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Full text of "Nouveaux essais de psychologie contemporaine"

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PAUL     BOURGET 


NOUVEAUX     ESSAIS 


PSYCHOLOGIE 

CONTEMPORAINE 


M.  DUMAS    1  1 L  S   —  M.    LECOKTE   DE    LIS  LE 

MM.    DE    GOXCOURT    —    TOURGUENIEV    —   A  M I  1. 1 


PARIS 

ALPHONSE    LE  M  ERRE,    EDITEUR 

27-3I    PASSAGE    CHOISEUL   27-3  I 


M    D  C  C  C    L  X  X  X  V  I 


Digitized  by  the  Internet  Archive 

in  2011  with  funding  from 

University  of  Toronto 


http://www.archive.org/details/nouveauxessaisdeOObour 


NOUVEAUX   ESSAIS 


PSYCHOLOGIE 


CONTEMPORAINE 


PAUL     BOURGET 


NOUVEAUX     ESSAIS 


PSYCHOLOGIE 

CONTEMPORAINE 


M.DUMAS    FILS   —  M.    LEÇON  TE   DE    LIS  LE 
MM.    DE     GON COURT    —    TOURGUENIEV    —   AMI  EL 


PARIS 

ALPHONSE    LE  M  ERRE,    EDITEUR 

27-3I    PASSAGE    CHOISEUL    27-3 1 


M    D  C  C  C    LXXXV1 


PRÉFACE 


A  MADAME  EDMOND  ADAM. 


Madame  , 

Vous  m'avez  per.nis  d'écrire  votre  nom  en  tête  ce 
ce  volume,  le  second  et  le  dernier  de  mes  Essais  ai 
Psychologie  contemporain?.  Ce  livre  a  été  publié,  cha- 
pitre par  chapitre,  dans  !a  Revue  que  vous  dirigez. 
Vous  avez  cru  en  lui  dès  le  premier  jour,  et  votre 
confiance  m'a  donné  le  courage  nécessaire  pour  le 
mener  à  terme  parmi  des  travaux  d'un  ordre  bien  dif- 
férent. Je  ne  fais  donc,  en  vous  le  dédiant,  que  payer 
une  dette,  si  tant  est  qu'on  puisse  jamais  reconnaître 
ce  bienfait  incomparable  :  une  parole  d'encourage- 
ment  donnée  à   l'heure  où  l'esprit   en   avait  t'intime 


besoin...  Aujourd'hui  ce  tableau  des  tendances  sociales 
de  notre  littérature  sous  le  second  Empire  est  achevé, 
dans  la  mesure  où  j'étais  capable  de  cet  achèvement. 
Tous  les  noms  célèbres  n'y  sont  pas,  il  s'en  faut  de 
beaucoup,  ni  toutes  les  idées.  Il  s'est  rencontré,  durant 
cette  période  qui  va  du  coup  d'Etat  jusqu'à  la  guerre 
d'Allemagne,  d'autres  poètes  que  Baude'airc  et  M. 
Leconte  de  Lisle,  d'autres  romanciers  que  Flaubert  et 
les  Goncourt,  d'autres  dramaturges  que  M.  Dumas, 
d'autres  philosophes  que  MM.  Renan  et  Tainc.  Pareil- 
lement, Stendhal  n'est  pas  le  seul  écrivain,  parmi  les 
prédécesseurs,  chez  qui  la  sensibilité  contempo- 
raine ait  pu  reconnaître  une  image  antidatée  d'elle- 
même,  ni  Tourgueniev  et  Amiel  les  seuls,  parmi  les 
étrangers,  chez  qui  cette  sensibilité  ait  pu  étudier  cette 
image  d'e'.le-mème  transposée,  si  l'on  peut  dire,  et 
modifiée  par  l'exotisme.  Je  me  suis  borné  cependant 
à  ces  dix  physionomies  parce  qu'elles  m'ont  paru  les 
plus  capables  de  manifester  la  thèse  qui  circule  à  tra- 
vers ces  deux  volumes,  à  savoir  que  les  états  de  l'àme 
particuliers  à  une  génération  nouvelle  étaient  enve- 
loppés en  germe  dans  les  théories  et  les  rêves  de  la 
génération  précédente.  Les  jeunes  gens  héritent  de 
leurs  aînés  une  façon  de  goûter  la  vie  qu'il-:  transmet- 
tent eux-mêmes,  modifiée  par  leur  expérience  propre 
à  ceux  qui  viennent  ensuite.  Les  œuvres  de  littérature 
et  d'art  sont  le  plus  puissant  moyen  de  transmission  de 
cet  héritage  psychologique.  Il  y  a  donc  lieu  d'étudier 
ces  œuvres  en  tant  qu'éducafrices  des  esprits  et  des 
cœurs.  C'est  toute  la  méthode  que  j'ai  tenté  d'appii- 
pliquer  à  plusieurs  de  nos  grands  aînés  qui  se  trouvent, 


PRÉF  ACE  III 

sans  le  savoir  et  par  la  seule  vertu  de  leur  talent, 
exercer,  sur  ceux  qui  viennent,  une  irrésistible,  une 
constante  propagande  d'idées  et  de  sentiments. 

Le  résultat  de  cette  minutieuse  et  longue  enquête 
est  mélancolique.  Il  m'a  semblé  que  de  toutes  les  œu- 
vres passées  en  revue  au  cours  de  ces  dix  essais  une 
même  influence  se  dégageait,  douloureuse  et,  pour  tout 
dire  d'un  mot,  profondément,  continuement  pessi- 
miste. Et,  de  fait,  l'existence  du  pessimisme  dans  l'âme 
de  la  jeunesse  contemporaine,  est  reconnue  aujour- 
d'hui par  ceux-là  même  à  qui  cet  esprit  de  négation  et 
de  dépression  répugne  le  plus.  Je  crois  avoir  été  un 
des  premiers  à  signaler  cette  reprise  inattendue  de- 
ce  que  l'on  appelait  en  1830,  le  mal  du  siècle.  On 
crovait  en  avoir  fini  avec  la  race  d'Obermann  et  de 
René.  Voici  que  des  romans  se  publient,  aussi  désen- 
chantésquele  chef-d'œuvre  de  Senancourt,  despoèmes 
aussi  amers  que  les  sonnets  de  Joseph  Delorme.  Il  y  a 
une  différence  évidente  de  rhétorique  et  de  procédé. 
Le  Bel-Ami  de  M.  de  Maupassant,  pour  être  aussi  nihi- 
liste quObermann,  présente  son  nihilisme  d'une  autre 
façon,  et  les  extrêmes  disciples  de  Baudelaire  tradui- 
sent leur  sentiment  de  la  décadence  avec  des  rythmes 
fort  différents  de  ceux  de  Sainte-Beuve.  Qu'importe  si 
des  paroles  diverses  traduisent  la  même  impression  d'ab- 
solu, d'irrémissible  découragement?  Chateaubriand  en- 
cadrait son  inguérissable  dégoût  dansleshorizonsd'une 
lande  Bretonne,  où  se  dressaient  les  tours  du  vieux  châ- 
teau paternel.  Nos  pessimistes  encadrent  leur  misan- 
thropie dans  \zn  décor  Parisien  et  l'habillent  à  la  mode 
du  jour  au  lieu  de  ledraper  dans  un  manteau  à  la  Byron. 


IV  PRÉFACE 

Pour  le  psychologue,  c'est  le  fond  qui  est  significatif,  et 
le  fond  commun  est,  ici  comme  là,  dans  1'//  Rebours,  de 
M.  Huysmans  comme  dans  V Adolphe  de  Benjamin  Cons- 
tant, une  mortelle  fatigue  de  vivre,  une  morne  per- 
ception de  la  vanité  de  tout  effort.  Ce  n'est  point  là 
une  simple  attitude  ;  il  y  a  un  accent  de  vérité  qui  ne 
saurait  tromper  dans  les  livres  dont  je  parle.  Ce  n'est 
point  là  une  simple  imitation  et  quand  on  a  signalé 
l'influence  de  Schopenhauer,  on  n'a  rien  dit.  Nous 
n'acceptons  que  les  doctrines  dont  nous  portons  déjà 
le  principe  en  nous.  Pourquoi  ne  pas  reconnaître  plu- 
tôt que  toute  uneportion  de  la  jeunesse  contemporaine 
traverse  une  crise.  Elle  offre  les  symptômes,  visibles 
pour  tous  ceux  qui  veulent  regarder  sans  parti  pris,  d'une 
maladie  de  h  vie  morale  arrivée  à  son  période  le  plus 
aigu.  On  s'écrie  :  c'en  est  donc  fait  de  la  vieille 
gaieté  Française...  —  Entre  parenthèses  je  cherche  en 
vain  cette  gaieté,  cette  légère  et  allègre  manière  de 
sourire  à  la  vie  en  la  chansonnant,  et  dans  Pascal,  et 
dans  la  Rochefoucauld,  et  dans  La  Bruyère,  et  dans 
Bossuet,  lesquels  furent  cependant  des  génies  de  pure 
tradition  Française.  —  Mais  si  cette  gaieté  s'en  est  al- 
lée presque  entièrement,  n'existe-t-il  pas  une  cause  ou 
des  causes  à  cette  disparition  >  Si  la  belle  vertu  de 
vaillance  a  cédé  la  place  à  l'inutile  et  morne  «  à  quoi 
bon  »,si  la  conscience  de  la  race  parait  troublée,  n'y 
a-t-il  pas  lie  j  de  rechercher  la  raison  de  ce  trouble 
visible  >  Par  des  épigrammes  on  a  tôt  fait  de  mon- 
trer que  les  écrivains  désespéras  s'accommodent 
pourtant  à  la  vie  ;  on  les  saisit  en  flagrant  délit  de 
contradiction    avec  les  théories  et  les   sentiments  de 


leurs  livres.  Que  prouve  cette  contradiction?  Que 
l'homme  est  complexe,  que  la  pensée  et  les  actes  ne 
vont  pas  toujours  de  compagnie,  que  l'instinct  de 
durer  persiste,  invincible  aux  raisonnements.  Depuis 
quand  la  maladie  a-t-elle  été  une  chose  absolue,  non 
susceptible  de  degrés,  non  conciliable  avec  une  cer- 
taine portion  de  santé  ?  Tant  mieux  si  ce  reste  de  santé 
permet  que  le  patient  continue  d'aller  et  de  venir,  et 
de  faire  figure  d'homme.  Est-ce  un  motif  pour  ne 
pas  étudier  le  mal  dont  il  souffre,  surtout  si  la  conta- 
gion de  ce  mal  s'étend  et  menace  d'envahir  un  grand 
nombre  d'autres  personnes  qui  n'auront  pas,  elles,  la 
force  de  résister  avec  autant  d'énergie? 

Ces  deux  volumes  d'Essais  contiennent  une  suite  de 
notes  sur  quelques-unes  des  causes  du  pessimisme  des 
jeunes  gens  d'aujourd'hui.  Elles  commençaient  d'agir, 
ces  causes  profondes,  sur  ceux  qui  étaient  des  jeunes 
gens  en  iSff,  et  qui  nous  ont  transmis  une  part  de 
leur  cœur,  rien  qu'en  se  racontant.  J'ai  essayé  de 
marquer  le  plus  fortement  que  j'ai  pu  à  propos  de  ces 
Maîtres  de  notre  génération,  celles  de  ces  causes  qui 
m'ont  paru  essentielles.  A  l'occasion  de  M.  Renan  et 
des  frères  de  Goncourt  j'ai  indiqué  le  germe  de  mé- 
lancolie enveloppé  dans  le  dilettantisme.  J'ai  essayé  de 
montrer,  à  l'occasion  de  Stendhal,  de  Tourgueniev  et 
d'Àmiel,  quelques-ur.es  des  fatales  conséquences  de  la 
vie  cosmopolite.  Les  poèmes  de  Baudelaire etles  comé- 
dies de  M.  Dumas  m'ont  été  un  prétexte  pour  analyser 
plusieurs  nuances  del'amour  moderne,  etpour  indiquer 
les  perversions  ou  les  impuissances  de  cet  amour,  sous 
la    pression   de   l'esprit   d'analyse.  Gustave   Flaubert, 


MM.  Lccontc  de  Lislc  et  Taine  m'ont  permis  de  mon- 
trer quelques  exemplaires  des  efTets  produits  par  la 
Science  sur  des  imaginations  e:  des  sensibilités  diver- 
ses. —  J'ai  pu,  à  l'occasion  de  M.  Renan  encore,  des 
Concourt,  de  M.  Taine,  de  Flaubert,  étudier  plu- 
sieurs cas  de  conflit  entre  la  Démocratie  et  la  haute 
culture.  On  remarquera  que  ce  sont  là  des  influen- 
ces qui  continuent  à  peser  sur  la  jeunesse  actuelle. 
Plus  que  jamais  l'abus  de  la  compréhension  critique 
multiplie  autour  de  nous  les  dilettantes,  comme  la 
facilité  des  voyages  le:  cosmopolites.  Plus  que  ja- 
mais la  vie  de  Paris  permet  aux  jeunes  gens  de  compli- 
quer leurs  expériences  sentimentales,  et  plus  que 
jamais  la  Démocratie  et  la  Science  sont  les  reines  de  ce 
monde  moderne  qui,  jusqu'à  présent,  n'a  pas  trouvé 
de  procédé  pour  alimenter  à  nouveau  les  sources  de 
vie  morale  qu'il  a  taries.  Ajoutez  à  cela  que  la  généra- 
tion nouvelle  a  grandi  parmi  des  tragédies  sociales  in- 
connues de  celle  qui  la  précédait.  Nous  sommes  entrés 
dans  la  vie  par  cette  terrible  année  de  la  guerre  et  de 
la  Commune,  e:  cette  année  terrible  n'a  pas  mutilé 
que  la  carte  de  notre  cher  pays,  elle  n'a  pas  incendié 
que  les  monuments  de  notre  chère  ville;  quelque  chose 
nous  en  est  demeuré,  à  tous,  comme  un  premier  em- 
poisonnement qui  nous  a  laissés  plus  dépourvus,  plus 
incapables  de  résister  à  la  maladie  intellectuelle  où  il 
nous  a  fallu  grandir.  —  Pour  quelles  destinées?  Qui  le 
saura?  Qui  prononcera  la  parole  d'avenir  et  de  fécond 
labeur  nécessaire  à  cette  jeunesse  pour  qu'elle  se 
mette  à  l'œuvre,  enfin  guérie  de  cette  incertitude  dont 
elle  est   la   victime  >   Qui   nous  rendra  la  divine  vertu 


PRÉFACE  v:i 

de  la  joie  dans  l'effort  et  de  l'espérance  dans  la  lutte? 
Quand  le  premier  volume  de  ces  Fssais  fut  pu- 
blié, les  critique:  me  dirent:  apportez-vous  un  re- 
mède au  mal  que  vous  décrivez  si  complaisamment  ? 
Nous  voyons  votre  analyse,  nous  ne  voyons  pas  votre 
conclusion.  Et  j'avoue  humblement  que,  de  conclu- 
sion positive,  je  n'en  saurais  donner  aucune  à  ces 
études.  Balzac,  qui  s'appelait  volontiers  un  docteur  es 
sciences  sociale",  cite  quelque  part  ce  mot  d'un  philo- 
sophe chrétien  :  «  Les  hommes  n'ont  pas  besoin  de 
maîtres  pour  douter.  »  Cette  superbe  phrase  serait  la 
condamnation  de  ce  livre,  qui  est  un  livre  de  recherche 
anxieuse,  s'il  n'y  avait  pas,  dans  le  doute  sincère,  un 
principe  de  foi,  comme  ;1  y  a  un  principe  de  vérité 
dans  toute  erreur  ingénue.  Prendre  au  scrieux,  pres- 
que au  tragique,  le  drame  qui  se  joue  dans  les  intelli- 
gences et  dans  les  cœurs  d?  sa  génération,  n'est-ce  pas 
affirmer  que  l'on  croit  à  l'importance  infinie  des  pro- 
blèmes de  la  vie  morale?  N'est-ce  pas  faire  un  acte  de 
foi  dans  cette  réalité  obscure  et  douloureuse,  adorable 
et  inexplicable,  qui  est  l'Ame  humaine  ?  C'est  parce  que 
vous  avez  reconnu  dans  mon  œuvre  ce  culte  passionné 
de  la  Psyché  mystérieuse,  que  vous  l'avez  accueillie 
avec  tant  de  sympathie,  Madame,  vous  dont  le  nom  si- 
gnifie le  contraire  de  pessimisme  et  de  découragement. 
Laissez-moi  vous  en  remercier  encore  et  me  dire 
votre  très  reconnaissant  et  très  respectueux  ami, 

Paul  BOURGET. 

Varis,  if.  Novembre  iSSf. 


M.     Alexandre    DUMAS    Fils 


PSYCHOLOGIE 

CONTEMPORAINE 


M.    ALEXANDRE    DUMAS    FILS 


Lorsqu'un  homme  de  lettres  a  remué  son 
époque  au  degré  où  L'a  fait  M.  Alexandre  Dumas 
fils  ;  lorsque  dans  ses  romans,  et  à  force  de  pé- 
nétrer profondément  le  vif  et  les  entrailles  de 
cette  époque,  il  a  créé  des  types  devenus  du 
premier  coup  populaires,  que  dans  ses  comédies 
il  a  transformé  le  moule  du  théâtre  et  marqué 
cet  art  difficile  d'une  ineffaçable  empreinte,  que 
dans  ses  brochures  et  ses  préfaces  il  a  jeté  son 
mot,  et  un  mot  indépendant,  sur  vingt  questions 
vitales  de  la  société,  —  ce  n'est  pas  dans  un  cha- 
pitre de  livre  que  l'on  peut  avoir  la  prétention 
de  résumer  toute  cette  œuvre,  d'étreindre  toute 


PSYCHOLOGIE      CONTEMPORA!  N  E 


cette  esthétique,  de  ramasser  toute  cette  psycho- 
logie... C'est  assez  dire  que  je  ne  dessinerai  pas 
ici  un  portrait  en  pied  de  M.  Dumas.  Dans  cette 
suite  d'études  consacrées  aux  chefs  de  la  littéra- 
ture contemporaine  qui  ont  exprimé,  propagé 
par  suite,  des  nuances  de  sensibilité  singulières, 
je  devais  arriver  à  ce  maître  exceptionnel  et  in- 
quiétant qui  a  secoué  plus  qu'aucun  autre  les 
nerfs  malades  de  notre  génération.  Fidèle  à  la 
méthode  que  j'ai  suivie  dans  la  première  série  de 
ces  Essais  à  l'occasion  de  Baudelaire,  de  M.  Re- 
nan, de  Gustave  Flaubert,  de  Stendhal  et  de 
M.  Taine,  je  voudrais  examiner  les  écrits  de  cet 
homme,  en  tant  seulement  qu'ils  sont  un  signe 
de  quelques  états,  sinon  tout  à  fait  nouveaux, 
au  moins  très  renouvelés,  d'un  certain  nombre 
d'âmes  françaises  vers  la  fin  du  xixe  siècle. 
On  ne  s'étonnera  donc  pas  si  cette  étude  toute 
psychologique  et  morale,  néglige  plusieurs  pro- 
blèmes de  technique,  tels  que  celui  du  réalisme 
au  théâtre  et  celui  du  style  dans  le  dialogue,  ou 
bien  encore  quelques  points  d'histoire  littéraire. 
L'analyse  des  étapes  successives  par  lesquelles  a 
passé  l'esprit  de  M.  Dumas  et  des  causes  pro- 
bables de  ces  passages  serait  un  de  ces  points. 
A  qui  se  proposerait  d'épuiser  cet  ample  sujet, 


ALEXANDRE     DUMAS     FILS 


un  fragment  de  volume  ne  suffirait  point.  11  y 
faudrait  le  volume  tout  entier.  On  en  trouvera  ici 
quelques  pages. 


LE    MORALISTE 


M  Alexandre  Dumas  fils  a,  dès  le  premier 
jour,  possédé  ce  don  précieux  d'éveiller  l'écho. 
Son  premier  grand  roman  et  sa' première  grande 
comédie  furent  des  événements  publics.  Aujour- 
d  hui  et  après  trente  années,  qu'il  donne  un  nou- 
veau roman  et  une  nouvelle  pièce,  la  curiosité  de 
Paris  s'enflammera,  aussi  ardente.  Ce  don  du 
retentissement  immédiat,  électrique,  d'autres 
l'ont  eu,  qui  n'avaient  pas  sa  valeur  d'artiste. 
C'est  qu'aussi  bien  cette  valeur  y  est  étrangère. 
La  foule  qui  se  passionne,  mouvante  et  vague, 
autour  d'un  livre  ou  d'une  pièce,  et  les  met  à  la 
mode,  n'est  pas  artiste,  au  sens  où  les  initiés  en- 
tendent ce  terme.  Elles  est  obtuse  aux  beautés  de 
forme,  les  plus  importantes  au  regard  des  céna- 
cles, —  les  seules  importantes,  dirais-je  pour 
ma  part,  puisque  la  forme  et  le  fond  ne  sauraient 


PSYCHOLOGIE      CONTEMPORAINE 


être  considérés  comme  des  choses  distinctes,  et 
que  mal  écrire,  c'est  toujours,  et  partout,,  mal 
penser.  La  foule  admire  avec  une  égale  sincérité 
de  très  médiocres  et  de  très  beaux  vers,  de  la 
bonne  prose  et  de  la  détestable,  et  cela  pour  des 
raisons  qui  tiennent  à  sa  conception  toute  pra- 
tique et  positive  de  la  littérature.  Elle  est  com- 
posée, cette  foule  à  demi  instinctive,  de  créatures 
qui  agissent  et  qui  pâtissent,  pour  lesquelles  le 
dilettantisme  et  la  contemplation  n'existent  point, 
qui  vivent  d'abord  et  qui  veulent  vivre.  Il  n'y  a 
pas  d'arbitraire  dans  ces  âmes  qu'une  profonde  et 
inconsciente  logique  conduit...  à  quoi?  unique- 
ment et  invinciblement  à  la  satisfaction  de  leurs 
besoins.  Il  faut,  à  cette  foule,  une  littérature  qui 
soit,  pour  son  esprit  et  pour  son  cœur,  ce  que  le 
pain  et  le  vin  sont  pour  sa  chair.  Ouvrière,  elle 
demande  des  outils  de  l'ordre  spirituel.  Elle  veut 
se  servir  du  livre  qu'elle  lit,  de  la  pièce  qu'elle 
entend.  Pauvre  foule,  si  obscure  et  qui  vase  quê- 
tant une  conscience,  inquiète  au  fond  et  qui 
mendie  un  apaisement!...  Ah!  donnez-moi  une 
parole  dont  je  fasse  usage  demain,  ce  soir,  quand 
je  devrai  me  décider,  diriger  les  miens,  conduire 
ma  pensée.  J'ai  des  enfants,  parlez-moi  d'eux. 
J  ai  une  femme,  parlez-moi  d'elle.  Tant  de  nuit 


M.     ALEXANDRE     DUMAS     FILS 


pèse  sur  ce  monde,  soi-disant  civilisé,  mais  qui 
n'a  fait  qu'épaissir  ses  ténèbres  en  éteignant  les 
vieilles  lumières!  Appelez-moi,  vous  qui  savez. 
Est-ce  par  ici  que  je  dois  aller?...  Si  la  voix  de 
M.  Dumas  a  tout  de  suite  dominé  cette  plainte 
de  la  foule,  cette  domination  n'a  été  due  ni  aux 
chefs-d'œuvre  d'architecture  dramatique,  ni  aux 
scintillements  d'esprit  qui  assurent  à  Fauteur  de  la 
Visire  de  U^Çoces  et  de  YoAmi  des  Femmes  un  si 
haut  rang  parmi  les  habiles  de  la  scène.  Non. 
Mais  cette  voix  prononçait  précisément  les 
paroles  dont  cette  foule  avait  le  besoin.  Elle 
disait  sur  l'amour,  sur  l'argent,  sur  l'adultère, 
sur  les  rapports  des  enfants  et  des  parents,  sur 
la  plaie  de  la  prostitution,  des  phrases  qu'il  était 
nécessaire  qu'une  bouche  humaine  jetât  dans  l'air 
de  l'époque.  La  foule  a  couru  vers  cet  homme, 
parce  qu'il  lui  parlait  d'elle,  et  de  ses  misères  se- 
crètes ou  publiques.  Elle  avait  reconnu  en  lui 
l'Etre  qu'elle  préfère  entre  tous,  parce  que  seul  il 
peut  la  révéler  à  elle-même,  lui  formuler  sa  règle 
et  la  guérir  du  mal  de  l'incertitude  :  le  ^Moraliste. 
C'est,  en  effet,  le  premier  terme  qui  vient  à  l'esprit 
quand  on  cherche  à  définir  le  talent  de  M.  Dumas. 
Il  faut  traduire  ce  mot  pour  bien  comprendre  et 
les  qualités  et  les  insuffisances  de  ce  talent. 


P  S  Y  C  H  O  L  O  G  I  H      CONTEMPORAINE 


Dans  la  série  des  espèces  intellectuelles,  le  Mo- 
raliste occupe  une  place  très  nettement  circons- 
crite. Il  est  très  voisin  du  Psychologue  par  l'objet 
de  son  étiffle,  car  l'un  et  l'autre  est  curieux  d'at- 
teindre les  arrière-fonds  de  L'âme  et  veut  connaître 
les  mobiles  des  actions  des  hommes.  Mais  au 
Psychologue  cette  curiosité  suffit.  Cette  connais- 
sance a  sa  fin  en  elle-même.  L'àme  humaine  est 
une  machine  qu'il  regarde  fonctionner,  ou,  si 
l'on  veut,  une  plante  dont  il  considère  les  évolu- 
tions. Il  voit  la  naissance  des  idées,  leur  déve- 
loppement, leur  combinaison,  les  impressions  des 
sens  aboutir  à  des  émotions  et  a  des  raisonne- 
ments, les  états  de  conscience  toujours  en  voie  de 
se  faire  et  de  se  défaire,  une  compliquée  .et 
changeante  végétation  de  l'esprit  et  du  cœur. 
Vainement  le  Moraliste  déclare  certains  de  ces 
états  de  conscience  criminels,  certaines  de  ces 
complications  méprisables,  certains  de  ces  chan- 
gements haïssables  A  peine  si  le  Psychologue 
entend  ce  que  signifie  ou  crime,  ou  mépris,  ou 
indignation.  Est  ce  qu'un  chimiste  s'indigne 
qu'un  produit  soit  meurtrier,  si  ce  produit  est 
meurtrier  d'après  des  lois  fixes?  Est-ce  qu'un  na- 
turaliste méprise  une  fleur  d'être  gonflée  de  poi- 
son? Est-ce  que  le  bras  d'un  homme  qui  assassine 


M .     ALEXANDRE     DUMAS     FILS 


ne  soulève  pas  le  couteau  avec  un  jeu  normal  de 
ses  muscles,  et  le  savant  qui  se  représente  ce  geste 
doit-il  faire  autre  chose  que  de  décomposer  son 
mécanisme,  sans  souci  du  dessein  que  ce  geste  a 
servi?  Même  le  Psychologue,  —  Mérimée  et 
Beyle  sont  là  pour  l'attester,  —  se  complaît  à  la 
description  des  états  dangereux  de  l'âme  qui  révol- 
tent le  Moraliste  ;  il  se  délecte  à  comprendre  des 
actions  scélérates,  si  ces  actions  révèlent  une 
nature  énergique  et  si  le  travail  profond  qu'elles 
manifestent  lui  paraît  singulier.  En  un  mot,  le 
Psychologue  analyse  seulement  pour  analyser,  et 
le  Moraliste  analyse  afin  de  juger.  Ce  goût  du 
jugement  fait  sa  marque  propre,  et  le  distingue 
aussi  du  Philosophe  qui  se  renferme,  lui,  dans  la 
spéculation  désintéressée  et  ne  sait  même  pas 
s'il  est  des  conséquences  pratiques  de  ses  idées... 
Spinoza  est  assis,  tout  seul  et  chétif,  au  coin  de 
son  poêle,  dans  sa  pauvre  chambre.  Combien 
d'après-midi  a-t-il  passés  delà  sorte,  échafaudant 
les  théorèmes  de  son  Éthique}  Pour  plus  d'évi- 
dence, il  adoptel'appareilde  la  géométrie.  Propo- 
sitions et  démonstrations,  définitions  et  axiomes, 
scolies  et  corollaires,  il  transcrit  le  tout  en  un 
latin  lucide,  et  recopie  son  ouvrage  avec  sa  main 
de  poitrinaire  aux  ongles  recourbés.  Paisiblement 


PSYCHOLOGIT      CONTEMPORAINE 


et  minutieusement,  ilessaiededémontrer  que  Dieu 
ne  saurait  être  tout  ensemble  infini  et  personnel, 
puisque  toute  détermination  est  une  négation.  Il 
établit  que  la  nature  ne  poursuit  aucun  but; 
car  elle  existe  de  toute  éternité,  car  elle  épuise  tous 
les  possibles,  et  ne  peut  rien  acquérir  qu'elle  ne 
possède  point,  étant  elle-même  le  tout.  Il  cons- 
tate que  la  liberté  de  nos  résolutions  est  illusoire, 
que  le  Bien  et  le  Mal  sont  des  notions  sans  ca- 
ractère positif,  que  la  permanence  du  moi  après 
la  mort  ne  se  concilie  avec  aucune  des  évidences 
reconnues...  De  semblables  prémisses  envelop- 
pent de  redoutables  conséquences  dont  le  Mora- 
liste s'épouvante.  Qu'importent  ces  conséquences  r 
dit  le  Philosophe  ;  mon  système  est-il  correcte- 
ment construit,  sur  des  bases  solides  et  avec  une 
logique  impeccable  ?  Tout  le  problème  est  là 
pour  lui,  et  non  dans  le  caractère  bienfaisant  ou 
périlleux  de  ses  théories.  —  La  distance  est  pa- 
reille entre  ceux  que  préoccupe  uniquement  la 
question  d'art  et  le  Moraliste.  Comme  il  jugeait 
tout  à  l'heure  des  passions  et  des  doctrines  par 
leurs  effets,  il  juge  delà  beauté  par  son  influence, 
et  il  reconnaît  une  beauté  coupable  et  dépravante 
en  regard  de  la  beauté  purifiante  et  saine.  Au 
contraire,    l'Artiste  admet  qu'il  est    des   vertus 


M.     ALEXANDRE     DUMAS     FILS  Iï 


inesthétiques  et  de  splendides  corruptions,  ou 
plutôt  il  fait  fi  des  vertus  et  des  corruptions.  Il 
sait  qu'il  y  a  des  choses  belles  et  des  choses 
laides,  et  il  ne  sait  que  cela.  Dans  un  asile  de 
débauche,  et  devant  le  corps  délicieux  d'une  fille 
à  vendre,  il  s'arrête,  ravi.  Et  le  lieu,  et  l'heure,  et 
la  sensation  de  l'avilissement  s'en  vont  de  sa 
tête,  pour  laisser  la  place  à  l'admiration  devant 
les  hanches  souples,  la  gorge  délicate,  les  fines 
attaches,  la  couleur  ambrée  ou  nacrée  de  cette 
nudité.  C'est  là  une  personne  humaine  à  jamais 
damnée,  la  victime  des  luxures  brutales,  celle, 
suivant  la  biblique  expression  du  poète  Stéphane 
Mallarmé  «  en  qui  vont  les  péchés  d'un  peuple,  » 
un  crime  inexpiable  de  notre  civilisation  de 
mensonge...  «  Sois  charmante  et  tais-toi...,  » 
murmure  l'adorateur  de  la  beauté.  Jl  n'est  point 
de  palais  ni  d'honneur  social  qui  la  crée,  cette 
divine  beauté,  là  où  elle  n'est  pas.  Il  n'est  point  de 
bouge  ni  de  honte  qui  la  détruise  là  où  elle  est! 
Mais  le  Moraliste?  Ni  les  énergies  de  la  passion, 
ni  les  raffinements  de  la  pensée,  ni  les  mirages 
de  la  beauté  ne  le  contentent.  De  ces  passions 
dont  l'intense  développement  séduit  le  Psycho- 
logue, il  aperçoit,  lui,  les  lendemains  inévitables, 
la  bonne  foi  toujours  violée,  le  pacte  social  tou- 


PSYCHOLOGIE      CONTEMPORAINE 


jours  rompu,  les  influences  de  l'exemple  qui 
s'étendent  si  loin  autour  de  nous  ;  «  une  vie, 
a-t-il  été  dit  éloquemment,  est  une  profession 
de  foi,  elle  exerce  une  propagande  irréparable 
et  silencieuse.  Elle  tend  à  transformer,  autant 
qu'il  dépend  d'elle,  l'univers  et  l'humanité  à 
son  image...  »  Elle  tend  à  devenir  une  règle,  et 
le  Moraliste  comprend  cela.  Pareillement,  d'un 
système  il  aperçoit  la  règle  qui  se  dégage.  Oui 
donc  étudiera  ce  système,  sinon  quelque  homme 
vivant  et  mêlé  à  d'autres  hommes  vivants,  et  il 
demandera  aux  définitions  et  aux  déductions  de  se 
résoudre  en  un  conseil  immédiat.  Oui,  une  créa- 
ture se  rencontrera,  dans  un  coin  de  l'espace,  dans 
une  heure  du  temps,  qui  sera  tentée  et  à  qui  ce  sys- 
tème donnera  ou  enlèvera  un  élément  de  résistance, 
qui  sera  vaincue  et  à  qui  ce  système  donnera  ou  en- 
lèvera un  élément  de  réparation,  qui  sera  bien  lasse 
et  a  qui  ce  système  donnera  ou  enlèvera  de  quoi 
se  consoler.  Le  Moraliste  est  comme  le  médecin  qui 

lave  et  panse  une  plaie  saignante.  Oue  lui  parlez- 
r  r  o  » —  i 

vous  de  théories  sur  l'histologie  ?  Les  lèvres  de  la 
plaie  sont  là  béantes  ;  si  votre  théorie  n'aboutit 
pas  à  un  nouveau  précepte  de  pansement,  laissez- 
moi  bander  la  blessure  d'après  ma  vieille  méthode, 
car  il  faut  que  la  blessure  soit  bandée,  comme  il 


M .     ALEXANDRE     DUMAS     FILS  I  "$ 


faut  que  les  maladies  de  l'àme  soient  guéries.  Il 
le  faut,  d'une  nécessité  qui  n'attend  pas  ;  car 
nous  ne  vivons  pas  deux  fois  la  même  heure. 
Que  l'entretenez-vous  encore,  ce  Moraliste,  de 
ce  songe  inemcace  que  vous  appelez  Fart?  Il 
s'agit  de  la  vie,  vous  dis-je,  de  cet  instant  qui 
s'en  va  et  ne  reviendra  pas,  de  cette  action  qui, 
une  fois  accomplie,  sera  littéralement  ineffaçable, 
et  non  pas  de  contemplation  et  de  dilettantisme. 
Elle  n'est  ni  belle  ni  laide,  la  vie,  elle  est  la  vie, 
c'est-à-dire  quelque  chose  de  tragique  et  de  né- 
cessaire, un  douloureux  effort  parmi  une  effrénée 
concurrence  que  notre  devoir  est  d'adoucir, 
parmi  des  indigences  mortelles  que  notre  devoir 
est  de  soutenir.  Nous  contemplerons  ensuite,  si 
nous  pouvons...  C'est  ainsi,  me  semble-t-il,  que 
parle  et  que  sent  le  Moraliste.  Son  premier 
besoin  est  celui  d'une  règle  de  conduite  ou  de 
redressement.  C'est  à  découvrir  cette  règle  que 
son  esprit  est  tendu,  c'est  à  mettre  ses  actions  en 
accord  avec  elle  que  sa  volonté  s'applique,  c'est 
à  déplorer  le  désaccord  entre  cette  règle  et  ces 
actions  que  sa  sensibilité  se  dépense.  Une  telle 
lorme  d'esprit  est  plus  indestructible  qu'aucune 
autre,  parce  qu'elle  est  plus  tyrannique.  C'est  un 
goût,  personnel  comme  tous  les  goûts,  mais  dé- 


14  PSYCHOLOGIE      CONTEMPORAINF 

guisé  en  obligation.  Elle  est  aussi  la  plus  puissante 
sur  les  autres  hommes,  parce  quelle  va  au-devant 
d'eux  et  aboutit  très  vite  à  l'apostolat.  Il  y  aurait 
à  étudier  les  conditions  où  elle  se  développe  : 
on  trouverait  que,  le  plus  souvent,  le  Moraliste  a 
du  souffrir,  très  jeune,  d  une  grande  injustice  et 
ressentir  le  besoin  d'une  grande  réparation.  Mais 
d'où  qu'elle  dérive,  cette  forme  d'esprit  est  une 
des  plus  caractérisées  qui  soient,  et  ce  caractère 
si  tranché  se  reconnaît  du  coup  chez  M.  Dumas. 
Examinez,  en  effet,  toutes  ses  comédies,  à 
partir  du  Demi-cMonde  jusqu'à  la  Trincesse  de 
'Bagdad;  il  n'y  en  a  pas  une  au  sortir  de  laquelle 
un  utilitaire  puisse  poser  le  «  Qu'est-ce  que  cela 
prouve?  »  du  spectateur  sceptique  àzAthalic. 
Toutes  ces  comédies  aboutissent  à  un  enseigne- 
ment  évident  et  direct,  de  même  que  toutes  sont 
fondées  sur  un  drame  de  la  vie  morale.  L  auteur 
le  reconnaît  lui-même,  et  s'en  fait  gloire.  A  ses 
veux*,  le  théâtre  qui  ne  démontre  pas  ce  que 
lécrivain  croit  être  la  vérité,  n'est  qu'un  jeu  de 
patience  indigne  d'occuper  un  artiste  sérieux.  \\ 
est  revenu  sur  cette  théorie  à  maintes  reprises, 
dans  les  remarquables  préfaces  qu'il  a  mises  à  ses 
comédies,  lors  de  1  édition  dernière.  Celle  sur- 
tout qui  précède  la  Femme  de  Claude,  la  plus  si- 


M .     ALEXANDRE     DUMAS     F  !  L  S  I  ^ 

gnificative  à  mon  sens,  contient  une  déclaration 
de  principes  dont  les  termes  mêmes  valent  qu'on 
les  commente.  S  adressant  à  M.  Cuvillier-Fleury 
et  se  justifiant  d'avoir  discuté  sur  la  scène  une 
question  de  morale,  M.  Alexandre  Dumas  s'écrie  : 
«  Ce  droit  que  je  n'ai  pas,  selon  vous,  je  le 
prends...  Pourquoi:  Je  vais  vous  le  dire.  Parce 
que,  comme  dit  tout  bonnement  le  proverbe, 
l'habit  ne  fait  pas  le  moine.  Il  ne  s'agit  donc  pas 
d'avoir  reçu  de  la  société  mission  de  faire  tels  ou 
tels  actes.  Ce  n'est  qu'une  fonction,  cela.  Il  s'agit 
d'avoir  reçu  de  sa  conscience  ordre  de  faire  relie 
ou  relie  acrion...  »  J'ai  souligné  deux  expressions, 
parce  qu'à  elles  seules  ces  deux  expressions  con  - 
tiennent  toute  la  formule  de  la  littérature,  telle 
que  la  comprend  le  .Moraliste.  Remarquez  le 
terme  dont  il  se  sert  pour  résumer  les  motifs  qui 
lui  mettent  la  plume  en  main.  «  C  est  un  ordre,  » 
dit-ii.  C'est  le  terme  aussi  qu'employait  Kant  : 
«  L'impératif  catégorique  de  la  moralité,  n'étant 
subordonné  à  aucune  condition,  étant  absolu- 
ment, quoique  pratiquement  nécessaire,  peut 
être  justement  appelé  un  ordre.  ..*  a  Le  Moraliste 


*  Fondement  de  la  métaphysique  des   mœurs.    Trad.    Bami, 
L.igrar.ge,   186?.  p.  46. 


1 6  PSYCHOLOGIE     CONTEMPORAINE 

n'écrit  point  pour  donner  une  fête  à  sa  fantaisie, 
comme  le  poète,  ni  pour  être  ailleurs,  comme  le 
visionnaire,  ni  pour  redoubler  en  lui  le  sentiment 
de  la  réalité,  comme  le  faiseur  de  mémoires  ou  le 
romancier  d'observation  directe.  Non.  Il  obéit 
à  sa  conscience,  et  ses  livres  deviennent  des 
«  actions.  »  M.  Dumas  raconte,  dans  une  sorte 
d'autobiographie  intellectuelle  des  plus  franches, 
comment  il  a  été  conduit  à  écouter  cet  ordre  de 
sa  conscience  et  à  exécuter  les  actions  qui  sont  ses 
livres  :  «  On  ne  saurait  avoir,  sans  être  fou,  la 
prétention  de  faire,  à  soi  tout  seul,  une  réforme 
générale,  mais  il  est  probable  que  cette  réforme 
doit  s'opérer  graduellement.  On  choisit  donc, 
lorsqu'on  traverse  ce  inonde,  et  quon  a  la  volonté 
du  bien,  un  point  quelconque  où  se  manifestent 
d'ailleurs,  car  ils  sont  visibles  partout,  les  symptô- 
mes de  l'imbécillité  quasi  universelle.  On  y  devient 
incessamment  attentif  et  on  la  combat.  »  Par  suite 
on  n'écrit  jamais  une  ligne  sans  s'interroger  sur 
le  retentissement  de  cette  ligne  et  de  l'idée  qu'elle 
propage,  dans  la  volonté  des  autres.  «  Emettre 
une  idée,  formuler  une  théorie,  soutenir  une 
opinion  devant  le  public,  soit  que  l'on  parle  du 
haut  d'une  chaire,  d'une  tribune  ou  d'une  scène, 
me  semblent  chose  si  grave,  que  mon  esprit,  je 


M.    ALEXANDRE     DUMAS     FILS  17 


dirai  même  ma  conscience,  ri  a  de  repos  que  lorsque 
je  me  suis  bien  assuré  que  fai  agi  en  toute  sincé- 
rité... »  Cette  phrase  de  la  préface  de  la  Prin- 
cesse Georges  est  un  aveu  d'une  véracité  qui  pa- 
rait absolue  lorsqu'on  a  vécu  dans  la  familiarité 
de  cette  pensée  toujours  préoccupée  du  problème 
du  Bien  et  du  Mal.  Dans  la  préface  dû  'Bijou  de 
la  Théine,  où  il  parle  de  la  poésie  comme  en  doit 
parler  un  moraliste  qui  préfère  aux  plus  beaux 
vers  quatre  maximes  de  La  Bruyère  ou  de  La 
Rochefoucauld,  il  se  vante  d'avoir  dit,  au  cours 
de  ses  divers  ouvrages  «  absolument  ce  qu'il 
voulait  dire.  »  Et  il  a  raison.  Quand  un  écrivain 
considère  toutes  ses  pages  comme  autant  d'ac- 
tions, ou  bonnes  ou  mauvaises,  et  dont  il  est  la 
cause  responsable  devant  la  conscience  de  ses 
lecteurs,  il  se  doit  de  les  vouloir  toutes.  Il  ne  peut 
arguer,  comme  d'autres,  qu'il  a  écrit  pour  lui 
seul  ou  pour  les  initiés,  délicate  élite  :  «  Je 
n'écris  que  pour  cent  lecteurs  ;  et  de  ces  êtres 
malheureux,  aimables,  charmants,  point  hypo- 
crites, point  moraux,  auxquels  je  voudrais  plaire, 
j'en  connais  à  peine  un  ou  deux...  »  C'est  le 
début  d'une  préface  aussi,  ces  quelques  lignes, 
mais  signée  par  cet  épicurien  de  Stendhal,  et  mise 
en  tête  de  ce  livre  d'analyse  sans  conclusion,  qui 


PSYCHOLOGIE      CONTEMPORAIN! 


est  YoAmour.  Et  justement  Stendhal  n'était  qu'un 
Psychologue,  et  M    Dumas  est  un  Moraliste. 

Ce  qui  constitue  à  M.  Dumas  une  originalité 
singulière,  c'est  qu'il  possède,  en  même  temps 
que  ce  sens  suraigu  de  la  vie  morale,  cet  autre 
sens  que,  faute  d'un  mot  plus  précis,  j'appellerai 
le  sens  du  théâtre,  en  sorte  que  cette  intelligence 
qui  aperçoit  partout  des  problèmes  de  cons- 
cience, les  aperçoit  sous  l'angle  spécial  qui  est 
l'optique  de  la  scène.  C'est  là  un  don  qui  paraît 
purement  technique,  mais  à  l'analyse  on  recon- 
naît que  ce  don  en  suppose  plusieurs  autres,  et 
qu'il  entraîne  avec  lui  tout  un  cortège  de  facul- 
tés. Et  d'abord  c'est  un  don,  entendez  par  là 
quelque  chose  d'irréductible,  un  tour  d'imagina- 
tion natif,  essentiel  à  l'auteur  dramatique  comme 
une  conformation  particulière  de  l'oreille  ou  de 
l'œil  est  nécessaire  au  musicien  et  au  peintre  : 
«  On  ne  devient  pas  un  auteur  dramatique,  dit 
M.  Dumas  dans  la  préface  du  Tere  prodigue  ;  on 
l'est  tout  de  suite  ou  jamais,  comme  on  est  blond 
ou  brun,  sans  le  vouloir.  C'est  un  caprice  de  la 
nature  qui  vous  a  construit  l'œil  d'une  certaine 
façon,  pour  que  vous  puissiez  voir  d'une  certaine 
manière  qui  n'est  pas  absolument  la  vraie,  et  qui 
cependant  doit  paraître  la  seule,    momentané- 


M.    ALEXANDRE     DUMAS     FILS  .  19 

ment,  à  ceux  à  qui  vous  voulez  faire  voir  ce  que 
vous  avez  vu.  »  Le  premier  élément  de  cette  vue 
dramatique  des  choses  est  l'imagination  du  dia- 
logue. Je  n'ai  pas  dit  la  transcription,  car  les  re- 
parties d'une  causerie,  soigneusement  notées  et 
mises  à  bout,  ne  procureraient  en  aucune  manière 
l'illusion  de  la  vie.  Quand  deux  personnes,  en 
effet,  causent  ensemble  dans  un  coin  de  salon, 
ou  à  une  table  de  dîner,  ou  au  détour  d'une 
rue,  les  mots  qu'elles  prononcent  sont  une  por- 
tion assez  faible  de  ce  qu'elles  se  disent  réelle- 
ment. Elles  se  connaissent  par  avance,  elles  ont 
l'une  sur  l'autre  un  ensemble  de  notions  acquises, 
en  sorte  que  l'effet  direct  de  chaque  parole  est 
modifié,  pour  l'une  et  pour  l'autre,  par  une 
somme  d'impressions  préalables.  Chacun  des 
deux  interlocuteurs  fait,  des  phrases  qu'il  entend, 
une  traduction  involontaire  et  immédiate,  con- 
forme à  ces  impressions.  En  outre,  ils  sont  vis-à- 
vis  l'un  de  l'autre,  ils  voient  leur  physionomie, 
leur  accent  souligne,  leur  geste  nuance  leur 
discours.  C'est  un  commentaire  continu  et  indé- 
pendant du  texte  strict,  qui  donne  une  valeur 
spéciale  à  tous  les  mots.  Imaginer  un  dialogue, 
c'est  donner  le  substitut  littéraire  de  tous  ces 
sous-entendus;  c'est  noter  cette  physionomie,  cet 


20  PSYCHOLOGIE      CONTEMPORAINE 

accent,  ce  geste;  c'est  rendre  sensible  la  situa- 
tion réciproque  des  deux  personnages,  marquer 
d'un  trait  leur  attitude,  leur  tempérament,  leur 
métier,  leur  passé.  Il  y  faut  un  pouvoir  de  rac- 
courci absolument  contraire  au  pouvoir  analy- 
tique du  romancier,  lequel  montre  ses  person- 
nages comme  les  professeurs  d'anaromie  mon- 
trent le  corps  humain,  par  planches  successives 
et  détachées.  Mais  cette  imagination  du  dialogue 
en  suppose  une  seconde.  Par  cela  seul  que  deux 
personnes  se  trouvent  en  présence  et  quelles  se 
parlent,  elles  sont  Tune  avec  l'autre  dans  un  cer- 
tain conflit  ou  dans  un  certain  accord.  Dans  tous 
les  cas,  elles  agissent  l'une  sur  l'autre.  Imaginer 
un  dialogue,  c'est  donc  imaginer  deux  person- 
nages au  moins  en  action,  et  le  drame  naît,  le 
drame  qui  est  action,  comme  Fétymologie  seule 
l'indique.  Or  l'action  n'est  intéressante  que  si  les 
personnages  qui  s'y  trouvent  engagés  sont  eux- 
mêmes  dans  une  heure  intéressante  de  leur  vie. 
Il  faut  qu'il  y  ait  derrière  ce  dialogue  et  son  con- 
flit une  crise  d'âmes,  et  en  dernière  analyse 
l'imagination  dramatique  nous  apparaît  comme 
l'imagination  des  crises.  On  vérifierait  cette 
théorie  à  l'occasion  de  tous  les  chefs-d'œuvre  du 
théâtre.  Le  Danois  Hamlet  et  le  Maure  Othello, 


A  L  E  X  AND  R  D     DUMAS     F  I  I.  S 


l'Espagnol  Rodrigue  et  la  Cretoise  Phèdre,  Ar- 
nolphe  et  Alceste,  ces  Parisiens,  sont  tous,  à  un 
égal  degré,  des  personnages  de  théâtre,  parce 
qu'ils  sont  également  conçus  et  posés  dans  un 
moment  critique  de  leur  vie  et  de  leur  caractère, 
tandis  que  le  père  Grandet,  Goriot,  Madame 
Bovary,  Madame  Gervaisais,  sont  tous  des  per- 
sonnages de  roman,  parce  qu'ils  sont  conçus  et 
posés  comme  des  créatures  d'habitudes,  et  dans  le 
petit  détail  quotidien  de  leur  existence. 

H  y  a  une  psychologie  des  crises,  et  c'est  bien 
celle  que  les  auteurs  dramatiques  adoptent  par 
instinct  avant  de  la  pratiquer  par  réflexion.  Pour 
qu'il  y  ait  une  crise,  et  une  crise  importante,  il 
est  nécessaire  que  des  passions  soient  en  présence, 
très  nettes  et  très  vives,  et  des  caractères  très 
marqués.  Un  être  tout  de  méditation,  de  dialec- 
tique intime  et  d'atermoiements,  comme  cet 
Amiel  dont  j'étudierai  plus  loin  le  journal  avec 
ses  documents  si  précieux  sur  les  maladies  de 
Pâme  à  notre  époque,  ne  saurait  entrer  dans  une 
combinaison  dramatique,  et  un  écrivain  qui  pos- 
sède le  don  de  l'optique  théâtrale  se  gardera  bien 
de  le  représenter.  C'est  une  exception  prodi- 
gieuse, sous  ce  point  de  vue,  que  THamlet  de 
Shakespeare  j  et   encore  Shakespeare  a-t-il  cm- 


22  PSYCHOLOGIE     CONTEMPORAINE 

ployé  toutes  sortes  de  ruses  pour  faire  passer  les 
interminables  hésitations  du  prince  rêveur.  C'est 
une  habileté  incomparable,  par  exemple,  d'avoir 
introduit  dans  cet  esprit  inquiet  des  doutes  reli- 
gieux sur  la  véracité  du  fantôme  :  «  Le  spectre 
que  j'ai  vu  est  peut-être  le  diable  ;  or  le  diable  a 
le  pouvoir  de  revêtir  une  forme  aimable  aux  yeux. 
Oui,  et  peut-être  veut-il  tirer  parti  pour  me 
damner  de  ma  faiblesse  et  de  ma  mélancolie,  car 
il  est  très  puissant  avec  des  âmes  de  la  nature  de 
la  mienne.  Il  me  faut  marcher  sur  un  terrain  plus 
solide  que  celui-là...  »  Et  Hamlet  se  trouve  ainsi 
agir,  tout  en  cédant  à  son  goût  passionné  de 
l'analyse,  par  cela  seul  qu'il  s'essaye  à  vérifier  les 
paroles  de  l'indéfinissable  fantôme.  Mais  Hamlet, 
paradoxe  audacieux  du  génie  de  Shakespeare,  n'a 
pas  eu  de  frères  au  théâtre.  Son  caractère  d'une 
part  est  trop  nuancé,  de  l'autre  il  subit  trop  ai- 
sément les  influences  extérieures.  Pour  qu'une 
crise  apparaisse,  aiguë  et  saillante,  il  faut  que  les 
personnages  voient  une  idée  fortement,  et  n'en 
voient  qu'une  seule.  11  ne  suffit  pas  que  leur  âme 
soit  énergique^  elle  doit  être  simple.  Aussi  un 
domaine  immense  de  sensations  et  de  sentiments 
ne  ressortit  pas  au  théâtre.  Rien  de  plus  fréquent 
dans  la  vie  que  des  amours  incertaines,  qui  dou- 


M.     ALEXANDRE     DUMAS    FILS  2] 

tent  de  leur  propre  sincérité,  qui  tantôt  aiment 
et  qui  tantôt  n'aiment  pas.  Les  amoureux  qui  sont 
sur  les  planches  ne  connaissaient  pas  ces  com- 
plexités. Ils  sont  bien  certains  de  leur  amour, 
comme  à  côté  d'eux  tous  les  ennemis  sont  bien 
certains  de  leur  haine,  tous  les  vicieux  de  leur 
vice,  tous  les  vertueux  de  leur  vertu.  Ce  qui  est 
demi-teinte,  clair-obscur  psychique,  ce  qui  est 
inconscient,  comme  disent  les  philosophes,  n'a  pas 
droit  de  cité  sur  la  scène,  parce  que  rien  de  tout 
cela  n'aboutie  à  l'action  intense,  et  que,  hors  de 
l'action,  il  n'y  a  pas  de  drame. 

Qu'on  se  représente  maintenant  l'union  intime 
de  ce  sens  dramatique  et  du  sens  delà  vie  morale, 
et  l'on  aura  l'explication  de  bien  des  contrastes 
qui  se  rencontrent  dans  le  talent  de  M.  Alexandre 
Dumas,  car  les  exigences  du  second  de  ces  sens 
sont  tout  près  d'être  précisément  le  contraire  des 
exigences  du  premier.  Ces  raisonnements,  que 
l'auteur  dramatique  exclut  ,  le  moraliste  en 
éprouve  le  besoin  profond.  Ces  nuances  et  ces 
incertitudes,  cette  sorte  de  dégradation  de  lu- 
mière dans  le  monde  intérieur,  mais  n'est-ce  pas 
la  vie  morale  elle-même  ?  L'auteur  dramatique  se 
précipite  vers  l'action  qui,  seule,  lui  importe  ;  et 
ce  sont  les  délibérations,  les  conséquences,  tous 


24  PSYCHOLOGIE      CONTE.VPOP.A! 

les  alentours  de  Faction  qui  préoccupent  le  .Mo- 
raliste. Il  semble  que  les  qualités  de  l'un  pros- 
crivent les  qualités  de  l'autre,  et  M.  Dumas 
l'affirme  à  peu  près  dans  la  préface  de  l'Étran- 
gère :  «  Donnez-vous  la  peine  d'étudier  attenti- 
vement Corneille,  Molière  et  Racine,  vous  recon- 
naîtrez bien  vite  que  leurs  premières  pièces,  au 
point  de  vue  du  métier,  sont  aussi  bien  cons- 
truites que  les  dernières,  quelquefois  mieux,  car 
ce  don  naturel  du  mouvement,  de  la  situation, 
de  l'effet,  de  la  clarté,  de  la  vie,  enfin,  nous  le 
perdons  presque  toujours,  à  mesure  que  nous 
avançons  en  âge,  et  en  raison  inverse  de  ce  que 
nous  gagnons  comme  connaissance  du  cceur  hu- 
main. Nous  voulons  alors  pousser  trop  loin  1  étude 
des  caractères  et  l'analyse  des  sentiments.  »  Il  a 
donc  senti  lui-même  la  dualité  de  sa  nature  II  a 
souffert  des  contradictions  qui  coexistent  en  lui 
grâce  à  la  présence  simultanée  du  grand  écrivain  de 
théâtre  et  du  moraliste.  Il  est  possible  qu'en  effet 
le  second  se  soit,  dans  certaines  de  ses  p 
développé  aux  dépens  du  premier.  Il  y  a  toujours 
une  heure  dans  l'histoire  d'un  esprit  où  quelque 
puissance  s'exagère  et  atrophie  le  reste.  Mais  le 
défaut  de  la  fin  était  la  qualité  du  commence- 
ment, et  M.   Dumas  a  dû  aux  antithèses  de  sa 


M  .     ALEXANDRE     DUMAS     F  !  I.  S  2  f 

double  disposition  native  d'écrire  des  pièces  sans 
analogue,  d'un  attrait  singulièrement  suggestif  et 

D  '  D  CTO 

saisissant.  Les  contradictions  mêmes  de  sa  pensée 
lui  ont  servi  de  méthode  pour  découvrir  et  mettre 
en  lumière  certaines  idées  sur  l'amour,  sur  la 
jeunesse  contemporaine  et  sur  la  nostalgie  mys- 
tique particulière  à  notre  siècle.  Ce  sont  les  trois 
séries  d'idées  que  je  voudrais  examiner  tour  à 
tour. 


!i 


LANALYSE    DE    LA  M  OU  R 

o  Je  cherchai  le  point  sur  lequel  la  faculté 
d'observation  dont  je  me  sentais  ou  me  croyais 
doué  pouvait  se  porter  avec  le  plus  de  fruit,  non 
seulement  pour  moi,  mais  pour  les  autres.  Je  le 
trouvai  tout  de  suite.  Ce  point,  c'était  l'amour. . .  » 
Cette  phrase  de  la  préface  de  la  Femme  Je  Claude 
enferme  la  substance  même  et  la  matière  une  de 
l'œuvre  multiple  de  M.  Alexandre  Dumas.  Co- 
médies, romans  et  brochures,  il  n'a  rien  écrit 
qu'il  n'ait  consacré  à  l'étude  des  rapports  entre 
l'homme  et  la  femme.   C'est  qu'aussi  bien  cette 


26  PS  YCHOt.  OG  !  P.      CONTEMPORAINE 

étude  métrait  en  jeu  ses  doubles  facultés  de  mo- 
raliste et  d'auteur  dramatique.  De  moraliste 
d'abord.  Est-il  une  passion  qui  s  infiltre  plus  pro- 
fondément que  l'amour  jusqu'aux  sources  de  la 
vie  morale,  pour  les  rafraîchir  ou  les  empoisonner? 
Légitime^  l'amour  est  l'élément  premier  de  la 
famille,  partant  des  vertus  que  la  famille  exige, 
partant  de  la  société  entière,  dans  ce  que  cette 
société  a  de  réel  et  de  solide.  Illégitime,  il  est  la 
cause  des  plus  dangereuses  anomalies  de  la  con- 
duite et  de  la  destinée.  Nous  n'étions  pas  encore, 
qu'il  se  préparait  à  nous  imposer  sa  redoutable 
influence.  De  la  qualité  de  l'amour  qui  a  uni  nos 
générateurs  a  dépendu,  avec  notre  hérédité  phy- 
siologique, la  valeur  de  notre  hérédité  d'âme,  en 
même  temps  que  notre  condition  de  mise  au  jeu 
sociale.  Nous  grandissons,  et  de  la  qualité  de 
l'amour  qui  survit  à  notre  naissance  entre  nos 
parents  dérive  la  floraison  ou  lavortement  de 
toute  une  portion  de  notre  Idéal.  Nous  devenons 
homme,  et,  de  la  qualité  de  notre  premier 
amour,  que  de  conséquences  découlent  pour 
notre  développement  sentimental,  ou  salutaires 
ou  irréparablement  funestes  !  Nous  devenons 
père,  et  la  qualité  de  l'amour  qui  nous  attache  à 
la  mère  de  nos  enfants  augmente  ou  diminue  les 


M.    ALEXANDRE     DUMAS     FILS  2~] 

chances  de  déviation  ou  de  droite  existence  pour 
ceux  à  qui  nous  infligeons  l'être.  Tout  au  long 
de  nos  années,  il  s  est  donc  enrichi  ou  appauvri, 
au  hasard  de  cette  passion  souverainement  bien- 
faisante ou  destructive,  le  trésor  de  moralité  ac- 
quise dont  nous  sommes  les  dépositaires.  — 
Infidèles  dépositaires  si  souvent,  et  qui  préparons 
la  banqueroute  de  nos  successeurs  parmi  des 
caresses  et  des  sourires  !  Ainsi  nous  le  conseillent 
les  prophètes  inspirés  de  l'amour,  les  poètes  aux- 
quels il  se  révèle  comme  un  oubli  de  tout  ce  qui 
a  été,  de  tout  ce  qui  sera,  dans  l'extase  partagée 
de  deux  cœurs,  dans  le  frémissement  de  deux 
bouches.  Le  Moraliste  ne  se  laisse  pas  prendre  à 
ce  mirage  de  bonheur.  Il  est  trop  pénétré  de 
l'idée  de  la  règle  pour  ne  point  traduire  ces  eni- 
vrés de  l'heure  qui  passe  à  la  barre  du  Bien  qui  ne 
passe  point.  Il  est  trop  convaincu  du  sérieux  de 
la  vie  pour  s'amuser,  comme  a  fait  Stendhal,  à 
décrire  les  cristallisations  de  ces  rêves,  d'une  ma- 
nière détachée  et  simplement  curieuse.  Il  y  a  des 
problèmes  sans  nombre  que  l'amour  pose  et 
qu'il  ne  peut  pas,  lui,  le  discuteur  de  tous  les 
problèmes  humains,  négliger  ou  résoudre  légère- 
ment. Il  ne  s'intéresse  même  à  l'amour  qu'à  cause 
de  ces  problèmes.  De  la  passion  en  elle-même, 


28  PSYCHOLOGIE     CON  T  H  M  PO  R  A  I  N  r 


de  sa  beauté  ou  de  ses  complications  intrinsè- 
ques, il  ferait  bon  marché  sans  les  conséquences 
du  lendemain,  —  mais  elles  sont  si  graves,  ces 
conséquences,  si  fécondes  en  cas  de  conscience 
infiniment  variés  !  Il  y  a  de  quoi  y  dépenser  toute 
une  vie  de  confesseur  et  de  directeur  d'âmes,  — 
et  qu'est-ce  qu'un  Moraliste,  sinon  un  confesseur 
et  un  directeur  laïque,  auquel  il  manque  seule- 
ment la  robe  du  prêtre  —  et  souvent  sa  religion  ? 
En  revanche,  si  le  Moraliste  n'est  pas  prêtre, 
il  est  parfois  auteur  dramatique  ;  c'est  le  cas  de 
M.  Dumas,  et  il  aperçoit  dans  l'amour  la  cause  la 
plus  féconde  qui  soit  en  crises  aiguës  où  se  dé- 
cèle toute  la  secrète  énergie  des  caractères.  Par 
cela  seul  que  l'amour  rapproche  si  étroitement 
les  personnes,  plus  étroitement  qu'aucune  autre 
passion,  c'est  aussi  la  passion  qui  donne  le  plus 
souvent  naissance  à  des  duels  entre  ces  personnes, 
—  duels  intimes,  duels  implacables,  où  la  sau- 
vagerie de  l'animal  primitif,  mâle  et  femelle,  re- 
paraît comme  aux  jours  d'avant  la  civilisation  ; 
car  le  premier  effet  de  l'amour  est  de  supprimer, 
entre  ceux  qu'il  domine,  les  lois  et  les  conve- 
nances de  cette  civilisation.  Tous  les  autres  appé- 
tits sont  plus  ou  moins  contenus  par  les  barrières 
sociales.  Nous  nous  battons  bien  pour  le  pain 


M.     ALEXANDRE     DUMAS     FILS  29 


comme  nos  ancêtres  des  forêts  séculaires  se  bat- 
taient pour  un  morceau  de  viande  crue,  mais 
c'est  sous  l'œil  du  gendarme,  et  d'après  les  con- 
ditions fixes  du  Code.  Nous  nous  battons  pour  la 
prééminence,  mais  c'est  sous  l'œil  du  gendarme 
encore  et  du  public,  et  d'après  d'apparentes  con- 
ventions de  jurisprudence  ou  de  chevalerie  qui 
interdisent  certains  procédés.  L'amour  seul  est 
demeuré  irréductible,  comme  la  mort,  aux  con- 
ventions humaines.  Il  est  sauvage  et  libre,  malgré 
les  codes  et  malgré  les  modes.  La  femme  qui  se 
déshabille  pour  se  donner  à  un  homme,  dépouille 
avec  ses  vêtements  toute  sa  personne  sociale  ; 
elle  redevient,  pour  celui  qu'elle  aime,  ce  qu'il 
redevient,  lui  aussi,  pour  elle,  la  créature  natu- 
relle et  solitaire  dont  aucune  protection  ne  ga- 
rantit le  bonheur,  dont  aucun  édit  ne  saurait 
écarter  le  malheur.  Le  monde  du  cœur  et  le  monde 
des  sens,  —  ces  deux  domaines  où  l'amour 
habite,  —  restent  inaccessibles  au  législateur.  Il 
s'accomplit  là  des  infamies  qu'aucune  sanction  hu- 
maine ne  peut  atteindre;  il  s'y  manifeste  des  hé- 
roïsmes  qu'aucune  gloire  humaine  ne  couronne. 
Chacun  des  deux  amants  ne  peut  en  appeler  de 
ce  qu'il  subit  qu'à  la  nature,  car  il  en  est  réduit, 
vis-à-vis  de  l'autre,  aux  seules  forces  du  tempe- 


"}  O  PSYCHOLOGIE     CONTEMPORAIN  F 

rament  et  du  caractère.  S'il  se  fait  aimer.,  il  ne  le 
doit  qua  lui-même.  S'il  cesse  d'être  aimé,  la 
faute  en  est  à  lui-même...  Les  voilà  donc  face  à 
face,  cet  homme  et  cette  femme,  dans  la  nudité 
de  leur  personne  physique  et  de  leur  personne 
morale,  qui  s'affrontent  et  s'étreignent,  comme 
s'il  n'y  avait  ni  science,  ni  arts,  ni  progrès  des 
lumières,  ni  adoucissement  des  mœurs.  Conflit 
mystérieux  parce  qu'il  n'est  point  régi  par  des 
lois,  conflit  farouche  parce  que  la  nature  s'y 
montre  avec  son  sérieux  tragique  !  La  nature  ne 
connaît  ni  le  rire,  ni  la  fantaisie  ;  et  l'être  qui 
aime,  comme  l'être  qui  a  faim,  comme  l'être 
qui  meurt,  sort  du  mensonge  pour  rentrer  dans 
cette  réalité  invinciblement,  indiciblement  grave, 
qui  accompagne  tous  les  faits  essentiels  de  l'exis- 
tence. L'arrière-fond  de  l'homme  se  dévoile  alors, 
et  les  crises  qu'il  subit  l'émeuvent  jusque  dans  la 
racine  de  sa  force.  Les  auteurs  dramatiques  n'ont 
donc  pas  si  tort,  cherchant  des  passions  qui 
aboutissent  à  des  crises,  de  toujours  et  partout 
mettre  en  scène  le  vieil  et  à  jamais  jeune  amour, 
mais  ils  ne  voient  en  lui  qu'un  moyen  d'obtenir 
des  effets  de  théâtre.  M.  Dumas  y  a  vu  autre 
chose.  Son  imagination  dramatique  lui  montrait, 
à   lui,    ainsi  qu'à    tous    les    faiseurs   de  pièces 


M .    ALEXANDRE    DUMAS     FILS  3  I 

l'amour  comme  le- producteur  des  plus  terribles 
duels  entre  les  créatures  ;  son  imagination  de 
moraliste  lui  a  montré  le  retentissement  de  ces 
duels  dans  la  vie  intérieure.  Il  a  vu  nettement, 
douloureusement,  ce  que  cet  amour,  —  ce  dur 
amour,  disait  le  poète  ancien,  —  fait  jaillir  dans 
les  cœurs  de  férocité  contenue.  Le  mâle  et  la 
femelle  lui  sont  apparus  se  dévorant  lame  parmi 
leurs  baisers,  et  il  a  pris  la  plume  pour  écrire  la 
sinistre  vision  de  ce  combat  étrange,  où  les  bou- 
ches disent  des  paroles  tendres,  où  les  yeux  fon- 
dent en  larmes,  où  les  bras  se  tendent  passion- 
nément, mais,  à  la  fin,  il  y  a  une  morte  ou  il 
y  a  un  mort,  —  quelquefois  l'un  et  l'autre  !... 

