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PAUL BOURGET
NOUVEAUX ESSAIS
PSYCHOLOGIE
CONTEMPORAINE
M. DUMAS 1 1 L S — M. LECOKTE DE LIS LE
MM. DE GOXCOURT — TOURGUENIEV — A M I 1. 1
PARIS
ALPHONSE LE M ERRE, EDITEUR
27-3I PASSAGE CHOISEUL 27-3 I
M D C C C L X X X V I
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University of Toronto
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NOUVEAUX ESSAIS
PSYCHOLOGIE
CONTEMPORAINE
PAUL BOURGET
NOUVEAUX ESSAIS
PSYCHOLOGIE
CONTEMPORAINE
M.DUMAS FILS — M. LEÇON TE DE LIS LE
MM. DE GON COURT — TOURGUENIEV — AMI EL
PARIS
ALPHONSE LE M ERRE, EDITEUR
27-3I PASSAGE CHOISEUL 27-3 1
M D C C C LXXXV1
PRÉFACE
A MADAME EDMOND ADAM.
Madame ,
Vous m'avez per.nis d'écrire votre nom en tête ce
ce volume, le second et le dernier de mes Essais ai
Psychologie contemporain?. Ce livre a été publié, cha-
pitre par chapitre, dans !a Revue que vous dirigez.
Vous avez cru en lui dès le premier jour, et votre
confiance m'a donné le courage nécessaire pour le
mener à terme parmi des travaux d'un ordre bien dif-
férent. Je ne fais donc, en vous le dédiant, que payer
une dette, si tant est qu'on puisse jamais reconnaître
ce bienfait incomparable : une parole d'encourage-
ment donnée à l'heure où l'esprit en avait t'intime
besoin... Aujourd'hui ce tableau des tendances sociales
de notre littérature sous le second Empire est achevé,
dans la mesure où j'étais capable de cet achèvement.
Tous les noms célèbres n'y sont pas, il s'en faut de
beaucoup, ni toutes les idées. Il s'est rencontré, durant
cette période qui va du coup d'Etat jusqu'à la guerre
d'Allemagne, d'autres poètes que Baude'airc et M.
Leconte de Lisle, d'autres romanciers que Flaubert et
les Goncourt, d'autres dramaturges que M. Dumas,
d'autres philosophes que MM. Renan et Tainc. Pareil-
lement, Stendhal n'est pas le seul écrivain, parmi les
prédécesseurs, chez qui la sensibilité contempo-
raine ait pu reconnaître une image antidatée d'elle-
même, ni Tourgueniev et Amiel les seuls, parmi les
étrangers, chez qui cette sensibilité ait pu étudier cette
image d'e'.le-mème transposée, si l'on peut dire, et
modifiée par l'exotisme. Je me suis borné cependant
à ces dix physionomies parce qu'elles m'ont paru les
plus capables de manifester la thèse qui circule à tra-
vers ces deux volumes, à savoir que les états de l'àme
particuliers à une génération nouvelle étaient enve-
loppés en germe dans les théories et les rêves de la
génération précédente. Les jeunes gens héritent de
leurs aînés une façon de goûter la vie qu'il-: transmet-
tent eux-mêmes, modifiée par leur expérience propre
à ceux qui viennent ensuite. Les œuvres de littérature
et d'art sont le plus puissant moyen de transmission de
cet héritage psychologique. Il y a donc lieu d'étudier
ces œuvres en tant qu'éducafrices des esprits et des
cœurs. C'est toute la méthode que j'ai tenté d'appii-
pliquer à plusieurs de nos grands aînés qui se trouvent,
PRÉF ACE III
sans le savoir et par la seule vertu de leur talent,
exercer, sur ceux qui viennent, une irrésistible, une
constante propagande d'idées et de sentiments.
Le résultat de cette minutieuse et longue enquête
est mélancolique. Il m'a semblé que de toutes les œu-
vres passées en revue au cours de ces dix essais une
même influence se dégageait, douloureuse et, pour tout
dire d'un mot, profondément, continuement pessi-
miste. Et, de fait, l'existence du pessimisme dans l'âme
de la jeunesse contemporaine, est reconnue aujour-
d'hui par ceux-là même à qui cet esprit de négation et
de dépression répugne le plus. Je crois avoir été un
des premiers à signaler cette reprise inattendue de-
ce que l'on appelait en 1830, le mal du siècle. On
crovait en avoir fini avec la race d'Obermann et de
René. Voici que des romans se publient, aussi désen-
chantésquele chef-d'œuvre de Senancourt, despoèmes
aussi amers que les sonnets de Joseph Delorme. Il y a
une différence évidente de rhétorique et de procédé.
Le Bel-Ami de M. de Maupassant, pour être aussi nihi-
liste quObermann, présente son nihilisme d'une autre
façon, et les extrêmes disciples de Baudelaire tradui-
sent leur sentiment de la décadence avec des rythmes
fort différents de ceux de Sainte-Beuve. Qu'importe si
des paroles diverses traduisent la même impression d'ab-
solu, d'irrémissible découragement? Chateaubriand en-
cadrait son inguérissable dégoût dansleshorizonsd'une
lande Bretonne, où se dressaient les tours du vieux châ-
teau paternel. Nos pessimistes encadrent leur misan-
thropie dans \zn décor Parisien et l'habillent à la mode
du jour au lieu de ledraper dans un manteau à la Byron.
IV PRÉFACE
Pour le psychologue, c'est le fond qui est significatif, et
le fond commun est, ici comme là, dans 1'// Rebours, de
M. Huysmans comme dans V Adolphe de Benjamin Cons-
tant, une mortelle fatigue de vivre, une morne per-
ception de la vanité de tout effort. Ce n'est point là
une simple attitude ; il y a un accent de vérité qui ne
saurait tromper dans les livres dont je parle. Ce n'est
point là une simple imitation et quand on a signalé
l'influence de Schopenhauer, on n'a rien dit. Nous
n'acceptons que les doctrines dont nous portons déjà
le principe en nous. Pourquoi ne pas reconnaître plu-
tôt que toute uneportion de la jeunesse contemporaine
traverse une crise. Elle offre les symptômes, visibles
pour tous ceux qui veulent regarder sans parti pris, d'une
maladie de h vie morale arrivée à son période le plus
aigu. On s'écrie : c'en est donc fait de la vieille
gaieté Française... — Entre parenthèses je cherche en
vain cette gaieté, cette légère et allègre manière de
sourire à la vie en la chansonnant, et dans Pascal, et
dans la Rochefoucauld, et dans La Bruyère, et dans
Bossuet, lesquels furent cependant des génies de pure
tradition Française. — Mais si cette gaieté s'en est al-
lée presque entièrement, n'existe-t-il pas une cause ou
des causes à cette disparition > Si la belle vertu de
vaillance a cédé la place à l'inutile et morne « à quoi
bon »,si la conscience de la race parait troublée, n'y
a-t-il pas lie j de rechercher la raison de ce trouble
visible > Par des épigrammes on a tôt fait de mon-
trer que les écrivains désespéras s'accommodent
pourtant à la vie ; on les saisit en flagrant délit de
contradiction avec les théories et les sentiments de
leurs livres. Que prouve cette contradiction? Que
l'homme est complexe, que la pensée et les actes ne
vont pas toujours de compagnie, que l'instinct de
durer persiste, invincible aux raisonnements. Depuis
quand la maladie a-t-elle été une chose absolue, non
susceptible de degrés, non conciliable avec une cer-
taine portion de santé ? Tant mieux si ce reste de santé
permet que le patient continue d'aller et de venir, et
de faire figure d'homme. Est-ce un motif pour ne
pas étudier le mal dont il souffre, surtout si la conta-
gion de ce mal s'étend et menace d'envahir un grand
nombre d'autres personnes qui n'auront pas, elles, la
force de résister avec autant d'énergie?
Ces deux volumes d'Essais contiennent une suite de
notes sur quelques-unes des causes du pessimisme des
jeunes gens d'aujourd'hui. Elles commençaient d'agir,
ces causes profondes, sur ceux qui étaient des jeunes
gens en iSff, et qui nous ont transmis une part de
leur cœur, rien qu'en se racontant. J'ai essayé de
marquer le plus fortement que j'ai pu à propos de ces
Maîtres de notre génération, celles de ces causes qui
m'ont paru essentielles. A l'occasion de M. Renan et
des frères de Goncourt j'ai indiqué le germe de mé-
lancolie enveloppé dans le dilettantisme. J'ai essayé de
montrer, à l'occasion de Stendhal, de Tourgueniev et
d'Àmiel, quelques-ur.es des fatales conséquences de la
vie cosmopolite. Les poèmes de Baudelaire etles comé-
dies de M. Dumas m'ont été un prétexte pour analyser
plusieurs nuances del'amour moderne, etpour indiquer
les perversions ou les impuissances de cet amour, sous
la pression de l'esprit d'analyse. Gustave Flaubert,
MM. Lccontc de Lislc et Taine m'ont permis de mon-
trer quelques exemplaires des efTets produits par la
Science sur des imaginations e: des sensibilités diver-
ses. — J'ai pu, à l'occasion de M. Renan encore, des
Concourt, de M. Taine, de Flaubert, étudier plu-
sieurs cas de conflit entre la Démocratie et la haute
culture. On remarquera que ce sont là des influen-
ces qui continuent à peser sur la jeunesse actuelle.
Plus que jamais l'abus de la compréhension critique
multiplie autour de nous les dilettantes, comme la
facilité des voyages le: cosmopolites. Plus que ja-
mais la vie de Paris permet aux jeunes gens de compli-
quer leurs expériences sentimentales, et plus que
jamais la Démocratie et la Science sont les reines de ce
monde moderne qui, jusqu'à présent, n'a pas trouvé
de procédé pour alimenter à nouveau les sources de
vie morale qu'il a taries. Ajoutez à cela que la généra-
tion nouvelle a grandi parmi des tragédies sociales in-
connues de celle qui la précédait. Nous sommes entrés
dans la vie par cette terrible année de la guerre et de
la Commune, e: cette année terrible n'a pas mutilé
que la carte de notre cher pays, elle n'a pas incendié
que les monuments de notre chère ville; quelque chose
nous en est demeuré, à tous, comme un premier em-
poisonnement qui nous a laissés plus dépourvus, plus
incapables de résister à la maladie intellectuelle où il
nous a fallu grandir. — Pour quelles destinées? Qui le
saura? Qui prononcera la parole d'avenir et de fécond
labeur nécessaire à cette jeunesse pour qu'elle se
mette à l'œuvre, enfin guérie de cette incertitude dont
elle est la victime > Qui nous rendra la divine vertu
PRÉFACE v:i
de la joie dans l'effort et de l'espérance dans la lutte?
Quand le premier volume de ces Fssais fut pu-
blié, les critique: me dirent: apportez-vous un re-
mède au mal que vous décrivez si complaisamment ?
Nous voyons votre analyse, nous ne voyons pas votre
conclusion. Et j'avoue humblement que, de conclu-
sion positive, je n'en saurais donner aucune à ces
études. Balzac, qui s'appelait volontiers un docteur es
sciences sociale", cite quelque part ce mot d'un philo-
sophe chrétien : « Les hommes n'ont pas besoin de
maîtres pour douter. » Cette superbe phrase serait la
condamnation de ce livre, qui est un livre de recherche
anxieuse, s'il n'y avait pas, dans le doute sincère, un
principe de foi, comme ;1 y a un principe de vérité
dans toute erreur ingénue. Prendre au scrieux, pres-
que au tragique, le drame qui se joue dans les intelli-
gences et dans les cœurs d? sa génération, n'est-ce pas
affirmer que l'on croit à l'importance infinie des pro-
blèmes de la vie morale? N'est-ce pas faire un acte de
foi dans cette réalité obscure et douloureuse, adorable
et inexplicable, qui est l'Ame humaine ? C'est parce que
vous avez reconnu dans mon œuvre ce culte passionné
de la Psyché mystérieuse, que vous l'avez accueillie
avec tant de sympathie, Madame, vous dont le nom si-
gnifie le contraire de pessimisme et de découragement.
Laissez-moi vous en remercier encore et me dire
votre très reconnaissant et très respectueux ami,
Paul BOURGET.
Varis, if. Novembre iSSf.
M. Alexandre DUMAS Fils
PSYCHOLOGIE
CONTEMPORAINE
M. ALEXANDRE DUMAS FILS
Lorsqu'un homme de lettres a remué son
époque au degré où L'a fait M. Alexandre Dumas
fils ; lorsque dans ses romans, et à force de pé-
nétrer profondément le vif et les entrailles de
cette époque, il a créé des types devenus du
premier coup populaires, que dans ses comédies
il a transformé le moule du théâtre et marqué
cet art difficile d'une ineffaçable empreinte, que
dans ses brochures et ses préfaces il a jeté son
mot, et un mot indépendant, sur vingt questions
vitales de la société, — ce n'est pas dans un cha-
pitre de livre que l'on peut avoir la prétention
de résumer toute cette œuvre, d'étreindre toute
PSYCHOLOGIE CONTEMPORA! N E
cette esthétique, de ramasser toute cette psycho-
logie... C'est assez dire que je ne dessinerai pas
ici un portrait en pied de M. Dumas. Dans cette
suite d'études consacrées aux chefs de la littéra-
ture contemporaine qui ont exprimé, propagé
par suite, des nuances de sensibilité singulières,
je devais arriver à ce maître exceptionnel et in-
quiétant qui a secoué plus qu'aucun autre les
nerfs malades de notre génération. Fidèle à la
méthode que j'ai suivie dans la première série de
ces Essais à l'occasion de Baudelaire, de M. Re-
nan, de Gustave Flaubert, de Stendhal et de
M. Taine, je voudrais examiner les écrits de cet
homme, en tant seulement qu'ils sont un signe
de quelques états, sinon tout à fait nouveaux,
au moins très renouvelés, d'un certain nombre
d'âmes françaises vers la fin du xixe siècle.
On ne s'étonnera donc pas si cette étude toute
psychologique et morale, néglige plusieurs pro-
blèmes de technique, tels que celui du réalisme
au théâtre et celui du style dans le dialogue, ou
bien encore quelques points d'histoire littéraire.
L'analyse des étapes successives par lesquelles a
passé l'esprit de M. Dumas et des causes pro-
bables de ces passages serait un de ces points.
A qui se proposerait d'épuiser cet ample sujet,
ALEXANDRE DUMAS FILS
un fragment de volume ne suffirait point. 11 y
faudrait le volume tout entier. On en trouvera ici
quelques pages.
LE MORALISTE
M Alexandre Dumas fils a, dès le premier
jour, possédé ce don précieux d'éveiller l'écho.
Son premier grand roman et sa' première grande
comédie furent des événements publics. Aujour-
d hui et après trente années, qu'il donne un nou-
veau roman et une nouvelle pièce, la curiosité de
Paris s'enflammera, aussi ardente. Ce don du
retentissement immédiat, électrique, d'autres
l'ont eu, qui n'avaient pas sa valeur d'artiste.
C'est qu'aussi bien cette valeur y est étrangère.
