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Full text of "Notices historiques: I. Saint-Simon. II. Enfantin"

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in  2009  with  funding  from 

University  of  Ottawa 


http://www.archive.org/details/noticeshistoriqu01pariuoft 


X  v_j  L    !-•  i  iyir\.i\u 


ŒUVRES 


SAINT-SIMON  &  D'ENFANTIN 


SAINT-GERMAIM.    —    IMPRIMERIE    I)E   !..   TOINON  ET  C«. 


ŒUVRES 

h  F. 

SAINT-SIMON  k  D'ENFANTIN 

PUBLIÉES    PAR    LES    MEMBRES    DU    CONSEIL 

INSTITUÉ    PAR    ENFANTIN 

POUR   l'exécution    de    ses    dernièues    volontés 

ET 

PRÉCÉDÉES     DE     DEUX 

NOTICES   HISTORIQUES 

TOME    PREMIER 
DEUXIÈME     ÉDITION 


PARIS 
E.     DENTU,    ÉDITEUR 

LIBRAIRE     DE     LA     SOCIÉTÉ    DES    GENS     DE     LETTRES 

PALAIS-ROYAL,   17  ET  19,    GALERIE    D'ORLÉANS 

1865 
Tous  droits  réservés. 


s-* 


I 
I 
I 

I 


<. 


EXTRAIT 


Des  instructions  données  par  K^VAIKTIS  à  son  légataire 
universel,  ARLÉUi-DUFOUB,  pour  l'exécution  de  ses 
dernières  volontés. 


«  Mon  cher  ami,  j'ai  faitaujourd'hui,  8  avril  1804, 
mon  testament,  vous  instituant  mon  légataire  uni- 
versel. Cet  acte,  déposé  cliez  ]\P  Dufour,  noiaire 
à  Paris,  exige  que  je  vous  explique  ici  mes  inten- 
tions spéciales  à  l'égard  de  cette  qualité  que  je 
vous  donne.  Et  comme  j'ai  prévu  le  cas  où,  à  votre 
défaut,  l'un  de  nos  amis,  Lhabitant,  Laurent,  Foiir- 
nel,  Guéroult,  vous  remplacerait  dans  l'ordre  où 
je  viens  d'écrire  leurs  noms,  la  présente  lettre 
s'adresse  à  celui  d'entre  vous  tous  qui  remplira 
cette  fonction  d'amitié.  D'ailleurs,  je  désire  que 
ces  amis  vous  assistent  dans  la  réalisation  des 
diverses  intentions  que  je  vais  vous  confier. 

»  Comme  légataire  universel  des  cinq  huitièmes 
de  ma  succession,  j'ai  stipulé  que,  dans  votre  lot, 


VI 

serait  compris  pour  une  somme  de  dix  mille  francs, 
mon  mobilier...  • 

»  J'ai  dit  également  que  votre  lot  comprendrait 
pour  une  valeur  de  cinq  mille  francs,  tous  mes  ma- 
nuscrits, et  la  propriété  littéraire  de  mes  œuvres. 

»  Ces  deux  attributions,  dans  vos  mains,  ont  pour 
but  de  vous  permettre  de  réaliser,  après  ma  mort, 
ce  que  je  n'ai  pas  pu  réaliser  de  mon  vivant  :  la 

CONSTITUTION  DE  NOS   ARCHIVES,  SOit  par  Une  DONATION 

A  l'état,  pour  une  des  bibliothèques  publiques,  soit 
par  LA  constitution  d'une  société  libre,  ayant  pour 
but  la  conservation  de  nos  archives,  la  propagande 
de  notre  foi,  l'exploitation  de  mes  oeuvres. 

»  Je  vous  prie  d'adjoindre,  à  vous  et  à  nos  amis, 
nommés  ci-dessus,  mon  fils  Arthur  Enfantin,  afin 
que  tous,  formant  conseil  avec  vous,  vous  exami- 
niez d'abord  si  une  société  libre,  civile  ou  com- 
merciale, est  possible,  et,  dans  le  cas  contraire, 
vous  fassiez  la  donation  a  l'état  dans  les  conditions 
les  meilleures,  et  vous  provoquiez  des  donations 
semblables,  de  la  part  de  tous  nos  amis.  » 

Barthèkimj-Prospr  ENFANTIN. 


AVANT-PROPOS 


Le  saint-simonisme  qui  passa  pour  mort, 
il  y  a  plus  de  trente  ans,  parmi  les  esprits 
superficiels,  loin  d'avoir  cessé  de  vivre,  affirme 
aujourd'hui  son  existence,  avec  une  confiance 
plus  ferme  que  jamais  en  la  vérité  et  la  des- 
tinée des  principes  qu'il  inscrivit  en  tête  de  ses 
publications,  dès  1825  : 

«  Toutes  les  institutions  sociales  doivent 
»  avoir  pour  but  l'amélioration  du  sort  moral, 
»  intellectuel  et  physique  de  la  classe  la  plus 
»  nombreuse  et  la  plus  pauvre. 

»  A  chacun  selon  sa  capacité,  à  chaque  ca- 
»  pacité  selon  ses  œuvres.  » 

Cette  confiance  se  fonde  sur  des  considéra- 
tions dont  tout  le  monde  peut  apprécier  la 
légitime  influence  : 

1^  Les  écoles  et  les  institutions  dont  le  saint- 
simonisme  dénonça  la  stérilité  philosophique, 


VI!  I 

politique  ou  religieuse,  devant  un  monde  ba- 
lancé dans  le  vide  entre  le  préjugé  et  le  doute, 
n'ont  rien  produit  depuis  qui  ait  démenti  cette 
accusation  ; 

2"*  Les  principes  que  le  saint-simonisme  prit 
pour  devise  et  qui  l'exposèrent  aux  dédains  et 
aux  sarcasmes  des  croyants  de  l'ancien  régime 
et  des  sceptiques  de  la  révolution,  se  sont  ré- 
pandus au  grand  jour  et  ont  pénétré  partout  en 
laissant  seulement  à  l'ombre  le  cachet  de  leur 
origine;  et  ils  ont  tellement  séduit,  sous  le  voile 
de  l'anonyme,  la  plupart  de  leurs  superbes 
adversaires  d'autrefois,  qu'un  illustre  acadé- 
micien a  pu  dire,  dans  un  journal  éminemment 
sérieux  *,  que  la  politique,  dégagée  des  ques- 
tions théologiques  soulevées  par  les  disciples 
de  Saint-Simon,  était  aujourd'hui  saint-simo- 
nienne  ; 

3°  Le  saint-simonisme  ne  s'est  pas  borné  à 
des  instructions  verbales,  à  des  discours,  à  des 
prédications;  il  a  ses  monuments  écrits.  Le 
public  ne  connaît  guère  encore  que  les  œuvres 
du  fondateur  et  les  publications  périodiques  de 
ses  disciples  :   le  Producteur,    V Organisateur ^ 

1.  Le  Journal  des  Débat». 


IX 

le  Globe,  le  Crédit.  Il  ignore  presque  complè- 
tement la  correspondance  apostolique,  les 
grands  travaux  de  prosélytisme  épistolaire,  les 
admirables  allocutions  des  conférences  intimes, 
par  lesquels  Enfantin  éleva  la  conception  saint- 
simonienne  à  la  hauteur  d'une  religion  et  fut 
porté  lui-même  au  premier  rang  parmi  les 
propagateurs  de  la  nouvelle  doctrine.  Il  est 
donc  naturel  que  le  saint-simonisme  qui  con- 
naît seul  encore  le  dépôt  précieux  de  tant  de 
pensées  neuves  et  fécondes,  y  puise  aussi  des 
raisons  de  persister  dans  sa  protestation  contre 
ceux  qui  crurent  un  moment  l'avoir  enterré 
sous  des  quolibets,  et  de  maintenir  énergique- 
ment  ses  prétentions  à  la  longévité. 

Mais  ce  n'est  pas  la  vie  d'un  homme  ni  de 
plusieurs  hommes,  quelque  belle  part  que 
Dieu  leur  ait  faite  dans  les  inspirations  pro- 
gressives du  génie  qui  préside  à  l'éducation  du 
genre  humain;  ce  n'est  pas  la  durée  d'une  ou 
de  deux  grandes  existences  individuelles,  qui 
peut  constituer  la  longue  vie  des  doctrines  dont 
la  consécration  populaire  et  l'application  sociale 
intéressent  l'ensemble  des  générations  futures. 

Pour  assurer  l'avenir  de  ces  doctrines,  il  faut 
plus  aussi  que  la  conservation  obscure  et  soli- 


X 

taire  des  travaux  intellectuels  de  ces  hommes. 
Il  faut,  surtout,  la  communication  active  et 
universelle,  la  publicité  vaste  et  rapide  des 
écrits  où  ils  ont  déposé  et  développé  leurs  idées 
régénératrices,  avec  toute  la  puissance  d'attrac- 
tion et  d'entraînement  dont  ils  étaient  doués. 

Personne  ne  pouvait  mieux  comprendre  l'im- 
portance et  la  nécessité  de  cette  expansion 
permanente  de  la  sève  doctrinale  que  Celui 
qui,  dans  tous  les  actes  de  sa  vie  d'initiation, 
par  sa  parole  et  par  sa  plume,  et  par  l'audace 
religieuse  de  ses  élans  prophétiques,  poussa  le 
plus  haut  et  le  plus  loin  la  hardiesse  novatrice 
du  mouvement  saint-simonien.  Aussi  Enfantin 
a-t-il ,  dans  la  distribution  de  son  modeste 
héritage,  réservé  une  notable  part  à  ses  dis- 
ciples pour  qu'ils  la  consacrent  à  l'impression 
de  ses  œuvres  et  à  la  propagation  de  sa  foi. 

C'est  donc  sa  volonté  dernière  et  suprême 
que  nous  accomplissons  en  publiant  une  édi- 
tion de  ses  œuvres,  dont  la  partie  la  plus  con- 
sidérable, la  plus  démonstrative  et  la  plus 
émouvante,  est  encore  inédite,  et  en  ajoutant  à 
cette  publication  la  réimpression  des  œuvres 
du  fondateur,  Saint-Simon.  Grâce  à  l'exacti- 
tude qui  sera  apportée  dans  l'exécution  de  cette 


XI 

volonté,  les  écrits  inspirés  par  une  ardente  et 
intelligente  sollicitude  pour  l'élévation  paci- 
fique de  la  classe  la  plus  nombreuse  et  la  plus 
pauvre,  ne  resteront  pas  inaccessibles  au  pu- 
blic lettré  de  cette  classe. 

Puisse  ce  monument,  élevé  à  la  mémoire  de 
nos  maîtres  longtemps  méconnus,  apparaître 
un  jour  comme  un  phare  secourable  pour 
éclairer  les  horizons  de  l'avenir  et  pour  si- 
gnaler à  toutes  les  classes ,  aux  bourgeois 
comme  aux  prolétaires,  les  abîmes  où  mènent 
également  les  résistances  aveugles  du  dogma- 
tisme rétrograde  et  les  impatiences  anarchi- 
ques  du  scepticisme  révolutionnaire. 

Ajoutons  maintenant  à  cette  expression  de 
nos  convictions  persévérantes,  de  nos  vœux  et 
de  nos  espérances,  la  remarque  fondamentale 
qu'Enfantin  plaça  lui-même  en  tête  d'une 
réimpression  du  Nouveau  christianisme;  di- 
sons, avec  lui ,  que  nous  ne  sommes  pas 
comme  les  chrétiens  immobiles,  avec  leur  Bi- 
ble, comme  les  mahométans  avec  leur  Coran, 
comme  les  juifs  et  les  Indiens  avec  leurs  livres 
saints,  tous  prosternés  devant  une  lettre  morte, 
immuable  comme  l'éternité;  que  nous  sommes, 
par  Saint-Simon  ,  les  hommes  du  progrès,  et 


XII 

que,  si  nous  reproduisons  textuellement  les 
œuvres  de  nos  maîtres,  ce  n'est  point  par  un 
superstitieux  respect  pour  les  perfections  de 
la  parole  d'un  révélateur. 

La  perfection  n'appartient  qu'à  l'infini  ,  à 
Dieu.  L'humanité  doit  se  contenter  d'être  per- 
fectible et  de  pouvoir  s'approcher  sans  cesse  du 
bien  absolu  qu'il  ne  lui  est  pas  donné  d'atteindre. 

La  révélation,  pour  les  saint-simoniens,  ne 
saurait  être  autre  chose  que  l'inspiration  qui, 
à  chaque  époque,  fournit,  au  génie  de  l'homme, 
les  sentiments  et  les  idées  au  moyen  desquels 
il  remplit  successivement  les  conditions  atta- 
chées, dans  les  plans  divins,  au  développement 
de  la  perfectibilité  humaine. 

Cette  révélation  est  donc  permanente  et  pro- 
gressive. De  plus,  elle  n'est  pas  seulement  le 
résultat  de  l'inspiration  spontanée  et  particu- 
lière des  hommes  de  génie  en  qui  elle  se  ma- 
nifeste; elle  participe  aussi  de  l'influence  des 
siècles  passés  et  des  progrès  antérieurs,  aussi 
bien  que  du  mouvement  contemporain  au  mi- 
lieu duquel  elle  se  produit;  et  elle  ne  se  pro- 
page et  ne  se  fortifie  qu'en  se  conformant,  dans 
son  interprétation  et  sa  pratique,  à  l'inspira- 
tion collective  des  générations  qu'elle  traverse, 


XllI 

qu'en  mettant  largement  à  profit  le  reflet  lu- 
mineux du  monde  vivant  qu'elle  soulève  et 
qu'elle  aspire  à  mener. 

Cette  explication  nous  a  paru  nécessaire  pour 
bien  faire  comprendre  qu'en  reproduisant  tex~ 
hiellement  les  œuvres  de  nos  maîtres,  nous  ne 
déclinons  pas  pour  cela  la  juridiction  suprême 
du  temps,  et  que,  loin  d'attribuer  à  leur  héri- 
tage doctrinal  une  perfection  impossible  ou 
une  valeur  prématurée,  nous  restons,  à  notre 
tour,  religieusement  fidèles  à  la  doctrine  du 
PROGRÈS  qu'ils  nous  ont  enseignée. 

Un  mot  encore.  De  toutes  les  objections  que 
le  saint-simonisme  a  rencontrées  à  son  appa- 
rition, la  plus  générale  et  la  plus  sérieuse  fut 
celle  qui  s'éleva  du  sein  du  libéralisme,  contre 
la  part  excessive  faite  au  principe  d'autorité 
dans  la  nouvelle  doctrine. 

Les  saint-simoniens  qui  avaient  devant  eux, 
après  juillet  1830,  la  preuve  vivante  de  l'im- 
puissance du  libéralisme ,  embarrassé  de  la 
victoire  du  peuple  et  resté  à  l'état  purement 
critique  dans  le  camp  des  conservateurs  doc- 
trinaires comme  sous  le  drapeau  des  progres- 
sistes révolutionnaires  ;  les  saint-simoniens , 
dans  leurs  réponses,  furent  amenés  à  repousser 


XIV 

parfois  les  attaques  du  parti  libéral,  de  manière 
à  se  faire  accuser  de  ne  pas  respecter  assez  le 
principe  de  liberté. 

Cette  irrévérence  était  plus  apparente  que 
réelle  ;  les  garanties  de  la  liberté  ne  nous  ont 
jamais  été  moins  chères  que  celles  de  l'autorité. 
Le  libéralisme  progressif  du  saint-simonisme 
était  même  plus  exigeant  que  le  libéralisme  des 
constitutionnels  de  la  monarchie  ou  de  la  répu- 
blique. Il  ne  se  bornait  pas  à  réclamer  pour 
chacun  le  droit  de  faire  tout  ce  qui  ne  nuit  pas 
à  l'ordre  social  et  à  la  liberté  d'autrui,  il  de- 
mandait à  la  société  d'aviser  à  ce  que  chacun 
pût  ajouter  à  ce  droit  la  puissance  de  l'exercer 
et  de  l'utiliser,  à  ce  que  la  liberté  théorique 
devînt  pour  tous  la  liberté  pratique,  par  le  plus 
large  développement  possible  de  toutes  les  fa- 
cultés, par  le  classement  de  toutes  les  capa- 
cités et  par  la  rétril)ution  proportionnelle  de 
tous  les  services. 

Quand  l'autorité  pouvait  se  prévaloir  de  ré- 
vélations particulières,  surnaturelles  et  immua- 
bles, pour  imposer  silence  à  la  raison  humaine, 
il  n'y  avait  rien  d'illogique  à  ce  qu'elle  se  dé- 
clarât infaillible  dans  les  pontifes  et  inviolable 
dans  les  rois.  Ces  beaux  jours  des  pouvoirs  des- 


XV 

cendusdu  ciel  sont  passés  pour  ne  plus  revenir. 
Les  hommes  infaillibles  et  irresponsables,  clans 
l'ordre  spirituel  comme  dans  l'ordre  temporel, 
ne  sont  plus  possibles  dès  que  l'esprit  humain 
ne  veut  plus  admettre  qu'une  révélation  natu- 
relle, progressive,  permanente,  et  qui  émane  à 
la  fois  du  génie  des  initiateurs  et  de  l'assenti- 
ment libre,  actif  et  fécond  des  initiés. 

Sous  l'empire  de  cette  croyance ,  vraiment 
religieuse,  puisqu'elle  remonte  à  Dieu,  source 
de  toutes  les  inspirations  qui  concourent  au 
progrès  humain ,  l'autorité  devra  prendre  le 
caractère  de  son  temps,  compter  avec  son  épo- 
que ,  se  reconnaître  faillible  et  responsable' 
devant  Dieu  et  devant  les  hommes,  et  traiter  la 
liberté  comme  sa  compagne  nécessaire,  comme 
sa  meilleure  et  plus  puissante  alliée. 

Le  saint-simonisme,  malgré  les  préventions 
suscitées  par  la  vive  controverse  dont  son  ber- 
ceau fut  inévitablement  entouré,  n'entend  pas 
et  n'entendra  jamais  autrement  les  rapports  de 
l'autorité  et  de  la  liberté  dans  une  société  paci- 
fique, laborieuse  et  essentiellement  démocra- 
tique, comme  tend  à  le  devenir  de  plus  en  plus 
la  société  moderne  et  particulièrement  la  na- 
tion française. 


XVI 

Nous  tenons  à  le  dire  hautement  et  à  le  bien 
constater,  au  moment  de  soumettre  au  juge- 
ment du  public  les  textes  volumineux  dont  la 
vulgarisation  est  pour  nous  un  devoir  et  un 
bonheur,  et  parmi  lesquels  se  trouvent  des 
lettres  familières  ou  des  morceaux  de  polé- 
mique nécessairement  empreints  de  l'esprit 
militant  des  ouvriers  de  la  première  heure,  et 
pouvant  provoquer  des  appréciations  également 
marquées  des  signes  de  l'antagonisme,  et  plus 
ou  moins  voisines  de  l'exagération  ou  de  l'erreur. 

Afin  de  rendre  plus  facile  et  plus  fructueuse 
l'exploration  du  monument  doctrinal  ,  com- 
mencé par  Saint-Simon  et  continué  par  En- 
fantin, nous  plaçons,  comme  indicateur,  sur  le 
seuil  de  l'édifice,  un  précis  historique,  qui  don- 
nera préalablement  une  connaissance  sommaire 
de  la  vie  et  des  travaux  des  deux  grands  pen- 
seurs, dont  Béranger  a  célébré  la  bienfaisante 
et  sublime  folie. 

Arlés-Dufour,  —  Arthur  Enfantin,  —  Char 
Lhabitant,  --  Laurent  (de  l'Ardèche),  — 
Henri  Fournel,  — •  Adolphe  Guéroult. 

Juin  i86$. 


I 


NOTICES 

HISTORIQUES 


SAINT-SIMON 


(1760-1786) 

Saint-Simon  (Claude-Henri  de  Rouvroy,  comte 
de),  naquit  le  17  octobre  1760.  Sa  famille  avait  la 
prétention  de  descendre  de  Charlemagne  ^,  par  les 
comtes  de  Vermandois.  Il  est  plus  sûr  qu'elle  a 

1.  M.  Michelet  dit  dans  son  Histoire  de  France  :  «  Cette  fa- 
millo  récente,  qui  prétend  remonter  à  Charleniagne,  a  bien  assez 
d'avoir  produit  l'un  des  plus  grands  écrivains  du  xvii*  siècle 
et  le  plus  hardi  penseur  du  nôtre.  » 

1.  1 


f  NOTICE    HISTORIQUE 

produit,  à  cent  ans  d'intervalle,  selon  l'expression 
d'un  biographe  *,  le  dernier  gentilhomme  et  le 
premier  socialiste. 

Dès  son  enfance,  Saint-Simon  montra  un  carac- 
tère énergique  et  résolu.  A  l'âge  de  treize  ans,  il 
refusa  obstinément  de  faire  sa  première  communion 
pour  ne  pas  commettre  un  acte  d'hypocrisie  sa- 
crilège, ce  qui  le  fit  envoyer  par  son  père  à  la 
prison  de  Saint-Lazare  ^^  d'où  il  s'échappa  en  ar- 
rachant les  clefs  à  son  gardien.  Ce  ne  fut  que  par 
l'entremise  d'une  tante,  chez  laquelle  il  s'était  tout 
d'abord  réfugié,  qu'il  obtint  de  rentrer  sous  le  toit 
paternel. 

Mais  le  père  n'en  conserva  pas  moins  une  atti- 
tude froide  et  sévère  à  l'égard  de  son  fils,  sans 
cesser  toutefois  d'apporter  les  plus  grands  soins  à 
son  éducation  morale  et  physique,  aussi  bien  qu'a 
son  instruction. 

4.  M.  Ilubbard,  auteur  d'une  Notice  remarquable  sur  la  vie  et 
les  travaux  do  Saint-Simon  et  qui  fut  écrile  sous  l'inspiralion 
d'Olinde  Rodrigues. 

2.  Curieux  rapprochement  I  A  peu  près  à  la  même  époque 
(4773)  où  le  jeune  comte  de  Saint  Simon,  le  futur  et  andaceux 
provocateur  de  la  réorganisation  européenne,  expiait  sa  franchise 
indocile  dans  la  prison  de  SainL-Lazare,  un  autre  gentilhomme, 
le  jeuiie  comte  dti  Jliiiibcau,  le  chef  prédestiné  des  hardis  démo- 
lisseurs de  4789,  étailenformé  au  cliàleau  d'If,  par  ordre  de  son 
père  ausîi,  et  pour  une  élourderie  de  jeunesse  qui  faisait  pres- 
sentir également  la  trempe  vigoureuse  de  son  caractère. 


SAIi\T-SIAJOi\  3 

Ce  fils,  néanmoins,  s'il  ne  fut  jamais  ingrat,  ne 
laissa  pas  de  marquer  les  plus  belles  années  de  sa 
première  jeunesse  par  quelques-uns  de  ces  inci- 
dents qui  étaient  familiers  aux  étourdis  de  son  âge, 
de  sa  caste  et  de  son  temps;  aussi,  lorsqu'il  partit 
pour  l'Amérique,  en  1779,  pour  prendre  part  à  la 
guerre  de  l'indépendance,  comme  officier  dans  le 
régiment  de  Touraine,  son  père  lui  tenait-il  encore 
rigueur. 

Cette  sévérité  persistante  de  l'inflexible  patricien 
fournit,  du  reste,  au  fils  qui  en  était  l'objet,  l'oc- 
casion de  manifester,  avec  plus  de  vivacité  et  de 
constance,  la  puissance  des  sentiments  de  famille 
dont  il  était  pénétré.  Au  milieu  des  fatigues  et  des 
périls  des  plus  rudes  campagnes,  le  jeune  officier 
n'avait  qu'une  pensée,  qu'une  ambition,  celle  de 
reconquérir  par  sa  conduite,  par  sa  bravoure,  par 
son  légitime  avancement,  l'estime  et  l'affection 
paternelles  que  les  incartades  de  son  adolescence 
lui  avaient  fait  perdre.  Nous  avons  retrouvé  les 
traces  de  cette  préoccupation  pieuse  dans  une 
longue  lettre  de  Saint-Simon,  récemment  décou- 
verte, et  qui  est  datée  du  canjp  de  Brinston-liill, 
le  20  février  1782.  En  voici  quelques  passages: 

«  Vous  ne  sauriez  croire,  mon  cher  père  et  ami, 
combien  je  suis  inquiet  de  votre  santé,  de  celle 


\  NOTICK     MISTORKJI'K 

de  ma  mère  et  de  tous  mes  frères  et  snenrs  (Spint- 
Simon  était  l'aîné  de  huit  enfants).  Il  y  a  un  an  que 
je  n'ai  reçu  aucune  de  vos  nouvelles.  Je  ne  puis 
pas  l'attribuer  à  ma  paresse,  car  depuis  fort  long- 
temps je  n'ai  pas  manqué  une  seule  ofcasion  de  vous 
donner  des  miennes. 

»  L'état  des  choses  à  mon  égard  a  fort  changé 
depuis  la  lettre  que  je  vous  ai  écrite  à  Yorck.  Le 
marquis  de  Saint-Simon  a  commencé  à  me  traiter 
un  peu  mieux  à  cette  époque  :  il  part  en  ce  mo- 
ment-ci pour  France,  sur  la  frégate  qui  va  y  porter 
la  nouvelle  du  succès  de  nos  armes  à  Saint-Chris- 
tophe. Il  est  fort  piqué  de  ce  qu'on  ne  lui  a  pas 
confié  le  commandement  en  chef  des  troupes  fran- 
çaises pour  l'expédition  projetée,  et  il  dit  hautement 
que  vous  l'avez  oublié,  et  que  pour  peu  que  vous 
vous  fussiez  occupé  de  ses  intérêts  auprès  des  mi- 
nistres, vous  lui  auriez  épargné  ce  désagrément-là, 
qu'il  regarde  comme  fort  grand.  Tout  le  monde  ne 
pense  pas  comme  lui,  à  beaucoup  près;  on  croit, 
en  général,  qu'on  ne  pouvait  pas  s'empêcher  de  le 
donner  à  M,  le  marquis  de  Bouille ,  qui  y  avait 
déjà  beaucoup  de  droits,  et  qui  en  acquerra  tous 
les  jours  de  nouveaux  par  ses  brillantes  expédi- 
tions... 

»  Aucune  des  raisons  qui  m'avaient  engagé  jus- 


i 


SAI.NT-SIMU.N  5 

qu'à  présent  à  servir  au  7®  de  Tuiiraine,  mon  cou- 
sin partant,  n'existe  plus;  beaucoup,  au  contraire, 
m'engagent  à  m'en  détacher...  En  conséquence, 
j'ai  priéM.  le  marquis  de  Saint-Simon  de  demander 
à  M.  de  Bouille  de  me  prendre  pour  aide  de  camp, 
ce  qu'il  a  bien  voulu  m'accorder;  il  m'a  même 
promis  de  m'employer  dans  l'état-major  de  son 
armée ,  qui  sera  de  huit  à  neuf  mille  hommes , 
quand  ses  troupes  seront  jointes  à  celles  de  Saint- 
Domingue.  Cela  me  mettra  à  même  d'apprendre 
mon  métier  bien  mieux  que  si  je  restais  attaché  au 
7^,  dans  un  grade  qui  d'ailleurs  fournit  bien  peu 
d'occasions  de  se  distinguer... 

»  J'espère,  mon  cher  papa  et  ami,  qne  l'arran- 
gement que  j'ai  mi.-;  dans  mes  petites  alfaires 
depuis  un  an  vous  aura  fait  oublier  les  étourderies 
que  j'avais  faites.  M.  le  marquis  de  Saint-Simon 
sera  à  même  de  vous  dire  la  conduite  qu'il  m'a  vu. 
tenir  pour  vous  forcer  de  me  rendre  votre  amitié 
que  ma  jeunesse  m'avait  fait  perdre  en  partie;  rien 
dans  le  monde  ne  m'est  plus  cher,  et  vous  pouvez 
être  sûr  que  je  ne  négligerai  rien  dorénavant  pou»- 
la  conserver  et  même  pour  l'augmenter.  Ma  dé- 
pense, même  depuis  que  j'y  mets  beaucoup  d'ordre, 
doit  vous  paraître  très-considérable,  je  le  sens  par- 
faitement, mais  je  connais  Votre  façon  de  penser, 


fl  NOTICE    HISTORIQUE 

et  je  sais  que  vous  ne  regarderez  pas  à  l'argent 
quand  cela  pourra  être  utile  à  l'avancement  de  vos 
enfants.  Cette  campagne  le  sera  beaucoup  au  mien, 
et  par  conséquent  à  celui  de  tous  mes  frères,  car 
vous  ne  doutez  pas  de  l'amitié  que  j'ai  pour  eux. 

«  Vous  devez  avoir  reçu  la  relation  détaillée  que 
je  vous  ai  envoyée  de  notre  campagne,  depuis 
notre  départ  du  Gapjusqu'à  notre'  arrivée  au  Fort- 
Royal.  Vous  avez  vu  qu'elle  a  été  fatigante  tant 
sur  mer  que  sur  terre,  mais  grâce  aux  soins  que 
vous  avez  eus  de  mon  éducation  physique,  je  l'ai 
supportée  parfaitement,  et  je  me  porte  même  main- 
tenant mieux  que  jamais.  Je  voudrais  bien  que 
ceux  que  vous  avez  pris  de  mon  éducation  morale 
aient  aussi  bien  réussi  ;  mais,  meâ  culpâ  !  Je  ne 
veux  pas  regretter  le  temps  perdu,  mais  bien  le 
réparer  de  mon  mieux...  Je  reprends  mon  journal 
où  j'en  suis  resté.  » 

Saint-Simon  raconte  ici  à  son  père  les  incidents 
du  siège  et  de  la  prise  de  Brinston-Hill.  «  J'ai  été 
employé  dans  ce  siège,  dit-il,  d'une  façon  peu  agréa* 
ble  mais  très-instructive.  Le  détachement  d'artillerie 
nes'étant  pas  trouvé  assez  nombreux  pour  faire  lo 
service  qui  était  très-fatigant,  on  m'y  a  attaché  avec 
150  canonniers  d'infanterie,  comme  auxiliaire.  J'ai 
roulé  avec  les  lieutenants  et  sous-lieutenants  du 


SAINT-SIMON  7 

grand  corps  pour  commander  les  batteries  et  faire 
les  travaux  qui  ont  été  assez  pénibles.  Gela  m'a 
mis  à  même  d'être  en  correspondance  assez  suivie 
de  bombes  avec  messieurs  les  Anglais  pendant  tout 
le  siège;  je  crois  même  avoir  contribué  à  la  réussite 
de  cette  expédition.  Ce  qu'il  y  a  de  sûr,  c'est 
qu'ayant  été  tous  les  jours  au  feu  et  à  peu  près 
toutes  les  nuits,  soit  par  devoir,  soit  par  curiosité, 
mes  oreilles  se  sont  fort  habituées  à  ce  bruit  de 
bombes,  boulets  et  balles  qui  étonne  un  peu  dans 
les  commencements.  Je  m'en  suis  fort  bien  tiré, 
à  quelques  meurtrissures  près  d'éclats  d'obus,  mais 
qui  ne  valent  pas  la  peine  qu'on  eti  parle.  J'ai  eu 
quelques  hommes  de  mon  détachement  qui  n'ont 
pas  été  aussi  heureux.  11  y  en  a  eu  7  de  tués  et  9 
de  blessés.  » 

Dans  cette  même  lettre ,  Saint-Simon  revient 
encore  à  l'idée  fixe  qui  l'agite  et  le  domine;  la  vie 
est  pour  lui  un  tourment,  tant  qu'il  n'est  pas  cer- 
tain d'être  rentré  en  grâce  auprès  de  son  père. 
«  J'avais  oublié ,  ajoute-t-il ,  de  vous  dire  que 
M.  de  Vaudreuil  avait  rejoint  notre  escadre  le  30 
janvier  avec  deux  vaisseaux  seulement.  Il  a  apporté 
des  lettres  à  tout  le  monde  :  je  crois  que  je  suis  le 
seul  dans  l'armée  qui  n'en  aie  pas  reçu.  Vous 
sentez  combien  cela  est  dur  pour  un  fils  qui  désire 


s  NOTICE    IllSTOUlQUE 

par-dessus  tout  mériter  le  titre  de  votre  ami  et  qui 
est  résolu  de  vous  forcer  par  sa  conduite  de  le  lui 
accorder.  Si  enfin ,  mon  cher  papa  et  ami,  quel- 
ques étourderies  que  j'ai  faites  m'ont  fait  perdie 
totalement  votre  estime  et  ont  éteint  dans  votre 
cœur  les  sentiments  paternels  que  j'y  ai  toujours 
connus,  engagez  au  moins ,  je  vous  supplie,  mes 
frères  et  sœurs  à  me  traiter  avec  moins  de  rigueur 
et  à  me  donner  de  vos  nouvelles  et  de  celles  de 
notre  chère  malade  (  sa  mère  ),  dont  je  crains  bien 
que  l'état  n'ait  empiré.  Ils  ont  eu  quelques  re- 
proches de  paresse  à  me  faire ,  mais  ils  m'en  pu- 
nissent bien  sévèrement.  Je  n'ai  pas  le  temps  de 
leur  écrire  à  tous,  mais  je  prie  ***  de  leur  donner 
de  mes  nouvelles  et  de  leur  dire  que  jamais  ils  ne 
trouveraient  un  frère  qui  les  aime  plus  tendre- 
ment... mais  je  sens,  mon  cher  papa  et  ami,  que 
le  plaisir  de  causer  avec  vous  par  lettres,  ne  pou- 
vant pas  jouir  de  celui  de  vous  voir,  m'emporte 
au  point  de  me  faire  oublier  que  la  frégate  va 
mettre  à  la  voile;  pardonnez  -  moi,  je  vous  prie, 
mon  griffonnage  ;  au  camp ,  on  n'est  pas  trop  à 
son  aise.  Rendez ,  je  vous  supplie ,  à  un  fils  qui 
vous  aime  bien  tendrement  votre  estime  et  votre 
amitié,  et  vous  en  ferez  le  plus  heureux  de  tous 
les  hommes.  Je  ne    vous    demande  pas  de  faire 


SAINT-SIMON  9 

de  démarches  pour  mon  avancement,  mais  je  tra- 
vaille de  tout  mon  cœur  à  mériter  que  vous  vous 
en  occupiez.  » 

Ce  fils,  ce  frère,  si  malheureux  du  froissement 
passager  de  ses  affections  domestiques;  ce  sage  de 
vingt-deux  ans,  si  résolu  et  si  appliqué  à  effacer  par 
une  vie  fermement  régulière  le  souvenir  de  ses 
étourderies  d'enfance,  était  pourtant  destiné  à  être 
taxé  un  jour  de  folie  ,  et  à  laisser  des  disciples  qui 
seraient  accusés,  faute  d'être  compris,  de  vouloir  at- 
tenter à  Tesprit  de  fiamille  et  aux  plus  saintes  lois  de 
la  nature,  en  cherchant  à  améliorer  profondément 
la  condition  sociale  des  classes  souffrantes.  Qui  eût 
dit  aussi  que  ce  soldat  imberbe,  avide  d'avance- 
ment militaire  bravement  acquis  sur  les  champs 
de  bataille,  et  qui  semblait  se  complaire  au  jeu 
terrible  des  combats  jusqu'à  plaisanter  sur  la  cor- 
respondance des  bombes,  des  boulets  et  des  balles, 
prendrait  plus  tard  la  guerre  en  horreur,  jusqu'à 
ériger  son  abolition  définitive  en  système  et  en 
culte,  et  à  prédire,  à  l'exemple  d'Isaïe,  que  les 
lances  et  les  épées  seraient  converties  en  socs  de 
charrues,  que  les  instruments  de  destruction  et  de 
mort  se  transformeraient  en  agents  pacifiques  des 
arts,  des  sciences  et  de  l'industrie. 

Saint-Simon  réussit  à  ramener  son  père  aux  sen- 


10  XOTICK     HISTOUIQUE 

timents  de  tendresse  et  de  confiance,  dont  il 
implorait  le  retour  dans  ses  lettres  avec  tant  d'im- 
patience affectueuse.  Sa  correspondance  de  la  fin 
de  cette  même  année  1782  nous  apprend  que 
cette  confiance  le  rendait  désormais  aussi  heureuoG 
r/iton  iniisse  l'être  à  dix-huit  cents  lieues  dit 
meilleur  de  ses  amis  ^ 

Ce  n'est  plus,  en  effet ,  que  ce  dernier  titre  que 
Saint-Simon  donne  de  préférence  à  son  père,  à 
dater  de  cette  époque.  Le  cher  papa  a  disparu  pour 
faire  place  au  cher  ami.  On  dirait  que  le  futur 
novateur  pressent  déjà  que  l'autorité  domestique, 

1.  Lettre  inéflite,  datée  du  fort  de  Saint-Pierre  delà  Marti- 
nique le  16  novembre  1782,  et  reçue  à  Paris  le  2 i  janvier  1783. 
Elle  renferme  un  témoignage  irrécu'iable  contre  le  favoritisme 
qui  dispensait  alors  les  ran^iS,  les  giades  et  les  fonctions,  et  dont 
les  excès  devaient  frapper  plus  particulièrement  le  grand  cobjp 
et  l'esprit  élevé  de  l'homme  qui  poi  tait  en  lui  le  germe  de  la  doc- 
trine du  classement  selon  le  mérite  et  la  capicilé.  «  Le  comte 
de  Gouvernet,  disait-il,  aide  de  camp  de  M.  de  Bniiilé,  qui  n'a 
pas  encore  entendu  un  coup  de  fusil,  vient  de  recevoir  une  let- 
tre de  M.  de  Castries,  par  laquelle  ce  ministre,  qui  l'aime  beau- 
coup, lui  accorde  les  appoitUements  de  colonel  en  second,  malgré 
qu'il  ne  soit  que  capitaine,  et  lui  fait  espérer  qu'il  sera  placé  à  la 
première  promotion.  Vous  conviendrez,  mon  cher  ami,  qu'il  est 
un  peu  dur  ()0ur  moi,  qui  commence  ma  qualriè;iie  campagne 
et  qui  ai  été  blessé,  de  n'être  pas  aussi  bien  Iraiié  que  lui.  Soyez 
bien  persuadé,  mon  cher  ami,  qu'avec  quelque  inju-tice  que  la 
cour  me  traite,  je  n'en  aurai  pas  mi>i:is  de  reconnaissance  do 
toutes  les  démarches  que  vous  vous  serez  donné  la  peine  de  ftire 
pour  mon  avancement.  »  Saint-Simon  perdit  bon  père  celle 
môme  année,  1783. 


SAINT-SIMON  !1 

comme  l'autorité  publique,  va  éprouver  Finfluence 
civilisatrice  du  siècle ,  et  que,  dans  la  famille  aussi 
bien  que  dans  la  cité,  elle  devra,  pour  être  mieux 
obêie,  se  montrer  plus  jalouse  de  se  faire  aimer  que 
de  se  faire  craindre. 

Malgré  toute  l'ardeur  qu'il  avait  déployée  pour 
le  métier  des  armes  dans  les  diverses  campagnes 
où  il  s'était  distingué  S  Saint-Simon  laissa  aperce- 
voir de  bonne  heure  qu'il  se  croyait  appelé  à  une 
distinction  plus  rare,  à  des  luttes  héroïques  d'un 
autre  ordre,  à  un  rôle  plus  ou  moins  élevé  parmi  les 
hardis  agitateurs  de  la  pensée  humaine.  «  Souvenez- 
vous,  monsieur  le  comte,  que  vous  avez  de  grandes 
choses  à  faire.  »  Tel  fut  le  cri  de  réveil  que  son  do- 
mestique lui  répéta  par  ordre  chaque  matin. 

Le  philosophe  était  déjà  à  l'oeuvre,  en  lui,  au 
milieu  du  bruit  et  des  soucis  d'une  guerre  dont  il 
partageait  si  bien  d'ailleurs  les  périls  et  la  gloire. 
Il  a  constaté  lui-même  combien  il  avait  su  mainte- 
nir sa  pensée  au-dessus  des  préoccupations  du 
mouvement  militaire  dans  lequel  il  avait  engagé 
courageusement  son  épée. 

«  La  guerre  en  elle-même,  a-t-il  dit,  ne  m'inté- 
ressait pas,  mais  le  but  de  la  guerre  m'in.éressait 

1.  Saint-Simon  comballit  sous  Bouille  et  sousWashinglon,  et 
fut  décoré  de  l'ordre  de  Cincinnalus. 


12  NOTICE     IIISTOHIQUE 

vivement,  et  cet  intérêt  m'en  faisait  supporter  les 
travaux  sans  répugnance.  Je  veux  la  fin,  me 
disais-je  souvent,  il  faut  que  je  veuille  les  moyens. 
Le  dégoût  pour  le  métier  des  armes  me  gagna  tout 
à  fait  quand  je  vis  approcher  la  paix.  Je  sentais 
déjà  clairement  quelle  était  la  carrière  que  je  de- 
vais embrasser,  la  carrière  à  laquelle  m'appelaient 
mes  goûts  et  mes  dispositions  naturelles;  ma  voca- 
tion n'était  pas  d'être  soldat;  j'étais  porté  à  un 
genre  d'activité  bien  différent,  l'on  peut  môme  dire 
contraire.  » 

Saint-Simon  a  expliqué  comment  le  but  de  la 
guerre  lui  en  faisait  supporter  le  métier  sans  répu- 
gnance. 

«  J'entrevis  que  la  révolution  d'Amérique  signa- 
lait le  commencement  d'une  nouvelle  ère  politique, 
que  cette  révolution  devait  nécessairement  détermi- 
ner un  progrès  important  dans  la  civilisation  géné- 
rale, et  que  sous  peu  elle  causerait  de  grands  chan- 
gements dans  l'ordre  social  qui  existait  alors  en 
Europe.  » 

A  la  paix  cependant,  Saint-Simon,  qui  n'aperce- 
vait pas  encore,  à  l'horizon  du  vieux  monde,  les 
signes  qu'il  attendait  pour  se  livrer  à  quelque 
grande  entreprise  d'intérêt  universel,  continua  de 
fixer  ses  regards  sur  les  États  américains  et  il  pro- 


SAINT-SIMOiN  l.j 

posa  au  vice-roi  du  Mexique  un  projet  pour  la  jouc- 
tioii  dos  deux  mers  par  les  eaux  de  la  rivière  in 
partido  *. 

Cette  proposition  ayant  été  froidement  accueillie, 
Saint-Simon  revint  en  France  où  il  fut  fait  colonel, 
à  peine  âgé  de  vingt-trois  ans.  Envoyé  à  Metz,  il 
s'y  lia  avec  Monge.  Fatigué  bientôt  de  la  vie 
oisive  des  garnisons,  il  se  mit  à  voyager  et  partit 
pour  la  Hollande  en  1785.  Là,  il  prêta  son  con- 
cours à  l'ambassadeur  français,  M.  de  la  Van- 
guyon,  qui  avait  amené  le  gouvernement  hollan- 
dais à  combiner  avec  la  France  une  expédition  dans 
les  Indes  contre  la  puissance  anglaise.  M.  de  Bouille 
devait  commander  en  chef  l'armée  expéditionnaire 
et  Saint-Simon  était  résolu  à  le  suivre.  Pendant  un 
an,  il  poursuivit  ce  projet  qui  manqua  d'exécution 
par  la  maladresse  de  M.  de  Vérac,  successeur  de 
M.  de  la  Vauguyon. 

II 

(1786  —  1802) 

Saint-Simon  revint  en  France  en  1786.  Le  dé- 
sœuvrement l'ayant  replongé  dans  l'ennui,  il  partit 

4.  Les  Œuvres  de  l'Empereur  Napoléon  III  renferment  un 
plan  de  jonction  des  deux  mers  par  le  lac  de  Nicaragua. 


14  NOTICE    HISTOHIOUE 

en  1787  pour  l'Espagne  où  il  se  joignit  au  comte 
de  Cabarrus  pour  faire  réussir  le  moyen  de  mettre 
Madrid  en  communication  avec  la  mer  par  un  canal. 
Les  événements  de  1789  interrompirent  cette  en- 
treprise et  ramenèrent  Saint-Simon  en  France. 

Ce  noble  défenseur  de  la  république  américaine, 
rendu  à  la  vie  civile,  traversa  le  mouvement  révo- 
lutionnaire de  France  qu'il  avait  prévu,  sans  se 
laisser  entraîner  dans  l'arène  sanglante  des  partis, 
mais  aussi  sans  laisser  affaiblir,  par  l'impartialité 
philosophique,  l'inspiration  qui  l'avait  toujours 
poussé  vers  les  idées  de  réorganisation  politique  et 
sociale. 

Convaincu  de  bonne  heure  que  l'ancien  régime 
ne  pouvait  pas  être  prolongé,  et  que  les  privilèges 
attachés  au  hasard  de  la  naissance  étaient  radicale- 
ment incompatibles  avec  l'ordre  nouveau,  avec 
l'âge  d'or,  dont  il  devait  plus  tard  faire  le  rêve 
de  sa  vie,  il  déposa  sans  regret,  sur  l'autel  de  la 
patrie,  les  titres  de  l'orgueil  de  sa  race,  dès  les 
premiers  beaux  jours  de  1789. 

Nommé,  en  effet,  au  mois  de  novembre  de  cette 
mémorable  année,  président  de  l'assemblée  électo- 
rale de  sa  commune  (Falvy,  dans  le  voisinage  de 
Péronne),  il  remercie  ses  concitoyens  en  ces 
termes  ; 


SAINT-SIMO.N"  Iti 

«  Je  suis  très -flatté  d'avoir,  par  votre  clioix, 
l'honneur  de  vous  présider;  une  seule  chose  trouble 
la  joie  que  j'en  ressens,  c'est  la  crainte  que  j'ai 
qu'en  me  nommant,  vous  ayez  eu  l'intention  de 
marquer  un  égard  à  votre  seipieitr,  et  que  ce  ne 
soient  point  mes  qualités  personnelles  qui  aient  dé- 
terminé vos  sulfrages.  7/ n'y  a  plus  de  seigneiira, 
messieurs;  nous  sommes  ici  tous  parfaitement 
égaux,  et,  pour  éviter  que  le  titre  de  comie  ne 
vous  induise  en  l'erreur  de  croire  que  j'ai  des  droits 
supérieurs  aux  vôtres,  je  vous  déclare  que  je  re- 
nonce à  jamais  à  ce  titre,  que  je  regarde  comme 
très-inférieur  à  celui  de  citoyen,  et  je  demande, 
pour  constater  ma  renonciation,  qu'elle  soit  insérée 
dans  le  procès- verbal  de  l'assemblée.  >» 

En  mai  1790,  Saint-Simon  fait  adojjter,  dans  une 
réunion  cantonale,  une  adresse  à  l'assemblée  consti- 
tuante pour  la  féliciter  de  ses  grandes  réformes  et 
pour  lui  demander  l'abolition  des  titres  de  noblesse 
qu'il  appelait  les  distinctions  impies  de  la  nais- 
sance. Ce  patricien  égalitaire,  mais  non  pas  nive- 
lenr^,  saluait  dès  lors  la  venue  du  classement 
selon  l'aptitude  et  de  la  rétribution  selon  les  ser- 
vices, «  Tous  les  citoyens,  disait-il,  sont  également 
admissibles  à  toutes  les  dignités,  charges  et  emplois 
publics,  selon  leur  capacité,  et  sans  autres  distinc- 


16  NOTICE    HISTORIQUE 

tions  que  celle  de  leur  vertu  et  de  leurs  talents. . .  » 
Puis  il  invitait  les  mandataires  de  la  nation  à  cou- 
ronner ce  triomphe  de  l'égalité  par  l'extinction  de 
toutes  les  vanités  héraldiques.  «  En  ce  jour  que 
l'empire  de  la  justice  solidement  établi  ne  craint 
plus  les  impuissants  efforts  de  quelques  adver- 
saires^ nos  augustes  législateurs,  faisait-il  dire  à 
ses  concitoyens,  ne  trouveront-il  pas  que  l'époque 
heureuse  à  laquelle  ils  peuvent,  sans  inconvénient, 
effacer  jusqiC au  souvenir  de  l'ancien  régirae,  est 
enfin  arrivée  ?  » 

Un  mois  après,  le  vœu  du  philosophe  désanobli 
était  exaucé,  et  c'était  un  Montmorency  qui  avait  le 
plus  contribué  à  remplir  l'espoir  démocratique  d'un 
Saint-Simon. 

Mais  Henri  Saint-Simon,  quoique  à  peine  âgé 
de  trente  ans ,  avait  déjà  acquis  une  connaissance 
assez  profonde  du  cœur  humain,  pour  prévoir  que 
cette  fièvre  d'enthousiasme  révolutionnaire ,  qui 
avait  gagné  Mathieu  de  Montmorency,  ne  serait 
qu'éphémère  dans  les  castes  que  la  révolution  dé- 
pouillait sans  retour  de  leurs  privilèges  pécuniai- 
res et  honorifiques.  Aussi  ne  cessait-il  de  signaler 
comme  une  nécessité  de  circonstance,  dans  la  poli- 
tique administrative,  l'éloignement  des  nobles  et 
des  prêtres  de  toutes  les  fonctions  publiques,  tant 


SAINT-SIMON  17 

que  durerait  la  lutte  des  partis.  11  alla  jusqu'à  s'ap- 
pliquer cette  exclusion  à  lui-même,  pour  prêcher 
d'exemple,  bien  qu'il  fût  sûr  de  son  entier  dévoue- 
ment à  l'ordre  nouveau,  et  il  refusa  d'être  maire  de 
sa  commune. 

En  conseillant  une  précaution  aussi  rigoureuse 
à  l'égard  des  anciens  privilégiés^  le  démocrate  de 
haute  lignée  ne  pouvait,  d'ailleurs,  être  soupçonné 
de  chercher  à  abriter  son  abstention  personnelle 
derrière  une  mesure  générale ,  pour  traverser  en 
toute  sûreté,  dans  le  rôle  d'observateur  passif,  les 
difficultés  du  présent  et  les  incertitudes  de  l'avenir. 
Un  le  vit,  en  effet,  se  jeter  avec  la  résolution  et 
l'activité  qui  le  caractérisaient,  dans  les  spéculations 
qui  impliquaient  la  plus  grande  confiance  dans  le 
triomphe  final  de  la  révolution  française.  11  s'associa 
un  Prussien,  le  comte  de  Redern,  ambassadeur  de 
Prusse  à  Londres ,  et  ils  se  livrèrent  à  des  opéra- 
tions financières  sur  les  domaines  nationaux  *. 

«  Je  désirais  la  fortune,  seulement  comme  moyen, 
dit-il  dans  les  fragments  autobiographiques  qu'il  a 
laissés  ;  organiser  un  grand  établissement  d'indus- 


1 .  Saint-Simon  acheta  tous  les  biens  nationaux  du  déparlomorit 
de  l'Orne.  Dans  ses  vastes  acquisitions  se  trouvèrent  compris  les 
domaines  du  prieuré  de  l'abbé  iMaury,  ainsi  que  l'hôtel  des  fermes 
de  la  rue  du  bouloi,  à  Paris. 


18  NOTICE    HISTORIQUE 

trie,  fonder  une  école  scientifique  de  perfectionne- 
ment, contribuer,  en  un  mot,  aux  progrès  des  lu- 
mières et  à  l'amélioration  du  sort  de  l'humanité, 
tels  étaient  les  véritables  objets  de  mon  ambition.  » 

Ses  relations  étroites  avec  le  diplomate  prussien 
le  rendirent  bientôt  suspect  au  gouvernement  révo- 
lutionnaire. 11  fut  enfermé  à  Sainte-Pélagie,  puis 
au  Luxembourg,  et  il  ne  sortit  de  prison  qu'après 
le  9  thermidor.  Pendant  les  luttes  de  la  Gironde  et 
de  la  Montagne,  il  avait  gardé  pourtant  la  plus  stricte 
neutralité,  et  cela  avec  d'autant  plus  de  sincérité  qu'il 
n'avait  pu  découvrir  dans  aucun  de  ces  deux  partis, 
ce  qu'il  cherchait  par-dessus  tout,  des  vues  supé- 
rieures à  la  politique  purement  militante  du  moment, 
les  symptômes  d'une  pensée  de  réorganisation,  qui 
ne  fût  pas  un  simple  emprunt  à  l'histoire  ou  à  la 
métaphysique  de  l'antiquité  grecque  et  romaine. 

Saint-Simon  suivit  avec  ardeur  et  succès  ses  spé- 
culations financières  jusqu'en  1797. 

«  L'arrivée  de  M.  deRedern,  dit-il,  entrava  mes 
travaux.  Je  m'étais  trompé  sur  le  compte  de  cet 
associé.  Je  le  croyais  lancé  dans  la  même  carrière 
que  moi,  et  les  routes  que  nous  suivions  étaient  très- 
diiFérentes  ;  car  il  se  dirigeait  vers  les  marais  fan- 
geux au  milieu  desquels  la  fortune  a  élevé  son 
temple,  tandis  que  je  gravissais  la  montagne  aride 


SAINT-SIMON  IÇ) 

et  escarpée  qui  porte  à  son  sommet  les  autels  de  la 
gloire. 

*  Nous  nous  brouillâmes^  M.  de  Redern  et  moi, 
en  1797. 

»  Aussitôt  que  j'eus  rompu  avec  lui,  je  conçus  le 
projet  de  frayer  une  nouvelle  carrière  à  l'intelli- 
gence humaine,  la  carrière  physico-politique.  Je 
conçus  le  projet  de  faire  faire  un  pas  général  à  la 
science,  et  de  rendre  l'initiative  à  l'école  française. 