Et  il  les  a  d'abord  montrées,  les  hideurs  de  ce 
combat  du  mâle  et  de  la  femelle,  dans  ce  que  la 
politesse  désigne  du  nom  élégant  de  galanterie, 
et  qu'il  appelle,  lui,  avec  vérité,  du  nom  cruel  de 
prostitution.  —  Ah  !  il  n'a  pas  eu  à  dénoncer  la 
haine  et  les  férocités  dans  la  prostitution  patentée, 
affichée,  ouverte  ;  car,  de  celle-là,  le  Moraliste 
n'a  pas  à  dire  qu'elle  est  une  guerre  ;  elle-même 
se  charge  de  le  proclamer.  Pourquoi  donc,  sinon 
pour  faire  la  guerre  à  l'argent  de  l'homme  et 
pour  subir  les  assauts  de  sa  brutalité,  sont-elles 
réunies  dans  le  boudoir  infâme  de  la  maison  de 


32  PSYCHOLOGir      CONTEMPORAINE 

plaisir,  ces  filles  en  bas  de  soie  bleue  ou  rose, 
dont  les  lèvres  sont  passées  au  rouge,  les  yeux 
soulignés  au  khôl,  les  cheveux  lavés  à  l'auréo- 
linc,  et  qui  drapent  dans  un  peignoir  transparent 
leur  corps  souillé,  —  ce  triste  corps  que  des  mains 
chrétiennes  ont  tenu  sur  les  fonds  du  baptême, 
et  qui,  virginal  et  jeune,  fut  vêtu  de  blanc  pour 
servir  d'habitacle  mystique  au  Sauveur,  le  matin 
de  la  première  communion  ?  Araignées  de  luxure 
ramassées  au  fond  de  la  toile  tendue,  elles  guet- 
tent la  proie,  plus  misérables  encore  dans  leur  pa- 
rure frelatée  que  les  louves  du  trottoir,  lancées 
parmi  les  promeneurs,  le  regard  aigu,  la  bouche 
provocante,  — et  ces  affamées  attestent  la  cruauté 
des  fièvres  de  la  chair  par  le  mal  qu'elles  font  et 
celui  qu'elles  subissent.  —  Ce  que  M.  Dumas  a 
démasqué,  c'est  une  prostitution  poétique  et  sen- 
timentale, et  d'où  ces  duretés  du  combat  sem- 
blent si  bien  absentes.  Celle-là  saisit  l'homme, 
non  plus  violemment  par  l'appât  du  plaisir  im- 
médiat, mais  par  la  séduction  de  la  tendresse... 
Au  second  étage  d'une  maison  pareille  aux  mai- 
sons bourgeoises  des  quartiers  riches,  un  appar- 
tement, sans  aucune  enseigne,  développe  ses 
pièces  intimes,  meublées  de  meubles  honnêtes  et 
peuplées  de  ces  menus  brimborions  de  fine  élégance 


M  .     ALEXANDRE     DUMAS     FILS  •}  "J 

où  se  trahie  le  goût  d'une  femme  distinguée.  La 
personne  dout  la  délicatesse  a  disposé  le  détail 
de  ce  coquet  intérieur  ne  s'est  jamais  appelée 
Margot-la-Blonde,  Zoé  chien-chien  ou  la  Glu,  ni 
même  la  Dame  aux  Camélias.  Elle  porte,  sur  les 
cartes  de  visite  qui  garnissent  son  carnet  de  cuir 
viennois,  le  nom  de  Mme  Albertine  de  la  Borde 
ou  celui  de  la  baronne  Suzanne  d'Ange*.  Elle  a 
été  mariée,  ou  elle  le  dit.  Elle  est  séparée,  ou 
elle  le  raconte.  Sa  maison  est  parfaitement  tenue, 
et  un  galant  homme,  au  courant  des  convenances 
et  qui  ne  saurait  rien  des  dessous  de  l'existence 
parisienne,  se  tromperait,  sans  nul  doute,  à  la 
correction  de  cette  attitude.  La  dame  du  logis  a 
des  rentes  sur  l'Etat,  une  comptabilité  irrépro- 
chable, et,  si  elle  tient  à  quelque  chose,  c'est  à  la 
considération.  Seulement,  —  il  y  a  toujours  un 
seulement  lorsqu'il  s'agit  de  la  femme,  —  c'est 
avec  son  corps,  tout  comme  ses  sœurs  du  lupanar 
et  du  trottoir,  que  cette  créature  gracieuse,  et 
qui  coupe  avec  un  mignon  couteau  d'or  les  feuil- 
lets du  livre  à  la  mode,  a  gagné  le  droit  de  s'as- 

"        fc>    o 

seoir  légalement  dans  ce  milieu  de  luxe  et  de  dé- 


*  Un  Père  prodigue.  —  Le  Demi-Monde.   Voir  la  définition  de 
la  Préface. 


34  TSYCHOLOGIE      CONTEMPORAIN! 

ccnce.  L  observateur  flaire,  dans  ce  home  irrépro- 
chable, la  soumission  à  de  séniles  caprices,  la 
comédie  devant  des  niais  qui  se  sont  crus  aimés 
pour  eux-mêmes,  les  complaisances  tacites  du 
proxénétisme.  Des  femmes  qui  n'étaient  que  dé- 
classées ont  achevé  de  se  perdre  en  flirtant,  vers 
les  cinq  heures  du  soir,  comme  dans  le  monde, 
sur  les  dos-k-dos  de  cet  honnête  salon...  C'est 
ici  encore  la  toile  tendue  et  l'araignée  est  tapie, 
qui  veille.  Dévoreuse  ou  de  fortune  ou  de  cœur 
ou  d'honneur,  quelquefois  des  trois,  lorsqu'elle 
peut,  la  drôlesse  a  fait  de  sa  pudeur,  de  sa  dis- 
tinction et  de  son  désintéressement  même,  les 
tentacules  destinés  à  saisir  la  proie  certaine,  le 
Raymond  de  Nanjac*,  loyal  et  passionné,  qui 
s'engage  dans  le  piège  sans  comprendre  quelle 
est  la  bête  qui  s'y  cache.  Aimer  cette  femme, 
c'est  être  trahi  ;  dormir  auprès  d  elle, 

Près  de  ce  compagnon  dont  le  cœur  n'est  pas  sûr,** 

c'est  renoncer  à  quelque  chose  de  votre  âme, 
qu'elle  vous  prendra  pendant  le  sommeil,  comme 
la  Dalila  de   la   mélancolique    légende    prit  les 


*  le  Demi-Monde. 

*  *  Alfred  de  Vigny,  h  Colère  de  Samson. 


M  .     ALEXANDRE     D  U  :.!  A  5     F  I  L  S  3  ^ 

cheveux  de  Samson,  avec  sa  bouche  près  de 
votre  bouche,  et  son  souffle  mêlé  à  votre  souffle. 
Lutter  contre  elle,  même  si  vous  ne  le  voulez 
pas,  ce  sera  vous  montrer  féroce.  Et  Olivier  de 
Jalin,  avec  tout  son  esprit  et  tout  son  honneur, 
ne  peut  pas  s'empêcher  de  l'être.  La  prostituée 
avilit  tout,  même  le  courage  qu'on  déploie  contre 
elle,  même  l'amour  profond  qu'on  lui  apporte. 
Et  pourquoi  non  ?  Cette  femme  fait  sa  partie 
dans  le  duel  des  deux  sexes  l'un  contre  l'autre. 
Vous  demandiez  une  tendresse  et  vous  rencontrez 
une  haine,  une  amante  et  vous  rencontrez  une  en- 
nemie ,  un  abandon  et  vous  rencontrez  une  ba- 
taille. C'est  la  loi,  cela.  —  «  A  quoi  bon  alors  ?  » 
comme  dit  Lebonnard  dans  la  dernière  scène  de 
la  Uisite  de  noces. 

Mais  que  la  prostituée,  ou  insolente,  ou  rusée, 
traite  les  hommes  en  adversaires  qu'il  s'agit  de 
garrotter  et  de  rançonner,  cœurs  et  biens,  cela 
prouve  seulement  qu  il  y  avait  un  marché  au  fond 
de  cet  amour.  Toute  vénalité  détruit  le  sentiment, 
nous  le  savons  trop,  et  l'argent  et  l'amour  n'ont 
jamais  pu  vivre  de  compagnie.  Qu'est-ce  que 
cela  prouve  pour  le  cas  contraire,  où  le  désinté- 
ressement est  si  absolu  que  l'idée  d'un  calcul  ne 
saurait  entrer  dans   l'esprit  des   deux    amants, 


■\6  PS  YCHOI.OG  I  £      CONTEMPORAINE 

même  pour  en  être  repoussee?  L'amour  dans  la 
prostitution  est  une  guerre,  soit,  mais  l'amour 
dans  l'adultère  ?. . .  Ecoutez  le  de  Ryons,  de  XcAmi 
des  femmes,  répondre  à  Jane  de  Simmerose  : 
(i  Vous  allez  voir  ce  qu'il  y  a  au  fond  de  toutes 
ces  grandes  passions  qui  poursuivent  une  femme 
mariée.  Quand  vous  l'aurez  vu,  vous  pourrez  le 
dire  à  d'autres...  éAf.  de  SMomegre  va  vous  faire 
du  mal,  puisqu'il  vous  aime...  »  C'est  à  peu  près 
le  mot  du  même  Lebonnard,  dans  la  Visite  de 
noces  :  «  Ça  finit  par  la  haine  de  la  femme  et  le 
mépris  de  l'homme...  »  En  se  donnant,  la  femme 
adultère  sait  qu'elle  trompe;  en  la  possédant,  son 
amant  sait  qu'il  trompe.  Et  voici  déjà  voltiger  au- 
tour des  premiers  baisers  de  ces  deux  êtres  qui 
roulent  ensemble  dans  la  faute,  le  tragique  es- 
saim des  remords,  et  aux  remords  se  mêlent 
bientôt  les  rancœurs  :  «  Elle  a  menti  pour  moi, 
elle  me  mentira,  »  songe-t-il.  «  Que  pense-t-il 
de  moi?  songe-t-elle.  Ah!  quels  droits  je  lui  ai 
donnés  sur  ma  personne!  »  Et,  suivant  le  cas, 
elle  entrevoit  les  hontes  de  la  liaison  passagère 
ou  celles  de  l'irréparable,  s'il  ne  méritait  pas 
d'être  choisi  par  elle...  Et  aux  rancœurs  s'ajou- 
tent les  soupçons  :  «  Que  fait-elle  loin  de  moi  ? 
Ou'a-t-elle  fait  avant  moi?  »  songe-t-il.  «  Il  a  dit 


M .     ALEXANDRE     DUMAS     FILS  ^  7 

à  d'autres  les  mots  qu'il  me  dit.,  »  songe-t-eile. 
Et  pour  1  un  et  pour  l'autre  surgissent,  du  fond 
d'un  passé  qu'ils  ne  connaissent  jamais  tout  en- 
tier, des  images,  affreuses  d'exactitude,  oit  ils 
contemplent,  torturés  par  la  plus  impuissante  des 
jalousies,  la  réalité  physique  des  anciennes  ten- 
dresses. Le  châtiment  de  l'adultère  est  là,  non  pas 
dans  la  vengeance  d'un  mari,  —  c'est  si  facile  de 
mourir,  —  non  pas  dans  la  dureté  de  l'opinion, 
—  c'est  si  facile  d'oublier  le  monde,  —  mais 
dans  ces  inavouables  et  douloureux  secrets  du 
cœur,  que  chacun  des  deux  amants  sait  trop  bien 
exister  chez  l'autre,  et  qu'ils  ne  traduisent  pas 
avec  des  paroles.  Tous  les  ferments  de  douleur 
sont  des  ferments  de  haine.  Ceux-là  lèvent  peu  à 
peu  et  finissent  par  produire  ces  nausées  insoute- 
nables, à  la  suite  desquelles  les  deux  complices 
de  tant  de  furtives  caresses  et  de  délirants  em- 
brassements  deviennent  deux  mortels  ennemis.  Il 
la  fuira  comme  son  mauvais  destin.  Elle  le  fuira 
comme  le  génie  de  sa  perdition,  comme  celui 
surtout  qui,  par  un  mot,  par  un  sourire,  par  un 
silence,  peut  empêcher  qu  elle  ne  soit  aimée  de 
nouveau  et  idéalisée  par  un  autre.  Car  elle  aimera 
encore,  comme  il  aimera,  pour  traverser  les 
mêmes  tortures...  —  A  quoi  bon  alors?  A  quoi 

3 


38  PSYCHOLOGIE     CONTEMPORAINE 

bon?...  reprend  le  Moraliste,  surtout  si  vous 
songez  que  vos  fautes  retombent  parfois  sur  des 
têtes  qui  ne  sont  pas  les  vôtres.  «  Quand  on  est 
honnête  femme,  dit  de  Ryons,  il  n'y  a  qu'une 
chose  à  faire,  quoi  qu'il  en  coûte,  c'est  de  rester 
honnête  ;  autrement  il  y  a  trop  de  gens  qui  en  souf- 
frent plus  tard...  Je  pense  à  ma  mère  qui  m'a 
abandonné  quand  j'avais  deux  ans,  et  à  mon 
père  qui  en  est  mort*  !...  » 

Vour  rappelez-vous  le  couplet  de  Perdican  au 
second  acte  d'Oïl  ne  badine  pas  avec  F amour,  et 
comme  il  répond  à  Camille  :  «  Tous  les  hommes 
sont  menteurs,  inconstants,  faux,  bavards,  hypo- 
crites, orgueilleux  et  lâches,  méprisables  et  sen- 
suels. Toutes  les  femmes  sont  perfides,  artifi- 
cieuses, vaniteuses,  curieuses  et  dépravées.  Le 
monde  n'est  qu'un  égout  sans  fond  où  les  pho- 
ques les  plus  informes  rampent  et  se  tordent  sui- 
des montagnes  de  fange  —  Mais  il  y  a  au 
monde  une  chose  sainte  et  sublime,  c'est  L'union 
de  deux  de  ces  êtres  si  imparfaits  et  si  affreux. 

*  Quand  je  cite  l'Ami  des  Femmes  au  coure  de  cette  étude 
c'est  de  la  première  édition  de  cette  pièce  que  j'entends  parler. 
Elle  est  différente  de  l'autre  et  à  mon  avis  très  supérieure. 
M.  Alexandre  Dumas  en  a  redonné  le  texte  dans  son  édition 
dite  des  Comédiens. 


M.     ALEXANDRE     DUM\S     FILS  39 

On  est  souvent  trompé  en  amour,  souvent  blessé 
et  souvent  malheureux,  mais  on  aime  ;  et  quand 
on  est  sur  le  bord  de  sa  tombe,  on  se  retourne 
pour  regarder  en  arrière,  et  on  se  dit  :  J'ai  souf- 
fert souvent,  je  me  suis  trompé  quelquefois,  mais 
j'ai  aimé.  C'est  moi  qui  ai  vécu,  et  non  pas  un 
être  factice  créé  par  mon  orgueil  et  mon  ennui...» 
Il  faut  le  lire  et  le  relire,  ce  morceau  magnifique 
où  le  poète  le  plus  éloquent  de  cet  âge  a  dit  son 
mot  suprême  sur  notre  pauvre  âme  humaine, — 
après  avoir  subi  la  dictature  de  la  logique  de  M. 
Dumas.  Et  par  le  contraste,  le  véritable  sentiment 
de  l'auteur  de  ïcAmi  des  Femmes  éclate  et  se  dé- 
cèle. Ce  n'est  pas  aux  vilenies  du  demi-monde, 
ce  n'est  pas  aux  tristesses  de  l'adultère  qu'il  en 
veut.  Ah  !  s'il  croyait,  comme  Musset,  à  la  divi- 
nité de  l'amour,  qu'il  aurait  bientôt,  comme 
Musset,  fait  bon  marché  de  ces  vilenies  et  de  ces 
tristesses,  —  rançon  d'une  perle  qu'on  ne  saurait 
payer  trop  chèrement  !  Qu'importent  ces  misè- 
res, si  l'on  court  par  elles  la  chance  d'aimer? 
Qu'importe  que  Manon  soit  une  gueuse  et  que 
son  chevalier  triche  aux  cartes,  si  dans  cette 
infamie  et  cette  friponnerie  un  peu  du  souffle 
céleste  a  passé  ?  Qu'importe  que  l'adultère  com- 
mence sur  un  mensonge  et  finisse  sur  une  haine, 


40  PSYCHOLOGIE     CONTEM PO R A  1  N  I 

si,    quelques   années   durant,    moins    que   cela, 
quelques  journés,  moins  que  cela,  quelques  mi- 
nutes, les  deux  coupables  ont  connu  sur  le  cœur 
l'un  de  l'autre  le  sentiment  de  l'Idéal  réaliser  M. 
Dumas  a  bien  vu  la  force  de  cette  objection  et 
que  son  analyse  du  demi-monde  et  de  l'adultère 
le  menait  tout  droit  à  combattre   l'amour   lui- 
même.  Il  a  discuté  cette  question  dans  la  préface 
de  la  Visite  de  noces,  et  il  s'en  est  tiré  en  distin- 
guant un  véritable  et  un  faux  amour.  «  Le  vrai 
amour,   dit-il,    est   rare   comme  le   vrai  génie, 
comme  la  vraie  vertu,  comme  le  vrai  bon  sens, 
comme  tout  ce  qui  est  vrai  enfin.  Il  y  a  là  beau- 
coup d'appelés,  peu  d'élus,  et  tous  n'y  sont  pas 
propres...  »  Lisez  entre  les  lignes  et  vous  com- 
prendrez que  ce  religieux,  cet  exalté  respect  pour 
l'amour  sublime,  capable  de  suffire  à  toute  une 
vie  et  de  purifier    toute   une  âme,  ne  fait   que 
donner  à  celui  qui  le  professe  le  droit  de  mépri- 
ser davantage  notre  tremblant  et  chérit  amour 
humain.    Celui-là  vacille    et    passe,  —  comme 
nous-même.  Il  est  pétri  de  chair  et  d'esprit,  — 
comme  nous  même.  Il  est  entaché  delà  souillure 
originelle,  —  comme  nous-même  ;  mais  est-ce 
une  raison  pour  dire   qu'il  n'existe  pas,  ce  seul 
trésor  que   nous  ayons  ?  Nous  ne  pouvons  pas 


ALEXANDRE     DUMAS     FILS  41 


aimer  comme  des  anges,  sommes-nous  condam- 
nés à  aimer  comme  des  bêtes  ?  Le  Moraliste  de  la 
Visite  de  noces  ne  se  laisse  pas  attendrir  par  cette 
plainte,  et  une  fois  mis  en  règle  avec  l'Idéal  par 
la  petite  phrase  que  j'ai  citée,  il  continue  son 
œuvre  d'analyse.  Il  a  montré  l'acharné  combat 
du  mâle  et  de  la  femelle  dans  la  prostitution  et 
dans  l'adultère,  il  le  montre  maintenant  dans  le 
mariage,  et  il  écrit  la  Femme  de  Claude,  un  de  ses 
plus  beaux  drames,  et  où  son  génie  intime  s'est 
manifesté  le  plus  hardiment.  Il  n'avait  jamais 
montré  une  foi  bien  vive  à  cette  conception  op- 
timiste de  l'amour  dans  le  mariage.  «  Et  pour- 
quoi s'insurger  contre  les  institutions  sociales? 
disait  déjà  le  Leverdet  de  Yoimi  des  Femmes,  des 
hommes  très  intelligents  ont  cherché  le  moyen 
de  transporter  le  plus  confortablement  possible, 
de  la  vie  à  la  mort,  à  travers  toutes  sortes  d'em- 
barras, les  sociétés  désordonnées  et  tumultueuses. 
Le  mariage  est  un  des  moyens  de  transport,  dont 
personne  n'a  encore  trouvé  l'équivalent.  Quand 
vous  descendez  du  chemin  de  fer  en  pleine  cam- 
pagne, vous  montez  dans  l'omnibus  qui  vous  at- 
tend à  la  station.  On  est  un  peu  les  uns  sur  les 
autres,  on  est  secoué,  on  se  fait  du  mauvais  sang, 
mais  on  s'y  habitue,  on  s'endort,   et  on   arrive 


42  PSYCHOLOGIE      CONTEMPORAIN! 

pendant  que  les  autres  se  fatiguent  et  se  perdent 
dans  les  mauvais  chemins.  Faites  comme  tout  le 
monde,  prenez  l'omnibus...  »  Traduire  en  termes 
abstraits,  cette  boutade  signifie  que  le  mariage 
est,  au  regard  du  moraliste,  un  pis  aller.  C'est 
une  trêve  dans  ce  duel  ininterrompu  de  l'homme 
et  de  la  femme,  à  moins  que  ce  ne  soit,  comme 
le  voulait  Schopenhauer,  «  un  piège  que  la 
nature  nous  tend.  »  L'aventure  de  la  Femme  de 
Claude  est  là  pour  le  prouver  sinistrement,  et 
alors  le  duel  devient  d'autant  plus  implacable  que 
les  deux  adversaires  ne  peuvent  pas  se  fuir,  atta- 
chés qu'ils  sont  l'un  à  l'autre  par  la  chaîne  de 
l'union  indissoluble.  Le  «  Tue-la  »  de  ÏHomme- 
Femme  trouve  ici  sa  sinistre  application,  et  quand 
la  femme  ne  serait  pas  la  Messaline  qu'a  épousée 
Claude,  quand  elle  serait  l'honnête  mère  de 
famille  qui  fait  des  enfants  et  garde  le  foyer,  est- 
ce  que  la  lutte,  pour  ne  plus  aboutir  au  sang  et 
aux  larmes,  serait  supprimée?  Ecoutez  ce  que 
dit  M.  Dumas  au  jeune  époux  assis  au  chevet  du 
lit  de  la  jeune  accouchée  :  «  Tu  baisses  la  tête. 
Te  voilà  vaincu,  à  ton  tour,  par  le  teminin, 
l'éternel  féminin.  Il  s'est  servi  de  toi  pour  l'œuvre 
qu'il  a  à  faire.  Il  t'attire,  il  te  séduit,  il  t'utilise, 
il  t'éloigne,  il  te   reprend  ou  il  t'élimine,   selon 


M.     ALEXANDRE     DUMAS     FILS  4f 

ses  exigences  de  destinée  et  de  fonction.  El  sache 
bien,  en  passant,  que  c  est  toujours  la  même  chose, 
quel  que  soit  le  plan  sur  lequel  tu  te  rencontres  avec 
la  femme.  Elle  ne  te  prend  jamais  pour  toi.  Elle  ne 
te  prend  jamais  que  pour  elle,  >j 

J'ai  rappelé  le  nom  de  Schopenhauer,  et,  en 
effet,  à  mesure  qu'on  avance  dans  fétude  des 
théories  de  M.  Dumas,  l'identité  paraît  de  plus 
en  plus  grande  entre  l'esprit  qui  les  a  inspirées 
et  celui  qui  se  manifeste  dans  le  grand  ouvrage 
du  philosophe  allemand  :  le  zMonde  comme  vo- 
lonté et  comme  représentation.  Comme  Scho- 
penhauer et  par  des  chemins  à  peine  différents, 
M.  Dumas  aboutit  à  cette  conclusion  :  qu'il  y  a 
dans  le  mirage  de  l'amour  quelque  chose  de  dé- 
cevant, une  duperie  mystérieuse  qui  conduit  ceux 
qui  s'y  laissent  prendre  au  pire  malheur,  à  travers 
l'espérance  du  plus  grand  bonheur.  Changez  un 
mot  à  la  phrase  que  je  viens  de  citer  et  qui  se 
trouve  dans  ï Homme-Femme.  Au  lieu  de  cette  ex- 
pression :  le  féminin ,  lisez  :  le  génie  de  l'espèce,  et 
vous  aurez  la  formule  même  du  misanthrope  de 
Francfort,  celle  qu'il  débitait  à  M.  Challemel- 
Lacour  à  la  table  d'hôte  où  ils  prenaient  leurs 
repas,  au  milieu  de  la  fumée  des  pipes  et  de  la 
senteur  des  choucroutes  :  «  Les  hommes  ne  sont 


44  PSYCHOIOOIF      CONTEMPORAIN!: 


mus,  quand  ils  aiment,  ni  par  des  convoitises  dé- 
pravées ni  par  un  attrait  divin.  Ils  travaillent  pour 
le  génie  de  l'espèce  sans  le  savoir,  ris  sont  tout  à 
la  fois  ses  instruments,  ses  courtiers  et  ses  dupes.» 
La  métaphysique  amène  Schopenhauer  à  cette 
négation  ;  une  vision  dramatique  et  morale  à  la 
fois  y  conduit  M.  Dumas.  En  dernière  analyse,  le 
résultat  est  le  même  :  c'est  que  l'ivresse  de  l'amour 
est  un  leurre  torturant  et  que  «  le  fond  de  la 
bouteille  est  trop  amer.  »  Comme  ils  se  multi- 
plient, les  symptômes  des  progrès  du  pessimisme 
dans  notre  Europe  occidentale,  écœurée  de  raffi- 
nements, malade  de  civilisation,  impuissante  à 
étreindre  ses  chimères  et  si  tourmentée  !  C'en  est 
un  bien  singulier  que  cette  rencontre  inattendue 
entre  des  pensées  parties  de  points  aussi  éloignés 
que  celles  de  ces  deux  adversaires  de  l'amour.  Et 
comme  les  hommes  de  ce  temps-ci  ont  reconnu 
leur  goût  de  la  vie  à  cette  amertume  de  litharge 
que  M.  Dumas  leur  faisait  boire  à  même  ses 
pièces!  Comme  ils  en  ont  savouré  l'acre  brû- 
lure !  Comme  ils  ont  compris  ce  qu'il  y  avait  de 
vérité  moderne  dans  cette  dénonciation  du  men- 
songe de  nos  plus  beaux  désirs  !  Cette  impuis- 
sance d'aimer,  que  M.  Dumas  racontait  et  mon- 
trait si  audacieusement,  c'était  bien  là  le  mal  du 


M .     ALEXANDRE     DUMAS     FILS  4f 

siècle,  tel  que  l'avaient  ressenti  Chateaubriand, 
Sainte-Beuve,  Benjamin  Constant  et  Gautier. 
René  non  plus  ne  peut  pas  trouver  le  bonheur 
dans  l'amour,  ni  Adolphe,  ni  le  d'Albert  de 
^Mademoiselle  de  zMaupin,  ni  l'Amaury  de  Volupié. 
Mais,  chez  M.  Dumas,  c'était  le  mal  du  siècle  à 
la  date  de  nos  jours.  Les  jeunes  gens  de  ses  co- 
médies si  nouvelles,  c'était  l'auteur,  c'était  nous 
tous.  Cette  femme  surtout,  cette  impudique  dans 
le  fond  des  yeux  de  laquelle  passe  un  éclair  de 
cruauté,  que  l'homme  sent  si  redoutable  même 
quand  elle  lui  sourit  avec  sa  bouche  tentante, 
nous  l'avons  vue  hier  s'accouder  sur  le  velours 
d'une  loge,  nous  la  rencontrerons  demain  dans 
un  salon  ou  dans  le  coin  d'une  exposition  d'art. 
Ces  dégoûts  dont  parlent  de  Ryons  et  Lebon- 
nard,  nous  les  avons  ressentis  au  sortir  de  tous 
les  mauvais  gîtes,  et  le  résidu  de  l'expérience  de 
ces  ironiques  nihilistes,  c'est  le  résidu  de  notre 
propre  expérience.  Littérature  malsaine,  disent 
les  naïfs  ou  les  hypocrites,  ou  simplement  les 
croyants.  Ah  !  ce  n'est  pas  cette  littérature  qui 
est  malsaine  !  Hélas  !  c'est  notre  société,  c'est 
toute  société  peut-être,  c'est  la  nature  elle-même, 
au  cœur  de  laquelle  se  cache  un  principe  ingué- 
rissable de  péché,  de  douleur,  et  de  mort  ! 

3- 


46  PSYCHOLOGIE     CONTEMPORAINE 


L   IMPUISSANCE     D   AIMER 


C'est  notre  pessimisme  que  nous  retrouvons 
et  que  nous  goûtons  dans  le  pessimisme  de  M. 
Dumas.  Mais,  nous  comme  lui,  nous  ne  faisons, 
en  voyant  la  société  et  la  nature  sous  un  jour  de 
mélancolie,  que  projeter  la  couleur  qui  est  dans 
nos  yeux.  En  définitive,  l'optimisme  et  le  pessi- 
misme ne  sont  jamais  que  des  états  personnels, 
et  ce  qu'il  y  a  d'intéressant  dans  la  doctrine, 
c'est  beaucoup  moins  cette  doctrine  elle-même 
que  le  chemin  suivi  par  l'homme,  et  qui  l'a  con- 
duit à  une  conclusion  générale  sur  les  choses,  en 
le  conduisant  d'abord  à  une  conclusion  particu- 
lière sur  lui-même  et  les  événements  de  sa  vie. 
Quand  nous  disons  que  le  monde  est  mauvais, 
cela  signifie  que  nous  avons  longtemps  et  beau- 
coup souffert.  Quand  nous  disons  que  l'amour 
est  un  piège,  c'est  que  nous  ne  pouvons  plus 
goûter  ses  délices,  et  que  nous  redoutons  ses  an- 
goisses, hors  de  proportion  pour  nous  avec  ses 


M.     ALEXANDRE     DUMAS     FILS  47 

bienfaits.  Il  y  a  dans  tout:  désir  amoureux,  et 
dans  la  nuance  d'enchantement  qui  l'accom- 
pagne, une  part  énorme  de  création  personnelle, 
si  l'on  peut  dire.  Aimer  une  femme,  c'est  surtout 
aimer  le  rêve  que  le  cœur  a  su  former  à  l'occa- 
sion de  cette  femme.  Il  arrive  pourtant  que  ce 
cœur  n'a  plus  la  force  de  former  ce  rêve,  et  que 
c'en  est  fini  pour  lui  d'aimer  entièrement.  Un 
pareil  tarissement  des  énergies  intimes  de  la  sen- 
sibilité n'est  pas  un  phénomène  rare  dans  les  ci- 
vilisations vieillissantes.  Il  me  semble  que  le  pes- 
simisme spécial  à  M.  Dumas  a  pour  cause  directe 
cette  impuissance  d'aimer,  et  les  personnages  les 
plus  nouveaux  de  ses  comédies  sont  précisément 
ceux-là  qui,  incarnant  ce  pessimisme,  en  incar- 
nent aussi  les  raisons  profondes.  Comme  tous  les 
auteurs  dramatiques,  M.  Dumas  possède  le  don 
de  mettre  sur  pied  des  êtres  indépendants  de  lui- 
même,  bien  qu'ils  soient,  ou  plus  ou  moins,  in- 
ventés à  son  image.  Seulement,  il  en  est  qu  il  a 
dessinés  du  dehors  et  il  en  est  qu'il  a  créés  par  le 
dedans.  Ces  derniers,  desquels  il  peut  dire, 
comme  dans  lEcriture,  qu'ils  sont  ses  fils  chéris 
et  qu'il  s'est  complu  en  eux,  sont  plus  particuliè- 
rement dans  la  Visite  de  noces,  Lebonnard  5  dans 
le  Uemi-zïïTonde,  Olivier  de  Jalin  ;  dans   l'o4mï 


48  PSYCHOLOGIE     C  O  N  T  T.  M  P O  R  A  I  N  E 


des  Femmes,  de  Ryons.  Ce  dernier  même  est 
montré  dune  façon  si  intense  et  avec  un  relief  si 
vigoureux,  qu'il  résume  tous  les  autres  et  les  ex- 
plique. C'est  lui  aussi  que  jM.  Dumas  a  chargé 
de  dire  le  plus  de  ces  mots  inoubliables  où  tout 
un  système  de  philosophie  pratique  se  ramasse  en 
une  expression  familière  et  définitive.  Et  remar- 
quez bien  que  ces  mots  ,  prononcés  par  de 
Ryons,  sortent  des  entrailles  mêmes  de  son  ca- 
ractère. Il  les  produit,  ces  mots  et  les  théories 
qu'ils  représentent,  par  toute  la  logique  de  sa 
personne.  Il  n'est  pas  du  tout  le  déclamateur  des 
comédies  de  mœurs,  chargé  de  débiter  les  tira- 
des que  l'auteur  a  composées  en  dehors  de  son 
personnage.  Non,  son  esprit  est  tout  à  lui  et 
tient  à  toute  sa  nature.  M.  Dumas  l'a  merveil- 
leusement doué  de  ce  côté-là,  et  il  n'a  pas  épar- 
gné les  autres  mérites.  De  Ryons  n'est  pas  seule- 
ment spirituel  comme  l'était  Chamfort,  il  est  ob- 
servateur comme  un  médecin,  brave  comme  un 
soldat,  fin  comme  un  diplomate,  et  généreux 
comme  un  gentilhomme.  Avec  cela,  des  muscles 
de  fer,  une  savante  hygiène,  la  pratique  du 
monde,  un  nom  qui  sonne  bien,  une  opulente 
indépendance  et  de  la  séduction  personnelle. 
«  Vous   êtes  décidément  très   fort,  0  lui  dit  Le- 


ALEXANDRE     DUMAS     FILS 


49 


verdet  à  la  fin  de  la  pièce,  et  tous  les  lecteurs  le 
disent  avec  lui.  «  Oui,  reprend  de  Ryons,  car  il 
sait  sa  force,  —  mais  je  ne  suis  pas  heureux.  .  » 
Et  cette  formule,  si  simple  quelle  en  est  banale, 
revêt  une  signification  d'affreuse  mélancolie  pour 
ce  même  lecteur  qui  comprend  que  cet  homme 
ne  peut  pas  aimer.  On  entend  bien  qu'il  n'y  a  pas 
là,  comme  dans  ïoirmance  de  Stendhal,  un  cas 
de  défaillance  physiologique.  Non.  De  Ryons  a 
eu  et  aura  des  maîtresses.  Mais,  en  amour,  pos- 
séder n'est  rien,  c'est  à  se  donner  que  consiste  le 
bonheur,  et  de  Ryons  ne  le  peut  pas.  La  claire 
vision  de  la  duperie  du  sentiment  est  en  lui  pour 
toujours,  et  le  condamne  à  ce  pessimisme  qui 
peut  satisfaire  son  intelligence  et  son  orgueil  ; 
—  et  son  cœur?  Eh  bien!  son  cœur  est  malade... 
Avec  de  l'ironie  on  cache  ces  maladies-là,  et 
avec  de  la  sensualité  on  les  trompe  ;  elles  ne 
guérissent  jamais.  —  Et  d'où  ce  pessimisme  ?  D'oii 
cette  maladie?  La  valeur  de  ce  chef  d'œuvre  de 
M  Dumas  réside  justement  dans  l'indication  très 
nette,  quoique  à  peine  appuyée,  comme  il  con- 
vient au  théâtre,  de  la  genèse  psychologique  d'un 
tel  état  de  l'âme. 

Une  première  influence  apparaît,  qui  a  con- 
tribué, plus  qu'aucune  autre,  au  pessimisme  de 


fO  PSYCHOLOGIE      CONTEMPORAINE 

ce  singulier  de  Ryons,  influence  qui  a  détruit  les 
puissances  du  bonheur  chez  tant  de  nobles  créa- 
tures de  la  vie  moderne  :  c'est  l'abus  de  l'esprit 
d'analyse.  J'ai  marqué  dans  le  premier  volume  de 
ces  Essais  et  au  cours  d'une  étude  sur  Stendhal, 
comment  cet  esprit  peut  au  contraire  aviver  la 
sensibilité.  Mais  c'est  à  la  condition  qu'il  se  ren- 
contre dans  un  homme  à  la  ressemblance  de 
Beyle,  dépourvu  de  sens  moral  et  qui  analyse 
sans  juger.  Qu'importe  à  cet  homme  que  les  mo- 
biles de  Tordre  le  plus  personnel  s'entrelacent 
continuellement  en  nous  aux  motifs  désintéres- 
sés, pour  produire  des  actions  soi-disant  géné- 
reuses ?  Que  lui  importe  encore  que  la  vie  animale 
soit  le  terreau  où  plongent  les  racines  de  toute 
notre  vie  supérieure?  Les  origines  ne  lui  gâtent 
point  les  résultats,  par  la  simple  raison  qu'il  ne 
caractérise  aucun  phénomène  du  corps  ou  de 
l'âme  d'après  les  idées  du  Bien  et  du  Mal.  Il  n'en 
va  pas  ainsi  quand  l'analyse  est  entre  les  mains 
d'un  moraliste,  et  de  Ryons  en  est  un,  comme 
M.  Dumas  lui-même.  Ce  de  Ryons,  si  hardi  avec 
les  faits,  ne  l'est  plus  du  tout  avec  les  principes. 
Il  n'est  peut-être  pas  chrétien,  mais  à  coup  sûr  il 
l'a  été,  il  le  redeviendra  un  jour,  et,  en  attendant, 
il  a  gardé  du  christianisme,  et  sa  vie  morale,  et, 


M.     ALEXANDRE     DUMAS     FILS  f  I 


qu'il  s'en  rende  compte  ou  qu'il  l'ignore,  son  Idéal. 
C'est  bien  à  cause  de  cela  qu'il  est  dans  la  vérité 
moyenne  de  toute  sa  classe  sociale  et  de  tout  son 
temps.  Le  christianisme  nous  apénétrés,  nous  tous 
qui  avons  grandi  dans  cette  vieille  France,  catholi- 
que malgré  qu'elle  en  ait,  et  nous  portons  dans 
notre  arrière-fond  de  cœur  un  germe  spiritualiste 
qui  se  trahit  sans  cesse  et  à  notre  insu.  Mais  sur- 
tout dans  notre  rêve  de  l'amour,  ce  germe  se  ma- 
nifeste avec  une  vigueur  particulière.  Il  produit  le 
culte  de  ce  que  ce  même  Schopenhauer  appelle 
ironiquement  la  "Dame.  La  Dame — c'est-à-dire 
l'être  supérieur  et  charmant,  fait  de  sécurité  iné- 
branlable, objet  de  foi  profonde,  principe  d'éner- 
gie dans  l'effort  et  de  consolation  dans  la  peine, 
de  qui  toute  noblesse  émane  et  toute  douceur, 
et  que  les  lèvres  puissent  nommer  sans  blasphème 
de  ce  beau  nom  d'ange!  La  phraséologie  sentimen- 
tale n'est  ici  que  la  traduction  vulgaire  des  songes 
de  tous. . .  L'analyse  arrive  qui  étudie  la  femme  vi- 
vante, celle  dont  le  cœur  romanesque  voudrait 
faire  sa  Dame  ;  elle  y  reconnaît  d'abord  une 
créature  physiologique,  faible  créature  et  soumise 
aux  plus  humbles  nécessités  d'un  organisme 
sans  cesse  endolori.  Cet  être  idéal,  c'est  «  l'en- 
fant malade  et  douze  fois  impur,  »  dont  parle  de 


f  2  PSYCHOLOGIE      CONTEMPORAINE 


Vigny  ;  et  ces  nécessités  de  l'organisme  sont 
tellement  puissantes,  que  les  vertus  ou  les  vices 
de  l'éternelle  blessée  dépendent,  dans  la  plu- 
part des  cas,  de  simples  désordres  physiques. 
Que  faire  là  contre  ?  Si  l'on  est  tendre  soi- 
même  jusqu'à  la  maladie,  s'agenouiller  devant  la 
sœur  douloureuse  et  l'adorer  d'être  douloureuse. 
Si  l'on  est  un  psychologue,  ne  pas  plus  s'irriter 
des  imperfections  de  la  chair  que  l'on  ne  s'irrite 
que  la  somme  des  angles  d'un  triangle  soit  égale 
à  deux  droits.  Mais  le  Moraliste,  en  qui  surnage 
un  peu  de  la  haine  féroce  du  christianisme  pour 
la  nature,  ce  Moraliste  qui  répugne  par  instinct 
aux  conditions  de  la  vie,  comment  ne  subira-t-il 
pas  une  pénible  diminution  de  son  rêve  en  cons- 
tatant que  les  magnifiques  phrases  de  la  passion 
et  de  la  tendresse  enveloppent  des  exigences  de 
physiologie,  raffinées  et  sublimées,  certes;  mais 
que  lui  font  ces  déguisements?  il  les  écarte,  et 
ses  dissections  médicales  s'achèvent  par  un  vague 
et  irrésistible  mépris.  L'analyse  continue  son  tra- 
vail et  découvre  que  cette  femme,  en  raison 
même  de  sa  faiblesse,  est  un  être  de  contradic- 
tion, d'ondoiement  et  de  ruse.  Il  y  a  des  passa- 
ges subits  et  des  volte-faces  sans  fin  dans  ce  sys- 
tème nerveux  toujours  à  la  veille  dêtre  faussé, 


M  .     ALEXANDRE     DUMAS     F  '  L  S  f| 

comme  les  touches  d'un  instrument  trop  délicat. 
Il  y  a  des  reploiements  qui  déroutent,  dans  cette 
personnalité  qui  oppose  la  finesse  à  la  force,  et 
dont  la  puissance  consiste  surtout  à  être  insaisis- 
sable. Pour  les  artistes  purs,  le  charme  suprême 
de  l'être  féminin  réside  précisément  dans  ces  si- 
nuosités incertaines  et  dangereuses  de  caractère. 
Ils  sont  ravis  que  le  sphinx  dissimule  si  profondé- 
ment son  énigme,  parce  que  cette  énigme  double 
d'infini  les  prunelles  de  l'inaccessible  créature, 
capable  d'être  l'ange  et  capable  d  être  le  démon, 
et  l'un  et  l'autre  tour  à  tour.  C'est  ainsi  que  Sha- 
kespeare a  dépeint  avec  une  égale  complaisance 
de  l'imagination  Desdémone  et  Cléopâtre,  Ju- 
liette et  Cressida,  en  leur  donnant,  à  toutes  les 
quatre,  ce  je  ne  sais  quel  air  de  famille,  cette 
douceur  trop  séduisante  du  regard,  cette  mobilité 
du  sourire  et  des  larmes,  cette  grâce  à  se  blottir 
contre  la  poitrine  de  l'homme,  comme  en  implo- 
rant pitié...  Le  Moraliste,  lui,  reconnaît  cet  air 
de  famille  et  s'en  épouvante.  C'est  un  sentiment 
d'une  charité  délicieuse  qui  a  rendu  Desdémone 
amoureuse  du  Maure.  N'importe.  Elle  a  bel  et 
bien  trahi  son  vieux  père,  «  la  brebis  blanche,  » 
et  pour  courir  «  après  son  noir  bélier.  »  La  petite 
Juliette  n'a  pas  non  plus  la  conscience  très  pure, 


f4  PSYCHOLOGIE      CONTEMPORAINE 


car  elle  n'a  pas  mis  beaucoup  de  temps  à  oublier 
tousses  devoirs  de  fille  au  profit  de  son  Roméo. 
Le  moraliste  constate  ainsi  la  faiblesse  du  ressort 
intérieur  dans  ces  deux  âmes.  Elles  ont  cédé  à 
leur  passion,  et  cette  passion  s'est  trouvée  poé- 
tique et  noble,  mais  elles  y  auraient  cédé  de 
même  si  cette  passion  eût  été  déshonorante  et 
criminelle,  tout  comme  leur  sœur  Cressida,  qui 
parle  d'amour  à  Diomède,  bien  quelle  vienne  de 
jurer  à  Troïlus  qu'elle  l'aime,  —  et  elle  est  sincère. 
Le  voila  enfin  sous  sa  vraie  lumière,  l'être  fugace  ! 
C'est  la  femme  à  la  fois  tendre  et  légère,  qui 
vous  trompe,  avec  votre  nom  dans  le  cœur,  parce 
qu'elle  aime  à  plaire,  parce  qu'on  lui  parle  un 
langage  troublant,  parce  qu'elle  est  femme,  et 
que  faire  fond  sur  elle,  c'est  faire  fond  sur  de 
l'eau.  Mais  comment  aimer  sans  confiance  ?  Et  de 
Ryons,  qui  a  perdu  le  sentiment  de  la  confiance, 
a  du  même  coup  perdu  l'amour  :  «  Tout  obscur 
et  inutile  que  je  sois,  s'écrie-t-il,  je  me  suis  pro- 
mis de  ne  donner  jamais  ni  mon  cœur,  ni  mon 
honneur,  ni  ma  vie  à  dévorer  à  ces  charmants  et 
terribles  petits  êtres,  pour  lesquels  on  se  ruine, 
on  se  déshonore  et  on  se  tuè,  et  dont  Tunique 
préoccupation,  au  milieu  de  ce  carnage  univer- 
sel, estde  s'habiller  tantôt  comme  des  parapluies 


M.     ALEXANDRE     DUMAS     FILS  f  f 

et  tantôt  comme  des  sonnettes...  »  Il  n'était  pas 
besoin  de  vous  faire  cette  promesse,  de  Ryons  ; 
vous  auriez  voulu  manquer  à  ce  programme  que 
vous  ne  le  pouviez  point. 

Il  y  a  une  seconde  raison  pour  que  ce  jeune 
viveur  n'aime  pas,  c'est  qu'il  a  eu  trop  de  maî- 
tresses et  qu'il  s'en  souvient.  Aux  désenchante- 
ments de  l'analyse  se  surajoutent  en  lui  les  désen- 
chantements du  libertinage.  Il  a,  sur  ce  point, 
une  phrase  singulièrement  triste  et  profonde.  M  " 
Leverdet  a  répondu  à  ses  théories  :  «  Tout  cela 
parce  qu'une  femme  vous  aura  trompé  pour  un 
homme  inférieur  à  vous!...  »  —  «  Non,  fait  de 
Ryons  ;  parce'que  plusieurs  femmes  ont  trompé 
d'autres  hommes  pour  moi,  et,  sur  l'honneur,  je 
ne  valais  pas  ceux  qu'elles  trompaient...  »  Lors- 
qu'un amant  arrive  à  ce  degré  de  vision  cruelle,  et 
que  les  sacrifices  de  sa  maîtresse  et  ses  baisers  la 
lui  font  seulement  moins  estimer,  il  peut  goûter 
auprès  d'elle  et  surtout  lui  procurer  des  sensa- 
tions savantes  à  la  fois  et  vives,  mais  éprouver 
pour  elle  un  sentiment  complet,  mais,  tout  sim- 
plement et  bonnement,  l'aimer,  il  ne  le  peut 
pas.  La  multiplicité  des  expériences  galantes  con- 
duit l'homme  qu'elles  blasent  à  cette  conclusion  : 
qu'une  femme,  si  séduisante  soit-elle,  a  toujours 


f  6  PSYCHOLOGIE     CONTEMPOR A  I N E 


son  équivalent,  qu'aucune  aventure  n'est  sans 
analogue,  aucune  ivresse  sans  lendemain,  et, 
qu'en  définitive,  toutes  se  ressemblent  d'entre  ces 
chercheuses  d'émotions  sur  les  pas  desquelles  le 
hasard  nous  jette.  Oui,  le  hasard,  et  si  ce  n'avait 
pas  été  nous,  c'aurait  été  un  autre.  Notre  amour- 
propre  a  beau  s'insurger  là  contre,  nous  ne  som- 
mes le  plus  souvent  que  des  prétextes,  et  combien 
d'amants  pourraient  dire  de  leur  maîtresse  ce  que 
Rivarol  disait  de  sa  chatte  :  qu'elle  ne  les  caresse 
pas,  mais  qu'elle  se  caresse  à  eux!...  Il  fallait 
quelqu'un  à  cette  femme.  Je  passais.  Elle  m'a 
pris...  Ce  petit  raisonnement  du  libertin  est 
d'autant  moins  fait  pour  l'exciter  au  grand  amour 
que  le  feu  des  sens  est  singulièrement  amorti  en 
lui.  Il  y  a  deux  fécondes  sources  d'illusion  qui 
nous  amènent  à  trouver  l'infini  dans  un  baiser. 
L'une  vient  du  cœur,  et  c'est  l'Idéal.  L'autre  vient 
d'ailleurs,  et  c'est  la  Volupté.  Un  Parisien  de 
trente-cinq  ans,  comme  de  Ryons,  qui  a  vécu  en 
braconnant  de  tous  côtés,  comme  il  le  raconte, 
a  pu  garder  son  Idéal,  mais  il  ne  croit  pas  que 
cet  Idéal  puisse  jamais  être  habillé  par  le  coutu- 
rier à  la  mode,  porter  les  chapeaux  et  les  petits 
souliers  de  ses  contemporaines,  ni  même  s'incar- 
ner dans  aucune  femme,  fille  de  la  femme.  Il  a 


M.     AI.  EXVNDRE     DUMAS     F  ILS  fj 


pu  garder  aussi  sa  puissance  nerveuse,  et  même 
la  raffiner  étrangement,  mais  il  a  mesuré,  avec 
une  exactitude  presque  scientifique,  au  cours  de 
ses  observations  personnelles,  l'intensité  du  plai- 
sir qu'il  peut  goûter.  S'il  continue  à  croire  que  ce 
plaisir  est  un  des  plus  complets  de  ce  monde,  il 
sait  aussi  que  ce  n'est  qu'une  épilepsie  de  quel- 
ques secondes  et  qui  se  retrouve  dans  bien  des 
conditions  diverses,  et  voilà  pourquoi  ce  cérébral 
préfère  aux  exaltations  du  cœur  et  aux  spasmes 
passagers  des  sens  les  lucides  bonheurs  de  la  cu- 
riosité :  «  Votre  maison  est  originale,  dit-il  à 
Mme  Leverdet  ;  je  suis  fâché  de  ne  pas  y  être  venu 
plus  tôt.  Il  y  a  à  faire  ici,  pour  un  collectionneur 
comme  moi,  et  voilà,  je  crois,  un  sujet  que  je 
n'ai  pas  encore  catalogué.  »  C'est  tout  ce  que 
lui  inspire  la  vue  de  Jane  de  Simmerose,  avec 
ses  beaux  grands  yeux  de  vierge  effarouchée, 
avec  son  profil  busqué  de  jeune  Grecque,  avec 
son  charme  de  naturel  et  de  distinction,  —  ce 
qui  ne  l'empêchera  pas  tout  à  l'heure  de  la 
sauver  d'une  façon  toute  chevaleresque;  il  peut 
et  la  respecter,  et  la  défendre,  et  se  battre  pour 
elle,  et  mourir,  —  mais  il  ne  pourrait  pas  l'aimer. 
Et  plus  que  l'analyse,  plus  même  que  le  liber- 
tinage, ce  qui  a  endurci  cette  âme,  au  demeurant 


f8  PSYCHOLOGIE     CONTEMPORAINE 

très  élevée,  mais  incapable  d'un  entier  abandon, 
c'est  l'habitude  trop  prolongée  du  combat.  A  la 
manière  dont  Ryons  se  masque  d'ironie,  aux 
coups  desprit  qu'il  porte  de  droite  et  de  gauche, 
toujours  en  garde  et  toujours  armé,  à  cette  atti- 
tude de  bretteur  moral  qui  est  la  sienne  en  toute 
rencontre,  qu'il  aborde  une  femme  ou  un  homme, 
une  jeune  fille  ou  un  vieillard,  il  est  aisé  de  voir 
que,  pour  ce  misanthrope,  la  vie  sociale  a  été 
trop  dure.  Il  n'avoue  pas  ses  froissements  et  il 
ne  s'en  plaint  pas  ;  il  est  trop  fier.  Mais  le  ton 
seul  de  chacune  de  ses  phrases,  ce  ton  persiHeur 
et  volontiers  féroce,  mais  ce  soin  de  dompter  son 
interlocuteur  dès  les  premiers  mots  et  d'imposer 
sa  supériorité,  mais  l'évidente  défiance  de  chaque 
phrase  et  de  chaque  geste,  tout  cela  est  une 
sorte  d'aveu  et  une  sorte  de  plainte...  le  l'aper- 
çois, aussi  nettement  que  si  je  le  voyais  des  yeux 
de  ma  tête,  cet  homme  qui  a  eu  ses  vingt  ans 
au  commencement  du  second  Empire,  et  à  cette 
époque  de  triomphe  indiscutable  du  Fait  dont 
nous  nous  plaisons  à  reconnaître  aujourd'hui  les 
symboles-  dans  l'action  politique  de  M.  de  Morny, 
dari9  l'action  philosophique  de  M.  Taine,  dans 
l'action  littéraire  de  Gustave  Flaubert.  Les  gran- 
des avenues  de  la  vie  politique  sont  barrées  pour 


M,     ALEXANDRE     DUMAS     FILS  f9 

longtemps  aux  ambitions  trop  hâtives,  et,  aux 
lendemains  de  si  douloureuses  banqueroutes, 
quelle  foi  profonde  entraînerait  de  ce  côté  une 
âme  noble  ?  La  société  se  pacifie  peu  à  peu  ;  elle 
réalise  le  programme  prêté  à  l'un  des  ministres 
du  dernier  règne,  prophétique  ce  jour-là,  et  qui 
aurait  crié  aux  foules  cette  devise  de  la  croisade 
moderne  :  enrichissez-vous  !  L'âpre  concurrence 
des  intérêts  est  donc  en  pleine  vigueur.  Les  Jean 
Girault  abondent  sous  les  colonnes  de  la  Bourse 
et  dans  les  salons.  Il  y  a  dans  l'air  du  temps  une 
épaisse  vapeur  de  positivisme,  et  la  loi  brutale 
de  la  lutte  pour  la  vie  apparaît,  comme  à  toutes 
les  époques  de  désillusion  nationale,  avec  la  net- 
teté de  ses  exigences.  La  famille  ne  s'est  pas 
dressée  entre  de  Ryons  et  la  société  pour  lui 
adoucir  les  premiers  coups.  Ni  son  père  ni  sa 
mère  n'ont  veillé  sur  lui.  Sa  mère  était  loin  ;  son 
père  était  mort.  Mais  sont-ils  plus  favorisés  du 
sort,  ceux  dont  le  père  existe  et  passe  ses  jours 
chez  sa  maîtresse  ou  au  club  ;  ceux  dont  la  mère 
existe,  mais  songe  uniquement  à  courir  le  monde 
et  à  se  parer?  Bref,  de  Ryons  a  grandi  solitaire, 
comme  presque  tous  les  jeunes  garçons  de  la 
haute  société  française  que  leurs  parents  envoient 
au    collège    sans    se    douter  que    c'est    là   une 


ÔO  PS  YCH  OtOG  I  E      CUNTf.MPORAI  N  E 

école  par  excellence  de  brutalité,  de  cynisme  et 
de  précoce  dépravation.  Après  tout,  le  collège  a 
cela  de  bon  qu'il  habitue  l'enfant  qui  pense  à 
considérer  la  malveillance  et  l'injustice,  la  sottise 
et  l'impudicité,  comme  des  manières  d'être  ha- 
bituelles de  l'animal  humain.  Dans  l'entre-deux 
des  cours,  le  collégien  apprenait  que  les  femmes, 
dites  de  plaisir,  seraient,  comme  les  camarades 
et  les  maîtres,  des  ennemies  jurées  de  sa  per- 
sonne. «  Je  filais  du  collège,  dit-il,  pour  aller 
voir  Ellénore,  et  je  vendais  mes  dictionnaires  à 
la  mère  Mansut,  rue  Saint-Jacques,  pour  lui 
porter  des  bouquets  de  violettes.  Je  lui  faisais 
des  vers  par-dessus  le  marché...  elle  m'a  pris  ma 
montre...  »  C'est  sous  cette  forme  désintéressée 
que  lui  est  apparu  l'amour.  Il  est  sorti  de  ces 
premières  épreuves  avec  la  vague  idée  que 
l'homme  est  toujours,  comme  aux  temps  an- 
ciens, un  loup  pour  l'homme,  et  la  femme  quel- 
que chose  de  pire.  Car  d'homme  à  homme,  il 
est  de  certaines  garanties,  quand  ce  ne  serait 
que  l'honneur  qui  empêche  que  nos  ennemis  ne 
nous  portent  certains  coups.  Au  regard  de  la  fille 
qui  exploite  le  mâle  et  vit  de  cette  exploitation, 
ni  l'honneur  ni  la  probité  n'existent,  dans  le  sens 
où  nous  interprétons  ces  mots.  De  Ryons  s'est 


M  .     A  L  E  X  A  N  D  R  L     DUMAS     F  1 1.  S  6  [ 


donc  habitué  à  se  méfier.  En  d'autres  temps,  il 
aurait  vécu  la  main  sur  la  garde  d'une  épée.  La 
vie  moderne  n'exige  pas  d'autres  armes  que  l'es- 
prit et  la  bravoure.  De  Ryons  a  fourbi  son 
esprit  et  sa  bravoure  ;  mais,  à  cette  défiance 
continuelle,  il  a  perdu  'l'habitude  de  s'aban- 
donner, le  don  charmant  de  la  sympathie  ouverte, 
l'exquise  facilité  des  épanchements  intimes.  Il 
est  demeuré  capable  de  pitié,  c'est  une  vertu  de 
combattant.  Il  est  devenu  incapable  de  tendresse. 
A  ceux  ou  celles  qui  lui  demandent  son  amitié, 
il  pourrait  répondre  comme  à  M.  de  Montègre  : 
«  Un  ami  de  la  veille...  mais  nous  avons  l'avenir 
pour  nous...  »  Chamfort  disait  :  «  Convenons 
que,  pour  être  heureux  dans  le  monde,  il  y 
a  des  côtés  de  soi-même  qu'il  faut  entièrement 
paralyser.  »  Hélas!  ce  sont  ces  côtés  mêmes  qui 
seuls  vous  rendraient  capables  de  ressentir  le 
bonheur... 

Elles  coulent,  elles  bouillonnent  tout  autour 
de  nous  et  en  nous-mêmes,  ces  trois  sources  du 
pessimisme  sentimental,  que  M.  Dumas  a  fait 
confluer  et  jaillir  en  gerbe  dans  l'àme  de  ce  per- 
sonnage ,  le  plus  profondément  creusé  de  ses 
comédies.  Et  ces  sources  ne  sont  pas  près  d'être 
taries,  car  l'eau  empoisonnée  qui   les   alimente 

4 


6  2  PSYCHOLOGIE     CONTEMPORAIN! 


filtre  de  trop  haut,  et  c'est  un  immense  mouve- 
ment du  terrain  social  qui,  seul,  pourrait  empê- 
cher cette  infiltration  et  ses  conséquences.  Pour 
que  l'esprit  d'analyse  cessât  de  dévorer  la  subs- 
tance de  nos  cœurs,  il  faudrait  que  l'équilibre  de- 
là vie  intérieure  fût  restauré,  l'abus  de  la  com- 
préhension corrigé  par  le  développement  de  la 
volonté,  le  sens  de  la  certitude  rétabli.  Nous 
sommes  malades  d'un  excès  de  pensée  critique, 
malades  de  trop  de  littérature,  malades  de  trop 
de  science  !  —  Pour  que  le  libertinage  cessât  de 
fatiguer  de  ses  secousses  égoïstes  les  nerfs  et  le 
cœur  de  la  majorité  des  hommes  qui  ont  plus  de 
quinze  ans  et  moins  de  quarante,  il  faudrait  que 
l'équilibre  de  la  vie  privée  fût,  lui  aussi,  res- 
tauré, que  le  mariage  tardif  parût  l'exception,  et 
que  le  mariage  avant  vingt-cinq  ans  devint 
la  règle,  que  l'éducation  de  la  femme  lit  vrai- 
ment d'elle  la  compagne  de  l'homme,  que  les 
relations  entre  les  jeunes  gens  se  transformassent, 
et  que  l'enfant  ne  se  gâtât  point  précocement  les 
sens  et  l'imagination  entre  les  murs  des  collèges, 
—  sentines  d'infection  morale  qu'aucune  voix 
autorisée,  sauf  celle  peut-être  de  M.  Dumas  lui- 
même,  dans  les  premières  pages  de  VcAffaire 
Clemenceau,  n'a  dénoncées  à  la  conscience  publi- 


M.     ALEXANDRE     DUMAS     FILS  63 


que.  —  Pour  que  l'âpreté  de  la  concurrence 
autour  des  places  et  autour  de  la  fortune  s'adoucît 
un  peu,  il  faudrait  un  retour  à  une  vie  moins  ar- 
tificielle et  moins  surchauffée,  que  l'homme  s'at- 
tachât davantage  à  sa  province,  à  sa  terre  natale, 
que  le  séjour  à  Paris  ne  fût  pas  l'objectif  de  toutes 
et  de  tous,  que  la  mêlée  démocratique  se  fît 
moins  brutale.  —  Toutes  conditions  qui  ne 
seront  jamais  réalisées,  car,  bien  au  contraire, 
c'est  vers  un  affinement  de  plus  en  plus  aigu  des 
intelligences,  c'est  vers  une  séparation  de  plus 
en  plus  marquée  des  deux  sexes,  c'est  vers  une 
centralisation  de  plus  en  plus  condensée,  que  se 
dirige  la  France  contemporaine.  A  mesure  que  les 
efforts  dans  cette  triple  voie  s'exagéreront,  les 
observateurs  verront  s'exagérer  aussi  quelques- 
unes  des  conséquences  inévitables  de  semblables 
tendances,  et  le  mot  profond  de  l'observateur 
continuera  d'être  vrai  :  tandis  que  les  classes  pau- 
vres souffriront  du  manque  de  pain,  les  classes  ri- 
ches souffriront  du  manque  d'amour.  Aussi  les  vé- 
rités indiquées  sur  la  psychologie  des  générations 
nouvelles  par  M.  Dumas  continueront-elles  de 
paraître  exactes  à  ceux  qui  ont  le  sentiment  de 
la  vie  morale.  Il  est  à  craindre  seulement  qu'elles 
ne  soient  bientôt  trop  douces,   Les  temps  ne  sont 


64  PSYCHOLOGIE     CONTEMPORA1NF 

pa*s    bien    lointains    où  ïcAmi  des   Femmes    sera 
donné  comme  un  drame  optimiste. 


IV 


SOURCES    DF.    M  Y  S  1  I  C  I  S  M  F 


Il  semble  qu'à  l'extrémité  de  ces  analyses  vo- 
lontiers cruelles  et  qui  brutalisent  ceux-là  mêmes, 
ceux-là  surtout,  qu'elles  séduisent  le  plus,  l'au- 
teur de  ÏcAmi  des  Femmes  et  de  la  Visite  de  noces 
devait  rencontrer  le  nihilisme  métaphysique, 
comme  il  avait  rencontré  le  nihilisme  sentimental. 
Voilà  que,  tout  au  contraire,  cette  œuvre  à 
demi  physiologique,  et  d'une  si  implacable  du- 
reté, s'achève  dans  un  sens  idéaliste  jusqu'à  la 
vision,  et  confine  soudain  au  mysticisme.  Elle  ne 
se  contente  pas  d'y  confiner,  elle  y  pénètre,  et 
on  trouve  dans  ÏHowme-Femme ,  par  exemple, 
des  morceaux  entiers  qu'on  croirait  écrits  par  une 
sorte  de  saint  Jean  du  monde  moderne,  illuminé 
comme  l'autre,  et,  comme  lui,  révélateur.  Lisez, 
pour  vous  en  convaincre,  le  fragment  qui  coin- 


M.     ALEXANDRE     DUMAS     ni  S  6f 

mence  *  :  «  Dans  cet  Eden  nouveau,  le  serpent 
ne  doit  pas  avoir  de  prise  sur  la  femme,  la  femme 
ne  doit  pas  avoir  d'influence  sur  l'homme 'et  lui 
faire  devancer  son  heure...  »  et  cet  autre**  : 
«  Dégagé  de  toute  préoccupation  et  de  toute 
influence  terrestre,  je  suis  là  au  centre  même  de 
la  vie  universelle,  et  la  Création  tout  entière  me 
parle,  à  moi  atome,  tout  comme  elle  a  parlé  à 
Noé  sur  le  mont  Ararat,  à  Moïse  sur  le  mont 
Sinaï,  à  Jésus  sur  le  mont  des  Oliviers  . .  »  La 
préface  de  la  Femme  de  Claude  va  plus  loin  en- 
core et  renferme  une  évocation  apocalyptique  de 
la  luxure,  où  les  formules  de  la  chimie  se  mélan- 
gent étrangement  aux  métaphores  orientales  : 
«  Et  des  bases  mêmes  de  la  matière  composée 
sortit  une  Bête  colossale  qui  avait  sept  têtes  et 
dix  cornes...  »  La  Femme  de  Claude  est-elle  d'ail- 
leurs autre  chose  que  la  transcription  humaine 
d'un  drame  ultra-terrestre,  ainsi  que  l'indique  le 
commentaire  de  l'auteur  :  «  Au  coup  de  fusil  du 
dénouement,  Césarine  tombe,  Cantagnac  s'es- 
quive, Antonin  se  prosterne.  L'être  de  rébellion 
est  précipité  dans  le  néant,  l'être  de  ruse  est  jeté 


*  P.    189  de Ja  brochure. 

*  *  P.   140  et  suiv.  de  la  brochun 


66  P  S  Y  C  H  O  I.  O  G  I  F.      C  O  N  T  E  M  P  O  R  A  1  N  r 


dans  le  vide,  l'être  d'impression  et  de  repentir  est 
rappelé  dans  le  bien...  La  loi  de  Dieu  éclate  et 
triomphe...  »  Dieu  paraît  aussi  dans  X Étrangère, 
s'il  faut  en  croire  la  «  Vierge  du  mal,  »  mistress 
Clarckson  :  «  Dans  la  partie  que  je  joue  avec  le 
destin,  dit-elle,  chaque  fois  que  je  sens  Dieu 
contre  moi,  je  baisse  la  tête  et  je  jette  mon 
jeu...  »  A  propos  de  ces  passages,  et  d'autres  en 
très  grand  nombre  qui  se  rencontrent  dans  d'au- 
tres préfaces  ou  d'autres  brochures  de  M.  Dumas, 
il  y  a  deux  questions  à  se  poser.  Quelle  est  la 
lettre  exacte  de  ce  mysticisme  et  sa  valeur  ?  C'est 
la  première  et  ce  n'est  point  ici  le  lieu  d'y  répon- 
dre, car  cette  étude,  pour  être  fidèle  à  son  pro- 
gramme, doit  demeurer  strictement  psycholo- 
gique. La  seconde  question  est  de  psychologie 
pure  et  se  formule  ainsi  :  quelles  raisons  d  âme 
et  d'esprit  ont  conduit  M.  Dumas  du  côté  du 
mysticisme,  et  ces  raisons  lui  sont-elles  communes 
avec  beaucoup  de  ses  contemporains  ? 