La foule qui se passionne, mouvante et vague,
autour d'un livre ou d'une pièce, et les met à la
mode, n'est pas artiste, au sens où les initiés en-
tendent ce terme. Elles est obtuse aux beautés de
forme, les plus importantes au regard des céna-
cles, — les seules importantes, dirais-je pour
ma part, puisque la forme et le fond ne sauraient
PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE
être considérés comme des choses distinctes, et
que mal écrire, c'est toujours, et partout,, mal
penser. La foule admire avec une égale sincérité
de très médiocres et de très beaux vers, de la
bonne prose et de la détestable, et cela pour des
raisons qui tiennent à sa conception toute pra-
tique et positive de la littérature. Elle est com-
posée, cette foule à demi instinctive, de créatures
qui agissent et qui pâtissent, pour lesquelles le
dilettantisme et la contemplation n'existent point,
qui vivent d'abord et qui veulent vivre. Il n'y a
pas d'arbitraire dans ces âmes qu'une profonde et
inconsciente logique conduit... à quoi? unique-
ment et invinciblement à la satisfaction de leurs
besoins. Il faut, à cette foule, une littérature qui
soit, pour son esprit et pour son cœur, ce que le
pain et le vin sont pour sa chair. Ouvrière, elle
demande des outils de l'ordre spirituel. Elle veut
se servir du livre qu'elle lit, de la pièce qu'elle
entend. Pauvre foule, si obscure et qui vase quê-
tant une conscience, inquiète au fond et qui
mendie un apaisement!... Ah! donnez-moi une
parole dont je fasse usage demain, ce soir, quand
je devrai me décider, diriger les miens, conduire
ma pensée. J'ai des enfants, parlez-moi d'eux.
J ai une femme, parlez-moi d'elle. Tant de nuit
M. ALEXANDRE DUMAS FILS
pèse sur ce monde, soi-disant civilisé, mais qui
n'a fait qu'épaissir ses ténèbres en éteignant les
vieilles lumières! Appelez-moi, vous qui savez.
Est-ce par ici que je dois aller?... Si la voix de
M. Dumas a tout de suite dominé cette plainte
de la foule, cette domination n'a été due ni aux
chefs-d'œuvre d'architecture dramatique, ni aux
scintillements d'esprit qui assurent à Fauteur de la
Visire de U^Çoces et de YoAmi des Femmes un si
haut rang parmi les habiles de la scène. Non.
Mais cette voix prononçait précisément les
paroles dont cette foule avait le besoin. Elle
disait sur l'amour, sur l'argent, sur l'adultère,
sur les rapports des enfants et des parents, sur
la plaie de la prostitution, des phrases qu'il était
nécessaire qu'une bouche humaine jetât dans l'air
de l'époque. La foule a couru vers cet homme,
parce qu'il lui parlait d'elle, et de ses misères se-
crètes ou publiques. Elle avait reconnu en lui
l'Etre qu'elle préfère entre tous, parce que seul il
peut la révéler à elle-même, lui formuler sa règle
et la guérir du mal de l'incertitude : le ^Moraliste.
C'est, en effet, le premier terme qui vient à l'esprit
quand on cherche à définir le talent de M. Dumas.
Il faut traduire ce mot pour bien comprendre et
les qualités et les insuffisances de ce talent.
P S Y C H O L O G I H CONTEMPORAINE
Dans la série des espèces intellectuelles, le Mo-
raliste occupe une place très nettement circons-
crite. Il est très voisin du Psychologue par l'objet
de son étiffle, car l'un et l'autre est curieux d'at-
teindre les arrière-fonds de L'âme et veut connaître
les mobiles des actions des hommes. Mais au
Psychologue cette curiosité suffit. Cette connais-
sance a sa fin en elle-même. L'àme humaine est
une machine qu'il regarde fonctionner, ou, si
l'on veut, une plante dont il considère les évolu-
tions. Il voit la naissance des idées, leur déve-
loppement, leur combinaison, les impressions des
sens aboutir à des émotions et a des raisonne-
ments, les états de conscience toujours en voie de
se faire et de se défaire, une compliquée .et
changeante végétation de l'esprit et du cœur.
Vainement le Moraliste déclare certains de ces
états de conscience criminels, certaines de ces
complications méprisables, certains de ces chan-
gements haïssables A peine si le Psychologue
entend ce que signifie ou crime, ou mépris, ou
indignation. Est ce qu'un chimiste s'indigne
qu'un produit soit meurtrier, si ce produit est
meurtrier d'après des lois fixes? Est-ce qu'un na-
turaliste méprise une fleur d'être gonflée de poi-
son? Est-ce que le bras d'un homme qui assassine
M . ALEXANDRE DUMAS FILS
ne soulève pas le couteau avec un jeu normal de
ses muscles, et le savant qui se représente ce geste
doit-il faire autre chose que de décomposer son
mécanisme, sans souci du dessein que ce geste a
servi? Même le Psychologue, — Mérimée et
Beyle sont là pour l'attester, — se complaît à la
description des états dangereux de l'âme qui révol-
tent le Moraliste ; il se délecte à comprendre des
actions scélérates, si ces actions révèlent une
nature énergique et si le travail profond qu'elles
manifestent lui paraît singulier. En un mot, le
Psychologue analyse seulement pour analyser, et
le Moraliste analyse afin de juger. Ce goût du
jugement fait sa marque propre, et le distingue
aussi du Philosophe qui se renferme, lui, dans la
spéculation désintéressée et ne sait même pas
s'il est des conséquences pratiques de ses idées...
Spinoza est assis, tout seul et chétif, au coin de
son poêle, dans sa pauvre chambre. Combien
d'après-midi a-t-il passés delà sorte, échafaudant
les théorèmes de son Éthique} Pour plus d'évi-
dence, il adoptel'appareilde la géométrie. Propo-
sitions et démonstrations, définitions et axiomes,
scolies et corollaires, il transcrit le tout en un
latin lucide, et recopie son ouvrage avec sa main
de poitrinaire aux ongles recourbés. Paisiblement
PSYCHOLOGIT CONTEMPORAINE
et minutieusement, ilessaiededémontrer que Dieu
ne saurait être tout ensemble infini et personnel,
puisque toute détermination est une négation. Il
établit que la nature ne poursuit aucun but;
car elle existe de toute éternité, car elle épuise tous
les possibles, et ne peut rien acquérir qu'elle ne
possède point, étant elle-même le tout. Il cons-
tate que la liberté de nos résolutions est illusoire,
que le Bien et le Mal sont des notions sans ca-
ractère positif, que la permanence du moi après
la mort ne se concilie avec aucune des évidences
reconnues... De semblables prémisses envelop-
pent de redoutables conséquences dont le Mora-
liste s'épouvante. Qu'importent ces conséquences r
dit le Philosophe ; mon système est-il correcte-
ment construit, sur des bases solides et avec une
logique impeccable ? Tout le problème est là
pour lui, et non dans le caractère bienfaisant ou
périlleux de ses théories. — La distance est pa-
reille entre ceux que préoccupe uniquement la
question d'art et le Moraliste. Comme il jugeait
tout à l'heure des passions et des doctrines par
leurs effets, il juge delà beauté par son influence,
et il reconnaît une beauté coupable et dépravante
en regard de la beauté purifiante et saine. Au
contraire, l'Artiste admet qu'il est des vertus
M. ALEXANDRE DUMAS FILS Iï
inesthétiques et de splendides corruptions, ou
plutôt il fait fi des vertus et des corruptions. Il
sait qu'il y a des choses belles et des choses
laides, et il ne sait que cela. Dans un asile de
débauche, et devant le corps délicieux d'une fille
à vendre, il s'arrête, ravi. Et le lieu, et l'heure, et
la sensation de l'avilissement s'en vont de sa
tête, pour laisser la place à l'admiration devant
les hanches souples, la gorge délicate, les fines
attaches, la couleur ambrée ou nacrée de cette
nudité. C'est là une personne humaine à jamais
damnée, la victime des luxures brutales, celle,
suivant la biblique expression du poète Stéphane
Mallarmé « en qui vont les péchés d'un peuple, »
un crime inexpiable de notre civilisation de
mensonge... « Sois charmante et tais-toi..., »
murmure l'adorateur de la beauté. Jl n'est point
de palais ni d'honneur social qui la crée, cette
divine beauté, là où elle n'est pas. Il n'est point de
bouge ni de honte qui la détruise là où elle est!
Mais le Moraliste? Ni les énergies de la passion,
ni les raffinements de la pensée, ni les mirages
de la beauté ne le contentent. De ces passions
dont l'intense développement séduit le Psycho-
logue, il aperçoit, lui, les lendemains inévitables,
la bonne foi toujours violée, le pacte social tou-
PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE
jours rompu, les influences de l'exemple qui
s'étendent si loin autour de nous ; « une vie,
a-t-il été dit éloquemment, est une profession
de foi, elle exerce une propagande irréparable
et silencieuse. Elle tend à transformer, autant
qu'il dépend d'elle, l'univers et l'humanité à
son image... » Elle tend à devenir une règle, et
le Moraliste comprend cela. Pareillement, d'un
système il aperçoit la règle qui se dégage. Oui
donc étudiera ce système, sinon quelque homme
vivant et mêlé à d'autres hommes vivants, et il
demandera aux définitions et aux déductions de se
résoudre en un conseil immédiat. Oui, une créa-
ture se rencontrera, dans un coin de l'espace, dans
une heure du temps, qui sera tentée et à qui ce sys-
tème donnera ou enlèvera un élément de résistance,
qui sera vaincue et à qui ce système donnera ou en-
lèvera un élément de réparation, qui sera bien lasse
et a qui ce système donnera ou enlèvera de quoi
se consoler. Le Moraliste est comme le médecin qui
lave et panse une plaie saignante. Oue lui parlez-
r r o » — i
vous de théories sur l'histologie ? Les lèvres de la
plaie sont là béantes ; si votre théorie n'aboutit
pas à un nouveau précepte de pansement, laissez-
moi bander la blessure d'après ma vieille méthode,
car il faut que la blessure soit bandée, comme il
M . ALEXANDRE DUMAS FILS I "$
faut que les maladies de l'àme soient guéries. Il
le faut, d'une nécessité qui n'attend pas ; car
nous ne vivons pas deux fois la même heure.
Que l'entretenez-vous encore, ce Moraliste, de
ce songe inemcace que vous appelez Fart? Il
s'agit de la vie, vous dis-je, de cet instant qui
s'en va et ne reviendra pas, de cette action qui,
une fois accomplie, sera littéralement ineffaçable,
et non pas de contemplation et de dilettantisme.
Elle n'est ni belle ni laide, la vie, elle est la vie,
c'est-à-dire quelque chose de tragique et de né-
cessaire, un douloureux effort parmi une effrénée
concurrence que notre devoir est d'adoucir,
parmi des indigences mortelles que notre devoir
est de soutenir. Nous contemplerons ensuite, si
nous pouvons... C'est ainsi, me semble-t-il, que
parle et que sent le Moraliste. Son premier
besoin est celui d'une règle de conduite ou de
redressement. C'est à découvrir cette règle que
son esprit est tendu, c'est à mettre ses actions en
accord avec elle que sa volonté s'applique, c'est
à déplorer le désaccord entre cette règle et ces
actions que sa sensibilité se dépense. Une telle
lorme d'esprit est plus indestructible qu'aucune
autre, parce qu'elle est plus tyrannique. C'est un
goût, personnel comme tous les goûts, mais dé-
14 PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINF
guisé en obligation. Elle est aussi la plus puissante
sur les autres hommes, parce quelle va au-devant
d'eux et aboutit très vite à l'apostolat. Il y aurait
à étudier les conditions où elle se développe :
on trouverait que, le plus souvent, le Moraliste a
du souffrir, très jeune, d une grande injustice et
ressentir le besoin d'une grande réparation. Mais
d'où qu'elle dérive, cette forme d'esprit est une
des plus caractérisées qui soient, et ce caractère
si tranché se reconnaît du coup chez M. Dumas.
Examinez, en effet, toutes ses comédies, à
partir du Demi-cMonde jusqu'à la Trincesse de
'Bagdad; il n'y en a pas une au sortir de laquelle
un utilitaire puisse poser le « Qu'est-ce que cela
prouve? » du spectateur sceptique àzAthalic.
Toutes ces comédies aboutissent à un enseigne-
ment évident et direct, de même que toutes sont
fondées sur un drame de la vie morale. L auteur
le reconnaît lui-même, et s'en fait gloire. A ses
veux*, le théâtre qui ne démontre pas ce que
lécrivain croit être la vérité, n'est qu'un jeu de
patience indigne d'occuper un artiste sérieux. \\
est revenu sur cette théorie à maintes reprises,
dans les remarquables préfaces qu'il a mises à ses
comédies, lors de 1 édition dernière. Celle sur-
tout qui précède la Femme de Claude, la plus si-
M . ALEXANDRE DUMAS F ! L S I ^
gnificative à mon sens, contient une déclaration
de principes dont les termes mêmes valent qu'on
les commente. S adressant à M. Cuvillier-Fleury
et se justifiant d'avoir discuté sur la scène une
question de morale, M. Alexandre Dumas s'écrie :
« Ce droit que je n'ai pas, selon vous, je le
prends... Pourquoi: Je vais vous le dire. Parce
que, comme dit tout bonnement le proverbe,
l'habit ne fait pas le moine. Il ne s'agit donc pas
d'avoir reçu de la société mission de faire tels ou
tels actes. Ce n'est qu'une fonction, cela. Il s'agit
d'avoir reçu de sa conscience ordre de faire relie
ou relie acrion... » J'ai souligné deux expressions,
parce qu'à elles seules ces deux expressions con -
tiennent toute la formule de la littérature, telle
que la comprend le .Moraliste. Remarquez le
terme dont il se sert pour résumer les motifs qui
lui mettent la plume en main. « C est un ordre, »
dit-ii. C'est le terme aussi qu'employait Kant :
« L'impératif catégorique de la moralité, n'étant
subordonné à aucune condition, étant absolu-
ment, quoique pratiquement nécessaire, peut
être justement appelé un ordre. ..* a Le Moraliste
* Fondement de la métaphysique des mœurs. Trad. Bami,
L.igrar.ge, 186?. p. 46.
1 6 PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE
n'écrit point pour donner une fête à sa fantaisie,
comme le poète, ni pour être ailleurs, comme le
visionnaire, ni pour redoubler en lui le sentiment
de la réalité, comme le faiseur de mémoires ou le
romancier d'observation directe. Non. Il obéit
à sa conscience, et ses livres deviennent des
« actions. » M. Dumas raconte, dans une sorte
d'autobiographie intellectuelle des plus franches,
comment il a été conduit à écouter cet ordre de
sa conscience et à exécuter les actions qui sont ses
livres : « On ne saurait avoir, sans être fou, la
prétention de faire, à soi tout seul, une réforme
générale, mais il est probable que cette réforme
doit s'opérer graduellement. On choisit donc,
lorsqu'on traverse ce inonde, et quon a la volonté
du bien, un point quelconque où se manifestent
d'ailleurs, car ils sont visibles partout, les symptô-
mes de l'imbécillité quasi universelle. On y devient
incessamment attentif et on la combat. » Par suite
on n'écrit jamais une ligne sans s'interroger sur
le retentissement de cette ligne et de l'idée qu'elle
propage, dans la volonté des autres. « Emettre
une idée, formuler une théorie, soutenir une
opinion devant le public, soit que l'on parle du
haut d'une chaire, d'une tribune ou d'une scène,
me semblent chose si grave, que mon esprit, je
M. ALEXANDRE DUMAS FILS 17
dirai même ma conscience, ri a de repos que lorsque
je me suis bien assuré que fai agi en toute sincé-
rité... » Cette phrase de la préface de la Prin-
cesse Georges est un aveu d'une véracité qui pa-
rait absolue lorsqu'on a vécu dans la familiarité
de cette pensée toujours préoccupée du problème
du Bien et du Mal. Dans la préface dû 'Bijou de
la Théine, où il parle de la poésie comme en doit
parler un moraliste qui préfère aux plus beaux
vers quatre maximes de La Bruyère ou de La
Rochefoucauld, il se vante d'avoir dit, au cours
de ses divers ouvrages « absolument ce qu'il
voulait dire. » Et il a raison. Quand un écrivain
considère toutes ses pages comme autant d'ac-
tions, ou bonnes ou mauvaises, et dont il est la
cause responsable devant la conscience de ses
lecteurs, il se doit de les vouloir toutes. Il ne peut
arguer, comme d'autres, qu'il a écrit pour lui
seul ou pour les initiés, délicate élite : « Je
n'écris que pour cent lecteurs ; et de ces êtres
malheureux, aimables, charmants, point hypo-
crites, point moraux, auxquels je voudrais plaire,
j'en connais à peine un ou deux... » C'est le
début d'une préface aussi, ces quelques lignes,
mais signée par cet épicurien de Stendhal, et mise
en tête de ce livre d'analyse sans conclusion, qui
PSYCHOLOGIE CONTEMPORAIN!
est YoAmour. Et justement Stendhal n'était qu'un
Psychologue, et M Dumas est un Moraliste.
