tard, la théorie creuzérienne le saisit dans
son intégrité : Il vit dans l'esprit philosophique lui-même
une survivance de l'esprit sacerdotal, La pensée de
Creuzer ainsi est reprise et approfondie par lui dans sa
maturité.
Creuzer avait signalé cet autre fait essentiel dans l'ex-
(') Creuzer, Symbolik, I, 111; 485 sq.
(*) Creczer, Ibid., IV, 661.
238 LE LIVRE DE LA TRAGEDIE
plication des origines de la philosophie. Les philosophes
unissent leurs efforts à ceux des prêtres attachés aux
mystères. Ils savent estimer la puissance de la poésie sur
les âmes. Ils composent des poèmes qui disent l'unité de
tous les cultes. L'affinité de tous les sacerdoces leur
apparaît, et ils l'expriment en dévoilant l'identité profonde
de tous les mythes. Les Orphiques, les Pythagoriciens et
les grands naturalistes mystiques, leurs élèves, sont de
ces philosophes alliés de la prêtrise (M. Ils occupent dans
la pensée grecque la place que Greuzer, Gœrres ou Schel-
ling comptaient prendre dans la pensée allemande de
leur temps. Ils créent une métaj)hysique prête à montrer
que la raison, en son fond, coïncide avec le contenu des
révélations religieuses les plus anciennes. Ainsi se succè-
dent les écoles secrètes qui gardent la tradition des sym-
boles et les transforment par une pieuse méditation.
Nous n'avons pas à dire ici l'interprétation proposée
par Creuzer des mythes égyptiens, perses, phéniciens,
lydiens. Sous des noms différents, Osiris, Mithra, Adonis,
Attis, sont pour lui le même dieu ; et leur aventure con-
tient, en termes imagés, la même cosmogonie. Il nous im-
porte que Creuzer ait cru reconnaître dans le mythe grec
de Dionysos le même dieu encore et la même révélation.
Déjà Greuzer sait qu'entre Apollon et Dionysos, il y a hosti-
lité profonde et originelle, puis lente réconciliation. Les
vieux orphiques sont des disciples d'Apollon. Leurs mys-
tères sont ceux d'un dieu rayonnant de lumière et de force
apaisante, comme l'Horus des Egyptiens ou comme le
Mithra des Perses. La lyre ;apollinienne d'Orphée adou-
cissait déjà les cœurs farouches des Tliraces. Quelques
rois reçurent les initiations majeures (*). Alors eut lieu
(') Creczkb, Symbolik. IV, 663 sq.
(*) Jbid., IV, 31 sq.
LES SOURCES : F. (.RE T Z E R 239
cette, prodigieuse révolution qui se prépara en Asie
Mineure, pour se répandre en Grèce, vers l'an 1500
avant Jésus-Christ : l'invasion de Dionysos. Ce fut une
guerre religieuse universelle. La légende de la mort
d'Orphée, serviteur de l'antique Apollon ; celle de Pen-
thée, déchiré par les Ménades pour son mépris du dieu
nouveau, sont des survivances qui attestent la violence
(les passions allumées. La Grèce connut la contagion de ce
grand phénomène religieux à la fois et pathologique qui
sévissait en Egypte, en Phrygie, en Lydie, dans toute
l'Asie Mineure, l'enthousiasme dionysiaque, l'orgiasme
hruyant et torrentiel. La pure flamme de l'ancien culte
d'Apollon fut remplacée par le feu trouble et puissant du
culte nouveau. Les cymbales assourdissantes, les flûtes au
son énervant, supplantèrent la lyre calme ('). La Thrace
fut gagnée d'abord. Mais, par le Midi, la Grèce fut
investie, quand Mélampous, « l'homme aux pieds noirs »,
amena le dieu noir d'Egypte.
Si abrupte cependant que fut la différence entre le
culte de Dionysos et le culte d'Apollon, la réconciliation
se fit. Des écoles orphiques se trouvèrent pour découvrir
dans les deux mythes une racine de divinité pareille...
« Les sages qui suivirent, a dit Hérodote, interprétèrent
toutes choses plus grandement (^). » Greuzer s'évertue à
démontrer qu'en Argolide, près du lac d'Alcyoné, se
célébraient des mystères pareils aux fêtes qui, sur les
rives du lac Achéron,près de Memphis, commémoraient
la mutilation et la résurrection d'Osiris ('). Le culte
nouveau de Dionysos, à Athènes, où fut son centre, se
passait, comme en Egypte, en fêtes de nuit où une triple
{') Creczbr, Symbolik, IV, 3:j.
(*) Hérodote, II, 49.
(') Greuzer, Symbolik, III, 328.
240 LE LIVRE DE LA TRAGÉDIE
purification, une triple ordalie par Veau, par le feu, par
Vair était requise. Ce culte épuré de Dionysos, fils de
Déméter, put se régénérer par la légende Cretoise de
Zagreus, fils de Zeus et de PerséjDhone. Zagreus écartelé
par les Titans, que Zeus foudroie pour se venger, tandis
qu'Apollon ensevelit les restes pantelants du dieu sur le
Parnasse, comment ne serait-il pas l'Osiris déchiré des
Egyptiens (')? Il est, comme Osiris, la multiplicité, qui ne
peut se retrouver sous la forme de la mer, de l'eau et de
l'air, des plantes et des animaux.QuandlesTitans l'ont dé-
chiré, il regardait, à ce que rapportent Clément d'Alexan-
drie et Nonnus, le miroir d'illusion. Il y a vu son image
adultérée, c'est-à-dire lacérée. La création des êtres réels,
l'individuation, est l'image illusoire et éparse de la divi-
nité une (^).
C'est' pourquoi Dionysos est aussi le conducteur des
âmes. Il les introduit dans le corps terrestre et les en
ramène. Elles sont issues du calice des mondes. Mais
peut-être sont-elles neuves, ou punies, ou curieuses.
Dans la coupe enivrante de Dionysos, et après avoir
regardé le miroir d'illusion, elles boivent l'oubli de leur
divinité. Elles sont curieuses, ayant aperçu le jeu coloré
de la création matérielle. Cette concupiscence leur fait
découvrir la vie comme une image sereine, une radieuse
enveloppe, un vêtement de lumière tissé par l'éternelle
Maïa. Proserpine est celle qui tisse ainsi des vêtements
multiples pour les âmes ; et ces vêtements, ce sont les
corps dont elles se recouvrent. Il faut un regard dans un
autre miroir, dans le miroir de Sagesse, pour que les
âmes saisies de la nostalgie du retour, songent à rejeter
ce vêtement illusoire (^).
(') Creuzer, Symbolik, IV, 97.
n Jbid., IV, 118.
(=•) Ibid., IV, 125-131.
L K s S 0 IJ R C K S : F. C 11 E U Z E R 241
Toute la destinée des àines est d'apprendre le retour
à la vie divine, par le chemin même qui fut celui de
Dionysos. Ses mystères sont ainsi une pédagogie de la
. vie supérieure. Ils décrivent la soufTrance de l'âme
f déchue par son entrée dans les passions animales, et
son extase, quand elle revient ciu sentiment de sa desti-
nation noble. Les cbaùies qui l'attachent à l-a terre ont
été faites fragiles par le Démiurge. Elles tombent avec le
temps. Le chemin du retour est alors rouvert. Mais il
s- y faut une lustration. Dionysos est^ comme Osiris, le juge
des morts. Au bout de combien d'années leur fait-il
grâce ? Faut-il trois mille ans de migration terrestre,
comme le dit Pythagore, avec les Egyptiens? Suffit-il
d'une triple incarnation humaine?comme le disent Platon
et Pindare. Dionysos seul prononce. Il définit le cycle,
prolongé ou bref, qui ramène l'âme à sa source éternelle.
U est inutile d'insister. Pour éclairer les mystères
d'Eleusis, Creuzer essaiera la même démonstration. On
devine la force avec laquelle sa pensée a dû saisir
I Nietzsche, jeune encore et récemment initié à Scho-
penhauer et à Wagner. Les précautions méthodiques de
l'école de Bonn et de Leipzig ne résistèrent pas à la
contagion lyrique d'une interprétation, qui, dans le mythe
capital des Grecs, découvrait déjà le Vouloir unique de
Schopenhauer, déchiré par une individuation doulou-
reuse, et qui, dans la sagesse extatique des époptes,
reconnaissait le précepte de retourner à l'unité éternelle
par l'acceptation enivrée de la mort. Les sophismes fon-
ciers de l'interprétation creuzérienne s'efFacèrent dans la
beauté confuse de la grande construction symbolique
essayée par le philologue-voyant de Heidelberg.
Un temps, vers 1874-75, Nietzsche énumère parmi les
conditions nécessaires à bien comprendre les Grecs, et
qui font défaut aux philologues d'aujourd'hui, cette
A;\DLER. — H. 16
24i LE L M R E D E L A ï R A G i: D I E
« faculté de symboliser », de « transfigurer par la religion
les choses quotidiennes », où excellait l'esprit hellé-
nique ('). Il ne voit pas que Creuzer a su assez de
mythologie indoiie pour reconstruire, imparfaitement, un
système assez analogue à la métaphysique schopenhaué-
rienne. Il ne s'aperçoit pas que la ressemblance de ces
mythes indous et égyptiens avec les mythes de Dionysos
ne s'accuse que le jour où sont admises dans la légende
primitive des spéculations orphiques très tardives, élabo-
rées en terre alexandrine par une gnose déjà très péné-
trée d'esprit égyptien. Cette grande faute, le mélange de
documents très distants dans le temps, Nietzsche la
refera donc à son tour. Creuzer semble annoncer Scho-
penhauer, parce que, le premier, il a eu cette culture
indianiste où Schopenhauer a nourri son pessimisme ; et
il est le précurseur de Nietzsche, parce qu'il a commis,
le premier, une erreur de méthode où Nietzsche l'a
suivi.
Mais cette erreur n'a pas empêché Creuzer de poser
un grand problème. lia trouvé cette façon nouvelle de
lire les Grecs qui n'est pas dupe de leur sérénité. Il a su
décrire comment l'imagination homérique couvre de sa
pure lumière et de sa précision plastique un monde de
divinités difformes et une pensée sacerdotale toute vouée à
la contemplation des secrets cruels de la vie. L'imagination
grecque extériorise toute pensée, la transforme en actes
clairs. Chez les Grecs l'épouvantable Artémis d'Ephèse
court, chasseresse légère, les montagnes d'Arcadie. Il y a là
une déformation naturelle chez un peuple qui veut passer
de la contemplation à l'action (»). Mais les paroles de
(•) Wir Philologen, posth., g ,193 : ■< Die Griechen : Sind fiir das Sym-
bolische; — Die Philologen : unfâhig zur Symbolik. "
(-) Gredzer, Symbolik, IV, 660.
LES SOURCES : F. GREUZER 243
Treitsclike restent vraies : « Creuzer a deviné le premier
quel monde de misère et d'épouvante est caché derrière
les mythes éclatants de l'antiquité ; et il s'est enfoncé
t avec tant de zèle dans ces mystères angoissants, qu'il n'a
^ presque rien retenu de la claire joie de vivre qui avait
fait le caractère prédominant de la croyance populaire
des Grecs ('). » Lasaulx et Jacob Burckhardt, après
j Creuzer, crurent entendre sortir des formes en apparence
■ figées de la mythologie grecque ce gémissement mortel.
Nietzsche n'avait plus hésité quand il avait vu ces histo-
riens méticuleux adopter la thèse romantique des symbo-
listes de Heidelberg.
Quand, par surcroit, il lut dans les textes grecs réunis
[ par Creuzer, que la vie elle-même est un mirage, un vête-
ment illusoire tissé par Proserpine, et que c'est une
faute, suivie d'un châtiment nécessaire, que de s'en revêtir
et de s'y adonner, Nietzsche fut tout à fait gagné. Une
^ Grèce qui abdique devant la vie, voilà ce que Creuzer
avait découvert. Le peuple qui inventa la tragédie avait
eu lui-même une notion de la vie toute tragique. Ce fut
donc une notion nouvelle du tragique qui monta à
l'horizon, quand Frédéric Creuzer aperçut son Dionysos,
^ le dieu qui souffre et s'abîme de son plein consentement,
ï dans une mort auguste. Ce spectacle enseignait la grande
sagesse. Schiller encore avait pu croire que l'émotion
tragique se dégage pour nous de la contemplation des
grandes ruines humaines, et de ces catastrophes où
périssent les héros nécessairement. Il faut dire plus : la
douleur et la mort sont la loi du monde ; et l'univers
entier s'engloutit dans une catastrophe toujours recom-
mençante. Cela est à ce point vrai qu'il vaudrait mieux
ne pas exister. Schopenhauer le redira. Mais Creuzer
(') Treitschee, Deutsche Geschichte im XIX. Jahrhundei-t, II, 74.
244 L E L 1 Y H E 1) E L A TRAGEDIE
avait cru entendre s'élever du fond de l'antiquité orien-
tale la rumeur de cette triste sagesse. Il était par là
surtout prédestiné à devenir le maître de Nietzsche.
IV
OTFRIED MUELLER
Les romantiques, Friedrich Schlegel et Creuzer,etun
ressouvenir du Goethe des jeunes années, ont ouvert à
Nietzsche la notion de Dionysos. Il s'est fait une image
d'Apollon d'après le plus classique des philologues alle-
mands, Otfried Millier. Il l'a beaucoup lu ('). Le livre
sur les Doriens {Die Dorier) (^) est à considérer comme
une des sources principales de la théorie nietzschéenne
de l'Apollinisme. Le récit succinct que refit Otfried Millier
dans sa Geschichte der griechischen Liieraiur, dont la
deuxième édition date de 1841, a influencé à ce point la
doctrine de Nietzsche qu'on s'étonne, après coup, de
l'impression de stupeur ressentie par les philologues
de 1872, quand parut la Naissance de la Tragédie de
Nietzsche.
1. — Dans les écrits d'Otfricd Millier, Apollon vient à
nous comme un dieu tout dorien. Mûller ne fait pas remon-
ter ce dieu à des origines prohelléniques; il écarte les rap-
prochements orientaux qu'imposerait l'Apollon Lycien, et
ÏAplu des Etrusques lui parait une simple contraction
du nom grec. Il ne s'élève pas encore à des recherches de
mythologie et de folk-lore comparé. Apollon vient, avec
(^) Il emprunte à la Bibliothèque de Bâle la Uescliichte der gricch.
Literaturgeschichle d'Otfried Millier, les 8 janvier, 26 avril 1870, en avril
1875; son Archaeologie der Kuml, le 19 juin 1870 et le 13 décembre 1875.
C) l" édit. 182'j; 2» édit. 1844.
f. E s SOL' Il C E S : 0 . M l' E L L E 11 i45
les Doriens, des régions de l'Olympe et de l'Ossa, et c'est
à Tempe que, refaisant la route même du dieu et de
l'invasion dorienne, l'éphèbe sacré allait tous les ans
chercher, pour le sanctuaire de Delphes, des lauriers
plus efficaces et plus purs que ceux de Phocide (').
Otfried MûUer iniag-ineque le culte de ce dieu dorien s'est
répandu par rayonnement, pardes emprunts et pardes colo-
nisations. Mais il lui trouve des traits communs avec plus
d'une divinité des autres peuplades grecques. Dieu d'une
l'ace militaire, AjioUon n'est pas un génie de la nation : il
préside à des relations purement humaines. Sa fonction est
de protéger et de défendre, comme tous ses noms le prou-
vent (^). Ainsi protégera-t-il les moissons et les cités
contre les fléaux démoniaques, la peste, les souris ou la
rouille du blé. Il maintient les limites de la propriété. 11
est rAyjuùç, le Oupa'o?, qui se tient dans les vestibules,
près des portes où la propriété privée touche à la
publique, pour laisser entrer le bien et repousser le
mal ('). A Athènes, il est le dieu des Eupatrides, c'est-à-
dire des familles où se recrutent les juges et les inter-
prètes du droit sacré. S'il frappe et s'il tue, comme dans
Homère et dans Eschyle, c'est par souci de justice, et
parce que le droit sacré a été enfreint (*). 11 est le dieu
pur, dont le culte s'abstient de verser le sang, et il n'en
parait €[ue plus vénérable. Des gâteaux et de l'encens
dans des corbeilles à Delphes ; des gâteaux de blé et
d'orge, des gerbes de mauves et d'épis à Délos ; des tiges
d'olivier ou de laurier, enrubannées de laine et ornées
de grappes de fruits, de petits vases de miel et d'huile
(') 0. MÛLLBR, Die Dorier, I, 208 sq.
(*) Pour Otfried MùUer, Apollon =: celui qui repousse. Ajoutez les épith.ètes
(i'Alexikakos, Apotropaios, Akésios, Epikourios.
H fbi(J., T, 300. {*) fbid., I, 293, 298.
246 LE LIVRE DE LA TRAGEDIE
aux fêtes d'automne en pays attique, voilà les sacrifices
que l'on offre à ce Dieu de douceur juste (').
C'est donc de ce dieu aussi, qu'on invoquera le pouvoir
purificateur aux jours où l'homme est obscurci dans son
calme intérieur par une force démoniaque. Apollon a
été souillé lui-même par son combat sanglant contre le
Python. Ayant subi la souillure déshonorante et le servage
chez Admète où il se purifia, il préside désormais à toute
lustration. Il restitue l'homme dans sa condition naturelle
de raison ^^laire et de moralité. C'est pour cela qu'il a
aussi le don de prophétie. Prédire, c'est indiquer à
chacun sa destinée. Mais la Destinée, qu'est-ce, sinon la
puissance qui assigne à toute chose sa nature, son exis-
tence déterminée et circonscrite, et, à ce titre, la
suprême justice (*). Quel dieu serait mieux qualifié pour
la connaître que le dieu gardien des limites, hostile aux
infractions et aux impuretés ?
Sans doute Otfried Muller éprouve quelque difficulté
à expliquer l'extase de la Pythie. Comment l'oracle d'où
émane la suprême sagesse ne sort-il pas d'une médita-
tion toute réfléchie? C'est que, selon les Grecs, toute
pensée neuve et profonde, même en philosophie, se
découvre dans une illumination mystique. La sagesse
divine, comment apparaîtrait-elle, si ce n'est à une intelli-
gence qui a franchi, pour un moment, les bornes humaines ?
Ainsi Apollon demeure le dieu qui ennoblit le cœur et
élève l'esprit jusqu'à la hauteur où se découvrent les lois
de Zeus. Ces lois, Apollon ne les proclame pas seulement,
il brise les résistances qui s'opposent à elles, et ses
(') Ibid., I, 327. S'il advient, comme aux Thargélies d'Athènes, que
l'on précipite deux hommes d'un rocher à titre de lustration, Otfried MûUer
croit qu'on les recueillait dans leur chute et qu'on les conduisait à la fron-
tière. De même à Milet, à Paros.'à Marseille.
(») Ibid., I, 341.
LES SOURCES : 0 . M U E L L E U 247
oracles n'annoncent pas seulement l'avenir, mais le
créent aussi, conformément à un ordre de clarté et
d'harmonie (*)•
C'est pour cela que le dieu-prophète a pour fonction
de protéger la musique. Il a pour attribut, uon la lyre
aux sons passionnés et forts, mais la cithare, dont les
mélodies simples et sereines expriment le calme solennel
et « introduisent dans le cœur aussi, disait Pindare, une
loi pacifique (') » . Il hait la flûte excitante, aux sons sauvages
et profonds (^). Les luttes d'Apollon contre tant de dieux
tristes ou passionnés, contre Linos, le charmant génie qui
grandit parmi les agneaux ; contre Kinyras, de Chypre,
inventeur de cantilènes sur Adonis ; contre Marsyas, de
Phrygie, le silène si habile au jeu de la flûte, tous
v;iincus et suppliciés par le dieu, exigent toutes aussi une
même interprétation. Elles disent l'antagonisme entre
l'état d'esprit a^jollinien et les religions naturelles
ambiantes, enclines aux languissantes douleurs ou aux
tumultes orgiaques. Or, la religion de Dionysos, du génie
delà nature, tantôt soutirant et martyrisé, tantôt rayon-
nant de triomphe printanier, n'est que la plus détestée
et la plus puissante de ces religions rivales (*).
Ce serait peut-être pousser un peu trop Otfried MuUer
vers Nietzsche que de soutenir qu'il a distingué ce qu'il y
a d'apollinien dans toute plastique. Cette psychologie
d'un état d'âme artiste, porté aux réalisations visuelles et
différent par là, profondément, de l'état d'esprit musical,
aura besoin d'être faite tout entière. Mais Otfried Mûller
a exprimé nettement que, de préférence à tous les autres
{') Ibid., I, 345.
(*) La citation est tirée de la V Pythique, v. 63. — Ibid., I, 346.
(^) Il va sans dire que cette flûte phrygienne, qui avait le don d'énerver
les Grecs, est un autre instrument que notre flûte actuellCv
(*) Ibid., I, 292.
24S l. E L I \ l\ E D E L A T R A G E D I E
dieux, Apollon était « davauce créé pour le statuaii'e »,
par tout ce qu'il y a de précision, de virilité, de force
définie dans la notion même que les peuples doriens se
faisaient de sa divinité ('). Ainsi la législation de Sparte
était présentée au peuple sous la forme d'un oracle de
l'Apollon de Pytho. Les rois de Sparte restaient en
contact avec l'oracle par quatre assesseurs permanents
choisis parmi les habitants de cette petite ville. Otfried
MuUer, à cause de cela, en vient à cette autre géné-
ralisation. La constitution même de l'Etat dorien
reflète l'esprit apollinien, un esprit d'ordre harmonieux
(tô £'jxo(j(jiov), de sagesse mesurée (awcppoT'jv/)), et de robus-
tesse toujours armée (àpeT-r,) (-). La philosophie encore,
quand les Doriens en créèrent une, s'inspira du même
esprit. Le pythagorisme, philosophie essentiellement
dorienne, fait consister l'essence des choses dans la
mesure, dans la proportion et dans la forme réglée.
L'univers, pour les Pythagoriciens d'abord, est xôcjjioc;,
c'est-à-dire ordre, harmonie et symétrie. Peu importe
aux Pythagoriciens la matière dont est faite le monde et
qui avait tant préoccupé la philosophie ionienne. Mais
n'est-ce pas là l'esprit de la religion apollinienne trans-
porté dans la spéculation philosophique (^) ?
II. ~ On s'attendrait après cela qu'Otfried Millier,
dépouillant dans le même esprit la poésie dorienne, posât
le problème des origines de la tragédie grecque, puisque
c'est à Sicyone et à Gorinthe que furent chantés les pre-
miers dithyrambes appelés tragédies. Mûller n'a pas
éludé ce problème dans son livre Des Doriens. Mais l'his-
toire de la poésie chorique des Grecs était trop peu avan-
(') Ibid., I, 860. « Apollon vvar vorweg rechl eigentlicli fiir die bildende
Kuast geschaffen. •
(*) Ibid., Il, 10. (3) !bid., I, 369.
LES S 0 L' R C 1^: S : 0 . M L' K L I. K U 249
cée pour qu'il osât le résoudre. Des linéaments simples
préparent la solution qu'il offrira plus tard dans son
Histoire de la Littérature grecque et dont Nietzsche s'est
tant inspiré.
U nous paraît bien aujourd'hui que sa construction est
factice. Mais elle a discerné la part qu'il faut faire à ces
représentations mimiques qui, à de certains jours de fête,
retraçaient les hauts faits des dieux. Otfried Mûller
essaie de se représenter les tableaux vivants, accompa-
gnés peut-être de chants, qui, à Delphes, au jour de la
fête des Septéria, retraçaient la vie d'Apollon. U n'ignore
]>as que nos renseignements sont d'époque basse au sujet
de ce drame hiératique, oùunéphèbe représentait le dieu
tueur du dragon, cueillait pour prix de sa victoire la
branche de laurier sacré et entonnait le péan^ au milieu
d'une danse triomphale du chœur ('). Le sophisme con-
sistait à imaginer un mystère d'Apollon, sur le modèle
duquel il était aisé ensuite de construire le drame de
Dionysos. Pour cela Otfried Millier envient à soutenir que
les huit années de servitude expiatoire, que le Dieu passe
à garder les troupeaux du roi Admète, s'écoulent dans une
région de mystère. Admète serait un roi des enfers. Le
dieu de lumière, souillé par sa lutte contre le génie de la
terre, aurait été condamné à descendre dans un séjour
de ténèbres, c'est-à-dire dans la mort. Puis, après huit
années, comme Dionysos, il serait remonté à la lumière,
aurait cueilli auprès du vieil autel dorien de Tempe l'oli-
vier lustral et serait revenu purifié. On sent que le vieux
romantisme de Creuzer empoisonne encore l'esprit gœ-
théen d'Otfried Muller.
Il n'existe aucune possibilité après cela qu'il se dé-
(') 0. Mûller, Die Dorier, I, 318. — Nos renseignements datent de Plii-
tarque. V. aussi Paul Decharme, Mytholoqie grecque, 1879, p. 101.
250 LE LIVRE DE LA TRAGEDIE
barrasse de la construction creuzérienne sur la Passion
de Dionysos. S'il est certain qu'à Sicyone, selon le témoi-
gnage d'Hérodote (V,67), il y a eu anciennement des
chœurs chargés de chanter les malheurs d'Adraste, mais
que le tyran Glisthène restitua à Dionysos, Otfried Millier
veut que ces chants choriques aient traité des « soufFran-
ces de ce dieu » (*). Il pense que des représentations
mimiques accompagnaient ces chants. Le drame hiéra-
tique joué à Delphes en l'honneur d'Apollon ne montrait-
il pas que de tels tableaux vivants étaient « dès l'origine
essentiels au culte » ? Arion, à Corinthe, n'eut qu'à ajouter
un chœur de satyres pour chanter un dithyrambe ; et le
drame dorien primitif apparaissait sur la scène avec tout
ce qui fait la tragédie : une affabulation tragique où périt un
héros divin, et un accompagnement chorique chanté par
des satyres.
La description esquissée dans V Histoire de la littéra-
ture grecque d'Otfried Millier reprend cette doctrine. Un
fait est alors pour surprendre. S'il est vrai que le culte
d'Apollon à Delphes fut une véritable représentation théâ-
trale, et que les chœurs « se soient développés plutôt
dans les fêtes, d'Apollon, où ils dansaient aux sons de l'ins-
trument requis, la phorminx » (^), comment la tragédie
est-elle issue des fêtes de Dionysos, et non d'un culte apol-
linien? La poésie chorique dorienne offre une longue tra-
dition de chant accompagné de danses ('). Qu'est-ce donc qui
prédestinait plutôt le dithyrambe, chanté par un cortège
que conduisait un joueur de flûte, à être le berceau de la
(') Ibid., II, 339 : «Ohne Zweifel dessen Leiden. ■■ C'est pure conjecture,
et conjecture impossible, si la mythologie grecque primitive a ignoré les
souffrances de Dionysos.
(^) 0. MiJLLEB, Geschichle der griechischen Litleralur, i" édit. [Ed. Ueitz.],
t. I, 3'tl.
(■') Ibid., l, 320 sq.
LES SOURCES : 0. MUELLER251
tragédie? La déclaration fameuse d'Aristote [Poétique^
chap. IV) ne laisse pas de doute à Otfried Millier. La tra-
gédie est issue du dithyrambe dionysiaque. Il ne, songe
pas à y voir une hypothèse que nous avons le droit de
contrôler. Et k propos du texte non moins connu de Pin-
dare (') qui nous dit l'origine du dithyrambe, Millier
oublie de se demander si ce texte suffit à nous dire l'ori-
gine de la tragédie.
Pour Otfried Millier, il y a eu adaptation du dithyrambe
dionysiaque à la tradition de la poésie chorique apolli-
nienne. Le grand conciliateur fut Arion. La poésie dorienne
fournit son chœur régulier, de tenue sévère. Cette disci-
pline rigide met un frein à la fougue du dithyrambe.
Mais le dithyrambe seul pouvait enfanter le drame, saty-
rique ou tragique, parce que son inspiration variait de la
joie orgiaque à la lamentation funèbre ; et parce que, de
tous les dieux, Dionysos est celui dont les hommes se sen-
tent le plus proches. Toutes les représentations mimiques,
dont le culte de Dionysos était l'occasion, servent de pré-
texte à Otfried Millier pour étayer cette thèse. Non pas
seulement parce qu'on voyait le dieu en personne passer
triomphalement à travers les villes ; ou parce qu'aux
Anthestéries à Athènes il prenait j^our épouse, en public,
la femme du deuxième archonte ; ou encore parce
qu'aux Agrionies de Béotie, on le voyait fuir, et que le
prêtre poursuivait, la hache à la main, une nymphe de son
cortège ; mais surtout, parce que les génies humbles de sa
suite le rapprochaient de l'homme. Les nymphes gracieu-
ses, ses nourrices, les audacieux satyres qui dansaient
avec elles, et qu'on croyait avoir surpris du regard plus
d'une fois dans la solitude des bois et des rochers, il fal-
(•) 01. 13, 18 (25). '. D'où (si ce n'est de Corinthe) sont venues les grâces
de Dionysos avec le dithyrambe qui pousse devant lui le taureau sacré ? »
252 L 1< LIVRE D !<: L A T 11 A Ci i: D I E
lait, dans les fêtes religieuses, les représenter. Le cortège
de Bacchus prenait donc des masques de satyres. Une
émotion contagieuse s'emparait alors de cette suite mas-
quée. Un jeu pathétique se déroulait. Le chœur entrait
dans le rôle des satyres qui accompagnaient Dionysos,
non seulement dans ses aventures joyeuses, mais dans ses
luttes et dans ses soutTrances. Il satisfaisait ainsi à ce be-
soin profond de l'homme, qui consiste à vivre, par l'ima-
gination au moins, une vie divine à la fois et à demi élé-
mentaire (').
A y réfléchir, y a-t-il une seule de ces idées que
Nietzsche n'ait pas recueillies? Cette idée surtout que le
dévot de Dionysos, vêtu en satyre, se sent envahi de la vie
divine, ne passera-t-elle pas tout entière dans l'analyse de
l'esprit dionysiaque ? Nietzsche n'aura qu'à prendre des
mains d'Otfried Millier la théorie du dithyrambe tragique
et à ajouter que les spectateurs représentent un chœur
élargi, auquel il manc{ue tout au plus d'être grimé
et de savoir dire des vers avec des danses. Mais, comme le
chœur, l'auditoire est tout entier emporté par le tourbil-
lon de la métamorphose mystique. L'idée enfin que la
tragédie grecque n'est qu'un tableau vivant, emprunté
aux cultes populaires ou ésotériques, n'a plus été aban-
donnée par la science. Vérités partielles qu'Otfried Mûller
sans doute a compromises par plus d'une conjecture
hasardée. Il faut donc chercher ailleurs que chez lui les
origines de la tragédie, qu'il s'est obstiné à chercher dans
le dithyrambe. La philologie s'est étonnée, depuis, des
erreurs de Nietzsche. Elle oublie que Nietzsche y a été
entraîné par ses devanciers les plus grands. L'erreur sur
(') 0. MiJLLER, Griechische Litleraturgeschichte,(l, 482-487. — 0. Mullei" pense
que le nom de tragédie vient de ce que le chœur dansait autour d'un autel
où un bouc était offert en sacrifice. Il n'ose pas tirer les conséquences de
sa propre théorie.
LES S () U H CES : P. W E L C K 1] R 25;i
le dithyrambe, imputable à Otfried Millier, n'a pas
été moins tenacement défendue par un autre maître de
Nietzsche, Friedrich Welcker.
V
FRIEDRICH-GOTTLIEB WELCKER
Nul doute que Nietzsche n'ait aduiirablement connu
Welcker, le principal helléniste de l'école de Bonn, où
malgré des dissentiments passagers il avait été un si
excellent collègue de Ritschl. A l'époque où Nietzsche y
était venu étudier, son enseignement n'était plus très
vivant ; mais ses livres restaient fameux ; et Nietzsche ne
les a pas négligés ('). Sa force principale et celle de son
ami Rohde, quand ils eurent cà subir l'attaque impétueuse
et injuste de Wilamowitz-Moellendorf, fut d'avoir mieux
lu que ce dernier les ouvrages de Welcker qui avaient
tracé la voie d'une interprétation nouvelle du drame grec.
Welcker (et c'est là son mérite) a reconnu nettement la
nature rustique du culte de Dionysos. Mais il n'a pas
pu discerner encore . le lien qui unit les démons de la
vie végétative et les démons de la mort. Oui, certes, Dio-
nysos est d'abord mi dieu des pâtres et des vignerons,
élevé dans la grotte montagnarde et errant dans les val-
lées boisées, couronné de lierre et de laurier. Ses surnoms
indiquent un génie des arbres fruitiers, des. prairies, de
l'agriculture et de la vigne. Or, tout génie de l'a fécondité
C) On le voit emprunter à la BiblioUrèquc de Bàle le livre de Welcker
sur Hésiode {Hesiod. Théogonie), le II février 1871; les deux volumes la
Griec/iischo Gôiterlehre (12 avril 1871); les Klcine ScZ/rî/^e?), 1. 1 (8 août 1872) ;
les A'/eme Schriflen, l. I et II (18 novembre 187i); les Kleine Schriften,
t. IV (18 février 1875); enfin le Naclilrag zur Schrift iiber die Aesdii/leischc
Trilogie [2,0 septembre 1875).
254 LE LIVRE DE LA TRAGEDIE
est aussi un dieu maître des âmes. Faire vivre, c'est pou-
voir amener du séjour où ils sont, c'est-à-dire du séjour
des morts, les principes vivants qui animeront les plan-
tes et les bêtes. L'aspect sous lequel Dionysos a le plus
de grandeur, est donc celui où il s'appellp Dionysos
Chthonios ou Hadès. Welcker n'ignorait pas cet aspect.
Il ignorait seulement qu'il n'eut pas le droit de le négli-
ger. Cette omission voulue a vicié tout son système {').
Au contraire, le soubassement social du culte de Dio-
nysos a été mis à nu par Welcker avec netteté. On ne
saurait assez marquer ce trait de l'interprétation welcké-
rienne qui fait pressentir la doctrine d'un Dionysos éman-
cipateur et juge, par lequel sera renversée la hiérarchie
des valeurs anciennes. Avant tout, pour Welcker, Dio-
nysos est le dieu libérateur. Il efface les distinctions
sociales. Aux Dionysies rustiques et aux Anthestéries, les
esclaves buvaient avec les maîtres. Les légendes qui disent
les châtiments terribles infligés par le dieu aux races
royales rebelles à son ivresse sont autant de souvenirs
d'une époque où les rois et les familles nobles repous-
saient ce culte révolutionnaire et se le sont vu imposer
par le peuple. L'acceptation du culte de Dionysos est
toujours une victoire de la plèbe rurale. Pisistrate, selon
Hérodote, descendait de Nélée, comme Godrus et Mélan-
thos, le roi mythique des pâtres : c'est pour cela qu'il a
dû encourager le culte dionysiaque, auquel il était, de
naissance, adonné. Son entrée triomphale à Athènes sur
un char ressemblait au triomphe printanier de Dionysos :
la démocratie athénienne fut prévenue par ce transparent
symbole que les temps du peuple étaient venus. Mais par
(') Welcker, Abhandlung ûber das Satyrspiel (à la suite du Nachtrag zur
Trilogie, 1826), p. 192 : " Jene finstern Gebrauclie des Dionysos Chthonios,
ferner den Unsterbiichkeitsglauben... ùbergehe ich hier als zu unserm
Zwecke nicht erforderlich. •
L i: s s 0 U Il(] E s : F . W E L G K E R 255
surcroît Pisistrate appela Thespis, du bourg d'Ikaria, où
Dionysos était en honneur. Dans les bosquets rustiques de
ce bourg-, Thespis avait créé une réjouissance nouvelle,
d'où naquit, dès qu'elle fut transportée à Athènes, cette
grande chose :1a tragédie (').
On ne peut pas reprocher àWelcker de n'avoir pas su
anticiper sur les résultats d'une science du folklore que
Mannhardt le premier a mise debout, ou d'avoir ignoré des
hypothèses que l'étude comparée des religions n'a éta-
blies que de nos jours. Welcker est de ceux qui nous ont
conduits à ces hypothèses et à ces résultats. Ses conjec-
tures sur les raisons qui font apparaître le dieu vêtu de
peaux de chèvres, échouent à expliquer que Dionysos se
soit enfui vers Nysa sous la forme d'un bouc (^). Il ne
sait encore rien des dieux thériomorphes, découverts et
interprétés par Mannhardt. Il croit que les satyres sont
les danseurs rustiques des fêtes dionysiaques, mais élevés
de la condition terrestre à la condition de démons. Il
affirme, avec trop de sécurité, que les dieux sont imaginés
chez les Grecs avec un entourage démoniaque analogue
à l'entourage réel qu'ils ont dans le culte et parmi les
hommes. Cet evliémérisme est attardé. Mais la distinction
subsiste, que Welcker a tracée entre les satyres mytho- -
logiques et les agrestes initiés qui célèbrent les rites du
dieu revêtus de peaux de bique.
Sévèrement aussi, Welcker distingue, dans le cortège
divin de Bacchus, les satyres à attributs de bouc ('), des
silènes à attributs de cheval ou de taureau. Il ne restera
à l'archéologie contemporaine qu'à localiser en Attique
les silènes à queue de cheval et dans le Péloponèse ou en
Phrygie les satyres au pied fourchu, aux oreilles et à la
{*) Ibid., pp. 246-254.— (') Ibid., p. 194. -- (') Ibid., p. 217. - Nachtrag
:ur Trilogie, p. 120.
250 LE L I V R i: D E L A T W A G E D I E
queue de bouc. Ce n'est pas sans raison que Welckercom-
pare à ces mascarades celles des paysans de l'Himalaya
masqués de têtes de cerfs, de tigres et d'ours ; les danses
des Germains poussant des cris de joie sous des masques
de cerfs ; la coutume du Julbock suédois ou les danses des
paysans romains masqués d'écorce. Ces rapprochements
préparent une théorie générale des origines du drame que
la sociologie littéraire de nos jours fait prévoir et a pres-
que fait aboutir (').
D'un effort vigoureux, Welcker a voulu faire la
lumière sur cette préhistoire de la tragédie attique.
Il s'y est égaré comme Otfried Millier. Car tout est
perdu si l'on en demande le secret, comme il a fait, au
fameux chapitre iv de la Poétique d'Aristote. On en vient
alors à vouloir tirer la tragédie du genre satyrique. Hypo-
thèse pure, qu'il faut savoir critiquer, malgré l'autorité
d'Aristote. (^e sont donc des satyres qui, pour Welcker,
paraissent sur la scène où se tient le chef de chœur. Leur
dithyrambe s'interrompt peut-être par de courtes affabu-
lations mimées (n^i^pol [jlûôoi.). Peut-être y avait-il seulement
un récit du coryphée dans les intervalles des danses. Com-
ment ce mythe a-t-il pu être tragique, s'il s'accompagnait
de danses satyriques? C'est une objection de bon sens, et
c'est là la difficulté où se heurte l'hypothèse d'Aristote.
Welcker se range à la thèse qui, pour s'en tenir à la lettre
aristotélicienne, préfère heurter le bon sens; et, par là, il a
dévoyé Nietzsche qui l'a suivi. Il a cru que le chœur des
satyres n'accompagnait pas forcément des farces. Le pre-
mier « chant du bouc » improvisé et purement dithyram-
bique apportait sans doute des affabulations courtes en
style comique et en vers satyriques et dansants. 11 faut
pourtant expliquer que ce dithyrambe ait pu devenir funè-
(') V. notre t. IIF, Xielzsche et k Pessimisme esthétique.
LES SOURCES : F. WELGKER 257
bre. Il le devint, pense Welcker, quand, autour du bouc
offert en sacrifice, les satyres célébrèrent la mort de
Dionysos.
La philologie d'aujourd'hui répond que les mystes, vêtus
de la peau de bouc rituelle et qui célébraient le drame de
la mort du printemps, n'ont pas pu être des satyres. Les
chœurs de satyres primitifs n'ont pu donner naissance
qu'au drame satyrique, joint par un tardif usage à la tri-
logie des concours tragiques athéniens.
Mais, avec une sévérité de goût qui avait manqué
à Otfried Mûller, Welcker a maintenu une stricte sépa-
ration entre la tragédie corinthienne d'Arion et la tragédie
athénienne. Il a été préoccupé de marquer les étapes
d'une tragédie purement attique, et la science d'aujour-
d'hui le loue de cette préoccupation. Le dialogue s'établit
quand Thespis mit en évidence un acteur pour réciter
une affabulation de circonstance et en converser avec le
chœur. Il s'agira seulement de savoir comment cette affa-
bulation put être étrangère à la légende de Dionysos. Mais
Welcker n'a pas*eu tort de croire que le héros des mythes
tragiques déclamés sous ses auspices a toujours été Dio-
nysos à l'origine.
La force, mais aussi la faiblesse de Nietzsche, fut de
connaître cette robuste déduction. Il lui doit ses erreurs,
avec quelques-uns de ses plus profonds aperçus. S'il a cru
que le problème des origines de la tragédie ne pouvait
s'éclaircir que par l'histoire du dithyrambe primitif, c'est
qu'il a pris cette hypothèse des mains de Welcker, comme
il avait emprunté à Friedrich Schlegel et à Creuzer son
hypothèse sur Dionysos, et à Otfried Mûller sa pensée sur
Apollon. Il ne nous appartient pas, après que toute une
génération de savants a labouré ce problème ingrat, de
blâmer Nietzsche pour avoir accueilli une hypothèse
entachée de préjugés de son temps. Mais Apollon et
AJiDLEB. II. 17
258 LE LIVRE DE LA T R A C. E D I E
Dionysos sont des noms de faits sociaux. Sous ces noms
affrontés, Otfried Millier et Welcker lui avaient fait
apercevoir un problème profond : celui des rapports du
dorisme et de l'atticisme. Toute la philosophie allemande
s'était consumée en incertitudes au sujet de cette grave
difficulté. Il y a eu une raison nouvelle, à Bâle, pour
qu'elle entrât dans les préoccupations de Nietzsche^ le
jour où il fît la connaissance de J.-J. Bachofen.
VI
J.-J. BACHOFEN
Nietzsche a eu le sens du travail précis et de l'hypo-
thèse méthodiquement audacieuse. Pour l'ordinaire, il a
su choisir ses guides. Il touchait à de la vérité définitive
quand il consultait Gerhard et Mannhardt. 11 a bien connu
d'Eduard Gerhard le travail célèbre Sur lesAnthestéries{^).
Les rapports du culte d'Apollpn et de Dionysos y étaient
abordés : « A Athènes aussi, on faisait appel à toute l'in-
fluence du dieu des Muses, pour rehausser l'éclat des fêtes
choragiques, tant des Lénéennes que des Dionysies. Dans
ces échanges de services, lesnomsdes deux divinités aussi
furent échangés. Tel démos d'Attique vénérait Dionysos
Melpoménos, et tel autre Apollon Dionysodote. » Pour-
quoi faut-il qu'aucune rencontre favorable de circons-
tances n'ait mis Nietzsche en contact avec ces guides
sûrs, Gerhard et Mannhardt? Avec l'aide de son ami Erwin
Rohde, il eût achevé des travaux qu'ils ont pu amorcer
(*) Il emprunte à la Bibliothèque de Bâle les Gesammelte Abhandlungen.
t. II, 1868, d'Ed. Gerhard (17 novembre 1869) qui contiennent ce travail,
et de Mabnhakdt, les Gennanische Mylhen, le même jour. — Le travail de
Gerhard, f/e6er rfte Anthesterien avait paru d'abord dans les .9i72un^«6ertc/j/c
de rAcadémie de Berlin.
L ES* SOURCES : J . - J . B A C H 0 F EN 250
seulement, à travers des polémiques où ils iie sout pas
restés sans blessures. L'influence creuzérienne eût moins
prévalu. Elle l'emporta dans l'esprit de Nietzsche, quand
il rencontra, à Bâle, le professeur Jean-Jacques Bachofen,
Jjeau-frère de Jacob Burckhardt. L'intimité fut tout de
suite assez grande entre le magistrat, ancien professeur
de droit, et Nietzsche. Dès 1871, Nietzsche fréquente assi^
dûment la maison du vieux juriste épris d'antiquité
grecque; et qu'un livre, alors récent et glorieux, sur le
Matriarchat {Das Mutlerrecht) qualifiait helléniste («).
Tn livre de Bachofen sur le Symbolisme funéraire {Die'
Grabessymbolik) multipliait, sur les monuments figurés
de la mort en Grèce, de fines conjectures appuyées sur le
plus rare savoir archéologique ('). Des hypothèses sans
doute un peu osées servaient de levain à une érudition
immense et indigeste dans ces deux livres. Nietzsche en
a dû voirie côté vulnérable. Mais il fut tout de même
sous le charme de cette prodigieuse facilité; et il fut
ramené avec plus de force dans le voisinage de Greuzer et
sous son influence confuse.
1. — Ce qui se fortifia d'abord en lui, c'est sa notion'
dw pessimisme grec. A entendre Bachofen, les Grecs
auraient toujours eu des croyances religieuses qui, avec
moins de précision, sont déjà celles du platonisme tardif.
Us auraient toujours distingué une région de la matière,
des ténèbres, du devenir et de la mort, et une région de
la lumière, de l'être et de l'immortalité. Des dieux et des
héros distincts auraient été préposés aux deux régions.
(*) Là' correspondance de Nietzsche et de sa sœur relate nombre d'invi-
tations de Nietzsche chez les Bachofen (le 12 novembre 1871 ; le 26 dé-
cembre 1871 pour la fête de Noël; le 28 janvier 1872, Nietzsche accompagne
M"" Bachofen au concert; les 12 mars, 16 novembre 1872; les 18 janvier
et 13 décembre 1874, invitations à déjeuner).
(*j Nietzsche l'emprunte à la Bibliothèque de Bâle, le 18 juin 1871.
260 LE LIVRE DE LA TRAGÉDIE
Mais ce que nous appelons la vie, étant mêlé de matière,
appartient à la région de la mort. Le principe de lumière
travaille à transformer cette vie stagnante et fermentante
des profondeurs, Poséidon et Dionysos sont les dieux de
cette région basse. Ils président à la genèse des vivants :
c'est pour cela qu'ils sont aussi les dieux de la mort. L'im-
mortalité, dans cette région obscure, ne peut être que
l'éternel enfantement des germes et la mort éternelle.
Tous les dieux qui travaillent à la vie travaillent aussi à la
mort ('). aDer Tod und das unentrlmibare Verderben ist der
Inhalt jener àllesten Religionsstufe (*). » La religion, à
ce premier échelon, enseigne que tous les hommes
devraient, à l'exemple de Jason, être pleures comme
morts dès leur naissance, être enveloppés de vêtements
noirs et portés dehors pour être ensevelis. C'est payer à
la nature, c'est-à-dire à la matière, sa dette naturelle que
de mourir (^), et l'enfantement de la vie est en même temps
la multiplication des morts. Dionysos est un de ces
dieux de la vie qui sont aussi des dieux destructeurs; et
si confuse que soit cette théorie, Nietzsche aurait pu y
prendre cette vue juste que le dieu qui préside à la mort
fait surgir aussi de l'Hadès les âmes qu'il y ramène à l'ex-
piration de leur vie terrestre. Il préféra n'en retenir que
la doctrine qui fait de la destinée mortelle des créatures
un acte d'une justice qui ne finit pas, parce que ce châti-
ment de la vie, enseigné déjà par Greuzer, coïncidait
aussi avec la doctrine de Schoj^enhauer.
Mais les emprunts de Nietzsche ne s'en tiennent pas
là. Sans doute, il est méfiant. Plus d'une thèse trouve
cependant en lui une résonance sentimentale. Ecartons ce
qui fait l'objet propre des recherches de Bachofen : la
(') Bacbofbk, Das Mutterrecht, 4\ 49^ — (*) Ibid., 215^ — (') Ibid., 52%
133*.
LES SOURCES : J.-J. BAGHOFEN 261
transformation du matriarchat primitif en im régime
patriarcal de monogamie. Bachofen a discerné, sous les
décombres des témoignages, les résidus d'une organisa-
tion de famille différente de celle qui régit l'Occident
depuis l'antiquité historique. Nietzsche n'emprunte à ces
recherches qu'une idée, où le confirmeront ses études de
liiologie darwinienne et de transformisme moral : celle des
origines humbles et souillées de toute moralité supérieure.
Le mariage monogamique d'aujourd'hui a derrière lui
une sombre préhistoire. Mais chaque crise de transforma-
tion a eu lieu sous les auspices d'un dieu. Les mêmes habi-
tudes d'esprit qui évoquent l'idée d'un dieu sont aussi
celles qui constituent les mœurs, le droit et toute la men-
talité d'un peuple. C'est dans Bachofen que Nietzsche a
puisé l'idée qu'il n'y a pas seulement un culte de Dionysos,
mais une civilisation dionysiaque.
Bachofen a sans doute raison de croire que les crises
les plus profondes et les plus inconnues de la civilisation
primitive ont tenu à la transformation de la condition de
la femme. L'ethnographie contemporaine peut utiliser ses
matériaux. Elle ne peut approuver ni l'échelonnement
des étapes que Bachofen a décrites ni le symbolisme
divin par lequel il les représente. De la horde primitive
et de la promiscuité qui fut imposée alors par la brutalité
masculine, Bachofen tire un régime social pour lequel
il a inventé ce nom de Mutterrecht : régime où c'est la
mère qui transmet son nom, son droit et sa propriété, où
elle décide de la condition des enfants et les venge ; où
c'est une reine qui exerce la souveraineté. Cette prédomi-
nance des femmes peut aller jusqu'à exclure les hommes
du service de guerre. Elles fondent des gynécocraties
militaires cruelles. Des légendes de massacre ont subsisté
qui rapportent comment elles tuent les époux infidèles ou
habitués à vivre d'une vie médiocre de brigands ou de
M''2 L E L F V R E D K L A T R A G É D î E
fo:çgerons; d'autres qui disent la coutume de tuer la pro-
^géniture mâle. Ces légendes ouvrent des perspectives .sur
un .état, de, lutte qui a dû être violent. Nietzsche est trop
averti pour entrer dans ces conjectures de préhistoire.
Mais il y a assez de mythologie convaincante dans Bachofen
pour que Nietzsche en soit saisi. Dans cette mythologie,
J^poUon est le dieu de la lumière et de l'intelligejic^ «J
rationnelle, et par là de la force virile. Il marche dans *
les hauteurs lumineuses où vivent les formes pures. Il est
donc le dieu de la paternité; car dans l'engendrement
d'un vivant, le père, au regard des Grecs, fournissait
le principe forinatif ; et la mère, la matière seulement
qui prenait forme.
A la période anarchique de la promiscuité, et à cçUe
d'une prédominance contre nature du sexe féminin, devait
succéder une ère d'ordre et de gravité. L'esprit apolli-
nien seul réalise cet ordre. Il consacre la victoire défini-
tive du régime viril. Il établit, dans l'état moral, le règne
du voijç, et, dans le droit, la prédominance du père.
Sous son empire naissent les légendes qui disent .la
défaite des Amazones. Achille joueur de lyre, négociateur
de mariages, vainqueur des Amazones devant Troie;
Bellérophon qui les chasse de Lycie; Héraclès, qui, seul
parmi les Argonautes, refuse leur hospitalité à Lemnos:
Thésée, prenant d'assaut, selon Eschyle, la forteresse
massive qu'elles avaient bâtie au lieu qu'elles appelèrent
l'Aréopage; Jason qui met fin aux derniers vestiges, du
pouvoir féminin dans toutes les régions où il atterrit, sant
autant de représentants du principe apollinien.
La femme grecque accepte la domination du nouvel
.état moral. Elle ne s'élève pas jusqu'au niveau du dieu
qui la fonde. Il y a des degrés dans la lumière. De tous
les dieux qui n'atteignent pas au sommet de l'échejle
.lumineuse, Dionysos est le plus charmant et de jplus
/
; L E s s 0 U R G E s : J . - J . B A C H 0 K E N 263
redoutable ('). Très voisin, à l'origine, du dieu de la pure
et ondoyante matière, Poséidon, il monte cependant dans la
•hiniière de l'esprit. Mais il reste assez matériel pour que
seul il touche et fasse vibrer dans ses profondeurs toute la
sensibilité physi({ue et morale de la femme. Le plus
■apparent des caractères de Dionysos est cette force de
séduction qu'il exerce sur l'âme féminine (^). Ainsi
' Bachofen effleure le grand problème de patliologie
sociale qui préoccupait IVietzsche, au temps où ils se sont
reconnus. Ou plutôt, l'effort tenté par Nietzsche pour
analyser l'état d'âme dionysiaque fut secondé par la lec-
ture de Bachofen.
Le livre était assez purement creuzérien pour affirmer,
mais à vrai dire par de mauvaises raisons, que Dionysos
était un dieu de la mort. Sa nouveauté était de discerner
que Dionysos n'enseignait pas l'abdication devant la vie,
mais la profusion vitale (^). Aucune àme ne résiste au
charme qui émane de sa splendeur. Mais le dieu impé-
rieux exige que l'on comprenne toute la loi de la vie, et
cette loi comprend la mort. Les mères lui sacrifient leurs
fils, et par là reconnaissent l'irrésistible puissance du
dieu. Les bacchantes sont féroces; mais elles ne le sont
que pour défendre le dieu qui les envahit. Ensouifond,
l'esprit dionysiaque est pureté. Dionysos apporte à tout le
sexe féminin une lustration, une loi nouvelle de chasteté
dans le mariage. Mais il ne l'apporte pas dans les formes
durement intellectuelles de leur vainqueur Apollon. Il
gagne le cœur des femmes par la persuasion enthousiaste.
Elles le suivent dans une danse forcenée. Mais elles font
(') Bacbope.'», Dus Mutterrechi, 240' : ■ Die vollige Liclitreinheit wird von
IMonysos nicht erstiegen. •
(«) Ibid., 230^
(^) Ibid., 229" : » Dem phallischen Gott der werdenden Welk ist das junge
frische Leben am liebsten. »
264 LE LIVRE DE LA TRAGEDIE
la guerre à toute dégénérescence. Tous les esclavages
prennent fin, quand Dionysos fait son entrée. La paix et
la joie entrent avec lui. La vie des peuples prend un autre
sens (*). Il est donc un dieu de lumière intellectuelle;
mais sa raison est assez mêlée d'instinct charnel pour
remplir l'âme entière (^). Il est lui-même un dieu tout
féminin, ensorcelant, sensuel et pur, attaché à la terre et
tout rempli d'élans vers l'éternel. Sa venue signifie une
nouvelle synthèse sociale : la sensualité réglée, épurée,
affinée. C'est pourquoi il touche si profondément les âmes
féminines. Car il les prend par le besoin d'amour, par
leur imagination vague, mais aussi par leur besoin de
mystère et leur aspiration à une immatérielle pureté, qui
aurait le charme de la beauté.
Ainsi les Ménades sont en quelque sorte des Amazones
qui font cortège à Dionysos pour proclamer leur propre
défaite. Elles sont belliqueuses encore, mais au service
d'une cause nouvelle. L émotion religieuse, jointe à la joie
sensuelle de la certitude entière, leur donne celte fureur,
où l'on voyait la révélation immédiate du dieu ('). Mais la
séduction charnelle du dieu l'emporte. La religion diony-
siaque ne se contente pas d'affiner la civilisation : elle
la transforme aussi. Elle a pour fondement la nature pas-
sionnée de la femme. Elle crée par là une civilisation de
beauté, qui est comme la fleur la plus haute et la plus
spiritualisée de la nature.
Un renversement nouveau de la hiérarchie sociale
résultera de ce progrès :
La religion dionysiaque a mis au premier rang la loi de la vie
•) /6j</.,231".
(•) Ibid., 235": «Allen Seiten des weibiicheu, das Iidische und Himmli-
sche, Religiôse und Erotische so innig verbindenden Gemiitslebens brlngt
er Erfùllunsf. .
J
f«) Ibid., 236^ i
LES SOURCES : J.-J. BACHOFEN
physique, la liberté et l'égalité parmi les hommes ; elle a aboli toutes
les distinctions qui tiennent à des raisons politiques; elle a fait
tomber des chaînes; elle a apporté l'affranchissement aux classes
serves, et favorisé par là la démocratie et la tyrannie de quelques
individus, d'un César ou d'un Pisistrate ; répandu partout l'éclat et la
somptuosité de la vie; apporté l'émancipation de la chair; enthou-
siasmé les hommes pour un idéal naturaliste en poésie et en sculpture;
et transporté la sensualité jusque dans les idées sur la vie future (').
Les lois, la moralité anciennes, la domination même de
tous seront abolies un jour, selon la légende grecque.
Mais le sceptre du monde passera à Dionysos, et non pas
à Apollon (*). C'est le principe inférieur de vitalité
passionnée, non de lumière puissante qui l'emportera.
U mènera le monde à sa corruption définitive.
Curieuse doctrine, où les pressentiments exacts se
mêlent à une fumeuse et romantique fantaisie. Nietzsche
a dû être attiré à demi et rebuté pour le reste. La dernière
suggestion qu'il ait emporté de Bachofen était ce symbo-
lisme qui dénomme les périodes de l'histoire et les civili-
sations par les dieux tutélaires en qui se résument leurs
velléités et leurs qualités morales. Ainsi se fixa chez
Nietzsche la notion d'une « civilisation dionysiaque ».
