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X v_j L !-• i iyir\.i\u
ŒUVRES
SAINT-SIMON & D'ENFANTIN
SAINT-GERMAIM. — IMPRIMERIE I)E !.. TOINON ET C«.
ŒUVRES
h F.
SAINT-SIMON k D'ENFANTIN
PUBLIÉES PAR LES MEMBRES DU CONSEIL
INSTITUÉ PAR ENFANTIN
POUR l'exécution de ses dernièues volontés
ET
PRÉCÉDÉES DE DEUX
NOTICES HISTORIQUES
TOME PREMIER
DEUXIÈME ÉDITION
PARIS
E. DENTU, ÉDITEUR
LIBRAIRE DE LA SOCIÉTÉ DES GENS DE LETTRES
PALAIS-ROYAL, 17 ET 19, GALERIE D'ORLÉANS
1865
Tous droits réservés.
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EXTRAIT
Des instructions données par K^VAIKTIS à son légataire
universel, ARLÉUi-DUFOUB, pour l'exécution de ses
dernières volontés.
« Mon cher ami, j'ai faitaujourd'hui, 8 avril 1804,
mon testament, vous instituant mon légataire uni-
versel. Cet acte, déposé cliez ]\P Dufour, noiaire
à Paris, exige que je vous explique ici mes inten-
tions spéciales à l'égard de cette qualité que je
vous donne. Et comme j'ai prévu le cas où, à votre
défaut, l'un de nos amis, Lhabitant, Laurent, Foiir-
nel, Guéroult, vous remplacerait dans l'ordre où
je viens d'écrire leurs noms, la présente lettre
s'adresse à celui d'entre vous tous qui remplira
cette fonction d'amitié. D'ailleurs, je désire que
ces amis vous assistent dans la réalisation des
diverses intentions que je vais vous confier.
» Comme légataire universel des cinq huitièmes
de ma succession, j'ai stipulé que, dans votre lot,
VI
serait compris pour une somme de dix mille francs,
mon mobilier... •
» J'ai dit également que votre lot comprendrait
pour une valeur de cinq mille francs, tous mes ma-
nuscrits, et la propriété littéraire de mes œuvres.
» Ces deux attributions, dans vos mains, ont pour
but de vous permettre de réaliser, après ma mort,
ce que je n'ai pas pu réaliser de mon vivant : la
CONSTITUTION DE NOS ARCHIVES, SOit par Une DONATION
A l'état, pour une des bibliothèques publiques, soit
par LA constitution d'une société libre, ayant pour
but la conservation de nos archives, la propagande
de notre foi, l'exploitation de mes oeuvres.
» Je vous prie d'adjoindre, à vous et à nos amis,
nommés ci-dessus, mon fils Arthur Enfantin, afin
que tous, formant conseil avec vous, vous exami-
niez d'abord si une société libre, civile ou com-
merciale, est possible, et, dans le cas contraire,
vous fassiez la donation a l'état dans les conditions
les meilleures, et vous provoquiez des donations
semblables, de la part de tous nos amis. »
Barthèkimj-Prospr ENFANTIN.
AVANT-PROPOS
Le saint-simonisme qui passa pour mort,
il y a plus de trente ans, parmi les esprits
superficiels, loin d'avoir cessé de vivre, affirme
aujourd'hui son existence, avec une confiance
plus ferme que jamais en la vérité et la des-
tinée des principes qu'il inscrivit en tête de ses
publications, dès 1825 :
« Toutes les institutions sociales doivent
» avoir pour but l'amélioration du sort moral,
» intellectuel et physique de la classe la plus
» nombreuse et la plus pauvre.
» A chacun selon sa capacité, à chaque ca-
» pacité selon ses œuvres. »
Cette confiance se fonde sur des considéra-
tions dont tout le monde peut apprécier la
légitime influence :
1^ Les écoles et les institutions dont le saint-
simonisme dénonça la stérilité philosophique,
VI! I
politique ou religieuse, devant un monde ba-
lancé dans le vide entre le préjugé et le doute,
n'ont rien produit depuis qui ait démenti cette
accusation ;
2"* Les principes que le saint-simonisme prit
pour devise et qui l'exposèrent aux dédains et
aux sarcasmes des croyants de l'ancien régime
et des sceptiques de la révolution, se sont ré-
pandus au grand jour et ont pénétré partout en
laissant seulement à l'ombre le cachet de leur
origine; et ils ont tellement séduit, sous le voile
de l'anonyme, la plupart de leurs superbes
adversaires d'autrefois, qu'un illustre acadé-
micien a pu dire, dans un journal éminemment
sérieux *, que la politique, dégagée des ques-
tions théologiques soulevées par les disciples
de Saint-Simon, était aujourd'hui saint-simo-
nienne ;
3° Le saint-simonisme ne s'est pas borné à
des instructions verbales, à des discours, à des
prédications; il a ses monuments écrits. Le
public ne connaît guère encore que les œuvres
du fondateur et les publications périodiques de
ses disciples : le Producteur, V Organisateur ^
1. Le Journal des Débat».
IX
le Globe, le Crédit. Il ignore presque complè-
tement la correspondance apostolique, les
grands travaux de prosélytisme épistolaire, les
admirables allocutions des conférences intimes,
par lesquels Enfantin éleva la conception saint-
simonienne à la hauteur d'une religion et fut
porté lui-même au premier rang parmi les
propagateurs de la nouvelle doctrine. Il est
donc naturel que le saint-simonisme qui con-
naît seul encore le dépôt précieux de tant de
pensées neuves et fécondes, y puise aussi des
raisons de persister dans sa protestation contre
ceux qui crurent un moment l'avoir enterré
sous des quolibets, et de maintenir énergique-
ment ses prétentions à la longévité.
Mais ce n'est pas la vie d'un homme ni de
plusieurs hommes, quelque belle part que
Dieu leur ait faite dans les inspirations pro-
gressives du génie qui préside à l'éducation du
genre humain; ce n'est pas la durée d'une ou
de deux grandes existences individuelles, qui
peut constituer la longue vie des doctrines dont
la consécration populaire et l'application sociale
intéressent l'ensemble des générations futures.
Pour assurer l'avenir de ces doctrines, il faut
plus aussi que la conservation obscure et soli-
X
taire des travaux intellectuels de ces hommes.
Il faut, surtout, la communication active et
universelle, la publicité vaste et rapide des
écrits où ils ont déposé et développé leurs idées
régénératrices, avec toute la puissance d'attrac-
tion et d'entraînement dont ils étaient doués.
Personne ne pouvait mieux comprendre l'im-
portance et la nécessité de cette expansion
permanente de la sève doctrinale que Celui
qui, dans tous les actes de sa vie d'initiation,
par sa parole et par sa plume, et par l'audace
religieuse de ses élans prophétiques, poussa le
plus haut et le plus loin la hardiesse novatrice
du mouvement saint-simonien. Aussi Enfantin
a-t-il , dans la distribution de son modeste
héritage, réservé une notable part à ses dis-
ciples pour qu'ils la consacrent à l'impression
de ses œuvres et à la propagation de sa foi.
C'est donc sa volonté dernière et suprême
que nous accomplissons en publiant une édi-
tion de ses œuvres, dont la partie la plus con-
sidérable, la plus démonstrative et la plus
émouvante, est encore inédite, et en ajoutant à
cette publication la réimpression des œuvres
du fondateur, Saint-Simon. Grâce à l'exacti-
tude qui sera apportée dans l'exécution de cette
XI
volonté, les écrits inspirés par une ardente et
intelligente sollicitude pour l'élévation paci-
fique de la classe la plus nombreuse et la plus
pauvre, ne resteront pas inaccessibles au pu-
blic lettré de cette classe.
Puisse ce monument, élevé à la mémoire de
nos maîtres longtemps méconnus, apparaître
un jour comme un phare secourable pour
éclairer les horizons de l'avenir et pour si-
gnaler à toutes les classes , aux bourgeois
comme aux prolétaires, les abîmes où mènent
également les résistances aveugles du dogma-
tisme rétrograde et les impatiences anarchi-
ques du scepticisme révolutionnaire.
Ajoutons maintenant à cette expression de
nos convictions persévérantes, de nos vœux et
de nos espérances, la remarque fondamentale
qu'Enfantin plaça lui-même en tête d'une
réimpression du Nouveau christianisme; di-
sons, avec lui , que nous ne sommes pas
comme les chrétiens immobiles, avec leur Bi-
ble, comme les mahométans avec leur Coran,
comme les juifs et les Indiens avec leurs livres
saints, tous prosternés devant une lettre morte,
immuable comme l'éternité; que nous sommes,
par Saint-Simon , les hommes du progrès, et
XII
que, si nous reproduisons textuellement les
œuvres de nos maîtres, ce n'est point par un
superstitieux respect pour les perfections de
la parole d'un révélateur.
La perfection n'appartient qu'à l'infini , à
Dieu. L'humanité doit se contenter d'être per-
fectible et de pouvoir s'approcher sans cesse du
bien absolu qu'il ne lui est pas donné d'atteindre.
La révélation, pour les saint-simoniens, ne
saurait être autre chose que l'inspiration qui,
à chaque époque, fournit, au génie de l'homme,
les sentiments et les idées au moyen desquels
il remplit successivement les conditions atta-
chées, dans les plans divins, au développement
de la perfectibilité humaine.
Cette révélation est donc permanente et pro-
gressive. De plus, elle n'est pas seulement le
résultat de l'inspiration spontanée et particu-
lière des hommes de génie en qui elle se ma-
nifeste; elle participe aussi de l'influence des
siècles passés et des progrès antérieurs, aussi
bien que du mouvement contemporain au mi-
lieu duquel elle se produit; et elle ne se pro-
page et ne se fortifie qu'en se conformant, dans
son interprétation et sa pratique, à l'inspira-
tion collective des générations qu'elle traverse,
XllI
qu'en mettant largement à profit le reflet lu-
mineux du monde vivant qu'elle soulève et
qu'elle aspire à mener.
Cette explication nous a paru nécessaire pour
bien faire comprendre qu'en reproduisant tex~
hiellement les œuvres de nos maîtres, nous ne
déclinons pas pour cela la juridiction suprême
du temps, et que, loin d'attribuer à leur héri-
tage doctrinal une perfection impossible ou
une valeur prématurée, nous restons, à notre
tour, religieusement fidèles à la doctrine du
PROGRÈS qu'ils nous ont enseignée.
Un mot encore. De toutes les objections que
le saint-simonisme a rencontrées à son appa-
rition, la plus générale et la plus sérieuse fut
celle qui s'éleva du sein du libéralisme, contre
la part excessive faite au principe d'autorité
dans la nouvelle doctrine.
Les saint-simoniens qui avaient devant eux,
après juillet 1830, la preuve vivante de l'im-
puissance du libéralisme , embarrassé de la
victoire du peuple et resté à l'état purement
critique dans le camp des conservateurs doc-
trinaires comme sous le drapeau des progres-
sistes révolutionnaires ; les saint-simoniens ,
dans leurs réponses, furent amenés à repousser
XIV
parfois les attaques du parti libéral, de manière
à se faire accuser de ne pas respecter assez le
principe de liberté.
Cette irrévérence était plus apparente que
réelle ; les garanties de la liberté ne nous ont
jamais été moins chères que celles de l'autorité.
Le libéralisme progressif du saint-simonisme
était même plus exigeant que le libéralisme des
constitutionnels de la monarchie ou de la répu-
blique. Il ne se bornait pas à réclamer pour
chacun le droit de faire tout ce qui ne nuit pas
à l'ordre social et à la liberté d'autrui, il de-
mandait à la société d'aviser à ce que chacun
pût ajouter à ce droit la puissance de l'exercer
et de l'utiliser, à ce que la liberté théorique
devînt pour tous la liberté pratique, par le plus
large développement possible de toutes les fa-
cultés, par le classement de toutes les capa-
cités et par la rétril)ution proportionnelle de
tous les services.
Quand l'autorité pouvait se prévaloir de ré-
vélations particulières, surnaturelles et immua-
bles, pour imposer silence à la raison humaine,
il n'y avait rien d'illogique à ce qu'elle se dé-
clarât infaillible dans les pontifes et inviolable
dans les rois. Ces beaux jours des pouvoirs des-
XV
cendusdu ciel sont passés pour ne plus revenir.
Les hommes infaillibles et irresponsables, clans
l'ordre spirituel comme dans l'ordre temporel,
ne sont plus possibles dès que l'esprit humain
ne veut plus admettre qu'une révélation natu-
relle, progressive, permanente, et qui émane à
la fois du génie des initiateurs et de l'assenti-
ment libre, actif et fécond des initiés.
Sous l'empire de cette croyance , vraiment
religieuse, puisqu'elle remonte à Dieu, source
de toutes les inspirations qui concourent au
progrès humain , l'autorité devra prendre le
caractère de son temps, compter avec son épo-
que , se reconnaître faillible et responsable'
devant Dieu et devant les hommes, et traiter la
liberté comme sa compagne nécessaire, comme
sa meilleure et plus puissante alliée.
Le saint-simonisme, malgré les préventions
suscitées par la vive controverse dont son ber-
ceau fut inévitablement entouré, n'entend pas
et n'entendra jamais autrement les rapports de
l'autorité et de la liberté dans une société paci-
fique, laborieuse et essentiellement démocra-
tique, comme tend à le devenir de plus en plus
la société moderne et particulièrement la na-
tion française.
XVI
Nous tenons à le dire hautement et à le bien
constater, au moment de soumettre au juge-
ment du public les textes volumineux dont la
vulgarisation est pour nous un devoir et un
bonheur, et parmi lesquels se trouvent des
lettres familières ou des morceaux de polé-
mique nécessairement empreints de l'esprit
militant des ouvriers de la première heure, et
pouvant provoquer des appréciations également
marquées des signes de l'antagonisme, et plus
ou moins voisines de l'exagération ou de l'erreur.
Afin de rendre plus facile et plus fructueuse
l'exploration du monument doctrinal , com-
mencé par Saint-Simon et continué par En-
fantin, nous plaçons, comme indicateur, sur le
seuil de l'édifice, un précis historique, qui don-
nera préalablement une connaissance sommaire
de la vie et des travaux des deux grands pen-
seurs, dont Béranger a célébré la bienfaisante
et sublime folie.
Arlés-Dufour, — Arthur Enfantin, — Char
Lhabitant, -- Laurent (de l'Ardèche), —
Henri Fournel, — • Adolphe Guéroult.
Juin i86$.
I
NOTICES
HISTORIQUES
SAINT-SIMON
(1760-1786)
Saint-Simon (Claude-Henri de Rouvroy, comte
de), naquit le 17 octobre 1760. Sa famille avait la
prétention de descendre de Charlemagne ^, par les
comtes de Vermandois. Il est plus sûr qu'elle a
1. M. Michelet dit dans son Histoire de France : « Cette fa-
millo récente, qui prétend remonter à Charleniagne, a bien assez
d'avoir produit l'un des plus grands écrivains du xvii* siècle
et le plus hardi penseur du nôtre. »
1. 1
f NOTICE HISTORIQUE
produit, à cent ans d'intervalle, selon l'expression
d'un biographe *, le dernier gentilhomme et le
premier socialiste.
Dès son enfance, Saint-Simon montra un carac-
tère énergique et résolu. A l'âge de treize ans, il
refusa obstinément de faire sa première communion
pour ne pas commettre un acte d'hypocrisie sa-
crilège, ce qui le fit envoyer par son père à la
prison de Saint-Lazare ^^ d'où il s'échappa en ar-
rachant les clefs à son gardien. Ce ne fut que par
l'entremise d'une tante, chez laquelle il s'était tout
d'abord réfugié, qu'il obtint de rentrer sous le toit
paternel.
Mais le père n'en conserva pas moins une atti-
tude froide et sévère à l'égard de son fils, sans
cesser toutefois d'apporter les plus grands soins à
son éducation morale et physique, aussi bien qu'a
son instruction.
4. M. Ilubbard, auteur d'une Notice remarquable sur la vie et
les travaux do Saint-Simon et qui fut écrile sous l'inspiralion
d'Olinde Rodrigues.
2. Curieux rapprochement I A peu près à la même époque
(4773) où le jeune comte de Saint Simon, le futur et andaceux
provocateur de la réorganisation européenne, expiait sa franchise
indocile dans la prison de SainL-Lazare, un autre gentilhomme,
le jeuiie comte dti Jliiiibcau, le chef prédestiné des hardis démo-
lisseurs de 4789, étailenformé au cliàleau d'If, par ordre de son
père ausîi, et pour une élourderie de jeunesse qui faisait pres-
sentir également la trempe vigoureuse de son caractère.
SAIi\T-SIAJOi\ 3
Ce fils, néanmoins, s'il ne fut jamais ingrat, ne
laissa pas de marquer les plus belles années de sa
première jeunesse par quelques-uns de ces inci-
dents qui étaient familiers aux étourdis de son âge,
de sa caste et de son temps; aussi, lorsqu'il partit
pour l'Amérique, en 1779, pour prendre part à la
guerre de l'indépendance, comme officier dans le
régiment de Touraine, son père lui tenait-il encore
rigueur.
Cette sévérité persistante de l'inflexible patricien
fournit, du reste, au fils qui en était l'objet, l'oc-
casion de manifester, avec plus de vivacité et de
constance, la puissance des sentiments de famille
dont il était pénétré. Au milieu des fatigues et des
périls des plus rudes campagnes, le jeune officier
n'avait qu'une pensée, qu'une ambition, celle de
reconquérir par sa conduite, par sa bravoure, par
son légitime avancement, l'estime et l'affection
paternelles que les incartades de son adolescence
lui avaient fait perdre. Nous avons retrouvé les
traces de cette préoccupation pieuse dans une
longue lettre de Saint-Simon, récemment décou-
verte, et qui est datée du canjp de Brinston-liill,
le 20 février 1782. En voici quelques passages:
« Vous ne sauriez croire, mon cher père et ami,
combien je suis inquiet de votre santé, de celle
\ NOTICK MISTORKJI'K
de ma mère et de tous mes frères et snenrs (Spint-
Simon était l'aîné de huit enfants). Il y a un an que
je n'ai reçu aucune de vos nouvelles. Je ne puis
pas l'attribuer à ma paresse, car depuis fort long-
temps je n'ai pas manqué une seule ofcasion de vous
donner des miennes.
» L'état des choses à mon égard a fort changé
depuis la lettre que je vous ai écrite à Yorck. Le
marquis de Saint-Simon a commencé à me traiter
un peu mieux à cette époque : il part en ce mo-
ment-ci pour France, sur la frégate qui va y porter
la nouvelle du succès de nos armes à Saint-Chris-
tophe. Il est fort piqué de ce qu'on ne lui a pas
confié le commandement en chef des troupes fran-
çaises pour l'expédition projetée, et il dit hautement
que vous l'avez oublié, et que pour peu que vous
vous fussiez occupé de ses intérêts auprès des mi-
nistres, vous lui auriez épargné ce désagrément-là,
qu'il regarde comme fort grand. Tout le monde ne
pense pas comme lui, à beaucoup près; on croit,
en général, qu'on ne pouvait pas s'empêcher de le
donner à M, le marquis de Bouille , qui y avait
déjà beaucoup de droits, et qui en acquerra tous
les jours de nouveaux par ses brillantes expédi-
tions...
» Aucune des raisons qui m'avaient engagé jus-
i
SAI.NT-SIMU.N 5
qu'à présent à servir au 7® de Tuiiraine, mon cou-
sin partant, n'existe plus; beaucoup, au contraire,
m'engagent à m'en détacher... En conséquence,
j'ai priéM. le marquis de Saint-Simon de demander
à M. de Bouille de me prendre pour aide de camp,
ce qu'il a bien voulu m'accorder; il m'a même
promis de m'employer dans l'état-major de son
armée , qui sera de huit à neuf mille hommes ,
quand ses troupes seront jointes à celles de Saint-
Domingue. Cela me mettra à même d'apprendre
mon métier bien mieux que si je restais attaché au
7^, dans un grade qui d'ailleurs fournit bien peu
d'occasions de se distinguer...
» J'espère, mon cher papa et ami, qne l'arran-
gement que j'ai mi.-; dans mes petites alfaires
depuis un an vous aura fait oublier les étourderies
que j'avais faites. M. le marquis de Saint-Simon
sera à même de vous dire la conduite qu'il m'a vu.
tenir pour vous forcer de me rendre votre amitié
que ma jeunesse m'avait fait perdre en partie; rien
dans le monde ne m'est plus cher, et vous pouvez
être sûr que je ne négligerai rien dorénavant pou»-
la conserver et même pour l'augmenter. Ma dé-
pense, même depuis que j'y mets beaucoup d'ordre,
doit vous paraître très-considérable, je le sens par-
faitement, mais je connais Votre façon de penser,
fl NOTICE HISTORIQUE
et je sais que vous ne regarderez pas à l'argent
quand cela pourra être utile à l'avancement de vos
enfants. Cette campagne le sera beaucoup au mien,
et par conséquent à celui de tous mes frères, car
vous ne doutez pas de l'amitié que j'ai pour eux.
« Vous devez avoir reçu la relation détaillée que
je vous ai envoyée de notre campagne, depuis
notre départ du Gapjusqu'à notre' arrivée au Fort-
Royal. Vous avez vu qu'elle a été fatigante tant
sur mer que sur terre, mais grâce aux soins que
vous avez eus de mon éducation physique, je l'ai
supportée parfaitement, et je me porte même main-
tenant mieux que jamais. Je voudrais bien que
ceux que vous avez pris de mon éducation morale
aient aussi bien réussi ; mais, meâ culpâ ! Je ne
veux pas regretter le temps perdu, mais bien le
réparer de mon mieux... Je reprends mon journal
où j'en suis resté. »
Saint-Simon raconte ici à son père les incidents
du siège et de la prise de Brinston-Hill. « J'ai été
employé dans ce siège, dit-il, d'une façon peu agréa*
ble mais très-instructive. Le détachement d'artillerie
nes'étant pas trouvé assez nombreux pour faire lo
service qui était très-fatigant, on m'y a attaché avec
150 canonniers d'infanterie, comme auxiliaire. J'ai
roulé avec les lieutenants et sous-lieutenants du
SAINT-SIMON 7
grand corps pour commander les batteries et faire
les travaux qui ont été assez pénibles. Gela m'a
mis à même d'être en correspondance assez suivie
de bombes avec messieurs les Anglais pendant tout
le siège; je crois même avoir contribué à la réussite
de cette expédition. Ce qu'il y a de sûr, c'est
qu'ayant été tous les jours au feu et à peu près
toutes les nuits, soit par devoir, soit par curiosité,
mes oreilles se sont fort habituées à ce bruit de
bombes, boulets et balles qui étonne un peu dans
les commencements. Je m'en suis fort bien tiré,
à quelques meurtrissures près d'éclats d'obus, mais
qui ne valent pas la peine qu'on eti parle. J'ai eu
quelques hommes de mon détachement qui n'ont
pas été aussi heureux. 11 y en a eu 7 de tués et 9
de blessés. »
Dans cette même lettre , Saint-Simon revient
encore à l'idée fixe qui l'agite et le domine; la vie
est pour lui un tourment, tant qu'il n'est pas cer-
tain d'être rentré en grâce auprès de son père.
« J'avais oublié , ajoute-t-il , de vous dire que
M. de Vaudreuil avait rejoint notre escadre le 30
janvier avec deux vaisseaux seulement. Il a apporté
des lettres à tout le monde : je crois que je suis le
seul dans l'armée qui n'en aie pas reçu. Vous
sentez combien cela est dur pour un fils qui désire
s NOTICE IllSTOUlQUE
par-dessus tout mériter le titre de votre ami et qui
est résolu de vous forcer par sa conduite de le lui
accorder. Si enfin , mon cher papa et ami, quel-
ques étourderies que j'ai faites m'ont fait perdie
totalement votre estime et ont éteint dans votre
cœur les sentiments paternels que j'y ai toujours
connus, engagez au moins , je vous supplie, mes
frères et sœurs à me traiter avec moins de rigueur
et à me donner de vos nouvelles et de celles de
notre chère malade ( sa mère ), dont je crains bien
que l'état n'ait empiré. Ils ont eu quelques re-
proches de paresse à me faire , mais ils m'en pu-
nissent bien sévèrement. Je n'ai pas le temps de
leur écrire à tous, mais je prie *** de leur donner
de mes nouvelles et de leur dire que jamais ils ne
trouveraient un frère qui les aime plus tendre-
ment... mais je sens, mon cher papa et ami, que
le plaisir de causer avec vous par lettres, ne pou-
vant pas jouir de celui de vous voir, m'emporte
au point de me faire oublier que la frégate va
mettre à la voile; pardonnez - moi, je vous prie,
mon griffonnage ; au camp , on n'est pas trop à
son aise. Rendez , je vous supplie , à un fils qui
vous aime bien tendrement votre estime et votre
amitié, et vous en ferez le plus heureux de tous
les hommes. Je ne vous demande pas de faire
SAINT-SIMON 9
de démarches pour mon avancement, mais je tra-
vaille de tout mon cœur à mériter que vous vous
en occupiez. »
Ce fils, ce frère, si malheureux du froissement
passager de ses affections domestiques; ce sage de
vingt-deux ans, si résolu et si appliqué à effacer par
une vie fermement régulière le souvenir de ses
étourderies d'enfance, était pourtant destiné à être
taxé un jour de folie , et à laisser des disciples qui
seraient accusés, faute d'être compris, de vouloir at-
tenter à Tesprit de fiamille et aux plus saintes lois de
la nature, en cherchant à améliorer profondément
la condition sociale des classes souffrantes. Qui eût
dit aussi que ce soldat imberbe, avide d'avance-
ment militaire bravement acquis sur les champs
de bataille, et qui semblait se complaire au jeu
terrible des combats jusqu'à plaisanter sur la cor-
respondance des bombes, des boulets et des balles,
prendrait plus tard la guerre en horreur, jusqu'à
ériger son abolition définitive en système et en
culte, et à prédire, à l'exemple d'Isaïe, que les
lances et les épées seraient converties en socs de
charrues, que les instruments de destruction et de
mort se transformeraient en agents pacifiques des
arts, des sciences et de l'industrie.
Saint-Simon réussit à ramener son père aux sen-
10 XOTICK HISTOUIQUE
timents de tendresse et de confiance, dont il
implorait le retour dans ses lettres avec tant d'im-
patience affectueuse. Sa correspondance de la fin
de cette même année 1782 nous apprend que
cette confiance le rendait désormais aussi heureuoG
r/iton iniisse l'être à dix-huit cents lieues dit
meilleur de ses amis ^
Ce n'est plus, en effet , que ce dernier titre que
Saint-Simon donne de préférence à son père, à
dater de cette époque. Le cher papa a disparu pour
faire place au cher ami. On dirait que le futur
novateur pressent déjà que l'autorité domestique,
1. Lettre inéflite, datée du fort de Saint-Pierre delà Marti-
nique le 16 novembre 1782, et reçue à Paris le 2 i janvier 1783.
Elle renferme un témoignage irrécu'iable contre le favoritisme
qui dispensait alors les ran^iS, les giades et les fonctions, et dont
les excès devaient frapper plus particulièrement le grand cobjp
et l'esprit élevé de l'homme qui poi tait en lui le germe de la doc-
trine du classement selon le mérite et la capicilé. « Le comte
de Gouvernet, disait-il, aide de camp de M. de Bniiilé, qui n'a
pas encore entendu un coup de fusil, vient de recevoir une let-
tre de M. de Castries, par laquelle ce ministre, qui l'aime beau-
coup, lui accorde les appoitUements de colonel en second, malgré
qu'il ne soit que capitaine, et lui fait espérer qu'il sera placé à la
première promotion. Vous conviendrez, mon cher ami, qu'il est
un peu dur ()0ur moi, qui commence ma qualriè;iie campagne
et qui ai été blessé, de n'être pas aussi bien Iraiié que lui. Soyez
bien persuadé, mon cher ami, qu'avec quelque inju-tice que la
cour me traite, je n'en aurai pas mi>i:is de reconnaissance do
toutes les démarches que vous vous serez donné la peine de ftire
pour mon avancement. » Saint-Simon perdit bon père celle
môme année, 1783.
SAINT-SIMON !1
comme l'autorité publique, va éprouver Finfluence
civilisatrice du siècle , et que, dans la famille aussi
bien que dans la cité, elle devra, pour être mieux
obêie, se montrer plus jalouse de se faire aimer que
de se faire craindre.
Malgré toute l'ardeur qu'il avait déployée pour
le métier des armes dans les diverses campagnes
où il s'était distingué S Saint-Simon laissa aperce-
voir de bonne heure qu'il se croyait appelé à une
distinction plus rare, à des luttes héroïques d'un
autre ordre, à un rôle plus ou moins élevé parmi les
hardis agitateurs de la pensée humaine. « Souvenez-
vous, monsieur le comte, que vous avez de grandes
choses à faire. » Tel fut le cri de réveil que son do-
mestique lui répéta par ordre chaque matin.
Le philosophe était déjà à l'oeuvre, en lui, au
milieu du bruit et des soucis d'une guerre dont il
partageait si bien d'ailleurs les périls et la gloire.
Il a constaté lui-même combien il avait su mainte-
nir sa pensée au-dessus des préoccupations du
mouvement militaire dans lequel il avait engagé
courageusement son épée.
« La guerre en elle-même, a-t-il dit, ne m'inté-
ressait pas, mais le but de la guerre m'in.éressait
1. Saint-Simon comballit sous Bouille et sousWashinglon, et
fut décoré de l'ordre de Cincinnalus.
12 NOTICE IIISTOHIQUE
vivement, et cet intérêt m'en faisait supporter les
travaux sans répugnance. Je veux la fin, me
disais-je souvent, il faut que je veuille les moyens.
Le dégoût pour le métier des armes me gagna tout
à fait quand je vis approcher la paix. Je sentais
déjà clairement quelle était la carrière que je de-
vais embrasser, la carrière à laquelle m'appelaient
mes goûts et mes dispositions naturelles; ma voca-
tion n'était pas d'être soldat; j'étais porté à un
genre d'activité bien différent, l'on peut môme dire
contraire. »
Saint-Simon a expliqué comment le but de la
guerre lui en faisait supporter le métier sans répu-
gnance.
« J'entrevis que la révolution d'Amérique signa-
lait le commencement d'une nouvelle ère politique,
que cette révolution devait nécessairement détermi-
ner un progrès important dans la civilisation géné-
rale, et que sous peu elle causerait de grands chan-
gements dans l'ordre social qui existait alors en
Europe. »
A la paix cependant, Saint-Simon, qui n'aperce-
vait pas encore, à l'horizon du vieux monde, les
signes qu'il attendait pour se livrer à quelque
grande entreprise d'intérêt universel, continua de
fixer ses regards sur les États américains et il pro-
SAINT-SIMOiN l.j
posa au vice-roi du Mexique un projet pour la jouc-
tioii dos deux mers par les eaux de la rivière in
partido *.
Cette proposition ayant été froidement accueillie,
Saint-Simon revint en France où il fut fait colonel,
à peine âgé de vingt-trois ans. Envoyé à Metz, il
s'y lia avec Monge. Fatigué bientôt de la vie
oisive des garnisons, il se mit à voyager et partit
pour la Hollande en 1785. Là, il prêta son con-
cours à l'ambassadeur français, M. de la Van-
guyon, qui avait amené le gouvernement hollan-
dais à combiner avec la France une expédition dans
les Indes contre la puissance anglaise. M. de Bouille
devait commander en chef l'armée expéditionnaire
et Saint-Simon était résolu à le suivre. Pendant un
an, il poursuivit ce projet qui manqua d'exécution
par la maladresse de M. de Vérac, successeur de
M. de la Vauguyon.
II
(1786 — 1802)
Saint-Simon revint en France en 1786. Le dé-
sœuvrement l'ayant replongé dans l'ennui, il partit
4. Les Œuvres de l'Empereur Napoléon III renferment un
plan de jonction des deux mers par le lac de Nicaragua.
14 NOTICE HISTOHIOUE
en 1787 pour l'Espagne où il se joignit au comte
de Cabarrus pour faire réussir le moyen de mettre
Madrid en communication avec la mer par un canal.
Les événements de 1789 interrompirent cette en-
treprise et ramenèrent Saint-Simon en France.
Ce noble défenseur de la république américaine,
rendu à la vie civile, traversa le mouvement révo-
lutionnaire de France qu'il avait prévu, sans se
laisser entraîner dans l'arène sanglante des partis,
mais aussi sans laisser affaiblir, par l'impartialité
philosophique, l'inspiration qui l'avait toujours
poussé vers les idées de réorganisation politique et
sociale.
Convaincu de bonne heure que l'ancien régime
ne pouvait pas être prolongé, et que les privilèges
attachés au hasard de la naissance étaient radicale-
ment incompatibles avec l'ordre nouveau, avec
l'âge d'or, dont il devait plus tard faire le rêve
de sa vie, il déposa sans regret, sur l'autel de la
patrie, les titres de l'orgueil de sa race, dès les
premiers beaux jours de 1789.
Nommé, en effet, au mois de novembre de cette
mémorable année, président de l'assemblée électo-
rale de sa commune (Falvy, dans le voisinage de
Péronne), il remercie ses concitoyens en ces
termes ;
SAINT-SIMO.N" Iti
« Je suis très -flatté d'avoir, par votre clioix,
l'honneur de vous présider; une seule chose trouble
la joie que j'en ressens, c'est la crainte que j'ai
qu'en me nommant, vous ayez eu l'intention de
marquer un égard à votre seipieitr, et que ce ne
soient point mes qualités personnelles qui aient dé-
terminé vos sulfrages. 7/ n'y a plus de seigneiira,
messieurs; nous sommes ici tous parfaitement
égaux, et, pour éviter que le titre de comie ne
vous induise en l'erreur de croire que j'ai des droits
supérieurs aux vôtres, je vous déclare que je re-
nonce à jamais à ce titre, que je regarde comme
très-inférieur à celui de citoyen, et je demande,
pour constater ma renonciation, qu'elle soit insérée
dans le procès- verbal de l'assemblée. >»
En mai 1790, Saint-Simon fait adojjter, dans une
réunion cantonale, une adresse à l'assemblée consti-
tuante pour la féliciter de ses grandes réformes et
pour lui demander l'abolition des titres de noblesse
qu'il appelait les distinctions impies de la nais-
sance. Ce patricien égalitaire, mais non pas nive-
lenr^, saluait dès lors la venue du classement
selon l'aptitude et de la rétribution selon les ser-
vices, « Tous les citoyens, disait-il, sont également
admissibles à toutes les dignités, charges et emplois
publics, selon leur capacité, et sans autres distinc-
16 NOTICE HISTORIQUE
tions que celle de leur vertu et de leurs talents. . . »
Puis il invitait les mandataires de la nation à cou-
ronner ce triomphe de l'égalité par l'extinction de
toutes les vanités héraldiques. « En ce jour que
l'empire de la justice solidement établi ne craint
plus les impuissants efforts de quelques adver-
saires^ nos augustes législateurs, faisait-il dire à
ses concitoyens, ne trouveront-il pas que l'époque
heureuse à laquelle ils peuvent, sans inconvénient,
effacer jusqiC au souvenir de l'ancien régirae, est
enfin arrivée ? »
Un mois après, le vœu du philosophe désanobli
était exaucé, et c'était un Montmorency qui avait le
plus contribué à remplir l'espoir démocratique d'un
Saint-Simon.
Mais Henri Saint-Simon, quoique à peine âgé
de trente ans , avait déjà acquis une connaissance
assez profonde du cœur humain, pour prévoir que
cette fièvre d'enthousiasme révolutionnaire , qui
avait gagné Mathieu de Montmorency, ne serait
qu'éphémère dans les castes que la révolution dé-
pouillait sans retour de leurs privilèges pécuniai-
res et honorifiques. Aussi ne cessait-il de signaler
comme une nécessité de circonstance, dans la poli-
tique administrative, l'éloignement des nobles et
des prêtres de toutes les fonctions publiques, tant
SAINT-SIMON 17
que durerait la lutte des partis. 11 alla jusqu'à s'ap-
pliquer cette exclusion à lui-même, pour prêcher
d'exemple, bien qu'il fût sûr de son entier dévoue-
ment à l'ordre nouveau, et il refusa d'être maire de
sa commune.
En conseillant une précaution aussi rigoureuse
à l'égard des anciens privilégiés^ le démocrate de
haute lignée ne pouvait, d'ailleurs, être soupçonné
de chercher à abriter son abstention personnelle
derrière une mesure générale , pour traverser en
toute sûreté, dans le rôle d'observateur passif, les
difficultés du présent et les incertitudes de l'avenir.
Un le vit, en effet, se jeter avec la résolution et
l'activité qui le caractérisaient, dans les spéculations
qui impliquaient la plus grande confiance dans le
triomphe final de la révolution française. 11 s'associa
un Prussien, le comte de Redern, ambassadeur de
Prusse à Londres , et ils se livrèrent à des opéra-
tions financières sur les domaines nationaux *.
« Je désirais la fortune, seulement comme moyen,
dit-il dans les fragments autobiographiques qu'il a
laissés ; organiser un grand établissement d'indus-
1 . Saint-Simon acheta tous les biens nationaux du déparlomorit
de l'Orne. Dans ses vastes acquisitions se trouvèrent compris les
domaines du prieuré de l'abbé iMaury, ainsi que l'hôtel des fermes
de la rue du bouloi, à Paris.
18 NOTICE HISTORIQUE
trie, fonder une école scientifique de perfectionne-
ment, contribuer, en un mot, aux progrès des lu-
mières et à l'amélioration du sort de l'humanité,
tels étaient les véritables objets de mon ambition. »
Ses relations étroites avec le diplomate prussien
le rendirent bientôt suspect au gouvernement révo-
lutionnaire. 11 fut enfermé à Sainte-Pélagie, puis
au Luxembourg, et il ne sortit de prison qu'après
le 9 thermidor. Pendant les luttes de la Gironde et
de la Montagne, il avait gardé pourtant la plus stricte
neutralité, et cela avec d'autant plus de sincérité qu'il
n'avait pu découvrir dans aucun de ces deux partis,
ce qu'il cherchait par-dessus tout, des vues supé-
rieures à la politique purement militante du moment,
les symptômes d'une pensée de réorganisation, qui
ne fût pas un simple emprunt à l'histoire ou à la
métaphysique de l'antiquité grecque et romaine.
Saint-Simon suivit avec ardeur et succès ses spé-
culations financières jusqu'en 1797.
« L'arrivée de M. deRedern, dit-il, entrava mes
travaux. Je m'étais trompé sur le compte de cet
associé. Je le croyais lancé dans la même carrière
que moi, et les routes que nous suivions étaient très-
diiFérentes ; car il se dirigeait vers les marais fan-
geux au milieu desquels la fortune a élevé son
temple, tandis que je gravissais la montagne aride
SAINT-SIMON IÇ)
et escarpée qui porte à son sommet les autels de la
gloire.
* Nous nous brouillâmes^ M. de Redern et moi,
en 1797.
» Aussitôt que j'eus rompu avec lui, je conçus le
projet de frayer une nouvelle carrière à l'intelli-
gence humaine, la carrière physico-politique. Je
conçus le projet de faire faire un pas général à la
science, et de rendre l'initiative à l'école française.