Ce qui constitue à M. Dumas une originalité
singulière, c'est qu'il possède, en même temps
que ce sens suraigu de la vie morale, cet autre
sens que, faute d'un mot plus précis, j'appellerai
le sens du théâtre, en sorte que cette intelligence
qui aperçoit partout des problèmes de cons-
cience, les aperçoit sous l'angle spécial qui est
l'optique de la scène. C'est là un don qui paraît
purement technique, mais à l'analyse on recon-
naît que ce don en suppose plusieurs autres, et
qu'il entraîne avec lui tout un cortège de facul-
tés. Et d'abord c'est un don, entendez par là
quelque chose d'irréductible, un tour d'imagina-
tion natif, essentiel à l'auteur dramatique comme
une conformation particulière de l'oreille ou de
l'œil est nécessaire au musicien et au peintre :
« On ne devient pas un auteur dramatique, dit
M. Dumas dans la préface du Tere prodigue ; on
l'est tout de suite ou jamais, comme on est blond
ou brun, sans le vouloir. C'est un caprice de la
nature qui vous a construit l'œil d'une certaine
façon, pour que vous puissiez voir d'une certaine
manière qui n'est pas absolument la vraie, et qui
cependant doit paraître la seule, momentané-
M. ALEXANDRE DUMAS FILS . 19
ment, à ceux à qui vous voulez faire voir ce que
vous avez vu. » Le premier élément de cette vue
dramatique des choses est l'imagination du dia-
logue. Je n'ai pas dit la transcription, car les re-
parties d'une causerie, soigneusement notées et
mises à bout, ne procureraient en aucune manière
l'illusion de la vie. Quand deux personnes, en
effet, causent ensemble dans un coin de salon,
ou à une table de dîner, ou au détour d'une
rue, les mots qu'elles prononcent sont une por-
tion assez faible de ce qu'elles se disent réelle-
ment. Elles se connaissent par avance, elles ont
l'une sur l'autre un ensemble de notions acquises,
en sorte que l'effet direct de chaque parole est
modifié, pour l'une et pour l'autre, par une
somme d'impressions préalables. Chacun des
deux interlocuteurs fait, des phrases qu'il entend,
une traduction involontaire et immédiate, con-
forme à ces impressions. En outre, ils sont vis-à-
vis l'un de l'autre, ils voient leur physionomie,
leur accent souligne, leur geste nuance leur
discours. C'est un commentaire continu et indé-
pendant du texte strict, qui donne une valeur
spéciale à tous les mots. Imaginer un dialogue,
c'est donner le substitut littéraire de tous ces
sous-entendus; c'est noter cette physionomie, cet
20 PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE
accent, ce geste; c'est rendre sensible la situa-
tion réciproque des deux personnages, marquer
d'un trait leur attitude, leur tempérament, leur
métier, leur passé. Il y faut un pouvoir de rac-
courci absolument contraire au pouvoir analy-
tique du romancier, lequel montre ses person-
nages comme les professeurs d'anaromie mon-
trent le corps humain, par planches successives
et détachées. Mais cette imagination du dialogue
en suppose une seconde. Par cela seul que deux
personnes se trouvent en présence et quelles se
parlent, elles sont Tune avec l'autre dans un cer-
tain conflit ou dans un certain accord. Dans tous
les cas, elles agissent l'une sur l'autre. Imaginer
un dialogue, c'est donc imaginer deux person-
nages au moins en action, et le drame naît, le
drame qui est action, comme Fétymologie seule
l'indique. Or l'action n'est intéressante que si les
personnages qui s'y trouvent engagés sont eux-
mêmes dans une heure intéressante de leur vie.
Il faut qu'il y ait derrière ce dialogue et son con-
flit une crise d'âmes, et en dernière analyse
l'imagination dramatique nous apparaît comme
l'imagination des crises. On vérifierait cette
théorie à l'occasion de tous les chefs-d'œuvre du
théâtre. Le Danois Hamlet et le Maure Othello,
A L E X AND R D DUMAS F I I. S
l'Espagnol Rodrigue et la Cretoise Phèdre, Ar-
nolphe et Alceste, ces Parisiens, sont tous, à un
égal degré, des personnages de théâtre, parce
qu'ils sont également conçus et posés dans un
moment critique de leur vie et de leur caractère,
tandis que le père Grandet, Goriot, Madame
Bovary, Madame Gervaisais, sont tous des per-
sonnages de roman, parce qu'ils sont conçus et
posés comme des créatures d'habitudes, et dans le
petit détail quotidien de leur existence.
H y a une psychologie des crises, et c'est bien
celle que les auteurs dramatiques adoptent par
instinct avant de la pratiquer par réflexion. Pour
qu'il y ait une crise, et une crise importante, il
est nécessaire que des passions soient en présence,
très nettes et très vives, et des caractères très
marqués. Un être tout de méditation, de dialec-
tique intime et d'atermoiements, comme cet
Amiel dont j'étudierai plus loin le journal avec
ses documents si précieux sur les maladies de
Pâme à notre époque, ne saurait entrer dans une
combinaison dramatique, et un écrivain qui pos-
sède le don de l'optique théâtrale se gardera bien
de le représenter. C'est une exception prodi-
gieuse, sous ce point de vue, que THamlet de
Shakespeare j et encore Shakespeare a-t-il cm-
22 PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE
ployé toutes sortes de ruses pour faire passer les
interminables hésitations du prince rêveur. C'est
une habileté incomparable, par exemple, d'avoir
introduit dans cet esprit inquiet des doutes reli-
gieux sur la véracité du fantôme : « Le spectre
que j'ai vu est peut-être le diable ; or le diable a
le pouvoir de revêtir une forme aimable aux yeux.
Oui, et peut-être veut-il tirer parti pour me
damner de ma faiblesse et de ma mélancolie, car
il est très puissant avec des âmes de la nature de
la mienne. Il me faut marcher sur un terrain plus
solide que celui-là... » Et Hamlet se trouve ainsi
agir, tout en cédant à son goût passionné de
l'analyse, par cela seul qu'il s'essaye à vérifier les
paroles de l'indéfinissable fantôme. Mais Hamlet,
paradoxe audacieux du génie de Shakespeare, n'a
pas eu de frères au théâtre. Son caractère d'une
part est trop nuancé, de l'autre il subit trop ai-
sément les influences extérieures. Pour qu'une
crise apparaisse, aiguë et saillante, il faut que les
personnages voient une idée fortement, et n'en
voient qu'une seule. 11 ne suffit pas que leur âme
soit énergique^ elle doit être simple. Aussi un
domaine immense de sensations et de sentiments
ne ressortit pas au théâtre. Rien de plus fréquent
dans la vie que des amours incertaines, qui dou-
M. ALEXANDRE DUMAS FILS 2]
tent de leur propre sincérité, qui tantôt aiment
et qui tantôt n'aiment pas. Les amoureux qui sont
sur les planches ne connaissaient pas ces com-
plexités. Ils sont bien certains de leur amour,
comme à côté d'eux tous les ennemis sont bien
certains de leur haine, tous les vicieux de leur
vice, tous les vertueux de leur vertu. Ce qui est
demi-teinte, clair-obscur psychique, ce qui est
inconscient, comme disent les philosophes, n'a pas
droit de cité sur la scène, parce que rien de tout
cela n'aboutie à l'action intense, et que, hors de
l'action, il n'y a pas de drame.
Qu'on se représente maintenant l'union intime
de ce sens dramatique et du sens delà vie morale,
et l'on aura l'explication de bien des contrastes
qui se rencontrent dans le talent de M. Alexandre
Dumas, car les exigences du second de ces sens
sont tout près d'être précisément le contraire des
exigences du premier. Ces raisonnements, que
l'auteur dramatique exclut , le moraliste en
éprouve le besoin profond. Ces nuances et ces
incertitudes, cette sorte de dégradation de lu-
mière dans le monde intérieur, mais n'est-ce pas
la vie morale elle-même ? L'auteur dramatique se
précipite vers l'action qui, seule, lui importe ; et
ce sont les délibérations, les conséquences, tous
24 PSYCHOLOGIE CONTE.VPOP.A!
les alentours de Faction qui préoccupent le .Mo-
raliste. Il semble que les qualités de l'un pros-
crivent les qualités de l'autre, et M. Dumas
l'affirme à peu près dans la préface de l'Étran-
gère : « Donnez-vous la peine d'étudier attenti-
vement Corneille, Molière et Racine, vous recon-
naîtrez bien vite que leurs premières pièces, au
point de vue du métier, sont aussi bien cons-
truites que les dernières, quelquefois mieux, car
ce don naturel du mouvement, de la situation,
de l'effet, de la clarté, de la vie, enfin, nous le
perdons presque toujours, à mesure que nous
avançons en âge, et en raison inverse de ce que
nous gagnons comme connaissance du cceur hu-
main. Nous voulons alors pousser trop loin 1 étude
des caractères et l'analyse des sentiments. » Il a
donc senti lui-même la dualité de sa nature II a
souffert des contradictions qui coexistent en lui
grâce à la présence simultanée du grand écrivain de
théâtre et du moraliste. Il est possible qu'en effet
le second se soit, dans certaines de ses p
développé aux dépens du premier. Il y a toujours
une heure dans l'histoire d'un esprit où quelque
puissance s'exagère et atrophie le reste. Mais le
défaut de la fin était la qualité du commence-
ment, et M. Dumas a dû aux antithèses de sa
M . ALEXANDRE DUMAS F ! I. S 2 f
double disposition native d'écrire des pièces sans
analogue, d'un attrait singulièrement suggestif et
D ' D CTO
saisissant. Les contradictions mêmes de sa pensée
lui ont servi de méthode pour découvrir et mettre
en lumière certaines idées sur l'amour, sur la
jeunesse contemporaine et sur la nostalgie mys-
tique particulière à notre siècle. Ce sont les trois
séries d'idées que je voudrais examiner tour à
tour.
!i
LANALYSE DE LA M OU R
o Je cherchai le point sur lequel la faculté
d'observation dont je me sentais ou me croyais
doué pouvait se porter avec le plus de fruit, non
seulement pour moi, mais pour les autres. Je le
trouvai tout de suite. Ce point, c'était l'amour. . . »
Cette phrase de la préface de la Femme Je Claude
enferme la substance même et la matière une de
l'œuvre multiple de M. Alexandre Dumas. Co-
médies, romans et brochures, il n'a rien écrit
qu'il n'ait consacré à l'étude des rapports entre
l'homme et la femme. C'est qu'aussi bien cette
26 PS YCHOt. OG ! P. CONTEMPORAINE
étude métrait en jeu ses doubles facultés de mo-
raliste et d'auteur dramatique. De moraliste
d'abord. Est-il une passion qui s infiltre plus pro-
fondément que l'amour jusqu'aux sources de la
vie morale, pour les rafraîchir ou les empoisonner?
Légitime^ l'amour est l'élément premier de la
famille, partant des vertus que la famille exige,
partant de la société entière, dans ce que cette
société a de réel et de solide. Illégitime, il est la
cause des plus dangereuses anomalies de la con-
duite et de la destinée. Nous n'étions pas encore,
qu'il se préparait à nous imposer sa redoutable
influence. De la qualité de l'amour qui a uni nos
générateurs a dépendu, avec notre hérédité phy-
siologique, la valeur de notre hérédité d'âme, en
même temps que notre condition de mise au jeu
sociale. Nous grandissons, et de la qualité de
l'amour qui survit à notre naissance entre nos
parents dérive la floraison ou lavortement de
toute une portion de notre Idéal. Nous devenons
homme, et, de la qualité de notre premier
amour, que de conséquences découlent pour
notre développement sentimental, ou salutaires
ou irréparablement funestes ! Nous devenons
père, et la qualité de l'amour qui nous attache à
la mère de nos enfants augmente ou diminue les
M. ALEXANDRE DUMAS FILS 2~]
chances de déviation ou de droite existence pour
ceux à qui nous infligeons l'être. Tout au long
de nos années, il s est donc enrichi ou appauvri,
au hasard de cette passion souverainement bien-
faisante ou destructive, le trésor de moralité ac-
quise dont nous sommes les dépositaires. —
Infidèles dépositaires si souvent, et qui préparons
la banqueroute de nos successeurs parmi des
caresses et des sourires ! Ainsi nous le conseillent
les prophètes inspirés de l'amour, les poètes aux-
quels il se révèle comme un oubli de tout ce qui
a été, de tout ce qui sera, dans l'extase partagée
de deux cœurs, dans le frémissement de deux
bouches. Le Moraliste ne se laisse pas prendre à
ce mirage de bonheur. Il est trop pénétré de
l'idée de la règle pour ne point traduire ces eni-
vrés de l'heure qui passe à la barre du Bien qui ne
passe point. Il est trop convaincu du sérieux de
la vie pour s'amuser, comme a fait Stendhal, à
décrire les cristallisations de ces rêves, d'une ma-
nière détachée et simplement curieuse. Il y a des
problèmes sans nombre que l'amour pose et
qu'il ne peut pas, lui, le discuteur de tous les
problèmes humains, négliger ou résoudre légère-
ment. Il ne s'intéresse même à l'amour qu'à cause
de ces problèmes. De la passion en elle-même,
28 PSYCHOLOGIE CON T H M PO R A I N r
de sa beauté ou de ses complications intrinsè-
ques, il ferait bon marché sans les conséquences
du lendemain, — mais elles sont si graves, ces
conséquences, si fécondes en cas de conscience
infiniment variés ! Il y a de quoi y dépenser toute
une vie de confesseur et de directeur d'âmes, —
et qu'est-ce qu'un Moraliste, sinon un confesseur
et un directeur laïque, auquel il manque seule-
ment la robe du prêtre — et souvent sa religion ?
En revanche, si le Moraliste n'est pas prêtre,
il est parfois auteur dramatique ; c'est le cas de
M. Dumas, et il aperçoit dans l'amour la cause la
plus féconde qui soit en crises aiguës où se dé-
cèle toute la secrète énergie des caractères. Par
cela seul que l'amour rapproche si étroitement
les personnes, plus étroitement qu'aucune autre
passion, c'est aussi la passion qui donne le plus
souvent naissance à des duels entre ces personnes,
— duels intimes, duels implacables, où la sau-
vagerie de l'animal primitif, mâle et femelle, re-
paraît comme aux jours d'avant la civilisation ;
car le premier effet de l'amour est de supprimer,
entre ceux qu'il domine, les lois et les conve-
nances de cette civilisation. Tous les autres appé-
tits sont plus ou moins contenus par les barrières
sociales. Nous nous battons bien pour le pain
M. ALEXANDRE DUMAS FILS 29
comme nos ancêtres des forêts séculaires se bat-
taient pour un morceau de viande crue, mais
c'est sous l'œil du gendarme, et d'après les con-
ditions fixes du Code. Nous nous battons pour la
prééminence, mais c'est sous l'œil du gendarme
encore et du public, et d'après d'apparentes con-
ventions de jurisprudence ou de chevalerie qui
interdisent certains procédés. L'amour seul est
demeuré irréductible, comme la mort, aux con-
ventions humaines. Il est sauvage et libre, malgré
les codes et malgré les modes. La femme qui se
déshabille pour se donner à un homme, dépouille
avec ses vêtements toute sa personne sociale ;
elle redevient, pour celui qu'elle aime, ce qu'il
redevient, lui aussi, pour elle, la créature natu-
relle et solitaire dont aucune protection ne ga-
rantit le bonheur, dont aucun édit ne saurait
écarter le malheur. Le monde du cœur et le monde
des sens, — ces deux domaines où l'amour
habite, — restent inaccessibles au législateur. Il
s'accomplit là des infamies qu'aucune sanction hu-
maine ne peut atteindre; il s'y manifeste des hé-
roïsmes qu'aucune gloire humaine ne couronne.
