PROFESSORJ.S.WILL
NOS GÉANTS D'AUTERFOÉS
PUBLICATION
DK LA
SOCIÉTÉ DES ÉTUDES RABELAISIENNES
NOS GÉANTS D'AUTERFOÉS
RÉCITS BERRICHONS
RECUEILLIS PAR
JEAN BAFFIER
AVEC UNE PRÉFACE DE
JACQUES BOULENGER
(Avec sept planches hors texte)
1
PARIS
Edouard CHAMPION
LIBRAIRE DE LA SOCIÉTÉ DES ÉTUDES RABELAISIENNES
5, QUAI MALAQUAIS
Tél. Gobelins : 28.20
1920
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NOS GÉANTS D'AUTERFOÉS
PREFACE.
M. Jean Bafïier, sculpteur berrichon, comme il aime à s'in-
tituler, lutte passionnément pour une très belle cause : celle du
régionalisme. Depuis trente ans, il a consacré sa vie à défendre,
par la parole, par la plume et par l'exemple de son art, les tra-
ditions du pays oii il est né et toutes les beautés morales et
physiques qui sont propres au Berry et au Nivernais. Il a
répété infatigablement, il a écrit sur le papier, comme aussi
sur le bois, la pierre, le cuivre, l'étain et le marbre que nous
devons suivre l'exemple de nos ancêtres, qui construisaient,
qui soignaient, qui embellissaient leurs maisons, leurs châ-
teaux, leurs bourgs, leurs villes et leurs domaines, suivant
le sens esthétique et moral propre à leur race. La laideur
industrielle et sans caractère des bâtisses par lesquelles on
remplace, à Nevers et à Bourges comme dans les autres villes
françaises, les demeures qu'y avait inspirées la nature du pays
ne le révolte pas moins que l'abandon de la terre et l'insouci
que font paraître ses propriétaires de leur devoir, qui serait de
s'y tenir, de l'entretenir avec sagesse, de l'exploiter avec hon-
nêteté, en usufruitiers conscients de leur mission sociale et de
leur destinée, pour la transmettre ensuite à leurs enfants, —
au lieu d'en abuser de toutes les manières et de la vendre aux
marchands de biens. Gomme naguère Ruskin, M. Jean Baffier
ne ressent point de sympathie pour ces perfectionnements
industriels que nous appelons communément le progrès. Il
n'approuve pas ceux « qui volent dans les airs comme l'oiseau
ou qui nagent au fond des mers comme les poissons ». « La
I
NOS GEANTS D AUTERFOES.
terre, s'écrie-t-il^, pourra être enveloppée d'aéroplanes, per-
forée, estropiée, lardassée de lignes de chemins de fer garnies
de trains de voyageurs et marchands, les automobiles à tou-
touche pourront sillonner nos routes poudreuses pour empous-
siérer nos champs, nos jardins, nos prés, nos bois et nos
vignes, il faudra toujours des hommes arrêtés aux champs,
aux prés, aux enclos, pour faire pousser le blé, l'herbe et la
vigne si on veut manger du pain, de la viande et si on veut
boire du vin. » Certes, et l'on ne saurait douter de l'avantage
qu'il y a pour une nation à ce que la plupart de ses enfants
soient sédentaires, solidement liés au sol et enracinés. A se
détacher de la terre, la vie populaire perd beaucoup de santé
et de beauté. Les générations d'autrefois, qui mouraient sur le
terroir où elles étaient nées, se trouvaient enrichies de toute
une tradition qui leur apportait de la force et de la vertu :
coutumes vénérables qui ordonnaient l'existence entière, contes
et légendes, dictons et proverbes, chansons, préceptes fami-
liers, enfantés aux travaux rustiques, aux assemblées, aux
fêtes de la rue et de la maison, tout cela formait pour elles un
patrimoine moral et esthétique d'une incontestable valeur,
dont c'est à leur dommage qu'elles se trouvent privées à pré-
sent. Le rythme, si l'on peut dire, qui naissait du pays, ordon-
nait l'aménagement de la ville et des campagnes, et réglait les
moindres gestes des artisans des cités et des laboureurs des
champs... Aujourd'hui, ces harmonies si belles de l'homme et
de sa terre natale, ces accords du passé avec le présent et du
présent avec l'avenir, ces trésors de traditions orales et de
coutumes, le citadin les a perdus, et ce n'est plus guère que
chez les campagnards que M. Jean Baffier en a parfois retrouvé
le souvenir; aussi, rien ne l'indigne davantage que la méses-
time où, sur la foi de livres qu'il appelle « de mauvais livres,
comme François le Champi », d'aucuns tiennent le paysan en
général, et singulièrement celui de son Berry.
Lui-même est né, il y a quelque soixante années, sur les
confins du Bourbonnais, du Berry et du Nivernais, au village
de Neuvy-le-Barrois, dans le canton de Sancoins. Chaque
I. Voir le Réveil de la Gaule, 5° série, n° 2. J'emprunte les rensei-
gnements qui suivent à cette Revue que rédige M. Baffier, et surtout
aux conversations que j'ai eues avec lui.
NOS GEANTS D AUTERFOES.
année passaient là les Morvandiaux qui allaient rouler dans
les bois du Berry avec leurs bœufs maigres qu'on assurait forts
comme des crics; mais c'étaient plutôt les traditions orales
des mariniers de la Loire, qui, par les ports de l'Allier,
venaient enrichir celles de la contrée, et davantage encore
celles des moulins de la Nièvre dont les meuniers se donnaient
rendez-vous à Nevers, au pont Cizeau.
Car la grande ville qui aimantait tous ces bourgs posés sur
la rive gauche de l'Allier, c'était Nevers, et, pour tâcher de
l'apercevoir, le petit Baffier grimpait au grenier et passait le
cou par la boiiinote qui en trouait le pignon. Mais il avait beau
écarquiller les yeux : bien que son père lui indiquât de son doigt
noueux la direction de la ville, il ne distinguait que les fumées
des hauts fourneaux de Fourchambault, d'Imphy, de Guéri-
gny qui s'élevaient dans le ciel. Et il ne connut la cité tant
désirée que lorsqu'il fut devenu assez grand pour travailler
aux vignes attenantes à la régie du château d'Apremont, car
c'était un voyage, pour ces terriens, que de se rendre « à la
ville ». Aussi la regardaient-ils mieux, l'admiraient-ils davan-
tage, la chérissaient-ils plus ardemment : pour eux, elle était
vraiment une capitale... M. Jean Baflfier se souvient encore
avec émotion de la première visite qu'il fit à Nevers : aussi
bien n'est-ce pas ce jour-là, en admirant l'église jadis bâtie
par les géants, à ce qu'on disait, qu'il prit la résolution de se
faire imagier et tailleur de pierre?
C'était le ii janvier i865. Son père et lui menaient à la foire,
par le chemin de Gimouille, deux beaux nourrins aux pieds
tendres qui marchaient avec peine sur le sable gelé... « Quand
la belle capitale m'apparut, rutilante de mille feux d'une
aurore resplendissante, avec sa cathédrale majestueuse, sur-
montée de sa superbe tour, plantée comme un chef comman-
dant, selon l'expression de mon père, j'oubliai tout pour l'ad-
mirer, ce qui me valut un grand coup de rouette sur les
jambes et un murmure de malédiction. Cet excellent homme
ne me comprenait pas restant à bailler, anpres ceste cathédrale,
coume un geai privé que veut son caillé, cependant que li se
qervait le corps et Vâme pour mener, quasiment pourter, nos
fameux nourrins, agravés, comben-t-i, par ce gneus de sable
gelé, ne peuvant mais marcher, que j'avons emplacés après
aveoir :^i!^ouné coume c'est pas possible de le dire, que j'avons
vendu et livré à fine fin aux petites soeurs sainte Marie de la
rue Saint-Martin...
NOS GEANTS D AUTERFOES.
«... Après une rapide visite de la cathédrale, en quittant la
communauté des petites sœurs, mon bon père, qui était comme
moi affringalé, me mena à l'auberge de la Croix-d'Or (cheus
Raizin), où nous avons fait un bon petit repas, tant pour le
vin de Marzy que pour le bon fricot de la dame Raizin.
« Nous en retournant à Neuvy-le-Barrois, par la levée de
Gimouille, le cher homme, enchanté d'être sorti d'une mau-
vaise passe, comme il le répétait souvent, voulut bien contem-
pler avec moi la capitale du Nivernais. Elle n'avait plus sa
splendeur rutilante du matin, mais elle apparaissait encore
très avantagée, du point de vue où nous étions.
« Après m'avoir démontré que la corporance d'une ville
devait être faite en imitation des chouses de la terre et du ciel,
mon bon père me dit coument nos villes du Berry, du Niver-
nais et du Bourbonnais étaint bâties aux temps lointains, loin-
tains, dans trois cèdes, qu'arpresentaint l'Iaue, la Terre et le
Seule. LTaue, c'est la première vartu, la Terre que s'est for-
mée de l'Iaue dans ITaue, c'est la deuxième vartu, et le Soulé,
c'est la vartu des vartus, le saint des saints esprits. Dans les
temps moins lointains, mais avant ceux guerres de Sancerre et
de Morront, Bourges, Sancerre, Dun-le-Roy, Issoudun et
Nevers étaint encore bâties dans trois cèdes repounant aux
signes du Père, du Fils et du Saint-Esprit. Ça a l'air d'être
çangé, mais c'est point çangé!
« L'ayant prié de me dire s'il avait entendu parler de ces
hommes si capables qui avaient bâti la cathédrale de Nevers,
il ne put rien me préciser, mais il me donna l'assurance caté-
gorique que c'étaient des géants qu'avaint taillé si finement
ceux belles pierres et maçonné d'hardiesse ceux murs si hauts.
« Pour l'époque de la construction, il ne put donner qu'une
affirnjation certaine que ceux géants étaint garis du mal de
dents depuis des centaines d'an-nées. Une chouse qu'il avait ouï-
dire par les anciens de dieux nous, c'est que la première focs que
le Juif errant a passé à l'adret là oii est Saint-Cyr, y avait
un grous bouésson d'épines noires, et dans ce bouésson d'épines
noires, y avait une mère sanghier que fasait ses petits. A la
deuxième foés qu'il a repassé à ceste mesme place, la belle
cathédrale était bâtie. Dès quante i repassera là pour la troi-
sième foés, ce Juif errant, à la place oii est Saint-Cyr, on
voiera un précipice effréyâbe et tout partout alentour sera un
désert à par de de vue.
« M'ayant renouvelé l'assurance que c'étaient des géants les
NOS GÉANTS d'aUTERFOÉS. 5
bâtisseurs des belles cathédrales, des forts chatiaux et des biaux
clochers, il m'expliqua ce qii'étaint les géants d'auterfoés. C'était
des houynes râls, râlsl grands, grands! des fins! des primes!
des francs! des forts que battaint le Diâbe pour l'amour de
Dieu! Tels étaint ceux géants qu'on appelait Gargantua, Jean-
de-l'Ours, Tord-Châgne, Tranche-Montagne , Saint-Éloi, Saint-
Martin et comben-t-i d'autres...
« Jusqu'à la fontaine du lieu Morat, de l'autre côté d'Apre-
mont, mon bon père, animé d'un impérieux désir d'expansion,
allant du ton familier au plus haut degré d'une éloquence
enthousiaste, me conta plusieurs faits et gestes des grands
géants d'auterfoés, pour établir des comparaisons avec les
exploits des derniers géants de cheux nous, qu'il avait connus au
temps de sa prime jeunesse, et que battaint pour le diâbe autant
que pour le bon Dieu.
« ... Vers le lieu Morat, à ma demande, le père Baffier se
mit en devoir de m'expliquer comment se formaient autrefois
les bons géants dans le monde de nos contrées.
« Presque aussitôt, le gros Sadet, de Saint-Cyr-de-Neuvy,
revenant, lui aussi, de la foire et nous joignant, nous fit monter
dans sa voiture bourbonnaise. Cette occasion nous servait
pour assister au souper de la noce d'un de nos voisins et
parents, mais la démonstration si passionnante concernant la
formation des bons géants fut interrompue, à mon grand
dépit, et jamais plus mon bon père ne voulut reprendre ce cha-
pitre inachevé de ses récits. »
Heureusement, le père Baffier fut moins discret sur d'autres
contes, et c'est de sa bouche que son fils a recueilli la plus
grande partie de ces belles histoires qui se transmettaient ora-
lement de génération en génération dans les campagnes berri-
chonnes, et dont l'épopée de Gargantua, qu'on va lire, n'était
qu'un fragment. Hélas ! il soupçonne que, dans la mémoire
des gens âgés qui les lui ont contées, déjà elles s'étaient bien
appauvries. Du moins elles y vivaient encore, et aussi la plu-
part des croyances d'autrefois.
Dans les premières années de l'Empire, au temps où M. Jean
Baffier était un petit gars dans la maison du vigneron et ton-
nelier, son père, beaucoup de belles fêtes comme le Beriaud
ou Berluet ne se célébraient plus à Neuvy-le-Barrois. C'avait
NOS GEANTS D AUTERFOES.
été jusqu'à 1793 la fête du printemps. Chaque année, à la pri-
mevère, on dressait entre deux chênes, à l'entrée du grand
pâtis communal, une chapelle de mousse et de feuillage. Là,
le curé disait la messe; puis il bénissait les animaux du village
qu'on avait rassemblés dans le pacage. Ensuite on faisait un
grand repas, où chacun apportait du pain, du vin, de la pitance,
du fricot, des rôtis, des galettes, selon ses moyens. Cependant,
on dansait au son des musettes, des vielles ou des flûtes
douces; les vieilles danses villageoises se déroulaient noble-
ment; on chantait des rondes, des romances et des ballades;
on se livrait à des jeux de force ou d'adresse, au jeu de la
chieuvre (ou chèvre) et à celui de la truie ^; et les anciens criti-
quaient les jeunes et leur enseignaient à faire mieux. Après le
repas, on menait les bêtes à Varsiet, au joli petit étang pois-
son, à la rive ombragée dont la chaussée s'en allait en pente
douce pour former une grande chaume, « fournie et four-
rée d'herbe fraîche, sur laquelle on dansait pieds nus avec
délices. »... Et ce sont des réjouissances bien semblables à
celles-là qu'on trouvera dans la troisième partie de ces récits.
Vers 1860, le Beriaud n'était plus qu'un souvenir à Neuvy-le-
Barrois; mais, chaque soir, la veillée s'y faisait encore à la
mode d'autrefois. C'était tantôt à l'auberge, tantôt chez le tail-
leur, un infirme, mais jovial et beau parleur, dont la maison,
une vieille demeure du xvf siècle, formait en quelque sorte le
centre intellectuel du village. Hommes, femmes et enfants se
rassemblaient là après souper, surtout les jours de fête, à cau-
ser, à chanter des romances, à écouter les récits. Bien entendu,
il n'y avait pas de programme arrêté à l'avance; selon que la
conversation amenait tel ou tel sujet, un des anciens qui, si
l'on peut dire, présidait, celui à qui l'on accordait le plus d'au-
toritéj généralement le tailleur, disait à tel ou tel : « Toi, tu vas
nous chanter ceci, nous narrer cela. » Mais déjà il était diffi-
cile de décider les vieux à conter...
Chacun avait sa spécialité : récits ou chansons. D'au-
cuns étaient doués d'une mémoire surprenante, comme Jean
Deloire qui aurait pu chanter durant trois jours et trois nuits
sans se répéter jamais, tant il savait de complaintes ; aussi
avait-il le droit de chanter plusieurs fois dans la veillée; mais
on n'aurait permis à nul autre que lui d'en user de la sorte.
I. C'était exactement le jeu du golf qui nous est revenu d'An-
gleterre.
NOS GEANTS D AUTERFOES.
Lorsque l'auditoire n'était pas captivé par la ballade ou le
récit, les conversations particulières continuaient; d'ailleurs,
les anciens ne se faisaient pas faute d'intervenir, rétablissant
les airs des chansons, rectifiant les paroles, et, lorsque l'un
d'eux contait quelque fragment de l'histoire des géants et des
saints, les autres ne se privaient pas de discuter les faits avec
lui, donnaient leur version, expliquaient comment les choses
s'étaient passées, disant : « C'est pas coume ça! C'est pas
coume ça!... » La plus grande marque de succès, c'était qu'un
silence complet régnât dans toute la pièce, « coume à la messe » ;
mais jamais on n'applaudissait.
Les enfants assistaient aux veillées. Souvent on les interro-
geait, on leur demandait de chanter, de danser, et quand ils ne
le faisaient pas de la bonne façon, les anciens les reprenaient.
Rien n'était écrit, les règles se transmettaient oralement, mais
la tradition qui ordonnait tout était bien observée. Les paysans,
qui faisaient leurs marchés sans contrats, n'aimaient pas l'écri-
ture, et celui qui se fût levé pour chanter ou parler, à la veil-
lée, un papier à la main, tout le monde se fût gaussé de lui.
Pourtant les usages étaient minutieusement fixés et les anciens
veillaient à ce qu'ils fussent respectés. Ils maintenaient les
coutumes,' les croyances, les récits et les chants dans leur
pureté, critiquaient les jeunes gens au bal ou aux jeux, leur
montraient à bien faire : de quels reproches ils eussent accablé
celui qui n'eût pas dansé la bourrée dans le vrai style, par
exemple!... Malheureusement, vers 1860, leur autorité était un
peu entamée déjà, et depuis la guerre les anciens ont perdu
pied à Neuvy-le-Barrois. A l'auberge, aujourd'hui, on n'en-
tonne plus que des refrains de cafés-concerts, on n'écoute plus
que le phonographe, et l'on ne cause plus que des élections.
Les chansons étaient de deux sortes : il y avait les chanson-
nettes grivoises et comiques, qui ont été conservées plus
longtemps, et les rondes, les longues ballades, romances
sérieuses, comme la Ballade du rosier blanc, VHistoire de la
fille d'un prince, etc.*, dont M. Jean Bafïier retrouve encore des
I. Comme on sait, Gérard de Nerval a été le premier à recueillir
un certain nombre de ces jolies ballades populaires. De l'une d'elles
qu'il appelle La jeune fille de la Garde, il nous dit qu'on l'a gâtée
NOS GEANTS D AUTERFOES.
fragments dans sa mémoire. Et les récits aussi étaient de
« en y refaisant des vers et en prétendant qu'elle était du Bourbon-
nais ». Voici comment on peut la reconstituer, d'après les fragments
qu'il en donne dans la Bohême galante (p. 71-73), dans Angélique
(p. 49-5i) et dans Sylvie (p. i62-i63) :
« Dessous le rosier blanc,
La belle se promène...
Blanche comme la neige.
Belle comme le jour :
Au jardin de son père
Trois cavaliers l'on pris...
(Trois capitaines qui passaient à cheval près du rosier blanc.)
Le plus jeune des trois
La prit par sa main blanche :
Montez, montez la belle
Dessus mon cheval gris.
(Ils l'emmènent à une hôtellerie, à Senlis.)
Aussitôt arrivée,
L'hôtesse la regarde.
Êtes-vous ici par force
Ou pour votre plaisir.'*
Au jardin de mon père
Trois cavaliers m'ont pris.
Entrez, entrez la belle,
Entrez sans plus de bruit,
Avec trois capitaines
Vous passerez la nuit!...
Mais le souper fini,
La belle tomba morte.
La belle tomba morte
Pour ne plus revenir...
(« Hélas! ma mie est morte! s'écrie le plus jeune cavalier, qu'en
allons-nous faire? » Et ils conviennent de la porter sous le rosier
blanc, « au jardin de son père ».)
Et au bout de trois jours
La belle ressuscite !
Ouvrez, ouvrez, mon père,
Ouvrez sans plus tarder;
Trois jours j'ai fait la morte
Pour mon honneur garder. »
(« Le père est en train de souper avec toute sa famille, continue
Gérard. On accueille avec joie la jeune fille, dont l'absence avait
beaucoup inquiété ses parents depuis trois jours, et il est probable
qu'elle se maria plus tard fort honorablement. »)
NOS GEANTS D AUTERFOES.
divers genres. L'imagination féminine avait enfanté plutôt des
) contes de fées; mais là-dessus les commères étaient intaris-
sables : le fils du père BaflRer n'a pas oublié comment, tout en
travaillant aux vignes et durant des journées entières, depuis
le lever jusqu'au coucher du soleil, ou peu s'en faut, la mère
Picarde et la mère Picauche lui en faisaient pour l'amuser.
Pourtant, à ces fantaisistes et romanesques récits, trop peu
réalistes, trop sucrés à son goût, il préférait de beaucoup les
grandes légendes des géants et des saints. //
Celles-là formaient toute une chronique du pays : car il ne s'y
trouvait point de cité, ni de château, ni de cathédrale qui n'eût
été construit par un géant ou par un saint, point de rivière, de
rocher surprenant, de site imprévu à quoi ne se rattachât le
souvenir de Tord-Châgne, de Tranche-Montagne, de saint
Éloi, de saint Martin, et surtout de Jean de l'Ours ou de Gar- ,
gantua. Et que de guerres fabuleuses, que d'aventures éton- '
nantes s'étaient déroulées jadis dans ces régions!... Tous ces
récits étaient assez bien fixés, du moins quant à leur fond, car
il va de soi que l'allure ou le détail s'en modifiait un peu selon
la profession et les préoccupations ordinaires du narrateur,
— autrement dit, c'était plutôt à des coupes prodigieuses que
s'adonnait Gargantua quand le conteur était bûcheron , à des tra-
vaux de tonnellerie merveilleux quand il était tonnelier comme le
père Baffier (on s'en apercevra tout à l'heure), et ainsi de suite;
— mais les faits principaux restaient matière d'évangile : car les
paysans voyaient dans ces légendes l'histoire même de leur
contrée. Et ainsi qu'au moyen âge on citait sans doute aux
jeunes nobles les prouesses de Renaud ou de Guillaume, de
même, à chaque instant, on donnait les géants en exemple
aux petits gars de Neuvy, car Jean de l'Ours, Gargantua, la
femme de Gargantua, etc., étaient les parangons des vertus
villageoises...
Hélas! beaucoup de ces grands récits, qui avaient traversé
les siècles et que les anciens du pays avaient si longtemps
entretenus de veillée en veillée, comme un feu sacré, s'étaient i
déjà éteints au temps de l'enfance de M. Jean Baffier. Néan-
moins, pour les vieilles gens, la terre demeurait encore animée
du souvenir des bons géants et des saints, et peuplée d'esprits
et de fées, tels ces menus génies qui agitent les feuilles du
tremble ou les malins trigaux qui logent sous les coudriers...
De tout temps, c'avait été là, pour les paysans du Berry, des
10 NOS GÉANTS d'aUTERFOÉS.
divinités familières, plus à leur main, en quelque sorte, que le
bon Dieu, voire que la sainte Vierge. Les anciens de Neuvy
disaient parfois que les curés leur parlaient trop du ciel oîi se
tenait le Seigneur et pas assez des choses de la terre : eh bien,
à celles-là présidaient les héros des contes. Or, les géants,
bâtisseurs des villes, des clochers, des forts châteaux, des
belles églises, experts aux travaux champêtres, amis des petites
gens, ennemis du diable, étaient les serviteurs de Dieu, et la
foi qu'on avait en leurs histoires n'empêchait pas les paysans
de prier avec ferveur Marie et son Fils. Toutefois, M. Baflfier
a souvent entendu, vers 1860, le curé de sa paroisse prêcher
contre les contes de la veillée, voire contre les danses, les chan-
sons, les dictons, les coutumes du pays qu'il regardait comme
des superstitions païennes. Et cette malveillance de l'Église
pour les légendes et les anciens usages de nos provinces cha-
grine M. Baffier. Hélas! c'est bien vainement qu'il s'en désole,
je le crains, et qu'il exhorte, au nom de la morale, Mgr l'évêque
de Nevers et son clergé à admettre ces traditions; j'entends
bien que saint Eloi et saint Martin faisaient très bon ménage
dans l'âme paysanne avec Gargantua et les fées; mais l'Église
romaine ne saurait plus fermer les yeux aujourd'hui sur des
liaisons illégitimes à ce point...
Les légendes des saints étaient souvent fort semblables par le
fond aux histoires des géants; toutefois, les bienheureux
étaient à l'ordinaire plus badins et leurs travaux, pour ainsi
parler, plus féeriques; ils ne détestaient pas de se railler un
peu des humains et d'étonner leur monde, comme fit saint Éloi,
le jour que, chez un maréchal qui doutait de son habileté pro-
fessionnelle, il coupa froidement le paturon d'un « chivau »,
cloua un fer au sabot en moins de temps qu'il n'en faut pour
le dire, et rajusta la jambe tranchée de telle sorte que le cheval
s'en alla plus gaillard qu'il n'était venu. Jean de l'Ours et Gar-
gantua étaient moins facétieux et, parce que leurs histoires
avaient plus de noblesse, le petit Jean s'y intéressait davantage.
Le père Baffier était un vrai paysan. 11 savait, car les anciens
de Neuvy le lui avaient appris quand il était petit, que la terre,
deux foués notre mère, est un grand corps qu'a ses oussements,
ses membrures, ses narfs, ses veines, et qu'il ne faut pas l'ex-
ploiter aveuglément, mais l'aménager avec respect. Comme ses
NOS GEANTS D AUTERFOES, I I
ancêtres, il avait la religion de la terre : c'était un homme qui
s'en allait greffer les sauvageons de poirier et de cerisier dans
les bois^. Et sa dévotion aux pierres, aux sources, aux rivières,
aux prés, aux champs, aux vignes était grande, et il n'ignorait
pas que les bonnes fées et les esprits les habitaient. D'ailleurs,
il se souvenait d'avoir vu, dans sa prime jeunesse, des familles
de géants que battaint jà pour le diâbe autant que pour le bon
Dieu, et il en avait aperçu d'une autre vacation que battaint
pour le diâbe contre le bon Dieu. Si ça contuine, ajoutait-il, ce
menement du diâbe incarné, le temps venra ben tôt, comme ça
marque dans la porphétie, quon voira un précipice effreyâbc
à la place de la cathédrale de Nevers. Partout à l'entour sera
un désert à parde de vue ; y aura mais de blé dans les champs,
mais d'arbages dans les prés, mais d'ârbes dans les bois, et les
vignes seront defunctées. La Loire, l'Allier, et le Cher seront tai-
ris, arié toutes les fontaines, les petits riots, couleriots, les
étangs et les biefs. Les enfants s'en iront queriant, maudissant
père et mère que les auront mis dans le monde. La terre venra
chesse comme de l'amadou, le feu du ciel tumbera dessus, et la
terre et le monde s'en iront en poussier...
Vers 1880, M. Jean Baffier entreprit de reconstituer cette
histoire orale de son pays, dont il s'était fait raconter bien sou-
vent des fragments quand il était enfant. Le père Baffier était
éclectique en quelque sorte, et il n'était pas aisé de lui faire
dire ses histoires en bon ordre; mais il se mettait volontiers
sur le chapitre des géants, et son fils a passé de longues veil-
lées à l'écouter, tandis que la mère Baffier ne se faisait pas
faute de rectifier les détails qui lui semblaient erronés, ni le
vieux plemeux de brères-, que l'on avait grand soin de convo-
quer, d'y ajouter de copieux développements.
Le père Baffier, qui avait dit à son fils, lorsque celui-ci
lui avait annoncé son intention de se faire imagier et « tailleur
de pierres », qu'il aimait mieux le voir querver que quitter la
1. Beaucoup de ses aïeux avaient fait comme lui, aussi le pays
abondait-il en arbres fruitiers. L'usage traditionnel était que cha-
cun pût cueillir des fruits à n'importe quel arbre, public ou privé;
on en pouvait même emplir ses poches, voire un panier, mais non
un sac, cela seulement était défendu. Aussi M. Baffier se rappellc-
t-il le scandale et l'étonnement que causa dans le pays le premier
vol de fruits qui y fut signalé, vers 1872 : les villageois ne com-
prenaient pas...
2. Littéralement : le peleur de bruyères, le défricheur.
12 NOS GEANTS D AUTERFOES.
terre, aurait été scandalisé de ce qu'au mépris de toutes les
coutumes on couchât ses récits par écrit, bien plus encore s'il
eût jamais deviné qu'on les composerait en lettres moulées. Et
f M. Jean Baffier lui-même ne songeait guère tout d'abord à
î imprimer les notes qu'il avait prises et les souvenirs qu'il avait
) gardés. C'est dans l'hiver de 1886-1887 qu'il s'est appliqué à les
coordonner en partie. Depuis lors, il a poursuivi ce travail qui
n'était point petit; quelques fragments en ont paru, et voici
X ceux qui concernent le géant Gargantua.
Bien qu'il manque beaucoup à ces récits que l'auteur a
recueillis de la bouche de ses anciens, on aimera, j'imagine,
cette geste populaire et berrichonne de Gargantua. Pour les
rabelaisants, elle a cet intérêt de rappeler de la façon la plus
frappante, non du tout par l'affabulation, mais, ce qui est plus
intéressant, par le tour et l'accent du récit, le roman de
Maître François. La manière du narrateur, ses longues et
savoureuses énumérations , ses locutions proverbiales qui
fleurent si bon la langue française, tout cela est de la même
veine populaire dont l'auteur de Pantagruel a tiré son livre
prodigieux. Et je ne puis m'empêcher de rester persuadé, après
avoir lu les récits du père Baffier, que Rabelais s'est proposé
d'imiter les conteurs villageois qu'il avait certainement entendus
souventes fois à la veillée et d'écrire dans ce style parlé et tra-
ditionnel les aventures de ses héros. Ce fut cette idée, réalisée
de la manière qu'on sait, qui assura l'immense succès de son
œuvre au xvi^ siècle, j'imagine... Certes, les narrateurs pay-
sans dont M. Jean Baffier a fixé les discours n'avaient pas l'in-
vention verbale de Maître François; mais, puisque ce sont des
récits .semblables aux leurs, quant au tour, que Rabelais a
transposés en les stylisant par son génie, à ce titre leurs
naïves histoires nous offrent un exemple précieux. D'ailleurs,
elles représentent ce qu'une longue tradition avait enfanté dans
un pays de France, elles sont une fleur aussi naturellement
jaillie de l'âme populaire que les herbes d'un champ, et cela
seulement, à notre goût, suffirait à leur assurer quelque beauté.
Jacques Boulenger.
Nos GEANTS d'aUTERFOÉS.
Des ouvrages du Grand Gargantua,
sus LA LISIÈRE DU BOURBONNAIS, DU BeRRI ET DU NiVARNAIS.
RÉCITS DU PÈRE BaFFIER s'aPPUYANT SUR LES DIRES
ET OPINIONS DE LA MERE BaFFIER, DITE LA MERE A UgÈNE,
LE GRAND PERE ReGNAUD,
Girard le plemeus de brères% le père Bordier,
Charlot-Robet, Bourdier, ancien facteur de Sagonne,
Cœurier, maître tonnelier a Vallon en Sully 2.
La poêlée de Gargantua.
Après aveoir fait le clocher d'Igrande, le Grand Gargan-
tua était don venu, cetelle an-née là, bâtir le ceu de Vallon.
1. Défricheur de bruyères.
2. Conformément aux bienveillants avis de MM. Abel Lefranc et
Jacques Boulenger, et à ceux des membres de la Société des Études
rabelaisiennes qui nous ont écouté lorsque nous avons présenté
ces récits à une des séances, sous le patronage de M. Georges Len-
seigne, nous avons adopté l'orthographe qui nous a paru la plus
simple pour ce verbe oral, de manière à être compris du lecteur et
à traduire pourtant aussi exactement que possible la prononciation
et le dialecte du conteur.
Au premier abord, notre résolution fut prise d'éviter les élisions
qui rendent les mots difficiles à comprendre, parfois même impos-
sibles à déchiffrer. Ayant reconnu la difficulté de satisfaire l'ensemble
des lecteurs par l'emploi d'expressions patoisantes variant de vil-
lage à village, nous avons cherché à nous rapprocher le plus pos-
sible des mots utilisés dans le langage courant. Par exemple, dans les
lettres de Cadet Bartichon, parues jadis dans le Réveil de la Gaule,
nous écrivions giiiàbe pour diable, Gtiieu pour Dieu. Des patoisants
très sérieux nous conseillèrent d'écrire yabe pour diable, ieu pour
Dieu. Dans cette étude, nous avons pris le parti d'écrire didbe pour
diable. Dieu pour Dieu.
Dans notre nouvelle orthographe, on critique les adjectifs nôtre,
vôtre, que nous terminons devant certaines consonnes, par exemple :
nouter temps, voûter bien. En écrivant uniformément noutre temps,
voutre bien, nous imiterions nos soldats revenus du service après un
congé de sept ans. On dit plus communément noute temps, voûte
bien, sur le Berry. A trois lieues de chez nous, au Veurdre, sur le
territoire bourbonnais, on dit nouté temps, voûté bien. L'origine des
Balïier paraît venir du haut Bourbonnais, ce qui expliquerait pour-
quoi notre bon père, en nombre de mots, prononçait e avant t\
14 NOS GEANTS D AUTERFOES.
Les genss de cetelle grousse paroisse étaint si tan' aises
de veoir anprès leus Eglise, qu'est une pièce râle, un clo-
cher sans pareil qu'un chacun, du petit au grand, du mais
gueus au pus riche avont évu tous la mesme idée à l'aveur
du Géant.
De tous les coins, racoins, rabicoins, de tous les carres
et les cornes de la coumune, tous se sont dit au mesme
moument : Faut que je fasaint une poêlée à Gargantua
coume on n'en a point vu de la vie des vivants en depuis
que le monde est monde, et coume on n'en reveoira pus
janmais dans les temps que vinront.
Exemple : perfet, entertennement, entcrprise, percieuseté; enter
pour entre, fender pour fendre, câder, pour cadre, etc. Il s'agit de
ne pas trop appuyer sur 1';- final pour avoir la prononciation du
père Baffier que nous avons tenu, autant que possible, à con-
server avec son tour d'esprit et ses appréciations personnelles, qu'il
dénommait ses remarques. L'intervention de notre bonne mère (la
mère à Ugène) fut heureuse en ce qu'elle tenait en haleine le conteur
qui avait des tendances à glisser dans l'arbitraire. Il faut dire que
le bon père Baffier était napoléonien jusqu'à extinction de chaleur
vitale, et la mère à Ugène royaliste, mais dans le sens de la royauté,
puissance supérieure, régulatrice, où le roi règne sans dominer, ce
qui est le sens de la vraie république. Le roi c'est le plus fort, consé-
quemment celui qui est le plus chargé. Il est en situation pour don-
ner l'exemple du devoir; il doit être le dernier couché et le premier
levé. « Nos géants d'auterfoés naissaient pour donner l'exemple du
devoir au petit peuple, aux seigneurs et aux rois. » C'était la grande
puissance née des vertus de notre belle terre et éclairée par la
lumière divine pour entretenir les impulsions généreuses au sein de
la Famille, de la Communauté, de la Nation.
Pour la conjugaison des verbes, nous avons reçu de nombreux et
intéressants conseils. Nos amis de Bourges auraient voulu que nous
écrivions : j'étions, j'allions, pour nous étions, nous allions. Si nous
nous étions laissé tenter par ce conseil très autorisé, l'âme du père
Baffier serait venue nous graffigner asseurément pendant notre
sommeil.
Un de nos voisins, ancien caporal d'ordinaire au régiment, disait
j'étions, j'allions, et notre bon père lui avait donné le surnom de
« J'étions-j'allions », qui lui est resté toute sa vie durant; et même
encore aujourd'hui on le désigne par ce surnom. J'étaint, j'allaint,
donne l'expression du vrai campagnard paysan de notre canton, et
nous espérons n'y être point blâmé pour avoir conservé cette expres-
sion un peu dure, mais fort nécessaire au caractère du récit.
NOS GÉANTS d'aUTERFOÉS. i5
Faut vous dire que le clocher de Vallon esi d'une venue,
que se voit pas à journée faite. Faurrait marcher des
semaines, des mois, des an-nées, peut-être bcn, dans toute
la France et encore, seurement ailleurs, pour trouver son
pareil, et j'ai idée qu'on le trouverait pas. Y a que le ceu
d'Igrande que l'approche et ceti là de Saint-Pierre-des-
Etieus' que pourrait un tant si peu l'appareiller, et c'est
ben aisé de comprenre la cause : c'est que le grand Géant
les a bâtis d'une affilée san' être détorbé de soun ouvrage
par le mauvais esprit du diâbe que le tabustait si souventes
foés pour l'empêcher de ben faire.
Oui, pour un beau clocher, le clocher de Vallon c'est
un beau clocher, un râle clocher, un clocher sans pareil
dans toute la France, peut-être asseurément dans toute une
Erope, coume dit la mère à Ugène.
Q'on véne du coûté de Saint-Amand, par Ainnay-le-
Vieus et Urçay, par les chemins d'hàlage le long de la
rivière, par les rue' et les chemins de travarse ou ben par
la grand'route de Paris à Clermont, le clocher de Vallon
paraît sus le ciel bleu, dans les nuages moutounés, sus les
cargniauds^ neoirs emmi les brouées, sus les fonds épais
de grousses orages coume une œuvre du paradis, plantée
là sus cetelle coûte du Cher.
En revenant du coûté de Montluçon, par Reugny et
Nassigny, on le voit dret, tin, nouri. Par Tronçay et Gosne-
sus-l'Œil, de tant loin qu'on l'aparçoit cetelle éguille fine,
ça semble qu'aile enter dans le ciel. Du coûté d'Epineuil
et de Saint- Vitte, c'est pareillement un bijou céleste qu'on
voit se parfiler dans l'air. Dès quante on ven par la route de
la Ghappelaude et que le Soulé couchant dardele ses feus
auprès cetelle flèche suparbe on dirait une fusée d'or, de
1. Il paraît que l'on disait autrefois Saint-Pierre-aux-Étieux. Le
bon père Batiier disait Saint-Pierre-des-Étieux.
2. Nuages très épais.
l6 NOS GÉANTS d'aUTERFOÉS.
parles et de diamants, que jille dans la demeurance du
grand Dieu, souverain des chouses de la Terre, du Ciel et
Grand Maître du Soulé que nous rachauffe et nous éclaire.
Y a des âbres suparbes, que sont plantés bravement du
pied dans des terrains de fond et que montont dret leur
tête fière vés les esprits d'en haut.
Les grands sapins, les grands pins, les grands peupeliers,
fâsont des aparçus de flèches belles. Les joncs marins, que
se montront si finement sus les iaues claires de nos étangs,
c'es' émouvant à regarder. Y a mesme des petits arbages
comben t'i, selon qu'on les voit dans des positions, qu'a-
vont des fièrtises inimaginantes dans leus petitesse.
Mais dans tous ça que j'ai vu, du depuis que j'étais
gamin, petit garsouniot, garson, houme fait et houme
d'âge, je peus ren trouver de si glorieus que le clocher de
Vallon.
Les causes de fond de la poêlée.
Voéla don espliquée, coume un poure guerdaud* tel que
je sens peut le faire, bounes gens! la cause que fasait la
grand' ben-aiseté des Vallounais en voyant auprès leus
Eglise, qu'est une râle Eglise, un clocher d'une si Iblle
grande beauté.
La cause de fond fasant le compourtement de tout ce
monde de Vallon pour faire une poêlée sans pareille à Gar-
gantua, je peus pas vous dire bravement coume i faut parce
que, coume in âne que je seus, j'ai oublié là, queuque
chouse que je peus point artrouver dans ma sacrée gibarne
de mémoire. J'ai là des manques, des échardes, mes poures
mondes, et faut me pardonner si vous veoulez que je con-
tuine à causer de ceus grands travails de Gargantua, auter-
mentjefroumeraisles croisées de ma chambre de mémoire
I. Pauvre hère.
NOS GEANTS D AUTERFOES. I7
pace que je me sens mal à moun aise de me trouver ouvri
à tous vents sans tenir coume i faut moun orient.
Y a une chouse que faut vous dire, à coup seûr, c'est que
dans ceus temps là, le monde était pourté à l'odorâtion sus
les beaus ouvrages du Bon Dieu.
Un biau châgne, c'était prisé quasiment pus qu'une par-
soune, et j'ai vu moé, que vous parle, le temp qu'on pour-
tait cheus nous des crois, des coeurs et des an-neaus d'or
à des fontaines fraîches'. Oui, oui, le monde auterfoés, du
temp de Gargantua et du Géant de l'Ours, était pourté sus
les beaus ouvrages du Bon Dieu, et arié, coume de juste,
vés ceus là de la main de nos Géants. Le livret d'houneur
de l'artisan de jadis, c'était d'être franc et quitte ! Nos
villes, nos bourgs, si ben corporés avont été faits, dans
l'ancien temp, par tout un chacun qu'appourtait à la cou-
munauté sa richesse, ou ben soun aisance, son courage ou
ben sa vartu. On fasait point d'emprêts d'argent, pour bâtir
un clocher. On s'entendait anvé un Géant, et tout un cha-
cun le sarvait, selon ses moyens et ses forces, jusqu'ante
au moument que le clocher était fini. Et ce clocher fini, il
était franc et quitte à la coumune. Quante nos grands
Géants régnaint auterfoés, les bousilleus, les arcandiers
n'étaint pas ben vu, je vous en réponds. C'est que le monde
de la France, était fier et glorieus des beaus ouvrages, et
ça du petit au grand. Aujourd'hui, il est âpre au lustre, au
vilain lustre, le monde de la France. Il est trop ben âpre au
vilain lustre 2, le monde de la France, et il en sera puni,
mauvaisément un jour que vinra, vous m'entendez ben !
La grande ben-aiseté des Vallounais était don, coume je
vous ai dit, d'aveoir auprès leus Eglise, qu'est une râle
Eglise, un clocher sans pareil, mais c'étai' encore et sur-
1. Le scribe a connu, étant gamin, les pratiques de ce culte qui
mettait sous la protection des géants, des fées, des saints, des
saintes, les arbres, en un mot toutes les beautés de la Nature.
2. C'était un cri général chez nos grands-pères et encore chez nos
pères que le luxe perdrait notre Nation. Nos anciens avaient très
bien la compréhension que le luxe est le contraire de l'art.
2
NOS GEANTS D AUTERFOES.
tout, pace que ce clocher était franc et quitte à la coumune
de Vallon. C'est ça, du depuis les temps lointains, lointains
d'avant nouter Seigneur Jésus-Christ, qu'a été la grande
ben-aiseté du monde de la France : être franc et quitte!
Mon poure petit garson Ugène, s'étoune de ne pus
entendre chanter dans nos bois, dans nos champs, dans
nos prés, et dans nos mainsons. C'est pace que le monde
de nouter temp a des dettes peu ou prou, de la ven la
cause que l'empêche de chanter.
Dès quante le beau clocher de Vallon a été fini, c'était le
moument des entounâilles. Et cetelle an-née là, le vin et
toutes les pidances, c'était venu à plaisir partout, seure-
ment à Vallon et les alentours, c'était foésounant de toutes
chouses de nouriture, si ben pour les bêtes que pour le
monde, ça qu'est la grande marque de la bénédiction du
Bon Dieu.
Ceus Vallons des bords du Cher, ça été du depuis les
temps lointains, lointains une maignère de paradis ^
Avant les ravages du viens Çasaire brise-tout, à ce que
dit la mère à Ugène, qu'est don de la Marche, y avait une
riche batellerie sus le Cher; pour transpourter d'un Païsà
in autre, des pidances de toutes vacations, des mairins,
des fers au bois, des charpentes, des poteries et tout et
tout. Le père Girard de Mornay, le plemeus de brères,
dit ben seurement que y avait des vignes sus les coûtes de
nouter gente rivière, longtemps avant le viens Çasaire brise-
tout et la venue au monde de nouter seigneur Jésus-Christ,
mais de tous ceus dires, moé, je peus pas en repondre.
Ce que je veus faire assaveoir, mes chers mondes, c'est
que sitôt la poêlée au géant Gargantua a été convenue,
I. De nombreux châteaux, des monastères, des manoirs, édifiés
jadis dans nos bourgs, nos villes, ont disparu de ces côtes du Cher,
et de temps en temps on retrouve de précieux débris de monuments
enfouis dans la terre.
NOS GEANTS D AUTERFOES. IQ
par tout le monde de la ville assemblé sus le champ
de foire de Vallon, voéla les laboureus que s'en sont
allé vitement lier les bœus pour les atteler et les coubler
aus éguilles des chartes, chariots, tomberiaus et i' sont
partis à drete, à gauche du Cher dans les vinées, sus les
faits et à demi-coûtes cependant que les mariniers bais-
saint ou montaint leus batiaus, bachaus sur la rivière,
pour prenre les bas des vallées... En ren de temp, chartes,
chariots, tomberiaus, batiaus, bâchaus avont été çargés.
Les uns, qu'étaint descendus à Urçay, Ainnay-le-Vieus,
mesme à Saint-Amand, à ce que dit le plemeus de brères.
Les autres qu'étaint remontés vés Nassigny, Estivarelle,
Maillet, Givarlais, Marmignolles et puis je sais pus là où
encore, tous et toutes, chariots, chartes, tomberiaus,
batiaus, bachaus, mesmes des yoles, à ce que dit le ple-
meus de brères, étaint çargés.
Tous ceus grands clous, moyens clous, petits clous
étaint abondants et bons cetelle an-née là que c'en étai' une
bénédiction du bon Seigneur grand Dieu du Ciel.
Les houmes de la ville et des faubourgs, les mais resouts,
anvé les garsons des domaines, se sont mis en devoir de
tuer les bœus gras, les bœus de bounes viandes, les tau-
rins frais, les viaus de lait, les cochons de viande faite,
les grous laitons, les moutons chabins ^ ramplis et une foé-
son de moutons du Berri qu'on avai' attiffiés sus ceus
coûtes et que se pourtaint pas mal.
Ce pendant cetelle heure, les moins résouts, des houmes
et des garsons, se son' enterpris à monter les foyers à peu
près à mi-coûte du talu au Champ de foire pour faire roûtir
dihors des bœus entièrement, des taurins, des viaus, des
I. Moutons qui avaient le poil rude comnne du poil de chèvre.
NOS GEANTS D AUTERFOES.
cochons, des moutons et toutes espèces de poulâilles, de
volailles et mesme des mouciaus de sauvagine que des
grands seigneurs chasseurs, avaint envoyés de tous coûtés,
d'après le dire de la mère à Ugène.
Y avait encore d'auter z'houmes, que s'étaint empleyés
à trouver des vaisseaus pour faire cuire, roûtir, toutes ceus
viandes. Y avait, dans le port d'Urçay et de Vallon, en
ceus temps là, de toutes maignières d'epplettes en biau et
bon fer au bois et des fontes de première. Songez don,
mes mondes, que les platiaus et les coûtes du Bourbon-
nais et du Berri, mesme les coullines de la Marche, avaint
des futaies de toutes beauté, des grands taillis fournis et
fourrés à pas y veoir clair dedans, l'été, en plein midi.
Les forges de Tronçay, de Morat, et comben ti d'autres,
étaint en pleine chauffe, à ce moument là, et on y fasait de
tout, dans ceus grandes forges et fourniaus^.
Les houmes de la cuisine, avaint don armonté des ports,
une douzaine de grand'marmit'es de quoé tenir chacune
un bœu entièrement^.
C'était, ceus cuissons là, pour faire ceus bonnes soupes
grasses^ que fasont si ben l'estoumac de l'homme et qu'on
a trempée' à la grand'féte du Géant à Vallon, dans ceus
grands mortiers en terre du Châtelet, d'Allichamp et de la
Bornée
1. Dès l'antiquité, les trois grands pays du centre des Gaules
étaient arrivés à un degré de perfection pour la fonte des métaux,
l'application des émaux, les vernis d'argent et l'étamage à l'étain.
Les fers au bois du Berry étaient renommés encore dans le xix" siècle.
2. Nous avons encore vu chez nous des marmites de grandeur
respectable dans lesquelles cuisaient des soupes grasses devant des
foyers où brûlaient des têtaux entrés avec l'aide de deux bœufs,
dans des salles de domaines ayant porte sur le jardin, en face de la
porte d'entrée sur la cour.
3. La soupe grasse était un plat de fête, et même de très grande
fête.
4. On peut voir encore quelques spécimens de ce bel art de la
poterie de terre en Berry. M. Vital Coulhon, directeur de l'Ecole des
arts de Bourges, a recueilli un moyen mortier, cuvier d'une grande
beauté de lignes, et qui peut donner une idée de ces poteries géan-
tcsques qui ont vraiment existé.