Au temps où se préparait chez lui un nouvel optimisme,
une confiance en la vie qui acceptait de la vie les pires
douleurs et la mort même, le Dionysos de Bachofen
s'offrit à lui, rayonnant, à travers son deuil, d'une joie
forte, capable de sacrifier la vie parce qu'il la crée sans
cesse. L'idée de la nouvelle civilisation faite d'une sensua-
lité et d'une volonté qui l'emportent sur la raison la plus
(') Ibid., 238\
(*j Ibid., 242", 2i3\ La source de Bachofen est le poème de Nonnus
(XIX, V. 252 sq), et le scoliaste Olympiodore cité par Hbrmann, Orphica
509, fr. 20.
266 LE LIVRE D E L A T RAGE D I E
fortement résolue à les brider, vient au-devant des con-
victions gœtlîéennes de Nietzsche. Mais il conserve toute
sa vie à cet idéal le nom que lui donnait BachdfenjCélurde
Dionysos.
Comme chez Bachofen, Dionysos, chez Nietzsche,
recueille l'héritage des anciens dieux.
Il dissout les lois caduques, les pactes périmés, les
valeurs révolues. Mais cette civilisation nouvelle à naître,
Nietzsche la jugera virile, et non féminine, et ce qui le
séduisit ainsi dans Bachofen, ce fut, après qu'il lui eût tout
-emprunté, la possibilité encore de le contredire. Une dis-
solution sociale par laquelle, tout d'abord, régneraient
l'égalité et la liberté parmi les hommes, afin de préparer
l'avènernent des Césars futurs, qui mèneront les multitudes
à leur guise, cette pensée, effrayante pour Bachofen,
séduira Nietzsche. Il faudra transvaluer Bachofen avant
de le suivre. Il y aura lieu d'élargir la notion de ce Diony-
sos, juge et triomphateur, qui traîne à travers le monde
ses cortèges révolutionnaires; et ce qui, chez Bachofen
n'avait été un regard jeté sur une Hellade morte, sera chez
Nietzsche une vue ouvertesur une Grèce nouvelle, qui n'a
jamais vécu. Ainsi se propageait dans la sensibilité de
Nietzsche la moindre secousse venue du dehors. Mais
elle ne s'amplifiait que parce que déjà cette sensibilité
était comme au diapason des motifs d'émotion qui se
levaient pour lui de l'histoire.
Vil
FRANZ LISZT
L'ambition de Richard Wagner, qui avait été de res-
susciter par la musique le drame des Grecs, venait à la
traverse d'une autre innovation, la grande symphonie
FRANZ LISZT ;267
dpamatique de Berlioz. Depuis quinze ans, Franz Liszt s'en
était fait le champion dans des feuilletons étincelants (').
Cosinia de Bûlow, tout acquise au génie de Wagner,
n'abandonnait rien pourtant de la doctrine de son père
Franz Liszt. Il faut concevoir le livre de Nietzsche sur la
tragédie comme un essai de concilier les deux doctrines.
Ses plus graves critiques, au moment où des doutes lui
viendront sur Wagner, seront motivées par le désespoir
d'arriver à cette conciliation.
Pour Wagner, « la musique ne saurait exprimer l'ac-
tion sans le secours delà parole et des gestes » (^). Quoi
^de moins schopenhauérien ? La musique n'est-elle pas
un monde à part, une;mer ondulante et sans rives, d'où
se lève, pour le regard intérieur seul, une action toute
'déduite à des émotions ? Si Wagner asservissait dere-
chef la musique aux paroles et aux gestes, il en mé-
connaissait le igénie même, tout de liberté; et Franz
.Liszt venait ici au son secours de Berlioz. La mu^iique,
,'il nous l'affirme, c'est le sentiment pur, non réfracté à
îfepavers la pensée, non recueilli dans le cristal des
images, toute lumineuse et perceptible immédiatement.
Une figure sculpturale ou une peinture traduit, comme
;un symbole, le sentiment qui l'anime dans ses pro-
fondeurs. En musique, le sentiment apparaît comme
une vision divine, sans miracles, sans symboles, et toute-
fois présente à la vue de l'àme. Seule la musique ne
.pense jamais ('). Et si, de ses lames puissantes, surgissent
pour nous des arcliipels mouvants dans la lumière, ils
(') V. notamment les feuilletons de 185i-5o dans les Gesammelle Schriften
de Fr. Liszt, t. IV, 1882.
(*) Romain Rollard, Berlioz (dans Musiciens d^aujourd'hui, T édit ,
1917, p. 43).
(') Fr. Liszt, Berlioz und seine Harold-Symphonie, ISnS \ Schriften, IV,
29-31).
268 LE LIVRE DE LA TRAGÉDIE
flottent dans une atmosphère mystérieuse, peuplée d'êtres
immatériels où l'on s'élève par l'extase et sur le char de
feu des prophètes, mais non par la pensée.
Cependant, cette forme d'art musical préconisée par
Liszt n'était plus la symphonie classique, la vaste sonate
amplifiée pour orchestre, restée presque immuable dans
sa structure depuis un siècle, et où les morceaux à coupe
fixe se relaient selon un ordre de préséances qui, de
Haydn à Schumann, n'a pas été troublé. La symphonie
de Berlioz et de Liszt, nourrie de tout l'acquis de Yora-
torio et de la cantate, émancipée dans tous ses déve-
loppements, revient, par-delà Beethoven, à Haendel et
à Bach, à la pure narration lyrique. Ce sont déjà des
épopées semées d'effusions et de rêves, d'allocutions,
d'épisodes descriptifs, que le Judas Macchabée ou le
Messie de Haendel, la Création de Haydn, la Pas-
sion selon saint Mathieu, de Bach. L'épopée musicale de
ces grands créateurs peut s'élargir jusqu'à accueillir
tous les genres du lyrisme. Or, justement, il venait de
naître un genre littéraire tout neuf, qui les conciliait
tous, « l'épopée philosophique », de Gœthe et de Byron.
Pour le poème de Faust, pour Cain, pour Manfred,
Liszt, en effet, ne trouve pas d'autre nom. Ce ne sont pas
des drames, mais de grands récits où toutes les voix de
la nature dialoguent avec toutes les émotions de l'homme,
où le poète ne se raconte plus seul, comme dans le
lyrisme, mais dit aussi le destin des mondes reflété dans
sa pensée. Or, la symphonie dramatiqi^ie, créée par Ber-
lioz et par Liszt, est l'expression musicale de cette grande
épopée nouvelle (').
Sans doute, c'est une curieuse poésie que celle qui, se
refusant à peindre la nature, comme faisait l'épopée an-
(') Franz Liszt, Ibid., t. IV, 50-5i.
FRANZ LISZT 269
tique, sait seulement la chanter. Mais, vue à travers
la sensibilité humaine, ne semble-t-elle pas d'autant
plus puissante, consolante et berceuse, ou redoutable et
fertile en douleurs? Gène sont plus des dieux qui la peu-
plent ; ce sont des puissances passionnées, sœurs des espé-
rances et des deuils de l'homme. Enfin le poème, au lieu
de décrire les exploits d'un héros, relate ses émotions et
ses songes. Ce héros lui-même, un Faust, un Manfred, un
Ghilde-Harold, ne sera plus le modèle des vertus natio-
nales : dans un caractère exceptionnel, plus grand que na-
ture {weit ûber Lebensgrôsse, in aiissergewohnlichen Di-
mensionen), on verra souvent des vertus rares lutter con-
tre des instincts anormaux et monstrueux. Un sang plus
embrasé, une âme plus mobile que chez la plupart des
hommes les reconnaîtront seuls pour leurs frères. Tout
ce qu'il y a de profond, de vivant, de coupable dans de
grands cœurs indomptés parlera dans l'âme de ces
Orestes modernes, poursuivis par les Erinnyes de la fa-
talité intérieure.
C'est pourquoi ils ne seront plus des héros na-
tionaux. Ils errent à travers les nations, offrant les traits
de presque toutes ; c'est le mal d'un siècle qu'ils portent
au cœur, et non la vertu d'un peuple unique. Leur cos-
tume a beau être celui de leur pays. Leur sentiment, ré-
volté contre la coutume et la pensée de leur temps, tra-
duira déjà l'effort pour réaliser une humanité à venir.
Or comment la musique, langage commun à tous les
hommes, ne serait-elle pas propre, plus qu'aucun autre
langage, à rendre les caractères qui réunissent en eux tous
les vices les plus rares et les plus fiers instincts, et qui se
prépare, par leur grandeur tragique, la vie desgénérations
qui montent ? Leur course rayonnante, les feux de leur
déclin sanglant, leurs éruptions morbides, les forces salu-
taires qu'ils libèrent par une mort glorieuse ou maudite,
270 L E L I \' 1{ E D E L A T R A G E U I E
quelle forme d'art, quelle scène de théâtre suffirait â les
retracer?
La musique seule est assez riche et assez mouvante.
Elle absorbe donc peu à peu, dans un sentiment sans pa-
roles, le contenu de toutes les grandes épopées de la pen-
sée moderne, sorties d'une inspiration que l'antiquité n'a
pas connue. Elle est une fontaine de jouvence pour notre
humanité si surchargée d'idées abstraites. Chez un Ber-
lioz, le lien traditionnel entre les paroles et la musique se
réduit à la ténuité la plus extrême. Le simple « pro-
gramme » en prose, qui accompagne ses symphonies, suffit
à situer le paysage et le moment de l'action. Les images
qui, chez le musicien, naissaient spontanément de l'émo-
tion musicale, reparaîtront chez l'auditeur, portées par
les flots mêmes des mélodies, si de brèves indications les
suggèrent.
La symphonie peut alors symboliser un héros par
un motif constant, qui, avec des variations de coloris
d'expression harmonique, de rythme, de modulation,
traduira toutes les inflexions du sentiment dans une suite
chatoyante. Une courte phrase de viole, qui reparaît ou se
tait, dira la présence ou l'absence d'Harold dans Berlioz, et
elle ne manque dans aucun des thèmes qui disent sa décep-
tion, son cœur rassasié d'une vie qu'il n'a pas goûtée, ses
rêves qui s'élancent aux confins des dernières nébuleuses,
sa méditation pendant la fraîche sérénade qu'un pâtre
chante à sa belle. La même phrase flotte dans les paysages
d'Italie où il promène sa langueur, et surnage dans l'orgie'
finale des bandits. Elle ne s'éteint comme un soupir qu'au
moment où se brise le cœur d'Harold (').
Nietzsche a été fortement saisi par cette théorie. Et'
le jour où il écrira son Zarathustra^ quand il aura fait
(M Fr. Liszt, Ibid., t. IV, 69-81.
F II A N Z LISZT 271
de sa prose une fluide et chatoyante musique, quel parti
prendra-t-il, si ce n'est d'évoquer, par la mélodie des
mots, un héros dont le génie « le mène au grandiose, au
colossal, au gigantesque, au prodigieux », comme Ha-
rold.en Italie y menait Berlioz (') ?
En 1870, quand il écrivait Musik und Tragôdie^ il lui
semblait donc que le renouvellement de la musique vien-
drait de la symphonie dramatique. 11 le fallait, puisque
déjà la forme la plus haute du lyrisme musical antique
avait été marquée par l'élargissement de la musique. Le
dithyrambe, d'où, peu à peu, la tragédie est sortie,
n'avait-il pas absorbé peu à peu le thrène funèbre,
l'hymne aux morts, tous les genres lyriques ? N'était-il
pas devenu une grande composition à plusieurs parties,
jointe par une action unique, c'est-à-dire une véritable
symphonie antique (^) ?
C'est la leçon que Nietzsche voulut donner à Richard
Wagner, qui faisait trop intervenir les arts annexes.
Nietzsche l'engageait à revenir à la musique pure. La
pensée s'évauouissant, les images devaient monter de la
musique comme une vapeur. Le personnage sur la scène
devait faire l'effet d'une musique devenue visible {Er-
scheinung der Musik). Cela exigeait que « la symphonie
fût affranchie de son schématisme latin » ('), c'est-à-dire
de ces formes italiennes trop fixes que lui avaient données
les élèves d'Haydn. Ces termes de Nietzsche reprodui-
sent la doctrine exacte de Liszt. Mais, adopter cette doc-
trine, n'est-ce pas contredire Wagner? Non, si Wagner,
comme le croit Nietzsche, « progresse vers la sympho-
nie » (*). A supposer que Wagner soit vraiment et surtout
(•) Fr. Liszt, Ibid., l. IV, 95.
(») Nietzsche, Muaik und Tragôdie, posth. § 186. { W., IX, 253.)
(') Ibid. % 183 yW., IX, 251). — («) Ibid. S 172 {W., IX, 241).
272 LE LIVRE DE LA TRAGÉDIE
musicien, et que ses textes soient la pure « buée musi-
cale » ('), qui se lève de son orchestration, il faudra le
définir comme un symphoniste :
Wagner, à son insu, tend vers une forme d'art où sera dépassé le
vice fondamental de l'opéra : il tend à une symphonie immense, où. les
instruments principaux chanteraient un chant qu'on pourrait symbo-
liser par une action (*).
Des attitudes mimées, immédiatement saisissables
aux yeux, dénuées de chant, mais commentées parles voix
multiples de la symphonie qui les anime, c'est où aboutit,
à la limite, la technique de Tristan. Cosima apprit ainsi
avec satisfaction que le plus parfait des drames de
Wagner était celui qui réalisait le mieux la doctrine de
Franz Liszt et qu'il était celui qui approchait le plus du
drame antique.
Ces idées qui, de Friedrich Schlegel à Franz Liszt,
s'étaient heurtées dans la science et dans l'esthétique
allemande, trouvaient dans l'esprit de Nietzsche un écho
puissant. A quel compromis aboutissaient-elles ? Nietzsche
n'est pas le seul à avoir essayé de résoudre le redoutable
problème que laissait subsister le désaccord des princi-
paux hellénistes. Un grand et profond livre français, que
Nietzsche a peut-être ignoré, Le sejitiment religieux en
Grèce d'Homère à Eschyle, par Jules Girard (1869),
venait de tenter l'accès de ces énigmes ténébreuses :
l'orphisme, les rapports de Bacchus avec Apollon, le
dithyrambe tragique, l'enthousiasme dionysiaque dans
la tragédie naissante. On est surpris, aujourd'hui encore,
(*) Ibid. § 187 ( W , IX, 234).
{•-) Ibid. S 186 (ir., IX, 234).
i
FRANZ LISZT 273
de constater entre Nietzsche et cet helléniste rigoureux
le nombre des concordances.
Le livre de Nietzsche, comme le livre plus sobre et
plus dépouillé de Jules Girard, considère la préhistoire
grecque comme une lutte entre deux dieux : d'un côté,
Dionysos, dieu de la sensualité fauve et de la frénésie or-
giaque, mais de la mort aussi et de l'extase où se dé-
couvre la douleur immortelle qui pleure au fond des êtres.
Ce dieu, Friedrich Schlegel, Creuzer et Bachofen l'avaient
interprété d'une façon neuve, comme présidant aux plus
profonds mystères. En regard, Apollon, dieu de la
mesure et de la lumière, du vouloir contenu, de l'ordre
dorien, de l'expression imagée, de la musique moderne et
de la poésie. Ces deux dieux échangent partiellement
leurs fonctions. A Delphes, ville et sanctuaire d'Apol-
lon, Dionysos gouverne une partie de l'année. Apollon
par contre devient, pour une part, un dieu des morts. Mais
l'œuvre d'art qui concilie le mieux l'inspiration des deux
divinités, c'est la tragédie attique.
Elle est issue d'une coutume populaire, dont Welcker,
après Creuzer et Otfried Millier, a le mieux pénétré le sens.
Un chœur sauvage d'hommes grimés en satyres chante des
dithyrambes d'un pathétique triste et enthousiaste. Le
bruit furieux, dont la troupe frénétique se grise, émeut
la sensibilité humaine, de façon à ce que, dans l'âme de
l'homme, le dieu lui-même prenne place, avec toutes les
énergies de l'univers, et semble avoir distendu, jusqu'à
les rompre, les limites de la conscience individuelle.
Ce chœur sent alors se passer en lui une métamorphose
magique : il se sent revenir à la vie à demi thériomorphe
des démons agrestes dont il porte les attributs et le pelage.
Et, dans l'extase qui le saisit, le dieu qu'il adore apparaît
en personne, versant son sang, dont les êtres vivent.
Gœthe, le premier, avait introduit ainsi un satyre chan-
ANDLER. II. 18
274 LE LIVRE DE LA TRAGÉDIE
tant, dans son extase, la douleur créatrice des mondes (').
Cette vision tout immatérielle, l'œuvre d'art de la tra-
gédie la matérialise. Elle la dresse sur la scène, dans un
tableau vivant comme ceux des mystères d'Eleusis. Le
dithyrambe rustique, comme Otfried Mûller et Welcker
l'avaient vu, s'amalgame avec ces théophanies imagées
des représentations consacrées aux divinités souterraines
de l'orphisme. Mais ce que représente la scène tragique,
c'est un mystère particulier, le mystère de Dionysos
Zagreus, c'est-à-dire du dieu déchiré qui donne sa vie.
et son sang pour que renaisse le monde. Un jour, pourtant,
le dieu lui-même renaîtra à la lumière : c'est là le mes-
sage émouvant de la tragédie.
L'enseignement des devanciers, si on rapprochait par
les bords les doctrines successives, aboutissait à cette in-
terprétation dxi drame grec. Et, sans doute, il a fallu y
apporter des correctifs. Un demi-siècle de recherches a
permis ces retouches (*). Mais, au temps de Nietzsche,
personne n'avait apporté une notion plus précise ni mieux
appuyée sur les faits connus.
D'où est donc venu le scandale? De ce que Nietzsche a
élargi l'idée de l'apollinisme jusqu'à y comprendre tout ce
qui est rêve imagé, plastique et poésie, et l'idée du dio-
nysisme jusqu'à y absorber toute inspiration musicale. Cet
élargissement des idées permettrait seul de comparer i
les faits de l'antiquité et les faits des temps modernes.
Mais s'il faut s'interdire de telles comparaisons, du moins
les adversaires de Nietzsche devraient-ils convenir alors
que leur querelle, étrangère à l'interprétation de la vie
des Grecs, ne concerne plus que les problèmes de la phi-
losophie de l'art.
(*) V. nos Précurseurs de Nietzsche, p. 28.
(*) V. notre tome III : Nietzsche et le Pessimisme esthétique, au chap.
Ce qu'a pu être une tragédir grecque primitive.
|iiiiiiiiiiiiiiiiiiii!iiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiim
CHAPITRE
LA FONDATION DE BAYREUTH
ARIANE-COSIMA
PODR avoir trop tôt repris sa lourde besogne d'ensei-
gnement, après les fatigues presque mortelles de la
guerre et de la maladie, Nietzsche souffrit tout
l'hiver de 1870-71. Le surmenage, l'insomnie, la jaunisse,
se joignirent aux effets durables de la dysenterie mal
guérie. Les médecins lui prescrivirent de voyager dans
le Midi et d'emmener sa « joviale petite sœur ». Elle
accourut ('). En février ils passèrent en traîneau le
Gothard couvert de neige épaisse. Si renfermé que fût
Nietzsche, il ne put se dispenser de remarquer un austère
vieillard, qui, malgré un nom anglais d'emprunt, mon-
trait une mince figure ravinée d'Italien de la Renaissance.
C'était le plus grand des exilés italiens, celui dont la
pensée, soutenue par trente ans de luttes, venait de se
réaliser par l'unité italienne : JVlazzini en personne.
L'ingratitude de la dynastie ne le mettait pas encore à
l'abri du danger. De là son incognito. Mais sa parole le
faisait reconnaître. Nietzsche s'entretenait avec le grand
homme, alors courbé de vieillesse et d'amertume. A l'hôtel
de Fliielen, durant les relais de poste, Mazzini rejoignait
le jeune professeur bâlois. En quatre vers de Gœthe,
il livra le secret de sa vie : " /
(') E. F0BR8TER, Biogr., II, p. 55 sq.
276 A R I A N E - C 0 S 1 M A
Unablassig streben, — Uns vom Halben zu enhvôhnen,
Und im Ganzen, Guten, Schônen — Résolut zu leben (').
Nietzsche grava dans sa mémoire cette sentence virile.
Il l'a citée à tous ses amis {'). Elle avait éveillé en lui-même
de profondes résonances. Etait-il de ceux qui se déshabi-
tuent des « demi-mesures » et des énervantes compromis-
sions? Sa pensée gagnait en pureté et en sévérité tous les
jours. Mais ce métier pesant, qui le détournait d'écrire,
n'était-ce pas une compromission que de l'accepter? « Je
suis saturé à fond de mon enseignement bàlois », écrivait-il
à sa mère, moins de deux ans après être entré dans cette
jeune gloire du professorat (').
Dans ce voyage encore, destiné à son repos, il travail-
lait. Le séjour à Lugano dura six semaines. L'hiver était
doux et parfumé comme un printemps. Nietzsche était
d'une gaîté d'adolescent, malgré ses insomnies. Devant
des Allemands distingués qu'on avait rencontrés, plus
d'une fois il se mit au piano; ou bien, sur la cime de
Monte-Bré, lisait une scène de Fmisl qu'il commentait
avec une force émouvante. Parfois, il laissait transparaître
quelque chose du travail mystérieux qui l'obsédait, et
lisait des pages d'un manuscrit qu'il élaguait (*).
C éioÀi V Ursprung und Ziel der Tragoedie. Il a caché
avec raison la version d'alors. Il y éclate un délirant
orgueil avec une immense espérance. Elle contient tous
les litiges futurs. Nietzsche parle comme un oracle terri-
hant. Il croit détenir une foudroyante révélation : celle
C) « Sans relâche faire effort, — nous déshabituer des demi-mèsures,
— et avec résolution vivre — dans l'intégral, dans le bien, dans le beau. -
— Nietzsche ne reconnut pas tout de suite le passage que Gersdorff iden-
tifia. 11 est tiré de Generalbeichte, dans les Gesellige Lieder. — Curr., V, 221.
n V. Corr., I, pp. 19i, 229; II, p. 3oo; III, 439, 508.
(S) 30 janvier 1871. {Corr., V. 205.)
(♦) Selon M™" Foerster, Biogr., II, 56, il s'agit du fragment sur VÉtai
grec {W., IX, lit sq.), resté d'ailleurs inédit vingt-cinq ans.
LA FIN DE T 11 I B S G H E N 277
de l'essence de la civilisation grecque. Le frisson de
l'inspiration le secoue quand il y songe. Mais il détourne
de ce spectacle terrible les âmes faibles. A qui donc
réserve-t-il des vérités si effrayantes? Il nous le dit :
Je n'ai pas de vœu plus ardent que de rencontrer un jour un
homme à qui je puisse tenir ce discours, un homme d'une hauteur
courroucée, de regard hautain, d'audacieux vouloir; lutteur, poète et
philosophe à la fois, et qui marcherait d'un pas capable d'enjamber
des serpents et des monstres. Ce héros futur de la connaissance tra-
fique aura au front le reflet de cette sérénité grecque, cette auréole,
à la lumière de laquelle sera inaugurée une résurrection encore à venir
de l'antiquité, la Renaissance allemande du monde hellénique (').
Et qui pouvait être cet adolescent allemand doué de
<i cette intrépidité de regard et de cette héroïque disposi-
tion pour l'immense », qui, loin des compromissions
lâches du libéralisme d'aujourd'hui, saurait suivre ainsi le
précepte de Goethe et de Mazzini : « Im Ganzen und Vollen
résolut zu leben » ? Est -il difficile de reconnaître
Nietzsche? Telle était l'âme qui se cachait dans le da,n-
seup souriant de Lugxino.
Il vécut là jusqu'en avril, et courut à Tribschen au
retour. Il y présenta Lisbeth. Wagner le complimenta
souvent depuis sur celle qu'il appelait « das liebliche
Schwesterchen » (^). Durant son enseignement de l'été,
Nietzsche sembla rajeuni. C'était le temps où Deussen le
voyait, fort et fier comme un lion (^). Lisbeth ne le quitta
point. Elle passa avec lui et Gersdorff, fin juillet, une
quinzaine à Gimmelwald, près Mùrren, et ne se sépara
de son frère qu'en septembre. Mais que pouvait donc;
être pour lui Wagner, quand déjà se levaient en Nietzsche
(») Jf., IX, 140, 143.
(») Corr., V, 220.
(*) P. D«038BN, Erinnerunyen, p. 81,
278 A R I A N E - G 0 S I M A
des espérances qui, à ce point, dépassaient le wagné-
risme, et quand il se croyait seul le Faust capable d'ame-
ner sur terre, par sortilège, cette Hélène éternelle, l'art
grec? C'est ce qu'il nous faut à présent expliquer.
TRIBSCHEN : LA FIN DE L IDYLLE
Dans cette amitié passionnée qui liait Nietzsche à
Richard et à Cosima Wagner, nous approchons ici de la
cime culminante. Ce sont les six derniers mois du séjour
à Tribschen. Nietzsche y était revenu deux jours en
octobre 1871. Il y eut entre eux comme un pacte de con-
verser à distance, en fixant leur attention sur de com-
muns objets d'étude. Nietzsche commençait de vastes
travaux sur les Dialogues de Platon{^). Wagner et Cosima
toute cette année lisaient le soir un morceau de dialogue
platonicien. On trouve des échos de cette lecture jusque
dans Ueber die Bestimmung der Ope)\ où Platon était pré-
senté comme la synthèse du mythe, de l'épopée et du drame
grec (*). Ils en étaient maintenant à la République et se
trouvaient déçus. Cosima n'a pas dû goûter la doctrine qui
interdisait à l'élite dirigeante le mariage et l'amour. Elle
avait du mieux aimer le grand apprentissage que Socrate
avait fait auprès de la prophétesse de Mantinée, Diotime.
Wagner s'offusquait des gaucheries inévitables de compo-
sition que présente le premier grand livre de philosophie
(*) Einleitung in das Studium der platonischen Dialoge {Philologica, III,
235 sq.). Nous n'en n'avons que des fragments.
(°) R. Wagner, Ueber die Bestimmung der Oper. (Schriften. t. IV, 137.)
LA FIN DE TRIBSGHEN 279
paru dans le monde ('). 11 ne soujDçonnait pas alors que
la Réforme projetée par Nietzsche était précisément une
nouvelle république platonicienne.
Nietzsche pensait donner à cette république ses insti-
tuts de culture intellectuelle : c'est pourquoi il travaillait
déjà à ses Conférences Ueber die Zukunft unserer Bil-
dungsanstallen. Un autre institut principal, c'était Bay-
reuth. Ils se partageaient ainsi la besogne réformatrice;
et un instant furent satisfaits du partage. Dionysos, comme
sur le tableau de Genelli, venait conduire le chœur de
toutes les INIuses. Wagner entendait par là que sa musique
allait inspirer toute la Reforme. Or, ne savons-nous pas
que pour Nietzsche, Dionysos n'était déjà plus Wagner?
La musique wagnérienne, et sans doute Cosima, recom-
mençaient alors leur œuvre d'ensorcellement. Pour le
18 décembre, Wagner avait organisé à Mannheim un con-
cert dont le succès lui rendit l'espérance. L'accueil, dès
la gare, fut triomphal, quand le maestro arriva par le train
de Bayreuth. Un peu plus tard, le train de Suisse amena
Cosima, accompagnée du jeune et martial professeur qui
désormais était inséparable de l'œuvre wagnérienne.
Ce furent des jours d'une douceur solennelle entre
Nietzsche, Wagner et Cosima. Nietzsche ne manqua
aucune des répétitions (*). Quarante ans après, on était
encore ébahi à Mannheim de la profoudeur des conver-
sations échangées là (='). Mais plus que le concert, ce
(') V. deux lettres de L. Wagner, datées du 21 et du 26 novembre 1871
dans E. Foerster, Wagner und Nietzsche, pp. 79 et 80. Une lettre de Cosima
à Nietzsche s'est perdue.
(^) On joua le Kaisermarsch, puis : 1° l'ouverture de la Flûte enchantée;
2° la symphonie en la majeur de Beethoven; ^'' le prélude de Lohengrin;
4° l'ouverture des Meislersinger ; 5° l'ouverture et le finale de Tristan.
V. E. FoBRSTER, Wagner und Nietzsche, pp. 83, 8i.
(^) Ibid., p. 83, les impressions du chef d'orchestre Emil Heckel, présent
à ces conversations, et relatées par son fils Karl Heckel.
280 A R I A N E - G 0 S 1 M A
fut le Siegfried-Idyll, joué devant un cénacle intime
d'amis et de chefs d'orchestre, qui émut Nietzsche, c'est-
à-dire l'idylle même de Tribschen immortalisée et dont
il ne pouvait plus être absent. La perfection musicale do
tout le concert fut telle que Nietzsche en resta secoué de
frissons :
J'étais, écrit-il à Rohde, comme un liomme qui voit un de ses
pressentiments se réaliser. Car c'est cela exactement que j'appelle
musique, et rien d'autre. Et ce que je désigne du mot de « musique ».
quand je décris l'état d'âme dionysiaque, c'est exactement cela et rien
d'autre (M.
Qu'il existât, pensait-il, cent personnes d'un sentiment
pareil dans la prochaine génération et l'aube se lèverait
d'une civilisation nouvelle. Cette musique-là, ou plutôt
lémotion que Nietzsche y avait apportée, résorbait le
réel. Le monde extérieur s'évanouissait en une buée
molle où défilaient des fantômes. Ce fut dans ce dégoût
du présent que Nietzsche, enivré de son rêve, revint à
Bâle.
Pourquoi cependant n'a-t-il pas accepté l'invitation
(le passer à Tribschen les jours de Noël? On devine son
scrupule. Il avait vu à l'œuvre Richard Wagner. 11 faisait
le serment que Cosima et Wagner le jugeraient à l'œuvre
à leur tour. Il avait besoin de solitude pour méditer sa
Réforme propre, celle de l'instruction publique nouvelle.
Puis, il souhaitait d'être précédé à Tribschen par deux
œuvres, messagères de sa pensée. Il envoya à Cosima
Wagner une « symphonie à programme », composée dans
le style de Berlioz, cette Nuit de la Saint-Sylvestre où se
lisait une émotion tout heureuse et chaude et comme un
« souvenir transfiguré ». Mais souvenir de quoi? « Du
sentiment heureux qui lui restait de ses vacances d'au-
A. UoiiDE, 20 décembre 1871. {Corr., II, 276.)
LA FIN DE T R I B S G H E X 281
tomne », comme il l'écrit à Roiide (')? H avait passé tout
le mois de septembre seul à Baie. Il avait couru à Naum-
burg en octobre; puis il avait rencontré à Leipzig- ses
vieux amis Pinder, Krug", Gersdorff, Erwin Rohde. Cette
rencontre avait été douce à Nietzsche. Mais avait-il besoin
d'en rédiger la transcription musicale et de la dédier à
Cosima? Et pourquoi situer à la Saint-Sylvestre ce col-
loque d'octobre? Le langage chiffré de Nietzsche est plus
subtil. Il y avait eu une nuit de décembre, dont il se sou-
venait avec une tendre émotion, celle où le Siegfried-Idyll
avait été entendu pour la première fois en 1870, par
Cosima, Nietzsche et Wagner seuls. Cette nuit que
Nietzsche célèbre, c'est son idylle de Tribschen; et il ose
en écrire le souvenir dans les étoiles hivernales.
Puis, à tous les plus intimes, il envoya l'ouvrage enfin
sorti des presses de Fritzscli : Die Gehurt der Tragédie
(lusdem Geist der Musik. Nous avons aujourd'hui la lettre
d'envoi, touchante et magnifiquement présomptueuse,
adressée à Wagner le 2 janvier 1872 :
Si je crois avoir raison dans tout l'essentiel, cela veut dire que
c'est vous qui, par votre art, aurez raison dans l'éternité. Vous trouve-
rez à chaque page que j'essaie seulement de vous remercier de tout ce
que vous m'avez donné. Cependant un doute s'empare quelquefois de
moi sur le point de savoir si j'ai toujours reçu comme il faut ce que
vous me donniez. Peut-être pourrai-je réparer en quelque mesure
plus tard : je veux dire au temps de V accomplissement, quand ce sera
l'ère bayreuthienne de la civilisation.
En attendant, je sens avec orgueil que je suis désormais marqué
d'un signe et que toujours on nommera mon nom avec le vôtre. Gare
à nos philologues, s'ils ne veulent rien apprendre aujourd'hui (*) !
Mais l'art de « recevoir comme il faut », c'a toujours
été, dans la pensée de Nietzsche, l'art de rendre avec
(•) Corr., II, 227.
(•) E. FoERSTER, Wagner und Nietzsche, p. 86.
282 A R I A N E - G 0 S 1 M A
usure le don qu'on a accepté, et le remerciement qu il
méditait, c'était d'obliger Wagner un jour au delà des
obligations qu'il lui avait. Il flattait en Wagner une im-
mense ambition, en annonçant que Bayreuth ouvrait l'ère
d'une civilisation nouvelle, qui changerait la pensée, la
sensibilité, l'action de tous les hommes. Mais cette immor-
talité promise à Wagner, Nietzsche en revendiquait sa part
d'avance, au nom du sacre qu'il avait reçu, et qu'il se
représentait comme le feu de la Pentecôte descendu sur
leur front.
A cette lettre d'un dévouement religieux, Wagner
répondit par un billet plein d'exclamations banales, écrit
avec une hâte fiévreuse. Il établissait une hiérarchie de
ses affections :
Je disais à Cosima qu'après elle, vous veniez le premier : puis de
longtemps personne d'autre, jusqu'à Lenbach, qui a fait de moi un
portrait d'une saisissante ressemblance (').
C'était une preuve de goût de mettre Nietzsche, si
jeune et inconnu, au-dessus du faux Titien munichois,
intelligent certes et d'une redoutable habileté, qui com-
mençait à peindre^ toutes les fausses et vraies gloires de
la littérature, de la politique et du grand monde. Dans le
livre de Nietzsche cependant, Wagner ne voyait que son
propre portrait, mieux réussi que dans Lenbach. Cosima,
seule, dans une de ses magnifiques lettres, souples, à
longues périodes félines, sut trouver les paroles qui
enjôlent :
Que votre livre est beau ! Qu'il est beau et profond ! qu'il est pro-
fond et hardi! Qui a'^ous en récompensera, je me le demanderais avec
angoisse, si je ne savais que, dans la conception de ces choses, vous
avez dû trouver la plus belle récompense. Mais si vous vous sentez
(•) Jbid., p. 87.
LA FIN DE TRIBSGHEN 283
récompensé, comment savez-vous mettre votre état d'àme intérieur,
grandiose et constructif, à l'unisson du monde extérieur, où vous avez
à vivre: Wie erlrug ich's mir, ivie ertrag' ich's noch? (*). Toutefois
ï le jour » vient à votre secours, et sans doute les mélodies de la Saint-
Silvestre, n'est-il pas vrai?
Vous avez dans ce livre évoqué des démons que je croyais obéis-
sants à notre maître seul. Sur deux mondes, dont l'un nous est invi-
sible, parce qu'il est trop loin de nous, et dont nous lîe connaissons
pas l'autre, parce qu'il est trop près, — vous avez jeté la clarté la plus
vive, de telle sorte que nous saisissons la beauté, dont le pressenti-
ment nous ravissait, et que nous comprenons la laideur, dont nous
étions presque écrasés. Votre lumière, pour notre réconfort, vous la
projetez dans l'avenir, — qui pour nos cœurs est un présent, de telle
sorte que nous pouvons, pleins d'espérance, faire cette prière : Puisse
le bien être victorieux 1
Je ne saurais vous dire combien votre livre, où vous constatez
avec une simplicité si vraie le tragique de notre existence, m'a paru
de nature à élever la pensée... J'ai lu comme un poème cet écrit, qui
cependant nous ouvre les problèmes les plus profonds; et je ne puis
m'en séparer, non plus que le maître, car il fournit une réponse à
toutes les questions inconscientes de mon âme. Vous pensez combien
la mention de Tristan et Iseull m'a émue... (').
Elle en était émue au point de lui répondre par les
paroles d'iseult,^ refusant de vivre désormais parmi les
mensonges éclatants du jour : « Comment l'ai-je sup-
porté? Comment le supporté-je encore? » De loin, elle
établissait entre Nietzsche et elle un mystérieux lien
moral qui les « consacrait à la nuit ». Les initiés trouvent
dans cette initiation même leur récompense, et Cosima
n'en promettait pas d'autre. C'était beaucoup qu'en lisant
la Naissance de la tragédie elle eût senti passer en elle le
frisson démoniaque dont la troublait autrefois l'œuvre
wagnérienne. Elle avait compati à l'obscure soufl'rance
(') Identifions la citation. Elle est tirée de R. Wagner, Tristan und
/solda, acte II. (Schriften, t. VU, 43.)
(*) E. FoERSTER, Wagner tend Nietzsche, p. 88.
284 A R I A N E - G 0 S I M A
qui lui parlait dans ce livre. Puis, se dérobant par une
dernière coquetterie, elle alléguait que le jour, maudit
par Iseult, c'est-à-dire les douceurs et les triomphes chi-
mériques de la vie quotidienne, sauraient consoler cette
douleur de Nietzsche, s'il y joignait le souvenir unique de
ces a mélodies de la Saint-Sylvestre », qu'il lui dédiait, et
dont elle avait bien saisi le sens.
Ces lettres de Wagner et de Cosima, Nietzsche les
montre à ses intimes ; et Rohde leur trouvait « une sono-
rité forte et profonde, comme d'un airain de cloche » (').
Mais s'il s'en montrait glorieux, Nietzsche tardait à y
répondre. H ne venait pas à Tribschen, malgré les plus
pressantes invitations. Il n'alléguait même pas lexcuse
de sa maladie. Quelles étaient ces étranges hésitations
qui s'emparaient de lui par crises réitérées? Et peut-on
en vouloir à Wagner d'avoir songé parfois à prendre des
a précautions amicales, mais sérieuses » dans ses rapports
avec Nietzsche?
Il se demandait si peut-être il avait été parcimonieux
d'éloges ; et, cette fois, dans une lettre inquiète et grave
qui lui en décernait d'amples et de clairvoyants, avouait
l'originalité parfaite et profonde du livre. Le soir, ils le
relisaient ensemble, Cosima et lui, et ne tarissaient pas
d'admiration. Il avait discerné parfaitement le reproche
adressé par Nietzsche autrefois à son Beethoven, et, par
une attention touchante, se disait redevable à Nietzsche.
Car jamais, en composant le dernier acte du Crépuscule
des Dieux^ il ne se* mit au travail sans relire, poui'
s'inspirer, quelques passages du livre sur la tragédie. On
eût dit que, se voyant traduit en langage clair, il voulait
stimuler son inventivité par l'intelligence nouvelle qu'il
venait d'en acquérir. Il faut se dire aussi qu'entre Cosima
(') Corr., II, 290.
LA FIN DE T R I B S G H E N 285
et Wagner il n'y avait pas de secrets. Wagner pouvait
donc ajouter à bon droit :
Ami 1 ce que je dis n'est pas de nature à pouvoir être mis de côté
par des assurances joviales. Vous êtes profond, et à coup sûr vous ne
voyez dans mes relations avec vous rien de superficiel. Je comprends
aussi le sens de la composition musicale, dont vous nous avez fait
une si ingénieuse surprise. Mais j'éprouve quelque embarras à vous
faire part de ma façon de la comprendre. Et cet embarras que je res-
sens est ce qui m'obsède.
Et pourtant, mon ami, qu'aurais-je à vous dire que vous ne sachiez
déjà et que vous ne puissiez vous dire à vous-même dans votre for inté-
rieur? Vous savez tout voir et tout comprendre; et c'est de voir et de
comprendre par vos yeux qui a été pour moi une joie si pure et si nou
velie. Je vous comprends aussi dans bien d'autres sujets qui relèvent
ûe votre profession, vous causent sans relâche des préoccupations
nouvelles, comme les aperçus que vous m'avez indiqués sur l'éduca-
tion. Avec vous, je jette des regards dans les profondeurs et dans le
lointain ; des domaines d'action pleins d'espérance s'ouvrent à moi à
perte de vue — oui, à moi, — mais si vous restez à mes côtés (M.
Wagner avait deviné la jalousie douloureuse dont
souffrait Nietzsche. L'envoi de la Nuit de la Saint-Syl-
vestre était une question que Nietzsche posait : « Ne
suis-je pas, moi aussi, musicien? » Gosima avait pu
répondre par une coquetterie. Wagner répondait : « Ge
que j'aurais à dire m'embarrasse; je fais appel à votre
sincérité et à votre clairvoyance. » Il ne voulait pas voir
en Nietzsche un de ces dilettantes innombrables qui le
harcelaient de leurs partitions. L'alliance qu'il lui offrait
était d'une autre sorte. La portée lointaine des desseins de
Nietzsche échappait au grand artiste, absorbé par la
pensée immédiate de son œuvre à consolider. Il acceptait
d'être mis dans la confidence de ces desseins et terminait
par d'affectueuses supplications. On ne doute pas que
(') E. FoERSTER, Wagner und Nietzsche, p. 92.
286 A R I A N E - G 0 S I M A
Nietzsche n'ait répondu, comme l'a dit Wagner depuis,
par une émouvante lettre, et il n'y en a peut-être pas dont
la perte, si elle se confirme, soit plus regrettable.
Il y eut là, dans la vie de Nietzsche, un instant de bref
et chimérique triomphe. Les étudiants bâlois voulurent
l'honorer par un cortège aux flambeaux, parce qu'il avait
refusé les propositions de l'Université de Greifswald.
Wagner lui demandait des exemplaires de son livre pour
tous ses amis et pour le roi de Bavière en personne, La
première conférence Ueber die Zukunfl unserer Bildungs-
anstalten, le 16 janvier 1872, avait déchaîné dans le
beau monde de Bâle « de l'émotion, de l'enthousiasme et
delà haine étroitement unis » ('). Déjà Nietzsche, pour la
fondation de l'Université allemande de Strasbourg, son-
geait à déposer un mémoire violent, où il allait sommer le
gouvernement impérial de réaliser dans cette Université
la pensée bayreuthienne.
Personne ne savait plus délicatement flatter que Wa-
gner. Il fit à Nietzsche, quand il vint à Tribschen, dans la
seconde quinzaine de janvier, un accueil de fête. Il le prenait
par le besoin le plus impérieux en lui : la soif de gloire. Il
lui donna l'impression qu'ils scellaient une alliance pour
la vie et que cette vie était déjà toute pleine des voix de
l'immortalité ('). Il suscita, de la part de leurs amis com-
muns, des félicitations flatteuses qui affluèrent enfouie.
Sans gêne alors, Nietzsche écrivait à Rohde :
Je suis convaincu que mon livre ne périra pas (').
En vain doue, un jeune professeur de Fribourg, Men-
delssohn-Bartholdy, l'invita pour uil voyage en Grèce,
dont Naxos, la Crète, Athènes auraient été les étapes.
C'étaient les lieux de culte principaux de Dionysos.
(«) Corr., V, 244 — ('-} IbuL, II, 28.^. — (') Ibid., II,
LA FINDE TRIBSGHEN 287
Nietzsche refusa ('). Pour lui, Naxos était partout où vivait
Cosima; le dionysisme était partout oîi vivait Wagner.
A son tour donc, Nietzsche mit ses amis à la disposi-
tion du grand artiste, qui gémissait sous le fardeau de
l)esognes administratives de sa propagande. Il supplia
Gersdorif, au nom de cette culture, nouvelle pour laquelle
ils luttaient ensemble, de mettre tout son effort au service
de Wagner, durant ses négociations dejanvierà Berlin ('),
Il fallait un orateur ambulant, capable d'exposer la cause
wagnérienne. Quelle preuve plus magnifique donner de son
dévouement, que d'abandonner son professorat de Bâle,
de l'offrir à Rohde et de faire ce dur métier de confé-
rencier errant de ville en ville pour quêter des souscrip-
tions ? Nietzsche était prêt à faire ce sacrifice qui eût
obligé deux amis, et son mérite n'est pas diminué parce
que le succès final, après des tribulations sans nombre,
a dispensé Wagner de l'accepter.
Mais l'idée d'un périodique nouveau, d'une grande
revue réformatrice et wagnérienne prit consistance alors :
elle est de Nietzsche. Il l'avait discutée avec Wagner à
Tribschen dès juillet 1871. Wagner désormais appréciait
à sa juste valeurle renfort de jeunes combattants littéraires
que Nietzsche lui avait amenés. Car Gersdorff et Erv^^in
Rohde y étaient d'avance enrôlée. On donnei*ait l'exemple
d'un journal de haute culture, instructif, noble, pur. Les
Bayreuther Blàtter sont sortis de ce jeune enthousiasme
nietzschéen (^).
Le temps s'approchait ainsi où Wagner dut se rendre
à Bayreuth pour surveiller les travaux de son théâtre en
construction. Peut-on douter que la pensée de Nietzsche
(*) Corr., I, 206; V, 2iO. — (') /6irf., I, 206.
(^) Corr., I, 203; II, 245, 278, 372. Le nom de Bayreuther Blalter paraît
dans une lettre à Rohde du 20 décembre 1871.
288 ARIANE-GOSIMA
ne fût souvent dans cette verte solitude de Tribschen que
Gosima allait quitter? Hans von Biilow, qui vint voir
Nietzsche à Bâle, par admiration pour son livre, le mit en
garde. Il avait au cœur la grande blessure de sa vie
brisée, et, songeant à Cosima, sans que son admiration
pour Wagner en fût diminuée, il se compara à un Thésée
que son Ariane aurait quitté pour se donner à un Dionysos
plus puissant. Il indiquait ainsi avec tact la griserie qui
avait saisi la fugitive. Il dit à Nietzsche : « Cosima m'a
ruiné moralement; elle ruinera Wagner de même. »
L'homme à qui il parlait devait profondément souffrir
d'elle à son tour : qui sait pourtant si déjà Nietzsche ne s<'
jurait pas, au fond du cœur, de combattre l'influence
mauvaise qui émanait de cette femme supérieure et par
laquelle elle « ruinait » le génie?
Quand Nietzsche s'en fut à Tribschen, le 27 avril 1872,
il trouva Cosima Wagner seule, vaquant aux derniers
soins de son départ imminent. Ce fut pour tous deux une
infinie douleur :
Nous marchions, écrit Nietzsche, comme parmi des décombres.
L'air, les nuages, étaient chargés d'émotion. Le chien refusait de
manger. Le ménage des domestiques, quand on lui adressait la parole,
fondait en sanglots (').
Toute la douceur des sentiments lentement formés se
réveillait avec la mélancolie des choses périmées. Nietzsche
aidait à emballer les manuscrits, les lettres, les livres.
Tout à coup, il n'y tint plus. Il se mit au piano et, dans
une déchirante improvisation, dit, en musique, ce qu'avait
été pour lui ce Tribschen qui n'était plus. Fugitifs accords,
effacés avec les pleurs des adieux. Mais dans son livre sur
la Tragédie, n'avait-il pas « pétrifié », comme il l'a dit,
(') Corr., T, 210.
PREMIERES ATTAQUES 289
l'idylle détruite? Il veut dire qu'il l'avait transposée et
fixée dans le « monumental ». L'image en est debout
encore dans ce livre et flotte avec une pureté apollinienne
au-dessus de cette émotion.
II
LES PREMIÈRES ATTAQUES CONTRE NIETZSCHE
Cette mainmise sur l'immortalité que Nietzsche s'était
promise dans son livre sur la Tragédie fut une courte
gloire de cénacle. Les lettres signées de noms illustres se
succédaient, flatteuses et vides. Celle de Franz Liszt fut
d'une grande misère. Ce grand Tzigane avouait que « l'hel-
lénisme et le culte idolâtre que lui vouent les savants lui
étaient restés assez étrangers ».
Mon âme, ajoutait-il, ne fréquente point le Parnasse et l'Hélicon,
mais s'attache au Tabor et à Golgolha (•).
Il cueillait quelques citations dans le livre, feignait de
l'avoir feuilleté ; et, relevant au hasard le grand passage
■ sur le chant qui vient à la tragédie de la profondeur des
* mondes et qui chante l'Illusion, le Vouloir et la Douleur,
il eut l'audace de conclure par ce souhait qui atteste toute
son ignorance de Schopenhauer :
Que Dieu veuille que de plus en plus l'Illusion et la Douleur soient
vaincues par le Vouloir (*).
La secrète intention du livre, destiné à concilier Wagner
et Franz Liszt, le destinataire principal ne l'avait pas
saisie. Mais comment atteindre la sympathie d'un esprit
qui n'avait l'intelligence ni des Grecs, ni de Schopenhauer!
r
(') K. FoERSTER, Biogr., II, 70.
(«) 14 février 1872 (Corr., III, 14U).
ANDLER. — II. 19
290 A H I A N K - C 0 S I M A
Nietzsche, au milieu du silence méfiant de toute la cri-
tique littéraire, eut une autre douleur. Froissé de n'avoir
reçu qu'un exemplaire sans dédicace, Ritschl s'était tu.
Il répondit, sur les objurgations suppliantes de Nietzsche :
sa lettre, dans sa douceur distinguée, fut une fin de non-
recevoir très nette (•). Il s'excusait de son incompétence
philosophique, mais réservait avec force les droits de l'his-
toire. Savant, il ne pouvait condamner la science, et il la
jugeait, autant que l'art, une œuvre glorieuse du genre
humain. Avec ménagement, jl corrigeait les impropriétés
de la terminologie de Nietzsche. 11 se refusait à dénom-
mer « suicide » cette modification euripidéenne de la tra-
gédie qui n'en a été que la défloraison naturelle. Il doutait
qu'une doctrine qui se targuait de mépriser la science pût
fonder l'éducation nouvelle. Il craignait le dilettantisme
envahissant et ne croyait pas que l'ignorance put rendre
une nation plus propre à goûter les choses de l'art. L'évo-
lution des Grecs, si privilégiée qu'il la jugeât, ne lui
paraissait pas l'unique modèle de toute évolution humaine.
Un développement historique ne se recommence pas.
Nous pouvons beaucoup apprendre des Grecs, mais
il est improbable que notre esprit ait à repasser par les
mêmes étapes que le leur, et que notre poésie puisse
revêtir les mêmes formes.
A la revendication nietzschéenne, qui réclame une
régénération morale de l'humanité par l'extase tragique,
Ritschl opposait l'espoir d'une évolution créatrice de
formes neuves. « Le sentiment libérateur de l'oubli de soi » ,
il ne veut pas le tenir d'un ascétisme contemplatif : il le
demande à une force surgie, elle aussi, du cœur même
du monde, de « l'énergie d'une action humaine, immé-
diate, dont est capable le plus humble d'entre nous ».
M Porr., Ul, 140 sq.
P K E M I E K E S A T T A Q L E S 291
Nietzsche n a pas perdu une parole de ce grave aver-
tissement. La régénération par la science et par l'énergie
des actes; la croyance en un développement autonome de
tous les individus et de toutes les nations, ce seront les
articles de la foi nietzschéenne quatre ans plus tard. Et
sans doute déjà celte foi germe en lui. Mais il ne le sait
pas encore. C'est pourquoi il ose écrire à Ritschl cette
lettre d'une si insolente présomption :
En attendant, j'exprime la conviction où je suis qu'il faudra plu-
sieurs dizaines d'années avant que les philologues sachent comprendre
un livre aussi ésotérique et aussi scientifique au sens le plus élevé de
ce mot (M.
Le ehàtimenl de cet orgueil approchait. En vain un
lielléniste suisse, Hermann Hagen, envoyait de Berne une
lettre enthousiaste {^} ; et Jacob Burckhardt eut beau
accueillir dans son cours sur la civilisation grecque les
idées de Nietzsche (^). Des bruits désobligeants coururent.
A Bonn, Usener, l'un des hellénistes que Nietzsche esti-
mait le plus, avait dit publiquement que l'auteur d'un tel
livre ne comptait plus dans la science (*). Une plus dé-
plaisante animosilé se montra dans le brutal pamphlet
(ju'un jeune camarade de Pforta, Ulrich von Wilamo-
witz-Mœllendorff' intitula par dérision Zukunftsphi-
lologie (^).
Le grand helléniste ne fait pas difficulté, quand on
1 interroge aujourd'hui, de reconnaî-tre sou péché de jeu-
uesse. Gardons-nous de prendre au tragique l'algarade
d'un jeune savant de vingt-cinq ans. Nietzsche eut l'im-
(') 6 avril 1872 {Corr., 111, 146j. — ("j E, Foerstek, Biogr., 11, 187d. —
(') V. nos Précurseurs de Nietzsche, p. 316 sq. — (*) Corr., II, 354.
(*) Zukunflf philologie, Eine Erwiderung auf Friedrich Nietzsches
' Geburt der Tragôdie. » Berlin, Borntrâger, 1872.
■292 A R I A N E - C 0 S I M A
pression que le pamphlet « sentait Berlin » . S'il a cru à
une coalition berlinoise, à un mot d'ordre de le traquer,
il se trompe ('). Au premier moment, il affecte un calme
méprisant, et il a promis de rester inébranlable dans sa
foi (*). Sous la verve de ses brocards, ou sent pourtant sa
confiance diminuée dans les hommes et une véritable
douleur ('). Son amour-propre blessé réclame une ven-
geance immédiate. Es hilft nichts, man muss ihn schlach-
ten (*). Où s'adresser? Ervvin Rohde ne réussit à insérer ni
au Literarisches Centralblatt, dont Nietzsche était cepen-
dant collaborateur, ni au Philologischer Anzeiger un
compte-rendu du livre. De désespoir, il avait envoyé aux
bureaux d'un journal politique^la Norddeutsche allgemeine
Zeilung, un article dithyrambique qui passa inaperçu.
Ritschl parut indispensable, alors qu'on lui avait récem-
ment envoyé l'expression de la mésestime due à son
étroitesse de philologue. S'est- il employé à faire éditer,
chez Teubner, la réponse où Erwin Rohde prenait la
défense de Nietzsche? Rohde le lui avait demandé. Peut-
être n'a-t-il pas refusé ; peut-être a-t-il échoué dans sa
démarche. Enfin, un éditeur de musique, Fritzsch, accepta
de pubber la contre-attaque du « compagnon d'armes
armé d'un javelot », qui prenait place aux côtés de
Nietzsche (*). Aflerphilologie fut le titre un peu brutal,
en style lessingien, de cette riposte dédiée à Richard
C) Corr., II, 320, 326; III, 148. II est sur que Schôn, l'helléniste berlinois,
à qui Wilaraowitz soumit son pamphlet, encouragea son élève à le publier.
C'eût été une preuve de tact de l'en dissuader.
(»i Corr., II, 319, 362; I, 213.
(') Sa mauvaise habitude du calembour se déchaîne en plaisanteries
d'un goût douteux. Le pamphlet s'appelle ■■ Wilamowisch . ; l'esprit du
pamphlet « Wilamowilzelei ■■ ; l'auteur est dénommé <• Wilamops • ; Rohde
ajoutera : « Wilamolch - (Corr., I, 214; II, 3ii ; 409, 445.)
(*) Corr., II, 320.
(») iMetzsche à Rohde, 8 juin 1872; Rohde à Nietzsche, 12 juillet 1872.
Corr., II, 319, 331.)
PREMIÈRES ATTAQUES 293
Wagner. Wilamowitz fît succéder une réplique nou-
velle (').
L'intérêt de la polémique n'est pas dans les argu-
ments échangés alors. Il en a découlé des suites loin-
taines qui importent seules. La vie entière de Rohde et de
Wilamowitz-MœllendorlT se passa à consolider les posi-
tions sur lesquelles ils avaient campé d'abord ; et l'idée
que nous nous faisons aujourd'hui de la tragédie grecque
n'est pas sans y avoir gagné. Nietzsche apprit une fois de
plus que la science est chose elle aussi a humaine, trop
humaine ». Elle met en présence des passions qui s'en-
trechoquent dans des pugilats injurieux ou préparent
des embûches aux rivaux par des insinuations tor-
tueuses. Les trois brochures apportèrent la preuve des
dangers moraux attachés au métier de savant. Nul sou-
venir ne restait à Wilamov^itz de la camaraderie de
Pforta, si ce n'est pour rappeler d'humiliantes anec-
dotes (*). Puis, tout de suite, à l'allemande, les inso-
sultes graves. De la génialité imaginaire jointe à de l'in-
solence, « de l'ignorance et un amour insuffisant de la
vérité », ce sont là les moindres reproches adressés à
l'homme qui venait, pour une cause qu'il estimait bonne,
de mettre en péril tout son crédit scientifique {'). Il fau-
dra dire ailleurs le contenu de cette querelle pédan-
tesque de forme, dont Nietzsche n'est pas sorti vaincu,
mais dont le Zarathuslra encore garde l'amer souvenir :
(♦) Zukunflsphilologie, Zweites Stûck. Eine Erwidrung auf die Rettungs-
versuche fur Fr. Nietzsches • Geburt der Tragédie. » Berlin, Borntràger
1873.
f ) Une erreur de chronologie qu'il relève chez Nietzsche lui fait regretter
qu'à Plorta on n'ait pas inscrit sur la porte d'entrée la devise platonicienne
renversée ; - Nul ne sortira d'ici, s'il ne sait compter. • C'est un prétexte
pour rappeler que Nietzsche, dans sa jeunesse, ne brillait pas en mathéma-
tiques. V. Wilamowitz, Zukunftsphilologie, I, 13, 18.