Le  mysticisme  de  M.  Dumas  s'éclaire  d'un  jour 
singulier  lorsqu'on  se  représente  que  M.  Dumas 
est  surtout  un  lutteur,  un  homme  d'action  vigou- 
reuse et  d'énergie  intense.  La  logique,  cette  qua- 
lité dominante  de  sa  pensée,  lavait. conduit  sur 
la  frontière  du  nihilisme.  Il  a  vu  ce  pays  désolé 


M.     ALEXANDRE     DUMAS     FILS  6j 

où  le  Nirvana,  célébré  par  les  sages  de  l'Inde, 
apparaît  comme  l'idole  monstrueuse  et  funéraire, 
dans  l'adoration  de  laquelle  toutes  les  douleurs 
s'endorment,  mais  aussi  toutes  les  joies.  lia  res- 
piré l'odeur  de  mort  qui  flotte  sur  l'immense 
steppe,  et  il  a  éprouvé  un  frisson  d'horreur. 
Tandis  que  Schopenhauer,  enivré  de  l'opium  de 
sa  métaphysique  et  n'hésitant  pas  à  conclure 
comme  il  a  commencé,  prêche  le  renoncement 
définitif  et  la  suppression  de  la  volonté  de  vivre, 
le  Parisien  lucide  et  décidé  qui  est  dans  M. 
Dumas  se  révolte.  «  La  nature,  s'écrie-t-il,  ne 
veut  pas  la  mort.  Elle  veut  la  vie.  La  mort  n'est 
qu'un  de  ses  moyens.  La  vie  est  son  but...  » 
.Mais  comment  concilier  ce  goût  et  ce  culte  de  la 
vie  avec  les  négations  de  tout  à  l'heure,  avec 
cette  impuissance  d'aimer  qui  transforme  l'àme 
en  un  sépulcre  sans  réveil  ?  C'est  alors  qu'accablé 
par  l'évidence  du  monde  réel,  l'homme  aperçoit 
confusément,  par  delà  les  indiscutables  misères  de 
l  heure  présente,  un  au-delà  indéfini.  Les  phéno- 
mènes actuels  sont  bien  durs,  mais  sont-ils  autre 
chose  qu'une  apparence  ?  N'y  a-t-il  pas  en  dehors 
et  au-dessus  de  nous  quelque  puissance  cachée, 
capable  de  réparer  ce  qui  s'écroule,  de  racheter 
ce  qui  se  perd,  de  régénérer  ce  qui   se  meurt? 


68  PS  YC  HO  LOT  IF.      CONTE  M  POP  A  I  NT 

N'y  a-t-il  pas  une  source  d'amour  invisible,  à 
laquelle  puissent  s'étancher  les  soifs  qu'aucune 
eau  d'ici-bas  ne  saurait  satisfaire?  Et  surtout  ne 
sommes-nous  pas  entre  deux  univers,  celui  des 
sens  qui  nous  étouffe  le  cœur,  et  celui  de  l'âme 
dans  lequel  nous  respirerons  peut-être  un  jour? 
C'est  dans  les  ténèbres  de  pareilles  hypothèses 
que  nous  nous  acheminons  vers  le  mysticisme.  M. 
Dumas  a  suivi  cette  route,  mais  comme  il  était  à 
la  fois  un  moraliste  et  un  auteur  dramatique,  il  a 
donné  à  son  mysticisme  un  tour  en  rapport  avec 
les  doubles  exigences  de  sa  nature.  Croire  au 
Bien  et  au  Mal  d'une  façon  absolue,  c'est  déjà 
faire  profession  de  foi  mystique,  car  c'est  affir- 
mer la  réalité  du  monde  spirituel.  Avec  une  ima- 
gination tournée  au  drame,  c'est  bientôt  fait  de 
personnifier  ce  Bien  et  ce  Mal,  et  de  les  voir  en- 
gageant un  duel  implacable  dans  le  cœur  de 
l'homme.  Ainsi  a  procédé,  semblc-t-il,  l'auteur 
de  la  Femme  de  Claude,  et  il  s'est  réveillé  en  plein 
Manichéisme  sans  presque  s'en  être  douté.  L'Or- 
muzd  et  l'Ahriman  des  anciens  Perses  lui  sont 
apparus  dans  leur  immortel  combat,  et,  à  la  clarté 
de  cette  apparition,  la  nuit  douloureuse  de  notre 
société  s'est  illuminée.  C'a  été  là  un  passage 
beaucoup  plus  facile  et  naturel  que  la  première 


M.     ALEXANDRE     DUMAS     FILS  69 


impression  ne  le  ferait  supposer.  Qui  pourrra 
direqu'en  effet  l'hypothèse  des  deux  principes  esc 
certainement  fausser  II  n'y  a  qu'un  petit  nombre 
de  solutions,  qu'il  est  également  impossible 
d'établir  et  de  réfuter,  au  problème  du  monde. 
L'hypothèse  dualiste  est  une  de  ces  solutions. 
Quoi  d'étonnant  qu'elle  ait  hanté  souvent  un  es- 
prit que  les  questions  de  morale  ont  torturé  tou- 
jours, et  qui,  par  métier,  conçoit  les  êtres  tou- 
jours en  conflit? 

La  vision  d'un  au-delà  qui  soit  la  raison  d'exis- 
ter de  l'univers  et  de  nous-même,  tel  est  Tabou  • 
tissement  suprême  de  cette  pensée,  et  aussi  d'un 
certain  nombre  des  pensées  de  cette  époque,  en 
dépit  de  la  marée  montante  du  positivisme. 
Oui,  nous  sommes  tous,  à  des  degrés  divers, 
positivistes  de  raison.  Nous  demandons  à  l'art 
d'être  fondé  sur  l'étude  positive  du  fait,  à  la 
politique  de  reposer  sur  l'exploitation  positive 
du  fait;  nous  avons  des  mœurs  de  jour  en  jour 
plus  positives,  elles  aussi,  et  les  complications  de 
notre  confort  augmentent  chaque  année...  Avec 
cette  intelligence  et  ce  maniement  du  fait,  on 
contente  beaucoup  des  appétits  de  l'homme.  Il 
en  est  un  pourtant  qui  demeure  inassouvi  et  dont 
les    doctrinaires    de    notre    âge    scientifique  ne 


70  PSYCHOLOGIE     CONTEMPORAINE 


daignent  point  s'occuper,  quoique  la  science 
démontre  que  cet  appétit  doit  exister  en  nous, 
irrésistible.  Je  veux  parler  précisément  de  ce 
besoin  de  l'au-delà  qui  nous  est  arrivé  à  travers 
les  âges,  cultivé,  amplifié  par  les  générations 
successives  des  croyants  de  toutes  les  religions. 
Réfléchissez  en  effet  que,  pendant  des  siècles  et 
des  siècles,  nos  aïeux,  ces  hommes  de  l'être  des- 
quels notre  être  présent  est  l'addition,  se  sont 
agenouillés  matin  et  soir  pour  adorer  la  cause 
inconnue.  Songez  que  le  frémissement  du  mys- 
tère a  couru  dans  les  cheveux  de  toutes  les  têtes 
où  s'est  élaborée  la  pensée  qui  actuellement  habite 
notre  tête.  Dites-vous  que  les  convictions  sur  les 
choses  de  l'autre  vie  ont  été  pour  ces  ancêtres, 
non  point  des  objets  de  dilettantisme  et  de  lit- 
térature, mais  des  réalités  d'après  lesquelles  ils 
luttaient  et  mouraient,  qui  se  mêlaient  pour  eux 
à  tous  les  sentiments  et  à  tous  les  actes  de  la  vie, 
à  la  naissance  et  au  mariage,  à  la  guerre  et  aux 
funérailles.  Chacun  de  nous  peut  affirmer  qu  il  a 
eu,  certainement,  des  martyrs  par  fanatisme  reli- 
gieux parmi  ses  ascendants.  Est-ce  quune  ten- 
dance héréditaire  ne  doit  pas  résulter  de  l'accu- 
mulation de  tant  d'années?  Est-ce  qu'une  faculté 
si  passionnément  et  continûment  développée  par 


M.     ALEXANDRE     DUMAS     FILS  71 

tous  ceux  dont  nous  sommes  issus,  ne  doit  pas 
nous  avoir  été  transmise  avec  nos  facultés, 
léguées,  elles  aussi,  au  jour  de  notre  naissance? 
Et,  contre  la  pesée  sur  notre  âme  d'une  acquisi- 
tion de  tant  de  siècles,  que  peuvent  les  raison- 
nements appris  ou  inventés  entre  notre  quinzième 
et  notre  vingt-cinquième  année,  —  période  où 
nous  choisissons  entre  les  systèmes  de  philoso- 
phie? Cette  faculté  de  l'au-delà,  nous  la  possé- 
dons à  notre  insu,  et  quand  nos  idées,  notre  mi- 
lieu, nos  habitudes  nous  empêchent  de  l'exercer, 
elle  ne  meurt  pas  pour  cela.  Elle  est  comprimée 
et  mutilée.  Puis  un  jour  vient  où  elle  se  redresse, 
un  jour  où  elle  veut  vivre  et  fonctionner,  et,  faute 
d'une  vie  et  d'un  fonctionnement  normal,  elle 
se  dépense  en  d'étranges  excès. 

Il  est  aisé  de  le  constater,  ce  besoin  de  l'au- 
delà  quand  il  ne  rencontre  pas  une  satisfac- 
tion idéale  et  noble  se  rabat  sur  Je  domaine  de 
la  sensation  et  demande  aux  aberrations  du  sys- 
tème nerveux  le  frémissement  surhumain  que  les 
véritables  mystiques  obtenaient  par  les  ferveurs  de 
la  prière.  Il  y  aainsiune.sortede  mysticisme  physi- 
que, si  Ion  peut  dire,  qui  est,  par  exemple,  celui 
de  cette  femme  au  teint  si  étrangement  maladif, 
à  la   pupille    trop  dilatée,  au  sang  décoloré  par 


7 1  PSYC.HrOLOGIE     CONTEMPORAINE 

l'anémie.  Son  médecin  a  beau  lui  défendre  de 
s'abandonner,  comme  elle  le  fait,  aux  dangereuses 
piqûres  de  la  'morphine  ;  même  au  prix  de  sa 
vie,  elle  continuera  de  poursuivre  dans  les  délices 
de  la  mortelle  liqueur  une  impression  de  spiritua- 
lité suprême  et  d'apaisement  extatique.  —  C'est 
un  crucifix  dont  elle  a  le  réel,  l'insatiable  désir. 
C'est  une  vie  religieuse  qu'il  lui  faudrait,  et  les 
effusions  au  pied  de  l'autel.  Ce  je  ne  sais  quoi 
dont  la  nostalgie  la  tourmente  et  dont  elle  se 
procure  le  simulacre  à  travers  les  énervements  de 
son  organisme  et  la  destruction  de  sa  chair,  c'est 
tout  uniment  l'émotion  pieuse;  —  mais  est-il  un 
procédé  pour  faire  comprendre  cela  au  pâle  trou- 
peau de  ces  infortunées  qui,  voulant  fuir  le 
monde  des  sens,  s'y  précipitent  plus  avant,  créa- 
tures de  désordre  et  cependant  de  délicatesse  et 
de  poésie,  dans  la  race  desquelles  se  sont  jadis 
recrutées  les  saintes,  et  parmi  lesquelles  se  recru- 
tent aujourd'hui  les  détraquées?  —  A  un  degré 
plus  haut,  c'est  le  mysticisme  esthétique.  Ce  que 
la  malade  d'esprit  et  de  cœur  implorait  sous  l'ai- 
guille morphinée,  sa  sœur  aussi  malade,  mais  plus 
heureuse,  le  demande  au  piano  dont  les  blanches 
touches,  fraîches  sous  les  doigts  brûlants,  recè- 
lent un  trésor  d'indicibles  rêves.  C'est   alors,  et 


M .     ALEXANDRE     DUMAS     FILS 


71 


pendant  des  heures,  la  révélation  du  monde  de 
sentiments  indéfinis  et  sans  paroles  où  certains 
musiciens  modernes  se  complaisent.  Les  phrases 
douloureuses  et  presque  pâmées  de  Chopin,  les 
alanguissantes  mélodies  de  Mendelssohn,  les  soli- 
taires, les  obscures  ardeurs  de  Schumann  ravis- 
sent l'âme  déjà  troublée,  —  loin,  bien  loin  des 
sensations  bornées  et  mesquines  de  la  vie  réelle. 
L'au-delà  se  fait  palpable  et  prend  corps  à  tra- 
vers les  sons.  Le  flot  tari  de  la  tendresse  ruis- 
selle de  nouveau  dans  le  cœur  qui  se  dilate.  De 
cette  musique  à  la  prière  il  y  a  si  peu  de  dis- 
tance, que  tous  les  cultes  mélangent  l'harmonie 
des  chants  et  des  orgues  à  leurs  cérémonies 
sacrées.  C'est  bien  la  même  faculté  intérieure 
qui  se  déploie  dans  le  boudoir  où  une  femme 
toute  frémissante  joue  un  Nocturne  parmi  des 
fleurs  entêtantes,  et  dans  l'église  où  les  fidèles 
courbent  la  tête  devant  le  geste  du  prêtre...  Qui 
peut  affirmer  qu'une  de  ces  deux  formes  de 
1  adoration  est  au  regard  de  la  cause  inconnais- 
sable, vraiment  inférieure  à  l'autre? 

Parfois  cependant  le  besoin  de  l'au-delà  ne 
rencontre  même  pas,  pour  se  donner  carrière, 
ces  voies  détournées,  —  quoiqu'elles  soient  nom- 
breuses,  et   que  le  mysticisme   physique  ou   le 


74  PSYCHOLOGIE      CONTEMPORAINE. 

mysticisme  esthétique  revête  bien  des  formes 
autres  que  celles  de  la  morphine  ou  de  la  mu- 
sique. Il  arrive  alors  que  l'âme  éprouve  un  indes- 
criptible malaise,  une  inquiétude  inexpliquée. 
La  vie  la  fatigue,  l'excède,  lui  répugne.  Elle 
sombre  tout  entière  dans  l'ennui.  Mais  l'ennui 
moderne,  c'est  exactement  l'ennui  Oriental,  la 
stagnation  du  cœur  qu'aucune  espérance  de  vo- 
lupté ou  de  félicité  ne  fait  plus  vibrer,  la  torpeur 
croupissantequ'aucundésirn  émeut, lamortintime 
dans  le  mouvement  machinal.  Oui,  ce  sont  des 
morts,  et  des  mortes,  ces  hommes  et  ces  femmes 
qui  vont  et  viennent,  s'habillent  et  se  déshabil- 
lent, mangent  et  dorment,  et  dont  les  yeux, 
noyés  d'une  langueur  indifférente,  attestent  qu'ils 
n'attendent  rien.  Cet  ennui,  certes,  n'est  pas  un 
mal  tout  à  fait  vulgaire,  il  n'est  pas  non  plus  un 
mal  continu.  Il  procède  par  accès  et  noie  d'une 
vapeur  de  détresse  les  victimes,  souvent  gran- 
dioses, de  ses  funèbres  atteintes.  Toute  sa  vie 
durant,  Gautier  s'est  essayé  à  tromper  cet 
ennui-là  et  Flaubert  aussi,  et  Baudelaire  qui  a  si 
cruellement  décrit  ses  affres  en  nous  et  cette 
agonie  secrète  de  la  puissance  du  bonheur: 

Rien  n'égale  en  longueur  les  boiteuses  journées 
Quand,  sous  les  lourds  flocons  des  neigeuses  années, 


M.     ALEXANDRE     DUMAS     FILS  Jç 

L'ennui,  fruit  de  la  morne  incuriosité 
Prend  les  proportions  de  l'immortalité!... 

A  cet  ennui  morbide,  il  est  bien  des  causes 
diverses,  et  la  plupart  du  temps  une  exorbitante 
dépense  de  forces  en  est  l'origine;  mais  il  s'y 
mêle  aussi  le  sentiment  que  cette  vie  d'ici-bas, 
réduite  à  elle-même,  ne  vaut  pas  la  peine  d'être 
vécue.  Baudelaire,  dans  un  de  ses  plus  beaux 
poèmes,  s'écrie  avec  désespoir  qu'il  préfére- 
rait 

La  douleur  à  la  mort,  et  Yen  fer  au  néant, 

et  par  la  bouche  de  saint  Antoine,  Flaubert  dé- 
peint en  ces  termes  l'impression  qui  se  dégage 
du  monde  muet  tel  que  la  science  nous  amène  à 
le  concevoir:  «  Un  froid  horrible  me  opiacé  jus- 
qu'au fond  de  l'âme.  Cela  excède  la  portée  de 
la  douleur.  C'est  comme  une  mort  plus  profonde 
que  la  mort...  »  Ce  sentiment  de  l'inutilité  de 
notre  vie  présente,  s'il  n'y  a  point  une  transcrip- 
tion mystique  et  durable  de  nos  actes  passagers, 
s'accompagne  du  souvenir  des  croyances  an- 
ciennes. A  une  époque,  pour  nous  bien  loin- 
taine quoiqu'elle  soit  toute  voisine,  le  monde 
apparaissait    comme   l'œuvre    d'un     père.   Une 


y  6  P  S  Y  C  H  O  L  O  û  I  t.     C.  O  N  T  f.  M  f>  O  R  A  1  .V  £ . 


àme,  non  pas  semblable  à  la  notre,  mais  la  com- 
prenant, faisait  flotter  son  souffle  à  l'horizon  de 
notre  existence.  C'est  parce  que  ce  souffle  ne 
passe  plus  sur  nos  fronts  que  la  fleur  de  notre 
pensée  se  fane  mélancoliquement  dans  la 
vanité  de  sa  grâce  et  de  sa  force.  Mais  qu'y 
faire?... 

Ah!  qu'y  faire?  Il  n'est  pas  possible  à  l'homme 
de  ce  temps  d'apercevoir  dans  l'univers  visible  la 
trace  d'une  volonté  particulière,  puisque  toute  la 
science  se  résume  dans  cette  affirmation  :  qu'une 
telle  volonté  n'existe  point.  Il  ne  lui  est  pas  pos- 
sible de  concevoir  un  état  de  conscience  indé- 
pendant d'un  organisme.  Cela  ne  lui  est  pas 
possible,  —  par  la  raison;  mais  la  raison  et  l'ex- 
périence sont-elles  les  seules  méthodes  révéla- 
trices de  ce  qui  est,  —  elles  qui  s'arrêtent  sur  le 
bord  de  l'absolu  et  rangent  toutes  les  causes  dans 
le  domaine  fermé  de  l'inconnaissable?  Le  mysti- 
cisme se  retrouve  ainsi  conciliable  avec  la  science. 
Il  est  là,  comme  une  tentation  éternelle,  prêt  à 
iccevoir  ceux  que  cettescience  n'a  pas  contentés,  et 
quelques-uns  s'y  jettent  éperdûment  parmi  ceux- 
mêmes  qui  ont  poussé  le  plus  avant  au  cœur  de 
l'impuissante  et  vaine  science.  Ils  font  à  leur  ma- 
nière ce  que  M.  Dumas  a  fait  à  la  sienne.  De  la 


ALEXANDRE     DUMAS     FILS  77 


constatation  purement  positive,  ils  passent  à  l'in- 
tuition purement  visionnaire.  C  est  ainsi  qu'en 
obéissant  aux  exigences  secrètes  de  sa  nature, 
l'auteur  de  la  Femme  de  Claude  s'est  trouvé 
accomplir  une  évolution  d'esprit  qui  est  dans  la 
logique  de  l'époque.  Evolution  sans  résultat  défi- 
nitif, et  condamnée,  semble-t-ii,  à  ne  jamais 
aboutir!  Mais  qu'importe?  Elle  n'en  sert  pas 
moins  à  démontrer  que  la  conscience  humaine 
de  ce  temps-ci  est  mise  dans  la  nécessité  de 
choisir  entre  les  conclusions  du  pessimisme  et  la 
foi  au  surnaturel.  C  est  la  crise  d'aujourd'hui  et 
celle  de  demain.  Quelle  en  sera  lissue?  Qui 
peut  dire:  c'en  est  fait  des  religions?  Oui  peut 
dire,  par  contre,  qu'une  religion  nouvelle  va  nous 
naitre?  En  tous  cas,  c'est  la  marque  d'une  âme 
profondément  sérieuse  et  sincère,  d'apercevoir 
ce  problème  et  d'essayer,  dans  la  mesure  d  une 
action  personnelle,  de  le  résoudre.  Mais  com- 
ment M.  Dumas  ne  serait-il  pas  arrivé  à  cette 
hauteur  de  vues,  lui  qui  a  si  sérieusement  et  si 
sincèrement  étudié  son  temps?  —  Ecrivain  très 
peu  préoccupé  des  quescions  de  l'art  et  très  pré- 
occupé des  questions  de  la  vie  de  chaque  jour, 
il  aura  dit  sur  l'époque  beaucoup  de  paroles 
essentielles,  et  son  œuvre  devra  être  étudiée  de 


y8  PSYCHOLOGIE      CONTEMPORAINE. 

très  près  par  l'historien  de  la  sensibilité  française 
au  xixe  siècle.  —  C'est  tout  ce  que  Ton  a  voulu 
démontrer  ici. 


II 


M.   LECONTE  DE  LISLE 


M.    LECONTE    DE    LISLE 


De  tous  les  poètes  de  talent  apparus  en 
France  depuis  la  fin  du  mouvement  roman- 
tique de  1830,  aucun  n'aura  eu  plus  que 
M.  Leconte  de  Lisle  une  destinée  singulière 
ni  qui  montre  mieux  quel  abîme  sépare  au- 
jourd'hui le  goût  du  public  en  littérature  et 
celui  des  purs  artistes.  Voici  trente  années  que 
les  Toèmes  antiques  ont  révélé  dans  l'auteur  de 
{Midi,  de  la  Fontaine  aux  lianes,  de  Cunaçépa,  un 
incomparable  écrivain  en  vers.  Et  depuis  lors 
M.  Leconte  de  Lisle,  bien  qu'il  n'ait  donné  que 
deux  recueils  nouveaux,  les  Toèmes  barbares  et 
les  Toèmes  tragiques,  n'a  pas  cessé  d'être  consi- 
déré comme  un  maître  par  tous  les  fervents  de 
de  la  Muse.  Son  prestige  sur  eux  a  été  si  grand 

1. 


82  PSYCHOLOGIE     CONTEMPORAINE. 

qu'il  domine  l'effort  de  renaissance  poétique  du 
Tarnasse  contemporain,  —  renaissance  où  se  trou- 
vèrent mêlés  tant  de  poètes  divers,  depuis 
.VI.  Sully  Prudhomme  jusqu'à  M.  François  Cop- 
pée.  11  semble  qu'un  tel  poète  devrait  occuper 
devant  l'opinion  de  notre  pays  une  place  unique, 
analogue  à  celle  que  nos  voisins  d'outre-Manche 
ont  faite  à  M.  Swinburne.  Mais  l'esprit  français, 
qui  subit  en  cela  l'inévitable  rançon  de  ses  qua- 
lités, n'arrive  guère  à  la  sensation  de  la  vraie 
poésie,  à  moins  d'y  être  entraîné  par  des  raisons 
étrangères  à  l'essence  même  du  principe  poé- 
tique. Si  Hugo  et  Lamartine  furent  populaires 
dès  leur  début,  c'est  que  le  caractère  religieux 
de  leur  première  inspiration  correspondait  bien 
au  néo-catholicisme  d'alors.  Si  Alfred  de  Musset, 
malgré  son  indifférence  politique,  se  trouve  avoir 
conquis  une  telle  vogue,  c'est  que  le  poète  chez 
lui  se  double  d'un  orateur;  son  éloquence  a 
sauvé  sa  poésie.  M.  Leconte  de  Lisle,  lui,  a  com- 
posé une  œuvre  où  la  poésie  n'est  mélangée 
d'aucun  alliage,  et  qui  ne  saurait  être  comprise 
et  sentie  que  par  les  lecteurs  qui  aiment  la  Beauté 
pour  la  Beauté.  Aussi  n'a-t-il  pas  rencontré, 
parmi  la  foule,  l'accueil  qu'elle  réserve  à  ses 
favoris,  et  la  disproportion  est  forte  entre  le  rang 


LECONTE     DE     LISLE  83 


qu'il  occupe  devant  le  public  et  la  place  que  lui 
décernent  les  artistes.  Son  influence,  pour  être 
ainsi  restreinte,  n'en  est  pas  moins  profonde, 
car  elle  se  retrouve,  présente  et  durable,  chez 
presque  tous  les  poètes  de  notre  époque.  Indi- 
rectement elle  s'étend  jusqu'à  ceux  qui  ne  la  su- 
bissent qu'à  travers  un  ou  deux  d'entre  ces  poètes. 
Celui  qui  étudie  dans  les  écrivains  de  la  généra- 
tion précédente  les  origines  de  quelques-unes 
des  tendances  et  des  idées  de  la  génération 
actuelle,  doit  donc  se  préoccuper  de  M.  Leconte 
de  Lisle  comme  de  Charles  Baudelaire  et  de 
Gustave  Flaubert,  et  l'auteur  de  Qaïn  et  des 
Erinnyes  a  son  rang  marqué  dans  la  série  de  ces 
esquisses,  où  l'on  essaye  de  noter  plusieurs  traits 
épars  de  la  changeante  physionomie  contempo- 
raine. 


DU     MODERNF 


Précisément,  c'est  ce  caractère  contemporain, 
—  ou  moderne,  pour  employer  un  terme 
d'école,  que  beaucoup  de  personnes  refusent  à 


84  PSYCHOLOGIE     CONTEMPORAINE. 

M.  Leconte  de  Lisle,  et  cela,  depuis  la  publica- 
tion de  son  premier  recueil  de  vers.  Il  a  bien 
fallu  lui  reconnaître  la  magnificence  de  la  forme 
poétique,  le  pouvoir  d'évocation  visionnaire,  la 
solidité  du  verbe,  l'ampleur  de  la  période,  la 
justesse  merveilleuse  de  l'image.  Mais  les  adver- 
saires du  poète  ont  voulu  ne  voir  dans  ces  qua- 
lités que  l'effort  d'une  rhétorique  supérieure,  et 
ils  lui  ont  nié  cette  flamme  de  la  vie  sans  laquelle 
l'art  d'écrire  se  réduirait,  en  effet,  à  un  jeu  de 
patience  intellectuel.  La  vertu  vraie  d'une  œuvre 
ne  réside-t-elle  pas  dans  la  partie  nécessaire  et 
inévitable,  celle  que  l'artiste  a  composée,  comme 
il  respire,  comme  il  marche,  comme  il  aime, 
sous  la  pression  d'une  force  intérieure  qui  le 
contraignait  à  prolonger  son  rêve  dans  de  cer- 
taines formes  de  phrases,  de  même  qu'elle  le 
contraint  à  faire  de  certains  gestes,  à  éprouver 
de  certaines  émotions,  à  vivre  enfin  une  certaine 
vie?  Comme  il  y  a  dans  la  nature  humaine  une 
imbrisable  unité,  il  est  évident  que  l'œuvre  de 
littérature  ou  d'art  conçue  et  produite  ainsi  par 
une  nécessité  profonde  doit  manifester  tout 
l'homme  qui  la  conçoit  et  qui  la  produit,  avec 
son  sens  particulier  du  monde  et  de  lui-même, 
avec   sa  façon  ou  tendre  ou  amère  de  goûter  le 


M.     I.ECONTE     DE     LISLE  8f 

réel,  avec  son  être  enfin  dans  ce  qu'il  a  de  plus 
intime  et  de  plus  vrai.  Mais  cet  être  tient  à  son 
milieu  par  d'invisibles  racines,  comme  une  plante 
au  coin  de  sol  dont  elle  absorbe  la  sève.  Donc, 
en  se  transcrivant  dans  son  œuvre,  l'artiste  se 
trouve  avoir  du  coup  transcrit  quelque  chose  de 
ce  milieu,  une  portion  de  cette  grande  âme  con- 
temporaine dont  il  est  une  des  pensées,  un  peu 
du  vaste  cœur  de  sa  génération  dont  les  batte- 
ments retentissent  en  lui.  Il  résulte  de  là  que, 
si  la  poésie  d'un  poète  se  trouvait  absolument 
en  dehors  de  toute  date  et  de  toute  époque,  elle 
serait  une  œuvre  de  mort,  simple  curiosité 
d'école,  bonne  à  divertir  des  scoliastes,  mais 
incapable  de  servir  de  pâture  vivante  à  des 
hommes  vivants. 

Ceux  qui  n'ont  pas  reconnu  chez  M.  Leconte 
de  Lisle  cette  puissance  de  vie,  personnelle  à  la 
fois  et  contemporaine,  se  sont  laissés,  me  semble- 
t-il,  abuser  pas  une  erreur  d'analyse  qu'il  importe 
de  définir  avec  netteté,  non  pas  seulement  pour 
éclairer  d'un  jour  complet  la  figure  de  l'auteur 
des  Toèmes  barbares,  mais  surtout  pour  mieux 
étudier  un  problème  d'esthétique  générale  qui 
se  pose  devant  beaucoup  d'artistes  de  nos  jours 
et  les  obsède  d'une  préoccupation  incessante.  Je 


86  PSYCHOLOGIE      CONTEMPORAINE. 

veux  parler  de  cette  question  du  Moderne  dans 
l'art  et  dans  la  littérature  qui  inquiétait  déjà  les 
romantiques.  Par  quels  procédés  en  effet  secouer 
le  joug  de  la  tradition,  si  pesant  sur  la  pensée 
de  ceux  qui  arrivent  tard  dans  une  civilisation 
déjà  épuisée  de  littérature  ?  André  Chénier 
répondait  par  son  conseil  célèbre  : 

Sur  des  pensers  nouveaux  faisons  des  vers  antiques. 

Il  plaçait  donc  essentiellement  le  Moderne  dans 
le  choix  des  sujets.  Stendhal,  lui,  donnait  un 
conseil  contraire,  car,  avec  une  inintelligence 
tout  à  fait  indigne  de  son  rare  esprit,  il  proscri- 
vait les  anciennes  formes  et  n'hésitait  pas  à  con- 
damner par  exemple  dune  façon  absolue  la 
langue  des  vers.  De  nos  jours,  les  écrivains 
naturalistes  qui  se  sont  plus  particulièrement 
attachés  à  ce  problème  du  Moderne  le  résolvent 
par  la  théorie  de  la  nouveauté  dans  le  fond  et 
dans  la  forme.  «  Copiez  ce  que  vous  voyez 
comme  vous  le  voyez,  »  disent  les  peintres  qui 
veulent  amener  leurs  élèves  à  faire  ce  qu'on 
appelle,  dans  les  ateliers,  de  la  peinture  sincère. 
Pourquoi  le  littérateur  n'agirait-il  pas  de  même?. . . 
La  vie  ondoie  autour  de  lui,  changeante  et  riche. 


M.    LECONTEDELISI.  E  87 

S'il  est  à  Paris,  il  a  sous  les  yeux  le  décor  des 
rues,  des  magasins,  des  salons,  la  cohue  des 
intérêts  rivaux,  la  mêlée  des  passions,  une 
masse  énorme  d'hommes  et  de  femmes  qui  vont 
et  qui  viennent,  tous  marqués  au  sceau  des 
mœurs  de  l'époque.  Qu'il  reproduise  sur  le  pa- 
pier et  par  le  moyen  de  mots  adaptés  ces  mœurs 
et  ce  décor,  consciencieusement,  exactement, 
n'aura-t-il  pas  exécuté  le  programme  d'un  art  tout 
contemporain  et  par  suite  aussi  vivant  qu'origi- 
nal? S'il  est  en  province,  il  a  devant  lui  le  pay- 
sage rustique,  l'âme  villageoise  et  ses  coutumes  à 
transcrire,  toute  la  réalité  d'un  monde  instinctif 
à  faire  passer  dans  ses  livres,  avec  sa  couleur  ou 
tragique  ou  heureuse,  —  et  c'est  bien  ainsi  que 
procède  toute  l'école  actuelle,  depuis  MM.  Emile 
Zola  et  Alphonse  Daudet  jusqu'à  MM.  J.-K. 
Huysmans  et  Paul  Alexis,  depuis  M.  Paul  Arène 
jusqu'à  M.  Emile  Pouvillon. 

En  toute  matière,  les  solutions  simples  ont 
beaucoup  de  chances  d'être  incomplètes.  Mais 
c'est  en  esthétique  surtout  que  les  problèmes  aux 
données  multiples  exigent  des  solutions  multi- 
ples aussi.  Examinons  cette  phrase  d'apparence 
si  lucide:  «  Copier  ce  que  l'on  voit;  »  nous 
trouverons  qu'elle  recèle  une  complication  sin- 


88  PSYCHOLOGIE      CONTEMPORAIN!:, 


gulière.  Il  faut,  pour  la  traduire,  tenir  compte 
de  deux  éléments  :  le  premier,  c'est  que  toute 
réalité  se  présente  à  la  réflexion  comme  quelque 
chose  de  touffu  et  de  mouvant  qu'il  est  impos- 
sible de  saisir  en  son  entier.  Il  y  faut  donc  dé- 
couper un  fragment  afin  de  le  faire  passer  dans 
l'art,  et  le  choix  du  fragment  à  découper  ainsi 
est  déterminé  par  la  nature  même  de  l'esprit. 
Car,  et  c'est  là  le  second  élément  du  problème, 
l'instrument  de  vision  et  d'analyse  varie  d'un 
artiste  à  l'autre.  Il  existe,  par  exemple,  un  groupe 
de  faits  qui  s'étiquette  du  nom  de  Paris.  Assuré- 
ment il  est  légitime  de  voir  cette  immense  ville 
comme  M.  Emile  Zola  dans  sa  Tage  d'amour  ou 
son  "Venue  de  Taris,  et  de  peindre,  avec  l'imagi- 
nation des  masses,  les  vastes  mouvements  de  la 
foule  dans  les  vastes  quartiers.  Il  ne  l'est  pas 
moins  d'apercevoir  que  derrière  cette  agitation 
visible  fonctionnent  des  causes  invisibles,  et 
que,  par-dessous  les  mœurs,  travaillent  les  idées. 
Dans  le  cerveau  de  ces  hommes  qui  se  hâtent, 
poussés  par  la  nécessité  de  gagner  leur  pain, 
sous  un  certain  climat  et  d'après  de  certaines 
habitudes,  il  se  remue  des  conceptions  abstraites, 
ou  plus  ou  moins  nettes,  ici  grossières  et  là  raf- 
finées. Mais  ces  conceptions  sont  un  Fait,  comme 


M.    LECONTEDEL1SLE  89 

l'écalage  de  ces  marchandises  devant  ce  comp- 
toir, comme  la  poussée  de  ces  voitures  dans  ce 
tournant  de  rue.  La  preuve  en  est  que  ce  passant 
qui  court  à  ses  affaires  s'arrête  à  lire  ce  morceau 
de  journal,  à  discuter  avec  son  compagnon  sur 
un  point  de  politique.  Ce  Parisien  a  une  théorie 
de  la  religion  et  une  théorie  de  la  nature,  une 
théorie  de  l'état  et  une  théorie  du  devoir,  — 
obscure  doctrine,  humble  reflet  déformé  dans  ce 
misérable  miroir  des  grands  feux  d'artifices  intel- 
lectuels qui  se  tirent  là-haut,  parmi  les  philoso- 
phes, les  écrivains  et  les  savants.  N'importe 5  une 
profonde  unité  rattache  les  généralisations  mala- 
droites et  rudimentaires  des  illettrés  aux  spécula- 
tions des  maîtres.  Il  suit  de  là  que,  si  l'écrivain 
entreprend  de  reproduire  la  société  par  les  idées, 
il  sera  aussi  vrai  que  celui  qui  entreprend  de  la 
peindre  par  les  mœurs.  Il  peut  à  son  gré  choisir 
le  décor  dans  lequel  il  évoquera  ces  idées.  Si  le 
symbolisme  antique  est  le  plus  capable  de  se  prê- 
ter à  cette  évocation,  n'est-il  pas,  en  l'employant, 
aussi  nouveau,  aussi  contemporain  que  le  plus 
scrupuleux  nomenclateur  d'un  quartier  de  Paris? 
C'est  ainsi  que  la  Colère  de  Samson  d'Alfred  de 
Vigny,  qui  emprunte  son  mythe  à  la  Bible,  est 
moderne  au  même  degré  que  le  C^Qabab  ou  que 


9° 


PSYCHOLOGIE      CONTEMPORAINE 


les  Fleurs  du  zMal,  tout  simplement  parce  que 
l'idée  de  l'amour  traduite  dans  ces  vers  morbides 
est  aussi  profondément  essentielle  à  notre  temps 
que  l'élégance  d'un  duc  de  Morny  et  le  liberti- 
nage analytique  d'un  Baudelaire.  Ce  n'est  donc 
ni  dans  le  décor  ni  dans  la  date  du  sujet  qu'il 
convient  de  chercher  le  caractère  de  modernité 
d'une  œuvre,  et,  si  l'on  se  met  au  point  de  vue 
de  l'esprit,  ce  n'est  pas  non  plus  dans  la  mé- 
thode employée.  On  dit  souvent  que  notre 
époque  est  scientifique,  et  beaucoup  d'excellents 
artistes  ont  essayé  en  effet  d'appliquer  aux  tra- 
vaux de  l'imagination  les  méthodes  de  la  science. 
Ceux-là  ont  réussi  à  trouver  ainsi  un  art  d'une 
singulière  nouveauté;  mais  à  côté  d'eux  il  y  a 
place  pour  ceux  dont  l'intelligence  a,  comme 
pôle  naturel,  non  pas  l'analyse,  mais  le  rêve.  Ce 
dernier  n'est-il  pas  un  Fait,  lui  aussi,  et  à  ce  titre 
n'est-il  pas  légitime  —  autant  que  la  vie?  Que 
dis-je  !  Pour  certaines  têtes  il  est  la  vie  elle-même, 
et  c'est  la  vie  qui  est  un  mauvais  songe.  Tel  fut 
le  cas  de  Flaubert,  que  son  instinct  poussait  à 
composer  des  fresques  de  légende  comme  sa 
Tentation  de  saint  cAntoine,  et  qui  s'astreignait, 
par  doctrine,  à  la  copie  du  quotidien  des  choses. 
Tels  sont  aujourd'hui  MM.  Gustave  Moreau  et 


M.     LECONTE     DE     LISLE  9I 

Puvis  de  Chavannes,  aussi  sincères  dans  leur 
chimérique  vision  de  Galatée  et  de  "Doux  Tays 
que  M.  Degas  dans  sa  copie  d'un  foyer  de 
danse  ;  et  comme  ces  rêveurs  sont  des  hommes 
de  ce  temps,  il  en  résulte  que  leur  rêve  est  par 
cela  même  moderne  au  plus  haut  degré.  Les 
milieux,  en  effet,  n'agissent-ils  point  sur  nous 
par  réaction  autant  que  par  action?  Un  écrivain 
se  promène  sur  le  boulevard,  et  le  tumulte  de  la 
foule  1  enivre.  Le  voilà  qui  épouse,  par  son  intel- 
ligence, toutes  les  formes  de  cette  vie  chatoyante 
et  bariolée;  qui  suit  les  inconnus  comme  Balzac 
le  raconte  de  lui-même  dans  le  début  de  Facino 
Cane.  «■  Je  pouvais,  dit  le  grand  romancier,  me 
sentir  les  guenilles  de  ces  passants  sur  le  dos, 
marcher  les  pieds  dans  leurs  souliers  percés; 
leurs  désirs,  leurs  besoins,  tout  passait  dans  mon 
âmea  ou  mon  âme  passait  dans  la  leur...  »  Tout 
au  contraire,  l'écrivain  est  de  ceux  dont  la  nature 
trop  frêle  répugne  aux  violences  de  l'effort  ani- 
mal; le  spectacle  de  cette  rue  le  brutalise;  les 
visages  apparus  une  minute  lui  révèlent  les  plaies 
intérieures  et  l'obsèdent.  Il  ferme  les  yeux  pour 
ne  pas  voir  ce  tableau  de  la  douloureuse  réalité, 
et  il  élabore  en  lui-même  le  songe  d'un  autre 
univers.  Mais,  ce  faisant,  que  manifeste-t-il  sinon 


Ç2  PSYCHOLOGIE     CONTEMPORAIN  F 

la  sensibilité  que  lui  a  façonnée  son  temps?  La 
preuve  en  est  que  ceux  de  ses  contemporains  qui 
lui  ressemblent  trouvent  en  lui  de  quoi  satisfaire 
leur  appétit  de  certaines  sensations.  N'hésitons 
pas  à  briser  les  étroites  barrières  des  écoles  et  à 
reconnaître  que  le  second  de  ces  deux  écrivains 
est  aussi  moderne  que  le  premier.  La  seule  diffé- 
rence consiste  en  ce  qui!  lest  autrement;  mais 
y  a-t-il  deux  feuilles  qui  se  ressemblent  dans 
une  forêt?  Et  pourquoi  les  talents  seraient-ils 
semblables  dans  cette  vaste  végétation  qui  est  la 
littérature  d'un  même  âge? 

Si  les  réflexions  qui  précèdent  sont  exactes, 
l'objection  d'archaïsme  et  d'artifice  dirigée  contre 
l'auteur  des  "Poèmes  antiques  par  ses  adversaires, 
à  cause  du  choix  de  ses  sujets,  n'a  pas  de  valeur. 
Elle  serait  forte,  s'il  était  démontré  que  M.  Le- 
conte  de  Lisle  n'est  pas  arrivé  à  ce  choix  de 
sujets  par  une  nécessité  de  sa  nature.  Mais  une 
lecture,  même  légère,  de  ses  œuvres  permet  de 
reconnaître  que  son  genre  d'imagination  le  con- 
duisait inévitablement  vers  le  pays  du  songe  re- 
ligieux et  cosmogonique.  Aucune  intelligence 
n'est  plus  nettement  caractérisée  que  la  sienne 
par  le  goût  et  le  pouvoir  des  larges  conceptions 
d'ensemble.  Ce  qui  le  frappe  dans  l'humanité, 


M.     LECONTEDELISLE  93 


ce  sont  les  vastes  formes  de  la  vie  collective, 
symboles  pieux  ou  métaphysiques.  Il  n'en  est 
guère  auquel  il  ne  se  soit  intéressé,  qu'il  n'ait 
compris  et  qu'il  n'ait  chanté.  Ce  qui,  tout  au 
contraire,  le  laisse  indifférent  jusqu'à  l'oubli, 
c'est  l'individu,  la  personne  isolée  et  séparée.  Il 
est  évident  qu'à  ses  yeux  toutes  les  créatures,  y 
compris  son  être  propre,  ne  sont  que  des  acci- 
dents d'une  substance  qui  les  précède,  qui  leur 
survit  et  qui  seule  importe.  Peu  d'écrivains  sont 
demeurés  plus  silencieux  que  lui  sur  le  roman 
intime  que  chacun  de  nous  porte  dans  sa  mé- 
moire sentimentale.  Cette  réserve  prouve  sim- 
plement qu'une  telle  confession  ne  lui  a  pas  été 
un  irrésistible  besoin.  Il  considère  sans  doute 
que  les  idées  seules  sont  réelles  et  que  les  faits, 
aussitôt  évanouis  qu'apparus,  ne  valent  pas  qu'on 
essaye  de  construire  un  monument  avec  leur 
poussière.  Reconnaissez-vous  à  ces  signes  cet 
esprit  philosophique  dont  la  direction  naturelle  est 
la  spéculation  pure,  et  qui  réside  essentiellement 
dans  la  puissance  et  le  désir  de  penser  par  géné- 
ralisations? Spinoza,  qui  pourrait  servir  d'exem- 
plaire accompli  d'une  tête  métaphysicienne, 
avait  trouvé  la  formule  même  de  cet  esprit  :  «  Il 
faut,  disait-il,  concevoir  les  choses  sous  le  carac- 


94  PSYCHOLOGIE      CONTEMPORAINE 

tère  d'éternité.  »  Traduisez  cette  phrase,  elle 
signifie  que  vous  ne  comprenez  un  phénomène 
quelconque  de  la  nature  qu'en  déterminant  si 
loi,  c'est-à-dire  en  le  classant  dans  une  série,  ou 
encore  que  la  conception  des  groupes  est  l'effort 
suprême  de  la  pensée.  M.  Leçon  te  de  Lisle  n'a 
jamais  donné  d'expression  abstraite  à  sa  tendance 
intellectuelle,  mais  il  en  a  fait  une  méthode 
dont  il  ne  s'est  pas  départi;  et  s'il  n'était  un 
poète,  il  est  certain  qu'avec  cette  disposition 
native,  il  aurait  abouti  à  quelque  effort  de  phi- 
losophie explicative.  Sa  sensibilité  seule  l'en  a 
détourné. 

Un  poète,  —  terme  presque  mystérieux  a 
force  d'être  employé,  presque  indéfinissable  pour 
être  trop  connu!  Il  en  est  de  ce  mot  comme  de 
tous  ceux  qui  servent  au  langage  usuel.  Tant  de 
significations  finissent  par  s'y  introduire,  et  de  si 
diverses,  de  si  contradictoires,  que  Ion  a  peine 
à  découvrir  l'essentielle,  la  primitive,  celle  qui 
fait  tige  et  supporte  la  frondaison  des  sens  se- 
condaires. Il  est  d'ailleurs  des  sortes  bien  diffé- 
rentes d'âmes  poétiques,  entre  lesquelles  c'est 
une  difficulté  grande  que  de  discerner  les  traits 
communs.  Théophile  Gautier,  par  exemple, 
est  un  poète,  et  M.  Sully  Prudhomme  en  est  un 


M.     LECONTE     DE     LISLE  ÇJ 

aussi.  Mais  le  premier  fait  consister  la  poésie 
dans  l'or  et  dans  la  pourpre,  dans  les  déploie- 
ments de  la  vie  luxueuse  et  magnifique,  tandis 
que  le  second,  uniquement  tourné  vers  le  monde 
intérieur,  recherche  cette  même  poésie  dans  le 
scrupule  de  la  conscience,  la  subtilité  du  désir, 
la  délicatesse  de  rémotion.  L'un  et  l'autre  pour- 
tant ont  cette  ressemblance:  qu'ils  chérissent  la 
Beauté  d'un  amour  égal,  et  qu'ils  ont  reçu  le  don 
de  traduire  cet  amour  avec  des  rythmes  et  des 
formes  de  phrase.  C'est  là,  dans  ce  pouvoir 
d'exaltation  devant  le  Beau,  qu'on  pourrait  trou- 
ver la  marque  propre  du  poète.  Tandis  que  la 
plupart  des  hommes  laissent,  avec  l'habitude, 
s'abolir  la  fleur  et  le  charme  de  la  sensation, 
l'âme  poétique,  grâce  à  un  mystère  d'organisa- 
tion intime,  demeure  invinciblement  capable  de 
frémir,  comme  au  premier  jour,  devant  la  subli- 
mité ou  la  douceur  des  choses  :  «  Le  propre  du 
poète,  a  dit  un  psychologue  célèbre,  c'est  d'être 
toujours  jeune  et  éternellement  vierge.  »  Jamais 
la  vie  ne  lui  arrive  insipide  et  décolorée.  Jamais 
:l  ne  perd  ce  don,  qui  persiste  si  rarement  après 
la  vingtième  année,  de  vibrer  au  contact  des 
autres  hommes  et  de  la  nature,  avec  ravissement 
ou  avec  souffrance;  et,  même  quand  le  cœur  est 


ÇÔ  PSYCHOLOGIE     CONTEMPORAINE 

tari  en  lui,  l'imagination  demeure  qui  lui  permet 
de  concevoir  cet  état  sensitif  s'il  n'est  plus  capable 
de  l'éprouver  réellement.  De  là  cette  habituelle 
efliorescence  d'images  qui  foisonnent  sans  cesse 
en  lui,  car,  la  machine  nerveuse  remuée  une  fois 
profondément,  tous  les  ordres  de  sensations 
s'éveillent  aussitôt,  les  comparaisons  jaillissent, 
les  associations  d'idées  se  multiplient.  Que 
M.  Leçon  te  de  Lisle  soit  doué  au  plus  haut  degré 
de  cette  faculté  de  lame  poétique,  il  suffit,  pour 
s'en  convaincre,  de  constater  quelle  vertu  d'exal- 
tation ses  vers  possèdent  d'une  part,  et  de  l'autre 
comme  l'image  jaillit  chez  lui,  naturelle  et  con- 
tinue. Avec  quelle  ardeur  et  avec  quelle  couleur 
il  a  célébré  l'héroïsme,  les  violentes  et  sublimes 
secousses  de  l'homme  courageux  parmi  les  pires 
dangers  et  devant  l'approche  de  la  mort,  et  l'en- 
thousiasme des  martyrs,  et  la  fureur  sacrée  des 
grands  fanatismes!  Comme  il  a  gardé  intact  le 
sens  des  vastes  aspects  de  nature  et  comme  la 
forêt  vierge,  la  mer  immense,  le  ciel  profond 
apparaissent  aisément  dans  l'arrière-plan  de  ses 
poèmes!  De  l'àme  poétique  il  a  encore  l'adora- 
tion pure  de  la  femme,  et  cette  nostalgie  qui 
faisait  dire  au  pauvre  Shelley:  «  J'ai  aimé  Anti- 
gonc    dans    une    autre    vie.  »    Lisez  seulement 


M.     LECONTEDELISLÊ  97 


dans  les  Toèmes  Tragiques  l'admirable  Epiphanie: 

Elle  passe,  tranquille,  en  un  rêve  divin, 

Sur  le  bord  du  plus  frais  de  tes  lacs,  ô  Norwège! 

Le  sang  rose  et  subtil  qui  dore  son  col  fin 

Est  doux  comme  un  rayon  de  l'aube  sur  la  neige. 

Ce  svelte  et  gracieux  fantôme  évoqué  sous  le 
ciel  du  Nord,  dans  ces  paysages  comme  spiritua- 
lisés  par  la  blancheur  de  la  neige,  l'azur  pâle  de 
l'horizon,  la  froideur  des  eaux,  l'immobilité  des 
immortelles  verdures,  —  cette  femme  idéale  qui 
ne  tient  à  la  vie  que  par  sa  forme  et  dont  les 
yeux  ouverts  se  lèvent  vers  l'inconnu, 

Purs  d'ombre  et  de  désir,  n'ayant  rien  espéré 
Du  monde  périssable  où  rien  d'ailé  ne  reste, 

cet  être  de  délicatesse  et  d'ineffable  douceur, 
c'est  le  songe  même  du  poète  ayant  pris  corps 
dans  une  vision  à  la  fois  réelle  et  symbolique; 
une  telle  ferveur  d'extase  suffit  à  révéler  la  pré- 
sence en  lui  d'une  sensibilité  toujours  ardente  et 
toujours  froissée,  la  palpitation  d'un  cœur  dont 
la  souffrance  n'a  pu  triompher,  —  et  ne  sont-ce 
pas  là  les  signes  mêmes  du  poète? 

Avec  une  intelligence  de  cet  ordre  et  cette 
sensibilité,  comment  M.  Leconte  de  Lisle  devait- 

6 


gS  PSYCHOLOGIE     CONTEMPORAIN! 


il  apercevoir  le  monde  actuel?  En  sa  qualité  de 
philosophe,  il  était  nécessaire  qu'il  saisit  de  ce 
monde  les  idées,  et  en  sa  qualité  de  poète  il 
était  nécessaire  que  ces  idées,  après  avoir  éveillé 
en  lui  des  cortèges  d'images,  produisissent  une 
impression  de  cœur  très  particulière.  En  fait, 
son  œuvre  a  pour  principe  intellectuel  quelques- 
unes  des  théories  philosophiques  les  plus  nou- 
velles de  ce  temps;  et  de  ces  théories,  en  même 
temps  que  du  contact  avec  la  civilisation  pré- 
sente, il  a  tiré  une  mélancolie  dune  rare  no- 
blesse. Ce  sont  les  deux  points  que  j'essaierai 
de  marquer  l'un  après  l'autre.  Ils  sufliront  pour 
expliquer  comment  cette  poésie,  en  apparence 
si  objective  et  si  peu  moderne,  se  trouve  cor- 
respondre intimement  à  la  vie  personnelle  de 
ceux  qui  ont  subi  des  crises  analogues.  Cela  re- 
vient à  étudier  comment  des  théories  élaborées 
par  des  savants  se  réfractent  dans  une  imagina- 
tion, puis  dans  une  sensibilité  de  poète. 


LEÇON  TE     DE     LISLE 


99 


II 

SCIENCE     ET    POÉSIE 

La  question  des  rapports  de  la  science  et  de 
la  poésie  se  trouve  étroitement  liée  à  celle  de 
l'art  moderne,  et  elle  aussi  a  été  résolue,  de  la 
façon  la  plus  exclusive,  en  deux  sens  contradic- 
toires. Plusieurs  excellents  esprits  ont  jugé  qu'il 
était  possible  de  donner  une  expression  ryth- 
mique aux  vérités  les  plus  exactes;  ils  ont  invo- 
qué l'exemple  des  grands  poètes  grecs,  et,  parmi 
les  latins,  de  Lucrèce.  De  nos  jours,  M  Sully 
Prudhomme,  à  plusieurs  reprises,  s'est  attaqué 
au  poème  scientifique,  et  son  plus  considérable 
ouvrage,  la  Justice,  esc  une  tentative  de  cet 
ordre.  D'autres,  au  contraire,  pensent  qu'il  y  a 
un  antagonisme  irréductible  entre  l'instint  de 
vérité  d'où  émane  la  science  et  l'instinct  de 
beauté,  source  première  de  la  poésie.  Ils  consi- 
dèrent ces  deux  pouvoirs  comme  opposés  à  ce 
point  que  le  développement  de  l'un  entraîne 
toujours  le  dépérissement  de  l'autre,  et  chez  les 


100  PSYCHOLOGIE      CONTEMPORAIN  F 

individus  en  chez  les  peuples.  Les  partisans  de 
l'union  de  la  science  et  de  la  poésie  s'appuient 
sur  cette  thèse  indiscutable  :  que  tous  les  efforts 
de  l'imagination  ne  sauraient  égaler  la  splendeur 
de  l'univers  réel.  Et  quelle  fantaisie  en  effet 
aurait  jamais  rêvé  les  magnificences  que  l'as- 
tronomie précise  a  découvertes  dans  le  firma- 
ment? Les  adversaires  de  cette  union  invoquent 
l'expérience,  argument  souverain  en  esthétique 
comme  en  politique  :  et  il  est  bien  certain  que 
jusqu'ici  tous  les  poèmes  fondés  sur  la  science, 
depuis  le  T)e  naturà  rerum  jusqu'à  la  Justice,  leur 
donnent  raison,  puisque  les  portions  poétiques 
de  ces  œuvres  sont  celles  où  fauteur  a  exprimé, 
non  pas  ce  qu'il  croyait  être  la  vérité,  mais  ses 
émotions,  ses  songes,  l'afflux  de  ses  visions  et 
de  ses  désirs,  en  un  mot  son  âme.  C'est  le  mou- 
vement seul  de  cette  âme  qui  fait  la  beauté  de 
ces  vers;  et  que  ce  mouvement  ait  eu  pour  prin- 
cipe la  conviction  la  plus  erronée  ou  la  plus  cor- 
recte, qu'importe?  On  peut  aller  plus  loin  et 
soutenir  qu'une  loi  quelconque  de  la  phvsique 
ou  de  l'astronomie  ne  saurait  être  exprimée  en 
beaux  vers,  car  une  impression  de  beauté  n'est 
pas  compatible  avec  une  impression  de  tour 
de    force ,    et,   nécessairement,    il  y  a  du   tour 


M.     LEÇON  TE     DE     LISLE  IOI 

de  force  dans  l'exécution  de  ce  raccourci  qui 
consiste  à  emprisonner  sous  les  douze  syllabes 
d'un  alexandrin  une  idée  donc  la  transcription 
naturelle  est  autre;  —  disons  plus,  la  transcrip- 
tion nécessaire.  Qu'est-ce  alors  sinon  un  jeu  de 
difficulté  vaincue  r 

On  concevra,  semble-t-il,  qu'une  conciliation 
est  possible  entre  ces  deux  doctrines  opposées, 
si  Ton  étudie  d'un  peu  près  la  nature  de  l'esprit 
scientifique  et  celle  de  l'esprit  poétique.  Les  théo- 
ries que  nous  venons  de  résumer  sacrifient  tour 
à  tour  l'un  à  l'autre.  Mais  n'y  a-t-il  pas  des 
occasions  où  l'un  et  l'autre  esprit  fonctionnent 
à  l'aise ,  et  sans  que  le  travail  du  premier 
entrave  le  second  ou  réciproquement?  Dans  le 
domaine  immense  et  confus  de  la  réalité,  l'esprit 
scientifique  s'efforce  de  recueillir  et  de  grouper 
des  faits  du  même  ordre,  dont  il  détermine  les 
conditions.  Ces  conditions  sont  des  faits  plus 
généraux  qui  se  subordonnent  eux-mêmes  à  des 
faits  plus  généraux  encore,  si  bien  que  le  savant 
arrive  à  ramasser  dans  un  petit  nombre  de  for- 
mules, qu'il  appelle  lois,  d  innombrables  files  de 
phénomènes.  Mais  ces  formules  expriment  et 
expliquent  ces  phénomènes,  elles  ne  les  représen- 
tent pas.  Or,  c'est  précisément  cette  représenta- 

6. 


I O  2  PSYCHOLOGIE     CONTEMPORAINE 


tion  colorée  et  vivante  des  choses  qui  est  le 
caractère  propre  de  l'esprit  poétique;  son  pro- 
cédé habituel  n'est  pas  la  notation  abstraite,  c'est 
la  vision  évocatrice;  —  évocatriee?  Et  de  quoi, 
sinon  de  cette  même  réalité  que  la  Science  ré- 
sume dans  ses  formules?  C'est  ici  le  terrain 
d'union  des  deux  puissances  rivales.  Imaginons 
qu'un  poète  contemple  une  des  lois  découvertes 
par  le  savant.  Sera-t-il  en  contradiction  avec  cette 
loi  s'il  aperçoit  derrière  elle,  et  à  l'état  d'images, 
les  faits  que  le  savant  a  décomposés,  puis  réunis 
pour  en  dégager  une  sorte  de  résidu  tout  intel- 
lectuel? Non,  certes;  et  Lucrèce  en  a  fourni  une 
preuve  saisissante  lorsqu  il  a  esquissé  dans  son 
quatrième  livre  une  théorie  de  l'amour  fondée 
sur  les  hypothèses  du  sensualisme.  Au  lieu  de 
dessiner,  comme  un  psychologue  pur,  seule- 
ment la  ligne  extérieure  et  la  formule  abstraite 
de  ces  faits  qui  sont  les  sensations,  il  évoque  ces 
sensations  elles-mêmes,  il  les  éprouve,  il  les  tra- 
duit avec  leur  saveur  entière.  C'est  bien  la  doc- 
trine de  ses  maîtres  qu  il  expose,  mais  il  a  laissé 
s'accomplir  en  lui  un  travail  de  poésie,  une  résur- 
rection intégrale  de  l'élément  vivant  sur  lequel 
ils  ont  spéculé.  Dans  l'espèce,  les  idées  sur  les- 
quelles il  a  exécuté  cet  errort   sont  inexactes; 


LECONTE     DE    LISLE  \0] 


mais  qui  ne  comprend  qu'un  tel  travail  peut 
aussi  bien  s'attaquer  aux  vérités  démontrées  de 
la  science  actuelle?  Et  justement  M.  Leconte  de 
Lisle  a  écrit  la  plupart  de  ses  poèmes  d'après 
cette  méthode. 

Des  yeux  de  poète  ouverts  sur  des  hypothèses 
de  science,  —  c'est  presque  la  Genèse  entière 
des  Toèmes  antiques  et  des  Toèmes  barbares.  Deux 
idées  surtout  paraissent  avoir  dominé  l'intelli- 
gence de  l'écrivain  :  l'une  empruntée  aux  théo- 
ries les  plus  récentes  de  l'histoire  des  religions, 
l'autre  à  la  doctrine  évolutionniste  de  l'unité  des 
espèces  dans  la  nature.  Exprimée  sous  sa  forme 
rationnelle,  la  première  se  ramène  à  concevoir 
que  toute  religion  fut  vraie  à  son  heure,  c'est-à- 
dire  qu  il  y  a  chez  l'homme  une  catégorie  de 
1  idéal,  laquelle  s'est  satisfaite  par  une  série  de 
rêves  sur  l'origine  et  la  fin  des  choses,  en  har- 
monie avec  la  série  des  développements  de  la 
civilisation.  Les  savants  de  notre  époque  ont 
tenté  de  fixer  les  conditions  de  naissance,  de  flo- 
raison et  de  caducité  des  dogmes  successifs.  Ils 
se  sont  servis  pour  cela  de  l'analyse  des  textes, 
étudiant  des  nuances  de  vocabulaire  et  de  syn- 
taxe, et  ramenant  à  des  questions  de  grammaire 
ce  qui  fut  le  drame  ineffable  de  l'humanité  mys- 


1 04  PSYCHOLOGIE      CONTEMPORAINE 


tique.  M.  Leconte  de  Lisle,  lui,  s'empare  de 
cette  idée:  toute  religion  fut  vraie  à  son  heure, 
—  et  voyez  ce  qu'elle  devient  pour  son  imagina- 
tion de  poète.  Elle  fut  vraie...  cela  signifie 
qu'elle  était  une  chose  vivante,  adaptée  aux  be- 
soins d'âmes  vivantes.  L'historien  traite  aujour- 
d'hui ces  dogmes  défunts  comme  le  botaniste 
traite  des  fleurs  séchées  :  une  étiquette  dans  un 
herbier,  une  corolle  pâlie,  une  tige  vidée  de  sa 
sève,  un  cadavre,  que  reste-t-il  de  la  plante  parfu- 
mée? Mais  au  souffle  magique  de  la  Muse,  la  fleur 
se  ranime,  ses  pétales  roidis  s'assouplissent,  ses 
feuilles  palpitantes  aspirent  l'air  bleu  et  la  lumière 
du  jour.  L'œuvre  de  la  mort  s'abolit.  Le  poète 
aperçoit  l'intérieur  de  ces  âmes  humaines  où 
grandissait  jadis,  où  frémissait  le  dogme  aujour- 
d'hui fané.  Grâce  à  un  mirage  rétrospectif,  qui 
est  sa  faculté  propre,  il  ne  se  contente  pas  de 
penser  que  ces  dogmes  ont  été  vrais;  il  les  sent 
vrais,  parce  qu  il  recrée  en  lui  les  états  des  sens 
et  du  cœur  qui  nécessitèrent  ces  éclosions  de  la 
foi  religieuse.  Ne  dites  pas  que  c'est  là  un  simple 
archaïsme,  car  il  se  dégage,  de  ces  dévotions  d'au- 
trefois la  réponse  à  certaines  exigences  de  létre 
intime  qui  persistent  en  nous,  dans  cette  créa- 
ture à  plusieurs  personnalités  que  nous  a  façon- 


LECONTE     DE     LISLE  lOf 


née  Théritage  des  siècles.  Ne  dites  pas  que  c'est 
là  un  artifice  de  rhétorique,  car  le  poète  subit 
l'entraînement  fatal  de  sa  sorte  d'imagination, 
et,  si  vous  voulez  suivre  celui-ci  à  travers  ses 
poèmes  d'évocation  pieuse,  vous  trouverez  qu'à 
chacun  des  avatars  auxquels  il  s'est  ainsi  complu 
correspond  quelque  nécessité  intérieure  qui  lui 
est  commune  avec  bien  des  songeurs  de  ce 
temps.  Mais  chacun  choisit  l'opium  qui  lui  est 
propre;  la  grande  affaire  de  la  critique  est  seule- 
ment de  comprendre  le  fond  commun  qui  relie 
les  visions  de  tous  les  hommes  d'une  génération 
les  unes  aux  autres. 

C'est  la  presqu'île  de  l'Inde  et  ses  dévotions 
mystérieuses  qui  ont  tenté  d'abord  la  rêverie  du 
poète.  La  formule  de  ces  dévotions  se  trouve 
dans  beaucoup  de  livres  savants;  mais  ce  qui  ne 
s'y  rencontre  pas,  c'est  la  sensation  physique  et 
comme  palpable  du  paysage  grandiose  de  cette 
terre.  M.  Leconte  de  Lisle  fait  surgir  devant  ses 
yeux  ces  horizons  lointains,  avec  quelle  intensité 
—  les  débuts  de  TShagavat  et  de  Cunnçepa*  suf- 


"tJ 


içepc 


fiscnt  à  l'attester: 

Le  grand  fleuve,  ;'i  travers  les  bois  aux  mille  plantes, 
*  Poèmes  antique 


1  OÔ  PSYCHOLOGIE      CONTEMPORAIN!: 


Vers  le  lac  infini  roulait  ses  ondes  lentes. 
Majestueux,  pareil  au  bleu  lotus  du  ciel... 

Quelle  large  et  puissante  évocation  du  Gange 
sacré,  puis,  tout  de  suite,  quelle  peinture  des 
hôtes  dangereux  ou  gracieux  de  cette  rive!... 

Parfois  un  éléphant  songeur,  roi  des  forêts. 
Passait  et  se  perdait  dans  les  sentiers  secrets. 
Vaste  contemporain  des  races  terminées. 
Triste,  et  se  souvenant  des  antiques  années. 
L'inquiète  gazelle,  attentive  à  tout  bruit, 
Venait,  disparaissait  comme  le  trait  qui  fuit. 
Au-dessus  des  nopals  bondissait  l'antilope, 
Et,  sous  les  noirs  taillis  dont  l'ombre  l'enveloppe. 
L'œil  dilaté,  le  corps  nerveux  et  frémissant. 
La  panthère  à  l'affût  buvait  leur  jeune  sang. 

Et  pour  conclure  il  montre  d'un  coup  l'intime 
union  de  cette  nature  et  du  panthéisme  pri- 
mitif: 

Telle  la  Vie  immense,  auguste,  palpitait, 
Rêvait,  étincelait,  soupirait  et  chantait. 
Tels  les  germes  éclos  et  les  formes  à  naître 
Brisaient  ou  soulevaient  le  sein  large  de  l'Etre. 

A  ce  degré  de  vision,  la  loi  scientifique  qui  éta- 
blit la  relation  de  l'esprit  et  du  climat  cesse  d'être 
une  simple  affirmation  abstraite.  Elle  s'anime,  et 
nous  sentons  peser  sur  nous  la  formidable  pres- 
sion sous  laquelle  le  cœur  de  l'homme  a  ployé 


M.     LECONTE     DE     LISLE  IO7 


dans  ces  contrées  dune  fécondité  prodigieuse  et 
meurtrière.  La  volonté  individuelle  s'est  fondue 
à  ce  torride  soleil,  comme  un  métal  dans  un 
brasier  trop  ardent,  et  la  doctrine  du  nirvana, 
de  la  diffusion  anéantissante  et  divine  au  sein  de 
cet  univers  trop  vaste,  est  apparue,  conséquence 
inévitable  de  l' écrasement  de  1  être  chétifsous 
la  démesurée,  la  monstrueuse  poussée  de  la 
création. 


La  vie  est  comme  l'onde  où  tombe  un  corps  pesant: 
Un  cercle  étroit  s'y  forme  et  va  s'élargissant, 
Et  disparait  enfin  dans  sa  grandeur  sans  terme. 
La  Maya  te  séduit,  mais,  si  ton  cœur  est  terme. 
Tu  verras  s'envoler  comme  un  peu  de  vapeur 
La  colère  et  l'amour,  le  désir  et  la  peur, 
Et  le  monde  illusoire  aux  formes  innombrables 
S'écroulera  sous  toi  comme  un  monceau  de  sable... 


Ainsi  parle  le  vieux  Viçvamitra,  debout  dans  sa 
clairière  depuis  des  années  ; 


Et  gardant  à,  jamais  sa  rigide  attitude, 

Il  rêvait  comme  un  Dieu  fait  d'un  bloc  sec  et  rude. 


