NOTICES
BIOGRAPHIQUES
DU GARD
B A G N C) L S
I M P R 1 M E R i i-: \'-' -v L BAN B R O C H E
NOTICES
v-^-
^.^ ,^..
BIOGRAPHlCiUES
DU GARD
(CANTON DE BAGNOLS )
Par Léon alègre
OFFICIER d'académie,
F0NDATEX:R de la bibliothèque, du musée et de l'école de dessin de BAGNOLS,
MEMBRE DE l'aCADÉMIE DE NIMES ET DE PLUSIEURS SOCIÉTÉS SAVANTES.
« L'amour de ma patrie et le désir de
» lui être utile ont donné naissance à
» cet ouvrage. » Ménabd.
(Préface de i Histoire ilt Nimes).
Cuii/tie sxium.
l'OM t: II
BAGNOLS
AUGUSTE BAILE, LIBRAIRE-ÉDITEUR
3, Place Saint-Jean^ 3
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?1974
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3/¥â^f
LACROIX JEAN-PIERRE-JOSEPH-ANTOINE)
PEINTRE
Né à Bagnols le lo septembre i-jcSi
Mort à Nîmes le g août nSS'j
,Es individualités douées d'une aptitude artistique se
(rencontrent souvent, mais la Providence est avare
jd'hommes de génie. L'intelligence du grand art, le
'pouvoir de traduire par le dessin, la plume ou la
couleur, par le burin ou le ciseau, une pensée, une expres-
sion, un acte, n'est pas donné à chacun de nous. Le Gard a
fourni des peintres tels que Re3-naud, Subleyras, Sigalon, Bou-
coiran et plusieurs artistes modernes renommés ( i ) ; mais
notre canton peut-il citer un nom réellement illustre ? —
Jusqu'ici nous disons hardiment : non. Toutefois, il est bon
de faire revivre le souvenir d'un compatriote qui a essayé de
sourire à la muse de la peinture.
Jean-Pierre-Antoine-Joseph Lacroix, était négociant, mar-
chand drapier, établi à la Grande rue (2). Sur la porte de sa
maison se balançaient, chaque semaine, des numéros en série,
(1) JIM. Jalabeit, Jourdan^ Roybet, Doze, J. Salles, Simil et le jeune Bous-
chet, professeur à Paris, etc., etc.
(2) Maison Borie, marchand d'étoffes, m 19, Grande rue.
Le nom de M, Lacroix, père, est souvent cité dans nos Annales historiques de
Bdrjnols.
6 NOTICES BIOGRAPHIQUES
lesquels étaient attendus impatiemment, observés avec convoi-
tise et anxiété. C'était là le bureau de Loterie royale^ étrange
institution que les gouvernements de l'Europe ont fait dispa-
raître comme immorale, alors que l'Italie seule, la conservait
à Rome jusqu'à ces derniers temps (i). Une loterie organisée
qui ruinait des familles et conduisait à la misère certains fous
que la crédulité aux oracles des songes poussait aux dernières
limites de la prodigalité ! ! !
M. Lacroix avait ouvert, au Collège, une classe de dessin. A
cette époque les prospectus scolaires portaient encore ces
mots : « Les arts d'agrément^ dessin, musique, sont à la
charge des parents ». — Comme si le dessin ne devait pas
plutôt être compris dans les études de première utilité ! Comme
s'il était possible de se passer du dessin dans toutes les pro-
fessions de la vie : d'ignorer les principes d'un art destiné à
former le goût de chacun, celui du maître qui veut com-
mander, celui de l'ouvrier qui doit exécuter les commandes ?
« Le dessin est la langue de l'industrie », a dit un historien
célèbre (2).
On avait donc alors des « maîtres de dessin » pour les enfants
des riches ; mais à quoi se bornaient les soins du professeur ?
— à faire exécuter un joli sujet; à faire lui-même, la moitié
de l'ouvrage, à encadrer le beau travail et à l'olïrir, pour leur
fête, à des parents vaniteux, émerveillés... Sur vingt élèves,
deux, tout au plus, persévéraient et dix ans après, pouvaient
encore se souvenir de leurs succès \ les autres restaient totale-
ment étrangers à l'art : et la preuve en est dans le goût
(1) A Paris, la Loterie fut établie eii17')7. Les })rodLiits devaient servira
l'amorrissement des rentes de l'Hùtel-de-Ville.
(2) M. Victor Duruy, depuis niiuistre de riustruclion publique.
Au Congrès des Ecoles de 18G8 (Paris), un des vœux a été formulé en ces
termes :
(( Comme l'étude du dessin est d'une utilité générale, son enseignement doit
devenir o])ligatoire dans un système bien compris d'instruction publique, au
môme titre que l'écriture et la grammaire. »
On devrait dire : L'enseignement de la science etno/i de l'art du dessin.,
LACROIX 7
déprave qui présidait plus tard, à la décoration ridicule de leur
demeure, à l'achat d'images enluminées, de gravures mons-
trueuses et bizarres. De là, le goût faussé, généralement ré-
pandu dans un pays, où ce n'était qu'à de rares intervalles
seulement que des objets d'art perfectionnés faisaient leur
apparition.
On appelait cela dessiner et faire école : eh bien, nous ne
jetons pas brutalement la pierre à tous les professeurs de ce
temps : s'ils ont fait quelque peu de mal, ils ont fait aussi
beaucoup de bien, car le bon M. Lacroix, dont nous venons
d'écrire le nom était assurément le plus consciencieux des
maîtres. Son enseignement fut toujours méthodique et pré-
cis (i).
Une discipline parfaite régnait dans la classe : les conseils
paternels y étaient abondamment fournis et, de plus, afin de
maintenir le silence, le maître faisait, lui-même, la lecture
de quelques pages de l'histoire des Peintres. Ainsi tout en
esquissant une tête, tout en crayonnant patiemment des
hachures correctes, les élèves retenaient le nom des grands
artistes et de leurs œuvres capitales '2'.
M. Lacroix était peintre... Après 181 5, lorsque les grandes
guerres furent terminées, la France sembla retrouver son calme
d'autrefois. Le clergé reprenait une influence favorable aux
beaux arts ; nous devrions dire : à la décoration des églises.
Alors nos peintres de la province, Calvier, de la Drôme,
(1) Il était basé, pour le tracé d'ensemble, sur l'emploi des lignes droites et
l'appréciation de l'ouverture des angles. Lacroix procédait par grandes masses et
arrivait progressivement aux détails. L'étude du dessin était fondé sur la géométrie.
(2) Dans les dernières années de sa vie, Lacroix se plaisait à citer comme son
meilleur élève, Camille iloipicplan. M. Roqueplan père (jui, pendant jtlusiéurs
années a été, à lîagnols, employé des contiibutions indirectes, lit élever ses
fils au Collège, L'un et l'autre ont conservé de ce pays un excellent souvenir,
qui s'est traduit par le don à la Bii)liolhèque de (juelques volumes, de la part du
littérateur Nestor et par l'offrande au Musée d'une toile de Camille, — don de
Madame .\myot, leur sœur. Camille Roqueplan a laissé au Musée de Versailles
quelques tableaux d'histoire très l'emarquables,
8 NOTICES BIOGRAPHIQUES
Fleuriot, de Vaucluse, Jusky, de Pont-Saint-Esprit, reçurent
des commandes : il en fut de même à Bagnols. M. Lacroix,
pour le Gard ou pour l'Hérault, produisit un grand nombre
de tableaux d'église, fit de bons portraits, couvrit de vastes
carrés de toiles, exécuta beaucoup de copies : mais ces copies
étant faites le plus souvent d'après des gravures noires,
l'artiste inventait un coloris de fantaisie et ne pouvait, de la
sorte, faire qu'une œuvre fort incomplète.
Cependant nos autels étaient parés de cadres ainsi exécutés :
rex dono aiictoris les accompagnait généralement. Cette indi-
cation n'a pas trouvé grâce devant l'inflexible rigueur des
fabriciens et des curés (i) qui peu après ont fait le vide : ils
ont substitué aux œuvres de Lacroix des toiles données par
l'État et traitées par des peintres plus connus. Pourquoi n'a-
t-on pas conservé les moins imparfaites de ses œuvres ? Ce
manque de déférence pour les auteurs ne peut que décourager
les donateurs futurs (2).
Nous le disons encore une dernière fois : soumettons-nous
au contrôle des gens de goût et ne substituons plus les articles
à la mode^ — aux objets d'une valeur réelle, et précieux surtout
par les souvenirs qui s'3^ rattachent.
Aux administrations jalouses des progrès artistiques et in-
dustriels dans les masses, à ceux qui ont à cœur de voir le
génie de l'art français planer au-dessus des nationalités voi-
sines et rivales, nous dirons : créez des musées cantonaux ;
dans toutes les écoles, mettez sous les yeux des jeunes élèves
des gravures, des tableaux qui attirent les regards ; propagez
l'étude des arts du dessin, vous aurez fait naître le bon goût.
(i) C'est à l'un des derniers que l'on doit la dispersion des anciens tableaux
de Romain, de Jean Jean, de Coulon. M. B. . . vendit pour cent francs au curé
de Calvisson (Gard) le Christ, V Assomption, de Lacroix et la sainte Victoire, de
sa fille Sérapliine !.. .
(,2) Le fondateur du Musée de Bagnols, ancien élève de M. Lacroix, a tenu à
posséder une œuvre de cet artiste de mérite : un saint Gérôme en prière, offert
par Mademoiselle Lacroix (sœur saint Benoît), supérieure de Saint-Maur à
Toulon.
LACROIX 9
En en développant les principes chez les adultes, vous aurez
rendu service à l'ouvrier, vous l'aurez, pour ainsi dire, enrichi,
puisque vous abre'gerez et faciliterez son travail, en lui rendant
la main habile et le coup-d'œil juste. Vous aurez empêché des
actes d'un regrettable vandalisme ; vous aurez trouvé un agréa-
ble passe-temps pour les oisifs ; vous aurez peut-être moralisé
plus d'un indifférent, en faisant respecter les objets anciens et
estimer les œuvres belles et parfaites des artistes modernes.
Lacroix avait épousé Mademoiselle Anne-Claire-Henriette
Charamaule, de Montpellier. La famille Lacroix qui a disparu
de Bagnols, alla, vers i83o, se fixer au château de Beau-
champ (i), domaine qui fut vendu en i85o. Après lui,
Lacroix n'a laissé qu'un fils : Félix, avocat, qui a été successi-
vement magistrat aux colonies et notaire à Toulouse.
Une de ses filles a épousé M. Ollivault du Plessis, ins-
pecteur des télégraphes ; une autre, religieuse de Saint-Maur,
est aujourd'hui supérieure à Toulon ; Tainée avait épousé le
docteur Chaffin.
(1) Le domaine de Beauchamp, commune d'Ucliaux (Vaucluse), dépendait de
la baroniiie de Sérignan, appailenanl à Diane de Poitiei's ; il fui vendu à
la famille Lacroix par M. de iMassilian. — V. Nut. hist. et gcnéal. sur la
famille de Massillan, par L. d'AII)iousse. Uzès, 1877, p. 9. — M. d'Aibiousse
épousa Mademoiselle de Massillan, de la 1 tranche de Monljtellier.
LADROIT (JEAN-BAPTISTE)
DOCTEUR-MÉDECIN, MAIRE
A^é à Bagnols le lo avril ijjo
Mort à Bagnols le 8 juillet i838
rNCiEN maire de la ville de Bagnols, médecin habile et
^recherché dans la contrée, Jean-Baptiste Ladroit
(appartenait à une honorable famille vouée au com-
«merce. En 1778, son père était marchand de soie. Le
négoce n'était alors peut-être ni lucratif, ni favorisé par la
clientèle, puisque le i5 avril, nous voyons MM. Jean-Bap-
tiste Ladroit, père et fils, concourir aux enchères publiques
pour la levée de la taille. Parmi les oblateurs, ils furent ceux
dont l'offre était la plus profitable à la communauté : c'est à
5 deniers par livre qu'ils consentirent à percevoir les im-
pôts (i).
L'emploi de collecteur volontaire était, avant 1789, fort
recherché \ des nobles même prenaient part à la lutte ;
le titre témoignait de l'honorabilité du fonctionnaire et de
plus, celui-ci était assuré de jouir d'un bénéfice réel.
Donc, le jeune Ladroit ne devait point être destiné au
commerce : son père ambitionnait pour lui une position qu'il
(1) V. Bagnols en i781.
12 NOTICES BIOGRAPHIQUES
estimait supérieure à celle de négociant. L'élève se mon-
trant aussi intelligent que laborieux, on en fit un étudiant en
médecine. Jean-Baptiste fut envo3''é cà Lyon : son temps était
consciencieusement emplo3^é à la Faculté et dans les hôpitaux,
où, après plusieurs années de travaux sérieux, il exerça comme
médecin-major.
Jeune encore, Ladroit, enthousiaste et novateur, se faisait
remarquer par son grand sens et son esprit cultivé : ses études
favorites étaient la philosophie et les belles-lettres. Il se sentait
entraîné vers toutes les théories séduisantes de l'école moderne.
Nous le voyons à cette époque ([8ot)\ pendant les quelques
mois de vacances qu'il passait à Bagnols, organiser des soirées
charmantes, dans lesquelles les personnes de la société jouaient
des pièces de théâtre. Acteur très-distingué lui-même, on cite
le rôle d'Othello qu'il remplit à la perfection, grâce à la façon
magistrale avec laquelle il interpréta la tragédie de Ducis,
et, aussi, grâce aux séductions de sa personne : sa tète brune,
accentuée, expressive, produisit sur l'auditoire une impression
indescriptible. C'était bien là le maure de J\'}usc.
Mais Ladroit ne devait point encore se fixer à Bagnols : il
retourna à Lyon, où, bientôt après, il choisit une compagne
selon son cœur (i'. Le séjour d'une grande ville allait à ses
goûts aristocratiques et libéraux tout à la fois. Son intérieur
était charmant, heureux, et cependant ses amis d'enfance
l'engagèrent à revenir à Bagnols. Abandonnant alors une
clientèle nombreuse et sympathique, il se laissa gagner par
les Marsial, par les Gensoul et, vers 1810, nous le retrouvons
dans sa ville natale.
La réputation de chirurgien habile qui l'avait précédé, se
confirma et l'ancien major des hôpitaux de Lyon fut fort re-
cherché, même dans la banlieue. A Bagnols, il était devenu
populaire et il jouissait de l'cstinie générale, aussi, malgré la
(1) Madame veuve Anne Bihet, sœur de la mère de MM. Flandrin, peintres.
LADROIT l3
menace des tapageurs affolés de i8i5 (i), quand, en 1819, le
gouvernement de la Restauration l'appela aux honorables
fonctions de maire, le pays sut exprimer bruyamment son
enthousiasrne.
Le docteur, comme homme politique appartenait cependant
au parti avancé : ses opinions s'étaient déjà énergiquement
manifestées, au sein du conseil municipal et nous expliquons
le remplacement de M. Fourcheut, maire, par l'influence que
prit le parti libéral dans cette année mémorable de i8ig, où,
sous le ministère Dessoles-Decaze, le système de bascule eut
tant d'oscillations variables.
Au mois d'août, M. Ladroit était installé : dès cette époque
les affaires prirent, à Bagnols, une toute autre activité. Un
des premiers soins du nouveau maire fut de s'occuper de
l'instruction publique : de l'école primaire, de l'enseignement
mutuel.
Nos compatriotes ne liront pas sans intérêt le résumé de la
séance du 8 juillet 1819. — « Le maire dit: — que les avan-
tages précieux de l'enseignement mutuel (2), sont connus ; —
que le gouvernement l'a sanctionné, et qu'il serait profitable
au pays de propager l'instruction et d'ouvrir la porte des
sciences à toutes les classes des citoyens, sur lesquelles indif-
féremment et sans prédilection la nature a, dans l'ordre moral,
départi les mêmes faveurs ; que ce serait contrarier ses vœux
et créer un système barbare et anti-social d'empêcher à la
classe peu fortunée les moyens de développer ses talents... »
« Que dans le siècle des lumières et sous un gouvernement
constitutionnel et libéral, il est très intéressant de mettre tous
(1) V. ^'ot. hiûg. de IJomparil, T. I. p. 113.
(2) La méthode de Lancasti'c avait réussi eu Augleterre et semblait ue pou-
voir être applicable chez nous. Elle a été cependant préconisée en France dès
1815 par des prêtres pieux et compétents... Malgré cela, dès 1829, le nombre des
écoles diminua : le clergé leur était opposé. En 1830, ce mode d'enseignement
fut mis en faveur par le parti libéral ; mais, bientôt, la concurrence de l'ensei-
gnement des Frères prévalut.
14 NOTICES BIOGRAPHIQUES
les sujets à même de connaître l'étendue de leurs droits, ainsi
que de leurs devoirs, pour exercer les uns avec une sage mo-
dération et remplir les autres avec une sévère exactitude. »
Le Conseil adopta à l'unanimité le projet présenté par le
Maire et l'on parut se mettre à l'œuvre.
Le 25 juillet, le Conseil délibère de réparer le pont de Bagnols,
en chaussant la voie de deux mètres et en établissant des en-
corbellements, afin de faciliter le passage des voitures.
On changea l'abattoir, relégué à la Poulagière, près des
Récollets, depuis que le Banc-Clos avait été enlevé à la rue de
l'horloge. L'établissement fut placé au Posterlon ; là, il était
mieux à la portée des eaux du ruisseau et, quoique encore trop
rapproché de la ville, on avait, dans le nouveau local, plus de
ressources et surtout plus de propreté. L'inauguration eut lieu
en 1820. Un grand bal fut donné dans l'intérieur et, naturel-
lement ce furent les intéressés des deux sexes qui en firent les
honneurs et les frais.
En la même année, M. Ladroit proposa d'élargir l'entrée de
la Grande rue du côté de la Place. Il s'agissait d'abattre la
maison Thibaud, d'ouvrir la rue de l'Horloge et de la raccorder
avec la place du Collège, alors moins vaste (i).
Toujours dans la même année 1820, la ville s'imposa de
2,000 francs de contributions extraordinaires et 1,000 francs
ordinaires pour avoir des fonds destinés à paver les rues. Ce
fut là une excellente mesure, car les anciennes pierres ou
cailloux, ne présentaient partout que des irrégularités, des
vides, des espaces boueux, impraticables par la plus petite
averse.
C'est encore M. Ladroit qui voulut élargir la rue des Péni-
tents, allant de l'Église à la Grande place. Cette issue n'avait
alors que trois mètres, elle en a aujourd'hui cinq.
Mais comme embellissement de la ville, une des améliora-
(1) V. Not. biog. de Samin. — Ce projet d'élargir l'entrée de la Grande rue,
en achetant la maison Thibaut, couvait depuis longues années.
L ADR OIT l5
tions capitales fut l'ouverture de la promenade de Bourgneuf,
que l'on nomme aujourd'hui : Cours Ladroit. A cette époque,
la plaifie était loin de présenter l'animation qu'elle a de nos
jours : on voyageait moins, il est vrai ; la malle et les chaises
de poste, sans s'arrêter sur. la place, se rendaient par la porte
de la Nation — petite fontaine — à la station du relais (i).
Les hôtelleries n'offraient pas les dehors confortables et at-
trayants d'aujourd'hui. L'ancien hôtel de Conty, devenu hôtel
du Louvre, était le rendez-vous aristocratique. Uauberge du
Coq (2) était fréquentée par le petit nombre de commerçants
qui venaient à Bagnols. L'avenue du Pont, bordée de quelques
maisons seulement, n'existait que comme grande route, et
l'espace vide, devant la porte de la Grande rue n'était point
égayé par les ouvertures pratiquées dans l'épaisseur des rem-
parts; ce côté de la ville était appelé à cause de cela : la plaine
de Bourgneuf. M. Ladroit voulut embellir ce quartier qui
semblait encore porter trop bien son nom de bourg neuf,
c'est à dire un faubourg ébauché.
A l'ouest de la Place, était une vaste terre à blé, appartenant
à M. Joseph Vernet : c'est là que le Maire avait résolu d'éta-
blir un cours., planté d'arbres. L'administrateur avisé s'était
prémuni des fonds nécessaires à cette acquisition, faite le 3 mai
1823, en employant, là, le prix de la vente de certains terrains
communaux incultes, dont le produit ne fut point placé en
rentes sur l'État. Bientôt tout fut achevé : les jeunes platanes
nous promettaient des feuilles et les bancs de pierre attendirent
les promeneurs.
Mais il est difficile de changer les habitudes de toute une
population ; nos compatriotes étaient casaniers alors : on ne
vint à la promenade que par curiosité; puis, peu à peu, le goût
ne pouvant se généraliser, on délaissa bientôt ce cou?^s ; et
l'espace fut envahi pas les joueurs de boules. Les bancs de
pierres, désormais inutiles ou superflus, ont été enlevés, et les
(1) V. Not. biog. IVuno Gensoul, T. I, p. 251.
(2) Cotte hôtellerie n'avait pas alors l'importance d'aujourd'hui.
l6 NOTICES BIOGRAPHIQUES
troncs des malheureux platanes sont restés exposés aux chocs
des globes de buis lancés par des joueurs opiniâtre-s et mala-
droits. Le Maire qui ouvrit la promenade ne prévoyait pas
cette façon de déshonorer un lieu destiné au plaisir plus ou
moins innocent d'exhiber sa toilette et de faire la gymnastique
du va et vient, parfois monotone (i).
M. Ladroit, dans son enthousiasme d'innovation résolut de
bâtir, entre la route et la promenade, un café : Le Pavillon
chinois^ — dont la location est une source de revenu pour la
ville. A côté de ce café, fut creusé un puits sur lequel on éleva
une tour chaperonnée et dans la tour on posa une pompe (2).
Notre édile ambitionnait le titre de : curator aquarum ; il
s'occupa de la petite fontaine, excavation inférieure de deux
mètres au sol environnant et qui rappelait, en petit, le beau
bassin naturel de \d. grancCfont . M. Ladroit fit voûter (3) l'ori-
fice qui encombrait les abords de l'église des Carmes et éleva
aussi, sur le milieu de la place une fontaine monumentale
alimentée par une double pompe à bras. Une inscription com-
mémorative a longtemps relaté l'époque de la construction et
le nom de M. Ladroit, maire, mais l'indifférence des bagnolais
avait négligé de conserver ce souvenir à nos compatriotes ;
depuis peu, cependant, l'administration locale, (M. Vignal,
maire), a voulu s'occuper du monument et en a restitué l'ins-
cription en même temps qu'on améliorait le mécanisme de la
pompe.
Vers cette époque, M. Ladroit prit une mesure qui ne pou-
vait qu'être approuvée, bien qu'elle réduisît les recettes de la
ville. Avant qu'il entrât à la mairie, il existait au cimetière,
(1) A cet exercice hygiénique la population — homine.s — préfèn; stationner
de longues heures autour d'une table de café.
(2) Le loyer du café valait à celte époque 400 fr. Aujourd'hui il a atteint le
chiffre de 2,550 fr. La pompe a été déplacée et la fontaine remaniée en 1879.
(3) Un se demande pourquoi le bassin de la grande fontaine n'est pas voûté ?
Plusieurs administrations ont cependant évo(|ué cette mesure urgente et obtenu
des votes favorables.
[-ADROIT 17
comme ligne de démarcation, une muraille d'environ un mètre
de hauteur, allant de l'ouest à l'est, sur toute la superficie du
terrain. D'un côté, était le cimetière des riches; de l'autre, celui
des pauvres. Le maire voulut niveler le champ des morts : il
demanda que du moins, sur cette terre bénite, l'égalité la plus
absolue régnât pour tous nos compatriotes qui n'achète-
raient pas une concession : la ville entière applaudit à cet
arrêté.
Le 26 septembre 1824, le Conseil délibéra de présenter une
adresse à Charles X, sur la mort du roi Louis XVIII : « Ce roi,
était l'amour de ses sujets, Charles X en sera l'idole... » la
délibération ne porte ni le nom ni la signature de M. Ladroit,
maire.
L'administrateur-médecin s'était fait beaucoup d'amis, mais
il avait aussi plus d'un ennemi acharné. Hélas, c'est triste à
dire : mais l'espèce humaine est ainsi faite, que ceux-là même
qui, gratuitement se dévouent pour les autres, sont vilipendés
par ceux auxquels ils font du bien ; heureusement que les na-
tures d'élite ne se laissent point arrêter par l'injustice des
appréciateurs et qu'elles poursuivent jusqu'au bout leur tache
avec courage et dévouement.
A cette époque, l'on désignait M. Ladroit comme un libéral:
cette appellation, incomprise par le plus grand nombre, signi-
fiait pour quelques-uns : sceptique, voltairien, révolutionnaire.
Ses opinions lui créaient des sympathies parmi les gens instruits
et éloignaient de lui les ignorants que l'on endoctrinait.
C'était donc pour rallier les tièdes qu'il était l'ardent protecteur
des écoles. Il s'intéressait vivement au Collège et partant à
l'Université. En 1825, c'est lui qui défend l'établissement quand
le sous-préfet dUzès demande, pendant deux fois, la suppres-
sion de l'allocation communale. En cette année, le Collège était
de plein exercice. Le jour de la distribution des prix, il n'était
pas rare d'entendre, après un discours latin du professeur de
rhétorique, M. Ladroit prononcer une harangue humanitaire
T. II 2
15 NOTICES BIOGRAPHIQUES
qu'il avait déjà adressée aux frères de la loge maçonique : La
sincère amitié (i).
M. Ladroit dut quitter la gestion des affaires de la ville en
1826 ; l'avènement du roi Charles X et la constitution du
ministère Villèle ne laissant plus d'espoir au parti libéral.
Faisons trêve au récit des actes administratifs de M. Ladroit,
maire, et rentrons discrètement dans quelques détails de sa vie
privée. Nous l'avons dit plus haut, le docteur s'était marié à
L3^on. La sœur de Madame Ladroit, Madame Flandrin, veuve
d'un peintre en miniature assez renommé, avait trois fils : tous
trois étaient nés avec des dispositions heureuses pour la pein-
ture. Déjà poussés par l'amour de l'art, deux des trois neveux
àt M. Ladroit, après leurs premiers succès aux écoles de Lyon,
avaient osé s'aventurer à Paris, où ils étaient admis à l'école
des Beaux-Arts. Déjà le cadet, Hippolyte, était entré dans
l'atelier de M. Ingres. Ces jeunes artistes aimaient à venir
passer leurs vacances à Bagnols. (2) Nous nous souvenons de
les avoir vus, alors et, de loin, nous les regardions avec une
curiosité respectueuse, stationner dans la campagne, devant un
site pittoresque, en compagnie de leur ami Tony de Roussel...
La réputation des artistes Lyonnais s'était répandue dans la
ville, o\i les plus heureux pouvaient admirer les portraits
qu'ils firent alors (3).
Ce ne fut que vers i835 que nous eûmes l'honneur de faire
la connaissance personnelle de MM. Hippolyte et Paul Flan-
drin. Avec leur bienveillance habituelle, ils daignèrent tous
(1) En 1825 la loge était établie à la Poulagière (maison et jardin Jullien, de
C.husclan). Sous l'Empire, les francs-maçons se réunissaient au Collège au
deuxième étage, salle centrale, côté ouest.
(2) Les frères Flandrin aimaient beaucoup fiagnols, dont ils parlaient avec
enthousiasme. Ils y avaient passé les plus belles années de leur vie^ Hippolyte
était trop modeste pour rêver alors la gloire dont son nom illustre est entouré !...
et Paul, encore aujourd'hui, ne parle jamais sans émotion de la douce quiétude
qu'il a goûtée dans la maison de son oncle Ladroit aux bords paysagers de la Cèze.
(3) M. et Madame Marsial, à la fabrique; M. de Roussel, consul général à
Smyrne.
LADROIT ig
deux, nous encourager et nous donner d'excellents conseils...
Nous acquittons ici une dette de reconnaissance, en remerciant
ces illustres maîtres de l'amitié dont il nous ont honoré depuis.
Ce que nous venons de dire prouvera assez que la maison
hospitalière de M. Ladroit était le rendez-vous des amis des
arts et de toutes les personnes de distinction de Bagnols ou des
environs.
Mais notre compatriote allait de nouveau se trouver à
la tête de l'administration, car les trois glorieuses journées^
comme on les appelait alors, avait lui sur la France. La
révolution de Juillet i83o venait d'ébranler l'Europe entière.
A M. Ladroit, patriote éprouvé, revenait l'honneur de ceindre
i'écharpe tricolore. A une période de calme et de tranquillité
apparente, succédait une ère de mouvement intellectuel :
M. Ladroit était le pilote indiqué pour manœuvrer sur la
Cèze la barque de notre petit Bagnols.
Ici, nous retrouvons le même homme. En reprenant les
affaires municipales, il voulut, comme en iSiq, s'occuper de
l'instruction. Il engagea M. l'abbé Salles, à accepter une
seconde fois la direction du Collège, qu'il avait été forcé
d'abandonner depuis deux ans, à la suite des demandes de
l'Evêque de Nîmes. On sait qu'appuyé par l'administration
locale, Mgr de Chaffoy, voulait y établir un petit séminaire.
A peine M. Ladroit a-t-il réalisé cette notable amélioration
dans l'intérêt de ses administrés, que nous remarquons l'élan
patriotique du premier magistrat dans l'adresse que le Conseil
envoya le 20 octobre à S. M. le Roi des Français; on y lit
ces mots : — « En acceptant la couronne vous avez sauvé
la France de l'anarchie et vous avez comblé en même temps
tous les vœux des Français... En France et en Exil vous avez
toujours eu l'âme française... Seul, vous avez compris la
Nation... V. M... s'est empressée de proclamer que la Charte
serait désormais une vérité... C'est le palladium de notre
bonheur... Nous saluons lepremierroi citoyen dans la dynastie
20 NOTICKS BIOGRAPHIQL'ES
générale des rois... Comme votre aïeul Henri IV... vous êtes
déjà l'idole des Français... »
Le maire ne visait pas exclusivement aux aspirations poli-
tiques? il devenait volontiers administrateur pratique, intelli-
gent, actif, comme les maires devraient être tous.
La sollicitude de l'autorité municipale inspira, en décembre,
la création de deux ateliers de charité, un pour les travaux de
remblai de la voie publique, Tautre pour le cardage des fri-
sons. ([) M. Ladroit comprenait que la vie d'un homme
public est dans les actes même de son administration : il
savait (et il en était heureux), se multiplier à l'occasion. On le
voyait au chevet d'un malade, en ville, puis, peu après, exer-
çant son talent de chirurgien dans une localité du voisinage,
puis attelé bravement au char municipal qu'il dirigeait à
souhait.
Une délibération du 3 mai i832, témoigne de sa vive préoc-
cupation des intérêts de ses chers bagnolais. Le maire provo-
qua un vote de 2,000 francs en prévision de l'invasion du choléra
morbus qui désolait alors certaines contrées de la France... le
docteur, parfaitement secondé au sein du Conseil municipal
prévoyait tous les soins à prodiguer aux pauvres si le malheur
venait à frapper notre ville.
C'est encore sous l'inspiration de M. Ladroit que le i*^'*
juillet i832, le Conseil vota une adresse au Roi, sur les évé-
nements des journées de juin, 5 et 6. — « Deux factions, faibles
mais audacieuses appellent la guerre civile... l'une couverte de
sang et de crimes voulait relever cet étendard dont le souvenir
épouvante encore la France, l'autre incorrigible, sans pré-
voyance, prétendait nous ramener de nouveau une famille qui
n'a jamais su comprendre nos besoins, ni nos vœux... La
France veut votre dynastie. Sire..., il faut punir les factieux
quelque soit le masque dont ils se couvrent. « Voilà quelle
était la note dominante du Conseil municipal d'alors.
(1) Nous touchons laux dernirros années de ce commerce lucralif.
LA DROIT 2 1
Cependant nos édiles ne se préoccupaient pas seulement
d'embellir la cité, ils cherchaient le moyen de relever son in-
fluence parmi les villes voisines. De là, la demande adressée
le 14 janvier i833 : — désigner Bagnols comme le centre où
il serait bon d'établir une chambre de commerce. Les cantons
de Pont-Saint-Esprit, Roquemaure et Villeneuve-les-Avignon
seraient groupés au nôtre. Il est facile de deviner qu'elle était,
alors, la haute influence de laquelle on attendait le succès :
c'était celle de notre député, le légiste éminent qui, deux ans
plus tard, devint l'un des ministres de Louis-Philippe.
M. Ladroit avait à cœur de parachever l'œuvre de M. Ma-
dier, son prédécesseur, en appliquant une roue hydraulique, en
fer à la grande fontaine (i).
C'est encore M. Ladroit qui provoque la fondation d'une
quatrième foire : le premier mercredi de janvier.
C'est le maire qui songea sérieusement à établir trois fon-
taines, à la place du Puech, à Bourgneuf et à la Poulagière.
C'est lui qui augmenta de dix le nombre des réverbères,
trop rares, moins clairsemés, pourtant, qu'en 1787, époque où
il n'}^ en avait que trois.
Enfin c'est à son patriotisme qu'est due l'adresse du Conseil,
après l'attentat du 28 juillet iS35, où nos élus disaient : —
« La Providence n'a pas permis qu'un crime inirouvable dans
les fastes de l'Histoire, reçut son exécrable exécution... » —
(Machine Fieschi).
A l'âge de soixante-huit ans, après une vie honorable et la-
borieuse, s'il en fut, M. Ladroit s'éteignait au milieu de ses
amis et de ses concitoyens reconnaissants, Dans sa famille, les
bons soins du docteur Dupin, son neveu, ne purent lutter
contre le mal qui l'enleva à toutes ses affections intimes. La
mort vint le frapper le 8 juillet i838. On lui fit des funérailles
dignes d'un maire regretté et d'un chevalier de la Légion
d'honneur, car cette haute distinction était venu récompenser
(1) Au-dessus de Tancien abreuvoir. — V. Biog. Madier, T. II,
22 NOTICES BIOGRAPHIQUES
sa longue existence toute dévouée à ses concito3Tns. Disons-le
en terminant : M. Ladroit avait des qualités précieuses : —
Administrateur, il était serviable, comme nul autre ; — Méde-
cin on le voit toujours généreux envers les pauvres qui le con-
sultaient : précieux exemple dont la tradition, dans le pays,
ne s'est point perdue chez ses confrères, (i) En un mot, nous
avons vu, en toute occasion, M. Ladroit encourager les idées
de, progrès et couvrir de son bienveillant patronage tous ceux
de nos compatriotes qui avaient besoin de son concours ou
de son appui.
M. Ladroit mourut sans postérité. Sa maison est habitée
par Madame Dupin, sa nièce et son héritière (2).
(1) Donnons ici un souvenir à nos amis les docteurs Gensoul, Dujiin, Mailet,
Boissin et Saint-Auban qui nous ont déjà dit adieu.
(2) Grande rue, n" il.
LEBRE (ANTOINE)
COLONEL
A'é à BaL>-iioIs le 25 novembre ijya
Mort à Pau le 7 décembre i86-j
,E 16 juillet 1789 U1I jeune bagnolais quittait sa ville
I natale pour se rendre à Nîmes, afin de s'engager
jdans le 12^^ bataillon de chasseurs de Roussillon.
■Nous le voyons bientôt à la frontière, prenant une
part active aux opérations des troupes. Il se conduisait en
brave. Ses anciens compagnons d'armes, qui en conservèrent
le souvenir, applaudissaient à sa belle conduite : ce jeune
homme se nommait Antoine Lèbre. Il était alors d'un carac-
tère concentré, assez peu communicatif : deux ans plus tard,
les volontaires, partis avec lui, le perdirent de vue, on en
parla peu dans le pays, il n'}^ est jamais retourné depuis (i).
Qu'était devenu Antoine Lèbre ? — Une feuille publique, le
Mémorial des Basses-Pyrénées de 1867 nous l'apprend ; et
faute de relations avec la famille de ce glorieux survivant de la
grande armée, c'est au moyen d'un document éphémère que
nous établirons, en quelque sorte, les états de service de cet
oublieux mais illustre compatriote.
(1) La famille Lèbre est aujourd'hui représentée à Bagnols par MM. Granier,
Césarin et Raoux.
24 NOTICES BIOGRAPHIQUES
Antoine Lèbre naquit à Bagnols, le 25 novembre 1772, de
Guillaume et de Marie Ventailla ; son père était cultivateur.
Agé de dix-sept ans à peine il entrait dans la carrière des armes.
Grâce à son intelligence et à sa bravoure, dans une époque de
continuels combats, il franchit rapidement les grades infé-
rieurs ([) et mérita les épaulettesde capitaine au siège d'Ancône
le 12 vendémiaire an VIII.
Lèbre lit toutes les campagnes de 1792 jusqu'à Tan VI, à
l'armée du Rhin : il s'y distingua par son courage et, entr'au-
tres exploits, il fit, de sa main, cinq prisonniers à Kaiserslau-
tern. Sachons dans quelle circonstance s'opéra le fait d'armes,
le troisième complémentaire de l'an II, — 19 septembre 1792,
— les mémoires du temps nous l'apprennent (2).
« On sait que dès la veille les Prussiens, voyant que l'armée
de la Moselle avait dégarni le point de Kayserslautern pour
rapprocher une partie de ses forces de Trêves, se détermi-
nèrent à s'ébranler afin d'aller ruiner les boulangeries et les
autres établissements français.
« D'autre part, dix mille Autrichiens couvraient le flanc de
cette expédition : le prince de Hohenlohe à Goelheim et le
général Blucher, au pied des Voges, attendaient.
« Les Français, s'apercevant de ces mouvements offensifs,
résolurent de les prévenir en attaquant eux-mêmes les Autri-
chiens. Six bataillons détachés du corps d'armée, se portèrent
le 18 septembre sur la brigade de Woss, campée sur le
Schoerlberg. Ne s'attendant pas à être attaqués, les Autrichiens
furent d'abord surpris, les Français égorgèrent les avant-postes
et pénétrèrent jusque dans le camp, sans avoir éprouvé de
résistance. Mais ce succès fut de courte durée. Les Autrichiens,
ralliés fondirent, à leur tour, sur les assaillants qui furent
obligés d'abandonner la position et de se retirer.
« Les Français de la division Desaix se retranchèrent avec
(1) Voir ci-apiès la noie A.
(2) Victoires H anniuêtes des Français, T. jll, p. 165,
LEBRE 2D
soin sur les hauteurs de Kayserslautern, où, bientôt accables
par le nombre, dans un combat meurtrier livre à la baïonnette,
ils évacuèrent les deux villages qu'ils occupaient. »
C'est pendant cette retraite glorieuse que notre héros, alors
lieutenant, accomplit le fait d'armes mentionné dans ses états
de services. Suivons notre brave compatriote à l'armée d'Italie.
Il était, avons-nous dit plus haut, en l'an VIII, à Ancône,
lorsque cette capitale de la Délégation pontificale soutint pen-
dant trois mois un siège mémorable. C'était à la fin de 1799,
la ville et le port étaient en la possession du général Victor
depuis deux ans, lorsqu'une escadre turco-russe, un corps
nombreux d'insurgés italiens et une armée autrichienne
vinrent assiéger la faible garnison française.
Encouragés par leur digne chef, l'intrépide Monnier, les
2,000 hommes ne consentirent à ouvrir leurs portes que lors-
qu'il ne fut plus humainement possible de résister. La capitu-
lation la plus honorable leur fut accordée.
Lorsque le commandant de l'artillerie autrichienne vint
constater l'état des forts et des magasins, les brèches, les
décombres, le restant de la poudre avariée, les pièces démon-
tées, il ne put s'empêcher de témoigner son admiration, et dit
en se retirant, aux officiers français : « Il n'y a pas de reçu à
vous donner. Messieurs, vous n'avez conservé que la gloire,
nos reçus n'y ajouteraient rien. »
Lèbre fut, un des premiers, créé chevalier de la Légion
d'honneur, le 27 frimaire an XII.
Le 5 pluviôse an XIII, nous le trouvons aide-de-camp du
général Espagne. Il passe capitaine dans l'ex-garde de Naples
le 26 septembre i8o(3, et il est promu au grade de chef de
bataillon dans le régiment des voltigeurs de l'ex-garde royale
d'Espagne le 14 mars 1809. En 1812, il était major dans ce
même régiment ; il prend part à toutes les opérations de la
guerre de la Péninsule. Rentré au service de la France et
admis avec son grade de major, Lèbre reçoit le grade de co-
26 NOTICES BIOGRAPHIQUES
loncl dans le 14*^ régiment de voltigeurs de la garde impériale,
le 17 mars 1814.
Louis XVIII le nomma chevalier de Saint-Louis le 29 octo-
bre de la même année. Du 14^ régiment de voltigeurs, Antoine
Lèbre passa colonel, à la suite, de l'ex-yi'"'-^ de ligne et le 17
mars 181 5 le roi lui remit la croix d'officier de la Légion
d'honneur.
Après trente ans de service, notre compatriote fut mis à la
retraite en 1820-, mais Theure du repos n'avait pas sonné dé-
finitivement pour lui, et onze ans plus tard le Gouvernement
de Juillet, appréciant ses mérites, le rappelait en activité et lui
confiait le poste de Commandant de place à St-Jean-Pied-de-
Port, poste qu'il occupa jusqu'en iN35. Ce brave, un des héros
de la grande épopée de la République et du premier Empire,
méritait une haute récompense : elle vint le trouver dans sa
vieillesse. Un décret impérial du 3 octobre i858, lui accorda
la croix de commandeur de la Légion d'honneur et couronna
ainsi une carrière toute consacrée au paN's.
Oui, et nous ajouterons, nous : « consacrée à la France « c'est
le devoir de tout bon cito3'en et le colonel Lèbre l'avait
accompli ! ! ! Mais sa patrie réelle, mais la ville qui l'a vu
naître, pourquoi n'a-t-elle jamais pu jouir du triomphe d'un
de ses plus glorieux enfants : Lèbre n'était-il pas un bel
exemple à donner à la génération d'aujourd'hui, si peu entraî-
née vers les nobles élans patriotiques ! Cette réflexion pleine
d'amertume et de regrets nous a toujours profondément con-
tristé... Bagnols, qui ne fut jamais ingrat, ne méritait pas ce
semblant d'iujure et, nous le disons en patriote convaincu : le
souvenir des hommes tels que l'honorable colonel Lèbre ne
doit point être oublié. Si de nouveaux liens de famille semblent
condamner tels de nos concitoyens à vivre éloignés de nous,
comme en une sorte d'exil, rappelons leur mémoire et léguons
à la postérité l'exemple de leur bravoure militaire et de leurs
vertus civiques.
Le colonel Lèbre est mort dans sa qô'"*^ année: nous savons
LEBRE
27
qu'il a laissé des fils et des petits-fils, avocats ou militaires, qui
vivent encore et ont fait souche à Pau, où ils continueront
les traditions d'honneur qu'il leur a léguées.
NOTE
(A, p. 24.) — Lèbre s'engagea le 16 juillet 1789 au 12«ba(aillon de chasseurs
de Roussillon. Incorporé dans la 12c demi-brigade d'infanterie légère, devenue
le 16e régiment d'infanterie légère, il devint caporal-fourrier le 1er avril 1791,
sergent le 1er juin de l'année suivante, et fit la campagne de 1792 à l'armée du
Rhin. Le 15 mars 1793, promu au grade de sergent-major, il continua à servir
à l'armée du Rhin pendant les camiiagnes de 1793 à Tan II. Sous-lieutenant le
8 brumaire an II, il fut nommé lieutenant le 28 fructidor suivant... (Extrait du
Panthéon de la Léijiua dlioaneur, T. IV).
LEVI BEN GERSON
PHILOSOPHE, ASTRONOME ET MEDECIN
Né à Bagiiols en 12S8
Morl à Perpignan l'ers iSjo
I les archives municipales de Bagnols se taisent
sur la colonie israélites qui, pendant le moyen-âge,
florissait dans la cité, la tradition et le nom de cer-
taines rues de la ville en perpétuent le souvenir. En
etlet, dans le Balneolum antique, le Baniolas du xiii^' siècle, le
Baignolz de i63o et le Bagnols d'aujourd'hui, on a conservé
les rues de Jérusalem et de la Juiverie.
Nous le savons par l'histoire générale de la province : dans
plusieurs villes du midi de la France, les Juifs comptèrent plus
d'une académie célèbre; depuis Perpignan jusqu'à Valence.
Pour ne parler ici que de la région languedocienne, citons
Narbonne, Béziers, Lunel et Posquières (aujourd'ui Vauvert).
A leur tour, Nimes, Uzès, Bagnols et Pont-Saint-Esprit, (où
une synagogue existait encore il y a peu d'années), durent être
habités par des rabbins plus ou moins distingués. Nous ne
pouvons nous défendre d'un légitime orgueil, en comptant
parmi nos compatriotes, un des philosophes les plus illustres
de l'école juive, Levi ben Gerson^ dont un auteur moderne (i)
(I) S. Munck, Mélmujes de philosophie, \^. 497, 501, avec notes.
3o NOTICES BIOGRAPHIQUES
n'a pas craint de dire : « Celui qui, comme philosophe et
exégète, (i) obscurcissait tous ses contemporains fut Levi ben
Gerson, de Bagnols, appelé maître Léon, sans contredit un
des plus grands péripatéticiens du xiv'^ siècle, et le plus hardi
de tous les philosophes juifs. »
On ne connaît exactement ni l'année de sa naissance ni celle
de sa mort ; (2) bien plus, certains auteurs n'ont pu préciser
si R. Levi était né en France ou en Catalogne. Cependant,
outre les assertions de plusieurs écrivains dignes de foi, ce que
nous établirons plus bas en faveur de notre Bagnols, permettra
au lecteur de se prononcer, avec nous, pour l'affirmative.
J. B. de Rossi, dans son Di^ionario Storico degli autori
ebrci c dellc loro opère (3), cite notre Rabbin (4) et dit :
Gersonide Levi, appelé encore R. Léon de Baniolas ou de
Bagnols (5) parce qu'il est né cians cette ville de Propeuce. »
Nous cro3'Ons inutile d'ajouter ici que jadis toute la contrée
méridionale portait le nom de Province romaine, d'où nous
est venu le nom de Provence, aujourd'hui exclusivement ré-
servé au territoire situé sur la rive orientale du Rhône.
J. Fùrst, dans sa bibliothéca judaïca (6) parle aussi de
(1) Exégète, se dit de l'interprèle (lui se consacre à rexplicalion dos diffé-
rentes parties de la Cible.
(2) Selon le livre You^hasin, dit Munk, Levi serait mort à Perpignan en
1 370 : date bien reculée puisque ses observations astronomiques s'arrêtent
à 13/..0.
{?>) Parme, 1802, 2 vol. in-8, T. I, p. 12G. De Rossi affirme cette date sur
la loi d'une noie trouvée dans un manuscrit de l'aritbmétique de Levi.
(4) Rabbin, litre des savants Juifs, équivalant à celui de docteur : écrivains
qui ont commenté la Bible. Aujourd'hui ce sont les docteurs du culte judaïque,
placés à la tête des communautés : on les appelle Rabbi : Rabbi Aron, à Nîmes,
que nous remercions ici, de son obligeance, à propos de cette notice.
(5) Au xiiie siècle les noms des villes ou d'endroits apparaissent liés à ceux
des personnages. Cela tient, dit Basnage {Hist. des Juifs, L. X, cli. ix), à ce
qu'alors on commençait à prendre des surnoms, et comme les nobles les tiraient
des liefs et des terres qu'ils possédaient, les gens de lettres les empruntaient à
l'endroit où ils étaient nés. Les commentateurs juifs citent R. Levi sous le nom
de Ralbag, initiales de Rabbi Levi ben Gerson.
(G) T. I, p. 82.
LEVI BEN GERSOX 3l
Provence, mais par une singulière contradiction, cet auteur
allemand ajoute, en note : « Léon de Bagnols est né en 1288 à
Bagnolas, non loin de Girona ». Or le Balneolum catalan,
situé à quarante kilomètres de Barceionne, n'a jamais été cité
pour avoir possédé de colonie Israélite. Toutefois, puisque
nous sommes certain d'une date, sachons d'où venaient les
juifs du midi et qu'elle 3' était, à cette époque, la position des
différents groupes Israélites ?
Au temps de César et d'Auguste, les Juifs étaient déjà im-
plantés à Rome, mais après la ruine de Jérusalem par Titus,
ce peuple se dispersa dans le monde entier : la Gaule narbon-
naise, à cause de son état prospère, attira les Israélites de
très bonne heure. Leurs établissements commerciaux et leurs
écoles de Lunel, Narbonne, Béziers, paraissent aussi anciens
que ceux de Tolède et de Cordoue. Dès 1009 ils ouvrirent à
Nîmes une synagogue, (i) Ce fut au commencement du xi*"
siècle que, de l'Orient, ils vinrent, en grand nombre, chercher
un asile en Espagne. Là, voués spécialement à la culture des
arts de l'esprit et à la pratique du commerce, ils formaient un
lien nécessaire entre les chrétiens et les mahométans. On sait
que, par leur intermédiaire, surtout, les sciences métaph3'si-
ques et naturelles se répandirent dans l'Europe occidentale.
Les Juifs s'adonnaient à l'étude de la médecine, mais ils
avaient une préférence pour celle des livres saints, ils étaient
savants dans la loi avant d'être savants médecins et savants
astronomes. Tel était, dit l'abbé Rouet (2) le trait qui distingue
les écoles établies par les juifs en Espagne et dans notre Midi.
Jusqu'au xni^ siècle les Juifs avaient été successivement
chassés et tolérés dans le nord de la France. ALais lorsque en
1270 le Languedoc fut réuni au domaine de la Couronne, les
(1) En 1161, l'Université de Posquières était déjà célèbre.
Ci) Élude snr V Ecole juive de Lunel, par l'abbé Rouët ; Montpellier, ! vol.
in-8. L'auteur a bien voulu oflVir à la Bibliothèque de Bagnols un exemplaire
de son intéressant volume. — lîemercîments empressés. L. A.
32 ^«JOTICFSBIOGRAPHIQUES
mêmes lois régirent les synagogues de la contrée : Montpellier
était alors la ville de prédilection des nombreuses familles
professant le culte Israélite (i).
En atteignant le xiv^ siècle nous voyons Philippe-le-Bel
favorable aux Juifs : il défendit de les emprisonner et les dé-
chargea de quelques impôts. Cependant en i3ii il les chassa
de France et par le fait de cette proscription, les écoles méri-
dionales devinrent désertes et les jeunes israélites, durent se
diriger momentanément vers le sol hospitalier de l'Espagne.
Le fils de Philippe IV^, Louis-le-Huttin, rappela les juifs par
une ordonnance de juillet i3i5, mais ce rappel dissimulait le
désir de s'emparer des biens qu'ils possédaient.
En i3i8 Philippe V, le Long, leur ordonna de porter sur
leurs habits des marques distinctives : une rouelle d'étoffes
mi-partie de rouge et de blanc, de la grandeur du grand sceau
du roi (2).
Si les rois de France se montraient sévères et intéressés,
les papes devinrent bienveillants et protecteurs. Jean XXII, à
Avignon, refusa de confisquer les biens des Juifs convertis au
christianisme et les défendit contre le roi, lequel, malgré l'in-
tercession papale, les condamna à une amende de i5o,ooo
livres parisis.
Lorsqu'en 1348 la peste fit de si effrayants ravages dans le
Midi, (3) on accusa les Juifs d'avoir empoisonné les fontaines.
La population crédule manifesta aussitôt sa haine contre les
israélites et exerça partout une terrible vengeance contre eux.
Le roi leur ordonna d'émigrer ou de se convertir au christia-
nisme. Mais dès i352, après la cessation du fléau, les esprits
s'étant calmés, les Juifs furent autorisés à rentrer dans Nîmes.
(1) Gallia christiana, T. III, p. 1143.
(2) Ménard, Hist. de Nhnes {ordonnnnce renouvelée en13i3par le roi Jean).
Preuves.
(3) Histoire des Israélites, par Moïse Schwab, p. 178. Nous offrons nos
remercîments à M. Schwab, de la Bibliothèque nationale : ce savant traductenr
du Talinud a bien voulu nous fournir des renseignemenls précieux.
LEVI BEN GERSON
33
En i3Go le roi Jean II qui avait un pressant besoin d'argent
ordonna leur rentrée en France, à la charge de payer un
nouvel impôt considérable.
Une ordonnance du roi, — 27 décembre i362, — signée à
Nîmes, permet aux Juifs l'exercice de la médecine. On sait que
pendant longtemps les principaux médecins ont été des Arabes
et des Juifs; ce furent surtout ces derniers qui fondèrent
l'Université de Montpellier (i).
Malgré que les conciles de Béziers, en 1246, et d'Alby en
1255, défendissent aux chrétiens de se servir de médecins Juifs,
la nécessité les fit pourtant rechercher toujours, car l'igno-
rance des médecins chrétiens était si grande qu'on dut exiger
d'eux, en i352, licence de la Faculté pour leur permettre
d'exercer (2).
Ce résumé historique nous a paru nécessaire pour expliquer
au lecteur les diiférentes phases de l'existence de notre Rabbin;
il nous semble même opportun d'ajouter ces lignes : — « Dans
le cours des xf et xii*^ siècles, l'histoire nous fait connaître
plusieurs docteurs juifs lesquels ont laissé des manuscrits
précieux. Ce fut à l'époque de ces savants commentateurs des
livres saints, que, devant le développement de l'esprit philoso-
phique dans les académies juives de T Espagne, l'orthodoxie
des écoles de la France méridionale se jeta, par une espèce de
réaction, dans le mysticisme (3). »
Il y a tout lieu de croire qu'au xii^ siècle aucune école juive
en renom n'existait ni à Bagnols ni à Orange. Benjamin de
Tudèle qui visita les différentes régions du monde afin de
(1) Histoire de la commune de Montpelliet', par Germain, p. lxx. — 1284.
(2) Nostradamus cite Arles, où un Juif très instruit mérita, par son savoir,
d'entrer comme médecin dans la maison de la reine Jeanne.
(3) Nous pourrions rappeler les longues querelles entre les écrivains juifs
d'alors, se commentant et se réfutant les uns les autres : les Abraham ben David
levita de Posquières, contre Benjamin de Tudèle, Abou-Alpliarage ou le Cor-
douan Maïmonide,
T. II 3
34 Norrci'S biographiques
connaître le nombre des juifs disperse's et aiin de s'informer de
leur état moral et religieux, parcourait alors le Midi. Il aurait
assurément remonté le Rhône jusqu'à la Cèze, — au Cicer, —
au lieu de suivre les parasanges (i), de Lunel à Posquières, à
St-Gilles, à Arles, à Marseille. Nous pouvons donc préjuger
qu'en ces temps reculés, les jeunes Israélites de la contrée
devaient aller au loin étudier le Talmud (2) et les sciences
naturelles. L'Université de Posquières leur ouvrit ses portes.
Une sorte de suzeraineté des seigneurs des bords du Vistre,
planait alors sur notre pays, puisqu'une branche de leur
famille s'était implantée à Uzès et que, plus près de nous,
les Posquières possédaient les terres de Vénéjean et de Lau-
dun (3).
Mais à l'époque que nous étudions, l'école du Bourg, qui,
depuis, a pris le nom de Vauvert, avait cessé d'exister. Les
Juifs durent fréquenter si non l'Université de Lunel, où les
étudiants se rendaient des pays éloignés, ainsi que le relatent
des historiens dignes de foi 14^ mais mieux encore l'école
d'Orange, ville qui parait avoir eu, avec Bagnols, des relations
suivies, puisque des familles marquantes de l'antique Arausio
avaient fait souche dans nos murs (5).
(1) Parasaïuje, mesure de distance é(iuivalant à une lieue de 5 kilom. Ben-
jamin de Tudèle était un juif espagnol, marchand, architecte ou médecin qui
entreprit un grand voyage de 1159 à 1173. Son Itinéraire a été traduit par
Carmoly. (V. Voyageurs anciens et modernes, par E. Charton, T. II, p. 15G
et suiv.).
(2) Le Talnmd est le livre renfermant tout le corps du droit civil et religieux
des Juifs, les règlements de toutes les cérémonies de leur culte, les préceptes
qu'ils doivent suivre et leurs usages particuliers C'est d'après eux le code le
plus complet de la doctrine traditionnelle et de leur religion.
(3) G. Charvet. Elwle généalogique de la iwemière maison d'Uzès, — les
évêques. — Bulletin de la Société scientifique et littéraire d'Alais ; 1870, p. 32.
— Guillaume de Vénéjean, évèque d'Uzès, était de la famille de Posquières, et
selon d'autres, de Sahran. 11 fonda, en 1201, la chartreuse de Valbonne. —
V. la monographie de la chartreuse, par M. L. iJruguier-Roure, de Pont-St-Esprit.
(4) L'abbé Koet... Benj. de Tudèle. Loc. cit.
(5) En 1115 Guillaume III, prince d'Orange, était co-seigneur de Bagnols. —
{Tabl. del'Hist. drs princes et de la principauté d'07'ange,\^ai' 'io^i'\m de la Pise.
LEVr DEX GKRSOX" O.T
Issu d'une famille très distinguée dans laquelle la culture
des lettres sacrées était tenue en haute estime, Levi était fils
de Gerson ou Gherschon, connu par un livre intitulé : La
porte des Cieiix^ — Schaar-Haschamajim — (i). Son grand
père maternel Moïse, fils de Nachman, appelé par les Juifs
Ramban, nom formé des initiales des mots Rabbi Mose Ben
Nachman, a été une des plus grandes gloires de la s3'nago-
gue (2).
Celui que les historiens ont appelé, plus tard, Gersonide^ ou
Léo Hebrœus^ habita tour à tour Bagnols, Orgon, Avignon et
Perpignan. Munk ajoute qu'il résida dans une ville qu'il ap-
pelle : ville de l'Hysopo, qu'on a traduit par Vaison (3). Quant
à sa vie personnelle, elle n'est guère plus connue que celle de
la plupart des docteurs juifs du mo3'en-âge. Voué tout entier
à ses études, il ne cherchait pas à faire connaître son nom, à
jouer un rôle, à faire briller ses connaissances qui étaient
pourtant variées et profondes. Gersonide, en effet, n'était pas
seulement un théologien et un exégète de première force, il
était encore médecin, naturaliste, astronome et un des plus
grands péripatéticiens du xiv^' siècle. Mais malgré son grand
— La Haye, 1C39). — Nous rappellerons ici les seigneurs de Lange : on voit à
Bagnols la rue de Lange et à Orange un faubourg du même nom. — Au com-
mencement du xive siècle les princes d'Orange étaient Bertrand IV, des Baux et
après lui Raymond V.
(1) Eist. lift, de Nîmes, par Michel Nicolas, T. I, p. 130. Remercîments à
l'auteur, aujourd'hui professeur de philosophie à Montauban. — V. Bartoloccio.
Magna bibUoth. rabbinica, T. I, p. 733-731.
(2) V. Bartoloccio. Loc. cit. T. iV, p. il 1 . — « Il était d'une famille de savants, »
comme le prouve la mention qu'il fait souvent dans ses commentaires des
remarques sur l'exégèse de son père et bien que plus rarement de son grand-
père. » V. le vol. du doc, M. Joël, de Breslau, 1862, p. 6. Documents relatifs
à l'histoire de la philosophie de l'Exégèse philosophique du moyen-àge.
(3) Elle a donné son nom à plusieurs auteurs juifs surnommés Ezobi (Bernard
de Valabrègue a émis cette opinion). V. la notice française en tète du manusc.
hébreu no 79 de l'ancien fond de la Bibl. de Paris. — Joël dit « que Gersonide
préférait vivre dans les localités soumises aux rois de Provence^ aux papes, ou
soumis à l'influence de ces hommes d'élite, plutôt que de rester sous la domina-
tion redouîable dus rois de France. » Loc. cit.
36 NOTICES BIOGRAPHIQUES
savoir et semblable, en cela, aux plus hautes illustrations du
moyen-àgc, il ne brigua et n'accepta jamais aucun poste
rabbinique. Il mettait à un plus haut prix Tindépendance de sa
personne et de ses idées que les honneurs et les émoluments
attachés au rabbinat. Au lieu de se faire chef d'académie,
de s'appliquer à l'enseignement oral, il voulut, comme Mai-
monide et tant d'autres, répandre la science par des livres,
afin d'en étendre les bienfaits à un plus grand nombre de
personnes (i).
Dans la préface de son Mirhamôth^ Levi déplore non seu-
lement les malheurs de sa nation (la France), mais ses propres
malheurs. Parmi les différentes causes qui auraient pu l'em-
pêcher d'écrire son grand ouvrage, il compte la misère de la
situation qui est telle, dit-il, qu'elle semble rendre impossible
la moindre méditation. A cette époque désastreuse où la peste
et la famine ravageaient la contrée, nul n'était sûr du lende-
main. La pratique de la médecine qui était sans doute le
gagne-pain de R. Levi, était généralement interdite aux Juifs :
on brûlait sans pitié tous les livres talmudistes. La désolation
était à son comble parmi les Israélites méridionaux. On ne
saurait donc assez admirer la force d'àme de Gersonide qui,
au milieu des plus grandes calamités, au bruit des orages et
des tempêtes déchaînées contre sa nation, a pu conserver assez
de calme et de liberté d'esprit pour se livrer aux spéculations
les plus subtiles et les plus quintessenciées (2).
Les biographes rabbiniques sont d'accord sur la durée de
la carrière littéraire du fils de Gerson : elle commence en i32i
et se termine en i328. Déjà même en i3i6 et iSiy certaines
parties de son MUliamôth-Adonaï (3) furent rédigées ou tout
au moins ébauchées. Il débuta par un ouvrage d'arithmétique
(1) Ses ouvrages sont rédigés en hébreu; il connaissail raral)e, il parlait la
langue d'oc, mais on croit qu'il ignorait le latin.
(2) V. Isid. Well, Levi ben (Jerson; introduct., p. 18. — V. plus bas^ p. H.
(3) Q\x\q% Combats du seigneur. V. l'édition de cet ouvrage, fol. 68G, imprimé
à Trente, par Jac(i. Markaria, en 1560.
LEVI BEN GERSON :>']
termine en avril i32i et consacra tout le reste de cette année
et les deux années suivantes à l'explication de divers com-
mentaires ou paraphrases d'Ibn-Roschd 1 1', sur Aristote, il
aborda ensuite l'interprétation de certaines parties de la Bible
qui lui permettaient de donner une libre carrière à son exégèse
philosophique comme le Cantique des Cantiques, Job, les pre-
miers chapitres de la Genèse et l'Ecclésiaste ; en même temps
il travaillait à son livre de MU'hamoth dont nous parlerons
plus bas. Après avoir achevé cette œuvre magistrale, il com-
menta successivement les livres d'Esther et de Ruth, le
Pentateuque, les premiers Prophètes, Daniel, Ezra et Nehmia,
les chroniques et, en dernier lieu, les proverbes qu'il acheva le
3 iyyar (23 avril) i33S.
Les ouvrages de Gersonide ont eu un grand succès parmi
ses coreligionnaires : ils ont été presque tous publiés (2), quel-
ques-uns même ont eu plusieurs éditions et ce succès, dit
Munk , est d'autant plus étonnant que l'auteur reconnaît
ouvertement la philosophie d'Aristote (3) comme vérité abso-
lue et, sans prendre les réserves que Maimonide avait cru
nécessaires, fait violence à la Bible et aux cro3'ances juives
(1) Ou AveiToès, \\V siî'cle : philosophe arahe dont le système tendait à se
répandre dans le monde, parce qii"il paraissait être l'interprète fidèle de la
pensée d'Aristote. I/Averroïsmepeul se résumer en deux doctrines, deux grandes
erreurs : lEternité de la matière et la théorie de l'intellect. Les chrétiens le
considèrent comme le représentant de l'incrédulité et du mépris des religions
existantes.
(2) Les œuvres de Levi se trouvent en grande partie parmi les manuscrits de
la Bibl. nat. à Paris. Ceux qui se rapportent à risagoge de Porphyre, aux caté-
gories et au traité de Vinterprétatioii ont été traduits en latin par Jacobo Man-
tino et imprimés dans le T. 1 des deuxièmes éditions latines des œuvres d'Aris-
tote avec les commentaires d'Averroès.
(3) Aristote, philosophe, naturaliste, médecin célèbre, vivait 384 ans avant
J.-G. Sa doctrine repose sur la perception extérieure et sur l'expérience, par
opposition à celle de Platon qui fait naître nos perceptions d'une idée prototype
préexistante. En tout, il procède par l'analyse et arrive à la synthèse; c'est là le
besoin impéiieux de son esprit, le trait caracféi'islique de son génie II a fondé
la secte des Péripatéticiens, mot qui signifie : promener autour ; les élèves rece-
vaient les leçons en se promenant dans les salles et dans les jardins du Ivcée.
38 NOTICES BIOGRAPHIQUES
pour les adapter à ses idées péripatéticiennes .i). Il paraîtrait
que ses mérites comme exégète lui firent pardonner ses écarts
comme philosophe et théologien, ou bien qu'à une époque où
l'étude de la philosophie était tombée en décadence et où les
luttes avaient cessé, on lisait, sans en comprendre toute la
portée, les vastes ouvrages de Levi, attraj^ants par la facilité du
style et la variété du fond.
L'ouvrage le plus important de maître Léon de Bagnols est
le Mirhamoth-Adona'î\ le Combat du Seig-iieur. C'est une ex-
plication philosophique des croyances juives, explication bien
autrement hardie que celle de ]\ïahiionide :2;. L'auteur y
développe son système qui est, en général, le péripatétisme
pur, tel qu'il se présente chez les philosophes arabes, et où
il cherche à démontrer que les doctrines du judaïsme
sont parfaitement d'accord avec ce système. Cet ouvrage,
achevé le 8 janvier i329, est divisé en 6 livres qui traitent : —
de la nature et de la destinée de l'âme, du songe, de la divi-
nation et de la prophétie, de la science de Dieu, de la Provi-
dence de Dieu, des substances célestes, de la création et des
miracles. Dans l'édition qui a été publiée à Rivo di Trento en
i56o on a supprimé la première partie du cinquième livre,
qui forme, à elle seule, un traité d'astronomie fort étendu et
renferme des calculs et des observations propres à l'auteur.
(1) Le docteur de Bagnols s'applique à faire ressortir le sens littéral du texte
biblique, tel que le donne la connaissance des mots et de la syntaxe et, en même
temps, il a recours à l'Histoire des temps où chaque livre a élé écrit pour déter-
miner la signilicalion qu'il explique. — Mich. Nicolas, Hist. litt. de Nhnes, T. I,
p. 139.
(2) Maïmonide médecin du sultan Saladin, publia des écrits nombreux embras-
sant tout le domaine scientifique. Ses deux ouvrages célèbres sont la Main morte
et le Guide des égarés. Ses coreligionaires l'ont considéré comme la lumière de
l'orient et de Voccident. Les chrétiens le citent comme une autorité incontestée.
En 1194 il écrivit une lettre au Collège rabbinique de Marseille ; M. Jonas Weyl,
grand rabbin, en a donnée le premier, une traduction française : nous offrons ici
un témoignage de gi'atitude ta ce savant docteur (jui a bien voulu nous adresser
un exemplaire de cette lettre, accompagnée de (juelques détails précieux sur
Gersonide, Cette lettre est une critique contre les superstitions astrologiques,
alors en faveur dans les écoles Juives du Midi.
LEVI BEN GERSON
^9
« Parmi les philosophes juifs du moyen-àge dont les ouvra-
ges nous sont parvenus, dit Munk, Levi ben Gerson est le
premier qui ose combattre ouvertement le dogme de la création
ex niJiilo. Après avoir longuement démontré que le monde ne
peut être sorti ni du néant absolu ni d'une matière déterminée,
il conclut, II) qu'il est à la fois sorti du néant et de quelque
chose ; ce quelque chose c'est la matière première, laquelle
manquant de toute forme, est en même temps le néant. C'est
par des raisonnements semblables que Levi, sur beaucoup
d'autres questions, cherche à mettre en harmonie sa philoso-
phie avec les dogmes reçus » 2).
Une note de ^lunk ajoute : le Miriiainoth composé en i36
chapitres existe dans trois manuscrits de la Bibliothèque na-
tionale , dont l'un est incomplet. Après les observations
générales sur l'utilité et la difficulté de l'astronomie, l'auteur
fait la description d'un nouvel instrument inventé par lui pour
les observations astronomiques, et auquel il donne le nom
de : découvrant les profondeurs. Au chapitre IX il célèbre cet
instrument par deux pièces de vers. Dans la suite de l'ouvrage,
il expose les inconvénients du S3^stème de Ptolémée et de celui
qui avait été invente par un astronome arabe Abou-Is'hak al
Bitrodji (Alpetraguis , de la fin du xii'^ siècle. Levi, après
avoir montré que ce svstème est impossible, expose longuement
ses propres vues sur le systènie du monde, en les appuyant
des observations qu'il avait faites à diverses époques. Il acheva
cet ouvrage le 21 kerleu 5o8c) 124 novembre i328 ', mais il le
revit plus tard et le compléta dans différents endroits, en
inscrivant successivement ses nouvelles observations qui vont
jusqu'à l'an 1340. Cet ouvrage devrait occuper une place
dans l'histoire de l'astronomie et mériterait un examen
approfondi de la part d'un savant spécial. Pic de la Miran-
(1) Livre VI, ]re partie, chap. 17.
(2) l\\m\i, Mélawj. de philos. Loc. cit.
40 NOTICES BIOGRAPHIQUES
dolc (i) qui Is cite plusieurs fois dans ses disputationcs in astro-
/o^mw s'exprime en termes élogieux. «Léon Hébreu, homme
distingué et célèbre matJTématicien, comme quelqu'un qui a
peu de confiance dans les anciens, imagina un nouvel instrument
dont les lois sont, pour l'observateur, d'une subtilité mathéma-
tique par excellence. « (2) La partie qui traite de l'invention de
R. Levi(3), avait formé un ouvrage à part lequel fut traduit pour
le Pape. Cette traduction se trouve à la Bibliothèque natio-
nale (4), elle est terminée par la note suivante : — « un traité
d'instrument astronomique de maître Léon de Bagnols, habi-
tant Orange ;5), l'explique. Ce traité a été traduit de l'hébreu
en latin pour le souverain pontife et seigneur Clément VI, l'an
de l'incarnation r342 et la première année du Pontificat du dit
seigneur Clément. »
Pendant la période qui nous occupe, la cour pontificale
d'Avignon était dans toute sa splendeur : les princes de l'Église
choisissaient pour résidence les sites les plus agréables de la
contrée ; le cardinal Napoléon — ■ Frangipani — des Ursins,
seigneur de Bagnols, venait de mourir, ses neveux se prépa-
raient à vendre leur baronie à Roger de Beaufort dont le frère
Clément VI était pape (6).
Notre savant compatriote ne devait donc point se trouver
(1) Liv. IX, chap. 8, v. Annales de philosoph. chrét. nov. et déc, 1878. La
litléralure rabbinique aux moyen-âge. Pic de la Mirandole, p. Moïse Schawb. —
Reuchlin cite Levi ben Gerson dans ses œuvres.
(2) Léo hehrwm vir insignis et celeber mathcmalica quasi veterilms jKtrum
ftdeus, excogilarit norvm iiistntmentuin ciijns vidimus canones muthcmatica
suldilitnte prœci'llentes . »
{?,) Chap. 4 à 11.
(4) Manusc. latins n» 7293. — Le doct. M. JorI dit (pie, de son vivant, Gersonide
témoigna de la reconnaissance pour le pape Clément VI, puisque la traduction en
latin date de 1342.
(5) La ville désignée par le nom (VAviriyca est Orange, appelée en latin Armi-
sio, et([uiau moyen-àge portait aussi lenomd'.4?irfl.s«fa ou Aurasinormn civitas.
(6) V. de Baumefort. — Cession de la ville et de l'État d'Avignon au pape
Clément VI. — 1 v. in-8, 1873.
LEVI BEN GERSON 4I
étranger dans cette brillante et illustre société avignonaise.
Pour les novateurs tels que Levi ben Gerson, l'époque était
mémorable par des découvertes et des événements célèbres : — •
l'usage des verres à fover, au profit des astronomes, la fa-
brication des glaces coulées, la poudre à canon, la boussole
perfectionnée, les notes de musique, les armes à feu. Dans un
autre ordre d'idées, le Tiers appelé pour la preniière fois aux
Etats généraux, l'abolition de l'ordre du Temple, les bandes de
routiers et de pastoureaux envahissant nos contrées désolées
par la peste et la famine. Près de nous, les pontistes locaux
achevaient la construction du Pont-Saint-Esprit. Au loin, Ar-
tevveld dans la Flandre, Guillaume Tell en Suisse soulevant
les populations au cri d'indépendance et de liberté. En ce temps
là, les échos de Vaucluse retentissaient du nom de Pétrarque,
et, à Rome, ceux du Tibre répétaient le nom de Rienzi.
Depuis le xiv^ siècle, l'œuvre de Gersonide a passionné les
philosophes juifs ou chrétiens. Il ne peut entrer dans notre
plan de donner de longs développements sur ces œuvres : outre
ce qu'en ont dit Spinosa qui l'a beaucoup pratiqué et Keppler
qui l'a prisé très haut comme astronome, outre ce qui a été
publié de nos jours, la monographie allemande de M. Joël,
professeur à l'Université de Breslau (i', un travail très re-
marquable de philosophie religieuse a été écrit sur Levi ben
Gerson par M. Isid. Weil , aujourd'hui grand rabbin à
Colmar /i). C'est surtout dans ce volume intéressant que les
(1) Le doct. Moïse Joël, professeur, a publié eu 186"2 à ftreslau (Pi'usse), uu
travail — Levi beu Gersou, considéré comme philosophe religieux : — Ein
Beilnig zur Geschichte der Philosophie und der philosophischen Exégèse des
MiUi'lalters. iNous remercions ici l'auteur de son ofiVe gracieuse d'uu exemplaire
pour la Bibliothèque de Bagnols.