(') Ibid., p. 7.
204 A R I A N E - C O S 1 M A
Gomme j'étais couché endormi, un veau vint brouter la couroiiue
(le lierre sur mon front, — et broutant, il ajouta : « Zarathoustra
n'est plus un savant. »
11 le dit, et s'en fut, abrupt et hautain. Un enfant me rapporta son
(lire.
Je suis encore un savant pour les enfants. Mais je n'en suis- plus
un pour les veaux : ainsi le veut ma destinée. Bénie soit-elle! (M.
1)1
LA PREMIERE PIERRE DE BAYREUTH
l^es attaques où poiir la première fois Nietzsche
apprit à douter des hommes l'avaient atteint au moment
où il avait cru voir entrer dans le réel le rêve partagé
avec Richard Wagner depuis trois années. Wagiteff,
revenu d'une tournée à Vienne, avait invité ses amis pour
la pose de la première pierre de son théâtre, à la Pente-
côte de 1872. Daniel Halévy a dit, en termes excellents,
ce qu'il y eut de symbolique dans le choix de la petite
ville bavaroise qui, spontanément, avait offert un terrain
pour le temple wagnérien.
Le destin de Bayreulh est étrange. Cette petite ville allemande,
longtemps obscure, brille au xvui'' siècle; elle brille d'un éclat un peu
falot ; mais elle est enfin célèbre par toute l'Europe. Une intelligente
margrave, sœur de Frédéric, amie de Voltaire et des grâces françai^s,
l'habite, l'enjolLve, égaie de châteaux sa campagne pelée et prodigue
sur ses façades les singulières volutes du style « rococo ». La mar-
grave meurt, Bayreuth retombe en oubli. Un siècle passe : voici la
gloire tout à coup revenue ; la petite cité que la margrave orna
devient la Jérusalem d'un art et d'un culte nouveaux. Destinée
étrange, mais factice. L'histoire de Bayreuth doit être rangée parmi les»
œuvres de "Wagner.
Il voulait établir son théâtre dans une ville très calme et retirée il
(') Zarat/iimtro, Von den Getehrten ( W., VI, 183).
F () N D A T ION DE B A \ H E U T H 29b
lui rouvenait de ne pas aller au-devanl de ses auditeurs, de les obliger,
au contraire, à monter jusqu'à lui. U choisit, entre maintes autres,
celle-ci : les deux AUemagnes seraient ainsi confrontées, l'une, celle du
passé, asservie aux modes françaises; l'aiitre, celle de l'avenir, la
sienne, émancipée et novatrice (').
Les invités de ce temps-là ne voyaient pas cette des-
tinée factice de l'œuvre nouvelle. De toutes les villes
d'Allemagne accouraient les chefs d'orchestre, les musi-
ciens attachés à la cause wagnérienne, les souscripteurs
des « actions de patronage ». Les trains arrivaient de
Leipzig et do IMagdebourg, bondés de choristes. Des
acteurs et des actrices de renom se contentaient du
rôle de coryphées. Wagner dirigea, deux jours durant,
cet orchestre de virtuoses (^). A ces hommes du métier
s'étaient joints quelques intimes, la vieille amie de
Wagner, Malwida de Meysenbug, Nietzsche et les
néophytes qu'il avait amenés à W^agner. On mit en pré-
sence la vieille idéaliste qui avait admiré Wagner au
temps de sa pauvreté inconnue et le jeune héraut de la
culture wagnérienne. « Voilà donc ce Nietzsche ! »
s"écria-t-elle familièrement. Et de ce jour ils furent amis.
Les répétitions eurent lieu dans la salle charmante
de l'Opéra de Bayreuth. Wagner avait choisi le Kaiser-
marsch comme introduction et la IX" Symphonie de
Beethoven comme morceau principal. Il faisait entrer
dans les faits le plan défini dans son essai sur Deetlioveti.
La symphonie beethovénienne avait porté autrefois à
Paris, dans la capitale de la « mode insolente », la reli-
(') Daniel Halévy, La vie de Frédéric Nietzsche, 1909, p. 119.
(*) V. la description dans Hbckel. Erinneningen, p. 44 sq. — âdblhbid
voH ScuoKM, Zwei Menschenalter, p. 2lo sq. — Wagner, Dax Bithnénfesispiel-
hauit zu Bayreuth. (Schriften, IX, 322 sq.)
296 A R I A N E - G 0 S I M A
gion musicale nouvelle, « l'annonciation émancipatricedela
plus sublime innocence » ('). Dans l'esprit de Wagner,
l'ambition d'une conquête morale du monde s'associait à la
gloire du récent Empire allemand. La solennité vraie ne
fut pas la cérémonie manquée du 22 mai au matin : cette
pose de la première pierre, sous la pluie battante, au
sommet de la colline dont les fidèles avaient gravi les
chemins de glaise détrempée. Elle était dans l'âme de
ces croyants,
Wagner revint à la ville en voiture avec quelques-uns d'entre
nous. Il se taisait, et longuement tourna en dedans un regard qu'au-
cune parole ne peut décrire. 11 commençait, ce jour-là, sa soixantième
année. Tout son passé avait préparé ce moment-là. Qu'a pu dis-
cerner le regard d'Alexandre au moment où il fit boire l'Europe et
l'Asie dans une seule amphore? Mais ce qu'a vu Wagner en son for
intérieur — comment il était devenu ce qu'il était — nous pouvons jus-
qu'à un certain point, nous, les plus proches, le discerner comme lui :
seul ce regard wagnérien nous fera comprendre son haut fait — et
cette intelligence nous en garantira la fécondité (*).
Puis, le soir, ce fut le concert. L'Ode à la Joie de
Schiller éclata dans une restitution délicate et passionnée
qui faisait croire qu'on l'avait pour la première fois com-
prise (^). Eine meinei' hœchsten Stimmungen, notait
Nietzsche dans ses carnets. Il s'enivrait de cette joie pro-
mise aux martyrs et aux chercheurs, et qui a pour rançon
une mort prématurée. Longtemps après, supplicié par sa
maladie, il trouvera une consolation dans la pensée de
cette joie de vaincre, répandue dans le poème de Schiller,
fatale et brûlante, comme la marche des soleils (*).
(') Wagker, Beethoven. (Sctiriften, IX, 126.)
(*) NiBTzscuE, Richard Wagner in Bayreuth, g 1 (W., I, 501).
(•) R. Wagubr, Zum Vortrag der neunten Symphonie Beethovens {?tc\itïliexx,
IX, 231 sq.)
(*) NiBTzscHE, Menschtiches, posth., S 390 (XI, 123).
FONDATION DE B A Y R E U T H 297
Dans ses lettres à sa sœur, il ne put, tant l'émotion le
saisissait, dire un mot de ce qu'il avait vécu (*).
Comment la méfiance a-t-elle pu empoisonner une
admiration si pure ? Toute l'intimité ancienne avait paru
rétablie. S'agissait-il d'exécuter un journaliste médisant,
Cosinia s'en chargeait avec cette hauteur qui n'admettait
pas de réplique, et prenait pour témoin Nietzsche avec le
chef d'orchestre Heckel ('). L'amitié de Nietzsche avait eu
pour Wagner une profonde signification : elle lui avait
amené l'adhésion de l'Allemagne cultivée.
Vous ne pouvez savoir, écrivait Wagner à Rohde, ce que c'est que
il'avoir passé toute sa vie en mauvaise ou en sotte compagnie (^).
Il doutait jusque-là qu'il existât un public pour
accueillir sa réforme musicale. Par Nietzsche, il eut la
certitude d'avoir trouvé ce public. Ce tourment du génie
descendu dans la multitude, et obligé de lui poser des
questions angoissées, avait cessé pour lui. Alors, et par
reconnaissance, il empruntait les idées du disciple,
A son tour, il exposa dans Ueber Schauspieler und
Saenger, la théorie de l'idéalité de la scène. Comme
Nietzsche, il ne voit plus en elle qu'une surface où se pro-
jette une vision tout intérieure. L'orchestre est le foyer
magique où se préparent les sortilèges destinés à capter
surnaturellement des âmes. Dans le chant du chœur le
sentiment populaire s'extériorise en paroles; et le héros
sur la scène est comme un fantôme vu dans l'extase (*)
Die Geburt der Tragœdie avait été comme le rêve issu des
communes conversations de Tribschen. A présent l'œuvre
de Bayreuth allait prendre la forme de ce rêve hellénique.
(M Corr.. V, 248.
(•) Glase."(app, Das Leben Richard Wagners, t. IV, 423.
(') Lettre à Rohde, 29 octobre 1872, cité par Glase.iai-p, V, 32.
{*) R. Wagmer, Schauspieler und Sângtr. (Schriften, IX, 197.)
'29S A U l A N E - C n S 1 iM A
Et de se sentir colla horateur de cette œuvre, Nietzsche
s'exaltait :
Pour un spectateur tel que Wagner, je donnerais toutes les cou-
ronnes que le temps présent pourrait offrir (').
Wagner avait fait appel à lui, dang son article de la
Norddeutsche Allgemeine Zeiiung. Mais ne le poussait-il
pas trop à achever ses conférences sur les Institutions de
culture'] Ne le rejetait-il pas un peu sur son métier de pro-
fesseur,, si estimable et si étroit? L'ambition de Nietzsche
était plus haute. Il résista. Par besoin de s'émanciper, il
laissa inachevé le cycle des conférences si impatiemment
attendues. Après quelques années d'études, il offrirait
des conclusions autrement amples, qu'il sentait mûrir.
Comme d'habitude, quand il méditait une grande nou-
veatité, il se terra. Il acheva doucement pour Ritschl son
étude sur le Cer/«mm d'Hérode et d'Homère, abandonnée
depuis deux ans; et le vieux philologue, naïvement, se
réjouit de le voir revenir à son « ancien et sympathique
village » (^). Nietzsche sourit du malentendu. Un peu
avant, il avait couru à Munich se consolider dans sa foi.
C'avait été un grand jour que la première de Tristan und
/solde, 011 Hans von Biilow. son partisan passionné, l'avait
invité en personne. Nietzsche y était venu, pour le
28 juin 1872, et reçut de ces représentations la plus
forte émotion d'art de sa vie (*). Au sortir du théâtre,
secoué de sanglots, il ne put remercier Biilow {M. Il revint
(') Corr., II, 856.
(«) Corr., II, 3i7; lit, 154.
(3) Corr., m, 345,
(*) Il suppléa à ce remerciement par l'euvoi tle sa Méditation sy m phonique
sur Manf'red, composée l'hiver d'avant. On sait que Hans von Biilow le
plaisanla fort sur l'aberration qui l'avait jeté dans des " convulsions sur
le piano si regrettables ». M°" Foerster accueille avec sévérité ce juge-
ment d'un musicien éminent, que Nietzsche remercia avec modestie de sa
F 0 N D A T I 0 N D E B A ^' H K U ï H 209
à Bâle reprendre le travail, rempli d'un mystique enivre-
ment. Sa tâche propre commençait, au moment où tou-
chait à sa fin celle de Wagner.
Tout cet été de 1872, il avait ébauché des leçons qui,
toujours, lui restèrent chères sur ia Philosophie présocra-
ti(pie. Il recommança ces leçons, avec le cours sur Platon,
en 1873 et 1876 ; et à la joie d'interpréter avec nouveauté
des textes qui semblaient si connus s'ajouta pour lui le profit
doctrinal le plus certain qu'il eût fait depuis de longues
années. L'originalité philosoj^hique de Nietzsche date de
ces leçons de 1872 (';. Mais quel rapport avec Bayreuth?
f 'n rapport immédiat. De ces leçons, il veut extraire un
fragment d'un livre qui célébrera, en 1874, l'inaugura-
tion, prévue pour cette date, de Bayreuth achevé. Die
Philosophie im tragischen Zeitalter der Griechen : c'est le
nom provisoire de l'esquisse. Puis, en novembre 1872, il
projette un autre titre : Der lelzle Philosoph. Il faut bien
comprendre ce titre, médité pour un écrit qu'il imagine
" plus haut que les pyramides » (*).
Le livre que ce titre annonce doit définir la part que
Nietzsche revendique dans la grande œuvre de Bayreuth.
Ce « dernier philosophe « que la détresse publique aj^pelle,
il ne le nomme pas. Mais on devine qu'il s'appelle
Nietzsche. Suprême orgueil, enveloppé dans la plus
discrète modestie. Comment produire cette revendication
dans un écrit qui énumère les philosophes de Thaïes à
Anaxagore?Ce n'était pas un paradoxe plus surprenant
que de voir le drame musical de Wagner justifié par la
préhistoire de la tragédie grecque avant Sophocle. La
franchise. Il faudrait, pour savoir la vérité, avoir entendu le Manfred de
Nietzsche; Liszt avait bonne opinion de son talent musical, et voyait en
Nietzsche plus qu'un dilettante. — V. Corr., III, 344-355.
(M On les retrouvera dans les Philoloqica, t. III, 125-234, 235-304.
f») Corr., II, 372
300 A R I A N E - C 0 S I M A
philosophie grecque était née en même temps que la tra-
gédie. Croit-on que ce fût coïncidence fortuite?
Les circonstances au milieu desquelles ont paru les
philosophes grecs enseignent comment la philosophie
pourrait renaître. Elle n'est pas une sagesse tardive qui
pleure sur les sociétés décrépites. Les Grecs ont philo-
sophé « dans le bonheur, dans leur virilité mûre, dans la
sérénité ardente de leur pleine force courageuse et victo-
rieuse » (*). Ils ont été témoins de la réalité sociale la
plus farouche, embellie et voilée par l'art le plus achevé
de l'illusion, la tragédie. De quel prix n'est pas le juge-
ment que de tels hommes ont porté sur la vie ? Ils fixent
les moments sublimes et en gardent l'image, comme
revêtue d'éternité, dans des formes d'esprit elles-mêmes
éternelles. Us déterminent les valeurs.-
Car cette distinction, aujourd'hui courante, entre les
jugements d' existence ei \q^ jugements de valeur, Nietzsche
l'a découverte à nouveau. Elle gisait obscurcie sous
l'amoncellement des connaissances au xix* siècle. Jamais
époque n'avait été plus obsédée de faits. Dans cette
frénésie d'analyser comment ils vivaient, les hommes
s'effrayaient de la vie et ils l'oubliaient. Il y a donc un
moment où le savoir est fatal, et il y a des vérités stériles.
Qui les départagera d'avec le savoir nécessaire? Le philo-
sophe seul. Il sait que la connaissance doit servir la vie.
S'il faut à la vie des illusions pour l'aider, il choisira
l'illusion. Or comment douter que l'éclat jeté par leur art
sur la détresse de leur existence n'ait aidé puissamment
les Grecs? Et nous, dans quelle laideur, dans quel deuil,
dans quelles bagarres ne vivons-nous pas (^) ? Pourtant,
(*) Phitosopfienbuch, $ i. {W., X. 10.)
(*) Das Verhàltniss der schopenhauerischen Philosophie zu einer deutschen
Kullur. (W., IX, 4't3.)
FONDATION DE BAYREUTH301
nous nous y résignons avec bassesse, et nous laissons seul
dans le silence le génie qui nous a apporté l'illusion salu-
taire dans l'image de l'héroïsme. Quand la tragédie vit
au milieu de nous, ne surgira-t-il donc pas un philosoj)he
comme au temps des Grecs ? Nietzsche laisse deviner que
peut-être il vit parmi nous comme un mystérieux pèlerin.
Peut-être s'impose-t-il comme tâche unique de se
rendre inutile et de désigner aux foules le génie consola-
teur et artiste qu'elles ont méconnu. Jamais philosophe ne
céda le pas à un artiste avec ce pathétique. Jamais palme
ne fut tendue avec un plus souverain orgueil que par
Nietzsche à Richard Wagner dans cet ouvrage inachevé.
> Mais à Pâques 1873, il le lut un soir à Cosima Wagner.
I On s'explique la surprenante joie qui ne le quitta pas
I dans cet automne de 1872. Le 28 septembre, brûlant
l'étape de Zurich, il arriva à Weesen. Il vit Goire, trans-
figuré par le soleil d'automne. Les ravins où mugit la
I Rabiusa, la grandeur de la Via mala éveillèrent en lui
pour la première fois le rapprochement : « Voici mon
paysage à moi ('). » Ces souffles rudes et purs, ces col-
lines rocheuses, dominées de cimes neigeuses, lui fai-
saient un coeur jovial et fort, une pensée audacieuse et
grande.
Il pousse jusqu'à Bergame, pour étudier, le Cicérone
de Burckhardt à la main, les tableaux de Moretto, Véni-
tien charmant dans la mélancolie de ses teintes gris
perle. Le voyage lui laissa un mauvais souvenir : il ne
supportait plus le climat mou et chaud des vallées. Il
revint donc au Spliigen et ne voulut plus le quitter. Ce
paysage de l'Engadine, qui lui était neuf, symbolisait à
ses yeux sa propre exaltation silencieuse. Toutes choses
lui tournaient à bien dans cette solitude pensante. Tous
(') Corr., V, 233, 255.
:i()2 A R I A N E - G 0 S I M A
les messages du dehors lui arrivaient comuie ruisselants
de douceur : schicere Tropfen, eine Art Honigregen ('). Ses
amis, qui le savaient attaqué, multipliaient les attentions.
Il vivait des encouragements qui lui étaient venus de
Hugo de Senger, le chef d'orchestre de Genève, sou
nouvel ami des journées de Munich (*). Il gardait, étroite-
ment groupés autour de lui pour la lutte, les vieux amis,
GersdorfT, Uverbeck, Erwin Rohde. Il ressemblait déjà au
grand Solitaire qu'il décrira un jour et qui sent venir à
lui des disciples. Mais il ne se démasquait pas. Il prenait
des notes pour continuer les conférences Ueber die
Zukunft unserer Bildungsanslalten. Il jetait sur le papiei-
une ébauche : Das Verhnltniss der Schopenhauerischen
Philosophie zu ciner deutschen CuUur. Il décrivait le pen-
seur fuyant le tumulte de cette triple barbarie : les
« gens cultivés », les philistins, et la race brutale des
hommes d'affaires. Il se réfugiait dans le désert pour y
entendre « toutes les voix qui montaient à lui des profon-
deurs de la nature ou descendaient vers lui des étoiles » .
Dans ces entretiens avec les problèmes éternels, il voyait
s'évanouir leshommes « comme des ombres platoniciennes
devant sa caverne » ('). Mais se demandant comment on
reconnaîtrait l'humanité future, il proposa cette pierre
lie touche: Schopenhauer.
Voilà le philosophe: — A présent, cherchez la civilisatiou qui lui
correspondrait. Et, si vous pouvez deviner quelle sorte de civilisation
serait en harmonie avec un tel philosophe, vous aurez dans ce pres-
sentiment énoncé la sentence sur vous et sur toute votre culture (*).
Wagner seul résistait à l'épreuve. Alors Nietzsche
redescendait dans les bas-fonds, et ne se doutait même
pas de la superbe offensante qu'il y avait à prétendre, avec
{') Corr., V, 23S. — (*) Curr., lit, 374 sq. — (') Corr., I, 221. —
(*) W., IX, 44i.
FOND A T l U \ DE B A Y R i: U ï H 303
Je seul critère d'une croyauce philosophique, décréter la
vie ou l'anéantissement des civilisations.
Wagner, qu'il attendait à Bàle cet automne, n'y put
venir. Ils se revirent à Strasbourg, du 22 au 25 no-
vembre 1872. La lélralogie s'achevait. Wagner comnien-
(■ait sa grande récolte de chanteurs pour son théâtre. De
ville en ville, il allait en personne les entendre, jugeait
(le leurs voix, leur décrivait la discipline vocale et mi-
mique de l'art nouveau. Il avait fait le tour des villes
de l'Allemagne du sud : Wiirzbourg, Francfort, Darm-
stadt, Mannheim; et il allait repartir pour Karlsruhe,
Mayence et Wiesbaden. Cosima raccompagnait. Ils s'in-
([uiétaient tous deux de la bourrasque qui s'abattait sur
leurs deux jeunes amis, Nietzsche et Erwhi Rohde. Déjà
Nietzsche à Bâle n'avait plus d'étudiants. La corporation
des hellénistes mettait à l'index le forgeron d'audacieuses
hypothèses sur la tragédie. Qu'allait devenir Rohde, qui,
en octobre 1872, s'était compromis en publiant son pam-
phlet contre Wilamovvitz-Moellendorlf? Il se préparait à
demeurer professeur à Kiel pour la vie ('). Cosima lui écri-
\ait son angoisse du danger, qu'elle pressentait, et sa
reconnaissance de son beau courage. Mais le danger trem-
pait leur opiniâtreté. Nietzsche s'offrait à être l'orateur
ambulant de la cause wagnôrienne. Jamais l'entente ne
parut mieux consolidée qu'après ces belles promenades dç
Strasbourg. « x\ucun malentendu, écrivait Cosima, ne
pourra désormais se produire (-). » C'est donc qu'il y en
avait déjà eu, dont la trace est effacée.
Ces nuages dissipés, il s'en reformait de nouveaux.
Nietzsche envoyait à Cosima, pour Noël, Cinq préfaces,
destinés à des livres non écrits : toutes ses méditations
(•) Crdsius, Lrtcin Rohde, p. 61 sq.
(») E. FoBRSTBR, Hingr-.. II. 213; Wagner und Nietzsche, p. 137.
304 A R I A N E - G 0 S I M A
entre Lugano et le Splugen('). Sa dédicace était rédigée
avec un respect tendre, mais « d'une humeur joviale »
{vergnûgten Sûmes). Dans la joie de créer, Nietzsche avait
de ces moments de pur oubli, oîi toute douleur s'éteignait.
Mais comment Cosima aurait-elle cru alors à la langueur
où il prétendait se traîner depuis les adieux de Tribschen?
Et puis était-il si malaisé pour Nietzsche de passer à Bay-
reuth après Noël en revenant de Naumbourg ? Nietzsche
ne l'avait pas fait. Cosima tarda des semaines à le remer-
cier de l'envoi de ses Cinq préfaces. Quand elle répondit,
ce fut avec cordialité, mais sans être dupe. Elle ne com-
prenait rien, lui écrivait-elle, à son « humeur joviale ».
Sans doute l'avait-elle supposé plus endolori (*). Ils en
étaient donc à se fuir et à se taire. A Bayreuth on n'avait
pas cru Nietzsche sur parole quand il s'excusait sur sa
fatigue; et Nietzsche ne pouvait croire Cosima, dans les
semaines qui suivirent, quand elle alléguait le désarroi
causé par son voyage à Berlin et à Hambourg (^).
Cette susceptibilité attestait au fond que la confiance
ancienne n'était plus Pourtant Nietzsche se croyait fidèle
à Wagner dans tout ce qu'il projetait de grand. N'avait-
il pas essayé de fonder à Bâle un Wagner-Verein ?
N'avait-il pas tancé vertement, dans le Musikalisches-
Mz^iiAô/a//, un journaliste, Alfred Dove, et un aliéniste
de Munich, Puschmann, qui avait cru spirituel de classer
l'art wagnérien parmi les cas classiques du délire des
grandeurs (*) ? Après ces services rendus à la cause,
Nietzsche ne pouvait-il se réserver quelque liberté ?
Wagner, qui n'était exempt ni d'irascibilité ni de pédan-
(') Ce sonl les morceaux qu'on trouve aujourd'hui au t. IX, pp. t;{7-143,
144-176, 273-28i, 42tj-iaO, 4:t9 443.
(") Corr., I, 236 — E. Foerster, Wagner iiiid Xirtzsc/ie. 138, li9.
(') Corr., I, 23"); II, 39U. — Glasbuapp, Leben R. Wagners, V, îio.
(*j V. l'aiticle dans E. Foerster, Biogr., II, 209.
FONDATION DE BAYREUTH 305
tisme, ne l'a-t-il pas tyrannisé souvent? Chez Nietzsche,
en revanche, la sensibilité n'était-elle pas trop vibrante
et l'opiniâtreté didactique trop tenace? Deux « maîtres
d'école » saxons se trouvaient aux prises : Chacun, dans
sa pensée artiste, idéalisait son entêtement. Nietzsche,
moins robuste, en venait ainsi « pour des raisons presque
sanitaires à s'abstenir d'un contact trop fréquent » (*).
11 l'a avoué depuis. Mais comment Wagner n'eût-il pas
deviné quelque chose de ce dégrisement, si douloureux
après l'ivresse que Nietzsche avait eue jadis d' « appro-
cher le génie » ?
Ce ne fut pas la fin. Si parfois Nietzsche a su se rendre
compte de sa nervosité, il a oublié toujours d'accuser son
orgueil. Soulagé quand les soupçons de Wagner se dissi-
paient, il préparait par de nouvelles gaucheries des
malentendus nouveaux. Ertvin Kohde, durant cette
tournée que fit Wagner à Hambourg, du 18 au 25 jan-
vier 1873 et qui fut triomphale, avait mis toute sa diplo-
matie à atténuer des froissements tout de surface. Les
denx amis acceptèrent ensemble une invitation à Bayreuth
pour Pâques. Ce fut eu réalité une de ces entrevues qui
laissaient à Nietzsche une émotion mélangée d'exaltation
et de tristesse.
Il y arriva tout rempli des études nouvelles de chimie,
de mécanique, de biologie, qu'il avait faites pour achever
son livre sur les Philosophes grecs de Vâge tragique. Il
apportait ce fragment éloquent, aujourd'hui connu,
qu'il lut à Cosima (^). Peut-on conjecturer ce que furent
ces conversations de Bayreuth, si décisives?
(') Corr., I, 236.
C^) W. , X, p. 5-92. — Corr. ,11, 399. — Glasenapp, Leben R. Wagners, V, 63 sq.
— Nietzsche eut le tort d'apporter aussi sa Monodie à Jeux, Wagner se
prêta de bonne grâce, mais sans joie, à exécuter à quatre mains sur le
piano, avec Nietzsche, celle musique.
ARDLER. — H. 20
306 A R I A N E - C 0 S I M A
Un livre passionnait alors le public allemand :
Der alte und der neue Glaube, de David Strauss. Son
ambition égalait celle de l'œuvre w^agnérienne, et il était
risible parlà-JIne transformation religieuse, annonçait-il,
avait suivi l'ébranlement militaire des dernières années :
le Kiilturkampf. Que serait l'humanité allemande, si,
comme il était probable, elle cessait d'être chrétienne?
Cette entrée en matière à elle seule froissait Cosima, si
fervente dans son christianisme. Elle y discernait une
menace pour l'art. Dès janvier, elle avait écrit à son
neveu Clemens Brockhaus, ses appréhensions :
Jamais, je crois, le lien de la religion ne fut si indispensable. Et
si elle manque, où donc l'art trouvera- t-il un sol pour y croître (*)?
Il semblait à Strauss que dans la pensée humaine
l'ère religieuse serait relayée par une ère de pure
science qui, cependant, ferait à l'art sa place. L'assurance
de l'auteur croissait à mesure qu'il avançait. Il parlait des
grands musiciens, glorifiait Mozart, et de Beethoven osait
(lire : « Les Muses l'accompagnent un bout de chemin,
puis il les perd de vue('). » Quels étaient ces « faux
admirateurs » qui faisaient l'éloge du maître qu'on peut le
moins proposer pour modèle ? On le devinait, à lire ce
qui était dit de cette /X* Symphonie^ par laquelle Wagner,
Tannée d'avant, avait inauguré ses expériences à
Bayreuth :
La IX« Symphonie est, à bon droit, la favorite d'un goût public,
qui, en art, en musique surtout, tient le baroque pour génial, l'informe
pour sublime (*).
(M Glaserapp, Leben Wagners, V, 74.
(*) Strauss, Der alte u. der neue Glaube, 1873, p. 361.
!«) md., p 365.
FONDATION DE BAYREUTH 307
Gomment ne pas voir de blessantes attaques contre l'art
wagnérien dans ces appréciations sur Beethoven ? Et si
le nom de Wagner n'était pas prononcé, ne pouvait-on
pas le lire entre les lignes d'une conclusion qui prenait
possession de l'avenir au nom de la science seule, et
par des à peu près douteux, en excluait toute autre
tentative (*)?
Les événements semblaient donner raison à l'insolente
prédiction. Sur treize cents actions de patronage, à
300 thalers l'une, qu'il fallait pour construire Bayreuth,
deux cents à peine avaient trouvé des souscripteurs. Sur
1.500.000 francs nécessaires, on en avait 225.000. Mais
les éditions du livre de Strauss s'enlevaient ('). Les deux
faits témoignaient de la même inculture. Nietzsche fut
touché de la tristesse qui régnait à Bayreuth. Il se souvint
des conversations de Strasbourg, où déjà le livre de
Strauss été mentionné (^). Il avait projeté alors un
écrit : Baijreuthische Horizontbetrachliingen. 11 s'était fait
une liste des adversaires à attaquer : les universités, les
philologues, les écoles littéraires, les savants, et de ce
nombre David Strauss (^). Puis, il avait abandonné ce
projet. Maintenant, il lui apparaissait qu'il devait ajourner
plutôt le livre sur les Philosophes grecs de l'âge tragique.
Nietzsche prit cette résolution, par amitié. Il en
(•) Strauss prétend aussi être un charron (Wagner), qui sait construire
pour les routes nouvelles. « Dass der Wagen, dem sicli meine werten Léser
mit mir haben auvertrauen mùssen, allen Anforderungen entsprâclie, will
ich gleichfalls nicht behaupten. Dennoch ziehen unsere wahrheitsgetreuen
Berichle immer mehrere Nachfolger auf die neue Strasse. » Ibid., p. 373.
— Nietzsche a très bien saisi l'allusion et plaisantera Strauss de son « cha-
riot attelé d'une autruche • (Slratisnenicagen). Voir : W., I, 242.
(•) Six éditions de 1872 à 1873.
(') Projet de préface aux Unzeitgemaessen, W., X, 512 : « Slraussen hielt
ich eigentlich fur mich zu gering : bekaempfen mochte ich ihn nicht. Ein
paar Worte Wagners in Strassburg. »
(*) W., X, 242.
308 A H I A N E - C 0 S I M A
souffrit, mais il n'hésita pas. Il ne faut pas oublier qu'il
partageait certaines convictions de Strauss. Gomme lui,
il pensait que les temps du christianisme étaient révolus.
« Le christianisme sera bientôt mûr pour l'histoire cri-
tique, c'est-à-dire pour la dissection » , dira-t-il à quelques
mois de là('), et il le pensait déjà. Wagner aussi l*i
pensait ; mais le penserait-il toujours, ayant Cosima
contre lui f) ?
Et, comme Strauss, Nietzsche était transformiste et
évolutionniste. Il ne l'était ni à la façon que lui reprochait
Wilamowitz, ni à la façon de Strauss. Il ne divinisait ni
les lois brutales de la sélection naturelle, ni les lois de la
formation des mondes (^). Mais il y croyait; et notait dans
ses carnets :
Effroyable logique du. darwinisme, que d'ailleurs je liens pour vrai.
Or, toute notre vénération s'attache à des qualités que nous croyons
éternelles : morales, artistiques, religieuses (*).
Dans l'ordre des phénomènes, il ne croyait pas qu'on
pût éviter cette logique de la causalité et de révolution.
Il osa le dire ; et de tous les désaccords avec Cosima
Wagner, c'avait toujours été le plus profond. Nietzsche
nous en fait le récit, plus tard, sous la forme chiffrée de
son « allégorie » (^). Ariane, c'est comme toujours Cosima;
Thésée, cette fois, c'est Wagner; mais par Naxos, il faut
sans doute entendre Tribschen :
Bavardant ainsi, je m'abandonnais sans frein à mon instinct
didactique : Heureux d'avoir quelqu'un qui supportât de m'entendre.
(') Die Philosophie in Bedrcingmas, % 38 (auLomne 1873), W., X, 290.
(*) Ce conflit apparaissait trô.s bien aux amis. V. uaeJellrede Malwida
de Meysenbng à Nietzsclie. — Corr., Ht, 401.
(=•) Die Philosophie in Bednenqims, >; 50 [W., X, 300).
(*') Der letzle Philosoph., $ 121 [W., X, 159). •
(») V. plus haut : Ae Fragment d'Kmpédorle.
FONDATION DE B A Y H E U T H 309
Mais à cet endroit précisément, Ariane n'y tint plus. Cette histoire,
en effet, se passa lors de mon premier séjour à Naxos... « Tout cela,
s'écria-t-elle épouvantée, c'est du positivisme I de la philosophie à
coup de groin I un informe mélange, un fumier d'idées, pris dans cent
philosophies 1 Où comptez-vous en venir ?» — et ce disant, elle jouait
impatiemment de ce fil fameux qui jadis avait guidé son Thésée à
travers son labyrinthe. — Il parut ainsi qu'Ariane, en fait de culture
philosophique, retardait de deux mille années (M.
Etrange et douloureux litige intérieur. 11 fallait conj-
battre David Strauss, puisqu'il était l'ennemi du wagné-
risme. Et Nietzsche ne pouvait le combattre qu'en frois-
santles croyances de la fenmie qu'il vénérait le plus, mais
qui, philosophiquement, désormais, avait sa mésestime.
Elle ne comprenait pas que « la tâche immense de
l'artiste » commençait après la besogne achevée de la
critique historique et de la science évolutionniste. Elle
attachait à des croyances anciennes la destinée de l'art
wagnérien. Une invisible lutte s'engageait entre Nietzsche
et elle, dont l'enjeu était Wagner ; comme une lutte
s'était engagée entre Nietzsche et Wagner, dont l'enjeu
était Gosima. Dans cette bataille, quelle qu'en fût l'issue,
il n'y avait que douleur. Voilà les causes de la mélan-
colie durable, avec laquelle Nietzsche revint de Bay-
reuth^'j. Mais il fallait vaincre ; et il eut l'illusion qu'il
sauvait l'art wagnérien. U se réfugia donc dans la « fureur
sacrée » ; et contre Strauss, qui reprochait au wagnérisme
d'être la mode du jour, il écrivit la première Considération
intempestive^ par désespoir.
(«) Fragments postliumes de 1882-1888, S S99 ( W., XIII, 250)
(•) Corr., II, 406.
LIVRE TROISIEME
lia tentative de réformer le wagnérisme.
inillllill!illlli!IIIIIII!lll!lill!!lll!l^
CHAPITRE PREMIER
LES PREMIERES ETUDES SCIENTIFIQUES
DE NIETZSCHE
POUR se rendre compte de la prodigieuse distance qui
séparait Nietzsche de Cosima Wagner, en 1873, il
faut se rappeler que Nietzsche, depuis ses travaux
de 1868 sur Démocrite, avait dû parfaire notablement ses
études de science positive. Il lui était apparu que la philo-
sophie grecque avait inventé presque toutes les hypo-
thèses de la science moderne. Par la science, il retrouvait
la tradition de toute vraie philosophie. Or il y a une idée,
et une seule, au centre de la philosophie, telle que la
conçoit Nietzsche : c'est celle de la valeur, du sens et de
i'essence de la vie. De là cette recherche de scieuce. La
philosophie définit les valeurs. La science seule sait les
conditions matérielles qui les font durer. Pour déterminer
si la vie vaut la peine d'être vécue, il faut savoir en quoi
elle consiste en son fond. L'ambition nécessaire de
Nietzsche était donc de réintégrer la vie mentale dans la
vie organique. Tentative qui le menait loin. Car la vie à
son tour a besoin d'être réintégrée dans le mouvement
de la matière inorganique. Dès sou premier système,
Nietzsche aperçoit cette nécessité. Par degrés, il coor-
donnera mieux ses connaissances de science positive. Dès
1872, il commence ses lectures de physique générale, qu'il
314 ETUDES SCIENTIFIQUES
multipliera en 1873 et 1874. Il écrit à Erwin Rohde en
novembre 1872 :
Ne manque pas de donner un regard au livre de Zoellner sur La
Nature des Comètes. 11 y a là un nombre étonnant de choses qui
peuvent nous servir (*).
Et, selon son habitude généreuse, il prit le parti de ce.
grand honnête homme, Zoellner, vilipendé alors par
toute la corporation des physiciens.
Puis, déjà, il essaya de se constituer une énergétique
en relisant la Philosophie natweiie du vieux Boscovich(').
La Geschichte der Chemie de Kopp, Y Entwicklung der
Chemie de Ladenburg, lui enseignaient comment ont
été forgées les hypothèses modernes sur la constitution
atomique des corps. Il se risquait à explorer la Physique
de Pouillet. Des ouvrages plus insignifiants : Friedrich
Mohr, Allgemeine Théorie der Bewegung und Kraft (1869) ;
J.-H. Maedler, Das Wmiderbare des Wellalls (186λ)
sollicitaient son attention. Beaucoup d'autres constituaient
le fonds de sa bibliothèque. Ces lectures s'emmagasinaient
dans son esprit. Il ne les élaborait pas encore toutes, mais
une théorie de la matière s'ébauchait dans son esprit.
Et ces souvenirs, où s'alimenteront d'importants chapitres
du Wille zurMacht, orientaientdéjàlapenséede Nietzsche,
momentanément préoccupée de biologie, de façon que
sa théorie ultérieure de la matière s'y pût souder sans
discontinuité.
(*) Corr., II, 366. — Zoellner était professeur d'astroaomie à l'Univer-
sité de Leipzig.
(*) Il l'emprunta trois fois à la Bibliothèque de Bâle (mars 1873, avril
1874, novembre 187 i). V. Albert Lbvy, Stirner et Nietzsche, p. lOo. Nous
aurons à revenir plus tard sur ce que Nietzsche doit à Boscovich.
Z 0 E L L N E R 315
ZOELLNER
Le livre de Zoellner, Ueber die Natur der Kometen,
(1871), avait, aux yeux des liommes de science, des qualités
paradoxales qui devaient séduire Nietzsche : Il faisait aux
physiciens des reproches analogues à ceux que Nietzsche
adressera aux historiens. Succombant sous le fardeau des
connaissances de détail, les physiciens laissaient s'atro-
phier en eux la faculté de réfléchir aux premiers prin-
cipes de la connaissance. Les plus grands, un William
Thompson, un Tyndall n'écha^^paient pas à ce reproche.
Dans la recherche des conditions préjudicielles qui
rendent la connaissance j)ossible, Zoellner, l'un des
premiers, faisait une part aux raisonnements incon-
scients ; et par là son livre ^prolongeait Schopenhauer. A
des indices extérieurs, ces raisonnements obscurs se
reconnaissaient. On pouvait alors les reconstruire dans la
clarté de la pensée rationnelle. Il apparaissait que la
connaissance, pour se constituer, supposait des inférences
latentes sur la constitution intime de la matière. On
pouvait espérer tirer au clair tous les raisonnements
cachés, depuis les plus élémentaires qui nous aident à
nous représenter la matière, jusqu'aux plus complexes,
qui gouvernent nos rapports avec nos semblables. Pour
Zoellner ces raisonnements ne différaient que par le
degré. Mais leur objet était analogue: une grande soli--
darité joignait les êtres, depuis le règne inorganique
jusqu'au règne humain. Conclusion faite pour réjouir le
schopenhauérisme de Nietzsche".
(*) ZoELLUER, Natur der Kometen, p. IX, XXVIII, 60.
31G É T U D E s S G I E N T I F I Q l' E S
La première démarche de l'esprit, pour arriver à
connaître le monde extérieur, est d'interpréter les sensa-
tions. U le fait par un raisonnement inconscient. Le chan-
gement apporté à son état affectif, il l'attribue à une
cause et il se construit une idée de cette cause. Un stimu-
lant lui est venu d'un certain centre d'action. Il projettt'
dans le monde extérieur la notion qu'il s'en fait. C'est ce
que nous appelons percevoir.
La même série d'opérations révèle que cet objet,
construit par nous en dehors de nous, est variable. Il
s'y passe des altérations que nous appelons mouvements.
Aussitôt notre raisonnement subconscient de se remettre
à la besogne. Il tâche de joindre entre eux les change-
ments de l'objet, comme il a tâché de joindre l'objet à
notre état affectif. Il imagine des causes du mouvement
qui se passe dans l'objet. Gomment les imagine-t-il ? La
conscience claire trouve cette construction établie quand
elle vient à y réfléchir. Ge que nous appelons les qualités
de la matière, ce sont les résultats du travail que fait
obscurément pour nous une intelligence subconsciente .
Quand nous ouvrons les yeux de la conscience, déjà
s'étale devant nous le produit de cette obscure inférence :
C'est une matière., qui nous paraît étendue dans le temps et
dans Vespace, et dont les mouvements nous paraissent
unis par un lien de causalité (').
Jusque-là, rien à quoi n'eût sufti le travail souterrain
d'une raison qui ne se connaît pas. Mais il y a la raison
qui se connaît. Elle approche cette matière qui lui est
donnée. Elle recommence dans la pleine clarté les mêmes
opérations. Elle essaie de se représenter cette causalité
explicative du mouvement matériel. Elle invente ainsi
l'idée de force, l'idée de temps pur., l'idée d'espace vide.
I ' i fbid., p. lo.
Z 0 E L L N E R 317
Un système de points matériels, joints par des forces,
voilà en quoi se résout la matière colorée et tangible de
la perception. Il lui faut plus encore. Elle postule comme
un axiome que la quantité de force ne change ni dans
l'espace ni dans le temps. Le constate-t-elle ? Non. Mais
ce postulat satisfait à son besoin de causalité ; et il y
satisfait seul. Car toute variation de la quantité de force
exigerait une nouvelle explication par des causes.
De là des inférences nouvelles sur la nature des causes.
Des théorèmes connus de mécanique montrent que seules
des forces dont l'action est inverse au carré des distances
suffisent au postulat de l'indestructibilité de la force dans
le temps et dans l'espace. Truelles sont ces forces? Newton,
le premier, posa le problème avec la clarté et avec le cou-
rage moral qu'il exigeait. Il faut renoncer à comprendre le
monde, ou attribuer à la matière toutes les qualités néces-
saires à satisfaire l'axiome de causalité. Newton eut
l'audace d'attribuer à la lune et aux astres des forces
d'attraction non observal)les. Toutes les forces décou-
vertes depuis, le magnétisme, l'électricité, ont été cons-
truites sur le schéma newtonien.
Or, peut-être ne sommes-nous pas au bout de nos
inductions. Zoellncr invoque nettement le droit de faire
des hypothèses. Toutes les qualités de la matière sont
hypothétiques. Elles ne sont pas observées directe-
ment. Nous les induisons d'après nos sensations. Que ces
inférences soient subsconscientes ou non, peu importe.
Nos perceptions même sont déjà mêlées d'hypothèses ;
et ces hypothèses sont commandées par la nécessité.
Il n'y a d'ailleurs, dans un cas donné, qu'une hypothèse
possible et suffisante à couvrir nos exigenceslogiques (*).
Mais il faut, pour l'affirmer, la force de suivre jusqu'au
') Ibid., pp. 18, 103, 117.
318 ÉTUDES SCIENTIFIQUES
bout sa pensée et l'audace de braver la prévention des
esprits obscurs.
Notre explication du monde exige-t-elle de nous le
courage d'une nouvelle hypothèse ? Zoellner pose froide-
ment le problème de savoir s'il ne faut pas, aux qualités
que les physiciens reconnaissent à la matière, ajouter la
sensibilité. Grave scandale. Les métaphysiciens étaient
familiers avec ce problème. Zoellner prétendait l'aborder
en physicien. Etait-ce son droit de brouiller le langage
physique et le langage psychologique? Pour Nietzsche,
l'intérêt de ses recherches commençait là. Il s'agissait de
savoir s'il y a deux langages pour décrire le réel, ou s'il
n'y en a qu'un. Or, nous attribuons la sensibilité à la
matière organique. Pour quelles raisons ? Il y a là une
induction très incomplète, appuyée sur un raisonnement
par analogie. Nous sommes un organisme et nous sentons.
Nous en concluons que seuls les organismes sentent.
Est-il prouvé que les éléments organiques de notre corps
contribuent seuls à former notre sensibilité ? Il est prouvé
seulement que les appareils organiques différenciés con-
tribuent à relier nos sensations. Si nous savions mieux
observer le trouble qu'un choc apporte dans le mouve-
ment des groupements moléculaires d'un cristal, nous
serions peut-être moins prompts à conjecturer qu'il n'est
pas sensible (*). Quelles preuves apporter de cette hypo-
thèse? C'est que le mouvement même, où veulent s'en
tenir des physiciens, n'est peut-être pas explicable sans
elle.
Les organismes nous paraissent se conduire par des
excitations de plaisir et de douleur ; et ils obéissent à ces
excitations de façon à réduire au minimum la somme des
douleurs. Nous n'en avons pas la preuve. Mais nous-
(«) Ibid., p. 113.
ZOELLNER 319
mêmes nous conduisons ainsi, et en leur attribuant les
mêmes mobiles, nous réussissons à prévoir exactement
comment réagissent, dans le cycle où ils sont enfermés,
les autres vivants que nous observons. Peut-être réussi-
rons-nous de même à prévoir les mouvements de la
matière mécanique, en admettant qu'elle est sensible.
Figurons-nous d'après l'analogie suggérée par les phé-
nomènes les plus profonds de la vie cellulaire, que la
transformation de l'énergie potentielle en énergie ciné-
tique est accompagnée de joie, tandis que la transfor-
mation inverse est accompagnée de douleur : quelle prévi-
sion ferons-nous sur les mouvements de la matière inorga-
nique ? Ne devons-nous pas penser qu'un système méca-
nique tendra de lui-même à l'élimination des sensations
de douleur? en d'autres termes, que ses forces produiront
les mouvements qui, dans un espace fmi, seront de nature
à réduire au minimum le nombre des chocs {^) ? Mais c'est
précisément ce que confirme la mécanique, sans pouvoir
donner de raisons de la loi qu'elle affirme.
11 est très peu probable que la science adopte jamais la
terminologie proposée par Zoellner. On peut douter que
cette terminologie facilite aucune prévision. Elle trans-
pose en langage de l'àme des faits observés dans l'ordre
des corps. A ces traductions la science n'a rien à gagner.
Il est donc improbable que des traités de mécanique
tiennent jamais compte de l'idée de joie et de douleur.
Mais la métaphysique n'a rien à y perdre ; et elle peut
transposer en langage de l'esprit les formes d'existence
que l'observation externe constate. Il lui suffit pour rester
dans son droit, une fois cette transposition faite, de ne
plus redescendre dans la région de la science. C'est ce
que ne faisait pas Zoellner, mais ce que fera Nietzsche,
(«) Ibid., p. MO.
320 ÉTUDES SCIENTIFIQUES
L'idée le séduisait d'un raisonnement inconscient, par
lequel nous imaginons les qualités de la matière. Il
préférait appeler métaphores ces raisonnements par
analogie, qui passent dans la pénombre de la conscience (•).
Or, l'analogie qui nous les fait construire, n'est-ce pas
notre propre esprit ? Il semblait donc bien à Nietzsche que
la théorie de Zoellner achevait le cycle de la spéculation
humaine. Elle terminait la série des grands systèmes qui
avaient conçu d'abord les dieux créateurs du monde sur le
modèle de l'homme, puis les qualités des choses comme
semblables aux qualités humaines.
Au terme, on en vient à la sensation. Grande question : La sen-
sation est-elle un fait primitif, inhérent à toute matière (')?
Et, après avoir hésité, Nietzsche hasardait :
Toute la logique dans la nature se résout en un système de joies et
de douleurs. Tous les êtres recherchent la joie et fuient la douleur :
Voilà les lois éternelles de la nature.
Cette conclusion venait à la rencontre de toutes ses idées
musicales. Il était possible désormais de prolonger dans
un sens pythagoricien la métaphore de Zoellner; et plus
que jamais aussi la philosophie d'Heraclite ressaisissait
Nietzsche. Peut-être toutes choses étaient-elles ondulation
profonde d'émotions qui passent comme des rides mou-
vantes. Pourtant ces émotions reflétaient à coup sûr un
état de choses externe. De quelle sorte? Nietzsche pouvait
ici dépasser Zoellner :
Toute joie repose sur de la proportion ; toute douleur sur de la
disproportion. Les intuitions qui représentent des rapports numériques
simples, sont belles (*j.
(*) Nietzsche, Philosophenbuch, ,^ 139 (W., X, 16i sq.).
(«) iNiETzscuE, /bid., $ 103, 110 (W., X, lo4-loo).
(2) /biil., S 98 ( \V., X, lu2). V. notre t. III, Nietzsche et le Pesshyiisme esthé-
tique, chap. La Philosophie de l'Illusion.
Z 0 E L L N i: R 321
Dans le foud de toute matière, il y avait des centres
émotifs sensibles au rythme; et la philosophie schopcn-
hauérienne de la musique recevait de ce phénomène nou-
veau une confirmation d'une force infinie.
A mesure que Zoellner poursuivait sa déduction,
Nietzsche se rapprochait de lui davantage. Ce qu'il y
avait en germe dans le traité sur la Nature des Comètes,
€'est une théorie de l'évolution des fonctions mentales et
morales supérieures. Toutes partaient de cet liuml)le ins-
tinct : réduire au minimum la douleur. La sélection natu-
relle produisait peu à peu dans les vivants les organes
nécessaires pour y parer. 11 fallait concevoir l'intelligence
et la moralité supérieures comme issues de la lutte pour
la vie par une sélection corrélative à celle qui résulte des
transformations biologiques ('). Des organes de sensibilité
et de mouvement plus diftérenciés élargissent pour les
vivants supérieurs le champ de leur exj)loration et inten-
sifient leurs sensations. Un moment vient où ils ne réa-
gissent pas seulement contre une sollicitation momen-
tanée et réduite au contact présent : Us discernent des
excitations à venir et distantes. Ils préparent une réaction
étendue dans la durée et dans l'espace. S'orienter ainsi,
se garer, de loin et d'avance, voilà ce qui s'appelle agir.
Il y faut un organe où se gravent les expériences passées,
dont la reviviscence suggère la défense, le geste qui pare.
Cet organe, qui assure la liaison des sollicitations reçues
du dehors et des réactions qui y sont adaptées, est le cer-
veau. Mais l'activité psychologique qui correspond inté-
rieurement à sa fonction sensitive et motrice, c^iVintelli-
gence. La perfection de cet organe a pour mesure la
distance k laquelle il peut remonter dans le passé et la
quantité d'avenir qu'il peut prévoir {^).
(*) Zoellner, NaUtr der Kometen, p. 52. — (") lOid., pp. .o3, 59.
ARDLER. — II. 21
322 É T IDES S G I E >' ï I F I Q L' E S
Tout le progrès ultérieur consistera à étendre cette
zone de la durée où remontent les souvenirs et que couvrent
nos prévisions. Un instrument d'adaptation souple et fort
nous est ainsi assuré. Une quantité notable de vitalité
s'ajoute à notre vie présente. Les joies et les douleurs^
actuelles s'accroissent des joies et des douleurs revivis-
centes du passé, mais aussi de celles que nous anticipons
sur l'avenir. Un instinct profond, là encore, nous prescrira
d'assurer notre vie par la sélection des émotions heu-
reuses. Cetinstinct peut se tromper. La réaction qui nous
gare du danger extérieur n'est pas tout de suite adaptée
à sa fin. Sous l'empire de certaines excitations, des actes
ont lieu parfois qui, à l'examen, auraient pu s'accomplir
avec une peine moindre. Ces actes usent l'organisme trop
^'ite ; et ils atrophient les organes qu'ils ont laissés inertes,
et qui les auraient accomplis avec un moindre effort. Il se
peut ainsi que nous fassions de notre cerveau et de notre
intelligence un usage abusif, comme de tous nos organes
et de toute notre sensibilité.
L'évolution consciente de lintelligence peut avoir
deux fins, très différentes :
1° Elle est au service du corps. Elle aide le corps à
trouver l'équilibre harmonieux de ses sensations. Elle
prend, donc place dans l'ensemble des fonctions défen-
sives que les organismes se sont données pour assurer leur
survie. Cette prise de possession du monde matériel par
la vie, commencée inconsciemment par des réactions
obscures contre les excitations du dehors, l'intelligence
technique la continue à la clarté de la conscience. Au
terme, elle crée l'induslrie.
2° Elle cesse d'être au service du corps^ pour servir notre
besoin de connaître les causes. L'intelligence, d'abord
inconsciemment, et par un processus qui a duré des géné-
rations innombrables, s'est créé l'image d'un monde exté-
Z 0 E [. L N i: n 323
rieur dill'érencié où elle s'oriente. Elle continue consciem-
meût cette opération, qui finit par devenir une fin en
eile-même. Nous tâchons alors de connaître, non pour un
profit technique et industriel immédiat; mais parce qu'U
nous parait que le développement d'une intelligence
informée, qui recule à l'infini dans le passé les limites du
connaissable et prolonge à l'infini dans l'avenir l'éten-
due de la prévision sûre, facilitera de mille fâchons impré-
vuies l'orientation dans l'univers de toute la race humaine.
Au teiTine, cette intelligence crée la science {^).
Ainsi la science est le développement le plus haut de
l'intelligence adaptatrice ; et elle est à la technique indus-
trielle ce que, dans Forganisme vivant, la conscience du
mpuvement est au mouvement même. Elle en est l'aspect
tout intérieur, et c'est pourquoi elle n'est jamais attachée
à un intérêt momentané et local. Elle représente les des-
tinées de la race entière et du inonde, et non pas les
intérêts d'un groupe restreint de vivants qui exploitent
un coin de terre. De même, elle est l'œuvre d'une immense
collaboration où chacun prend conscience des fins géné-
lales poursuivies partons. Elle pose, avec plus d'intensité
encore que la technique, la question de l'adaptation des
vivants à des fins non plus individuelles, mais sociales.
Ge^ effort convergent et durablement organisé crée un
vivant nouveau, composé de vivants, la société.
Dans la vie en société tout homme poursuit deux sortes
de fins, les siennes et les fins sociales. Zoellner préfère
appeler ces dernières, des fins idéales. C'est une autre
façon de dire que l'idéal est d'origine sociale. L'idéal nait
du besoin comme toute vie consciente. Un vivant qui a
manqué le but pour lequel il est organiquement construit,
• •Il a de la douleur. Une société mal adaptée à sa fin,
^1_;^(' lljid., pp. 68-69.
324 ÉTUDES SCIENTIFIQUES
souffre et se détruit. Mais l'individu par la faute de qui cette
fin sociale a été manquée, se rend compte de sa participa-
tion défectueuse à l'effort social et, s'il a gardé de l'atta-
chement pour son groupe social, il a honte. Le groupe
social lui reproche sa collaboration défectueuse sous le
nom à immoralité.
Le langage étant une institution sociale destinée à faci-
liter l'entente entre les hommes, il est honteux de mentir,
parce que le mensonge détourne le langage de sa fonc-
tion sociale ('). Il naît toujours en nous un sentiment dou-
loureux de honte quand une fonction sociale est mal
accomplie par nous, et un sentiment joyeux de dignité,
quand nous avons facilité l'œuvre sociale. Ces sentiments
peuvent être très instinctifs. Ils reposent alors sur des
raisonnements inconscients, et tout se passe comme si nous
avions un sixième sens pour apercevoir des qualités inhé-
rentes aux actes que nous commettons ou voyons com-
mettre. Ils nous paraissent en eux-mêmes louables ou blâ-
mables (*). Nous les tenons pour des produits en quelque
sorte organiques des hommes qui les accomplissent. Nous
admirons ceux dont la nature est d'accomplir des actes que
notre sentiment social juge bons. Il faut voir là un prolon-
gement de cet instinct d'imitation primitif auquel les êtres
organisés doivent tant de progrès. Nous éprouvons de la
ynodestie, parce que nous ne croyons pas que notre nature
propre fructifie aussi aisément en actes éminents. Ce don
de l'admiration et cette modestie stimulent l'effort et par
là servent l'amélioration de la race. Mais les instincts qui
servent le mieux l'intérêt social peuvent manquer leur
but. Car il y a des hommes qui savent les exploiter pour
leur profit propre. Ce péril nous menace, puisqu'il existe
(') Ibid., p. bîi.
(•) Jbid., p. 138.
Z 0 E L L N E a 325
en nous une dualité de plaisirs et de déplaisirs, les uns indi-
viduels, les autres sociaux.
V Certains hommes, en effet, abusent des joies attachées
aux actes par lesquels est assurée la conservation de l'indi-
vidu. S'ils les préfèrent toujours aux satisfactions que
donnent les actes socialement nécessaires, ils détruisent
l'équilibre social : c'est de l'immoralité. Elle ne peut se
guérir que par une sélection prolongée qui affaiblira le
pouvoir des mobiles dangereux.
2° D'autres hommes détournent à leur profit les
témoignages de satisfaction sociale. Ils tirent parti de la
modestie du grand noml)re, pour amonceler sur eux-
mêmes l'admiration commune. Ils accumulent les titres
honorifiques. Us renversent l'ordre naturel qui faisait,
des distinctions sociales, l'hommage naïf rendu au mérite.
Les services qu'ils rendent sont un moyen pour arriver à
des satisfactions de vanité. Après quoi, il ne reste qu'à
organiser, de complicité, avec les intrigants de même
sorte, l'admiration mutuelle des services imaginaires.
Il n'y a pas de plus sur moyen d'anéantir l'activité
publique en général et d'atrophier celle de toutes les acti-
vités qui demande le désintéressement le plus grand,
c'est-à-dire la science (').