NOS GÉANTS D AUTERFOES. 21
Y avait itou quatorze ou ben quinze chaudières de belle
fonte et grandes, grandes pour faire cuire les fricassées,
pace que en Bourbonnais, un repas sans fricassée, persente
un côrp sans àme. Une vingtaine de chaudrons, avaint été
appourtés sur ce plan de foire, je sais point par qui, ni
quoé, ni coument! Bourdier, le facteur de Sagonne, le sait
peut-être ben, coument que ceus chaudrons de cuive ce
sont trouvés sus le plan, moé je le sais point. Ça que je peus
dire, c'est que ceus chaudrons étaint appourtés pour faire
dedans, des étuvées de viaus, de grous laitons de cochons
et de poulet. Goume de juste ceus étuvées là ne devaint
point détorber de mettre en œuvre, les étuvées de carpes
et de brochets, qu'on avait péchés dans la rivière et d'autres
qu'on avait été quérir dans des grand'tounes et à châroès
aus étangs de Goule, de Pirot et de Salout.
Et puis encore, y avait une trentaine de poêles à frire les
jolis petits poissons frais, pêches dans le Gher.
Faut dire qu'auterfoés nos rivières, nos étangs, nos biefs,
nos gourds et nos moinders petits riaus étaint poissouneus
coume c'est pas possibe de le dire et, cetelle belle rivière du
Gher, en tenait à tou-touche des poissons de toutes vaca-
tions et qu'étaint arnoumés autant que les ceus de la Loire
et de l'Ailler. Nos iaues de fontaines fraîches et coulantes,
venues des rochers de la Marche, le pais de la mère à
Ugène, ceutelles là, arié, que coulont aus flancs des coûtes
du Bourbonnais et du Berri, sus ce biau lit de sable fin et
de caillons polis, pareillement coume on voit les fonds
de la Loire et de l'Ailler, çà fait du poisson prope et fin.
Dès quante c'est frit à point bravement, à la bonne huile de
noix, mesme à l'huile de graine, c'est bon ! c'est bon ! coume
on peut pas le dire tout son soûl.
Les ouvrages des famés.
Au mesme moument que les houmes travaillaint àper-
ment, à ceus apprêts des cuisines, les famés chômaintpàs,
22 NOS GEANTS D AUTERFOES.
je VOUS en réponds, mes amis. Y en avait un foésounement
de ceus fumelles, auprès les volailles, que c'en fasait trem-
bler de veoir ça. Et hardi! je te tue! je te saigne! je te pleume!
je t'affondre! je t'étrippe! les jaus de la grousse race et de
la petite espèce. C'est des chapons! des poulets! des pou-
lettes ! des oies grasses ! des oisons de l'an-née ! et des oisilles
ben empleumées ! des canards ! des cannes et des cannetons !
des pintades ! des pintadons ! des dindes et des dindons ! et
des sauvagines à tis, à tâs!!
Une autre chioulée de fumelles était auprès les galettes.
Et hardi! je te range! je te tauge! je te berdaugeM je te
pitroune! je te mitroune! je le pétrie! je te repétrie! je te
doubele ! je te dédoubele ! et je te rendoubele ! je te billotte et
jeté rebillotte^! je te tire et je te retire! jeté beurre et je te
rebeurre ! je te pleye et je te repleye ! je te rebillotte encore et
je te surbillotte! je te retire et je te suretire! je te rebeurre
et je te surebeurre! je te repleye et je te surepleye! je te
surbillotte encore et je te surendoubele! pour faire les
tapons des galettes, cependant que les fours chauffent de
tous les coûtés.
C'est des allées et des venues, sans fins ni sans comptes !
On voit des cottes que flappont ! des mouchoés de cou que
s'envoulont! des caillons-^ le devant derrié! des bonnets
anvé les brides artroussées sus le fait de la tête et que le
vent empourte ! des nez enfarinés ! des joues charbouillées !
des camisoles bourdiesM des pans-fous^ qu'en peuvent
mais et qu'arfusont de tenir les tétons que brinballont à
tous vents, cependant que les fentes des jipons laissent
veoir des chouses que sont cachées d'habitude!
On veoit par ci, par là, des jarretières tumbées à terre
aplâmies, rendues! à force d'aveoir soutenu les jarrets
1. Je te touille! je te retouille! etc., dirait-on aujourd'hui en lan-
gage familier.
2. La billette, c'est le rouleau à rouler la pâte; on dit billette et
billoter.
3. Caillon, sorte de coiffe de nuit.
4. Bowdies, usées à force d'avoir été portées en travaillant.
5. Pans-fous, sorte de camisole à pans.
NOS GÉANTS d'aUTERFOÉS. 23
raidis, et les chausses bourdies s'acraisont pâmées sus les
sabots! Mais, ren arrête le mouvement. Ces' un bouillon-
nement sans pareil! Ça ven! ça va! ça marche! ça saute!
ça tersaute ! ça tumbe ! mais ça s'arleuve et ça repart au
grand galop! Ça cause! ça jabotte! ça jure! ça peste! Ça
ri! ça raige! ça pleure! ça chante! C'est un fermillement,
coume ça fait quante on éburge cens grous mazeriersM
C'est un bourdonnement! coume on entend les mouche' à
miel quante ailes fiounont.
Le moument qu'on voyait les galettes défournées.
A un moument, avont sorti de cens fours des galettes à
tis, à tas. Y avait des piles de bons gatiaus feuilletés suant
le beurre, si grousses et si hautes que des mainsons. Des
galettes aux prunes chesses ^, qu'on peut pas dire comben, et
on les a empilées pace que le champ de foire les aurait pas
tenues rangées. Mais asseurément, c'était doum.age, pace
que ça couven pas des galettes aus prunes chesses, empilées
les unes sus les autres. Y avait des couronnes et des ber-
rioches pissant le beurre et d'une si belle pâte moelleuse,
des charoés; des pâtés à la viande de viau, h la viande de
cochon, à la viande de sauvagine, des mouciaus^; des
pâtés aux poires argorgés de boune crème, en veus-tu, en
voéla ; des galettes à la semoule, des galettes à la citrouille,
des galettes à la rubarbe, des çargements! des bonnes
gouères et des pompiches"* appétissantes, a foeson! des
myâs^ aus poumes, des myâs aux poires, des meules! Ben
sûr, qu'on avait point vu encore une si telle poêlée en
Bourbonnais ! ni dans la Marche ! ni dans le Berri ! ni dans
le Nivarnais!
1. Quand on démolit [à coups de pied ou de bâton] ces grosses
fourmilières.
2. Prunes sèches, pruneaux.
3. Monceaux.
4. Gouearre, gâteaux de pâte très préparée en forme de cordages.
Pompiches, sorte de brioches.
5. Sorte de tartes.
24
NOS GEANTS D AUTERFOES.
Et ça pourrait ben être qu'on n'y reveoira pas de sitôt,
peut-être seurement janmais, pace que le monde d'à per-
sent a idée à auters chouses.
Et c'est doumage, mes mondes, je vous le dis sans
malice, ma foi, ma loi, que j'en jure. Que le bon Dieu me
pardoune si je l'offense, mais je vous le redi' encore : c'est
doumage que le monde de nouter Païs et de nouter temp
n'aye point l'idée de perlongement de noutre ancien temp
qu'était de bonne chuche* et de belle fondation. Vous me
crairez si vous veoulez, mais je vous le dirai encore et tou-
jours : ça n'est point bon, voyez vous, quante on débesille
un coulant d'idées de bonnes chuches et bravement acli-
matées de long temp dan' un terroé. pour les remplacer,
tout de go, par d'autres idées d'emprèt que venons du cinq
cent diâbe, là où ti? Ça ven cheus nous coume des nou-
veautés, cens idées du lointain, mais ça pourrai ben être que
ça saye viens coume le monde. Ça peu' èter bon d'ajouter, à
des foés, ça je veus le ouïr dire, mais, seurement. ça vaut
janmais ren d'artrancher à fonds pardu le soutre, la chuche
de fondation. Vous en ferez ça qu'où vourrez, mes bons
amis que m'acoutez, et pardounez moé si je vous offusque.
L'arrivée des voitures et des batiaiis çargés de vin.
J'avais point songé de vous dire, mes chérs mondes,
que le pain pour la poêlée du Géant, était fait dans les
domaines environnants, par les maîtresses et les sarvantes
que se fasaint un plaisir de travailler pour la fête de Gar-
gantua.
Les boyers, les charretiers, qu'étaint pas partis aus vins,
avont çargés cens pains à pleins chariots à baltiauts, au fur
à mesure qu'ils étaint cuits et arrivés à point de raferdisse-
ment pour être maignes et empilés, pace que faut vous dire,
qu'en Bourbonnais, tout coume en Berry et en Nivarnais,
une parsoune que bousillerait du pain chaud serait arcou-
nue coume une afïligeâtion de famille et de coumunauté.
I. Souche.
NOS GÉANTS d'aUTERFOÉS. 25
Les premières voitures de pains, ce sont quasiment trou-
vée' ensembe, sus le champ de foire, anvé les premières
voitures de vin. Ça débouchait par toutes les routes et les
chemins, ceus çargements de vin que sentait bon la fraî-
cheur des entounâilles. La rivière était neoire de batiaus,
de bachaus, mesme des yoles, coume je l'ai dit. Tous ceus
petits vaisseaus étaint pleins râs bords de ceus belles pièces
garni', à tou-touche, de ceus jolis cecles de châtaigniers
arriès de frais anvé des gentes ouzières terluisantes'. Ça
fait t'i plaisir à regarder, ceus braves poinsons de nos Pais,
quante i sont coume i faut arriés de frais aus temps des
entounâilles. La plisse- de chàtaigner, c'est dous à regar-
der, à maignier, et la vardeur de l'ouzière ça vous a une
senteur âpre que fait quiaper le palais et que donne l'en-
vie de mettre la champleure^, ou ben le guzi"* au poinson.
Ceus grousses foudres du midi et mesme ceus barriques
à cecles de fer, ça ne fait point quiaper le palais. C'est de
la grousse explotation que je seus pas capabe de comprenre
sans doute moé, pour chétit terlaud ^, guerdaud guerdau-
dant. Je veus ben arcounaître, que ceus vins couverts du
midi, ça a pus de côrp que les noutres, mais les vins du
midi, aparés, n'avont point ce bouquet frais que chatouille
si gentement le corniller tout en rejouissant les nâsiaus.
Entendez ben que je n'ai pas idée de bauffuter® ceus vins du
midi. Coume disait défunt Mon-sieu Luquet, c'est supé-
rieur ! Je veus le craire, seurement, que veoulez don que je
vous dise de pus ? Moé, j'aime les vins que m'arpousont de
mes lassitudes, et le vin du midi me lasse ren que de le
veoir. J'aime le vin que me doune envie de chanter, dan-
ser et rire, moé, et ceus vins du midi ça m'assoume.
Quante je veois, dans mon verre, le petit vin de Neuvy ^
1. Liés de frais avec de gentils osiers bien luisants.
2. L'écorce.
3. La cannelle.
4. Le douzil.
5. Bêta.
6. Mépriser.
7. Les vignes de Neuvy sont mortes; les hautes futaies, les grands
bois ont disparu; les étangs, les fontaines, les ruisseaux, les rivières
26 NOS GÉANTS d'aUTERFOÉS.
OU de Mornay, anvé sa petite collerette varmeille, toute gar-
nie de petites parles et de petits diamants, ça me met le cœur
en joie et moun esprit s'envoule dans l'air. Une musette
jouant in air de chanson de bargère, ou ben une vielle
jouant une bourrée, je me sens transpourté dans le para-
dis du Bon Dieu, vés les anges qu'arsemblontàdes gentes
famés de cheus nous, je me sens pus de mal, ni dans mon
côrp, ni dans mes membres, ni dans mes narfs, ni dans
mon sang, ni dans mes ousements. Je sens gari de tous
mes mais de cœur et d'âme, je seu à moun aise et je par-
donne à ceus là que m'avont offensé.
L'ordon des étuvées et de la friture.
Ah! que c'était don beau à veoir le champ de foire de
Vallon au moument de ceus apprêts inimaginabes, pour la
poêlée à Gargantua. Tous ceus grands mortiers de grès
pleins de pain coupé en jolies lichettes fines, devant ceus
grand' marmites de fonte pleines de ce bon bouillon gras
qu'avait, à ce que j'ai ouï dire, des grands œils dessus. Ceus
bœus entiers, ceus taurins, ceus viaus, ceus cochons,
ceus moutons, ceus poulàilles, volailles et sauvagines que
routissaint devant ceus foyers bonnement ménagés, là où
brûlaint des grous âbres enflammés, que c'était don un
spectac surpernant et râle. Que c'était inimaginant! que
c'était don inimaginant! Et ceus grousses chaudières, arié
de belle fonte, là où qu'envoyait dedans bouillotter, trouil-
lotter, mijotter les fricassées. Et ben! et ceus poêles, en place
pour arceveoir la bonne huile de noix, bravement chauffée
à point, à fine fin de surprenre et rissoler les jolis poissons,
qu'on appourtait par millers de millons frais vuidés et
fertillants encore ans mains des fumelles, qu'étaint là une
foéson pour écailler, vuider, enfariner cetelle friture géan-
tesque, c'est le cas de le dire.
n'existent qu'à l'état de souvenir ou sont en voie de disparition. Le
glorieux Mornay est presque au même point de décadence que
Neuvy.
NOS GÉANTS D AUTERFOÉS. 27
Le pus réjouissant, à moun idée, dans toute cetelle cui-
sine, c'était l'ordon des étuvées. C'était des houmes et des
famés de chois, que lenaint ceus ordons là pace que, si
l'étuvée n'est point bellement affrie' dans le goût, counie
i faut, vaut tant ren du tout. A chacun de ceus forts chau-
drons, y avait pour le sarvice, trois houmes et trois famés.
Une famé forte, résoute '^, en grande percieuseté, quedécot-
îait pas de vciïler le travail de cuisson, les deux autres,
une de chaque coûté d'elle, que li mettaint en mains les
agueryances^ de toutes maignières d'assaisonnement, à
seul fin qu'aile peuche ne point détorber ses œils, ni son
jugement de l'œuvre qu'aile tenait sous sa maîtrise.
In houme résout, coume on dirait le ieutenant de la
famé capitaine, fasait le feu en grande percieuseté cepen-
dant que les autres houmes, sarvant de ceti là, minçaint
percotiouneusement du bois ramier' de charme, mêlé de
sarments de vigne et d'ajonc, le tout sec coume de l'ama-
dou pour éviter la fumée. A genous devant le chaudron,
l'houme ieutenant fasait le feu, dous d'abord, et puis un
peu pus fort jusqu'à temp que la flamme, enlupant tout le
côrp du chaudron, descendait dedans pour prenre feu
dans l'étuvée, au bon moument, que coumandait la famé
chef. Après ce temp là, fallait baisser le feu tout dous, tout
dous, anvé grande percieuseté encore, pour mijautter et
rafiner la sauce anvé les appêties, les haut-goûts^. Je vous
doune à songer si c'était plaisirs et passe-temp agueryabes,
pour ceus-là qu'avaint ren à faire, de veoir ceus ordons
des étuvées.
Y avait de quoé s'areuiller^ itou devant ceus piles de
galettes qu'étaint là si grousses que des mainsons, je veus
dire des montagnes, mes poures mondes.
1. Réussie.
2. Résolue.
3. Le beurre, les ingrédients.
4. De la ramille.
5. Assaisonnements.
6. S'écarquiller les yeux.
28 NOS GKANTS d'aUTERFOÉS.
Ce qu'était encore une ben-aiseté des œils c'était toutes
ceus chartes, chariots, tomberiaus çargés de ceus belles
pièces de vin. Rangées en demi rondiau au bas de la
grand'place, de là où on voyait les bachaus, batiaus et
yoles itou çargés et amârés au port, toutes ceus voitures
pourtant ceus belles pièces de vin, c'était réjouissant à
regarder, je vous le dis et vous peuvez me craire. Que
c'était don beau ! que c'était don beau ce festin du grand
Géant Gargantua, à Vallon en Sully.
Là où était le Géant?
De puis que les apprêts de la poêlée avaint coumencé
on n'avait point vu le Géant. On était tout un chacun si
tellement ben occupé d'ardeur auprès ceti ordon, que par-
soune avait songé à saveoir ce que fasait le grand Gar-
gantua. Parsoune l'avait vu dans la ville, ni dans les fau-
bourgs, ni dans les alentours, et y avait là une foulée de
monde coume janmais on avait vu telle foulée. De tous
les coûtés il en était venu, de tous les coûtés il en venait,
et parsoune avait vu, parsoune voyait le Géant.
Tout d'un coup, y a éva coume une maignière de cri, de
cràillement serait mieus dit, qu'à sortu au mesme temp de
toutes ceus bouches bâillantes. Là où qu'est Gargantua?
Là où qu'est Gargantua?
La peur qu'i soye parti se voyait sus toutes les figures.
Les uns sont montés vitement su les couvartures des main-
sons, les autres avont grimpé su les grands âbres qu'om-
brageaint de belle maignière le fait et le bas de la place, en
ceus temps là, pour tacher de l'aparceveoir, le Géant, soit
dans les faubourgs, soit dans les alentours de la ville. Y
en avait que disaint : il est parti! il est parti! D'auters
repounaint : non ! non ! il est pas parti !
Un petit jeune gâs, qu'était monté dans le clocher, s'est
mi' à querier de toutes ses forces : Voèla Gargantua! voèla
Gargantua! là bas! là bas! la bas! Les ceus qu'étaint à
pourtée d'entendre le petit gàs et de veoir son bras avont
NOS GÉANTS d'aUTERFOÉS. 29
querié et le temp de virer la main, tout le monde avait les
œils pourtés sur le fait de la coûte de la Grave là où avait
montré le petit garson. Y en avait que voyaint queuque
chouse que bougeait, d'autres voyaint ren du tout que la
cime des âbres que sont sus la montagne. A fine force d'ar-
garder, on a vu une maignière de futaie que marchait sus
Vallon. Ce voyant, y en avait ben que coumençaint d'être
apeurés, mais seurement, qu'on a évu vitement reconnu
que cetelle futaie c'était simpelment un fait de bois que
Gargantua avait été quérir à la Forêt de Tronçay, en atten-
dant le moument du repas.
Voèla en deux mots, coument cetelle avinture était venue.
Le Géant Gargantua qu'était, coume étaint tous nos bon
Géants d'auterfoés, d'une grande finesse de saveoir vivre,
avait tenu à laisser nos bons Vallounais et Vallounaises
faire leus apprêts de poêlée ben à leus aise, et il avait été
faire un petit tour de pormenade aus carrières à la coûte de
la Grave là où on avait tiré cens pierres pour faire le si
beau clocher. Il avait idée de prenre in échantillon de
cetelle pierre pour l'empourter en Berri, là où i' devait se
départir en quittant Vallon.
Tout en rouâtinant le long de la grand'route de Clair-
mont à Paris, il avait remarqué une poure chetite cassine
pas loin des mainsons de carriers là où étaint deus poures
viens, in houme et une famé, qu'avaint quasiment ren,
bonnes gens, pour se lester. Ça que les tormentait par
dessus tout, cens pour viens, c'était de ne point aveoir de
bûcher pour leus hiver. Gargantua en à fait ni une, ni
deus, il est parti leus çarcher queuques nouritures cheus
des genss du moyen, au fait de la coûte, et d'un coup de
pied il a été leus quérir un fait de bois à la forêt de Tron-
çay, pour monter leus bûcher.
Vous avez vu ce monde en peine de ne point veoir le
grand Géant au moument que les apprêts de la poêlée
étaint quasiment faits. Et vous avez vu la joie si grande,
3o NOS GÉANTS d'aUTERFOÉS.
quante on a évu, arcounu Gargantua, pourtant se fait de
bois qu'arsemblait à une rouesse' en marche.
Ah! Seigneur de Dieu! Seigneur de Dieu! mes poures
mondes, cetelle joie! c'est ren de le dire.
Y était venu à Vallon pour la fête du Géant toutes les
musettes de la contrée, peut-être pus de quarante. On peut
pas saveoir au juste. La mère à Ugène dit trente, le fac-
teur de Sagonne dit cinquante. Chariot Robet disait vingt ;
mettons trente, selon le dire de la mère à Ugène. Trente
cornemuses anvé ceus haubois de vingt quatre pouces et
des bourdons d'épaule si longs que des parches à foin, je
vous laisse à penser le raffut que ça peuvait faire. Les
joueurs de musettes de ceus temp-là auraint bouffé aisé-
ment pour enfler un bœu mort, ah! ah! ah! mes amis,
mes amis!...
Voèla don ceus cornemuses enflées, le temp de virer la
main, les cornemuseus d'accord et en marche, jouant des
airs si beaus et si fort que c'en ressounait partout dans les
mainsons, dans les champs, les vignes et les bois. Tous
les Vallons avont été si ben remplis des sons de ceus
musettes, que des an-nées, après la poêlée de Gargantua,
on entendait encore, par des brunes nuits tranquilles, les
airs -si beaus se pormenant dans le ciel.
Derrié les cornemuseus, venait une porcession de monde
sans pareille, qu'allai' à l'audevant du Géant en queriant :
vive Gargantua ! vive Gargantua ! vive Gargantua !
La l'entrée de Gargantua à Vallon.
Au moument qui venait de pouser son fait de bois, le
I. Petite futaie.
NOS GÉANTS d'aUTERFOÉS. 3i
Géant a entendu cens biaus airs de musettes et les cris de
vive Gargantua ! F veoulait, tout de suite, venirà l'audevant
de ceus braves genss, seurement, i s'est aparçu que son
fait pousé, peut être un peu fort, avait fait casser les
rouettes qu'étaint pourtant des petits châgnes modarnes
de deuxième coupe.
Ceus rouettes cassées, le faît avait drille % et tout ce bois
épenâillé encanchait la grand'route, la cassine des poures
viens et d'autres mainsons de carriers qu'étaint là pas
loin, r se mettait en deveoir de décancher, le Géant, mais,
au mesme moument la porcession des Vallounais l'encâ-
rounait prestement en queriant: vive Gargantua! vive Gar-
gantua! vive Gargantua! Laissez moé don une minuite
tranquille, mes braves genss, pour debleyer et ranger ce
bois, qu'il a dit, le bon Géant, au monde, mais, le monde
n'a ren veoulu entendre. Vive Gargantua ! vive Gargantua !
i vinra! i vinra! i vinra!, et i se sont pendlés toute une
chioulée auprès li et i s'est trouvé empêché de faire coume
il avait dit, de crainte de faire du mal à ce monde.
Voyant ça, les autorités de Vallon avont coumandé sept
ou huit passagers maneuvres des carrières pour debleyer
le faît de bois à Gargantua. Il avont travaillé sept à huit
semaines à pleins bras, ceus maneuvres, à faire le bochetou-
nage^ du faît. Y a évu de quoé chauffer copieusement les
poures vieux, pas tant seulement l'hiver que venait, mais
encore anvé une resarve de deus auter hivers. Les sept ou
huit manœuvres avont pu lever leur part chacun, les main-
sons de carriers, je veus dire les bûchers, avon été gar-
nis coume i faut et tous les faubourgs de la ville avont
pus se chauffer leus soûl anvé les restes de ceti faît de bois
a Gargantua.
Sus la grand' place de Vallon, au son des trente corne-
muses jouant la marche des Géants, cependant que les
cloches sounaint à grand'voulée^, selon le dire de la mère
1. La rouette, c'est le lien du fagot. Les liens étant brisés, les
fagots se défont et recouvrent les maisons alentour.
2. Le bûcheronnage.
3. La mère à Ugène disait que le curé de Vallon avait béni la
32 NOS GÉANTS d'aUTERFOÉS.
à Ugène, l'arrivée de Gargantua a causé une joie que je seu
ben incapabe de vous marquer, mes poures monde. Faut
se monter ben haut, dans la compernoire des chouses, si
on veu asseyer de comprenre une telle cérémounie. Tout
ce brave monde était hureus, glorieus d'aveoir pu montrer
sa joie, sa reconnaissance au bon Géant, et Gargantua en a
été touché jusqu'ante au parfond et terfonds de soun âme
et de son cœur. A si tel point qu'il était ben aise, il a laissé
tumber deus larmes de joie. Une a tumbé par mégarde
sus un foyer çargé de trois grous têtaus de châgnes en feu
vif, là où routissaint, conter ce foyer, un grous bœu, deus
taurins, un viau et un cochon, et ce foyer a été éteindu
tout net. L'autre larme de Gargantua est tumbée, hureuse-
ment, à terre, et aile a fait un couleriau qu'on voit encore, à
cetelle heure, et que sert de caniveau pour égouter les agâs
d'iaue que venont des coullines du dessus de la ville.
La poêlée de Gargantua. Son petit coup de vin blanc.
Après aveoir marqué tout son contentement à ceus
braves genss, pour les apprêts sans pareils, qu'il avaint fait
à soun aveur, il a dit, le grand Géant, qu'i boirait ben un
petit coup de vin blanc pace que son fait de bois, appourté
de la Forêt de Tronçay, li avait un peu fait mouiller sa
chemise et chesser le palais.
Tout de suite, le monde s'est écarté en rondiau pour
li faire de la place de quoé s'en aller à l'aise vés les poin-
sons qu'étaint rangés bravement coume je l'ai dit. D'une
petite gambée, il a été vés ceus voitures. Il a fait sauter,
anvé l'ongue de son petit doégt, le bondon d'un poinson,
il a parce un petit trou de guzi anvé la petite alêne de
son grous coutiau pour faire la prise de vent, tout ça le
temp de faire ouf! Après, il a pris la pièce de deus cent
pintes^ par les geables, coume moé je prenrais un plema
poêlée « anvé croés et ban-nière ». Les autres collaborateurs ne
partagent pas ce dire.
I. Une pièce de deux-cents pintes représentait chez nous deux
cent vingt litres au moins.
32-
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h p^tiVàJtâtsèiTaeitlrpâsser^Jeçjournèfs.aa b^-soin^
desTiuifs a f^use^rfesfHousPS€<-de5e^^eçdli^lef^^
Jd€faTef/>e ô^du /WondeJ-^érai 'avise jus PaA/r? c/?i>^
'"^ V;e5chaYirs,d?S cfia^i son î.d^S a < Tons, a«s coi (Pi
des (iis foires x'peuuàit en ciir sarîsaVpefai'îfîl
• fo'nt de sa. sioârne a Crîar/o,
?^^j^^l/
.-(nvit^ r
ie.i;î:?(
1
NOS GÉANTS d'aUTERFOÉS. 33
delardriche', et i s'est mis à boire à la cloquette. Ça, par
exemple, ça la fasait areuiller toute la chioulée de monde
qu'était là étardie, abouaquèe, jugée devant une avinture
si telle. Voyez t'i cetelle pièce de deux cent vingt litres, au
moins, brandie aus bouts des bras du Géant et ce trou de
bondon coulant à plein dans ce corniller !... En moins de
temp que je met à vous conter ceti esploit, le poinson
était vuidé. Et hardi don ! en voèla deus, en voèla trois, en
voèla quatre, en voèla cinq, en voèla six poinsons vuidés.
En voèla sept, en voèla huit, en voèla neuf, en voèla dix.
Il a pris vent le temp de tirer les voitures déçargées.
Une, deux, le bondon saute, le guzi est parce et la
onzième pièce est vuidée. En voèla douze, treize, quatorze,
quinze, seize, dix et sept, dix et huit, dix et neuf, vingt!
On retire les voitures et i prend vent Gargantua. Ah! que
c'était don plaisant de veoir cens biaus poinsons garnis
bellement de cens jolis cecles de châtaigner, arriés de frais
anvé des gentes ouzières terluisantes au soulé, cependant
qui virounaint aus doégts du Géant et au-dessus de sa tète,
coume je ferais, moé, d'une aile de chavant^.
Après aveoir beu vingt pièces, il a pris vent, pour dire
que ça le geinnait que les bondes étaint tro' étretes. I' se
mettait en deveoir de les agrandir, mais, i s'est arsongé que
ça pourrait offusquer les vignerons. I' n'en a fait, ni mais,
ni moins, seurement, il a contuiné de boire en défonçant
les poinsons anvé une aisance qu'a étouné la foulée de
monde qu'était assemblée.
Trente et sept pièces y avont passé dans son garganet,
au Géant, pour son petit coup de vin blanc, avant le repas.
Bon Dieu!... Ça peut s'appeler boire un coup... Ça fait
deus pièces de pus que la contenance de la grand'cuve
carrée à la vinée de Saint-Caprais, que mon grand père
Regnaud a fait en mil et huit cent huit, sus le coumande-
ment de la grand'mère marquise de Saint Sauveur, que le
1. Plumeau de rouge-gorge.
2. Hibou.
34 NOS GÉANTS d'aUTERFOÉS.
vieus maignant Centrentedeus appelait grand' Jean-ne de
Barre, en quatervingtreize.
Le repas.
Pendant que le grand Gargantua beuvait son petit coup
de vin blanc, parsoune dans l'assemblée avait songé, ni à
boire, ni à manger. Seurement, après ce coup de temp là, je
vous donne à songer si les palais quiapaint et si chacun
se mettait en mesure pour soé se lester. Après aveoir
mangé trois pleins mortiers de boune soupe grasse, trois
bœus bouillis, six grous cochons grillés, trois taurins et six
viaus routis, pour faire un soutre à soun estoumac, le
bon Géant a veoulu découper des viandes pour le monde
qu'était à sa pourtée. D'abord, il a demandé si on avait
songé à la part à Dieu, pour les malhureus trop malades et
estropiés, que peuvaint pas venir à la poêlée. Les notables
avont repounu qu'on avait songé à la part à Dieu pour
tous les malhureus tro' affligés et empêchés de venir au
festin.
Don, Gargantua s'est mis en devoir de découper des
viandes et ça été encore une occasion, pour la foulée de
monde, de s'areuiller.
C'étai' un plaisir de le veoir et de l'entendre riant, chan-
tonnant, plaisantant anvé une grâce sans pareille tout en
tenant un grous bœu entier au bout de sa grand'four-
chette, qu'avait été forgée en biau fer au bois, par trois
marichaus de Vallon, des premiers ferrouniers, coume y
en avait dans nos païs depuis les temps lointains, lointains,
d'avant nouter Seigneur Jésus-Christ, d'après les dires de
la mère à Ugène. Son grand coutiau li avait été donné
à la poêlée d'Igrande et avait été coumandé, par spécial, à
Saint-Flour, en Auvargne, la coutellerie la pus arnou-
mée de la France en ce temp là.
Ah! oui mes mondes! y avait encore là le de quoé
s'areuiller. Voyez t'i ce Géant, piquant sa grand'fourchette
au flanc d'un grous bœu routi et qu'i découpait, à la
minuite, en petites jolies tranches, pace que faut vous dire
que cetelle lame de Saint-Flour, coupante coume un dia-
NOS GÉANTS d'aUTERFOÉS. 35
mant, passait dans les oussements des aumailles coume
dans du beurre. Ah! oui, ah! oui, ce Géant, tenant un
grous bœu entier au bout d'une fourchette, anvé autant
d'aisance que moé je teinrais une daguenelle^ au bout de
mon chetit coutiau, c'était un spectac que se voit pas à
journée faite je vous le garantis.
On avait ben monté des tabès, esprès pour découper
ceus viandes ; des bouchers s'étaint offri esprès, mais, cha-
cun voulait aveoir sa petite part de pidance de la main du
bon Géant. Pensez, que c'était in honneur grand' d'être
sarvi par Gargantua. D'ailleurs, si faut en craire le dire de
la mère à Ugène, nos grands rois des temps passés per-
nant exemple sur nos grands Géants, les fins, les primes,
les francs, les forts, que battaint le Diâbe pour l'amour de
Dieu, i sarvaint souventes foés les petits dans les assem-
blées coumunes des villes et mesmement des campagnes.
Fin du repas de Gargantua. Sa petite rincette.
On était venu li appourter huit pleines resses de jolis
poissons frits, gentement rissolés et rangés anvé percieu-
seté sur des fines toiles de chanve. Il en a goûté, il les a
trouvés bonnement frits à point, ceus jolis poissons et bons
de la vie ! Seurement, il a dit que fallait resarver ceus gue-
nuches pour les petites bouches. Il a mangé six grous bœus
routi§, douze taurins, vingt quatre viaus, deus douzaines
de moutons, deus douzaines de dindes, autant de poulets,
de canards, d'oies, de pintades et quantité de sauvagines.
Il a goûté aux étuvées qu'il a trouvées fériandes, coume
janmais encore il en avait mangé. On li en a sarvi vingt
chaudrounées, en maignière de dessert, coume il a dit.
Après ce temp là, il a voulu se dégraisser les dents anvé
queuques petites bouchées de galettes. Il a trouvé les
gâtiaus feuilletés d'une venue râle, et il en a mangé un
plein chariot, à baltiauts^, une chârtée de gouères, mêlées
1, Petite poire séchée au four.
2. Sorte de grandes ridelles tenant toute la longueur du banc du
chariot.
36 NOS GÉANTS d'aUTERFOÉS.
de pompiches, un chariot à sâclots ^ de galettes aux prunes
chesses et deux tomberiaus de myâs. Cependant qu'i man-
geait i resarvait des entermis pour boire, coume vous
pensez ben, et au moument de son repas, que je vous
marque là, y'avait jà trente et cinq pièces de vin rouge
vuidées.
F beuvait pus à la cloquette^ par les trous des boudons,
i défonçait les pièces anvé une adresse inimaginabe et,
mettant le poinson su sa main drete, cependant que la
gauche tenait le balant, i' beuvait gentement coume mon
cousin Jean Fontaine boit dans sa tasse de faïence de
Nevers. Les maîtres vignerons des coûtes, s'étaint enten-
dus pour faire un chois, nimero un, pour la rincette du
Géant, et il' avont fait demandé si c'était le moument de
faire approcher les voitures là où étaint cens pièces de
première marque. Le bon Géant a trouvé à dire des gentes
chouses encourageantes pour marquer sa joie à cens
braves genss, et il a dit encore après : appourtéz don ma
rincette.
On a fait avancer quatre chartes à bœus, garnies cha-
cune de six belles pièces, et Gargantua les a beues dévotieu-
sement en fasant lululer sa bouche et quiaper son palais à
tous mouments.
Y avait de quoé s'areuiller encore, su ce coup de temp là,
j'ai pas trop besoin de vous le dire. Y en avait, de ceus
mondes de l'assemblée, que disaint : mais c'est don un
puits pardu ce Géant? Les autres disaint ren du tout, i bail-
laint, grandes ouvartes et toutes rondes, leus bouches de
quoé mettre in œu d'oie.
Mes poures mondes! pour conter tout çà qu'on a vu à
Vallon à la poêlée de Gargantua, faurrait des journées. Je
1. Chariot à côtés eu planches pleines tenant la longueur du banc.
2. A la régalade.
NOS GÉANTS d'aUTERFOÉS. Zq
tâche, de mon mieus, de vous marquer groussièrement
les pus grandes avintures de ce festin sans pareil.
Le grous exemple que sort de cetelle poêlée et que j'ai
asseye de vous montrer, c'est l'abondance de franchises,
ceti apport de vartus de famille que fasons la pus grand'
richesse et le meilleur compourtement du monde. Si j'ai
pas ben dit, coume fallait, pour vous montrer icelle
assemblée de Vallon, dan' une ben-aiseté de Paradis, c'est
que je seu incapabe.
Pensez-vous qu'un lictin^ pourrait mieus que moé mar-
quer, en écriture moulée, les chouses inimaginantes qu'on
a vu' à la poêlée de Gargantua, là-bâs sur le champ de foire
de Vallon? Si vous avez cetelle idée là, fautprenre un lic-
tin, moé je demande qu'à me taiser : je me sens pris de
lassitude, pour ben dire, je seu acraisé, abouaqué^ devant
une tâche si tan' au-dessus de mes poures chetits moyens.
Où on voit Gargantua ouvrir le bal.
Quante le moument a été venu, les trente musettes se
sont trouvées d'accord pour jouer des airs glorieus à
l'aveur du Géant, des airs de chansons de paix, des airs de
chansons plaisantes, et enfin des airs délicottés^, pour
appeler le monde à la danse. Les fumelles jeunes, moins
jeunes, pas trop jeunes, pas trop âgées et âgées, toutes
étaint coiffées, acquillaudées'', bichounées coume si aile
étaint sorties d'une boite et fringantes, fertillantes, prête'
à entrer en danse.
Le Géant a veoulu danser le branle anvé la pus âgée des
famé et la bourrée anvé la pus jeune des filles faites. P
les a bichées toutes deus anvé la mesme gentesse, ça qu'à
été armarqué par toute l'assemblée, et tout un chacun a si
ben saisi en soé mesme la grâce dij Géant, et çà du petit
1. Un écrivain.
2. Acraisé, aboiiaqué : écrasé, plus qu'écrasé.
3. Frétillants.
4. Tirées à quatre épingles.
38 NOS GÉANTS d'aUTERFOÉS.
au grand, que toute cetelle foulée de monde s'est mi à que-
rier coume un seul houme : vive Gargantua! vive Gar-
gantua! vive Gargantua! et une vois a repounu fort,
moins fort et tout dous, dans le lointain des Vallons : vive
Gargantua ! vive Gargantua ! vive Gargantua !
Où le conteur prend vent.
C'est ben possibe que sus le tard, dans la nuit, y a évu
de cens jolis devantiers un tant si peu chiffounés, des
coiffes avont pu se trouver de guingois, des corsages
dégraffés, des cheveus dépignés et des cottes frippées par
des accidents qu'arrivont, peu ou prou, à la suite de cens
grandes assemblées. On dit que l'or le mais pur pourte
des déchets et que les pus belles vartus avont des flâches^
Encore une foés, je veus vous dire que c'est pas à moé de
vous faire entendre des petites avintures qu'avont pu se
passer dans les petits coins et rabicoins, nuitamment,
puisque je peu pas, seurement, vous marquer le demi quart
des avènements de la journée.
Pensez donc ça qu'où vourrez, mes poures chérs
mondes, moé je laisse cetelle assemblée se devartir pour
prenre vent un peu.
Le repos du Géant.
En su' le matin, à la pique du jour, les musettes avaint
moindre le jeu. Gargantua s'est accoté doucement au long
de son clocher, pour dormir un petit som. Au jour, i s'est
raveillé. Ça fasait un genti temp. Il a regardé la grand'-
place du champ de foire, là où s'était passé le festin, il a
souri gentement et il a dit : voèla t'i du bon monde! des
braves genss! Que le grand seigneur Dieu, souverain tout
puissant des chouses de la Terre, du Ciel et maître du
Soulé, les bénisse^ !
1. Trous.
2. Ce paragraphe est issu des souvenirs très personnels de la mère
à Ugène et du père Baffier.
NOS GÉANTS d'aUTERFOÉS, 3g
Y en avait ben, dans cetelle foulée de braves genss, qu'a-
vaint gagné leus mainsons, d'autres qu'avaint le lampâ
s'étaint arrêtés en chemin pour contuiner à boire. Y en
avait une auter vacation qu'était restée sur le champ de
foire, auterment dit, dans la chambre du festin. On en a
trouvé endeurmis vés les grand'marmites, en coûté des
grands foyers que brûlaint toujours à petit feu dous, coume
ça fait à tous les feus qu'on n'attise point. Y avait un jeune
garson que deurmait à poings froumés dan' une de ceus
grand'marmites, le eu trempé dan' un fond de bouillon
gras qu'était resté par mégarde, ben sûr, pace que c'est
pas la coutume, dans nos francs pais, de laisser trainner
le butin du commun pas mais que le ceu des familles. In
auter houme d'âge moyen avait tourné à boucheton* un
poinson là où Gargantua avait beu, i s'était enfroumé des-
sous ce poinson et endeurmi. Hureusement, qu'in alardier
s'était trouvé en travarse, par hasard, pour faire prenre
vent à ce poure diâbe qu'aurait trouvé le terpâssement à
l'étouffé. In autre, avait évu l'idée de parcer une pièce
pleine vés le bondon anvé le parçon de son coutiau, pour
boire à la cloquette en emitation de Gargantua, moins la
montée du poinson aus bouts de ses bras, aseurement; il
avait beu à soun idée tout son soûl, pus que de son soûl,
à telle fin qu'i c'était acraisé, amiassé sus place, et le vin
que contuinait à pisser li dégoulinait tout partout sur son
corps. Le Jeune gâs que s'était sise dans le bouillon, et
cetelle pièce, parcée par ceti houme, c'est ce que y a évu
de malfaçon dans la poêlée inimaginabe, du moins si y
a évu d'auters petites berdineries^, ailes ne sont point
venu à ma connaissance.
1. Sens dessus dessous.
2. Plaisanteries,
40
NOS GEANTS D AUTERFOES.
Le petit câsse-croûte du Géant.
A soulé levant, Gargantua il a appelé trois foés : Val-
lounais! Vallounais! Vallounais!
Ah! mes amis! en un ren de temp, tous et toutes sont
arrivé à l'entour du Géant coume des petits poulets, tout
petits, courront en transports sous les ailes de leus mère
poule couisse quante aile les appelle quête! quête! quête!
quête! Il avont demandé, tout de suite, à Gargantua, cou-
men' allait son pourtement! Ça va ben, qu'il a repounu le
Géant, et vous autres ? Ça va ben, nous autres, qu'ils avont
repounu aussi tertous à la foés, coume un seul houme !
Veoulez t'i boire un bon petit coup de vin blanc, en man-
geant une soupe frite, bon grand Gargantua, qu'ils avont
demandé, ceus braves Vallounais? Je veus ben, mes bons
amis, qu'il a repounu, le bon Géant.
Beuvons! beuvons ! beuvons! qu'il avont querié tout
d'une vois, et i sont partis tous d'une flotte, marchant au
pas redoublé, délicottement joué par les trente musettes
que remplissaint de joie divine toute la grandesse des
Vallons.
Ceti départiment là, s'était pourté au port pour vuider
queuquez'uns de ceus batiaus et bachaus qu'attendaint
la venue du Géant.
Cependant qu'on fasait frire la soupe, Gargantua a beu,
à soé tout seul, trente et cinq pièces de bon vin blanc, juste
la conte-nance de la cuve carrée de Saint-Caprais qu'a faite
mon .grand père Regnaud. Au moument qui venait de
lamper la dernière de ses trente et cinq pièces, y est venu
par devant li, un marinier d'Urçay. Ce marinier, montrant
au Géant un genti petit bâri qu'il avait appourté dessu' son
batiau et pousé su le port, il a dit : Seigneur Gargantua!
voyez ce petit bâri : il est plein de vin blanc de premier
clous de terroé et de première main de vigneron. C'est in
ancien d'Urçay, que tire ce vin d'une vigne qu'il a le long
de la coûte du Cher, en dévalant à main gauche.
Une vigne^choisie et faite properment à ce point qu'on
NOS GEANTS D AUTERFOES. 4I
vourrai' y demeurer, tant on se sent à Taise dans ce petit
clous.
Ceti ancien, houme du Païs, mais pas riche, à peine
aisant, se fait ainder, dans les ouvrages de sa mainson et
de sa vigne, par une vieille voisine pas trop riche non mais,
elle itou, et i' li donne, le viens vigneron, empour soune
ainde à sa vieille voisine, des apports de son petit Bien.
Ce bâri de premier vin est un de ceus apports, et la
bonne vieille vous l'envoyé pour vous faire plaisir d'abord.
Seigneur Gargantua, et itou pour vous aminiauder, je
vous avartis! La bonne vieille, m'a ben ençargé de vous
faire assaveoir que sa petite grange a brûlé par le feu du
ciel, y a deus mois, et aile vous fait perière, par ma
bouche, de l'arlever, sa petite grange, en passant à Urçay,
pour vous en aller au Berri coume c'est voûter ordon à ce
qu'aile a ouï-dire et moé itou. Voûter si tant grande bonté,
à l'aveur du petit monde, l'a encouragée, la poure vieille
fumelle, à vous faire dire comben vous li douneraint de
ben-aiseté en li armégeant son petit bâtiment à voûter pas-
sage cheus nous.
Gargantua a repounu au marinier d'Urçay : Mon brave
houme. Je vous remarci de m'aveoir appourté quasi dévo-
tieusement, le genti petit bâri plein de bon vin que je vons
boire à la ronde, à la santé de la bonne mère famé et du
bon père houme de vigneron qu'avont l'air, si ben l'un
que l'autre, d'être de la bonne chuche de monde.
Vous ranmenerez le bâri vuide su voûter batiau, et, en
remarciant la bonne famé en poure moé, vous li direz que
je vas, sans faute, arlever sa petite grange, peut être à ce
soir, ou demain matin, immanquabelment. Seurement,
dites li ben, à la poure vieille, qu'aile se mette point en
peine pour me lester.
J'ai point souvenance, mes bons amis, si je vous ai jà
dit, que nos grands Géants d'auterfoés, pernaint ren en
42
NOS GEANTS D AUTERFOES.
retour des sarvices qu'i rendaint, pour Dieu, aus poures^
Si je vous l'ai dit jà, je vous le di encore à seule fin de bra-
vement engraver, en la gibarne de voûter mémoire, cetelle
belle vartu de ceus glorieus sarvants de la justice et des
grâces divines, que compâtissaint aus douleurs et malheurs
des petites genss, quante i' peuvaint pas les artirer de la
mauvaise passe. Faut dire, pour le juste, que partout et
en tout i' trouvaint à leus profisse les utis, les materiaus,
au besoin les armes que leus y fallait pour mener à bonne
fin leus grandes œuvres, leus bonnes œuvres et leus bons
esploits contre les maléfices du Diâbe.
r n'avaint point d'argent en monnaie dans leus poches,
mais ça leus pourtait nullement faute, dans les temps que
les apports naturels, les grâces et les beautés de nouter
belle Terre étaint prisés coume les véritabes trésors du
Monde.
Le moument qu'on voyait Gargantua
manger la soupe frite.
On avait fait une trempée copieuse de boune soupe frite
à l'ognon, et le bon Géant, que sentait le bon fumé mon-
tant de l'ognon frit, faisait quiaper son palais en chan-
tonnant et en riant de bon cœur :
J'aime la soupe frite à l'huile,
Friton, fritaine, frite à l'ognon,
J'aime la soupe frite à l'huile,
Dan' un poêlon quant il est bon.
Après aveoir mangé huit pleins mortiers de cetelle soupe
frite qu'il a trouvée boune, le bon Gargantua a ben veoulu,
coume ça au matin, croustiller une dizaine de pleines
resses^ affaîtées de jolis poissons frits arié à l'huile et risso-
lés à point, dans le fin goût de nos usages. Seurement, icelle
friture rissolée à point, après la soupe frite, ça li a donné
1. Pauvres.
2. Grand panier, porté par deux personnes.
NOS GÉANTS d'aUTERFOÉS. 43
la pépie au Géant, et c'était pas du lustre de li appourter, en
grand' deligence, à boire! à boire! à boire! Il en a vuidé
trente pièces d'une affilée, de bon vin blanc, et, après ce
temp là, i s'est misa grignotter un chariot à baltiauts, çargé
en bombement, de bons gatiaus feuilletés. Deus voiturées
çargées, en ridelles ^ anvé guainbardes^, de galettes aus
prunes chesses avont passé par son corniller, à Gargan-
tua, ainsi que quatre tomberiaus de pompiches, huit pleins
vans de goueares, un mouciau de bounes couronnes mol-
leuses, trois quatre meules de berrioches et une montagne
de myas, tout en beuvant encore une trentaine de pièces de
bon vin rouge pour li faire sa boîte, qu'i disait en riant et
chantonnant :
Beuvons un coup, point de chagrin,
Après moesson, j'aurons la vendange.
Beuvons un coup, point de chagrin,
Après moesson, j'aurons du bon vin.
Après ce petit repas, le bon Géant se trouvant ben à
l'aise de son côrp, il a ben veoulu chanter une belle chan-
son que parle des belles vartus de nouter Terre, des belles
œuvres du Bon Dieu et des beaus ouvrages de la main de
l'homme franc artisan. Il a veoulu, dans son tout petit
verre, que tenait, paraît, dix pintes, varser le vin du bâri
à la vieille veuve d'Urçay.
Et levant ce verre plein au-dessus de ses œils, en face le
grand Soulé, que dardelait ses clairtés jiglantes anprès la
fine collerette de parles que parait le bord du verre, Gar-
gantua a dit : je veus boire à la santé de la vieille veuve
d'Urçay, de son voisin le bon vigneron, de toutes les
petites genss honnête, à vous tous mes braves et bons
amis. Et toute la foulée a répounu : vive Gargantua!
vive Gargantua ! vive Gargantua !