Oui,  c'est  bien  l'attitude,  ce  sont  bien  les  paroles, 
ce  sont  bien  les  rêves  qui  conviennent  à  l'homme 
emporté  par  le  tourbillon  de  l'universelle  tem- 
pête, qui  se  comprend  misérable  et  n'espère  plus 


lo8  PSYCHOLOGIE     CONTEMPORAINE 

rien  en  soi  que  d'abolir  la  conscience  de  son 
pauvre  atome.  C'est  de  là  qu'est  issu  le  boud- 
dhisme, et  le  poète  se  retrouve  bouddhiste  à  son 
tour  pendant  un  éclair.  Mais  n'y  a-t-il  pas  dans 
cette  foi,  apaisante  et  libératrice,  de  quoi  satis- 
faire le  cœur  d'un  des  derniers  venus  de  la  race 
aryenne  aussi  bien  que  des  antiques  aïeux?  Ce 
n'est  pas  seulement  par  la  production  des  formes 
que  la  nature  peut  écraser  l'âme.  N'y  a-t-il  pas 
une  effrayante  production  des  idées,  une  Inde 
aussi  de  la  pensée,  aux  végétations  multiples  et 
monstrueuses,  et  l'effréné  déploiement  de  la  vie 
intellectuelle  dans  le  domaine  des  systèmes,  des 
arts  et  des  rêves,  ne  peut-il  pas  produire  sur 
un  esprit  moderne  cette  sensation  d'accablement 
et  d'impuissance  finale  que  le  paysage  des  bords 
du  Gange  infligeait  aux  fidèles  de  Çakya-Mouni? 
Un  bouddhiste  sommeille,  caché  dans  toute 
âme  de  civilisé  trop  assiégé  d'idées,  et  M.  Le- 
conte  de  Lisle  n'a  eu  qu'à  laisser  parler  ce  boud- 
dhiste en  lui  pour  célébrer  avec  sincérité  c<  les 
inertes  délices  »,  et  l'affranchissement  par  la  re- 
nonciation. —  De  même,  il  ne  lui  a  pas  fallu 
un  effort  factice  pour  se  retrouver  païen  avec 
les  fidèles  de  l'Olympe  hellénique.  Son  imagi- 
nation voyageuse  a  évoqué  l'azur  clair  du   ciel 


M.LECONÎEDËUSLE  10Ç 

méditerranéen,  les  rivages  des  lies  entourés  par 
cette  mer  si  bleue  qu'on  dirait  du  saphir  en 
fusion,  les  plaines  blanchissantes  d'oliviers,  la 
douceur  de  vivre  éparse  dans  l'air  léger,  et  il  a 
senti  l'accord  entier  de  1  homme  et  de  la  nature: 

Sous  le  ciel  jeune  et  frais,  qui  rayonne  le  mieux 
De  la  Sicilienne  au  doux  rire,  aux  longs  yeux, 
Ou  de  l'aube  qui  sort  de  l'écume  marine? 
0_ui  le  dira?  Qui  sait,  ô  Lumière,  ô  Beauté, 
Si  vous  ne  tombez  pas  du  même  astre  enchanté 
Par  qui  tout  aime  et  s'illumine*? 

Voilà  le  profond  sentiment  d'harmonie  qui  a 
soulevé  l'âme  grecque  vers  une  théologie  d'un 
naturalisme  heureux.  Les  Dieux  défilent  sur  les 
plages  lumineuses,  jeunes  et  nobles  comme  aux 
jours  d  Homère  :  le  poète  n'a  pas  besoin  des  livres 
des  commentateurs  pour  comprendre,  pour  prier 
Zeus  et  Aphrodita,  Iakkhos  et  Apollon.  Et  com- 
ment ne  croirait-il  pas  à  la  vérité  de  ces  Dieux, 
puisqu'ils  correspondent  intimement  à  un  désir 
si  mutilé,  mais  si  indestructible  de  l'âme  mo- 
derne, celui  de  contempler  le  travail  de  la  vie 
sous  une  f^rme  de  Beauté?  Notre  âge  vieilli  n'a- 
t-il  pas  fait  de  chaque  fonction  de  ce  travail  une 

*  Poèmes  antique-. 


I  1 0  PSYCHOLOGIE      CONTEMPORAINE 

laideur  en  même  temps  qu'un  esclavage?  — 
Pareillement,  il  lui  a  suffi  de  promener  sa  fan- 
taisie dans  le  désert  pour  sentir  la  vérité  du  Dieu 
d'Israël,  de  se  configurer  les  brumes  du  Nord 
pour  adorer  les  divinités  Scandinaves,  et  de  con- 
templer les  arceaux  des  cathédrales  pour  retrou- 
ver la  mysticité  triste  du  moyen  âge.  Est-ce  que 
nous  sommes  étrangers  d'ailleurs  aux  émotions 
qui  ont  suscité  ces  ardeurs  religieuses?  N'y  a-t-il 
pas,  dans  la  fièvre  révolutionnaire  de  notre  âge, 
de  quoi  nous  associer  aux  fureurs  de  Qaïn  contie 
Iahveh*-. 

Dieu  triste,  Dieu  jaloux  qui  dérobes  ta  face, 
Dieu  qui  mentais  disant  que  ton  œuvre  était  bon, 
Mon  souffle,  ô  pétrisseur  de  l'antique  limon. 
Un  jour  redressera  ta  victime  vivace. 
Tu  lui  diras:  adore;  elle  répondra:  non. 

Est-ce  que  nous  n'avons  pas,  immortel  en 
nous,  le  sentiment  de  l'indicible  mystère  de  la 
nature  propre  aux  visionnaires  du  Nord?  Devons- 
nous  remonter  bien  loin  dans  notre  passé  pour 
nous  souvenir  du  temps  où,  agenouillés  devant 
le  crucifix,  nous  laissions,  nous   aussi,  s'envoler 


Poèmes  barbares 


M.     LECONTE     DE     LISLE  III 

notre  prière  vers  les   plaies  d'où  jaillit  le  san^ 
réparateur? 

Car  tu  sièges  au  sein  de  tes  égaux  antiques, 

Sous  tes  longs  cheveux  roux,  dans  ton  ciel  chaste  et  bleu. 

Les  âmes,  en  essaim  de  colombes  mystiques, 

Vont  boire  la  rosée  à  tes  lèvres  de  Dieu  *. 

Oui,  l'arrière-fond  de  toute  religion  est  un 
état  moral  que  nous  pouvons  retrouver  en  nous 
à  une  heure  donnée,  et,  à  cette  heure-là,  ce  qui 
fut  un  dogme  pour  nos  frères  des  siècles  loin- 
tains nous  devient  un  symbole.  Mais  ce  serait 
une  erreur  de  considérer  le  symbolisme  comme 
une  opération  artificielle  de  notre  esprit.  O  u'est-il 
autre  chose  que  l'union  de  l'image  et  de  l'idée, 
de  la  forme  et  du  sentiment,  et,  à  proprement 
parler,  dans  cet  univers  où  nous  ne  saisissons 
aucune  essence,  vivons-nous  d'autre  chose  que 
de  symboles?  L'histoire  elle-même  n'est-elle  pas 
la  succession  des  symboles  par  lesquels  s'est 
manifestée  l'infatigable  Psyché,  cette  âme  hu- 
maine toujours  en  route  vers  le  mirage  du  bon- 
heur suprême  et  du  progrès  ?  Qui  soutiendra 
qu'en  refaisant  par  la  pensée  quelques-unes  de 

*   Poem(s  barbares. 


f  I  2  PSYCHOLOGIE     CONTEMPORAINE 

ces  étapes,  Fauteur  des  Toemes  antiques  est  sorti 
de  la  vie  pour  entrer  dans  la  froide  rhétorique, 
lui  qui  a  célébré  la  nostalgie  de  cette  Psyché 
dans  ces  vers  si  tendres  : 

Sombre  douleur  de  l'homme,  o  voix  triste  et  profonde, 
Plus  forte  que  les  bruits  innombrables  du  monde, 
Cri  de  l'Ame,  sanglot  du  Cœur  supplicié, 
Qui  t'entend  sans  frémir  d'amour  et  de  pitié  *  ? 

La  seconde  idée  que  M.  Leconte  de  Lisle  a 
empruntée  à  la  science  et  qui  se  développe  dans 
ses  poèmes  parallèlement  à  la  première,  est  celle 
de  l'unité  des  espèces  de  la  nature.  Celle-ci  en- 
core lui  a  permis  de  satisfaire,  d'une  part,  son 
goût  des  ensembles,  et  de  Fautre,  sa  Faculté  de 
vision  évocatrice.  Il  est  curieux  de  constater  eue 
cette  même  hypothèse  a  servi  de  point  de  départ 
à  Balzac  pour  sa  Comédie  humaine:  «  Il  n'y  a 
qu'un  animal,  disait  le  romancier  dans  Tréfoce 
générale;  le  Créateur  s  est  servi  dun  seul  et 
même  patron  pour  tous  les  êtres  organisés. 
L'animal  est  un  principe  qui  prend  sa  Forme  ex- 
térieure, ou,  pour  parler  plus  exactement,  les 
différences  de  sa  Forme,  dans  le  milieu  où  il  esc 

'  Poèmes  antiques. 


M.     LEÇON  TE     DE     LISLE 


113 


appelé  à  se  développer...  Je  vis  que  la  société 
ressemble  à  la  nature...  »  Balzac,  écrivain  psy- 
chologique par  excellence,  tira  de  là  une  concep- 
tion nouvelle  du  caractère,  par  suite  du  roman. 
Etudions  dans  M.  Leconte  de  Lisle  ce  que  cette 
idée  devient  pour  un  poète.  —  S'il  n'y  a  vrai- 
ment qu'un  animal  au  monde,  et  si  toutes  les 
formes  de  la  vie,  emboîtées  les  unes  dans  les 
autres,  ne  sont  que  les  différents  moments  d'une 
même  force,  nous  sommes  autorisés  à  croire 
qu'il  n'y  a  qu'une  seule  âme  éparse  à  travers  ces 
formes,  et,  dans  cette  hypothèse,  les  facultés 
spirituelles  qui  s'agitent  en  nous  ne  sont  pas 
distinctes  de  celles  qui  frémissent,  plus  obs- 
cures et  plus  inconscientes,  dans  les  cerveaux 
rudimentaires  des  bêtes  inférieures.  Il  nous  est 
donc  loisible  de  nous  représenter  par  l'imagina- 
tion les  ténébreux  songes,  les  confuses  aspira- 
tions, le  cœur  inachevé  de  ces  créatures,  dans 
lesquelles  la  pensée  palpite  et  se  débat,  —  dor- 
meuse qui  soupire  après  son  éveil,  Psyché  encore 
et  qui  s'efforce  vers  la  lumière  à  travers  des 
organes  grossiers;  car  c'est  ici  l'épopée  de  l'âme 
à  travers  la  nature,  comme  tout  à  l'heure  c'était 
son  épopée  à  travers  l'histoire.  Le  même  besoin 
de  songe  qui  inclinait  le  poète  à  reproduire  l'une 


114.  PSYCHOLOGIE     CONTEMPORAINE 

de  ces  deux  épopées,  l'entraîne  vers  l'autre;  il 
évoque  en  imagination  la  seconde  après  la  pre- 
mière, pour  satisfaire  d'abord  un  appétit  intel- 
lectuel, puis  un  appétit  sentimental.  Car  de  même 
qu'il  lui  faut  des  visions  par  delà  les  formules, 
il  lui  faut  surtout  une  exaltation  interne  de  la 
flamme  de  la  vie.  Il  trouve  une  volupté  à  parti- 
ciper quelques  minutes  au  débridement  d'ins- 
tincs  sauvages  des  bêtes  de  proie,  lions  et  tigres. 

Voici  ton  heure,  ô  roi  de  Sennaar,  o  chef 
Dont  le  soleil  endort  le  rugissement  bref. 
Sous  la  roche  concave  et  pleine  d'os  qui  luisent, 
Contre  l'âpre  granit  tes  ongles  durs  s'aiguisent*. 

Il  a  connu  l'ivresse  de  l'infini  libre,  avec  l'oiseau 

Qui  dort  dans  l'air  glacé,  les  ailes  toutes  grandes**. 

Il  a  ressenti  la  sérénité  nostalgique  des  éléphants, 
ces  rois  dépossédés  de  notre  globe,  et  suivi  la 
morne  chasse  du  famélique  requin  : 

Il  ne  sait  que  la  chair  qu'on  broie  et   qu'on  dépèce, 
Et,  toujours  absorbé  dans  son  désir  sanglant, 


*  Poèmes  barbares. 
**  Poèmes  barbares. 


M.     LECONTE     DE     LISLE  I  I  f 

Au  fond  des  masses  d'eau  lourdes  d'une  ombre  épaisse 
Il  laisse  errer  un  œil  terne,  impassible  et  lent*. 

Il  a  connu  la  mélancolie  de  l'animal,  germe 
douloureux  de  la  grande  tristesse  humaine  de- 
vant l'abîme  de  l'inconnaissable,  et  compati  au 
sanglot  des  chiens,  près  de  la  mer,  dans  la 
nuit  : 

Devant  la  lune  errante  aux  livides  clartés, 
Quelle  angoisse  inconnue,  au  bord  des  noires  ondes, 
Faisait  pleurer  une  âme  en  vos  formes  immondes? 
Pourquoi  gémissiez-vous,  spectres  épouvantés**? 

Aperçue  sous  cet  angle,  la  nature  se  révèle  en 
une  tragique  magnificence.  Ce  n'est  plus  tel  ou 
tel  être  que  nous  contemplons,  c'est  l'esprit 
infini  dont  toute  forme  est  la  forme,  dont  toute 
pensée  est  la  pensée,  et  qui  s'efforce  à  travers  les 
violences  de  la  vie  brutale  comme  parmi  les  raf- 
finements de  la  vie  civilisée.  Et  nous  qui  souf- 
frons de  ces  raffinements  et  de  cette  civilisation, 
ce  nous  est  une  étrange  ivresse  que  de  nous 
plonger,  ne  fût-ce  qu'un  instant,  au  jaillissement 
primitif  de  cette    source    d'universelle    activité. 


*  Poèmes  tragiques. 
**  Poèmes  barbares. 


I  l  6  PSYCHOLOGIE      CONTEMPORAINE 

C'est  une  métempsycose  à  rebours  et  qui  nous 
repose  des  lassitudes  de  la  pensée  réfléchie  en 
nous  ramenant  à  la  nuit,  déjà  traversée,  de  l'in- 
conscience. C'est  pour  avoir  ressenti  et  traduit 
ce  farouche  retour  vers  l'existence  instinctive  que 
M.  Leconte  de  Lisle  est  un  peintre  d'animaux 
admirable  et  dune  intuition  si  saisissante,  lui 
qui  les  comprend  comme  un  naturaliste,  les 
évoque  comme  un  poète,  et  s'incarne  en  eux 
comme  une  sorte  de  Protée  moderne  par  cette 
double  vertu  de  la  science  et  de  la  poésie. 

En  mariant  ainsi  dans  une  œuvre  d'un  carac- 
tère de  nouveauté  incomparable  ces  deux  pou- 
voirs si  souvent  dissociés,  M.  Leconte  de  Lisle 
n'a  pas  seulement  créé  une  nuance  de  Beauté 
spéciale;  il  a  de  plus,  et  c'est  bien  ce  qui  le 
rend  si  cher  aux  artistes,  résolu  le  problème  qui 
s'impose  le  plus  impérieusement  à  nous  tous, 
écrivains  de  cette  époque  érudite  et  réfléchie.  Il 
a  su  passer  de  l'idée  à  l'image,  ou,  pour  parler 
d'une  façon  plus  ordinaire,  de  la  critique  à  la 
création.  C'est  parla  critique,  en  effet,  qu'on  le 
déplore  ou  non,  que  l'éducation  de  tout  esprit 
commence  aujourd'hui,  puisque  le  premier  en- 
seignement reçu  est  toujours  celui  du  travail  des 
autres.  Pour   la   plupart  d'entre   nous,  l'analyse 


M.     LECONTE     DE     LISLE  I  1 7 

de  la  pensée  de  nos  prédécesseurs  précède  la  for- 
mation de  notre  propre  pensée,  et  c'est  néces- 
sairement à  travers  les  sensations  des  maîtres 
d'autrefois  que  nous  arrivons  aux  nôtres  propres. 
Aussi  la  spontanéité  irraisonnée  qui  animait,  qui 
soutenait  les  premiers  poètes,  est-elle  chez  nous 
une  exception  de  plus  en  plus  rare.  Nous  avons 
des  théories  avant  d'exécuter  nos  œuvres,  et 
c'est  d'après  ces  théories  que  nous  essayons  de 
produire.  Est-il  possible,  dans  des  conditions 
pareilles,  d'arriver  à  cette  couleur  de  la  vie,  qui 
fut  le  privilège  inné  des  artistes  moins  intellec- 
tuels que  nous  ne  sommes,  et  surtout  que  ne  le 
seront  nos  successeurs?  La  réflexion,  en  un  mot, 
n'est-elle  pas  l'antagonisme  invincible  de  la  créa- 
tion? Il  semble  que  ce  problème  ait  déjà  pré- 
occupé Léonard  de  Vinci,  le  plus  hardi  précur- 
seur de  notre  époque.  A  coup  sûr,  ce  fut  la 
grande  affaire  de  l'existence  de  Goethe  que  de 
concilier  ces  deux  éléments.  Aujourd'hui,  et  sous 
toutes  les  formes  cet  antagonisme  reparaît  et 
provoque  des  actions  en  sens  contraire.  Les  uns, 
parmi  les  artistes,  se  tournent  du  côté  de  l'im- 
pression directe  et  brute.  Les  autres  s'efforcent 
vers  le  raffinement  de  plus  en  plus  compliqué. 
Mais  tandis  que  les  premiers  aboutissent  le  plus 

7. 


I  1 8  PSYCHOLOGIE     CONTEMPORAINT 

souvent  à  la  pire  des  barbaries,  celle  de  la  vul- 
garité volontaire,  les  autres  se  dessèchent  dans 
les  subtilités  morbides,  dans  le  byzantinisme  tour- 
menté, dans  ce  que  renferme  de  puéril  et  de 
servile  à  la  fois  l'excessive  recherche.  M.  Leçon  te 
de  Lisle  aura  été  un  des  rares  producteurs  de 
notre  âge  chez  qui  réflexion  et  spontanéité,  cri- 
tique et  création  se  soient  fait  équilibre.  C'est  de 
quoi  expliquer  comment  il  est  estimé  de  tous 
ceux  qui  ont  regardé  de  près  aux  conditions  de 
naissance  de  l'œuvre  d'art.  C'est  de  quoi  faire 
comprendre  aussi  comment  ses  poèmes  se  trou- 
vent revêtir  un  charme  singulier  d'achèvement. 
L'esthétique  dont  ils  émanent  n'est-elle  pas  une 
des  plus  complètes  qui  se  puissent  imaginer, 
puisqu'elle  va  de  l'un  à  l'autre  des  deux  pôles 
de  la  pensée? 


III 

SOURCES     DE     PESSIMISME 

Les  deux  hypothèses  que  nous  avons  reconnues 
au  cœur  de  l'œuvre  de  M.  Leçon  te  de  Lisle  suf- 
fisent, pour  quiconque  a  l'habitude  de  ces  sortes 


M.     LE  CONTE    DE     LISLE 


II9 


de  spéculations,  à  classer  Fauteur  parmi  les  phi- 
losophes du  <(  devenir.  »  La  nature  doit  lui 
apparaître  et  lui  apparaît  comme  constituée  par 
une  série  de  formes  qui  s'engendrent  les  unes 
les  autres  et  s'écoulent  aussitôt  qu'elles  sont 
apparues. 

Éclair,  rêve  sinistre,  éternité  qui  ment, 

La  Vie  antique  est  faite  inépuisablement 

Du  tourbillon  sans  fin  des  apparences  vaines*. 

C'est,  exprimée  en  d'autres  termes,  la  doctrine 
que  M.  Taine  expose  dans  la  préface  de  ï Intel- 
ligence :  ((  Une  infinité  de  fusées  toutes  de  même 
espèce,  qui,  à  divers  degrés  de  complication  et 
de  hauteur,rs'élancent  et  redescendent  incessam- 
ment et  éternellement  dans  la  noirceur  du  vide, 
voilà  les  êtres  physiques  et  moraux;  chacun 
d'eux  n'est  qu'une  ligne  d'événements  dont  rien 
ne  dure  que  la  forme,  et  l'on  peut  se  représenter 
la  nature  comme  une  grande  aurore  boréale...  » 

Maya  !  Maya  !  torrent  des  mobiles  chimères  **, 

s'écrie  le  poète  phénoméniste,  avec   autant   de 


*  Poèmes  tragique?. 
**  P  cerne  s  tragiques. 


I  20  PSYCHOLOGIE      CONTEMPORAINE 

conviction  que  le  philosophe.  Mais  une  certitude 
une  fois  adoptée  par  l'esprit  va  plus  avant  et 
s'attaque  au  cœur.  Il  y  a  un  rapport  singulier 
et  inévitable  entre  l'intelligence  et  la  sensibilité; 
ou  plutôt,  ces  deux  termes  ne  désignant  rien  qui 
soit  différent  en  essence,  penser  est  toujours 
sentir.  Il  suit  de  là  que  des  états  définis  du  cœur 
sont  enveloppés  dans  des  états  correspondants  de 
l'intelligence,  et  que  toute  doctrine  philosophique 
suppose  une  suite  d'émotions  qui  l'accompa- 
gne. On  peut  considérer,  par  exemple,  que  la 
foi  spiritualiste  dans  le  Dieu  personnel,  le  mé- 
rite et  l'immortalité,  enveloppe  en  elle  des  tré- 
sors de  joie  lucide  et  de  vaillance,  tandis  que  la 
foi  panthéiste  dans  la  communion  de  l'âme  et  de 
la  nature  produit,  elle  aussi,  une  joie  profonde, 
mais  enivrée  et  comme  extatique.  Tout  au  con- 
traire, la  conception  de  l'irrévocable  écoulement 
de  toutes  choses  roule  dans  ses  replis  d'étranges 
germes  de  tristesse  —  une  tristesse  épouvantée 
devant  la  fuite  inutile  de  ce  monde  illusoire. 

L'Universelle  Mort  ressemble  au  flux  marin, 
Tranquille  ou  furieux,  n'ayant  hâte  ni  trêve. 
Qui  s'enfle,  gronde,  roule  et  va  de  grève  en  grève. 
Et  sur  les  hauts  rochers  passe,  soir  et  matin*. 

*  Poèmes  biirb.ires. 


M.     LECONTE     DE     LISLE  121 


Il  serait  inexact  cependant  de  dire  que  le  lien  de 
conscience  est  toujours  identique  entre  les  doc- 
trines et  les  sentiments.  Le  bien-être  et  le  mal- 
être admettent  d'autres  conditions  que  les  intel- 
lectuelles, et  de  même  qu'on  est  en  droit  de 
citer  des  spiritualistes  désespérés  à  commencer 
par  Pascal,  on  renconrre  l'union  des  doctrines  les 
plus  obstinément  négatives  et  de  la  félicité  Le 
doute  moral  qui  fut  pour  un  Jouflroy,  pour  un 
Musset,  le  tonneau  de  supplice  hérissé  des 
pointes  les  plus  meurtrières,  ne  s'est-il  pas  prêté 
à  l'indolence  de  Montaigne  comme  un  mol 
oreiller  où  reposer  une  tête  bien  faite,  —  ce 
Montaigne  à  qui  même  l'incertitude  sur  l'au-delà 
du  tombeau  fut  une  douceur!  Aussi,  pour  expli- 
quer comment  la  poésie  de  M.  Leconte  de  Lisle, 
si  abondante  en  visions  sublimes  des  dieux  an- 
ciens et  de  la  nature  vivante,  cache  en  son  fond 
une  psychologie  de  détresse,  il  ne  suffirait  pas 
de  constater  le  phénoménisme  de  sa  philoso- 
phie. 11  est  nécessaire  de  montrer  comment  le 
germe  pessimiste  déposé  en  lui  par  cette  philo- 
sophie a  été  fécondé  par  d'autres  sources  amères 
de  mélancolie,  qui  infiltrent,  hélas  !  leur  eau 
empoisonnée  dans  bien  d'autres  cœurs. 

Et    d'abord    cette  philosophie   de   l'universel 


122  PSYCHOLOGIE      CONTEMPORAINE 

phénoménisme  a  rencontré  dans  M.  Leçon  te  de 
Lisle  une  âme  essentiellement,  uniquement  poé- 
tique. Ces  âmes-là  sont  celles  qui  éprouvent  le 
plus  ardent  besoin  d'une  solution  humaine  delà 
vie  humaine.  Car  nos  exigences  sont  en  raison 
directe  de  nos  facultés  5  et  l'âme  poétique,  pos- 
sédant plus  qu'aucune  autre  le  pouvoir  de  sentir, 
subit  plus  qu'aucune  autre  le  désir  effréné  de 
sentir  toujours.  Elle  veut  durer,  fût-ce  afin  de 
souffrir  encore.  Au  fond  de  toutes  les  théories 
sur  Dieu  et  l'autre  monde,  c'est  bien  ce  désir  de 
garder  le  pouvoir  d'impression  qui  se  retrouve 
sans  cesse.  C'est  le  moi  sentimental  qui  se  re- 
fuse en  nous  à  mourir.  Spinoza,  qui  fut  un  psy- 
chologue aussi  délicat  qu'il  était  un  puissant 
métaphysicien,  invitait  le  Sage  idéal  de  son 
Éthique  à  se  réfugier  dans  le  moi  intellectuel, — 
car  ce  moi  intellectuel  est  seul  capable  de  se  re- 
noncer lui-même.  Ne  le  fait-il  pas  chaque  fois 
qu'il  comprend  et  qu'il  s'identifie  à  l'objet  de  sa 
pensée?  S'abîmer  dans  l'univers  par  l'intelligence 
et  annuler  ainsi  sa  personne  dans  l'infinie  na- 
ture, c'est  le  conseil  encore  deMarc-Aurèle;  mais 
le  cœur,  lui,  cet  affamé  de  vie  individuelle,  le 
cœur  pour  qui  ne  plus  se  sentir  sentir  est  une 
destruction  totale,  tandis  que  pour  l'esprit  ne  plus 


M.    LECONTE     DE     LISLE  12} 

se  sentir  penser  est  un  épanouissement,  que  ré- 
pond-il? 

Ah!  tout  cela,  jeunesse,  amour,  joie  et  pensée, 
Chants  de  la  mer  et  des  forêts,  souffles  du  ciel. 
Emportant  à  plein  vol  l'espérance  insensée, 
Qu'est-ce  que  tout  cela  qui  n'est  pas  éternel*? 

Voilà  le  cri  de  la  sensibilité  qui  frémit  de  se  per- 
dre et  s'en  épouvante,  —  voilà  le  cri  surtout  du 
poète,  chez  lequel  cette  sensibilité  s'exaspère  dix 
fois  plus  vite  que  chez  les  autres  hommes.  Et 
comment  supporterait-il  sans  torture  la  théorie 
qui  représente  précisément  le  monde  comme  la 
fuite  indéfinie  de  toutes  choses  et  de  nous-mê- 
mes? Cette  torture  se  retrouve  constamment 
chez  M.  Leconte  de  Lisle,  exprimée  en  des  vers 
d'une  magnificence  extraordinaire  et  d'une  ado- 
rable mélancolie.  Il  faut  lire,  dans  la  Fontaine 
aux  lianes,  l'apostrophe  au  jeune  homme  qui  est 
venu  mourir  sous  les  eaux  d'un  étang  perdu 
parmi  des  arbres  séculaires. 

Tel  je  parlais.  Les  bois,  sous  leur  ombre  odorante, 
Épanchant  un  concert  que  rien  ne  peut  tarir, 
Sans  m'écouter,  berçaient  leur  gloire  indifférente, 
Ignorant  que  l'on  souffre  et  qu'on  puisse  en  mourir**. 

*  Poèmes  tragiques. 
**  Poèmes  barbares. 


124  PSYCHOLOGIE      CONTEMPORAINE 


Il  faut  étudier  en  son  détail  le  merveilleux  mor- 
ceau intitulé  le  Vent  froid  de  la  nuit,  avec  ce  fi- 
nale dune  poignante  éloquence  : 

Encore  une  torture,  encore  un  battement, 

Puis  rien.  La  terre  s'ouvre,  un  peu  de  chair  y  tombe. 
Et  l'herbe  de  l'oubli,  cachant  bientôt  la  tombe , 
Sur  tant  de  vanité  croit  éternellement*. 

Et  ailleurs,  se  représentant  notre  globe  tel  que 
les  inductions  scientifiques  nous  prédisent  qu'il 
sera  un  jour,  dépourvu  d'atmosphère,  privé  deau, 
dépouillé  de  végétation,  vide  d'habitants,  — 
cadavre  d'astre  pareil  a  la  froide  lune,  —  avec 
quelle  ardeur  désespérée  il  jette  ce  sanglot  : 

Vertu,  douleur,  pensée,  espérance,  remords, 
Amour  qui  traversais  l'univers  d'un  coup  d'aile, 
Qu'êtes- vous  devenus?  L'Ame,  qu'a-t-on  fait  d'elle  ? 
Qu'a-t-on  fait  de  l'esprit  silencieux  des  morts**? 

Le  poète  gémit  ainsi;  mais  ce  gémissement 
autorise-t-il  l'observateur  des  esprits  à  le  classer 
dans  la  troupe  des  pessimistes,  c'est-à-dire  de 
ceux  qui  soupirent  vers  le  gouffre  noir  du  néant? 
C'est  ici  le  cas  de  m  irquer  une  contradiction  sin- 
gulière de  l'âme  poétique.  Cette  àme,  qui  pos- 

*  Poèmes  barbares. 
**  Poèmes  barbares. 


M.     LECONTE     DE    LISLE  I  2  Ç 

sède  comme  faculté  maîtresse  l'imagination  du 
sentiment,  fait  effort  pour  exalter  en  elle  au  plus 
haut  point  cette  faculté.  Comme  toutes  les  créa- 
tures, elle  tend  à  persévérer  dans  son  être.  Il  en 
résulte  qu'elle  s'essaye  à  prolonger  toutes  ses 
sensations,  ou  heureuses  ou  douloureuses,  et 
qu'elle  finit  par  se  complaire  aussi  bien  dans  ses 
tortures  que  dans  ses  joies.  Chez  le  poète  de  la 
Fontaine  aux  lûmes,  cette  impression  du  néant, 
après  avoir  été  une  souffrance,  devient  un  be- 
soin. Une  sorte  de  culte  de  la  mort  s'établit  en 
lui,  et  de  cette  invincible  nuit  dans  laquelle  il 
aime  à  se  plonger  malgré  son  horreur;  et,  à  son 
tour,  il  se  fait  le  prophète,  comme  Baudelaire, 
du  nihilisme  final  et  suprême,  et  par  quels 
admirables  vers  ! 

Si  la  félicité  de  ce  vain  monde  est  brève, 
Si  le  jour  de  l'angoisse  est  un  siècle  sans  fin, 
Quand  notre  pied  trébuche  à  l'abîme  divin, 
L'angoisse  et  le  bonheur  sont  le  rêve  d'un  rêve*... 

Et  ailleurs,  dans  T{equies  : 

Rentre  au  tombeau  muet  où   l'homme  enfin  s'abrite, 
ht  là,  sans  nul  souci  de  la  terre  et  du  ciel, 
Repose,  6  malheureux,  pour  le  temps  é'ernel**! 

*  Poèmes  barbare  . 
*"  Poèmes  barbares. 


I  26  PSYCHOLOGIE     CONTEMPORAINE 

Et  dans  Si  ï aurore  : 

J'ai  goûté  peu  de  joie  et  j'ai  l'âme  assouvie 
Des  jours  nouveaux  non  moins  que  des  siècles  anciens. 
Dans  le  sable  stérile  où  dorment  tous  les  miens, 
Que  ne  puis-je  finir  le  songe  de  ma  vie*? 

Et  encore,  dans  le  Vent  froid  de  la  nuit  : 

Oubliez,  oubliez,  vos  cœurs  sont  consumés; 

De  sang  et  de  chaleur  vos  artères  sont  vides. 

O  morts,  morts  bienheureux,  en  proie  aux  vers  arides, 

Souvenez-vous  plutôt  de  la  vie,  et  dormez. 

Ah  !  dans  vos  lits  profonds  quand  je  pourrai  descendre, 
Comme  un  forçat  vieilli  qui  voit  tomber  ses  fers, 
Que  j'aimerai  sentir,  libre  des  maux  soufferts, 
Ce  qui  fut  moi  rentrer  dans  la  commune  cendre**! 

Mais,  à  cette  fureur  d'accent,  d'autres  blessu- 
res se  devinent.  Celles  des  idées  sont  bien  pro- 
fondes ;  elles  n'ont  pas  cette  âcreté  lorsqu'aucun 
poison  ne  les  envenime.  Il  n'est  pas  malaisé  de 
comprendre  quelles  causes  de  pessimisme  M.  Le- 
conte  de  Lisle  a  dû  subir,  en  dehors  de  celles  que 
nous  venons  d'analyser.  Si  enveloppée  qu'elle 
soit  dans  une  atmosphère  d'idées,  l'âme  poétique 
ne  saurait  éviter  tout  contact  avec  le  monde  so- 
cial  qui  l'environne,  et  ce    contact  a  bien  des 


*  Poèmes  tragiques. 

*  Poèmes  barbare-. 


M.     LECONTE     DE     L1SLE  127 

chances  d'être  meurtrier.  Le  noble  et  nostalgique 
Vigny  a  raconté  dans  son  Chatterton,  dans  son 
éMoïse,  dans  ses  Destinées^  le  heurt  du  poète 
qui  n'est  que  poète  contre  les  nécessités  de  la 
civilisation  actuelle.  Démocratique,  en  effet, 
comme  il  est,  scientifique  et  utilitaire  ,  notre 
monde  ne  se  prête  guère  à  l'emploi  complet  des 
facultés  que  suppose  la  création  des  beaux  vers. 
L'âme  poétique  est  brillante  et  généreuse,  mais 
il  lui  fautaussi  les  conditions  d'une  vie  exception- 
nelle, les  longues  paresses,  la  volupté  des  son- 
ges, le  raffinement  du  décor,  les  complications 
du  sentiment.  Comme  elle  est  naturellement 
héroïque  à  la  fois  et  enfantine,  elle  souhaite  la 
gloire;  et,  comme  elle  est  tendre,  elle  souhaite 
la  sympathie.  Ce  désir  d'être  soulevé  par  l'ap- 
plaudissement des  foules  et  d'en  devenir  le 
porte-parole  inspiré  n'a-t-il  pas  précipité  un  génie 
comme  celui  de  Lamartine  dans  les  misères  de 
la  politique  quotidienne?  D'autre  part,  le  sens 
exact  du  réel  n'est  pas  souvent  uni  aux  grands 
pouvoirs  de  l'imagination.  Shelley  l'a  trop  at- 
testé, ainsi  que  Musset,  ainsi  que  ce  même  La- 
martine et  que  tant  d'autres.  Il  suit  de  là  que  le 
poète  éprouve  d'ordinaire  une  difficulté  de  s'ac- 
commoder  à  son    milieu,  —  difficulté  d'autant 


128  PSYCHOLOGIE     CONTEMPORAINE 


plus  invincible  que  ce  milieu  est  pénétré,  comme 
le  nôtre,  d'idées  contraires  à  celles  qui  gouver- 
nent la  production  poétique.  Le  poète  cependant 
a-t-il  tort  ou  raison  de  se  trouver  en  déséquilibre 
avec  l'ensemble  des  forces  inévitables  qui  fonc- 
tionnent autour  de  lui?  Autant  vaudrait  lui  de- 
mander s'il  a  tort  ou  raison  de  subir  une  certaine 
manière  de  sentir.  Il  n'y  a  pas  de  sagesse  qui 
puisse  nous  affranchir  de  la  tyrannie  de  notre 
propre  nature,  et  les  résignations  de  cet  ordre 
ressemblent  à  des  suicides.  Quoique  M.  Leconte 
de  Lisle  n'ait  rien  exprimé  directement  des  ma- 
laises que  la  vie  moderne  a  pu  lui  infliger,  à 
plusieurs  reprises  il  a  donné  des  signes,  évidents 
pour  qui  sait  lire,  d'un  froissement  personnel  du 
cœur  et  d'une  disproportion  douloureuse  entre 
son  génie  et  sa  destinée.  On  en  trouvera  la 
preuve  dans  quelques  petits  poèmes  d'une  ré- 
volte exaspérée  et  presque  frénétique,  tels  que 
Jes  ^Montreurs,  la  zMort  d'un  lion,  le  Vœu  su- 
prême, le  TDies  irœ,  le  sonnet  cA  un  poète  mort  où 
il  est  parlé  de  a  la  honte  de  penser  »  et  de 
«  l'horreur  d'être  un  homme  »,  et  surtout  dans 
le  sonnet  c4ux  zModemes,  imprécation  outra- 
geante contre  notre  âge  de  «  tueurs  de  dieux  -  : 

Vous  vivez  lâchement,  sans  rêve,  sans  dessein. 


M.     LÊCONTEDELISLË  12g 

Plus  vieux,  plus  décrépits  que  la  terre  inféconde, 
Châtrés,  dès  le  berceau,  par  le  siècle  assassin, 
De  toute  passion  vigoureuse  et  profonde. 

Votre  cervelle  est  vide  ainsi  que  votre  sein, 

Et  vous  avez  souillé  ce  misérable  monde 

D'un  sang  si  corrompu,  d'un  souffle  si  malsain, 

due  la  mort  germe  seule  en  cette  boue  immonde*. 

Il  y  a  dans  cette  colère  plus  que  la  crispation 
de  la  sensibilité  brutalisée  par  les  circonstances 
hostiles.  Il  y  entre  aussi  le  haut-le-cceur  de  l'ar- 
tiste devant  les  déformations  et  les  trivialités. 
Lame  poétique  n'est  pas  seulement  une  assoiffée 
de  bonheur;  elle  est  amoureuse  de  la  Beauté, — 
maladie  singulière  dont  la  ^Mademoiselle  de 
zMaupin  de  Gautier  contient  une  si  inquiétante 
monographie.  Déjà,  par  une  loi  étrange  de  no- 
tre nature,  cet  amour  ne  va  pas  sans  une  inex- 
primable mélancolie.  Tout  ce  qui  est  souverai- 
nement beau  ravit  à  la  fois  et  torture,  exalte  et 
accable;  mais  cet  accablement  est  pire  lorsque  le 
contraste  est  trop  fort  entre  la  Beauté  ainsi  ai- 
mée dans  la  solitude  du  cœur  et  le  monde  visi- 
ble. Et  réellement  notre  civilisation  moderne 
produit  ce  contraste  au  tournant  de  chaque  rue. 
Sortez  seulement   dans   Paris    et  considérez    les 

*  Poèmes  antiques. 


I^O  PSYCHOLOGIE      CONTEMPORAIN  F 

passants.  Toute  leur  personne  porte  l'empreinte 
des  lassitudes  du  travail  héréditaire  et  quotidien. 
Combien  peu  de  ces  physionomies  expriment 
la  libre  félicité  de  la  vie  animale?  Combien  moins 
encore  le  développement  puissant  de  la  vie  mo- 
rale? Les  costumes,  dépourvus  de  tout  caractère 
pittoresque  e:  de  toute  originalité  individuelle, 
laissent  le  plus  souvent  deviner  des  constructions 
du  corps  où  se  manifeste  une  double  usure  : 
celle  du  métier  et  celle  du  plaisir.  On  écrirait 
un  chapitre  effrayant  de  l'histoire  des  mœurs  sur 
les  dépressions  de  ce  plaisir  qui,  dans  nos  gran- 
des villes,  continue  par  une  fatigue  nerveuse 
l'épuisement  nerveux  du  labeur.  Dans  les  rides 
des  visages,  dans  le  regard  des  yeux,  dans  la 
contraction  des  gestes,  transparaît  la  complexité 
d'une  pensée  jamais  reposée,  d'une  activité  mor- 
celée, foulée,  presque  affolée.  Le  décor  des  mai- 
sons s'harmonise  à  ce  peuple.  La  coquille  s'est 
façonnée  sur  l'animal.  Elle,  comme  lui,  sont  une 
œuvre  de  l'Utile;  —  mais  la  Beauté,  où  donc 
se  rencontre-t-elle,  si  ce  n'est  par  l'effort  du  rai- 
sonnement qui  réunit  en  un  faisceau  toutes  ses 
agitations  éparses  et  se  figure  la  poussée  gigan- 
tesque de  l'effort  total?  Beauté  souillée  et  mal- 
heureuse ! . . .  Qui  nous  rendra  les  jours  de  la  grâce 


LECONTE     DE     LISLE  I  }  I 


antique  et  ceux  de  l'adorable  Renaissance  avec 
la  fête  enivrée  des  sens  et  du  cœur,  avec  les 
sentiments  exaltés  parmi  les  costumes  éclatants 
et  les  architectures  grandioses?  On  nous  dit  que 
la  vie  a  du  moins  gagné  en  adoucissement.  Et 
cela  même  est  un  mensonge.  Car  la  lutte  pour 
l'existence  est  aussi  âpre,  aussi  implacable.  Elle 
est  enregistrée  dans  les  mairies,  surveillée  par 
les  gendarmes,  contrôlée  par  l'administration; 
mais  l'homme  n'a  pas  cessé  de  chasserai  homme, 
parce  que  les  appétits  sont  demeurés  identiques. 
On  peut  même  penser  que  l'injustice  du  pacte 
social,  cette  affreuse  et  inévitable  injustice  qui 
fait  l'inégalité  des  naissances  et  des  fortunes, 
est  plus  hideuse  aujourd'hui,  parce  qu'elle  com- 
porte moins  d'énergie  et  plus  d'intrigue,  moins 
de  danger  courageux  et  plus  de  basse  finesse. 
Ah!  laideur  au  dedans!  Laideur  au  dehors! 

Oui,  l'impure  laideur  est  la  reine  du  monde, 
Et  nous  avons  perdu  le  chemin  de  Paros*! 

C'est  alors  qu'apparaît  le  consolateur,  le  rêve 
qui  montre  de  son  doigt  tendu  la  Paros  idéale 
où  se  dresse  le  peuple  des  visions  consolatrices^ 

*  Poèmes  antiques. 


I  }  2  PSYCHOLOGIE      CONTEMPORAINE 

et  l'Ame  se  laisse  aller  à  suivre  cette  invitation 
aux  pèlerinages  lointains;  —  elle  s'y  décide; 
mais  le  rêve  est  aussi  trompeur  qu'il  est  sédui- 
sant, aussi  perfide  qu'il  paraît  tendre,  car  il  ne 
guérit  du  réel  que  pour  quelques  heures,  quel- 
ques minutes,  et  l'Ame  se  retrouve  plus  dénudée 
encore,  plus  vulnérable.  Et  puis,  elle  sait  trop 
que  le  rêve  n'est  qu'un  fantôme,  une  ombre 
vaine,  et,  ainsi  placée  entre  ce  qu'elle  aime  et 
comprend  être  un  mensonge,  entre  ce  qu'elle 
hait  et  comprend  être  une  vérité  indestructible 
et  meurtrière,  que  lui  reste-t-il  que  de  tout  mau- 
dire, excepté  la  bonne  Déesse,  la  seule  qui  offre 
aux  vaincus  la  coupe  remplie  de  l'eau  du  Lé- 
thé?... 

Et  toi,  divine  Mort  où  tout  rentre  et  s'efface, 

Accueille  tes  enfants  dans  ton  sein  étoile  ; 
Affranchis-nous  du  temps,  du  nombre  et  de  l'espace. 
Et  rends-nous  le  repos  que  la  vie  a  troublé. 

De  tels  éclats  de  désespoir,  leur  ardeur  et  leur 
humanité  surliraient  à  justifier  M.  Leconte  de 
Lisle  du  reproche  de  rhétorique  impassible  que 
lui  ont  adressé  les  ennemis  de  son  œuvre.  Ces 
éclats  chez  lui  abondent,  et  sa  poésie  est,  pour 
qui   s'y  abandonne,    l'une  des  plus  passionnées 


M.    LECONTEDELISLE  I  3  } 

et  des  plus  vivantes.  Le  mai  du  siècle,  sous  sa 
forme  dernière,  qui  est  le  nihilisme  moral,  aura 
rencontré  peu  d'interprètes  de  cette  âpreté  d'ac- 
cent. Mais  c'est  le  mal  du  siècle  tombé  dans 
une  nature  intellectuelle,  et  c'est  une  poésie 
dont  le  tissu  premier  est  une  trame  d'idées.  Cela 
suffit  à  expliquer  pourquoi  les  Toèmes  antiques 
et  lesToèmes  barbares  n'ont  jamais  obtenu  de  vogue 
parmi  les  lecteurs  qui  sont  emprisonnés  dans  le 
domaine  de  la  sensation,  et  pourquoi  leur  place 
est  si  haute  parmi  ceux  qui  pensent;  — .  si  haute, 
que  la  poésie  contemporaine  en  est  dominée 
tout  entière.  Ne  devons-nous  pas  à  ce  fier  poète 
linestimable  ,  le  divin  présent  :  une  révélation 
nouvelle  de  la  Beauté? 


II 


MM.   Edmond  &   Jules  de  GONCOURT 


MM.   Edmond  &  Jules  de  GONCOURT* 


La  fortune  des  livres  composés  par  les  frères 
de  Concourt  aura  été  particulière  comme  leur 
talent,  ce  mystérieux  talent,  d'une  si  absolue, 
d'une  si  intime  unité  en  dépit  de  sa  double  ori- 
gine. Comment  en  effet  comprendre  que  ces 
analystes,  après  vingt  années  de  labeur  obscur 
et  d'insuccès,  aient  soudainement  conquis  le  pu- 
blic, soulevé  l'enthousiasme  et  l'imitation,  fait 
école    enfin?    Personne,   depuis    Balzac,  n'avait 


*  CeUe  étude  aurait  besoin,  d'être  complétée,  par  un  chapitre 
particulier  sur  l'œuvre  personnelle  de  M.  Edmond  de  Concourt 
depuis  la  mort  de  Jules.  On  s'est  borné  ici  à  l'analyse  des  livres 
éciits  en  commun  par  les  deux  frères,  parce  que  ces  livres  se 
rapportent  plus  spécialement  à  l'époque  littéraire  et  sociale 
(1850-1870)  qui  fait  l'objet  commun  de  ces  Essais. 


I38  PSYCHOLOGIE      CONTEMPORAINE 

modifié  à  ce  degré  l'art  du  roman.  L'auteur  de 
YcAssommoir  dérive  deux,  et  d'eux  encore  l'au- 
teur du  C^Qabab.  A  eux  se  rattache  une  lignée  de 
rares  artistes  en  style,  qui  va  de  Al.  Huysmans, 
ce  morbide  aquafortiste,  a  cette  délicieuse  aqua- 
relliste de  la  prose,  Mme  Julia  Dauder.  D'ordinaire 
ces  très  grands  retards  dans  la  renommée  et 
dans  l'influence  ont  pour  raison  la  nouveauté 
d'esprit  de  l'écrivain.  Il  a  simplement,  et  dès  le 
début,  poussé  à  leur  extrême  quelques  états  de 
l'âme  ddit  le  plein  développement  n'apparaît 
que  dans  la  génération  suivante.  Ce  fut  le  cas  de 
Stendhal,  qui  outra  tout  de  suite  le  sens  d'ana- 
lyse et  de  cosmopolitisme  propre  à  notre  âge. 
Il  nous  semble,  à  nous,  un  contemporain,  et  il 
déroutait  ceux  qui  vivaient  le  plus  près  de  lui, 
même  le  sagace  et  curieux  Sainte-Beuve.  Les 
frères  de  Goncourt,  si  différents  d'ailleurs  de 
Beyle,  lui  ressemblent  par  ce  paradoxe  d'une 
imagination  antidatée,  si  Ton  peut  dire.  En  plein 
milieu  du  second  Empire,  ils  étaient  l'un  etl'au- 
tre  des  hommes  de  lettres  de  1880.  Chez  eux 
commençait  de  s'accomplir  l'influence  de  l'objet 
d'art  sur  la  littérature,  et  cette  influence  est  au- 
jourd'hui un  fait  capital,  qui  tient  à  toutes  sortes 
de   causes   éparses  dans  nos  mœurs,  depuis  des 


MM.    EDMOND     ET    JULES     DE     CONCOURT        I  39 

théories  de  critique  jusqu'à  des  habitudes  d'a- 
meublement. Sous  cette  influence  ils  créaient 
une  forme  particulière  de  roman,  qui  se  trouve 
capable  d'exprimer  mieux  qu'aucune  autre  les 
maladies  morales  de  l'homme  moderne,  et,  pour 
écrire  ce  roman,  ils  inventaient  et  mettaient  en 
pratique  une  sorte  de  style  si  entièrement  neuve 
que  les  meilleurs  juges  de  leur  époque  en  furent 
étonnés.  Ce  style  est  encore  le  prétexte  aux  ob- 
jections les  plus  ardentes  que  leurs  adversaires 
dirigent  contre  les  Goncourt.  Mais  on  ne  saurait 
nier  qu'il  ait  sa  raison  d'être  dans  quelques-uns 
des  plus  vifs  besoins  de  notre  génération,  puis- 
que tant  de  prosateurs,  et  de  si  différents,  en 
ont  accepté  le  principe.  Ce  point  de  départ  tout 
artistique  de  la  littérature  des  Goncourt,  leur 
procédé  de  composition,  leur  méthode  d'écrire, 
—  tels  sont  les  trois  points  de  vue  sous  lesquels 
je  voudrais  les  considérer. 


I 
l'objet  d'art  et  les   lettres 

En  présence  d'un  écrivain  qui   apporte   une 


PSYCHOLOGIE      CONTEMPORAINE 


note  très  originale,  une  question  se  pose  à  la- 
quelle il  importe  de  répondre  tout  d'abord  : 
est-il  allé  aux  lettres  directement,  ou  bien  a-t-il 
subi  en  tout  premier  lieu  les  séductions  d'un  au- 
tre goût  que  celui  d'écrire,  les  exigences  d'un 
autre  métier?  Si  cet  autre  goût  a  été  passionné, 
si  cet  autre  métier  a  violemment  brutalisé 
l'homme,  cet  homme  en  demeure  frappé  pour  la 
vie,  et  comme  la  nature  dans  ses  créations  uti- 
lise les  éléments  les  plus  contraires,  il  arrive  que 
cette  marque  spéciale  pénètre  jusqu'au  talent, 
qui  s'en  trouve  modifié  dans  le  sens  le  plus  heu- 
reux et  le  plus  nouveau.  C'était  la  théorie  de 
Goethe,  qui  a  fondé  tout  son  Wilhelm  zMeister 
sur  cette  idée  que  les  plus  diverses  expériences 
profitent  en  dernier  ressort  à  notre  génie  person- 
nel. Les  exemples  abondent  qui  témoignent  en 
faveur  de  cette  hypothèse,  vraiment  large  et 
féconde.  Balzac  avait  débuté,  comme  on  sait, 
dans  une  étude  d'avoué.  Imprimeur  ensuite,  et 
imprimeur  ruiné,  il  avait  connu  les  pires  angois- 
ses du  négociant  malheureux.  Que  trouvez-vous 
dans  ses  romans  sous  le  philosophe  perspicace, 
sous  l'évocateur  magique,  sous  le  poète  ivre  de 
fantaisie?  Précisément  cet  homme  d'affaires  en- 
detté qu'il  fut  à  vingt-cinq  ans,  et  c'est  l'homme 


MM.    EDMOND     ET     JULES     DE     CONCOURT  1  4  I 

d'affaires  qui  dicte  au  poète,  à  l'évocateur,  au 
philosophe,  César  TSirotteau  et  Eugénie  Grande:, 
la  zMaison  ^(jtcingen  et  Gobseck,  récits  où  la  lutte 
moderne  pour  l'argent  se  hausse  jusqu'à  l'épo- 
pée. Stendhal  avait,  tout  jeune,  porté  l'épaule:te 
et  fréquenté  la  cour  de  l'empereur.  Il  y  a  du  sol- 
dat et  du  diplomate  dans  presque  chacun  de  ses 
livres.  La  zMadame  "Bovary  de  Gustave  Flaubert 
a  comme  une  odeur  d'hôpital,  et  la  brutalité  di- 
recte de  l'analyse,  le  débridement  impassible  des 
plaies  morales,  la  netteté  de  la  phrase,  brillante 
et  coupante  comme  un  instrument  de  chirurgie, 
révèlent  assez  le  fils  de  médecin,  grandi  parmi 
les  salles  d'amphithéâtre.  Théophile  Gautier 
avait  manié,  au  sortir  du  collège,  la  palette  et 
le  pinceau,  et  son  œuvre,  prose  ou  poésie,  se- 
rait inexplicable  sans  cette  éducation  initiale  de 
son  œil  par  l'atelier.  «  Critiques  et  louanges, 
disait-il,  me  louent  et  m'abîment  sans  compren- 
dre un  mot  de  ce  que  je  suis.  Toute  ma  valeur, 
ils  n'ont  jamais  parlé  de  cela,  c'est  que  je  suis 
un  homme  pour  qui  le  monde  visible  existe.  »  — Dans 
l'intelligence  de  ces  différents  écrivains,  le  criti- 
que découvre  un  filon  caché,  parfaitement  étran- 
ger à  la  littérature,  et  d'où  ils  ont  tiré  pourtant 
une  portion   du  métal  dont  est  faite  leur  gloire 


142  PSYCHOLOGIE     CONTEMPORAINE 

littéraire.  La  vertu  spéciale  de  leur  esthétique  se 
trouve  dériver  ainsi  de  facultés  primitivement  ac- 
quises et  développées  dans  une  fin  très  opposée 
à  cette  esthétique,  —  tant  il  est  vrai  que  nous, 
sommes  obscurs  à  nous-mêmes,  et  que  notre 
vraie  personne  s'agite,  s'ingénie,  s'accroît,  dépé- 
rit en  nous  à  notre  insu. 

Les  frères  de  Goncourt,  eux  non  plus,  ne  fu- 
rent pas  des  hommes  de  lettres  de  la  première 
heure.  L'ambition  de  leur  début  les  dirigeait  vers 
un  autre  pôle.  En  1S49  ^s  partaient:)  Ie  sac  au 
dos,  pour  faire  à  pied  un  tour  de  France  et  en 
rapporter  une  suite  de  dessins  et  d'aquarelles. 
Les  notes  de  leur  carnet  de  voyage,  qui  devaient 
relater  seulement  les  menus  des  repas  et  le  nom- 
bre des  kilomètres,  se  changeaient  bientôt  en 
impressions  écrites.  «  Au  fond,  dit  quelque  part 
M.  Edmond  de  Goncourt,  cest  ce  carnet  de 
voyage  qui  nous  a  enlevés  à  la  peinture  et  a  fait 
de  nous  des  hommes  de  lettres.  »  Ailleurs,  dans 
la  préface  de  leur  Théâtre,  il  décrit  ainsi  leur  in- 
térieur commun  :  «  Sur  une  grande  table  à  mo- 
dèle, aux  deux  bouts  de  laquelle,  du  matin  à  la 
tombée  du  jour,  mon  frère  et  moi  faisions  de 
l'aquarelle  dans  un  obscur  entresol  de  la  rue 
Saint-Georges,  un  soir  de  l'automne   de  jS^o, 


MM.     EDMOND     ET    JULES     DE     CONCOURT         1 4  } 

en  ces  heures  où  la  lumière  de  la  lampe  mec 
fin  aux  lavis  de  couleur,  poussés  par  je  ne 
sais  quelle  inspiration,  nous  nous  mettions 
à  écrire  ensemble  un  vaudeville,  avec  un  pin- 
ceau trempé  dans  de  l'encre  de  Chine...  »  C'est 
donc  par  des  études  de  peinture  que  les  deux  ro- 
manciers ont  débuté;  mais,  en  cela  très  diffé- 
rents des  auteurs  dont  je  citais  les  noms,  ils  n'ont 
jamais  entièrement  abandonné  leurs  premières 
études.  S'ils  n'ont  pas  été  des  artistes  propre- 
ment dits,  l'œuvre  d'art  n'en  a  pas  moins  conti- 
nué d'occuper  et  de  préoccuper  leur  imagination. 
La  preuve  en  est  dans  leur  critique,  toute  consa- 
crée à  cette  œuvre  d'art  et  qu'ils  ont  exécutée, 
les  seuls  peut-être  parmi  les  écrivains  de  ce 
genre,  a  un  point  de  vue  non  pas  de  littérateurs, 
mais  de  peintres.  Leurs  pages  sur  le  dix-huitième 
siècle,  sur  Watteau  et  sur  Boucher,  sur  La  Tour 
et  sur  Fragonard,  ne  renferment  ni  des  aperçus 
de  philosophie,  à  la  manière  de  M.  Taine,  ni 
des  variations  de  belle  prose,  à  la  manière  de 
Paul  de  Saint- Victor.  Ce  sont  des  analyses  tech- 
niques et  consciencieuses  qui  supposent  un  re- 
gard d'ouvrier  savant  dans  la  partie.  S'ils  parlent 
de  Chardin,  c'est  ainsi  que  le  pourrait  faire  un 
élève  de  l'Ecole  de  la  rue  Bonaparte  extasié  de* 


144  PSYCHOLOGIE     CONTEMPORAINE 

vant  des  procédés  :  «  Comme  il  réjouit  le  regard 
avec  la  gaieté  de  ses  tons,  la  douceur  de  ses  ré- 
veillons, sa  belle  touche  beurrée,  les  tournants 
de  son  pinceau  gras  en  pleine  pâte,  l'agrément 
de  ses  harmonies  blondes,  la  chaleur  de  ses  fonds, 
l'éclat  de  ses  blancs  glacés  de  soleil,  qui  semblen  t 
dans  ses  tableaux  les  reposoirs  de  la  lumière  ! . . .  » 
Et  sur  le  divin  Watteau,  quelles  phrases  dont  on 
dirait  qu'elles  émanent  d'un  rival  éperdu  d'admi- 
ration :  «  Il  a  une  sanguine  qui  semble  lui  ap- 
partenir en  propre,  une  sanguine  de  ton  de  pour- 
pre, qui  se  distingue  delà  sanguine  brunâtre  des 
autres  et  qui  prend  sa  couleur  charmante  et  son 
incarnat  de  vie  à  l'habileté  des  oppositions  du 
gris  et  du  noir...  »  Ils  savent,  du  reste,  d'où  elle 
vient,  cette  incomparable  sanguine  :  «  Je  la  croi- 
rais cette  sanguine  d'Angleterre  dont  les  manuels 
technologiques  vantent  la  supériorité,  et  dont 
une  boîte  se  vendait  comme  une  rareté  à  la  vente 
du  peintre  Venenault  ..  »  Voilà  des  remarques 
qui  attestent  une  entente  pénétrante  et  quoti- 
dienne du  métier,  une  fréquentation  non  pas  su- 
perficielle mais  profonde  et  de  toutes  les  heures 
avec  l'objet  d'art;  et,  de  fait,  à  défaut  d'un  tra- 
vail de  création,  les  frères  de  Goncourt  se  sont 
faits  collectionneurs.  Dans  les  deux  volumes  in- 


MM.     EDMOND     ET    JULES     DE     CONCOURT         1 4  f 


titulés  la  {Maison  d'un  artiste,  nous  pouvons  con- 
stater avec  quel  amour  ils  ont  ramassé  autour 
d'eux  les  dessins  et  les  eaux-fortes,  les  bronzes  et 
les  porcelaines,  les  meubles  et  les  tapisseries, 
jusqu'aux  foukousas  et  aux  kakémonos  du  Japon . 
Ils  ont  vécu  dans  un  petit  musée  sans  cesse 
agrandi,  et  ils  en  ont  vécu.  De  cette  familiarité 
ininterrompue  avec  ces  choses  rares  et  suggesti- 
ves, ils  ont  tiré  une  façon  spéciale  de  voir,  qui 
s'est  insinuée  de  proche  en  proche  jusqu'au  plus 
intime  de  leur  talent;  et  pour  bien  comprendre 
ce  talent,  c'est  cette  subtile  influence  qu'il  est 
nécessaire  de  démêler  d'abord  et  d'expliquer. 
Il  y  a  pour  l'œuvre  d'art  deux  manières  très 
diverses  d'agir  sur  l'homme  et  comme  deux  con- 
ditions d'existence.  Imaginez  qu'un  tableau  d'un 
peintre  pieux,  tel  que  le  Pérugin,  soit  appendu 
au  mur  dune  chapelle  et  qu'un  fidèle  s'en  appro- 
che dans  une  heure  de  recueillement.  Pour  peu 
que  ce  fidèle  joigne  à  sa  dévotion  un  pouvoir  de 
sentir  la  beauté,  nul  doute  qu'il  ne  soit  touché 
du  caractère  esthétique  de  la  noble  et  fervente 
peinture.  Il  goûtera,  lui  aussi,  avec  délices,  le 
charme  qui  se  dégage  de  ces  têtes  penchées,  de 
ces  mains  jointes,  de  ce  paysage  lumineux  et 
paisible  comme  les  profondeurs  d'une  conscience 

9 


14^  PSYCHOLOGIE      CONTEMPORAINE 


pure.  Il  comprendra  la  science  de  composition 
du  maître  qui,  pour  augmenter  la  puissance  de 
mysticité  de  son  tableau,  a  réuni  là  des  person- 
nages de  monde  si  divers  qu'ils  ne  peuvent  agir 
les  uns  sur  les  autres,  si  bien  que  cette  vision 
inefficace  d'archanges  immobiles  et  de  saints  en 
prière,  d'enfants  souriants  et  de  vieillards  son- 
geurs, se  résume  en  une  sorte  d'extase  peinte 
d'une  languissante  et  morte  douceur.  Tout  alen- 
tour de  cette  peinture  de  rêve,  les  objets  s'har- 
monisent presque  surnaturellement.  L'ombre 
fraîche  de  l'église  et  son  silence,  le  mystère  de 
repentir  épars  dans  les  rideaux  du  confessionnal 
où  passèrent  les  soupirs  de  toutes  les  faiblesses 
humaines,  l'auguste  nudité  de  lautel  où  tant 
de  fois  descendit  le  Sauveur,  —  cette  inexpri- 
mable poésie  du  décor  catholique  est  la  même 
que  celle  dont  l'âme  s'enivre  à  travers  les  formes 
évoquées  parle  peintre.  Ainsi  transportée  par  sa 
foi  intime  et  de  si  puissants  symboles,  cette  âme 
trouve  en  elle  de  quoi  recréer  l'état  du  cœur  où 
a  vécu  l'artiste;  elle  arrive  à  sentir  son  œuvre 
par  le  dedans  comme  elle  a  été  produite  ;  elle  se 
l'assimile  comme  de  l'air  qu'on  respire  ;  elle  en 
fait,  pour  un  instant,  une  portion  nécessaire 
d'elle-même    et   de    son    être  habituel.    Elle   en 


MM.     EDMOND     ET     JULES     DE     GO  N  COURT         1 47 

jouit,  elle  en  souffre  comme  de  ses  passions 
propres.  Les  Magnifiques  de  Venise  ont  dû 
goûter  de  la  même  manière  la  splendeur  aisée 
des  grandes  toiles  du  Véronèse ,  qui  prolon- 
geaient sur  les  murailles  de  leurs  palais  la  fête 
héroïque  de  leurs  voluptés  quotidiennes.  Les 
jeunes  hommes  de  la  Grèce  ont  dû  aimer  d'un 
amour  semblable  les  statues  de  leurs  Dieux, 
agiles  et  fortes  comme  eux-mêmes  et  d'une 
sérénité  où  ils  retrouvaient  l'image  exacte  de 
leur  personne.  —  Une  telle  disposition  semble 
entièrement  contraire  à  celle  de  l'amateur  qui 
se  promène  dans  un  musée,  de  même  que  le 
musée  est  par  nature  différent  d'une  église 
chrétienne,  d'un  palais  d'habitation  et  d'un 
temple  antique.  L'œuvre  d'art  est  ici  comme  dé- 
racinée, détachée  du  coin  spécial  du  monde 
pour  lequel  l'artiste  l'avait  conçue  et  créée , 
isolée,  par  suite,  du  cortège  d'impressions  ana- 
logues qui,  en  expliquant  sa  nécessité,  lui  cons- 
tituaient comme  une  vivante  atmosphère.  Il  en 
est  d'elle  ainsi  que  d'une  plante  coupée  et  mise, 
entre  vingt  autres,  dans  un  bouquet  :  les  œuvres 
d'art  placées  à  côté  d'elle  luttent  contre  elle,  si 
Ton  peut  dire,  et  la  modifient.  Entre  les  baguet- 
tes d'un  cadre  tient  le  raccourci  de  tout  un  Idéal, 


I48  PSYCHOLOGIE     CONTEMPORAINE 

une  conception  complète,  systématique  et  dis- 
tincte d'un  certain  ordre  de  choses  du  cœur.  Ces 
conceptions  se  battent  sur  les  murs,  se  disputent 
l'esprit  du  visiteur,  qui  passe  de  toile  en  toile  et 
se  prête  à  ces  influences  contradictoires,  non 
plus  comme  à  des  impressions  de  nécessité,  mais 
comme  à  des  caprices  de  son  intelligence  amu- 
sée. Il  s'identifie,  dans  sa  complaisante  fantaisie, 
à  toutes  sortes  de  tempéraments  et  de  nuances 
diverses  de  civilisation.  Au  lieu  que  l'œuvre 
d'art  devienne  un  prétexte  au  développement 
de  sa  personnalité  particulière,  elle  n'est  plus 
pour  lui  qu'un  moyen  d'entrée  dans  des  person- 
nalités étrangères.  Il  la  comprend,  comme  une 
langue  qu'il  ne  parle  pas,  au  lieu  de  penser  par 
elle  comme  dans  sa  langue  maternelle.  Ce  n'est 
plus  le  domaine  du  génie  et  de  la  création,  c'est 
celui  du  dilettantisme  et  de  la  critique  Au 
premier  de  ces  deux  domaines  seulement  s'ap- 
plique la  parole  citée  par  Balzac  avec  enthou- 
siasme :  «  Comprendre,  c'est  égaler.  » 

Les  frères  de  Goncourt  ont  été  des  hommes 
de  musée,  et  en  cela  des  modernes,  dans  toute 
la  force  du  mot,  car  cet  esprit  de  dilettantisme 
et  de  critique  s'est  développé  chez  nous  à  ce 
point  qu'il  a  étendu  le  musée   bien  au  delà  des 


MM.    EDMOND     ET    JULES     DE     CONCOURT         I49 

collections  publiques  et  privées,  en  l'introduisant 
dans  le  moindre  détail  de  l'ameublement  et 
créant  ainsi  le  bibelot.  Le  bibelot,  —  ce  minus- 
cule fragment  de  l'œuvre  d'art,  qui  met  sur  un 
coin  d'une  table  de  salon  quelque  chose  de  l'ex- 
trême Orient  et  quelque  chose  de  la  Renais- 
sance, un  peu  du  moyen  âge  français  et  un  peu 
du  xvme  siècle  !  Le  bibelot,  —  qui  a  transformé 
la  décoration  de  tous  les  intérieurs  et  leur  a 
donné  une  physionomie  d'archaïsme  si  continue- 
ment  curieuse  et  si  docilement  soumise  que  notre 
xixe  siècle,  à  force  de  colliger  et  de  vérifier  tous 
les  styles,  aura  oublié  de  s'en  fabriquer  un  !  Le 
bibelot,  —  manie  raffinée  d'une  époque  inquiète 
où  les  lassitudes  de  l'ennui  et  les  maladies  de  la 
sensibilité  nerveuse  ont  conduit  l'homme  à  s'in- 
venter des  passions  factices  de  collectionneur, 
tandis  que  sa  complication  intime  le  rendait  inca- 
pable de  supporter  la  large  et  saine  simplicité 
des  choses  autour  de  lui  !  A  son  regard  blasé  il 
faut  du  joli,  du  menu,  de  la  bizarrerie.  Les 
formes  imprévues  de  l'art  japonais  flattent  ses 
yeux,  qu'une  éducation  trop  complexe  a  rendus 
pareils,  dans  un  ordre  différent,  à  un  palais  de 
gourmand  dégoûté.  Le  bibelot,  —  de  proche 
en  proche,  ce  goût  singulier  gagne  même  ceux 


IfO  PSYCHOLOGIE      CONTEMPORAINE 

que  l'œuvre  d'art  laisse  indifférents  et  qui  ne  pos- 
sèdent pas  la  fortune  nécessaire  à  une  acquisition 
de  quelque  valeur.  La  contrefaçon  et  le  bon  mar- 
ché s'emparent  de  cette  passion  générale,  pour 
l'exploiter.  Aux  devantures  des  grands  magasins 
de  nouveautés,  qui  forment  comme  le  colossal 
résumé  des  habitudes  d'un  peuple,  puisqu'ils 
offrent  une  réponse  anticipée  à  tous  ses  désirs, 
que  trouvez-vous  ?  Le  bibelot  encore ,  et  encore 
le  bibelot  dans  les  brasseries  d'étudiants  où  le 
fils  du  bourgeois  de  province  accoude  sa  Hânerie 
sur  une  table  de  style,  devant  un  verre  de  façon 
ancienne,  sous  une  lumière  tamisée  par  des  vi- 
traux coloriés.  Le  bibelot,  —  vous  le  rencontrez 
dans  le  salon  du  médecin  où  vous  attendez 
votre  tour,  comme  dans  la  boutique  du  papetier 
où  vous  commandez  vos  cartes  de  visite,  comme 
chez  l'ami  auquel  vous  rendez  visite  en  passant. 
C'est  une  mode,  et  qui  s'en  ira  comme  une  autre; 
mais  l'analyste  de  notre  société  contemporaine 
ne  peut  pas  plus  la  négliger  que  l'historien  du 
grand  siècle  ne  saurait  laisser  sous  silence  le 
paysage  taillé  du  parc  de  Versailles.  Toute  la 
poésie  de  Racine  est  en  rapport  étroit  avec  l'ho- 
rizon qui  se  voit  de  la  terrasse  du  vieux  palais,  et 
une  grande  portion  de  notre  littérature  actuelle 


MM.     EDMOND     ET    JULES     DE     CONCOURT         Ifl 

demeure  inintelligible  sans  l'aspect  de  magasin 
de  bric-à-brac,  habituel  à  nos  installations. 