La théorie de Zoellner, partie de la considération des
plus élémentaires instincts, s'achevait donc dans l'étude
des formes les plus élevées de la moralité et de la science.
Elle leur découvrait à toutes une commune structure,
épanouie seulement et dilïérenciée par la sélection. Elle
savait indiquer le sens de l'évolution, et fixer le moment
de la décadence. Elle définissait cette décadence comme
une aberration de l'instinct, devenu incapable de suivre
le raisonnement occulte ou conscient qui le mène à ses
(«) //>iV/., pp. 63, fii, 71, 73.
Sm ETUDES S C 1 E N T I F I Q E E S
ans. C'est une définition que Nietzsche n'oubliera plus, et
nous la retrouverons souvent, qu'il s'agisse soit de quà/li-
fler la morale des sexes, soit d'apprécier les erreurs d'une
classe dirigeante qui laisse échapper le pouvoir, soit dé
juger ses propres essais dans une profession qui n'était
pas faite pour assurer le rendement le plus utile de toutes
ses facultés.
Mais, pénétré largement de la pensée de Zoellner, il
savait aussi la critiquer. Zoellner avait laissé de côté, à
dessein, l'explication des aptitudes d'art ('). C'étaient
celles dont Nietzsche avait le plus de souci. L'antagonisme
intérieur s'engageait donc entre dos instincts plus nowi-
breux que ne croyait Zoellner. La lutte n'était pas seule-
ment entre Finstinct de vivre et celui de connaître ; e»tre
l'instinct individuel et l'instinct social. Toutes les notions
échafaudées par ces instincts, et qu'ils prennent pour des
vérités, que sont-elles en leur fond? Peut-être des méta-
phores, et alors en quoi diffèrent-elles des imag-es de
l'art? Les images aussi peuvent ser^^r à nous consoler,
à nous grouper par l'admiration. Elles nous in\'itent
à prendre modèle sur elles. Certes, elles prennent la
forme de nos besoins qu'elles reflètent. Elles sont des
apparences. Mais elles se donnent pour telles; et c est là
leur sincérité. Nietzsche écrivit alors son traité Uebei-
Wahrheit tmd Luge im aussermoralischen Sinne {été de
1873) (=). Il combattit Zoellner au nom de l'art oublié.
Pourtant, le problème posé par Zoellner continuait à
l'obséder. On avait beau soutenir que la science était de
nature imagée en son essence, comme l'art ; il apparai'ssait
clairement que les théorèmes de la science ne répondaient
pas aux mêmes fins que la création d images belles.
C) fbicl., p. 68.
(») H'., X, 18S-2i;i.
D A H W I N 327
Qui donc fallait-il suivre? La science qui prolongeait
ses prévisions jusqu'au plus lointain avenir ou l'art qui
dressait devant nous l'image de l'humanité future?
La première philosophie de Nietzsche affirme la pri-
mauté de l'art. Ce ne pouvait être pourtant sa seule
philosophie. N'est-ce pas assurer la sélection d'un génie
artiste plus compréhensif que d'exiger de lui une sensibi-
lité imprégnée de toute la réflexion et de toute la science
aujourd'hui accessibles? Wagner était l'exemple éminent
de ce génie réfléchi. Mais, bien entendu, il fallait orienter
la science vers cette besogne de vie qu'elle oublie. 11 fallait
combattre Wagner, pour élargir rationnellement le wag-
nérisme, et il fallait combattre, au nom de la vie, l'œuvre
desséchée de nos savants, pour la rendre utilisable à l'art.
Voilà pourquoi la lecture d'un traité sur les Comètes peut
préparer les satires de Nietzsche contre l'histoire et contre
la philologie du temps présent. Et voilà encore comment
Nietzsche ne fut jamais si fidèle à la tradition vvagné-
rienne que le jour où il voulut y faire entrer de force
un nouveau rationalisme évolutionniste.
II
RÉSIDUS DARWINIENS DANS NIETZSCHE
Si violente que fût l'impression laissée dans son esprit
par l'ouvrage, scandaleux alors, de Zoellner, Nietzsche en
aurait été moins frappé, si ce livre n'avait précisé eu lui
des idées qui déjà lui étaient familières; et ces idées
étaient darwiniennes. Darwin avait complété son livre sur
V Origine des espèces par un traité sur La Descendance de
l'Homme; et il avait cru montrer que la moralité humaine
s'explique par la loi de sélection naturelle. Zoellner à son
tour avait cru compléter l'hypothèse darwinienne. Il n'at-
328 ÉTUDES SCIENTIFIQUES
tribuait pas seulement la victoire aux tendauces les plus
fortes, mais il croyait démontrer que les tendances les
plus fortes, ce sont celles qui nous procurent le minimum
de douleur. Il s'expliquait ainsi que l'intelligence dût
l'emporter sur l'instinct obscur. De tous les aperçus de
Zoellner, il n y en a aucun qui fût davantage de nature à
toucher Nietzsche, et son intellectualisme sera chose dé-
cidée, le jour où Tintelligence lui apparaîtra comme une
force qui assure la survie.
Il n'est que temps à présent de se souvenir que celle
conclusion était déjà celle de Darwin. On ne sait pas ce que
Nietzsche en a lu. On peut prouver que les idées darwi-
niennes l'ont atteint par la Geschichte des Materialismus
(le Lange, dès 1868 (*); et ce n'est peut-être pas en vain
qu il a eu dans sa bibliothèque le livre d'Oscar Schmidt,
Descendenzlehre und Darwinismus (1873) et celui de
Na?geli, Entslehung und Becjriff der naturhistorischen
Art (1865) (^). Dans les graves querelles soulevées par le
darwinisme, ce n'est pas l'acquis biologique de Darwin
qu il estimait le plus, mais son acquis moral. Décrire
0 la généalogie de la morale », ce sera le problème de sa
vie, pour arriver à ouvrir les perspectives de la moralité
future. Il est donc improbable qu'il ait ignoré la Descen-
dance de l'Homme, où Darwin essayait une (elle généalogie.
Nietzsche, quand il s'attaqua à la tentative de Darwin,
fit comme toujours : il tâcha de combler les lacunes du
darwinisme. C'était une faible théorie de l'intelligence
que celle de Darvv^in. Il était aisé de dire que « la diffé-
rence entre l'esprit de l'homme et l'esprit des animaux
n'était que de degré et non d'espèce » (^), et que « Vimi-
i' C<trr.,i,Ti.
(*i E. FosRSTBR, Biogr., II, 522.
l^-i Darwin, Desccndmicc (li> l'Homme, Irad. franc., p. 136.
D A R W I N 329
tation des engins inventés par les plus sagaces, la pra-
tique habituelle à\\\\ art, fortifient l'intelligence »(*). On
ne voyait pas ce qu'il fallait « imiter» ou « habituellement
pratiquer ». Et qu'une tribu plus intelligente l'emportât
sur nne tribu moins bien douée, on n'en disconvenait pas ;
mais on n'apercevait pas l'essence constitutive de cette
intelligence, dont les degrés amenaient la survie.
Pareille obscurité enveloppait la notion de sympa-
thie. Darwin trouvait en elle l'explication des instincts so-
ciaux. Il ne croyait pas que ces instincts pussent se ré-
duire à un égoïsme affiné. Les explications anciennes, pro-
posées par Adam Smith ou Bain, faisaient dériver la sym-
pathie d'un vif souvenir que nous ont laissé d'anciens
états de douleur ou déplaisir. Comiïie le tragique grec,
ces auteurs concevaient la pitié envers une personne qui
souffre comme le réveil en nous d'une souffrance pareille,
dont la pensée encore est cuisante. Darwin ne se satisfait
pas d'une aussi simple théorie ; et il sait bien qu'une per-
sonne qui nous est chère excite plus notre sympathie
qu'une autre, si elle souffre (^). Pour lui, la sympathie,
l'amour, toutes les formes de tendresse sont des faits
à part, dont la conscience ne dit pas l'origine, et nous ne
savons s'ils remontent à une époque très reculée ou s'ils
surgissent d'al)ord dans la conscience particulière ('). C'est
où Nietzsche éprouvera que le schopenhauérisme était à
la fois moins naïf au sujet des mobiles de la vertu vul-
gaire, et qu'il savait éclairer la vertu supérieure jusqu'à
des profondeurs où n'atteignait aucune science.
Mais, ces instincts sociaux donnés, Darwin croit qu'il
suffit de les combiner avec l'intelligence pour qu'il en
résulte avec nécessité la moralité humaine. Dès qu'il y a
une intelligence, n'est-elle pas remplie par l'image de
') Ibid., p. 140. — H Ibid., p. 113. — (") Ibid., p. 116.
î^30 K r U D E s SCIE > r I F I Q U E s
nos actions passées et par les motifs qui nous ont poussés
à agir? Qu'un de nos instincts soit un jour resté insatisfait,
ce souvenir monte à la conscience. Nous sentons qu'une
tendance obscurément persistante a été refoulée par «ne
autre. Un'en faut pas plus pour expliquer le regret, senti-
ment vif d'avoir perdu des satisfactions que nous nous
rappelons inhérentes à cet instinct évincé (/).
Les vivants intelligents et groupés par l'instinct social
en sont-ils à posséder déjà un langage, aussitôt une nou-
velle comparaison se fait. L'homme aura présents à l'esprit,
non seulement ses actes, mais l'opinion de ses sembla-
bles sur ses actes. Le plaisir qu'il a de vivre en société le
rend influençable à cette opinion sociale. U s'aperçoit que
de certaines qualités sont estimées seules. Et l'analyste
peut se convaincre que ce sont toujours les vertus indis-
pensables à des hommes encore grossiers pour s'associer
en tribus. Instinctivement, aujourd'hui encore, nous ho-
norons l'homme brave plus que l'homme bon, même si
ce dernier est plus utile ; et nous mésestimons la pru-
dence, parce qu'il est bon qu'un homme soit prêt à se sa-
crifier pour la collectivité (').
Rien n'a frappé Nietzsche autant que la théorie de la
lutte intérieure des instincts pour la vie, d'où sort, par sé-
lection, la moralité supérieure. Selon Darwin, peut-être,
à l'occasion, ne résisterons-nous pas à apaiser notre faim
avec le bien étranger, à satisfaire une vengeance, à évi-
ter un danger aux dépens d'autrui. Mais le temps passe.
Les instincts de sympathie reprennent le dessus. L'image
pourtant de ces satisfactions égoïstes d'autrefois n'est pas
effacée. Cet instinct robuste de bienveillance qui se com-
pare aux actes accomplis comprend qu'il a été sacrifié.
(') Ibid., pp. lOi, lOo.
n Ihid., p. 127.
D A R W I N 331
Et de là ce sentiment auquel tous les animaux sont sujets,
dès qu'ils ont refusé d'obéir à un instinct, mais qui chez
l'homme social s'appelle le remo7'ds{^).
A l'avenir, le souvenir de ce remords sera à son tour
déterminant. Il luttera contre la velléité même du méfait.
Cette reviviscence, dans le souvenir, des joies que nous
avons eues /à suivre nos instincts sociaux ou des rem^ords
qu'il en a coûté de les enfreindre, voilà toute la cons-
cience, C'est cette levée de sentiments, jointe à l'ins-
tinct durable de sympathie, qui nous donne assez d'em-
pire sur nos passions pour qu'elles cèdent sans lutte. E1
cette pression impérieuse, dont la force seule est en ques-
tion, quelles que soient les velléités refoulées par elle,
voilà ce qu'on appelle du vieux nom de devoi?'. 11 n'est fait
<{ue d'une habitude acquise ou héréditaire d'obéir à des
instincts si persistants qu'ils sont victorieux sans effort.
Mais l'accomplissement en a une particulière noblesse,
quand il est redevenu instinctif par habitude, et que la
conscience même n'y est plus nécessaire. Nietzsche
gardera plus d'un trait de cette théorie du devoi?', défini
comme le souvenir d'une impulsion dont on ne sait pkis
tous les motifs (2).
Mais la moralité supérieure peut-elle être instinctive
et réflexe? Elle est artiste plutôt, c'est-à-dire éminemment
consciente et certaine de son propre caractère illusoire.
Pour l'expliquer, Darvidn ne suffit plus. L'œuvre per-
sonnelle de Nietzsche commence, quand la théorie de la
sélection naturelle l'abandonne.
{*) Ibid., p. 121.
(*) V. notre t. Hl, Nietzsche et le Pessimtsmr esthéttr/iie, au chapitre sur
Vlllusion de la morale.
332 ÉTUDES SCIENTIFIQUES
m
LE NÉO-LAMARCKISME DE RUETIMEYER
Au demeurant, Nietzsche n'était pas darwinien en bio-
logie; et la lutte pour l'existence, qu'il ne niait pas, lui
paraissait secondaire au regard des faits plus fondamen-
taux sans lesquels elle ne serait pas elle-même possible.
Comment a-t-il osé se prononcer ? Ce n'a pas été sans
prendre conseil ; et il faut dire ici ce qu'il doit à celui qui
était son guide le plus écouté, son collègue de l'Univer-
sité, Riitimeyer.
Pour les promenades du samedi soir, où quelques
professeurs bâlois se groupaient, Riitimeyer assez régu-
lièrement se joignait à ses collègues. C'a été un homme
éminent et modeste, à la façon suisse. Il n'était pas alors
arrivé à la notoriété européenne. Aujourd'hui, ses travaux
le signalent <à tous les spécialistes de la paléontologie.
L'évolution du squelette des cervidés, (les équidés, des
bovidés, n'avait jamais été connue avant lui avec autant
de précision. Riitimeyer fut un esprit philosophique en
un temps où le talent de généraliser était submergé sous
la surabondance de la recherche parcellaire. Un petit
nombre de savants essayaient de remettre en mouvement
le travail de reconstruction hypothétique et doctrinal.
Us attiraient à eux toute la haine et toute l'admiration.
Charles Darwin et Carl-Ernst von Raer étaient les princi-
paux. Rûtimeyer ne se sentait pas trop loin d'eux. Tous
deux, cependant, étaient ses anciens. Darwin, qu'il savait
critiquer avec clairvoyance, l'éclipsait dans la gloire. Et il
vénérait C,-E. von Baer comme un maître. Entre les
deux, sa modestie contribuait à lui faire une situation
etfacée. Son goût des grandes hypothèses explicatives,
RLE T I M E Y E R 333
appuyées sur une documentation étendue et rigoureuse-
ment analysée, se satisfaisait par des communications à
la Société des naturalistes suisses ( Verhajidlungen der
Schweizerischen naturforschenden Gesellschaft). Son élo-
quence académique, sobre, était soutenue par une émo-
tion mesurée et vivante. Nietzsche avait coutume de
lire ces écrits de circonstance. Il les recommandait à ses
amis. Il en gardait quelques-uns dans sa bibliothèque (').
Quand même il ne les ouvrait pas tous, de fréquentes
conversations ont dû éclairer Nietzsche sur les idées
générales de son collègue, durant les heures qu'ils pas-
saient aux auberges de (irenzach ou de quelque autre
village badois, où ne manquaient jamais d'aboutir leurs
promenades. La santé de Nietzsche l'empêcha, vers 1876,
de se joindre à ces agapes de professeurs. Overbeck alors
lui apportait le résultat des discussions communes.
Ainsi, quoique souifrant, Nietzsche n'était pas exclu de
la vie intellectuelle d'un groupe qui lui était devenu cher. Il
en a dit sa reconnaissance depuis : « La grande célébrité de
Haeckel empêche-t-elle que Riitimeyer ne mérite une
célébrité bien plus grande (-) ? » Pour dépasser la mé-
diocrité allemande de son temps, Nietzsche croyait bon de
« se faire, pour un temps, un esprit helvétique ». Il y a
des plantes alpestres de l'esprit, et c'est en Suisse qu'on
les découvre. Voltaire et Gœthe, Gibbon et Byron,
avaient senti, en Suisse, le stimulant de ce haut esprit.
Riitimeyer était de ceux qui donnaient à Nietzsche le sens
des hauteurs intellectuelles.
(') Sa bibliothèque contient de Riitimeyer : Die Verdnderungen der T/tter-
welt in der Schweiz seit Anwesenfieii der Mensc/ien (1875). Nietzsclie recom-
mande à Gersdorf de lire Vont Meer bis nach den Alpen (1854) et Die B^vôlke-
rung der Alpen (186i). Tous ces travaux sont réunis dans les (lesammelti-
kleinere Schriften. Bàle, 2 vol. in-8, 1898.
(*) Frœhliche Wissenschafl, posth., ;: 423 (XII, 191»). — C.-A. Bernoulli,
Franz Orrrheck und Friedrich Ntetzsc/ie, I, 279; II, 408.
334 É T l IJ ]^ S SCIE N T I F ï Q U E S
Pour reconstituer les emprunts de Nietzsche, nous ne
pourrons procéder par des analyses de textes, qui feraient
saisir un apport littéral. Mais la pensée néo-lamar-
ckienne, si éclairée et alors si rare, du paléontologiste
bâlois, filtre, très reconnaissable, dans la biologie que
Nietzsche transpose en vérité sociale et psychologique (').
Toutes les formes de l'existence matérielle ont cela de
commun que tout s'y réduit à des déplacements molécu-
laires. La matière se transforme sous des influences exté-
rieures. Elle se détruit, mais se reconstruit aussi, moléculai-
rement. Les organismes ne sont pas soustraits à cette action
ambiante de l'air et de l'eau. Ils lui doivent aussi leur
aspect de tous les instants. La vie est tout entière change-
ment de structure rapide et continu. C'est le ralentissement
de cette transformation que nous appelons moi^t (-). Mais il y
a des degrés infinis de la vie. Peut-être donc les mouve-
ments moléculaires, imperceptibles pour nous, de la
matière inorganique, ne sont-ils pas d'un autre ordre que
ceux qui nous sont visibles dans les organismes. Au
sommet de cette échelle vitale qui plonge jusque dans
les manifestations latentes de la matière réputée morte,
il n'est pas improbable que la vie de l'esprit, elle
aussi, soit encore biologique. Et toute pensée n'est-elle
pas liée à la veille et à l'activité du cerveau? Nietzsche,
(juand il aura abandonné l'esprit schopenhauérien,
tiendra pour certain, à son tour, que toute pensée cor-
respond à un aspect de la vie physiologique. Mais
lUitimeyer croit constater, de plus, qu'aucune molé-
(*) Nous puiserons dans les Gesammelte kleine Schriften de Rûtimeyer,
mais surtout dans les articles intitulés : Ueber Form und Geschichte des
Wirbellierskelets (1836); die Grenzen der Tierwell (1867); — der Fortschritt
in den organischen Gesclioepfen (1876). En utilisant ce dernier article nous
anticipons quelque peu sur le développement ultérieur de Melzsche. C'est
pour n'avoir pas à revenir sur ce qu'il doit à Rûtimeyer.
(') lUhiMEYER, Grenzen der Tierirell. (Kl. Schriften, I, 231.)
U U E T I M E Y E R 335
cule vivante ne se perd. Aucune ne retombe à une exis-
tence plus basse que l'existence organique. Un vivant qui
se dissout, reste vivant dans chacun de ses éléments com-
posants. Nous ne redevenons pas poussière, nous rede-
venons vermine. Si horrible que soit le sépulcre, des
précautions infinies sont prises pour empêcher la re-
chute totale aux d'crniers échelons de la matière morte.
Ce qui traverse la création, c'est un irrésistible élan
vital qui essaie de gravir des cimes de plus en plus
élevées de l'organisation ('). Nietzsche se souviendra
de cette définition quand il décrira la vie comme « un
etîort pour se dépasser » .
Une fois cette définition posée, il est sur que la doc-
trine de Riitimeyer sera lamarckienne, et, avec elle, la
doctrine de Nietzsche qui en dérive. Elle envisage la
genèse de la vie comme une organisation croissante du
monde inorganique, et la variation des espèces comme
une adaptation fonctionnelle, incessamment parachevée,
des formes de vie déjà organisées. La lutte n'existe pas
tant entre ces formes vivantes qu'entre la vie et le monde
mort où elle s'incruste, et contre lequel elle se débat. Cela
ne veut pas dire que Riitimeyer ait été ingrat envers
Darwin. Mais il faisait dans l'efTort darwinien deux parts :
1° celle de l'observation ingénieuse et exacte ; 2° celle des
inférences spéculatives que Darwin tirait de ses obser-
vations. Et, dans ce travail, l'originalité, la force, la
méthode de la pensée lui paraissaient plus imposantes
que la qualité des conclusions (*). Riitimeyer reprenait,
avec la méthode de Darwin, des inférences lamarc-
kiennes. C'est que le vrai esprit scientifique est lui-même
d'ordre lamarckien. Les questions que pose cet esprit sont
i') Ibid., I, 2i7.
.(') RiiTiMETER, Charlrs Darwin. (II, p. 380.)
336 ÉTUDES SCIENTIFIQUES
l'expression la plus pure d'une énergie qui s'oriente dans
le monde. La vie n'est pas autre chose qu'une telle énergie
cherchant sa voie. ]\Iais Riitimeyer ajoutait : « Nos rela-
tions à la 'nature extérieure sont de telle sorte, que les
plus subtiles données de nos sens ne se trouvent exactes
que dans la mesure où l'esprit qui les dirige envisage son
objet avec bonne foi, sans vanité et sans avarice, non
avec l'intention de désirer, mais avec celle de cher-
cher ('). » Nietzsche, après 1876, aura cet esprit docile
aux faits el cette préoccupation pure de la vérité modes-
tement acquise.
Au terme, l'adaptation de l'énergie vitale, pour Riiti-
meyer, se manifestait par une relation entre la structure
des êtres vivants et leur milieu. Leur structure constitue
le mécanisme par lequel ils agissent. Mais le milieu a
servi de stimulant à l'énergie qui, tout en se pliant à ses
résistances, a engendré cette structure. Pour chacjue
milieu, il y a donc une structure parfaite, à l'aide de
laquelle les forces vives de l'organisme sont assurées de
leur plus fort rendement. Nietzsche n'oubliera pas ce
théorème. Les institutions, les coutumes, les mentalités
humaines sont pour lui de telles structures engendrées
par l'énergie intérieure. Il se demandera pour quels
milieux de passion tropicale ou d'intellectualité froide
elles sont faites. Il les jugera sur leur adaptation à leur
ambiance et sur l'effort qu'elles y peuvent fournir. Pour
lui-même toutefois et pour l'élite disposée à le suivre, il
réclamera les conditions les plus difficiles et les plus
dangereuses, pour se faire la structure morale capable de
vaincre la plus forte résistance.
Le plus clair des arguments antidarwiniens de Nietzsche
lui sera fourni par cet • apprentissage lamarckien qu'il
l') /f/., Der FortschritI m den nrgatmchen Gesc/io/jfrii. il, 38t)-381.j
R U E T I M E Y E R 337
fit chez Rûtimeyer. L'habitat lui parut modifier les races
avec plus de rapidité et de profondeur que les luttes
entre les individus. Seule la lutte de tous les organismes
contre des milieux modifiés donne le tableau vrai de
l'assaut prodigieux que l'élan vital livre à la nature
inorganique; et seul le changement de milieu explique la
direction que cet élan a prise. 11 a surgi des profondeurs
marines pour conquérir la terre ferme quand les eaux se
sont retirées. Mais c'est la mer qui a été le réceptacle
primitif, prêt à fournir sans cesse des modèles de struc-
ture vitale aux autres milieux. Toutes les formes existantes
de la vie sont issues de formes marines, et, à elle seule, la
mer en garde pour elle un nombre immense (*).
Pourtant, après la multitude des formes protozoaires,
cœlentérées, échinodermes, vermiculaires, arthropodes
[. qu'elle a enfantées, la créature la plus parfaite qui ait pu
s'y développer, c'est le poisson. Quelle figure plus souple
imaginer, pour flotter en suspension dans un espace
liquide à trois dimensions, si ce n'est ce corps aplati sur
les flancs, enveloppé de courbes molles, qui se terminent
en ogive à l'avant et à l'arrière, et que tiennent en équi-
libre des rames légères ? Une tige flexible, pointue aux
deux extrémités, faite de segments osseux enchâssés entre
de molles capsules de cartilage, voilà toute l'ossature du
poisson. Tous ces segments osseux se prolongent en
arêtes verticales, protectrices des viscères et propres à
servir de points d'insertion aux muscles. ^Quelques-uns se
continuent en appendices latéraux, pour soutenir des
paires de rames. Le milieu aquatique n'a rien pu enfanter
de plus parfait. Les structures pisciformes d'aujourd'hui
ont été réalisées dès les périodes géologiques les plus
anciennes. Mais le requin représente le summum de force,
(*) RiiTiMEYER, Der Fortschrilt. {Kl. Schriflen, I, 381.)
AMDLER. II. 22
;i38 ETUDES SCIENTIFIQUES
d'agilité, d'intelligence compatible avec l'existence aqua-
tique. Le problème pour le biologiste sera toujours de
déterminer, pour chaque milieu, quelle pourra être la
forme organique la plus vigoureuse, la plus mobile, la plus
capable de vivre aux dépens de ce milieu. Ce sera ensuite
de définir comment a pu se produire la migration des
formes d'un milieu à l'autre, et, par elle, l'ascension
même de la vie.
Si la mer est le réceptacle commun et primitif des
formes vivantes, comment ont pu se dépayser des
animaux hier encore aquatiques, jusqu'à se mouvoir et
respirer sur l'écorce terrestre. Riitimeyer est plus préoc-
cupé des hiatus qui séparent les échelons de l'existence
animale que sensible au mouvement continu par lequel
les formes vitales pourraient les franchir. En vain se
dit-il qu'il y a des poissons tropicaux capables en été de
respirer par des poumons, et des animaux terrestres
munis de branchies. Ni ces poissons n'acquièrent de quoi
se mouvoir sur terre, ni ces amphibies n'ont de moyens
de locomotion dans l'eau. La structure osseuse, et non la
respiration, est décisive pour les vertébrés. Le seul
vertébré aquatique est le poisson ; et nulle part on n'a
assisté à 1' « atterrissement » du poisson. Aucun reptile
et aucun batracien ne descend de lui. Le vertébré terrestre
est pour nous comme né d'une création nouvelle {loie
nez<^eôore/i){'), jusqu'à ce que nous découvrions des formes
intermédiaires qui nous manquent. Peut-être n'est-il
sorti vraiment des eaux que des animaux invertébrés. Les
vers eux-mêmes et les crustacés demeurent presque tous
aquatiques. Chez les insectes seuls nous saisissons sur le
vif une métamorphose qui fait sortir une bête ailée d'une
larve vermiculaire analogue aux vers aquatiques. La
') HÛTiHBTBR, Der Fortschritl. Ibid., p. 38S.
R U. E T I M E Y E R 339
difficulté est de savoir si ce changement et celte intensifi-
cation de l'effort tiennent au changement de l'habitat. U
est sûr que l'immutabilité du milieu laisse aussi la
vie immuable. Les profondeurs marines, mieux explo-
rées, nous livrent vivantes tous les jours des créatures
que la paléontologie déclarait éteintes. Mais la nature des
énergies par lesquelles la vie se différencie des états
inorganiques, Rûtimeyer la dit mystérieuse à partir du
moment où cette vie se manifeste par la contractilité et
par la réaction aux excitations externes.
Ce qui apparaît le mieux, par delà ce grand abinie où
surgissent les vertébrés terrestres, c'est un système de
relations étroites et subtiles entre les animaux et leur
nourriture. Dès que le vertébré foule la terre et grandit à
la lumière et dans l'atmosphère terrestre, des forces
structurales qui avaient sommeillé' durant toute la durée
de plusieurs âges géologiques révolus, s'épanouissent
avec une prodigieuse rapidité. L'énergie créatrice de ces
organismes les multiplie, comme avec une infinie
richesse d'imagination. Rûtimeyer estime très bref « le
temps qu'il a fallu pour faire surgir une foule de marsu-
piaux bizarres, grimpeurs, sauteurs ou munis d'ailes » {').
Mais le trait le plus marquant de cette faune diluviale,
c'est l'explosion de force assimilatrice qui pousse les
exemplaires des espèces jusqu'à une taille géante. Les
marsupiaux, les édentés, les ongulés atteignent tous alors
des dimensions monstrueuses. Rûtimeyer croit qu'il y a
diminution graduelle de la taille dans un même rameau
de la généalogie des espèces, à mesure qu'on s'élève vers
les formes les plus récentes. Seuls les cétacés et les pachy-
dermes à trompe lui semblent avoir atteint à l'époque
actuelle leur forme géante. La paléontologie d'aujourd'iiui
{') IlÛTiMBTBB, Der Forlschrilt, Ibtd., p. 394.
340 ÉTUDES SCIE A ï I F I Q L' E S
n'admet pas cette loi de décroissance de la taille dans
les rameaux phylétiques. Elle admet au contraire qu'il y
a progression de la taille ('). Aucun problème ne sollici-
tera davantage la pensée de Nietzsche quand, appliquant
à la race humaine les résultats de la biologie générale, il
se demandera si « la voie qui a conduit du ver à
l'homme » ne conduit pas aux derniers hommes, qui
seront rabougris sur une terre rapetissée ; ou si elle
aboutit à quelque forme de vie géante et surhumaine. Or,
Nietzsche croira que, pour les hommes, les deux lois se
vérifient.
Mais ce c[ue la science moderne a confirmé davan-
tage, c'est la loi de spécialisation des espèces, telle que
Riitimeyer la définissait. Graduellement, les organes de
locomotion, de préhension, de mastication se font diffé-
rents en vue d'une fonction précise. Un luxe de défenses,
de canines formidables, de cornes encombrantes, de bois
utiles comme armes ou comme parures ; une différen-
ciation croissante de pattes, de griffes, de sabots obtenus
par soudure, par renforcement ou par atrophie, selon
l'usage auquel une adaptation lente les a rendus propres,
attestent l'effort de toutes les espèces pour avoir prise
sur le réel. Dans tout ce travail qui pétrit la matière
vivante, la lutte entre les vivants n'a presque point de
place. Les espèces nouvelles sont la matière vivante
ancienne coulée dans d'autres moules. L'histoire des créa-
tures organiques est celle du milieu où elles se meuvent.
La vie vient des profondeurs marines et se répand sur la
surface vaseuse ou rocheuse que les eaux ont laissée en
(*) V. Charles Depéret, Les transformations du monde animal, 1907,
chap. XIX. Les éléphants nains de la Sicile et de Malte, selon l'explication
de Miss Bâte, seraient des ancêtres, isolés dans ces îles par un cataclysme
et • qui auraient, trouvé dans cette dissociation de leur aire géologique une
cause particulière de conservation ».
R U E T I M E Y E H 341
se retirant. Elle s'y étire, y prend racine ou s'y meut.
Mais c'est elle qui, par la poussée de ses énergies inté-
rieures, s'épand, avance des tentacules, modèle ses
organes de façon qu'ils épousent les creux ou les aspé-
rités de Fécorce terrestre où il lui faut prospérer, sous
peine de mourir. Ainsi le milieu changeant sollicite des
fonctions nouvelles ; mais l'énergie vitale, inversement,
s'irrite de l'obstacle qui lui barre la route, tâtonne
autour d'elle, et explore des voies encore ouvertes, où
olle rencontrera d'autres tâches pour lesquelles elle se
créera d'autres instruments (').
A la longue, il se développe un organe fait pour
recueillir les impressions multiples de cette énergie
exploratrice et pour coordonner les réactions par les-
(juelles elle vaincra le milieu hostile où elle s'agrippe :
ce sera le cerveau, et au terme de l'évolution, le cerveau
humain. Il n'est pas le plus volumineux des cerveaux
animaux connus, et les grands singes eux-mêmes ont un
crâne plus grand. Mais il est destiné à être porté dans
une tète qui n'est plus penchée vers la pitance, sur une
colonne vertébrale dressée debout et sur des membres
construits de façon à dégager les bras et les mains
de la fonction inférieure qui consiste à supporter le
corps (-). Dans ce cerveau, fait de poussière périssable,
un sens nouveau s'éveille avec une énergie qu'on ne
connaît à aucun autre animal. Il réussit à coordonner
les impressions recueillies par les autres sens, dans
une image où se décèlent les relations réelles des
choses externes, à percevoir ainsi la marche des choses,
non seulement actuelle, mais à venir. Une petite masse
[■■) lOid., 393, 399.
(*) RiJTiMETER, Ueber Funn und (iesrhkhle des W'irbellierskelells. {Kl. Schr.,
1,65,66.)
342 É T U D E S S G I E xN T I F I Q U E S
de substance grise réussit à nous garer de la détresse et
de la mort, parce qu'elle construit une image du futur,
et que, la construisant, elle oriente vers elle notre propre
existence modifiée selon nos désirs.
Ce qui se manifeste, ce n'est d'abord que du courage,
le défi lancé à des forces qui nous assaillent, une intelli-
gence astucieuse qui sait mettre notre énergie au service
de fins lointaines. C'est de la force vitale mieux avertie
par des impressions coordonnées selon un ordre qui per-
met d'en prévoir la série à venir, pour le salut du vivant
destiné à s'orienter au milieu d'elles. Il n'y a là encore
que de l'égoïsme éclairé, attaché à sa proie et soucieux
de sa propre durée.
Le temps vient cependant où, comme par jeu, le
cerveau et la conscience combineront des impressions
rafraîchies par des organes de plus en plus parfaits, de
façon à y trouver de la joie sans souci de l'utilité que
l'organisme en retire ; et ainsi sera créée la vie de l'art.
Il advient aussi que nous prolongions le goût de notre
durée par delà notre vie individuelle; que notre cons-
cience, dans son rêve et dans sa résolution, envisage
l'avenir de toute la race et le veuille sûr et beau. Si elle
vient alors à se rendre compte que cet avenir ne
s'achète que par le renoncement; que la victoire exige
des sacrifices de vies humaines, notre énergie vitale
épanouie ira jusqu'à consentir avec une joie grave cette
mort individuelle, gage d'une survie robuste assurée à
l'espèce. La vie morale n'est, elle aussi, que de l'énergie
vitale ancienne, amplifiée jusqu'à comprendre l'effort
concerté de la société humaine ; et elle se représente cet
effort dans des images où est anticipée la destinée future
de tous les hommes.
Que cette image de l'activité sociale future surgisse
en nous, cela ne fait pas de doute. Faut-il dire pourtant
R U E T I M E Y E R 343
que nous nous acheminions vers la naissance d'une race
nouvelle? Lobscure question tient tout entière dans le
problème de la plasticité du squelette. Un instant, Riiti-
meyer s'enhardit :
Notre squelette porte en lui les possibilités d'uue évolution ulté-
rieure, autant que toute autre forme du squelette vertébré (').
Tel quel, n'a-t-il pas déjà changé? Ne voit-on pas
toute sa structure faite pour dégager la main, pour rele-
ver la face et la tête ? Réussite unique et création sans
analogue au monde. iMais l'homme ainsi bâti, aura-t-il la
résistance qu'il faut pour traverser ces effroyables cata-
■clysmes, d'où les espèces sortent transformées? Franchira-
t-il le défilé tragique qui peut-être sépare l'état géolo-
gique présent de celui où pourrait naître une espèce
humaine nouvelle? Ou faut-il voir dans l'homme une de
•ces formes animales extrêmes, que les déviations, d'ailleurs
inévitables de l'avenir, condamnent à l'anéantissement
certain? Rûtimeyer est un trop méticuleux savant pour se
prononcer. Sa croyance chrétienne ne lui enseigne à poser
la question de la durée future que pour l'âme :
La question de l'avenir demeure sans solution pour le corps. Je la
retire. Il est écrit : « Voici, j'ai été trop léger. Je veux poser ma main
sur mes lèvres » (*).
Nietzsche garda longtemps le même scrupule. Devant
l'universel changement, dont la contemplation enivrait les
transformistes de son temps, il restait, le regard fixé sur
les qualités éternelles. Il est vrai que cette appréciation
des qualités se modifie. Et ces qualités éphémères ne sont-
•elles pas liées à la matière changeante où elles éclosent?
(*) Ueber Form und Geschichte des WirbeUierskelells. (Kl. Schr., I, 65.)
(') Ibid., I, 66.
1344 ÉTUDES SCIENTIFIQUES
Aucun de nous ne peut détacher sa pensée de ce qui sera
et de ce que vaudront les hommes futurs. Il faudra donc
bien rouvrir la question que Rûtimeyer avait scellée
d'un silence biblique. L'une des grandes préoccupations
de Nietzsche sera de se figurer cette ascension vers des
types supérieurs d'humanité. Il essaiera d'explorer cet
avenir par l'image symbolique de son Surhumain, et
de se le figurer biologique ment et socialement par toute
une échelle d'intermédiaires qui y conduisent. Ce n'est
pas sans raison qu'il se représentera son Zarathoustra
capable physiquement d'utiliser des milieux nouveaux.
Ses études prolongées sur la constitution de la matière
se justifieront par cette préoccupation d'une humanité
future dégagée des lois physiques actuelles qui nous assu-
jettissent.
Dans ces recherches sur l'évolution à venir de l'es-
pèce, si Nietzsche a été d'abord darwinien, il inclinera
de plus en plus au lamarckisme. Son système exclura
presque complètement l'idée de la concurrence vitale,
à laquelle il s'était attaché au temps où Jacob Burckhardt
lui enseignait la conception « agonistique » de la vie des
Grecs. La sélection des individus forts dans la société
et des sociétés fortes dans le inonde lui paraîtra se
faire par adaptation au milieu et par d'heureuses com-
binaisons d'énergies intérieures, transmises et enrichies.
C'est le milieu qui change, externe et interne. Les qualités
qui y ont leur racine se transforment par mutation brusque
dans cette ambiance variable. Il y a des conditions défi-
nies qui permettront de faire surgir les exemplaires d'élite
ou de détruire en foule l'humanité décrépite.
Or, c'est de Rûtimeyer surtout que Nietzsche tient cette
croyance en une conception scientifique et pourtant mys-
tique de Tunivers. Son schopenhauérisme affirmatif de la
vie trouvait en Rûtimeyer une vérification par la science.
R U E T I M E Y E R 345
Darwin et sa lutte pour la vie peuvent suffire aux pessimistes
du désespoir. A ceux qui affirment la valeur de l'existence,
le lamarckisme nouveau montrait la vie comme une grande
coulée qui se déverse dans tous les creux de l'écorce ter-
restre et y prend consistance dans des formes individuelles
infiniment variées. La substance plastique de tous les êtres
est puisée dans cette grande marée montante qui, lors du
reflux, laiss/e son alluvion vivante sur tous les paliers
qu'elle atteint, sans que jamais elle redescende aux pro-
fondeurs. Et la substance de tous aussi se déverse de
nouveau . dans cette mer, par la mort et par la fusion
volontaire avec le grand flux vital. Par la croissance de
tous, mais aussi par l' effort concerté de tous, cette marée
de la vie atteint à des niveaux plus élevés. C'est un retour
à Empédocle, à la théorie de l'éternel amour joint à
l'éternelle haine, que l'évolutionnisme lamarckien de
Nietzsche. Il constitue la méthode par laquelle il croyait
pouvoir donner à son espérance les garanties du savoir
moderne. M"'® Cosima Wagner a-t-elle reconnu, quand
elle a lu, en 187(3, Richard Wagner à Bayreuth, ce posi-
tivisme mystique, flétri par elle de termes si méprisants
lors de la première visite de Nietzsche à l'île heureuse
de Tribschen-Naxos ?
Iilllilllllllllllllllllllllllllilllllllllllllllllllllllli
CHAPITRE II
L' « INTEMPESTIVE » CONTRE DAVID STRAUSS
I
l'amitié de MALWIDA DE MEYSENBUG
CETTE grave question des rapports de la religion avec
le temps présent, où devait sombrer plus tard la
tendresse de Nietzsche pour Richard Wagner, après
qu'elle eût créé les premiers malentendus avec Cosima,
remplissait aussi de son ombre les nouvelles amitiés de
Nietzsche. Depuis les rencontres de Bayreuth et de Munich,
en 1872, il était resté en correspondance avec Malwida
de Meysenbug. Ils demeuraient joints par les souvenirs
et par des croyances qui avaient de profondes racines
schopenhauériennes .
Il était douteux qu'ils se comprissent beaucoup.
Malwida, avec beaucoup de bonté naturelle et un peu
impérieuse, avait un « idéalisme » confus et esthétisant
qui convenait mal à la pensée exigeante et claire de
Nietzsche. Il ne faut pas trop en vouloir à la vieille fille
de défauts moraux et mentaux qui ont été ceux de toutes
les femmes de lettres allemandes de son temps. C'a été
un terrible bas-bleu métaphysique et musical que
Malw^ida. On l'entourait de vénération, parce qu'elle
avait eu vers la trente-troisième année, en 1848, une
grave , déception de sentiment. Un jeune théologien.
M A L W I D A DE M E Y S E N B U (î 347
Théodore Althaus, du haut de sa chaire, avait fait sa con-
quête. Elle l'avait admiré et aimé; elle l'avait admiré
davantage quand, du christianisme, il avait passé à la lihre
pensée révolutionnaire. Mais il était trop beau, pour
n'être admiré que d'une seule femme; il était nn-don Juan
de l'idéal ; et il l'avait abandonnée avant les fiançailles.
Depuis ce temps, elle promenait son cœur brisé comme
un ciboire voilé de deuil. Elle venait de publier en 1869
les Mémoires d'une Idéaliste, que Nietzsche lut en 1872,
et qu'elle a complétés en 1875.
L'intérêt de ces Mémoires est grand par le nombre de
révoltés illustres qui s'y côtoient. On ne contestera pas
à Malwida de Meysenbug le courage et le désintéresse-
ment. Pour être digne du beau révolutionnaire qui n'avait
pas voulu d'elle, elle fut plus révolutionnaire que lui.
Elle avait écrit des articles sur les insurgés de Dresde.
Elle avait enseigné dans un collège de jeunes filles à
Hambourg, de 1849 à 1852, et elle pensait faire de cet
établissement un modèle de ce que seraient un jour les
humanités féminines dans un pays libre, où régnerait la
parfaite égalité morale et juridique des sexes. Suspecte,
quand vint la réaction en 1852, elle avait dû fuir. Elle
n'avait pas voulu faire sa paix avec le pouvoir. Elle connut
à Londres la pénible vie des préceptrices étrangères. Mais
sa vie d'exilée fut riche d'impressions curieuses.
Les réfugiés allemands du républicanisme vaincu la
considéraient comme des leurs. Elle avait approché
toutes les gloires de la « Jeune Europe », qui se cou-
doyaient dans les salons de Gottfried Kinkel, mauvais
poète et historien de l'art médiocre, mais que sa belle
tête et ses convictions républicaines avaient désigné en
1848 pour une expédition à main armée en Prusse Rhé-
nane. Elle avait vu de près Kossuth et Pulsky ; admiré
Mazzini, d'une beauté fine, avec des yeux de feu sous son
348 LA PREMIÈRE «INTEMPESTIVE»
beau front, et tout débordant d'une éloquence austère.
Orsini et Ogareff, Ledru-Rollin et Louis Blanc s'étaient
pris de discussion devant elle, sur des problèmes élevés.
Avant tout, une amitié étroite l'avait liée à Alexandre
Herzen. Elle avait défendu le plus cultivé des révolu-
tionnaires russes aux heures où il était méconnu et bafoué,
et quand il fut veuf, elle avait demandé à être la mère
adoptive de son enfant, Olga Herzen, qu'elle a infiniment
chérie, et qui lui fut confiée de 1861 à 1872. Nietzsche a
bien distingué que l'exemple moral que Malwida a
donné est celui d'une libre et enthousiaste maternité,
à laquelle les liens du sang manquaient seuls.
A Paris, où elle avait passé en 1859, elle avait connu
Wagner. Elle l'avait vu dans son pauvre ménage avec
Minna, où il a tant souffert, non sans faire expier sa
souffrance à sa probe et modeste compag-ne. Avec ce
pédantisme dans la bonté, qui fut chez elle si surabon-
dant, elle avait essayé de faire comprendre sa tâche à
l'humble femme, disgraciée physiquement, qui avait fini
par peser à l'artiste. Wagner était reconnaissant de ce
service à Mahvida et, en échange, l'initia à la philosophie
de Schopenhauer. C'était la perdre pour toujours. Elle
avait été supportable jusque-là, mouche inoffensive et
sentimentale du coche révolutionnaire. Elle s'entourait
d'une auréole romantique, parce que deux denses frères
étant devenus ministres, l'un en Bade et l'autre en
Autriche, elle avait, en dépit de la particule conférée à son
père, fréquenté les démocrates. En réalité, elle misait
sur les gloires de l'avenir. Elle fut l'Eckermann fémi-
nin de cette société de proscrits, et elle avait trouvé
en Wagner son Gœthe. Elle dardait comme un kodak,
sur les hommes illustres, ses grands yeux gris, et com-
mençait aussitôt h les « idéaliser ». Elle s'est faufilée
ainsi dans l'immortalité à la suite de ces gloires.
M A L W I D A DE M E Y S E N B U G 349
Maintenant qu'elle était schopenhauérienne et wagné-
rienne, elle vaticinait :
Schopenhauer me fit comprendre Kant. Mais il m'inspira surtout
l'amour de ces ancêtres de notre race, de ce peuple admirable de
rOrieut qui, aux bords du fleuve sacré, entre le lotus et les palmiers,
connaissait la mystérieuse et profonde unité des choses, longtemps;
avant l'Occident et qui, plus qu'aucune autre nation, a tenté de réaliser
par la vie sa conception philosophique du monde (M.
Tous les soirs donc, elle bénissait la petite Olga, qui
n'en pouvait mais, et lui infligeait l'imposition des mains,
« avec ces grandes paroles des Védas : Tatioam asi » (»).
Ce fut pis après la guerre. Malwida, huguenote de
nom et d'origine ('), crut de bon ton d'afficher un orgueil
tout germanique. De la France, elle connaissait peu de
chose. Elle avait passé quelques mois dans le Paris napo-
léonien. Parfois, elle s'était assise sur un banc du jardin
des Tuileries, et de là, avait défié le tyran par de trucu-
lentes méditations sur la Réforme et sur la Révolution (*).
Il lui semblait « que notre époque égalât en corrup-
tion, en servilité, en faste, l'Ancien Régime, dont la chute
avait coûté tant de sang ». L'abaissement de tous devant
la volonté d'un seul, la toute-puissance de l'armée, l'an-
nexion de la Savoie la froissaient. Dix ans après, le
régime bismarckien, le militarisme allemand, l'annexion
de l'Alsace-Lorraine, au contraire, lare mollissaient d'aise.
Le pessimisme de Malwida était germanique et conqué-
rant. Elle conce\di\i\t Nirwana , non comme un anéantis-
sement, mais comme une « création compréhensive de
(') Malwida von Mbysbwbug, Memoiren einer /dealistin, Volksausgabe,
t. III, 284 ; trad. Fanta, II, 305.
(*) Ces " grandes paroles » signifient : « Ceci, c'est loi. »
(') Son père, Philippe Rivalier, n'avait été fait baron que sous l'électeur
Guillaume I de Hesse-Cassel.
(*) Malwida von Meysenbug, t. III, 237, 238; trad. Fanta, II, p. 272 sq.
350 LA PREMIERE «INTEMPESTIVE»
tout » (*), Le vouloir-vivre humain n'était condamnable
et corrompu que s'il était français. L'éternité même du
vouloir divin, au contraire, créait et approuvait tout ce
que faisait l'Allemagne.
Ainsi agréait-elle à Richard Wagner ; etill'avait choisie,
avec Hans Richter, pour seul témoin de son mariage avec
Cosima de Rûlow à Tribschen en 1870. Le sort lui réser-
vait une catastrophe. L'enfant dont elle couvait si jalou-
sement l'éducation parfaite était devenue femme. Olga
Herzen se fiança. Déjà il parut monstrueux à Malwida de
quitter une si tendre affection. A lire ses lettres d'alors,
on dirait que Malwida est la première femme qui ait
aimé sa fille. Mieux encore. L'univers avait créé en elle
ce prodige de lui donner un cœur de mère, sans mater-
nité. Réédition schopenhauérienne et toute morale du
miracle que le Saint-Esprit avait autrefois accompli sur
la sainte Vierge. Maintenant que le destin lui arrachait
l'enfant miraculeusement chérie, elle souffrait les sept
douleurs de la Pietà. « Elle jetait un regard jusque dans
l'abîme des mondes. Elle ne sut plus que se voiler la tête et
s'envelopper de silence (^). » Durant des mois, elle ennuya
tous ses amis par cette pathétique attitude, injurieuse
pour le fiancé d'Olga.
L'homme qui avait obtenu la main de sa pupille était
un jeune professeur de Paris, Gabriel Monod. Il était
parmi les plus purs et les meilleurs de la jeune généra-
tion de savants qui a illustré la France du relèvement.
Élève de Waitz, autant que de Michelet et de Fustel de
Goulanges, on devinait en lui un des chefs désignés d'une
école historique sévère et forte, outillée comme aucune
de ses devancières. Grand cœur avec cela, d'austère
(') Corr., III, 397.
(«) Lettre à Nietzsche, 26 juillet 1872 (Corr., III, 394).
M A L W I D A DE M E Y S E N B U G 351
conscience et tout débordant de passion civique, il avait
équipé à ses frais une ambulance en 1870, l'avait menée
jusque sous les murs fumants de Sedan. Plus que Malwida,
mais sans forfanterie, il avait « sondé l'épouvante des
mondes » durant ce douloureux hiver. Il avait parcouru
tous les villages sur les champs de bataille de la
Loire, prodiguant des soins, des secours, de l'argent,
utile dans les hôpitaux par sa connaissance de la langue
allemande et du caractère allemand, autant que par son
zèle de charité huguenote et humanitaire. Comment
Malw^ida eût-elle refusé son estime à un homme que per-
sonne n'a approché sans l'aimer ? Il est certain qu'elle l'a
tenu en une étroite affection plus tard. Pour l'instant,
elle ne se résignait pas à laisser sa fdle adoptive rejoindre
un pays « où elle ne trouverait ni les idées ni les sympa-
thies où sa vie avait ses racines, et que sa nature si
originale s'était assimilées avec une passion toute spon-
tanée » (*).
Qu'était-ce que Paris pour une jeune fille qui devait
chanter le rôle de l'oiseau dans Siegfried 1 Qu'allait-elie
faire dans cette « société sèche », intelligente et bien
douée, certes, mais à qui semblait fermée à jamais « le
domaine de l'intuition, c'est-à-dire de l'art le plus
élevé »(^). A Florence, en grande hâte, Malwida bourra de
philosophie schopenhauérienne celle qui s'en allait (').
Puis elle prit sur elle cette croix de se dire que sa pupille
quittait le milieu « qui seule l'aurait faite tout ce qu'elle
était capable de devenir » (*). Ich goenne sie Frankreich
nicht^ s'écriait-elle encore un mois après le mariage ; et la
jeune femme, gagnée par ce lyrisme teutomane, ne crai-
gnait pas d'écrire durant son voyage de noces sur la
{") Corr., III. 420. — {») Ibid., III, 428. — (•) Ibid., III, 440. — {') Ibid.,
III, 443.
352 LA PREMIERE «INTEMPESTIVE»
Côte d'Azur : « Je suis comme un ange à qui l'on a coupé
les ailes (^). »
Nietzsche, encore tout wagnérien lui-même, ne se
froissait pas de ces confidences. Le mariage de Gabriel
Monod et de M"^ Olga Herzen lui fut le prétexte d'une
terrible musique, intitulée d'un calembour : Il envoya
froidement, comme cadeau de noces pour les jeunes
époux, sa Monodie à deux^ pour quatre mains.
Les compliments durèrent ainsi des années, hyperbo-
liques et sentimentaux. Les Allemands n'ont pas l'hyper-
bole gasconne; leur fanfaronnade est biblique. Nietzsche
était-il au Splûgen, Malwida le bénissait de se recueillir
« dans le désert où les prophètes se préparent à leur
mission » ('). Nietzsche lui envoyait ses manuscrits,
\ Avenir de nos Institutions d'éducation^ la Philosophie
grecque dans Vâge tragique : Inestimable présent, auquel
Malwida répondait par la « vérité sans poésie » de ses
Mémoires. Puis on jugeait de haut les hommes et le's
nations. On s'attristait de leur médiocrité. Un orgueil
profond comme celui de ces sectes mystiques, humbles
d'apparence, indomptables d'ambition au fond, les
schwenckfeldiens, les Moraves, les piétistes, vivait dans
ces wagnériens de la première heure.
Nietzsche a pu recueillir de curieuses observations de
psychologie religieuse dans le commerce de la vieille
fille fanatisée. A force de soupçonner en autrui le fond
« humain, trop humain » de toutes les préoccupations,
comment ces dévots du schopenhauérisme n'eussent-ils
pas éveillé l'attention du plus clairvoyant d'entre eux sur
leur propre habileté ?
Dénuée de tout talent littéraire vrai, Malwida jugeait
(») Corr., III, 449.
(«) Corr., III, 419.
M A L W I D A DE M E Y S E N B U G 353
sommairement de « l'académisme français », oubliant
qu'il avait été au xvn^ siècle une des plus fortes et des plus
nécessaires disciplines d'esprit que jamais peuple, depuis
les Anciens, se soit imposée. Elle répétait les poncifs
que Wagner avait recueillis des derniers bohèmes roman-
tiques du boulevard. Elle tenait le français pour une
langue morte, que le style caricatural de Victor Hugo
lui-même n'arriverait pas à galvaniser ('). Pour elle,
Bayreuth émergeait seule, « étoile rayonnante de la cul-
ture », au-dessus de l'horizon noir.
Mais, pleine de la confiance la plus dévote dans le
maître, elle se tourmentait aussitôt : Avait-il la compagne
digne de son génie ? Un examen méticuleux, qui avait
été très dur pour la première épouse, découvrit des
défauts même à la femme royale qui allait partager avec
Wagner la vie de Bayreuth ? Comme se pouvait-il que
Cosima restât attachée aux rites et aux formes de l'Eglise
chrétienne ? Elle élevait ses enfants dans l'orthodoxie
protestante. N'était-ce pas éteindre en eux l'esprit vivant?
Et Malwida se comparait. Certes, elle n'eût pas fait de
même. Elle eût procédé comme pour ]M"® Olga Herzen,
quand elle avait dix-huit ans. La jeune fille n'était pas
baptisée. Un jour, sur les rives du lac de Garde, dans la
solitude baignée d'azur et de crépuscule, Malwida,
lisant à haute voix les Védas, avait été saisie de l'Esprit.
Et se levant tout à coup, elle n'avait pu se tenir de
baptiser sa pupille au nom de l'Atma védique. Voilà
comment doit faire la nouvelle liberté de l'esprit. Bebelle
aux rites d'Eglise, elle pontifie seule à la face du ciel (').
Assurément Wagner eût été heureux d'avoir auprès de lui
une compagne aussi dégagée de préjugés.
(') Corr., III, 481.
^») Corr., III, 402.
ANDLER. — n. 23
3o4 LA PREMIERE «INTEMPESTIVE»
Ou bien à Buchenthal, près Saint-Gall, si elle prenait
du repos dans les prés pendant qu'on faisait le regain,
aussitôt sous les arbres Malwida chavirait d'extase,
croyait vivre dans la « chose en soi », délivrée « des
entraves du phénomène » (*), et recommandait à ses amis
cette façon de goûter le paysage. Nietzsche saisissait sur
le fait ce qui arrivait quand la fausse culture se mêlait de
« vivre » la philosophie de Schopenhauer. Voyant
Wagner entre Gosima et Malwida, l'une à tant d'égards
si admirable, mais pleine de préjugés si passionnés;
l'autre si indiscrètement sentimentale, il avait peur. Il
connaissait le fort et le faible de son grand ami ; il le
savait influençable. Seul, entre des affections aveugles,
et devant une opinion publique égarée, que pouvait
Wagner ? Nietzsche, avec une ténacité de disciple,
comptait le protéger contre tous et le défendre de lui-
même. Avec son ami Franz Overbeck, il fît une fine et
invisible tentative pour circonvenir affectueusement
Gosima. Ils essayèrent de l'amener à eux, de l'affranchir
par de fortes et libres lectures. Puis, par des manifestes
agressifs, ils tâchèrent de montrer le chemin. Ge fut dans
cette fougue furieuse d'agression que Nietzsche écrivit la
première Considération intempestive, David Strauss,
apôtre et écrivain [David Strauss, der Bekenner und Schrift-
s tel 1er).
II
l'influence de PAUL DE LAGARDE
Franz Overbeck était devenu pour Nietzsclie depuis
trois ans le plus inséparable ami. Leur intimité s'était
(*) l&id., III, 408.
P A L: L DE L A G A H D E 35S
resserrée dans la lutte pour la cause wag-nérienne. Elle
est touchante, la lettre écrite par Overbeck à son vieil
[ ami Treitschke, pour défendre Nietzsche. Il n'ignorait
pas les défauts de son brillant collègue, « le penchant à
l'extravagance », la manie de ramener toutes choses à la
métaphysique ('). Mais Overbeck ne tolérait pas l'injurieux
silence qui se faisait sur une telle pensée. Le temps devait
venir où il aurait à choisir entre deux amitiés : Il éhoisit
Nietzsche, qui, aussi bien, lui rendit ce témoignage :
Overbeck est l'homme et le chercheur le plus sérieux, le plus franc,
le plus simplement aimable de sa personne que Ton puisse souhaiter
comme ami ; et il a ce radicalisme sans lequel il m'est impossible
désormais de vivre ("-).