» Cette entreprise exigeait des travaux prélimi-
naires ; j'ai dû commencer par étudier les sciences
physiques, par constater leur situation actuelle, et
m'assurer, au moyen de recherches historiques, de
l'ordre dans lequel s'étaient faites les découvertes
qui les avaient enrichies. Pour acquérir ces con-
naissances, je ne me suis pas borné à des recher-
ches dans les bibliothèques ;-j'ai recommencé mon
éducation; j'ai suivi les cours des professeurs les
plus célèbres ; j'ai pris domicile en face de l'école
Polytechnique ; je me suis lié d'amitié avec plusieurs
professeurs de cette école ; pendant trois années je
me suis uniquement occupé de me mettre au cou-
rant des connaissances acquises sur la physique des
corps bruts.
» J'ai employé mon argent à acquérir de la
science ; grande chère, bon vin , beaucoup d'em-
20 NOTICE HISTORIQUE
pressement vis-à-vis des professeurs, auxquels ma
bourse était ouverte , me procuraient toutes les
facilités que je pouvais désirer.
» J'avais de grandes difficultés à surmonter.
Déjà ma cervelle avait perdu sa malléabilité ; je
n'étais pi us jeune, mais d'un autre côté, je jouissais
d'un grand avantage : de longs voyages, la fré-
quentation d'un grand nombre d'hommes capables
que j'avais recherchés et rencontrés, une première
éducation dirigée par d'Alembert, éducation qui
m'avait tressé un filet métaphysique si serré, qu'au-
cun fait important ne pouvait passer à travers, etc.
>» Je m'éloignai en 1801 de l'école Polytech-
nique, je m'établis près de celle de Médecine ; j'en-
trai en rapport avec les physiologistes. Je ne les
quittai qu'après avoir pris une connaissance exacte
de leurs idées générales sur la physique des corps
organisés. »
Saint-Simon avait ouvert à ses frais des cours
gratuits sur les matières dont se composait le pro-
gramme des études de l'école Polytechnique. *■ Plu-
sieurs jeunes gens qui plus tard figurèrent avec dis-
tinction dans le corps des savants, et qui montrèrent,
dans la suite, bien peu de reconnaissance à Saint-
Simon, lui durent de pouvoir continuer leur ins-
truction scientifique. » (Notice de M. Hubbard,
SAINT-SIMON îl
page 33) . Saint-Simon avait une aifection particu-
lière pour M. Poisson qu'il traitait comme son fils
adoptif, et aux dépenses duquel il fournit pendant
trois ans pour l'aider à acquérir le haut rang qu'il
prit depuis parmi les savants les plus illustres.
Dans un moment où le jeune Dupujtren ne pouvait
suivre les cours publics, faute de vêtement, Sainte
Simon employa les moyens les plus délicats pour
lui faire accepter un secours pécuniaire, mais ne
put y parvenir.
Outre les cours gratuits, Saint-Simon faisait les
frais de nombreuses expériences de physiologie.
« En cessant l'étude de la physiologie, dit-il, je
partis pour les pays étrangers; la paix d'Amiens
me permit d'aller en Angleterre. L'objet de mon
voyage était de m'informer si les Anglais s'occu-
paient d'ouvrir la carrière que j'avais entrepris de
frayer. Je rapportai de ce pays la certitude que
ses habitants ne dirigeaient point leurs travaux
scientifiques vers le but physico-politique, qu'ils
ne s'occupaient point de la réorganisation du sys-
tème scientifique, et qu'ils n'avaient sur le chan-
tier aucune idée capitale neuve.
» Peu de temps après j'allai à Genève. »
-NUliCJli HISÏOHIQUE
ni
(1802—1810)
C'est à Genève que Saint-Simon publia son pre-
mier écrit sous ce titre : Lettres d'un habitant de
Genève à ses contemporains. Nous en avons sous
les yeux un exemplaire dont l'auteur voulut faire
hommage au consul Bonaparte, en l'accompagnant
de la lettre suivante :
« Citoyen premier Consul ,
» Je vous envoie mon ouvrage, il est bien peu
volumineux, mais cela ne vous étonnera pas quand
vous saurez que j'ai employé la plus grande partie
de ma vie à le méditer, je souhaite que vous
4 . Cet écrit, publié sans nom d'auteur et à un petit nombre
d'exemplaires, resta ignoré des amis les plus intimes de Saint-
Simon jusques après la mort de ce philosophe. Olinde Rodrigues
lui-même n'en avait pas eu connaissance, et regardait d'autant
mieux l'Introduction aux travaux scientifiques du xix^ siècle
comme la première œuvre de son maître, que celui-ci l'avait dit
et imprimé lui-même. Le mode de publication restreinte et ano-
nyme de l'opuscule de 1802 explique peut-être cette singularilé.
SAINT-SIMON 23
le trouviez bon, et j'ose me permettre de vous dire
que, dans mon o^Dinion, vous êtes le seul de mes
contemporains en état de le juger : si vous voulez
bien avoir la bonté de ne pas me laisser ignorer le
jugement que vous en porterez, vous me ferez un
très-grand plaisir.
» En signant cette lettre, en restant sur la par-
tie du globe dont les habitants se trouvent immé-
diatement sous vos ordres, je prends, comme vous
voyez, la liberté de me placer directement sous votre
protection.
» Saint-Simon. »
Rue Derrière-le-Rhône, à Genève.
« P. S. J'ignore la manière dont il faut vous
adresser une lettre pour qu'elle vous parvienne.
J'espère que vous ne considérerez point comme un
manque de respect de ma part, le parti queje prends
de demander par ce post-scriptum à celui de vos
secrétaires qui ouvrira cette lettre, de la remettre
en main propre. »
Ni la lettre ni Técrit de Saint-Simon ne parvin-
rent à leur adresse*.
^ . Le secrëtaire qui ouvrit la lettre ne tint pas compte sans
doute du po?t-scriptum, puisque la lettre autographe et l'exem-
plaire destinés ju premier consul ont été trouvés et achetés dans
2i NOTICE HlSTOUIorK
Cet écrit est particulièrement remarquable en ce
qu'il constate que Saint-Simon, quoiqu'il parût
alors exclusivement préoccupé de la réorganisation
du monde scientifique, avait déjà senti la nécessité
d'une synthèse religieuse pour harmoniser les dé-
couvertes de l'esprit humain et leur donner une
autorité sociale, une valeur politique. « J'envisa-
gerai la religion, dit-il, comme une invention hu-
maine , je la considérerai comme étant la seule
nature d'institution politique qui tende à l'organi-
sation générale de l'humanité. »
A côté de cette déclaration, V habitant de Genève,
mettant la vivacité de son imagination au service
de la hardiesse de sa raison, supposait une apparition
pendant laquelle la nécessité du progrès religieux
lui aurait été signalée par une voix mj'stérieuse :
« Est-ce une apparition, dit-il, n'est-ce qu'un
rêve? Je l'ignore; mais je suis certain d'avoir
éprouvé les sensations dont je vais vous rendre
compte :
> La nuit dernière, j'ai entendu ces paroles :
» Rome renoncera à la prétention d'être le chef-
une vente publique soixante ans plus tard par un disciple de
Saint-Simon, Lambert-bey. Le Mémorial de Las-Cases nous a
appris que parmi les secrétaires de Napoléon, au temps du con-
sulat, il y en avait un dont le prisonnier de Sainte-Hélène disait
qu'il avait un œil de pie et qu'il l'avait pris la main dans le sac.
SAINT-SI.MOX 25
lieu de mon Eglise. Le pape, les cardinaux, les
évêques et les prêtres cesseront de parler en mon
nom. L'homme rougira de l'impiété qu'il commet
en chargeant de tels imprévoyants de me représen-
ter. J'avais défendu à Adam de faire la distinction
du bien et du mal, il m'a désobéi ; je l'ai chassé du
paradis , mais j'ai laissé à sa postérité un moyen
d'apaiser ma colère : Qu'elle travaille à se perfec-
tionner dans la connaissance du bien et du mal, et
j'améliorerai son sort; un jour viendra que je ferai
de la terre un paradis. »
Pendant son séjour à Genève, Saint-Simon visita
madame de Staël à Goppet, et il eut même l'idée
de lui demander sa main pour l'associer à la
grande œuvre philosophique dont il s'occupait avec
tant d'ardeur. Cette visite et ce double projet de
mariage et de collaboration demeurèrent sans ré-
sultat. Saint-Simon parcourut ensuite l'Allemagne
pour y continuer ses explorations scientifiques.
« Je rapportai de ce voyage , dit-il , la certitude
que la science générale était encore dans l'en-
fance dans ce pays, puisqu'elle y est encore fondée
sur des principes mystiques. La science générale
est encore dans l'enfance en Allemagne, mais elle
y fera certainement de grands progrès avant peu
de temps, parce que toute cette grande nation est
26 NOTICE HISTO]',IQUE
passionnée dans cette direction scientifique; elle
n'a pas encore trouvé la bonne route, mais elle
finira par la trouver, et quand une fois elle y
sera, elle fera beaucoup de chemin.
» De retour de ces voyages, je me suis marié •,
j'ai usé du mariage comme d'un moj'en pour étu-
dier les savants, cKose qui me paraissait nécessaire
pour l'exécution de mon entreprise ; car pour amé-
liorer l'organisation du système scientilîque, il ne
suffit pas de bien connaître la situation de la
connaissance humaine, il faut encore savoir l'effet
que la culture de la science produit sur ceux qui
s'y livrent, il faut apprécier l'influence que cette
occupation exerce sur leurs passions , sur leur
esprit, sur l'ensemble de leur moral et sur ses dif-
férentes parties. Je parlerai plus en détail de mon
mariage dans un article que je placerai à la fin
de cet abrégé de l'histoire de ma vie. »
Le complément de l'autobiographie de Saint-Si-
mon est resté à l'état de projet, ou du moins n'a pas
été retrouvé. Le philosophe avait épousé mademoi-
selle de Ghampgrand, fille d'un ancien officier gé-
néral, et bien connue depuis sous le nom de madame
de Bawr. Les goûts différents ou contraires des
deux époux amenèrent bientôt (en juillet 1803) un
divorce par consentement mutuel. Saint-Simon
SAINÏ-SIMOX Î7
versa pourtant des larmes, devant l'officier de l'état-
civil, en signant la rupture de son mariage.
Pendant l'année qu'avait duré cette union, si
vite brisée, l'infatigable chercbeur de trésors intel-
lectuels avait attiré autour de lui les savants les
plus renommés. Les artistes affluaient aussi dans
ses salons où madame de Saint-Simon les invitait
à venir f)ar l'entremise de Grétrj et d'Alexandre
Duval, qu'elle avait eus pour témoins à son ma-
riage. Ces réunions n'étaient pas moins coûteuses
qu'instructives; elles achevèrent la ruine de Saint-
Simon et le réduisirent à une telle misère, que,
vers 1806j au moment où il allait terminer son
Introduction aux travaux scientifiques du
xix« siècle, il se trouvait sans ressources pour
publier ses œuvres et pour soutenir sa laborieuse
existence. Une main s'offrit à lui. Laissons-le ra-
conter lui-même sa détresse et la rencontre provi-
dentielle qui lui fournit les moyens de vivre et de
se faire connaître.
(1808)
« Je vais faire connaître quelle a été et quelle
est aujourd'hui mon existence pécuniaire. Le du-
ché-pairie, la grandesse d'Espagne et 500,000 liv.
de rentes dont jouissait le duc de Saint-Simon de-
28 NOTICE HISTORIQUE
vaient passer sur ma tête. 11 s'est brouillé avec mon
père qu'il a déshérité. J'ai donc perdu les titres et
la fortune du duc de Saint-Simon, mais j'ai hérité
de sa passion pour la gloire.
« La mort de mon père, arrivée en 1783, n'a
rien changé à ma position pécuniaire; la fortune
venait de ma mère, qui est aussi une Saint-Simon.
Ma mère est existante; elle a été ruinée par la
Révolution; toute espérance d'héritage est anéan-
tie pour moi. Je n'ai jamais hérité de personne;
je n'ai eu d'autre fortune que les bénéfices résultant
de mes travaux. J'ai fait des spéculations très-
lucratives depuis 1790 jusqu'en 1797, et je serais
opulent si mes travaux scientifiques ne m'avaient
pas fait négliger mes intérêts pécuniaires. Le
comte de Redern, qui était mon associé, a profité
le ma négligence; il visait à la fortune, je courais
iprès la gloire; je devais être pécuniairement
sa dupe, cela est arrivé.
» C'est en 1798 que je suis entré dans la car-
rière scientifique ; je possédais, à cette époque, une
somme de 144,000 livres. Cette somme n'était
qu'un bien petit prélèvement sur les bénéfices
auxquels j'avais droit; car ces bénéfices se mon-
taient à 150,000 livres de rentes en imnieuljles,
forlune qui existe entre les mains du comte de
SAINT-SIMON 29
Redern, qui n'avait droit qu'à la moindre partie
de cette fortune, puisque mon industrie et les
risques que j'avais courus avaient infiniment plus
contribué à son acquisition, que les faibles capi-
taux versés par lui dans mes spéculations.
» Deux raisons m'ont engagé à ne prendre que
144,000 livres sur la fortune appartenant au comte
de Redern et à moi. Première raison : j'avais
acquis la certitude que le comte de Redern n'avait
point un caractère libéral, mais rien ne m'avait
prouvé qu'il ne fût pas loyal; je le croyais mon
ami, et je me figurais que ma fortune pouvait être
déposée sans inconvénients dans ses mains, pen-
dant que je ferais mon voyage de découvertes.
>• Deuxième raison : je croyais qu'une somme
de 144,000 livres me suâîrait pour pousser mon
entreprise à bout, et que j'obtiendrais une place
scientifique honorable avant de l'avoir épuisée.
« Je me suis trompé dans ma combinaison, sous
les deux rapports; j'avais dépensé les 144,000
livres, avant d'avoir mérité une place scientifique
honorable; je suis convaincu de la déloyauté du
comte de Redern. Depuis trois ans, mes fonds
sont épuisés, j'ai sollicité une place. Je me suis
adressé à monsieur le conjîe de Ségur. Il a ac-
cueilli ma demande et il m'a annoucé, au bout
30 NOTTCE HISTORIQUE
de six mois, qu'il avait obtenu pour moi uu emploi
au Mont-de-Piété. Cet emploi était celui de copiste;
il rapportait 1 ,000 francs par an pour neuf heures
de travail par jour; je l'ai exercé pendant six
mois ; mon travail personnel était pris sur les nuits;
je crachais le sang", ma santé était dans le plus
mauvais état, quand le hasard me fit rencontrer le
seul homme que je puisse appeler mon ami.
» J'ai rencontré Diard, qui m'avait été attaché
depuis 1790 jusqu'en 1797; je ne m'étais séparé
de lui qu'à l'époque de ma rupture avec le comte
de Redern. Diard me dit : « Monsieur, la place
que vous occupez est indigne de votre nom comme
de votre capacité : je vous prie de venir chez moi,
vous pouvez disposer de tout ce qui m'appartient ;
vous pourrez travailler à votre aise et vous vous
ferez rendre justice. » J'ai accepté la proposition de
ce brave homme, j'ai été chez lui, j'y habite depuis
deux ans, et depuis cette époque, il a fourni avec
empressement à tous mes besoins, et aux frais con-
sidérables de l'ouvrage que j'ai imprimé. »
Cet ouvrage, divisé en deux parties qui parurent
successivement à un an de distance (1807-1808),
sous le format in-4°, avait pour titre : Introduction
aux travaux scientifiques du xix® siècle. Il ne
fut tiré qu'à cent exemplaires destinés seulement
SAINT-SIMON 3»
aux notabilités du monde savant*. Quelques pas-
sages de l'avaiît-propos témoignent du désir qu'a-
vait son auteur d'appeler sur son IntrodîtctionVat-
tention spéciale de l'empereur Napoléon, comme il
avait voulu fixer celle du consul Bonaparte sur les
lettres d'un habitant de Genève à ses contem-
porains.
« J'écris, dit Saint-Simon, parce que j'ai des
choses neuves à dire, je présenterai mes idées telles
qu'elles ont été forgées par mon esprit
» Les révolutions scientifiques suivent de près les
révolutions politiques. Newton a trouvé le fait de la
gravitation universelle peu d'années après la mort
de Charles P'. Je pré vois, je pressens qu'il s'opérera
incessamment une grande révolution scientifique.
» J'ai conçu un projet dont l'exécution couvrira
de gloire la natiou française ; sa rivale sera forcée de
reconnaître qu'elle mérite le titre de grande nation.
» Descartes arracha le sceptre du monde des
mains de l'imagination, et le plaça dans celle de la
raison; il dit : Donnez-moi de la matière et du
moiwement, je vous ferai un monde. 11 osa entre-
prendre l'explication du mécanisme de l'univers. Le
i . Un de ces exemplaires fut adressé par Saint-Simon à M. de
Lacépède, l'illustre naturaliste, alors présidont du sénat. Cet
exemplaire a été vendu, il y a peu d'années, dans un encan et
sans avoir été ui lu ni coupé. La lettre d'envoi y était annexée.
32 NOTICE HISTORIQUE
système des tourbillons est admirable, en le considé-
rant sous le point de vue où l'on doit se placer pour
l'envisager. Ce S3-stème a eu le mérite inapprécia-
ble d'être le premier aperçu général pur. Aucune
idée théologique n'est entrée dans ses éléments.
» Depuis cent ans l'école a parcouru le pays
scientifique dans toutes les directions; elle l'a exa-
miné dans tous ses détails ; il est temps de nous
replacer au point de vue général. C'est à raccorder
les cartes particulières, faites depuis cent ans, que
nous devons travailler. Nous avons les matériaux
nécessaires pour dresser la carte générale.
» Nous sommes encore Newtoniens et Lockistes,
malgré les efforts de l'Empereur pour faire faire un
pas capital à la science. Il a stimulé notre intelli-
gence, il nous a dit en adressant la parole à l'Ins-
titut : Rendez moi compte des progrès de la
science depuis 1789; dites-moi quel est son état
actuel et quels sont les moyens à employer pour
lui faire faire de grands progrès.
» La réponse de l'Institut, à cette superbe ques-
tion, a été divisée en plusieurs rapports historiques
tous très-bien faits, mais qui ne sont liés 2:)ar aucune
vue générale. Cette réponse n'indique pas le moyen
de faire faire à la science un pas Napoléonien.
SAI.NT-SIMOX 33
» Faire ime bonne encyclopédie, organiser le
système scientifique projeté par Descartes, est le
seul travail scientifique digne des vues du grand
Napoléon.
» Mon ouvrage sera une réponse à la question
de l'Empereur. »
Les préoccupations de la guerre et de la politique
laissaient alors peu de place à la science, et surtout
à la science générale, dans le programme des faits
prochainement réalisables par le génie impérial.
Napoléon revenait de Tilsitt presque subjugué par
les démonstrations amicales du jeune autocrate de
toutes les Russies et aussi par les charmes de la
belle reine de Prusse. Les révolutionnaires de l'or-
dre intellectuel n étaient guère plus en faveur au-
près de lui que ceux du forum et des clubs. Bien
loin de prêter l'oreille aux novateurs qui ne pou-
vaient être pour lui, à cette époque, que les pires
idéologues, il cherchait de préférence les conser-
vateurs de vieille roche, les utopistes rétrogra-
des, les noms historiques échappés au naufrage et
symboles vivants de l'ancien régime, les Bonald,
Montlosier, Maury, Mole, Pasquier, etc., etc. Cette
prédilection était dans son rôle de conciliateur su-
prême, de médiateur omnipotent entre l'esprit du
passé et l'esprit de l'avenir. Seulement, il lui était
1. 3
34 iNOTICE HISTORIQUE
réservé de regretter un jour amèrement la vanité
de ses efforts, d'accuser l'ingratitude du passé qu'il
avait imprudemment caressé, et de reconnaître que
pour réconcilier sérieusement le parti de la tradi-
tion et le parti du progrès, il fallait laisser à celui
des deux qui est le représentant et le maître certain
de l'avenir, une légitime prépotence. Malheureuse-
ment ce n'était qu'à Sainte-Hélène que Napoléon
devait tracer pour règle à ses successeurs de con-
tinuer l'œuvre de la révolution française et de faire
^partager à la généralité, ce qui rC avait été jusque'
là que V apanage duptetit nombre. Saint-Simon s'é-
tait efforcé et flatté de contribuer par ses travaux à
faire entrer le grand homme dans cette voie pendant
qu'il était tout-puissant. « On pourra remarquer
dans cet ouvrage (l'Introduction aux travaux, etc.)
et dans tous ceux qui suivront, dit 0. Rodrigues,
combien ce philosophe, qui avait si promptement
pénétré dans le passé et dans l'avenir de l'esprit
humain, tout en améliorant sans cesse les formes
d'exposition dans ses idées, n'en a jamais rencon-
tré une qui s'adaptât exactement au présent; résul-
tat qui ne lui est probablement pas personnel , et
que nous attribuerons plutôt à une impossibilité ra-
dicale de trouver aucun mode de communication
actuelle entre des idées neuves d'une haute gêné-
SAINT-SiMO.\ 33
ralité, et celles dont la masse des esprits est depuis
longtemps en possession. L'erreur de Saint-Simon,
à cet égard, a été de vouloir tirer parti des circons-
tances environnantes pour l'établissement de son
sj'stème; emporté par son ardeur, il a toujours trop
présumé du succès instantané ; mais jamais il n'a
plié ses idées aux événements du jour. C'est ainsi
que dans Y Introduction auoo travaux scientifiques
du xix^ siècle, saisissant quelques idées de Napo-
léon, et les élargissant même dans sa propre pensée,
il appelle le héros à combattre et diriger l'exécu-
tion d'un monument scientifique, d'une dimension
et d'une magnificence qui ne puissent être égalées
par aucun de ses successeurs. Ce monument, exécuté
par les plus illustres savants du globe, convoqués
par Napoléon, aurait été une encyclopédie vraiment
philosophique, destinée à l'organisation d'un nou-
veau système scientifique. » {Le Producteur, {. 111,
page 93.)
La seconde partie de V Introduction fut publiée
avec l'esquisse d'un nouvel arbre encyclopédique.
C'est dans ce volume que Saint-Simon exprima,
d'une manière précise, ses idées sur la perfectibilité
humaine, qu'il déduisait à la fois de la science gé-
nérale de l'univers et de la science particulière de
l'homme. « Si l'espèce humaine disparaissait du
36 NOTICE HISTORIQUE
globe, disait-il, l'espèce la mieux organisée après
elle, se perfectionnerait. » 11 lui fut impossible de
faire comprendre aux savants pour lesquels il avait
écrit son livre, que la loi des progrès humains en
morale, en politique, en religion, pût se rattacher
à une loi générale et unique, embrassant tous les
phénomènes de l'ordre astronomique et de l'ordre
physiologique. Le xv!::*^ siècle, agent providentiel
d'une immense et salutaire démolition, avait dû don-
ner le sceptre du monde intellectuel à Tanalyse, et
mettre la synthèse en suspicion jusque sur les hau-
teurs où elle s'appelle cause première, providence,
Dieu. Les enfants posthumes ' de cet infatigable
artisan de ruines restaient fidèles à leur origine.
L'insuccès du philosophe auprès des mathéma-
ticiens et des physiciens, des astronomes et des
physiologistes, ne lui fit rien perdre toutefois de sa
confiance et de son courage. Les Lettres au bureau
des longitudes parurent quelque temps après le der-
nier volume de V Introduction aux travaux scieii-
tifîques et ne furent pas mieux comprises. Saint-
Simon n'en persista pas moins à poursuivre sa
tâche. Il publia, en 1810, une brochure qu'il inti-
\. Blainville fut le seul des savants éminents de ce lemps qui
s'accorda avec Saini-Simon sur la nécessilé de revenir ù l'emploi
de la méthode dogmatique.
- SAINT-SIMUN 37
iu\s^ : Nouvelle Encyclopédie *, et qu'il tit précéder
d'une dédicace à son neveu Victor.
IV
(1810 — 1814)
Dans une seconde lettre, portant la date de cette
même année (1810) et adressée également à son
neveu, Saint-Simon exprimait sa conviction pro-
fonde de la nécessité d'une renaissance religieuse
en harmonie avec l'état des sciences et le progrès
des lumières ; cette lettre était ainsi conçue :
« J'ai fait, dans ma première lettre, tous mes
efforts pour vous exalter, c'est-à-dire pour vous
rendre fou, car la folie, mon cher Victor, n'est
pas autre chose qu'une extrême exaltation et cette
exaltation extrême est indispensable pour faire de
grandes choses. Il n'entre dans le temple de la
GLOIRE QUE DES ÉCHAPPES DES PETITES-MAISONS,
mais tous les échappés des Petites-Maisons n'en-
trent pas dans le temple de la gloire. Tout au plus
un par million réussit à y entrer, les autres se cas-
sent le col, c'est pour vous éviter ce malheur que
je vais vous donner quelques conseils ou plutôt que
1. Sainf-Simon rédigea aussi un Mémoire sur l'Encyclopédie
qui nefutpoint imprimé, etdonllemanuscriln'apasélé retrouvé.
m .\0T1CE HISTORIQUE-
je vais allumer deux phares qui éclaireront votre
carrière politique, eu un mot je vais éclaircir pour
vous les idées religion et politique.
» La religion, mon neveu, a toujours servi et
servira toujours de base à l'organisation sociale.
Cette vérité est incontestable, mais elle n'a rien de
plus certain que cet axiome :
» Pour l'homme il n'y a rien de positif dans le
monde, il n'existe pour lui que des choses relatives.
» De ces deux principes combinés je déduis la
conséquence que la religion a toujours existé et
qu'elle existera toujours, mais qu'elle s'est toujours
modifiée et qu'elle se. modifiera toujours; de ma-
nière qu'elle a toujours été proportionnée, et
qu'elle le sera toujours, à l'état des lumières.
* Passons à un autre ordre de considérations,
envisageons les choses sous le rapport de l'expé-
rience, l'étude de l'histoire vous prouvera , mon
neveu, que l'humanité s'est toujours trouvée en
crise scientifique, morale et politique, quand l'idée
religieuse s'est modifiée.
» Considérant enfin l'état actuel des choses, nous
verrons qu'elles sont dans un état de crise scienti-
fique, morale et politique, et que cette crise est
déterminée par la modification qui s'opère dans
l'idée religieuse.
SAINT-SIiMON 39
* D'après les aperçus, les raisonnements et les
observations que je viens de vous présenter, je vous
conseille, mon neveu :
» 1" de professer toujours un grand respect pour
la religion ;
» 2^ De vous tenir alerte pour adopter, pour pro-
pager la première bonne modification de l'idée
religieuse qui sera produite ;
» 3° De devenir zélé partisan du premier nova-
teur en religion qui , marchant dans la carrière
ouverte par Luther et poussant la réforme plus loin
que lui, saura agrandir religieusement le domaine
de la raison et restreindre, dans de plus étroites
limites, celui des idées révélées ; du novateur qui
introduira dans les séminaires l'étude des sciences
d'observation, et qui y réduira au plus petit pied
possible l'enseignement des sciences théologiques ;
du novateur enfin qui parviendra à faire cesser la
division existante dans l'Église, et qui s'efforcera
de reconstituer la papauté, les conclaves et les
conciles, en leur donnant une organisation propor-
tionnée à l'état actuel des lumières. »
Saint-Simon était donc plus pénétré que jamais
de la nécessité d'une rénovation religieuse. Lors-
que, en 1802, dans les Lettres d'un habitant de
Genève à ses contemporains, il avait exprimé cette
40 NOTICE HISTORIQUE
pensée en proclamant l'incompétence et l'inaptitude
de la papauté et du clergé à régir plus longtemps
la terre au nom du ciel, il avait trouvé un contra-
dicteur bien redoutable dans le consul Bonaparte,
alors occupé de relever en France la puissance spi-
rituelle du pape, de l'épiscopat et du clergé secon-
daire, par la conclusion du concordat. — Malgré ce
démenti instantané, à lui donné par un fait écla-
tant, le philosophe ne se rendit pas à la démonstra-
tion politique du grand capitaine, comme si des faits
contraires devaient bientôt lui donner raison. En
effet, peu d'années après. Napoléon était amené à
faire de Rome un département de son empire, et du
souverain pontife un prisonnier d'État, au moment
même où le hardi novateur persistait à invoquer une
reconstitution indispensable de la papauté, des con-
claves et des conciles, sur la base d'une plus large
part faite à la raison, et d'une restriction apportée à
l'élément surnaturel dans les croyances religieuses.
Comment le génie réformateur de Saint-Simon n'au-
rait-il pas été frajDpé, en 1810 comme en 1802, du
mouvement européen qu'il avait prévu en Amérique,
et qui avait fait dire, en 1797, au génie conserva-
teur de l'illustre papiste de Maistre, qaen considé"
rani V affaiblissement général des principes mo-
raux,Véhranlemeyit des souveraine tés, Vi^nmensité
SAINT-SIMON 41
des besoins sociaux et l'inanité des moyens, tout
vrai2')hilosophe devait opter entre l'une de ces deux
hypothèses, ou qiCil se formerait une religion nou-
velle, ou que le christianisme serait rajeuni de
quelque manière extraordinaire ? (Considérations
sur la France, 84.)
La force d'âme de Saint-Simon, ses convictions
et sa persévérance furent pourtant mises à une
rude épreuve, en 1810, par la mort du seul homme
qui fût venu à son secours. Privé de Diard, il resta
sans ressource aucune pour son existence matérielle
comme pour le rayonnement de sa vie intellectuelle,
en face d'un monde dédaigneux, et qui trouvait
commode de taxer de folie ce qu'il ne comprenait
pas et ce qu'il ne voulait pas étudier. Ce fut sous
le poids de cette affreuse misère, sous les traits de
ce monde insouciant ou moqueur, que Saint-Simon
écrivit cette page admirable de ses Fragments bio-
graphiques :
(1810)
« Il existe dans la société, il doit exister chez le
lecteur , une sorte de prévention contre moi ; car
l'entreprise à laquelle je me livre est la quatrième
^que j'ai faite, et les trois premières ne sont pas arri-
vées à bon port.
52 NOTICE HISTORIQUE
» Ma vie, en un mot, présente une série de
chutes, et cependant ma vie n'est pas manquée,
car, loin de descendre, j'ai toujours monté ; c'est-à-
dire aucune de mes chutes ne m'a fait retomber au
point d'oiij 'étais parti. Les entreprises que j'ai faites,
et qui n'ont pas été conduites à bonne fin, doivent
être considérées comme des expériences qui m'é-
taient nécessaires ; on doit les envisager comme des
travaux préparatoires qui ont employé la partie
active de ma vie.
» J'ai eu, sur le champ des découvertes, l'action
de la marée montante; j'ai descendu souvent, mais
ma force ascensive l'a toujours emporté sur la force
opposée. Agé de près de cinquante ans, je suis à
cette époque où l'on prend sa retraite et j'entre
dans la carrière. En un mot, après une route lon-
gue et pénible, je suis arrivé à mon point de dé-
part.
» Je dis donc que le public ne doit pas regarder
comme définitif le jugement qu'il a porté sur ma
conduite, et que je réclame de sa justice la révision
de ce jugement.
» Ce n'est point une demie, c'est une réhabili-
tation entière que je veux obtenir.
» Ma position actuelle est bien singulière, elle
est à la fois fâcheuse et fort heureuse.
SAINT-SIMON 43
» Vous connaissez ma position pécuniaire.
» Ma position morale est, sous plusieurs rap-
ports^ encore plus fâcheuse que ma position pécu-
niaire ; chaque conseil que je reçois tend à me dé-
courager. Eh bien ! dans cette position, je jouis, je
me trouve heureux ; j'ai le sentiment de ma force,
et cette sensation est plas agréable pour moi qu'au-
cune autre que j'aie éprouvée dans ma vie.
» Je vois sans inquiétude les difficultés que j'ai
à vaincre, je souris à celles qui pourront se pré-
senter. J'ai conscience que mes fautes doivent être
attribuées à l'imperfection de la nature humaine
plutôt qu'à ma propre fragilité.
» A la lecture des ouvrages du petit nombre
d'auteurs qui ont abordé directement la grande
question, qui se sont occupés à rectifier le tracé de
la ligne de démarcation entre le bien et le mal,
qui ont cherché à indiquer, avec plus de précision
que leurs devanciers, le but auquel on devait ten-
dre, et tracer les routes qui pouvaient y conduire,
on serait porté à croire qu'ils ont été des modèles de
sagesse et de pureté dans leur vie privée. Il est
facile de se convaincre par le raisonnement, aussi
bien que par l'examen des faits, que cette opinion,
fondée sur les premières apparences, est complète-
ment erronée,
44 NOTICE HISTORIQUE
» L'âme est d'autant plus accessible aux pas-
sions qu'elle est plus exaltée. Le point de vue
auquel il faut se placer pour embrasser la grande
question dans toute son étendue, est le plus élevé
de tous; ainsi on ne doit point être étonné que les
philosophes inventeurs aient mené une vie fort
agitée,
» On peut envisager la chose sous un autre point
de vue.
* Le seul moyen, pour faire faire des progrès
positifs à la philosophie, est de faire des expériences.
Les expériences philosophiques les plus capitales
sont celles qui portent sur des actions neuves ou
sur de nouvelles séries d'actions. Toute action
neuve ne peut être classée que d'après des obser-
vations faites sur ses résultats; ainsi, l'homme
qui se livre à des recherches de haute philosophie
doit, pendant le cours de ses expériences, com-
mettre beaucoup d'actions marquées au coin de la
folie.
» Enfin il résulte de la nature des choses que,
pour faire faire un pas capital à la philosophie, il
faut remplir les conditions suivantes :
» l** Mener, pendant tout le cours de la vigueur
de l'âge, la vie la plus originale et la plus active
possible ;
SAINT-SIMON 45
» 2° Prendre connaissance avec soin de toutes
les théories et de toutes les pratiques ;
y 3° Parcourir toutes les classes de la société,
se placer personnellement dans les positions sociales
les plus différentes, et même créer des relations
qui n'aient point existé;
» 4° Enfin , employer sa vieillesse à résumer les
observations sur les effets qui sont résultés de ses
actions pour les autres et pour soi, et à établir des
principes sur ces résumés.
y L'homme qui a tenu cette conduite est celui
auquel l'humanité doit accorder le plus d'estime;
c'est celui qu'elle doit classer comme le plus ver-
tueux, puisqu'il est celui qui a travaillé le plus
méthodiquement aux progrès de la science, seule
véritable source de la sagesse *.
y Non, mes actions ne doivent point être jugées
d'après les mêmes principes que celles des autres,
parce que toute ma vie active a été un cours d'expé-
riences.
i. On s'est fondé sur ce jugement de Saint-Simon sur lui-
même pour lui reprocher de n'avoir vu dans l'homme que les
facultés intellectuelles. Il a répondu d'avance à ce reproche, à la
fin de son premier écrit, (t dans la seconde lettre à son neveu
que nous venons de citer, sans parler un Nouveau Christianisme ^
dont nous aurons à nous occuper plus tard. S'il n'eût voulu voir
que l'intelligente, la science pure dans l'homme, Aug. Comte ne
se fût pas séparé de lui.
46 NOTICE HISTORIQUE
» Je vais indiquer, par un exemple, la diffé-
rence qui me paraît devoir exister entre les prin-
cipes d'après lesquels on doit juger certaines ac-
tions où l'on se dirige vers le but ordinaire de la
vie, et les mêmes actions dont une expérience est
le but.
» Si je vois un homme exercer sa force ou son
adresse sur un animal dans le seul but de le faire
souffrir, l'animal ne fût-il qu'un insecte, je dis
que cet homme n'a pas reçu de la nature une orga-
nisation heureuse pour la sensibilité, et qu'il est
' dans une direction qui doit le conduire à la
cruauté.
» Si je vois un physiologiste faire des expé-
riences sur les animaux vivants, prolonger exprès
leur existence au milieu des souffrances les plus
affreuses, je me dis : Voilà un homme occupé de
recherches qui tendent à la découverte de procédés
utiles pour le soulagement de l'humanité.
» Si je vois un homme, qui n'est pas lancé dans
la carrière de la science générale, fréquenter Ips
maisons de jeu et de débauche, ne pas fuir avec la
plus scrupuleuse attention les personnes d'une im-
moralité reconnue, je dirai : Voilà un homme qui
se perd, il n'est pas heureusement né; les habitudes
qu il contracte l'aviliront à ses propres yeux et le
SAINT-SIMON 47
rendront par conséquent souverainement mépri-
sable. Mais si cet homme est dans la direction de la
philosophie théorique, si le but de ses recherches
est de rectifier la ligne de démarcation qui doit sé-
parer les actions et les classer en bonnes et mau-
vaises, s'il s'efforce à trouver les moyens de guérir
ces maladies de l'intelligence humaine qui nous
portent à suivre des routes qui nous éloignent du
bonheur, je dirai : Cet homme parcourt la carrière
du vice dans une direction qui le conduira néces-
sairement à la plus haute vertu.
» J'ai fait tous mes efforts pour connaître, le
plus exactement qu'il m'a été possible, les moeurs
et les opinions des différentes classes de la société.
J'ai recherché, j'ai saisi toutes les occasions de
me lier avec des hommes de tous les caractères et
de tous les genres de moralité, et quoique de
pareilles recherches m'aient beaucoup nui dans
l'opinion publique, je suis loin de les regretter.
» Mon estime pour moi-même a toujours aug-
menté, dans la proportion du tort que j'ai fait à ma
réputation; enfin, j'ai tout lieu de m'applaudir de
la conduite que j'ai tenue, puisque je me vois en
état de présenter des vues neuves et utiles à mes
contemporains et à la postérité, qui accordera os-
tensiblement à mes neveux la récompense que
48 NOTICE HISTORIQUE
j'obtiens personnellement par la vive sensation de
l'avoir méritée.
» On conçoit aisément qu'il a dû m'arriver,
dans le cours de ma vie, beaucoup de choses
extraordinaires. J'aurai, en effet, des anecdotes
très-piquantes à raconter ; mais ce sera le délas-
sement de mes dernières années; en ce moment un
travail plus important m'occupe, il absorbe tout
mon temps et toutes mes facultés. Je vis encore
dans l'avenir. »
Cet homme qui s'expliquait si bien l'insuccès de
ses premières tentatives et les préventions de ses
contemporains, et qui recommençait sa vie à cin-
quante ans, avec la ferme espérance d'obtenir une
réhabilitation complète et de justifier l'estime
croissante qu'il avait eue pour lui-même dans la
proportion du tort qu'il faisait à sa réputation ; cet
homme que le présent accablait de ses dédains et
laissait mourir de faim, et qui néanmoins se sen-
tait vivre dans l'avenir, travaillait alors à deux
mémoires, l'un sur la science de Vhomme, l'autre
sur la gravitation universelle.
Saint-Simon s'était placé jusque-là au point de
vue newtonien, cosmogonique, dans la coordina-
tion de ses travaux. Le mémoire sur la Science de
l'homme était conçu dans un autre système. Lais-
SAINT-SIMON 49
sons-le expliquer lui-même ce changement de
procédé scientifique dans un entretien avec ses
disciples, et que l'un d'eux, Olinde Rodrigues, a
rapporté ainsi, dans le Producteur, en 1826 :
« J'ai voulu, nous disait-il quelques mois avant
sa mort, essayer, comme tout le monde, de systé-
matiser la philosophie de Dieu; je voulais des-
cendre successivement du phénomène univers au
phénomène système solaire, de celui-ci au phéno-
mène terrestre , et enfin à l'étude de l'espèce,
considérée comme une dépendance du phénomène
sublunaire, et déduire de cette étude les lois de
l'organisation sociale , objet primitif et essentiel
de mes recherches.