(2) Nous devons à l'obligeance de ce savant théologien un exemplaire de son
livre ipi'il a bien voulu nous offrir pour la Bibliothèque de Bagnols. Nous sommes
iieureux de rendre ici un hommage de gratitude à l'auteur d'un livre ([ui a eu
les honneurs d'une critique élogieuse et sincère de la part de M. Frank, de
l'Institut. — ^.Journal des savants, 1869, p. 157, 171.
42 NOTICES BIOGRAPHIQUES
gens du monde et les savants de profession pourront être inities
d'une façon toute particulière à la connaissance de la phi-
losophie encore si obscure des Arabes. Le lecteur Jaloux
d'approfondir l'idée Juive du moyen-àge, saura qu'elle présente
à l'homme le spectacle d'un mouvement rationaliste qui s'ac-
complit au sein d'une religion positive et qui devient le point
de Jonction de la civilisation arabe et chrétienne. Ce sont les
Juifs qui ont fait connaître par leurs travaux aux docteurs
chrétiens des xiii^ et xiv^ siècles les écrits d'Avempace, d'Al-
Faràbi, d'Avicenne et d'Averroès. Jamais, dit le savant R. Is.
Weil , Jamais peut-être St-Thomas d'Aquin n'eut écrit le
Suinina Tlieologia s'il n'avait eu connaissance du More Ne-
boîikhim^ de Maïmonide, traduit en latin par les lettrés d'Es-
pagne (i).
Si Maïmonide a pendant plus d'un siècle, été, dans la syna-
gogue l'oracle incontesté, Levi, le penseur renommé de l'école
provençale, mérite une étude particulière, non seulement
parce qu'il a doté la littérature Juive d'un grand ouvrage de'
philosophie, mais encore, et surtout, parce que le premier, il
a osé se soustraire à l'autorité magistrale du fils de Maïmon,
et professer des doctrines dont la hardiesse n'a Jamais été
égalée par aucun théologien rabbanite du moven-àge. Le
cordouan est constamment théologien et philosophe, chez le
bagnolais, le théologien disparaît plus d'une fois pour laisser
parler seul le philosophe. Cependant, quoique novateur, Levi
n'était point un enfant rebelle de la Thora, (Écriture sainte) ;
il croyait de bonne foi pouvoir rester dans les limites de l'ortho-
doxie, tout en admettant avec les philosophes une matière
première dénuée de forme, et en expliquant naturellement le
phénomène de l'inspiration. Peu après sa mort, Gersonide a
été vivement attaqué. Déjà au xiv'^ siècle, Isaac ben Schescheth
d'Alger disait de lui : le savant R. Levi était un homme très
(1) Le Tad Hakiizakab. — La Main forte et le More nehouldm, ou le Guide
des égarés sont les priacipaiix ouvrages de Maïmonide.
LEVr BEN GERSON 4^»
versé dans le Talmud, il nous a légué de beaux commentaires
où nous le voyons marcher sur les pas de Moïse ben Maimoun,
mais son amour de la spéculation Ta détourné, lui aussi, du
chemin de la vérité, et il a professé sur la prescience de Dieu
et de la Providence des idées si malsonnantes, si voisines de
l'hérésie qu'il est même défendu de les entendre... » A la suite
du Rabbin d'Alger, R. Chasda'i Krescas de Saragosse entre-
prend une campagne contre notre phiolsophe et réfute suc-
cessivement les doctrines trop osées, du MUliainôth. Plus
tard encore, au xvii'= siècle, Menahem Azarias dit dans ses
mémoires : « Mon iils, garde-toi de suivre les opinions du fils
de Gerson, ainsi que tous ceux qui se targuent d'une fausse
gloire. )) Enfin les docteurs de 1480 et de i636 sont d'accord à
appeler les Guerres du Seigneur : des Guerres contre le Sei-
gneur\
M. Is. Weil ajoute avec beaucoup d'à-propos : « Rien ne nous
paraît donc plus intéressant, plus curieux même, que de voir
un homme profondément religieux chercher, à tout prix, à
accorder, fondre ensemble deux éléments si hétérogènes,
l'averroïsmc et le mosaïsme, à faire coïncider la force d'Aris-
tote et la Bible. »
Comme l'a dit son savant commentateur : il est convenable
de faire bonne Justice de deux appréciations outrées dont sa
trouve entaché le nom de Gersonide. — R. Levi n'est point un
libre-penseur : c'est-à-dire un homme qui prend la raison
humaine pour la mesure de la vérité, qui entend rester libre
et indépendant de toute tradition historique, de tout enseigne-
ment révélé. Notre philosophe n'a qu'une préoccupation :
mettre la Bible d'accord avec la raison. Il le dit lui-même dans
sa préface : « noire méthode consiste à approfondir d'abord
notre sujet, en nous servant de la seule raison, puis de
démontrer que les données de la science sont précisément
celles de la Loi. »
Gn l'a, en outre, accusé d'un attachement sans bornes aux
44 NOTICES BIOGRAPHIQUES
systèmes d'Aristotc et d'Avcrroès, lequel nie le progrès hu-
main. R. Levi soutient au contraire que le progrès est un des
principes fondamentaux du judaïsme, la base sur laquelle
reposent toutes les espérances messianiques, car en définitive
qu'est-ce que la foi à l'arrivée d'un messie, sinon la croyance
à l'avènement d'une époque où l'humanité sera parvenue à son
plus haut point de perfection, où la connaissance de la vérité,
comme dit le prophète, sera répandue sur la terre comme les
flots sur la surface de l'Océan. »
Mais, ajoute M. Isid. Weil, les services rendus par R. Levi
à la dogmatique juive se trouvent chèrement payés par ses
déplorables vues sur la nature de la pensée divine à la quelle
il refuse l'omniscience, sur le phénomène de la prophétie dont
il fait un don naturel, sur la matière dans laquelle il voit
l'étoffe primitive et incréée de l'univers, sur le miracle dont il
circonscrit le théâtre dans le monde des phénomènes. Ce sont
ces nouveautés hétérodoxes, ces concessions littéraires et in-
tempérantes faites, par lui, à la philosophie de l'école qui sont
la cause que son nom soit si mal noté dans les fastes de
l'orthodoxie. R. Levi était profondément religieux, veut-on
savoir à quelle fin, au sein des malheurs et des misères de son
temps il s'est mis à composer son MU'hamôth ? — Pour
répandre, direz-vous , parmi ses frères les lumières de la
raison, les vérités de la foi. Sans contredit, c'est là un de ses
buts, mais ce n'est pas le seul, ce n'est pas même le principal.
En entreprenant ce travail, en s'enfermant dans cette étude, il
a tout d'abord songé à lui-même, à ses propres intérêts. Il a
voulu, c'est lui-même qui nous le dit dans sa préface, se
ménager par là une place élevée dans le Ciel, se créer un titre
à une éternité bienheureuse. »
Concluons : Bagnols a tout lieu d'être fier d'avoir donné le
jour à une telle personnalité : Levi ben Gerson, homme d'un
génie supérieur, a été en avant, non seulement de la science
LEVl BEN GERSON
45
judaïque, mais encore de la science chrétienne de son époque.
Gersonide résume pour nous l'élite de la nation juive au
moyen-àge : il a rendu service à h\ philosophie, à la critique
des livres sacrés, à la grammaire, à l'astronomie, à la méde-
cine, en un mot à la Civilisation.
MADIER (JEAN-BAPTISTE)
MÉDECIN
Né à Bagnols le 12 octobre IJ40
Mort à Bagnols le 12 août 1824
'Ussi loin que nos investigations puissent s'étendre
jnous trouvons l'esprit et le tempérament bagnolais
jinitiateurs et aventureux. La vie de plus d'une de nos
-illustrations le prouve. Nous allons narrer une page
d'histoire locale qui confirmera notre dire. Mais toutefois pour
expliquer ce qui va suivre, il est bon de riippeler dans quelle
situation se trouvait notre petite ville, vers 1784.
A l'emplacement de l'ancien château de Montmorcncv, on
venait de construire un Collège, sur les terrains donnés depuis
longtemps déjà par le prince de Conty aux Joséphites. Non
loin de là, à la Citadelle, l'Hùtel-Dieu ouvrait les portes de ses
vastes salles neuves, aux malades et aux infirmes du pa3^s. Les
mêmes hommes qui avaient entrepris ou surveillé ces impor-
tants travaux vivaient encore, ils devaient être désireux de ne
point rester étrangers à ce grand mouvement qui se faisait alors
dans les esprits, lequel semblait être le précurseur d'une mo-
dification prochaine, imminente, assurée.
L'intéressante découverte d'Annonay fit grand bruit : Mont-
48 NOTICES BIOGRAPHIQUES
golfier venait de trouver disait-on, le moyen de s'élever dans
les airs à l'aide d'un ballon gontié de gaz. Déjà, — en 1783, —
Pilàtre des Rosiers et le marquis d'Arlanges, — languedocien,
— avaient émerveillé Paris ; déjà Madame Tible, la première
femme qui ait osé s'aventurer dans les airs, préparait une
ascension à L3^on, — juin 1784, — lorsque nos hardis compa-
triotes eurent la pensée d'expérimenter à Bagnols, les Mont-
golfières (i).
Il ne nous est pas possible de recueillir, ici, tout ce qui a
été écrit et imprimé pour ou contre ces novateurs ruraux : leur
tentative fut ridiculisée ; on les persifla, on les chansonna ; ils
n'en poursuivirent pas moins jusqu'au bout leur projet :
honneur à eux !
Un ballon fut construit : la légende d'une gravure du temps
s'exprime ainsi — Lou Globo : — « Il était en toile fine, dite
rebattue, doublée d'un papier exactement collé au dedans. On
en employa 840 mètres. Son diamètre était de 14 mètres et
5o centimètres et la hauteur de 20 mètres. Deux cônes tron-
qués, attachés par leurs bases, à un cylindre de 8 mètres,
produisaient la forme ovale. Son contenu était de 2201 mètres
cubes. Son poids total était d'environ 35o kilogrammes. (23o
kil. de toile, 20 kil. cordages, 100 kil. bateau, poêle, agrès,
combustibles : et le poids des voyageurs en sus). «
Par qui ce navire aérien avait-il été dessiné, taillé, dirigé ?
— Par Madier, Gensoul, Blanchard, Teste, Roussel et autres
hardis novateurs.
M. Jean-Baptiste Madier était un médecin habile etchercheur.
C'était le temps des importantes découvertes : Lavoisier,
Vicq-d'Azir et peu après Chaptal, de Montpellier, devenaient
(1) II est probable que les organisateurs de la fête étaient en correspondance
avec Uivarol, (jui à Paris^ après avoir assisté aux expériences de ITiSo })ul)lia
une lettre à M. le Président de *** sur le globe aérostatique... (X'tte lettre donne
de longs détails scientiliques sur Tapplication de la découverte de Monlgollier,
d'Annonay. — V. Œuvres complètes de Rivarol. T. II, p. 207.
JEAN-BAPTISTE MADIER 49
les amis de notre savant compatriote, (i) Celui-ci possédait
comme eux, fourneaux, cornues, gaz et acides de toutes sortes :
le peuple l'accusait de chercher la pierre philosophale et de
compter comme certaine la découverte de la fabrication de l'or.
C'est donc Madier que l'on mit à la tète de l'entreprise, d'ail-
leurs, la chanson du temps le dit :
Non^ tu n'as pas^ cher Madier
Trompé notre attente
En faisant de Montgolfier^
Eépreuve étonnante :
Pour toi quel jour glorieux !
Tes trop faibles envieux
Ont vu^ de leurs propres jeux ^
Ce qui les tourmente.
Les essais de gontlement du ballon se faisaient dans un
cliamp, au sud de la ville, dans la Terre des Darnes^ (2) là se
réunissaient toute la population de la contrée, tous les villageois
des environs et les curieux des villes voisines. Les tâtonnements,
les tentatives durèrent plusieurs mois : rien ne ralenti-ssait la
curiosité persévérante des étrangers. On accusait cependant
Bagnols de spéculer au profit des hôUelleries du temps, de là
des couplets satiriques échangés et la fameuse tirade en Lan-
gue d'oc :
Lou globo vai parti
Moiigra lou Saint-Esprit
et cette chanson provençale qui rappelle les acteurs empressés :
Moussu de La Martino
N'enfasié tristo mino.
Moussu Madier^ peccaire^
Semblavo'un amoulaire !...
(1) Chaptal acceptait ses communications scientifiques, il en parlait dans ses
ouvrages^ mais ne citait jamais le nom de l'auteur. Madier était en correspon-
dance suivie avec Vicq-d'Azir, il recevait des lettres flatteuses de ce secrétaire
perpétuel de la société royale de médecine.
(2) De l'abbaye de Valsauve de Bagnols et des dames Ursulines. Ces deux
couvents possédaient des terres dans ce quartier.
T. II 4
.10 NOTICES BIOGRAPHIQUES
Enfin, le i8 avril lySS (i), devant plus de dix mille specta-
teurs, tout est terminé. Darroussin est prêt à monter dans la
nacelle, avec Ballet (2i dont le fils, de dix ans, battait la caisse
par la ville et appelait le public au champ, où l'ascension
devait avoir lieu. — Sonné li clas de moiin paire^ disait le
jeune gamin en tapant plus fort. La foule s'empresse, se rue
vers l'enceinte. Alexis Gensoul tenait la clavctto, c'est-à-dire,
avait la direction des cordages et commandait, mais sous les
ordres de Madier, le grand chef. Enfin on lâche tout : le ballon
s'élève majestueusement, il monte, il monte sans secousses et
plane dans les airs aux applaudissemeats frénétiques de la foule
émue... peu à peu un vent léger le pousse vers le nord, et on
le perd sur les hauteurs de Roquebrune, il allait échouer vers
St-Alexandre. Les intrépides navigateurs tinrent bon jusqu'au
dernier moment, mais, à quelques mètres du sol, Darroussin
voulut sauter de la nacelle, il se cassa la jambe.
Les épaves furent ramassées: le Globo fui transporté avec
pompe à Bagnols ; là, les débris restèrent comme un trophée à
l'Hôtel-de-Ville, mais on songea à en utiliser la toile pour
servir, en 17Q2, à l'habillement des volontaires de la Républi-
que : avec l'étoffe, on leur fit des sarreaux, espèce de blouse,
ample et commode (3).
Après cette fête mémorable Bagnols, reprit bientôt sa vie
calme et monotone, seulement il avait inscrit dans ses annales
une page relatant la réussite d'une tentative périlleuse qui
affirmait une fois de plus l'esprit enthousiaste de ses enfants.
Quant à Madier et à ses amis, leur souvenir vivait dans le
(1) Les consuls étaient MM. Pugiiières, Henri Briiguier, Malignon et Martin:
dans la commission on comptait : de Sibert, Charmasson, Couderc, Blanchard,
Massonnet_, Dumazer, Baylesse, Auzières.
(2) Compagnon, dit la Tranquillité; il avait fait le tour de France, menant une
vie aventureuse, il était venu s'établir et se marier à Bagnols.
(3) V. Annales historiques de Bagnols de 1788 à 1805.
JEAN-BAPTISTE MADIER 5[
récit que nos grands pères faisaient de la fcsto d'où globo.
Nous devions rappeler ici cette audacieuse fantaisie.
Les chroniqueurs ou les savants qui ont écrit l'histoire de la
navigation aérienne ne citent point Bagnols ; il nous semble
bon de rendre à notre pays Thonneur qui lui revient, et pour
renouveler la mémoire de ce que firent nos devanciers, nous
voudrions voir organiser /'o//r /c^ nS avril i885 une grande
fcte aérostatique. Nous proposons dores et déjà d'appeler ici
le Duruof ou la Poitevin de l'époque et d'avoir aussi un
Centenaire à la mémoire de Darroussin, de Ballet, de Madier
et autres. Il se trouvera assez de descendants de ces familles
anciennes et honorables pour aider et encourager la municipa-
lité à prendre l'initiative d'une fête qui fera honneur et profit
à notre chère ville de Bagnols.
La famille Madier habitait en 1740 la maison n" 12, rue de
la Pâtisserie.
Notre savant compatriote, filsdeRoch Hyacinthe et d'Elisa-
beth Bruguier avait fait ses études — rhétorique et philosophie,
— au collège Louis-le-Grand, à Paris. Comnie son père, il
tint à prendre ses grades à l'école de médecine de Montpellier,
où il fut reçu docteur en 1762 (i).
(I) Madame veuve Rocli Hyacinthe Madier avait acheté en 1760 hi helle maison
(lui a été hahitée par sa famille et ses descendants jusqu'en 1807, époque où
elle a été vendue pour y établir rHôlel-deVille. Ce fut messire Paul- Antoine
Magnin de Gaste, chevalier, seigneur de la Ramière qui la céda à M" Madier.
L'immeuble confrontait alors du levant les dames de St-Bernard, du midi les
maisons de M. Charrier de Moissard et celle de M. Marmier (aujourd'hui maison
Sartre, orfèvre).
L'hôtel appartenait en 1605 à Simon Fabre (dont la tille unique épousa Magnin
de Gaste). En 15i3 à x\ntoine Servier, et avant lui à Jean Pelet.
La construction actuelle date de 1675, ce serait donc M. de Gaste seigneur
de la Ramière, qui fit bâtir l'hôtel dans le style Louis XIV. On y remar(iue
outre un escalier monumental et grandiose,, — eu égard aux habitations de notre
petite ville de Bagnols^ — une pièce au premier étage, ornée d'une boiserie
sculptée et dorée, mais d'un goût moins pur que l'alcôve artistique de l'hôtel de
lord Melford (maison Astier, rue l'oulagière).
D2 NOTICES BIOGRAPHIQUES
En 1775, Jean-Baptiste épousait en seconde noces Jeanne
Marsial, protestante ; mais la cérémonie ayant eu lieu à
l'église paroissiale, les enfants furent élevés dans la religion
catholique.
Passionné pour toutes les théories nouvelles, écloses de son
temps, Madier embrassa avec ardeur les idées de 89, mais les
excès qui faussèrent le but de cette révolution « salutaire,
nécessaire, légitime et bienfaisante, » (i> arrêtèrent son élan
patriotique. Avec plusieurs de ses honorables amis, il eut le
courage de signer une adresse aux citoyens de Bagnols, re-
commandant la sagesse et la concorde ; 2! mais la feuille
imprimée fut le prétexte dont on se servit pour le déclarer
fédéraliste. Un ami dévoué l'avisa à temps, il put se sauver
dans les bois, vers Saint-Laurent-les-Bains i^Ardèche', d"où il
sortit, non pas après la chute de Robespierre comme on Ta
dit, mais dès que les jours furent moins orageux à Bagnols.
En eilet, nous le retrouvons à sa maison de la Place le 12 ger-
minal an II (17Q4'.
La société populaire de Lapalud vint à cette époque l'inviter,
comme chimiste renommé, à fonder à Lapalud même, une
fabrique de salpêtre et « à instruire les citoyens des connais-
sances nécessaires à cette fabrication. »
« Madier, disent les archives de Bagnols, (3) afin de se rendre
utile à la République, accepte et se transporte dans cette
commune où il a d'ailleurs des propriétés ; il fait connaître
officiellement à la municipalité de Bagnols son changement de
domicile... »
, (1) St-René Taillaiidiei',
(2) Voir le texte au volume Annales historiques de Bagnols,. cannée 1790.
Celte pièce a été imprimée à Orange en juillet 1790, nous en av^us conservé
un exemplaire aux aichives de la Bibliothèque-Musée.
(3) V. A)inal('S historiques de Bagnols 179 i... certains actes de la vie du
docteur iMadier sont liés à l'histoire locale.
JEAN-BAPTISTE MADIER
53
Jean-Baptiste Madier quoique assombri par les événements
qui ensanglantèrent la Révolution, est demeuré Jusqu'à sa
dernière heure, fidèle à son culte pour une sage liberté. Il
s'éteignit le 12 août 1824 à l'âge de quatre-vingt-quatre
ans (i).
(1) Il a laissé un lils et trois lilles dont iiii« mariée à M. Gensoul, de Collorgues,
et Tanlre à M. Privât, de Forlunié, magistrat sous la Piestauratioii.
MADIER ifeAN-BAPTISTE-SIMPLICE)
DOCTEUR-MÉDECIN, MAIRE
iVé à Bagnols le 2 mars i jSo
Mort à Bagiiols le _/ décembre US64
OMME son père et son aïeul Madier, Simplice, était
docteur en médecine. Son père, ami du célèbre
chimiste Chaptal, lui fit commencer ses études à
Montpellier, et en iSo5 l'envoya à Paris, où notre
élégantet beau compatriote obtint de grands succès. Vers 1810,
le docteur Madier rentrait à Bagnols. Il se maria en 181 2 avec
Mademoiselle Marie-Faine Martin, d'Orange. Nous le trou-
vons en février 1826, goûtant la vie paisible d'un riche
bourgeois, ami de l'étude et du repos, quand le choix du
Gouvernement en fit le maire de Bagnols. On se souvient du
distique, élogieux et vrai, de l'arc de triomphe dressé devant
la porte de son hôtel sur la Place ( i).
Le nouvel administrateur se mit à l'œuvre : il commença le
premier, cette transformation de la Citadelle^ devenue depuis
le Mont-Cotton^ parce que M. Cotton, maire, en a planté
d'arbres la partie déclive. Mais c'est à M. Madier que l'on doit
ces preniiers murs de soutènement qui retiennent la terre du
(1) Disti(ine naïf, commis par le docteur Silliol :
— Bagnols! quel est ton maire? — Eh! Madier, me dis-tu.
Tant mieux; il réunit droiture, esprit, vertu.
56 NOTICES BIOGRAPHIQUES
monticule, et peu après, la régularisation du plateau afin d'y
établir un marché... Ciiique simm.
Dès le mois de septembre, le Maire, sur les plans et devis de
l'architecte Degan, construisit, à la fontaine, le monument
élevé sur l'ancien abreuvoir. Plus d'un ignore aujourd'hui
ce qu'on voyait en 1826 à la. grand' font . — C'était toujours le
vaste bassin tapissé de verdure et de plantes aquatiques, au
milieu des quelles apparaissaient de belles carpes et des anguil-
les, énormes et respectées : attenant à l'escalier que l'on voit
encore de nos jours, se trouvait l'abéiiradou : l'abreuvoir, où
les bêtes descendaient par une rampe douce, mal pavée et
allaient se désaltérer à l'orifice même du Goulet. C'est cette
rampe que fit enlever le Maire, c'est ce creux embarrassant et
dangereux pour la circulation qu'il fit combler : sur le terre-
plein il établit le carré de maçonnerie ouvragée, muni de trois
canons destinés à donner de l'eau à volonté : ces tuyaux étaient
alors alimentés par une roue hydraulique en fer et à godets.
— Le travail coûta 2,042 fr. 67 c. Il fut terminé en 1827.
Cette même année, sur les plans et devis du sieur Bourguete,
nous voyons l'administration occupée à construire le Prétoire^
dans la rue de la citerne, (aujourd'hui rue Bompard). Encore
une amélioration excellente et pour laquelle la caisse munici-
pale déboursa (3,927 francs.
La population était loin de se plaindre des dépenses aussi
bien entendues. Cependant une partie des bagnolais trouva
bientôt l'occasion de blâmer le Conseil municipal d'une autre
mesure qui venait d'être prise et qui semblait peu libérale.
Le Maire avait exposé que Mgr l'Évêque de Nîmes songeait
à convertir le Collège de Bagnols en Petit-Séminaire... « Son
discours respirait la plus profonde et la plus honorable convic-
tion du bien qu'il croyait faire par cette transformation
inespérée. » Il raconta longuement l'histoire du Collège (i) et
les différentes phases de l'enseignement.
(1) V. Not. biog. de l'abbé Gentil, T. I, p. i>'Jl.
SIMPLICE MAI) 1ER ^7
— Nous devons nous souvenir que le gouvernement de la
Restauration luttait alors, avec quelques hommes du parti
avancé qui voyaient à regret ce qu'ils appelaient Tempiètement
progressif du clergé. —
Pour le succès du plan de l'Évèquc et du Maire le Conseil
municipal se montra favorable. 11 accepta, il condescendit aux
intentions bienfaisantes de Monseigneur^ il oifrit l'usufruit des
bâtiments tant que durerait le Petit-Sérainaire... Cependant
l'affaire n'eut pas de suite, mais une attaque aussi directe
contre l'établissement universitaire devait aboutir à la chute
du Collège, à la dispersion des enfants de Bagnols, qui entrè-
rent dans les lycées ou établissements voisins. Les élèves dont
les parents n'avaient pas la ressource de les placer au dehors,
se virent forcés à aller chez ce bon M. Martin, où on leur
apprenait la grammaire latine de Port Rojal et le calcul par
livres, sols Qi deniers en 1828 et i83o !
Ce qui va suivre est encore peu flatteur pour Bagnols, mais
il faut bien l'avouer, puisque nous écrivons l'histoire vraie :
continuons.
Un jour, le Conseil refusa l'achat d'une pompe à incendie
alléguant que malgré les tentatives faites, il y avait impossibi-
lité d'organiser ici une compagnie de pompiers. M. le Maire
perdit patience et cessa d'en parler à ses conseillers obstinés.
C'est le 27 avril 1828 que M. Madier proposa d'acheter des
héritiers de M. François Gentil, une maison qui faisait le
prolongement de la rue des Prisons à celle de la Citerne. Cette
maison venait d'être entièrement détruite par un incendie. Le
Conseil en fit l'acquisition et, par là, une voie fut ouverte
allant de la rue de l'Horloge jusqu'à la place du Château
même, en face du Portail-neuf.
Administrateur actif et intelligent. M. Madier tient à achever
l'œuvre de son devancier et achète les maisons de la rue des
Pénitents, afin de régulariser l'accès de la Grande place.
On se préoccupait, dès cette époque, de l'instruction des
adultes \ mais l'initiative venait de l'administration supérieure :
58 NO'iM(:i:s 1!io(;raphiques
heureux encore de trouver de l'écho dans les conseils munici-
paux invites à améliorer l'enseignement local. Ainsi le 8 mai
1828, M. le Sous-Préfet d'Uzès, engageait le Conseil à ouvrir
une classe de dessin linéaire dont rittilité est généralement
sentie par l'influence heureuse qu\'lle exerce sur le développe-
ment de l'industrie. »
Le Conseil accepte et vote : il choisit M. Romain, instituteur
primaire, dessinateur habile et mathématicien distingué (1).
L'assemblée tient à consigner sur le registre des délibérations
un témoignage de parfaite satisfaction, — » sur le choix de
cet honorable et savant professeur, » il offrit trois cents francs
par an, à la condition que M. Romain donnera, en outre,
l'instruction primaire gratuite à 20 élèves des familles indigen-
tes de Bagnols.
Il 3^ eut, à cette époque, de longues et profondes dissensions
entre l'autorité supérieure et quelques membres du Conseil
municipal, au sujet de la question de propriété du Collège :
l'Université prétendait avoir un droit exclusif sur le monument,
comme représentant l'État. De son côté, la ville faisait valoir
le concordat de 1781, alors qu'elle avait opté pour le fait de
reprendre le Collège en renonçant aux 25, 000 francs fournis
par elle pour sa construction. Le Conseil, par sa délibération
du 20 août 1828, voulutdonc, malgré le ministre de l'instruction
publique maintenir ce qu'il appelait ses droits de propriété.
Le 9 octobre, on vota la réparation à l'horloge, blanchiment
du cadran et réfection des pièces diverses.
Depuis l'an 1828, les déblais de la place St-Victor avaient été
enlevés : c'est-à-dire que les murs de soutènement restant à
découvert, la route de descente était parfaitement établie.
(1) Le fils de M. Romain, né à Dagnols, ayant obtenu, au concours, l'emploi
d'agent-voyer en chef de rAveyron, a fait à Rhodez des travaux hydrauliques
qui lui valurent la croix de la Légion d'honneur et, peu après, sa nomination,
au même litre, à Lille (Nord). M. Rernard Romain, aujourd'hui à la retraite,
habile Pont-Sainl-Esprit. Il est inscrit au nombre des bienfaiteurs de la Biblio-
thèque et du Musée de Bagnols.
SIMPLIGE MADIER 5()
Un des derniers actes administratifs de M. Madier fat
celui-ci. — En 182c), le Conseil vote et dépense généreu-
sement 3oo francs appliqués en réjouissances et en fêtes à
l'occasion du passage du roi et de la reine de Sicile, et de
Màrie-Christine, future reine d'Espagne : tout Bagnols fut
fleurdelisé.
L'an d'après, le drapeau tricolore avait remplacé le drapeau
blanc et M. Madier dut céder la charge à M. Ladroit, à qui il
avait succédé quatre ans auparavant ; l'installation du nouveau
Maire eut lieu avec des transports de joie indescriptibles, après
les fameuses ordonnances de juillet i83o et les ivoh g-lorieiiscs
journées^ comme on les appela longtemps.
Toutefois, M. Madier laissait des souvenirs d'honnête homme
et d'habile administrateur; mais ses tendances politiques n'é-
tant point partagées par la masse de la population, son règne
ne fut regretté que par ceux qui, comme lui, étaient attachés à
la branche aînée des Bourbons.
M. Madier entretenait des relations suivies avec les sommi-
tés du parti légitimiste, Berr3^er, le duc de -Valmy et surtout
avec Ferdinand Boyer, de Nîmes.
Ses concitoyens l'avaient honoré de leurs suffrages ; ils le
nommèrent conseiller d'arrondissement, mais pour le Conseil
général du Gard, la lutte électorale qu'il entreprit ne fut pas
heureuse, M. de Buros, son antagoniste, fut le préféré. A part
cette velléité d'ambition « dans l'intérêt de son pays, » M. Ma-
dier, de i83o à 1864 coula sa vie dans la retraite. Ses amis
auraient voulu le porter à la députation, il préféra la douce
quiétude que recherchent les vieillards désillusionnés... Une
longue et cruelle maladie se termina par un accident où il
trouva la mort. La perte de cet homme de bien fut vivement res-
sentie par la population toute entière ; car le temps efface les
nuances politiques et, en présence des exemples d'édification
donnés par un vénérable père de famille, les nouvelles généra-
tions, qui n'ont pas été témoins des antagonismes locaux, ne
6o
NOTICES BIOGRAPHIQUES
Jugent les hommes que par leurs actes: M. Madier devait donc
emporter à bon droit l'estime de tous ses concitoyens.
J. B. S. Madier a laissé deux fils et deux filles :
MM. Eugène Madier, décédé et H3^acinthe M..., à Lapalud;
Mademoiselle Clémence M..., mariée au capitaine Victor
Madier de Lamartine ;
Mademoiselle Emma M..., qui épousa M. Valat, employé
supérieur des douanes.
MADIER DE LAMARTINE
( AIMÉ-ALEXIS-VICTOR )
GÉNKRAL DE BRIGADE
N'a à Baguais le 21 avril IJ74
Mort à Pont-Saiiit-Ksprit le i3 octobre uS34
u commencement de la Révolution Victor- Henri
)Madier et Marie-Thérèse Reynaud Saurin , son
|épouse, avaient trois lils sous les drapeaux. ([) Celui
qui devait devenir général était déjà sous-lieutenant
au 7"^'-' d'infanterie, le 12 mai 17^)2, et capitaine le 5 octobre
1796. Il lit ses premières campagnes dans l'armée des Pyré-
nées-Orientales, dont les différents corps de troupe station-
naient sur la frontière et dans les places fortes ou ports, depuis
l'embouchure du Rhône jusqu'à la rive droite de la Garonne.
Le général Sauret le choisit pour son aide de camp.
De 1795 à 1801, Madier fit les campagnes d'Italie. Nous le
(W Le 23 septembre 1793 cinquante hommes investissent sa maison et veulent
rarrèter comme suspect. Antoine Teste écrit pour le défendre :
<( — Il n'est pas suspect, celui-là, dit-il, et on peut le croire surjjarole. »
Le fds aîné mort colonel à la Guadeloupe, s'était occupé d'un système télé-
graplii([ue à l'usage de l'armée. Il a laissé un fds, M. Victor Madier, capitaine,
qui épousa Mademoiselle Clémence Madier, fille de son cousin de Bagnols.
Le général Madier de Lamartine.
Et Valère Madier, d'abord tonsuré à l'âge de 12 ans, et parti plus tard comme
volontaire; il se retira capilaine.
62 NOTICES BIOGRAPHIQUES
voyons adjoint à rétat-major de la division d'Ancône le 27 dé-
cembre 1798.
Nommé clief de bataillon par le général Monnier le 25
septembre 1799,11 fut fait prisonnier à Ancône, le i3 novembre
de la même année.
Ses aptitudes spéciales lui valurent, pour la troisième fois,
d'être adjoint à Tétat-major : il mérita d'être désigné pour la
]'''' division de l'aile droite de l'armée d'Italie, le 2G août 1800 ;
et le i5 mai 1801 il passa adjoint à l'état-major de la i''-' di-
vision de l'armée d'observation du Midi. Le 20 janvier 1802,
Madier était chef de bataillon à la suite de la 48™'^ demi-brigade
de ligne.
Notre compatriote avait fait déjà onze ans de campagnes sur
le continent lorsqu'il dut partir pour une expédition lointaine.
Le général Richepanse venait de réprimer, à la Guadeloupe,
la révolte des hommes de couleur, Madier fut désigné pour
se rendre en ce pa^'s, où il resta attaché à l'état-major du
capitaine gouverneur de l'ile. Sa bravoure et ses talents,
affirmés maintes fois, depuis son entrée au service, lui valurent
d'être successivement commandant d'armes à la Basse-Terre,
et commandant cà l'ile de Saintes ,1). Pendant le cours de cette
expédition aux Petites Antilles il fut nommé colonel, le 3o
août 1808.
Le 17 avril 180Q Madier est prisonnier de guerre lors de la
reddition de notre colonie aux Anglais. Cependant il s'évade
et rentre le 3 février 181 o. Le i5 juillet de la même année il
commande le l'i'"*-' régiment de ligne; le 18 décembre nous le
trouvons à la tête du bataillon des gardes nationales des
Pyrénées-Orientales et le 25 novembre 181 i, il est colonel du
régiment de Belle-Ile.
Peu après la rentrée de Louis XVIII, Madier fut nommé
colonel du 33'"'' d'infanterie de ligne, — 4 oct. 18 14. — Cet
olficier de mérite était un partisan dévoué aux Bourbons que
(1) 1 ne des peliles Anlilles.
madii:r DI-: Lamartine 63
les armées alliées venaient de replacer sur le trône de France :
ses paroles et ses actes le signalèrent bientôt aux meneurs,
alors en évidences et tout puissants. Madier avait tout lieu
d'attendre un grade supérieur, mais son rêve d'ambition ne
put se réaliser, car Napoléon, quittant Tile d'Elbe, marchait
sur Paris et le colonel royaliste, mis en non activité dès le
i() avril iSi5, dut se décider à retourner à Bagnols, où il vint
habiter sa maison, plîlce de la Poulagière (i). On assure qu'il
s'y trouva, au milieu de notre population mobile et passionnée,
pendant les tristes journées qui ont laissé d'amers souve-
nirs (2).
Avec les désastres de Waterloo qui avaient englouti la for-
tune de l'Empereur, Madier voyait renaître une lueur d'es-
poir. L,^. Sainte Alliance ramena pour la seconde fois Louis-le-
Désiré (3). Le colonel Madier reprenant son grade, obtint le
commandement de la légion de l'Aveyron, le 16 août i(Sr5 :
ce fut le 2 mars 1816 qu'en récompense de sa fidélité le
roi le créa baron (4).
Notre compatriote avait une existence très active : ^e la
légion Aveyronnaise en 181 5, nous le vovons passer, le 3i
mars 1819, à la tête de la légion du Tarn. Ces mutations
presque annuelles, qu'il subissait ou sollicitait peut-être,
(1) Maison Victor Gensoul, n» 20.
(2) V. Not. biog, de Bompard^ T. I, p. 97.
(3) Nous avons souvent répété cette appellation qui n'a été conservée que dans
le récit des historiens royalistes.
(i) [1 est à remarquer que sur le tableau des registres du sceau on trouve la
mention suivante : Madier, col. lég. de l'Aveiiron, Baron ord'^<^ du 2 mars ISKi. »
Mais Fordonnance royale, comme précédemment le décret impérial, n'étant
qu'une simple manifestation de l'intention du chef de l'Étal, les lettres-patentes,
seules, constituaient d'une manière complète la décision du souverain. Le texte
même de ces lettres le porte : <( le dit désirant profiter de la faveur que
nous lui avons accordée s'est retiré par devant notre garde des sceaux. . . à l'etTet
d'obtenir nos lettres-patentes nécessaires pour jouir du dit titre... »
Le titre de baron (qu'un majorât pouvait seul rendre héréditaire) donnait
ouverture^ à un droit de sceau assez important : 3,150 fr. M. 3Iadier ne s'est
jamais pourvu pour obtenir des lettres-patentes, et son titre n'a donc jamais été
réiïulièrement constitué. — Note de la Chancellerie.
<)4 NOTICES BIOGRAPHIQUES
semblent faciles à légitimer, car il est à croire que le gouver-
nement de la Restauration choisissait, pour diriger le mouve-
ment monarcliique dans la contrée, un officier supérieur
méridional et sincèrement attaché au roi léo-itimc.
En 1820 (17 novembre) Madier était colonel du 57™*" de
ligne, et le i3 décembre de l'année suivante Louis XVIII le
nommait maréchal de camp.
Aucun document officiel ne nous fait connaître le motif de sa
mise en disponibilité à la date que les états de service de notre
compatriote précisent, au 7 janvier 1822. Rien, encore, ne nous
dit pourquoi le 12 février 1823 il commandait la 4"^'= subdivi-
sion delà 10"^^ division militaire et, le 7 décembre 1826, il avait
le même commandement à la 3"^*^ subdivision de la 8"""^. Nous
aurions besoin de pièces qui peuvent se trouver aujourd'hui
dans la famille, ou bien il nous' faudrait faire de longues et
patientes recherches dans des archives qui ne sont certainement
pas à notre portée en ce moment.
La liniite d'âge allait atteindre notre éminent compatriote,
et de plus la cocarde blanche, qu'il chérissait, en royaliste
fervent, venant de céder la place aux couleurs nationales,
le général Madier fut mis en disponibilité le 16 août i83o.
L'heure du repos avait sonné pour lui. Au mois de mai i83i
il fut placé dans la 2"-' section (réserve) du cadre de l'état-major
général.
Le i3 octobre 1834 le vieux soldat, fidèle à la foi de ses
pères, mourait en chrétien dans son château de Lamartine, sur
l'Ardèche, à 5 kilomètres de Pont-Saint-Esprit... Du canon de
la citadelle lui arrivèrent les dernières détonations qu'il put en-
tendre. Ce n'était plus les foudres de la guerre, mais des salves
pacifiques annonçant l'arrivée d'un prince qui n'était pas celui
qu'il préférait. Le duc d'Orléans faisait son entrée dans la ville
voisine. Le malade entrevoyait, disait-il, un sombre avenir.-
Malgré la tendresse alfectueuse de sa compagne sympathique,
malgré les soins touchants que lui prodiguaient les membres
de sa famille résidant dans le voisinage, les derniers jours du
MADIER DE LAMARTINE
65
général furent remplis d'amertume : il avait épuisé la coupe
de l'espérance.
Le général Madier de Lamartine ( i ) a été membre de la
Légion d'honneur — le 9 novembre 1806;
Officier — le 24 août 18 14;
Commandeur — le i"^'" août 1821;
Chevalier de St-Louis — le 24 septembre 1814;
Chevalier avec plaque de l'ordre de Charles III d'Espagne ;
Baron le 2 mars 1816.
(1) Lamartine vient d'un lief de ce nom acquis par une branche de la famille
Madier. — Voir le procès soutenu contre le cardinal de Soubise.
T. II
MAGALON (JOSEPH-DOMINIQUE
JOURNALISTE
Né â Bagiiols le 23 juillet ijg4
Mort à Bagnols le /'-''' ////;/ nSO'j
AGALON était fils d'un artisan qui jouissait d'une mo-
deste aisance : ses premiers succès classiques enga-
gèrent son père à lui laisser suivre la voie des études
latines. Après un séjour au Collège de Bagnols sous
l'abbé Dumas, le jeune Dominique, qui à treize ans venait
de terminer sa rhétorique, se rendit à Nîmes pour faire ses
mathématiques au lycée. Vers iSii, envoyé successivement
aux écoles de droit de Grenoble, de Toulouse et d'Aix, il se
lia d'amitié, dans cette dernière ville, avec de jeunes compa-
triotes dont les noms ont, depuis, retenti à des degrés ditfé-
rents, dans la presse et dans la politique, MM. Mignet, Thiers,
Victor Augier, Emile Teulon, Barginet, Barbaroux.
En 1814, il vint à Paris achever ses études de droit. L'an
d'après, lors du débarquement de l'Empereur Napoléon, il se
trouvait à Bagnols : il prit parti sous les drapeaux du duc
d'Angoulême ; mais il a écrit, depuis, que l'exagération des
?///r<i-royalistes du Midi le jeta dans l'opposition.
Désormais, Magalon ne devait plus avoir à Bagnols ni un
emploi, ni une carrière à suivre : il aspirait au séjour de la
capitale, c'est à Paris qu'il croyait trouver un théâtre plus vaste
et plus en rapport avec ses goûts littéraires , Le journalisme
68 NOTICES BIOGRAPHIQUES
lui souriait de loin. Sourires perfides ! En effet le jeune et
ardent méridional à peine arrivé, se lançait, en imprudent, dans
la rédaction de quelques feuilles passionnées, qui avaient
toujours un lazzi, une pointe acérée contre le ministère
chatouilleux de la Restauration, Avertissements, amendes,
prison, rien ne fut épargné : Magalon luttait toujours. Les
jeunes amis qu'il avait su gagner à son projet, écrivirent avec
lui dans l'Album (i) des articles pleins de verve et d'esprit :
nous citerons MM. Alph. Rabbe, Loëve-Veimar, Béranger,
Delavigne et surtout Alexis Duménil qui, par une collabora-
tion plus assidue, imprimait au journal le caractère de son
talent personnel dans les matières politiques et religieuses.
Mais à cette époque la censure ne tolérait pas longtemps de
telles hardiesses -, aussi une ordonnance du ministre comte de
Corbière, vint-elle supprimer dictatorialement le journal in-
criminé qui avait subi déjà neuf condamnations, — i823.
Les journaux de Tépoque étaient moins répandus que
ceux d'aujourd'hui, et si les lecteurs se comptaient en plus
petit nombre, les attaques directes, frappant juste, n'en pas-
sionnaient pas moins les intéressés. Magalon se ruina, il
compromit même la fortune de sa femme, et nous le voyons
cependant toujours sur la brèche défendant les principes du
libéralisme auxquels il est resté constamment fidèle.
Notre compatriote publia vers cette époque : le Portefeuille
des Troubadours^ recueil de poésies fugitives et quelques
romans qui eurent du succès; il les écrivait sous les verroux.
C'est à l'occasion de l'une des condamnations encourues par
Magalon que fut commis à son égard, l'insigne abus de pouvoir
dont l'histoire a conservé le souvenir et qui montre le danger
d'abandonner à des subalternes inintelligents les détails des
mesures intéressant la liberté des prisonniers.
Un matin Magalon fut saisi, chez lui, séparé brutalement
(i) Les artistes en renom de l'époque concoururent à illustrer l'Album.
Nous voyons dans ce recueil des lithographies de Carie Vernet, Charlet, Prud'hon,
Lescat, Wattier, Laurent, Thomas, etc., etc.
MAGALON 69
de sa Jeune femme, amené à la prison de la Force, de là à
Sainte-Pélagie et à Poissy : des agents de la police avaient pé-
nétré dans le bureau du journal, afin de s'emparer des papiers
et des registres. Lire sa brochure : ma Translation^ c'est
assister à un spectacle de violence et de cruauté. Cet écrivain
n'avait pourtant commis qu'un simple délit de presse, et les
ordres sévères venus de haut lieu le signalèrent comme devant
être traité avec rigueur. Il le fut avec la plus révoltante dureté.
Toute la presse libérale protesta. — On venait de conduire un
Journaliste dans les cachots de Poissy : il avait traversé Paris,
en plein Jour, enchaîné avec des voleurs et des galériens ivres,
et lié, par une menotte de fer, à la main d'un forçat dévoré
d'une gale hideuse. Mais laissons le prisonnier raconter lui-
même sa Translation l'il
«• J'étais arrivé au mur de ronde, où Je me trouvais
entoure de gendarmes et de onze malfaiteurs... c'étaient d'af-
freux bandits. Lorsque le chef des gendarmes les eut attachés
deux à deux, il s'approcha de moi avec un air d'indifférence
dédaigneuse et il me présenta la chaîne... Je sentis mes genoux
ployer... il me fallut rappeler tout mon courage pour regarder
cet homme en face. Je lui dis : Monsieur^ vous connaissez la
nature de mon délit, J'espère donc que vous me permettrez de
prendre une voiture à mes frais... — « Eh ! que m'importe
votre délit ? me répondit-il en montrant ses ordres. — Mais
il y a erreur, lui dis-Je, — • êtes vous Magalon ? — oui, Monsieur,
— c'est bien, voyons... » Il me présenta de nouveau la chaîne.
Cependant, Je lui dis encore : au nom de la morale, de
l'humanité, faites-moi donner une voiture ; Je la paierai : Je
paierai les gendarmes qui m'accompagneront... c'est m'assas-
siner que de me conduire ainsi... Je ne pourrai Jamais, avec
ma faible santé, faire, à pied, un voyage de sept lieues... »
« Enfin Je m'offris en holocauste... le gendarme me serra
(1) MM. Jay et .Jouy élaiciit ;i Sainte-Pélagie avec Magalon lorsijue l'ordre
arriva de conduire ce dernier à Poissy. — Lire les Ermites en prison, T, I,
p. 19 et suiv., par MM. Jay el Jouy. — Voir ci-après la note A.
yO NOTICES BIOGRAPHIQUES
fortement à la chaîne commune par une corde qui me prenait
au bras; ma main fut liée par des menottes à celle du plus
hideux de ces misérables.
« Nous sortîmes de Sainte-Pélagie... Au carrefour Bussy, un
bruit tumultueux se lit entendre tout à coup. La foule se pré-
cipita vers nous... Les parisiens sont avides de ces spectacles
affreux et stupides !... je m'affaiblis de nouveau; la honte
d'être confondu avec ces misérables... enfin accablé de ma
position, je parlais avec feu, je dis que je n'étais point crimi-
nel ; mais la faible victime de puissantes vengeances. La foule
parut se presser autour de moi pour m'entendre : mes compa-
gnons étaient stupides d'étonnement : je vis plusieurs hommes
pâlir; je vis des signes de vif intérêt sur quelques figures !...
« Arrivés aux Champs Elysées les voleurs demandèrent
du vin qu'on leur apporta... le vin mit en gaieté mes compa-
gnons ; ils entonnèrent des chants obscènes... à Boulogne on
leur servit encore quelques brocs, au point qu'en entrant dans
Nanterre, ils étaient complètement ivres. Ils vociféraient après
chaque refrain : vivent les voleurs ! vivent les galériens !
honneurs aux i^-alériens ! nous sommes des galériens !
« Mon voisin raconta son histoire, il déclara que le délit
pour lequel il était condamné ne l'eut point ramené aux
bagnes. Les bagnes^ disait-il, sont le Paradis des Prisons.
« En traversant Saint-Germain mes compagnons signalèrent
leurs passages par de nouvelles vociférations. Ils hurlaient, ils
injuriaient tout le nionde, ils renversaient les étalages... la
population indignée, se sauvait à l'approche de ces bandits...
Nous arrivâmes à trois heures de l'après-midi, j'étais brisé. «
Assurément de tels actes sont incompréhensibles aujourd'hui,
et il faut remonter aux époques de passions politiques et
d'absolutisme pour les juger.
A Poissy l'avocat stagiaire condamné, assimilé aux autres
détenus, revêtit l'habit des voleurs et dut se livrer à un travail
quotidien en rapport avec ses forces épuisées : on l'utilisa à
l'atelier de chapellerie, où il tressait de la paille. Nous venons
MAGALOX 71
de parler des protestations et de marques de S3^nipathies favo-
rables au Jeune détenu, les noms suivants nous viennent sous
la plume : M. le comte Alexandre de Laborde, députe de la
Seine, à qui l'écrivain dédia ses Veillées de Ste-Pélagie^
M. Kœchlin, de TAlsace, Chateaubriand, Victor Hugo, l'ho-
norable et pieux duc de Larochefoucault-Liancour et bien
d'autres littérateurs qui écrivirent, à son sujet, dans les jour-
naux du temps.
Pendant son séjour à Poissy, Magalon a tenu note jour par
jour de tout ce qui lui arriva dans cette prison. Ainsi nous
savons que le i"-'"" mai 1823 le comte Alexandre de Laborde
lui olTrir son concours i ; que la famille de Saint-Aignant vint
le visiter et le consoler \ que M. de Chateaubriand demanda
et obtint son extradition de Poiss\^ à Sainte-Pélagie : et à cette
occasion, Magalon ajoute :
« 5 juin — je dois donc à M. de Chateaubriand la cessation
de mon infâme persécution ; que dis-je ! je lui dois la vie,
j'allais périr... »
Magalon arriva à Paris le q juin. Ses amis lui offrirent un
banquet dans la prison même ; la police avait accordé à
Madame Magalon l'autorisation d'assister à cette fête : deux
mois après un ami généreux se rendant caution de la somme
de 3,5oo francs montant des frais et amendes dont était frappé
le prisonnier, celui-ci recouvra sa liberté.
Cependant le vaillant champion continuait la bataille litté-
raire. Dès le mois d'août, il venait de publier un recueil de
poésies et avait trouvé moven de payer envers M. Victor Hugo
une dette de reconnaissance. Le poète qui fut, peu après,
l'auteur admiré de Notre-Dame de Paris^ adressa à Magalon
une lettre qui honore et celui qui l'écrivit et celui qui la reçut :
nous tenons à en reproduire le texte :
« Monsieur, on vient de me faire lire la note qui me
(1) Lire les trois remarqualiles nrticles de cet écrivain patriote imprimés et
reproduits dans le Courrier Français, le Journal du Commerce ou le Constitu-
tionnel (1823).
72 NOTICES BIOGRAPHIQUES
concerne dans votre recueil de poésie. Vous vous exagérez
beaucoup l'importance des très légers services que j'ai été assez
heureux pour vous rendre, mais cette exagération me prouve
la noblesse de votre àme. Permettez-moi de vous remercier de
m' avoir fait connaître un cœur généreux de plus.
« J'avais exprimé mon opinion en trouvant vos vers bons,
vous avez émis la vôtre en trouvant les miens mauvais : nous
ne nous devons rien l'un à l'autre. Depuis, vous avez été
malheureux ; le hasard de ma position m'a mis à même de
contribuer peut-être au soulagement de ce malheur ; j'ai fait
ce que tout autre eût fait à ma place. J'aurais manqué à mon
devoir en ne consacrant pas mes faibles eftbrts à épargner une
injustice au pouvoir et des souffrances à un homme de lettres
prisonnier.
« L'action dont vous voulez bien me remercier et dont, il
parait, on a pris la peine de vous informer, n'est donc que
simple et naturelle, la vôtre est honorable et rare, permettez-
moi donc de refuser des remercîments que je regrette de ne
pas mériter et de vous prier d'accepter tous les miens.
« Votre gratitude s'adresse légitimement à des hommes tels
que M. de Chateaubriand et, à ce qu'il a fait pour vous, on
reconnaît aisément cet illustre soutien des lettres qui leur
révèle son amour par ces bienfaits depuis qu'il ne peut plus le
leur prouver par ses ouvrages.
« Adieu, Monsieur, la note que vous m'avez consacrée est
certes un souvenir de poète ^ puissent ces soin'enirs poétiques
n'être bientôt plus ceux d'un prisonnier (i'.
« Yoivc bien dévoué serviteur,
« Victor Hugo, n
Le 30 août 1823.
Magalon continua sa vie littéraire et accentua de plus en
(1) Le livre aïKjuel Victor Hugo fait allusion, compose par deux détenus,
Magalon et Barginet, avait pour titi'e : Souvenirs poétiques de deux prison-
niers.
MAGALON 73
plus ses tendances politiques : les persc'cutions multipliées
n'avaient pu attiédir son ardeur méridionale : il était encore à
Sainte-Pélagie lorsque la Révolution de Juillet i83o éclata. Le
bruit du canon des trois journées tonnait sous les voûtes de la
prison, et ce fut seulement le 29 que les portes s'ouvrirent
pour les détenus politiques. La garde nationale pénétra dans
l'enceinte et Magalon, un des défenseurs de la liberté, sortit
porté sur une sorte de brancard formé par un faisceau de fusils,
aux cris joyeux des patriotes commandés par le capitaine
Duruy (i).
De i83o à i835 Magalon séjourna à Paris : sa mission comme
écrivain était finie puisqu''il assistait au triomphe de ses idées
politiques. Le journalisme n'était plus une ressource pour lui,
il dut solliciter une position qui ne fut pas seulement honori-
fique : il ne put l'obtenir. « Le roi Louis-Philippe » fit alors
sur sa cassette personnelle une pension à l'écrivain libéral. En
i83i M. de Montalivet, ministre de l'intérieur, lui accordait
une pension annuelle de 1,200 francs ; pareille somme lui était
servie par le ministère des Beaux-Arts.
Vers la fin de l'année i835, Magalon se décida à revoir
Bagnols, de nombreux amis l'y attendaient. Là, son temps fut
partagé entre la littérature et le calme de la vie à la campagne.
Il fut un de ceux qui encouragèrent l'imprimerie ; il contribua
à la rédaction des Joiiniaiix de la localité; il fonda rAlbwn^
journal de Bagnols; il publia avec Léon Alègre l'Album
pittoresque du Gard. Comme feuille hebdomadaire, après
V Album vint Y Hirondelle du Gard^ puis les Petites Affiches.
Mais bientôt, sans y prendre garde, la presse tombait dans le
mercantilisme ; on regrettait fort de telles tendances car ces
différentes feuilles entretenaient la vie au sein de nos popula-
tions rurales. Sans avoir la prétention de viser à de hautes
portées les journaux bagnolais, écrits avec entrain, traitaient de
littérature, de poésie, de commerce, d'industrie locale et osaient
(1) V. ci-après la note B.
y4 NOTICES BIOGRAPHIQUES
aborder qL]cle|ucs fois l'histoire et la critique : hélas ! ces feuilles
sont tombées, et leurs fruits n'ont pu venir à maturité. Il est
toujours difficile, dans un pays industriel qui ne compte que
six mille âmes, de trouver assez de dévouement et de loisir
pour alimenter un journal : les grands centres absorbent tout.
Cependant Magalon cherchait à utiliser les heures de
ses longues journées. Il publia une ceuvre qui malheu-
reureusement est restée inachevée : Nous voulons parler de
V Histoire du Languedoc. Cette œuvre suspendue à cause des
infirmités précoces de son auteur, a été diversement jugée. Ce
n'est point un résumé de la grande publication des Bénédictins,
c'est une course rapide, attachante, émue, au travers de nos
annales Languedociennes. Si l'auteur n'a pas su pardonner
aux exagérations des hommes dans les siècles qu'il a voulu
flétrir par ses attaques mordantes, n'en accusons qu'un reste
de cette humeur irascible de la jeunesse du bagnolais. Quoi-
qu'il en soit, les deux premiers volumes de cette histoire, font
regretter le dernier, dont les notes insuffisantes ne permettent
plus d'espérer le complément. IS Histoire du Languedoc favo-
rablement accueillie par l'Académie du Gard, a valu à notre
compatriote l'honneur d'être nommé membre correspondant
de cette savante compagnie.
En 1807, Magalon écrivait encore : il envo3'ait de Bagnols,
des articles aux journaux de Paris. Le Commerce^ le Siècle^
l'accueillaient dans leurs colonnes. Louis Desnoyers un des
rédacteurs de cette dernière feuille, le félicite sur ses articles
littéraires, — bien écrits, bien pensés, — mais il a le regret de
ne pouvoir les accepter tous. — « Journaliste, vous-même, lui
disait-il, vous savez que la qualité n'est pas la seule règle en
matière de presse et que chaque journal a ses convenances et
ses nécessités qui tiennent aux habitudes et à la nature de sa
publicité... V intéressant bien plus encore que r/z/^/rz/c///" voilà
ce que le grand nombre cherche dans un feuilleton... »
Nous avons dit que Magalon rédigeait le journal YHiron-
MA GALON 75
ddlc. C'était en 184.0 ; la petite feuille bagnolaise quoique
alimentée par des écrivains de mérite ne pouvait pas vivre ; si
elle ne partageait pas le bénéfice des annonces judiciaires avec
le journal du chef-lieu de l'arrondissement au profit de l'im-
primeur autant que dans l'intérêt des abonnés. Le rédacteur
en chcf^ écrivit à Paris, il s'adressa au ministre de l'époque,
dont il était l'ami dévoué.
Voici ce que lui répondit le fils du ministre :
« Monsieur, je viens d'écrire à M. S... au nom du Père et
du Fils, en faveur du Saint-Esprit qui est {'Hirondelle.
(( Puisque les temps sont ainsi faits que V Esprit a besoin
pour vivre et pour briller d'un réquisitoire du Procureur du
Roi et d'une ordonnance du Tribunal, il faut, en gémissant, en
prendre son parti et supposer que le tribunal et procureur
auront ïesprit voulu pour comprendre notre prière et y faire
droit.
« J'ai prié avec toute l'ardeur et tout l'élan d'une àme sincè-
rement dévote.
« La chose n'entrant pas dans mes habitudes, je m'en éton-
nerais si je ne savais que la reconnaissance est un culte, et si la
piété filiale, qui n'est pas une vertu, parce qu'elle est un
devoir, ne m'inspirait pour V Hirondelle une gratitude, pour
vous une alïection qui expliquent la componction de mes
or émus.
<( Espérons que la grâce invoquée descendra d'Uzès sur l'oi-
seau Bagnolais et qu'il pourra bientôt déployer, avec toute
l'ampleur nécessaire à son vol, les ailes déjà si vigoureuses sous
lesquelles je lui demande la permission de me placer.
« Mille amitiés. Gh. Teste. »
Magalon ne se contentait pas de cultiver les lettres et la
poésie, homme d'érudition et de bons conseils il s'occupait de
la chose publique. Notre ami avait conquis dans le pays d'ho-
7<^ NOTICES 15I0GRAPHIQUES
norablcs sympathies. Il fut toujours le premier à ouvrir sa
bourse aux journalistes malheureux, aux patriotes persécutés,
aux nationalités opprimées. Magalon signait en 1847 1^^ pétition
en faveur de la réforme électorale, réforme qui, à ses yeux,
comportait des limites, car, il le disait souvent : « on ne doit
voter que si on sait lire et écrire. »
Pendant plusieurs années Tancien journaliste lit partie du
Conseil municipal^ où il apportait une exactitude parfaite et
où il savait faire prévaloir les avis les plus sages et les plus
utiles au pays.
Le choix de Tadministration supérieure tomba sur lui pour
les fonctions d'administrateur à la commission des hospices
de la ville de Bagnols. Magalon, demandant toujours des
améliorations, a rempli pendant plus de dix ans ce mandat
gratuit. Mais la fonction dans laquelle il semblait le plus à
Taise, c'est celle de membre du bureau d'administration du
Collège. Là, le lauréat de iSoq, le contemporain ou l'ami
de tant d'élèves distingués* ou déjà célèbres, aimait à s'occuper
avec bienveillance de ses jeunes successeurs, qu'il ne manquait
jamais de venir couronner aux jours de distribution des prix.
Les années tempéraient son ardeur juvénile ; mais il restait
le même homme. Aussi en 1848 fut-il désigné comme maire
de Bagnols. La haute fonction de magistrat était plus lourde
à sa santé délabrée qu'elle ne l'était à la verdeur de son pa-
triotisme. Magalon fut homme de conciliation et d'indulgence,
il déposa son écharpe et se retira après avoir administré la ville
pendant six mois.
Nous l'avons connu depuis i835 cet homme de bien et cet
ami tout à la fois bon et sévère, que l'on trouvait toujours
affectueux et serviable, malgré certaines formes de bourru
bienfaisant. Avec quelle modestie touchante ne parlait-il pas
de ses anciens succès ! avec quelle simplicité sa nature délicate
et légèrement sensuelle ne s'accomodait-ellc pas d'une vie
calme et retirée.
MA GALON yy
Il traduisait en vers français les Odes d'Horace et ce poète de
prédilection le charmait par sa douce philosophie i^i ,
Une maladie longue et cruelle vint dompter ce fier athlète
des idées progressistes : il lutta pendant huit ans contre ses
infirmités. Une cécité complète semblait devoir l'assombrir ;
mais entouré de soins incessants, objet des plus tendres solli-
citudes, il put dans l'affaiblissement graduel de sa constitution,
répondre jusqu'au bout, avec une douceur résignée à la pieuse
affection de sa famille et de ses amis. Il mourut le i*^'" juin
18(37.
Magalon rappelait Rivarol par la tournure de son esprit
railleur, et par son insouciance native des choses de la vie :
c'est lui qui disait de Bagnols avec quelque amertume :
« Ici comme dans toutes les petites villes de province il n'y
a qu'une émulation, un vœu, un but. Ce n'est pas d'être
savant, ce n'est pas d'être considéré, et bien moins encore
d'être aimable, c'est d'être riche : qui dit riche, dit tout...
c( Ici on a d'insipides loisirs dont on ne sait comment user.
Les eaux du tieuve de la vie y coulent avec pesanteur : nul
événement ne marque les journées, tout s'embarrasse, tout se
mêle : on entreprend avec mollesse, on exécute avec tiédeur,
on sème sur un sol inculte des graines qu'on a mal choisies,
et la conséquence est de recueillir des fruits sans suc et sans
saveur...
« Il y a bien, d'espace en espace, quelques esprits plus re-
muants qui tendent à monter et à croître, mais dégrossis
seulement à moitié, et encore un peu couverts de rouille, ils
sont comme les vieilles épées qui, rarement tirées du fourreau,
percent et blessent sans briller (2). »
Ce tableau de Bagnols, que nous avons beaucoup écourté,
(1) Magalon a laissé un manuscrit précieux que possède aujourd'hui la Biblio-
thèque-Musée ; ce sont ses Poésies. L'épigraphe porte une partie d'un vers de
Virgile : Meminisse Juvabit. Ces pièces fugitives ont été composées depuis
181 4 jusqu'à 1850.
(2) Album pittoresque du Gard, p. 29.
78 NOriCI-S BIOGRAPFilQUES
est loin d'être liatteur, même pour Tépoque où il a été tracé,
— 1842, — Le critique aurait pu envisager sous un autre
aspect le calme salutaire de la vie des petites villes, où il n'est
défendu à personne de savoir se suffire à soi-même, par des
travaux préférés, dans les moments qu'il appelle des loisirs
insipides.
Si le journaliste de i83o vivait actuellement au milieu de
nous, aurait-il lieu d'être rassuré sur ses compatriotes ? les
jeunes gens surtout donnent-ils à leurs loisirs un meilleur
emploi ? ont-ils déserté les cafés ? boivent-ils , fument-ils
moins ? hélas ! non, même on les entend soutenir que cette
existence mollement tramée sans profit pour eux, ni pour le
public est exemplaire... grand bien leur fasse !
NOTES
(A, p. (j9). — Dans la prison, son ami Barginet, de Grenol)!o, lui écrit pour
l'assurer qu'il accélère ses démarches en sa faveur. Il raconte que MM. Jay et
Jouy (auteurs de VErmite en province) vont pul)lier un ouvi'age intitulé : Conso-
lations de Sainte-Pélagie, a Votre affaire, dit-il, y est racontée avec soin. Je n'ai
pas besoin de vous dire que la plume de Jouy peut produire quelque chose de
parfait. J'ai fourni sur vous une note biographique... vous êtes le sujet de la
o-ravure. Vous devez sentir que cet ouvrage fera du ])ruit et qu'on ne pourra
résister à cette accumulation de plaintes. »
Barginet finit ses jours k Lyon, où il dirigeait encore, en 1835, le Journal du
Commerce.
(B, p. 73). — Dès 1833, Magalon s'était lié d'amitié avec M. Victor Duruy, alors
ao'régé de l'Université et professeur au Collège royal de Reims. 11 le revit à
Paris lorsqu'il devint professeur d'histoire des enfants du roi. L'on a trouvé dans
la volumineuse correspondance du journaliste des lettres fort intéressantes :
celui qui est devenu plus tard ministre de l'instruction publique^ écrit la relation
d'un voyage fait avec Michelet à La Rochelle, à Blois, à Tours, à Poitiers, à
(Jahors, à Pau et dans les Pyrénées.
MALLET (AUGUSTE-GÉDÉON)
MÉDECIN ET DÉPUTÉ
Né à Bagnols le 2^ novembre i8i5
Mort à Bagnols le 8 décembre iS-jS
,E 23 novembre 1876 nous assistions, à Versailles, à
^me séance de la Chambre. Notre ami Mallet, député
jdu Gard, se disposait à prendre sa place au centre
'gauche. — « Qui pouvait prédire, lui disions-nous,
que tu aurais un jour l'honneur insigne d'être compté parmi
les représentants de la Nation ! — Le croirais-tu, répondit-il,
je l'avais pressenti, il y a bien des années, la première fois
que j'entrai, à Paris, au palais du Corps législatif. y> Cette
révélation spontanée nous frappa, mais nous ne vîmes point
là l'expression d'une outrecuidance prétentieuse : nous crûmes
plutôt à un vague souvenir de Mallet, voyageur en Orient, et
rapportant du pays de Mahomet le dogme du Fatalisme.
Il est de fait que le vote populaire obligea Auguste Mallet à
sortir de sa modeste et laborieuse existence comme médecin
des pauvres de la ville et du canton de Bagnols. La vie poli-
tique était loin d'être dans les aptitudes et dans les goûts de
cet ami de la science, de ce chercheur fantaisiste, sans cesse
en quête du nouveau et de l'inconnu. La famille de cet enfant
gâté du suffrage universel a-t-elle de profondes racines dans le
pays ? — Non.
8o NOTICES BIOGRAPHIQUES
En 1810, un honorable employé des contributions indirectes,
né à Voiron (Isère), exerçant à Bagnols, épousa Mademoi-
selle Marie Graffand (i). De cette union naquit Pierre-Au-
guste-Gédéon Mallet, le 27 novembre 181 5. Le jeune enfant
avait à peine treize ans lorsqu'il perdit son père. Madame
Mallet vint habiter Bagnols et plaça pendant deux ans son fils
au collège de Montélimar, en iS2(). Auguste continua ses
classes au collège royal d'Avignon et, de là, se vouant à l'étude
de la médecine, il alla à Montpellier prendre ses grades. C'était
un étudiant laborieux : son goût précoce pour les sciences
naturelles se révélait sur les bancs de l'école; il était docteur
en i83c).
Les aspirations du jeune médecin ne pouvaient le prédis-
poser au choix d'un établissement dans une petite ville : il
songea à prendre du service comme chirurgien auxiliaire de
la marine et nous le voyons, sur les navires de l'État, faire de
fréquentes traversées de Toulon à Alger, où il s'était fixé
pendant quelque temps.
On assure que son goût des voyages et le besoin du service
amenèrent l'aide-chirurgien à franchir la grande mer.
Mallet abandonna la marine en 1842, il vint se fixer dans sa
ville natale. Sa mère venait de se remarier avec M. Gentil (2)
et ce dernier, qui avait, pour son fils adoptif, une touchante
affection, l'appelait auprès de lui. Auguste exerça la médecine.
Sa nouvelle position de fortune lui permettait de nombreuses
libéralités : il se voua au soulagement des indigents et des
malheureux. Sa renommée s'accrut en proportion de sa géné-
rosité manifeste et incessante. Ses années s'écoulèrent ainsi
dans le travail utile, dans l'étude des sciences et dans le culte
des arts, car Mallet était dessinateur selon son caprice. Il
a laissé des marines estimées, surtout par l'à-propos des
sujets qu'il copiait, tantôt le Hoche monté par Bompard,
(1) Mademoiselle Graffand était née dans un hameau de la commune de Mont-
clus à Monleil.
(2) En \U\.
MALLET Ol
tantôt l'Embuscade que le vaillant contre-amiral lançait à la
poursuite des Anglais dans les eaux de New- York (i).
Ses études des sciences naturelles étaient activées au con-
tact d'un savant géologue du Gard, Émilien Dumas, qui est
venu maintes fois nous visiter, et que Mallet se plaisait à
accompagner dans ses courses sur les montagnes voisines (2).
D'autres fois, il servait de cicérone au naturaliste de l'Ar-
dèche, Jules de Malbosc, quand celui-ci explorait la contrée.
De ces excursions scientifiques Mallet sut profiter et trouva le
mo3^en de former, chez lui, un embryon de collections variées
qu'il réservait à notre Musée, dont il était un administrateur
des plus zélés.
Le docteur Mallet jouissait de la réputation de médecin
habile : il n'y a donc pas lieu de s'étonner si, lorsqu'en 1846,
un congrès des médecins de France ayant lieu à Paris, ses
collègues de la contrée le choisirent comme délégué de la
région : on a dit qu'il sut tenir dans l'assemblée une place
honorable.
En dehors de ses études médicales, Mallet, l'un des grands
propriétaires du pays, s'occupait à l'élève des vers à soie. Or,
en mai iSSy, les ^rj/zze^ françaises ou milanaises ne donnant
que des produits désastreux, quelques spéculateurs se tour-
nèrent vers l'Orient et se hasardèrent jusqu'à Andrinople.
Mallet, groupé avec des amis intéressés, comme lui, à la régé-
nération des races, entreprit le voyage de l'Asie mineure : il
alla à Brousse veiller au grainage des papillons et apporta,
espérait-il, des œufs de qualité supérieure. Hélas ! le résultat
ne répondit qu'incomplètement à ses espérances, luo.'à graines
se sont de plus en plus empestées : il a fallu pénétrer dans
la Chine et au Japon pour trouver des races parfaitement
saines; il a fallu attendre que la science nous révélât, par la
(1) V. Not. biog. de Bompard, T. 1, p. 97.
(2) Emilien Dumas a donné le nom de Mallet à une espèce nouvelle A'ostrea
qu'il découvrit aux environs de DagnoLs : Grès vert, Ter. Ucetien. — Ostrea
malletiana. —V. Statist. (jéolorj. du Gard, 2me partie, p. 475.
T. II 6
82 N O T [ C i: s lu O C. R A P H I Q U E s
voix de Pasteur, un remède efficace, un moN'cn certain de
reconnaître la maladie, si préjudiciable aux intérêts de l'agri-
culture "et à l'industrie méridionales. Mallet n'avait été qu'un
propagateur désintéressé et non un spéculateur avide. Voilà
pourquoi, malgré son insuccès, les éducateurs lui surent gré
de sa louable tentative.
A la mort de sa mère, deux fois veuve, Mallet devint pro-
priétaire des domaines de la famille Gentil. L'exploitation des
terres de Derbèze et de Paniscoule absorbait presque tout son
temps. Il abandonnait ses goûts favoris et ne conservait que
son dévouement aux intérêts de la cité. Le vote de nos conci-
toyens l'appela au Conseil municipal, dont il fut un membre
remarquable par son exactitude et son activité. Il ne recher-
chait point la faveur populaire, mais le peuple lui impo-
sait des devoirs : « l'obligation de s'occuper de la chose
publique. » En effet, doit-on exiger des actes de dévouement
absolu et la perte d'un temps précieux, de la part de l'ouvrier,
de l'industriel qui a besoin de toutes les heures de sa journée
pour gagner le pain de sa famille : — non. On doit demander
ce sacritice à l'homme riche, à l'homme instruit : et si cet
homme ne se dévoue pas pour son pays, il mérite d'être
flétri du nom d\>go'ïsfe ; nom qui, selon nous, devrait équi-
valoir à la plus humiliante des appellations.
Mallet, indépendant par position, était faible et timide par
caractère : c'est ce qui l'a empêché de prendre, dans les cir-
constances capitales de la vie, un parti décisif, une résolution...
il préféra vivre libre, plutôt que de se donner un but et de
stabiliser sa vie dans les liens du mariage.
Pendant plusieurs années le docteur, pris d'une belle passion
pour l'apostolat scientifique, s'était lié avec quelques amis et
avait donné des conférences populaires : il aimait ces sortes
d'exhibitions d'appareils, d'échantillons, de tj'pes, de dessins
graphiques : son goût et son amour-propre d'initiateur étaient
satisfaits (i).
(1) V. Not. biog. de lî. de Saint-Auban, T. 1, }). mi.
MALLET 83
Mais des préoccupations plus sérieuses coupèrent court au
zèle du conférencier. La fatale guerre de 1870-71, mit la patrie
en danger. Nos soldats blessés réclamaient d'abondants secours.