»  Cette  entreprise  exigeait  des  travaux  prélimi- 
naires ;  j'ai  dû  commencer  par  étudier  les  sciences 
physiques,  par  constater  leur  situation  actuelle,  et 
m'assurer,  au  moyen  de  recherches  historiques,  de 
l'ordre  dans  lequel  s'étaient  faites  les  découvertes 
qui  les  avaient  enrichies.  Pour  acquérir  ces  con- 
naissances, je  ne  me  suis  pas  borné  à  des  recher- 
ches dans  les  bibliothèques  ;-j'ai  recommencé  mon 
éducation;  j'ai  suivi  les  cours  des  professeurs  les 
plus  célèbres  ;  j'ai  pris  domicile  en  face  de  l'école 
Polytechnique  ;  je  me  suis  lié  d'amitié  avec  plusieurs 
professeurs  de  cette  école  ;  pendant  trois  années  je 
me  suis  uniquement  occupé  de  me  mettre  au  cou- 
rant des  connaissances  acquises  sur  la  physique  des 
corps  bruts. 

»  J'ai  employé  mon  argent  à  acquérir  de  la 
science  ;  grande  chère,  bon  vin ,  beaucoup  d'em- 


20  NOTICE    HISTORIQUE 

pressement  vis-à-vis  des  professeurs,  auxquels  ma 
bourse  était  ouverte  ,  me  procuraient  toutes  les 
facilités  que  je  pouvais  désirer. 

»  J'avais  de  grandes  difficultés  à  surmonter. 
Déjà  ma  cervelle  avait  perdu  sa  malléabilité  ;  je 
n'étais  pi  us  jeune,  mais  d'un  autre  côté,  je  jouissais 
d'un  grand  avantage  :  de  longs  voyages,  la  fré- 
quentation d'un  grand  nombre  d'hommes  capables 
que  j'avais  recherchés  et  rencontrés,  une  première 
éducation  dirigée  par  d'Alembert,  éducation  qui 
m'avait  tressé  un  filet  métaphysique  si  serré,  qu'au- 
cun fait  important  ne  pouvait  passer  à  travers,  etc. 

>»  Je  m'éloignai  en  1801  de  l'école  Polytech- 
nique, je  m'établis  près  de  celle  de  Médecine  ;  j'en- 
trai en  rapport  avec  les  physiologistes.  Je  ne  les 
quittai  qu'après  avoir  pris  une  connaissance  exacte 
de  leurs  idées  générales  sur  la  physique  des  corps 
organisés.  » 

Saint-Simon  avait  ouvert  à  ses  frais  des  cours 
gratuits  sur  les  matières  dont  se  composait  le  pro- 
gramme des  études  de  l'école  Polytechnique.  *■  Plu- 
sieurs jeunes  gens  qui  plus  tard  figurèrent  avec  dis- 
tinction dans  le  corps  des  savants,  et  qui  montrèrent, 
dans  la  suite,  bien  peu  de  reconnaissance  à  Saint- 
Simon,  lui  durent  de  pouvoir  continuer  leur  ins- 
truction scientifique.   »  (Notice  de  M.  Hubbard, 


SAINT-SIMON  îl 

page  33) .  Saint-Simon  avait  une  aifection  particu- 
lière pour  M.  Poisson  qu'il  traitait  comme  son  fils 
adoptif,  et  aux  dépenses  duquel  il  fournit  pendant 
trois  ans  pour  l'aider  à  acquérir  le  haut  rang  qu'il 
prit  depuis  parmi  les  savants  les  plus  illustres. 
Dans  un  moment  où  le  jeune  Dupujtren  ne  pouvait 
suivre  les  cours  publics,  faute  de  vêtement,  Sainte 
Simon  employa  les  moyens  les  plus  délicats  pour 
lui  faire  accepter  un  secours  pécuniaire,  mais  ne 
put  y  parvenir. 

Outre  les  cours  gratuits,  Saint-Simon  faisait  les 
frais  de  nombreuses  expériences  de  physiologie. 

«  En  cessant  l'étude  de  la  physiologie,  dit-il,  je 
partis  pour  les  pays  étrangers;  la  paix  d'Amiens 
me  permit  d'aller  en  Angleterre.  L'objet  de  mon 
voyage  était  de  m'informer  si  les  Anglais  s'occu- 
paient d'ouvrir  la  carrière  que  j'avais  entrepris  de 
frayer.  Je  rapportai  de  ce  pays  la  certitude  que 
ses  habitants  ne  dirigeaient  point  leurs  travaux 
scientifiques  vers  le  but  physico-politique,  qu'ils 
ne  s'occupaient  point  de  la  réorganisation  du  sys- 
tème scientifique,  et  qu'ils  n'avaient  sur  le  chan- 
tier aucune  idée  capitale  neuve. 

»  Peu  de  temps  après  j'allai  à  Genève.  » 


-NUliCJli    HISÏOHIQUE 


ni 

(1802—1810) 

C'est  à  Genève  que  Saint-Simon  publia  son  pre- 
mier écrit  sous  ce  titre  :  Lettres  d'un  habitant  de 
Genève  à  ses  contemporains.  Nous  en  avons  sous 
les  yeux  un  exemplaire  dont  l'auteur  voulut  faire 
hommage  au  consul  Bonaparte,  en  l'accompagnant 
de  la  lettre  suivante  : 

«  Citoyen  premier  Consul  , 

»  Je  vous  envoie  mon  ouvrage,  il  est  bien  peu 
volumineux,  mais  cela  ne  vous  étonnera  pas  quand 
vous  saurez  que  j'ai  employé  la  plus  grande  partie 
de  ma  vie  à  le  méditer,  je  souhaite  que  vous 

4 .  Cet  écrit,  publié  sans  nom  d'auteur  et  à  un  petit  nombre 
d'exemplaires,  resta  ignoré  des  amis  les  plus  intimes  de  Saint- 
Simon  jusques  après  la  mort  de  ce  philosophe.  Olinde  Rodrigues 
lui-même  n'en  avait  pas  eu  connaissance,  et  regardait  d'autant 
mieux  l'Introduction  aux  travaux  scientifiques  du  xix^  siècle 
comme  la  première  œuvre  de  son  maître,  que  celui-ci  l'avait  dit 
et  imprimé  lui-même.  Le  mode  de  publication  restreinte  et  ano- 
nyme de  l'opuscule  de  1802  explique  peut-être  cette  singularilé. 


SAINT-SIMON  23 

le  trouviez  bon,  et  j'ose  me  permettre  de  vous  dire 
que,  dans  mon  o^Dinion,  vous  êtes  le  seul  de  mes 
contemporains  en  état  de  le  juger  :  si  vous  voulez 
bien  avoir  la  bonté  de  ne  pas  me  laisser  ignorer  le 
jugement  que  vous  en  porterez,  vous  me  ferez  un 
très-grand  plaisir. 

»  En  signant  cette  lettre,  en  restant  sur  la  par- 
tie du  globe  dont  les  habitants  se  trouvent  immé- 
diatement sous  vos  ordres,  je  prends,  comme  vous 
voyez,  la  liberté  de  me  placer  directement  sous  votre 
protection. 

»  Saint-Simon.  » 

Rue  Derrière-le-Rhône,  à  Genève. 

«  P.  S.  J'ignore  la  manière  dont  il  faut  vous 
adresser  une  lettre  pour  qu'elle  vous  parvienne. 
J'espère  que  vous  ne  considérerez  point  comme  un 
manque  de  respect  de  ma  part,  le  parti  queje  prends 
de  demander  par  ce  post-scriptum  à  celui  de  vos 
secrétaires  qui  ouvrira  cette  lettre,  de  la  remettre 
en  main  propre.  » 

Ni  la  lettre  ni  Técrit  de  Saint-Simon  ne  parvin- 
rent à  leur  adresse*. 

^ .  Le  secrëtaire  qui  ouvrit  la  lettre  ne  tint  pas  compte  sans 
doute  du  po?t-scriptum,  puisque  la  lettre  autographe  et  l'exem- 
plaire destinés  ju  premier  consul  ont  été  trouvés  et  achetés  dans 


2i  NOTICE    HlSTOUIorK 

Cet  écrit  est  particulièrement  remarquable  en  ce 
qu'il  constate  que  Saint-Simon,  quoiqu'il  parût 
alors  exclusivement  préoccupé  de  la  réorganisation 
du  monde  scientifique,  avait  déjà  senti  la  nécessité 
d'une  synthèse  religieuse  pour  harmoniser  les  dé- 
couvertes de  l'esprit  humain  et  leur  donner  une 
autorité  sociale,  une  valeur  politique.  «  J'envisa- 
gerai la  religion,  dit-il,  comme  une  invention  hu- 
maine ,  je  la  considérerai  comme  étant  la  seule 
nature  d'institution  politique  qui  tende  à  l'organi- 
sation générale  de  l'humanité.  » 

A  côté  de  cette  déclaration,  V habitant  de  Genève, 
mettant  la  vivacité  de  son  imagination  au  service 
de  la  hardiesse  de  sa  raison,  supposait  une  apparition 
pendant  laquelle  la  nécessité  du  progrès  religieux 
lui  aurait  été  signalée  par  une  voix  mj'stérieuse  : 

«  Est-ce  une  apparition,  dit-il,  n'est-ce  qu'un 
rêve?  Je  l'ignore;  mais  je  suis  certain  d'avoir 
éprouvé  les  sensations  dont  je  vais  vous  rendre 
compte  : 

>  La  nuit  dernière,  j'ai  entendu  ces  paroles  : 

»  Rome  renoncera  à  la  prétention  d'être  le  chef- 
une  vente  publique  soixante  ans  plus  tard  par  un  disciple  de 
Saint-Simon,  Lambert-bey.  Le  Mémorial  de  Las-Cases  nous  a 
appris  que  parmi  les  secrétaires  de  Napoléon,  au  temps  du  con- 
sulat, il  y  en  avait  un  dont  le  prisonnier  de  Sainte-Hélène  disait 
qu'il  avait  un  œil  de  pie  et  qu'il  l'avait  pris  la  main  dans  le  sac. 


SAINT-SI.MOX  25 

lieu  de  mon  Eglise.  Le  pape,  les  cardinaux,  les 
évêques  et  les  prêtres  cesseront  de  parler  en  mon 
nom.  L'homme  rougira  de  l'impiété  qu'il  commet 
en  chargeant  de  tels  imprévoyants  de  me  représen- 
ter. J'avais  défendu  à  Adam  de  faire  la  distinction 
du  bien  et  du  mal,  il  m'a  désobéi  ;  je  l'ai  chassé  du 
paradis ,  mais  j'ai  laissé  à  sa  postérité  un  moyen 
d'apaiser  ma  colère  :  Qu'elle  travaille  à  se  perfec- 
tionner dans  la  connaissance  du  bien  et  du  mal,  et 
j'améliorerai  son  sort;  un  jour  viendra  que  je  ferai 
de  la  terre  un  paradis.  » 

Pendant  son  séjour  à  Genève,  Saint-Simon  visita 
madame  de  Staël  à  Goppet,  et  il  eut  même  l'idée 
de  lui  demander  sa  main  pour  l'associer  à  la 
grande  œuvre  philosophique  dont  il  s'occupait  avec 
tant  d'ardeur.  Cette  visite  et  ce  double  projet  de 
mariage  et  de  collaboration  demeurèrent  sans  ré- 
sultat. Saint-Simon  parcourut  ensuite  l'Allemagne 
pour  y  continuer  ses  explorations  scientifiques. 
«  Je  rapportai  de  ce  voyage  ,  dit-il ,  la  certitude 
que  la  science  générale  était  encore  dans  l'en- 
fance dans  ce  pays,  puisqu'elle  y  est  encore  fondée 
sur  des  principes  mystiques.  La  science  générale 
est  encore  dans  l'enfance  en  Allemagne,  mais  elle 
y  fera  certainement  de  grands  progrès  avant  peu 
de  temps,  parce  que  toute  cette  grande  nation  est 


26  NOTICE    HISTO]',IQUE 

passionnée  dans  cette  direction  scientifique;  elle 
n'a  pas  encore  trouvé  la  bonne  route,  mais  elle 
finira  par  la  trouver,  et  quand  une  fois  elle  y 
sera,  elle  fera  beaucoup  de  chemin. 

»  De  retour  de  ces  voyages,  je  me  suis  marié  •, 
j'ai  usé  du  mariage  comme  d'un  moj'en  pour  étu- 
dier les  savants,  cKose  qui  me  paraissait  nécessaire 
pour  l'exécution  de  mon  entreprise  ;  car  pour  amé- 
liorer l'organisation  du  système  scientilîque,  il  ne 
suffit  pas  de  bien  connaître  la  situation  de  la 
connaissance  humaine,  il  faut  encore  savoir  l'effet 
que  la  culture  de  la  science  produit  sur  ceux  qui 
s'y  livrent,  il  faut  apprécier  l'influence  que  cette 
occupation  exerce  sur  leurs  passions ,  sur  leur 
esprit,  sur  l'ensemble  de  leur  moral  et  sur  ses  dif- 
férentes parties.  Je  parlerai  plus  en  détail  de  mon 
mariage  dans  un  article  que  je  placerai  à  la  fin 
de  cet  abrégé  de  l'histoire  de  ma  vie.  » 

Le  complément  de  l'autobiographie  de  Saint-Si- 
mon est  resté  à  l'état  de  projet,  ou  du  moins  n'a  pas 
été  retrouvé.  Le  philosophe  avait  épousé  mademoi- 
selle de  Ghampgrand,  fille  d'un  ancien  officier  gé- 
néral, et  bien  connue  depuis  sous  le  nom  de  madame 
de  Bawr.  Les  goûts  différents  ou  contraires  des 
deux  époux  amenèrent  bientôt  (en  juillet  1803)  un 
divorce   par  consentement  mutuel.  Saint-Simon 


SAINÏ-SIMOX  Î7 

versa  pourtant  des  larmes,  devant  l'officier  de  l'état- 
civil,  en  signant  la  rupture  de  son  mariage. 

Pendant  l'année  qu'avait  duré  cette  union,  si 
vite  brisée,  l'infatigable  chercbeur  de  trésors  intel- 
lectuels avait  attiré  autour  de  lui  les  savants  les 
plus  renommés.  Les  artistes  affluaient  aussi  dans 
ses  salons  où  madame  de  Saint-Simon  les  invitait 
à  venir  f)ar  l'entremise  de  Grétrj  et  d'Alexandre 
Duval,  qu'elle  avait  eus  pour  témoins  à  son  ma- 
riage. Ces  réunions  n'étaient  pas  moins  coûteuses 
qu'instructives;  elles  achevèrent  la  ruine  de  Saint- 
Simon  et  le  réduisirent  à  une  telle  misère,  que, 
vers  1806j  au  moment  où  il  allait  terminer  son 
Introduction  aux  travaux  scientifiques  du 
xix«  siècle,  il  se  trouvait  sans  ressources  pour 
publier  ses  œuvres  et  pour  soutenir  sa  laborieuse 
existence.  Une  main  s'offrit  à  lui.  Laissons-le  ra- 
conter lui-même  sa  détresse  et  la  rencontre  provi- 
dentielle qui  lui  fournit  les  moyens  de  vivre  et  de 
se  faire  connaître. 

(1808) 

«  Je  vais  faire  connaître  quelle  a  été  et  quelle 
est  aujourd'hui  mon  existence  pécuniaire.  Le  du- 
ché-pairie, la  grandesse  d'Espagne  et  500,000  liv. 
de  rentes  dont  jouissait  le  duc  de  Saint-Simon  de- 


28  NOTICE    HISTORIQUE 

vaient  passer  sur  ma  tête.  11  s'est  brouillé  avec  mon 
père  qu'il  a  déshérité.  J'ai  donc  perdu  les  titres  et 
la  fortune  du  duc  de  Saint-Simon,  mais  j'ai  hérité 
de  sa  passion  pour  la  gloire. 

«  La  mort  de  mon  père,  arrivée  en  1783,  n'a 
rien  changé  à  ma  position  pécuniaire;  la  fortune 
venait  de  ma  mère,  qui  est  aussi  une  Saint-Simon. 
Ma  mère  est  existante;  elle  a  été  ruinée  par  la 
Révolution;  toute  espérance  d'héritage  est  anéan- 
tie pour  moi.  Je  n'ai  jamais  hérité  de  personne; 
je  n'ai  eu  d'autre  fortune  que  les  bénéfices  résultant 
de  mes  travaux.  J'ai  fait  des  spéculations  très- 
lucratives  depuis  1790  jusqu'en  1797,  et  je  serais 
opulent  si  mes  travaux  scientifiques  ne  m'avaient 
pas  fait  négliger  mes  intérêts  pécuniaires.  Le 
comte  de  Redern,  qui  était  mon  associé,  a  profité 
le  ma  négligence;  il  visait  à  la  fortune,  je  courais 
iprès  la  gloire;  je  devais  être  pécuniairement 
sa  dupe,  cela  est  arrivé. 

»  C'est  en  1798  que  je  suis  entré  dans  la  car- 
rière scientifique  ;  je  possédais,  à  cette  époque,  une 
somme  de  144,000  livres.  Cette  somme  n'était 
qu'un  bien  petit  prélèvement  sur  les  bénéfices 
auxquels  j'avais  droit;  car  ces  bénéfices  se  mon- 
taient à  150,000  livres  de  rentes  en  imnieuljles, 
forlune  qui  existe  entre  les  mains  du  comte  de 


SAINT-SIMON  29 

Redern,  qui  n'avait  droit  qu'à  la  moindre  partie 
de  cette  fortune,  puisque  mon  industrie  et  les 
risques  que  j'avais  courus  avaient  infiniment  plus 
contribué  à  son  acquisition,  que  les  faibles  capi- 
taux versés  par  lui  dans  mes  spéculations. 

»  Deux  raisons  m'ont  engagé  à  ne  prendre  que 
144,000  livres  sur  la  fortune  appartenant  au  comte 
de  Redern  et  à  moi.  Première  raison  :  j'avais 
acquis  la  certitude  que  le  comte  de  Redern  n'avait 
point  un  caractère  libéral,  mais  rien  ne  m'avait 
prouvé  qu'il  ne  fût  pas  loyal;  je  le  croyais  mon 
ami,  et  je  me  figurais  que  ma  fortune  pouvait  être 
déposée  sans  inconvénients  dans  ses  mains,  pen- 
dant que  je  ferais  mon  voyage  de  découvertes. 

>•  Deuxième  raison  :  je  croyais  qu'une  somme 
de  144,000  livres  me  suâîrait  pour  pousser  mon 
entreprise  à  bout,  et  que  j'obtiendrais  une  place 
scientifique  honorable    avant  de   l'avoir   épuisée. 

«  Je  me  suis  trompé  dans  ma  combinaison,  sous 
les  deux  rapports;  j'avais  dépensé  les  144,000 
livres,  avant  d'avoir  mérité  une  place  scientifique 
honorable;  je  suis  convaincu  de  la  déloyauté  du 
comte  de  Redern.  Depuis  trois  ans,  mes  fonds 
sont  épuisés,  j'ai  sollicité  une  place.  Je  me  suis 
adressé  à  monsieur  le  conjîe  de  Ségur.  Il  a  ac- 
cueilli ma  demande  et  il  m'a  annoucé,  au  bout 


30  NOTTCE    HISTORIQUE 

de  six  mois,  qu'il  avait  obtenu  pour  moi  uu  emploi 
au  Mont-de-Piété.  Cet  emploi  était  celui  de  copiste; 
il  rapportait  1 ,000  francs  par  an  pour  neuf  heures 
de  travail  par  jour;  je  l'ai  exercé  pendant  six 
mois  ;  mon  travail  personnel  était  pris  sur  les  nuits; 
je  crachais  le  sang",  ma  santé  était  dans  le  plus 
mauvais  état,  quand  le  hasard  me  fit  rencontrer  le 
seul  homme  que  je  puisse  appeler  mon  ami. 

»  J'ai  rencontré  Diard,  qui  m'avait  été  attaché 
depuis  1790  jusqu'en  1797;  je  ne  m'étais  séparé 
de  lui  qu'à  l'époque  de  ma  rupture  avec  le  comte 
de  Redern.  Diard  me  dit  :  «  Monsieur,  la  place 
que  vous  occupez  est  indigne  de  votre  nom  comme 
de  votre  capacité  :  je  vous  prie  de  venir  chez  moi, 
vous  pouvez  disposer  de  tout  ce  qui  m'appartient  ; 
vous  pourrez  travailler  à  votre  aise  et  vous  vous 
ferez  rendre  justice.  »  J'ai  accepté  la  proposition  de 
ce  brave  homme,  j'ai  été  chez  lui,  j'y  habite  depuis 
deux  ans,  et  depuis  cette  époque,  il  a  fourni  avec 
empressement  à  tous  mes  besoins,  et  aux  frais  con- 
sidérables de  l'ouvrage  que  j'ai  imprimé.  » 

Cet  ouvrage,  divisé  en  deux  parties  qui  parurent 
successivement  à  un  an  de  distance  (1807-1808), 
sous  le  format  in-4°,  avait  pour  titre  :  Introduction 
aux  travaux  scientifiques  du  xix®  siècle.  Il  ne 
fut  tiré  qu'à  cent  exemplaires  destinés  seulement 


SAINT-SIMON  3» 

aux  notabilités  du  monde  savant*.  Quelques  pas- 
sages de  l'avaiît-propos  témoignent  du  désir  qu'a- 
vait son  auteur  d'appeler  sur  son  IntrodîtctionVat- 
tention  spéciale  de  l'empereur  Napoléon,  comme  il 
avait  voulu  fixer  celle  du  consul  Bonaparte  sur  les 
lettres  d'un  habitant  de  Genève  à  ses  contem- 
porains. 

«  J'écris,  dit  Saint-Simon,  parce  que  j'ai  des 
choses  neuves  à  dire,  je  présenterai  mes  idées  telles 

qu'elles  ont  été  forgées  par  mon  esprit 

»  Les  révolutions  scientifiques  suivent  de  près  les 
révolutions  politiques.  Newton  a  trouvé  le  fait  de  la 
gravitation  universelle  peu  d'années  après  la  mort 
de  Charles  P'.  Je  pré  vois,  je  pressens  qu'il  s'opérera 
incessamment  une  grande  révolution  scientifique. 
»  J'ai  conçu  un  projet  dont  l'exécution  couvrira 
de  gloire  la  natiou  française  ;  sa  rivale  sera  forcée  de 
reconnaître  qu'elle  mérite  le  titre  de  grande  nation. 
»  Descartes  arracha  le  sceptre  du  monde  des 
mains  de  l'imagination,  et  le  plaça  dans  celle  de  la 
raison;  il  dit  :  Donnez-moi  de  la  matière  et  du 
moiwement,  je  vous  ferai  un  monde.  11  osa  entre- 
prendre l'explication  du  mécanisme  de  l'univers.  Le 

i .  Un  de  ces  exemplaires  fut  adressé  par  Saint-Simon  à  M.  de 
Lacépède,  l'illustre  naturaliste,  alors  présidont  du  sénat.  Cet 
exemplaire  a  été  vendu,  il  y  a  peu  d'années,  dans  un  encan  et 
sans  avoir  été  ui  lu  ni  coupé.  La  lettre  d'envoi  y  était  annexée. 


32  NOTICE    HISTORIQUE 

système  des  tourbillons  est  admirable,  en  le  considé- 
rant sous  le  point  de  vue  où  l'on  doit  se  placer  pour 
l'envisager.  Ce  S3-stème  a  eu  le  mérite  inapprécia- 
ble d'être  le  premier  aperçu  général  pur.  Aucune 
idée  théologique  n'est  entrée  dans  ses  éléments. 

»  Depuis  cent  ans  l'école  a  parcouru  le  pays 
scientifique  dans  toutes  les  directions;  elle  l'a  exa- 
miné dans  tous  ses  détails  ;  il  est  temps  de  nous 
replacer  au  point  de  vue  général.  C'est  à  raccorder 
les  cartes  particulières,  faites  depuis  cent  ans,  que 
nous  devons  travailler.  Nous  avons  les  matériaux 
nécessaires  pour  dresser  la  carte  générale. 

»  Nous  sommes  encore  Newtoniens  et  Lockistes, 
malgré  les  efforts  de  l'Empereur  pour  faire  faire  un 
pas  capital  à  la  science.  Il  a  stimulé  notre  intelli- 
gence, il  nous  a  dit  en  adressant  la  parole  à  l'Ins- 
titut :  Rendez  moi  compte  des  progrès  de  la 
science  depuis  1789;  dites-moi  quel  est  son  état 
actuel  et  quels  sont  les  moyens  à  employer  pour 
lui  faire  faire  de  grands  progrès. 

»  La  réponse  de  l'Institut,  à  cette  superbe  ques- 
tion, a  été  divisée  en  plusieurs  rapports  historiques 
tous  très-bien  faits,  mais  qui  ne  sont  liés  2:)ar  aucune 
vue  générale.  Cette  réponse  n'indique  pas  le  moyen 
de  faire  faire  à  la  science  un  pas  Napoléonien. 


SAI.NT-SIMOX  33 

»  Faire  ime  bonne  encyclopédie,  organiser  le 
système  scientifique  projeté  par  Descartes,  est  le 
seul  travail  scientifique  digne  des  vues  du  grand 
Napoléon. 

»  Mon  ouvrage  sera  une  réponse  à  la  question 
de  l'Empereur.  » 

Les  préoccupations  de  la  guerre  et  de  la  politique 
laissaient  alors  peu  de  place  à  la  science,  et  surtout 
à  la  science  générale,  dans  le  programme  des  faits 
prochainement  réalisables  par  le  génie  impérial. 
Napoléon  revenait  de  Tilsitt  presque  subjugué  par 
les  démonstrations  amicales  du  jeune  autocrate  de 
toutes  les  Russies  et  aussi  par  les  charmes  de  la 
belle  reine  de  Prusse.  Les  révolutionnaires  de  l'or- 
dre intellectuel  n  étaient  guère  plus  en  faveur  au- 
près de  lui  que  ceux  du  forum  et  des  clubs.  Bien 
loin  de  prêter  l'oreille  aux  novateurs  qui  ne  pou- 
vaient être  pour  lui,  à  cette  époque,  que  les  pires 
idéologues,  il  cherchait  de  préférence  les  conser- 
vateurs de  vieille  roche,  les  utopistes  rétrogra- 
des, les  noms  historiques  échappés  au  naufrage  et 
symboles  vivants  de  l'ancien  régime,  les  Bonald, 
Montlosier,  Maury,  Mole,  Pasquier,  etc.,  etc.  Cette 
prédilection  était  dans  son  rôle  de  conciliateur  su- 
prême, de  médiateur  omnipotent  entre  l'esprit  du 
passé  et  l'esprit  de  l'avenir.  Seulement,  il  lui  était 

1.  3 


34  iNOTICE    HISTORIQUE 

réservé  de  regretter  un  jour  amèrement  la  vanité 
de  ses  efforts,  d'accuser  l'ingratitude  du  passé  qu'il 
avait  imprudemment  caressé,  et  de  reconnaître  que 
pour  réconcilier  sérieusement  le  parti  de  la  tradi- 
tion et  le  parti  du  progrès,  il  fallait  laisser  à  celui 
des  deux  qui  est  le  représentant  et  le  maître  certain 
de  l'avenir,  une  légitime  prépotence.  Malheureuse- 
ment ce  n'était  qu'à  Sainte-Hélène  que  Napoléon 
devait  tracer  pour  règle  à  ses  successeurs  de  con- 
tinuer l'œuvre  de  la  révolution  française  et  de  faire 
^partager  à  la  généralité,  ce  qui  rC  avait  été  jusque' 
là  que  V apanage  duptetit  nombre.  Saint-Simon  s'é- 
tait efforcé  et  flatté  de  contribuer  par  ses  travaux  à 
faire  entrer  le  grand  homme  dans  cette  voie  pendant 
qu'il  était  tout-puissant.  «  On  pourra  remarquer 
dans  cet  ouvrage  (l'Introduction  aux  travaux,  etc.) 
et  dans  tous  ceux  qui  suivront,  dit  0.  Rodrigues, 
combien  ce  philosophe,  qui  avait  si  promptement 
pénétré  dans  le  passé  et  dans  l'avenir  de  l'esprit 
humain,  tout  en  améliorant  sans  cesse  les  formes 
d'exposition  dans  ses  idées,  n'en  a  jamais  rencon- 
tré une  qui  s'adaptât  exactement  au  présent;  résul- 
tat qui  ne  lui  est  probablement  pas  personnel ,  et 
que  nous  attribuerons  plutôt  à  une  impossibilité  ra- 
dicale de  trouver  aucun  mode  de  communication 
actuelle  entre  des  idées  neuves  d'une  haute  gêné- 


SAINT-SiMO.\  33 

ralité,  et  celles  dont  la  masse  des  esprits  est  depuis 
longtemps  en  possession.  L'erreur  de  Saint-Simon, 
à  cet  égard,  a  été  de  vouloir  tirer  parti  des  circons- 
tances environnantes  pour  l'établissement  de  son 
sj'stème;  emporté  par  son  ardeur,  il  a  toujours  trop 
présumé  du  succès  instantané  ;  mais  jamais  il  n'a 
plié  ses  idées  aux  événements  du  jour.  C'est  ainsi 
que  dans  Y  Introduction  auoo  travaux  scientifiques 
du  xix^  siècle,  saisissant  quelques  idées  de  Napo- 
léon, et  les  élargissant  même  dans  sa  propre  pensée, 
il  appelle  le  héros  à  combattre  et  diriger  l'exécu- 
tion d'un  monument  scientifique,  d'une  dimension 
et  d'une  magnificence  qui  ne  puissent  être  égalées 
par  aucun  de  ses  successeurs.  Ce  monument,  exécuté 
par  les  plus  illustres  savants  du  globe,  convoqués 
par  Napoléon,  aurait  été  une  encyclopédie  vraiment 
philosophique,  destinée  à  l'organisation  d'un  nou- 
veau système  scientifique.  »  {Le  Producteur,  {.  111, 
page  93.) 

La  seconde  partie  de  V Introduction  fut  publiée 
avec  l'esquisse  d'un  nouvel  arbre  encyclopédique. 
C'est  dans  ce  volume  que  Saint-Simon  exprima, 
d'une  manière  précise,  ses  idées  sur  la  perfectibilité 
humaine,  qu'il  déduisait  à  la  fois  de  la  science  gé- 
nérale de  l'univers  et  de  la  science  particulière  de 
l'homme.   «  Si  l'espèce  humaine  disparaissait   du 


36  NOTICE    HISTORIQUE 

globe,  disait-il,  l'espèce  la  mieux  organisée  après 
elle,  se  perfectionnerait.  »  11  lui  fut  impossible  de 
faire  comprendre  aux  savants  pour  lesquels  il  avait 
écrit  son  livre,  que  la  loi  des  progrès  humains  en 
morale,  en  politique,  en  religion,  pût  se  rattacher 
à  une  loi  générale  et  unique,  embrassant  tous  les 
phénomènes  de  l'ordre  astronomique  et  de  l'ordre 
physiologique.  Le  xv!::*^  siècle,  agent  providentiel 
d'une  immense  et  salutaire  démolition,  avait  dû  don- 
ner le  sceptre  du  monde  intellectuel  à  Tanalyse,  et 
mettre  la  synthèse  en  suspicion  jusque  sur  les  hau- 
teurs où  elle  s'appelle  cause  première,  providence, 
Dieu.  Les  enfants  posthumes  '  de  cet  infatigable 
artisan  de  ruines  restaient  fidèles  à  leur  origine. 
L'insuccès  du  philosophe  auprès  des  mathéma- 
ticiens et  des  physiciens,  des  astronomes  et  des 
physiologistes,  ne  lui  fit  rien  perdre  toutefois  de  sa 
confiance  et  de  son  courage.  Les  Lettres  au  bureau 
des  longitudes  parurent  quelque  temps  après  le  der- 
nier volume  de  V Introduction  aux  travaux  scieii- 
tifîques  et  ne  furent  pas  mieux  comprises.  Saint- 
Simon  n'en  persista  pas  moins  à  poursuivre  sa 
tâche.  Il  publia,  en  1810,  une  brochure  qu'il  inti- 


\.  Blainville  fut  le  seul  des  savants  éminents  de  ce  lemps  qui 
s'accorda  avec  Saini-Simon  sur  la  nécessilé  de  revenir  ù  l'emploi 
de  la  méthode  dogmatique. 


-       SAINT-SIMUN  37 

iu\s^  :  Nouvelle  Encyclopédie  *,  et  qu'il  tit  précéder 
d'une  dédicace  à  son  neveu  Victor. 

IV 

(1810  —  1814) 

Dans  une  seconde  lettre,  portant  la  date  de  cette 
même  année  (1810)  et  adressée  également  à  son 
neveu,  Saint-Simon  exprimait  sa  conviction  pro- 
fonde de  la  nécessité  d'une  renaissance  religieuse 
en  harmonie  avec  l'état  des  sciences  et  le  progrès 
des  lumières  ;  cette  lettre  était  ainsi  conçue  : 

«  J'ai  fait,  dans  ma  première  lettre,  tous  mes 
efforts  pour  vous  exalter,  c'est-à-dire  pour  vous 
rendre  fou,  car  la  folie,  mon  cher  Victor,  n'est 
pas  autre  chose  qu'une  extrême  exaltation  et  cette 
exaltation  extrême  est  indispensable  pour  faire  de 
grandes  choses.  Il  n'entre  dans  le  temple  de  la 

GLOIRE    QUE    DES    ÉCHAPPES    DES    PETITES-MAISONS, 

mais  tous  les  échappés  des  Petites-Maisons  n'en- 
trent pas  dans  le  temple  de  la  gloire.  Tout  au  plus 
un  par  million  réussit  à  y  entrer,  les  autres  se  cas- 
sent le  col,  c'est  pour  vous  éviter  ce  malheur  que 
je  vais  vous  donner  quelques  conseils  ou  plutôt  que 

1.  Sainf-Simon  rédigea  aussi  un  Mémoire  sur  l'Encyclopédie 
qui  nefutpoint imprimé,  etdonllemanuscriln'apasélé  retrouvé. 


m  .\0T1CE    HISTORIQUE- 

je  vais  allumer  deux  phares  qui  éclaireront  votre 
carrière  politique,  eu  un  mot  je  vais  éclaircir  pour 
vous  les  idées  religion  et  politique. 

»  La  religion,  mon  neveu,  a  toujours  servi  et 
servira  toujours  de  base  à  l'organisation  sociale. 
Cette  vérité  est  incontestable,  mais  elle  n'a  rien  de 
plus  certain  que  cet  axiome  : 

»  Pour  l'homme  il  n'y  a  rien  de  positif  dans  le 
monde,  il  n'existe  pour  lui  que  des  choses  relatives. 

»  De  ces  deux  principes  combinés  je  déduis  la 
conséquence  que  la  religion  a  toujours  existé  et 
qu'elle  existera  toujours,  mais  qu'elle  s'est  toujours 
modifiée  et  qu'elle  se. modifiera  toujours;  de  ma- 
nière qu'elle  a  toujours  été  proportionnée,  et 
qu'elle  le  sera  toujours,  à  l'état  des  lumières. 

*  Passons  à  un  autre  ordre  de  considérations, 
envisageons  les  choses  sous  le  rapport  de  l'expé- 
rience, l'étude  de  l'histoire  vous  prouvera ,  mon 
neveu,  que  l'humanité  s'est  toujours  trouvée  en 
crise  scientifique,  morale  et  politique,  quand  l'idée 
religieuse  s'est  modifiée. 

»  Considérant  enfin  l'état  actuel  des  choses,  nous 
verrons  qu'elles  sont  dans  un  état  de  crise  scienti- 
fique, morale  et  politique,  et  que  cette  crise  est 
déterminée  par  la  modification  qui  s'opère  dans 
l'idée  religieuse. 


SAINT-SIiMON  39 

*  D'après  les  aperçus,  les  raisonnements  et  les 
observations  que  je  viens  de  vous  présenter,  je  vous 
conseille,  mon  neveu  : 

»  1"  de  professer  toujours  un  grand  respect  pour 
la  religion  ; 

»  2^  De  vous  tenir  alerte  pour  adopter,  pour  pro- 
pager la  première  bonne  modification  de  l'idée 
religieuse  qui  sera  produite  ; 

»  3°  De  devenir  zélé  partisan  du  premier  nova- 
teur en  religion  qui ,  marchant  dans  la  carrière 
ouverte  par  Luther  et  poussant  la  réforme  plus  loin 
que  lui,  saura  agrandir  religieusement  le  domaine 
de  la  raison  et  restreindre,  dans  de  plus  étroites 
limites,  celui  des  idées  révélées  ;  du  novateur  qui 
introduira  dans  les  séminaires  l'étude  des  sciences 
d'observation,  et  qui  y  réduira  au  plus  petit  pied 
possible  l'enseignement  des  sciences  théologiques  ; 
du  novateur  enfin  qui  parviendra  à  faire  cesser  la 
division  existante  dans  l'Église,  et  qui  s'efforcera 
de  reconstituer  la  papauté,  les  conclaves  et  les 
conciles,  en  leur  donnant  une  organisation  propor- 
tionnée à  l'état  actuel  des  lumières.  » 

Saint-Simon  était  donc  plus  pénétré  que  jamais 
de  la  nécessité  d'une  rénovation  religieuse.  Lors- 
que, en  1802,  dans  les  Lettres  d'un  habitant  de 
Genève  à  ses  contemporains,  il  avait  exprimé  cette 


40  NOTICE     HISTORIQUE 

pensée  en  proclamant  l'incompétence  et  l'inaptitude 
de  la  papauté  et  du  clergé  à  régir  plus  longtemps 
la  terre  au  nom  du  ciel,  il  avait  trouvé  un  contra- 
dicteur bien  redoutable  dans  le  consul  Bonaparte, 
alors  occupé  de  relever  en  France  la  puissance  spi- 
rituelle du  pape,  de  l'épiscopat  et  du  clergé  secon- 
daire, par  la  conclusion  du  concordat.  — Malgré  ce 
démenti  instantané,  à  lui  donné  par  un  fait  écla- 
tant, le  philosophe  ne  se  rendit  pas  à  la  démonstra- 
tion politique  du  grand  capitaine,  comme  si  des  faits 
contraires  devaient  bientôt  lui  donner  raison.  En 
effet,  peu  d'années  après.  Napoléon  était  amené  à 
faire  de  Rome  un  département  de  son  empire,  et  du 
souverain  pontife  un  prisonnier  d'État,  au  moment 
même  où  le  hardi  novateur  persistait  à  invoquer  une 
reconstitution  indispensable  de  la  papauté,  des  con- 
claves et  des  conciles,  sur  la  base  d'une  plus  large 
part  faite  à  la  raison,  et  d'une  restriction  apportée  à 
l'élément  surnaturel  dans  les  croyances  religieuses. 
Comment  le  génie  réformateur  de  Saint-Simon  n'au- 
rait-il pas  été  frajDpé,  en  1810  comme  en  1802,  du 
mouvement  européen  qu'il  avait  prévu  en  Amérique, 
et  qui  avait  fait  dire,  en  1797,  au  génie  conserva- 
teur de  l'illustre  papiste  de  Maistre,  qaen  considé" 
rani  V affaiblissement  général  des  principes  mo- 
raux,Véhranlemeyit  des  souveraine  tés, Vi^nmensité 


SAINT-SIMON  41 

des  besoins  sociaux  et  l'inanité  des  moyens,  tout 
vrai2')hilosophe  devait  opter  entre  l'une  de  ces  deux 
hypothèses,  ou  qiCil  se  formerait  une  religion  nou- 
velle, ou  que  le  christianisme  serait  rajeuni  de 
quelque  manière  extraordinaire  ?  (Considérations 
sur  la  France,  84.) 

La  force  d'âme  de  Saint-Simon,  ses  convictions 
et  sa  persévérance  furent  pourtant  mises  à  une 
rude  épreuve,  en  1810,  par  la  mort  du  seul  homme 
qui  fût  venu  à  son  secours.  Privé  de  Diard,  il  resta 
sans  ressource  aucune  pour  son  existence  matérielle 
comme  pour  le  rayonnement  de  sa  vie  intellectuelle, 
en  face  d'un  monde  dédaigneux,  et  qui  trouvait 
commode  de  taxer  de  folie  ce  qu'il  ne  comprenait 
pas  et  ce  qu'il  ne  voulait  pas  étudier.  Ce  fut  sous 
le  poids  de  cette  affreuse  misère,  sous  les  traits  de 
ce  monde  insouciant  ou  moqueur,  que  Saint-Simon 
écrivit  cette  page  admirable  de  ses  Fragments  bio- 
graphiques : 

(1810) 

«  Il  existe  dans  la  société,  il  doit  exister  chez  le 
lecteur ,  une  sorte  de  prévention  contre  moi  ;  car 
l'entreprise  à  laquelle  je  me  livre  est  la  quatrième 
^que  j'ai  faite,  et  les  trois  premières  ne  sont  pas  arri- 
vées à  bon  port. 


52  NOTICE    HISTORIQUE 

»  Ma  vie,  en  un  mot,  présente  une  série  de 
chutes,  et  cependant  ma  vie  n'est  pas  manquée, 
car,  loin  de  descendre,  j'ai  toujours  monté  ;  c'est-à- 
dire  aucune  de  mes  chutes  ne  m'a  fait  retomber  au 
point  d'oiij 'étais  parti.  Les  entreprises  que  j'ai  faites, 
et  qui  n'ont  pas  été  conduites  à  bonne  fin,  doivent 
être  considérées  comme  des  expériences  qui  m'é- 
taient nécessaires  ;  on  doit  les  envisager  comme  des 
travaux  préparatoires  qui  ont  employé  la  partie 
active  de  ma  vie. 

»  J'ai  eu,  sur  le  champ  des  découvertes,  l'action 
de  la  marée  montante;  j'ai  descendu  souvent,  mais 
ma  force  ascensive  l'a  toujours  emporté  sur  la  force 
opposée.  Agé  de  près  de  cinquante  ans,  je  suis  à 
cette  époque  où  l'on  prend  sa  retraite  et  j'entre 
dans  la  carrière.  En  un  mot,  après  une  route  lon- 
gue et  pénible,  je  suis  arrivé  à  mon  point  de  dé- 
part. 

»  Je  dis  donc  que  le  public  ne  doit  pas  regarder 
comme  définitif  le  jugement  qu'il  a  porté  sur  ma 
conduite,  et  que  je  réclame  de  sa  justice  la  révision 
de  ce  jugement. 

»  Ce  n'est  point  une  demie,  c'est  une  réhabili- 
tation entière  que  je  veux  obtenir. 

»  Ma  position  actuelle  est  bien  singulière,  elle 
est  à  la  fois  fâcheuse  et  fort  heureuse. 


SAINT-SIMON  43 

»  Vous  connaissez  ma  position  pécuniaire. 

»  Ma  position  morale  est,  sous  plusieurs  rap- 
ports^ encore  plus  fâcheuse  que  ma  position  pécu- 
niaire ;  chaque  conseil  que  je  reçois  tend  à  me  dé- 
courager. Eh  bien  !  dans  cette  position,  je  jouis,  je 
me  trouve  heureux  ;  j'ai  le  sentiment  de  ma  force, 
et  cette  sensation  est  plas  agréable  pour  moi  qu'au- 
cune autre  que  j'aie  éprouvée  dans  ma  vie. 

»  Je  vois  sans  inquiétude  les  difficultés  que  j'ai 
à  vaincre,  je  souris  à  celles  qui  pourront  se  pré- 
senter. J'ai  conscience  que  mes  fautes  doivent  être 
attribuées  à  l'imperfection  de  la  nature  humaine 
plutôt  qu'à  ma  propre  fragilité. 

»  A  la  lecture  des  ouvrages  du  petit  nombre 
d'auteurs  qui  ont  abordé  directement  la  grande 
question,  qui  se  sont  occupés  à  rectifier  le  tracé  de 
la  ligne  de  démarcation  entre  le  bien  et  le  mal, 
qui  ont  cherché  à  indiquer,  avec  plus  de  précision 
que  leurs  devanciers,  le  but  auquel  on  devait  ten- 
dre, et  tracer  les  routes  qui  pouvaient  y  conduire, 
on  serait  porté  à  croire  qu'ils  ont  été  des  modèles  de 
sagesse  et  de  pureté  dans  leur  vie  privée.  Il  est 
facile  de  se  convaincre  par  le  raisonnement,  aussi 
bien  que  par  l'examen  des  faits,  que  cette  opinion, 
fondée  sur  les  premières  apparences,  est  complète- 
ment erronée, 


44  NOTICE    HISTORIQUE 

»  L'âme  est  d'autant  plus  accessible  aux  pas- 
sions qu'elle  est  plus  exaltée.  Le  point  de  vue 
auquel  il  faut  se  placer  pour  embrasser  la  grande 
question  dans  toute  son  étendue,  est  le  plus  élevé 
de  tous;  ainsi  on  ne  doit  point  être  étonné  que  les 
philosophes  inventeurs  aient  mené  une  vie  fort 
agitée, 

»  On  peut  envisager  la  chose  sous  un  autre  point 
de  vue. 

*  Le  seul  moyen,  pour  faire  faire  des  progrès 
positifs  à  la  philosophie,  est  de  faire  des  expériences. 
Les  expériences  philosophiques  les  plus  capitales 
sont  celles  qui  portent  sur  des  actions  neuves  ou 
sur  de  nouvelles  séries  d'actions.  Toute  action 
neuve  ne  peut  être  classée  que  d'après  des  obser- 
vations faites  sur  ses  résultats;  ainsi,  l'homme 
qui  se  livre  à  des  recherches  de  haute  philosophie 
doit,  pendant  le  cours  de  ses  expériences,  com- 
mettre beaucoup  d'actions  marquées  au  coin  de  la 
folie. 

»  Enfin  il  résulte  de  la  nature  des  choses  que, 
pour  faire  faire  un  pas  capital  à  la  philosophie,  il 
faut  remplir  les  conditions  suivantes  : 

»  l**  Mener,  pendant  tout  le  cours  de  la  vigueur 
de  l'âge,  la  vie  la  plus  originale  et  la  plus  active 
possible  ; 


SAINT-SIMON  45 

»  2°  Prendre  connaissance  avec  soin  de  toutes 
les  théories  et  de  toutes  les  pratiques  ; 

y  3°  Parcourir  toutes  les  classes  de  la  société, 
se  placer  personnellement  dans  les  positions  sociales 
les  plus  différentes,  et  même  créer  des  relations 
qui  n'aient  point  existé; 

»  4°  Enfin ,  employer  sa  vieillesse  à  résumer  les 
observations  sur  les  effets  qui  sont  résultés  de  ses 
actions  pour  les  autres  et  pour  soi,  et  à  établir  des 
principes  sur  ces  résumés. 

y  L'homme  qui  a  tenu  cette  conduite  est  celui 
auquel  l'humanité  doit  accorder  le  plus  d'estime; 
c'est  celui  qu'elle  doit  classer  comme  le  plus  ver- 
tueux, puisqu'il  est  celui  qui  a  travaillé  le  plus 
méthodiquement  aux  progrès  de  la  science,  seule 
véritable  source  de  la  sagesse  *. 

y  Non,  mes  actions  ne  doivent  point  être  jugées 
d'après  les  mêmes  principes  que  celles  des  autres, 
parce  que  toute  ma  vie  active  a  été  un  cours  d'expé- 
riences. 

i.  On  s'est  fondé  sur  ce  jugement  de  Saint-Simon  sur  lui- 
même  pour  lui  reprocher  de  n'avoir  vu  dans  l'homme  que  les 
facultés  intellectuelles.  Il  a  répondu  d'avance  à  ce  reproche,  à  la 
fin  de  son  premier  écrit,  (t  dans  la  seconde  lettre  à  son  neveu 
que  nous  venons  de  citer,  sans  parler  un  Nouveau  Christianisme ^ 
dont  nous  aurons  à  nous  occuper  plus  tard.  S'il  n'eût  voulu  voir 
que  l'intelligente,  la  science  pure  dans  l'homme,  Aug.  Comte  ne 
se  fût  pas  séparé  de  lui. 


46  NOTICE     HISTORIQUE 

»  Je  vais  indiquer,  par  un  exemple,  la  diffé- 
rence qui  me  paraît  devoir  exister  entre  les  prin- 
cipes d'après  lesquels  on  doit  juger  certaines  ac- 
tions où  l'on  se  dirige  vers  le  but  ordinaire  de  la 
vie,  et  les  mêmes  actions  dont  une  expérience  est 
le  but. 

»  Si  je  vois  un  homme  exercer  sa  force  ou  son 
adresse  sur  un  animal  dans  le  seul  but  de  le  faire 
souffrir,  l'animal  ne  fût-il  qu'un  insecte,  je  dis 
que  cet  homme  n'a  pas  reçu  de  la  nature  une  orga- 
nisation heureuse  pour  la  sensibilité,  et  qu'il  est 
'  dans  une  direction  qui  doit  le  conduire  à  la 
cruauté. 

»  Si  je  vois  un  physiologiste  faire  des  expé- 
riences sur  les  animaux  vivants,  prolonger  exprès 
leur  existence  au  milieu  des  souffrances  les  plus 
affreuses,  je  me  dis  :  Voilà  un  homme  occupé  de 
recherches  qui  tendent  à  la  découverte  de  procédés 
utiles  pour  le  soulagement  de  l'humanité. 

»  Si  je  vois  un  homme,  qui  n'est  pas  lancé  dans 
la  carrière  de  la  science  générale,  fréquenter  Ips 
maisons  de  jeu  et  de  débauche,  ne  pas  fuir  avec  la 
plus  scrupuleuse  attention  les  personnes  d'une  im- 
moralité reconnue,  je  dirai  :  Voilà  un  homme  qui 
se  perd,  il  n'est  pas  heureusement  né;  les  habitudes 
qu  il  contracte  l'aviliront  à  ses  propres  yeux  et  le 


SAINT-SIMON  47 

rendront  par  conséquent  souverainement  mépri- 
sable. Mais  si  cet  homme  est  dans  la  direction  de  la 
philosophie  théorique,  si  le  but  de  ses  recherches 
est  de  rectifier  la  ligne  de  démarcation  qui  doit  sé- 
parer les  actions  et  les  classer  en  bonnes  et  mau- 
vaises, s'il  s'efforce  à  trouver  les  moyens  de  guérir 
ces  maladies  de  l'intelligence  humaine  qui  nous 
portent  à  suivre  des  routes  qui  nous  éloignent  du 
bonheur,  je  dirai  :  Cet  homme  parcourt  la  carrière 
du  vice  dans  une  direction  qui  le  conduira  néces- 
sairement à  la  plus  haute  vertu. 

»  J'ai  fait  tous  mes  efforts  pour  connaître,  le 
plus  exactement  qu'il  m'a  été  possible,  les  moeurs 
et  les  opinions  des  différentes  classes  de  la  société. 
J'ai  recherché,  j'ai  saisi  toutes  les  occasions  de 
me  lier  avec  des  hommes  de  tous  les  caractères  et 
de  tous  les  genres  de  moralité,  et  quoique  de 
pareilles  recherches  m'aient  beaucoup  nui  dans 
l'opinion  publique,  je  suis  loin  de  les  regretter. 

»  Mon  estime  pour  moi-même  a  toujours  aug- 
menté, dans  la  proportion  du  tort  que  j'ai  fait  à  ma 
réputation;  enfin,  j'ai  tout  lieu  de  m'applaudir de 
la  conduite  que  j'ai  tenue,  puisque  je  me  vois  en 
état  de  présenter  des  vues  neuves  et  utiles  à  mes 
contemporains  et  à  la  postérité,  qui  accordera  os- 
tensiblement à  mes  neveux   la  récompense   que 


48  NOTICE    HISTORIQUE 

j'obtiens  personnellement  par  la  vive  sensation  de 
l'avoir  méritée. 

»  On  conçoit  aisément  qu'il  a  dû  m'arriver, 
dans  le  cours  de  ma  vie,  beaucoup  de  choses 
extraordinaires.  J'aurai,  en  effet,  des  anecdotes 
très-piquantes  à  raconter  ;  mais  ce  sera  le  délas- 
sement de  mes  dernières  années;  en  ce  moment  un 
travail  plus  important  m'occupe,  il  absorbe  tout 
mon  temps  et  toutes  mes  facultés.  Je  vis  encore 
dans  l'avenir.  » 

Cet  homme  qui  s'expliquait  si  bien  l'insuccès  de 
ses  premières  tentatives  et  les  préventions  de  ses 
contemporains,  et  qui  recommençait  sa  vie  à  cin- 
quante ans,  avec  la  ferme  espérance  d'obtenir  une 
réhabilitation  complète  et  de  justifier  l'estime 
croissante  qu'il  avait  eue  pour  lui-même  dans  la 
proportion  du  tort  qu'il  faisait  à  sa  réputation  ;  cet 
homme  que  le  présent  accablait  de  ses  dédains  et 
laissait  mourir  de  faim,  et  qui  néanmoins  se  sen- 
tait vivre  dans  l'avenir,  travaillait  alors  à  deux 
mémoires,  l'un  sur  la  science  de  Vhomme,  l'autre 
sur  la  gravitation  universelle. 

Saint-Simon  s'était  placé  jusque-là  au  point  de 
vue  newtonien,  cosmogonique,  dans  la  coordina- 
tion de  ses  travaux.  Le  mémoire  sur  la  Science  de 
l'homme  était  conçu  dans  un  autre  système.  Lais- 


SAINT-SIMON  49 

sons-le  expliquer  lui-même  ce  changement  de 
procédé  scientifique  dans  un  entretien  avec  ses 
disciples,  et  que  l'un  d'eux,  Olinde  Rodrigues,  a 
rapporté  ainsi,  dans  le  Producteur,  en  1826  : 

«  J'ai  voulu,  nous  disait-il  quelques  mois  avant 
sa  mort,  essayer,  comme  tout  le  monde,  de  systé- 
matiser la  philosophie  de  Dieu;  je  voulais  des- 
cendre successivement  du  phénomène  univers  au 
phénomène  système  solaire,  de  celui-ci  au  phéno- 
mène terrestre ,  et  enfin  à  l'étude  de  l'espèce, 
considérée  comme  une  dépendance  du  phénomène 
sublunaire,  et  déduire  de  cette  étude  les  lois  de 
l'organisation  sociale ,  objet  primitif  et  essentiel 
de  mes  recherches. 