» Mais je me suis aperçu à temps de l'impossi-
bilité d'établir jamais une loi positive et coordi-
natrice dans cette philosophie, et je me suis re-
tourné vers la science générale de V homme, dans
laquelle ce ne sont plus les sciences que Ton
considère, mais les savants; la philosophie, mais
les philosophes, envisagés dès lors sous le rapport
positif de leurs fonctions dans la société hu-
maine. »
Ce nouveau travail achevé, Saint-Simon, faute
de moyens pour le faire imprimer, en fit prendre
à la main plusieurs copies qu'il adressa à quel-
SO NOTICE HISTORlQUi:
ques-uns des savants qui avaient déjà reçu son
Introduction aux TravoMx scientifiques ; et il y
joignit une lettre d'envoi où l'auteur exposait,
sans réticence et sans humilité , son dénûment
absolu *.
Une de ces lettres a été conservée et livrée à
Fimpression. Le dernier paragraphe parut d'a-
bord isolément comme formant le quatrième frag-
ment de l'autobiographie de Saint-Simon. Nous
la reproduisons en entier :
« Monsieur,
» Soyez mon sauveur, je meurs de faim. Ma
position m'ôte les moyens de présenter mes idées
avec la mesure convenable^ mais la valeur de
ma découverte est indépendante du mode de pré-
1 . C'est ce qui a fait dire à Déranger :
« J'ai vu Saint-Simon le prophète,
Riche d'abord, puis endetté.
Qui, rli •'- \ ';^nients jusqu'au faîte.
Refaisait l.i société.
Plein de son œuvre commencée,
Vieux, pour elle il tendait la main.
Sûr d'embrasser la pensée
Qui doit sauver le genre humain. »
(Œuvres complètes, tome U, page 216.)
SAINT-SI.MON SI
sentation que les circonstances m'ont forcé d'a-
dopter pour fixer plus promptement l'attention.
Suis-je parvenu à trouver une nouvelle route phi-
losopliique? Voilà la question. Si vous prenez la
peine de lire mon travail, je suis sauvé.
» Livré depuis nombre d'années à la recherche
d'une route philosophique nouvelle, j'ai dû néces-
sairement m'éloigner de lécole comme de la so-
ciété, et je dois me trouver, pour le moment, après
avoir fait la découverte la plus importante, dans
l'état d'isolement le plus absolu. Uniquement
occupé de l'intérêt général, j'ai négligé mes af-
faires personnelles au point que voici exactement
ma position.
» Depuis quinze jours je mange du pain et je
bois de Veau, je travaille sans feu, et fai vendu
jusqu^à mes habits pour fournir aux frais de
copies de mon travail. C'est la passion de la
science et du bonheur public; c'est le désir de
trouver un moyen de terminer d'une manière
douce l'elTrojable crise dans laquelle toute la
société européenne se trouve engagée, qui m'ont
fait tomber dans cet état de détresse. Ainsi, c'est
sans rougir que je puis faire l'aveu de ma misère,
et demander les secours nécessaires pour me mettre
en état de continuer mon œuvre. •»
52 NOTICE HISTORIQUE
Saint-Simon adressa cet appel suprême aux
premiers personnages de l'empire, Cambacérès,
Lebrun, Talleyrand; aux princes de la science,
Guvier, Lacépède, de Gérando, à beaucoup d'au-
tres illustrations de ce temps. Guvier seul démêla
ce qu'il y avait de remarquable dans le mémoire
sur la gravitation. Gambacérès conseilla à l'au-
teur de s'adresser à Napoléon. Saint-Simon n'hé-
sita pas à suivre cet avis, et pour exciter plus
sûrement la curiosité de l'Empereur, il intitula son
travail : Moyens de faire reconnaître aux An-
glais V indépendance des pavillons,
Get écrit, daté de 1813, fut dédié à l'Empereur
et présenté au sénat, au conseil d'État et aux trois
premières classes de l'Institut. Napoléon put, en
1813, lire dans la dédicace ce courageux avertis-
sement :
t
« Sire, ^
» Tous les peuples du continent s'accorderont
sans doute pour amener les Anglais à reconnaître
Tindépendance des pavillons ; mais ils s'accorde-
ront encore plus sûrement sur cet autre point, que
Votre Majesté doit renoncer au protectorat de la
confédération du Rhin; qu'elle doit évacuer l'Ita-
I
SAINT-SIMON 53
lie, qu'elle doit rendre la liberté à la ÎToIlande,
et enfin qu'elle doit cesser de s'ingérer dans les
atïaires d'Espagne.
y En renonçant à ses projets de conquête, Votre
Majesté forcera les Anglais à rétablir la liberté des
mers; si elle veut augmenter encore l'immense
quantité de lauriers qu'elle a recueillie, elle fera
écraser la France et se trouvera en définitive en
opposition directe et absolue avec les intentions
de ses sujets. »
Le plus hardi penseur et le plus glorieux soldat
du xix^ siècle poursuivaient la même tâche, la ré-
génération de la société européenne, mais par des
voies bien différentes. Le premier, dégagé de toute
responsabilité envers le présent et fixant exclusive-
ment ses regards sur l'avenir, pouvait se livrer
sans réserve et sans dommage, dans ses travaux spé-
culatifs, au culte absolu de la paix universelle et
perpétuelle, dont il annonçait le règne définitif
comme couronnement de la sociabilité et du per-
fectionnement de la race humaine; toute guerre
devait lui paraître impie et funeste. Le second, au
contraire, vivant plus dans le présent que dans
l'avenir, et obligé, pour être compris et obéi des
peuples soumis à son pouvoir, de céder à l'en-
traînement des circonstances, déclarait ou accep-
Si NOTICE HISTORIQUE
tait la guerre comme Une nécessité transitoire, aussi
souvent que lui semblait l'exiger son rôle de chef
d'une nation dont la grandeur et la puissance, par
le sabre et par l'esprit, importaient encore égale-
ment au triomphe de la civilisation dans toutes les
parties du monde. Le moment n'était pas venu pour
l'Empereur de porter l'activité de son génie et de
ses préoccupations du côté de l'avenir et de se com-
plaire à son tour aux lointaines perspectives que le
philosophe s'efforçait de lui signaler et de lui décrire.
Napoléon continua la guerre. Il était écrit que
la vieille Europe rendrait la paix impossible à
force de la vouloir humiliante pour la France
nouvelle. 1814, comme 1813, vit encore couler des
flots de sang humain sur les champs de bataille.
Saint-Simon, de plus en plus pénétré d'horreur à
la vue de ce sang, de plus en [lu > persévérant et
passionné dans ses aspirations pacihques, s'autorisa
des calamités qui affligeaient l'Europe pour insérer
dans son Mémoire sur la Science de l'homme cette
virulente apostrophe aux savants appliqués à l'é-
tude des corps bruts^, et qui occupaient alors dans
la science le premier rang, qu'il venait réclamer
pour les physiologistes.
* Brutiers, leur dit-il, infinitésimaires, algé-
bristes et arithméticiens, quels sont vos droits pour
SAINT-SIMON 53
occuper en ce moment le poste d' avant-garde scien^
(iilque? L'espèce humaine se trouve engagée dans
une des plus fortes crises qu'elle ait essuyées de-
puis l'origine de son existence. Quels ôiForts faites-
vous pour terminer cette crise ? Quels moyens avez-
vous pour rétablir l'ordre dans la société humaine?
Toute l'Europe s'égorge, que faites-vous pour ar-
rêter cette boucherie? Rien. Que dis-je? c'est vous
qui perfectionnez les moyens de destruction ; c'est
vous qui dirigez leur emploi dans toutes les armées.
On vous voit à la tête de l'artillerie ; c'est vous qui
conduisez les travaux pour l'attaque des places.
Que faites-vous, encore une fois, pour rétablir la
paix? Rien. La connaissance de l'homme est la
seule qui puisse conduire à la découverte des
moyens de concilier les intérêts des peuples, et
vous n'étudiez pas cette science. Vous n'en avez
recueilli qu'une seule observation, c'est qu'en flat-
tant ceux qui ont du pouvoir, on obtient leurs fa-
veurs et on a part à leurs largesses. Quittez la
direction de l'atelier scientifique ; laissez- nous
réchauffer les coeurs qui se sont glacés sous votre
présidence, et détourner leur attention vers les tra-
vaux qui peuvent ramener la paix générale en réor-
ganisant la société. »
La paix générale n'était possible que par le
S6 .\OTICE HISTORIQUE
triomphe complet ou par la chute de l'empire. Les
prévisions exprimées par Saint-Simon dans son tra-
vail sur l'indépendance des pavillons se réalisèrent ;
la France fut écrasée, et l'Empereur descendit du
trône pour prendre la route de l'exil.
Le philosophe aurait pu se dispenser de donner
des regrets au potentat, dont il avait en vain essayé
d'attirer l'attention sur ses plans de rénovation. Mais
l'Empereur déchu était toujours l'homme de génie à
qui Saint-Simon, comme tant d'autres, avait sincè-
rement pardonné le 18 brumaire ' pour ses grandes
créations, telles que le code civil, l'institution de
la Légion d'honneur, la constitution du royaume
d'Italie, la fondation de l'université, etc. , etc.
Néanmoins, sans éprouver le moindre enthousiasme
pour les Bourbons, dont le retour troublait acci-
dentellement le mouvement progressif de la société
européenne, Saint-Simon, en gentilhomme qui te-
nait plus à ses idées qu'à son blason 2, s'accommoda
du rétablissement de l'ancienne dynastie pour faire
1. L'intervention de la force militaire dans les conseils souve-
rains de la nation avait, profondément blessé les opinions de
Saint-Simon, alors lié avec des républicains ardents, et qui d'ail-
leurs avait déjà en germe dans sa tète, la doctrine de la trans-
formation de la société guerrière du moyen âge en société pa-
cifique, organisée pour la culture des arts, des sciences et de
rindustrie.
i. Des critiques ont prétendu que Saint-Simon avait toujours
SAINT-SIMOX S7
servir la cessation inespérée de la guerre à la pro-
pagation de ses vues sur la réorganisation pacifique
de l'Europe.
V
(1814 — 1815)
A cette époque, Saint-Simon songea à demander
compte à M. de Redern, alors retiré en Norman-
die, du partage léonin dont ce diplomate l'avait
été infatué de la noblesse de son origine, et ils se sont fondés
sur ce passage de la lettre écrite par lui à son neveu Victor,
mort il y a peu de jours, et qui fut publiée comme dédicace de la
Nouvelle Encyclopédie :
» Les circonstances vous appellent à devenir le chef de la
maison de Saint-Simon, qui descend de Charlemagne.
» Votre naissance vous donne de grands droits, mais elle vous
impose de grands devoirs.
» Songez à votre nom ; que l'idée de votre naissance soit tou-
jours présente à voire esprit. »
Il est évident que le philosophe ne voulait que rappeler à son
neveu le fameux adage : noblesse oblige, et qu'il ne parlait des
grands droits de la naissance que pour en faire mieux ressortir
les grands devoirs. Il n'est point étonnant d'ailleurs qu'il consi-
dérât l'illustration de la naissance comme pouvant servir de sti-
mulant et de levier au génie, comme elle en avait facilité le
développementa lorsque les hautes études et les spéculations trans*
cendantes n'étaient encore accessibles qu'aux ordres privilégiés.
Ce n'est donc point pour caresser l'orgueil aristocratique qu'il
avait abjuré, mais seulement pour expliquer son audace de nova-
teur, qu'il répétait avec plaisir qu'il descendait de Charlemagne,
et que Bacon, Descartes, Leibnitz, etc., étaient gentilshommes.
G8 NOTICE HISTORIQUE
rendu victime dans la liquidation de leur société.
L'habile Prussien s'était mis en règle avec la loi, il
ne se sentait attaquable que du côté de la loyauté
et il se moqua de ce genre de responsabilité. Saint-
Simon voulut publier un mémoire à Alençon, où
résidait M. de Redern ; les autorités locales en em-
pêchèrent Timpression; Convaincu que toutes ses
démarches resteraient sans effet, il se résigna au
silence et se cbntenta d'écrire à son ancien associé,
patronné par le préfet et par les coteries cléricales :
« Vos principes de dévotion vous ont permis de me
dépouiller, mon prétendu athéisme m'a porté à
mettre tout dans votre main. Vous conviendrez
qu'il vaut mieux avoir pour associé un athée comme
moi, qu'un dévot comme vous. »
Vers ce même temps, Saint-Simon se rapprocha
de sa famille et prit des arrangements qui lui assu-
rèrent une modique pension pour l'indemniser de
l'abandon de ses droits sur la succession de sa
mère. Il fut gravement malade à Péronne, au mi-
lieu des négociations de cet accord. Dès qu'il fut
rétabli, il rentra à Paris pour y reprendre le cours
de sa mission philosophique. Il écrivait alors à l'un
de ses proches :
« Une génération, lui dit-il, est comme une an-
» née de végétation. Au printemps de la natut^
SAL\Ï-S1M().N 59
» végétante, lés champs, les vergers sont couverts
» de lieurs. Ils présentent l'aspect le plus riant ;
» au printemps de l'âge, les enfants présentent un
» aspect enchanteur.
» L'été arrive ; que de fleurs ont avorté ! que
» d'enfants sont morts! La nature cependant se
» montre dans toute sa richesse; les moissons cou-
» vrent la terre, les vergers sont chargés de fruits;
* chaque génération dans la force de l'âge montre
* l'homme dans toute sa beauté; on voit à leur
* maturité tous les talents dans les beaux-arts et
» dans les directions scientifiques particulières.
» Arrive l'automne ; l'automne a bien son mé-
« rite, elle donne aussi des fruits; elle donne les
> meilleurs, ceux qui se conservent le plus long-
» temps. Les philosophes sont des fruits d'au-
» tomne, ils sont presque des fruits d'hiver. *
Saint-Simon se sentait arrivé à l'âge où l'homme,
dont le génie est doué de fécondité, doit produir:e
ses meilleurs fruits. Tout ce qu'il avait fait, jusque-
là, ne lui apparaissait que comme une simple pré-
paration à ce qu'il avait de capital et de décisif à
faire pour l'accomplissement et la justification de sa
carrière, pour la réhabilitation complète qu'il pour -
suivait avec tant d'ardeur, et qu'il se promettait
avec tant;de confiance.
00 NOTICE HISTORIQUE
Dans l'épître dédicatoire, placée en tête du Mé-
moire sur l'indépendance des pavillons, Saint-Si-
mon avait demandé à l'empereur de décréter l'ou-
verture d'un concours universel pour faire décerner
un grand prix à l'auteur du meilleur projet de
réorganisation de la société européenne.
Ce projet le préoccupait alors exclusivement;
c'était le résumé, la conclusion de ses travaux an-
térieurs. Jusque-là , dans toutes ses explorations
scientifiques , soit qu'il étudiât le monde sur la
grande ou sur la petite échelle, soit qu'il fût placé
au point de vue cosmogonique ou au point de vue
physiologique, soit qu'il descendît de Dieu à
l'homme ou qu'il remontât de l'homme à Dieu, à
travers ces fluctuations de l'esprit, ces changements
d'aspect, de procédé et de méthode, et ces variétés
d'application spéciale, ce qu'il cherchait toujours
par-dessus tout, ce qu'il voulait établir solidement
sur les démonstrations de la science devenue posi-
tive, c'était la nature progressive de la race hu-
maine, et de là l'indication la plus sûre des moyens
pratiques à employer pour accomplir les progrès
politiques ou sociaux actuellement nécessaires et
possibles, c'est-à-dire* pour régénérer la vieilb
Europe tombant visiblement en dissolution dans la
paix comme dans la guerre.
SAINT-SIMON 61
Le congrès de Vienne était alors en permanence.
Les souverains et leurs ministres * ne pouvaient
s'entendre que sur un seul point; ils s'accordaient
fort bien pour s'arroger le droit de disposer arbi-
trairement de la destinée des peuples, sans tenir
aucun compte des mœurs, des besoins, des intérêts
et des vœux des nations et des races. Hors de là,
ce n'était qu'un choc perpétuel d'ambitions inconci-
liables, de rivalités, de convoitises et d'intrigues
grosses de nouveaux conflits. On aurait pu appli-
quer déjà à cette auguste réunion ce que M. de Bo-
nald dit plus tard, à l'occasion du congrès de
Vérone, de toutes les assemblées souveraines de
cette époque : qu'elles n'étaient que des festins de
Balihasar, et qu'après elles l'Europe attendrait en-
core quelque chose ou quelqiCun.
Saint-Simon exprima hautement, en 1814, la
pensée que M. de Bonald ne confia qu'en 1823, à
son ami, M. deMarcellus, sur la vanité des congrès.
Mais le novateur eut plus que l'avantage de la
priorité sur le conservateur; il ne se contenta pas
de dire que TEurope attendrait quelque chose ou
quelqu'un, après toutes les répétitions des festins
1. Il y eut une lettre autographe de Saint-Simon, adresséoà
l'empereur Alexandre avec un exemplaire de la Réorganisation
enyopéenne. Celte lettre, dont il n'est resté aucune copie, ne fut
pas imprimée.
62 NOTICE HISTORIQUE
de Balthasar, il proposa hardiment quelque chose^
son projet de réorganisation européenne.
« L'Europe, disait Saint-Simon, est dans un état
violent, tous le savent, tous le disent; mais cet
état, quel est-il? d'où vient-il ? a-t-il toujours duré?
est-il possible qu'il cesse? Ces questions sont encore
sans réponse.
» Il en est des liens politiques comme des liens
sociaux : c'est par des moyens semblables que doit
s'assurer la solidité des uns et des autres. A toute
réunion de peuples comme à toute réunion d'hom-
mes, il faut des institutions communes , il faut
une organisation : hors de là, tout se décide par la
force.
y> Vouloir que l'Europe soit en paix par des trai-
tés et des congrès, c'est vouloir qu'un corps social
subsiste par des conventions et des accords; des
deux côtés il faut une force coactive qui unisse
les volontés, concerte les mouvements, rende les in-
térêts communs et les engagements solides.
» Deux hommes seuls ont vu le mal et ont appro-
ché du remède, ce furent Henri IV et l'abbé de
Saint-Pierre; mais l'un mourut avant d'avoir achevé
son dessein, qui fut oublié après lui; l'autre, pour
SAINT-SIMON 63
avoir promis plus qu'il ne pouvait donner, fut traité
de visionnaire.
» L'abbé de Sainl-Pierre proposait une confédé-
ration g-énérale de tous les souverains de l'Euiope,
confédération dont les cinq articles principaux de-
vaient être ceux-ci :
« 1*^ Des plénipotentiaires, nommés par les sou-
» verains contractants, se tiendront en un lieu dé-
» terminé et y formeront un congrès permanent.
» 2" On spécifiera le nombre de souverains qui
» auront voix dans la diète, et de ceux qui seront
» invités d'accéder au traité.
» 3** On garantira à chacun des membres de la
» société la possession de ses États; sa personne,
» sa famille, son pouvoir seront assurés contre
» toute autorité étrangère ou rébellion de ses sujets.
» 4° La diète sera le juge suprême des droits des
» associés, il y sera décidé par arbitrage sur les in-
» térêts de chacun d'eux.
» 5" Tout allié infracteur du traité sera mis au
» ban de l'Europe et proscrit comme un ennemi
» public.
» On armera conjointement, et à frais communs,
» contre tout État mis au ban de l'Europe. »
» Le premier défaut d'une pareille confédération,
c'est qu'elle est absolument impraticable; toutes
64 NOTICE HISTORIQUE
les raisons de l'inutilité du congrès subsistent ici
dans toute leur force. 11 n'y a point d'accord sans
des vues communes, et des souverains traitant en-
semble ou des plénipotentiaires nommés par les
contractants et révocables par eux, peuvent-ils avoir
d'autres vues que des vues particulières, d'autre in-
térêt que leur intérêt propre? Si la cour de Rome
arrêtait l'ambition des puissances temporelles, c'est
que tous les membres de cette cour avaient un inté-
rêt commun, celui de leur suprématie sur toutes les
cours; c'est que les rois ne nommaient ni le pape ni
son conseil, et qu'aucune puissance ne pouvait les
déposer.
» Henri IV^ dans sa république chrétienne, avait
cru écarter cet inconvénient par une simple clause
qui portait que chaque puissance devait avant tout
veiller à l'entretien de la société, et ne faire mar-
cher son intérêt privé qu'après l'intérêt général.
Henri IV était généreux, il pensait que ce qui lui
serait facile devait être facile à tout le monde; mais,
peut-être, en succombant lui-même, eût-il fait voir
combien la probité dans un roi est impuissante con-
tre les séductions du pouvoir.
» C'était par la force des choses qu'il fallait pour-
voir à ce que le corps commun s'occupât avant
tout des intérêts communs. »
SAINT-SIMON 65
L'Europe du moyen âge avait eu ses intérêts
communs pour constituer une suprême unité par-
dessus les passions anarchiques de la barbarie, et
pour faire prévaloir en définitive, après des siècles
de guerre et de ténèbres, les idées civilisatrices qui
lui avaient servi de lien. Toutes les puissances qui
composaient alors le corps politique européen (la
Turquie était une étrangère et la Russie une incon-
nue) reconnaissaient entre elles, au milieu de leurs
sanglantes dissidences, la double communauté des
institutions sociales et des croyances religieuses;
elles étaient toutes soumises au régime féodal et à
l'autorité pontificale.
Cette communauté ébranlée ou ruinée, il fallait
la remplacer pour mettre fin à l'anarchie européenne.
Saint-Simon avait dit comment il entendait la
réorganisation religieuse, il venait maintenant in-
diquer ses moyens de régénération politique. Après
avoir substitué la foi raisonnée aux doctrines révé-
lées, il proclamait la nécessité de retirer à l'élément
féodal, essentiellement aristocratique et militaire, la
prééminence dont il jouit autrefois, pour la faire
passer à l'élément libéral et démocratique *, repré-
i. En novembre 1814, Saint-Simon adressa à MM. Comte et
Dunoyer, rédacteurs du Censeur européen, une lettre qui fut
publiée dans le tome Ill« de C(' journal en janvier 1815. Au mois
de lévrier suivant il fit imprimer et répandre le prospectus d'un
I. S
66 NOTICE HISTORIQUE
sente par les savants, les artistes et les industriels,
et il demandait que le régime parlementaire devînt
commun à toutes les nations de l'Europe et consti-
tuât la nouvelle unité politique, au profit delà paix,
du travail et du progrès, par l'établissement d'un
parlement général, centre de tous les parlements
nationaux.
« Il eût été souhaitable, sans doute, disait-il
dans sa conclusion , que le projet de réorga-
nisation de la société européenne eût été conçu
par un des souverains * les plus puissants, ou
ouvrage intitulé : Le défenseur des propriétaires de domaines na-
tionaux, ou recherches des causes du discrédit dans lequel sont
tombées les propriétés nationales et sur les moyens d'élever ces
propriétés à la même valeur que les propriétés patrimoniales .
L'ouvrage n'a jamais paru,
1. Dans son discours du 5 novembre 4 863, l'empereur Napo-
léon III se plaça, sans contredit, au [oint de vue oij les plus
hardis philosophes pouvaient désirer de voir s'élever les souve-
rains les plus puissant?, pour régénérer et pacifier l'Europe,
Mais le souverain de la France se fondait sur les intérêts communs
des peupleSj et les autres souverains, loin d'êtie convertis à cette
communauté-là, étaient plutôt disposés à ne tenir compte que de
leurs propres intérêts territoriaux ou dynastiques. Chose remar-
quable ! c'est l'Angleterre qui a mis obstacle à la réalisation du
vaste projet de Napoléon III. Saint-Simon comprenait bien l'im-
portance du rôle que devait remplir la Gi-ande-Bretagne dans la
réorganisation européenne; il était pénétré de la nécessité de
l'intéresser d'abord spécialement, pour s'assurerde son concours
dans une œuvre impossible sans elle. Aussi proposait-il un par-
lement anglo-français comme moyen de faciliter l'établissement
du parlement européen, en accordant à l'Angleterre les deux tiers
SATNT-SIMON 67
du moins par un homme d'État versé dans les
affaires et célèbre par ses talents en politique. Ce
projet , soutenu d'un grand pouvoir ou d'une
grande renommée, aurait plus promptement at-
tiré les esprits ; mais la faiblesse de l'intelligence
]iumaine ne permettait point aux choses de suivre
cette allure. Ceux qui dans les opérations qu'ils
dirigeaient tous les jours étaient contraints, par la
force des choses, de rapporter tous leurs raisonne-
ments aux principes de l'ancien système qu'on
maintenait , faute d'un meilleur , pouvaient-ils
marcher en même temps dans deux routes con-
traires; et, tandis que leur attention était ramenée
sans cesse vers le vieux système et les combinaisons
anciennes , concevoir et porter dans leur esprit un
système nouveau et des combinaisons nouvelles.
» Après de grands efforts et de grands travaux,
je me suis placé au point de vue d'intérêt commun
des peuples européens. Ce point est le seul duquel
on puisse apercevoir et les maux qui nous mena-
de la représentation. C'était pousser bien loin la générosité et la
confiance. Malheureusement l'aristocratio anglaise a des intérêts
particuliers que la plus haute philosophie et la plus grande puis-
sance ne parviendront que très-difficilement à concilier avec les
intérêts communs des peuples européens. Vienne la jeune Angle-
terre, à laquelle la France a témoigné tant de sympathie à roc-
cdsion de la mort de Cobdeu I
68 NOTICE HISTORIQUE
cent, et les moyens d'éviter ces maux. Que ceux
qui dirigent les affaires s'élèvent à la même hau-
teur que moi, et tous verront ce que j'ai vu.
* Il viendra sans doute un temps où tous les
peuples de l'Europe sentiront qu'il faut régler les
points d'intérêt général avant de descendre aux
intérêts nationaux; alors les maux commenceront
à devenir moindres, les troubles à s'apaiser, les
guerres à s'éteindre ; c'est là que nous tendons sans
cesse, c'est là que le cours de l'esprit humain nous
emporte ! Mais lequel est le plus digne de la pru-
dence de l'homme ou de s'y traîner, ou d'y courir.
» L'imagination des poètes a placé l'âge d'or
au berceau de l'espèce humaine, parmi l'ignorance
et la grossièreté des premiers temps ; c'était bien
plutôt l'âge de fer qu'il fallait y reléguer. L'âge
d'or du genre humain n'est point derrière nous,
il est au devant, il est dans la perfection de l'ordre
social ; nos pères ne l'ont point vu, nos enfants y
arriveront un jour; c'est à nous de leur en frayer
la route. »
Mais les souverains étaient loin de se complaire
à cette lointaine perspective. Ils devaient s'arrêter
à la hauteur des dangers communs que leur faisait
courir leur résistance commune aux aspirations
légitimes des peuples ; d'où vint la fameuse Sainte-
SAIXT-SIMON 69
Alliance conçue en sens inverse des grandes vues
de Saint-Simon. Encore, en 1814, ne portèrent-ils
pas même jusques-là leur prévoyance conserva-
trice. Chacun d'eux ne songeait, à ce moment^
qu'à grossir la part qu'il convoitait dans les profits
de la victoire. L'entente cordiale ne pouvait pas
s'établir entre les égoïsmes couronnés, également
obstinés et insatiables, parmi les membres de la
coalition. Et Napoléon n'était qu'à deux pas des
côtes de France et d'Italie. Il savait facilement ce
qui se passait à Vienne et à Paris. Les dissidences
croissantes de ses vainqueurs et l'attitude réaction-
naire de ses successeurs pouvaient lui inspirer le
dessein suprême d'un prochain retour. Les bruits
avant-coureurs de grands événements commen-
çaient à se répandre. Saint-Simon, avant même
de pouvoir être impressionné par ces bruits, et dès
le lendemain de la Restauration, avait aperçu les
causes d'une nouvelle révolution en France et il
les avait signalées ainsi, dans le chapitre vi de
la Réorganisation européenne :
« Il y avait en France une caste privilégiée à
laquelle appartenaient tous les honneurs et tous
les emplois importants. La noblesse, doublée de
nombre par Bonaparte, se divise maintenant en
deux parties opposées l'une à l'autre, et toutes
70 NOTICE HISTORIQUE
deux mécontentes. L'ancienne noblesse, accou-
tumée à regarder comme son patrimoine toutes
les grandes charges de l'État, s'indigne de voir
une foule d'hommes nouveaux assis au rang qu'oc-
cupaient leurs ancêtres. Les nouveaux nobles,
fiers de leurs richesses, habiles dans Texercice de
leurs charges, puisque cet exercice a précédé leur
noblesse, prétendent que l'on doit à leurs lumières
ce que les autres disent qu'on doit à leur naissance;
ils supportent avec peine que des emplois, qu'ils
se croient seuls capables de remplir, soient confiés
à des hommes vieillis loin des affaires, dans l'oi-
siveté ou dans l'exil.
» C'est dans la classe militaire, qui de tous temps
a été la prsmière en France, que se montre sur-
tout cette lutte entre les hommes anciens et les
nouveaux. Les officiers qui ont servi sous Bona-
parte, réduits en partie à la demi-solde, après tant
de travaux et de succès, souffrent de voir tous les
jours se former de nouveaux corps, dont les chefs
n'ont partagé ni leurs fatigues, ni leurs victoires;
et ce 'qui excite surtout leurs plaintes, c'est qu'une
maison du roi , toute brillante de dorure, mais
encore sans gloire et sans expérience de la guerre,
a été placée au-dessus de cette vieille garde qui a
fait trembler TEurope.
SAINT-SIMON 71
» D'un autre côté, la noblesse ancienne reven-
dique toutes les charges militaires. Celles qu'elle
n'a plus, celles qu'elle n'a jamais eues, lui sem-
blent également usurpées sur elle ; elle redemande
à la fois ce qu'elle avait et ce qu'elle aurait pu
avoir; et parmi tant d'intérêts contraires, tant de
prétentions opposées , s'élève un cri général, le
regret du passé et le mécontentement du présent.
» Si nous descendons de la première classe de
la société dans la seconde, nous verrons d'abord
la magistrature, et tout ce qui se rattache à elle,
humiliée d'avoir perdu son importance politique et
les grands noms qui l'illustraient.
» L'ordre du commerce, les banquiers, les né-
gociants, les fabricants, etc., manquent d'un éta-
blissement de banque solide et absolument indé-
pendant du gouvernement; d'encouragement pour
l'industrie; de considération pour ceux qui s'y
distinguent; cette classe, si importante pour la
puissance d'un État, est encore écrasée par les
prétentions et la considération de la noblesse.
» Dans la classe des non-propriétaires, il n'y a
qu'un cri contre les droits réunis dont le mode de
perception rappelle la plus odieuse tyrannie.
» Les habitants des ports et des côtes de France
se plaignent d'être réduits au cabotage et de ne
72 NOTICE HISTORIQUE
pouvoir donner carrrière à leur activité, en se li-
vrant à la grande navigation, que la perte de nos
colonies les plus importantes et le despotisme des
Anglais leur interdisent.
» Toutes les classes de la société, tout ce qu'il y a
de Français, s'élève contre la faiblesse que le gou-
vernement a montrée en laissant enlever la Bel-
gique ; on voit avec dépit l'Autriche accrue d'une
partie de la Pologne et des provinces Illyriennes;
la Russie de la Grimée, de la Finlande, et de vastes
possessions en Asie ; la Prusse de la Silésie et d'une
partie de la Pologne; et la France humiliée, af-
faiblie, réduite à ses anciennes limites ^ »
VI
(1815)
Les prévisions de Saint-Simon se réalisèrent.
Napoléon sortit de l'île d'Elbe et débarqua, le
l*^"" mars 1815, sur les côtes de Provence. Sa mar-
che sur Paris fut une course triomphale. A Lyon,
1. De LA RÉORGANISATION EUROPÉENNE, OU de la nécessité et
des moyens de rassembler les peuples de l'Europe en un seul corps
politique, en conservant à chacuji .son indépendance nationale, par
Henp.i Saint-Simon et par A. Thiehry, son élève.
SAINT-SIMON 73
il renouvela les décrets de l'assemblée constituante
contre la noblesse. A son approche, toutefois, quel-
ques champions illustres de la liberté, qu'il avait
trop affecté à'' a])'peleT idéologues, ne se sentirent pas
disposés à accueillir sa conversion. Benjamin Cons-
tant, entre autres, publia dsinsle journal des Dé-
bats un article des plus violents contre le despote
/{ui avait étouffé la presse et supprimé le Tribunat.
Saint-Simon, bien que le retour de l'empereur ne fît
que justifier sa propre clairvoyance et vérifier ses
conjectures, craignit, comme Benjamin Constant,
que les leçons de l'adversité n^eussent pas modifié
l'homme qui, pendant quinze ans, avait fait de l'é-
pée le nerf de l'Etat et du pouvoir. Il fit paraître,
le 15 mars, un opuscule renfermant sa Profession
DE foi au sujet de Vinvasion du territoire fran-
çais par Napoléon Bonaparte *. Les deux pages,
dirigées contre cette invasion, se résumaient en ces
deux lignes : « Ce n'est point la cause seule d'une
famille, c'est en même temps la cause de la nation
qu'il s'agit d'embrasser, c'est la cause de nos droits
et de nos libertés. »
\ . Il publia également à cette époque une brochure de 8 pages,
tlrôo à 200 exemplaires et intitulée : Profession de foi des auteurs
de l'ouvrage annoncé sous le titre de Défenseur des propriétaires
de domaines nationaux, etc., au sujet de l'invasion du territoire
français par Napoléon Bonaparte.
74 NOTICE HISTORIQUE
On sait comment les répugnances et l'hostilité
de Benjamin Constant s'affaiblirent et se dissipèrent
pour faire place à la conliance, après quelques
heures d'entretien avec l'empereur. Saint-Simon
n'obtint pas la même faveur, mais d'autres cir-
constances durent agir sur lui, le choix de Garnot,
par exemple, comme ministre de l'intérieur. Ce
qui nous autorise à le présumer ainsi, c'est que le
philosophe accepta de ce ministre, le 15 avril sui-
vant, les fonctions de sous-bibliothécaire à la bi-
bliothèque de l'Arsenal.
En devenant fonctionnaire public, Saint-Simon
ne changea rien à la nature et à la direction de ses
travaux, pas plus qu'à l'indépendance de ses idées
et de son caractère. Il en donna bientôt une preuve,
en publiant avec son élève, A. Thierry, un nouvel
écrit intitulé : Opinions sur les mesures à prendre
contre la coalition de 1815.
'Ces mesures étaient plus politiques que militaires.
De bonnes alliances devaient, mieux que de gran-
des armées, contenir les puissances ennemies. Les
gouvernements étant irréconciliables, il fallait s'a-
dresser aux nations. Mais les nations se trouvant
presque partout dans la main des gouvernements, on
n'avait aucune prise sur elles. Les seuls peuples
qu'il fut possible d'attacher à la cause française,
SAINT-SIMON 78
c'étaient les peuples du nord de rAllemagne, ceux
de l'Italie et la nation anglaise. Quant aux Alle-
mands et aux Italiens, s'il ne leur manquait qu'un
appui pour les déterminer à un eifort vers Tindé-
pendance, et si nous pouvions leur offrir cet appui,
Saint-Simon 3^ voyait de grandes difficultés.
« 11 ne nous reste donc, disait-il, que la na-
tion anglaise. Par l'impossibilité démontrée d'un
rapprochement avec les autres, nous sommes con-
duits à cette alternative , ou de demeurer seuls, ou
de nous joindre à elle. C'est là notre ressource der-
nière; si elle manque, tout nous manque. Mais il
y a de si grands avantages pour l'Angleterre à se
joindre à nous, que des démarches sagement mesu-
rées doivent suffire à l'y déterminer.
» Si la nation anglaise s'assemblait aujourd'hui
comme nous pour exercer elle-même sa souverai-
neté ; si, comme nous , elle était maîtresse de son
action, libre de ses démarches, et n'en devant
compte qu'à soi, les moyens de rapprochement se-
raient simples et faciles : des députés de notre as-
semblée nationale à l'assemblée nationale d'Angle-
terre iraient annoncer nos dispositions et stipuler
les conditions du traité. 11 n'en est pas ainsi. La
nation anglaise est constituée; elle a son gouver-
nement, par lequel seul elle peut agir, et ce gou-
76 NOTICE HISTORIQUE
vernement est au nombre des gouvernements coa-
lisés.
» Mais si l'Angleterre ne fait rien maintenant
par sa volonté purement nationale, et sans l'entre-
mise de ceux qui la gouvernent, elle exerce en re-
vanche sur eux, par la nature de sa constitution,
une inllaence tellement puissante, que, s'ils s'obs-
tinaient contre sa volonté prononcée, par un mou-
vement subit, le gouvernement passerait de leurs
mains dans les mains d'amis de la nation, de com-
plaisants de son désir,
» Tout S9 réduit donc à agir fortement sur la na-
tion anglaise par des déclarations nationales qui lui
montrent que nous avons une résolution arrêtée de
nous unir à elle, que nous sentons que nulle alliance
ne nous convient que la sienne, que nous n'en
voulons point d'autres.
» Depuis longtemps, en Angleterre comme en
France, le besoin de cette union a été senti : si elle
ne s'est point opérée encore, c'est qu'il y avait des
gouvernements entre les peuples, et que ces gou-
vernements avaient des vues contraires ; c'est que
les nations, n'agissant l'une sur l'autre que par
leurs gouvernements, n'étaient point sûres de leurs
intentions mutuelles ; l'Angleterre craignait la
France, et la France craignait l'Angleterre.
SAINT-SIMON 77
» L'expression franche de notre volonté natio-
nale, quand cette volonté est libre et entière, ne
saurait être suspecte.
» Il faut que l'assemblée du Ghamp-de-Mai dé-
clare :
» Que le peuple anglais, par la conformité de
nos institidions avec les siennes, par ce ^mppjort
de principe, par cette communauté d'intérêt so-
cial qui est le lien le plus solide entre leshommes,
est désormais 7iotre allié naturel ; que la volonté
de la nation française, que V intérêt de VAngle-
gle ferre et de la France, V intérêt de V Europe
entière, est que cette union soit rendue phis in-
tiyne, plus fermée et plus régulière par un accord
entre les go^ivernements ; qu^ elle prescrit en con-
séquence, au gouvernement qui va se constituer,
de traiter d'une alliance avec le gouvernement an-
glais ; qu^elle ne le constitue qu'à cette condition.
» Cette déclaration doit être un article de l'acte
constitutionnel. >>
Le philosophe et son éminent élève planaient
trop sur la tête du potentat. Ils semblaient n'avoir
rien vu de ce qui s'était passé du golfe Juan à Paris,
entre l'empereur et la masse du peuple et de l'ar-
mée. Ils présentèrent leurs plans comme si le ré-
jiime impérial n'nvail été qu un gouvenieineiil pro-
78 NOTICE HISTORIQUE
visoire et si le Ghamp-de-Mai pouvait être assimilé à
une assemblée souveraine et constituante. Napoléon
les fit vite apercevoir de leur méprise, en réduisant
d'abord les membres de cette députation extraordi-
naire au rôle de simples vérificateurs du chiffre
des votes populaires sur l'acte additionnel, et en
déclarant ensuite, aux membres de la chambre des
représentants, que les discussions sur les améliora-
tions constitutionnelles étaient intempestives, et qu'il
ne fallait pas imiter les Grecs qui se jetaient dans
de subtiles controverses quand le bélier battait les
murs de Constantinople.