Nietzsche ajoute à ce portrait qu'il fait de son ami :
« C'est le théologien le plus libre qui soit vivant aujour-
d'hui ('). » Il mandait à tous ses correspondants la nouvelle
glorieuse d'une « théologie de l'avenir » qui naissait au
premier étage de sa maison, dans le logis d'Overbeck, et
[ qu'il croyait solidaire de l'œuvre philosophique et de
l'œuvre d'art projetée à Bayreuth (*). Il admirait un talent
où se fondaient dans un si fin alliage le tenace courage,
le labeur, l'esprit critique (^). Ils avaient, dans la dernièr-e
année, échangé de& pensées novatrices en foule (*') :
Le monde entier, écrivait Nietzsche, attend l'homme d'action, qui
se dépouillerait et dépouillerait autrui d'habitudes millénaires et don-
nerait un exemple, destiné à être suivi (').
On sent dans ces lignes percer « l'immoralisme filtur ».
* Gomment Nietzsche le concevait-il? Il n'a pas varié beau-
('] 8 juillet 1872. V. C.-A. Berinoulli, Franz Ocerbeck, I. 84.
t (*) 22 mars 1873. Corr., II, 401.
\ (*) Cofr., III, 446. — {^) Ibid., I, 240; II, 406, 410, 479, 482. — ("j Ibid.,
l II, 479. — («) Ibid., II, 402. — {') Ibid., III, 446.
356 LA PREMIÈRE «INTEMPESTIVE»
•coup. Il l'imaginait comme un mysticisme nouveau, à base
de science. Ce qui naissait dans le petit pavillon du
Schtitzengraben à Bâle, c'est un essai de détînir comment
l'époque présente pourrait donner naissance aune religion
nouvelle.
Overbeck et Nietzsche se partagèrent la besogne. Ils
avaient à combattre ensemble David Strauss. Overbeck
mit au service de l'attaque son immense érudition his-
torique. Nietzsche parla du nouvel évolutionnisme. Cette
<loctrine, selon lui, appelait un art et une philosophie
•capables d'assigner à toute l'évolution des mondes im
sens et un aboutissement. David Strauss avait empiété
sur le domaine propre de Nietzsche. De là, le coup de
bélier brutal par lequel Nietzsche riposta. Mais, en même
temps que cet adversaire, un allié nouveau surgissait, de
la plus haute autorité. Le bruit du livre de Strauss
n'était pas encore calmé que parut un vigoureux pam-
phlet intitulé : Ueber das Vej'hseltniss des deutschen Staates
zur Théologie Kirche und Religion^ 1873. Il avait pour
auteur un des guides de la pensée savante dans l'Alle-
magne de ce temps-là, Paul de Lagarde (').
Aucun savant n'avait fait faire un pas aussi décisif à
l'histoire des religions de l'Orient que ce professeur de
Gœttingen, au pseudonyme français. Il n'y avait pas de
dialecte d'Asie Mineure qu'il ne sût. L'arménien, le
syriaque, le chaldaïque, l'arabe, l'hébreu lui doivent des
progrès d'égale importance. Les questions koptes, le
manichéisme, le premier christianisme de langue grecque
attiraient son attention. Plus de cinquante ouvrages ou
éditions savantes composent son bagage. A ses heures, il
était poète lyrique; puis tout à coup il surgissait, pan-
(') On trouvera le pamphlet dans les Deutsche Schriftcn de Paul de La-
jardc, 4'- édit., 1903, pp. 37-77.
PAUL DE LA GARDE 357
germaniste batailleur et ambulant, orateur colérique et
fort, comme Fichte, son modèle, et comme Treitschke
dont il fut plus d'une fois l'inspirateur, après 1870.
Jamais on n'a vu mieux que dans les pamphlets de ce
fougueux élève de Riickert, combien la science historique
des Allemands est imprégnée de sensibilité romantique.
Sa méthode est impeccable. Pourtant son affirmation de
la vie est passionnée. C'est par là surtout qu'il a influencé
Nietzsche. « Les événements de l'histoire ne sont pas
faits pour être sus. » La vie des grands hommes n'est pas
destinée à être matière historique. Traits de feu pour
Nietzsche que ces aphorismes('). Le rôle des faits décisifs
et des grands hommes est de transformer le monde. Ils le
transforment même sans être vus. Entre le savoir et les
événements, Lagarde ne voit pas de collaboration
possible.
La science veut savoir ; elle ne veut que savoir, et uniquement
pour savoir (').
Mais ce que peut établir la science, c'est que de cer-
tains faits ou de certains hommes sont encore agissants
ou que la vie les a quittés pour toujours.
Lagat-de envisageait alors les trois religions aujour-
d'hui régnantes en Occident, la protestante, la catholique,
la juive. Il les jugeait mortes : 1" Quelle vie reconnaître
au protestantisme? Il n'a été à son origine qu'un catho-
licisme réformé. Il n'avait pas touché aux croyances
fondamentales. Maintenir Dieu, le Christ, le Saint-Esprit,
et déclarer la guerre à quelques institutions abusives qui
tendent à compromettre l'œuvre de salut, ce n'est pas
fonder une religion nouvelle. Rien de plus fort que la
( ) p. DE Lagarde, Deutsche Schriften, p. bo.
(»j Ilrid., p. 37.
:m LA PREMIERE « I iN T E M P E S T I \' E »
critique dirigée par Paul de Lagarde contre la théologie
protestante. Sur quels principes s'appuie-t-elle ? Que
devient-elle quand on examine son principe formel, qui
prétend considérer le Nouveau Testament comme la seule
source de connaissance chrétienne? Le Nouveau Testa-
ment parle-t-il du baptême obligatoire, de la célébration
du dimanche, de la Trinité? Nous affranchit-il, de la loi
mosaïque ? S'il consiste en un recueil de témoignages, que
l'ancienne Eglise catholique jugeait utiles dans la lutte
contre les hérésies et les sectes du ii" siècle, comment ne
voit-on pas qu'il tient toute son autorité de la communauté
catholique qui l'a réuni? N'est-il pas temps de se rendre
compte des principes qui ont présidé à cette rédaction (')?
Et' si nous reconnaissons l'autorité de l'Église sur un point,
comment ne pas la reconnaître sur tous ?
Dira-t-on que le protestantisme a des principes maté-
riels différents du catholicisme, tels que la justification
par la foi ? Mais qu'on essaie d'en déduire la dogmatique
luthérienne, on verra qu'elle n'en résulte pas. La « justi-
fication par la foi » ne domine pas le luthéranisme : Elle
lui sert à combattre l'abus des « œuvres », des indul-
gences, des messes, des aumônes. Est-ce suffisant pour,
asseoir une religion? Aussi bien, c'est dans l'apôtre Paul
seul qu'il est question de cette justification, ignorée des
évangiles et combattue par les épitres de Jacques où elle
est remplacée par la régénération.
Toute la théologie protestante apparaissait donc comme
un amoncellement d'arguments improvisés pour une
polémique épuisée depuis le xvi" siècle. Un événement nous
lait illusion que les pasteurs devraient bénir : la guerre
de Trente ans. Elle a permis d'attribuer cà des désastres
(') p. DE Lagarde, Deutsche Sc/iriflen, p. 42. Ce ^era le précepte auquel
$e contonnera Overbeck dans les Sludien zur (li-sclnchle des Kanons, 1880.
PAUL DE LAGARDE ;{59
extérieurs l'iiifécondité durable du schisme protestant.
La vérité est que, depuis le xvii^ siècle, toute pensée origi-
nale est tarie dans les Eglises protestantes.
Il reste les sectes piétistes. Mais tout l'effort dun
Arndt, d'un Spener, d'un Francke, au xvn" et au xviii* siè-
cles, se dépense à galvaniser un cadavre : Le mot même
de « réveil », qu'ils emploient, le prouve. A-t-on besoin de
« réveiller » ceux dont l'esprit est vivant? Et qu'on se
demande ce qu'un Leibnitz, ou un Herder, quoique théo-
logiens, ou encore les grands classiques doivent au pro-
testantisme. Leur pensée ne vient pas de lui; et tant quil
n'y a eu que lui, la pensée allemande s'est tue.
2° Pour qualifier le catholicisme, il faut plus que du
sarcasme, il faut de la haine. Non pas le catholicisme
ancien, enseveli depuis 350 ans, mais cette nouvelle strati-
fication religieuse, qui le remplace, et que les Jésuites
ont substituée à l'Eglise ancienne, pour tenir tête aux
protestants. Du catholicisme nouveau, le Concile de
1870 n'est que l'achèvement. L'ancien catholicisme
reposait sur trois principes : 1" Il était œcuménique; —
2° il exigeait V obéissance au dogme ; — 3° il croyait à la
révélation. Affirmations compatibles avec plus d'une
autre; mais les jésuites ont su les transformer en négations
persécutrices. Les Etats nationaux se sont fondés? Par
les jésuites, le catholicisme se fait l'ennemi des nations.
La science exacte est apparue? La subordination au dogme,
dans l'Eglise des jésuites, exige la négation de la science.
L'idée à' évolution a surgi au xix'' siècle? La révélation
chrétienne se transforme par les jésuites en une théophanie
soudaine et figée qui exclut toule croissance des idées (').
Ainsi, cette Eglise jésuitique nie la science et nie l'his-
toire. Entre l'esprit et la nature, elle établit une sépa-
(') Ibid., p. 48.
360 LA PREMIERE «INTEMPESTIVE»
ration qui les rend hostiles l'un à l'autre. Elle dresse en
face d'un esprit détaché de la nature une nature dépeuplée
d'esprit. Pour elle, l'histoire des peuples fait partie du cours
subalterne et matériel des choses. Et puisque ni l'intelli-
gence savante ni la sagesse des chefs profanes ne valent
aux yeux du sacerdoce, elle pourra toujours déchaîner les
multitudes contre l'élite et la démocratie contre la royauté .
Le jésuitisme, partout, tend la main au matérialisme.
Les maximes de cette forte prédication se gravent
dans l'esprit de Nietzsche. N'avait-il pas eu, lui aussi, à
l'origine, trop de haine pour les organisations politiques,
une tendance à les croire subalternes, une méfiance à
l'endroit de l'évolution naturelle, un mysticisme contre
nature ? Lagarde est de ceux qui le poussent dans le sens
de Zoellner et de Riitimeyer, et qui lui apprennent à
discerner l'esprit dans la matière, l'évolution dans l'esprit
comme dans le monde matériel, et entre les multitudes
et l'élite la même interpénétration obscure et prédestinée
qui joint la matière et l'esprit.
L'action la plus certaine de Lagarde vint pourtant
de ses affirmations sur le ciiristianisme primitif, dernier
exemple d'une vie religieuse vraiment créatrice ; sur la
corruption qui le saisit de bonne heure ; sur le noyau de
religion éternelle qu'il nous en faut dégager.
Paul de Lagarde est un des initiateurs de cette coura-
geuse école de libres croyants qui prétendent arriver à la
vie chrétienne vraie par l'extrême scepticisme à l'endroit
de la tradition ('). Au milieu des débris informes de
saint Mathieu, quand de tous les disciples de Jésus, deux
seulement ont émergé, Pierre, dont il ne reste rien, et
Jean qui a donné de son maître une image si évidemment
(M Elle est représentée aujourd'hui par Wredc, Albert Schweitzer et
C.-A. Bernoulli. Ils sont tous influencés par Nietzsche.
PAUL DE L A (. A R D E 361
transfigurée par les nécessités de sa polémique, comment
retrouver l'enseignement authentique du Galiléen? La
première méfiance à l'endroit de saint Paul est venue à
Nietzsche de Lagarde. Ces fortes diatribes contre
« l'intrus » fanatique et « incompétent » (ein vollig Unbe-
rufener), qui a vu Pierre et Jacques pendant quinze jours,
et trois ans seulement après sa conversion, et les a revus,
avec Jean, une fois encore treize ans après, Nietzsche ne
les a plus oubliées. Il gardera présentes à l'esprit les trois
grandes corruptions que Paul, selon Lagarde, a intro-
duites dans le christianisme : 1" L'exégèse pharisaïque ; —
2' le sacrifice juif ; — 3° la théorie juive qui attache le
salut à des faits historiques précis, qu'il faut croire.
C'est ce judaïsme raffiné de Paul que Nietzsche atta-
quera aussi un jour, dans Menschliches^ Allzumensch-
liches. On croit relire du Lagarde, quand on trouve dans
Der Wanderer u?id sein Schatteîi et encore dans Der
Antichrist, dans Morgenrœthe, les sardoniques remarques
sur cette flamme de « cruelle et insatiable vanité qui
brûlait l'âme de ce persécuteur de Dieu, sur sa méchan-
ceté fanatique, sensuelle et haineuse (•), sa cynique
logique de rabbin » , qui demande pour satisfaire Dieu le
sacrifice le plus barbare, celui de l'innocent.
3° Mais faut-il accepter les prétentions des Juifs d'au-
jourd'hui, qui croient leur religion propre à devenir la
religion universelle, parce qu'elle a l'avantage d'être des-
tituée de dogmatique? Le christianisme nous oblige à
créer une dogmatique, parce qu'il nous impose de fonder
le « royaume^ de Dieu », et exige que nous « soyons par-
faits », comme notre Père céleste est parfait. Il nous faut
donc définir les conditions de cette vie parfaite. Il ne suffit
(') Nietzsche, Der Wanderer u. s. Schalten, Z 85 [W., III, 248). — Morgen-
rœtfie, S 68 {\V., IV, 65 sq.). — Der Antichrist, S 41 {]¥., VIII, 269).
362 LA PREMIERE <r I N T E M P E S T 1 V E «
pas d'éliminer les dogmes erronés pour avoir une religion
« pure de j udaïne (^) » , comme dit Lagarde, créant un néo-
logisme sur le modèle de la chimie des alcaloïdes. L'effort
de Nietzsche sera plus tard d'éliminer à son tour de
notre pensée les alcaloïdes orientaux. Son analyse les
trouvera non seulement au cours des dogmes religieux,
mais jusque dans les préceptes de toute notre vie morale.
C'est une pensée « pure de moraline » {moralmfrei) qu'il
lui faudra donc créer, une fois le christianisme aboli; et
c'est à Paul de Lagarde qu il devra l'ironique métaphore.
Par delà les dégénérescences, les falsifications, les
ignorances, les désolantes pauvretés qui ont fait du chris-
tianisme une religion sans religion, et qui parle de la
vie avec des phrases, Lagarde a voulu pénétrer jusqu'au
fait religieux éternel. Or, une religion n'est pas une adhé-
sion donnée à des faits périmés, à des dates contestables,
comme pensaient les Juifs : Elle est une vie. Ce qui
assure à l'Évangile une vertu agissante, tandis que le
christianisme est mort, c'est qu'il nous expose les lois de
toute vie spirituelle, découvertes par un génie reli-
gieux (-). Les idées du royaume de Dieu, du péché et du
salut valent éternellement comme les lois de Newton. On
peut les compléter par des observations nouvelles ; on ne
peut pas les renverser. Cette vie de l'esprit a été décou-
verte par le Christ ; et la force de son intuition intérieure,
déposée dans les textes, nous saisit encore par l'évidence,
et nous transforme. C'est là son miracle vrai, et le
seul (').
Nietzsche et son ami Overbeck ont été religieux, dans
leur jeunesse, au sens déiini par Lagarde : et peut-être
(') « Ein judaïnfreies Judentum als Wellreligion. > Deutsr/ie Scliriften,
p. 38.
('-) Lagaede, Deutsche Schriften, p. 08.
(M Ibid., p. 61.
P A U L D E L A G A R D E 363
n'ont-ils jamais cessé de l'être. Ce rapport personnel qui
unit l'âme à l'étemel, dans une vie commune, Nietzsche
lie l'ignorera pas, bien qu'il l'ait défini autrement que le
christianisme traditionnel. U y a eu des moments où il n'a
pas désespéré d'avoir l'approbation de V « Hébreu pâle »
qui mourut trop tôt sur la croix. Cette union toutefois
entre nous et le divin, c'est une personne, un grand
Initié, qui l'établit; et le lien entre le fondateur et chacun
des croyants est aussi ce qui joint ensemble les croyants
dans une communauté. Zoroastre et Moïse n'ont pas su
ce secret avec la même profondeur que Jésus. S'ils ont
exigé l'union avec Dieu, ils ne l'ont pas vécue. Ils l'ont
enseignée comme un idéal ; Jésus seul a représenté cet
idéal en chair et en os, dans sa vie et dans sa mort (').
La théorie que Lagarde exposait au sujet de cette
religion éternelle, découverte par Jésus, et qui, par lui,
vient encore magiquement toucher notre cœur, côtoyait
plus d'une des croyances de Nietzsche. Elle concevait
comme lui la culture de l'esprit. « Tout homme, disait
Lagarde, est unique en son genre. » Il s'agit de le cultiver,
c'est-à-dire de « faire de lui tout ce qu'on peut en faire ».
Un peuple est « la communauté des honimes ainsi cul-
tivés » ('). Cela suppose un travail ininterrompu, dont peu
de gens sont capables. Aussi bien les nations ne se com-
posent pas de millions d'hommes; elles sont faites de
quelques hommes conscients, résolus à cet inépuisable
travail, et de l'œuvre organisatrice que cette élite a su
accomplir.
D'emblée, Paul de Lagarde ramène donc Nietzsche à la
position de Fichte, dans ses Discours à la nation allemande^
Comment épanouir en chacun de nous l'iiidividualitc
(') Ibid., p. 74.
(•) Ibid., p. 72.
364 LA PREMIERE «INTEMPESTIVE»
irréductible qui est en lui? Il n'y a pas de plus grave
problème pour l'avenir des hommes. Que peut-il advenir
au monde de nouveau, si tous les germes préexistent ?
Et s'il nous tombe du ciel de la nouveauté absolue, semée
par les génies, peut-on encore parler d'évolution? Au-
cune difficulté n'a davantage attiré Nietzsche. Les solu-
tions de Lagarde étaient entrevues dans des intuitions
vagues. A quelles conditions sont-elles acceptables ?
Tout le système de Nietzsche fera effort pour tirer au
clair ces conditions.
Pour Lagarde, aucune nouveauté, non pas même la
plus grande, ne peut renverser les lois d'évolution. Les
idées entrent dans le monde comme y entre cette autre
grande nouveauté, le péché. Puis, elles croissent et fructi-
fient, comme fructifie et croit le péché, selon des lois ; et
il y a des lois selon lesquelles se développe la religion.
Il y a des suites physiques aux actes issus du péché, et
des suites physiques aux idées. Ces suites s'imposeront,
lointaines, mais inexorables, au pécheur et à celui qui
pense. Les péchés et les idées sont des commencements
absolus. Sont-ils créés par nous librement ou greffés sur
nous du dehors? Là est l'incertitude de Paul de Lagarde.
De même, l'innovation religieuse est totale. De celle-
là, nous savons qu'elle exige un grand initié. Pourtant nous
avons l'expérience vivante de la régénération. Elle assure
une évolution intérieure nouvelle. Dans Fàme régénérée
le péché ne fructifie plus; mais l'idée, même déformée,
rajeunit et fructifie, et elle tire de l'àme individuelle, où
elle prend racine, une force nouvelle (•). Cette régénéra-
tion exige un milieu de culture, « une communauté do
vie » où s'échangent les idées. Comment peut-on appeler
cette' mystérieuse présence qui arrête le foisonnement du
(') tbul., pp. 62, 74.
PAULDELAGARDE 365
péché et active, comme par catalyse, la germination des
idées? C'est elle qu'on appelle Dieu, et il n'y a qu'une
religion possible : c'est de reconnaître et d'aimer Dieu
en l'homme. Toutefois, ce Dieu ne se révèle qu'à l'homme
régénéré (•); et il nous transforme non pas par magie,
mais d'une façon éducative par une grande exigence.
Prodigieux sujet de méditation pour Nietzsche,
Lagarde disait : « Sous l'influence d'un génie religieux,
produisez votre religion propre, individuelle et nationale;
ce sera produire en vous votre Dieu. » Il espère ainsi une
religion qui n'aurait aucune des tares du présent. Il ne la
faudrait pas protestante, si l'Allemagne veut un renou-
vellement vrai;, car le protestantisme restaure sans magni-
ficence un catholicisme aboli. Il ne la faudrait pas catho-
lique, si l'Allemagne veut être une nation. Enfin, il ne la
faudrait ni humanitaire, car nous devons être enfants de
Dieu ; ni libérale, car elle ne doit pas suivre le temps pré-
sent, elle doit lui commander. Avant tout la religion régé-
nératrice sera «intempestive » {imzeitgemaess) , car elle
doit nous mettre de plain-pied avec Dieu, et nous conférer
dans le présent la vie éternelle, par l'intimité profonde,
par le « tutoiement » sublime qu'elle établit entre Dieu et
nous (*),
Ainsi pensait Overbeck, Mais Nietzsche entendit que
la loi d'évolution nous prédestinait à produire, par
l'épanouissement des forces vierges déposées en l'homme,
ce divin par lequel nous dépasserons l'humanité.
D'importantes conséquences politiques se déduisaient
de ces vues générales. Quelle peut être l'attitude de l'Etat
devant nos religions contemporaines, momifiées toutes,
mais dont les ministres se réclament de la vérité absolue .'
(') Ibid., p. 73,
(') Ibid., p. 76.
366 LA PREMIERE « I N T E M P E S T I V E >
Aujourd'hui, l'Etat forme des prêtres dans ses Facultés de
théologie ; il les salarie; il leur confie, en Allemagne du
moins, tous les enfants delà nation. Cela n'est en aucune
façon tolérable. On ne peut admettre que l'Etat prenne
sur les ressources de la collectivité de quoi entretenir
des cultes qui sont des survivances. Il y a une inadmis-
sible hypocrisie de la part des Facultés de théologie à
sincruster dans les Universités, c'est-à-dire dans des
établissements de libre recherche scientifique, quand les
professeurs de théologie sont tenus par serment de ne
rien enseigner qui soit contraire à l'orthodoxie. Des pro-
fesseurs qui prennent d'avance un engagement touchant
le résultat et la méthode de leurs travaux, n'ont pas qua-
lité pour se dire les serviteurs de la science.
Si l'État a des raisons générales d'encourager la science .
il ne peut encourager que la science libre. L'Etat a
besoin d'une vie religieuse dans la nation. Mais cette vie
religieuse, aucune puissance humaine ne peut la créer.
Au regard de l'Etat, toutes les Eglises sont des sectes. 11
faut donc qu'il se sépare des Eglises et qu'il leur restitue
les Facultés et les séminaires où, de leur initiative privée,
elles formeront leurs prêtres. S'ensuit-il que l'État ne
puisse rien pour la religion? Il a, au contraire, envers
elle toutes les obligations qu'il a toujours envers la liberté
et envers le génie. Il faut qu'il lui prépare la route. Les
nations et les hommes ne pouiTont produu^e la religion
latente en elles, qu'une fois émancipés de la tutelle
oppressive des cultes anciens : « Frei isi, mer werden
kann, was er soll. » Et Nietzsche n"avait-il pas dit : « Werde.
ivas du bist » (0 ■*
La religion grandit de cçtte profonde liberté en nous.
M Ibid., p. 61
PAUL DE L A G A R D E 367
Encore cette croissance a-t-ellc ses lois. La science peut les
connaître ; et l'État peut faire enseigner ces lois de la vie
(les religions. Il n'y a pas d'inconvénient à ce qu'il crée dans
ses Universités une section des sciences religieuses. Cette
théologie nouvelle s'apercevrait aisément, si elle est
science, que toutes les religions existantes et passées ne
sont qu'un des aspects de la religion. La comparaison de
toutes les religions permettrait de discerner ce qui est
adventice de ce qui est essentiel. On pourrait « par la tra-
jectoire du passé calculer la courbe de la religion à venir » .
Ainsi la science serait au service de la vie nationale. « Die
Théologie soll sein : die P fadfînderin der deutschen lieli-
gion. f
Quoi de plus proche des idées que Nietzsche avait un
jour méditées à Lugano (')? Et ne se consumait-il pas
ainsi depuis des années en réflexions sur le rapport entre
la science et la vie? Cette « religion allemande » que
Paul de Lagarde appelait de ses vœux, Nietzsche ne la
sentait-il pas éclore en lui? Mais il l'appelait « culture de
Lesprit » ; et cette culture enfermait toute cette germina-
tion des personnalités dans une âme profonde et collec-
tive, où le Philosophe, le Héros et l'Artiste descendaient
par intuition.
Le caractère allemand, écrira-t-ii alors, n'existe pas encore. Il faut
qu'il devienne. Il faut un jour qu'il soit enfanté, afin qu'il soil
visible à tous et sincère devant lui-même. Mais tout enfantement a
ses douleurs et ses Aiolences {*).
(') Staat und Genius, g 11 (IX, 156) et notre t. III, Nietzsche et le Pessi-
misme esthétique, chapitre des Origines et de la Renaissance de la civilisation.
{*) Vom Nutzen und Nachteil der Historié, posth., g 23 (X, 276).
368 LA PREMIERE «INTEMPESTIVE
III
L ESSAI DE FRANZ OVERBECK : « UEBER DIE CHRISTLICHKEIT
DER HEUTIGEN THEOLOGflE » (1873).
Ces idées de Lagarde cheminaient souterrainement
dans Nietzsche. Elles provoquèrent chez Franz Overbeck
une réaction plus immédiate. En peu de semaines, durant
les vacances de Pâques de 1873, il écrit, comme d'inspi-
ration. Fessai qui l'a classé parmi les chefs de l'Ecole
historique la plus rigoureuse avec Duhem, Wellhausen
et Paul de Lagarde, prédécesseurs eux-mêmes des scep-
tiques purs par lesquels fut régénérée la religiosité
contemporaine {').
Dej)uis l'automne de 1872, Nietzsche l'avait entretenu
de ce projet de publications communes, où il comptait
associer les plus libres esprits et les plus agressifs de
l'Allemagne d'alors (*), de ce Montsalvat intellectuel d'où
descendraient pour des vengeances fulgurantes, les che-
valiers de l'esprit. A présent, Overbeck s'était senti sti-
mulé, que dis-je, emporté par une poussée intérieure ('). Le
plus prudent de tous s'aventure le premier dans l'arène.
Il va combattre David Strauss et Paul de Lagarde, l'un
pour l'anéantir, l'autre pour soutenir la cause qu'il allait
compromettre. Son érudition la plus profonde vient à la
rescousse de l'orientaliste.
A la base, il met une thèse profonde et massive :
(') V. sur ce point C.-A. Bbrnoclli, Die wissenschaftlic/ie und (Uekirchliclu'.
Méthode m der Théologie, 1897, p. 86 sq.
(*) F. OvERBBCK, Die ChrisUichkeit, 2' édit., p. 16.
(') V. la lettre à Treitschke, du 9 mars 1873 (dans C.-A. Bermoulli,
Franz Overbeck, I, 83).
L'ESSAI D'OVERBEGK 369
Le christianisme, dans la forme oii il est parA^enu aux peuples
modernes n'est pas seulement une religion, mais aussi une civilisation
intellectuelle {eine Cultur) (*).
Il est une survivance du monde antique. La Renais-
sance n'a été qu'un renouvellement de l'esprit par la
science. Le christianisme est de l'antiquité venue à nous,
par un vivant héritage. Nous avons reçu, avec lui, la
€ivilisation des peuples anciens. Il n'y a pas d'affirmation
qui ait davantage influencé Nietzsche. Deux ans après, il
rumine les mêmes idées. Une grande lutte intérieure
commencera en lui au moment où se pose pour lui ce pro-
hlème : Comment peut-on sauver l'antiquité et abandon-
ner le christianisme?
Le christianisme, dit-on, a vaincu l'antiquité, — cela est vite dit.
Mais : 1°, il est lui-même un fragment d'antiquité; 2'^, il a conservé
l'antiquité ; 3°, il n'a pas même été en conflit avec les époques pures de
l'antiquité. Au contraire pour que le christianisme fût sauvé, il a dû
se laisser dominer par l'esprit de l'antiquité; et par l'idée de l'Empire,
de la communauté, etc..
Nietzsche ne se dégage pas encore de ce jugement
obscur et contradictoire. Le problème seul est posé avec
courage. Il faut savoir si l'antiquité est un bloc, ou si
on peut la dissocier en paganisme et christianisme. La
victoire de la religion chrétienne signifie-t-elle un retour
à un état d'esprit préhellénique? Tout ce que suppose le
christianisme, la croyance en des phénomènes magiques
omni-présents, la superstition de châtiments démoniaques,
la rêverie extatique et hallucinatoire, est-ce grec? Ou bien
les Grecs ont-ils secoué cette torpeur mystique de l'intel-
ligence?
Car si l'hellénisme reposait sur des conceptions de cette
(') F. OvERBECK, ^le C/iristlichkeil, p. 22.
ANDLER. — II. 24
370 LA PREMIÈRE «INTEMPESTIVE»
sorte, le plus grand crime de l'humanité, celui d'avoir
rendu possible le christianisme, ne serait-il pas imputable
aux Grecs (*)?
N'est-ce pas l'hellénisme alors qu'il faudrait con-
damner? Et si le christianisme succombe devant la science
moderne, comment pourrions-nous vénérer l'antiquité
grecque, entachée des mêmes superstitions ?
Ce serait une tâche de montrer que l'hellénisme est aboli san&
retour, et avec lui le christianisme et les soubassements traditionnels
de notrç société et de notre politique {^).
D'emblée Nietzsche, une fois qu'il a désarmé son
adversaire vrai, affirme sa résolution de marcher contre
l'allié de cet adversaire, cet allié fût-il ce qu'il aime le
plus au monde, l'hellénisme. C'était le danger de sa con-
ception romantique des Grecs. Mais l'antiquité la plus
pure n'a-t-eïle pas aussi enfanté les deux organisations
laïques les plus redoutables qui puissent avoir raison de
l'ancien mysticisme oriental? Les Grecs ont inventé la
science rationnelle et les Romains ont fondé l Empire. Le
christianisme n'a peut-être fait triompher qu'une antiquité
souillée et préhistorique, et l'inquiétude du temps pré-
sent vient de ce qu'il ne sait pas encore si' ces puissances
d'organisation intellectuelle l'emporteront. Au terme de
sa vie, le doute de Nietzsche ne sera pas moindre :
Dire que tout le labeur de la vie antique a été vain 1 je n'ai pas de
mots pour dire ma douleur d'un fait aussi énorme (^).
Tout le sens laborieusement acquis du réel, les mé-
thodes de la science; tout le terrain matériel, conquis pour
[i) Wir Philologen, posth., S 258, 266 {W., X, -404, 407 j,
1») Wir Philologe?!, poslh., g 299 (II'., X, 405).
(') Antichrist, % 59 [W., VIII, 307).
1
L'ESSAI D'OVERBECK 371
une grande civilisation, le christianisme avait raviné
V anéanti tout cela en une nuit ('). A la seule pensée du
; désastre, Nietzsche sentait ses larmes poindre. Die Chris-
^ lichkeit der heutigen Théologie de son ami Overbeck lui
imposait donc une grande tâche : celle d'examiner à nou-
veau la valeur de la science, non pas mesurée à la
valeur de l'art, comme autrefois, mais mesurée à la reli -
pion.
Entre le christianisme, système clos de civilisation
fondé sur le surnaturel, et la science^ système d'idées
. assis sur l'étude du réel, Overbeck professait qu'une
entente était d'absolue impossibilité. La science n'a pas
prise sur une religion. Car toute religion se croit vraie en
entier et pour toujours. Elle n'a pas peur de la science,
tant qu'elle est forte. Car elle sait alors socialement em-
pêcher la science d'étendre jusqu'à elle ses investigations.
Mais le jour où elle tolère que les savants examinent les
origines de ses mystères, on peut affirmer que ces mys-
tères se meurent. Toute science fait de la religion un pro-
blème; tandis que la religion s'affirme, comme la vie (*).
, Sur ce point, l'enseignement de Lagarde paraissait à Over-
beck d'une vérité péremptoire.
J Dans cet enseignement du pamphlétaire de Gœttingen,
Overbeck, éclairé par le schopenhauérisme, avait recueilli
un autre aperçu, d'une portée historique incalculable.
« L'âme la plus profonde du christianisme est la néga-
tion du monde ('). » 11 ne considère pas que le monde soit
un lieu où la religion puisse séjourner sans le mépriser.
Quelle langueur de mélancolie sur les traits mêmes des
plus cultivés d'entre les chrétiens, les Pères de Cappadoce,
(') Ibid., S 38, 59 (VIII, 305, 307).
('^) F. Overbeck, Die Christlichkeit, pp. 22-27, 35.
(=j Ibid., p. 93.
372 LA PREMIÈRE «INTEMPESTIVE»
Grégoire de Naziance, Basile ou Jean Chrysosiome! Quel
mépris de la civilisation chez un vrai chrétien tel que
l'auteur de Vlmitationl C'est qu'en de telles âmes vit la
tradition des discours de Jésus, conservés par les Sîtio[)-
tiques (').
Il y a deux sortes de sécularisation qui ont toujours
menacé le christianisme : 1° celle de la vie profane ; 2" celle
de la science. ,Le christianisme vrai est étranger à toutes
deux. Oui, certes, pour subsister, il a dû pactiser. Com-
ment durer, si ce n'est par un minimum d'existence tem-
porelle? Le christianisme a dû se créer des formes qui lui
permissent de s'acconmioder à la vie antique. Il a été uno
religion née parmi des peuples très cultivés, mais agoni-
sants. Entre leur civilisation et lui, il n'y a pourtant pas
identité. Le christianisme est allé à la rencontre d'une
civilisation finissante, mais il ne s'est pas livré à elle.
Impossible peut-être tant que cette civilisation était dans
toute sa vigueur, il a survécu par la faiblesse des sociétés
antiques décrépites. Il n'a rien fait pour les sauver. S'il
consent un compromis avec le siècle en créant l'Eglise]
il crée en même temps la vie monastique, négation du
siècle. Tout ce que le christianisme entre le iv" siècle
et la Réforme a fait de grand, est sorti du cloître. Au
moment où se fonde l'Eglise officielle, c'est au cloître que
la vie chrétienne se réfugie. Des citoyens en foule se
dérobent à l'État et vont dans les couvents choisir ce
martyre quotidien, substitué volontairement par l'Eglise
au martyre des persécutions terminées (^).
Dans quelle attitude une telle croyance se dressera-
t-elle devant la science? L'univers entier pour le paga-
nisme était plein de dieux, donc de mystères. La vie
(') Ibid., p. 57. — (^) Ibid., 82-81.
L'ESSAI D ' 0 V E R B E G K 373
païenne se passait en adoration; et aux moindres joies
matérielles se joignaient encore des prières. Le cliristia-
I sme a enlevé à l'usage et à la jouissance des choses de
( monde la consécration dévote que l'antiquité y avait
répandue ('). Nul doute qu'il n'ait ainsi rétréci la vie reli-
gieuse. Mais il l'a intensifiée. Voilà pourquoi il n'a pas
étendu le domaine du savoir. Cet univers q,u'il se repré-
sente dépeuplé de dieux, il ne l'a pas ouvert à la science.
Et, s'il s'en est détourné, il a, du même coup, refusé de le
Connaître.
On objecte le gnosticisme, l'alexandrinisme chrétien,
toute l'apologétique. L'objection vaut. Il est vrai que
la Gnose a essayé de transformer en métaphysique les
données populaires de la jeume foi chrétienne. A ces mé-
taphysiciens, une science chrétienne, celle d'un Clément
d'Alexandrie ou d'un Origène a dû répondre. Mais ce
sont là des aberrations. Cette science a sécularisé l'esprit
^ chrétien, comme la fondation de l'Eglise sécularisait la
l vie chrétienne. Elle est un luxe que des chrétiens raffi-
nés se permettent. Le. christianisme vrai répudie le luxe
même de la pensée. Sa tradition est celle de Chrysostome '
'< Il n'y a rien de pis que de mesurer les choses divines
à la mesure des pensées humaines (-). »
Si telle est la réaction de l'instinct chrétien, au mo-
; ment de sa pleine vigueur, devant la science qui prétend
\ le défendre, que sera-t-elle tant de siècles après? Aujour-
\ d'hui, nous prétendons reconstruire notre religion par la
^ science et reconquérir la foi par l'histoire. Preuve certaine
i que les forces miraculeuses qui ont enfanté le mythe
[ chrétien sont mortes. La religion tarit, dès qu'il s'établit
'f. une théologie ('). Ce trait, judaïque entre tous, que
Lagarde reprochait à la théologie de saint Paul, etquicon-
l*) /bicL, p. 92. — (^j lOid., 27-31. — (») Ibid., 35.
374 LA PREMIERE « I N T E .AI P E S T I V E »
siste à faire dépendre notre foi de la vérification, possible
ou impossible, de quelques points d'histoire, est devenu le
trait dominant de toute notre apologétique. Or, fussent-ils
tous vérifiés, les faits de la vie du Christ ne prouveraient
rien sur la religion qu'il enseigne et qu'il représente (').
C'est la pure doctrine de Lagarde et de Schleiermacher.
Il n'y a rien à ajouter aux sarcasmes qui, dans le livre
d'Overbeck, flagellent les ridicules de la plus récente
apologétique protestante. Ils attaquent les apologistes
préoccupés de l'habitat humain, et qui, ayant appris des
astronomes que Mars est encore imparfait, Vénus trop
inclinée et Alercure trop petit pour être aisément habi-
tables, découvrent que la terre seule pouvait être la patrie
des hommes, et croient ainsi justifier le récit de la Ge-
nèse. Mais Overbeck s'en prend, avec une joie non moins
truculente, à ceux qui soutiennent que la force thau-
maturgique du christianisme, vivace aux premiers siècles,
s'est éteinte; qu'il y a eu des miracles, mais qu'il n'y en
a plus. Et, pour finir, il se gausse avec la même impartia-
lité de ceux qui soutiennent que nous sommes, devant le
miracle, comme les sauvages devant une machine à
vapeur, et que, si nous en doutons, c'est par infirmité
stupéfaite de l'esprit.
Il ne s'ensuit pas que Franz Overbeck accepte, avec
les prémisses de Lagarde, toutes ses conclusions. Sa dis-
cussion touche à ce plan de réorganisation des Universi-
tés allemandes que Nietzsche, au moment où Strasbourg
se fondait, concevait avec une grande acrimonie critique,
mais sans précision très positive. Overbeck, aussi, tem-
porisait. L'affinité entre sa pensée et celle de Nietzsche
tenait surtout à leur commune opinion sur le rôle de
l'histoire. 11 ne paraissait pas admissible à Overbeck de
(*) Ibid., p. 44.
L'ESSAI D'OVERBEGK 375
créer deux théologies, l'une officielle, et l'autre confes-
sionnelle. Il jugeait inopportun de rompre le lien quiexiste
entre nos instituts de science et la théologie ecclésias-
tique. Overbeck voyait à cette mesure l'inconvénient
d'amener une prompte dégénérescence de toutes les théo-
logies d'Eglise. Il ne croyait pas non plus qu'aucun sémi-
naire confessionnel se laisserait refouler dans le rôle
subalterne d'école pratique. Tous prétendraient ensei-
gner la vérité totale, vraie dans la science jiarce qu'elle
est vraie dans la religion, el parce qu'il ne peut pas y
avoir deux vérités (*).
Le projet imaginé par Lagarde de réserver à la
science pure, à l'étude historique et comparée des reli-
gions, les Facultés de la théologie universitaire, ne ren-
contrait donc nullement l'approbation d'Overbeck. La
prétention de deviner la « courbe future » des religions
d'après leur orbite passée lui paraissait une sorte d'ob-
session rationaliste. Overbeck, en cela disciple vrai de
Nietzsche, croyait la vie plus riche que la pensée. Au sur-
plus, il savait, par l'histoire, que les théologies suivent
les religions et ne les précèdent pas, et les suivent à
d'autant plus grande distance, que les religions vivent d'un
instinct plus énergique. Cette théologie savante de
Lagarde est donc vaine dans ses visées dernières,
puisque le savoir ne peut remplacer la vie. Incertaine de
son but impossible, elle serait, par surcroît, submergée
par la recherche historique. La science peut détruire une
religion : elle ne peut pas la fonder.
Il faut ajouter tout de suite que Lagarde paraît bien
avoir raison contre Overbeck. Non, sans doute, la science
ne remplace pas la vie. Mais la vie a des lois connaissa-
bles à la longue, qui font que la conduite d'un vivant
(') Ibid., p. 127.
376 LA PREMIERE « I N T E M P E S ï T V E »
peut se prévoir, jiisques et y compris sa mort. Le pronostic
de Lagarde, bien que lointain, exprimait l'espoir de toute
science ; et l'on ne voit pas pourquoi Overbeck aurait
attaché de l'importance à ne pas déchirer « le lien qui
joint la théologie ecclésiastique à nos instituts de science » ('),
si une pensée analogue ne l'avait pas hanté confusément.
La vie devait le rapprocher de la sévère pensée de
Lagarde. Overbeck sera un jour cet historien rigide,
incroyant devant le christianisme traditionnel, quand il
aura cessé d'attendre le « christianisme germanique ». En
1873, il se refusait à rompre le lien des Eglises et de
l'Etat, si indispensable que lui parût la rupture pour plus
tard. Il n'attribuait pas au serment des ecclésiastiques
et des professeurs de théologie les conséquences,
oppressives pour la liberté de l'esprit, que dénonçait
Lagarde. Overbeck fait une loi à ceux qui enseignent
et qui prêchent, de tenir compte du besoin religieux
de la communauté, qui diffère, nécessairement, du be-
soin des hommes de science (^). Il exige d'eux un tact
de toutes les heures dans la prédication publique, mais
réserve la liberté d'opinion de chacun. Dans cette
croyance, Overbecli probablement s'abuse. Le serment,
imposé par la force, a toujours tendu à exclure du minis-
tère et de l'enseignement ceux qui ne pouvaient adhérer
de cœur à la doctrine traditionnelle. Et ce que Franz Over-
beck demandait aux pasteurs, c'est bien une habileté
séculière, excusée tout au plus par le dévouement à la
communauté, et ennoblie par une culture scientifique
trop liante pour être transmissible à la foule {').
Autant que Nietzsche et Rohde, Overbeclc croyait
donc à l'illusion salutaire et au mensonge bienfai-
sant. Comment n'a-t-il pas froissé Nietzsche, pour qui .
/bit/., p. 131. — (^) Ibid., 141, 145. — (') Ibid., 143-145.
L'ESSAI D ' 0 V E R B E G K 377
cette illusion salutaire ne pouvait être que l'illusion de
l'art ? On peut affirmer qu'une des raisons qui ont poussé
Nietzsche à son intellectualisme outrancier de 1876, a été
la tentation de combattre son ami Overbeck, après avoir
fait le tour de sa pensée ; et il crut alors devoir jeter dans
la foule, pour en achever l'éducation, sa nouvelle philo-
sophie intellectualiste, premier échelon d'un mysticisme
qu'il atteindra plus tard.
Cependant ils ont toujours été d'accord, Overbeck et
lui, que cet intellectualisme n'était pas celui de David
Strauss. Overbeck aussi pense que c'en est fait du
dogme orthodoxe parce que de certains documents his-
toriques touchant son origine se trouvent controuvés.
Mais le christianisme resterait debout, comme philo-
soj)hie de l'humanité et du divin, même si rien ne
subsistait du symbole des apôtres et de la vie de Jésus.
Si le christianisme a été abdication devant la vie, il n'a
rien de commun avec le « mystère » de la monarchie,
avec le nationalisme bas ; et, ce que dit Strauss de l'Etat,
de son droit de guerre et de son droit pénal avait été dit
par saint Augustin avec plus de profondeur. Le christia-
nisme a déjà eu une fois raison d'une civilisation j^areille
à celle que prône Strauss. La Bible, remplacée par Her-
mann et Dorothée^ l'individualisme vague et stérile qui
nous prescrit de nous aider nous-mêmes ('), tout le mi-
sérable optimisme de la suffisance allemande nouvelle,
nous défendent mal contre la pensée chrétienne, si mélan-
coliquemen-t séduisante qu'elle avait su ruiner le réalisme
romain séculaire. Enfin, Nietzsche n'oubliera jamais la
belle affirmation par laquelle Franz Overbeck termine
sa critique de Strauss :
(') D. Strauss, Der allé iind der neue Glaiibe, p. 373.
378 LA PREMIERE «INTEMPESTIVE
L'humanité trouvera clans le christianisme un stimulant qui lui per-
mettra de tendre à une culture assez noble et haute, pour l'autoriser à
penser qu'elle finira par avoir raison du christianiame lui-même. En
tout état de cause, cette culture devra atteindre un niveau où elle ne
s'est pas trouvée, quand elle a été maîtrisée par le christianisme ','.
Dépasser le christianisme, c'est donc dépasser l'anti-
quité, qui revit par lui. De toutes les pensées que Nietzsche
tirera de sa collaboration avec Overbeck, celle-ci demeure
la plus ambitieuse, et il la réservera j)Our une œuvre à
laquelle il travaillera encore en 1875 (^). Cette anti-
quité nouvelle, il faudra la restaurer dans une vie véri-
table, comme Overbeck et Lagarde voulaient qu'on vécût
d'abord un christianisme authentique. Alors, seulement,
nous saurons, selon la formule de Strauss, « si nous
sommes encore des chrétiens ».
Overbeck, réfléchissant depuis à son pamphlet, s'est
rendu compte qu'il n'était plus chrétien ("). Il avait cru
démontrer que la théologie moderne avait cessé de re-
présenter le christianisme. Or, la croyance chrétienne,
étouffée jusque-là, mais abritée aussi, sous l'enveloppe de
l'apologétique, s'évapore, quand on l'expose, nue, aux
souffles du présent.
C'est pourtant cette doctrine, grosse de conséquences
ignorées d'Overbeck lui-même, qu'on soumit à Cosi-
ma Wagner. On tâchait ainsi de la gagner aux déduc-
tions de Paul de Lagarde. Elle résistait à l'autorita-
risme destructeur du grand sectaire, à ses certitudes
apodictiques. Elle a, pendant des années, préféré suivre
la pensée limpide, rigoureuse et tolérante où se tradui-
^'j F. OvEaBECK, Christlichkeit, p. 116.
(») Wir Philologen, g 260 (IF., X, 410). Voir notre t. III : Nietzsche et le
Pessimisme esthétique : Le préjugé humaniste.
(^) F. OvERBBCK, Christentum und Kultur. Ouvrage posthume édité par
C.-A. Bernoulli, 1919, p. 291.
L'ESSAI D'OVERBEGK 379
sait, chez Overbeck, une âme toute pleine de mansué-
tude :
Je dois à la science, a-t-il écrit dans sa vieillesse, d'avoir pu la con-
sidérer comme un des plus puissants instruments de paix entre les
hommes, plus puissant que toutes les Églises, bien que l'opinion
commune soit presque toujours l'opposé (').
Pas de plus grande habileté de la part de Nietzsche
que d'avoir mis Gosima Wagner en présence de ce
doux et tenace dialecticien. Pendant près de trois ans,
Overbeck l'évangélisa; elle eut par lui le respect de la
liberté de l'esprit, armée uniquement de science. Lorsque,
en 1874, Wagner s'engoua de Gfrœrer et de la sin-
gulière construction que cet historien avait essayée du
christianisme primitif (-), c'est auprès d'Overbeck que
Gosima prit conseil. Il lui montra les ornières du chemin.
Il ne réussit point à lui faire voir la fausseté d'une inter-
prétation des Evangiles qui, rejetant à l'arrière-plan les
synoptiques, n'admet de tradition pure que dans
l'Evangile de Jean. Une apologie éloquente de l'Eglise
catholique, où aboutissait Gfrœrer, préparait déjà la
conversion au catholicisme de ce savant, qui avait
professé autrefois au Stift luthérien de Tûbingen. On
pouvait craindre que Richard Wagner, poussé par Gosima,
n'inclinât de même à un christianisme de contre-réforme,
à un protestantisme de nuance catholique et quiétiste.
Overbeck se trouvait présent à propos pour montrer
« combien de fantômes s'interposent entre nous et le chris-
tianisme ». Il restait à Nietzsche à dissiper les nuages
qui s'interposent entre nous et la libre-pensée.
(') Ibid., p. 292.
(*) August-Friedrich Gfrobrer, Kritische Geschichte d»s Urchristentums,
l'« édit. 1831; 2« édit. en 3 vol. 183K-1838.
380 L A PREMIÈRE « I N r E M P E S ï I V E .>
lY
LE PAMPHLET DE NIETZSCHE CONTRE DAVID STRAUSS
Pendant quelques semaines, à son retour de Bayreuth,
en avril 1873, Nietzsche se terre. Il n'écrit à personne. Il
se demande pourquoi son traité sur la Philosophie des
Grecs à l'époque tragique a été si faiblement goûté par
Wagner et Cosima. Cet essai, rempli de révélations sur
lui-même et sur Wagner, comment n'a-t-il pas laissé
échapper ses allusions par tous les pores? Ou bien n'en
avait-on que trop deviné le sens tout contemporain (')?
Nietzsche était resté taciturne et morose durant les
journées passées à Wahnfried. Il s'excuse de cette incon-
venance dans une lettre à Wagner, humble dans les
termes, et lui dit :
Prenez-moi comme un simple élève, s'il se peut avec la plume à la
main et son cahier devant lui; mais un élève d'un esprit lent et peu
agile (*).
Ce que Nietzsche ne supporte pas, c'est d'être tenu à
l'écart. Un travail de philosophie antique demeure incom-
pris? il choisira des sujets d'actualité. Il n'en choisira
pas un, mais quarante, pour lancer quarante libelles. Il
n'en savait pas l'ordre. Ses plans ont changé beaucoup
entre 1874 et 1876 (^). Il ne confie à Wagner que le sujet
de la. première Intempestive, mais déjà il annonce l'essai
d'Overbeck, et l'envoi prochain du livre de Lagarde.
(*) V. ces allusions dans notre t. III, Nietzsche et le Pessimisme esthétique
au chapitre de.s Philosophes présocratiques.
(^) V. plus haut, p. 309, et la lettre à Wagner du 8 avril 1873, dana
E. FoERSTER, Wagner und Nietzsche, p. 156.
(') On trouvera ces plans dans les Werke, X, 473-477.
CONTRE DAVID STRAUSS 381
!1 dessine la manœuvre enveloppante qu'ils essaieront,
son ami et lui, contre Gosima.
Puis il s'enfonce dans son mystérieux travail. En peu
de semaines, il achève la première de ces Considérations
intempestives. Cette dénomination signifie qu'il va
prendre à rebours le présent esprit public, et tenter pour
la première fois ce qu'il appellera plus tard « le renou-
vellement de toutes les valeurs (') » .
Dans la griserie vulgaire où l'Allemagne cuve ses
victoires de 1870, Nietzsche aime mieux retourner à son
jeune pessimisme idéaliste, celui de sa première amitié
avec Rohde. 11 ne se sent plus seul. C'est un apôtre
actif à convertir, à former l'élite qu'on voit à l'œuvre.
La religion de Nietzsche est celle de la « culture » supé-
rieure, imprimant sa marque à la civilisation entière.
Grande œuvre mystérieuse qu'il ne faut pas laisser pro-
faner par les journalistes, par les romanciers à grand
tirage, et par les savants, si sûrs de leur positivisme,
mais qui ignorent jusqu'aux termes mêmes du problème
de la culture intellectuelle.
Le procédé polémique de Nietzsche consiste à choisir
un de ces théoriciens du positif, David Strauss; à lui
trouver, ou du moins à lui attribuer tous les vices pré-
sents du journalisme bas, de la science satisfaite, et de la
multitude qui fait une haie vociférante aux vainqueurs du
jour.
La querelle que Nietzsche a cherchée à Strauss laisse-
rait cet écrivain gravement discrédité, si elle avait été
(') Rien n'est gauche comme de traduire par le néologisme inutile de
Considérations inacluelles le litre très clair à' Cnzeitgema&se Betrachtungen.
Ce sont des défauts actuels qu'il prétend censurer. Des événements très
contemporains, la publication d'un livre récent, l'inauguration prochaine
d'un théâtre ou d'une université, la réhabilitation d'un philosophe mé-
connu, etc., fournissaient l'occasion de ces harangues écrites.
382 LA PREMIÈRE «INTEMPESTIVE»
motivée. Mais Strauss, sans être exempt des défauts de
son peuple, ne porte pas la principale responsabilité de
ces défauts. A distance, la preméire Z7nsetV^em«5,se apparaît
comme un programme impatiemment formulé, autant
que comme un réquisitoire. On y trouve esquissées toutes
les théories qui foisonnaient dans l'esprit de Nietzsche.
Avec ce questionnaire impérieux, le pamphlet aborde
d'un ton bourru David-Friedrich Strauss. Et comme Strauss
ne saurait répondre, il le condamne. Cela est naïf, et
d'un pédantisme très tudesque. Accordons pourtant que
David Strauss n'a jamais eu l'idée d'une civilisation supé-
rieure guidée par une philosophie.
Il faut réserver pour l'exposé systématique de la phi-
losophie de Nietzsche le contenu positif de l'opuscule (').
Les points contre lesquels Nietzsche prononce son attaque
sont : 1° la doctrine du déterminisme scientifique; 2" le
darwinisme. La décrépitude de l'esprit agenouillé dans
l'adoration du fait et de la force paraît à Nietzsche
attesté par les habitudes de la science contemporaine,
autant que par la servilité grégaire du loyalisme alle-
mand.
11 faut prendre garde à cette première attaque de
Nietzsche contre le déterminisme. Elle reste indécise,
parce qu'on ne distingue pas s'il fait la guerre au culte
des faits ou à la doctrine d'une nécessité rationnelle qui
les joint. Toute la philosophie ultérieure de Nietzsche
sera un immense effort pour résoudre en contingence la
nécessité des lois les plus rigoureuses. En 1873, il cherche
encore sa voie. Il ne sait pas quelle sera sa théorie du
fait ; mais il sait à merveille qu'elle n'est plus détermi-
niste. Cela suffirait à montrer que, bien avant la IIP Un-
(*) V. notre t. III, Nietzsche et le Pessimisme esthétique, au chap. sur
Les Origines et la Renaissance de la civilisêhion.
CONTRE DAVID STRAUSS 383
zeitgemàsse, où il glorifiera Schopenhauer, il n'est plus
schopenhauérien. De certains coups, destinés au positi-
visme, atteignent le phénoménisme ultérieur de Nietzsche
lui-même. Ce serait attribuer à la première Unzeitge-
masse, une maturité qui en est absente, que de ne pas le
reconnaître. Mais la manœuvre contre le déterminisme
est bien l'attaque principale, puisque seule elle a subsiste
dans les ouvrages qui ont suivi.
Comment donc Strauss mérite-t-il tant d'outrages pour
avoir cru au déterminisme des lois naturelles, alors que
Schopenhauer, glorifié par Nietzsche, n'y a pas cru moins ?
C'est que pour Strauss, et les positivistes, comme pour
les hégéliens, dont ils sont les successeurs vrais, la néces-
sité du mécanisme naturel est la raison même. Cette
marche d'un mécanisme universel, à roues de fer stricte-
ment engrenées, n'est pas seulement une réalité effrayante,
qui surgit dans l'ordre des phénomènes accessibles
à l'intelligence. Il aurait alors été loisible à la pensée
humaine de réserver son appréciation et de montrer sa
révolte devant ce fait massif, dont l'armature intérieure
était bâtie de nécessité. Pour Strauss, ces nécessités non
seulement s'imposent, mais il les juge bienfaisantes, et
seules elles valent. L'activité de l'esprit humain se borne
à en contempler le jeu, où elle est entraînée, sans pouvoir
ni le guider, ni l'enrayer. Doctrine entre toutes offensante
pour le penseur qui, en posant des valeurs nouvelles sur
les faits, prétendra modifier la réalité jusque dans son
essence.
Il y a une incertitude aussi dans l'attaque prononcée
contre « ce nouveau JMessie », annoncé par Strauss, et qui
est Charles Darw^in. Pourquoi, par une concession faite aux
pires préjugés de Cosima Wagner, tracer de Strauss cette
caricature vêtue de la « défroque velue de nos généalo-
gistes de singes »? De telles plaisanteries masquent trop
384 LA PREMIERE «INTEMPESTIVE»
la pensée qui, par Rûtimeyer, lui vient de Lamarck, et
qui fera la force de Nietzsche : Elles ne semblent pas
seulement renier Darwin, mais toute l'idée transformiste.
Or, Nietzsche, au même moment, dans son exposé de la
philosophie d'Euipédocle, ne rendait-il pas justice à cette
théorie de la lutte pour la vie, insuffisamment explicative
des faits, mais si utile à les décrire (')?
De la doctrine darwinienne, que Strauss connaissait
seule, une logique invincible l'entraînait à tirer des pré-
ceptes moraux. 11 lui fallait démontrer que de Tefifroyable
bataille de. tous contre tous pouvaient sortir l'amour, la
bonté, la miséricorde, le renoncement humains. Strauss
s'y épuisait en vain, et multipliait les banalités contra-
dictoires :
Toute activité morale, disait-il, consiste pour l'individu à se déter-
miner par l'idée de son espèce.