1. Claies formant les côtés de la voiture.
2. Claies formant le devant et le derrière de la voiture.
44
NOS GEANTS D AUTERFOES.
J'ai pas besoin de vous dire que tout un chacun des
Vallounais, qu'étaint à tenir compagnie au Géant, a trouvé
à son goût cetelle santé pourtée au petit monde. C'était
vraiment, d'ailleur, une ben-aiseté saine, franche, que
tout chacun tenait en soé mesme.
C'était plaisir de paradis à veoir une coumunauté, une
paroisse, fasant une famille hureuse, de veoir clair et glo-
rieuse d'être en franchise et quitte, à l'aveur des forces et
des puissances qu'étaint au dessus d'icelle, dans le royaume
de la France et dans l'Empire de Dieu.
Des chanteurs avaint repounu au Géant, et on parlait de
contuiner à boire, mais Gargantua a dit de sa grande vois
de coumandement :
En avant les musettes, vés le clocher!
Et toute l'assemblée, suivant le grand Géant, est remon-
tée sus la grand'place de la ville, au son des trente corne-
muses jouant la grande marche des gâs de Vallon, qu'a été
jouée dans nouter contrée, dans les trois Païs, du depuis
ce temp là. Le grand Gaumier d'Aumery, Morentin
d'Igrande, Fontarabier de Cerilly, Constant de Mornay,
la jouaint divinement, aussi ben Compagnon de Nevers,
Pardrigeaut de S'-Amand, et Blanchard de Sancoins.
Les adieus du Géant.
Dès quante la chioulée de monde a été bravement
rassemblée sur la grand'place, à l'entour de Gargantua, i
s'est pourté vés le beau clocher, il a touché de sa main
cetelle œuvre sans pareille et il a dit :
Vallounais, grands et petits, riches et gueus, anciens,
viens et jeunes, vous êtes du bon monde, du brave
monde. .Te sens content de vous ! Etes-vous toujours con-
NOS GÉANTS d'aUTERFOÉS. 45
tent de moé? Vive Gargantua, vive Gargantua! vive Gar-
gantua! qu'ils avont repounu tertous.
Mes bons àmis, mes chérs amis, qu'il a dit le bon
Géant : Je met enter vos mains, ce clocher qu'est d'une
boune venue et que vous fera houneur.
Arcoumandez à vos enfants, que le diront à leus enfants,
à leus petits enfants, de toujours prenre soins de cetelle
œuvre là.
Ne manquez point, non mais, de dire et redire que les
biaus ouvrages, de la main de l'homme d'état artisan,
vcnont des belles œuvres du Grand Dieu, puissant Créia-
teur et Maître souverain des chouses de la Terre, du
Ciel et du Soulé. Soyez toujour soigneus et bons ména-
gers de la Terre qu'est nouter mère deus foés. C'est de
son côrp que je tenons nouter côrp, c'est de soun âme que
je tenons noutre âme que le Soulé rachaufîe, que le Soulé
éclaire.
Ménageons! Ménageons! et soignons la Terre qu'est
nouter Mère Nourisse à tous et que nous parmet de faire
les belles poêlée, après aveoir bâti nos mainsons familières
d'artisans, les forts chatiaus de nos seigneurs, nos clo-
chers et nos églises qu'arpresentont les mainsons du Bon
Dieu, les mainsons de nos Coumunautés, les mainsons de
nos Paroisses, les mainsons du Peuple !
A persent, mes bons amis, je vas vous souhaiter, à tous,
un bon pourtement et je vas m'en aller au Berri.
Ce disant, il a pris son grous martiau par le manche,
qu'étai' un châgne modarne centenaire. I' l'a faitvirouner
entour de sa tête, ce martiau, que pesait peut être pus que
deux mille livres, coume je ferais moé anvé une petite ma-
luche' de tonnelier à faire avenir les douelles de fond, et
i' l'a jitée, cetelle eplette, sus le Berri ! On l'a entendue viou-
ner^ longtemp, après l'aveoir pardue de vue. Et il a dit
Gargantua : Là où que ce martiau va tumber, j'y bâtirai
1. Très petit maillet emmanché d'osier souple.
2. Ronfler.
46 NOS GÉANTS d'aUTERFOÉS.
un clocher dans le modèle de celi que vous douneicitantde
joie, mes bons amis. Il a salué le monde de Vallon encore
une foés et i s'est départi su Urçay pour arlever, en pas-
sant, et a n'un coup, la petite grange de la poure vieille
veuve que li avait envoyé le genti petit bâri de vin blanc.
La grand'foulée de monde est restée toute jugée', toute
biblée^, tumbant en vanigotterie^ de veoir en aller le bon
Géant, que les avait tant et si ben tenus resouts, pour tout
et en toutes chouses de la vie du Monde, le temp qu'il avait
été anvé z'eus. Semblait qu'i tenait auprès li de l'eumant
que hâpait ce foésounement de cretiens et, de fait, la chiou-
lée a suivu le Géant à une pourtée d'arbalète.
Coumetit Gargantua ai'leva la petite grange de la poure
vieille veuve et coument il fit les entounâilles du poure
vie us vigneron, voisin de la vieille.
Arrivé à Urçay, le bon Géant s'est fait montrer la grange
brûlée de la vieille veuve. Aseurément, i n'a point trouvé de
materiaus là tout prêts pour se sarvir et les voisins, un peu
affaubertis'' d'abord, en voyant le Géant, ne songeaint
point à li montrer les êtres de la coumune.
En regardant les chemins, les coins, les carres et les
rabicoins, aus alentours de la mainson de la veuve, il a
parçu in entoisement de moellon. I n'en a fait ni une, ni
deus, i' s'est mi auprès ceti entoisement en queriant : c'est
pour la veuve! et il a empourté dans son tabelier ce que li
fallait pour ses ouvartures, pasque les viens murs démolis
peuvaint sarvir pour les remplages. En allant à cens moel-
lons, il avait vu un trou de chaus émortie, et pas loin de là
où était la chaus, y avait un biau tas de sable du Cher.
Il a pris de la chaus, du sable, ça que li fallait pour le
besoin de soun ouvrage en queriant : c'est pour la veuve !
Parsoune li a ren dit, li non mais n'a ren dit à parsoune
1. Etonnée.
2. Plus qu'étonnée.
3. Guenilles. ■■'' ■ • < 1 '"li;. .' ■ .1
4. Stupéfaits, démoralisés, anéantis.
NOS GEANTS D AUTERFOES. 47
auterment que de querier coume je ven de le redire et,
après aveoir, en un tour de mains, débleyé les vieus murs
abîmés par le feu, il a évu rebâti, à neu, ceus murs, pres-
tement et dans le goût et la comodité que fallait pour
l'usance de ce petit bâtiment.
Le Géant sus le port d'Urçay.
Le port d'Urçay, coume je l'ai jà dit, tenait en ceus
temp là toutes maignières de belles charpentes, des mai-
rins, des fer au bois, des poteries de grès, des poteries de
terre noire, des poteries de terre rouge, des vaisselles de
bois de toute beauté, des tuiles de premier chois.
Y avait itou des bardiaus^ de toutes vacations, des tuiles
en formance de faîtière qu'on dit être d'une ancienneté
si grande que les bardiaus. On voit de ceus tuiles en
formance de faîtière empleyées pour des couvartures
d'églises.
Ça conven ben pour les églises, ceus tuiles, mais, à moun
idée, ça paraît moins bon et moins biau pour nos petits
bâtiments de famille, que nos petites tuiles plattes, que
fasont des toits si gentis quasiment que nos couvartures à
pailles courtes. Y a ren au dessus de la bonne paille courte
pour crouvir une mainson de petit, mesme de moyen paï-
san. Une belle couvarture à paille courte, ça fait pour la
mainson, ce que la bonne limouzine fait pour le païsan, ça
crouve, ça enlupe bravement. Onpeut dormir à l'aise dans
un guernier, crouvi en paille courte, anvé les jâgnes bou-
chées, si ben l'hiver par les pus grand'ferdures que l'été
par les fortes chaleurs.
Des quante le bon blé, bellement van-né, est dans les
boutasses^, rangées coume des militaires; que les pois et
les fèves, dans les gousses, sons pendlées en bottes, sous
la faîtière, ainssi que les biaus ognons arié en bottes
pendlées emmi les boutrolles^ ans prunes chesses et aus
1. Bois taillés en forme de tuiles pour les toitures.
2. Récipients en paille tressée.
3. Paniers ronds en osier ou coudrier.
48 NOS GÉANTS d'aUTERFOÉS.
daguenelles, le païsan peut veoir venir les frimas. Et
quante la neige est sus le eu du four, li, devant son feu de
bois flambant, i' peu, à l'aise de son côrp, chapotter ses
manches d'éplettes, rempailler ses chaises, faire ses resses
et ses paniers, regarder et van-ner ses petites graines, ins-
truire ses enfants, bicher sa famé au besoin, si le mou-
ment est propice.
J'ai point veoulu, entendez ben, baufuter les couvartures
à tuiles, au contraire, je trouve gentes les couvartures à
tuiles plattes. Anvé ceus pigeons en mortier qu'étanchont
les joints des faîtières, on dirait des petits an-nimaus
vivants que marchont su le fait des bâtiments et sus les
murs enfroumant les parcs et les jardins de nos grous
chatiaus, de nos domaines, et mesme de nos mainsons
plaisantes '.
On peut pas dire comben ça donne de l'agrément aus
couvartures des mainsons plaisantes, des grous chatiaus
et mesme des églises de nos Pais, ceus petites tuiles plattes.
Et je me sens demandé souvent d'à cause qu'on avait évu
l'idée d'empleyer l'ardoise que fait mal aus dents si ben
c'est aigre, et ça donne la ferdure aus œils, mesme en
plein été. Pour ben dire c'est gelant l'hiver et brûlant l'été.
Don, Gargantua a)^ant monté les murs de la petite
grange à la veuve, i' c'est départi, résout, sus le port d'Ur-
çay à fine fin de prenre ça que li fallait de charpente pour
derser la petite farme, et les tuiles et les faitières pour
la couvarture de cetelle petite grange, toujours en que-
riant : c'est pour la veuve !
Après aveoir fait, à virer la main, sa petite épure, il a
coupé dessus ses charpentes, i' les a levé, i' les a chevillé,
i' les a moisé. En suite, i s'est mis tranquillement à latter,
en chantonnant les branles et les bourrées qu'il avait
I. Maisons de plaisance.
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NOS GÉANTS D AUTERFOES. 49
entendu jouer si bellement par les trente musettes à la poê-
lée de Vallon.
On était venu l'argarder faire, les marchands de bois,
de tuiles et les auters marchands, qu'étaint en cens temps
là, point des grous Mon-sieus coume à persent, mais des.
petits sieus, et i' n'avont ren dit à Gargantua. Li a con-
tuiné soun ouvrage, sans ren dire à personne, non mais.
Dès quante il a évu fini de latter sa charpente, il a pris
de ceus petites tuiles plattes si gentes et il a crouvi d'un
bout à l'auter, sa pente de galarne. Après, il a crouvi la
jolie petite lucarne en formence de petit auvent pernant
le soulé levant et ménagée pour le sarvice du petit châf-
faus. En suivant, il a crouvi toute sa pente de soulère. Il
a placé tout de suite ses faîtières, et, après ce temps là, il
à été quérir de l'iaue, de la chaus, du biau sable du Cher,
et il a fait une petite boulayée de mortier fin qu'il a mis
dans son petit siau. Il a pourté son petit siau vés son toit,
il a pris sa petite trouelle et i' s'est mi gentement à faire
ses petits pigeons, en chantonnant toujours les branles et
les bourrées qu'il avai' entendu à la poêlée de Vallon.
Le moument qiCon voit les libartins\ les lictins-Jîsolofes-
et les maignants^, empoiissant le Peuple conter le bon
Géant.
A ce moument là, que le grand Gargantua fasait ses
petits pigeons aus faîtières de la couvarture à la grange de
la vieille veuve, y avait à Urçay quasiment une si grande
chioulée de monde qu'à la poêlée de Vallon.
Il avait ben arcoumandé aus Vallounais de ne point se
1. Esprits pervers qui cherchent des jouissances et même de la
gloire, en évitant les responsabilités et les charges que commande
le sentiment du devoir.
2. Sophistes.
3. Chemineau, demi-mendiant, demi-sorcier, flatteur, trigaud,
dont il faut se défier comme de la peste.
4
5o NOS GÉANTS d'aUTERFOÉS.
détorber de leus ouvrages journalières pour le suire à
Urçay, mais vous savez trop ben que le monde est
curieus! Faut dire, pour être juste, qu'après un festin
sans pareil, cens genss étaint ben aise de flan-ner un peu,
surtout qu'à la saison que c'était les grand'ouvrages des
champs étaint finis. En campagne, y a toujours un relais,
une armission après les semailles et les entounâilles.
La foulée de monde avait don suivu Gargantua à
queuques centaines de toises, faisant suire les restes de
la poêlée enpilés dans les chariots, chartes, tomberiaus
et itou dans les batiaus, bachaus et mesme dans les yoles
que baissaint sus le Cher. Les trente cornemuses jouaint
de mais belle que c'en ressounait tout partout dans les
vallons, su le faît des coullines ou dans les grands bois
jusqu'à la Forêt de Tronçay, à ce que dit le plemeus de
brères. Y avait dans la contrée tout in ébranlement de peu-
pel pour veoir de près le grand Gargantua, qu'avait bâti
son clocher de Vallon ben tranquillement, vaut tant dire,
sans faire causer le monde aucunement.
Y avait, sus le port d'Urçay, applotée coume arengs en
catillon, une foulée! une foulée!..., le bourg était plein
satté, les environs encanchés à telle fin qu'une épingue
jitée sus cetelle chioulée de monde n'aurait point tumbé
à terre çartainement.
Jusque là, le bon Géant n'avait point évu à craindre les
dérangements pour mener à boune fin soun ordon, seure-
ment, voyant ce cecle de monde, entour li, de mais en
mais foulé, satté, se froument envé enserre, il a évu crainte
d'accidents mortel pour les genss et de doumaiges à l'aveur
des matériaux marchands, abondants sus le port.
Faut dire qu'en suss des millers, de millons de parois-
siens et paroissiennes venus de tous les coûtés envi-
ronnants pour glorifier le Géant, y avait, dans la foulée,
qu'on avait janmais vu si telle, en ceus adrets là ben sûr,
toutes vacations de passagers \ courandiers-, libartins,
1. Marchands forains ou bastiers, lesquels vendaient de la mar-
chandise de mauvais aloi.
2. Esprits errants, déséquilibres, vivant de raccrocs et de maléfices.
NOS GÉANTS d'aUTERFOÉS. 5i
bambocheurs^ caterres^, patarins^ riscatout, roulants'',
maignants, terbouleurs^ voleurs, démolisseurs, toute la
ganivelle du cinq cent dix mil diàbe!
Et les chefs, de ceus bandes malfaisantes, étaint venus
à l'esprès pour asseyer d'empousser le peuple contre le
Géant si bon, si généreus, si capabe, si fort et si prime,
que geinnait les manigances de ceus mauvais esprits pos-
sédés des vices du viens infâme Georgeon, et de la malice
du grand Satan incarné, père de tous les diâbes d'enfer.
Y avait là, soi-disant, de ceus malins qu'avaint point
vu encore Gargantua à l'œuvre, au pied du mur, coume
on dit cheus nous, et i' se gausaint du Géant en queriant
tout fort, d'à cause qu'i pardait son temps à crouvir son
toit et faire ses pigeons^, puisque forcément, i' serait obligé
1. Esprits charmeurs et confus n'ayant point d'autre morale que
de profiter des occasions pour s'amuser ou s'enrichir.
2. Nomades exploiteurs venus des déserts.
3. Cousin germain du « caterre » porte en soi le gotât d'exploita-
tion et l'astuce du destructeur.
4. Qui porte aussi le titre de compagnon passant, espèce de désé-
quilibré point méchant de soi-même, mais facile à entraîner dans
les plus détestables aventures.
5. Correspond à chambardeur, révolutionnaire.
6. Ce n'est pas arbitrairement ni par fantaisie que Gargantua est
ici représenté montant de toutes pièces son toit par terre, avant de
le poser sur les murs.
Notre grand art de la charpente, pratiqué admirablement par nos
ancêtres de la Gaule celtique et de la Gaule française, était utilisé
pour toutes sortes de bâtiments publics et familiers. Les fortifications
d'Avarie (Bourges) ont été appréciées dans les Commentaires de
César. On voit encore à Bourges nombre de maisons carcassées en
bois, dont la solidité éprouvée ne le cède en rien à. la beauté des
formes en harmonie avec le milieu. En grande majeure partie, nos
maisons des villes et des bourgs étaient donc carcassées en bois.
La maçonnerie, en pisé au temps de la Gaule celtique, plutôt en
mortier à notre époque médiévale, constituait les remplages et se
faisait naturellement une fois la charpente posée. L'inversion que
l'on remarque dans le récit du père Baffier peut être un sacrifice
au mode de bâtir adopté chez nous depuis des siècles.
L'intérêt dominant était de voir cette œuvre entre les deux mains
du Géant, pour l'effet saisissant de sa démonstration de force calme
et précautionneuse, de sa finesse de charpentier, d'habile couvreur
à tuiles plates, après s'être montré noble maçon et grand tailleur de
52 NOS GÉANTS d'aUTERFOÉS.
de démonter sa charpente pour la mettre au levage, je
veus dire, la pouser sus les murs de la grange, brun par
brun. Comben t'i de sornettes bêtasses, mais fricoté à la
malice du diâbe, par ceus esprits mauvais, venaint de
mais, en mais fort aus oreilles de Gargantua. Et, chan-
tonnant toujours ses branles et ses bourrées, en rafinant
les petits pigeons en mortier de sa faîtière, i' ne pardait
point de vue le mènement de la troupe d'abattleus, pas-
sagers, enterperneurs de détruicion que voulaint le désou-
trer, lui, Gargantua, simpelment! Et de sa fine oreille, le
bon Géant entendait ben que les propos débâtardis de
ceus infâmes malfaisants coumençaint à panêtrer dans
l'esprit de la chioulée de monde que joutait ceus monstres.
Sans faire semblant de ren, i' songeait en soi-mesme, à
ce qu'il a dit après, que si il avait laissé chapitrer ceus
possédés de l'enfer, en un ren de temp, la foulée de peuple,
maleficiée par ceus sarvants du diâbe, aurait querier : à
bas Gargantua!
Seurement, il avait l'oreille fine et l'œil vif le grand
Géant. Tout en parant son biau petit toit bounement, i ne
pardait pas la moinder bertille des propos que se disaint
entour li, et il attendait le moument de chois pour mettre
les pieds dans le plat, coume on dit cheus nous, parce
que dans sa sagesse, i sentait que y avait pas moyen de
faire auterment.
La foulée, poussant pour approcher du grand ouverier,
le cecle se serrait fort, fort, et les coumis du Diâbe étaint
au premiers rangs de la chioulée. A un moument, qu'il en
a vu un foésounement enserré quasiment vés soé, de ceus
infâmes libartins, le bon Géant a profité d'une grousse
sornette qui queriaint fort! fort! à son nez, en l'iriniant
vilainement. Il a répounu, Gargantua : eh oui ! eh oui ! mes
pierre en édifiant le clocher de Vallon. Nous avons suivi le récit du
bon père BafBer qui affectionnait particulièrement l'arlévement de
la petite grange, et surtout, en sa qualité de vigneron, le fonçage,
l'arriage des poinçons et les entonnailles du vin au père Gilbert
Nicolas, que Gargantua fit tout de suite après avoir bâti la grange
de la mère Babé.
NOS GÉANTS d'aUTERFOÉS. 53
vieus queutiauts^ vous avez raison de dire que je seus mal
adret, seuremeni, faites moé don le plaisir de vous auter
de mon chemin, que je vous accraise pas en passant.
Ce disant, i' pernait le toit de la grange à la vieille
veuve, tout d'une pièce, à ses deux mains, ni mais, ni
moins coume le prêtre pourte le saint sacrement, et i s'est
mis en deveoir de le pourter su les murs de la grange,
Coume vous pensez ben, y a évu une surprise pas
mince, dans la grand'foulée de monde, mais surtout cheus
les arcandiers^, mécréants qu'avont pardu contenance et
jactance le temp de faire ouf! Quante je dis qu'il avont
pardu contenance et jactance, ceus propr'à ren, c'est pas
les fins mots. Vaut tant dire qu'ils avont pardu vent!
La foultitude, qu'avait jà coumencé à prêter l'oreille à
leus propos infarnals, les a encârounés^, masiblés^, piat-
tés^, et Gargantua en a accraise six à sept quarterons en
allant pouser sa gente couvarture su les murs de la petite
grange, pimpante et plaisante à veoir, et toute la foule a
querié : vive Gargantua! vive Gargantua! vive Gargan-
tua! trois foès fort! fort! et le nombre neuf, au dire de la
mère à Ugène, et arié d'après l'idée de mon grand père
Regnaud, avait une grande vartu auterfoès.
C'était une joie! une joie! pus grande encore qu'à Val-
*lon, pour le biau clocher. On n'en revenait pas, on se
soûlait pas d'argarder la petite grange de la vieille veuve
d'Urçay, arlevée si prestement et si bellement, par le grand
Gargantua.
Toute cetelle joie, malhureusement, a été gâtée par le
fouberyage qu'a fallu faire de ceus calâbres de mécréants
qu'étaint amiacés par terre, les tripes au vent, coume une
litière de sale marchandise puante.
On a ramassé à n'un tâs cetelle viande de mauvais chiens.
1. Bêtas.
2. Mauvais ouvrier.
3. Enveloppés.
4. Brisés.
5. Piétines.
54 NOS GÉANTS d'aUTERFOES.
On a fait un trou creu; on a encrotté dedans le trou, pèle
mêle, queus bêches, ceus calàbres de mauvaises bêtes et on
a jité de la chaus vive dessus en abondance. L'adret qu'on
voit encore, à cetelle heure, s'est appelé la fousse mau-
dite jusqu'ante au moument du régime à Robespierre, mais
janmais, sou' aucun régime, le joli bourg d'Urçay a évu
à souffrir de ceti accident. Aujourd'hui, le monde d'Urçay
ne veut point entendre parler de cetelle avinture, pas mais
que de la pierre du Géant, que Gargantua a pousée à la tête
du cearcoeur aus viens vigneron, coume je voirons ben
tôt, pace que cetelle pierre qu'on voyait encore, parait, y a
moins de cent ans, a été mincée à petite pierrailles pour
mettre su' un chemin coumunal, coume on a fait, malhu-
reusement, quasiment partout dans nouter contrée'.
Le reste de la bande de mécréants, n'a point ferdi sus le
champ, je vous en répond, et vous peuvez me craire.
Cependant la fête a été gâtée, coume je l'ai jà dis, par
l'avinture coume ça arrive toujours, en cas si tels.
Tout un chacun, qu'avait vu et entendu, coume les
chouses s'étaint passées, disait : Hé! là! Bon Dieu,... que
c'est t'i ben la pièce sus le trou que le bon Géant a su mettre
en temp et heure; et on s'artirait pour causera voix basse
de l'esprit du Diâbe que desarmera janmais, c'est çartain.
Y a pas évu moyen d'artrouver la grande joie d'aupara-'
vaut. Gargantua en était point trop fâché, pace que ça li
fasait une occasion de dire aus uns, aus autres, que faut
janmais froumer les deus œils pour dormir; que ça fait
bon laisser toujours une oreille ouvarte pour entendre les
propos desobligeants afin de se tenir en mesure de parer
le mal qu'est toujours prêt à vous jaspigner, quante i' ne
peu point vous débésiller à fonds pardu. Et cependant que
la grand foulée de peuple se disparsait à petits coups, le bon
Géant se rentrait en soé mesme pour songer à ses grands
I. En mcme temps que l'on détruisait nos églises, nos châteaux
et nombre de nos magnifiques manoirs, on détruisait les pierres
levées et couchées, tout en saccageant les fontaines qui avaient, en
grande partie, des entourages en pierre d'une réelle valeur d'art.
NOS GÉANTS d'aUTERFOÉS. 55
ouvrages, et l'avinture que venait de li advenir le bourna-
geait comben t'i dans le fond et le terfonds de soun âme.
Paraît qu'il a dit tout bas, à des genss qu'étaintà sa pro-
fisse, que fallait Janmais aveoir une trop grand'fiance au
jugement des agâs de foultitude. Avez t'i vu, mes amis, qui
disait le bon Géant, un ren que j'aurais manqué en pousant
ma couvarture sus la petite grange, c'était la fin de moun
ordon et je serais tumbé à cetelle heure à cent pieds sous
terre.
Cependant que le bon Gargantua se laissait aller à des
songeries déplaisantes, mais comben t'i nécessaires, la
vieille veuve fasait feu des pieds et des mains, san' arrê-
tance, pour montrer sa joie, sa grand' ben-aiseté à tout
le monde, et au bon Géant, qu'aile savait point coument
remarcier.
Mon bon Gargantua! mon bon Seigneur! mon bon
Géant! mon Bon Dieu! et aile querriait de toutes ses
forces, la poure famé, en riant et en pleurant tout à la foés.
Qui que je vas don vous faire, pour vous remarcier de toute
la si tant grand' benfaisance que vous avez évu, pour une
guerdaude telle que je seus ? Vous devez aveoir faim et soéf
comben t'i, après aveoir tant travaillé. Seigneur ! Seigneur !
que vous êtes don adret et avançant, hounéte et prope
ouverier dans voûter ouvrage.
Et dire que c'est moé, unepourasse minabe, qu'a l'hou-
neur d'aveoir une grange neu' bâtie par le pus fin, le mais
prime, le mais franc, le pus fort des maîtres bâtisseurs
dans toute la France!
Quoé don faire mon cher Sauveur! mon cher Dieu!
pour montrer ma recounaissance au grand Gargantua? Si
j'étais don gente, jolie et belle, je vourrais vous donner
mon cœur, moun âme et tout moé-mesme! Si j'étais don
reine, je vous donnerais mon royaume et mes atours. Si
j'étais la Sainte Viarge, je vous donnerais ma place dans le
56 NOS GÉANTS d'aUTERFOÉS.
paradis du Grand Seigneur Tout-Puissant. Je vourrais être
tout et je seus ren, misère de moé ! Je seus ren du tout,
qu'une vieille fumelle laide. Seigneur! que je seus don
malhureuse d'être si hureuse. Mon Dieu fauti! Pardon-
nez moé, mon cher Sauveur ! Je deven folle de joie ! Je vas
mourir de bounheur! Je moure! je moure! de ben-aiseté
d'aveoire ma petite grange si gente, bâtie par le grand
Géant Gargantua, le maître des maîtres bâtisseurs, le pre-
mier dans toute la France, peut-être asseurément ben de
toute l'Erope.
Et je seus là, devant ce Grand Seigneur, ce Grand Saint,
ce grand Bon Dieu coume une vieille sotte, une vieille ter-
laude, une vieille berdine, une vieille bête abarvigiée ' peu-
vant ren li donner, ren li dire, à ce Grand Géant, pour li
marquer ma joie, si grande! que je vas en mourir, c'est
çartain. Mon bon Grand Géant, faut que vous pernaint
queuque petites chouses pour vous lester. J'ai trempé là, à
voûter aveur, une bonne soupe grasse, parceque je sais que
vous l'eumez. Y a un bon bouilli et suparbement lardé.
J'ai fait roùtir une bonne grousse oie, que j'ai élevée. C'est
de la grousse espèce de Saint-Pierre-des-Etieux, en Berri.
Cetelle espèce d'oie, est arnoumée dans toute la France. J'ai
arié, fricassé deus biaus poulets grous, grous et nouris par
moé-mesme. C'est une barboille ^ de première main, que j'ai
appris à faire par un curé du Berri, à la Celle, là où j'étais
sarvante au premiers temps que je seus devenue veuve.
Veoulez t'i que je vous fase une bonne omelette anvé les
bons œufs de mes poules neoires que vous voyez là, si
fraîches pour la saison, anvé leus crête rouge et leus ouilles
blanches? Voulez t'i boire du bon lait de ma vache,
eumez ti miens iceli de ma chieuve. Voulez ti les deus?
Tout! cheus moé, c'es' à vous!
J'ai du bon pain frais, deux fournées, que j'ai faites à ce
matin, à la pique du jour, esprès pour vous. J'ai in auter
1. Abrutie.
2. C'est le plat le plus recherché dans la contrée, la barboille.
NOS GÉANTS d'aUTERFOÉS. 5/
bâri, un bon grou bâri! de vin rouge et du fin bon que
vous allez parcer vous mesme, coume vous avez fait pour
ceus belles pièces là-bâs, à Vallon. Je sais ben que de tout ça,
y en aura pas, asseurément, pour voûter dent creuse, mais
Je vous en prie, bon Grand Géant, mangez! et beuvez! cheus
moé. Voyez tout ça qu'est là préparé, c'est prope et net.
Si vous pernez ren , je crairais que je vous ai ropigné
par ma trop grand'vieillesse. Ah! Seigneur! faut t'i que je
saye si vieille. Et dire, que si j'avais été là-bâs,*à Vallon,
c'est anvé moé que vous auraint dansé le branle et vous
m'auraint bichée. Seigneur de Dieu ! je me serais trouvée
mal de bounheur. Cetelle là qu'a dansé anvé vous, je la
connais, aile est moins vieille que moé de trois an-nées.
Tout le monde en cause de voûter grâce, de vos bontés,
de vos grands talents, de voûter finesse, de voûter pri-
meté, de voûter force, de voûter franchise et de voûter si
tant chermante bounhoumie.
Ah! Grand Géant! Grand Seigneur! Vous êtes un Bon
Dieu!
Vous peuvez pas entrer dans ma chetite mainson, je vas
vous appourter ma grand'terrasse, voyez don là, su le grous
plot. J'avais du bon pain rassis, pour couper ma soupe,
voyez, c'est tout prêt! et regardez coume c'est prope.
Tenez, je vas mettre ma grand'nappe en belle toile fine de
chauve filée par ma main et tissée par le père Baraton
d'Ainay-le- Viens. Baissez vous, je vous en prie, bon grand
Géant, et voyez moun armoise garnie de biau linge.
J'en avais jà en me mariant, mais j'ai ben raugmentée
anvé les petites épargnes que j'ai rempourtées de cheus
monsieu le curé de la Celle. C'étai' un bon curé ! Le pour
cher houme est mort saintement et je sens arvenue là, dans
la petite cassine de mes pères, que j'ai tenu à consarver.
Vous êtes une boune et brave famé, qu'a dit Gargan-
tua. C'est bien! c'est bien! ma boune mère. Je sens, moé,
58 NOS GÉANTS d'aUTERFOÉS.
ben hureus de vous aveoir rendu sarvice. Vous êtes con-
tente! C'est tout ce que faut! ma chère bonne maman.
Allons! allons! ne vous douiez point d'êter trop hureuse.
Vous ofifenseraint le Bon Dieu ! Je vous ai fait dire par le
marinier, que m'a appourté le biau petit bâri de vin blanc,
de voûter part, à Vallon, que je prenrais ren cheus vous,
que le plaisir de vous render sarvice; faut pas me con-
treyer boune mère. Entendez bien!
Où on voit Gargantua arrier les poinsons d'un poure
viens vigneron malade et mourant de peur de voir
aigrir son vin dans sa cuve, faute d'être entouné.
Gargantua avait rangé son fourniment, ses éplettes et i
se mettait en deveoir de s'en aller sus le Berri en passant
par Ainnay-le-Vieus pour veoir le fort chatiau. Mais, au
moument de faire ses adieus à la poure vieille mère
Babé, que pleurait à chaudes larmes, ne peuvant point
s'empêcher de se douler tout fort de sa trop grande ben-ai-
seté, il a entendu, le bon Géant, querier aus z'hauts cris,
dan' une petite mainson basse qu'était dans le fond d'un
genti petit jardin, gentement ménagé, et pleins d'àbres car-
gés de fruits. Y avait là itou, en ce petit jardin des treilles
en franc blanc pourtant à çargement, qu'on peut pas
dire, de biaus rasins tout dorés et varmeils. Tout ce jar-
din, paraît, était soigné de première main, prope et net,
et ordouné anvé une si telle percieuseté que le Géant en a
évu une flambée de plaisir, en voyant ce ménagement et
entertenement du Bien-Fonds qu'est à nule âme, hormis à
Dieu!
C'était le poure viens vigneron don que je vous ai jà
parlé, qu'était là dans cetelle petite mainson basse, crouvie
à paille courte, au fond de ce biau petit jardin, un peu en
arrié de la cassine à la vieille Babé.
Les âbres çargés ! çargés ! de fruits et encore feuillous,
cachaint, quasiment, la petite mainson couvarte à paille
courte. Les avintures des libartins et des caterres avaint
NOS GÉANTS d'aUTERFOÉS. Sq
fai' oublier le poiirc hoiime, et le Géant en a été un peu
mortifié, à ce qu'on a dit, pace que moé J'y ai pas vu, vous
m'entendez ben !
En sourillant, Gargantua a entendu le poure viens vigne-
ron que se doulait en sanglots, à fender l'âme. Hélâ ! Hélâ !
Seigneur faut t'i! qu'i disait le poure viens, faut t'i, mon
cher Seigneur! que vous m'eyaint envoyé une si grande
aflfligeâtion!
C'est, dès quante il a entendu l'ebattement de la boune
mère famé, que queriait tout haut et fort son bounheur,
que ceti houme a été pris d'un chagrin si tel et i s'est mis
à se douler pitieusement.
Le bon Géant se penchant par sus les âbres, il a regardé,
par la croisée ouvarte, dans la mainson du vieus vigneron
et i' li a dit : Qu'avez vous don mon poure ami? Hélâ!
Hélâ! bon Géant, Je sens là, coume vous voyez, en misère
et j'ai crainte de mourir deus foés pour une'. Je peus
point bouger ni pieds, ni mains. Je sens maudit du Bon
Dieu, j'y vois à persent. J'ai pourtant fait de mal à
parsoune, J'en Jure, mais c'empêche pas le mauvais sort
d'être auprès moé h me carder le poil, à la mode du
Diâbe. J'ai pardu ma poure famé, et un garson que
J'avais, un bon sujet, est parti dans les îles du lointain,
anvé le seigneur d'Ainnay-le- Vieus, pour tirer le cearcueur
de nouter Seigneur Jésus-Christ des mains mécréantes.
Hélâ ! Hélâ ! bon Géant, que Je seus don malhureus ! Tout
mon poure butin que se perd, faute de pouveoir y pourter
soins.
J'ai pu, à grand peine, retapper mes poures chetits poin-
sons, et la vieille voisine m'a eindée à faire ma petite ven-
dange, pace que faut vous dire, grand Gargantua, que J'ai
sus la coûte à main gauche, en dévalant le Cher, une gente
I. Il ne faut pas oublier que le point d'honneur était au moins
aussi vif chez l'artisan des campagnes que chez l'artisan des villes, et
nous avons vu un jeune boyer pleurer de dépit de n'être pas reconnu
par les anciens, premier de son bourg, comme constructeur de char-
rois de foin.
6o NOS GÉANTS D'AUTERFOÉS.
petite vigne, bravement ménagée et prope coume un sou.
C'est du bon plant de nos païs, du petit pineau, du petit
moreau, et du franc blanc, coume le ceu que vous voyez
là, si beau, anprès mes treilles du jardin. C'est de ce bon
vin blanc, de ma petite vigne de la coûte, que J'avais donné
à ma voisine, en payement de ses bons sarvices, et qu'aile
vous a envoyé, dan' un biau petit bâri, là bas à Vallon, par
le marinier Colin, et pour voûter poêlée sans pareille.
Vous avez, ben sûr, armarqué ce bon petit goût de
pierre à feu qu'il a, mon vin blanc !
Et le rouge! que je vourrais don vous en faire goûter,
bon Géant. C'est le fin des fins, de toute la coûte du Cher.
Hélâ ! Héla ! faut t'i que je saye sus ce lit, coume un viens
carcàs. Ceti là d'à cetelle an-née, mon vin rouge, il est dans
la cuve encore. Je me sens train-né hier, vés cetelle cuve,
que vous peuvez veoir là, sous l'auvent de mon ceiller et,
par la guette, j'ai pu le goûter, ce cher vin. Il est dur com-
ben t'i, il est en retard d'être antouné. F va devenir
aigre! il est pardu mon vin! mon cher petit vin! mon
bon petit vin genti... Hélà ! Hélà! mon cher Seigneur,
faut i que je souffre tant !
Nos usages et nos coutumes, veoulont que la moésson de
l'houme en souffrance et maladie saye levée par la coumu-
nauté. Il en est pareillement pour la vendange et les soins
du vin, mais, asseurément à cetelle an-née, qu'est une raie
an-née, tous les vignerons avont évu à faire pus que de
raison. Les tonneliers ne savont point là où douner de la
tête, voûter si grande poêlée, à Vallon, a détorbé tout le
monde des environs. Pendant tous ceus jours, on n'a point
songé à auter chouses, qu'à vous pourter dans la gloire et
c'était justice à vous rendre, bon grand Géant, pour le
clocher si beau, à ce que j'ai ouï dire, que vous avez bâti,
là-bâs, anprès cetelle belle Eglise, qu'estait jà une râle
Église.
Seurément, c'est pas juste que mon vin, mon joli petit
vin, aigrisse dans la cuve. Que je moure, si c'est la volonté
NOS GÉANTS d'aUTERFOÉS. 6i
du Bon Dieu, mais Je li demande, au grand Seigneur tout
puissant, de me parmettre d'arrier ' et foncer mes poinsons
et d'entouner mon cher petit vin.
Mon si joli petit vin clair, qu'a si biau côrp à cetelle
an-née, et si biau mantel couleuré!
Anvé sa si tant mignonne collerette rose, pétillante de
cent dix mille feus, garnie de parles fines et de diamants
suparbes tout autour du verre, c'est coume un seigneur
riche, paré pour une porcession.
Oui! oui! que je mour deus foés pour une, mon Bon
Dieu ! mais après aveoir entouné mon vin, mon petit
mignon genti vin. Moé, Gilbert Nicolas, mourir anvé
mon vin aigre sus le cueur..., y a pas Dieu possibe qu'in
avènement si tel peuche advenir. Non, non, je veus pas
mourir en songeant que j'ai pu, moé, Gilbert Nicolas,
laisser aigrir sus la cuve du vin de ma vigne, ma chère
petite vigne que j'aime tant! Ma jolie petite vigne si ben
ménagée et prope comme un sou.
Allons! viens carcâs, levé toé! Levé toé, vieille carne!
Mais levé toé don, vieille carrée! ho! ho! ho! ho! Hélà!
Hélâ! Je peus pas! Bon Dieu! Seigneur faut i que je
souffre tant. Je sens pardu! Je sens mort! ha! ha! ha! ha!
Je peus pas! Je peus pas! me lever. Je m'en vas! J'y sens
ben! Et mon vin, mon petit vin genti, mon cher petit vin
mignon est aigre. Bouah ! Ça me ropigne! ha! ha! ha!
ha! ho! ho! ho! ho! Bon Dieu!... C'est pas juste!!
Allons, allons, mon brave houme, qu'a dit Gargantua,
ne vous désolez point tant. Ne vous empourtez point sur-
tout auprès le Bon Dieu. Y a peut être moyen d'arranger
les chouses ! Voyons, sayez raisounabe ! C'est pas genti pour
une famé de se douler si tellement, mais pour in houme
ça conven pas du tout!
Ecoutez don un peu, que je vous dise : Avez vous des
cecles de poinsons et des ouzières? Je vas vous les foncer
et les arrier à n'un coup, moé, vos poinsons, mon bon
I. Le liage, l'attache du cercle avec l'osier.
62 NOS GÉANTS D AUTERFOÉS.
père, et je tirerai voûter vin ben vitement, avant qui saye
aigre.
Vous allez ... vous allez foncer et arrier mes poinçons!
Vous! Grand Géant Gargantua?... Hé!... mais vous savez
don tout faire!...
Vous êtes le grand Seigneur! vous êtes le grand Saint!
vous êtes un gran Bon Dieu! Ha! oui!... oui, j'en ai des
cecles et des braves! en châtaigner, bon Géant! en châtai-
gner de la Marche. C'est le roi des bois, le châtaigner, pour
faire des cecles de poinsons. J'en ai itou un lien de la forêt
de Meillan. Vous trouverez tout ça que vous faut, dans
mon petit ceiller, que vous peuvez veoir là, à voûter main
gauche. C'est la porte qu'est là, sous le genti auvent,
voyez t'i, bon Géant, le genti auvent ? Il a été coupé par un
fin charpentier, un Nicolas coume moé, mon cousin
gearmain. Je som enfant des deus frères. Il est defuncté,
mon poure cousin.
Les belles couvartures à paille courte ^ de ma petite
mainson, de mon petit ceiller et du genti petit auvent
avont été faites, arié, par un parent, un fin crouveu, itou
defuncté, et je seus le dernier des Nicolas d'Urçay, une
famille de bons artisans de cheus nous, que date de loin,
je vous en répond. Aux confins de la paroisse, j'ai des
parents du coûté des famés, mais ça me pèse sus le cueur
dès quante je songe à leus y faire dire ma position.
Allez don bon Géant. La porte est froumée simpel-
ment au loquet, vous passerez voûter grande main et à sa
pourtée se trouvera tout ce que faut pour le fonçage et
l'arriage de mes poinçons, que vous voyez propes et ran-
gés sous l'auvent. J'avai' apprêté cens affutiaus pour toi-
letter mes gentis poinsons. Vous veoirez cens biaus cecles
de châtaigner que venont des bois de la Marche, et itou
les ceus que je tens des forêts de Meillan. Voyez don à
main drete, dans le coin du jardin, au bord de mon petit
I. Les bons couvreurs à paille courte, au milieu du xix" siècle,
étaient considérés encore chez nous comme de fiers artisans, et on
les célébrait à l'égal des bons charpentiers.
NOS GÉANTS d'aUTERFOÉS. 63
craut entertenu de belle iaue claire par une petite source,
ha! un tout petit tilet, un rusinement' que coule si gente-
ment, toujours pareil, dans les mais grandes chaleurs
coume dans les pus grandes ferdures.
Y a là, au bord de mon petit crot^, des ouzeriers de pre-
mière marque et vous couperez au chois tout ce que vous
convinra.
A pourtée de voûter main, dans mon ceiller, y a mes
eplettes, mon chevalet, ma plane, ma sarpe**, ma grousse
maluche, mon chassoé'', mes chiens, ma chienne, mon
tire-fond, ma petite maluche à faire arvenir les douelles
de fond, mon fandoé, et de la raûche.
Allez don, grand Gargantua, allez don, grand Géant!
Hé! mais... vous avez t'i un coutiau? Foutue bête lourde
que je seus, je songeais ben pas à vous demander si vous
avaint un coutiau? Vous en avez un, ben çartainement,
mais si voulez maignier le men, voyez lu, là, dret devant
vous, sus le lessei de ma croisée. C'est une lumele de
Saint-Flour, aile coupe coume un diamant.
Ah! bon grand Gargantua, vous êtes le pus fort, le
mais prime, le Grand des Grands, le Saint des Saints, le
Roi des Rois!
Grâce à vous, mon vin, mon joli petit vin ne sera point
aigri sus la grappe. Ah! que je seus hureus! Si je moure
pas aujourd'hui, demain je courerai dihors! Hé! mère
Babé! mère Babé! venez don que je vous biche. Ha! ha!
ha!... je von entonner arié nous autres! Je vas faire deman-
der le grand Martignaud pour qu'i venue anvé sa vielle.
Je feron itou la poêlée à l'aveur du grand Géant Gargan-
tua, et je dirai à la mère Babé : mettons nous en place
belle enfant, pour montrer au Grand Géant nos grâces à la
danse. Et hardi Martignaud! en avant la bichottière! et
après, en avant la bourrée de la mère Cacotte. Je vous
1. Suintement.
2. Petite fosse alimentée par une minuscule fontaine,
3. Doloire.
4. Outil servant à serrer les cercles.
64 NOS GÉANTS d'aUTERFOÉS.
danser la bourrée de la mère Cacotte nos deus la mère
Babé :
Laridingau, Hé Martignaud,
La chieuv' d'Ia mère Cacotte, Appourte don ta vielle,
Laridingau, De mon p'tit vin
Aile a cassé l'bârriau. J'boirons jusquante à d'main.
La mère Babé Un jau roûti,
Prenra sa coiffe blanche, Une poulette en barboille,
J'danserons tou deus Du bon pain bis
La belle bourrée des vieux. Calm'ront nos appétits.
Hé! que je vons rire! C'est le bon Géant qu'aura du
plaisir à nous veoir en danse, nos deus la mère Babé ! Je
sens que mes forces arvenont, dans mes bras et dans mes
jambes.
T'embarrasse pas mère Babé! Je veux li faire danser le
branle et je la ferai sauter que son caillon s'en tournera
san devant derrié. Cetelle vieille berdine, que me disait
ben, l'auter cens jours, que je vendangeins à ma vigne,
que j'étais bon qu'a mettre aus abertâs^ Attendez un peu,
ma Babé, vous allez veoir mes capacités. Veois tu ben
cetelle vieille cancouelle^! Je vas li faire montre que je
seus pas encore à bout de vent, à la Babé!
Que je seus don hureus! que mon bounheur est dous,
que ma ben-aiseté est grande! qu'i disait ce poure houme,
cependant que Gargantua fonçait et arriait ses poinsons.
Tout par un moument, on l'a pus entendu s'éjouir.
Vous pensez ben, mes mondes, qu'enter les mains du
Géant, cens poinsons, avont été foncés, arriés en un ren de
temp. Il avait avindu^ les six pièces et les trois quarts "*,
1. Déchets, rogatons, choses dont on ne peut plus se servir.
2. Hanneton.
3. Pris.
4. Ce tonneau, dénommé quart, est en réalité une demi-pièce.
i
NOS GÉANTS d'aUTERFOÉS. 65
qu'étaint sous l'auvent et tout ce que li fallait pour l'œuvre
de fonçage et d'arriage, qu'était préparé dans le ceiller.
r s'était mi sus le plan chemin et en moins de temp
que je mets à vous conter l'esploit, l'œuvre a été faite, brave-
ment faite, coume i' faut faite, et par devant le restant de
la chiouiée de monde qu'était enserrée, encârounée dans
le bourg, le port et les environs. Parsoune li a ren dit, li
n'a ren dit non mais à parsoune.
Ce monde, s'est areuillé encore un coup, en voyant Gar-
gantua foncer et arrier des poinsons après aveoir bâti un
clocher et une grange.
Vous pensez ben, que chacun a fait ses remarques, et
c'est pas aisé de saveoir le just, just, sus la maignière qu'a-
vait Gargantua d'arrier les poinsons, dans cens temps
dont je vous parle. J'ai ouï dire, qu'i se sarvait point de
fandoé pour fender ses ouzières.
C'était en bouffant^ doucement dessus, qu'ailes s'écla-
taint en trois languettes.
Mon cousin Pierre Gaudin, qu'était un fin tonnelier, se
sarvait point, li non mais, de fandoé. I' marquait l'ouzière
de soun ongue, i mettait une languette à ses dents, les
deus autres à ses deus mains et brijte'^! C'était tiré à trois
languettes. Mon grand père Regnaud, qu'a été un pre-
mier vigneron de la coûte d'Ailler et le maître des tonne-
liers de cheus nous, en son temp, était réputé loin pour sa
maignière de calander un cecle. I' se sarvait de fandoé. Les
arriages de mon cousin Pierre Gaudin étaint faits dans le
vrai bon goût, les cens de mon grand ptre c'était à se
mettre à gênons devant, tant ça tenait de la grâce et de la
gentesse, cens arriages. Un bon vigneron et fin tounelier,
aussi de cheus nous, c'était Audounet de Sattaud.
Une maignière qu'avait Gargantua, pour faire arvenir les
douelles de fond, paraît que c'était inimaginant. I' mouil-
1. Soufflant.
2. Il fendait l'osier de son ongle (de manière à le partager en trois),
mettait un des trois bouts entre ses dents, les deux autres à ses
mains, tirait et obtenait trois brins.