»  Mais  je  me  suis  aperçu  à  temps  de  l'impossi- 
bilité d'établir  jamais  une  loi  positive  et  coordi- 
natrice  dans  cette  philosophie,  et  je  me  suis  re- 
tourné vers  la  science  générale  de  V  homme,  dans 
laquelle  ce  ne  sont  plus  les  sciences  que  Ton 
considère,  mais  les  savants;  la  philosophie,  mais 
les  philosophes,  envisagés  dès  lors  sous  le  rapport 
positif  de  leurs  fonctions  dans  la  société  hu- 
maine. » 

Ce  nouveau  travail  achevé,  Saint-Simon,  faute 
de  moyens  pour  le  faire  imprimer,  en  fit  prendre 
à  la  main  plusieurs  copies  qu'il  adressa  à  quel- 


SO  NOTICE    HISTORlQUi: 

ques-uns  des  savants  qui  avaient  déjà  reçu  son 
Introduction  aux  TravoMx  scientifiques  ;  et  il  y 
joignit  une  lettre  d'envoi  où  l'auteur  exposait, 
sans  réticence  et  sans  humilité ,  son  dénûment 
absolu  *. 

Une  de  ces  lettres  a  été  conservée  et  livrée  à 
Fimpression.  Le  dernier  paragraphe  parut  d'a- 
bord isolément  comme  formant  le  quatrième  frag- 
ment de  l'autobiographie  de  Saint-Simon.  Nous 
la  reproduisons  en  entier  : 

«  Monsieur, 

»  Soyez  mon  sauveur,  je  meurs  de  faim.  Ma 
position  m'ôte  les  moyens  de  présenter  mes  idées 
avec  la  mesure  convenable^  mais  la  valeur  de 
ma  découverte  est  indépendante  du  mode  de  pré- 

1 .  C'est  ce  qui  a  fait  dire  à  Déranger  : 

«  J'ai  vu  Saint-Simon  le  prophète, 

Riche  d'abord,  puis  endetté. 

Qui,  rli     •'- \  ';^nients  jusqu'au  faîte. 

Refaisait  l.i  société. 

Plein  de  son  œuvre  commencée, 

Vieux,  pour  elle  il  tendait  la  main. 

Sûr  d'embrasser  la  pensée 

Qui  doit  sauver  le  genre  humain.  » 

(Œuvres  complètes,  tome  U,  page  216.) 


SAINT-SI.MON  SI 

sentation  que  les  circonstances  m'ont  forcé  d'a- 
dopter pour  fixer  plus  promptement  l'attention. 
Suis-je  parvenu  à  trouver  une  nouvelle  route  phi- 
losopliique?  Voilà  la  question.  Si  vous  prenez  la 
peine  de  lire  mon  travail,  je  suis  sauvé. 

»  Livré  depuis  nombre  d'années  à  la  recherche 
d'une  route  philosophique  nouvelle,  j'ai  dû  néces- 
sairement m'éloigner  de  lécole  comme  de  la  so- 
ciété, et  je  dois  me  trouver,  pour  le  moment,  après 
avoir  fait  la  découverte  la  plus  importante,  dans 
l'état  d'isolement  le  plus  absolu.  Uniquement 
occupé  de  l'intérêt  général,  j'ai  négligé  mes  af- 
faires personnelles  au  point  que  voici  exactement 
ma  position. 

»  Depuis  quinze  jours  je  mange  du  pain  et  je 
bois  de  Veau,  je  travaille  sans  feu,  et  fai  vendu 
jusqu^à  mes  habits  pour  fournir  aux  frais  de 
copies  de  mon  travail.  C'est  la  passion  de  la 
science  et  du  bonheur  public;  c'est  le  désir  de 
trouver  un  moyen  de  terminer  d'une  manière 
douce  l'elTrojable  crise  dans  laquelle  toute  la 
société  européenne  se  trouve  engagée,  qui  m'ont 
fait  tomber  dans  cet  état  de  détresse.  Ainsi,  c'est 
sans  rougir  que  je  puis  faire  l'aveu  de  ma  misère, 
et  demander  les  secours  nécessaires  pour  me  mettre 
en  état  de  continuer  mon  œuvre.  •» 


52  NOTICE    HISTORIQUE 

Saint-Simon  adressa  cet  appel  suprême  aux 
premiers  personnages  de  l'empire,  Cambacérès, 
Lebrun,  Talleyrand;  aux  princes  de  la  science, 
Guvier,  Lacépède,  de  Gérando,  à  beaucoup  d'au- 
tres illustrations  de  ce  temps.  Guvier  seul  démêla 
ce  qu'il  y  avait  de  remarquable  dans  le  mémoire 
sur  la  gravitation.  Gambacérès  conseilla  à  l'au- 
teur de  s'adresser  à  Napoléon.  Saint-Simon  n'hé- 
sita pas  à  suivre  cet  avis,  et  pour  exciter  plus 
sûrement  la  curiosité  de  l'Empereur,  il  intitula  son 
travail  :  Moyens  de  faire  reconnaître  aux  An- 
glais V indépendance  des  pavillons, 

Get  écrit,  daté  de  1813,  fut  dédié  à  l'Empereur 
et  présenté  au  sénat,  au  conseil  d'État  et  aux  trois 
premières  classes  de  l'Institut.  Napoléon  put,  en 
1813,  lire  dans  la  dédicace  ce  courageux  avertis- 
sement : 

t 

«  Sire,  ^ 

»  Tous  les  peuples  du  continent  s'accorderont 
sans  doute  pour  amener  les  Anglais  à  reconnaître 
Tindépendance  des  pavillons  ;  mais  ils  s'accorde- 
ront encore  plus  sûrement  sur  cet  autre  point,  que 
Votre  Majesté  doit  renoncer  au  protectorat  de  la 
confédération  du  Rhin;  qu'elle  doit  évacuer  l'Ita- 


I 


SAINT-SIMON  53 

lie,  qu'elle  doit  rendre  la  liberté  à  la  ÎToIlande, 
et  enfin  qu'elle  doit  cesser  de  s'ingérer  dans  les 
atïaires  d'Espagne. 

y  En  renonçant  à  ses  projets  de  conquête,  Votre 
Majesté  forcera  les  Anglais  à  rétablir  la  liberté  des 
mers;  si  elle  veut  augmenter  encore  l'immense 
quantité  de  lauriers  qu'elle  a  recueillie,  elle  fera 
écraser  la  France  et  se  trouvera  en  définitive  en 
opposition  directe  et  absolue  avec  les  intentions 
de  ses  sujets.  » 

Le  plus  hardi  penseur  et  le  plus  glorieux  soldat 
du  xix^  siècle  poursuivaient  la  même  tâche,  la  ré- 
génération de  la  société  européenne,  mais  par  des 
voies  bien  différentes.  Le  premier,  dégagé  de  toute 
responsabilité  envers  le  présent  et  fixant  exclusive- 
ment ses  regards  sur  l'avenir,  pouvait  se  livrer 
sans  réserve  et  sans  dommage,  dans  ses  travaux  spé- 
culatifs, au  culte  absolu  de  la  paix  universelle  et 
perpétuelle,  dont  il  annonçait  le  règne  définitif 
comme  couronnement  de  la  sociabilité  et  du  per- 
fectionnement de  la  race  humaine;  toute  guerre 
devait  lui  paraître  impie  et  funeste.  Le  second,  au 
contraire,  vivant  plus  dans  le  présent  que  dans 
l'avenir,  et  obligé,  pour  être  compris  et  obéi  des 
peuples  soumis  à  son  pouvoir,  de  céder  à  l'en- 
traînement des  circonstances,  déclarait  ou  accep- 


Si  NOTICE    HISTORIQUE 

tait  la  guerre  comme  Une  nécessité  transitoire,  aussi 
souvent  que  lui  semblait  l'exiger  son  rôle  de  chef 
d'une  nation  dont  la  grandeur  et  la  puissance,  par 
le  sabre  et  par  l'esprit,  importaient  encore  égale- 
ment au  triomphe  de  la  civilisation  dans  toutes  les 
parties  du  monde.  Le  moment  n'était  pas  venu  pour 
l'Empereur  de  porter  l'activité  de  son  génie  et  de 
ses  préoccupations  du  côté  de  l'avenir  et  de  se  com- 
plaire à  son  tour  aux  lointaines  perspectives  que  le 
philosophe  s'efforçait  de  lui  signaler  et  de  lui  décrire. 

Napoléon  continua  la  guerre.  Il  était  écrit  que 
la  vieille  Europe  rendrait  la  paix  impossible  à 
force  de  la  vouloir  humiliante  pour  la  France 
nouvelle.  1814,  comme  1813,  vit  encore  couler  des 
flots  de  sang  humain  sur  les  champs  de  bataille. 
Saint-Simon,  de  plus  en  plus  pénétré  d'horreur  à 
la  vue  de  ce  sang,  de  plus  en  [lu >  persévérant  et 
passionné  dans  ses  aspirations  pacihques,  s'autorisa 
des  calamités  qui  affligeaient  l'Europe  pour  insérer 
dans  son  Mémoire  sur  la  Science  de  l'homme  cette 
virulente  apostrophe  aux  savants  appliqués  à  l'é- 
tude des  corps  bruts^,  et  qui  occupaient  alors  dans 
la  science  le  premier  rang,  qu'il  venait  réclamer 
pour  les  physiologistes. 

*  Brutiers,  leur  dit-il,  infinitésimaires,  algé- 
bristes  et  arithméticiens,  quels  sont  vos  droits  pour 


SAINT-SIMON  53 

occuper  en  ce  moment  le  poste  d' avant-garde  scien^ 
(iilque?  L'espèce  humaine  se  trouve  engagée  dans 
une  des  plus  fortes  crises  qu'elle  ait  essuyées  de- 
puis l'origine  de  son  existence.  Quels  ôiForts  faites- 
vous  pour  terminer  cette  crise  ?  Quels  moyens  avez- 
vous  pour  rétablir  l'ordre  dans  la  société  humaine? 
Toute  l'Europe  s'égorge,  que  faites-vous  pour  ar- 
rêter cette  boucherie?  Rien.  Que  dis-je?  c'est  vous 
qui  perfectionnez  les  moyens  de  destruction  ;  c'est 
vous  qui  dirigez  leur  emploi  dans  toutes  les  armées. 
On  vous  voit  à  la  tête  de  l'artillerie  ;  c'est  vous  qui 
conduisez  les   travaux  pour  l'attaque  des  places. 
Que  faites-vous,  encore  une  fois,  pour  rétablir  la 
paix?  Rien.  La  connaissance  de  l'homme  est  la 
seule   qui  puisse   conduire  à   la    découverte   des 
moyens  de  concilier  les  intérêts  des  peuples,  et 
vous  n'étudiez  pas  cette  science.  Vous  n'en  avez 
recueilli  qu'une  seule  observation,  c'est  qu'en  flat- 
tant ceux  qui  ont  du  pouvoir,  on  obtient  leurs  fa- 
veurs  et  on   a  part  à  leurs  largesses.  Quittez  la 
direction   de    l'atelier   scientifique  ;    laissez- nous 
réchauffer  les  coeurs  qui  se  sont  glacés  sous  votre 
présidence,  et  détourner  leur  attention  vers  les  tra- 
vaux qui  peuvent  ramener  la  paix  générale  en  réor- 
ganisant la  société.  » 

La  paix  générale    n'était  possible   que  par  le 


S6  .\OTICE    HISTORIQUE 

triomphe  complet  ou  par  la  chute  de  l'empire.  Les 
prévisions  exprimées  par  Saint-Simon  dans  son  tra- 
vail sur  l'indépendance  des  pavillons  se  réalisèrent  ; 
la  France  fut  écrasée,  et  l'Empereur  descendit  du 
trône  pour  prendre  la  route  de  l'exil. 

Le  philosophe  aurait  pu  se  dispenser  de  donner 
des  regrets  au  potentat,  dont  il  avait  en  vain  essayé 
d'attirer  l'attention  sur  ses  plans  de  rénovation.  Mais 
l'Empereur  déchu  était  toujours  l'homme  de  génie  à 
qui  Saint-Simon,  comme  tant  d'autres,  avait  sincè- 
rement pardonné  le  18  brumaire  '  pour  ses  grandes 
créations,  telles  que  le  code  civil,  l'institution  de 
la  Légion  d'honneur,  la  constitution  du  royaume 
d'Italie,  la  fondation  de  l'université,  etc. ,  etc. 
Néanmoins,  sans  éprouver  le  moindre  enthousiasme 
pour  les  Bourbons,  dont  le  retour  troublait  acci- 
dentellement le  mouvement  progressif  de  la  société 
européenne,  Saint-Simon,  en  gentilhomme  qui  te- 
nait plus  à  ses  idées  qu'à  son  blason  2,  s'accommoda 
du  rétablissement  de  l'ancienne  dynastie  pour  faire 

1.  L'intervention  de  la  force  militaire  dans  les  conseils  souve- 
rains  de  la  nation  avait,  profondément  blessé  les  opinions  de 
Saint-Simon,  alors  lié  avec  des  républicains  ardents,  et  qui  d'ail- 
leurs avait  déjà  en  germe  dans  sa  tète,  la  doctrine  de  la  trans- 
formation de  la  société  guerrière  du  moyen  âge  en  société  pa- 
cifique, organisée  pour  la  culture  des  arts,  des  sciences  et  de 
rindustrie. 

i.  Des  critiques  ont  prétendu  que  Saint-Simon  avait  toujours 


SAINT-SIMOX  S7 

servir  la  cessation  inespérée  de  la  guerre  à  la  pro- 
pagation de  ses  vues  sur  la  réorganisation  pacifique 
de  l'Europe. 

V 

(1814  —  1815) 

A  cette  époque,  Saint-Simon  songea  à  demander 
compte  à  M.  de  Redern,  alors  retiré  en  Norman- 
die, du  partage  léonin  dont  ce  diplomate  l'avait 

été  infatué  de  la  noblesse  de  son  origine,  et  ils  se  sont  fondés 
sur  ce  passage  de  la  lettre  écrite  par  lui  à  son  neveu  Victor, 
mort  il  y  a  peu  de  jours,  et  qui  fut  publiée  comme  dédicace  de  la 
Nouvelle  Encyclopédie  : 

»  Les  circonstances  vous  appellent  à  devenir  le  chef  de  la 
maison  de  Saint-Simon,  qui  descend  de  Charlemagne. 

»  Votre  naissance  vous  donne  de  grands  droits,  mais  elle  vous 
impose  de  grands  devoirs. 

»  Songez  à  votre  nom  ;  que  l'idée  de  votre  naissance  soit  tou- 
jours présente  à  voire  esprit.  » 

Il  est  évident  que  le  philosophe  ne  voulait  que  rappeler  à  son 
neveu  le  fameux  adage  :  noblesse  oblige,  et  qu'il  ne  parlait  des 
grands  droits  de  la  naissance  que  pour  en  faire  mieux  ressortir 
les  grands  devoirs.  Il  n'est  point  étonnant  d'ailleurs  qu'il  consi- 
dérât l'illustration  de  la  naissance  comme  pouvant  servir  de  sti- 
mulant et  de  levier  au  génie,  comme  elle  en  avait  facilité  le 
développementa  lorsque  les  hautes  études  et  les  spéculations  trans* 
cendantes  n'étaient  encore  accessibles  qu'aux  ordres  privilégiés. 
Ce  n'est  donc  point  pour  caresser  l'orgueil  aristocratique  qu'il 
avait  abjuré,  mais  seulement  pour  expliquer  son  audace  de  nova- 
teur, qu'il  répétait  avec  plaisir  qu'il  descendait  de  Charlemagne, 
et  que  Bacon,  Descartes,  Leibnitz,  etc.,  étaient  gentilshommes. 


G8  NOTICE    HISTORIQUE 

rendu  victime  dans  la  liquidation  de  leur  société. 
L'habile  Prussien  s'était  mis  en  règle  avec  la  loi,  il 
ne  se  sentait  attaquable  que  du  côté  de  la  loyauté 
et  il  se  moqua  de  ce  genre  de  responsabilité.  Saint- 
Simon  voulut  publier  un  mémoire  à  Alençon,  où 
résidait  M.  de  Redern  ;  les  autorités  locales  en  em- 
pêchèrent Timpression;  Convaincu  que  toutes  ses 
démarches  resteraient  sans  effet,  il  se  résigna  au 
silence  et  se  cbntenta  d'écrire  à  son  ancien  associé, 
patronné  par  le  préfet  et  par  les  coteries  cléricales  : 
«  Vos  principes  de  dévotion  vous  ont  permis  de  me 
dépouiller,  mon  prétendu  athéisme  m'a  porté  à 
mettre  tout  dans  votre  main.  Vous  conviendrez 
qu'il  vaut  mieux  avoir  pour  associé  un  athée  comme 
moi,  qu'un  dévot  comme  vous.  » 

Vers  ce  même  temps,  Saint-Simon  se  rapprocha 
de  sa  famille  et  prit  des  arrangements  qui  lui  assu- 
rèrent une  modique  pension  pour  l'indemniser  de 
l'abandon  de  ses  droits  sur  la  succession  de  sa 
mère.  Il  fut  gravement  malade  à  Péronne,  au  mi- 
lieu des  négociations  de  cet  accord.  Dès  qu'il  fut 
rétabli,  il  rentra  à  Paris  pour  y  reprendre  le  cours 
de  sa  mission  philosophique.  Il  écrivait  alors  à  l'un 
de  ses  proches  : 

«  Une  génération,  lui  dit-il,  est  comme  une  an- 
»  née  de  végétation.  Au  printemps  de  la  natut^ 


SAL\Ï-S1M().N  59 

»  végétante,  lés  champs,  les  vergers  sont  couverts 

»  de  lieurs.  Ils  présentent  l'aspect  le  plus  riant  ; 

»  au  printemps  de  l'âge,  les  enfants  présentent  un 

»  aspect  enchanteur. 

»  L'été  arrive  ;   que  de  fleurs  ont  avorté  !  que 

»  d'enfants  sont  morts!  La  nature  cependant  se 

»  montre  dans  toute  sa  richesse;  les  moissons  cou- 

»  vrent  la  terre,  les  vergers  sont  chargés  de  fruits; 

*  chaque  génération  dans  la  force  de  l'âge  montre 

*  l'homme  dans  toute  sa  beauté;  on  voit  à  leur 

*  maturité  tous  les  talents  dans  les  beaux-arts  et 
»  dans  les  directions  scientifiques  particulières. 

»  Arrive  l'automne  ;  l'automne  a  bien  son  mé- 
«  rite,  elle  donne  aussi  des  fruits;  elle  donne  les 
>  meilleurs,  ceux  qui  se  conservent  le  plus  long- 
»  temps.  Les  philosophes  sont  des  fruits  d'au- 
»  tomne,  ils  sont  presque  des  fruits  d'hiver.  * 

Saint-Simon  se  sentait  arrivé  à  l'âge  où  l'homme, 
dont  le  génie  est  doué  de  fécondité,  doit  produir:e 
ses  meilleurs  fruits.  Tout  ce  qu'il  avait  fait,  jusque- 
là,  ne  lui  apparaissait  que  comme  une  simple  pré- 
paration à  ce  qu'il  avait  de  capital  et  de  décisif  à 
faire  pour  l'accomplissement  et  la  justification  de  sa 
carrière,  pour  la  réhabilitation  complète  qu'il  pour  - 
suivait  avec  tant  d'ardeur,  et  qu'il  se  promettait 
avec  tant;de  confiance. 


00  NOTICE    HISTORIQUE 

Dans  l'épître  dédicatoire,  placée  en  tête  du  Mé- 
moire sur  l'indépendance  des  pavillons,  Saint-Si- 
mon avait  demandé  à  l'empereur  de  décréter  l'ou- 
verture d'un  concours  universel  pour  faire  décerner 
un  grand  prix  à  l'auteur  du  meilleur  projet  de 
réorganisation  de  la  société  européenne. 

Ce  projet  le  préoccupait  alors  exclusivement; 
c'était  le  résumé,  la  conclusion  de  ses  travaux  an- 
térieurs. Jusque-là ,  dans  toutes  ses  explorations 
scientifiques ,  soit  qu'il  étudiât  le  monde  sur  la 
grande  ou  sur  la  petite  échelle,  soit  qu'il  fût  placé 
au  point  de  vue  cosmogonique  ou  au  point  de  vue 
physiologique,  soit  qu'il  descendît  de  Dieu  à 
l'homme  ou  qu'il  remontât  de  l'homme  à  Dieu,  à 
travers  ces  fluctuations  de  l'esprit,  ces  changements 
d'aspect,  de  procédé  et  de  méthode,  et  ces  variétés 
d'application  spéciale,  ce  qu'il  cherchait  toujours 
par-dessus  tout,  ce  qu'il  voulait  établir  solidement 
sur  les  démonstrations  de  la  science  devenue  posi- 
tive, c'était  la  nature  progressive  de  la  race  hu- 
maine, et  de  là  l'indication  la  plus  sûre  des  moyens 
pratiques  à  employer  pour  accomplir  les  progrès 
politiques  ou  sociaux  actuellement  nécessaires  et 
possibles,  c'est-à-dire*  pour  régénérer  la  vieilb 
Europe  tombant  visiblement  en  dissolution  dans  la 
paix  comme  dans  la  guerre. 


SAINT-SIMON  61 

Le  congrès  de  Vienne  était  alors  en  permanence. 
Les  souverains  et  leurs  ministres  *  ne  pouvaient 
s'entendre  que  sur  un  seul  point;  ils  s'accordaient 
fort  bien  pour  s'arroger  le  droit  de  disposer  arbi- 
trairement de  la  destinée  des  peuples,  sans  tenir 
aucun  compte  des  mœurs,  des  besoins,  des  intérêts 
et  des  vœux  des  nations  et  des  races.  Hors  de  là, 
ce  n'était  qu'un  choc  perpétuel  d'ambitions  inconci- 
liables, de  rivalités,  de  convoitises  et  d'intrigues 
grosses  de  nouveaux  conflits.  On  aurait  pu  appli- 
quer déjà  à  cette  auguste  réunion  ce  que  M.  de  Bo- 
nald  dit  plus  tard,  à  l'occasion  du  congrès  de 
Vérone,  de  toutes  les  assemblées  souveraines  de 
cette  époque  :  qu'elles  n'étaient  que  des  festins  de 
Balihasar,  et  qu'après  elles  l'Europe  attendrait  en- 
core quelque  chose  ou  quelqiCun. 

Saint-Simon  exprima  hautement,  en  1814,  la 
pensée  que  M.  de  Bonald  ne  confia  qu'en  1823,  à 
son  ami,  M.  deMarcellus,  sur  la  vanité  des  congrès. 
Mais  le  novateur  eut  plus  que  l'avantage  de  la 
priorité  sur  le  conservateur;  il  ne  se  contenta  pas 
de  dire  que  TEurope  attendrait  quelque  chose  ou 
quelqu'un,  après  toutes  les  répétitions  des  festins 

1.  Il  y  eut  une  lettre  autographe  de  Saint-Simon,  adresséoà 
l'empereur  Alexandre  avec  un  exemplaire  de  la  Réorganisation 
enyopéenne.  Celte  lettre,  dont  il  n'est  resté  aucune  copie,  ne  fut 
pas  imprimée. 


62  NOTICE    HISTORIQUE 

de  Balthasar,  il  proposa  hardiment  quelque  chose^ 
son  projet  de  réorganisation  européenne. 

«  L'Europe,  disait  Saint-Simon,  est  dans  un  état 
violent,  tous  le  savent,  tous  le  disent;  mais  cet 
état,  quel  est-il?  d'où  vient-il  ?  a-t-il  toujours  duré? 
est-il  possible  qu'il  cesse?  Ces  questions  sont  encore 
sans  réponse. 

»  Il  en  est  des  liens  politiques  comme  des  liens 
sociaux  :  c'est  par  des  moyens  semblables  que  doit 
s'assurer  la  solidité  des  uns  et  des  autres.  A  toute 
réunion  de  peuples  comme  à  toute  réunion  d'hom- 
mes, il  faut  des  institutions  communes  ,  il  faut 
une  organisation  :  hors  de  là,  tout  se  décide  par  la 
force. 

y>  Vouloir  que  l'Europe  soit  en  paix  par  des  trai- 
tés et  des  congrès,  c'est  vouloir  qu'un  corps  social 
subsiste  par  des  conventions  et  des  accords;  des 
deux  côtés  il  faut  une  force  coactive  qui  unisse 
les  volontés,  concerte  les  mouvements,  rende  les  in- 
térêts communs  et  les  engagements  solides. 


»  Deux  hommes  seuls  ont  vu  le  mal  et  ont  appro- 
ché du  remède,  ce  furent  Henri  IV  et  l'abbé  de 
Saint-Pierre;  mais  l'un  mourut  avant  d'avoir  achevé 
son  dessein,  qui  fut  oublié  après  lui;  l'autre,  pour 


SAINT-SIMON  63 

avoir  promis  plus  qu'il  ne  pouvait  donner,  fut  traité 
de  visionnaire. 

»  L'abbé  de  Sainl-Pierre  proposait  une  confédé- 
ration g-énérale  de  tous  les  souverains  de  l'Euiope, 
confédération  dont  les  cinq  articles  principaux  de- 
vaient être  ceux-ci  : 

«  1*^  Des  plénipotentiaires,  nommés  par  les  sou- 
»  verains  contractants,  se  tiendront  en  un  lieu  dé- 
»  terminé  et  y  formeront  un  congrès  permanent. 

»  2"  On  spécifiera  le  nombre  de  souverains  qui 
»  auront  voix  dans  la  diète,  et  de  ceux  qui  seront 
»  invités  d'accéder  au  traité. 

»  3**  On  garantira  à  chacun  des  membres  de  la 
»  société  la  possession  de  ses  États;  sa  personne, 
»  sa  famille,  son  pouvoir  seront  assurés  contre 
»  toute  autorité  étrangère  ou  rébellion  de  ses  sujets. 

»  4°  La  diète  sera  le  juge  suprême  des  droits  des 
»  associés,  il  y  sera  décidé  par  arbitrage  sur  les  in- 
»  térêts  de  chacun  d'eux. 

»  5"  Tout  allié  infracteur  du  traité  sera  mis  au 
»  ban  de  l'Europe  et  proscrit  comme  un  ennemi 
»  public. 

»  On  armera  conjointement,  et  à  frais  communs, 
»  contre  tout  État  mis  au  ban  de  l'Europe.  » 

»  Le  premier  défaut  d'une  pareille  confédération, 
c'est  qu'elle  est  absolument  impraticable;   toutes 


64  NOTICE    HISTORIQUE 

les  raisons  de  l'inutilité  du  congrès  subsistent  ici 
dans  toute  leur  force.  11  n'y  a  point  d'accord  sans 
des  vues  communes,  et  des  souverains  traitant  en- 
semble ou  des  plénipotentiaires  nommés  par  les 
contractants  et  révocables  par  eux,  peuvent-ils  avoir 
d'autres  vues  que  des  vues  particulières,  d'autre  in- 
térêt que  leur  intérêt  propre?  Si  la  cour  de  Rome 
arrêtait  l'ambition  des  puissances  temporelles,  c'est 
que  tous  les  membres  de  cette  cour  avaient  un  inté- 
rêt commun,  celui  de  leur  suprématie  sur  toutes  les 
cours;  c'est  que  les  rois  ne  nommaient  ni  le  pape  ni 
son  conseil,  et  qu'aucune  puissance  ne  pouvait  les 
déposer. 

»  Henri  IV^  dans  sa  république  chrétienne,  avait 
cru  écarter  cet  inconvénient  par  une  simple  clause 
qui  portait  que  chaque  puissance  devait  avant  tout 
veiller  à  l'entretien  de  la  société,  et  ne  faire  mar- 
cher son  intérêt  privé  qu'après  l'intérêt  général. 
Henri  IV  était  généreux,  il  pensait  que  ce  qui  lui 
serait  facile  devait  être  facile  à  tout  le  monde;  mais, 
peut-être,  en  succombant  lui-même,  eût-il  fait  voir 
combien  la  probité  dans  un  roi  est  impuissante  con- 
tre les  séductions  du  pouvoir. 

»  C'était  par  la  force  des  choses  qu'il  fallait  pour- 
voir à  ce  que  le  corps  commun  s'occupât  avant 
tout  des  intérêts  communs.  » 


SAINT-SIMON  65 

L'Europe  du  moyen  âge  avait  eu  ses  intérêts 
communs  pour  constituer  une  suprême  unité  par- 
dessus les  passions  anarchiques  de  la  barbarie,  et 
pour  faire  prévaloir  en  définitive,  après  des  siècles 
de  guerre  et  de  ténèbres,  les  idées  civilisatrices  qui 
lui  avaient  servi  de  lien.  Toutes  les  puissances  qui 
composaient  alors  le  corps  politique  européen  (la 
Turquie  était  une  étrangère  et  la  Russie  une  incon- 
nue) reconnaissaient  entre  elles,  au  milieu  de  leurs 
sanglantes  dissidences,  la  double  communauté  des 
institutions  sociales  et  des  croyances  religieuses; 
elles  étaient  toutes  soumises  au  régime  féodal  et  à 
l'autorité  pontificale. 

Cette  communauté  ébranlée  ou  ruinée,  il  fallait 
la  remplacer  pour  mettre  fin  à  l'anarchie  européenne. 
Saint-Simon  avait  dit  comment  il  entendait  la 
réorganisation  religieuse,  il  venait  maintenant  in- 
diquer ses  moyens  de  régénération  politique.  Après 
avoir  substitué  la  foi  raisonnée  aux  doctrines  révé- 
lées, il  proclamait  la  nécessité  de  retirer  à  l'élément 
féodal,  essentiellement  aristocratique  et  militaire,  la 
prééminence  dont  il  jouit  autrefois,  pour  la  faire 
passer  à  l'élément  libéral  et  démocratique  *,  repré- 

i.  En  novembre  1814,  Saint-Simon  adressa  à  MM.  Comte  et 

Dunoyer,  rédacteurs  du  Censeur  européen,  une  lettre  qui  fut 

publiée  dans  le  tome  Ill«  de  C('  journal  en  janvier  1815.  Au  mois 

de  lévrier  suivant  il  fit  imprimer  et  répandre  le  prospectus  d'un 

I.  S 


66  NOTICE    HISTORIQUE 

sente  par  les  savants,  les  artistes  et  les  industriels, 
et  il  demandait  que  le  régime  parlementaire  devînt 
commun  à  toutes  les  nations  de  l'Europe  et  consti- 
tuât la  nouvelle  unité  politique,  au  profit  delà  paix, 
du  travail  et  du  progrès,  par  l'établissement  d'un 
parlement  général,  centre  de  tous  les  parlements 
nationaux. 

«  Il  eût  été  souhaitable,  sans  doute,  disait-il 
dans  sa  conclusion ,  que  le  projet  de  réorga- 
nisation de  la  société  européenne  eût  été  conçu 
par   un  des  souverains  *    les  plus  puissants,   ou 

ouvrage  intitulé  :  Le  défenseur  des  propriétaires  de  domaines  na- 
tionaux,  ou  recherches  des  causes  du  discrédit  dans  lequel  sont 
tombées  les  propriétés  nationales  et  sur  les  moyens  d'élever  ces 
propriétés  à  la  même  valeur  que  les  propriétés  patrimoniales . 
L'ouvrage  n'a  jamais  paru, 

1.  Dans  son  discours  du  5  novembre  4  863,  l'empereur  Napo- 
léon III  se  plaça,  sans  contredit,  au  [oint  de  vue  oij  les  plus 
hardis  philosophes  pouvaient  désirer  de  voir  s'élever  les  souve- 
rains les  plus  puissant?,  pour  régénérer  et  pacifier  l'Europe, 
Mais  le  souverain  de  la  France  se  fondait  sur  les  intérêts  communs 
des  peupleSj et  les  autres  souverains,  loin  d'êtie  convertis  à  cette 
communauté-là,  étaient  plutôt  disposés  à  ne  tenir  compte  que  de 
leurs  propres  intérêts  territoriaux  ou  dynastiques.  Chose  remar- 
quable !  c'est  l'Angleterre  qui  a  mis  obstacle  à  la  réalisation  du 
vaste  projet  de  Napoléon  III.  Saint-Simon  comprenait  bien  l'im- 
portance du  rôle  que  devait  remplir  la  Gi-ande-Bretagne  dans  la 
réorganisation  européenne;  il  était  pénétré  de  la  nécessité  de 
l'intéresser  d'abord  spécialement,  pour  s'assurerde  son  concours 
dans  une  œuvre  impossible  sans  elle.  Aussi  proposait-il  un  par- 
lement anglo-français  comme  moyen  de  faciliter  l'établissement 
du  parlement  européen,  en  accordant  à  l'Angleterre  les  deux  tiers 


SATNT-SIMON  67 

du  moins  par  un  homme  d'État  versé  dans  les 
affaires  et  célèbre  par  ses  talents  en  politique.  Ce 
projet ,  soutenu  d'un  grand  pouvoir  ou  d'une 
grande  renommée,  aurait  plus  promptement  at- 
tiré les  esprits  ;  mais  la  faiblesse  de  l'intelligence 
]iumaine  ne  permettait  point  aux  choses  de  suivre 
cette  allure.  Ceux  qui  dans  les  opérations  qu'ils 
dirigeaient  tous  les  jours  étaient  contraints,  par  la 
force  des  choses,  de  rapporter  tous  leurs  raisonne- 
ments aux  principes  de  l'ancien  système  qu'on 
maintenait ,  faute  d'un  meilleur ,  pouvaient-ils 
marcher  en  même  temps  dans  deux  routes  con- 
traires; et,  tandis  que  leur  attention  était  ramenée 
sans  cesse  vers  le  vieux  système  et  les  combinaisons 
anciennes  ,  concevoir  et  porter  dans  leur  esprit  un 
système  nouveau  et  des  combinaisons  nouvelles. 
»  Après  de  grands  efforts  et  de  grands  travaux, 
je  me  suis  placé  au  point  de  vue  d'intérêt  commun 
des  peuples  européens.  Ce  point  est  le  seul  duquel 
on  puisse  apercevoir  et  les  maux  qui  nous  mena- 


de  la  représentation.  C'était  pousser  bien  loin  la  générosité  et  la 
confiance.  Malheureusement  l'aristocratio  anglaise  a  des  intérêts 
particuliers  que  la  plus  haute  philosophie  et  la  plus  grande  puis- 
sance ne  parviendront  que  très-difficilement  à  concilier  avec  les 
intérêts  communs  des  peuples  européens.  Vienne  la  jeune  Angle- 
terre, à  laquelle  la  France  a  témoigné  tant  de  sympathie  à  roc- 
cdsion  de  la  mort  de  Cobdeu  I 


68  NOTICE    HISTORIQUE 

cent,  et  les  moyens  d'éviter  ces  maux.  Que  ceux 
qui  dirigent  les  affaires  s'élèvent  à  la  même  hau- 
teur que  moi,  et  tous  verront  ce  que  j'ai  vu. 

*  Il  viendra  sans  doute  un  temps  où  tous  les 
peuples  de  l'Europe  sentiront  qu'il  faut  régler  les 
points  d'intérêt  général  avant  de  descendre  aux 
intérêts  nationaux;  alors  les  maux  commenceront 
à  devenir  moindres,  les  troubles  à  s'apaiser,  les 
guerres  à  s'éteindre  ;  c'est  là  que  nous  tendons  sans 
cesse,  c'est  là  que  le  cours  de  l'esprit  humain  nous 
emporte  !  Mais  lequel  est  le  plus  digne  de  la  pru- 
dence de  l'homme  ou  de  s'y  traîner,  ou  d'y  courir. 

»  L'imagination  des  poètes  a  placé  l'âge  d'or 
au  berceau  de  l'espèce  humaine,  parmi  l'ignorance 
et  la  grossièreté  des  premiers  temps  ;  c'était  bien 
plutôt  l'âge  de  fer  qu'il  fallait  y  reléguer.  L'âge 
d'or  du  genre  humain  n'est  point  derrière  nous, 
il  est  au  devant,  il  est  dans  la  perfection  de  l'ordre 
social  ;  nos  pères  ne  l'ont  point  vu,  nos  enfants  y 
arriveront  un  jour;  c'est  à  nous  de  leur  en  frayer 
la  route.   » 

Mais  les  souverains  étaient  loin  de  se  complaire 
à  cette  lointaine  perspective.  Ils  devaient  s'arrêter 
à  la  hauteur  des  dangers  communs  que  leur  faisait 
courir  leur  résistance  commune  aux  aspirations 
légitimes  des  peuples  ;  d'où  vint  la  fameuse  Sainte- 


SAIXT-SIMON  69 

Alliance  conçue  en  sens  inverse  des  grandes  vues 
de  Saint-Simon.  Encore,  en  1814,  ne  portèrent-ils 
pas  même  jusques-là  leur  prévoyance  conserva- 
trice. Chacun  d'eux  ne  songeait,  à  ce  moment^ 
qu'à  grossir  la  part  qu'il  convoitait  dans  les  profits 
de  la  victoire.  L'entente  cordiale  ne  pouvait  pas 
s'établir  entre  les  égoïsmes  couronnés,  également 
obstinés  et  insatiables,  parmi  les  membres  de  la 
coalition.  Et  Napoléon  n'était  qu'à  deux  pas  des 
côtes  de  France  et  d'Italie.  Il  savait  facilement  ce 
qui  se  passait  à  Vienne  et  à  Paris.  Les  dissidences 
croissantes  de  ses  vainqueurs  et  l'attitude  réaction- 
naire de  ses  successeurs  pouvaient  lui  inspirer  le 
dessein  suprême  d'un  prochain  retour.  Les  bruits 
avant-coureurs  de  grands  événements  commen- 
çaient à  se  répandre.  Saint-Simon,  avant  même 
de  pouvoir  être  impressionné  par  ces  bruits,  et  dès 
le  lendemain  de  la  Restauration,  avait  aperçu  les 

causes  d'une  nouvelle  révolution  en  France  et  il 
les  avait  signalées  ainsi,  dans  le  chapitre  vi  de 
la  Réorganisation  européenne  : 

«  Il  y  avait  en  France  une  caste  privilégiée  à 
laquelle  appartenaient  tous  les  honneurs  et  tous 
les  emplois  importants.  La  noblesse,  doublée  de 
nombre  par  Bonaparte,  se  divise  maintenant  en 
deux  parties  opposées   l'une  à  l'autre,  et  toutes 


70  NOTICE    HISTORIQUE 

deux  mécontentes.  L'ancienne  noblesse,  accou- 
tumée à  regarder  comme  son  patrimoine  toutes 
les  grandes  charges  de  l'État,  s'indigne  de  voir 
une  foule  d'hommes  nouveaux  assis  au  rang  qu'oc- 
cupaient leurs  ancêtres.  Les  nouveaux  nobles, 
fiers  de  leurs  richesses,  habiles  dans  Texercice  de 
leurs  charges,  puisque  cet  exercice  a  précédé  leur 
noblesse,  prétendent  que  l'on  doit  à  leurs  lumières 
ce  que  les  autres  disent  qu'on  doit  à  leur  naissance; 
ils  supportent  avec  peine  que  des  emplois,  qu'ils 
se  croient  seuls  capables  de  remplir,  soient  confiés 
à  des  hommes  vieillis  loin  des  affaires,  dans  l'oi- 
siveté ou  dans  l'exil. 

»  C'est  dans  la  classe  militaire,  qui  de  tous  temps 
a  été  la  prsmière  en  France,  que  se  montre  sur- 
tout cette  lutte  entre  les  hommes  anciens  et  les 
nouveaux.  Les  officiers  qui  ont  servi  sous  Bona- 
parte, réduits  en  partie  à  la  demi-solde,  après  tant 
de  travaux  et  de  succès,  souffrent  de  voir  tous  les 
jours  se  former  de  nouveaux  corps,  dont  les  chefs 
n'ont  partagé  ni  leurs  fatigues,  ni  leurs  victoires; 
et  ce 'qui  excite  surtout  leurs  plaintes,  c'est  qu'une 
maison  du  roi ,  toute  brillante  de  dorure,  mais 
encore  sans  gloire  et  sans  expérience  de  la  guerre, 
a  été  placée  au-dessus  de  cette  vieille  garde  qui  a 
fait  trembler  TEurope. 


SAINT-SIMON  71 

»  D'un  autre  côté,  la  noblesse  ancienne  reven- 
dique toutes  les  charges  militaires.  Celles  qu'elle 
n'a  plus,  celles  qu'elle  n'a  jamais  eues,  lui  sem- 
blent également  usurpées  sur  elle  ;  elle  redemande 
à  la  fois  ce  qu'elle  avait  et  ce  qu'elle  aurait  pu 
avoir;  et  parmi  tant  d'intérêts  contraires,  tant  de 
prétentions  opposées ,  s'élève  un  cri  général,  le 
regret  du  passé  et  le  mécontentement  du  présent. 

»  Si  nous  descendons  de  la  première  classe  de 
la  société  dans  la  seconde,  nous  verrons  d'abord 
la  magistrature,  et  tout  ce  qui  se  rattache  à  elle, 
humiliée  d'avoir  perdu  son  importance  politique  et 
les  grands  noms  qui  l'illustraient. 

»  L'ordre  du  commerce,  les  banquiers,  les  né- 
gociants, les  fabricants,  etc.,  manquent  d'un  éta- 
blissement de  banque  solide  et  absolument  indé- 
pendant du  gouvernement;  d'encouragement  pour 
l'industrie;  de  considération  pour  ceux  qui  s'y 
distinguent;  cette  classe,  si  importante  pour  la 
puissance  d'un  État,  est  encore  écrasée  par  les 
prétentions  et  la  considération  de  la  noblesse. 

»  Dans  la  classe  des  non-propriétaires,  il  n'y  a 
qu'un  cri  contre  les  droits  réunis  dont  le  mode  de 
perception  rappelle  la  plus  odieuse  tyrannie. 

»  Les  habitants  des  ports  et  des  côtes  de  France 
se  plaignent  d'être  réduits  au  cabotage  et  de  ne 


72  NOTICE    HISTORIQUE 

pouvoir  donner  carrrière  à  leur  activité,  en  se  li- 
vrant à  la  grande  navigation,  que  la  perte  de  nos 
colonies  les  plus  importantes  et  le  despotisme  des 
Anglais  leur  interdisent. 

»  Toutes  les  classes  de  la  société,  tout  ce  qu'il  y  a 
de  Français,  s'élève  contre  la  faiblesse  que  le  gou- 
vernement a  montrée  en  laissant  enlever  la  Bel- 
gique ;  on  voit  avec  dépit  l'Autriche  accrue  d'une 
partie  de  la  Pologne  et  des  provinces  Illyriennes; 
la  Russie  de  la  Grimée,  de  la  Finlande,  et  de  vastes 
possessions  en  Asie  ;  la  Prusse  de  la  Silésie  et  d'une 
partie  de  la  Pologne;  et  la  France  humiliée,  af- 
faiblie, réduite  à  ses  anciennes  limites  ^  » 

VI 

(1815) 

Les  prévisions  de  Saint-Simon  se  réalisèrent. 
Napoléon  sortit  de  l'île  d'Elbe  et  débarqua,  le 
l*^""  mars  1815,  sur  les  côtes  de  Provence.  Sa  mar- 
che sur  Paris  fut  une  course  triomphale.  A  Lyon, 

1.  De  LA  RÉORGANISATION  EUROPÉENNE,  OU  de  la  nécessité  et 
des  moyens  de  rassembler  les  peuples  de  l'Europe  en  un  seul  corps 
politique,  en  conservant  à  chacuji  .son  indépendance  nationale,  par 
Henp.i  Saint-Simon  et  par  A.  Thiehry,  son  élève. 


SAINT-SIMON  73 

il  renouvela  les  décrets  de  l'assemblée  constituante 
contre  la  noblesse.  A  son  approche,  toutefois,  quel- 
ques champions  illustres  de  la  liberté,  qu'il  avait 
trop  affecté  à'' a])'peleT  idéologues,  ne  se  sentirent  pas 
disposés  à  accueillir  sa  conversion.  Benjamin  Cons- 
tant, entre  autres,  publia  dsinsle  journal  des  Dé- 
bats un  article  des  plus  violents  contre  le  despote 
/{ui  avait  étouffé  la  presse  et  supprimé  le  Tribunat. 
Saint-Simon,  bien  que  le  retour  de  l'empereur  ne  fît 
que  justifier  sa  propre  clairvoyance  et  vérifier  ses 
conjectures,  craignit,  comme  Benjamin  Constant, 
que  les  leçons  de  l'adversité  n^eussent  pas  modifié 
l'homme  qui,  pendant  quinze  ans,  avait  fait  de  l'é- 
pée  le  nerf  de  l'Etat  et  du  pouvoir.  Il  fit  paraître, 
le  15  mars,  un  opuscule  renfermant  sa  Profession 
DE  foi  au  sujet  de  Vinvasion  du  territoire  fran- 
çais par  Napoléon  Bonaparte  *.  Les  deux  pages, 
dirigées  contre  cette  invasion,  se  résumaient  en  ces 
deux  lignes  :  «  Ce  n'est  point  la  cause  seule  d'une 
famille,  c'est  en  même  temps  la  cause  de  la  nation 
qu'il  s'agit  d'embrasser,  c'est  la  cause  de  nos  droits 
et  de  nos  libertés.   » 

\ .  Il  publia  également  à  cette  époque  une  brochure  de  8  pages, 
tlrôo  à  200  exemplaires  et  intitulée  :  Profession  de  foi  des  auteurs 
de  l'ouvrage  annoncé  sous  le  titre  de  Défenseur  des  propriétaires 
de  domaines  nationaux,  etc.,  au  sujet  de  l'invasion  du  territoire 
français  par  Napoléon  Bonaparte. 


74  NOTICE    HISTORIQUE 

On  sait  comment  les  répugnances  et  l'hostilité 
de  Benjamin  Constant  s'affaiblirent  et  se  dissipèrent 
pour  faire  place  à  la  conliance,  après  quelques 
heures  d'entretien  avec  l'empereur.  Saint-Simon 
n'obtint  pas  la  même  faveur,  mais  d'autres  cir- 
constances durent  agir  sur  lui,  le  choix  de  Garnot, 
par  exemple,  comme  ministre  de  l'intérieur.  Ce 
qui  nous  autorise  à  le  présumer  ainsi,  c'est  que  le 
philosophe  accepta  de  ce  ministre,  le  15  avril  sui- 
vant, les  fonctions  de  sous-bibliothécaire  à  la  bi- 
bliothèque de  l'Arsenal. 

En  devenant  fonctionnaire  public,  Saint-Simon 
ne  changea  rien  à  la  nature  et  à  la  direction  de  ses 
travaux,  pas  plus  qu'à  l'indépendance  de  ses  idées 
et  de  son  caractère.  Il  en  donna  bientôt  une  preuve, 
en  publiant  avec  son  élève,  A.  Thierry,  un  nouvel 
écrit  intitulé  :  Opinions  sur  les  mesures  à  prendre 
contre  la  coalition  de  1815. 

'Ces  mesures  étaient  plus  politiques  que  militaires. 
De  bonnes  alliances  devaient,  mieux  que  de  gran- 
des armées,  contenir  les  puissances  ennemies.  Les 
gouvernements  étant  irréconciliables,  il  fallait  s'a- 
dresser aux  nations.  Mais  les  nations  se  trouvant 
presque  partout  dans  la  main  des  gouvernements,  on 
n'avait  aucune  prise  sur  elles.  Les  seuls  peuples 
qu'il  fut  possible  d'attacher  à  la  cause  française, 


SAINT-SIMON  78 

c'étaient  les  peuples  du  nord  de  rAllemagne,  ceux 
de  l'Italie  et  la  nation  anglaise.  Quant  aux  Alle- 
mands et  aux  Italiens,  s'il  ne  leur  manquait  qu'un 
appui  pour  les  déterminer  à  un  eifort  vers  Tindé- 
pendance,  et  si  nous  pouvions  leur  offrir  cet  appui, 
Saint-Simon  3^  voyait  de  grandes  difficultés. 

«  11  ne  nous  reste  donc,  disait-il,  que  la  na- 
tion anglaise.  Par  l'impossibilité  démontrée  d'un 
rapprochement  avec  les  autres,  nous  sommes  con- 
duits à  cette  alternative  ,  ou  de  demeurer  seuls,  ou 
de  nous  joindre  à  elle.  C'est  là  notre  ressource  der- 
nière; si  elle  manque,  tout  nous  manque.  Mais  il 
y  a  de  si  grands  avantages  pour  l'Angleterre  à  se 
joindre  à  nous,  que  des  démarches  sagement  mesu- 
rées doivent  suffire  à  l'y  déterminer. 

»  Si  la  nation  anglaise  s'assemblait  aujourd'hui 
comme  nous  pour  exercer  elle-même  sa  souverai- 
neté ;  si,  comme  nous ,  elle  était  maîtresse  de  son 
action,  libre  de  ses  démarches,  et  n'en  devant 
compte  qu'à  soi,  les  moyens  de  rapprochement  se- 
raient simples  et  faciles  :  des  députés  de  notre  as- 
semblée nationale  à  l'assemblée  nationale  d'Angle- 
terre iraient  annoncer  nos  dispositions  et  stipuler 
les  conditions  du  traité.  11  n'en  est  pas  ainsi.  La 
nation  anglaise  est  constituée;  elle  a  son  gouver- 
nement, par  lequel  seul  elle  peut  agir,  et  ce  gou- 


76  NOTICE    HISTORIQUE 

vernement  est  au  nombre  des  gouvernements  coa- 
lisés. 

»  Mais  si  l'Angleterre  ne  fait  rien  maintenant 
par  sa  volonté  purement  nationale,  et  sans  l'entre- 
mise de  ceux  qui  la  gouvernent,  elle  exerce  en  re- 
vanche sur  eux,  par  la  nature  de  sa  constitution, 
une  inllaence  tellement  puissante,  que,  s'ils  s'obs- 
tinaient contre  sa  volonté  prononcée,  par  un  mou- 
vement subit,  le  gouvernement  passerait  de  leurs 
mains  dans  les  mains  d'amis  de  la  nation,  de  com- 
plaisants de  son  désir, 

»  Tout  S9  réduit  donc  à  agir  fortement  sur  la  na- 
tion anglaise  par  des  déclarations  nationales  qui  lui 
montrent  que  nous  avons  une  résolution  arrêtée  de 
nous  unir  à  elle,  que  nous  sentons  que  nulle  alliance 
ne  nous  convient  que  la  sienne,  que  nous  n'en 
voulons  point  d'autres. 

»  Depuis  longtemps,  en  Angleterre  comme  en 
France,  le  besoin  de  cette  union  a  été  senti  :  si  elle 
ne  s'est  point  opérée  encore,  c'est  qu'il  y  avait  des 
gouvernements  entre  les  peuples,  et  que  ces  gou- 
vernements avaient  des  vues  contraires  ;  c'est  que 
les  nations,  n'agissant  l'une  sur  l'autre  que  par 
leurs  gouvernements,  n'étaient  point  sûres  de  leurs 
intentions  mutuelles  ;  l'Angleterre  craignait  la 
France,  et  la  France  craignait  l'Angleterre. 


SAINT-SIMON  77 

»  L'expression  franche  de  notre  volonté  natio- 
nale, quand  cette  volonté  est  libre  et  entière,  ne 
saurait  être  suspecte. 

»  Il  faut  que  l'assemblée  du  Ghamp-de-Mai  dé- 
clare : 

»  Que  le  peuple  anglais,  par  la  conformité  de 
nos  institidions  avec  les  siennes,  par  ce  ^mppjort 
de  principe,  par  cette  communauté  d'intérêt  so- 
cial qui  est  le  lien  le  plus  solide  entre  leshommes, 
est  désormais  7iotre  allié  naturel  ;  que  la  volonté 
de  la  nation  française,  que  V intérêt  de  VAngle- 
gle ferre  et  de  la  France,  V intérêt  de  V Europe 
entière,  est  que  cette  union  soit  rendue  phis  in- 
tiyne,  plus  fermée  et  plus  régulière  par  un  accord 
entre  les  go^ivernements  ;  qu^  elle  prescrit  en  con- 
séquence, au  gouvernement  qui  va  se  constituer, 
de  traiter  d'une  alliance  avec  le  gouvernement  an- 
glais ;  qu^elle  ne  le  constitue  qu'à  cette  condition. 

»  Cette  déclaration  doit  être  un  article  de  l'acte 
constitutionnel.  >> 

Le  philosophe  et  son  éminent  élève  planaient 
trop  sur  la  tête  du  potentat.  Ils  semblaient  n'avoir 
rien  vu  de  ce  qui  s'était  passé  du  golfe  Juan  à  Paris, 
entre  l'empereur  et  la  masse  du  peuple  et  de  l'ar- 
mée. Ils  présentèrent  leurs  plans  comme  si  le  ré- 
jiime  impérial  n'nvail  été  qu  un  gouvenieineiil  pro- 


78  NOTICE    HISTORIQUE 

visoire  et  si  le  Ghamp-de-Mai  pouvait  être  assimilé  à 
une  assemblée  souveraine  et  constituante.  Napoléon 
les  fit  vite  apercevoir  de  leur  méprise,  en  réduisant 
d'abord  les  membres  de  cette  députation  extraordi- 
naire au  rôle  de  simples  vérificateurs  du  chiffre 
des  votes  populaires  sur  l'acte  additionnel,  et  en 
déclarant  ensuite,  aux  membres  de  la  chambre  des 
représentants,  que  les  discussions  sur  les  améliora- 
tions constitutionnelles  étaient  intempestives,  et  qu'il 
ne  fallait  pas  imiter  les  Grecs  qui  se  jetaient  dans 
de  subtiles  controverses  quand  le  bélier  battait  les 
murs  de  Constantinople. 