Chacun des deux amants ne peut en appeler de
ce qu'il subit qu'à la nature, car il en est réduit,
vis-à-vis de l'autre, aux seules forces du tempe-
"} O PSYCHOLOGIE CONTEMPORAIN F
rament et du caractère. S'il se fait aimer., il ne le
doit qua lui-même. S'il cesse d'être aimé, la
faute en est à lui-même... Les voilà donc face à
face, cet homme et cette femme, dans la nudité
de leur personne physique et de leur personne
morale, qui s'affrontent et s'étreignent, comme
s'il n'y avait ni science, ni arts, ni progrès des
lumières, ni adoucissement des mœurs. Conflit
mystérieux parce qu'il n'est point régi par des
lois, conflit farouche parce que la nature s'y
montre avec son sérieux tragique ! La nature ne
connaît ni le rire, ni la fantaisie ; et l'être qui
aime, comme l'être qui a faim, comme l'être
qui meurt, sort du mensonge pour rentrer dans
cette réalité invinciblement, indiciblement grave,
qui accompagne tous les faits essentiels de l'exis-
tence. L'arrière-fond de l'homme se dévoile alors,
et les crises qu'il subit l'émeuvent jusque dans la
racine de sa force. Les auteurs dramatiques n'ont
donc pas si tort, cherchant des passions qui
aboutissent à des crises, de toujours et partout
mettre en scène le vieil et à jamais jeune amour,
mais ils ne voient en lui qu'un moyen d'obtenir
des effets de théâtre. M. Dumas y a vu autre
chose. Son imagination dramatique lui montrait,
à lui, ainsi qu'à tous les faiseurs de pièces
M . ALEXANDRE DUMAS FILS 3 I
l'amour comme le- producteur des plus terribles
duels entre les créatures ; son imagination de
moraliste lui a montré le retentissement de ces
duels dans la vie intérieure. Il a vu nettement,
douloureusement, ce que cet amour, — ce dur
amour, disait le poète ancien, — fait jaillir dans
les cœurs de férocité contenue. Le mâle et la
femelle lui sont apparus se dévorant lame parmi
leurs baisers, et il a pris la plume pour écrire la
sinistre vision de ce combat étrange, où les bou-
ches disent des paroles tendres, où les yeux fon-
dent en larmes, où les bras se tendent passion-
nément, mais, à la fin, il y a une morte ou il
y a un mort, — quelquefois l'un et l'autre !...
Et il les a d'abord montrées, les hideurs de ce
combat du mâle et de la femelle, dans ce que la
politesse désigne du nom élégant de galanterie,
et qu'il appelle, lui, avec vérité, du nom cruel de
prostitution. — Ah ! il n'a pas eu à dénoncer la
haine et les férocités dans la prostitution patentée,
affichée, ouverte ; car, de celle-là, le Moraliste
n'a pas à dire qu'elle est une guerre ; elle-même
se charge de le proclamer. Pourquoi donc, sinon
pour faire la guerre à l'argent de l'homme et
pour subir les assauts de sa brutalité, sont-elles
réunies dans le boudoir infâme de la maison de
32 PSYCHOLOGir CONTEMPORAINE
plaisir, ces filles en bas de soie bleue ou rose,
dont les lèvres sont passées au rouge, les yeux
soulignés au khôl, les cheveux lavés à l'auréo-
linc, et qui drapent dans un peignoir transparent
leur corps souillé, — ce triste corps que des mains
chrétiennes ont tenu sur les fonds du baptême,
et qui, virginal et jeune, fut vêtu de blanc pour
servir d'habitacle mystique au Sauveur, le matin
de la première communion ? Araignées de luxure
ramassées au fond de la toile tendue, elles guet-
tent la proie, plus misérables encore dans leur pa-
rure frelatée que les louves du trottoir, lancées
parmi les promeneurs, le regard aigu, la bouche
provocante, — et ces affamées attestent la cruauté
des fièvres de la chair par le mal qu'elles font et
celui qu'elles subissent. — Ce que M. Dumas a
démasqué, c'est une prostitution poétique et sen-
timentale, et d'où ces duretés du combat sem-
blent si bien absentes. Celle-là saisit l'homme,
non plus violemment par l'appât du plaisir im-
médiat, mais par la séduction de la tendresse...
Au second étage d'une maison pareille aux mai-
sons bourgeoises des quartiers riches, un appar-
tement, sans aucune enseigne, développe ses
pièces intimes, meublées de meubles honnêtes et
peuplées de ces menus brimborions de fine élégance
M . ALEXANDRE DUMAS FILS •} "J
où se trahie le goût d'une femme distinguée. La
personne dout la délicatesse a disposé le détail
de ce coquet intérieur ne s'est jamais appelée
Margot-la-Blonde, Zoé chien-chien ou la Glu, ni
même la Dame aux Camélias. Elle porte, sur les
cartes de visite qui garnissent son carnet de cuir
viennois, le nom de Mme Albertine de la Borde
ou celui de la baronne Suzanne d'Ange*. Elle a
été mariée, ou elle le dit. Elle est séparée, ou
elle le raconte. Sa maison est parfaitement tenue,
et un galant homme, au courant des convenances
et qui ne saurait rien des dessous de l'existence
parisienne, se tromperait, sans nul doute, à la
correction de cette attitude. La dame du logis a
des rentes sur l'Etat, une comptabilité irrépro-
chable, et, si elle tient à quelque chose, c'est à la
considération. Seulement, — il y a toujours un
seulement lorsqu'il s'agit de la femme, — c'est
avec son corps, tout comme ses sœurs du lupanar
et du trottoir, que cette créature gracieuse, et
qui coupe avec un mignon couteau d'or les feuil-
lets du livre à la mode, a gagné le droit de s'as-
" fc> o
seoir légalement dans ce milieu de luxe et de dé-
* Un Père prodigue. — Le Demi-Monde. Voir la définition de
la Préface.
34 TSYCHOLOGIE CONTEMPORAIN!
ccnce. L observateur flaire, dans ce home irrépro-
chable, la soumission à de séniles caprices, la
comédie devant des niais qui se sont crus aimés
pour eux-mêmes, les complaisances tacites du
proxénétisme. Des femmes qui n'étaient que dé-
classées ont achevé de se perdre en flirtant, vers
les cinq heures du soir, comme dans le monde,
sur les dos-k-dos de cet honnête salon... C'est
ici encore la toile tendue et l'araignée est tapie,
qui veille. Dévoreuse ou de fortune ou de cœur
ou d'honneur, quelquefois des trois, lorsqu'elle
peut, la drôlesse a fait de sa pudeur, de sa dis-
tinction et de son désintéressement même, les
tentacules destinés à saisir la proie certaine, le
Raymond de Nanjac*, loyal et passionné, qui
s'engage dans le piège sans comprendre quelle
est la bête qui s'y cache. Aimer cette femme,
c'est être trahi ; dormir auprès d elle,
Près de ce compagnon dont le cœur n'est pas sûr,**
c'est renoncer à quelque chose de votre âme,
qu'elle vous prendra pendant le sommeil, comme
la Dalila de la mélancolique légende prit les
* le Demi-Monde.
* * Alfred de Vigny, h Colère de Samson.
M . ALEXANDRE D U :.! A 5 F I L S 3 ^
cheveux de Samson, avec sa bouche près de
votre bouche, et son souffle mêlé à votre souffle.
Lutter contre elle, même si vous ne le voulez
pas, ce sera vous montrer féroce. Et Olivier de
Jalin, avec tout son esprit et tout son honneur,
ne peut pas s'empêcher de l'être. La prostituée
avilit tout, même le courage qu'on déploie contre
elle, même l'amour profond qu'on lui apporte.
Et pourquoi non ? Cette femme fait sa partie
dans le duel des deux sexes l'un contre l'autre.
Vous demandiez une tendresse et vous rencontrez
une haine, une amante et vous rencontrez une en-
nemie , un abandon et vous rencontrez une ba-
taille. C'est la loi, cela. — « A quoi bon alors ? »
comme dit Lebonnard dans la dernière scène de
la Uisite de noces.
Mais que la prostituée, ou insolente, ou rusée,
traite les hommes en adversaires qu'il s'agit de
garrotter et de rançonner, cœurs et biens, cela
prouve seulement qu il y avait un marché au fond
de cet amour. Toute vénalité détruit le sentiment,
nous le savons trop, et l'argent et l'amour n'ont
jamais pu vivre de compagnie. Qu'est-ce que
cela prouve pour le cas contraire, où le désinté-
ressement est si absolu que l'idée d'un calcul ne
saurait entrer dans l'esprit des deux amants,
■\6 PS YCHOI.OG I £ CONTEMPORAINE
même pour en être repoussee? L'amour dans la
prostitution est une guerre, soit, mais l'amour
dans l'adultère ?. . . Ecoutez le de Ryons, de XcAmi
des femmes, répondre à Jane de Simmerose :
(i Vous allez voir ce qu'il y a au fond de toutes
ces grandes passions qui poursuivent une femme
mariée. Quand vous l'aurez vu, vous pourrez le
dire à d'autres... éAf. de SMomegre va vous faire
du mal, puisqu'il vous aime... » C'est à peu près
le mot du même Lebonnard, dans la Visite de
noces : « Ça finit par la haine de la femme et le
mépris de l'homme... » En se donnant, la femme
adultère sait qu'elle trompe; en la possédant, son
amant sait qu'il trompe. Et voici déjà voltiger au-
tour des premiers baisers de ces deux êtres qui
roulent ensemble dans la faute, le tragique es-
saim des remords, et aux remords se mêlent
bientôt les rancœurs : « Elle a menti pour moi,
elle me mentira, » songe-t-il. « Que pense-t-il
de moi? songe-t-elle. Ah! quels droits je lui ai
donnés sur ma personne! » Et, suivant le cas,
elle entrevoit les hontes de la liaison passagère
ou celles de l'irréparable, s'il ne méritait pas
d'être choisi par elle... Et aux rancœurs s'ajou-
tent les soupçons : « Que fait-elle loin de moi ?
Ou'a-t-elle fait avant moi? » songe-t-il. « Il a dit
M . ALEXANDRE DUMAS FILS ^ 7
à d'autres les mots qu'il me dit., » songe-t-eile.
Et pour 1 un et pour l'autre surgissent, du fond
d'un passé qu'ils ne connaissent jamais tout en-
tier, des images, affreuses d'exactitude, oit ils
contemplent, torturés par la plus impuissante des
jalousies, la réalité physique des anciennes ten-
dresses. Le châtiment de l'adultère est là, non pas
dans la vengeance d'un mari, — c'est si facile de
mourir, — non pas dans la dureté de l'opinion,
— c'est si facile d'oublier le monde, — mais
dans ces inavouables et douloureux secrets du
cœur, que chacun des deux amants sait trop bien
exister chez l'autre, et qu'ils ne traduisent pas
avec des paroles. Tous les ferments de douleur
sont des ferments de haine. Ceux-là lèvent peu à
peu et finissent par produire ces nausées insoute-
nables, à la suite desquelles les deux complices
de tant de furtives caresses et de délirants em-
brassements deviennent deux mortels ennemis. Il
la fuira comme son mauvais destin. Elle le fuira
comme le génie de sa perdition, comme celui
surtout qui, par un mot, par un sourire, par un
silence, peut empêcher qu elle ne soit aimée de
nouveau et idéalisée par un autre. Car elle aimera
encore, comme il aimera, pour traverser les
mêmes tortures... — A quoi bon alors? A quoi
3
38 PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE
bon?... reprend le Moraliste, surtout si vous
songez que vos fautes retombent parfois sur des
têtes qui ne sont pas les vôtres. « Quand on est
honnête femme, dit de Ryons, il n'y a qu'une
chose à faire, quoi qu'il en coûte, c'est de rester
honnête ; autrement il y a trop de gens qui en souf-
frent plus tard... Je pense à ma mère qui m'a
abandonné quand j'avais deux ans, et à mon
père qui en est mort* !... »
Vour rappelez-vous le couplet de Perdican au
second acte d'Oïl ne badine pas avec F amour, et
comme il répond à Camille : « Tous les hommes
sont menteurs, inconstants, faux, bavards, hypo-
crites, orgueilleux et lâches, méprisables et sen-
suels. Toutes les femmes sont perfides, artifi-
cieuses, vaniteuses, curieuses et dépravées. Le
monde n'est qu'un égout sans fond où les pho-
ques les plus informes rampent et se tordent sui-
des montagnes de fange — Mais il y a au
monde une chose sainte et sublime, c'est L'union
de deux de ces êtres si imparfaits et si affreux.
* Quand je cite l'Ami des Femmes au coure de cette étude
c'est de la première édition de cette pièce que j'entends parler.
Elle est différente de l'autre et à mon avis très supérieure.
M. Alexandre Dumas en a redonné le texte dans son édition
dite des Comédiens.
M. ALEXANDRE DUM\S FILS 39
On est souvent trompé en amour, souvent blessé
et souvent malheureux, mais on aime ; et quand
on est sur le bord de sa tombe, on se retourne
pour regarder en arrière, et on se dit : J'ai souf-
fert souvent, je me suis trompé quelquefois, mais
j'ai aimé. C'est moi qui ai vécu, et non pas un
être factice créé par mon orgueil et mon ennui...»
Il faut le lire et le relire, ce morceau magnifique
où le poète le plus éloquent de cet âge a dit son
mot suprême sur notre pauvre âme humaine, —
après avoir subi la dictature de la logique de M.
Dumas. Et par le contraste, le véritable sentiment
de l'auteur de ïcAmi des Femmes éclate et se dé-
cèle. Ce n'est pas aux vilenies du demi-monde,
ce n'est pas aux tristesses de l'adultère qu'il en
veut. Ah ! s'il croyait, comme Musset, à la divi-
nité de l'amour, qu'il aurait bientôt, comme
Musset, fait bon marché de ces vilenies et de ces
tristesses, — rançon d'une perle qu'on ne saurait
payer trop chèrement ! Qu'importent ces misè-
res, si l'on court par elles la chance d'aimer?
Qu'importe que Manon soit une gueuse et que
son chevalier triche aux cartes, si dans cette
infamie et cette friponnerie un peu du souffle
céleste a passé ? Qu'importe que l'adultère com-
mence sur un mensonge et finisse sur une haine,
40 PSYCHOLOGIE CONTEM PO R A 1 N I
si, quelques années durant, moins que cela,
quelques journés, moins que cela, quelques mi-
nutes, les deux coupables ont connu sur le cœur
l'un de l'autre le sentiment de l'Idéal réaliser M.