Mais comment contreviendrions-nous à la loi de notre
espèce ? Y a-t-il urgence à nous recommander de ne
pas vivre comme des phoques ou des singes? Ou
bien Strauss traduisait-il en langage darwinien la
doctrine de Kant, et voulait-il dire que notre conduite
était morale quand elle pouvait se concevoir comme la
loi de tous les hommes ? Plus que jamais alors, il heurtait
l'individualisme de Nietzsche et il disjoignait son propre
système. Car il n'y a pas dans la nature deux vivants
pareils, ni dont la vie suive le même parcours. Enfin,
quand Strauss s'enhardissait à cette recommandation :
« N' oublie j amais que tu ts un homme, et non pas un pur
être naturel », comment ne pas songer que le transfor-
misme réintègre l'homme dans la nature et qu'il doit
(') Die Vorplatonischen Philosophen, g li. (Philologica, III, 197.)
CONTRE DAVID STRAUSS 385
l'expliquer par les seules lois de la sélection (')? Sournoi-
sement Nietzsche se tait sur son secret principal : Cette
« généalogie de la morale », tout évolutionniste, lui seul
se sait capable de la construire.
D'inconséquence en inconséquence, Strauss était ainsi
refoulé vers le culte de la nature et il apportait à son
apostolat l'optimisme « impudent », où Nietzsche voyait
sa tare principale (^). Car à peine Strauss voulait-il que
l'homme se distinguât de la nature, d'où il sort, qu'il l'y
replongeait aussitôt. Il lui prescrivait de vénérer cet uni-
vers, qui n'était pas « un chaos farouche d'atomes et de
hasards », mais la « source même de toute vie, de toute
raison et de tout bien » . Comme si cet univers n'eût pas été
aussi la cause de toute mort, de toute déraison, de
tout mal et de tout crime ! Ainsi la contradiction éclatait
de ce positivisme qui, dans l'origine première des choses,
croyait déposées les valeurs les plus hautes.
A cette confusion, Nietzsche opposait sa propre foi
pascalienne et évolutionniste; et déjà il s'attachait à cette
ferme proposition qu'il écrira l'automne suivant :
Je vais dire une iDonne fois ce que je ne crois plus — et aussi ce
que je crois. Dans ce grand tourbillon de forces, l'homme est debout;
il se figure que ce tourbillon est doué de raison et poursuit une fin
raisonnable. Erreur! La seule chose raisonnable qui nous soit connue
est cette chétive raison de l'homme : et il lui faut lui demander un
grand effort ('),
Mais la plus haute raison était celle de l'artiste créa-
teur. C'est pourquoi, selon Nietzsche, le wagnérisme
était intéressé à cette doctrine évolutionniste, qui seule,
(') David-Friedrich Stradss, ;", 7. {W., 1, 221-222.)
H Ibid., S 6. {W., I, 217.)
H Der Philologe der Zukunfl, S 280. {W., X, 414.)
2S
m) LA PREMIERE «INTEMPESTIVE»
après avoir expliqué les origines de la raison, offrait à
l'artiste sa dignité vraie : continuer par une création
consciente, l'œuvre de la sélection naturelle. Il ne con-
venait donc pas de laissera des incapables l'interprétation
de la nouvelle philosophie naturelle, où la destinée entière
de l'art était engagée.
Le reste est amusement, qui manque d'atticisme. La
plaisanterie de Nietzsche n'est pas légère. On n'était pas
exigeant, autour de Wagner, en fait de bons mots ; et
c'avait toujours été le chagrin de Cosima. Des brocards
de brasserie voisinent chez Nietzsche avec des souvenirs
de Heine et de Brentano. Ce sobriquet même de « phi-
listin cultivé » [B ildimgsphilister) ^ donné à Strauss, sent
l'universitaire. Dans les milieux d'Université depuis le
xvni" siècle on appelait « philistin » le bourgeois sou-
mis aux lois, voué aux affaires, et qui se refuse la char-
mante liberté de l'étudiant. Les romantiques, et avec eux
Brentano ou Heine,, s'étaient complu à analyser dans cette
bourgeoisie une bassesse d'âme uniquement attachée aux
réalités les plus tangibles. La littérature avait modelé
ainsi un masque aristophanesque, un personnage de bon
sens massif et inculte, abondant en bévues artistiques.
Le philistin de Brentano jugeait la musique nuisible,
mais estimait le roulement du tambour, « parce qu'il
guérit les piqûres de tarentules, encourage les guerriers,
stimule les préparatifs des pompiers, chasse les rats, et
fait circuler les nouvelles » ('). Admirait-il un paysage,
il sécriait sans rire : « Charmant pays!., on ne voit
que des chaussées! «"Si inculte qu'il fut, ce philistin se
montrait curieux. Naviguer sur le Guadalquivir était son
rêve le plus secret, chez Brentano ; et chez Heine, il sou-
pirait : « Hélas! voir Constantinople, fut toujours mon
Brentano, Ges. Schriften, t. V, 337.
CONTRE DAVID S ï U A US S 387
vœu unique (')• » Il ne manquait pas de philosopher. Il
remarquait la finalité admirable qui règne dans la nature.
« Les arbres sont verts, parce que le vert est salutaire
aux yeux (^). » Puis, retournant à ses habitudes de calcul,
il n'hésitait pas à peser, sur sa balance à fromage, le génie
lui-même, la flamme et l'impondérable ('). La critique
professorale, depuis longtemgs, n'usait guère que de
cette balance d'épiciers.
L'occasion parut belle à Nietzsche pour dénoncer en
Strauss un de ces « philistins cultivés » . Il daubait sur
ses chapitres badins où Haydn était comparé à un « hon-
nête potage » et Beethoven à la « confiserie » qui sert de
dessert à un dîner succulent {*). L'esprit du jour {zeitge-
màss), ou comme le disait le jeu de mots nietzschéen,
« l'esprit de journal » {zeitungsgemciss) enfaniait ces
fleurs de rhétorique culinaire. Nietzsche, avec raison,
raillait la vétusté de ces notices littéraires et musicales.
Une haine innée du génie lui paraissait émaner de ces
chapitres médiocres que Strauss n'a pu écrire que dans
sa vieillesse verbeuse et superficielle. Puis, à vrai dire,
Nietzsche retombait dans l'outrance quand il refusait de
reconnaître le savoir immense et le goût, non exempt de
préventions, mais difficile, de Gervinus (^); et son exagé-
i-ation fut pire, quand il prétendit impliquer dans cette
chasse au philistin le plus savoureux des critiques litté-
raires d'alors, Friedrich Vischer.
Cet esthéticien, qui a été un des maîtres de 1' « es-
sayisme », avait prononcé, pour une commémoration de
(■; Heine, Reisc voti Munclien nach Oenua, chap. V. (Werke, Ed. Elster
III, 2âb).
(*) Heine, Harzreise. { Werke, III, 43.)
(^) Heine, Einleitung zum Don Quichotio. [Werke, VII, 317.)
(*) Nietzsche, David Strauss, $ 5. (I, 209).
(') /bid., S -4. (I, 203.)
388 LA PREMIERE «INTEMPESTIVE»
Hœldérlin, un discours délicat et profond. Hégélien
orthodoxe autrefois, il avait depuis longtemps abandonné
les formules du maître qui avait su, par la philosophie,
renouveler la critique ; et ses Kritische Gange, ses essais
sur Altes und Neues ne retenaient qu'un hégélianisme
vivant et modernisé. Rarement, depuis cinquante ans
d'oubli, on avait parlé d'Hœlderlin avec autant de péné-
tration que Vischer; et personne n'avait mieux senti que
lui le déchirement intérieur qui avait fait de ce jeune
Souabe le Werther éperdu d'une amante chimérique,
l'Hellade ancienne.
Sans doute, il était difficile de rencontrer exactement
les nuances d'émotion dont le poète à' Hypérion et des
Hymnes avait, depuis tant d'années, imprégné la sensibi-
lité de Nietzsche {'). Mais Nietzsche n'a rien écrit sur Hœl-
dérlin qui atteigne aux pages de Vischer sur la destinée
de cette âme tendre et héroïque. Vischer n'avait pas
oublié de dire que cette âme aurait répugné « à toute
la corruption que nous voyons foisonner après la guerre » »
Or, Nietzsche eut le courage de donner comme une
adhésion personnelle de Vischer au réalisme présent la
plainte chargée d'accusations :
Ce n'est pas toupurs par force de volonté, c'est maintes fois par
faiblesse que nous passons outre à ce besoin du beau que ressentent
si profondément les âmes tragiques (*).
(*) V. nos Précurseurs de Nietzsche, au chapitre Hœldcrlin.
(*) Fr. Vischer, cité par Nietzsche, I, 19o. Il y a un ressouvenir de ce
discours de Vischer dans son roman d'Auch Einer, 1879, édition populaire
p. 298 sq. Rarement accord fut aussi complet dans la pensée qu'entre
Friedrich Vischer et Nietzsche. Comment alors appeler philistin un homme
capable de préférer aux cours des plus savants professeurs de zoologie l'exhi-
bition d'un pauvre diable, mais amusant, qui, à la brasserie, savait contre-
faire des gazouillements d'hirondelles, des concerts de chats ou des batailles
de chiens. « Ce joyeux drille a arraché quelques douzaines d'hommes à la
broussaille et au marécage du temps présent, pendant une soirée. » Et per-
sonne n'eut moins d'optimisme béat que Vischer : « Nous sommes envi-
CONTRE DAVID STRAUSS 389
Par impatience de formuler un programme, qui déjà
anticipait sur les Unzeitgemâsse II et III, Nietzsche mé-
connaissait ses alliés les plus certains, dès qu'ils se mon-
traient rebelles à l'art wagnérien. Tant il est vrai qu'il
confondait encore sa cause avec la cause wagnérienne !
Il faut, comme l'a enseigné Stendhal, faire son
entrée dans le monde par un duel, et c'est la maxime que
Nietzsche prétend avoir suivie en publiant V Intempestive
contre Strauss. Il a défini dans VEcce Homo sa « pratique
de guerre » : 1° N'attaquer que des causes victorieuses ;
2° Attaquer seul; se compromettre seul; 3° Ne jamais
ronnés d'énigmes », écrit-il. Pour s'y orienter, il conseille « le travail probe
au service de biens intemporels ». Nous serons soutenus dans cet effort, si
nous admettons que, dans " cette réalité confuse qu'on appelle l'univers »,
il règne un « inconditionné » par lequel de l'ordre s'établit. Ce ne peut
être une personne. La nature est vouée à l'aveugle hasard. Mais, « par l'ac-
tivité renouvelée d'hommes innombrables, se construisent la coutume, le
bien, l'État, la science, l'art. ■• [Aucli E'iner, p. 496 sq.) Où trouver une
profession de foi plus voisine de Nietzsche ?
Contre Vischer, Nietzsche eut un parti-pris d'iniquité. L'Ecce Homo
(XV, 110) parla sans respect de ce • Souabe esthéticien fort heureusement
décédé '. Vischer avait considéré que la Renaissance et la Réforme ne
faisaient ensemble qu'un seul bloc. Là-dessus Nietzsche prend feu. Que
n'a-t-il vérifié plutôt la pensée de son adversaire ? « Je fis l'éloge de la
Réforme, dit Vischer. J'affirmai qu'elle était le complément moral indis-
pensable de la Renaissance ; que les Italiens feraient bien de la rattraper ;
qu'ils devaient se hâter de s'échapper de leur Eglise. — Sans doute, me dit
l'Italien. Mais nous irons plus loin que vous autres Allemands, qui vous
êtes arrêtés à la première auberge. ■' Comme cela est vrai 1 Combien la
Réforme s'est corrompue pour s'être aussitôt renfermée dans une Église
avec ses querelles dogmatiques; en cela « semblable à un piéton qui ne
dépasse pas la première auberge ». (Auch Einer, p. 484.) On s'évertue à
deviner la raison secrète de cette durable animosité. Tous les Souabes
sont-ils nécessairement des Philistins ? Voici ma conjecture : Vischer était
anti-wagnérien. On le savait, dès 1873, bien qu'il n'eût pas encore publié
les sarcasmes du Conte palustre enchâssé dans Auch Einer, pp. 217, 221 sq.
Mais quand Nietzsche eût passé lui-même à l'anti-wagnérisme, il ne prit
pas la peine de relire Vischer. — Sur David Strauss lui-même et son livre
de ^Ancienne et la Nouvelle Foi, Vischer et Nietzsche s'entendaient, bien
que le vieux critique manifestât plus de déception et le jeune philosophe
plus d'irritation. Voir F. Vischer, Kritische Gange, Neue Folge, fasc. 6, 1873,
pp. 203-227, et Albert Lévy, David-Frédéric Strauss, la vie et l'oeuvre, p. 265.
390 LA PREMIERE «IN ï E M P E S T I \ E «
attaquer des personnes, mais les vices généraux et conta-
gieux; 4" Attaquer sans animosité personnelle, en ennemi
qui honore le partenaire attaqué ('). Mais Nietzsche se
leurre avec grandiloquence, il interprète à sa guise sa
conduite passée, s'il croit avoir su-i^^ces principes dans sa
polémique contre Strauss. 'î
Ce n'a pas été un duel. Strauss a mentionné la provo-
cation avec une surprise attristée et très digne : il l'a
laissée sans réponse {'). Le désintéressement de Nietzsche
est hors de cause. 11 est plus difficile de penser quil
ait songé à « honorer » son adversaire par la « mystifi-
cation grandiose » qu'il annonçait à Rohde si plaisam-
ment ('). Comment l'eùt-il fait, quand il s'est targué
depuis d'avoir tué sous le ridicule le « pauvre livre
prétentieux et vermoulu » de Strauss (*). Il ne l'a pas atta-
qué seul ; mais au service du cénacle wagnérien. 11 n"a
pas attaqué une cause victorieuse. La force des Eglises
établies prévalait infiniment sur le vieil exégète de Stutt-
gart ; et ces Eglises ne pouvaient que se réjouir du litige
soulevé entre les libres esprits d'une observance diffé-
rente.
Pourtant il demeure vrai que Der alte und der neuc
Crlaube est un faible et vague manifeste. Non pas qu'il
jnarque, selon les termes de Nietzsche, « l'étiage le plus
bas de la culture allemande » ('). Il atteste seulement
qu'on peut être un exégète vigoureux et un essayiste
capable de faire revivre de fortes et délicates figures de
la Renaissance, de ï Aufklaerimg , un Hutten ou un Rei-
marus, sans être pour cela capable des généralisations
(') Ecce Homo. (IF., XV, 21.)
(») D.-F. Strauss, Avsf/ewahlte Briffe. Ed. Zeller, 1895, p. o70.
{*) Corr., II, 406.
(*) Fragm. posth., de 1888, § 249. (IF., XIV, 249.)
/«) Memchliches, posth., f. 437. (IF., XI, 138.)
CONTRE DAVID S ï U A U S S 391
philosophiques les plus hautes. La culture française a
trouvé des défenseurs plus compétents que David Strauss,
mais elle ne voit pas en Strauss un de ses ennemis. Son
livre sur Voltaire est de second ordre. Mais qui donc, en
Allemagne, a jamais écrit intelligemment sur Voltaire?
Strauss s'est laissé gagner par l'assurance insolente dont
l'Allemagne, même après la plus retentissante défaite,
n'est pas dégrisée. En 1870, le peuple allemand, repu de
butin et de gloire, avait trouvé de plus intempérants mes-
sagers de sa satisfaction que le théologien vieillissant de
Tiibingen ; et Strauss ne s'est jamais permis les sar-
casmes bas où s'emportait Richard Wagner, aux heures
de ses plus malheureuses inspirations.
Enfin, de Nietzsche à Strauss, le litige n'était pas im-
personnel. Nietzsche prend le mot d'ordre de Wagner. Son
pamphlet a pour but de démoraliser une secte rivale par
la défaite retentissante de son chef. Son vieux pédantismc
d'instituteur saxon et son prosélytisme pastoral s'étaient
réveillés dans cette crise où menaçait de sombrer l'œuvre
wagnérienne. Us servaient à merveille le besoin de domi-
nation qui était sa névrose à la fois et son attitude méta-
physique devant la vie. Une admiration éclairée de
Nietzsche ne doit pas placer trop haut ce premier essai
dans le genre satirique. U y excella plus tard, quand la
douleur, et cet affinement de soi, auquel il travailla sa vie
durant, eurent assoupli et approfondi son génie.
V
l'angoisse sur le WAGNÉRISME
Pour comprendre la solidarité de ce pamphlet avec la
pensée wagnérienne interprétée par Nietzsche, il ne suffit
pas de le lire. Il faut lire les pensées que Nietzsche jetait
392 LA PREMIERE «INTEMPESTIVE»
sur le papier tandis que s'écoulait l'année scolaire de
1873. Il les intitulait : Der Philosoph ah Arzt der Kul-
tur et Ueber Wahrheit und Luge im aussermoralischen
Simie ('). Enfin il faut méditer ce cours sur la Philo-
sophie des Grecs à l'époque tragique, qu'il avait ensei-
gné durant tout le semestre d'été de 1873 (*). II
retrouvait là le problème de son livre sur la Naissance
de la tragédie ; et c'était le problème intégral de la
vérité. Que vaut la science ? Elle vaut pour autant
qu'elle prépare l'œuvre d'art. Que vaut l'art? Il vaut
pour autant qu'il sert la vie (^). Le livre sur la tragédie
avait enseigné ces propositions par un grand exemple,
commenté avec un enthousiasme mystique. Cet enthou-
siasme, il fallait le clarifier par la réflexion. Deux ins-
tincts profonds s'étaient trouvés aux prises dans l'esprit
humain : l'instinct dionysiaque et l'instinct apollinien.
Us tendent chacun à la tyrannie. Il faut les élargir, mais
en les disciplinant. Poussé à l'excès, l'instinct dionysiaque
enfante ces religions d'Asie qui corrompirent la Grèce
elle-même et d'où sortit le christianisme. Poussé à
l'excès, l'instinct apollinien enfante la croyance en une
science maîtresse de la vie ; et, de cette croyance, l'art, la
cité et la moralité helléniques ont péri.
Entre la superstition religieuse et l'abstraction
savante, le moyen terme, c'est l'art. Mais Part ne se justifie
pas : il se propose. Il traduit la vie, avant de l'éclairer.
11 y a un art issu de la superstition et un art issu de la
réflexion abstraite. Ces deux formes d'art sont corrompues.
Ni la religion ni la science ne peuvent gouverner l'art.
(•) W., X, 180 sq.
(-) V. Philologica, t. III, 123-234.
(=■) Geburt fier Truqôdie, préface de 1886, ;', 2. (T, 4.
ANGOISSES SUR WAGNER 393
Cosima Wagner vivait dans le premier préjugé; mais
David Strauss vivait dans le second. Il fallait doucement
évincer l'influence enlaçante de Cosima ; et combattre de
face l'influence de Strauss. Cosima menaçait de corrompre
Wagner, et Strauss corrompait la nation. Il fallait sauver
l'intégrité de la pensée wagnérienne et assurer par là la
régénération du peuple allemand.
Mais qui donc pouvait discipliner à la fois la religion
et la science, puisque l'art, qui participe de toutes les
deux, n'en a pas le pouvoir ? Voilà où l'étude de la Grèce
antique éclairait Nietzsche. Cette attitude de l'esprit qui
combat la mythologie confuse et s'oppose non moins au
dogmatisme de la science pure, avait été celle des philo-
sophes présocratiques. La justicière, qui prononce sa sen-
tence entre la religion et la science aux prises, ne peut
être que la philosophie. Non pas qu'elle ait un contenu
en elle-même. Elle assure un équilibre entre des forces
vivantes qu'elle ne crée pas. Paul de Lagarde et Overbeck
avaient examiné les conditions de croissance de la vie
religieuse. Il restait à examiner comment grandit la
science.
Alors un troisième problème surgissait : la vie morale
des sociétés et des individus avait, elle aussi, sa crois-
sance qu'il ne fallait pas entraver par des formules. La
philosophie d'Heraclite et d'Empédocle ainsi retrouvait
une actualité. S'il y avait péril à laisser se figer en dogmes
les mythes religieux, et à laisser se cristalliser les concepts
imaginés par la science pour une besogne pratique et pro-
visoire, il était non moins indispensable de ne pas immo-
biliser en dogmes inertes la vie morale. Tout était fluide,
car tout était vie. Heraclite l'avait dit. Mais les lois de
cette vie unique étaient dynamisme pur, non mécanisme
rigide. Tout était jeu puissant de principes moraux,
tout était Haine et Amour, comme l'avait senti Empé-
394 LA PREMIERE « I N T E xM P E S T I Y E »
(locle ('). C'est de ces philosophes que le philosophe de
l'âge nouveau sera Ihéritier, et comme eux il sera inter-
médiaire « entre l'homme de science et l'artiste, entre
l'homme d'Etat et le prêtre ». Or, lartiste wagnérien
réalise cette vie nouvelle, religieuse et réfléchie, que le
philosophe prévoit et justifie.
1. Le projet de cloître philosophique. — Ces pensées
avaient remué Nietzsche durant tout cet été de 1873, où sa
salle de cours avait été si déserte (^). Il les avait empor-
tées avecles feuillets de son pamphlet pour le séjour de
Flims, dans les Grisons, où il passa ses vacances de juil-
let et d'août. Sa sœur Lisbeth, qui était venue le rejoindre
à Bâle, depuis mai ; le fidèle GersdorfT et le philosophe
Romundt l'accompagnaient. Pour ménager les yeux de
Nietzsche, les amis lui copièrent son manuscrit. Les jour-
nées étaient coupées par des parties de natation folles
dans les eaux bleues du lac de Cauma (*). Au mois
d'août parut la brochure. Plus que jamais, on grava
sur les rochers des inscriptions commémoratives. Puis
Nietzsche attendit l'accueil que lui feraient les voix de la
presse. Une réponse cependant lui importait plus que les
autres, celle de Richard Wagner. Elle vint le 21 sep-
tembre 1873 :
(') Die vorplaionischen Plulosophen, g 14. {Philoiof/ica, Ilf, 196-201.)
(*) Il lui était arrivé, le 5 mai 1873, de n'avoir pas un seul auditeur.
{Corr., II, 408.) Son action déjà s'exarçait plutôt par conversions indivi-
duelles et par contact direct. Il était venu à Bàle en mai 1873, de Stibbe
près Tûtz, en Prusse Occidentale, un jeune saA^ant, Paul Rée, philosophe de
sa spécialité, schopenhauérien à la fois et darwinien; et Nietzsche le trou-
vait « très réfléchi et doué ><. [Corr., Il, 407.) Ont-ils conversé beaucoup
durant les mois de l'été de 1873, que Rée passa à Bàle ? On ne sait. Il faut
noter la coïncidence entre la présence de -Rée et la première défense du
transformisme par Nietzsche.
(') E. FoBBSTER, Der junge Nietzsche, p. 339 scx-
ANGOISSES SUR W A G iN E R 395
Je vous jure, devant Dieu, écrivait Wagner, que vous êtes le seul
qui sache ce que je veux ('j.
Et pour l'instaut cette réponse donnait gain de cause à
Nietzsche ('). Le satisfaisait-elle, au fond ? On a peine à
le croire, puisque Nietzsche, aussitôt, se sent refoulé dans
sa solitude et qu'il reprend avec plus d'insistance son
vieux projet de « cloitre pour les Muses » ? Si Bayreuth
avait suffi, comment ce cloître aurait-il été nécessaire? Dans
l'assurance religieuse que Wagner lui envoyait, n'y avait-
il pas déjà une incertitude ? La pensée platonicienne de
l'année 1870 remontait donc à son souvenir. Le Montsal-
vat philosophique, qui surveillerait et dirigerait invisible-
ment l'humanité, ne pouvait être gouverné par Wagner
seul. Il y fallait le complément d'une pensée plus sévè-
rement contrôlée.
Flims offrait un petit château, ouvert sur une pelouse
étendue. Nietzsche se proposait de l'acheter à bas prix.
Un vaste salon à lambris de style Renaissance permet-
trait les réunions de l'Académie platonicienne nouvelle.
Le long des murs de clôture on élèverait des préaux cou-
verts; et la méditation pourrait, en tout temps, se passer
en promenades communes. Parfois, on se retremperait au
contact de Fart : l'Italie voisine constituait un champ
d'exploration infini. Une élite d'hommes viendrait
prendre à Flims un viatique moral qui les accompagne-
rait leur vie durant. Nietzsche reprenait aussi le projet
d'une revue, organe de ce wagnérisme philosophique, et
qui serait élaborée sur les cimes alpestres de l'Enga-
dine('). En attendant, les Unzeitgemàsse Betrachtungen
(*j V. la lettre dans E. Foerster, Biogr., II, 130, 131; et Wagner und
Nietzsche, p. 163. — Glasesxpp, Leben Richard Wagners, V, 105.
(») Corr., I, 243.
(') Sur la justification philosophique de cette Académie platonicienne,
V. notre t. III : les Inslituis de la culture nouvelle.
396 LA PREMIÈRE «INTEMPESTIVE»
étaient déjà des hérauts d'armes qni sonnaient le rappel.
Un contre-temps fit échouer le plan. Mais les échos
qui répondirent à la première Unzeitgemâsse furent char-
gés d'imprécations. Tout l'hiver de 1873 à 1874 se succé-
dèrent les attaques. Elles atteignaient Overbeck autant
que Nietzsche ; et c'était justice. N'avaient-ils pas relié
sous une même couverture les exemplaires de leurs deux
pamphlets, précédés de vers de Nietzsche, qui les dési-
gnaient plaisamment comme des gémeaux nés de pères
différents, mais d'une même mère : l'Amitié (*)?
Cette amitié eut ses charges morales, surtout pour
Overbeck. Paul de Lagarde, sans doute, lui avait répondu
avec affabilité. Mais Treitschke, longtemps enfermé dans
un silence hostile, répondit par des lettres plus hostiles
encore, et qui semblent avoir été pleines de préjugés pré-
somptueux contre toute philosophie schopenhauérienne.
Overbeck avait espéré réconcilier son ancien et son nouvel
ami dans un patriotisme chaleureux et dénué de chimère.
Ses réponses calmes et fortes définissent les conditions
d'un équitable compromis (^). Quand Treitschke s'obstina,
il fit avec courage le sacrifice nécessaire et choisit l'amitié
de Nietzsche, contre son intérêt, mais d'accord avec sa
conscience.
II. Intrigues contre Bayreuth. — Cette résolution tou-
chante et de communes angoisses au sujet de l'œuvre
wagnérienne rapprochèrent plus que jamais Nietzsche
et Overbeck. Quels racontars était venue leur porter cette
Danoise, Rosalie Nilsen, qui les inquiéta si fort en
octobre (') ? Elle était de famille distinguée, mais déchue,
(*) E. FoBRSTER, Biogr., II, p. 128.
(*) On les trouvera dans Beksoulli, I, p. 87 sq.
(') V. sur Rosalie Nilsen, la biographie de Conradi publiée en tête des
ANGOISSES SUR WAGNER 397
et la misère avait encore ajouté à sa laideur peu com-
mune. Ses accointances avec la bohème littéraire de
Leipzig n'avaient pas diminué sa bizarrerie naturelle.
Wagnérienne de la première heure, elle s'était essayée à
la poésie. Gomment en était-elle arrivée à imaginer qu'il
se tramait contre le wagnérisme une intrigue souterraine,
où trempaient les révolutionnaires effrayés ou jaloux ?
C'est par elle que Nietzsche en vint à croire qu'une cabale
se proposait de compromettre la cause wagnérienne en
s'emparant de la maison d'édition Fritzsch de Leipzig. En
quoi consistaient ces sourdes menées ? Peut-être à racheter,
avec les fonds d'un legs important, les parts de patronage
de l'œuvre de Bayreuth, si fragile, de façon à faire, au
gré des révolutionnaires, le vide dans la salle de Bayreuth
ou à la remplir de socialistes (*).
Rosalie Nilsen s'était introduite auprès de Nietzsclie
par des lettres admiratives au sujet de son livre sur la
Naissance de la Tragédie. Au mois d'octobre, à l'impro-
viste, elle parut en personne et soumit à Nietzsche tout
un dossier. Comment Nietzsche n'a-t-il pas percé à jour
la manie de Finoffensive personne ? Ou fut-il seulement
excédé de ses démarches? Sûrement il manqua d'urba-
nité pour réconduire. Overbeck, d'une froideur plus cor-
recte, se chargea de le débarrasser pour toujours de
l'importune visiteuse (*).
L'effet pourtant que produisit sur les deux amis
l'étrange personne fut celui d'une durable inquiétude.
Gesammelie Werke de ce poète (t. I, p. CLXXI, 1911), par Paul Szymank, et
G. -A. Bernodlli, Fravz Overbeck, t. I, p. 115 sq.; 269 sq. ; 436; II, 260.
(*) C'est ce que semble signifier l'allusion {Corr., II, 419, 421) à Romundt,
dont les cours faisaient le vide dans les autres cours de l'Université de
gale. — V. aussi E. Fobrster, Der jwir/e Nietzsche, p. 402 sq.
(^) C'est ce qui explique qu'en 1875 encore elle ait pu envoyer à Nietzsche
une liasse de poèmes " d'une grande démence lyrique ». {Corr., II, 489.)
308 L A P R E M I E R E « I X T E M P E S T I V E ->
Nietzsche sent bien ce qu'il y a de plaisant dans ce
sinistre feuilleton à la Samarow (*), où ils s'étaient,
durant quelques mois, sentis transportés. Rohde, chargé
de s'enquérir, interrogea Fritzsch lui-même, qui répondit
par un haussement d'épaules; mais la méfiance de
Nietzsche resta en éveil jusqu'à ce qu'il pût s'assurer sur
place à Leipzig, au nouvel an, que Fritzsch était fidèle
et que le terrain conquis demeurait solide. Le cauchemar
se dissipa dans un sourire.
Assez de menaces demeuraient amoncelées. Il fallait
consolider les assises financières de Bayreuth. Wagner
avait convoqué une assemblée de délégués pour le 31 oc-
tobre. Nietzsche accourut. Wagner lui avait demandé un
Appel au peuple allemand^ destiné à stimuler l'enthou-
siasme des souscripteurs. Surmené, Nietzsche avait
appelé à la rescousse Rohde, qui se récusa, n'ayant pas
trouvé la force et l'inspiration populaires. Nietzsche s'y
essaya. Il apporta un Avertisseme7it grave et pathétique.
11 fit honte à la nation allemande de l'ignorance pré-
méditée où elle semblait rester de l'œuvre wagnérienne.
Il appela l'étranger à témoin. Il montra les nations voi-
sines jalouses. Que n'eussent pas fait la France, l'Italie ou
l'Angleterre si un homme s'y était trouvé, chargé de
gloire, qui eût réclamé pour la réalisation d'un style
nouveau, puissant et national, un abri digne de lui? Il
coinparait la libéralité large ;qui dote, sans compter, les
laboratoires de la science, et la parcimonie qui refusait à
l'artiste le plus novateur de l'Allemagne un atelier pour
des expériences fructueuses.
Déjà surgissait donc pour le public la pensée qiii
sera sa doctrine dans Richard Wagner in Bayreuth. De
') C'est le Ponson du Terrail allemand. V. Corr., I, 249, 262; II, il8, 428.
ANGOISSES SUR WAGNER 399
la musique allemande sortira la tragédie nouvelle ; et de
la tragédie nouvelle, la vie allemande régénérée, L'Alle-
magne s'était montrée capable d'actes. Elle était assez ro-
buste pour supporter le tragique nouveau. Il la fallait
assez cultivée pour créer la civilisation nouvelle. C'était
la tâche où il conviait les institutions de science et
d'art, et les assemblées de tous les Etats allemands, afin
que le peuple allemand, purifié par la magie et par le
frisson de la terreur tragique nouvelle, dépouillât à ja-
mais la passion politique basse et la basse cupidité (').
Il n'était pas croyable que la véhémente harangue
fût approuvée des financiers et des avocats convoqués
par Wagner à l'Hôtel de Ville de Bayreuth. Un pro-
fesseur de Dresde, Adolf Stern, l'emporta par un appel
élégant et court, où il décrivait l'édifice en voie de
naître, strictement fait pour offrir, dans une simpli-
cité presque nue, un abri décent à des œuvres qui y trou-
veraient, excepté le luxe, tout ce que nécessitait une
exécution musicale parfaite. Il demandait à F Allemagne
et à tous les amants du beau, comme l'acquittement d'une
dette d'honneur, l'offrande immédiate sans laquelle était
compromise la plus noble tentative de l'art allemand con-
temporain (;).
Ce parti-pris de modération, dont témoignèrent les
délégués de Bayreuth, échoua, comme eût échoué la véhé-
mence voulue de Nietzsche. La spéculation effrénée qui
suivit la guerre ne laissait pas de place, en Allemagne,
pour l'émotion presque religieuse dont débordait son
manifeste. Dans le remous boueux des Grimderjahre
sombrait la souscription nationale pour Bayreuth.
(*) V. le texte dans E. Foerster, Biogr., II, 219-223 et Wagner und
Nietzsche zur Zeit i/irer Freundschaft, pp. 164-178.
(*) V. ce texte dans Karl Heckel, Die Bûhnenfestspiele in Bayreulli, 1891,
p. 35 sq; et un résumé dans Glaserapp, Lcben Wagners, t. V, 112.
400 LA PREMIERE «INTEMPESTIVE»
III. Premiers doutes sur Richard Wagner. — Alors
Nietzsche se recueillit. Il n'accepta pas cette indifférence.
Plus le mal social était grand, plus il était nécessaire
qu'un homme se levât, pour arracher le monde à la cor-
ruption. Longtemps, on avait cherché cet homme. On
avait fouillé les écrits de Schopenhauer pour en extraire
la pensée méconnue. Cette pensée s'était faite musique et
drame en Richard Wagner. Et, maintenant que cethomme
était venu, il n'y avait donc plus de peuple? Dans cet
affaissement de toutes les forces et de toutes les espé-
rances, un soupçon ténébreux s'empare de Nietzsche et
l'obsédera tout lemoisdejanvier 1874. Il doute de l'homme
en qui il avait mis sa croyance unique. Il confie à ses notes
des interrogations douloureuses, où se condense sa décep-
tion commencée. Son scrupule voit là une précaution de
méthode. Pour voir exactement les réalités, il faut une
« secrète inimitié » contre elles, un art .de les regarder
en face avec une attention lointaine, étrangère et déjà
hostile (^). Montaigne n'avait-il pas dit qu'il y a, dans
l'homme, « toutes les contrariétés »? et Schopenhauer
n'avait-il pas recommandé de déverser soudain, sur
l'intuition la plus vivante et sur la plus profonde
émotion, la plus froide réflexion abstraite ? Nietzsche
soumit son admiration ancienne à cette épreuve d'une
critique à dessein méfiante.
On est stupéfait de penser que Nietzsche peut encore
se croire l'ami de Richard Wagner, goûter son hospitalité,
soutenir sa cause, s'il trouve à sa personne tant de tares
et à sa cause tant d'ombres suspectes. Son silence sur
ses doutes fut sa grande et coupable hypocrisie devant
(') Richard Wagner in Bayreuth, g 7 {W., I, 539) : « Jeder, der sich genau
prùf t, weiss, dass selbst zum Betrachten eine geheimnissvolle Gegnerschaft,
die des Entgegenschauens, gehôrt. So vermôgen wir nun auch aus solcher
EQtfremdung und Eatlegenheit, ihn selbst zu sehen. -
DOUTES SUR WAGNER 401
Wagner. La publication de ses doutes fut, plus tard, un
plus terrible coup porté à l'œuvre wagnérienne que les
humbles intrigues dont Nietzsche cherchait à démasquer
les auteurs en 1874.
S'il faut à l'œuvre de régénération le pur vouloir dé-
sintéressé d'un Luther, l'esprit lumineux et chaud d'un
Bach et d'un Beethoven, comment y employer, pense
Nietzsche, ce Wagner effréné et despotique (')? Com-
ment Wagner si moderne, si incrédule, aurait-il l'émotion
religieuse vraie ? Son extase même est névrose, non
exempte de simulation. Il ne connaît pas non plus la
modestie et la mesure qui viennent de la conscience
claire. Aussi, n'a-t-il qu'un immense égoïsme cynique et
cette foi en lui-même qui exclut la sincérité profonde. 11
ne sait convenir d'aucun de ses vices ; et sa sévérité à
l'endroit du temps présent, de l'Etat, de la moralité
publique, n'est que rancune vulgaire. C'est le dépit de
ses insuccès qui le jette dans la Révolution; puis, quand
le peuple aussi lui résiste, le même ressentiment le
rejette dans la foi monarchiste. Tous les moyens lui sont
bons, et il en use sans scrupule, pour défendre, avec une
égale maladresse, des causes qu'il renie aussi prompte-
ment qu'il les éj)ouse (^).
C'est merveille de voir comme il reste longtemps con-
fus, d'une brutalité juvénile et lente à mûrir. Il n'a pas
honte de se faire un idéal de cette adolescence confuse où
il s'était attardé. Pour un W^otan, assagi dans la résigna-
tion, pour un Hans Sachs, combien de Tannhâuser, de
Siegfried, de Walther? Mais, à tous les âges, il est aussi
un comédien prestigieux, un rhéteur retentissant que
Cj Gedanken ùber Richard Wca/ner, 1874, ;; 304, 311, 312, 326. (ir., X,
431, 43S, 441.) >
n /bid., C 330, 332. ( W., X, 442, 443.)
ANDLER. II. 26
402 LA PREMIERE «INTEMPESTIVE»
tout son talent, s'il avait eu de la voix et de la stature,
destinait aux planches ('). Est-ce là le messager de la
nouvelle humanité? En musique, c'est-à-dire dans un art
qui n'est plus rien, s'il ne reste aux écoutes des voix pro-
fondes de la nature et de l'âme, que pourra cet histrion
despote ? N'ira-t-il pas d'instinct aux effets de théâtre gran-
dioses, luxuriants, énormes? Ne préfère-t-ilpas toujours les
explosions de la passion réaliste, comme celle qui mugit
dans la fin du deuxième acte de Tristan C^) ? Que devien-
nent, dans ces déchaînements, les sobres contours qui
étaient ceux de la musique allemande depuis qu'elle a
absorbé la délicatesse italienne ? Et si l'on songe que les
rythmes de Wagner aussi bondissent avec des déhan-
chements violents, que sa période se fond dans une déli-
quescence où ne se reconnaît plus aucune structure, un
doute paradoxal vient à l'esprit : « Wagner a-t-il bien le
don musical (') ? »
A cette mauvaise musique, se joint une rocailleuse
poésie et une passion suspecte. Si le drame forme, sans
conteste, l'unité réelle de ces œuvres confuses, le texte en
demeure à l'état d'ébauche. L'inspiration embrasée qui
projette cette lave ne laisse subsister, quand elle a passé,
que des blocs d'expression informes. Est-ce làl'état d'âme
mythologique ? Disons plutôt que Wagner traduit en
figures impétueusement déclamatoires son inquiétude,
qui s'exaspère et se meurt de la nostalgie d'un calme et
d'une fidélité qu'il n'a plus (*). Après une représenta-
tion de Wagner, on se réveille brisé et humilié, comme
après une orgie ; et quand on retourne au culte discret
(«) Jbid.,iSil. {[V., X, 444.)
(*) Ibid., S 304, 30b, HIO, 323. (W., X, 431, 433, 437.)
(') Ibid., S 335. ( W., X, 444) : <■ Ob Wagner musikalische Begabung habe.
(♦) /6«</.,S313. (H^,443.)
DOUTES SUR WAGNER 403
des vieux autels domestiques, à Bach, à Mozart, à Beetho-
ven, le souvenir pâlit des extases wagnériennes. C'est
donc que Wagner n'est pas le génie annoncé, libérateur
et pur.
Enfin, si le renouveau ne peut venir que du peuple
allié au génie, comment espérer? Car la foule restait muette.
Wagner essayait de la secouer de la contagion de son dé-
lire, de son désespoir, de tout son tourment sans cause. Il
la tyrannisait par une sorte de harangue de réunion pu-
blique, éblouissante, mais qui n'avait pas le don de con-
vaincre ('). Le peuple répugnait à un art qui ne conve- ,
naitpas « à nos conditions sociales et à nos conditions
(le travail ». Il se méfiait du poète transfuge qui avait
abandonné la Révolution, pour se donner au roi de Ba-
vière. Imprudente compromission, d'où Wagner ne tirait
même pas l'aide décisive qui eût fondé Bayreuth {^).
Une conclusion s'imposait :
Wagner n'est pas un Réformateur. Car, jusqu'à présent, tout est
resté dans l'état ancien (').
On pouvait, à vrai dire, plaider les circonstances atté-
nuantes. Si l'état du présent est corruption, comment à un
corps social intoxiqué ne pas administrer du poison?
Or, Wagner est cet antidote, lui-même empoisonné, Gift
gegen Gift (*). Il faut admirer sa ténacité, sa science, son
art d'utiliser les courants d'opinion. Sa rigueur technique
met au comble de l'admiration les chefs d'orchestre et
les comédiens. Les mécontents, les snobs, les enthou-
siastes confus lui font un compromettant cortège. Mais ce
(' Ihid., § 353, 334. ( W., X, 448, 449.)
(») Ibid., S 332. {W., X, 443.)
(^) Ihid., % 297. {W., X, 429.)
i*) Ibid., % 349. {W., X, 447.)
404 LA PREMIÈRE « I N ï E M P E S T I Y E «
fanatisme sectaire qu'il propage réussit à secouer la
torpeur de la nation allemande. L'assemblage de brûlante
musique et de confuse poésie, où l'on reconnaît la fac-
ture propre de Wagner, maintient une dissonante harmonie
dans son œuvre, et nous donne, malgré tout, la notion
d'un style naissant, c'est-à-dire d'une unité organisatrice,
capable de construire une culture de l'esprit nouvelle (').
Il fallait maintenant remuer à fond ce champ couvert
d'une pourriture qui gagnait le génie autant que l'instinct
populaire. Gela exigeait un examen de conscience de tous
et de soi. Nietzsche manque de piété envers son grand
ami, mais il fouille ses propres plaies avec un mépris
non moins cruel. Et, de sa déception clairvoyante d'alors,
il tire sa deuxième Considératioji intempestive.
(') /6(V/.,S353. (ir., X. 449.)
CHAPITRE III
LA DEUXIEME ET LA
TROISIEME « CONSIDÉRATION INTEMPESTIVE »
I
l' « INTEMPESTIVE » SUR l'ÉTUDE DE l'hISTOIRE
NIETZSCHE nous a fait cette confidence, entre 1882
et 1885 :
Mes quatre premières Considérations intempestives oui
essayé de parler de mes expériences et de mes engagements envers
moi, de façon à ne pas souligner ma particularité propre, mais ce que
j'ai de commun avec maints fils de notre temps (').
L' Intempestive siir rUtilitê et les Inconvénients de
l'Histoire envisage l'une de ces maladies du temps pré-
sent auxquelles, en sa qualité de « médecin de la civili-
sation », le philosophe se doit de chercher une théra-
peutique. Le succès de la Réforme wagnérienne était
peu sur. Mais Nietzsche et ses amis, qui entendaient
compléter par la philosophie l'œuvre poursuivie à Bay-
reuth, étaient-ils plus certains de réussir? Nietzsche
voulut proportionner leur ambition à leur capacité. Après
un examen critique des méthodes usitées dans les sciences
morales, il prétendait ne pas désespérer. De cette con-
C^) Gedanken wid Pleine (1882-85), g 20i. (W., XIV, 380.)
406 LA DEUXIÈME «INTEMPESTIVE»
fession totale, il voulait sortir « avec des ailes ». Sa phi-
losophie lamarckienne nouvelle le soutenait.
Il pensait que nous étions peut-être dupes, au moral,
de cette illusion qui avait fait croire aux naturalistes d'au-
trefois que la faune d'aujourd'hui descendait de la faune
géante des temps préhistoriques. En histoire aussi « tout
semblait éternellement être sur le déclin, et toutes les
grandes choses se répéter en proportions de plus en plus
petites ». La paléontologie de Riitimeyer avait enseigné
le contraire. De même, il y a lieu d'être lamarckiens en
histoire : Nous sommes devenus une espèce plus grande et
plus robuste que nos aïeux. Notre force et notre grandeur,
inconnues peut-être de nous, sont ailleurs que chez eux :
Nos descendants seuls sauront juger en quoi, nous aussi, nous
fûmes des demi-dieiix (').
Tout vivant qui évolue perd ses qualités à mesure
qu'il en acquiert de plus hautes. C'est le résultat dernier
qui importe. « Toute époque est décadente à quelques
égards et elle gémit de la chute automnale des feuilles. »
Mais il faut compter sous l'écorce les nœuds d'où sorti-
ront les rameaux futurs. Nous souffrons de la surabon-
dance des livres d'histoire. La profusion amoncelée dans
nos Musées et dans nos Archives nous fait succomber sous
le faix des connaissances. Est-ce la méthode qu'il faut
accuser ou ceux qui en abusent?
De Riitimeyer, Nietzsche avait appris que la mémoire,
l'art de projeter dans le temps le cours entier de la vie,
fournissait à l'homme un nouvel et puissant procédé
d'orientation, qui lui a donné à jamais la suprématie sur les
animaux. Le plus sûr moyen d'apprendre à nous dépasser,
c'est donc de nous informer d'où nous venons. Par
(') Nutzen und Nachteil, posth., S 10. {W., X, 269.
L'ETUDE DE L'HISTOIRE 407
combien de fibres tenons-nous à nos origines? Il suffit de
le savoir, pour déterminer quelle prise nous avons sur
l'avenir. La connaissance historique, cette mémoire des
sociétés n'est pas un luxe de l'esprit : Elle est un besoin.
Parles réalisations du passé, il s'agit de mieux se rendre
compte des possibilités d'actions futures. Le sens de l'his-
toire naît de l'énergie expansive qui anime l'effort de tous
les vivants. Un mécontentement profond, qui n'accepte
pas l'existence présente, tend insatiablement vers tous les
lointains de la durée. Plus le malheur du présent est
irrémédiable, et plus sera irrésistible notre élan vers une
patrie d'où nous venons, et où nous retournons déjà par
la pensée. Nous sommes consolés de nous la figurer
grande, pour nous assurer que nous pourrons recon-
quérir une grandeur égale. L'humanité douée du sens
historique est comme une espèce animale transportée
dans un milieu nouveau : Par cette migration qui aujour-
d'hui leur fait habiter non seulement l'espace, mais la
durée, les hommes voient s'atrophier certains de leurs
organes, mais d'autres organes leur poussent. L'heureuse
amnésie, qui fut celle des espèces animales et des civili-
sations primitives, s'abolit. Mais, si nous perdons la
vigueur de cette jeunesse, s'ensuit-il que nous n'ayons pas
acquis un nouvel outillage pour nous mouvoir dans ce
milieu immatériel, la durée, où la matière glisse d'un
écoulement continu?
Le problème touchait aux dernières réalités métaphy-
siques.
Le courage qu'il faut pour nous connaître nous enseigne aussi à
<;on3idérer l'existence sans tomber dans les billevesées; et récipro-
quement (').
{') Schopenliauer als Erzieher, posth., % 90. {W., X, 324.) Tiré d'un frag-
ment de 1874 qui ne devait pas faire partie de V Intempestive sur Scho-
penhauer.
408 LA DEUXIÈME «INTEMPESTIVE» \
En se demandant de combien de méthodes nous dispo-
sons pour explorer le temps passé, Nietzsche apprenait
quels services Ihistorien peut rendre à l'action présente. Il
découvrait si la pensée allemande n'était pas suralimentée
de vaines nourritures, qui l'alourdissaient. Le christia-
nisme avait été étranger à l'histoire. Condamnant le siècle,
il ignorait les temps passés et futurs. S'intéresser au
passé, n'était-ce pas nier le christianisme, puisque c'était
s'enquérir des destinées de la vie? Dans cette enquête
on découvrirait sans doute le germe de cet esprit alle-
mand, que Wagner croyait déjà représenter, mais qu'il
fallait d'abord « produire au jour dans un enfantement
douloureux et violent » ('). Ni Burckhardt, ni Paul de
Lagarde, ni enfin Overbeck ou Nietzsche n'avaient, à
leurs débuts, échappé aux défauts de l'historisme. Ils
en avaient pourtant aperçu le danger. C'est l'enseignement
discret et orgueilleux qui se poursuit à travers ce pam-
phlet si découragé.
Nietzsche l'avait écrit d'un trait, durant l'hiver de
1873 à 1874. Gersdorff en fut, à son habitude, le copiste
bénévole. Nietzsche avait pu faire à sa sœur la lecture de
r opuscule achevé à Noël. Il l'imprima avec la tristesse
que lui avait laissée l'accueil fait à son David Strauss. Une
conversation récente à Leipzig, avec son vieux maître
Ritschl, s'était terminée en escarmouche vive. Ni le
w^agnérisme de Nietzsche, ni sa récente prédilection pour
les Français n'avaient trouvé grâce devant Ritschl; et avec
quelle ironie n'avait-il pas accueilli la théologie nova-
trice d Overbeck (^)? Leur entretien s'était clos sur cette
dissonance, qui n'autorisait aucun espoir.
Février, malgré d'infinies épreuves physiques, et cette
(') Nutzen und Nacldeil der Historié, posth., j", 19. ^^^11'., X, 274.}
i') Corr., I, 262: II, 434.
L'ÉTUDE DE L'HISTOIRE 409
« souffrance au sujet de Bayreuth » {'), qui ne le quittait
plus, apporta pourtant à Nietzsche le bonheur des pre-
mières réponses favorables. Jacob Burckhardt lui fit un
accueil tout de charme et de scepticisme, et reconnut,
avec un sourire, la supériorité spéculative de son jeune
collègue. Pour son compte, il revendiquait le seul mérite
d'avoir formé des esprits capables d'un goût personnel en
matière historique. Peut-être exagérait-il son détache-
ment (-). Sûrement, la différence était profonde entre
l'homme qui, au soir de la vie, jetait un regard satisfait
et un peu mélancolique sur l'œuvre accomplie, et le jeune
rêveur fougueux qui voyait son œuvre future se lever
dans une aurore. Erwin Bohde, critique minutieux du
style, froissé de la composition abrupte et discontinue,
disait son adhésion chaleureuse aux idées (').
Vers la fin du mois, Richard et Cosima Wagner aussi
répondirent. Lui, cordial et un peu gros, comme toujours :
J'éprouve un bel orgueil à n'avoir maintenant plus rien à dire; et
à pouvoir vous abandonner tout ce qui reste.
Cosima, plus impérialement tyrannique, plus jalouse
de la suprématie de Bayreuth :
C'est la souffrance du génie dans notre monde qui a été pour vous
l'illumination. Un jugement d'ensemble sur notre civilisation vous a
été rendu possible par votre compassion pour le génie; et de là, dans
vos travaux, cette singulière chaleur (*).
Combien était légitime la plainte de Nietzsche : « Ou
veut que je ne sois plus qu'un écrivain wagnérien! » Et
quand il scrutait sa propre expérience, et son effort de
(n Corr., III, 458.
(») Ibid., III, 171.
(5) Ibid., II, 448-453.
(*) E. FoKBSTBR, Biogr., II, 144-147. — Wagner und Nietzsche, p. 189.
410 LA TROISIÈME «INTEMPESTIVE»
tous les jours, Bayreuih en réclamait sa part. Mais de
quoi se plaignait-il, puisque, dans son chagrin de voir
incompris de Gosima son fragment sur la Philosophie
dans l'âge tragique des Grecs, il n'avait écrit David Strauss
que pour quémander son approbation? A présent, les
termes de cette approbation ne le satisfaisaient plus. Dans
sa correspondance, autrefois si glorieuse d'enregistrer les
réponses de Wagner, il n'y a pas trace de l'impression
que lui ont laissée ces lettres sur la //* Unzeitgem.aesse.
II
LA ni" « INTEMPESTIVE » *. « Schope7ihaiier Educateur . »
Les deux années qui s'écoulèrent, de l'hiver 1874 à
l'automne de 1876, furent dans la vie de Nietzsche parmi
les plus héroïquement douloureuses; et ce sont aussi les
années où il s'affranchit. Il fulmine « des malédictions
imprimées » ('), au travers desquelles il poursuit sa route
ou plutôt la découvre. Il passe par une crise, d'où il sor-
tira transformé. Son ressort intérieur reste d'une admi-
rable vigueur. Si souffrant après cinq années d'un pro-
fessorat dont il sent une infinie lassitude ('), il trouve
pourtant la force de réconforter plus malheureux que
lui.
Le musicien Garl Fuchs s'était consumé à lutter pour
la cause wagnérienne. Il avait risqué, en avril 1873, dans
la séance annuelle de la « Société nationale des musiciens
allemands », une conférence sur la Naissance de la Tra-
gédie de Nietzsche. Il menait la dure vie de l'essayiste
musical sans public, du professeur d'élite brisé par l'in-
(') Corr., V, 292.
(«) Ibid., V, 287.
SCHOPENHAUER ÉDUCATEUR 411
différence de la clientèle. Il se consolait alors par des
articles subtils pour le Musikalisches Wochenblatt; et
écrivait à des amis, qu'il n'avait jamais vus, des lettres qui
excédaient toutes les limites de la franchise postale.
Nietzsche fut de ces amis lointains auxquels s'attachait
son désarroi. Fuchs avait un chaud désintéressement dans
la critique. Il mettait son art d'exécutant au service
des novateurs. Cela empêchait le succès propre de
Fuchs, mais lui valut la sympathie de Nietzsche. Sa sin-
cérité d'ancien théologien qui, le jour où la foi lui avait
manqué, s'était cru tenu de quitter la Faculté, l'avait
préparé à comprendre et à admirer la Christlichkeit der
heutigen Théologie d'Overbeck. Il se trouvait ainsi attaché
aux deux jeunes combattants de Bâle par un triple lien
moral : Schopenhauer, Wagner, et ce scepticisme reli-
gieux qui, de la religion chrétienne, n'admettait plus que
l'amertume enthousiaste et le frisson de tendre désespoir
avec lequel nous chantons aujourd'hui encore le Salve,
caput cruentatum (*).
Aussitôt, les deux professeurs bâlois le reconnurent
pour un des leurs; et déjà Nietzsche faisait de lui un pro-
sélyte de leur œuvre commune, en lui exposant les prin-
cipes de sa propre morale : Rester de goûts simples;
conquérir dans quelque coin écarté la liberté totale ; et
vivre de la solitude fortifiante qu'on ne trouve que
dans une grande tâche (^). Combien Wagner se fût étonné,
s'il avait pu se douter qu'au moment où se construit Bay-
reuth, Nietzsche couve déjà des projets comme ceux-ci :
Dans quelques années, nous songerons, pour notre genre de Kul-
turkampf (que voilà donc une satanée locution I), à fonder un théâtre
(*) V. la belle lettre de Garl Fuchs à Overbeck, dans G. -A. BERKOuLLt,
Franz Overbeck, I, p. 123 sq.
(•) Corr., l, 264, 272-274.
412 LA « TROISIEME INTEMPESTIVE »
public... Mais ce sera plus tard, quand nous aurons quelques noms de
plus, que nous ne serons plus le nombre dérisoire d'aujourd'hui.
Ainsi se précisait parfois le rêve de Nietzsche. Le cou-
vent qu'il projetait était une Académie scientifique, mais
aussi une institution d'art, un permanent laboratoire pour
toutes les expériences de l'esprit, une exposition des résul-
tats acquis, la cellule vivante de la cité nouvelle. Avant
de construire cette cité, il fallait se défaire de toute
uianie de négation, vider son fiel, coucher à ierre les
contradicteurs, « avancer à coups d'estoc » . C'est la morale
des Unzeitgemaesse Betrachtungen. Elles sonnent la fan-
fare qui avance vers un Bayreuth élargi, situé dans l'in-
connu, mais qui englobe et cerne de ses cercles concen-
triques l'œuvre wagnérienne . Cari Fuchs pourra être un
auxiliaire de cette institution. On l'invite à écrire, lui
aussi, des « Considérations intempestives ». Mais la
pensée directrice, depuis longtemps arrêtée, il faut la
livrer au public. Voilà le contenu de Schopenhauer ah
Rrzieher.
C'est le plus beau des pamphlets de Nietzsche. On
verra plus tard ce qu'il ajoute à sa doctrine (•) : Mar-
quons ici ce qui l'enchaine aux deux premières Intempes-
tives.
Le danger de la déformation historique de l'esprit, c'est
de nous faire classer toutes les réalités morales par
grands ensembles sociaux. L'histoire s'occupe de ces
groupes permanents : la famille, la commune, l'Etat,
l'Eglise, la nation. La science même est encore ime collec-
tivité. Connaître scientifiquement la vie des hommes.
(') Y. notre t. III, Nietzsche et le Pessimisme estliélique : chapitre Les
Origines et la Renaissance de la philosophie.
SCHOPENHAUER ÉDUCATEUR 413
c'est la décrire en termes institutionnels, et telle qu'elle
apparaît dans les groupements où elle se fige. Or, cette
existence de groupe, nécessaire à la pérennité de l'espèce
et à la naissance de quelques grandes formes de l'action
sociale, épuise-t-elle notre existence intérieure? Entre
Nietzsche et le temps présent, voilà le litige sans
remède :
Quiconque n'a que l'esprit historique n'a pas compris la leçon de la
vie, et il lui faudra la reprendre. C'est en toi-même que se pose pour
toi l'énigme de l'existence : personne ne peut la résoudre, si ce n'est
toi (').