Jusqu'à  quel  point  cette  présence  continue  de 
l'œuvre  d'art  modifie-t-elle  un  esprit  d'ordre  in- 
férieur ?  il  est  malaisé  de  le  savoir.  Les  Goncourt 
nous  offrent  un  exemple  accompli  de  ce  que  de- 
vient, grâce  à  cette  présence,  la  sensibilité  intel- 
lectuelle de  créatures  très  distinguées,  qui  se  li- 
vrent au  goût  de  la  collection  non  point  par 
élégance,  ou  par  mode,  ou  par  intérêt,  mais  par 
un  invincible  et  profond  besoin  de  tout  leur  être. 
C'est  d'abord  une  aperception  de  plus  en  plus 
nette  de  la  vie  des  choses.  Considérez  comme 
l'œil  physique  ,  le  plus  spirituel  d'entre  nos 
sens,  s'affine  et  s'avive  par  cette  habitude.  Dans 
la  zMcason  dun  artiste,  il  est  parlé  «  du  charme 
qu'ont,  dans  la  chambre  où  l'on  couche,  des 
murs  de  tapisseries...  du  joli  éveil  de  l'aube  sur  le 
velouté  de  ces  couleurs,  qu'on  dirait  des  couleurs 
de  fleurs  légèrement  malades,  et  du  doux  et  im- 
perceptible allumement,  dans  la  blancheur  gorge 
de  pigeon  de  la  trame,  des  tendres  nuances,  des 
tons  coquets...  Et  comme,  dans  le  premier  rayon 
de  soleil,  ce  qui  n'était  tout  à  l'heure  que  taches 
diffuses  et  riantes  se  profile  en  des  corps  élancés 
de  chasseurs  à  1  habit  rouge  et  culottés  de  jaune^ 


I  f  2  PSYCHOLOGIE      CONTEMPORAINE 

en  des  silhouettes  de  bergères  poudrées,  au  cor- 
sage bleu  de  ciel,  assises  sur  des  tertres  dans  Je 
la  verdure  blonde  !...  »  C'est  ici  l'impression  su- 
prême, presque  morbide,  a  laquelle  se  rattachent 
des  jouissances  et  des  douleurs  connues  des 
seuls  initiés.  Cette  éducation  du  regard  aboutit 
bientôt  à  une  sorte  d'analyse  particulière.  Pour 
les  personnes  même  douées  d'un  sens  artistique 
médiocre,  la  face  d'une  chambre,  la  forme  d'un 
objet,  sa  couleur,  sont  des  prétextes  à  sympathie 
ou  bien  à  antipathie.  Les  hommes  qui  savent 
regarder  comprennent  les  causes  profondes  de 
cette  sympathie  ou  de  cette  antipathie,  et  les  ob- 
jets leur  apparaissent  comme  des  signes  d'une 
infinité  de  petits  faits.  Derrière  un  mobilier,  ils 
aperçoivent  la  main  de  celui  qui  l'a  disposé,  son 
tempérament,  sa  physionomie.  Les  plis  d'un  vê- 
tement leur  révèlent  les  moindres  particularités 
d'un  corps.  Ils  ont  des  associations  d'idées  inter- 
minables à  propos  de  chaque  objet  rencontré, 
manié,  contemplé.  «  Un  temps  dont  on  n'a  pas 
un  échantillon  de  robe,  ont  dit  les  Goncourt..., 
l'histoire  ne  le  voit  pas  vivre.  »  Et  ailleurs  :  «  La 
misère  a  des  gestes,  le  corps  même  à  la  longue 
prend  des  habitudes  de  pauvre...  »  C'est  une 
analyse  externe,  très    différente  de  l'analyse   in- 


MM.     EDMOND     ET    JULES     DE     CONCOURT         I  f  3 

terne,  propre  aux  esprits  repliés  et  retournés  sur 
eux-mêmes.  Ces  derniers  arrivent,  à  force  de  ré- 
flexion personnelle  ,  à  une  entente  savante  de 
leur  propre  caractère,  et,  par  suite,  quand  ils  se 
sont  comparés,  de  tout  caractère.  Les  analystes 
qui  procèdent  par  le  dehors  saisissent  merveilleu- 
sement les  mœurs,  l'allée  et  la  venue,  le  pas  et 
le  port  de  l'animal  humain.  Les  premiers  peu- 
vent être  incapables  de  discerner  le  métier  d'un 
individu  qu'ils  observent.  Les  seconds,  qui  re- 
connaissent du  premier  coup  d'oeil  la  singularité 
de  ce  métier,  n'auront  pas  en  revanche  des  no- 
tions nouvelles  sur  le  détail  des  mouvements  de 
l'âme  de  cet  individu.  Pour  préciser  cette  diffé- 
rence, les  curieux  de  contrastes  n'ont  qu'à  mettre 
en  regard  un  recueil  de  pensées  composé  par  un 
écrivain  d'imagination  psychologique,  La  Roche- 
foucauld, Vauvenargues,  Joubert,  —  et  le  re- 
cueil de  notes  intitulé  par  les  Goncourt  Idées  et 
Sensations.  Dans  ce  dernier  livre,  vous  ne  trou- 
verez pas  dix  de  ces  remarques,  comme  les  mo- 
ralistes proprement  dits  les  prodiguent,  qui 
éclairent  soudain  une  longue  série  de  rouages  in- 
térieurs, de  ces  phrases  dont  il  se  rencontre  des 
centaines  dans  YcAmour  de  Stendhal  :  «  La  cris- 
tallisation ne  peut  pas  être  excitée  par  des  hom- 

9. 


I  5*4  PSYCHOLOGIE     CONTEMPORAINE 

mes-copies,  et  les  rivaux  les  plus  dangereux  sont 
les  plus  différents. . .  »  Ou  encore  :  «  Le  vrai 
malheur  de  Mme  de  Rénal  était  l'absence  de  Ju- 
lien. Elle  l'appelait,  elle,  le  remords...  »  En  re- 
vanche, ce  qui  abonde  dans  Idées  et  Sensations, 
comme  dans  le  journal  de  Charles  Demailly, 
ce  sont  les  fines  impressions  nerveuses,  une  pro- 
digieuse mobilité  du  regard,  une  nouveauté  in- 
comparable du  pittoresque,  et  un  frémissement 
du  mot  qui  révèle  une  vibration  presque  inquié- 
tante de  tout  l'être  :  «  On  voyait  dans  cette  pièce, 
à  la  fin,  un  ballet  charmant,  un  ballet  d'ombres 
couleur  de  chauve-souris,  avec  un  loup  noir  sur 
la  figure,  agitant  de  la  gaze  autour  d'elle  comme 
des  ailes  de  nuit.  C était  d'une  volupté  étrange, 
mystérieuse,  silencieuse,  ce  doux  menuet  de  mortes  et 
d\\mes  masquées  se  nouant  et  se  dénouant  dans  un 
rayon  de  lune...  »  Pour  imposer  à  la  langue  fran- 
çaise des  effets  de  cette  qualité-là,  il  faut  un  af- 
finement  des  sens  d'une  perfection  si  rare  qu'il 
avoisine  la  maladie.  Mais  les  Goncourt  l'ont  dit 
eux-mêmes  :  «  Pour  les  délicatesses,  les  mélan- 
colies exquises  d'une  œuvre,  les  fantaisies  rares 
et  délicieuses  sur  la  corde  vibrante  de  l'âme  et 
du  cœur,  ne  faut-il  pas  un  coin  maladif  dans 
l'artiste?  » 


MM.     EDMOND     ET    JULES     DE     CONCOURT         Iff 

Et  la  maladie  saisit  les  deux  romanciers,  — 
une  étrange  maladie  que  celle-là,  faite  d'une  hy- 
peracuité  des  sensations  :  «  Je  m'aperçois,  est-il 
dit  dans  Idées  et  Sensations,  que  la  littérature, 
l'observation,  au  lieu  d'émousser  en  moi  la  sen- 
sibilité, l'a  étendue,  raffinée,  développée,  mise  à 
nu...  On  devient,  à  force  de  s'étudier,  au  lieu  de 
s'endurcir,  une  sorte  d'écorché  moral  et  sensitif, 
blessé  à  la  moindre  impression,  sans  défense, 
sans  enveloppe,  tout  saignant...  »  C'est  que 
l'homme,  en  multipliant  à  l'infini  ses  émotions 
d'art,  exagère  à  l'extrême  la  délicatesse  de  son 
système  nerveux  et  finit  par  transporter  l'excita- 
bilité de  sa  nature  esthétique  dans  les  rencontres 
quotidiennes  de  toute  l'existence.  Il  a  ramassé  et 
comme  condensé  toute  sa  vie  dans  des  émotions 
d'art;  elles  finissent  par  ne  plus  lui  permettre  la 
libre  et  facile  jouissance,  et  plus  simplement 
encore  l'indifférence  tant  recommandée  par  le 
sage  qui  disait  :  «  Il  faut  glisser  la  vie  et  non 
l'appuyer....  »  Ajoutez  à  cette  cause  permanente 
de  destruction  l'hygiène  défectueuse  de  l'écrivain 
moderne,  chez  lequel  le  grand  exercice  physique 
ne  combat  plus  la  prédominance  de  l'élément 
cérébral.  Depuis  Balzac,  qui  donna  au  monde 
des  artistes  l'exemple  presque  monstrueux  de  sa 


If6  PSYCHOLOGIE      CONTEMPORAINE 

Comédie  humaine,  mise  sur  pied  en  vingt  années, 
c'est  à  qui  parmi  nos  hommes  de  lettres  fera  des 
débauches  de  volonté  dans  le  travail.  «  Quand 
nous  composions,  —  avoue  une  lettre  de  M. 
Edmond  de  Goncourt  citée  par  M.  Henry 
Céard  au  cours  d'une  bien  pénétrante  étude,  — 
nous  nous  enfermions  des  trois  et  quatre  jours 
sans  sortir,  sans  voir  un  vivant...  »  Ce  que  les 
deux  frères  recherchaient  ainsi,  c'était  «  la  forte 
fièvre  hallucinatoire.  »  Remarquez  le  mot  :  il  in- 
dique bien  la  conception  spéciale  qui  a  cours 
aujourd'hui  sur  les  procédés  du  talent.  Nous 
semblons  ne  plus  l'admettre  que  douloureux, 
que  mortellement  trempé  de  nos  larmes,  peut- 
être  comme  certains  libertins  n'admettent  l'amour 
qu'uni  à  la  torture.  A  ce  régime,  la  machine 
animale  se  détraque  bientôt.  La  santé  ne  réside- 
t-elle  pas  dans  le  pouvoir  d'équilibre  qui  nous 
permet  d'arrêter  nos  impressions  avant  qu'elles  ne 
s'amplifient,  qu'elles  ne  s'exagèrent,  jusqu'àdépas- 
ser  notre  force?  Cet  équilibre,  les  frères  de  Gon- 
court l'ont  toujours  haï;  de  ce  point  de  vue  là,  ils 
peuvent  être  considérés  comme  le  type  des  artis- 
tes opposés  à  Goethe,  à  Victor  Hugo,  à  tous  les 
olympiens.  Nous  allons  voir  que  du  moins  leur 
maladie  volontaire,  dernier  effort  du  raffinement 


MM.     EDMOND     ET     JULES     DE     CONCOURT         I  f  7 

esthétique,  leur  a  permis  de  créer  un  roman  très 
nouveau  et  de  renouveler  aussi  d'une  façon  sai- 
sissante cette  prose  française  dont  ils  ont  joué 
comme  les  tziganes  jouent  de  leur  violon  —  dou- 
loureusement et  passionnément — nor  ivisely,  but 
too  well,  disait  Shakespeare. 


Il 


LES    ROMANS    DES    FRERES    DE    CONCOURT 

La  marche  suivie  par  MM.  Edmond  et  Jules 
de  Goncourt  dans  l'éducation  de  leur  esprit  ex- 
plique, mieux  que  ne  saurait  faire  toute  autre 
hypothèse,  la  théorie  spéciale  qu'ils  se  sont 
formée  du  roman,  —  je  dis,  qu'ils  se  sont  formée, 
car  ils  ne  sont  pas  des  romanciers  nés,  ainsi  que 
tels  ou  tels  conteurs  dont  il  serait  aisé  de  citer 
les  noms.  Mais  c'est  un  signe  de  la  grande  vitalité 
d'un  genre  littéraire  qu'il  se  prête  à  toutes  sortes 
de  tentatives  exécutées  par  toutes  sortes  d  écri- 
vains. Nous  gardons  aujourdhui  cette  vieille 
étiquette  de  roman,  et  nous  l'appliquons  aux 
feuilletons  qui  se  trouvent  au  bas  des  journaux 
comme  aux  livres  des  Goncourt.  Il  est  bien  évi- 


1^8  PSYCHOLOGIE      CONTEMPORAINE 

dent  néanmoins,  et  à  première  vue,  qu'en  dehors 
de  toute  comparaison  de  talent,  la  conception 
même  de  ce  qu'il  faut  entendre  par  roman  est 
différente  chez  un  conteur  qui  conte  pour  amu- 
ser l'imagination  de  ceux  qui  le  lisent,  et  chez 
les  analystes  singuliers  de  ^Madame  Gervaisais  et 
de  Germinie  Lacerteax.  Ces  derniers,  jetés  à  la 
manie  de  la  collection  par  leur  goût  passionné 
de  l'objet  d'art,  semblent  avoir  été  préoccupés 
d'abord  par  l'histoire.  Quand  on  examine  habi- 
tuellement et  par  le  menu  les  meubles  et  les 
costumes ,  les  dessins  et  les  tapisseries  d'un 
temps,  tout  ce  qui  faisait  le  plaisir  et  le  besoin 
des  hommes  de  ce  temps,  la  coquetterie  et  le 
charme  de  leurs  femmes,  on  est  bien  tenté,  avec 
un  peu  de  poésie  dans  la  tête,  de  se  représenter 
ces  hommes  et  ces  femmes,  et  de  là  au  travail 
d'étudier  leurs  mœurs  il  n'y  a  qu'un  pas,  aisé  à 
franchir.  C'est  ainsi  que  les  frères  de  Concourt 
se  sont  trouvés  portés,  presque  sans  efforts,  à  se 
faire  pour  le  xvme  siècle  les  historiographes  de 
ce  que  les  historiens  négligent  communément  : 
les  habitudes  de  la  vie.  Ils  ont  rêvé,  ils  ont  exé- 
cuté le  tableau  complet  d'un  état  social,  pris  et 
montré  dans  les  habitudes  de  chacun  et  de  cha- 
cune, dans  la  façon  de  poursuivre  et  le  plaisir  et 


MM.     EDMOND     ET    JULES     DE     GO  N  COURT         IfO. 

le  confort  et  l'élégance,  voire  une  minute  de  dis- 
traction. Micheletj  qui  possédait  à  un  degré  si 
puissant  la  vision  des  changements  de  l'animal 
humain  à  travers  les  âges,  s'est  plu  à  reconnaître 
aux  Goncourt  un  don  de  résurrection  analogue  au 
sien...  Mais  qui  ne  comprend  que  cette  résurrec- 
tion du  passé,  à  coups  de  documents,  si  scrupu- 
leuse et  si  habile  qu'on  la  suppose,  n'est  jamais 
qu'une  hypothèse  ?  Il  y  a  là  une  portion  de  hasard 
que  toutes  les  habiletés  de  la  méthode  ne  sauraient 
éviter,  par  cette  seule  raison  qu'à  la  distance  de 
cinquante  années  les  goûts  et  les  idées  d'une  gé- 
nération passée  sont  devenus  presque  inintelligi- 
bles à  la  génération  présente.  Pour  arriver  à  écrire 
de  l'histoire  de  mœurs  vraiment  indiscutable,  ne 
suffirait-il  pas  de  supprimer  cette  cause  d'erreur, 
inhérente  à  la  perspective  du  temps?  De  là  pour 
l'amoureux  de  l'exactitude  une  tentation  suprême 
de  s'attaquer  à  la  seule  peinture  qui  se  puisse 
exécuter  d'une  façon  directe  :  celle  des  mœurs 
de  notre  âge. 

Une  nouvelle  difficulté  surgit  cependant.  Oui, 
les  documents  de  première  main  abondent  et 
nous  n'avons  qu'à  ouvrir  les  yeux  pour  les  re- 
cueillir. Oui,  notre  propre  existence,  les  meu- 
bles de  notre  salle  à  manger  et  de  notre  cabinet 


I  6o  PSYCHOLOGIE      CONTEMPORAINE 

de  travail,  les  costumes  des  passants  rencontrés 
sur  le  boulevard,  la  physionomie  d'un  coin  de 
rue,  d'un  angle  de  salon,  d'une  devanture  de 
boutique,  le  mot  que  je  vous  dis,  celui  que  vous 
me  répondez,  autant  de  petits  faits,  en  apparence 
insignifiants,  et  que  je  peux  ramasser  pour  cette 
histoire  des  mœurs  contemporaines.  Et  n'est-ce 
pas  à  se  représenter  des  faits  analogues  d'autre- 
fois que  travaille  un  Michelet  ou  un  Sainte- 
Beuve?  Mais  précisément  l'extrême  foisonnement 
de  ces  faits  d'une  part,  et  de  l'autre  leur  carac- 
tère privé,  rendent  presque  impossible  leur  ex- 
position directe.  C'est  alors  que  le  roman  appa- 
raît comme  un  moule  tout  façonné  où  couler  ce 
métal  de  l'observation  quotidienne.  «  Le  roman, 
ont  écrit  quelque  part  les  Goncourt,  c'est  de 
l'histoire  qui  aurait  pu  être.  »  Creusez  cette  dé- 
finition et  vous  y  trouverez  en  germe  toutes  les 
théories  esthétiques  des  deux  frères;  elle  ra- 
mène, en  effet,  un  art  d'imagination  à  une  ten- 
tative de  science  exacte.  Réunir  par  le  moyen 
d'une  intrigue  inventée,  et  inventée  de  telle  sorte 
«  qu'elle  aurait  pu  être,  »  une  quantité  de  me- 
nues remarques  sur  notre  vie  à  tous  ;  mettre  au- 
tour de  ces  remarques  une  atmosphère  et  un  jour 
qui  les  illumine  5  et  ne  se  servir  de  cette  intrigue 


MM.     EDMOND     ET     JULES     DE     CONCOURT  I  6  l 

et  de  cette  mise  au  point  que  dans  une  vue  de 
vérité  stricte,  —  voilà  le  programme  que  cette 
définition  du  roman  se  trouve  envelopper.  Tant 
valent  les  renseignements  fournis,  tant  vaut  le 
livre.  Nous  sommes  ici  bien  loin  du  roman  à 
thèse  que  pratiquait  George  Sand,  car  une  thèse 
soutenue  nuit  à  l'exactitude  des  constatations;  — 
bien  loin  du  roman  romanesque  de  Walter 
Scott,  qui  prétend  raconter  un  rêve  consolant  de 
l'humanité;  —  bien  loin  du  roman  épique  de 
Hugo,  où  tout  est  grandiose  parce  que  tout  per- 
sonnage y  devient  un  type.  La  poésie  etlegran- 
dissement  sont  des  principes  de  déformation. 
Nous  entrons  dans  le  domaine  de  l'observation 
pure.  Ce  qu'il  faut  au  romancier  d'après  ce  pro- 
gramme, ce  sont  des  facultés  de  critique  beau- 
coup plus  que  de  créateur  ;  et  le  roman  de 
constatation,  d'analyse  minutieuse,  de  nomencla- 
ture et  de  petits  faits,  est  aussi  celui  qui  convient 
le  mieux  à  notre  âge  d'universel  recensement. 

Il  est  indispensable  de  préciser  ce  terme  d'ob- 
servation, qui  paraît  d'abord  si  simple.  On  va 
voir  qu'il  est,  en  réalité,  très  compliqué,  si  bien 
qu'il  peut  servir  de  point  de  départ  à  des  efforts 
très  contradictoires.  Balzac  et  Stendhal  ont  eu  la 
prétention,  eux  aussi,   d'écrire  des  romans  d'ob- 


IÔ2  PSYCHOLOGIE     CONTEMPORAINE 


servateurs,  et  bien  d'autres  encore,  tels  que 
George  Eliot  parmi  les  Anglais,  le  comte  Tols- 
toï parmi  les  Russes  ;  —  je  prends  au  hasard 
deux  noms  parmi  les  plus  grands.  Qu'on  relise 
les  chefs-d'œuvre  de  ces  maîtres  :  Eugénie  Gran- 
det, le  T{ouge  et  le  CNj>ir,  Silas  {Marner ,  cAnna 
Karénine,  après  avoir  lu  Charles  Demailly  et  <S\îa- 
nette  Salomon,  par  exemple  :  on  constate  aussitôt 
que  l'esthétique  des  divers  romanciers  que  j'ai 
cités  diffère  profondément  de  celle  des  frères  de 
Goncourt  et  de  celle  de  leurs  élèves.  Cette  dif- 
férence réside,  me  semble-t-il,  en  ceci  :  que 
Balzac  comme  Stendhal,  George  Eliot  comme 
Tolstoï,  font  surtout  porter  leurs  observations 
sur  les  caractères,  au  lieu  que  les  Goncourt,  ainsi 
que  je  l'ai  marqué  tout  à  l'heure,  sont  plus  parti- 
culièrement des  peintres  de  mœurs.  Or  il  est  aisé 
de  comprendre  pourquoi  l'une  et  l'autre  peinture 
exige  des  procédés  différents*.  Le  caractère  résume 
les  traits  par  lesquels  un  homme  se  distingue  des 
autres  ;  les  mœurs  résument  les  traits  par  les- 
quels il  ressemble  à  toute  une  classe.  Repré- 
senter des  caractères,  c'est  donc  peindre  des  per- 


*  Le   lecteur   trouvera    cette   théorie   reprise   et  discutée  plus 
longuement  dans  l'étude  sur  Tourgueniev.  |P.  2  16  et  suivante^. 


MM.     EDMOND     ET     JULES     DE     CONCOURT        163 

sonnages  en  saillie  ;  représenter  des  mœurs,  c'est 
peindre  des  personnages  de  facultés  moyennes. 
Aussi,  quand  les  Goncourt  ont  voulu  composer 
un  roman  sur  les  hommes  de  lettres,  se  sont-ils 
bien  gardés  de  donner  à  leur  héros  le  génie  ex- 
ceptionnel, quoique  possible,  les  aventures  exor- 
bitantes, quoique  réelles,  des  écrivains  de  Balzac: 
un  Daniel  d'Arthez,  un  Raphaël  de  Valentin,  un 
Rubempré.  Leur  Demailly  a  exactement  la  des- 
tinée et  les  passions  ordinaires  de  la  classe  dont 
il  relève.  Le  sort  de  ses  comédies  présentées, 
l'effet  produit  par  ses  articles,  ses  amours  auprès 
d'une  femme  de  théâtre,  la  fatigue  inhérente  à 
ses  procédés  de  composition,  —  tout  cela  est  le 
lot  commun  de  l'homme  de  lettres.  Les  com- 
parses qui  s'agitent  autour  de  lui  sont  également 
choisis  parmi  la  masse  commune  de  la  profes- 
sion. Leur  esprit  est  celui  qui  court  les  bureaux 
de  rédaction  et  les  cafés  du  boulevard.  En  se  te- 
nant dans  cette  moyenne,  les  frères  de  Goncourt 
ont  été  fidèles  à  leur  programme.  S'ils  avaient 
à  peindre  la  guerre,  ils  choisiraient  de  même  un 
capitaine  et  un  soldat,  plutôt  qu'un  général  de 
grand  talent  à  la  Napoléon.  Ce  dernier,  en 
effet,  se  trouve,  par  l'énergie  de  son  individua- 
lité,  constituer  comme  un  univers  excentrique  ; 


164  PSYCHOLOGIE      CONTEMPORAINE 

il  est  précieux  au  suprême  degré  pour  celui  qui 
étudie  le  caractère  et  qui  rencontre  là  un  exem- 
plaire de  l'ambitieux  ;  il  est  presque  négligeable 
pour  celui  qui  étudie  les  mœurs  et  qui  n'a  aucune 
raison  de  décrire  une  personne  isolée,  sans  ana- 
logue avec  ses  contemporains.  Peut-être  l'arc  su- 
prême consiste-t-il  à  égaler  la  richesse  de  la 
nature,  laquelle  produit  en  même  temps  des 
groupes  entiers  d'hommes  semblables  et  des  gé- 
nies exceptionnels.  Les  Goncourt  et  leurs  élè- 
ves ont  uniquement  visé  les  groupes.  Ainsi 
s'explique  la  tendance  marquée  de  toute  l'école 
qui  se  réclame  d'eux  à  choisir  comme  person- 
nages principaux  des  hommes  et  des  femmes 
dune  personnalité  de  plus  en  plus  atténuée. 
Celui  qui  voudrait  étudier  chez  ces  auteurs  des 
types  dames  différents  et  curieux  ne  les  ren- 
contrerait pas  dans  leurs  livres;  en  revanche, 
l'historien  de  l'avenir  y  trouvera  tout  réunis  d  in- 
nombrables documents  sur  les  habitudes  de  la  vie 
quotidienne,  sur  les  singularités  de  nos  métiers, 
sur  nos  manières  spéciales  de  nous  amuser  et  de 
nous  vêtir,  de  travailler  et  de  dépenser  notre  ar- 
gent. Ce  n'est  pas  les  passions  du  dix-neuvième 
siècle,  mais  c'en  est  les  mœurs,  et  les  mœurs 
ne  sont-elles  pas  le  tout  des  hommes  vulgaires, 


MM.     EDMOND     ET    JULES     DE     CONCOURT        1 6f 

la  moirié  de  ceux  mêmes  qui  sont  supérieurs? 
Ces  réflexions  aideront  peut-être  à  expliquer 
les  procédés  employés  par  MM.  Edmond  et  Jules 
de  Goncourt  dans  leurs  romans,  procédés  dont 
queiques-uns  sont  entièrement  nouveaux  et  les 
autres  renouvelés  avec  une  rare  logique.  Ils  ont 
tout  d'abord  porté  à  son  extrême  le  développe- 
ment de  la  partie  descriptive.  Cela  tient,  d'une 
part,  à  ce  qu'ils  sont  eux-mêmes  habitués  à  re- 
garder minutieusement  autour  d'eux,  et,  de 
l'autre,  à  leur  hypothèse  de  l'influence  du  milieu 
sur  l'homme.  Il  y  a  une  vue  profondément  phi- 
losophique dans  cette  hypothèse.  Les  choses  que 
nous  avons  pétries  et  maniées  deviennent  des 
sortes  de  créatures,  capables  de  transmettre  l'es- 
prit dont  elles  sont  l'œuvre.  Qui  n'a  constaté  sur 
soi-même  des  suggestions  de  cet  ordre,  et  les 
règles  des  maisons  religieuses,  ces  merveilles 
d'entente  psychologique,  ne  tiennent-elles  pas 
un  compte  essentiel  de  cet  élément  de  direction? 
Les  Goncourt  ont  donc  augmenté  dans  leurs 
livres  ces  pages  descriptives,  et  ils  ont  réduit  de 
leur  mieux  la  portion  réservée  à  l'intrigue,  à  ce 
que  le  langage  appelle  du  mot  très  bien  choisi 
de  drame.  Le  drame,  en  effet,  comme  l'indique 
l'étymologie,  c'est  de  l'action,   et  l'action  n'est 


1 66  PSYCHOI.Of.lK    CONTEMPORAIN^ 


jamais  un  très  bon  signe  de  mœurs.  Ce  qui  est 
significatif  dans  un  homme,  ce  n'est  pas  l'acte 
qu'il  accomplit  à  tel  moment  de  crise  aiguë  et 
passionnée,  ce  sont  ses  habitudes  de  chaque 
jour,  lesquelles  indiquent  non  pas  une  crise, 
mais  un  état.  On  éclairerait  dune  forte  lumière 
bien  des  discussions  de  littérature  si  l'on  étudiait 
avec  soin  cette  antithèse  des  états  et  des  actions. 
Elle  explique  pourquoi  les  romanciers  contem- 
porains et  les  auteurs  de  théâtre  sont  arrivés  à 
l'étrange  degré  d'hostilité  qui  les  fait  se  mécon- 
naître si  profondément  les  uns  les  autres...  Mais 
comment  rendre  perceptible  la  formation  des  ha- 
bitudes, qui,  de  nature,  est  presque  impercep- 
tible? Justement  au  moyen  d'une  minutieuse 
peinture  d  états  successifs.  C'est  pour  cela  que 
les  frères  de  Goncourt  déchiquettent  leurs  récits 
en  une  série  de  petits  chapitres  dont  la  juxtapo- 
sition montre  la  ligne  totale  d'une  habitude, 
comme  les  pierres  d'une  mosaïque,  placées  les 
unes  à  côté  des  autres,  forment  les  lignes  d'un 
dessin.  —  Un  nouveau  problème  se  rencontre  ici. 
L'écrivain  qui  se  propose  de  peindre  des  actions 
doit  faire  rapide  ;  celui  qui  se  propose  de  peindre 
des  états  doit  au  contraire  donner  l'impression  de 
la  durée.  Il  s'agit  pour  lui  d'exécuter  un  raccourci 


MM.    EDMOND     ET    JULES     DE     CONCOURT         lôj 

de  cette  durée,  pareil  à  ces  raccourcis  d'espace, 
tourment  et  gloire  du  dessinateur.  Les  frères  de 
Goncourt  ont  imaginé,  dans  cette  intention,  un 
emploi  de  formules  singulières.  C'est  ainsi  qu'ils 
utilisent  dans  ce  but  certains  temps  des  verbes, 
par  exemple  l'imparfait,  qui  procure  le  mieux 
l'idée  de  l'événement  indéfini,  en  train  de  se 
réaliser  et  cependant  inachevé.  Pour  me  servir 
d  un  terme  de  métaphysique  allemande,  l'impar- 
fait est  le  temps  du  «  devenir.  »  —  En  outre, 
comme  les  mœurs  ne  sont  pas  un  cas  d'excep- 
tion, mais  bien  un  moment  dans  une  série,  ils  se 
sont  ingéniés  à  commencer  leurs  romans  presque 
sans  exposition  et  à  les  finir  presque  sans  dé- 
nouement, sur  des  scènes  qui  ont  pu  se  produire 
hier,  qui  pourront  se  reproduire  demain.  La  vie 
n'est-elle  pas  ainsi,  lorsqu'elle  n'est  pas  dominée 
par  quelque  personnalité  d'une  force  extrême  de 
réaction,  quelque  chose  qui  ne  commence  ni 
ne  finit,  qui  n'a  pas  de  bord,  pour  ainsi  parler, 
comme  la  mer  vue  d'un  bateau  quand  les  côtes 
ont  disparu  ? 

Pareils  à  tous  les  artistes  de  notre  maladive 
époque,  les  deux  Goncourt  ont  bien  vite  poussé 
à  l'extrême  les  conséquences  de  leurs  principes. 
Ils  se  trouvaient,  de  par  leur  souci  d'historiens 


PSYCHOLOGIE     CONTEMPORAINE 


des  mœurs,  condamnés  à  peindre  des  person- 
nages qui  subissent  la  vie  sans  la  dominer,  c'est- 
à-dire  des  créatures  dune  volonté  médiocre;  ils 
ont  été  entraînés  à  peindre  des  hommes  et  des 
femmes  de  volonté  nulle,  et  presque  toute  leur 
œuvre  est  une  longue  étude  des  maladies  de  la 
personnalité.  Eux-mêmes  ont  compris  ainsi  leur 
rôle  littéraire,  et  l'un  des  deux  frères  écrivait  à 
M.  Emile  Zola  dès  1870:  «  Songez  que  notre 
œuvre,  et  c'est  peut-être  son  originalité,  origina- 
lité durement  payée,  repose  sur  la  maladie  ner- 
veuse. »  En  cela,  ils  ont  suivi  la  logique  de  leur 
point  de  départ.  Sur  qui,  en  effet,  se  gravent  le 
plus  profondément  les  impressions  émanées  des 
choses,  de  l'air  ambiant,  du  milieu  coutumier  ou 
momentané?  Sur  des  énervés  qui,  plus  capables 
de  sentir  vivement,  sont  moins  capables  d'arrêter, 
de  circonscrire  leur  sensation.  Chez  quels  êtres 
les  influences  quotidiennes  opèrent-elles  le  plus 
aisément  une  déviation  du  caractère  primitif? 
Chez  des  énervés  encore,  car  l'absence  de  fixité 
intérieure  ne  leur  permet  pas  de  se  soustraire  à  la 
métamorphose  inconsciente  que  provoque  une 
émotion  répétée.  Voyez  maintenant  défiler  la 
légion  de  leurs  personnages,  de  leurs  héros,  si 
toutefois  ce  mot  peut  s'employer  à  l'endroit  de 


MM.     EDMOND     ET    JULES     DE     CONCOURT         lôç 

ces  âmes  désorbitées  qui  sont  justement  le  con- 
traire de  l'héroïsme.  C'est  d'abord  Charles  De- 
mailly,  dans  le  roman  de  ce  nom,  infortuné 
homme  de  lettres,  sous  le  masque  duquel,  visi- 
blement, les  Goncourt  ont  incarné  leur  sensibi- 
lité propre.  Celui-là  se  tient  devant  la  vie  comme 
le  saint  Sébastien  des  vieilles  fresques,  lié  au 
poteau  et  offrant  sa  chair  à  quiconque  veut  y 
enfoncer  une  flèche.  Tout  ce  qu'il  a  en  lui  d'exis- 
tence sert  d'occasion  à  des  douleurs.  Sur  ce  dé- 
licat, le  moindre  attouchement  brutal  fait  bles- 
sure, et  l'intelligence  qui  lui  montre  la  misère  de 
son  martyre  augmente  ce  martyre  au  lieu  de  le 
soulager.  Cette  lucidité  n'est  qu'une  souffrance 
de  plus.  Il  méprise  ses  confrères  sans  honneur 
intellectuel:  «  Pour  lui,  toutes  les  autres  trahi- 
sons de  conscience,  tous  les  reniements  de  foi 
politique  et  religieuse  ne  sont  que  des  pecca- 
dilles auprès  de  l'apostasie  littéraire;...  »  et 
cependant  un  cruel  article  d'un  de  ces  apostats 
méprisés  lui  arrache  une  goutte  de  sang.  Il  en 
sourit  et  il  en  agonise.  Il  sait  par  avance  les  in- 
justices du  public,  l'envie  innée  des  camarades, 
les  déceptions  que  l'amour  réserve  à  ceux  qui 
pensent;...  et  de  ne  pas  arriver  à  la  notoriété 
lui  est  une  fièvre,  de  deviner  les  épigrammes  de 


I70  PSYCHOLOGIE     CONTEMPORAIN!: 


ses  envieux  une  amertume;  et  il  va  s'éprendre 
dune  actrice  dont  il  ne  voit  pas  la  vraie  nature, 
uniquement  parce  qu'elle  a  le  profil  d'une  ingé- 
nue qu'il  rêve  pour  sa  comédie  de  /  Ut  enchante . 
La  perfidie  de  cette  femme,  dont  il  eût  dû  percer 
le  caractère  dès  la  première  heure,  le  trouve  à 
ce  point  désarmé,  usé,  vaincu  par  la  torture 
continue  de  sa  sensibilité  blessée,  que  sa  raison 
se  perd  et  qu'il  entre  dans  la  folie  comme  dans  le 
seul  asile  où  la  vie,  limplacable  vie  ne  l'attein- 
dra plus.  —  Naz  de  Coriolis,  dans  zManette 
Salomon,  est  bien  le  frère  du  malheureux  Charles 
Demailly.  Ce  peintre  aux  yeux  aigus,  aux  belles 
passions  désintéressées,  à  la  palette  vibrante  et 
chaude,  semble  avoir  pour  lui  toutes  les  chances. 
11  est  jeune,  il  est  libre,  il  est  riche  5  avec  cela 
peu  ou  point  romanesque.  La  femme  lui  parait 
une  entrave  dangereuse  pour  une  existence  d  ar- 
tiste et  il  redoute  l'amour  comme  le  pire  ennemi 
ce  sa  chère  peinture.  Hé  bien,  cet  homme,  ainsi 
cuirassé  pour  la  lutte  ne  tient  pas  debout  contre 
une  maîtresse  prise  au  hasard  de  la  vie  d  atelier, 
modèle  sans  autre  pouvoir  que  l'instinct  féminin, 
qui  finit  par  briser  chez  son  amant  même  cette 
foi  dans  l'art  qui  avait  été  le  noble  roman  de  sa 
jeunesse.  Ses  amis,  elle  les  consigne  à  la  porte; 


MM.     EDMOND     ET     JULES     DE     CONCOURT  IJÏ 

ses  goûts  d'élégance,  elle  les  interdit;  ses  ta- 
bleaux, elle  en  fixe  le  prix;  elle  fait  davantage  : 
elle  contracte  les  traités  avec  les  marchands  et 
fait  du  libre  coloriste  un  serf  à  gages.  «  Elle  eut 
avec  lui  des  ordres  brefs,  sans  phrases,  sans  ex- 
plication, sans  réplique,  comme  avec  quelqu'un 
qui  n'a  pas  le  droit  de  demander  plus.  Elle  prit, 
d'un  air  dégagé,  l'assurance  et  le  commande- 
ment d'une  volonté  nette  et  tranchante.  De  sa 
voix  se  dégagea  un  ton  impératif,  froid,  posé, 
coupant.  Ce  fut  si  brusque,  si  décisif,  que  Coriolis 
en  reçut  comme  le  coup  d'une  soudaine  interdiction. 
Il  resta  bras  cassés,  accablé,  assommé...  »  —  En- 
core ce  misérable  Coriolis  et  ce  nostalgique 
Demailly  sont-ils  vaincus  par  des  êtres  :  il  y  a  eu 
bataille,  attaque  et  résistance;  ils  ont  eu  à  sou- 
tenir une  lutte  contre  des  volontés.  Mais  la  pauvre 
Madame  Gervaisais ,  dans  le  livre  auquel  elle 
donne  son  titre,  par  quoi  est-elle  terrassée,  bri- 
sée, tuée?  Par  des  choses.  Toute  sa  jeunesse 
s'est  écoulée  parmi  des  réflexions  et  des  raisonne- 
ments. Quoique  femme,  son  intelligence  énergi- 
que s'est  haussée  jusqu'à  l'analyse  abstraite.  Elle  a 
lu  et  compris  les  grands  maîtres  delà  psychologie 
moderne,  depuis  les  candides  et  sincères  Ecos- 
sais, Dugald-Stewart  et  Reid,   jusqu'au   terrible 


172  PSYCHOLOGIE    CONTEMPORAINE 

Kant  «  ihe  world-shattering ,  »  comme  l'appelle 
Quincey,  «  le  briseur  de  mondes.  »  Elle  est  libre 
penseuse,  comme  pouvait  l'être  Théodore  Jouf- 
froy,  sans  fanatisme  de  haine  et  par  honnêteté 
d'esprit.  Elle  arrive  à  Rome,  et  voici  que  l'at- 
mosphère de  la  vieille  cité  catholique  l'enve- 
loppe, la  pénètre,  l'enivre.  Sa  raison  est  assiégée 
minute  à  minute  par  la  piété  qui  se  dégage  des 
murs  des  églises  et  des  cérémonies,  des  musiques 
et  des  peintures,  des  statues  et  du  paysage. 
L'écrasement  invincible  de  ce  milieu  sacré  pèse 
sur  elle,  jour  par  jour,  heure  par  heure.  Rome  la 
conquiert,  et  non  pas  la  Rome  humaine,  mais  la 
ville,  mais  les  pierres  des  chapelles,  mais  les  cou- 
leurs des  fresques  sur  ces  pierres,  mais  la  flamme 
des  cierges  dans  leur  ombre  froide.  Cet  étrange 
roman,  le  meilleur  à  mon  sens  de  ceux  qui  sont 
dus  à  la  collaboration  des  deux  frères,  résume 
merveilleusement  leur  conception  de  l'âme  avec 
ses  agonies,  ses  décompositions  de  volonté.  Ils 
ne  sont  jamais  allés  plus  loin  dans  leur  système. 
Tous  leurs  défauts  et  toutes  leurs  qualités  tien- 
nent dans  ce  livre,  à  un  degré  qui  fait  com- 
prendre que  ces  pages  étaient  une  fin.  Elles 
furent  en  effet  celle  du  plus  faibie  des  deux  frères 
qui    ne    survécut  pas  à   cette  analyse   suraiguë 


MM.     EDMOND     ET     JULES    DE     CONCOURT         I73 

d'une  maladie  trop  semblable  à  la  sienne,  jus- 
tifiant ainsi  ce  que  devait  dire  le  survivant  : 
«  Ces  peintures  de  la  maladie,  nous  les  avons 
tirées  de  nous-mêmes!...  » 

Oui,  d'eux-mêmes;  et  ils  ont  subi  l'ironique 
loi  qui  domine  toutes  les  activités  humaines.  Ils 
ont  visé  un  but,  ils  en  ont  touché  un  autre.  Ils 
se  proposaient  d'être  des  historiens  des  mœurs, 
des  collectionneurs  de  documents,  et  il  se  trouve 
qu'ils  ont  représenté,  en  quelques-uns  de  ses 
traits  essentiels,  leur  âme  et  par  suite  celle  de 
leur  époque,  cette  inquiète,  cette  énigmatique 
âme  moderne,  où  il  semble  que  toute  supériorité 
fasse  plaie,  toute  complication  douleur,  toute 
richesse  misère  et  pauvreté.  Cet  affaiblissement 
de  la  volonté,  habituel  objet  de  l'étude  des 
frères  de  Goncourt,  c'est  vraiment  la  maladie  du 
siècle.  On  employait  ce  terme,  il  y  a  cinquante 
ans;  on  a  parlé  ensuite  de  grande  névrose;  on 
parle  aujourd'hui  de  pessimisme  et  de  nihilisme. 
Sous  ces  termes  divers,  qui  désignent  tantôt  des 
effets  et  tantôt  des  causes,  se  dissimule  une 
même  constatation,  à  savoir  qu'il  y  a  quelque 
chose  d'atteint  dans  l'énergie  morale  de  notre 
âge,  la  présence  chez  beaucoup  d'entre  nous 
d'un  élément  morbide  et  l'absence  d'un  élément 


174  PSYCHOLOGIE     CONTEMPORAINE 

réparateur,  si  bien  que  la  créature  humaine  de- 
vient de  plus  en  plus  incapable  de  suffire  vaillam- 
ment et  joyeusement  au  travail  de  la  vie.  La  per- 
sonnalité, cette  vertu  première  de  l'être  qui  veut 
se  tenir  debout  contre  le  sort,  se  trouve  cernée, 
envahie,  débordée  de  toutes  parts.  L'éducation 
inaugure  ce  siège  en  introduisant  dans  notre 
esprit  une  énorme  quantité  d'idées  adventices, 
résultat  de  l'expérience  d'autrui,  et  que  l'enfant 
doit  s'assimiler,  au  lieu  de  créer  ses  propres 
idées  d'après  son  expérience  propre  et  ses  besoins 
intimes.  Au  sortir  du  collège,  le  jeune  homme 
a  fait  de  tels  efforts  pour  s'accommoder  à  des 
conceptions  étrangères  à  lui-même,  que  la  notion 
de  son  moi  véritable  en  est  rendue  tout  incer- 
taine et  troublée*.  Ajoutez  à  ce  premier  ébran- 
lement moral  l'ébranlement  physique  produit 
par  la  mauvaise  hygiène,  par  la  lassitude  de  la 
race,  par  la  privation  du  libre  exercice,  enfin, 
dans  un  très  grand  nombre  de  cas,  par  la  précoce 
fatigue  du  plaisir.  Chez  la  femme,  des  causes 
analogues  produisent  un  effet  semblable.  —  Une 


*  Jules  Vallès  a  écritdansles  Refractaires et  les  deux  première? 
parties  d<a  Jacques  Vïngtras  des  pages  définitives  sur  la  sycholo- 
gie  du  collégien  et  de  l'étudi  -entre  iS^2  et    1S-0. 


MM.     EDMOND     ET     JULES     DE     CONCOURT         1 7  f 

personnalité  douteuse,  un  premier  détraquement 
nerveux,  tels  sont  les  deux  faits  auxquels  vient 
s'adjoindre  la  diminution  des  certitudes  reli- 
gieuses et  philosophiques.  Un  scepticisme  pres- 
que universel  sur  le  principe  et  le  terme  de  la 
vie  laisse  cet  homme  et  cette  femme  désarmés 
de  tout  secours  supérieur,  moins  capables  que 
jamais  de  se  construire  un  asile  inviolable  dans 
la  conscience,  et  d'autre  part  la  société  plus 
comblée  multiplie  les  excitations.  Les  grandisse- 
ments  soudains  de  fortune,  les  tapages  du  luxe, 
les  débridements  de  la  sensualité  er  de  la  vanité 
entourent  de  tentations  des  êtres  déjà  dépourvus 
du  pouvoir  de  refréner  en  eux  la  convoitise.  Les 
gens  s'y  abandonnent  et  deviennent  les  esclaves 
de  l'événement.  Les  circonstances  finissent  par 
être  la  raison  dernière  de  tous  les  vices  et  de 
toutes  les  vertus,  comme  elles  sont  de  plus  en 
plus  la  raison  des  opinions.  Lorsqu'on  lit  de  près 
le  compte-rendu  des  procès  de  notre  époque, 
qu'on  suit  par  le  détail  l'existence  de  ses  politi- 
ciens et  de  ses  artistes,  on  demeure  convaincu 
que  la  faculté  de  réagir  a  dû  subir  une  déperdi- 
tion singulière,  et  à  cette  déperdition  correspon- 
dent des  jugements  nouveaux  sur  les  actes.  A 
mesure  que  l'homme  moderne  devient  d'une  vo- 


I76  PSYCHOLOGIE    CONTEMPORAINE 


lonté  plus  chétive,  il  sent  croître  son  indulgence 
pour  les  erreurs  et  les  fautes  de  la  faiblesse.  Les 
excuses  qu  il  trouve  dans  les  fatalités  de  1  impul- 
sion, du  tempérament,  de  l'hérédité,  eussent 
paru  inintelligibles  à  nos  pères.  Il  est  vrai  d'ajou- 
ter que  la  science  s'est  faite  la  complice  de  cet 
affaiblissement  de  l'énergie  morale,  en  vulgari- 
sant la  doctrine  du  déterminisme.  Il  est  probable, 
jusqu'ici,  qu'elle  a  raison,  et  personne,  que  je 
sache,  n'a  encore  répondu  aux  destructives  ana- 
lyses des  psychologues  contemporains.  Mais  il 
n'est  pas  prouvé  que  la  vérité  scientifique  per- 
mette à  l'âme  humaine  de  vivre,  et  peut-être 
l'illusion  de  la  liberté  nous  est-elle  aussi  néces- 
saire pour  exister  qu'il  nous  est  nécessaire  de  voir 
le  soleil  se  lever  et  se  coucher,  —  bien  que 
nous  sachions  d'ailleurs  que  ce  n'est  là  qu'une 
erreur  de  nos  yeux.  Quoi  qu'il  en  soit  de  ce  pro- 
blème, cas  particulier  du  grand  problème  de  la 
valeur  de  la  vie,  on  ne  peut  nier  que  tout  con- 
court, dans  la  science  actuelle  de  l'esprit,  à 
diminuer  notre  faculté  de  croire  en  nous.  — 
L'autre  principale  force  de  notre  époque,  la 
démocratie,  agit  dans  le  même  sens.  Elle  pro- 
cède par  vastes  actions  générales  et  annule  à  peu 
près  la  part  de  l'action   individuelle.  Ainsi  s'ex- 


MM.     EDMOND     ET     JULES     DE     CONCOURT  1 77 

pliquent  tant  d'abdications  de  la  volonté  qui  se 
produisent  en  nous  et  autour  de  nous.  Aucun 
homme  de  bonne  foi  ne  saurait  douter  de  ce 
mal,  qui  arrachait  à  Michelet  vieilli  son  cri  de 
découragement:  «  Ce  siècle,  riche  et  vaste,  mais 
lourd,  tend  vers  la  fatalité.  »  Et  il  faisait  un 
mélancolique  retour  sur  cet  allègre  dix-huitième 
siècle,  si  volontaire,  si  hardi  de  confiance  intime 
et  d'espoir,  qui  a  mis  au  jour  les  héros  de  la 
Révolution  et  de  l'Empire. 

Ce  que  Michelet,  l'amant  passionné  de  la 
Psyché  humaine,  sentait  et  formulait  avec  cette 
précision,  beaucoup  en  ont  l'aperception  vague 
et  souffrent  d'un  mal  qu'ils  ne  sauraient  définir 
ni  désigner.  C'est  pour  avoir  correspondu  à  cet 
obscur  sentiment  de  la  fatalité  que  les  frères  de 
Goncourt  se  sont  trouvés  les  maîtres  de  la  jeune 
génération  de  romanciers.  Cet  affaiblissement  de 
la  volonté  qu'ils  avaient  deviné,  caractérisé, 
montré,  menace  de  devenir  un  phénomène  si 
général  qu'il  s'est  imposé  à  l'observation  de 
presque  tous  les  écrivains  qui  se  préoccupent 
particulièrement  d'exactitude.  Aussi  est-il  devenu 
le  thème  habituel  de  l'école  dite  naturaliste,  qui 
vit  sur  le  même  fonds  de  psychologie  que  les 
frères   de    Goncourt.  La  maladie  de   la  volonté 


I78  PSYCHOLOGIE     CONTEMPORAINE 

sert  de  manière  à  route  l'œuvre  de  M.  Emile 
Zola,  qui  a  édifié  ses  T{ougon-zMacquart  sur 
l'hypothèse  d'une  névrose  héréditaire.  Pour 
M.  Alphonse  Daudet,  esprit  plus  sensitif  que 
philosophique,  mais  parvenu,  a  force  de  finesse 
dans  la  vision,  jusqu'à  la  psychologie  la  plus 
aiguë,  qu'est-ce  que  l'homme?  Une  machine  mise 
en  mouvement  par  des  sensations,  et,  ces  sensa- 
tions, il  les  montre  morbides,  douloureuses, 
suprêmement  lancinantes  et  inquiètes.  Tous  les 
livres  de  MM.  Huysmans  et  Paul  Alexis,  depuis 
zM art  lie  jusqu'à  Lucie  Tellegrin,  en  passant  par  En 
ménage  et  Les  Femmes  du  Tère  Lefèvre,  sont  des  mo- 
nographies de  l'impuissance  d'agir,  et  des  mono- 
graphies semblables  les  romans  de  M.  de  Mau- 
passant,  le  plus  robuste  cependant  et  le  moins 
maladif  de  tous  les  romanciers  qui  se  sont  révélés 
dans  dix  années.  Lorsque  ces  auteurs  imaginent 
une  volonté  saine,  comme  la  Denise  du  Bonheur 
des  dames,  cette  santé  même  n'est  qu'une  réussite 
passive,  pour  ainsi  dire.  La  rencontre  des  cir- 
constances acceptées  paisiblement  a  créé  ici  un 
peu  d'équilibre  ;  mais  la  personne  n'a  pas  produit 
cet  équilibre:  elle  s'y  est  soumise  comme  elle  se 
fût  laissée  aller  à  des  conditions  meurtrières. 
Aperçue  sous  cet  angle   de  fatalisme  absolu,  la 


MM.     EDMOND     ET     JULES     DE     CONCOURT  1 79 

vie  humaine  esc  une  chose  triste  et  dangereuse. 
Pour  les  frères  de  Goncourt,  en  particulier,  elle 
se  réduit  presque  à  une  série  d'attaques  d'épilep- 
sie  entre  deux  néants.  Il  s'exhale  de  leurs  livres, 
comme  de  ceux  de  leurs  disciples,  une  pénétrante 
impression  de  mélancolie  découragée,  et  en  cela 
encore  ils  se  rattachent  au  pessimisme  général  de 
notre  civilisation  française  actuelle.  Mais  leur 
pessimisme  à  eux  se  ressent,  comme  leur  œuvre 
entière,  de  leur  nature  de  collectionneurs  et  de 
contemplateurs.  C'est  un  pessimisme  qui  recueille 
des  documents  sur  lui-même  et  se  complaît  dans 
le  minutieux  catalogue  de  sa  misère.  Plusieurs  de 
leurs  personnages  se  regardent  mourir,  morceau 
par  morceau,  et  font  comme  un  inventaire  de  la 
dure  banqueroute  de  facultés  qu'il  leur  faut 
subir.  Ils  sont  ainsi  bien  de  leur  temps,  qu'ils 
ont  séduit  par  ce  trop  de  ressemblance,  car  la 
curiosité,  dernière  passion  des  vieilles  gens,  est 
demeurée  celle  aussi  de  notre  siècle  caduc.  Avec 
sa  littérature  d'enquête,  ses  journaux  remplis  du 
détail  de  ses  infamies,  son  art  de  déformation  et 
de  laideur  patiemment  ramassées,  il  me  fait  me 
souvenir  d'un  homme  que  je  vis  un  jour,  dans 
un  hôpital,  tirer  de  son  chevet  une  glace  à  main 
et  y  regarder,  entre  deux  pansements,  sa  bouche 


10O  PSYCHOLOGIE    CONTEMPORAINE 


dévorée  d'un  cancer.  Seulement  la  glace  que  les 
Goncourt  présentent  à  nos  plaies  est  taillée  en 
biseau  et  placée  dans  un  cadre  d'argent  ciselé  où 
sourit  la  grâce  des  Amours  de  l'autre  siècle,  de 
ce  siècle  qui,  avant  sa  tragédie  politique,  vieillis- 
sait aussi  gaiement  que  le  notre  vieillit  tristement, 
—  avant  quelle  tragédie  sociale?  Qui  le  dira? 


III 

Q_U  ESTIONS     DE     STYLE 

((  Maintenant  si,  avec  ce  sens  artiste,  vous  tra- 
vaillez dans  une  forme  artiste;  si,  à  l'idée  de  la 
forme  vous  ajoutez  la  forme  de  l'idée...  Oh! 
alors,  vous  n'êtes  plus  compris  du  tout...  »  Ainsi 
parle  dans  le  bureau  du  {Monde  des  ans,  —  lisez 
sans  doute  ïcArtisre,  —  Masson,  —  lisez  Théo- 
phile Gautier,  —  s'adressant  à  Charles  Demailly, 
—  lisez  les  frères  de  Goncourc.  A  maintes  re- 
prises les  auteurs  de  {Madame  Gervaisais  sont 
revenus  sur  le  caractère  singulier  de  leur  style, 
sur  cette  recherche  d'art,  volontaire  chez  eux  et 
systématique,  grâce  à  laquelle  ils  ont  tant  déplu 


MM.     EDMOND     ET    Jl'LES     DE     GO  N  COURT  loi 

depuis  le  premier  jour  à  ceux  qui  n'ont  pas  ce 
sens  artiste  dont  les  louait  Gautier.  Ce  terme 
d'artiste  passe  et  repasse  dans  leurs  préfaces, 
dans  leurs  notes,  dans  les  conversations  de  leurs 
personnages.  Ils  ont  écrit  à  une  des  pages  d'Idées 
et  Sensations  :  «  Malheur  aux  productions  de  l'art 
dont  la  beauté  n'est  que  pour  les  artistes... 
Voilà  une  des  plus  grandes  sottises  qu'on  ait  pu 
dire.  Elle  est  de  d'Alembert...  »  Il  y  a  toute  une 
profession  de  foi  dans  ces  deux  lignes,  et  Sainte- 
Beuve  les  avait  déjà  relevées,  —  ce  Sainte-Beuve 
que  les  lettres  de  Jules  de  Goncourt  nous  repré- 
sentent bien  tel  qu'il  fut  dans  ses  quinze  der- 
nières années,  passionnément  curieux  de  la  nou- 
veauté, mais  trop  riche  en  comparaisons  pour 
s'y  abandonner  sans  réserves,  très  hardi  dans  la 
chasse  aux  talents  inédits,  mais  trop  traditionnel, 
trop  voisin  de  la  grande  école  de  la  prose  fran- 
çaise pour  n'être  pas  choqué  des  audaces  révo- 
lutionnaires de  ses  «  jeunes  amis  libertins.  » 
C'est  ainsi  qu'il  appelait  souvent  Baudelaire  et 
sans  doute  les  deux  Goncourt,  —  prenant  le 
mot  dans  son  vieux  sens  d'indépendance  révoltée 
et  un  peu  sacrilège.  Aussi  bien,  cette  prose  des 
Goncourt  offre  un  contraste,  surprenant  jusqu'à 
la  déplaisance,  au  lecteur  habituel  de  nos  classi- 


1 82  PSYCHOLOGIE    CONTEMPORAINE 


ques.  Ce  que  les  classiques  recherchent  par- 
dessus tout,  c'est  la  belle  ordonnance  régulière 
et  nette.  Cette  prose  de  zManette  Salomon,  de 
zMadame  Gervaisais,  d'Idées  et  Sensations,  se  brise 
en  mille  petits  effets  de  détail,  en  mille  singula- 
rités de  syntaxe  et  de  vocabulaire.  Elle  se  com- 
plaît dans  des  saillies  et  des  alliances  de  mots 
qui  produisent  un  sursaut  chez  le  lecteur,  tandis 
que  la  prose  classique  s'efforçait  qu'aucun  mot 
de  la  phrase  ne  se  détachât  de  la  trame  solide- 
ment tissée  de  tout  le  style.  L'une  souligne  et 
enlumine  aux  mêmes  places  où  l'autre  atténuait 
et  ombrait.  La  prose  classique,  dans  son  besoin 
d'analyse  et  de  logique,  fuyait  l'inversion  et  le 
contournement,  comme  elle  évitait,  dans  son 
besoin  de  clarté,  le  néologisme,  et,  dans  son 
besoin  de  généralité,  le  terme  technique  et  indi- 
viduel. La  prose  nouvelle,  pour  suivre  de  plus 
près  la  sensation,  renverse  l'ordre  de  la  phrase; 
pour  égaler  la  singularité  de  cettre  sensation, 
elle  crée  des  vocables  nouveaux;  pour  en  repro- 
duire la  vérité  minutieuse,  elle  multiplie  les  em- 
prunts aux  dictionnaires  de  métiers.  Plus  la 
notation  sera  précise  et  rare,  plus  l'écrivain  sera 
satisfait.  Ces  tendances,  portées  à  leur  extrême, 
aboutissent  à  une  langue  sans  analogue  et  qui 


MM.     EDMOND     ET     JULES     DE     CONCOURT         10} 

déroute  trop  les  habitudes  de  notre  goût  latin 
pour  être  jamais  admise  sans  résistance.  D'ex- 
cellents esprits,  et  très  amoureux  des  choses  de 
la  littérature,  ne  peuvent  en  supporter  l'éner- 
vante impression.  Pour  ma  part,  et  c'est,  je 
crois,  l'histoire  de  beaucoup  des  partisans  des 
frères  de  Goncourt,  j'ai  traversé  trois  phases  très 
distinctes  à  l'endroit  de  ce  style  d'une  si  coura- 
geuse originalité.  Au  sortir  du  collège  et  tout 
voisin  des  solides  pages  de  Salluste  et  du  mâle 
Tite-Live,  il  m'a  paru  intolérable.  Plus  tard  et 
sous  la  première  impression  de  la  vie  parisienne, 
aperçue  nerveusement,  il  m'a  séduit  au  point  de 
me  faire  trouver  insuffisante  toute  prose  étran- 
gère à  cette  rhétorique.  Aujourd'hui  j'aperçois 
plus  nettement,  me  semble-t-il,  la  théorie  d'art 
que  cette  prose  des  frères  de  Goncourt  enve- 
loppe, —  plus  nettement  et  aussi  plus  froide- 
ment. Ce  style  a  sa  limite  dans  ce  qui  fait  sa  rai- 
son d'être  et  sa  légitimité.  Il  correspond  d'une 
manière  merveilleuse  à  certains  états  de  l'esprit, 
et,  pour  ce  motif  même,  il  ne  correspond  pas  à 
d'autres.  Les  frères  de  Goncourt  ont  eu  raison 
de  l'employer,  parce  que  c'était  pour  eux  l'ins- 
trument de  notation  nécessaire.  Flaubert  a  eu 
raison  d'écrire  une  prose  de  qualités  et  de  défauts 


184  PSYCHOLOGIE    CONTEMPORAINE 


tout  opposés,  parce  que  sa  façon  de  voir  et  de 
sentir  n'aurait  jamais  pu  se  traduire  par  le  même 
moyen.  Il  en  est  des  rhétoriques  comme  des  reli- 
gions :  chacune  a  son  âme  de  vérité  que  le  psy- 
chologue doit  reconnaître.  Tout  au  plus,  cette 
reconnaissance  une  fois  faite,  sera-t-il  permis  de 
chercher  un  principe  de  classement  qui  permette, 
non  pas  d'assigner  des  rangs,  mais  de  distribuer 
en  groupes  les  différentes  formes  de  la  pensée, 
comme  les  naturalistes  distribuent  en  groupes  les 
différentes  formes  de  la  vie  animale.  Mais  le 
principe  de  classement  reste  à  trouver,  et  bien 
longtemps  encore  les  soi-disant  conflits  des  doc- 
trines ne  seront  que  des  heurts  de  goûts  et  de 
tempéraments. 