Dumas a bien vu la force de cette objection et
que son analyse du demi-monde et de l'adultère
le menait tout droit à combattre l'amour lui-
même. Il a discuté cette question dans la préface
de la Visite de noces, et il s'en est tiré en distin-
guant un véritable et un faux amour. « Le vrai
amour, dit-il, est rare comme le vrai génie,
comme la vraie vertu, comme le vrai bon sens,
comme tout ce qui est vrai enfin. Il y a là beau-
coup d'appelés, peu d'élus, et tous n'y sont pas
propres... » Lisez entre les lignes et vous com-
prendrez que ce religieux, cet exalté respect pour
l'amour sublime, capable de suffire à toute une
vie et de purifier toute une âme, ne fait que
donner à celui qui le professe le droit de mépri-
ser davantage notre tremblant et chérit amour
humain. Celui-là vacille et passe, — comme
nous-même. Il est pétri de chair et d'esprit, —
comme nous même. Il est entaché delà souillure
originelle, — comme nous-même ; mais est-ce
une raison pour dire qu'il n'existe pas, ce seul
trésor que nous ayons ? Nous ne pouvons pas
ALEXANDRE DUMAS FILS 41
aimer comme des anges, sommes-nous condam-
nés à aimer comme des bêtes ? Le Moraliste de la
Visite de noces ne se laisse pas attendrir par cette
plainte, et une fois mis en règle avec l'Idéal par
la petite phrase que j'ai citée, il continue son
œuvre d'analyse. Il a montré l'acharné combat
du mâle et de la femelle dans la prostitution et
dans l'adultère, il le montre maintenant dans le
mariage, et il écrit la Femme de Claude, un de ses
plus beaux drames, et où son génie intime s'est
manifesté le plus hardiment. Il n'avait jamais
montré une foi bien vive à cette conception op-
timiste de l'amour dans le mariage. « Et pour-
quoi s'insurger contre les institutions sociales?
disait déjà le Leverdet de Yoimi des Femmes, des
hommes très intelligents ont cherché le moyen
de transporter le plus confortablement possible,
de la vie à la mort, à travers toutes sortes d'em-
barras, les sociétés désordonnées et tumultueuses.
Le mariage est un des moyens de transport, dont
personne n'a encore trouvé l'équivalent. Quand
vous descendez du chemin de fer en pleine cam-
pagne, vous montez dans l'omnibus qui vous at-
tend à la station. On est un peu les uns sur les
autres, on est secoué, on se fait du mauvais sang,
mais on s'y habitue, on s'endort, et on arrive
42 PSYCHOLOGIE CONTEMPORAIN!
pendant que les autres se fatiguent et se perdent
dans les mauvais chemins. Faites comme tout le
monde, prenez l'omnibus... » Traduire en termes
abstraits, cette boutade signifie que le mariage
est, au regard du moraliste, un pis aller. C'est
une trêve dans ce duel ininterrompu de l'homme
et de la femme, à moins que ce ne soit, comme
le voulait Schopenhauer, « un piège que la
nature nous tend. » L'aventure de la Femme de
Claude est là pour le prouver sinistrement, et
alors le duel devient d'autant plus implacable que
les deux adversaires ne peuvent pas se fuir, atta-
chés qu'ils sont l'un à l'autre par la chaîne de
l'union indissoluble. Le « Tue-la » de ÏHomme-
Femme trouve ici sa sinistre application, et quand
la femme ne serait pas la Messaline qu'a épousée
Claude, quand elle serait l'honnête mère de
famille qui fait des enfants et garde le foyer, est-
ce que la lutte, pour ne plus aboutir au sang et
aux larmes, serait supprimée? Ecoutez ce que
dit M. Dumas au jeune époux assis au chevet du
lit de la jeune accouchée : « Tu baisses la tête.
Te voilà vaincu, à ton tour, par le teminin,
l'éternel féminin. Il s'est servi de toi pour l'œuvre
qu'il a à faire. Il t'attire, il te séduit, il t'utilise,
il t'éloigne, il te reprend ou il t'élimine, selon
M. ALEXANDRE DUMAS FILS 4f
ses exigences de destinée et de fonction. El sache
bien, en passant, que c est toujours la même chose,
quel que soit le plan sur lequel tu te rencontres avec
la femme. Elle ne te prend jamais pour toi. Elle ne
te prend jamais que pour elle, >j
J'ai rappelé le nom de Schopenhauer, et, en
effet, à mesure qu'on avance dans fétude des
théories de M. Dumas, l'identité paraît de plus
en plus grande entre l'esprit qui les a inspirées
et celui qui se manifeste dans le grand ouvrage
du philosophe allemand : le zMonde comme vo-
lonté et comme représentation. Comme Scho-
penhauer et par des chemins à peine différents,
M. Dumas aboutit à cette conclusion : qu'il y a
dans le mirage de l'amour quelque chose de dé-
cevant, une duperie mystérieuse qui conduit ceux
qui s'y laissent prendre au pire malheur, à travers
l'espérance du plus grand bonheur. Changez un
mot à la phrase que je viens de citer et qui se
trouve dans ï Homme-Femme. Au lieu de cette ex-
pression : le féminin , lisez : le génie de l'espèce, et
vous aurez la formule même du misanthrope de
Francfort, celle qu'il débitait à M. Challemel-
Lacour à la table d'hôte où ils prenaient leurs
repas, au milieu de la fumée des pipes et de la
senteur des choucroutes : « Les hommes ne sont
44 PSYCHOIOOIF CONTEMPORAIN!:
mus, quand ils aiment, ni par des convoitises dé-
pravées ni par un attrait divin. Ils travaillent pour
le génie de l'espèce sans le savoir, ris sont tout à
la fois ses instruments, ses courtiers et ses dupes.»
La métaphysique amène Schopenhauer à cette
négation ; une vision dramatique et morale à la
fois y conduit M. Dumas. En dernière analyse, le
résultat est le même : c'est que l'ivresse de l'amour
est un leurre torturant et que « le fond de la
bouteille est trop amer. » Comme ils se multi-
plient, les symptômes des progrès du pessimisme
dans notre Europe occidentale, écœurée de raffi-
nements, malade de civilisation, impuissante à
étreindre ses chimères et si tourmentée ! C'en est
un bien singulier que cette rencontre inattendue
entre des pensées parties de points aussi éloignés
que celles de ces deux adversaires de l'amour. Et
comme les hommes de ce temps-ci ont reconnu
leur goût de la vie à cette amertume de litharge
que M. Dumas leur faisait boire à même ses
pièces! Comme ils en ont savouré l'acre brû-
lure ! Comme ils ont compris ce qu'il y avait de
vérité moderne dans cette dénonciation du men-
songe de nos plus beaux désirs ! Cette impuis-
sance d'aimer, que M. Dumas racontait et mon-
trait si audacieusement, c'était bien là le mal du
M . ALEXANDRE DUMAS FILS 4f
siècle, tel que l'avaient ressenti Chateaubriand,
Sainte-Beuve, Benjamin Constant et Gautier.
René non plus ne peut pas trouver le bonheur
dans l'amour, ni Adolphe, ni le d'Albert de
^Mademoiselle de zMaupin, ni l'Amaury de Volupié.
Mais, chez M. Dumas, c'était le mal du siècle à
la date de nos jours. Les jeunes gens de ses co-
médies si nouvelles, c'était l'auteur, c'était nous
tous. Cette femme surtout, cette impudique dans
le fond des yeux de laquelle passe un éclair de
cruauté, que l'homme sent si redoutable même
quand elle lui sourit avec sa bouche tentante,
nous l'avons vue hier s'accouder sur le velours
d'une loge, nous la rencontrerons demain dans
un salon ou dans le coin d'une exposition d'art.
Ces dégoûts dont parlent de Ryons et Lebon-
nard, nous les avons ressentis au sortir de tous
les mauvais gîtes, et le résidu de l'expérience de
ces ironiques nihilistes, c'est le résidu de notre
propre expérience. Littérature malsaine, disent
les naïfs ou les hypocrites, ou simplement les
croyants. Ah ! ce n'est pas cette littérature qui
est malsaine ! Hélas ! c'est notre société, c'est
toute société peut-être, c'est la nature elle-même,
au cœur de laquelle se cache un principe ingué-
rissable de péché, de douleur, et de mort !
3-
46 PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE
L IMPUISSANCE D AIMER
C'est notre pessimisme que nous retrouvons
et que nous goûtons dans le pessimisme de M.
Dumas. Mais, nous comme lui, nous ne faisons,
en voyant la société et la nature sous un jour de
mélancolie, que projeter la couleur qui est dans
nos yeux. En définitive, l'optimisme et le pessi-
misme ne sont jamais que des états personnels,
et ce qu'il y a d'intéressant dans la doctrine,
c'est beaucoup moins cette doctrine elle-même
que le chemin suivi par l'homme, et qui l'a con-
duit à une conclusion générale sur les choses, en
le conduisant d'abord à une conclusion particu-
lière sur lui-même et les événements de sa vie.
Quand nous disons que le monde est mauvais,
cela signifie que nous avons longtemps et beau-
coup souffert. Quand nous disons que l'amour
est un piège, c'est que nous ne pouvons plus
goûter ses délices, et que nous redoutons ses an-
goisses, hors de proportion pour nous avec ses
M. ALEXANDRE DUMAS FILS 47
bienfaits. Il y a dans tout: désir amoureux, et
dans la nuance d'enchantement qui l'accom-
pagne, une part énorme de création personnelle,
si l'on peut dire. Aimer une femme, c'est surtout
aimer le rêve que le cœur a su former à l'occa-
sion de cette femme. Il arrive pourtant que ce
cœur n'a plus la force de former ce rêve, et que
c'en est fini pour lui d'aimer entièrement. Un
pareil tarissement des énergies intimes de la sen-
sibilité n'est pas un phénomène rare dans les ci-
vilisations vieillissantes. Il me semble que le pes-
simisme spécial à M. Dumas a pour cause directe
cette impuissance d'aimer, et les personnages les
plus nouveaux de ses comédies sont précisément
ceux-là qui, incarnant ce pessimisme, en incar-
nent aussi les raisons profondes. Comme tous les
auteurs dramatiques, M. Dumas possède le don
de mettre sur pied des êtres indépendants de lui-
même, bien qu'ils soient, ou plus ou moins, in-
ventés à son image. Seulement, il en est qu il a
dessinés du dehors et il en est qu'il a créés par le
dedans. Ces derniers, desquels il peut dire,
comme dans lEcriture, qu'ils sont ses fils chéris
et qu'il s'est complu en eux, sont plus particuliè-
rement dans la Visite de noces, Lebonnard 5 dans
le Uemi-zïïTonde, Olivier de Jalin ; dans l'o4mï
48 PSYCHOLOGIE C O N T T. M P O R A I N E
des Femmes, de Ryons. Ce dernier même est
montré dune façon si intense et avec un relief si
vigoureux, qu'il résume tous les autres et les ex-
plique. C'est lui aussi que jM. Dumas a chargé
de dire le plus de ces mots inoubliables où tout
un système de philosophie pratique se ramasse en
une expression familière et définitive. Et remar-
quez bien que ces mots , prononcés par de
Ryons, sortent des entrailles mêmes de son ca-
ractère. Il les produit, ces mots et les théories
qu'ils représentent, par toute la logique de sa
personne. Il n'est pas du tout le déclamateur des
comédies de mœurs, chargé de débiter les tira-
des que l'auteur a composées en dehors de son
personnage. Non, son esprit est tout à lui et
tient à toute sa nature. M. Dumas l'a merveil-
leusement doué de ce côté-là, et il n'a pas épar-
gné les autres mérites. De Ryons n'est pas seule-
ment spirituel comme l'était Chamfort, il est ob-
servateur comme un médecin, brave comme un
soldat, fin comme un diplomate, et généreux
comme un gentilhomme. Avec cela, des muscles
de fer, une savante hygiène, la pratique du
monde, un nom qui sonne bien, une opulente
indépendance et de la séduction personnelle.
« Vous êtes décidément très fort, 0 lui dit Le-
ALEXANDRE DUMAS FILS
49
verdet à la fin de la pièce, et tous les lecteurs le
disent avec lui. « Oui, reprend de Ryons, car il
sait sa force, — mais je ne suis pas heureux. . »
Et cette formule, si simple quelle en est banale,
revêt une signification d'affreuse mélancolie pour
ce même lecteur qui comprend que cet homme
ne peut pas aimer. On entend bien qu'il n'y a pas
là, comme dans ïoirmance de Stendhal, un cas
de défaillance physiologique. Non. De Ryons a
eu et aura des maîtresses. Mais, en amour, pos-
séder n'est rien, c'est à se donner que consiste le
bonheur, et de Ryons ne le peut pas. La claire
vision de la duperie du sentiment est en lui pour
toujours, et le condamne à ce pessimisme qui
peut satisfaire son intelligence et son orgueil ;
— et son cœur? Eh bien! son cœur est malade...
Avec de l'ironie on cache ces maladies-là, et
avec de la sensualité on les trompe ; elles ne
guérissent jamais. — Et d'où ce pessimisme ? D'oii
cette maladie? La valeur de ce chef d'œuvre de
M Dumas réside justement dans l'indication très
nette, quoique à peine appuyée, comme il con-
vient au théâtre, de la genèse psychologique d'un
tel état de l'âme.
Une première influence apparaît, qui a con-
tribué, plus qu'aucune autre, au pessimisme de
fO PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE
ce singulier de Ryons, influence qui a détruit les
puissances du bonheur chez tant de nobles créa-
tures de la vie moderne : c'est l'abus de l'esprit
d'analyse. J'ai marqué dans le premier volume de
ces Essais et au cours d'une étude sur Stendhal,
comment cet esprit peut au contraire aviver la
sensibilité. Mais c'est à la condition qu'il se ren-
contre dans un homme à la ressemblance de
Beyle, dépourvu de sens moral et qui analyse
sans juger. Qu'importe à cet homme que les mo-
biles de Tordre le plus personnel s'entrelacent
continuellement en nous aux motifs désintéres-
sés, pour produire des actions soi-disant géné-
reuses ? Que lui importe encore que la vie animale
soit le terreau où plongent les racines de toute
notre vie supérieure? Les origines ne lui gâtent
point les résultats, par la simple raison qu'il ne
caractérise aucun phénomène du corps ou de
l'âme d'après les idées du Bien et du Mal. Il n'en
va pas ainsi quand l'analyse est entre les mains
d'un moraliste, et de Ryons en est un, comme
M. Dumas lui-même. Ce de Ryons, si hardi avec
les faits, ne l'est plus du tout avec les principes.
Il n'est peut-être pas chrétien, mais à coup sûr il
l'a été, il le redeviendra un jour, et, en attendant,
il a gardé du christianisme, et sa vie morale, et,
M. ALEXANDRE DUMAS FILS f I
qu'il s'en rende compte ou qu'il l'ignore, son Idéal.
C'est bien à cause de cela qu'il est dans la vérité
moyenne de toute sa classe sociale et de tout son
temps. Le christianisme nous apénétrés, nous tous
qui avons grandi dans cette vieille France, catholi-
que malgré qu'elle en ait, et nous portons dans
notre arrière-fond de cœur un germe spiritualiste
qui se trahit sans cesse et à notre insu. Mais sur-
tout dans notre rêve de l'amour, ce germe se ma-
nifeste avec une vigueur particulière. Il produit le
culte de ce que ce même Schopenhauer appelle
ironiquement la "Dame. La Dame — c'est-à-dire
l'être supérieur et charmant, fait de sécurité iné-
branlable, objet de foi profonde, principe d'éner-
gie dans l'effort et de consolation dans la peine,
de qui toute noblesse émane et toute douceur,
et que les lèvres puissent nommer sans blasphème
de ce beau nom d'ange! La phraséologie sentimen-
tale n'est ici que la traduction vulgaire des songes
de tous. . . L'analyse arrive qui étudie la femme vi-
vante, celle dont le cœur romanesque voudrait
faire sa Dame ; elle y reconnaît d'abord une
créature physiologique, faible créature et soumise
aux plus humbles nécessités d'un organisme
sans cesse endolori. Cet être idéal, c'est « l'en-
fant malade et douze fois impur, » dont parle de
f 2 PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE
Vigny ; et ces nécessités de l'organisme sont
tellement puissantes, que les vertus ou les vices
de l'éternelle blessée dépendent, dans la plu-
part des cas, de simples désordres physiques.