L'acte  additionnel,  plus  national  et  plus  libéral 
que  la  charte,  renfermait  néanmoins  une  disposi- 
tion qui  blessait  l'esprit  démocratique  :  l'hérédité 
de  la  pairie.  Saint-Simon  s'en  accommodait  toute- 
fois. Il  la  jugeait  nécessaire,  comme  garantie  d'in- 
dépendance, dans  les  parlements  particuliers  de 
France  et  d'Angleterre,  dans  le  parlement  anglo- 
frauçais  et  dans  le  parlement  européen.  Il  la  croyait 
surtout  favorable  à  Tassimilation  qu'il  prétendait 
établir  entre  les  deux  peuples  placés  à  la  tête  de  la' 
civilisation,  et  dont  l'entente  cordiale,  fondée  sur 
des  institutions  identiques,  devait  servir  de  base  à 
la  convention  européenne  * . 
4 .  Les  disciples  de  Saint-Simon  seront  moins  réservés  à  l'égard 


SAINT-SIMON  79 


VII 


(1815  —  1822) 


Les  événements  militaires  firent  bientôt  tomber 
en  oubli,  et  l'acte  additionnel  voté  par  le  peuple 
français,  et  les  mesures  proposées  par  Saint-Simon  ' 

du  hasard  de  la  riaissance  et  de  ses  prérogatives.  Hommes  de 
progrès  par  leurmallre,  et  encouragéspar  d'autres  circonstances, 
quand  leur  lour  viendra  de  manifester  le  désir  de  voir  lier  étroi- 
tement les  destinées  de  la  France  et  de  l'Angleterre  dans  l'inté- 
rêt de  tous  les  peuples,  et  qu'il  s'agira  de  pousser  dans  ce  but  à 
l'assimilation  politique  des  deux  pays,  ce  ne  sera  pas  sur  le  ter- 
rain du  privilège  héréditaire,  mais  sur  celui  de  l'égalité  propor- 
tionnelle aux  mérites  et  aux  services,  qu'ils  fonderont  cetto 
homogénéité  essentielle.  C'est  sous  le  drapeau  du  suffrage  uni- 
versel, et  non  pas  sous  les  derniers  lambeaux  de  lu  bannière 
féodale,  que  la  nouvelle  France  et  la  jeune  Angleterre  devront  se 
rencontrer  et  se  donner  l'accolade  fraternelle. 

1.  Les  travaux  politiques  de  Saint-Simonne  lui  faisaient  pas 
perdre  de  vue  ses  travaux  scientiQques;  il  les  menait  toujours  de 
front  à  la  poursuite  de  son  but  philosophique.  Nous  avons  sous 
les  yeux  une  lettre  de  lui  constatant  que  pendant  les  Cent-Jours, 
au  moment  de  la  publication  de  sa  brochure  contre  la  coalition, 
il  emprunta  à  la  bibliothèque  de  l'Arsenal,  dont  il  était  l'un  des 
fonctionnaires  :  i»  les  Lettres  de  Junius;  2"  la  Chimie,  de  ïlié* 
nard  ;  3"  le  Système  du  Monde,  de  Laplace;  4o  le  Voyage  de 
ftl.  Lev.tilkiiit  dans  1  intérieur  de  l'Afrique. 


80  NOTICE    HISTORIQUE 

et  par  Augustin  Thierry.  Napoléon  perdit  une 
seconde  fois  sa  couronne,  et  Saint-Simon  fut  dé- 
pouillé du  modeste  emploi  que  Garnot  lui  avait 
donné  à  la  bibliothèque  de  l'Arsenal.  Tandis  que 
l'empereur  était  conduit  à  sa  lointaine  prison  et 
que  son  ministre  prenait  le  chemin  de  l'exil,  le 
philosophe,  rendu  à  la  misère,  continuait  patiem- 
ment dans  l'obscurité  *  sa  marche  spéculative  vers 
la  réorganisation  sociale. 

En  1816,  il  publia  une  brochure  de  quatre  pages 
seulement  sur  la  question  de  l'enseignement  pri- 
maire. Mais  ce  qui  attira  particulièrement  vers  lui 
des  hommes  en  position  de  le  soutenir  dans  le  cours 
de  ses  nouvelles  publications,  ce  fut  l'annonce 
d'une  série  de  travaux  destinés  à  faire  ressortir 
la  prééminence  croissante  de  l'élément  industriel 
sur  l'élément  militaire,  dans  le  mouvement  de 
transformation  qu'éprouvait  la  société  moderne. 
Parmi  ces  hommes,  dont  les  souscriptions  formaient 
l'unique  ressource  du  novateur  pour  sa  propagande 
industrielle,  les  plus  éminents  et  les  plus  persé- 
vérants furent  MM.  Laffitte,  Ternaux  et  Ardoin. 
Les  ouvrages  annoncés  eurent  pour  titre  :  L'Ik- 

1.  Le  23  août  ^815,  un  mois  après  sa  sortie  de  la  bibliothèque 
de  l'Arsenal,  Saint-Simon  écrivait  à  l'un  de  ses  ancienscoUègues, 
dans  cet  établissement,  pour  lui  demander  les  livres  nécessaires 
à  ses  travaux. 


SAI.XT-SI.MOX  81 

DUSTRiE,   OU  discussions  politiques,    morales   ou 
philosophiques. 

Saint-Simon  confia  la  rédaction  du  premier  vo- 
lume à  un  ancien  tribun,  M.  Saint-Aubin,  qu'il 
chargea  d'exposer  la  situation  financière  de  la 
France,  et  à  M.  Augustin  Thierry  qui  plaida  élo- 
quemment,  dans  un  article  remarquable,  pour  la 
politique  pacifique  et  organisatrice  contre  les  tra- 
ditions de  la  guerre.  Ce  fut  le  dernier  acte  de  col- 
laboration de  cet  illustre  écrivain  avec  l'auteur  de 
la  Réorganisation  européenne,  quoiqu'il  eût  rem- 
placé, cette  fois,  son  titre  d'ancien  élève,  par  celui 
de  fils  adojyfif  de  Henri  Saint-Simon. 

Dans  le  second  volume  de  V Industrie^  qui  sortit 
tout  entier  de  sa  plume,  Saint-Simon  inséra  des 
lettres  a  un  Américain,  dans  lesquelles  il  dévelop- 
pait l'idée  de  l'importance  progressive  du  travail 
pacifique,  et  rattachait  à  ce  progrès  celui  de  toutes 
les  libertés  civiles  et  politiques. 
•  Le  troisième  volume  lui  aliéna  une  partie  de  ses 
souscripteurs  *,  parce  qu'il  renfermait  un  passage 

\.  Ils  adressèrent,  le  30  octobre  1817,  une  lettre  au  minisire 
de  la  police,  dans  laquelle  ils  demandaient  que  tous  les  journaux 
fussent  invités  à  publier  le  désaveu  forme!  qu'ils  faisaient  des 
opinions  contenues  dans  le  III"  volume  de  Vlndustrie,  opinions 
qui  leur  attribuaient  une  capacité,  une  importance  qu'ils 
avouaient  humblement  ne  pas  avoir. 

6 


88  NOTICE    HISTORIQUE 

irrévérencieux  pour  le  régime  parlementaire  qui 
n'y  était  considéré  que  comme  un  régime  transi- 
toire, et  parce  qu'on  y  professait  aussi  que  la  révo- 
lution française,  après  plus  d'un  siècle  de  progrès, 
ne  devait  pas  se  borner  à  copier  purement  et  sim- 
plement la  révolution  anglaise.  Heureusement  les 
souscripteurs  principaux  que  nous  avons  déjà  nom- 
més tinrent  bon.  Le  quatrième  volume  de  V Indus- 
trie  parut  en  1818. 

Cette  publication  en  resta  là.  En  1819,  Saint- 
Simon  lit  paraître  le  Politique  *,  dans  lequel  il 
attaqua  vivement  l'institution  des  armées  perma- 
nentes. Il  publia  aussi,  en  cette  même  année,  les  pre- 
miers cahiers  de  V  Organisateur  ^,  qui  le  conduisit 

4.  Saint-Simon  publia  séparément  des  extraits  du  Politique 
sous  ces  deux  titres  :  1°  Le  parti  national  ou  industriel  comparé 
au  parti  anti-national  ;  2°  Sur  la  querelle  des  abeilles  et  des 
frelons,  ou  sur  la  situation  respective  des  producteurs  et  des  con- 
sommateurs non  producteurs. 

2.  Le  premier  extrait  de  l'Organisateur  commençait  ainsi  : 

«  Les  gouvernants  ont  considéré  jusqu'ici  les  nations  comme 
des  patrimoines;  toutes  leurs  combinaisons  ont  eu  essealielle- 
ment  pour  objet,  ou  d'exploiter  ces  domaines  ou  de  les  agran- 
dir. Celles  mêmes  de  ces  combinaisons  qui  se  sont  trouvées 
profitables  aux  gouvernés,  n'ont  réellement  été  conçues  par  les 
gouvernants  que  comme  des  moyens  de  rendre  leur  propriété 
plus  productive  ou  plus  solide.  Les  avantages  qui  en  sont  ré- 
sultés ont  été  envisagés,  même  par  les  peuples,  non  comme  des 
devoirs,  mais  comme  des  bienfaits  des  gouvernants. 

»  Cet  ordre  de  choses  a  sans  doute  éprouvé  successivement 
de  grandes  modifications  ;  mais  il  n'a  éprouvé  que  des  modifica- 


SAINT-SIMON  83 

bientôt  à  la  cour  d'assises,  pour  y  répondre  d'un 
article  qu'on  a  désigné  sous  le  nom  de  parabole,  et 
dont  il  suffira  de  citer  quelques  paragraphes  pour 
en  faire  connaître  l'esprit  et  la  portée. 

«  Nous  supposons  que  la  France  perde  subitement 
ses  cinquante  premiers  physiciens,  ses  cinquante 
premiers  chimistes ,  ses  cinquante  premiers  phy- 
siologistes, ses  cinquante  premiers  mathématiciens, 
ses  cinquante  premiers  poètes,  ses  cinquante  pre- 
miers peintres,  ses  cinquante  premiers  sculpteurs, 
ses  cinquante  premiers  musiciens,  ses  cinquante 
premiers  littérateurs  ; 

«  Ses  cinquante  premiers  mécaniciens,  ses  cin- 
quante premiers  ingénieurs  civils  et  militaires,  ses 
cinquante  premiers  artilleurs ,  ses  cinquante  pre- 
miers architectes,  ses  cinquante  premiers  médecins, 
ses  cinquante  premiers  chirurgiens,  ses  cinquante 
premiers  marins,  ses  cinquante  premiers  horlogers; 

•<  Ses  cinquante  premiers  banquiers,  ses  deux 

lions,  c'est-à-dire  que  le  progrès  des  lumières  a  toujours  di- 
minué de  plus  en  plus  l'action  gouvernante,  mais  qu'il  n'en  a 
point  encore  changé  la  nature.  Telle  qu'elle  existe  aujourd'hui 
parmi  nous,  cette  action  s'exerce  moins  librement  et  dans  un 
cercle  moins  étendu  ;  mais  elle  conserve  le  même  caractère. 
L'ancien  principe  que  les  rois  sont,  de  droit  divin,  propriétaires 
nés  de  leurs  peuples,  est  encore  admis,  au  moins  en  théorie, 
comme  le  principe  fondamental  ;  la  preuve  en  est  que  toute 
tentative  pour  le  réfuter  est  traitée  par  la  loi  comme  un  attentat 
à  l'ordre  social.  » 


Si  NOTICE    HISTORIQUE 

cents  premiers  négociants,  ses  six  cents  premiers  cul- 
tivateurs, ses  cinquante  premiers  maîtres  de  forges, 
ses  cinquante  premiers  fabricants  d'armes,  ses  cin- 
quante premiers  tanneurs,  ses  cinquante  premiers 
teinturiers,  ses  cinquante  premiers  mineurs,  ses  cin- 
quante premiers  fabricants  de  drap,  ses  cinquante 
premiers  fabricants  de  coton,  ses  cinquante  premiers 
fabricants  de  soieries,  ses  cinquante  premiers  fabri- 
cants de  toile,  ses  cinquante  premiers  fabricants  de 
quincaillerie ,  ses  cinquante  premiers  fabricants  de 
faïence  et  de  porcelaine,  ses  cinquante  premiers  fabri- 
cants de  cristaux  et  de  verrerie,  ses  cinquante  pre- 
miers armateurs,  ses  cinquante  premières  maisons  de 
roulage,  ses  cinquante  premiers  imprimeurs,  ses  cin- 
quante premiers  graveurs ,  ses  cinquante  premiers 
orfèvres,  et  autres  travailleurs  de  métaux; 

«  Ses  cinquante  premiers  maçons,  ses  cinquante 
premiers  charpentiers,  ses  cinquante  premiers  me- 
nuisiers, ses  cinquante  premiers  maréchaux,  ses 
cinquante  premiers  serruriers,  ses  cinquante  pre- 
miers couteliers,  ses  cinquante  premiers  fondeurs 
et  les  cent  autres  personnes  de  divers  états  non  dé- 
signés, les  plus  capables  dans  les  sciences,  dans  les 
beaux-arts  et  dans  les  arts  et  métiers,  faisant  en  tout 
les  trois  mille  premiers  savants,  artistes  et  artisans 
de  France. 


SAINT-SIMON  88 

»  Comme  ces  hommes  sont  les  Français  les  plus 
essentiellement  producteurs ,  ceux  qui  donnent  les 
produits  les  plus  importants,  ceux  qui  dirigent  les 
travaux  les  plus  utiles  à  la  nation  et  qui  la  rendent 
productive  dans  les  sciences,  dans  les  beaux-arts 
et  les  arts  et  métiers ,  ils  sont  réellement  la  fleur 
de  la  société  française  ;  ils  sont  de  tous  les  Français 
les  plus  utiles  à  leur  pays,  ceux  qui  lui  procurent 
le  plus  de  gloire,  qui  hâtent  le  plus  sa  civilisation 
ainsi  que  sa  prospérité  ;  la  nation  deviendrait  un 
corps  sans  âme,  à  l'instant  où  elle  les  perdrait;  elle 
tomberait  immédiatement  dans  un  état  d'infériorité 
vis-à-vis  des  nations  dont  elle  est  aujourd'hui  la 
rivale,  et  elle  continuerait  à  rester  subalterne  à 
leur  égard ,  tant  qu'elle  n'aurait  pas  réparé  cette 
perte,  tant  qu'il  ne  lui  aurait  pas  repoussé  une  tête. 
11  faudrait  à  la  France  au  moins  une  génération  en- 
tière pour  réparer  ce  malheur  ;  car  les  hommes  qui 
se  distinguent  dans  les  travaux  d'une  utilité  posi- 
tive sont  de  véritables  anomalies,  et  la  nature  n'est 
pas  prodigue  d'anomalies,  surtout  de  celles  de  cette 
espèce. 

»  Passons  à  une  autre  supposition.  Admettons 
que  la  France  conserve  tous  les  hommes  de  génie 
qu'elle  possède  dans  les  sciences,  dans  les  beaux- 
arts  et  dans  les  arts  et  métiers,  mais  qu'elle  ait  le 


86  NOTICE     HISTORIQUE 

malheur  de  perdre  ce  même  jour  :  Monsieur,  frère 
du  roi,  monseigneur  le  duc  d'Angoulême,  monsei- 
gneur le  duc  d'Orléans,  monseigneur  le  duc  de 
Bourbon,  madame  la  ducliesse  d'Angoulême,  ma- 
dame la  duchesse  de  Berry,  madame  la  duchesse 
d'Orléans,  madame  la  duchesse  de  Bourbon  et  ma- 
demoiselle de  Gondé. 

»  Qu'elle  perde  en  même  temps  tous  les  grands 
officiers  de  la  couronne ,  tous  les  ministres  d'Etat 
avec  ou  sans  département,  tous  les  conseillers  d'É- 
tat ,  tous  les  maîtres  des  requêtes ,  tous  ses  maré- 
chaux, tous  ses  cardinaux,  archevêques,  évêques, 
grands-vicaires  et  chanoines,  tous  les  préfets  et 
sous-préfets,  tous  les  employés  dans  les  ministères, 
tous  les  juges,  et,  en  sus  de  cela,  les  dix  mille  pro- 
priétaires les  plus  riches  parmi  ceux  qui  vivent 
noblement. 

»  Cet  accident  affligerait  certainement  les  Fran- 
çais, parce  qu'ils  sont  bons,  parce  qu'ils  ne  sau- 
raient voir  avec  indifférence  la  disparition  subite 
d'un  aussi  grand  nombre  de  leurs  compatriotes. 
Mais  cette  perte  de  trente  mille  individus  réputés 
les  plus  importants  de  l'Etat,  ne  leur  causerait  de 
chagrin  que  sous  un  rapport  purement  sentimental, 
car  il  n'en  résulterait  aucun  mal  politique  pour 
l'État. 


SAINT-SIMON  87 

»  D'abord,  par  la  raison  qu'il  serait  très-facile 
de  remplir  les  places  qui  seraient  devenues  va- 
cantes ;  il  existe  un  grand  nombre  de  Français  en 
état  d'exercer  les  fonctions  de  frère  du  roi,  aussi 
bien  que  Monsieur  ;  beaucoup  sont  capables  d'oc- 
cuper les  places  de  princes,  tout  aussi  convenable* 
ment  que  monseigneur  le  duc  d'Angoulême ,  que 
monseigneur  le  duc  de  Bourbon  ;  beaucoup  de 
Françaises  seraient  aussi  bonnes  princesses  que 
madame  la  duchesse  d'Angoulême,  que  madame  la 
duchesse  de  Berry,  que  mesdames  d'Orléans,  de 
Bourbon  et  de  Condé. 

»  Les  antichambres  du  château  sont  pleines  de 
courtisans  prêts  à  occuper  les  places  de  grands-offi- 
ciers de  la  couronne,  l'armée  possède  une  grande 
quantité  de  militaires  aussi  bons  capitaines  que  nos 
maréchaux  actuels.  Que  de  commis  valent  nos  mi- 
nistres d'État  !  que  d'administrateurs  plus  en  état 
de  gérer  les  affaires  des  départements  que  les  pré- 
fets et  les  sous-préfets  présentement  en  activité! 
que  d'avocats  aussi  bons  jurisconsultes  que  nos 
juges  !  que  de  curés  aussi  capables  que  nos  cardi- 
naux, que  nos  archevêques,  que  nos  évêques,  que 
nos  grands-vicaires  et  que  nos  chanoines  !  Quant 
aux  dix  mille  propriétaires  vivant  noblement,  leurs 
héritiers  n'auraient  besoin  d'aucun  apprentissage 


88  NOTICE     IIlSTOIilQLE 

pour  faire  les  honneurs  de  leurs  salons  aussi  bien 
qu'eux. 

»  La  prospérité  de  la  France  ne  peut  avoir  lieu 
que  par  l'effet  et  en  résultat  des  progrès  des  sciences, 
des  beaux-arts  et  des  arts  et  métiers;  or,  les  princes, 
les  grands-officiers  de  la  couronne,  les  évêques  ,  les 
maréchaux  de  France ,  les  préfets  et  les  proprié- 
taires oisifs  ne  travaillent  j'oint  directement  aux 
progrès  des  sciences,  des  beaux-arts  et  des  arts  et 
métiers  ;  loin  d'y  contribuer,  ils  ne  peuvent  qu'y 
nuire,  puisqu'ils  s'efforcent  de  prolonger  la  prépon- 
dérance exercée  jusqu'à  ce  jour  par  les  théories 
conjecturales  sur  les  connaissances  positives;  ils 
nuisent  nécessairement  à  la  prospérité  de  la  nation, 
en  privant,  comme  ils  le  font,  les  savants,  les  ar- 
tistes, les  artisans,  du  premier  degré  de  considéra- 
tion qui  leur  appartient  légitimement;  ils  y  nuisent, 
puisqu'ils  emploient  leurs  moyens  pécuniaires 
d'une  manière  qui  n'est  pas  directement  utile  aux 
sciences,  aux  beaux-arts  et  aux  arts  et  métiers;  ils 
y  nuisent,  puisqu'ils  prélèvent  annuellement  sur 
les  impôts  payés  par  la  nation  une  somme  de  trois 
h  quatre  cent  millions  sous  le  titre  d'appointements, 
de  pensions,  de  gratifications,  d'indemnités,  etc., 
pour  le  payement  de  leurs  travaux  qui  sont  inutiles. 

*  Ces  suppositions  mettent  en  évidence  le  fait 


SAINT -SIM  ON  8y 

le  plus  important  de  la  politique  actuelle;  elles 
placent  à  un  point  de  vue  d'où  l'on  découvre  ce 
fait  dans  toute  son  étendue  et  d'un  seul  coup  d'œil; 
elles  prouvent  clairement,  quoique  d'une  manière 
indirecte,  que  l'organisation  sociale  est  peu  perfec- 
tionnée, etc.,  etc.  » 

Saint-Simon  publia  successivement  quatre  lettres 
à  MM.  les  jurés,  pour  repousser  l'accusation  dont 
il  était  l'objet. 

Dans  la  première,  il  déclarait  qu'il  n'avait  voulu 
que  mettre  en  saillie  un  fait  incontestable ,  en  com- 
parant, sous  le  rapport  de  la  capacité,  de  la  mora- 
lité et  de  l'utilité  sociale,  les  fonctionnaires  publics, 
qui  représentaient  l'ancien  système  d'organisation, 
et  les  premiers  savants,  les  premiers  artistes  et  les 
premiers  industriels  qui  étaient  les  chefs  de  l'ordre 
nouveau.  «  Si  je  suis  coupable  d'un  manque  de  res- 
pect, disait-il,  ce  n'est  point  certainement  envers 
les  princes  de  la  famille  royale,  c'est  envers  tout  le 
système  politique  actuel  ;  si  j'ai  commis  un  délit, 
c'est  celui  d'avoir  prouvé  que  le  mode  d'adminis- 
tration des  affaires  publiques  est  très  en  arrière  de 
l'état  présent  des  lumières,  et  d'avoir  indiqué  dans 
quelle  direction  il  faudrait  marcher  pour  établir  un 
meilleur  ordre  social.  » 

Dans  la  seconde  lettre,  un  résumé  de  l'histoire 


90  NOTICE    HISTORIQUE 

des  Bourbons  constatait  que  l'affermissement  de 
leur  dynastie  avait  eu  pour  cause  première  leur  al- 
liance avec  les  communes  contre  le  pouvoir  papal  et 
la  féodalité,  et  que  leur  décadence  avait  commencée 
à  la  fin  du  règne  de  Louis  XIV,  quand  ce  monarque 
avait  abandonné  les  communes  pour  se  livrer  aux 
grands  et  aux  prêtres.  Partant  de  là,  Saint-Simon 
demandait  que  le  roi  chargeât  les  savants  et  les 
artistes  de  l'Institut,  de  lui  faire  connaître  les  dis- 
positions politiques  qui  seraient  le  plus  agréables  et 
le  plus  utiles  aux  Français  producteurs,  représentant 
les  anciennes  communes  et  formant  la  véritable  na- 
tion française."  Il  exprimait  encore  le  vœu  que  Sa 
Majesté,  par  ses  ministres,  consultât  la  banque  de 
France,  les  chambres  de  commerce  et  le  conseil  des 
manufactures,  sur  les  moyens  de  diminuer  l'impôt 
sans  nuire  au  service  public,  et  de  l'administrer  le 
pbis  économiquement  possible.  «  Si  ces  mesures  ne 
sont  pas  prises  promptement,  disait-il  en  finissant, 
j'ose  prédire  que  les  Bourbons  n'occuperont  pas  le 
trône  de  France  pendant  un  an.  » 

«  J'avais  déjà  fait,  ajoutait-il,  une  prédiction  de 
ce  genre  au  mois  de  novembre  1814;  elle  s'est  réali- 
sée bien  peu  de  temps  après.  Puisse  celle  que  je 
fais  aujourd'hui  être  démentie  par  les  événements  !  » 

Dans  sa  troisième  lettre  aux  jurés,  Saint-Simon 


SAI.NT-SIMON  91 

résumait,  en  une  page,  sa  vie  politique,  et  terminait 
par  dire,  qu'après  s'être  adressé  aux  industriel.,; 
pour  en  faire  les  instigateurs  et  les  directeurs  d'ui 
grande  révolution  philosophique,  de  nouvelles  mC- 
ditations  lui  avaient  prouvé  que  l'ordre  dans  lequel 
les  choses  devaient  marcher  était,  les  artistes  en 
tète,  ensuite  les  savants,  et  les  industriels  après  ces 
deux  classes. 

Dans  sa  quatrième  et  dernière  lettre  enfin,  Saint- 
Simon  rappelait  d'abord  la  première  chute  des 
Bourbons  qui  remontait  à  la  politique  rétrograde  et 
désastreuse  de  Louis  XIV,  et  leur  prédisait  ensuite 
une  chute  nouvelle,  s'ils  ne  savaient  pas  renouer 
l'antique  alliance  de  l'intérêt  royal  et  de  l'intérêt 
populaire.  «  La  royauté,  disait-il,  doit  rompre 
entièrement  avec  les  deux  aristocraties  dont  elle 
fait  si  aveuglement  ses  alliées.  Elle  doit  se  liguer 
avec  les  communes  pour  anéantir  radicalement  l'in- 
fluence politique  des  castes,  en  un  mot,  elle  doit  se 
placer  à  la  tête  du  mouvement  de  la  civilisation... 
J'ai  exprimé  toute  ma  pensée  avec  la  franchise  et 
la  fermeté  qui  conviennent  à  un  homme  libre,  à 
une  conscience  pure.  Faut-il  voir,  dans  l'auteur  de 
ces  lettres  et  de  F  Organisateur,  un  ennemi  de  son 
pays  et  des  Bom'bons  ?  Telle  est  la  question  sur  la 
quelle  vous  aurez  à  prononcer.  » 


02  NOTICE    HISTORIQUE 

Les  jurés  répondirent  négativement:  Saint-Simon 
fut  acquitté.  Ce  procès  eut  d'ailleurs  un  grand  re- 
tentissement. Il  contribua  à  lier  plus  généralement 
le  novateur  avec  les  notabilités  politiques  du  temps. 
Saint-Simon  avait  eu  d'étroites  relations  avec  les 
courageux  écrivains  qui  publiaient  le  Censeur  eu- 
ropéen, dont  la  devise  était  :  paix  et  liberté.  Il  se 
rapprocha  également  des  jeunes  et  ardents  démo- 
crates qui  rédigeaient  VAristarque,  et  parmi  les- 
quels figurait  Bazard. 

L'Organisateur,  commencé  en  1819,  fut  con- 
tinué pendant  l'année  1820.  Il  demandait  la  for- 
mation d'un  parlement  dont  les  chambres,  compo- 
sées de  travailleurs  spéciaux,  auraient  représenté 
les  arts,  les  sciences  et  l'industrie,  et  se  seraient  par- 
tagé la  conception,  l'examen  et  l'exécution  des 
lois.  La  troisième  chambre,  renfermant  à  la  fois  des 
savants,  des  artistes  et  des  industriels,  aurait  été 
chargée  de  modifier  la  constitution  de  la  propriété 
de  manière  à  rendre  meilleures  les  conditions  de  la 
production  et  la  position  des  producteurs. 

i .  Outre  MM.  Ternaux  et  Lalfîlle,  nous  pouvons  citer  le  gé- 
néral Tarayre,  B.  Constant,  Paul-Louis  Courier  et  Déranger, 
comme  ayant  entretenu  des  rapports  de  cordialité  et  d'estime 
avec  le  défenseur  intrépide  des  abeilles  contre  les  frelons.  Rouget 
de  risle  vécut  aussi  dans  la  familiarité  du  philosophe,  et  composa 
même  pour  lui  un  chant  de  travail  qui  parut  à  la  suite  d'une 
adresse  aux  ouvriers,  dans  le  système  industriel. 


SAINT-SIMON'  03 

A  ce  moment  même,  le  gouvernement  royal  re- 
faisait la  législation  électorale,  pour  exclure  le  plus 
possible  du  parlement  les  savants,  les  artistes  et  les 
industriels,  et  pour  y  établir  la  prépotence  des  non- 
producteurs  au  moyen  des  grands  collèges  et  du 
double  vote  des  grands  propriétaires.  Cette  situa- 
tion ne  fit  que  passionner  davantage  Saint-Simon 
pour  les  idées  dont  il  espérait  la  fin  des  discordes 
civiles.  Habitué  à  ne  pas  se  laisser  distraire  par  le 
bruit  des  orages,  il  publia,  au  mois  de  juin  1820, 
pendant  que  les  dragons  sabraient  la  jeunesse  des 
écoles  et  les  députés  de  Topposition  sur  les  quais, 
des  considérations  sur  les  mesures  à  prendre  pour 
terminer  la  révolution. 

En  1821  et  1822,  il  adressa  un  grand  nombre  de 
lettres  au  roi,  aux  électeurs,  aux  cultivateurs  et  aux 
industriels;  lettres  qu'il  recueillit  ensuite  pour  en 
former  le  Système  industynel,  qui  parut  en  deux 
parties.  C'est  dans  cet  ouvrage,  et  spécialement  dans 
l'adresse  aux  ouvriers  *  qui  s'y  trouvait  comprise, 
que  Saint-Simon  conseilla  aux  travailleurs  de  ne  pas 
s'allier  aux  partis  politiques,  et  de  former  eux-mê- 
mes le  seul  parti  puissant  et  durable  dans  l'avenir, 

1.  Cet  ouvrage,  qui  renfermait  aussi  une  adresse  au  roi,  avec 
un  post-scriplum,  et  une  adresse  aux  philanthropes,  portait  celte 
épigraphe  :  Dieu  a  dit  ;  «  Aimez-vous  et  secourez-vowj  les  uns  les 
autres.  » 


94  NOTICE    HISTORIQUE 

le  parti  des  producteurs.  Nous  verrons  plus  tard 
CG  conseil  renouvelé  par  les  disciples  du  philo- 
sophe. 

VIII 

(1822-1824) 

En  dehors  des  fragments  de  sa  vie,  écrits  par  lui- 
même,  Saint-Simon  n'a  rien  laissé  apparaître  de  ses 
affections  privées.  Ce  sont  ses  lettres  d'Amérique, 
récemment  découvertes,  et  que  nous  avons  insérées 
dans  cette  notice,  qui  ont  fait  connaître  combien 
il  était  bon  fils  et  bon  frère.  D'autres  lettres,  datées 
de  1821  et  1822,  vont  attester,  qu'au  milieu  des 
grandes  agitations  de  sa  pensée  et  de  sa  vie,  son 
âme  resta  ouverte  aux  fortes  et  tendres  émotions  de 
la  paternité. 

11  avait  une  fille,  mariée  à  un  honnête  marchand 
de  Paris,  M.  Bouraiche,  et  il  entretenait  avec  elle 
la  correspendance  la  plus  affectueuse.  Parmi  celles 
de  ses  lettres  qui  nous  sont  communiquées,  la  pre  - 
mière,  du  24  juin  1821,  ne  renferme  que  quelques 
lignes.  Le  philosophe  y  annonce  à  sa  chère  fille 
qu'il  ira  la  prendre  le  lendemain  pour  la  mener 
dîner  à  la  campagne  en  un  lieu  qui  devra  lui  plaire 


SAINT-SIMON  98 

autant  que  Montmorency,  et  il  signe  :  ton  affec- 
tionné i^ère,  Henry  Saint-Simon.  Les  autres  lettres 
ont  plus  d'importance  ;  elles  constatent  qu'à  cette 
époque,  Saint-Simon,  faisant  appel  au  parti  des 
travailleurs  pour  accomplir  la  réorganisation  paci- 
fique, avait  quitté  momentanément  Paris  et  avait 
parcouru  les  contrées  florissantes  par  l'industrie, 
cherchant  partout  des  appuis  pour  le  système  in- 
dustriel dont  il  poursuivait  alors  la  propagation. 
Voici  ce  qu'il  écrivait  à  ce  sujet  à  madame  Bou- 
raiche  : 

Rouen,  16  février  1822. 

«  Je  ne  t'ai  pas  écrit  plutôt,  ma  bien  aimée  Ca- 
roline, parceque  j'espérais  pouvoir  te  mander  au- 
jourd'hui le  jour  de  mon  retour  à  Paris.  Mes 
affaires  vont  bien,  mais  cependant  pas  aussi  vite 
que  je  le  comptais.  Je  crois  qu'il  me  faudra  encore 
une  huitaine  de  jours.  Cette  ville-ci  vaut  infini- 
ment mieux  que  Saint-Quentin. ,  j'y  ai  trouvé  plu- 
sieurs négociants  très-intelligents  et  qui  prennent 
un  vif  intérêt  à  mes  travaux. 

»  Je  crois  que  tu  fais  bien  de  te  défaire  de  ton 
fonds  avant  que  le  nouvel  établissement  qui  doit 
avoir  lieu  dans  ta  rue  ne  soit  ouvert.  Je  reviendrai 
ainsi  plusieurs  fois  dans  cette  ville  ;  la  partie  de  voir 


%  NOTICE    HISTORIQUE 

la  mer  se  fera  un  peu  plus  tard.  Je  t'embrasse  de  tout 
mon  cœur  ainsi  que  mes  chers  petits-enfants.  Je  ne 
t'en  mande  pas  plus  long,  parceque  je  suis  bien  oc- 
cupé d'esprit;  quand  à  mon  cœur  il  est  à  toi  tout 
entier. 

»  Ce  vendredi. 

»  Henry  Saint-Simon.  » 

Rouen,  9  mars  1822. 

«  Nous  réussirons,  ma  chère  Caroline;  quel 
plaisir  j'aurai  à  dissiper  tes  inquiétudes  pour  toi  et 
pour  nos  chers  enfants  !  la  lettre  que  tu  m'as  écrite 
était  charmante,  je  l'ai  relue  vingt  fois,  ton  âme 
est  aimante,  elle  est  généreuse,  elle  est  énergique, 
ton  affection  est  la  plus  belle  récompense  que  je 
pouvais  obtenir. 

»  As-tu  vendu  ton  fonds?  que  fais-tu  en  ce  mo- 
ment? Je  ne  te  parle  pas  en  détail  de  mes  affaires, 
mais  je  puis  t'assurer  qu'un  grand  et  heureux  ré- 
sultat n'est  pas  éloigné  de  plus  jde  deux  mois. 

»  J'aurai  bientôt  le  bonheur  de  te  serrer  contre 
mon  cœur,  je  ne  puis  encore  te  dire  le  jour;  donne- 
moi  de  tes  nouvelles,  je  serai  bien  certainement  en- 
core ici  quand  ta  lettre  y  arrivera.  » 

Le  résultat  des  démarches  de  Saint-Simon  à 
Saint-Quentin  et  à  Rouen  ne  justifia  pas  les  espé- 


SAINT-SIMON  97 

rances  qu'il  donnait  à  sa  fille,  11  le  constatera  bien- 
tôt lui-même  par  une  terrible  résolution.  Mais 
en  1822,  les  déceptions  n'avaient  pu  triompher 
encore  de  son  héroïque  constance.  C'est  à  cette 
époque  qu'il  publia  ses  deux  brochures  sur  les 
Bourbons  et  les  Stuarts.  Dans  la  première,  il  éta- 
blissait que  les  cinq  premiers  termes  de  la  révo- 
lution française  correspondaient  exactement  aux 
cinq  premiers  termes  de  la  révolution  anglaise. 
Il  rappelait  ensuite  que  la  révolution  d'Angleterre 
avait  eu  un  sixième  terme  :  l'expulsion  défini- 
tive des  Stuarts,  et  il  en  concluait  que  la  révolution 
de  France  pourrait  bien  pousser  jusqu'à  ce  der- 
nier terme  sa  ressemblance  avec  sa  devancière, 
par  l'expulsion  des  Bourbons,  si  l'on  ne  se  hâtait 
pas  de  conjurer  ce  malheur  par  l'établissement 
d'un  nouveau  système  d'organisation  sociale,  con- 
forme à  l'état  de  civilisation  où  était  parvenue  la 
société  moderne  en  Europe,  et  surtout  en  France 
Dans  sa  seconde  brochure,  il  poursuivait  cette  idée, 
et  il  en  résumait  le  développement  en  quelques 
pages  : 

«  Deux  conditions  principales  devaient  être  rem- 
plies avant  que  la  morale  pût  devenir  une  science 
positive,  avant  que  la  politique  pût  prendre  la  mo- 
rale pour  guide,  avant  que  l'espèce  humaine  put 


98  NOTICE    HISTORIQUE 

se  donner  une  organisation  sociale  solide,  c'est- 
à-dire  combinée  directement  dans  l'intérêt  de  la 
majorité. 

»  La  première  de  ces  conditions  était  que  l'ima- 
gination des  hommes  se  fût  calmée,  que  le  goût  du 
merveilleux  eût  diminué,  que  la  métaphysique  eût 
perdu  la  plus  grande  partie  de  son  crédit,  en  un 
mot,  il  fallait  que  les  connaissances  positives  eussent 
fait  assez  de  progrès  et  que  la  raison  eût  acquis 
assez  de  force,  pour  que  les  hommes  comptassent 
davantage  sur  leurs  combinaisons  scientifiques 
et  sur  leurs  travaux  industriels  que  sur  leurs 
croyances,  leurs  prières  et  leurs  pratiques  reli- 
gieuses, pour  obtenir  l'amélioration  de  leur  sort. 

»  Or  cette  première  condition  est  aujourd'hui 
parfaitement  remplie,  non-seulement  en  France, 
mais  encore  dans  toute  l'Europe. 

»  Elle  est  remplie  par  les  princes  ;  car,  en  for- 
mant la  Sainte- Alliance,  les  grandes  puissances 
ont  subalternisé  la  papauté,  ainsi  que  les  clergés 
de  toutes  les  sectes  religieuses,  et  par  là  les  princes 
ont  prouvé  qu'ils  ont  plus  de  confiance  dans  leurs 
combinaisons  positives  et  dans  celles  de  leurs  mi- 
nistres, pour  terminer  la  crise  actuelle,  que  dans  le 
pouvoir  théologique  et  l'aptitude  des  prêtres  pour 
perfectionner  l'organisation  sociale. 


SALNT-SIMON  99 

»  La  disposition  des  peuples  à  cet  égard  est  en- 
core plus  fortement  prononcée. 

»  Que  des  manufacturiers  et  des  missionnaires 
arrivent  aujourd'hui  en  même  temps  dans  le  môme 
lieu,  les  premiers  proposant  du  travail,  les  seconds 
appelant  l'attention  des  croyants  sur  leurs  sermons  : 
la  classe  la  plus  vigoureuse  et  la  plus  capable  se 
porte  en  foule  vers  les  premiers;  les  partisans  des 
autres  n'ont  aucune  importance  ni  aucun  crédit 
dans  la  société. 

»  Quant  à  la  seconde  condition,  voici  en  quoi 
elle  consistait  : 

»  Il  fallait  que  la  masse  de  la  population,  c'est- 
à-dire  que  là  plus  grande  partie  des  travailleurs, 
eût  acquis  la  capacité  suffisante  pour  être  en  état 
de  conduire  eux-mêmes  leurs  affaires. 

»  Les  ouvriers  occupés  de  la  culture  en  ont 
fourni  des  preuves  incontestables,  lors  de  la  vente 
des  domaines  nationaux;  plusieurs  milliers  de 
simples  journaliers  sont  devenus  subitement  pro- 
priétaires territoriaux,  et  la  plupart  ont,  dès  le 
principe,  administré  leur  propriété  avec  beaucoup 
de  sagesse  et  d'intelligence. 

»  Dans  toute  l'Europe  occidentale,  les  ouvriers 
de  toutes  les  classes  traitent  de  gré  à  gré  cvec 
les  entrepreneurs  et  gèrent  eux-mêmes  leurs  af- 


iOO  NOTICE    HISTORIQUE 

faires  ;  ils  ont  la  prévoyance  et  l'acquis  nécessaires. 
Il  y  a  plus  :  un  grand  nombre  d'entre  eux  par- 
viennent à  devenir  chefs  de  travaux  et  industriels 
importants;  ce  qui  prouve  que  la  capacité,  pour  les 
travaux  de  l'utilité  la  plus  positive,  est  générale- 
ment répandue  dans  la  masse  de  la  population. 

»  Je  résumerai  ces  considérations  fondamentales 
en  disant  :  —  Le  système  d'organisation  sociale  n'a 
pu  être  jusqu'à  ce  jour  que  provisoire,  parce  que  la 
majorité  de  la  population  se  trouvait  dans  un  état 
d'ignorance  qui  nécessitait  qu'elle  restât  en  tutelle. 
—  Voilà  ce  que  j'appelle  I'angien  système. 

»  Les  lumières  se  sont  accrues  ;  l'état  des  choses 
a  totalement  changé;  ce  changement,  remarquable 
surtout  chez  les  Français,  nécessite  l'établissement 
d'un  régime  analogue,  qui,  pour  être  solide,  doit 
être  combiné  directement  dans  l'intérêt  de  la  ma- 
jorité, et  c'est  cette  combinaison  que  j'appelle  le 

NOUVEAU  SYSTÈME.     » 

Pressé  par  la  vivacité  de  ses  convictions,  Saint- 
Simon  ne  se  lassait  pas  d'écrire  et  de  publier.  Le 
mal  était  si  profond  et  si  manifeste,  la  cure  si  in- 
dispensable et  si  urgente,  et  il  se  croyait  si  sûr  du 
remède  qu'il  proposait,  que  sa  tête  et  sa  plume 
n'étaient  jamais  en  repos.  A  peine  Unissait-il  sa 


SAlM-SlMOiN  lOi 

seconde  brocliure  sur  les  Stuarts,  qu'il  faisait  pa- 
raître un  nouvel  opuscule  intitulé  :  Travaux  phi- 
losophiques, scientifiques  et  poétiques  ayant  pour 
objet  de  faciliter  la  ^réorganisation  de  la  société 
européenne.  «  Dans  quelques  pages,  a  dit  Olinde 
Rodrigue,  Saint-Simon  j  expose  avec  chaleur  les 
principes  de  sa  doctrine  qui  dès  lors  se  sépara  en- 
tièrement de  toutes  celles  qui  l'ont  précédée  et  pré- 
parée. >»  {Le  Producteur,  iv,  page  111.) 

Ces  réflexions  du  disciple  qui  ferma  les  yeux  du 
maître,  répondent  aux  critiques  qui  ont  prétendu 
qu'à  cette  dernière  phase  de  sa  vie,  Saint-Simon 
s'était  rapproché  par  un  affaiblissement^  signe  de 
de  déclin,  et  non  pas  séparé  entièrement,  des  doc- 
trines qui  avaient  précédé  et  préparé  la  sienne. 

Non,  sa  pensée  n'avait  rien  perdu  de  sa  hardiesse 
et  de  son  élévation,  au  milieu  des  tortures  morales 
et  matérielles  qu'il  avait  si  longtemps  endurées 
avec  une  patience  stoïque.  Cependant  cet  homme 
qui,  «  à  différentes  reprises,  dit  un  de  ses  biographes, 
avait  eu  auprès  de  lui  des  jeunes  gens  qu'il  payait 
pour  avoir  le  droit  de  les  instruire,  espérant 
qu'un  jour  ils  pourraient  devenir  les  organes  de  sa 
doctrine,  ce  qui  malheureusement  ne  s'est  point 
réalisé  ;  cet  homme,  qui  dans  le  temps  où  il  payait 
des  disciples,  en  était  parfois  réduit  lui-même,  pour 


102  NOTICE     HISTORIQUE 

vivre,  à  vendre  ses  meubles  ou  à  les  mettre  en 
gage;  cet  homme  eut  dans  sa  vie  un  moment 
de  découragement  et  de  faiblesse.  Se  voyant  un 
jour  abandonné  de  tout  le  monde,  abandonné 
même  de  ceux  qu'il  avait  le  plus  aimés  et  qui 
lui  avaient  les  plus  grandes  obligations,  se  sen- 
tant dépourvu  de  tous  les  moyens  matériels  de  ré- 
pandre ses  idées  dans  le  public,  il  attenta  à  ses 
jours  *...» 

Le  désespoir  ne  pouvait  pénétrer  que  par  cette 
porte  dans  une  âme  si  fortement  trempée  ;  il  fallait 
que  Saint-Simon  fut  réduit  à  l'impossibilité  de  conti- 
nuer sa  mission  sociale,  de  poursuivre  son  apostolat 
de  réformateur  et  d'écrivain,  pour  qu'il  pût  deve- 
nir accessible  à  l'idée  du  suicide.  Il  crut  ne  pou- 
voir plus  compter  sur  les  appuis  qui  lui  paraissaient 
indispensables  pour  aller  en  avant  :  il  écrivit  à 
M.  Ternaux  : 

«  Monsieur,  après  y  avoir  bien  réfléchi,  je  suis 
resté  convaincu  que  vous  aviez  raison,  en  me  disant  | 
qu'il  faudra  plus  de  temps  que  je  n'avais  pensé 
pour  que  l'intérêt  public  se  porte  sur  les  travaux  dont 

1.  Biographie  portative  des  comtempornins.  L'article  est  de 
Bazard  ;  nous  croyons  pouvoir  l'assurer,  quoiqu'il  ne  soit  pas 
signé. 


SAINT-SIMON  103 

je  fais  depuis  longtemps  mon  unique  occupation. 
En  conséquence  j'ai  pris  le  parti  de  vous  dire  adieu. 
Mes  derniers  sentiments  sont  ceux  d'une  profonde 
estime  pour  vous  et  d'un  attachement  exalté  pour 
votre  caractère  noble  et  philanthropique.  Permettez- 
moi  de  vous  oifrir  mon  cœur  pour  la  dernière  fois. 
J'emporte  un  grand  chagrin,  c'est  celui  de  laisser  la 
■femme  qui  était  avec  moi  dans  une  position  affreuse. 
:  Cette  femme  m'a  donné  les  plus  grandes  preuves 
de  dévouement  et  de  désintéressement.  Je  vous 
conjure,  avec  toute  l'instance  possible,  de  lui  accor- 
der votre  protection.  Ce  n'est  pas  une  domestique, 
c'est  une  ouvrière  qui  a  beaucoup  d'intelligence  et 
une  délicatesse  qui  la  rend  susceptible  d'occuper 
tout  emploi  de  confiance.  Je  finis  en  souhaitant  que 
vous  viviez  longtemps  pour  le  bonheur  de  tous  ceux 
qui  ont  des  relations  avec  vous. 

»  Saint-Simon.  * 
Ce  9  mars  4823. 

Un  an  auparavant,  jour  pour  jour,  le  9  mars 
1822,  Saint-Simon  avait  envoyé  de  Rouen,  à  sa 
fille,  une  lettre  pleine  de  joie  et  d'heureux  présa- 
ges. Ce  n'était  pas  dans  ses  affections  domestiques 
qu'il  avait  été  déçu,  c'était  dans  sa  passion  pour 
l'humanité,    dans  ses  espérances   d'apôtre.   Mais 


104  NOTICE    HISTORIQUE 

voyons  le  récit  de  sa  tentative  de  suicide,  tel  qu'il 
a  été  écrit  sous  les  yeux  et  avec  la  participation 
d'Olinde  Rodrigue: 

«  Après  avoir  éloigné  pourlajournée,  sous  une 
raison  quelconque,  l'amie  qu'il  recommandait  ainsi 
à  M.  Ternaux,  dit  M.  Hubbard,  il  chargea  tran- 
quillement, de  sept  chevrotines,  un  pistolet  qu'il 
plaça  sur  la  table  où  il  avait  coutume  de  travailler  ; 
puis  posant  sa  montre  sur  cette  table,  et  voulant 
conserver  jusqu'à  la  fin  l'exercice  de  ses  facul- 
tés intellectuelles,  il  continua  de  combiner  ses  idées 
sur  l'organisation  sociale,  jusqu'au  moment  où 
l'aiguille  atteignit  l'heure  qu'il  s'était  fixée.  Alors 
il  lâcha  la  détente  ;  le  coup  partit,  l'apophj'se  de 
l'œil  fut  ébréchée,  et  l'oeil  perdu,  mais  la  bourre  et 
les  chevrotines  ne  pénétrèrent  point  dans  le  cer- 
veau. 

»  Survivant  à  la  catastrophe,  Saint-Simon  a  la 
force  d'aller  demander  du  secours  à  son  voisin  le 
docteur  Sarlardière  qui  habitait  sur  le  même  palier 
que  lui  ;  ne  trouvant  personne,  il  rentre  chez  lui 
tout  ensanglanté,  et  s'assied  sur  son  lit,  en  laissant 
couler  son  sang  dans  un  bassin  *. 

»  C'est  dans  cette  position   que    le  trouvèrent 

1.  Il  demeurait  alors  dans  la   maison  où  est  moil  Molière, 
34,  rue  Richelieu,  au  quaUième. 


SAINT-SIMON  105 

MM.  Sarlardière  et  Comte  :  quand  il  les  aperçut: 
»  Expliquez-moi,  mon  cher  Sarlardière,  s'écria- 
*  t-il,  comment  un  homme  qui  a  sept  chevrotines 
»  dans  la  tête  peut  encore  vivre  et  penser.  »  Tels 
furent  ses  premiers  mots,  tant  l'intérêt  scientifique 
l'emportait  chez  lui  sur  toutes  les  considérations 
personnelles. 

»  Cependant,  sans  entrer  dans  une  discussion  phy- 
siologique, le  docteur  Sarlardière  se  hâta  de  chercher 
dans  sa  chambre  ces  malheureuses  chevrotines  ;  il 
ne  put  retrouver  la  septièm.e,  et  dès  lors  il  crut  Saint- 
Simon  perdu.  Sur  sa  demande  expresse,  il  n'osa  lui 
cacher  sa  pensée  et  lui  avoua  qu'avec  les  progrès 
de  l'inflammation,  il  devait  s'attendre  à  mourir 
dans  la  nuit  au  milieu  d'une  hémorragie  violente. 

»  Allons,  dit  alors  Saint-Simon  à  son  élève, 
employons  bien  les  heures  qui  nous  restent,  et 
causons  de  notre  travail. 

»  La  nuit  vint,  et  avec  elle  des  douleurs  atroces, 
au  point  que  Saint-Simon,  pour  abréger  son  sup- 
plice, pria  ceux  qui  l'entouraient  de  lui  ouvrir  la 
jugulaire.  Personne  naturellement  ne  consentit  a 
un  pareil  acte,  ni  le  docteur,  ni  l'élève,  ni  l'amie 
qui  le  veillait,  bien  qu'ils  ne  doutassent  point  de  sa 
mort  inévitable  et  prochaine.  Enfin  le  lendemain 
matin,  la  septième  chevrotine  fut  retrouvée  dans  les 


106  NOTICE    HISTORIQUE 

cendres  du  foyer,  et  Saint-Simon,  radicalement  guéri 
au  bout  de  quinze  jours,  resta  privé  d'un  œil.  » 

Mais  c'aurait  été  un  supplice  pour  lui  de  revenir 
à  la  vie,  s'il  avait  dû  ne  la  reprendre  que  pour  y 
retrouver  l'accablement  et  le  désespoir  qui  la  lui 
avaient  rendue  insupportable.  Heureusement  il  n'en 
fut  point  ainsi.  La  force  était  en  lui  l'état  normal, 
et  elle  triompha  d'autant  plus  vite  d'un  instant  de 
faiblesse,  que  le  philosophe ,  au  milieu  de  cette  fiè- 
vre éphémère,  avait  gardé  sa  foi  entière  dans  la 
pensée  qui  doit  sauver  le  genre  humain,  et  qu'il 
avait  seulement  perdu  l'espoir  de  tendre  efficace- 
ment la  main  pour  elle. 

Saint-Simon  se  remit  donc  à  l'œuvre  avec  plus 
d'ardeur  que  jamais,  et  le  succès  couronna  ses  ef- 
forts. Il  obtint  des  souscriptions  pour  de  nouvelles 
publications.  A  MM.  Ternaux  et  Laffite  se  joigni- 
rent MM.  Ardoin,  Basterrèche  et  autres  notables 
financiers  et  industriels.  Ce  fut  chez  M.  Ardoin 
qu'il  rencontra,  deux  mois  après  sa  tentative  de  sui- 
cide, le  disciple  qui  devait  hériter  de  sa  doctrine 
et  continuer  son  école,  Olinde  Rodrigue. 

Il  publia,  en  décembre  1823,  le  premier  cahier 
du  Catéchisme  des  industriels,  et  en  mars  1824, 
le  deuxième  cahier. 

L'ouvrage  commençait  par  une  définition  de  l'ia- 


SAINT-SIMON  107 

dustriel  et  par  l'indication  du  rang  que  l'auteur 
assignait  à  l'industrie  dans  sa  hiérarchie  sociale. 

«  Un  industriel,  disait-il,  est  un  homme  qui  tra- 
vaille à  produire  ou  à  mettre  à  la  portée  des  diffé- 
rents membres  de  la  société  un  ou  plusieurs  moyens 
matériels  de  satisfaire  leurs  besoins  ou  leurs  goûts 
physiques  ;  ainsi,  un  cultivateur  qui  sème  du  blé, 
qui  élève  des  volailles,  des  bestiaux,  est  un  indus- 
triel ;  un  charron,  un  maréchal,  un  serrurier,  un 
menuisier,  sont  des  industriels  ;  un  fabricant  de  sou- 
liers, de  chapeaux,  de  toiles,  de  draps,  de  cache- 
mires, est  également  un  industriel  ;  un  négociant, 
un  routier,  un  marin  employé  sur  des  vaisseaux 
marchands,  sont  des  industriels.  Tous  les  industriels 
réunis  travaillent  à  produire  et  à  mettre  à  la  portée 
de  tous  les  membres  de  la  société  tous  les  moyens 
matériels  de  satisfaire  leurs  besoins  ou  leurs  goûts 
physiques,  et  ils  forment  trois  grandes  classes  qu'on 
appelle  les  cultivateurs,  les  fabricants  et  les  négo- 
ciants. 