L'acte additionnel, plus national et plus libéral
que la charte, renfermait néanmoins une disposi-
tion qui blessait l'esprit démocratique : l'hérédité
de la pairie. Saint-Simon s'en accommodait toute-
fois. Il la jugeait nécessaire, comme garantie d'in-
dépendance, dans les parlements particuliers de
France et d'Angleterre, dans le parlement anglo-
frauçais et dans le parlement européen. Il la croyait
surtout favorable à Tassimilation qu'il prétendait
établir entre les deux peuples placés à la tête de la'
civilisation, et dont l'entente cordiale, fondée sur
des institutions identiques, devait servir de base à
la convention européenne * .
4 . Les disciples de Saint-Simon seront moins réservés à l'égard
SAINT-SIMON 79
VII
(1815 — 1822)
Les événements militaires firent bientôt tomber
en oubli, et l'acte additionnel voté par le peuple
français, et les mesures proposées par Saint-Simon '
du hasard de la riaissance et de ses prérogatives. Hommes de
progrès par leurmallre, et encouragéspar d'autres circonstances,
quand leur lour viendra de manifester le désir de voir lier étroi-
tement les destinées de la France et de l'Angleterre dans l'inté-
rêt de tous les peuples, et qu'il s'agira de pousser dans ce but à
l'assimilation politique des deux pays, ce ne sera pas sur le ter-
rain du privilège héréditaire, mais sur celui de l'égalité propor-
tionnelle aux mérites et aux services, qu'ils fonderont cetto
homogénéité essentielle. C'est sous le drapeau du suffrage uni-
versel, et non pas sous les derniers lambeaux de lu bannière
féodale, que la nouvelle France et la jeune Angleterre devront se
rencontrer et se donner l'accolade fraternelle.
1. Les travaux politiques de Saint-Simonne lui faisaient pas
perdre de vue ses travaux scientiQques; il les menait toujours de
front à la poursuite de son but philosophique. Nous avons sous
les yeux une lettre de lui constatant que pendant les Cent-Jours,
au moment de la publication de sa brochure contre la coalition,
il emprunta à la bibliothèque de l'Arsenal, dont il était l'un des
fonctionnaires : i» les Lettres de Junius; 2" la Chimie, de ïlié*
nard ; 3" le Système du Monde, de Laplace; 4o le Voyage de
ftl. Lev.tilkiiit dans 1 intérieur de l'Afrique.
80 NOTICE HISTORIQUE
et par Augustin Thierry. Napoléon perdit une
seconde fois sa couronne, et Saint-Simon fut dé-
pouillé du modeste emploi que Garnot lui avait
donné à la bibliothèque de l'Arsenal. Tandis que
l'empereur était conduit à sa lointaine prison et
que son ministre prenait le chemin de l'exil, le
philosophe, rendu à la misère, continuait patiem-
ment dans l'obscurité * sa marche spéculative vers
la réorganisation sociale.
En 1816, il publia une brochure de quatre pages
seulement sur la question de l'enseignement pri-
maire. Mais ce qui attira particulièrement vers lui
des hommes en position de le soutenir dans le cours
de ses nouvelles publications, ce fut l'annonce
d'une série de travaux destinés à faire ressortir
la prééminence croissante de l'élément industriel
sur l'élément militaire, dans le mouvement de
transformation qu'éprouvait la société moderne.
Parmi ces hommes, dont les souscriptions formaient
l'unique ressource du novateur pour sa propagande
industrielle, les plus éminents et les plus persé-
vérants furent MM. Laffitte, Ternaux et Ardoin.
Les ouvrages annoncés eurent pour titre : L'Ik-
1. Le 23 août ^815, un mois après sa sortie de la bibliothèque
de l'Arsenal, Saint-Simon écrivait à l'un de ses ancienscoUègues,
dans cet établissement, pour lui demander les livres nécessaires
à ses travaux.
SAI.XT-SI.MOX 81
DUSTRiE, OU discussions politiques, morales ou
philosophiques.
Saint-Simon confia la rédaction du premier vo-
lume à un ancien tribun, M. Saint-Aubin, qu'il
chargea d'exposer la situation financière de la
France, et à M. Augustin Thierry qui plaida élo-
quemment, dans un article remarquable, pour la
politique pacifique et organisatrice contre les tra-
ditions de la guerre. Ce fut le dernier acte de col-
laboration de cet illustre écrivain avec l'auteur de
la Réorganisation européenne, quoiqu'il eût rem-
placé, cette fois, son titre d'ancien élève, par celui
de fils adojyfif de Henri Saint-Simon.
Dans le second volume de V Industrie^ qui sortit
tout entier de sa plume, Saint-Simon inséra des
lettres a un Américain, dans lesquelles il dévelop-
pait l'idée de l'importance progressive du travail
pacifique, et rattachait à ce progrès celui de toutes
les libertés civiles et politiques.
• Le troisième volume lui aliéna une partie de ses
souscripteurs *, parce qu'il renfermait un passage
\. Ils adressèrent, le 30 octobre 1817, une lettre au minisire
de la police, dans laquelle ils demandaient que tous les journaux
fussent invités à publier le désaveu forme! qu'ils faisaient des
opinions contenues dans le III" volume de Vlndustrie, opinions
qui leur attribuaient une capacité, une importance qu'ils
avouaient humblement ne pas avoir.
6
88 NOTICE HISTORIQUE
irrévérencieux pour le régime parlementaire qui
n'y était considéré que comme un régime transi-
toire, et parce qu'on y professait aussi que la révo-
lution française, après plus d'un siècle de progrès,
ne devait pas se borner à copier purement et sim-
plement la révolution anglaise. Heureusement les
souscripteurs principaux que nous avons déjà nom-
més tinrent bon. Le quatrième volume de V Indus-
trie parut en 1818.
Cette publication en resta là. En 1819, Saint-
Simon lit paraître le Politique *, dans lequel il
attaqua vivement l'institution des armées perma-
nentes. Il publia aussi, en cette même année, les pre-
miers cahiers de V Organisateur ^, qui le conduisit
4. Saint-Simon publia séparément des extraits du Politique
sous ces deux titres : 1° Le parti national ou industriel comparé
au parti anti-national ; 2° Sur la querelle des abeilles et des
frelons, ou sur la situation respective des producteurs et des con-
sommateurs non producteurs.
2. Le premier extrait de l'Organisateur commençait ainsi :
« Les gouvernants ont considéré jusqu'ici les nations comme
des patrimoines; toutes leurs combinaisons ont eu essealielle-
ment pour objet, ou d'exploiter ces domaines ou de les agran-
dir. Celles mêmes de ces combinaisons qui se sont trouvées
profitables aux gouvernés, n'ont réellement été conçues par les
gouvernants que comme des moyens de rendre leur propriété
plus productive ou plus solide. Les avantages qui en sont ré-
sultés ont été envisagés, même par les peuples, non comme des
devoirs, mais comme des bienfaits des gouvernants.
» Cet ordre de choses a sans doute éprouvé successivement
de grandes modifications ; mais il n'a éprouvé que des modifica-
SAINT-SIMON 83
bientôt à la cour d'assises, pour y répondre d'un
article qu'on a désigné sous le nom de parabole, et
dont il suffira de citer quelques paragraphes pour
en faire connaître l'esprit et la portée.
« Nous supposons que la France perde subitement
ses cinquante premiers physiciens, ses cinquante
premiers chimistes , ses cinquante premiers phy-
siologistes, ses cinquante premiers mathématiciens,
ses cinquante premiers poètes, ses cinquante pre-
miers peintres, ses cinquante premiers sculpteurs,
ses cinquante premiers musiciens, ses cinquante
premiers littérateurs ;
« Ses cinquante premiers mécaniciens, ses cin-
quante premiers ingénieurs civils et militaires, ses
cinquante premiers artilleurs , ses cinquante pre-
miers architectes, ses cinquante premiers médecins,
ses cinquante premiers chirurgiens, ses cinquante
premiers marins, ses cinquante premiers horlogers;
•< Ses cinquante premiers banquiers, ses deux
lions, c'est-à-dire que le progrès des lumières a toujours di-
minué de plus en plus l'action gouvernante, mais qu'il n'en a
point encore changé la nature. Telle qu'elle existe aujourd'hui
parmi nous, cette action s'exerce moins librement et dans un
cercle moins étendu ; mais elle conserve le même caractère.
L'ancien principe que les rois sont, de droit divin, propriétaires
nés de leurs peuples, est encore admis, au moins en théorie,
comme le principe fondamental ; la preuve en est que toute
tentative pour le réfuter est traitée par la loi comme un attentat
à l'ordre social. »
Si NOTICE HISTORIQUE
cents premiers négociants, ses six cents premiers cul-
tivateurs, ses cinquante premiers maîtres de forges,
ses cinquante premiers fabricants d'armes, ses cin-
quante premiers tanneurs, ses cinquante premiers
teinturiers, ses cinquante premiers mineurs, ses cin-
quante premiers fabricants de drap, ses cinquante
premiers fabricants de coton, ses cinquante premiers
fabricants de soieries, ses cinquante premiers fabri-
cants de toile, ses cinquante premiers fabricants de
quincaillerie , ses cinquante premiers fabricants de
faïence et de porcelaine, ses cinquante premiers fabri-
cants de cristaux et de verrerie, ses cinquante pre-
miers armateurs, ses cinquante premières maisons de
roulage, ses cinquante premiers imprimeurs, ses cin-
quante premiers graveurs , ses cinquante premiers
orfèvres, et autres travailleurs de métaux;
« Ses cinquante premiers maçons, ses cinquante
premiers charpentiers, ses cinquante premiers me-
nuisiers, ses cinquante premiers maréchaux, ses
cinquante premiers serruriers, ses cinquante pre-
miers couteliers, ses cinquante premiers fondeurs
et les cent autres personnes de divers états non dé-
signés, les plus capables dans les sciences, dans les
beaux-arts et dans les arts et métiers, faisant en tout
les trois mille premiers savants, artistes et artisans
de France.
SAINT-SIMON 88
» Comme ces hommes sont les Français les plus
essentiellement producteurs , ceux qui donnent les
produits les plus importants, ceux qui dirigent les
travaux les plus utiles à la nation et qui la rendent
productive dans les sciences, dans les beaux-arts
et les arts et métiers , ils sont réellement la fleur
de la société française ; ils sont de tous les Français
les plus utiles à leur pays, ceux qui lui procurent
le plus de gloire, qui hâtent le plus sa civilisation
ainsi que sa prospérité ; la nation deviendrait un
corps sans âme, à l'instant où elle les perdrait; elle
tomberait immédiatement dans un état d'infériorité
vis-à-vis des nations dont elle est aujourd'hui la
rivale, et elle continuerait à rester subalterne à
leur égard , tant qu'elle n'aurait pas réparé cette
perte, tant qu'il ne lui aurait pas repoussé une tête.
11 faudrait à la France au moins une génération en-
tière pour réparer ce malheur ; car les hommes qui
se distinguent dans les travaux d'une utilité posi-
tive sont de véritables anomalies, et la nature n'est
pas prodigue d'anomalies, surtout de celles de cette
espèce.
» Passons à une autre supposition. Admettons
que la France conserve tous les hommes de génie
qu'elle possède dans les sciences, dans les beaux-
arts et dans les arts et métiers, mais qu'elle ait le
86 NOTICE HISTORIQUE
malheur de perdre ce même jour : Monsieur, frère
du roi, monseigneur le duc d'Angoulême, monsei-
gneur le duc d'Orléans, monseigneur le duc de
Bourbon, madame la ducliesse d'Angoulême, ma-
dame la duchesse de Berry, madame la duchesse
d'Orléans, madame la duchesse de Bourbon et ma-
demoiselle de Gondé.
» Qu'elle perde en même temps tous les grands
officiers de la couronne , tous les ministres d'Etat
avec ou sans département, tous les conseillers d'É-
tat , tous les maîtres des requêtes , tous ses maré-
chaux, tous ses cardinaux, archevêques, évêques,
grands-vicaires et chanoines, tous les préfets et
sous-préfets, tous les employés dans les ministères,
tous les juges, et, en sus de cela, les dix mille pro-
priétaires les plus riches parmi ceux qui vivent
noblement.
» Cet accident affligerait certainement les Fran-
çais, parce qu'ils sont bons, parce qu'ils ne sau-
raient voir avec indifférence la disparition subite
d'un aussi grand nombre de leurs compatriotes.
Mais cette perte de trente mille individus réputés
les plus importants de l'Etat, ne leur causerait de
chagrin que sous un rapport purement sentimental,
car il n'en résulterait aucun mal politique pour
l'État.
SAINT-SIMON 87
» D'abord, par la raison qu'il serait très-facile
de remplir les places qui seraient devenues va-
cantes ; il existe un grand nombre de Français en
état d'exercer les fonctions de frère du roi, aussi
bien que Monsieur ; beaucoup sont capables d'oc-
cuper les places de princes, tout aussi convenable*
ment que monseigneur le duc d'Angoulême , que
monseigneur le duc de Bourbon ; beaucoup de
Françaises seraient aussi bonnes princesses que
madame la duchesse d'Angoulême, que madame la
duchesse de Berry, que mesdames d'Orléans, de
Bourbon et de Condé.
» Les antichambres du château sont pleines de
courtisans prêts à occuper les places de grands-offi-
ciers de la couronne, l'armée possède une grande
quantité de militaires aussi bons capitaines que nos
maréchaux actuels. Que de commis valent nos mi-
nistres d'État ! que d'administrateurs plus en état
de gérer les affaires des départements que les pré-
fets et les sous-préfets présentement en activité!
que d'avocats aussi bons jurisconsultes que nos
juges ! que de curés aussi capables que nos cardi-
naux, que nos archevêques, que nos évêques, que
nos grands-vicaires et que nos chanoines ! Quant
aux dix mille propriétaires vivant noblement, leurs
héritiers n'auraient besoin d'aucun apprentissage
88 NOTICE IIlSTOIilQLE
pour faire les honneurs de leurs salons aussi bien
qu'eux.
» La prospérité de la France ne peut avoir lieu
que par l'effet et en résultat des progrès des sciences,
des beaux-arts et des arts et métiers; or, les princes,
les grands-officiers de la couronne, les évêques , les
maréchaux de France , les préfets et les proprié-
taires oisifs ne travaillent j'oint directement aux
progrès des sciences, des beaux-arts et des arts et
métiers ; loin d'y contribuer, ils ne peuvent qu'y
nuire, puisqu'ils s'efforcent de prolonger la prépon-
dérance exercée jusqu'à ce jour par les théories
conjecturales sur les connaissances positives; ils
nuisent nécessairement à la prospérité de la nation,
en privant, comme ils le font, les savants, les ar-
tistes, les artisans, du premier degré de considéra-
tion qui leur appartient légitimement; ils y nuisent,
puisqu'ils emploient leurs moyens pécuniaires
d'une manière qui n'est pas directement utile aux
sciences, aux beaux-arts et aux arts et métiers; ils
y nuisent, puisqu'ils prélèvent annuellement sur
les impôts payés par la nation une somme de trois
h quatre cent millions sous le titre d'appointements,
de pensions, de gratifications, d'indemnités, etc.,
pour le payement de leurs travaux qui sont inutiles.
* Ces suppositions mettent en évidence le fait
SAINT -SIM ON 8y
le plus important de la politique actuelle; elles
placent à un point de vue d'où l'on découvre ce
fait dans toute son étendue et d'un seul coup d'œil;
elles prouvent clairement, quoique d'une manière
indirecte, que l'organisation sociale est peu perfec-
tionnée, etc., etc. »
Saint-Simon publia successivement quatre lettres
à MM. les jurés, pour repousser l'accusation dont
il était l'objet.
Dans la première, il déclarait qu'il n'avait voulu
que mettre en saillie un fait incontestable , en com-
parant, sous le rapport de la capacité, de la mora-
lité et de l'utilité sociale, les fonctionnaires publics,
qui représentaient l'ancien système d'organisation,
et les premiers savants, les premiers artistes et les
premiers industriels qui étaient les chefs de l'ordre
nouveau. « Si je suis coupable d'un manque de res-
pect, disait-il, ce n'est point certainement envers
les princes de la famille royale, c'est envers tout le
système politique actuel ; si j'ai commis un délit,
c'est celui d'avoir prouvé que le mode d'adminis-
tration des affaires publiques est très en arrière de
l'état présent des lumières, et d'avoir indiqué dans
quelle direction il faudrait marcher pour établir un
meilleur ordre social. »
Dans la seconde lettre, un résumé de l'histoire
90 NOTICE HISTORIQUE
des Bourbons constatait que l'affermissement de
leur dynastie avait eu pour cause première leur al-
liance avec les communes contre le pouvoir papal et
la féodalité, et que leur décadence avait commencée
à la fin du règne de Louis XIV, quand ce monarque
avait abandonné les communes pour se livrer aux
grands et aux prêtres. Partant de là, Saint-Simon
demandait que le roi chargeât les savants et les
artistes de l'Institut, de lui faire connaître les dis-
positions politiques qui seraient le plus agréables et
le plus utiles aux Français producteurs, représentant
les anciennes communes et formant la véritable na-
tion française." Il exprimait encore le vœu que Sa
Majesté, par ses ministres, consultât la banque de
France, les chambres de commerce et le conseil des
manufactures, sur les moyens de diminuer l'impôt
sans nuire au service public, et de l'administrer le
pbis économiquement possible. « Si ces mesures ne
sont pas prises promptement, disait-il en finissant,
j'ose prédire que les Bourbons n'occuperont pas le
trône de France pendant un an. »
« J'avais déjà fait, ajoutait-il, une prédiction de
ce genre au mois de novembre 1814; elle s'est réali-
sée bien peu de temps après. Puisse celle que je
fais aujourd'hui être démentie par les événements ! »
Dans sa troisième lettre aux jurés, Saint-Simon
SAI.NT-SIMON 91
résumait, en une page, sa vie politique, et terminait
par dire, qu'après s'être adressé aux industriel.,;
pour en faire les instigateurs et les directeurs d'ui
grande révolution philosophique, de nouvelles mC-
ditations lui avaient prouvé que l'ordre dans lequel
les choses devaient marcher était, les artistes en
tète, ensuite les savants, et les industriels après ces
deux classes.
Dans sa quatrième et dernière lettre enfin, Saint-
Simon rappelait d'abord la première chute des
Bourbons qui remontait à la politique rétrograde et
désastreuse de Louis XIV, et leur prédisait ensuite
une chute nouvelle, s'ils ne savaient pas renouer
l'antique alliance de l'intérêt royal et de l'intérêt
populaire. « La royauté, disait-il, doit rompre
entièrement avec les deux aristocraties dont elle
fait si aveuglement ses alliées. Elle doit se liguer
avec les communes pour anéantir radicalement l'in-
fluence politique des castes, en un mot, elle doit se
placer à la tête du mouvement de la civilisation...
J'ai exprimé toute ma pensée avec la franchise et
la fermeté qui conviennent à un homme libre, à
une conscience pure. Faut-il voir, dans l'auteur de
ces lettres et de F Organisateur, un ennemi de son
pays et des Bom'bons ? Telle est la question sur la
quelle vous aurez à prononcer. »
02 NOTICE HISTORIQUE
Les jurés répondirent négativement: Saint-Simon
fut acquitté. Ce procès eut d'ailleurs un grand re-
tentissement. Il contribua à lier plus généralement
le novateur avec les notabilités politiques du temps.
Saint-Simon avait eu d'étroites relations avec les
courageux écrivains qui publiaient le Censeur eu-
ropéen, dont la devise était : paix et liberté. Il se
rapprocha également des jeunes et ardents démo-
crates qui rédigeaient VAristarque, et parmi les-
quels figurait Bazard.
L'Organisateur, commencé en 1819, fut con-
tinué pendant l'année 1820. Il demandait la for-
mation d'un parlement dont les chambres, compo-
sées de travailleurs spéciaux, auraient représenté
les arts, les sciences et l'industrie, et se seraient par-
tagé la conception, l'examen et l'exécution des
lois. La troisième chambre, renfermant à la fois des
savants, des artistes et des industriels, aurait été
chargée de modifier la constitution de la propriété
de manière à rendre meilleures les conditions de la
production et la position des producteurs.
i . Outre MM. Ternaux et Lalfîlle, nous pouvons citer le gé-
néral Tarayre, B. Constant, Paul-Louis Courier et Déranger,
comme ayant entretenu des rapports de cordialité et d'estime
avec le défenseur intrépide des abeilles contre les frelons. Rouget
de risle vécut aussi dans la familiarité du philosophe, et composa
même pour lui un chant de travail qui parut à la suite d'une
adresse aux ouvriers, dans le système industriel.
SAINT-SIMON' 03
A ce moment même, le gouvernement royal re-
faisait la législation électorale, pour exclure le plus
possible du parlement les savants, les artistes et les
industriels, et pour y établir la prépotence des non-
producteurs au moyen des grands collèges et du
double vote des grands propriétaires. Cette situa-
tion ne fit que passionner davantage Saint-Simon
pour les idées dont il espérait la fin des discordes
civiles. Habitué à ne pas se laisser distraire par le
bruit des orages, il publia, au mois de juin 1820,
pendant que les dragons sabraient la jeunesse des
écoles et les députés de Topposition sur les quais,
des considérations sur les mesures à prendre pour
terminer la révolution.
En 1821 et 1822, il adressa un grand nombre de
lettres au roi, aux électeurs, aux cultivateurs et aux
industriels; lettres qu'il recueillit ensuite pour en
former le Système industynel, qui parut en deux
parties. C'est dans cet ouvrage, et spécialement dans
l'adresse aux ouvriers * qui s'y trouvait comprise,
que Saint-Simon conseilla aux travailleurs de ne pas
s'allier aux partis politiques, et de former eux-mê-
mes le seul parti puissant et durable dans l'avenir,
1. Cet ouvrage, qui renfermait aussi une adresse au roi, avec
un post-scriplum, et une adresse aux philanthropes, portait celte
épigraphe : Dieu a dit ; « Aimez-vous et secourez-vowj les uns les
autres. »
94 NOTICE HISTORIQUE
le parti des producteurs. Nous verrons plus tard
CG conseil renouvelé par les disciples du philo-
sophe.
VIII
(1822-1824)
En dehors des fragments de sa vie, écrits par lui-
même, Saint-Simon n'a rien laissé apparaître de ses
affections privées. Ce sont ses lettres d'Amérique,
récemment découvertes, et que nous avons insérées
dans cette notice, qui ont fait connaître combien
il était bon fils et bon frère. D'autres lettres, datées
de 1821 et 1822, vont attester, qu'au milieu des
grandes agitations de sa pensée et de sa vie, son
âme resta ouverte aux fortes et tendres émotions de
la paternité.
11 avait une fille, mariée à un honnête marchand
de Paris, M. Bouraiche, et il entretenait avec elle
la correspendance la plus affectueuse. Parmi celles
de ses lettres qui nous sont communiquées, la pre -
mière, du 24 juin 1821, ne renferme que quelques
lignes. Le philosophe y annonce à sa chère fille
qu'il ira la prendre le lendemain pour la mener
dîner à la campagne en un lieu qui devra lui plaire
SAINT-SIMON 98
autant que Montmorency, et il signe : ton affec-
tionné i^ère, Henry Saint-Simon. Les autres lettres
ont plus d'importance ; elles constatent qu'à cette
époque, Saint-Simon, faisant appel au parti des
travailleurs pour accomplir la réorganisation paci-
fique, avait quitté momentanément Paris et avait
parcouru les contrées florissantes par l'industrie,
cherchant partout des appuis pour le système in-
dustriel dont il poursuivait alors la propagation.
Voici ce qu'il écrivait à ce sujet à madame Bou-
raiche :
Rouen, 16 février 1822.
« Je ne t'ai pas écrit plutôt, ma bien aimée Ca-
roline, parceque j'espérais pouvoir te mander au-
jourd'hui le jour de mon retour à Paris. Mes
affaires vont bien, mais cependant pas aussi vite
que je le comptais. Je crois qu'il me faudra encore
une huitaine de jours. Cette ville-ci vaut infini-
ment mieux que Saint-Quentin. , j'y ai trouvé plu-
sieurs négociants très-intelligents et qui prennent
un vif intérêt à mes travaux.
» Je crois que tu fais bien de te défaire de ton
fonds avant que le nouvel établissement qui doit
avoir lieu dans ta rue ne soit ouvert. Je reviendrai
ainsi plusieurs fois dans cette ville ; la partie de voir
% NOTICE HISTORIQUE
la mer se fera un peu plus tard. Je t'embrasse de tout
mon cœur ainsi que mes chers petits-enfants. Je ne
t'en mande pas plus long, parceque je suis bien oc-
cupé d'esprit; quand à mon cœur il est à toi tout
entier.
» Ce vendredi.
» Henry Saint-Simon. »
Rouen, 9 mars 1822.
« Nous réussirons, ma chère Caroline; quel
plaisir j'aurai à dissiper tes inquiétudes pour toi et
pour nos chers enfants ! la lettre que tu m'as écrite
était charmante, je l'ai relue vingt fois, ton âme
est aimante, elle est généreuse, elle est énergique,
ton affection est la plus belle récompense que je
pouvais obtenir.
» As-tu vendu ton fonds? que fais-tu en ce mo-
ment? Je ne te parle pas en détail de mes affaires,
mais je puis t'assurer qu'un grand et heureux ré-
sultat n'est pas éloigné de plus jde deux mois.
» J'aurai bientôt le bonheur de te serrer contre
mon cœur, je ne puis encore te dire le jour; donne-
moi de tes nouvelles, je serai bien certainement en-
core ici quand ta lettre y arrivera. »
Le résultat des démarches de Saint-Simon à
Saint-Quentin et à Rouen ne justifia pas les espé-
SAINT-SIMON 97
rances qu'il donnait à sa fille, 11 le constatera bien-
tôt lui-même par une terrible résolution. Mais
en 1822, les déceptions n'avaient pu triompher
encore de son héroïque constance. C'est à cette
époque qu'il publia ses deux brochures sur les
Bourbons et les Stuarts. Dans la première, il éta-
blissait que les cinq premiers termes de la révo-
lution française correspondaient exactement aux
cinq premiers termes de la révolution anglaise.
Il rappelait ensuite que la révolution d'Angleterre
avait eu un sixième terme : l'expulsion défini-
tive des Stuarts, et il en concluait que la révolution
de France pourrait bien pousser jusqu'à ce der-
nier terme sa ressemblance avec sa devancière,
par l'expulsion des Bourbons, si l'on ne se hâtait
pas de conjurer ce malheur par l'établissement
d'un nouveau système d'organisation sociale, con-
forme à l'état de civilisation où était parvenue la
société moderne en Europe, et surtout en France
Dans sa seconde brochure, il poursuivait cette idée,
et il en résumait le développement en quelques
pages :
« Deux conditions principales devaient être rem-
plies avant que la morale pût devenir une science
positive, avant que la politique pût prendre la mo-
rale pour guide, avant que l'espèce humaine put
98 NOTICE HISTORIQUE
se donner une organisation sociale solide, c'est-
à-dire combinée directement dans l'intérêt de la
majorité.
» La première de ces conditions était que l'ima-
gination des hommes se fût calmée, que le goût du
merveilleux eût diminué, que la métaphysique eût
perdu la plus grande partie de son crédit, en un
mot, il fallait que les connaissances positives eussent
fait assez de progrès et que la raison eût acquis
assez de force, pour que les hommes comptassent
davantage sur leurs combinaisons scientifiques
et sur leurs travaux industriels que sur leurs
croyances, leurs prières et leurs pratiques reli-
gieuses, pour obtenir l'amélioration de leur sort.
» Or cette première condition est aujourd'hui
parfaitement remplie, non-seulement en France,
mais encore dans toute l'Europe.
» Elle est remplie par les princes ; car, en for-
mant la Sainte- Alliance, les grandes puissances
ont subalternisé la papauté, ainsi que les clergés
de toutes les sectes religieuses, et par là les princes
ont prouvé qu'ils ont plus de confiance dans leurs
combinaisons positives et dans celles de leurs mi-
nistres, pour terminer la crise actuelle, que dans le
pouvoir théologique et l'aptitude des prêtres pour
perfectionner l'organisation sociale.
SALNT-SIMON 99
» La disposition des peuples à cet égard est en-
core plus fortement prononcée.
» Que des manufacturiers et des missionnaires
arrivent aujourd'hui en même temps dans le môme
lieu, les premiers proposant du travail, les seconds
appelant l'attention des croyants sur leurs sermons :
la classe la plus vigoureuse et la plus capable se
porte en foule vers les premiers; les partisans des
autres n'ont aucune importance ni aucun crédit
dans la société.
» Quant à la seconde condition, voici en quoi
elle consistait :
» Il fallait que la masse de la population, c'est-
à-dire que là plus grande partie des travailleurs,
eût acquis la capacité suffisante pour être en état
de conduire eux-mêmes leurs affaires.
» Les ouvriers occupés de la culture en ont
fourni des preuves incontestables, lors de la vente
des domaines nationaux; plusieurs milliers de
simples journaliers sont devenus subitement pro-
priétaires territoriaux, et la plupart ont, dès le
principe, administré leur propriété avec beaucoup
de sagesse et d'intelligence.
» Dans toute l'Europe occidentale, les ouvriers
de toutes les classes traitent de gré à gré cvec
les entrepreneurs et gèrent eux-mêmes leurs af-
iOO NOTICE HISTORIQUE
faires ; ils ont la prévoyance et l'acquis nécessaires.
Il y a plus : un grand nombre d'entre eux par-
viennent à devenir chefs de travaux et industriels
importants; ce qui prouve que la capacité, pour les
travaux de l'utilité la plus positive, est générale-
ment répandue dans la masse de la population.
» Je résumerai ces considérations fondamentales
en disant : — Le système d'organisation sociale n'a
pu être jusqu'à ce jour que provisoire, parce que la
majorité de la population se trouvait dans un état
d'ignorance qui nécessitait qu'elle restât en tutelle.
— Voilà ce que j'appelle I'angien système.
» Les lumières se sont accrues ; l'état des choses
a totalement changé; ce changement, remarquable
surtout chez les Français, nécessite l'établissement
d'un régime analogue, qui, pour être solide, doit
être combiné directement dans l'intérêt de la ma-
jorité, et c'est cette combinaison que j'appelle le
NOUVEAU SYSTÈME. »
Pressé par la vivacité de ses convictions, Saint-
Simon ne se lassait pas d'écrire et de publier. Le
mal était si profond et si manifeste, la cure si in-
dispensable et si urgente, et il se croyait si sûr du
remède qu'il proposait, que sa tête et sa plume
n'étaient jamais en repos. A peine Unissait-il sa
SAlM-SlMOiN lOi
seconde brocliure sur les Stuarts, qu'il faisait pa-
raître un nouvel opuscule intitulé : Travaux phi-
losophiques, scientifiques et poétiques ayant pour
objet de faciliter la ^réorganisation de la société
européenne. « Dans quelques pages, a dit Olinde
Rodrigue, Saint-Simon j expose avec chaleur les
principes de sa doctrine qui dès lors se sépara en-
tièrement de toutes celles qui l'ont précédée et pré-
parée. >» {Le Producteur, iv, page 111.)
Ces réflexions du disciple qui ferma les yeux du
maître, répondent aux critiques qui ont prétendu
qu'à cette dernière phase de sa vie, Saint-Simon
s'était rapproché par un affaiblissement^ signe de
de déclin, et non pas séparé entièrement, des doc-
trines qui avaient précédé et préparé la sienne.
Non, sa pensée n'avait rien perdu de sa hardiesse
et de son élévation, au milieu des tortures morales
et matérielles qu'il avait si longtemps endurées
avec une patience stoïque. Cependant cet homme
qui, « à différentes reprises, dit un de ses biographes,
avait eu auprès de lui des jeunes gens qu'il payait
pour avoir le droit de les instruire, espérant
qu'un jour ils pourraient devenir les organes de sa
doctrine, ce qui malheureusement ne s'est point
réalisé ; cet homme, qui dans le temps où il payait
des disciples, en était parfois réduit lui-même, pour
102 NOTICE HISTORIQUE
vivre, à vendre ses meubles ou à les mettre en
gage; cet homme eut dans sa vie un moment
de découragement et de faiblesse. Se voyant un
jour abandonné de tout le monde, abandonné
même de ceux qu'il avait le plus aimés et qui
lui avaient les plus grandes obligations, se sen-
tant dépourvu de tous les moyens matériels de ré-
pandre ses idées dans le public, il attenta à ses
jours *...»
Le désespoir ne pouvait pénétrer que par cette
porte dans une âme si fortement trempée ; il fallait
que Saint-Simon fut réduit à l'impossibilité de conti-
nuer sa mission sociale, de poursuivre son apostolat
de réformateur et d'écrivain, pour qu'il pût deve-
nir accessible à l'idée du suicide. Il crut ne pou-
voir plus compter sur les appuis qui lui paraissaient
indispensables pour aller en avant : il écrivit à
M. Ternaux :
« Monsieur, après y avoir bien réfléchi, je suis
resté convaincu que vous aviez raison, en me disant |
qu'il faudra plus de temps que je n'avais pensé
pour que l'intérêt public se porte sur les travaux dont
1. Biographie portative des comtempornins. L'article est de
Bazard ; nous croyons pouvoir l'assurer, quoiqu'il ne soit pas
signé.
SAINT-SIMON 103
je fais depuis longtemps mon unique occupation.
En conséquence j'ai pris le parti de vous dire adieu.
Mes derniers sentiments sont ceux d'une profonde
estime pour vous et d'un attachement exalté pour
votre caractère noble et philanthropique. Permettez-
moi de vous oifrir mon cœur pour la dernière fois.
J'emporte un grand chagrin, c'est celui de laisser la
■femme qui était avec moi dans une position affreuse.
: Cette femme m'a donné les plus grandes preuves
de dévouement et de désintéressement. Je vous
conjure, avec toute l'instance possible, de lui accor-
der votre protection. Ce n'est pas une domestique,
c'est une ouvrière qui a beaucoup d'intelligence et
une délicatesse qui la rend susceptible d'occuper
tout emploi de confiance. Je finis en souhaitant que
vous viviez longtemps pour le bonheur de tous ceux
qui ont des relations avec vous.
» Saint-Simon. *
Ce 9 mars 4823.
Un an auparavant, jour pour jour, le 9 mars
1822, Saint-Simon avait envoyé de Rouen, à sa
fille, une lettre pleine de joie et d'heureux présa-
ges. Ce n'était pas dans ses affections domestiques
qu'il avait été déçu, c'était dans sa passion pour
l'humanité, dans ses espérances d'apôtre. Mais
104 NOTICE HISTORIQUE
voyons le récit de sa tentative de suicide, tel qu'il
a été écrit sous les yeux et avec la participation
d'Olinde Rodrigue:
« Après avoir éloigné pourlajournée, sous une
raison quelconque, l'amie qu'il recommandait ainsi
à M. Ternaux, dit M. Hubbard, il chargea tran-
quillement, de sept chevrotines, un pistolet qu'il
plaça sur la table où il avait coutume de travailler ;
puis posant sa montre sur cette table, et voulant
conserver jusqu'à la fin l'exercice de ses facul-
tés intellectuelles, il continua de combiner ses idées
sur l'organisation sociale, jusqu'au moment où
l'aiguille atteignit l'heure qu'il s'était fixée. Alors
il lâcha la détente ; le coup partit, l'apophj'se de
l'œil fut ébréchée, et l'oeil perdu, mais la bourre et
les chevrotines ne pénétrèrent point dans le cer-
veau.
» Survivant à la catastrophe, Saint-Simon a la
force d'aller demander du secours à son voisin le
docteur Sarlardière qui habitait sur le même palier
que lui ; ne trouvant personne, il rentre chez lui
tout ensanglanté, et s'assied sur son lit, en laissant
couler son sang dans un bassin *.
» C'est dans cette position que le trouvèrent
1. Il demeurait alors dans la maison où est moil Molière,
34, rue Richelieu, au quaUième.
SAINT-SIMON 105
MM. Sarlardière et Comte : quand il les aperçut:
» Expliquez-moi, mon cher Sarlardière, s'écria-
* t-il, comment un homme qui a sept chevrotines
» dans la tête peut encore vivre et penser. » Tels
furent ses premiers mots, tant l'intérêt scientifique
l'emportait chez lui sur toutes les considérations
personnelles.
» Cependant, sans entrer dans une discussion phy-
siologique, le docteur Sarlardière se hâta de chercher
dans sa chambre ces malheureuses chevrotines ; il
ne put retrouver la septièm.e, et dès lors il crut Saint-
Simon perdu. Sur sa demande expresse, il n'osa lui
cacher sa pensée et lui avoua qu'avec les progrès
de l'inflammation, il devait s'attendre à mourir
dans la nuit au milieu d'une hémorragie violente.
» Allons, dit alors Saint-Simon à son élève,
employons bien les heures qui nous restent, et
causons de notre travail.
» La nuit vint, et avec elle des douleurs atroces,
au point que Saint-Simon, pour abréger son sup-
plice, pria ceux qui l'entouraient de lui ouvrir la
jugulaire. Personne naturellement ne consentit a
un pareil acte, ni le docteur, ni l'élève, ni l'amie
qui le veillait, bien qu'ils ne doutassent point de sa
mort inévitable et prochaine. Enfin le lendemain
matin, la septième chevrotine fut retrouvée dans les
106 NOTICE HISTORIQUE
cendres du foyer, et Saint-Simon, radicalement guéri
au bout de quinze jours, resta privé d'un œil. »
Mais c'aurait été un supplice pour lui de revenir
à la vie, s'il avait dû ne la reprendre que pour y
retrouver l'accablement et le désespoir qui la lui
avaient rendue insupportable. Heureusement il n'en
fut point ainsi. La force était en lui l'état normal,
et elle triompha d'autant plus vite d'un instant de
faiblesse, que le philosophe , au milieu de cette fiè-
vre éphémère, avait gardé sa foi entière dans la
pensée qui doit sauver le genre humain, et qu'il
avait seulement perdu l'espoir de tendre efficace-
ment la main pour elle.
Saint-Simon se remit donc à l'œuvre avec plus
d'ardeur que jamais, et le succès couronna ses ef-
forts. Il obtint des souscriptions pour de nouvelles
publications. A MM. Ternaux et Laffite se joigni-
rent MM. Ardoin, Basterrèche et autres notables
financiers et industriels. Ce fut chez M. Ardoin
qu'il rencontra, deux mois après sa tentative de sui-
cide, le disciple qui devait hériter de sa doctrine
et continuer son école, Olinde Rodrigue.
Il publia, en décembre 1823, le premier cahier
du Catéchisme des industriels, et en mars 1824,
le deuxième cahier.
L'ouvrage commençait par une définition de l'ia-
SAINT-SIMON 107
dustriel et par l'indication du rang que l'auteur
assignait à l'industrie dans sa hiérarchie sociale.
« Un industriel, disait-il, est un homme qui tra-
vaille à produire ou à mettre à la portée des diffé-
rents membres de la société un ou plusieurs moyens
matériels de satisfaire leurs besoins ou leurs goûts
physiques ; ainsi, un cultivateur qui sème du blé,
qui élève des volailles, des bestiaux, est un indus-
triel ; un charron, un maréchal, un serrurier, un
menuisier, sont des industriels ; un fabricant de sou-
liers, de chapeaux, de toiles, de draps, de cache-
mires, est également un industriel ; un négociant,
un routier, un marin employé sur des vaisseaux
marchands, sont des industriels. Tous les industriels
réunis travaillent à produire et à mettre à la portée
de tous les membres de la société tous les moyens
matériels de satisfaire leurs besoins ou leurs goûts
physiques, et ils forment trois grandes classes qu'on
appelle les cultivateurs, les fabricants et les négo-
ciants.