Il  y  a  dans  la  Faustin  une  scène  de  souper,  tra- 
versée par  la  causerie  de  vingt  convives,  où  se 
trouve  la  tirade  suivante,  attribuée  par  l'auteur  à 
un  écrivain  étranger,  mais  qui,  visiblement,  tra- 
duit des  réflexions  toutes  personnelles  :  «  La 
langue  française,  —  disait  l'étranger,  un  géant  à 
douce  figure,  —  la  langue  française  me  fait 
l'effet  d'une  espèce  d'instrument  dans  lequel  les 
inventeurs  auraient  bonassement  cherché  la  clarté, 
la  logique,  le  gros  à  peu  près  de  la  définition,  et 
il  se  trouve  que  cet   instrument  est,  à   1  heure 


MM.     EDMOND    ET    JULES     DE     GO  N  COURT         I  8  f 

actuelle,  manié  par  les  gens  les  plus  nerveux,  les 
plus  sensitifs,  les  plus  chercheurs  de  la  notation 
des  sensations  indescriptibles,  les  moins  suscep- 
tibles de  se  satisfaire  du  gros  à  peu  près  de  leurs 
bien  portants  devanciers.  »  Pour  comprendre  les 
raisons  d'être  du  style  des  Goncourt,  il  suffirait 
de  réfléchir  sur  ce  passage.  Le  style  d'un  écri- 
vain, c'est  l'expression  et  comme  le  raccourci  de 
toute  sa  manière  habituelle  de  penser  et  de  sen- 
tir, et  se  découvrir  un  style,  c'est  tout  simple- 
ment avoir  le  courage  de  noter  les  mouvements 
de  son  moi.  Qu'on  se  rappelle  maintenant  d'où 
dérive  le  développement  intellectuel  et  sentimen- 
tal des  frères  de  Goncourt  :  —  de  l'œuvre  d'art, 
c'est-à-dire  de  toute  cette  éducation  de  l'œil  que 
donne  la  contemplation  continue  des  peintures 
et  des  dessins,  des  tapisseries  et  des  bibelots. 
«  Je  réfléchis,  soupire  Charles  Demailly,  je  ré- 
fléchis combien  un  de  mes  sens,  la  vue,  m'a 
coûté.  Combien  dans  ma  vie  aurai-je  tripoté 
d'objets  d'art,  et  joui  par  eux?...  »  Les  Gon- 
court sont  donc  des  artistes  éperdûment  amou- 
reux du  pittoresque,  et  par  suite,  quand,  ils  écri- 
vent, leur  besoin  est  de  faire  passer  dans  les 
mots  des  sensations  de  pittoresque.  La  première 
de  toutes  est  la  forme.  A  regarder  indéfiniment 


1 86  PSYCHOLOGIE     CONTEMPORAINE 

des  œuvres  d'art,  ils  ont  développé  en  eux  l'im- 
pression du  contour,  de  la  saillie  que  tout  objet 
projette  sur  un  fond  d'atmosphère,  et  pour 
qu'une  phrase  oii  ils  décrivent  cet  objet  leur 
paraisse  exacte,  il  est  nécessaire  qu'elle  repro- 
duise ce  contour  et  cette  saillie.  C'est  pour  cela 
qu'ils  procèdent  par  inversions,  espérant  ainsi 
donner  comme  un  renflement  à  leur  prose, 
comme  une  ligne  qui  marque  le  modelé.  C'est 
pour  cela  qu'ils  adoptent  de  ces  expressions  inat- 
tendues, dont  la  singularité  entre,  pour  ainsi 
dire,  dans  l'œil  du  lecteur,  —  ainsi  lorsqu'ils 
parlent,  à  propos  des  vierges  peintes  par  les  pri- 
mitifs Italiens,  de  ces  fronts  «  bombés  d'inno- 
cence. »  Mais  les  frères  de  Goncourt  ne  sont  pas 
des  plastiques  à  la  manière  de  Théophile  Gau- 
tier. Ils  ont  bien  vite  reconnu  que  la  forme  n'est 
qu'un  cas  particulier  de  la  couleur.  Cette  saillie 
qui  la  constitue  ne  résulte-t-elle  pas  d'une  dégra- 
dation des  teintes?  C'est  donc  la  couleur  qu'ils 
s'ingénient  à  reproduire.  La  tâche  a  paru  impos- 
sible à  tous  les  écrivains  prudents,  et  Mérimée, 
dans  la  notice  qu'il  a  consacrée  à  Stendhal, 
donne  une  raison  de  cette  impossibilité:  «  Notre 
langue,  et  aucune  autre,  que  je  sache,  ne  peut 
décrire  avec  exactitude  les  qualités  d'une  œuvre 


MM.     EDMOND     ET    JULES     DE     CONCOURT  187 

d'art.  Elle  est  assez  riche  pour  distinguer  les  cou- 
leurs; mais,  entre  deux  nuances  qui  ont  un  nom, 
combien  y  en  a-t-il,  appréciables  aux  yeux,  qu'il 
est  absolument  impossible  de  déterminer  par  des 
mots?  x>  Les  frères  de  Goncourt  ont  pensé  autre- 
ment. Je  transcris  ici  un  morceau,  choisi  au 
hasard  entre  cinq  cents,  où  ils  ont  essayé  de 
montrer  un  paysage  du  soir,  à  Paris:  «  Le  ciel 
est  devenu  d'un  bleu  sourd,  d'un  bleu  de  linge, 
mettant  comme  un  reflet  déteint  sur  le  luisant 
des  parapets  polis  par  la  main  du  passant... 
L'eau  de  la  Seine  va,  une  eau  qui  paraît  ne  pas 
aller;  elle  est  d'un  ton  vert  décoloré,  du  vert 
neutre  qu'ont  les  eaux  aveugles  dans  un  souter- 
rain. Là  dedans,  un  peu  de  rose  tombe  d'une 
arche  de  pont  rouillée,  et  une  ombre  se  noie, 
une  grande  ombre  descendue  du  haut  de  Notre- 
Dame  comme  un  grand  manteau  dégrafé  qui 
glisserait  par  derrière...  »  Avec  des  répétitions, 
bleu  et  bleu,  eau  et  eau,  ombre  et  ombre,  —  avec 
des  verbes  et  des  adjectifs  qui  se  raccordent  : 
déteint,   décoloré ,  neutre,   aveugle,  tombe,  se  noie, 

—  avec  la  décomposition  du  rapport  entre  l'é- 
pithète  et  le   substantif  :   le  luisant  des  parapets, 

—  enfin  avec  l'allure  de  la  période  entière, 
agencée  suivant  les  réflexions  d'un  arc  très  subtil, 


PSYCHOLOGIE     CONTEMPORAINE 


cette  phrase  arrive  à  rendre  comme  palpable  une 
atmosphère  où  vibre  une  certaine  lumière.  Cela 
ne  suffit  pas  encore  au  curieux  qui  a  minutieuse- 
ment étudié  les  complications  de  sa  faculté  vi- 
suelle. Il  sait  qu'un  ébranlement  intérieur  et  un 
petit  frisson  moral  correspondent  à  chaque  sensa- 
tion du  regard.  Une  série  d'associations  d'idées, 
pénibles  ou  délicieuses,  délicates  ou  violentes, 
est  éveillée  par  la  couleur.  Il  faut  donc  que  le 
style  parvienne,  lui  aussi,  à  rendre  cette  indéfi- 
nissable physionomie  de  la  sensation  par  cette 
indéfinissable  magie  qui  constitue  la  physionomie 
des  mots.  En  voici  un  exemple  qui  me  paraît  très 
significatif.  Que  le  lecteur  rassemble  les  souve- 
nirs qu'il  peut  avoir  sur  la  tristesse  d'un  bal 
public,  et  qu'il  dise  si  cette  tristesse  épilepti- 
que  et  luxurieuse  n'est  pas  empreinte  dans  cette 
demi-page  d'Idées  et  Sensations:  «  Ces  femmes, 
enfarinées  de  poudre  de  riz,  blanches  comme  un 
mal  blanc,  avec  les  lèvres  toutes  rouges  peintes 
au  pinceau,  ces  femmes  maquillées  d'un  teint  de 
mortes,  le  sourire  saignant  dans  une  pâleur  de 
goules,  l'œil  charbonné,  avivé  de  fièvre,  avec 
leurs  cheveux  pareils  à  un  morceau  d'astrakan, 
frisottants  et  laineux,  leur  mangeant  le  front  et 
les  yeux,  avec  leurs  figures  de  folles  et  de  ma- 


MM.     EDMOND     ET     JULES     DE     CONCOURT  I  89 

lades,  semblent  des  spectres  et  des  bêtes  du 
plaisir.. .  »  Ecrire  de  la  sorte  est  un  tour  de  force 
d'une  infinie  complication;  et  comme,  par  une 
loi  vérifiable  d'un  bout  à  l'autre  de  l'histoire  litté- 
raire, la  complication  appelle  la  complication, 
l'artiste  qui  pratique  de  tels  procédés  devient  de 
plus  en  plus  difficile  sur  le  choix  de  ses  effets. 
Pour  surcroît  à  toutes  les  recherches  que  j'ai 
essayé  d'expliquer,  il  s'éprend  de  la  nouveauté, 
il-  poursuit  ce  rêve  de  n'employer  que  des  mots 
qui  mordent  sur  une  intelligence  blasée  de  litté- 
rature. Il  s'amuse  alors  aux  bizarreries  de  la  syn- 
taxe, aux  curiosités  du  néologisme.  Comme  Bau- 
delaire, il  se  sait  décadent  et  le  proclame:  «  S'il 
est  vrai  que  les  langues  aient  une  décadence,  dit 
un  des  hommes  de  lettres  amis  de  Charles  De- 
mailly,  mieux  vaut  être  Lucain  que  le  dernier 
imitateur  de  Virgile  qui  n'a  pas  de  nom.  »  Peut- 
être  les  Goncourt,  en  citant  l'auteur  de  la  Thar- 
sale,  n'ont-ils  pas  très  adroitement  choisi  leur 
homme;  mais,  à  coup  sûr,  ils  ont  nettement 
exprimé  une  théorie,  pratiquée  par  la  jeune  école, 
avec  un  tel  parti  pris,  qu'elle  ne  semblera  une 
hardiesse  à  aucun  des  écrivains  nouvellement 
venus  dans  la  littérature. 

J'ai  rapproché  le  cas  des  Goncourt  de  celui 


190 


PSYCHOLOGIE     CONTEMPORAIN  F 


de  Charles  Baudelaire.  On  aurait  tort  de  croire, 
en  effet,  que  les  deux  frères  constituent  dans 
notre  monde  intellectuel  une  exception  sans  ana- 
logue. Si  originaux  soient-ils,  et  quelque  ou- 
trance qu'ils  aient  mise  dans  le  déploiement  de 
leur  individualité,  ils  n'en  appartiennent  pas 
moins  à  une  tradition.  Ils  relèvent  directement 
de  ce  romantisme  contre  lequel  leurs  élèves  ont 
pourtant  levé  le  drapeau  avec  une  si  courageuse 
énergie.  Mais  n'en  va-t-il  pas  ainsi  toujours?  La 
génération  nouvelle  a  besoin,  pour  s'affirmer 
mieux,  de  nier  celle  qui  la  précède  et  dont  elle 
dérive,  en  attendant  qu'elle  soit  niée  à  son  tour 
par  les  successeurs  qu'elle  aura  formés.  Nulle 
époque  n'aura,  plus  que  la  nôtre,  fait  campagne 
contre  les  idées  de  l'époque  antérieure.  C'est 
néanmoins  de  ces  idées  que  nous  vivons,  comme 
Victor  Hugo  et  ses  disciples  vivaient,  eux,  les 
ennemis  du  xvme  siècle,  du  mouvement  révolu- 
tionnaire issu  de  ce  siècle  qu'ils  détestaient.  Le 
romantisme,  parmi  les  caractères  complexes  et 
contradictoires  de  son  programme,  semble  avoir 
compris  surtout  quel  pouvoir  de  rajeunissement 
résidait  dans  la  transposition  des  procédés  d'un 
art  dans  un  autre.  Il  se  passionna  pour  l'exo- 
tisme et  il  essaya  de  transposer  en  langue  fran- 


MM.     EDMOND     ET    JULES     DE     CONCOURT         ICI 

çaise  les  imaginations  du  nord,  du  midi  et  de 
l'orient.  Il  essaya  pareillement  de  transposer  en 
littérature  les  beautés  propres  aux  arts  plasti- 
ques ,  comme  il  essaya  de  transposer  en  ces 
derniers  les  beautés  propres  à  la  littérature.  Vic- 
tor Hugo  et  Théophile  Gautier,  dans  f^Çptre- 
Vame  et  dans  c41berius}  luttaient  de  «  rendu  » 
avec  les  architectes  gothiques  et  les  peintres  fla- 
mands: et  leur  plus  hardi  contemporain,  Eugène 
Delacroix,  ce  grand  poète  incomplet,  faisait 
passer  sur  ses  toiles  le  frisson  des  strophes  de 
lord  Byron.  Cette  invasion  des  arts  dans  les 
lettres  fut  reconnue  dès  le  premier  jour  par 
Balzac,  dont  les  vues  théoriques  attestent  qu'il 
possédait,  comme  tous  les  vrais  créateurs,  un  pro- 
fond génie  de  critique.  Il  distinguait  les  écrivains 
de  notre  xixe  siècle  en  deux  groupes,  suivant 
qu'ils  avaient  repoussé  ou  accepté  cette  rhétori- 
que nouvelle.  Il  appelait  des  «écrivains  d'idées  » 
ceux  qui  se  rattachaient  comme  Mérimée,  Stend- 
hal, Mignet,  Benjamin  Constant,  à  la  tradition 
de  la  prose  abstraite  du  xvine  siècle.  Il  nommait 
«  écrivains  d'images  »  ceux  qui,  à  la  suite  de  Cha- 
teaubriand, s'efforçaient  de  se  façonner  un  style 
tout  en  formes  et  en  couleurs.  Petit  à  petit,  c'est 
la  seconde  école  qui  l'a  emporté  sur  la  première, 


102  PSYCHOLOGIE     CONTEMPORAINE 

et  la  rhétorique  de  l'image  est  entrée  dans  les 
mœurs  intellectuelles  du  temps,  au  point  que 
cette  expression  :  avoir  du  style,  se  trouve  être 
le  synonyme  de  cette  autre  :  écrire  avec  pitto- 
resque. C'est  pour  avoir  négligé  le  pittoresque 
de  la  phrase  que  Stendhal,  ce  psychologue  d'une 
si  fine  justesse  de  notation,  et  par  conséquent 
cet  admirable  écrivain,  est  traité  par  M.  Edmond 
de  Goncourt,  dans  la  cïïdaison  d'un  artiste,  de 
«  pauvre  styliste...  »  Cette  rhétorique,  issue  de 
la  peinture  et  de  la  sculpture,  est  un  instrument 
merveilleux  pour  exécuter  certaines  analyses, 
celles,  par  exemple,  des  troubles  du  système 
nerveux.  Sous  l'influence  de  ces  troubles,  l'émo- 
tion morale  est  accompagnée  d'un  cortège  de 
fortes  impressions  physiques,  et,  comme  ceténer- 
vement  est  la  maladie  même  de  l'époque,  les 
frères  de  Goncourt  ont  employé  leurs  procédés 
de  style  avec  un  bonheur  rare  dans  les  fortes 
études  de  détraquements  qui  s'appellent  zManette 
Salomon,  zMadame  Gervaisais,  Germinie  Lacer- 
teux.  Ces  monographies  de  névroses  n'auraient 
jamais  pu  être  rédigées  dans  la  langue  que  nous 
a  transmise  Voltaire,  —  lucide  et  sèche  prose 
faite  pour  suivre  le  dévidement  de  l'idée  dans  le 
cerveau  d'un  homme  équilibré,  chez  qui  la  ma- 


MM.    EDMOND     ET    JULES     DE     CONCOURT         IO} 

chine  physique  ne  trouble  pas  la  raison .  Relisez 
dans  "Renée  zMauperin  tous  les  chapitres  à  partir 
du  quarante-sixième  jusqu'au  dernier,  où  se  trou- 
vent étudiées  les  sensations  d'une  jeune  fille  ago- 
nisante, et  dites  si  le  français  de  zManon  Lescaut 
eût  convenu  à  cette  étude.  D'autre  part,  ce  même 
style,  ainsi  que  le  prouvent  tous  les  livres  des 
écrivains  de  ce  groupe,  devient  d'un  maniement 
difficile  lorsqu'il  s'agit  de  peindre,  non  plus  des 
nuances  de  sensation,  mais  des  séries  d'idées, 
tous  les  raisonnements  qu'une  âme  fait  avec  elle- 
même,  les  volte-face  d'un  esprit  qui  se  modifie, 
les  évolutions  intérieures  d'un  cerveau  qui  réflé- 
chit et  qui  travaille.  La  psychologie  de  ces  ro- 
manciers est  singulière,  mais  courte.  Ils  n'ont 
pas  la  curiosité  des  situations  nouvelles  du  cœur. 
Eussent-ils  fait  de  ces  découvertes  auquelles  ex- 
cellent les  grands  romanciers  russes,  tels  que 
Dostoievsky  et  Tolstoï,  ils  n'eussent  pas  eu  à 
leur  service  un  bon  outil  d'enregistrement.  Les 
amours  de  tête,  ces  enthousiasmes  coupés  de 
haines  qui  unissent  Mathilde  à  Julien  dans  le 
%ouge  et  le  U^Qpir ,  n'auraient  jamais  pu  être 
décrits  avec  la  prose  de  éMadame  Gervaisals.  Il  y 
fallait  l'algèbre  morale  créée  par  Beyle ,  à  son 
usage  et  d'après  Montesquieu,  Condillac  et  les 


IÇ4  PSYCHOLOGIE     CONTEMPORAINE 

grands  prosateurs  abstraits  d'il  y  a  cent  ans. 
Un  autre  inconvénient  de  ce  style,  c'est  qu'il 
met  autour  des  personnages  un  décor  regardé 
par  des  yeux  d'artiste.  Théophile  Gautier  di- 
sait, et  le  propos  est  rapporté  par  les  Con- 
court eux-mêmes:  «  Sur  vingt-cinq  personnes 
qui  entrent  dans  un  salon,  il  n'y  en  a  peut-être 
pas  deux  qui  voient  la  couleur  du  papier.  »  Il  y 
a  ainsi,  dans  la  perception  que  ces  gens  se  for- 
ment des  choses,  une  insuffisance  continue;  et 
comme  le  milieu  agit  sur  nous,  non  pas  en  raison 
de  ce  qu'il  est,  mais  en  raison  de  ce  que  nous  en 
percevons,  la  peinture  vraie  de  ce  milieu  est 
celle  qui  tient  compte  de  cette  insuffisance  de 
perception.  Il  me  semble  que  les  romanciers 
préoccupés  surtout  de  transcrire  les  aspects  de  la 
vie  dans  une  prose  très  soulignée,  méconnaissent 
cette  loi.  Ils  évoquent  un  intérieur,  un  paysage, 
une  rue,  avec  une  imagination  d'écrivain  aiguisé, 
- —  mais  l'homme  qu'ils  placent  dans  ce  cadre 
ne  pouvait  pas  voir  ainsi.  C'est  là,  dans  tous  les 
romans  de  mœurs  composés  avec  la  prose  si 
vibrante  des  Goncourt  et  de  leurs  disciples,  le 
point  faible,  le  paradoxe  premier,  Terreur  ini- 
tiale. On  y  reconnaîtra  un  cas  particulier  de  l'ir- 
réductible antithèse  entre  l'art  et  la  science.   Le 


MM.     EDMOND     ET     JULES     DE     CONCOURT         IÇ) 

premier,  qui  cherche  l'expression,  interprète  for- 
cément la  réalité  en  la  déformant,  afin  de  pro- 
duire un  certain  effet  ;  au  lieu  que  la  science 
admet  cette  réalité  nue  en  essayant  d'éliminer 
toute  nuance  personnelle.  Qui  dit  exactitude 
absolue  dit  absence  de  style,  et  qui  parle  de 
style  suppose  une  part  nécessaire  d'inexactitude. 
Il  y  a,  comme  on  voit,  de  grands  avantages 
et  de  grands  inconvénients  au  procédé  de  style 
adopté  par  les  frères  de  Goncourt.  Mais  que  des 
artistes  de  leur  conscience  aient  hardiment  em- 
ployé cette  langue  si  inventée  et  si  neuve,  que  de 
nombreux  disciples  se  soient  rencontrés  pour  la 
reproduire,  c'est,  en  même  temps  qu'un  accident 
particulier  de  notre  histoire  littéraire,  un  signe 
social  que  l'analyste  des  mœurs  ne  saurait  négli- 
ger. Lorsqu'il  s'agit  d'une  société  d'il  y  a  deux 
cents  ans,  on  veut  bien  reconnaître  l'importance 
de  l'œuvre  d'imagination,  considérée  comme  un 
certain  indice  delà  conscience  publique.  En  re- 
vanche, lorsqu'il  est  question  des  plus  distingués 
parmi  nos  auteurs  contemporains,  il  semble  qu'on 
leur  fasse  un  trop  grand  honneur  en  leur  appli- 
quant la  même  méthode  qu'aux  plus  médiocres 
auteurs  d  autrefois.  Les  prendre  au  sérieux  comme 
représentants  de  leur  époque,  est  cependant  le 


I96  PSYCHOLOGIE     CONTEMPORAINE 

moindre  des  égards  que  nous  leur  devions.  Qu'on 
aime  ou  non  les  frères  de  Goncourt,  il  est  puéril 
de  nier  que  leur  place  ait  été  considérable  dans 
les  préoccupations  des  jeunes  écrivains  actuels; 
et  c'est  une  preuve,  parmi  beaucoup  d'autres,  du 
divorce  irrémédiable  qui  tend  de  plus  en  plus  à 
s'établir  chez  nous  entre  la  langue  parlée  et  la 
langue  écrite,  c'est-à-dire  entre  le  public  et  les 
artistes.  En  dépit  de  quelques  énormes  succès  de 
vente,  dus  à  des  raisons  d'à  côté,  le  style  des 
Goncourt  et  de  leurs  disciples  est  en  contradic- 
tion directe  avec  les  habitudes  intellectuelles  du 
bourgeois  français  moyen,  qui  est  aussi  le  lecteur 
ordinaire  des  romans  et  des  nouvelles.  Ce  bour- 
geois moyen  en  est  demeuré  à  la  prose  tradition- 
nelle; et  cela  se  voit  bien  au  théâtre,  où  la 
langue  de  la  comédie  continue  de  demeurer  ré- 
fractaire  aux  hardies  tentatives  des  stylistes  nou- 
veaux. Ces  derniers  en  arrivent  alors  à  écrire,  non 
plus  dans  le  but  de  communiquer  leurs  pensées, 
mais  à  la  seule  fin  d'exciter  et  d'aviver  en  eux  un 
certain  nombre  de  sensations  qu'ils  savent  inac- 
cessibles au  plus  grand  nombre.  Toute  la  diffé- 
rence entre  la  littérature  contemporaine  et  celle 
du  xvne  siècle  réside  peut-être  dans  ce  point. 
L'artiste  de  nos  jours,  se  sentant  seul  et  empri- 


MM.     EDMOND     ET    JULES     DE     CONCOURT         1 97 

sonné  dans  une  sorte  de  pays  de  haschisch,  par 
ses  rêves  d'esthétique,  ne  s'inquiète  plus  de  la  por- 
tée immédiate  de  son  œuvre.  Il  ignore,  en  com- 
posant, quel  retentissement  ses  idées  raffinées, 
ses  phrases  subtiles  pourront  avoir  sur  un  peuple 
qu'il  considère  comme  inintelligent  et  brutal.  Un 
artiste  comme  Racine,  au  contraire,  avait  devant 
lui,  en  travaillant,  les  regards  des  honnêtes  gens 
de  son  époque,  parmi  lesquels  résidait  une  tra- 
dition de  goût  pareille  à  celle  qui  lui  dictait  ses 
vers.  Notre  démocratie  a  fait  sa  besogne  d'épar- 
pillement  ici  comme  ailleurs.  L'homme  moderne, 
qu'il  veuille  construire  sa  fortune  ou  écrire  un 
livre,  n'a  pas  de  vaste  organisme  héréditaire  où 
prendre  place.  Il  en  résulte  un  cruel  abandon, 
mais  aussi  une  farouche  indépendance.  Les  frères 
de  Goncourt  ont  incarné  en  eux,  avec  jne  rare 
intensité,  ce  caractère  de  l'écrivain  de  nos  jours, 
et  leur  fascination  sur  tant  de  jeunes  hommes 
de  talent  a  pour  principe  cette  belle  vertu  de 
l'intransigeance  absolue  qui  a  été  la  leur.  Ils  ont 
été  des  hommes  de  lettres  accomplis;  ils  l'ont 
été  jusqu'au  martyre;  et  celui  des  deux  que  nous 
admirons  aujourd'hui  dans  sa  noble  fidélité  à  la 
mémoire  de  son  frère  a  pu  dire  de  ce  frère  cette 
phrase  mélancolique    et   orgueilleuse,  où  se  ré- 


I98  PSYCHOLOGIE    CONTEMPORAINE 

siirae  tout  ce  qui  rend  leur  œuvre  commune  si 
profondément  respectable:  «  Jules  de  Concourt 
est  mort  de  travail.  » 


V 


IVAN  TOURGUENIEV 


IVAN    TOURGUENIEV* 


Nous  nous  formons  aujourd'hui  des  œuvres 
de  littérature  une  conception  qui  rend  difficile, 
si  ce  n'est  inabordable,  à  l'analyste,  la  tâche  de 
juger  un  écrivain  étranger  dont  il  ne  connaît  ni 
le  pays  ni  la  langue.  Ces  oeuvres  de  littérature 
nous  apparaissent  en  effet  comme  un  aboutisse- 
ment et  comme  un  résumé.  Des  milliers  de  cir- 
constances privées  et  nationales  se  trouvent 
ramassées  dans  le  raccourci  d'un  livre;  et  il  nous 
Faut  nous  les  représenter  pour  bien  comprendre 
ce    livre,   c'est-à-dire,  —  car  toute  intelligence 


*  J'ai  adopté  pour  cette  étude  l'orthographe  du  nom  de 
Tourgueniev  proposée  par  M.  Boborykinc  dans  un  curieux  essai, 
publié  par  la  Revue  indépendante  ;  (décembre  1884).  J'indique 
ce  morceau,  écrit  par  un  romancier  Russe  qui  sait  à  fond  notre 
littérature,  comme  un  correctif  aux  points  de  vue  tout  occidentaux 
des  pages  qui  suivent. 


202  PSYCHOLOGIE     CONTEMPORAINE 

est  en  un  certain  sens  une  création ,  —  pour  le 
créer  à  nouveau  en  nous.  C'est  là  un  travail 
infiniment  compliqué,  mais  auquel  se  trouve 
préparé  celui  qui  conserve  dans  son  souvenir  les 
lignes  des  horizons  regardés  par  Fauteur,  les 
types  divers  des  hommes  de  sa  race,  le  détail 
quotidien  de  leurs  mœurs.  Qu'à  ces  renseigne- 
ments de  tous  ordres  vienne  se  joindre  la  per- 
ception de  la  physionomie  vivante  des  mots 
dont  cet  auteur  se  servait,  et  voici  que  les  pages 
s'animent;  voici  que  les  états  de  l'âme  dont  elles 
furent  la  transcription,  ressuscitent;  voici  que 
s'accomplit  la  sorte  de  métamorphose  intérieure 
par  laquelle  toute  critique  doit  commencer.  J'en- 
tends la  critique  impersonnelle  et  objective. 
Mais  n'en  est-il  pas  une  autre,  toute  personnelle 
et  d'impression,  celle-là,  et  "qui  n'a  pas  besoin 
de  cette  sûreté  dans  ses  procédés  parce  qu'elle 
n'a  point  cette  ambition  d'une  exactitude  scienti- 
fique dans  ses  résultats?  Cette  seconde  critique 
est  seulement  la  confidence  d'un  esprit  qui 
raconte  les  réflexions  suggérées  en  lui  par  une 
lecture.  Elle  n'a  donc  qu'une  valeur  de  document 
individuel  et  rien  n'empêche  qu'elle  ne  s'exerce 
sur  des  livres  traduits.  Ses  erreurs  et  ses  insuffi- 
sances mêmes  n'ont-eiles  pas  leur  intérêt,  pourvu 


IVAN     TOURGUENIEV  203 

qu'elles  soient  sincères  ?  —  C'est  un  essai  de  ce 
genre  que  je  voudrais  tenter  à  l'occasion  du 
grand  romancier  dont  j'ai  mis  le  nom  en  tête  de 
cette  étude.  Des  écrivains,  familiers  avec  les 
choses  delà  Russie*  ont  donné  d'Ivan  Serguié- 
vitch  Tourgueniev  des  portraits  d'une  saisissante 
réalité.  Je  me  propose  ici  d'analyser,  non  pas  ce 
que  fut  l'homme,  mais  l'impression  que  ses  ro- 
mans procurent  à  un  lecteur  français,  qui  retrouve 
en  eux  plusieurs  des  façons  de  sentir  et  de  pen- 
ser particulières  à  notre  monde.  Tourgueniev, 
qui  vécut  beaucoup  parmi  nous  et  qui  goûta 
très  profondément  nos  lettres  modernes,  avait 
adopté  un  certain  nombre  de  nos  idées,  mais  en 
les  adoptant  il  les  avait  modifiées  et  interprétées 
dans  le  sens  de  sa  nature  originelle.  Cette  âme 
de  gentilhomme  moscovite,  soumise  au  contact 
de  toutes  sortes  de  doctrines  d'un  art  extrême- 
ment avancé,  fut  comme  un  champ  d'expérience, 
institué  par  le  hasard,  pour  la  contre-épreuve  de 
plusieurs  de  nos  théories  contemporaines.  Dans 
cette  série  d'études  sur  les  tendances  de  la  littéra- 


*  Il  faut  citer  en  première  ligne  l'éloquent  es=ui  de  M.  Mel- 
uhior  de  Vogué,  paru  en  tête  des  œuvres  posthumes  de  Tour- 
gueniev. 


204  PSYCHOLOGIE     CONTEMPORAINE 

cure  dans  la  génération  d'où  la  notre  est  issue, 
c'est  une  bonne  fortune  que  de  rencontrer  un 
cas  particulier  où  Ion  puisse  saisir  l'action  de 
quelques-unes  de  ces  tendances  sur  un  poète 
d'une  race  tout  à  fait  différente  de  la  nôtre. 
C'est  donc  uniquement  le  Tourgueniev  occiden- 
tal, —  pour  me  servir  de  l'expression  russe, 
>-  sur  lequel  on   trouvera  ici  quelques  notes. 


DU     COSMOPOLITISME 


11  suffisait  de  rencontrer  Tourgueniev  et  de 
l'écouter  causer,  ne  fût-ce  qu'une  soirée,  pour 
constater  combien  le  Russe  était  demeuré  intact 
dans  ce  grand  vieillard  à  la  longue  barbe  blan- 
che ,  au  nez  trop  fort,  au  regard  simple,  et 
aussi  pour  apercevoir  qu'un  autre  personnage 
s'était  surajouté  à  ce  premier  homme  :  le  cosmo- 
polite. Ses  souvenirs  se  promenaient  d'une 
extrémité  à  l'autre  de  l'Europe,  rappelant  ici  un 


IVAN    TOURGUENIEV  20f 


paysage  de  1  île  de  Wight,  là  une  rue  d'une  ville 
d'université  allemande,  puis  un  horizon  d'Italie, 
et  tout  cela  exprimé  dans  un  langage  d'une 
excellente  tradition  française,  qui,  à  luiseul,  était 
l'indice  d'un  très  long  et  très  intime  séjour  dans 
notre  pays.  Aussi  bien,  ces  vagabondages  de  sa 
mémoire  onr  leur  trace  évidente  et  saisissable 
aussitôt  dans  les  vagabondages  des  héros  de  ses 
romans.  On  compterait  ceux  de  ses  récits  qui 
n'évoquent  pas  autour  des  personnages  quelque 
décor  d'un  pays  étranger.  C'est  le  Lavretsky  de 
la  [Hjchée  de  gentilshommes ,  qui  passe  en  France 
Jes  premières  années  de  son  malheureux  mariage. 
C'est  le  Paul  Petrovitch  Kirsanof  de  Thés  et 
Enfants,  qui  achève  de  mourir  en  parfait  gentle- 
man sur  la  terrasse  de  Briihl,  à  Dresde.  Les  Eaux 
printanièrcs  ont  pour  théâtre  les  places  de  Franc- 
fort; oAnnouchka,  un  village  des  bords  du  Rhin.  Le 
magnifique  poème  qui  porte  comme  titre  ce  mot 
mystérieux  et  mélancolique  :  Fumée!  s'ouvre  sur 
une  minutieuse  description  de  la  vie  à  Bade.  C'est 
à  Paris,  au  pied  d'une  barricade,  que  tombe,  pour 
ne  plus  se  relever,  l'éloquent  et  impuissant  Di- 
mitri  Roudine,  de  la  nouvelle  de  ce  nom.  Et  ce 
ne  sont  pas  là  de  simples  hasards  de  fantaisie 
romanesque.   Toutes   les   fois  que  Tourgueniev 


206  PSYCHOLOGIE      C  O  NT  F.  M  P  O  F,  A  I  N  F 


mentionne  ainsi  quelque  pays  étranger,  il  donne 
sur  ce  pays  des  détails  exacts  et  qui  témoignent 
d'une  observation  directe.  11  connaissait  avec 
une  égale  supériorité  de  renseignement  les  paysa- 
ges et  les  mœurs,  les  philosophies  et  les  littéra- 
tures. La  preuve  en  est  à  chaque  page  de  ses  li- 
vres et  dans  ses  précieux  morceaux  de  critique. 
Je  citerai  en  première  ligne  le  profond  essai  sur 
Hamlet  et  Don  Quichotte*.  Le  cosmopoli 
tisme  n'est  donc  chez  Tourgueniev  ni  une  ren- 
contre ni  une  attitude.  C'est  un  des  traits  mar- 
quants de  sa  figure  intellectuelle;  c'est  un  pro- 
cédé constant  de  son  esprit,  et  qu'il  importe  de 
caractériser  tout  d'abord. 

Le  cosmopolitisme,  par  cela  seul  qu'il  est  tou- 
jours un  raffinement  individuel,  comporte  une 
très  grande  variété  de  nuances.  Elles  se  ramè- 
nent  cependant,  et  par  définition  même,  à  deux 
principales.  Il  peut  arriver  que  l'homme  soumis 
ainsi  à  l'influence  des  pays  étrangers  appartienne 
à  une  race  d'une  civilisation  très  avancée,  et, 
dans  ce  premier  cas,   il  demandera  aux  mœurs 


*  On  trouvera  dans  la  livraison  de  juillet  i  870  de  la  Bibliothè- 
que universelle  de  Lausanne  une  traduction  de  cet  essai,  par 
M.   Louii  Léger. 


IVAN     TOURGUÉN'IEV  207 

nouvelles  qu'il  étudiera  d'être  plus  simples  que 
ses  mœurs  nationales.  C'est  un  rajeunissement 
de  ses  sensations  qui  lui  est  nécessaire,  comme 
un  retour  vers  une  nature  moins  compliquée. 
Cet  homme  éprouvera  pour  l'exotisme  cet  attrait 
spécial  que  les  femmes  de  la  fin  du  xvne  siècle 
ressentaient  pour  les  rudesses  de  la  rusticité.  J'ai 
eu  l'occasion  de  décrire  dans  le  premier  volume 
de  ces  Essais  cette  nuance  de  cosmopolitisme 
d'après  un  exemplaire  très  significatif:  Stendhal. 
Le  goût  passionné  de  ce  philosophe  pour  l'éner- 
gie de  la  vie  italienne  n'eut  pas  d'autre  cause 
que  le  besoin  de  s'associer,  lui,  le  disciple  des 
idéologues  Helvétius  et  Tracy,  à  toute  une 
existence  instinctive,  sincère,  à  demi  animale. 
C'est,  comme  on  voir,  le  désir  d'un  Epicurien 
fatigué  de  ses  plaisirs  habituels  et  qui  s'invente 
un  sursaut  nouveau  des  nerfs.  Mais  changeons 
seulement  les  données  du  problème.  Imaginons 
que  le  cosmopolite  appartienne  à  une  nation 
moins  fatiguée  par  un  long  héritage  de  pensées 
que  la  société  aux  mœurs  de  laquelle  il  s'initie. 
Pour  un  tel  homme,  le  cosmopolitisme  ne  sera 
plus  uniquement  un  plaisir,ce  sera  une  éducation. 
Il  demandera  aux  milieux  nouveaux,  non  plus 
des  sensations,  mais  des  idées.  Dans  toute  âme 


208  PSYCHOLOGIE     CONTEMPORAINE 

neuve  et  qui  aperçoit  soudain  des  formes  de  la 
vie  plus  complexes,  il  s'éveille  un  étonnement, 
irrité  parfois,  parfois  enthousiaste,  qui  ne  ressem- 
ble guère  au  badinage  frivole  du  dilettantisme. 
Un  adolescent  qui  s'approche  d'un  vieillard 
célèbre,  et  qui  ouvre  ses  yeux  tout  grands  sur  lui 
comme  pour  surprendre  des  révélations  sur  fart 
de  vivre,  telle  est  l'image  fidèle  de  ce  cosmopoli- 
tisme des  voyageurs  venus  d'un  monde  encore 
primitif,  Il  semble  qu'il  y  ait  là  quelque  chose  de 
respectable  comme  une  foi  religieuse,  de  profon- 
dément sérieux  et  touchant,  et  c'est  l'honneur  de 
la  Russie  d'avoir  donné  de  nombreux  exemplai- 
res de  cette  disposition  de  l'esprit,  si  noble  dans 
son  ingénuité. 

Comme  il  se  comprend  d'ailleurs  que  ces 
âmes  slaves  aient  abordé  l'étude  de  notre  Occi- 
dent avec  une  angoisse  infinie  et  une  attente  pas- 
sionnée !  Il  y  a  en  elles,  au  moins  cela  nous 
semble-t-il  à  distance,  un  je  ne  sais  quoi  d'incer- 
tain, d'obscur  et  de  mobile.  On  dirait  que  le 
vent  qui  traverse  indéfiniment  les  steppes  sans 
montagnes  a  laissé  dans  ces  âmes  un  peu  de  son 
éternel  va-et-vient.  Cette  incertitude  les  fait 
souffrir  jusqu'à  l'agonie.  Que  racontent  ceux  de 
leurs    romans     qui    sont    venus    jusqu'à    nous? 


IVAN    TOURGUENIEV 


2  09 


Presque  toujours  les  tourments  de  la  volonté 
inachevée,  de  la  créature  sans  certitude  précise, 
à  laquelle  il  manque  le  pouvoir  de  diriger  le  flot 
jaillissant  de  sa  magnifique  énergie.  C'est  l'épo- 
pée de  l'inquiétude,  l'histoire  douloureuse  de 
l'être  enthousiaste  et  désorbité.  Que  révèle  l'his- 
toire générale  de  leur  patrie  ?  La  tentative  encore 
pour  imprimer  une  forme  nette  à  toute  une 
nation  puissante  et  chaotique; et  quoi  d'étonnant 
si  le  premier  espoir  de  cette  race  tourmentée 
s'est  tourné  vers  l'Europe  séculaire?  Depuis  l'em- 
pereur Pierre  qui  a  importé  de  force  l'adminis- 
tration occidentale  dans  son  pays  encore  vierge 
de  gouvernement,  jusqu'aux  jeunes  gens  qui 
s'établissent  comme  étudiants  à  Heidelberg,  que 
de  consciencieuses  ardeurs  sont  venues  de  là-bas 
demander  à  l'Ouest  une  révélation  !  Et,  comme 
toutes  les  grandes  espérances  ont  un  lendemain 
triste,  quede  généreux  esprits  ont  souffert  ensuite 
du  contraste  entre  le  développement  qu'ils  s'é- 
taient donné  dans  leurs  voyages  et  l'obscurité 
sociale  qu'ils  retrouvaient  à  leur  retour  sur  la  terre 
natale  !  Voyant  que  les  formules  importées  du 
dehors  ne  guérissaient  pas  les  maladies  de  leur 
cher  pays,  quelques-uns  ont  renié  cette  foi  déce- 
vante dans  la  civilisation   de  l'Occident.    D'au- 


210  PSYCHOLOGIE     CONTEMPORAINE 


très  ont  continué  de  croire  que  l'alliance  du 
génie  russe  et  de  cette  civilisation  serait  un  jour 
féconde  en  résultats  bienfaisants,  et  ils  ont  essayé 
de  réaliser  cette  alliance  dans  la  mesure  de  leur 
puissance  personnelle.  C'a  été  le  cas  de  Tour- 
gueniev. 

Ce  n'est  pas  dans  le  sens  des  idées  sociales 
que  le  romancier  me  paraît  avoir  rêvé  l'alliance 
dont  je  parle.  Il  était  un  trop  profond  connais- 
seur de  la  nature  humaine  pour  avoir  jamais  cru 
à  la  toute-puissance  des  théories  sur  le  perfec- 
tionnement des  peuples.  Non,  il  a  borné  son 
effort  au  domaine  de  l'esthétique,  et  son  ambi- 
tion a  été  surtout  de  mettre  au  scr/ice  de  l'art  de 
sa  patrie  les  plus  délicats  procédés  de  notre  art. 
La  matière  même  de  son  œuvre  n'a  pas  varié 
depuis  les  années  où  il  composait  ses  l{c'cits 
d'un  chasseur-,  c'est  toujours  la  vie  morale  de  son 
pays  qu'il  s'est  proposé  de  peindre,  et  cela  seu- 
lement; mais  cette  peinture  est  devenue  toujours 
plus  industrieuse  et  plus  réfléchie.  Si  l'on  com- 
pare la  facture  de  ses  divers  romans,  en  allant 
de  ces  premiers  contes  à  Terres  vierges,  on  con- 
state quelle  complexité  de  plus  en  plus  cal- 
culée a  présidé  à  la  composition  de  ces  tableaux. 
Or,  et  c'est  le  point  qu'il  ne  faut  jamais  oublier 


IVAN    TOURGUENIEV  211 

quand  on  examine  le  développement  d'un  esprit 
d'artiste,  les  faits  d'esthétique  sont  toujours  des 
faits  de  sensibilité.  Une  manière  d'écrire  est  une 
manière  de  sentir,  et  à  chaque  évolution  dans  la 
forme,  correspond  une  évolution  dans  le  cœur. 
C'est  parce  que  l'homme  intérieur  se  modifie  que 
l'expression  se  modifie  de  son  côté.  Il  en  résulte 
qu'il  y  a  une  philosophie  de  la  vie  derrière  toute 
philosophie  de  la  composition  littéraire.  C'est 
pour  cela  aussi  que  tant  vaut  la  personne,  tant 
vaut  la  doctrine  d'esthétique.  De  même  que  cha- 
cun des  fidèles  d'une  religion  en  fait,  malgré  lui, 
une  sorte  de  poème  solitaire  où  se  retrouve  son 
individualité  intime  et  la  palpitation  unique  de 
son  cœur,  de  même  les  dévots  d'une  foi  litté- 
raire la  pratiquent  avec  tout  ce  qu'il  y  a  en  eux 
de  profondément  original,  et  l'identité  des  prin- 
cipes fait  mieux  ressortir  encore  la  diversité  des 
natures. 

Nous  connaissons  quelles  furent  les  tendances 
de  l'art  de  Tourgueniev  par  le  choix  des  ami- 
tiés intellectuelles  de  la  dernière  portion  de  sa 
vie.  Son  compagnon  préféré,  au  sens  où  les  ou- 
vriers prennent  ce  terme,  fut  Gustave  Flaubert, 
et  lui-même  avouait  son  admiration  profonde, 
quoique  lucide  et   corrigée    par    des    réserves , 


212  PSYCHOLOGIE     CONTEMPORAINE 

pour  les  principaux  disciples  de  ce  maître. 
Il  est  indiscutable  qu'en  effet  les  uns  et  les 
autres  étaient  partis  du  même  point.  Leur  but 
dernier  était  exactemement  le  même.  La  préoc- 
cupation constante  de  Tourgueniev  fut  d  intro- 
duire déplus  en  plus  l'observation  exacte  dans  le 
roman,  et  sous  ce  point  de  vue  il  mérite  d'être 
classé  à  côté  des  écrivains  tour  à  tour  appelés  réa- 
listes et  naturalistes.  D'autre  part,  il  se  rencontrait 
avec  Flaubert  et  toute  l'école  dans  une  sorte  de 
pessimisme,  appuyé  sur  le  pressentiment  de  1  inu- 
tilité finale  de  l'effort  moderne.  Terres  vierges  peut 
être  considéré  comme  le  pendant  moscovite  de 
[Éducation  sentimentale  ;  et,  pour  l'amertume  de 
l'analyse.  Fumée  est  l'égal  de  éMadame  'Bovary. 
Enfin,  comme  les  autres  romanciers  de  ce 
groupe,  Tourgueniev  a  eu  l'ambition  de  peindre 
le  grand  drame  de  toute  vie  humaine,  l'amour, 
d'une  façon  tout  exacte  et  réfléchie,  en  étudiant 
la  nature  féminine  dans  sa  vérité.  Par  cela  seul  il 
se  distinguerait  d'une  manière  tranchée  des  ro- 
mantiques  et  des  lyriques.  Nous  apercevons  donc 
chez  lui,  qu'elles  soient  nées  spontanément  ou 
par  influence,  trois  au  moins  des  principales 
tendances  de  notre  pensée  contemporaine  ;  il 
reste  à   montrer   comment  le  romancier  russe  a 


IVANTOURCUÉN'IEV  2  I  3 

interprété  et  pratiqué  d'une  façon  très  spéciale  les 
procédés  inhérents  à  la  littérature  d'observation, 
dans  quelle  nuance  son  pessimisme  diffère  de 
celui  des  écrivains  français  ses  amis,  de  quelle 
originalité  singulière  sont  revêtues  ses  figu- 
res de  femmes,  —  en  un  mot  ce  que  sont 
devenues  les  idées  de  notre  monde  en  traver- 
sant cette  âme  de  Slave,  si  intacte  encore  et 
divinement  vierge. 


[] 


LESTHÉ  TIQUE    DE    L  OBSERVATION 


S'il  est  une  théorie  d'art  qui  doive  répugner  aux 
plus  intimes  besoins  dune  race  encore  neuve, 
c'est  assurément  celle  qui  assigne  comme  fin  pre- 
mière et  dernière  à  la  littérature  l'observation 
exacte,  et  la  réduit  à  n'être  plus,  en  un  certain 
sens,  qu'une  des  formes  de  la  science.  Il  en  est  des 
jeunes  peuples  comme  des  jeunes  hommes:  la  li- 
bre expansion  leur  est  naturelle  ainsi  que  la  naïve 
efflorescencc  de   la    rêverie  ou  du  sentiment.  La 


214  PSYCHOLOGIE      CONTEMPORAIN  H 


réalité  leur  apparaît  comme  sous  un  jour  de 
féerie,  transformée  qu'elle  est  par  la  magique 
vertu  de  l'imagination  Rien  qui  s'éloigne  davan- 
tage de  l'état  d'esprit,  tout  composé  de  désabu- 
sement  et  de  lucidité,  auquel  doit  se  mettre 
d'abord  l'observateur.  Aussi  rencontrons  nous 
au  début  de  la  littérature  d'une  nation  la  poésie 
épique  et  lyrique,  celle  qui  aperçoit  la  vie  hu- 
maine à  travers  le  mirage  d'une  exaltation.  C'est 
seulement  sur  le  tard  de  l'existence  de  cette  litté- 
rature que  se  développe  le  goût  delà  stricte  ana- 
lyse, que  la  minutie  réaliste  remplace  l'invention 
opulente,  et  que  les  artistes  préfèrent  la  laideur 
significative  aux  mensonges  de  l'embellissement. 
«  Voir  clair  dans  ce  qui  est  »,  cette  formule  de 
Stendhal  est  la  devise  même  de  l'école  de  l'obser- 
vation. Mais,  pour  obéira  un  tel  programme,  il 
est  de  toute  nécessité  que  l'écrivain  se  considère 
seulement  comme  un  miroir  chargé  de  nous 
montrer  le  plus  grand  nombre  d'objets  possible, 
et  cela  sans  les  déformer.  En  d'autres  termes,  il 
faut  que  cet  écrivain  s'attache  à  posséder  en  pre- 
mière ligne  le  pouvoir  de  ['objectivité,  ainsi  que 
disent  les  philosophes.  Chaque  fois  donc  qu'un 
romancier  ou  un  poète  s'efforce  de  dissimuler 
tout  à  fait  sa  personne  derrière  celle  de  ses  héros, 


IVAN     TOURGUENIEV  2  !  f 

il  est  probable  que  son  esthétique  se  relie  à  la 
doctrine  réaliste.  Si,  avec  cela,  il  prétend  ne 
jamais  conclure,  s'il  débarrasse  son  œuvre  de  tout 
caractère  de  thèse,  en  un  mot,  s'il  manifeste 
cette  ambition  de  placer  le  lecteur  devant  les 
scènes  qu'il  raconte  comme  devant  la  nature  elle- 
même,  le  doute  n'est  pas  permis  sur  ces  tendan- 
ces. On  sait  que  ce  fut  le  cas  pour  Tourgueniev. 
Il  disait,  employant  une  métamorphose  brutale 
mais  bien  expressive,  que  sa  grande  affaire  lors- 
qu'il composait  un  roman  était  de  couper  le 
cordon  ombilical  entre  ses  personnages  et  lui. 
Or,  la  littérature  d'observation  a,  comme  les 
autres,  son  esthétique  spéciale,  subordonnée  au 
but  qu'elle  poursuit,  et  créée  par  lui.  Tourgueniev 
n'a  pas  échappé  aux  lois  de  cette  esthétique,  dont 
le  fonctionnement  nous  est  rendu  sensible 
aujourd'hui  par  tant  d'exemples  de  nos  roman- 
ciers. 

Le  réalisme,  —  et  je  prends  ici  ce  terme  dans 
son  acception  la  plus  haute,  —  paraît  devoir 
aboutir  très  vite  à  l'emploi  habituel  de  deux  pro- 
cédés; et  de  fait,  nous  avons  vu  à  propos  des 
frères  de  Goncourt  que  ces  deux  procédés 
sont  par  excellence  ceux  de  nos  conteurs  con- 
temporains.   Le   premier  consiste  dans  l'impor- 


2  I  6  PSYCHOLOGIE     CONTEMPORAIN  F 

tance  extrême  accordée  à  la  description,  le  se- 
cond dans  la  préférence  donnée  au  personnage 
moyen  sur  le  personnage  héroïque  ou  simple- 
ment grandiose.  Du  moment  que  lécrivain  se 
propose  de  montrer  clairement  ce  qui  est,  sa 
première  préoccupation  ne  doit- elle  pas  être  de 
noter  avec  exactitude  le  milieu  où  se  meuvent 
ses  personnages?  Ce  milieu  est  une  cause  à  la 
fois  et  un  résultat  :  une  cause,  car  les  choses  am- 
biantes influent  profondément  sur  les  caractères, 
et  depuis  l'ameublement  jusqu'au  climat,  il  n'est 
rien  qui  n'entre  pour  une  part  dans  la  série  infi- 
nie des  petits  faits  dont  un  homme  dit  :  moi;  — 
un  résultat,  car  la  personne  humaine  tend  à  se 
représenter  dans  les  choses  qui  l'entourent,  parce 
qu'elle  tend  à  s'y  prolonger.  La  chambre  où  vit 
un  homme  est  la  figure  extérieure  de  ses  habi- 
tudes et  de  ses  gestes.  Les  romanciers  d'observa- 
tion sont  donc  logiques  en  décrivant  avec  minu- 
tie tout  le  décor,  en  apparence  indifférent,  de 
l'existence.  Ils  ne  le  sont  pas  moins  en  s'efTorçant 
de  prendre,  comme  types  des  classes  sociales 
qu'ils  veulent  peindre,  des  personnages  moyens 
de  ces  classes.  Il  y  a,  en  effet,  dans  toutes  les 
créatures  distinguées,  une  vie  d'exception,  qui 
diminue  ce  que  l'on  peut  appeler  leur  valeur  re- 


IVAN     TOURGUENIEV  2  I  7 

présentative.  A  l'être  d'un  métier  ou  dune  classo 
s'adjoint  chez  elles  une  personnalité  très  rare  et 
très  solitaire.  Il  n'en  est  pas  ainsi  du  personnage 
de  second  ordre.  Celui-là  s'est  soumis  à  toutes 
les  circonstances  générales  de  son  métier  et  de  sa 
classe,  sans  avoir  l'énergie  de  réagir  contre  elles. 
Il  les  manifeste  donc  avec  plus  de  netteté.  Qu'on 
se  souvienne  que  l'écrivain  d'observation  tend  à 
formuler  le  plus  grand  nombre  de  petits  faits 
vrais  qu'il  lui  sera  possible  sur  la  vie  humaine,  et 
l'on  comprendra  que  l'objet  propre  de  son  ana- 
lyse doit  être  cette  nature  de  niveau  médiocre, 
mais  qui,  par  cela  même,  peut  être  présentée 
comme  un  exemplaire  de  beaucoup  d'autres. 

L'un  et  l'autre  procédé  a  ses  avantages,  l'un  et 
l'autre  a  son  défaut.  Nous  assistons  aujourdhui 
à  l'évidente  démonstration  de  ce  défaut.  L'abus 
du  procédé  descriptif  a  pour  inconvénient  d'in- 
troduire dans  le  récit,  par  un  singulier  détour, 
précisément  ce  caractère  personnel,  subjectif  et 
déformateur,  que  l'école  de  l'observation  se  pro- 
pose avant  tout  d'éliminer*.  L'écrivain  qui  entre- 
prend d'exécuter  la  peinture  d'un  milieu  doit,  en 
effet,  montrer  de  ce  milieu  uniquement  et  préci- 

*  Cf.  pages  194  et  195  du  même  volume. 


2  I  8  PSYCHOLOGIE     CONTEMPORAINE 

sèment   ce    que    ses    personnages    peuvent    en 
saisir,  puisque  son  ambition  est  de  mettre  à  nu 
le  lien  qui  unit  ces  choses  à  ces  hommes.  iMais, 
pour   erre    plus   exact,    il   regarde  lui-même  ce 
milieu  avec  beaucoup  de  soin  et,  ce  qu'il  copie 
ensuite,  c'est  sa  vision  d'artiste.  Or,  il1  n'est  rien 
de  plus  différent  que  cette  vision-là  de  l'incom- 
plète, de  la  vague  hantise  d'images  qui  traverse 
la   tête    obscure  de   l'homme  ordinaire.    De   là 
dérive,  dans  la  plupart  des  romans  dits  réalistes, 
un  étrange  déséquilibre  que  le  lecteur  réfléchi 
comprend  sans   pouvoir   bien    le  définir.   C'est 
qu'aussi  bien,  si  les  personnages  de  ces  romans 
avaient  les  sens  aiguisés  et  endoloris  que  suppo- 
sent les  descriptions  faites  par  l'auteur,  leur  psy- 
chologie générale  serait  tout  autre.  A  un  certain 
état  des  nerfs  qui  seul  permet  certaines  percep- 
tions, correspond  un  état  de  l'intelligence  et  de 
la  volonté,  - —  correspondance  que  reconnaît  la 
science  de  l'esprit,  et  que  l'écrivain  doit  marquer 
pour  que  son  œuvre  soit  vraiment  de  la  «  psy- 
chologie vivante,  »  suivant  la   forte   expression 
de  M.  Taine.  Semblablement,  la  mise  en  scène 
du  personnage  moyen  ne  va  pas  sans  de  nom- 
breux dangers.   Le  principal  est  que  ce  person- 
nage moyen  finit,  entre  des  mains  maladroites, 


IVAN     TOURGUENIEV  2  I  9 

par  n  être  plus  du  tout  un  personnage.  Il  serait 
intéressant  de  suivre  à  travers  les  romans  con- 
temporains les  dégradations  successives  grâce 
auxquelles  cette  figure  de  l'homme  ordinaire, 
choisie  d'abord  à  dessein  comme  plus  significa- 
tive, est  devenue  parfaitement  insignifiante,  et, 
chose  étrange,  presque  aussi  abstraite  que  celles 
des  personnages  de  la  mauvaise  tragédie  au  dix- 
huitième  siècle.  A  diminuer  de  plus  en  plus  dans 
les  créatures  qu'ils  étudiaient  la  part  de  l'excep- 
tion et  de  la  singularité,  quelques  romanciers 
en  viennent  à  détruire  en  elles  jusqu'au  dernier 
élément  d'une  existence  propre.  La  suppression 
des  événements  rares  les  conduit  même  à  la 
suppression  des  événements  quotidiens.  C'est 
l'histoire  commune  de  l'aboutissement  dernier 
de  toutes  les  théories  d'art,  fussent-elles  d'ailleurs 
excellentes.  Balzac,  dans  son  C  lie  f-d  œuvre  inconnu, 
en  a  donné  le  symbole  saisissant  dans  ce  Fren- 
hofer  qui  finit,  maniaque  de  sa  propre  esthétique, 
par  ne  plus  rien  mettre  sur  sa  toile  et  par  y  voir 
tout. 

Tourgueniev  a  pratiqué,  lui  aussi,  d'une  ma- 
nière habituelle,  les  deux  procédés  principaux  de 
la  littérature  d'observation.  Il  aura  dû,  à  ses 
facultés  personnelles  d'abord,  puis   à  la  nature 


2  20  fSYCHOLOCIE     CONTEMPORAINE 


même  de  la  société  qui  lui  servit  de  modèle, 
d'échapper  au  double  danger  que  je  viens  de 
signaler  et  que  de  très  grands  écrivains  français 
de  nos  jours  n'ont  pas  entièrement  évité.  Ce  qui 
fait  le  charme  supérieur  de  ses  descriptions,  soit 
qu'il  esquisse  un  paysage,  soit  qu'il  dessine  la 
physionomie  d'un  individu,  c'est  qu'une  pro- 
fonde identité  unit  sa  vision  à  celle  des  héros  de 
ses  récits.  Je  me  souviens  de  l'avoir  entendu  résu- 
mer ses  théories  à  cet  endroit  par  un  exemple. 
Le  talent  descriptif  lui  paraissait  tenir  tout  entier 
dans  le  choix  du  détail  évocateur,  et  il  citait  avec 
admiration  un  passage  de  Tolstoï  où  cet  écrivain 
a  comme  rendu  perceptible  le  silence  d'une  belle 
nuit  au    bord  d'un    fleuve,  en  mentionnant    un 

si  m  nie    trait:    une    chauve-souris  s'envole...  on 
c 

entend  le  bruit  que  font,  en  se  touchant,  les 
pointes  de  ses  ailes...  C'est  par  de  semblables 
détails  que  Tourgueniev  décrit  toujours.  J'en 
rapporterai  au  hasard  quelques  modèles.  Voici 
d'abord,  dans  le  T^oi  Lear  de  la  steppe,  le  tableau 
d'une  forêt  en  septembre  :  «  Le  calme  était  si 
grand,  qu'on  pouvait  entendre  à  plus  de  cent 
pas  un  écureuil  sautiller  sur  les  feuilles  sèches  qui 
déjà  jonchaient  le  sol,  ou  bien  une  branche 
morte   qui,    se   détachant   du   faite   d'un   arbre, 


IVAN    TOURGUENIEV  221 

heurtait  faiblement  d'autres  branches  dans  sa 
chute^  et  tombait,  tombait,  pour  ne  jamais 
bouger,  dans  l'herbe  fanée...  »  Et  dans  la  même 
nouvelle,  ce  croquis  d'un  pécheur  :  «  Il  était 
assis,  immobile,  sur  la  terre  nue,  tellement  im- 
mobile qu'à  mon  approche  un  petit  cul-blanc 
partit  de  la  vase  desséchée,  à  deux  pas  de  lui,  et 
traversa  l'étang  à  petits  coups  d'aile  en  sifflotant. 
Il  fallait  donc  bien  que  rien  n'eût  bougé  dans  son 
voisinage..  »  J'indiquerai  encore  la  série  de  des- 
criptions qui  se  trouve  dans  une  nouvelle  inti- 
tulée :  cApparitions,  et  ce  morceau  que  Mérimée 
rappelle  quelque  part,  où  les  étangs  de  la  cam- 
pagne romaine,  entrevus  dans  un  voyage  aérien, 
sont  comparés  aux  fragments  d'un  miroir  brisé 
épars  sur  un  parquet.  Ces  exemples  suffisent 
pour  faire  comprendre  comment  Tourgueniev 
décrit.  Il  laisse  la  vision  ressusciter  en  lui,  puis  il 
note  le  trait  qui  surgit  le  premier  et  qui  est  tou- 
jours le  détail  essentiel,  celui  auquel  les  autres 
font  comme  cortège.  Mais  pour  que  cette  sorte 
de  résurrection  intérieure  s'accomplisse,  il  est  né- 
cessaire que  la  volonté  n'y  ait  point  de  part.  Il 
faut  que  les  sens  aient  leur  mémoire  instinctive, 
et  cette  mémoire  instinctive  n'existe  que  pour  des 
sens    vraiment  jeunes.  Voilà    ce    qui    distingue 


222  PSYCHOLOGIE     CONTEMPORAINE 

Tourgueniev  de  la  plupart  des  écrivains  de  notre 
époque.  C'est  cette  jeunesse  de  la  sensation  qui 
lui  venait  de  sa  race,  de  son  existence  aussi,  de 
ses  goûts  de  chasseur.  Il  avait  vu  les  lieux  et  les 
hommes  qu'il  décrivait,  et  il  les  avait  vus  sans  les 
regarder  afin  de  les  décrire.  Il  n'avait  donc  pas  à 
travailler  les  réminiscences  de  son  système  ner- 
veux, il  les  constatait  simplement,  et  il  se  trou- 
vait que  c'étaient  aussi  celles  qui  hantent  les 
songes  d'un  paysan  russe,  d'un  gentilhomme  de 
la  steppe,  d'une  fille  de  barine.  C'est  à  cause  de 
cela  que  la  fusion  est  complète  entre  le  roman- 
cier et  ses  personnages.  Ils  ont  le  même  genre 
d'imagination  que  lui,  car  cette  imagination  est 
primitive,  elle  est  naïve  et  directe.  En  décrivant 
ce  qu'il  voit  des  choses,  l'auteur  se  trouve  n'avoir 
fait  que  copier  ce  que  ses  héros  en  voient.  Ces 
héros  et  lui  sont  frères  par  la  virginité,  par  la 
simplicité,  par  l'inconscience  de  leur  mémoire 
physique. 

Cette  même  jeunesse  du  tempérament  et  de  la 
race  a  préservé  Tourgueniev  de  l'insignifiance, 
écueil  redoutable  pour  les  romanciers  qui  veulent 
peindre  l'humanité  par  des  personnages  moyens. 
La  différence  du  regard  du  peintre  s'explique  ici 
par  la  différence  des  modèles.  Ce  qu'un  écrivain 


IVAN    TOURGUENIEV  22} 

qui  habite  Paris  rencontre  le  plus  souvent  comme 
échantillon  de  l'espèce  humaine,  c'est  la  créa- 
ture avortée  et  flétrie,  telle  qu'une  civilisation 
vieillissante  en  produit  à  foison.  Un  des  profonds 
observateurs  de  ce  temps,  M.  Alphonse  Daudet, 
a  donné  droit  de  cité  dans  le  langage  à  ce  terme 
de  T{atc  par  lequel  s'exprime  une  des  notions  les 
plus  modernes  qui  soient.  Ce  malheureux  qu'on 
appelle  le  %a:é  ne  peur  apparaître  que  dans  une 
civilisation  très  intelligente  à  la  fois  et  très  meur- 
trière, c'est-à-dire  très  avancée.  Il  a  dû,  en  effet, 
concevoir  d'abord  un  idéal  d'existence  assez  élevé, 
et  en  même  temps  subir  l'irrésistible  dépression 
des  circonstances,  et  il  faut  que  cette  dépression 
soit  définitive.  Dans  notre  société  occidentale  il 
y  a  une  double  usure,  celle  du  travail  et  celle  du 
plaisir,  qui  produit  aisément  ce  triste  résultat.  La 
multiplicité  des  petites  positions  mal  rétribuées 
d'une  part,  de  l'autre  l'abondance  des  plaisirs  à 
bon  marché,  font  de  nos  grandes  villes  de  prodi- 
gieuses machines  à  fatigue.  Joignez  à  cela  que 
le  tarissement  des  énergies  corporelles  s'accom- 
plit d'une  façon  d'autant  plus  complète  que  la 
race  a  déjà  derrière  elle  un  long  héritage  de 
labeur.  Remarquez  combien  les  âpretés  des  am- 
bitions déçues  et  les  répétitions  des  mornes  habi- 


2  24  PSYCHOLOGIE     CONTEMPORAIN  H 


tudcs  épuisent  vite  la  sève  humaine,  et  com- 
bien d'autre  part  les  sources  de  renouvellement 
font  défaut.  Vous  comprendrez  pourquoi  ce  type 
du  1\até  se  trouve  reproduit  avec  tant  de  com- 
plaisance par  ceux  de  nos  peintres  de  mœurs 
que  déjà  leur  esthétique  prédisposait  à  ne  repré- 
senter la  vie  que  dans  son  quotidien,  son  terre-à- 
terre,  son  médiocre.  Il  y  a  une  cruelle  vérité  que 
nos  observateurs  entrevoient  à  travers  cette  pein- 
ture, à  savoir  que  dans  les  conditions  d  hygiène 
physique  et  morale  de  nos  grandes  villes,  neuf 
fois  sur  dix  l'homme  moyen  est  un  finissement. 
La  vérité  aperçue  par  Tourgueniev,  c'est  que, 
dans  une  race  encore  vierge,  neuf  fois  sur 
dix  cet  homme  moyen  est  un  commencement. 
Les  principaux  exemples  qui  peuvent  servir  de 
preuve  à  cette  thèse  sont,  à  mon  avis,  le  La- 
vretsky  de  la  ZNjcIice  de  gentilshommes,  le  jeune 
Arcade  de  Tère  et  Enfants,  le  Litvinof  de  Fumée, 
le  Babourine  de  Tounine  et  Habourine,  et  le  héros 
du  Journal  d'un  homme  de  trop.  Il  n'est  pas  un  de 
ces  personnages  dont  on  doive  dire  qu'il  est  hors 
de  la  moyenne.  Lavretsky  est  d'abord  un  mari 
assez  piteusement  trompé  par  sa  femme,  et  cela 
sans  éclat,  sans  coup  de  théâtre,  sans  rien  qui 
dramatise  son    infortune.  Assez  imprudemment 


IVAN     TOURGUENIEV  22f 

il  devient  amoureux  d'une  jeune  fille,  qu'il  ne 
veut  pas  séduire,  qu'il  ne  peut  pas  épouser,  et 
ce  second  rêve  lui  fait  défaut  après  le  premier. 
Arcade  est  un  étudiant  naïf  qui  s'essaye  à  devenir 
le  disciple  de  l'implacable  nihiliste  Bazarof,  puis 
qui  finit  par  reconnaître  son  caractère  «  d'animal 
apprivoisé  »  et  par  épouser  la  première  jeune  fille 
dont  les  yeux  se  font  un  peu  tendres  pour  lui. 
Litvinof,  que  l'auteur  nous  présente  d'abord 
comme  un  sage,  s'est  organisé  en  effet  une  des- 
tinée  heureuse  et  calme  de  propriétaire  russe.  La 
rencontre  dune  femme,  aimée  autrefois,  l'exalte 
et  le  bouleverse  jusqu'à  l'affoler.  Il  brise  un  ma- 
riage commencé,  mais  sans  pouvoir  déterminer 
chez  celle  dont  il  s'est  de  nouveau  épris  un  senti- 
ment assez  fort  pour  qu'elle  lui  consacre  sa  vie, 
et  il  serait  à  jamais  perdu  si  son  ancienne  fiancée 
ne  lui  pardonnait.  Babourine,  esprit  étroit  et  en- 
thousiaste, incarne  en  lui  toutes  les  inintelli- 
gences du  révolutionnaire  impuissant.  L'homme 
«  de  trop  »  est  défini  par  ce  seul  surnom.  C'est  un 
de  ces  comparses  éternels  qui  ne  seront  jamais 
assez  forts  pour  imposer  leur  volonté  même  dans 
les  plus  humbles  événements  ;  il  passe  à  côté  de 
toutes  choses  sans  rien  faire  que  mettre  au  jour 
une  insuffisance  initiale  et  irrémissible...  Certes, 

«3. 


226  PSYCHOLOGIE     CONTEMPORAINE 

ce  sont  bien  là  des  personnages  tels  que  les  exige 
le  roman  d'observation,  des  êtres  sans  saillie  ex- 
cessive, des  créatures  à  la  douzaine,  si  Ton  peut 
dire,  et  comme  un  habitant  de  Karkow  ou  de 
Poltawa  en  connaît  ou  en  peut  connaître  chaque 
jour  ;  et  cependant  de  tous  ces  personnages  pas 
un  seul  ne  procure  cette  impression  d'une  vie 
absolument  manquée  qui  s'exhale  de  Y  Éducation 
sentimentale  de  Flaubert.  Même  quand  ils  ont 
pour  toujours  échoué  dans  les  faits,  il  demeure 
en  eux  une  puissance  intacte  qui  leur  permet  de 
sentir  leur  souffrance  avec  une  étrange  intensité. 
Ils  sont  vaincus.  Ils  ne  sont  pas  usés.  Ce  sont 
des  inachevés,  ce  ne  sont  pas  des  T{atés. 

C'est  qu'en  effet,  pour  des  raisons  très  pro- 
fondes, qu'elles  soient  dues  à  une  intégrité  de  la 
puissance  vitale,  ou  bien  à  une  organisation  plus 
simple  de  la  société,  tous  ces  personnages  ont  en 
eux  ce  qui  manque  aux  médiocres  que  peint 
notre  roman  moderne,  —  une  solitude.  Telle 
qu'elle  se  présente,  ou  douloureuse  ou  médiocre, 
leur  existence  n'est  pas  une  œuvre  d'opinion. 
S'ils  sont  ainsi,  c'est  par  eux-mêmes.  Ils  ne  se 
conforment  point  à  un  programme  d'effet  social. 
Us  ne  se  comparent  point  à  celui-ci  et  à  celui-là. 
Lorsqu'on  creuse  plus  avant  encore  dans  la  psy- 


IVAN    TOURGUENIEV  227 

chologie  de  l'être  avorté,  on  découvre  que  cet 
avortement  n'est  irréparable  que  dans  l'impres- 
sion produite  sur  autrui.  Tant  qu'un  homme 
respire,  il  peut  agir,  à  la  condition  qu'il  n'agisse 
que  pour  lui  seul  et  sans  aucun  souci  de  la  figure 
extérieure  de  ses  actes  et  du  jugement  porté  sur 
eux.  C'est  la  poésie  du  Robinson  de  Daniel  de 
Foë  que  cette  action  toute  cachée,  toute  person- 
nelle de  la  volonté  qui  se  détermine  et  s'efforce 
en  dehors  de  la  réussite  d'orgueil  ou  de  vanité. 
Cette  poésie  du  «  quant  à  soi,  »  tous  les  héros 
de  Tourgueniev  la  gardent  invinciblement.  Il  se 
trouve  que,  somme  toute,  ils  ont  vécu  non  pas 
une  vie  prescrite  par  d'autres,  mais  leur  propre 
vie,  et  cela  les  empêche  d'aboutir  à  l'annihilation 
d'un  Frédéric  Moreau  ou  d'un  Deslauriers  *.  Car 
ici-bas,  la  grande  affaire  n'est  pas  d'être  apprécié 
ou  d'être  méconnu  ;  c'est  d'avoir  goûté  par  soi- 
même  la  saveur  amère  ou  douce  des  passions, 
d'avoir  eu  des  fatalités  du  monde  une  impression 
directe  et  sincère;  d'avoir  été,  en  un  mot,  pen- 
dant quelques  années,  au  milieu  de  l'écrasante 
nature,  cet  empire  dans  un  empire  dont  parle  le 
philosophe,  fût-on  un  empire  destiné  à  la  défaite, 
—  et,   en   un  certain  sens,    il  n'est  de  destinée 

*  Personnages  de  YÉducation  sentimentale. 


2  28  PSYCHOLOGIE     CONTEMPORAINE 

manquée  que  celle  de  l'homme  qui  a  existé  seu- 
lement dans  l'image  que  les  autres  se  formaient 
de  lui. 