»  La  classe  industrielle  doit  occuper  le  premiei 
rang,  parce  qu'elle  est  la  plus  importante  de  toutes, 
parce  qu'elle  peut  se  passer  de  toutes  les  autres,  et 
qu'aucune  autre  ne  peut  se  passer  d'elle;  parce  qu'elle 
subsiste  par  ses  propres  forces,  par  ses  travaux  per- 
sonnels. Les  autres  classes  doivent  travailler  pour 


108  NOTICE    HISTORIQUE 

elle,  parce  qu'elles  sont  ses  créatures,  et  qu'elle 
entretient  leur  existence;  en  un  mot,  tout  se  faisant 
par  l'industrie,  tout  doit  se  faire  pour  elle.  » 

L'espérance  et  la  joie  étaient  rentrées  dans  l'âme 
du  novateur,  un  instant  si  affreusement  décourage . 
En  novembre  1823,  il  écrivait  à  sa  fille,  qui  rési- 
dait alors  à  Beaumont  en  Gâtinais  : 

«  Le  ciel  m'a  accordé  la  plus  douce  de  toutes 
les  récompenses  en  me  donnant  ma  Caroline.  Ma 
plus  grande  satisfaction,  après  mes  longs  travaux, 
sera  de  la  serrer  dans  mes  bras.  Mes  affaires  vont 
très -bien.  J'espère  pouvoir  te  donner  avant  un 
mois  de  bonnes  nouvelles  positives.  J'embrasse  de 
tout  mon  cœur  ma  Caroline ,  ses  petits  enfants  et 
son  mari,  s'il  la  rend  heureuse. 

»  Je  donne  la  plume  à  mon  secrétaire  Julie. 

»  H.  Saikt-Simon.  » 

—  «  Je  joins  mes  espérances  à  celles  de  votre 
bon  père  et  je  crois,  mon  aimable  amie,  qu'il  aura 
bientôt  de  bonnes  nouvelles  à  vous  apprendre.  J'es- 
père bien  aussi  que  nous  ne  serons  pas  toujours 
ainsi  éloignés  les  uns  des  autres.  Gomme  alors  nous 
serons  tous  heureux  ! 

*  J'espère  réellement  qu'avant  la  fin  de  cette 


SAINT-SIMON  109 

méchante  année  nous  aurons  certitude  d'un  grand 
succès. 

»  Adieu,  bien  bonne  amie,  mille  amitiés  à  votre 
mari,  embrassez  aussi  pour  moi  vos  petits  diables. 
»  Je  vous  embrasse  de  bien  bon  cœur. 
*  Votre  amie, 

»  Julie  Juliand. 
»  Paris,  le  15  novembre.  » 

La  publication  du  Catéchisme  des  industriels 
était  alors  activement  poursuivie.  La  rédaction  du 
troisième  cahier  avait  été  confiée  à  M.  A.  Comte. 
Ce  cahier  parut  un  mois  après  le  deuxième ,  sous 
le  titre  de  :  Système  de  politique  positive,  et  il  fut 
précédé  de  cet  avertissement  : 

«  Ayant  médité  depuis  longtemps  les  idées 
mères  de  M.  de  Saint-Simon,  je  me  suis  exclusi- 
vement attaché  à  systématiser,  à  développer  et  à 
perfectionner  la  partie  des  aperçus  de  ce  philosophe 
qui  se  rapporte  à  la  direction  scientifique.  Ce  tra- 
vail a  eu  pour  résultat  la  formation  d'un  système 
de  politique  positive  que  je  commence  aujourd'hui 
à  soumettre  au  jugement  des  penseurs. 

»  J'ai  cru  devoir  rendre  publique  la  déclaration 
précédente,  afin  que  si  mes  travaux  paraissent  mé- 
riter quelque  approbation,  elle  remonte  au  fonda- 


ilO  NOTICE    HISTORIQUE 

teur  de  Vécole  philosophique  dont  je  YtiJhonore 
de  faire  partie.  » 

Aug.  Comte,  qui  n'acceptait  pas  la  prépotence 
que  le  Catéchisme  des  industriels  attribuait  au  pro- 
ducteur de  l'ordre  matériel,  s'était  appliqué  à  mettre 
en  relief  le  rôle  politique  des  travailleurs  intellec- 
tuels. Saint-Simon  crut  devoir  faire  remarquer  à 
son  tour  que  le  livre  de  son  élève  ne  renfermait 
que  la  partie  scientifique  de  sa  doctrine  générale. 

«  Ce  troisième  cahier,  dit-il,  est  de  notre  élève 
M.  Aug.  Comte.  Nous  lui  avions  confié,  ainsi  que 
nous  l'avions  annoncé  dans  notre  première  livrai- 
son, le  soin  d'exposer  les  généralités  de  notre  sys- 
tème ;  c'est  le  commencement  de  son  travail  que 
nous  allons  mettre  sous  les  yeux  du  lecteur. 

»  Ce  travail  est  certainement  très-bon,  consi- 
déré au  point  de  vue  où  son  auteur  s'est  placé; 
mais  il  n'atteint  pas  exactement  au  but  qae  nous 
nous  étions  proposé  ;  il  n'expose  point  les  généra- 
lités de  notre  système,  c'est-à-dire  il  n'en  expose 
qu'une  partie,  et  il  fait  jouer  le  rôle  prépondérant 
à  des  généralités  que  nous  ne  considérons  que 
comme  secondaires. 

»  Dans  le  système  que  nous  avons  conçu,  la  ca- 
pacité industrielle  doit  se  trouver  en  première  ligne  ; 
elle  est  celle  qui  doit  juger  la  valeur  de  toutes  les 


SAINT-SIMON  m 

autres  capacités,  et  les  faire  travailler  toutes  pour 
son  plus  grand  avantage.  Les  capacités  scienti- 
fiques, dans  la  direction  de  Platon  et  d'Aristote, 
doivent  être  considérées  par  les  industriels  comme 
leur  étant  d'une  égale  utilité,  et  ils  doivent,  par 
conséquent,  leur  accorder  une  considération  égale, 
et  leur  répartir  également  les  moyens  de  s'activer. 

»  Voilà  notre  idée  la  plus  générale  :  elle  diffère 
essentiellement  de  celles  de  notre  élève  qui  s'est 
placé  au  point  de  vue  exploité  de  nos  jours  par 
l'Académie  des  sciences  physiques  et  mathéma- 
tiques. 11  a  considéré  par  conséquent  la  capacité 
aristoticienne  comme  devant  déprimer  le  spiritua- 
lisme, ainsi  que  la  capacité  industrielle  et  la  capa- 
cité philosophique. 

>»  De  ce  que  nous  venons  de  dire,  il  résulte  que 
notre  élève  n'a  traité  que  la  partie  scientifique  de 
notre  système,  mais  qu'il  n'a  point  exposé  la  par- 
tie sentimentale  et  religieuse.  Voilà  ce  dont  nous 
avons  dû  prévenir  nos  lecteurs. 

»  Au  surplus,  malgré  les  imperfections  que  nous 
trouvons  au  travail  de  M.  Comte,  par  la  raison 
qu'il  n'a  rempli  que  la  moitié  de  nos  vues,  nous 
déclarons  formellement  qu'il  nous  paraît  le  meil- 
leur écrit  qui  ait  été  publié  sur  la  politique  géné- 
rale. » 


112  NOTICE    HISTORIQUE 

Deux  mois  après  (juin  1824),  Saint-Simon 
publia  le  quatrième  cahier  du  Catéchisme  des  in- 
dustriels. Plaçant  au  même  rang  l'importance 
sociale  de  la  science  et  de  l'industrie,  il  établissait 
entre  elles  et  au-dessus  d'elles  la  puissance  initia- 
trice et  directrice  du  sentiment.  «  Nous  mettrons 
en  évidence,  disait- il  dans  un  Avant-propos,  cette 
vérité  qui  doit  servir  de  base  à  toute  la  politique 
actuelle  :  les  intérêts  généraux  de  la  société,  tant 
sous  les  rapports  physiques  que  sous  les  rapports 
moraux,  doivent  être  dirigés  par  les  hommes  dont 
les  capacités  sont  de  l'utilité  la  plus  générale  et  la 
plus  positive.  Nous  essayerons  de  faire  entrer  en 
activité  les  passions  généreuses  des  hommes  qui 
possèdent  les  capacités  les  plus  positives.  Nous 
ferons  tous  nos  efforts  pour  diriger  leurs  travaux 
vers  le  plus  grand  but  d'utilité  publique  qui  puisse 
être  conçu,  celui  de  faire  entrer  dans  leurs  mains 
la  haute  direction  de  la  société.  » 

Après  la  dissidence  survenue  entre  le  maître  et 
le  disciple,  l'entourage  philosophique,  actif  et 
intime  de  Saint-Simon,  se  composa  d'Olinde  Ro- 
drigue, du  docteur  Bailly,  de  MM.  Léon  Halévy  et 
J.-B.  Duvergier.  Alors  fut  préparé  l'ouvrage  qui 
parut  au  commencement  de  1825,  sous  ce  titre  : 
Opinions    littéraires,  philosophiques    et  indus^- 


SAINT-SIMON  113 

trielles  ;  avec  cette  épigraphe  :  «  L'âge  d'or, 
qu'une  aveugle  tradition  a  placé  jusqu'ici  dans  le 
passé,  est  devant  nous.  » 

Saint-Simon  était  heureux  à  cette  époque. 
L'heure  semblait  venue  pour  lui  de  résumer  ses 
travaux,  de  formuler  sa  doctrine,  et  de  démontrer 
qu'elle  était  complète  au  point  de  constituer  une 
religion.  Il  publia  le  Nouveau  Christianisme 
(avril  1825),  et  le  fit  précéder  de  quelques  lignes 
qui  en  justifiaient  l'apparition,  et  en  déterminaient 
le  caractère  et  le  but  : 

«  Rappeler  les  peuples  et  les  rois,  disait-il,  au 
véritable  esprit  du  christianisme,  alors  même  qu'on 
s'en  écarte  le  plus,  que  des  lois  sur  le  sacrilège 
sont  promulguées,  et  que  les  catholiques  et  les  pro- 
testants en  Angleterre  cherchent  le  moyen  de  ter- 
miner une  lutte  longue  et  pénible;  en  même  temps, 
essayer  de  préciser  l'action  du  sentiment  religieux 
dans  la  société  quand  tous  l'éprouvent,  ou  dn 
moins  sentent  le  besoin  de  le  respecter  dans  les 
autres;  quand  les  écrivains  les  plus  distingués 
s'occupent  d'en  déterminer  l'origine,  les  formes  et 
les  progrès,  et  que,  d'une  autre  part,  la  théologie 
cherche  à  l'étouffer  sous  le  poids  de  la  superstition; 
tel  est  le  but  principal  qu'on  s'est  proposé  dans  les 
dialogues  suivants.  » 


114  NOTICE    HISTORIQUE 

Saint-Simon  pensait  toujours  comme  en  1802 
{Lettres  d'un  habitant  de  Genève),  comme  en  1810 
{Lettre  à  son  neveu  Victor),  que  la  rénovation  reli- 
gieuse devait  amoindrir  l'importance  de  la  théolo- 
gie et  du  culte,  et  faire  une  plus  large  place  à  la 
morale.  11  s'agissait  de  convertir  le  monde  chrétien^ 
après  dix-huit  siècles  de  christianisme,  à  l'applica- 
tion sociale  du  précepte  deTEvangile  qui  renfermait, 
d'après  la  parole  même  du  Christ,  la  Loiei  les  Pro- 
phètes ;  AoiEz-vous  LES  UNS  LES  AUTRES;  et,  pour  as- 
surer cette  application  tardive,  il  subordonnait  la  po- 
litique à  cette  maxime  morale  et  religieuse  :  Toutes 
les  Institutions  sociales  doivent  avoir  pour  but 
V amélioration  morale,  intellectuelle  et  physique 
de  la  classe  la  plus  nombreuse  et  la  plus  pauvre. 

De  Maistre  s'était  borné  à  dire  qu'en  considérant 
l'état  du  monde  moderne,  il  fallait  opter  entre  la 
venue  d'une  religion  nouvelle  ou  le  rajeunissement 
du  christianisme.  Saint-Simon  fit  plus  que  constater 
la  nécessité  de  cette  option,  il  conçut  lui-même  une 
religion  nouvelle  qui,  loin  de  contredire  le  principe 
moral  de  l'ancienne,  ne  faisait  que  le  rajeunir,  le 
développer  et  l'appliquer  au  perfectionnement  des 
sociétés  humaines. 

Mais  tout  en  recommandant  le  respect  et  la  pra- 
tique de  ce  précepte  primitif  :  tous  les  hommes 


SAINT- SIMON  lis 

doivent  se  conduire  comme  des  frères  à  regard 
les  uns  des  autres  ;  Saint-Simon  n'en  attaqua  pas 
moins,  directement  et  sans  indulgence,  les  tradi- 
tions et  les  écritures  dont  s'étaient  servis  jusque-là 
les  aristocraties  et  les  clergés  paganisés  pour  étouf- 
fer, dans  le  principe  chrétien,  le  germe  de  la  fra- 
ternité universelle. 

«  Luther,  dit-il,  a  prescrit  aux  protestants  d'étu- 
dier le  christianisme  dans  les  livres  qui  avaient  été 
écrits  à  l'époque  de  sa  fondation,  et  particulière- 
ment dans  la  Bible;  il  a  déclaré  qu'il  ne  reconnais- 
sait point  d'autres  dogmes  que  ceux  exposés  dans 
les  saintes  Écritures. 

»  Cette  déclaration  de  sa  part  a  été  aussi  absurde 
que  le  serait  celle  de  mathématiciens,  de  physiciens, 
de  chimistes,  et  de  tous  autres  savants,  qui  préten- 
draient que  les  sciences  qu'ils  cultivent  doivent  être 
étudiées  dans  les  premiers  ouvrages  qui  en  ont 
traité. 

»  Ce  que  je  viens  de  dire  n'est  aucunement  en 
opposition  avec  la  croyance  à  la  divinité  du  fon- 
dateur du  christianisme;  Jésus  n'a  pu  tenir  aux 
hommes  que  le  langage  qu'ils  pouvaient  compren- 
dre à  l'époque  où  il  leur  a  parlé  ;  il  a  déposé,  dans 
les  mains  de  ses  apôtres,  le  germe  du  christianisme, 
et  il  a  chargé  son  Église  du  développement  de  ce 


H6  NOTICE    HISTORIQUE 

germe  précieux  ;  il  l'a  chargée  du  soin  d'anéantir 
tous  les  droits  politiques  dérivés  de  la  loi  du  plus 
fort,  et  toutes  les  institutions  qui  formaient  des 
obstacles  à  l'amélioration  morale  et  physique  de 
la  classe  la  plus  pauvre.  » 

C'est  l'abandon  de  cette  mission  divine  que  Saint- 
Simon  reprochait  aux  ministres  de  TEvangile,  ca- 
tholiques ou  protestants  ;  c'est  sur  cette  désertion  du 
drapeau  de  la  fraternité  par  les  clergés  orthodoxes 
et  hérétiques,  qu'il  se  fondait,  pour  démontrer  l'op- 
portunité et  l'urgence  d'une  rénovation  religieuse. 
Mais  comment  conciliait-il  sa  prétention  de  subor- 

4.  Saint-Simon  écrivait  son  Nouveau  Christianisme  pendaut 

que  le  jésuilisme,  plus  ou  moins  déguisé,  se  faisait  le  souffleur  de 
la  royauté  et  la  poussait  à  l'abîme.  I.e  philosophe  crut  devoir  lui 
consacrer,  dans  son  livre,  quelques  lignes  qui,  après  quarante 
ans  d'un  siècle  dominé  par  l'esprit  philosophique,  peuvent  en- 
core être  recommandées  utilement  à  l'attention  particulière  du 
public  français  et  étranger  : 

«  Quant  à  la  Compagnie  de  Jésus,  disait  riainl-Simon,  le  cé- 
lèbre Pascal  en  a  si  bien  analysé  l'esprit,  la  conduite  et  les  in- 
tentions, que  je  dois  me  borner  à  renvoyer  les  fidèles  à  la  lecture 
des  Lettres  provinciales.  J'ajouterai  seulement  que  la  nouvelle 
Comp.'ignie  de  Jésusest  infiniment  plus  méprisable  que  l'ancienne, 
puisqu'elle  tend  à  rétablir  la  prépondérance  du  culte  et  du 
dogme  sur  la  morale,  prépondérance  qui  avait  été  nnéanlie  par  la 
révolution,  tandis  que  les  premiers  jésuites  s'efforçaient  seule- 
ment de  prolonger  l'existence  des  abus  qui  s'étaient  introduits 
dans  l'Eglise  à  cet  égard. 

»  Les  anciens  jésuites  ont  défendu  un  ordre  de  choses  qui 
existait,  les  nouveaux  entrent  en  insurrection  contre  le  nouvel 
ordre  de  choses,  plus  moral  que  l'ancien,  qui  tend  à  s'établir.  » 


SAINT-SIMON  ii7 

donner  les  idées  révélées  à  l'observation,  de  rendre 
la  religion  positive,  autant  que  possible,  comme  la 
science,  avec  le  soin  qu'il  prenait  de  repousser  le 
soupçon  d'être  hostile  à  la  divinité  de  Jésus-Christ? . 
11  a  répondu  lui-même  à  cette  objection  dans  le 
Nouveau  Christianisme.  «  Oui,  dit-il,  je  crois  que  le 
christianisme  est  une  institution  divine,  et  je  suis 
persuadé  que  Dieu  accorde  une  protection  spéciale 
à  ceux  qui  font  leurs  efforts  pour  soumettre  toutes 
les  institutions  humaines  au  principe  fondamental 
de  cette  doctrine  sublime  ;  je  suis  convaincu  que 
moi-même  j 'a cccomplis  une  mission  divine,  en  rap- 
pelant les  peuples  et  les  rois  au  véritable  esprit  du 
christianisme.  »  Rien  de  moins  contraire,  en  effet, 
à  l'ordre  naturel,  que  cette  inspiration  généreuse, 
qui  se  manifeste,  avec  tant  d'éclat  et  de  variété 
dans  la  nature  humaine,  aux  plus  belles  pages 
de  l'histoire  du  monde. 

Saint-Simon  ne  devait  pas  survivre  longtemps  à 
l'œuvre  qui  couronnait  si  bien  sa  carrière  philoso- 
phique et  sa  mission  sociale.  11  tomba  dangereuse- 
ment malade,  au  lendemain  de  cette  publication 
capitale.  L'histoire  de  ses  derniers  jours  a  été  écrite, 
sous  les  yeux  et  avec  les  notes  d'Olinde  Rodrigue, 
par  M.  Hubbard  que  nous  avons  déjà  cité  plusieurs 
fois.  Nous  ne  saurions  mieux  faire  que  de  reproduire 


118  NOTICE     HISTORIQUE 

ici  encore  la  narration  irrécusable  de  ce  biographe. 

«  Saint-Simon,  dit-il,  mourut  le  19  mai  1825,  à 
dix  heures  du  soir,  après  six  semaines  de  maladie  ; 
jusqu'au  dernier  moment,  sa  tête  fut  occupée  de 
l'entreprise  d'un  nouveau  journal  {le  Producteur) 
que  ses  amis  voulaient  faire  paraître  après  le  Nou- 
veau Christianisme.  «  Je  ne  serai  plus  que  votre 
conseil,  leur  disait-il,  je  deviendrai  philosophe  con- 
sultant »  M.  Augustin  Thierry  venait  de  lui  envoyer 
son  Histoire  de  la  conquête  par  les  Normands  ; 
Saint-Simon  la  lut  pendant  la  dernière  période  de  sa 
maladie,  et  il  exprima  souvent  la  pensée  qu'il  trou- 
vait l'ouvrage  de  son  ancien  élève  supérieur;  regret- 
tant toutefois  de  n'en  pas  approuver  le  point  de  vue 
philosophique,  l'auteur  s'y  montrant  principalement 
l'historien  des  races  vaincues,  et  n'ayant  pas  su  voir 
le  progrès  social  dans  l'avènement  des  Normands. 

»  Le  matin  du  19  mai,  quand  M,  0.  Rodrigue 
se  présenta  chez  Saint-Simon,  il  avait  eu  toute  la 
nuit  une  forte  fièvre  et  quelque  peu  de  délire,  mais 
son  pouls  était  assez  bon  ;  il  avait  une  connaissance 
pleine  et  entière  et  assez  de  gaieté.  On  lui  demanda 

i's'il  voulait  donner  l'autorisation  défaire  venir  au- 

j 

près  de  lui  Gall  et  Broussais  ;  il  n'y  vit  aucun  incon- 
vénient. Gail  arriva  le  premier  vers  l'heure  de  midi 
et  demi  :  «  Bonjour,  docteur,  lui  dit  Saint-Simon, 


SAINT-SIMON  119 

quand  il  entra,  je  suis  content  de  vous  voir.  »  Gall 
examina  la  poitrine,  crut  le  poumon  engorgé  et  ne 
lui  donna  que  trois  jours  à  vivre. 

»  Après  cette  visite  de  Gall,  la  maladie  augmenta 
prodigieusement  pendant  deux  heures  ;  Saint- 
Simon  reçut  la  visite  de  M.  Ardoin^  qui  voulait  voir^ 
sur  son  lit  de  mort,  le  philosophe  fondateur  du  sys- 
tème industriel.  La  langue  commençait  à  s'embar- 
rasser. A  trois  heures  arrivèrent  MM.  Broussais, 
Burdin  et  d'autres  médecins  qui  venaient  assister 
le  docteur  Baillj^  «  La  consultation  est  bientôt 
faite,  dit  l'un  d'eux,  le  malade  est  expirant.  »  Ce- 
pendant ils  s'approchèrent  du  lit,  et,  après  avoir  de 
nouveau  visité  la  poitrine  et  lalangue  du  mourant, 
ils  lui  firent  plusieurs  questions.  Saint-Simon  ré- 
pondit avec  netteté  à  tout  ce  qu'ils  demandaient, 
puis  il  ajouta  :  «  Messieurs  je  suis  heureux  de  vous 
oiFrir  un  sujet  neuf  d'observations  :  vous  voyez  un 
homme  qui  éprouve  une  crise  terrible  à  laquelle 
aucun  homme  ne  pourrait  résister,  et  qui  a  l'esprit 
tellement  occupé  des  travaux  de  toute  sa  vie  qu'il 
ne  peut  s'entretenir  avec  vous  de  sa  maladie.  Voyez, 
faites  ce  que  vous  croirez  convenable,  je  suis  entiè- 
rement confiant  et  disposé  à  vous  seconder.  »  A 
l'homme  qui  tenait  un  pareil  langage,  la  consulta- 
tion ne  donnait  pas  plus  de  dix  heures  à  vivre  et 


120  NOTICE    HISTORIQUE 

elle  prédisait  juste.  «  Quelle  tête,  dit  Broussais  en 
s' éloignant,  quelle  vigueur  d'esprit!  » 

»  Cependant  ceux  qui  entouraient  Saint-Simon^ 
jaloux  de  connaître  ses  désirs  les  plus  intimes,  et 
disposés  à  les  respecter,  quels  qu'ils  fussent,  voulu- 
rent savoir  de  quelles  formalités  ses  derniers  mo- 
ments devaient  être  entourés,  et  s'il  lui  plaisait 
qu'en  cet  instant  suprême  on  appelât  un  mem- 
bre quelconque  de  sa  famille,  par  exemple,  son  ne- 
veu, le  général  Saint-Simon,  pour  lequel  il  avait 
une  affection  particulière,  et  dont  il  avait  dirigé  la 
première  éducation.  11  exprima  énergiquement  sa 
volonté  de  consacrer  exclusivement  ses  derniers 
instants  à  l'élaboration  des  idées  qui  le  préoccu- 
paient, et  persévéra  jusqu'à  la  fin  dans  ces  mêmes 
sentiments,  sans  déceler,  dans  une  de  ses  paroles, 
le  moindre  mouvement  de  faiblesse. 

»  La  mort  s' approchait  rapidement.  —  A  six 
heures  le  docteur  Baillj  demanda  à  Saint-Simon 
s'il  souffrait:  «  Non,  répondit-il.  »  Mais  encore,  re- 
prit le  docteur,  dans  aucune  partie  ?  «  Il  y  aurait 
»  exagération  à  dire  que  je  ne  souffre  pas,  dit 
»  alors  Saint-Simon,  mais  qu'importe,  causons 
'»  d'autres  choses.  »  Il  se  recueillit  quelques  ins- 
tants, et  pria  ceux  qui  l'entouraient  de  venir  s'as- 
seoir auprès  de  lui.   MM.  0.  Rodrigue,   Baillj 


SAIXT-SLMON  121 

et  Léon  Halévy,  qui  se  trouvaient  dans  sa  cham- 
bre, se  hâtèrent  d'obéir  à  sa  prière.  Alors,  d'une 
voix  entrecoupée  du  hoquet  de  la  mort,  le  pouls  gla- 
cé, l'œil  presque  éteint,  Saint-Simon  rassembla  ses 
dernières  forces  et  s'exprima  ainsi  :  «  Depuis  douze 
»  jours, Messieurs,  je  m'occupe  de  vousprésenter  les 
»  moyens  de  rendre  la  meilleure  possible  la  combi- 

*  naison  de  vos  efforts  pour  votre  entreprise  (celle 
»  du  Producteur),  ei,  depuis  trois  heures,  je  cher- 
»  che  à  vous  faire  le  résumé  de  mes  pensées  à  cet 
»  égard.  Dans  ce  moment,  tout  ce  que  je  puis  dire, 
»  c'est  que  vous  arrivez  à  une  époque  où  des  ef- 
y  forts  bien  combinés  doivent  avoir  le  plus  grand 
»  succès.  Lapoire  est  mûre  (avec  force)  et  vousdevez 
»  la  cueillir,  La  dernière  partie  de  nos  travaux  sera 
>  peut-être  mal  comprise.  En  attaquant  le  système 
»  religieux  du  moyen  âge,  on  n'a  réellement  prouvé 
»  qu'une  chose,  c'est  qu'il  n'était  plus  en  harmonie 
»  avec  le  progrès  des  sciences  positives,  mais  on  a  su 
»  tort  de  conclure  que  le  système  religieux  tendait  à 
»  s'annuler,  il  doit  seulement  se  mettre  d'accord  avec 

*  les  progrès  des  sciences.  Je  vous  le  répète,  la  poire 
»  est  mûre,  vous  devez  la  cueillir.  Quarante-huit 
»  heures  après  notre  seconde  publication,  nous  se- 
»  rons  un  parti.  »  Quelques  minutes  auparavant, 
il  avait  dit  à  M.  0.  Rodrigue  :   «  Souvenez- vous 


122  NOTICE    HISTORIQUE 

»  que,  pour  faire  quelque  cliose  de  grand,  il  faut 
»  être  passionné.  Le  résumé  des  travaux  de  toute 
»  ma  vie  c'est  de  donner,  à  tous  les  membres  de  la 
»  société,  la  plus  grande  latitude  pour  le  dévelop- 
»  pement  de  leurs  facultés.  » 

»  Enfin  sa  voix  s'éteignit  de  plus  en  plus.  Il 
devenait  chaque  fois  plus  difficile  de  saisir  les  der^ 
niers  rayons  de  cette  rare  intelligence;  ses  dernières 
paroles,  qu'il  accompagna  d'un  geste  expressif, 
furent  à  voix  basse,  mais  distincte  :  «  Nous  tenons 
notre  affaire  ;  »  sa  main  droite,  portée  vivement  à 
sa  tête  avec  une  sorte  d'effort,  retomba  à  côté  de  lui 
sans  mouvement,  l'œil  s'éteignit,  et,  trois  heures 
après  un  râle  très-doux,  il  expira. 

»  Saint-rSimon  ne  travaillait  guère  que  la  nuit. 
Quand  on  venait  le  voir  le  matin  :  «  Ouvrez  le  tiroir, 
disait-il  en  riant,  lisez  le  travail  de  la  nuit,  il  est 
encore  tout  chaud,  il  sort  du  four.  » 

»  Dans  la  journée,  Saint-Simon  lisait  des  ro- 
mans :  «L'histoire  du  cœur  humain,  disait-il,  bien 
ou  mal  faite,  n'est  que  là.  » 

«  Il  n'aimait  pas  à  causer  avec  plusieurs  per- 
sonnes; son  plus  grand  charme  était  de  s'entretenir 
avec  une  seule.  «  Le  genre  humain,  suivant  ses 
propres  expressions,  n'était  pas  encore  assez  avancé 
pour  que  l'on  pût  utilement  causer  à  trois.  » 


SAINT-SIMON  123 

»  L'autopsie  du  crâne  fut  faite  par  le  docteur 
Gall,  qui  trouva  un  cerveau  d'une  surface  considé- 
rable, par  les  nombreuses  circonvolutions  qui  le 
constituaient.  11  crut  reconnaître  les  preuves  d'une 
absence  complète  de  circonspection  à  côté  d'une  in- 
fatigable persévérance.  Tels  sont,  en  effet,  les  deux 
principaux  jugements  que  chacun  doit  porter  sur 
Saint-Simon,  d'après  les  événements  mêmes  de  sa 
vie.  Oui,  certes,  il  manqua  de  cette  prudence  et  de 
ce  tact  qui,  dans  notre  société,  donnent  et  conser- 
vent la  richesse  et  le  pouvoir;  mais  s'il  était  privé 
des  qualités  qui  ne  lui  eussent  servi  qu'à  lui-même, 
il  témoigna,  en  toutes  les  occasions  de  sa  vie,  qu'il 
possédait  bien  celles  qui  sont  nécessaires  pour  qu'un 
homme  serve  véritablement  la  cause  du  progrès  et 
deThumanité  :  il  ne  sut  pas  jouir  de  la  vie  pour  lui- 
même,  mais  il  en  usa  pour  ses  semblables,  par  la 
persévérance  qu'il  déploya  à  émettre  des  vérités 
nouvelles  qui  pénètrent  chaque  jour  davantage  tous 
les  degrés  de  l'échelle  sociale,  et  dont  le  triomphe, 
désormais  assuré,  promet  à  tous  les  travailleurs  une 
nouvelle  ère  de  bien-être  et  de  lumières. 

»  Le  lendemain  de  Tautopsie  eurent  lieu 
les  funérailles;  MM.  Augustin  Thierry  et  Au- 
guste Comte  y  assistaient  ;  elles  furent  modestes, 
et  ni  le  ministère  du  clergé,    ni  les  pompes  de 


124  NOTICE    HISTORIQUE 

l'église,  n'y    concoururent  en  aucune  manière. 

»  Deux  discours  furent  prononcés  sur  sa  tombe, 
l'an  par  Léon  Halévy,  l'autre  par  le  docteur  Bailly, 
de  Blois.  Quelques  passages  de  ce  dernier  feront 
bien  comprendre  quelle  impression  il  produisait 
sur  ceux  qui  Tentouraient  ordinairement,  et  à  quelle 
hauteur  il  leur  semblait  élevé,  quels  que  fussent 
d'ailleurs  leur  talent  et  leur  intelligence. 

«  Elle  est  donc  accomplie  la  destinée  de  cet 
»  homme  de  génie,  dont  l'existence  entière  a  été 
»  employée  à  la  découverte  de  vérités  qui  n'au- 
»  raient  jamais  paru  devoir  être  le  produit  d'une 
>  seule  intelligence  humaine. 

»  Vous,  Messieurs,  qui  avez  partagé  avec  moi 
»  l'honneur  d'assister  à  ces  entretiens  dans  lesquels 
»  il  nous  communiquait  le  fruit  de  ses  recherches  et 
»  de  ses  méditations,  de  quel  étonnement  n'avez-vous 
»  pas  été  saisis,  toutes  les  fois  qu'abordant  les  plus 
»  hautes  questions  de  la  philosophie  générale,  vous 
»  l'avez  vu  réunir  à  lui  seul  tous  les  moyens  de  rai- 
»  sonnement  et  tous  les  documents  propres  aux 
»  capacités  intellectuelles  les  plus  ditférentes,  et 
»  le  moins  susceptible  de  se  trouver  associés  dans 
»  la  même  tête. 

»  Vous  l'avez  entendu.  Messieurs,  parlant  à  cha- 
»  cunde  nous  le  langage  de  nos  études  particulières, 


SAINT-SIMON  125 

»  passer  successivement  en  revue  la  plus  haute  gé- 

»  néralité  des  différentes  branches  de  nos  connais- 

»  sances,  pour  s'élever  à  des  considérations  nou- 

»  velles,  dont  la  justesse  et  la  profondeur  nous  ont 

»  tant  de  fois  frappés  d'admiration. 

*  Tous  ceux  qui  ont  contribué  aux  progrès  de  la 

»  civilisation,  ont  dû  leurs  succès  au  perfectionne- 

>»  ment  d'une  branche  déterminée  de  nos  connais- 

»  sances  ;  placé  au-dessus  de  toutes  les  sommités, 

*  Saint-Simon  a  su  en  faire  servir  l'ensemble  à  la 
»  fondation  d'une  philosophie  dont  la  création  exi- 
»  geait  un  point  de  vue  aussi  élevé  que  celui  auquel 
»  son  génie  l'a  porté. 

»  Si  chacun  de  vous,  Messieurs,  se  joignait  à 
»  moi  dans  ce  moment,  pour  restituer  à  notre  maî- 
»  tre  commun  ce  que  vous  tenez  de  lui,  si  chacun  de 
»  vous,  entraîné  par  le  sentiment  de  conviction  qui 
»  me  domine,  le  proclamait,  dans  chacune  des 
»  directions  que  vous  suivez,  comme  l'auteur  des 
»  idées  les  plus  belles  et  les  plus  fécondes  qui  aient 
»  jamais  été  créées,  vous  feriez  un  acte  de  justice, 
»  sans  doute,  mais  vous  ne  parviendriez  jamais 

*  à  faire  adopter  une  opinion  qui  paraîtrait  dictée 
»  par  l'enthousiasme  et  l'exagération.  » 

»  Le  docteur  Bailly  terminait  son  discours  en 
exprimant  l'espérance  de  voir  continuer  les  travaux 


126  NOTICE    HISTORIQUE 

commencés  par  celui  dont  il  regrettait  la  perte. 
Pour  combler  cette  espérance,  M.  Olinde  Rodrigue, 
au  retour  des  funérailles  *,  se  hâta  de  réunir  les 
principaux  amis  qui  avaient  accompagné  le  convoi.  » 
Après  les  honneurs  rendus  par  les  disciples  aux 
restes  mortels  de  leur  maître,  l'histoire  ne  doit  pas 
oublier  les  témoignages  d'affection,  de  reconnais- 
sance et  de  sympathique  dévouement  que  la  mort 
du  philosophe  fit  éclater  autour  de  son  cercueil,  de 
la  part  des  personnes  qui  avaient  le  mieux  connu 

1 .  Les  funérailles  de  Saint-Simon  furent  racontées  ainsi  dans 
le  numéro  du  22  mai  1825  du  Constitutionel  : 

«  Aujourd'hui  à  midi ,  un  cortège  funèbre  assez  nombreux 
s'est  dirigé  du  faubourg  Montmartre  au  cimetière  du  Père-La- 
chaise.  Le  préposé  aux  sépultures  se  présente  pour  le  recevoir, 
et  demande  où  sont  les  parents?  Personne  ne  répond.  Où  sont 
les  amis  ?  Chacun  veut  répondre.  On  chercha  une  fosse,  car  il 
n'en  avait  pas  été  préparé.  Bientôt  les  curieux  assemblés  par 
ce  spectacle  singulier  apprennent  que  le  défunt  était  M.  Henri 
Saint-Simon,  l'un  des  plus  ardents  philanthropes  de  notre  époque. 
Quelque  opinion  qu'on  ait  des  idées  hardies  et  souvent  neuves 
qu'il  a  répandues  dans  ses  écrits,  on  ne  peut  refuser  à  Saint-Si- 
mon le  mérite  d'avoir  soulevé  un  grand  nombre  de  questions 
qui  touchent  aux  plus  hauts  intérêts  de  la  société.  Il  eut  un 
autre  mérite,  qui  n'est  pas  commun  dans  notre  vaniteuse  France; 
des  gens  qui  le  connaissaient  depuis  longtemps  n'ont  appris  que 
par  hasard  qu'il  s'appelait  le  comte  de  Saint-Simon,  grand  d'Es- 
pagne, descendant  du  fameux  auteur  des  Mémoires,  et  allié 
de  l'illustre  famille  de  Lorraine.  Qu'eût  dit  le  précurseur  de 
Boulainvilliers  et  de  Montlosier,  l'ennemi  dédaigneux  de  la  bour- 
geoisie et  de  l'influence  des  lettres,  s'il  eiit  entendu  son  petil-ûls 
exposer  ses  idées  sur  les  savants,  les  artistes  et  les  indus- 
triels. » 


SAINT-SIMON  ift 

ses  terribles  épreuves,  l'activité  prodigieuse  de  son 
génie,  la  grandeur  et  la  bonté  de  son  âme.  Voici 
en  quels  termes,  la  femme  qu'il  avait  appelée  son 
amie  et  son  secrétaire,  et  qu'il  recommandait  à 
M.  Ternaux,  annonça,  à  la  fille  de  l'illustre  mort, 
que  son  père  n'était  plus  : 


JULIE     JULIAND     A     MADAME     CHARON  * 


A     BEAUMONT    EN    GATINAIS 

«  Ma  chère  Caroline, 

»  C'est  le  cœur  pénétré  de  la  plus  vive  douleur 
que  je  vous  annonce  la  perte  que  nous  venons  de 
faire,  hier  jeudi  à  dix  heures  du  soir,  de  votre  excel- 
lent père,  qui  est  décédé  sans  avoir  aucun  sentiment 
de  son  état.  Il  a  été  comblé  de  soins,  mais  il  n'y  avait 
aucun  remède.  Comme  toutes  les  personnes  intéres- 
sées aux  malades,  j'ai  été  tenue,  ainsi  que  lui,  dans 
l'erreur,  il  s'est  éteint  sans  aucune  souffrance,  et  on 
peut  dire  heureux  par  l'attachement  des  personnes 
qui  l'entouraient.  Ce  matin  on  l'a  dessiné,  il  est 
d'une  ressemblance  frappante,  il  sera  aussi  modelé, 
ce  sera  du  moins  une  consolation  pour  nous,  ma 

1.  Madame   Bouraicbe   avait  épousé,   en   secondes  noces, 
M.  Gharon. 


128  NOTICE    HISTORIQUE 

chère  Caroline.  S'il  pouvait  vous  parler,  il  vous 
recommanderait  du  courage.  C'était  une  de  ses  ver- 
tus, conformez-vous  à  ses  sentiments,  et  soyez  par 
cette  vertu  digne  d'être  la  fille  d'un  aussi  grand 
homme.  Ses  élèves  et  amis  ont  pour  lui  des  senti- 
ments religieux,  de  l'enthousiasme,  sa  vie  sera 
écrite,  ses  actions  ne  perdront  pas  à  être  mises  au 
grand  jour. 

y  Adieu,  mon  amie,  ou  plutôt  au  revoir  *,  il  met- 
tait son  bonheur  à  nous  voir  unies. 

»  Votre  dévouée  amie, 

»    JULIE  JULIAND. 
»  Le  20  mai  1 825.  » 

Parmi  ces  disciples  enthousiastes  et  religieuse- 
ment attachés  à  la  mémoire  et  à  la  doctrine  de  leur 
maître,  Ohnde  Rodrigue  tenait  sans  contredit  le 
premier  rang.  Il  mit  hardiment  en  relief  cette  pri- 
mauté, sur  la  tombe  même  de  Saint-Simon,  en  pre- 
nant en  main  la  direction  de  l'école,  ainsi  que  nous 
l'avons  vu,  dès  le  retour  du  convoi  funèbre,  et  en 
réunissant  autour  de  lui  les  amis  restés  fidèles,  et 
bien  convaincus  que  l'idée  saint -simonienne  ne 
devait  pas  périr.  Enfantin,  que  Rodrigue  avait  pré- 

\.  Cette  lettre  fut  suivie  de  plusieurs  autres,  qui  sont  publie'es 
à  la  suite  de  cette  notice. 


SAINT-SIMON  12f 

sente  au  novateur  une  seule  fois,  et  qui  s'était 
trouvé  absent  de  Paris  le  jour  des  funérailles,  ar- 
riva le  lendemain  et  se  montra  prêt,  dès  lors,  à 
porter  la  part  du  fardeau  apostolique  qui  lui  était 
réservée,  et  à  faire  revivre  et  grandir  Saint-Simon 
selon  la  loi  de  progrès,  base  de  sa  propre  doctrine. 


130  NOTICE    HISTORIQUE 

^ETTRES  DE  MUe  JULIE  JULIAND  A  M.^^  CHORON 

A     BEAUMONT,     EN     GATINAIS 


«  Ma  chère  Caroline,  ma  bonne,  mon  excellente 
amie. 

»  Si  je  ne  vous  ai  pas  écrit  plus  tôt,  ne  m'accusez  pas. 
Depuis  deux  mois,  je  n'ai  éprouvé  que  des  chagrins  et 
des  embarras.  Je  crois  vous  avoir  dit  que  j'avais  été 
obligée  de  faire  mettre  les  scellés  sur  les  effets  particu- 
liers de  votre  bon  père;  ce  n'est  que  de  samedi  qu'ils  sont 
levés.  J'étais  d'autant  plus  conlrariée  qu'il  fallait  rendre 
le  logement,  qui  était  loué  ;  vous  ne  vous  faites  pas  d'idée 
des  démarches  qu'il  m'a  fallu  faire  pour  obtenir  cette 
levée  de  scellés.  Ensuite  j'ai  eu  à  m'occuper  de  trouver 
un  autre  local,  ce  qui  n'était  pas  facile,  le  demi-terme 
étant  passé.  J'ai  de  plus  été  obligée  de  m'occuper  de 
chercher  de  l'occupation,  et  ce  n'est  que  d'aujourd'hui 
que  l'on  doit  décidément  m'en  envoyer.  Ce  n'est  pas 
facile  que  de  se  tirer  d'affaire,  et  cela  m'a  causé  de 
graves  inquiétudes.  J'aurais  eu  grand  plaisir  à  mêler 
mes  chagrins  avec  les  vôtres,  mais  vous  devez  penser, 
ma  chère  amie,  que  lorsqu'on  sollicite,  il  faut  se  trouver 
sur  les  lieux.  Ce  qui  me  privera,  du  moins  pour  le  pré- 
sent, d'aller  passer  quelque  temps  avec  vous  ;  il  faut 
pour  cela  que  je  sois  bien  installée,  alors  cène  sera  pas 
impossible;  que  de  plaisir  j'aurai  à  me  rappeler  avec 


SAINT-SIMON  131 

VOUS  toutes  les  qualités  et  les  bontés  de  ce  pauvre  ami 
qui,  jusqu'à  son  dernier  soupir,  rêvait  le  bien  et  ne  s'oc- 
cupait que  du  bonheur  de  l'espèce  humaine. 

»  Ma  bonne  Caroline,  je  n'ai  pas  oublié  la  promesse 
que  je  vous  ai  faite  relativement  à  mon  petit  envoi  ;  ce 
qui  le  retarde  toujours,  c'est  le  portrait;  la  personne 
amie  qui  s'en  est  chargée  ne  l'a  pas  encore  terminé  et 
ne  le  promet  que  pour  la  semaine  prochaine.  J'ai  vu 
hier  votre  belle-sœur;  je  suis  convenue  de  lui  remettre 
les  autres  objets  que  je  devais  vous  envoyer  :  votre 
châle  et  votre  ombrelle,  qui  est  fort  de  saison  dans  ce 
moment  où  la  chaleur  est  extrême.  En  parlant  de  cha- 
leur, savez-vous  bien  que  j'ai  eu  bien  de  la  peine  à  sau- 
ver mon  pauvre  Presto  de  la  fureur  dés  chiffonniers; 
pendant  trois  jours  ils  se  sont  permis  des  atrocités  sur 
les  pauvres  chiens,  sur  ceux  même  qui  étaient  bien 
muselés;  ils  les  assommaient  dans  les  mains  de  leurs 
maîtres,  mais  il  y  en  a  eu  quelques-uns  qui  ont  payé 
pour  les  autres;  on  assure  même  qu'il  y  en  a  eu  de 
blessés  et  de  tués  par  les  bourgeois;  ils  faisaient  beau- 
coup plus  qu'on  ne  leur  commandait,  aussi  leur  a-t-il 
été  défendu  d'amener  au  dépôt  aucun  chien  mort  sous 
peine  de  ne  pas  être  payés,  car  vous  saurez  qu'ils  avaient 
30  francs  par  chien  ;  en  un  seul  jour,  il  y  en  a  eu  2500. 
Jugez  de  mon  inquiétude  pour  mon  Presto,  auquel  je 
suis  encore  plus  attachée  depuis  le  fatal  19  mai.  Si  vous 
saviez  comme  il  a  regretté  son  maître,  vous  l'aimeriez 
autant  que  moi.  J'ai  chez  moi  le  buste  modelé;  j'aurais 
voulu  que  vous  vissiez  sa  surprise  à  la  vue  de  son  maî- 
tre, qui  est  à  la  vérité  fort  ressemblant,  quoique  fait 
vingt  heures  après  sa  mort.  Je  vous  dirai  aussi  que  j'ai 
été  au  Père-Lachaise  liif  porter  une  couronne  en  votre 


132  NOTICE    HISTORIQUE 

nom  et  au  mien;  aucun  éloge,  aucun  titre  n'est  gravé 
sur  la  pierre  :  Henri  Saint-Simon,  décédé  le  19  mai  1825, 
dgé  de  65  ans.  Cela  n'empêche  pas  de  le  reconnaître 
comme  un  grand  homme.  Il  paraît  que  c'est  l'usage,  car 
le  tombeau  de  Molière,  de  La  Fontaine  et  autres  hommes 
de  génie  n'ont  pas  d'autre  inscription.  Voilà,  ma  chère 
amie,  des  détails.  Je  reçois  à  l'instant  votre  lettre,  qui  a 
couru,  vu  mon  changement  d'adresse.  Adieu,  mille 
amitiés  ainsi  qu'à  votre  mari. 
»  Votre  dévouée  amie, 

»  Julie  Juliand. 
»  Rue  Saint-André-des-Arls,  48.  > 

H 

«  Ma  chère  amie, 

»  Vous  devez  bien  m' accuser  de  négligence,  mais  je 
ne  voulais  pas  vous  répondre  avant  d'avoir  quelque 
chose  de  sur  pour  le  portrait  que  vous  me  demandez;  il 
paraît  qu'on  ne  fera  la  lithographie  que  lorsqu'on  réim- 
primera les  ouvrages  de  votre  père  ;  mais  ce  que  j'ai 
obtenu,  c'est  un  masque  que  l'on  m'a  décidément  pro- 
mis; je  ne  sais  comment  vous  le  faire  parvenir;  il  serait, 
je  crois,  prudent  d'attendre  un  voyage,  soit  de  vous,  soit 
de  votre  mari.  Je  vous  remercie,  quoique  un  peu  tard, 
de  votre  envoi  ;  le  tout  était  fort  bon.  Dites-moi  si  vous 
comptez  faire  un  voyage  au  printemps;  j'espère  que  vous 
viendrez  partager  le  lit  d'une  bonne  ,  d'une  sincère 
amie.  Adieu,  ma  bonne  Caroline,  aimez-moi  un  peu,  à 
cause  de  votre  père  que  je  niai  pas  oublié,  et  que  je 
n'oublierai  jamais. 


SAINT-SIMON  133 

»  En  attendant  le  plaisir  de  vous  voir,  recevez  l'assu- 
rance de  mon  amitié,  faites  mes  compliments  à  votre 
bon  mari  et  embrassez  vos  petits  enfants. 

»  Tout  à  vous, 

»  Julie  Julund.  » 


LETTRE   DE  M^e  CHARON   A   M'^^   *** 

«  Madame, 

»  Mon  mari  m'ayant  fait  part  du  désir  que  vous  aviez 
de  vous  convaincre  si  M.  de  Saint-Simon  avait  réelle- 
ment une  fille,  je  vous  envoie  de  ses  lettres  et  plusieurs 
de  mademoiselle  Julie  Juliand,  qui  a  passé  bien  des 
années  avec  lui,  et  qui  eut  de  plus  que  moi  la  consola- 
tion de  lui  fermer  les  yeux.  Je  ne  suis  on  ne  peut  plus 
fâchée  de  n'avoir  pas  eu  l'avantage  de  faire  votre  con- 
naissance, c'eût  été  pour  moi  un  bien  grand  plaisir  de 
m'entretenir  avec  vous  du  meilleur  des  hommes  et  du 
plus  aimé  des  pères.  Vous  l'avez  connu,  madame  ;  les 
éloges  mérités  que  vous  donnez  à  sa  mémoire  m'inspi- 
rent pour  vous  la  plus  grande  estime.  C'est  avec  ces 
sentiments  que  j'ai  l'honneur  de  vous  saluer. 

»  F.  G.  » 

■»  Je  vous  prie,  madame,  quand  vous  aurez  pris  con- 
naissance de  ces  lettres,  de  les  remettre  à  M.  Couturon.  » 


II 


ENFANTIN 


(1796  —  1825) 

Enfantin  (Barthélemy-Prosper)  naquit  à  Paris 
le  8  février  1796,  de  Barihélemy-Blaise  Enfantin, 
originaire  de  Romans  (Drôme)  et  banquier  *  à  Paris, 
et  de  Simone-Augustine  Mouton,  son  épouse,  de 
Saint-Léger,  près  Brienne  (Aube). 

En  1805,  il  entra  à  la  pension  Lepitre  où  il  resta 
deux  ans. 

1 .  M.  Enfantin  père,  retiré  des  affaires,  devint  chef  de  bureau 
à  l'Université. 


136  NOTICE    HISTORIQUE 

En  1807,  il  obtint  une  bourse  au  lycée  de  Ver- 
sailles, comme  parent  du  général  de  division  Bon 
et  de  l'adjudant-général  Nugues,  tués  en  Egypte. 

En  1810,  il  passa  au  lycée  Napoléon,  à  Paris; 
il  y  acheva  ses  classes  et  fut  admis,  en  1813,  à  l'É- 
cole polytechnique. 

Dans  les  derniers  jours  de  mars  1814,  il  figura 
parmi  les  défenseurs  de  la  capitale  et  servit  une 
pièce  d'artillerie  avec  autant  d'aptitude  que  de  cou- 
rage, sur  la  route  de  Vincennes*. 

Démissionnaire  sous  la  Restauration  (juin  1814), 
il  reprit  du  service  en  1815,  pendant  les  Cent- Jours, 
et  fut  attaché  à  son  parent  le  général  Saint- Cyr 
Nugues,  à  l'armée  des  Alpes,  en  qualité  de  secré- 
taire. 


H.  «  En  1814,  quatid,  après  nous  être  battus  à  Paris,  je  par- 
tis avec  l'école  pour  Fontainebleau,  ma  mère  était  malade  et 
presque  folle  d'inquiétude.  Mon  départ,  lorsqu'une  grande  par- 
tie de  mes  camarades,  dont  les  parents  habitaient  Paris,  y 
étaient  restés,  l'avait  irritée,  exaspérée,  et  elle  ne  vit  dans  cet 
acte  qu'une  indifîérence  coupable.  A  mon  retour,  j'entre  dans 
sa  chambre,  elle  était  au  lit,  tenant  un  gros  volume  in-4o  d'his- 
toire universelle.  Je  m'approche  pour  l'embrasser,  mais  je  reçois 
à  la  tête  ce  gros  livre,  et  comme  une  malédiction  ;  mon  père 
m'emmène,  et  ce  ne  fut  qu'après  trois  jours  d'instances  de  mon 
père  et  d'amis,  que  ma  mère  consentit  à  me  voir  sèchement;  et, 
jusqu'à  sa  mort,  quand  moi  ou  d'autres  parlaient  devant  ello  do 
l'aiTaire  de  Paris,  les  larmes  lui  venaient  aux  yeux,  et  elle  me 
disait  :  Ne  parle  pas  de  cela,  tu  me  fais  mal!  »  {Extrait  dune 
lettre  d'Enfantin,  datée  de  Curson  le  M  avril  4837.) 


ENFANTIN  137 

La  rentrée  des  Bourbons  le  ramena  dans  sa  fa- 
mille. Il  embrassa  bientôt  la  carrière  commerciale, 
et  devint  l'associé  d'un  autre  parent,  M.  Louis 
Nugues,  négociant  en  vins  à  Romans. 

Ce  fut  dans  un  de  ses  voyages  à  l'étranger,  qu'il 
rencontra  en  Allemagne  un  jeune  homme,  passé 
comme  lui  du  métier  des  armes  dans  le  commerce, 
à  la  suite  des  événements  politiques,  et  dont  l'affec- 
tion persévérante,  à  travers  les  vicissitudes  d'un 
demi-siècle,  devait  l'entourer  jusqu'à  sa  dernière 
heure,  et  le  suivre  au  delà  de  la  tombe  :  Arlès-Du- 
four. 