Que faire là contre ? Si l'on est tendre soi-
même jusqu'à la maladie, s'agenouiller devant la
sœur douloureuse et l'adorer d'être douloureuse.
Si l'on est un psychologue, ne pas plus s'irriter
des imperfections de la chair que l'on ne s'irrite
que la somme des angles d'un triangle soit égale
à deux droits. Mais le Moraliste, en qui surnage
un peu de la haine féroce du christianisme pour
la nature, ce Moraliste qui répugne par instinct
aux conditions de la vie, comment ne subira-t-il
pas une pénible diminution de son rêve en cons-
tatant que les magnifiques phrases de la passion
et de la tendresse enveloppent des exigences de
physiologie, raffinées et sublimées, certes; mais
que lui font ces déguisements? il les écarte, et
ses dissections médicales s'achèvent par un vague
et irrésistible mépris. L'analyse continue son tra-
vail et découvre que cette femme, en raison
même de sa faiblesse, est un être de contradic-
tion, d'ondoiement et de ruse. Il y a des passa-
ges subits et des volte-faces sans fin dans ce sys-
tème nerveux toujours à la veille dêtre faussé,
M . ALEXANDRE DUMAS F ' L S f|
comme les touches d'un instrument trop délicat.
Il y a des reploiements qui déroutent, dans cette
personnalité qui oppose la finesse à la force, et
dont la puissance consiste surtout à être insaisis-
sable. Pour les artistes purs, le charme suprême
de l'être féminin réside précisément dans ces si-
nuosités incertaines et dangereuses de caractère.
Ils sont ravis que le sphinx dissimule si profondé-
ment son énigme, parce que cette énigme double
d'infini les prunelles de l'inaccessible créature,
capable d'être l'ange et capable d être le démon,
et l'un et l'autre tour à tour. C'est ainsi que Sha-
kespeare a dépeint avec une égale complaisance
de l'imagination Desdémone et Cléopâtre, Ju-
liette et Cressida, en leur donnant, à toutes les
quatre, ce je ne sais quel air de famille, cette
douceur trop séduisante du regard, cette mobilité
du sourire et des larmes, cette grâce à se blottir
contre la poitrine de l'homme, comme en implo-
rant pitié... Le Moraliste, lui, reconnaît cet air
de famille et s'en épouvante. C'est un sentiment
d'une charité délicieuse qui a rendu Desdémone
amoureuse du Maure. N'importe. Elle a bel et
bien trahi son vieux père, « la brebis blanche, »
et pour courir « après son noir bélier. » La petite
Juliette n'a pas non plus la conscience très pure,
f4 PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE
car elle n'a pas mis beaucoup de temps à oublier
tousses devoirs de fille au profit de son Roméo.
Le moraliste constate ainsi la faiblesse du ressort
intérieur dans ces deux âmes. Elles ont cédé à
leur passion, et cette passion s'est trouvée poé-
tique et noble, mais elles y auraient cédé de
même si cette passion eût été déshonorante et
criminelle, tout comme leur sœur Cressida, qui
parle d'amour à Diomède, bien quelle vienne de
jurer à Troïlus qu'elle l'aime, — et elle est sincère.
Le voila enfin sous sa vraie lumière, l'être fugace !
C'est la femme à la fois tendre et légère, qui
vous trompe, avec votre nom dans le cœur, parce
qu'elle aime à plaire, parce qu'on lui parle un
langage troublant, parce qu'elle est femme, et
que faire fond sur elle, c'est faire fond sur de
l'eau. Mais comment aimer sans confiance ? Et de
Ryons, qui a perdu le sentiment de la confiance,
a du même coup perdu l'amour : « Tout obscur
et inutile que je sois, s'écrie-t-il, je me suis pro-
mis de ne donner jamais ni mon cœur, ni mon
honneur, ni ma vie à dévorer à ces charmants et
terribles petits êtres, pour lesquels on se ruine,
on se déshonore et on se tuè, et dont Tunique
préoccupation, au milieu de ce carnage univer-
sel, estde s'habiller tantôt comme des parapluies
M. ALEXANDRE DUMAS FILS f f
et tantôt comme des sonnettes... » Il n'était pas
besoin de vous faire cette promesse, de Ryons ;
vous auriez voulu manquer à ce programme que
vous ne le pouviez point.
Il y a une seconde raison pour que ce jeune
viveur n'aime pas, c'est qu'il a eu trop de maî-
tresses et qu'il s'en souvient. Aux désenchante-
ments de l'analyse se surajoutent en lui les désen-
chantements du libertinage. Il a, sur ce point,
une phrase singulièrement triste et profonde. M "
Leverdet a répondu à ses théories : « Tout cela
parce qu'une femme vous aura trompé pour un
homme inférieur à vous!... » — « Non, fait de
Ryons ; parce'que plusieurs femmes ont trompé
d'autres hommes pour moi, et, sur l'honneur, je
ne valais pas ceux qu'elles trompaient... » Lors-
qu'un amant arrive à ce degré de vision cruelle, et
que les sacrifices de sa maîtresse et ses baisers la
lui font seulement moins estimer, il peut goûter
auprès d'elle et surtout lui procurer des sensa-
tions savantes à la fois et vives, mais éprouver
pour elle un sentiment complet, mais, tout sim-
plement et bonnement, l'aimer, il ne le peut
pas. La multiplicité des expériences galantes con-
duit l'homme qu'elles blasent à cette conclusion :
qu'une femme, si séduisante soit-elle, a toujours
f 6 PSYCHOLOGIE CONTEMPOR A I N E
son équivalent, qu'aucune aventure n'est sans
analogue, aucune ivresse sans lendemain, et,
qu'en définitive, toutes se ressemblent d'entre ces
chercheuses d'émotions sur les pas desquelles le
hasard nous jette. Oui, le hasard, et si ce n'avait
pas été nous, c'aurait été un autre. Notre amour-
propre a beau s'insurger là contre, nous ne som-
mes le plus souvent que des prétextes, et combien
d'amants pourraient dire de leur maîtresse ce que
Rivarol disait de sa chatte : qu'elle ne les caresse
pas, mais qu'elle se caresse à eux!... Il fallait
quelqu'un à cette femme. Je passais. Elle m'a
pris... Ce petit raisonnement du libertin est
d'autant moins fait pour l'exciter au grand amour
que le feu des sens est singulièrement amorti en
lui. Il y a deux fécondes sources d'illusion qui
nous amènent à trouver l'infini dans un baiser.
L'une vient du cœur, et c'est l'Idéal. L'autre vient
d'ailleurs, et c'est la Volupté. Un Parisien de
trente-cinq ans, comme de Ryons, qui a vécu en
braconnant de tous côtés, comme il le raconte,
a pu garder son Idéal, mais il ne croit pas que
cet Idéal puisse jamais être habillé par le coutu-
rier à la mode, porter les chapeaux et les petits
souliers de ses contemporaines, ni même s'incar-
ner dans aucune femme, fille de la femme. Il a
M. AI. EXVNDRE DUMAS F ILS fj
pu garder aussi sa puissance nerveuse, et même
la raffiner étrangement, mais il a mesuré, avec
une exactitude presque scientifique, au cours de
ses observations personnelles, l'intensité du plai-
sir qu'il peut goûter. S'il continue à croire que ce
plaisir est un des plus complets de ce monde, il
sait aussi que ce n'est qu'une épilepsie de quel-
ques secondes et qui se retrouve dans bien des
conditions diverses, et voilà pourquoi ce cérébral
préfère aux exaltations du cœur et aux spasmes
passagers des sens les lucides bonheurs de la cu-
riosité : « Votre maison est originale, dit-il à
Mme Leverdet ; je suis fâché de ne pas y être venu
plus tôt. Il y a à faire ici, pour un collectionneur
comme moi, et voilà, je crois, un sujet que je
n'ai pas encore catalogué. » C'est tout ce que
lui inspire la vue de Jane de Simmerose, avec
ses beaux grands yeux de vierge effarouchée,
avec son profil busqué de jeune Grecque, avec
son charme de naturel et de distinction, — ce
qui ne l'empêchera pas tout à l'heure de la
sauver d'une façon toute chevaleresque; il peut
et la respecter, et la défendre, et se battre pour
elle, et mourir, — mais il ne pourrait pas l'aimer.
Et plus que l'analyse, plus même que le liber-
tinage, ce qui a endurci cette âme, au demeurant
f8 PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE
très élevée, mais incapable d'un entier abandon,
c'est l'habitude trop prolongée du combat. A la
manière dont Ryons se masque d'ironie, aux
coups desprit qu'il porte de droite et de gauche,
toujours en garde et toujours armé, à cette atti-
tude de bretteur moral qui est la sienne en toute
rencontre, qu'il aborde une femme ou un homme,
une jeune fille ou un vieillard, il est aisé de voir
que, pour ce misanthrope, la vie sociale a été
trop dure. Il n'avoue pas ses froissements et il
ne s'en plaint pas ; il est trop fier. Mais le ton
seul de chacune de ses phrases, ce ton persiHeur
et volontiers féroce, mais ce soin de dompter son
interlocuteur dès les premiers mots et d'imposer
sa supériorité, mais l'évidente défiance de chaque
phrase et de chaque geste, tout cela est une
sorte d'aveu et une sorte de plainte... le l'aper-
çois, aussi nettement que si je le voyais des yeux
de ma tête, cet homme qui a eu ses vingt ans
au commencement du second Empire, et à cette
époque de triomphe indiscutable du Fait dont
nous nous plaisons à reconnaître aujourd'hui les
symboles- dans l'action politique de M. de Morny,
dari9 l'action philosophique de M. Taine, dans
l'action littéraire de Gustave Flaubert. Les gran-
des avenues de la vie politique sont barrées pour
M, ALEXANDRE DUMAS FILS f9
longtemps aux ambitions trop hâtives, et, aux
lendemains de si douloureuses banqueroutes,
quelle foi profonde entraînerait de ce côté une
âme noble ? La société se pacifie peu à peu ; elle
réalise le programme prêté à l'un des ministres
du dernier règne, prophétique ce jour-là, et qui
aurait crié aux foules cette devise de la croisade
moderne : enrichissez-vous ! L'âpre concurrence
des intérêts est donc en pleine vigueur. Les Jean
Girault abondent sous les colonnes de la Bourse
et dans les salons. Il y a dans l'air du temps une
épaisse vapeur de positivisme, et la loi brutale
de la lutte pour la vie apparaît, comme à toutes
les époques de désillusion nationale, avec la net-
teté de ses exigences. La famille ne s'est pas
dressée entre de Ryons et la société pour lui
adoucir les premiers coups. Ni son père ni sa
mère n'ont veillé sur lui. Sa mère était loin ; son
père était mort. Mais sont-ils plus favorisés du
sort, ceux dont le père existe et passe ses jours
chez sa maîtresse ou au club ; ceux dont la mère
existe, mais songe uniquement à courir le monde
et à se parer? Bref, de Ryons a grandi solitaire,
comme presque tous les jeunes garçons de la
haute société française que leurs parents envoient
au collège sans se douter que c'est là une
ÔO PS YCH OtOG I E CUNTf.MPORAI N E
école par excellence de brutalité, de cynisme et
de précoce dépravation. Après tout, le collège a
cela de bon qu'il habitue l'enfant qui pense à
considérer la malveillance et l'injustice, la sottise
et l'impudicité, comme des manières d'être ha-
bituelles de l'animal humain. Dans l'entre-deux
des cours, le collégien apprenait que les femmes,
dites de plaisir, seraient, comme les camarades
et les maîtres, des ennemies jurées de sa per-
sonne. « Je filais du collège, dit-il, pour aller
voir Ellénore, et je vendais mes dictionnaires à
la mère Mansut, rue Saint-Jacques, pour lui
porter des bouquets de violettes. Je lui faisais
des vers par-dessus le marché... elle m'a pris ma
montre... » C'est sous cette forme désintéressée
que lui est apparu l'amour. Il est sorti de ces
premières épreuves avec la vague idée que
l'homme est toujours, comme aux temps an-
ciens, un loup pour l'homme, et la femme quel-
que chose de pire. Car d'homme à homme, il
est de certaines garanties, quand ce ne serait
que l'honneur qui empêche que nos ennemis ne
nous portent certains coups. Au regard de la fille
qui exploite le mâle et vit de cette exploitation,
ni l'honneur ni la probité n'existent, dans le sens
où nous interprétons ces mots. De Ryons s'est
M . A L E X A N D R L DUMAS F 1 1. S 6 [
donc habitué à se méfier. En d'autres temps, il
aurait vécu la main sur la garde d'une épée. La
vie moderne n'exige pas d'autres armes que l'es-
prit et la bravoure. De Ryons a fourbi son
esprit et sa bravoure ; mais, à cette défiance
continuelle, il a perdu 'l'habitude de s'aban-
donner, le don charmant de la sympathie ouverte,
l'exquise facilité des épanchements intimes. Il
est demeuré capable de pitié, c'est une vertu de
combattant. Il est devenu incapable de tendresse.
A ceux ou celles qui lui demandent son amitié,
il pourrait répondre comme à M. de Montègre :
« Un ami de la veille... mais nous avons l'avenir
pour nous... » Chamfort disait : « Convenons
que, pour être heureux dans le monde, il y
a des côtés de soi-même qu'il faut entièrement
paralyser. » Hélas! ce sont ces côtés mêmes qui
seuls vous rendraient capables de ressentir le
bonheur...
Elles coulent, elles bouillonnent tout autour
de nous et en nous-mêmes, ces trois sources du
pessimisme sentimental, que M. Dumas a fait
confluer et jaillir en gerbe dans l'àme de ce per-
sonnage , le plus profondément creusé de ses
comédies. Et ces sources ne sont pas près d'être
taries, car l'eau empoisonnée qui les alimente
4
6 2 PSYCHOLOGIE CONTEMPORAIN!
filtre de trop haut, et c'est un immense mouve-
ment du terrain social qui, seul, pourrait empê-
cher cette infiltration et ses conséquences. Pour
que l'esprit d'analyse cessât de dévorer la subs-
tance de nos cœurs, il faudrait que l'équilibre de-
là vie intérieure fût restauré, l'abus de la com-
préhension corrigé par le développement de la
volonté, le sens de la certitude rétabli. Nous
sommes malades d'un excès de pensée critique,
malades de trop de littérature, malades de trop
de science ! — Pour que le libertinage cessât de
fatiguer de ses secousses égoïstes les nerfs et le
cœur de la majorité des hommes qui ont plus de
quinze ans et moins de quarante, il faudrait que
l'équilibre de la vie privée fût, lui aussi, res-
tauré, que le mariage tardif parût l'exception, et
que le mariage avant vingt-cinq ans devint
la règle, que l'éducation de la femme lit vrai-
ment d'elle la compagne de l'homme, que les
relations entre les jeunes gens se transformassent,
et que l'enfant ne se gâtât point précocement les
sens et l'imagination entre les murs des collèges,
— sentines d'infection morale qu'aucune voix
autorisée, sauf celle peut-être de M. Dumas lui-
même, dans les premières pages de VcAffaire
Clemenceau, n'a dénoncées à la conscience publi-
M. ALEXANDRE DUMAS FILS 63
que. — Pour que l'âpreté de la concurrence
autour des places et autour de la fortune s'adoucît
un peu, il faudrait un retour à une vie moins ar-
tificielle et moins surchauffée, que l'homme s'at-
tachât davantage à sa province, à sa terre natale,
que le séjour à Paris ne fût pas l'objectif de toutes
et de tous, que la mêlée démocratique se fît
moins brutale. — Toutes conditions qui ne
seront jamais réalisées, car, bien au contraire,
c'est vers un affinement de plus en plus aigu des
intelligences, c'est vers une séparation de plus
en plus marquée des deux sexes, c'est vers une
centralisation de plus en plus condensée, que se
dirige la France contemporaine. A mesure que les
efforts dans cette triple voie s'exagéreront, les
observateurs verront s'exagérer aussi quelques-
unes des conséquences inévitables de semblables
tendances, et le mot profond de l'observateur
continuera d'être vrai : tandis que les classes pau-
vres souffriront du manque de pain, les classes ri-
ches souffriront du manque d'amour. Aussi les vé-
rités indiquées sur la psychologie des générations
nouvelles par M. Dumas continueront-elles de
paraître exactes à ceux qui ont le sentiment de
la vie morale. Il est à craindre seulement qu'elles
ne soient bientôt trop douces, Les temps ne sont
64 PSYCHOLOGIE CONTEMPORA1NF
pa*s bien lointains où ïcAmi des Femmes sera
donné comme un drame optimiste.