» La classe industrielle doit occuper le premiei
rang, parce qu'elle est la plus importante de toutes,
parce qu'elle peut se passer de toutes les autres, et
qu'aucune autre ne peut se passer d'elle; parce qu'elle
subsiste par ses propres forces, par ses travaux per-
sonnels. Les autres classes doivent travailler pour
108 NOTICE HISTORIQUE
elle, parce qu'elles sont ses créatures, et qu'elle
entretient leur existence; en un mot, tout se faisant
par l'industrie, tout doit se faire pour elle. »
L'espérance et la joie étaient rentrées dans l'âme
du novateur, un instant si affreusement décourage .
En novembre 1823, il écrivait à sa fille, qui rési-
dait alors à Beaumont en Gâtinais :
« Le ciel m'a accordé la plus douce de toutes
les récompenses en me donnant ma Caroline. Ma
plus grande satisfaction, après mes longs travaux,
sera de la serrer dans mes bras. Mes affaires vont
très -bien. J'espère pouvoir te donner avant un
mois de bonnes nouvelles positives. J'embrasse de
tout mon cœur ma Caroline , ses petits enfants et
son mari, s'il la rend heureuse.
» Je donne la plume à mon secrétaire Julie.
» H. Saikt-Simon. »
— « Je joins mes espérances à celles de votre
bon père et je crois, mon aimable amie, qu'il aura
bientôt de bonnes nouvelles à vous apprendre. J'es-
père bien aussi que nous ne serons pas toujours
ainsi éloignés les uns des autres. Gomme alors nous
serons tous heureux !
* J'espère réellement qu'avant la fin de cette
SAINT-SIMON 109
méchante année nous aurons certitude d'un grand
succès.
» Adieu, bien bonne amie, mille amitiés à votre
mari, embrassez aussi pour moi vos petits diables.
» Je vous embrasse de bien bon cœur.
* Votre amie,
» Julie Juliand.
» Paris, le 15 novembre. »
La publication du Catéchisme des industriels
était alors activement poursuivie. La rédaction du
troisième cahier avait été confiée à M. A. Comte.
Ce cahier parut un mois après le deuxième , sous
le titre de : Système de politique positive, et il fut
précédé de cet avertissement :
« Ayant médité depuis longtemps les idées
mères de M. de Saint-Simon, je me suis exclusi-
vement attaché à systématiser, à développer et à
perfectionner la partie des aperçus de ce philosophe
qui se rapporte à la direction scientifique. Ce tra-
vail a eu pour résultat la formation d'un système
de politique positive que je commence aujourd'hui
à soumettre au jugement des penseurs.
» J'ai cru devoir rendre publique la déclaration
précédente, afin que si mes travaux paraissent mé-
riter quelque approbation, elle remonte au fonda-
ilO NOTICE HISTORIQUE
teur de Vécole philosophique dont je YtiJhonore
de faire partie. »
Aug. Comte, qui n'acceptait pas la prépotence
que le Catéchisme des industriels attribuait au pro-
ducteur de l'ordre matériel, s'était appliqué à mettre
en relief le rôle politique des travailleurs intellec-
tuels. Saint-Simon crut devoir faire remarquer à
son tour que le livre de son élève ne renfermait
que la partie scientifique de sa doctrine générale.
« Ce troisième cahier, dit-il, est de notre élève
M. Aug. Comte. Nous lui avions confié, ainsi que
nous l'avions annoncé dans notre première livrai-
son, le soin d'exposer les généralités de notre sys-
tème ; c'est le commencement de son travail que
nous allons mettre sous les yeux du lecteur.
» Ce travail est certainement très-bon, consi-
déré au point de vue où son auteur s'est placé;
mais il n'atteint pas exactement au but qae nous
nous étions proposé ; il n'expose point les généra-
lités de notre système, c'est-à-dire il n'en expose
qu'une partie, et il fait jouer le rôle prépondérant
à des généralités que nous ne considérons que
comme secondaires.
» Dans le système que nous avons conçu, la ca-
pacité industrielle doit se trouver en première ligne ;
elle est celle qui doit juger la valeur de toutes les
SAINT-SIMON m
autres capacités, et les faire travailler toutes pour
son plus grand avantage. Les capacités scienti-
fiques, dans la direction de Platon et d'Aristote,
doivent être considérées par les industriels comme
leur étant d'une égale utilité, et ils doivent, par
conséquent, leur accorder une considération égale,
et leur répartir également les moyens de s'activer.
» Voilà notre idée la plus générale : elle diffère
essentiellement de celles de notre élève qui s'est
placé au point de vue exploité de nos jours par
l'Académie des sciences physiques et mathéma-
tiques. 11 a considéré par conséquent la capacité
aristoticienne comme devant déprimer le spiritua-
lisme, ainsi que la capacité industrielle et la capa-
cité philosophique.
>» De ce que nous venons de dire, il résulte que
notre élève n'a traité que la partie scientifique de
notre système, mais qu'il n'a point exposé la par-
tie sentimentale et religieuse. Voilà ce dont nous
avons dû prévenir nos lecteurs.
» Au surplus, malgré les imperfections que nous
trouvons au travail de M. Comte, par la raison
qu'il n'a rempli que la moitié de nos vues, nous
déclarons formellement qu'il nous paraît le meil-
leur écrit qui ait été publié sur la politique géné-
rale. »
112 NOTICE HISTORIQUE
Deux mois après (juin 1824), Saint-Simon
publia le quatrième cahier du Catéchisme des in-
dustriels. Plaçant au même rang l'importance
sociale de la science et de l'industrie, il établissait
entre elles et au-dessus d'elles la puissance initia-
trice et directrice du sentiment. « Nous mettrons
en évidence, disait- il dans un Avant-propos, cette
vérité qui doit servir de base à toute la politique
actuelle : les intérêts généraux de la société, tant
sous les rapports physiques que sous les rapports
moraux, doivent être dirigés par les hommes dont
les capacités sont de l'utilité la plus générale et la
plus positive. Nous essayerons de faire entrer en
activité les passions généreuses des hommes qui
possèdent les capacités les plus positives. Nous
ferons tous nos efforts pour diriger leurs travaux
vers le plus grand but d'utilité publique qui puisse
être conçu, celui de faire entrer dans leurs mains
la haute direction de la société. »
Après la dissidence survenue entre le maître et
le disciple, l'entourage philosophique, actif et
intime de Saint-Simon, se composa d'Olinde Ro-
drigue, du docteur Bailly, de MM. Léon Halévy et
J.-B. Duvergier. Alors fut préparé l'ouvrage qui
parut au commencement de 1825, sous ce titre :
Opinions littéraires, philosophiques et indus^-
SAINT-SIMON 113
trielles ; avec cette épigraphe : « L'âge d'or,
qu'une aveugle tradition a placé jusqu'ici dans le
passé, est devant nous. »
Saint-Simon était heureux à cette époque.
L'heure semblait venue pour lui de résumer ses
travaux, de formuler sa doctrine, et de démontrer
qu'elle était complète au point de constituer une
religion. Il publia le Nouveau Christianisme
(avril 1825), et le fit précéder de quelques lignes
qui en justifiaient l'apparition, et en déterminaient
le caractère et le but :
« Rappeler les peuples et les rois, disait-il, au
véritable esprit du christianisme, alors même qu'on
s'en écarte le plus, que des lois sur le sacrilège
sont promulguées, et que les catholiques et les pro-
testants en Angleterre cherchent le moyen de ter-
miner une lutte longue et pénible; en même temps,
essayer de préciser l'action du sentiment religieux
dans la société quand tous l'éprouvent, ou dn
moins sentent le besoin de le respecter dans les
autres; quand les écrivains les plus distingués
s'occupent d'en déterminer l'origine, les formes et
les progrès, et que, d'une autre part, la théologie
cherche à l'étouffer sous le poids de la superstition;
tel est le but principal qu'on s'est proposé dans les
dialogues suivants. »
114 NOTICE HISTORIQUE
Saint-Simon pensait toujours comme en 1802
{Lettres d'un habitant de Genève), comme en 1810
{Lettre à son neveu Victor), que la rénovation reli-
gieuse devait amoindrir l'importance de la théolo-
gie et du culte, et faire une plus large place à la
morale. 11 s'agissait de convertir le monde chrétien^
après dix-huit siècles de christianisme, à l'applica-
tion sociale du précepte deTEvangile qui renfermait,
d'après la parole même du Christ, la Loiei les Pro-
phètes ; AoiEz-vous LES UNS LES AUTRES; et, pour as-
surer cette application tardive, il subordonnait la po-
litique à cette maxime morale et religieuse : Toutes
les Institutions sociales doivent avoir pour but
V amélioration morale, intellectuelle et physique
de la classe la plus nombreuse et la plus pauvre.
De Maistre s'était borné à dire qu'en considérant
l'état du monde moderne, il fallait opter entre la
venue d'une religion nouvelle ou le rajeunissement
du christianisme. Saint-Simon fit plus que constater
la nécessité de cette option, il conçut lui-même une
religion nouvelle qui, loin de contredire le principe
moral de l'ancienne, ne faisait que le rajeunir, le
développer et l'appliquer au perfectionnement des
sociétés humaines.
Mais tout en recommandant le respect et la pra-
tique de ce précepte primitif : tous les hommes
SAINT- SIMON lis
doivent se conduire comme des frères à regard
les uns des autres ; Saint-Simon n'en attaqua pas
moins, directement et sans indulgence, les tradi-
tions et les écritures dont s'étaient servis jusque-là
les aristocraties et les clergés paganisés pour étouf-
fer, dans le principe chrétien, le germe de la fra-
ternité universelle.
« Luther, dit-il, a prescrit aux protestants d'étu-
dier le christianisme dans les livres qui avaient été
écrits à l'époque de sa fondation, et particulière-
ment dans la Bible; il a déclaré qu'il ne reconnais-
sait point d'autres dogmes que ceux exposés dans
les saintes Écritures.
» Cette déclaration de sa part a été aussi absurde
que le serait celle de mathématiciens, de physiciens,
de chimistes, et de tous autres savants, qui préten-
draient que les sciences qu'ils cultivent doivent être
étudiées dans les premiers ouvrages qui en ont
traité.
» Ce que je viens de dire n'est aucunement en
opposition avec la croyance à la divinité du fon-
dateur du christianisme; Jésus n'a pu tenir aux
hommes que le langage qu'ils pouvaient compren-
dre à l'époque où il leur a parlé ; il a déposé, dans
les mains de ses apôtres, le germe du christianisme,
et il a chargé son Église du développement de ce
H6 NOTICE HISTORIQUE
germe précieux ; il l'a chargée du soin d'anéantir
tous les droits politiques dérivés de la loi du plus
fort, et toutes les institutions qui formaient des
obstacles à l'amélioration morale et physique de
la classe la plus pauvre. »
C'est l'abandon de cette mission divine que Saint-
Simon reprochait aux ministres de TEvangile, ca-
tholiques ou protestants ; c'est sur cette désertion du
drapeau de la fraternité par les clergés orthodoxes
et hérétiques, qu'il se fondait, pour démontrer l'op-
portunité et l'urgence d'une rénovation religieuse.
Mais comment conciliait-il sa prétention de subor-
4. Saint-Simon écrivait son Nouveau Christianisme pendaut
que le jésuilisme, plus ou moins déguisé, se faisait le souffleur de
la royauté et la poussait à l'abîme. I.e philosophe crut devoir lui
consacrer, dans son livre, quelques lignes qui, après quarante
ans d'un siècle dominé par l'esprit philosophique, peuvent en-
core être recommandées utilement à l'attention particulière du
public français et étranger :
« Quant à la Compagnie de Jésus, disait riainl-Simon, le cé-
lèbre Pascal en a si bien analysé l'esprit, la conduite et les in-
tentions, que je dois me borner à renvoyer les fidèles à la lecture
des Lettres provinciales. J'ajouterai seulement que la nouvelle
Comp.'ignie de Jésusest infiniment plus méprisable que l'ancienne,
puisqu'elle tend à rétablir la prépondérance du culte et du
dogme sur la morale, prépondérance qui avait été nnéanlie par la
révolution, tandis que les premiers jésuites s'efforçaient seule-
ment de prolonger l'existence des abus qui s'étaient introduits
dans l'Eglise à cet égard.
» Les anciens jésuites ont défendu un ordre de choses qui
existait, les nouveaux entrent en insurrection contre le nouvel
ordre de choses, plus moral que l'ancien, qui tend à s'établir. »
SAINT-SIMON ii7
donner les idées révélées à l'observation, de rendre
la religion positive, autant que possible, comme la
science, avec le soin qu'il prenait de repousser le
soupçon d'être hostile à la divinité de Jésus-Christ? .
11 a répondu lui-même à cette objection dans le
Nouveau Christianisme. « Oui, dit-il, je crois que le
christianisme est une institution divine, et je suis
persuadé que Dieu accorde une protection spéciale
à ceux qui font leurs efforts pour soumettre toutes
les institutions humaines au principe fondamental
de cette doctrine sublime ; je suis convaincu que
moi-même j 'a cccomplis une mission divine, en rap-
pelant les peuples et les rois au véritable esprit du
christianisme. » Rien de moins contraire, en effet,
à l'ordre naturel, que cette inspiration généreuse,
qui se manifeste, avec tant d'éclat et de variété
dans la nature humaine, aux plus belles pages
de l'histoire du monde.
Saint-Simon ne devait pas survivre longtemps à
l'œuvre qui couronnait si bien sa carrière philoso-
phique et sa mission sociale. 11 tomba dangereuse-
ment malade, au lendemain de cette publication
capitale. L'histoire de ses derniers jours a été écrite,
sous les yeux et avec les notes d'Olinde Rodrigue,
par M. Hubbard que nous avons déjà cité plusieurs
fois. Nous ne saurions mieux faire que de reproduire
118 NOTICE HISTORIQUE
ici encore la narration irrécusable de ce biographe.
« Saint-Simon, dit-il, mourut le 19 mai 1825, à
dix heures du soir, après six semaines de maladie ;
jusqu'au dernier moment, sa tête fut occupée de
l'entreprise d'un nouveau journal {le Producteur)
que ses amis voulaient faire paraître après le Nou-
veau Christianisme. « Je ne serai plus que votre
conseil, leur disait-il, je deviendrai philosophe con-
sultant » M. Augustin Thierry venait de lui envoyer
son Histoire de la conquête par les Normands ;
Saint-Simon la lut pendant la dernière période de sa
maladie, et il exprima souvent la pensée qu'il trou-
vait l'ouvrage de son ancien élève supérieur; regret-
tant toutefois de n'en pas approuver le point de vue
philosophique, l'auteur s'y montrant principalement
l'historien des races vaincues, et n'ayant pas su voir
le progrès social dans l'avènement des Normands.
» Le matin du 19 mai, quand M, 0. Rodrigue
se présenta chez Saint-Simon, il avait eu toute la
nuit une forte fièvre et quelque peu de délire, mais
son pouls était assez bon ; il avait une connaissance
pleine et entière et assez de gaieté. On lui demanda
i's'il voulait donner l'autorisation défaire venir au-
j
près de lui Gall et Broussais ; il n'y vit aucun incon-
vénient. Gail arriva le premier vers l'heure de midi
et demi : « Bonjour, docteur, lui dit Saint-Simon,
SAINT-SIMON 119
quand il entra, je suis content de vous voir. » Gall
examina la poitrine, crut le poumon engorgé et ne
lui donna que trois jours à vivre.
» Après cette visite de Gall, la maladie augmenta
prodigieusement pendant deux heures ; Saint-
Simon reçut la visite de M. Ardoin^ qui voulait voir^
sur son lit de mort, le philosophe fondateur du sys-
tème industriel. La langue commençait à s'embar-
rasser. A trois heures arrivèrent MM. Broussais,
Burdin et d'autres médecins qui venaient assister
le docteur Baillj^ « La consultation est bientôt
faite, dit l'un d'eux, le malade est expirant. » Ce-
pendant ils s'approchèrent du lit, et, après avoir de
nouveau visité la poitrine et lalangue du mourant,
ils lui firent plusieurs questions. Saint-Simon ré-
pondit avec netteté à tout ce qu'ils demandaient,
puis il ajouta : « Messieurs je suis heureux de vous
oiFrir un sujet neuf d'observations : vous voyez un
homme qui éprouve une crise terrible à laquelle
aucun homme ne pourrait résister, et qui a l'esprit
tellement occupé des travaux de toute sa vie qu'il
ne peut s'entretenir avec vous de sa maladie. Voyez,
faites ce que vous croirez convenable, je suis entiè-
rement confiant et disposé à vous seconder. » A
l'homme qui tenait un pareil langage, la consulta-
tion ne donnait pas plus de dix heures à vivre et
120 NOTICE HISTORIQUE
elle prédisait juste. « Quelle tête, dit Broussais en
s' éloignant, quelle vigueur d'esprit! »
» Cependant ceux qui entouraient Saint-Simon^
jaloux de connaître ses désirs les plus intimes, et
disposés à les respecter, quels qu'ils fussent, voulu-
rent savoir de quelles formalités ses derniers mo-
ments devaient être entourés, et s'il lui plaisait
qu'en cet instant suprême on appelât un mem-
bre quelconque de sa famille, par exemple, son ne-
veu, le général Saint-Simon, pour lequel il avait
une affection particulière, et dont il avait dirigé la
première éducation. 11 exprima énergiquement sa
volonté de consacrer exclusivement ses derniers
instants à l'élaboration des idées qui le préoccu-
paient, et persévéra jusqu'à la fin dans ces mêmes
sentiments, sans déceler, dans une de ses paroles,
le moindre mouvement de faiblesse.
» La mort s' approchait rapidement. — A six
heures le docteur Baillj demanda à Saint-Simon
s'il souffrait: « Non, répondit-il. » Mais encore, re-
prit le docteur, dans aucune partie ? « Il y aurait
» exagération à dire que je ne souffre pas, dit
» alors Saint-Simon, mais qu'importe, causons
'» d'autres choses. » Il se recueillit quelques ins-
tants, et pria ceux qui l'entouraient de venir s'as-
seoir auprès de lui. MM. 0. Rodrigue, Baillj
SAIXT-SLMON 121
et Léon Halévy, qui se trouvaient dans sa cham-
bre, se hâtèrent d'obéir à sa prière. Alors, d'une
voix entrecoupée du hoquet de la mort, le pouls gla-
cé, l'œil presque éteint, Saint-Simon rassembla ses
dernières forces et s'exprima ainsi : « Depuis douze
» jours, Messieurs, je m'occupe de vousprésenter les
» moyens de rendre la meilleure possible la combi-
* naison de vos efforts pour votre entreprise (celle
» du Producteur), ei, depuis trois heures, je cher-
» che à vous faire le résumé de mes pensées à cet
» égard. Dans ce moment, tout ce que je puis dire,
» c'est que vous arrivez à une époque où des ef-
y forts bien combinés doivent avoir le plus grand
» succès. Lapoire est mûre (avec force) et vousdevez
» la cueillir, La dernière partie de nos travaux sera
> peut-être mal comprise. En attaquant le système
» religieux du moyen âge, on n'a réellement prouvé
» qu'une chose, c'est qu'il n'était plus en harmonie
» avec le progrès des sciences positives, mais on a su
» tort de conclure que le système religieux tendait à
» s'annuler, il doit seulement se mettre d'accord avec
* les progrès des sciences. Je vous le répète, la poire
» est mûre, vous devez la cueillir. Quarante-huit
» heures après notre seconde publication, nous se-
» rons un parti. » Quelques minutes auparavant,
il avait dit à M. 0. Rodrigue : « Souvenez- vous
122 NOTICE HISTORIQUE
» que, pour faire quelque cliose de grand, il faut
» être passionné. Le résumé des travaux de toute
» ma vie c'est de donner, à tous les membres de la
» société, la plus grande latitude pour le dévelop-
» pement de leurs facultés. »
» Enfin sa voix s'éteignit de plus en plus. Il
devenait chaque fois plus difficile de saisir les der^
niers rayons de cette rare intelligence; ses dernières
paroles, qu'il accompagna d'un geste expressif,
furent à voix basse, mais distincte : « Nous tenons
notre affaire ; » sa main droite, portée vivement à
sa tête avec une sorte d'effort, retomba à côté de lui
sans mouvement, l'œil s'éteignit, et, trois heures
après un râle très-doux, il expira.
» Saint-rSimon ne travaillait guère que la nuit.
Quand on venait le voir le matin : « Ouvrez le tiroir,
disait-il en riant, lisez le travail de la nuit, il est
encore tout chaud, il sort du four. »
» Dans la journée, Saint-Simon lisait des ro-
mans : «L'histoire du cœur humain, disait-il, bien
ou mal faite, n'est que là. »
« Il n'aimait pas à causer avec plusieurs per-
sonnes; son plus grand charme était de s'entretenir
avec une seule. « Le genre humain, suivant ses
propres expressions, n'était pas encore assez avancé
pour que l'on pût utilement causer à trois. »
SAINT-SIMON 123
» L'autopsie du crâne fut faite par le docteur
Gall, qui trouva un cerveau d'une surface considé-
rable, par les nombreuses circonvolutions qui le
constituaient. 11 crut reconnaître les preuves d'une
absence complète de circonspection à côté d'une in-
fatigable persévérance. Tels sont, en effet, les deux
principaux jugements que chacun doit porter sur
Saint-Simon, d'après les événements mêmes de sa
vie. Oui, certes, il manqua de cette prudence et de
ce tact qui, dans notre société, donnent et conser-
vent la richesse et le pouvoir; mais s'il était privé
des qualités qui ne lui eussent servi qu'à lui-même,
il témoigna, en toutes les occasions de sa vie, qu'il
possédait bien celles qui sont nécessaires pour qu'un
homme serve véritablement la cause du progrès et
deThumanité : il ne sut pas jouir de la vie pour lui-
même, mais il en usa pour ses semblables, par la
persévérance qu'il déploya à émettre des vérités
nouvelles qui pénètrent chaque jour davantage tous
les degrés de l'échelle sociale, et dont le triomphe,
désormais assuré, promet à tous les travailleurs une
nouvelle ère de bien-être et de lumières.
» Le lendemain de Tautopsie eurent lieu
les funérailles; MM. Augustin Thierry et Au-
guste Comte y assistaient ; elles furent modestes,
et ni le ministère du clergé, ni les pompes de
124 NOTICE HISTORIQUE
l'église, n'y concoururent en aucune manière.
» Deux discours furent prononcés sur sa tombe,
l'an par Léon Halévy, l'autre par le docteur Bailly,
de Blois. Quelques passages de ce dernier feront
bien comprendre quelle impression il produisait
sur ceux qui Tentouraient ordinairement, et à quelle
hauteur il leur semblait élevé, quels que fussent
d'ailleurs leur talent et leur intelligence.
« Elle est donc accomplie la destinée de cet
» homme de génie, dont l'existence entière a été
» employée à la découverte de vérités qui n'au-
» raient jamais paru devoir être le produit d'une
> seule intelligence humaine.
» Vous, Messieurs, qui avez partagé avec moi
» l'honneur d'assister à ces entretiens dans lesquels
» il nous communiquait le fruit de ses recherches et
» de ses méditations, de quel étonnement n'avez-vous
» pas été saisis, toutes les fois qu'abordant les plus
» hautes questions de la philosophie générale, vous
» l'avez vu réunir à lui seul tous les moyens de rai-
» sonnement et tous les documents propres aux
» capacités intellectuelles les plus ditférentes, et
» le moins susceptible de se trouver associés dans
» la même tête.
» Vous l'avez entendu. Messieurs, parlant à cha-
» cunde nous le langage de nos études particulières,
SAINT-SIMON 125
» passer successivement en revue la plus haute gé-
» néralité des différentes branches de nos connais-
» sances, pour s'élever à des considérations nou-
» velles, dont la justesse et la profondeur nous ont
» tant de fois frappés d'admiration.
* Tous ceux qui ont contribué aux progrès de la
» civilisation, ont dû leurs succès au perfectionne-
>» ment d'une branche déterminée de nos connais-
» sances ; placé au-dessus de toutes les sommités,
* Saint-Simon a su en faire servir l'ensemble à la
» fondation d'une philosophie dont la création exi-
» geait un point de vue aussi élevé que celui auquel
» son génie l'a porté.
» Si chacun de vous, Messieurs, se joignait à
» moi dans ce moment, pour restituer à notre maî-
» tre commun ce que vous tenez de lui, si chacun de
» vous, entraîné par le sentiment de conviction qui
» me domine, le proclamait, dans chacune des
» directions que vous suivez, comme l'auteur des
» idées les plus belles et les plus fécondes qui aient
» jamais été créées, vous feriez un acte de justice,
» sans doute, mais vous ne parviendriez jamais
* à faire adopter une opinion qui paraîtrait dictée
» par l'enthousiasme et l'exagération. »
» Le docteur Bailly terminait son discours en
exprimant l'espérance de voir continuer les travaux
126 NOTICE HISTORIQUE
commencés par celui dont il regrettait la perte.
Pour combler cette espérance, M. Olinde Rodrigue,
au retour des funérailles *, se hâta de réunir les
principaux amis qui avaient accompagné le convoi. »
Après les honneurs rendus par les disciples aux
restes mortels de leur maître, l'histoire ne doit pas
oublier les témoignages d'affection, de reconnais-
sance et de sympathique dévouement que la mort
du philosophe fit éclater autour de son cercueil, de
la part des personnes qui avaient le mieux connu
1 . Les funérailles de Saint-Simon furent racontées ainsi dans
le numéro du 22 mai 1825 du Constitutionel :
« Aujourd'hui à midi , un cortège funèbre assez nombreux
s'est dirigé du faubourg Montmartre au cimetière du Père-La-
chaise. Le préposé aux sépultures se présente pour le recevoir,
et demande où sont les parents? Personne ne répond. Où sont
les amis ? Chacun veut répondre. On chercha une fosse, car il
n'en avait pas été préparé. Bientôt les curieux assemblés par
ce spectacle singulier apprennent que le défunt était M. Henri
Saint-Simon, l'un des plus ardents philanthropes de notre époque.
Quelque opinion qu'on ait des idées hardies et souvent neuves
qu'il a répandues dans ses écrits, on ne peut refuser à Saint-Si-
mon le mérite d'avoir soulevé un grand nombre de questions
qui touchent aux plus hauts intérêts de la société. Il eut un
autre mérite, qui n'est pas commun dans notre vaniteuse France;
des gens qui le connaissaient depuis longtemps n'ont appris que
par hasard qu'il s'appelait le comte de Saint-Simon, grand d'Es-
pagne, descendant du fameux auteur des Mémoires, et allié
de l'illustre famille de Lorraine. Qu'eût dit le précurseur de
Boulainvilliers et de Montlosier, l'ennemi dédaigneux de la bour-
geoisie et de l'influence des lettres, s'il eiit entendu son petil-ûls
exposer ses idées sur les savants, les artistes et les indus-
triels. »
SAINT-SIMON ift
ses terribles épreuves, l'activité prodigieuse de son
génie, la grandeur et la bonté de son âme. Voici
en quels termes, la femme qu'il avait appelée son
amie et son secrétaire, et qu'il recommandait à
M. Ternaux, annonça, à la fille de l'illustre mort,
que son père n'était plus :
JULIE JULIAND A MADAME CHARON *
A BEAUMONT EN GATINAIS
« Ma chère Caroline,
» C'est le cœur pénétré de la plus vive douleur
que je vous annonce la perte que nous venons de
faire, hier jeudi à dix heures du soir, de votre excel-
lent père, qui est décédé sans avoir aucun sentiment
de son état. Il a été comblé de soins, mais il n'y avait
aucun remède. Comme toutes les personnes intéres-
sées aux malades, j'ai été tenue, ainsi que lui, dans
l'erreur, il s'est éteint sans aucune souffrance, et on
peut dire heureux par l'attachement des personnes
qui l'entouraient. Ce matin on l'a dessiné, il est
d'une ressemblance frappante, il sera aussi modelé,
ce sera du moins une consolation pour nous, ma
1. Madame Bouraicbe avait épousé, en secondes noces,
M. Gharon.
128 NOTICE HISTORIQUE
chère Caroline. S'il pouvait vous parler, il vous
recommanderait du courage. C'était une de ses ver-
tus, conformez-vous à ses sentiments, et soyez par
cette vertu digne d'être la fille d'un aussi grand
homme. Ses élèves et amis ont pour lui des senti-
ments religieux, de l'enthousiasme, sa vie sera
écrite, ses actions ne perdront pas à être mises au
grand jour.
y Adieu, mon amie, ou plutôt au revoir *, il met-
tait son bonheur à nous voir unies.
» Votre dévouée amie,
» JULIE JULIAND.
» Le 20 mai 1 825. »
Parmi ces disciples enthousiastes et religieuse-
ment attachés à la mémoire et à la doctrine de leur
maître, Ohnde Rodrigue tenait sans contredit le
premier rang. Il mit hardiment en relief cette pri-
mauté, sur la tombe même de Saint-Simon, en pre-
nant en main la direction de l'école, ainsi que nous
l'avons vu, dès le retour du convoi funèbre, et en
réunissant autour de lui les amis restés fidèles, et
bien convaincus que l'idée saint -simonienne ne
devait pas périr. Enfantin, que Rodrigue avait pré-
\. Cette lettre fut suivie de plusieurs autres, qui sont publie'es
à la suite de cette notice.
SAINT-SIMON 12f
sente au novateur une seule fois, et qui s'était
trouvé absent de Paris le jour des funérailles, ar-
riva le lendemain et se montra prêt, dès lors, à
porter la part du fardeau apostolique qui lui était
réservée, et à faire revivre et grandir Saint-Simon
selon la loi de progrès, base de sa propre doctrine.
130 NOTICE HISTORIQUE
^ETTRES DE MUe JULIE JULIAND A M.^^ CHORON
A BEAUMONT, EN GATINAIS
« Ma chère Caroline, ma bonne, mon excellente
amie.
» Si je ne vous ai pas écrit plus tôt, ne m'accusez pas.
Depuis deux mois, je n'ai éprouvé que des chagrins et
des embarras. Je crois vous avoir dit que j'avais été
obligée de faire mettre les scellés sur les effets particu-
liers de votre bon père; ce n'est que de samedi qu'ils sont
levés. J'étais d'autant plus conlrariée qu'il fallait rendre
le logement, qui était loué ; vous ne vous faites pas d'idée
des démarches qu'il m'a fallu faire pour obtenir cette
levée de scellés. Ensuite j'ai eu à m'occuper de trouver
un autre local, ce qui n'était pas facile, le demi-terme
étant passé. J'ai de plus été obligée de m'occuper de
chercher de l'occupation, et ce n'est que d'aujourd'hui
que l'on doit décidément m'en envoyer. Ce n'est pas
facile que de se tirer d'affaire, et cela m'a causé de
graves inquiétudes. J'aurais eu grand plaisir à mêler
mes chagrins avec les vôtres, mais vous devez penser,
ma chère amie, que lorsqu'on sollicite, il faut se trouver
sur les lieux. Ce qui me privera, du moins pour le pré-
sent, d'aller passer quelque temps avec vous ; il faut
pour cela que je sois bien installée, alors cène sera pas
impossible; que de plaisir j'aurai à me rappeler avec
SAINT-SIMON 131
VOUS toutes les qualités et les bontés de ce pauvre ami
qui, jusqu'à son dernier soupir, rêvait le bien et ne s'oc-
cupait que du bonheur de l'espèce humaine.
» Ma bonne Caroline, je n'ai pas oublié la promesse
que je vous ai faite relativement à mon petit envoi ; ce
qui le retarde toujours, c'est le portrait; la personne
amie qui s'en est chargée ne l'a pas encore terminé et
ne le promet que pour la semaine prochaine. J'ai vu
hier votre belle-sœur; je suis convenue de lui remettre
les autres objets que je devais vous envoyer : votre
châle et votre ombrelle, qui est fort de saison dans ce
moment où la chaleur est extrême. En parlant de cha-
leur, savez-vous bien que j'ai eu bien de la peine à sau-
ver mon pauvre Presto de la fureur dés chiffonniers;
pendant trois jours ils se sont permis des atrocités sur
les pauvres chiens, sur ceux même qui étaient bien
muselés; ils les assommaient dans les mains de leurs
maîtres, mais il y en a eu quelques-uns qui ont payé
pour les autres; on assure même qu'il y en a eu de
blessés et de tués par les bourgeois; ils faisaient beau-
coup plus qu'on ne leur commandait, aussi leur a-t-il
été défendu d'amener au dépôt aucun chien mort sous
peine de ne pas être payés, car vous saurez qu'ils avaient
30 francs par chien ; en un seul jour, il y en a eu 2500.
Jugez de mon inquiétude pour mon Presto, auquel je
suis encore plus attachée depuis le fatal 19 mai. Si vous
saviez comme il a regretté son maître, vous l'aimeriez
autant que moi. J'ai chez moi le buste modelé; j'aurais
voulu que vous vissiez sa surprise à la vue de son maî-
tre, qui est à la vérité fort ressemblant, quoique fait
vingt heures après sa mort. Je vous dirai aussi que j'ai
été au Père-Lachaise liif porter une couronne en votre
132 NOTICE HISTORIQUE
nom et au mien; aucun éloge, aucun titre n'est gravé
sur la pierre : Henri Saint-Simon, décédé le 19 mai 1825,
dgé de 65 ans. Cela n'empêche pas de le reconnaître
comme un grand homme. Il paraît que c'est l'usage, car
le tombeau de Molière, de La Fontaine et autres hommes
de génie n'ont pas d'autre inscription. Voilà, ma chère
amie, des détails. Je reçois à l'instant votre lettre, qui a
couru, vu mon changement d'adresse. Adieu, mille
amitiés ainsi qu'à votre mari.
» Votre dévouée amie,
» Julie Juliand.
» Rue Saint-André-des-Arls, 48. >
H
« Ma chère amie,
» Vous devez bien m' accuser de négligence, mais je
ne voulais pas vous répondre avant d'avoir quelque
chose de sur pour le portrait que vous me demandez; il
paraît qu'on ne fera la lithographie que lorsqu'on réim-
primera les ouvrages de votre père ; mais ce que j'ai
obtenu, c'est un masque que l'on m'a décidément pro-
mis; je ne sais comment vous le faire parvenir; il serait,
je crois, prudent d'attendre un voyage, soit de vous, soit
de votre mari. Je vous remercie, quoique un peu tard,
de votre envoi ; le tout était fort bon. Dites-moi si vous
comptez faire un voyage au printemps; j'espère que vous
viendrez partager le lit d'une bonne , d'une sincère
amie. Adieu, ma bonne Caroline, aimez-moi un peu, à
cause de votre père que je niai pas oublié, et que je
n'oublierai jamais.
SAINT-SIMON 133
» En attendant le plaisir de vous voir, recevez l'assu-
rance de mon amitié, faites mes compliments à votre
bon mari et embrassez vos petits enfants.
» Tout à vous,
» Julie Julund. »
LETTRE DE M^e CHARON A M'^^ ***
« Madame,
» Mon mari m'ayant fait part du désir que vous aviez
de vous convaincre si M. de Saint-Simon avait réelle-
ment une fille, je vous envoie de ses lettres et plusieurs
de mademoiselle Julie Juliand, qui a passé bien des
années avec lui, et qui eut de plus que moi la consola-
tion de lui fermer les yeux. Je ne suis on ne peut plus
fâchée de n'avoir pas eu l'avantage de faire votre con-
naissance, c'eût été pour moi un bien grand plaisir de
m'entretenir avec vous du meilleur des hommes et du
plus aimé des pères. Vous l'avez connu, madame ; les
éloges mérités que vous donnez à sa mémoire m'inspi-
rent pour vous la plus grande estime. C'est avec ces
sentiments que j'ai l'honneur de vous saluer.
» F. G. »
■» Je vous prie, madame, quand vous aurez pris con-
naissance de ces lettres, de les remettre à M. Couturon. »
II
ENFANTIN
(1796 — 1825)
Enfantin (Barthélemy-Prosper) naquit à Paris
le 8 février 1796, de Barihélemy-Blaise Enfantin,
originaire de Romans (Drôme) et banquier * à Paris,
et de Simone-Augustine Mouton, son épouse, de
Saint-Léger, près Brienne (Aube).
En 1805, il entra à la pension Lepitre où il resta
deux ans.
1 . M. Enfantin père, retiré des affaires, devint chef de bureau
à l'Université.
136 NOTICE HISTORIQUE
En 1807, il obtint une bourse au lycée de Ver-
sailles, comme parent du général de division Bon
et de l'adjudant-général Nugues, tués en Egypte.
En 1810, il passa au lycée Napoléon, à Paris;
il y acheva ses classes et fut admis, en 1813, à l'É-
cole polytechnique.
Dans les derniers jours de mars 1814, il figura
parmi les défenseurs de la capitale et servit une
pièce d'artillerie avec autant d'aptitude que de cou-
rage, sur la route de Vincennes*.
Démissionnaire sous la Restauration (juin 1814),
il reprit du service en 1815, pendant les Cent- Jours,
et fut attaché à son parent le général Saint- Cyr
Nugues, à l'armée des Alpes, en qualité de secré-
taire.
H. « En 1814, quatid, après nous être battus à Paris, je par-
tis avec l'école pour Fontainebleau, ma mère était malade et
presque folle d'inquiétude. Mon départ, lorsqu'une grande par-
tie de mes camarades, dont les parents habitaient Paris, y
étaient restés, l'avait irritée, exaspérée, et elle ne vit dans cet
acte qu'une indifîérence coupable. A mon retour, j'entre dans
sa chambre, elle était au lit, tenant un gros volume in-4o d'his-
toire universelle. Je m'approche pour l'embrasser, mais je reçois
à la tête ce gros livre, et comme une malédiction ; mon père
m'emmène, et ce ne fut qu'après trois jours d'instances de mon
père et d'amis, que ma mère consentit à me voir sèchement; et,
jusqu'à sa mort, quand moi ou d'autres parlaient devant ello do
l'aiTaire de Paris, les larmes lui venaient aux yeux, et elle me
disait : Ne parle pas de cela, tu me fais mal! » {Extrait dune
lettre d'Enfantin, datée de Curson le M avril 4837.)
ENFANTIN 137
La rentrée des Bourbons le ramena dans sa fa-
mille. Il embrassa bientôt la carrière commerciale,
et devint l'associé d'un autre parent, M. Louis
Nugues, négociant en vins à Romans.
Ce fut dans un de ses voyages à l'étranger, qu'il
rencontra en Allemagne un jeune homme, passé
comme lui du métier des armes dans le commerce,
à la suite des événements politiques, et dont l'affec-
tion persévérante, à travers les vicissitudes d'un
demi-siècle, devait l'entourer jusqu'à sa dernière
heure, et le suivre au delà de la tombe : Arlès-Du-
four.
En traversant la Suisse, il retrouva un de ses
anciens camarades de l'École polytechnique, M. Pi-
chard de Lausanne, alors occupé de travaux phi-
losophiques et en train de publier un Essai sur le
système d'Helvétius. Une correspondance suivie
s'établit entre eux. En mai 1820, Enfantin écrivit,
de Lyon, à Pichard, une lettre à la fin de laquelle
on lit les phrases qui suivent :
« Vous combattez, » dans la note 54, l'incrédule
qui vous dit : « Je ne suis ni bon, ni méchant,
* ni coupable, ni innocent, » en lui disant que vous
modifierez convenablement les pauses qui le ren-
dent tel. Cette modification consiste, suivant les
usages, à brûler vif, à pendre , couper la tête.