Un comité venait d'être organisé à Bagnols par un homme
d'initiative. Mallet fut choisi pour vice-président, il se mit à
l'œuvre. On le vit, alors qu'il y avait affluence sur la place,
les Jours de marché, tendre la main aux campagnards, aux
forains, et demander l'oflrande patriotique pour soulager nos
malheureux soldats. — Dans cette œuvre pie, — qui s'est
conservée jusqu'ici, disons-le à l'honneur de la cité (i),
Mallet a prêché d'exemple et fait plus que son devoir.
Ici nous entrons dans une nouvelle phase.
La République venait d'être proclamée, on demandait des
citoyens dévoués, libres, indépendants ; la personnalité du
docteur Mallet était en vue : le canton de Bagnols le choisit
pour membre du Conseil général : bientôt, la députation lui
fut offerte et le modeste docteur sortit de son obscurité
relative.
Notre mission n'est point d'analyser la vie publique du
député de l'arrondissement d'Uzès ; de parler de ses votes,
sages, modérés, selon les uns, imprudents, irréfléchis selon les
autres : nous ne dirons pas quelle fut la somme d'influence
que son titre pouvait lui attirer au profit de ses commettants :
non, tel n'est pas notre but. Crayonnons seulement l'ensemble
de cette figure de l'homme politique. — Il appartenait au parti
modéré de la Chambre et faisait, nous assurait-il, tous ses
efforts pour se maintenir dans cette fraction de nos représen-
tants : il votait, mais ne parlait pas.
Dans les diverses élections et réélections, il s'est produit des
incidents regrettables, notre devoir n'est point de les juger :
qu'il nous suffise de dire que nous avons toujours compté sur
(1) Le Comité de secours aux blessés militaires existe à Bagnols depuis 1871.
Il rend service aux anciens soldats nécessiteux de la contrée, et c'est par l'in-
termédiaire du président de ce Comité (jue la Société, dont le siège est à Paris,
fait distribuer les secours alloués chaque année.
84 NOTICES BIOGRAPHIQUES
Mallet, comme sur un homme de bonne foi, de loyauté et
aimant la justice par dessus tout.
Un jour de décembre 187S, le député d'Uzès quittait la
Chambre et prenait la route du Midi : il était déjà gravement
malade, et paraissait ne pas se préoccuper de sa santé sensi-
blement altérée... il arrive à Bagnols dans la soirée du 8, et
en regagnant sa demeure, il s'aiTaisse sur la route de Nimeset
meurt, d'une attaque d'apoplexie foudroyante.
La triste nouvelle se répandit dans la cité et jeta la cons-
ternation parmi tous les amis du docteur et du député. Deux
jours après, par un temps de neige et un froid rigoureux, la
population bagnolaise et les nombreux amis des alentours ac-
compagnaient à sa dernière demeure le citoyen Auguste Mallet.
Des paroles synipathiques furent prononcées sur sa tombe par
M. T. Lacombe, maire, et par son collègue au Conseil général,
M. Gazagne, aujourd'hui sénateur. Les deux orateurs célébrè-
rent les qualités sérieuses, incontestées de notre ami et la foule
se retira en commentant les dernières dispositions testamen-
taires du défunt regretté.
Mallet qui n'a point oublié certains de ses amis ni ses
serviteurs dévoués, a fait des libéralités insignes à la ville de
Bagnols. Nous mentionnerons d'abord 5, 000 francs pour les
orphelins pauvres, 5, 000 francs pour le Collège communal.
La maison Gentil, sur la Place, a été donnée à la Ville, à
condition d'y établir la Bibliothèque ou un Musée, des salles
de conférences ou une école laïque... 10,000 francs à la com-
mune pour faire face au traitement du concierge ou aide-con-
servateur. Il a fait, en outre, des legs à ses parents — ligne ma-
ternelle ; — il a désigné, comme légataire universel, un cousin,
de la branche paternelle, et il a donné toutes ses collections,
tableaux, œuvres d'arts, antiquités, à son ami Léon Alègre
fondateur de la Bibliothèque et du Musée de Bagnols.
Telles sont les principales dispositions de l'acte suprême du
docteur Mallet.
La ville hérite de la maison Gentil, qui n'est autre que
MALLET 85
l'hôtel d'Augier, où Louis XIII et Montmorency ont logé
plusieurs fois pendant le xvii'^ siècle. Cet hôtel historique est
déjà aménagé selon l'intention du généreux donateur.
Le Conseil municipal a tenu à associer la ^'ille à l'érection
du monument funéraire consacré à la mémoire de M. le député
Mallet par son héritier universel, M. Lalande. Le tombeau
se trouve dans la travée méridionale des concessions perpé-
tuelles r.
Nous devions à notre ami Mallet un témoignage de gratitude
pour la part qu'il a voulu prendre à l'extension de notre œuvre
du Musée. Nous nous faisons l'écho des paroles sympathiques
de la population reconnaissante, qui regrettant le docteur
Mallet se souvient de ses belles qualités de cœur et de son
empressement à soulager toutes les infortunes.
Si cet homnie de bien a rencontré quelques antagonistes,
quelques inimitiés, il croyait ne les avoir po'nt provoquées :
les circonstances lui créèrent une position délicate dont il n'au-
rait pu sortir qu'à la condition d'être d'une essence supérieure
à l'espèce humaine... Mais ici-bas, trouve-t-on des êtres surna-
turels ?
(1) Le plan du monument, lout ;ï la fois élégant et sévère e^t dû à l'habile
crayon de ,M. Félix Degan, architecte, à Hagnols.
MARRON (JEANNE)
RELIGIEUSE INSTITUTRICE
iVc'c à Bagnols le ig avril ij6o
Morte à Baguais le 2 novembre i(S34
ERS 17S5. une jeune lille de Bagnols, Mademoiselle
Jeanne Marron, édifiait la ville entière par son an-
gélique piété. Sa fortune, ses qualités éminentes
auraient pu lui procurer, dans le monde, un établis-
sement avantageux. Tel n'était point le but de cette pieuse
enfant : elle aspirait à la retraite ; elle demanda à ses parents
la permission d'embrasser la vie religieuse. En eflet, peu
après, un allié, Tabbé de Villard^ supérieur des missions
étrangères, l'appelait à Paris et lui facilitait l'entrée dans la
communauté des sœurs des écoles chrétiennes.
Le couvent fondé par le vénérable Père Barrié (i) était où
il est encore aujourd'hui, dans le faubourg Saint-Germain et
dans la rue Saint-Maiir. Mademoiselle Jeanne Marron vint
déposer là ses plus chers souvenirs de famille et prit l'habit
de novice.
Après qu'elle eut prononcé ses vœux, on confia à la sœur
Marron la direction de la maison d'Agde. Ce fut avec bonheur
(1) Le Père Barrié ot quelques bénédictins de Vannes fondèrent la congréga-
tion de Saint-JVIaur en 1613.
85 NOTICES BIOGRAPHIQUES
que la jeune supérieure revit le beau ciel du Midi et que, sur
sa route, elle foula le sol de sa ville natale où elle devait, plus
tard, faire tant de bien et mourir entourée delà vénération de
tout le monde. Son installation en Languedoc date de peu
avant i 789.
Bientôt la Révolution éclate. Mais, entraînés par les pas-
sions perverses, quelques hommes ardents dépassent le but
désiré par tant d'honnêtes et paisibles citoyens. De part et
d'autre des misérables, des fous furieux se portent à tous les
excès : Agde fut le théâtre de désordres inouïs et l'on raconte
que dans une des journées les plus néfastes, une bande d'éner-
gumènes se rua sur la sainte maison et même dans l'évêché,
et que la Mère Marron, par sa conduite ferme et énergique,
arrêta leur fureur.
Il fallut cependant quitter Agde, déposer l'habit reli-
gieux, revêtir la carmagnole, à la mode du jour et s'é-
chapper nuitamment pour chercher asile au pays natal.
A Agde, la Mère Marron avait pris en grande atlection une
de ses compagnes, la sœur Faudet, de Marvejols (i), jeune
personne d'une distinction parfaite. Les deux humbles institu-
trices qui n'avaient d'autre tort, aux yeux des exaltés, que de
donner l'exemple de toutes les vertus chrétiennes, de se
dévouer pour leur prochain et de n'agir qu'en vue de Dieu,
ces deux saintes filles, disons-nous, après un voyage que faci-
litait leur déguisement forcé, arrivèrent dans la maison hospi-
talière (2) et eurent soin de se cacher à tous les yeux, sauf à
ceux de quelques amis intimes. Cependant leur réclusion vo-
lontaire ne fut pas de longue durée, car dès le 28 février 1794
— 10 ventôse an II — nous voyons la sœur Marron présente
à la maison commune prendre part à la réunion des ex-reli-
(1) Madame Faudet qui, jusqu'à son décès a été uue des directrices de la
maison de Saint-Maur, avait un neveu ecclésiastique éminemment distingué qui
est deveim curé de Saint -Ilocli, à Paris, et a, dans maintes occasions, refusé la
mitre épiscopale.
(2) Le famille Marron liahitait alors, à la Grande rue, la maison Paillion, n» G.
MARRON 89
gieuses mandées pour venir prononcer le sernient civique (i).
La Journée fut employée à l'exécution de cette formalité obli-
gatoire : nos Archîj'cs donnent le nom des Ursulines, des
sœurs des écoles chrétiennes et des religieuses employées au
service' des maisons charitables. Comme ses compagnes,
Jeanne Marron s'exprime en ces termes : « Je jure d'être fidèle
« à la République, de maintenir la liberté, l'égalité et de
« mourir en les défendant. » Puis elle signe au registre.
Dix jours après, les églises de Bagnols étaient fermées et le
sanctuaire de la paroiss^ '^ransformé en Temple de la Raison.
Cependant, au niilieu de ces temps calamiteux, les écoles ne
cessèrent pas d'être ouvertes. Les meneurs les plus violents
reconnaissaient la nécessité de l'instruction : ainsi, même après
la dispersion des Ursulines, soumises à la Constitution, nous
voyons les cito^^ennes Sophie Flour et Claire Douce, deux
d'entre elles, ouvrir une école de filles. Même à cetre époque
Bagnols osait accentuer ses S3'mpathies pour renseignement et
pour les professeurs dévoués.
Peu après le 9 thermidor, le 25 frimaire an III, disent nos
Annales., on songea sérieusement à organiser les écoles pri-
maires, ajin de régénérer les mœurs et les idées., et le (5 ven-
tôse le jury de l'instruction publique du district nomme pour
institutrices les citoyennes Marron, Clavel, Douce et Faudet.
On leur alloua une subvention communale fort minime,
200 francs. Le dévouement sans bornes et la générosité dont
les filles pieuses avaient déjà donné des preuves leur avait
conquis l'estime publique. Elle eut donc une origine bien
modeste cette maison qui devait plus tard obtenir, dans toute
la contrée, un succès justement mérité.
L'école avait été ouverte à l'angle de la rue du Rémouleur,
non loin de la grande fontaine, dans la maison n° 2 : mais
peu après, le nombre des élèves augmentant, les institutrices
(1) Voir pour les détails : Annales historiques de Bagnols ;i la date citée.
()0 NOTICES BIOGRAPHIQUES
allèrent s'établir à la Grande rue, dans la demeure des de
Vogue ([).
Les dames Marron, — car dès cette époque on les nommait
ainsi, — rendaient des services signalés à la ville de Bagnols.
La génération d'alors éprouvait déjà les bienfaits d'une éduca-
tion foncièrement morale parce qu'elle était chrétienne. La
preuve de la continuation de cette œuvre, à la fin du siècle
dernier, est arrivée jusqu'à nous, non seulement par la tradi-
tion mais par les registres mêmes des délibérations de 1795
à 1800 qui portent la trace de son existence non interrompue
puisqu'ils attestent que les institutrices Marron et Faudet furent
soumises à l'obligation de prêter serment de fidélité à la Consti-
tution modifiée et par le Directoire et par le Consulat. A la
date du 10 fructidor an X, nous relevons dans nos archives
municipales une délibération élogieuse pour l'école primaire
et le pensionnat pour les filles. Le rapporteur s'exprime en ces
termes :
« La bonne éducation des garçons n'a pas seule fixé l'atten-
tion de la ville de Bagnols : celle des personnes du sexe a
obtenu mêmes soins, mêmes sacrifices; aussi pendant qu'un
Collège renommé portait les Jeunes gens au plus haut degré
des sciences et des arts, les filles, élevées dans la pratique des
vertus, recevaient les instructions qui devaient un Jour les
rendre estimables, intéressantes, utiles à leurs familles et à
elles-mêmes quelque fut l'état qu'elles dussent embrasser.
« Il n'entre pas dans le plan de travail dont le Conseil mu-
nicipal est chargé de s'appesantir sur les circonstances qui
nuisirent pendant plusieurs années à ces deux établissements;
il suffit d'observer que du moment que des temps moins
fâcheux succédèrent, les dames Marron et Faudet, ci-devant
sœurs des écoles chrétiennes de Paris, distinguées par leurs
(1) Maison Dupin, n" -47. Madame de Cadollo, belle-mère du comle de Vogue
de Tresques, habitait alors les deux maisons Ladroit-Dupin et Cassan-Pen-
chenier.
MARRON 01
bonnes mœurs, leur esprit, leurs talents, furent invitées et
pressées de se charger à Bagnols de l'enseignement qu'elles
avaient professé avec tant de succès. C'est à leur dévouement
au bien public qu'est due la restauration de l'institution la
plus complète qu'il soit possible pour les personnes de leur
sexe.
« Connaissance approfondie de la religion -, — langue fran-
çaise par principes, histoire, géographie, tous les genres de
travaux manuels pour ce qui est de la simple école; et pour le
pensionnat, addition de tous les arts, de tous les talents
agréables ou qui peuvent devenir utiles aux personnes dont les
familles éprouveraient des revers de fortune.
« Le sous-préfet, dans sa tournée de cette année a été à
portée ds se convaincre par lui-même, de toutes ces vérités et
sans doute, il se rappellera l'approbation qu^il a bien voulu
donner aux dames institutrices.
« Lorsque ces écoles, tout à la fois pensionnat pour les filles
n'étaient tenues que par les Ursulines de Bagnols, elles rece-
vaient de la ville une gratification annuelle de 200 francs ; mais
ces religieuses avaient une maison vaste (i; et des emplacements
commodes qui ne coûtaient rien -, des propriétés et un assez
fort revenu, tandis que les dames Marron et Faudet qui ont
encore plus de droit aux encouragements, sont obligées de
supporter de très gros loyers, ne possédant absolument rien
dans la commune. »
Pendant cette séance plusieurs membres parlèrent sur le
même objet et l'on conclut à allouer aux dames Marron la
somme annuelle de quatre ceuls francs^ à la condition « d'ins-
truire gratuitement dix enfants du sexe, de pauvres familles de
la commune, à la désignation du maire, de leur apprendre les
travaux manuels et de faire chaque dimanche le catéchisme et
des instructions sur la religion à ces mêmes enfants. »
Pendant toute la durée du premier Empire la maison pros-
(1) Rue du Ruisseau, au Couvent, no ti.
92 NOTICES BIOGRAPHIQUES
pcra. Le gouvernement devait avoir de la sollicitude pour les
écoles qui formaient des filles et des sœurs résignées, alors que
dans les prytanées et les lycées de ce temps là on enseignait le
métier des armes aux jeunes recrues, appelées non sans une
émotion profonde du nom de « chair à canon. »
Les générations se succédèrent et les locaux devenus insuf-
fisants, l'école fut installée Place de Saint-Jean, à côté de
l'église (i)lcs institutrices s'efforçaient à répondre à la confiance
des familles : un personnel intelligent secondait à souhait les
deux zélées directrices. De toute part, de l'Hérault, de \'au-
cluse, de TArdèche, les élèves arrivaient pour suivre les cours
supérieurs; des jeunes personnes appartenant aux familles les
plus distinguées se groupaient à Bagnols; tant notre ville, par
ses écoles bien dirigées, avaient étendu au loin la réputation
des enseignants.
A la Restauration (i8i5), des établissements destinés à
l'éducation des jeunes filles s'élevèrent dans tous les centres
populeux du Midi : la multiplicité des écoles éloigna nos pen-
sionnaires et la maison des dames Marron allait se voir réduite
aux seules élèves de la ville. Si nous avons la preuve de cette
diminution dans le nombre de jeunes filles de l'école, nous
trouvons dans une délibération du Conseil municipal, à la
date du 20 décembre i(Si6, l'éclatant témoignage d'estime et
de sympathie respectueuse pour les chères institutrices, sœur
Marron et sœur Faudet. Ces dames obtinrent un supplément
de 270 francs.
Il fut convenu qu'avec le chiffre total de 670 francs elles
recevraient gratuitement 2 5 élèves auxquelles on enseignerait
à lire, à écrire, les travaux manuels analogues à leur sexe,
et on leur donnerait l'instruction que reçoivent les élèves
payantes de la seconde classe.
Le Conseil demande en outre que les institutrices accueillent
toutes les filles de la ville de quelque condition qu'elles soient
(f) 1821.
MARRON qS
qui se disposeraient à faire leur première communion ; et veut
qu'on leur donne l'instruction que comporte cet acte religieux.
Pendant trente années le pensionnat Saint-Maur accrut le
nombre de ses élèves, et s'il prit encore une plus grande exten-
sion, ce fut à l'arrivée de jeunes et intelligentes sœurs lesquelles
augmentèrent la somme de connaissances spéciales du per-
sonnel enseignant. Les vénérables directrices allaient bientôt
se séparer ici-bas. La mort enleva la Mère Marron le 2 novem-
bre 1S34 et le 3 novembre 1840 Madame Faudet rendit son
âme à Dieu. Ces deux bienfaitrices insignes emportaient les
regrets de la population entière : trois générations de mères
et de filles reconnaissantes pleurèrent sur leur tombe.
Pourquoi n'ajouterions-nous pas ici qu'en 1841, le pension-
nat Saint-Maur fut dirigé par Madame Bichat, religieuse d'une
rare distinction (i . La nouvelle supérieure trouvant les locaux
insuffisants jeta les yeux sur l'ancien couvent des Ghanoinesses
de Saint-Bernard de Valsauve, rue Poulagière n° 12; là, les
élèves auraient de l'espace, de l'air, du soleil, une vaste maison
et une chapelle -, l'acquisition eut lieu en février i84[.
La Communauté installée continue son œuvre méritoire et
de plus en plus appréciée. Madame Bichat mourut le 23 mai
1874. A la date de ce jour, depuis six ans, le Pensionnat est
dirigé par Madame Sainte-Julie : c'est le nom intime que
donnent encore, malgré son nouveau titre, à la digne sœur
qui, arrivée depuis 1827, est chérie et vénérée par toutes les
personnes qui la connaissent.
Les soins assidus et les travaux persévérants du groupe
d'institutrices dont nous avons parlé à propos de Madame
Marron n'ont point été infructueux : de nombreuses familles
où se trouvent des mères chrétiennes et des filles pieuses,
instruites, distinguées, le témoignent suffisamment. Parmi les
(I) La sœur Bichat était coiisiae germaine du célèbre médecin de ce nom,
mort à Paris en 1802.
94
NOTICES BIOGRAPHIQUES
élèves des Dames Marron nous citons avec quelque licrté des
jeunes bagnolaises qui leur font honneur :
Dans i ordre de Saint-AIaur,
Madame Alexandrine Lacroix, supérieure à Toulon ;
— Joséphine Baille, — à Nîmes ;
— Sophie Barque, — à la Canourgue
(Lozère) ;
A la Msitation^ sœur Joséphine Vernet, supérieure à Avignon ;
A la Trappe^ — Pauline Degan, révérende mère de Bon-
neval (Aveyron) ;
Aux Missions étrangères^ Élisa Bousquet, à Singapour (Inde);
— — Fanny Baldy, à Ping-Ling (Chine) \
— — Marie Borelly, à Yokohama (Japon).
Les familles Boyer et Lignon-Roux comptent les derniers
parents survivants à la sœur Marron.
MARTIN ;JEAN-BAPTISTE)
CURK
A'é à Bagnols le 3 août i jS'j
Mort à Bagiiols le i5 août 1842
jpNVERS certains hommes d'élite, le ciel est parfois
prodigue des faveurs refusées à tant de personnalités
banales, médiocres, incomplètes. Ses privilégiés,
qu'ils sortent des rangs obscurs des travailleurs, ou
qu'ils appartiennent à la classe opulente et parfois titrée,
semblent ne former, tous, qu'une même famille. Selon nous,
ces privilégiés seraient ceux qui, l'esprit subtil et ouvert,
regardent et qui voient ; ceux qui, prudents et discrets, parlent
après réflexion -, ceux qui savent être toujours dignes, aimables
et affectueux sans calcul intéressé.
L'abbé Martin dont nous allons raconter la vie, était du
nombre de ces derniers. Issu d'une famille d'honnêtes artisans,
il avait su développer si bien ses qualités innées qu'en le voyant
on l'aurait cru sorti d'une lignée de nobles aïeux...
Mais n'avaient-ils pas, eux aussi, leur noblesse, ces humbles
travailleurs, jaloux de l'honorabilité de leur nom ?... et, rece-
vant les bienfaits d'une éducation chrétienne n'y avait-il pas
lieu d'attendre le développement du germe des qualités, des
vertus natives dans le cœur des enfants de ces ouvriers selon
9*5 NOTICES BIOGRAPHIQUES
Dieu ! c'est ce qu'il advint à Jean-Baptiste Martin. La nature
lui avait donne une haute taille, élégante et gracieuse, une
phj'sionomie ouverte, fine et délicate, en un mot les allures
d'un gentilhomme : il était prédestiné à tenir un jour une
place distinguée dans la plus haute société de son époque.
Son père, François-Jean et sa mère Françoise Souchon,
habitaient la rue du Terrail, (aujourd'hui rue général Teste,
n° 4). Ils avaient cinq enfants, quelques terres, moins pro-
ductives que de nos jours et le modeste établi de patinier (i),
suffisaient amplement aux besoins restreints d'une famille
économe et laborieuse. Tandis qu'un des fils de la maison se
vouait à continuer les traditions industrielles, et que les filles
s'adonnaient aux soins intérieurs du ménage, deux des jeunes
garçons, Jean-Baptiste et Gabriel, commençaient leurs études
chez les Joséphites.
L'on sait déjà que cette corporation de prêtres enseignants
avait à Bagnols un Collège en renom. Jean-Baptiste en suivit
les cours et se fit particulièrement remarquer entre tous ses
condisciples. Sa piété, sa douceur et la distinction de ses ma-
nières le posèrent auprès des maîtres, toujours heureux de
grouper autour d'eux l'élite de la jeunesse studieuse du pays.
Les seigneurs de ce temps là distribuaient les faveurs et les
grâces : ils aidaient de leur puissante protection les sujets
recommandés à eux par leurs représentants locaux, quand ils
ne les connaissaient point déjà personnellement. Jean-Baptiste
aspirant à la prêtrise donnait de belles espérances : sa vocation
ne surprit personne à Bagnols. On résolut de l'envoyer au
collège de Bellay, où il continua ses études classiques. Peu à
après, à cause même des liens qui, par l'agent du seigneur,
unissaient le jeune bagnolais au prince de Conty, l'abbé Martin
se rendit au collège de l'Isle-Adam.
(1) Les industriels exerçant ce métier étaient autrefois plus nombreux dans
notre ville ; les chaussures fourrées, fabriquées à la mécaniinie cl les sabots
élégants sont venus détrôner les patins.
JEAN-BAPTISl E MARTIN gy
L'Islc-Adam, alors petite ville de l'Isle de France, est actuel-
lement un canton de l'arrondissement de Pontoise (Seine-et-
Oise'. Là, depuis i(36o, S. A.S.Armand de Bourbon châtelain
du lieu (i), avait attiré l'ordre des Joséphites de Lyon et cette
fondation pieuse, de la part d'un prince du sang lequel était
en même temps seigneur de Bagnols, dotait en la même année,
ces deux villes de son domaine. Les collèges avaient entr'eux
un lien commun ; c'étaient deux anneaux de cette chaîne for-
mée, en France, par les établissements d'instruction publique
et d'apostolat.
Selon leurs règles, les missionnaires devaient être au fnoins
trois attachés à une localité : dans l'Isle de France comme en
Languedoc ils desservaient la paroisse, tenaient un pensionnat
déjeunes garçons dont le nombre des élèves dépassait rarement
le chiffre de vingt.
Lorsqu'il abandonna son beau soleil du Midi, Jean-Baptiste
n'avait que vingt ans. Les documents biographiques recueillis
à l'Lsle-Adam même, nous disent qu'il continua, au collège
de cette ville, ses études classiques, mais que bientôt menacé
d'une maladie de poitrine, il se vit forcé de venir dans son
pays natal. L'air de Bagnols le rétablit entièrement. L'abbé
retourna à l'Isle-Adam, il y fit ses études et il demeura peu
après chargé d'une classe comme professeur de belles-lettres.
C'est à la date du 21 septembre 1783 que les registres des
actes religieux sont signés par lui ; mais ce ne fut Jamais à
titre de vicaire. Assurément l'abbé Martin n'était alors exclu-
sivement voué qu'à ses fonctions de professeur.
Vers 1789 l'abbé Auzias (2), curé de l'Isle-Adam donna sa
démission. La congrégation des Joséphites présente M. J. A.
Martin, ecclésiastique pieux, instruit et d'une douceur prover-
(1) Les princes de Bourbon-Conty ont possédé jusqu'à la Révolution le châ-
teau de risle-Adam et le château de Stroz^ situé à 5 kilom. de cette ville.
(2) Sans doute encore un nom méridional. — Ce ne serait point étonnnant,
car la communauté qui desservait l'Isle-Adam, dépendant des Joséphites de
Lyon, se l'ecrutait dans le Midi.
T. II 7
q8 xoT[r.F.s iuocraph iquf.s
bialc. Mgr TÉvcque de Beauvais, agréa notre compatriote et
le nomma curé le 8 octobre: le 25 du môme mois, Tabbé
Martin, qui avait à peine vingt-neuf ans, était installé. Ses
condisciples applaudirent à cette nomination laquelle semblait
moins une faveur qu'un acte de justice. C'est alors que parurent
ces rimes élogieuses adressées aux prêtres établis à TIsle-Adam :
Quant au Doucet Monsieur Martin^
Nous tenons ici pour certain
(2u'il sera curé de votre isle :
NommCy-Ia : bourgs l'illag^e ou ville
Nous ne ferons pas de procès.
Mais nous répondrons du succès (i). »
Pendant quatre ans, le vertueux curé remplit les fonctions de
son saint ministère avec un zèle, un dévouement et une piété
remarquables : il sut conquérir l'estime et raiVcction de tous
ses paroissiens : ceux-ci lui en donnèrent maintes ibis la
preuve.
Le 20 novembre 1793 l'abbé Martin cessa de signer les actes
religieux dans les registres de la Paroisse : nous approchions
des plus mauvais jours et le vénérable pasteur, en se séparant
de son troupeau bien aimé, allait subir une rude épreuve ;
mais son courage et sa résignation devaient triompher de tous
les obstacles.
Au moment où les églises étaient fermées et les prêtres
forcés de fuir la tourmente révolutionnaire, le curé fut dé-
noncé au comité de salut public par le citoyen Emmanuel
Gohier, d'Armenon, juge de paix de l'Isle-Adam et l'un des
administrateurs du district de Pontoise. Des ordres furent
donnés pour saisir ce bon pasteur, présenté aux juges
comme un criminel et les agents aveugles du pouvoir se por-
taient déjà autour de la maison curiale, lorsque la population
(1) Ces vers semblent écrits par un po(Mo de l'école do l'abbé Alary. —
V. sa biograpliie, T. I. p. 7.
.1 EAN-I5APTISTI-: MARTLN 99
entière accourt en foule et se prépare à délivrer le pasteur
chéri. Des huées menaçantes accueillirent la maréchaussée. —
« Nous défendons notre père, nous ne le laisserons pas emme-
ner» criait de toute part lafoule s^anpathique. Letumulte était
à son comble. La force armée envahit le presbytère et l'abbé
Martin, afin de se dérober à ses perquisitions n'eut que le
temps de se blottir dans un placard de la salle à manger, en
ayant toutefois la présence d'esprit d'en enlever la clef. Les
soldats parcoururent toutes les pièces du logis, pendant que
leur chef courroucé stationnait dans la pièce ou s'était caché
le prêtre incriminé. Il s'appu^'a même, dit-on, machinalement
contre la porte du placard...
Les cris, les menaces, le tumulte, durèrent encore pendant
quelques heures, cependant les gens d'armes, après des recher-
ches infructueuses, durent se retirer. La foule, réunie pour
défendre son bon curé, comme on appelait déjà l'abbé Martin,
poursuivit les soldats jusqu'à Mériel. Son exaspération était
menaçante et sinistre. Aux nombreux paroissiens de l'Isle-
Adam s'étaient groupés des villageois, des campagnards armés
de leurs instruments de travail : ensemble ils pourchassèrent
vigoureusement la maréchaussée.
Délivré de la présence des perquisiteurs acharnés, l'abbé
Martin sortit de sa cachette, quitta la maison curiale sous les
habits d'un ouvrier maçon et alla demander une retraite hos-
pitalière c\iQZ un ami. Le bon curé en comptait beaucoup à
risle-Adam, car, dans ce pays peuplé de gens paisibles, il
n'aurait pu désigner qu'un très petit nombre d'adversaires.
Malgré les dangers qui le menaçaient à toute heure, la vie
du bon prêtre était active et dévouée. En prévision des graves
événements auxquels on semblait s'attendre, l'abbé Martin
venait de confier en des mains sûres, ses objets les plus pré-
cieux et ne conservait sur lui que le strict nécessaire. Il advint
qu'une humble femme compatissante, osa mettre à la dis-
position de son vénéré pasteur une petite chambre dans une
maison isolée. C'est là, lorsqu'il n'était pas appelé au lit
100 NOTICES BIOGRAPHIQUES
d'un malade ou dans la demeure d'un nécessiteux auquel il
apportait des secours de toute nature, c'est là, disons-nous,
qu'il rentrait le soir et qu'il prenait son modeste repas. Le
soin de préparer sa nourriture lui était dévolu; il fallait, de la
part de la personne charitable qui l'avait reçu, ne point donner
l'éveil au dehors, par des achats surabondants de vivres : aussi
la frugalité la plus complète était-elle de rigueur : il devint
urgent de s'imposer de cruelles privations.
On parlait à cette époque de tant de malheurs inouïs, de
tant de débordements et de crimes que l'imagination en restait
frappée de terreur. En nous racontant les émotions de ces
longues journées d'angoisses, le bon curé souriait cependant au
souvenir d'un épisode de nature à dérider le front à bon droit
assombri.
« Un soir, disait-il, à la nuit close, je rentrai dans ma
chambrette, j'obtins du feu en battant du briquet sur la boîte
à amadou et j'allais allumer la chandelle de suif, lorsque un
spectacle étrange se présente à mes regards. Au foyer, à l'àtre
même, j'aperçois une tète à laquelle adhérait encore une longue
chevelure ; elle m'apparut sanglante, horrible ; l'allumette
enflammée me tomba des mains. J'étais mourant de stupeur !
évidemment un crime avait été commis. A genoux, je prie
Dieu pour la victime et pour ses bourreaux: un silence lugubre
me glace d'elïroi. Mais bientôt je reprends courage, et je répète
l'opération, longue alors, afin d'obtenir du feu et un mode
d'éclairage... Qu'avais-je vu ? — une tête en bois, coloriée,
servant à monter les perruques de l'époque... la bonne femme
hospitalière, faisant feu de tout bois, avait découvert et sacrifié
cette tête peinte. » Cet épisode nous égayait par son contraste
avec les récits navrants de ces temps orageux ; car ils étaient
rares, hélas ! les éclaircis de franche gaieté.
Cependant, l'abbé Martin chercha à mettre fin aune existence
aussi pénible, aussi périlleuse, même pour ses bienfaiteurs.
Entouré de gens malheureux et ne pouvant faire tout le bien
que son cœur désirait, il résolut de sortir de sa retraite et de
JEAN-BAPTISTE MARTIY lOI
se constituer prisonnier. Sous ses habits de maçon, il revêt sa
robe de prêtre, se fait raser les cheveux à la tonsure et se dirige
sur Pontoise... là, se présentant au Procureur de la commune,
il enlève sa blouse et l'on peut le reconnaître comme prêtre :
peu d'instants après le ci-devant curé de l'Isle-Adam était in-
carcéré. Il resta en prison pendant quatorze mois, ainsi que le
confirme un acte du temps.
Durant sa longue captivité, le digne pasteur montra une
grande fermeté de caractère : on l'entendit un jour adresser
avec mépris ces paroles à son dénonciateur : « Tu as beau faire,
misérable, quand bien même tu me ferais couper la tête, je
serais encore plus grand que toi ! » il faisait allusion à la
différence de leur taille réciproque.
L'abbé Martin dut sortir de prison vers le commencement
de l'année ij^S, puisque sa signature reparait au registre à
la date du i5 avril. Nous ne pouvons préciser l'époque exacte
de la réouverture de l'église de l'Isle-Adam, mais ce qu'il nous
est permis d'affirmer, c'est que, depuis sa rentrée dans le pres-
bytère, le curé ne cessa de travailler efficacement au bonheur
de ses paroissiens ; qu'il releva le Collège, où il forma des
élèves distingués et qu'il déploya le plus grand zèle pour ré-
parer les désastres causés à son église complètement dévastée
dans les mauvais jours de la Révolution.
Pendant toute la durée de l'Empire l'abbé Martin, bien que
profondément attaché à ses opinions royalistes, se montra très-
révérencieux pour le pouvoir ci'alors. Une grande famille, les
Regnault de Saint-Jean-d'Angely (i), était à cette époque,
(1) Né à Saint-Fargeau en 1700, liegnaiill de Saiiit-Jcan-d'Angely, fils d'un
sub-délégué de l'intendance l'esla, sous la Uépuhlique, incarcéré comme appar-
tenant au parti monarchique constitutionnel. Employé plus tard à l'armée
d'Italie, il se lia avec Bonaparte, contribua à la révolution du 18 brumaire,
devint conseiller d'État, comte de l'Empire, procureur général de la haute-cour.
Regnault prévoyait la chute de Napoléon^ mais n'en fut pas moins fidèle à
l'empereur. Sous la Restauration^ il se relira de la scène politique, et partit
Pour l'Amérique d'où il revint le 10 mars, eu 181!), pour mourir peu de jours
après. Il était membre de l'Institut depuis 1801,
102 NOriCF.S lUOC, RAFMl I (^UF. s
à cinq kilomètres de l'Isle-Adam, dans Tancienne abbaN^e du
Val. La demeure des amis de Bonaparte était ouverte au
vénérable pasteur, qui prenait part aux joies intimes de la
famille et à toutes les réunions d'apparat. Le comte Regnault
témoignait un profond respect pour son cher curé : nous
rappelerons plus bas une preuve touchante de Tintérèt qu'il
portait au frère de notre compatriote.
L'abbé Martin avait à cœur de remplir un devoir sacré :
prouver sa reconnaissance et celle de ses paroissiens envers la
race illustre des Conty. Ce fut à l'époque même de la toute
puissance de Napoléon P'' qu'il conçut le projet de reconstruire
le mausolée du prince Louis-François de Bourbon. Il lui fallut
du courage et de l'énergie -, mais il se sentait soutenu par
l'opinion publique. La chapelle sépulcrale fut donc restaurée
aux frais de ses paroissiens fidèles : et à la satisfaction générale
on vit, aux parois de l'église, l'ancienne litre funèbre, repré-
sentant les armes d'un prince du sang royal resplendir d'un
nouvel éclat (i).
Malgré ce témoignage non équivoque des opinions politiques
manifestées par le bon curé, celui-ci, sous la Restauration et à
cause, sans doute, de ses relations avec les hauts titulaires de
l'Empire fut dénoncé comme impérialiste. Le sous-préfet de
Pontoise le manda auprès de lui, mais le curé, se sentant au
dessus de toute calomnie trouva un prétexte suffisant pour
sauvegarder sa dignité. Il proposa d'inaugurer solennellement
le buste de Louis X\"III, dit le Désiré. La cérémonie eut lieu,
avec pompe, dans l'église, le 3o juin icSiG, en présence du
même sous-préfet de Pontoise auprès duquel le curé venait
d'être dénoncé.
Nous avons sous les yeux l'allocution remarquable pronon-
cée à cette occasion par l'abbé Martin : cette pièce présente le
(1) Louis-Fi'ançois de Conti, né en 1717 et. morl en I77G. fut transféré à
l'Isle-Adam. Le médaillon en marbre qui ornait jadis le tombeau a été retrouvé
depuis )ieu d'années et leplacé par les soins de l'abbé Grimol, curé.
JEA\-)5APTIS 1 1-: MARTIN lO.")
véritable cachet de son époque : elle rappelle : « La fidélité des
habitants de l'Isle-Adam, d'une ville unique entre toutes les
villes de France disait-il, où, pendant que la Convention se
disant nationale, par un trait de barbarie et de terreur inouï
jusqu'alors faisait jeter aux vents les restes de nos rois, Tlsle-
Adam seul, eut le courage, au milieu du vertige général, de
défendre et de conserver, sans profanation, les cendres pré-
cieuses d'un prince issu du sang des Bourbons. »
« Pendant la plus grande prospérité de l'usurpateur, ajoute,
le curé, quel motif, je vous le demande, pou\ait alors exciter
le conseil de fabrique, la commune entière au rétablissement
de ce mausolée ? ce n'était pas assurément le désir de gagner
les bonnes grâces du plus soupçonneux des tyrans : nous ne
pouvions par ce moyen, nous attirer que sa haine et sa ven-
geance. »
L'éloge du roi retentit en termes pompeux, et la fidélité du
pasteur, autant que celle du troupeau, furent exaltées au point
d'effacer entièrement chez l'autorité civile tout soupçon de
tiédeur. Le curé termina sa péroraison par un parallèle sai-
sissant, mais peu prophétique entre « le règne de la révolution
terminée, c'est-à-dire le temps des séditions, des crimes et des
noirceurs ; et la Restauration commencée, c'est-à-dire le règne
de la paix, de la bonne foi, des bienfaits : la Révolution, temps
de dénonciations, de haines et d'injustices et la Restauration,
règne de Tamitié, de la concorde et de l'équité... «
Le bon curé de l'Lsle-Adam sentait approcher la vieillesse,
le besoin de repos et les sentiments de tendre affection f,our
sa famille (i;, le rapprochèrent de son pays natal. Il donna sa
démission le 20 août 1827, et vint se fixer à Bagnols où il tut
nommé aumônier de la Maison de charité, et directeur de tous
les ordres religieux de la ville et des prêtres du canton.
(I) Le curé de l'Isle-Adam avait encore à Hagiiols une six'iu-, le lils de son
frère cadet et ses deux lilles, Mesdemoiselles Félicie et Maria Martin, pour
lesquels il avait conservé le plus profond attachement.
104 NOTICES BIOGRAPHIQUES
Nous nous rappelons encore ce digne et vénérable vieillard :
malgré la lourde charge de son ministère, malgré les phases
pénibles qu'il avait su traverser, sa haute taille ne fut courbée
ni par Tàge ni par les intirmités; il était doux et affectueux,
bienveillant pour les enfants comme pour les hommes mûris
par les années. Son costume, moitié religieux, moitié civil,
semblait traduire et résumer toute sa personne : un mélange
de piété qui n'avait rien d'austère et de courtoisie, d'urbanité
répandant autour de lui un parfum exquis de bonne compa-
gnie.
L'abbé Martin s'éteignit à Bagnols le i5 août 1S42, il avait
86 ans, son éloge funèbre est dans ces quelques mots : « Sa
vie ne fut qu'une chaîne non interrompue de bonnes œuvres ;
il a laissé de précieux souvenirs à l'Isle-Adam, paroisse qu'il
a dirigée et édifiée pendant de longues années ; son nom y est
encore prononcé avec respect et amour. »
Un de ses successeurs a bien voulu nous fournir quelques
détails biographiques sur notre vénérable compatriote, voici ce
qu'ajoute M. le curé actuel de l'Isle-Adam (i) :
« ... M. Martin s'est toujours fait remarquer par sa ^'ie
sacerdotale, la fermeté de son caractère, la sagesse de son
administration et son grand savoir qui rendait son commerce
très-agréable (2).
« ... Ce bon pasteur a déployé un grand zèle et a laissé
partout les traces d'une bonne et sévère administration.
<f Je ne puis donc qu'applaudir à la bonne pensée que vous
avez de perpétuer le souvenir de votre éminent compatriote,
qui a passé au milieu de nous en faisant le bien ; et comment
laisser dans l'oubli son nom lorsque, après un demi siècle, tous
ceux qui l'ont connu en parlent encore avec vénération...
(1) M. J.-B. Grimot, curé, correspondant du Ministère poui' les Iruvaux liis-
loriques et meml)re de plusieurs sociétés savantes.
(2) Nous savons qu'en dehors de ses travaux théoloiiiqucs, Fabbé Marliu
donnait la préférence à l'élude des sciences naturelles.
JEAN-BAPTISTE MARTIN I05
(( Les belles qualités qui distinguaient le bon pasteur de
rislc-Adam le faisaient rechercher de nos illustres châtelains;
du reste, ses relations étaient aussi nombreuses qu'honorables.
« Je suis curé de TIsle-Adam depuis trente ans, et le troisième
successeur de M. Martin, je ne l'ai pas connu personnellement,
mais il m'a été facile d'entendre et de recueillir les mille échos
du nom, des vertus et des œuvres de mon vénéré prédéces-
seur : je puis bien répéter de lui : defunctiis adhiic loquiliir.
« Il est mort, et l'on en parle encore 1 »
MARTIN (GABRIEL-LOUIS)
PRÉSIDENT DU TRIBUNAL d'oRANGE
AV à Bagnols le 22 février ijôo
]\Ior! à Oraii'^d le /'-''' octobre i83'j
,E 3o septembre 1790, Louis-Gabriel Martin, de
(Bagnols, était reçu licencié en droit de l'Université
)d' Avignon à la suite d'un examen passé devant les
'docteurs Antoine de Teste, Levieux de Laverne et
Dubois de Cochet. Son diplôme sur parchemin lui fut délivré
au nom du pape Pie VI, alors souverain du Comtat. Honoré
de ce titre, que devint notre compatriote ?... Il avait com-
mencé à étudier la procédure et la législation dans l'étude
de M'= Antoine Teste, notaire ; ce dernier dut le recom-
mander à ses collègues et amis d'Uzès et le jeune avocat
entra au barreau de cette ville. Il y débuta, nous a-t-on assuré,
d'une manière brillante.
Gabriel Martin était déjà en renom dans la contrée : il
acheta une étude d'avoué et se préoccupa avec une nouvelle
ardeur des intérêts de ses nombreux clients.
Pendant ce temps là, l'abbé Martin, son frère, avait repris
ses honorables fonctions de curé à l'Isle-Adam : Gabriel voulut
venir le visiter. Peut-être avait-il rêvé quelque bonne fortune
à la faveur des belles connaissances de son frère. Le voilà à
108 NOTICES BIOGRAPHIQUES
Paris, au conimenccment de 1808. Un accident grave le força
à se faire admettre à Thôpital Beaujon : il s'était cassé la
jambe. Peu de temps après nous le trouvons chez son frère à
risle-Adam, et assez ingambe pour hasarder une visite aux
châtelains de l'abbaye du Val.
Gabriel Martin était un homme lettré, instruit, causeur spi-
rituel et élégant; dans sa première visite sa conversation variée
effleura l'histoire, les sciences et la politique, celle-ci surtout
au point de vue de l'importance comparée des différents partis
de l'arrondissement, chose que Martin connaissait en détail.
Le brillant narrateur plut au comte Regnault et à tel point qu'à
peu de jours de là le Procureur général de la haute cour
proposa au bon curé de l'Isle-Adam un poste au tribunal
d'Uzès pour son frère l'avoué.
M. le Président Gide venait d'être nommé juge à la cour
d'appel de Nimes : il y avait une vacance à combler. L'avoué
Martin, après avoir édifié le ministre sur sa position person-
nelle dans le pays, retourna à Uzès, où il ne tarda pas à
recevoir sa nomination.
Un décret impérial du 12 juillet 1808, nomme M. Gabriel,
Louis, Martin, juge suppléant au tribunal de première ins-
tance séant à Uzès (i) à la place de juge et président du
mênie tribunal. Il prêta serment le 27 août et fut installé le
3o du même mois.
Nous n'avons point à rapporter ici les différentes phases de
sa vie de magistrat. Martin sut tenir la balance d'une main
ferme : cependant Thémis n'eut point toutes ses aspirations
intimes : qu'il nous soit permis de soulever le pan de la robe
de l'homme de loi, nous découvrons son frac de touriste, ses
souliers ferrés et nous savons qu'à la suite d'une audience
solennelle, il est prêt à se dérider par des occupations moins
abstraites.
(1) Sa nominalioii comme juge siipjilr;mt dalc du T) prairiiil an Mil. L(
(iéci'ol, iii(li(|iie qu'il éliiil (iroué h eeito épixjue.
G VBRlliL-r.OUIS MARTIN I OQ
Gabriel Martin se plaisait à visiter les bords du Gardon et
les vertes prairies de Fontaine d'Eure; il étudiait, dit-on, les
restes informes du temple druidique lorsqu'un décret du lo
juin 1811 le nomma président du tribunal d'Orange. Le ma-
gistrat vint se tixer dans cette ville antique et s'y accommoda
bientôt une existence entièrement conforme à ses goûts pré-
férés.
Célibataire obstiné, les soins de sa famille ne lui laissèrent
nullepréoccupation gênante, mais aussi, il n'en ressentit aucune
joie secrète. Entaché d'inditférence et d'égoïsme sous ce rapport,
il pouvait dire ironiquement avec le poète :
Je ne suis pas de ceux qui tirent vanité
Des embarras chaivjiants de la paternité.
à d'autres les soucis et parfois les angoisses : la vie n'a qu'un
temps ! ^)
Cependant, quand l'heure dernière approcha, Gabriel Martin
fit de salutaires réflexions ; il articula même des regrets su-
perflus... on le vit seul, livré à des mains mercenaires... ses
amis, ses connaissances du monde regrettèrent son conimerce
aimable et loyal, mais nous ignorons si quelque cœur dévoué
a battu plus vivement pour lui quand, repentant et résigné, il
a rendu son àme à Dieu.
Le Président Martin, chevalier de la Légion d'honneur,
mourut le 20 juin iS'iy.
MARTIN (VALÉRIEN)
ARCHÉOLOGUE
iVé â Saint- Victor-Lacoste le 2j novembre l'j'jS.
Mort à U'ès le 20 avril 1(^24.
X homme intelligent, actif, laborieux, d'humeur
inégale et mobile, vint habiter Bagnols vers l'époque
où finissaient les temps désastreux de la Terreur :
c'était Valérien Martin, né à Saint-Victor- Lacoste. Il
avait été succesivement officier de santé, puis instituteur à
Uzcs. La municipalité bagnolaise venait de le mettre à la tête
d'une école primaire. Il resta en fonctions pendant quelques
années, bien qu'il semble n'avoir pas eu, pour l'enseignement,
toute l'aptitude désirable. C'est sans doute son insuffisance
révélée par son peu de succès qui le décida à quitter Bagnols.
Il se rendit à Nîmes et se mit à la recherche d'un emploi dans
l'administration des contributions directes: disons, tout de suite,
qu'en 18 14 on lui confia le secrétariat de la sous-préfecture
d'Uzès, et que, quelque temps après, il acheta une étude
d'avoué : il mourut dans cette charge le 20 avril 1824 (i).
Valérien, si changeant dans ses entreprises, était membre
correspondant de l'académie de Nîmes. Les mémoires de
(1) Uni. lut. de Nîmes, par Michel Nicolas, T. III, p. 257.
il-1 NOTICES BIOGRAPHIQUES
cette compagnie contiennent plusieurs articles signés : Martin
de Bagnols. E\idemment, nous devions adopter comme
compatriote, l'érudit qui, ajoutant à son nom celui de notre
ville, publiait un travail considérable sur l'état de l'agricul-
ture dans le deuxième arrondissement du Gard (i), — • une
dissertation tendant à déterminer le point précis où l'ar-
mée d'Annibal passa le Rhône {2), — une analyse des
articles entomologiques de Valmont de Bomare et, enlin une
brochure : l'Ami des cJiamps^ traitant particulièrement de la
culture du mûrier.
Les sciences et, entr'autres, l'agriculture ontprogressé depuis
le commencement du siècle ; attachons-nous de préférence à
celui des travaux de Martin qui traite d'un point archéologique
si souvent discuté , puisque on connaît plus de quarante
mémoires sur le passage d'Annibal. Il semble que notre
compatriote, né sur le sol foulé par les Carthaginois, il y a
près de 2000 ans, a eu comme une sorte de vue rétrospective
des événements de cette époque reculée, et que ses patientes
recherches dans les livres anciens lui ont fait découvrir la
vérité cherchée par tant de commentateurs.
La pensée du lecteur suit avec intérêt les investigations de
l'historien au bord du Rhône, vers la cité de Roquemaure :
il est là, étudiant, compulsant, mesurant les journées de mar-
che d'Annibal : il interprète à sa manière le texte de Polybe
et de Tite-Live.
On n'attend pas de nous un long résumé sur le travail de celui
qui s'était fait notre concitoyen : il nous suffira de dire que son
érudition est aussi manifeste que sa sagacité, dans les preuves
qu'il échafaude pour arriver à conclure. La question du pas-
sage du général Carthaginois avait été traitée si souvent et l'a
été, depuis, tant de fois encore, qu'il est juste de revendiquer
(if Kolicp (lff< iravmix de 'CAnuUmio du Gard, 1^1 1, If-^ pari., ]>. Gli-lOO.
(2) Id. ^nK-itail., p. li?.-l(JO.
\- A [. l': R I R N M A R T I N I I 3
l'honneur que peut avoir eu l'un des enfants de la contrée,
en précisant le point où le fleuve a été franchi.
Selon Valérien Martin, au sortir d'Ucetia, Annibal dirigea
son armée vers Connaux et, en laissant à sa gauche les marais
des bords de Tave, il alla, avec une partie de ses troupes,
s'emparer du plateau, (oppidum ou refuge des populations
arécomiques), appelé vulgairement : le camp de César. (( De là,
dit-il, il était facile à Annibal d'apercevoir le camp des Volces,
placé sur les bords opposés du Rhône, et, embrassant alors
dans la vaste plaine toutes les positions d'un seul regard, il
résolut d'opérer le passage de ses éléphants et de ses troupes à
l'Ardoise même, dont l'accès était plus facile et moins dange-
reux. En ellet, au dessous de ce point le général trouvait les
plaines marécageuses de Roquemaure, au dessus, vers Chus-
clan, il avait à traverser la Cèze et le fleuve... Autre preuve
enfin, l'Ardoise est le point précis qui divise en deux parties
égales la distance de la mer à l'embouchure de l'Isère dans le
Rhône. »
L'archéologue cherche de nouvelles lumières à l'appui de
son hypothèse dans les circonstances du passage d'Hannon,le
lieutenant d' Annibal. Selon lui, ce général aurait remonté vers
le nord et, par la route de Carsan^ serait allé traverser le
Rhône à Pont-Saint-Esprit, pour venir se Joindre à Annibal
sur l'autre rive.
Tel est le résumé de ce mémoire qui valut h son auteur
l'approbation de l'académie du Gard ii).
Martin a laissé deux filles, l'une mariée à M. Balmelle,
(1) Valérien Martin a tort de supposer le passage des Carthaginois par la route
de Carsan, dont il traduit, à tort encore, l'étimologie par Castra-Stativa, au lieu
de tirer ce nom du celtique Carn, Cairn, montagne^ lieu élevé (le Garn, Car-
noulés, etc., etc.). Selon l'itinéraire de Martin^ Hannon aurait dû aller prendre
l'ancienne voie vers l'oppidum de la Roque ou à Saint-Michel^ dans la région
de VIeuze (d'Euzet). Il est plus admissible que les troupes suivirent le tracé fort
ancien, utilisé plus tard par les Romains et aujourd'hui par nous, tracé qui,
T. II 8
r r4 NOTICES biographiques
chirurgien, l'autre à un instituteur, aujourd'hui directeur des
postes à Saint-Martin-de-Crau ,Bouches-du-Rhône}.
venant de fîemoulins, traversait les bourgades de Cavillargues, Tre^ques,
Bagnoîs et se dirigeait vers le Rhône, à Pont-Saint-Esprit.
A propos du passage d'Annihal, nous sommes jaloux de mentionner le savant
mémoire de M. Quarré de Verneuil, capitaine d'état-major, que son alliance
avec la famille d'Alayrac de Chazelles-Gliusclan, nous a donné pour compatriote.
L'officier archéologue dont les études portent plus spécialement sur le passage
des Alpes, pense qu'Annibal traversa le Rhône à la hauteur de l'Ardoise (1).
Pour nous, désireux de perpétuer le souvenir des événements mémorables,
nous avons déjà émis le vœu d'élever un monument commémoratif du passage
(le l'illustre carthaginois. Et lorsque les tiavaux des chemins de fer, entre
Roquemaure et Bagnols seront achevés, nous proposerons à la Société française
d'Archéologie, à l'Académie de Nîmes, à la Société littéraire d'Alais et à tous
ceux (jui s'intéressent à notre histoire locale, d'entreprendre cette œuvre. Le
monument, posé au carrefour des chemins, serait visible par les voies ferrées et
par les routes qui l'avoisinent. Donc, à bientôt la réalisation de ce projet... et
l'inauguration du monument : les descendants de Valérien Martin et M. de Ver-
neuil, lui-même, assisteront assurément à cette fêle commémorative.
(1) Kluilcs hisl. et viilit. xur h pitssage du Rhône et des Mpes jiar Annibal. — Paris,
Diiniaiiie, 1S7:!
MATHON JOSEPH-ALEXIS-ADOLPHE
HOMME DE LETTRES
Né à Bagnols le 3 juin 1814
Mort à Paris le 20 juin icS-j^S
D'oii peirin o de la meirino^
S'en tiro sempre une racino.
E proverbe Languedocien nous revient à la mémoire
en prenant la plume pour esquisser la figure sympa-
thique de notre compatriote et ami que la mort nous
a subitement enlevé. Cet ami avait été tenu en bap-
tême par Joseph-Alexis Courbassier, un officier de santé trans-
planté du Dauphiné en Languedoc, où il exerçait la médecine
avec une sagacité égale au bonheur qui l'a suivi longtemps (i).
Adolphe Mathon naquit le 3 juin 1814: il était fils de
Joseph-Alexis, de Connaux et de Louise, Rose, Gense, de
Bagnols (2), Alexis vint se fixer dans le pays de sa compagne
afin de se livrer, sur un marché plus fréquenté, au commerce
de la laine. C'était un homme probe, réservé, prudent en
(1) Sa marraine était Catherine Villard. veuve Alexis Brun.
(2) Les Gensoul, dits Gense, en Languedoc, descendaient tous de la l)ranche
venue des Alpes.
La maison Gen,se, Grande rue, no 23.
Il6 NOTICES lUOCiRAP HIQUE S
allaircs, ponctuel, serviable et pieux. Rose Gensoul, douée
d'une voix angélique, avait une belle et noble intelligence ; ce
l'ut, en un mot, le type de la mère chrétienne.
Adolphe fut mis au collège, il y figurait comme un élève
studieux. Mais ce qui le distinguait parmi ses condisciples
c'était un remarquable talent de raconter certaines histoires
dramatiques, émouvantes. Ses jeunes amis le trouvaient d'une
faconde intarissable, aussi était-il recherché parmi les groupes
isolés dont il se faisait le narrateur fécond. Maintes fois, depuis
ces temps heureux de notre enfance, nous nous sommes dit :
« l'épine piquait déjà sous la jeune tige. » Mathon était prédes-
tiné pour le théâtre, pour nouer et dénouer les intrigues de
comédie, pour faire mouvoir à propos et mettre en relief les
acteurs de ses drames sanglants... Heureusement (et l'art n'y a
rien perdu), celui qui au milieu de nous jetait l'épouvante par
ses récits lugubres, s'est borné, plus tard, à écrire des com-
positions théâtrales plus en harmonie avec son tempérament
et avec son esprit d'imitation : il écrivit des vaudevilles :
mais, n'anticipons pas.
Lorsque Mathon dut se décider à entrer dans une carrière,
il demanda conseil aux parents de sa mère. Son parrain facilita
ses rapports avec M. Joseph Gensoul, de Lyon, qui était alors
dans tout l'éclat de sa prospérité. Sa réputation de médecin
célèbre s'étendait au loin. Cousin de l'opérateur lyonnais,
Adolphe opta pour la médecine ; il alla suivre les cours de la
faculté et fut bientôt admis, comme élève, à assister aux leçons
pratiques del'HÔtel-Dieu ; peu après, le jeune étudiant, encou-
rageant son ami Victor Gensoul, à venir le joindre, détermina
la vocation de cet autre parent du major des hôpitaux.
Ses études médicales durèrent près de trois ans : sa famille
aurait voulu le fixer à Lyon; mais comment attacher pendant
longtemps, un jeune homme ami des plaisirs et des distractions ;
comment fixer quelqu'un qui est partout excepté chez lui ?...
Adolphe faisait, il est vrai, des apparitions fréquentes aux
cours de médecine, à l'amphithéâtre, mais il pénétrait plus
MA THON 117
volontiers dans les coulisses des Celestins. Ne trouverions-nous
pas des circonstances atténuantes pour excuser cette préférence ?
il aimait passionnément le théâtre et il avait à peine vingt ans.
Son démon favori l'étreignait de plus près : il rêvait les succès
de la scène, de la rampe et du foyer des artistes.
C'est que, derrière le rideau, Mathon appercevait son parent
Justin Gensoul dont les myrtes et les lauriers lui paraissaient
plus dignes d'envie que la couronne civique du chirurgien-
major. Justin avait écrit des comédies, des vaudevilles qui lui
valurent une réputation dans le monde littéraire. Certaines
pièces de Gensoul étaient encore au répertoire, le petit cousin
ébloui se sentait entraîné vers la trace lumineuse du poète : le
voilà, échafaudant dans sa tète méridionale, intrigue sur in-
trigue, ruse contre ruse, caractères opposés , types divers ,
dialogues piquants ; le tout accentué de romantisme pur. Ce
style à eflet était alors à la mode. Quoique entraîné par une
exhubérence d'imagination Adolphe avait le germe d'un goût
fin et délicat: les exemples des maîtres devaient finir par dé-
velopper en lui la simplicité, et le fond de bonhomie de son
caractère : il ne sacrifiait donc qu'à regret à l'engouement de
l'époque.
Mathon était impitoyable, on le voyait poursuivant ses ca-
marades à table, au café, à la promenade, et, sans pitié pour
leur repos, il les forçait à écouter jusqu'à la fin ses essais
dramatiques.
Cependant, à notre compositeur enthousiaste, Lyon finit par
devenir un champ, j'allais dire : un théâtre trop restreint : il
alla à Paris; c'était dans les premiers mois de i835. Nous
l'avons vu à cette époque, logé dans la rue du Paon, tout près
de l'école de médecine, mais hélas ! loin des salles de spectacles ;
car il fallait traverser la Seine et payer le péage au pont quand
on voulait aller au ^"audeville.
Mathon quoique inscrit au tableau des étudiants, ne parais-
sait que rarement aux leçons des professeurs : rarement encore
le voyait-on à la 7 are r;ze, alors en face de l'école de médecine.
Il8 NOTICES BIOGRAPHIQUES
mêlé aux groupes des élèves barbus, aux cheveux longs,
bouclés à la Perinet-Leclerc. Il ne trouvait point de charmes
dans les réunions de la Chaumicrc^ où les étudiants ses collè-
gues se rendaient assidûment les jours de bal ou de fêtes
nocturnes. Que préférait-il donc à tout cela r — sa chambre
solitaire, modeste, et sa table de travail où, à côté des œuvres
de Bichat ou de Roche et Samson relégués dans l'angle, s'éta-
laient les feuilles griftbnnées de rimes et de prose dialoguée.
Enfin un Jour notre jeune et infatigable écrivain se hasarda
à faire aux auteurs le plus en vogue de l'époque des confidences
sérieuses : il eut la bonne fortune d'être accueilli favorablement
par Scribe qui l'adressa à Bayard son gendre, dont on applau-
dissait alors le Gamin de Paris. Bayard lut avec intérêt la
pièce qui lui était présentée ; il la trouva bonne et offrit au
débutant sa collaboration. Le 17 décembre i(S36, \c Gymnase
dramaliqitc donna la première représentation de Les deux
manières, comédie-vaudeville en deux actes, qui obtint un
franc et honorable succès.
Peu après, sous les deux mêmes signatures : Bayard et
Mathon, fut jouée au Palais-Royal la Tante mal gardée, in-
trigue nouée avec beaucoup d'art et dialoguée d'une façon
charmante.
Pendant que la Tante faisait quarantaine chez le directeur,
Adolphe eut assez de loisir pour écrire des pièces destinées au
Théâtre Beaumarchais, à Y Ambigu et à la Gaité. Il était alors
seul auteur des vaudevilles présentés à Vimpressario. Malheu-
reusement, pour l'auteur impatient, des embarras financiers
forcèrent le directeur à se retirer, et MM. Montigny et
Meyer, qui avaient déjà des engagements pris avec d'autres
compositeurs, s'obstinèrent à ne point tenir la promesse faite
par celui qui les avait précédés en charge : de là, procès. Mathon
eut un triomphe complet ; mais, comme il le disait spirituel-
lement lui-même : s'il avait gagné son procès, il avait perdu
sa cause. Son amour propre était satisfait ; et, mieux encore,
lui jeune homme inconsistant, venait, par sa seule énergie, de
MATHOX lig
faire décider un point de Jurisprudence Jusque là fort conteste'.
L'arrêt de la Cour reçut dans tous les Journaux une grande
publicité. On sut que désormais : « tout directeur devait des
indemnités proportionnées aux auteurs dont il s'était chargé de
faire jouer les pièces (i). »
Fatigué des lenteurs interminables du procès qui attiédit mo-
nientanément son enthousiasme dramatique, Mathon chercha
à participer à la rédaction d'un journal : il fut chargé d'écrire
pour la Pairie les comptes-rendus des pièces de théâtre.
Malheureusement encore la feuille, vendue aux enchères pu-
bliques, reçut de ses nouveaux propriétaires une transformation
qui obligea ses rédacteurs à se retirer : ceci se passait en
1845.
Adolphe songea alors à retourner à Bagnols : sa famille le
reçut avec Joie, il était lui-même ravi. Dans quelques feuilles
intimes qu'il nous a été donné de lire, ses sentiments de piété
filiale sont exprimés avec une émotion attendrissante. Sa bonne
mère tomba malade : il lui était réservé de lui fermer les yeux.
C'est avec son cœur d'élite qu'il trace ses impressions, ses
regrets et ses douleurs à ce moment suprême, où, oubliant
tout à la fois ses déceptions et ses succès à Paris, il se console
au lit de mort de celle qui l'avait tant aimé.
... « Et quand Je pense, dit-il, que ce rôle pieux, consola-
teur et consolant à la fois, il eut suffit d'un rien pour me le
ravir \ qu'une réussite moins négative à Paris, des succès de
théâtre ou de presse, pouvaient me retenir éloigné des lieux où
se mourait ma mère, ah ! j'aurais volontiers baisé la rude main
qui m'avait si impitoyablement ramené auprès de ce lit, où
j'avais mieux à faire que de courir au loin la vogue et la
fortune.
« Rendu à moi-même j'étais tout à ma pauvre mère. Pro-
(1) Ad. Matlinn él;iil, iTic)nl)re sdciélnii'c de l'Associalion des ailleurs et com-
positeurs dramatiques.
120 NOTICES BIOGRAPHIQUES
longer sa précieuse existence, c'était désormais mon unique
désir, mon rêve. De dévouement, d'abnégation, de cœur, j'en
mis à cette pénible tâche autant qu'il y en avait en moi... «
Adolphe Mathon mûri par l'âge et laissé presque seul au
monde, accomplit respectueusement les dernières volontés de
sa tendre mère : il se maria. Sa compagne, Mademoiselle
Fortunée Raymond, était de Saint-Geniés de Comolas. Consen-
tant à prolonger son séjour à Bagnols, Mathon occupa ses
loisirs à la rédaction des Petites Affiches^ journal hebdomadaire
de l'arrondissement d'Uzès, alors imprimé à Bagnols. Le
littérateur exercé soutint cette feuille jusqu'en i852, année où,
par l'intervention de M. Cotton, alors inspecteur général du
ministère de la police à Lyon, il put obtenir un poste de
commissaire de police.
Le caractère de littérateur dramatique était diamétralement
opposé à celui que l'on prête assez communément aux fonc-
tionnaires de cet ordre, aussi est-ce à grand regret que, vaincu
par la nécessité du moment, Mathon se décida à entrer dan s
une carrière qui lui paraissait antipathique. Il avait le courage
d'accomplir un devoir et il préférait sa propre estime aux
préjugés du monde.
Ce fut en décembre i852 qu'il débuta dans la carrière ad-
ministrative à Marcign}' iSaône-et-Loire) ; deux mois après il
était à Privas (Ardèche;.
Là, Mathon eut l'occasion de se livrer à ses goûts littéraires :
ne négligeant rien de ses fonctions de magistrat, il occupait
ses loisirs et même de longues heures de la nuit à écrire pour
le journal de la localité, des articles qui lui valurent un succès
réel. L'Eelio de VArdèche qu'il dirigea pendant six ans, fit
apprécier les tendances du rédacteur en chef : — livrer aux
lecteurs une publication utile, intéressante, instructive ; —
visant à moraliser les masses en vulgarisant les simples notions
du juste, du vrai, du beau ; — écho de tout ce qui se fait de
bien et de bon ; restant muet pour toute chronique ou fait
MATHOX 121
scandaleux, à moins qu'il n'y eût nécessité absolue de les
dévoiler...
De 1859 à 18(37, Mathon nommé commissaire central de
police, passa successivement à Alais, à Limoges, à Bordeaux
et à Marseille. Dans ces villes importantes, il avait sous ses
ordres un personnel nombreux d'agents et de commissaires de
1'""-' classe. A tous ces postes éminents, il se fit remarquer par
son tact, sa réserve et son aménité. Un zèle sans exagération
et un esprit de justice bien entendu le distinguaient aux yeux
des administrations départementales. Aussi, en 18(59, pi^t-il
obtenir le titre de commissaire spécial sur le chemin de fer de
Paris-Lyon-Méditerranée. Il remplit ces fonctions honorables
jusqu'au i*-''" décembre 1874, où, par limite d'âge, après vingt-
deux ans de services, il fut admis à faire valoir ses droits à la
retraite.
Pendant son séjour à Bordeaux Mathon fut fait chevalier
de l'ordre du Christ, par S. M. très catholique le roi du
Portugal, de passage en cette ville. Le prince avait été profon-
dément touché de la brillante réception qui lui fut faite.
Mathon a, dans toutes circonstances, donné des preuves de
son dévouement et d'une rare énergie. Rappelons un épi-
sode douloureux qui ne s'eflaçait point de son souvenir.
Pendant les jours néfastes de la Commune, Adolphe faillit
périr dans l'incendie de sa demeure, n° 10, rue de Lyon. La
maison avait été désignée pour devenir la proie des flammes.
Déjà, dans la nuit du 24 au 25 mai, trois incendiaires venaient
de pénétrer dans l'intérieur afin d'exécuter l'horrible décision
du comité ; tous les locataires étaient dans les caves, dans les
escaliers ou les vestibules, moins exposés, là, aux projectiles,
l'énergie de notre compatriote, auquel surent se joindre les
autres locataires, eut raison des trois délégués : il venait de
sauver la vie à sa famille et à ses voisins.
Depuis 1874, Adolphe Mathon vivait modestement entouré
des soins affectueux de sa compagne et de son fils, employé,
lui aussi, dans l'administration des chemins de fer. Rentré
Ï22 NOTICES t3lOGRAPHIQUES
'dans la vie pdvée, il se plaisait à revenir de temps à autre, à
Bagnob;; il 3^ coulait ses jours dans la retraite; n'entretenant
guc des relations peu suivies, même avec ses amis d'enfance.
Son caractère, jovial pendant les belles années de sa jeunesse,
semblait être sensiblement assombri. La perte d'un fils chéri
modifia beaucoup ses allures d'autrefois : ce n'était plus
le littérateur aflblé de ses succès dramatiques ; Mathon était
devenu silencieux, réservé. Son éducation première, la vie
intime et calme dont sa famille lui avait donné l'exemple,
réapparaissait pleine de charmes et de consolations. On le
retrouvait sincèrement pieux, homme de foi inébranlable. A
Bagnols, il dirigeait ses pronienades préférées vers le champ
des morts : il se complaisait avec sa compagne à s'entretenir
de leurs regrets amers, à côté de la tombe de leur enfant
bicn-aimé. — Plut à Dieu, disait-il, que j'eusse pu recueillir
les restes de mon pauvre père : il fit la mort d'un saint. »
En eflet le père d'Adolphe Mathon, qui, dans les dernières
années de sa vie s'était voué aux pratiques religieuses, assis-
tait un jour à la messe. Comme membre du Conseil de fabri-
que il était agenouillé au banc de l'ceuvre. Les personnes, à
ses côtés, l'entendaient prier avec ferveur. Profondément
recueilli, il se tenait la tête entre les mains et récitait ses
oraisons .. bientôt ses lèvres ne laissèrent entendre qu'un mur-
mure, puis le silence succéda, M. Mathon était mort.
Sa fille se voua à la vie monastique, ses fils, vivement im-
pressionnés par ce malheur inattendu, en conservèrent un
souvenir qui ne s'est jamais effacé.
Adolphe Mathon résumait à lui seul les qualités et les vertus
de ses grands parents : il devait, comme eux, terminer une
vie dont les dernières années étaient marquées au sceau du
bonheur intime et de l'édification. A la veille d'un voyage
dans le Midi, il sortit le 20 janvier [878, pour faire une visite
d'amitié. Arrivé dans le salon, il causa comme d'habitude et
se mêla à la conversation générale avec le même entrain et la
même amabilité que la veille. Il achevait une phrase qui avait
MATHON 123
pour sujet son cher Bagnols, quand tout à coup sa voix
s'éteignit, il poussa un léger soupir, il avait cessé de vivre.
Les soins les plus empressés furent inutiles, on ne ramena
à son logement qu'un cadavre.
Le surlendemain, les restes mortels étaient dirigés vers sa
ville natale. Accompagné de ses nombreux amis Adolphe
Mathon a été déposé à côté de son enfant qu'il avait tant
pleuré.
Son fils Gustave-Marie-François, né à Bagnols le 19 mai
i85o conserve pour son pays une affection qui n'a d'égale que
l'estime dont il est personnellement entouré.
Un nouveau deuil — deuil cruel — est venu attrister les
amis de ce jeune homnie si rudement éprouvé. Madame veuve
Mathon a rejoint son mari. Le fils, désormais orphelin, a dû
faire une fois encore ce douloureux voyage de Paris à Bagnols,
à côté d'un cercueil...
Q -ÎOjâ^f 5
Monseigneur MENJAUD (alexis-basile
ARCHEVÊQUE DE BOURGES
Né â Chiisdan le 2 juin l'jgi
Mort à Bourges le 10 décembre 186 1
ANS un modeste village situé au bord de la Cèze, à
Chusclan, qui avait donné le jour au Père Brydayne,
naquit, le 2 juin 1791, Alexis-Basile Menjaud : son
père Joseph-Antoine, était cultivateur. Homme sim-
ple, laborieux et estimé dans le pays, il possédait un certain
degré d'instruction, si rare à cette époque. Ses compatriotes
avaient recours à ses conseils, à son expérience et à son bon
sens reconnu. La mère d'Alexis, Marie-Anne Roustan, unis-
sait à une piété peu commune un esprit d'ordre et d'économie
et une parfaite administration de son modeste intérieur de
famille. Elle se préoccupait, avant tout, de former le cœur de
ses enfants.
Alexis était le troisième fils de cette famille de bons et
honnêtes campagnards. Quelques jours après sa naissance, il
fut baptisé par le vénérable M. Roubaud, curé de Chusclan,
à qui le ciel réservait la consolation de revoir un jour, dans sa
vieillesse avancée, son jeune néophyte revêtu des insignes de
l'épiscopat.
L'enfont grandissait sous les yeux de sa tendre mère à
126 NOTICES FilOClRAPHIQUES
laquelle sa santé délicate inspira maintes fois de vives inquié-
tudes : de bonne heure on l'envoya à l'école d'Orsan, village
voisin, Chusclan étant dépourvu d'instituteur.
Le petit Alexis dut, dès son enfance, prendre part aux
travaux de l'agriculture et aux soins de la maison ; il aidait
son père à planter la vigne, il gardait les brebis, il cueillait la
feuille pour l'éducation des vers cà soie. On ne savait pas encore
quelle carrièrç serait ouverte à ce jeune enfant intelligent et
pieux. La Providence vint en aide à sa famille.
Un soir, un cousin éloigné de son père, M. Menjaud, curé
de Cornillon (Gard), revenant d'Avignon pour se rendre dans
sa paroisse fut surpris par un violent orage : il était alors, sur
la route, en face de Chusclan. L'obscurité de la nuit lui barrait
le chemin, qu'il entrevoyait par intervalle à la lueur des éclairs
multipliés. Le vo3^ageur prit le parti de se diriger vers le vil-
lage et d'aller frapper à la porte de son parent ; il fut reçu
avec la plus cordiale hospitalité. L'intelligence précoce et la
physionomie heureuse du jeune Alexis tirent impression sur
l'abbé Menjaud : on décida que l'enfant irait à Cornillon com-
mencer ses études de latinité. C'était en iSo5 (i). Quatre ans
plus tard, il venait à peine de terminer sa rhétorique, qu'on
lui oflrit le professorat de la classe de septième au collège
d'Uzès (i8o8j. Ce fut là son début dans la carrière de l'ensei-
gnement. Menjaud comprit de bonne heure tous les devoirs
qui incombent à un professeur consciencieux.