IV
SOURCES DF. M Y S 1 I C I S M F
Il semble qu'à l'extrémité de ces analyses vo-
lontiers cruelles et qui brutalisent ceux-là mêmes,
ceux-là surtout, qu'elles séduisent le plus, l'au-
teur de ÏcAmi des Femmes et de la Visite de noces
devait rencontrer le nihilisme métaphysique,
comme il avait rencontré le nihilisme sentimental.
Voilà que, tout au contraire, cette œuvre à
demi physiologique, et d'une si implacable du-
reté, s'achève dans un sens idéaliste jusqu'à la
vision, et confine soudain au mysticisme. Elle ne
se contente pas d'y confiner, elle y pénètre, et
on trouve dans ÏHowme-Femme , par exemple,
des morceaux entiers qu'on croirait écrits par une
sorte de saint Jean du monde moderne, illuminé
comme l'autre, et, comme lui, révélateur. Lisez,
pour vous en convaincre, le fragment qui coin-
M. ALEXANDRE DUMAS ni S 6f
mence * : « Dans cet Eden nouveau, le serpent
ne doit pas avoir de prise sur la femme, la femme
ne doit pas avoir d'influence sur l'homme 'et lui
faire devancer son heure... » et cet autre** :
« Dégagé de toute préoccupation et de toute
influence terrestre, je suis là au centre même de
la vie universelle, et la Création tout entière me
parle, à moi atome, tout comme elle a parlé à
Noé sur le mont Ararat, à Moïse sur le mont
Sinaï, à Jésus sur le mont des Oliviers . . » La
préface de la Femme de Claude va plus loin en-
core et renferme une évocation apocalyptique de
la luxure, où les formules de la chimie se mélan-
gent étrangement aux métaphores orientales :
« Et des bases mêmes de la matière composée
sortit une Bête colossale qui avait sept têtes et
dix cornes... » La Femme de Claude est-elle d'ail-
leurs autre chose que la transcription humaine
d'un drame ultra-terrestre, ainsi que l'indique le
commentaire de l'auteur : « Au coup de fusil du
dénouement, Césarine tombe, Cantagnac s'es-
quive, Antonin se prosterne. L'être de rébellion
est précipité dans le néant, l'être de ruse est jeté
* P. 189 de Ja brochure.
* * P. 140 et suiv. de la brochun
66 P S Y C H O I. O G I F. C O N T E M P O R A 1 N r
dans le vide, l'être d'impression et de repentir est
rappelé dans le bien... La loi de Dieu éclate et
triomphe... » Dieu paraît aussi dans X Étrangère,
s'il faut en croire la « Vierge du mal, » mistress
Clarckson : « Dans la partie que je joue avec le
destin, dit-elle, chaque fois que je sens Dieu
contre moi, je baisse la tête et je jette mon
jeu... » A propos de ces passages, et d'autres en
très grand nombre qui se rencontrent dans d'au-
tres préfaces ou d'autres brochures de M. Dumas,
il y a deux questions à se poser. Quelle est la
lettre exacte de ce mysticisme et sa valeur ? C'est
la première et ce n'est point ici le lieu d'y répon-
dre, car cette étude, pour être fidèle à son pro-
gramme, doit demeurer strictement psycholo-
gique. La seconde question est de psychologie
pure et se formule ainsi : quelles raisons d âme
et d'esprit ont conduit M. Dumas du côté du
mysticisme, et ces raisons lui sont-elles communes
avec beaucoup de ses contemporains ?
Le mysticisme de M. Dumas s'éclaire d'un jour
singulier lorsqu'on se représente que M. Dumas
est surtout un lutteur, un homme d'action vigou-
reuse et d'énergie intense. La logique, cette qua-
lité dominante de sa pensée, lavait. conduit sur
la frontière du nihilisme. Il a vu ce pays désolé
M. ALEXANDRE DUMAS FILS 6j
où le Nirvana, célébré par les sages de l'Inde,
apparaît comme l'idole monstrueuse et funéraire,
dans l'adoration de laquelle toutes les douleurs
s'endorment, mais aussi toutes les joies. lia res-
piré l'odeur de mort qui flotte sur l'immense
steppe, et il a éprouvé un frisson d'horreur.
Tandis que Schopenhauer, enivré de l'opium de
sa métaphysique et n'hésitant pas à conclure
comme il a commencé, prêche le renoncement
définitif et la suppression de la volonté de vivre,
le Parisien lucide et décidé qui est dans M.
Dumas se révolte. « La nature, s'écrie-t-il, ne
veut pas la mort. Elle veut la vie. La mort n'est
qu'un de ses moyens. La vie est son but... »
.Mais comment concilier ce goût et ce culte de la
vie avec les négations de tout à l'heure, avec
cette impuissance d'aimer qui transforme l'àme
en un sépulcre sans réveil ? C'est alors qu'accablé
par l'évidence du monde réel, l'homme aperçoit
confusément, par delà les indiscutables misères de
l heure présente, un au-delà indéfini. Les phéno-
mènes actuels sont bien durs, mais sont-ils autre
chose qu'une apparence ? N'y a-t-il pas en dehors
et au-dessus de nous quelque puissance cachée,
capable de réparer ce qui s'écroule, de racheter
ce qui se perd, de régénérer ce qui se meurt?
68 PS YC HO LOT IF. CONTE M POP A I NT
N'y a-t-il pas une source d'amour invisible, à
laquelle puissent s'étancher les soifs qu'aucune
eau d'ici-bas ne saurait satisfaire? Et surtout ne
sommes-nous pas entre deux univers, celui des
sens qui nous étouffe le cœur, et celui de l'âme
dans lequel nous respirerons peut-être un jour?
C'est dans les ténèbres de pareilles hypothèses
que nous nous acheminons vers le mysticisme. M.
Dumas a suivi cette route, mais comme il était à
la fois un moraliste et un auteur dramatique, il a
donné à son mysticisme un tour en rapport avec
les doubles exigences de sa nature. Croire au
Bien et au Mal d'une façon absolue, c'est déjà
faire profession de foi mystique, car c'est affir-
mer la réalité du monde spirituel. Avec une ima-
gination tournée au drame, c'est bientôt fait de
personnifier ce Bien et ce Mal, et de les voir en-
gageant un duel implacable dans le cœur de
l'homme. Ainsi a procédé, semblc-t-il, l'auteur
de la Femme de Claude, et il s'est réveillé en plein
Manichéisme sans presque s'en être douté. L'Or-
muzd et l'Ahriman des anciens Perses lui sont
apparus dans leur immortel combat, et, à la clarté
de cette apparition, la nuit douloureuse de notre
société s'est illuminée. C'a été là un passage
beaucoup plus facile et naturel que la première
M. ALEXANDRE DUMAS FILS 69
impression ne le ferait supposer. Qui pourrra
direqu'en effet l'hypothèse des deux principes esc
certainement fausser II n'y a qu'un petit nombre
de solutions, qu'il est également impossible
d'établir et de réfuter, au problème du monde.
L'hypothèse dualiste est une de ces solutions.
Quoi d'étonnant qu'elle ait hanté souvent un es-
prit que les questions de morale ont torturé tou-
jours, et qui, par métier, conçoit les êtres tou-
jours en conflit?
La vision d'un au-delà qui soit la raison d'exis-
ter de l'univers et de nous-même, tel est Tabou •
tissement suprême de cette pensée, et aussi d'un
certain nombre des pensées de cette époque, en
dépit de la marée montante du positivisme.
Oui, nous sommes tous, à des degrés divers,
positivistes de raison. Nous demandons à l'art
d'être fondé sur l'étude positive du fait, à la
politique de reposer sur l'exploitation positive
du fait; nous avons des mœurs de jour en jour
plus positives, elles aussi, et les complications de
notre confort augmentent chaque année... Avec
cette intelligence et ce maniement du fait, on
contente beaucoup des appétits de l'homme. Il
en est un pourtant qui demeure inassouvi et dont
les doctrinaires de notre âge scientifique ne
70 PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE
daignent point s'occuper, quoique la science
démontre que cet appétit doit exister en nous,
irrésistible. Je veux parler précisément de ce
besoin de l'au-delà qui nous est arrivé à travers
les âges, cultivé, amplifié par les générations
successives des croyants de toutes les religions.
Réfléchissez en effet que, pendant des siècles et
des siècles, nos aïeux, ces hommes de l'être des-
quels notre être présent est l'addition, se sont
agenouillés matin et soir pour adorer la cause
inconnue. Songez que le frémissement du mys-
tère a couru dans les cheveux de toutes les têtes
où s'est élaborée la pensée qui actuellement habite
notre tête. Dites-vous que les convictions sur les
choses de l'autre vie ont été pour ces ancêtres,
non point des objets de dilettantisme et de lit-
térature, mais des réalités d'après lesquelles ils
luttaient et mouraient, qui se mêlaient pour eux
à tous les sentiments et à tous les actes de la vie,
à la naissance et au mariage, à la guerre et aux
funérailles. Chacun de nous peut affirmer qu il a
eu, certainement, des martyrs par fanatisme reli-
gieux parmi ses ascendants. Est-ce quune ten-
dance héréditaire ne doit pas résulter de l'accu-
mulation de tant d'années? Est-ce qu'une faculté
si passionnément et continûment développée par
M. ALEXANDRE DUMAS FILS 71
tous ceux dont nous sommes issus, ne doit pas
nous avoir été transmise avec nos facultés,
léguées, elles aussi, au jour de notre naissance?
Et, contre la pesée sur notre âme d'une acquisi-
tion de tant de siècles, que peuvent les raison-
nements appris ou inventés entre notre quinzième
et notre vingt-cinquième année, — période où
nous choisissons entre les systèmes de philoso-
phie? Cette faculté de l'au-delà, nous la possé-
dons à notre insu, et quand nos idées, notre mi-
lieu, nos habitudes nous empêchent de l'exercer,
elle ne meurt pas pour cela. Elle est comprimée
et mutilée. Puis un jour vient où elle se redresse,
un jour où elle veut vivre et fonctionner, et, faute
d'une vie et d'un fonctionnement normal, elle
se dépense en d'étranges excès.
Il est aisé de le constater, ce besoin de l'au-
delà quand il ne rencontre pas une satisfac-
tion idéale et noble se rabat sur Je domaine de
la sensation et demande aux aberrations du sys-
tème nerveux le frémissement surhumain que les
véritables mystiques obtenaient par les ferveurs de
la prière. Il y aainsiune.sortede mysticisme physi-
que, si Ion peut dire, qui est, par exemple, celui
de cette femme au teint si étrangement maladif,
à la pupille trop dilatée, au sang décoloré par
7 1 PSYC.HrOLOGIE CONTEMPORAINE
l'anémie. Son médecin a beau lui défendre de
s'abandonner, comme elle le fait, aux dangereuses
piqûres de la 'morphine ; même au prix de sa
vie, elle continuera de poursuivre dans les délices
de la mortelle liqueur une impression de spiritua-
lité suprême et d'apaisement extatique. — C'est
un crucifix dont elle a le réel, l'insatiable désir.
C'est une vie religieuse qu'il lui faudrait, et les
effusions au pied de l'autel. Ce je ne sais quoi
dont la nostalgie la tourmente et dont elle se
procure le simulacre à travers les énervements de
son organisme et la destruction de sa chair, c'est
tout uniment l'émotion pieuse; — mais est-il un
procédé pour faire comprendre cela au pâle trou-
peau de ces infortunées qui, voulant fuir le
monde des sens, s'y précipitent plus avant, créa-
tures de désordre et cependant de délicatesse et
de poésie, dans la race desquelles se sont jadis
recrutées les saintes, et parmi lesquelles se recru-
tent aujourd'hui les détraquées? — A un degré
plus haut, c'est le mysticisme esthétique. Ce que
la malade d'esprit et de cœur implorait sous l'ai-
guille morphinée, sa sœur aussi malade, mais plus
heureuse, le demande au piano dont les blanches
touches, fraîches sous les doigts brûlants, recè-
lent un trésor d'indicibles rêves. C'est alors, et
M . ALEXANDRE DUMAS FILS
71
pendant des heures, la révélation du monde de
sentiments indéfinis et sans paroles où certains
musiciens modernes se complaisent. Les phrases
douloureuses et presque pâmées de Chopin, les
alanguissantes mélodies de Mendelssohn, les soli-
taires, les obscures ardeurs de Schumann ravis-
sent l'âme déjà troublée, — loin, bien loin des
sensations bornées et mesquines de la vie réelle.
L'au-delà se fait palpable et prend corps à tra-
vers les sons. Le flot tari de la tendresse ruis-
selle de nouveau dans le cœur qui se dilate. De
cette musique à la prière il y a si peu de dis-
tance, que tous les cultes mélangent l'harmonie
des chants et des orgues à leurs cérémonies
sacrées. C'est bien la même faculté intérieure
qui se déploie dans le boudoir où une femme
toute frémissante joue un Nocturne parmi des
fleurs entêtantes, et dans l'église où les fidèles
courbent la tête devant le geste du prêtre... Qui
peut affirmer qu'une de ces deux formes de
1 adoration est au regard de la cause inconnais-
sable, vraiment inférieure à l'autre?
Parfois cependant le besoin de l'au-delà ne
rencontre même pas, pour se donner carrière,
ces voies détournées, — quoiqu'elles soient nom-
breuses, et que le mysticisme physique ou le
74 PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE.
mysticisme esthétique revête bien des formes
autres que celles de la morphine ou de la mu-
sique. Il arrive alors que l'âme éprouve un indes-
criptible malaise, une inquiétude inexpliquée.
La vie la fatigue, l'excède, lui répugne. Elle
sombre tout entière dans l'ennui. Mais l'ennui
moderne, c'est exactement l'ennui Oriental, la
stagnation du cœur qu'aucune espérance de vo-
lupté ou de félicité ne fait plus vibrer, la torpeur
croupissantequ'aucundésirn émeut, lamortintime
dans le mouvement machinal. Oui, ce sont des
morts, et des mortes, ces hommes et ces femmes
qui vont et viennent, s'habillent et se déshabil-
lent, mangent et dorment, et dont les yeux,
noyés d'une langueur indifférente, attestent qu'ils
n'attendent rien. Cet ennui, certes, n'est pas un
mal tout à fait vulgaire, il n'est pas non plus un
mal continu. Il procède par accès et noie d'une
vapeur de détresse les victimes, souvent gran-
dioses, de ses funèbres atteintes. Toute sa vie
durant, Gautier s'est essayé à tromper cet
ennui-là et Flaubert aussi, et Baudelaire qui a si
cruellement décrit ses affres en nous et cette
agonie secrète de la puissance du bonheur:
Rien n'égale en longueur les boiteuses journées
Quand, sous les lourds flocons des neigeuses années,
M. ALEXANDRE DUMAS FILS Jç
L'ennui, fruit de la morne incuriosité
Prend les proportions de l'immortalité!...