PESSIMISME    ET     TENDRESSE 

Si  Tourgueniev  se  rattache  ainsi  à  l'école  de 
nos  romanciers  contemporains  par  son  réalisme 
et  s'en  distingue  par  l'originalité  de  son  esthé- 
tique, il  est  certain  qu'il  s'en  rapproche  encore 
par  son  pessimisme  et  s'en  distingue  de  même 
par  une  nuance  nouvelle  dans  ce  pessimisme. 
Mais  ce  mot  de  pessimisme  risquerait  de  paraî- 
tre excessif  si  l'on  ne  précisait  pas  dans  quel 
sens  il  peut  être  prononcé  à  l'occasion  de  Tour- 
gueniev. Si  l'on  veut  prendre  ce  mot  dans  sa 
signification  étroite,  il  est  évident  qu'il  ne  sau- 
rait s'appliquer  à  l'auteur  de  T'eres  et  Enfants. 
S'appliquerait  -  il  davantage  à  aucun  homme 
ayant  écrit,  c'est-à-dire  avant  agi:  Le  pessimisme 
total  et  définitif  n'esr-il  pas  incompatible  avec 
une  activité  quelconque,  même  la  plus  faible, 
puisqu'il  implique  la  conviction    que    tout    est 


IVAN    TOURGUENIEV  2  20 

pour  le  pire  dans  le  plus  mauvais  des  mondes 
possibles,  et  qu'une  telle  conviction  aboutit  né- 
cessairement au  nirvana  des  sages  de  l'Inde? 
Mais,  des  adeptes  d'une  telle  intransigeance  de 
doctrine,  vous  n'en  trouverez  pas  plus  que  des 
fidèles  de  l'optimisme  absolu.  Nous  ne  saurions 
trop  insister  sur  ce  point.  Quand  nous  disons 
d'un  écrivain  qu'il  est  pessimiste,  nous  signi- 
fions par  là  que  son  œuvre  se  résume  dans  une 
impression  déprimante,  comme  nous  étiquetons 
du  nom  d'optimiste  celui  dont  les  livres  produi- 
sent sur  nous  une  impression  exaltante.  C'est 
qu'en  effet,  si  l'on  examine  en  son  essence  tout 
écrit,  roman,  drame  ou  poème,  de  la  lecture  du- 
quel on  sort  angoissé,  abattu,  découragé  enfin, 
on  trouvera  au  fond  cette  idée  que  la  vie  humaine 
se  termine  par  une  banqueroute  et  qu'il  y  a  un 
désaccord  intime  entre  notre  âme  et  la  loi  des 
choses.  Toute  œuvre  de  poésie  qui  réconforte 
s'appuie  au  contraire  sur  l'affirmation,  incons- 
ciente ou  réfléchie,  que  l'effort  sincère  a  toujours 
son  fruit,  en  d'autres  termes  qu'il  y  a  une  har- 
monie initiale  et  finale  entre  les  exigences  de 
l'âme  et  les  nécessités  de  l'univers.  Pour  préciser 
ces  formules  par  des  exemples,  ÏHamlei  de  Sha- 
kespeare   peut   être    considéré   comme  le   type 


230  PSYCHOLOGIE     CONTEMPORAINE 

d'un  drame  pessimiste.,  et  le  Wilhelm  zMeister  de 
Goethe  comme  le  type  d'un  roman  optimiste, 
quoique  d'ailleurs  ni  Shakespeare  ni  Gœthe 
n'aient  prétendu  rapporter  leur  travail  de  créa- 
tion à  une  doctrine  précise.  Mais  il  y  a  dans 
toute  théorie  philosophique  l'enveloppement 
d'une  certaine  sensibilité,  et,  d'autre  part,  à  toute 
sensibilité  correspond  une  hypothèse  sur  le 
monde.  Par  la  nuance  de  ses  sentiments,  l'artiste 
se  rattache  toujours  à  une  métaphysique,  même 
lorsqu'il  l'ignore. 

Il  est  aisé  de  comprendre  pourquoi  la  littéra- 
ture fondée  sur  l'observation  abonde  nécessaire- 
ment en  œuvres  pessimistes;  cela  tient  à  ce  que 
la  sensibilité  de  l'observateur  est  presque  tou- 
jours, et  pour  des  raisons  qu'on  déduirait  à  priori, 
celle  que  façonnerait  le  pessimisme  théorique, 
s'il  s'imposait  à  une  âme.  Et  d'abord,  le  seul  fait 
qu'une  époque  ait  pour  principe  de  son  esthé- 
tique l'observation,  suppose  que  dans  cette 
époque  les  énergies  créatrices  sont  singulière- 
ment affaiblies.  Observer,  n'est-ce  pas  sortir  de 
la  vie  inconsciente  et  féconde  pour  entrer  dans 
l'analyse,  dans  la  réflexion  et  dans  la  critique? 
C'est  là  un  signe  certain  que  la  poussée  instinc- 
tive diminue,  et  comme  à  toute  diminution  de 


IVAN    TOURGUENIEV  2  }  1 

notre  force  correspond  une  tristesse,  c'est  aussi 
un  gage  assuré  de  mélancolie.  Si  des  époques 
nous  passons  à  l'individu 3  ne  trouvons-nous  pas 
que  le  goût  de  l'observation  apparaît  chez  lui  à 
l'heure  même  où  les  espérances  sont  moindres? 
A  l'homme  jeune,  et  qui  vit  ardemment,  ses  sen- 
sations suffisent.  Elles  se  remplacent  les  unes  les 
autres  avec  une  intensité  si  continue  qu'il  n'a  pas 
le  loisir  de  les  étudier  en  détail,  ni  la  curiosité 
de  considérer  celles  de  ses  voisins.  C'est  seule- 
ment lorsque  le  flot  des  émotions  vives  commence 
a  se  tarir,  partant  lorsque  l'aptitude  au  bonheur 
s'affaiblit,  que  l'esprit  d'analyse  installe  sa  prédo 
minance.  Il  arrive  bientôt  que  cet  esprit  d'ana- 
lyse devient,  par  son  exercice  même,  une  cause 
de  malheur.  La  sensibilité  sociale  qui  sert  à  l'ob- 
servateur d'instrument  d'expérience  s'affine  en 
lui  à  mesure  qu'il  l'emploie.  L'œil  d'un  peintre, 
grâce  à  une  pratique  quotidienne,  s'exaspère  jus- 
qu'à saisir  les  plus  délicates  nuances  de  la  déco- 
loration et  de  la  lumière.  L'oreille  d'un  musicien 
en  arrive  à  percevoir  les  distances  les  plus  ténues 
qui  séparent  deux  sons.  Il  en  va  ainsi  de  toutes 
nos  facultés  physiques  et  morales:  leur  fonc- 
tionnement exagère  leur  acuité.  L'observateur 
n'échappe  point  à  la  loi  commune.  L'habitude 


2  }  2  PSYCHOLOGIE      CONTEMPORAINE 

qu'il  prend  de  suivre  en  pensée  les  invisibles  dé- 
tours des  motifs  de  Faction  humaine  ne  fait 
qu'augmenter  en  lui  le  malaise  que  procure  la 
constatation  des  vilains  égoïsmes  et  des  compro- 
mis odieux  de  conscience.  Les  confidences  que 
nous  ont  laissées  sur  l'état  de  leur  âme,  durant 
leurs  derniers  jours,  des  psychologues  comme 
Stendhal  et  comme  Flaubert  nous  permettent 
d'apercevoir  jusqu'à  quel  degré  d'excitabilité  ma- 
ladive ces  contemplateurs  étaient  parvenus.  Et 
comment  n'en  serait-il  pas  ainsi?  Observer 
l'homme,  est-ce  autre  chose  que  se  démontrer  à 
soi-même  le  désaccord  constant  de  nos  ambi- 
tions et  de  nos  efforts,  de  notre  attente  et  de 
notre  œuvre,  de  nos  prétentions  extérieures  et  de 
notre  indigence  intime?  C'est  le  lieu  commun 
de  toutes  les  philosophies  que  ce  désaccord; 
pour  l'observateur  cela  cesse  d'être  une  vérité 
vague  et  générale,  car  il  trouve  la  vérification  de 
cette  loi  mélancolique  dans  une  expérience  de 
tous  les  jours.  Quoi  détonnant  si  le  pessimisme 
se  rencontre  à  l'extrémité  d'un  tel  travail?  Aussi 
la  littérature  d'observation  a-t-elle  abouti  chez 
nos  romanciers  actuels  à  un  morne  désespoir,  et 
il  en  est  de  même  chez  Tourgueniev.  Tous  ses 
grands    romans,    depuis    Fumée    jusqu'à    Terres 


IVAN     TOURGUENIEV  2}} 

vierges  et  depuis  la  [Nj.chée  de  gentilshommes  jus- 
qu'à Ter  es  et  Enfants,  depuis  les  Eaux  printanières 
jusqu'à  Vimitri  %oudine ,  se  terminent  sur  une 
impression  d'accablement.  La  matière  habituelle 
de  ces  récits  est  l'histoire  de  l'avortement  d'une 
espérance,  et  nul  n'excelle  davantage  à  tirer  un 
effet  d'irrésistible  tristesse  du  contraste  entre  l'il- 
lusion qui  s'évanouit  et  la  réalité  qui  s'impose. 
Nul  n'a  mieux  saisi  et  rendu  plus  perceptible  la 
minute  même  où  ce  contraste  se  découvre.  Dans 
combien  d'œuvres  de  littérature  rencontrerez- 
vous  une  page  plus  navrante  que  celle  où  se 
trouve  décrite  la  fuite  du  héros  de  Fumée,  Litvi- 
nof,  loin  de  Bade  et  de  tout  ce  qu'il  a  aimé?  Sa 
fiancée  est  perdue  pour  lui  et  par  sa  faute,  puis- 
qu  il  l'a  trahie  pour  Irène,  et  voici  qu'il  a  été 
trahi  par  la  trop  faible  Irène  :  «  Fumée  !  Fumée  ! 
répéta-t-il  à  plusieurs  reprises,  et  soudain  tout  ne 
lui  sembla  que  fumée:  sa  vie,  la  vie  russe,  tout  ce 
qui  est  humain  et  principalement  tout  ce  qui  est 
russe.  Tout  n'est  que  fumée  et  vapeur,  pensait- 
il,  tout  parait  pour  éternellement  changer.  Une 
image  remplace  l'autre.  Les  phénomènes  suc- 
cèdent aux  phénomènes,  mais,  en  réalité,  tout 
reste  la  même  chose,  tout  se  précipite,  tout  se 
dépêche  d'aller  on  ne  sait  où,  et  tout  s'évanouit 


2]4  PSYCHOLOGIE      CONTEMPORAINE 

sans  laisser  de  trace,  sans  avoir  rien  atteint  3  le 
vent  a  soufflé  d'ailleurs.  Tout  se  jette  du  coté 
opposé,  et  là  recommence  sans  relâche  le  même 
jeu  fiévreux  et  stérile...  »  Ne  croirait-on  pas  en- 
tendre les  lamentations  d'un  des  disciples  du 
vieil  Heraclite  sur  l'universel"  écroulement  de  la 
nature?  Et,  ailleurs,  dans  la  tHjchée  de  gentils- 
hommes, quelle  apparition  d'une  angoissante 
vérité  que  celle  de  Lavretsky  parmi  les  arbres  du 
jardin  où  il  s'est  cru  aimé!  C'est  une  matinée 
de  printemps.  Les  feuilles  frémissent.  Le  ciel 
est  bleu.  Des  jeunes  gens  s'amusent,  et,  du 
passé,  il  ne  reste  rien  qu'un  fantôme  qui  va 
s'effacer  avec  la  mémoire  où  il  est  conservé... 
Quel  morceau  encore  que  celui  où  se  trouve  ra- 
conté le  suicide  de  Nedjanof,  dans  Terres  viergesl 
Le  malheureux  s'est  affilié,  sans  trop  y  croire,  à 
une  association  politique.  Son  aristocratie  native 
l'avait  dégoûté  de  sa  tâche  pendant  même  qu'il 
l'accomplissait.  Tout  est  découvert,  et  il  se  dé- 
cide à  mourir:  «  Si  quelqu'un  me  voit,  pensa-t-il, 
peut-être  que  je  remettrai...  Mais  nulle  part  ne 
se  montra  un  visage  humain.  Tout  semblait 
mort.  Tout  se  détournait  de  lui,  s'éloignait  pour 
toujours,  le  laissant  seul  à  la  merci  du  destin... 
Seule,  la  fabrique  lui  envoyait  sa  puanteur  et  son 


IVAN     TOURGUENIEV  2  "J  f 

vacarme  stupide,  et  une  petite  pluie  froide  com- 
mençait de  tomber  en  gouttelettes  très  fines  et 
très  aiguës.  »  C'est  tout  le  symbole  de  la  vie 
sociale  au  regard  du  vaincu  que  ce  paysage 
d'usine,  et  tout  le  symbole  de  la  nature  que 
cette  pluie  glaçante...  Ainsi  s'en  va  encore  le 
Bazarof  de  Tères  et  Enfants.  Une  piqûre  anato- 
mique  l'a  empoisonné.  La  femme  qu'il  a  aimée 
sans  en  être  aimé  se  tient  debout  à  son  chevet  : 
«  Soufflez  sur  la  lampe  qui  se  meurt  et  qu'elle 
s'éteigne,  dit-il  ..  Mme  Odintsof  posa  ses  lèvres 
sur  le  front  du  mourant...  Assez,  reprit-il,  et  sa 
tête  retomba...  Maintenant  les  ténèbres!  »  Sans 
doute  l'écrivain  a  peur  de  ce  désespoir  final.  Il 
lui  arrive  alors  d'ajouter  comme  un  post-scrip- 
tum  à  son  livre.  Dans  les  toutes  dernières  pages 
de  Fumée,  Litvinof  se  rapproche  de  sa  fiancée. 
Dans  Tères  et  Enfants,  les  fleurs  qui  poussent 
sur  la  tombe  de  Bazarof  parlent  d'une  espérance 
d'au  delà.  N'importe;  la  couture  est  trop  visible 
entre  ce  petit  fragment  d'après  coup  et  le  reste 
du  roman  Ce  sont  des  corrections  sans  effet  de 
retour  en  arrière,  et  qui  ne  corrigent  rien.  L'im- 
pression totale  est  produite,  et  il  faut  avouer 
qu'elle  est  désespérante. 

Mais  voici  qui  distingue  profondément  le  pes 


2"]  6  PSYCHOLOGIE     CONTEMPORAINE 

simisme  de  Tourgueniev  de  celui  du  premier  de 
nos  romanciers  actuels ,  du  grand  et  sombre 
Gustave  Flaubert.  Le  sentiment  de  1  inutilité  de 
l'effort  humain  n'aboutit  pas  chez  lui  à  la  haine 
de  l'homme.  Son  pessimisme  est  parfois  bien  in- 
tense, jamais  il  ne  se  termine  en  misanthropie. 
Il  devrait,  ce  semble,  en  être  ainsi  toujours,  car 
tout  pessimisme  est  une  condamnation  de  la  na- 
ture qui  repose  sur  un  contraste  entre  l'idéal  et 
le  réel;  et  comme  d'autre  part  l'idéal  est  le  pro- 
duit de  lame  humaine,  il  faudrait,  pour  être 
logique,  exalter  cette  âme  afin  d'avoir  le  droit  de 
maudire  le  monde.  Il  n'en  est  rien  cependant,  et 
les  contempteurs  de  l'univers  sont  aussi  d'habi- 
tude des  contempteurs  de  l'homme.  On  s'en 
étonnera  moins  si  l'on  réfléchit  que  le  pessi- 
misme est  rarement  une  doctrine  raisonnée. 
C'est  un  malaise  général  de  la  sensibilité,  comme 
un  flot  de  bile  injecté  dans  l'esprit  et  qui  teinte 
d'une  morne  couleur  tous  les  objets,  quels 
qu'ils  soient  d'ailleurs  par  eux-mêmes.  Tour- 
gueniev nous  présente  un  spectacle  différent 
et  dont  l'analogue  se  trouve  en  Angleterre 
dans  les  romans  de  George  Eliot.  Il  est  pes- 
simiste et  il  est  tendre.  La  vision  de  la  fatale 
caducité  de   toute  existence  l'amène    à  plaindre 


Ivan   tourguénièv  237 


comme  des  victimes  les  pauvres  créatures  aux- 
quelles a  été  infligée  la  vie.  Ce  n'est  point  par 
des  sourires  sarcastiques  qu'il  accueille  le  trou- 
peau de  ses  personnages  vaincus,  c'est  par  des 
larmes  de  pitié.  11  ne  se  moquera  ni  des  égare- 
ments de  Litvinof,  ni  de  la  stérile  éloquence  de 
Roudine,  ni  des  infortunes  conjugales  de  Lavret- 
sky,  ni  des  inconséquences  de  Bazarof.  Non;  il 
les  aime,  ces  écrasés,  d'avoir  commencé  par  con- 
cevoir un  idéal  supérieur  de  l'existence.  Certes, 
cet  idéal  les  a  déçus,  mais  le  poète  les  en  plaint 
davantage.  Il  les  écoute.  Il  les  comprend,  les 
pénètre  et  se  met  à  ce  point  de  vue  intérieur 
qui  est  aussi  celui  de  chacun  de  nous  quand 
nous  nous  jugeons  dans  la  vérité  de  notre 
conscience;  et  lequel  de  nous  ne  comprend  que, 
malgré  tout,  il  valait  mieux  que  sa  destinée? 
Tourgueniev  arrive  ainsi  à  produire  sur  son  lec- 
teur un  erTetd'attendrissementinexprimable.  C'est 
presque  celui  dont  un  amant  est  pénétré  devant 
la  confidence  d'une  femme  aimée,  qui  lui  raconte 
quelque  inguérissable  malheur  de  sa  vie.  A  de 
certains  passages  de  ces  romans,  l'émotion  est 
si  intense  qu'il  faut  fermer  le  volume  et  s'inter- 
rompre de  cette  lecture  pendant  quelques  mi- 
nutes. Le  romancier,  à  travers  votre  imagination, 


2  "}  8  PSYCHOLOGIE     CONTEMPORAINE 

a  touché  la  place  malade  de  votre  cœur,  et,  si 
légère  que  soit  cette  pose  de  son  doigt  sur  la  bles- 
sure, on  ne  saurait  la  supporter  bien  longtemps. 
A  ce  frémissement  de  l'humanité  retrouvée  par 
delà  les  analyses,  à  cette  sympathie  profonde 
même  dans  la  mise  à  nu  de  la  misère  humaine, 
à  ce  don  des  larmes  conservé  jusqu'au  bout,  re- 
connaissez la  présence  constante,  chez  Tourgue- 
niev, de  la  flamme  divine  de  l'amour.  Il  est  si 
difficile  de  la  garder  intacte,  cette  flamme  ré- 
chauffante et  tremblotante,  à  travers  les  dégra- 
dations de  l'existence  moderne!  Que  de  causes 
conspirent  à  l'éteindre  en  nous!  L'abus  de  la  lit- 
térature, la  précocité  des  expériences  libertines, 
l'àpreté  de  la  concurrence  sociale,  la  flétrissure 
des  ironies  de  conversation,  voilà  quelques-unes 
de  ces  causes,  dont  la  trace  est  reconnaissable 
dans  l'œuvre  de  tant  d'écrivains  de  notre  époque  ! 
Ces  cruelles  influences  furent  épargnées  à  Tour- 
gueniev, grâce  à  la  franchise  de  ses  impressions 
premières,  grâce  à  la  rusticité  dune  partie  de  sa 
vie,  grâce  aussi  à  sa  fortune  et  aux  longues 
années  de  sa  solitude  parmi  ses  paysans.  Mais  sur- 
tout ce  qui  maintint  haute  et  droite  en  lui  cette 
flamme  de  l'Amour,  ce  fut  la  pensée  continue 
de  Sa  Russie.  Tous  ses  livres  semblent  avoir  été 


IVAN     TOURGUENIEV  239 

composés  pour  elle  uniquement  et  dans  le  bue 
de  la  servir.  Tourgueniev  ne  fut  jamais  l'artiste 
pur,  celui  au  regard  duquel  la  belle  phrase  est  la 
seule  réalité,  —  sentiment  plus  sage  peut-être, 
mais  au  fond  duquel  se  dissimule  en  fait  l'hor- 
reur de  la  réalité.  Plus  que  son  art  encore,  il 
chérit  d'une  infinie  tendresse  cette  vie  russe  dont 
il  a  décrit,  avec  une  complaisance  émue,  les  songes 
obscurs,  les  rêveries  inachevées,  les  décevantes 
ardeurs.  Ce  n'était  pas  là  du  patriotisme  au  sens 
exact  où  nous  entendons  ce  terme  ;  c'était  une 
sorte  de  communion  mystique  avec  le  cœur  de 
toute  sa  race.  Aussi  la  pitié  singulière  qu'il  mani- 
feste pour  ses  personnages  provient-elle  de  ce 
que  les  uns  et  les  autres  portent  en  eux  une 
étincelle  de  cette  âme  russe  qu'il  aime  si  étrange- 
ment. Et  lui-même  est  à  ce  point  éloigné  de 
notre  monde  occidental  par  cet  arrière-fond  de 
son  être,  qu'en  constatant  chez  lui  le  mélange 
du  pessimisme  intellectuel  et  de  l'effusion  pro- 
fonde, on  se  prend  à  se  ressouvenir  des  religions 
asiatiques,  —  les  Russes  d'ailleurs  ne  sont-ils  pas 
des  demi- Asiatiques?  —  et  de  cette  évolution  du 
bouddhisme  qui  a  fait  jadis  sortir  du  nihilisme 
philosophique  le  plus  absolu  le  flot  le  plus  jail- 
lissant d'inépuisable  charité. 


24O  PSYCHOLOGIE     CONTEMPORAIN  F 


IV 


LES     FEMMES    DE    TOURGUENIEV 

Ces  indications,  qui  marquent  les  points  où 
Tourgueniev  se  sépare  de  nos  romanciers,  seraient 
incomplètes  si  Ton  n'évoquait  ici  le  peuple  char- 
mant de  ses  femmes.  Pour  tout  écrivain  d'imagi- 
nation, c'est  d'ailleurs  là  une  épreuve  nécessaire. 
C'est  en  effet  dans  la  création  de  ses  héroïnes 
que  l'écrivain  manifeste  avec  le  plus  d'évidence 
le  tour  particulier  de  son  esprit.  Ne  sont-elles 
pas,  en  dernière  analyse,  son  rêve  du  bonheur, 
animé,  vivant  et  rendu  réel  pour  quelques  mi- 
nutes? L'écrivain  se  complaît-il  à  flétrir  les  figu- 
res des  femmes  de  ses  romans,  à  les  dévêtir  de 
poésie,  à  montrer  sous  la  mobilité  de  leur  fan- 
taisie les  désordres  de  leur  physiologie,  et,  dans 
le  fond  de  toutes  leurs  tendresses,  les  exigences 
de  leur  système  nerveux,  tenez  pour  probable 
que  cet  homme  a  souffert  des  mensonges  de  l'a- 
mour. Son  mépris  de  la  nature  féminine  est  la 
confession  mystérieuse  de  son  cœur.  Rencontrez- 


IVAN     TOURGUENIEV  24 1 

vous  au  contraire  dans  un  roman  quelqu'un  de 
ces  visages  dessinés  avec  une  sympathie  son- 
geuse, où  toute  la  grâce  du  doux  esprit  féminin 
se  joue  dans  un  décor  attendri,  soyez  assuré  que 
Fauteur  a  conservé  à  travers  sa  vie  cet  amour  de 
l'amour  qui  dictait  à  Balzac  cette  phrase  de  sa 
Correspondance  :  «  N'aurai-je  donc  jamais  auprès 
de  moi  un  de  ces  doux  esprits  de  femme  pour 
lesquels  j'ai  tant  fait?...  »  et  quelques  années 
plus  tard,  accablé  par  l'expérience,  mais  non  dé- 
sabusé, il  disait  :  «  Je  me  déshabituerai  peut-être 
de  mes  idées  sur  la  femme,  et  j'aurai  passé  sans 
en  avoir  reçu  les  choses  que  je  lui  demandais. . .  » 
Balzac  cependant,  comme  Tourgueniev,  était  un 
romancier  d'observation,  et  tous  les  deux  ont 
essayé  de  peindre  les  femmes  qu'ils  mettaient  en 
scène,  avec  exactitude  et  sans  lyrisme.  Ce  n'est 
ni  lange  ni  le  démon  des  romantiques  qu'ils 
nous  représentent;  c'est  la  créature  vraie  et  que 
nous  avons  vue  nous-méme,  hier,  dans  le  monde 
ou  dans  la  rue,  avec  ses  gestes  menus  et  ses 
idées  souvent  pareilles  à  ses  gestes,  avec  ses  pré- 
jugés d'enfant  capricieuse,  avec  ses  ruses  d'être 
trop  faible.  Voilà  bien  l'étrange  compagne,  tou- 
jours à  la  veille  de  devenir  ou  l'incomparable 
amie  ou  l'ennemie  invincible...  Mais  de  ce  que 

14 


242  PSYCHOLOGIE     CONTEMPORAIN!; 

l'écrivain   d'observation    traite  la  femme  comme 
un  sujet  d'étude  sans  lyrisme,  il  ne  s'en  suit  pas 
qu'il  puisse  l'étudier  ainsi  sans  émotion  propre. 
Nous  supposons  aisément  que  l'observation  ab- 
dique  tout   à  fait   sa  personnalité    pour   mieux 
comprendre  celle   des  autres  hommes,  ses  sem- 
blables.   Il  n'en  saurait  être  de  môme  quand  il 
s'agit   d'analyser  cette   subtile,  cette  décevante 
nature  des  filles  d'Eve,  si  éloignée  de  nous  par 
tant  de  caractères,  et  que  nous  connaissons  sur- 
tout par  notre  expérience  sentimentale.  Oui,  la 
femme   que  nous    avons  aimée,  celle  qui  nous  a 
fait  souffrir  ou  qui  nous  a  prodigué  le  bonheur, 
est  toujours  celle  qui  nous  sert  involontairement 
de  type  et  de  modèle  quand  nous  essayons  de 
formuler  quelques  vérités  sur  ses  sœurs  du  même 
sexe.   C'est  pour  cela  que  les  figures  de  femmes 
esquissées  par  chaque  écrivain  lui  sont  plus  per- 
sonnelles encore  que  les  figures  d'hommes.  On 
pourrait  à   la  rigueur  concevoir  un  Macbeth  ou 
un  Othello  créé  par  un  autre  que  Shakespeare; 
mais  l'Imogène  de  Cymbeline,  mais  la  Rosalinde 
de   Comme   il  vous  plaira,  mais  la  Miranda  de  la 
Tempête,  sont  des  créations  sans  analogues  dans 
l'œuvre  de  la  poésie  humaine;  il  en  est  ainsi  des 
femmes  qui  traversentles  romans  de  Tourgueniev. 


IVAN    TOURGUENIEV  243 

Quand  on  veut  résumer  la  sorte  de  charme 
dont  ces  femmes  de  l'écrivain  russe  sont  parées, 
c'est  le  terme  de  mystère  qui  vient  aux  lèvres 
tout  de  suite.  Cela  seul  lui  donne  une  place  uni- 
que parmi  les  analystes  contemporains.  Il  a  gardé 
devant  l'être  féminin  l'impression  de  l'inconnu, 
de  la  charmante  et  tendre  énigme,  qui  s'en  va  du 
cœur  de  l'homme  avec  la  chimère  des  belles, 
des  nobles  amours.  Tout  autour  des  joues  min- 
ces des  héroïnes  de  ses  romans  flotte  cet  inex- 
primable sourire  que  le  plus  moderne  des  pein- 
tres de  la  Renaissance ,  Léonard  de  Vinci , 
promène  lui  aussi  sur  la  bouche  de  sesJocondes, 
—  sourire  sur  lequel  tant  de  commentaires  ont 
été  donnés,  sourire  qui  ne  sera  jamais  défini, 
tout  simplement  parce  qu'il  est  du  mystère  co- 
pié. Il  faut,  a  dit  profondément  un  philosophe, 
comprendre  l'incompréhensible ,  comme  incom- 
préhensible. Pareillement,  il  n'y  a  pas  une  des 
femmes  de  Tourgueniev  dont  on  ne  puisse  dire 
la  phrase  que  prononce  un  de  ses  personnages  à 
l'occasion  de  Lise  dans  la  [Nj.chée  de  gentilshom- 
mes :  «  L'âme  d'autrui,  vois-tu,  c'est  une  forêt 
obscure.  »  Jamais  il  ne  lui  arrive  de  résoudre  ce 
mystère  en  une  simple  analyse  de  physiologie. 
Précisément  parce   qu'il  considère  cette  nuance 


244  PSYCHOLOGIE     CONTEMPORAINE 

de  demi  teinte  comme  la  marque  propre  de 
Tàme  féminine,  Tourgueniev  respecte  la  pudeur 
de  ses  héroïnes  ainsi  que  le  ferait  l'amant  le  plus 
tendrement  passionné.  Cette  pudeur  lui  appa- 
raît comme  un  fait  psychologique  d'une  impor- 
tance souveraine,  et  il  lui  semble  que  ne  pas  en 
tenir  compte  serait  un  signe  de  gaucherie  dans 
l'analyse.  Aussi  n'y  a-t-il  pas  d'écrivain  plus 
chaste,  quoi  qu'il  ait,  lui  aussi,  montré  avec  une 
hardiesse  desavant  tous  les  égarements  des  adul- 
tères et  des  séductions.  Mais  nommer  avec  des 
mots  certaines  choses  secrètes  de  l'amour,  c'est 
les  flétrir,  et  Tourgueniev  a  toujours  reculé  devant 
cette  flétrissure. 

Examinez  les  donc,  les  unes  après  les  autres, 
les  femmes  dont  il  a  peuplé  ses  livres,  et  voyez 
comme  une  ombre  demeure  dans  l'arrière-fond  de 
leurs  yeux,  cachant  la  pensée  criminelle  ou  l'infinie 
douceur,  mais  toujours  impénétrable.  Trois  types 
principaux  passent  et  repassent  dans  ces  romans. 
C'est  d'abord  la  femme  perverse,  celle  que  M.  Bar- 
bey d'Aurevilly  appelle  la  Diabolique,  curieuse  et 
dangereuse  créature  qui  s'empare  de  l'homme  à 
la  manière  d'une  possession  et  le  conduit  parles 
chemins  coupables  au  déshonneur  et  à  la  mort. 
C'est,   dans   les    Eaux  prinranières,  .Marie  Nico- 


IVAN     TOURGUENIEV  24f 

laïevna  qui  s'amuse  à  ensorceler  Dimitri  Pavlovich 
Savine,  simplement  parce  qu'elle  le  voit  rempli 
d'un  véritable  amour  pour  une  autre.  C'est,  dans 
la  UHjchce  de  gentilshommes,  Madame  Lavretsky, 
l'adultère  souriante,  hypocrite  et  heureuse.  Mais 
nulle  part  comme  dans  Fumée,  et  à  l'occasion  du 
personnage  d'Irène,  le  romancier  n'a  fixé  ce 
caractère  de  la  coquette  avec  tous  ses  ondoie- 
ments et  toutes  ses  contradictions.  Ce  n'est  plus 
ici  la  femme  uniquement  méchante,  car  la  co- 
quette aime  sincèrement  à  plaire;  elle  a  besoin 
d'être  aimée,  quoiqu'elle  ne  soit  pas  capable 
d'aimer  elle-même  jusqu'au  don  définitif  et  en- 
tier de  son  être  intime.  Elle  est  sincère,  même 
dans  ses  mensonges,  car  c'est  à  elle-même  qu'elle 
ment  d'abord.  Elle  a  soif  tout  ensemble  et  hor- 
reur de  trop  sentir.  Que  veut-elle?  Que  ne  veut- 
elle  pas?...  Irène  a  connu  Litvinof  quand  elle 
était  jeune  fille,  elle  l'a  aimé,  puis  elle  s'est  ma- 
riée avec  un  autre,  en  proie  à  une  nostalgie  de 
la  haute  vie  qu'elle  ne  peut  va.ncre.  Elle  retrouve 
son  ancien  ami  et  se  reprend  à  lui  faire  la  cour. 
Oui,  c'est  elle  qui  va  vers  lui,  prodiguant  les 
aveux,  prodiguant  les  espoirs,  jusqu'à  ce  qu'il 
lui  sacrifie  la  jeune  fille  qu'il  doit  épouser.  Elle 
lui  doit  sa  vie  maintenant,  et  il  lui  demande  de 

«4- 


246  PSYCHOLOGIE     CONTEMPORAINE 

fuir  avec  lui.  Mais  ce  sacrifice  suprême,  elle  ne 
veut  pas  le  faire.  Que  dis-je?  Elle  ne  peut  pas. 
Une  obscure  influence  est  sur  elle  qui  l'empêche 
d'aller  jusqu'au  bout  de  la  passion,  et  son  désir 
s'arrête  à  mi-chemin  de  l'amour...  On  pose  le  li- 
vre, on  ferme  les  yeux,  et  voici  apparaître  la 
créature  adorable  et  dangereuse,  avec  son  sou- 
rire qui  promet  la  tendresse,  avec  ses  regards  qui 
révèlent  une  âme  effrénée,  avec  sa  pâleur  qui  dit 
l'émotion  sincère,  —  et  cependant  elle  n'aime 
pas,  elle  ne  peut  pas  aimer.  Et  une  question  se 
pose,  un  pourquoi  auquel  le  romancier  ne  ré- 
pond pas,  auquel  il  ne  doit  pas  répondre,  car 
cette  créature  est  une  énigme  pour  elle-même, 
et  on  ne  la  montre  telle  qu'elle  est,  qu'en  ne 
montrant  pas  tout  ce  qu'elle  est,  puisqu'elle 
s'ignore  et  s'ignorera  toujours,  —  âme  incertaine 
et  mouvante  comme  l'eau,  troublée  comme  elle, 
et  comme  elle  insondable  au  songeur  qui  se 
penche  sur  elle  et  ne  sait  plus  s'il  n'y  a  pas  un 
mort  dans  cet  abîme.  —  En  regard  des  coquet- 
tes, il  faut  placer  les  mystiques.  Elles  sont  rares 
dans  les  romans  de  nos  écrivains,  elles  abondent 
dans  ceux  de  Tourgueniev.  Les  plus  saisissantes 
sont  la  Sophie  Vladimirovna  d'Étrange  histoire, 
la   Machourina  de   Terres  vierges,   et   la    Clara 


IVAN    TOURGUENIEV  247 

Miiitch,  iïoAprèsla  mort.  Celles-là  sont  des  âmes 
religieuses  qui  ont  besoin  de  mettre  leur  existence 
en  accord  avec  un  idéal  et  qui  vont  cherchant  la 
paix  du  cœur:  la  première  dans  le  dévouement 
insensé  aux  besoins  d'un  prophète  de  carrefour, 
à  demi  féroce,  à  demi  idiot;  le  seconde  dans 
les  héroïsmes  criminels  d'une  conspiration  poli- 
tique; et  la  troisième  dans  le  suicide!  Jamais  on 
n'a  montré  avec  plus  d'intensité  le  pouvoir  d'en- 
thousiasme qui  fait  les  saintes  et  les  martyres, 
et  la  sorte  d'égarement  désespéré  dont  il  s'accom- 
pagne. «  Paix  à  ton  cœur,  pauvre  être  incom- 
préhensible ,  »  dit  le  romancier  à  propos  de 
Sophie  Vladimirovna.  Est-ce  qu'un  désordre  or- 
ganique suffit  en  effet  à  expliquer  cet  appétit 
déréglé  du  sublime?  Est-ce  qu'il  n'y  a  pas,  dans 
la  fièvre  exaltée  de  ces  victimes  du  besoin  de  l'au 
delà,  un  je  ne  sais  quoi  de  plus  réel  peut-être 
que  notre  science,  de  plus  raisonnable  que  notre 
raison?  —  Et  de  même  encore,  il  y  a  de  l'in- 
compréhensible dans  les  plus  touchantes  de  ces 
femmes  de  Tourgueniev,  dans  ses  Antigones, 
car,  lui  aussi,  comme  le  poète  Shelley,  il  a  aimé 
cette  divine  image  de  la  pitié,  du  courage,  de 
la  pureté.  C'est  une  Antigone  que  la  Marianne 
de  Terres  Vierges  qui  suit  Nedjanof  si  simple- 


248  PSYCHOLOGIE      CONTEMPORAINE 


ment,  si  noblement.  C'en  est  une  que  Lise,  dans 
la  t^Çichée  de  Gentilshommes .  Ces  deux  jeunes 
filles  apparaissent  comme  le  symbole  adorable  de 
tout  ce  qui  peut  tenir  de  sincérité  dans  un  cœur 
délicat  et  fragile.  Et  toujours,  même  dans  le  fond 
de  ces  êtres  charmants  le  romancier  montre 
quelque  chose  d'inexprimable  et  d'inaccessible. 
Ou  dépravée,  ou  égarée,  ou  sublime,  la  femme 
est  ainsi  à  son  regard  :  —  un  univers  à  part  de 
nous,  une  personne  solitaire  en  son  essence  et 
inabordable  à  notre  analyse,  peut-être  à  notre 
amour,  si  ce  n'est  dans  de  rares  minutes  et  par  un 
de  ces  hasards  de  la  destinée  qu'il  ne  faut  pas 
même  souhaiter,  car  ils  ne  durent  pas.  Et  com- 
ment se  consoler  d'avoir  vu,  d'avoir  étreint  le 
bonheur,  pour  le  perdre  ensuite,  à  jamais? 

Cette  vision  si  particulière  de  Tourgueniev 
s'explique  par  deux  raisons,  La  première  réside 
dans  la  nature  même  de  la  femme  russe,  que  le 
romancier  a  copiée  de  son  mieux  et  que  tous 
ceux  qui  l'ont  connue  s'accordent  à  représenter 
comme  une  créature  inquiétante,  énigmatique, 
aussi  malaisée  à  définir  qu'à  oublier.  La  seconde 
raison  doit  être  cherchée  dans  l'âme  de  l'écri- 
vain. A  travers  toutes  les  analyses  que  nous  ve- 
nons de  faire,  comment  se  montre-t-elle  à  nous, 


IVAN     TOURGUENIEV  249 

cette  âme  du  grand  artiste?  Nous  l'avons  vue  à 
l'extrémité  de  toutes  ses  idées  rencontrer,  quoi? 
Le  vague  ,  l'indéfini  abîme  du  rêve.  C'est  ce 
goût  du  rêve  qui  a  inspiré  à  ce  réaliste  des  nou- 
velles comme  cApparitions  et  comme  le  Chant  de 
l  amour  triomphant,  dont  la  mysticité  rappelle  la 
Ligéia  ou  la  éMorella  d'Edgar  Poe.  C'est  ce  pou- 
voir de  rêve  qui  lui  fait  apercevoir  dans  toute 
existence,  même  médiocre,  une  solitude  et  une 
poésie.  C'est  ce  pouvoir  de  rêve  qui  l'a  sauvé 
des  misanthropies  desséchantes  du  pessimisme. 
C'est  lui  encore  qui  le  fait  demeurer  en  présence 
de  la  femme  avec  cette  émotion,  ce  respect  et 
cet  étonnement.  Ah!  le  rêve,  ainsi  compris,  n'a 
rien  de  commun  avec  les  songeries  heureuses  de 
l'adolescent  à  qui  ses  désirs  teintent  la  vie  de 
couleurs  roses*!  C'est  bien  plutôt  un  frémisse- 
ment tragique  et  douloureux,  celui  de  l'homme 
qui  sent  que  notre  univers  est  un  miracle  con- 
tinu, que  toute  réalité  plonge  dans  une  nuit  té- 
nébreuse. C'est,  si  l'on  veut,  la  vision  constante 
de  ce  que  les  positivistes  appellent  l'Inconnais- 
sable, aperçu  comme  source  et  comme  aboutis- 
sement de   tout  ce  qui  est.  Une  telle  vision  se 

*  On  trouvera  dans  l'élude  ^ur  Amiel  un  développement  plus 
complet  de  la  même  idée. 


2fO  PSYCHOLOGIE     CONTEMPORAINE 

retrouve  à  l'origine  de  toutes  les  races ,  mais 
l'œuvre  de  la  vie  sociale  est  de  nous  en  distraire. 
Eparse  dans  mille  curiosités  de  détail,  la  pensée 
du  civilisé  se  soucie  peu  que  le  monde  soit  ou 
non  explicable  en  sa  racine,  et  que  toute  vie 
humaine  soit  une  comédie  jouée  sur  le  bord  d'un 
gouffre  de  mystère.  C'est  en  ce  sens- là  qu'on 
peut  dire  que  l'esprit  d'analyse  est  justement  le 
contraire  du  rêve.  Chez  Tourgueniev,  ces  deux 
éléments  se  rencontrent  cependant  et  se  mêlent, 
et  il  arrive  que  le  second,  celui  qui  n'est  pas 
acquis,  transforme  insensiblement  le  premier. 
Les  idées  sont  bien  puissantes  par  elles-mêmes, 
mais  il  y  a  quelque  chose  de  plus  puissant 
qu'elles;  c'est  l'esprit  qui  les  admet,  qui  se 
les  assimile  et  qui  les  tourne  en  sa  substance 
propre.  Il  y  a  quelque  chose  de  plus  puissant 
encore  que  l'esprit  :  c'est  la  race,  dont  cet 
esprit  n'est  que  l'ouvrier  d'un  jour.  Heureux  les 
hommes  qui  peuvent,  comme  Tourgueniev,  se 
rendre,  en  mourant,  cette  justice,  qu'ils  ont  été 
de  bons  serviteurs  de  l'œuvre  à  laquelle  leur  race 
travaille!...  Heureux  surtout  s'ils  ont  vu  juste- 
ment quelle  était  cette  œuvre  ! . . . 


V 


HENRI-FRÉDÉRIC   AMIEL 


HENRI-FREDERIC    AMIEL 


Henri-Frédéric  Amiel  fut,  de  son  vivant,  pro- 
fesseur à  FUniversité  de  Genève.  Il  y  enseigna, 
sans  grand  éclat,  l'esthétique  d'abord,  puis  la 
philosophie.  Il  publia,  sans  grand  succès,  quel- 
ques volumes  de  vers  lyriques.  Il  mourut  dans 
l'avril  de  1881,  âgé  de  soixante  ans  et  persuadé 
que  son  nom  sombrerait,  avec  sa  vie,  d'un  irré- 
parable naufrage,  dans  cet  immense  marais  de 
l'oubli  qui  épaissit  son  eau  immobile  sur  des 
millions  et  des  millions  d'âmes  humaines  dispa- 
rues. Le  hasard,  cet  ironique  hasard  qui  se  com- 
plaît à  parer  de  lauriers  les  tombes  insensibles 
des  morts,  et  à  meurtrir  de  blessures  les  cœurs 
tendres  des  vivants,  en  a  décidé  autrement. 
Amiel  avait  gardé  de  sa  jeunesse  le  goût,  voire  la 

•5 


2^4  PSYCHOLOGIE      CONTEMPORAINE 

manie  du  journal  intime.  Jusqu'à  son  dernier 
mois,  jusqu'à  ses  toutes  dernières  heures,  il  avait 
noté  minutieusement  les  moindres  passages  de  sa 
pensée,  les  caprices  de  son  humeur,  toutes  les 
nuances  ou  claires  ou  sombres  de  son  ciel  moral. 
Cela  faisait  une  longue  et  diffuse  monographie 
de  l'existence  dune  âme,  mais  une  monographie 
d'un  caractère  d'authenticité  incomparable  ;  et 
comme  cette  âme  était  très  haute  et  très  noble, 
l'intérêt  du  drame  qui  s'est  joué  en  elle  parut 
assez  général  aux  amis  du  mort  pour  qu'ils  fus- 
sent tentés  de  donner  au  public  quelques  frag- 
ments au  moins  de  ce  journal.  C'est  ainsi  que  pa- 
rurent coup  sur  coup  deux  volumes  accompagnés 
d'une  remarquable  préface  de  M.  Scherer  *.  Il  n'y 
a  pas  beaucoupplus  d'un  an  que  cette  publication 
est  achevée,  et  voici  qu'Amiel  se  trouve  célèbre. 
Il  a  eu  l'honneur  de  provoquer  de  nombreuses 
études,  quelques-unes  signées  du  nom  des  plus 
fins  moralistes  de  notre  époque**.  Une  élite  de 
lecteurs  s'est  rencontrée  pour  refaire  avec  lui  en 
pensée  le  chemin  mélancolique  de  son  âge  mur 


*  Henri-Frédéric  Amiel:  Fragments  d'un  Journal  intime.  2  vol. 
Genève,  H.  Georg,  éditeur. 
**  MM.  Caro  et  Renan. 


HENRI-FRÉDÉRIC      AMIEL  2ff 

et  de  sa  vieillesse.  Oui,  le  professeur  obscur  de 
Genève,  le  poète  inconnu  de  Jour  à  jour  et  des 
Étrangères,  est  célèbre  ;  et  il  le  restera,  comme  il 
l'est  devenu,  d'abord  à  cause  de  la  sincérité  inexo- 
rable de  sa  confession,  et  aussi  parce  qu'il  est  un 
exemplaire  accompli  d'une  certaine  variété 
d'âmes  modernes.  Cet  homme  à  la  fois  supérieur 
et  mutilé,  capable  des  plus  hardies  spéculations 
et  inhabile  à  l'effort  quotidien,  exalté  tout  ensem- 
ble et  incertain,  frénétique  et  pusillanime,  cet 
Hamlet  protestant,  malade  d'hésitations  comme 
l'autre  et  de  scrupules  tragiques,  représente  un 
des  innombrables  cas  du  duel  de  l'intelligence  et 
de  la  volonté.  Il  incarne,  avec  une  intensité  sur- 
prenante, cette  maladie  du  siècle  qui  sembla 
guérie  vers  1840  et  qui  réapparaît  aujourd'hui 
sous  des  formes  nouvelles,  parmi  des  accidents 
plus  compliqués.  Pour  celui  qui  va  étudiant  à 
travers  la  littérature  actuelle  les  traits  épars  de  la 
grande  âme  contemporaine,  ce  journal  d'Amiel 
constitue  une  sorte  d'expérience  psychologique 
toute  notée  et  de  la  valeur  la  plus  précieuse.  Les 
influences,  en  effet,  qui  pesèrent  sur  cet  isolé 
sont  parmi  celles  qui  pèsent  encore  sur  beaucoup 
de  Français  de  notre  temps.  Comme  M.  Taine 
et  comme  M.  Renan,  il  fut  imbu  des  idées  ger- 


2^6  PSYCHOLOGIE     CONTEMPORAINE 


maniques  et  il  tenta  de  les  accommoder  aux  exi- 
gences de  son  éducation  toute  latine.  Comme 
Stendhal,  comme  Flaubert,  comme  tant  d  autres 
moins  illustres,  il  subit  les  conséquences  de 
l'abus  de  l'esprit  d'analyse.  Comme  M.  Leconte 
de  Lisle  et  comme  Baudelaire,  il  tenta  de  s  enfuir 
dans  le  rêve,  ayant  trop  souffert  de  la  vie.  Seule- 
ment, des  conditions  spéciales  de  milieu  et  de 
tempérament  rirent  que  ces  tendances  diverses 
n'eurent  dans  Amiel  aucun  contrepoids,  en  sorte 
qu  il  laissa  s'exagérer  chez  lui  jusqu'à  la  maladie, 
et  l'esprit  germanique,  et  l'analyse,  et  le  goût  du 
songe.  On  peut  donc  étudier  par  son  journal, 
comme  au  moyen  d'un  verre  grossissant,  quel- 
ques-unes des  conséquences  extrêmes  que  por- 
tent en  elles  ces  forces  qui  fonctionnent  de  toutes 
parts  autour  de  nous  à  l'heure  présente,  comme 
on  a  pu  étudier  à  propos  de  Tourgueniev  d'autres 
conséquences  et  d'autres  forces. 


LINFLUENCE     GERMANIQUE 

L'esprit  germanique,  —  il  faut  croire  que  cette 


HENRI-FRÉDÉRIC      AMIEL  2f7 

formule  est  mieux  que  commode,  qu'elle  est  né- 
cessaire, car  elle  tend  à  passer  dans  le  langage 
commun  delà  critique,  au  même  titre  que  cette 
autre  :  l'esprit  latin.  C'est  que  l'une  et  l'autre  ré- 
sument d'innombrables,  de  presque  indéfinissa- 
bles nuances  qui  se  ramassent  et  se  résolvent  en 
deux  types  différents  de  pensée.  J'imagine  qu'un 
lecteur  philosophe,  habitué  à  raisonner  ses  im- 
pressions, relise  coup  sur  coup  une  tragédie  de 
Racine  et  un  drame  de  Shakespeare,  —  un  roman 
de  notre  vieille  tradition  française  :  la  Trincesse 
de  Clèves ,  zManon  Lescaut  ou  oidolphe ,  et  le 
Wilhelm  cAieister  de  Gœthe,  —  le  T)iscours  de 
la  méthode  de  Descartes  et  un  fragment  du  Sartor 
resartusde  Carlyle.  Les  volumes  une  fois  fermés, 
que  le  lecteur  compare  ses  sensations  successives 
les  unes  aux  autres  N'apercevra-t-il  pas  qu'entre 
la  simplicité  idéale  de  Thèdre  et  la  végétation 
touffue  du  %oi  Lear,  entre  le  récit  uni  des  aven- 
tures de  Des  Grieux  et  le  détail  des  expériences 
variées  de  Wilhelm,  entre  le  procédé  prudent  de 
Descartes  et  les  confuses  intuitions  de  Carlyle,  il 
y  a  une  différence  constante?  Par  suite,  cette 
différence  n'est  point  passagère  ,  elle  dérive 
d'une  cause  initiale  et  constitutive.  Il  semble  que 
cette  cause  soit    une  différence    dans    la    façon 


2f8  PSYCHOLOGIE     CONTEMPORAINE 

même  de  former  les  idées.  D'un  côté,  appliquée 
à  la  composition  dramatique,  au  conte,  à  la  spé- 
culation métaphysique,  c'est  la  même  méthode 
ordonnatrice  et  volontiers  déductive  qui  emploie 
de  préférence  l'analyse,  la  simplification  et  la 
succession;  de  l'autre,  c'est  la  même  vue  des 
choses,  complexe  et  synthétique,  désordonnée  et 
divinatrice,  qui  embrasse  à  la  fois  plusieurs 
objets.  Racine,  l'abbé  Prévost  et  Descartes  sem- 
blent considérer  la  vie  comme  une  réalité  définie, 
fixe  et  nette  en  ses  lignes,  tandis  qu'au  regard 
de  Shakespeare,  de  Gœthe  et  de  Carlyle,  cette 
même  vie  paraît  un  je  ne  sais  quoi  de  mouvant 
et  d'indéterminé,  peut-être  un  songe,  toujours  en 
train  de  se  faire  et  de  se  défaire.  La  première  de 
ces  deux  méthodes  s'est  surtout  développée  chez 
les  peuples  de  tradition  gréco-latine  qui  lui  ont 
dû  leur  art  de  logique  et  de  belle  clarté.  La  se- 
conde a  porté  ses  meilleurs  fruits  chez  les  Alle- 
mands et  les  Anglais,  qui  lui  doivent  leur  art  de 
suggestion  et  de  profondeur.  Faut-il  attribuer  à 
des  influences  héréditaires  de  climat  la  diversité 
de  ces  deux  types  d'esprits,  et  reconnaître  là  un 
des  nombreux  exemples  de  l'antagonisme  entre 
le  Midi  et  le  Nord  ?  Faut-il  remonter  à  des  causes 
politiques  et  considérer  que   l'esprit  latin,  legs 


HENRI-FRÉDÉRIC      AMIEL  2^9 

suprême  de  la  vaste  organisation  romaine.,  voit 
par  suite  les  choses  comme  organisées,  tandis 
que  l'incohérence  mouvante  et  chaotique  d'un 
monde  barbare  a  façonné  à  sa  ressemblance  l'es- 
prit des  Germains?  Toujours  est-il  qu'à  l'heure 
actuelle  l'un  et  l'autre  esprit  existent,  que  chacun 
s'est  manifesté  par  des  œuvres  puissantes,  et  que 
tous  les  deux,  par  cela  seul  qu'ils  vivent,  se  trou- 
vent soumis  à  cette  loi  inévitable  de  la  vie,  —  la 
concurrence. 

La  nature,  en  effet,  dont  on  a  pu  dire  avec 
tant  de  justesse  qu'elle  est  une  infatigable  re- 
commenceuse,  n'emploie  pas  dans  le  monde 
spirituel  d'autres  procédés  que  ceux  dont  elle  est 
coutumière  dans  le  monde  physique.  Toutes  ses 
créations  offrent  ce  double  caractère  d'être  des 
organismes  et  d'être  en  lutte.  Ouand  on  examine 
de  ce  point  de  vue  la  suite  des  littératures,  n'ap- 
paraît-elle point  comme  l'histoire  du  struggle  for 
life  de  ces  espèces  intellectuelles  qui  sont  les 
genres  littéraires?  Oui,  ces  espèces  vivent  réelle- 
ment les  unes  des  autres,  et  au  dépérissement 
d'une  ou  de  plusieurs  d'entre  elles  correspondent 
le  développement  et  la  prospérité  d'une  ou  de 
plusieurs  de  leurs  rivales.  C'est  ainsi  que  le 
poème  épique  et  la  tragédie  ,    la    comédie   de 


26o  PSYCHOLOGIE     CONTEMPORAINE 

mœurs  en  vers  et  le  drame  historique  peuvent 
être  aujourd'hui  considérés  comme  des  espèces  à 
demi  vaincues,  tandis  que  le  roman,  par  exem- 
ple, et  le  poème  lyrique  sont  des  espèces  triom- 
phantes. C'était  précisément  le  contraire  au  cours 
du  xvie  siècle  anglais  et  du  xvne  siècle  français. 
Cette  loi  de  la  concurrence  vitale  est  tout  aussi 
vraie  pour  ces  créations  plus  vastes  encore  que 
l'on  appelle  les  esprits  des  diverses  races.  Il  est 
visible  qu'au  XVIIe  siècle  et  au  XVIIIe  l'esprit 
latin  l'emportait  dans  la  lutte  pour  la  vie  sur 
l'esprit  germanique.  La  preuve  en  est  que  toutes 
les  nations  du  Nord  n'ont  fait,  pendant  cette 
période,  que  repenser  les  idées  émises  par  nos 
écrivains.  Il  est  visible  que,  dans  notre  xixe  siè- 
cle, l'esprit  germanique  possède  au  contraire  une 
énergie  supérieure,  c'est-à-dire  un  plus  grand 
pouvoir  de  production  d'oeuvres,  car  la  plupart 
de  nos  grands  écrivains  n'ont  presque  fait,  depuis 
cinquante  ans,  que  repenser  des  idées  émises  de 
l'autre  côté  du  Rhin  ou  de  la  Manche.  Est-ce  que 
la  vision  de  la  beauté  poétique  particulière  à 
Baudelaire  ne  lui  vient  pas  en  droite  ligne  de  la 
poésie  anglaise  ?  Est-ce  que  les  théories  de  cri- 
tique religieuse  propres  à  M.  Renan  ne  dérivent 
pas  de   l'exégèse    allemande?   N'est-ce   pas    de 


HENRI-FRÉDÉRIC      AMIEL  26 1 

rhégélianisme  qu'est  issu  le  système  de  M.  Taine, 
d'où  découle  par  voie  de  conséquence  toute  la 
doctrine  de  M.  Emile  Zola  et  de  ses  disciples?* 
Un  problème  se  pose  aussitôt  :  jusqu'à  quel 
point  cette  invasion  est-elle  bienfaisante  ?  En 
d'autres  termes,  dans  quelle  mesure  l'esprit  latin 
peut-il  admettre  des  idées  d'origine  germanique 
sans  en  souffrir  dans  sa  constitution  intime  ? 
Parmi  ces  idées,  ne  s'en  trouve-t-il  pas  quelques- 
unes  qu'il  est  incapable  de  repenser?  Car  c'est 
de  cela  qu'il  s'agit,  d'un  travail  d'absorption,  de 
métamorphose,  et  non  pas  seulement  d'une 
copie  servile  et  d'une  imitation  littérale.  Quand 
on  dit  que  la  critique  religieuse  de  M,  Renan 
procède  de  la  critique  allemande,  on  entend 
signifier  que  l'auteur  de  la  Vie  de  Jésus  s'est  assi- 
milé la  méthode  des  exégètes  d'outre-Rhin,  et 
qu'il  en  a  su  tirer  des  résultats  conformes  néan- 
moins au  génie  de  sa  propre  race-,  et,  de  fait,  il 
suffit  de  comparer  ses  livres  à  ceux  du  docteur 
Strauss   pour  apercevoir  la   différence    entre    le 

*  Un  analyste  d'une  rare  valeur,  M.  Georges  Renard,  a  étu- 
dié dans  la  Nouvelle  Revue  les  signes  principaux  de  l'invasion  de 
notre  intelligence  nationale  par  cet  esprit  germanique,  —  inva- 
sion reconnue  et  marquée  déjà  par  M.  Taine  lui-même,  dans  son 
e?sai  sur  Carly'e. 


l6l  PSYCHOLOGIE     CONTEMPORAINE 

germanisme  pur  et  son  interprétation  latine.  Pa- 
reillement, l'hégélianisme,  en  traversant  l'imagi- 
nation lucide  de  M.  Taine,  s'est  éclairé  d  un 
jour  très  nouveau,  de  même  que  la  vague  sugges- 
tion, principe  insaisissable  de  la  poésie  du  Nord, 
s'est  unie  dans  les  sonnets  de  Baudelaire  à  ce 
dessin  solide  et  précis  qui  est  le  don  unique  de 
nos  poètes,  depuis  Villon  et  Malherbe  jusqu'à 
Théophile  Gautier  et  M.  Leconte  de  Lisle.  De 
tels  exemples  suffisent  à  démontrer  la  fécondité 
de  cette  fusion  entre  les  deux  types  de  pensée.  Ce 
sont  là  quelques  cas  heureux  et  réussis  du  cosmo- 
politisme contemporain.  On  en  pourrait  citer 
d'autres  qui  démontreraient  par  contraste  le 
danger  possible  de  tentatives  analogues.  Remar- 
quons bien  que  cette  inoculation,  ou,  si  l'on 
aime  mieux,  cette  greffe  d'idées  germaniques 
s'est  accomplie  dans  le  cas  d'un  Taine,  d'un 
Renan  ou  d'un  Baudelaire  parmi  des  circonstan- 
ces exceptionnellement  favorables.  Ces  trois 
écrivains  avaient  subi  d'autre  part  une  si  forte 
discipline  classique  et  latine,et  ils  continuaient  de 
vivre  dans  un  milieu  lui-même  si  latin,  qu'ils  ont 
été  plus  forts  que  les  idées  venues  du  Nord.  Ils 
ont  pu  les  dominer  et  les  transformer.  Tout  au 
contraire,    Amiel    est   là    pour  nous  montrer  le 


HENRI-FRÉDÉRIC      A  M  I  E  I,  263 

tableau  d'un  homme  moins  fort  que  les  idées 
qui  lui  sont  arrivées  du  dehors,  d'un  penseur 
envahi  lui  aussi  par  l'esprit  germanique,  et  qui, 
n'étant  ni  un  philosophe  ni  un  écrivain  de  pre- 
mier ordre,  n'a  pu  arriver  à  cette  métamorphose 
heureuse  d'un  type  d'esprit  en  un  autre. 

Pour  mieux  comprendre  combien  cette  méta- 
morphose était  particulièrement  difficile  au  pro- 
fesseur de  Genève,  il  faut  lire  les  premières  pages 
de  son  journal  et  constater  à  quel  degré  de  pro- 
fondeur l'influence  germanique  avait  agi  sur  lui. 
Amiel  avait  passé  à  Heidelberg,  puis  à  Berlin, 
cinq  des  années  qui  vont  de  la  vingtième  à  la 
la  trentième.  C'était  un  peu  avant  1848,  à  une 
époque  où  l'Allemagne,  encore  libre  quoique 
promise  déjà  au  despotisme  militaire  de  la  Prusse, 
donnait  au  monde  le  magnifique  spectacle  de  la 
plus  multiple  activité  intellectuelle,  et  renouve- 
lait la  face  de  toutes  les  sciences.  Amiel,  durant 
son  séjour  d'étudiant  parmi  les  maîtres  de  la  pen- 
sée moderne,  éprouva  les  délices  d'une  initiation 
sacrée.  Il  racontait  qu'en  ces  temps-là,  se  lever 
avant  le  jour,  allumer  sa  lampe  de  travail,  s'as- 
seoir à  son  pupitre,  lire,  méditer,  écrire,  lui 
paraissaient  des  actions  augustes,  presque  reli- 
gieuses, comme  les  gestes  d'un  prêtre  à  l'autel. 


264  PSYCHOLOGIE     CONTEMPORAINE 


«  Il  n'est  pas  de  joies  si  profondes,  s'écriait-il 
après  son  retour,  que  je  ne  les  aie  traversées. .  » 
Il  était  ivre  de  la  poésie  allemande,  de  la  méta- 
physique allemande,  de  la  musique  allemande, 
de  la  langue  allemande,  et  il  sortait  de  cette 
ivresse  pour  s'installer  à  Genève  et  y  utiliser  les 
connaissances  acquises  dans  cet  apprentissage 
extatique.  —  Utiliser?...  quel  vilain  mot  déjà 
et  quel  triste  réveil  pour  un  homme  qui  vient  de 
se  griser  d'idéal  et  d'absolu.  iMais  surtout  com- 
ment supporter  ce  réveil  à  Genève,  dans  cette 
ville  qui,  n'étant  ni  l'Allemagne  ni  la  France, ne 
pouvait  ni  satisfaire  complètement  les  tendances 
germaniques  de  l'étudiant  d'Heidelberg,  ni  le 
corriger  de  l'excès  de  ces  tendances  par  l'acuité 
d'une  critique  vraiment  française?  M.  Renan, 
qui  a  gardé  de  son  éducation  ecclésiastique  une 
rare  entente  des  lois  de  la  santé  morale,  a  écrit 
sur  Amiel  qu'il  lut  avait  manqué  d'être  venu  à 
Paris.  Ce  n'est  pas  que  Paris  soit  le  centre 
du  monde  spirituel,  comme  se  l'imaginent  naïve- 
ment beaucoup  de  Français,  mais  c'est  la  capi- 
tale de  l'esprit  latin,  sous  sa  forme  la  plus  ré- 
cente, —  esprit  plus  analytique  et  plus  négatif 
que  poétique  et  créateur,  esprit  d'ironie,  souvent 
meurtrier  pour  les  personnes  chez  lesquelles  la 


HENRI-FRÉDÉRIC     AMI  EL  26f 

vie  intérieure  n'est  pas  très  intense,  mais  aussi 
très  bienfaisant  pour  ceux  qui  souffrent,  comme 
Amiel,  d'un  trop-plein  de  cette  vie  intérieure, 
d'une  trop  assidue  complaisance  dans  leurs 
points  de  vue  personnels.  Vivre  à  Paris,  et  dans 
une  société  choisie,  c'est  subir  l'épreuve  de  beau- 
coup d'opinions  malignes,  volontiers  hostiles, 
c'est  traverser  une  critique  continue  et  fine,  se 
sentir  jugé  par  beaucoup  d'intelligences  adverses. 
Il  y  a  un  inconvénient  à  cette  sorte  d'existence, 
le  manque  de  solitude  morale,  et  c'est  ce  qui 
explique  la  pauvreté  psychologique  de  tant  d'oeu- 
vres littéraires  françaises.  Rien  n'est  plus  rare  à 
Paris  qu'unepensée  vraiment  indépendante,  c'est- 
à-dire  qui  ne  soit  ni  soumise  à  l'opinion,  ni  révol- 
tée contre  elle.  Car  se  révolter,  c'est  subir  encore 
une  influence,  à  rebours,  il  est  vrai  :  mais  la 
profonde,  la  grande  originalité  ne  se  laisse 
dominer  ni  dans  un  sens  ni  dans  l'autre.  Amiel, 
lui,  n'avait  rien  à  redouter  des  périls  de  ce  corro- 
dant et  destructif  Paris.  Il  avait  à  en  attendre 
une  bienfaisante  correction  de  ses  tendances. 
Faute  de  ce  contrepoids,  il  versa  tout  entier  du 
côté  où  il  penchait,  s'isolant  à  Genève  parmi 
ses  propres  songes,  si  bien  que  la  sorte  d'into- 
xication dont  l'Allemagne  l'avait  frappé  fedéve- 


266  PSYCHOLOGIE     CONTEMPORAINE 

loppa  en  lui  de  jour  en  jour,  et  que  sa  pensée 
d'abord,  puis  sa  sensibilité,  puis  son  talent  d'é- 
crivain en  furent  peu  à  peu  rongés,  torturés  et 
finalement  paralysés. 