En  traversant  la  Suisse,  il  retrouva  un  de  ses 
anciens  camarades  de  l'École  polytechnique,  M.  Pi- 
chard  de  Lausanne,  alors  occupé  de  travaux  phi- 
losophiques et  en  train  de  publier  un  Essai  sur  le 
système  d'Helvétius.  Une  correspondance  suivie 
s'établit  entre  eux.  En  mai  1820,  Enfantin  écrivit, 
de  Lyon,  à  Pichard,  une  lettre  à  la  fin  de  laquelle 
on  lit  les  phrases  qui  suivent  : 

«  Vous  combattez,  »  dans  la  note  54,  l'incrédule 
qui  vous  dit  :  «  Je  ne  suis  ni  bon,  ni  méchant, 
*  ni  coupable,  ni  innocent,  »  en  lui  disant  que  vous 
modifierez  convenablement  les  pauses  qui  le  ren- 
dent tel.  Cette  modification  consiste,  suivant  les 
usages,    à  brûler  vif,  à  pendre ,  couper  la  tête. 


138  NOTICE    HISTORIQUE 

empaler,  etc.,  etc.  Vous  lui  dites  bien  comment 
vous  modifierez  ;  mais  n'est-ce  que  la  crainte  de 
cette  modification  qui  doit  le  retenir?  Faut-il  que 
tout  homme  lise  les  codes  pour  être  siir  de  ne 
pas  aller  au  gibet?  Et,  surtout,  le  retour  au  bien 
est -il  impossible?...  Je  crois  bien  avoir  moi- 
même  une  réponse  prête  à  tout  cela,  et  rentrant 
dans  votre  système.  Mais  je  trouve  que  cela  man- 
que chez  vous.  Vous  désespérez,  comme  Helvé- 
tius,  de  la  faible  raison;  vous  ne  combattez  que 
pour  vous,  et  cependant  c'est  à  vous  que  la  faible 
raison  devrait  demander  des  armes.  » 

M.  Pichard  croyait  avoir  démontré,  par  ses  rai- 
sonnements, que  l'extension  des  connaissances,  telle 
qu'il  la  supposait,  ne  rendrait  les  hommes  ni  trop 
présomptueux,  ni  irréligieux.  «  Je  doute,  lui  dit 
Enfantin,  que  vous  ayez  prouvé  cette  dernière  chose, 
ni  à  un  vrai  juif,  ni  à  un  vrai  mahométan,  ni  à  un 
catholique,  etc.  J'entends  par  vrai,  celui  qui  suit 
sa  religion  dans  toutes  ses  pratiques  ;  votre  Dieu  ne 
sera  pas  le  sien.  Mais  heureusement  c'est  celui  de 
tous  les  hommes  qui  raisonnent.  Le  nègre  le  fait 
couleur  d'ébène,  le  blanc  le  figure  à  grande  barbe 
et  avec  une  superbe  tête  de  sapeur;  c'est  assez  prou- 
ver qu'il  n'a  ni  forme  ni  couleur  particulières.  Votre 
ouvrage  pourrait  ouvrir  les  yeux  à  un  athée  ;  mais 


ENFANTIN  139 

tout  dogme  religieux  existant  le  condamnerait,  et  on 
le  brûlerait  comme  Emile,  si  nous  étions  encore  au 
temps  de  M.  de  Beaumont.  » 

Ainsi,  le  commis -voyageur  de  vingt-quatre  ans, 
sous  le  poids  de  ses  préoccupations  commerciales, 
laissait  déjà  apercevoir  le  tliéosophe,  également 
éloigné  de  l'athéisme  et  de  toutes  les  superstitions. 

En  1821,  Enfantin  quitta  le  commerce  des  vins  et 
s'associa  à  M.  J.  Martin  d'André,  banquier  com- 
missionnaire à  Saint-Pétersbourg.  Après  avoir 
passé  une  année  dans  cette  capitale,  il  revint  en 
France  pour  des  arangements  de  famille.  Pendant 
son  séjour  à  Romans,  il  reprit,  le  20  avril  1822, 
sa  correspondance  avec  M.  Pichard. 

«  Je  suis  Russe  depuis  un  an,  lui  dit-il.  Je  suis  l'as- 
socié d'une  maison  de  Saint-Pétersbourg,  et  je  suis 
venu  en  France  pour  y  terminer  le  règlement  de 
quelques  intérêts  à  Romans,  et  étendre  nos  relations 
dans  nos  ports  de  mer.  J'ai  pris  cette  résolution  assez 
brusquement.  Je  me  suis  décidé  à  quitter  ma  patrie  et 
ma  famille,  pour  courir  bien  loin  après  la  fortune. 
Je  m'endormais  un  peu  sur  le  présent,  en  négli- 
geant l'avenir,  et  mon  séjour  à  Romans,  où  j'ai 
passé  certainement  les  plus  heureuses  années  de 
ma  vie,  me  menait  trop  lentement  à  I'indépen- 
DANCE  que  je  désire  et  qu'une   fortune   honnête 


140  NOTICE    HISTORIQUE 

peut  seule  donner.  Dieu  veuille  que  je  réussisse  ! 

»  J'ai  trouvé  à  Pétersbourg  dix  à  douze  élèves  de 
l'École.  Un  seul  peut-être  est  de  votre  connaissance: 
Raucourt,  ingénieur  des  ponts  et  chaussées.  Vous 
pouvez  penser  que  c'est  un  bonheur  pour  nous 
de  nous  réunir.  Nous  avons  nos  soirées  hebdomadai- 
res de  philosophie,  et  nous  nous  sommes  donné, 
cet  hiver,  du  Cabanis,  du  Laromiguière,  Gondorcet, 
Volney,  de  la  physiologie,  idéologie,  etc.  Chacun 
de  nous  fait  un  rapport  sur  un  de  ces  ouvrages,  et 
c'est  réellement  très-intéressant.  L'économie  politi- 
que est  aussi  une  branche  de  nos  études,  et  ce  n'est 
pas  la  moins  intéressante,  je  vous  assure » 

Le  28  juin  suivant,  Enfantin  écrit  de  Paris,  à 
son  correspondant  de  Lausanne,  une  nouvelle  lettre 
où  les  questions  de  Dieu  et  de  Vâme  lui  fournissent 
l'occasion  de  manifester  son  penchant  au  scepti- 
cisme à  l'égard  des  doctrines  spiritualistes  de  l'an- 
cienne théologie ,  mais  il  se  borne  à  quelques 
mots  sur  ces  grands  problèmes.  Sa  lettre  finit 
ainsi  : 

«  VûlàSdites  quelque  part  qu'il  est  ridicule  de 
prétendre  élever  les  hommes  dans  des  circonstances 
différentes  de  celles  où  ils  devront  se  trouver  dans 
la  suite.  En  concluez-vous  qu'il  vaut  mieux  être 
élevé  comme  Charles  IX,  ou  comme  Henri  IV? 


ENFANTIN  !4i 

Le  seul  de  nos  rois  qui  n'a  pas  été  élevé  comme  un 
roi,  a  été  le  meilleur. 

>•  Adieu,  mon  cher  ami,  je  passe  sur  les  repro- 
ches que  vous  me  faites  sur  mon  éloignement  de  la 
France.  Mais  vous  êtes  en  partie  dans  l'erreur;- 
vos  reproches  ne  me  touchent  pas.  Qu'un  Ampère, 
qu'un  Gay-Lussac,  un  Thénard,  quittent  la  France 
pour  la  Russie  ou  le  Chili,  ils  auront  tort  ;  mais 
un  négociant!  c'est  différent.  D'ailleurs,  en  Russie 
même,  c'est  la  France  qui  fera  ma  fortune,  et  ce 
n'est  que  parce  que  je  suis  Français  que  j'y  vais.  » 

M.  Pichard,  dans  sa  réponse,  recommande  à  son 
ami  de  lire  les  ouvrages  de  Dumont  de  Genève,  le 
célèbre  traducteur  de  Bentham.  Enfantin,  qui  al- 
lait s'embarquer  à  Lubeck  pour  Pétersbourg,  lui 
écrivit,  le  22  août,  de  Hambourg  : 

«  Vous  m'avez  engagé  à  lire  les  ouvrages  de 
M.  Dumont;  je  vous  en  punis,  mon  cher  Pichard, 
en  vous  envoyant  une  quarantaine  de  pages  qu'ils 
m'ont  fait  écrire.  Lisez-les  si  vous  en  avez  le  temps; 
ne  les  envoyez  pourtant  pas  (à  M.  Dumont)  qu'au- 
tant que  vous  les  aurez  lues  et  que  vous  ne  les 
trouverez  pas  trop  galimathias.  Si  vous  les  gardez 
pour  le  cabinet,  soyez  sûr  que  mon  amour- propre 
d'auteur  n'en  sera  point  blessé...  J'ai  lu  avec  le 
plus  grand  plaisir  les  ouvrages  de  M.  Bentham, 


142  NOTICE    HISTORIQUE 

mais  réellement  je  ne  lui  ai  pas  trouvé  sa  justice 
ordinaire  dans  les  sophismes  anarchiques.  Il  m'a 
semblé  voir  un  homme  qui,  si  l'on  avait  remplacé 
le  mot  droit  par  un  dérivé  de  son  principe  adoré, 
Vutilité,  n'aurait  pas  trouvé  la  déclaration  si  anar- 
cMque.  Tous  ces  mots  me  paraissent  bien  à  peu 
près  semblables  dans  leurs  effets  magiques,  et 
M.  Bentham,  qui  se  flatte  d'être  un  des  remparts 
des  pouvoirs  existants,  en  est,  je  trouve,  un  des 
plus  redoutables  adversaires.  Il  éclaire  plus  que 
ceux  qui  jettent  feu  et  flamme,  et  sa  modération 
est  plus  à  craindre  pour  les  despotes  que  les  cris 
d'un  énergumène.  » 

En  1823,  Enfantin  revint  en  France  pour  se 
livrer  de  plus  en  plus  aux  travaux  littéraires 
et  philosophiques.  Il  débuta  par  la  rédaction  de 
deux  mémoires  qui  sont  restés  inédits  :  l'un,  adressé 
à  l'académie  de  Lyon,  sur  une  question  d'économie 
politique  pour  un  concours  dans  lequel  le  prix  fut 
décerné  à  M.  F.  de  Gorcelles;  l'autre,  adressé  à 
M.  Dumont  de  Genève,  sur  les  ouvrages  de  Ben- 
tham, et  qui  n'était  sans  doute  que  la  reproduction, 
plus  ou  moins  modifiée,  des  quarante  pages  en- 
voyées à  M.  Pichard. 

«  Le  premier  de  ces  ouvrages,  dit-il  dans  une 
note  autographe  trouvée  dans  ses  manuscrits,  est 


ENFANTIN  143 

un  reflet  des  doctrines  d'Adam  Smith  et  surtout  de 
J.-B.  Say;  le  second  est  inspiré  principalement 
par  l'étude  de  Montesquieu,  de  Destutt  de  Tracy,  de 
Laromiguière  et  de  Storch.  » 

Les  problèmes  économiques  et  financiers,  pour 
lesquels  Enfantin  avait  manifesté  de  bonne  heure 
un  goût  particulier,  prenaient  alors  un  caractère 
marqué  d'importance  et  d'actuahté. 

D'une  part,  le  libéralisme  et  la  démocratie, 
vaincus,  écrasés,  désespérés  dans  leurs  tentatives 
révolutionnaires,  sentaient  alors  le  besoin  de  se 
retourner  vers  la  puissance  invincible  des  idées 
qu'ils  représentaient,  et  d'appliquer  leur  ardeur  et 
leur  audace  aux  luttes  patientes  de  l'esprit.  Des 
chefs  de  sociétés  secrètes,  des  progressistes  réfléchis, 
tels  que  Bazard,  Bûchez,  etc.,  etc.,  étaient  irrésis- 
tiblement attirés  par  l'énergie  et  la  sincérité  de 
leurs  convictions  démocratiques,  après  l'insuccès 
des  conspirations,  vers  les  doctrines  essentiellement 
populaires  du  pacifique  Saint-Simon,  tandis  que 
l'économiste  Enfantin,  étranger  aux  passions  de  la 
politique  militante,  et  non  moins  dévoué  à  la 
cause  du  peuple,  allait  souscrire  au  Catéchisme 
des  industriels,  et  recevoir  de  Saint-Simon  lui- 
même,  le  22  décembre  1823,  une  quittance  pour 
les  six  premiers  cahiers  de  cet  ouvrage  ;  quittance 


144  xNOTICE    HISTORIQUE 

que  les  exécuteurs  de  ses  dernières  volontés  ont  pu 
recueillir  parmi  les  papiers  dont  il  avait  soigné  la 
conservation. 

D'un  autre  côté,  la  Restauration,  pressée  de  don- 
ner satisfaction  aux  émigrés  et  de  leur  livrer  le 
milliard  de  l'indemnité,  se  trouvait  réduite  à  em- 
prunter à  la  Révolution  ses  principes  et  ses  expé- 
dients en  matière  de  crédit  et  de  dette  publique,  et 
elle  préparait  la  conversion  des  rentes. 

Enfantin  étudia  cette  question,  et  lorsque  la 
Chambre  des  pairs  rejeta  la  réduction  de  la  rente  à 
3  pour  0/0,  il  conçut  un  nouveau  projet  *  qu'il 
adressa  à  M.  Laffitte,  à  M.  de  Villèle,et  au  Journal 
des  Débats. 

«  J'ose  prendre  la  liberté,  dit-il  au  ministre,  de 
soumettre  à  Votre  Excellence  un  projet  qui  me  pa- 
raît pouvoir  réparer  en  partie  le  mal  fait  par  le 
rejet  de  la  loi  des  rentes  à  la  Chambre  des  pairs. 

»  Je  supplie  Votre  Excellence  de  vouloir  bien 
voir  dans  ma  démarche  l'effet  du  désir  que  tout 
bon  Français  doit  avoir  de  contribuer  au  bonheur 
de  sa  patrie  et  j'espère  que  ce  motif  la  lui  fera  re- 
garder avec  indulgence. 

)»  Enfantin.  * 

\ .  Ce  projet  fait  partie  des  manuscrits  d'Enfantin,  qui  sont 
destinés  à  une  publication  immédiate. 


ENFANTIN  143 

M.  de  Villèle  répondit  : 

a  Paris,  16  décembre  1824. 

»  J'ai  reçu,  monsieur,  la  lettre  que  vous  m'avez 
ktit  riionneur  de  m'écrire  renfermant  des  observa- 
tions sur  les  moyens  de  réduire  les  intérêts  de  la 
dette  publique. 

»  Je  ne  puis  que  vous  être  obligé  de  m'avuir 
communiqué  vos  vues  sur  cette  importante  ques- 
tion. 

»  Villèle.  » 

A  la  suite  de  cette  correspondance,  Enfantin  fut 
admis  à  l'audience  du  ministre.  Voici  la  note  qu'il 
écrivit  sur  cette  entrevue  : 

«  J'ai  été  présenté,  dit-il,  à  M.  de  Villèle  par 
M.  Paul  de  Châteaudouble ,  que  m'avait  fait 
connaître  M.  Gravier,  caissier  delà  caisse  d'amor- 
tissement. Villèle  comprit  très-rapidement;  il  me 
fit  de  suite  l'objection  de  la  mobilité  de  l'intérêt. 
Deux  choses  me  frappèrent;  Villèle  tutoyait  Châ- 
teaudouble, qui  lui  répondait  monseigneur,  et  il 
disait  toujours  :  mon  emj)ricnt,  ma  rente,  mon 
amoi'tissement.  » 

M.  Laffilte  n'avait  pas  répondu  à  la  première 
lettre  d'envoi  du  travail  d'Enfantin.  Celui-ci  crut 
devoir  la  lui  rappeler  en  ces  tormes  : 

1.  10 


146  NOTICK     HISTORIQUE 

«  J'ai  eu  l'honneur  de  vous  écrire,  il  y  a  quelques 
jours,  line  lettré  contenaM  un  projet  que  je  prenais 
la  liberté  de  vous  soumettre,  espérant  que  vous 
voudriez  bien  l'examiner. 

»  Votre  silence  me  fait  croire  que  vous  ne  l'avez 
pas  jugé  digne  d'attention.  Dans  ce  cas,  je  vous 
prie  de  me  renvoyer  ma  lettre  comme  accusé  de 
réception. 

5»  Enfantin.  » 

M.  Laffitte  fit  répondre  : 

«  Paris,  2  décembre  1824. 

»  M.  Laffitte  a  reçu  les  deux  lettres  que  M.  En- 
fantin lui  a  fait  l'honneur  de  lui  écrire;  ses  nom- 
breuses affaires  l'ont  empêché  de  répondre  à  la 
première,  et  il  prie  M.  Enfantin  d'en  recevoir  ses 
excuses. 

»  M.  Laffitte  a  lu  avec  le  plus  grand  intérêt  le 
projet  de  finances  que  M.  Enfantin  veut  bien  lui 
communiquer,  mais,  comme  des  sujets  d'une  si 
haute  importance  ne  se  traitent  pas  par  correspon- 
dance, M.  Laffitte  serait  fort  aise  d'en  causer  avec 
M  Enfantin,  et  très-reconnaissant  qu'il  voulût  bien 
se  donner  la  peine  de  venir  le  voir.  Il  sera  visible 
pour  M.  Enfantin,  tous  les  jours,  depuis  dix  heures 
jusqu'à  deux.  » 


ENFANTIN  147 

Enfantin  eut  dès  lors,  en  elfet,  des  relations 
suivies  avec  M.  Laffitte. 

11  fut  moins  heureux  avec  le  Journal  des  Débats. 
Sa  lettre  ne  fut  point  insérée  ^  ;  son  projet  resta 
complètement  ignoré  du  public,  et  il  l'est  encore 
aujourd'hui,  après  qu'il  a  été  réalisé  par  les  diffé- 
rentes lois  qui  ont  consacré  le  principe  de  la  réduc- 
tien  des  rentes. 

Outre  ses  lettres  à  MM.  Laffitte  et  Villèle  et  au 
Journal  des  Débats,  Enfantin  écrivit  une  note  sur 
le  même  sujet,  à  la  suite  d'une  discussion  qu'il  eut, 
au  Havre,  avec  M.  Gisquet,  qui  fut  depuis  préfet  de 
police,  et  qui  appartenait  à  l'entourage  et  à  la  pa- 
renté de  M.  Casimir  Périer,  Tun  des  plus  véhé- 
ments adversaires  du  3  pour  0|0.  Cette  note  est 
restée  dans  ses  archives.  Elle  sera  publiée  avec  le 
projet  auquel  elle  se  rattachait. 

La  panique  des  rentiers  et  la  fièvre  réactionnaire 


1.  Le  silence  du /oMrnd  des  fléôafs  n'avait  rien  du  reste  de  sur- 
prenant ni  de  blessant.Depuis  la  retraite  de  M.  de  Chateaubriand, 
cette  feuille  faisait  de  l'opposition  au  ministère  Villèle.  M,  Ber- 
lin de  Vaux  parla  même  avec  beaucoup  de  talent  et  d'énergie 
contre  la  conversion,  et  il  fit  une  remarque  de  la  plus  grande 
justesse.  Il  signala  le  contraste  bizarre  qu'offraient  la  droite  et  la 
gauche  :  la  droite  aristocratique  appuyant  et  la  gauche  démo- 
cratique repoussant  la  loi  la  plus  populaire  qui  eût  été  pré- 
sentée par  le  gou\ ornement  français  depuis  l'édit  de  la  double 
représentatioD  du  tiers  état. 


lis  NOTICE    HISTORIQUE 

des  émigrés  n'étaient  pas  les  seules  causes  de  l'agi- 
tation politique  en  France.  On  s'y  préoccupait 
beaucoup  aussi  de  la  situation  affreuse  de  la  Grèce, 
et  on  ouvrait  de  nombreuses  souscriptions  pour  sa 
délivrance.  L'École  polytechnique  ne  voulut  pas 
rester  en  arrière  du  mouvement  généreux  de  l'opi- 
nion. Les  anciens  élèves  se  retrouvèrent  et  vou- 
lurent faire  une  manifestation  en  faveur  de  cette 
noble  cause.  «  J'avais  été  choisi,  dit  Enfantin,  par 
plusieurs  de  mes  anciens  camarades,  présents  à 
Paris,  pour  provoquer  cette  souscription.  Les  élèves 
de  l'école  envoyèrent  près  de  moi  deux  des  leurs, 
un  de  chaque  division;  Reynaud  était  Tun  d'eux, 
l'autre  est  mort.  J'ignore  son  nom.  Cette  souscrip- 
tion n'eut  pas  de  suite,  parce  que  l'école  voulait 
absolument  donner  des  armes,  taudis  qu'on  n'avait 
besoin  alors  que   de  charpie  et  de  médicaments.  » 

L'appel  qu'Enfantin  avait  rédigé  pour  les  Grecs 
demeura  donc  enfoui  dans  ses  carions,  d'où  ses 
dernières  volontés  le  feront  sortir. 

Ainsi,  le  marchand  affairé,  le  commerçant  pra- 
tique, s'effaçait  visiblement  de  plus  en  plus  devant 
le  théoricien  financier,  devant  l'économiste,  le  pen- 
seur, le  philanthrope.  Cependant,  rien  ne  permet- 
tait encore  de  lever  le  voile  qui  cachait  l'avenir,  de 
distinguer  nettement  la   vocation   particulière,  la 


ENFANTIN  149 

destinée  spéciale  de  ce  nouveau  venu  dans  Tatelier 
intellectuel.  1825  va  dissiper  ce  nuage,  et  mar- 
quer d'un  signe  lumineux  la  ligne  que  cet  ouvrier 
de  l'esprit  doit  suivre. 

II 

(18-25—  18-2G) 

II  y  avait  toujours,  dans  Enfantin,  le  négociant 
appliqué  à  la  recherche  d'une  honnête  fortune; 
mais  il  y  avait  aussi  et  par-dessus  tout  le  philosophe 
qui  ne  désirait  cette  fortune  que  pour  acquérir  l'in- 
dépendance, dont  il  pressentait  qu'il  aurait  besoin 
dans  le  cours  de  ses  travaux  spéculatifs;  le  philo- 
sophe qui  se  trouvait  mal  à  l'aise  au  milieu  du 
vague  et  des  incertitudes  de  là  pure  métaph^^sique, 
et  qui  s'était  empressé  de  souscrire  au  Catéchisme 
des  industriels. 

Ce  fut  dans  cette  disposition  à  s'attacher  ardem- 
ment à  quelque  chose  qui  répondît  à  ses  hautes  et 
vives  aspirations,  qu'il  rencontra  Olinde  Rodrigue. 
Après  quelques  conférences  ces  deux  hommes  se 
coinpiirent.  Rodrigue  présenta  Enfantin  à  Saint- 
Simon,  qui  n'avait  plus  que  quelques  mois  à  vivre. 
Mais  le  Nouveau  Christianisme  était  en  voie  de 


IjO  notice  historique 

publication,  et  le  maître  s'était  mis  d'accord  avec 
ses  disciples  pour  fonder  un  journal  qui  devait  s'ap- 
peler le  Producteur. 

Dès  le  lendemain  de  la  mort  de  Saint-Simon, 
une  note  préparatoire,  pour  la  création  de  ce  jour- 
nal, fut  présentée  aux  personnes  qui  avaient  aidé 
l'auteur  du  Nouveau  Christicniisme  dans  ses  der- 
nières publications.  Cette  note  fut  l'œuvre  d'Olinde 
Rodrigue.  Un  acte  de  société  intervint,  le  l*''"juin 
1825,  entre  Rodrigue,  Enfantin,  et  les  actionnaires 
dont  les  noms  suivent. 

Jacques  Laffitte pour       10  actions. 

Ardoin —  5       — 

Ternaux — 

Basterréche — 

Vorsm  de  Romiily — 

Odier — 

Acliille  Bégé — 

Comynet — 

Blanc  Colliii — 

Ve  Vannard  et  fil? — 

Loignon — 

Mesnier — 

Holstein — 

Cerclet — 

Laclievardière — 

Duvergier — 

Rouen — 

Léonllalc'vy — 

Le  docteur  Bailly — 

Sautelet  et  C'e _         g       _ 

Rodrigue   et  Etifaiilin   avaient    souocrit    [)Our    trois   action» 
chacun. 


ENFANTIN  i:;i 

Le  prospectus  du  Producteur  avait  paru,  du  vi- 
vant même  de  Saint-Simon.  La  publication  dujpur- 
ual  fut  activement  préparée  pendant  l'été  de  1825. 
Enfantin  en  fit  part  à  sa  famille  de  Romans,  Le 
4 juillet,  le  général  Saint-Cyr-Nugues  lui  répondit  : 

«  Mes  sœurs  et  Emile,  à  qui  j'ai  communiqué  ta 
lettre,  et  qui  en  ont  causé  avec  l'intérêt  que  nous 
te  portons  tous,  partagent  mon  opinion,  et  voient 
avec  plaisir  qu'à  défaut  d'occupations  lucratives,  tu 
t'en  fasses  une  utile  et  qui  te  plaît.  Emile  m'a  fait 
une  seule  objection,  ou  plutôt  une  seule  question, 
sur  les  fonds  que  peut-être  on  te  demande  ou  on  te 
demandera  pour  l'entreprise  de  votre  nouveau 
journal.  Il  est  d'avis  que  tu  n'as  point  de  mise  à 
faire,  et  il  te  désapprouverait  d'y  consentir  dans  ta 
position.  Je  crois  en  elfet  que  tu  dois  être  prodigue 
de  ton  travail,  de  tes  peines,  de  tes  démarches, 
mais  avare,  très-avare  de  tes  petits  capitaux  et  éco- 
nome de  ton  revenu.  » 

Le  revenu  d'Enfantin  ne  comportait  en  elfet  que 
de  minces  sacrifices.  En  souscrivant  pour  trois  ac- 
tions au  Producteur,  il  avait  touché  à  la  dernière 
limite  de  ses  facultés  précuniaires.  Il  obtint  toutefois, 
à  cette  époque,  un  mandat  temporaire  auquel  était 
attachée  une  légitime  rétribution.  Il  fut  noœnié  li- 


io2  NOTICE    HISTOillOrK 

quidateur,  avec  M.  Protais,  de  la  maison  Ghaptal 
fils  de  Paris. 

Tout  en  se  préoccupant  par-dessus  tout  de  la 
prochaine  publication  du  Producteur,  il  poursui- 
vait aussi  la  fondation  d'une  société  de  crédit.  Nous 
trouvons  une  trace  de  ce  projet  dans  une  lettre 
qu'il  écrivait,  le  18  août  1825,  à  sa  cousine,  ma- 
demoiselle Thérèse  Nugues,  sœur  du  général. 

«  J'ai  envoyé  dernièrement  à  Saint-Gjr,  disait - 
il,  un  projet  de  circulaire  pour  un  établissement 
que  nous  devons  former  avec  un  de  mes  amis,  Fa- 
breguette  ;  depuis  lors  nous  avions  l'intention, 
d'après  les  conseils  de  M.  Laffitte,  d'élever  cela  sur 
une  plus  grande  échelle  et  d'en  faire  une  banque  de 
prêts,  sur  dépôts  d'actions,  et  de  spéculation  sur  la 
valeur  des  actions  ;  ou  d'escompte  sur  les  titres  de 
crédit  :  mais  l'examen  des  moyens  à  employer 
pour  atteindre  ce  but  nous  en  a  démontré,  quant  à 
présent,  l'impossibilité;  nous  nous  occupons  donc 
de  notre  premier  projet,  et  faisons  les  travaux  pré- 
paratoires, c'est-à-dire  la  collection  de  matériaux 
propres  à  donner  les  renseignements  sur  les  sociétés 
anonymes  et  en  commandite.  » 

Dans  cette  même  lettre  du   18  août.   En'^nntin 


f 


ENFANTIN"  loG 

entretenait  aussi  et  longuement  sa  parente,  de  la 
fondation  du  Producteu7\ 

«  Notre  journal,  lui  disait-il,  ne  paraîtra  que 
dans  le  courant  du  mois  prochain;  je  pense  que 
Saint-Cyr  est  rassuré  sur  sa  couleur  politique,  mais 
je  voudrais  que  les  premiers  numéros  parussent;  il 
verrait  mieux  les  moyens  que  nous  emploierons  pour 
répandre  les  principes  d'économie  politique  dans 
leurs  rapports  avec  l'organisation  sociale.  L'écono- 
mie politique  prend  à  nos  yeux  le  litre  de  philosophie 
industrielle,  de  même  que  la  science  de  la  politique, 
proprement  dite,  est  pour  nous  de  la  physiologie  so- 
ciale. Ces  deux  nouvelles  dénominations  feront  sen- 
tir à  Saint-Gyr  que  nous  voulons  donner  à  ces  deux 
sciences  unebase  positive,  pour  fuir  la  métaphysique 
libérale  des  droits  de  l'homme,  métaphysique  qui 
fait  trembler  le  pouvoir,  parce  qu'elle  a  servi  d'arme 
pour  le  détrôner  dans  le  siècle  dernier.  Voilà  les 
seuls  subterfuges  que  nous  comptons  employer  pour 
parvenir  à  indiquer  la  vérité,  presque  toujours  sous 
la  forme  de  critique  littéraire,  scientifique  ou  in- 
dustrielle. Nous  nous  sommes  donné  pour  base  de 
nos  travaux  un  premier  point  de  vue  dans  l'avenir; 
ce  premier  point  consiste  en  cette  idée,  que  les  be- 
soins de  l'homme  sont  compris  dans  trois  classes 


154  NOTICE    HISTORIQUE 

distinctes,  savoir  :  entretien  physique,  instruction,  et 
développement  moral  de  l'homme  ;  c'est  avec  cette 
^unette  que  nous  examinerons  toutes  les  institu- 
ions et  les  ouvrages  des  hommes  réunis  en  société, 
3ii  indiquant  que  ces  institutions  et  ces  travaux 
sont  ou  ne  sont  pas  en  rapport  avec  la  plus  grande 
satisfaction  possible  des  trois  besoins  généraux  de 
l'espèce,  en  tant  qu'ils  sont  ou  ne  sont  pas  créés 
ou  dirigés  par  les  gens  les  plus  capables  dans  les 
trois  directions  industrielle,  scientifique  et  litté- 
raire (ou  des  arts).  Nous  montrerons  comment  les 
progrès  de  la  société  sont  dus  à  une  marche  ascen- 
dante vers  la  meilleure  combinaison  possible  de  ces 
trois  capacités  productives,  nous  constaterons  les 
pas  que  nous  faisons  dans  cette  route,  et  indique- 
rons ceux  qui  nous  paraîtront  nécessités  par  la  force 
des  choses,  de  manière  à  faire  sentir  que  nous  ten- 
dons vers  une  époque  où  les  choses  qui  intéressent 
le  plus  le  bien-être  de  la  société,  seront  dirigées  par 
les  hommes  les  plus  capables  d'apprécier  leur  puis- 
sance productive.  Ainsi  vous  verrez,  dans  le  pre- 
mier numéro  du  journal,  un  article  sur  le  mode 
d'exploitation,  sous  forme  de  commandite,  qui  faci- 
lite l'emploi  le  plus  productif  des  capitaux  des  gens 
oisifs  ;  d'autres  articles  sur  les  nouveaux  moyens  de 
comunication  adoptés  en  Angleterre  (les  roules 


ENFANTIN  188 

en  fer),  qui  tendent,  en  rapprochant  les  distances, 
à  confondre  les  intérêts  des  provinces,  et  par  suite 
des  États,  par  un  lien  commun,  celui  de  la  produc- 
tion. Tous  ces  articles  contiendront  quelques  con- 
sidérations générales  sur  l'amélioration  de  l'avenir 
social,  considérations  qui  ne  seront  pas  tout  à  fait 
étrangères  à  la  politique,  mais  qui  n'y  auront  pas 
trait  directement. . .  » 

Une  occasion  se  présenta  bientôt  à  Enfantin  d'ap- 
prendre à  son  ami  Pichard  dans  quelle  voie  nou- 
velle il  venait  de  s'eng^ager.  A  l'étude  de  Destutt 
de  Tracy,  de  Laromiguière,  delMontesquieu,  d'A- 
dam Smith  et  deBentham,  avaient  succédé  d'autres 
études,  d'autres  méditations.  Voici  comment  En- 
fantin l'annonça  au  jeune  philosophe  de  Lausanne^ 
son  ancien  camarade  à  l'Ecole  polytechnique. 

«  Paris,  23  août  1825. 

»  Il  y  a  bien  longtemps,  mon  cher  Pichard,  que 
nous  ne  nous  sommes  donné  signe  de  vie.  J'espère 
cependant  que  vous  recevrez  de  mes  nouvelles  avec 
le  même  plaisir  que  j'aurai  à  recevoir  des  vôtres. 
Avant  de  bavarder  avec  vous,  il  est  bon  de  vous 
dire  que  cette  lettre  vous  sera  remise  par  un  de 
nos  compatriotes,  M.  Dubochet,  jeune  avocat,  qui 


156  NOTICE     HlSrOUlQrE 

désire  faire  votre  connaissance,  et  avec  lequel  vous 
aurez  plaisir  à  causer.  Vous  parlerez  avec  lui  de 
pliilosophie  ;  et  il  vous  mettra  au  courant  de  celle 
que  nous  adoptons  aujourd'hui  à  Paris.  Je  dis  nous 
en  parlant  de  lui,  de  moi,  et  de  quelques  personnes 
qui  suivent  et  professent  les  opinions  d'un  homme 
qui,  jusqu'à  présent,  a  passé  pour  un  rêveur,  et  que 
vous  ne  connaissez  peut-être  même  pas  de  nom, 
mais  qui,  mort  depuis  quelques  mois^  commence  à 
être  mieux  apprécié  ;  je  veux  parler  de  Henri  Saint- 
Simon.  Je  charge  M.  Duhochet  de  vous  remettre 
quelques  ouvrages  dans  lesquels  vous  pourrez  trou- 
ver épars  et  souvent  confus  les  principes  de  sa  doc- 
trine. Je  vous  la  donne  à  juger,  à  méditer  profon- 
dément. Pour  cela,  je  vous  prie  de  me  croire 
d'abord  un  peu  sur  parole,  pour  ne  pas  arrêter 
votre  opinion  sur  une  première  lecture.  Malgré 
l'habitude  que  vous  avez  de  traiter  de  pareilles 
matières,  je  pense,  par  expérience,  que  vous  serez 
peu  satisfait  de  la  tournure  bizarre  avec  laquelle 
Saint-Simon  a  présenté  souvent  ses  opinions.  Les 
formes  qu'il  emploie  dégoûtent  quelquefois  d'aller 
jusqu'à  la  recherche  du  fond  ;  et  on  l'a  néghgé 
jusqu'à  présent,  parce  qu'on  ne  s'est  pas  efforcé  de 
le  comprendre.  La  doctrine  saint-simonienne  ou 
industrielle  commence  cependant  à  s'étendre  et  à 


ENFAXTIN  137 

frapper  les  bons  esprits;  on  a  pensé  que  la  critique 
actuelle  des  journaux,  appelés  organes  de  l'opinion 
publique,  était  mal  faite,  parce  qu'elle  ne  reposait 
pas  sur  une  base  solide;  et  quelques  élèves  ou 
amis  de  Saint-Simon  se  sont  réunis  pour  former 
un  nouveau  journal  nommé  le  Producteur,  où 
toutes  les  questions  qui  intéressent  réellement  la 
société  humaine,  seront  examinées  avec  la  lor- 
gnette ou  la  loupe  saint-simonienne.  Je  me  suis 
mis  avec  un  de  mes  amis,  0.  Rodrigue  (par  pa- 
renthèse fort  mathématicien),  à  la  tête  de  ce  noyau 
de  collaborateurs,  parmi  lesquels  figure  aussi 
M.  Dubochet.  Nous  avons  réuni  les  fonds  néces- 
saires à  cette  entreprise,  au  moyen  de  souscriptions, 
parmi  les  principaux  industriels  de  Paris.  ]M.  Laf- 
fitte  a  souscrit  pour  10,000  francs,  MM.  Ardoin, 
Basterrèche  et  quelques  autres  hommes  amis  de  la 
vérité  ont  pris  aussi  un  intérêt  dans  cette  affaire, 
à  laquelle  nous  travaillons  depuis  quelques  mois, 
et  qui  sera  en  pleine  activité  dans  le  courant  du 
mois  prochain.  M.  Dubochet  vous  donnera  encore 
quelques  détails  sur  cette  entreprise;  mais  vous  n'en 
saisirez  probablement  l'importance  qu'en  vous  péné- 
trant vous-même  des  principes  que  nous  allons  ex- 
ploiter, et  jeter  à  la  tête  du  public  pensant.  Lisez 
Saint-Siuion,  ne  vous  attachez  pas,  je  vous  le  répète. 


158  NOTICE    HISTORIQUE 

à  la  forme,  et  surtout  suivez  la  méthode  de  Des- 
cartes. Dépouillez -vous  un  peu,  pour  cette  étude,  de 
quelques  idées  sur  lesquelles  vous  pourrez  revenir 
après  lecture,  mais  qui  vous  irriteraient  de  prime 
abord.  Je  vous  fais  ici  une  recommandation  inutile, 
à  vous,  cher  philosophe,  qui  vous  êtes  garni  la  tête 
de  tout  ce  qui  a  été  dit  et  écrit  de  bon  sur  l'homme 
et  sur  les  sociétés.  Mais  je  crois  que  vous  trouverez 
là  du  nouveau,  qu'il  est  souvent  difficile  de  raccor- 
der avec  l'ancien.  Je  sais  combien  j'ai  lutté  moi- 
même  pour  arriver  à  bien  comprendre  Saint-Simon  ; 
et  pour  vous  en  donner  une  preuve,  je  n'ai  qu'à 
vous  rappeler  un  travail  que  je  vous  ai  envoyé,  et 
dont  je  n'ai  pas  eu  de  nouvelles,  sur  Bentham 
(Examen  de  la  déclaration  des  droits),  je  n'avais 
trouvé  là  qu'une  discussion  de  mots;  et  Saint- 
Simon  m'a  fait  reconnaître  ^  qu'elle  portait  directe- 
ment sur  la  forme » 

Le  premier  numéro  du  Producteur  portant  pour 

1.  Enfantin  cherchait  avant  tout  la  vérité.  En  lui,  point  de 
parti  pris,  point  d'enlétemenl  d'amour-propre,  son  ardent  prosé- 
lylisine  ne  le  rendait  pas  inaccessible  à  la  lumière  qui  lui  serait 
venue  de  la  contradiction.  Il  écrivit  à  Thérèse  Nugues ,  le 
2J3  septembre  1825. 

«  Tu  me  plaisantes  sur  mon  désir  de  conversion,  tu  dis  qu'il 
annonce  de  l'amour-propre,  tu  aurais  raison  si  ce  désir  n'était 
pas  joint  à  l'amour  de  la  discussion.  Je  t'assure  que  j'aspire  autant 
(etpcul-èlro  plus,  par  égoïsrae)  à  être  converti  qu'à  convertir.  Un 


ENFANTIN  iriO 

éjjig't'aphe  :  Page  d'or,  qu'une  aveugle  tradition 
a  placé  jusquici  dans  le  passé  est  devant  nous  ; 
parut  dans  le  commencement  d'octobre  1825,  avec- 
une  introduction  de  Gerclet,  qui  remplissait  les 
fonctions  de  rédacteur-général. 

Enfantin  fournit  au  premier  A^oln me  de  ce  recueil, 
alors  hebdomadaire,  les  articles  suivants  : 

1.  Des  sociétés  anonymes  et  en  commandite  par  actions. 

2.  De  l'influence  des  fêtes  publiques  sur  le  bien-être  de  la 
société. 

3.  Considérations  sur  la  baisse  proijressice  du   loyer  des 
objets  mobiliers  et  immobiliers.  (Deux  articles.) 

4.  Un  examen  critique  du  Résumé  de  l'histoire  des  Juifs 
anciens,  par  M.  Léon  Halévy. 

Aug.  Comte,  Olinde  Rodrigue,  Bazard  et  Rouen 
insérèrent  aussi  divers  articles  dans  ce  premier  vo- 
lume, à  la  rédaction  duquel  s'associèrent  des  écri- 
vains qui  n'attribuaient  pas  à  l'idée  saint-simo- 
nienne  une  aussi  grande  portée,  tels  que  Armand 
Garrel  *,  Adolphe  Blanqui,  Allier,  Artaud,  Léon 

des  moments  que  je  me  rappelle  avec  le  plus  de  plaisir,  est  un 
souper  chez  Loui?,  où,  après  avoir  dit  une  assez  jolie  collection 
de  bêtises  sur  l'économie  politique  (science  sur  laquelle  je  par- 
lais comme  un  aveugle  des  couleurs)  en  présence  d'Emile  et  de 
Lalbsse,  inspecteur  des  Onances,  ces  messieurs  m'engagèrent 
amicalement  à  étudier  avant  de  parler.  Je  ne  voiâ  pas  Lafossé 
sans  l'en  remercier,  et  Emile  sait  combien,  sous  ce  rapport,  je 
lui  ai  de  nouvelles  obligations.  » 

1.  Armand  Garrel  ne  fournit  guère  que  quelques  articles  dé 
polémique,  en  réponse  à  des  allaques  d\i  Journal  des  Débats  et  de 
M.  de  Stendhall  (Bayle),  et  deux  articles  sur  les  Grecs  modernes. 


160  NOTICE     HISTORIQUE 

Halévj,  Gondiiiet,  Ad.  Garnier,  Dubochet,  Huot, 
Pejsse,  Senty,  etc. 

La  position  de  la  nouvelle  doctrine  fut  pourtant 
bien  nette  dès  le  début,  vis-à-vis  des  deux  écoles  qui 
représentaient  :  Tune  le  vieux  dogmatisme  imper- 
fectible; l'autre  le  criticisme  moderne,  lent  à  ad- 
mettre toute  conception  de  réforme  sociale  par  voie 
organique  et  surtout  religieuse.  Enfantin  dépeignit 
très-bien  cette  situation,  dans  sa  correspondance 
u\c>-  Pichard,  à  qui  il  écrivait  à  la  fin  de  no- 
vembre, après  la  publication  des  huit  premiers  nu- 
méros du  Producteur  : 

«  Vous  avez  parfaitement  saisi  la  base  morale  du 
mode  d'organisation  sociale  qui  nous  paraît  devoir 
s'instituer.  Le  travail,  et  par  conséquent  l'associa- 
tion, sont  des  moyens  tellement  conformes  au  but 
définitif  de  l'espèce,  que  la  prédominance  des  tra- 
vailleurs sur  les  oisifs  me  paraît  inévitable.  Vous 
savez  combien  le  mépris  d'abord,  le  ridicule  ensuite, 
ont  été  attachés,  à  différentes  époques  de  civilisa- 
tion, au  travail  productif.  Il  fut  un  temps  où  l'on 
achetait  un  rhéteur  au  marché  des  esclaves;  et  sous 
la  régence,  la  rapacité  des  traitants  justifiait  pres- 
que tout  le  ridicule  et  même  l'infamie  dont  on  cou- 
vrait les  classes  industrielles.  SuUj  et  Golbeit  ont 
senti  vaguement  les  vérités  que  nous  cherchons  à 


ENFANTIN  161 

répandre;  ils  ont  aperçu  les  bases  du  bien-être  so- 
cial, et  se  sont  appuyés  sur  elles  immédiatement  ? 
Turg'ot  et  Necker  ont  continué  leur  ouvrage;  et  la 
révolution  nous  a  affranchis  depuis  de  toutes  les 
entraves  qui  pouvaient  s'opposer  à  l'établissemenl 
d'un  système  social,  conforme,  dans  toutes  ses  par- 
ties, à  l'amélioration  rapide  de  la  classe  des  tra- 
vailleurs. Mais  nous  avons  un  écueil  à  éviter  au- 
jourd'hui, et  que  la  nouveauté  des  idées  que  nous 
voulons  professer  rend  bien  dangereux.  Beaucoup 
de  gens,  en  lisant  Saint-Simon  et  en  parcourant 
légèrement  ce  que  nous  écrivons,  se  figurent  d'une 
part,  que  nous  ne  nous  occupons  que  de  la  partie 
matérielle  de  la  production  ;  et  d'une  autre  part, 
que  nous  voulons  faire  administrer  la  société  par 
des  maçons,  des  cordonniers,  etc.,  etc.  Vous  sentez 
combien  cette  manière  de  nous  juger  est  ridicule. 
Mais  telle  est  l'influence  de  la  direction  que 
donnent  au  public  certains  journaux  ministériels 
ou  d'opposition,  qui,  cherchant  à  rattacher  tous  les 
événements  du  jour  à  une  philosophie  de  sentiment, 
ne  peuvent  pas  comprendre  l'unité  d'un  système 
qui  embrasse  l'homme  sous  trois  faces  différentes, 
mais  inséparables.  Ainsi  ces  journaux,  qui  repré- 
sentent en  détail  toutes  les  nuances  de  Topinion 
publique,  c'est-à-dire  qui  parlent  aux  hommes  du 
I.  11 


162  NOTICE     HISTORIQUE 

passé  et  aux  hommes  du  présent,  ne  les  entretien- 
nent pas  des  hommes  de  l'avenir.  Les  uns  sont  les 
représentants  de  ce  que  nous  appelons  la  philoso- 
phie rétrograde;  les  autres  sont  les  organes  de  la 
philosophie  circulaire;  tandis  que  nous  croyons 
jjouvoir  désigner  notre  philosophie  par  l'épithète  de 
progressive  ou  d'ascendante.  » 

Ces  lignes  semblent  écrites  d'hier,  c'est  pour  cela 
que  nous  les  avons  extraites  de  la  correspondance 
d'Enfantin.  Après  quarante  ans  signalés  par  tant 
de  révolutions,  en  France  et  en  Europe,  et  durant 
lesquels  Dieu  n'a  pas  épargné  les  avertissements  sur 
les  conséquences  funestes  des  systèmes  surannés,  ni 
sur  l'insuffisance  périlleuse  des  doctrines  purement 
critiques  S  l'école  du  progrès  social  se  trouve  tou- 
jours placée  entre  le  dogmatisme  catholique  et 
féodal  des  vieux  croyants  et  l'individualisme  libéral 
des  sceptiques. 

i.Les  plus  célèbres  hommes  d'état  qui,  par  leurs  écrits  et 
leurs  discours,  ont  aidé  à  renverser  des  gouvernements,  et  en  ont 
laissé  périr  d'autres  dans  leurs  mains,  par  l'impuissance  de  leur 
orgueil  et  le  vide  de  leurs  doctrines,  appartenaient  à  l'école  cri- 
tique dont  le  principal  organe,  ie  Globe,  contestait  à  l'État  ledroit 
de  présider  à  l'éducation,  et  s'applaudissait  de  ce  que  l'unité  dans 
l'enseignement,  n'étant  plus  qu'une  idée  tliéocratique,  la  société 
formait  un  vaste  caravansirail  de  toutes  les  religions  et  de  toutes 
les  doctrines.  Malheureuseme:it  cette  école  n'a  pas  trouvé  le  secret 
d'assurer  l'ordre,  la  paix  et  le  bien-être,  dans  ce  caravansérail, 
et  de  le  préserver  des  réactions  et  des  restaurations. 


ENFANTIN  163 

A  l'apparition  du  Producteur,  Benjamin  Cons- 
tant s'était  déclaré  hostile  à  la  nouvelle  doctrine, 
dans  un  discours  prononcé  à  l'Athénée.  Le  journal 
V Opinion  ayant  cité  ce  discours  comme  une  atta- 
que au  système  industriel,  le  vieux  publiciste  re- 
poussa ce  reproche  en  déclarant  qu'il  était  dévoué 
aux  intérêts  de  Vindustrie,  et  qu'il  n'en  voidait 
qu'à  la  théorie  qui  la  priverait  de  ses  plus  nobles 
alliés,  et  qui  ramènerait  sous  d'autres  formes 
une  intolérance  et  un  esprit  exclusif  qui  est  con- 
tre sa  nature. 

Rodrigue,  Enfantin,  Bazard,  Cerclet,  etc., 
s'émurent  de  cette  allusion  agressive.  Ils  y  répon- 
dirent, dans  le  Producteur,  sous  le  nom  seul  du 
rédacteur  général,  et  en  reproduisant  à  peu  près 
ce  qu'Enfantin  avait  amplement  expliqué  un  mois 
auparavant,  à  Pichard,  dans  la  lettre  dont  nous 
n'avons  cité  que  quelques  phrases.  <  Des  deux 
extrémités  du  monde  intellectuel,  disait  Cerclet  en 
finissant,  sont  dirigées  contre  nous  des  attaques 
diverses;  mais  la  vérité  a  la  vie  plus  dure  que  tout 
cela.  ■» 

Enfantin  quitta  Paris  vers  cette  époque,  et  fit  un 
séjour  de  plus  d'un  mois  à  Bordeaux  pour  ses 
affaires  personnelles.  11  y  reçut  une  lettre  de  Pi- 
chard, pleine  deréHexions  suggérées  par  la  lecture 


164  NOTICE    HISTORIQUE 

du  Producteur.  Il  rentra  à  Paris  en  janvier  1826, 
et  répondit,  le  2  février,  aux  appréciations  de 
Pichard  : 

«  Vous  me  faites,  lui  disait-il,  des  observations 
très-justes  sur  le  Producteur,  mon  cher  ami.  Nous 
aurons  de  la  peine,  en  suivant  la  méthode  scienti- 
fique, à  percer  la  croûte  d'ignorance  que  les  hom- 
mes semblent  trouver  plaisir  à  gardersur  leur  tête. 
Mais  ce  que  nous  voudrions  obtenir,  c'est  de  for- 
mer un  noyau  d'hommes  raisonnables  et  ne  crai- 
gnant pas  l'étude,  de  ces  hommes  qui  lisent  pour 
apprendre  et  non  pour  s'amuser.  C'est  un  travail 
préparatoire  et  qui,  si  vous  le  remarquez,  est  d'au- 
tant plus  nécessaire  que  les  découvertes  de  l'esprit 
humain  sont  au-dessus  de  la  portée  du  vulgaire. 
Jésus-Christ  a  eu  besoin  de  moins  d'apôtres  que  la 
secte  philosophique  du  xvni'^  siècle  n'en  a  exigé.  Le 
régime  industriel,  régime  entièrement  construc- 
teur, en  a  bien  plus  besoin  encore  que  la  philoso- 
phie destructive  des  voltairiens. 

»...  Vous  avez  maintenant  toutes  nos  données, 
mon  cher  ami;  vous  devriez  bien  nous  épauler  en 
nous  adressant,  sous  la  forme  qui  vous  plaira, 
quelques  bonnes  choses  pour  notre  doctrine.  Vous 
avez  déjà  fait  assez  de  réiiexions  sur  tout  ceci  pour 


ENFANTIN  165 

avoir  une  quantité  de  matériaux  prêts.  Il  faut  que 
l'École  polytechnique  soit  le  canal  par  lequel  ces 
idées  se  répandront  dans  la  société  ;  c'est  le  lait  que 
nous  avons  sucé  à  notre  chère  École  qui  doit  nour- 
rir les  générations  à  venir.  Nous  y  avons  appris  la 
langue  positive  et  les  méthodes  de  recherche  et  de 
démonstration  qui  doivent  aujourd'hui  faire  mar- 
cher les  sciences  politiques,  c'est-à-dire  la  philoso- 
phie générale,  la  physique  sociale,  la  physiologie 
sociale  ;  car  tous  ces  mots  conviennent  à  la  science 
de  l'homme  considéré  comme  membre  de  la  grande 
société.   » 

L'école  saint -simonienne  s'occupait,  en  effet,  de 
former  un  noyau  d'hommes  disposés  à  lire  pour  ap- 
prendre et  non  pour  s'amuser.  Ses  chefs,  quoique 
non  proclamés  encore,  manifestaient  une  grande 
prédilection  pourles  élèves  de  l'École  polytechnique. 
Il  y  avait  une  réunion  hebdomadaire,  le  vendredi 
soir,  chez  le  rédacteur  général  du  Producteur. 
Elle  se  composait,  non-seulement  des  rédacteurs 
du  journal,  mais  aussi  des  personnes  qu'ils  ju- 
geaient convenable  ou  utile  d'y  amener.  Cerclet 
recevait  également  tous  les  jours  à  son  bureau  les 
gens  de  lettres  qui  désiraient  l'entretenir  sur  la 
doctrine  et  dont  il  pouvait  accepter  la  collabora- 


166  NOTICE    HISTORIQUE 

tien.  C'est  ainsi  que  Laurent,  présenté  par  Armand 
Garrel,  à  la  fin  de  1825,  fut  associé  à  la  rédaction 
du  Producteur.  Des  élèves  de  l'Ecole  polytechni- 
que, qui  habitaient  la  même  maison  que  lui,  ajant 
témoigné  le  désir  d'assister  aux  soirées  du  vendredi, 
leur  introduction  fut  immédiatement  agréée.  Parmi 
eux  se  trouvaient  Michel  Chevalier,  Abel  Transon 
et  Euryale  Gazeaux. 

Le  noyau  se  formait,  selon  le  vœu  d'Enfantin. 
Rodrigue,  Enfantin,  Bazard,  Bûchez,  Rouen  et 
Cerclet  se  voyaient  régulièrement,  et  composaient 
comme  un  conseil  de  rédaction  et  de  propagande, 
auquel  Laurent  fut  admis  dans  les  premiers  mois 
de  1826.  Auguste  Comte  n'assistait  à  aucune  réu- 
nion. 

La  participation  d'Enfantin  à  la  rédaction  du 
journal  devint  de  plus  en  plus  active  pendant  le 
second  trimestre.  Sa  correspondance  ne  se  ralen- 
tissait pas  toutefois.  Richard  continuait  de  lui 
adresser  des  objections,  et  il  avait  fini  par  dire  : 
«  Laissons  couler  l'eau;  les  organes  intellectuels 
de  la  société  ne  comprennent  que  les  discussions 
relatives  à  des  intérêts  matériels. . .  Nous  ne  recueil- 
lerons pas  nous-mêmes  le  fruit  de  nos  travaux, 
etc.,  etc.  » 

Il  y  a  dans  la  réponse  d'Enfantin  quelques  mots 


ENFANTIN  167 

qui  attestent  à  quelle  hauteur  de  pensée,  à  quelle 
sublimité  d'abnégation  s'était  déjà  élevé  le  grand 
apôtre  de  la  nouvelle  doctrine. 