C'est aussi à Uzès qu'Alexis Menjaud fit ses premiers essais
de musique et de peinture, car le jeune professeur était doué
d'un grand goût artistique. Son biographe, M. l'abbé Blanc (2),
à qui nous faisons dans cette notice de fréquents emprunts,
(1) Ses trois condisciples étaient Roux, Mathieu et Juslamond : le premier a
été curé de Vénéjan pendant plus de cinquante ans, Mathieu est mort chanoine
de la cathédrale de Nîmes et Justamond a été supérieur du grand séminaire
d'Avignon.
(2) 31. l'abbé Blanc, de Bagnols^ que des liens de parenté unissaient à
Monseigneur Menjaud a écrit la vie du prélat. — 1 vol. in-8. Nancy, iiHii.
.MEN.IACD 127
dit qu'à cette époque il peignit en miniature sur ivoire et de
souvenir, le portrait de son père et qu'il composa un O Sahi-
taris^ motet à trois voix qu'Aubert, chef d'orchestre aux Tui-
leries, a jugé digne d'être exécuté à la chapelle impériale ; les
amateurs avaient déjà entendu avec intérêt cette œuvre à la
cathédrale de Nancy.
En i8 12, Alexis Menjaud entra au grand séminaire d'Avi-
gnon; mais à peine eut-il passé une année dans cet établisse-
ment, qu'une simple femme de Chusclan, Madame Ycard,
cousine de sa mère, obtenait du cardinal Maury une bourse à
Saint-Sulpice pour le jeune séminariste.
Alexis arriva à Paris en juin iSiS et descendit chez le car-
dinal [v.. Il fut, le lendemain, installé à Saint-Sulpice pour
entrer en théologie. L'abbé Menjaud eut, à cette époque, l'oc-
casion d'assister, comme clerc, dans la chapelle des Tuileries,
à la messe impériale. La curiosité du jeune acolyte était
éveillée, il portait souvent ses regards vers les tribunes où se
trouvaient Napoléon L'" et les personnages de la cour. Le vain-
queur de Marengo et d'Austerlitz qu'il était avide de contem-
pler, remarquant la préoccupation de l'abbé, fit charger le
directeur de Saint-Sulpice de réprimander celui des clercs
dont les distractions étaient peu conformes à la piété d'un
fervent séminariste. L'abbé Blanc ajoute : « C'est ce même
abbé qui, à quarante-quatre ans de distance, devait négocier
à Rome, auprès de Pie IX, le rétablissement de la grande
aumônerie de l'empereur Napoléon III et recevoir de ce mo-
narque les marques non équivoques de son estime et de sa
tendre amitié. »
Les qualités précieuses de l'abbé Menjaud lui valurent
(1) Ses amis lui onl unlendu raconter la déception de sa première soirée. En
l'absence de l'illustre Éminence, le jeune abbé fut reçu par la concierge qui l'ac-
cueillit comme un compatriote du Cardinal, et qui, faute de lit à offrir, lui céda le
fauteuil de sa loge, dans lequel l'abbé s'étala et ne tarda pas à s'endormir pro-
fondément. Monseigneur Menjaud faisait ce récit à l'un de ses hôtes bagnolais,
aux Tuileries,
12 8 N O T I C E s B I O G R A P H I Q U E s
rhonneur de diriger un des catécliismes de persévérance de la
paroisse Saint-Sulpice ; là, il était aimé des enfants qu'il ins-
truisait avec une douceur, une amabilité et une simplicité
parfaites. Parmi ces Jeunes gens pieux, Menjaud en avait dis-
tingué un qui devait être, plus tard, une des gloires de l'épis-
copat français : Monseigneur Dupanloup. Laissons l'évèque
d'Orléans dépeindre lui-même ce souvenir d'enfance : « Je le
vois, j'entends encore avec éclat, avec quel épanouissement de
joie il nous parlait... Aussi tous, enfants heureux, nous l'ai-
mions, nous le bénissions : il était si véritablement bon et
aimable! Et lui aussi, je le sais, il m'a aimé... et par une
clairvoyance de son affection, me devinant avant moi-même,
conjecturant ma vocation et mon avenir, c'est lui qui, le pre-
mier, murmura aux oreilles de mon cœur les premiers mots
du sacerdoce (i). »
La piété, la modestie du jeune abbé Menjaud ne tardèrent
pas à le signaler à l'attention du cardinal Maury (2) qui désira
en faire son secrétaire. L'élève en théologie autorisé par ses
supérieurs, — et sans aucune interruption dans ses études, —
allait travailler de longues heures, parfois assez avant dans la
nuit, dans le cabinet de son Eminence. C'est là qu'il écrivait,
sous sa dictée, lettres, mandements et circulaires administra-
tives (3).
L'abbé Menjaud fut ordonné prêtre le 21 décembre 181G,
par Monseigneur de Latil, évêque d'Amyclée : peu après son
ordination, il entra dans la société des prêtres des missions de
France. L'ombre du Père Brydaync lui avait départi son
(1) Éloge funèbre de Monseigneur Menjaud par Monseigneur d'Orléans.
(2) Le cardinal Maury, archevêque, nommé à Paris à la place du cardinal
Fesclî, continuait, sans bulle, Tadministration du diocèse, que le chapitre métro-
politain lui avait déférée.
(3) Monseigneur Menjaud racontait, plus tard, avec quelle véhémence et,
parfois_, avec quelle sainte colère, le fougueux méridional s'exprimait, lorsque
parcourant à grand pas l'espace de son cabinet d'études, il dictait en accentuant
('neryiqacment chaque phrase.
MEXJAUD I2y
laborieux héritage. Mallieureusement, le Jeune ecclésiastique
ayant plus de zèle que de forces, plus de bonne volonté que de
santé, ne put apporter à la chaire chrétienne la puissance de
talent de son illustre compatriote.
Notre jeune abbé prit part aux missions de Tours, Cler-
mont, Grenoble, Arles, Bordeaux : là, il confessait beaucoup
et dirigeait spécialement le chant et les chœurs. Toujours
plein de zèle, infatigable et dévoué, on le vit pendant trois
années lutter contre les fatigues de toute nature. Aussi sa
santé, frêle déjà, ne tarda-t-elle pas à s'altérer. On dut songer
à lui donner une position plus conforme à la débilité de sa
nature. Madame de Lezeau avait formé à Paris une congréga-
tion dont le but était l'instruction et l'éducation chrétienne
des jeunes filles des officiers de la Légion d'honneur. La
maison des Loges, dans la forêt de Saint-Germain en était
la succursale. C'est là que, par les soins de M. de Quélen,
vicaire-général de la grande aumônerie, M. l'abbé Menjaud
entra en qualité d'aumônier. « C'est un crucifix qu'on nous
envoie, s'écrie la supérieure générale. Madame de Lezeau, en
voyant le jeune missionnaire aussi exténué (i). »
Le nouvel aumônier des Loges ne tarda pas à s'attirer
toutes les sympathies d'ès jeunes élèves : il avait tant d'art
et de bonne grâce en leur donnant de sages conseils et de
tendres encouragements (2),
Trois ans plus tard, l'abbé Menjaud, dont la santé s'était
fortifiée, entra comme chapelain de la chapelle royale des
Quinze- Vingt (3) — 1822. Il ne devait pas séjourner long-
temps dans cette maison, car en 1824, Monseigneur de Forbin-
Janson, alors évêque de Nancy, se souvenant de ses an-
(1) Vie de Monseigneur Menjaud, l'abbé Blanc, p. 43.
(2) Dans les dernières années de sa vie, Monseigneur Menjaud rappelait les
galeries naïves dont le comblaient ses jeunes pénitentes : a C'était quelque
chose qui fait songer aux Visitandines de Nevers, disait-il en souriant à ces
vieux souvenirs. » .
(3) Hospice fondé par saint Louis en 1260. 11 y avait 300 pauvres, aveugles.
T. n 9
K->0 XOTlCi:S iilOd R A l'UK^l ES
cienncs relations avec l'abbé Menjaud, obtint du roi la nomi-
nation de son collègue aux missions, au siège de chanoine titu-
laire de Nancy. Menjaud ne tarda pas à être associé à l'admi-
nistration du nouvel cvêque en qualité de vicaire général
honoraire. Son zèle redoubla au moment de la mission donnée
dans cette ville, capitale de la Lorraine. Un des résultats
heureux des exercices de piété de cette époque mémorable
fut la fondation de Y œuvre de Saiiit-Jlnccnt^ destinée à re-
cueillir les jeunes filles de la ville et de la campagne. L'éta-
blissement dont il était le promoteur prospéra, sous sa direc-
tion, pendant plus de trente années.
L'abbé Menjaud qui dans chacun des postes qu'il occupait
savait s'attirer l'estime générale, fut appelé en iS25 nu prori-
sorat du collège roj'al de Nancy : il resta pendant cinq ans
administrateur de cet établissement renommé.
L'année i83o a été mémorable pour lui, prêtre universi-
taire. Après la révolution de Juillet, Monseigneur de Forbin-
Janson fuyant devant l'orage qui grondait autour de son siège
épiscopal de Nancy se dirige précipitamment vers l'Alle-
magne. Bientôt le proviseur-chanoine est changé, il remet les
registres administratifs à son successeur et en compagnie d'un
autre ami dévoué à l'évêque fugitif, ils se déguisent tous
deux, sortent de Nancy et vont à la recherche de leur évèque.
Mille dangers les menacent dans cette expédition de dévoue-
ment.
La vacance du siège dura encore plus de trois ans. En i835
le retour de Monseigneur de Forbin étant devenu impossible,
l'évêque écrivit au pape et demanda un coadjuteur. François-
Auguste Donnet, sacré évêque /;/ partibus de Roses et nommé
coadjuteur de Nancy, vint prendre les rênes de l'administra-
tion diocésaine.
Le chanoine Menjaud, déjà nommé supérieur général des
communautés religieuses, prêta au coadjuteur un concours
intelligent, actif et dévoué. Cependant, le futur évêque trou-
vait assez de forces pour prêcher la station du carême à Mar-
seille et aller évangéliser les villes d'Aîx et de Verdun.
Une plus haute dignité était réservée à Monseigneur
Donnet : le coadjuteur de Nancy venait d'être appelé à l'ar-
chevêché de Bordeaux ii836'. Un an après Monseigneur
de Forbin-Janson, qui veillait paternellement sur son diocèse,
désigna le chanoine Menjaud pour nouveau coadjuteur : sa
nomination avec future succession datait du iq juillet i838,
quand une vive opposition se manifesta contre lui dans la
ville de Nancy même. On établit un registre dans la mairie
et ce registre fut couvert de nombreuses signatures.
En présence d'une telle opposition, l'abbé Menjaud s'em-
pressa d'écrire et d'envoyer sa démission au ministre Barthe
qui ne voulut point l'accepter. Au milieu de ce regrettable
conflit, Monseigneur Menjaud fut sacré à Paris (i) le 2 juin
1839. Malgré les témoignages d'improbation d'une fraction
politique opposée, le chapitre et la ville de Nancy étaient
représentés à cette cérémonie. Il semblait ne pas y avoir bon
accord entre l'autorité ecclésiastique et le pouvoir civil. Mon-
seigneur Menjaud trouva heureusement au sein du Conseil
du roi un ami qui lui fut favorable dans cette occasion : c'était
M. Teste, ministre des Travaux publics.
« De que farés de ieîi? (que ferez-vous de moi ?) lui dit
Monseigneur Menjaud, en Langue d'oc, sa langue favorite,
dans une visite au ministre.
— Monseigneur, reprit le ministre, vous irez à Nancy.
— Mais le roi ne le veut pas, ajouta le coadjuteur.
— Eh bien ! continua M. Teste : son ministre V ordonne. »
et aussitôt un ordre formel arrive du ministère, avisant les
autorités départementales de la Meurthe de la prochaine arri-
vée de Monseigneur le coadjuteur dans sa ville épiscopale et
(1) Évêque de Joppé, inpartibus, coadjuteur de Nancy. — Le nouvel évêque
choisit pour armes : D'azur à la colombe d'argent apportant un rameau d'oli-
vier de sinople, avec cet exergue : Spes mea Deus. »
IJ2 NOTICES BIOGRAPHIQUES
ajoutant qu'elles avaient à répondre de la tranquillité et de
l'ordre public.
Le 14 juin, Monseigneur arrivait à Nancy, non sans quelques
préoccupations, dit son biographe. Dans la même journée, le
coadJLjteur reçut toutes les visites officielles et la paix publique
ne fut pas un seul instant troublée. Son installation eut lieu
avec pompe le dimanche suivant. Les préventions hostiles
contre le coadjuteur furent bientôt dissipées. L'air de dignité
et de bonté souriante, les manières aisées et affectueuses du
prélat avaient conquis la population entière. D'ailleurs, à peine
installé, son premier soin et sa sollicitude furent données à
Tapaisement des esprits et à sa mission conciliatrice.
Monseigneur Menjaud fonda la Collégiale de Bon Secouî^s,
1841, qui devint une maison de retraite pour les prêtres vieux
et infirmes.
Cependant, l'obligation de songer à sa santé affaiblie et le
besoin de repos après tant d'épreuves, forcèrent Monseigneur
Menjaud à venir dans son pays natal. Son arrivée à Chusclan
eut lieu le 25 septembre 1841. Le souvenir en est conservé
vivant dans la mémoire des bons habitants de cette com-
mune (i). Tout le village était en fête. La population attendrie
jusqu'aux larmes recevait avec un orgueil bien légitime ce
glorieux enfant du pays, qui avait déjà donné des preuves évi-
dentes de son affection pour ses compatriotes et pour ses
nombreux obligés. L'évèque fut profondément touché des
témoignages sympathiques qui lui furent alors prodigués. Il
était si bon, il savait si bien dire à tous un mot heureux et
plein d'à propos, que la présence de Monseigneur Alexis les
comblait de joie.
Ce fut pendant son séjour à Chusclan qu'il reçut la visite du
vieux prieur Roubaud, retiré à Orsan à cause de son grand
(1) Relation de V arrivée et du séjour de Monseigneur Menjaud à Chusclan,
par M. Bauquier, d'Uzès. — 1841.
MENJAUn l33
âge (i\ L'entrevue du prélat et de l'ancien pasteur de
Chusclan fut expansive et touchante. En effet, un brillant avenir
semblait dévolu au plus jeune, tandis que le digne vieillard,
ravi de la dernière consolation qui lui était réservée, pouvait
songer au repos éternel et à la récompense due à sa vie labo-
rieuse et dévouée.
Monseigneur Menjaud visita Saint-Michel-d'Euzet où il fut
reçu par le curé, l'abbé Blanc, depuis chanoine et aumônier au
lycée de Nancy et plus tard son biographe véridique et précis.
Il voulut revoir la Chartreuse de Valbonne et, enfin retourner
à Cornillon dont le souvenir était cher à son cœur.
Un bagnolais, l'abbé Mazelier, en était alors curé. Monsei-
gneur Menjaud passa une journée entière dans ce village où
nous l'avons vu à l'âge de douze ans commencer ses études de
latinité. Il laissa d'abondantes aumônes pour les pauvres et
fonda à perpétuité un service annuel à la mémoire du bienfai-
teur de ses premières années (2).
Monseigneur Menjaud voulut aller prendre un repos de
quelques jours au sein de sa famille d'Aramon, auprès de son
frère Jean-Baptiste. Il visita à Nîmes Monseigneur Cart qui le
pria d'ouvrir la retraite pastorale au grand séminaire... peu de
jours après le coadjuteur reprenait la route de Nanc\\
A sa rentrée dans sa ville lorraine, nous le vo3^ons empressé
à la fondation d'une œuvre qui fut accueillie avec l'assentiment
général : Le saint cœur de Marie ; maison religieuse ouverte
aux jeunes filles pauvres. Le P. Lacordaire prêta à cette
œuvre pie le concours de son éloquence... La maison a pros-
péré : des religieuses de cet ordre, établies à Chusclan, dans
l'ancienne maison de Monseigneur Menjaud y ont ouvert une
école et un ouvroir de jeunes filles.
(1) J/ul)bé Roubaïul était d'Orsaii. En IG!)!, un Francis Roubautl, qui était
maire il'(Jrsan, portait : ]f urgent à un chevron lozangé d'aryent et d'azur.
(2) Plus tard, Monseigneur Menjaud orna l'église de Cornillon de ses dons
particuliers : il fit obtenir de la Grande Aumônerie de France un tableau pour le
maître-autel : une copie de Saint Pierre, du Guide, par Léon Alègre.
I.-)4 NOTICES l!iO GRAPHIQUES
Nous pourrions encore citer plusieurs autres fondations qui
honorent la mémoire de Monseigneur Menjaud : l'une d'elle
mérite une mention particulière, c'est l'œuvre des enfants de
la Chine : une association établie dans les écoles : une cotisa-
sation de cinq centimes par mois, payée par chaque enfant,
produisit des sommes considérables , lesquelles furent expé-
diées aux missionnaires de l'extrême Orient.
Monseigneur Menjaud ouvrit les portes de son diocèse à
l'ordre des Frères Prêcheurs de Saint-Duminique : il était le
premier évêque de France qui entreprit cette œuvre de res-
tauration, Nanc}^ devint leur premier berceau.
Cependant, après quatorze années passées dans l'exil, et des
vo3^ages fructueux pour la religion, en Amérique, Monseigneur
de Forbin-Janson, qui se préoccupait activement de l'œuvre
de la Sainle Enfance, vint mourir à Marseille le i i juillet
iX|4. Monseigneur Menjaud alla présider aux funérailles du
prélat. Le 28 août suivant, il faisait célébrer, à Nanc}^, un
service funèbre en mémoire de son illustre prédécesseur.
Pendant la cérémonie, le R. P. Lacordaire prit la parole et
prononça avec un éclatant succès, une de ces oraisons funèbres
qui font époque parce qu'elles sont un modèle de talent ora-
toire.
Ajoutons à rénumération des œuvres pies que la ville de
Nancy doit à Monseigneur Menjaud, comme fondateur ou
restaurateur, la Congrégation des Sœurs de la doctrine chré-
tienne, qui sous le pieux évêque, prit le caractère d'un institut
religieux, la congrégation de Saint-Charles dont les sœurs
desservent les hôpitaux.
L'évêque portait un véritable intérêt à toutes les commu-
nautés de son diocèse: La Msitation, les dames du Bon
Pasteur, les Dominicaines, les Bénédictines, les Réj'é}\'fids
Pères Chartreux, de Bosserville, les sœurs de Charité, de
l'Espérance^ des Abandonnées, de Niederbronn ; les Liguo-
riens, \csOblats de Marie, les Jésuites, VŒurre des Allemands,
YŒiivre du Patronage, les E)'è)-es de la doctrine cJirétienne,
« En un mot, dit l'abbé Blanc, il y avait lieu d'être cditié de
tout le zèle déployé par le vénérable pontife qui siégeait à
Nancy : il exerçait dans son diocèse une puissante influence. »
Dans les premiers Jours qui suivirent le 24 février 1848,
l'évêque adressa au clergé et aux: fidèles des conseils salutaires,
inspirés par sa prudence et sa modération : il rappela qu'au
milieu de toutes les révolutions qui agitent le monde, l'église
doit continuer son œuvre qui est la sanctification des âmes, et
que sans faire dépendre ses destinées de telle ou telle forme de
gouvernement, elle les a toutes adoptées et bénies, lorsqu'elles
ont réalisé les principes immortels de justice et de liberté qui
sont la base de tout ordre social...
Sous une sage administration municipale et diocésaine,
la ville de Nancy traversa les jours de perturbation, pure de
tout excès : partout le bon ordre fut maintenu. Malgré les
intentions peu bienveillantes de certains groupes contre quel-
ques communautés religieuses, l'évêque fut respecté : il y eut
toujours bon accord avec les deux pouvoirs : le Maire de
Nancy avait écrit à Monseigneur Menjaud : « Quant à vous,
Monseigneur, vous êtes sous la sauvegarde de l'estime publique
et de la considération des citoyens. »
Le 3i décembre 1848 eut lieu, sur la place du Peuple,
ici-devant Place Stanislas', la bénédiction des drapeaux de la
République destinés aux bataillons de la garde nationale.
Monseigneur l'évêque revêtu de ses habits pontificaux prési-
dait : il prononça à cette occasion un discours dont nous
reproduisons ici un passage saillant: « Le drapeau. Messieurs,
est chez tous les peuples l'étendard de la patrie et l'emblème
de la nationalité, le point de ralliement des nobles cœurs, et
le mémorial des gloires du pays auquel il appartient. Aussi,
chez un grand nombre de nations on l'a orné des emblèmes
religieux, pour rappeler aux guerriers qu'ils doivent défendre
les deux choses les plus précieuses qui soient au monde : les
foyers domestiques, sans lesquels il n'y a pas de vraie patrie,
et les autels sans lesquels i! n'y a pas de nation : pro aris et
ï'}>6 NOTICES BIOGRAPHIQUES
focis. On a aussi toujours invité la religion à bénir les éten-
dards, parce qu'on pensait, avec raison, qu'elle bénissait, en
même temps, les peuples dont ils sont les signes distinctifs
dans la paix comme dans la guerre (i). »
L'évêque de Nancy fonda des comités cantonaux chargés
des soins de Tadministration. Cette institution rendit des
services réels au clergé du diocèse. Alors furent simultanément
établies les conférences ecclésiastiques et des examens annuels
pour les jeunes prêtres.
Lorsque le prince Louis-Napoléon, président de la Républi-
que fit son premier voyage à Nanc}^, Tévêque entouré de ses
vicaires généraux et de son chapitre le harangua. Sa parole émue
laissa au nouvel élu une impression favorable. Le prince se
souvint du prélat lorrain après le coup d'État du 2 décembre
i85i. Quelques habitants de Nancy ou du département furent
compromis, Tévêque Menjaud voulut se rendre à l'Elysée pour
implorer la clémence du chef de l'État. Il reçut l'accueil le
plus cordial. Le prince promit de consulter les dossiers des
accusés... peu après, les prévenus étaient rendus à leurs famil-
les.
Malgré les commotions politiques de cette époque, nous
retrouvons Monseigneur Menjaud encourageant la fondation
de nouvelles œuvres : la maison des Petites sœurs des
Paumes et l'Œuvre des Tabernacles, pour venir en aide à la
pauvreté des églises de campagne.
Le 17 juin i852, jour de l'inauguration du chemin de fer de
Paris à Nancy et de l'écluse de jonction du canal de la Marne
au Rhin avec la Moselle à Frouard, Monseigneur Menjaud
prononça devant le ministre de l'instruction publique et l'in-
génieur en chef, un discours sur Yalliance indissoluble de la
science et de la religion. Des réjouissances publiques curent
lieu et le soir un banquet réunit les autorités à l'hôtel de
(1) AI)1)('; lîlanc. Loc. cil., p.lTi.
MENJAUD i:)7
ville, Tévêque porta un toast au progrès moral sous l'inJUience
de la Religion.
Au mois de juillet, le prince Louis-Napole'on revintà Nancy :
nouvelle harangue de Monseigneur Menjaud accentuant ses
préférences et l'espoir qu'il met dans le prince qui tient en
main les destinées de la France. Louis-Napoléon pendant son
séjour dans le département de la Meurthe entoura constam-
ment l'évêque des marques les plus touchantes de sympathie ;
comme dernière preuve de distinction, il voulut lui offrir la
croix de la Légion d'honneur.
Nous reconnaissons la sollicitude de Monseigneur Menjaud
dans l'organisation des Bibliothèques cantonales. Sa lettre
pastorale du i8 septembre i852 contient ces paroles remar-
quables : « Il faut le rcconnaitre, dit le prélat, c'est une
nécessité de notre époque, la classe ouvrière a généralement
plus d'instruction qu'autrefois, et elle est tourmentée d'un
immense besoin de lire : ce sont des âmes affamées qui nous
demandent du pain, et nous devons, à tout prix, leur en
procurer; la justice et la charité nous en font une obligation
rigoureuse. Que feront, au reste, tant de jeunes gens, tant de
domestiques et d'ouvriers désœuvrés, durant les longues soi-
rées d'hiver, ou pendant les jours de chômage et de repos ? ils
rempliront les cabarets et s y démoraliseront: les jeunes filles,
de leur côté, se livreront à des divertissements dangereux ou
criminels, ou liront des romans qui les pervertiront... Heureux
celui entre les mains duquel tombe un bon livre, car c'est pour
lui un ami sincère et dévoué, qui lui donne des avis salutaires,
réveille le remords endormi au fond de sa conscience, lui indique
les moyens à prendre pour recouvrer la paix de l'âme, lui trace
la route à suivre pour arriver au vrai bonheur, lui signale les
écueils où sa vertu ferait naufrage, et le porte, par de puissants
motifs, à embrasser courageusement le parti de la vertu. »
La Providence, dit l'abbé Blanc, réservait à l'humble enfant
de Chusclan, après les honneurs de l'épiscopat dans l'église de
Dieu, une autre distinction : une position élevée auprès des
^-■•S NOTICES BIOGRAPHIQUES
puissants de la terre... le prince président songeait à rétablir
la grande auniônerie de France et voulait appeler à la dignité
de premier aumônier de sa maison, Monseigneur Menjaud :
Téveque déclina modestement cet honneur qu'il n'accepta qu'à
Ia condition de ne point quitter son diocèse lorrain. La no-
mination fut signée le 3i décembre i852.
Dans cette haute position de confiance, Monseigneur Menjaud
pouvait rendre et rendait en effet des services signalés. On
ignore que Taumônerie recevait, par an, plus de vingt mille
pétitions de toute nature et que l'évèque de Nancy, (pendant
les six années de son administration), a fait obtenir au dépar-
tement de la Meurthe, seul, plus de 100,000 francs.
Les relations de Monseigneur Menjaud avec la Cour furent
honorables et bienveillantes. Il se pliait péniblement aux exi-
gences de sa position, mais ses goûts particuliers le portaient
de préférence à la vie simple et laborieuse au sein de ses dio-
césains chéris.
Il assiste, à Nancy, à l'inauguration de la statue du général
Drouot : Drouot surnommé le sa^e de l'armée : il signale au
ministre des cultes son vicaire général, Monsieur l'abbé Delalle,
bientôt nommé à l'évèché de Rhodez.
Pourquoi ne mentionnons-nous pas une ceuvre modeste en
apparence, l'œuvre des soldats, fondée en 1849 par l'abbé
Charlet, chanoine de la cathédrale. Plus de cent trente Jeunes
militaires recevaient avec la coopération des frères des écoles
chrétiennes, les éléments de lecture, d'écriture et de calcul. De
charitables membres de la Faculté des lettres leur faisaient des
conférences sur la morale et sur l'histoire.
Monseigneur Menjaud participa, comme premier aumônier,
à plus d'une solennité mémorable : il assista au mariage de
l'empereur et à la bénédiction nuptiale : il prit part au Concile ;
il rétablit la liturgie romaine dans le diocèse de Nancy et de
Toul. Il se rendit à Rome alin de solliciter la bulle apostolique
pour consacrer la nouvelle grande aumônerie de Napoléon III
(1857). La réception que lui fit la cour pontificale était due à
sa personne et à sa mission. L'évêque retourna en France
comblé d'égards et de faveurs : le pape l'avait nommé comte
Romain, prélat assistant au trône pontifical, et avait rétabli en
faveur des chanoines de la cathédrale de Nancy, une décora-
tion particulière portée avant 1789 dans l'église primatiale ii).
L'abbé Blanc raconte dans son excellent livre plusieurs
traits peu connus de la vie intime du prélat. Il rappelle ce que
disait Monseigneur d'Orléans dans l'oraison funèbre du samt
évèque : « Ame aflcctueuse et bonne, cœur sjmipathique et
dévoué. Monseigneur Menjaud ne savait pas haif, il ne sut
jamais qu'aimer, n L'appréciation de l'homme et du prêtre est
toute dans cette phrase.
Pendant que le choléra faisait de nombreuses victimes dailt?
plusieurs localités de son diocèse, l'évèque de Nancy déploya
un courage et un dévouement admirables. On le vit, malgré
une forte répugnance instinctive, malgré le délabrement de sa
santé, accompagné de l'abbé Delalle, parcourir les salles de
l'hôpital Saint-Charles et adresser aux malades réunis des
paroles de consolation et d'encouragement.
Nous ne pouvons rapporter le nombre considérable des
églises bâties ou restaurées pendant l'épiscopat de Monsei-
gneur Menjaud. L'évèque avait voulu même, pour donner
une direction harmonique et un caractère d'uniformité à toutes
ces constructions nouvelles, établir une commission spéciale
d'hommes compétents, atin d'en diriger les travaux d'après les
règles de l'art catholique.
Ce ne fut pas seulement dans le département de la Meurthe
que Monseigneur Menjaud répandit ses bienfaits, il songea à
l'église de son village : il oflVit lui-même 10,000 francs.
Bientôt, sous le patronage du Père Brydayne, il sollicita des
dons et des offrandes du Gouvernement et de quelques uns
(1) Le chapitre de Nancy était chapitre noble cl le roi de Franco en était
chanoine d'honneur.
140 NOTICES BIOGRAPHIQUES
de ses pieux diocésains (i). Monseigneur Sibour, admirateur
de Brydayne, s'associa à l'œuvre et à la suite d'un discours
prêché à Notre-Dame-de-Paris par le P. Lacordaire, l'arche-
vêque écrivit à Monseigneur Menjaud une lettre sympa-
thique.
Nous rappellerons encore les encouragements qu'il donna
au Corps enseignant de sa ville épiscopale, lorsqu'en 1859, on
posa la première pierre du nouveau palais. L'évêque prononça
une allocution de laquelle nous voulons citer seulement la
première phrase, quoique ce ne soit là qu'une pensée bien
connue : « On l'a dit : Messieurs, il y a deux siècles et demi :
peu de science conduit à l'athéisme, beaucoup de science rap-
proche de Dieu ...»
Pendant la dernière année de son épiscopat en Lorraine,
après avoir élevé sur la montagne de Sion-Vaudemont un
monument à la Vierge Immaculée, Monseigneur Menjaud
éprouva une déception bien cruelle : le palais épiscopal,
propriété de l'État, fut converti en hôtel de préfecture et
l'évêque de Nanc}^ se vit obligé de se retirer dans un autre
local moins digne de la haute position qu'il occupait. L'em-
pereur ayant connaissance des mécomptes du premier aumô-
nier voulut lui offrir (afin d'adoucir l'amertume dont il venait
d'être abreuvé:, le titre d'Archerêquc de Bourges : 3o juillet
i85(). Alors Monseigneur Menjaud quitta la ville de Nancy
qu'il avait habitée pendant vingt-cinq ans et adressa à ses
diocésains les adieux les plus touchants.
Avant d'abandonner sa chère Lorraine, il voulut distribuer
d'abondantes aumônes aux pauvres et aux établissements cha-
ritables de Nancy. Le secrétaire de l'évêché fut chargé de
(1) l ne belle église roniane s'élev;ià Cliiischm sur l'emiilacement. de l'ancien
cimetière ; l'archilecle fut M. Laval. — 1851-1855.
On y remarque de belles orgues sortant de la maison Cuvilliei- à Nancy; les
vitraux sont également d'un artiste lorrain ; les ))eintures de l'abside, de l'abbé
Sublet, peintre lyonnais.
M E N J A U D 141
remettre, de sa part, mille francs à chacune des maisons qu'il
n'avait cessé de patronner.
Archevêque de Bourges, il arriva à Paris vers la tin octobre
1859 : Le cardinal Morlot lui remit le Palliiim de la part du
Pape (r), comme une marque de distinction bien méritée. Le
17 novembre, il faisait son entrée solennelle dans sa nouvelle
ville épiscopale, au milieu d'une multitude empressée et déjà
sympathique. Le prélat ne tarda pas à entreprendre des
travaux d'administration. Une des œuvres auxquelles il voulut
d'abord attacher son nom fut la restauration de l'ancienne
abbaye de Cheial-Benoit, devenu depuis un collège libre dirigé
par des prêtres choisis dans les rangs du clergé du Berry.
Mais la santé de Monseigneur Menjaud allait s'alïaiblissant
de jour en jour : il se vit forcé de suspendre ses visites pasto-
rales dans le département du Cher et de l'Indre qui composaient
son diocèse, et d'aller demander l'hospitalité du repos, au
couvent des dames du Sacré-Cœur, à Chatellerault (Vienne), à
peu de distance, et dont Madame Félicie Menjaud sa nièce, était
supérieure : « je viens mourir chez toi », lui dit Monseigneur
en entrant dans la communauté. Les soins affectueux de sa
nièce pendant son séjour dans cette pieuse maison, rendirent
un peu de calme à ses souffrances.
La maladie de l'archevêque empirait ; les médecins lui
conseillèrent les eaux de Vichy, où il trouva l'empereur.
Pendant vingt jours, malgré les soins les plus attentifs de son
médecin, il n'obtint aucun soulagement à ses maux. Monsei-
gneur Menjaud dut demander un coadjuteur ; il obtint M. l'abbé
de Latour-d'Auvergne-Lauraguais. Ce fut là un événement
heureux qui vint apporter un adoucissement momentané à
toutes ses douleurs ph3^siques. Bientôt ses nombreux amis
(1) Le Pallium est une pièce d'étolfe blanche entourant les épaules, avec des
pendants tombant devant et derrière et couverte de soie noire et de 4 croix
rouges. Le pape envoie le pallium aux prélats comme marque de leur dignité.
L'usage commença au ive siècle.
14^ XOriCKS (5 1 oc. K-VIMl K^LES
jugèrent la situation désespérée : M. l'abbé Lamblin eut le
courage de l'avouer à Tilkistre malade.
L'archevêque revêtu de ses ornements pontificaux, reçut les
derniers sacrements des mains de son coadjuteur : il adressa
des adieux touchants aux membres du clergé qui l'assistaient
à son heure suprême. Mais la maladie empirait et la crise était
imminente. On approcha du saint prêtre son crucifix, sa reli-
que de la vraie croix et son scapulaire ; il les baisa avec respect
et amour; il sembla se recueillir sous la dernière absolution.
Le coadjuteur qui avait sollicité auparavant pour l'archevêque
la bénédiction apostolique du saint père, demande à son tour
au prélat mourant ses dernières bénédictions et par un mou-
vement de sa main défaillante, Monseigneur Menjaud bénit en
ce moment, son clergé, ses séminaires, son diocèse de Bourges,
son ancien clergé de Nanc}^ et sa famille absente (i). Enfin,
après une courte et douce agonie, il s'endormit paisiblement le
mardi lo décembre i8'5i, à deux heures du matin, dans la
soixante-et-onzièmc année de son âge et la vingt-troisième de
sa prélature.
Les obsèques furent un vrai triomphe : cette éclatante
manifestation glorifia le saint prêtre et l'homme de cœur.
Monseigneur le cardinal Donnet, archevêque de Bordeaux
présida la cérémonie ; plusieurs évêques, chanoines et chape-
lains suivaient le corps ; les coins du poêle étaient tenus par
le général, le président de la cour et les préfets du Cher et de
l'Indre.., Dans la métropole, le corps descendu du char fut
déposé sur le catafalque dressé à l'entrée du chœur. Ce cata-
falque, envoyé de Paris, par le garde-meuble de la couronne,
était celui qui avait servi aux obsèques du roi Jérôme.
Après la messe, Monseigneur Dupanloup, évêque d'Orléans,
qui prononça l'oraison funèbre, se laissant aller à son émotion
et aux élans de son cœur, remua tout son auditoire et s'éleva
(1) Il n'y avait en ce moment à Kourges que M. Pierre Menjaud, sous-lieule-
nanl au -ie régiment des voltigeurs de la garde.
.\ir:x,i.\rn 14.-)
jusqu'à la plus haute éloquence. Le corps fut descendu dans
le caveau des archevêques de Bourges et déposé dans cette
crypte antique.
Le 19 décembre suivant, MonseigneurDarboy faisait célébrer
à Notre-Dame-de-Paris un service funèbre pour l'illustre
prélat du Berry.
Tel est le récit de la vie de ce pontife aimé, estimé, vénéré
de tous ceux qui ont eu le bonheur de le connaître. Quoique
sorti des rangs des travailleurs modestes, il ne fut Jamais
enorgueilli par les honneurs et les grandeurs du monde. C'est
donc à bon droit qu'on peut adresser à Fabbé Menjaud ce que
disait Massillon : « les plus hautes places sont toujours au
dessous des grandes âmes, rien ne les enfle ni les éblouit,
parce que rien n'est plus haut qu'elles. »
Monseigneur Menjaud a laissé par testament des legs aux
églises et communautés de Bourges : il n'a point oublié Chus-
clan, Cornillon et Aramon ; il a, de plus, assigné la somme
de 5,000 fr, pour les pauvres de Nancy (i).
Anues de V archevêque de Bourp^es :
D'azur au Jehovah d'argent, au chef de gueules chargé de
trois étoiles d'argent. — • Devise : Beatiis quem elegisti et
assiimpsisti.
{{) Les portraits de Monseigneur Menjaud, peints par Léon Alégré, figurent
nu Musée de Bagnols et dans la sacristie de réalise de Ghusclan.
r44
NOTICES BIOGRAPHIQUES
Inscription sur le tombeau de Monseigneur Menjaud
A la mémoire
de
Monseigneur illustrissime et révérendissime
Alexis-Basile MENJAUD,
Patriarche, archevêque de Bourges,
Primat des Aquitains, comte romain.
Prélat assistant au Trône pontifical.
Premier aumônier de l'empereur Napoléon 111,
Chanoine honoraire
du premier ordre du chapitre impérial de Saint-Denis,
Chevalier du Saint Sépulcre
et de Saint-Jean-de-Jérusalem,
Commandeur
de l'ordre impérial de la Légion d'honneur, etc., etc.
Miséricordieux pour tous, Il se repose de ses travaux.
Ses œuvres lui survlrent.
MICHEL (CLAUDE)
INSTITUTEUR
Né a Bagnols le 3'^'^^ jour complémentaire du moisdefructido7^
an 17 (ig septembre l'jgS)
Mort à Bagnols le z'^'' aj'ril 1880
Il y a dans le monde certaines individualités humbles, mo-
destes, nous dirons mêmes microscopiques dont l'influence
réelle n'est remarquée que par un petit nombre d'observateurs.
Puisqu'il se présente ici une de ces rares personnalités,
pourquoi n'en parlerions-nous pas et n'en ferions-nous point
ressortir toute la valeur ': voudrions-nous encourir le reproche
d'oublier notre épigraphe : cuique siinm^ à chacun le sien !
Dans la couronne tressée en l'honneur de Bagnols faut-il ne
choisir que les fleurs d'apparat et dédaigner les violettes, les
myosotis et le réséda s3'mbolique r — non.
Michel était le fils d'un honnête courtier appartenant,
lui-même, à une famille fort honorablement apparentée :
seulement, faute de fonds nécessaires au commerce, il servait
d'intermédiaire aux négociants en vin de la contrée, et il en-
treprenait ces interminables voyages par eau, qui consistaient
à faire voiturer de l'Ardoise à la Râpée de Paris, les fûts
entassés sur de grandes barques du Rhône, et les passer par
T. II 10
146 NOTICES BIOGRAPHIQUES
les canaux de la Bourgogne, la Marne et la Seine. Le voyage
durait alors trois mois ; aujourd'hui, il dure trois jours.
Le jeune Michel, avec ses allures candides, fut la perle des
enfants de chœur. Il y avait peu à faire, pour lui, à la maison,
aussi passait-il son temps à l'église : cela dura des années et
des années ; près de soixante-et-dix ans ! bien entendu que
pendant cette période presque séculaire, ses fonctions ont
maintes fois varié.
Michel a été, disions-nous, c<7/7é/(7/zé, à l'imitation des jeunes
clercs (de l'école fondée ici en lyiS^ qui se destinaient à l'état
ecclésiastique. Il fallait lui entendre raconter et décrire les
usages de l'église pendant son jeune temps. Ces belles proces-
sions matinîiles des rogations, délices des enfants, pour les
quels on préparait ce jour là, un déjeuner copieux composé
d'œufs durs, colorés au campèche et de quelques friandises,
selon la gâterie ou la vanité des parents.
Une des processions les plus singulières : (mais celle-là,
disait M. Michel, n'a été faite que deux fois depuis le retour
de l'abbé Berthoud à Bagnols), c'est celle dont le souvenir
datait d'avant la Révolution.
Il existait ici une fondation de dix écus par an, au profit des
capélané, lesquels étaient tenus d'aller processionnellement et
tous en corps, à la chapelle des ladres entendre la messe le
lundi de Pâques et d'y chanter : O Jilii et Jiliœ. Mais les
malins et il y en a toujours eu quelques-uns dans les Barri
de la ville), avaient composé la parodie de ce chant joyeux.
Ainsi, lorsque tous les jeunes clercs ne s'étaient pas rendus à
l'office, les gamins, c'est-à-dire les manœiij^res de ce temps là,
chantaient à cœur joie :
Li des e»cus_,
Saran perdu,
Se vénoun pas,
Alléluia.
MICHEL 147
et lorsque le nombre était au complet , on leur disait :
Li des escu
Soun léù gagna
Alléluia.
Mais, vont nous demander nos jeunes compatriotes : qu'était
jadis la chapelle des ladres ? — le voici : « C'était le lieu où
les lépreux venaient entendre la messe : et savez-vous bien
ce que l'on nommait la lèpre ? un mal que l'on appelait poéti-
quement le Jils aillé de la mort, et qui, depuis le moyen-âge,
époque où il ravageait certains pays de l'Europe, a disparu
devant les progrès de la civilisation. Cette allection cutanée
rendait le malade un objet d'horreur. Le malheureux qui en
était atteint se trouvait condamné au séquestre par les juges et
livré aux prêtres. Ceux-ci venaient s'en emparer, revêtus de
surplis, d'étoles et précédés de la croix. Ils l'emmenaient à
l'église en chantant les versets destinés aux enterrements.
Arrivés devant l'autel, on lui ôtait ses habits pour le recouvrir
d'une robe noire, et il entendait la messe des morts entre
deux tréteaux ; enfin, sous les aspersions d'eau bénite, on le
conduisait au lazaret, ou, à défaut de cet établissement, on lui
assignait pour demeure une cabane dans un lieu isolé, avec
défense d'entrer dans une église, dans un moulin, dans les
lieux où on cuisait le pain, de se laver les mains dans les
fontaines et les ruisseaux, il ne pouvait toucher aux denrées ou
aux objets qui lui étaient nécessaires qu'avec une baguette. Il
ne devait jamais quitter la robe qui servait à le désigner de
loin et, dans sa marche on l'obligeait d'avoir à la main une
crécelle i) dont le bruit révélait sa présence et mettait en fuite
ceux qui auraient pu l'approcher... Il est difficile d'imaginer
un sort plus affreux !
Non loin de la ville, nous avons, vers l'Ancise et la Garaud,
(1) L'instrument de bois appelé crécelle se nomme à Ragnols une Ténébro,
parce qu'il sert aux jeunes clercs pour avertir les fidèles que les offices du
Vendredi-saint vont commencer : la ténébro, remplace la campano.
148 NOTICES lUOGRA PH IQUE.S
le quavùev di Malaii/io^o, de la Maladrerie: là, se trouve encore
la chapelle citée plus haut. Il est certain que le logis des
lépreux a été démoli et que la chapelle des ladres, seule, est
restée.
A une époque plus rapprochée de nous, en 1 525, nous trou-
vons un document intéressant : c'est une vente à Antoine
Chambonet et Adrienne Chaussine, mariés, /é/7rt'/LV, originaires
du diocèse de Viviers, de la permission d'habiter, pendant
toute leur vie dans la maison de la Lèpre delà ville de Bagnols,
et d'y vivre avec les autres lépreux des quêtes et revenus de
la dite Maladrerie. Cette vente fut faite aux susnommés par
les syndics de la ville, moyennant la somme de vingt livres, à
condition de ne point entrer dans d'autres possessions que dans
celles de la dite maison et de donner à la fin de leurs jours tous
leurs biens meubles.
Cinq ans plus tard, en i53o, on relate la fondation d'une
messe à perpétuité en faveur des Carmes de Bagnols, par
Pierre Duc et Adrienne Mathon, sa femme, lépreux, de la
léproserie de la ville de Bagnols, pour être dite le samedi de
chaque semaine dans la chapelle de la léproserie. Pierre
Barruel, hôte (i), était dans cet acte un des témoins.
Et enfin en 1541, sans doute à l'extinction du dernier des
lépreux, il fut fait un inventaire des meubles trouvés dans la
maladrerie des ladres à la requête des consuls de Bagnols.
Vous le voyez : ces titres et la tradition rappellent et la terrible
maladie des temps anciens et la pieuse fondation de nos aïeux.
Mais revenons à notre compatriote.
Le jeune Michel, cité partout comme le modèle des braves
enfants, était recherché dans les fomilles de la bourgeoisie, où
il devenait le compagnon de jeux des petits garçons de son
âge. Pendant qu'à l'imitation de nos armées victorieuses qui
alors parcouraient l'Europe, la troupe bruyante des gamins
des Peyrières et du Roc, livrait bataille aux enfants de
(1) Remar(|uons un Ijarruel, tenant à Bagnols une hôtellerie.
MICHEL I4()
la Poulagière et du Ruisseau ; lorsque les frondes faisaient le
moulinet sur la tête de nos guerriers imberbes, Michclé et
ses amis, Jouaient aux chapelles. Ils n'étaient point éloignés
ces jours sinistres pendant lesquels les cérémonies du culte
catholique prohibées par la loi, le prêtre, recueilli dans les
maisons hospitalières, était caché dans un coin inaccessible du
logis, car il }' allait de la vie des fidèles trop fervents. On se
souvenait de ces temps malheureux, on en parlait souvent, on
en racontait les émouvantes péripéties : les enfants mêmes en
avaient été les témoins dangereux. Mais le culte étant rétabli,
les petits garçons plus que tous autres étaient frappés de la
splendeur des cérémonies religieuses : aussi sous la direction
du ieune préi'ôt voulaient-ils se livrera la pratique de tous les
exercices réguliers, comme dans l'église même. Michclé a
passé là, disait-il, les plus délicieuses Journées de sa vie :
il y trouvait un confortable inusité chez lui et des frian-
dises fort goûtées.
Michel était déjà i^Taiidct : il dut abandonner son poste
d'honneur, envié par ses collègues au canonicat.
En sortant de sa stalle de prévôt de chanoines, Michel trouva
place au lutrin : il était habile plaiiichanislc et sa mémoire
prodigieuse lui rappelait et les antiennes et les versets et les
hymnes de chaque fête de l'année. Notre chantre amateur
obtint bientôt un grade de plus, il fut nommé serpent de la
paroisse : l'instrument, seul, était une curiosité ; mais depuis
que le révolutionnaire Sax a introduit les monstrueux ophi-
clcïdcs (i\ le serpent i.sans clefs'; du lutrin s'est glissé dans
l'ombre : il a disparu. Il est certain que le son grave, éclatant
et métallique du cuivre, ou bien l'harmonie ample et savante
d'un orgue dechceur, sont préférables, pour l'accompagnement
des chants d'église, à ce bruit sourd et monotone que rendait la
trompe recourbée en cuir bouilli.
Cela dura ainsi pendant plusieurs années.
(1) 0]ihicleide, dn groc Ophis, serpent et Cleidos, clef.
l5o NOTICES BIOGRAPHIQUES
Mais le brave Michèle, chantant et soufflant pour la plus
grande gloire de Dieu, n'avait la perspective que de gagner le
ciel, après sa mort... et il fallait vivre. On lui conseilla de
devenir instituteur. En effet, son brevet arriva et il se mit à
l'œuvre. Naturellement, sa classe devait se peupler d'enfants,
jeunes et recommandés. Alors les salles d'asile n'étaient pas
instituées, et les autres écoles privées ne voulaient pas admet-
tre les enfants embrayés de la veille. Voilà donc encore ce bon
M. Michel au service des petits et se faisant petit avec eux...
toujours simple et toujours modeste.
Michel n'avait qu'une passion : l'église; il s'y dévouait en-
tièrement et y faisait tout ce qu'un laïque peut faire pour le
service de Dieu et de ses ministres : aussi, la plupart des curés
de Bagnols furent-ils reconnaissants : c'était trop juste.
Parlons d'une œuvre dont l'origine est peu connue. C'est
Michel qui, avec un autre saint homme de Tresques, établi, ici,
comme instituteur (i), et avec l'agrément du curé, réunit
quelques lidèles à l'église et posa les fondements de cette
confrérie de Saint -Josepli qui est, à Bagnols, l'émule de celle
des Pénitents. Il proposa de porter les morts au cimetière,
plutôt que de confier ce soin à des salariés, et donna l'exemple
lui-même... La confrérie a prospéré et peu de ses membres
savent aujourd'hui, ce qu'il a fallu à ces braves initiateurs,
de persévérance, de dévouement et de mépris du respect
humain pour arriver à ce but.
C'est encore Michel qui dirigeait les exercices aux proces-
sions de laféfe de Dieu... Elles étaient pompeuses et recueillies,
alors, ces solennités religieuses. Pendant plus de quarante ans,
il exerça les thuriféraires à marcher au pas, à projeter adroite-
ment vers le ciel la fumée odorante de l'encensoir, à exécuter
ces mouvements pittoresques qu'a traduit, en vers provençaux
un félibre du pa3^s (2).
(11 M. Lacroix.
(2) V. Garidf't... {la fi'sfo de Diev), recueil de poésies en langue d'oc, par
Léon AlèoTo.
M 1 C H E r. I 5 1
Mai n'en veici'n redoù, que balin, que balun
Balancejoun lou fum daù pople i capelan,
Quand latecan,
S'aùsis : pan, pan,
Alors d'encensaire li tiero.
r)ins lou milan de la carriero
Se reunisson touti dos
Au signau dôu libre de bos.
Touti, — pan, pan, — baisson la testo
Per saluda, — pan, pan, — soun dre.
— Pan — reston très au même endre
E de chasque constat s'en quiho dous ; lou reste
Soulennamen marco lou pas
Barra, dubert, fasént coumo s'èro un colLunjjas.
Pièi, — pan, pan, — li rinq turifero ,
Davans lou très Sant-Sacramen,
Bandisson au même moumen
L'encens au cèu, l'encens en terro.
Pièi lou libre pico encaro un
E fraire tournamai ari-(mguieira, coussejo
Coume cadeno de prefum.
La tubèio que guirlande jo.
E vague ! sempre Znu ! e balin e balaii
L'encensié balança daù pople i capelan.
Enfin, c'est toujours Michel qui assignait la place des petits
clercs portant les bastoun Jloiiris, les bastoun doura, comme
des tyrses antiques, les canastcro remplies de fleurs, sous
les quelles les mamans avaient caché un pastissoiin ou une
roustido boudenjlo. C'est lui qui classait à son rang, saint
Jcan-Baptistc et son agneau enrubanné, la Madeleine aux
longs cheveux, le petit évèque, le petit abbé, le berger et sa
bergère... et toutes les représentations naïves qui nous venaient,
comme la fête, elle-même, de la poétique Provence.
Mais la vieillesse marche ; elle avance peu à peu et quelque-
fois sans qu'on sans doute : Michel dut abandonner le lutrin,
le chœur, le serpent et l'orgue : car ce bon Michèle, avait encore
1 ? 2 N O T I C K S R I O G R A P H I (J U T^- S
un faible dont il ne se doutait pas : — se croire musicien, par
cela seul qu'il savait plaquer un accord sur la dominante et un
autre sur la quinte de chaque chant religieux qu'il accompa-
gnait. Le maestro ne connaissait que de nom la science de
l'harmonie, le faux-bourdon, le canon, la fugue : mais il se
délectait sur son épinette !... dirions-nous, ici, Tinstrument
c'est l'homme!... peut-être, oui, Michel, en effet, n'avait aucune
affinité avec ces puissants engins d'où s'échappent des sons
vibrants, retentissants ou mystérieux comme Torgue.. . Michdé
était naïf-, il chantait comme chante un oiseau de l'air, et plus
tard, il le disait en souriant de regret : « mi niiraii souu creba. »
Faisant ainsi allusion à ce qu'on dirait d'une cigale à laquelle
ou aurait crevé l'élytre intérieur dont le frottement produit son
chant strident du mois d'août.
Il fallut fermer l'école, parce que d'autres établisssments
sérieux s'organisaient. Il fallut songer aux vieux jours, aux
infirmités, aux dernières années d'une existence improductive.
Malgré les bons soins que lui prodiguait sa compagne, (car, entre
matines et laudes, il avait eu le temps de se marier, le chantre
instituteur-faïencier, était loin d'être heureux en raison de
l'exéguité de ses ressources. Un petit négoce apporte à peine
le nécessaire, et encore faut-il se loger et tenir un rang hono-
Irable. Ce pauvre Michèle a résolu le problème : grâce aux
amis qui l'ont aidé ; d'abord ceux de la maison qu'il habi-
tait, puis les administrations diverses qui toutes l'ont recom-
mandé à la sollicitude du ministère, comme ancien institu-
teur zélé et malheureux.
Depuis la fondation delà Bibliothèque-Musée, M. Michel a
été nommé conservateur-adjoint : fonctions peu rétribuées,
c'est vrai, mais qu'il a remplies avec un scrupule dépassant
souvent ses forces qui finirent par l'abandonner.
Michel s'est éteint le i'''" avril i8So... Il a éprouvé des décep-
tions commerciales avec certains hommes à la probité desquels
il se fiait entièrement, et cependant il n'emporte pas dans la
MICHEL
l53
tombe sa rancune bien légitime!... Michel a tout pardonné, car
il a toujours été un enfant du Christ. Avant qu'il eut rendu son
dernier souflle, son éloge était dans la bouche de tous ceux
qui l'ont connu : la voix du peuple a dit vrai quand elle a
appelé M. Michel « un brave homme. »
MONTCOCOL (LAURENT)
CASSEUR DE PIERRES
A^c' à Saint-Na^aire le ^794
Mort à
^u.E serait aussi curieuse qu'instructive l'histoire des
modifications advenues dans certaines familles, tantôt
au haut de l'échelle sociale, tantôt dans les rangs des
travailleurs obscurs... Mais ce qui console ces der-
niers, c'est que très rarement un ouvrier honnête, assidu,
probe, économe et prudent reste ignoré et éprouve des malheurs
irréparables.
Nous l'avons déjà dit ailleurs (i : : si vous traversez le petit
village de Saint-Nazaire, vous pouvez rencontrer un bon
homme, petit, vieux et vêtu comme les paysans ses voisins :
on l'appelle Coco!, son nom est Montcocol ; celui de ses
ancêtres était Moiitccuculli... Je veux vous apprendre, jeune
ami lecteur, ce qu'était en i536 un des devanciers de ce vieil-
lard notre compatriote, mort il y a peu d'années.
«• Sébastien de Montecuculli, gentilhomme de Ferrare, vint
d'Italie en France à la suite de Catherine de Médicis et fut
L. A.
1) V. l'Album pittoresque dn Gard, arrondissement tVUzès, par Magalon H
l5() NOTICES BIOGRAPHIQUES
attache au dauphin en qualité d'cchanson. Il accompagnait
ce prince dans un voyage qu'il fit sur le Rhône, au milieu de
l'été i5'3(k Arrivé à Tournon, le dauphin s'étant échauffé en
jouant à la paume, demanda de Teau fraîche que Montecuculli
lui présenta dans une tasse de terre rouge. Il en but avec
beaucoup d'avidité, tomba malade et mourut au bout de
quatre jours. On ne voulut pas voir un événement naturel dans
la mort prématurée d'un prince que ses belles qualités ren-
daient déjà l'idole de la France et Montecuculli fut soupçonné
de lui avoir donné du poison. Quelques connaissances qu'il
avait en médecine et un Traité des poisons qu'on trouva dans
ses papiers parurent des preuves suffisantes. Conduit à Lyon
pour y être jugé, il fut appliqué à la question et fit, au milieu
des tortures, les plus étranges aveux. Il déclara qu'en effet il
avait empoisonné le dauphin, mais qu'il avait été poussé à ce
crime par les amis de Charles-Quint : que son intention était
d'empoisonner François P'' et ses deux fils. »
Après une instruction solennelle qui eut lieu en présence du
roi, des princes, des cardinaux et des ambassadeurs étrangers
invités à y assister, Montecuculli fut condamné à être traîné
sur la claie, puis écartclé. Cet arrêt fut exécuté à Lyon le
7 octobre i53(). Le peuple exerça sur le cadavre déchiré les
plus grandes horreurs et en jeta les lambeaux dans le Rhône.
L'histoire a absous Charles-Quint d'un crime aussi odieux
qu'inutile. Les inipériaux avaient cherché à le rejeter sur
Catherine de Médicis qui, en faisant périr le dauphin, rappro-
chait du trône son mari Henri II \ mais cette princesse a été
reconnue également innocente à cet égard. En effet, les histo-
riens les plus sages et les plus impartiaux, déclarent que le
dauphin mourut d'une pleurésie déterminée par la quantité
d'eau fraîche qu'il avait bue.
La tradition rapporte que cette malheureuse victime de l'in-
certitude des jugements humains avait un fils qui, afin de fuir
l'éclat du grand monde et le bruit fait autour de son nom, se
réfugia dans un village du Vivarais, à Vinezac, près Lar-
MONTCOCOL ir»y
gentière, et qu'il y exerça les modestes fonctions de maître
d'école. Il est à remarquer que dans cette commune de l'Ar-
dèche un quartier du territoire porte encore le nom de Moimt-
coucuieù. De la souche vivaraise serait sortie la branche |qui
plus tard a pris racine à Saint-Nazaire (i).
Cette famille était, vers 1824, connue du cardinal de
La Fare, alors propriétaire de la terre de Saint-Georges et du
château de Vénéjan. C'est à cette époque que Son Éminence
parla des Montcocol à l'ambassadeur allemand qu'il eut occa-
sion de rencontrer à Reims lors du sacre de Charles X. Sans
doute le prince tudesque qui portait ce nom illustre s'est peu
soucié de ses parents obscurs et peut-être dégénérés à ses
yeux !
Les Montcocol ont vécu comme de bons paysans occupés à
travailler les maigres terrains de la montagne... Puis, en
hiver, que faire dans un village sans ressources agricoles et
sans industrie ? Tout le monde ne peut pas y être charretier et,
en renfort^ voiiurer au haut de la montagne de Roquebrune
les carrioles pesamment chargées. Cocol songea donc à faire
quelque chose. Vers 181 3, il devint casseur de pierres ; non
pas comme ce pauvre hère du tableau d'un maître fameux (2),
mais en industriel intelligent.
Nos routes sont aujourd'hui admirablement entretenues et
nous sommes loin de l'époque où, dans nos promenades du
jeudi, nous remarquions les ornières profondes et des char-
rettes abandonnées là, faute de bêtes de traits et dans l'im-
puissance de briser les mottes durcies du chemin. Le pauvre
charretier d'alors restait littéralement dans l'ornière.
« Cependant, se disait Montcocol, la montagne est formée
d'un calcaire excellent dont on fait de la bonne chaux. La
main-d'œuvre n'est pas chère^ ne serait-il pas possible lors-
(1) La généalogie des Montcocol a été dressée en 1825 pour Jean, un Mont-
cocol, de la Capelle, remplaçant au service son frère qui signait MontecucuUi.
(2) Le peintre Courbet.
l58 NOTICES BIOGRAPHIQUES
qu'ont lieu les adjudications publiques, de prendre la fourni-
ture de pierrailles cassées, destinées au macadam ? » Cocol
qui raisonnait sensément persévéra : il eut un et bientôt
plusieurs tombereaux à son service. Bientôt aussi quelques-
uns de ses compatriotes firent comme lui, et l'industrie nou-
velle acquit de l'importance (i). Aujourd'hui, les travaux entre-
pris par la population active de Saint-Nazaire se chiffrent par
vingt à vingt-cinq mille francs chaque année ! c'est donc à
Cocol que le pa3^s doit ce progrès réel et le bien-être dont ce
genre de travail fait bénéficier tous ses compatriotes.
Selon nous, l'on peut dire qu'à sa manière, le vieux Cocol a
bien mérité de son pays. Dans le village, sa mémoire n'est
point oubliée. On l'estimait, on le vénérait comme un des
sages de la commune. Il y a loin de son succès modeste et de
sa gloire sans bruit, sans fracas, à l'éclat des grands faits
d'armes de cet autre MontecucuUi qui, en 1675, disputait à
Turenne le titre de général le plus habile de son siècle ! notre
Montcocol repose en paix au cimetière de Saint-Nazaire;
aucune inscription pompeuse ne parle des services rendus,
tandis que pour l'illustre Raymond de MontecucuUi on a écrit
sur le marbre :
Sta viator, herocm calcas !
« Arrête-toi, ô voyageur, tu foules aux pieds la cendre d'un
héros ! »
A nos yeux, mieux vaut la croix de bois pour le travailleur
modeste, que les splendides mausolées à l'honneur des con-
quérants renommés. Il nous souvient d'avoir vu, à Rome, le
tombeau d'un personnage illustre, de la Suède, qui ne demanda
pour toute épitaphc que ce mot : nihil, — rien, — et qui fit
mettre sur la tombe de sa compagne bien aimée : ombra, —
une ombre.... Mais, que nous sommes loin de ce brave
casseur de pierres qui fut plus heureux que bien des grands
de ce monde !
(,1) Ouitard, son gendre, les Jouviu et autres...
MONTCOCOI.
K-)9
Cocol épousa en i8i3 Marianne Imbert, de Saint-Gervais.
Les fils et les petits-fils de Laurent continuent les bonnes
traditions de leur père : ils travaillent et vivent honorable-
ment, entourés de l'estime publique (i).
(1) La mort du vieux Cocol est ici une liction, (jue le lecteur voudni bien
nous pardonner. Ce l)iave homme qui compte aujourd'hui 86 ans, a le Ijonheur
de voir prospérer sa famille et le pays qu'il a su enrichir en donnant l'exemple
du travail et de la probité.
LE BARON PAGES (JOSEPH)
GÉNÉRAL
Né à C annaux le /'■''" jnai's lyS^
Mort à Lille le /^''' septembre 1814
ERS le 1 8 novembre i 780, un jeune pâtre de Connaux,
ramenait le soir ses brebis au village : il allait à la
bergerie, chantonnant un air de Réi'ié alors fort
connu. Près de la route, l'écho des rochers des Gajan
répondait à la voix sonore du berger. A cette même heure,
une bande de Caraques se rendant à la foire de Bagnols dut
s'arrêter pour laisser passage au troupeau dout le conducteur
enhardi agaçait deux filles de bohème, suivies de leur vieille
mère. Celle-ci frappée de l'allure ouverte du pâtre, lui jeta à la
face, sous forme de bonne fortune, ces mots prophétiques :
« Saras soudar, e heu coumo un prince. »
Le berger regagnant la bourgade resta frappé de l'étrange
prédiction : il en riait, à la vesprée, pendant le souper de
famille... La farinetto lui paraissait, en ce moment, plus
succulente et la trempo moins fade... que de beaux rêves et la
nuit et le jour! notre jeune héros en perdit la tète; il résolut
de fuir \i\ jasso hospitalière et la maison paternelle : rien ne
put le retenir, pas même le plus doux des serments, prêté tant
de fois à sa fiancée trop crédule.
T. n 1 1
l62 NOTICES BIOGRAPHIQUES
Ce berger, de Connaux, se nommait Joseph Pages : son
père, Antoine, et sa mère, Louise Dauran, étant sans fortune,
avaient loué leur fils chez un ami du voisinage. L'enfant était
intelligent, actif, intrépide et probe : nous allions ajouter fidèle,
niais il ne le fut point, le jeune aventureux : certaines décep-
tions et une vague espérance de voir réaliser sa bonne for lune
l'entraînèrent loin de ceux qui l'aimaient.
Le 4 mars 1781 Joseph Pages s'engageait dans le régiment
d'Artois (i) : oi^i alla-t-il tenir garnison, nous l'ignorons encore.
Le volontaire avait préféré un régiment de cavalerie légère.
Deux ans après, le 2 février 1783, Pages fut nommé brigadier;
il était maréchal-des-logis en mars 1783 et maréchal-des-logis
chef le i'^'' avril i7()i .
Celui qui abandonnait, à Connaux, sa houlette de berger,
maniait vaillamment le sabre de dragon, car depuis le i*^'"
janvier i7i.)i, le régiment d'Artois, était devenu le 12"""-' régi-
ment de ce corps de cavalerie (2).
Pages, doué d'une intelligence remarquable, songeaità déve-
lopper chez lui les premiers éléments d'instruction classique :
il apprit à lire et à écrire. C'était chose peu aisée à cette époque
tourmentée où les catastrophes et les événements imprévus se
succédaient avec un elfro^^able rapidité. Mais d'ailleurs la Patrie
en danger ne demandait que des soldats pour la défendre et
non des académiciens pour haranguer. Notre compatriote devint
officier. C'est comme tel qu'il fit la campagne dans l'armée de
la Moselle, parcourant la contrée depuis Longwy jusqu'à Bitche,
et dans l'armée du Nord, allant de Dunkerque à Maubeuge.
En septembre 17Q2 il est sous-lieutenant : on le nomme lieu-
(1) Créé en 1G35 par Louis XIII.
(2) Dragons. — Régiment fondé en 1558 par le maréchal Ch. de Cossé-
lirissac. C'étaient des arijuelnisiers à cheval qui devaient se transporter le plus
rapidement possible d'un point à un autre et mettre pied à terre pour com-
battre.
En vertu de la loi du i^r janvier 1791 les régiments (pillèrent leurs noms
particuliers pour prendre le numéro de leui' rang d'ancienneté de création.
LE BARON PAGKS 1 (53
tenant un an après et deux mois plus tard il est promu au
grade de capitaine, — lo octobre lyqS.
Connaux pouvait déjà être fier de l'héroisnie d'un de ses
enfants : l'avancenient de Pages était rapide, aussi le voyons-
nous, le 8 avril i704-) chef d'escadron et chef de brigade le
i'3 juin de la m^me année ; mais ses exploits de l'année
précédente doivent être énumérés ici.
Quoique grièvement blessé le 6 septembre 1793 à l'affaire de
la forêt de Mormal (i), le vaillant officier, à la tête de ses
compagnons d'armes, continua de charger avec tant de vigueur
et d'audace qu'il parvint non seulement à se dégager, mais
encore à faire plusieurs prisonniers à l'ennemi.
A cette époque, d'après les plans du général Dumouriez, la
Convention avait adopté un vaste système pour la défense du
territoire ; les armées de la République occupaient les fron-
tières et le littoral.
Nommé capitaine le 20 vendémiaire an II, il fut choisi, le
27 du même mois, pour commander un détachement composé
des plus braves soldats de tous les corps de cavalerie bloqués
dans Maubeuge ; il avait ordre de traverser le camp ennemi
accompagnant le représentant du peuple Drouet ^ il remplit
avec succès cette honorable et périlleuse mission.
Pages fit partie de l'armée de Sambre-et-Meuse, en ijqo et
1796. Le métier de soldat était rude, alors qu'en guerre avec
l'Europe coalisée, les armées françaises avaient à lutter contre
les ennemis du dehors, lutter avec la trahison des émigrés,
avec les patriotes turbulents de l'intérieur.
En 1797 le 12"""-' dragon fut incorporé dans l'armée du Rhin ;
en 1798 il est dans les armées d'Angleterre et d'Allemagne;
en 1799, 1800, 1801, dans les armées d'Italie et d'observation
du Midi, En 1S04 ce régiment alla à l'armée des côtes de
l'Océan. A toute occasion Pages se faisait remarquer par sa
bravoure éclatante. Ses glorieux états de services mentionnent
(1) Où il reçut un coup de feu au pied.
164 NOTICl:;S BIOGRAPHIQUES
qu'à la tète de son régiment il se distingua, le ro juillet 1796,
au passage de la Lahn, où, comme chef d'escadron, il était
sous les yeux de l'adjudant général Ney, de Kléber et du
général en chef Jourdan (i).
Le i5 août 170Q, jour de la fatale bataille de Novi, Pages
reçut un coup de feu au menton et un autre à l'épaule. Son
régiment, sous les ordres du général Richepanse, se trouva
dans la mêlée déployant un courage héroïque contre les
Austro-Russes, de beaucoup supérieurs en nombre.
Au 2 juin 1800, le 12'"^ dragons avait quitté l'armée d'Italie ;
nous le retrouvons aux frontières de l'Allemagne à Kiersberg :
là, Richepanse tenait tête à l'archiduc Ferdinand. Sa division
réunie à celle de Moreau ne comptait que 2,000 hommes alors
que les impériaux, au nombre de 2 5, 000 débouchant par
Gutzell abordèrent les troupes françaises. Nos soldats surent
opposer une résistance assez vigoureuse, mais ils n'obtinrent
la victoire que grâce à l'arrivée du général Ne}^ qui franchit
ri lier, et prit, par la gauche, la première ligne des assaillants
de Kiersberg. Le brave adjudant général, avec un sang-froid et
une sûreté de coup-d'œil admirables fournit à Richepanse le
moyen de reprendre l'oftensive et de rentrer, l'épéc à la main,
dans le village abandonné par l'ennemi. Ce fut dans ce combat
mémorable que Pages se tit remarquer à la tête de son esca-
dron.
Une distinction insigne devait, le i i décembre iSo3, récom-
(1) V. le Panthéon de la Légion iVhonneur, T. IV. (Pages)... « Chef d'esca-
dron le 20 germinal snivant (an II), il fut fait chef de brigade le 25 prairial dans
le même corps où il était entré comme soldat treize ans auparavant. Le 8 mes-
sidor, à Fleurus, il exécuta une charge brillante qui contribua puissamment au
succès de celte bataille et qui fonda la belle réputation du 12nie dragons. Le 18
du même mois, aux Quatre bras, il enleva quehiues pièces de canon à Tennemi
et lui fit un grand nombre de prisonniers, parmi lesquels se trouvait un général
autrichien. Le 18 vendémiaire an 111, à Julien, avec deux escadrons de son
régiment, tomba de nouveau sur les Autrichiens, en avant de la ville, leur
reprit la position et plusieurs pièces que notre infanterie avait élé obligée
d'abandonner et tua de sa main un de leurs généraux... »
LE BAROX PAGES l65
penser tant de bravoure et d'actions d'éclat : Pages fut nommé
chevalier de la Légion d'honneur ; le i3 juin 1804 il reçoit le
titre d'officier du même ordre (i).
Jour par jour, un an après, le i3 juin i8o5, notre héros se
maria, à l'âge de quarante-un ans, il épousa une jeune personne
distinguée et de famille noble, Mademoiselle Marguerite-Octa-
vie Cot d'Ordan, de Hesdin (2).
En récompense de sa belle conduite à Austerlitz, le 24 dé-
cembre de la même année, l'empereur Napoléon le nomma
général de brigade. Pages remplit successivement plusieurs
fonctions militaires qui prouvent surabondamment la valeur
de l'homme et du soldat.
Nous le voyons emplo3^é au quartier général de l'armée de
Naples le 14 janvier 180G ;
— Commandant une brigade de dragons à l'armée d'Italie
le 5 janvier 1807 ;
— Emplo^'é au dépôt général de cavalerie à l'armée d^'Alle-
magne à Passau — le i5 septembre 1809 — et commandant
le dépôt de cavalerie de l'armée d'Espagne, à Tours, le 19
novembre de la même année.
Sorti des rangs obscurs des humbles travailleurs, notre com-
patriote avait fourni une brillante carrière, il s'était élevé aux
plus hauts grades dans l'armée, nous ne sonmies donc point
surpris que Napoléon ait tenu à combler d'honneurs ce vaillant
soldat. Il entrait dans les vues de l'empereur de récompenser
les grands services rendus, d'exciter une louable émulation,
d'augmenter l'éclat du trône. A peine proclamé chef suprême,
il rétablit les titres de l'ancienne noblesse et en crée une
nouvelle. Les titulaires des grandes dignités de l'empire por-
taient le titre de prince ; leur fils aîné celui de duc, les fils
(1) Ce dernier tilre lui donne le droit d'être électeur dans le département
du Gard.
(2) Nos recherches auprès des notahles de Ilesdin ont abouti à ceci : il y a
hien longtemps un commandant de place du nom de Col d'Ordan, vint à Hesdin,
où il resta à peine un an : il avait une tille...
I()l) NOriCHS BIOGRAPHIQUES
puinés prenaient le titre de comte ou de baron (i\ Ce dernier
titre était également réservé aux personnages distingués soit
dans Tarmée, soit dans la magistrature.
Joseph Pages obtenait le titre de baron de Tempire le 17
mars 180S (2); par décret du même jour, il obtenait en outre
une dotation de 4,000 francs sur les biens réservés en West-
phalie (3).
Le 8 mars 18 10, par un décret impérial, il fut mis à la re-
traite.
Si, dans la splendeur de son existence, l'ancien pâtre de
Connaux rappelait ses souvenirs de jeunesse il pouvait ne plus
douter des prophéties de la caraquc.
Pages avait été un soldat d'élite et de plus, il marchait à
régal des princes de son époque.