138 NOTICE HISTORIQUE
empaler, etc., etc. Vous lui dites bien comment
vous modifierez ; mais n'est-ce que la crainte de
cette modification qui doit le retenir? Faut-il que
tout homme lise les codes pour être siir de ne
pas aller au gibet? Et, surtout, le retour au bien
est -il impossible?... Je crois bien avoir moi-
même une réponse prête à tout cela, et rentrant
dans votre système. Mais je trouve que cela man-
que chez vous. Vous désespérez, comme Helvé-
tius, de la faible raison; vous ne combattez que
pour vous, et cependant c'est à vous que la faible
raison devrait demander des armes. »
M. Pichard croyait avoir démontré, par ses rai-
sonnements, que l'extension des connaissances, telle
qu'il la supposait, ne rendrait les hommes ni trop
présomptueux, ni irréligieux. « Je doute, lui dit
Enfantin, que vous ayez prouvé cette dernière chose,
ni à un vrai juif, ni à un vrai mahométan, ni à un
catholique, etc. J'entends par vrai, celui qui suit
sa religion dans toutes ses pratiques ; votre Dieu ne
sera pas le sien. Mais heureusement c'est celui de
tous les hommes qui raisonnent. Le nègre le fait
couleur d'ébène, le blanc le figure à grande barbe
et avec une superbe tête de sapeur; c'est assez prou-
ver qu'il n'a ni forme ni couleur particulières. Votre
ouvrage pourrait ouvrir les yeux à un athée ; mais
ENFANTIN 139
tout dogme religieux existant le condamnerait, et on
le brûlerait comme Emile, si nous étions encore au
temps de M. de Beaumont. »
Ainsi, le commis -voyageur de vingt-quatre ans,
sous le poids de ses préoccupations commerciales,
laissait déjà apercevoir le tliéosophe, également
éloigné de l'athéisme et de toutes les superstitions.
En 1821, Enfantin quitta le commerce des vins et
s'associa à M. J. Martin d'André, banquier com-
missionnaire à Saint-Pétersbourg. Après avoir
passé une année dans cette capitale, il revint en
France pour des arangements de famille. Pendant
son séjour à Romans, il reprit, le 20 avril 1822,
sa correspondance avec M. Pichard.
« Je suis Russe depuis un an, lui dit-il. Je suis l'as-
socié d'une maison de Saint-Pétersbourg, et je suis
venu en France pour y terminer le règlement de
quelques intérêts à Romans, et étendre nos relations
dans nos ports de mer. J'ai pris cette résolution assez
brusquement. Je me suis décidé à quitter ma patrie et
ma famille, pour courir bien loin après la fortune.
Je m'endormais un peu sur le présent, en négli-
geant l'avenir, et mon séjour à Romans, où j'ai
passé certainement les plus heureuses années de
ma vie, me menait trop lentement à I'indépen-
DANCE que je désire et qu'une fortune honnête
140 NOTICE HISTORIQUE
peut seule donner. Dieu veuille que je réussisse !
» J'ai trouvé à Pétersbourg dix à douze élèves de
l'École. Un seul peut-être est de votre connaissance:
Raucourt, ingénieur des ponts et chaussées. Vous
pouvez penser que c'est un bonheur pour nous
de nous réunir. Nous avons nos soirées hebdomadai-
res de philosophie, et nous nous sommes donné,
cet hiver, du Cabanis, du Laromiguière, Gondorcet,
Volney, de la physiologie, idéologie, etc. Chacun
de nous fait un rapport sur un de ces ouvrages, et
c'est réellement très-intéressant. L'économie politi-
que est aussi une branche de nos études, et ce n'est
pas la moins intéressante, je vous assure »
Le 28 juin suivant, Enfantin écrit de Paris, à
son correspondant de Lausanne, une nouvelle lettre
où les questions de Dieu et de Vâme lui fournissent
l'occasion de manifester son penchant au scepti-
cisme à l'égard des doctrines spiritualistes de l'an-
cienne théologie , mais il se borne à quelques
mots sur ces grands problèmes. Sa lettre finit
ainsi :
« VûlàSdites quelque part qu'il est ridicule de
prétendre élever les hommes dans des circonstances
différentes de celles où ils devront se trouver dans
la suite. En concluez-vous qu'il vaut mieux être
élevé comme Charles IX, ou comme Henri IV?
ENFANTIN !4i
Le seul de nos rois qui n'a pas été élevé comme un
roi, a été le meilleur.
>• Adieu, mon cher ami, je passe sur les repro-
ches que vous me faites sur mon éloignement de la
France. Mais vous êtes en partie dans l'erreur;-
vos reproches ne me touchent pas. Qu'un Ampère,
qu'un Gay-Lussac, un Thénard, quittent la France
pour la Russie ou le Chili, ils auront tort ; mais
un négociant! c'est différent. D'ailleurs, en Russie
même, c'est la France qui fera ma fortune, et ce
n'est que parce que je suis Français que j'y vais. »
M. Pichard, dans sa réponse, recommande à son
ami de lire les ouvrages de Dumont de Genève, le
célèbre traducteur de Bentham. Enfantin, qui al-
lait s'embarquer à Lubeck pour Pétersbourg, lui
écrivit, le 22 août, de Hambourg :
« Vous m'avez engagé à lire les ouvrages de
M. Dumont; je vous en punis, mon cher Pichard,
en vous envoyant une quarantaine de pages qu'ils
m'ont fait écrire. Lisez-les si vous en avez le temps;
ne les envoyez pourtant pas (à M. Dumont) qu'au-
tant que vous les aurez lues et que vous ne les
trouverez pas trop galimathias. Si vous les gardez
pour le cabinet, soyez sûr que mon amour- propre
d'auteur n'en sera point blessé... J'ai lu avec le
plus grand plaisir les ouvrages de M. Bentham,
142 NOTICE HISTORIQUE
mais réellement je ne lui ai pas trouvé sa justice
ordinaire dans les sophismes anarchiques. Il m'a
semblé voir un homme qui, si l'on avait remplacé
le mot droit par un dérivé de son principe adoré,
Vutilité, n'aurait pas trouvé la déclaration si anar-
cMque. Tous ces mots me paraissent bien à peu
près semblables dans leurs effets magiques, et
M. Bentham, qui se flatte d'être un des remparts
des pouvoirs existants, en est, je trouve, un des
plus redoutables adversaires. Il éclaire plus que
ceux qui jettent feu et flamme, et sa modération
est plus à craindre pour les despotes que les cris
d'un énergumène. »
En 1823, Enfantin revint en France pour se
livrer de plus en plus aux travaux littéraires
et philosophiques. Il débuta par la rédaction de
deux mémoires qui sont restés inédits : l'un, adressé
à l'académie de Lyon, sur une question d'économie
politique pour un concours dans lequel le prix fut
décerné à M. F. de Gorcelles; l'autre, adressé à
M. Dumont de Genève, sur les ouvrages de Ben-
tham, et qui n'était sans doute que la reproduction,
plus ou moins modifiée, des quarante pages en-
voyées à M. Pichard.
« Le premier de ces ouvrages, dit-il dans une
note autographe trouvée dans ses manuscrits, est
ENFANTIN 143
un reflet des doctrines d'Adam Smith et surtout de
J.-B. Say; le second est inspiré principalement
par l'étude de Montesquieu, de Destutt de Tracy, de
Laromiguière et de Storch. »
Les problèmes économiques et financiers, pour
lesquels Enfantin avait manifesté de bonne heure
un goût particulier, prenaient alors un caractère
marqué d'importance et d'actuahté.
D'une part, le libéralisme et la démocratie,
vaincus, écrasés, désespérés dans leurs tentatives
révolutionnaires, sentaient alors le besoin de se
retourner vers la puissance invincible des idées
qu'ils représentaient, et d'appliquer leur ardeur et
leur audace aux luttes patientes de l'esprit. Des
chefs de sociétés secrètes, des progressistes réfléchis,
tels que Bazard, Bûchez, etc., etc., étaient irrésis-
tiblement attirés par l'énergie et la sincérité de
leurs convictions démocratiques, après l'insuccès
des conspirations, vers les doctrines essentiellement
populaires du pacifique Saint-Simon, tandis que
l'économiste Enfantin, étranger aux passions de la
politique militante, et non moins dévoué à la
cause du peuple, allait souscrire au Catéchisme
des industriels, et recevoir de Saint-Simon lui-
même, le 22 décembre 1823, une quittance pour
les six premiers cahiers de cet ouvrage ; quittance
144 xNOTICE HISTORIQUE
que les exécuteurs de ses dernières volontés ont pu
recueillir parmi les papiers dont il avait soigné la
conservation.
D'un autre côté, la Restauration, pressée de don-
ner satisfaction aux émigrés et de leur livrer le
milliard de l'indemnité, se trouvait réduite à em-
prunter à la Révolution ses principes et ses expé-
dients en matière de crédit et de dette publique, et
elle préparait la conversion des rentes.
Enfantin étudia cette question, et lorsque la
Chambre des pairs rejeta la réduction de la rente à
3 pour 0/0, il conçut un nouveau projet * qu'il
adressa à M. Laffitte, à M. de Villèle,et au Journal
des Débats.
« J'ose prendre la liberté, dit-il au ministre, de
soumettre à Votre Excellence un projet qui me pa-
raît pouvoir réparer en partie le mal fait par le
rejet de la loi des rentes à la Chambre des pairs.
» Je supplie Votre Excellence de vouloir bien
voir dans ma démarche l'effet du désir que tout
bon Français doit avoir de contribuer au bonheur
de sa patrie et j'espère que ce motif la lui fera re-
garder avec indulgence.
)» Enfantin. *
\ . Ce projet fait partie des manuscrits d'Enfantin, qui sont
destinés à une publication immédiate.
ENFANTIN 143
M. de Villèle répondit :
a Paris, 16 décembre 1824.
» J'ai reçu, monsieur, la lettre que vous m'avez
ktit riionneur de m'écrire renfermant des observa-
tions sur les moyens de réduire les intérêts de la
dette publique.
» Je ne puis que vous être obligé de m'avuir
communiqué vos vues sur cette importante ques-
tion.
» Villèle. »
A la suite de cette correspondance, Enfantin fut
admis à l'audience du ministre. Voici la note qu'il
écrivit sur cette entrevue :
« J'ai été présenté, dit-il, à M. de Villèle par
M. Paul de Châteaudouble , que m'avait fait
connaître M. Gravier, caissier delà caisse d'amor-
tissement. Villèle comprit très-rapidement; il me
fit de suite l'objection de la mobilité de l'intérêt.
Deux choses me frappèrent; Villèle tutoyait Châ-
teaudouble, qui lui répondait monseigneur, et il
disait toujours : mon emj)ricnt, ma rente, mon
amoi'tissement. »
M. Laffilte n'avait pas répondu à la première
lettre d'envoi du travail d'Enfantin. Celui-ci crut
devoir la lui rappeler en ces tormes :
1. 10
146 NOTICK HISTORIQUE
« J'ai eu l'honneur de vous écrire, il y a quelques
jours, line lettré contenaM un projet que je prenais
la liberté de vous soumettre, espérant que vous
voudriez bien l'examiner.
» Votre silence me fait croire que vous ne l'avez
pas jugé digne d'attention. Dans ce cas, je vous
prie de me renvoyer ma lettre comme accusé de
réception.
5» Enfantin. »
M. Laffitte fit répondre :
« Paris, 2 décembre 1824.
» M. Laffitte a reçu les deux lettres que M. En-
fantin lui a fait l'honneur de lui écrire; ses nom-
breuses affaires l'ont empêché de répondre à la
première, et il prie M. Enfantin d'en recevoir ses
excuses.
» M. Laffitte a lu avec le plus grand intérêt le
projet de finances que M. Enfantin veut bien lui
communiquer, mais, comme des sujets d'une si
haute importance ne se traitent pas par correspon-
dance, M. Laffitte serait fort aise d'en causer avec
M Enfantin, et très-reconnaissant qu'il voulût bien
se donner la peine de venir le voir. Il sera visible
pour M. Enfantin, tous les jours, depuis dix heures
jusqu'à deux. »
ENFANTIN 147
Enfantin eut dès lors, en elfet, des relations
suivies avec M. Laffitte.
11 fut moins heureux avec le Journal des Débats.
Sa lettre ne fut point insérée ^ ; son projet resta
complètement ignoré du public, et il l'est encore
aujourd'hui, après qu'il a été réalisé par les diffé-
rentes lois qui ont consacré le principe de la réduc-
tien des rentes.
Outre ses lettres à MM. Laffitte et Villèle et au
Journal des Débats, Enfantin écrivit une note sur
le même sujet, à la suite d'une discussion qu'il eut,
au Havre, avec M. Gisquet, qui fut depuis préfet de
police, et qui appartenait à l'entourage et à la pa-
renté de M. Casimir Périer, Tun des plus véhé-
ments adversaires du 3 pour 0|0. Cette note est
restée dans ses archives. Elle sera publiée avec le
projet auquel elle se rattachait.
La panique des rentiers et la fièvre réactionnaire
1. Le silence du /oMrnd des fléôafs n'avait rien du reste de sur-
prenant ni de blessant.Depuis la retraite de M. de Chateaubriand,
cette feuille faisait de l'opposition au ministère Villèle. M, Ber-
lin de Vaux parla même avec beaucoup de talent et d'énergie
contre la conversion, et il fit une remarque de la plus grande
justesse. Il signala le contraste bizarre qu'offraient la droite et la
gauche : la droite aristocratique appuyant et la gauche démo-
cratique repoussant la loi la plus populaire qui eût été pré-
sentée par le gou\ ornement français depuis l'édit de la double
représentatioD du tiers état.
lis NOTICE HISTORIQUE
des émigrés n'étaient pas les seules causes de l'agi-
tation politique en France. On s'y préoccupait
beaucoup aussi de la situation affreuse de la Grèce,
et on ouvrait de nombreuses souscriptions pour sa
délivrance. L'École polytechnique ne voulut pas
rester en arrière du mouvement généreux de l'opi-
nion. Les anciens élèves se retrouvèrent et vou-
lurent faire une manifestation en faveur de cette
noble cause. « J'avais été choisi, dit Enfantin, par
plusieurs de mes anciens camarades, présents à
Paris, pour provoquer cette souscription. Les élèves
de l'école envoyèrent près de moi deux des leurs,
un de chaque division; Reynaud était Tun d'eux,
l'autre est mort. J'ignore son nom. Cette souscrip-
tion n'eut pas de suite, parce que l'école voulait
absolument donner des armes, taudis qu'on n'avait
besoin alors que de charpie et de médicaments. »
L'appel qu'Enfantin avait rédigé pour les Grecs
demeura donc enfoui dans ses carions, d'où ses
dernières volontés le feront sortir.
Ainsi, le marchand affairé, le commerçant pra-
tique, s'effaçait visiblement de plus en plus devant
le théoricien financier, devant l'économiste, le pen-
seur, le philanthrope. Cependant, rien ne permet-
tait encore de lever le voile qui cachait l'avenir, de
distinguer nettement la vocation particulière, la
ENFANTIN 149
destinée spéciale de ce nouveau venu dans Tatelier
intellectuel. 1825 va dissiper ce nuage, et mar-
quer d'un signe lumineux la ligne que cet ouvrier
de l'esprit doit suivre.
II
(18-25— 18-2G)
II y avait toujours, dans Enfantin, le négociant
appliqué à la recherche d'une honnête fortune;
mais il y avait aussi et par-dessus tout le philosophe
qui ne désirait cette fortune que pour acquérir l'in-
dépendance, dont il pressentait qu'il aurait besoin
dans le cours de ses travaux spéculatifs; le philo-
sophe qui se trouvait mal à l'aise au milieu du
vague et des incertitudes de là pure métaph^^sique,
et qui s'était empressé de souscrire au Catéchisme
des industriels.
Ce fut dans cette disposition à s'attacher ardem-
ment à quelque chose qui répondît à ses hautes et
vives aspirations, qu'il rencontra Olinde Rodrigue.
Après quelques conférences ces deux hommes se
coinpiirent. Rodrigue présenta Enfantin à Saint-
Simon, qui n'avait plus que quelques mois à vivre.
Mais le Nouveau Christianisme était en voie de
IjO notice historique
publication, et le maître s'était mis d'accord avec
ses disciples pour fonder un journal qui devait s'ap-
peler le Producteur.
Dès le lendemain de la mort de Saint-Simon,
une note préparatoire, pour la création de ce jour-
nal, fut présentée aux personnes qui avaient aidé
l'auteur du Nouveau Christicniisme dans ses der-
nières publications. Cette note fut l'œuvre d'Olinde
Rodrigue. Un acte de société intervint, le l*''"juin
1825, entre Rodrigue, Enfantin, et les actionnaires
dont les noms suivent.
Jacques Laffitte pour 10 actions.
Ardoin — 5 —
Ternaux —
Basterréche —
Vorsm de Romiily —
Odier —
Acliille Bégé —
Comynet —
Blanc Colliii —
Ve Vannard et fil? —
Loignon —
Mesnier —
Holstein —
Cerclet —
Laclievardière —
Duvergier —
Rouen —
Léonllalc'vy —
Le docteur Bailly —
Sautelet et C'e _ g _
Rodrigue et Etifaiilin avaient souocrit [)Our trois action»
chacun.
ENFANTIN i:;i
Le prospectus du Producteur avait paru, du vi-
vant même de Saint-Simon. La publication dujpur-
ual fut activement préparée pendant l'été de 1825.
Enfantin en fit part à sa famille de Romans, Le
4 juillet, le général Saint-Cyr-Nugues lui répondit :
« Mes sœurs et Emile, à qui j'ai communiqué ta
lettre, et qui en ont causé avec l'intérêt que nous
te portons tous, partagent mon opinion, et voient
avec plaisir qu'à défaut d'occupations lucratives, tu
t'en fasses une utile et qui te plaît. Emile m'a fait
une seule objection, ou plutôt une seule question,
sur les fonds que peut-être on te demande ou on te
demandera pour l'entreprise de votre nouveau
journal. Il est d'avis que tu n'as point de mise à
faire, et il te désapprouverait d'y consentir dans ta
position. Je crois en elfet que tu dois être prodigue
de ton travail, de tes peines, de tes démarches,
mais avare, très-avare de tes petits capitaux et éco-
nome de ton revenu. »
Le revenu d'Enfantin ne comportait en elfet que
de minces sacrifices. En souscrivant pour trois ac-
tions au Producteur, il avait touché à la dernière
limite de ses facultés précuniaires. Il obtint toutefois,
à cette époque, un mandat temporaire auquel était
attachée une légitime rétribution. Il fut noœnié li-
io2 NOTICE HISTOillOrK
quidateur, avec M. Protais, de la maison Ghaptal
fils de Paris.
Tout en se préoccupant par-dessus tout de la
prochaine publication du Producteur, il poursui-
vait aussi la fondation d'une société de crédit. Nous
trouvons une trace de ce projet dans une lettre
qu'il écrivait, le 18 août 1825, à sa cousine, ma-
demoiselle Thérèse Nugues, sœur du général.
« J'ai envoyé dernièrement à Saint-Gjr, disait -
il, un projet de circulaire pour un établissement
que nous devons former avec un de mes amis, Fa-
breguette ; depuis lors nous avions l'intention,
d'après les conseils de M. Laffitte, d'élever cela sur
une plus grande échelle et d'en faire une banque de
prêts, sur dépôts d'actions, et de spéculation sur la
valeur des actions ; ou d'escompte sur les titres de
crédit : mais l'examen des moyens à employer
pour atteindre ce but nous en a démontré, quant à
présent, l'impossibilité; nous nous occupons donc
de notre premier projet, et faisons les travaux pré-
paratoires, c'est-à-dire la collection de matériaux
propres à donner les renseignements sur les sociétés
anonymes et en commandite. »
Dans cette même lettre du 18 août. En'^nntin
f
ENFANTIN" loG
entretenait aussi et longuement sa parente, de la
fondation du Producteu7\
« Notre journal, lui disait-il, ne paraîtra que
dans le courant du mois prochain; je pense que
Saint-Cyr est rassuré sur sa couleur politique, mais
je voudrais que les premiers numéros parussent; il
verrait mieux les moyens que nous emploierons pour
répandre les principes d'économie politique dans
leurs rapports avec l'organisation sociale. L'écono-
mie politique prend à nos yeux le litre de philosophie
industrielle, de même que la science de la politique,
proprement dite, est pour nous de la physiologie so-
ciale. Ces deux nouvelles dénominations feront sen-
tir à Saint-Gyr que nous voulons donner à ces deux
sciences unebase positive, pour fuir la métaphysique
libérale des droits de l'homme, métaphysique qui
fait trembler le pouvoir, parce qu'elle a servi d'arme
pour le détrôner dans le siècle dernier. Voilà les
seuls subterfuges que nous comptons employer pour
parvenir à indiquer la vérité, presque toujours sous
la forme de critique littéraire, scientifique ou in-
dustrielle. Nous nous sommes donné pour base de
nos travaux un premier point de vue dans l'avenir;
ce premier point consiste en cette idée, que les be-
soins de l'homme sont compris dans trois classes
154 NOTICE HISTORIQUE
distinctes, savoir : entretien physique, instruction, et
développement moral de l'homme ; c'est avec cette
^unette que nous examinerons toutes les institu-
ions et les ouvrages des hommes réunis en société,
3ii indiquant que ces institutions et ces travaux
sont ou ne sont pas en rapport avec la plus grande
satisfaction possible des trois besoins généraux de
l'espèce, en tant qu'ils sont ou ne sont pas créés
ou dirigés par les gens les plus capables dans les
trois directions industrielle, scientifique et litté-
raire (ou des arts). Nous montrerons comment les
progrès de la société sont dus à une marche ascen-
dante vers la meilleure combinaison possible de ces
trois capacités productives, nous constaterons les
pas que nous faisons dans cette route, et indique-
rons ceux qui nous paraîtront nécessités par la force
des choses, de manière à faire sentir que nous ten-
dons vers une époque où les choses qui intéressent
le plus le bien-être de la société, seront dirigées par
les hommes les plus capables d'apprécier leur puis-
sance productive. Ainsi vous verrez, dans le pre-
mier numéro du journal, un article sur le mode
d'exploitation, sous forme de commandite, qui faci-
lite l'emploi le plus productif des capitaux des gens
oisifs ; d'autres articles sur les nouveaux moyens de
comunication adoptés en Angleterre (les roules
ENFANTIN 188
en fer), qui tendent, en rapprochant les distances,
à confondre les intérêts des provinces, et par suite
des États, par un lien commun, celui de la produc-
tion. Tous ces articles contiendront quelques con-
sidérations générales sur l'amélioration de l'avenir
social, considérations qui ne seront pas tout à fait
étrangères à la politique, mais qui n'y auront pas
trait directement. . . »
Une occasion se présenta bientôt à Enfantin d'ap-
prendre à son ami Pichard dans quelle voie nou-
velle il venait de s'eng^ager. A l'étude de Destutt
de Tracy, de Laromiguière, delMontesquieu, d'A-
dam Smith et deBentham, avaient succédé d'autres
études, d'autres méditations. Voici comment En-
fantin l'annonça au jeune philosophe de Lausanne^
son ancien camarade à l'Ecole polytechnique.
« Paris, 23 août 1825.
» Il y a bien longtemps, mon cher Pichard, que
nous ne nous sommes donné signe de vie. J'espère
cependant que vous recevrez de mes nouvelles avec
le même plaisir que j'aurai à recevoir des vôtres.
Avant de bavarder avec vous, il est bon de vous
dire que cette lettre vous sera remise par un de
nos compatriotes, M. Dubochet, jeune avocat, qui
156 NOTICE HlSrOUlQrE
désire faire votre connaissance, et avec lequel vous
aurez plaisir à causer. Vous parlerez avec lui de
pliilosophie ; et il vous mettra au courant de celle
que nous adoptons aujourd'hui à Paris. Je dis nous
en parlant de lui, de moi, et de quelques personnes
qui suivent et professent les opinions d'un homme
qui, jusqu'à présent, a passé pour un rêveur, et que
vous ne connaissez peut-être même pas de nom,
mais qui, mort depuis quelques mois^ commence à
être mieux apprécié ; je veux parler de Henri Saint-
Simon. Je charge M. Duhochet de vous remettre
quelques ouvrages dans lesquels vous pourrez trou-
ver épars et souvent confus les principes de sa doc-
trine. Je vous la donne à juger, à méditer profon-
dément. Pour cela, je vous prie de me croire
d'abord un peu sur parole, pour ne pas arrêter
votre opinion sur une première lecture. Malgré
l'habitude que vous avez de traiter de pareilles
matières, je pense, par expérience, que vous serez
peu satisfait de la tournure bizarre avec laquelle
Saint-Simon a présenté souvent ses opinions. Les
formes qu'il emploie dégoûtent quelquefois d'aller
jusqu'à la recherche du fond ; et on l'a néghgé
jusqu'à présent, parce qu'on ne s'est pas efforcé de
le comprendre. La doctrine saint-simonienne ou
industrielle commence cependant à s'étendre et à
ENFAXTIN 137
frapper les bons esprits; on a pensé que la critique
actuelle des journaux, appelés organes de l'opinion
publique, était mal faite, parce qu'elle ne reposait
pas sur une base solide; et quelques élèves ou
amis de Saint-Simon se sont réunis pour former
un nouveau journal nommé le Producteur, où
toutes les questions qui intéressent réellement la
société humaine, seront examinées avec la lor-
gnette ou la loupe saint-simonienne. Je me suis
mis avec un de mes amis, 0. Rodrigue (par pa-
renthèse fort mathématicien), à la tête de ce noyau
de collaborateurs, parmi lesquels figure aussi
M. Dubochet. Nous avons réuni les fonds néces-
saires à cette entreprise, au moyen de souscriptions,
parmi les principaux industriels de Paris. ]M. Laf-
fitte a souscrit pour 10,000 francs, MM. Ardoin,
Basterrèche et quelques autres hommes amis de la
vérité ont pris aussi un intérêt dans cette affaire,
à laquelle nous travaillons depuis quelques mois,
et qui sera en pleine activité dans le courant du
mois prochain. M. Dubochet vous donnera encore
quelques détails sur cette entreprise; mais vous n'en
saisirez probablement l'importance qu'en vous péné-
trant vous-même des principes que nous allons ex-
ploiter, et jeter à la tête du public pensant. Lisez
Saint-Siuion, ne vous attachez pas, je vous le répète.
158 NOTICE HISTORIQUE
à la forme, et surtout suivez la méthode de Des-
cartes. Dépouillez -vous un peu, pour cette étude, de
quelques idées sur lesquelles vous pourrez revenir
après lecture, mais qui vous irriteraient de prime
abord. Je vous fais ici une recommandation inutile,
à vous, cher philosophe, qui vous êtes garni la tête
de tout ce qui a été dit et écrit de bon sur l'homme
et sur les sociétés. Mais je crois que vous trouverez
là du nouveau, qu'il est souvent difficile de raccor-
der avec l'ancien. Je sais combien j'ai lutté moi-
même pour arriver à bien comprendre Saint-Simon ;
et pour vous en donner une preuve, je n'ai qu'à
vous rappeler un travail que je vous ai envoyé, et
dont je n'ai pas eu de nouvelles, sur Bentham
(Examen de la déclaration des droits), je n'avais
trouvé là qu'une discussion de mots; et Saint-
Simon m'a fait reconnaître ^ qu'elle portait directe-
ment sur la forme »
Le premier numéro du Producteur portant pour
1. Enfantin cherchait avant tout la vérité. En lui, point de
parti pris, point d'enlétemenl d'amour-propre, son ardent prosé-
lylisine ne le rendait pas inaccessible à la lumière qui lui serait
venue de la contradiction. Il écrivit à Thérèse Nugues , le
2J3 septembre 1825.
« Tu me plaisantes sur mon désir de conversion, tu dis qu'il
annonce de l'amour-propre, tu aurais raison si ce désir n'était
pas joint à l'amour de la discussion. Je t'assure que j'aspire autant
(etpcul-èlro plus, par égoïsrae) à être converti qu'à convertir. Un
ENFANTIN iriO
éjjig't'aphe : Page d'or, qu'une aveugle tradition
a placé jusquici dans le passé est devant nous ;
parut dans le commencement d'octobre 1825, avec-
une introduction de Gerclet, qui remplissait les
fonctions de rédacteur-général.
Enfantin fournit au premier A^oln me de ce recueil,
alors hebdomadaire, les articles suivants :
1. Des sociétés anonymes et en commandite par actions.
2. De l'influence des fêtes publiques sur le bien-être de la
société.
3. Considérations sur la baisse proijressice du loyer des
objets mobiliers et immobiliers. (Deux articles.)
4. Un examen critique du Résumé de l'histoire des Juifs
anciens, par M. Léon Halévy.
Aug. Comte, Olinde Rodrigue, Bazard et Rouen
insérèrent aussi divers articles dans ce premier vo-
lume, à la rédaction duquel s'associèrent des écri-
vains qui n'attribuaient pas à l'idée saint-simo-
nienne une aussi grande portée, tels que Armand
Garrel *, Adolphe Blanqui, Allier, Artaud, Léon
des moments que je me rappelle avec le plus de plaisir, est un
souper chez Loui?, où, après avoir dit une assez jolie collection
de bêtises sur l'économie politique (science sur laquelle je par-
lais comme un aveugle des couleurs) en présence d'Emile et de
Lalbsse, inspecteur des Onances, ces messieurs m'engagèrent
amicalement à étudier avant de parler. Je ne voiâ pas Lafossé
sans l'en remercier, et Emile sait combien, sous ce rapport, je
lui ai de nouvelles obligations. »
1. Armand Garrel ne fournit guère que quelques articles dé
polémique, en réponse à des allaques d\i Journal des Débats et de
M. de Stendhall (Bayle), et deux articles sur les Grecs modernes.
160 NOTICE HISTORIQUE
Halévj, Gondiiiet, Ad. Garnier, Dubochet, Huot,
Pejsse, Senty, etc.
La position de la nouvelle doctrine fut pourtant
bien nette dès le début, vis-à-vis des deux écoles qui
représentaient : Tune le vieux dogmatisme imper-
fectible; l'autre le criticisme moderne, lent à ad-
mettre toute conception de réforme sociale par voie
organique et surtout religieuse. Enfantin dépeignit
très-bien cette situation, dans sa correspondance
u\c>- Pichard, à qui il écrivait à la fin de no-
vembre, après la publication des huit premiers nu-
méros du Producteur :
« Vous avez parfaitement saisi la base morale du
mode d'organisation sociale qui nous paraît devoir
s'instituer. Le travail, et par conséquent l'associa-
tion, sont des moyens tellement conformes au but
définitif de l'espèce, que la prédominance des tra-
vailleurs sur les oisifs me paraît inévitable. Vous
savez combien le mépris d'abord, le ridicule ensuite,
ont été attachés, à différentes époques de civilisa-
tion, au travail productif. Il fut un temps où l'on
achetait un rhéteur au marché des esclaves; et sous
la régence, la rapacité des traitants justifiait pres-
que tout le ridicule et même l'infamie dont on cou-
vrait les classes industrielles. SuUj et Golbeit ont
senti vaguement les vérités que nous cherchons à
ENFANTIN 161
répandre; ils ont aperçu les bases du bien-être so-
cial, et se sont appuyés sur elles immédiatement ?
Turg'ot et Necker ont continué leur ouvrage; et la
révolution nous a affranchis depuis de toutes les
entraves qui pouvaient s'opposer à l'établissemenl
d'un système social, conforme, dans toutes ses par-
ties, à l'amélioration rapide de la classe des tra-
vailleurs. Mais nous avons un écueil à éviter au-
jourd'hui, et que la nouveauté des idées que nous
voulons professer rend bien dangereux. Beaucoup
de gens, en lisant Saint-Simon et en parcourant
légèrement ce que nous écrivons, se figurent d'une
part, que nous ne nous occupons que de la partie
matérielle de la production ; et d'une autre part,
que nous voulons faire administrer la société par
des maçons, des cordonniers, etc., etc. Vous sentez
combien cette manière de nous juger est ridicule.
Mais telle est l'influence de la direction que
donnent au public certains journaux ministériels
ou d'opposition, qui, cherchant à rattacher tous les
événements du jour à une philosophie de sentiment,
ne peuvent pas comprendre l'unité d'un système
qui embrasse l'homme sous trois faces différentes,
mais inséparables. Ainsi ces journaux, qui repré-
sentent en détail toutes les nuances de Topinion
publique, c'est-à-dire qui parlent aux hommes du
I. 11
162 NOTICE HISTORIQUE
passé et aux hommes du présent, ne les entretien-
nent pas des hommes de l'avenir. Les uns sont les
représentants de ce que nous appelons la philoso-
phie rétrograde; les autres sont les organes de la
philosophie circulaire; tandis que nous croyons
jjouvoir désigner notre philosophie par l'épithète de
progressive ou d'ascendante. »
Ces lignes semblent écrites d'hier, c'est pour cela
que nous les avons extraites de la correspondance
d'Enfantin. Après quarante ans signalés par tant
de révolutions, en France et en Europe, et durant
lesquels Dieu n'a pas épargné les avertissements sur
les conséquences funestes des systèmes surannés, ni
sur l'insuffisance périlleuse des doctrines purement
critiques S l'école du progrès social se trouve tou-
jours placée entre le dogmatisme catholique et
féodal des vieux croyants et l'individualisme libéral
des sceptiques.
i.Les plus célèbres hommes d'état qui, par leurs écrits et
leurs discours, ont aidé à renverser des gouvernements, et en ont
laissé périr d'autres dans leurs mains, par l'impuissance de leur
orgueil et le vide de leurs doctrines, appartenaient à l'école cri-
tique dont le principal organe, ie Globe, contestait à l'État ledroit
de présider à l'éducation, et s'applaudissait de ce que l'unité dans
l'enseignement, n'étant plus qu'une idée tliéocratique, la société
formait un vaste caravansirail de toutes les religions et de toutes
les doctrines. Malheureuseme:it cette école n'a pas trouvé le secret
d'assurer l'ordre, la paix et le bien-être, dans ce caravansérail,
et de le préserver des réactions et des restaurations.
ENFANTIN 163
A l'apparition du Producteur, Benjamin Cons-
tant s'était déclaré hostile à la nouvelle doctrine,
dans un discours prononcé à l'Athénée. Le journal
V Opinion ayant cité ce discours comme une atta-
que au système industriel, le vieux publiciste re-
poussa ce reproche en déclarant qu'il était dévoué
aux intérêts de Vindustrie, et qu'il n'en voidait
qu'à la théorie qui la priverait de ses plus nobles
alliés, et qui ramènerait sous d'autres formes
une intolérance et un esprit exclusif qui est con-
tre sa nature.
Rodrigue, Enfantin, Bazard, Cerclet, etc.,
s'émurent de cette allusion agressive. Ils y répon-
dirent, dans le Producteur, sous le nom seul du
rédacteur général, et en reproduisant à peu près
ce qu'Enfantin avait amplement expliqué un mois
auparavant, à Pichard, dans la lettre dont nous
n'avons cité que quelques phrases. < Des deux
extrémités du monde intellectuel, disait Cerclet en
finissant, sont dirigées contre nous des attaques
diverses; mais la vérité a la vie plus dure que tout
cela. ■»
Enfantin quitta Paris vers cette époque, et fit un
séjour de plus d'un mois à Bordeaux pour ses
affaires personnelles. 11 y reçut une lettre de Pi-
chard, pleine deréHexions suggérées par la lecture
164 NOTICE HISTORIQUE
du Producteur. Il rentra à Paris en janvier 1826,
et répondit, le 2 février, aux appréciations de
Pichard :
« Vous me faites, lui disait-il, des observations
très-justes sur le Producteur, mon cher ami. Nous
aurons de la peine, en suivant la méthode scienti-
fique, à percer la croûte d'ignorance que les hom-
mes semblent trouver plaisir à gardersur leur tête.
Mais ce que nous voudrions obtenir, c'est de for-
mer un noyau d'hommes raisonnables et ne crai-
gnant pas l'étude, de ces hommes qui lisent pour
apprendre et non pour s'amuser. C'est un travail
préparatoire et qui, si vous le remarquez, est d'au-
tant plus nécessaire que les découvertes de l'esprit
humain sont au-dessus de la portée du vulgaire.
Jésus-Christ a eu besoin de moins d'apôtres que la
secte philosophique du xvni'^ siècle n'en a exigé. Le
régime industriel, régime entièrement construc-
teur, en a bien plus besoin encore que la philoso-
phie destructive des voltairiens.
»... Vous avez maintenant toutes nos données,
mon cher ami; vous devriez bien nous épauler en
nous adressant, sous la forme qui vous plaira,
quelques bonnes choses pour notre doctrine. Vous
avez déjà fait assez de réiiexions sur tout ceci pour
ENFANTIN 165
avoir une quantité de matériaux prêts. Il faut que
l'École polytechnique soit le canal par lequel ces
idées se répandront dans la société ; c'est le lait que
nous avons sucé à notre chère École qui doit nour-
rir les générations à venir. Nous y avons appris la
langue positive et les méthodes de recherche et de
démonstration qui doivent aujourd'hui faire mar-
cher les sciences politiques, c'est-à-dire la philoso-
phie générale, la physique sociale, la physiologie
sociale ; car tous ces mots conviennent à la science
de l'homme considéré comme membre de la grande
société. »
L'école saint -simonienne s'occupait, en effet, de
former un noyau d'hommes disposés à lire pour ap-
prendre et non pour s'amuser. Ses chefs, quoique
non proclamés encore, manifestaient une grande
prédilection pourles élèves de l'École polytechnique.
Il y avait une réunion hebdomadaire, le vendredi
soir, chez le rédacteur général du Producteur.
Elle se composait, non-seulement des rédacteurs
du journal, mais aussi des personnes qu'ils ju-
geaient convenable ou utile d'y amener. Cerclet
recevait également tous les jours à son bureau les
gens de lettres qui désiraient l'entretenir sur la
doctrine et dont il pouvait accepter la collabora-
166 NOTICE HISTORIQUE
tien. C'est ainsi que Laurent, présenté par Armand
Garrel, à la fin de 1825, fut associé à la rédaction
du Producteur. Des élèves de l'Ecole polytechni-
que, qui habitaient la même maison que lui, ajant
témoigné le désir d'assister aux soirées du vendredi,
leur introduction fut immédiatement agréée. Parmi
eux se trouvaient Michel Chevalier, Abel Transon
et Euryale Gazeaux.
Le noyau se formait, selon le vœu d'Enfantin.
Rodrigue, Enfantin, Bazard, Bûchez, Rouen et
Cerclet se voyaient régulièrement, et composaient
comme un conseil de rédaction et de propagande,
auquel Laurent fut admis dans les premiers mois
de 1826. Auguste Comte n'assistait à aucune réu-
nion.
La participation d'Enfantin à la rédaction du
journal devint de plus en plus active pendant le
second trimestre. Sa correspondance ne se ralen-
tissait pas toutefois. Richard continuait de lui
adresser des objections, et il avait fini par dire :
« Laissons couler l'eau; les organes intellectuels
de la société ne comprennent que les discussions
relatives à des intérêts matériels. . . Nous ne recueil-
lerons pas nous-mêmes le fruit de nos travaux,
etc., etc. »
Il y a dans la réponse d'Enfantin quelques mots
ENFANTIN 167
qui attestent à quelle hauteur de pensée, à quelle
sublimité d'abnégation s'était déjà élevé le grand
apôtre de la nouvelle doctrine.
Paris, 6 mars 1826.
« Vous êtes donc un ennemi déclaré des doctri-
nes du Producteur , mon cher ami? Vous me
faites un compliment de condoléance, plein d'héré-
sies qui sont d'une telle force qu'elles ont l'air
d'épigrammes.
« Lais^sons couler l'eau, dites-vous.