5
66 NOS GÉANTS d'aUTERFOÉS.
lait son pouce anvé sa salive, après, il applotait ce pouce
sus la douelle enfoncée, et, i' la fasait arvenir coume i vou-
lait pour l'ajuster bravement en dreture. I' ne se sarvait
pas de chiens, ni de chienne, pour entrer ses cecles de
tête, r les tenait simpelment à ses doégts et i' les entrait
au pouce. Paraît que c'était serré coume i' faut, ni trop,
ni trop peu. Y a ben des tonneliers, que serront trop les
cecles de tête des poinsons, et ça fait casser les douelles de
côrp, dans les geablures.
Gargantua connaissait toutes les finesses des états arti-
sans de ville, et itou les ceus des états artisans de cam-
pagne. Faut dire, qu'ans temps de nos Grands Géants
d'auterfoés, la campagne et la ville c'était tout un, tout
uniment quoé!
C'est ben, coume le disait le bon Gargantua. « Là où
se trouve la cause marquée si bellement, c'est que les
cathédrales, les palais, les grandes et petites mainsons de
nos villes, si ben que les églises et les clochers de nos
bourgs, les forts chatiaus de nos campagnes, ainssi que les
petites maisons de guerdaus, ça tenait de tout en tout des
fleurs de richesses et des parements de beauté de nouter
belle Terre. »
Faut dire, c'est moun idée entendez ben mes amis, que
de tous nos Géants d'auterfoés, Gargantua et Géant de
l'Ours, étaint les pus avisés. F tenaint, çartainement, selon
ma petite jugeotte à moé, poure guerdaud, toutes les
grand'vartus géantesques, ils étaint grands, grands de
taille et d'esprit sain, il étaint forts! forts! d'une force mé-
nagée, mesurée, ils étaint dous, dous coume des égnaus,
mais primes coume des ïons, et il étaint francs janmais
leur soûl. Il étaint tarribes et bounhoumes! C'était cetelle
bounhoumie, de nos grands Géants d'auterfoés, qu'avait
tant de vartus et tant de grâces pour les accords des grands
et des petits. Nombre de seigneurs, des syres et mesme des
rois, pernaint modèle sus les Géants pour leur gouvarne
et le gouvarnement de leus genss et de leus sujets. Je crais
ben aveoir jà dis ça, c'est pas un mal de le redire.
NOS GKANTS D AUTERFOES.
Les entounâilles.
La mort du viens vigneron.
Sitôt qu'il a évu fini de foncer et arrier les six pièces et
les trois quarts du bon père houme de vigneron, le Géant
les a rince à Tiaue bouillie sus la feuille de pêcher* qu'avait
apprêtée la mère Babé, pleurant toujours de veoir ses fri-
cots, son bon repas insarvabe. Après aveoir égouté les
poinsons, Gargantua a tiré le vin anvé grand percieusté,
et ce vin, un peu dur, n'avait pardu en ren de ren, mais,
d'après les dirs, c'était grand temp de l'antouner.
Les six pièces rempli' et les trois quarts, restait le de
quoé faire de la première, deusième et troisième boéte, et
encore un tour de temp pour boire à l'anse de la cuve.
Gargantua, qu'était avisé sus tout et en tout, il a pousé
tout de suite de l'iaue, si claire de la petite source, sus la
grappe pour l'empêcher d'aigrir. Après aveoir arrié fine-
ment le guzy à l'anse, par la fine ouzière qu'avait sarvi jà
pour la cuvée du vin, il a rangé les poinsons pleins bra-
vement sous le petit auvent du ceiller et il a veoulu, en
suite, veoir ce que devenait le père Gilbert Nicolas.
On n'avait pus ren entendu, du poure vieux père
houme, ni doulements de malheur, ni crâillements de
bounheur, du depuis que le bon Géant s'était mis en
deveoir de foncer et arrier ses poinsons.
S'avançant tout doucement, en regardant par sus les
âbres du jardin, par la petite croisée restée enterouvarte,
Gargantua a vu le bon vigneron bonnement étendu sus
son lit tout de son long, dans la position d'une parsoune
humaine que s'arpouse de ses lassitudes en paix, en tran-
quillité, en deurmant le bon som du just.
Le bon Géant a ben crû, paraît, que le bon vigneron
deurmait hureus et paisibe, sentant soun ordon accompli
par une main et une grande main amie. Cependant, i
I. C'était l'usage chez nous que le conteur prisait fort, mais ce
dire n'engage point les vignerons des côtes du Cher.
68 NOS GÉANTS d'aUTERFOÉS.
voulait pas se départir, Gargantua, avant d'aveoir sou-
haité bon pourtement au père Gilbert Nicolas.
Passant le bout de sa main parla croisée, il a touché du
bout de son doégt Ficelle main du père houme. Aile était
frede! Il était mort hureus, le bon vigneron hounéte et
franc, en songeant que le bon petit joli vin de sa gente
vigne n'aigrirait point, sus la grappe, par l'effet de la ben-
faisance du Géant Gargantua.
L'enterrement du viens vigneron.
La vieille Babé, que savait pus là où douner de la tête,
s'est mise à querier, voyant son bon voisin defuncté. Seu-
lement, sous le coumandement du Géant, aile a évu, de
belle heure, sorti la chemise, le drap et tout ce que fallait
pour le dernier habillement du poure houme.
Deus voisines sont venues ainder la mère Babé, pour
ensouvelir le bon père Nicolas, pace que Gargantua peu-
vait pas entrer dans la petite mainson à cause de sa taille
géantesque. Après qu'il a été ensouveli, en grand'percieu-
seté, le bon vigneron était là, en son lit, toujour étendu
tout de son long anvé sa bonne figure arpousée, et on
sentait la tranquilité en tous ce côrp, ce bon côrp qu'avait
si ben, si bravement travaillé la Terre sa vie durant, en
bon ménagier père de famille, songeant toujours au deve-
nir de cens là que vinraint après li.
Gargantua a dit à la mère Babé : Allez don avartir le
curé cependant que je vas garder le côrp. Des voisins, des
voisines sont venus jiter de l'iaue bénite, on a fait dire aus
parents du lointain la mort du père houme.
Le curé est venu tout de suite, à la demande du Géant
bâtisseur de clochers. Seurement, il a par coumencé à bou-
trouner un peu à cause que le défunt ne s'était point con-
fessé et n'avait point, de ce fait, reçu l'estrême onction.
Ne vous mettez point en peine, mon-sieur le curé, qu'a
dit le bon Géant. Ceti houme, a évu toute sa vie la dre-
ture et les vartus d'un saint. Je m'y connais!... Regardez
don iceli côrp et icelle figure, en reposement et délice
NOS GÉANTS d'aUTERFOÉS. 69
divins. Râlement, les grands de la Terre, j'en ai vu com-
ben t'i vivants et morts, avont cetelle beauté de l'âme
épandue sus leus calâbres, quante i' sont défunctés. Cet!
houme, vous le savez sans doute, n'avait qu'un fi' qu'a
trouver le terpâs aus lies lointaines, en allant tirer le cear-
cueur de Jésus-Christ des mains mécréantes. D'ailleurs! je
vas tout vous dire en deus mots : je l'ai confessé moé, le
poure houme, et si le paradis s'est ouvri devant li, coume
vous voyez, c'est grâce à moé. Ne vous mettez don point
en peine, mon-sieu le curé, faites souner les cloches à
toutes voulées et dites voûter messe et vos perières, pour
ce bon crétien, qu'est en état de grâce, je vous en reponds,
foi de Gargantua, bâtisseur de clochers.
Songeant au cearcueur, le bon Géant a regardé par la
porte du ceiller, il a vu à pourtée de sa main des belles
planches de châgne, i' les a avindu et, le temp de virer la
main, il a fait le cearcueur. Après ce temp là, dessous la
mais belle treille du biau petit jardin, il a creusé la fousse
du viens vigneron.
Aindé de la vieille veuve, il a placé dévotieusement le
côrp du brave houme, dans le biau cearcueur en châgne.
Il a mis, en coûté du côrp, la bouteille plate en grès du
Châtelet, que le viens vigneron pourtait à sa vigne, du
depuis soixante et onze ans environs, du depuis le premier
jour qu'il avait coumencé à travailler anvé son père, à ce
qu'a dit la mère Babé. Sa jolie petite écuelle en bois de
fouéle, sa cuillère en bois itou, porvenant de la forêt de
Meillan, et soun auter belle écuelle en grès de la Borne,
le biau piché aussi en grès de la Borne, qu'avait été au ceil-
ler depuis pus de cent ans. Son petit plat en étain et sa
tasse itou en étain, avont été mis dans le cearcueur en
coûté de li, le bon vigneron. On a mis arié son fin bon
coutiau à lumele de Saint-Flour. Enfin, on a mis en
grande dévotion le verre! que venait de loin, de père en
fi', et que sarvait à cetelle ancienne mainsounée de vigne-
rons, pour mirer, à la lumière du grand Soulé de Dieu, les
finesses et les grâces, les richesses et les parures si belles
70 NOS GÉANTS D AUTERFOES.
du joli vin de la gente vigne, qu'était toujours, hiver
coume été, prope et nette du depuis des centaines d'an-
nées.
Le cearcueur froumé, un biau drap blanc en fil de
chanve dessus, la mère Babé, des voisins, des voisines, en
grand'partie le monde d'Urçay, des parents du défunt, se
sont trouvés persent pour l'enterrement.
Gargantua, pernant dévotieusement et pitieusement le
cearcueur sus sa main, l'a pourté sous le porche de l'Église
cependant que les cloches sounaint à grand'voulées.
Le curé, qu'avait dit une messe à la perière du bon
Géant, pour l'âme du viens vigneron, est venu sous le
porche bénir le côrp par devant Gargantua. Après la céré-
mounie du prêtre faites, le Géant a repris le cearcueur sus
sa main coume devant, i' l'a rempourté pour l'enterrer
sous la belle treille de franc blanc, çargée de beaus rasins
varmeils, et pas loin de la petite fontaine là où rusinait le
petit fil d'iaue claire.
A la tête du cearcuer, dans la fousse creusée à fond
sus le soutre solide, Gargantua a pousé la pierre des car-
rières de la Grave, qu'il empourtait en Berri pour montre.
Et il a fait tumber la terre, dans la fousse.
On voyait encore, y a une centaine d'an-nées, icelle
pierre qu'on appelait la pierre du Géant. Coume tant d'au-
ter pierres levées et couchées qu'on vovait dans nos Païs,
y a pas mais de soixante ans, cetelle pierre du Géant à Urçay
a été dégalainnée, cassée, brisée, mincée pour mettre sus
un chemin vicinal.
Cens libartins, ceus begigis^, ceus maignants, cens
enfants de cattauds, ceus tnetteus de feu, ceus courandiers,
ceus sarvants du Diâbe, ceus enterperneurs de démolicion,
ceus forains passagers vont tout masibler, émorcher, ren-
varser, débiter, débesiller, dénaturer les ouvrages de reli-
gieuseté, d'honnêteté, de grandesse et de beauté naissues
de la main de l'homme^ d'état artisan de cheus nous, si ben
1. Maléficier se cachant sous l'aspect d'un mauvais rétameur, rac-
commodeur et fondeur de cuillères à pot.
2. C'est avec intention que le scribe a écrit houme et homme. Le
NOS GÉANTS d'aUTERFOÉS. 7I
que les œuvres du Grand Maître créiateur de l'Iaue, de
la Terre et du Soulé, à persent que sera pardue la Race des
Grands Géants d'auterfoés, les Fins, les Primes, les
Forts, les Francs que battaint le Diâbe pour l'amour de
Dieu!
Les genss de Saint-Pierre-des-Etieus
à l'aiidevant de Gargantua.
Au moument qu'i se mettait en chemin, pour aller
arjoindre son grous martiau, le bon Gargantua s'est trouvé,
nez à nez, devan' une compagnie de genss de Saint-Pierre-
des-Etieus qu'était venue à soun audevant.
Tout de suite, mesme avant la demande du pourte-
ment, le bon Géant a veoulu saveoir si son martiau navait
point fait de dégâts en tumbant cheus eus. Cens mondes
avont répounu que c'a c'était ben trouvé ; au moument
que son martiau tumbait, n'y avait parsoune humaine sus
la chaume. D'ailleur, on l'attendait par la perfetie voûter
martiau. Seigneur Gargantua, qu'a dit le chef de la com-
pagnie. Ceus braves genss, avont convenu que c'était aisé
de se mettre en coûté de l'epplette, pace qu'on l'entendait
venir de ben loin, et on la voyait, coume de juste,
Malhureusement! ben malhureusement! y a une chiou-
lée d'oies, quasiment toutes les oies de la coumunauté,
qu'avont été prinses sans rémission. Aile étaint là, quasi
toutes, sortant de se baigner dans le riau, aile étaint auprès
à s'éparpisser, se pouiller, se bichonner que c'était plaisir
à les voir ainsi en délice.
Dès quante on a vu et entendu le martiau par-
soune a songé aus oies, et tout d'un coup!... viounme!...
blouchchch ! flachchch! brich.ch.ch.tte. Toute la bande a
été amiassée, masiblée, pilée, moudue, et là si tellement,
qu'on n'en a artrouvé ni fric, ni frac, sauf queuques che-
tits pleumas, de loin en loin, en debleyant, et queuques
viandes mâchées.
père Baffier disait lioume dans le ton familier, mais toujours il pro-
nonçait homme quand le re'cit prenait de la gravité.
72 NOS GEANTS D AUTERFOES.
Cependant, faut dire qu'une petite oisoune, auchette
bouscouate\ que s'était écartée de la bande, pour aller
rouâtiner- et barbotter dans le riau, est sauve. La terre a
jillé anvé une telle force que les âbres, tout partout alen-
tour de la chaume, sont échariniés', erralés*, écharpi-
gnés^. Y avait deux petites mainsons de poures qu'étaint
crouvies de terre, j'avons évu ben de la tablature pour
les décancher, et y a encore à faire, à cetelle heure auprès,
malgré la déligence qu'on a mis, tout de suite, à se
pourter au déblais.
Ce voyant, les fumelles ce sont mises à querier aus
z'hauts cris : Nos oies! nos poures oies! que c'en était une
compassion de les entender brailler de Charenton, si tant
et si ben que le Syre a demandé de là où ça venait ceus
doulements si pitieus?
Je som partis à voûter au devant sus ce coup de temp là
nous autres, grand Seigneur Gargantua, et je peuvons ren
vous dire auters chouses pour le moument.
Gargantua beuvant d'une lampée
rétang des Belles Fontaines.
Le bon Géant, anvé les houmes de Saint-Pierre-des-
Étieus, s'est départi par Ainnay-le-Vieus, là où il a donné
un coup d'œil au fort chatiau suparbe qu'est là planté,
coume in ancien guerrier en armure.
Le batelier du Bac a passé le Cher aus houmes de
Saint-Pierre; mais Gargantua, li, a gambé aisément le
coulant d'iaue assé grous à ce moument là.
Montant à châ-petit, en rouâtinant la coûte un peu
raide, mais si bellement ombragée, en attendant les
houmes qu'étaint encore à moétié de la rivière, le bon
Géant a regardé à travers ceus ombrages fournis, le joli
moulin des Belles Fontaines, qu'était et qu'est ben encore
1. Auchette boiiscouate, petite oie retardée dans sa croissance.
2. Marcher en zigzaguant.
3. Dépouillés de leurs rameaux.
4. Privés de leurs branches.
5. Mis en charpie.
- - ^^ ,-^ii^vy^il
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Ml ben t es perftf s qu^ les grandes coTifor mail ^M-.J^
NOS GÉANTS d'aUTERFOÉS. 7?
SUS un flàche à la mi-coûte. I' s'est arrêté pour entendre
son mignon tic et tac, à ce joli moulin, et ce langaige li a
mis à la bouche une petite chansounette : les houmes de
Saint-Pierre, qu'étaint à pourtée de l'entendre, l'avont arte-
nue et on l'a chantée du depuis ce temps là, dans toute
nouter contrée. Aile coumence coume ça :
Tout en mi pourmenant,
Long d'ceus coulants ruisseaus,
J'aparçois la meunière,
Dans son moulin à l'iaue.
Ho ! va, meunière,
Tes beaus yeus son' amoureus,
Ho! va, meunière,
Si tu le veus.
Je jouirons d'un sort hureus.
En regardant le si bel étang plein d'iaue claire, venue des
Belles Fontaines, le Géant, qu'avait son four chaud encore
du festin de Vallon, a évu envie de se rafraîchir en humant
une petite gorgée d'icelle belle iaue fraîche. Mais, asseu-
rément, d'une lampée il a vuidé l'étang, sauf les poissons,
qu'il a resarvés dès quante il a sentu qu'il allait humer tout
jusqu'au biau sable fin que fasait le fond du bel étang à ce
moument là, à ce que j'ai ouï dire. Pensez ben, que c'était
si frais, si bon à son palais chauffé, icelle iaue claire et
fraîche, qu'i peuvait point s'artenir, une foés le nez dedans,
et on peut pas le blâmer. Je savons trop ben ce que c'est
nous autres, le petit monde. Après une boune ribotte
vineuse et mangeoire à grous goût, c'est l'iaue fraîche
que fait envie et, Dieu me pardoune, semble ben qu'on
boirait la mèr et les poissons à ceus mouments là.
Li Gargantua, a resarvé percieusement les poissons de
l'étang des Belles Fontaines. Cetelle gentesse a été remar-
quée au moument don que je vous parle, et souventes foés
on en cause encore tout partout dans nouter contrée.
Le moulin s'est arrêté net, tout naturellement.
Le meunier, la meunière, le farinier, le pourte four-
nées, la sarvante, le vacher, le porcher, les chiens, les
G
74 NOS GEANTS D AUTERFOES.
chats, tous, monde et bêtes, qu'étaint occupés chacun à
sou ordon, sous ceus biaus ombrages des grands âbres,
qu'on voit encore, n'avaint point entendu, ni vu venir le
Géant.
r se sont trouvés jugés! bibles! saisis! pensez ben, par
une avinture si telle, et tertous, levant les bras au ciel, i'
sont encourus coume des coups de vent sus la chaussée de
l'étang vuidé, anvé une chioulée de poissons, petits et
grous, le ventre en l'air, se roulant sus le sable en queriant
aus z'hauts cris que c'en était une compassion.
Les chiens japaint! les chats miâlaint! les chevaus
archainnaint! c'était un spectac inpersiounant!
Mais voyant sitôt Gargantua, que s'était artiré un peu
dans les ombrages pour éparpisser sa barbe, tenant
queuques petits rouziaus que s'étaint auprès accrochetés,
ils avont compris, le temp de faire ouf! que c'était li, le
bon Géant, qu'avait beue toute l'iaue de leus étang, plein
râs bords. Tous se sont mis à querier bounement, d'ac-
cord, les maîtres et les valets : vive Gargantua! vive Gar-
gantua! vive Gargantua!
Faut vous dire, mes bons amis, que ceus mondes étaint
à la poêlée de Vallon, itou à Urçay cependant que Gar-
gantua arlevait la mainson de la mère Babé, fonçait,
arriait les poinsons du père Gilbert Nicolas et entonnait
son vin, mesme, on a dit qu'ils étaint à l'enterrement du
viens vigneron mais, de ceus dires, j'en veus point ré-
pondre. C'était pour ceus braves genss, une joie inespé-
rée, en songeant que le grand ouvrier avait trouvé plaisir
à boire toute l'iaue de leus étang, et ils avont été touchés
de son percautionnement a resarver leus poissons qu'a-
vont pus s'armettre à flot à temp par le coulant du riau des
Belles Fontaines que dounait fort, fort en ceus temps là.
Après aveoir armarcié ceus bons païsans, anvé sa bonne
grâce coutumière, le bon Géant s'est départi sus le chemin
de Coust anvé les houmes de Saint-Pierre-des-Etieus que
l'avaint rejoignu.
Le bourg de Coust a un clocher de pierre que, soi-
disant, il aurait bâti arié, nouter grand artisan. Je veus ben
NOS GÉANTS d'aUTERFOÉS. yS
l'entender dire mais, asseurement moé, Je peu réponder
de ren su iceli avènement.
Où on voit les grand'vartus du Syre de Charenton.
Cependant que cheminait le bon Géant anvé les houmes
de Saint-Pierre-des-Etieus, par Ainnay-le-Vieus, le passage
du Cher, le moulin de belle Fontaine et Coust, le Seigneur
de Charenton s'était mis en deveoir d'arméger aus dégâts,
que le martiau du grand Géant avait fait, en tumbant sus la
chaume de Saint-Pierre.
Il avait don demandé, la cause de ceus doulements si
pitieus, que venaint jusquante à Charenton, et fort! fort!
On li a espliqué, bounement, au bon Seigneur, coument
le martiau de Gargantua avait fait ceus malheurs en tum-
bant. lia fait demandé, tout de suite, son premier bâscou-
rier et i li a dit :
Un malheur pour un bounheur, ven d'advenir aus
braves genss de Saint-Pierre-des-Etieus.
Le grous martiau de Gargantua, qu'est tumbé sus la
grand'chaume, a tué quasiment toutes les oies, ceus belles
oies, de la coumunauté de ce bourg, qu'étaint assemblées
sur cetelle chaume.
De tout ce troupiau d'oies râl, râl, i' ne reste, paraît,
qu'une petite oisoune, auchette bouscouatte.
C'est tout ce que faut pour ratifier ^ le troupiau.
Entendez ben, bâscourier, ce que je vas vous dire :
Si a poulette i' faut jeune jau, souvenez vous qu'à
auchette oisoune i' faut viens gear.
Allez, bâscourier, mon fidel sarvant, prenre dans ma
bâscour le pus viens, le mais biau de mes gears. Vous le
pourterez en grand'percieuseté aus genss de Saint-Pierre-
des-Etieux.
Vous ferez souner de ma grand'corne à douelles pour as-
sembler tous le monde de la paroisse sus la grand'chaume
là où le martiau de Gargantua n'a point dégarcillé^.
1. Reconstituer.
2. Bouleversé.
yÔ NOS GÉANTS d'aUTERFOÉS.
Vous direz : braves genss de Saint-Pierre, mon Seigneur
ven d'apprenre le grand malheur que vous a frappé, i'
compati à vos doulements et i' veus vous ainder à réparer
les doumaiges, à vous causés, par la venue du martiau de
Gargantua que vous fait jà de la renoumée persentement
et dans les temps que vinront, vous dounera de la gloire.
De tout voûter troupiau d'oies sans pareil, dans le
Berri, le Nivarnais, le Bourbonnais et la Marche, i ne
reste qu'une petite oisoune, auchette bouscouatte. Ces' une
parde! une grande parde! asseurément, ce biau troupiau
d'oies sans pareil. Ne vous découragez point, braves genss.
La petite oisoune auchette bousquouate suffira pour rati-
fier l'espèce, pace que le vieus gear, que mon Seigneur
vous envoyé, ven, coume vous le savez, de la race fon-
cière de vos si tant belles oies.
Le premier bâscourier du Syre de Charenton, s'en est
été à Saint-Pierre-des-Etieux, anvé trois piqueurs, et un
valet pourtant le vieus gear, dan' un cageaut de cueudre'.
Par les trois piqueurs, il a fait souner de la grousse
corne à douelles de son Seigneur, pour appeler tout le
monde de la paroisse. Et le monde de la paroisse, letemp
de virer la main, a été en rondiau entour li, houmes,
famés, garsons et filles et z'enfants. Et le premier bâscou-
rier a dit, bounement, le discour de son Seigneur qu'i
tenait Jà engravé en sa gibarne de mémoire.
Après le discour, il a fait appourté, dans le rondiau, la
petite oisoune, auchette bouscouatte.
L'assemblée coumençait de se sentir en confiance et
arconsolée par la compâtisance, les bonnes grâce et la
bounhoumie du Syre qu'avait coulé et panétré dans leus
eprits et dans leus cœurs, par la bouche de son premier
bâscourier qu'était un sarviteur avisé et bon ménagier du
Bien-Fonds coumun.
I. Coudrier.
NOS GEANTS D AUTERFOFS. 77
Sitôt la petite oisoune auchette bouscouatte, pousée au
mitan du rondiau, le premier bâscourier a coumandé au
valet de lâcher le vieus gear vés la petite oisoune.
Tout de suite, i se sont mis à verdiller la queue, à se cau-
ser, à se bicher. Ce voyant, le premier bâscourier a fait
auvrir le rondiau du monde, du coûté du riau. Le vieus
gear et la petite auchette oisoune bouscouatte avont ben
compris tout de suite le mènement du bâscourier. Sans
barguiner, ni tourner, ni virer, i son partis dret du coûté
du riau toujours en verdillant la queue, causant, se bichant
chemin faisant, coume deus amoureus en chair et en ous
de parsounes humaines.
Et sans tambours ni trompettes,
Sans violons ni musettes,
r se sont mariés gentement.
Ce voyant, l'assemblée se sentant à l'aise et en con-
fiance s'est mise à querier : vive le Syre de Charenton !
vive le Syre de Charenton! vive le Syre de Charenton!
Deuxième veillée.
De Saint-Pierre~des-Etieiix au Mont-Joï.
Mes bons amis, mes chers mondes, je vous dirai que
j'étais acqueni à la fin de nouter première veillée qu'a été
un peu fatiquante. De Vallon à Saint-Pierre-des-Étieux
par Urçay et Ainay-le-Vieux, l'étang des Belles-Fontaines
et Coust, c'est un peu long pour in houme d'âge coume
je sens, .le me trouve arpousé, à cetelle heure, et je vas
pouveoir arprenre moun ordon, je veus dire le voyage que
je fasons ensembe pour suire le grand Géant Gargantua
dans ses beaus ouvrages d'artisan et ses belles armon-
trances de force, de grâce, de finesse, de primeté, de fran-
chise et de bounhoumie, qu'i pourtait en sa parsoune des
yS NOS GÉANTS d'aUTERFOÉS.
pieds à la tête et que jiglaint dans la température de l'air
partout là où i' passait et çà en tenait grand je vous asseur.
Je crai ben vous aveoir Jà dépeinturé ceus belles vartus de
nouter grand Géant, mais je vous les dirai encore, coume
si c'étai un refrain d'une chanson de cheus nous. D'ailleurs,
c'est ben quasimentune chanson que je fasons là, Bon Dieu !
Si on y mettait en lettres moulées sus du papier et que des
grous lictîns liraint mon parlage, çà les amuserait peut-
être? Dame! on peu pas saveoir? Mais ceus grous mon-
sieus de Paris, qu'avont la coutume de lire des jolis livres
ben polisses, ben cirés, i trouveraint sans doutance mes
propos cornillous en Diâbe. Par exemple, si la mère à
Ugène appernaitque nos histoires sont en lettres moulées
sus des papiers, aile en serait toute étardie ^
Je me veois forcé de ne point trop vous faire rouâtincr
à Saint-Pierre-des-Étieux, là où y aurait fort à veoir cepen-
dant. Y a tellement à faire que faurrais s'y arrêter des jour-
nées pour veoir tout çà qu'est beau. Et non point tant seu-
lement à Saint-Pierre-des-Étieux, mais à Charenton. Les
alentours de Charenton-du-Cher, sus la Marmande, c'est
une jolie ville qu'à évu des Seigneurs et des Syres, pas
toujours raisounabes et bounhoumes, à ce que j'ai ouï-
dire, mais asseurément aile en a évu des bons coume ceti là
qu'à fait pourter son viens geare à la petite hauchette
oisaune de Saint-Pierre-des-Étieux. C'est plein de mar-
veilles à veoir sus ceus terroés de Charenton et de Saint-
Pierre-des-Étieux, mais, asseurément, si je berlaisons trop
dans ceus parages, j'irons pas à Sancoing et faut que je
gagnaint Sancoing au coup de la mi-nuit. De la troisième
veillée, si plaît à Dieu, j'irons au Veurdre. Je volerons gam-
ber l'Ailler par Gargantua et par sa mère qu'il a artrouvé
à Sancoing et, cependant que le bon Géant engraveradans
la montagne de Tâleaux la route que va à Saint-Pierre-du-
I. Interdite.
NOS GEANTS D AUTERFOES. 79
Moutier, la mère à Ugène nous sarvira un bon routi de
cochon cuit au four en mesme temp que des galettes
qu'aile va faire boune, asseurément paceque son petit
garson 11 a demandé boune! boune! et aile sait faire une
galette la marchoise, je vous le garantis, pour faire plaisir
à ses enfants, un peu à son mauvais houme, mais c'est
surtout pace qu'aile eume fort les galettes, ma famé, qu'aile
les fait soupérieurement. Entendez ben , mes mondes,
que Je veois point de mal à çà, ben le contraire! Moé, j'ai
idée que les gens qu'eumont ren, peuvont ren faire de
ben, et c'est le pourquoé i' s'adounont au mal, au bousil-
lage, à la détruicion de tout.
Le clocher de Saint-Pierre-des-Étieus qu'a été bâti
coume le grand Gargantua l'avait dit qu'il le ferait en par-
tant de Vallon , est une pièce râle, râle ^ On peut dire hardie-
ment que c'est la deuxième marveille du tenant de Terroé
que j'aurons visité de Vallon en Suelly à Saint-Pierre-du-
Moutier. L'Église qu'est accoté au long de ceti beau
clocher semble un peu geain-née de se trouver vès cetelle
œuvre si belle.
Y aurait ben à dire sus ceus empêchements que sont
advenus pour faire l'arrêt de tous les corps de bâtiments
suparbes que nos Géants avont mis en œuvres vives cheus
nous pendant des centaines et des centaines d'an-nees.
D'ailleurs, y a cheus nous comben t'i d'églises que sont
pas naissues de mesme veine que les clochers, et c'est un
peu la cause que fait dénoumer Gargantua le grand bâtis-
seur de clochers.
Y a pas qu'à Saint-Pierre-des-Étieux qu'on voit des
manques. Je le disais en coumençant, ceus manque arpré-
I. Cette œuvre d'une grande envergure a été découronnée de sa
splendide flèche, en pierre de taille, depuis quelques années. Elle
menaçait ruine, dit-on. Va-t-on la réparer ? Paraît que les pièces
d'appareil ont été numérotées et démontées avec soin et rangées
précieusement. C'est à souhaiter que l'on nous rende cette mer-
veille d'architecture française.
8o NOS GÉANTS d'aUTERFOÉS.
sentont la malice du Diâbe qu'est toujours auprès jaspi-
gner l'idée de Dieu pour la dévoyer, la dénaturer, au
besoin la mascander et la bousiller.
Le clocher de Saint-Pierre-des-Étieux es' une œuvre de
grande beauté et brâveté, mais l'église ne répond point à
son clocher. Peut-être y avait i' une belle église qu'a été
mascandée? C'est possibe ! A Chârost y a itou, à ce que j'ai
ouï-dire, un clocher suparbe et l'église n'est point en
accordement. C'est pareil aus Aix Dame Angillon et à
Chatiaumeillant. Sembelrait que ceus grands clochers
auraint été bâtis à n'un voyage du grand Géant et que les
églises avont été œuvrées d'un voyage de moyens Géants.
A Vereau semble que c'est de la mesme veine que Val-
lon et Saint-Pierre-des-Étieux. L'église est pus belle
œuvre, à cause de son si hiau portai, que le clocher qu'est
pas si brave çartainement que les deus grands de Vallon
et de Saint-Pierre. Je seus qu'un bourin, moé, mais j'éma-
gine que ceti portai de l'église de Vereau c'est une œuvre
de première main. J'en ai janmais entendu parler par des
bourgeois du si tant bel portai de Vereau, mais mon grand
père Regnaud le connaissait ben et itou le père Bordier
qu'en parlait souvent, surtout à cause de ceus si belles
petites estâtues que son là bravement pourtant anvé une
grâce inimaginabe, le ceintre de la porte qu'est mouluré,
esculté et festonné qu'on peu ren veoir de souperieure à
ceti ouvrage. A Gearmigny-l'Exemp on crairait que l'église
a été faite par le grand Géant et le clocher bâti par un
moyen Géant; mais, dans les premiers des deuxièmes
serait ceti clocher.
Au Gravier, sembelrait que le clocher et l'église c'est de
mesme veine que les grand' œuvres que j'ai noumés. Pour
mon compte à moé, ceus bâtiments suparbes de Vereau,
de Gearmigny et du Gravier ça ven d'un passage de Gar-
gantua qu'est pas arrivé à la connaissance du monde de
nos parages aussi ben que la tournée de Vallon à Saint-
Pierre-du-Moutier par Sancoing et le Veurdre. Et puis,
faut dire une chouse, y a peut-être, y a ben çartainement
des genss de ceus coûtés là que savont le fin mot sus ceus
NOS GEANTS D AUTERFOES.
grands ouvrages géantesques, que moé je counais point,
bounes gens. Si un biau jour vous voyez Mon-sieur Cha-
put de Charenton, i' vous dira que le père Bâffier es' un
viens queutiaut pace que j'aurai passé trop vite sur l'ou-
vrage que j'ai enterprise de vous conter là pour cens
voyages de nouter grand Géant Gargantua. I' vous dira
encore, ceti Chaput, que Gargantua tenant la lisière du
Berry à Saint-Pierre-des-Étieux a veoulu panêtrer le
plein Berry, et il a jité son grous martiau en tirant sur
Bourges. Et le dit martiau est tumbé à Charly, auprès
Blet, là où a été le Géant, en partant de Saint-Pierre-des-
Étieux, pour bâtir le clocher qu'on voit encore au jour
d'aujourd'hui.
Ce serait en venant de Charly pour aller à Saint-Pierre-
du-Moutier, par Sancoing, qu'il aurait passé faire œuvre
au chàtiau de Sagonne qu'était une place forte de grands
Syres qu'avont régné sur le Mont-Joï, sus Sancoing et
sus le Veurdre, à ce que j'ai ouï-dire, ben entendu, pace
que je peus pas en mettre mon cou sous le couperet de
Mon-sieu Guillotin.
A persent, si in houme résout venait vous dire que Gar-
gantua, en mesme temp qu'il était à Sagonne \ a bâti le
châtiau de La Mouthe, qu'est à trois cents toises de
Sagonne, qu'il a dû bâtir le châtiau de Solon, qu'est à six
cents toises de La Mouthe, qu'il a itou bâti la Mainson-Fort
I. Sagonne, bourg gaulois, gallo-romain, devint une tête de com-
mandement au moyen âge. Les sires de Sagonne ont commandé
à Sancoins et même au Veurdre. Malgré les restaurations ineptes
que Mansard fit subir au château fort, il était encore imposant il y
a cinquante ans. La ville, qui offrait un ensemble remarquable de
maisons des xv" et xvi° siècles, tombe en ruine. Un entrepreneur
de dévastation avait, tout récemment, acheté la maison dite du
Bailly, pour la démolir et la revendre à quelque grossier américain,
sans dotate. Le maire de la commune, M. Gestat, ayant fait appel
aux « Etats Généraux du Tourisme », ceux-ci adressèrent une
demande de classement au sous-secrétariat d'Etat des Beaux-Arts.
La démolition commencée a été arrêtée. Au moment où nous rédi-
geons cette note, on espère sauver l'œuvre, qui est un des nombreux
témoignages de notre art régional qui porta de si belles floraisons
en Berry. Au dernier moment, on nous apprend que la maison
vient d'être classée.
82 NOS GÉANTS d'aUTERFOÉS.
qu'est à trois cents toises de Solon et qu'il a fait la belle
église de Vereau que touche, je veus dire que touchait le
grous châtiau de la Mainson Fort qu'est rasé à cetelle
heure, faurrait pas soutenir que c'est pas vrai.
Mes poures amis, moé je vas vous dire : Je me seus
enterpris là auprès in ordon qu'est pas coulant. Tout ça
pour faire plaisir à mon petit garson Ugène qu'a idée çar-
tainement de se sarvir de mon parlage pour ses escul-
tures. Peut-être qu'i veut mettre en estâtue la belle pres-
tance de Gargantua ou du Géant de l'Ours. Peut-être
veut i' se sarvir de cetelle prestance de nos Géants d'auter-
foés pour ceti monument qu'i fait pour Bourges aus
enfants du Berry. D'un sens, c'est ben une boune idée, mais
sans doutance aucune, ça li rappourtera pas groûs, le poure
enfant, ceus idées de nos Pays à l'heure où tout, cheus
nous, est à la mode des îles du lointain, pour mieus dire
à la mode du Diâbe.
Asseurément que Mon-sieu Chaput sait causer mieux
que moé. Si voulez Mon-sieu Chaput, allez quérir Mon-
sieu Chaput qu'est un râle bounhoume^ et sa famé c'est
une gente famé que pourte encore, et bellement, la coiffe
de Saint-Amand. Pour une fumelle qui sait se coiffer, je
vous garantis qu'aile sait se coiffer, et c'est une famé gra-
cieuse, comme i' faut, agueryabe. Bon Dieu ! la gente famé !
C'est vraiment deus parsounes gentement appareillée et
on peut dire que c'est la vraie boune famille de monde de
cheus nous, qu'on peut donner coume modèle.
Y a Mon-sieu Gaulmier qu'a été un grand magistrat à
Bourges et qu'est vraiment bounhoume, coume étaint nos
anciens Seigneurs que counaissaint les noms de leus bois,
de leus près, de leus champs et de leur genss, et i' vous
parlerait ben li itou de nos Géants d'auterfoés. Il a des
garsons que sont de boune venue, coume leu père et boun-
houmes coume nos anciens Seigneurs ^ I' sont capabes
i.Un des fils de « Monsieur Gaulmier, Monsieur Joseph », est devenu
maire de Charenton, et il est encore dans l'exercice de cette magis-
trature au moment où nous préparons notre copie pour l'impri-
NOS GÉANTS d'aUTERFOÉS. 83
de vous parler mieus que moé, ben seur, des œuvres du
Grand Gargantua sur le Terroé de Saint-Pierre-des-Étieux
et de Charenton. Pour le moument, c'est souffisant que
vous savaint que le clocher de Saint-Pierre-des-Etieux,
sans être la marveille des marvcilles, coume ceti là de Val-
lon, c'est une marveille.
Savez don que le bon seigneur de Charenton, qu'était
un grand Syre à ce moument là, a donné soun ainde
pour Saint-Pierre, mais i' coumandait sus Epineuil, Meil-
land, Bruère, Mont-Rond et il a évu çartainement de
l'ainde de cens Seigneuries pour l'œuvre râle qu'est là
plantée comme un chef coumandant sans que je penche
saveoir le just pour quoé. Mon-sieu Gaulmier ou ben
Mon-sieu Chaput, les deus, peut-être ben, vous diront le
fin mot là-dessus et sus le festin qu'a été douné dès quant
la croé a été pousée sur le fait du clocher si tant beau.
Mes bons amis, cependant que le bon Géant fait ses
apprêts de départiement de Saint-Pierre-des-Étieux et de
Charenton, si voulez me suire je vons nous transpourter
au Mont-Joï là où je vons causer un peu des ravages, des
saccages que les brigands avont fait, non point seulement
au Mont-Joï, mais dans les alentours.
Coument avai' été saccagé le châtiau du Mont-Joï.
Gargantua devait remainier le fort châtiau du Mont-Joï
après des dégâs abominabes que la troupe des caterres, des
libartins boèmes, des routiers et des patarins avaint fait
non point tant seulement auprès le dihors et le dedans du
châtiau, mais itou auprès le perieuré et les bâtiments
que restaint de l'ancienne ville. Vous dire les douleurs et
malheurs qu'avaint enduré les genss qu'étaint resté à Joï,
c'est ren de le dire. Sancoing avait souffri comben t'i et au
mesme temp que Joï. On dit, les uns le grand Syre de
Courtenay, les autres le grand Syre de Sancerre, l'un ou
l'autre, peut-être l'un et l'autre, avaint envoyé des capi-
meur. Il vient de nous faire visite et il regrette le court arrêt du
père Baffier à Saint-Pierre-des-Etieux et à Charenton.
84 NOS GÉANTS d'aUTERFOÉS.
taines et des gens d'armes pour les mettre à la raison, ceus
caterres, ceutis boèmes libartins, ceus routiers qu'avaint
mosîblé Joï et Sancoing et asseurément ben ailleurs dans
les alentours, coume le marquait mon grand-père Re-
gnaud, et que je peus pas vous marquer, moé, dans
cetelle histoire qu'est pour le bon Géant Gargantua.
Coument on a vu la prise du châtiait de Mont-Joï
par les caterres^ les boèmes libartins et les patarins.
Asseurément, c'est besoin que je vous conte coument
cetelle troupe de mange-pain pardu est venue au-dessus de
Joï et de Sancoing et, malhureusement, pas qu'une foés,
pace que je veoirons ben tout Gargantua prêcher conter
ceus brigands et faut ben que vous soyaint en connais-
sance des brigandages de ceus monstres infarnals.
C'était par les Chaumes Sauteriau que ceus infâmes gal-
mandis étrangers avaint panétré dans le giron du Mont-
Joï qu'était soi-disant inpernabe à cause de sa grand'
ceinture d'iaue qu'était la pus arnoumée, paraît, dans nou-
ter Mitant, après Bourges. Dum-le-Roi venait après Joï.
Cetelle troupe d'écumeurs, de détrouceurs et de détrui-
ceurs avait, à ce qu'on dit, un chef que tenait auprès li
toute les malices du grand Loucifer. Des genss disaint
ben que c'était grand doumaige que ceutis vices infâmes
étaint au sarvice du Diâbe, pace que ceus infamies tour-
nées dans la bonne veine ça aurait été à la gloire de nos
pays du Mitant au ïeu d'être à leu déveine.
Moé je crais, coume le crayait mon grand-père Regnaud,
que ceti chef de libartins était in enfant de garse engen-
dré par le Vieus Belzébuth d'an' un bouzin d'enfer, ni
mais, ni moins. Point ne faut tenter Dieu, point ne faut
s'étouner de veoir maintes foés les apparences de vartus
parer en dihors les pires infamies du dedans. Le tout, pour
les braves gens, est de soupeser les propos en grattant dou-
cement la fleurs de pian du grous malin que se fait boun
apôtre. On tarde point à veoir monter du cœur de la mau-
vaise bête le vrin empoésouné.
NOS GÉANTS d'aUTERFOÉS. 85
Y a ren que me met pus hors de moé quante j'entends
dire d'un riscatout : « C'est doumaige qu'i soye si chétit,
coume i' serait bon si i' veoulait s'en donner la peine. »
Le bon du chétit, le chétit du bon, ça fait le jeu des lic-
tins fisolofcs que vivont de la sottise du monde, mais nous
autres j'avons besoins d'appeler un chat un chat, in hou-
nête houme c'est pas un fripon et un fripon c'est pas un
hounête houme. Asseurément, c'est le devoir d'un chacun
qu'a de l'hounêteté véritabelment, de montrer la malice du
Diâbe que prend souvent la formance des grâces de Dieu
pour faire les pires malfaçons et mauvaisetés.
Ceti chef des lictins fisolofes, des boèmes libartins, des
caterres et des patarins, des begigis et des maignans avait
tué un rabouilleus que voyageait sur les iaues de la grand'
ceinture d'iaue coume i' veoulait anvé une neoire^ de
joncs et de rouziaus qu'il avait fait pour pêcher des sang-
suies, cueillir des grands joncs et des grand'rauches qui
vendait pour faire des couvartures de mainsons.
Après aveoir pris les habits de ceti rabouilleus et jité
son calâbre dan' un précipice, i' s'était habillé anvé cens
habits du pourâs minabe qu'il avait émité tant qu'il avait
pu dans son parlage, dans sa dégain-ne, en tout et pour
tout.
Après aveoir passé la ceinture d'iaue sur la neoire de
joncs, de rauches et de rouziaus, le patarin a été cogner à
une petite potarne qu'était à une avancée du fort châtiau.
Qui qu'est là ? a querié fort le garde de la potarne. Ami ! qu'a
répounu le brigand. Quoé veus-tu? a dit le garde, et le
pourâs a répounu : Je veus parler à ton Seigneur! Passe
ton chemin, ventrâille du diâbe, qu'a dit encore le garde,
ou je te fait dévoérer par mes chiens. Ne t'avise point d'une
si telle sottise, maudit valet, qu'a répounu le rabouilleus;
j'appourte ton salut et ceti là de ton maître. Va t'en te faire
I. Radeau.
86 NOS GÉANTS d'aUTERFOÉS.
pendre dans l'enfer du Diâbe, de là où tu deven, mauvais
hère, et laisse moé tranquille, qu'a dit encore le garde. Mais
le brigand infâme, fasant l'émitation de la voix doulante du
rabouilleus, a dit pitieusement : malhureus ! malhureus!
C'est toé que sera pendu sans rémission si tu parmet pas
à un bon sarvant de ton Seigneur de sauver le châtiau de
Joï que l'armée des caterres, des libartins boèmes et des
patarins va prenre demain matin, de belle heure sans
faute '.
Entendant çà, le garde a évu peur et il a songé de faire
part à son Seigneur de la nouvelle qu'i venait d'ouïr. Le
Seigneur a ri en entendant ceus propos et il a voulu veoir
ceti là que les tenait. En voyant le déchet humain que li
perdisait sa parde pour le lendemain, il a souri, et coume
il était bounhoume, il a fait appourter une soupe de pois
chiches au pourâs. Par mainière de badinage, il a veoulu
causer, le Seigneur, anvé le guerdau que li a redit l'asseu-
rance que son châtiau serait pris le landemain par l'armée
des caterre et des boèmes et que c'était à coup seur pour
soé, son monde, ses capitaines et ses gens d'armes, un
grand malheur pace que li pourâs malhureus, minabe,
s'était trouvé, par hasard, à pourtée d'entendre ceus bri-
gands que se sont vantés d'égorger tous et toutes parsounes
humaines qu'i prenront au châtiau de Joï. Et c'est pour çà,
mon Seigneur, qu'a dit le misérabe, que je me seus mi en
danger de parde la vie pour vous avartir de ce grand
malheur qu'est en décide à l'heure que j'en parle, pour
vous frapper demain à mort, vous, vos capitaines, vos
gens d'arme et toutes vos genss.
Rassurez-vous, mon poure houme, qu'a dit le Seigneur,
ne vous mettez point tant en peine, à cause de moé, mais
asseurément, puisque vous savez que ceti grand malheur
I. Le lecteur est prié de ne pas oublier que tous ces re'cits étaient
des préceptes d'instruction et d'éducation, au physique comme au
moral, et des digressions se faisaient au gré du conteur, selon le
but qu'il voulait atteindre. J'ai entendu nombre de fois conter ce
siège du « châtiau de Joï » avec des détails divers; le fond restait inva-
riable.
NOS GÉANTS d'aUTERFOÉS. 87
es' en décide de m'advenir, vous savez ben sans doute
coument i' se préparc! Et ben seur que je le sais, mon
Seigneur, coument aile se prépare la prise de voûter cha-
tiau. C'est par l'étranguellement que fait le Mont- Roi
auprès la grand' ceinture que ceint le Mont-Joï.
Oh! ben! rassurez-vous, poure houme, qu'a dit le bon
Seigneur, je crains ren de ce coùté-là. Si c'était aus
Chaumes-Sauteriau, çà serait une auter paire de manches;
et faurrait veoir, mais du Mont-Roi y a ren à faire. Ren
du tout ! Faites en çà qu'où vourrez, mon Seigneur, qu'a dit
le pourâs, asseurément, veillez y tout de mesme. Un
boun avarti en vaut deux, vous savez ben ! Moé j'ai veoulu
vous sarvir pace que je sais que vous êtes pour la bonne
cause, mon cher Seigneur, à persent je vous demande par-
don de vous aveoir été à çarge et je vous souhaite bon
pourtement à vous, à vos capitaines, à vos gens d'armes et
à toutes vos genss. Et que le bon Dieu vous ainde!
Dès quante le pourâs a été parti, le Seigneur s'est
arsongé en li mesme et, s'en pouveoir s'en empêcher, la
venue dans son châtiau de cetelle chiure du diâbe li sabou-
lait tout son calâbre du fait de sa tête aux fins de ses
artous^ Il a envoyé de ses genss veoir si on artrouverait
le guerdau, mais on n'a ren trouvé qu'une chetite guenille
de mantiau, vès le bord du lac, que le garde de la potarne
et le Seigneur avont reconnu pour être la souquenille que
traîn'nait le gueu.
Le Seigneur, de mais en mais tormenté par les dire du
çarche-pain, a coumandé doubel garde du coûté du Mont-
Roi, et li mesme a veoulu de ses œils veoir si vraiment
les attaques se fasaint coume le miteu l'avait dit.