Bonne fortune lancée au hasard par une pauvresse famélique,
voilà pour le domaine de la poésie ; d'autre part, désirs et
souhaits, réalisés par la volonté ferme d'un homme sérieux,
par son énergie puissante, par sa conduite honorable, par sa
valeur égale à sa probité.
Joseph Pages, avons nous dit, s'était marié dans le nord de
(!) Baron, du mot Bitr qui, en langue germainque, signifie Homme. .
Sous la Féodalité, les propriétaires des grands domaines reçurent générale-
ment le nom honorifique de Baron : hommes tenant un rang illustre par leur
mérite ou par l'étendue de leurs l)iens.
(2) Les renseignements puisés à la Chancellerie nous précisent le 10 mars
1810. Les lettres patentes ont régie ainsi les armes du baron Pages : Coupé, le
premier : parti de sinopie au casque d'urgent et de gueules, au signe des
barons tirés de C armée ; le deuxième : d'azur à la tour d'argent, sommé d'un
cheval issant d'or et adexlrés et senestrés d'une branche d'olirier au pal d'argent.
{?>) Ces biens réservés provenaient de la cession de terres situées en pays
étrangers et dont les revenus appartenaient à la France. C'est à la suite du
traité de Vienne (14 octobre 180Î!) que l'Empire posséda des biens immenses.
En 1810, Napoléon institua le Dumnine extraordinaire : « ... Composé de
biens mobiliers et immobiliers que l'empereur, exerçant le droit de paix et de
guerre, acquiert par des conquêtes ou des traités, soit patents, soit secrets.
L'empereur dispose du Domaine extraordinaire : lo pour subvenir aux dépenses
de ses armées ; 2» pour récompenser ses soldats et les grands services civils ou
militaires rendus à l'État... »
LE BARON PAGES
167
la France ; on ne l'a plus revu àConnaux. Encore un expatrie
volontaire que nous sommes tenté d'appeler : un ingrat. On dit
qu'il eut des enfants ayant suivi la carrière des armes ; on
ajoute que vers 1800, imitant l'exemple de son empereur, il
divorça i ... Ce que nous pouvons affirmer c'est que le 1'^''"
septembre 18 14 il mourut à Lille.
Dans le département du Nord, vaines et infructueuses ont été
nos recherches pour découvrir un article nécrologique sur le
général Pages. Les écrivains des journaux de l'époque, embou-
chaient plus volontiers la trompette pour exalter, en vers et en
prose, les louanges du roi Louis XVIII, cf/7 le Désire. Le
moment était donc peu propice à glorifier un baron de l'empire
ou un soldat de la République... le silence se fit autour de sa
tombe. Nous serions heureux : « de l'avoir vengé de ce dédain
ou de cet oubli (2}. »
(1) Loi tlu "20 septembre I79!Î, abrogée le 18 mai 1810.
(2) M. l'abbé Fuzet nous félicitait en ces termes d'avoir éci'il l'iiiston-e d'un
enfant de Connaux, commune où il est né lui-même et qu'il honore déjà par
son érudition incontestée.
DE PINIÈRE DE CLAVIN (MARC-antoine)
BÉNÉDICTIN
Né à Bagnols le 3o décembre ijSS
Mort à Bagnols le 3o octobre iSii
E 10 décembre 1861 dans la modeste mansarde d'une
(maison de peu d'apparence s'éteignait à Uzès (i), le
)dernier rejeton d'une des familles les plus distinguées
'de Bagnols M. Côme de Pinière de Clavin, âgé de
63 ans. Nous étions venu, peu de mois auparavant, le visiter;
et si nous voulions connaître ce bagnolais de noble race c'était
afin d'obtenir de lui quelques détails sur sa famille et, parti-
culièrement, sur le blason qu'elle avait dû lui léguer... hélas !
le pauvre homme se confondit en excuses, il ne connaissait ni
ses ancêtres ni leurs armes distinctives. — « Mon père m'a ra-
conté, nous dit-il, qu'un jour les nobles de Bagnols durent
apporter sur la place leurs vieux parchemins et que Ton brûla
tous les titres féodaux (2;. » L'auto-da-fé eut lieu, il est vrai, au
mois de brumaire de l'an II : ainsi le jeune Clavin, (qui n'en
était pas plus malheureux pour cela;, grandit dans l'ignorance
(1) Rue Entre-ies-Tours, no 227.
(2) V. Annales Jmf, de Bar/nols, il^R à 1805. Art. Acies^ féodmix.
lyO NOTICES BIOGRAPHIQUES
de l'art héraldique et de son application à l'histoire de ses
aïeux (i).
C'était cependant une ancienne et grande famille que celle
des Pinière de Clavin... il nous serait difficile d'en chercher
l'origine: les Pinière ou Pugnières figurent déjà en i63o '2',
mais ce n'a été que plus tard que le nom de Clavin est joint
au nom patron3miquc 3;.
Les vieux registres de la mairie de Bagnols mentionnent
vers 1787 : — Ch. Ant. Pinière de Clavin aine, ancien capi-
taine de cavalerie ; — J.-Bapt. Pinière, sieur de Clavin, ancien
capitaine de chasseurs à cheval au régiment des A'osges ; —
Louis-Joseph de Pinière, ancien capitaine de cavalerie ; et
Marc-Antoine Pinière de Clai'in, dont nous parlerons plus
longuement.
Dans nos Annales historiques, figurent ces différents person-
nages que leur haute position mettait en relief. Comme plusieurs
de leur caste, ils adoptèrent franchement les principes de la
Révolution de 1780. En voici la preuve : une lettre adressée au
cit03'en Ant. Teste, commissaire national, l'an II de la Répu-
blique. Cette missive de Jean-Baptiste, dit Sept-Pons^ avait
évidemment pour but de sauver sa tête, et nous savons, à n'en
point douter, que grâce à Bertrand, l'accusateur public, alors
tout puissant, il évita l'elfet d'une condamnation prononcée à
cause des troubles de juillet i7q3. Pour nous, la lettre de
Pinière a de plus tout l'intérêt d'une page d'histoire (4^
« — Lisez-moi, je vous prie, mon cher concitoyen, puisque
je ne puis vous parler, il est sage d'étayer l'estime de nos amis
par la connaissance de nos vertus ; le moyen que j'emploie,
(1) Côme de Clavin avail été garde-général des fnrr-is. Il était lils de Anloine-
Côme-Bernard Pinière de Clavin et de Marie-Rosalie de Belgaric.
(2) Époque où leur maison fut incendiée. — V. Bagnols en 1787, L. A.
(3) Une terre avec grange au S.-E. de Bagnols porte le nom de la Clarine
(M. Cavène).
(4) Jean-Baptiste Pinière de Clavin mourut à Bagnols le 15 frimaire an VIII
(5 décembre 1799),
DE PINIKRE DE CLAVIN IJl
mon cher Teste, est sans préjudice au plaisir de vous embrasser
ou chez vous ou chez moi ; j'ose dire que je mérite cette
marque de votre amitié par les sentiments avec lesquels je vous
embrasse fraternellement : — Pinière-Clavin.
« — J'ai prêché la Constitution dès "son principe et j'ai
prouvé ma foi par des œuvres.
« — En payant mes impositions des premiers, en faisant un
don patriotique de i5oo francs sans consulter mon revenu;
en contribuant aux prix de iioo francs aux divers recrute-
ments qui se sont faits ; en donnant une haute paye à un
volontaire destiné à défendre les frontières de la République ;
en prêtant tous les serments exigés par la loi pour être réputé
bon citoyen ; en obéissant à tous les décrets concernant toutes
déclarations demandées par iceux, concernant grains, foins,
fer, étain, plomb et fournitures de sacs, etc., etc. ; en faisant
don à la société populaire de deux peupliers d'Italie choisis
dans une allée d'agrément pour décorer les deux pilastres delà
porte du club ; en faisant monter la garde à prix d'argent
quoique la loi m'en dispensât par mon âge et mes infirmités •,
j'ai même, pour l'exemple, essayé de la monter en personne ;
mon état y mit des obstacles invincibles.
« — Le premier mobile qui gouverne les hommes, l'intérêt,
n'a pas été le mien. Envers la Constitution, j'accepte cependant
avec plaisir le don qu'elle m'a fait de 800 francs de rente par
la suppression de la dime, gabel'e et autres charges.
« — Sans renoncer aux récompenses de l'éternité, j'expose
le tableau de mon civisme envers la classe indigente de mes
concit03'ens, et je dis que j'ai secouru des pauvres par le pain
que je les ai autorisés à prendre chez les boulangers, en une
quantité déterminée par jour; que j'en ai vêtu plusieurs au-
tres, que j'ai fourni paille, paillasse, couvertures, chemises et
autres nipes aux nécessiteux ; que les directrices de la maison
de charité, miséricorde et le cit03'en curé ne m'ont jamais
réclamé en vain ; que les pauvres honteux m'ont vu aller à
leurs secours et que j'ai donné à ceux qui m'ont croisé, en
172 NOTICES BIOGRAPHIQUES
ville, me demandant pour les pauvres honteux et cela, sans
traiter avec mes moyens ; enfin ceux composantma maison, avec
moi, ne refusons jamais aux mendiants qui vont dans les rues.
Celui là serait vraiment républicain, qui montrerait son civisme,
en désignant ce qu^il faut faire de plus pour acquérir cette
inappréciable qualité, j'irai au devant de C2 grand homme. »
Ce noble vieillard dut s'éteindre en paix avec sa conscience,
laissant ses compatriotes dans les transes et l'anxiété la plus
cruelle : il mourut le i3 frimaire an VIII.
Né le 3o décembre lySo, Marc- Antoine, frère du précédent,
était moine bénédictin (de Cluny) ; il habita pendant de longues
années Pont-Saint-Esprit, où il a laissé une œuvre digne d'être
mentionnée : un manuscrit (i) dont le titre fera comprendre
l'importance.
— Mémoire historique et chronologique du prieuré et de la
ville de Saint-Saturnin-du-Port, à présent du Pont-Saint-Es-
prit — 1780 jusqu'en 1784, et puis 1790.
Il a pour épigraphe ces deux vers :
— Qiie si la vérité nous déplaît ou nous pique,
C'est quand de nos travers elle fait la critique.
Dans la préface (plan de cet ouvrage) l'auteur rappelle le
mémoire de dom Jean-Baptiste Lanteaume, écrit en i7'3i (2):
il ajoute, avec beaucoup de modestie que « religieux prêtre et
chantre (3) de ce monastère, il se contentera de faire, pour
ainsi dire, une simple relation des faits les plus intéressants,
comme par exemple la fondation du prieuré et de son accrois-
(1) Le précieux volume, relié, in- i" de 400 pages, appartient à M. Prosper
Deleuze, de Ponl-Saint-Espril, qui, comme les curieux auxquels il consent à le
communiquer, le tient pour une œuvre de mérite. Nous désirerions (|ue ce tra-
vail d'histoire locale fut livré à l'impression.
(2) Ce mémoire n'a qu'environ 4.0 pages; il en existe une copie à la Biblioth.
de Dagnols (Fond., L. A.).
(o) Le chantre du monastère de Saint-Pierre était un religieux chargé de
diriger les chœur.s.
DE PIXIERE DE CEAVIX lyj
sèment, de celle du Pont et de ses dépendances, de l'établisse-
ment des autres corps séculiers et réguliers de la ville, des
actes passés par le prieuré avec nos rois et les comtes de
Toulouse nos anciens souverains, ainsi qu'avec les seigneurs
voisins et les habitants du Saint-Esprit réunis en corps de
communauté... »
Son mémoire est donc « un inventaire raisonné et chronolo-
gique des principaux titres du prieuré avec un précis de certains
faits qui, quoique étrangers, intéressent le monastère de Saint
Pierre. »
Pendant les guerres de religion du xv!*^ siècle les archives
ont été dispersées ou en partie brûlées ; mais depuis, les prieurs
ont racheté, à grands frais, les titres épars et c'est d'après ces
documents précieux que dom Pinière écrivit.
Le volume a plus de 400 pages in-4° -, il est accompagné
du plan de l'église de Saint-Saturnin en iSo/, et de celle de
Saint-Pierre en 1784.
Dans son mémoire, l'auteur cite chacun des prieurs réguliers,
il entre dans des détails intéressants sur les abus de la co?7î-
mande et sur les convoitises, les dilapidations et le relâchement
des prieurs commandataires, lesquels, n'étaient point religieux.
Il signale ceux qui se sont rendus recommandables dans
l'église en y occupant des sièges considérables, l'un entr'autres
(Julien de la Rovère), étant même monté sur la chaire de Saint-
Pierre (i).
Le manuscrit de D. P. de Glavin fournit des renseignements
précieux sur les premières franchises communales, sur les
mœurs du temps, sur l'influence des religieux bénédictins de la
région : le récit de la construction entreprise par les habitants
avec l'appui de Jean de Thyanges y trouvait naturellement
sa place. Mais les annales mêmes de l'œuvre collective des
maisons, église, pont et hôpitaux du Saint-Esprit y sont
comme jalonnés ainsi que l'histoire de la paroisse, laquelle a
(1) Le pape Juies II.
174 NOTICES BIOGRAPHIQUES
bien son intérêt dans les siècles passés. Tout y est relaté dans
un style simple, sobre et précis. En toute occasion sa parole
est énergique, franche et correcte ; la vérité, il ne saurait la
dissimuler sans mentir à l'épigraphe de son livre. On a donc
sous les yeux l'exposé des événements des temps reculés, présen-
tés en vive lumière(i}. Voici du reste ce que nous écrit au sujet
de dom Pinière, notre ami, M. Louis Bruguier-Roure, que
ses études archéologiques placent déjà au nombre des érudits
de la contrée.
— ... « S'il est vrai que la grande école historique du siècle
dernier, devant laquelle s'inclinent les historiens niodernes a
laissé parmi les ruines du célèbre monastère de Pont-Saint-
Esprit un monument qui honore un enfant de Bagnols, il est
juste aussi de dire que l'auteur du Mémoire historique et
chronologique du prieuré et de la ville de Saint-Saturnin-du-
Port, avait profité des précédentes recherches faites sur le
même objet par un collaborateur des D. D. Vie. et ^'aissette.
D. Pinière de Clavin fut le continuateur de D. de Lanteaume,
il fit plus toutefois, car il a jeté dans le même moule des faits
dont n'avait pas parlé le précédent historiographe. lia présenté
les événements dans des récits moins dictatiques peut-être, qui
sentent souvent l'écrivain aux idées préconçues, le pamphlé-
taire môme; en même temps, disons-le, il a pris grand soin
de ne laisser rien perdre, dans le souvenir du passé, de ce qui
pouvait intéresser l'avenir. A ce titre, il mérite notre recon-
naissance. Son manuscrit est très précieux en raison de la
destruction des archives du monastère de Saint-Pierre, dont
tous les documents sont analysés et rappelés en marge du
(I) Nous avons remarque dans ce manuscrit quelques pages consacrées à
élucider la manière dont les anciens comptaient les jours de l'année : kalendes,
ide et none, etc., etc., etc. Par les explications données il est très facile de
••eporter au calendrier actuel (depuis 1582) le texte latin qui souvent embarrasse
le lecteur. — Lorsque dom Pinière s'appuie sur l'histoire afin de rattacher les
faits locaux aux grands événements du royaume, il cite souvent VHist. de France,
de Valli.
DE PINIERE DE CLAVIN lyD
volume sous le numéro et le titre de la liasse qui les renfer-
fermait.
i< Le stvlc est généralement conforme aux traditions de l'école
bénédictine ; mais on y rencontre parfois, trop souvent même,
des incorrections de langage qui déparent un ensemble très
satisfaisant, en dehors des réserves faites plus haut... «
Il est en effet regrettable qu'un pareil document historique
reste ignoré du public et que les budgets municipaux ne puis-
sent venir en aide aux lettrés jaloux de donner de la publicité
à des travaux reconnus sérieux.
Après la fermeture des couvents et la dispersion des reli-
gieux, il nous est difficile de suivre le bénédictin pendant la
Révolution et le temps de la Terreur. Nous savons seulement
que le 4 septembre 17Q2, voulant se conformer à la loi du 26
août, relative à la déportation des ecclésiastiques non asser-
mentés, il se présenta devant la municipalité de Bagnols, afin
de déclarer qu'il entendait se rendre à Aigues-Mortes et s'y
embarquer pour Barcelone : il déposa alors un passeport en
signant sa demande.
Le voyage s'effectua, puisque le 5 messidor an A'I, l'ex-
bénédictin rentrait dans son pa3's natal, en vertu de la loi du
7 fructidor : et se résignait à rester sous la surveillance de
l'administration locale.
On dit que dom Pinière vécut dans la retraite à Bagnols,
jusqu'au jour où la mort vint le surprendre. Il avait, pendant
les dernières années de sa vie, habité rue Poulagière ([), une
maison visitée chaque jour par son vieux compagnon d'exil, le
vénérable père Borrelly, jésuite de Lyon. Les deux amis
charmaient leur solitude sous les ombrages des acacias sécu-
laires d'un jardin clos et silencieux. Si, près d'un siècle s'est
écoulé sans qu'aucun bruit se soit fait autour de l'historien
du Pont-Saint-Esprit, s'il a fallu qu'un jeune chercheur en-
(I) La maison CoUoii, n'^ 20.
r7()
NOTICES BIOGRAPHIQUES
thousiaste (i), révélât aux bagnolais l'œuvre d'un de leur
compatriotes, c'est parce que le nom de Pinière de Glavin ne
devait point rester dans l'oubli ; car le chroniqueur pieux
n'avait pas écrit seulement pour la gloire de ce bas monde.
(1) M. Louis r>ruguier-Roure.
RACLET jean-baptiste;
ARCHITECTE
]\viu de Lvon l'crs l'j'jS
Mort à...
fut très probablement sous les auspices des prêtres
de Saint-Joseph de Lvon que Jean-Baptiste Raclet,
architecte, vint à Bagnols. Quels sont les antécédents
de cet entrepreneur : — il ne nous est pas possible
de le raconter, puisque Raclet n'est point notre compatriote.
Si nous lui consacrons ici quelques lignes, c'est parce qu'il a
habité le pays pendant plusieurs années et qu'ayant acquis la
confiance des dignitaires de cette époque, on le chargea de
travaux importants.
La première fois que son nom paraît dans l'histoire de notre
petite ville, c'est en l'année ijyS. On lui donne le titre
d'entrepreneur du nouveau compois (i). Les consuls le char-
gèrent en outre de vérifier si la ligne des maisons construites à
la Poulagière était régulière et bien établie ; si les propriétaires
ne faisaient point d'ouvertures au nord, sur le cimetière et de
déterminer le chiffre exact de la mensuration des maisons. Le
(1) Dans certaines provinces on appelait compois le cadastre, la répartition et
le rôle de répartition de l'impôt. — V. art. Cadastre (T. IV, Encijdopédie du
XI Xe siècle, p. 208.
T. II 12
lyo NOTICES BIOGRAPHIQUES
comptable précisa la construction du sieur Chaîne, entr'au-
tres ; laquelle est portée à 92 cannes quarrécs, deux, pans trois
quarts, un huitième et un trente-deuxième de pan... Le prix
de l'impôt était alors, — hors de la ville, — de i sol 8 deniers
par canne (i),
Raclet n'était pas seulement un architecte, un géomètre
habile, mais il maniait aussi avec un rare bonheur la plume de
l'écrivain et du poète, — à la mode du temps. Nous possédons
un imprimé qui date du iq août lyyô, dont voici le titre :
« Lettre sur les fêtes de la ville de Bagnols, à l'occasion du
sacre de Sa Majesté Louis XVI, écrite par un spectateur
étranger et impartial. »
L'auteur raconte ce dont il a été émerveillé dans la petite
ville de Bagnols. « Ce sont les jeunes gens de distinction qui
ont fait les frais de la fête : le reste de la jeunesse a payé de sa
personne. — On éleva, dit-il, dans un vaste champ qui n'est
séparé des murs de la ville que par le grand chemin (2^ un
pavillon d'une architecture champêtre. Le plan du principal
salon étaitun hexagone régulier.... » Ici l'auteur, parlant com-
plaisamment sa langue favorite, entre dans des détails sur le
triangle équilatéral, les parallèles et les côtés adjacents du
quadrilatère régulier, servant de vaste salle, où l'on avait
dressé, pour les dames, une table de cinquante couverts.
« Toute cette construction n'était qu'en charpente, mais
l'édifice était recouvert de guirlandes de buis et de lauriers,
entrelacés avec les portraits du roi et de la reine, les fleurs de
lys, les inscriptions, les lustres, les plaques, de manière que cet
ensemble formait, en même temps, le coup-d'œil le plus re-
cherché et le plus champêtre.
(1) Voir page 185 la note A, que nous ilevons à l'obligeance de M. F. Degan,
géomètre, notre compatriote et ami.
(2) Nous avons entendu dire aux anciens que la fête eut lieu dans la terre qui
avoisino riiùlel du Louvi-e. En face on voyait encore, en 177."), les remparts et
les fossés où l'on bâtit peu après des maisons.
RACLET [y()
Cet assemblage
D'un goût nouveau,
Formait l'image
D'un paysage
Peint par Watteau.
C'est un treillage.
Puis un feuillage,
Puis un arceau.
Là, colonnade,
Là, palissade,
Ici, berceau.
Là, bagatelles
Riches et belles.
Enfants de l'art.
Là, la parure
De la nature
Simple et sans fard.
« Pendant que la jeune noblesse, qui s'était chargée de cette
construction, en dirigeait les travaux, deux jeunes militaires (i),
s'occupaient, d'un autre côté, à former, l'un une compagnie de
grenadiers et l'autre une compagnie de hussards : la jeunesse qui
s'était présentée en foule pour être admise dans l'un ou l'autre
de ces corps, répondit si bien à leurs soins et à leurs instructions,
que tout le monde fut étonné de voir ces troupes manœuvrer
avec toute la précision des corps les mieux disciplinés.
« Ces préparatifs finis, la fête commença le dimanche, i3
août. Elle fut annoncée, dès la pointe du Jour, par le son de
toutes les cloches, et par la réunion de tous les instruments
militaires. — Les deux compagnies, au nombre de 80 hommes,
se mirent sous les armes, et parurent devant l'Hôtel-de-Ville.
L'uniforme des grenadiei's était gris, parements, revers et col-
lets rouges, avec la grenade sur la plaque du bonnet. Les
hussards avaient veste et culottes blanches, manteau rouge,
bordé de fourrure et galons blancs sur le manteau et sur le
bonnet. Pendant que ces compagnies faisaient quelques évo-
(1) Sans doute les chevaliers de Vaulx et Pinière de Clavin?
l8o NOTICES BIOGRAPHIQUES
lutions militaires, tout le corps de ville se rendit à la salle du
conseil où chacun se revêtit des marques de sa dignité. On
partit de là, en ordre, pour aller à l'église de la paroisse^ les
grenadiers précédés de leur corps de musique ouvraient la
marche, et les hussards la fermaient ; le corps de ville accom-
pagné de toute la noblesse était au centre, et un peuple
immense, qui s'était rendu à Bagnols, de la campagne et de
tous les environs, accompagnait ce cortège avec des acclama-
tions réitérées de vive le Roi ! tous les amateurs se réunirent
en corps de musique pour la s34iiphonie qui fut exécutée
pendant la messe... Un Te Deum fut chanté après les vêpres,
au son des cloches, des instruments et de trois décharges de
mousqueterie... Une illumination générale qui précéda un feu
de joie allumé par M. André-Antoine Reynaud accompagné
de tout le corps de ville, de toutes les troupes et de soixante
personnes qui portaient des flambeaux, remplaça le jour qui
finissait : l'inscription de l'Hôtel-de-Ville, optimo Regiim en
désignait le motif.
« Ce fut dans ce moment que les dames de Bagnols et celles
d'Uzès, d'Orange, de BoUène, du Saint-Esprit et des châteaux
voisins que l'objet de cette fête y avait attirés, se rendirent au
pavillon, accompagnées de toute la noblesse et des principaux
citoyens de la ville ; elles trouvèrent une table servie avec
toute l'élégance et la délicatesse possibles. Elles prirent séance
et les cavaliers debout les servirent. Je n'ai jamais vu de coup
d'œil plus séduisant ; et les autres étrangers présents à cette
fête, n'en furent pas moins frappés que moi.
On se disait :
Est-ce un enchantement?
Est-ce ici Tîle de Cytlière?
Voilà Vénus, assurément,
Et voici, très certainement,
Les Grâces auprès de leur mère.
Cet enfant beau comme le jour
Ne peut être autre que l'Amour.
RACLET l8l
Mais ces divinités au port majestueux,
Ces nymphes aux beaux yeux, à la taille légère !
Ce sont Pallas, Diane alla Fîeine des cieux.
Pour rendre son hommage au petit-fils des dieux.
Tout l'Olympe, en ce jour, est descendu sur terre.
« La gaité et rcngouement furent l"àme de ce repas. On y
porta la santé du roi et de la reine... un peuple immense fai-
sait écho. On passa de la salle à manger dans le grand salon,
où l'on ouvrit par trois contre-danses le bal qui dura jusqu'au
jour et pendant lequel on servit des glaces et des rafraîchisse-
ments — une partie des citoyens donnait en même temps, un
autre bal dans la salle de l'Hôtel-dc-Ville... Le peuple dansait
sous des salles de verdure préparées et où on lui fournit des
instruments.
« Le lundi 14, ne présente djautre spectacle public que la
marche et l'exercice des deux compagnies. Les jeunes gens qui
les composaient manœuvrèrent si bien et avec un air si mar-
tial que :
Vous eussiez ci"u voir des héros
Accoutumés à la victoire,
S'arracher des bras du repos
Pour voler au sein de la gloire.
Leurs chefs monti'aient dans leurs regai'ds
Leur àme, leur cœur intrépide,
L'un avait la mine d'Alcide
Et l'autre ressemblait à Mars (f ).
« Il ne lui ressembla pas moins par la galanterie, ajoute
Raclet, car il donna ce jour là, aux dames, un concert dans
son hôtel, dont plusieurs d'entr'elles firent en partie les hon-
neurs par la beauté de leur voix et par le goût de leur chant.
« Le mardi 1 5, jour de l'Assomption, il y eut offices religieux
et procession solennelle... Après, tous les cœurs sensibles joui-
rent d'un spectacle le plus attendrissant... On avait dressé dans
{l) Pignière de Clavin, maison Colin^ rue llivarol.
l82 NOTICES BIOGRAPHIQUES
la place qui est fort vaste, une table d'un nombre indéfini de
couverts, pour tous les pauvres, tant de la ville, que des envi-
rons qui voudraient participer à la joie commune, il s'y en
trouva environ deux cent. Ils furent servis par le maire et
par les échevins en chaperon (i), ainsi que partout le corps de
la ville. Indistinctement, le clergé, la noblesse, les officiers
retirés avec la marque, de distinction due à leurs services, la
robe, la bourgeoisie, tous s'empressèrent de partager cette
uoble gloire. La table était placée au milieu d'un cordon formé
par les troupes pour laisser l'espace nécessaire au service... le
cercle des dames qui occupaient toutes les fenêtres de la place,
et que la Joie qui éclatait dans leurs regards rendait encore plus
belles que leur parure, formaient un coup-d'œil ravissant.
(( La générosité des citoyens, dont les abondantes aumônes
avaientfourni aux frais de cebanquet (2) se ralluma lorsque les
convives curent chanté, les trois couplets suivants que j'avais
faits la veille pour contribuer, en quelque chose, à la fête et
que toute l'assemblée répéta avec enthousiasme au son des
instruments sur l'air de Joconde :
lîannissons d'ici les soupirs,
Les chagrins, la tristesse.
Ne respirons que les plaisirs
La joie et l'allégresse,
Chantons en chœur : Vive le Roi,
Vive notre père ;
Nous verrons enfin, sous sa loi,
Finir notre misère.
(1) M. André-Antoine Reynaud^ premier consul ; Louis lioux, .Iules Ode, Fran-
çois r»ey (installés le ?> avril). Jules l'ugiiière, avocat au l'ailenienl, juge de la
ville et viguerie de llagnols ; Séhasîien Jean, Hipp. Guynel, avocat procureur
fiscal en la viguerie; noble François-Joseph Fourchent, Jean-liaplisle iMadier,
Louis lioyer, Jules ftrun, Jose|>li Coudeii, J.-I!.-lIenri iMartial, Andi'é Lalont,
Simon Martin, Flour, Ladroit, Aymé Genlil, docteur-médecin, J. de tluny,
Ch.-Joseph de Rarruel, Jean-Louis Ili'unet de Leuzières, . Barry, Thibaud,
Malignon, Alary, Peyret, Benoît, Simon (lombin, Charrier, Massonnet,
(2) 0 tempora, 0 mores !
R A CL ET l83
« On ramassa dans un clin-dVcil de quoi leur donner à
chacun une petite somme et de quoi fournir aux besoins des
pauvres honteux, à qui on avait déjà fait, le matin, une distri-
bution de pain, ainsi qu'à tous les mendiants qui s'étaient
présente's. »
Raclet est impitoyable avec ses vers ! ici, nous les suppri-
mons, mais nous écoutons encore, pendant quelques instants
sa narration intéressante.
« Après le souper, on tira un feu d'artifice qui reçut les
applaudissements. Les dames voulurent combler la joie du
peuple en lui abandonnant le Pavillon ; elles allèrent danser
à l'Hôtel-de-Ville. «Ce trait, ajoute Raclet, ne me surprit pas,
parce que je sais que : « Les divinités sont si bonnes ! »
(( Ce bal termina la fête, pendant laquelle il n'est pas arrivé
le moindre désordre : grâce aux sages mesures prises par M. le
Maire et par les deux commandants des compagnies... Le
respect du peuple fut son véritable frein... Les troupes licen-
ciées eurent, le mercredi au soir, leur part des réjouissances
dans un souper où les deux compagnies étaient à une même
table. « On banqueta longuement aux cris répétés de l'ire le
Roi, et après le souper, ils donnèrent un bal général où régna
la plus grande gaieté et après ce bal, un feu d'artifice à leurs
dépens... »
Les réjouissances du l'i août coûtèrent à la ville loo livres.
Les consuls empruntèrent cette somme aux recteurs et admi-
nistrateurs de l'hôpital, par acte M'' Constant, notaire, le 27
août. Cet emprunt fut insuffisant puisque le feu d'artifice en
absorba la plus grande partie.
Comme le lecteur a pu s'en convaincre, l'aimable architecte
eut un beau début à Bagnols : les dames durent raffoler de
lui ; la noblesse, l'administration locale eussent été ingrates,
si elles n'avaient tout d'abord accordé leur sympathie au galant
homme qui, venu parmi elles, chargé du travail ingrat d'ar-
184 NOTICES BIOGRAPHIQUES
pcnter et de chiffrer la valeur des terres, se révé.lait comme un
narrateur fidèle doublé d'un versificateur parfumé.
Raclet en 1776 était déjà chargé de faire le plan et le devis
du Collège : il s'en acquitta à la satisfaction générale. On fixa
ses honoraires à r2o livres, et ce furent Mesdemoiselles Jeanne
d'Isnard et Marguerite Roux, dames directrices de la confrérie
de la Miséricorde établie à Bagnols, qui prêtèrent la somme.
C'est encore Raclet qui surveilla les travaux du pont de
Pijaudon et ceux de la rue du Ruisseau, car en cette année
1778, les parapets étaient abattus, au point que la voie publi-
que se trouvait encombrée.
L'artiste lyonnais, logé à l'Hotel-de-Villc, devait se plaire à
Bagnols : il était sympathique à la population et les consuls
reconnaissants ont , maintes fois , sollicité la bienveillance
du conseil pour faire accorder à Raclet des indemnités par
suite d'un surcroît de travail et à cause même d'une maladie
dangereuse qu'il contracta en s'occupant des intérêts de la
communauté.
Mais vinrent plus tard des démêlés avec le conseil de ville.
La communauté était en souffrance du long retard appor-té par
le géomètre à livrer son compois, pour la confection duquel il
avait un bail de quatre ans. Une délibération du 26 décembre
1777 fait ressortir l'état des esprits, à cette époque. On accu-
sait Raclet de négligence : il s'absentait souvent, et pendant
longtemps , il s'occupait d'autre chose que de son travail pro-
mis ; — peut-être était-il trop poète pour faire des chiffres ?
— En un mot la ville s'adressa à l'intendant du Languedoc et
intenta un procès pour obtenir de Raclet des dommages et
intérêts.
Le public pensait Juste : soyez d'abord sérieux, exact et
ponctuel, puis vous ferez des petits vers à vos loisirs.
Le compois fut payé 2,400 livres, qu'il fallut emprunter aux
Récollets, mais la somme étant insuffisante, on obtint du sieur
Louis Passe un prêt de 800 livres qu'on donna au géomètre à
titre d'indemnité.
RACLET l85
Ce travail ne fut pas cependant achevé par Raclet lui-même,
puisque nous trouvons que le (3 mars 1785, le conseil alloua
une gratification de 2,000 livres aux sieurs Astier et Ve3Tenc,
substitués au sieur Raclet, comme bailliste pour le nouveau
compois. Le lyonnais avait fait attendre la ville pendant treize
ans !
La Bibliothèque-Musée possède de Raclet un grand et beau
travail, c'est le cadastre qu'il fit en 1784 pour le prince de
Conty. Ces deux énormes volumes in-folios, solidement reliés
et ornés d'agrafes et de c\ j.is de cuivre, sont dûs à la libéralité
de M. Félix Saurin, maire de Bagnols en 1868, qui les tenait
de son grand oncle, M. de Roussel, intendant du prince (i).
Que devint notre géomètre ? Où donc le gracieux poète de
1773 est-il allé, depuis, roucouler ses petits vers aux divinités
m3^thologiques ? Il dut vivre assez, croyons-nous, pour voir
révolutionner sa littérature, et pour se résigner à abandonner
tant de mignardises surannées, quand la grande voix de la
patrie entonnait l'hymne de la délivrance.
(1) V. Annales hist. de Bagnols.
NOTE
(A) Les mesures usuelles - à cette époque — oflVaient uue diversité aussi
bizarre (ju'iiicommode.
Elles variaient d'un lieu à un autre, quelquefois dans la même ville ou sur
le territoire d'une même commune.
Ainsi, dans le Gard, il y avait plusieurs unités de surface : la canne carrée
de Nîmes, celle de Montpellier, celle tV Arles: sans compter la toise carrée.
A liagnols c'était la canne cari'ée do Montpellier qui formait la base des
mesures de suiface ; elle valait omq.949.701 .884.U31 et se subdivisait en huit
cannes-pans, valant chacune 0'"'l.4!)3.712.735
et en soixante-quatre cannes-menus valant chacune 0""l.OGI ,71 i.091
La maison Chaîne représentait donc une
superlicie bâtie de 92 cannes carrées = 363m34
2 cannes-pans — OmQS
de cannes-pans, soit 29 = O^IS
32
/il U de
\ 4 8 ' 32 /
Ensemble 364'"80
86
NOTICES BIOGRAPHIQUES
Elle ét;iit imposée à raison de 1 sois deniers par canne carrée, (soil 0'.0823"')
pour une somme de 7 fr. 47 c.
Aujourd'hui, cette même surface bâtie est imposée sur le pied de 0"'059.1)"2
par mètre carré, soit pour les 364™. 80 une somme de 21 fr. 45 c, à laquelle
s'ajoute la contribution sur les portes et fenêtres, non encore inventée du temps
du bon Raclet.
REY (JEAN-BAPTISTE-FRANCOIS-VALÉRIEN
COMMANDANT
N'a à Co'.inaiix le 12 avril ijSS
Mort à Connaiix le 6 août 1840
AXS le petit village de Connaux qui nous a fourni
déjà plusieurs hommes distingués, vivait encore en
1S40 un vieillard de 85 ans nommé le commandant
Rey. La génération d'alors savait qu'il avait fait les
guerres de la République et de l'Empire et connaissait sa vie
aventureuse et tourmentée, mais ce dont on parlait surtout
c'était de ses occupations favorites : le commandant était,
comme tourneur sur bois ou métaux, un artiste hors ligne. Il
produisait de véritables chefs-d'œuvre : son atelier, remar-
quablement installé et fourni d'un outillage aussi complet que
précieux, faisait l'admiration des visiteurs.
L'estime publique entourait ce vieux soldat qui, après une
Jeunesse quelque peu vagabonde à travers les mers lointaines,
avait versé généreusement son sang pour la France, et se
rendait encore utile au pays, à l'administration duquel il prê-
tait son concours soit comme maire, soit comme conseil de la
commune. ^L Rey coulait des jours paisibles avec son vieil
l88 NOTICES BIOGRAPHIQUES
ami Basile Gcnsoul i""- : Celui-ci, empruntant les ciseaux, les
gouges et le maillet du commandant, exécutait ces bas-reliefs,
plus que naïfs, qui se voient encore à la porte de l'église parois-
siale ou sur la vasque de la fontaine à l'entrée méridionale du
village.
En bon campagnard, François Rey avait passé les premiers
vingt ans de sa vie à Connaux. Sa famille y vivait dans un
bien de cent mille livres 2'.
Le futur commandant s'était lié avec la jeunesse de Bagnols
et des environs. Il avait l'esprit vif, exalté, romanesque, origi-
nal. On parlait beaucoup autour de lui des Gensoul, des
Bompard, des Charrier-Moissard, des Gentil -, il n'en fallait
pas davantage pour enflammer son imagination. François avait
deux passions dominantes : la musique et la niécanique. Son
cher violon le captivait pendant une partie de la journée ; le
reste était employé à manier le rabot, la gouge, l'équerre et la
lime; il partageait l'engouement de son époque. M. de Vogue,
le châtelain de Tresques, ouvrait au jeune Rey son atelier de
menuiserie et lui offrait son bel outillage de tourneur. On sait
qu'à l'imitation de l'infortuné Louis XVI, les nobles et quelques
bourgeois de province utilisaient leur loisir en cultivant un
état manuel. Le roi avait mis cet usage à la mode alors que
Jean-Jacques Rousseau faisait apprendre un métier à son
Emile. Toujours est-il que, l'esprit d'imitation gagnant de
proche en proche, notre villageois de Connaux installa chez
lui un atelier pour son usage personnel.
Cependant rien ne devait fixer François Rey dans son village.
Un jour il se mit en tête de partir pour l'Amérique : il avait
alors vingt-cinq ans. Du projet à l'exécution, il ne prit pas le
temps de réfléchir aux chances de cette expédition lointaine. Il
vendit une partie de ses propriétés, il en employa le prix à
(1) On se souvient que Basile Gensoul était peintre de mérite... et qu"il mourut
maire de Connaux.
(2) Valérien Rey était fils de Jean Rey et de Marie-Magdeleine Granet.
REY 189
acheter des bijoux et une pacotille d'objets de menu commerce
et se mit en route. La mer ne lui fut point favorable. Après
avoir essuyé une tempête qui mit l'équipage et la cargaison en
danger, le vaisseau qui portait notre intrépide fantaisiste fut
attaqué par des corsaires ; combat acharné, vaisseau capturé,
marchandise pillée : Rey abandonné avec bon nombre de
matelots ou de passagers resta sur le navire : on le crut mort...
Après cette catastrophe, comment parvint-il à Saint-Domin-
gue ? nous l'ignorons. Seulement, en nous contant ses aventures
et ses exploits, le vieux Rey souriait au souvenir de ces belles
années. Le voyageur fut accueilli par ^L le comte de la
Luzerne, alors gouverneur de Tile : son caractère heureux, gai,
liant, l'avait bientôt fait prendre en affection. Déplus, le jeune
négociant possédait, comme musicien, un talent remarquable,
et la famille du gouverneur s'était émue en le voyant un jour
s'emparer avec enthousiasme d'un violon qui était à sa portée
et s'empresser d'exécuter brillamment un grand air de Gluck.
Dès lors, Rey fut invité k donner des leçons au jeune fils du
comte de la Luzerne. Des familles françaises se disputaient la
faveur de l'intimité du virtuose : et parmi les maisons qu'il
fréquenta le plus assidûment, il citait celle de Madame veuve
Nougaret, dont la jeune fille, aussi vertueuse que belle, devait,
espérait-il, devenir sa compagne.
Les années s'écoulèrent pour lui avec une rapidité désespé-
rante, tant il était heureux et ravi d'un bonheur qui lui sembla it
devoir s'éterniser ! un concours de circonstances força notre
compatriote à retourner en France ; la vie d'artiste n'était point
assez lucrative pour ses beaux projets d'établissement. Il fit
voile vers l'Europe : Madame Nougaret lui avait confié un
trésor : son jeune fils, que M. Rey devait placer dans une
maison d'éducation. L'ami dévoué remplit religieusement son
mandat et veilla comme un père sur Tenfant chéri.
Tout semblait sourire à François Rey, et il caressait les
plus douces espérances, lorsque arriva d'Amérique une nou-
velle qui faillit lui faire perdre la raison : l'ile de Saint-
iqo NOTICES BIOGRAPHIQUES
Dominguc était en feu, les hommes de couleur révoltés
proclamaient leur indépendance ; on pillait les maisons des
planteurs, les nègres massacraient les colons français. Madame
Nougaret et sa fille avaient été égorgées (1791). Comment Rey
put-il supporter ce coup fatal !
Les temps étaient orageux et la tourmente révolutionnaire
venait de se déchaîner sur la France ; Rey se fit soldat. Nous
trouvons que dès le i3 avril lyg'i il était nommé capitaine au
S™'' bataillon des volontaires du Gard et que le 2S juillet
suivant il obtenait le grade de chef de bataillon. Le comman-
dant fit la campagne des Pyrénées-Orientales : dans la plaine
de Perpignan, il fut blessé à la jambe gauche le 22 septembre
de la même année 1793.
Le 17 octobre 1795, Rey passe à la 7'"'-^ demi-brigade pro-
visoire d'infanterie de ligne (i). Il allait quitter les côtes
d'Espagne pour se rendre à l'armée des Alpes et d'Italie. La
vie des camps, les événements imprévus, les périls de sa nou-
velle existence ne lui faisaient point oublier tout ce qu'il avait
perdu à Saint-Domingue. L'image de sa fiancée rayonnait
maintes fois dans ses souvenirs.
Un jour, à Cette, abandonné à toute l'amertume de ses
regrets, il suivait tristement les côtes de la mer, lorsque une
jeune fille lui apparut. Rey fut frappé de la ressemblance de
cette belle inconnue avec Mademoiselle Nougaret, et dès cet
instant il résolut de demander sa main. Peu de jours après, le
commandant se présenta à la famille d'un officier de marine,
très honorable d'ailleurs, mais dont la fortune n'était point en
rapport avec la sienne. Rien n'arrêta un enthousiasme qui chez
lui augmentait à la découverte de chacune des perfections chez
celle dont il sollicitait le bonheur de devenir l'époux. Le
commandant fut agréé, et le 9 septembre 1796, il épousait,
(1) Par décret de janvier 1 79i, rinfanterie fui formée en demi-brigade. Chaque
demi-brigade était composée d'un liataiilon des anciens l'égiments debgneel de
deux bataillons de volontaires.
REY igr
lui officier supérieur plein d'avenir. Mademoiselle Hélène-
Suzanne Herpin, jeune personne aussi pieuse que distin-
guée, mais sans fortune (i).
Suivons le commandant Rey dans sa vie militaire. Du lo
novembre 1796 jusqu'au 24 Janvier lyqS, il fait les campagnes
des bords du Riiin ; il suit le général Bonaparte en Italie.
Depuis le 20 janvier 17Q7, il venait de passer à la 23""'^ demi-
brigade légère rz\
On raconte qu'en 1800, lors de l'entrevue à Milan du
premier consul et du pape Pie VII, il y eut un jour une grande
revue de troupes. Bonaparte remarquant le bataillon du
commandant Rey dont les manœuvres étaient irréprochables
de précision et les soldats, d'une tenue parfaite, fit publique-
ment Téloge du chef de cebataillon. Rey fut, lelendemain, invité
à diner chez le général ; il pénétrait déjà dans la salle d'ap-
parat : parmi les couverts et les places modestes il cherchait
vainement son nom inscrit. Désappointé de ce qu'il croyait
n'être qu'un oubli ; le commandant s'apprêtait à sortir lorsque
un officier d'ordonnance l'engagea à poursuivre ses recherches
et à remonter vers le centre de la table. En effet, sa place était
au milieu des généraux et en face même de celle de Joséphine.
L'épouse du général Bonaparte lui fit bon accueil : elle prenait
soin de recommander l'heureux convive cà ses illustres voisins :
« Soignez le Commandant, disait-elle, le Premier Consul a
été très content de lui : il en a parlé avec éloge au salon. »
Rey était un homme aimable, très heureusement doué :
l'originalité de son caractère, sa franche gaité, son instruction
quelque peu encyclopédique faisaient rechercher l'intimité de
(1) La conduite du commandant Rey est digne d'éloges. On dit que jusqu'à
son dernier jour il ne cessa d'enloui-er les parents de sa femme : Guillaume
Herpin et lîose Villaret, de soins touchants et d'une déférence profonde à l'égal
d'un Jils pieux et dévoué.
(2) Devenue 23"'e régiment d'infanterie légère.
igl NOTICES BIOGRAPHIQUES
ses relations ; à son tour, il s'attachait, lui, profondément à
ses amis. Il était dans le 23™" de ligne tellement aimé de ses
collègues qu'il préféra conserver son grade de commandant
plutôt que d'accepter le poste éminent de colonel dans un
nouveau corps. Il n'y avait pas lieu de s'étonner de ses succès;
c'était une époque où tant d'officiers même illétrés, atteignaient
au grade de général : le ministre de la guerre facilitait l'avan-
cement des sujets instruits et d'une bravoure éprouvée.
En i8o5 et 1806, Rey fit partie de la Grande-Armée : on
connaît les exploits de ces troupes jusqu'alors invincibles, leurs
victoires mémorables à Austerlitz, à léna, et les noms illustres
de cette époque glorieuse : Ney, Bernadotte, Soult, Lannes,
Augereau, Murât... (i).
En 1807, le commandant était en Allemagne, à Eylau, à
Friedland, et le 18 août 1808 ne pouvant continuer son service
à cause des blessures qu'il avait reçues pendant de longues
années de combats, il dut prendre sa retraite. C'est à cette
époque qu'il revint dans son pays natal, et qu'il commença le
cours de cette existence douce et enviée qui n'a du prix qu'aux
yeux des sages ou des hommes désillusionnés de toutes les
séductions d'un monde futile. Il vécut paisiblement jusqu'en
1814. Les splendeurs de Tempire ne le séduisirent point :
partisan enthousiaste des principes de 8q, Rey avait pris goût
à la République, depuis qu'il avait vu tant de rois, répétait-il
gaiement avec le poète chansonnier. Mais après le i*^"" mars
181 5, au retour de l'ile d'Elbe, le général Gilly se souvenant
de l'ancien patriote de Connaux, nomma François Rey, com-
mandant de place à Aiguesmortes.
A la seconde Restauration Rey jugea prudent de se cacher :
(1) Nous ne pouvons rappeler froidement cette grande épopée de l'Empire,
bien (jue la guerre de conquête (trop souvent injuste) nous soit antipathique. Il y
a toujours un côté séduisant dans ce que l'on appelle la gloii'e militaire.
Cependant nous préférerions mille fois voir les sommes considérables destinées
à entretenir nos armées, employées à des fondalionsplus utiles au bien-être des
masses.
la réaction ro^yaliste était toute puissante en P'rance et parti-
lièrenient dans nos contrées. Les bonapartistes (i) eurent à
souftrir et expièrent leur attachement aux idées libérales et à
l'empereur déchu.
Au village, le calme semblait se rétablir pendant cette
période de quinze années de Tère bourbonnienne. Re}^ était
revenu à ses travaux préférés, lorsque l'orage éclata de nou-
veau en i83o. Le commandant Rey arbora, le premier, le
drapeau cher à ses souvenirs. On le nomma maire de Connaux,
il déploya dans l'exercice de ces fonctions honorables toute
l'activité dont il était capable. Connaux lui est redevable de
nombreuses et importantes améliorations : nous ne citerons
que le partage des Côtes : morcellement d'un terrain com-
munal, alors en friche et rendu aujourd'hui à la culture. Afin
d'arriver à ce but, rien ne fut négligé, Rey entreprit à ses frais,
un voyage à Paris pour plaider, lui-même, au ministère, la
cause de ses administrés ; ses efforts furent couronnés d'un
plein succès.
Peu d'années après, son vieil ami Bazile Gensoul lui succéda
à la mairie. Le libéral de iS3o dût céder la place au chef du
parti légitimiste : les deux compatriotes n'avaient plus entr'eux
d'autre trait d'union qu'une conformité d'âge et de goûts
artistiques, Rey était populaire ; son intarissable générosité en
faisait un tj^pe distinct. Les pauvres avaient la plus large part
de son revenu. A sa mort, le (3 août 1840, il ne possédait que
sa maison et son atelier (2). Le commandant Rey conserva
jusqu'à son dernier jour cette sérénité d'humeur si précieuse
dans le commerce habituel de la vie et si rare chez les hommes
qui ont contracté de longue date l'habitude du commandement.
Aussi la mémoire de cet homme de bien, serviable et affectueux,
(1) On confondait sous ce nom tous ceux ((ui n'élaient pas ardemment atta-
chés au parti de Louis XVIII.
(2) L'atelier de M. Rey fut acheté à vil prix. Albau Broche qui l'obtint pour la
somme de 800 francs, le revendit à des amateurs étrangers.
T. II lo
1 94
NOTICES BIOGRAPHIQUES
a-t-elle été bénie par ses compatriotes et surtout par tous les
nécessiteux de la commune qu'il se plaisait à soulager assi-
dûment.
Rey perdit ses enfants en bas-âge \ sa compagne, de vingt
ans moins âgée que lui , mourut à Connaux le 3o octobre
i855.
RIVAROL (ANTOINE)
LITTÉRATEUR
Né à Bagnols le 26 juin ij53
Mort à Berlin (Prusse) le 11 avril 1801
I dans le monde les hommes brillants obtiennent plus
de succès que les hommes utiles, c'est qu'on se laisse
trop souvent séduire par la forme et que l'on re-
cherche très peu le fond. Le plus grand nombre
s'incline, comme ébloui, devant la trace lumineuse d'un rayon
de gloire et peu de gens se soucient de mesurer la profondeur
d'une source de bienfaisance et de charité. Osons le dire, ici,
hautement : nous préférons le travailleur humble et modeste
aux héros des batailles, aux illustrations de la science et des
arts... et pourtant, ces différentes natures d'hommes sont né-
cessaires pour former une société parfaite. Rendons loyalement
justice à chacun d'eux.
L'homme dont nous allons essayer d'esquisser la vie mon-
daine ou recueillie, passe aux yeux de tous, pour la première
célébrité bagnolaise. En effet, il n'y a pas de dictionnaire
géographique qui, en citant Bagnols, n'ajoute : « Patrie de
Rivarol, » Quel était donc ce personnage si renommé à la fin
du siècle dernier ?
Ce fat un beau parleur, un causeur spirituel, un épigramma-
IC)6 NOTfCES r.IOGRAPHIQUES
tiste éblouissant, comme l'a appelé Lamartine ; ce fut, au dire
de Voltaire, lui-même : « le Français par excellence. «
On a beaucoup écrit sur cet homme aimable, tout à la fois
philosophe, littérateur, poète et écrivain distingué. Il a laissé
de nombreux ouvrages, (des opuscules plutôt^ traitant différents
sujets, tantôt sérieux, tantôt futiles ; plus satiriques qu'élogieux
mais toujours étincelants d'esprit. Rivarol, nous le savons, n'est
point un écrivain de premier ordre ; toutefois, son œuvre reflète
d'une façon précise son époque, son siècle et le milieu où il a
vécu. A cause de son esprit plus sarcastique que méchant,
Rivarol eut peu d'amis sincères, mais il comptait, parmi les
envieux et les jaloux, de nombreux ennemis acharnés. Son exis-
tence s'est écoulée au milieu des délices de certaines intimités
et dans les angoisses de l'imprévu. Il a goûté des jouissances
sans nombre mais incomplètes : il a subi des châtiments
cruels infligés à son amour propre froissé et à sa vanité exces-
sive.
D'où venait ce beau jeune homme, plein d'enthousiasme et
de distinction, dont la figure gracieuse et le charme de toute
sa personne provoquaient la plus vive sympathie ?
— Il se nommait : comte de Rivarol. A peine sorti de sa pro-
vince, en 1774 (i), on le voyait à Paris, vivant déjà au milieu de
gentilshommes, d'artistes, de philosophes et d'érudits. Son en-
trée dans le monde fut presque un événement. « Présente dans
un salon, il y est remarqué le premier jour, admiré le second et
célèbre le troisième, disait-onde cette étonnante personnalité. »
Rivarol, Antoine, naquit à Bagnols (en Languedoc), le 2(5
juin 1753, de Jean-Baptiste, fabricant de soie et de Catherine
Avon, de Laudun (2).
(1) A la lin de 1774, il descendit à l'iiôtel d'Espagne, où il se lit appeler le
chevalier Déparcieux, se disant de la famille du savant mathématicien ; un
neveu de son compatriote le força à reprendre son nom de Rivnrol.
(2) Marié le 2() septemhie 1752^ son père était fils d'Antoine, inibcrgisie, et
de Jeanne lîonnet (Arcli. de Dagnols). 11 y a lieu de douter qu'ils aient pu faire
élever leur lils, Jean-Daptiste, à Paris, mais hien plutôt à Bngnols, chez les pères
Josépliites.
ANTOINE RIVA ROI. I97
On citait Jean-Baptiste, son père, comme un liomme instruit :
il avait, disait-on, étudie' les belles lettres à Paris. Après avoir
lui-même, tenu, rue des Peyrières (i), une auberge, qu'il se
vit forcé de fermer, parce qu'il lit payer soixante livres, un
bouillon, à un voyageur inconnu (2). Il dut utiliser ses talents
littéraires et réunir autour de lui, quelques élèves auxquels il
enseigna la langue latine (3).
Comme le prétendait son fils Antoine, Jean Rivarol était-il
noble : descendait-il de la Casa Rivarola, maison illustre ori-
ginaire de Parme (4' ? Nous ne saurions l'affirmer : les titres
de noblesse ont été tant de fois malicieusement contestés à
(1) Aujourd'hui rue Rivarol, Uo 25.
(2) On raconte qu'un voyageur lit arrêter sa chaise à l'auberge des Trois
Pigeons, et qu'il demanda un potage : l'hôtelier rançonna l'inconnu et lui fit
payer soixante livres. Arrivé à Nîmes, le personnage qui n'était autre que le
sous-intendant de la Province, donna des ordres pour faire fermer l'auberge de
Rivarol.
(3) L'auteur de ces notices conserve encore les cahiers d'éludé de son père
Pierre Alègre. Ce sont des versions tirées des Odes d'Horace et de l'Enéide de
Virgile. . . le dernier des élèves de Rivarol vivait encore en 1871.
Rivarol avait maiié une de ses filles avec M. Faguet, professeur au collège de
Bagnols.
Aux ar!;hives de Bagnols^ nous lisons qu'en 1773 Jean Rivarol fut nommé
inspecteur des travaux du pont de Pigeaudon ; que le 2 messidor an 11, il était
chargé de recevoir les déclarations dos propriétaires pour las fourrages, destinés à
l'approvisionnoment de l'armée des Pyrénées-Orientales, et que le 1 Thermidor
suivant, par arrêté du Salul public, il est chargé de l'assainissement, embellisse-
ment et amélioration des communes du canton.
[I) Et dont les descendants^ alliés aux plus grandes familles d'Italie, de Sicile,
de Corse et d'Espagne, ont vécu soit à Gênes, à Chiavari ou à Madrid.
Les armes des Rivai'o! étaient un leone d'oro in campo verniglio. Lorsque en
lit)!) l'empereur Maximilien 1, logea à Chiavari chez Gr. Rivarol, le prince
octroya le titre de comte Palatin et l'aigle impérial couronné.
Des recherches furent faites par André Justet, employé à l'intendance^ alors à
Vintimille.
Rivarol a toujours prétendu que son père, après les guerres de la succession
s'établit à Nîmes vei's 1720, qu'il y épousa une cousine de Déparcieux, et (pi'il
vint à IJagnols acheter l'aulierge des Trois Pigeons. — Il est à remanpicr que le
nom de Rivarol et Rouvetjroii, forme de l'idiome populaire, apparaît sur les
registres de l'état civil jusqu'à la date do 1(130 où un Rivarol est dénommé voi-
turier.
198 NOTICES BIOGRAPHIQUES
Tccrivain. Tout le monde sait que ce fut en en faisant un éta-
lage immodéré qu'il s'attira beaucoup d'ennemis (i).
Le jeune Antoine montrait les plus heureuses dispositions
pour l'étude. Son père, après l'avoir confié momentanément
aux Joséphites, de Bagnols, qui en firent un capélané, le plaça
au séminaire de Sainte-Garde, à Avignon : c'est là qu'il prit le
petit collet. Mais la fortune de Jean Rivarol, peu en rapport
avec l'espérance qu'il avait en l'avenir de son fils était telle-
ment modeste que l'aubergiste se vit dans la nécessité de
suspendre l'envoi, jusqu'alors régulier, de sa pension alimen-
taire. L'élève allait, à regret, quitter l'établissement lorsqu'il
se hasarda à confier ses peines à l'évêque de Cavaillon. Mgr
des Achards de la Baume touché de sa candeur et de sa
franchise rassura l'enfant, et lui promit de se charger du soin
de pourvoir à ses besoins, l'évêque charitable tint parole (2).
L'abbé Rivarol avait résolu de se rendre à Paris. Quelques
biographes ont avancé qu'à sa sortie du séminaire, il désirait
se faire soldat; qu'après avoir bientôt abandonné la carrière
des armes, il s'était arrêté à Lyon, où il entra, comme clerc,
chez un procureur. Ces deux professions n'étaient point dans
les gOLits du futur littérateur : un instinct secret le poussait
vers la capitale.
(1) Voir les ôcrits de Cliampfort, de Chénier, de Cliampcenetz. .. Rivarol par-
lant un jour de la Révolution, s'écriait dans un salon : « nous avons perdu nos
droits !» M. de Créqni disait à voix basse : « nous avons ! . . Eli Ijien ! reprit
Rivarol, qu'est ce que vous trouvez de singulier dans ce mot ? — C'est votre plu-
riel que je trouve singulier, répondit M. de Créqui. »
(2) Mgr Louis-Joseph Crispin des Achards de Lahaunie, d'Avignon, était un
prélat cité comme un luodHe de honte et de douceur apostolique, il donnait tout
aux pauvres. Ce saint évècjue mourut à Lyon en 1793. Après avoir été prévôt
du chapitre méiropolitain d'Avignon, il fut nommé par le pape Clément XIII au
siège de Cavaillon, et sacré à Rome le 21 février 1761 . L'œuvre de Sainte-Garde,
dont le premier .supérieur généi-al fut M. de Salvador qui fonda à Avignon le
séminairede la congrégation, était un élahlissemenl dans lequel, comme à Saint-
Charles, on enseignait la philosophie et la théologie. Ces séminaires furent admis
comme académiques par l'Université d'Avignon : leurs auditeurs pouvaient y
prendre leurs grades, A répoijue où liivai'ol était élève, le supérieur était
M. Lamherlin. — Nous devons ces détails à l'ohligeani^e d'un érudit Avignonais :
M. lahhé Correnson.
ANTOINE RIVAROL I99
On raconte que peu après son arrivée, se promenant au
jardin du Luxembourg il fut attire par un groupe de curieux
qui regardaient une méridienne nouvellement tracée sur la
façade du palais. Chacun hasardait son opinion et faisait parade
de science. Surpris d'entendre tant d'erreurs émises, souvent
avec outrecuidance ou fatuité, le jeune méridional prit la
parole et développa la théorie du gnomon. Ses explications
sur les lignes droites et les courbes, sur le retour périodique
du soleil à tel point précis, sur l'heure sidérale et le temps
mo3'en, tout était dit avec une clarté et une facilité telles
qu'après la démonstration la foule battit des mains et remercia
le savant inconnu.
En ce moment Rivarol se sentit frappé légèrement sur
l'épaule, il se retourna et vit un vieillard de petite taille, à l'œil
vif et pénétrant, à la physionomie intelligente qui lui dit : — •
C'est très-bien. Monsieur l'abbé, je vous félicite sur la manière
dont vous avez traité une c^uestion à laquelle vous n'étiez pro-
bablement pas préparé : vous destinez-vous à la science ? — ■
Monsieur, permettez-moi de vous remercier d'abord de votre
bienveillance ; quant à mes projets à venir, vous me voyez
encore incertain ; je suis venu à Paris, espérant me faire une
place dans le monde. J'avoue cependant que mon esprit penche
plutôt vers la littérature que vers les sciences exactes.
— Mais, répond le petit vieux, j'aime aussi beaucoup les
lettres : venez me voir ajouta-t-il en lui présentant son adresse,
je serai enchanté de vous donner des marques de l'intérêt que
vous m'inspirez : c'est moi qui ai fait construire ce cadran
solaire, je suis d'Alembert (i). »
Dans les salons du savant encyclopédiste, Rivarol fit connais-
sance avec plusieurs célébrités contemporaines. Ses admirateurs
ont recueilli les bons mots, les traits piquants dont il était
prodigue et qu'il répandait avec une sorte de fatuité trop
(1) Extrait, des Mémoires de M. Victor de liaunieforl, qui a raconté le même
fait en vers éléiïants.
200 NOriClCS ISlOCiR A PHIQUES
rarement dissimulée (i) : nous en donnons ici un choix varie
parmi tant d'autres :
— C'est à Paris que la providence est plus grande qu'ail-
leurs.
— Un livre qu'on soutient est un livre qui tombe.
— Delille est Tabbé Virgile.
— Il n'}' a rien de si absent que la présence d'esprit.
— Le mépris doit être le plus mystérieux de nos sentiments.
— Les nobles d'aujourd'hui ne sont que les mânes de leurs
ancêtres.
— C'est un terrible avantage que de n'avoir rien fait, mais
il ne faut pas en abuser.
— ■ Voltaire a employé la mine de plomb pour Tépopée, le
crayon pour l'histoire et le pinceau pour la poésie.
— J'aime mieux Racine que Voltaire, par la raison que
j'aime mieux le jour et les ombres que l'éclat et les taches.
— Lire Barème, écouter Arnaud et mal dîner, voilà ce que
je léguerai à mes ennemis.
— • M"''' de Staël est la bacchante de la Révolution.
— Mirabeau est capable de tout pour de l'argent, même
d'une bonne action.
— Le chat ne nous caresse pas, il se caresse à nous.
— L'imprimerie est l'artillerie de la pensée.
— Champcenetz : c'est mon clair de lune.
— L'avare est le pauvre par excellence ; c'est l'homme le
plus sur de ne pas être aimé pour lui-même.
— L'envie qui parle et qui crie est toujours maladroite, c'est
l'envie qui se tait qu'on doit craindre.
— ■ L'or, semblable au soleil qui fond la cire et durcit la boue,
développe les grandes âmes et rétrécit les mauvais cœurs.
— Les proverbes sont le fruit de l'expérience de tous les
(1) Il a (''(é publié une biochure, Rlvaroliami, (jui eu coulieul un très gi'and
nombre. Voir le volume qui parut sous le litre : Œuvres de Rivnrol, études
sur sa vie et son esprit, par Sainle-Deuve, Arsène Houssaye, Aimand Mali-
tourne, — Maximes e( pensées, p. 41. Édit. P. Didier^ \H52,
ANTOINE RIVAROL 201
peuples, et comme le bon sens de tous les siècles réduit en
formules.
— L'homme passe sa vie à raisonner sur le passé, à se
plaindre du présent, à trembler pour l'avenir.
— Ceux qui empruntent les tournures des anciens auteurs
pour être naïfs, sont des vieillards, qui, ne pouvant parler en
hommes, bégaient pour paraître enfants.
Rivarol disait des vers de François de Neufchàteau : c'est
de la prose à laquelle les vers se sont mis.
— Sur Brigand-Baumier qui avait écrit contre lui : — il
m'a donné uu coup de pied de la main dont il écrit.
— Il disait du Chevalier de P. d'une malpropreté remar-
quable : « Il fait tache dans la boue.
Et dans un autre ordre d'idées :
— Quand le peuple est plus éclairé que le trône, il est bien
près d'une révolution. » C'est ce qui arriva en 1789, où le
trône se trouva éclipsé au milieu des lumières.
— Les vices de la cour ont commencé la Révolution, les
vices du peuple l'achèveront.
— Le corps politique est comme un arbre : à mesure qu'il
s'élève il a autant besoin du ciel que de la terre.
— Tout état, si j'ose le dire, est un vaisseau mystérieux,
qui a ses ancres dans le ciel.
— • Il faut au peuple des vérités usuelles et non des abstrac-
tions.
— Voltaire a dit : plus les hommes seront éclairés, et plus
ils seront libres ; ses successeurs ont dit au peuple que « plus
il serait libre, plus il serait éclairé -, » ce qui a tout perdu.
— Les peuples les plus civilisés sont aussi voisins de la
barbarie que le fer le plus poli l'est de la rouille. Les peuples,
comme les métaux n'ont de brillant que les surfaces.
— ■ Pour empêcher les horreurs d'une révolution inévitable,
il eut fallu la faire soi-même.
— La sottise mérite toujours ses malheurs,
202 NOTICES BIOGRAPHIQUES
Nous nous sommes souvent demandé comment Riv^arol,
dans sa jeunesse, avait su développer les facultés de son esprit
naturel : un esprit allié à une érudition profonde et à l'art
de bien dire ? — Voici, selon nous, la réponse.
Cette partie de la nation française, au cœur de laquelle le
sang des vieux gaulois bouillonne encore, les méridionaux enfin,
sont renommés comme un type accentué.
L'instruction aidant, la culture de leur belle intelligence se
développe et certains hommes du midi se sont distingués
à Paris même, à ce foyer de la science, de l'art, de la pu-
reté de goût et du charme de la sociabilité. Il nous serait
facile de citer plus d'un nom célèbre. Pour Rivarol, nous
croyons avoir trouvé l'origine de ce développement simultané
du g'oût et de l'esprit, du tour piquant de ses pensées pro-
fondes, toujours imagées, toujours incisives. A ceux qui ne
connaissent que son œuvre, Rivarol semble avoir dû passer de
longues journées à lire les classiques anciens et modernes, à
se nourrir de leurs écrits substantiels, à butiner le miel exquis
des uns, à s'assimiler la forme épigrammatique des autres ;
pour nous, il nous est difficile de croire que notre compatriote
ait été assez travailleur pour avoir mené cette tâche à bonne
fin \ Antoine était aimable et léger tout à la fois, même dans
sa ville natale il recherchait passionnément les plaisirs et les
joies frivoles.
A quelle source a-t-il donc puisé, sans etlbrts ? nous étions
jaloux de l'apprendre, quand un heureux hasard nous a mis
sur la voie.
En 1834, Madame François de Rivarol, vint à Bagnols et
procéda à la vente de son domaine de Fontbelle (i). Là se
trouvait encore la bibliothèque de la famille. Les livres furent
dispersés : nous en achetâmes une grande partie. Parmi ceux
de notre choix se trouvait un petit volume in-32, imprimé à
Paris en 1689. Il portait, au premier feuillet /'t'.v-//i^r/5 delà
(I) Dont nous parlerons })lus lard. V. .\ot. hiog-. de François de r.ivarol.
ANTOINE RIVAROL
2o3
maison ; et le mot Rivarol, trace par une plume Juvénile, se
trouvait écrit sur la tranche médiane des feuillets. Le volume
portait quelques annotations et témoignait qu'il avait été lu et
relu assidûment.
Ce livre, sans nom d'auteur, avait pour titre : Pensées ingé-
nieuses des anciens et des modernes. Ce sont des citations d'un
choix parfait des textes d'Ovide, de Sénèque, de Martial, des
Grecs et des Latins du règne d'Auguste ; il y a des mots
spirituels tirés de Bussy-Rabutin, de Madame Dacier , de
Marot, Lafontaine, Despréaux, des auteurs italiens et espa-
gnols, suivis de pensées détachées de tous les philosophes, les
rhéteurs, les orateurs chrétiens célèbres sous le grand roi Louis
XIV. Il est incontestable que la lecture Journalière d'un tel
recueil, a dû exercer une certaine impression sur le génie de
Rivarol ; il nous paraît avéré que ce dernier a comme moulé
son esprit dans le creuset qu'il pouvait avoir facilement et à
toute heure sous la main.
Quelques recherches bibliographiques confirmèrent bientôt
notre opinion : elles nous apprirent que le vieux bouquin était
l'œuvre du père Bouhours (i i \ que ce savant et spirituel auteur
avait publié un grand nombre d'ouvrages, entr'autres la Manière
de bien penser ; que Basnage disait du livre favori de Rivarol :
« les pensées des anciens sont cousues avec du fil d'or et de
soie \ )) que Madame de Sévigné Jugeait ce Jésuite érudit par ce
mot : « l'esprit lui sort par tous les pores. » De Rivarol, ses
contemporains n'ont-ils pas porté le même Jugement ? Nous
(1) Dominique Bouhours, né à Paris en 1638, entra, à seize ans, dans la
Compagnie de Jésus ; d professa les luimanilés, la rhétorique et se lança dans
la tarrière des lettres. — Ses œuvres : Doutes sur la Langue française, Nom-
velles remarques sur la Langue française, Traduction du Nouveau Testament,
etc., etc.
Ce jésuite hel esprit, précurseur de Rivarol, s'était attiré beaucoup d'en-
nemis à cause des critiques amères dont il accablait les littérateurs de son
temps. C'est au Père Bouhours qu'on prête ce mot original et sans doute apo-
cryphe, d'un agonisant qui veut mourir en grammairien : « Je m'en vas ou je
m'en vais, car l'un et l'autre se disent, o Bouhours mourut à Paris en 1702,
204 NOTICES lîIOGRAPHIQUES
pourrions donc, sans crainte, affirmer que l'élève avait été, un
siècle plus tard, digne d'un tel maître.
Avec le père Bouhours, Rivarol avait plusieurs points de
ressemblance sur lesquels il n'y a pas lieu d'insister ici. Mais
suivons notre compatriote dans le cours de ses travaux litté-
raires, tout en rappelant sa vie scandaleuse de sybarite. C'est
en écoutant la paresse, cette mauvaise conseillère, que Rivarol,
si bien doué, finit ses jours sans avoir rien produit de réel-
lement sérieux et di^ne de sa brillante oro:anisation. Il
courait les salons et savourait les plaisirs dont il était
insatiable. Il ne se levait que dans l'après-midi, perdait
encore de longues heures à sa toilette et reprenait le cours
de sa vie mondaine. Cette façon de vivre était devenue
proverbiale. « Rivarol, disait-on, vivait aux dépens de ses
amis que séduisait le charme de sa parole et de ses ennemis
qui craignaient sa verve sarcastique. C'était une sorte d'Ado-
nis, style du temps, ou de Lovelace-bohème, comme on dirait
aujourd'hui.
Enfin, à la date de 1782 le littérateur trouva sa voie : la
critique. Il essaya de pourvoir à l'exiguité de ses ressources
par le produit de ses œuvres écrites. C'est d'abord sous le voile
de l'anonyme qu'il débuta. Il attaqua l'abbé Dclille, alors à
l'apogée de sa gloire. Le poème des Jardins devint l'objet de
ses critiques acerbes. Le chantre de V Imagination et de la
Pitié ne peut trouver grâce devant la verve caustique et in-
tarissable du pamphlétaire. Bientôt après, son cousin de Bar-
rucl-Bcauvcrt, — un autre confite bagnolais, — signa le
dialogue entre le chou et le navet, pitoyable plaisanterie (i)
dont les vers étaient certainement bien inférieurs à ceux du
poète des Jardins.
En 1783 parut, encore anonyme, la lettre à M. le
Président * * * sur le globe aérostatique et sur les têtes
(I) IJ'aiilres ToiU aiipelé un chef-d'œuvre de pure plaisanterie : Lu Plutrièrc
dit que c'est une débauche d'esprit.
A N y O I X I-: R I VA R O L 2 O ?i
parlantes (i), etc., etc. C'est un pur bavardage, un étalage scienti-
fique plein de prétention à propos de la première ascension d'une
Montgolfière. — 27 août. — L'écrivain méridional, presque le
compatriote de l'inventeur des ballons, adressa son écrit à ses
jeunes amis de Bagnols, lesquels réussirent, un an plus tard, à
réaliser dans le pa\^s, une entreprise alors si périlleuse (2).
Cependant Rivarol se hasarda à écrire sur un sujet plus
sérieux. L'académie de Berlin venait de mettre au concours :
l'Universalité de la langue française : c'était en 1784. Par ce
programme une société savante étrangère semblait glorifier le
génie delà France dont l'ascendant moral n'avait été amoindri
ni par les hontes de la régence, ni par les humiliations du
règne de Louis XV. Rivarol écrivit son discours célèbre.