Nietzsche jugeait alors le moment venu de formuler
les grands principes qu'il n'a jamais abandonnés. Cette
existence tristement la})orieuse où '« nous rampons
pour apprendre, pour calculer, pour lire et faire de la
politique, pour engendrer et mourir », il n'y voit pas la
vie, mais un fiévreux cauchemar. Les rêveries de l'artiste
ou du philosopiie sont remplies, au contraire, de la
réalité la plus pleine. Immense malentendu : Il faut une
révolution de l'esprit pour le dissiper. Le métaphysicien
et l'artiste ont à assumer le rôle tenu autrefois par les fon-
dateurs de religion et par les grands apôtres. Pour Paul
de Lagarde et Franz Overbeek, la vie intérieure, allumée
en nous par le Christ et ses disciples, tout d'abord niait le
siècle. De même le philosophe, pour Nietzsche, était d'abord
« l'adversaire vrai de toute sécularisation, le destructeur
de tout bonheur attaché aux espérances et aux séduc-
tions, enfin de tout ce qui promet un tel bonheur. États,
révolutions, richesses, honneurs, sciences, églises » {^).
L'homme social vit dans le monde profane : C'est donc
(') Schupen/iauer als Erzieher, posth., '^ 87. ( IK.. X, 321.
(«) Ibid., S 86. (ir., X, 319.)
414 LA «TROISIEME INTEMPESTIVE»
qu'il n'est pas l'homme dans sa pureté; et l'histoire, qui
décrit les sociétés, ne le découvre jamais. Le sens histo-
rique est à considérer comme un acquis précieux, et
comme un moyen d'adapter notre existence à la durée.
La fin dernière des civilisations pourtant est au delà de
ce qui dure ou périt. Elle est dans la qualité des individus.
C'est là le réel éternel, et voilà une fin que seuls des yeux
de philosophe peuvent apercevoir. Seul donc le sens
métaphysique nous adapte à la vie profonde. Seul il
sait qu'une âme porte en elle l'univers, parce qu'elle le
reflète, mais selon une loi de réflexion qui lui appartient
en propre ; et c'est donc un monde qui naît et meurt avec
elle(').
Il s'ensuit un double devoir qui dépasse les oblig-a-
tions définies dans la IP Intempestive : 1° Il nous faut
découvrir notre loi propre et ce rayon de courbure inté-
rieure qui détermine la déformation de notre vision; 2° Il
nous faut discerner la loi propre des autres individus et
la leur accorder comme leur raison d'être. Le sens histo-
rique déjà nous enseignait la justice stricte. Il y faut, nous
•le découvrons maintenant, un sens de la vérité, un besoin
de dire et de penser sincèrement qui dissipe toute illu-
sion; et, avant tout, les illusions sur nous-mêmes. Cette
vue passionnée et trouble des choses qui fut la force et la
faiblesse de Wagner, il fallait la clarifier par la critique
intellectuelle. Un ascétisme nouveau naissait :
Le sens de l'existence est dans les individus... et il faut les bri-
ser (*).
Nietzsche veut dire que pour pénétrer les hommes
jusqu'au fond, il faut les dépouiller de tous leurs
(') Ibid., S 86. (If., X, 320.)
(«) Ibid., S 90. (W^., X, 323.)
SGHOPENHAUER ÉDUCATEUR 415
masqups d'orgueil ou de désintéressement. Dégagé de
toute simulation, ce qu'il y a en eux de grand en paraî-
tra plus grand. Comprenons donc pourquoi Nietzsche un
jour percera à jour les artifices de la comédie tragique
jouée par Wagner. Il fera de lui-même une critique non
moins impitoyable. Détruire, en ce sens, n'est pas besogne
négative. On en revient avec une reconnaissance profonde
pour les rares « Libérateurs » ('). Wagner était-il de
ceux-là? Peut-être, mais d'abord, et plus incontestable-
ment, Schopenhauer. Un premier cycle de polémique,
ouvert par cette Intempestive contre David Strauss, se
refermait ainsi sur le philosophe que Strauss insultait.
Une austérité religieuse parlait dans cette IIP Intem-
pestive. Elle définissait une culture qui pouvait exister
« dans toutes les classes, à tous les degrés de l'instruc-
tion » (^). Elle n'avait rien de commun avec le « philisti-
nisme cultivé ». Elle était intelligence de la commune
misère, de la commune illusion, et divination de cette
douleur dans les âmes d'élite où elle habite.
L'instituteur le meilleur de cet art de divination était
Schopenhauer. Non pas que Nietzsche prétendit le com-
prendre. Encore moins, à l'époque présente, lui donnait-il
son adhésion. Mais, comme les religions, les philosophies *
ne sont pas faites pour être sues. Elles sont faites pour
agir. Les pensées d'un philosophe résultent de ses expé-
riences les plus intimes. Elles demeurent son secret scellé
d'un inouvrable sceau. De quel droit, cependant, parler
de Schopenhauer? Un David Strauss n'en a pas le droit.
Il faut, pour l'oser, avoir une expérience intérieure aussi
grande et douloureuse que celle de Nietzsche, et savoir
créer le langage qui la rend. Ce philosophe, héros de la
(') Ibid., SS 84, 88. {W., X, 319, 322.)
(^) Ibid., S 84. {W., X, 319).
416 LA « TROISIEME I N T E M P E S T I.V E »
vérité, au regard pénétrant et vaste, il ne suffit pas qu'il
ait apparu une seule fois en la personne deSchopenhauer.
« Il faut qu'il reparaisse une infinité de fois, pour le
salut de nous tous » ('). L'enivrement d'un taciturne
orgueil fait écrire à Nietzsche cette parole où il reven-
dique pour lui-même cette succession de l'esprit souve-
rain, par lequel a commencé la Renaissance de la philoso-
phie tragique en Allemagne.
Son orgueil est la protestation de sa douleur et de sa
misère physique. Nietzsche se redresse par ces affirmations
violentes, quand il est courbé par le labeur et la mélan-
colie. Pour se faire un Jiome plus doux, il souhaite d'avoir
près de lui à Bâle sa sœur Lisbeth. Elle vint pour la fin
d'avril et resta tout l'été de 1874. Ils firent de joyeuses excur-
sions aux chutes du Rhin à la Pentecôte ("). Pendant les
accalmies de son mal, Nietzsche voulait paraître gai et
fort. Sa mélancolie se renfermait. Puis il refaisait des
projets de fuite. S'il quittait l'Université, la petite ville
souabe de Rotli^nburg, restée figée dans son décor Renais-
sance, n'offrait-elle pas une retraite digne, simple, éloi-
gnée de toute modernité ? Il n'avouait qu'aux plus intimes
son travail en chantier (^) ; encore cachait-il même à Rohde
un autre dessein « très beau et très secret », dont ils déli-
béreraient ensemble lors de ce Concilium Rhaeticum où il
pensait réunir ses amis à l'automne (*).
Si triste et surmené, c'est Nietzsche qui trouvait la
force de réconforter ses amis :
Ne te désole pas, comme si tu étais seul, écrit-il à Rohde; la dou-
leur et la tendresse nous unissent (°).
(') Ibid., g 86. (IF., X, 319.)
(*) E. FoEBSTEu, Riogr., II, 132 sq. — Der junge Nietzsche, p. 3S9 sq.
(') La III' Intempestive s'appelait alors, dans sa pensée, Schopenhauer
unter den Deutschen. — Lettre à Rohde, 14 mai 1874 (Cor/:, II, 459).
(*) Corr., II, 464. — (=) Corr., II, 460.
SGHOPENHAUER EDUCATEUR 417
Plus solitaire que Rohde, il imaginait alors de
laisser couler dans un Hymne à l'Amitié toute la douceur
de son âme. On croit lire dans cette cantate un morceau
du Zarathustra futur. Un cortège solennel monte au
temple de l'Amitié. Des chants se déroulent, somptueux
et lents, comme des odes d'Hœlderlin. La tristesse languide
des souvenirs s'efface peu à peu dans la joie des résolu-
tions héroïques ; et le regard plonge aux horizons les plus
lointains des temps futurs (').
Avec ce doute secret, dont il se ronge, sur l'œuvre
wagnérienne, comment Nietzsche se consolerait-il, si ce
n'est par cette pensée qui bénit l'avenir, quand le présent
lui échappe ? Les messages d'amitié venus de Bayreuth
ne lui font plus illusion. Wagner, sans doute, lui
écrit : « Venez. Soyez notre hôte tout un été » et Cosima
s'inquiète de son mal. L'un et l'autre sentent aux refus
de Nietzsche une cause invisible ; et Nietzsche se demande
s'il n'est pas deviné. L'amitié confiante de jadis s'est
changée ainsi en ce fatalisme, où l'on se dit que chacun
de nous a en lui son démon et sa nécessité qui le mènent :
Bedingung und Geselz- und aller Wille
ht nur ein Wollen, iceil wir eben sollten,
écrivait Cosima, citant les « Paroles orphiques » de Gœthe.
Il ne reste plus qu'à savoir si ces nécessités diverses
vont cheminer de concert ou se heurter de front.
Nietzsche, obsédé de sa WV' Intem^pestive^qmalXaÀi déci-
der de leur accord ou de leur conflit, s'en fut dans les
Grisons se recueillir pour le dernier effort. Romundt seul
l'accompagna; et Bergûn, qu'ils choisirent pour villégia-
ture, parut à Nietzsche plus grandiose encore que Flims.
Il acheva dans l'angoisse Schopenhauer als Erzieher.
(') Corr., III, 476.
AiNDLER. — II. 27
418 LA TROISIEME «INTEMPESTIVE «
N'avait-il pas échoué à traduire quelques-unes de ses
idées les plus inexprimables? C'est que sa pensée elle-
niême grandissait dans cette atmosphère des hauteurs
et, en s'épurant, se faisait plus exigeante (').
Il se rendit j)ourtant à Bayreuth, en août. Il aurait
déjà fallu souhaiter qu'il n'y parût plus jamais. Venait41
à Wahnfried vérifier, par un étrange défi, les terribles
analyses confiées à ses carnets? Se proposait-il d'essayer
sur Wagner une de ces expériences cruelles qui parais-
saient nécessaires à son nouveau besoin de sincérité
tyrannique? Sa vieille inquiétude le ressaisissait avec sa
manie invétérée de prosélytisme. A peine était-il arrivé à
une certitude, qu'il lui fallait en faire un tourment pour
autrui. Wagner avait coutume de se définir par rapport
aux grands hommes du passé. Les tragiques grecs, Luther,
Shakespeare, Gœthe, Schiller, Beethoven, Bismarck, de
tous, il s'était fait une toise pour mesurer sa propre taille,
11 s'était forgé une notion de l'esprit allemand, factice et
faite à son image. Deux connaissances lui manquaient :
celle de la Renaissance et celle de l'esprit latin ('). C'est
pourquoi, à Bayreuth, Nietzsche se mit à dénigrer la languo
allemande, et à développer ses idées nouvelles sur la cul-
ture latine.
Si étrange que ce fût, ce n'est plus chez les Grecs,
mais chez les Romains que Nietzsche cherchait à présent
le précédent le plus capable d'expliquer l'Allemagne
contemporaine. Cicéron fait comprendre Richard W^agner
mieux que ne ferait Empédocle. (Comment en serait-il
autrement, si Wagner est surtout un comédien et un rhé-
teur ? Nietzsche ne croit pas le blâmer en le qualifiant
ainsi. Il croit louer sa probité. Tous les arts ont leur phase
') Corr., V., 297; VI, 12.
!') Gedankcn iïber Richard Wagner, 1874, ;] 345. {W., X, 446.)
^
SCHOPENHAUER EDUCATEUR 419
oratoire. Le sonore Eiiipédocle vient avant Platon; et
Eschyle avant Sopiiocle. Si l'art se propose de faire illu-
sion, quoi de plus probe que d'avouer cette intention?
La rhétorique fait cet aveu, et Nietzsche aurait attendu
de Wagner un aveu de cette sorte.
Dans ce parallèle de Wagner avec Gicéron, des res-
semblances frappaient Nietzsche. Il manquait encore à
Wagner, comme k Cicérolà, la pureté du goût. Wagner
rivalisait avec Beethoven, comme Gicéron avec Démos-
thène. Mais les effets somptueux, brutaux, séduisants de
« l'art asiatique » les influençaient tous deux plus que
l'atticisme. La simplicité est de toutes les qualités la plus
tardive. Elle n'était pas encore venue pour Wagner.
Pourtant de Gicéron et des Latins on pouvait apprendre
l'art de la culture « décorative ». Cette satisfaction glo-
rieuse d'elle-même, ce goût du pathétique, du beau geste
dans la passion, cette utilisation de la politique, de l'art et
de la science pour des effets décoratifs, ont quelque rap-
port avec Wagner. Mais les Latins sont plus purs. Une
arrière-pensée se dessinait donc, dans un essai sur Gicéron
que Nietzsche avait jeté sur le papier au début de 1874 : Il
fallait élargir le gotit allemand jusqu'au goût latin; et
continuer, comme lui, la lutte contre les Grecs, pour
arriver à la pureté de la forme (').
Une seconde certitude s'était imposée à Nietzsche,
depuis que Brahms était venu à Bâle diriger son Triumph-
lied {^). Dès janvier 1874, on lit dans les notes de
Nietzsche :
Le danger est très grand pour Wagner, s'il se refuse à admettre
lîrahms, etc., ou la musique juive (').
{■} Cicero. (W., X, 484.)
r«) Corr., II, 464.
■) Gedanken uber R. Wagner, % 340. (IF., X, 44b.
420 LA TROISIEME «INTEMPESTIVE»
Dans la grande impuissance architecturale de la
musique présente, le Christ àe Franz Liszt représentait
peut-être un effort de construction. Au demeurant, le
talent des musiciens actuels ne savait innover que dans
l'impression courte, dans le morceau d'anthologie, « dans
l'épigramme musicale » ('). Brahms offrait en foule ces
petits chefs-d'œuvre d'un style, chez lui, plus purement
allemand que chez Wagner.
Traduisons le reproche que Nietzsche dissimulait.
La mégalomanie tudesque de Wagner lui faisait imiter
gauchement les attitudes oratoires latines; et ce que les
musiciens rivaux offraient de tradition germanique vraie,
il le méconnaissait. Voilà pourquoi Nietzsche, en août 1874,
déposa, sur le grand piano de Bayreuth, le Triumphlied de
Brahms relié en rouge. Défi manifeste sur lequel Wagner
ne se méprit pas. Il le releva le quatrième jour. Il joua
l'œuvre, puis sa colère éclata : « C'est du Haendel,
du Mendelssohn et du Schumann, reliés en veau ! «
s'écria-t-il. Nietzsche avait écouté la philippique avec
cette gravité décente qu'il savait affecter. « Ce jour-là
Wagner ne fut pas grand », a-t-il dit, depuis, à sa sœur (*),
et sans doute Wagner a eu ses vulgarités. Mais Nietzsche
est-il défendable, au moment où l'œuvre de Bayreuth
était menacée de toutes parts, d'avoir semblé se joindre,
par cette bravade, à la meute qui traquait le vieux maître
méconnu? Dans la commotion que lui causa l'orage pré-
curseur des malentendus futurs, Nietzsche dut s'aliter.
C'est un malade qui venait de quitter Wahnfried, lorsque
Franz Overbeck y vint en août 1874.
Pour cette fois, le nuage se dissipa. L'automne doré
(*) Richard Wagner in. Bayreuth, posth., g 378. (X, 468.)
(*) Glasenapp, Leben R. Wagners, V, 147-149. — E. Foerstbr. Der junge
Nietzsche, I, 373.
i
s G H 0 P E N H A U E II EDUCATEUR 421
de la Suisse, où Nietzsche chercha le repos, les raisins
d'Italie et les souffles salubres du Rigi le remirent sur
pied. La meurtrissure de « cent cicatrices » morales rou-
vertes (*) trouvait dans la courageuse fidélité de ses amis
Rohde, Overbeck ou Malwida von Meysenbug de quoi se
guérir. La faillite de son éditeur Fritzsch fut, sans doute,
sur le point de compromettre le fragile succès matériel
de ses livres (*), mais le fonds fut racheté par Schmeitzner ;
et Nietzsche eut un mois de novembre triomphal, quand
affluèrent les lettres qui le complimentaient de Scho-
penhauer als Erzieher.
Aucune ne fut plus affectueuse que la lettre de
Cosima ('). Elle reprenait avec esprit le sujet des conver-
sations irritantes du mois d'août. Si elle félicitait Nietzsche
de son style, c'était pour y voir la revanche magnanime
de la langue allemande, outragée par lui à Bayreuth,
et qui se vengeait en donnant à son détracteur la plus
persuasive des éloquences. Cosima prenait prétexte de
l'individualisme de Nietzsche, pour rappeler que les nations
aussi sont des individus; et elle le suppliait, avec un
sourire, de considérer l'Allemagne comme une de ces
plantes uniques et rares, dont il fallait souhaiter l'épa-
nouissement. Sa flatterie délicate dépensait, pour l'ami
qu'elle voulait retenir, les ressources les plus enjôleuses
d'un ascendant dont elle connaissait la force. Elle faisait
de Nietzsche le « sourcier » qui sait, dans tous les
domaines de l'esprit, deviner les endroits où, invisi-
blement, vient sourdre le génie. Elle lui attribuait l'art
d'en apercevoir la valeur morale et la douleur cachée.
Est-il besoin d'ajouter que, 230ur elle, l'inspiration wag-
(') Corr., II, 471; III, 478.
(*) Il s'était A-endu 500 exemplaires de la première Intempestive; 200 de
la seconde. [Corr., II, 478.)
(') E. FoERSTBR, Biogr. , II, 159. — Wagner und Nietzsche, p. 207.
422 LA TROISIÈME «INTEMPESTIVE»
nérienne était la seule nappe d'eau souterraine où put
s'abreuver le peuple allemand ? Cosima insinuait que,
malgré tout, Nietzsche y était ramené par un instinct
plus fort. Et de ce geste irrésistible et royal, par lequel
elle savait étendre son empire, elle s'annexait l'œuvre
nouvelle :
Ceci est mon Inlempestwe à moi, mon clier ami.
Une décision redoutable s'imposait dès lors à Nietzsche.
11 fallait contraindre Wagner à s'élargir, à reconstruire
son univers intérieur, ou bien il fallait lui dire adieu,
avec une reconnaissance émue jusqu'aux larmes, mais sans
retour. La IV*" Intempestive sera ce plan d'une action
élargie, mais aussi déjà cet adieu.
t
CHAPITRE IV
L'AFFRANCHISSEMENT
I
AMITIÉS ET DOULEURS
DE 1874 à 1876, jusqu'à cette Unzeitgemxsse sur
Bayreuth, qui mit près de deux ans à paraître,
Nietzsche semble étranger à toute propagande.
C'est qu'il se recueille et s'enrichit. A le voir, on ne se
doute pas qu'il mûrit de farouches décisions. Jamais il ne
fut plus sociable, L'Université de Bâle s'était, en peu
d'années, augmentée de plusieurs hommes de grand
talent : l'économiste August von Miaskowski, le philo-
sophe Heinze, le clinicien Hermann Immermann. Les
mardis soir de chaque quinzaine, on se réunissait dans la
maison d'un de ces universitaires, où le souper était
frugal, mais où l'on faisait d'excellente musique.
Overbeck et Nietzsche, à la surprise de tous, ne met-
taient pas de crêpe à leur pessimisme ; et, philosophes
très désabusés, n'en étaient pas moins les boute-en-train
les plus gais de ces réunions. Des tableaux vivants
empruntés à quelque scène des M eis ter singer, et dont les
figurants étaient les enfants de Miaskowski, flattaient la
passion des wagnériens présents. Nietzsche, pour payer
son écot, lisait des pages de Mark Twain, récemment
découvert alors ; ou bien il s'asseyait au piano, et, dans sa
424 L'AFFRANCHISSEMENT
manière anguleuse et saccadée, mais si émouvante, jouait
de mémoire un passage de Tristan, un lied de Brahms,
ou se livrait à une de ces improvisations musicales, où il
excellait (•).
A d'autres moments, avec Overbeck et Gersdorff, il
reprenait ses longues promenades hebdomadaires. On
allait à Lôrrach, petite ville badoise assez rapprochée de
Bâle pour que de bons marcheurs pussent l'atteindre à
pied. I^ietzsche y avait une amie nouvelle, M""® Marie
Baumgartner-Koechlin, Alsacienne protestataire, quoique
femme d'un industriel établi au pays de Bade. Son fils
Adolphe était l'élève de Nietzsche. De culture délicate,
^|me Baumgartner avait eu l'abnégation de traduire en
français la terrible III* Intempestive sur Schopenhauer.
Elle correspondait avec Nietzsche pour cette tâche diffi-
cile dont elle s'acquittait en traductrice plus enthousiaste
qu'expérimentée. Il naquit de là une amitié, admirative
chez M""' Marie Baumgartner, respectueuse et pleine de tact
chez Nietzsche, et qui, de toutes ses affections, fut la plus
tendre en 1875. Il cherchait auprès d'elle un refuge pour
sa sensibilité toujours à vif, qui lui rappelait sans cesse
« l'essence même d'une vie, dont tous les dessous étaient
de douleur {uïiter-schwiXrig) ». Parfois, avec ce besoin de
s'attacher qui fut en lui aussi profond que son besoin de
tourmenter ceux qu'il aimait, il lui semblait que cette
affection lui était neuve par la douceur. « Je n'ai jamais
été gâté en matière de tendresse », lui écrivait-il alors
avec une si exubérante reconnaissance qu'elle en devenait
injuste pour les amitiés anciennes (*). En échange de plus
(') Ira von Miaskowski, August von Miaskoicski, Ein Lebensbild und Fami-
lienbucli. Elbiug, chez Petzold, 1901, pp. 120, 122-124. Les passages les plus
importants ont été reproduits par C.-A. Bernoclli, Franz Overbeck, t. I,
pp. 74-76.
(») Corr., I, 3't4.
AMITIES ET RUPTURES 425
d'un menu service, comme une femme de cœur sait en
rendre à un ami malade, il avouait alors ses souffrances,
ses découragements et aussi ses plus orgueilleuses espé-
rances. Peu de personnes ont connu aussi bien que
]yjme jviarie Baumgartner la peine dépensée par Nietzsche
pour concilier son obscure besogne de savant avec ses
ambitions d'artiste et de philosophe.
De 1875 à 1876, tandis qu'on croirait Nietzsche refoulé
sur sa profession, ses plans de réforme intellectuelle et
morale approchent d'une maturité nouvelle. Ce n'est pas
le public qu'il veut gagner d'abord. Il projette avec téna-
cité une conquête plus grande : il veut séduire Richard
Wagner. Il va se mettre en état de le dominer par une
supériorité persuasive. Nietzsche va investir Wagner, au
moment précis où Cosima croit s'emparer de Nietzsche
par des flatteries qui l'enorgueillissent. Une tournée de
concerts que Wagner avait résolu de faire en Autriche-
Hongrie fournit l'occasion. Nietzsche la saisit à bras-le-
corps. Pendant l'absence de Cosima et de Wagner,
Lisbeth Nietzsche ne consentirait-elle pas à être précep-
trice de leurs jeunes enfants ? Cosima en avait fait la
demande discrète ; pour Nietzsche une telle demande ne
souffrait pas de refus.
Inopinément, la mère de Nietzsche résista. Il se décou-
vrit entre elle et Nietzsche un malentendu presque
incroyable. Cette femme adorait son fils et en était fière.
Mais sa piété chrétienne se désolait de le croire égaré. Au
nombre des tentateurs qui compromettaient son salut,
elle mettait Richard Wagner et Cosima. Elle avait su
cacher six ans cette animosité ombrageuse. Maintenant il
lui sembla qu'on voulait aussi lui prendre sa fille. Le
vieux cœur maternel se révolta. Ce fut de la stupeur
chez Nietzsche, quand il aperçut, si près de lui, tout ce
qui avait cheminé de haine silencieuse contre ses amitiés
426 L'AFFRANCHISSEMENT
les plus chères. Sa colère eut de ces éclats foudroyants, qui
faisaient tout plier, et ne se calma que quand il eut g-ain
de cause. Mais, de nouveau, il se sentit seul, de cette
grande solitude qui est celle de la liberté de Fesprit,
environnée d'une conspiration permanente de ménage-
ments et de réticences, au milieu de laquelle elle ne
marche elle-même que masquée et muette. Le grave
portrait que, dans Schopenhauer als Erzieher^ il avait tracé
du philosophe solitaire, rongé de mélancolie et éclatant
en explosions courroucées, surgissait alors à sa mémoire;
et plus que jamais il sentait qu'il avait, en décrivant
Schopenhauer, décrit son propre et durable supplice (').
Lisbeth partit enfin pour Bayreuth à la mi-février
de 1875. Wagner donnait à Vienne des fragments nou-
veaux de Gôtterdàmmerung . La tournée se prolongea par
Buda-Pesth. Lisbeth fit merveille comme préceptrice et
comme maîtresse de maison à Wahnfried. Premier jalon,
pensait Nietzsche, d'une intimité avec Richard et Cosima
Wagner, qui serait à l'abri des colères et des méfiances.
Cette précaution prise, un autre chagrin l'assaillit.
Un ami longtemps choyé, son collègue et commensal,
Romundt, professeur de philosophie à l'Université de
Râle, voulut passer au catholicisme. On s'aperçut qu'il
avait depuis longtemps des accès mystiques. Il croyait aux
miracles. L'homme que Nietzsche voulait convoquer au
Goncilium Rhaeticum des « libres esprits » parla de se
faire moine. Trois années d'amitié aboutissaient à cette
triste défection. Nietzsche fut froissé jusqu'au fond de son
luthéranisme instinctif et jusque dans cette « propreté de
la pensée » qu'il en estimait inséparable. Il n'admettait
pas chez les amis les plus proches une telle dissidence. Il
(') Corr., V, 309, 310.
D 0 U L E U 11 S mi
NT eut entre eux des scènes nocturnes d'une violence inouïe.
Despotiquement, Nietzsche posait ses conditions. Son
anoitié se donnait à ceux-là seuls qui luttaient avec lui
pour un même afEranchissement. Romundt ne se fit pas
prâtre, mais s'en fut, pleurant, indécis; à la fin, « il suivit
sa loi. celle de sa pesanteur » (*). U devint professeur
au gymnase d'Oldenburg. Us se séparèrent sur cette
dissonance désespérée.
Entre les deux crises, la querelle avec sa mère et
celle avec son ami, Nietzsche se retirait comme sur ces
cimes morales où si souvent déjà, à Lugano, à Flims, à
Berg'iin, il avait trouvé le repos. U composa un Hymne
où il célébrait, d'un cœur débordant de reconnaissance,
la solitude tragique et belle où la destinée enferme l«s
ànres supérieures, sans égard pour leur besoin de ten-
dresse (^).
Malgré ces douleurs, Nietzsche s'acharne à travailler.
Ob le croirait très éloigné de son dessein w^agnérien :
jamais il n'en fut plus proche. On le voit mettre debout
un enseignement vaste et fort. Les cours les plus beaux
(ju'il ait faits, toute une Histoire de la littérature grecque^
exposée en trois fragments volumineux; un cours sur les
cultes grecs ^ élaboré de 1875 à 1876; des leçons nouvelles
sur les Philosophes grecs avant Platon; une Introduction
à la me et aux dialogues de Platon, enseignée à deux
reprises, le ramènent à la région abandonnée en 1873 (').
Il semble smvre ainsi le conseil que lui avait autrefois
donné Cosima, et qui lui avait paru si dur : Helléniste, il
va écrire un grand ouvrage sur les (irecs. Le Griechenbuch
projeté avant le livre sur la Naissance de la tragédie, va
(') Corr., I, 311, 312; — II, 494; — V, 322.
(*) Corr., 111, 490. — L'Hymne à la solitude est inédit jusqu'ici.
(') V. des fragments importants de ces cours dans les P/iilolot/ica,
t. II et III.
428 L'AFFRANCHISSEMENT
être remis en chantier. Sera-ce un livre seulement? Ce
devra être le modèle de l'historiographie nouvelle. Ce
sera la résurrection de la vie grecque, non dans ses
détails, mais dans ses grands mobiles. Par masses énormes,
mais ordonnées, une Grèce nouvelle se lève des docu-
ments. Sur la tragédie grecque elle-même, domaine où il
s'est illustré, Nietzsche croit « apprendre à chaque pas » :
Je trouve qu'il manque à nos philologues le goût passionné des
traits originaux et forts, et ce qui ne leur manque pas, hélas I c'est le
goût abominable de faire l'apologie des Grecs (').
Voilà donc comment se réalise son plan de mener de
front son œuvre de science et son œuvre de réforme intel-
lectuelle et artiste. Nietzsche travaille, mais il se regarde
travailler. Il fait serment de véracité totale ; il observe
les préjugés des humanistes. Il se rend compte de ce qu'il
en reste dans son propre esprit passionné. La \N^ Intem-
pestive aurait été cette prodigieuse confession. Elle se
serait intitulée : Wir Philologen[Nous autres humanistes).
L'exposé systématique de la doctrine nietzschéenne
pourra dire seul ce que la pensée de Nietzsche gagnait
à cette méditation (-). Nous n'en avons que les frag-
ments. En vain, Gersdorff les mit au net pour lui. La
construction ne put venir à terme. Tout le printemps
de 1875, Nietzsche ne cessa de gémir. De courtes excur-
sions à Lucerne, à Berne, en mars et en mai, pour cher-
cher le silence profond, le ragaillardissaient pour
quelques semaines, et il satisfaisait alors durant ses pro-
menades solitaires sa passion de rêver ('). A Bâle, en juin,
la première atteinte grave de son mal le terrassa.
(•) Corr., II, 489.
(') V. Nietzsche et le Pessimisme esthétique, au chapitre sur Le préjugé
humaniste.
(») Corr., V, 318, 323.
DOULEURS 429
Nietzsche en a mesuré tout de suite l'étendue, mais il
n'en a pas su la nature. Sans doute des maux de tête
cruels lui tenaillaient le cerveau. Ses yeux étaient blessés
de toute lumière vive. Surtout les douleurs d'estomac se
firent intolérables. Les nausées, bien qu'il refusât presque
toute nourriture, se prolongeaient durant des heures.
Plus d'une fois, Nietzsche crut « la machine en pièces »,
et tragiquement, souhaita qu'elle le fût. Pourtant il s'alita
le moins qu'il put, et, quoique martyrisé nuit et jour, se
traînait à l'Université et au Paedagogiiim (').
Dès mai, il avait dû appeler sa sœur. Il put aller la
chercher à Bade, où il passa avec elle quelques jours.
Puis elle s'installa dans la petite maison du Schùtzen-
graben, d'où Overbeck était absent. Elle veilla à la table
et aux soins du ménage. Rien n'y fit. En juillet, les
médecins prescrivirent une cure à Steinabad, dans la
Forêt-Noire. Le mal de Nietzsche ne consistait pas seu-
lement dans une dilatation d'estomac très négligée et si
douloureuse qu'on la prit pour un cancer. Tout son sys-
tème nerveux se délabrait. Ses yeux faiblissaient. Mais
telle était son obstination ambitieuse que, dans la retraite
encore, il travaillait.
Ou peut, avec la moitié de sa force vitale, être professeur, écrj-
vait-il. Le pourrait-on avec sa force intacte, et à la longue ?
Ce fut alors qu'il paracheva le plan d'un cours de sept
années sur la Grèce. Et aussitôt sa pensée prenait son
vol : le soubassement social de sa doctrine avait besoin
d'être consolidé. Il commença des études d'économie
politique, qui devaient fructifier plus tard. L'économiste
américain Carey et Dùhring, qui l'avait récemment accli-
maté en Europe ; de vastes ouvrages historiques, tels que
(') Corr., I, 322, 324, 326.
430 L'AFFRANCHISSEMENT
Lindwurm, Handelsbetriebslehre uncl Entwicklung des
Welthandels {i%^^)^\m. fournirent des idées sociales qui,
provisoirement, sommeillèrent en lui. « N'en souffle mot »,
disait-il à Gersdorif ('), mais en secret cette préocc-u-
pation sociale cheminait en lui. Elle remontera, à l'époque
de Morgenrœthe et du Zarathustra. Sa miéditation faisait
le bilan de sa culture acquise. Il en savait les lacunes.
Pour les combler, il se proposait de s'imposer l'appren-
tissage de plusieurs sciences exactes. Durant ses longues
promenades sous les hautes futaies et dans les vallées
cachées, se dessinaient à son regard intérieur les linéa-
ments d'un nouveau système philosophique. Son énergie
était telle que toute sa' douleur se transfigurait par ces
rêves d'avenir.
Il avait déjà des disciples. Un savant musicologue
alsacien, Edouard Schuré, lui envoyait son livre sur Le
Drame musicaL construit, comme Die Geburt der Tra-
gôdie autrefois, sur un rapprochement entre la tragédie
grecque et le drame de Wagner {^) . On accourait de loin
pour rendre visite à Nietzsche. Il dut quelquefois se
débarrasser par des boutades, de ses admirateurs les
plus importuns (^).
La pensée de Bayreuth, et d'un opuscule commencé
pour en dire la gloire autrefois rêvée, lui revenait par
bouffées. Si coupable déjà dans sa pensée, il ne pouvait en
détacher son cœur. On le plaignait là-bas ! On avait peur
qu'il n'abusât des soins et des drogues, qu'il ne ii\i un
peu malade imaginaire. On ne soupt^oimait rien de tout^
(') Corr., I, 333, 336, 338, 341.
(-) Corr., I, 342.
(^) Parmi ceux qu'il esJjrouIfa ainsi, il y eut son futur beau-frère, le
D' Foerster, professeur de gymnase à Berlin, wagnérien, antisémite «t
teutomane. Nietzsche prit plaisir à le vexer par des boutades contre l'his-
torien des Grecs, Ernst Gurtius de Berlin, et contre le peintre Moritz
von Schwind. — Corr., VI, 34.
.[ A G 0 R B U R G K H A R D T 434
le martyre qu'il soufi'rait, et une étrange insouciance à
«'exprimer sur son compte, qu'on retrouvait dans toutes
les lettres de M""® Cosima Wagner, eût prouvé à elle
seule la froideur croissante. Toute la souffrance physique
de Nietzsche s'imbibait ainsi de douleur morale. Le
sixième anniversaire de sa première visite à Tribsclien,
en juin 1875, ravivait son deuil, quand il songeait que
seul, l'automne d'après, il manquerait à Bayreuth, où se
trouveraient réunis tous ses amis.
Mais il se maîtrisait. 11 trouvait de la force pour
autrui. Il consolait le musicien Fuchs et son vieil ami
Erv^in Rohde, qui passait par une crise sentimentale
remplie de tout le désespoir, de toute la passion mortelle
et de toute la misère de Tristan (*). Il forgeait en lui ce
grand courage calme qui la soutenu sa vie durant. Ne
jamais s'abandonner à une hâte fiévreuse, savoir mûrir
des espoirs longs et secrets ; gravir par degrés les cimes :
voilà les maximes par lesquelles il se prépare à sa
tâche {-). C'est le moment de décrire l'immense besogne
par laquelle il renouvela sa doctrine.
Il
L INFLUENCE DE JACOB BURCKHARDT
ET LA SGCIGLGGJE RELIGIEUSE NOUVELLE DE NIETZSCHE
Pour cette œuvre, Nietzsche se choisit un guide.
C'était son habitude, et aussi son principe. Aucune vie ne
grandit sans utiliser les ressources créées par la vie anté-
cédente. Le lamarckisme le lui avait enseigné. Tout génie
aussi se nourrit de ses devanciers. Autrefois Nietzsche et
(^) Corr., II, 507, 610.
(») Ibid., I, 345, 348.
432 L'AFFRANCHISSEMENT
Rohde avaient reproché à Jacob Burckhardt son scepti-
cisme clair, en qui mourait toute illusion ('), La sincérité
nouvelle de Nietzsche confessait à présent que Burckhardt
avait raison; et c'est Burckhardt qui l'émancipa de
Wagner.
Son jeune élève, Adolphe Baumgartner, et un étudiant
endroit, Kelterborn, offrirent à Nietzsche deux rédactions
du cours célèbre de Burckhardt sur V Histoire de la Civili-
sation grecque^ la première plus fine et psychologiquement
exacte ; la seconde plus riche et mieux ordonnée (^ ). Il comp-
tait s'inspirer largement de ce modèle tant admiré, et lui
eût sans doute rendu un public hommage. Il se savait
éloigné de tout plagiat. Sa méditation renouvelait tout
ce qu'elle touchait. Quels soupçons cependant rendirent
ombrageux le vieux Jacob Burckhardt? et quelles furent
les médisances colportées jusqu'à lui? Ils s'en expli-
quèrent avec une franchise qui rétablit la confiance
ancienne, un jour d'entretien dans ce cloître attenant à
la cathédrale, qui avait vu si souvent leurs promenades (').
Il faut donc dire en quoi Burckhardt a aidé Nietzsche à
construire la sociologie par laquelle il comptait élargir le
wagnérisme (*).
Nulle part on ne prend mieux sur le fait le procédé
créateur de Nietzsche qu'en le voyant travailler à un
sujet où il sait qu'il a des rivaux. Il s'attache à son rival,
et l'aime. Puis, ayant pénétré sa pensée par l'amour, il
l'élargit et la dépasse. Le cours de Burckhardt, où les
chapitres sur les transformations de la cité, sur l'éveil et
(') Ibid., II, 453.
(*) Lettres à Overbeck, 30 mai 1873. {Corr., VI, 27.) — Corr., I, 341. On se
souvient que Nietzsche avait essayé autrefois de suivre ce cours.
(') Corr., I, 329; V, 329.
(') Toute cette influence de Jacob Burckhardt est expliquée dans nos
Précurseurs de Nietzsche, p. 265-339.
JACOB B U R G K H A R D ï 433
l'évolution des arts étaient si remarquables, faiblissait
quand il abordait les faits religieux. Nietzsche y apportait
une préparation qui lui venait de la discipline de l'école
de Leipzig, et toute une orientation en matière folk-
lorique à laquelle Burckhardt était étranger. Dans son
cours de 1874-1875 sur la littérature grecque, Nietzsche
avait suivi en gros la marche sociologique de Burckhardt.
Le développement des genres littéraires allait de la reli-
gion à la pensée rationnelle, et, dans cette transforma-
tion, les classes populaires sont le plus attardées. Mais si
toute poésie est d'abord religieuse, et demeure une sur-
vivance de l'état religieux, comment se forme l'état
mental prélogique, qui enfante les religions elles-mêmes?
Gela importait à toute l'interprétation des Grecs ; et cela
importe à l'œuvre wagnérienne qui se prépare.
La séduction de la Grèce venait pour une grande part
de la splendeur des fêtes helléniques. Le don d'orner la
vie est une des aptitudes principales de l'humanité
grecque ('). Elle y dépense peut-être la sixième partie de
son temps et toute cette énergie de pensée qui ne souffrit
jamais rien de médiocre. Or, si toute fête suppose un état
d'esprit religieux, que peut-on espérer de Bayreuth,
puisque la religion chez les modernes est morte ?
Nietzsche reprit le problème en transformiste pour qui
les fonctions mentales sont des procédés d'adaptation à la
vie. Si une fête religieuse et poétique, un cortège rituel
ou une représentation tragique, accompagnée de chants
et de danses, sont une façon d'incliner les dieux vers nous
et de nous élever nous-même à la condition divine, com-
ment faut-il imaginer les dieux et le procédé magique qui
nous les soumet? Burckhardt avait repris le dicton
ancien : « La crainte, la première, inventa les faux dieux « ,
(*) Der Gottesdiemt dcr Griechen. {Philoloyica, l. III, 3.)
ANDLER. — II. 28
434 L'AFFRANCHISSEMENT
ou même les dieux véritables. Il avait hésité à penserque
les Grecs primitifs pussent s'enhardir, comme les ihéurgies
des époques basses, à contraindre les dieux par des sorti-
lèges (•). » Nietzsche procède par une enquête ethnogra-
phique. Son maître, Oskar Peschel, l'ethnographe de
Leipzig, venait d'enseigner que toute émotion religieuse
vient du besoin de trouver à tout phénomène une cause (») ;
et que la particularité des peuples primitifs consiste à ne
pas savoir former une notion correcte de causalité.
Dès cette époque bâloise, Nietzsche est donc en pleine
possession de la méthode qu'il suivra dans Menschliches ,
Allzumenschliches . Il se préoccupe d'épurer l'esprit; il se
demande comment l'esprit grandit en partant de l'impu-
reté des notions. Il y a une logique des civilisations pri-
mitives-qui ne ressemble pas à la nôtre. Ce qui la carac-
térise, c'est 1° de ne savoir pas observer exactement ; 2° de
fixer dans la mémoire les cas bizarres et exceptionnels, au
lieu de la foule des faits réguliers ; 3° de ne pas savoir com-
parer, et dès lors d'établir avec force des similitudes falla-
cieuses. Retenir et comparer des faits exacts : c'est toute
l'intelligence ; et c'est par là qu'elle s'étend sur le passé et
sur le présent. Les règles pour dresser l'esprit, chez
Nietzsche, se réduiront un jour à épurer la faculté d'obser-
ver, la mémoire et l'intelligence comparative. Et comme
il est évolutionniste, Nietzsche décrira d'abord comment
est faite l'intelligence impure, qui existe dans l'état d'âme
religieux. Elle est avant tout une intelligence paresseuse.
L'esprit n'a de prise sur les choses,. par la connaissance,
que s'il n'épargne pas l'effort de l'attention et le labeur.
Les sociétés qui craignent le travail ne construisent
pas une notion exacte de la causalité, ni dès lors de la
(») BuRCKHARDT, GHechische KuUurgeschichte, II, 142, 149 sq.
(») 0. Peschel, Vôlkerkunde, 1874. (3" édit. 1876, p. 255.)
SOCIOLOGIE RELIGIEUSE 435
nature. Chez les peuples non civilisés, l'homme est figé
dans sa paresse et immobile dans la coutume. L'homme
différencié, actif, et qui sait classer ses expériences, sera
seul sensible à la régularité imposante des faits naturels (»).
Le sauvage immobile, incapable de généralisations, croit
la nature livrée à un arbitraire dénué de toute loi. Le
problème pour lui est d'imposer des lois à la nature,
puisqu'il ne sait pas les découvrir
Personne n'exigera de Nietzsche qu'il ait mis sur pied
une théorie des fonctions mentales des peuples primitifs
aussi complète que la sociologie contemporaine. Il avait
lu avec soin le livre de Tylor sur la Civilisation primitive
{Primitive culture^ 1871) (^). Sa sociologie religieuse est
donc animiste. Une conçoit pas encore qu'il puisse y avoir
des états mentaux complètement éteints. La métaphysi-
que moderne d'un Zoellner, après avoir analysé les con-
ditions sous lesquelles la science naturelle est possible,
conçoit la nature comme faite de centres de perception.
La mentalité primitive de même la conçoit comme peuplée
d'âmes. Entre les deux conceptions, il doit y avoir une
transition possible. L'état d'esprit religieux admet des
esprits épars dans le monde à l'état de foisonnement (»).
La science n'en admet que contrainte par la méthode.
Ces esprits siègent dans quelque objet matériel,
comme l'âme humaine siège dans un corps. De même
qu'on peut fléchir l'esprit et la volonté des hommes, en
agissant sur leur corps, on peut donc influencer la volonté
des démons, en agissant sur les objets matériels où ils
habitent. La magie est l'ensemble des procédés par
lesquels on incline les esprits. Un contact très court entre
(*) Der Gottesdiensl der Griechen. {Philologica, III, 8.)
(*) Nietzsche l'emprunte à la Bibliothèque de Bâle, le 29 juin 1875.
(') Tylob, La civilisation primitive, trad. P. Brunel, 1876, t. I, 326 sq.
436 L'AFFRANCHISSEMENT
un esprit et une chose font qu'à jamais cette chose et cet
esprit restent mystérieusement liés. Il suffit qu'un vête-
ment, qu'une rognure d'ongle ou un cheveu ait appar-
tenu à un homme, pour qu'avec ces objets on puisse
envoûter cet homme. Il suffit même de son effigie, c'est-à-
dire de sa ressemblance imprimée à un objet ('). C'est la
magie humaine. Or, le culte religieux est la magie par
laquelle on fléchit la volonté des démons et des dieux.
La science a pour objet de déterminer le centre et
l'action des forces naturelles. La religion détermine i«
siège et l'action des génies. Nietzsche n'est indifférent à
rien de ce qui atteste un résidu du primitif mysticisme. La
pierre des Fétiales, sans laquelle le sacrifice à Diespiter
ne serait pas rituel, survit longuement à un âge où les
métaux sont inconnus. Mais la force divine y reste pré-
sente. Fergusson, Bœtticher, Mannhardt et l'archéologue
de Leipzig, Johann Overbeck, venaient de démontrer que
pour les peuples primitifs. Phéniciens, Hellènes ou Ger-
mains, des génies s'incarnent dans certains arbres et y
trouvent un abri (=). Ce sont des arbres-dieux. On les
vénère, on les pare comme tels. On les revêt des attributs de
l'action divine. Nietzsche retient tous les faits, et ceux qui
attestent que des animaux ont logé des âmes de démons.
Que veut-il en tirer? Les lois de la mystérieuse solidarité
qui chez les peuples primitifs existe entre la société réelle
des hommes et la société imaginaire des dieux qui gou-
verne la première. Burckhardt ne les avait pas dégagées.
(') Tylor, Civilixatiun primitive, I, 136. — Nietzsche, Drr Gottesdiemt der
Gn'echen, g 2. {Philologica, III, 8.)
(*) James Fergdsso.n, Tree and Serpent-Wors/iip, 1868. — Bqetticher, Der
Baumkultus der Hellenen, 18b6. — MAfiSHABDi, Der BaumcuUus der Germaneu.
1875, — Joh. Overbeck, Das Culttisobject bei den Griechcn in seinen àliesien
Gestaltungen. {Berichie iiher die Verhandlunrjen der sàc/is. Gesellsch. der
[Yiss. — Philol. histor. Klasse, t. XVI, 1864, p. 121 sq.). — Nietzscbb. Der
Gottesdienst der Griechen. {Philologica, t. III, 36.)
s 0 G ï 0 L 0 (î I E RELIGIEUSE 437
Gomment est né rantliropomorphisme grec? Gomment
passe-t-on de l'aspect monstrueux à l'aspect humain des
dieux? Johann Overbeck avait catalogué ces formes gros-
sières : les pierres travaillées en forme de pyramides, de
cèaes, d ombilics et de colonnes, qui représentent Aphro-
dite, Zeus ou Apollon ('); les sceptres et les lances qui
passaient pour des dieux portatifs ; les pieux et les blocs
lie bois, à peine dégrossis, que peu à peu on taille au
sommet en forme de visage, et qui recèlent le dieu.
Plias d'une déesse, comme la Déméter d'Arcadie, garde
pendant longtemps une tète de cheval. On redoutait de
choisir la forme humaine, pour représenter la divinité.
Jamais un Grec n'a vu intérieurement son Apollon comme une
colonne de bois pointue et son Eros comme une pierre... Dans l'indi-
cation incomplète, ou trop complète, proprement dans l'inhumain,
résidait le caractère sacré, celui qui donne le frisson ("^).
Les Grecs croient mieux cacher dans le difforme le
mystère inexprimable qu'ils vénèrent. Quand le génie
divin a clioisi son siège, il ne faut plusle déplacer; quand
il a choisi sa forme, il ne faut plus la changer. Mais on
peut négocier avec l'esprit invisible et présent. On peut :
1° gagner sa sympathie par des otfrandes ; 2° on peut faire
un contrat avec lui ; se lier à lui par des vœux, mais aussi
en échange s'emparer d'un gage, d'un symbole maniable
que l'on cache et protège, et auquel est attaché la pro-
tection du dieu ; 3° on peut user de lustrations ; brûler dans
la flamme les mauvais démons cachés dans les plantes;
dominer par la musique les bruits maléfiques ; 4" il y a
des gestes humains, des formules et des sons qui fascinent
le dieu. Il est hypnotisable comme l'homme ; et il n'y a
['■) J. OVBRBECK, /oc. Cit., 139.
(-1 Nietzsche, lor. cit., $ 3. {Philologiiui, t. III, 75.)
438 L'AFFRANCHISSEMENT
pas d'acte, même le plus simple, auquel les génies ne
participent. Ramer ou puiser de l'eau seraient des travaux
inefficaces sans leur aide. Mais cette aide, ils ne la
refusent pas; car nous les y contraignons. Le chant du
matelot ou de l'esclave qui tourne la roue du puits sont
des incantations qui apprivoisent le génie du puits. Un
duel rituel, mimé en pleins champs, fait pousser la mois-
son; car les rayons du soleil ne sont-ils pas des flèches
comme celles qu'échangent les deux partis aux prises (')?
Par degrés l'imitation des gestes divins se fera plus
détaillée. Le prêtre, vêtu comme le dieu, mimera l'action
divine espérée. Ses formules produisent avec certitude
l'épiphanie divine; ses chants dicteront les pensées du
dieu; ses gestes entraîneront son action. Le prêtre incarne
la divinité; et dès lors il en est le maître (^). Voilà donc
pourquoi la sculpture grecque crée si tard les effigies
des dieux. C'est que le prêtre, à de certains jours, représen-
tait le dieu dans une forme vivante, revêtu de son masque
et de son costume; et, dans le drame sacré, où se consom-
mait le culte, il produisait l'acte que l'on attendait de la
grâce divine.
Evolution dont il faut bien considérer la signification
sociale. La pensée métaphorique et symbolique précède
la pensée causale et raisonnante (^). Les groupes pri-
mitifs se contentent des symboles les plus grossiers. Ils
y logent je ne sais quelle force plus fantasque et puissante
que l'homme. Les Grecs n'en restent pas là. Leur sen-
timent de la personnalité, leur féroce jalousie, ne souffre
pas de vivre en société avec des puissances trop diffé-
rentes. Ils se familiarisent avec les dieux. Chez eux, les
(•) Gesch. der griech. Literalur. (Philologica, t. II, 141.)
(») Der Goltesdienst der Griechen, g 3. (Ibid., t. III, 14.)
(') Griechische Literalurgeschichte . (Ibid., t. II, 139.)
SOCIOLOGIE RELIGIEUSE 439
hommes et les dieux ressemblent à deux castes, de puis-
sance inégale, mais de même souche, et qui peuvent
traiter ensemble sans honte pour aucune (').
La prêtrise est le plus haut symbole de ce commerce
des hommes et des dieux. Mais à cause de cela la prêtrise
grecque ne ressemble jamais à une prêtrise asiatique. Il
n'y eut pas de corporation unique de sacerdoce, parce
que les dieux grecs étaient des esprits dont la marque
s'imprimait en des lieux déterminés. C'étaient des dieux
individuels, et non pas une divinité diffuse à travers le
monde. Ils exigeaient d'être servis par un culte spécial,
par des hommes déterminés. L'humanité grecque ren-
contre le divin dans tous les recoins. Mais tous les hommes
n'ont pas le droit de servir tous les dieux. L'endroit où un
homme a habité, est habité après sa mort par son génie.
Toutefois son descendant seul a le droit d'adorer ce génie
et seul bénéficie de sa faveur. La famille, le clan, la phra-
trie, le démos, la cité, ont leurs dieux, et chacun de ces
dieux a sa résidence dont on ne l'exproprie pas. Mais aucun
culte ne périt. Au Parthénon d'Athènes, on conservait,
dans un souterrain attenant au Temple, le serpent vivant
qui incarnait le héros Erichthonios, premier maître du
lieu. Une cité, qui pour grandir annexait une bourgade,
recevait d'elle d'abord ses dieux et ses rites, et la faisait
<însuite participer au culte de ses dieux propres. Il y
fallait des rites scrupuleux.
Il va de soi qu'un Panthéon, comme celui de la Grèce
ou de Rome, ne s'est pas rempli de dieux en un seul jour.
Toute la mythologie comparée nouvelle où avaient tra-
vaillé Mullenhoff, Olshausen, Movers et l'un de ses condis-
ciples de Leipzig que Nietzsche avait le plus estimés,
(*) Der Goltesdienst der Griechen, g 2. (Ibid., t. lil, 9.)
440 L'AFFRANCHISSEMENT
VVilhelm Roscher, est mise à contribution ici ('). L'Arténii^
orgiaque venue d'Asie, le Dionysos de Nysa, et ces déesses
thraces des sources qu'on appelait les Muses, vivaient
côte à côte avec des dieux italiotes : Apollon, dieu du
soleil comme Mars; Héra, déesse de la lune, comme
Junon. Les religions italiotes sont restées plus pures. La
civilisation religieuse des Grecs est vraiment un chaos de
formes et de notions sémitiques, babyloniennes, lydiennes,
égyptiennes. Mais les Grecs ont su organiser ce chaos.
Leur esprit d'ordre est rigoureux comme celui des
Romains, avec moins de pédantisme. Us empruntent
sans cesse; mais ils embellissent leurs emprunts (*). Dans
leur Panthéon, les dieux étrangers vivent confondus avec
les dieux grecs, comme dans une libre cité hellénique.
Un tel éclectisme des cultes représente le respect
extrême de la tradition; et cette forme mythologique de
penser est la force réelle que reconnaît à la civilisation
grecque le transformisme moderne. L'Hellène primitif sent
les énergies ancestrales présentes auprès de lui sous forme
de spectres. C'est une façon naïve de dire qu'elles ne sont
pas perdues. >[ais la pensée symbolique des ancêtres
s'épure par degrés. La magie vraie des (irecs est celle par
laquelle ils ont charmé les maléfices de la passion humaine.
Les cultes orgiaques sont des méthodes pour déchaîner
d'un seul coup la férocité d'un dieu, afin de mériter ensuite
sa bienveillance. En face de la vie funeste de l'homme, et
que notre seule grandeur consiste à supporter héroïque-
ment, les Grecs ont voulu concevoir la vie divine comme
(') AlùUenhoflE avait, au t. I de sa Deutsche Altertumskunde, démontré
des influences sémitiques dans le mythe d'Iphigénie et d'Io (Isis) ; Olshausen
dans le Rheinisches Muséum t. VIII et Movers avaient relevé des noms
phéniciens en Grèce. W. Roscher venait d'inaugurer ses Sludien zw ver-
gleichenden Mythologie par deux brillants fascicules : I. Apollon und Mars,
1873; II. Juno und Hera, 1873.
(*) Der Gottesdienst der Griechen, ;', 4. {Philologica. t. III, 16.)
R . WAGNER A B A Y R E U T H 441
facile et belle; et cette douleur de l'homme est liée à la
sérénité des dieux. Elle est la magie qui calme le mieux
leur courroux immortel; et cette magie transforme alors
l'homme même. Que veut-elle dire? Elle veut dire que la
douleur humaine, si nous savons en extraire une émotion
belle, nous élève à la condition des dieux; l'art, qui nous
donne ces émotions, nous divinise (*). La civilisation, qui
a conçu l'idéal divin, le réalise aussi dans la nature de
l'homme, par le sortilège du beau. Ayant expliqué cette
possibilité pratique, Nietzsche ferme le cycle qui devait
relier la sociologie de Fart à la sociologie religieuse.
m
« l'intempestive » SUR « RICHARD WAGNER A BAYREUTH »
L'effort démesuré, que Nietzsche avait déployé, ruina
sa santé à jamais. Son émotivité nerveuse se trouva pire,
durant cet automne de 187o, qu'à aucun moment du passé.
Va-t-il au Biirgenstock en octobre, sur le lac des Quatre
Gantons, pour se refaire, auprès du fidèle Overbeck, de sa
cure trop rigoureuse, le silence du paysage automnal
l'exaspère (-). Rentre-t-il à Bâle, où sa sœur Lisbeth lui
a préparé une vie douillette dans un ménage à lui, qu'elle
gère avec grâce, aussitôt le surmenage lui fait souhaiter le
calme qu'il avait' fui. On lui lit Walter Scott, qu'il goûte
pour Validante calme de son émotion; et Do)i Quichotte,
qu'il aime pour son amertume. Deux lectures indoues, le
Tripitaka^ lu dans la traduction anglaise, la Sutta Nipata
qui devaient fructifier dans sa dernière philosophie, lui
('; Wir Philologen, S 237. ( W., X, 396.)— Griechistlie Lileraturgeschichte.
[Phihlogica, t. II, 142.)
(*) Corr., II. 511.
442 LA QUATRIÈME «INTEMPESTIVE»
permettaient dès lors de formuler son nouveau pessimisme
intellectualiste. « Je m'en vais solitaire comme le rhino-
céros » ; cette pensée du poète indou lui plut, dans cette
grande accalmie de tous les désirs, où ne subsistait plus
que le besoin de connaître ; mais c'était un besoin dénué île
hâte et d'illusion. Quelques jeunes musiciens qu'on lui
avait envoyés de Leipzig, Peter Gast et Widemann, com-
mencent alors à occuper de la place dans sa vie. Nietzsche
reste encore distant. Mais la conviction où il est, d'agir
sur de jeunes talents, lui est douce ('). Il entre ainsi dans
cette période d'ascétisme qui se prolonge jusqu'en 1882
et durant laquelle il n'a plus connu qu'une velléité, celle
de mourir, et une joie, celle de la pensée claire.