On a ben vu, vès le coup de la mi-nuit, des houmes
d'armes et d'auters individus que pourtaint et plantaint
des pieus dans l'ieau et qu'attachaint des parches anprès
I. Doigts de pieds.
•NOS GEANTS D AUTERFOES.
sans se presser. D'auters manœuvraint des bachaus, tous
çà était fait vanigottement, c'était quasiment risibe, mais
le Seigneur n'était point tranquille malgré cetelle mollesse
de l'attaque. Sa tormentation contuinant de le sabouler à
la mode du Diâbe, il a coumandé à deus compagnies de
pourter leus obsarvances d'un coûté- sus la Rencontre,
sus Bessy, Levigny et Varisson, de l'auter coûté sur San-
coing et Augy. Les deus compagnies arlevaint les gardes
sus leur chemin et devaint se rencontrer aus alentours des
Chaumes-Sauteriau, là où y avait doubele gardes.
Ailes se sont ben rencontrées les deux troupes, mais
cetelle là de Joï, çà été pour être battue, vaut tant dire le
fin mot, pour être tuée.
Le gueus, trois foés gueus, le fi' de bousin, l'esquerment
du Viens Satan incarné n'avait pas amusé le terrain, coume
vous pensez. Dihors du châtiau, dihors des anciens rem-
parts de la ville, se cachant dans les petits taillis, les
balais et les genièvres, pour éviter l'œil du veilleur au fait
du grous donjon qu'on voit à cetelle heure à mi-côrps,
ceti fi du Viens infâme Çasair, coume l'appel la mère à
Ugène, a gagné les Chaumes-Sauteriau sur la neoire de
joncs marins.
Une foés hors de l'enceinte des iaues, il a souné du cor
qui' pourtait jour et nuit pendlé auprès li, et le temp de
virer la main, une petite troupe de cavaillés résouts et bons
à tout s'est mise en deveoir de pourter le coumande-
ment pour faire un semblant d'attaque au Mont-Roi,
anvé une petite troupe, et de faire l'assaut véritabe aus
Chaumes-Sauteriau. Tout çà a été fait déligentement anvé
empourtement, et le poure Seigneur de Joï, ses capitaines
et ses gens d'armes avont été quasiment tous tués.
On dit que les dame et damoiselles du châtiau de Joï
NOS GÉANTS d'aUTERFOÉS. 89
avont été forcées et tuées ^ Les moines qu'étaint au
perieuré avont été tués itou. Les genss que demeuraint
dans le restant des mainsons que formaint auterfoés la ville
dans les temps anciens avont évu à soufrir les mille
misères de ceutis brigands passagers, jusqu'à temp que
les grands Syres de Sancerre avont envoyé de l'ainde à
nos poures malheureus anciens à fine fin de les délivrer
de l'emprise des brigands étrangers que tenaint itou San-
coing.
La venue de Gargantua,
Tous cens carnages du Mont-Joï et de Sancoing, sans
compter les misères qu'avont endurées les alentours par
rapport au passage et surtout au séjour dans la contrée,
de cens enfants du Diâbe, avaint jité dans l'esprit du monde
de nos coûtés comme une mainière de quasi aplâmisse-
ment que fasait peine. Mais, sitôt que le bruit a couru que
Gargantua vinrait sans faute arméger tous ceus dégâs
qu'étaint dans l'âme des genss aussi ben que dans les
armées de guerre et les remparts des villes et des bourgs,
y a évu coume une flambée d'arconsolâtion et la vivacité
de chacun a retrouvé soun aplomb. Dès quante on a su
que le Géant, venant d'Igrande par Vallon en Seully, Saint-
Pierre-des-Etieux et Charenton, passerait au Mont-Joï et
à Sancoing, le réveil s'est fait dans les esprits et on s'est
préparé, chacun de son mieus, pour arcevoir le grand
Gargantua, non point coume des aplâmis en décourage-
ment, mais au contraire en houmes résouts à réparer les
fautes qu'avaint fait tumber su nouter petit Mitant de si
tant grands malheurs et misères. Je sais que y a évu des
chârettes brisées, en voulez ti en voela, pour la succes-
sion du Seigneur de Joï. Les Seigneuries de Sagonne. de
La Mouthe, de Solon, de Vereau, Mainson-Fort, de Grous-
I. Des squeleUes de femmes, avec des bracelets restés après les
ossements et enterrés profondément au pied du château, sont évo-
qués comme témoignages de ces récits oraux.
go
NOS GEANTS d'aUTERFOÉS.
souver, de lenesse et paraît mesme de Bannegon avont
été en bisebille au sujet de cetelle succession, mais je veus
point entrer, pour le moument, dans cetelles affaires pace
que mes poures mondes çà nous mènerait au cinq cents
diâbes là où t'i !
Gargantua, après aveoir quitté Saint-Pierre-des-Étieux
et trois petites arrêtances à Charenton , Bannegon et
Ainay-le-Châtiau, i' s'est départi au Mont-Joï en jitant son
petit coup d'œil, en passant, aus Chaumes-Sauteriau.
Gargantua au Mo7ît-Joï.
J'aurais ben à dire sur le petit voyage du bon Géant, de
Saint-Pierre-des-Étieux à Joï, mais faut point nous arrê-
ter même à marquer l'arrivée du grand artisan à Joï.
Gargantua avait remainié le châtiau de Joï pour le garan-
tir conter les emprises venant du coûté des Chaumes-
Sauteriau, là oix se trouvaint, soi-disant, les feublesses de
la place forte, mais asseurément le bon Géant a dit au nou-
veau Seigneur et à ses capitaines, assemblés vès li, que sou-
ventes foésles feublesses des places étaint dans les têtes et
les cœurs des guerriers qu'avaint la çarge de les garder
nettes. « Y a point de forts châtiaus que sayaint inpernabes,
entendez ben, mes Seigneurs, qu'il a dit fort! Gargantua,
c'es' à dire que faut songer à se garantir par de bons
garants, mais ça nesoufïit point. La nature de l'éplette, sa
formance sont percieuses çartainement, mais faut songer
sans rémission au manche' qu'actionne l'éplette. Un bon
artisan tenant un mauvais uti fera quante mesme de la
bonne ouvrage, mais une bonne éplette mal actionnée çà
dounera ren de bon. Par ainsi, mes Seigneurs, songez la
nuit et le jour que l'en-nemi vous guette sans décotter
et que c'est au moument que l'on a ren à crainder que faut
aveoir peur.
Pernez farme de l'exarcice rude à contuiner pour l'en-
I. Sous-entendu concernant la personne qui tient l'arme ou l'outil.
NOS GÉANTS D AUTERFOES. CI
tertenement de vos narfs' et l'attrempe de voûter esprit
sans parde de temp à écouter les propos des lictins fiso-
lofes et des libartins boèmes. Dormez que d'in œil et jan-
mais les deus pieds dans le mesme sabot^. Arcoumendez
voûter àme à Dieu du fond de voûter cœur, mais sans jan-
mais croiser vos mains, que devron' être prête à toutes
minuites de nuit coume de jour à tirer l'épée.
Si vous avez ben tenu voûter ordon de voûter vivant,
on vous fera croiser les mains dès quante vous serez morts.
Si vous tumbez en gloire, sus le champ de bataille, on fera
les mains jointes à voutre estàtue pour voutre arpousement
céleste, c'es' à dire, qu'en récompense de vos œuvres ter-
restre, on vous mettra en délice les œils vèsle ciel, et encore
et encore, vaut çartainement mieus pour exemple que le
guerrier soye arprésenté en estâtue l'œil dret à hauteur de
l'œil de son en-nemi tarribe. Et l'en-nemi le pus tarribe
de l'homme, c'est l'homme^. J'ai dit, mes Seigneurs, bon
pourtement et bon compourtement je vous souhaite.
Le Seigneur a répounu : « Grand Syre Gargantua, vous
avez parlé coume i' faut parler à des guerriers. Pour mes
gens d'armes, pour mes capitaines, je vous donne l'asseu-
rance, que nouter devoir sera fait. » Et Gargantua a dit :
« Brave ! »
Mes chers mondes! mes chers mondes! d'un ren j'allais
oubelier de vous marquer que Gargantua a mangé une
bouchée après aveoir fini soun ordon au Mont-Joï. C'est
ben asseurément au moument de ce petit goûter qu'il a
fait le petit prône que je vous ai dit et je songeait ben pas,
Jean fesse que je seu, à vous marquer ceti petit repas. On
perd la coutume, voyez, de dire ceus contes, et la mémoire
1. C'est du muscle qu'il s'agit.
2. Nous avons cru garder cette expression particulièrement chère
au conteur.
3. Il ne faut pas oublier que Gargantua représente l'esprit en
même temps que la matière.
gi NOS GÉANTS D AUTERFOÉS.
ce reuille^ coume les vieilles casseroles de fer battu que
sarvont pas. Faut dire aussi pour moun escuse que le petit
goûter du grand Géant, au Mont-Joï, c'est si peu de chouse
en comparaison de la poêlée de Vallon que j'avons vue et
de cetelle là de Sancoing que je veoirons ben tout que c'est
pas trop étounant qu'on ne songe point de la marquer,
cependant aile en mérite la peine. Il a mangé six grous
sanghiers, six grands çarfs, douze biaus chevreuils et une
dizaine de marcassins routis, six douzaines de canards
sauvages et six douzaines de judeles, tout ce gibier routi
en brochette, et pour finir quatre tonnes de biaus poissons
frits, bonnement rissolés et sarvi au Géant sur des claies
de cueudre. Il a beu une bonne lampée d'iaue claire au
bel et grand étang et pour se refaire la bonne bouche il a
humé et lululé une vingtaine de pièces de vin de la coûte
de Levigny qu'était un vin frais, de bonne boete et feriand.
Ceti châtiau du Mont-Joï, qu'on voit démantibulé à per-
sent et qu'est pourtant fier encore d'apparence ^, devai' être
impersiounant en cens temps que je vous parle, anvé le
perieuré et le bourg qu'étaint tapis auprès le grous calàbre
de pierre, coume des marcassins vès leus mère laie. Dans
ma jeunesse, j'ai été deus foés à une assemblée que tenait
le jour de la Saint-Jean sus la grand'chaume qu'était la
place du bourg auterfoés devant le châtiau, sans compter
qu'i' tumbait, à cetelle assemblée, ben du monde, mais du
depuis une dizaine d'an-nées je crai que c'est étardi cetelle
apport^.
Le grand étang de Javoulet que fai' encore quasiment
une moétié de ceinture à ceti Mont du coûté de Varisson,
de Levigny, de Bessy, de la Rencontre et du Mont-Roi,
anvé le grand étang de Sancoing, étardit, que pouriait la
rivière l'Aubois en remontant vès Augy, sus l'Aubois,
1. Rouille.
2. Plusieurs fois remanié, le fort château actuel présente les formes
du xiv siècle.
3. Ce mot vient du Bourbonnais; au Veurdre et à Saint-Liobar-
din, il se prononce « appaurt ».
NOS GÉANTS d'aUTERFOÉS. g3
c'était une râle, vraiment râle position pour une forte-
resse, et la mère à Ugène a ben raison de dire que le Vieus
Casair n'avait point manqué de faire du Mont-Joï une
mainière d'affût pour prenre ceti gibier humain qu'il appri-
vait pour le sarvice de ses infamies abominabes coumc on
voit des braconniers monstreus qu'apprivont des cailles
pour les faire sarvir à prenre les auters cailles. Paraît que
Gargantua trouvait cetelle position suparbe, ni mais, ni
moins, et qu'il a dit des chouses belles, belles, sur ceti spec-
tac, si beau qu'était ofîri aus œils de ceus guerriers fourâches
mais point en-nemis des vartus et des beautés de nouter
Terre, coume on le veut faire encraire, ben à tort, pace
que nos anciens Seigneurs tenaint tout et tout de nouter
belle Terre, la Terre de cheus nous! Je vous demande un
peu, si c'est du bon sens, de venir nous dire que ceutis Sei-
gneurs masacraint toutes les récoltes des campagnards,
qu'à des foés mesme ils empourtaint les éplettes de leus
laboureus dans leus châtiaus. Faut t'i' aveoir l'entende-
ment encrassé pour artenir coume véridiques de tels pro-
pos. Voyez ti ceus Seigneurs ramassant les éplettes de
leus houmes' et les empourtant dans leus châtiaus, les
enfroumant sous clés pour les faire arbonurer à fine fin
de les manger, sans doute, à la vinaigrette, ceutis harnais
de laboureus.
Gargantua trouvait réjouissant à regarder la belle cein-
ture d'iaue naturelle et si ben aménagée que tenait en ceus
temps-là le fort châtiau de .Toi.
Il a longtemps parlé, le bon Géant, à ce que disait mon
grand-père Regnaud, des avantages doubles qu'on peuvait
tirer de cetelle ceinture d'iaue suparbe, tant pour se garan-
tir de l'emprise des patarins, des lictins fisolofes^, des
1. Leurs hommes ou métayers, c'était les vassaux qui s'étaient
donnés, selon le contrat synalagmatique, et non pas les esclaves,
comme on veut nous le faire croire.
2. Les « lictins fisolofes », qui représentent les sophistes sont recon-
nus par la tradition orale comme ennemis des plus dangereux à
cause de la déformation des idées et des faits qu'ils répandent à
profusion.
94
NOS GEANTS D AUTERFOES.
boèmes libartins et des caterres , que pour l'aménage-
ment du pays, la consarvâtion des vartus et des richesses
naturelles de nouter belle Terre.
Cetelle ceinture admirabe que se voit encore du coûté
de Varisson, de Givardon, de Sagonne, de Vereau, de
Groussouver et jus au dret du Mont-Roi, on peut com-
prenre encore la grandesse et la brâveté du spectac que çà
devait donner au moument que Gargantua causait anvé le
Seigneur de .Toi", entouré de ses capitaines et de ses gens
d'armes.
Du coûté de Sancoing, on voit davantage à cetelle heure
que les enterperneurs de détruicion sont tout-puissants
maîtres. L'étang, le grand bel étang de Sancoing, que for-
tifiait la rivière Aubois en fasant de Tiaue dans le pied des
remparts de la ville est quasiment pas voyabe, d'ailleurs,
l'Aubois, qu'était une gente rivière auterfoéset comben t'i
sarvabe pour les moulins, les forges et fourniaus, poes-
souneuse et pleine d'agréments, n'est pus qu'un chétit riau
là où on voit couler de l'iaue pendant que la pluie tumbe.
Tard à tard on voit des pécheurs résouts, que pâssont des
journées à tremper des petites ficelés dans cetelle iaue boule,
pour prenre de loin en loin des malheureus chétits poes-
sons acquenis et, lâs de train-ner la misère dans ceus
iaues empestées, i' se jitons anprès ceus ficelés ben çartai-
nement pour en finir anvé la vie misérabe qu'i menont
dans des iaues que les guernoilles bauffutont et abandon-
nont pour aller vivre, i' ne sais où, peut-être dans les rues
de Paris qu'avont tant d'attirances.
Tous ceus forts châtiaus de Groussouver, de Garem-
bey, de Mainson-Fort, de Solon, de la Moûthe, de
Sagonne, de Bannegon, d'Ainay, de lenesse que sont
tous ruinés, démantibulés, sauf Groussouver et leness
qu'avont été rebâtis, étaint t'i' auterfoés en mouvance du
Mont-Joï ou ben de Sagonne que paraît itou aveoir été
une tétc de coumandement de grand Syre.
NOS GÉANTS d'aUTERFOÉS. qS
Mon grand-père Regnaud savait ceus chouses-là et i'
m'en parlait souvent, mais dame, mes poures amis, çà n'a
point tenu accrocheté en ma sacrée gibarne de mémoire.
Je sais que y a évu des chârettes brisée en voulez ti en
voela, entre ceus Seigneuries. Je sais que ceus Seigneuries
avont été armis d'accord devant le danger coumun, et ceti
danger coumun c'estait la troupe que j'avons vue à Urçay
cnpoussant le peuple conter Gargantua, que j'avons vue
tuant l'ancien seigneur de Joï, ses capitaines, ses gens
d'armes, sa famille et ses genss en pernani position au châ-
tiau de Mont -Joï qu'a été repris queuque temps après,
coume je venons de le veoir, par nos Seigneurs.
Compernez-vous ben les chouses que je vous marque,
mes chers mondes. C'était ceus bandes de brigands étran-
gers que saccageaint tout, que massacraint nos familles,
détruisaint nos récoltes en arbe, en bousillant nos harnais
de labourage, et tout et tout, et non point nos Seigneurs
qu'avaint des feublesses, c'est çartain, mais i' n'étaint pas
des affaubertis brisacs, des mangeus de blé en arbe et des
pitreus de garet, coume on a çarcher à nous le faire craire,
pour leu plaisir, pace que le mal qu'i' peuvaint faire à
leus genss c'était du mal pour zeus mesme. Au contraire,
les autres, les étrangers, les patarins, les caterres, les
boèmes libartins, les begigis, les roulants, les maignans
voulaint, coume i' voulont aujourd'hui le jour pus que
janmais, l'esplotâtion, la détruicion des richesses natu-
relles de nouter belle Terre. Mon grand-père Regnaud m'a
dit que Sancoing a été prise et reprise^ souventesfoés par
ceus troupes d'enfants de cateau que se làssaint pas d'ar-
venir malgré les fernàillées qu'i' recevaint.
Asseurément, les beaus remparts qu'avait fait le bon
Gargantua avec l'ainde des artisans de ville et de cam-
I. Les documents historiques écrits, ils sont assez rares, que nous
avons pu consulter ne sont pas d'accord, conséquemment pas définis
catégoriquement. Avec des suppléments d'étude, on pourrait arri-
ver à établir un classement des faits et la grande lutte des races
s'éclairerait parfaitement.
96 NOS GÉANTS d'aUTERFOÉS.
pagne avont évu à souffrir affreusement, ainsi que les
belles mainsons à grand' tourelles et à fiers pignons, dans
ceus fernâillées éffréyabes.
A. un moument qu'est venu, la Pervôté des marchands
et artisans est devenue la Pervôté du roi. Mon grand-père
savait pas trop ou ne voulait pas me dire le fond de soun
idée là-dessus, mais je crai ben qu'i' sentait en dedans de
li mesme un regret de la première Pervôté qu'avait virée
les caterres, les boèmes et les patarins, surtout les lictins
fisolofes que la Pervôté royale a flattés pour son malheur
et le noûter^
Le dépaj'tiemeyit de Gargantua du Mont-Joï
pour Sancoing.
Si faut en craire mon grand-père Regnaud, la mère à
Ugène et le père Bordier de Goutière, Sancoing^ était jà
une ville belle, anvé des remparts, avant la venue du Vieus
Çasair Brise-Tout, et paraît que çà été pour tenir en res-
pect cetelle ville que ceti cousin gearmain du Vieus
infâme Belzébuth avait bâti un châtiau sur le Mont-Joï,
qu'avait jà, ben seur, un fortin.
Pendant les temps glorieus que nos grands Géants d'au-
terfoés, bâtissaintnos villes et nos bourgs, nos cathédrales,
nos clochers, nos forts châtiaus, nos fiers remparts, tout
en comformant nos communautés des artisans des villes
1. Dans les derniers Géants de cheus nous, le grand-père Regnaud
se prononce plus nettement. Il déplore que nos Seigneurs et nos
Rois monarques n'aient pas compris le Fais ce que dois tant recom-
mandé par le bon Géant Gargantua, qui est en définitive l'Hercule
gaulois duquel descendent la chevalerie et les ordres monastiques.
2. Son nom gaulois présente plusieurs orthographes : Tincon, Cin-
con. La carte de Jehan Chaumeau porte Xincon. Sancoins, ville
gallo-romaine, c'était Tinconium, Cinconium ou Xinconium. Une
lettre patente de Louis XIV porte l'orthographe Cencoing. Il est
évident que cette ville a été vouée à l'effacement en tout et pour
tout ce qui la concerne : ses remparts, ses monuments, sa citadelle,
ses maisons et jusqu'à son nom devenu méconnaissable avec l'or-
thographe Sancoins, qui est une dérision.
NOS GEANTS D AUTERFOKS. 97
et des campagnes, pour raménagement et rembellissement
de nos pays, dans toute la France, Sancoing a évu à souf-
frir mille et mille souffrances pour virer les patarins, les
caterres, les boèmes libartins, les lictins fisolofes, les
bédoins, les routiers, les maignands, les begigis, les for-
rains, les bâstiers et la coulée des mauvais espris de malé-
fices échappés des chaudières infarnales du Vieus Louci-
fer incarné. Je l'ai jà dis çà, mais c'est besoin de le redire
souventes foés.
Pendant les guerres de Sancerre, et encore aus temps
des guerres de Mont-Rond, paraît que çà chauffait fort
tout partout sus nos coûtés. Sancoing a été prise et reprise,
comme je l'ai jà marqué d'après mon grand-père Regnaud.
D'ailleurs, y a pas ben longtemps encore qu'on parlait
couramment cheus nous de ceus guerres de Sancerre et de
Mont-Rond. Le vaillant capitaine Theuraut, qu'a défendu
Ainay-le-Châtiau conter les capitaines du grand Syre du
Mont-Rond^ était d'une famille encore existante à cetelle
heure à Ainay etmesmement à Sancoing. La dame Brucy
Theuraut, famé de Mon-sieu Gaberiel Brucy, notaire à
Sancoing, est de la famille Theuraut, tenant dans son sein
le fier capitaine qu'a maintenu nette, pour le Roi Mo-
narque, cetelle ville d'Ainay-le-Chàtiau.
Sancoing, coume Ainay, a évu à souffrir comben t'i'
encore au moument de ceus guerres de Mont-Rond, et,
bounes gens, çà n'était pus pour ses franchises, ses cou-
munautés, sa Pervôté, ses milices. C'était pour le Roi qu'a
veoulu tout prenre à son compte, le poure houme, le fond
anvé le revenu, la dîme et l'impôt, le labour et la semâille,
la moésson et la boulangerie, le pain, le froumage et la
poire, la chieuve et le choux et tout et tout, tant et si ben
qu'un biau matin les caterre et les boèmes libartins, les
lictins fisolofes et les forrains n'avont évu qu'à le couper
en deus morciaus ceti poure Roi Monarque pour mettre
sa puissance dans leus sac.
I. C'était le prince de Condé.
g8 NOS GÉANTS d'aUTERFOÉS.
Et la ville de Sancoing, qu'avait été prise et reprise,
encore prise et reprise, au nom du Roi, avait pardu à
châ petit sa Pervôté des marchands et artisans, ses éche-
vins, ses miliciens, ses biaus remparts, sa citadelle
suparbe, son perieuré, ses belles mainsons gradées à fières
tourelles, à grands pignons, toutes escultées sur le devant,
sus le derriè, sus les coûtés, en dihors, du pied jusquante
au fait des couvartures, là où on voyait des Jolies girouettes
en fer forgé et des chous frisés ou ben des échardons que
semblaint Jiller naturellement des têtes de fourniaus. Les
dedans de ceus belles mainsons pareillement aus dihôrs,
escultés et crépis divinement, anvé les planchers, les
combles, de belle charpenteries, étaint bravés de la cave au
guernier, et tout çà par nos fameus artisans d'auterfoés
que travaillaint léaument pour la gloire de leurs commu-
nautés, pour rhouneur de leus familles, à l'imitation de
nos grands Géants, les primes, les fins, les francs, les forts
que battaint le Diàbe pour l'amour de Dieu !
A ce que j'ai ouï-dire par mon grand-père Regnaud, j'ai
souvenance qu'après aveoir tourné une dernière foés sa
regardure autour du Mont-Joï, le grand Gargantua est
tumbé en arrêt devant Sancoing. Il a dit aus Seigneurs,
aus capitaines, aus gens d'armes et autres genss qu'étaint
la assemblés, entour li, anvé résarve d'un grand rondiau,
que .Sancoing étai' une ville d'importance du depuis les
temps anciens, anciens* que mon grand-père m'a ben
noumé, mais je m'en rappel pus. Asseurément, ça se rap-
pourte anvé les dires de la mère à Ugène. Il a vanté, glo-
rifié mesme, les vartus de résistance au mauvais sort que
cetelle place fortifiée avait montrées maintes et maintes
foés. Paraît qu'aile a évu des remparts de toutes beauté,
I. C'était vraisemblablement avant les temps gallo-romains.
NOS GÉANTS d'aUTERFOÉS. 99
la ville de Sancoing, et d'une attrempe que ça fasait pas
bon de sy forter quand on n'avait pas envie d'êter pigné.
Après aveoir fait encore queuques remarques sus les
devoirs de l'houme de guerre, avisé et avarti de son mieus
le Seigneur, pour le tenir en garde conter les emprises de
ses en-nemis, le Géant a envisagé son départiement, ceielle
foés pour de bon. Visibelment, il était attiré vès cetelle
ville arnoumée que l'attendait pour se résoudre à saveoir
si aile devait simpelment arlever ses remparts, fortement
endoumaigés, ou ben les renforcer farme.
Ce voyant la décide du Géant, le Seigneur de Joï li a dit :
« Grand Sire Gargantua, si voulez vous départir par le
Mont-Roi, je vas vous faire derser un fort pont de batiau
à virer la main. »
C'est pas la peine, mon cher seigneur, qu'a dit le bon
Géant. Et après avoir salué les dames, les damoeselles, le
Seigneur, ses capitaines, ses gens d'armes et une foulée
d'autres genss qu'étaint là venues pour être dans la tem-
pérature de Gargantua que donnait de la primeté, de la
confiance et de la bounhoumie à tous ceutis-là que le
voyaint, le Géant, d'une petite lancée, il a gambé aisé-
ment sus le Mont-Roi. De là, il a querié en douceur au
Seigneur de Joï de li envoyer aussi vitement que possibe
ses éplettes, son martiau, sa cognie, sa pince ringare, son
fourniement par ses batiaus, vès les remparts de Sancoing
que trempaint leus pieds, en ceus temps-là, dans le grand
étang que remontait l'Aubois-sus-Augy en joignant les
iaues qu'enlupaint le Mont-Joï^ On voit encore, à cetelle
heure, la chaussée de ceti étang que formait auterfoés,
I. Il ressort clairement de l'énumération des importants châteaux
environnant le Mont-Joï, et de sa relation avec Sancoing par la
grande ceinture d'eau qui l'enveloppait, que cette place a joué un
grand rôle aux temps gallo-celtiques, aux temps gallo-romains et aux
temps gallo-français.
100 NOS GEANTS D AUTERFOES.
coume aile forme à persent, la grand rout-e de Bourges
à Autun, et que va itou sus Lyon par Moulin.
Après aveoir regardé passer les batiaus que s'en allaint
de .Tavoulet sur Sancoing, Gargantua, d'une auter gambée,
il a été sur le Mont-Carpeau, de là où il a vu ses batiaus
que navigaint toujours du coûté de la ville. Il a contuiné
à tirer ses plans pour les aménagements des bras et des
queus de ceus étangs par rapport aus fortifications de San-
coing et itou à l'aveur des positions naturelles du fort châ-
tiau de Joï, arié des alentours du coûté de Beauvais et en
tiran sur Fred-Font et la rivière d'Arcueil que se jitte à
Fred-Font dans l'Aubois.
Dès quante il a évu sa flotte amârée, vès la porte de la
ville, la porte Saint-Martin, que joutait don la chaussée de
l'étang, formant la route comme je l'ai dit, le bon Géant,
tranquille coume Baptiste, de sa troisième gambée il a
pousé son pied gauche jus devant le grand portai de l'hôtel-
lerie de la Pardrix-Grise, sur la place d'arme de San-
coing, qu'on appelait itou la place de la Vieille-Église
dans ma jeunesse.
Gargantua à Sancoivg. Cotiment s'est vue la grande foiil-
titude de peuple qu'a voulu, coûte que cotite, arlever et
renforcer les remparts au coumandement du grand
Géant.
Ces' t'i' de partout qu'on savait que Gargantua devait
venir à Sancoing? Ces' t'i' qu'on l'avait deviné à des
remarques dans la température de l'air? ou ben par des
porféties? Ces t'i' pour auter chouse? Moé, mes chers
mondes, j'en sais ren, j'en sais ren du tout! mais c'em-
pêche pas que j'ai toujours ouï-dire que de toutes les
paroisses d'alentour y était venu à Sancoing un monde ! un
monde!... Paraît qu'une épingue jitée à la vouléc dans les
rues, sur les places n'aurait point tumbé à terre tant c'était
foulé! satté! C'était ben asseurément pas pour enfiler des
parles que ce monde était venu en si grande foultitude,
mais, sans doutance aucune, c'était Gargantua qu'attirait
NOS GÉANTS d'aUTERFOES. IOÎ
ce peuple. Oui, mes amis, c'était pour le grand Géant,
bâtisseur des clochers, des forts châtiaus, des remparts
suparbes, des glorieuses citadelles, que cetelle foulée de
monde c'était pourtéc, enserrée coume des arengs en catil-
lon sur les place et dans les rues de Sancoing,
Nos grand Géants d'auterfoés étaint francs, boun-
houmes, mais c'était Gargantua et le Géant de l'Ours qu'é-
taint les eûmes du peuple de cheus nous, par leus capa-
cités, leus primeté, leus franchise, leus grâces, leus vartus,
leus bounhoumie.
Gargantua épendait entour li, i' ne sait coument, une
grâce, une force, une grandesse, une primeté, une fran-
chise, une bounhoumie, une confiance que randait résout
et content de vivre tout un chacun qu'était dans son
rayon.
Tout le monde qu'était venu de tous les coûtés environ-
nants pernait asseurance conter la mauvaise Aire en voyant
le bon Géant si généreus, et c'était à qui voulait le sarvir
en tous ses moinders besoins et désirs. Asseurément,
c'était li toujours que se trouvait sarvant de tout le monde.
Gargantua, par sa primeté, par sa force, par sa franchise,
surtout par sa finesse gracieuse et sa charmante bounhou-
mie, i' s'était mis au dessus du mazerier ' humain qu'i' peu-
vait voir d'un peu haut à cause de sa grand'taille mais sur-
tout à cause de soun entendement divin des chouses delà
Terre et du Monde. Sans tant seulement battre les pau-
pières, i' toisait de l'œil la capacité d'une foultitude de
peuple et i savait mainier cetelle foulée, pour li faire don-
ner le jeu qu'i' voulait, ni mais ni moins que Compagnon
I. Fourmillière.
102 NOS GEANTS D AUTERFOES.
de Nevers savait affiâter son cornet de musette pour le
faire flùtter comme les petits maries ou ben le faire breuil-
1er coume les pus grous teriaus vachers.
Le moument qu 'on voit apparaître le Docteur Bounet-Rond.
Cependant que les cloches sounaint à toute voulée,
Mon-sieu le curé, les autorités de la ville étaint là sur la
place d'armes pour souhaiter la ben venue au grand Géant.
Le coumandant d'armes, ses capitaines, ses gens d'armes
étaint à leus rangs. Le Pervôt des marchands et artisans,
les échevins et les miliciens, les maîtres aus coumunau-
tés des artisans étaint tous là, et on a demandé au bon Géant
si il avait besoin de prenre queuques petites chouses pour
soé se lester.
Et le bon Géant a répounu : Seigneur coumandant,
capitaine et gens d'armes, Pervôt, échevins, miliciens,
maître' aus coumunautés d'artisans, artisans de la ville et
artisans de la campagne, entendez ben çà que je vas vous
dire : « Je sens venu pour travailler au relèvement et au
renforcements de vos remparts, voulez-t'i arlever et ren-
forcer vos remparts? » Vive Gargantua! vive Gargantua!
vive Gargantua! a querié la foultitude des artisans del a
ville et de la campagne.
Les autorités sont restées penaudes...
Une mainière de cagot pourtant un grand bounet rond
et que parsoune avait vu encore à Sancoing s'es' avancé
et il a dit : « Syre Géant, Syre coumandant, mon-sieu le
Pervôt, mes-sieus les Échevins, mes-sieus les Maîtres,
Bounes genss ».
« Ne vous mettez don point en peine d'arlever vos rem-
parts? Surtout ne les renforcez point. Çà vous fera mal
aus mains, çà vous fera peiner et çà ne vous avancera à
ren du tout, au contraire, çà déplaira à vos en-nemis, que
s'enmaliceront, que s'encolèreront; i' feront peste et raige,
et i' revindront les débesiller vos remparts renforcés. Vous
serez à nouveau pillés, vos famés, vos tilles, vos sœurs
NOS GÉANTS d'aUTERFOÉS. Io3
seront forcées, et vous autres serez tués ou brûlés vivants
ou ben écorchésà vif.
« N'irritez point vos en-nemis, i ne vous feront point de
mal. Si vous contuinez à derser des murailles devant z'eus
i' contuineront de s'irriter, de tout briser, de tout casser,
de tout dévaster dans vos villes et dans vos campagnes.
Au contraire, si vous abattez vos murs, si vous désarmez
vos guerriers, vous aurez la paix. Laissez-les bonnement
entrer dans vos villes ouvartes vos en-nemis, en leus don-
nant tous les loisirs de panêtrer cheus vous, à seul fin de
prenre çà qui vourront, sayez asseuré qu'i seront bons
vivants. Par ainsi vous aurez la paix asseurément, la paix,
la tranquillité et le bounheur. J'ai dit! »
Les autorités étaint de mais en mais penaudes. Les
guerriers boutrounaint, la foultitude avait les œils sus
Gargantua que regardait en souriant le sieu au bonnet
rond, ceti la regardait ren.
Gargantua a dit : « Mon-sieu le docteur, vous avez
causé comme un livre, un biau livre de lictin fisolofe,
pour nous raconter anvé une grâce parfaite et tous les
assaisonnements des esprits charmeurs, l'histoire du petit
garson qu'a veoulu se salir dans l'ecuelle du chanvreu. »
« Contez-nous l'histoire du petit gâs, grand Géant! que
la foultitude a querié fort! fort! » Et le grand Géant a
dit : « C'était une foés un petit gâs qu'était pas élevé et
instruit par sa famille dans la dreture et léauté de la race
du monde glorieus. Le père et la mère de ceti enfançon
étaint pour le Fais ce que veux conter le Fais ce que doés.
Ce petit fasait don' çà qu'i' veoulait et on li donnait tout
çà qu'i veoulait. Un biau jour, il a demandé à son père de
li mettre en mains la lune qu'i' voyait bréillant dans le
temp bleu. Le père a répounu que çà se peuvait point.
« Et le petit chermant enfant s'est mis à piatter, à brailler
anvé une si telle raige qu'il en est tumbé mort. On a évu
mille et mille peine à le faire arvenir. Le père et la mère
avont juré que jan-mais, au grand jan-mais i' contrayeraint
pus leus petit genti enfant, pour aveoir la paix! la tran-
104 NOS GÉANTS D AUTERFOES.
quillité! le bounheur! cheuz eus. Le lendemain de ceti
jour penibe, le petit garson chéri a mis un petit chat vivant
dedans un pot-au-feu bouillant et il a veoulu que son
papa et sa maman mangeaint la soupe au chat. Li, le petit
mignon, n'en a point veoulu manger delà soupe au chat;
le père et la mère avont mangé la soupe, i' l'avont trouvé
bonne, cetelle soupe, pour aveoir la tranquillité, la paix
et le bounheur. Deu' ou trois jours après ceti esploit,
le peti mignon genti a été au cellier ouvrir la champleure
d'un poinson à peine entaimé, et quasiment deus cent
pintes de bon vin avont été pardues. Le bon père et la
bonne mère avont ren dit pour aveoir la paix, la tranquil-
lité et le bounheur.
« Regardant sa grand'mère que filait au rouet en chantant
une chanson de cheus nous, que li plaisait et qu'il avait
demandé le petit fi' chou, chou, il a cassé le rouet d'un
grand coup de maluche à fine fin de veoir l'étounement
de la poure famé, qu'il a traitée de vieille garse, à cause des
pleurs qu'aile a varsés sus son rouet brisé qu'était une
relique de famille.
« Un biau matin, le chanvreu est venu en cetelle main-
son pour forter et arriver le chanvre. Le petit garçonnet
charmant a été le voir travailler dans l'étâbe du chevau et
sa maman li a querié : « Mon petit amé chéri, veut-tu dire
« au chanvreu de venir manger la soupe ! »
« Et le petit chéri a ben veoulu dire au chanvreu de venir
manger la soupe. Cependant que le bon chanvreu s'épar-
pissait, s'époussetait, se lavait les mains, le petit gâs char-
mant a évu une idée inconcevabe. C'était de se salir dedans
l'écuelle du chanvreu, dans sa soupe, et le pire c'est qu'il a
dit qu'i voulait veoir le chanvreu mangeant sa marde! La
poure mère est tumbée en transes mortelles en appernant
une si telle fantaisie de son tant amé enfant et aile s'est
mise à fondre en larmes, le perlant, le supeliant de ne
point songer à une si telle abomination.
« Mais le petit ange mignon s'est mis à brailler affreuse-
ment, en tapant des pieds, en déchirant les ridiaus des
^l 'e L pcv.
>î-^^îr^fc5^'^
|L sus bon!- fç qrous Bougr.aulr. Ce sacré Girard!, -DfavaifiuTit'^
rqibarnencrtié'inotrç ggpnVe- Sus tout f'ri '■0'-''"ciC5chotise$duCicf,de^a<
>y?"f?«.!:c!L!A1o-ttfî«.,t7îeauaiî" causer,. Xe.taitpri'rne à louvm^ç e.t dur dîon^
i^afâb^e.ll•l1çfeés an-iuèsafiffeia qroii$5f 36'^''^-^?/i^BV'^iif''^fii2S,a unefoit
jr\ ç .Nevers.sep-ï cochons cte r^oi5wo^s;ef^'or^s, dan'u-n grousf)apsonC3^)lpbT^
^»an-nçpcii55s,>'au cad?ca l/o?^ure.^i'« peutehçuwe ffusaacheïè fçs cie^lS<è3.;A'
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HûiePlEMEU de BREF? rs.
NOS GÉANTS d'aUTERFOÉS. I05
lits, en brisant à grands coups de bâton les vaisselles du
dersoé, tant et si ben que le père du petit gâs, que pieu-
chait au jardin, est venu en courant, épardu, craiyant à
l'avènement d'un grand malheur!
« Le chanvreu était là, ne disant mot, jugé! bible!
étardi!
« La poure mère, fondant en pleurs et doulante à faire
pitié à un chevau de bronss, a perié le bon chanvreu
coume on prie le Bon Dieu. En li pernant les deus mains
dedans les sennes, se rendant à li supeliante, aile queriait,
la poure créiature : mon bon chanvreu ! mon bon chan-
vreu! laissez faire mon poure petit chéri! Je vous en prie,
je vous en suplie, ayez compassion de nous, pouraveoire
la paix, la tranquillité et le bounheur cheus nous. Je vous
arcompenserai mon bon chanvreu! Et le père du chéri
adoré joignait ses doulances à cetella de sa famé. Le bon
chanvreu, pleurant de compassion de veoir ceti poure
monde en si grands torments, a ben voulu, à fine fin, que
le ben amé chéri adoré mignon enfant libartin se salisse
dedans sa soupe, pour la paix, la tranquillité et le boun-
heur de la si tant charmante famille qu'a été aus anges dès
quante le petit garson tant cher a été sise dessus l'écuelle
du chanvreu.
« Malhureusement, le bon chanvreu, que paraissait
résout à le veoir coume çà, a bourdi. C'est'i' de ropi-
gnance? C'est'i de malice? Toujours est que son cuer s'est
soulevé et il a bomi quatre à cinq cueillerées de la marde
au petit enfant chéri à la figure de la mère, à cetella du
père, et le petit gàs a été crouvi anvé le reste de l'écuellée,
si ben que la charmante famille a été embernée, sauf la
grand'mère que c'était ensauvée à demi morte de honte.
« Toutes les malfaisances, les chetivetés, lesvilainiesque
sont advenues dans le bourg et les environs par le fait du
si tant charmant petit gàs libartin son pas disabes. I' met-
8
I06 NOS GÉANTS d'aUTERFOÉS.
tait le feu en des champs de blé meuvre, en des granges
pleines de foin et de gearbes. I' coupait à coups de goyard
les jarrets des chevaus et des bœus dans les prés. F tuait
les oies, les poules, les canes et les petits cochons le long
des chemins ou sus les chaumes. F coupait les entes dans
les bouchures des jardins, des champs et des prés, i cou-
pait les treilles du pied anprès les murs des mainsons, mes-
mement y coupait des ceps dans les clous de vignes. Il
écorçait les poiriers, les poumiers, les pruniers en fleurs.
I quervait les œils des petits chats, des petits chiens. F
pernait des aspics vivants pour les jiter dans les mainsons
des genss ou ben dans les étàbesdes bestiaus. F volait des
fruits dans les jardins, des rasins dans les clous de vignes,
F robait les clairins attachés aus cous des truies, des
vaches et des chevaus. Pour dire le fin mot, i' fasait tout,
hormis le bien.
« Et toujours on li pardonnait à ceti charmant enfant li bar-
tin pour avoir la paix, la tranquillité et le bounheur. D'ail-
leurs, y avait comben t'i de genss de la paroisse que ceus
ferdaines du petit gâs bicêtre amusaint, et on causait des
monstreusités de ce petit être à dis ïeus la ronde, ben pus
que si c'a avait été des actiounements de ben-faisance.
« Les braves genss, cependant, avont coumencé à bou-
trouner dès quand on a vu que les autres gamins du bourg
pernaint modèle sus le chéri pour coumander leurs parents.
Y avait jà une troupe formée de ceus petits libartins et il
avaint noumé capitaine le prodige pour aller tuer en grand
les poules, les oies, les canards, les cochons en attendant
le moument de tuer les genss pour leus plaisir simpel-
ment. »
Le maire, qu'attendait les plaintes, a fait sonner de la
corne à douelle un jour à la raie de la nuit, au moument
là où le monde renter du travail, et, sous le grous marron-
nier qu'était sur la place du bourg, le monde de la cou-
mune s'est assemblé.
Le maire a dit, après aveoir semondé le peuple : mes
amis, n'avez-vous ren à me faire assaveoir? In ancien s'es'
NOS GÉANTS D AUTERKOKS. IO7
avancé et il a querié : « La vie n'est pus vivabe dans nouter
coumunauté. » In autre lioume de moyen âge c'est derssc
sus le bout de ses pieds et il a grondé : « Je som dan' une
mauvaise passe, dites-nous coument faire pour en sortir,
Mon-sieu le maire! »
Et le maire a dit simpelment, bonnement : « Mes braves
genss, mes chers amis. Les chouses de la vie du monde
dans nouter coumunauté vont de mal en pire; cependant,
les chouses de la vie ne sont point mal aisère à arranger,
le tou' est de les comprenre.
« Dites moé franchement : y a t'i là, dans cetelle assem-
blée de braves genss que vous êtes tous au fond, in houme
ou une famé, je veus dire une parsoune humaine, qu'a
vu des oisons menant des oie aus champs? » Parsoune a
répounu.
Et le maire a dit encore : « Mes chers amis, Jan-mais
parsoune humaine de nouter bourg, ni d'auters bourgs,
n'a vu des oisons menant des oie aus champs.
« Vous n'avez qu'a prenre modèle sur les oies poure
voûter gouvarne et voûter compourtement en tout et pour
tout, et vous en trouverez du repousement et de la ben-
aiseté. «
Je sens pas jeune, jai vu, j'ai ouï-dire.
Y a une chouse, à cetelle heure que je crais, c'est que
toutes les bêtes de la créiâcion sont bêtes. Mais, à ma cou-
naissance, je peux açartener que y a sus la Terre qu'une
archibête. La counaisez-vous ? De dedans le mârrounier
a querié une voix : c'est l'homme^ !
I. La grande majorité des hommes du pays affirmait dans nos
bourgs que la voix venait de haut. Irrité de la sottise humaine pous-
sée à l'extrême, et froissé de voir sa créature préférée méconnaître
à ce point le bon sens de sa loi d'harmonie, le grand dieu du ciel
s'était manifesté pour l'exemple rude du maire qui ramenait, sans
effusion de sang, l'équilibre dans les esprits troublés et les juge-
ments dévoyés.
Les modernistes qui ont précédé, chez nous, les anarchistes,
aujourd'hui tout-puissants, disaient que la voix provenait tout bon-
nement d'une comédie du maire, qu'ils approuvaient d'ailleurs.
NOS GÉANTS d'aUTERFOÉS.
Gargantua a di aus autorités et au peuple de Sancoing:
« Cetelle famille de libartins (fais ce que veus) que je vens
de vous persenter, mes braves amis, c'est un biau modèle
à sarvir pour la paix, la tranquillité et le bounheur du
monde. C'est çà les fins devartissements de la vie cheus
les esprits souperieurs que les endormeurs de peuples
sont auprès nous fricotter à la mode des cuisines infar-
nales.
« Cetelle fricassée à la bren, que les esploteurs de la
Terre et du Monde vont nous offrir en ieu et place de nos
richesses naturelles, de nos richesses naissues des mains
d'hommes francs, vont nous tirer aus abîmes de la biringue
du Diâbe, entendez ben mes braves genss, si par malheur
je tumbons dans le trébuchet de ceutis bracouniers de
gibiers humains. La paix que vous ferez anvé ceus mau-
vais esprits, je vous le redis, c'est l'esplotàtion de nos
richesses naturelles, et çà jusqu'à l'oussement du calâbre
de la Terre, vaut tant dire que c'est la détruicion de toutes
les vartus de créiation de nouter Grand'Mère nourisse,
c'est le débésillement de nos villes et de nos bourgs, c'est
l'abâtardissement de la race des houmes du Pays. C'est
la parde de nouter Bien-Fond qu'est le bien de Dieu ! J'ai
dis, mes braves gens et chers amis.
C'est qu'il y avait déjà dans nos bourgs du centre, au milieu du
siècle dernier, des familles de passagers libertins installées et pra-
tiquant sciemment et ouvertement le vol, le viol, le sabotage, la
calomnie, le mensonge, la déloyauté contre tout ce qui était
l'honneur et la gloire de nos familles paysannes, contre nos usages,
nos coutumes, institués par l'expérience des siècles, l'observation
soutenue et réfléchie de la nature des êtres et des choses de chez
nous.
Ces libertins qui étaient, comme ils le sont de plus en plus, contre
nos lois harmoniques et l'aménagement du pays, sont pour les lois
arbitraires et spoliatrices de l'étranger, conçues et promulguées
pour l'exploitation des hommes et des choses de notre territoire.
Le D"' Bounet-Rond a triomphé de Gargantua sur tout et en tout.
Les bouasous ont tué les géants.
NOS GÉANTS d'aUTERFOÉS. IO9
A persent choisissez ! Si vous êtes anvé le docteur Bou-
net-Rond pour la paix que vous dounera le débésillement
sans rémission de vos remparts, si tenez, pour voûter tran-
quillité, à laisser aisément panétrer cheus vous les en-ne-
mis de vos franchises, de vos usages, de vos coutumes, de
vos coumunautés d'artisans de ville et de campagne, si
enfin voûter bounheur veut que vous sayaint anvé le doc-
teur Bounet-Rond (Fais ce que veus) pour les lictins
fisolofes, les patarins, les begigis, les boèmes libartins, les
maignants, les roulants, les bâstiers, les forains passa-
gers, vous n'avez pus qu'à vous coucher en paix, en tran-
quillité, en bounheur. Et je vas vous souhaiter ben du
plaisir.
Si au contraire vous êtes pour le deveoir accompli
(Fais ce que doés), faurra sans rémission cracher, tout de
suite, dans vos mains sans crainte des poulettes, parce que
je vous avartis qu'anvé moé faut serrer le manche. Faut
raidir itou le jarret sans aveoir peur de mouiller sa che-
mise. Si c'est là voûter idée, je vous nous prenre à l'ordon
et, résouts, je vons arlever vos remparts en les renforçant
comme j'ai marqué sur mes plans que j'ai montré à vos
autorité et à vos anciens.
Dites si vous êtes pour le docteur (Fais ce que veus)?
ou ben si vous tenez au Géant (Fais ce que doés) ? »
Vive Gargantua! Vive Gargantua! Vive Gargantua!
A bas le bouâsou ! A bas le bouâsou ! A bas le bouâsou !
que le peuple a querié fort! Et les autorités sont venues
remarcier le Grand Géant et saluer le peuple de la ville et
de la campagne qu'était là assemblé en belle humeur.
Les gueriers avont querié brav' ! Gargantua!
Les cors de chasse, les cornadouelles avont souné le
rassembelment. Et après Gargantua a querié de sa grande
voix à l'assemblée du peuple : Mes amis, chacun à soun
ordon ! et l'assemblée du peuple a répounu : Vive Gar-
gantua! Vive Gargantua! Vive Gargantua! A bas le bouâ-
sou ! A bas le bouâsou ! A bas le bouâsou !
MO NOS GEANTS D AUTERFOES.