Paris,  6  mars  1826. 

«  Vous  êtes  donc  un  ennemi  déclaré  des  doctri- 
nes du  Producteur ,  mon  cher  ami?  Vous  me 
faites  un  compliment  de  condoléance,  plein  d'héré- 
sies qui  sont  d'une  telle  force  qu'elles  ont  l'air 
d'épigrammes. 

«  Lais^sons  couler  l'eau,  dites-vous. 

«  Nous  ne  recueillerons  pas  nous-mêmes  le  fruit 
de  nos  travaux  »  —  De  quels  fruits  parlez-vous? 
La  reconnaissance  publique,  l'estime,  la  consi- 
dération, attachées  à  d'utiles  travaux  ?  Tout  cela 
est,  sans  doute,  d'un  très-grand  prix;  et  vous 
savez  qu'Helvétius  ne  trouvait  pas  d'autre  molîile 
aux  plus  généreux  travaux;  par  conséquent,  tout 
était  pour  lui  de  l'intérêt  bien  entendu.  Mais  qu'au- 
rait-il dit  à  un  homme  peu  croyant  aux  douceurs  du 
paradis,  et  qui,  certain,  ou  du  moins  presque  cer  - 
tain  d'être  regardé  parle  public  comme  un  rêveur, 
et  de  n'avoir  en  aucune  façon  cette  gloire  contem- 
poraine dont  vous  parlez,  jouirait  assez  du  bonheur 
de  proclamer  ce  qu'il  croirait  être  la  vérité,  de  s'en 
démontrer  à  lui-même  toute  la  puissance,  pour  vo- 


168  NOTICE     HISTORIQUE 

guer  à  force  de  rames  sur  cette  eau  que  vous  voulez 
laisser  couler?  Il  l'appellerait  un  fou,  ou  tout  au 
moins  un  mauvais  raisonneur  ;  et  il  ne  se  tromperait 
pas,  sous  un  rapport  :  c'est  que  dans  un  pareil  acte 
on  sent  plus  qu'on  ne  raisonne.  Mais  mon  cher  ami, 
l'homme  est  aussi  bien  fait  pour  sentir  que  pour 
raisonner.  Je  sais  comme  vous  que  les  éléments  qui 
composent  l'être  qui  vous  écrit,  dans  cent  ans, 
seront  insensibles  au  bruit  de  la  gloire.  Je  ne  tra- 
vaille donc  pas  pour  le  bien  être-futur  de  l'azote,  de 
l'hydrogène  et  de  l'oxygène,  qui  pourront  avoir 
contribué  à  former  le  défunt  Prosper  Enfantin; 
et  cependant  je  m'occupe  de  l'avenir,  je  le  sens.  Je 
me  passionne  pour  lui,  je  ne  dirai  pas  comme  une 
bête,  au  contraire  comme  un  homme  ;  car  je  crois 
que  c'est  ce  qui  nous  distingue  le  plus  de  la  bête.  » 
En  appliquant  à  Enfantin  le  titre  dont  le  monde 
chrétien  a  décoré  l'Apôtre  des  gentils,  il  nous  est 
revenu  en  mémoire  que  saint  Paul,  à  travers  les 
fatigues  de  l'apostolat,  s'était  résigné  à  faire  des 
tentes  pour  vivre.  En  suivant  Enfantin  dans  les 
premières  années  de  sa  mission  philosophique  et 
sociale,  nous  le  trouvons  subissant  aussi  l'épreuve 
des  nécessités  matérielles ,  comme  son  propre 
maître,  Saint-Simon,  les  avait  subies  lui-même, 
quand  il  sollicitait  un  emploi  auprès  de  M.  de  Ségur 


ENFAXTIX  169 

et  qu'il  acceptait  celui  de  simple  copiste  au  j\Iont- 
de-Piété.  Dans  une  lettre  du  10  mai  1826,  il 
annonce,  à  sa  cousine  Thérèse,  qu'il  est  pourvu 
d'une  fonction  qui  n'enchaîne  pas  son  indépen- 
dance, et  qui  lui  assure  pour  quelque  temps  une 
honnête  existence. 

«  J'ai  décidément  pris  une  occupation,  au  moins 
pour  deux  ans,  lui  dit-il,  je  me  suis  laissé  nommer 
liquidateur  de  la  maison  Ghaptal  fils,  à  6000  francs 
d'appointements  par  an.  Voilà^  ajoute-t-il  avec  cette 
ironie  gracieuse  qui  lui  était  familière,  la  partie 
MORALE  de  TafFaire.  Ensuite,  j'ai  été  bien  aise  d'être 
porté  là  par  les  créanciers  et  particulièrement  par 
MM.  Laffitte,  Périer,  Bodin  et  quelques  autres  qui 
me  connaissent,  parce  que  mes  relations  avec  la  fa- 
mille Ghaptal,  et  les  services  que  je  lui  ai  déjà 
rendus,font  que  l'acte  de  confiance  des  créanciers, 
en  me  chargeant  de  cette  affaire,  est  d'autant  plus 
honorable  pour  moi.  » 

La  liquidation  Ghaptal  n'empêcha  pas  Enfantin 
de  continuer  à  faire,  de  la  propagation  doctrinale, 
l'œuvre  capitale  de  sa  vie,  et  d'accroître  de  plus  en 
plus  le  nombre  et  l'importance  de  ses  communica- 
tions au  Producteur. 

Il  avait  publié  dans  le  second  volume  (l^""  tri- 
mestre de  1826)  : 


170  NOTICE    HISÏOUIQUE 

i.  Des  banques  d'escompte.  (2  article?). 

2.  Des  banquiers  cosmopolites. 

3.  Le  sol  tremble. 

4.  Examen  critique  d'un  livre  de  M.  d'Hauterive,  intitulé  : 
Notions  élémentaires  d'économie  imlitique. 

5.  Conversion  morale  d'un  rentier. 

6.  Réflexions  sur  quelques  questions   de  douane  et  de 
finance. 

7.  L'indépendant  et  la  revue  encyclopédique. 

8.  Examen  des  opuscules  financiers,  par  Fazy. 

9.  Examen  des  garanties  offertes  aux  capitauT,  par  Charles 

Comte. 

Le  l*^""  avril  1826,  Gerclet  avait  cessé  ses  fonc- 
tions de  secrétaire  général.  Sa  retraite  *  devait 
amener  un  changement  dans  le  mode  de  publication 
du  journal  qui,  d'hebdomadaire  devint  mensuel. 
Ses  principaux  rédacteurs  se  chargèrent  de  remplir 
alternativement  la  fonction  supprimée.  En  fait,  ce 
fut  Enfantin  qui  l'exerça  plus  particulièrement  et 
presque  seul  ;  la  publication  d'un  nouveau  pros- 
pectus ayant  paru  nécessaire,  on  lui  en  confia  la 
rédaction. 

i .  Enfantin  indique  dans  ses  notes  manuscrites  les  causes  de 
celte  retraite,  elles  avaient  un  caractère  d'ordre  privé.  Enfantin 
ajoute  : 

«  J'ai  toujours  conservé  depuis  lors,  avec  Cerclet,  des  relations, 
mais  de  loin  en  loin,  jusqu'au  moment  où  Baxard  se  sépara.  Alors 
il  se  rapprocha  de  nous;  jusque  là,  je  ne  l'avais  vu  qu'à  chacune 
des  époques  où  la  doctrine  se  manifestait  avec  le  plus  d'éclat, 
quoique  ses  visites  eussent  toujours  l'air,  de  sa  part,  d'avis 
sinistres  sur  notre  avenir,  et  de  communications  d'écueils  qu'il 
venait  nous  signaler.  » 


I 


ENFANTIN  171 

«  Cette  note,  dit  -il  dans  ses  manuscrits,  fut  rédi- 
gée par  moi;  elle  fut  notre  premier  credo.  *  La 
voici  : 

PROSPECTUS 

«  A  partir  du  1"  mai,  le  Producteur  paraît 
tous  les  mois,  la  nécessité  de  développer  convena- 
blement les  matières  qui  sont  traitées  dans  ce  jour- 
nal, en  conservant,  toutefois,  la  variété  indispen- 
sable aux  ouvrages  périodiques,  a  fait  renoncer  à 
la  forme  hebdomadaire,  sous  laquelle  le  produc- 
teur a  paru  pendant  six  mois. 

»  En  lisant  avec  attention  les  deux  premiers 
foltunes  de  ce  journal  on  aura  reconnu  qu'il  a  pour 
but  d'unir  les  savants,  les  artistes  et  les  industri- 
els, par  une  doctrine  philosophique,  en  harmonie 
avec  l'état  actuel  de  la  civilisation,  et  favorisant 
les  progrès  futurs  de  l'humanité,  dans  les  directions 
scientifique,  morale  et  industrielle. 

»  le  producteur  continuera  à  envisager  les 
SCIENCES,  quant  à  leur  liaison  philosophique  et  à 
leur  application  politique  sous  deux  rapports  im- 
portants, celui  de  l'éducation  sociale  confiée  à  la  di- 
rection combinée  des  savants  et  des  aiHistes.  et  celui 
dé  l'exploitation  de  la  nature  extérieure,  d'après 


172  NOTICE    HISTORIQUE 

les  projets  scientifiques,  exécutés  par  les  indus- 
triels. 

»  Les  principales  questions  di*  économie  politique  y 
et  principalement  celles  qui  regardent  ce  puissant 
élément  d'union  entre  les  travailleurs,  le  crédit^ 
seront  traitées  sous  le  point  de  vue  de  leur  influence 
sur  l'affranchissement  successif  de  toutes  les  classes 
productives,  et  sur  le  développement  de  l'esprit 
di  association  industrielle. 

»  Les  beaux-arts  qui  doivent  représenter,  sous 
mille  formes,  Vexpression  vive  des  sentiments 
moraux,  et  qui  peuvent  contribuer  puissamment  à 
resserrer  le  lien  social,  ou  à  l'étendre  pour  augmen- 
ter sa  force,  en  répandant  la  philanthropie,  cette 
sublime  inspiration  des  temps  modernes ,  les 
BEAUX- ARTS  sout  aujourd'hui  en  dehors  des  masses, 
parce  qu'ils  ne  sont  plus  liés  avec  elles  par  des 
idées  communes.  Le  producteur  rappellera  les  ar- 
tistes à  leur  noble  mission;  sa  critique  littéraire 
aura  toujours  pour  but  de  montrer  l'inutilité  de 
leurs  efforts,  lorsqu'ils  cherchent  à  faire  vibrer 
dans  le  cœur  de  l'homme  des  cordes  que  le  temps 
a  brisées  ;  c'est,  dans  une  source  philosophique 
nouvelle,  qu'ils  doivent  retremper  leur  génie  :  pui- 
sant alors  leur  poétique  enthousiasme  dans  l'avenir 
br .liant  de  l'humanité,  ils  le  révéleront  à  une  gé- 


ENFAiNTlX  173 

nération  active,  qui.  fatiguée  d'un  passé  vieilli,  leur 
demande  des  espérances  et  non  des  regrets. 

»  On  rendra  compte  des  productions  impor- 
tantes de  Vindustrie,  des  sciences  et  des  beaux- 
arts,  et  tous  les  faits  seront  considérés  d'après  leur 
rapport  avec  l'amélioration  du  sort  physique,  in- 
tellectuel et  morcd  du  producteur.  » 

lie  premier  volume  au  Producteur  mensuel  ne 
renferma  pas  moins  de  quinze  articles  d'Enfantin, 
savoir  : 

1.  Le  temps  et  l'opinion  publique. 

2.  Considération  sur  l'organisation  féodale  et  l'organisa- 
tion industrielle. 

3.  Système  des  emprunts  et  des  impôts. 

4.  De  la  concurrence  dans  les  entre[)rises  industrielles. 

5.  Du  traité  de  législation  de  M.  Cli.  Comte. 

6.  Du  catéchisme  d'économie  politique  de  J.-B.  Say. 

7.  Du  résumé  de  l'histoire  de  la  philosophie,  par  Laurent. 

8.  Des  recherches  sur  les  forces  de  la  prospérité  publique, 
par  Roertgenn. 

9.  L'industriel  —  la  France  chrétienne. 

10.  De  la  méthode  naturelle  de  la  science  politique,  par 
M.  Hillhouse. 

l'I.  De  la  réponse  des  soumissionnaires  du  canal  maritime 
à  M.  Bërigny. 

12.  Du  besoin  de  nouvelles  institutions  en  faveur  du  com- 
merce et  des  manufactures. 

13.  Du  refus  d'admission  de  M.  Ch.  Comte  au  stage. 

14.  Bases  d'économie  politique,  par  Cazeaux. 

16.  Réfutation   de  la  réponse  des  soumissionnaires,  par 
Bérigny. 


174  xNOTICE    HISTORIQUE 

Tous  ceux  des  rédacteurs  du  Producteur  hebdo- 
madaire qui  n'avaient  pas  entendu  s'associer  à 
Télaboration,  au  développement  et  à  la  propaga- 
tion d'une  nouvelle  doctrine  générale,  se  tinrent 
en  dehors  du  Producteur  mensuel.  Aug.  Comte  *, 
atteint  d'une  grave  maladie,  avait  cessé  également 
sa  collaboration  depuis  quelques  mois.  Les  cahiers 
de  mai,  juin  et  juillet  furent  ainsi  l'œuvre  presque 
exclusive  d'Enfantin,  d'Oliude  Rodrigue,  de  Ba- 
zard,  de  Bûchez,  de  Rouen  et  de  Laurent.  Le  nom- 
bre des  rédacteurs,  déjà  si  restreint,  fut  encore 
passagèrement  amoindri  par  l'absence  d'Olinde 
Rodrigue  que  ses  aôaires  particulières  appelèrent 
et  retinrent,  en  Hollande,  pendant  une  partie  de 
l'été.  Le  18  août  1826,  Olinde  écrivait  d'Amster- 
dam à  Enfantin  : 

«  Le  Producteur  m'inquiète  et  me  poursuit,  je 
voudrais  ne  pas  être  cause  de  ses  retards,  mais  je 
crains  d'autres  causes  encore  que  la  mienne.  Écri- 
vez moi,  donnez-moi  le  bulletin  de  sa  santé. 

»  Le  décret  du  roi  des  Pays-Bas,  pour  Rubens, 
doit  être  mentionné  dans  notre  journal.  C'est  Tocca- 
sion  de  proposer  la  statue  colossale  de  Christophe 

1.  Aug.  Comte  avait  publié  des  articles  fort  remarqués  sur  les 
sciences  et   sur  les  savants,  ainsi  que  sur  le  pouvoir  spirituel. 


ENFANTIN  173 

Colomb.  Voyez  M.  Sent}-;  il  nous  donnera  peut- 
être  quelques  belles  pages  à  ce  sujet  ;  il  serait  aussi 
convenable  d'en  parler  à  M.  Lafiitte... 

»  Vous  n'oubliez  pas  sans  doute  que  le  Produc- 
teur doit  tenir,  à  l'occasion,  de  M.  deMontlosier  et 
des  jésuites,  un  langage  qui  le  place  au-dessus  du 
Glohe  et  du  Journal  de  Commerce,  dont  la  con- 
duite a  été  remarquée  comme  habile  et  conséquente 
par  M.  de  l'Étoile... 

»  Ah  !  mon  cher,  quelle  besogne  que  la  nôtre  ! 
quel  poids,  non  pas  qu'une  doctrine,  mais  qu'un 
journal  de  doctrine  !  » 

Dans  les  cahiers  d'août,  de  septembre  et  d'oc- 
tobre, Enfantin  inséra  encore  quinze  articles,  d'a- 
près la  table  dressée  par  lui-même. 


1.  De  la  circulation. 

2.  Économie  politique  de  J.-B.  Say,  dans  l'encyclopôdio 
progressive. 

3.  Conversion  morale  d'un  rentier. 

4.  De  l'Aristocratie,  par  Hip.  Passy. 

3.  Post-scriptum  d'un  rentier  converti. 

6.  Progrès  de  l'économie  politique. 

7.  Troisième  lettre  du  rentier  converti. 

8.  Réponse  au  Globe. 

9.  Mémoire  sur  les  engagements  de  Bourse,  par  Petit. 
'10.  Nouvelles  idées  sur  la  population,  par  Everett. 

4 4.  École  du  Commerce  —  distribution  de  prix. 
12.  Établissement  d'une  maison  de  banque  et  de  commis- 
sion, de  Marivaux. 


176  NOTICE    HISTORIQUE 

■13.  Condorcet  jugé  par  d'Eckstein,  et  De  Maigtre,   par 

MahuI  i. 
14.  Élérnenls  d'arithmétique  complémentaire. 
45.  L'ami  du  bien. 


Dans  le  dernier  cahier  (novembre  1826)  Enfan- 
tin publia  un  second  article  sur  les  progrès  de  Téco- 
nomie  politique;  article  qui  devait  être  suivi  d'un 
troisième,  faisant  aujourd'hui  encore  partie  des  œu- 
vres inédites  de  son  auteur.  Le  même  cahier  ren- 
ferme également  quatre  articles  de  mélanges  sous 
ces  titres  : 

1.  Nouveaux  principes  d'économie  politique. 

2.  Bibliothèque  industrielle. 

3.  Mémoire  de  la  société  centrale  d'agriculture,  sciences 
et  arts,  de  Douai. 

4.  Économie  politique,  par  Schmalz. 

Il  est  aisé  de  comprendre  comment  Enfantin, 
dans  la  seconde  moitié  de  cette  année,  fut  amené  à 
dire  pour  excuser  son  silence  avec  Pichard  : 

«  Paris,  10  août  1826. 

«  Je  suis  resté  bien  longtemps  sans  vous  écrire, 
mon  cher  ami,  parce  que  j'ai  eu  réellement  beau- 
coup à  faire  depuis  quelque  temps.  Vous  vous 
serez  aperçu,  par  le  Producieu7%  que' je  ne  reste 

1.  «  Commencé  par  moi,  fini  par  Laurent.  » 

{Note  d'Enfantin.) 


ENFANTIN  177 

pas  les  bras  croisés.  Outre  cela,  je  me  suis  chargé 
de  la  liquidation  de  la  maison  Ghaptal  fils,  et  cela 

m'occupe  souvent  plus  que  je  ne  le  voudrais 

» Je  ne  vous  écris  pas  plus  longuement  au- 
jourd'hui. Le  Producteur  me  talonne.  Un  de  nos 
collaborateurs  a  perdu,  sa  mère  il  y  a  deux  jours; 
un  autre  est  malade  ;  un  troisième  est  en  voyage  ; 
le  fardeau  est  lourd  à  porter.  » 

C'est  ici  le  cas  de  dire  dans  quelle  mesure  les 
collaborateurs  d'Enfontin  l'aidaient  à  porter  ce  far- 
deau, en  donnant  le  chilfre  et  le  titre  des  articles 
Ibuniis  au  Producteur,  depuis  sa  fondation,  par 
ceux  de  ses  rédacteurs  qui  formaient  déjà  un  noyau 
doctrinal. 

ARTICLES    PUBLIÉS 

Par  Olinde  Rodrigue  : 

Dan>  le  1er  volume  :  Considérations  générales  sur  l'industrie, 
(deux  articles.) 

—  le  3«      —       Trois  articles  sur  Henri  SaiiU-Simon,   ol 

un  sur  la  Iraite  des  noirs. 

—  le  4'       —       Un  quatrième  art.  sur  Sainl-Sirnon,  un  >;ir 

Law,  et  des  extraits  de  l'abbé  Coyer. 

Vi\v  Bazard  : 

Dans  le  l^""  vol.  1.  Des  partisans  du  passé  et  de  ceux   de  la 
•    liberté  de  conscience. 
~      Id.     —     2.  Sur  une  lettre  de  B.   Constant,  au  rédac- 
teur dfe  l'Oinuion. 


178 


Dans  le  2"^ 

—  le  S''  — 

-  Id.    - 


—  M.     - 

-  le  4=  - 

-  Id.    — 

—  le  5«  — 


NOTICE    HISTORIQUE 

vol.  1.  Considération  sur  les  mœurs  littéraires. 
—    4.  De  l'esprit  critique. 

2.  Quelques  réflexions  sur  Lamennais  et  le 
Mémorial  catholique. 

3.  De  la  nécessita  d'une  nouvelle  doctrine 
générale. 

\.  Examen  d'une  dissertation  de  M.  Guizot, 
sur  le  mot  encyclopédie. 

2.  Considérations  sur  l'histoire. 

1.  De  quelques-uns  des  obstacles  qui  s'oppo- 
sent à  la  production  d'une  nouvelle 
doctrine  générale. 


Par  Bûchez  : 


Dans  le  l' 

—  le  2^ 

—  le  3" 

—  Id. 


vol. 


1 .  De  la  physiologie  (trois  articles.) 

2.  Des  écoles  de  médecine  et  de  la  police 

médicale. 

—  M.     —    3.  Anatomie  des  systèmes  nerveux,  par  Des- 

moulins. 

—  Id.     —     4,  Du  magnétisme  animal,  par  Bertrand. 

—  Id.    —    5.  Sur   le  manuel  de  chnique  médicale,   de 

M.  Martinet. 

—  le  4'   —     1.  Des  termes  de  passage  de  la  physiologie 

individuelle  à  la  physiologie  sociale. 

—  Id.     —    2.  Quelques  réflexions  sur  la  littérature  et  les 

beaux-arts. 

—  Id.     —     3.  Subordination  des  sciences. 

—  Id.     —     4.  Physiologie  de  l'espèce. 

—  Id.    —    5,  Sur  une  lettre  à  M.  d'Eckstein. 

—  le  5«     —    1 .  Monomanie  homicide. 

—  Id.     —    2.  Notice  biographique  sur  M.  Pinel. 

—  Id.    —    3.  De  l'hygiène. 

Par  Rouen  : 

Dans  le  1"  vol.  1.  Société    copimanditaire    de  l'industrie, 
(deux  articles.) 


1 


ENFANTIN  179 

Dans  le  2^   vol.  i.  Sur  un  livre  de  M.  Dunoyer,  (deux  art.) 

—  le  3"    —    1.  Troisième  article  sur  M.  Dunoyer. 

—  Td.     —    2.  De  la  classe  ouvrière. 

—  Id.     —    3.  De  l'exploitation  agricole. 

—  le  4»  —    4.  De  la  classe  ouvrière,  (second  article.) 

—  Id.     —     2.  Do  la  division  du  pouvoir. 

—  Id.     —    3.  Considérations  sur  les consli^lions  démo- 

cratiques, par  M.  Laurentic. 

Par  Laurent  : 

Dans  le  ■1'''  vol. 

—  le  2<=    —    1.  D'un  article  du  Drapeau  blanc. 

—  Id.     —     2.  De  l'examen  et  de  la  foi. 

le  3"  —    i .  De  Montlosier  et  de  Lamennais. 

—  Id.     —    2.  Examen  des  fragments  philosophiques  de 

M.  Cousin. 

—  /(/.     —    3.  De  l'inégalité. 

—  le  4«    —    1.  Fragments   philosophiques  de  M.  Cousin, 

(second  article.) 

—  Id.     —     2.  Des  préjugés  historiques  i. 

—  Id.     —    3.  Considérations  sur  le  système  théologique 

et  féodal,  et  sur  sa  désorganisation. 

—  le  5°    —    ^.  Coup  d'oeil  historique  sur  le  pouvoir  spi- 

rituel. 

—  Id.     —    2.  Les  funérailles  de  Talma  2. 

1.  La  question  soulevée  de  nos  jours,  au  sujet  du  premier  em- 
pereur romain,  est  agitée  et  résolue,  dans  cet  article,  dans  le  sens 
mis  en  lumière  par  l'auteur  de  la  vie  de  Jules  César. 

2.  Talma  dit  en  mourant,  comme  Saint-Simon,  qu'il  voulait  être 
conduit  directement  au  champ  du  repos,  ainsi  que  l'a  demandé 
Enfantin  dans  son  testament. 

Ce  désir  de  Talma,  exprimé  à  l'heure  suprême,  fit  dire  au 
Mémorial  catholique,  dirigé  alors  par  Lamennais  et  l'abbé 
Gerbet  : 

«  Nous  venonsde  voir  un  comédien  excommunié  par  l'Église, 
excommunier  en  quelque  sorte  l'Église  à  son  tour,  sa  dernière 


ICO  NOTICE    HISTORIQUE 

Ainsi,  sur  cent  articles  environ  appartenant  aux 
rédacteurs  restés  tidèles  à  l'idée  saint-simonienne 
jusqu'à  la  suspension  du  Producteur,  les  collabora- 
teurs d'Enfantin  en  avaienl;  fourni  ensemble  cin- 

t 

volonté  répudie  la  religion  de  J.-C.  Il  veut  descendre  hardiment 
dans  le  tuiiibeau  que  Dieu  va  sceller  sur  lui.  Celte  intrépidité 
fait  peur  à   un   chrétien  filèle,  mais  il  n'y  a  plus  de  chrétiens 

fidèles  l'.armi  nous,  car  aucun  cri  ne  s'est  fuit  entendre On  a 

vu  son  convoi  traverser  Pans  avec  toutes  les  marques  dhonneur 

que  l'on  de\  rail  à  un  citoyen  qui  aurait  sauvé  la  patrie Et  ce 

n'é'.aior.t  pas  seulement  des  pliilosoph;'?,  des  déistes  ou  desatliées, 
que  nous  avons  vu  se  presser  autour  du  cercueil  d'un  homme 
mort  en  reniant  l'Église  de  J.-C,  c'étaient  encore  des  hommes 
revêtus  de  fonctions  publiques,  et  qui  étaient  descendus  vers 
le  cadavre  d'un  homme  sans  Dieu,  avec  les  marques  de  leurs 
dignités.  » 

Le  Producteur  s'applaudit  de  ce  qui  fesait  le  désespoir  du 
Mémorial  catholique.  «  Celte  fois,  dit-il,  ceux  qui  avaient  estimé 
un  bon  citoyen  el  admiré  un  grand  artiste,  en  dépilde  Texcom- 
municalion,  onlcompris  qu'ils  pouvaient  aussi  honorer  sa  mémoire 
sans  l'assistance  du  clergé  qui  l'excommunia,  et  cola  suffit  pour 
confirmer  ce  que  nous  avons  si  souveiil  lépclé  aux  écrivains 
rétrogrades  el  aux  libéraux  timides,  que  le  pouvoir  spiiituel  du 
moyen  âge  n'avait  plus  le  gouvernement  moral  des  peuples,  dès 
que  sa  réprobation  et  ses  apothéoses  n'étaient  plus  l'expression 
et  la  mesure  du  blâme  et  de  l'éloge  sociaux  tant  vis-à-vis  des 
morts  que  des  vivants.  » 

Trente  ans  plus  tard,  le  chrétien  lidcle  qui  avait  éciit  ou  dicté 
lanathème  jeté  sur  la  tombe  de  Talma,  justifidit  lui-même  nos 
remarques  et  nos  présages  sur  !e  déclin  rapide  des  directeurs 
moraux  de  la  vieille  société.  Il  nous  a  été  donné  de  le  voir  renier 
à  son  tour  l'Église  romaine  el  se  faire  conduire  directement  à  la 
fûsss  commune. 


ENFANTIN  ISl 

quante-deux,  et  Enfantin,  seul,  quarante-neuf  et  le 
prospectus,  malgré  le  double  fardeau  de  la  liquida- 
tion Chaptal. 

A  la  propagande  par  la  presse,  se  joignait  encore 
la  propagande  par  la  parole  et  par  la  correspon- 
dance. 

Depuis  la  retraite  de  Gerclet,  les  soirées  du  ven- 
dredi avaient  fait  place  à  de  simples  réunions  de 
rédacteurs,  chez  Rodrigue  d'abord  et  plus  tard 
chez  Enfantin  et  chez  Bazard.  On  s'y  occupait  de 
la  préparation  du  numéro  prochain  du  journal  et  de 
tout  ce  qui  se  rapportait  à  la  propagation  de  la 
doctrine.  Ils  se  rencontraient  encore  dans  un  dîner 
hebdomadaire  qui  avait  lieu  le  mercredi  au  Palais- 
Royal  chez  le  restaurateur  Prévôt.  Ils  se  voyaient 
aussi  fort  souvent,  le  mardi,  dans  un  salon  (celui  du 
général  Lafayette)  qui  réunissait  alors  toutes  les 
, nuances  du  parti  philosophique  et  libéral,  depuis 
les  chefs  de  l'école  doctrinaire,  MM.  de  Broglie  et 
Guizot,  jusqu'aux  représentants  de  l'esprit  démo- 
cratique le  plus  avancé,  d'Argenson,  Dupont  de 
l'Eure  et  Déranger.  C'est  là  que  B.  Constant,  qui 
avait  attaqué  le  Producteur  dans  la  Revue  ency- 
clopédique ,  eut  une  discussion  fort  vive  et  fort 
curieuse  avec  Bazard,  en  présence  d'un  nombreux 
et  brillant  auditoire.  Le  célèbre  tribun  crut  triom- 


182  NOTICE    HISTORIQUE 

pher  en  terminant  une  de  ses  tirades  contre  toute 
doctrine  pliilosophique  et  toute  direction  sociale 
procédant  de  haut  en  bas,  en  énumérant  tous  les 
maux  qui  viennent  d'en  haut  à  notre  malheureuse 
planète  :  les  déluges,  la  grêle,  la  neige,  la  foudre. . . 
«  Ah  !  M.  Constant,  lui  dit  Bazard,  vous  oubliez 
une  chose,  la  lumière.  »  Sur  ce  mot,  la  conver- 
sation tomba,  B.  Constant,  moins  prompt  à  la 
réplique  qu'à  l'attaque,  tourna  le  dos,  et  le  groupe 
qui  l'entourait  se  dispersa  dans  les  salons. 

Les  rédacteurs  du  Producteur  tenaient  bon  et 
les  abonnés  aussi.  Mais  ces  derniers,  tout  en  se 
maintenant,  n'augmentaient  pas  de  manière  à  cou- 
vrir les  frais  matériels  du  journal.  Or,  la  plupart 
des  actionnaires,  peu  pénétrés  de  la  nécessité  d'une 
nouvelle  doctrine  générale,  et  beaucoup  plus  rap- 
prochés de  B.  Constant  que  de  Saint-Simon,  refu- 
saient de  continuer  leur  souscription.  11  fallait  donc 
se  résoudre  à  interrompre  la  publication  du 
Producteur.  Le  12  décembre  1826,  cette  suspen- 
sion fut  annoncée  aux  abonnés  par  la  circulaire 
suivante  : 

«  Depuis  plus  d'une  année  que  paraît  le  Produc- 
teur, vous  avez  pu  juger  qu'il  était  l'organe  d'une 
doctrine  philosophique  complète  qui  embrasse  l'en- 


ENFANTIN  183 

semble  des  faits  généraux  de  la  société.  Ce  journal, 
par  la  nouveauté  même  des  idées  qu'il  représente, 
n'a  pu  se  soutenir  qu'au  moyen  de  sacrifices  faits 
par  des  bailleurs  de  fonds  et  par  les  principaux  ré- 
dacteurs, signataires  de  cette  lettre,  qui  se  sont 
chargés  gratuitement  de  sa  rédaction. 

»  Aujourd'hui,  l'abandon  de  nos  principaux 
actionnaires  nous  oblige  à  suspendre  la  publication 
du  Producteur. 

»  Pour  remplir  nos  engagemeiits  vis-à-vis  de 
nos  abonnés,  nous  les  prévenons  ici  que  nous  ter- 
minerons, en  un  seul  numéro  dou])le,  le  trimestre 
actuel;  et  qu'à  partir  du  l*^*" janvier  prochain,  les 
personnes  dont  l'abonnement  aurait  encore  à  cou- 
rir trois,  six  ou  neuf  mois,  pourront  faire  retirer  de 
chez  M.  Bossange  père,  rue  Richelieu,  n°  60,  sur 
la  présentation  de  leur  quittance  d'abonnement, 
l'excédant  qui  leur  reviendra  à  cette  époque. 

*  Nous  consacrerons,  dans  notre  prochain  nu- 
méro, un  article  à  l'explication  détaillée  de  l'exis- 
tence du  Producteur.  Nous  reviendrons  à  ce  sujet 
sur  les  premiers  pas  de  notre  doctrine,  sur  tous  les 
efforts  qui  ont  été  faits  depuis  sa  production  jusqu'à 
présent,  et,  décidés  invariablement  à  ne  pas  aban- 
donner des  principes  qui  seront  la  base  de  tous  nos 
travaux  à  l'avenir,  nous  indiquerons  les  moyens 


184  NOTICE     HISTORIQUE 

auxquels  nous  nous  sommes  arrêtés  pour  continuer 
leur  propagation. 

»  Cet  exposé  nous  paraît  un  devoir,  nous  le 
remplirons  avec  toute  franchise,  parce  qu'il  nous 
est  imposé  par  la  nature  même  de  la  tâche  que  nous 
avons  entreprise. 

»  Du  reste,  le  Producteur  n'étant  interrompu 
que  par  l'effet  d'obstacles  purement  matériels,  nous 
saisirons  la  première  occasion  d'en  reprendre  la 
publication.  ^ 

St.  a.  Bazard,  Bûchez,  P.  E>"fantiis-, 
P.  M.  Laurent  ,  0.  Rodrigue, 
P.  J.  Rouen. 

»  Cette  note,  dit  Enfantin,  fut  rédigée  par  Ba- 
zard, c'était  la  première  fois  que  tous  nos  noms 
figuraient  ensemble  et  l'on  prit  l'ordre  alphabé- 
tique. » 

{Extrait  des  manuscrits  d'Enfantin.) 


III 

(1826—1827) 

A  défaut  d'une  hiérarchie  reconnue,  formulée, 
Tordre  alphabétique  était  donc  encore  le  seul 
moyen  de  classement  employé  par  les  disciples  de 


ENFANTIN  185 

Saint-Simon.  Cet  ajournement  provisoire  de  l'ordre 
selon  la  capacité  devait  même  se  prolonger  tant 
que  le  Credo,  ébauché  à  peine  dans  le  prospectus 
du  Producteur  mensuel,  ne  serait  pas  religieuse- 
ment complété  et  accepté  par  les  quelques  hommes 
qui  formaient  le  premier  corps  enseignant  du 
saint-simonisme.  Il  y  avait  toutefois  des  supério- 
rités, déjà  bien  caractérisées  quoique  diversement 
senties,  et  dont  l'influence  suffisait  pour  établir 
Tunité.  autant  qu'elle  était  possible  alors,  dans  le 
mouvement  progressif  du  prosélytisme. 

Mais  que  pouvait  être  ce  prosélytisme,  quand 
l'école,  réduite  à  six  membres,  venait  de  perdre  à 
la  fois  ses  moyens  de  publication  et  de  réunion? 
Certes,  ses  adversaires,  B.  Constant,  Lamennais, 
d'Eckstein,  Stendhal,  le  Globe,  le  Catholique, 
avaient  toute  raison  de  croire  qu'elle  n'était  pas  née 
viable,  et  que  son  tombeau  serait  bien  rapproché 
de  son  berceau,  puisqu'ils  ignoraient  et  dédai- 
gnaient d'apprendre  ce  qu'elle  était,  ce  qu'elle 
renfermait,  et  qu'ils  ne  voyaient  en  dehors  d'elle 
que  des  obstacles  et  des  empêchements  à  sa  renais- 
sance. 

Heureusement,  l'idée  vraie  et  utile  a  une  vitalité 
qui  échappe  souvent  aux  esprits  les  plus  infatués  de 
leur  clairvoyance.  Sans  chaire,  sans  tribune,  sans 


186  NOTICE    HISTORIQUE 

aucun  appui  de  journal  ou  de  salon,  la  doctrine 
saint -simonienne ,  loin  de  disparaître  du  monde 
philosophique,  s'y  fit  une  place  de  plus  en  plus 
large.  Ses  organes  pouvaient  être  contraints  à  se 
taire  devant  le  public,  mais  nulle  puissance  n'avait 
prise  sur  leur  foi  active  et  féconde.  Ils  continuèrent 
de  la  répandre  par  la  parole  et  par  l'écriture,  agis- 
sant sur  leurs  relations  acquises,  saisissant  toutes 
les  occasions  d'ouvrir  des  relations  nouvelles,  mul- 
tipliant les  correspondances  et  les  envois  de  livres. 
Les  élèves  de  l'École  polytechnique,  admis  aux  ré- 
unions primitives  du  Producteur,  étaient  bien  de- 
venus à  peu  près  étrangers  à  ses  rédacteurs,  quand 
les  soirées  de  la  rue  des  Jeûneurs  avaient  pris  fin. 
Mais,  en  s' éloignant  forcément  du  centre  doctrinal, 
ils  avaient  emporté  avec  eux  des  impressions  inef- 
façables, et  ils  étaient  restés  fidèles  au  journal 
tant  qu'il  avait  vécu,  le  lisant  et  le  faisant  lire 
avec  sympathie,  à  leurs  camarades,  à  leurs  amis, 
à  leurs  familles,  partout  où  s'étendait  le  cercle  de 

leurs  connaissances. 

Ce  mouvement  d'expansion  silencieuse  avait  fait 

assez  de  progrès,  dès  1826,  pour  que  deux  anciens 

élèves,  des  plus  distingués  de  cette  école,  destinés  à 

faire  partie  plus  tard  du  collège  saint-simonien,  se 

fussent  entretenus  de  la  nouvelle  doctrine  dans  leur 


ENFANTIN  187 

correspondance,  Le  15  mai  de  cette  année,  Margc- 
rin  avait  écrit  à  Fournel  : 

«  Pendant  que  M.  Cousin  étudie  l'homme  en 
lui-même,  et  présente  les  lois  de  son  intelligence, 
d'autres  philosophes  étudient  l'espèce  humaine, 
et  recherchent  les  lois  de  son  développement.  Une 
nouvelle  école  s'élève  qui  prend  le  nom  àe positive; 
son  but  est  de  déterminer  la  forme  sociale  finale 
qui  convient  à  l'espèce  humaine,  et  les  formes  so- 
ciales intermédiaires  qu'il  faudra  traverser  pour  y 
arriver.  Ses  moyens  sont  l'observation.  Plus  géné- 
ralement, elle  se  propose  de  déterminer  Vavemr 
enfoyiction  dupasse.  Fondée  par  H.  Saint-Simon, 
il  }'■  a  quelques  années,  modifiée  depuis  par 
A.  Comte,  bornée  encore  à  un  petit  nombre  d'a- 
deptes, la  nouvelle  école  poursuit  ses  travaux  dans 
le  silence^  sans  paraître  se  soucier  du  suffrage  de 
ses  contemporains;  c'est  à  l'avenir  qu'elle  s'a- 
dresse; le  présent  l'ignore  ou  ne  la  comprend 
pas.  » 

M.  Pichard  était  de  ceux  qui  ne  se  souciaient  pas 
de  comprendre;  son  siège  était  fait,  et  il  ne  voulait 
pas  s'en  détourner.  Aussi  ne  cessait-il  d'inviter 
Enfantin  a  abandonner  les  choses  à  leur  cours  natu- 


188  NOTICE    HISTORIQUE 

rel  et  à  laisser  couler  l'eau,  selon  sa  figure  favorite. 
Enfantin  protesta  de  nouveau  contre  cette  étrange 
maxime.  » 

Paris,  21  avriH827. 

«  Je  ne  conçois  pas,  lui  dit-il,  votre  persévérance 
à  dire  qu'il  faut  laisser  couler  Veau.  Faites-moi  le 
plaisir  de  réfléchir  à  ce  que  c'est  que  celte  eau  qui 
vient  se  placer  là,  comme  s'il  y  avait  un  fleuve?  Quel 
est  ce  fleuve?  Est-ce  de  l'hydrogène  et  de  l'oxygène 
qui  composent  cette  eau  ?  et  dans  quelle  proportion 
ces  gaz  y  sont-ils  combinés?  Vous  vous  servez  là  du 
langage  poétique.  «  Chaque  navigateur,  dites- vous, 
doit  faire  suivre  à  sa  barque  la  direction  générale 
du  fleuve,  pour  sa  propre  satisfaction;  etc.,  etc.  » 
Mais  ce  fleuve,  ce  sont  des  hommes  ;  c'est  plutôt 
une  troupe  qui  marche.  Dire  que  chaque  individu 
de  la  troupe  doit  marcher  avec  les  autres  pour  sa 
satisfaction;  c'est  très-juste;  mais  où  va-t-elle, 
cette  troupe?  Qui  peut  la  diriger,  si  ce  ne  sont  pas 
ceux  qui  voient  d'avance  où  il  lui  est  le  plus  conve- 
nable d'aller?  Pour  cela  il  faut  avoir  bien  étudié  hi 
série  des  pas  précédents,  et  indiquer  un  but  à  la 
troupe.  Ce  sont  les  hommes  qui  indiquent  le  but  et 
qui  savent,  ou  passionner  les  masses  pour  ce  but,  ou 


ENFANTIN  isy 

les  convaincre  qu'elles  doivent  nécessairement  l'at- 
teindre, qui  sont  les  véritables  pilotes.  Et  comment 
voulez-vous  que  ces  pilotes  habiles  disent  :  «  l'es- 
pèce humaine  marchera  bien;  car  j'ai  appris  tout 
C3  qu'il  fallait  pour  être  bon  pilote,  et  je  ne  la 
dirigerai  pas.  Ce  que  je  sais  prouve  ce  que  les  autres 
savent;  je  jouis  conteniplativement  de  ce  que  l'hu- 
manité fera  sans  moi  ;  et  cependant  je  suis  bien  con- 
vaincu que  j'en  sais  plus  que  tout  le  nionde  sur  la 
marche  qu'on  doit  suivre.  »  —  Ce  raisonnement 
serait  très-mauvais,  car,  dans  un  moment  donné, 
la  plus  petite  parcelle  d'intelligence  supérieure  à 
celle  des  hommes  les  plus  avancés  fait  un  homme 
de  génie  ;  et  ce  sont  ces  hommes  là  qui  entraînent 
l'humanité.  Ils  ne  laissent  pas  couler  l'eau  ;  ils  ra- 
ment pour  faire  avancer  la  barque,  qui,  sans  eux, 
irait  encore,  mais  irait  beaucoup  moins  vite. 

»  Enfantin.  » 

Les  objections  persistantes  de  M.  Pichard  éton- 
naient d'autant  plus  Enfantin  qu'elles  contrastaient 
avec  les  dispositions  sympathiques  dont  la  doctrine  de 
Saint-Simon  était  l'objet  parmi  les  anciens  élèves  de 
l'École  polytechnique.  Mais  les  intelligences  privi- 
légiées, qui  avaient  traversé  cette  école,  n'étaient 
pas  seules  cependant  à  comprendre  que  la  concep- 


190  NOTICE    HISTORIQUE 

tion  saint-simonienne  méritait  d'être  prise  en  sé- 
rieuse considération.  Dans  le  midi  de  la  France 
particulièrement,  et  aux  environs  de  Toulouse,  la 
lecture  du  Producteur  avait  profondément  impres- 
sionné des  avocats,  des  médecins,  des  professeurs, 
des  négociants,  des  agriculteurs.  L'un  deux, 
M.  Resseguier  de  Sorèze,  vivement  contrarié  par 
la  disparition  du  journal  saint-simonien,  désira 
être  renseigné  sur  les  dispositions  de  ses  rédacteurs, 
et  il  leur  adressa  dans  ce  but  la  lettre  suivante  : 


A  Messieurs   Rodrigue  ,    Enfantin  ,    Bazard, 
Laurent,  Bûchez  et  Rouen. 

le  7  mai  1827. 
«  Messieurs. 

«  Lorsque  je  priai  Tami,  qui  a  parlé  à  deux  de 
vous,  de  passer  au  bureau  du  Producteur  pour  sa- 
voir ce  qu'étaient  devenus  les  deux  numéros  de  ce 
journal,  qui,  d'après  votre  circulaire  du  mois  de 
décembre,  devaient  paraître  incessamment,  réunis 
en  un  seul  volume,  j'avais  moins  pour  but  de  récla- 
mer l'exécution  de  vos  engagements,  que  de  savoir 


ENFAiNTIN  191 

si  VOUS  renonciez  définitivement  à  la  publication  de 
vos  idées  ;  et  dans  l'hypothèse  contraire,  qui  me  pa- 
raissait la  seule  probable,  de  connaître  les  moyens 
que  vous  adopteriez  à  l'avenir  pour  répandre  votre 
doctrine,  afin  de  me  procurer  sans  délai  vos  écrits 
dont  je  suis  très-avide. 

»  L'ami  dont  je  vous  parle,  m'ayant  écrit  que 
vous  désiriez  recevoir  de  moi  quelques  lettres  sur 
les  matières  qui  ont  été  l'objet  de  vos  travaux,  et  ce 
désir  de  votre  part  se  conciliant  merveilleusement 
avec  le  besoin  que  j'éprouve  d'éclaircir  quelques 
doutes  et  de  dissiper  quelques  nuages  qui  s'opposent 
encore  à  l'adoption  complète  de  votre  doctrine,  j'ac- 
cepte donc  avec  plaisir  la  proposition  que  vous  me 
faites. 

»  Absorbé  par  des  occupations  agricoles,  ce  n'est 
que  par  récréation,  et  dans  mes  moments  de  loisir, 
que  je  me  livre  aux  études  morales  et  politiques, 
que  j'ai  toujours  affectionnées.  J'attache  néanmoins 
de  l'importance  à  me  tenir  au  courant  de  ces  diverses 
sciences.  Dans  une  pareille  disposition  d'esprit,  vous 
concevez  que  l'apparition  du  Producteur  ait  été 
un  événement  intéressant  pour  moi.  Quoiqu'il 
vînt  heurter  quelques-unes  de  mes  opinions,  je  l'ac- 
cueillis comme  une  bonne  fortune  :  du  talent,  de  la; 
dignité,  un  ton  de  discussion  tel  que  je  le  désirerais  à  '■ 


192  NOTICE    HISTORIQUE 

tous  les  écrivains  politiques,  des  idées  souvent 
grandes  et  neuves,  et  surtout  une  manière  large  et 
féconde  d'envisager  le  passée  voilà  plus  de  titres 
qu'il  n'en  fallait  pour  recommander  vos  écrits  à 
tout  esprit  impartial.  Je  me  hâtai  de  donner  connais- 
sance de  votre  journal  à  quelques  amis,  faits  pour 
l'apprécier,  qui  se  trouvent  disséminés  dans  le  Lan- 
guedoc et  j'obtins  le  résultat  que  j'en  espérais;  je 
vous  avais  procuré  cinq  à  six  abonnements,  qui,  dans 
quelque  temps,  en  auraient  amené  d'autres,  lors- 
que la  nouvelle  de  la  suspension  du  Producteur 
vint  nous  contrister  tous.  Elle  nous  affligea  d'autant 
plus  vivement  que  la  plupart  des  questions  de  poli- 
tique générale,  qui  ont  été  traitées  dans  vos  écrits, 
ne  sont  pas  encore  entièrement  résolues  pour  nous, 
et  que,  livrés  à  nos  seules  méditations,  nous  dé- 
sespérons d'arriver  à  une  solution  dégagée  de 
toute  incertitude. 

»  Vous  faire  connaître  les  diverses  questions  sur 
lesquelles  nous  nous  entendons  complètement,  ex- 
poser les  doutes  qui  en  obscurcissent  quelques  autres, 
vous  rendre  compte  des  obstacles  que  rencontre 
l'ensemble  de  votre  doctrine,  voilà,  messieurs,  tout 
ce  queje  puis. 

»  Si  un  travail  entrepris  dans  ce  but,  peut  vous 
être  agréable,  je  suis  trè#-disposé  à  m'y  livrer; 


ENFANTIN  193 

j'attendrai  votre  réponse  avant  de  l'entreprendre, 
mais  quelle  que  soit  votre  décision  à  ce  sujet,  vous 
m'obligerez  néanmoins ,  en  me  faisant  connaître 
quels  sont  vos  projets  pour  l'avenir,  afin  que  je 
puisse  répondre  quelque  chose  de  positif,  aux  di- 
verses personnes  qui  s'adressent  à  moi  pour  con-. 
naître  votre  détermination  ultérieure,  au  sujet  du 
Producteur, 

»  L'on  m'a  demandé,  et  je  me  l'étais  demandé 
souvent  à  moi-même,  quels  motifs  avaient  empêché 
M.  Auguste  Comte,  de  participer  à  la  rédaction  du 
Producteur,  pendant  les  sept  derniers  mois  de  sa 

publication. 

»  Resseguier.  » 

Enfantin  se  chargea  de  donner  suite  à  cette  im- 
portante ouverture  ;  voici  sa  réponse  : 

Paris,  20  mai  1827 

«  M.  Borrel  (médecin  )  m'a  remis  la  lettre  que 
vous  avez  adressée  aux  principaux  rédacteurs  du 
Producteur.  Nous  nous  félicitons  particulièrement, 
M.  Rodrigue  et  moi,  d'avoir  rencontré  votre  ami 
chez  M.  Bossange,  et  d'avoir  ainsi  provoqué  cette 
correspondance, 

»  Vous  voulez  bien  nous  offrir.  Monsieur,  de  nous 
faire  connaître  les  points  de  doctrine  sur  lesquels 

I.  13 


19i  NOTICE    HISTORIQUE 

VOUS  êtes  complètement  d'accord  avec  le  Produc- 
teur ^  de  nous  exposer  les  doutes  qui  en  obscurcis- 
sent quelques  autres,  enfin  de  nous  rendre  compte 
des  obstacles  que  rencontre  l'ensemble  de  notre 
doctrine;  digne  d'apprécier  les  jouissances  philoso- 
phiques, vous  devez  sentir  combien  votre  offre  nous 
est  agréable.  Depuis  la  création  de  la  doctrine  que 
nous  cherchons  à  répandre,  cette  doctrine  n'a  pas 
manqué  d'adversaires,  et  malgré  la  réputation  de 
quelques-uns  d'entre  eux  (Benjamin  Constant, 
d'Eckstein,  le  Globe,  etc.,  etc.,)  aucun  d'eux  ne 
s'est  présenté  avec  des  armes  philosophiques,  aacun 
d'eux  n'a  voulu  discuter  ;  tous  ont  prétendu  juger 
ce  qu'ils  n'ont  pas  daigné  étudier.  Si  les  rapports 
avec  le  public  éclairé  auquel  nous  avons  voulu  nous 
adresser  étaient  toujours  de  cette  nature,  si  nous 
n'avions,  par  exemple,  à  soutenir  que  des  discus- 
sions comme  celle  dont  vous  avez  pu  prendre  con- 
naissance dans  les  derniers  numéros  de  la  Remie 
encyclopédique,  il  en  résulterait  pour  nous,  non  pas 
la  conviction  que  nous  sommes  dans  l'erreur,  mais 
la  pénible  certitude  que  nous  sommes  encore  assez 
éloignés  de  l'époque  où  on  examinera  notre  doctrine 
avec  les  dispositions  philosophiques  que  vous  té- 
moignez. Nous  recevrons  donc  avec  le  plus  grand 
plaisir^  Monsieur^  le  travail  auquel  vous  êtes  disposé 


ENFANTIN  195 

à  VOUS  livrer,  nous  chercherons  à  lever  les  doutes 
qui  s'opposent  à  l'adoption  complète  de  noire  doc- 
trine, et  vos  observations  nous  aideront  à  détruire 
les  obstacles  qu'elle  rencontre.  Veuillez  m'adresser 
vos  lettres. 

»  Vous  désirez  savoir  pourquoi  M.  Comte  n'a 
plus  travaillé  au  Producteur  pendant  les  sept  der- 
niers mois  de  sa  publication?  M.  Comte,  immédia- 
tement après  son  dernier  travail  imprimé  dans  le 
Producteur,  a  fait  une  maladie  extrêmement  grave 
qui  nous  a  privé  et  nous  privera  encore  des  secours 
de  sa  forte  intelligence. 

»  Vous  nous  demandez  quelques  détails  sur  nos 
projets  pour  l'avenir  ?  Lorsque  les  travaux  dont  le 
Producteur  nous  accablait  ont  cessée  nous  avons 
tous  trouvé  le  temps  d'être  malades,  et  aucun  de 
nous  n'y  a  échappé.  Nous  avons  promis  de  donner 
un  résumé  général  de  notre  doctrine  pour  terminer 
cette  première  série  des  travaux  de  l'école  de  Saint- 
Simon  ;  nous  le  donnerons  non-seulement  parce  que 
telle  est  notre  promesse,  mais  parce  que  nous  croyons 
que  l'intérêt  philosophique  de  la  doctrine  exige  que 
nous  rappelions  l'attention  sur  l'ensemble,  après 
l'avoir  longtemps  occupée  des  détails. 

»  Nous  ne  songerons  à  déterminer  la  forme  sous 
laquelle  nous  continuerons  à  propager  nos  idées, 


196  NOTICE    HISTORIQUE 

que  lorsque  ce  résumé  aura  paru.  Nous  pensons 
qu'il  nous  donnera  plus  de  facilités  pour  faire  sen- 
tir à  quelques  personnes  les  germes  d'avenir  que 
renferme  notre  doctrine  ;  peut-être  alors  se  décide- 
ront-elles à  les  cultiver  en  partageant  avec  nous  les 
sacrifices  de  tous  genres  que  nous  faisons  et  conti- 
nuerons à  faire  pour  préparer  les  esprits  à  les  re- 
cevoir. 

»  Nous  nous  occupons  donc  de  notre  résumé 
autant  que  nos  santés  nous  le  permettent,  aussi 
travaillons-nous  fort  peu;  nous  ne  pouvons  pas 
même  vous  dire  l'époque  précise  à  laquelle  nous 
pensons  qu'il  sera  terminé. 