Lorsqu'Amiel  revint  dans"  sa  patrie  en  1 849, 
il  avait  déjà  au  plus  haut  degré  le  goût  et  le 
souci  des  vastes  théories  d'ensemble.  «  Juger 
notre  époque,  disait-il,  au  point  de  vue  de  l'his- 
toire universelle,  l'histoire  au  point  de  vue  des 
périodes  géologiques,  la  géologie  au  point  de 
vue  de  l'astronomie,  c'est  un  affranchissement 
pour  la  pensée...  »  Voilà,  dessinée  en  quelques 
lignes  très  significatives,  la  méthode  compré- 
hensive  d'où  sont  issus  tant  de  systèmes,  depuis 
celui  de  Schelling  jusqu'à  celui  de  M .  de  Hartmann, 
en  passant  par  Hegel  et  Schopenhauer.  Ce  goût 
de  penser  par  larges  ensembles  se  manifeste  par 
l'aptitude  à  concevoir  des  idées  générales,  c'est-à- 
dire  qui  représentent,  non  plus  tel  ou  tel  objet, 
mais  des  groupes  entiers  et  des  séries.  Ceux 
qu'une  telle  aspiration  possède,  s'ils  s'y  aban- 
donnent exclusivement,  préfèrent  de  plus  en 
plus,  parmi  ces  idées  générales,  les  plus  géné- 
rales, celles  qui  s'appliquent  non  plus  à  des 
effets  mais  à  des  causes,  non  plus  à  des  acci- 
dents mais  à  des  substances  5  —  et  l'esprit  meta- 


HENRI-FRÉDÉRIC      AMIEL  267 

physique  apparaît.  «  Il  faut  ne  s'attacher  qu'à 
l'éternel  et  à  l'absolu...  »  c'est  la  huitième  ligne 
de  la  première  page  du  journal  d'Amiel,  et  pres- 
que aussitôt  il  ajoute:  «  Il  n'y  a  de  repos  pour 
l'esprit  que  dans  l'absolu,  pour  le  sentiment  que 
dans  l'infini,  pour  l'âme  que  dans  le  divin.  Rien 
de  fini  n'est  vrai,  n'est  intéressant,  n'est  digne 
de  me  fixer.  Tout  ce  qui  est  particulier  est  ex- 
clusif. Tout  ce  qui  est  exclusif  me  répugne.  Il 
n'y  a  de  non  exclusif  que  le  tout...  »  Ces 
formules  expriment  bien  la  profonde  disposition 
germanique  rapportée  de  ses  années  d'étude  par 
le  Genevois;  elles  marquent  aussi  l'écueil  contre 
lequel  il  devait  être  précipité.  Il  est  possible  que 
rien  de  fini  ne  soit  intéressant;  mais  il  est  certain 
que  nous  ne  sommes  entourés  que  d'objets  finis, 
ou  plutôt  que  nous  ne  pouvons  penser  lucidement 
et  positivement  à  un  objet  qu'en  le  circonscri- 
vant dansdes  limites  précises.  Il  esc  possible  que 
le  repos  de  l'esprit  soit  dans  l'absolu ,  mais  il  est 
certain  que  nous  ne  rencontrons  par  notre  ana- 
lyse que  des  phénomènes  contingents.  L'homme 
qui  veut  rompre  toute  relation  intellectuelle  avec 
le  fini  et  le  contingent,  risque  donc  de  n'avoir 
plus  d'objet  positif  de  sa  pensée.  Il  sort  de  la  réa- 
lité pour  entrer  dans  l'abstraction  :  les  idées  trop 


268  PSYCHOLOGIE     CONTEMPORAINE 

générales  deviennent  des  moules  où  il  ne  coule 
plus  aucun  métal,  de  vaines  formes  sans  matière  : 
«  Le  monde  n'est  qu'une  allégorie,  l'idée  est 
plus  réelle  que  le  fait..  »  cet  aveu  d'Amiel  éclaire 
d'un  jour  singulier  l'évolution  qui  s'accomplit  en 
lui  et  transforma  en  un  vice  d'intelligence  une 
méthode  par  elle-même  excellente.  A  partir  du 
moment  où  il  aboutit  à  ce  singulier  renversement 
d'esprit,  sa  pensée  commença  de  fonctionner  à 
vide.  Il  fut  atteint  d'une  impuissance  étrange, 
qu'il  a  décrite  avec  une  rare  précision  et  qui 
consistait  à  ne  pouvoir  plus  rien  étreindre  de 
solide.  «  Mon  esprit,  disait-il,  est  le  cadre  vide 
d'un  millier  d'images  effacées.  Stylé  par  ses  in- 
nombrables exercices,  il  est  tout  culture,  mais  il 
n'a  presque  rien  retenu  dans  ses  mailles.  Il  est 
sans  matière,  il  n'est  plus  que  forme.  Il  n'a  plus 
le  savoir,  il  est  devenu  méthode.  Il  s'est  éthérisé, 
algébrisé.  »  M.  Scherer  avoue  dans  sa  notice  qu'A- 
miel  semblait  à  ses  meilleurs  amis  une  énigme. 
Comment  le  rare  outillage  spirituel  dont  cet 
homme  était  muni  ne  s'employait-il  pas  à  une 
production  continue  et  vivante?  Le  secret  résidait 
dans  cette  incapacité  de  plus  en  plus  grande  à 
saisir  un  objet  réel.  C'est  ainsi  que  ce  profond 
rêveur  était  un  professeur  médiocre,  un  poète  de 


HENRI-FRÉDÉRIC      AMIEI,  269 

troisième  ordre,  un  essayiste  hésitant.  Le  fait 
échappait  sans  cesse  à  cette  pensée  trop  ouverte. 
Il  n'y  en  a  pas  un  dans  ces  deux  volumes  ;  pas 
une  anecdote,  pas  un  portrait,  pas  un  raisonne- 
ment concluant  ne  se  détachent,  qui  donnent  une 
impression  de  quelque  chose  de  précis  et  d'indi- 
viduel. C'est  une  atmosphère  d'algèbre,  en  effet, 
noyée  et  confuse,  où  un  esprit  erre  parmi 
des  ombres,  ombre  lui-même,  et  ne  vivant 
plus  que  pour  raconter  son  impuissance  à  vivre. 
Telle  est  notre  pensée,  tel  est  aussi  notre 
amour.  Un  étroit  lien  rattache  notre  vision  des 
personnes  et  des  objets  à  notre  sensation  de  ces 
objets  et  de  ces  personnes.  Si  les  gens  du  peuple 
montrent  d'ordinaire  dans  la  passion  une  éner- 
gie qui  ne  se  rencontre  guère  dans  les  classes 
cultivées,  c'est  qu'ils  se  représentent  avec  plus 
de  force  tout  ce  qui  les  entoure  immédiatement. 
Ils  sentent  les  choses  plus  réelles,  et,  par  suite, 
ils  les  aiment  ou  les  haïssent  davantage.  Ils  se 
sentent  eux-mêmes  plus  réels,  et  c'est  là  encore 
un  principe  d'intensité  dans  l'attachement  ou  la 
répulsion.  La  Rochefoucauld  et  ses  élèves  ont 
reconnu  que  l'amour-propre  se  trouve  à  la  racine 
de  toutes  nos  affections,  et  ils  s'en  sont  indignés 
sans  s'apercevoir'qu'ils  commentaient  avec  plus 


27O  PSYCHOLOGIE     CONTEMPORAINE 

ou  moins  de  finesse  cette  trop  indiscutable  vé- 
rité: que,  pour  sentir,  il  est  nécessaire  d'exister, 
et  que  l'existence  comporte  une  impression  du 
moi.  Les  âmes  dans  lesquelles  cette  impression 
de  la  vitalité  personnelle  est  diminuée ,  de- 
vraient être  en  théorie  les  plus  dépourvues  d'é- 
goïsme.  Ce  sont,  en  fait,  les  moins  capables 
d'aimer.  Ce  fut,  semble-t-il,  le  cas  de  ce  pauvre 
Amiel,  en  qui  l'abus  des  idées  générales  et  de  la 
pensée  métaphysique  avaient  aboli  le  pouvoir  de 
saisir  toute  réalité,  fût-ce  la  sienne  propre  :  «  Ren- 
trer dans  ma  peau,  disait-il,  m'a  toujours  paru 
curieux,  chose  arbitraire  et  de  convention.  Je 
me  suis  apparu  comme  boîte  à  phénomènes, 
comme  lieu  de  vision  et  de  perception,  comme 
personne  impersonnelle,  comme  sujet  sans  indi- 
vidualité déterminée,  comme  déterminabilité  et 
formalité  pures,  et  par  conséquent  ne  me  rési- 
gnant qu'avec  effort  à  jouer  le  rôle  tout  arbi- 
traire d'un  particulier  inscrit  dans  l'état  civil  d'une 
certaine  ville  et  d'un  certain  pays...  »  Il  aurait 
pu  ajouter:  —  d'un  particulier  aimant  une  cer- 
taine femme,  attaché  à  une  certaine  cause,  ab- 
sorbé par  certains  sentiments.  — Je  ne  sais  si  les 
parties  de  son  journal  demeurées  inédites  conte- 
naient des  confidences  de  tendresse.  Il  est  per- 


HENRI-FRÉDÉRIC      A  MI  EL  27 1 

mis  d'en  douter  lorsque  Ton  voit,  par  les  frag- 
ments publiés,  combien  tous  les  autres  êtres 
procuraient  une  sensation  de  fantômes  à  ce  phi- 
losophe pour  qui  son  être  propre  était  un  fan- 
tome  illusoire.  Il  dit  quelque  part  qu'il  a  rencontré 
en  visite  deux  jeunes  filles  et  qu'il  s'est  caressé 
les  yeux  à  leurs  frais  visages.  11  a  peut-être  caressé 
de  même  son  cœur  à  de  fraîches  rêveries  d'amour  5 
mais,  à  coup  sûr,  il  n'a  jamais  connu  la  passion 
complète,  celle  qui  nous  rend  la  personne  aimée 
présente  à  l'imagination  jusqu'à  la  douleur,  jus- 
qu'à la  folie.  Et,  par  un  détour  bien  étrange, 
l'impersonnalité  d'Amiel  le  conduisait  insensible- 
ment au  plus  inconscient,  au  plus  absolu 
égoïsme;  sous  le  prétexte  qu'il  se  considérait, 
suivant  son  expression,  comme  une  boite  à 
phénomènes,  il  finit  par  ne  plus  s'inquiéter  que 
de  ses  propres  états  d'àme,  et,  somme  toute,  à 
ne  voir  que  lui  dans  le  monde,  lui,  avec  ses  hé- 
sitations et  ses  langueurs,  lui,  avec  ses  efforts 
incomplets  et  ses  insuffisances,  mais  lui  unique- 
ment, et  lui  toujours.  Son  long  journal,  et  nous 
n'en  avons  qu'un  extrait  choisi,  est  comme  l'in- 
terminable monologue  d'un  Narcisse  psycholo- 
gique, infatigablement  penché  sur  sa  propre 
conscience  pour  y  discerner  sa  changeante  image. 


272  PSYCHOLOGIE     CONTEMPORAINE 

Sous  cette  influence  particulière,  les  sentiments 
avortent  en  nostalgies  et  en  effusions  indétermi- 
nées. Comme  nous  le  voyions  s'agiter  tout  à 
l'heure  parmi  des  ombres  d'idées,  nous  l'aperce- 
vons s'attardant  maintenant  parmi  des  ombres 
d'émotions,  et  lui-même  s'écriait  avec  désespoir: 
«  Le  résumé:  5\Wa/ —  Rien!...  Et,  pour  der- 
nière misère,  ce  n'est  pas  une  vie  usée  en  faveur 
de  quelque  être  adoré,  ni  sacrifiée  à  une  fu- 
ture espérance. ..  » 

S'il  existe  un  étroit  rapport  entre  la  pensée  et 
le  sentiment,  entre  la  pensée  et  le  style  d'un 
auteur  il  existe  mieux  qu'un  rapport,  —  une 
identité.  En  étudiant  la  phrase  d'Amiel,  on  aper- 
çoit plus  encore  à  quel  degré  le  germanisme 
l'avait  possédé.  On  constate  aussi  combien  cer- 
taines idées  de  formation  allemande  sont  irré- 
ductibles au  verbe  français.  A  maintes  reprises 
Amiel  se  plaint  d'une  difficulté  d'écrire.  Il  attri- 
buait à  toutes  sortes  de  raisons  compliquées 
l'extrême  effort  qui  lui  était  nécessaire  pour  tra- 
duire ses  conceptions  avec  des  mots  :  «  Ton 
défaut  principal,  se  disait-il  à  lui-même,  est  le 
tâtonnement.  Tu  recours  à  la  pluralité  des  locu- 
tions, qui  sont  autant  de  recherches  et  d'ap- 
proximations successives...  u  Il  voulait  voir  dans 


HENRI-FRÉDÉRIC      AMIEL  2"]^ 

ces  défaillances  de  sa  forme,  tantôt  une  timidité, 
d'autres  fois  un  excessif  amour  de  la  perfection. 
Il  disait:  «  L'expression  unique  est  une  intrépi- 
dité qui  implique  la  confiance  en  soi  et  la  clair- 
voyance. »  Il  allait  jusqu'à  ériger  en  vertu  de 
délicatesse  cette  impuissance  cruelle:  «  Le  talent 
d'écrire,  prétendait-il,  comporte  une  espèce  d'ef- 
fronterie confiante  qui  me  manque.  »  Il  se  trom- 
pait, car  son  journal  atteste  qu'il  avait  au  moins, 
et  à  un  degré  rare,  la  plus  audacieuse  d'entre  les 
audaces  littéraires,  celle  du  néologisme  et  de 
l'invention  grammaticale.  En  réalité,  il  se  heur- 
tait à  un  problème  vraisemblablement  insoluble, 
celui  de  traduire  avec  les  mots  d'une  race  les 
idées  créées  par  l'extrême  génie  d'une  autre  race. 
Les  lecteurs  ont  pu  remarquer  dans  quelques 
citations  l'étrangeté  de  formules  qui  lui  est 
habituelle  et  nécessaire.  On  en  multiplierait  les 
exemples.  En  voici  deux  assez  caractéristiques: 
a  Je  suis,  disait-il,  une  nature  de  protée,  essen- 
tiellement mctamorphosable,  polarisable  et  virtuelle, 
qui  aime  la  forme  et  n'en  prend  aucune  défini- 
tive, esprit  subtil  et  fugace,  qu'aucune  base  ne  peut 
absorber  ni  fixer  tout  entier,  et  qui,  de  toute  com- 
binaison temporaire,  ressort  volatil,  libre  et  dc'so- 
lément  indépendant...  »    Un    humaniste,   admira- 


274  PSYCHOLOGIE     CONTEMPORAINE 

teur  de  Tite-Live  et  de  Pascal,  doit  tressaillir 
d'effroi  à  la  lecture  d'une  période  hérissée  de 
termes  pareils;  mais  quelle  sera  son  impression 
devant  ce  morceau  :  «  ...  l'àme  est  alors  dans  sa 
totalité  et  en  a  la  conscience.  Elle  goûte  sa  propre 
substance.  Elle  nest  plus  teintée,  colorée,  vibrée, 
affectée,  elle  est  en  équilibre...  La  paix  psycholo  ■ 
gique,  ï accord  parfait  et  virtuel  n  est  que  le  \éro, 
puissance  de  tous  les  nombres  ;  elle  nest  pas  la 
paix  morale,  victorieuse  de  tous  les  maux,  éprou- 
vée, réelle,  positive  et  pouvant  braver  de  nou- 
veaux orages...  »  Il  suffirait  de  rencontrer  quel- 
ques expressions  de  ce  genre,  —  et  elles  abondent 
dans  le  journal  d'Amiel,  —  pour  conclure  que 
l'écrivain  capable  de  les  découvrir  n'appartient 
pas  à  la  tradition  française.  Amiel  d'ailleurs  se 
rendait  un  compte  si  exact  de  son  propre  tem- 
pérament, qu'il  répugnait  d'instinct  et  de  théorie 
à  certaines  vertus  dont  nos  prosateurs  nationaux 
sont  les  plus  fiers,  la  clarté  de  notre  langue  et 
aussi  sa  logique:  ce  Tout  s'y  fige,  s'y  solidifie, 
s'y  cristallise,  s'écriait-il;  la  langue  française  ne 
peut  rien  exprimer  de  naissant,  de  germant,  elle 
ne  peint  que  les  effets,  les  résultats,  le  caput 
mortuum,  mais  non  la  cause,  le  mouvement,  la 
force,  le  devenir  de  quelque  phénomène  que  ce 


HENRI-FRÉDÉRIC      AMIEL  2J<f 

soit.  »  Peut-être  sa  critique  était-elle  exacte, 
mais  quand  on  pense  de  la  sorte,  le  pire  mal- 
heur est  de  se  vouloir  un  bon  écrivain  fran- 
çais. On  ne  saurait  jamais  le  devenir;  et,  si 
Amiel  prend  place  dans  notre  littérature,  c'est  à 
titre  d'auteur  de  décadence,  en  dehors  de  toute 
hérédité  classique,  pour  s'être  créé  une  sorte  de 
prose  composite  et  à  demi  barbare,  destinée  à 
noter  des  nuances  d'àme  d'une  extraordinaire 
complication,  —  nuances  de  maladie;  mais 
cette  maladie  est  une  des  formes  du  vaste  cosmo- 
politisme contemporain;  ce  dont  Amiel  a  souffert 
fait  la  joie  et  la  santé  actuelles  comme  aussi  le 
péril  probable  de  beaucoup  d'autres,  qui  le  com- 
prennent à  travers  eux  et  goûtent  en  lui  la  trans- 
position douloureuse  de  leurs  propres  tendances. 


11 
l'esprit    d'analyse 

Quand  un  homme  est  le  produit  d'éléments 
assez  contradictoires  pour  que  le  courant  de  son 
activité  soit  tout  mêlé  déteintes  diverses,  comme 


2?6  PSYCHOLOGIE     CONTEMPORAINE 

les  eaux  d'un  fleuve  à  son  confluent  avec  une 
autre  rivière,  il  est  à  désirer  pour  son  bonheur 
qu'il  ne  se  doute  pas  de  sa  propre  complication, 
mais  qu'au  contraire  il  admette  sa  façon  d  être, 
si  multiple  soit  elle  et  si  composite,  comme  une 
sorte  spéciale  de  nature.  11  arrivera  ainsi  à  la  seule 
spontanéité  dont  il  soit  capable.  Une  telle  illu- 
sion sur  soi-même  fut  refusée  au  pauvre  Amiel. 
Il  possédait  à  un  degré  rare  le  pouvoir  fatal  de 
se  voir  toujours  d'une  vue  exacte,  qui  constitue 
l'esprit  d'analyse.  C'était  là  un  don  si  caractérisé 
que,  de  bonne  heure.,  il  fut  tenté  d'en  faire  la 
base  de  sa  vie.  Dès  l'année  1849,  c'est-à-dire 
en  pleine  jeunesse,  il  écrivait  :  «  Tu  ne  dois  pas 
vivre,  parce  que  tu  n'en  es  maintenant  guère 
capable.  — Tiens-toi  en  ordre,  laisse  les  vivants 
vivre,  et  résume  tes  idées.  Fais  le  testament  de  ta 
pensée  et  de  ton  cœur,  c'est  ce  que  tu  peux  faire  de 
plus  utile...  »  S'appliquer  à  se  connaître,  sans 
autre  but  que  de  se  connaître  ,  voilà  le  pro- 
gramme qu'Amiel  s'imposait  à  lui-même  avant 
sa  trentième  année,  dans  cette  période  d'ordi- 
naire enivrée  où  l'homme  d'action  souhaite  de 
se  tailler  sa  place  dans  le  vaste  monde  à  coups 
d'énergie  et  par  la  force  de  sa  personne.  Il 
fallait  que  cette  acuité  du  sens  intime  fût  vrai- 


HENRI-FRÉDÉRIC      AMI  EL  277 

ment  extrême  et  constante  chez  lui,  car  il  demeura 
fidèle  à  ce  funeste  programme.  Jusqu'à  ses  der- 
nières heures,  comme  je  le  disais  en  commençant 
cette  étude,  il  remplit  la  mission  qu'il  s'était  im- 
posée, notant,  détail  par  détail,  les  progrès  de  sa 
maladie  et  les  ravages  qu'elle  faisait,  non  pas  dans 
ses  traits,  non  pas  dans  l'intérieur  de  sa  vie,  mais 
dans  son  âme,  dans  sa  manière  de  voir  et  de 
juger,  de  jouir  et  de  souffrir.  Pour  Amiel,  penser 
et  se  regarder  penser,  sentir  et  se  regarder  sen- 
tir, ne  furent  jamais  qu'une  seule  et  même  chose. 
C'est  là  le  signe  évident  que  l'esprit  d'analyse  est 
chez  un  homme  une  faculté  innée  et  non  acquise  ; 
mais  cette  faculté  n'est  plus  exceptionnelle  au- 
jourd'hui, elle  se  multiplie  autour  de  nous  et  elle 
explique  bien  des  différences  entre  les  littératures 
d'aujourd'hui  et  d'autrefois. 

Les  anciens,  en  effet,  ne  le  connaissaient  pas, 
ce  dangereux  esprit  d'analyse;  ils  ne  l'attribuent 
jamais  comme  trait  de  caractère  aux  personna- 
ges qu'ils  mettent  en  scène.  Leurs  héros  réflé- 
chissent parfois  aux  circonstances  qui  les  oppri- 
ment, et  parfois  aussi,  chez  Euripide  par  exemple 
ou  chez  Virgile,  formulent  d'un  mot  quelque  vue 
philosophique  sur  la  destinée.  On  se  rappelle  le 
discours  du  vieux  Mézence  à  son  cheval  : 
*  16 


278  PSYCHOLOGIE     CONTEMPORAINE 

«  T{hœbe,  diù,  res  si  qua  diu  morhilibus  ulla  est,  — 
Viximus...  Nous  avons  vécu  longtemps,  s'il  est 
un  long  temps  pour  des  mortels,  »  cri  du  ne  mé- 
lancolie sublime  et  qui  rappelle  le  mot  célèbre  : 
«  Tout  ce  qui  doit  finir  est  court...  »  Puis  l'ac- 
tion reprend.  L'homme  ne  s'arrête  pas  davan- 
tage pour  s'examiner  et  se  complaire  dans  la 
contemplation  et  étonnée  minutieuse  de  ce  qui  se 
passe  en  lui.  Il  est  probable  que  l'esprit  d'ana- 
lyse s'est  développé  beaucoup  depuis  l'antiquité 
par  l'habitude  de  la  confession  ,  en  sorte  que 
nous  serions  redevables  à  la  discipline  catholi- 
lique  de  ce  pouvoir  qui  nous  a  permis  de  renou- 
veler l'art  du  roman  et  de  la  poésie  intime.  Et 
d'ailleurs  ceux  qui  se  complaisent  à  déchiffrer 
l'étrange  palimpseste  qui  est  la  littérature  mo- 
derne n'y  découvrent-ils  pas  à  chaque  moment 
la  trace  de  ce  que  la  religion  a  écrit  dans  l'a  me 
de  notre  racer  Même  quand  cette  religion  acessé 
de  régner  sur  notre  intelligence,  elle  domine  en- 
core  et  gouverne  notre  sensibilité.  La  conception 
de  l'amour  exprimée  par  Alfred  de  Vigny  dans 
la  éMaison  du  berger,  par  Baudelaire  dans  quel- 
ques pièces,  comme  celle  qui  débute  : 

J'implore  ta  pitié,  toi  l'unique  que  j'aime... 


HENRI-FRÉDÉRIC      AMIEL  279 

par  M.  Leconte  de  Lisle  dans  Epiphanie,  n'a- 
t-elle  pas  pour  origine  le  culte  du  doux  esprit  de 
la  femme,  incorporé  sous  la  figure  de  la  Madone  ? 
La  mélancolie  révoltée  devant  l'impassibilité  de 
la  nature,  ce  thème  commun  de  tant  de  décla- 
mations poétiques,  est-elle  autre  chose  qu'un 
ressouvenir  du  Tatcr  no  si  er  qui  es  in  cœlis?  Seule- 
ment le  poète  moderne  soupire:  «  Notre  Père 
qui  étiez  aux  cieux...  »,  et  ces  cieux  lui  parais- 
sent plus  implacablement  vides  parce  qu'il  y 
cherche  le  regard  du  Père  céleste,  et  qu'il  ne  l'y 
trouve  pas.  Mais  de  tous  les  besoins  mystiques 
dont  la  survivance  trahit  la  longue  hérédité 
pieuse,  celui  de  l'examen  de  conscience  est  le 
plus  impérieux.  Nous  sentons  se  remuer  en  nous 
les  âmes  des  femmes  qui  furent  les  aïeules  des 
mères  de  nos  aïeules,  des  mortes  qui  s'agenouil- 
laient en  murmurant  :  «  c'est  ma  très  grande 
faute»  dans  l'ombre  deléglise, — ombre  fraîche 
comme  le  bain  de  repentir  où  elles  allaient  plon- 
ger leur  cœur  iassé.  C'est  pour  satisfaire  cet 
appétit  de  confession  que  beaucoup  de  moder- 
nes ont  contracté  l'habitude  du  journal  intime 
qui  aurait  semblé  à  un  païen  la  preuve  d'une 
fatuité  singulièrement  insolente.  Ne  suppose- 
t-elle  pas   que  notre  vie  intérieure  a  de  l'intérêt 


2ôO  PSYCHOLOGIE      CONTEMPORAINE 

par  elle-même,  en  dehors  de  nos  actions  réelles? 
Ces  modernes,  qui  se  rattachent  à  la  foi  chré- 
tienne par  la  sensibilité,  sont  d'avis  en  effet  que 
cette  vie  intérieure  a  un  prix  infini.  Le  psycho- 
logue, pour  qui  paganisme  et  christianisme  sont 
deux  façons,  également  nécessaires,  d'interpréter 
l'inconnaissable  cause  du  monde,  aperçoit  dans 
ce  retour  de  la  pensée  sur  la  pensée,  propre  à 
notre  civilisation,  le  principe  de  nouveaux  états 
de  l'âme.  Il  ne  faut  pas  croire,  que  l'on  puisse 
aviver  ainsi  impunément  sa  conscience  de  soi- 
même.  Il  arrive  qu'à  nous  regarder  de  très  près 
vivre  et  sentir,  nous  rendons  permanentes  chez 
nous  des  nuances  de  cœur  et  d'esprit  qui  eus- 
sent été  transitoires  si  nous  les  eussions  négligées. 
Ce  phénomène  se  produit  surtout  lorsque  nous 
constatons  nos  propres  complexités,  car  se  re- 
connaître compliqué  ,  c'est  une  complication 
ajoutée  aux  autres.  Amiel  en  est  le  plus  instruc- 
tif exemple.  Il  vit  avec  une  netteté  parfaite  de 
quels  fils  divers  était  tissée  sa  personne,  et  son 
principal  souci  fut  de  mieux  laire  ressortir  en- 
core cette  diversité.  C'est  ainsi  qu'il  parvint  à 
mettre  à  nu  non  seulement  le  contraste  initial 
que  j'ai  essayé  de  caractériser,  mais  plusieurs 
autres  contradictions   de    détail,    lesquelles    lui 


HENRI-FRÉDÉRIC      AMIEL  20l 


sont  d'ailleurs  communes  avec  trop  de  nos  con- 
temporains pour  que  son  journal  ne  nous  soit 
pas  à  tous  une  façon  de  miroir  personnel. 

J'ai  montré  qu'Amiel  sentait  se  heurter  en  lui 
un  penseur  allemand  et  un  écrivain  français,  — 
dualité  déjà  suffisante  à  troubler  son  entier  dé- 
veloppement. Il  se  trouvait  de  plus  que,  pris  à 
part,  ni  le  penseur  n'était  d'accord  avec  lui- 
même,  ni  l'écrivain.  —  Protestant  de  naissance 
et  d'éducation  ,  établi  dans  la  vieille  cité  calvi- 
niste et  mêlé  aux  disputes  intérieures  de  cette 
cité,  Amiel  n'arriva  jamais  à  considérer  les  ques- 
tions de  dogme  d'un  point  de  vue  extérieur  et 
désintéressé.  Les  obscurités  morales  le  préoccu- 
pèrent toujours  et  en  particulier  le  problème  du 
péché.  «  La  question  capitale,  disait-il,  est  cel- 
le-là. La  question  de  l'immanence,  du  dualisme, 
est  secondaire.  La  Trinité,  la  vie  à  venir,  le  pa- 
radis et  l'enfer  peuvent  cesser  d'être  des  dogmes, 
des  réalités  spirituelles,  la  forme  et  la  lettre  peu- 
vent s'évanouir 5  la  question  humaine  demeure  : 
Qu'est-ce  qui  sauve?  »  11  reprochait  à  M.  Renan 
son  indifférence  transcendantale  à  cet  endroit, 
et  il  écrivait  ces  phrases  qu'aucun  fanatique  ne 
désavouerait  :  «  Il  n'est  nullement  nécessaire  que 
l'univers  soit,   mais  il   est  nécessaire  que  justice 

*  .6. 


2  02  PSYCHOLOGIE     CONTEMPORAINE 

se  fasse.  »  Et  encore  :  «  Les  cieux  et  la  terre 
peuvent  s'anéantir,  mais  le  bien  doit  être,  et 
l'injustice  ne  doit  pas  être.  Tel  est  le  credo  du 
genre  humain.  La  nature  sera  vaincue  par  l'Es- 
prit. L'Eternel  aura  raison  du  temps...  »  D'au- 
tre part,  cet  affamé  de  justice  et  de  moralité 
avait  subi  la  discipline  de  la  philosophie  mo- 
derne, qui  se  ramène,  tant  que  l'on  s'en  tient  à 
la  méthode  uniquement  rationnelle ,  à  l'uni- 
versel déterminisme.  Considérée  d'après  les  hy- 
pothèses les  plus  probables  de  la  science  de  les- 
prit,  l'a  me  humaine  tout  entière  est  un  produit, 
et,  comme  telle,  nécessitée  dans  ses  moindres 
mouvements  par  des-  causes  profondes  que  le 
plus  souvent  elle-même  ignore.  Une  telle  théorie, 
en  dépit  des  plus  ingénieux  efforts,  est  exclu- 
sive de  la  notion  du  bien  et  de  celle  du  mal, 
de  même  que  les  théories  nouvelles  sur  l'histoire 
des  croyances  religieuses  sont  exclusives  detouie 
révélation,  de  même  que  les  théories  évolution- 
nistes  sur  la  nature  sont  exclusives  de  toute  foi 
au  surnaturel.  Ce  sont  ces  diverses  théories,  en- 
veloppées dans  l'hégélianisme ,  qu'Amiel  avait 
rapportées  d'Allemagne,  et  cinquante  passages 
de  son  journal  attestent  chez  lui  l'existence  de 
cette   conception   scientifique  et  déterministe  de 


HENRI-FRÉDÉRIC      AMIEL  28  J 

l'âme  et  de  la  nature.  Comment  concilier  de 
telles  tendances  avec  cet  appétit  de  moralité  re- 
ligieuse qu'il  avait  gardé  si  intense  et  si  complet? 
C'est  là  un  conflit  qui  n'est  pas  rare  dans  notre 
époque  de  métamorphose  profonde ,  et  que 
beaucoup  résolvent,  ou  bien  par  la  destruction 
de  l'une  des  deux  tendances  ou  bien  par  une  vo- 
lontaire ignorance  de  leur  propre  contradiction. 
Il  en  est  qui  se  proclament  déterministes  en 
théorie,  et  qui  dans  la  pratique  continuent  à  par- 
ler de  vice  ou  de  vertu,  à  supposer  le  mérite  ou 
le  démérite,  à  reconnaître  une  valeur  absolue 
aux  sanctions  sociales.  D'autres  s'attachent  du 
plus  ardent  embrassement  à  la  foi  ébranlée  et  ne 
veulent  pas  discuter  les  objections  que  dirigent 
contre  leurs  plus  chères  croyances  les  négateurs 
de  l'école  nouvelle.  C'est  la  preuve  que  ni  les 
uns  ni  les  autres  ne  sont  possédés  du  besoin 
de  voir  clair  en  eux,  première  marque  de  l'esprit 
d'analyse.  Amiel,  lui,  se  sentait  incapable  de  ré- 
soudre le  conflit  dont  il  souffrait,  et  incapable  de 
ne  pas  en  suivre  toutes  les  péripéties.  Il  ressem- 
blait, sur  ce  point,  à  un  physiologiste  qui  étudie 
en  détail  une  maladie  dont  il  doit  mourir.  Il 
n'hésitait  pas  à  écrire  :  «  La  science  de  la  nature 
laisse-t-elle  debout  les   révélations    locales   qui 


284  PSYCHOLOGIE      CONTEMPORAINE 

s'appellent  mosaisme,  christianisme,  islamisme? 
Ces  religions  fondées  sur  un  cosmos  enfantin  et 
sur  une  histoire  chimérique  de  1  humanité  peu- 
vent-elles affronter  l'astronomie  et  la  géologie 
contemporaine?  L'échappatoire  actuelle  qui  con- 
siste à  faire  la  part  de  la  science  et  de  la  foi,  de 
la  science  qui  dit  non  à  toutes  les  anciennes  croyan- 
ces et  de  la  foi  qui,  pour  les  choses  ultra-mon- 
daines et  invérifiables,  se  charge  de  les  affirmer, 
cette  échappatoire  ne  peut  pas  tenir  toujours.. . 
La  science  est  implacable.  Supprimera-t-elle 
toutes  les  religions?  Celles  qui  conçoivent  faus- 
sement la  nature,  sans  doute...  »  Et  presque  au 
mêmemoment  il  ajoutait:  «Mon  Credo  a  fondu, 
mais  je  crois  au  bien,  à  l'ordre  moral  et  au  sa- 
lut... »  C'était  dire  à  peu  près  :  j'ai  cessé  de 
croire  et  pourtant  je  continue  de  croire;  c'était 
affirmer  la  présence  en  lui  de  deux  états  incon- 
ciliables l'un  avec  l'autre;  mais  Amiel  était  trop 
véridique  et  trop  lucide  pour  reculer  devant  une 
constatation  semblable;  — et  il  demeurait  ainsi, 
un  pied  dans  l'église,  un  pied  dans  la  science, 
impuissant  a  servir  et  à  trahir  lune  ou  l'autre, 
voyant  nettement  son  ambiguité ,  l'exagérant 
presque  à  force  de  s'en  rendre  compte,  homme 
double  et  sincère  tout  ensemble,  moderne  s'il  en 


HENRI-FRÉDÉRIC      AMIEL  28f 

fut  par  cette  dualié  si  cruellement,  si  complai- 
samment  consciente. 

L'écrivain  non  plus  n'était  pas  un  et  simple  en 
lui.  Même  s'il  n'avait  pas  eu  à  lutter  contre  des 
difficultés  de  style,  la  direction  de  son  effort  se  fût 
trouvée  indécise.  Car  cet  homme,  à  la  véritable 
nature  de  protée,  ne  devait  jamais  cesser  d'être  à 
la  fois  un  poète  et  un  critique.  Ce  n'est  pas  que 
la  contradiction  soit  aussi  grande  que  le  préjugé 
courantlimagine,sous  cetteréservecependantque 
les  doctrines  du  critique  concordent  parfaitement 
avec  la  nature  du  poète.  Ce  n'était  pas  le  cas 
pour  Amiel.  Oui,  poète,  il  l'était,  et  puissamment 
et  profondément,  bien  que  ses  vers  publiés  pa- 
raissent médiocres;  cela  se  reconnaît  à  certaines 
phrases  de  son  journal,  d'une  intense  suggestion 
de  beauté.  Quelle  formule  digne  de  Shelley  que 
celle-ci  sur  un  sentier:  «  Ce  petit  sentier, 
royaume  du  vert  !...  »  Quelle  merveilleuse  page 
que  celle  où  il  se  montre,  couché  sur  une  grève 
sablonneuse  du  nord,  pendant  la  nuit,  contem- 
plant les  astres  et  en  proie  à  ces  «  rêveries  gran- 
dioses, immortelles,  cosmogoniqucs,  dans  les- 
quelles on  porte  le  monde  dans  sa  poitrine, 
dans  lesquelles  on  touche  aux  étoiles,  on  pos- 
sède l'infini  !  »  Quelle  admirable  entente  de  la 


286  PSYCHOLOGIE      CONTEMPORAINE 

mysticité  de  la  nature  que  celle  qui  lui  a  permis  de 
dire  :  «Tout  paysage  est  un  état  de  lame.  »  Qu'a 
fait  Wordsworth  que  de  voir  sous  cet  angle  les 
horizons  de  son  cher  district?  Et  sans  aucun  doute, 
Amiel  va  devenir  un  Shelley  ou  un  Wordsworth 
du  bord  de  son  lac,  de  ses  montagnes  et  de  ses 
glaciers.  Mais  non.  Lorsque  le  poète  se  met  à  su 
table  pour  noter  son  panthéisme  ingénu,  les  com- 
motions intimes  de  ses  extases,  la  fantasmagorie 
de  sa  vision  du  monde,  l'esthéticien  apparaît  avec 
sa  doctrine,  et  il  faut  bien  reconnaître  que  cette 
doctrine  avait  été  conçue  sous  l'influence  du  ju- 
gement d' autrui.  Si  solitaire  par  certaines  portions 
de  son  être,  Amiel  se  trouvait,  par.  d'autres,  en- 
gagé dans  un  cercle  d'amis  très  instruits  et  très 
intelligents  auxquels,  dans  sa  magnanimité  intel- 
lectuelle, il  donnait  souvent  raison  contre  ses 
propres  aspirations.  Lorsqu'il  commençait  de 
composer,  il  apercevait  d'avance  leur  jugement. 
C'est  bien,  semble-t-il,  la  plus  déplorable  condi- 
tion pour  écrire.  Stendhal  disait  que,  de  confrère 
à  confrère,  les  éloges  sont  des  certificats  de  res- 
semblance. Sans  aller  jusque-là,  il  est  permis  de 
dire  que  les  plus  subtils  et  les  plus  désintéressés 
de  nos  amis  peuvent  se  tromper  du  tout  au  tout 
sur  le  rôle  que  joue  chacune  de  nos  compositions 


HENRI-FRÉDÉRIC      A  MIEL  287 

dans  le  développement  de  notre  esprit.  Le  talent, 
pareil  en  cela  aux  créatures  de  chair  et  d'os,  tra- 
verse de  profitables  maladies  desquelles  il  doit 
sortir  mieux  armé,  plus  capable  d'atteindre  à  une 
forme  supérieure.  11  s'abandonne  à  des  erreurs 
qui  lui  seront  utiles,  il  tente  des  expériences 
dont  l'insuccès  fera  son  éducation.  Mais  ces  ma- 
ladies, ces  erreurs,  ces  expériences,  qui  donc  est 
assez  avant  dans  le  secret  de  notre  existence  spi- 
rituelle pour  en  comprendre  la  nécessité?  Qui 
donc  peut  nous  les  conseiller  ou  nous  les  décon- 
seiller en  pleine  connaissance  de  cause?  Aussi,  le 
meilleur  parti  à  prendre  pour  un  artiste  est-il  de 
tenir  comme  non  avenues  toutes  les  critiques 
faites  sur  son  œuvre,  de  s'abandonner  entière- 
ment à  cette  sorte  d  instinct  de  conservation  qui 
est  en  lui  et  le  pousse  tantôt  dans  un  sens,  tantôt 
dans  un  autre.  Cet  instinct-là  lui  révèle  des  be- 
soins profonds  de  sa  pensée  en  travail,  inconnus 
de  lui-même  et  à  plus  forte  raison  des  autres. 
Son  esthétique  sera  -d'autant  plus  féconde  qu'il 
l'aura  réduite  à  la  mesure  de  son  pouvoir  créa- 
teur. Il  y  a  dans  toute  énergie  productrice  quelque 
chose  de  mystérieux  et  de  sacré  qu'il  importe  de 
considérer  comme  au-dessus  de  la  discussion  et 
du  jugement.  Amiel  ne  paraît  pas  avoir  procédé 


288  PSYCHOLOGIE     CONTEMPORAINE 

ainsi;  ilse  demandait,  une  fois  un  livre  achevé  : 
«  Qu'en  pensera  celui-ci  et  celui-là?...  »  Par 
suite,  il  se  le  demandait  en  composant  son  livre. 
Il  y  a  certes  une  place  inguérissable  de  l'amour- 
propre  à  laquelle  peuvent  nous  frapper  tous  ceux 
qui  le  veulent;  il  leur  suffit  de  nous  appliquer 
la  méthode  de  la  critique  négative,  qui  con- 
siste à  chercher  ce  qui  nous  manque  au  lieu 
de  voir  ce  que  nous  avons.  Du  moins  que  notre 
intelligence  ne  subisse  pas  le  contre-coup  de  cette 
mesquine  douleur  !  Amiel,  avec  sa  trop  lucide 
analyse,  fut  la  victime  d'une  trop  complète  vision 
des  jugements  portés  sur  son  œuvre  écrite.  Il  ne 
composait  point  pour  se  faire  plaisir,  comme  il 
écrivait  ses  confidences,  mais  pour  obéir  à  des 
règles  d'art  issues  d'autrui,  et  c'est  la  cause  de 
l'étonnante  différence  qui  se  constate  entre  ses 
travaux  volontaires  et  le  travail  spontané  de  cet 
incomparable  journaL 

Pourrait-on  cependant  imaginerque  son  déve- 
loppement eût  été  autre?  Hélas!  nos  facultés 
exercent  sur  nous  une  tyrannie  qui  ne  permet 
même  pas  à  ceux  qui  étudient  notre  existence  de 
concevoir  des  hypothèses  réparatrices.  Ce  dont 
il  aurait  fallu  guérir  Amiel  pour  le  sauver  de 
tous  ses  malheurs,  était  précisément  le  don  de 


HENR1-F  REDÉRIC      A  M  I  E  I.  289 

supériorité  qui  le  rend  si  passionnément  intéres- 
sant. Cet  esprit  d'analyse  qui  l'a  conduit  à  exas- 
pérer les  contradictions  de  sa  destinée  l'aurait 
conduit  à  exaspérer  les  contradictions  de  toute 
destinée.  C'est  qu'il  y  a,  en  définitive,  un  antago- 
nisme foncier  entre  cet  esprit  d'analyse  et  la  vie, 
puisque  toute  vie  repose  sur  une  base  d'incons- 
cience et  que  précisément  l'esprit  d'analyse  tend 
à  détruire  de  plus  en  plus  cette  inconscience  chez 
ceux  qu'il  domine.  11  arrive  parfois  que  la  poussée 
de  la  sève  intérieure  est  plus  forte,  et  alors  1  esprit 
d'analyse  est  impuissant  à  l'attaquer.  Souvent 
même  il  l'active.  Stendhal  en  a  fourni  un  surpre- 
nant exemple,  qui  s'explique  mieux  si  l'on  songe 
au  genre  d'habitudes  que  sa  jeunesse  lui  avait  im- 
posées. Il  ne  faut  jamais  oublier,  quand  on  parle 
de  lui,  qu'il  avait  fait  la  guerre  et  suivi  des  ar- 
mées quinze  années  durant  Vraisemblement,  la 
nécessité  d'agir  beaucoup,  de  se  résoudre,  de 
manier  les  hommes,  de  pratiquer  ses  observa- 
tions, fit  équilibre  à  sa  manie  de  l'analyse,  et  em- 
pêcha que  la  Némésis  ne  triomphât  tout  de 
suite,  cette  cruelle  déesse  qui  veut  que  nous 
mourions  de  ce  dont  nous  avons  vécu  et  que  nos 
supériorités  avortent  sans  cesse  en  défauts.  Mais 
chez  Amiel,  personnage  sédentaire  et  qu'aucun 

17 


2ÇO  PSYCHOLOGIE     CONTEMPORAIN! 


sursaut  brutal  ne  tira  violemment  hors  de  lui- 
même,  l'équilibre  n'exista  jamais.  Ce  contempla- 
teur acharné  de  lui-même  se  trouve  ainsi  démon- 
trer d'une  façon  effrayante  le  caractère  meurtrier 
que  peut  revêtir  le  sens  intime.  Son  journal,  que 
nous  lisons  avec  un  si  vif  intérêt,  fut  l'instrument 
quotidien  du  meurtre.  Il  ne  se  soulageait  pas  en 
y  décrivant  sa  misère  ;  il  s'y  blessait  et  s'y  enve- 
nimait, comme  aux  pointes  d'une  ceinture  de  pé- 
nitence. Il  s'y  retournait  dans  son  sang  répandu. 
«  L'analyse,  s'écriait-i)  lui-même,  tue  la  sponta- 
néité. Le  grain  moulu  en  farine' ne  saurait  plus  ni 
germer  ni  lever...  »  métaphore  frappante  et  qui, 
d'une  image,  explique  mieux  que  tous  les  com- 
mentaires la  pulvérisation  de  volonté  dont  il  fut 
la  victime. 


111 


DANS      LE      REVE 


Il  semble  qu'il  y  ait  dans  la  vie  spirituelle 
comme  une  loi  de  balancement  des  organes  et 
que  l'impuissance  de  certaines  de  nos  facultés 


HENRI-FRÉDÉRIC      AMI  EL  2ÇI 

produise  un  développement  intense  de  certaines 
autres.  L'Amiel  faible  et  vaincu  que  nous  venons 
de  voir  écrasé  par  le  réel,  et  incapable  de  se  con- 
centrer en  une  volonté  affirmative  et  créatrice,  cet 
Amiel  hésitant,  vacillant,  morbide,  eut  son 
royaume  autre  part,  et  ce:te  victime  de  la  vie 
fut,  plus  encore  que  Tourgueniev,  un  des  prin- 
ces de  cet  étrange  empire  où  les  triomphateurs 
d'ici-bas  ne  pénètrent  guère  :  —  le  rêve.  Il 
fut  pareil  sur  ce  point  encore  au  prince  da- 
nois dans  lequel  Shakespeare,  avec  la  divina- 
tion magique  de  son  génie,  a  incarné  par 
avance  toutes  les  âmes  de  cette  race.  Il  n'a  pas 
su  agir,  lui  non  plus,  cet  Hamlet  maladif  que  le 
fantôme  de  son  père  est  venu  pourtant  prendre 
par  la  main  sur  la  terrasse  d  Elseneur.  La  funèbre 
apparition  n'a  pu  déterminer  la  volonté  de  ce 
jeune  homme;  et  comme  ils  souriraient  de  pitié, 
devant  lui,  le  Maure  Othello  et  le  roi  Lear,  eux 
chez  qui  toute  pensée  se  résout  en  acte  et  qui 
n'hésitent  pas  à  condamner  l'un  sa  femme,  i'autre 
sa  fille  chérie,  sur  un  simple  soupçon  qu'une 
parole  a  éveillé  !  Leur  machine  nerveuse  ignore 
les  complications  infinies,  et  le  brusque  passage 
de  l'idée  au  fait  s'accomplit  trop  vite  pour  qu'ils 
aient  jamais  temporisé.  Ils  voient  une   image   et 


2g2  PSYCHOLOGIE     CONTEMPORAINE 

ils  marchent  droit  sur  clic.  Chez  Hamlet,  au 
contraire,  c'est  le  fait  qui  devient  une  occasion 
d'idée.  Mais  aussi  avec  quelle  facilité  ce  tempo- 
risateur éternel  découvre  derrière  le  décor  chan- 
geant de  la  vie  les  causes  profondes,  l'inconnais- 
sable principe,  l'obscur  abîme  de  mystère  et  de 
silence  qui  se  dissimule  dans  tout  être  et  dans 
toute  chose!  Je  l'imagine,  tandis  qu  Ophélia  se 
jette  dans  la  rivière  qui  va  la  noyer,  assis  sur  la 
berge  de  la  rive,  à  cent  pas  plus  haut,  les  yeux 
fermés,  écoutant  la  rumeur  de  l'eau  qui  passe 
et  comprenant  la  parole  d'ineffable  mélancolie 
ainsi  soupirée  à  travers  les  joncs  penchants. 
Tourgueniev,  dans  un  très  curieux  morceau  de 
critique,  a  écrit  qu  Hamlet  tenait  certainement 
son  journal  intime.  C'est  qu'aussi  bien  il  a  dans 
sa  malheureuse  tête  de  quoi  noircir  autant  de 
pages  que  son  frère  moderne  Amiel.  L  inassouvi 
don  Juan,  l'inquiet  docteur  Faust  sont  les  types 
de  l'infatigable  activité  qui  pousse  l'homme 
énergique  à  changer  sans  cesse,  même  à  travers 
les  enivrements  de  l'amour  et  les  extases  du 
savoir.  Hamlet  demeura  le  type  de  l'irrésistible 
invasion  du  rêve,  qui,  même  à  l'heure  des  épées 
tendues,  du  poison  versé,  du  furieux  combit, 
immobilise  tout  à  coup  le   visionnaire  dins  une 


HENRI-FRÉDÉRIC      AMIEL  29} 

hallucination  captivante,  dont  rien  ne  leveillera 
jamais  tout  à  fait. 

Mais  quel  rêve?  Il  ne  s'agit  pas  ici  de  ce 
romanesque  et  charmant  pouvoir  de  refaire  sa  vie 
par  limagination  qui  déborde  en  nous  durant 
l'adolescence  et  nous  console  presque  du  mal 
d'exister.  Pas  une  seule  foisHamletnese  surprend 
à  concevoir  une  suite  d'événements  autre  que 
celle  dont  il  est  victime,  un  monde  enchanté  à  la 
place  de  ce  «  dur  monde  »,  —  où  il  aimerait 
Ophél'.a  sans  défiance ,  où  il  embrasserait  sa 
mère  sans  horreur.  Sa  destinée  est  devant  lui, 
comme  une  tête  de  Méduse.  L'épouvante  le  pétri- 
fie à  ce  spectacle.  Mais  d  imaginer  des  boucles 
de  cheveux  là  où  il  entend  siffler  des  vipères,  il 
ne  l'essaie  même  point.  De  même  Amiel  ne  se 
complaît  pas  au  recommencement  idéal  dune 
fortune  qu'il  sait  à  jamais  manquée.  II  connaît  la 
misère  dont  il  meurt  et  ses  causes  profondes, 
«  son  indifférence  pour  sa  personne,  pour  son 
utilité,  son  intérêt,  son  opinion  du  moment... 
son  impuissance  a  conserver  le  préjugé  d'une 
forme,  d'une  nationalité  et  d'une  individualité 
quelconques...  »  Mais  il  ajoute  aussitôt  : 
«  Qu'importe  tout  cela?  »  Et  encore  :  «  Se  gen- 
darmer contre  le  sort,  se  débattre  pour  échap- 


2Ç4  PSYCHOLOGIE     CONTEMPORAINE 

per  à  l'issue  inévitable,  c'est  presque  puéril  ». 
Et  encore  :  «  Tu  auras  vécu,  et  la  vie  consiste  à 
répéter  le  type  humain  et  la  ritournelle  humaine 
comme  l'ont  fait  et  le  feront  aux  siècles  des  siè- 
cles des  légions  de  tes  semblables...  »  Non,  le 
rêve  qui  hante  Amiel  n'est,  pas  plus  que  celui 
qui  hantait  Hamlet,  une  vision  réparatrice.  C'est 
le  dangereux  et  singulier  pouvoir  qui  se  trouve  à 
la  racine  de  toutes  les  métaphysiques,  de  tous 
les  mysticismes,  de  toutes  les  religions,  et  qui 
consiste  dans  une  sorte  d'identification  instinc- 
tive de  notre  esprit  avec  l'esprit  de  la  nature. 
Voici  comment  on  peut  se  représenter  le  dessin 
de  ce  phénomène  psychologique  et  s'en  expli- 
quer la  naissance.  —  Un  objet  quelconque  étant 
donné,  il  est  certain  que  sa  réalité  implique  le 
concours  d'une  quantité  indéfinie  d'événements. 
Une  fleur  qui  pousse  sur  une  haie  suppose  tout 
l'univers,  et  de  même  un  animal  qui  paie  dans 
un  champ,  et  de  même  encore  l'homme  qui 
regarde  cette  fleur,  cet  animal,  cette  prairie.  Ce 
sont  des  effets  que  supportent  des  causes  innom- 
brables. Le  savant  qui  raisonne  délimite  sa 
recherche  aux  plus  prochaines  d'entre  ces  causes, 
et  il  emploie  pour  les  découvrir  les  procédés  des 
méthodes  de  précision.  Il  est,  au  contraire,  des 


HENRI-FRÉDÉRIC      A  MIEL  2Cpf 

intelligences  qui  se  plaisent  à  se  représenter  les 
plus  lointaines  d'entre  ces  causes  et  à  s'abandon- 
ner, devant  l'objet  qu'elles  contemplent,  à  d'in- 
terminables associations  d'idées.  Ces  intelligen- 
ces-là  ne  raisonnent  pas,  elles  rêvent.  —  Cette 
première  étape  conduit  bientôt  à  une  disposition 
d'esprit  plus  compliquée.  Cette  innombrable 
suite  d'idées  qu'un  objet  quelconque  éveille  en 
nous  ressemble,  par  analogie,  à  l'innombrable 
suite  de  formes  que  la  nature  a  dû  produire  pour 
amener  cet  objet  au  jour.  Nous  pouvons  donc 
nous  représenter  que  la  pensée  cachée  à  l'inté- 
rieur du  monde  et  dont  tous  les  êtres  sont  des 
moments,  procède  comme  notre  propre  pensée. 
Il  nous  suffit,  pour  nous  assimiler  à  elle,  de  nous 
laisser  aller  à  cette  efflorescence  continue  d'ima- 
ges que  suscite  une  contemplation  vague  et  pro- 
longée. Le  temps  s'abolit  pour  nous  et  l'espace; 
la  chaîne  indéfinie  des  causes  se  déroule  dans  un 
éclair,  et  nous  nous  trouvons  affranchis  des 
limites  de  notre  propre  per-sonne  parla  vue  sou- 
daine de  l'universelle  connexité. — Nous  entrons 
alors  dans  un  troisième  état,  consécutif  au  pré- 
cédent, et  qui  consiste  à  sentir  que,  prises  en 
leur  substance,  les  formes  qui  peuplent  le  monde 
n'ont  pas  plus  de  solidité  durable  que  les  images 


2cp  PSYCHOLOGIE      CONTEMPORAINE 


qui  peuplent  notre  cerveau.  Ne  sont-elles  pas, 
comme  ces  images,  sans  cesse  en  train  de  s'effacer 
pour  être  remplacées  par  de  nouvelles?  Que 
restera-t-il,  après  un  peu  de  temps,  des  unes  et 
des  autres,  sinon  le  même  résidu  d'ombre  et  de 
nuit?  A  ce  moment,  le  rêve  a  fini  son  travail  d'in- 
toxication spirituelle;  touts'évanouitetse  confond 
dans  l'intelligence,  que  noie  une  vapeur  et  qui 
s'abîme  dans  un  néant  tout  ensemble  torturant  et 
délicieux. 

A  miel  a  connu  ces  trois  étapes  et  les  trois  états 
qui  leur  correspondent.  Il  en  a  donné  des  des- 
criptions qui  demeureront  un  document  essentiel 
pour  quiconque  se  préoccupera  du  problème  si 
mal  étudié  de  la  sensibilité  intellectuelle.  Ces 
pages  éclairent  dune  lueur  incomparable  les 
limbes  psychiques  où  s'élabore  le  germe  des 
vastes  chimères  d'un  Hegel  et  d'un  Spinoza. 
Le  malheureux  Amiel  était  de  la  grande  race  de 
ceux  que  tourmente  la  sensation  palpable  de  leur 
identité  avec  L'univers.  Voulez-vous  comprendre 
sous  quel  angle  lui  apparaissait  le  plus  petit,  le 
plus  vulgaire  détail,  lisez  le  passage  où  il  décrit 
une  fête  de  nuit  sur  l'esplanade  d'une  ville  de 
bains  de  mer  en  Hollande.  Vous  devinez  la 
scène  :  un   orchestre   de  casino  ronfle   bruyam- 


HENRI-FRÉDÉRIC      AMIEL  2Ç7 


ment,  les  promeneurs  fument,  les  promeneuses 
bavardent,  une  béatitude  animale  flotte  dans 
l'air,  où  monte  Ja  rumeur  monotone  de  l'océan. 
«  Mille  pensées,  dit  Amiel,  erraient  dans  mon 
cerveau.  Je  songeais  à  ce  qu'il  fallait  d'histoire 
pour  rendre  possible  ce  que  je  voyais:  la  Judée, 
1  Egypte,  la  Grèce,  la  Germanie  et  tous  les  siè- 
cles, de  Moïse  à  Napoléon,  et  toutes  les  zones, 
de  Batavia  à  la  Guyane,  avaient  collaboré  à 
cette  réunion.  L'industrie,  la  science,  l'art,  la 
géographie,  le  commerce,  la  religion  de  tout  le 
genre  humain  se  retrouvent  dans  chaque  combi- 
naison humaine,  et  ce  qui  est  là  sous  nos  yeux 
sur  un  point  est  inexplicable  sans  tout  ce  qui  fut, 
L entrelacement  des  dix  mille  fils  que  tisse  la  néces- 
site pour  produire  un  seul  phénomène  est  une  intuition 
stupéfiante.  »  —  Reconnaissez-vous  la  profonde 
justesse  de  l'épigramme  de  Stendhal,  qui  disait 
que,  sur  un  Allemand  en  train  de  rêver,  une 
feuille  qui  tombe  et  la  chute  d'un  empire  pro- 
duisent la  même  impression?  — Et  voyez  comme 
aussitôt  la  seconde  étape  est  atteinte,  celle  où 
1  homme  ne  distingue  plus  le  jeu  de  sa  pensée 
du  jeu  de  la  nature:  «  Si  l'histoire  de  l'esprit  et 
de  la  conscience  est  la  moelle  même  et  l'essence 
de    l'être,    alors,    être  acculé  à  la  psychologie, 


2q8  PSYCHOLOGIE     CONTEMPORAINE 


même  à  la  psychologie  personnelle,  ce  n'est  pas 
être  sorti  de  la  question,  c'est  être  dans  le  sujet, 
au  centre  du  drame  universel.  Tout  peut  nous 
être  enlevé  ;  si  la  pensée  nous  reste,  nous  tenons 
encore  par  un  fil  magique  à  taxe  du  monde.  »  — 
Suivez  maintenant  le  passage  de  cette  étape  à  la 
troisième.  Tout  se  vaporise  dans  Amiel  et  autour 
de  lui:  «  La  nature,  dit-il,  n'est  qu'une  Maïa... 
Chaque  civilisation  est  comme  un  rêve  de  mille 
ans,  où  le  ciel  et  h  terre,  la  nature  et  l'histoire 
apparaissent  dans  une  lumière  fantastique  et 
représentent  un  drame  que  projette  lame  eni- 
vrée, j'allais  dire  hallucinée.  »  Et  il  trouve  des 
formules  pour  décrire  les  inertes  délices  de  cette 
vision,  égales  en  éloquence  à  celles  que  de 
Ouincey  rencontrait  pour  peindre  l'étrangeté  de 
ses  songes  d'opium:  «  La  fantasmagorie  de 
lame  me  berce  comme  un  yôghi  de  l'Inde,  et 
tout  devient  pour  moi  fumée,  illusion,  vapeur, 
même  ma  propre  vie.  Je  tiens  si  peu  à  tous  les 
phénomènes,  qu'ils  finissent  par  passer  sur  moi 
comme  des  lueurs  et  s'en  vont  sans  laisser  d'em- 
preinte. La  pensée  remplace  l'opium.  Elle  peut 
enivrer  tout  éveillé  et  diaphanéiser  les  monta- 
gnes et  tout  ce  qui  existe.  .  » 

Celui  qui  s'accoutume  à  considérer  ainsi  et 


HENRI-FREDERIC      A  MIEL 


299 


l'univers  et  lui-même  dans  un  pareil  brouillard 
de  songe,  ne  saurait  s'empêcher  d'aboutir  aune 
mélancolie  inguérissable;  à  ses  yeux,  toutes  les 
choses  apparaissent  comme  vides  et  vaines,  tout 
s'écoule,  tout  s'efface,  rien  n'existe  d'une  exis- 
tence réelle.  A  quoi  bon  continuer  indéfiniment 
à  jouer  un  rôle  inutile  dans  cette  comédie  dé- 
pourvue de  sens  qui  est  la  vie?  Pourquoi  pro- 
longer cette  vanité  douloureuse?  En  dépit  des 
préoccupations  morales  qui  font  contre-poids  à 
ce  dégoût,  le  journal  d'Amiel  laisse  deviner  un 
penchant  de  plus  en  plus  prononcé  pour  le 
bouddhisme,  et,  il  faut  bien  écrire  le  mot,  pour 
le  pessimisme.  Je  dis  un  penchant,  car  Amiel 
n'est  pas  un  pessimiste  déclaré,  systématique  et 
dogmatique.  Mais  peut-être  n'y  a-t-il  de  pessi- 
misme véritablement  sincère  que  celui  qui  se 
résume  dans  une  disposition  d'âme  et  non  dans 
une  doctrine.  Le  problème  de  la  valeur  du 
monde  et  de  la  vie  est  avant  tout  un  problème 
sentimental  qu'il  faut  résoudre  par  une  solution 
sentimentale.  C'est  au  nom  du  moi  que  nous 
pouvons  conclure  à  la  bienfaisance  ou  à  la  mal- 
faisance  de  la  nature,  car  ce  n'est  pas  une  exis- 
tence abstraite  dont  nous  discutons  la  bonté  ou 
la  cruauté.  C'est  notre  existence  qui  est  en  jeu, 


PSYCHOLOGIE     CONTEMPORAINE 


et  celle  de  nos  semblables.  Précisément  parce 
que  le  pessimisme  relève  du  cœur  bien  plutôt 
que  de  la  raison,  il  ne  saurait  guère  avoir  le  ca- 
ractère absolu  des  solutions  rationnelles.  Comme 
toutes  nos  émotions,  il  est  variable  et  suscepti- 
ble d'une  infinité  de  nuances  et  de  degrés.  Il  y  a, 
si  Ton  veut,  pour  emprunter  une  expression  aux 
mathématiques,  un  pessimisme  idéal,  limite  su- 
prême des  pessimismes  particuliers,  dont  tous  se 
rapprochent  et  que  pas  un  n'atteint.  Ainsi  s'ex- 
pliquent bien  des  inégalités  d'énergie  dans  l'af- 
firmation que  la  vie  ne  vaut  pas  la  peine  d'être 
vécue,  et  bien  des  différences  dans  la  manière 
d'interpréter  cette  affirmation.  Un  pessimiste 
peut  n'être  pas  un  révolté.  Dans  une  prison  qui 
enferme  des  condamnés  à  mort,  il  y  a  place  pour 
vingt  manifestations  de  caractères.  Entre  ces 
vaincus  qui  attendent  l'échafaud,  les  uns  se  la- 
mentent et  les  autres  jouent;  il  en  est  qui  revent 
et  qui  se  souviennent,  d'autres  qui  boivent  et 
qui  oublient.  Dans  le  cachot  moral  où  le  pessi- 
misme verrouille  ses  victimes,  un  libre  champ 
est  donné  de  même  aux  divers  tempéraments. 
Amiel,  lui,  fut  un  pessimiste  tendre,  comme 
Schopenhauer  fut  un  pessimiste  féroce.  Le  pen- 
seur de  Genève  aboutit  de  bonne  heure  à  un  re- 


HÉNRI-f  REDÉRIC      A  MIEL  30I 

noncement  triste  et  doux,  qui  fait  songer  à  une 
languissante  agonie  dans  une  chambre  remplie 
de  fleurs.  Il  se  disait  bien  qu'il  allait  se  perdre 
«  dans  les  sables,  comme  le  Rhin  ».  Les  mots 
de  satiété,  de  lassitude,  d'accablement,  d'abdi- 
cation se  retrouvaient  chaque  matin  sous  sa 
plume  quand  il  cherchait  à  rendre  son  état  inté- 
rieur. Mais  cela  n'allait  pas  sans  une  volupté 
vague,  celle  qu'on  imagine  à  des  mânes  paisi- 
bles, la  volupté  des  fantômes  que  Virgile  nous 
montre  enveloppés  du  silence  et  du  crépuscule 
élyséens.  Amiel  n'a-t-il  pas  dit  :  «  Je  suis  fluide 
comme  un  fantôme  que  l'on  voit,  mais  qu'on  ne 
peut  saisir.  Je  ressemble  à  un  homme,  comme 
les  mânes  d'Achille,  comme  l'ombre  de  Creuse 
ressemblaient  à  des  vivants.  Sans  avoir  été  mort, 
je  suis  un  revenant.  Les  autres  me  paraissent  des 
songes,  et  je  suis  un  songe  aux  autres.  » 

Encore  sur  ce  point,  et  par  cet  amour  de  la 
volupté  du  songe,  cet  étrange  solitaire,  exemple 
saisissant  de  ce  que  peuvent  produire  plusieurs 
influences  éparses  dans  notre  atmosphère,  nous 
présente  le  type  extrême  d'une  des  maladies  de 
lâmc  contemporaine.  Dans  notre  â^e  de  science 
et  d  industrie,  l'appétit  de  l'au-delà  subsiste  tou- 
jours. Il  se  fait  seulement  plus  rare  et  plus  mor- 


}02  PSYCHOLOGIE     CONTEMPORAINE 

bide  par  sa  difficulté  à  se  satisfaire.  Le  signe  Le 
plus  extraordinaire  de  l'intensité  actuelle  de  ce 
goût  du  rêve  est  la  prédominance  que  la  musique 
a  prise  chez  nous  depuis  ces  dernières  années, 
parce  qu'elle  est  le  plus  vague  de  tous  les  arts, 
le  plus  capable  de  conduire  l'imagination  dans 
l'incertain  et  l'indéterminé  de  la  fantaisie.  Nous 
avons  vu  à  l'occasion  de  M.  Dumas,  cet  énergi- 
que et  ce  volontaire,  que  le  mysticisme  était  le 
terme  de  beaucoup  de  pensées  modernes,  —  et 
voici  que  nous  retrouvons  le  même  mysticisme 
chez  Amiel,  le  moins  volontaire  des  hommes,  le 
moins  semblable  à  l'auteur  de  l'cAmî  des  fem- 
mes, et  voici,  que,  plus  près  encore  de  nous,  une 
génération  se  lève  dont  les  chefs  de  file  sont 
plus  voisins  du  mysticisme  qu'on  ne  l'a  été  en 
France  depuis  le  commencement  du  siècle.  Le 
livre  que  M.  J.-K.  Huysmans  publiait  l'autre 
année,  sous  le  titre  significatif  d'c4  rebours, 
ne  saurait  être  considéré  comme  un  simple 
paradoxe  par  ceux  qui  lisent  de  près  les  jour- 
naux littéraires  des  tout  jeunes  gens,  seuls  docu- 
ments qui  nous  renseignent  un  peu  sur  les  secrè- 
tes tendances  de  ceux  qui  commencent.  Ce  per- 
sonnage bizarre,  ce  Des  Esseintcs  du  romancier, 
qui   veut  vivre   en  effet  à  rebours  de  la  nature, 


HENRI-FRÉDÉRIC      AM1EL  303 

dans  l'artifice  et  dans  le  rêve,  est  bien  le  frère 
de  ceux  qui  écrivent,  dans  les  journaux  dont  je 
parle,  des  vers  à  demi  catholiques,  de  la  prose 
toute  en  nuances  indéfinissables,  de  ceux  qui  se 
proclament,  comme  Baudelaire,  des  décadents  et 
qui  semblent  n'appartenir  à  aucun  milieu  réel. 
Visiblement,  ils  n'ont  plus  le  souci  de  rendre 
dans  leur  art  la  vérité  de  la  vie;  c'est  vers  le 
rêve  qu'ils  sont  tournés,  et  la  sensation  même 
devient  pour  eux  un  instrument  de  chimère.  Ne 
croyez  pas  que  ce  soit  uniquement  l'excentricité 
de  quelques  héros  de  cénacles.  Il  y  a  là  un  des 
indices,  entre  mille,  du  malaise  profond  dont  le 
cœur  de  l'homme  moderne  est  tourmenté.  D'où 
dérive  ce  malaise  et  pourquoi  ce  déséquilibre 
psychologique  dans  une  société  plus  comblée 
que  ne  le  fut  aucune  autre?  Y  a-t-il  une  grande 
loi  méconnue  par  notre  civilisation?  Ou  bien 
toute  civilisation  est-elle  quelque  chose  de  trou- 
ble par  essence  et  qui  ne  saurait  durer  sans  souf- 
frir?* Oui  répondra  aux  redoutables  questions 
que  nous  pose  ainsi  brusquement  et  à  toute  ren- 
contre notre  âge  de  doute?.. .  Ces  questions,  dans 
lesquelles  se  résume  la  série  de  ces  études,  nous  les 
avons  retrouvées  au  terme  de  chacune  d'entre  elles. 
Il  est  presque  doux  de  clore  du  moins  cette  série 


304  PSYCHOLOGIE     CONTEMPORAIN  F 


sur  l'image  du  touchant  Amiel,  car  L'histoire  de 
cet  homme  si  voisin  de  nous  par  son  cosmo- 
politisme ,  son  excès  d'analyse  et  son  besoin 
de  songe,  a  ceci  de  consolant  qu'elle  prouve  que, 
même  dans  les  plus  cruelles  maladies  morales, 
l'âme  peut  conserver  sa  noblesse  et  agoniser, 
comme  une  belle  et  pure  jeune  femme,  sans  une 
laideur,  sans  une  souillure. 


T  A  B  L  F. 


Préface I 

I.  —  M.  Alex  and  ii  e   Dumas   Fils   i 

I.  —  Le  moraliste 5 

II.  —  L'Analyse  de  l'amour 25 

III.  —  L'Impuissance  d'aimer 46 

IV.  —  Sources  de  mysticisme 64 

II.  —  M.  Leconte  de  Lisle 79 

I .  —  Du  moderne 85 

II.  —  Science  et  poésie 99 

III.  —  Sources  de  pessimisme 118 

III.  —  MM.  Edmond  et  Jules  de  Concourt ij^ 

I.  —  L'objet  d'art  et  les  lettres 139 

II.  —  Les  romans  des  frères  de  Concourt. ...  157 

III.  —  Questions  de  style 180 

IV.  —  Ivan   Tourgueniev 199 

I.  —  Du  cosmopolitisme 204 

II.  —  L'esthétique  de  l'observation 213 

III.  —  Pessimisme  et  tendresse 228 

IV. —  Les  femmes  de  Tourgueniev 240 


V>6 


Henri-Frédéric  A  m  i  e  i. 2  -,  1 

I.  -  -  L'influence  germanique 256 

II.  —  L'esprit  d'analyse 2- \ 

III.  —  Dans  le  i*ève 290 


Achevé  d'imprimer 
Le  dix-huit  novembre  mil  huit  cent  quatre-vingt-cinq 

PAR 

ALPHONSE   LE  M  ERRE 

25,     RUE     DES     GRANDS- AUGUSTIN  S 
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