L'ceuvre vive des ramparts de Sancoing.
Vous pensez ben, mes chers amis, que je vas pas vous
conter par le menu coument toute cetelle belle ouvrage a
été faite. D'abord, j'étais point sus le tâs pour veoir les
actiounements, les allée et venues du parsounel. D'ail-
leurs, si j'y avait été moé, sus le tâs, j'aurais fait à moun
audret çartainement pâceque si j'ai fauté, dans ma poure
chienne de vie, y a un flàche que parsoune humaine peu
m'arprocher, c'est d'être un feugniant. Je veus dire à ça
que j'aurais regardé à moun ordon coumeles auters genss
qu'étaient là sus le terrain, là où parsoune bâillait le bé',
vous peuvez le craire.
Les lictins faseus d'écriture moulées n'étaint pas inven-
tés encore dans ceus temps-là, à ce que j'ai ouï-dire, et
mesme les écriveus à la main étaint râls à ce que me
paraît. Faut don' nous en rappourter aus dires des anciens
qu'avont tenu en ordre et en mémoire, de père en fi',
cetelle histoire des parements de force, de beauté et de
brâveté, qu'avont glorifié nouter ville de Sancoing. Fallait
veoir les grand' mainsons à fières tourelles et à grands
pignons, à moyens pignons et à petits pignons, ainsi que
les tours de nos remparts de bise et de galarne anvé des
bribes de nouter glorieuse citadelle, que mon grand-père
Regnaud a vues dans sa jeunesse avant la Régie à Robes-
pierre, et que j'ai aparçue' encore, moé que vous parle,
quante j'étais gamin sous Charles X et petit garson dans
les premiers temps du régime au Roi Louis-Phelippe.
J'ai vu la vieille église, moé, et l'ancien portai de l'Hôtel-
lerie de la Pardrix-Grise, là où a logé Gargantua et sa
mère. Mesme les chitiés de bâtiments qu'on voi' encore,
à cetelle heure, quante ce serai' t'i que la grand' mainson
là où est le père Hittier et qu'a été l'ancienne mainson des
échevins, à ce qu'on dit, la belle tourelle qu'était de la
mainson du coumandant d'arme et attenante à la cita-
delle, les mainsons là où était Montrignat, le chapelier que
m'avait fais un si petit genti chapiau a eu long que me
NOS GEANTS D AUTERFOES. I I I
bravait si ben mon chef anvé mes cheveus blouqués et
mes favoris gentement pignés. J'allai oubelier le grand
bâtiment au si tant beau pignon dounant sus la grand'rue
là où est encore le vieux Bayeron que ma fait bravement
mes premiers souïers de garson. C'était paraît la mainson
du Pervôt. Ren que cens bertilles là, çà peut faire com-
prenre que Sancoing a été une brave ville et une ville
brave !
Malhureusement, ceus belles œuvres de nos Géants
d'auterfoés sont mascandée et masquées par des bâtisses
qu'avont ni tournures ni façons, ni eu ni nez, ni côrp ni
âme. C'est blanchâtre, noirâtre, jaunâtre, grisâtre et Je
jure ben, ma grand' foi ma loi, que parsoune humaine ne
pourra dire de là où çà deven et là où çà veu' aller. C'est
imparsounel, coume disait mon-sieu Raymond du Po-
quain, Çà peu figurer aus îles du lointain, en Californie,
en Anguelterre ou ben en Chine, et çà sera aussi vilain à
une place qu'à l'autre. Çà manque de naturel et de boun-
houmie. Çà raferdit le sang dès quante on pourte sa regar-
dure sus ceus placages de plâtre, c'est une affligeation pour
les braves genss de cheus nous toutes ceus bâtisses
affreuses de nos villes et de nos bourgs qu'on fait à per-
sent. C'est tout le contraire de la brâveté, de la force et
de la grandesse, ceus bâtisses naissues du vilain lustre des
forains passager. Nos mainsons de ville avont l'air d'être
taillées en des grous mouciaus de graisse et nos châtiaus
de campagne semblont être coulés d'une pièce en des
grands fessielles à faire les froumages.
Ailes sont pardue' à fond, les grâce' et les beautés que
nos Géants d'auterfoés avaint trouvé simpelment pace
qu'ils eumaint les beautés, les grâce et les grandesses,
que pourtait le bon Terroé de cheus nous, et ça pour
l'amour du grand Dieu du ciel.
Tous nos grands-pères l'avont dit, que ce vilain lustre
des marchands bâstiers, des caterres, des boèmes libar-
tins, des esploteurs de démolicions, des forrains passa-
gers, des patarins, gâterait tout. Ah! coume il' avaint
112 NOS GEANTS D AUTERFOES.
raison ceus grands anciens de Neuvy, le père Duval, le
père Lechelon, le père Deloire, mon grand-père Regnaud,
qu'alissaint leus chiens anprès les marchands bâstiers,
les bégigis et les maignans qu'approchaint trop près de
cheus eus. Le père Barberousse disait : ceus courandiers
que pourtont dans leus bannes le débâtardissement des
païsans, faurrait les pandler anprès nos portes de granges
coume on fait pour ceus vilains oisilleaus de carnage.
C'était ben de vrai le mauvai' esprit du diâbe que pour-
tait ceus arcandiers detestabes à épendre partout dans nos
campagnes ce vilain lustre qu'a fait le débâtardissement
du monde de nos Francs Pays. C'est visibe, à cetelle heure,
que ceus boèmes libartins, ceus abâttleus et ceus forains
passagers avont enquerné, anvé leu vilain esprit, leus mau-
vaise' idées d'abâtardissement pour détourner les bons
esprits que mettaint arrêtance aus élans des esploteurs de
démolicion et enterperneurs de détruicion de toutes les
richesses, de toutes les beautés, de toutes les grâce' et de
toutes les vartus de créiàtion de nouter belle Terre.
Toutes ceus infamies de malfaçon, de bousillerie qu'on
voit partout se faire coume des dégâs d'oragans, ça ven
de ceus caterres, de ceus libartins, de ceus bédouins, de
ceus forains passagers que fasont les déserts partout là où
i' pernont tant si peu arrêtance. Le détournement de
nouter grand' religion, l'abandon du goût des houmes de
cheus nous pour les beautés, les vartus de créiâcion de
nouter belle Terre et l'amour des beaus ouvrages émités de
ceus beautés et brevetés naturelles, ça ven de l'enpestement
que'le mauvais monde d'étrange a épendu dans la tempé-
rature de l'air de nos Pays.
Pourquoè fau' t'i que nos grands Géants soyaint morts?
Et i sont morts, tués par les bouâsous, bon Dieu!
Le bouâsou, au bounet-rond, que j'avons vu pernantïeu
et place des autorités de Sancoing au moument que j'avons
NOS GÉANTS d'aUTERFOÉS. Ii3
VU Gargantua se mettant en devoir d'arlever et renforcer
nos remparts, était venu à la suite des bandes d'esploteurs
et de détruiceurs qu'avaint escoffié le Seigneur de Joï et
ses genss, pillé et assaffré tous les environs, démenti-
bulé les remparts, forcé les filles et les famés, massa-
cré les houmes et les enfants dans la ville de Sancoing.
Ceti bouâsou, cagot de soun état, était coumandé pour
épandre dans les esprits du monde de cheus nous et dans
la température de l'air du Pays, l'empestement de la malice
du Diàbe conter la grâce de Dieu. Le saint Jean bouche
"d'or était coume ceus chenilles que mangeont nos choux.
r tenait non point anprès sa parsoune, mais dans ses
propos vrineus ' des couleurs voyantes et terluisantes que
charmaint les genss, un chitié affeublies, que l'écoutaint.
Et ceus genss se trouvaint empoesonnés pour le pire,
endeurmis pour le moins dans leus jugemens et dans
leur actiounement par le ramage de ceti oisilleau de mau-
vais augure.
Si le grand Géant Gargantua n'avait pas trouvé à point
la cheville pour boucher le trou qu'avait fait ceti rat-
souris^ sortu des cavraudes infarnales, le batiau de San-
coing aurait fait auffrage en ce temps don' Je vous parle
dans la biringue du Diâbe et le peuple de la ville et des
alentours aurait été sitoùt mécréant.
Je disai, y a un moument, que y avait pas grand monde
pour argarder travailler les autres sus le terrain des rem-
parts. On n'eumait pas trop ben cheus nous et on n'eume
guère encore les chandelles allumées en plein jour^, et
aus temps de nos Géants d'auterfoés on voyait râlement,
je crais, des bourgeois vivant la canne à la main. C'est
énimaginant ceus idées qu'on a aujourd'hui le jour de
1. Venimeux.
2. Chauve-souris.
3. Personnage flâneur regardant travailler.
114 NOS GEANTS D AUTERFOES.
veouloir glorifier in houme que sait ren faire de ses mains.
Houmes, famés, fille et garsons, gamin et gamines de
la campagne si hen que de la ville, tout un chacun était
fier de pourter sa pierre aus remparts à fine fin de tenir
en brâveté et en force la ceinture de garde de la grand'
coumunauté, itou pour dire pus tard : J'y étais moé! J'y
ai travaillé moé, à nos beaus remparts ! sous le couman-
dement du grand Géant Gargantua qu'était si bounhoume
anvé le mot que fallait pour flatter ou pour arprenre selon
qu'on avait fait mal ou ben. Dès quante il avait fait une
armontrance, c'était si ben dit de la parole et si ben mon-
tré de la main, qu'aurait fallu avoir une tête de mulet en
bronss pour ne point comprenre. Et il était si content
quante i' voyait que ça joutait et que ça jointait partout i'
chantonnait une bourrée :
La ville de Cincoing
Grant Dieu qu'aile sera belle!
La ville de Cincoing
Se moqu'ra des patarins.
Il avait l'œil à tout, le bon Géant, et tout le monde, du
petit au grand, voyant Gargantua et se sentant vu par li
en tout ça qu'i fasait, c'étaint miracles là et là de veoir la
vivacité, l'adresse et la brâveté que tenait tout ce monde.
Tout était ordonné sus le bout de l'ongue.
Le moinderment que la pus petite feublesse se montrait
dans un tout petit rabicoin, pour un ren queuqu'un disait :
Attention là- bas! Gargantua veoira la mal façon. Ah!
mon poure petit! mon poure petit!... Si le Géant te voyait
zisouner coume tu zisoune... Et le Géant était là pour
faire une petite leçon au poure diâbe... et le poure diâbe
éclairé, se lançait dans le mieux-faire à côrp pardu à en
parde le boire et le manger jusqu'à temp que le Géant
arcounaissait soun œuvre de bonnes mains. D'ailleurs,
partout là où il était, et il était partout, c'était à toutes
minutes pour armontrer, tracer, mettre en chantier, au
besoin, Pierre, Paul ou Jacques. C'était un chariot çargé
NOS GÉANTS d'aTITERFOÉS. Ii5
de pierres, accoté jusquante au moyeu. Gargantua disait
au boyer de dételer ses bœus. Après la dételée faite, le
bon Géant pernait d'une main le train de derrié du chariot
et de l'autre le train de devant, la pierre et le tout, i sor-
tait ça coume moé je tirerais d'une ornière un manche à
balai, et dame je vous donne à songer si le monde qu'était
là à tou-touche s'areuillait. Et c'était des joies, et c'était des
chants, et c'était à qui ferait le mieus pour être armanqué
et complimenté par Gargantua. C'était la gloire que ceti
grand Géant épandait entour li, ni pus ni moins.
Faurrais faire des livres et des livres en écriture moulée
pour tout marquer les avènements, petits et grands, que
sont advenus cependant que cens remparts de Sancoing
avont été refait et renforcés de la forte et belle mainière,
sans compter la brâveté qu'était grande, .grande.
La grande joie et confiante arcounaissance des Sancou-
nais et des genss des campagnes environnantes en voyant
les si tant beaus rem-parts de leiis ville.
Tous les aubargistes de Sancoing auraint voulu aveoir
l'honneur d'arcevoir Gargantua, mais li n'a point veoulu
se départir de l'hostellerie de la Pardrix-Grise.
Après la grande œuvre faite, Gargantua s'est sise sus
la potarne Beurrière, il a regardé de corne en coin et il a
dit dans sa barbe : Faurrait là une avancée. Au mesme
moument les cornadouelles, les cors de chasse, les trom-
pettes, les musettes et les vielles se sont mise à souner de
tout partout. La foultitude venant vé le Géant de tous
les coûtés s'est mise à querier : Vive Gargantua! Vive Gar-
gantua ! Vive Gargantua !
Il avait demandé simpelment un petit goûter sus la
place d'Armes. Les autorités devain' otfrir ce petit goûter,
mais de tous les environs et de Saincoing mesme chacun
avait songé à soun audret à faire les persents de son
mieus, selon ses moyens et ses capacités, pour le bon
Géant que mettait autant de grâce à recevoir la moinder
Il6 NOS GÉANTS d'aUTERFOÉS.
petite politesse faite de bon cœur, que le pus fort beau
persent.
Les Seigneurs de lennesse, de Joï, de Sagonne, de La-
mouthe, de Solon, de La Mainson-Fort, de Groussouves,
de Garembey, d'Apermont, de Neuvy, de Mornay-les-
Barres, avaint envoyé en abondance des persents en
vivres et de toute grand' beauté marchande, en aumailles,
poulâilles, volailles, sauvagines à plemes et sauvagines à
poil, des grand tounes de poissons, conben, conben..., des
belles farines de beau seigle, de beau froument, pour
faire au chois du bon pain frais et de la boune galette
chesse, de la boune galette aus perniaus, et tout, et tout...
Les coûtes gauches d'Ailler, en cens temps-là, du depuis
les Veuillains jusquanteau cinq cents diâbes, par là-bâs de
l'auter coûté de Saint-Liobardin, dounaint des vins feriant
et en grande abondance. Les petits vins blancs de Neuvy,
de Mornay, de Châtiau étaint arnoumés pour le bouquet
frais et le fin goût de pierre à feu qu'i tenaint, qu'i tenont
ben encore, mais J'ai idée que y aune pardition dans ceus
vignes que me paraît dangereuse.
Dans les temps-là où regnaint nos grands Géants d'au-
terfoés, on connaissait point de maladies aus vignes coume
on voit à persent. Je sens qu'un poure viens terlaud, moé
bounes genss, mais c'empêche pas que j'ai idée, je dirais
ben, je seus seur! qu' c'est le manque de soins, le manque
d'aménagement, le manque de percieuseté amitieuse, je
veus dire le fin mot : c'est le manque de religion pour
nouter si tant belle Terre, noutre Mère Nourisse, que
fasont ceus mauvais compourtements des saisons-. C'est par
tous ceus terboulements, ceus déboisements, ceus aches-
sements sans raisons; que la température de l'air de nos
pays est çangée, et c'est de ceus çangements que venont
les maladies des vignes, la maladie des âbres, des âbrustes
et des arbages. Et ça vinra, vous y veoirez mes amis, que
NOS GÉANTS D AUTERFOES. II7
le Monde tumbera, li itou, en chetiveté si on contuine à
débésiller, à dégalainner, à bousiller, à esplotter sans rai-
son valabe nouter Mère Nourisse comme on le fait jà du
depuis un trop long temp. Nos anciens le disaint, le père
Liger, de la Croès-Varte, le dit et le redit : « Y a dans la
température de l'air queuque chouse de mal sain, jai vu
non point tant seulement les grous et moyen châgnes se
couronner, mais aussi les balivots se courounont à cetelle
heure. »
Aus temps dont je vous parle, la température de nos
pays du Mitant était saine.
Les Seigneurs de Mornay, de Sancoing, de Châtiau,
mesme du Veurdre, s'étaint entendus anvé leus métayers
pour faire conduire, par leurs boyers, des chàroés de vin
rouge, devin blancs à Sancoing, pour le grand Gargantua.
J'ai toujour ouï-dire que les boyers de Neuvy en s'en
retournant avont vu une grand' dame blanche sus la
chaussée de l'étang des coque et des fées toutes blanches
coume la dame, grande! grande! dansaint en rond alen-
tour d'icelle^ Paraît qu'au mesme moument la grand
bête s'ébattait au riau gigot et les fées dansaint à la rouesse
des ondines.
Comment le petit goûter de Gargantua
est devenu un grand festin.
Le petit goûter de Gargantua à Sancoing est devenu un
repas, une poêlée, un festin, si eumez mieus, coume on a
vu à Vallon-en-Seully. Le monde qu'a virouné dans la ville
pendant et sitôt après l'arlevement des remparts, c'est pas
I. Nombre de personnes de Neuvy croyaient que c'était la géante,
qu'on verra à l'hôtellerie de la Pardrix-Grise.
Il8 NOS GÉANTS d'aUTERFOÉS.
possibe de dire coument c'était. Emaginez don des fions
de mouche' à miel s'ébattant dedans et alentour de San-
coing et vous aurez une idée de la foultitude venue d'en
sus le Berri, le Bourbonnais, le Nivarnais et la Marche.
Ça été une occasion pour les autorités de la ville de
s'armettre un peu dans leus grands souïers et de faire
montre de leus vartus d'aménagement et d'entendement,
pour la consarvâcion et l'embellissement de leus ville en
tout et pour tout. Vous avez vu que ceus vartus étaint jà
ben entaimées par la fisolofie du docteur cagot Bounet-
Rond, au moument que le grand Gargantua est venu
arranger les chouses ben hureusement et à point.
Ceus autorités qu'avaint jà baufuté les genss des cam-
pagnes sus les conseils, ou, pour mieux dire, par couman-
dement du bouâsou, Bounet-Rond, avont montré de la
grâce et de la bounhoumie à Faveur des artisans des
bourgs et des pleines campagnes qu'appourtaint pour le
sarvice de Gargantua non point tant seulement le sarvice
de leus bras, petits et grands, mais leus vivres et tout et
tout.
Cctelle bounhoumie des autorités de Sancoing à Paveur
des artisans de campagne, c'était visibelment en émitâcion
du bon Géant que savait si ben se faire eumer du peuple
sans aveoir besoin de le flatter coume on voit aujourd'hui
nos lictins fisolofes et nos faseus de lois en papier qu'avont
pas autre idée que de tromper, en les baufutant, les
houmes de bien que ne demandent qu'à se querver dans
le côrp pour sarvir la République.
Sus toutes les places de la ville, le long des rues, dans
les mainsons, dans les cours des mainsons, dedans les
chambres du bas aussi ben que dans les chambres hautes,
là où y avait des poures minabe en maladie par trop
aplâmis, c'était fête, grand fête en l'houneur du bon
Géant qu'était venu pour arlever et renforcer les remparts
de la ville.
NOS GÉANTS d'aUTERFOÉS. I 19
Tout en s'ébattant gaieiement, il a voulu faire le tour
des remparts en dihors, si ben qu'en dedans pour veoir
les moyens de l'attaque en mesme temps que les tenants
de la défense et pour se faire il avait une aisance que nous
autres, pour chetits verjons, je peuvons poin' aveoir, je
veus dire que sa grand' taille et sa vivacité le sarvaint au
mieus pour cens examinacions des remparts coume pour
ben autre chouses. Ren li a échapé et sus le coûté de la
potarne Beurrière il a marqué queuques petits flâche à ceus
braves remparts pourtant si bellement fait à ce que j'ai
toujours ouï-dire. Y a don ren de parfait, parfait, puisque
le génie en parsoune ne peu point faire la parfection. Ce
souvenant de l'affaire du fait de boi à Vallon, il a pensé
ben faire en ne mettant point, sus le moument, la main à
ceti parfectiounement par devant la foultitude qu'était là
en joie et en confiance entièrement, et n'aurait point man-
qué de ouir les roçinements des boèmes libartins et des
caterres que rôdaint alentour de cetelle foulée de peuple
coume des loups qu'attendent le moument de s'abattre
sus le troupiau de berbis.
Comment se fasaint les ébattements des Sancounais
et des gens des alentours.
Ce pendant que Gargantua visitait les remparts anvé
les maîtres de la pierre et de la maçonnerie, dans les rues,
sur les places de la ville et au loin, sus les routes, sus les
chemins, on voyait des porcessionsde monde que venaint
fêter le Géant et glorifier les beaus remparts de Sancoing.
Chaque petite paroisse formait un cortège d'houmes, de
famés, de grands âge, de moyen âge, des jeunes houmes,
des jeunes famés, les garsons, les filles, les petits garsons,
les petites filles conduisant, escortant les persents que la
paroisse pourtait pour la fête du Grand Gargantua.
En tête de chacun de ceus cortèges étaint les sonneurs
de cornemuses, de vielles, de flûttes douce ou ben de
chalumeaus, que s'arrêtaint pour laisser le brave monde
chanter cetelle bourrée :
120 NOS GEANTS D AUTERFOES.
Voyez là bas,
Voyez ceus beaus remparts,
C'est pour Cincoing
Conter les patarins.
C'est Gargantua
Qu'a fait ceus beaus remparts.
C'est pour Cincoing
Conter les patarins.
Les Syres, les Seigneurs et leus genss venaint à chevau
au son des trompettes, des cornadouelles et des cors de
chasse. C'était beau de la vie!
Mais c'était le jeu des cornemuses et des vielles qu'en-
flambait le pus la foultitude.
C'est, d'ailleurs, ce genti jeu de nos beaus instruments
qu'a toujours monté haut, cheus nous, la sainte ben-aiseté,
fleur de grandesse, de franchise, de grâce et de fraîcheur
de nouter beau Terroé que nos anciens Syres et Seigneurs
d'auterfoés, à l'exemple de nos grands Géants, se fasaint
un deveoir autant qu'un plaisir de mettre en vartu de
résistance au mauvais sort si ben qu'en religion glorieuse.
Et çà pour tenir haut et farme, du petit au grand, le point
d'houneur dans la famille, dans la mainson, dans le
bourg, dans la ville, dans le palais si ben que dans le
chàtiau, enfin dans la coumunauté sociale.
Ah ! que nos Seigneurs d'aujourd'hui, grands et moyens,
ainssi que nos bourgeois hauts et bas, avont évu tort de
beaufuter toutes nos fleurs de richesses naturelles, les
parements de beauté divine de nouter belle Terre pour
courir auprès le vilain lustre des artifices du Diâbe et les
plaisirs mécaniques de l'enfer que menont arié le peuple
à la détruicion des vartus et des beautés de noutre Bien-
Fonds.
On nous a arinié comben, comben, pace que nos cor-
nemuseus et nos vielleus étaint quasiment tant prisés,
cheus nous, que des prêtres. Et bon Dieu !... moé je seus
consentant qu'un bon sonneur de vielle ou de cornemuse
vaut un prêtre, vaut tant dire que c'est un prêtre, d'ail-
NOS GEANTS D AUTERFOES. 121
leurs! Et oui, et oui, ma foi, ma loi, que j'en jure, et que
le bon Dieu me pardoune si je l'ofifense, je seus résout à
dire, à redire, à soutenir, à querier mesme au besoin sus
les couvartures des mainsons, qu'un souneur de vielle ou
de cornemuse c'est un prêtre! Et pourqoé pas? Je sais
ben : on dira que nos poures bougres de souneurs de
vielles et de cornemuses sont en piètre équipage pour des
prêtres. Et ben : les autres son' t'i si rupins? En dihôrs
des marchands d'argent et des enterperneurs de détruicion,
qui don' est tant que ça glorifié aujourd'hui le jour? A
pied, à chevau, en voeture ou en vagon, je vois pas ben, à
cetelle heure, les grands Guerriers, les grands Rois, les
grands Prêtres, les grands Syres, les grands Seigneurs, les
grands Maîtres peuvant se vanter de terluire assé pour
attirer à z'eus tous les rayons du grand Soulé, Dieu marci !
Çartainement que ceti Soulé, avant d'être éteindu par Mon-
sieu Rostchild, pour faire des pièces de monnaie, luira
encore un tour de temp, j'émagine, pour éclairer les cou-
leurs des gâls du Berry qu'a inventées mon petit garson
Ugène. Peut-être ben que la température de l'air de cheus
nous gardera, queuques saisons encore, assé de moëlleu
et de fraîcheur pour transpourter dans le temp bleu cens
jolies gearbes de parles ferlinantes, que le pouce de nos
souneurs de musettes fait sortir du haubois après que le
petit doeg les a enfroumés dedans les calibondes souter-
raines.
Coume je les avaint auterfoés, cens maîtres souneurs
de cornemuses, que sortaint de leus piaus de bique et de
leus boîtes de vielles, tous les esprits de nos bois, de nos
champs, de nos prés, de nos vignes, toutes les grâces de
nos fontaines fraîches et de nos petits riaus coulants,
toutes les jolivetés, les beautés, les grandesses de nouter
belle Terre, ne mériteraint pas d'être glorifiés? Ah! que
si ben, par exemple!
Ceus artisans-là valaint la peine d'être glorifiés deux
foés pour une et on les a baufutés! Ça coûtera cher, c'est
moé, petit Jean Bâffier, que vous le dit mes mondes. Oui,
9
122 NOS GEANTS D AUTERFOES.
oui, ça coûtera cher cetelle mécounaissance de la primeté
des houmes de cheus nous, à l'aveur des beautés de nouter
Pays et des vartus de créiâcion de noutre belle Terre.
Les vielleus Pigny de Sancoing, Picauche du Gravier,
Finet de Sancoing, Quesnet de la Bazelle, Brassière de
Mornay, Leblanc de la Chapelle-Hugon, le père Bousset
viens du Veurdre, et comben d'autres; les souneurs de
cornemuses coume le grand Gaumier d'Aumery, Cons-
tant de Mornay, Compagnon de Nevers, Blanchard de
Sancoing, Pardrigeaut de Saint-Amand, Abel Turigny des
Chaumes de Chantenay, Laurent d'Augy, Bousset jeune
du Veurdre, Barnier d'Azy, Pâsset de Saint- Paryse,
Phelouzat de Leurcy, veoilà des noms que mon petit
garson Ugène devrait engraver sus un biau quartier de
pierre du banc gris de la Rencontre ^
Ah! mes amis, mes chers mondes, coume ça devait
bravement souner nos musettes et nos vielles aus temps
que Sancoing était une brave ville et une ville brave.
Sembele que je sens transpourté au moument qu'on fasait
fête au Grand Géant, et je vois tous ceutis cortèges des
bourgs environnants venant par cens chemins frais que
j'ai vu encore moé dans ma prime jeunesse, et cens jolies
filles, et ceus fiers garsons, toutes cens braves genss pas-
sant sous ceus voûtes des grands châgnes en forêt, sous les
voûtes des grous têtaux en lisière des champs, després et
des vignes, coume ça devait souner bellement nos musettes
et nos vielles dans la température de l'air de cheus nous.
Et dès quante ceus biaus cortèges passaint sous ceus
belles voûtes de nos portes de ville et dans les rues bor-
dées de ceus belles mainsons à fières tourelles et à biaus
pignons, je vous doune à penser, mes chers mondes, si ça
devait flûtter glorieusement nos instruments dedans la
brave ville de Sancoing. Et ceus biaus abillements, ceus
biaus parements, coume ça parle dans nos grandes chan-
sons, songez un peu si sa devait être bréillant et brâvc!
I. Carrière renommée près de Sancoins.
NOS GÉANTS d'aUTERFOÉS. Î23
J'en ai vu encore, moé, de ceus toilettes suparbes anvé
des famés et des filles qu'étaint dedans ceus toilettes
magnifiques, coume disait mon-sieur Luquet.
Bon Dieu! c'était brave! brave!... Oui, oui, mes
mondes, c'était brave ceus parements de toilettes d'auter-
foés et que j'ai aparçu au moument que ça tirait à la fine
fin. Dire que j'ai vu, je peus dire que j'ai mainié, moé que
vous parle, des coiffes de cent écus à quarante pistoles, et
dans ceus si tant belles coiffes y avait des têtes de filles de
toute beauté. Je vous dirai mesme que je les ai bichées
ceus belles figures! Bon Dieu de bon Dieu! les braves
fumelles que c'étaint les Ballyte, les Charpyte et les Ber-
nadate de Mornays. A Neuvy c'était aussi beau, mais
moins riche.
Dès quante je songe à tout çà que j'ai vu passer et repas-
ser, j'émagine que j'ai pus de mil ans d'âge.
Ça me paraît que le monde bâtissant et rebâtissant les
remparts de Sancoing, au coumandement de Gargantua,
c'est le mesme monde que ceti-là que j'ai connu cheus
nous au temps de ma jeunesse.
J'ai idée que nos maîtres sonneurs de cornemuses, qu'a-
vont joué si bellement au festin de Gargantua, c'était des
houmes pareils à Constant de Mornay et au grand Gau-
mier d'Aumery.
Ah ! mes amis, mes chers mondes, ce Gaumier qu'a
sarvi la fête de mariage à défunt mon père, le 17 janvier
i8i3, c'était un rude houme et un premier maître. Par-
tout là où i' passait en jouant de sa grand' cornemuse,
tenant son grand bourdon d'épaule, tout le monde des
mainsons courait au devant de li et on le suivait en fou-
lées sattées. Ceuti-là qu'étaint au lit malades se levaint,
et il' étaint garis de leu mal en entendant les airs si
beaus, si dous, si frais, si gais ou pitieus, que ceti grand
maître fasait sortir de son haubois anvé une capacité si
telle qu'on n'a point vu son pareil, du depuis ce temps-là,
pour monter le jeu dans le ciel bleu, en gearbes de parles
terlinantes, par l'actiounement de son pouce, après l'aveoir
124 ^^^ GÉANTS d'aUTERFOÉS.
descendu, par son petit doeg, dans les neoires calibondes
souterraines.
Tous les laboureus, les vignerons et les bochetons, les
pieucheus, les bineus, les râpeus, les faucheus, les fen-
neus, les moessouneus, et tout et tout, partout là où i'
passait pour conduire les confréries en porcessions, ou
ben les jeunes mariés à la Mairie et à l'Église, en jouant
ses belles marches si devotieusement pour aller et ses airs
joyeux, frais, jolis, jiglants, triomfants, pour arvenir.
Tous ! tous ! les jeunes, les viens, mâle et fumelles, qu'étaint
au travail dans les champs, les bois, les prés, les vignes,
se mettaint à courir, sautant, coume des cabris, par sus les
échaillers, les murs, les bouchures, les rivières, les riaus,
les précipices, les taumurons, pour glorifier (^e près le
maître, à l'aveur de la joie qu'il épendait par son jeu si
tant joli! si tant beau! si tant suparbe! dans la tempéra-
ture de l'air de nouter Pays qu'est si bellement en accord,
ou, pour mieus dire, c'est nos musettes et nos airs de
chansons que son' en accord anvé la température de l'air
de cheus nous.
Et, pendant l'élévation de la messe, i' jouait si beau, si
grand, si dous, que tout le monde à l'Eglise pleurait de
ben-aiseté, et on se sentait si ben aise et si content que
c'était coume si le paradis du grand Dieu du ciel avait été
descendu sur noutre belle Terre pour l'éclairer de tous
ses rayounements glorieus.
La mère Gargantua à Sancoing.
Dès quante la tournée des remparts a été faite, le grand
Géant est arvenu à l'hôtellerie de la Pardris-Grise, là oià il
a trouvé une famé Géante que l'attendait, à ce qu'aile a dit
au maître hôtellier, pour se départir anvé li à Saint-Pierre-
du-Moutier, par le Veurdre.
Une Géante tumbant à Sancoing, à l'hôtellerie de la
Pardris-Grise, sans querier gare! sans que parsoune en
soye avarti, c'es' un avènement qu'a étouné ben du monde,
vaut tant dire tout le monde.
NOS GÉANTS d'aUTERFOÉS. 125
On en a causé fort dans le temp que l'avènement s'est
accompli. Souventes foés, étant petit gamin, garsouniot,
garson et houme fait, j'ai évu l'occasion d'en entendre
parler, de ceti avènement, et à cetelle heure je seu inçar-
tin pour dire le fin mot.
Ça que je peus açartener, c'est qu'une dame Géante
est venue à Sancoing joinder Gargantua au moument dont
je parle.
Y a des mon-sieus lictins qu'avont dit à mon petit gar-
son Ugène que c'était une noumée Gargamelle.
Je crais que c'est itou l'idée du facteur Bourdier, mais,
asseurément, c'est pas une Gargamelle, c'est une Gar-
gantua!
C'est l'avis de la mère à Ugène, c'était l'avi itou de mon
grand-père Regnaud, du père Bordier, de Chariot Robet
et.de Girard le plemeu de brères. Je pourrais dire l'avis
de vingt parsounes tant de Neuvy que de Mornay, Châ-
tiau, Sagonne, Givardon et Sancoing.
Y a une chanson, sus l'air de nouter pus belle bourrée,
que j'ai chantée, étant encore en bourasse. Dieu me par-
doune, et que fait foi. Cetelle gente bourrée, que mon
grand-père Regnaud chantait et qu'il a entendu chanter
par son grand-père, je vous la dirai d'ici un moument.
Dans ma jeunesse, on parlait à tous moument et à tous
propos de nos Géants d'auterfoés qu'étaint donné en
modèle pour tous ouvrages des métiers de campagnes si
ben que pour les états de villes.
Les ferluquets et les farauds, ainssi que nombre de
mon-sieus, se moquaint de toutes ceus histoires anciennes
et de nos chansons de bounhoumes qu'étaint, que sont ben
encore paraît trop terre à terre. Nos cathédrales de villes,
nos églises de bourgs, nos mainsons de païsans sont itou
trop terre à terre. Je veoirons ben tout si ceus écritures
des lictins fisolofes et ceus chansons de libartins boèmes,
126 NOS GÉANTS d'aUTERFOÉS.
ainssi que ceus châtiaus et ceus mainsons ciel à ciel sont
garantis de boune venue. J'ai ben peur que tous ceus
ouvrages, qu'avont coûté quasiment la détruicion des
richesses de noutre Terre, soyaint moindres quasiment à
ren, avant que nos chants et chansons, nos châtiaus debe-
sillés et nos clochers branlants, sayaint pardus dans la
remembrance du monde.
La Géante de Sancoing c'est pas pus une émaginâtion
que la lumière du Soulé. Et c'es' aussi vrai que la Géante
a été vue à Sancoing que le Soulé rachauffe, que le Soulé
éclaire.
Girard, le plemeu de brères de Clavières de Mornay, le
père Bordier de Goutière, Chariot Robet de la Baroune-
rie sont d'avis que Gargantua, venant d'Igrande par Vallon-
en-Seully, Ainay-le-Vieux, Saint-Pierre-des-Etieux, Ai-
nay-le-Châtiau, le Mont-Joï, a joignu sa famé à Sancoing.
Mon grand-père Regnaud m'a dit maintes foés et la
mère à Ugène asseure que la Géante que s'est trouvée à
l'hôtellerie de la Pardris-Grise à Sancoing c'est la Mère
de Gargantua.
C'est la Mère des Géants !
Aile ne moure point!
Aile mourera dès quante seront mortes les vartus de
créiâtion de noutre belle Terre! Ceus vartus de créiâtion
sont tumbée' en periement, cheus nous, et la Géante n'en-
fante pus de Géants cheus nous. Si le monde de boune
race n'armège pas si tout les dégâs de détruicion des var-
tus et des beautés de noutre Terre en aménageant au pus
vite nos Pays, avant ren de temps la France sera un désert
là où on veoira pus que des caterres, des boèmes libar-
tins, des bambocheurs, des patarins, des forains passa-
gers, des maignans, des roulants, des begigis, s'en allant à
la reçarche d'autres pays à foultager, à débesiller, à mas-
cander, à détruire, pace que ceus mauvais hères sont coume
NOS GEANTS D AUTERFOES. I27
les charençons que s'en vont d'un guernier dès quante
il avont vuidé tous les grains de blé.
Mon grand père Regnaud et la mère à Ugènesont d'ac-
cord pour açartener que Gargantua n'avait point pris
famé pas pus que le Géant de l'Ours. Paraît que nos
Géants d'auterfoés ne s'enjipounaint pas. Moé je peus
répondre de ren dans tous cens dires. Ça peut ben être
que ceus grands Géants, qu'avaint l'idée de se pourter
prestement partout là où c'était besoin, et c'était besoin
partout, ne peuvaint pas ou ne veoulaint pas s'enjipouner
à fine fin d'être prêts à tous mouments, à toutes minuites,
à faire ce devoir rude qu'i tenaint en si grande léauté et
primeté pour la gloire de Dieu et l'houneur du Monde.
L'histoire que je vous conte-là, mes poures amis, coume
je la sais, et je la sais pus trop ben, dit ren de la famé
Gargantua du depuis Igrande jusqu'au Mont-Joï, cepen-
dant qu'i bâtit des clochers, arlève des granges, fonce des
poinsons, entonne du vin, enterre un vigneron, boét
l'iaue d'un étang, arpare des forts chàtiaus, et tout et tout.
Ça marque la persence de la famé Gargantua à l'hôtel-
lerie de la Pardris-Grise à Sancoing, là où aile attend
Gargantua pour se départir anvé li à Saint-Pierre-du-
Moutier, par Châtiau et le Veurdre.
Dans la cour de la Pardris-Grise, on la voit dansant la
bourrée, à la grande joie des artisans de la ville et de la
campagne, au grand plaisir des autorités de la ville, des
Syres, des Seigneurs et des Bourgeois. Bé dame et bé
dame, mes poures mondes, je sens, à cetelle heure, embar-
rassé pour contuiner moun ordon. Tout pourte à craire
que la Géante était ben vraiment à Sancoing; on la voit
en chaire et en oûs à l'hôtellerie de la Pardris-Grise, man-
geant, beuvant, dansant le jour du festin, on la voit le
lendemain mangeant, beuvant et chantant, on la voit
dans le cortège de départiement au Veurdre, on la voit
128 NOS GÉANTS d'aUTERFOÉS.
au craut de la Mardelle, on la voit à Châtiau, on la voit
au Veurdre, on la voit passant le gué du Veurdre pour
aller en Nivarnais.
Tout le monde est consentant qu'une Géante était à
Sancoing au moument que Gargantua y était, cetelle foés
que je parlons. Bon ! Mais c'était t'i la famé de Gargan-
tua? C'était t'i sa mère?
Le père Bordier, Chariot Robet, Girard le plemeu de
brères, disont : c'était la famé de Gargantua ni mais ni
moins, sans donner aucunes raisons.
D'in auter coûté, y a le dire de mon grand-père Regnaud
açartenant que cetelle Géante était la mère de Gargantua.
La mère à Ugène est de l'avis de mon grand-père et
aile a de bonnes et tant bonnes raisons pour asseurer
d'abord, que nos grands Géants d'auterfoés ne s'enjipou-
naint pas; à coup seur Gargantua et le Géant de l'Ours,
aile garantie qu'i n'avont point été sarvants de jipons par
spécial.
Ça paraît d'une grand' sagesse, d'une grand' prudence
cetelle mainière de vivre sa vie de Géant bâtisseur de clo-
chers, rederseur de tort, armégeus de maies façons et
des mauvaisetés de l'esprit du Diâbe.
Une famé c'est plein de vartus admirabes, de patience
angélique, de bonté inestimabes. Une famé pourte auprès
elle des agréments sans fin ni sans compte. Aseurément,
c'est le diâbe à confesser par mouments, je veus dire à
conformer, et je crais ben que mon grand-père Regnaud
et la mère à Ugène sont dans la vérité véridique. D'ail-
leurs, la mère à Ugène aile donne des preuves de son dire
et dès quante j'aurons un petit loisir, je vous pouserai,
en mains ou pour mieus dire en mémoire, ceu preuves.
Pour le moument, je som trop occupés.
Couinent était venue et de là où était venue la Géante.
Parsoune, à cetelle heure, ne peu mettre en doutance la
venue à Sancoing de la Géante. Coument aile était venue.
NOS GEANTS D AUTERFOÉS. I 29
de là où aile était venue? Moé j'en sais ren, mais ren
du tout!
Chariot Robet disait qu'aile venait de Bertagne, et i'
chantait une chanson que marquait son voyage en parlant
des Pays qu'aile avait travarsés. Je m'en rappelle pus de
cetelle chanson. Le père Bordier disait qu'aile venait de
Langres, par Autun et Nevers. Girard le plemeu de brères
asseurait qu'aile venait de TAuvargne, par Clermont et
Moulins, le père Enault m'a açartené qu'aile venait des
Flandres, par Lille, Paris, Bourges.
Mon grand père Regnaud la tenait pour berruyère sim-
pelment, et la mère à Ugène crai qu'aile venait de la
Marche. Moé j'ai ben mes idées, mais ça conven pas que
je me mette trop en avant, j'aurais l'air de prenre une
place de capitaine étant simpel sargent. On dit que c'étai'
une formance de famé corporée de première main et for-
tement, d'une grande beauté, point vieille, ni point jeune,
mais belle! belle!
Le portai de la mainson ancienne des échevins, à ce
qu'on dit, et qu'est à Monsieu Hittier, à cetelle heure, est
ben un biau portai qu'a deus toises et demie de haut, et
ben c'es' une bouinotte en comparaision du portai' de
l'Hôtellerie de la Pardris Grise, et nouter Géante a du se
baisser en passant dessous ceti portai de la Pardris Grise.
Ce qu'était l'Hôtellerie de la Pardris Grise.
C'étai' une grousse, grande et belle mainson cetelle
Hôtellerie, coume un biau châtiau que tenait des chambres
hautes éclairées par des grand' croisées en ceintre et en
pierres finement taillées et escultées.
Les planchers en châgne, bellement jointeyés, étaint
pourtés par des solives à vives arrêtes et blanchies^ pro-
perment; cetelles solives pourtaint sus des murs francs et
I. Le travail de la cognée à blanchir pare l'équarrissage de la
grosse cognée.
l30 NOS GÉANTS d'aUTERFOÉS.
SUS des poudres* suparbes équaries et blanchies itou à
vives arrêtes coume les solives. Ben entendu, les solives
et les poudres étaint en biau châgne des environs de San-
coing qu'étaint boisés en cens temps là de première futaies
et de grands taillis, là où on pernait des bois de marine
fameus, des charpenteries de toute beauté, des mairins
arçarché de loins, des bois de brûle à pousser, à reculer,
et les charbons de première marque que chauffaint six ou
sept forges et hauts fourniaus sus la rivière l'Aubois
qu'était auterfoés une vraie rivière entertenue et renforcée
par les grands étangs de Sancoing, de Grousouver, de
Traizy, de la Guearche, du Chautey, de Torteron et de
Jouet.
Chacun sait que cens fers du Berri avon' été arnoumés
du depuis les temps lointains, lointains, d'avant nouter
Seigneur Jésus-Christ, dans toute la France. La mère à
Ugène dit ben asseurément dans toute l'Erope.
Ceutis planchers de la Pardris Grise, coume toute
l'œuvre des combles, c'était fait dans le fin goût de nos
bâtiments du Pays qu'avont toujours évu biaus parements
pace que de longtemps nos artisans, dans la maçonnerie,
la taille de pierre, la charpenterie, la ferronnerie, avon'
été premiers dans toute la France, et la mère à Ugène a
peut ête ben raison de craire dans toute l'Erope, pace
que je me sens laissé dire que c'était marqué en écriture à
la main sus des livers qu'avont des mils ans et i' sont en
des puissances loin hors de nos frontières, je me souven
pus .là où.
La grand'salle coumune de l'aubarge, que tenait tout le
bas du grand côrp de bâtiment, avait sa cuisine à mesme
la salle conter l'un des pignons là où était l'hotte avan-
çante d'une grande, grande cheminée bessoune suparbe,
en pierre de taille bellement façonnée.
Sus le mitant de l'hotte, dan' in' encaderment ménagé,
par spécial, se voyait une mainière de taque que Mon-
1. Poutre.
NOS GÉANTS d'aUTERFOÉS. i3i
sieu Luquet appelait Técusson. Et dans ceti écusson se
voyait une pardris grise finement escultée, peinturée, et
que les parsounes venan' à l'aubarge regardaint sans
manquer, à ce que J'ai ouï-dire. Les taques en fonte des
cheminées, porvenaint des forges de Groussouver, les
landiers de biau fer arié de cheus nous, forgés par les fer-
rouniers de Sancoing, c'était fait de premières mains,
ainssi que les barres des foyers, les pelles, les pincettes,
les crémaillères et les broches à routir. Sauf les barres
de foyer, toutes les auters pièces étaint forgées, limées et
polies et toujour, été coume hiver, terluisantes coume
des bijous d'or. Les routissoés étain' en fer martelé dans
le meilleur goût de nos ferronneries qu'avaint du renom
à sis cent ïeues la ronde auterfoés, et qu'avon été prisée'
encore un tour de temps mesme après la régie à Robes-
pierre qu'a été la détruicion finale de nos corps d'état et
de nos coumunautés d'artisans des villes et des campagnes,
si glorieuses quante nos grands Géants les tenaint sous
leus deveoirs. (Fais ce que doés).
Je crais que j'ai di en parlant des combles du grand
corps de bâtiment que c'étai une oeuvres admirabe, la
couvarture à petite tuiles plates c'étai un plaisir à regarder,
et les belles coupes des pignons affaîtés par des têtes de
cheminées suparbes que pourtaint, paraît, des chicorées
frisée escultée' auprès etentour de leus corniches. Ceutis
pignons, qu'avaint le grade de Maître, montant haut par
sus les bâtiments d'en coûté, étaint z'eus mesmes sur-
montés par la grand' tourelle que tenait l'entrée maîtresse
de l'hôtellerie. Cetelle tour à pans coupés dans le bas et
carrée en haut tenait une couvarture montante à petite
tuiles plates coume la grand' couvarture de la mainson.
Une girouette en fer forgé et arcuit, de toute beauté,
affaîtait la dite belle tour que tenait, en sus de l'entrée
maîtresse de l'hôtellerie, l'escailler désarvant les chambres
hautes et les guerniers qu'étaint aménagés bonnement et
properment. Les petites croisées moulurées et escultées
de la grand' tour, paraît que c'était d'une grâce et d'une
l32 NOS GÉANTS d'aUTERFOÉS.
gentesse qu'on peut pas veoir mieus à Nevers et à Bourges.
D'ailleurs, mon grand père Regnaud m'a dit souventes
foés que ceus brâvetés de l'hôtellerie de la Pardris Grise
c'était fait dans le goût du grand pignon donnant sus la
grand' rue, et qu'était l'hôtel du grand Pervôt et tout pareil
au jolivetés qu'on voit auprès les murs de la mainson,
dite des échevins, qu'est à Mon-sieu Hittier à persent.
En tout et pour tout, on peut dire hardiment que cetelle
hôtellerie de la Pardris Grise était une mainson aménagée
et ordonnée dans l'usage et la coutume de meilleure tenue
et de pus haut goût de brâveté qu'on peuvait veoire à
vingt l'eues la ronde. C'était cossu de tout en tout. La
boulangerie qu'était dans la cour attenante à la grand'
mainson avait deus grands fours, qu'étaint bouchés par
des bouche-fours en fer forgé et martelé, d'un travail de
première main, et tenant des poégnées forgées, limées et
polie d'une venue râle.
Le moument qu'on voit le conteur pris d'émotion
et de découragement.
Mes poures chers mondes, je me sens ton' i' ne sais
coument émociouné en vous parlant de toutes ceus gran-
desses et ceus brâvetés que fasaint auter foés une si grande
gloire à nos Pays du Mitant que sont tumbés à ren à per-
sent. J'ai grand dépit d'aveoir éburgé toutes ceus cendres,
et ça me prend des vanigotteries dans mon calâbre, coume
si j'avais ouvri une fousse pour tirer les oussements d'un
côrp enterré du depuis longtemps. Ça m'émagine que je
fais mal de remettre en clairté des idée' et des chouses
qu'avon' été comdam-nées. Pisque nos malhureus pères
n'avont pas pus se défendre a contuiner conter les boua-
sous, c'est don' qu'ils étaint pas forts, bonnes gens, nos
poures chers pères ! Nous autres, je som encore pus feubles
que nos anciens et je me demande ce que va être le deve-
nir de ceus là que vinront après nous. Bon Dieu! Vlez t'i
que je nous arrêtaint là?
NOS GÉANTS d'aUTERFOÉS. i33
Coument le conteur se remet en courage pour contuiner
son récit.
Je seus touché en dédans de moé-mesme, mes chers
mondes, de voûter compassion à moun aveur et je veus
ben tâcher de contuiner l'ordon. Asseurément, je vous
redis : je seu émociouné comben t'i à cause de ceus
poussiers d'idées et de corps defunctés que je vois danser
devant mes œils à fur et à mesure que je tarbâtte ma
poure vieille gibarne de mémoire. Je me demande cou-
ment ça peut se faire que tant de chouses vues de mes œils
à moé, et vues par les œils de mes anciens, avont pu s'en-
graver dans ma poure çarvelle de guerdaud guerdaudant?