Lorsque cette œuvre fut rendue publique, le roi Frédéric
honora l'auteur d'une lettre flatteuse : il n'y eut qu'un cri
d'admiration. On ne connaissait Rivarol que comme le plus
fin, le plus aimable et le plus enjoué des causeurs ; « il venait
de se révéler un penseur sérieux... » Telle est, du moins,
l'opinion exprimée par un biographe moderne... (3). Toute-
fois, l'auteur, M. Curnier est loin d'approuver sans réserve le
discours qui fut cause de l'entrée de Rivarol à l'Académie de
Berlin, il blâme le défaut complet de méthode, citons le texte :
(1) Les tètes parlantes de J'abbé Mical étaient en airain, munies de claviers
qui permettaient à l'habile mécanicien de produire tous les sons et les intona-
tions de la langue française. Il était possible de répéter, à volonté, une phrase,
un discours « Les langues mortes, le grec, le latin, ne nous offrent que des
signes morts auxquels on ne pourrait redonner la vie qu'en y attachant la pro-
nonciation qui les animait autrefois Nous ignorons la valeur que ces peuples
donnaient à leurs lettres et à leurs syllabes. . . Si l'antiquité eut construit des
tètes d'airain et qu'on nous les eût conservées, nous n'aurions pas cette incerti-
titude et nous serions charmés des périodes de Cicéron et des beaux vers de
Virgile que les peuples d'Europe estropient chacun à sa manière... Le chef-
d'œuvre de l'abbé Mical (dont nous n'avons plus entendu parler depuis) nous
fait, songer au phonographe, cette merveille du siècle et que vient d'inventer
l'Américain Edisson .
(2) Y. la Not. biog. de J.-l>. Madier, T. II, p. 47.
(3) Bivarol, sa vie et ses œuvres, par M. Léonce Curnier ; Nîmes, I(S58, p. 40,
Ouvrage couronné par l'Académie de Nîmes.
2oG NOTICES BIOGRAPHIQUES
« l'ccrivain ne suit à vrai dire aucun plan... les pensées ne
sont point liées entre elles... Il répond à toutes les questions
de l'Académie, mais sans ordre, sans division. Il semble ne
s'être pas préoccupé le moins du monde des règles de la
composition. Dans ce discours, on reconnaît la touche d'un
homme de talent, à qui il ne manque, pour devenir un écrivain
de premier ordre, que de demander davantage à la méditation
et au travail. »
D'autre part, un compilateur de nos jours (i), juge le discours
avec encore plus de sévérité : c'est, dit-il, l'œuvre d'un spirituel
ignorant, un recueil ingénieux de traits fins, entremêlés de
fautes de goût et d'effroyables bévues. »
Quoiqu'il en soit, le succès obtenu par le discours couronné
à Berlin encouragea le lauréat à persévérer. Plein de confiance
en son propre mérite, Rivarol ne doutait de rien et traitait, en
maître, les questions les plus ardues. Ainsi qu'il le disait lui-
même : « il se sentait armé de toutes pièces comme Minerve
sortant de la tête de Jupiter. » Rivarol osa donc se mesurer
avec le grand poète Florentin, il traduisit le Dante. Se vantant
d'être issu d'une famille italienne, il trouvait ainsi le moyen
de courtiser les Riraroli ou Rivarola, et payait, à sa manière,
sa dette à la patrie. La traduction fut bien accueillie. Ses ad-
mirateurs affirmaient qu'il avait ajouté des beautés à l'original
par la chaleur et l'harmonie de son style. Les critiques et ses
ennemis, dont le succès venait de reveiller la jalousie, criaient
qu'il n'avait fait que paraphraser le Dante et l'avait rendu
méconnaissable. Il est certain que le style inégal de Rivarol
n'a pas toujours exprimé les formes énergiques et magistrales
de l'inimitable poète (2).
Rivarol s'était trop abandonné à son génie personnel. On
dit qu'à l'apparition de son livre, Bulïon lui écrivit : « Ce
(1) Picri-e Larousse, Grand Dictionnaire universel du XIX^ siècle, art. lîivarol,
T. XIII, p. 1237).
(2) Voltaire avait mis Rivarol au défi, en lui disant : « Vous ne traduirez
jamais le Dante en style soutenu . »
AN'TOFNE RIVAROL 207
n'est point une traduction, c'est une suite de créations. » N'y
aurait-il pas là un blâme déguisé sous cette forme, qu'on a cru,
tout d'abord élogieuse ? Involontairement, se présente à notre
esprit ce jeu de mots italien : traduttore, traditorc, un traduc-
teur est un traître : Rivarol resta bien inférieur à Dante
Alighieri. Champfort disait de l'écrivain qu'il n'avait traduit
l'Enfer que dans l'espoir d'y retrouver ses ancêtres, »
L'Enfer ! au milieu de sa vie frivole et dissipée, Rivarol était
prédestiné à y occuper une place dès ce bas monde... il se
maria. Un jour, disait-il, je m'amusais à médire de l'amour,
il m'envoya l'Hymen pour se venger; depuis, je n'ai vécu que
de regrets. Je ne suis ni Jupiter, ni Socrate, j'ai trouvé dans
ma maison Xantippe et Junon. »
En effet, peu après la traduction du Dante, et pour satis-
faire autant sa fantaisie du moment dans le choix d'une nou-
velle compagne, que pour augmenter ses modestes ressources,
insuffisantes à ses goûts de grand seigneur, Rivarol s'était
marié. Une belle personne, riche, instruite, distinguée autant
que romanesque, malheureusement, s'éprit de l'aimable comte.
Mademoiselle Louise Mather Flint (i), alors âgée de trente-
six ans était la fille d'un professeur de langue anglaise. On a
recueilli le nom de ses quelques ouvrages qu'on ne lit plus,
car, elle aussi, se piquait de littérature. Malgré le dire de
Madame de Rivarol (2), le ménage ne fut point heureux. Un
fils naquit de cette union (3); mais le comte toujours insou-
(1) Née à Remiremont vers 1750, morte à Paris en 1821 . Elle avuit uu carac-
tère bizarre, inquiet^ acariâtre. Ses œuvres, traduites de l'anglais Edme Burke :
Ap])el des Whigs anciens aux Whigs modernes, 1791 ; Effets du Gouvernement
snr ragricnlture en Italie, 1799; Encyclopédie morale, 1801; le Couvent de
Saint-Domingue, roman, 1802, 3 vol. ; Notice sur la vie et la mort de Rivarol,
1802.
(2) Le petit Almanach de nos grands hommes, 1808, chez Léopold Colin. —
Lettre sur M. de Rivarol, par Madame de Rivarol, sa veuve, p. ij et suiv.
(3) Mort en 1810 : « Il a élé pendant longtemps au service du Danemark et a
passé, dit sa mère, au service de la Russie, au moment où il se présentait quelque
chose pour lui en France. Lettre de 1808.
20(S N'OTICKS lilOGRA PHf QUES
ciant et léger, dissipa la fortune de sa femme et les époux,
réduits aux expédients, finirent par se séparer.
En 1787, sous le noni de Grimod de la Reynière, parut un
libelle très violent contre Madame de Genlis : — Parodie du
songe d'Athalie. Rivarol, s'adressant à la protégée du duc
d'Orléans, commence ainsi :
Savante Gouverneur, est-ce ici votre place (i; ?
L'an d'après, 17S8, Rivarol publia un ouvrage qui fit grand
bruit et consolida sa réputation : Le petit Almanach des
Grands Hommes, avec cette épigraphe : Diis ignotis, aux
Dieux inconnus. Il avait pour collaborateur dans cette œuvre
délicate Champcenetz, alors son ami.
Le pamphlétaire, enhardi par le succès et irrité contre tant
de réputations usurpées dans le monde littéraire, entreprit une
campagne autant pour ridiculiser que pour amoindrir cette
tourbe de petits écrivains, véritables fléaux de la saine littéra-
ture. Quelques articles de ce catalogue sont des modèles du
genre, cependant on a fait, de l'ensemble, une critique qui ne
manque pas d'à-propos. Rivarol y a été injuste quelque fois,
contre certains hommes de mérite, parce qu'ils étaient ses
ennemis personnels. D'autre part, son persiflage est souvent
monotone, il roule presque exclusivement sur la même plai-
santerie. En avouant que ces petites notices ne se distinguaient
que par la plus complète insignifiance, il ajoutait : Ce sont là
les portraits les plus ressemblants (2). »
Necker venait de faire paraître son livre de l'Importance des
opinions religieuses. L'ancien ministre de Louis XVI luttait
contre les tendances de l'époque et démontrait victorieusement
l'utilité temporelle de la religion. Il avait écrit sous une inspi-
ration d'homme d'État plus encore que sous celle du philosophe
(1) Elle était gouvernanle des enfants du duc d'Orléans.
(2) Arsène Houssaye dit que Rivarol était avant tout poète et philosophe et
qu'il parlait politique en grand homme d'Etat. On demandait un jour au duc de
Brancas de souscrire à une nouvelle édition de l'Encyclopédie. — « L'Encyclo-
pédie! à quoi l)on, (jiiand Rivarol vient chez moi. »
ANTOINE RIVAROL 20g
chrétien : n'affirmant point les dogmes et demeurant dans le
vague d'une religiosité qui tient le milieu entre le déisme et
la religion révélée.
Rivarol répondit par ses lettres : il battit en brèche le déisme
théologien de Necker et imbu, lui-même, de l'esprit philoso-
phique de son siècle, il établit un parallèle entre la religion et
la 77îorale qu'il déclare « irréconciliables par essence. » D'ail-
leurs, l'opinion émise parle critique en style vif et coloré était
celle des hautes classes de la société d'alors (i). L'écrivain n'en
était que l'écho. « Lui qui bientôt proclamera que la religion
est la base éternelle des états, en demande ici la suppression,
et ne sait pas la distinguer de la superstition et de la fraude ;
cet homme qui passe toute sa vie au milieu des roués se fait
l'apologiste de la morale et la propose pour l'unique et infaillj
ble direction des peuples (2). »
A cette époque, tout faisait pressentir qu'en France une crise
suprême devenait imminente. Déjà, depuis 1783, Rivarol
écrivant au président **% à propos de l'opinion publique à
Paris, avait rappelé que : « la province était dans l'attente de
quelque révolution... « il ajoutait : « mais comment pourrais-
je, Monsieur, vous expliquer avec clarté ce qui est en confusion
ici ? Comment fixer un tableau si mobile ? C'est entreprendre
l'image du chaos !... » l'ardent méridional prit parti pour la
cour et se déclara tout d'abord hostile aux idées nouvelles ; il
aborda donc courageusement la carrière politique.
Rivarol était très connu par ses scandales littéraires ; la scène
devenait plus vaste, il essaya de s'y produire. Ce fut d'abord
timidement et, selon ce qui semblait être en lui une habitude,
sous un nom d'emprunt. Le champion étudiait le terrain et,
de ses méditations prolongées, il se hâta de conclure que tout
ce grand bouillonnement d'idées n'était qu'à la surface. La
suite n'a point réalisé ses prévisions optimistes.
(1) Curnier, p. 88-89. Un grand nombre de pensées émises, en 1788, par
Rivarol, semblent malheureusement s'accréditer de jour en jour en France.
(2) Histoire littér. de Nîmes, par Michel Nicolas, T. III, p. 75 (Rivarol).
T. II 14
2IO NOTICES BIOGRAPHIQUES
En ce moment, l'abbé Sabatier venait de fonder le Journal
politique et national (i) ; Rivarol devint un de ses collabora-
teurs, il y écrivit des articles très remarquables et qui mirent
le sceau à sa réputation. La large part qu'il a prise à cette
publication périodique témoigne de sa supériorité à traiter les
hautes questions administratives, économiques, historiques et
sociales. Un publiciste anglais, Burke, est allé jusqu'à comparer
les pages de Rivarol aux annales de Tacite (2) ; et quelque
exagéré que puisse être cet éloge, il n'en fait pas moins
honneur à l'écrivain français, au polémiste inimitable.
Cependant Rivarol se montrait là toujours le même homme,
sacrifiant à un bon mot, même ses amis. Ainsi quoique ardent
royaliste, c'est lui qui, poussant Louis XVI vers les mesures
violentes, le gourmandait en termes peu respectueux... « En
montant sur le trône, le premier travail de ce monarque fut
avec son maître serrurier (3), et sa première ordonnance fut
une ordonnance sur les lapins... Un roi chasseur ne convient
qu'à des peuples nomades. »
Il est vrai que, d'autre part, Rivarol a la hardiesse louable
de faire entendre à la cour, à la noblesse et au clergé de dures
vérités. Il légitime la Révolution : elle était nécessaire ; car
selon lui, dans l'ancien ordre des choses personne n'était à sa
place (4). Ailleurs il ajoute cet aveu : « La populace de Paris
et celle même de toutes les villes du royaume, ont encore bien
à faire avant d'égaler les sottises de la cour [b). »
{[) Le premier numéro est du 12 juillet 1789. — Voir les articles recueillis
et réimprimés depuis sous le titre de : Tableau historique et politique de l'As-
semblée constituante ou Mémoires de Eivarol. — Voir l'analyse développée que
donne Gurnier, p. 115 et suivantes.
(2) Rivarol est plutôt un homme de parti, de coterie, ardent, exagéré
qu'un histoiien sérieux et précis.
(3) On sait que Louis XVI se plaisait aux travaux de serrurerie : c'était l'é-
poque où le philosophe J.-J. Rousseau conseillait à son jenne élève, Emile,
d'apprendre un élat manuel.
(i) Tableau historique, p. 133.
(5) Id. P- 86.
ANTOINE RI VA ROL 211
Ces citations honorent la franchise et la fermeté de l'écrivain :
quoique peu nombreuses, elles sont assez significatives pour le
défendre contre l'accusation d'avoir vendu sa plume et d'être
pensionné de la cour. Rivarol n'a jamais prêté l'oreille à ce
genre de séduction. Faible, sensuel et relâché dans ses mœurs,
ont l'eût trouvé incorruptible et fier, s'il lui avait fallu trahir sa
fidélité envers son roi légitime. Ainsi, lorsque le duc de Biron
vint, en 1789, lui proposer, au nom du duc d'Orléans, d'écrire
un pamphlet sur ce qu'on appelait les dilapidations de la Cour,
Rivarol parcourut d'un air dédaigneux le canevas qu'on lui
présenta. Après un moment de silence, il dit au plénipoten-
tiaire : M. le duc, envoyez votre laquais chez Mirabeau, joignez-
y quelques centaines de louis, votre commission est faite (i). »
Rivarol quitta le Joinvial politique après les journées du 5 et
6 octobre 1789, pour passer aux Actes des Apôtres créés par
Peletier et Champcenetz. Ce journal de gentilshommes, rempli
de satires et de personnalités outrageantes, frondait la révolu-
tion et les hommes qui s'étaient dévoués à sa cause. Le texte,
tantôt en prose, tantôt en vers, nous rappelle certaines feuilles
du Figaro, du Corsaire et du Charii'ari dont il est le pré-
curseur. Mais ce qui est écœurant pour nous qui vivons dans
des temps moins tourmentés, ce sont toutes les puérilités de
mauvais goût qui égayaient nos pères aux heures les plus
lugubres de la tempête révolutionnaire. Au milieu d'excellentes
pages d'histoire ou de dissertations philosophiques, le lecteur
de ces écrits royalistes remarque le peu de respect pour les
choses saintes et l'irrévérence scandaleuse des publicistes envers
leurs propres amis. C'était un dévergondage de presse qui ne
pouvait s'assimiler qu'à celui du père Duchêneetde ses pareils.
Voici un échantillon de la verve et de la franchise brutale de
Rivarol.
« Autrefois les rois portaient le diadème sur le front, ils l'ont
maintenant sur les yeux.
(1) Comte de la Platière, T. I, p. 31.
212 NOTICES BIOGRAPHIQUES
« Le peuple est un souverain qui ne demande qu'à manger,
sa majesté est tranquille quand elle digère. »
Le Petit Almanach des grands hoinmes . n'avait visé que
les auteurs plus ou moins connus ou méritant d'être critiqués,
mais en 1790, avec son ami Champcenetz, Rivarol crut devoir
s'attaquer aux hommes politiques : il publia son Dictionnai7~e
des grands liouinies de la Révolution, par un citoyen actif, ci-
devant rien. Grimm rappelle l'épitre dédicatoire à Madame de
Staël (i). Cette épître est un modèle de persiflage et d'imper-
tinence, mais l'objet d'une satire si cruellement injuste avait
déjà su se placer à une hauteur où de pareils traits ne pou-
vaient l'atteindre.
Larousse affirme (2), que Rivarol, par l'intermédiaire de
M. de Laporte, fit parvenir au roi un plan de corruption
universelle. Ce plan consistait à salarier, moyennant 164,000
francs par mois, des pamphlétaires, des journalistes, des chan-
teurs de rues, des applaudisseurs dans TAssemblée et les clubs,
des claqueurs aux spectacles, des propagandistes dans les cafés,
les guinguettes, les ateliers... Il ajoute : « le plan de Rivarol,
bien accueilli à la cour, fut mis à exécution, mais ne produisit
pas le résultat qu'en attendait l'inventeur : il fut modifié vers
la fin du règne de Louis XVL »
Selon l'auteur du Dictionnaire cette pièce compromettante
aurait été trouvée aux Tuileries, dans l'armoire de fer (3).
ouverte en 1793. Un tel document jetant sur notre compatriote
(1) Des rancunes dont nous ne rechercherons point la cause, provoquent de
la pari de Rivarol une lettre pleine de sarcasmes sur le dernier ouvrage de la
fdle de Necker : L'influence des passions. On sait que Madame de Staël avait
salué avec enthousiasme la Révolution de 1789.
(2) Dictionnaire. ï. XIII, p. 1237.
(3) Dans un des corridors des Tuileries, un ouvrier mécanicien nommé Gamin
avait fait, sous les yeux de Louis XVI qui était lui-même serrurier fort habile,
une armoire de fer. C'était une sorte de placard iirati(iué dans l'épaisseur du mur,
garni d'une solide porte en fer et caché par la tapisserie. Lorque l'Assemblée
législative! ordonna une visite dans la demeure royale, Gamin l'évéla l'existance
de cette armoire : on y trouva un grand nombre de pièces secrètes, lesquelles
furent imprimées en trois volumes.
ANTOINE R[VAROL 2l3
une défaveur équivalant à une flétrissure, nous avons tenté de
remonter à la source.
En effet, ce plan existe ([): le texte imprimé, portant le
numéro III se trouve à la page G et suivante du Troisième
recueil, pièces imprimées... déposées à la commission extraor-
dinaire des doiiyC, établie pour le dépouillement des papiers
trompés dans l'armoire de fer, (Paris lyqS, in-8°) ; mais en
tête de cette pièce on lit :
« Au haut est écrit au crayon de la main du roi : Talon et
Sainte Foy. »
Comment Larousse a-t-il pris le change, en face d'un e
pareille affirmation ?... mais poursuivons nos recherches.
Sous le numéro VI (page 14), nous trouvons une lettre signée
Laporte, datée du 23 février qui peut se rapporter au projet
numéro III, il y est dit : « L'homme qui m'a remis ce plan et
dont j'ai trahi le secret en le nommant à votre majesté, est un
homnie d'esprit et de tête, j'ai beaucoup vécu avec lui, depuis
plus de vingt ans ; je ne l'ai pas quitté un jour de cet été
pendant trois mois, tant à Barèges, qu'à Bayonne, et je puis
répondre à votre majesté qu'elle n'a pas de sujet plus fidèle -,
du moins c'est le jugement que je crois en pouvoir former.
J'avouerai cependant qu'il a la tête chaude. «
Si cette silhouette, à la plume, dirons-nous, rappelle Rivarol,
qui n'était à Paris que depuis ^7v/:;'c' ans^ il est plus que douteux
que Laporte ai voulu désigner ce rédacteur du journal politi-
que, car les détails sur la vie de l'écrivain ne laissent aucune
trace de séjour soit à Barège soit à Bayonne. Depuis son départ
de Bagnols, Rivarol n'y est plus retourné et n'a vécu qu'à Paris
ou dans les pays du Nord. Nous pouvons donc conclure que
Larousse a avancé là une opinion qui n'est point justifiée (2). »
(1) Nous devons à robligeance de M. L. Delisle, directeur de la Rihliotluîque
Nationale, à Paris, des notes précises (jui nous ont permis d'établir la vérité.
(2) Il existe une notice sur Rivarol, Paris, imp. de H. Fournier 1821), in-(S,
2 feuilles de titre, 52 pages et signées H. L. Cette signature d'après la nouvelle
édition du Dictionnaire des Anonymes est interprétée par Hippol. de la Porte.
214 NOTICES BIOGRAPHIQUES
Étranger au plan dont nous venons de parler, Rivarol n'en
était pas moins énergiquement favorable à la famille royale.
Louis XVI demanda à voir l'écrivain dévoué à sa cause. M. de
Malesherbes fut chargé de préparer l'entrevue. Cette démarche
du souverain était de nature à flatter la vanité de Rivarol.
« Je n'ai qu'un conseil à donner, dit-il au vieux ministre : s'il
veut régner, il est temps qu'il fasse le roi, sans cela plus de
roi ! »
Rivarol parla très franchement à Louis XVI, qui l'écouta
attentivement et se borna à cette seule réponse : « J'aviserai... »
Il était déjà trop tard. Quant à Marie-Antoinette, elle comprit
mieux ce langage : en présence de la reine, Rivarol devint plus
précis, son noble cœur lui inspirait des paroles enthousiastes.
Mais l'orage gronde. Dans les clubs, les partis républicains
menacent de mort l'écrivain royaliste. Parmi les hommes,
alors en relief, se trouvaient des victimes persiflées, sacrifiées
dans \q. Petit Almanach : Rivarol redouta la vengeance de ceux
qu'il avait attaqués : il se cacha, d'abord, dans un village près
de Noyon, et finit par aller grossir les rangs des émigrés en se
réfugiant à Bruxelles, 1792. Le roi était alors à la prison du
Temple.
Il publia dans cette ville une Lettre à la noblesse française
au moment de rentrer en France sous les ordres de M. le duc
de Brunswick. Par sa lettre il faisait un appel chaleureux à
cette noblesse dont l'émigration, en masse, fut si funeste à la
royauté, en la rendant, d'ailleurs, solidaire de l'alliance ouverte
de ses plus chauds partisans avec l'étranger et en achevant
par là de la dépopulariser (i s.
Ayant appris l'arrestation de Lafayette et son emprisonne-
ment, à OlmiJtz, Rivarol fit paraître la même année un
pamphlet intitulé : — La rie politique et privée de Lafayette,
qu'il appelait le général Morphée. Cet écrit est tout simplement
(1) Curnler, p. 180. Voyez la note ; Louis XVI repoussait, lui-même, Tinter-
veiitiou armée de l'étranger, \\. 318.
ANTOINE RIVAROL 2l5
une injustice, une mauvaise action ; l'histoire a vengé le loyal
patriote d'avoir commis une faute et non un crime, comme
l'avait fait entrevoir le trop virulent satirique.
C'est en 1796 que Rivarol quitta la Belgique pour passer en
Angleterre. Allait-il à Londres, ainsi qu'on l'a assuré depuis,
avec mission du comte de Provence pour stimuler le zèle des
tories contre la République ? il est certain qu'il fut accueilli par
Pitt et par Burke, avec tous les honneurs que ces deux per-
sonnages prodiguaient aux contre-révolutionnaires français (i).
De Londres, Rivarol vint se fixer à Hambourg, il y trouva
l'abbé Delille qu'il avait, à Paris, accablé de ses critiques
exagérées. Le malheur rapprochant les deux exilés, ils se
réconcilièrent sincèrement. Il nous serait difficile d'assurer si
Rivarol vivait, là, du produit de son travail, qu'il partageait
noblement avec plusieurs de ses compatriotes proscrits comme
lui (2), ou bien, comme certains biographes l'ont avancé, si,
pour payer les écrits destinés à être introduits en France, il
recevait 5oo francs par mois sur les subsides que l'Angleterre
faisait au prétendant (3). Du reste, Rivarol, malgré sa prodi-
galité manifeste, devait n'être point dans la gêne, puisqu'il
touchait encore 1,000 francs par mois de l'éditeur de son
Nouveau dictionnaire de la langue française. Mais à ce propos,
citons une anedocte qui a beaucoup égayé ses contemporains.
La paresse de l'écrivain était telle qu'il ne pouvait fournir à
l'imprimerie la copie nécessaire au travail de la journée. Il le
dit lui-même : « une tarentule, qu'on nomme Fauch, aussi
avide d'une page de texte qu'un chien de chasse l'est de la
curée, est continuellement à ma piste... » On raconte que cet
éditeur impitoyable ne trouva pas de meilleur moyen pour
forcer Rivarol à travailler que de l'enfermer sous clef, de
(1) Larousse, T. XIII, p. 1237. Burke avait déjà fait Téloge de Rivarol dans sa
lettre sur les aflaires de {''rance et des Pays-Bas. 17*J1.
(2) Curnier, loc. cil. p. 193.
(3) Larousse, Rivarol, {). 1237, i^ie col.
2l6 NOTICES BIOGR.'VPHIQUES
mettre des gardiens en sentinelle et d'exiger de lui trois pages
de matière pour ses compositeurs typographes.
Le dictionnaire n'a jamais été achevé : Rivarol n'en a laissé
que le prospectus, lequel fait vivement regretter l'ouvrage,
d'autant plus que le dictionnaire devait être précédé par le
Discoiu^s préliminaire sur l'homme intellectuel et moral dont
on n'a que la première partie, intitulée : de la nature du
langage en général. Cette partie, a, il est vrai, un grand
développement, l'auteur y traite de l'origine et du mécanisme
de la parole en s'élevanî jusqu'aux plus hautes considérations
métaphysiques , politiques et religieuses. Cette magnifique
préface, dit un auteur (i), est ce qui le recommande le plus à
l'estime du monde lettré. Malgré des défauts de plan, que
n'ont pas manqué de signaler ses ennemis, Marie Chénier
entr'autres, il y aurait encore à glaner une gerbe de pensées
remarquables et dignes de Vauvenargues ou de Larochefou-
cault, au milieu des éblouissantes images que l'auteur, mûri
par l'expérience, étale à nos yeux dans un st3de recherché.
Dans la partie du discours qui traite du fanatisme de la
philosophie (2), Rivarol, imbu lui-même de certains principes
voltairiens, flagelle les hommes qui sont la cause des malheurs
de la France. En faisant remarquer la modifiation de ses ten-
dances politico-religieuses, nous voudrions pouvoir citer ici,
tombées de sa plume, quelques unes des pages admirables dans
lesquelles il apparaît désormais comme un chrétien convaincu.
— « Le vice radical de la philosophie dit-il, est de ne pouvoir
parler au cœur. Or, l'esprit est le côté partiel de l'homme, le
cœur est tout... Aussi la religion, même la plus mal conçue, est
infiniment plus favorable à l'ordre politique et plus conforme à
la nature humaine en général que la philosophie, parce qu'elle
ne dit pas à l'homme d'aimer Dieu de tout son esprit mais
de tout son cœur... Il y a dans le cœur de l'homme une fibre
(I) Curmcr, p. 200 et siiiv.
{li) Il déliiiil la )iIiilosoj)hi(' moilciiic : Irs passions armées de principes.
ANTOINE RIVAROL 217
religieuse que rien ne peut extirper... l'histoire nous montre
que partout où il y a mélange de religion et de barbarie, c'est
toujours la religion qui l'emporte, mais que partout où il y a
mélange de barbarie et de philosophie c'est la barbarie qui
l'emporte... — La religion seule persuade, récompense, punit
et pardonne ; elle suppose l'homme fragile, le conserve bon ou
le rachète coupable en le réconciliant avec un Dieu miséricor-
dieux... — Si l'on ne consulte que la philosophie, les misères
de la vie sont des maux sans remède et la mort est le néant, mais
la religion échange ccs'n^sères contre des félicités sans fin, eti
avec elle, le soir de la vie touche à l'aurore du jour éternel. »
Il est regrettable, avouons-le, de reconnaître qu'ici, comme
chez Necker qu'il avait critiqué, c'est encore l'homme politique
qui parle et non le chrétien. La religion n'est considérée par
Rivarol, que comme un instrument. Aussi avons nous soin de
ne point prolonger les citations : il y en aurait certaines de
nature à contredire les premières. N'ayant que peu de goût
pour les théories nouvelles, nous tenons à nos vieilles croyan-
ces, nous demandons à être consolés et à ne jamais laisser
germer dans notre cœur l'ivraie du doute.
Enfin, toujours dans le même discours, Rivarol s'adresse au
peuple... « Quand la prospérité les aveugle... la maladie du
bonheur^ les gagne, leurs forces leur font illusion : ils ne sen-
tent plus que l'autorité publique pèse comme un bouclier et
non comme joug... » et il termine par le tableau émouvant du
règne de la Terreur dont nous donnons les dernières phrases...
« Sombre nuit, descendue au nom de la lumière ! vaste
tyrannie, au nom de la liberté ! profond délire au nom de la
raison ! on ne saurait vous peindre trop fidèlement pour être
utile, ni trop vous atténuer pour être cru (i) ! »
(1) Pendant que récrivain royaliste convaincu, flétrissait en termes énergiques
les horreurs de cette période néfaste de notre histoire, son père suppliait un des
révolutionnaires les plus ardents de Bagnols^ dans des termes affectueux, en
faveur de la comtesse de Barruel, sa sœur et signait sa lettre : — Je suis bien
civi(juement et, en bon réjjidjlicain, ennemi de tous fédéralisme, royalisme, etc.
Signé : Rivarol. — 20 septembre 17'J3, Tan 11, de la République Française.
2l8 NOTICES BIOGRAPHIQUES
Le Directoire refusa de laisser imprimer en France, ce
Discours préliminaire. On n'aurait pas toléré des attaques
aussi hardies contre les hommes de la Révolution. Rivarol
n'en fut point surpris, il dit à ses amis: — Lorsque V ignorance
règne, il est de droit que les sots seuls aient le privilège de
pouvoir écrire ; il ajoutait : Je tiens à honneur d'être mis à
l'index par les sultans du palais du Luxembourg. »
Avec ses dehorsdeparesse invétérée, Rivarol était un écrivain
fécond, par cela seul qu'il avait le travail facile. ChénedoUé
nous a conservé quelques détails sur la Théorie du Corps po-
litique que Rivarol n'a pu achever. C'était encore là une
oeuvre magistrale etqui l'aurait placé à côté de nos plus grands
publicistes.
La ville de Hambourg avec sa monotonie désespérante, avait
cessé de plaire à Rivarol : il s'y était créé déjà quelques ini-
mitiés nouvelles à cause de sa causticité incurable et de son
impitoyable malice contre les sots... Les sots! il savait si vite
découvrir les infirmités morales de ces malheureux ! — « Les
allemands se cotisent pour comprendre un bon mot, » disait-
il un jour, dans un diner où il venait de lancer un trait d'esprit.
« A Hambourg, ajoutait-il, tout y est commerçant et spécula-
teur. L'homme qui a le plus de ce qu'on appelle des inarcs
est l'homme par excellence... la lourde politesse des négociants
tue le goût français. Quant aux femmes : ce sont des espèces
de momies imparlantes dont la robuste enveloppe interdit
jusqu'aux désirs... Les libraires meurent de faim, mais en
revanche les marchands de vin sont millionnaires... »
Transcrivons ici quelques lettres que Rivarol écrivait de
Hambourg même à son ami, le marquis de Gaste, à la Ra-
mière (i). Ces lettres nous apprendront d'ailleurs des détails
sur les dernières années de sa vie.
(I) Nous en devons la communication à l'obligeance de M. le marquis Hum-
bert de Gasle. Ces lettres avaient été adressées à son grand-iièi'e.
Les lettres de Rivarol sont très rares, Manette, sa gouvernante, ne les a point
recueillies.
ANTOINE RIVAROL 219
Rivarol, au milieu de son existence agitée par les passions
de toute nature avait un excellent cœur ; il n'oubliait ni sa
ville natale, ni les amis qu'il y avait laissés, ni sa propre
famille. Son vieux père recevait de temps à autre des secours
qu'Antoine envoyait de l'étranger. Ce sont 25 louis qui en
mars 1796 lui arrivaient par une maison de banque de Lj^on,
sous le couvert de Justet, fabricant de bas (i). C'étaient des
cadeaux, des souvenirs, des bijoux à l'adresse de ses anciens
camarades.
A M. de Gaste, maire à Bollène (comtat Venaissin) (2).
« Je suis loin de voils blâmer, mon cher de Gaste d'avoir
accepté la place de maire de Bollène. Si les aristocrates avaient
tous eu le même esprit, ils auraient rempli les municipalités,
les directoires et même les clubs : ce qui les eut rendus maîtres
de la révolution ; ils ont mieux aimé en être les victimes.
« Il y a un mois que je v^ous dois une réponse, mais vous
savez que c'est ici le palais d'Atalante, on 3^ passe la vie à la
fenêtre, ou à courir de chambre en chambre. Nous avons
encore plus besoin de pitié que d'excuse. Barruel est venu
depuis quelque temps y augmenter le nombre des paladins et
des fous. Je ne sais si quelque Astolphe montera dans la lune
pour ces pauvres gens là. En attendant les jacobins prétendent
que le père éternel est des leurs, le royaume est à leurs pieds,
les empereurs meurent à point nommé etc., etc. Il n'y a que
les assignats qui tout patriotes qu'ils sont, périssent de jour
en jour sous l'aristocratie des métaux.
« Vous me demandez quels papiers conviennent à un homme
(1) Joseph Justet était son frère de lait. Lors de sou tour de France, comme
ouvrier débassaïre, il fit, vers 1785 le voyage de Paiis. Il y fut reçu par son
compatriote Nous lui avons entendu raconter les détails de certain diner,
au Palais-Royal^ où Rivarol, assistant avec Deparcieux, Greuze et autres artistes
ou littérateurs, avait ameué Justet. — « Lorsipie l'on te parlera, avait-il recom-
mandé à son invité, tu ne répondras que oui ou non. » Le frère de lait tint
parole : il écouta. — V. Bagnols en 1787, p. L. A.
(2) Nous avons scrupuleusement copié le texte des lettres.
220 NOTICES BIOGRAPHIQUES
qui vit en province ? Il faut je pense avoir deux feuilles oppo-
sées, afin de juger l'opinion et de mieux sentir l'état des choses.
Je vous conseille donc la partie politique du Mercure^ appelé
Journal de Genève^ et celui de Lebrun ou \iz Moniteur. Mais ce
que je vous conseille par dessus tout, c'est de venir faire un
tour ici : cette révolution vaut la peine qu'on l'observe à sa
source. Je vous dirais dans quelques conversations la valeur
de plus d'un volume, et d'un volume qui n'existe pas. Il va
d'ailleurs se faire un grand revirement dans les ambassades,
et si vous avez quelque envie de changer de place et de ma-
nœuvrer un peu sur l'étrange vaisseau qu'on nous bâtit depuis
3 ans, je ne crois pas qu'il vous fut impossible d'être employé,
d'autant que vous vous êtes comporté avec prudence, et que
je ne pense pas que les jacobins envoyassent des notes contre
vous. Adieu, tous mes hommages à Madame de Gaste. »
« 14 Juillet à Hambourg 1796.
« Il est bien doux pour moi, mon cher et ancien ami, de voir
que je ne suis pas mort dans votre souvenir. Je vois par votre
aimable lettre que vous avez sauvé votre esprit et votre cœur
de cette affreuse révolution ; si la santé est de la partie, tout
va bien, les malheurs ne sont bons qu'à oublier.
« Je ne vous ferai pas ici le roman de nos longues courses,
malgré deux naufrages de ma personne et un de mes effets,
malgré toutes mes pertes, je suis peut-être de tant de fugitifs
celui que la fortune a le moins maltraité : ce qui le prouve,
c'est que j'ai pu prêter plus de dix mille francs depuis ma
sortie de France. Me voici maintenant occupé à vous donner
le dictionnaire de la langue, sur un plan nouveau : il faut que
je vous délivre des exigences du sphinx, dussé-je, comme Œdipe,
y perdre les yeux. Au reste, je me suis donné deux secrétaires
pour alléger le fardeau.
« Vous avez bien raison de me dire que vous avez fait et
que vous croyez faire encore un rêve délectable ; c'est la fai-
blesse d'un homme qui nous a tous plongés dans cet océan de
ANTOINE RIVAROL 221
malheur et son infortune n'a pas amendé le sort de la France.
Un corps politique est bien malade quand la population crie,
je suis république et le territoire, je suis monarchie. Vous
savez, si vous avez lu le Journal politique^ de quel œil j'ai vu
cette Révolution, et cela, dès le mois de juin 1 789, quand la tête
tournait à tout le monde. J'écrivais alors : Malheur à qui
remue le fond d'une nation ! Mais j'étais la voix qui crie dans
le désert. Mon frère vient de faire réimprimer la suite de ces
numéros si cette collection vous tombe entre les mains, relisez-
là. Je cessai d'écrire en 1790 : tout était perdu : l'assignat était
là pour payer tous les excès et tous les bandits de la Révolu-
tion : je vis le mal sans remède. C'est à cette époque que
j'écrivis que les français finiraient par s'intituler eux-mêmes
Brigands et Sans-Culottes, et qu'ils porteront une galère en
triomphe. La chose s'est vérifiée à la lettre.
« Quoique j'aie les matériaux de l'histoire de cette Révolu-
tion et une théorie du corps politique dans mon portefeuille,
je crois cependant le temps et les conjonctures si peu favorables
que j'aime mieux, en ce moment, travailler pour la langue que
pour la nation. La i'"^ partie du discours préliminaire, concer-
nant l'entendement humain va paraître vers la fin du mois.
(( Si vous avez un fils de i3 ans, j'en ai un de 16: nous
nous faisons vieux : et voilà 8 ans que la Révolution nous
force à rayer de notre bonheur. Ma fortune a été renversée
au moment où je mettais la dernière main à l'édifice \ mais
vos terres vous restent et vous serez encore heureux, si les
levains qui sont toujours en France ne fermentent plus. Vous
me parlez d'un voyage en Languedoc, je ne le crois possible
que Tannée prochaine. J'espère aller philosopher quelques
jours avec vous, à la Ramière, contre la philosophie du siècle,
cette funeste chimère qui s'est armée des passions du peuple,
quand le peuple s'est armé de ses phrases. Je vous expli-
querai notre Révolution et la conduite des puissances, de
manière à vous confondre d'étonnement. Vous verrez que nos
222 NOTICES BIOGRAPHIQUES
destinées ont été ballotées entre les jacobins sans-culottes et
les jacobins couronnés.
« Adieu, mon cher ami, écrivez-moi et dites-moi qu'elles
sont les personnes de ma connaissance qui ont été victimes de
la Révolution ; car depuis 1792 je n^ai pas la moindre nou-
velle de Bagnols. Tout à vous, R. »
Rivarol quitta la ville d'Hambourg et se rendit à Berlin, où
sa réputation l'avait devancé. Si nous en croyons Dampmartin
ce compatriote dont il parlait dans ses lettres au marquis de
Gaste : « Les princes français lui envoyèrent à Hambourg, mille
écus avec l'ordre de se rendre en Prusse. » Un n\émoire (i),
de ce compagnon d'exil ajoute ce qui suit : « La demande d^une
pension que le départ de Monsieur de Boufflers laissait vacante
à l'Académie, colora ce voyage dont le but secret n'était rien
moins que d'influencer et de changer l'opinion publique de la
Capitale et de la cour de Prusse.
« Quelques gens de lettres, les étrangers, les envoyés de
plusieurs souverains et une partie des grands seigneurs de
Berlin s'entendirent pour que l'arrivée de Rivarol fut transfor-
mée en une espèce de triomphe. Les partisans des français,
les vrais amis de leur Patrie s'alarmèrent de ses intentions. . . .
le monarque résista et ne voulut point consentir à se détacher
du gouvernement français Rivarol reconnut bientôt la
vanité des espérances qu'un brillant début lui avait fait conce-
voir. ... ses tentatives sur l'esprit du roi furent infructueuses,
et la reine n'accorda que des sourires agréables à diverses
pièces de poésie qui rendaient hommage à sa beauté, à ses
grâces et à sa bienfaisance le prince Henri se garda bien
d'accueillir Rivarol; le frère, le compagnon d'armes du grand
Frédéric, remplissait le vague de son imagination de rêveries
républicaines. Né sur les marches du trône, et fier de sa haute
noblesse, il repoussait cependant les défenseurs de la royauté,
de ce château de Reimberg que les poètes et les philosophes
(1) V. notice des travaux de l'Académie du Gard, année 1808, p. 376.
ANTOINE RIVAROL 223
avaient célébré comme la demeure d'un héros et la retraite
d'un sage. »
L'aimable français fut pourtant recherché par une partie de
la plus haute société Prussienne. On cite une princesse russe,
éclairée, amie des sciences et qui les cultivait elle-même avec
fruit, la princesse d'Olgorouska, que Rivarol avait su charmer.
Cette femme devint sa protectrice, son ange gardien (i),
A Berlin, le Bagnolais n'oubliait pas les bords de la Cèze,
De chez Monsieur Delke, où il était logé, sous les Tilleuls.
N° 55, il écrivait au citoyen de Gaste. le 14 mars 1800 :
« Vous êtes une véritable coquette, mon cher ami, la des-
cription de votre hermitage est faite pour me racrocher. Dès
que je serai à Paris, je vous ferai une pacotille de graine et
d'arbustes rares. En attendant je vais prier la mer Baltique de
me céder un peu de son ambre jaune pour assortir Madame
de Gaste, en reine du nord; elle aura le collier, les pendants
d'oreilles, la plaque de ceinture et la bague, c'est ici la grande
mode, et il faut convenir que c'est d'un bel effet Vous
aurez mon portrait dès que celui que j'ai laissé à Londres
sera de retour. On en fera deux copies, une pour vous, une
pour mon père
« Dampmartin a grande envie de revoir sa patrie ; je ne sais
même si nous ne partirons pas ensemble, mais je ne suis
pas si facile à remuer que lui : j'ai des livres, des tableaux, etc.,
dont je veux me défaire avantageusement avec les polonais et
les russes. Traîner ce bagage à Paris, ce serait s'écraser en
frais de transport et porter de l'eau à la fontaine.
« Je viens d'écrire à mon père pour lui annoncer une petite
somme
« Je dîne aujourd'hui chez Monsieur d'Engestron 'prononcez
(1) Après la mort de Rivarol, la princesse d'Olgorouska lit imprimer dans les
jom-naux et afficher dans les rues de Berlin, que toutes les dettes de Rivarol
seraient payées, et que les créanciers n'avaient qu'à se présenter L'émigré
français ne devait rien : personne ne se présenta. (La Platièie, loc. cit.)
224 NOTICES BIOGRAPHIQUES
d'Enguestrum), il y sera fort question de Leusière (i). Ma
liaison avec ce ministre date de Londres où il était ambassa.
deur en 04. Je suis d'abord fort proté^^é par son roi qui m'a
honoré de plusieurs lettres et de son portrait.
« Si Marmier (2) a la goutte, il l'aura bien méritée; c'était
la consolation de Montagne : faites lui bien mes compliments.
« Je partirai d'ici en avril ou en may. J'irai à Dresde voir
sa belle galerie, de là je descendrai sur le Rhin, pour faire un
peu ma cour au margrave de Bade, et c'est de là que j'entre-
rai en France. Ce prince est fort bien avec le gouvernement
français, c'est un vieillard plein d'esprit et de connaissances.
La princesse héréditaire m'a écrit une lettre digne de Madame
de Sévigné. Elle a deux filles fort belles dont l'une est reine
de Suède, et l'autre grande duchesse de Russie. Vous ne
sauriez vous faire une idée des bontés et des grâces de cette
charmante famille pour tous les Français en général, et pour
votre serviteur en particulier. Je vous ferai un jour l'histoire
de l'émigration et je vous étonnerai.
« Voilà bien du bavardage, cher ami, si l'amitié allonge d'un
côté, elle excuse de l'autre Tout à vous, Rivarol. »
Nous venons de voir dans quel milieu vivait notre com-
patriote, en se berçant de l'espoir d'un retour prochain
C'est le 24 janvier 1801 qu'il écrivit une dernière lettre en
plein hiver.
« Votre souvenir, mon aimable de Gaste, est toujours une
bonne fortune pour moi et les belles exemples de Rossignol (3)
ne m'ont jamais fait autant de plaisir que les zigs-zags de votre
écriture. Oui, j'accepte votre rendez-vous à la Ramière, Quatre
choses sont également nécessaires à mon imagination malade,
votre air, votre eau, vos fruits et votre conversation. Je péris
(1) Camboii P.runet de Leuzière, chevalier de Saint-Louis, demeurait rue Pou-
lagière, n» 3, maison Siran.
(2) Monsieur de Marmier, propriétaire de la maison Sartre, sur la place, n» 26.
(3) Rossignol Louis, né à Paris en 1696. Glachard, son élève, édita, en 1712,
les exemples autographiés de ce grand calligraphe, surnommé le Raphaël
des écritures françaises.
ANTOINE RI VAROL 22 5
moralement et physiquement dans ces pays du Nord. Je suis
las de ces gens que le soleil regarde de travers. Que faire d'un
climat où les élémens mêmes ont tort ? Ici l'air, la terre et
l'eau sont vraiment pervers et le feu, le seul qui soit innocent
et pur, et en état de corriger les trois autres, ces misérables
l'emprisonnent dans des poêles, de peur de le voir. Je sors
d'une maladie qui a mis le comble à mes dégoûts : toutes les
voix de la renommée et toutes les caresses des princes ne
valent pas un tour de promenade dans vos vergers. Sylvas
amem ingloriiis ?
« C'est Dammartin lui-même qui m'a remis votre lettre: nous
sommes liés depuis longtemps. Faites mes compliments à
Marmier et dites à Combout que Monsieur d'Engestrom qu'il
a connu à Stokolm et qui est actuellement ambassadeur de
Suède à Berlin a conservé de lui le souvenir le plus agréa-
ble Madame de Gaste ne m'a donc point oublié ! Elle
est bien digne d'avoir des amis, et j'ose dire que je ne suis point
indigne de son amitié.
« Adieu mon cher ami, faites, je vous prie, passer le paquet
ci-joint à mon père j'évite autant que je peux de mettre
mon nom sur les lettres Vous dites que vous n'avez pas
tous mes ouvrages ; mais si vous les aviez, vous seriez plus
avancé que moi : ce sont vraiment des feuilles des sybilles,
autant en emporte le vent R. (i) «
Cette dernière page exhale un parfum de nostalgie qui im-
pressionne Rivarol songe à sa patrie, il a hâte de revoir
le soleil du Midi, d'embrasser son vieux père et de retrouver
ses amis d'autrefois. Mais, hélas ! alors qu'il savourait la
volupté du far m'ente, au milieu de l'éclat de son triomphe,
dans une ville où on l'admirait, le spirituel publiciste devait
bientôt trouver la mort.
(1) La dernière lettre écrite par Rivarol est du 21 février 1801 ; elle est
adressée à Paris, à sa chère Manette : « Mon projet est d'aller en France. ...»
V. Sulp. de laplatière, T. I, p. 228.
T. II i5
2 26 NOTICES I5IOGRAPHIQUES
« Après avoir passé une journée délicieuse avec ceux qui
Tain^iaient (i), il se sentit attaqué subitement d'une fluxion de
poitrine. Pendant les sept jours de sa maladie, qui alla toujours
en empirant, tous les Français résidants à Berlin, à Tenvi les
uns des autres, lui prodiguèrent les attentions les plus délicates.
Le docteur Formay, un des médecins les plus célèbres de
l'Allemagne, épuisa, sans aucun succès, toutes les ressources
de l'art. L'amitié constante de M. d'Engestrom ne se
démentit pas un seul instant. Le roi, la reine envoyaient
régulièrenient savoir de ses nouvelles, quelques princesses
vinrent le visiter; enfin, tout ce qu'il y avait de plus illustre à
la cour de Berlin lui témoigna constamment l'intérêt le plus
affectueux. »
L'illustre malade était résigné et s'accoutumait à mourir :
il tempéra ses souffrances par l'aspect enchanteur d'un jardin
riant qu'il voyait en perspective On l'entendit quelques
instants avant de rendre le dernier soupir, prononcer ces
paroles : « Mes amis, voilà la grande ombre qui s'avance, ces
roses vont se changer en pavots, il est temps de fixer l'éter-
nité. » Puis, il eut un court instant de délire, et il demanda
« des figues de l'Attique et du nectar « rappelant encore ses sou-
venirs de l'antiquité qu'il avait aimée avec passion.
Rivarol mourut le 21 germial an IX, — le 1 1 avril 1801, —
à l'âge de quarante-sept ans, alors qu'après le 18 brumaire, il
lui était permis de rentrer en France (2).
Quant aux derniers moments de notre illustre compatriote,
il est consolant, pour nous, de croire au récit d'un de ses con-
temporains, le colonel Sulpice de La Platière, honoré, lui
aussi, de l'estime du roi de Prusse (3). Madame de Rivarol a,
il est vrai, protesté contre cette version d'une manière éner-
(1) Le 15 germial an IX. — 5 avril 1801.
(2) 18 brumaire an Vlil. — 9 novembre 1799.
(3) Voir les leKres de Frédéric de Prusse. (Sulp. de La Platière, T. I ,p. 113).
ANTOINE RIVAROL 227
gique mais peu sincère ([\ p]lle traite dépure gasconnade, de
fable et de contes bleus le récit du colonel. Sa lettre est une
sorte de réhabilitation du noble comte, de l'époux et de Tami;
elle le signale comme modèle de fidélité et de dévouement
conjugal. Selon Madame de Rivarol, son mari n'est pas mort
chez son amie, à la campagne, mais bien à Berlin, à la suite
d'un érésypèle. Il a succombé après six jours de douleurs,
« faisant, pendant trois jours, des cris qu'on aurait entendus de
la moitié de Berlin » elle ajoute que l'Académie a voulu
avoir son buste en marbre.
S'il nous convient d'adopter l'un ou l'autre de ces deux récits,
la version réaliste ou la version poétique, nous sommes pour
cette dernière. Rivarol, qui croyait à l'immortalité de l'àme,
mourut en paix, entouré de soins affectueux. C'était une nature
d'élite, et, croyons-le, la Providence lui fit grâce à la dernière
heure : il lui fut beaucoup pardonné
Sa gloire a failli avoir le même sort que les feuilles des
livres sybillins dont il parlait en poète inspiré. Nous possé-
dons de lui des œuvres remarquables, mais ne seraient-elles
pas moins imparfaites, s'il les avait parachevées avant que
la mort ne l'eût arrêté à la maturité de l'âge, au moment où
les folles passions de la jeunesse commençaient à se calmer, et
alors qu'il aurait pu laisser un nom immortel à plus d'un titre.
Sa place est au second rang.
Ne le verrions-nous pas briller en première ligne, jeter sur
Bagnols, sa ville natale, un éclat sans nuage et attirer tous
les suffrages sur son illustration incontestée si, au lieu de
s'abandonner à l'attrait d'une voluptueuse indolence, il avait
eu la persévérante fermeté du caractère et du travail ? (2).
(1) Le Petit Almanach denosgrands hommes. Édit. LéopoldCollin. Paris 1808.
p. ij et suiv.
(2) A Londres un habile peintre anglais fit de Rivarol un beau portrait que
possède, à Paris, son petit neveu, Monsieur Tollin^ agent de change. Cette toile
à figuré à l'Exposition de 1878, dans la galerie des portraits historiques,
Carmontelle nous a laissé un dessin représentant Rivarol. Ce portrait gravé,
orne les œuvres du publiscite.
RIVAROL (CLAUDE-FRANÇOIS DE)
GÉNÉRAL
Né à Bafçnols le 6 juin i j5 g
Mort à Brie-Co77ite-Robert le 6 juin 1848
ANS une allée ombreuse du jardin des Tuileries se
réunissaient, encore peu après la Révolution de iS3o,
quelques chevaliers de Saint-Louis et les derniers
voltigeurs de Louis XVI, qui habitaient la Capitale.
Nous les avons vus maintes fois groupés sur les bancs de
pierre ; ils étaient là s'entretenant de leur bon vieux temps et
donnant un souvenir de regret au drapeau blanc que venait
de remplacer, une seconde fois, l'étendard tricolore.
L'un de ces anciens serviteurs, fidèle à la branche aînée des
Bourbons, se distinguait par son allure noble et fière. Debout
et vert encore malgré ses soixante-treize ans, il prenait souvent
la parole et semblait se faire écouter complaisamment par ses
vieux compagnons d'armes. De loin, nous étions frappés de
sa belle chevelure blanche et de son profil bourbonnien. C'était
le général comte François de Rivarol.
Comme compatriote, il nous avait accueilli dans sa demeure,
rue Saint-Hyacinthe-Saint-Honoré et nous avions pu, là, nous
édifier sur les habitudes et la vie intime du frère du littéra-
teur célèbre.
Rivarol, comte depuis la mort d'Antoine, avait conservé
23o NOTICES LSIOGRAPHIQUES
toute sa bonhomie méridionale. Il parlait volontiers la langue
d'oc. La correction de sa tenue révélait son premier état :
ancien militaire. Comme ci-devant noble, il lui restait une
politesse exquise, raffinée, dont l'usage, persistant encore à
Paris avait, à de rares exceptions près, disparu de la Province
depuis Tère démocratique.
Le général conservait un reflet de la faconde de son frère
aîné. Sa conversation roulait de préférence sur les temps
passés à l'étranger. Nous lui avons entendu raconter, de cette
époque, plus d'un épisode curieux, presque légendaire. Un
entr'autres : Témigré royaliste avait eu l'occasion, nous disait-
il, d'obliger de sa bourse Louis-Philippe d'Orléans, alors que
celui-ci était en Suisse, à la recherche d'un poste de professeur
dans un collège. Notez qu'à l'époque où nous écoutions ce
récit, le prince était roi des Français.
Rivarol restait fidèle à son culte monarchique ; lorsque nous
osions faire usage de la faveur d'être reçu, il se plaisait à
engager Mademoiselle Delphine, sa tille, à chanter une romance
dont il avait composé et les paroles et la musique; motif :
I.c jeune Duc de Bordeaux.
Madame de Rivarol faisait le charme de cet intérieur intime.
C'était, elle aussi, une bagnolaise, fille de i\L le baron de
Sibert de Cornillon leur fils, Edouard, alors éloigné de
Paris, exerçait l'emploi de contrôleur des Contributions
indirectes.
Tel était cet intérieur charmant, hospitalier; on y causait
littérature et vo3^ages, on 3^ cultivait les beaux-arts, la musique,
la peinture ou la poésie. Les hôtes accueillants rajeunissaient
aux souvenirs de Fontbelle et des hovàs fleuris de la Cèze.
Claude-François sortant à peine de l'école des Joséphites,
alla rejoindre son frère à Paris, vers 1781. Il prit le nom de
vicomte de Rivarol et entra au service dans la maison militaire
du roi, il devint capitaine en 1788. Les loisirs que lui donnait
la profession des armes, il les employait à cultiver les lettres.
CLAUDE-FRANÇOIS RIVAROL 23 I
C'était, d'ailleurs, une recommandation expresse de son père,
alors que le collégien quittait Bagnols à l'âge de vingt ans.
« L'état militaire auquel tu te destines, lui disait-il, a des vides
cruels à remplir. Occupe-toi de ton métier, mais ne négliges
pas les belles-lettres. Je t'ai fait remarquer à ce sujet la belle
phrase où Cicéron en peint si bien les avantages. Dans quel-
que situation où tu puisses te trouver, elles feront le charme
et la consolation de ta vie. D'ailleurs, combien de jeunes offi-
ciers se perdent par la dissipation et faute d'étude ! Lis beau-
coup, écris beaucoup et n'oublie jamais que c'est Fignoraiice
qui rend les jeunes gens si insupportables, les hommes faits si
ridicules et les vieillards si inutiles (i). »
Donc, pour charmer les heures où le service militaire lui ren-
dait la liberté, François suivait son penchant naturel ou son
instinct d'imitation, composait des petits vers, des idylles à
la mode du temps, des traductions d'Horace et des apologues.
Bientôt le jeune auteur se hasarda à entreprendre un poëme :
Les Chartreux (2), en vers français et italiens. Disons tout
d'abord que Rivarol a eu des remords et des regrets d'avoir
traité un tel sujet, puisqu'il écrivait à son père de lui pardonner
« cet ouvrage fait selon l'esprit du temps (3). » Le poëme avait
été adressé à l'empereur Joseph II qui, à cette époque, opérait
des réformes philosophiques dans les couvents et les monas-
tères de ses États d'Allemagne.
Il est certain que François Rivarol écrivait sous l'inspira-
tion des idées nouvelles. Le drame qui fait l'objet de son
poëme n'est point une fiction, c'est le récit d'un fait arrivé
dans une chartreuse de la Flandre espagnole, sous le règne
de Charles-Quint, époque où le fanatisme religieux était encore
profondément enraciné. La poésie française compte quelques
(1) Œuvres littéraires de François Rivarol. (Laurens, Paris. 1799. T. I., p. ij).
(2) Le petit poëme n'a que 208 vers.
(3) Le temps où on se plaisait à mettre au grand jour les turpitudes mille fois
regrettables dont le clergé pouvait être la cause ,
2:)2 NOTICES BIOGRAPHIQUE
bons vers, qui lui coûtèrent moins de peine, disait-il que la
traduction en vers italiens. Les deux frères paraissent s'être
engoués en même temps de la langue de leur aïeux.
En 1785, François de Rivarol écnvh IsniiVi ouïe fatalisme^
histoire persane. L'auteur y met en scène un vieux chrétien
fataliste, malgré sa religion, et un jeune musulman qui ne
l'est pas, malgré la sienne. Le sujet est original. Rivarol
éMoui du succès de Voltaire combattant l'optimisme, s'était
donné pour thèse, plus difficile encore, dit-il, de ridiculiser
le fatalisme, s^^stème qui durera autant que le monde, malgré
le christianisme qui ne l'a point admis et malgré la raison qui
le repousse (i) »
Nous ignorons à quelle occasion François de Rivarol alla
en 1786. en Prusse, passer six mois à la cour. Il nous apprend
lui-même, qu'il a été très bien reçu par le prince Henri, oncle
du roi. Si le monde aristocratique accueillit avec distinction
autant le frère du lauréat de l'Académie de Berlin, que l'aima-
ble poète, officier attaché à la maison de France, il n'y a pas lieu
de s'en étonner. Avec moins d'esprit qu'Antoine, François
possédait l'art précieux de se faire bien valpir..
A son retour, le jeune poète enhardi, chaussa le cothurne, il
mit au jour une tragédie en vers : Guillaume-le-Conquérant
(1787). Cette pièce fut reçue au Théâtre -Français en 1790,
mais elle n'a jamais été jouée. « D'ailleurs, disait Rivarol, pour
se consoler de son échec, ce serait, ma foi, une sorte d'ana-
chronisme. Les principes sur la liberté sont absolument con-
traires à ceux qu'on a établis depuis la Révolution. »
A la date de 1799, Rivarol imprimait, sous forme de préface
à sa tragédie, ces paroles : « Ceci est une œuvre de jeunesse... »
Mais ce qu'il a écrit de sa main, vingt ans après, est plus signi-
ficatif, car il nous facilite l'appréciation de la pièce.
(1) L'analyse de ce petit ouvrage parut, dans le Mercure du 6 janvier 1787. Le
criliijue avance (jue ce roman soutient quelques fuis le parallèle avec le Candide
de Voltaire,
CLAUDE-FRANÇOIS RIVAROL 233
Un exemplaire de ses œuvres, sorti de sa bibliothèque de
Fontbelle porte les traces de nombreux repentirs de l'auteur
— expérimenté depuislors. Achaque feuillet de sa tragédie, en
cinq actes, il a, de sa main, souligné humblement les pas-
sages à corriger. Ainsi le poète, devenu son propre critique,
a patiemment recherché les répétitions des mêmes termes, les
assemblages bizarres, les vers incompréhensibles. Nous avons
compté dans ce travail : mon cœur, ton cœur, son cœur répété
soixante-trois fois! Edithe, un des personnages, s'exprime en
ces termes :
Oh, je ne vois que trop que votre cœur soupire ;
Ce cœur, ce faible cœur ne peut se détacher. . . .
Rivarol a bâtonné encore ces membres de phrases : sévères,
rigueurs, plutôt avant., flambeaux ténébreux., etc., ces vers :
Des flambeaux, loin de nous, brillent à nos regards;
Le Ciel punira-t-il un feu qu'il a vu naître?
Au sein des tristes nuits oit j'ai vécu dix ans.
Prince, pour son bonheur faites If cotisent ir.
Des morts et des mourants la plaine était semée.. . . etc.
Après l'œuvre tragique, François Rivarol donna sous le
nom de Monsieur de Saint-Martin, sa comédie en un acte,
le Poète Emprunteur., l'an VII, Son type était un rimeur
boursouflé et ténébreux qui ne faisait rien imprimer et se con-
tentait des applaudissements de ses coteries, où il ne cessait
de faire des dupes C'est encore sous les indications de
l'auteur que nous citons le vers suivant, lequel ne formule
certainement pas une leçon de morale et d'humilité :
Qui ne se vante pas., ne fait jamais fortune.
A la veille de la Révolution, le vicomte de Rivarol, comme
toute la noblesse française, menait une existence frivole et
mondaine. Cependant les castes privilégiées sentaient appro-
2.-)4 NOTICES BIOGRAPHIQUES
cher l'heure du sacrifice. La nation osait faire entendre sa'
grande voix : elle allait affirmer sa volonté virile et commander
à son tour. Une lettre de François à son père, va nous appren-
dre quelle ligne de conduite suivait l'officier bagnolais qui avait
alors trente ans : « J'abandonnai dès 178S cette philosophie
aventurière dont Je fus entiché, conime tant d'autres, pour
me livrer à l'étude de la politique, science aussi utile à l'homme
que la philosophie lui est pernicieuse J'ai publié plu-
sieurs opuscules de poésies fugitives, mais il pourrait se faire
qu'un jour j'écrivisse des choses plus sérieuses. Depuis la
Révolution les historiens de tous les peuples. Tacite, Machiavel,
Montesquieu et tous les publicistes modernes, ont fait ma
constante occupation. »
Fidèle à ses devoirs et à ses principes monarchiques, le
capitaine montra beaucoup de zèle pour la défense de la
royauté. Ses écrits dans les Actes des Apôtres le prouvent. On
assure qu'il organisa une association destinée à empêcher les
progrès de la Révolution qui venait d'éclater. La conspiration
' devint impuissante. Elle dut se dissoudre après la prise de
la Bastille, mais Tardent royaliste en réunit bientôt quelques
débris épars et en forma une nouvelle société connue sous le
nom de Salon Français.
En 1790, Rivarol écrivit pour le Journal de la Ville et de
la Cour; sa collaboration ne fut pas de longue durée, puisque
abandonnant le style du pamphlétaire pour la plume du diplo-
mate, il alla à Coblcntz d'où les chefs de l'émigration l'envo-
yèrent à Londres en mission auprès de Pitt.
Nous signalerons son passage à Bruxelles en 1791. Là il
eut, avec un grand seigneur étranger, partisan delà Révolution
française, un duel qui eut beaucoup de retentissement.
Rivarol, chargé d'une mission de Monsieur^ pour Marie-
Antoinette était revenu à Paris. Il assista à la journée du
10 août 1792 qui fut la dernière du règne de Louis XVI.
Lorsque, peu après, la loi ordonna la vente des biens des
émigrés et peu avant les massacres de septembre, il partit de
CLAUDE-FÉANÇOIS RIVAROL 235
nouveau pour l'étranger, et continua son service dans les armées
des princes coalisés avec les prussiens.
Au milieu même de l'agitation permanente, en France et
dans la capitale surtout, Rivarol trouvait le moyen de revenir
à Paris de temps à autres. Il échappait chaque fois aux recher-
ches des agents secrets. Cependant un jour la police l'ayant
découvert, il fut incarcéré et il demeura vingt-deux mois en
prison. A sa sortie, nous lui voyons reprendre la route d'Alle-
magne, se dirigeant vers Blankembourg, où le prétendant le
nomma colonel et chevalier de Saint-Louis. (1797).
Il se trouvait de nouveau à Paris le 18 brumaire, pendant
cette journée mémorable où le général Bonaparte expulsa, par
la force, le conseil des Cinq-Cents du lieu de leur séance.
Les investigations minutieuses de la police aboutirent à la
découverte d'agents voués aux intérêts des princes émigrés.
Rivarol qui était de ce nombre, fut jeté en prison. Il y resta
pendant deux ans.
A sa sortie, il fit de vains ellorts pour obtenir du ministre
la levée de l'interdit qui frappait son frère exilé. Les omnipo-
tents demeurèrent inflexibles et Antoine mourait à Berlin en
iSoi, alors qu'il disait à ses amis : « J'ai empêché François
de venir me joindre pour avoir à Paris un patron qui tâchât
de me faire sortir de l'enfer. «
Peu après la date du 21 germinal an ÎX, Rivarol fut interné
dans le département du Gard : on lui assigna, comme on
disait alors, Bagnols pour prison fi;. Cette mesure de sur-
veillance émanant de la police impériale dura jusqu'à la chute
de Napoléon. En 181 2 il se rend à Paris, il y est découvert
et retenu en prison pendant quelques mois. En i8i3,il quitte
de nouveau la France et n'y revient que sous la Restauration.
Enfin sa fidélité mise à tant d'épreuves fut récompensée ; le
10 mai 18 16 le roi Louis XVIII le nommait maréchal de
camp.
(1) Où, le 9 mai 1808, il se maria, en secondes noces, avec Mademoiselle Camille
de Sibert de Cornilloii.
236 NOTICES BIOGRAPHIQUES
Avant d'être promu à ce nouveau grade, il eut, dans le
département du Gard, à s'entendre avec les hauts fonction-
naires civils et militaires, afin de recruter des volontaires zélés
pour suivre le duc d'Angoulème qui soulevait les ardentes
populations de la contrée. Que de brevets d'officiers ou de
chevaliers du Lys n'a-t-il pas signés et fait accepter alors par
les royalistes enthousiastes ?
Rivarol habitait en 1814 la ville de Nîmes. On sait que le
gouvernement avait créé, sous le nom de cours prévôtales, une
justice politique exceptionnelle, ayant mission de juger, dans
les départements, les crimes et délits portant atteinte à la
la sûreté publique. Le général François de Rivarol fut nommé
prévôt, c'est-à-dire président de la cour. Ses assesseurs, dési-
gnés par le ministre de la justice, étaient pris parmi les juges
des tribunaux de première instance. La cour pouvait se porter
d'un endroit à l'autre du département. Elle jugeait en dernier
ressort et sans recours en cassation, sur une instruction à
peine ébauchée ? Nous comprendrions difficilement qu'avec
sa nature ouverte et loyale, Rivarol eut accepté des fonctions
aussi délicates, si nous ne l'avions vu, en méridional pas-
sionné, sacrifier au fanatisme politique ou religieux les plus
nobles sentiments de son excellent cœur(i).
C'est à Nîmes que Rivarol eut un duel avec M. d'x\rgout,
préfet du Gard. On raconte qu'au théâtre, à la suite d'une
discussion qu'il mena fort loin avec ce haut fonctionnaire, les
deux contradicteurs sortirent et allèrent dans une rue écartée,
à la lueur d'un réverbère, échanger une passe à l'épée. Le
préfet fut légèrement blessé à l'épaule \ Rivarol quitta
Nîmes (2).
De 1817 à 1822, libre et désabusé de toutes les intrigues
(1) Les Cours prévôtales, comme toutes lesjuridictions passagères, et souvent,
locales, ne durèrent pas deux ans ; la loi cessa d'être exécutoire après la session
de 1817.
(2) Les feuilles officielles du département n'ont rien dit de cette aventure :
nous ne connaissons ce fait que par la tradition : un vieux souvenir d'enfance.
CLAUDE-FRANÇOIS RIVAROL 237
politiques, Rivarol vécut dans son domaine de Fontbelle,
écrivant des idylles, comme en ses beaux jours de poète,
chantant la belle nymphe du Tuël (i) dont sa seconde épouse
était, disait-il, l'image fidèle... Mais bientôt, dans l'intérêt de
l'éducation de leurs enfants, M. et Madame de Rivarol quit-
tèrent le pays pour aller s'établir à Paris.
La révolution de Juillet supprima au maréchal de camp sa
pension de chevalier de Saint-Louis ; malgré la bienveillante
intervention d'un patron aussi puissant que généreux (2). Les
ressources devenant moins abondantes, le domaine de Font-
belle fut vendu en 1834... Bientôt après le mariage de sa fille,
le ro^^aliste fidèle à son drapeau, se retira à la campagne,
dans les environs de Paris, où il s'éteignit, entouré des siens,
le 6 juin 1848, à l'âge de 8(5 ans.
On dit qu'en 1862 un bagnolais, heureux de rendre hom-
mage à l'un de ses compatriotes de distinction, arrivait un
jour de mai à Brie-Comte-Robert. Il se dirigeait, silencieux et
ému, vers le champ de repos de ce petit bourg de Seine-et-
Oise. La tombe des Rivarol paraissait avoir été naguère
entr'ouverte. On venait, en eiïet, d'y déposer, huit jours
auparavant, les restes mortels de Madame Camille de Sibert,
veuve du général... Le bagnolais sortit tristement du cinie-
tière et, en regagnant la voie ferrée qui conduit à Paris, il
stationna encore pendant quelques instants devant la demeure
habitée peu auparavant par ses anciens amis. Au milieu des
massifs d'un jardin fleuri se dressait, au-dessus d'un perron
élégant, un chàtelet, surmonté d'un fronton de pierre, au
centre duquel était cette touchante inscription :
Utinam péris impleam ami ci s !
C'était là le vœu du philosophe désillusionné, mais pour
(1) A côté du domaine de Fontbelle se trouve une fontaine auprès de laquelle
était planté jadis un tilleul, un{tuél) d'où lui vient son nom. Rivarol composa
une charmante pièce de veis que nous avons trouvée dans ses papiers de famille.
(2) M. J.-B. Teste, alors député.
238 NOTICES BIOGRAPHIQUES
lui, ce mot de Socrate confirmait excellemment le prix que
doit attacher le sage à la douce aifection des vrais amis.
De son premier mariage, le lieutenant général de Rivarol
eut un fils, qui né à Paris en 1786, est mort à la lieur de l'âge,
le 14 novembre 1827. Le vicomte Jean-Baptiste-Auguste de
Rivarol, sortant de l'École polytechnique, fut nommé officier
dans le régiment d'Issembourg, avec lequel il fit la campagne
de la Calabre. Sous la Restauration, il devint capitaine adju-
dant-major dans la garde ro3^ale.
Le culte des lettres charmait ses plus doux loisirs. On a de
lui un Discours sur la vie et les ouvrages de Rollin (Paris,
i8ig, in-8° de 86 pages) et une Notice historique sur la
Calabre pendant les deruières révolutions de Naples (Paris,
1817, in-8^). Il travaillait à une Histoire de Saint-Louis.
lorsque la mort vint briser et sa plume et son épée.
En 1808, Claude-François de Rivarol épousa à Bagnols
Mademoiselle Camille de Sibert de Cornillon ; de ce mariage
naquit un fils, Edouard, Quoique élevé à La Flèche, le jeune
de Rivarol ne manifesta point le désir de suivre la carrière
des armes : il entra dans l'administration des contributions
indirectes. Ayant atteint sa retraite avec un poste éminent, il
se fixa à Paris où les dernières années de sa vie furent em-
ployées aux bonnes œuvres. Le comte E. de Rivarol était un
des patrons empressés de la Société des amis de l Enfance.
Marié en 1844 à Mademoiselle Marie Dumont, de Carcas-
sonne, il est mort, sans postérité, à Vichy, en octobre 1870.
Sa sœur. Mademoiselle Delphine de Rivarol, épousa
M. Charrier, de Brie-Comte-Robert, Elle mourut en 1867,
ne laissant qu'une fille, mariée à M. Tollin, agent de change
à Paris (1).
(1) Nous sommes hem'eux de remercier ici les descendants de Rivarol de
rinlérc'l qu'ils porlenl à l'œuvre de la Bibliothèque et du Musée. L. A.
ROUSSEL (JOSEPH -JEAN-BAPT.-HERCULE (DE)
CONSUL GÉNÉRAL A SMYRNE
Né à Bagnols le ig septembre l'jSS
Mort à Bagnols le 14 mai i835
Armes : D'azur au soleil iVor en chef : à la rose tùjée en abhnr
NE récompense mémorable qu'accorda à ses élèves
favoris notre premier maître de dessin, M. Lacroix,
fut la visite au cabinet de M. de Roussel (i) La salle
était un véritable musée et nous avons conservé le
souvenir des objets qui frappèrent alors nos regards : quel-
ques belles marines de Joseph Vernet ; deux tableaux de
Greuze : l'Enfant an tonton et une Jeune fille Jouant avec
un e/iien (2), puis des miroirs métalliques ovales, puis des
vitrines renfermant des objets grecs et égyptiens; fines pote-
.ries de Samos, Scarabées, Stelles, vases et médailles et enfin
un magnifique torse de femme en marbre blanc, mutilé mal-
heureusement, mais d'une beauté parfaite (3).
Un jeune homme, — on l'appelait le bel Athénien, — nous
(1) Alors rue Dauphine, aujourd'hui rue Montmorency, maison Ode, n» 2.
(2) Nous avons depuis lors vu des copies de ces mêmes tableaux au musée
de Dijon.
(3) V. ci-après la note A.
240 NOTICES BIOGRAPHIQUES
fit les honneurs de la collection. Artiste lui-même, M. Tony,
qui alors étudiait le droit à Aix, était élève de Constantin (i).
Il cherchait à nous initier à la connaissance des objets pré-
cieux qu'il nous montrait et dont il nous faisait, en très bons
termes, comprendre et apprécier toute la valeur.
Cette station, en face de raretés telles que nous n'en avions
encore point vu d'analogues, ouvrait, pour nous tous, de
vastes horizons... Nous en parlâmes pendant de longs jours.