« Nous ne recueillerons pas nous-mêmes le fruit
de nos travaux » — De quels fruits parlez-vous?
La reconnaissance publique, l'estime, la consi-
dération, attachées à d'utiles travaux ? Tout cela
est, sans doute, d'un très-grand prix; et vous
savez qu'Helvétius ne trouvait pas d'autre molîile
aux plus généreux travaux; par conséquent, tout
était pour lui de l'intérêt bien entendu. Mais qu'au-
rait-il dit à un homme peu croyant aux douceurs du
paradis, et qui, certain, ou du moins presque cer -
tain d'être regardé parle public comme un rêveur,
et de n'avoir en aucune façon cette gloire contem-
poraine dont vous parlez, jouirait assez du bonheur
de proclamer ce qu'il croirait être la vérité, de s'en
démontrer à lui-même toute la puissance, pour vo-
168 NOTICE HISTORIQUE
guer à force de rames sur cette eau que vous voulez
laisser couler? Il l'appellerait un fou, ou tout au
moins un mauvais raisonneur ; et il ne se tromperait
pas, sous un rapport : c'est que dans un pareil acte
on sent plus qu'on ne raisonne. Mais mon cher ami,
l'homme est aussi bien fait pour sentir que pour
raisonner. Je sais comme vous que les éléments qui
composent l'être qui vous écrit, dans cent ans,
seront insensibles au bruit de la gloire. Je ne tra-
vaille donc pas pour le bien être-futur de l'azote, de
l'hydrogène et de l'oxygène, qui pourront avoir
contribué à former le défunt Prosper Enfantin;
et cependant je m'occupe de l'avenir, je le sens. Je
me passionne pour lui, je ne dirai pas comme une
bête, au contraire comme un homme ; car je crois
que c'est ce qui nous distingue le plus de la bête. »
En appliquant à Enfantin le titre dont le monde
chrétien a décoré l'Apôtre des gentils, il nous est
revenu en mémoire que saint Paul, à travers les
fatigues de l'apostolat, s'était résigné à faire des
tentes pour vivre. En suivant Enfantin dans les
premières années de sa mission philosophique et
sociale, nous le trouvons subissant aussi l'épreuve
des nécessités matérielles , comme son propre
maître, Saint-Simon, les avait subies lui-même,
quand il sollicitait un emploi auprès de M. de Ségur
ENFAXTIX 169
et qu'il acceptait celui de simple copiste au j\Iont-
de-Piété. Dans une lettre du 10 mai 1826, il
annonce, à sa cousine Thérèse, qu'il est pourvu
d'une fonction qui n'enchaîne pas son indépen-
dance, et qui lui assure pour quelque temps une
honnête existence.
« J'ai décidément pris une occupation, au moins
pour deux ans, lui dit-il, je me suis laissé nommer
liquidateur de la maison Ghaptal fils, à 6000 francs
d'appointements par an. Voilà^ ajoute-t-il avec cette
ironie gracieuse qui lui était familière, la partie
MORALE de TafFaire. Ensuite, j'ai été bien aise d'être
porté là par les créanciers et particulièrement par
MM. Laffitte, Périer, Bodin et quelques autres qui
me connaissent, parce que mes relations avec la fa-
mille Ghaptal, et les services que je lui ai déjà
rendus,font que l'acte de confiance des créanciers,
en me chargeant de cette affaire, est d'autant plus
honorable pour moi. »
La liquidation Ghaptal n'empêcha pas Enfantin
de continuer à faire, de la propagation doctrinale,
l'œuvre capitale de sa vie, et d'accroître de plus en
plus le nombre et l'importance de ses communica-
tions au Producteur.
Il avait publié dans le second volume (l^"" tri-
mestre de 1826) :
170 NOTICE HISÏOUIQUE
i. Des banques d'escompte. (2 article?).
2. Des banquiers cosmopolites.
3. Le sol tremble.
4. Examen critique d'un livre de M. d'Hauterive, intitulé :
Notions élémentaires d'économie imlitique.
5. Conversion morale d'un rentier.
6. Réflexions sur quelques questions de douane et de
finance.
7. L'indépendant et la revue encyclopédique.
8. Examen des opuscules financiers, par Fazy.
9. Examen des garanties offertes aux capitauT, par Charles
Comte.
Le l*^"" avril 1826, Gerclet avait cessé ses fonc-
tions de secrétaire général. Sa retraite * devait
amener un changement dans le mode de publication
du journal qui, d'hebdomadaire devint mensuel.
Ses principaux rédacteurs se chargèrent de remplir
alternativement la fonction supprimée. En fait, ce
fut Enfantin qui l'exerça plus particulièrement et
presque seul ; la publication d'un nouveau pros-
pectus ayant paru nécessaire, on lui en confia la
rédaction.
i . Enfantin indique dans ses notes manuscrites les causes de
celte retraite, elles avaient un caractère d'ordre privé. Enfantin
ajoute :
« J'ai toujours conservé depuis lors, avec Cerclet, des relations,
mais de loin en loin, jusqu'au moment où Baxard se sépara. Alors
il se rapprocha de nous; jusque là, je ne l'avais vu qu'à chacune
des époques où la doctrine se manifestait avec le plus d'éclat,
quoique ses visites eussent toujours l'air, de sa part, d'avis
sinistres sur notre avenir, et de communications d'écueils qu'il
venait nous signaler. »
I
ENFANTIN 171
« Cette note, dit -il dans ses manuscrits, fut rédi-
gée par moi; elle fut notre premier credo. * La
voici :
PROSPECTUS
« A partir du 1" mai, le Producteur paraît
tous les mois, la nécessité de développer convena-
blement les matières qui sont traitées dans ce jour-
nal, en conservant, toutefois, la variété indispen-
sable aux ouvrages périodiques, a fait renoncer à
la forme hebdomadaire, sous laquelle le produc-
teur a paru pendant six mois.
» En lisant avec attention les deux premiers
foltunes de ce journal on aura reconnu qu'il a pour
but d'unir les savants, les artistes et les industri-
els, par une doctrine philosophique, en harmonie
avec l'état actuel de la civilisation, et favorisant
les progrès futurs de l'humanité, dans les directions
scientifique, morale et industrielle.
» le producteur continuera à envisager les
SCIENCES, quant à leur liaison philosophique et à
leur application politique sous deux rapports im-
portants, celui de l'éducation sociale confiée à la di-
rection combinée des savants et des aiHistes. et celui
dé l'exploitation de la nature extérieure, d'après
172 NOTICE HISTORIQUE
les projets scientifiques, exécutés par les indus-
triels.
» Les principales questions di* économie politique y
et principalement celles qui regardent ce puissant
élément d'union entre les travailleurs, le crédit^
seront traitées sous le point de vue de leur influence
sur l'affranchissement successif de toutes les classes
productives, et sur le développement de l'esprit
di association industrielle.
» Les beaux-arts qui doivent représenter, sous
mille formes, Vexpression vive des sentiments
moraux, et qui peuvent contribuer puissamment à
resserrer le lien social, ou à l'étendre pour augmen-
ter sa force, en répandant la philanthropie, cette
sublime inspiration des temps modernes , les
BEAUX- ARTS sout aujourd'hui en dehors des masses,
parce qu'ils ne sont plus liés avec elles par des
idées communes. Le producteur rappellera les ar-
tistes à leur noble mission; sa critique littéraire
aura toujours pour but de montrer l'inutilité de
leurs efforts, lorsqu'ils cherchent à faire vibrer
dans le cœur de l'homme des cordes que le temps
a brisées ; c'est, dans une source philosophique
nouvelle, qu'ils doivent retremper leur génie : pui-
sant alors leur poétique enthousiasme dans l'avenir
br .liant de l'humanité, ils le révéleront à une gé-
ENFAiNTlX 173
nération active, qui. fatiguée d'un passé vieilli, leur
demande des espérances et non des regrets.
» On rendra compte des productions impor-
tantes de Vindustrie, des sciences et des beaux-
arts, et tous les faits seront considérés d'après leur
rapport avec l'amélioration du sort physique, in-
tellectuel et morcd du producteur. »
lie premier volume au Producteur mensuel ne
renferma pas moins de quinze articles d'Enfantin,
savoir :
1. Le temps et l'opinion publique.
2. Considération sur l'organisation féodale et l'organisa-
tion industrielle.
3. Système des emprunts et des impôts.
4. De la concurrence dans les entre[)rises industrielles.
5. Du traité de législation de M. Cli. Comte.
6. Du catéchisme d'économie politique de J.-B. Say.
7. Du résumé de l'histoire de la philosophie, par Laurent.
8. Des recherches sur les forces de la prospérité publique,
par Roertgenn.
9. L'industriel — la France chrétienne.
10. De la méthode naturelle de la science politique, par
M. Hillhouse.
l'I. De la réponse des soumissionnaires du canal maritime
à M. Bërigny.
12. Du besoin de nouvelles institutions en faveur du com-
merce et des manufactures.
13. Du refus d'admission de M. Ch. Comte au stage.
14. Bases d'économie politique, par Cazeaux.
16. Réfutation de la réponse des soumissionnaires, par
Bérigny.
174 xNOTICE HISTORIQUE
Tous ceux des rédacteurs du Producteur hebdo-
madaire qui n'avaient pas entendu s'associer à
Télaboration, au développement et à la propaga-
tion d'une nouvelle doctrine générale, se tinrent
en dehors du Producteur mensuel. Aug. Comte *,
atteint d'une grave maladie, avait cessé également
sa collaboration depuis quelques mois. Les cahiers
de mai, juin et juillet furent ainsi l'œuvre presque
exclusive d'Enfantin, d'Oliude Rodrigue, de Ba-
zard, de Bûchez, de Rouen et de Laurent. Le nom-
bre des rédacteurs, déjà si restreint, fut encore
passagèrement amoindri par l'absence d'Olinde
Rodrigue que ses aôaires particulières appelèrent
et retinrent, en Hollande, pendant une partie de
l'été. Le 18 août 1826, Olinde écrivait d'Amster-
dam à Enfantin :
« Le Producteur m'inquiète et me poursuit, je
voudrais ne pas être cause de ses retards, mais je
crains d'autres causes encore que la mienne. Écri-
vez moi, donnez-moi le bulletin de sa santé.
» Le décret du roi des Pays-Bas, pour Rubens,
doit être mentionné dans notre journal. C'est Tocca-
sion de proposer la statue colossale de Christophe
1. Aug. Comte avait publié des articles fort remarqués sur les
sciences et sur les savants, ainsi que sur le pouvoir spirituel.
ENFANTIN 173
Colomb. Voyez M. Sent}-; il nous donnera peut-
être quelques belles pages à ce sujet ; il serait aussi
convenable d'en parler à M. Lafiitte...
» Vous n'oubliez pas sans doute que le Produc-
teur doit tenir, à l'occasion, de M. deMontlosier et
des jésuites, un langage qui le place au-dessus du
Glohe et du Journal de Commerce, dont la con-
duite a été remarquée comme habile et conséquente
par M. de l'Étoile...
» Ah ! mon cher, quelle besogne que la nôtre !
quel poids, non pas qu'une doctrine, mais qu'un
journal de doctrine ! »
Dans les cahiers d'août, de septembre et d'oc-
tobre, Enfantin inséra encore quinze articles, d'a-
près la table dressée par lui-même.
1. De la circulation.
2. Économie politique de J.-B. Say, dans l'encyclopôdio
progressive.
3. Conversion morale d'un rentier.
4. De l'Aristocratie, par Hip. Passy.
3. Post-scriptum d'un rentier converti.
6. Progrès de l'économie politique.
7. Troisième lettre du rentier converti.
8. Réponse au Globe.
9. Mémoire sur les engagements de Bourse, par Petit.
'10. Nouvelles idées sur la population, par Everett.
4 4. École du Commerce — distribution de prix.
12. Établissement d'une maison de banque et de commis-
sion, de Marivaux.
176 NOTICE HISTORIQUE
■13. Condorcet jugé par d'Eckstein, et De Maigtre, par
MahuI i.
14. Élérnenls d'arithmétique complémentaire.
45. L'ami du bien.
Dans le dernier cahier (novembre 1826) Enfan-
tin publia un second article sur les progrès de Téco-
nomie politique; article qui devait être suivi d'un
troisième, faisant aujourd'hui encore partie des œu-
vres inédites de son auteur. Le même cahier ren-
ferme également quatre articles de mélanges sous
ces titres :
1. Nouveaux principes d'économie politique.
2. Bibliothèque industrielle.
3. Mémoire de la société centrale d'agriculture, sciences
et arts, de Douai.
4. Économie politique, par Schmalz.
Il est aisé de comprendre comment Enfantin,
dans la seconde moitié de cette année, fut amené à
dire pour excuser son silence avec Pichard :
« Paris, 10 août 1826.
« Je suis resté bien longtemps sans vous écrire,
mon cher ami, parce que j'ai eu réellement beau-
coup à faire depuis quelque temps. Vous vous
serez aperçu, par le Producieu7% que' je ne reste
1. « Commencé par moi, fini par Laurent. »
{Note d'Enfantin.)
ENFANTIN 177
pas les bras croisés. Outre cela, je me suis chargé
de la liquidation de la maison Ghaptal fils, et cela
m'occupe souvent plus que je ne le voudrais
» Je ne vous écris pas plus longuement au-
jourd'hui. Le Producteur me talonne. Un de nos
collaborateurs a perdu, sa mère il y a deux jours;
un autre est malade ; un troisième est en voyage ;
le fardeau est lourd à porter. »
C'est ici le cas de dire dans quelle mesure les
collaborateurs d'Enfontin l'aidaient à porter ce far-
deau, en donnant le chilfre et le titre des articles
Ibuniis au Producteur, depuis sa fondation, par
ceux de ses rédacteurs qui formaient déjà un noyau
doctrinal.
ARTICLES PUBLIÉS
Par Olinde Rodrigue :
Dan> le 1er volume : Considérations générales sur l'industrie,
(deux articles.)
— le 3« — Trois articles sur Henri SaiiU-Simon, ol
un sur la Iraite des noirs.
— le 4' — Un quatrième art. sur Sainl-Sirnon, un >;ir
Law, et des extraits de l'abbé Coyer.
Vi\v Bazard :
Dans le l^"" vol. 1. Des partisans du passé et de ceux de la
• liberté de conscience.
~ Id. — 2. Sur une lettre de B. Constant, au rédac-
teur dfe l'Oinuion.
178
Dans le 2"^
— le S'' —
- Id. -
— M. -
- le 4= -
- Id. —
— le 5« —
NOTICE HISTORIQUE
vol. 1. Considération sur les mœurs littéraires.
— 4. De l'esprit critique.
2. Quelques réflexions sur Lamennais et le
Mémorial catholique.
3. De la nécessita d'une nouvelle doctrine
générale.
\. Examen d'une dissertation de M. Guizot,
sur le mot encyclopédie.
2. Considérations sur l'histoire.
1. De quelques-uns des obstacles qui s'oppo-
sent à la production d'une nouvelle
doctrine générale.
Par Bûchez :
Dans le l'
— le 2^
— le 3"
— Id.
vol.
1 . De la physiologie (trois articles.)
2. Des écoles de médecine et de la police
médicale.
— M. — 3. Anatomie des systèmes nerveux, par Des-
moulins.
— Id. — 4, Du magnétisme animal, par Bertrand.
— Id. — 5. Sur le manuel de chnique médicale, de
M. Martinet.
— le 4' — 1. Des termes de passage de la physiologie
individuelle à la physiologie sociale.
— Id. — 2. Quelques réflexions sur la littérature et les
beaux-arts.
— Id. — 3. Subordination des sciences.
— Id. — 4. Physiologie de l'espèce.
— Id. — 5, Sur une lettre à M. d'Eckstein.
— le 5« — 1 . Monomanie homicide.
— Id. — 2. Notice biographique sur M. Pinel.
— Id. — 3. De l'hygiène.
Par Rouen :
Dans le 1" vol. 1. Société copimanditaire de l'industrie,
(deux articles.)
1
ENFANTIN 179
Dans le 2^ vol. i. Sur un livre de M. Dunoyer, (deux art.)
— le 3" — 1. Troisième article sur M. Dunoyer.
— Td. — 2. De la classe ouvrière.
— Id. — 3. De l'exploitation agricole.
— le 4» — 4. De la classe ouvrière, (second article.)
— Id. — 2. Do la division du pouvoir.
— Id. — 3. Considérations sur les consli^lions démo-
cratiques, par M. Laurentic.
Par Laurent :
Dans le ■1''' vol.
— le 2<= — 1. D'un article du Drapeau blanc.
— Id. — 2. De l'examen et de la foi.
le 3" — i . De Montlosier et de Lamennais.
— Id. — 2. Examen des fragments philosophiques de
M. Cousin.
— /(/. — 3. De l'inégalité.
— le 4« — 1. Fragments philosophiques de M. Cousin,
(second article.)
— Id. — 2. Des préjugés historiques i.
— Id. — 3. Considérations sur le système théologique
et féodal, et sur sa désorganisation.
— le 5° — ^. Coup d'oeil historique sur le pouvoir spi-
rituel.
— Id. — 2. Les funérailles de Talma 2.
1. La question soulevée de nos jours, au sujet du premier em-
pereur romain, est agitée et résolue, dans cet article, dans le sens
mis en lumière par l'auteur de la vie de Jules César.
2. Talma dit en mourant, comme Saint-Simon, qu'il voulait être
conduit directement au champ du repos, ainsi que l'a demandé
Enfantin dans son testament.
Ce désir de Talma, exprimé à l'heure suprême, fit dire au
Mémorial catholique, dirigé alors par Lamennais et l'abbé
Gerbet :
« Nous venonsde voir un comédien excommunié par l'Église,
excommunier en quelque sorte l'Église à son tour, sa dernière
ICO NOTICE HISTORIQUE
Ainsi, sur cent articles environ appartenant aux
rédacteurs restés tidèles à l'idée saint-simonienne
jusqu'à la suspension du Producteur, les collabora-
teurs d'Enfantin en avaienl; fourni ensemble cin-
t
volonté répudie la religion de J.-C. Il veut descendre hardiment
dans le tuiiibeau que Dieu va sceller sur lui. Celte intrépidité
fait peur à un chrétien filèle, mais il n'y a plus de chrétiens
fidèles l'.armi nous, car aucun cri ne s'est fuit entendre On a
vu son convoi traverser Pans avec toutes les marques dhonneur
que l'on de\ rail à un citoyen qui aurait sauvé la patrie Et ce
n'é'.aior.t pas seulement des pliilosoph;'?, des déistes ou desatliées,
que nous avons vu se presser autour du cercueil d'un homme
mort en reniant l'Église de J.-C, c'étaient encore des hommes
revêtus de fonctions publiques, et qui étaient descendus vers
le cadavre d'un homme sans Dieu, avec les marques de leurs
dignités. »
Le Producteur s'applaudit de ce qui fesait le désespoir du
Mémorial catholique. « Celte fois, dit-il, ceux qui avaient estimé
un bon citoyen el admiré un grand artiste, en dépilde Texcom-
municalion, onlcompris qu'ils pouvaient aussi honorer sa mémoire
sans l'assistance du clergé qui l'excommunia, et cola suffit pour
confirmer ce que nous avons si souveiil lépclé aux écrivains
rétrogrades el aux libéraux timides, que le pouvoir spiiituel du
moyen âge n'avait plus le gouvernement moral des peuples, dès
que sa réprobation et ses apothéoses n'étaient plus l'expression
et la mesure du blâme et de l'éloge sociaux tant vis-à-vis des
morts que des vivants. »
Trente ans plus tard, le chrétien lidcle qui avait éciit ou dicté
lanathème jeté sur la tombe de Talma, justifidit lui-même nos
remarques et nos présages sur !e déclin rapide des directeurs
moraux de la vieille société. Il nous a été donné de le voir renier
à son tour l'Église romaine el se faire conduire directement à la
fûsss commune.
ENFANTIN ISl
quante-deux, et Enfantin, seul, quarante-neuf et le
prospectus, malgré le double fardeau de la liquida-
tion Chaptal.
A la propagande par la presse, se joignait encore
la propagande par la parole et par la correspon-
dance.
Depuis la retraite de Gerclet, les soirées du ven-
dredi avaient fait place à de simples réunions de
rédacteurs, chez Rodrigue d'abord et plus tard
chez Enfantin et chez Bazard. On s'y occupait de
la préparation du numéro prochain du journal et de
tout ce qui se rapportait à la propagation de la
doctrine. Ils se rencontraient encore dans un dîner
hebdomadaire qui avait lieu le mercredi au Palais-
Royal chez le restaurateur Prévôt. Ils se voyaient
aussi fort souvent, le mardi, dans un salon (celui du
général Lafayette) qui réunissait alors toutes les
, nuances du parti philosophique et libéral, depuis
les chefs de l'école doctrinaire, MM. de Broglie et
Guizot, jusqu'aux représentants de l'esprit démo-
cratique le plus avancé, d'Argenson, Dupont de
l'Eure et Déranger. C'est là que B. Constant, qui
avait attaqué le Producteur dans la Revue ency-
clopédique , eut une discussion fort vive et fort
curieuse avec Bazard, en présence d'un nombreux
et brillant auditoire. Le célèbre tribun crut triom-
182 NOTICE HISTORIQUE
pher en terminant une de ses tirades contre toute
doctrine pliilosophique et toute direction sociale
procédant de haut en bas, en énumérant tous les
maux qui viennent d'en haut à notre malheureuse
planète : les déluges, la grêle, la neige, la foudre. . .
« Ah ! M. Constant, lui dit Bazard, vous oubliez
une chose, la lumière. » Sur ce mot, la conver-
sation tomba, B. Constant, moins prompt à la
réplique qu'à l'attaque, tourna le dos, et le groupe
qui l'entourait se dispersa dans les salons.
Les rédacteurs du Producteur tenaient bon et
les abonnés aussi. Mais ces derniers, tout en se
maintenant, n'augmentaient pas de manière à cou-
vrir les frais matériels du journal. Or, la plupart
des actionnaires, peu pénétrés de la nécessité d'une
nouvelle doctrine générale, et beaucoup plus rap-
prochés de B. Constant que de Saint-Simon, refu-
saient de continuer leur souscription. 11 fallait donc
se résoudre à interrompre la publication du
Producteur. Le 12 décembre 1826, cette suspen-
sion fut annoncée aux abonnés par la circulaire
suivante :
« Depuis plus d'une année que paraît le Produc-
teur, vous avez pu juger qu'il était l'organe d'une
doctrine philosophique complète qui embrasse l'en-
ENFANTIN 183
semble des faits généraux de la société. Ce journal,
par la nouveauté même des idées qu'il représente,
n'a pu se soutenir qu'au moyen de sacrifices faits
par des bailleurs de fonds et par les principaux ré-
dacteurs, signataires de cette lettre, qui se sont
chargés gratuitement de sa rédaction.
» Aujourd'hui, l'abandon de nos principaux
actionnaires nous oblige à suspendre la publication
du Producteur.
» Pour remplir nos engagemeiits vis-à-vis de
nos abonnés, nous les prévenons ici que nous ter-
minerons, en un seul numéro dou])le, le trimestre
actuel; et qu'à partir du l*^*" janvier prochain, les
personnes dont l'abonnement aurait encore à cou-
rir trois, six ou neuf mois, pourront faire retirer de
chez M. Bossange père, rue Richelieu, n° 60, sur
la présentation de leur quittance d'abonnement,
l'excédant qui leur reviendra à cette époque.
* Nous consacrerons, dans notre prochain nu-
méro, un article à l'explication détaillée de l'exis-
tence du Producteur. Nous reviendrons à ce sujet
sur les premiers pas de notre doctrine, sur tous les
efforts qui ont été faits depuis sa production jusqu'à
présent, et, décidés invariablement à ne pas aban-
donner des principes qui seront la base de tous nos
travaux à l'avenir, nous indiquerons les moyens
184 NOTICE HISTORIQUE
auxquels nous nous sommes arrêtés pour continuer
leur propagation.
» Cet exposé nous paraît un devoir, nous le
remplirons avec toute franchise, parce qu'il nous
est imposé par la nature même de la tâche que nous
avons entreprise.
» Du reste, le Producteur n'étant interrompu
que par l'effet d'obstacles purement matériels, nous
saisirons la première occasion d'en reprendre la
publication. ^
St. a. Bazard, Bûchez, P. E>"fantiis-,
P. M. Laurent , 0. Rodrigue,
P. J. Rouen.
» Cette note, dit Enfantin, fut rédigée par Ba-
zard, c'était la première fois que tous nos noms
figuraient ensemble et l'on prit l'ordre alphabé-
tique. »
{Extrait des manuscrits d'Enfantin.)
III
(1826—1827)
A défaut d'une hiérarchie reconnue, formulée,
Tordre alphabétique était donc encore le seul
moyen de classement employé par les disciples de
ENFANTIN 185
Saint-Simon. Cet ajournement provisoire de l'ordre
selon la capacité devait même se prolonger tant
que le Credo, ébauché à peine dans le prospectus
du Producteur mensuel, ne serait pas religieuse-
ment complété et accepté par les quelques hommes
qui formaient le premier corps enseignant du
saint-simonisme. Il y avait toutefois des supério-
rités, déjà bien caractérisées quoique diversement
senties, et dont l'influence suffisait pour établir
Tunité. autant qu'elle était possible alors, dans le
mouvement progressif du prosélytisme.
Mais que pouvait être ce prosélytisme, quand
l'école, réduite à six membres, venait de perdre à
la fois ses moyens de publication et de réunion?
Certes, ses adversaires, B. Constant, Lamennais,
d'Eckstein, Stendhal, le Globe, le Catholique,
avaient toute raison de croire qu'elle n'était pas née
viable, et que son tombeau serait bien rapproché
de son berceau, puisqu'ils ignoraient et dédai-
gnaient d'apprendre ce qu'elle était, ce qu'elle
renfermait, et qu'ils ne voyaient en dehors d'elle
que des obstacles et des empêchements à sa renais-
sance.
Heureusement, l'idée vraie et utile a une vitalité
qui échappe souvent aux esprits les plus infatués de
leur clairvoyance. Sans chaire, sans tribune, sans
186 NOTICE HISTORIQUE
aucun appui de journal ou de salon, la doctrine
saint -simonienne , loin de disparaître du monde
philosophique, s'y fit une place de plus en plus
large. Ses organes pouvaient être contraints à se
taire devant le public, mais nulle puissance n'avait
prise sur leur foi active et féconde. Ils continuèrent
de la répandre par la parole et par l'écriture, agis-
sant sur leurs relations acquises, saisissant toutes
les occasions d'ouvrir des relations nouvelles, mul-
tipliant les correspondances et les envois de livres.
Les élèves de l'École polytechnique, admis aux ré-
unions primitives du Producteur, étaient bien de-
venus à peu près étrangers à ses rédacteurs, quand
les soirées de la rue des Jeûneurs avaient pris fin.
Mais, en s' éloignant forcément du centre doctrinal,
ils avaient emporté avec eux des impressions inef-
façables, et ils étaient restés fidèles au journal
tant qu'il avait vécu, le lisant et le faisant lire
avec sympathie, à leurs camarades, à leurs amis,
à leurs familles, partout où s'étendait le cercle de
leurs connaissances.
Ce mouvement d'expansion silencieuse avait fait
assez de progrès, dès 1826, pour que deux anciens
élèves, des plus distingués de cette école, destinés à
faire partie plus tard du collège saint-simonien, se
fussent entretenus de la nouvelle doctrine dans leur
ENFANTIN 187
correspondance, Le 15 mai de cette année, Margc-
rin avait écrit à Fournel :
« Pendant que M. Cousin étudie l'homme en
lui-même, et présente les lois de son intelligence,
d'autres philosophes étudient l'espèce humaine,
et recherchent les lois de son développement. Une
nouvelle école s'élève qui prend le nom àe positive;
son but est de déterminer la forme sociale finale
qui convient à l'espèce humaine, et les formes so-
ciales intermédiaires qu'il faudra traverser pour y
arriver. Ses moyens sont l'observation. Plus géné-
ralement, elle se propose de déterminer Vavemr
enfoyiction dupasse. Fondée par H. Saint-Simon,
il }'■ a quelques années, modifiée depuis par
A. Comte, bornée encore à un petit nombre d'a-
deptes, la nouvelle école poursuit ses travaux dans
le silence^ sans paraître se soucier du suffrage de
ses contemporains; c'est à l'avenir qu'elle s'a-
dresse; le présent l'ignore ou ne la comprend
pas. »
M. Pichard était de ceux qui ne se souciaient pas
de comprendre; son siège était fait, et il ne voulait
pas s'en détourner. Aussi ne cessait-il d'inviter
Enfantin a abandonner les choses à leur cours natu-
188 NOTICE HISTORIQUE
rel et à laisser couler l'eau, selon sa figure favorite.
Enfantin protesta de nouveau contre cette étrange
maxime. »
Paris, 21 avriH827.
« Je ne conçois pas, lui dit-il, votre persévérance
à dire qu'il faut laisser couler Veau. Faites-moi le
plaisir de réfléchir à ce que c'est que celte eau qui
vient se placer là, comme s'il y avait un fleuve? Quel
est ce fleuve? Est-ce de l'hydrogène et de l'oxygène
qui composent cette eau ? et dans quelle proportion
ces gaz y sont-ils combinés? Vous vous servez là du
langage poétique. « Chaque navigateur, dites- vous,
doit faire suivre à sa barque la direction générale
du fleuve, pour sa propre satisfaction; etc., etc. »
Mais ce fleuve, ce sont des hommes ; c'est plutôt
une troupe qui marche. Dire que chaque individu
de la troupe doit marcher avec les autres pour sa
satisfaction; c'est très-juste; mais où va-t-elle,
cette troupe? Qui peut la diriger, si ce ne sont pas
ceux qui voient d'avance où il lui est le plus conve-
nable d'aller? Pour cela il faut avoir bien étudié hi
série des pas précédents, et indiquer un but à la
troupe. Ce sont les hommes qui indiquent le but et
qui savent, ou passionner les masses pour ce but, ou
ENFANTIN isy
les convaincre qu'elles doivent nécessairement l'at-
teindre, qui sont les véritables pilotes. Et comment
voulez-vous que ces pilotes habiles disent : « l'es-
pèce humaine marchera bien; car j'ai appris tout
C3 qu'il fallait pour être bon pilote, et je ne la
dirigerai pas. Ce que je sais prouve ce que les autres
savent; je jouis conteniplativement de ce que l'hu-
manité fera sans moi ; et cependant je suis bien con-
vaincu que j'en sais plus que tout le nionde sur la
marche qu'on doit suivre. » — Ce raisonnement
serait très-mauvais, car, dans un moment donné,
la plus petite parcelle d'intelligence supérieure à
celle des hommes les plus avancés fait un homme
de génie ; et ce sont ces hommes là qui entraînent
l'humanité. Ils ne laissent pas couler l'eau ; ils ra-
ment pour faire avancer la barque, qui, sans eux,
irait encore, mais irait beaucoup moins vite.
» Enfantin. »
Les objections persistantes de M. Pichard éton-
naient d'autant plus Enfantin qu'elles contrastaient
avec les dispositions sympathiques dont la doctrine de
Saint-Simon était l'objet parmi les anciens élèves de
l'École polytechnique. Mais les intelligences privi-
légiées, qui avaient traversé cette école, n'étaient
pas seules cependant à comprendre que la concep-
190 NOTICE HISTORIQUE
tion saint-simonienne méritait d'être prise en sé-
rieuse considération. Dans le midi de la France
particulièrement, et aux environs de Toulouse, la
lecture du Producteur avait profondément impres-
sionné des avocats, des médecins, des professeurs,
des négociants, des agriculteurs. L'un deux,
M. Resseguier de Sorèze, vivement contrarié par
la disparition du journal saint-simonien, désira
être renseigné sur les dispositions de ses rédacteurs,
et il leur adressa dans ce but la lettre suivante :
A Messieurs Rodrigue , Enfantin , Bazard,
Laurent, Bûchez et Rouen.
le 7 mai 1827.
« Messieurs.
« Lorsque je priai Tami, qui a parlé à deux de
vous, de passer au bureau du Producteur pour sa-
voir ce qu'étaient devenus les deux numéros de ce
journal, qui, d'après votre circulaire du mois de
décembre, devaient paraître incessamment, réunis
en un seul volume, j'avais moins pour but de récla-
mer l'exécution de vos engagements, que de savoir
ENFAiNTIN 191
si VOUS renonciez définitivement à la publication de
vos idées ; et dans l'hypothèse contraire, qui me pa-
raissait la seule probable, de connaître les moyens
que vous adopteriez à l'avenir pour répandre votre
doctrine, afin de me procurer sans délai vos écrits
dont je suis très-avide.
» L'ami dont je vous parle, m'ayant écrit que
vous désiriez recevoir de moi quelques lettres sur
les matières qui ont été l'objet de vos travaux, et ce
désir de votre part se conciliant merveilleusement
avec le besoin que j'éprouve d'éclaircir quelques
doutes et de dissiper quelques nuages qui s'opposent
encore à l'adoption complète de votre doctrine, j'ac-
cepte donc avec plaisir la proposition que vous me
faites.
» Absorbé par des occupations agricoles, ce n'est
que par récréation, et dans mes moments de loisir,
que je me livre aux études morales et politiques,
que j'ai toujours affectionnées. J'attache néanmoins
de l'importance à me tenir au courant de ces diverses
sciences. Dans une pareille disposition d'esprit, vous
concevez que l'apparition du Producteur ait été
un événement intéressant pour moi. Quoiqu'il
vînt heurter quelques-unes de mes opinions, je l'ac-
cueillis comme une bonne fortune : du talent, de la;
dignité, un ton de discussion tel que je le désirerais à '■
192 NOTICE HISTORIQUE
tous les écrivains politiques, des idées souvent
grandes et neuves, et surtout une manière large et
féconde d'envisager le passée voilà plus de titres
qu'il n'en fallait pour recommander vos écrits à
tout esprit impartial. Je me hâtai de donner connais-
sance de votre journal à quelques amis, faits pour
l'apprécier, qui se trouvent disséminés dans le Lan-
guedoc et j'obtins le résultat que j'en espérais; je
vous avais procuré cinq à six abonnements, qui, dans
quelque temps, en auraient amené d'autres, lors-
que la nouvelle de la suspension du Producteur
vint nous contrister tous. Elle nous affligea d'autant
plus vivement que la plupart des questions de poli-
tique générale, qui ont été traitées dans vos écrits,
ne sont pas encore entièrement résolues pour nous,
et que, livrés à nos seules méditations, nous dé-
sespérons d'arriver à une solution dégagée de
toute incertitude.
» Vous faire connaître les diverses questions sur
lesquelles nous nous entendons complètement, ex-
poser les doutes qui en obscurcissent quelques autres,
vous rendre compte des obstacles que rencontre
l'ensemble de votre doctrine, voilà, messieurs, tout
ce queje puis.
» Si un travail entrepris dans ce but, peut vous
être agréable, je suis trè#-disposé à m'y livrer;
ENFANTIN 193
j'attendrai votre réponse avant de l'entreprendre,
mais quelle que soit votre décision à ce sujet, vous
m'obligerez néanmoins , en me faisant connaître
quels sont vos projets pour l'avenir, afin que je
puisse répondre quelque chose de positif, aux di-
verses personnes qui s'adressent à moi pour con-.
naître votre détermination ultérieure, au sujet du
Producteur,
» L'on m'a demandé, et je me l'étais demandé
souvent à moi-même, quels motifs avaient empêché
M. Auguste Comte, de participer à la rédaction du
Producteur, pendant les sept derniers mois de sa
publication.
» Resseguier. »
Enfantin se chargea de donner suite à cette im-
portante ouverture ; voici sa réponse :
Paris, 20 mai 1827
« M. Borrel (médecin ) m'a remis la lettre que
vous avez adressée aux principaux rédacteurs du
Producteur. Nous nous félicitons particulièrement,
M. Rodrigue et moi, d'avoir rencontré votre ami
chez M. Bossange, et d'avoir ainsi provoqué cette
correspondance,
» Vous voulez bien nous offrir. Monsieur, de nous
faire connaître les points de doctrine sur lesquels
I. 13
19i NOTICE HISTORIQUE
VOUS êtes complètement d'accord avec le Produc-
teur ^ de nous exposer les doutes qui en obscurcis-
sent quelques autres, enfin de nous rendre compte
des obstacles que rencontre l'ensemble de notre
doctrine; digne d'apprécier les jouissances philoso-
phiques, vous devez sentir combien votre offre nous
est agréable. Depuis la création de la doctrine que
nous cherchons à répandre, cette doctrine n'a pas
manqué d'adversaires, et malgré la réputation de
quelques-uns d'entre eux (Benjamin Constant,
d'Eckstein, le Globe, etc., etc.,) aucun d'eux ne
s'est présenté avec des armes philosophiques, aacun
d'eux n'a voulu discuter ; tous ont prétendu juger
ce qu'ils n'ont pas daigné étudier. Si les rapports
avec le public éclairé auquel nous avons voulu nous
adresser étaient toujours de cette nature, si nous
n'avions, par exemple, à soutenir que des discus-
sions comme celle dont vous avez pu prendre con-
naissance dans les derniers numéros de la Remie
encyclopédique, il en résulterait pour nous, non pas
la conviction que nous sommes dans l'erreur, mais
la pénible certitude que nous sommes encore assez
éloignés de l'époque où on examinera notre doctrine
avec les dispositions philosophiques que vous té-
moignez. Nous recevrons donc avec le plus grand
plaisir^ Monsieur^ le travail auquel vous êtes disposé
ENFANTIN 195
à VOUS livrer, nous chercherons à lever les doutes
qui s'opposent à l'adoption complète de noire doc-
trine, et vos observations nous aideront à détruire
les obstacles qu'elle rencontre. Veuillez m'adresser
vos lettres.
» Vous désirez savoir pourquoi M. Comte n'a
plus travaillé au Producteur pendant les sept der-
niers mois de sa publication? M. Comte, immédia-
tement après son dernier travail imprimé dans le
Producteur, a fait une maladie extrêmement grave
qui nous a privé et nous privera encore des secours
de sa forte intelligence.
» Vous nous demandez quelques détails sur nos
projets pour l'avenir ? Lorsque les travaux dont le
Producteur nous accablait ont cessée nous avons
tous trouvé le temps d'être malades, et aucun de
nous n'y a échappé. Nous avons promis de donner
un résumé général de notre doctrine pour terminer
cette première série des travaux de l'école de Saint-
Simon ; nous le donnerons non-seulement parce que
telle est notre promesse, mais parce que nous croyons
que l'intérêt philosophique de la doctrine exige que
nous rappelions l'attention sur l'ensemble, après
l'avoir longtemps occupée des détails.
» Nous ne songerons à déterminer la forme sous
laquelle nous continuerons à propager nos idées,
196 NOTICE HISTORIQUE
que lorsque ce résumé aura paru. Nous pensons
qu'il nous donnera plus de facilités pour faire sen-
tir à quelques personnes les germes d'avenir que
renferme notre doctrine ; peut-être alors se décide-
ront-elles à les cultiver en partageant avec nous les
sacrifices de tous genres que nous faisons et conti-
nuerons à faire pour préparer les esprits à les re-
cevoir.
» Nous nous occupons donc de notre résumé
autant que nos santés nous le permettent, aussi
travaillons-nous fort peu; nous ne pouvons pas
même vous dire l'époque précise à laquelle nous
pensons qu'il sera terminé.