Et dire que ceus grous bourgeois de ville s'émaginons
que nous autres, chetits campagnards, je pensons à ren !. ..
Bon Dieu!... Dès quante j'entends dire des chouses si
telles, ça me passe des frissounements de méchanceté frede
que me pernont au fait de ma tête, en passant par mon
cacoué, et mon fil des reins, s'en vont me fernâiller mes
grous artous, et ça me ven l'envi de faire du mal, aussi
moé, coume les autres, puisque c'est en fasant le mal
qu'on est ben vu à persent... Pourtant, je me seu artenu
jusque là d'être un bousilleus, vau' autant tâcher de finir
coume ça. A la garde de Dieu! Mes poures enfants feront
coume i' pourront. Je crais que vous avez raison de m'ac-
tiouner à contuiner mes récits sans trop d'arrêtance, pace
que je crais ben que si une foés j'étai arrêté je pourrais
pus m'arprenre.
Je seus coume ceutis viens chevaus de tomberiaus, je
vas que du branle, c'est les brancards que me tenont,
quoé! C'est la cause que me fait rouatiner, bonnes gens!
bonnes gens! C'empêche pas que c'est cuerieus, tout ça
que ten ma poure vieille çarvelle. C'est inimaginant que
tant d'idée' et de chouses vues peuvont se tapire dans la
carmouche d'un poure malhureus campagnard de moun
espèce.
l34 NOS GÉANTS d'aUTERFOÉS.
Je seus si ben attiré par tous ceus avènements d'auter-
foés que sont adevenu' à Sancoing et aus alentours, et
aussi toutes ceus voyances que me tenont en émocioune-
ment, sans rémission, que c'est pas trop étonnant que je
rouâtine. Je rouâtineM J'aurais dû vous montrer une à
une les beautés de l'hôtellerie de la Pardris Grise que
mon cher grand père m'a souvent dépeinturée. Je me seu
écarté. J'arven au domaine, escusez moé-don : je seus
trop çargé mes poures amis.
J'étaint à un moument, je crais, dans la grand' salle cou-
mune qu'avait soun entrée maîtresse sur la place d'arme
par la grand' tourelle que fasait tambour. Dret devant le
tambour à deus portes, y avait la porte que sortait dans la
cour. Les grand's croisées ceintrées, coume cetelles là des
chambres hautes, fasaint une belle clairté dans la salle
du bas.
Les tabès cirées, terluisantes, coume des miroirs, étaint
en beau châgne dur de nos belles futaies et façonnées en
charpenterie fine dans toute la force et la grâce de nos
belles œuvres géantesques, coume on voyai aus chambres
hautes et dans les combles.
Le plancher, les solives et les poudres de cetelle grand'
salle à manger étaint en châtaigner, le tout façonné, join-
teyé de grandes mains, anvé vives arrêtes aus solives si
ben qu'au poudres que pourtaint sous leur mitant chacune
un piller en châgne et chamfriné. Parait que c'est çar-
tain pour empêcher les araignées de bâtir, le châtaigner.
Ceti plancher, le solivage et les poudres avaint don' été
faits esprès conter les araignées pour la grand' salle à
manger de l'Hôtellerie de la Pardris Grise à Sancoing,
pace que ça conven pas qu'une araignée venue, mesme en
passant, au dessus du boire et du manger.
L'Hôtellerie de la Pardris Grise, à Sancoing, aval' une
arnoumée grande à vingt ïeues la ronde pour ses soupes
I. Aller en zigzag.
NOS GÉANTS d'aUTERFOÉS. i35
grasses, ses bouillis cuits à point, ses routis, ses fricots et
ses barboilles de poulets, et tout et tout. De ses galettes, on
en causait encore dans ma jeunesse, et dès quante on avait
parlé de la cave de cetelle fameuse hôtellerie, on avait
tout dit.
Je veus point vous artarder pour vous faire montre des
meubles et du linge et des abillements que tenaint les
chambres de l'aubargiste. Faut vous dire simpelment que
c'étai une mainson fournie de tout et pour tout, tant
pour la cave, qu'était garnie à tou-touche des vins de nos
coûtes d'Ailler, de Loire et du Cher, du depuis l'Auvargne
jusqu'à l'Anjou, que pour le guernier que tenait à tàs et
en boutasses des seigles, des frouments, des orges et des
avoenes de premier chois. Les fruits, qu'étaint en cens
temps là cheus nous une richesse et une source de joies,
étaint gardés fraits à l'hôtellerie, d'une an-née à l'autre,
dan' un fruitier joutant la cave. Les fruits secs, tels que
perniaus de Sainte Catherine, reine Claude, Saint Juillen,
Damas, Mirabelle, Breugnon, Potron, et tout et tout,
Daguenelles de poumes, de poires, que faurrait un livre
pour vous les noumer, étaint en boutrolles d'ouzières et
de cueudre bonnement rangées et nimérotés. Y avait les
agueryances, les hauts-goûts, les appêtis secs pour les
cuisines qu'on tenait itou en grands soins en coûté des
fruits secs. Les arbages et les fleurs cueillis en temp et
heures, chessés anvé percautiounement, pour les beuvée
adoucissantes aus estoumacs fatiqués, étaint aussi rangés
percieusement dans le biau guernier qu'était réjouissant à
veoir autant que les salles et les chambres. C'était sarvi
properment, sans lustre, mais dans la dreture de la bre-
veté et de l'hounêteté. Ceus tabès, en châgne dur et sain,
bonnement ajustées à tenons et mortaises, chevillées bra-
vement en léauté de charpenterie fine, étaint dersée' en
accordement anvé les piliers et les dersoés, là où se voyaint
des vaisselles de grès, d'étain, de cuive, et mesme en beau
bois de fouéle ^ . Les tasses, les gobelets, les pichets d'étain
I. Hêtre.
l36 NOS GÉANTS d'aUTERFOÉS.
et les verres pour les grands vins fasaint des clairtés
jiglantes dans cetelle brave salle, là où des sarvantes tou-
jours pignées, coiffées, bichounées et tirées à quater
épingues fasaint. Dieu me pardoune, coume des bouquets
marchant, soutillant, courant, pimpants. Les cuisinières
qu'on voyait à mesme la salle, c'était itou des fumelles de
bounes mines, sans lustre, mes détirées et donnant appétit
ren qu'en les voyant cuisiner anvé une adresse que don-
nait confiance et repousement. L'auter pignon de la grand'
salle tenait itou une cheminée bessoune anvé l'hotte avan-
çante, qu'on allumait l'hiver, anvé des grous rondains et
des tétaus, au moument des grand' ferdures.
Vés la cuisine était une porte que donnait dans la main-
son ménagère du maître aubargiste, des enfants et des
sarvantes. Les sarvants de la mainson étaint logés sur la
cour anvé les garsons des écuries.
La porte d'entrée à l'Hôtellerie de la Pardris Grise.
Mes poures mondes, voyez ben que je seu un vieus ter-
laud. Je vous ai fait visiter l'hôtellerie et je vous ai point
parlé de la porte d'entrée qu'était au pied de la grand'
tourelle, et c'était, à ce que j'ai ouï-dire, un travail émo-
ciounant. Aile était appareillée, taillée, moulurée, escul-
tée, festonnée dans le grand goût de beauté, de richesse,
de brâveté, coume les grands œuvres de nos Géants. Paraît
qu'au moument de ceti passage, de Gargantua cheus nous,
y avait au dessus de cetelle brave porte d'entrée, à l'Hô-
tellerie de la Pardris Grise, une belle enseigne en fer forgé
et arcuit. J'ai ouï-dire, par nombre de genss, que c'était
une marveille. Mon-sieu Luquet asseurait que ren de
mieus se peuvait veoir à Nevers et à Bourges. Il avait vu
un dessin couleuré de cetelle enseigne sus un livre écrit à
la main et qu'était dan' un bâtiment brave de Paris.
Autant que je peus me souvenir, l'œuvre si belle aurait été
empourtée, ans temps des guerres de Sencerre^ par les
I. Guerres dites de religion assurément.
NOS GÉANTS d'aUTERFOÉS. l3y
patarins, les caterrcs et les boèmes libartins, qu'avaint
repris le Mont-Joï et Sancoing.
Après la reprise de Joï et Sancoing par les noûtres, on
aurait refait la belle enseigne de la Pardris Grise en regar-
dant le dessin couleuré sur le livre écrit à la main.
Aus temps des guerres de Mont-Rond*, Sancoing a été
prise et reprise encore et encore. Gargantua, trop occupé
ailleurs sans doute, n'a pas pus arvenir arlever nos rem-
parts qu'avont été debesillés, par les caterres et les boèmes
libartins. Il' avont itou démentibulé nouter tant suparbe
citadelle et masiblé la grand' partie de nos pus belles
mainsons gradées. Là où a passé la belle enseigne de la
Pardris Grise?
Le père Enault, le garde général du marquis de Saint
Sauveur, ainssi que mon grand père Regnaud, en avon'
entendu parlé de cetelle enseigne qu'a été vue à Bourges
aussi ben qu'à Paris, arié sus un livre en écriture à la
main, qu'avait fait un mon-sieu de Beaudreuil.
Parait que le côrp de cetelle suparbe enseigne figurait
des treilles que partaint des deus coûtés de la porte, mon-
taint dans des gorges et semblaint transparser la faîtière
de la porte en s'enroulant coume un cordage de fer
s'abaissant en équerre pour s'écarter en branchages, en
feuillages et en rasins, en ménageant in encaderment que
tenait une plaque. Je veus dire in écusson, selon que disait
mon-sieu Luquet. Ceti écusson forgé, martelé, paré était
doré, sauf un petit mitant, là où était peinturée la Pardris
Grise, en sa couleur naturelle, et en se parfilant dessus
ceti font d'or ça fasait un peu coume on voit derrié les
têtes de nos bons Saints peinturés sus des murs ou sus
des toiles. Dans le tympan de pierre de la dite porte, on
voyait esculté encore là une pardris grise, peinturée dans
sa couleur naturelle et encadrée de vigne, de rasins et
d'épis de seigle, de froument, d'orge et d'avoéne, coume
on voyait sus les hottes des deus cheminées bessounes et
I. Guerre de la Fronde vraisemblablement.
l38 NOS GÉANTS d'aUTERFOÉS.
SUS la porte de la cour qu'était pareille à l'entrée de la
place d'armes, moins la belle enseigne de fer forgé, dorée
et peinturée.
De la grand' cour i' n'en reste ren, je crais, mais d'après
le dire de mon grand père, qu'a vu ceti portai d'entrée,
de cetelle cour, la grand' porte de l'ancienne mainson des
échevins là où est monsieur Hittier, serai une bouinotte
en comparaision du portai de la Pardris Grise, coume je
l'ai jà dis. Par ceti grand portai de l'hôtellerie, on entrait
dan une cour grande, grande, de toute beauté' là où on
peuvait faire maneuvrer une troupe de guerriers à chevau.
En sortant de la grand' salle sus le seul de la porte, on
voyait une étale de bâtiments appentis que s'éclairaint en
grandesse d'une venue râle, râle.
D'abord la grange qu'avait la prestence admirabe d'un
bâtiment de grand Seigneur.
Cens bâtiments de la cour, c'était d'un sens peut-être
pus brave encore que la grand' mainson.
Dret en face la belle porte de la grand' salle était le
grand auvent de la grange se persentant en pignon de
grande beauté et majesté anvé des assemblages de char-
penteries d'un travail de coupe hors ligne. Les deus tours
poiverières pigeonniers que flanquaint ceti auvent, si tan'
admirabe anvé sa charpenterie de belle coupe et sa formes
montant anvé grâce enter les deux poiverières suparbes,
cétait ben çartainement, coume le disait mon grand père,
beau coume tous ça qu'on peu veoir de beau.
Paraît que les portes de la grange, qu'étaint en fortes et
belles planches de chàgne, étaint arriées' à leus travarses
par des chevilles en bois, d'une joliveté pernante pour les
genss de cheus nous, pace que cetelle charpenterie ven
des temps anciens, anciens. Cens têtes de chevilles taillées
en pointe à diamant, coume disait le frère de la mère à
Ugène, qu'était un fin charpentier, dounont à des grand'
portes une figure imperciounante, parlante et arpousante,
I. Reliées.
NOS GÉANTS d'aUTERFOÉS. iSq
qu'on empourte anvé soé, et on eume y songer par mou-
ments. Toutes nos anciennes portes de grange à Neuvy,
y a cinquante an-nées, étaint encore dans ceti genre.
Ceus portes de grange de la Pardris Grise, si bellement
ouvrées, pourtaint pendlées amprès elles des têtes de loups,
de sanghiers, de renards, et des oisilleaus de carnage, des
beuzes, des couaèles\ des éparviers et tout et tout.
Les étâbes des vaches, des chevaus, étaint dans le grous
côrp de bâtiment. La porcherie était derrié, et on y allait
par une voûte que dounait sus les remparts. Les coûtés
tenaint la boulangerie, la buanderie, des étâbes de che-
vaus, des remises pour des arnais et utillages sarvant
pour les remparts. Des biaus appentis, ouvrages de char-
penterie admirabe autant que belles œuvres de crouveus
formaint des galeries, auprès ceus corps de bâtiments
qu'avaint des châffaus et des guerniers sains et ben
coume i' faut aérés. Les couchettes des valets, des gar-
sons d'écurie, des sarvants de l'Hôtellerie mesme, étaint
soit dans les étâbes, soit au-dessus de la buanderie ou de
la boulangerie, là où y avait, paraît, des chambres de voya-
geurs, si je me souven ben, coume mon bon grand-père
Regnaud m'a espliqué tout ceti aménagement.
Le moiiment qu'on voit le coumandant d'arme anvé ses
capitaines^ le Pervôt des marchands et artisans^ les chefs
de la milice^ les maîtres des coumunautés des artisans
de ville et de campagne, venant complimenter la Géante.
C'est dans cetelle cour, à l'Aubarge de la Pardris Grise,
que les autorités de la ville de Sancoing, les Syres, les sei-
gneurs, les bourgeois, les artisans de ville et de campagne,
sont venus pour complimenter la Géante en li remettant
des persents.
A fallu paraît, qu'aile se baisse en entrant par le grand
portai qu'avait ben trois toises de haut', et dès quante
1. Corbeaux.
2. Six mètres.
140 NOS GÉANTS d'aUTERFOÉS.
aile a été sisée, se fasant toute petite, sus une mainière de
trône, que vitement les artisans de la ville avont monté
dans l'acaderment et sous le bel et grand auvent de la
grange, peut-éter un peu petit pour le cas, c'était tout de
même imperciounant, J'emagine, de veoir un si tel tableau.
C'était sous ceti auvent que Gargantua, se fasant arié tout
petit, s'artirait queuques petits mouments la nuit pour
dormir un petit som pendant son séjour.
On dit qu'aile paraissait en beauté et à soun aise, la
dame Gargantua, pour arceveoir les compliments, hou-
maiges et persents que li son venus de tous les coûtés, et
par une chioulée de monde, une chioulée que parsoune
humaine ne pourrait dire le dénomberment. Ça entrait
par le grand portai et ça ressortait san arrétance par les
portes de la grand' salle, ce pendant que les cors de
chasse, les cornes à douelles, les trompettes, les vielles,
les musettes, sounaint, ainssi que les cloches.
Le moument qu'on a vu Gargantua arrêtant l'hôtelier que
voulait dépendler les têtes de sauvagines et les oisilleaus
de carnages accrochetés aus portes de la grange.
Y a évu une petite avinture qu'est advenue au moument
que les autorités et le peuple avont passé par devant la
Géante, et je crais que la chouse vaut la peine d'être con-
tée, mes chers mondes, et je vas vous la dire.
Auterfoés, et y a pas longtemps qu'on le fait pus, on
pendlait des têtes de sauvagines, des oisilleaus de carnage
auprès nos portes de grange.
Je me seus laissé dire, par mon grand-père Regnaud,
qu'étai' in houme point badin, je vous le garantis, que
dans les temps anciens, anciens, on pendlait mesme
auprès les portes de granges, cheus nous, en coûté ou
emmi les têtes de sauvagines, des têtes d'houmes qu'on
avait tué en loyale bataille. La mère à Ugène le dit itou
que ça se fasait cetelle cérémounie là, cheus nous, quante
le Vieus Çasair brise-tout est venu ravager nos Pays et
NOS GEANTS D AUTERFOES. I4I
que ça aurai' été pain bénit de pendler la tête de cet!
infâme démon, si on avait su le prenre ce grand Diâbe,
chef de tous les Diâbes. Çà aurai' évité, paraît, de grand
malheurs et douleurs à nos Pays de la France.
Les portes de la grange à l'Aubarge delà Pardris Grise
étaint don garnies, coume je l'ai marqué devant, de toutes
espèces d'oisilleaus de carnage et de têtes de sauvagines.
Ces' t'i' qu'on n'a point songé, c'es' t'i' qu'on n'a pas évu
le temps, c'es' t'i' qu'on n'a pas évu l'idée d'artirer ceus
reliques, toujour est que la Géante, sisée sus son trône,
débordant à demi en dihôrs de l'auvent, avait coume
parement, derrié elle, ce font arpresentant une image de
guerre. Les patarins, les caterres, les boèmes libartins,
les maignants, les roulants, les begigis, les bambocheurs,
les bâstiers, les forains passagers, toute la bande de
mesme famille que j'avons vu à Urçay, empoussant le
peuple conter le grand Géant, était à Sancoing en nomber
pus grand encore qu'on avait vu à Urçay. Ça n'avait point
sarvi sembel d'en tuer une dizaine de cartrons. Le fiso-
lofe docteur Bounet-Rond coumandait, coume vous pen-
sez ben, cetelle troupe. Ce parsounage, que parsoune avait
revu à Sancoing, ce pendant qu'on arlevait et renforçait les
remparts de la ville, était arvenu au moument de la fête
pour tâcher de mettre à point queuques mauvaisetés que
l'esprit du Diâbe li fournissait, selon ses capacités et sa
mesure.
Saisissant le moument propice, ceti enfant de cataud
avait sournoisement glissé à l'oreille du maître hôtellier
que c'étai' horribe de tenir en vue cetelles images de
guerre et de carnage au moument des réjouissances d'une
fête de la paix. L'hôtelier, qu'était sans doutance un pas
mauvai' houme, mais in esprit feuble, coume je som qua-
siment tous en Berri, holà! holà! a été saisi, empaumé
par cetelle apparence de sagesse que venait de la langue
vrineuse d'in aspic, et, sans faire ni ouf, ni af, sans veoir
pus loin que le bout de son nez, bonnes gens, i' s'en fut
en coup de vent, bousculant le cortège des braves genss
i^i NOS GÉANTS D AUTERFOÉS.
d'Augy, pour aller dépendler les têtes de bêtes sauvages
et les oisilleaus de mauvaise augure.
Hureusement que Gargantua ne pardait ren des allée'
et venues des brigands passagers. Il a vu le Bouasou par-
lant à l'aubargiste, et à la mine de ceti là, il a compris tout
de suite ça que fallait faire pour empêcher une grousse
bêtise. Au moument que le poure bêtiaud d'hôtelier, après
aveoir bouriaudé les braves genss d'Augy, se mettait en
deveoir de dépendler ceus têtes de sauvagines et ceus
oisilleaus de carnage, Gargantua, touchant de son grous
doegt l'épaule du poure bougre d'hôtelier, qu'était pour-
tant un grous gâs, paraît, il l'a fait virouner coume une
toupie en disant : Bellement! mon-sieu l'aubargiste. Là
où donc courrez vous si vite, poure cher houme? Vous
allez parde vent! Le poure bougre était étardi au premier
moument, il a repris contenence un chitié et il a repounu :
Grand Géant, c'est que les étrangers m'avont fait armar-
quer que c'était horribe de montrer cetelles images de
guerre pendant les réjouissances de la paix et je me seus
mis en deveoir de les dépendler ceus imaiges de guerre.
On vous a payé en monnaie d'or pour ceti sarvice à
l'étranger? J'ai ren touché grand Géant! C'est encore pus
dangereus que je pensais, qu'a dit Gargantua. Si vous
étaint un criminel, on pourrait vous juger et faire de vous
in exemple. Mais vous êtes bête, archi-bête, pus que ça
encore, et y a pas moyen de tirer la moinder bertille d'in
idiot. Mon poure houme, faurrait vous étardire de pourter
culottes, et vous seraint ben qu'enboursassé coume un
pépé de six jours. Et Gargantua, fasant semblant d'êter
courroucé, a querié fort en regardant le triste aubargiste.
Malhureus homme! qu'allaint vous faire là! Savez don
pas que ceus reliques sont sacrées ! Et regardant du coûté
des patarins, des boèmes libartins et des caterres, tout en
montrant les portes de la grange, il a querié encore pus
fort! Ne touchez point à ceus reliques! que nous mettons
en garde conter les esprits mauvais intéressé à cacher nos
maux et misère pour nous endeurmir. Et regardant le
NOS GÉANTS d'aUTERFOÉS. 1^3
lamentabe aubargiste, il a encore querié, le Géant: Savez
don point, malhureus, que ceus têtes de bêtes sauvages et
ceutis calâbres d'oisilleaus de carnage, que j'accrochetons
à nos portes de granges, c'est pour nous mettre en garde
conter les baumes tranquilles que les endormeurs de
peuples fasont filtrer dans nos veines, par toutes sortes de
moyens des pus détestabes, dans le but de nous esploter
honteusement jusqu'au ousementsen détruisant toutes les
vartus de créiâtion de noutre belle Terre.
Laissez! laissez! mes braves amis, ceus images natu-
relles de la guerre que nous tenons éveillés et résouts,
mesme pendant nos fêtes de la paix.
C'est surtout dans les fêtes de la paix, entendez ben,
que faut songer à la guerre.
Vous savez ben que j'avons un diton que marque :
Quante i' fait biau, prends ton maniiau; quante i' pleut,
prends le si tu veus.
Encore une foés, mes amis, laissez! laissez! et enterte-
nez toujours l'image de la guerre auprès vos portes de
grange. C'est quante vous êtes en paix que faut songer à
la guerre sans faute. Dès quante vous êtes en guerre, vous
y songez si voulez.
Le repas du Géant.
Après que la porcession devant la Géante a été passée,
les artisans avont monté les tabès dans la cour pour le
repas des Géants, ce pendant que nomber de petit monde
asseyait de se loger en tous les coins, rabicoins, les cornes
et les carres, de la cour, des étâbes, des guerniers, des
châffauds; y en avait mesme qu'étaint en place à chevau
su les crête de couvarture des lucarnes pour mieus veoir
les Géants. Gargantua avait voulu montrer la ville et ses
remparts à sa mère, et quante i' sont arvenu, la place
d'armes, les abords de la Pardris Grise, c'était pus un
monde c'était un myas, c'était une tarte humaine et leus
y fallait grandes percautions pour ne point marcher sus
144 ^^^ GEANTS D AUTERFOES.
les pieds, veoir sus les corps de ce monde empilé, satté!
Entrée dedans la cour de la Pardris Grise et sisée des-
sus son trône, on a bravement ajusté la grand' tabe devant
la Géante et aile s'est trouvée ben, ben, bonnement et
bravement à soun aise.
Gargantua li, a fait coume à Vallon, à Saint-Pierre-des-
Étieus et au Mont-Joï, i' n'a point voulu se metter à tabe.
Çà li fasait envie de manger la bouchée du maçon. Il a
demandé des pains d'une quinzaine de livres. Il en a
ouvri deus dans le dessous. Il a rempli les creus anvé des
poulets, des canards roûtis, des tranches de petit salé, de
jambon fumé, de bon lard, de viaus et de cochons roûtis,
de bœus bouillis, et joignant les deus plats des pains i'
pernait enter son pouce et soun index la bouchée, i' la
croustillait à belles dents en riant, chantonnant, causant à
l'un, à l'auter, en marchant à petit pas pour ne point faire
mal au monde. On a dit qu'il avait mangé cent deus pains,
je veux dire cinquante et une bouchées semblabes à cetelles
que je vous ai marqué.
C'était pus trop la saison du boudin, mais coume
Sancoing a toujours évu le renom du bon boudin, on li
en a fait une quarantaine d'aunes pour li en faire, asseu-
rément, goûter.
Il a voulu garder la barboille de poulet pour son petit
coup de la bonne bouche après aveoir mangé sept ou ben
huit bœus roûtis et autant de taurins. Le goût de pierre
à feu des vins de Neuvy, de Mornay, de Châtiau, pour la
boète i les a trouvés feriand, et il en a bœu une cinquan-
taine de pièces pour arrouser ses bouchées de maçons, sa
douzaine et demie de bœus ou taurins et ses quarante
aunes de boudin. Pour les barboilles, il a ben voulu les
arrouser anvé des bons Chantelle, et des fameus Saint-
Pourçain avont mouillé agueraybelment cinq à six voi-
turées de galettes de toutes vacations, que faurrait des
livres pour les noumer toutes. Je crais que c'est souffisant
de dire que Sancoing et ses environs ça été, de mémbire
de monde, la renoumée de la bonne galette que l'on fasait
NOS GÉANTS d'aUTERFOÉS. I45
finement bonne dans les mainsons de campagne, peut-
ête encore mieus qu'en ville.
Faut dire pour le juste, juste, que Sancoing a évu du
depuis les temps anciens, anciens, la renoumée de tenir
les premiers bouchons de la contrée, et c'était pas râle
que des grous marchands nigociants, des voyageurs de
grandes routes, se détorbaint pour venir à Sancoing faire
un bon repas.
L'Hôtellerie de la Pardris Grise a évu du renom çartai-
nement dans toute la France pour ses soupes grasses, ses
barboilles de poulet, ses étuvées de carpe, ses œufs à la
maître-d'hôtel, ses fritures de gardons, ses froumages à
la crème, ses pâtés à la viande, ses galettes au beurre,
et tout et tout.
On se pilait, on s'amiaçait ans alentours de la Pardris-
Grise, c'était surtout pour veoir manger la Géante. La
coumunauté des tourneurs faseus de vaisselles en bois, li
avait appourté une belle cuillère et une belle fourchette
en bois de fouéle', les fondeurs étameurs ferronniers
avaint appourté itou une belle cuillère en étain et une
fourchette en fer forgé, limée, polie, étamée de première
main, dans le grand goût de fonderie, d'étamage et de fer-
ronnerie qu'a fait un grand renom à Sancoing, coume à
tout le Berri, d'ailleurs, du depuis les temps anciens,
anciens. C'est marqué en ceti livre qu'est dan une puis-
sance étrangère don j'ai parlé jà, et que je peu pas noumer
pace que le nom m'arven pas.
, La dame Gargantua a bravement goûté 2, paraît, à l'Au-
barge de la Pardris Grise. On dit qu'aile a trouvé
fameuse la soupe grasse de cheus nous. Aile en a mangé
six pleines cuves, j'entends de cens biaus cuviers en grès
1. Hêtre.
2. C'est le grand déjeuner qui porte ce titre chez nous depuis les
temps anciens.
146 NOS GÉANTS d'aUTERFOÉS.
de la Borne. Gargantua, li a coupé le bouilli en belles
tranches, anvé son fameus coutiau de Saint-Flour et i s'est
sarvi itou de sa belle fourchette en fer que les vallounais li
avaint forgée par spécial, pour la poêlée de Vallon. Après,
on li a sarvi, sus de belles toiles de chauve, six pleines
resses de boune friture de petits barbillons-garbaus de
l'Ailler, rissolés et cuits à point, et la grand' Géante a été
étonnée du goût ferlant de cetelle friture d'Ailler qu'on
trouve râlement ailleurs.
Dix grand chaudrounées d'étuvée de carpes venant des
grands étangs de Javoulet, de Sancoing, et sentant boules
agueryances de hauts goûts, avont été sarvies après les six
ressées de fritures, et de l'étuvée de carpe, coume de la
friture, i' n'en a resté ni fric, ni frac. On li a appourté en
suite six viaus roûtis, douze oies arié roûtie' et deus dou-
zaines de poulets itou roûtis. Aile a voulu goûter aux
œufs à la maître d'hôtel. On li en a préparé anvé percieu-
seté, au bon beurre frais et à la boune crème fine et fraîche,
dix douzaines. Aile a dit que c'étai un met de délice
qu'on pourrait offrir aus anges du Paradis, si les anges
mangeaint.
Le froumage blanc à la crème li fasait grand' envie et
aile n'a point veoulu tant seulement goûter à la barboille
de poulet. On a dit qu'aile s'en était privé pour que son
fi' peuche en manger sa souffisance, parce qu'il eumait ce
plat que l'on fasait, à la Pardris Grise, de première main.
Les froumages blancs, qu'aile pernait entièrement dans
sa grand' cuillère d'étain et bounement baignés de crème
fine, aile en était en ravissement, et si on avait pu la four-
nir, on serait peut-être encore auprès li en préparer. On
a janmais pu saveoir le just nomber de ceus bons et tant'
bons froumages blancs à la crème, que li avont passé par
son garganet à la grand' Géante, au mpument de ceti grand
festin. Pour les galettes, j'ai ouï-dire qu'aile avait trouvé
les gâtiaus délicieus, et aile en a mangé on peu pas saveoir
au juste. Paraît qu'on li appourtait ceus si tant bons
NOS GÉANTS D AUTERFOES. I47
gâtiaus feuilletés sus des claies, des grand' claies à faire
chesser les fruits, et deus houmes par claie pâssaint de-
vant la Géante, anvé un çargement de ceus gâtiaus suant
le bon beurre de Sancoing qu'est si tant arnoumé jusqu'à
Paris, puisqu'on voit les coequetiers de la grand' Capitale
encore à persent, que venont le soulever au nez et à la
barbe des coquetiers de Nevers et de Bourges que semma-
liçont à n'en parde respiration de veoir prenre et enpour-
ter à Paris ceti apport de noutre terroé, qu'a encore cetelle
petite richesse, percieus souvenir de sa grand' vartu d'au-
terfoés. C'était ben vraiment une boune idée dé cheus
nous ceus claies çargées de bons gâtiaus feuilletés, dorés,
rissolés que pâssaint coume une porcession devant la
Géante que les débarrassait en riant de bon cuer. Pour
le nomber de claies çargées et qu'a déçargées la grand'
Géante, je ne le sais point. Je peus pas vous dire mieus le
nombre, je veus dire la grand' perfusion de galettes aus
prunes chesses qu'avont passé devant la grand dame
Gargantua. On était si tant bible, compernez-vous-ti, que
parsoune a songé à marquer dans sa mémoire le nombre
de claies, pas pus pour les galettes aus prunes chesses que
pour les gâtiaus feuilletés. On était saisi, entendez-vous,
de veoir là en parsoune, et à Sancoing, la Mère des grands
Géants de cheus nous.
Je crais ben. Dieu me pardoune, que j'ai pus songé de
vous dire qu'aile beuvait à eu sec, au fur et à mesur qu'aile
mangeait, mais aseurément, aile n'a point veoulu boire
au poinson coume son fi'.
Ceus grands cuviers en grès de la Borne li plaisaint
fort, et aile a veoulu s'en sarvir pour boire sa boète.
Pour trinquer anvé les autorités de Sancoing et les maîtres
des coumunautés d'artisans de la ville et de la campagne,
aile a beu dans un verre que les verriers d'Apermont avaint
fait pour elle tout à l'esprès, et un itou pour Gargantua
qu'a voulu l'étrenner pour boire à la santé des Sancounais,
des verriers d'Apermont, de tous les braves artisans de la
148 NOS GÉANTS d'aUTERFOÉS.
campagne et de la ville, des autorités militaires et civiles
de Sancoing. Pour sa mère, il a levé son verre pus haut
et il a dit :
« Mère! qu'avez enfanté toutes les forces, toutes les
bontés, toutes les grâces, toutes les beautés, toutes les
bràvetés, toutes les vartus de créiàcion naturelle.
« Mère! qu'avez enfanté l'homme humain, moé Gar-
gantua voûter fi' obéissant, que vous eume, que vous
adore coume il adore le temps bleu, les étoiles du temps
bleu, l'étendard du ciel, le Soulé que nous rachauffe, le
Soulé que nous éclaire, voûter fi' Gargantua, sarvant et
soumis à vous, se rend à vous. Et ce pour que vous
periaint le Grand Dieu du Ciel, père et sarvateur de l'Uni-
vers, de ne point abandonner le monde humain, naissu de
sa petite fille la Terre, et qu'est en mauvaisse passe de
varser dans les calibondes du Diâbe incarné, à cause de la
fausseté de son jugement sus les vartus de sa Mère, à
cause de sa méconnaissance des Lois Divines. »
Paraît que parsoune a pipé mot après ceti pourtement
de santé qu'arsembele un sarmon, et tous les braves genss
de cheus nous, qu'avont pu entendre, avont ben compris
que ceti sarmon était fait à l'aveur du prêche au Docteur
Bounet-Rond, et itou cetelle affaire du dépendelment des
têtes de sauvagines et des calâbres d'oisilleaus de carnage,
à l'Hôtellerie de la Pardris Grise, était ben pour une
bonne part.
Les anciens s'étaint assemblés, paraît, pour causer de
cens avènements advenus coup sus coup, et il avont été
d'accord pour arcounaître que y avait dans la température
de l'air queuque chouse de mal sain. Aus temps anciens,
anciens, au moument des ravages du Viens Çasair brise-
tout, nos grands-pères avont souffri les mille misères,
mais nos Géants sont naissus des vartus de créiation de
nouter belle Terre et les mécréants avont été renvoyés au
Diâbe.
C'était ben vraiment une grâce du grand Dieu du ciel
cetelle formance de nos grands Géants d'auterfoés qu'étaint
NOS GEANTS D AUTERFOES. I49
si forts, si primes, si fins, si capabes, si bons et si francs.
Leus franchise, leus bonté, leus ben-faisance, leus boun-
houmie, mettaint partout et en tout l'accord sus leus pas-
sage. Les grands ne les eumaint pas trop, mais il' en
avaint besoin et i' les respectaint en les quergnant, les
petits les adoraint pace que leus justice, leus dreture, leus
grâces, leus bounhoumie, fasaint n'aître l'équiliberment
dans les coumunautés sociales par leus conterpoids à la
puissance des Seigneurs, des Syres, des Rois et des
Évêques.
Aussi fallait veoir coume on était hureus de pouveoir
s'offrir de bon cœur, selon ses moyens et ses capacités,
pour ainder à l'œuvre de nos grands Géants.
Pour ainder l'œuvre de Gargantua à Sancoing, ceus-là
qu'avaint des talents les avont offri, ceus-là qu'avaint du
courage et l'envie de ben faire sont venus et on les a
employés, ceutis-là qu'avaint des vivres les ont appourtés,
ceus-là qu'avaint ren du tout sont venus itou les bras bal-
lants et on leus a trouvé des éplettes et in emploi. Et
c'était une joie dans tout Sancoins de veoir cetelle chiou-
lée de monde verdillant sus les places, dans les rues, riant,
chantant, dansant, de belle humeur, marquant la gaieté
saine que ven du deveoir accompli.
Le moument qu'on voit le conteur faire des réflexions
sus le sarmon de Gargantua.
Le sarmon de Gargantua avait fait passer un frissonne-
ment au fil des reins de la foulée de monde que l'écoutait
et sa grande voix passant par sus les mainsons s'écartait
loin.
Vous dire que toute la foulée de peuple a été touchée à
la bonne filoche^ du cœur, par ceti discours, serait risquer
grous. Asseurément, vous savez trop ce qu'est le monde
humain; sus le moument, une idée belle jitée dans la
température de l'air panêtre par une oreille, le temps de
I. Fibres.
l5o NOS GÉANTS d'aUTERFOÉS.
virer la main, aile est sortue par l'autre. Sembel vraiment
que le mal se crampoune mieus que se prend le bien dans
l'esprit de la foultitude. Pourtant, le sarmon de Gargantua
est parvenu jusque vés noutre temps et, chouse énimagi-
nante, c'est un guerdaus guerdaudant, tel que Je seus, que
le ten de ses anciens pères, cependant que les grand'
familles de seigneurs, de bourgeois riches, riches et puis-
santes, soi-disant de cheus nous, ne savont ren et ne
veoulont ren saveoire de l'histoire et des chouses de la
vie du monde de cheus nous, ni ren de ren de nos grands
Géants d'auterfoés. Ces inémaginant ! Gargantua jan-
mais ne se départisait de sa bounhoumie. Il accomplissait
son deveoir simpelment, bounement, sans prenre des airs
de crocquemitaine pour apeurer le monde. Le temp était
beau et dous. C'était dans les premiers jours de Mai, à ce
que j'ai ouï-dire, pace que j'étais pas sus place pour y
veoir, et paraît que ça fasait bon vive ceus mouments à
Sancoing. A l'aveur du prêche au Bounet-Rond, itou par
rapport à l'affaire des sauvagines et des oisilleaus de car-
nage, on avait fait un peu coume ceus ménagères pres-
sées que balayont leus mitant ^ de mainson en poussant les
balayures dans les rabicoins. On s'ébaudissait dans toute
la ville et aus alentours. Dans ma jeunesse, et mesme
étant de moyen âge, et houme fait, j'ai évu des émociou-
nements que m'avont fait songer aus œuvres, aus festins
et aus propos de Gargantua cheus nous. Faut dire que
Gargantua et le Géant de l'Ours étaint restés les modèles
qu'on montrait à journées faites en tous ouvrages des
champs, des prés, des bois et des vignes encore au temps
du Roi Louis Phelippe. Y a guère, d'ailleurs, qu'une tren-
taine d'an-nées qu'ont veut pus ren entendre des idées
belles et des œuvres nobles de cheus nous. Les idées
belles on les met sous l'éteignoir, et les œuvres nobles on
les méconnaît dès quante on peu pas les mettre à l'ancan
ou les détruire. Par exemple, les amondices, les balayures,
I. Milieu.
NOS GÉANTS d'aUTERFOÉS. i5i
les verrues que nos poures anciens pères avont laissé en
pagaille, bounes gens, on les éburge, on les soupaille,
on les écarte au ïeu de les ramasser à tapons. Et ceti
exarcice mal propre parmet de baufuter tous ça que ven
de nouter Pays qu'on ne songe pus d'aménager, de soigner
coume on le soignait auterfoés, mais qu'on ten aperment
à déménager et à débésiller jusqu'à l'oussement.
Ben çartainement, dans cetelle foulée de peuple qu'étai'
à Sancoing, entour de Gargantua, au moument dont je
parle, on pervoyait pas les temps que la Loire et l'Ailler
seraint tairies quatre mois de l'an-née, que nos forêts
seraint dégalain-nées et nos vignes défunctées. Mesme
aus temps du Roi Louis Phelippe, de la deuxième Répu-
blique, et sous le règne de Napoléon trois, moé que vous
parle, je me serais pas douté que les chouses en vinraint
là où aile' en sont aujour d'aujourd'hui. Cependant, les
anciens de Neuvy voyaint le mal venir. Souventes foés,
j'ai tenu en compassion la mère à Ugène quante aile disait
que c'est la bêtise et itou la méchanceté du monde humain
que fasont venir les mauvais temps. Ben vrai, qu'au pre-
mier moument, on peut rire de si tels propos, mais, en y
ben songeant, à tête arpousée, y a peut être une grande
part de vérité dans ceus dire de ma poure famé, que j'ai
traitée de bête lourde à cause de ses idées et de ses
remarques que manquont pas de bon sens et de vartus.
On dit que c'est le progrès que veut l'esplotation de la
Terre et du Monde. Je me demande l'intérêt ou l'agré-
ment que peut ben aveoir ceti sacré bon dieu de Progrès
à tout dégalain-ner, à tout débésiller, à tout mascander, à
tout enlaidir, à tout salir, à tout gaspiller des richesses
naturelles, des vartus de créiation, des beautés, des brâ-
vetés de noutre belle Terre?
C'est peut-êtes l'ère du Diâbe ceti régime du Progrès?
C'est ben cuerieus tous les avènements que j'ai vus, moé,
du depuis que je seus naissu. Y a pas quarante ans que les
batiaus marchands et les trains flottants, navigaint sus la
Loire et l'Ailler, et à cetelle heure dont je vous parle, si
l52 NOS GÉANTS d'aUTERFOÉS.
on voulait faire passer des batiaus sus nos grand' rivières,
faurait les faire à roulettes ceutis batiaus.
Nos bouchons^ de Sancoing sous Louis Phelippe, étaint
encore en renom, à vingt ïeues la ronde, et on vantait fort
nos vins du Veurdre, de Châtiau, de Mornay, de Neuvy
et d'Apermont. La fameuse coûte de Marzy, que donnait
sur nos coûtés, était plantée en vigne du depuis le Bé-d'Ail-
1er jusquante à Nevers, et aile avait quasiment autant de
renom que les grands vignobles de Sancerre.
J'ai ben jà dit, mais c'est pas un mal de le redire : cens
vins de nos coûtes de Loire et d'Ailler venaint en si telle
abondance, y a pas encore asseurément quarante ans,
qu'on ne savait pus qu'en faire et mon petit garson Ugène
qu'est là persent, peu' açartener, coume je peu arçartener
moé-mesme, que j'avons vu, à Neuvy, à la vinée de Saint-
Caprais, là où était la grand' cuve carrée de mon grand-
père, courir le vin sur les chemins faute d'être logé. On
en mettait dans des cuviers à faire la lessive, en des
baquets à cochons, en des terrasses, en des marmites, en
des pots de chambre, et y en avait toujours sans logement
que se train-nait dans les rouins des chartes ou sur les
pelottes de fumiers que c'en était pitieu. A cetelle heure,
on en trouverait pas pour se metter dans l'œil, du vin à
Saint-Caprais, et c'est bisquant, je vous le dis, en vérité,
mes chers mondes.
J'ai ben jà dis que cens vins de nos coûtes, que venaint
en si telle abondance, y a pas quarante ans encore, avaint
une finesse, un montant de terroé fin que dounait au nez
une senteur de délice, et au palais une fraîcheur que fasait
à l'homme, ben venu, une ben-aiseté et un repousement
de paradis que c'est pas possibe de le marquer, ni par
parole, ni par écriture, ni en peinture, ni en esculture.
Y a que la musique et encore, et encore, c'est pas ben
çartain que ça soye bon pour glorifier nouter joli vin, cens
I. Dénomination familière des auberges, parce qu'elles portaient
toutes, grandes ou petites, comme enseigne, un genièvre au-dessus
de la porte d'entrée.
NOS GÉANTS d'aUTERFOÉS. i53
chansons si belles, si charmantes, si gracieuses, si tou-
chantes, qu'avont chanté nos anciens pères et mères si
divinement.
On dit que c'est pas çartain que ça soye de la musique,
nos beaus airs de chansons! C'est peut-êtes pas de la
musique? Bon Dieu ! c'est pourtant pas du crottin de che-
vau, ni de la bouse de vache. C'est ben de la musique, y
a pa' à dire mon bel ami ! C'est de la musique! ! Cepen-
dant, je songe à une chouse... que je me seus laissé dire
et que m'arven en mémoire... Paraît que nouter belle
bourrée que pourrait se danser au paradis, devant Dieu le
père, le hls et le saint esprit, par devant la sainte viarge
Marie et les anges, aile n'est point reconnue coume une
danse par les grand' autorités de Paris. Et cens grand'
autorités arcounaissont toutes les danses sauvages des îles
les pus lointaines que des malhureus querv'- la- faim
émitont dans ceus comédies de nos foires en mangeant
des piaus de lapins qu'avont des vertaus auprès z'elles si
grous que mon petit doég. La vérité est qu'on veut pus
ren arcounaîter en France, la moinder bertille, le moinder
verjon, le pus petit crâillement, le moinder enterchat que
venont de France. Faut que tout et tout saye emprêté à
l'étranger, aus auters Puissances d'Erope, surtou' aus Iles
du lointain.
C'est tout de mesme fait pour douner à songer des avè-
nements si tels. Bon Dieu! de Bon Dieu! ça terboule tout
mon calâbre dès quante je songe à ça et j'y songe à tous
mouments... C'est ben cuerieus!... C'est pas arcounu par
le gouvernement de la République de cheus nous, les
chansons et la musique de cheus nous. C'est ben ça par-
dié!... C'est le monde de l'étranger qu'est maître cheus
nous, pour tout et en tout. Bon Dieu! que je seu en
malice !
Mon poure petit garson Ugène est baufuté par ceus
grous bourgeois de la République, pace que le poure
enfant a évu l'idée de faire en esculture des bounhoumes,
des bounefames, des âbres, des fruits, des légumes, des
l54 NOS GÉANTS d'aUTERFOÉS.
bête' à poil, des bête' à pleumes, des bête' à laine de
cheus nous. Le poure enfant! C'était des parsounages des
îles, des âbres des îles, des bêtes des îles et tout et tout
des îles du lointain qu'il aurait dû faire, le poure petit
bougre. Y a ben des riches houmes de cheus nous qu'au-
raint peut-être idée de le faire travailler, mon petit gar-
son, mais paraît qu'il avont peur de se faire montrer au
doég en mettant cheus eus des figures de parsounes et
des portraits de légumes que venont de noutre terroé. Ah!
je som pas hureus!... C'est ben aisé, on veut ren de nous
que l'impôt. F savait ben ça que nous pendlais à l'oreille
le grand Géant Gargantua. Mais coument ça a t'i' pu se
faire que nos Géants si fins, si primes, si francs, si forts
se soyaint laissé prenre au trébuchet des lictins fisolofes,
des caterre et des patarins? Nos anciens pères, nos pères
avont itou tumbé dans la trémie. Nous autres, Je som
sous la meule des faseus de lois en papier d'étrange, des
forains passagers, des boèmes libartins, des caterreset des
patarins, et je som moudus simpelment! Qu'y faire!
Qu'y faire !
Le moument qu'on voyait la Géante dansant la bourrée
herruyère anvé le coumandant d'armes de Sancoing,
au son des vielles et des cornemuses.
On s'était pilé, amiacé pour veoir manger la Géante,
mais pour la veoir danser on se mettait en bouillie, sitôt
qu'on a entendu perluder la bourrée après que les fins
sonneurs avont joué nos beaus airs de messe ^ et de tabe,
en l'houmeur de la grand' Géante et de son fi' Gargantua.
On a chanté les grand' chansons glorieuses! Ensuite on
a pleyé les nappes et, les tabès retirées, on s'est mis en
place pour la bourrée. Le chef capitaine coumandant la
I. Ce qualificatif est probablement tout moderne, mais il était
très usité par les hommes de l'âge de mon bon père, quand ils con-
taient les récits d'autrefois.
NOS GÉANTS d'aUTERFOÉS. i55
ville a invité la Géante et aile a dansé neutre bourrée
berruyère, paraît, coume si aile n'avait fait que ça du
depuis qu'aile était naissue. C'est ceti petit avènement que
ma douné à songer qu'aile était berruyère, la dame Gar-
gantua, ou des alentours, pace que, de mémoire d'houme,
on a vu parsoune humaine en dihôrs de nos Pays du
Mitant, danser en mesure et en accordement noutre belle
bourrée.
A persent, y a à songer que la Mère de nos grands
Géants devait tenir en son sein tous les usages, toutes
les coutumes, tous les compourtements des chouses et
des êtres de nos Pays de toute la France. C'était, d'ailleurs,
l'idée de mon grand-père, de la mère à Ugène, et pour
cetelle idée, le père Bordier, le père Girard, le père Énault
et Chariot Robet étaint d'accord.
Je vous donne à songer, mes chers mondes, si la foul-
titude des genss de cheus nous s'areuillait d'in avènement
si tel. Le chef capitaine coumandant d'armes de la ville
de Sancoing, à ce moument-là, était, à ce que j'ai oui
dire, un fier guerrier, et ça n'est point étounant que ceti
guerrier savait danser cetelle danse qu'a été auterfoés,
paraît, une danse guerrière qu'on dansait à Bourges long-
temps avant la venue du Viens Çasair brise-tout cheus
nous '.