»  Les  relations  que  nous  allons  entretenir  avec 
vous,  Monsieur,  nous  mettront  à  même  de  vous 
informer  des  projets  auxquels  nous  nous  rattache- 
rons pour  l'avenir.  Nous  comptons  sur  vous  et  vos 
amis  pour  seconder  nos  efforts.  Nous  vous  adres- 
sons, pour  en  prendre  connaissance  et  les  leur 
communiquer,  quelques  exemplaires  des  derniers 
ouvrages  de  Saint-  Simon  ou  de  ses  élèves  avant  le 
Producteur  ;  peut-être  éclaireront-ils  des  parties 
que  vous  avez  trouvées  obscures  dans  notre  jour- 
nal. 

»  Enfantin.  » 


ENFANTIN  197 

A  cette  époque,  la  santé  d'Enfantin,  sa  belle 
et  forte  nature,  qui  semblait  défier  les  agitations, 
les  soucis  et  les  fatigues,  laissait  apercevoir  des 
symptômes  d'altération  et  donnait  quelques  inquié- 
tudes. Les  médecins  intervinrent.  Ils  conseillèrent 
les  distractions  et  le  repos  sous  une  latitude  méri- 
dionale. Enfantin,  songeant  à  sa  famille  de  Ro- 
mans, avait  tourné  les  yeux  vers  le  Dauphiné,  et 
annoncé  à  ses  cousines  sa  visite  pour  le  mois  de 
septembre.  En  d'autres  temps,  cette  résolution  au- 
rait causé  une  grande  joie  à  Gurson.  Cette  fois,  on 
eut  l'air  de  craindre  que  le  jeune  philosophe,  lancé 
dans  les  hautes  spéculations  de  l'esprit ,  ne  trouvât 
plus  les  mêmes  charmes  au  séjour  champêtre  qui 
était  plein  des  plus  heureux  souvenirs  de  son  en- 
fance. Cette  appréhension  fut  même  nettement  ex- 
primée à  différentes  reprises,  ce  qui  amena  Enfantin 
à  répondre  à  mademoiselle  Thérèse  Nugues,  dans 
une  lettre  du  26  juin  1827  : 

«  Tu  me  dis  et  me  répètes  sous  beaucoup  de 
formes  que  je  m'ennuierai  avec  vous  parceque  je 
suis  un  grand  homme  et  vous  de  petites  femmes 
(tu  vois  donc  jaune  ce  qui  est  blanc);  que  j'ai  be- 
soin des  figures  de  Paris,  quand  on  m'ordonne, 
pour  ma  santé,  de  quitter  Paris,  etc.,  etc.  Je  n'irai 


198  NOTICE    HISTORIQUE 

pas  vous  prouver  mathématiquement  que  je  ne  suis 
pas  si  grand  que  vous  le  dites,  ni  vous  aussi  petites, 
la  démonstration  vous  prouverait  encore  davantage 
ma  grandeur,  puisqu'elle  montrerait  que  je  rai- 
sonne mieux  que  vous,  que  je  sais  mieux  mesurer 
les  tailles.  Je  ne  vous  dirai  pas  non  plus  que  la 
province  renferme  des  figures  aussi  agréables  que 
Paris,  je  ne  vous  dirai  rien  de  tout  cela,  mais  je 
vous  ferai,  j'espère,  assez  d'amitiés  pour  vous  prou- 
ver mieux  que  par  des  raisonnements,  que  ma 
grandeur  s'accommode  fort  bien  de  votre  petitesse 
de  province.  » 

L'affaiblissement  physique  qu'Enfantin  éprouvait 
ne  ralentissait  pas  son  activité  morale  ni  sa  fécon- 
dité intellectuelle.  Peu  de  jours  après  sa  lettre  à 
Thérèse,  le  6  juillet,  il  écrivaitau  docteur  Bailly  une 
des  épîtres  les  plus  intéressantes  et  les  plus  com- 
plètes qui  soient  sorties  de  sa  plume.  11  l'appréciait 
ainsi  lui-même  dans  une  note  que  nous  reprodui- 
sons textuellement  •  «  Cette  lettre,  dit-il,  est  une 
des  plus  importantes  ;  elle  peint  très-bien  la  situa- 
tion de  nos  esprits  depuis  la  fin  du  Producteur , 
jusqu'à  sa  date,  et  cette  situation  explique  à 
l'avance  les  schismes  postérieurs.  »  (Note  d'Enfan- 
tin, d'octobre  1832.) 

Depuis  la  fin  du  Producteur,  en  efi'et,  ses  rédao» 


ENFANTIN  169 

leurs  s'occupaient  surtout,  dans  leurs  réunions 
intimes,  de  la  question  religieuse  que  Saint-Simon 
avait  soulevée  en  1802  dans  son  premier  écrit  et 
qu'il  avait  développée  dans  sa  dernière  publication 
en  iS2b.  Ils  se  demandaient  si  la  raison  humaine, 
dans  ses  prétentions  au  positivisme,  admettrait  dé- 
sormais des  croyances  religieuses  indépendantes 
de  l'observation  scientifique.  Les  uns,  nourris  de 
l'étude  des  philosophes  matérialistes  du  xviii®  siècle 
et  des  physiologistes  du  xix^,  inclinaient  vers  la  né- 
gative, vers  le  rationalisme  absolu,  et  se  fondaient 
sur  quelques  passages  des  écrits  du  maître,  pour 
considérer  la  théologie  future  comme  devant  en- 
trer dans  le  domaine  des  sciences  expérimen- 
tales. 

Enfantin,  sans  être  plus  disposé  que  Saint-Si- 
mon à  maintenir  l'intervention  suprême  du  surna- 
turel et  des  idées  révélées  en  matière  religieuse, 
insistait  ^ur  ce  fait  capital  et  tout  à  fait  naturel, 
que  l'homme  est  doué  de  la  double  faculté  de  sentir 
et  de  raisonner,  que  le  concours  du  sentiment  n'est 
pas  moins  certain  que  celui  du  raisonnement  dans 
la  formation  des  connaissances  et  des  jugements 
humains,  et  que  les  notions  et  les  idées  d'origine 
sentimentale,  pouvaient  très-bien  être  marquées 
religieusement  du  sceau  de  la  vérité,  sans  qu'elles 


200  NOTICE    HISTORIQUE 

eussent  subi  l'épreuve  d'une  démonstration  matlié- 
matique,  et  sans  qu'il  y  eût  pour  cela  superstition, 
si,  d'ailleurs  elles  ne  contrariaient  en  rien  les  don- 
nées positives  de  la  science.  Voici  du  reste  com- 
ment il  posait  la  question  dans  sa  lettre  au  docteur 
Bailly  : 

«  L'abstraction,  au  moyen  de  laquelle  nous  sépa- 
rons l'homme  en  trois  facultés  principales,  n'étant 
créée  par  nous  que  pour  la  facilité  d'examen,  et 
l'homme  étant  un,  doit-on  considérer  comme  vraie 
ou  comme  fausse  la  proposition  suivante  ? 

»  L'espèce  humaine  est  douée  de  la  faculté  de 
percevoir  sentimentalement  les  choses  dont  elle  ne 
se  rend  pas  raisoyi,  et,  par  suite,  de  formuler  cette 
perception  en  une  institution  sociale  ayant  le  ca- 
ractère de  croyance  commune,  nommée  religion, 
et  soumise  dans  ses  perfectionnements  au  dévelop- 
pement simultané  des  sciences  et  de  Vindustrie.  * 

C'est  la  vérité  de  cette  proposition  qu'Enfantin 
s'appliquait  à  démontrer  dans  sa  lettre.  Les  prolé- 
gomènes de  la  théologie  nouvelle  y  sont  largement 
et  clairement  exposés.  11  ne  prétendait  point  amoin- 
drir l'empire  de  la  science  au  profit  de  l'imagina- 
tion ;  il  signalait  au  contraire  l'appui  que  la  science 


ENFANTIN  201 

devait  chercher  et  trouver  dans  l'inspiration,  pour 
s'élever  jusqu'aux  sommets  qu'il  lui  était  impos- 
sible d'atteindre  et  d'explorer  toute  seule. 

«  Les  savants,  disait-il,  obéissant  autrefois  à 
leur  imagination,  portaient  dans  la  science  le  senti- 
ment de  Dieu,  comme  explication  suffisante  de  l'in- 
connu :  le  mal  n'était  pas  là,  de  même  que  le  pro- 
grès ne  consiste  pas  en  ce  que  les  savants  ne  croient 
plus  en  Dieu  ;  mais  en  ce  que  les  gens  qui  exer- 
cent une  portion  de  leurs  facultés  (la  partie  ration- 
nelle) ne  se  satisfont  plus,  dans  leurs  travaux  parti- 
culiers, de  trompeuses  analogies  et  de  rapports 
instinctifs  et  spontanés  qui  portent  à  donner  une 
solution  des  problèmes,  avant  de  l'avoir  examinée 
sous  toutes  ses  faces.  Toutefois  si  cette  facilité  de 
sentir  d'avance  ce  que  l'observation  vériiîera,  si  ce 
génie  qu'on  peut  appeler  inspiration,  ne  prêtait 
pas  son  secours  à  la  science,  en  un  mot  si  l'homme 
raisonnait  constamment,  combien  le  cercle  de  ses 
connaissances  s'agrandirait  avec  peine?  La  faculté 
d'imaginer,  de  conj  ecturer,  est  donc  indirectement 
une  source  féconde  dans  laquelle  l'intelligence  hu- 
maine ira  toujours  puiser  chaque  fois  qu'il  se  pré- 
sentera un  problème  à  résoudre,  et  par  conséquent 
où  elle  prendra  toujours  la  solution  du  grand  pro- 


202  NOTICE    HISTORIQUE 

blême  de  l'existence  de  l'univers,  même  avec  l'as- 
tronomie, la  physique  et  la  chimie  positives. 

»  Dans  la  discussion  qui  existe  entre  nous,  ajou- 
tait Enfantin,  Bazard  reconnaît  l'existence  de  cette 
disposition  mystique  au  moyen  de  laquelle  l'homme 
se  met  en  rapport  sentimental  avec  l'univers  et 
imagine  une  vie  éternelle  ;  mais  ce  sentiment  ne 
joue  pas  suivant  lui  un  rôle  social  plus  grand  que 
tout  autre  sentiment  individuel,  tel  que  l'amour  de 
père  à  enfant,  de  femme  à  homme,  etc.  Il  ajoute  que 
tout  sentiment  de  l'homme  lorsqu'il  lui  est  prêché 
par  un  artiste,  le  prédispose  indirectement  à  tous 
les  autres  sentiments,  qu'ainsi  des  hommes  réunis, 
entendant  prêcher  sur  l'amour  du  père  à  l'égard  de 
l'enfant,  sortent  de  là  meilleurs  pères  et  aussi  meil- 
leurs maris,  meilleurs  maîtres ,  meilleurs  citoyens. 
Les  mystiques  également,  sortant  du  prêche  mysti- 
que seraient  meilleurs  citoyens,  comme  ils  le  seraient 
en  venant  d'entendre  la  bonne  mère  de  Florian. 

»  Cette  dépendance  des  sentiments  nous  paraît 
juste,  mais  nous  ajoutons  :  si  chaque  sentiment 
particulier  rappelle  tous  les  sentiments,  c'est  quHls 
sont  tous  liés,  tous  susceptibles  d'être  systématisés. 
Quel  est  le  lien  des  sentiments?  On  nous  répond  la 
philanthropie ,  qui  comprend  tous  les  rapports  sen- 
timentaux des  hommes  entre  eux. 


KXFANTIX  203 

»  Mais  la  philanthropie  ne  saurait  comprendre 
les  sentiments  de  rapports  avec  l'univers,  donc  le 
sentiment  mystique  échapperait  au  lien  général?  » 

De  là,  Enfantin  concluait  à  la  nécessité  d'un  lien 
plus  général,  embrassant  l'universalité  des  êtres, 
fondé  sur  le  sentiment  religieux. 

Ce  grand  problème  devait  rester  quelque  temps 
encore  à  l'étude  et  en  discussion,  parmi  les  disciples 
de  Saint-Simon,  avant  de  recevoir  une  solution  à 
laquelle  on  pût  attacher  le  caractère  dogmatique. 

Le  prosélytisme  épislolaire  suivait  d'ailleurs  son 
cours.  Resseguier  s'était  empressé  d'accepter  une 
correspondance  suivie  avec  les  anciens  rédacteurs 
du  Producteur,  et  de  leur  demander  des  explica- 
tions sur  les  points  de  la  doctrine  qui  l'embarras- 
saient. Enfantin  se  chargea  de  les  lui  donner  nettes, 
précises,  et  ce  fut  pour  remplir  cette  tâche  qu'il  lui 
écrivit,  le  19  août  1827,  une  seconde  lettre  qu'il 
commençait  ainsi  : 

«  Avant  toute  réponse  aux  objections  philoso- 
phiques, une  chose  me  paraît  claire,  c'est  qu'une 
journée  de  conversation  vaudrait  mieux  que  dix 
lettres;  or,  le  désir  que  vous  montrez  de  connaître 
à  fond  notre  doctrine,  et  celui  que  nous  avons  de 
nous  lier  entièrement  d'idées  avec  un  esprit  comme 


204  NOTICE    HISTORIQUE 

le  vôtre,  m'engage  à  vous  proposer  le  moyen  sui- 
vant :  votre  santé  vous  force  à  voyager,  les  médecins 
m'ordonnent  un  voyage,  et  je  serai  en  septeirbre 
et  octobre  sur  les  bords  de  l'Isère.  Partageons 
la  route,  donnons-nous  rendez-vous  à  Montpel- 
lier, et  là  nous  coulerons  à  fond,  en  queli|Lios 
bonnes  journées,  tout  ce  que  nous  pourrons.  J'ai- 
merais encore  mieux  qu'il  pût  vous  convenir  de 
passer  l'hiver  à  Paris,  mes  amis  me  disent  qr/iîs 
auraient  autant  de  plaisir  que  moi  à  faire  votre  con- 
naissance et  j'aimerais  à  partager  ce  plaisir  avec 
eux.  » 

Abordant  ensuite  les  objections  de  Resseguier, 
Enfantin  s'attachait  à  réfuter  celle  qui  s'appliquait 
à  la  définition  du  but  social. 

«  Ce  but,  disait-il ,  peut  être  présenté  sous 
trois  faces,  ou  sous  une  seule  qui  les  renferme  toutes. 
Quand  il  y  a  une  éducation  générale  commune, 
l'expression  du  but  est  unitaire.  A  notre  époque, 
nous  devons  frapper  à  toutes  les  portes,  attaquer 
chaque  spécialité;  présenter  aux  artistes,  si  nous 
pouvons,  un  but  sentimental  pour  l'iiu inanité,  aux 
industriels  un  autre  but,  aux  savants  un  autre,  de 
manière,  toutefois,  à  ce  que  ces  trois  buts  se  confon- 
dent en  un  seul,  lorsqu'une  image  qui  les  renferme 


ENFANTIN  205 

tous  pourra  être  présentée  aux  masses,  sans  produire 
de  confusion  et  d'obscurité. 

»  Le  but  pour  lequel  la  société  ^organisera  est 
sans  contredit  \2i 'production  ;  c'est  un  but  constant 
et  définitif;  s'organiser  le  mieux  possible  sera  s'or- 
ganiser de  manière  à  produire  le  plus  possible, 
mais  par  quelle  image  pourrait-on  rendre  sensible 
la  production  la  plus  complète  sous  le  rapport  sen- 
timental ou  intellectuel?  Peut-être  hésiterez-vous 
à  résoudre  cette  question,  tandis  que  l'exploitation 
la  plus  complète  du  globe  a  l'avantage  de  faire 
naître  une  idée  nette  de  la  plus  grande  production 
matérielle  possible,  production  qui  d'ailleurs  exige 
(pour  atteindre  un  maximum)  le  plus  haut  degré 
possible  de  science  et  le  plus  grand  développe- 
ment de  sentiments.  » 

Cette  lettre,  qui  ne  renfermait  pas  moins  de  huit 
pages,  resserra  fortement  le  lien  doctrinal  que  la 
seule  lecture  du  Proc/wc^e^fr' avait  formé,  et  qui  devait 
donner  pour  adhérents  au  saint-simonisme,  dans  le 
midi,  un  groupe  considérable  d'hommes  d'élite.  Elle 
se  terminait  par  la  proposition  d'un  rendez-vous  à 
Montpellier  pour  le  courant  d'octobre,  et  fixait  au 
5  septembre  le  départ  d'Enfantin  pour  Romans.  Elle 
était  accompagnée  d'une  note  sur  la  civilisation 


206  NOTICE    HISTORIQUE 

de  la  Turquie  et  de  l'Asie  ^,  laquelle  est  com- 
prise dans  les  manuscrits  en  voie  de  publication. 

La  réponse  de  Resseguier  fut  adressée  à  Ro- 
mans. Enfantin  continua  ses  explications  sur  le  but 
social  et  aussi  sur  le  pouvoir  spirituel  de  l'avenir, 
dans  une  nouvelle  lettre,  portant  la  date  du  4  octo- 
bre. Il  annonça,  de  plus,  à  son  correspondant,  qu'il 
ne  pourrait  le  voir  à  Montpellier,  étant  obligé  de 
rentrer  à  Paris  à  la  fin  du  mois. 

La  fin  du  mois  !  elle  devait  être  cruelle  pour  En- 
fantin. Elle  lui  enleva  son  frère  unique,  son  ami, 
son  camarade,  Auguste  Enfantin,  paysagiste  dis- 
tingué, empoisonné  par  les  miasmes  des  Marais- 
Pontins  dans  ses  excursions  d'artiste. 

4.  «  Cette  note^  toute  incomplète  qu'elle  était,  a  dit  Enfantin, 
est  restée,  pendant  toute  la  durée  de  notre  développement  théori- 
que, comme  témoignage  de  l'impuissance  où  nous  étions,  nous, 
fils  de  chrétiens,  de  faire  autre  chose,  dans  nos  travauxhistoriques, 
que  l'enchaînement  de  l'histoire  chrétienne;  toujours  le  problème 
relatif  à  l'Orient  nous  a  été  posé,  et  pourtant  il  n'existe  aucun 
travail  à  ce  sujet  parmi  tous  nos  écrits.  S.  Simon  aussi  avait 
à  peine  touché  cette  face  de  la  vie  humaine;  Comte,  d'après  lui, 
n'a  guère  parlé  de  l'Orient  que  pour  en  rattacher  le  développement 
aux  progrès  de  la  science  par  les  Arabes.  Ce  silence  n'est-il  pas 
une  justification  bien  visible  de  notre  foi  sur  l'union  intime  de 
ces  mots  :  orient  et  culte?  De  même  qu'en  Orient,  le  dogme 
nouveau  s'élaborera  peut-être  comme  développement  des  livres 
de  rinde,  et  le  culte  nouveau  des  fils  de  Mahomet  s'inspirera 
encore  de  nos  vieilles  cailK-drales.  )j 

[Note  d'Enfnntin,  datée  de  Sainte-Pélagie, 
le  30  décembre  4832.) 


ENFAiNTI.N  207 

Cette  douloureuse  nouvelle  lui  parvint  le  5  no- 
vembre à  Gurson.  Son  ami  Holstein  la  lui  annonça, 
de  Paris,  en  des  termes  qui  la  fesaient  seulement 
pressentir.  Enfantin  ne  pouvait  s'y  tromper;  il  ré- 
pondit sur  le  champ  à  Holstein  : 

Curson,  5  novembre  1827, 

«  Tu  ne  me  dis  pas  tout,  mon  ami,  mais  ta  lettre 
est  assez  claire,  c'est  encore  à  toi  que  j'ai  recours, 
songe  pour  moi  à  père  et  mère. 

»  Vas  voir  Camille  à  la  caisse  d'amortissement, 
si  personne  à  la  maison  ne  sait  encore  cette  affreuse 
nouvelle,  prie-le  de  voir  si  madame  Sivert  est  à 
Paris  (rue  Martel,  n°  5),  c'est  la  personne  qui 
pourra  rendre  le  plus  de  soins  à  ma  mère  en  pa- 
reille circonstance.  Je  ne  sais  que  faire.  Dois-je 
aller  pleurer  avec  ma  mère,  ou  pleurer  comme  je  le 
fais  ici?  Donne-moi  conseil.  —  Ta  lettre  est  l)ien 
terrible,  heureusement  elle  m'a  trouvé  mieux  por- 
tant que  je  ne  l'ai  été  depuis  un  an.  Pauvre  Au- 
guste !  Peut-être  m'as-tïi  dis  tout  ce  que  tu  savais, 
il  n'en  est  pas  moins  perdu.  Entends-toi  avec  Ca- 
mille pour  que  deux  amies  de  maman  soient  vite 
près  d'elle  quand  on  lui  apprendra.  Madame  Sivert 
et  mademoiselle  Aglaé  sont  ces  deux  personnes. 


208  NOTICE    HISTORIQUE 

Camille  recevra  en  même  temps  que  ces  lettres  un 
mot  de  ses  sœurs.  Surtout,  arrangez-vous,  s'il  est 
possible,  pour  ne  pas  porter  trop  rapidement  ce  fu- 
neste coup.  Commencez  par  des  inquiétudes  sur  le 
long  silence  d'Auguste;  faites  tout  ce  que  vous 
pourrez  pour  faire  traîner  en  longueur.  La  tête  de 
ma  mère  ne  supporterait  pas  un  pareil  malheur  an- 
noncé brusquement. 

»  J'attends  ta  lettre  de  demain  avec  toute  l'im- 
patience possible,  quoique  je  n'espère  rien.  Dis- 
moi  ce  qu'il  faut  que  je  fasse,  mon  pauvre  ami,  tu 
as  cette  année  toutes  les  charges  de  l'amitié  ;  je  t'em- 
brasse et  t'aime  pour  moi  et  pour  ce  pauvre  ami.  » 

La  seconde  lettre  d'Holstein  ne  justifia  que  trop 
•la  triste  certitude  qui  n'avait  pu  échapper  à  la  pé- 
nétration d'Enfantin  à  travers  les  réticences  de  son 
ami.  Le  7,  Enfantin  écrivit  encore  à  celui-ci,  en  le 
chargeant  d'une  lettre  pour  son  père. 

«  Voilà,  mon  ami,  lui  dit-il,  un  mot  pour  mon 
père,  je  veux  que  ma  mère  ait  presque  chaque  jour 
des  nouvelles  de  ma  santé,  jusqu'à  mon  arrivée, 
qu'elle  n'ait  pas  d'inquiétudes  à  ajouter  à  sa  dou- 
leur. Cette  affreuse  nouvelle  est  souvent  encore 
pour  moi  un  songe.  Ce  pauvre  ami,  quelle  triste 
fin!...  Je  crains  de  ne  plus  recevoir  de  lettres  de 


ENFANTIN  209 

toi  ici,  parce  que  tu  me  croiras  parti.  On  ne  voulait 
pas  ici  que  je  précipitasse  mon  voyage,  et  surtout 
que  jepartisse  seul;  une  de  mes  cousines  m'accompa- 
gne et  j'en  suis  bien  aise  pour  ma  mère,  car  elle  sera 
pour  elle  une  bonne  consolation.  —  Gomme  cette 
lettre  nous  a  tousaccabiés  ici!  Heureusement  pour 
mon  retour,  j'étais  très-bien  quand  ta  lettre  m'est 
parvenue,  et  je  suis  encore  bien  aujourd'hui.  Je 
ferai  ce  voyage  avec  tous  les  soins  possibles,  et 
je  pense  bien  n  en  pas  souffrir,  et  ne  pas  affliger 
encore  ces  bons  parents  en  leur  ramenant  leur  fils, 
leur  seul  fils,  souifrant  et  faible.  Mon  pauvre  ami, 
je  te  recommande  encore  Ménilmontant.  Fais-les 
revenir  à  Paris,  si  tu  vois  que  mon  père  ne  se  re- 
met pas,  au  bout  de   quelques  jours,  à  travailler 
son  jardin. 

»  Adieu,  voici  un  mot  pour  mademoiselle  de 
Saint-Hilaire  que  je  suppose  près  de  maman.  Je 
lui  dis  de  disposer  de  toi,  comme  de  moi-n:ême, 
pour  tout  ce  qu'elle  jugerait  utile,  en  ce  moment, 
pour  père  et  mère. 

»  Tout  à  toi,  mon  bon  ami. 

>•  Je  rouvre  ma  lettre  pour  te  dire  que  je  reçois 
celle  de  papa  qui  me  tranquillise  et  me  fait  du  bien. 
Combien  tout  cela  est  affreux!  Pauvres  parents,  ils 
se  contraignent  pour  moi...  » 


il 


210  NOTICE    HISTORIQUE 

Quel  singulier  destructeur  des  liens  du  sang  et 
de  l'esprit  de  famille  !  Les  réflexions,  que  nous  a 
suggérées  la  correspondance  si  touchante  de  Saint- 
Simon  avec  son  père,  trouveraient  encore  ici  leur 
place.  Enfantin  nous  les  rappellera  aussi  souvent 
qu'il  aura  à  démontrer^  par  son  langage  et  par  ses 
actes,  que  ses  affections  privées  n'étaient  ni  étouf- 
fées ni  attiédies  par  ses  convictions  philosophiques 
et  religieuses. 

Lorsque  la  nouvelle  de  la  mort  de  son  frère  était 
venue  surprendre  Enfantin  à  peine  remis  d'une 
crise  nerveuse  qui  avait  semé  l'alarme  autour  de 
lui,  il  songeait  à  retarder  jusqu'en  janvier  son  re- 
tour à  Paris.  Il  avait  même  annoncé  cette  inten- 
tion à  Bûchez,  qu'il  tenait  informé  de  l'état  de  sa 
santé,  et  qui  cultivait  et  pratiquait  la  médecine, 
avec  distinction,  au  milieu  de  ses  préoccupations 
de  penseur  et  de  philosophe. 

Bûchez  avait  combattu  cette  prolongation  de  sé- 
jour en  Dauphiné  par  des  considérations  hygiéni- 
ques *  d'autant  plus  déterminantes  qu'elles  étaient 

1 .  «  La  crise  de  nerfs  que  vous  avez  eue,  disait  Bûchez,  prouve 
combien  c'était  avec  raison  qu'on  attribuait  l'état  de  votre  santé 
à  votre  changement  de  régime,  qui,  d'industriel  qu'il  était,  est 
devenu  purement  intellectuel.  Sans  doute  des  actes  qui  allaient 
très-bien  avec  une  vie  active,  nullement  avec  celle  du  cabinet, 

ont  contribué  à   votre   maladie Vous  dites  que  vous 

voulez  rester  jusqu'en  janvier;  Diablel  Mais  ne  pleut-il  pas 


ENFANTIN  211 

corroborées  par  des  convenances  et  des  nécessites 
d'un  autre  ordre.  Sa  lettre,  assez  étendue  et  pleine 
de  sages  avis,  renfermait  un  témoignage  précieux 
de  la  supériorité  déjà  acquise  à  Enfantin,  dans  le 
groupe  primitif  du  saint-simonisme,  et  de  son  apti- 
tude spéciale  à  prendre  l'initiative,  à  donner  l'im- 
pulsion ,  à  inspirer  la  confiance  et  à  faire  accepter 
l'autorité  morale,  sous  forme  gracieuse,  aux  esprits 
les  moins  disposés  à  la  discipline. 

«  L'école  est  comme  dissoute  depuis  votre  dé- 
part, disait  Bûchez;  vous  étiez  le  lien  qui  unissait 
les  parties.  J'ai  rencontré  deux  fois  Rodrigue 
dehors  et  une  fois  dans  la  cour  de  ma  maison.  Je 
ne  vois  guère  Rouen.  Plus  de  travail  commun;  j'ai 
demandé  à  Rodrigue  s'il  travaillait  à  part,  point 
de  réponse.  Bazard  et  Laurent  demeurent  trop 
loin.  Vous  nous  manquez,  mon  cher  Enfantin 

»  Cependant,  ne  croyez  pas  que  notre  doctrine 
reste  sans  gagner  du  chemin  *;  nous  acquérons 
des  partisans.  Boulland  nage  en  pleine  eau,   et 

beaucoup  et  plus  qu'à  Paris,  en  Dauphiné?  Quand  vous  ne 
pourrez  plus  sortir,  pourrez- vous  prendre  l'exercice  que  vous 
prendriez  à  Paris?  etc.,  etc.  » 

'I.  Dans  cette  même  lettre,  Bûchez  pose  la  question  de  la  hié- 
rarchie; il  se  demande  si,  dans  l'état  de  désordre  de  l'école,  il 
n'y  a  pas  quelque  chose  à  faire  pour  arriver  à  l'unité  de  direc- 
tion. «  Faut-il  que  quelques-uns  d'entre  nous,  dit-il,  prennent 
la  souverainelé  par  le  travail?  Mais  il  y  a  un  sentiment  qui  en 


212  NOTICE    HISTORIQUE 

il  a  entrepris  trois  conversions  qui  vont  bien 

»  Nous  allons  essayer  une  grande  affaire  S  Ba- 
zard,  Laurent  et  moi;  vous  la  saurez,  si  elle  se 
conclut,  et  aussitôt. 

»  Bazard  me  charge  de  vous  serrer  la  main  ; 
Laurent,  qui  fourre  de  la  doctrine  dans  sa  réponse 
à  Montgaillard,  vous  salue;  tous  souhaitent  de 
vous  revoir.  Rouen  vous  écrit  2.  » 

Les  collaborateurs  d'Enfantin  virent  malheureu- 
sement leur  vœu  unanime  trop  tôt  satisfait.  Leur 
ami,  quoique  malade  encore,  fut  ramené  brusque- 
ment à  Paris  par  le  coup  qui  le  frappait  si  cruel- 

empêclie;  c'est  celui  de  rengagement  grave  et  moral  qui  doit 
nous  unir;  c'est  celui  de  l'intérêt  des  idées  qui  perdent  à  être 
négligées,  fût-ce  d'un  seul  de  leurs  premiers  partisans.  » 

1.  Il  s'agissait  de  la  publication  d'un  Dictionnaire  philosO' 
phique  du  xixe  siècle,  dont  le  prospectus  fut  rédigé  par  Bazard. 
Ce  projet  fut  abandonné  dans  la  suite,  pour  faire  place  à  d'autres 
travaux  de  propagation. 

2.  La  lettre  de  Rouen^  datée  du  24  octobre  1827,  se  trouve 
en  effet  dans  les  manuscrits  d'Enfantin.  Elle  constate  l'état  de 
somnolence  dans  lequel  semblait  tomber  l'école  en  l'absence  de 
ce  dernier.  Elle  renferme  en  outre  des  détails  fort  curieux  sur 
Coëssin,  ancien  élève  de  l'École  polytechnique,  renommé  comme 
physicien,  enseignant  alors  un  système  ihéologo-scientifique  où 
il  s'efforçait  de  réconcilier,  selon  la  prédiction  de  de  Maistre,  la 
science  avec  la  foi.  Coëssin  avait  fondé  un  établissement  à  Paris, 
et  y  avait  réuni  quelques  disciples  ;  il  en  avait  aussi  à  Lyon  et  à 
Rome.  «  Coëssin,  disait  la  lettre,  est  allé  l'an  dernier  à  Rome 
pour  tenter  le  Sacré-CoIlége;  mais  il  n'en  a  rapporté  qu'une 
belle  et  bonne  excommunication,  attendu  le  scandale  qu'il  a 
causé.  » 


ENFANTIN  213 

lement.  Sa  douleur  ne  lui  permit  pas  de  reprendre, 
aussitôt  qu'il  l'aurait  désiré,  sa  correspondance 
doctrinale.  Il  fut  obligé  de  laisser  sans  réponse, 
pendant  deux  mois,  une  lettre  du  21  octobre,  dans 
laquelle  Resseguier  lui  disait  :  «  Votre  réponse 
sur  le  pouvoir  spirituel  exigera  une  longue  lettre. . . 
Votre  dernière,  et  de  nouvelles  méditations,  m'ont 
entièrement  iixé  sur  le  but  social;  nous  sommes 
actuellement  parfaitement  d'accord  sur  ce  point.  — 
Votre  distinction  dans  la  question  des  beaux-arts 
a  éclairci  ce  qu'il  y  avait  de  vague  pour  moi;  il 
est  donc  convenu  que  toutes  les  fois  que  le  Pro- 
ducteur a  parlé  de  perfectionner  l'industrie,  les 
sciences  et  les  beaux-arts,  il  entendait  désigner  par 
cette  dernière  expression  les  sentiments.  —  Vous  ne 
m'avez  pas  encore  compris  au  sujet  des  gens  de  po- 
lice; j'attache  peu  d'importance  sans  doute  à  ce 
qu'ils  soient  surveillants  non  producteurs  ou  sim- 
plement surveillants,  mais  je  tiens  à  saisir  complè- 
tement vos  idées.  » 

Enfantin  répondit  à  cette  lettre  le  30  décembre  : 
«  De  pénibles  devoirs  m'ont  empêché  de  répon- 
dre à  la  lettre  que  vous  m'avez  écrite  à  Romans, 
mon  cher  Monsieur;  quelques  jours  après  sa  récep- 
tion, au  moment  où  je  prenais  la  plume  pour  vous 
écrire,  j'ai  reçu  la  nouvelle  de  la  mort  d'un  frère 


214  NOTICE    HISTORIQUE 

chéri.  Je  suis  reparti  promptement  pour  venir  près 
de  mon  père  et  de  ma  mère  désolés.  Ma  santé  n'a- 
vait pas  besoin  de  cette  secousse,  j'en  ai  souiiert 
beaucoup.  Enfin,  je  suis  mieux  maintenant,  et  de- 
puis quinze  jours  même,  je  suis  tout  à  fait  rentré 
dans  la  ligne  ascendante. 

»  J'avais  prié  Rouen  de  me  remplacer  dans  notre 
correspondance.  Il  a  fait  une  note  très-étendue  sur 
les  nouvelles  objections  que  vous  lui  faites  sur 
rOrient;  mais  d'autres  occupations  sont  venues  à 
la  traverse  et  l'ont  forcé  à  suspendre  encore  sa  ré- 
ponse. Enfin,  pour  ne  pas  vous  faire  attendre  plus 
longtemps  de  nos  nouvelles,  j'ai  pris  la  plume 
pour  causer  quelques  instants  avec  vous. 

»  Votre  lettre  soulevant  plusieurs  questions , 
outre  celle  qui  concerne  particulièrement  Tami 
Rouen,  il  faudra  presque  un  volume  pour  vous 
répondre,  mais  vous  l'aurez*.  Un  de  nos  amis, 
Péreire  (Isaac)  s'en  occupe.  La  note  de  Rouen, 
analysée  par  un  autre  disciple  de  l'école,  M.  Sar- 
cbi,  y  sera  jointe;  enfin  peut-être,  si  j'en  ai  le 
temps,  y  ajouterai-je  aussi  quelques  mots... 

»  Je  vous  remercie,  et  nous  vous   remercions 

4.  Lesexplicalions  successives  d'Enfantin  à  Resseguier,  forme- 
ront, en  effet,  un  volume  au  moins  dans  sa  correspondance  gdné- 
raie. 


ENFANTIN  213 

tous,  de  la  connaissance  de  M.  Barranlt  *;  c'est  un 
cliarmant  homme.  Nous  le  faisons  piocher  autant 
que  ses  occupations  le  lui  permettent.  Nous  lui 
avons  fait  lire  le  grand  de  Maistre,  ce  superb'i  dé- 
bris du  catholicisme.  Barrault  a  aussi  les  ouvrages 
deTécole... 

»  Adieu,  mon  cher  Monsieur;  qu'il  me  tarde 
d'apprendre  que  votre  santé  vous  permet  de  ve- 
nir nous  visiter.  Péreire  vous  enverra  une  bonne 
démonstration  de  l'inévitable  nécessité  d'un  pou- 
voir spirituel.  Eh  bien!  si  vous  étiez  ici,  nous  vous 
montrerions,  dans  Saint-Simon,  cinquante  démons- 
trations aussi  belles  de  ce  grand  théoricien.  Mille 
amitiés  de  la  part  de  tous  nos  amis.  » 


IV 

(1828) 

Le  6  janvier  1828,  Bazard  et  Enfantin  écrivi- 
rent l'un  et  l'aalre  à  Resseguier.  Bazard  lui  com- 
muniquait le  plan,  la  pensée  et  le  texte  du  Die- 

1.  Emile  Barrault  était  l'un  des  professeurs  les  plus  distingués 
du  collège  de  Sorèze.  Il  devint  bientôt  l'un  des  plus  fermes  et  des 
plus  brillants  interprètes  de  la  doctrine  saint-simonienne. 


216  NOTICE     HISTORIQUE 

twnnaïre  2^hïlosopMqîie.  Enfantin  se  bornait  à  peu 
près  à  confirmer  les  explications  de  Bazard  ou  à 
annoncer  que  Péreire  n'avait  pas  encore  terminé  sa 
note. 

«  Vous  verrez  par  la  lettre  de  Bazard,  disait-il, 
et  par  l'avis  qui  y  est  joint  (avis  qui  n'est  répandu 
qu'en  bonnes  mains),  comment  nous  voulons  faire 
marcher  la  doctrine,  en  l'an  de  grâce  1828;  sous 
quelle  forme  nous  comptons  la  donner  au  public. 
Dites-nous  en  votre  avis.  Le  prospectus  ne  paraîtra 
que  lorsqu'on  aura  obtenu  le  nombre  de  souscrip- 
teurs nécessaires  pour  assurer  la  marche  de  l'entre- 
prise. Deux  libraires,  Charles  Teste  et  Aucher 
Éloi,  ont  pris  l'engagement  de  compléter  la 
souscription  quand  vingt-cinq  actions  seraient 
prises.  Il  y  en  a  déjà  une  douzaine  de  souscrites 
depuis  le  peu  de  jours  que  l'avis  est  publié,  et  tout 
fait  espérer  que  cela  se  remplira  promptement.  » 

Il  s'en  fallait  de  beaucoup  cependant  que  la  sol- 
licitude d'Enfantin  s'appliquât  plus  particulière- 
ment à  la  publication  du  Dictionnaire  j)hilosophi- 
que.  Ses  dispositions  à  cet  égard  furent  nettement 
formulées  dans  une  note  qu'il  joignit,  peu  de  jours 
après  (le  13  janvier),  au  travail  remarquable 
d'Isaac  Péreire  sur  le  pouvoir  spirituel,  et  sur  la 
substitution  de  l'emprunt  à  l'impôt.  Après  avoir 


EiXFANTLV  217 

réfuté  péremptoirement  les  objections  de  Resse- 
guier  sur  cette  dernière  question,  il  s'exprima  ainsi 
sur  les  publications  doctrinales  alors  en  projet  : 

«  Le  Dictionnaire  philosophique  avance  peu , 
cependant  Bazard  s'occupe  de  rédiger  l'introduc- 
tion indispensable  pour  faire  préalablement  con- 
naître le  but  de  cet  ouvrage,  et  les  moyens  que 
nous  emploierons  pour  présenter  nosjdées. 

»  Mais  ce  qui,  philosophiquement,  est  plus  im- 
portant, c'est  la  reprise  du  Producteur .  Pour  cela, 
il  nous  a  fallu  nous  assurer  d'abord  d'un  nombre  suf- 
fisant de  rédacteurs  gratuits  comme  nous  l'avons 
toujours  été,  et  qui  ne  nous  laissent  pas  sur  les  bras 
un  fardeau  aussi  lourd  que  celui  que  nous  avons 
porté  pendant  les  six  derniers  mois  du  Produc- 
teur. Cette  charge,  nous  l'avons  supportée,  j'ose  le 
dire,  miraculeusement. . .  Nos  deux  années  de  repos 
ont  été  employées  à  former  de  bons  élèves^  d'utiles 
collaborateurs,  tels  que  Péreire,  tels  que  vous,  car 
nous  comptons  sur  vous  maintenant  plus  peut-être 
que  vous  n'y  comptez  vous-même.  Barrault  est  éga- 
lement à  nous  ;  des  réunions  suivies,  dans  lesquelles 
Bazard  a  exposé  scientiliquement  les  points  culmi- 
nants de  la  doctrine,  nous  ont  amené  quelques 
hommes;  enfin  notre  personnel  est  préparé,  et 
c'était  le  point  difficile,  puisque,   quelque  soit  le 


218  NOTICE    HISTORIQUE 

sort  des  disciples,  les  apôtres  ne  manquent  pas.  » 
Quelques-unes  des  réunions,  dont  parle  ici  En- 
fantin, se  tinrent  chez  Garnot,  qui  s'était  approché 
depuis  assez  longtemps  de  l'école  saint-simonienne, 
et  qui  comptait,  dès  lors,  parmi  ses  zélés  propaga- 
teurs ' .  On  se  réunissait  aussi  chez  Enfantin,  qui 
avait  quitté  son  logement  de  la  rue  du  faubourg 
Poissonnière,^our  s'établir  dans  les  bâtiments  de  la 
Caisse  hypothécaire,  où  il  venait  d'être  appelé  à  rem- 
plir les  fonctions  de  caissier^.  Le  nombre  des  apôtres 
croissait,  au  milieu  de  cet  enseignement  oral.  Eu- 
gène Rodrigue,  frère  d'Olinde,  à  peine  âgé  de 
vingt-deux  ans,  préparait  ses  Lettres  sur  la  reli- 
gion et  la  politique,  adressées,  les  premières  à  un 
philosophe,  les  dernières  à  un  progressiste  protes- 
tant, et  qui  firent  dire  à  Enfantin  qu'elles  étaient, 
en  quelque  sorte,  une  transformation  préparatoire 
de  toutes  les  croyances  du  passé  selon  la  doctrine 

i.  Carnot  etLaurents'étaientrencontréset  liés,  à  la  fin  do  1823, 
dans  une  société  de  Littérature  et  de  morale  qui  complail  parmi 
ses  membres  quelques  jeunes  liommes  devenus  plus  ou  moins 
célèbres  après  1830  et  1848,  comme  avocat>,  majzistrals,  dépuLés 
ou  minisires  :  MM.  Partarieu-Lafosse,  Plougoulm,  Aylies,  Marie, 
Lanjuinais,  Léon  Faucher,  etc.,  etc.  Carnot  avait  suivi  aussi  un 
cours  particulier,  ouvert  par  Auguste  Comte,  et  dont  la  nou- 
veauté avait  attiré,  à  quelques  séances,  Lamennais,  encore  ardent 
calholiiiue,  et  MM.  Tliicrs  et  Mignet,  dont  l'illustration  com- 
mençait à  poindre. 

2.  Olinde  Rodrigue  était  alors  directeur  de  cet  établissement. 


ENFANTIN  219 

saint-simonienne.  Vers  le  même  temps  (février 
1828)  Fournel  et  Margerin  se  rencontrèrent  à 
Paris  et  se  présentèrent  chez  Enfantin  pour  être 
admis  aux  réunions  de  l'école. 

La  propagande  épistolaire  suivait  aussi  son 
cours,  tandis  qu'Enfantin  faisait  lui-même  ou  ins- 
pirait des  travaux  spéciaux  sur  les  plus  hautes 
questions  d'économie  sociale.  Le  29  avril  1828, 
Isaac  Péreire  adressait  à  Resseguier  un  traité  de  la 
propriété,  dont  Enfantin  s'était  chargé  de  faire  le 
couronnement. 

«  J'avais,  disait  Péreire,  divisé  mon  travail  en 
trois  parties,  l'une  relative  au  passé  envisagé  d'une 
manière  générale,  l'autre  relative  à  la  question  du 
fermage,  et  la  troisième  enfin  présentait  notre  vue 
d'avenir  ;  je  ne  vous  envoie  que  les  deux  premières, 
parce  que  notre  ami  Enfantin  s'est  chargé  de  vous 
envoyer  la  troisième.  Il  l'exécute  sur  un  plan  qui  a 
de  très-grands  avantages  sur  celui  que  j'avais  conçu; 
je  ne  m'étais  attaché  à  présenter  que  les  généralités, 
mais  Enfantin  a  pensé  que  l'histoire  d'un  homme, 
qu'il  prend  dans  l'an  2240,  de  ses  progrès  dans 
cette  société  future,  de  ses  fonctions,  en  un  mot  de 
ses  rapports  d'industrie,  de  sciences  et  de  senti- 
ments, vous  ferait  saisir  d'une  manière  complète  la 
question  qui  nous  occupe » 


220  NOTICE    HISTORIQUE 

Ce  travail  particulier  d'Enfantin  fut,  en  effet, 
l^ientôt  terminé.  Il  a  sa  place  marquée  dans  la  pu- 
blication de  ses  œuvres. 

La  question  religieuse,  si  nettement  posée  et 
développée  dans  la  lettre  d'Enfantin  au  docteur 
Baillj,  était  toujours  l'objet  des  premières  et  des 
plus  vives  préoccupations  des  chefs  de  l'école,  qui 
la  discutaient,  depuis  deux  ans,  dans  leurs  réunions 
intimes.  Dans  ces  discussions,  comme  dans  ses  tra- 
vaux écrits,  Enfantin  témoignait  de  plus  en  plus 
qu'il  possédait  plus  que  personne  la  double  faculté 
d'inspiration  et  de  raisonnement,  pour  percer  les 
obscurités  de  ce  grand  problème,  et  pour  préparer 
une  solution  qui  donnât  satisfaction  à  un  senti- 
ment irrésistible  de  l'humanité,  sans  contrarier  les 
progrès  et  les  démonstrations  de  la  science.  Les 
résistances  qu'il  avait  éprouvées  ne  s'affaiblis- 
saient que  peu  à  peu,  mais  la  joie  qu'il  ressentait, 
de  chaque  pas  en  avant,  se  faisait  jour  dans  sa 
correspondance  de  famille.  Il  écrivait  à  sa  cou- 
sine, le  17  août  1828  : 

«  Je  m'occupe  en  ce  moment  de  quelque  chose 
pour  toi,  ma  chère  Thérèse  ;  j'espère  te  montrer 
que  notre  doctrine  mène  droit  au  ciel,  qu'elle  est 
l'accomplissement  obligé  des  ordres  de  Dieu,  qui 


ENFANTIN  221 

a  voulu  que  l'espèce  humaine  améliorât  constam- 
ment son  existence  physique,  morale  et  intellec- 
tuelle, pour  lui  rendre  un  culte  de  plus  en  plus 
digne  de  lui.  Si  nous  ne  lui  rendons  pas  aujour- 
d'hui ce  culte  perfectionné,  c'est  notre  faute,  car 
nous  sommes  plus  riches,  plus  instruits,  et  surtout 
plus  humains  que  ne  l'étaient  les  chrétiens  du  moyen 
âge;  la  misère,  l'ignorance,  le  vice  excitent  davan- 
tage notre  commisération  et  notre  blâme.  Combien 
serait  impie  l'idée  qu'on  se  ferait  des  desseins  de 
Dieu,  si  l'on  pensait  qu'il  a  voulu  qu'on  l'adorât 
aujourd'hui,  comme  on  l'adorait  lorsque  les  peuples 
étaient  continuellement  en  guerre^  lorsque,  pen- 
dant V apparence  même  de  la  paix,  une  partie  de 
l'espèce  humaine  était  exploitée  par  l'autre,  enfin 
lorsqu'on  célébrait  le  Dieu  des  armées,  comme  si 

Dieu  pouvait  être  aujourd'hui  le  Dieu  du  sang 

»  Si  vous  montrez  ma  lettre  à  Emile,  son  esprit 
satirique  verra  sans  doute,  au  premier  abord,  une 
calotte  sur  ma  tête  et  un  surplis  sur  mon  dos  *  ;  il  se 
trompera  ;  mais,  pour  s'apercevoir  de  son  erreur, 
il  aurait  besoin  de  travailler,  comme  je  l'ai  fait 
les  idées  qui  m'ont  amené  à  penser  comme  je  pense  ; 

4,  Benjamin  Constant,  dans  une  de  ses  attaques  contre  le  Pro 
ducteur,  avait  cru  faire  une  grande  malice  aux  disciple?  de  SainS 
Simon  en  les  appelant  des  prêtres  de  Thèbes  et  de  Mempkis, 


222  NOTICE    HISTORIQUE 

et  il  est  si  occupé;,  il  a  tant  d'intérêts  majeurs  qui 
l'absorbent,  que  je  n'espère  plus  cela  de  lui.  J'ai 
assez  frappé  à  sa  porte,  j'ai  crié  tant  que  j'ai  pu,  il 
ne  m'a  pas  entendu.  J'entre  dans  le  parti  prêtre, 
je  suis  un  jésuite,  par  conséquent  un  monstre,  je 
ne  m'attends  guère  à  de  plus  douces  épithètes, 
c'est  le  martyre  de  nos  jours,  il  est  moins  barbare 
que  celui  d'autrefois,  mais  il  est  passablement 
cruel  encore.  Non,  je  ne  suis  pas  du  parti  prêtre, 
si  le  parti  prêtre  est  le  parti  qui  veut  rétablir  le 
passé  ;  je  ne  suis  pas  jésuite,  si  les  jésuites  ne  veu- 
lent apprendre  aux  chrétiens  du  xix<^  siècle  que  ce 
qu'il  fallait  apprendre  aux  esclaves  du  moyen  âge 
pour  qu'ils  ne  brisassent  pas  trop  brusquement 
leurs  chaînes,  car  Dieu  voulait  alors  que  l'huma- 
nité fût  divisée  en  deux  classes.  Aujourd'hui  il  n'y 
a  plus  qu'une  seule  espèce  humaine,  ou  plutôt  il  y 
a  encore  deux  classes  d'hommes,  mais  il  y  en  a 
une  dont  la  fin  approche,  c'est  celle  que  nous 
a  léguée  le  passé,  celle  des  êtres  qui  ne  con- 
tri  uent  en  rien  au  développement  de  la  volonté 
de  Dieu,  à  l'amélioration  physique  et  morale  de 
l'espèce  humaine.  Et,  chose  remarquable!  c'est  sur 
cette  classe  moribonde,  c'est  sur  ces  hommes  qui 
n^ont  plus  que  le  souffle,  que  les  jésuites  de  nos 
jours  cherchent  à  fonder  leur  puissance;  leur  corps 


ENFANTIN  223 

s'allie  à  un  cadavre,  ils  périront  avec  lui  ;  Dieu  le 

veut 

»  A  quel  degré  de  faiblesse  se  livre  l'homme  qui 
me  dit  comme  Emile  :  «  Si  le  blâme,  le  déshon- 
neur s'était  attaché  à  moi,  je  n'aurais  pu  supporter 
une  existence  qui  serait  devenue  trop  lourde  pour 
moi  ?  »  Et  que  devaient  donc  faire  les  martyrs  de 
la  foi  chrétienne,  quand,  avant  d'être  lapidés,  ils 
étaient  poursuivis  par  la  honte?  Se  suicider?  Où  en 
serait  le  monde?  Que  devons-nous  faire  aujourd'hui? 
Cesser  nos  travaux,  renfermer  dans  nos  cœurs  le 
sentiment  qui  nous  anime!  Non,  le  ridicule,  la 
honte  même,  que  dis-je,  la  diminution  de  l'affec- 
tion des  personnes  qui  nous  aimaient,  et  que  nous 
chérissons  toujours,  quelle  que  soit  leur  froideur 
pour  nous,  ne  nous  ferait  pas  garder,  dans  le  secret 
de  notre  pensée,  le  nouvel  évangile  qui  doit  sauver 
tous  les  hommes,  ceux  mêmes  qui  nous  lapideront. 
Et  quelle  est  la  croyance  qui  pousse  à  cette  abné- 
gation que  nous  admirons  dans  les  fondateurs  du 
christianisme?  Quelle  est  celle  qui  nous  entraîne 
aujourd'hui?  C'est  l'amour  pour  notre  idée,  nous 
dira-t-on  ;  oui,  mais  quelle  est  cette  idée?  C'est  le 
passé  et  l'avenir.  C'est  la  vie  du  monde.  Notre 
amour  pour  le  ^ilan  suivi  par  l'espèce  humaine 
pendant  toute  la  durée  de  son  existence,  le  désir 


224  NOTICE    HISTORIQUE 

que  nous  avons  de  contribuer  pour  notre  part  à 
l'exécution  de  ce  plan,  la  croyance  où  nous  sommes 
qu'il  est  beau  d'occuper  un  grand  rôle  sur  cette 
scène  immense;  voilà  ce  qui  nous  entraîne.  Mais 
ce  plan  que  j'aime,  qui  donc  Fa  conçu?  qui  donc 
l'a  imposé  au  monde?  «  C'est  une  conséquence  de 
son  organisation  mécanique,  anatomique,  »  dit 
Emile  ou  tout  autre  esprit  fort.  Triste  jeu  de  mots, 
imagination  refroidie,  qui  glace  tout  ce  qu'elle  ap- 
proche !  Pauvre  Auguste,  est-ce  ton  organisation 
que  j'aimais,  elle  est  détruite,  et  je  t'aime  encore  ! 
Que  me  fait  à  moi  une  machine  bien  faite  dont  les 
rouages  s'engrènent  parfaitement?  je  ne  perdrais 
pas  un  cheveu  pour  elle.  Que  cette  machine  s'anime, 
qu'elle  parle  à  mon  cœur  un  langage  humain, 
qu'elle  m'ordonne  de  l'aider  dans  ses  mouve- 
ments, de  lui  prêter  le  secours  de  mon  bras,  de 
mon  intelligence,  qu'elle  m'implore,  comme  l'hu- 
manité prie,  de  détruire  tout  ce  qui  s'oppose  à  son 
libre  mouvement,  je  n'admire  plus,  j'aime,  je  me 
dévoue  pour  elle.  Et  le  monde  serait  une  machine 

sans  vie  ?  Impossible  ! 

*  P.  Enfantin.  >» 


FIN  DU  PREMIER  VOLUME. 


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