Puis, à Noël, c'est l'effondrement (*). Pour la première
fois, il a le sentiment net d'être frappé au cerveau comme
son père. La douleur ne cédait qu'à des enveloppements
de glace autour de la tête. Sans s'écouter, dès que le
mal fait relâche, il échafaude des plans. Irait-il à l'Expo-
sition universelle à Vienne? Il y songea en février. La
maladie ruina le projet. Il dut prendre un congé de quel-
ques semaines, et, le 7 mars, partit pour le lac Léman.
A Veytaux, près de Ghillon, il trouve une pension, où
il est seul. Gersdorff l'avait accompagné. Il peut se pro-
mener par, des temps de neige et de tempête. Il lit Long-
fellowet, dans l'Ode fameuse intitulée Excelsior, reconnaît
son courage et sa confiance en sa vocation 'C) :
, A travers la détresse quotidienne, s'élever soi-même et autrui, avec
l'idée de la pureté devant les yeux, en guise d'Excelsior.
C'est la devise de sa volonté d'émancipation, insubor-
donnée partout, soumise seulement au vrai. A Genève où
(') Corr., I, 360, 361; II, 514.
(». Ibid., I, 363.
f) Ibid., I, 371^372.
R. WAGNER A BAYREUTH 443
il séjourna en avril, le chef d'orchestre Hug-o de Senger,
avec qui depuis 1872 il était en communion d'idées, l'avait
reçu avec une chaude amitié. Sa vieille prédilection pour
le Benvemito Cellini de Berlioz se réveilla, puisqu'on mit
cette œuvre au programme d'un concert, dans l'intention
expresse de lui complaire.
Autant que cette audition de musique française, sa
visite à Ferney symbolisa sa révolte, qui dans la culture
nouvelle de l'esprit voulait accueillir tout le rationa-
lisme latin {'). Cette grande transformation de lui-même
éprouvait ses nerfs à l'extrême. Il prévoyait des luttes, et,
à de certains jours, la méfiance contre les amis les plus
proches le travaillait à nouveau. Une lettre de Malwida,
pleine de cette maternelle charité, qui fut le don véritable
de la vieille fdle, ramenait alors la confiance de Nietzsche
au point que son goût s'égarait, et qu'il admirait les
Mémoires d'une Idéaliste. Mais le projet d'un séjour sur
la mer napolitaine, suggéré par elle, germa ce mois-là; et
il faudra toujours être reconnaissant à Malwida d'une idée
qui rendit possible l'œuvre ultérieure de Nietzsche.
Le semestre d'été de 1875 provisoirement le ramenait
à Bâle. 11 y trouvait son ami Overbeck marié depuis peu
de mois à une jeune femme gracieuse et cultivée, M"*" Ida
Rothpletz. Nietzsche l'avait entrevue déjà lors d'une
excursion dans le Maderanerthal en 1870. L'avenir se char-
geait d'établir entre Nietzsche et elle cette pure amitié
dont nous avons tant de témoignages ('). Rohde aussi, dont
Nietzsche avait admiré le chef-d'œuvre récent, l Histoire
du roman grec, après les tristesses de Kiel, et malgré son
ennui d'Iéna, s'était épris d'une belle jeune fille qu'il
faisait sienne.
(♦) Corr., I, 373; II, 518.
(■) V. dans C.-A. BEftuontLi, Franz Overbeck, des passages de sa main,
I, 234-251.
444 LA QUATRIÈME « INTEMPESTIVE >
Le bonheur des plus proches enrichissait sans doute
ses amitiés, mais l'enfermait davantage dans la mission
austère, pour laquelle il allait vivre seul, comme un phi-
losophe antique. 11 entendait, lui aussi, les oiseaux qui
chantent l'émoi frémissant des nuits printanières. Aucune
de ces voix, le héros du libre esprit n'avait le droit de
l'écouter. Ils sont de juillet 1876, ces vers confiés à Erwin
Rohde :
Le cher oiseau se tait et dit : — « Non, voyageur, non ! Ce n'est
pas toi que je salue — de ces accents-là I Je chante, parce que la nuit
est belle. Mais loi, il te faut marcher toujours — et ne jamais compren-
dre mon chant (M. »
Plus d'une fois les vers de Nietzche, ou ses proses les
plus lyriques, exhaleront cette plainte discrète, et seront
pleins invisiblement d'un rêve qu'il se refuse. Sa tristesse
est plus désolée à la pensée de l'événement entouré de
tant d'espoirs et à présent tout proche, l'inauguration de
Bayreuth. Nietzsche avait pu en juin achever lalV'' Intem-
pestive^ où il allait en dire la signification ; et à ce moment
il sent qu'il la comprend seul.
Il avait imaginé toute une interprétation sociale de ce
grand fait. Il allait le juger au nom de sa philosophie et
de tout son savoir d'helléniste. La civilisation grecque avait
exercé un attrait puissant par l'éclat de ses fêtes reli-
gieuses. Que seraient, auprès d'elles, les Festspiele de Bay-
reuth.' En Grèce, toute œuvre éminente naissait d'une
étroite collaboration entre l'enthousiasme des foules et
un rhapsode chargé de dire le sens vivant d'une grande
heure. Quelle pouvait être cette collaboration du public
allemand avec l'œuvre de Wagner? Ce public ferait-il
écho, par un enthousiasme désintéressé, à l'inspiration du
poète? Et, dans ce poète, l'esprit conservateur et l'esprit
(') Corr., II, o32.
H . W^ A G N E H A B A Y R E U T H 445
révolutionnaire formaient-ils un alliage assez exactement
dosé pour assurer son aristocratie vraie ? Si la tragédie
supposait le mythe, quelle forme pouvait prendre le
mythe à l'époque de la liberté de l'esprit? L'inspiration
dionysiaque pouvait-elle revenir, sans obscurcir la pureté
de l'intelligence? Quels dieux peut-on charmer par la
douleur des hommes, s'il n'y a plus de dieux? N'est-ce
pas aux regards de la seule intelligence humaine que
nous devons nous affirmer surhumains?
Nietzsche posait ces questions. Son orgueil et sa doc-
trine lui disaient que l'œuvre de Bayreuth n'y répondait
pas. Son espoir, non moins orgueilleux, ajoutait qu'elle
y pourrait répondre un jour avec son aide, et qu'il fallait
faire accepter cette aide avec une ruse douce. Nietzsche
ne pensait pas être compris de Wagner tout de suite. Il
a probablement mis à la poste les lettres dont nous avons
les brouillons et qui devaient accompagner l'envoi. Ces
lettres «révèlent une présomption inouïe (') :
Voici, très cher Maître, une sorte de sermon pour la solennité de
Bayreuth 1 Je n'ai pu garder le silence ; il m'a fallu m'épancher.
S'il est des hommes qui à présent se réjouissent, j'aurai à coup sûr
ajouté à leur joie. Comment accueillerez-vous vous-même ces pro-
fessions de foi ? c'est ce que je n'essaie pas cette fois de deviner.
Mon métier d'écrivain a pour conséquence désagréable de remettre
en question mes relations personnelles toutes les fois que je publie
un écrit... J'ai le vertige et je me sens confus à l'idée de ce que j'ai
osé cette fois; et il me semble que j'aurai le sort du cavalier fran-
chissant le lac de Constance (*).
On ne saurait mieux annoncer en ternies 2:)lus voilés et
plus menaçants la sourde déclaration de guerre contenue
{*) E. FoERSTER, fiiogr., t. II, p. 2il. — Wagner und Nietzsche, p. 238 sq. —
Corr., V, 341.
(*) Dans une ballade de Justinus Kerner, un cavalier, la nuit, franchit,
sans s'en douter, le lac de Constance pi-is de glace, et meurt d'effroi sur
l'autre rive, en s'apercevant du danger qu'il a couru à son insu.
446 LA QUATRIEME « INTEMPESTIVE »
dans Richard Wagner in Bayreuth. Nietzsche prévoit que
son amitié avec Wagner sera « remise en question » . Dans
un autre brouillon, il se risquait à dire :
Lisez cet écrit comme s'il n'y était pas question de vous et
comme s'il n'était pas de moi. A vrai dire, il ne fait pas bon parler
de mon écrit parmi les vivants : U est fait pour le pays des morts.
Jetant un regard en arrière sur cette année si tourmentée, il me
semble que tooites les heures heureuses en ont été consacrées à la mé-
ditation et au travail de cet écrit : C'est aujourd'hui mon orgueil
d'avoir pu arracher ce fruit même à cette époque ingrate. Peut-être,
malgré la meilleure volonté, ne l'aurais-je pas pu, si je n'avais porté
en moi dès la quatorzième année les choses dont cette fois j'ai osé
parler.
Ainsi Nietzsche ne devait rien à Wagner. Les visions
évoquées par lui le hantaient depuis l'adolescence. L'œuvre
d'art décrite n'était encore qu'une ombre, entrevue aux
pays où résident les archétypes éternels. Nulle magie ne
pouvait encore la produire au jour. Aucun Bayreuth réel
n'avait chance de ressembler à l'idée platonicienne con-
templée par Nietzsche. Des paroles troubles, qu'il nous
faudra éclaircir, donnaient au livre une conclusion mena-
çante et ne semblaient plus compter le wagnérisme parmi
les forces vivantes du présent et de l'avenir (*).
A peine le fascicule en route, Nietzsche trembla pour
l'accueil qui lui serait fait; et il eut tort. Gosima, si fine
d'habitude, répondait par un télégramme :
Je vous dois aujourd'hui, cher ami, le seul réconfort et la seule
édification que je goûte, après les fortes impressions d'art d'ici.
Puisse cela vous suffire comme remerciement.
Cosima.
Wagner donna dans le piège avec lourdeur; et sa
vanité éclata en cris de joie naïfs :
(') V. notre t. III, Nietzsche et le Pessimisme esthétique, au chapitre sur
les Instituts de la Civilisation nouvelle.
DECEPTION DE NIETZSCHE 447
Ami 1 votre livre est prodigieux I D'où vous vient cette expérience
de moi? Venez donc bientôt 1
Il invitait avec cordialité celui qui dès lors le mépri-
sait. Nietzsche accepta de faire le voyage fatal. C'était la
rupture, s'il ne réussissait pas son astucieuse conquête.
Or, était-il vraisemblable qu'il devînt le maître de Bay-
reuth? L'exposé cohérent de sa philosophie pourra seul
nous dire ce qu'il y apportait. Il faudra voir ensuite, si
Wagner pouvait se laisser gagner par un présent doc-
trinal, offert avec une ambition si profondément masquée
et si impérieuse.
IV
LA DERNIÈRE VISITE DE NIETZSCHE A BAYREUTH : LA DÉCEPTION
Nietzsche s'était mis eh route pour Bayreuth dans la
dernière semaine de juillet 1876. Il était arrivé affaibli et
sans espérance, wunschlos, wahnlos {*). Il vit la fin du
troisième cycle de répétitions, et d'abord se tut sur son
émotion. Puis il écrivit à sa sœur Lisbeth, restée à Bâle :
« J'ai eu presque du regret... » Un soleil de canicule brû-
lait la colline où s'élevait le théâtre de Wagner. Des
orages violents n'arrivaient pas à abattre la chaleur
lourde. Nietzsche souffrait dans tous ses nerfs. Sa mélan-
colie n'en fut que plus grande, de se préparer au tête-à-
tête douloureux, où il allait mettre Wagner à l'épreuve.
Les présages n'étaient pas heureux. Jamais Wagner
n'avait montré plus de joviale assurance. Depuis deux mois,
il menait ses chanteurs, ses musiciens, ses machinistes,
comme un capitaine de vaisseau commande ses matelots
dans un branle-bas. Il les tyrannisait et les fanatisait. Il
(«) Corr., I, 381.
448 B A Y R E U T H
leur demandait l'impossible et l'obtenait, par la peur ou
par l'affection, par des éclats de voix et par des tlatteries.
Tous le suivaient, maugréant, mais enjôlés. A son
orchestre, il avait dit :
Si nous réussissons à mettre toutes clioses debout, comme je pré-
vois que nous le ferons, nous pourrons nous dire que nous aurons
fait une œuvre grande (').
Au banquet du l''"" août, qui précédait les répétitions
générales et où assistait Franz Liszt, ce fut pis. Il dit à
tous ses artistes réunis : « Je ne vous remercie pas. Je ne
dispose pour vous d'aucune récompense. Je ne vous dis
que ma joie. » Il ajoutait que ses collaborateurs lui
devaient aussi un sentiment reconnaissant. 11 faisait appel
à leur expérience intime :
Vous avez dû éprouver que l'œuvre d'art de l'avenir est libératrice,
en vérité. Elle vous a élevés des misères de la profession à un acte
vredment libre en matière d'art.
L'œuvre wagnérienne devait s'entendre comme une
symphonie de libertés, où la discipline la plus rigoureuse
était consentie par le cœur :
Vous avez découvert, concluait Wagner, une puissance sociale nou-
velle : l'enthousiasme. Et c'est lui désormais qui servira à fonder les
États (*).
Si grandiloquentes que paraissent ces paroles, elles ré-
sument presque à la lettre le petit livre sur Richard
Wagner à Bayreuth. Mais rien ne satisfait plus Nietzsche,
ni les avances de Wagner, ni sa réserve. L'apparence
(1) Glasenapp, Leben Wagners, V, 261. — Les souvenirs les plus vivants
sur les répétitions sont ceux de Richard Fricke, Bayreuth vor 30 Jahren,
1906.
(*) Glasekapp, Ibid., V, 273.
DECEPTION DE NIETZSCHE 449
que Wagner se donnait d'avoir réalisé la pensée nietzs-
chéenne, choquait Nietzsche davantage. Quel espoir de
convertir ce bruyant triomphateur? Le l^'août, Nietzsche,
de douleur, avait quitté la répétition. Le 3 août, il man-
qua au diner intime et à la soirée donnée en l'honneur de
Franz Liszt, et où l'on avait convié, en souvenir de lui,
même son jeune élève Brenner ('). « Pourquoi Nietzsche
se fait-il si rare ? » demandait Wagner. Nietzsche pas-
sait ses journées dans le jardin loué par Malwida de
Meysenbug, et son ressentiment refoulé augmentait son
mal. Il ne put entendre la répétition de la Walkyrie que
dans un recoin obscur. La lumière de la scène et le bruit
de cette orchestration violente l'offusquaient. Que ne s'en
allait-il ? Il se le demandait :
J'aurais besoin d'être loin I II est insensé que je reste ici. J'ai
l'effroi de chiacune de ces longues soirées d'art, et je demeure (*)... !
Il appelait sa sœur à la rescousse :
Il faut, cette fois, que tu écoutes et que tu voies pour moi. J'en ai
assez, tout à fait... Et je ne veux pas être là pour la première. Tout
ici me torture (^).
Il se réfugia dans une petite station balnéaire de Fran-
conie, à Klingenbrunn. L'air vif des collines boisées calma
son système nerveux épuisé. Un manuscrit nouveau na-
quit des promenades qu'il fit dans les forêts : Die Pflug-
schar {Le Soc). C'est la première esquisse du livre dé-
sabusé qui s'est appelé depuis Menschliches , Allzumensch-
liches (*). Pourquoi Nietzsche est-il revenu à Bayreuth ?
(') Glasenapp se trompe [Ibid., V, 277) en disant que Nietzsche était
absent de Bayreuth. Nietzsche s'excusa pour cause de maladie ; mais ne
quitta Bayreuth que trois jours après, du 6 au 13 août.
(') Corr., V, 345. — (^) Ibid.
(*) « Im bayrischen Walde fing es an », dira une dédicace ultérieure.
— V. E. FoERSTER, Biogr., II, 291.
ANDLER. — II. 29
450 R A Y R E U T H
Car il n'y tint pas ; et pour le premier cycle de \h Tétralo-
gie, il tut présent. Qu'est-ce donc qui l'appelait d'une si
invincible force ? Il s'était imposé le devoir de véracité.
Il se rappelait son Mahnruf au peuple allemand, où il
avait défini Bayreuth : « la pierre angulaire, sous laquelle
nous avons cru ensevelir toutes les craintes et dont
nous croyons sceller toutes nos espérances (*). » Qu'en
était-il de ces espoirs ? Il fallait avoir le courage d'en
avouer le néant.
Ge que Nietzsche a vu, a été décrit par plus d'un
témoin (*). Rayreuth, paré de verdure, de banderoles, de
drapeaux, non pour honorer l'art, mais pour faire des
ovations au vieil empereur Guillaume P'". Des cortèges
officiels et des harangues ampoulées ; des musiques mili-
taires déchaînant le Kaisermarsch. Le soir, toute la ville
et le parc de 1' « Ermitage » noyés de feux de Rengale
et de lanternes vénitiennes. Des multitudes suantes et
vociférantes déversées par tous les trains. Bayreuth
devenu une vaste kermesse, où la foule se ruait aux vic-
tuailles et auxpots de bière. Dans les tonnelles des brasse-
ries, les princes et les princesses voisinant avec les cho-
ristes sur les mêmes bancs, faute de place. Partout cette
grossière ivresse du triomphe qui, depuis 1870, avaittou-
jours répugné à Nietzsche. Une sorte de Sedanfeier de
l'art, où des wagnériens musclés, à coups de poings
sur la table, affirmaient des convictions solides. Au
théâtre, sur la colline sacrée, toutes les puissances assem-
blées de la féodalité, de la banque et du snobisme. Tout ce
que Marienbad voisine avait pu envoyer de financiers be-
donnants et de rentières pesantes, étalait des breloques
(•) Ibid., II, 219.
(•) Glasenapp, Lebeii Wagners, V, 285-308. — E. FoBasTER, Biogr., 11,
246 sq.
DECEPTION DE NIETZSCHE 451
trop lourdes et des rivières de diamants trop étin-
celantes. Etait-ce là l'auditoire du nouveau mystère? et
ces gens s'empressaient-ils pour saluer la venue du héros
libérateur, la chute de l'Etat et des lois ; pour commu-
nier dans la détresse qui seule (Wagner l'avait enseigné
autrefois) enfante l'œuvre de révolte libératrice? Nietz-
sche ne put y croire; et, dans tout ce fracas triomphal,
n'entendit que la « sonnerie de cloche » pathétique de son
petit livre, qui avait convié à Bayreuth une foule silen-
cieuse et pure comme celle des mystères d'Eleusis :
<i Schweigenund Reinsein » ('). •
La présence d'une élite cultivée ne le consolait pas.
Toute une petite colonie de Français': Edouard Schuré,
Catulle Mendès, Judith Gautier, Gabriel Monod; des étran-
gers de tous les hémisphères, Italiens, Russes, Anglais,
Américains, étaient venus pieusement. Chacun voulait
rapporter dans son pays le message fidèle de Bayreuth.
Et n'y avait-il pas la petite communauté allemande de la
première heure? Ils étaient là, tous, les croyants des
années de luttes : Malwida de iMeysenbug, Overbeck,
Erwin Rohde. Aucun n'avait démérité. On lit, dans les
Cogitât a de Rohde, un aphorisme où il essaie de se
consoler de cette représentation de la Tétralogie :
Ne jugeons pas, dit-il en substance, l'œuvre d'art par le public qui
l'accueille ; jugeons le peuple par l'œuvre d'art qu'on lui offre. Voilà
la bonne critique (*).
Nietzsche songeait bien à l'œuvre d'art, mais ne pouvait
oublier ses tares et ses vulgarités, comme le public. Il pen-
sait que, là-dessas, les meilleurs se méprenaient. Pour-
(') Richard Wagner in Bayreuth, g 1. (H'., I, 500.)
{') Erwin Rohde, Cogitata, g 73. (Crusius, p. 248.)
452 B A Y R E U T H
tant, ce n'est pas cette erreur qui le faisait souffrir. Sa
douleur et sa déception venaient uniquement de Wagner
et de Gosima.
Ce succès, que Wagner avait mérité par une si sa-
vante préparation, il en était dupe à présent. Nous avons
des notes de Nietzsche qui retiennent, encore toute fraî-
che, l'impression nerveuse que lui laissent les représen-
tations. L'imperfection n'était pas où la cherchait Wagner
aux heures de dépression. On savait qu'à de certains soirs
le maître s'était enfermé chez lui, fou de colère, éclatant
en invectives sans nom contre les fautes des interprètes,
des machinistes, des décorateurs. Nietzsche passait
sur ces imperfections de détail. Il n'estimait guère la pro-
digalité des efforts dépensés à « garrotter l'imagination ».
Non pas qu'il fût insensible à certains efiets de colo-
ris nouveau, à « ces lueurs réfractées, à cette luxuriance
de couleur, comme d'un soleil automnal, à ces rouges de
feu et de pourpre, aux jaunes et aux verts mélancoliques
de la scène des Filles du Rhin » ('). Mais tout dessin
s'effaçait dans cette débauche de couleurs. L'œuvre était
trouble en son fond même. Qu'on fermât les yeux,
que l'on quittât de la pensée le drame, la musique
fondait sur l'auditeur, comme un cauchemar, vio-
lente, confuse, parlant comme à des sourds (*). C'était
un défi aux oreilles délicates. Du fond de la caverne trop
profonde, où siégeait l'orchestre souterrain, se déversaient
des mugissements qui submergeaient toute mélodie.
L'orchestration surchargée accusait en traits plus épais
le défaut d'une musique encombrée d'intentions Utté-
raires. Les interprètes exagéraient les violences furieuses :
(«) Menschliches, posth., SS 282, 287. (H'., XI, 96.)
i») Ibid., S 279. ^^K., XI, 94.)
DECEPTION DE NIETZSCHE 453
Il y avait de certains sons d'un naturel invraisemblable que je
souhaite ne plus entendre jamais, que je souhaiterais pouvoir ou-
blier (*).
M'"'' Materna surtout, dans le rôle de Brunehilde,
froissa Nietzsche par des cris d'une frénésie névrosée.
Wagner ne montrait pas de répugnance à ces fautes de
goût. Pis encore, il les encourageait. Sans conteste, il pro-
fessait le faux; et quand ces erreurs énormes déchaînaient
l'acclamation, il s'en grisait sans remordà. Il ne venait
pas à Nietzsche, disant : « Je sais ce qui choque votre
délicatesse. Patientez... « M™" Cosima Wagner était toute
à l'ivresse de voir monter dans la gloire le grand artiste
qu'elle avait suivi et dont elle avait rendu possible la des-
tinée. Elle n'avait que faire des avertissements du jeune
et sombre génie qui, en plein triomphe, prétendait leur
désigner du doigt des étoiles plus hautes.
On a cru que Nietzsche s'était senti mis à l'écart. C'est
faire médiocre son ambition et sa faute. Il n'a pas souffert
d'être oublié dans les fêtes de Bayreuth, où les préve-
nances de Wagner envers lui n'ont pas manqué. Mais
qu'étaient-ce que des prévenances? Nietzsche a souffert
d'être oublié dans la ipensée de ses amis, et la vérité est
qu'il avait perdu Wagner et Cosima pour toujours. Ne le
savait-il pas, avant de se mettre en route ? Oui, sans doute.
II était venu cependant essayer sur Wagner le reproche
muet de sa présence et de son regard. Son goût de la vé-
rité totale lui prescrivait de s'assurer que tout espoir
était vain. Nietzsche à Bayreuth, en 1876, est un vaincu
qui vient savourer tristement l'amertume de sa défaite ;
de l'accord, si profond jadis, entre Wagner et lui, rien
ne subsistait. Quand le rideau tombe sur Le Crépuscule
(*) Menschliches, posth., §§ 294, 295 ( W., XI, 98) et en particulier la note
de l'appareil critique où est incriminée M""' Materna ( W., XI, 41o).
ANDLBR. — II. 29*
454 B A Y R E U T H
des dieux, le maestro est traîné devant la foule. Il pro-
nonce les paroles mémorables :
Vous avez vu à présent ce que nous sommes capables de faire.
A vous d'en avoir la volonté, et si vous avez cette volonté, nous au-
rons un art (').
Le lendemain, au grand banquet d'adieux, pressé par
la rumeur publique de commenter ses paroles, il se com-
promet davantage :
Je n'ai pas voulu dire que nous n'avons pas eu d'art jusqu'à ce
jour. Mais il a manqué aux Allemands un art national, tel que le pos-
sèdent, malgré des faiblesses et des décadences passagères, les Italiens
et les Français (*).
Hélas ! ce n'était pas l'art allemand, opposé à l'art ita-
lien et français, qu'avait voulu Nietzsche. La musique alle-
mande n'avait-elle pas coulé à pleins bords durant tout le
XVIII* siècle ? L'urgent, c'était d'élargir le lit du fleuve perdu
en trop de méandres. Nietzsche y voulait accueillir bien
des sources, les plus minces et les plus torrentielles. Il en
voulait régulariser les berges, par tout un travail fait
dans un esprit latin , Le triomphe de 1876 mettait fin à
cette espérance.
Une autre certitude prenait corps et augmentait la
tristesse de Nietzsche. Une œuvre naissait, dont Wagner
allait commencer la composition. Dès 1873, devant un
groupe d'amis, dont fut Malwida de Meysenbug, Wagner
en avait lu le livret ('). On savait que le poème s'inspirait
du christianisme le plus thaumaturgique. A la première
rumeur, Nietzsche s'était ému. C'était Parsifal; et pour-
tant Y Intempestive contre David Strauss, concertée entre
(') Glasenapp, Leben Wàgners, V, 294.
(») Ibid., V, 296.
(») Jbid., V, 119 noie.
DÉCEPTION DE NIETZSCHE 455
Wagner et lui, n'avait pas encore i|uitté les presses.
Nietzsche alors avait fait deux gageiyes. Il avait juré
d'arracher Wagner à l'influence de Cosinia, et il pensait
mériter de cette femme, qu'il combattait en l'admirant,
une approbation plus haute encore que Wagner. Le
maître, devant qui s'inclinait Cosima avec une ferveur si
pathétique, Nietzsche voulait encore le grandir; et il voû-
tait qu'il fût certain pour le monde entier, que Wagner
ne pouvait grandir que par la doctrine nietzschéenne.
Ces deux gageures, Nietzsche venait de les perdre à la
fois, en 1876. Il quitta Bayreuth, avec la conviction qu'il
lui fallait réaliser seul la réforme wagnérienne élargie.
Quand Faust, désespéré de l'effort inutile de son sa-
voir, essaie de se reprendre à la vie, il lève les yeux sur
Marguerite. Ainsi de Nietzsche, après son « immense dé-
ception ». Il y avait parmi les spectatrices de Bayreuth,
une jeune femme, d'une exquise beauté. Strasbourgeoise
d'éducation et de sentiment. M"'** Louise Ott, née von
Einbrod, était cependant de père balte. L'annexion de
l'Alsace l'avait faite Parisienne. Elle connaissait à mer-
veille la musique allemande et russe. C'était une fleur de
culture cosmopolite. Nietzsche l'admira. Le bruit courut
que, l'ayant crue jeune fille, il songea sur l'heure à de-
mander sa main. Plusieurs fois, dans les dernières années,
le cénacle de Bayreuth, et Wagner en personne, avaient
insisté auprès de lui pour qu'il prît femme. Il avait tergi-
versé et, en avril, avait repoussé définitivement l'idée.
Elle lui revenait à présent, sous les traits de cette jeune
femme, belle et cultivée. Il se trouva qu'elle était déjà
mariée et mère. Nietzsche s'en alla de Bayreuth, avec
Paul Rée et Edouard Schuré. Mais, de Bâle, il adressait à
la jeune amie nouvelle des lettres tendres et pures :
456 B A Y R E U T H
Chère Madame, c'a été l'obscurité autour de moi, quand vous
avez quitté Bayreuth. On aurait dit que quelqu'un venait de m'enle-
ver la lumière. J'ai dû d'abord me retrouver. Mais je me suis réellement
retrouvé; et vous pouvez prendre en mains cette lettre sans appréhen-
sion. Nous voulons garder intacte la pureté de l'esprit qui nous a réu-
nis (»).
Il désira qu'elle ne restât pas ignorante de l'œuvre à
laquelle il donnait sa vie. Il lui envoya les trois premières
Intempestives , et lui écrivit : « Aidez-moi dans ce qui est
ma tâche ('). » Les lettres de Nietzsche seront pleines
désormais de supplications pareilles ; et c'est ce qui les
rend si émouvantes. Après la déception de Bayreuth,
Nietzsche se sent comme transporté dans une région de
froid. Il consent à l'exil, mais il souffre. La sympathie
d'une femme de cœur, bien que lointaine, lui est un cor-
dial et comme un enivrement léger.
Il avait, aux représentations de la Tétralogie, rencontré
un jeune hobereau prussien, Reinhard von Seydlitz.
D'emblée, sans vérifier si l'accord des idées rend possible
l'intimité, il croit avoir « conquis un ami véritable » (').
Il restait le « corsaire » byronien, qui capture des
hommes, non pour les vendre comme esclaves, mais pour
les traîner avec lui à la liberté (*). Il prévient charita-
blement ceux qui s'offrent à partager avec lui la para-
doxale aventure. Plus d'un restera en route ou, par une
rupture, lui signifiera son manque de courage. Mais les
plus humbles preuves d'amitié laissent, dans ce cœur
endoloi'i, une longue reconnaissance.
Nietzsche rentre à Bàle en septembre 1876, pour
donner des soins à ses yeux malades. Puis il prend le
chemin de l'Italie. U emporte le cours de Burckhardt sur
(') Corr., I, 382. — (M IhicL, I, 382. — (■') Ibid., I, 384. — (') IbùL,
I, 385.
J
DECEPTION DE NIETZSCHE 457
la Grèce, l'esquisse de la V^ Intempestive sur Nous autres
humanistes^ et ce redoutable manuscrit, qui dit sa nouvelle
conviction intellectualiste, die Pflugschar [le Soc). Au
demeurant, il perd des croyances tous les jours, comme
les arbres, au souffle de novembre, perdent des feuilles;
et, quand il quitte Bâle pour une année, l'automne moral
a commencé pour lui. Mais cette mélancolie désespérée
n'était-elle pas un remède aussi? Il l'avait enseigné dans
son cours de l'été 1876, à propos de Soe>rate :
Socrate constate que la plupart des hommes, les plus grands et les
plus célèbres avant tous les autres, vivent dans l'appareace et dans
les ténèbres. Ils sont enfoncés dans l'illusion. Leur grandeur ne vaut
point, car elle repose sur l'illusion et non sur le savoir. Au mépris du
réel, Socrate ajoute la mésestime des hommes. Il affranchit Platon de tout
culte respectueux. Dans le monde de l'apparence et des sens, il n'y a
que des grandeurs apparentes (même Homère, Périclès, etc.) (').
Le premier souci de Nietzsche fut de créer la nouvelle
méthode socratique, puis de la soumettre à Richard
Wagner, candidement, de façon à lui montrer où était sa
grandeur vraie, distincte de sa grandeur apparente. Il
écrivit alors Menschliches, Allzumenschliches.
(V) Platons Leben und Lehre, S S. (Philologica, III, 267.)
illlllllllilUlllllllillllllllliilllllilIlilllllilllliilllli
APPENDICE
LES TRAVAUX PHILOLOGIQUES DE NIETZSCHE
Au moment où s'achevait le tirage de ce volume, j'ai eu connais-
sance de la brochure d'ERNST Howald, professeur à l'Université de
Zurich : Friedrich Nietzsche und die klassische Philologie, 44 pp. in-S»,
4920. C'est le travail d'un vigoureux helléniste; et j'aurais aimé à le
connaître avant de rédiger mes chapitres sur les premiers ouvrages
philologiques de Nietzsche.
11 démontre à merveille (p. 4) que de certaines formules de
Nietzsche, comme l'antithèse d'Apollon et de Dionysos, sont anti-
cipées par Rilschl, Opuscula philologica,Y, 160, et deux au cours inédit
sur l'histoire de la poésie grecque Apollinische Kilharislik und diony-
sische Aulodik ; enfin que Rilschl osait encore suivre Friedrich
Schlegel et Creuzer, au temps où ils étaient déjà discrédités. Ma
propre conjecture (V. plus haut, p. 220) se trouve consolidée par là.
J'ai été prudent sur la valeur des travaux de Nietzsche concernant
Diogène Laërce, etc.. Je n'ignorais pas qu'elle fût contestée. J'atta-
chais moins d'importance aux résultats matériels, forcément modifiés,
par cinquante ans de critique, qu'à la méthode d'interprétation
sociale de Nietzsche. Ernst Howald a cependant raison d'insister.
J'ajouterai que l'hypothèse de Nietzsche sur les sources de Diogène
Laërce a été admise longtemps, et jusque dans le manuel d'UEBERWBo,
Grundriss d. Gesch. d. Philosophie, 5<^ étl. t. 1, peut-être sous l'influence
de Heinze, collègue de Nietzsche à Bâle. Elle a trouvé des contradic-
teurs en RoEPER {Philologus, t. XXX, 868 sq.), en Diels {Rheinisches
Muséum, t. XXXI, 26 sq.), en J. Freudenthal, Der Platoniker Albinos
und der falsche Alkinoos (Hcllenistische Studien, 1879, fasc. 3,
pp. 303-315). Ernst Maas faisait de très notables réserves dans les
Philologische Untersuchungen, 1880, fasc. 3 : De biographis greecig
quaestiones selectœ, non sans maintenir quelques-unes des thèses de
460 LA JEUNESSE DE NIETZSCHE
Nietzsche (p. 114 : « Egregie Nietzscheus demonslravit non ipso
Laërtio, sed fonte ejus biographico esse usum. » A quoi Ulrich von
Wilamowitz-Mœllendorff, dans une lettre-postface, ajoute, en latin,
des compliments comme ceux-ci (p. 145) : « Vous vous en êtes laissé
imposer par l'audace de Nietzsche... Vous vous êtes laissé prendre
aux filets d'une argumentation plus ténue qu'une toile d'araignée,
parce que vous avez été empêché de comprendre par l'assurance inso-
lente de Nietzsche. »
La guerre continuait ainsi entre Wilamowitz et Nietzsche, à l'insu
peut-être de ce dernier, dix ans après leur premier duel. C'est aussi
l'impression que nous retirerons de la lecture de l'introduction de Wila-
mowitz à I'Herakles d'Euripide (1889). Voir à ce sujet notre t. III, au
chapitre : La querelle sur la tragédie grecque.
ERRATUM
J'ai écrit, par erreur, p. 174, que Franz Overbeck avait étudié à
Tûbingen. C'est GœUingen qu'il faut lire. Overbeck n'a pas connu
personnellement Ferdinand-Christian Baur, fondateur de l'École de
Tûbingen ; mais il a dit lui-même que Baur avait été, durant sa
jeunesse, « son modèle en matière de méthode historique ». (V. Chris-
tentum und Kultur, 1919, p. 180.)
Iinillllilllilllllll!llilliili!!!!ll!lll!!l!llliill!ll!llllllllll
TABLE DES MATIÈRES
Pages.
Introduction 7
LIVRE PREMIER
LA FORMATION DE NIETZSCHE
Chapitre i. — La souche et l'adolescence 28
I. Le milieu natal 2S
La Saxe Thuringienne, région de la Réforme. — Les
Saxons, instituteurs de l'Allemagne. — Schulpforta,
Wittenberg, Leipzig, léna. — Raffinement de l'esprit
saxon : Leibniz, Novalis, Otto Ludwig. — La patrie des
arts mineurs et de la grande musique.
II. Les aïeux de Nietzsche et la première enfance, Roecken
(1844-1830) 32
Description de cette lignée de pasteurs. — Sélection
morale de cent années. — La vie au presbytère de
Roecken. — Les parents de Nietzsche.
III. Naumburcj (1850-1838) 39
Caractère de l'écolier Nietzsche. — Sa sensibilité reli-
gieuse. — Ses goûts poétiques : Gœthe. — Le don
musical.
IV. Pforla (1836-1864) 46
Caractère de cette école. — 1. Les études secondaires de
Nietzsche. — Ses maîtres, ses lectures. — Ses études
musicales. — Nietzsche fonde une société littéraire. —
2. Philosophie de Nietzsche adolescent. — Son christia-
nisme. — Influence d'Emer«on et de Fichte. — Détermi-
nisme et liberté. — Culte du génie. — Choix de sa
vocation. — Le « dieu inconnu ».
462 LA JEUNESSE DE NIETZSCHE
Pages.
Chapitre ii. — L'Université. — L'influence de Ritschl. 61
L iBonn (1864-1863) 61
Nietzsche et Deussen. — Expérience de la vie corporative
des étudiants. — Études de musique : Bacli, Sciiumann,
Berlioz. — Ritschl décide de sa vocation d'helléniste. —
Mélancolie de Nietzsche.
II. Leipzig (186S-1869) 70
Nietzsche y retrouve Ritschl. — Méthode de ce « maître
terrible ». — Ce que Nietzsche apprend de lui. — Pre-
miers travaux de Nietzsche sur Théognis, Suidas, Aris-
tote, Homère et Hésiode, Simonide. — Le mémoire sur
Diogène Laërce. — L'influence de Ritschl contrecarrée par
les goilts musicaux de Nietzsche. — Découverte de Scho-
penhauer. — Hlumination et conversion. — Début de
son amitié pour Erwin Rohde.
III. La crise de 1866 et le service militaire . 91
Admiration de Nietzsche pour Bismarck. — Nietzsche
artilleur. — Son accident et sa convalescence. — Les
Democrilea. — Comment Nietzsche établit sa méthode. —
Ses doutes sur la méthode philologique. — Travaux de
philosophie. — Nietzsche découvre son problème propre.
— Projet de voyage à Paris.
IV. Première rencontre de Richard Wagner. — Les adieux à
Leipzig (1868-1869) 105
Richard Wagner chez Brockhaus. — Nomination de
Nietzsche à l'Université de Bâle.
LIVRE DEUXIÈME
LA PRÉPARATION DU LIVRE SUR LA TRAGÉDIE
Chapitre i. — Le milieu helvétique 113
1. L'arrivée à Bâle 113
La ville de Bàle en 1869-1870. — Tradition de son
Université. — Les savants bàlois. — Trois gloires :
J.-J. Bachofen, Rûtimeyer, Jacob Burckhardt. — Débuts
de Nietzsche. — Idées de sa leçon d'ouverture sur la
question homérique. — Nietzsche, professeur.
TABLE DES MATIÈRES 463
II. L'idylle de Tribschen. 125
Vie de Richard et de Cosima Wagner à Tribschen. —
L'accueil fait à Nietzsche. — L'amitié-poème. — Ce qu'a
pu être le sentiment de Nietzsche pour M"»" Cosima
Wagner. — Influence de cette amitié sur l'œuvre de
Nietzsche. — Synthèse de Schopenliauer et de Wagner.
— Identification du drame wagnérien et de la tragédie
grecque. — Conférences sur le Drame musical grec et
sur Sacrale et la tragédie. — Importance vraie de ces
essais. — Désaccords menaçants entre Nietzsche et
Wagner. — Reprise des travaux philologiques : Dioyène
Laërce, Ménippe, Cerlamen Homeri et flesiodi.
III. La guerre de 1810 139
Le patriotisme allemand de Nietzsche. — Sa campagne;
sa maladie. — La Commune. — Ce que les événements
de 1870 enseignent à Nietzsche.
Chapitre ii. — Amitiés proches et lointaines 144
Le besoin d'amitié chez Nietzsche. — Effacement des
amitiés de Naumburg.
I. Paul Deussen 146
Conversion de Deussen au schopenhauérisme. —
Nietzsche lui doit en partie son érudition indoue.
II. Heinrich Romundt 148
Son livre sur Kant et Empédocle. — Romundt, com-
mensal de Nietzsche à Bâle.
III. Cari von Gersdor/f . 150
Un hobereau cultivé. — Préjugés communs entre les
deux amis. — Leur intimité jusqu'en 1876.
IV. Erwin Rohde . 155
La correspondance de Nietzsche et de Rohde. — Ce qui
les dégrise de la victoire allemande après 1870. — Leur
accord sur Schopenhauer et Richard Wagner. — La
doctrine de Rohde. — Nuance de son pessimisme. — Sa
notion des rapports entre le conscient et l'inconscient. —
Sa critique de Schopenhauer. — Sa théorie de la tragé-
die grecque et du tragique. — Sa théorie de l'art.
464 LA JEUNESSE DE NIETZSCHE
Pages.
V. Franz Overbeck 168
La plus longue amitié de Nietzsche : sa nature intellec-
tuelle et morale. — Le problème d'Overbeck : l'origine,
la décadence et la renaissance de la religion. — Ressem-
blance avec le problème de Nietzsche. — La méthode de
Tûbingen.
VI. Les affections de famille 179
Force de ces affections chez Nietzsche. — Caractère de
Mme Nietzsche mère. — Caractère de la sœur de Nietzsche.
Chapitre m. — Le voisinage du génie 182
L La collaboration de Nietzsche et de Richard Wagner . . 182
Ce qui les attache l'un à l'autre ; ce qui les sépare. — La
revision des doctrines wagnériennes, par Nietzsche. —
Nature de la joule engagée. — Problème que Nietzsche
a reçu de Wagner. — Lacunes du système wagnérien.
— Nietzsche prétend les combler.
IL Le fragment d' « Empédocle » et l'idéalisation d'Ariane-
Cosima 194
Restitulion conjecturale de V Empédocle de Nietzsche. —
Sens de ce drame : il préfigure le Zaralhustra. — Il glo-
rifie la réforme wagnérienne. — Identification des per-
sonnages. — Corinne-Ariane est M"!*" Cosima Wagner.
III. Litiges de priorité entre Wagner et Nietzsche 203
Nietzsche croit que le Beethoven de Wagner divulgue ses
propres idées. — Doctrine du Beethoven. — Phases diffé-
rentes du livre de Nietzsche sur la Tragédie. — Ce que
Wagner lui emprunte.
Chapitre iv. — Les sources du livre sur la « Naissance de
la tragédie » 219
Influences qu'on reconnaît dans ce livre.
I. Friedrich Schlegel 220
Idée romantique de la civilisation grecque. — La tragédie
attique, synthèse de l'épopée ionienne et du lyrisme
dorien. — Apollon et Dionysos. — La tragédie, œuvre
de la cité, meurt par la philosophie.
TABLE DES MATIERES 465
II. Wilhelni Schlegel et Anselm Feuerbach 229
W. Schlegel et l'esprit sculptural de la tragédie. — Son
disciple, Anselm Feuerbach, source de Wagner. —
L'œuvre d'art intégrale. — Sculpture et tragédie.
III. Friedrich Creuzer 234
La philologie considérée comme une initiation à des
mystères religieux. — Origine sacerdotale des formes
littéraires. — Antagonisme d'Apollon et de Dionysos;
leur réconciliation. — Dionysos Zagreus, dieu de la
mort. — Ce que Jacob Burckhart et Nietzsche doivent à
cette interprétation pessimiste de la vie des Grecs.
IV. Oifried Millier 244
Il fournit la théorie de l'apollinisme. — 1. Notion de
l'Apollon des Doriens. — Le dieu de la statuaire et de
la sagesse. - - 2. Mystère d'Apollon imaginé par Otfried
Mùller. — Le prétendu drame dorien primitif, avec
satyres. — L'addition du dithyrambe dionysiaque. —
Sophismes de cette construction. — Nietzsche les
emprunte.
V. Friedrich Welcker 253
Le Dionysos rustique; caractère social de son culte. —
Différence entre satyres et silènes. — Sophismes de
F. Welcker sur le dithyrambe. — Forte déduction que
Nietzsche doit à Welcker.
VI. y.-./. Bachofen 258
Gomment Nietzsche a fréquenté sa maison. — Les
dieux grecs de la région basse : Dionysos destructeur.
— Transformisme moral de Bachofen. — L'esprit diony-
siaque. — Le renversement des valeurs sociales. — La
civilisation dionysiaque. — Emprunts de Nietzsche. —
Vil. Franz Liszt 266
Projet de Nietzsche : Concilier Richard Wagner et
Franz Liszt. — La musique pure et la symphonie de
Berlioz; son affinité avec Vépopée philosophique moderne.
— Selon Nietzsche, la tragédie grecque et la tragédie
w^agnérienne tendent à la symphonie. — Synthèse de
ces idées dans le livre sur la JVuissance de la tragédie. —
Les retouches nécessaires.
466 LA JEUNESSE DE NIETZSCHE
Pages. J
Chapitre v. — La Fondation de Bayreuth. — Ariane-Cosima. 275
Nietzsche à Lugano. — Ses méditations.
I. Tribschen : la fin de l'idylle. — Cime culminante de
l'amitié entre Nietzsclie, Riciiard et Cosima Wagner. —
Coacert de Mannheim. — Publication du livre sur la
Tragédie. — La Nuit de la Saint-Sylvestre : Sens de cette
symphonie. — Adieux déchirants à Tribschen.
II. Les premières attaques contre Nietzsche 289
Vanité des compliments recueillis. — Le pamphlet
d'Ulrich von Wilatnowitz-Mœllendorff.
m. La première pierre de Bayreuth 294
Sens de cette tête pour Nietzsche. — Travaux sur la Phi-
losophie présocratique. — Les journées de Strasbourg. —
Malentendus avec Ariane-Cosima.
LIVRE TROISIÈME
LA TENTATIVE DE RÉFORMER LE VS^AGNÉRISME
Chapitre i. — Les premières études scientifiques de
Nietzsche 313
Problème central de la philosophie de Nietzsche : la vie.
— Ses lectures de science positive.
I. Zœllner 315
Attitude de cet astronome. — Part qu'il fait au raison-
nement inconscient dans la connaissance. — Son hypo-
thèse nouvelle sur la sensibilité de la matière inorga-
nique. — L'univers construit de façon à réaliser un
minimum de douleur. — Manière de sortir du schopen-
hauérisme. — Emprunts de Nietzsche. — Évolution de
l'intelligence selon Zœllner. — Sélection des formes éle-
vées de la science et de la moralité. — Lacunes de
Zœllner.
IL Résidus darwiniens dans Nietzsche 327
Faiblesse des notions d'intelligence et de sympathie dans
Darwin. — Sélection morale par la lutte intérieure des
instincts. — Psychologie du remords et du devoir. —
Lacunes de Darw^in.
TABLE DES MATIÈRES 467
III. Le néo-lamarckisme de Rûlimeyer 332
Œuvre de Rùtimeyer. — Sa critique de Darwin. —
Apprentissage lamarclcien de Nietzsche. — Relation
entre la structure des organismes et leur milieu. —
Origines de la vie. — Son ascension. — Évolution
des espèces vertébrées. — Naissance et rôle du cerveau.
— Possibilité de dépasser l'humanité actuelle. —
Lamarckisme biologique et social de Nietzsche.
Chapitre ii. — L' « Intempestive » contre David Strauss.
I. L'amitié de Malwida de Meysenbug. 346
Le passé de M"« de Meysenbug. — Son wagnérisme. —
Légers ridicules de cette bonne personne. — Tentative
d'affranchir Cosima Wagner.
II. Uinfluence de Paul de Lagarde 384
L'œuvre de ce savant. — Sa critique des religions occi-
dentales d'aujourd'hui. — Définition de la vie religieuse
véritable. — Relation entre la religion, la civilisation et
la science. — Conséquences pratiques. — Emprunts faits
à cette doctrine par Franz Overbeck et Nietzsche.
III. L'Essai de Franz Overbeck : « Ueber die Chrisllichkeit der
heuligen Théologie » (1873) 368
Le christianisme, fragment d'antiquité survivante. — Le
pessimisme chrétien. — Sécularisation du christianisme
dans la plus récente théologie. — Ridicules de l'apolo-
gétique actuelle. — Nécessité de dépasser le christia-
nisme et l'antiquité. — Tentative de convertir Cosima
Wagner à la libre-pensée.
IV. Le pamphlet de Nietzsche contre David Strauss 380
Ce qui a motivé le choix de ce sujet. — Points d'attaque :
1. Le déterminisme scientifique. —2. Le darwinisme. —
Incertitudes dans la méthode de Nietzsche. — Héritage
romantique : les plaisanteries sur le philistin cultivé. —
Injustices du pamphlet.
V. L'angoisse sur le wagnérisme 391
Valeur de la science et de l'art devant la vie. — Réforme
nécessaire du wagnérisme. — 1. Le projet de cloître phi-
losophique. — 2. Intrigues contre Bayreuth. — Chimères
468 LA JEUNESSE DE NIETZSCHE
Pages.
et réalités. — 3. Premiers doutes sur Richard Wagner.
— Sévérité de l'apprécialion secrète de Nietzsche. —
Nécessité d'une réforme du wagnérisme.
Chapitre m. — La deuxième et la troisième « Considération
Intempestive ».
I. L' t Intempestive » sur l'Elude de l'Histoire 40»
Importance qu'il y a à explorer le passé. — Accueil fait
à ce nouvel essai.
II. L' « Intempestive » sur « Schopenhauer éducateur »... 410
Crise de transformation. — Reprise du projet de cou-
vent philosophique. — Objet de la III*^ « Intempestive » :
décrire l'homme dans sa pureté. — L'élaboration. —
L' Hymne à l'Amitié. — Entrevue violente avec R. Wagner
en août 1874. — Goût nouveau de Nietzsche pour les
Romains et pour Brahms. — Ce que signifie la réconci-
liation avec Richard et Cosima Wagner.
Chapitre iv. — L'affranchissement.
I. Amitiés et douleurs 423
Vie mondaine à Bâle de 1874 à 1876. — M'^^'^ Marie
Baumgartner. — Désaccord de Nietzsche avec sa mère
et Romundt. — Travail dans la douleur. — Projet d'une
Intempestive contre les philologues. — La première
grande maladie. — La pensée de Bayreuth.
II. L'influence de Jacob Burckhardt et la nouvelle sociologie
religieuse de Nietzsche 431
Jacob Burckhardt affranchit Nietzsche. — Nietzsche com-
plète Burckhardt. — Sources de la sociologie deNietzsche.
Notion nouvelle du divin chez les Grecs. — Rôle des
prêtres. — Origine des dieux grecs. — La magie, qui
fléchit les dieux, transformée en œuvre d'art. — Appli-
cation moderne.
III. La IV^ 1. Intempestive ^ : « Richard Wagner à Bayreuth ». 441
Souffrances de Nietzsche durant l'automne de 1875. —
Son sentiment de la solitude. — Interprétation nouvelle
de l'événement de Bayreuth. — Présomptueuse leçon
donnée à Wagner dans son essai.
TABLE DES MATIERES 469
Pages.
IV. La dernière visite de Nietzsche à Bayreulh: La déception. 447
Ce qui choque Nietzsche dans l'attitude de Richard et de
M™e Cosima Wagner. — La première de la Tétralogie. —
Le public de Bayreuth. — L'exécution de l'œuvre. — En
quoi consiste la déception de Nietzsche. — Amitiés nou-
velles. — L'automne moral de Nietzsche. — Ce qui
motive les Choses humaines, trop humaines.
p. MEilSCH, L. SEITZ h C'«, imp., M, vUIa d'AUiii, PARIS-W — 26810.
EDITIONS BOSSA RD, 43, rue Madame, Parrs-VP
COLLECTION DES CHEFS-D'ŒUVRE MÉCONNUS
Format in-16 grand-aigle 13,5 V,„xl9,5 7,„
On range les œuvres de notre littérature dans un ordre en général convenable,
mais parfois encore arbitraire. La tradition scolaire, la critique, la mode,
l'histoire, non seulement ont classé les écrivains, mais encore hiérarchisé les
livres. 11 y a les classiques et ceux qui ne le sont pas, les chefs-d'œuvre et les
œuvres dites de deuxième ordre.
C'est pour réparer les injustices inévitables d'une telle méthode que les « Édi-
tions Bossard - ont voulu donner une " Collection des Chefs-d'œuvre
Méconnus ". On a compris dans cette collection, et des auteurs oubliés comme
Bouhours, La Mettrie, Dufresny, et les œuvres négligées d'auteurs connus comme
la Vie de Bancé de Chateaubriand, les Lettres de Bossuet sur l'éducation du
Dauphin, ou la Provençale de Regnard.
Soucieuses d'intérêt et de diversité, les • Éditions Bossard - ont mêlé les
genres, faisant alterner les mémoires, le roman, la critique, la religion ou la
politique, allant du Traité des Reliques de Calvin à Mlle Justine de Liron de Delé-
cluze et de Noël du Fail à Proudhon.
11 ne s'agit point ici de « morceaux choisis », mais d'œuvres formant un tout
complet, se suffisant à lui-même, reproduites dans leur texte le plus pur.
Nos volumes, qui joignent la modicité du prix à la qualité de l'exécution,
s'adressent au grand public, comme aux bibliophiles. L'étudiant y trouvera des
textes définitifs infiniment précieux et, en général, épuisés ou non réédités, tout
honnête homme désireux de se cultiver, une nourriture intellectuelle et une
récréation du meilleur aloi.
Pour présenter ces volumes, les ■. Éditions Bossard » se sont adressées à des
érudits en même temps qu'à des hommes de goût. Des noms comme ceux de
MM. Paul BoNNEFOK, Maurice Wilmotte, Edmond Pilon, René Radouant, Désiré
RousTAN, de Mme Marcelle Tinayre, Julien Benda, Emile Magne, nous semblent
donner déjà toute garantie. La collection est dirigée par M. Gobzagde Truc, un
des critiques les plus écoutés de notre époque.
Les volumes seront ornés des portraits des auteurs gravés sur bois spéciale-
ment, d'après des documents originaux, par un des maîtres de la gravure con-
temporaine, M. Achille Ouvré.
L'impression se fera sur un beau vélin inaltérable des Papeteries d'Annonay
et de Renage, au format in-16 Grand-Aigle (13,o X 19,o). Le tirage sera limité à
2.500 exemplaires numérotés.
Un signet de soie verte permettra au lecteur de marquer l'endroit où il s'est
arrêté.
N'est-ce pas montrer que notre but a été de joindre l'art et la science à
l'agrément ?
La " Collection des Chefs-d'œuvre Méconnus " commence par une
première série de 25 volumes, à savoir :
1. Margubritb db VALOIS. — Mémoires. Introduction et Notes de Paul Bonhbfoii,
Conservateur de la Bibliothèque de l'Arsenal.
2. REGNARD. — La Provençale, suivie de la Satire contre les Maris, de Edmond
Pilon.
3. BOUHOURS. — Entretiens d'Ariste et d'Eugène. Introduction et Notes de René
Radouakt.
4. Honoré d'URFÉ. — Les Amours d'Alcidon. Introduction et Notes de Gustave
Cbarligr.
5. TALLEMANT des RÉAUX. — Richelieu — sa Famille — son favori Bois-Robert.
Introduction et Notes de Emile Magne.
6. CHATEAUBRIAND. — Vie de Rancé. Introduction et Notes de Julien Bbnda.
7. DELÉCLUZE. — Mademoiselle Justine de Liron. Introduction et Notes de
Marcelle Tinatre.
8. BOSSUET. — Lettres sur l'Éducation du Dauphin suivies de Lettres au Maré-
chal de Bellefonds et au Roi. Introduction et Notes de E. Levesque.
9. FÉNELON. — Écrits et Lettres politiques. Introduction et Notes de Charles
Urbain.
10. DUFRESNY. — Amusements sérieux et comiques. Texte nouveau. Introduction
et Notes de Jean Vie.
11. M"" DE MAINTENON. — Lettres à d'Aubigné et à M'^' des Ursins. Introduction
et Notes de Gonzague Truc.
12. Gérard de NERVAL. — De Paris à Cythère. Introduction et Notes de Henri
Clouard.
13. CALVIN. — Traité des reliques et Épitre à Messieurs les Nicodemites. Intro-
duction et Notes de Albert Autin.
14. Gni PATIN. — Lettres du Temps de la Fronde. Introduction et Notes de André
Thérive.
15. PROUDHON. — Le Principe fédératif et de la Nécessité de reconstituer le parti
de la Révolution. Introduction et Notes de Charles-Brun.
16. LA METTRIE. — UHomme machine, suivi de l'Art de jouir. Introduction et
Notes de Maurice Solovine.
17. MARIVAUX. — Le Spectateur français. Introduction et Notes de Paul Bon-
hefon.
18. Noël du FAIL. — Propos rustiques. Introduction et Notes de Jacques Bou-
LENGER.
19. BOURDALOUE. — Sermons sur l'Impureté, sur la Conversion de Madeleine et
sur le Retardement de la Pénitence. Introduction et Notes de Gonzague Truc.
20. DIDEROT. — Entretien entre D'Alembert et Diderot, Rêve de D'Alembert suivi
de r Entretien avec M"'- de Lespinasse. Introduction et Notes de Gilbert
Maire.
21. RONSARD. -^ Sonnets pour Hélène. Introduction et Notes de Roger Sobg.
22. M"'^ DU DEFFAND. — Lettres à Voltaire. Introduction et Notes de Joseph
Trabucco.
28. Le Chevalier db MÉRE. — Conversation avec le Maréchal de Clérambault, Intro-
duction et Notes de Gérard-Gailly.
24. MALEBRANCHE. — Le Traité de l'Amour de Dieu, suivi de la Lettre au
P. Lamy. Introduction et Notes de Désiré Roustah.
25. SAINT-ÉVREMONT. — Œuvres mêlées. Introduction et Notes de Maurice Wil-
MOTTE.
Deux volumes sont mis en vente chaque mois. Les quatorze premiers volumes
sont actuellement publiés. Prix de chacun des 25 volumes : 12 fr. Une deuxième
série paraîtra à partir du mois de novembre 1921.
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