Mon grand-père Regnaud, que savait tant et tant de
chouses belles, me disait que la bourrée étai' une danse
sacrée qu'avait nombre de grand' vartus tant pour l'esprit
et l'âme de l'houme du Pais que pour la boune tenue et
le compourtement de son côrp. Faut dire qu'en tous
ouvrages des champs, des bois, des prés et des vignes,
mon grand-père avait des remontrances que souventes
foés i' m'a espliqué, et j'en aurais pardu le boire et le
manger à l'écouter tant sa parole me transpourtait. Ah!
si nos curés avaint su faire des prônes coume les savait
I. Ou verra plus loin, par la musique forcément adoucie, que
notre bourrée berruyère était d'origine religieuse et guerrière.
l56 NOS GÉANTS d'aUTERFOÉS.
faire mon grand-père Regnaud, asseurément que nos
églises seraint encore pleines, du chœur aus grand portes,
tous les dimanches et fêtes. C'est inémaginant cetelle idée
qu'avont évu nos prêtres de baufuter, z'eus itou, nos cou-
tumes, nos usages, nos vartus, toutes les grâces, les beau-
tés et les brevetés que tenaint nos belles et chermantes
chansons, nos biaus airs et jolis airs de vielles et de
musettes, que glorifiaint si bellement les grâces, les vartus
et les beautés de noutre belle Terre.
Au moument que Gargantua étai' à Sancoing, il en était
tout auterment. Je veus dire que c'était le contraire de ce
qu'on voit à persent.
Coume il avait raison, mon bon cher grand-père, de
dire que les polkas, les masulkas et les valses, plantées
cheus nous coume des abrustes étrangers, c'était la pire
des malefaisances que peuvaitnous advenir. Ah! le poure
houme, si aujourd'hui il arvenait!... Bon Dieu!... mais
coument ça peu t'i' se faire que les houmes de cheus nous
se sayaint laissé pitrer! piler! acraiserl... Mais coument
ça peut' i se faire que je nous sayaint pas raidis, brandis,
nous autre païsans conter les maléfices des mauvais esprits
du Diâbe étranger? C'est que y avait pus là nos bons
Géants pour mettre le holà ! sus l'emprise des imfâmies de
la mauvaise ère, et surtout pour faire l'accord du peuple,
anvé les Bourgeois, les Seigneurs et les Rois.
Au moument dont je vous parle, la grande idée des
houmes du Pais que fasait l'aménagement du Pais tenait
en tout et pour tout à la veine ^ qu'était l'âme du Pais. Un
guerrier qu'aurait dansé, coume on voit de nouter temps,
une danse des îles, aurai' été mal vu asseurément.
Le capitaine, coumandant d'armes de la ville de San-
coing, fier guerrier, était naturellement beau danseur de
I. Le mot veiJte est employé comme synonyme de direction, bon
jugement, bon sens moral.
NOS GÉANTS d'aUTERFOÉS. \5j
bourrée pace que fier guerrier! Paraît que ses avancées,
ses reculées, ses cârrements, étaint faits dans le grands
goût des mouvements et pour la grandesse mâle que con-
ven à cetelle danse suparbe qu'était la danse de nos grands
anciens, anciens pères. L'étounement a été de veoir la
Géante du depuis le premier accord qu'a douné le per-
lude des musettes et des vielles, qu'étaint quarante son-
neurs à ce que paraît, jusqu'au moument de l'appel de la
bichottière finale. J'ai toujours ouï-dire que tous ses mou-
vements de tête, de côrp, de jambes, de pieds, de bras et
de mains, ça été la parfection des parfections, et les
anciens avont tenu chapitre à l'esprès pour en causer.
Sancoing a évu de tous temps le renom des fins danseurs
de bourrée. Et à ce chapitre des anciens il a été dit que
la dame Gargantua a montré une grâce dans ses mouve-
ments d'avancée et de reculée, dans ses cârrements et ses
virounements, à faire envie à la première danseuse du
temp don je parlons là et qu'était l'époque là oij les danses,
les abillements, les porcessions des coumunautés d'ar-
tisans de campagne et de la grand' paroisse étaint dan' in
état de bràveté que parsoune humaine de nouter temps de
démolicion et de bousillage peut conceveoir.
En sus des mouvements, des cârrements, des viroune-
ments qu'aile savait faire anvé une grâce et une aisance
inimaginantes, la dame Gargantua, paraît que le moindre
petit fléchissement de son grand si beau côrp, le pus petit
panchement de sa si belle tête, c'était in émociounement
sans pareil dans le peuple, dans la bourgeoisie, dans la
noblesse, et les guerriers en étaint fort imperciounés, tant
et si ben qu'une chanson a été faite sus l'air de la bourrée
qu'a toujour été appelée la bourrée de la Géante ou ben
de la dame Gargantua, et qu'est asseurément la pus belle
bourrée connue dans le Mitant de la France. Le père
Lyondon, le vieus lictin, l'a écrite à la Vignounerie de la
Cure', là où j'etains, là où mon petit garson Ugène est
I. La cure de Neuvy, vacante après le mariage du curé en lygS,
devint une vignonnerie de la régie du château de Neuvy. Mon
l58 NOS GÉANTS d'aUTERFOÉS.
venu au monde. Je m'en rappelle coume si la chouse s'était
passée à ce matin.
Mon grand-père étai' à n'un coin du feu que brûlait à
vif un bon truffiaut de Noël, et accoté vès la Mère Angis,
le père Lyondon était à l'autre coin accoté contre le père
Touniaus. Je venains de goûter le goûter de la fête de
Noël. J'avains beu un petit coup et j'avains causé des
chouses et des êtres de cheus nous. J'avains causé de
Gargantua, ben entendu. On causait toujour en tout et
pour tout de Gargantua, que tenait cheus nous la pus
haute place du pinacle, après le grand Dieu du Ciel, parce
qu'il était le grand esprit de la Terre de cheus nous. Voéla
don' coument le père Lyondon \ le viens lictin, a mis en
grand-père Baffier fut vigneron-métayer du marquis de Saint-Sau-
veur en cette vignonnerie, ainsi que mon père. Mon grand-père
bisaïeul Regnaud, très âgé, y demeura, mais n'y mourut point.
C'était une très belle maison, des grands siècles d'art français, la
cure de Neuvy. La cheminée que tenait la salle commune était
décorée avec des statues formant cariatides et supportant la hotte.
C'était le père Touniaus et la mère Angis. Ces statues, dont il nous
fut impossible de retrouver la trace, demeurent encore dans la
mémoire des anciens de la paroisse depuis la démolition de la
splendide cure. Le bourg de Neuvy, qui était une merveille d'art,
est aujourd'hui à peu près effacé, sauf l'église, qui a un portail
remarquable du xvi" siècle, et une adorable petite maison dénom-
mée le Pavillon, qui est un bijou d'art que l'on voudrait mettre
sous son bras pour le retirer d'où il est, en mauvaise passe d'être
détruit ou saboté.
I. L'écrit du vieux lictin Lyondon fut consumé par un incendie
qui détruisit presque tout notre ménage dans la maison où nous
étions en sortant de la cure. Cet écrit devait porter la musique en
même temps que les paroles.
Dans « les derniers Géants de cheus nous », on voit un Monsieur
Leroy, célibataire, le premier instituteur établi à Neuvy, qui loge et
prend ses repas chez mon père encore garçon, et qui tient la vignon-
nerie avec sa belle-mère, seconde femme de mon grand-père décédé.
Monsieur Leroy chante la bourrée de la Géante à la Pardrix
Grise, le Retour du Guerrier, l'Histoire de la Fille d'un Prince, le
Grand Flamand, et des chansons de Paris, en s'accompagnant sur
un piano apporté de Nevers en bateau, par la Loire et l'Allier jus-
qu'à l'Ile-aux-Bœufs, où alla le quérir le grand cousin Baffier, le
laboureur, avec sa charte et ses deux grands bœufs, Châtain et
Résolu.
NOS GÉANTS d'aUTERFOÉS. I 5g
écriture à la main la bourrée de la Géante, cependant que
mon grand-père la disait :
Dedans Cincoing
L'y a la Pardris grise,
Dedans Cincoing
Tout l'mond' la connaît ben.
Dame Gargantua
Vin' à la Pardris grise,
A la bourrée
Qu'aile a fort ben dansée.
Les artisans
De ville et de campagne,
Tous les paisans,
En avaint l'cuer content.
Les grands seigneurs,
Les bourgeois de la ville,
Tous les grands sires
En avaint du plaisir,
(bis)
{bis)
{bis)
(bis)
Tous les sargents
Et tous les capitaines, r ,^i^\
Tous les éch'vins
Et tous les miliciens.
Le grand Pervot,
Et le coumandant d'armes.
Tous les guerriers
Étaint émociounés.
(bis)
J'ai toujour ouï-dire que c'était Gargantua que l'avait
faite sus le moument cetelle chanson que mon grand-père
Regnaud m'a chantée souventes foés, et il y mettait queuque
Il est dit que ce Monsieur Leroy n'ayant pu payer ledit piano,
qu'il tenait à crédit, le grand cousin a dû le retourner à l'Ile-aux-
Bœufs, où il fut de nouveau embarqué sur un bateau faisant route
pour Nevers. Paraît que ce Monsieur Leroy, pour jouer des airs ou
pour chanter, était obligé de regarder des écritures sur des papiers.
Il jouait cependant très bien du tambour, sans regarder des écri-
tures, et mon père, nommé tambour de la garde nationale à Neuvy
à la Révolution de Quarante-huit, était son élève assez brillant
pour figurer avec honneur à une grande revue à Sancoins.
l6o NOS GÉANTS d'aUTERFOÉS.
chouse de si tant émociounant et transpourtant que si
ben par sa mainière de chanter l'air et de dire les paroles
ça m'enlevait dans l'air sans que je pourte su ren et je
voyais la cour de la Pardris Grise, les bâtiments, la Géante,
le Géant, le coumandant d'armes, les quarante maîtres sou-
neurs de vielle et de musette, la foultitude qu'était là toute
étardie, biblée, jugée, pleurant d'une ben-aiseté que me
pernait itou moé-mesme, et mon grand-père li arié s'arrê-
tait, le cuere gonflé d'émociounement et les œils tout
trempés de pleurs que je beuvais en le bichant de tout
mon cœur, à cause de la peine si grande qu'i' me fasait
puisque je pleurais coume un riau.
Le moument qu'on voyait Gaj^gantua donnant des conseils
ans braves genss.
On aurait ben voulu veoir danser Gargantua, mais il
était pris à douner des conseils à ceus braves genss que
voulaint l'entendre causer, si ben que les danses avont
été transpourtées dans les rues, sur les places de la ville.
C'était l'un l'autre que li demandait avis sus des chouses
de premier-ordre, souvent pour des rens. I' répounait à
tous anvé la mesme humeur riante et sa bounhoumie si
avenante, c'était coume un biau rayon de soulé luisant
pour tous les houmes de bon vouleoir qu'avont la pri-
meté du deveoir accompli. Les autres reçarchons les
berouées pour faire leus mauvaisetés.
Don' le bon Géant, son deveoir accompli, était joyeus
et bOunhoume, causant de chouses et d'autres anvé ceus
braves genss qu'étaint entour li. On avait sans doute causé
de sa mère et de li, et, pour veoir! un forgeon de Grous-
souver li a demandé si il était marié? Gargantua, tenant
son grand verre en main, a répounu souriant :
Je seus garson vive la joie,
J'ai fait l'amour à une brune
Je li ai dit, pus de cent fois,
Belle eume moi, belle eume moi,
{bis)
NOS GÉANTS d'aUTERFOÉS. i6i
Je t'y dounerai pour gageure
Moun an-nau d'or et ma ceinture.
Y a évu à ce moument là une si grand' poussée de peuple
que voulait veoir le Géant de près et l'entendre que le bon
Gargantua a évu de la tablature pour empêcher les acrai-
sements des côrp humains.
Après un moument, un vigneron de Mornay est venu
li demander, au bon Géant, si d'hasar i' connaissait des
remèdes pour arméger le vin bouté ? Et Gargantua a
répounu : Mon brave houme, j'en connais pas deus
remèdes pour arméger le vin bouté, mais j'en connais un
bon, et je veus point vous le vendre, mais vous le donner
de bon cuer. Vous dites que voûter vin est bouté? Oui,
grand Géant, mon vin est bouté ! Et ben, mon brave
houme, vous avez qu'une chouse à faire : beuvez voûter
vin ! Eh ! mais, grand Géant, vous eumez don le vin bouté?
Non point, mon brave houme, mais je boés le vin bouté
dès quante j'en ai point d'autre à boére et mesmement
quante j'en ai du bon à ménager, j'en boés du chétit pour
épargner le bon, voéla mon remède, mon bounhoume.
Le moument qu'on voyait deux berlassous pourter
un différent par devajit Gargantua.
Deus houmes de la Berlasse se châmâillaint au sujet
du docteur Bounet-Rond. L'un disait que ceti bouasou
était in honnête houme et qu'il avait fiance ans idées de
paix, de tranquillité et de bounheur qu'il épandait dans le
pays. L'autre disait que la fisolofie du Bounet-Rond n'était
que l'appât jité ans œils du peuple pour le prenre au tré-
buchet de l'esplotâcion des chouses de la Terre et du
Monde.
Tous deus resouts, dans leus idées, étaint sus le point
de se tourer quante in houme d'âge leus a donné avis de
pourter leu différent par devant Gargantua. Et ceutis
deus berlassiens, penibelment fendant la foultitude anvé
102 NOS GÉANTS d'aUTERFOÉS.
l'houme d'âge que les avait conseillé, i' sont parvenus
devant Gargantua. Le bounhoume que les assistait a
expliqué bounement le différent, à saveoir, que Jean-Jeân
tenant du docteur Bounet-Rond soutenait que le mou-
ment serait vitement venu d'aveoir la paix, la tranquillité
et le bounheur si on voulait s'entendre. Oui, oui, j'ai dit
ça! que Jean-Jean a querié, et je ten que l'idée est bonne !
Grand Géant vous peuvez pas nous soutenir que l'idée est
mauvaise.
Bellement! mon brave houme, qu'a dit Gargantua, j'ai
point intention de vous dire que voûter idée est mauvaise.
Au contraire, je seus consentant qu'aile est soupérieure !
Ainsi voyez don', je som d'accord pour le moument, mais
je vous avartis que j'irons pas loin sans nous dessuparer.
Je vous crai ben c[ue la paix serait enter les houmes si les
houmes voulaint s'entendre. Asseurément, i' s'entendront
janmâis. La guerre humaine durera autant que le monde
humain. Et vous ne voyez pas un moyen d'empêcher la
guerre humaine. Grand Géant, qu'a dit le Jean-Jean. Mon
brave camarade, j'en counai un, seur et çartain, mais
c'est pas aisé de le mettre en œuvre, d'abord, et ensuite le
remède serait pire que le mal.
Je vourrais ben tout de mesme le connaître ceti remède
qu'a dit l'houme au bounheur.
Mon poure cher camarade, la paix du monde humain
se peut faire qu'en détruisant l'espèce des houmes humain
entièrement, simpelment. Si deus houmes et une famé
denieuraint sus la Terre, les deus houmes se battraint
pour la famé. Si on rangeait la femme dans les oubliettes,
les deus individus se battraint pour une poire jusqu'à
temps que l'un des deus soye tué par l'autre ou ben qu'i
moure de sa belle mort. Le seul, restant, se prenrait en
grippe, se cognerait la tête auprès les pierres ou ben i'
tumberait en ennuyance, en chétiveté et periement. Coume
ça la paix humaine serait faite, asseurément, mais c'est
pas là, je crais, le but des réformacions que vous deman-
dez. La guerre, mon brave houme, c'est coume la fieuvre.
NOS GÉANTS d'aUTERFOÉS. i63
Ça prend le monde ben souventes foés au moument qu'on
s'y attend point.
La guerre, c'es' une fieuvre, d'ailleurs, qu'on peut pas
éviter, mais qu'on peut borner anvé des percaucioune-
ments. Y a ben des espèces de fieuvres, coume on voie
nombres de sortes de guerres. La guerre à l'épée que fait
saigner les corps et que tout le monde craint le pus fort,
c'est point la pus mauvaise asseurément. C'est pas la guerre
à l'épée, en tous cas, que tue les Nâcions que savont rester
resoutes dans les défaites. C'est la guerre à coups de lan-
cerons de sarpents vrineus qu'endeurmont les peuples en
les empoésounant sans rémission jusqu'à periement de
corps et de biens.
Par ainssi, mon brave houme, la sagesse des gouvar-
nements n'est pas de tuer la guerre à l'épée par la guerre
à coups de lanceron de sarpent vrineus. La sagesse n'est
pas de refaire les chouses et les êtres que Dieu a faits,
c'est de faire pour le mieus dans l'ordre des êtres et des
chouses que Dieu a faits.
La guerre, qu'a toutes les apparences d'un mal, peut se
trouver un bien si aile est sainte, et y a la guerre sainte
coume y a la guerre impie. Y a la guerre sage coume on
voit la guerre folle. Y a le bien, y a le mal. Y a l'Esprit
du Diàbe coume on voit l'Idée de Dieu! L'homme de
bien que renonce à son devoir [fais ce que doés) contre
l'esprit du mal pour le [fais ce que veut) n'a pus le droét
d'entrer dans la gloire de Dieu!
Un laboureus de Neuvy demande à Gargantua de dire le
juste juste pourquoé on pendele à nos portes de grattges
des têtes de sauvagines et des oisilleaus de carnage.
Un laboureus de Neuvy a fait signe qu'i désirait parler.
Et le Géant li a dit de parler.
Grand Gargantua, qu'a dit le bounhoume, je vourrais
saveoir de vous coument pour le juste, juste je devons
envisager la coutume de pendler auprès nos portes de
164 NOS GÉANTS d'aUTERFOÉS.
grange des têtes de loup et des calâbres d'oisilleaus de
carnage?
Les patarins qu'avont empoussé le maître aubargiste
pour li faire dependler cetelles sauvagines d'anprès les
portes de la grange, coume je les vois là, avont dit que
c'étai' honteus de montrer des images de guerre un jour
de fête de la paix. C'est ben çà que avez entendu, bon
Géant, mais moé je me seus trouvé à la profisse d'entendre
auters chouses que cens bons apôtres avont dites pas assez
haut pour que vous les entendaint, mais pas trop bas,
pour que moé je peuch les ouïr, à l'aise de mon corps, je
veus dire sans m'avancer pour souriller en cuerieu. Il
avont dit que nouter marque d'ahissance des loups et des
oisilleaus de carnage cachait l'ahissance des hommes.
Eh ! eh ! mon brave houme, qu'a répounu Gargantua,
ceus bouasous ne sont pas ja si bêtes, dans l'entendement
des chouses de la vie du monde, et faut leus douner ce que
leus advein; si leus manigances étaint pourtées pour le
bien coume ailes sont manipulées pour le mal, leus
œuvres seraint de bonne venue çartainement. Et vrai-
ment leus entêtement à faire du chétit est cent foés soupé-
rieur à nouter vouleoir à faire le bien, et cependant, que
de nouter coûté, on rouàtine quant on s'empige pas z'eus,
i' marchons dret à leus but sans barguiner, sans rouâtiner
aucunement que dès quante c'est pour leus ruses de guerre
qu'avont toutes les malices du grand Loucifer incarné.
Auter foés, mon bounhoume, on pandlait à nos portes
de grange emmis les têtes de loups et d'oisilleaus de car-
nage des têtes d'houmes en-nemis dangereus qu'on avait
tué en loyale bataille et de cetelle mainière y avait pas
besoin de faire des sarmounaires pour donner des expli-
cations comme je fait là, en ceti moument.
Ceus caterres, ceus patarins, ceus libartins boèmes,
ceutis saint-jean bouche d'or, avont ja gagné sus nous,
de nous faire parde la pus marquante des coutumes de
nouter défense cependant que z'eus ne se fasons point
faute de nous menacer de toutes cruelleté inimaginabes.
NOS GÉANTS d'aUTERFOÉS. i65
Par exemple, de nous hacher à petits morciaus pour faire
du pâté à leus chiens, de nous pendler au fait de nos clo-
chers, de nous faire brûler tout envie, de nous faire boire
du plomb fondu, ou ben de nous écorcher à vif, et ce pen-
dant que cetclles charmantes flatteries nous sont pro-
mises, nous autres, bonnes bêtes abarvigiées, je sons en
décide ' sur tout et en tout. Jusque là ya pas trop de mal,
vous rendez assez ben coups pour coups, mais, si vous
contuinez à rouâtiner, à berlaiser dans vos attaques, vous
serez un biau jour débordés, piles, rasés! C'est moé,
Gargantua, que vous le dis. Pernez des percautionnements,
mais n'abusez point des décides, mes bons amis. Pour ça
qu'est de voûter demande au sujet des loups, mon brave
houme et bon laboureus, je vas vous dire le fin mot que
vous redirez cheus vous et alentour de cheus vous pace
que, entendez ben, tout ça que vous tenez vès vous pour
le bien de la coumunauté ne manquez point de l'épendre
tant que vous pourrez, au contraire, ça qu'est mauvais,
tant que peuvez ne l'eburgez'^ point.
Une chouse connue auterfoés cheus nous, et que je vois
tumber en oubliance, c'est que les loups mangeont les
oueilles. On peu et mesme on doet craindre les Iftups.
C'est de boune guerre de les tuer, les loups, et de pendler
leus têtes auprès nos portes de grange, mais, asseurément,
un loup n'est point ahissabe pace qu'i mange les berbis.
Ceutis là que faut détester, que faut ahir, coume la cinq
cent dix mille peste, c'est les mauvais bargers que laissont
manger leus troupiaus par les loups ! Et ceutis mauvais
bargers que sont ahissabes, coume c'est pas possibe de
le dire assez, on ne pendèle point leus têtes auprès nos
portes de grange, je veus dire qu'on ne les pendèle pus,
et c'es' un tort.
Mon bounhoume et mes chers amis, faites ben atten-
tion à voûter entendement des chouses de la Terre et du
Monde.
1. Hésitation.
2. Remuer pour étaler.
l66 NOS GÉANTS d'aUTERFOÉS.
On voit des loups que se fasont bargers, pour être à
mesme les troupiaus de berbis, en vue de les manger sans
crainte d'être contrayé dans leus jouissance. Ouvrez l'œil!
Ceutis loups, sont des houmes de paix, de tranquillité
et de bounheur, pour z'eus ben entendu, puisque les
autres sont leus pâture.
Dans les temps lointains, on a vu dans nos Pays hauts
des chiens émiter les loups et i' sont descendus dans nos
Pays bas et mesme encore pus bas que je som ici. C'est le
pour quoé on voit dans nos Pays du Mitant de la France
des chiens loups et pour quoé on dit ben souventes foés
de parsounages qu'avont pas le sens de la dreture de cheus
nous : r sont enter chien et loup. Cetelle espèce de bêtes
à pain, est détestabe. Vous voyez peut être pas coument
cetelle bâtardise de bêtes féroces a pu venir séant? Je vas
vous le faire entender si voulez écarquiller un brin voûter
comperneoire pour ouïr la petite parabole que vinra après
la petite histoire que voyez ci.
Y avait une foés un Roi de nos Pays hauts qu'avait reçu
des passagers. F les a fait siser vès li, quasiment dessus
son trône. Dieu me pardonne : i' les a caressés, i' les a
flattés coume des petits poulets de grains, coume on voit
encore cetelle coutume, qu'a ben du bon, mais pus encore
de chetit, en Nivarnais, en Bourbonnais, dans la Marche,
an Limouzin et dans le Berri : c'est de trouvé biau,
suparbe, genti, mignon, charmant, tous et tous çà qu'est
pas de cheus nous.
Cens étrangers étaint à leus aises dans ceti palais du
Roi que se mettait en quatre, en six, en dix pour com-
plaire à cetelle compaignie. Et la compaignie s'égeonfflait,
coume vous pensez ben. Le chef de la bande s'est mis à
faire la belle jambe en grattant soun aile coume un jau et
la fille du Roi a évu envie de ce biau coq, chef de ceutis
voyageurs de coumarce, qu'avait des bagues à tous ses
NOS GÉANTS d'aUTERFOÉS. 167
doégs, et i' tenait du bagout et de la jactance à revendre.
Le triste père qu'avait toutes les feublesses pour sa fille,
qu'il adorait au point d'oubelier pour elle son dcveoir de
chef de peuple, il a ben veoulu la douner, sa drolière, à
ceti meneus de courandiers.
Ce pendant, le fi' du Roi, qu'était en veine de craindre
rentrée de ceus étrangers dans la mainson de sa famille,
pour arriver peut être à prenre le Pays entièrement pus
tard, a veoulu avartir son papa en li contant une parabole
que je vas vous dire, et je vous ençarge'de la tenir engra-
vée percieusement anprès la meilleur languette de voûter
gibarne de mémoire.
Entendez ben le fi' à son père.
Mon cher Syre et bon papa : Y aval' une foés une
chienne louve pleine qu'était prête à faire ses petits.
Train-nant les chemins, barrant les rues sans pouveoir
trouvé un logis, aile a rencontré un bon vieux barger et
aile s'est rendue à li, le perlant, le supeliant de li prêter
un petit coin de sa cabane pour metter bas sa pourtée. Le
barger, boune bête, a ben veoulu laisser faire la chienne,
asseurément, i' li a dit : dès quante tu sera délivrée,
faura décamper de là pace que ça conven pas une bande
de chiens loups au mitant d'un troupiau d'oueïlles, sur-
tout que j'ai mon chien à moé qu'est pas loup.
Cetelle chienne a mis bas une grousse pourtée et aile
s'est rendue au bon barger. Mon cher barger! qu'aile y a
dit, doulante, prends pitié de ma triste position, tu veois
ma misère! aye compassion de mon sort malhureus et
laisse moé dans ta cabanne queuques jours à fine fin de
parmettre à mes poures petits de marcher tout seuls pour
que je peuche les emmener, bonnes gens, sus les chemins
là où je çarcherons nouter pain, puisque tu peus pas les
endurer ceus poures petits malhureus que sont pourtant
jà si gentis. Voit don, mon bon barger, coume i sont
gentis mes petits chiens !
Le bon barger, tou' attendri et pitieu, a ben veoulu lais-
ser queuques temp encore la chienne et ses chiens dans sa
l68 NOS GÉANTS d'aUTERFOÉS.
cabane ce pendant que li couchait dihôrs, le poure houme,
les trois quarts du temp en coûté de son fidèle Médor. F
dounait la grousse part de ses vivres à li et de cetella de
son compagnon Médor pour la bande de petits affarés que
Jappaint la nuit et le jour, que c'en était pas rassurant du
tout. Il' avaint coumencé à jouer anvé les petits égnaus.
Après i' les avont mordu. Une auter foés il en avont
mangé un tout entièrement.
Le barger a dit à la chienne : faut partir anvé ta chiou-
lée ou ben je fais un malheur! Aile a repounu : mon
cher barger, mon bon barger, laisse-nous jusquante à
demain; je te jure que je nous en irons.
Le lendemain, la meute jappait pus, aile hurlait ! Le
barger, affolé, laissant ses berbis à la garde de son fidèle
Médor, s'es' encouru çarcher des vivres pour la bande
affamée. Et revenant essoufflé, courant au galop, sa che-
mise trempée coume une soupe, de loin, il a parçu la
chienne et les chiens auprès escoffier Médor, le bon gar-
dien de son troupiau d'oueilles.
Le poure bougre, arrivant affolé, n'a évu que le temp
de veoir la dernière argardure de son bon chien et de
querier à la chienne : salope! train-née! bârre-les-rues!
sale fumelle, infâme cataud ! monstreuse garse!... Ah!
c'est coume ça que tu te compourte anvé moé qu'a évu la
bonté de te tirer des ornières là où tu serais quervée
coume une carne ! Sans moé, à cetelle heure, tu ne serais
qu'une peste dégoûtante, une puante carrée, une cha-
rogne ! J.-J... i' n'a pas évu le temp d'en dire pus long le
poure malhureus, la meute en raige est tumbée sus li,
entour li coume un déchainnement de monstres sortant de
l'enfer du Diâbe. Les uns avaint sauté sus sa tète, li arra-
chaint les œils, les autres, cramponnés auprès son ventre,
li tiraint les tripes, les autres déveoéraint le derrié de son
corps, les auters li lardassaint les jambes du bas en haut.
En ren de temp, il a évu pardu le goût du pain le poure
barger. Après, sans rémission, la chioulée affreuse s'est
enterpris à tuer les oueilles, leus égnaus et le champ de
NOS GÉANTS d'aUTERFOÉS. 169
carnage épouvantabe est resté à la meute horribe des
chiens loups.
O mon Roi! O mon père! veoilà l'histoire que sera la
voûtre si veoulez douner ma sœur au chef des boèmcs
libartins, des caterres et des patarins, esploteurs des terres
et des peuples.
Et le Roi s'est entêté à douner sa fille au chef des libar-
tins boèmes, des caterres et des patarins, les chiens loups,
que sont dévalés sus toute la Terre de la France, anvé
les loups çarviers, les chats tigres, les yènes et les tigres en
suite du démon des démons, le chef de tous les Diâbes
d'enfer, le cousin Gearmain de Belzebuth, le vieux Çasair
brise-tout.
Coument Gargantua montre que faut toujours se méfier
des hounisseurs d'honnêteté et des prêcheurs de paix.
Mes braves amis, y a une chouse que faut vous ben
mettre dans l'idée, en bonne place et mesmement faurrait
que ça saye arpersenté sus vos habits, sur les murs de vos
mainsons en dihôrs et en dedans : Si veoule:{ aveoir la
paix, y a pas deus moyens, y en a qu'un, c'est d'êtres
forts !
Tant ben formés que vous sayaint les un et les autres,
les un ou les auters, un seul homme! deux hommes! ou
trois hommes' ! c'est fameus d'un sens, mais c'est ren
d'une auter veine.
En tout et pour tout, noûter force, c'est la coumunauté!
La coumunauté des artisans de nos campagnes coume
cetella de nos villes. C'est la Chuche^, le soutre-*.
Le jour que le bounhoumedelaboureus de Neuvy, que
m'argarde anvé des yeus ronds, aura besoin d'in houme
pour l'ainder a. labourer son petit champ, à tailler sa
1. Le conteur affirmait la pensée énergique du Géant en pronon-
çant homme ! au lieu de houme qui lui était familier.
2. Base de doctrine initiale.
3. Pierre angulaire.
12
iyO NOS GEANTS D AUTERFOES.
vigne, à lever sa petite moesson ou faire sa vendange, ça
va de l'intérêt coumun que ceutis ouvrages sayaint faits en
temp' et heures. Pierre, Paul ou Jacques, de la paroisse de
Neuvy, devront aller au devant de la perière du bon gâs
que m'argarde de mais en mais. Li, par contre, devra se
décarcasser pour rander la pareille à Pierre, Paul ou
.Tacques de la coumunauté paroissiale. Le meilleur place-
ment de père de famille, c'est de sarvir la communauté
sociale de tout son cœur, de toute soun âme, de toutes ses
forces, et se dire toujours : Fait ce que doés, et à la garde
Dieu!
La ben-faisance de la coumunauté se montre don' pour
le moindre peti' ordon familier aussi ben que pour la
grande œuvres publique.
Cependant que l'orage gronde, le voisin de mon labou-
reus de Neuvy que li tend, deligentement, un charoé de
foin, qu'on va mettre à l'écoué vitement, accomplit un
deveoir social.
Pour telle autre œuvre familière, faurra deus, trois, qua-
ter houmes. Pour arlever et renforcer les remparts de
Sancoing, j'avons été mille, deux mille, trois mille, quater
mille, cinq mille, six mille.
Pour Nevers et Bourges j'étaint six mille, sept mille,
huit mille, neuf mille, dix mille, vingt mille, quarante
mille, cinquante mille. Nevers, Bourges, Sancoing sont des
braves villes et des villes braves, par la grand' vartu de
créiation de noutre belle Terre et aussi par la vartu de nos
coumunautés d'artisans de nos villes et de nos campagnes
que formolit la membrure, l'oussement maître, je veus
dire le calâbre de la grand' famille de noutre Nation.
J'ai grand peur que nos Rois et nos Seigneurs ne gar-
daint pas ben en mémoire cetelle conformâcion, pour la
tenir en dévocion et la garder farme. Si un tel malheur
advint, il' en seront punis mauvaisement, mais, si le peuple
de nos villes et de nos campagnes se laisse prenre, ou
mesmement laisse défigurer sa loi de vivacité, de grandesse
et de brâveté, la famille de l'individu, aussi ben que les
NOS GJÎANTS D AUTERFQÉS. I7I
familles de la Nation, tumbront en pardicion, en pcrie-
ment.
Entendez ben. mes amis, faut garder nos usages, nos
coutumes, nos abillements, nos musiques, nos chansons,
nos récils, nos histoires, nos ditons, surtout ne laissez
point toucher nos coumunautés! La coumunauté', c'est le
Soutre des Soutres, c'est la Chuche des Chuches, c'est
l'Arche, si veoulez que je parle coume mon-sieu le curé de
Sancoing. Oui, c'est l'Arche sainte! que vous tirera tou-
jours des mauvaises passes, des mauvais courants, des
mauvais vents que vinront battre vos murs de villes et vos
murs de mainsons, çà que sera demi mal en comparai-
sion des mauvais filtres que les docteurs Bounet-Rond, les
lictins fisolofes, les libariins boèmes feront panêtrer dans
voûter sang, dans vos veines, dans vos çarvelles, pour
vous déformer le côrp et l'âme et bousiller voûter juge-
ment et voûter entendment des chouses de la Terre et du
Monde.
Gardez! gardez! nos coumunautés d'artisans de nos
villes et de nos campagnes coume la pernelle de vos œils.
Nos anciens avont souffri les pus misérabes souffrances
faute de cens coumunautés qu'avont été étardies, un çartain
temps cheus nous, au moument de la venue des loups
çarviers, des chiens loups, des chats tigres, des yênes et
des tigres, que sont encourus en suite de Çasair brise-
tout.
Par la remise en honneur de nos grandes coumunautés
et confréries, nos anciens père avont refait nouter grand'
famille des houmes des Pays de toute la France. Et i' sont
glorieus nos anciens père, et dans les temps que vinront
i' seront de mais en mais glorieus malgré les infamies des
faseus d'histoires faussées, malgré les abbatleus, bounis-
seurs et fourbisseurs de faus génies, de fans talents, de
I. Nous avons déjà dit, et il faut redire, que les communautés
des campagnes du Centre ont existe de fait jusqu'au milieu du
xix' siècle.
172
NOS GEANTS D AUTERFOES.
faus renoms, de fausses vartus, de fausses gloires. Malgré
les enterperneurs de détruicion que veoulont effacer nos
villes, nos châtiaus, la grandesse, la noblesse et la brâveté
de nos Pays, l'œuvre glorieuse de nouter Nâcion, par nos
anciens pères, nos père et un peu encore par nous mesmes
que suivont leus traces, sera pourtée loin dans le Monde
de la Planète.
Et nos pères avon' été glorieus, et nous, peuvons le deve-
nir par la religion des vartus, des beautés, des brâvetés, de
noutre belle Terre que donne la force de nos corps, la
grâce de nos âmes, le sentiment de nos cuers en mesme
temps que la voyance de nouter entendement de l'esprit
pour tenir en tout et pour tout le bon sens, que nous par-
mettra de ne janmais nous départir de la résolution de
garder nettes nos coumunautés d'artisans des villes et des
campagnes que fasont les puissances de conterpoid au
pouvoirs des Seigneurs et des Rois et que seront capabes
de tenir l'acoup et mesme la tête du batiau, au besoin, si
nos Seigneurs venaint à faire défaut à leus pouvoirs de
chefs et si nos Rois manquaint à leus deveoir de père.
Nos grandes et belles coumunautés, cens forces admi-
rabes émitées des forces naturelles, arpresentont nos
familles de grands châgnes assemblées pour conformer
nos tant suparbes futaies, que fasont à noutre belle Terre
les pus beaus parements de beauté et de brâveté et en com-
pourtant en sus ceti exemple tan' admirabe et si touchant
d'une petite famille individuelle là où le père est le Roi,
et eh formant le modèlf de la grand' famille de la Nâcion,
là où le Roi est le père.
Ne vous départissez point de cetelle vérité de fondation,
mes braves amis, et méfiez-vous des genss que parlent à
tout bout de champ de leus honnêteté et du désir que les
pourte, soi-disant pour faire le bounheur du Monde. Vous
peuvez êtes çartains que ceutis là, ça n'est point la gime
des houmes, ben le contraire, c'est le pus souvent la lie.
Compernez ben qu'un vrai hounête houme, c'est qu'il a
du goût à l'être, ce faisant i' ne peu pas l'être son soûl, et
NOS GÉANTS d'aUTERFOÉS. lyS
i' ne songe point à se vanter à Paveur de son prochain.
Ceti là qu'est point hounête et sans désir de l'être sais ben
que besoin est à li de dire, de quérier mesme soun hounê-
teté pace que si il en dit ren, parsoune non mais dira ren
pour le mettre en renom honorabe.
Encore un mot mes amis et j'aurai fini de vous sar-
mouner. C'est mon deveoir de vous avartir que tout est
mis en jeu, par les races parvarties, pour détruire nos cou-
munautés des artisans de villes et des campagne, qu'arper-
sentont la vraie force de résistance conter les exploeteurs
de peuple et les enterperneurs de détruicion des richesses,
des beautés et des brâvetés de noutre belle Terre, la grande
mère nourisse du monde, Ceus esprits affarés de domi-
nâcionvon' encârouner nos Seigneurs et mesme nos Rois
par toutes vacations de manigances fisolofiques assaison-
nées à la chiure du Diàbe pour sarvir, en apparence, la
grandesse des Seigneurs, des Rois et pour la gloire des
Peuples, en vérité, pour la pardicion des Seigneurs, des
Rois et l'esplotâtion des Peuples, pour l'esplotâtion de
la Terre jusqu'à l'oussement, jusqu'à periement.
Ceus lictins fisolofes, ceus esprits dévargondés vont
montrer à nos Seigneurs et à nos Rois des plans de socié-
tés barlilicoités d'agueryances diaboliques, et varnissés
par l'astuce du grand Loucifer incarné.
Cependant que ceutis malhureus vont se laisser endeur-
mir et embaumer par les filtres de l'infâme menée des
bounisseurs de paix, lictins fisolofes, boèmes libartins et
esploteurs de peuples, veillez! veillez, mes braves amis,
pus que j'anmais à la garde de nos coumunautés, de nos
franchises, de nos usages, de nos coutumes, ça pour l'en-
tertenement de nos vartus familières et publiques, pour la
léauté de nos œuvres, pour la sauvegarde de nos villes et
de nos bourgs, pour la consarvâcion de nos mainsons, de
nos églises et de nos clochers, de nos châtiaus et de nos
cathédrales.
Veillez! veillez! surtout à la consarvâcion de la grande
oeuvre du créiateur des Mondes.
174 '^OS GEANTS D AUTERFOÉS.
Veillez! veillez! à consarver les vartus de noutre belle
Terre.
Faut vous dire, mes amis, que le deveoir de l'homme
franc ne s'est janmais persenté pus rude à accomplir que
de ce temps. Je vous avartis! A persent c'es à vous de
saveoir si voulez embrasser la face de Dieu ou bicher le
eu du Diàbe!
J'ai dit que la guerre humaine sera tant que les humains
seron' en vie sus la Terre. De tous temps y a évu la guerre
sainte et la guerre impie. Nos grands capitaines avon été
glorifiés en estàtues de pierre, les petits capitaines et les
sargents sont, en des livres, marqués à l'encre d'houneur.
C'est à nous de glorifier le vaillant guerrier, sans grade,
que va sus le champ de bataille travailler bonnement de
l'épée coume nous autres artisans je travaillons de Tuti'.
Mes braves camarades et chers amis, entendez ma chan-
son que fera noble le simple et résout guerrier qu'arven
de guerre, un pied chaussé et l'auter nu.
Gargantua, artisan de l'uti, au fier guerrier, artisan de
l'épée :
Le Retour du Guerrier.
Ces un guerrier ) (^^-^^
Q'arven de guerre ]
Un pied chaussé et l'auter nu, \ . .
Poure guerrier d'ià où ven tu? )
II.
Ben le bonjour ( ,r • >
Dame l'hôtesse, i
Appourtez moé du bon vin blanc. )
Guerrier, avez vous de l'argent
, i (l^^s)
NOS GÉANTS d'aUTERFOÉS. lyS
III.
Pour de l'argent | /^^-^^
Ah! j'en ai guère, '
Mais j'engag'rai, mon chevau gris, ) ,, ■ ^
Et moun armet, et moun habit '. ) ^
IV.
Et le guerrier
Se met à tabe
(bis)
Aussitôt se prend a chanter i ,, . ,
Et 1 hôtesse s met a pleurer. )
Que pleurez-vous t ^i •,..
La belle hôtesse? i
Regrettez vous voûter vin blanc }
Que le guerrier boi' en passant, i
VI.
C'est pas mon vin | ,, • >
Que je regrette, )
C'est le premier de mes maris, )
Mon-sieu, vous ressemblez à li. \
VII.
ibis)
(bis)
On m'a écrit l lu- \
De ses nouvelles i
Qu'il était mort et enterré
Et je me seus remariée 2.
(bis)
1. Ce vers, qui a été complètement modernisé, est ainsi cons-
titué dans notre pays de Berry :
Mon pistolet et mon fusil.
Le pistolet, dont l'invention remonte au commencement du
xvi" siècle, ne pouvait être désigné dans une chanson de l'époque
dont nous parlons. C'est pour cette raison que nous avons adopté
la version antérieure.
2. Entre ces deux couplets, il y a eu, chez nous, le partage des
176 NOS GÉANTS d'aUTERFOÉS.
VIII.
<
Brave guerrier I ,, • >
Vide son verre, i
Monte à chevau tout en pleurant. > ,, . ,
Four artrouver son coumandant. )
Pour le père et la mère Baffîer, leur dévoué scribe et
petit garson Ugène prénommé et nommé plus communé-
ment
Jean Baffier.
enfants, deux du premier lit et deux du nouveau mariage. Cette
excroissance déplorable nous obligeait toujours à nous boucher les
oreilles au moment où le chanteur la sortait. Nous avons pris le
parti d'adopter la version du Poitou recueillie par le poète Gaud.
TABLE DES MATIERES.
Pages
Préface, de Jacques Boulenger i
Des ouvrages du Grand Gargantua sur la lisière
du Bourbonnais , du Berri et du Nivarnais. Récits
du père Baffier s'appuyant sur les dires et opi-
îîions de la mère Baffier^ dite la mère à Ugène^
le grand père Regnaud^ Girard le plemeu de
Brères, le père Bordier, Chariot-Robert, Bour-
dier, ancien facteur de Sagonne, Cœurier, maître
tonnelier à Vallon en Sully.
Première veillée i3
La poêlée de Gargantua, p. i3. — Les causes de fond
de la poêlée, p. i6. — Les ouvrages des famés, p. 21.
— Le moument qu'on voyait les galettes défournées,
p. 23. — L'arrivée des voitures et des batiaux çargés
de vin, p. 24. — L'ordon des etuvées et de la friture,
p. 26. — Là où était le Géant? p. 28. — La rentrée de
Gargantua à Vallon, p. 3o. — La poêlée de Gargan-
tua. Son petit coup de vin blanc, p. 32. — Le repas,
p. 34. — Fin du repas de Gargantua. Sa petite rin-
cette, p. 35. — Où on voit Gargantua ouvrir le bal,
p. 37. — Où le conteur prend vent, p. 38. — Le repos
du Géant, p. 38. — Le petit câsse-croûte du Géant,
p. 40. — Le moument qu'on voyait Gargantua man-
ger la soupe frite, p. 42. — Les adieus du Géant,
p. 44. — Comment Gargantua arleva la petite grange
de la poure vieille veuve, et coument il fit les entou-
nâilles du poure viens vigneron, voisin de la vieille,
p. 46. — Le Géant sur le port d'Urçay, p. 47. — Le
moument qu'on voit les libartins, les lictins-fisolofes
lyS TABLE DES MATIERES,
et les maignants empoussant le Peuple conter le bon
Géant, p. 4g. — Où on voit Gargantua arrier les poin-
sons d'un poure vieus vigneron malade et mourant de
peur de voir aigrir son vin dans sa cave, faute d'être
entouné, p. 58. — Les entounâilles. La mort du vieus
vigneron, p. 67. — L'enterrement du vieus vigneron,
p. 68. — Les genss de Saint-Pierre-des-Étieus à l'au-
devant de Gargantua, p. 71. — Gargantua beuvant
d'une lampée l'étang des Belles-Fontaines, p. 72. —
Où on voit les grand' vartus du Syre de Charenton,
p. 75.
Deuxième veillée
De Saint-Pierre-des-Étieus au Mont-Joï, p. 77. —
Comment avai' été saccagé le chàtiau du Mont-Joï,
p. 83. — Comment on a vu la prise du châtiau de
Mont-Joï par les caterres, les boèmes libartins et les
patarins, p. 84. — La venue de Gargantua, p. 89. —
Gargantua au Mont-Joï, p. go. — Le départiement de
Gargantua du Mont-Joï pour Sancoing, p. g6. — Gar-
gantua à Sancoing. Coument s'est vue la grande foul-
titude de peuple qu'a voulu, coûte que coûte, arlever
et renforcer les remparts au coumandement du grand
Géant, p. 100. — Le moument qu'on voit apparaître le
Docteur Bounet-Rond, p. 102. — L'œuvre vive des
ramparts de Sancoing, p. iio. — La grande joie et
confiante arcounaissance des Sancounais et des genss
des campagnes envirounantes en voyant les si tant
beaus remparts de leus ville, p. ii5. — Coument le
petit goûter de Gargantua est devenu un grand festin,
p. 117. — Coument se fasaient les ébattements des
Sancounais et des gens des alentours, p. 119. — La
mère Gargantua à Sancoing, p. 124. — Coument était
venue et de là où était venue la Géante, p. 128. — Ce
qu'était l'Hôtellerie de la Pardris Grise, p. 12g. — Le
moument qu'on voit le conteur pris d'émotion et de
découragement, p. i32. — Coument le conteur se
remet en courage pour contuiner son récit, p. i33. —
La porte d'entrée à l'Hôtellerie de la Pardris Grise,
p. i36. — Le moument qu'on voit le coumandant
11
TABLE DES MATIERES. 1 79
d'arme anvé ses capitaines, le Pervôt des marchands
et artisans, les chefs de la milice, les maîtres des
coumunautés des artisans de ville et de campagne,
venant complimenter la Géante, p. iSq. — Le mou-
ment qu'on a vu Gargantua arrêtant l'hôtelier qui vou-
lait dépendler les têtes de sauvagines et les oisilleaus
de carnage accrochetés aus portes de la grange, p. 140.
— Le repas du Géant, p. 143. — Le moument qu'on
voit le conteur faire des réflexions sur le sarmon de
Gargantua, p. 149. — Le moument qu'on voyait la
Géante dansant la bourrée berruyère anvé le couman-
dant d'armes de Sancoing, au son des vielles et des
cornemuses, p. 154. — Le moument qu'on voyait Gar-
gantua donnant des conseils aus braves gens, p. i6o.
— Le moument qu'on voyait deux berlassous pourter
un différent par devant Gargantua, p. 161. — Un labou-
reus de Neuvy demande à Gargantua de dire le juste
juste pourquoé on pendele à nos portes de granges des
têtes de sauvagines et des oisilleaus de carnage, p. i53.
— Coument Gargantua montre que faut toujours se
méfier des bounisseurs d'hounêteté et des prêcheurs
de paix, p. i6g. — Le retour du guerrier, p. 174.
Illustrations :
1. Frontispice formant page de garde pour le corps
du texte Frontispice
2. Reconnaissance à Angelo Mariani . . . Dédicace
3. Le père Chariot Rob et de la Baronnerie^ l'homme
des bois évocateur des temps druidiques . . 32
4. Le grand père Regnaud de la Ville neii', le grand
évocateur des beautés et des vertus créatrices
de la terre pour l'ordre de son aménagement
et des soins pieux que nous devons à cette
bonne mère Nourrice 48
l80 TABLE DES MATIERES.
5. Le père Bordier de Goutiè?'e, rhomme des rap-
ports mystérieus qu'ont les être et les choses
du Ciel, de la Terre et du Monde .... 72
6. Girard le plemeiix de Brères des chaumes de Cla-
vière ^ le pionnier des rudes tâches et des
labeurs extrêmes 104
7. Le tombeau du Père et de la Mère Baffier, his-
toriens de nos géants d'auterfoés et des der-
niers géants de chez nous, au cimetière mo-
derne de Sancoing d'où l'on voit les remparts
de Gargantua reconstitués d'après des reliefs
existant encore et des documents conservés
par la tradition orale i52
Nogent-le-Rotrou, impr. Daupeley-Gouverneur.
D
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PN Baffierj Jean
57 Ko s géants d'auterfoés
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