» Les relations que nous allons entretenir avec
vous, Monsieur, nous mettront à même de vous
informer des projets auxquels nous nous rattache-
rons pour l'avenir. Nous comptons sur vous et vos
amis pour seconder nos efforts. Nous vous adres-
sons, pour en prendre connaissance et les leur
communiquer, quelques exemplaires des derniers
ouvrages de Saint- Simon ou de ses élèves avant le
Producteur ; peut-être éclaireront-ils des parties
que vous avez trouvées obscures dans notre jour-
nal.
» Enfantin. »
ENFANTIN 197
A cette époque, la santé d'Enfantin, sa belle
et forte nature, qui semblait défier les agitations,
les soucis et les fatigues, laissait apercevoir des
symptômes d'altération et donnait quelques inquié-
tudes. Les médecins intervinrent. Ils conseillèrent
les distractions et le repos sous une latitude méri-
dionale. Enfantin, songeant à sa famille de Ro-
mans, avait tourné les yeux vers le Dauphiné, et
annoncé à ses cousines sa visite pour le mois de
septembre. En d'autres temps, cette résolution au-
rait causé une grande joie à Gurson. Cette fois, on
eut l'air de craindre que le jeune philosophe, lancé
dans les hautes spéculations de l'esprit , ne trouvât
plus les mêmes charmes au séjour champêtre qui
était plein des plus heureux souvenirs de son en-
fance. Cette appréhension fut même nettement ex-
primée à différentes reprises, ce qui amena Enfantin
à répondre à mademoiselle Thérèse Nugues, dans
une lettre du 26 juin 1827 :
« Tu me dis et me répètes sous beaucoup de
formes que je m'ennuierai avec vous parceque je
suis un grand homme et vous de petites femmes
(tu vois donc jaune ce qui est blanc); que j'ai be-
soin des figures de Paris, quand on m'ordonne,
pour ma santé, de quitter Paris, etc., etc. Je n'irai
198 NOTICE HISTORIQUE
pas vous prouver mathématiquement que je ne suis
pas si grand que vous le dites, ni vous aussi petites,
la démonstration vous prouverait encore davantage
ma grandeur, puisqu'elle montrerait que je rai-
sonne mieux que vous, que je sais mieux mesurer
les tailles. Je ne vous dirai pas non plus que la
province renferme des figures aussi agréables que
Paris, je ne vous dirai rien de tout cela, mais je
vous ferai, j'espère, assez d'amitiés pour vous prou-
ver mieux que par des raisonnements, que ma
grandeur s'accommode fort bien de votre petitesse
de province. »
L'affaiblissement physique qu'Enfantin éprouvait
ne ralentissait pas son activité morale ni sa fécon-
dité intellectuelle. Peu de jours après sa lettre à
Thérèse, le 6 juillet, il écrivaitau docteur Bailly une
des épîtres les plus intéressantes et les plus com-
plètes qui soient sorties de sa plume. 11 l'appréciait
ainsi lui-même dans une note que nous reprodui-
sons textuellement • « Cette lettre, dit-il, est une
des plus importantes ; elle peint très-bien la situa-
tion de nos esprits depuis la fin du Producteur ,
jusqu'à sa date, et cette situation explique à
l'avance les schismes postérieurs. » (Note d'Enfan-
tin, d'octobre 1832.)
Depuis la fin du Producteur, en efi'et, ses rédao»
ENFANTIN 169
leurs s'occupaient surtout, dans leurs réunions
intimes, de la question religieuse que Saint-Simon
avait soulevée en 1802 dans son premier écrit et
qu'il avait développée dans sa dernière publication
en iS2b. Ils se demandaient si la raison humaine,
dans ses prétentions au positivisme, admettrait dé-
sormais des croyances religieuses indépendantes
de l'observation scientifique. Les uns, nourris de
l'étude des philosophes matérialistes du xviii® siècle
et des physiologistes du xix^, inclinaient vers la né-
gative, vers le rationalisme absolu, et se fondaient
sur quelques passages des écrits du maître, pour
considérer la théologie future comme devant en-
trer dans le domaine des sciences expérimen-
tales.
Enfantin, sans être plus disposé que Saint-Si-
mon à maintenir l'intervention suprême du surna-
turel et des idées révélées en matière religieuse,
insistait ^ur ce fait capital et tout à fait naturel,
que l'homme est doué de la double faculté de sentir
et de raisonner, que le concours du sentiment n'est
pas moins certain que celui du raisonnement dans
la formation des connaissances et des jugements
humains, et que les notions et les idées d'origine
sentimentale, pouvaient très-bien être marquées
religieusement du sceau de la vérité, sans qu'elles
200 NOTICE HISTORIQUE
eussent subi l'épreuve d'une démonstration matlié-
matique, et sans qu'il y eût pour cela superstition,
si, d'ailleurs elles ne contrariaient en rien les don-
nées positives de la science. Voici du reste com-
ment il posait la question dans sa lettre au docteur
Bailly :
« L'abstraction, au moyen de laquelle nous sépa-
rons l'homme en trois facultés principales, n'étant
créée par nous que pour la facilité d'examen, et
l'homme étant un, doit-on considérer comme vraie
ou comme fausse la proposition suivante ?
» L'espèce humaine est douée de la faculté de
percevoir sentimentalement les choses dont elle ne
se rend pas raisoyi, et, par suite, de formuler cette
perception en une institution sociale ayant le ca-
ractère de croyance commune, nommée religion,
et soumise dans ses perfectionnements au dévelop-
pement simultané des sciences et de Vindustrie. *
C'est la vérité de cette proposition qu'Enfantin
s'appliquait à démontrer dans sa lettre. Les prolé-
gomènes de la théologie nouvelle y sont largement
et clairement exposés. 11 ne prétendait point amoin-
drir l'empire de la science au profit de l'imagina-
tion ; il signalait au contraire l'appui que la science
ENFANTIN 201
devait chercher et trouver dans l'inspiration, pour
s'élever jusqu'aux sommets qu'il lui était impos-
sible d'atteindre et d'explorer toute seule.
« Les savants, disait-il, obéissant autrefois à
leur imagination, portaient dans la science le senti-
ment de Dieu, comme explication suffisante de l'in-
connu : le mal n'était pas là, de même que le pro-
grès ne consiste pas en ce que les savants ne croient
plus en Dieu ; mais en ce que les gens qui exer-
cent une portion de leurs facultés (la partie ration-
nelle) ne se satisfont plus, dans leurs travaux parti-
culiers, de trompeuses analogies et de rapports
instinctifs et spontanés qui portent à donner une
solution des problèmes, avant de l'avoir examinée
sous toutes ses faces. Toutefois si cette facilité de
sentir d'avance ce que l'observation vériiîera, si ce
génie qu'on peut appeler inspiration, ne prêtait
pas son secours à la science, en un mot si l'homme
raisonnait constamment, combien le cercle de ses
connaissances s'agrandirait avec peine? La faculté
d'imaginer, de conj ecturer, est donc indirectement
une source féconde dans laquelle l'intelligence hu-
maine ira toujours puiser chaque fois qu'il se pré-
sentera un problème à résoudre, et par conséquent
où elle prendra toujours la solution du grand pro-
202 NOTICE HISTORIQUE
blême de l'existence de l'univers, même avec l'as-
tronomie, la physique et la chimie positives.
» Dans la discussion qui existe entre nous, ajou-
tait Enfantin, Bazard reconnaît l'existence de cette
disposition mystique au moyen de laquelle l'homme
se met en rapport sentimental avec l'univers et
imagine une vie éternelle ; mais ce sentiment ne
joue pas suivant lui un rôle social plus grand que
tout autre sentiment individuel, tel que l'amour de
père à enfant, de femme à homme, etc. Il ajoute que
tout sentiment de l'homme lorsqu'il lui est prêché
par un artiste, le prédispose indirectement à tous
les autres sentiments, qu'ainsi des hommes réunis,
entendant prêcher sur l'amour du père à l'égard de
l'enfant, sortent de là meilleurs pères et aussi meil-
leurs maris, meilleurs maîtres , meilleurs citoyens.
Les mystiques également, sortant du prêche mysti-
que seraient meilleurs citoyens, comme ils le seraient
en venant d'entendre la bonne mère de Florian.
» Cette dépendance des sentiments nous paraît
juste, mais nous ajoutons : si chaque sentiment
particulier rappelle tous les sentiments, c'est quHls
sont tous liés, tous susceptibles d'être systématisés.
Quel est le lien des sentiments? On nous répond la
philanthropie , qui comprend tous les rapports sen-
timentaux des hommes entre eux.
KXFANTIX 203
» Mais la philanthropie ne saurait comprendre
les sentiments de rapports avec l'univers, donc le
sentiment mystique échapperait au lien général? »
De là, Enfantin concluait à la nécessité d'un lien
plus général, embrassant l'universalité des êtres,
fondé sur le sentiment religieux.
Ce grand problème devait rester quelque temps
encore à l'étude et en discussion, parmi les disciples
de Saint-Simon, avant de recevoir une solution à
laquelle on pût attacher le caractère dogmatique.
Le prosélytisme épislolaire suivait d'ailleurs son
cours. Resseguier s'était empressé d'accepter une
correspondance suivie avec les anciens rédacteurs
du Producteur, et de leur demander des explica-
tions sur les points de la doctrine qui l'embarras-
saient. Enfantin se chargea de les lui donner nettes,
précises, et ce fut pour remplir cette tâche qu'il lui
écrivit, le 19 août 1827, une seconde lettre qu'il
commençait ainsi :
« Avant toute réponse aux objections philoso-
phiques, une chose me paraît claire, c'est qu'une
journée de conversation vaudrait mieux que dix
lettres; or, le désir que vous montrez de connaître
à fond notre doctrine, et celui que nous avons de
nous lier entièrement d'idées avec un esprit comme
204 NOTICE HISTORIQUE
le vôtre, m'engage à vous proposer le moyen sui-
vant : votre santé vous force à voyager, les médecins
m'ordonnent un voyage, et je serai en septeirbre
et octobre sur les bords de l'Isère. Partageons
la route, donnons-nous rendez-vous à Montpel-
lier, et là nous coulerons à fond, en queli|Lios
bonnes journées, tout ce que nous pourrons. J'ai-
merais encore mieux qu'il pût vous convenir de
passer l'hiver à Paris, mes amis me disent qr/iîs
auraient autant de plaisir que moi à faire votre con-
naissance et j'aimerais à partager ce plaisir avec
eux. »
Abordant ensuite les objections de Resseguier,
Enfantin s'attachait à réfuter celle qui s'appliquait
à la définition du but social.
« Ce but, disait-il , peut être présenté sous
trois faces, ou sous une seule qui les renferme toutes.
Quand il y a une éducation générale commune,
l'expression du but est unitaire. A notre époque,
nous devons frapper à toutes les portes, attaquer
chaque spécialité; présenter aux artistes, si nous
pouvons, un but sentimental pour l'iiu inanité, aux
industriels un autre but, aux savants un autre, de
manière, toutefois, à ce que ces trois buts se confon-
dent en un seul, lorsqu'une image qui les renferme
ENFANTIN 205
tous pourra être présentée aux masses, sans produire
de confusion et d'obscurité.
» Le but pour lequel la société ^organisera est
sans contredit \2i 'production ; c'est un but constant
et définitif; s'organiser le mieux possible sera s'or-
ganiser de manière à produire le plus possible,
mais par quelle image pourrait-on rendre sensible
la production la plus complète sous le rapport sen-
timental ou intellectuel? Peut-être hésiterez-vous
à résoudre cette question, tandis que l'exploitation
la plus complète du globe a l'avantage de faire
naître une idée nette de la plus grande production
matérielle possible, production qui d'ailleurs exige
(pour atteindre un maximum) le plus haut degré
possible de science et le plus grand développe-
ment de sentiments. »
Cette lettre, qui ne renfermait pas moins de huit
pages, resserra fortement le lien doctrinal que la
seule lecture du Proc/wc^e^fr' avait formé, et qui devait
donner pour adhérents au saint-simonisme, dans le
midi, un groupe considérable d'hommes d'élite. Elle
se terminait par la proposition d'un rendez-vous à
Montpellier pour le courant d'octobre, et fixait au
5 septembre le départ d'Enfantin pour Romans. Elle
était accompagnée d'une note sur la civilisation
206 NOTICE HISTORIQUE
de la Turquie et de l'Asie ^, laquelle est com-
prise dans les manuscrits en voie de publication.
La réponse de Resseguier fut adressée à Ro-
mans. Enfantin continua ses explications sur le but
social et aussi sur le pouvoir spirituel de l'avenir,
dans une nouvelle lettre, portant la date du 4 octo-
bre. Il annonça, de plus, à son correspondant, qu'il
ne pourrait le voir à Montpellier, étant obligé de
rentrer à Paris à la fin du mois.
La fin du mois ! elle devait être cruelle pour En-
fantin. Elle lui enleva son frère unique, son ami,
son camarade, Auguste Enfantin, paysagiste dis-
tingué, empoisonné par les miasmes des Marais-
Pontins dans ses excursions d'artiste.
4. « Cette note^ toute incomplète qu'elle était, a dit Enfantin,
est restée, pendant toute la durée de notre développement théori-
que, comme témoignage de l'impuissance où nous étions, nous,
fils de chrétiens, de faire autre chose, dans nos travauxhistoriques,
que l'enchaînement de l'histoire chrétienne; toujours le problème
relatif à l'Orient nous a été posé, et pourtant il n'existe aucun
travail à ce sujet parmi tous nos écrits. S. Simon aussi avait
à peine touché cette face de la vie humaine; Comte, d'après lui,
n'a guère parlé de l'Orient que pour en rattacher le développement
aux progrès de la science par les Arabes. Ce silence n'est-il pas
une justification bien visible de notre foi sur l'union intime de
ces mots : orient et culte? De même qu'en Orient, le dogme
nouveau s'élaborera peut-être comme développement des livres
de rinde, et le culte nouveau des fils de Mahomet s'inspirera
encore de nos vieilles cailK-drales. )j
[Note d'Enfnntin, datée de Sainte-Pélagie,
le 30 décembre 4832.)
ENFAiNTI.N 207
Cette douloureuse nouvelle lui parvint le 5 no-
vembre à Gurson. Son ami Holstein la lui annonça,
de Paris, en des termes qui la fesaient seulement
pressentir. Enfantin ne pouvait s'y tromper; il ré-
pondit sur le champ à Holstein :
Curson, 5 novembre 1827,
« Tu ne me dis pas tout, mon ami, mais ta lettre
est assez claire, c'est encore à toi que j'ai recours,
songe pour moi à père et mère.
» Vas voir Camille à la caisse d'amortissement,
si personne à la maison ne sait encore cette affreuse
nouvelle, prie-le de voir si madame Sivert est à
Paris (rue Martel, n° 5), c'est la personne qui
pourra rendre le plus de soins à ma mère en pa-
reille circonstance. Je ne sais que faire. Dois-je
aller pleurer avec ma mère, ou pleurer comme je le
fais ici? Donne-moi conseil. — Ta lettre est l)ien
terrible, heureusement elle m'a trouvé mieux por-
tant que je ne l'ai été depuis un an. Pauvre Au-
guste ! Peut-être m'as-tïi dis tout ce que tu savais,
il n'en est pas moins perdu. Entends-toi avec Ca-
mille pour que deux amies de maman soient vite
près d'elle quand on lui apprendra. Madame Sivert
et mademoiselle Aglaé sont ces deux personnes.
208 NOTICE HISTORIQUE
Camille recevra en même temps que ces lettres un
mot de ses sœurs. Surtout, arrangez-vous, s'il est
possible, pour ne pas porter trop rapidement ce fu-
neste coup. Commencez par des inquiétudes sur le
long silence d'Auguste; faites tout ce que vous
pourrez pour faire traîner en longueur. La tête de
ma mère ne supporterait pas un pareil malheur an-
noncé brusquement.
» J'attends ta lettre de demain avec toute l'im-
patience possible, quoique je n'espère rien. Dis-
moi ce qu'il faut que je fasse, mon pauvre ami, tu
as cette année toutes les charges de l'amitié ; je t'em-
brasse et t'aime pour moi et pour ce pauvre ami. »
La seconde lettre d'Holstein ne justifia que trop
•la triste certitude qui n'avait pu échapper à la pé-
nétration d'Enfantin à travers les réticences de son
ami. Le 7, Enfantin écrivit encore à celui-ci, en le
chargeant d'une lettre pour son père.
« Voilà, mon ami, lui dit-il, un mot pour mon
père, je veux que ma mère ait presque chaque jour
des nouvelles de ma santé, jusqu'à mon arrivée,
qu'elle n'ait pas d'inquiétudes à ajouter à sa dou-
leur. Cette affreuse nouvelle est souvent encore
pour moi un songe. Ce pauvre ami, quelle triste
fin!... Je crains de ne plus recevoir de lettres de
ENFANTIN 209
toi ici, parce que tu me croiras parti. On ne voulait
pas ici que je précipitasse mon voyage, et surtout
que jepartisse seul; une de mes cousines m'accompa-
gne et j'en suis bien aise pour ma mère, car elle sera
pour elle une bonne consolation. — Gomme cette
lettre nous a tousaccabiés ici! Heureusement pour
mon retour, j'étais très-bien quand ta lettre m'est
parvenue, et je suis encore bien aujourd'hui. Je
ferai ce voyage avec tous les soins possibles, et
je pense bien n en pas souffrir, et ne pas affliger
encore ces bons parents en leur ramenant leur fils,
leur seul fils, souifrant et faible. Mon pauvre ami,
je te recommande encore Ménilmontant. Fais-les
revenir à Paris, si tu vois que mon père ne se re-
met pas, au bout de quelques jours, à travailler
son jardin.
» Adieu, voici un mot pour mademoiselle de
Saint-Hilaire que je suppose près de maman. Je
lui dis de disposer de toi, comme de moi-n:ême,
pour tout ce qu'elle jugerait utile, en ce moment,
pour père et mère.
» Tout à toi, mon bon ami.
>• Je rouvre ma lettre pour te dire que je reçois
celle de papa qui me tranquillise et me fait du bien.
Combien tout cela est affreux! Pauvres parents, ils
se contraignent pour moi... »
il
210 NOTICE HISTORIQUE
Quel singulier destructeur des liens du sang et
de l'esprit de famille ! Les réflexions, que nous a
suggérées la correspondance si touchante de Saint-
Simon avec son père, trouveraient encore ici leur
place. Enfantin nous les rappellera aussi souvent
qu'il aura à démontrer^ par son langage et par ses
actes, que ses affections privées n'étaient ni étouf-
fées ni attiédies par ses convictions philosophiques
et religieuses.
Lorsque la nouvelle de la mort de son frère était
venue surprendre Enfantin à peine remis d'une
crise nerveuse qui avait semé l'alarme autour de
lui, il songeait à retarder jusqu'en janvier son re-
tour à Paris. Il avait même annoncé cette inten-
tion à Bûchez, qu'il tenait informé de l'état de sa
santé, et qui cultivait et pratiquait la médecine,
avec distinction, au milieu de ses préoccupations
de penseur et de philosophe.
Bûchez avait combattu cette prolongation de sé-
jour en Dauphiné par des considérations hygiéni-
ques * d'autant plus déterminantes qu'elles étaient
1 . « La crise de nerfs que vous avez eue, disait Bûchez, prouve
combien c'était avec raison qu'on attribuait l'état de votre santé
à votre changement de régime, qui, d'industriel qu'il était, est
devenu purement intellectuel. Sans doute des actes qui allaient
très-bien avec une vie active, nullement avec celle du cabinet,
ont contribué à votre maladie Vous dites que vous
voulez rester jusqu'en janvier; Diablel Mais ne pleut-il pas
ENFANTIN 211
corroborées par des convenances et des nécessites
d'un autre ordre. Sa lettre, assez étendue et pleine
de sages avis, renfermait un témoignage précieux
de la supériorité déjà acquise à Enfantin, dans le
groupe primitif du saint-simonisme, et de son apti-
tude spéciale à prendre l'initiative, à donner l'im-
pulsion , à inspirer la confiance et à faire accepter
l'autorité morale, sous forme gracieuse, aux esprits
les moins disposés à la discipline.
« L'école est comme dissoute depuis votre dé-
part, disait Bûchez; vous étiez le lien qui unissait
les parties. J'ai rencontré deux fois Rodrigue
dehors et une fois dans la cour de ma maison. Je
ne vois guère Rouen. Plus de travail commun; j'ai
demandé à Rodrigue s'il travaillait à part, point
de réponse. Bazard et Laurent demeurent trop
loin. Vous nous manquez, mon cher Enfantin
» Cependant, ne croyez pas que notre doctrine
reste sans gagner du chemin *; nous acquérons
des partisans. Boulland nage en pleine eau, et
beaucoup et plus qu'à Paris, en Dauphiné? Quand vous ne
pourrez plus sortir, pourrez- vous prendre l'exercice que vous
prendriez à Paris? etc., etc. »
'I. Dans cette même lettre, Bûchez pose la question de la hié-
rarchie; il se demande si, dans l'état de désordre de l'école, il
n'y a pas quelque chose à faire pour arriver à l'unité de direc-
tion. « Faut-il que quelques-uns d'entre nous, dit-il, prennent
la souverainelé par le travail? Mais il y a un sentiment qui en
212 NOTICE HISTORIQUE
il a entrepris trois conversions qui vont bien
» Nous allons essayer une grande affaire S Ba-
zard, Laurent et moi; vous la saurez, si elle se
conclut, et aussitôt.
» Bazard me charge de vous serrer la main ;
Laurent, qui fourre de la doctrine dans sa réponse
à Montgaillard, vous salue; tous souhaitent de
vous revoir. Rouen vous écrit 2. »
Les collaborateurs d'Enfantin virent malheureu-
sement leur vœu unanime trop tôt satisfait. Leur
ami, quoique malade encore, fut ramené brusque-
ment à Paris par le coup qui le frappait si cruel-
empêclie; c'est celui de rengagement grave et moral qui doit
nous unir; c'est celui de l'intérêt des idées qui perdent à être
négligées, fût-ce d'un seul de leurs premiers partisans. »
1. Il s'agissait de la publication d'un Dictionnaire philosO'
phique du xixe siècle, dont le prospectus fut rédigé par Bazard.
Ce projet fut abandonné dans la suite, pour faire place à d'autres
travaux de propagation.
2. La lettre de Rouen^ datée du 24 octobre 1827, se trouve
en effet dans les manuscrits d'Enfantin. Elle constate l'état de
somnolence dans lequel semblait tomber l'école en l'absence de
ce dernier. Elle renferme en outre des détails fort curieux sur
Coëssin, ancien élève de l'École polytechnique, renommé comme
physicien, enseignant alors un système ihéologo-scientifique où
il s'efforçait de réconcilier, selon la prédiction de de Maistre, la
science avec la foi. Coëssin avait fondé un établissement à Paris,
et y avait réuni quelques disciples ; il en avait aussi à Lyon et à
Rome. « Coëssin, disait la lettre, est allé l'an dernier à Rome
pour tenter le Sacré-CoIlége; mais il n'en a rapporté qu'une
belle et bonne excommunication, attendu le scandale qu'il a
causé. »
ENFANTIN 213
lement. Sa douleur ne lui permit pas de reprendre,
aussitôt qu'il l'aurait désiré, sa correspondance
doctrinale. Il fut obligé de laisser sans réponse,
pendant deux mois, une lettre du 21 octobre, dans
laquelle Resseguier lui disait : « Votre réponse
sur le pouvoir spirituel exigera une longue lettre. . .
Votre dernière, et de nouvelles méditations, m'ont
entièrement iixé sur le but social; nous sommes
actuellement parfaitement d'accord sur ce point. —
Votre distinction dans la question des beaux-arts
a éclairci ce qu'il y avait de vague pour moi; il
est donc convenu que toutes les fois que le Pro-
ducteur a parlé de perfectionner l'industrie, les
sciences et les beaux-arts, il entendait désigner par
cette dernière expression les sentiments. — Vous ne
m'avez pas encore compris au sujet des gens de po-
lice; j'attache peu d'importance sans doute à ce
qu'ils soient surveillants non producteurs ou sim-
plement surveillants, mais je tiens à saisir complè-
tement vos idées. »
Enfantin répondit à cette lettre le 30 décembre :
« De pénibles devoirs m'ont empêché de répon-
dre à la lettre que vous m'avez écrite à Romans,
mon cher Monsieur; quelques jours après sa récep-
tion, au moment où je prenais la plume pour vous
écrire, j'ai reçu la nouvelle de la mort d'un frère
214 NOTICE HISTORIQUE
chéri. Je suis reparti promptement pour venir près
de mon père et de ma mère désolés. Ma santé n'a-
vait pas besoin de cette secousse, j'en ai souiiert
beaucoup. Enfin, je suis mieux maintenant, et de-
puis quinze jours même, je suis tout à fait rentré
dans la ligne ascendante.
» J'avais prié Rouen de me remplacer dans notre
correspondance. Il a fait une note très-étendue sur
les nouvelles objections que vous lui faites sur
rOrient; mais d'autres occupations sont venues à
la traverse et l'ont forcé à suspendre encore sa ré-
ponse. Enfin, pour ne pas vous faire attendre plus
longtemps de nos nouvelles, j'ai pris la plume
pour causer quelques instants avec vous.
» Votre lettre soulevant plusieurs questions ,
outre celle qui concerne particulièrement Tami
Rouen, il faudra presque un volume pour vous
répondre, mais vous l'aurez*. Un de nos amis,
Péreire (Isaac) s'en occupe. La note de Rouen,
analysée par un autre disciple de l'école, M. Sar-
cbi, y sera jointe; enfin peut-être, si j'en ai le
temps, y ajouterai-je aussi quelques mots...
» Je vous remercie, et nous vous remercions
4. Lesexplicalions successives d'Enfantin à Resseguier, forme-
ront, en effet, un volume au moins dans sa correspondance gdné-
raie.
ENFANTIN 213
tous, de la connaissance de M. Barranlt *; c'est un
cliarmant homme. Nous le faisons piocher autant
que ses occupations le lui permettent. Nous lui
avons fait lire le grand de Maistre, ce superb'i dé-
bris du catholicisme. Barrault a aussi les ouvrages
deTécole...
» Adieu, mon cher Monsieur; qu'il me tarde
d'apprendre que votre santé vous permet de ve-
nir nous visiter. Péreire vous enverra une bonne
démonstration de l'inévitable nécessité d'un pou-
voir spirituel. Eh bien! si vous étiez ici, nous vous
montrerions, dans Saint-Simon, cinquante démons-
trations aussi belles de ce grand théoricien. Mille
amitiés de la part de tous nos amis. »
IV
(1828)
Le 6 janvier 1828, Bazard et Enfantin écrivi-
rent l'un et l'aalre à Resseguier. Bazard lui com-
muniquait le plan, la pensée et le texte du Die-
1. Emile Barrault était l'un des professeurs les plus distingués
du collège de Sorèze. Il devint bientôt l'un des plus fermes et des
plus brillants interprètes de la doctrine saint-simonienne.
216 NOTICE HISTORIQUE
twnnaïre 2^hïlosopMqîie. Enfantin se bornait à peu
près à confirmer les explications de Bazard ou à
annoncer que Péreire n'avait pas encore terminé sa
note.
« Vous verrez par la lettre de Bazard, disait-il,
et par l'avis qui y est joint (avis qui n'est répandu
qu'en bonnes mains), comment nous voulons faire
marcher la doctrine, en l'an de grâce 1828; sous
quelle forme nous comptons la donner au public.
Dites-nous en votre avis. Le prospectus ne paraîtra
que lorsqu'on aura obtenu le nombre de souscrip-
teurs nécessaires pour assurer la marche de l'entre-
prise. Deux libraires, Charles Teste et Aucher
Éloi, ont pris l'engagement de compléter la
souscription quand vingt-cinq actions seraient
prises. Il y en a déjà une douzaine de souscrites
depuis le peu de jours que l'avis est publié, et tout
fait espérer que cela se remplira promptement. »
Il s'en fallait de beaucoup cependant que la sol-
licitude d'Enfantin s'appliquât plus particulière-
ment à la publication du Dictionnaire j)hilosophi-
que. Ses dispositions à cet égard furent nettement
formulées dans une note qu'il joignit, peu de jours
après (le 13 janvier), au travail remarquable
d'Isaac Péreire sur le pouvoir spirituel, et sur la
substitution de l'emprunt à l'impôt. Après avoir
EiXFANTLV 217
réfuté péremptoirement les objections de Resse-
guier sur cette dernière question, il s'exprima ainsi
sur les publications doctrinales alors en projet :
« Le Dictionnaire philosophique avance peu ,
cependant Bazard s'occupe de rédiger l'introduc-
tion indispensable pour faire préalablement con-
naître le but de cet ouvrage, et les moyens que
nous emploierons pour présenter nosjdées.
» Mais ce qui, philosophiquement, est plus im-
portant, c'est la reprise du Producteur . Pour cela,
il nous a fallu nous assurer d'abord d'un nombre suf-
fisant de rédacteurs gratuits comme nous l'avons
toujours été, et qui ne nous laissent pas sur les bras
un fardeau aussi lourd que celui que nous avons
porté pendant les six derniers mois du Produc-
teur. Cette charge, nous l'avons supportée, j'ose le
dire, miraculeusement. . . Nos deux années de repos
ont été employées à former de bons élèves^ d'utiles
collaborateurs, tels que Péreire, tels que vous, car
nous comptons sur vous maintenant plus peut-être
que vous n'y comptez vous-même. Barrault est éga-
lement à nous ; des réunions suivies, dans lesquelles
Bazard a exposé scientiliquement les points culmi-
nants de la doctrine, nous ont amené quelques
hommes; enfin notre personnel est préparé, et
c'était le point difficile, puisque, quelque soit le
218 NOTICE HISTORIQUE
sort des disciples, les apôtres ne manquent pas. »
Quelques-unes des réunions, dont parle ici En-
fantin, se tinrent chez Garnot, qui s'était approché
depuis assez longtemps de l'école saint-simonienne,
et qui comptait, dès lors, parmi ses zélés propaga-
teurs ' . On se réunissait aussi chez Enfantin, qui
avait quitté son logement de la rue du faubourg
Poissonnière,^our s'établir dans les bâtiments de la
Caisse hypothécaire, où il venait d'être appelé à rem-
plir les fonctions de caissier^. Le nombre des apôtres
croissait, au milieu de cet enseignement oral. Eu-
gène Rodrigue, frère d'Olinde, à peine âgé de
vingt-deux ans, préparait ses Lettres sur la reli-
gion et la politique, adressées, les premières à un
philosophe, les dernières à un progressiste protes-
tant, et qui firent dire à Enfantin qu'elles étaient,
en quelque sorte, une transformation préparatoire
de toutes les croyances du passé selon la doctrine
i. Carnot etLaurents'étaientrencontréset liés, à la fin do 1823,
dans une société de Littérature et de morale qui complail parmi
ses membres quelques jeunes liommes devenus plus ou moins
célèbres après 1830 et 1848, comme avocat>, majzistrals, dépuLés
ou minisires : MM. Partarieu-Lafosse, Plougoulm, Aylies, Marie,
Lanjuinais, Léon Faucher, etc., etc. Carnot avait suivi aussi un
cours particulier, ouvert par Auguste Comte, et dont la nou-
veauté avait attiré, à quelques séances, Lamennais, encore ardent
calholiiiue, et MM. Tliicrs et Mignet, dont l'illustration com-
mençait à poindre.
2. Olinde Rodrigue était alors directeur de cet établissement.
ENFANTIN 219
saint-simonienne. Vers le même temps (février
1828) Fournel et Margerin se rencontrèrent à
Paris et se présentèrent chez Enfantin pour être
admis aux réunions de l'école.
La propagande épistolaire suivait aussi son
cours, tandis qu'Enfantin faisait lui-même ou ins-
pirait des travaux spéciaux sur les plus hautes
questions d'économie sociale. Le 29 avril 1828,
Isaac Péreire adressait à Resseguier un traité de la
propriété, dont Enfantin s'était chargé de faire le
couronnement.
« J'avais, disait Péreire, divisé mon travail en
trois parties, l'une relative au passé envisagé d'une
manière générale, l'autre relative à la question du
fermage, et la troisième enfin présentait notre vue
d'avenir ; je ne vous envoie que les deux premières,
parce que notre ami Enfantin s'est chargé de vous
envoyer la troisième. Il l'exécute sur un plan qui a
de très-grands avantages sur celui que j'avais conçu;
je ne m'étais attaché à présenter que les généralités,
mais Enfantin a pensé que l'histoire d'un homme,
qu'il prend dans l'an 2240, de ses progrès dans
cette société future, de ses fonctions, en un mot de
ses rapports d'industrie, de sciences et de senti-
ments, vous ferait saisir d'une manière complète la
question qui nous occupe »
220 NOTICE HISTORIQUE
Ce travail particulier d'Enfantin fut, en effet,
l^ientôt terminé. Il a sa place marquée dans la pu-
blication de ses œuvres.
La question religieuse, si nettement posée et
développée dans la lettre d'Enfantin au docteur
Baillj, était toujours l'objet des premières et des
plus vives préoccupations des chefs de l'école, qui
la discutaient, depuis deux ans, dans leurs réunions
intimes. Dans ces discussions, comme dans ses tra-
vaux écrits, Enfantin témoignait de plus en plus
qu'il possédait plus que personne la double faculté
d'inspiration et de raisonnement, pour percer les
obscurités de ce grand problème, et pour préparer
une solution qui donnât satisfaction à un senti-
ment irrésistible de l'humanité, sans contrarier les
progrès et les démonstrations de la science. Les
résistances qu'il avait éprouvées ne s'affaiblis-
saient que peu à peu, mais la joie qu'il ressentait,
de chaque pas en avant, se faisait jour dans sa
correspondance de famille. Il écrivait à sa cou-
sine, le 17 août 1828 :
« Je m'occupe en ce moment de quelque chose
pour toi, ma chère Thérèse ; j'espère te montrer
que notre doctrine mène droit au ciel, qu'elle est
l'accomplissement obligé des ordres de Dieu, qui
ENFANTIN 221
a voulu que l'espèce humaine améliorât constam-
ment son existence physique, morale et intellec-
tuelle, pour lui rendre un culte de plus en plus
digne de lui. Si nous ne lui rendons pas aujour-
d'hui ce culte perfectionné, c'est notre faute, car
nous sommes plus riches, plus instruits, et surtout
plus humains que ne l'étaient les chrétiens du moyen
âge; la misère, l'ignorance, le vice excitent davan-
tage notre commisération et notre blâme. Combien
serait impie l'idée qu'on se ferait des desseins de
Dieu, si l'on pensait qu'il a voulu qu'on l'adorât
aujourd'hui, comme on l'adorait lorsque les peuples
étaient continuellement en guerre^ lorsque, pen-
dant V apparence même de la paix, une partie de
l'espèce humaine était exploitée par l'autre, enfin
lorsqu'on célébrait le Dieu des armées, comme si
Dieu pouvait être aujourd'hui le Dieu du sang
» Si vous montrez ma lettre à Emile, son esprit
satirique verra sans doute, au premier abord, une
calotte sur ma tête et un surplis sur mon dos * ; il se
trompera ; mais, pour s'apercevoir de son erreur,
il aurait besoin de travailler, comme je l'ai fait
les idées qui m'ont amené à penser comme je pense ;
4, Benjamin Constant, dans une de ses attaques contre le Pro
ducteur, avait cru faire une grande malice aux disciple? de SainS
Simon en les appelant des prêtres de Thèbes et de Mempkis,
222 NOTICE HISTORIQUE
et il est si occupé;, il a tant d'intérêts majeurs qui
l'absorbent, que je n'espère plus cela de lui. J'ai
assez frappé à sa porte, j'ai crié tant que j'ai pu, il
ne m'a pas entendu. J'entre dans le parti prêtre,
je suis un jésuite, par conséquent un monstre, je
ne m'attends guère à de plus douces épithètes,
c'est le martyre de nos jours, il est moins barbare
que celui d'autrefois, mais il est passablement
cruel encore. Non, je ne suis pas du parti prêtre,
si le parti prêtre est le parti qui veut rétablir le
passé ; je ne suis pas jésuite, si les jésuites ne veu-
lent apprendre aux chrétiens du xix<^ siècle que ce
qu'il fallait apprendre aux esclaves du moyen âge
pour qu'ils ne brisassent pas trop brusquement
leurs chaînes, car Dieu voulait alors que l'huma-
nité fût divisée en deux classes. Aujourd'hui il n'y
a plus qu'une seule espèce humaine, ou plutôt il y
a encore deux classes d'hommes, mais il y en a
une dont la fin approche, c'est celle que nous
a léguée le passé, celle des êtres qui ne con-
tri uent en rien au développement de la volonté
de Dieu, à l'amélioration physique et morale de
l'espèce humaine. Et, chose remarquable! c'est sur
cette classe moribonde, c'est sur ces hommes qui
n^ont plus que le souffle, que les jésuites de nos
jours cherchent à fonder leur puissance; leur corps
ENFANTIN 223
s'allie à un cadavre, ils périront avec lui ; Dieu le
veut
» A quel degré de faiblesse se livre l'homme qui
me dit comme Emile : « Si le blâme, le déshon-
neur s'était attaché à moi, je n'aurais pu supporter
une existence qui serait devenue trop lourde pour
moi ? » Et que devaient donc faire les martyrs de
la foi chrétienne, quand, avant d'être lapidés, ils
étaient poursuivis par la honte? Se suicider? Où en
serait le monde? Que devons-nous faire aujourd'hui?
Cesser nos travaux, renfermer dans nos cœurs le
sentiment qui nous anime! Non, le ridicule, la
honte même, que dis-je, la diminution de l'affec-
tion des personnes qui nous aimaient, et que nous
chérissons toujours, quelle que soit leur froideur
pour nous, ne nous ferait pas garder, dans le secret
de notre pensée, le nouvel évangile qui doit sauver
tous les hommes, ceux mêmes qui nous lapideront.
Et quelle est la croyance qui pousse à cette abné-
gation que nous admirons dans les fondateurs du
christianisme? Quelle est celle qui nous entraîne
aujourd'hui? C'est l'amour pour notre idée, nous
dira-t-on ; oui, mais quelle est cette idée? C'est le
passé et l'avenir. C'est la vie du monde. Notre
amour pour le ^ilan suivi par l'espèce humaine
pendant toute la durée de son existence, le désir
224 NOTICE HISTORIQUE
que nous avons de contribuer pour notre part à
l'exécution de ce plan, la croyance où nous sommes
qu'il est beau d'occuper un grand rôle sur cette
scène immense; voilà ce qui nous entraîne. Mais
ce plan que j'aime, qui donc Fa conçu? qui donc
l'a imposé au monde? « C'est une conséquence de
son organisation mécanique, anatomique, » dit
Emile ou tout autre esprit fort. Triste jeu de mots,
imagination refroidie, qui glace tout ce qu'elle ap-
proche ! Pauvre Auguste, est-ce ton organisation
que j'aimais, elle est détruite, et je t'aime encore !
Que me fait à moi une machine bien faite dont les
rouages s'engrènent parfaitement? je ne perdrais
pas un cheveu pour elle. Que cette machine s'anime,
qu'elle parle à mon cœur un langage humain,
qu'elle m'ordonne de l'aider dans ses mouve-
ments, de lui prêter le secours de mon bras, de
mon intelligence, qu'elle m'implore, comme l'hu-
manité prie, de détruire tout ce qui s'oppose à son
libre mouvement, je n'admire plus, j'aime, je me
dévoue pour elle. Et le monde serait une machine
sans vie ? Impossible !
* P. Enfantin. >»
FIN DU PREMIER VOLUME.
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