En ce temps là, nous suivions avec empressement les trois
frères Flandrin (2) que M. Tony de Roussel guidait aux bords
de la Cèze, sur les crêtes de l'Encise ou de Jicon. Ces
artistes copiaient les sites les plus pittoresques des alentours
et nous n'avions pas perdu notre journée lorsqu'ils voulaient
bien nous permettre de les approcher afin de voir leurs
esquisses.
La bienveillance de M. Tony et une similitude de goûts,
nous valurent la faveur personnelle d'aller maintes fois,
depuis, dans la famille de M. de Roussel. Là, nous entendions
parler des temps anciens, du prince de Conti, de Monsieur^
des vers satiriques de l'oncle Barnabe (3j, des voyages en
Orient, d'Athènes, de Smyrne, des Pyramides... C'est donc
avec un sentiment de profonde gratitude que nous allons
raconter ici ce que fut ce noble vieillard nommé le consul de
Smyrne.
Fils d'Alexis-Gabriel de Roussel et de Rose Magne, Joseph-
Jean-Baptiste-Hercule naquit à Bagnols le 19 septembre
1758. A dix-sept ans il entra dans les gardes du corps de
Louis XVI, compagnie de Luxembourg. Il servit quinze
mois et passa de là dans le régiment mestre de camp-général
(1) Constantin était un peintre d'Aix qui a joui d'une certaine réputation; il a
été le maître de Granet. M. de Roussel copiait merveilleusement les encres de
Chine du professeur.
(2) V. la Not. biogr. de Ladroit, page H.
(3) M. Barnabe de Roussel était juge de paix à Bagnols en 1789.
JOSEPH DE ROUSSEL 24I
«
dragons, en qualité de lieutenant (1778) (1), C'est à cette époque
qu'il fut attaché à l'ambassade de Constantinople et nommé
vice-consul aux Dardanelles. Mais toutefois, conservé au
cadre de son régiment, il eut en 1785 une lettre de passe à
la suite de M. le duc de Luynes,
Le jeune bagnolais obtint un congé pendant lequel il se
rendit à Paris. Là, distingué par ses talents, dont il avait eu
déjà l'occasion de révéler le côté spécial, Roussel fut envoyé
en mission diplomatique en Angleterre, d'où il fut rappelé
pour accompagner le comte de Saint-Priest, ambassadeur
à La Haye.
Bientôt les Prussiens envahirent la Hollande (2),
Roussel dut revenir à Paris et, en récompense de ses services
signalés, il fut nommé vice-consul à Nauplie de Romanie (3),
Le diplomate se trouvait à la cour lors des premiers évé-
nements sanglants de la Révolution. Il eut hâte de quitter la
capitale et de retourner à Bagnols où les électeurs en firent
un capitaine de la garde nationale. La ville était alors, comme
tous les centres populeux de la France, divisée en deux camps;
les partisans de l'ancien régime et ceux qui, de bonne foi,
croyaient à l'avenir promis par les hommes de 1789. Ces der-
niers poussant dès lors leurs exagérations à des limites fort
avancées, sinon extrêmes, copiaient trop fidèlement les meneurs
parisiens. Les sans-culottes bagnolais avaient, disait-on, le
projet de piller la maison de Joseph Roussel. Celui-ci plaça
(l).Ce régiment, créé en 1674., était le deuxième avant 1789; il devint le
]Qme dragons en 1791.
(2) Grâce aux armes prussienues, le Stathouder, prince héréditaire, fut
rétabli et la concorde régna dans la république batave. En 1788, les Etats-Géné-
raux conclurent une alliance plus intime avec la Prusse et l'Angleterre. — Bel-
gique et Hollande, par Van Hesselt, p. 461 et suiv. (Didot, 1860),
(3) Nauplie de Romanie, très forte ville de Grèce, très beau port, résidence
d'un archevêque grec et d'un vice-consul de France, est à 80 kilom. d'Athènes
et à 16 kilom. de Wycènes. C'est le port de l'ancien Argos. Roussel s'y trou-
vait pendant la guerre de la Russie et de la Turquie. — V. La Grèce, de
Brunet de Presle et Alexandre Blanchet (Didot, 1860), p. 393.
T. II 16
242 NOTICES BIOGRAPHIQUES
un baril de poudre à l'intérieur, près de la porte et fit dire à
ses adversaires politiques qu'il les attendait ; personne ne
parut.
M. Alexis de Roussel était dans notre ville l'agent du sei-
gneur, alors Monsieur, frère du roifi). Cette charge honorable
et lucrative semblait héréditaire dans sa famille, car son père
en avait été investi par le baron précédent : le prince de
Conti. Il parait que les lettres de noblesse de la famille
Roussel datent clc cette époque, car en 1750, nous voyons
comme notaire à Bagnols un Roussel dont le fils devint avocat
au Parlement de Toulouse, Donc, en sa qualité de noble, le
père de Joseph de Roussel, consul, fit partie de l'assemblée
de la noblesse, à Nimes, en 1788, pour la vérification des
titres. C'était là un motif pour désigner, peu d'années après,
l'aristocrate à la proscription. Cependant, par sa fermeté
autant que par une bienveillance soutenue envers tous ses
compatriotes, Joseph put rester à Bagnols à la tête de sa com-
pagnie pendant un an. Le torrent révolutionnaire allait tout
anéantir de ce qui se rattachait à la vieille institution monar-
chique, Joseph de Roussel dut, rejoignant son poste en Roma-
nie, aller chercher une sécurité que sa patrie ne lui offrait
plus.
Un mandat d'arrêt fut lancé contre lui -, un autre contre
M. Saurin, chevalier de Saint-Louis, son beau-frère ; un autre
contre son parent, M. de Gonet et un dernier contre son
père, vieillard de 84 ans que Ton entraîna à Montélimar,
inculpé comme émigré, alors qu'il n'avait pas, pendant un
seul jour, quitté la ville de Bagnols. Joseph de Roussel ne dut
son salut qu'à son éloignement de la France (2),
Si Joseph de Roussel avait pu échapper aux malheurs qui
s'appesantirent sur la France pendant le règne de la Terreur,
il ne fut pas si heureux en Turquie. Notre armée venait d'en-
(1) V. ci-après la note B.
(2) M. de Gonet émigra en Russie et M. Saurin fut enfermé dans les prisons
de Montpellier.
JOSEPH DE ROUSSEL 2^.3
vahir l'Egypte par des prodiges de valeur qui n'étaient égalés
que par les exploits de nos troupes d'Europe en Allemagne et
en Italie ; les Français disputaient aux mameluks le sol
antique des pharaons. Nos établissements nationaux éloignés
du théâtre de la guerre furent menacés et envahis par les
Turcs. Le consulat de Nauplie, à la tête duquel se trouvait
notre compatriote cessa d'exister. La demeure de Roussel fut
dévastée de fond en comble et le diplomate, séparé brutale-
ment de sa femme et de ses enfants, resta incarcéré aux Sept
Tours pendant près de quatre ans.
La paix avec l'Egypte le rendit à sa patrie et, comme adou-
cissement aux revers qu'il avait essuyés, le prince de Talley-
rand, alors ministre des relations extérieures, le nomma au
consulat de la Canée, dans l'île de Crète (i), alors que cette
île célèbre était sous la domination des Turcs. Un corsaire
français s'étant permis de prendre un bâtiment crétois, une
insurrection éclata et Joseph de Roussel enlevé nuitamment
de sa maison qu'on pilla, fut enfermé pendant quarante-sept
jours. Après ce temps de révolution et de violence, il lui fut
enjoint d'aller attendre aux îles Ioniennes les ordres de son
gouvernement. Il ariva à Zante le 3o septembre 1S04 (2).
Le poste diplomatique qu'occupait notre compatriote était
loin d'être une sinécure. De l'Archipel à l'Adriatique on était
en insurrection. Depuis le traité de Campo-Formio (17 oct.
1797) les sept îles appartenaient à la France. En 1800, la
Porte et la Russie les constituent en république vassale et tri-
butaire de l'empire ottoman (3). Peu après, la guerre éclate,
elle n'est apaisée que par un plénipotentiaire russe. Le pro-
tectorat d'Alexandre avait aux yeux de la France les appa-
(1) Crête, aujourd'lmi Candie ; la plus grande des îles ioniennes. Une des
villes principales, l'antique Cydoniu, fondée par Minos, porte le nom de La
Canée: c'est une ville forte où réside un pacha : G;, 000 lia))itants. — Iles de
la Grèce, par L. Lacroix (Didot^ 1853, p. 535).
(2) Zante, l'ancienne Zacynthie. — V. Iles de la Grèce. Didot, p. 028.
(3) V. Benie orienlale algérienne, par Breulier.
244 NOTICES niOGRAPHIQUES
rcnccs d'une souveraineté absolue. La place de Corfoii était
occupée depuis 1804 par une forte garnison russe; Cattaro
fut prise par cette garnison, en mars 1S06, et Napoléon,
voyant avec inquiétude l'influence manifeste du czar, exigea
que la République septinsi^laire fut restituée à la France (Traité
de Tilsitt, 7 juillet 1807).
A la chute du premier Empire, nous dûmes évacuer les îles
Ioniennes (Traité de Paris, 3o mai 18 14). Au mois de juin le
général Donzelot évacua Corfou et ses dépendances (i).
Pendant cette période de dix ans, Roussel avait pris une
part active aux négociations entre les puissances rivales, se
disputant l'influence sur la Méditerranée. Nous savons qu'à
peine arrivé à Zante une escadre anglaise attaqua la ville et
s'en empara, que le consul de France se trouva de nouveau pri-
sonnier, qu'après quelque temps de détention, un sauf-con-
duit lui fut accordé pour se rendre à Corfou, d'où il fut
appelé à Paris et nommé au consulat de Morée. Nous savons
aussi que les services qu'il fut en état de rendre à la colonie
de Corfou (2) lui valurent la haute estime du gouverneur
général Donzelot qui demanda, mais inutilement, la croix
de la Légion d'honneur pour le diplomate bagnolais (3).
En 18 14, Louis XVIII nomma Roussel consul général en
Egypte. L'éminent fonctionnaire allait atteindre le but de son
voyage quand il s'arrêta à Smyrne, où le courrier annonçant
la nouvelle des Cent-Jours, lui enjoignit d'attendre de nou-
veaux ordres. Après avoir séjourné près d'un an dans ce
grand centre commercial du Levant, administrant, comme
consul général, cette région de la Turquie d'Asie, Roussel se
rendit à son poste. Sa nomination venait de lui être confirmée.
Il occupa le consulat général d'Egypte jusqu'en 1820. Ilavait
(1) Depuis 1815, la République des îles Ioniennes passa sous le protectorat de
rAngleterre.
(2) Corfou, l'ancienne Corcyre : les corcyriens ont joué un grand rôle dans
l'histoire ancienne. — V. Iles de la Grèce, p. 615 et suiv.
(3) Ce ne fut qu'après 43 ans de services qu'il reçut la décoration.
JOSEPH DE ROUSSEL 245
atteint ses 63 ans (dont il pouvait compter 45 remplis par
ses loyaux services), lorsqu'il se retira à Bagnols auprès des
membres de sa famille.
Nous l'avons dit en commençant cette notice : Joseph
Roussel avait su rapporter de ses lointains voyages des trésors
d'antiquité grecques et égyptiennes. Son goût délicat pour les
œuvres d'art lui faisait rechercher tous les objets précieux
qu'il pouvait connaître autour de lui. Sa vie s'écoulait, pai-
sible, à sa maison de campagne de l'Encise dont il se plaisait
à parcourir les montagnes sablonneuses, alors dénudées. —
« Après avoir, disait-il, traversé le désert, je reviens sous les
ombrages frais, c'est là mon oasis. » — « En attendant le
paradis, lui répondait pieusement sa vieille sœur (i). »
Joseph de Roussel est mort le 11 mai i835, à l'âge de
78 ans.
Hyppolite Flandrin, encore jeune, a laissé de lui un beau
portrait. Sa figure osseuse, expressive et profondément ridée,
son teint bruni, sa perruque d'un noir intense tout est
accentué avec une touche qui révélait déjà le grand maître-;
le consul est en uniforme (2).
Notre compatriote n'a laissé qu'un fils, M. Tony de Rous-
sel, mort à Nîmes en 1877 (3). Marié à Mademoiselle Julie-
Joséphine de Correnson-David, de Saint-Geniès, la famille s'est
(1) Mademoiselle Rose Roussel qui acheta à l'abbé Berthoud, curé, un magni-
fique sarcophage chrétien, trouvé sous un autel de l'église paroissiale. Cette
relique des premiers âges appartient à M. Louis Astier et se trouve encore dans
•sa campagne de l'Encise. Le célèbre archéologue italien, le Père Garrucci, est
venu le visiter et l'a reproduit dans son grand ouvrage des Monuments chré-
tiens. M. Edmond Leblant, de l'instilut, en a publié, sous le patronage du
ministre une description enrichie d'une photographie très exacte.
(2) Une copie de cette œuvre remarquable est placée au Musée de Bagnols.
(3) En visitant l'église de Saint-Paul à Nîmes, monument romano-byzanlin,
orné de belles fresques d'IIippolyte Flandrin, on remarque dans la chapelle de
Saint-Joseph, uac-prûcession A'Orante tenant des palmes à la main. La seconde
figure de droite est le portrait de M. Tony de Roussel, drapé d'un manteau
écarlate. Les autres figures rappellent les traits de personnages connus à Nîmes,
artistes, architectes, etc.
24<J NOTICES BIOGRAPHIQUES
perpétuée dans la personne de M. Arthur de Roussel et dans
Mademoiselle de Roussel, mariée à M. de Gonet, conseiller
à la Cour de Montpellier.
NOTES
(A^ p. 23'J). — La statuette ea marl)re blanc de Paros a 0,70 centimètres de
liauleur. La tète, les bras et une jambe n'ont point été retrouvés. Le torse
rappelle les cbefs-d'œuvre de l'école athénienne. Si Bagnols possédait encore
cette œuvre magistrale, les artistes n'auraient pas lieu de regretter de s'ar-
rêter dans notre^ville. Malheureusement, le torse, acheté par un amateur dis-
tingué, M. le duc d'Aremberg^ (jui la jiaya 30,000 francs, orne aujourd'hui son
palaiSj à Bruxelles.
Le marbre a été moulé et surmoulé assurément : nous en possédons une
belle épreuve au Musée de Eagnols et nous en avons vu des copies chez les
mouleurs de Paris qui le désignent (nous ignorons pourquoi) sous le nom de
Torse dé Ninive.
(C, p. 2ï2). — Comme ses frères Joseph et Barnabe il s'occupait d'œuvres
littéraires et historiques ,
Vers 1751), alors (pie les Bénédictins recueillirent des documents pour écrire
ï Histoire du Languedoc, dom Vie et dom Vaisselle s'adressèrent aux savants et
aux érudils de la contrée, Tii Mémoire sur la ville et la viguerie de Bagnols leur
fui envoyé. Le manuscrit se trouve à Paris^ à la Bibliothèque nationale. ,—
Mss Languedoc, vol. t"!, fol. o75-o71).
L'auteur était « M. le chevalier Boussel, subdélcguéde l'intendance à Bagnols
cl conseiller-garde des archives du domaine du roi près la Cour des comptes,
aides etiinances de Montpellier, chevalier de l'ordre du roi. »
Ce Mémoire est le narré succinct de l'histoire de la ville et delà baronnie de
Bagnols ; il donne en outre quiîlques détails sur chaipie communauté faisant
partie de la viguerie. Nous devons la copie de cet intéressant manuscrit à l'obli-
geance de M. de Boislisle, membre du Comité des ti'avaux histori(iues. iNous lui
offrons ici re.\pression de notre profonde gratitude.
ROUSSEL (JOSEPH;
A\-OCAT
Né à Bai^'uoh.. ..
Morl à Bag'uo!s le 2 janvier ijjS
osEPH Rousse], fils du notaire agent du prince, était
Toncle et le parrain de Joseph (le consul j dont nous
venons de raconter la vie accidentée. Nous n'avons
pas, sur ce bagnolais notable, de longs détails bio-
graphiques : il était avocat au Parlement de Paris. Il mourut
à Bagnols le 2 janvier 177S et « fut enterré en grande
pompe )) dit son acte de décès.
Cet honneur rendu par ses concitoyens prouve tout à la fois
quelle était la haute intiuence de sa famille et quel pouvait
être le mérite personnel du défunt. Un chroniqueur futur
saura, espérons-le, découvrir et grouper les faits se rattachant
à ce légiste en renom.
Nous ne pouvons que mentionner ici trois ouvrages spé-
ciaux qu'il a laissé et dont nous trouvons le titre dans la
Franee litîévaire (i) .•
« Ai^enda (V) ou Manuel des gens d'affaires, ouvrage très
intéressant et très utile au public, à tous les marchands, ban-
(1) Tome VIII, ikhJ. .M. (Jiiéiard.
248 NOTICES BIOGRAPHIQUES
quicrs, négociants, praticiens et généralement aux personnes
de tous les états, etc., etc. Paris, Langlois, 1772, in-8°.
« Instructions pour les seigneurs et leurs gens d'affaires,
par M. R.... Paris. Lottin aîné, 1770, in- 12.
« Mémoire et consultations pour la dame comtesse de
Lannion. i7..,in-4°. La date est suspendue. »
Quelle était la cliente de Roussel ?
Le Tome II du Dictionnaire de la noblesse nous le dit :
« C'était Marie-Charlotte-Félicité de Clermont-Tonnerre,
née en 1721 et morte en 1774. Elle avait épousé, en 1738
H3^acinthe de Lannion, issu d'une maison de Bretagne, dési-
gné comme un des plus distingués de cette province. Le
comte, chevalier des 'ordres du roi, colonel du].régiment de
Maroc, devint maréchal de camp en 1748, lieutenant général
en 1750 et mourut gouverneur de Mahon en 1762 )> Ce fut
donc pour plaider les droits de l'épouse héritière que Roussel
publia son mémoire.
M. de Lannion, du reste, n'était point un étranger pour le
bagnolais. Depuis 1761, H3^acinthe-Gaëtan était seigneur de
Vénéjan. Sa tante, Elisabeth de Lannion, marquise de la
Rozère, avait reçu en héritage du marquis de Fogasse cette
terre que ce dernier tenait des Cadard d'Ancézune. Vendue
en 1754 au marquis de La Pare, la seigneurie de Vénéjan
a pu être la cause des contestations qui motivèrent le
mémoire du jurisconsulte.
Les deux premiers volumes cités plus haut, prouvent suffi-
samment que, fils d'un agent d'affaires de seigneur, il devait
posséder à fond son sujet et écrire ex professo. La fastidieuse
nomenclature des arrêts, des lois, des ordonnances, n'offre
plus aujourd'hui d'autre intérêt que pour le jurisconsulte
éruditqui tient à connaître l'histoire d'une législation surannée.
SABATON (JEAN)
TANNEUR
Né à U-ès î^ers ij4g
Mort à Bagnols le 20 avril 1842
,.v tannerie, industrie jadis prospère, n'existe plus
\?i Bagnols. Cependant autrefois, le long du Ruis-
jseau, étaient groupés de nombreux ateliers dont le
«dernier cessa de fonctionner il y a près de cinquante
ans. La mégisserie seule a survécu. Cette cause de décadence
viendrait, a-t-on dit, de l'influence des eaux, lesquelles ne
contiennent pas les s .ibstances chimiques nécessaires à la par-
faite confection des cuirs.
En donnant un souvenir aux derniers des tanneurs bagno-
lais (i) nous avons voulu rappeler qu'au commencement du
xix^ siècle, une ruche de travailleurs bruyants animait encore
le quartier du Posterlon.
On pourra tout d'abord trouver inopportun de parler ici
d'un homme qui ne fut ni célèbre ni distingué et cependant
outre l'intérêt qu'il y a à mentionner une industrie locale, il
nous a semblé piquant de parler de cette personnalité bagno-
(1) Les maisons Lassagne et Chay ont fait fonctionner les dernières tanneries
du pays.
25o NOTICES BIOGRAPHIQUr:S
laise (i) afin de faire ressortir le degré d'infériorité dans lequel
rii>-iu)rancc a laissé un de nos compatriotes et de tirer de notre
récit un utile enseignement.
Combien de personnes à Bagnols se souviennent aujour-
d'hui du vieux tanneur Sabaton, mort dar.s l'indigence il y a
près de quarante ans?... un type de grenadier de la Répu-
blique, lier, sévère, solennel dans son allure. Nous l'avons
connu parce qu'il habitait notre voisinage et que, plus d'une
fois, nous lui avons entendu raconter l'histoire de sa jeuneese,
alors qu'il était soldiit dans le Royal-marine.
Sabaton avait dans ce régiment, pour camarade de lit, Ber-
nadotte. Ces deux troupiers de la première étape eurent,
depuis, une destinée bien opposée. Ce qui nous frappait,
c'était le contraste entre notre compatriote, resté soldat de Mars
et de Bacchus, et son ancien ami, soldat couronné parle vœu
libre de tout un peuple et devenu roi de Suède (2).
Le récit des scènes de chambrée amusait notre enfance :
Sabaton était intarissable sur son illustre camarade, en^a^é
volontaire en 1780, grenadier en 82, caporal en 85, sergent
en 89.... Mais depuis, Bernadotte, qui avait reçu à Pau une
éducation soignée, puisque sa famille le destinait au barreau,
fit son chemin, et quel cheniin ! Après la Révolution, dès que
les barrières élevées par le privilège eurent été renversées,
son avancement fut rapide : en trois ans il franchit les grades
de sergent à colonel. En lyq'i, il était général de division,
ambassadeur à Vienne en 1798 3 ; ministre de la guerre en
1799, maréchal en 1804, gouverneur du Hanovre en i8o5,
(1) Jean Sahatoii naquit à l'zès. Dans sa jeuness«; il vint se lixer à Bagnols
où il est mort à 93 ans.
(2) Après 1830, Sabaton écrivit à Stockolm, d'où son ancien ami répondit par
une invitation de se rendre auprès de lui. L'ouvrier, bien qu'dleltré, savait ({ue
la vigne ne mûrissait pas au-deKà de Paris. Il préféra donc rester dans son
Midi vinicole, loin de toute étiquette et se passant volontiers d'un secours
d'argent ({u'U espérait obtenir.
(3) Hernadotte épousa Mademoiselle Clary, sœur de la femme de Joseph Bona-
parte.
SABATON
25[
nommé prince de Ponte-Corvo en [8o(')-, élu prince hérédi-
taire par les Etats-Généraux de Suède en 1810 et adopté pour
fils par le roi Charles XIII ; et enfin proclamé roi de Suède
et de Norwège en 181 8.
Certes, le parallèle devait nous impressionner, nous, jeunes
auditeurs du narré de ces glorieux états de service. Aussi pre-
nions-nous un vif intérêt à notre vieux compatriote, infirme,
malheureux, intempérant, hélas! privé des bienfaits de l'ins-
truction, impuissant pour sa famille et pour son pays, en le
comparant au Français patriote qui était alors dans les splen-
deurs de sa cour, à Stockholm et faisait, comme roi, le bon-
heur de son peuple.
.?MC^..
^
SAURIN (ANDRÉ-FÉLIX)
MAIRE
Né à Bagnols le 24 floréal an X
Mort à Bagnols le 3i décembre iSjS
N ancien remarquait que « c'était un précepte des
rhéteurs, lorsque l'on commençait un éloge solen-
nel, d'énumérer d'abord les ancêtres de celui qu'il
fallait louer, afin de raconter rapidement leurs
actions, afin de montrer comment leur descendant avait su ne
pas dégénérer, s'il était d'illustre race ; et comment, s'il était
d'une condition modeste, il avait rehaussé l'humilité de sa
naissance (i). »
Nous ne devons point ici nous écarter des traditions litté-
raires ; ainsi, restant dans la fidélité historique, nous men-
tionnerons brièvement ce que firent pour notre ville les
membres influents de la famille Reynaud, dont l'un échangea
son nom contre celui de Saurin.
Remontons seulement à l'année lyyS.
Dans la séance du i5 avril lyyô; Antoine-André Reynaud,
avocat au Parlement, premier consul, maire, accueille favo-
rablement le mémoire des administrateurs de l'hôpital ten-
(1) Hiei-on, Epist. 3. Ad Heliodor.
2.'^4 NOTICES BIOGRAPHIQUES
dant à bâtir une nouvelle maison hors de la ville. Le (3
décembre 1778 les quatre années de mairie (f allaient prendre
tin. J.-B. Thibaud, second consul, proposa de demander au
prince de Conti la réélection de Reynaud. « Ce magistrat,
(( dit-il, par son intelligence, son zèle et son exactitude à rem-
« plir ses fonctions, a prouvé aux habitants tout le bien qui
K pouvait résulter d'une administration sage et éclairée
« D'ailleurs, il est question de transférer le collège de
« Teyrargues et de le réunir à celui de notre ville •, ce projet
« et tant d'autres encore ont été conçus et élaborés sous son
« consulat; il est donc de toute justice de demander, sous le
« bon plaisir de S. A. S. la continuation du consulat de
« M. Reynaud. w
Le prince de Conti exauça les vœux de la population bagno-
laise : André-Antoine était maire en 1780 et signait le con-
cordat avec les Joséphites qui bâtirent le Collège (2'.
En 1787, le 14 janvier, le frère d'André-Antoine, JNL André-
Toussaint Reynaud, lieutenant des grenadiers ro3'aux, beau-
frère de M. de Roussel est premier consul. Il prend, peu
après le nom de Saurin, parce qu'un bagnolais de ses parents,
habitant Paris, lui légua sa fortune et l'obligea de porter son
nom. Les ancêtres de son bienfaiteur ^^3) figuraient sur la liste
des notables anoblis en i6q5 et le manuscrit d'Adrien Vanier
détermine pour eux les armes suivantes : U argent à la barre
lo^ang-ée d'or et de sinople (4I
Nous ne suivrons pas ce compatriote dans tous les actes
importants de sa vie administrative. Le récit en sera publié
(1) Les fonctions de maire duraient quatre ans, celles de 2^ consul lieutenant
duraient trois ans et les autres — 3e et 4c _ étaient, par moitié, renouvelables
chaque année, ainsi que le conseil politique.
(2) Archives de Bagnols, vol. 39. — V. Not. biogr. de l'abbé Gentil, T. I,
p. 291.
(3) L'alliance des deux noms ; Reynaud-Saurin, se trouve déjà sur un acte
de baptême du 31 août 1728 à Louise-Justine.
(4) Voir ci-après la note A.
SAL:RIN 255
dans nos Annales historiques de Bagiiols [y. Les motions
qu'il présente, les arrêtés qu'il obtient de la part des conseil-
lers, la délibération qu'il adresse à rAsscrnblée nationale
témoignent et de la haute 'influence qu'il exerçait dans son
pays et de l'ardent patriotisme de ses concitoyens.
Le 2 avril 1789, à la suite d'une émeute mémorable et
lorsque les insurgés se dirigeaient vers la Chartreuse de Val-
bonne, le maire, par ses paroles persuasives autant que par
son énergique initiative, domine l'effervescence et ramène à
la ville la bande des séditieux.
Le 2 décembre, au sein du Conseil, Saurin propose : « Vu
sa position topographique comme centre d'une nombreuse
population agglomérée, de demander à Bagnols le district ;
c'est moins, pour nous, ajoute-t-il, que pour la population
qui nous avoisine et pour le plus grand bien de la chose
publique que nous devons réclamer (2). »
Quelques jours après — le 12 décembre — Saurin prend
une initiative qui l'honore : après avoir rappelé la mortalité
des oliviers et l'inactivité du commerce, il demande un sacri-
fice à la patrie sous forme de don patriotique. Il dit que les
biens des nobles et du clergé vont être soumis à l'impôt et
que l'on va exiger le paiement des six derniers mois, v La ville
de Bagnols, ajoute-t-il, en acceptant ma proposition, pourrait
peut-être se glorifier d'avoir servi d'exemple à la France en
abandonnant cette somme au trésor, au profit de la patrie', au
lieu de la faire porter au moins imposé pour l'an prochain. »
Le Conseil adopta la motion patriotique du maire.
Parmi les hommes les plus marquants du pays, il y a lieu
de signaler Saurin comme profondément dévoué aux prin-
cipes de 1789. D'ailleurs, ses actes, en rapport avec ses
paroles, le prouvent. Pourtant, la tourmente révolutionnaire
redoubla, menaçant d'engloutir les privilèges de l'ancien
(1) Nous renvojons le lecteur à cet ouvrage actuellement sous presse.
(2) V. Archives de la mairie de Bagnols.
2 56 NOTICES BIOGRAPHIQUES
régime;, Saurin, homme de bien et de conciliation se vit com-
pris, pendant la Terreur, sur la liste de proscription comme
fédéré. Traîné d'abord dans la forteresse de Pont-Saint-
Esprit, il resta incarcéré, plus tard, à Montpellier et vint
mourir à Bagnols, le 12 frimaire an II (2 nov. 1794).
André-Toussaint laissait un fils : André-Laurent Reynaud-
Saurin; il fit ses premières armes dans un régiment de cava-
lerie légère, à la campagne dTtalie. Rentré dans ses fo3œrs,
vers 1778, il se maria à Mondragon avec Mademoiselle Marie-
Thérèse Reboul.
Ce ne fut qu'après les événements de la période révolu-
tionnaire que Laurent Saurin parut sur la scène administra-
tive. Son ambition visait le mo3^en d'accomplir les œuvres de
bienfaisance. Sa maison était comme un foyer de charité.
Chaque membre de la famille luttait de générosité et de
dévouement. La pratique des bonnes œuvres dont la tradi-
tion subsiste encore dans la famille, dura plus d'un demi
siècle. Bagnols a pu reconnaître tout le bien, fait aux hos-
pices, par le vénérable M. Saurin, comme administrateur
d'un établissement que son père avait contribué à fonder.
M. Saurin était, littéralement, le père des pauvres. Tous les
loisirs que lui réservaient les soins à donner à son domaine
d'Aubagnac où, infirme et goutteux, il se rendait, modeste-
ment hissé sur la plus humble des montures, ces loisirs étaient
consacrés aux œuvres hospitalières.
Notons ici que André-Laurent Saurin, érudit, ne passait
pas une journée sans donner quelques heures à la lecture de
ses auteurs favoris : les philosophes, les historiens, les mora-
listes italiens. C'était un conteur aimable et spirituel : sa
mémoire prodigieuse lui fournissait des détails précieux sur
l'histoire du passé et c'est de sa bouche que nous avons
recueilli bien des anecdotes ou des faits locaux se rattachant
aux traditions et aux souvenirs des temps anciens.
Il s'éteignit, ce vénérable compatriote, avec calme et rési-
gnation. Il était consolé. Une voix intime lui disait : « Tu as
SAURIN 257
accompli ta tâche, tu as passé sur la terre en faisant le
bien i i). »
Noblesse oblige! — André-Félix Saurin, fils unique de
André-Laurent, devait marcher sur les traces de son père
dans les fonctions administratives: nous l'avons vu successi-
vement conseiller municipal, maire, administrateur des hos-
pices, membre du Conseil d'arrondissement, président de la
délégation cantonale et ordonnateur du Bureau de bienfai-
sance. Partout il a apporté, lui aussi, son esprit de concilia-
tion et tout le bon vouloir dont il était capable.
Né le 24 floréal an X, au milieu d'une famille pieuse et
charitable, Félix Saurin modela sa vie sur son entourage.
Encore enfant, il avait pris part aux fêtes religieuses clandes-
tines, car un vieux prêtre recevait l'hospitalité dans sa maison.
Félix avait assisté à l'ouverture des églises et, comme la
masse catholique, il était émerveillé des splendeurs du culte.
Peu après, le Jeune élève alla à Forcalquier étudier dans une
maison en renom : celle des Jésuites.
De retour à Bagnols , Félix Saurin occupa ses loisirs
comme savaient le faire les jeunes bourgeois ses contempo-
rains : le culte de l'art musical, peu de travaux sérieux et les
excursions cynégétiques modérées ; vie honnête, mais, disons-
le, hélas ! vie stérile. Il est vrai que son digne père, le chef de la
famille, fournissait la somme de travail de plusieurs bagnolais.
Lorsque l'heure de l'âge mûr eut sonné, Félix Saurin
appliqua résolument les théories paternelles, il imita, il rem-
plaça son père et la cité compta un cit03^en dévoué de plus.
Saurin était d'une nature essentiellement pacifique, il cares-
sait naïvement l'espoir d'être agréable à tout le monde, en
agissant selon ses convictions et en toute franchise. Oui !
c'est là un noble but, mais il est aussi louable qu'impossible
à atteindre. En avançant en âge, on finit par se convaincre
que cet espoir n'est qu'une chimérique illusion.
(1) Le 19 juillet 1 846.
T. Il 17
258 NOTICES BIOGRAPHIQUES
En icSSG, M. Saurin était maire. Un des premiers actes de
son administration fut la régularisation et le nivellement de
la place du Collège, devant sa maison même. Cette entreprise
lui valut l'approbation des gens de bien et de goût, mais elle
provoqua la critique amère des jaloux à courte vue. Serait-il
donc interdit à un maire d'améliorer un coin de ville dans
l'intérêt de tous, alors que cette amélioration semble lui être
directement profitable ? Poser la question, c'est la résoudre.
De iSSy à i85g le maire provoque une délibération tendant à
obtenir du Gouvernement une somme destinée aux ateliers de
charité. — Il demande l'achat du jardin Alary (aux fossés),
pour ouvrir une brèche aux remparts et prolonger la rue Saint
Bernard. — Il fait l'acquisition de la maison Fabre, afin d'é-
largir la rue Général Teste, alors rue du Terrail.
On sait déjà que la fondation de la Salle d'asile avait été
résolue en iS-j.*), sous la mairie de M. Cotton. L'établissement
ne fut ouvert que peu d'années après, dans des salles provi-
soires. M. Saurin obtint un vote qui lui permit d'agrandir
considérablement les locaux. Une fois maire, il prit à cœur un
projet dont il avait été, comme conseiller municipal, un des
promoteurs les plus zélés. L'entreprise fut donc menée à
bonne fin. Les salles et le préau, parfaitement aménagés,
venaient d'être construites sur un plan assez vaste, à grand
frais pour le budget, il est vrai, mais l'établissement fait
honneur à l'administration qui en a pris l'initiative, à celle
qui a contribué à son exécution et à l'architecte qui a conduit
les travaux (i). Plus d'un ménage nécessiteux, obligé de
gagner le pain de la journée, a du bénir les administrateurs
qui ont établi une telle fondation.
En i858, M. Félix Saurin accepta la proposition qui lui fut
faite par M. Léon Alègre de fonder une Bibliothèque et un
Miiscc. Le maire mit une des salles de l'Hôtel-de-Ville à la
disposition de celui qui olïrait généreusement et ses collec-
(1) M Joseph Degan, aulcur des plans ci devis (18(53).
SAURIN 269
tions et ses livres ; il fit tous ses efforts pour seconder l'initia-
tive de son compatriote... 11".
Le 2 août 1864, le Conseil demande un poste télégraphique
et dans la même séance il émet le vœu d'établir à Bagnols un
tribunal de commerce.
Les hommes d'initiative sont de puissants auxiliaires aux
maires jaloux du bien-être de leurs administrés. Une propo-
sition intéressante fut faite au Conseil : il s'agissait d'une de
nos industries agricoles , celle des arbres fruitiers déjà en
honneur à Bagnols.
L'assemblée délibéra le 12 février i865 que le professeur
Brémon, de ^'aucluse, serait invité à venir faire un cours
public et gratuit à\irboriciiltiire et spécialement de la taille
des arbres. L'habile praticien développa devant nos pépinié-
ristes et dans des réunions de propriétaires intelligents sa
théorie et ses méthodes ingénieuses ; le résultat de ces cours
fut une recrudescence de culture favorable à la vente des pro-
duits locaux et la vulgarisation de procédés peu connus du
plus grand nombre des propriétaires intéressés (2.
En i865 (2(5 mars}, le maire proposa l'acquisition de la
maison Madier, pour être affectée à l'Hôtel-de-A'ille. L'aspect
monumental de cet hôtel, bâti en i6q5, séduisit nos édiles et
les négociations ne tardèrent pas à aboutir.
Au mois de juin de la même année, Saurin déposait l'écharpe
de maire, après avoir donné des preuves manifestes dedé\oue-
ment à ses concitoyens. Son passage à l'administration est
loin d'avoir été infructueux; quand un homme a donné toute
la mesure de ses forces, cet homme a fait son devoir; que
pouvons-nous lui demander de plus : Comme maire, AL Sau-
rin a été actif, dévoué, intègre, digne, économe, bienveillant
et avisé. L'approbation générale lui était acquise quand on
(1) Voir ci-après la noie B.
(2) La ville vota !00 fr., et 100 fr, fureiil payés parles souscripleurs.
2(5o NO ricins iMOGRAPHIQUES
le voyait, revendiquant ses droits de premier magistrat,
jaloux de conserver son indépendance et ses prérogatives, soit
auprès de ses supérieurs hiérarchiques comme envers ses
électeurs. M. Saurin est mort pour ainsi dire sur la brèche
(3i décembre iSyS); jusqu'à son dernier jour, il a voulu
défendre ses principes et affirmer énergiquement ses convic-
tions. Le public serait donc ingrat envers lui s'il ne tenait nul
compte des efforts d'un homme de bien, obéissant à son
excellente nature, à ses traditions de famille et, quelquefois,
aux influences intimes et salutaires de son entourage.
Marié en i83o à Mademoiselle Clara Pontal, du Bourg-Saint-
Andéol, M. Saurin a laissé deux fils dontl'amé, imitant ses de-
vanciers, consacre une partie de ses loisirs à l'administration des
hospices ; le plus jeune est mort à l'âge de trente-cinq ans.
NOTES
(A, p. 25i). — V. Not. biogr. de Brydayne, T. I, p. 142. Le manuscrit de la
Bibliothè(jue nationale à Paris, porte : André Saurin, marchand. — Nous avons
recueilli sur le registre de Vanier (16y5) le nom de quelques autres lamilles du
canton, dont les chefs obtinrent, à Bagnoîs, moyennant finance (10 livres) l'au-
torisation d'avoir des armoiries.
Fr. Calvin bourgeois, d'hermine à une bande lozangée d'or et de sinople.
Cl Boyer id. de vair id. argent et gueules.
Jeau Uumas id. de gueules à un masage ou maison cliampêlre mou-
vant du flanc dextre d'argent à laquelle vole un
duc de même et un chef cousu d'azur chargé
de 3 étoiles d'or.
Ant. Beraud. ... id. d'argent à une barre lozangée argent et azur.
And. Montanier. id. d'argent id. argent et sinople.
Jean Cassan.. .. apothicaire, d'argent id. argent et sable.
Mich. Tiiibaud.. bourgeois, d'azur id. or et gueules.
Jean Fabre id. d'argent à une croix lozangée argent et gueules.
Guill. Constant, notaire, d'azur id. or et azur.
Mich. Silhot.... m'' apolhic. d'azur id. argent et gueules.
Ant. Voland Codolet, d'or à un chevron lozangé d'or et d'azur.
Etienne Tailiand id. d'or id. or et gueules.
— Ghabert. id. d'or id. ai'geal et azur.
Jacq. Juslamond Chiisclan d'azur id. argent et gueules.
SAURIN 261
(P>, p. 259). — Drjà, on 1854, M. Alègre avait tonte (rohteiiir Je l'Adminis-
Iralioii miniicipale une salle pour sa fomlatinn.
Il essuya un refus.
Mais l'idée était patriotirpie et le germe prospéra.
En 1858, M. Saurin agréa la proposition qui lui fut renouvelée par M. Alègre
et la fit sanctionner avec éclat par M. le généra! Teste dont il obtint la haute
approbation et le concours effectif.
Cette adhésion ne manqua pas d'en entraîne!' d'auires et les dons se multi-
plièrent.
Aussi, le 10 Août 1858, le Conseil municipal de la ville de Bagnols, s'associant
ouvertement à l'initiative de M. Alègre, prenait la délibération suivante :
« Considérant que plusienrs personnes de la ville, notamment M. le général
« baron Teste et autres {sic) ont fait don à la commune de boa nombre de
« volumes pour l'établissement d'une Bibliothèque communale, utile pour l'ins-
« truction de la jeunesse délibère à l'unanimité que la fosidation projetée
« sera faite et vote une somme de 200 francs pour l'achat de livres. »
On remarquera^que cette rédactioh semble grouper autour du général baron
Teste une collectivité d'iiùtiatives concurrentes.
La vérité est que par excès de .déférence pour notre éminent compatriote, il
fut admis que son nom serait le pavillon abritant l'idée à mettre à exécution.
Personne n'ignorait que, dès [le Ic" janvier 1854., le journal « les Petites
Affiches » imprimé à lîagnols, avait inséré un article de M. Léon Alègre sous ce
titre : « Bibliothèijue, Musée et Salle d'exposition^à Bagnols. »
Cette longue note n'est 'donnée ici qu'afi.T de rétablir l'ordi'e chronologique
des faits relatifs à la fondation de la Bibliothèque-Musée.
M. L. Alègre n'a jamais 'eu à redouter l'odieux « sic vos... » et naguère
encore, M. Groult, le propagateur accepté des jmusées cantonaux a reconnu
avec une loyauté qui l'honore, (ju'il avait eu un précurseur à Bagnols et que le
Musée de cette ville était le premier « des musées cantonaux et probablement
« le plus complet de tous {Annuaire de 1880. Lisieux, page 01). »
Celte note, écrite depuis longtemps,'^ était ^déjà à l'impression loi squ'est (sur-
venue une délibération du Conseil municipal en date du il) mai 1880.
Nous en reproduisons (1) le considérant et le dispositif, qui confirment d'une
manière éclatante ce que nous avons simplement indiqué plus haut en ce qui
touche les circonstances qui ont précédé et 'accompagné la réalisation de l'idée
si personnelle et si patriotique de M. Léon Alègre.
(1) Voir aux justifications. — Infra.
DE SIBERT
(Gharles-Louis-Adolphe, baron DE GORNILLON';
MAGISTRAT
A^e en Amérique le 25 avril 1800
Mort à Maisoii-sur-Seine le 22 octobre 1S64
An.MES : Écartelé ;i 1 et 4 de gueules, au lion d'argent ; au 2 et 3 d'or en Ijélier
de sable rampant : sur le tout d'azur à deux bandes d'or et une rose
d'argent tigée et feuillée de même, [)Obée entre les deux bandes.
Devise : Semper fïoreo nunquam facescu.
,A famille de Sibcrt de Cornillon, qui s'est éteinte en
i856, ainsi que nous le dirons plus bas, est origi-
[naire de Bagnols (i). Nous ti^ouvons dans les arcliives
'de la cite le iiom de plusieurs de sesmenibi'es accom-
pagné de titres et de distinctions honorifiques, qui prouvent la
haute position qu'ils ont occupée jadis. Leur noblesse fut
maintenue par jugement de M. de Lamoignon en 1703.
Les de Sibert assistèrent aux assemblées de la sénéchaussée
de Nîmes en 1780 et 1790. Cette famille a contracté des
alliances avec les plus grandes maisons de la contrée : avec
les de Nicolaï au .wif-' siècle ; avec les de Langes au xvi"-' ; avec
(1) Voir ci-a|très la note A,
264 NOTICES BIOGRAPHIQUES
les de Gabriac à la fin de l'an iGSg. Ce dernier mariage lui a
valu labaroniede Cornillon (i).
Charles de Sibert, baron de Cornillon, seigneur de Mon-
tière, de Vallerargues, etc., etc., était conseiller- viguier pour
le roi, bailli et maire perpétuel de Bagnols (2), lorsque les
camisards menacèrent d'envahir le pays. Notre ville s'émut
à.Q l'ardeur de ces phanatiques ti s'empressa de rebâtir ses mu-
railles démolies depuis i633. Une inscription commémorative
affirme la prudence de nos pères (3).
Avant de parler de celui des de Cornillon qui, né en Amé-
rique, fait l'objet de cette notice, disons que la branche bagno-
laise a pris fin déjà depuis longtemps (4).
Charles-Joseph de Sibert, l'arrière-petit-fils de Magdeleine
de Barjac était officier au régiment de la Sarre, inspecteur au
rang de colonel dans l'armée royale de Saint-Domingue, che-
valier de Saint-Louis et de Saint-Lazare. Il avait épousé en
17Q6 Louise de Dion, comtesse, chanoinesse du chapitre
noble de la reine, à BourbourJ. Nos comoatriotes étaient en
Amérique lorsque le 25 avril iSoo, à Wethersfield, comté de
Hastford i^État de Connccticut), naquit leur fils Charles-Louis-
Adolphe. C'est de ce jeune enfant, devenu plus tard un per-
sonnage éminent, que nous allons raconter la vie honorable
et laborieuse.
Charles, sous les yeux de sa tendre mère, vécut pendant
huit ans sur le sol américain. Il ne revint en France qu'après
(1) Il épousa, en 1G73, Magdeleine de nai'ja(; do Rochegude.
(2) Cornillon apparlenail on 1637 à Simon Martin de Rodolphe qui laissa cette
terre à sa sœur mariée à Olivier-Josepli de Saint-Ferriol de Cariât. Ceux-ci
n'eurent qu'une fille, .leanne-.Marie, (jui épousa, en 1659, François de Gahriac,
seigneur de Saint-Pauiet (manuscrits de lîarchy, marquis d'Aubais).
(3) Cette pierre, qu'on trouva encastrée dans la muraille, à la porte de Bourg-
neuf, est conservée au Musée de Bagnols : elle rappelle que les murs ont été
l'écdilîés par le maire et les consuls à l'approche dos phanatiques — vers 1704.
( i) L'abhé de Sibert, vicaire général àAlby et trois filles, dontdeux mariées aux
MM. de Fabry et l'autre à François de Bivarol. — V. Notice biogr. de F. Rivarol,
T. II, p. 229.
DE SIBERT 265
la mort de celle qui lui avait donné le jour. Ayant perdu son
père peu d'années après, les soins de son éducation incom-
bèrent à son oncle, l'abbé de Sibert, vicaire général d'Alby,
lecteur du comte d'Artois (Charles X) et prédicateur de la
reine.
Le Jeune de Sibert fit ses études à Paris et son droit à Aix.
Le retour de son oncle dans sa ville natale, explique pourquoi
le lycéen devint étudiant dans une des facultés du Midi. Après
des études brillantes qui révélaient son aptitude et ses émi-
nentes qualités, Charles, avocat, fut nommé substitut à Avi-
gnon (i8i3;. Bientôt après il occupa le siège de procureur du
roi à Carpentras, chef-lieu de la Cour d'assises de Vaucluse.
Lorsque en i83o la Révolution de Juillet éclata il donna sa
démission et alla s'installer au barreau de Nîmes. M. de
Sibert 3' figura au premier rang pendant de longues années (i).
Ses talents et ses profondes connaissances comme légiste lui
ouvrirent de nouveau l'accès dans la magistrature. Sur la pro-
position de M. Teste, alors ministre de la Justice, le roi le
nomma avocat général à Nîmes en 1843. Cinq ans plus tard,
après la Révolution de 1848, il fut destitué.
Une personnalité aussi distinguée ne pouvait ni ne devait
rester dans l'ombre. Dès le mois d'août 1849, Charles de
Sibert était nommé procureur général à Limoges. Il ne quitta
cette charge qu'en mars [85: pour remplir, au ministère de la
Justice, les fonctions de directeur des affaires criminelles et
des grâces.
Vers la fin de i852 il est promu au secrétariat général du
même ministère et conserve son poste pendant tout le temps
que Yi. Abbattuci demeura garde des sceaux. Mais peu après
la mort de ce ministre il quitta la chancellerie et fut nommé
conseiller d'État au service ordinaire (iSSg). C'est alors qu'il
remplissait Tune ou l'autre de ces hautes fonctions que tous
(1) Il fut deux fois bâtonnier et fit pendant treize ans partie du Conseil de
l'ordre.
266 NOTICES BIOGRAPHIQUES
les projets de loi émanes du ministère de la Justice étaient
soutenus par lui au Conseil d'État, soit au Sénat ou au Corps
Législatif. En toute occasion il se fit remarquer dans ces
assemblées par la facilité ou l'éclat de sa parole, par son expé-
rience des affaires et ses connaissances juridiques.
La mort vint le surprendre au milieu de ses plus beaux
succès. Le conseiller d'Etat mourut à Maison-sur-Seine, le
2 1 octobre 1862.
Charles de Sibert avait été nommé chevalier de la Légion
d'honneur en 1846, officier en i832 et commandeur le i5
octobre 1854.
En dehors de ses fonctions de magistrat, le baron de Cor-
nillon avait obtenu le suffrage de ses concitoyens : il fut porté
au Conseil général et présida pendant plus de douze ans cette
assemblée.
Charles de Sibert, mort à soixante-quatre ans, a laissé un
grand vide autour de lui : sa famille et ses nombreux amis
ressentirent vivement cette perte cruelle. C'était une nature
d'élite ; il avait reçu, dès son jeune âge, dans le milieu où il a
passé ses premières années, les germes précieux que le temps
a développés et qui ont fait le charme de son affabilité parfaite
et de sa haute distinction. Le baron de Cornillon était un
homme aimable et S3anpathique, d'un caractère doux et affec-
tueux, d'un esprit fin et ouvert, d'une imagination vive,
ardente, mais s'alliant au bon sens le plus rare et le plus
délicat.
En i865 un hommage public a été rendu à sa mémoire par
le secrétaire du Conseil général du Gard dans la séance du
22 août. M. Valz disait, en s'excusant de remplacer M. Tala-
bot : « Notre honorable président vous aurait parlé mieux
que moi de l'homme que le Gard a perdu. Il vous aurait dit
sa fidélité à la parole donnée, son courage dans la défense de
ses amis, l'empressement qu'il mettait à servir tous ceux dont
les droits étaient méconnus et la position injustement atta-
quée... Il vous aurait dit que dévoué au départen"ient et à la
DE SIBERT 267
cite il n^a cessé de mettre au service des causes qui lui étaient
tout naturellement confiées, les avantages et Tinfluence pré-
pondérante de la position élevée que son seul mérite lui avait
conquise. »
Et l'orateur ajoutait ces paroles qui complètent le portrait de
notre compatriote : « Homme du monde du meilleur ton par-
tout et jusque dans les fonctions les plus austères, d'une
urbanité et d'une politesse exquises, M. de Sibert subjugait
sans effort tous ceux qui l'approchaient ; aussi, messieurs, je
ne crois pas qu'il ait été donné à beaucoup de fonctionnaires
placés dans des positions si diverses, de se créer plus d'amis. «
Le baron de Cornillon, marié le 20 juillet 1825 à Éléonore
de Gauthier de Saint-Paulet avait eu quatre enfants (i); son
fils, officier de dragons, mourut glorieusement. Donnons un
souvenir au dernier rejeton de l'ancienne famille de Sibert.
— Charles de Sibert était sous-lieutenant de dragons,
officier d'ordonnance du général Walsin d'Estherazy. « Lors-
que le général d'AUonville, chargé du dégagement des environs
d'Eupatoria, exécuta l'expédition du 29 septembre, une ren-
contre eut lieu à Kanghil. Ce fut le premier combat de la
cavalerie française en Crimée. Sa perte ne fut que de quel-
ques hommes. La noblesse trouva encore là, néanmoins,
l'occasion de payer son tribut... Charles de Sibert est atteint
au premier choc de cette charge impétueuse. On croit d'abord
que sa blessure est légère :, il écrit lui-même à son père pour
lui annoncer sa prochaine guérison et la récompense qui
brille sur sa poitrine, mais le fer a frappé trop profondément
— la lance d'un ulhan — et le jeune officier emporte avec lui
espérance et gloire dans la tombe (2). »
A la mort du vaillant officier semblait devoir s'éteindre le
(1) Me Ardent, M= Scliaw de Ayala, M<^ et un fils.
(2) Extrait de ï Annuaire de la noblesse de France, par Dore! d'ifaulerive. —
Ann. 1876, p. 377-378.
268
NOTICES BIOGRAPHIQUES
nom de la famille de Sihert; nous sommes heureux d'ap-
prendre qu'il n'en est pas ainsi. Le fils aîné de Mademoi-
selle Antoinette de Sibert, M. Joachim Courcelle, lieutenant
de vaisseau, vient d'être autorisé, par le président de la Répu-
blique, à prendre le nom de son grand-pcre (i). Ce jeune
officier d'avenir paraît déjà attaché au berceau de ses ancêtres
maternels. Nous ne seriojis donc point surpris de voir, un
jour, disparaître les ruines pittoresques du vieux castel de
Cornillon et, sur le roc escarpé, se dresser l'élégante cons-
truction dont l'habile architecte Révoil avait tracé le plan pour
le jeune héros de Kanghil.
(1) Par décret du 23 avril 1875. Y. Bull, des lois, 10 mai suivant.
NOTE
(A, p. 203). — Des documents découverts depuis peu sur la noblesse de la
famille de Sibert, il résulte que cette maison illustre qui comptait deux cardi-
naux et un connétable de iNaples est sortie de cette ville d'Italie. Noble Hector
de Sibert vint en France en 1460, il s'y maria et eut un fils, Antiibal, seigneur
de St-Alban. Du mariage de celui-ci avec Françoise d'Alençon, naquit Jean.
époux de Catherine de Pascal. C'est à ce dernier que commence l'élude généa-
logique de La Roque {Nobiliaire du Languedoc, T. II).
SOLIMANI (LAURENT)
MÉDECIN
Né à Savone (Italie) vers l'an ij56
Mort à Bagnols le 21 décembre 1882
quelques centaines de mètres de Bagnols, sur la
jroute d'Avignon et du côté de la Cèze, on remar-
jquait, dès^ i83o, une villa peinte dans le goût ita-
lien, avec balustres, tourelles et fenêtres imitées en
trompe-l'œil. A l'abri de ces murailles badigeonnées, vivait
un vieux docteur, M, Solimani, marié à Madame veuve de
Voile, née de Charrier-Moissard.
Le médecin jouissait d'un grand renom dans toute la con-
trée : on venait de très loin pour le consulter... Ses conseils
n'étaient refusés à personne, mais la réception était rude pour
les malades in extremis. « Vous êtes mort, leur disait Toracle
de Paniscoule. )> Le malheureux, atterré, s'en retournait, en
effet, plus mort que vif, et la prédiction ne tardait pas à se
réaliser.
Cette sorte de bourru bienfaisant avait ses lunes, comme on
dit : parfois on le vo3'ait se confondre en politesse, en obli-
geance méticuleuse ; c'est qu'alors sa passion pour l'art médi-
cal semblait essa3'er une lutte corps à corps avec la maladie
dont elle finissait d'ordinaire par triompher.
En dehors de ses heures de consultations ou plutôt de ses
270 NOTICES BIOGRAPHIQUES
causeries rarement aimables et le plus souvent crispées,
M. Solimani, par tradition de famille, se plaisait à s'occuper
cie sciences et de beaux-arts. Sa villa était entourée de vergers
et de jardins fleuris : un vivier profond renfermait les plus
belles carpes des alentours; on y trouvait un billard pour
délasser les visiteurs; des instruments de musique délec-
taient les virtuoses, et les peintres trouvaient dans la galerie
vitrée une belle collection de toiles ou de copies de maîtres;
enfin un laboratoire de chimie et un cabinet d'étude faisaient
les délices de ceux qui s'adonnaient aux sciences physiques
ou naturelles.
Le personnel de la maison se composait du père et du fils
de Solimani qui avaient épousé la mère et la_ fille t/e Voile;
d'une cuisinière, cordon bleu, et du vieux Jacques, cocher
savoisien. Les contemporains, les alliés des grands parents et
quelques jeunes amis formaient une société variée qui ne
manquait pas d'un certain charme. On }' chantait les ariettes
du temps avec accompagnement de harpe et de guitare :
instrument aujourd'hui démodé dont le déclin commençait
dès lors : on y jouait, on y riait comme on joue et comme on
rit à vingt ans.
D'oià nous était venu ce docteur renommé? L'épithcte est
flatteuse. Peut-être en la décernant faisons-nous trop abstrac-
tion de l'opinion des hommes compétents et sérieux de l'époque
et du pays. Mais d'autre part aussi, qui sait, si quelque grain
de jalousie ne dictait pas leur jugement sévère à l'égard d'un
concurrent redoutable: toujours est-il que le docteur Solimani
passait aux 3'eux de ses détracteurs, pour une sorte de Chiariniy
charlatan-type, si connu à la même époque par son- vermi-
fuge ; l'un et l'autre, en effet, sortaient de cette côte d'Italie
que les conquêtes impériales nous avaient gagnée... l'un et
l'autre étaient venus en France chercher la fortune et la renom-
mée. La désinence des noms propres prêtait à l'injustice.
Le médecin Solimani ne manquait pas de mérite.
Parti de Savone où sa lîimille était en renom depuis le xvi*^
SOLIMANI 271
siècle, il se fixa à Nîmes et nous le trouvons en 1808 membr e
du jury médical du département; il faisait partie de l'Académie
du Gard. Ses relations avec ses savants confrères furent pro-
fitables à la région. A cette époque vivaient le docteur Phelip,
Vincens Saint-Laurent, Granjent l'ingénieur, les mathémati-
ciens Gergonne et ThomasLavernède, Guizot , d'Hombre-
Firmas, Chaptal et autres érudits de la contrée. Solimani
était un des académiciens les plus actifs. Par ses études spé-
ciales, il rendit de véritables services à l'industrie agricole. Il
prit une part notable à la découverte et au perfectionnement
des instruments de distillation qui, en rendant plus rapide la
transformation du vin en eau-de-vie et en alcool, ont contribué
à la richesse du pa3^s (i).
En 1809, M. Fournier, de Nîmes, présenta à l'Académie
du Gard un mémoire sur la culture du ricin et la préparation
de son huile. Le Palma christi commençait alors à être cul-
tivé dans le Midi et déjà les pharmaciens en préparaient une
huile supérieure à celle tirée d'Amérique, pays d'origine de la
plante Euphorbiacée. On connaît la facilité prodigieuse avec
laquelle le ricin se multiplie : plusieurs cultivateurs cherchaient
à le naturaliser dans le Gard, dont il fécondait les terres
stériles, la plage et le sable des torrents très-appropriés à sa
culture. L'Académie proposa de seconder les tentatives du
chimiste qui s'occupait de cette importante question.
Jusqu'alors les savants n'avaient considéré l'huile de ricin
que dans ses usages médicaux. Solimani l'examina sous un
aspect plus étendu et fit connaître quels avantages on pouvait
(1) Ehi. lut. de Nhnes par Michel Nicolas, T. III, p. 180.
Ajoulons que le docteur partageait l'opinion du célèbre docteur Edouard
Adam (dont on a depuis peu d'années élevé la statue à Montpellier). On sait que
l'appareil de ce chimiste permettait d'obtenir par une seule distillation un
esprit à tous les degrés demandés par le commerce. Le système d'Adam était
fort ingénieux, puisque au moyen des anciens alambics il fallait distdler
plusieurs fois le liquide. Cependant il y a eu progrès ; Adam a été détrôné
par Gellier-Dlumenthal et ce dernier a vu son appared perfectionné par le chi-
miste Derosne.
272 NOTICES BIOGRAPHIQUES
en tirer, soit pour les arts, soit dans l'économie domestique,
soit dans son rapport avec l'agriculture. Son mémoire, lu- en
1810, enchérit sur le rapport du pharmacien Nimois. Il cher-
cha à démontrer : que l'huile de ricin peut entrer dans la
composition du vernis de la plus belle transparence ; — que
la savonnerie doit l'utiliser avec avantage pour le décreusage
de la soie; — que mêlée à l'alcool elle produira "çouv V éclair ag-e
un combustible auquel aucun autre de ceux que l'on emploie
ne peut être comparé pour l'intensité de la lumière. Enfin
Solimani ne doute pas que l'on puisse aisément rendre l'huile
de ricin propre aux usages alimentaires... Au prix de 5o à 60
francs les 5o kilogrammes ajoute-il, le produit d'une salmée
de contenance (un hectare et demi), par une récolte ordinaire,
pourrait s'élever à 2,400 francs (i).
En entrant ici dans quelques détails sur les travaux du doc-
teur, nous avons voulu rappeler le progrès opéré depuis cette
époque sur des sujets qui n'offraient encore que de brillantes
espérances : sur l'éclairage entr'autres dont la chimie a triom-
phé, par la distillation de la houille et la production du gaz
hydrogène (2).
A la chute de l'Empire le docteur Solimani était déjà fixé à
Bagnols : il fait partie du conseil municipal et prend une
part active aux travaux des commissions diverses. Cependant
ses préférences étaient pour le calme et le repos dans Panis-
coule ; tout y était disposé du reste pour charmer ses loisirs et
ses goûts délicats.
Son cabinet renfermait des raretés d'un grand prix. Nous y
avons vu un petit meuble Florentin, en ébène incrusté d'i-
(1) Notice sur les travaux de l'Académie du Gard (1810), p. 50.
(2) 1738. Le docteur Claiton fait les premières expériences sur le gaz (de la
houille distillée). — Angleterre.
1786. Lebon applique le gaz aux usages domestiques : — Ses appareils. —
France .
1802. Murdoch en fait, en grand, l'application. — 1812, première compa-
gnie d'éclairage au gaz, à Londres,
SOLIMANI 273
voire, divisé en plusieurs rangées de tiroirs lesquels contenaient
une fort belle collection d'entailles et de camées. Ces objets
antiques ont été vendus, nous assure-t-on, en Angleterre, à
un riche amateur.
Aux murs de la galerie appendaient des toiles de maître;
du moins c'était là Topinion du propriétaire enthousiaste et
fantaisiste. Le docteur faisait remarquer deux Grenue, un
Carie Vauloo, un Simon Voiiet, un Teniers et surtout un
Rnbcns. L'école vénitienne y était même représentée avec
quelque éclat. Ce qui piquait alors notre curiosité Juvénile,
c'étaient de grandes études en camaïeu d'un très-bel eiïet. Le
collectionneur appelait cela : « de magnifiques toiles italiennes
fort estimées, w Hélas ! toutes ces richesses artistiques n'exis-
tent plus ; le besoin, le caprice ou la cupidité les ont disper-
sées. Notre ami le docteur Mallet a pu sauver du naufrage
quelques rares épaves qui ne sont point sans valeur, et nous
avons eu la bonne fortune de doter le musée de Bagnols du
portrait du docteur Solimani, peint de main de maître ,
assurément. Nous ne craignons pas de l'attribuer à Sigalon (i).
Sujet aux boutades les plus bizarres. M, Solimani était loin
de briller par l'égalité du caractère. Cependant, il ne refusait
jamais son concours aux intérêts du pa3's. En i8ig, sous la
mairie Ladroit, nous le voyons siéger au conseil municipal ; il
fit longtemps, comme médecin, partie du conseil de révision,
en un mot, les autorités de l'époque, purent toujours utiliser
ses talents et son bon vouloir.
Vers i832, sa santé s'altéra sensiblement; il s'éteignit le
21 décembre à l'âge de 76 ans. Son fils, Casimir, l'avait pré-
cédé dans la tombe. Bientôt son habitation passa en d'autres
(1) L'artiste uzétien peignait alors, dans le même style ^ l'avocat J.-B. Teste,
et son propre élève Numa Boucoiran.
Quant aux tableaux acquis par M. Mallet, ils font aujourd'hui partie du musée
de Bagnols : on remarque un jeune seigneur (époque Louis XIII), deux portraits
d'homme et de femme, richement vêtus, de l'époque de Louis XIV.
T. H 18
274 NOTICES BIOGRAPHIQUES
mains (i) ; elle fut vendue en i8G3 à un de nos compatriotes
résidant à Paris. M. Thome fit raser de fond en comble les
bâtiments et remplaça les anciens vergers ou les terres labou-
rables par un parc à l'anglaise, un lac, des cascades, des
massifs de verdure, des terrains vallonnés, et un château dans
le style Louis XIII ; plus ne reste à ce coin de terre que son
ancien nom : Paniscoule.
Il est naturel que la pensée de chercher Torigine de ce nom
soit venue à bien des curieux : nous n'avons jusqu'ici rien
trouvé de précis ; des investigateurs, plus heureux que nous
réussiront mieux certainement.
Toutefois, nous savons que Paniscoule (ou Peniscoule),
est le nom d'un château situé en Espagne, sur le bord de la
mer, château ayant appartenu à la famille de Luna. — Pierre
de Luna devint pape, à Avignon en 1894, sous le nom de
Benoît XIII. Le fief seigneurial des bords de Cèze aurait-il été
acheté par ce personnage célèbre, alors, qu'après avoir été
professeur à Montpellier, il fut nommé cardinal ?... Comme
plusieurs de ses collègues d'outre-Rhône, n'aurait-il pas pos-
sédé, en Languedoc, — à Villeneuve, à Roquemaure ou à
Bagnols, un palais, un château, une villa à laquelle il aurait
donné le nom d'une de ses terres d'Aragon ?
Nous inclinerions pour l'affirmative, puisque l'histoire nous
apprend que vers i352 Clément VI appréciait les produits
viticoles du domaine de Castel, — près Saint-Gervais, — et
qu'en i36o Innocent VI possédait le château de Bagnols. Les
papes d'Avignon avaient donc des rapports fréquents avec
notre 'pays. Qu'y aurait-il d'étonnant que le cardinal Pierre
de Luna eut lui aussi, une terre à Bagnols et que cette terre
fut le domaine de Paniscoule ainsi dénommé en souvenir de
son pays d'origine ?... Nous livrons humblement cette hypo-
thèse aux érudits..., aux chercheurs.
(1) A M. Gicle, ancien maire d'Alais^ dont la famille a laissé d'excellents
souvenirs et s'est fait regretter. M. Troupel gendre de M. Gide, vendit le
domaine à M. Joseph Thome : le 21 octobre 1863.
SOLIMAXI 27D
Le médecin italien se flattait de montrer l'albero genealogico
délia famig'lia dei Solimani, Nous possédons, au musée de
Bagnols, ce curieux document. L'artiste y a inscrit la longue
liste des Sormani et plus tard Solimani^ plus euphonique.
Malheureusement, le tronc de l'arbre ne porte, au premier
cartouche, que le nom de Battista. Ce fut Pace Antonio, fils
de ce dernier qui, vers i58o, sculpteur et architecte renommé,
construisit, à Savone, la façade de la cathédrale, — insigne
basilica, — N.-D. de la Miséricorde et varie sublimi eccelente
statue.
La famille Sormani ou Solmani et, au xvni*^ siècle Solimani,
est originaire d'Ostena, sur le lac Lugano : elle était de la
première noblesse d'Italie; ses alliances avec les Abattis les
Monleoni et autres le prouvent. — Une religieuse, G. Battista
Solimani fut la fondatrice délie monache romite e de niissio-
7zar?' de la Congrégation de Saint-Jean.
— R. Mario Solimani avait en lôSg, la réputation d'un
célèbre violoniste : sonatore di violino.
Dressé en 1822 à Savone par l'archiviste Francesco Giuria,
l'arbre généalogique nous apprend que notre docteur Laurent
Solimani était fils de François, capitaine d'infanterie au service
de la République de Gênes, et d'Angèle Rapin, fille du colonel
Julien ; tous deux inscrits à la noblesse de Savone le (5 mai
1754, ainsi que leurs enfants : le document nous permet de
blasonner ainsi les armes du docteur : — d'or an chef d'argent
coticé de trois barres de gueules, brochant sur le tout un lion
d'argent ( Monleo7ii) de face, présentant un fort d'argent
crénelé sommé d'une tour crénelée de même., (qui est de Char-
rier).
%^
SOUCHON (JOSEPH)
GUIDE
Né à Bagnols le i5 août ij'j4
Mort à Paris le 5 avril i852
EUX mois après le 14 juillet, date me'morable, (d'oiî,
par la prise de la Bastille, les historiens semblent
compter la première journée de la Révolution) un
jeune bagnolais s'engageait comme volontaire au
régiment de Soissonnais (i), infanterie : il avait à peine seize
ans. « La valeur n'attend pas le nombre des années. »
Joseph Souchon, fils de Martin et de Suzanne Violotte (2),
né le i5 août 1774, quittait Bagnols le i5 septembre 1789.
Le 24 décembre 1793 il passait au régiment de Penthièvre,
devenu depuis 1791, le S''"^ régiment de dragons. Pendant
quatre ans Souchon parcourut les bords du Rhin, de Mayence
à Francfort, de Worms à Manheim.
En 1796 nous le voyons dès le 22 septembre (i^'" vendé-
miaire an V), compris parmi les Guides (3), du général
(1) Voir ci-après la note A.
(2) Suzanne Violotte était la sœur de Violot, un maçon et sculpteur habile
pour le pays, à qui l'on doit deux groupes en pierre (sujets religieux), qui sont
placés l'un sur la porte intérieure de la maison de Charité, et l'autre à la
maison Aslier, rue Poulagière, à l'angle de la rue du Remouleur.
(3) Voir ci-aprés la note B .
278 NOTICES BIOGRAPHIQUES
Bonaparte. Il était de ce groupe d'élite, remarquable autant
par sa fidélité que par sa bravoure prudente. Il se trouva à la
troisième journée d'Arcole, le 17 novembre. Les historiens du
temps, Napoléon lui-même (i), racontent ce qui suit :
« ... Vers les trois heures, au moment où le détachement
de la garnison deLegnanose, commandé par l'adjudant Lorcet
se portait sur Tennemi, alors que la canonnade était vive sur
toute la ligne et que les tirailleurs en étaient aux mains, le
général français ordonna au chef-d'escadrons Hercule (2), de
se porter avec cinquante guides et quatre ou cinq trompettes,
au travers des roseaux et de charger sur l'extrémité de la
gauche l'ennemi, au moment que la garnison de Legnanose
commençait à la canonner par derrière : ce qu'il exécuta avec
intelligence et contribua beaucoup au succès de la journée...
Alvinzi mené battant tout le reste de la soirée, continua sa
retraite sur Vicence. Notre cavalerie le poursuivit au-delà de
Montebello. »
Le jeune bagnolais était un des guides qui exécutèrent cette
charge héroïque. Il y reçut une blessure grave et sa bravoure
éclatante lui valut un sabix' d'howieur.
Souchon se distingua plus d'une fois encore pendant la
campagne d'Italie. Il obtint deux récompenses pécuniaires sur
le champ de bataille, et fut fait brigadier. Nous pouvons le
dire avec fierté, nous, enfants de Bagnols : sa carrière mili-
taire n'a été qu'une suite d'actes de courage et de dévouement;
et bien que confondu dans les rangs inférieurs de l'armée, ses
actions d'éclat n'en firent pas moins briller son nom glorieux.
Souchon était à l'armée d'Ég3^pte ; il s'y distingua en brave.
Citons du Mémoiial de Sainte-Hélène (3), quelques lignes que
(1) V. Victoires et Conquêtes. . . V. Campagnes d'Italie par Napoléon, p. 515,
Tome I.
(2) C'est par erreur (|ue Napoléon donne à Nègre Hercule le litre de chef
d'escadrons : ce lieutenant des guides ne fut nommé capitaine que peu de jours
après Arcole.
(3) Tome I, page 122 et 123, Édit. Ernest Bourdin, Illustrations de Charlet.
SOUCHON 279
tous les Jeunes élèves de nos écoles devraient savoir par
cœur.
« Napoléon reçut durant le siège de Saint-Jean-d'Acre, une
preuve de dévouement héroïque et bien touchante. Étant dans
la tranchée, une bombe tombe à ses pieds : deux grenadiers se
jetèrent aussitôt sur lui, le placèrent entre eux deux, et le
couvrirent de toutes parts ; par bonheur la bombe respecta
tout le groupe ; nul ne fut touché.
« Un de ces braves grenadiers a été depuis le général
Daumesîfil, l'autre était Souchon, qui trois fois reçut des
armes d'honneur. »
Cette mention glorieuse pour notre compatriote, n'était pas,
il est vrai, dans la première édition du livre écrit par le comte
de Las Cases : le nom de Souchon ne figurait point. Napoléon,
en dictant ses mémoires avait dit : « Je ne me rappelle pas le
nom du dernier soldat. « Mais les éditeurs postérieurs du
Mémorial citent Souchon. Le témoin de cet acte, son compa-
gnon même fut le premier à le signaler avec orgueil ; car les
deux héros ne s'étaient jamais perdus de vue. Depuis la
campagne d'Egypte, le brave grenadier notre compatriote
n'avait cessé de conserver d'excellentes relations avec son
heureux camarade.
On sait que Daumesnil, surnommé la Jambe de Bois (i),
devint général et gouverneur de Vincennes ; qu'il conserva
cette forteresse même après que les alliés se furent emparés de
Paris, en 18 14 ; qu'aux sommations russes, il répondait :
Quand vous me rendrez ma jambe, je vous rendrai ma place ; »
qu'il refusa un million que lui offrait un général ennemi, en
répondant fièrement : Vous ne serez pas plus heureux contre
ma pauvreté ; je ne veux rien, et mon refus sera la richesse
de mes enfants. » Tous ces détails sont aujourd'hui du domaine
de l'histoire.
Souchon vivait dans une situation modeste, cependant sa
(1) Il était né en 1776 et mourut en 1832.
28o NOTICES^ BIOGRAPHIQUES
famille et celle de Daumesnil sont toujours restées liées,
malgré la différence de position. Ainsi, en souvenir de leurs
relations intimes. Madame veuve Daumesnil oifrit ci Madame
Souchon un exemplaire du Mémorial de Sainte-Hélène avec
cette dédicace : Au brave camarade de Daumesnil à Saint-Jean -
d'Acre, au guide Souchon. »
Mais suivons notre compatriote dans la campagne d'Orient.
C'est à l'affaire d'Héliopolis, le 22 août 1800, c'est-à-dire, un
an après l'épisode de Saint-Jean-d'Acre — avril, mai 1799 —
que Souchon fut blessé. Il reçut pour sa belle conduite, dans
cette journée sanglante, un mousqueton d'honneur, avec
plaques d'argent. Le brevet est signé du 28 vendémiaire an
XI : il porte ces mots : « Bonaparte, premier consul de la
« République, d'après le compte qui lui a été rendu de la
« conduite distinguée et de la bravoure éclatante du citoyen
« Souchon, chasseur à cheval dans la Garde, à l'affaire du
« 4 fructidor an IX (i), à l'armée d'Orient, lui décerne à titre
« de récompense nationale une carabine d'honneur. Il jouira
« des prérogatives attachées à la dite récompense par l'arrêté
« du 4 nivôse an VIII. »
Par la pièce dont nous venons de parler il est prouvé que
Souchon avait été incorporé successivement dans deux régi-
ments de la garde des consuls. Les états de service précisent que
le 7 ventôse an X (26 février 1802), il était aux grenadiers à
pied et le brevet le désigne comme faisant partie du régiment
de chasseurs à cheval, le 19 octobre de la même année.
Lors du licenciement des guides de l'ex-armée d'Orient, le
8 décembre 1802, — 18 frimaire an XI, — Souchon reçut un
(1) 11 est question ici de l'affaire dite de V Embarcadère, qui eut lieu à
l'ouest d'Alexandrie sur le canal. Après un combat qui dura une heure et demie,
nos troupes durent se replier : elles étaient commandées par le général de
division Zayoncliek, L'ordre du jour signé Menou, (7 fructidor an IX), mentionne
plusieurs soldats qui se sont distingués. Ce ne fut qu'en vendémiaire (30 octobre
1803), lors de la rentrée des troupes que, sur un rapport supplémentaire^ en
proposition spéciale, la récompense a été décernée à Souchon.
SOUCHON 201
certificat de libération , où nous remarquons ces lignes :
« Certifions en outre, que le susnommé s'est conduit pendant
« tout le temps qu'il a servi au dit corps une conduite irrépro-
« chable à tous égards. » (Extrait textuel).
Après sa nomination aux chasseurs de la garde, Souchon ne
peut continuer longtemps son service actif; à cause des six
blessures qu'il avait reçues, et particulièrement de celle qui le
frappa en pleine poitrine ; il dut prendre sa retraite. Depuis le
1 1 février i8o3, — 22 pluviôse an XI, — notre brave compa-
triote avait été admis au:: vétérans. Le gouvernement d'alors
tenait à rendre une éclatante justice à l'un des plus braves
soldats de l'armée, honoré déjà des témoignages flatteurs si
justement mérités. Dès le i^"" vendémiaire an XII, — 24 sep-
tembre i8o3, — inscrit sur la liste des légionnaires de droit,
Souchon fut fait chevalier de la Légion d'honneur.
Le 16 mai i8o5, il prenait sa retraite et quittait à regret le
général illustre qu'il avait servi pendant plus de dix années
avec un dévouement absolu ; Napoléon venait alors d'être élu
Empereur.
Si Souchon n'a point gagné de grades pendant sa brillante
carrière militaire, c'est qu'il fut forcé de s'arrêter avant le
temps. D'ailleurs cet enfant du peuple ne savait ni lire ni
écrire; à peine, à la fin de sa vie, pouvait-il, difficilement
même signer son nom. Notre héros se résigna donc à vivre
toujours humble et modeste. Son camarade de lit avait pu
recevoir les bienfaits d'une instruction plus qu'élémentaire.
L'instruction, la bonne conduite et la bravoure de Daumesnil
nous expliquent les légitimes succès du général.
Le vétéran d'Arcole et de Saint-Jean-d'Acre se maria, après
avoir quitté le service militaire (i), et entra, comme contre-
maître, dans la filature Richard-Lenoir. Il ne tarda pas à
perdre sa place ; car l'usine de cet industriel célèbre dut cesser
de fonctionner en i8i5, lorsque les produits anglais, prohibés
(1) Il eut six filles et trois garçons ; sa veuve mourut à 88 ans.
2(82 NOTICES BIOGRAPHIQUES
par le blocLis continental, firent invasion en même temps que
les armées alliées ennemies de la France,
En 1823 Souchon fut nommé surveillant au Palais-Royal :
c'est Là que nous l'avons connu et c'est grâce à son obligeante
intervention qu'il nous a été permis de visiter, en i835, les
galeries de tableaux appartenant à la famille d'Orléans.
Souchon était à cette époque un beau vieillard, accueillant,
affectueux pour ses compatriotes. Il parlait volontiers de son
cher Bagnols et de sa famille parisienne qu'il aurait voulu
rattacher par des liens intimes à sa ville natale. Ses souhaits
se sont en partie réalisés ; l'une de ses filles se maria à un
bagnolais, M. Frédéric Canonge, alors entrepreneur de ma-
çonnerie à Paris, qu'une mort prématurée a ravi à sa famille
et à ses nombreux amis.
Notre compatriote, entouré des siens, vivait heureux : ses
fils et ses petits-fils se faisaient déjà distinguer dans l'armée.
Comme médaillé de Sainte-Hélène il comptait à titre bienveil-
lant à l'Elysée, lorsque le 5 avril i852, une cruelle maladie
chronique le fit succomber. Sa veuve qui lui survécut Jusqu'en
187:, a pu, seule, jouir des brillants succès de ses enfants.
Bien que ceux-ci, officiers supérieurs distingués, et encore
aujourd'hui pleins de vie, n'aient point leur place dans cette
publication nécrologique, nous ne pouvons passer sous silence
la personnalité saillante de M. Charles-Frédéric Souchon, né
en 18 17, engagé en 1834, commandant d'artillerie de la
citadelle d'Arras jusqu'à l'époque de sa retraite en 1868,
reprenant du service en 1870, nommé lieutenant-colonel et
ayant .coopéré activement à la réorganisation de l'artillerie
destinée à l'armée du Nord.
M. Souchon, officier de la Légion d'honneur, habite actuel-
lement Wambrechies près Lille (Nord), beaucoup trop loin de
Bagnols, dont une rue porte aujourd'hui le nom de son père.
Un des petits-fils du hérosde Saint-Jean-d'Acre, M. Frédéric
Canonge, chef de bataillon, est professeur d'histoire militaire
stratégique à l'école de guerre à Paris, et le second, M. Henri
SOUCHON 283
Canonge est chef d'escadrons de chasseurs. Un chroniqueur
futur intéressera ses lecteurs en racontant la vie de ces trois
officiers de mérite : nous les comptons au nombre des bagno-
iais.
NOTES
(A, p.' 277). — Ce fut Hen;-i îî qui, en 1558, institua les quatre premiers
régiments d'infanterie. Les rois ses successeurs en augmentèrent le nombre. De
1G43 à 1709 Louis XIV créa 94 nouveaux régiments d'infanterie et assigna à
chacun d'eux un numéro, Soissonnais, créé en 1684, portait le Uq 87. Mais à
dater du 1er janvier 1791 les régiments reçurent un numéro d'ordre et la milice
du Soissonnais devint le 40'»e de ligne. Il y avait alors 105 régiments.
En 1793 l'infanterie fut organisée en 198 demi-brigades portées plus tard à
209. Celles-ci étaient formées d'nn bataillon des anciens régiments et de 2
bataillons de volontaires Cette organisation dura jusqu'en l'an XII.
(B, p. 277). — L'origine des guides est racontée tout au long dans le
Mémorial de Sainte-Hélène ^ (T. I, p. 212). — «Napoléon, après le passage
du Mincio, toutes les mesures ordonnées et l'ennemi poursuivi dans toutes les
directions, s'arrêta dans un château sur la rive gauche. Il souffrait de la tête et
prit un bain de pied. Un gros détachement ennemi, égaré et perdu, arrive, en
remontant le fleuve jusqu'au château. Napoléon y était presque seul ; la senti-
nelle en faction à la porte, n'a que le temps de la pousser en criant aux armes,
et le général de l'armée d'Italie, au sein de la victoire, est réduit à s'évader
par les derrières du jardin avec une seule botte_, l'autre jambe nue. . .
« Le danger auquel venait d'échapper le général français, circonstance qui
dans sa manière d'opérer pouvait se renouveler souvent, devint l'origine des
guides chargés de garder sa personne ...»
TESTE (ANTOINE)
NOTAIRE
Né à Bagnols le 2j août i'/43
Mort à Bagnols h 26 juin iSoj
rNTOiNE Teste, né à Bagnols le 27 août 1748, fut,
jdans le Midi, un des plus ardents patriotes de 178g.
jPendant toute la période révolutionnaire son carac-
■tère méridional, énergique et bouillant s'accentua par
les aspirations audacieuses d'un adepte des plus fervents de la
réforme politique. Hàtons-nousde le dire cependant, au milieu
de ses actes autoritaires, il ne nous a pas été possible de
découvrir trace d'aucun fait incriminant notre compatriote.
Que d'autres, comme lui, ont salué avec le même enthou-
siasme l'aurore de cette Révolution qui promettait au pa3^s
le bonheur dans la liberté ! leur ferveur s'attiédit, celle de
Teste persista dans la tourmente.
On dit que dès l'année 1783 le jeune notaire avait, dans des
libelles chaleureux, attaqué l'intendant de la province du Lan-
guedoc. Une lettre de cachet fut lancée contre lui : il ne parvint
à se dérober aux poursuites qu'en franchissant le Rhône, et
qu'en se réfugiant à Avignon sous la protection du pape, alors
souverain du Comtat.
Rendu à la liberté aux approches des crises révolution-
naires, Teste parut dans les assemblées électorales et y obtint
286 NOTICES BIOGRAPHIQUES
maintes fois les suffrages de ses concitoyens (i). Il assista,
comme député de Bagnols, à l'assemblée de la sénéchaussée
de Nîmes qui nomma en mars 1789, des députés aux États-
généraux.
Nommé membre de la commission de cette assemblée il
prit une part active à la rédaction des cahiers des doléances :
sa réputation de légiste le posa au premier rang.
En 1790, Teste fut électeur, nommé par la commune, lors
de la formation des assemblées administratives : en cette
qualité il assista à l'élection de l'évêque du département , en
mars 1791. Et pour dérouler ici, dès le début, la série des
emplois qu'il a occupés, nous ajouterons qu'il fut élu admi-
nistrateur du district du Pont-Saint-Esprit en juin et maire
de Bagnols en décembre ; qu'il remplit ces dernières fonctions
jusqu'au i3 novembre 1792, époque à laquelle l'Assemblée
électorale, tenue à Uzès et dont il était membre, le nomma
procureur général syndic du département; qu'il prit possession
de cette magistrature le 28 novembre et la quitta le 6 nivôse
an II (2): Telles ont été les principales missions remplies par
notre actif compatriote.-
Nous l'avons dit : après le i3 décembre 1791, Teste, étant
maire, exerça une grande influence dans la cité. Il s'adressa à
l'assemblée nationale afin de fixer à Bagnols, le chef-lieu du
district. En maintes occasions le Conseil vota des remercie-
ments : « Au patriote éprouvé qui ne cesse de s'occuper du
bien public et le prie de continuer ses bons offices au profit de
la commune. » Nommé procureur général syndic du départe-
(1) V. Annales historiques de Bagnols de 1788 à 1805, par Léon Alègre.
(2) C'est à cette époque que fut enregistrée au département la loi du 14- fri-
maire qui établit le gouvernement révolutionnaire et qui supprima les fonctions
de procureur général syndic. Depuis le 6 nivôse jusqu'au 28 pluviôse an II_,
Teste fut provisoirement administrateur membre du directoire du département,
nommé par arrêté du représentant du peuple Boisset. (Man. Bibliothèque-
Musée de Bagnols). — Extrait de l'attestation du citoyen Clat, archiviste du
département du Gard — 26 vendémiaire an V.
ANTOINE TESTE 287
ment du Gard en novembre 1792, Antoine Teste occupait
cette place à l'époque de la Révolution du 3i mai, qui, à
Paris, et dans plusieurs départements, assura le triomphe de
Robespierre, tandis que dans le Gard, le parti des Girondins,
occupé de fédéralisme, conserve quelque temps la prépondé-
rance.
Teste, resté ferme dans le camp des montagnards, fut alors
l'objet d'une courte disgrâce, mais le triomphe des monta-
gnards ne tarda pas à lui rendre l'influence qui résultait de
ses relations et de ses précédents.
Toutefois un trait qui honore ce républicain austère, c'est
son refus obstiné de rentrer alors dans les fonctions publiques ;
iUne voulut pas devenir l'instrument aveugle de toutes les
proscriptions, de tout le régime de sang qui fut la consé-
quence de la chute des girondins. Dénoncé pour cette
résistance, au terrible Comité de sûreté générale, il fut frappé
d'une révocation officielle et se réfugia dans Tétat-major de
l'armée des Alpes, d'où il ne revint qu'après le 9 thermidor
(27 juillet 1794.)
En 1793, malgré tous les services rendus, malgré tout le
bien qu'il faisait autour de lui, peut-être même à cause de ce
bien. Teste se vit à Bagnols, (i), en butte aux attaques de
certains de ses adversaires politiques. Signalé à Nîmes comme
excitant des troubles dans son pays, pendant un séjour de
courte durée qu'il y fit. Teste se défendit devant l'administra-
tion départementale par une lettre — 6 juillet, — dans laquelle
on remarque les passages suivants :
«... Depuis mon arrivée je ne me suis mêlé ni d'affaires
publiques ni d'affaires particulières ; j'ai été deux seules fois
à la maison commune, le jour de mon arrivée pour dire aux
officiers municipaux comment et pourquoi avaient cessé mes
(1) Nous avons en main plusieurs lettres signées par les plus grands noms
aristocratiques de la ville de Bagnols. On écrivait à Teste comme à un ami dont
entêtait habitué à recevoir des témoignages de bienveillance et de dévouement.
288 NOTICES BIOGRAPHIQUES
fonctions de procureur général syndic, (je le devais), et le
dimanche suivant pour afficher les comptes de la municipalité
de l'année 1792, pendant laquelle je fus maire...
« Je suis bien loin, je l'avoue, d'approuver les mesures qui
ont été prises dans le département du Gard ; je les regarde
comme extrêmes, mais c'est mon opinion personnelle, et le
principe de cette opinion est l'amour de la paix.
« C'est par le même principe que je vais au club, quand je
soupçonne qu'il peut y être fait quelque motion vive. J'y ai
d'ailleurs deux de mes enfants, dont l'un âgé de 17 ans est
président de la société, et l'autre âgé de i3 ans est un des
secrétaires ; je dois les surveiller et je le fais : je ne porte
dans ces assemblées que des paroles de paix et elles font un
grand bien...
« Le seul mot de complot me fait fuir à cent lieues, tant
j'abhorre les complots et tant je suis convaincu que c'est à des
complots que sont dûs tous les malheurs de la patrie... »
Cependant les fédérés de passage le 10 juillet 1793 avaient
pillé et saccagé sa maison (i). Victime d'un audacieux attentat,
il a vainement, pendant longues années, demandé des indemnités
à la commune et porté plainte en haut lieu. La réaction, om-
nipotente dans le Midi, faisait, à cette époque, échouer toutes
ses légitimes réclamations (2).
Teste nommé commissaire par les représentants du peuple
près de l'armée des Pyrénées-Orientales, organise les 4 et 5
septembre 1793 le i'^'" bataillon de la i'"^ classe du district de
Pont-Saint-Esprit. Les chefs de chaque compagnie procédèrent
à la nomination des officiers de l'état-major. Pour le grade de
lieutenant-colonel commandant, le choix tomba sur son fils
François-Antoine qui n'avait alors que 18 ans. A la suite de
cette nomination flatteuse pour la famille du jeune bagnolais,
s'élevèrent des querelles intestines, au sein même du batail-
(1) Annales histor. Loc. cil.
(2) V. ci-après la note A.
ANTOINE TESTE 289
Ion. La correspondance échangée entre Antoine Teste et
François jette un jour intéressant sur la situation complexe des
divers éléments dont se composaient alors les armées de la
République. C'est, d'ailleurs, dans l'intimité de ces lettres
qu'on peut apprécier les qualités de l'excellent père et l'hono-
rabilité du cito3^en. L'épisode se rattache à la vie du futur
général, et vaut, par là, qu'on s'y arrête.
Le bataillon commandé par François Teste s'était très-hono-
rablement conduit dans les combats multipliés livrés aux
armées espagnoles. On n'en pouvait douter puisque, le 21
germinal an II, le maire de Bagnols, — L. Marsial, — écrivait
aux citoyens composant ce 4"'"= bataillon, alors à Puycerda,
une lettre élogieuse dans laquelle il signalait, comme s'étant
distingués dans l'allaire du 28, les trois compagnies n°* i, 2, 3,
et particulièrement Gensoul, Auzières , Lacroix, Rolland,
Servol et les deux Tastevin. « Transportés de joie, dit-il, dans
sa missive officielle, les sans-culottes de la commune m'ont
chargé, dans la dernière décade, de transmettre à ces trois
braves compagnies, le tribut de l'estime et de la reconnaissance
qu'elles se sont acquises... »
Cependant soit que le bataillon eut emporté quelque chose
des divisions locales, soit qu'y eussent germé dans la campagne
des sentiments de basse jalousie, on ourdit une cabale contre
Teste. Le commandant en second, Piollenc, plus âgé que
François et qui avait promis d'être son mentor, aspirait à
devenir chef de brigade, il gagna quelques amis intimes de
Teste et obtint le renvoi de son jeune chef.
Lorsqu'il apprit la destitution de son fils, Antoine ressentit
une douleur profonde de ce qu'il appelait : une grande injus-
tice. Ses lettres renferment des conseils dictés par une
sagesse prudente et par le patriotisme le plus éclairé. — « Mon
ami, lui écrit-il le 20 prairial an II, sois toujours soumis aux
lois, et cela se peut sans perdre l'honneur de vue. »
Le lendemain Teste s'adresse au général Doppet (i) il se
(1) Commandant la division de l'armée des Pyrénées-Orientales.
T. II 19
290 NOTICES BIOGRAPHIQUES
plaint de la mesure rigoureuse qui frappe son fils: non pour
cause dCiiicij'isjJic ; il tlagelle celui qui Ta supplanté, il rap-
pelle les nombreuses désertions qui ont eu lieu dans le 4"^^^
bataillon qu'il commandaitet que ses amis, malgré ses instances,
préfèrent s'engager dans la marine, plutôt que de servir sous
le commandement d'un nouveau chef, traître à la patrie. Teste
raconte les persécutions auxquelles il a été en butte de la part
des fédéralistes et, revenant à son fils François il ajoute :
« Sa destitution lui a percé Tàme et si, républicain comme
tu l'es, tu es en même temps père, tu sentiras jusqu'à quel
point mon cœur en est alfecté.
« Veuille donc l'entendre et l'examiner toi-même, et si tu
crois que sa destitution soit conforme aux lois, si tu ne le
trouves pas en état de reprendre le poste auquel le vœu de ses
frères d'armes l'avait placé rends le moi arec son honneur, il
servira utilement la République en m'aidant dans les travaux
dont elle m'a chargé. »
Teste écrivit au Comité de salut public : la réponse se fit
longtemps attendre. Pendant une série de décades anxieuses
il console son fils accablé de tristesse, parce qu'il se regardait
comme inactif; car le nouvel emploi d'adjoint provisoire
attaché à l'état-major, ne suffisait pas à son ardente et vigou-
reuse organisation... « Mon ami, ajoute-t-il à ses condoléances
paternelles, un républicain est de tous les temps et de tous les
pays. Il est prêt à tous les événements ; il ne languit jamais,
quelles que soient les circonstances. Il n'est triste que quand les
allaires de la République vont mal, et encore ce sentiment de
tristesse ne fait qu'accroître son courage. Il faut qu'il soit fort
et contre les ennemis du dehors et contre ceux du dedans.
Pars de là, va ton train, égaye-toi même dans l'oppression
que tu soulTres; si tu as besoin d'assignats, mande-le moi, je
vendrai s'il le faut mes meubles pour t'en procurer. Les
sans-culottes sont toujours riches ; ne te mets en peine que du
salut de la patrie. Vois le général, montre-lui ma lettre et
reviens avec ton congé auprès de moi ; il n'est pas besoin
ANTOINE TESTE 29 1
d'autre réquisition, toutes les fois que tu n'es que surnumé-
raire, sans grade et sans appointements... »
Le père était inconsolable : il écrivait lettres sur lettres ;
enfin il reçut de Cambacérès la réponse suivante : — « 5 messi-
dor an II. Je lis l'année dernière, citoyen, un acte de justice
en provoquant ton retour à des fonctions dont les fédéralistes
t'avaient éloigné. Aujourd'hui tu demandes d'appuyer auprès
de Carnot une réclamation en faveur de ton fils : la fin de ta
lettre sera ma réponse : ni tort, ni grâce ; c'est la devise d'un
républicain et la loi dont les représentants du peuple ne
s'écartent pas.
« Lorsque je verrai Carnot, je l'engagerai à s'occuper le
plus promptement possible de l'alTaire qui te concerne. Salut
et fraternité. » « Cambacérès. »
Neuf jours plus tard, en transmettant de Nice, cette lettre à
son fils, Teste, alors attaché aux fournitures de Tarmée d'Italie,
lui donnait avis qu'il allait prochainement obtenir à Grenoble
une agence qui devait le fixer dans cette ville.
Antoine Teste pressait de son mieux la solution de l'affaire
de l'ex-commandant : sous forme d'observations, il adressa
au représentant du Comité de salut public un nouveau mé-
moire, il se demandait : — si cette mesure inique n'était pas
due au S3^stème du Cromwel Robespierre et de ses complices,
— La loi veut que les volontaires nomment leurs officiers...
Nul ne peut les changer arbitrairement, même sous prétexte
d'incapacité : il n'y a que la forfaiture, prouvée et jugée, ou le
défaut de certificat de civisme qui puisse opérer la destitution
d'un chef.
— Les pouvoirs de l'adjudant général Quenin portaient
sur Y épuration du bataillon... il a violé la loi en agissant
comme il l'a fait...
— Le civisme, la bravoure, la prudence et la force de corps
et d'âme constituent aujourd'hui la première capacité d'un
militaire républicain.
2q2 NOTICES BIOGRAPHIQUES
— Le jeune Teste a ces qualités ; il y ajoute l'aptitude pour
acquérir toutes les autres...
— A l'époque du lo prairial jour de l'examen, il y avait à
peine deux mois que le bataillon avait reçu des armes, et
depuis qu'il était armé, il n'avait été réuni qu'en marche et il
était resté presque toujours épars dans divers cantonnements.
— Enfin la réponse de François Teste, si elle ne montre
pas un chef de toute capacité, montre du moins un homme
qui peut le devenir ; elle montre un citoyen de bonne foi, sans
prévention et sans prétention autre que celle de dire la vérité.
« Le réclamant répétera sans cesse que ce n'est pas l'ambi-
tion ni le désir de commander qui l'animent, mais bien le
respect dû aux lois, l'attachement aux intérêts de la patrie et
l'envie de la servir et de la voir servir par des hommes qui en
soient dignes... »
Le Comité de salut public tenait à avoir des renseignements
plus précis sur les faits qui précédèrent et suivirent la destitu-
tion de François Teste ; celui-ci adressa un mémoire détaillé :
voici le résumé de cette pièce authentique ; elle est du 20
thermidor.
— Pendant une absence d'un mois (i), motivée par une
mission du conseil d'administration, la caisse avait été dilapidée
et l'adjudant-major G... un des chefs royalistes du Comtat,
était allé dénoncer Teste à l'adjudant général Quenin alors à
Toulouse. Ce fonctionnaire sollicita du représentant du peuple
d'Artigeote, un arrêté pour être chargé de l'examen des officiers
de la Montagne : l'examen oral que le jeune commandant
subit le premier l'étonna et parut le satisfaire. Quenin circon-
venu par les fédéralistes, et ne pouvant obtenir la démission
de Teste, de bon gré, voulut passer une grande revue. Sur le
terrain, il commanda des manœuvres nouvelles, inconnues
(1) Le conseil d'administration du bataillon de la Montagne, département du
Gard, par délibération du 8 ventôse an II, envoie Teste à Bagnols et le charge
d'acheter des cuirs et de faire confectionner des souliers, attendu que les sol-
dats vont presque tous nu-pieds.
ANTOINE TESTE 2()3
jusqu'alors et qu'il avait composées de sa tête ; il embrouilla
tellement Tofficier supérieur que celui-ci avoua que son batail-
lon n'avait jamais exécuté de tels ordres... Quenin se retira
sans examiner aucun officier et cependant son fameux rapport
en signalait neuf comme incapables... »
Teste François qu'un supérieur sévère et malveillant venait
d'intimider ainsi, avait alors dix-huit ans : il était commandant
du bataillon depuis huit mois. Ses camarades, à la tête desquels
figuraient' Arvieux, Begrand et Dejoux, protestèrent contre
l'injustice de la destitution de leur intrépide commandant si
brave, si généreux... Ils quittèrent le bataillon pour aller
s'embarquer i'i\
Nous avons sous les yeux une lettre du 2 thermidor an II,
de la République une et indivisible, lettre écrite par Antoine
Teste à son fils : elle porte en tète ces mots : Paix aux Peuples,
Guerre aux Tyrans.
... « Il ne faut pas que les ennemis de la patrie et des
patriotes l'emportent sur nous en courage, en santé, ni en
aucun autre mo3^en. Notre courage les tue^ notre santé fait
dessécher la leur, notre patience les désole ; ils calculent cri-
minellement sur de vils intérêts, et nous, quand il est question
de servir la patrie et de nous soumettre aux lois, nous sacrifions
corps et biens et nous sommes toujours contents, toujours
joyeux. Parle courrier de demain, sans faute, ta mère t'enverra
un assignat de 400 francs pour t'aider à faire ton nouvel uni-
forme. Nous ne te laisserons manquer de rien. Après tout, ce
que nous avons est à la patrie et à toi... »
François ne fut point réintégré dans son grade de comman-
dant, mais demeura attaché à l'état-major.
Après le i3 vendémiaire an IV — 3 octobre 1795 — Antoine
quitta l'armée d'Italie. A cet agent de la commission de com-
merce et d'approvisionnement on allait oifrir un poste mieux
en rapport avec ses aptitudes d'homme de loi ; il fut question
(1) Nous possédons tous les litres, letlres et rapports cités ici.
294 NOTICES BIOGRAPHIQUES
de le nommer accusateur public dans le département de
Vaucluse : Teste refusa.
Le i3 nivôse an IV (2 janvier 1796), le ministre Merlin lui
écrivait :
— Vous dites, citoyen, que vous ne pouvez remplir les
fonctions d'accusateur public que le président du tribunal
criminel du département de Vaucluse a demandées pour vous.
Cette place exige un patriote énergique et courageux -, vos
sacrifices à la patrie pouvaient attirer les regards de vos con-
cit03^ens. Mais chaque état exige des connaissances particulières
et chaque individu est libre de choisir la carrière dans laquelle
il veut marcher. Salut et fraternité. « Merlin. »
Sur son refus catégorique, Testefut nommé commissaire du
pouvoir exécutif près les tribunaux criminels et civils du
département de A'aucluse à Garpentras. C'est à la date du 17
nivôse an IV (5 janvier 179(3 , qu'il reçut du ministère la lettre
suivante :
« En acceptant la place à laquelle vous avez été nommé,
citoyen, vous avez donné une nouvelle preuve de votre dé-
vouement à la chose publique. Lorsque dans le département
du Gard toutes les lois protectrices des personnes et des pro-
priétés so-nt violées envers vous, il est beau de vous voir
remplir l'honorable mais pénible emploi de suivre et de
surveiller leur exécution dans celui de Vaucluse : Croyez que
la patrie saura vous en tenir compte et que les attentats que
vous me dénoncez ne resteront point impunis ; vous en avez
déjà de surs garants dans le zèle et l'activité du commissaire
du gouvernement qui est sur les lieux. Je ne négligerai de mon
côté, aucune des mesures que la loi met à ma disposition et
vous devez tout espérer de ce concours de volonté et d'action.
Salut et fraternité. « Géninieu. »
La vie d'Antoine Teste, incessamment enfiévrée par les
passions politiques, anxieuses au milieu des mécomptes, nous
dit ce que fut l'existence de bien des malheureux, qui, moins
ANTOINE TESTE 296
prudents et moins sages que lui, s'aventuraient follement dans
les manifestations des partis extrêmes. Les temps dans lesquels
s'agitait notre compatriote n'offraient aucune garantie de sta-
bilité : aussi Teste ne demeura-t-il que peu de mois à ce
nouveau poste sans subir de nouvelles persécutions. Il fut
dénoncé et poursuivi comme dHentcur de papiers qui inté-
ressaient la sûreté publique, et il n'échappa à cette calomnie
qu'en pro.uvant qu'il n'avait retenu que la copie de ses propres
lettres (i).
Abandonnant alors Vaucluse et Carpentras, il fut élu membre
de l'administration centrale du département du Gard. Il était
question même de le porter à Tun des deux conseils législatifs,
lorsque le directoire, qui le redoutait, parvint à l'en écarter
par la découverte d'un complot vrai ou supposé dans lequel
Teste se trouvait compromis.
Un mandat d'arrêt fut lancé contre lui, l'administration
présidée par Cazalis délibéra et arrêta que le cit03^en Teste
serait gardé à vue dans le département et au lieu où il habite,
par un ou plusieurs gendarmes à ce commis par le juge de
paix. Une affiche contenant l'extrait du procès-verbal de la
séance du 2() ventôse an VI, — rS mars 1798, — fut apposée :
l'administration prolestait à sa manière et montrait combien
elle tenait à être assurée de la pureté de tous ses membres.
Teste étant reconnu innocent, on lui offrit, par une sorte de
compensation, l'emploi de commissaire cà Malte : il refusa.
Lors de la Révolution du 18 brumaire an VHI — q novem-
bre 1700 — au moment où le général Bonaparte dispersait le
conseil des Cinq cents^ Teste, président de l'administration
cantonale de Bagnols, manifestait ouvertement son opposition :
un tel acte d'indépendance lui valut uue nouvelle destitution,
(1) V. Nouvelle Biographie rjénérule publiée par Firniiu Didot frères sous la
direction de M. le docl. Hoelfer, T. XXXXV, article signé M. l). j., Madier de
Montjau. Ce sont ces liasses de papiers laissés à llagnols clicz un parent éloigné
de la famille Teste et (jue nous avons eu la bonne fortune d'acheter chez
Rasarie, buraliste^ Grande lue.
296 NOTICES lUOGRAPHlQUES
qui fut la dernière. Le patriote militant allait dctinitivement
renoncer à toute espèce d'emploi : son étude fut rouverte et,
en homme de loi consommé, il y exerça le notariat jusqu'en
1807, année où il mourut à Tàge de 63 ans.
Antoine Teste, marié à Elisabeth Boyer, laissait trois fils.
NOTE
(A, p. 288). — Teste a écrit maintes fois aux ministres de l'Iiitériem' et de
la Justice. Ayant reçu ordre de s'éloigner de Bagnols, il partit le 26 pluviôse
an m — li février 1795 — el alla demeurer à Avignon. De là il adressa le
28 fructidor an IV — 13 septembre 1796 — une lettre au ministre de la Jus-
tice, soit au sujet du pillage de sa maison, soit pour se réhabiliter dans l'esprit
de ce haut fonctionnaire .
... « Je puis prouver, pièces en mains, que je n'ai jamais fait le mal ni omis
de faire le bien. Je suis droit, calme, franc et plulût rude que flagorneur. Ma
franchise peut paraître un défaut aux yeux de certaines gens, aux miens c'est
une vertu.
« Ne croyez pas du reste, citoyen min.islre, (jue j'aye mis de l'entêtement à
rester à Avignon, il y allait de ma vie si je me fusse rendu dans la commune de
l5agnols. C'est bien là le cas de force majeure qui excuse celui qu'elle con-
traint. . .
« Pour la sûreté publique^ il n'y a rien que je ne sacrifie, mais que la pro-
tection des lois ne me soit pas refusée et que justice me soit faite... Privé de
mes biens, réduit d'une aisance très honnête à la nécessité de travailler pour
vivre et de travailler plus que mes forces me le permettent, que le gouverne-
ment m'indiijue où il veut que je réside et je m'y traînerai. L'ostracisme est
glorieux ipiand on souffre pour avoir bien servi sa patrie.
« Salut et fraternité.
« TESTE, Place du Palais, 14. »
TESTE (FRANÇOIS-ANTOINE, LE BARON
GÉNÉRAL DE DIVISION
Né à Bagnols le ig novembre ^77^
Mort à Angoulême le 8 décembre 1862
,AissoNS à l'histoire impartiale le soin de résoudre cette
[question brûlante : les grandes guerres de l'Empire
|ont-elles été préjudiciables aux intérêts de la France ?
« Nos armées victorieuses auraient-elles, à tort,
répandu dans l'Europe entière les principes du droit moderne
et reculé les limites du progrès de Thumanité ? »
Notre humble voix ose se prononcer : elle approuve le pro-
sélytisme, mais non pas celui qui se pratique à main armée :
« l'on ne tire pas des coups de fusils aux idées, a-t-on dit, »
donc, plus de guerre de conquête et de dynastie.
Cependant lorsque une rupture est imminente et nécessaire,
il y a lieu d'exalter les exploits des héros, qui s'y trouvent
engagés. Le soldat défend le sol, protège la famille ; le chef
couvre le citoyen, et, par sa tactique prudente, atténue les
horreurs d'une guerre fatale.
Nous songions à l'épopée Napoléonienne, un jour, en ad-
mirant à Paris, l'Arc-de-Triomphe de l'Étoile et en lisant,
inscrit sur un cartouche de marbre, le nom du général Teste,
notre compatriote.
Le gigantesque monument nous apparaissait rayonnant de
298 NOTICES BIOGRz\PHIQUES
gloire, éblouissant, mais il nous semblait aussi, voir, à la
base, jonchés sur le sol, des monceaux de vaillants soldats,
morts pour la patrie... Tristes conséquences de ces éternelles
collisions de peuple à peuple, lorsque l'ambition et la volonté
d'un seul homme les poussent à se mettre en marche.
Teste, François, fils d'Antoine, le notaire dont nous venons
de parler, naquit à Bagnols le iq novembre 1776. Il fit ses
études au collège des Joséphites et prit goût à l'enseignement
puisque nous le trouvons déjà, en 1792, professeur de 6^^ au
Collège d'où les congréganistes avaient été expulsés (i).
Le jeune patriote de dix-sept ans n'exerça pas longtemps
ses fonctions pédagogiques, car au mois d'août de cette même
année il était enrôlé dans la garde nationale soldée du district
de Pont-Saint-Esprit. Il fit partie de l'expédition contre le
camp de Jalès, où il gagna ses galons de sergent, le i"" avril
1793(2).
Sa bravoure venait de se manifester d'une façon éclatante
dans une attaque contre les rebelles : François Teste qui
n'avait pas atteint sa dix-huitième année inspirait déjà à ses
compatriotes une confiance telle que ceux-ci le nommèrent
lieutenant-colonel, commandant le i"" bataillon de réquisition
du district, devenu le 4'""^ bataillon de la Montagne. Teste
partit avec ses réquisitionnaires pour l'armée des Pyrénées-
Orientales, et alla faire les campagnes de 171)3 et 1704.
En racontant la vie de son père Antoine, nous avons narré
les différents incidents qui se rattachent au bataillon de nos
compatriotes -, nous avons parlé des tracasseries suscitées
au commandant par des compétiteurs jaloux, injustes, exas-
pérés. François Teste était rentré dans son pays, vers le 3o
(1) Ce n'était là qu'une organisation provisoire. Chaque professeur avait
OOOnivres^rle traitement : c'étaient les citoyens Jean-Charles Faguel (gendre de
Rivarol), rhétorique el''seconde ; François-Joseph Cochet, 3"ic et in^^ ; Louis
Millet, 5"ic ; Fi'ançois Teste, (jme et Louis Cliabei-|, 7"ie. —V. Annales histo-
riques (le Bagnols, par L. A.
(2) Camp de royalistes fédérés, dans TArdéche. —y.Ânn. hist. Loc. cit.
LE GENERAL TESTE 2C)q
thermidor an II, et avait été autorisé à résider chez son
père.
Suspendu de ses fonctions le 3o mai 1704 par le représen-
tant du peuple Artigeote, Teste ne vit lever cette suspension
que deux ans après, (17 mars 1706), et attendit encore pendant
plus de deux années sa réintégration. (11 septembre 1798).
Placé enfin comme chef de bataillon à la suite de la 40'"'^
demi-brigade de ligne, il occupa titulairement un emploi de
son grade à la 87"'"-% le 23 novembre 1798, et suivit ce corps
aux armées du Rhin et d'IIelvétie.
Aide de camp du général de division Chabran (i) comman-
dant une division de l'armée de réserve, le 22 novembre 1799,
il remplit pendant deux mois les fonctions de chef d'état-major
de cette division qui s'empara par surprise du fort de Bard, et
fit la campagne de Marengo.
« Les qualités militaires déployées par le commandant Teste
dans cette mémorable campagne lui méritèrent le grade de
chef de brigade et le commandement de la ô'"*^ demi-brigade
de ligne, (9 août 1800), l'une de celles qui avaient fondé leur
glorieuse renommée, sous les yeux du général Bonaparte dans
les plaines de la Lombardie et dans les gorges du Tyrol. Il
rejoignit ce corps à l'armée d'observation du Midi de l'Italie,
et fit avec lui les campagnes de 1801 et 1802 en Toscane. (2) »
La campagne de i8o5, qui ouvrit la guerre de la troisième
coalition, amena le colonel Teste sur les rives de l'Adige, à
la tête du 5"^^ régiment d'infanterie de ligne. Il se distingua au
passage de ce fleuve et à la prise des lignes de Caldiéro
(29 et 3o octobre). Au combat de San-Pietro-in-Gin (4 novem-
bre), il culbuta dans la Brenta l'arrière-garde de l'archiduc
Charles, et ce brillant fait, d'armes lui valut l'honneur d'être
nommé général de brigade, sur le champ de bataille même,
(1) Le général Chabran, Joseph, né à Cavaillon (Vaucluse)', le 22 juillet
1763, était capitaine en 1792.
(2) Extrait d'un article nécrologique signé H. llennet. —V la Moniteur de
l'armée du 10 février 1863, n" 9.
300 NOTICES BIOGRAPHIQUES
par le maréchal Masséna. Sa nomination fut confirmée par
Tempereur le 2(S juillet iSo6.
Le i*''" octobre suivant le général Teste commanda l'avant-
garde de l'armée de Dalmatie. Il revint à Tarmée d'Italie au
mois de juillet 1807 et le prince Eugène lui confia successive-
ment divers commandements à Brescia, à Vérone et à Trévise.
Teste fit la campagne de i8oc) avec une brigade de la
division Grenier. Blessé grièvement au pied gauche par la
mitraille au combat de Sacile (16 avril) il n'attendit pas sa
complète guérison pour rejoindre l'armée d'Italie sous les
murs de Raab, en Hongrie, et il eut la fortune d'arriver à
temps pour prendre une part glorieuse à la bataille du 14 juin
qui prépara l'éclatante victoire de Wagram. Il contribua d'une
manière décisive au succès de nos armes dans cette bataille
en s'emparant , à la tète du 112"'"-' de ligne, du plateau de
Szabadheg}^ L'empereur l'en récompensa par le titre de baron
et une dotation de 4,000 francs sur les biens du domaine
extraordinaire à Rome.
En 18 10, notre compatriote commanda le département de
l'Orne. Le 5 avril 181 i, il était investi du commandement
supérieur de Custrin, à l'armée d'Allemagne et c'est le 21
novembre de cette même année qu'il fut créé baron de l'em-
pire ; les lettres-patentes précisent ainsi les armoiries qui lui
furent octro3'ées : — Parti d'a~nr et d'or : — Vaiur à la tctc
de lion d'or ; l'or en dextrochère brassardé ; mouvant du
flanc senestre^ de sable rehaussé darg-ent, tenant une épée
haute, en barre de gueules ; franc-quartier des barons tirés
de l'armée... (i) »
Au mois de janvier 181 2, Teste eut le commandement d'une
brigade de la division Compans, qui, au printemps suivant,
devait faire partie du i'^'' corps de la Grande-Armée et aller
combattre sur les rives de la Bérézina.
(1) Archives de la Chancellerie : communication de M. le minisire de la
Justice, garde des sceaux.
LE GENERAL TESTE Soi
Le général Teste déploya une grande bravoure à Mojaïsk
(5 septembre), où la division Compans s'empara de vive force
de la redoute de Schwardino. Il se signala de nouveau le
lendemain à la bataille de la Moskowa. Dans cette sanglante
journée, il pénétra avec une poignée de braves du 57"^'-^ de
ligne dans un des premiers redans de la grande redoute, vit
son aide de camp tomber mort à ses côtés, eut son cheval tué
sous lui, et se maintint dans la position qu'il avait conquise
jusqu'au moment où un coup de feu, lui fracassant le bras
droit, le mit hors de combat (i). Transporté à l'ambulance
auprès du général Compans, qui avait été frappé aussi dans
cette lutte acharnée, il fut dirigé sur Moscou. Il n'était pas
encore guéri de sa blessure, lorsqu'il reçut l'ordre d'aller
remplacer le général Baraguey-d'Hilliers dans le commande-
ment de Viasma.
Le mouvement de retraite de l'armée ramena le général
Teste à Berlin. Le 14 février i8i3 l'empereur le nomma
général de division et commandant de la 4"^^^ division du
2me corps d'observatiou du Rhin, devenu G"^*^ corps de la
Grande-Armée. Il délivra Cassel des incursions des cosaques
de Czernicheff, parvint à forcer le blocus de Magdebourg, et
prit le gouvernement de cette place en remplacement du
général Haxo.
« A la bataille de Dresde (27 août 181 3), le général Teste
attaqua avec sa vigueur accoutumée le faubourg de Plauen et
fit mettre bas les armes à i,5oo Autrichiens. Par un retour de
fortune, il subit bientôt le même destin. Le 11 novembre, il
était prisonnier de guerre, par suite de la violation de la capi-
tulation de Dresde, et conduit en Hongrie. Il ne rentra en
France qu'après la conclusion de la paix. Chevalier de Saint-
Louis le 8 juillet 1814 il reçut le commandement du départe-
ment du Pas-de-Calais le Si août suivant (2). »
(1) Victoires et conquêtes des Français, T. XXI, p. 208 — V. la note rectifi-
cative, T. 25; appendices et en-ata, p. 81.
(2) \ . Moniteur de l'armée. Loc. cit.
•502 NOTICES BIOGRAPHIQUES
Pendant les Gent-Jours, l'empereur appela le général Teste
à Paris (i5 avril i8[5), et lui donna le commandement de la
2 1"^^^ division d'infanterie (22 avril), faisant partie du 6"^*= corps
d'observation devenu 6"^^ corps de l'armée du Nord, et que le
général comte de Lobau conduisit, au mois de juin, dans les
champs de la Belgique.
Dans cette campagne, où les derniers soldats de la Grande-
Armée succombèrent, le général Teste , par un admirable
exploit, inscrivit son nom dans les fastes militaires de la
France. Le lendemain de la victoire de Ligny, sa division fut
détachée du 6"''-^ corps et placée sous les ordres du maréchal
de Grouchy (ij. Le 19 juin, au moment oia ayant emporté les
hauteurs et le moulin de la Bierge, il voyait fuir devant lui les
avant-postes prussiens, il apprit la fatale nouvelle du désastre
de Waterloo et reçut l'ordre de battre en retraite. Il exécuta
ce mouvement avec la plus grande habileté, manœuvrant
devant un ennemi fort supérieur en nombre, et regagna Na-
mur. C'est là que les 2,3oo braves qu'il commandait arrêtèrent
durant une journée entière un corps de 20,000 Prussiens, et,
d'après le témoignage du maréchal de Grouchy, « donnèrent
à l'armée, par cette héroïque résistance, le temps nécessaire
pour diriger sur Givet son matériel, ses équiqages, ses blessés
et l'artillerie enlevée la veille à l'ennemi. » Glorieux fait d'ar-
mes que Napoléon plaçait au même rang que « l'extraordinaire
défense de Huningue par l'intrépide Barbanègre, et l'expédi-
tion brillante du brave Exelmans devant Versailles, » et duquel
il a dit que « dans la foule des hauts faits et des traits histo-
riques qui ont été se perdre dans la confusion de nos désastres
et le gouflre de nos malheurs, il faut citer... la belle résistance
du général Teste à Namur, où, dans une ville ouverte, avec
une poignée de braves, il arrêta court l'élan des Prussiens et
favorisa la rentrée de Grouchy sans être entamé (2). «
(1) Vid. etconq., T. XXIV, p. 192, 197, 233, 23-i, 235.
(2) Vict. et conq., T. XXIV, p. 3G5 et note 2. — Même vol., p. 373-974-375.
LE GÉNÉRAL TESTE 3o3
La division Teste continua de former l'arrière -garde du
corps de Grouchy dans sa marche surLaon, puis sur Paris et
la Loire. Elle fut licenciée le ['-''" septembre, et son commandant
après avoir concouru, sous les ordres du maréchal Macdonald,
duc de Tarente, au licenciement de l'infanterie de l'armée de
la Loire, se retira dans ses foyers avec le traitement de non
activité (i^"" Janvier i8i(3).
Nos compatriotes accueillirent avec enthousiasme le brave
général qui avait défendu vaillamment le drapeau de la France
et s'était attiré l'estime de tous, chefs et soldats.
Lorsque la Restauration organisa le cadre de l'état-major
(3o décembre 1818). Teste fut compris dans ce groupe d'offi-
ciers supérieurs : cependant ce ne fut qu'qn 1828 qu'il devint
inspecteur général dans la iS"^*-' division militaire.
Teste ne répudiait point son origine et ses convictions de
vieille date ; aussi en i83o le voyons-nous accueillir avec
enthousiasme le rétablissement du drapeau tricolore. Dès le
3 août il était envoyé à Rouen pour prendre le commandement
de la 14™*^ division. Un an plus tard (4 août i83i), il recevait
le commandement de la 2"^"^ division d'infanterie de l'armée du
Nord. Rappelé à Rouen le 3 janvier i832, il y commanda
pendant douze années consécutives.
L'heure du repos sonna pour lui le 20 novembre 1843. Ses
services exceptionnels lui avaient mérité d'être élu à la dignité
de pair de France (7 novembre 1839) ; ils lui avaient mérité
aussi d'être maintenu en activité jusqu'à l'âge de soixante-huit
ans (i5 novembre 1840), par application de la loi du 4 août
1839. Les habitants de Rouen, de leur côté, voulurent lui
donner, avant son départ, un éclatant témoignage de recon-
naissance pour les services qu'il leur avait rendus : ils lui
offrirent une épée d'honneur, qu'une ordonnance du 23 octobre
1843 l'autorisa à accepter. Il avait déjà reçu une semblable
preuve d'estime de la part des habitants d'Arras en i8i5.
Dans la notice biographique de M. Cotton , maire de
304 NOTICES BIOGRAPHIQUES
Bagnols, (i), nous avons parlé plus longuement de cette dis-
tinction lionorifique offerte par les rouennais. Nous avons dit
avec quel enthousiasme la nouvelle fut accueillie à Bagnols
puisque le Conseil municipal d'alors tint à honneur d'adresser
à l'illustre général l'expression de sa plus vive sympathie.
Après la Révolution du 24 février, legouvernement provisoire
ayant supprimé la section de réserve, l'honorable général fut
admis à la retraite le 12 avril 1848 \ mais il se trouva replacé
dans cette section le i"' janvier i853, lorsque l'empereur l'eut
rétablie.
En i852 le général baron Teste se trouvait sur les rangs
pour la députation. C'était l'époque des candidatures officielles,
le Prince-président par l'organe du préfet du Gard présentait
aux électeurs un honorable candidat qui se recommandait d'ail-
leurs de lui-même à leurs confiance et à leurs suffrages. .
La proclamation du maire de Bagnols portait textuellement
ces mots : «: A ses longs et glorieux services militaires, le général
Teste, notre illustre compatriote, réunit les plus hautes qualités
morales. Aucun des enfants du pa3'S voués à sa noble carrière
ne s'est en vain recommandé à son bienveillant patronage.
Une immense dette de reconnaissance est pour nous depuis
longtemps contractée. Partout se retrouvent les traces du bien
qu'il fut donné à sa famille de faire dans toute la contrée. Il
y aurait donc ingratitude et défaut de patriotisme à repousser
un honorable concit03^en, qui, après avoir versé son sang pour
la France sur le champ de bataille, met encore à son service
cet esprit distingué, apanage commun des siens, ces talents
administratifs qu'il a déployés comme gouverneur de diverses
places importantes, cette expérience consommée et ce caractère
à la fois énergique et conciliant qui lui valurent les plus
précieux témoignage d'estime et les plus hautes distinctions
dans toutes les divisions militaires soumises à son commande-
Ci) T. I, p. 195.
LE GÉNÉRAL TESTE 3o5
ment... » Ce noble langage, expression de la vérité, résumait
r opinion de tous ses concitoyens.
Le général Teste avait été nommé membre de la Légion
d'honneur à la création de l'ordre le 19 mai 1802; officier le
14 juin 1804 ; commandeur le 8 octobre 18 12, en considération
de sa bravoure à la bataille de la Moscowa; grand-officier le
21 mars i83i. Enfin la dignité de grand-croix (14 décembre
1849), ^^^^^ venu couronner cette carrière bien remplie et qui,
après avoir été entourée d'un certain éclat, s'est terminée
modestement au foyer de la famille.
En effet, notre compatriote s'éteignit à Angoulême dans la
nuit du 7 au 8 décembre 1862 à l'âge de 87 ans, entre les
bras de Madame Vallier sa fille. A ses funérailles ses trois
gendres conduisaient le deuil : la foule était immense, mais
elle eut été inombrable si tous les obligés reconnaissants que
le général avait accueilli eussent été là pour témoigner par
l'expression de leur gratitude les regrets d'avoir perdu un ami,
un patron, un bienfaiteur.
Dans ses dispositions testamentaires le général n'a point
oublié sa ville natale : il a légué mille francs aux pauvres de
Bagnols et mille francs pour contribuer à la fondation de la
bibliothèque communale qu'il a enrichie, depuis, par Tenvoi
d'environ cent beaux et bons volumes de statistique, de voyages
et d'histoire.
Lorsque M. Saurin, alors maire, lui annonça le projet de
cette fondation, le général adressa une lettre fiattause et son
portrait à celui de ses compatriotes qui en avait pris l'initiative.
Le général Teste avait un grand cœur, il comprenait noble-
ment l'usage de la fortune : « donner, à ceux qui en manquent,
et du pain et de \ instruction. »
Le général baron Teste n'a point laissé de fils ; ses trois
filles ont épousés M. le baron Thiry, receveur particulier
des finances, M. Fraissynaud, conseiller à la cour d'appel,
T. II ' 20
3o6 NOTICES BIOGRAPHIQUES
M. le chef d'escadrons d'artillerie, Vallier, inspecteur de la
poudrerie d'Angoulême.
Sigalon peignit le portrait du général Teste, une copie en
a été offerte au Musée de Bagnols par le fondateur de l'établis-
sement.
VERNET (JOSÉPHINE) Sœur MARIE-ALEXIS
VISITANDINE
Née à Bagnols le ig mai 1810
Morte à Avignon le i3 novembre i85g
N écrivant ces notices biographiques dont la série va
prendre fin, nous avons déroulé sous les yeux du
lecteur la vie d'institutrices vénérables, de servantes
au cœur débordant de charité, nous ne saurions donc,
ici, passer sous silence le nom d'une religieuse, d'une sainte
fille que ses vertus et sa haute intelligence portèrent au sommet
de la hiérarchie de son ordre.
Que l'on n'attende pas de nous le récit des phases de sa
vie mystique ; c'est la sœur, c'est la mère, — la supérieure
administrant la communauté, — c'est l'institutrice qui nous
apparaîtra avec sa candeur adorable, avec sa sollicitude in-
cesante, avec ses talents variés et son tact exquis. La vie
contemplative ne nous est que médiocrement sympathique,
nous lui préférons la vie réelle, quand son but pratique est
dirigé vers la charité, vers la morale en action.
« Bienheureux ceux qui sont doux parce qu'ils posséderont
la terre. » Telle est l'épigraphe d'une notice sur la sœur Vernet,
étude à laquelle nous ferons de fréquents emprunts. Cette
parole du Christ résume, selon nous, la vie de notre digne
compatriote.
3o8 NOTICES BIOGRAPHIQUES
A Bagnols, le 19 mai 18 10 une famille pieuse et recomman-
dable se réjouissait de la naissance d'une fille à laquelle on
donna le nom de Joséphine. M. et Madame Vernet, née
Flaugère, avaient consacre à Dieu leur enfant même avant sa
naissance. On raconte qu'étant à Tarascon à l'époque des jeux
de laTarasque (i), lanière éprouva un tel sentiment de frayeur
qu'elle se réfugia, toute tremblante, dans l'église souterraine
de Sainte-Marthe et ce fut là qu'elle voua à Dieu l'enfant
qu'elle portait dans son sein. La jeune fille devint un modèle
de piété, elle édifiait ses compagnes et les sœurs de Saint-
Maur, ses maîtresses. En sortant du pensionnat ses parents
lui donnèrent la direction de la maison ; pratique excellente et
trop souvent dédaignée, l'expérience prouve que les mères de
famille prudentes doivent parachever l'éducation de leur fille
en les chargeant des soins matériels du ménage.
A seize ans, Joséphine fut mise à la tête des ateliers de fila-
ture de soie de son père. Ayant sous sa direction un grand
nombre d'ouvrières, elle introduisit dans ces établissements
une discipline presque monacale. En s'occupant des soins
matériels et intellectuels de ses dociles travailleuses, la pieuse
directrice confectionnait des layettes pour les enfants des
mères pauvres et enseignait le catéchisme aux jeunes filles,
alors encore presque toutes illettrées.
Mademoiselle Joséphine était d'une modestie et d'une sim-
plicité extrêmes : la toilette n'avait pour elle nul attrait. C'est
que de son temps, et dans sa famille surtout, la vanité ne mar-
chait point la tête haute, c'est que le vêtement, le costume,
comme on dit aujourd'hui, n'était pas l'unique préoccupation
(1) LaTarasque est la représentalion d'un animal monstrueux que l'on pro-
mène solennellement à Tarascon, à certains jours de l'année et qui rappelle
selon la légende, une sorte de dragon ou de crocodile dont le pays fut délivré
par sainte Marthe.
11 est facile de reconnaître là un symbolisme naif : ((Marthe), une sœur de
Lazare), qui débarqua sur les côtes méridionales de la Provence, prêchait la
parole de Jésus-Christ : la sainte, vénérée à Tarascon, triomphe d'un monstre
hideux : le paganisme.
SŒUR VERNET Sog
dont on nourrissait les pensées de la Jeune fille : aussi chacun,
en la voyant passer, pouvait-il se dire: « Voilà une jeune per-
sonne qui sera religieuse. » En elTet, sa vocation sembla se
révéler un Jour, au monastère de Valbonne, qu'elle visitait au
moment où il allait être restauré. Bien que Joséphine eut
conservé avec les dames de Saint-Maur les plus allectueuses
relations, elle donna la préférence à un ordre cloitré : elle
choisit les Visitandines (i).
Des voyages fréquents qu'elle faisait à Avignon sous prétexte
d'y revoir une compatriote, la sœur Mathon, développèrent à
tel point son grand goût de la vie religieuse que Joséphine
résolut de déclarer ses intentions à sa famille. Un refus formel
vint s'opposer à ce pieux entraînement. Sa bonne mère était
inflexible, M. Vernet ne consentit qu'à demi : « Pars, mais
que je n'en sache rien... » dit-il à cette chère enfant.
Le projet était sérieusement mûri : ce n'était point une
désertion égoïste qu'allait accomplir Mademoiselle Vernet :
si elle abandonnait son père et sa mère, elle avait la consola-
tion que ses bons parents seraient soignés dans leur vieillesse,
par ses deux sœurs Mesdemoiselles Agathe et Euphémie.
Mademoiselle Joséphine Vernet quitta sa maison au
milieu de la nuit, ce fut en octobre i832 qu'elle franchit les
portes du couvent, où elle ne tarda pas à faire l'admiration de
toutes les sœurs. Un an après, son père lui permettait de
prononcer ses vœux. Ce jour là assistèrent à la prise d'habit,
les deux sœurs de la jeune novice, et le curé de Bagnols qui
prononça le discours de vèture : un vrai panégyrique, à l'au-
dition duquel la fervente et modeste sœur ne put résister : elle
sortit du chœur avec le germe d'une maladie nerveuse qui la
tourmenta pendant de longues années et qu'on attribua aux
(1) L'ordre de la Visitation fut instiUié en 1520 par Saint François de Sales,
dans le but de soulager et de consoler les pauvres malades... A Avignon le
couvent des Visitandines a été fondé — place Pignolte — par iMadame Jeanne
de Faucher. En 1632, Marius Plulonardi, archevêque et vice-légat fit bâtir la
belle façade de l'église, l'église et le dôme.
J I O N O T 1 C P: s H I O G R A P H I Q U E s
émotions profondes ressenties à cause des obstacles opposés à
sa vocation.
La sœur Marie-Alexis prononça ses vœux le 2 5 novembre
1834; peu après, la Rév. Mère. M. E. de Chazeaux lui confia
une classe de jeunes élèves. Elle montra, pour l'enseignement,
une aptitude telle que bientôt elle fut chargée de remplir les
fonctions de première maîtresse. Tant que la sœur Alexis s'est
acquittée de sa tâche d'institutrice, le pensionnat, qui était la
seule ressource de la maison, devint de jour en jour plus
florissant. La méthode pédagogique était parfaite et les leçons
de morale, les vertus mises en pratique par la sœur enseignante,
ne pouvaient que s'enraciner profondément dans le cœur de
ses élèves chéries.
Nous ne pourrions relater ici les traits touchants racontés
par le biographe de notre pieuse compatriote ; qu'il nous suffise
de dire que le récit de ces détails variés est aussi suave qu'édi-
fiant, le lecteur 3^ verra toute sa sollicitude pour réconcilier,
avant la nuit, deux élèves qui s'étaient mortifiées mutuelle-
ment ; il remarquera son tact parfait consistant à prévenir les
fautes pour n'avoir pas à les punir ; le soin qu'elle apportait
à maintenir le silence dans les classes et la nomenclature des
ouvrages de goût pour lesquels elle excellait, tant étaient
remarquables et son adresse et son habileté.
Un trait caractéristique nous frappe : qu'on nous permette
d'y insister en quelques mots : la sœur Alexis recommandait
le silence, non seulement pour le calme et la régularité des
exercices, mais afin que les jeunes filles prissent de bonne
heure , et au pensionnat même , une habitude salutaire :
modérer l'intempérance du langage... haïr les conversations
oiseuses, inopportunes, superflues, et réserver ses lèvres pour
n'accentuer que des paroles qu'on n'ait jamais à regretter.
En iS38 la sœur entra au conseil : elle s'y fit distinguer
par la droiture et la solidité de son jugement. Ses compagnes
voulurent l'inscrire sur le catalogue et la proposer pour supé-
rieure du couvent. Une profonde humilité faisait craindre à la
SŒURVERXET 3ri
sœur Alexis de n'avoir pas les qualités requises pour remplir
cette charge si redoutable. D'autre part, ses élèves, capables de
Tapprécier, craignaient qu'on enlevât à leur affection la bonne
Tante Alexis. Le jour de l'élection de la jeune supérieure il
faillit y avoir, dans le pensionnat, une espèce de révolte : les
élèves ne pouvaient se consoler et disaient en pleurant : « on
nous a pris notre bonne Mère ! »
La nouvelle dignitaire exerça dans la communauté une
influence en rapport avec la supériorité de son mérite. Sa
tendresse maternelle accueillait avec une bonté touchante les
confidences de ses compagnes qui souffraient, qui chancelaient
parfois, qui étaient tourmentées par des peines intérieures.
Elle avait le don précieux de persuader, de consoler, de rendre
le calme autour d'elle.
Le jour et la nuit la sollicitude de cette bonne Mère était
incessante, car les belles qualités.de son coeur, son zèle ardent
pour la pratique des règles monastiques la faisaient aimer et
vénérer par tout le personnel de sa maison. Au physique la
Mère Alexis avait dans son attitude quelque chose d'imposant
et de religieux qui commandait le respect, en même temps
que l'expression de bonté et de douceur répandue sur toute sa
personne inspirait la confiance et l'affection, elle ne pouvait
donc manquer d'acquérir le plus grand ascendant sur l'esprit
de ses sœurs : c'est surtout, dans les occasions graves, qu'elle
savait faire prévaloir son opinion, mûrie par la sagesse et
entraîner ses compagnes vers les œuvres marquées au sceau du
bon sens et de l'équité.
L'auteur de la notice sur la Mère Alexis raconte comment la
supérieure fut appelée, par les dames Ursulines de Tarascon
afin d'aller transformer leur couvent en monastère de Visitan-
dines -, delà, un rapprochement touchant : celle qui avait été
consacrée à Dieu devant le tombeau de Sainte-Marthe, allait
relever l'unique maison cloîtrée de cette ville... Cette particu-
larité fut habilement mentionnée dans le discours que prononça
le prêtre le jour de l'installation.
3l2 NOTICES BIOGRAPHIQUES
Durant six années consécutives la Mère Alexis avait dirigé le
couvent d'Avignon : elle redevint simple sœur avec un senti-
ment qui honore sa mémoire. Mais en i853 la communauté la
remit en charge et c'est pendant les dernières années de sa vie
qu'il faudrait la suivre pas à pas. Ses précieuses qualités
eurent maintes occasions de se montrer au grand jour ; le
suffrage significatif de ses compagnes lui fut acquis de
nouveau en i856: « Ah! quelle croix! » s'écria-t-elle, sou-
mise et résignée après cette réélection.
Elle semblait vaincue parla maladie et cependant ses forces
lui revinrent au milieu du danger. L'inondation du Rhône lui
réservait une rude épreuve. Les murs d'enceinte du couvent
s'écroulèrent, les bâtiments envahis par les eaux menaçaient
de s'engloutir ; le péril imminent ne put arrêter la Mère
Alexis, elle veillait sur son pieux troupeau, elle rassurait ses
compagnes et ses élèves épouvantées.
En février 1848 la communauté avait eu à traverser des
heures d'angoisses. La Révolution venait d'éclater à Paris :
on répandait des bruits sinistres : Avignon semblait ne devoir
plus être une ville sûre ; chacune parlait de fuir. La supérieure
soutenait le moral de son personnel abattu. On prit le parti
de sauver les reliques de la maison. La tourière, déguisée,
sortit à une heure avancée, par une nuit sombre, chargée des
vases sacrés et de tout ce qu'il y avait de précieux dans le
couvent ; elle se dirigea vers Bagnols, où le dépôt fut confié à
la famille Vernet. Ce ne fut qu'une panique de courte durée,
le couvent et les sœurs n'eurent aucun accident à regretter.
Jusqu'au mois de janvier i858 la santé de la Mère Alexis
demeura chancelante, cependant les ressentiments de sa ma-
ladie reparurent avec intensité : c'est avec une grande force
d'âme et une admirable résignation qu'elle voyait arriver la
mort. La communauté restait en prières. Au mois d'août Ta-
névrisme se déclara par des étoulfements douloureux. Aucun
remède énergique ne put calmer ses souffrances. Pour la
Mère Alexis l'heure de la retraite venait de sonner : elle
SŒUR VERNET 3l3
rentra dans les rangs inférieurs. L'état de sa santé ne lui
permettant plus d'occuper aucun emploi, elle s'éteignit dans
les pratiques de la règle et dans l'accomplissement des œuvres
de piété. Pendant la nuit du i3 novembre 1859 elle rendit
son âme à Dien.
La Rév. Mère Marie-Alexis Vernet nous a inspiré de la
sympathie parce que, comme institutrice, elle a su former le
cœur des jeunes personnes qui lui étaient confiées, et parce
qu'elle a pu, bien que cloîtrée, répandre dans le monde le
germe des vertus qui ont lait, peu après, des épouses dévouées
et d'excellentes mères de famille.
Elle a laissé à Bagnols deux sœurs : Mademoiselle Agathe
qui a recueilli, dans notre église paroissiale, son héritage de
jeune fille, en acceptant de Mademoiselle Joséphine, le soin
et l'ornementation des chapelles consacrées à la Vierge, et
Mademoiselle Euphémie, aujourd'hui Madame veuve Brahin.
YCARD (ETIENNE)
MÉDECIN
Ax' à Laiidiin le 7 juin ij58
Mort à
ANS son Histoire littéraire de Nîmes et des localités
voisines (i), Michel Nicolas cite Ycard (2), docteur
en médecine de Bagnols, connu par un mémoire sur
V Histoire des lieux de Laudun, Orsan et Coudoulet.
« Ce mémoire, dit-il, a été couronné par la Société royale de
médecine de Paris le 27 février 1787, comme un des meilleurs
écrits sur la topographie médicale. »
L'auteur borne là ses citations : mais elles suffisaient pour
provoquer nos recherches aux archives.
Les actes de l'état civil de Bagnols ne mentionnent point de
famille du nom d'Ycard : seulement nous avons lu, au registre
des délibérations ce qui suit :
« Le 29 août 1784, le premier consul, maire, fait connaître
que M. Ycard, docteur en médecine de la faculté de Montpel-
lier, lui expose que plusieurs personnes distinguées de cette
ville l'invitaient à venir habiter Bagnols pour y exercer sa
profession, et qu'on le sollicitait par toute sortes de moyens ;
(1) Tome II, p. 3r)5.
(2) Fils de Franrois-Simon-Aiidré Ycard, docteur en médecine et de Hen-
riette Gontard.
3lG NOTICES BIOGRAPHIQUES
qu'il n'avait pas cru devoir condescendre à leurs vœux et à
leur empressement, sans en avoir fait part à la communauté,
et avoir eu sa sanction ; le sieur Ycard est un médecin dont
les talents et le mérite particuliers sont connus, et M. le
premier consul, maire, pense que la communauté doit, non
seulem.ent approuver son projet de venir s'établir dans le pays,
mais elle doit l'inviter, persuadé qu'il sera de la plus grande
utilité au public.
Une délibération approbative fut prise à l'unanimité. Le
docteur dut venir résider à Bagnols et se fit connaître par ses
publications scientifiques.
Ycard avait été reçu bachelier le 2(3 janvier 1781 par
l'Université médicale de Montpellier; sa thèse traita delà
dii^estion (i).
Nous n'avons nulle trace de la mort du docteur Ycard, dans
les registres de l'état civil de Bagnols. Si le médecin de Lau-
dun n'eut pas la velléité de porter ailleurs son bagage scienti-
fique et médical, il se sera éteint en paix, au milieu de nos
compatriotes, et son nom aura été de ceux inscrits sur le livre
de l'an IX qui n'existe plus aux Archives (2).
(1) Nos recherches à Montpellier ont abouti à nous procurer le titre de la
dissertation .
— Stephani, Laudunensis, diocesis ucetiensis, apud occitanos articum libe-
ralium magistri, nec non almœ wiiversitatis medicœ Monspdlensis alumni,
disserlatio medica de Digestione, quam deo favente et auspice Dei para in
aiigustissimo Ludovico medico MonspeUensi, piiblicis subjicichat disputationibus,
die 20 mensis junuarii anni 1781.
Pro bacculaureatus grada conseguendo.
— Thèse médicale sur la digestion, soutenue publi({uement avec l'aide de
Dieu et la protection de la Vierge mère, par devant Taugustissime Louis, méde-
cin à Montpellier, le 26 du mois de janvier 1781 à l'effet de conquérir le grade
de bachelier, par Etienne... de Laudun, du diocèse d'Uzès, en Languedoc,
maître-ès-arts libéraux et élève de la vénérable université de médecine de
Montpellier.
(2) Nous avons vu, page 127, que Madame Ycard (peut-être la veuve du
docteui') obtenait, en 1812, {)our l'abbé Menjaud, dont elle était la parente,
une bourse à Saint-Suljiice. Madame Ycard mourut, à Chusclan, en 1815.
EXTRAIT
DU REGISTRE DES DÉLIBÉRATIONS DU CONSEIL MUNICIPAL
DE LA COMMUNE DE BAGNOLS
Séance die i6 Mai 1880
I/an mil huit cent quatre-vingt et le 16 Mai, le Conseil municipal de cette
commune s'est réuni au nombre prescrit par la loi, dans le lieu habituel de
ses séances, en session extraordinaire du mois de Mai, sous la présidence de
M. Félix Constant, adjoint;, faisant fonctions de Maire et suivant autorisation de
M. le Sous-Préfet d'Uzès.
Etaient présents :
MM. Mayet, adjoint: Marseille, Thibaud, Teissier, Bastide, Bonnard, Borie,
Croze, Lacombe, Lassagne.
M. Marseille est élu secrétaire.
Après lecture faite du rapport de la Commission des finances au sujet de la
nouvelle et prochaine installation de la Bibliothèque-Musée, dans les locaux
légués à la ville par M. Mallet et sur la proposition d'un membre, en son nom
et au nom de plusieurs de ses collègues, tendant à ce que le Conseil municipal,
fidèle interprète des vœux de la population reconnaisse et consacre par une
délibération l'œuvre de M. Léon Alègre, Fondateur et Conservateur de la
Bibliothèqiie-Mnsée de Bagnols.
Le Conseil,
Considérant que M. Léon Alègre, fondateur de la Bibliothèque-Musée de
Bagnols a rendu des services exceptionnels ; qu'il a su créer avec une grande
intelligence, avec un dévouement et un désintéressement que l'on ne saurait trop
reconnaître, un Établissement communal d'une grande importance, que c'est grâce
à ses persévérants efforts que la ville et le canton de Bagnols lui sont rede-
vables de cette création si précieuse et si utile; qu'en effet, M. Léon Alègre,
devançant de vingt ans la première idée émise relative à la création des Musées
cantonaux, doit sans conteste être reconnu comme le véritable créateur du
premier Musée cantonal ;
Qu'en conséquence, il n'est que de toute justice que les titres de M. Léon
Alègre à la reconnaissance publique soient reconnus et sanctionnés ;
Délibère : La Bibliothèque-Musée créée par M. Léon Alègre portera son nom
et sera désignée sous l'appellation suivante :
BIBLIOTHÈQUE-MUSÉE LÉON ALÈGRE
ERRATA ET ADDITIONS
TOME I
Page 8, 13c ligne : Louis XIII, — lisez : Louis XIV.
— 37, Barruel, né à Bagnols, — lisez: né à Connaux.
— 73, Note, Maison de charité, 3^6 ligne, 1863, — lisez ; 1843.
— 93, à la dernière ligne, 1839, — lisez : 1859.
— 97, Bompard, né à Lorient le 12 janvier, — lisez : le 12 juillet.
— 259, Gensoul de Mouchy, — lisez ; de Monchy.
TOME II
Page 35, ligne 12, Hysopo, — lisez : Hysope.
— 61, ligne 3, trois fils, — lisez : (piatre fils ;
et ajoutez, après la dernière ligne : Jean-Baptiste Madier, le père
de M. Henri Madier de Lamartine et Gratien Victor Madier, mort
capitaine et chevalier de Saint-Louis et de la Légion d'honneur,
— 77, Après la lO'' ligne, ajoutez: (1) et en note (1) : Veuf de Mademoi-
selle Marie Clémens, de Valréas, il avait épousé Mademoiselle
• Christine Roux, de Bagnols. Les derniers parents de Dominique
Magalon sont M. Martin Dominique et sa famille.
— 115, D'où pétrin, — lisez : Daùpeirin.
— 172, Note (1) fond, — lisez : fonds.
— 205, au dernier mot de la note (1), — lisez : Edison.
— 267, Note (1), — lisez : Ln fils et trois filles mariées à M. Charles
Ardant, président à la cour de Limoges ; M. Shaw de Ayala ; M. Lévé-
rieu Dumas, premier président à la cour d'Orléans.
TABLE DES MATIÈRES
DU DEUXIEME VOLUME
Pages
Lacroix 5
Ladroit , 11
Lèbre 23
Levi-ben-Gerson 29
iMadier (J-B.) il
Madier (Simplice) 55
Madier de Lamartine 61
Magalon 67
Mallet 79
Marron (Jeanne) 87
Martin (J.-B.) 95
Martin (Gabriel) 107
Martin (Valérien) 111-
Mathon 115
Menjal'D. 125
Michel . 115
iMONTCOCOL 155
Pages 161
PiNIÈRE DE ClAVIN 169
Raclet ... 177
r.EY 187
lîiVAROL (Ant.) '. 195
RiVAROL (G.-F.) 229
Roussel (J.-J. S. de) , . . . 239
Roussel (J. de) 247
320 TABLE DES MATIERES
Pages
Sabaton 249
Saurin (F.) 253
SiBERT (de) 263
SOLiMANi (de) 269
SoucHON 277
Teste (A.) 285
Teste (P.) 299
Vernet (Sœur) 307
YCARD 313
Errata et Additions 319
BAGNOLS. IMPRIMERIE V^ ALBAN BROCHE, RUE CANILLAC, 10.
H),
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^ Alegre, Léon
^01 Notices biographiques du
B14i»64 Gard (Canton de Bagnols)
t «2