A cet ennui morbide, il est bien des causes
diverses, et la plupart du temps une exorbitante
dépense de forces en est l'origine; mais il s'y
mêle aussi le sentiment que cette vie d'ici-bas,
réduite à elle-même, ne vaut pas la peine d'être
vécue. Baudelaire, dans un de ses plus beaux
poèmes, s'écrie avec désespoir qu'il préfére-
rait
La douleur à la mort, et Yen fer au néant,
et par la bouche de saint Antoine, Flaubert dé-
peint en ces termes l'impression qui se dégage
du monde muet tel que la science nous amène à
le concevoir: « Un froid horrible me opiacé jus-
qu'au fond de l'âme. Cela excède la portée de
la douleur. C'est comme une mort plus profonde
que la mort... » Ce sentiment de l'inutilité de
notre vie présente, s'il n'y a point une transcrip-
tion mystique et durable de nos actes passagers,
s'accompagne du souvenir des croyances an-
ciennes. A une époque, pour nous bien loin-
taine quoiqu'elle soit toute voisine, le monde
apparaissait comme l'œuvre d'un père. Une
y 6 P S Y C H O L O û I t. C. O N T f. M f> O R A 1 .V £ .
àme, non pas semblable à la notre, mais la com-
prenant, faisait flotter son souffle à l'horizon de
notre existence. C'est parce que ce souffle ne
passe plus sur nos fronts que la fleur de notre
pensée se fane mélancoliquement dans la
vanité de sa grâce et de sa force. Mais qu'y
faire?...
Ah! qu'y faire? Il n'est pas possible à l'homme
de ce temps d'apercevoir dans l'univers visible la
trace d'une volonté particulière, puisque toute la
science se résume dans cette affirmation : qu'une
telle volonté n'existe point. Il ne lui est pas pos-
sible de concevoir un état de conscience indé-
pendant d'un organisme. Cela ne lui est pas
possible, — par la raison; mais la raison et l'ex-
périence sont-elles les seules méthodes révéla-
trices de ce qui est, — elles qui s'arrêtent sur le
bord de l'absolu et rangent toutes les causes dans
le domaine fermé de l'inconnaissable? Le mysti-
cisme se retrouve ainsi conciliable avec la science.
Il est là, comme une tentation éternelle, prêt à
iccevoir ceux que cettescience n'a pas contentés, et
quelques-uns s'y jettent éperdûment parmi ceux-
mêmes qui ont poussé le plus avant au cœur de
l'impuissante et vaine science. Ils font à leur ma-
nière ce que M. Dumas a fait à la sienne. De la
ALEXANDRE DUMAS FILS 77
constatation purement positive, ils passent à l'in-
tuition purement visionnaire. C est ainsi qu'en
obéissant aux exigences secrètes de sa nature,
l'auteur de la Femme de Claude s'est trouvé
accomplir une évolution d'esprit qui est dans la
logique de l'époque. Evolution sans résultat défi-
nitif, et condamnée, semble-t-ii, à ne jamais
aboutir! Mais qu'importe? Elle n'en sert pas
moins à démontrer que la conscience humaine
de ce temps-ci est mise dans la nécessité de
choisir entre les conclusions du pessimisme et la
foi au surnaturel. C est la crise d'aujourd'hui et
celle de demain. Quelle en sera lissue? Qui
peut dire: c'en est fait des religions? Oui peut
dire, par contre, qu'une religion nouvelle va nous
naitre? En tous cas, c'est la marque d'une âme
profondément sérieuse et sincère, d'apercevoir
ce problème et d'essayer, dans la mesure d une
action personnelle, de le résoudre. Mais com-
ment M. Dumas ne serait-il pas arrivé à cette
hauteur de vues, lui qui a si sérieusement et si
sincèrement étudié son temps? — Ecrivain très
peu préoccupé des quescions de l'art et très pré-
occupé des questions de la vie de chaque jour,
il aura dit sur l'époque beaucoup de paroles
essentielles, et son œuvre devra être étudiée de
y8 PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE.
très près par l'historien de la sensibilité française
au xixe siècle. — C'est tout ce que Ton a voulu
démontrer ici.
II
M. LECONTE DE LISLE
M. LECONTE DE LISLE
De tous les poètes de talent apparus en
France depuis la fin du mouvement roman-
tique de 1830, aucun n'aura eu plus que
M. Leconte de Lisle une destinée singulière
ni qui montre mieux quel abîme sépare au-
jourd'hui le goût du public en littérature et
celui des purs artistes. Voici trente années que
les Toèmes antiques ont révélé dans l'auteur de
{Midi, de la Fontaine aux lianes, de Cunaçépa, un
incomparable écrivain en vers. Et depuis lors
M. Leconte de Lisle, bien qu'il n'ait donné que
deux recueils nouveaux, les Toèmes barbares et
les Toèmes tragiques, n'a pas cessé d'être consi-
déré comme un maître par tous les fervents de
de la Muse. Son prestige sur eux a été si grand
1.
82 PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE.
qu'il domine l'effort de renaissance poétique du
Tarnasse contemporain, — renaissance où se trou-
vèrent mêlés tant de poètes divers, depuis
.VI. Sully Prudhomme jusqu'à M. François Cop-
pée. 11 semble qu'un tel poète devrait occuper
devant l'opinion de notre pays une place unique,
analogue à celle que nos voisins d'outre-Manche
ont faite à M. Swinburne. Mais l'esprit français,
qui subit en cela l'inévitable rançon de ses qua-
lités, n'arrive guère à la sensation de la vraie
poésie, à moins d'y être entraîné par des raisons
étrangères à l'essence même du principe poé-
tique. Si Hugo et Lamartine furent populaires
dès leur début, c'est que le caractère religieux
de leur première inspiration correspondait bien
au néo-catholicisme d'alors. Si Alfred de Musset,
malgré son indifférence politique, se trouve avoir
conquis une telle vogue, c'est que le poète chez
lui se double d'un orateur; son éloquence a
sauvé sa poésie. M. Leconte de Lisle, lui, a com-
posé une œuvre où la poésie n'est mélangée
d'aucun alliage, et qui ne saurait être comprise
et sentie que par les lecteurs qui aiment la Beauté
pour la Beauté. Aussi n'a-t-il pas rencontré,
parmi la foule, l'accueil qu'elle réserve à ses
favoris, et la disproportion est forte entre le rang
LECONTE DE LISLE 83
qu'il occupe devant le public et la place que lui
décernent les artistes. Son influence, pour être
ainsi restreinte, n'en est pas moins profonde,
car elle se retrouve, présente et durable, chez
presque tous les poètes de notre époque. Indi-
rectement elle s'étend jusqu'à ceux qui ne la su-
bissent qu'à travers un ou deux d'entre ces poètes.
Celui qui étudie dans les écrivains de la généra-
tion précédente les origines de quelques-unes
des tendances et des idées de la génération
actuelle, doit donc se préoccuper de M. Leconte
de Lisle comme de Charles Baudelaire et de
Gustave Flaubert, et l'auteur de Qaïn et des
Erinnyes a son rang marqué dans la série de ces
esquisses, où l'on essaye de noter plusieurs traits
épars de la changeante physionomie contempo-
raine.
DU MODERNF
Précisément, c'est ce caractère contemporain,
— ou moderne, pour employer un terme
d'école, que beaucoup de personnes refusent à
84 PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE.
M. Leconte de Lisle, et cela, depuis la publica-
tion de son premier recueil de vers. Il a bien
fallu lui reconnaître la magnificence de la forme
poétique, le pouvoir d'évocation visionnaire, la
solidité du verbe, l'ampleur de la période, la
justesse merveilleuse de l'image. Mais les adver-
saires du poète ont voulu ne voir dans ces qua-
lités que l'effort d'une rhétorique supérieure, et
ils lui ont nié cette flamme de la vie sans laquelle
l'art d'écrire se réduirait, en effet, à un jeu de
patience intellectuel. La vertu vraie d'une œuvre
ne réside-t-elle pas dans la partie nécessaire et
inévitable, celle que l'artiste a composée, comme
il respire, comme il marche, comme il aime,
sous la pression d'une force intérieure qui le
contraignait à prolonger son rêve dans de cer-
taines formes de phrases, de même qu'elle le
contraint à faire de certains gestes, à éprouver
de certaines émotions, à vivre enfin une certaine
vie? Comme il y a dans la nature humaine une
imbrisable unité, il est évident que l'œuvre de
littérature ou d'art conçue et produite ainsi par
une nécessité profonde doit manifester tout
l'homme qui la conçoit et qui la produit, avec
son sens particulier du monde et de lui-même,
avec sa façon ou tendre ou amère de goûter le
M. I.ECONTE DE LISLE 8f
réel, avec son être enfin dans ce qu'il a de plus
intime et de plus vrai. Mais cet être tient à son
milieu par d'invisibles racines, comme une plante
au coin de sol dont elle absorbe la sève. Donc,
en se transcrivant dans son œuvre, l'artiste se
trouve avoir du coup transcrit quelque chose de
ce milieu, une portion de cette grande âme con-
temporaine dont il est une des pensées, un peu
du vaste cœur de sa génération dont les batte-
ments retentissent en lui. Il résulte de là que,
si la poésie d'un poète se trouvait absolument
en dehors de toute date et de toute époque, elle
serait une œuvre de mort, simple curiosité
d'école, bonne à divertir des scoliastes, mais
incapable de servir de pâture vivante à des
hommes vivants.
Ceux qui n'ont pas reconnu chez M. Leconte
de Lisle cette puissance de vie, personnelle à la
fois et contemporaine, se sont laissés, me semble-
t-il, abuser pas une erreur d'analyse qu'il importe
de définir avec netteté, non pas seulement pour
éclairer d'un jour complet la figure de l'auteur
des Toèmes barbares, mais surtout pour mieux
étudier un problème d'esthétique générale qui
se pose devant beaucoup d'artistes de nos jours
et les obsède d'une préoccupation incessante. Je
86 PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE.
veux parler de cette question du Moderne dans
l'art et dans la littérature qui inquiétait déjà les
romantiques. Par quels procédés en effet secouer
le joug de la tradition, si pesant sur la pensée
de ceux qui arrivent tard dans une civilisation
déjà épuisée de littérature ? André Chénier
répondait par son conseil célèbre :
Sur des pensers nouveaux faisons des vers antiques.
Il plaçait donc essentiellement le Moderne dans
le choix des sujets. Stendhal, lui, donnait un
conseil contraire, car, avec une inintelligence
tout à fait indigne de son rare esprit, il proscri-
vait les anciennes formes et n'hésitait pas à con-
damner par exemple dune façon absolue la
langue des vers. De nos jours, les écrivains
naturalistes qui se sont plus particulièrement
attachés à ce problème du Moderne le résolvent
par la théorie de la nouveauté dans le fond et
dans la forme. « Copiez ce que vous voyez
comme vous le voyez, » disent les peintres qui
veulent amener leurs élèves à faire ce qu'on
appelle, dans les ateliers, de la peinture sincère.
Pourquoi le littérateur n'agirait-il pas de même?. . .
La vie ondoie autour de lui, changeante et riche.
M. LECONTEDELISI. E 87
S'il est à Paris, il a sous les yeux le décor des
rues, des magasins, des salons, la cohue des
intérêts rivaux, la mêlée des passions, une
masse énorme d'hommes et de femmes qui vont
et qui viennent, tous marqués au sceau des
mœurs de l'époque. Qu'il reproduise sur le pa-
pier et par le moyen de mots adaptés ces mœurs
et ce décor, consciencieusement, exactement,
n'aura-t-il pas exécuté le programme d'un art tout
contemporain et par suite aussi vivant qu'origi-
nal? S'il est en province, il a devant lui le pay-
sage rustique, l'âme villageoise et ses coutumes à
transcrire, toute la réalité d'un monde instinctif
à faire passer dans ses livres, avec sa couleur ou
tragique ou heureuse, — et c'est bien ainsi que
procède toute l'école actuelle, depuis MM. Emile
Zola et Alphonse Daudet jusqu'à MM. J.-K.
Huysmans et Paul Alexis, depuis M. Paul Arène
jusqu'à M. Emile Pouvillon.
En toute matière, les solutions simples ont
beaucoup de chances d'être incomplètes. Mais
c'est en esthétique surtout que les problèmes aux
données multiples exigent des solutions multi-
ples aussi. Examinons cette phrase d'apparence
si lucide: « Copier ce que l'on voit; » nous
trouverons qu'elle recèle une complication sin-
88 PSYCHOLOGIE CONTEMPORAIN!:,
gulière. Il faut, pour la traduire, tenir compte
de deux éléments : le premier, c'est que toute
réalité se présente à la réflexion comme quelque
chose de touffu et de mouvant qu'il est impos-
sible de saisir en son entier. Il y faut donc dé-
couper un fragment afin de le faire passer dans
l'art, et le choix du fragment à découper ainsi
est déterminé par la nature même de l'esprit.
Car, et c'est là le second élément du problème,
l'instrument de vision et d'analyse varie d'un
artiste à l'autre. Il existe, par exemple, un groupe
de faits qui s'étiquette du nom de Paris. Assuré-
ment il est légitime de voir cette immense ville
comme M. Emile Zola dans sa Tage d'amour ou
son "Venue de Taris, et de peindre, avec l'imagi-
nation des masses, les vastes mouvements de la
foule dans les vastes quartiers. Il ne l'est pas
moins d'apercevoir que derrière cette agitation
visible fonctionnent des causes invisibles, et
que, par-dessous les mœurs, travaillent les idées.
Dans le cerveau de ces hommes qui se hâtent,
poussés par la nécessité de gagner leur pain,
sous un certain climat et d'après de certaines
habitudes, il se remue des conceptions abstraites,
ou plus ou moins nettes, ici grossières et là raf-
finées. Mais ces conceptions sont un Fait, comme
M. LECONTEDEL1SLE 89
l'écalage de ces marchandises devant ce comp-
toir, comme la poussée de ces voitures dans ce
tournant de rue. La preuve en est que ce passant
qui court à ses affaires s'arrête à lire ce morceau
de journal, à discuter avec son compagnon sur
un point de politique. Ce Parisien a une théorie
de la religion et une théorie de la nature, une
théorie de l'état et une théorie du devoir, —
obscure doctrine, humble reflet déformé dans ce
misérable miroir des grands feux d'artifices intel-
lectuels qui se tirent là-haut, parmi les philoso-
phes, les écrivains et les savants. N'importe 5 une
profonde unité rattache les généralisations mala-
droites et rudimentaires des illettrés aux spécula-
tions des maîtres. Il suit de là que, si l'écrivain
entreprend de reproduire la société par les idées,
il sera aussi vrai que celui qui entreprend de la
peindre par les mœurs. Il peut à son gré choisir
le décor dans lequel il évoquera ces idées. Si le
symbolisme antique est le plus capable de se prê-
ter à cette évocation, n'est-il pas, en l'employant,
aussi nouveau, aussi contemporain que le plus
scrupuleux nomenclateur d'un quartier de Paris?
C'est ainsi que la Colère de Samson d'Alfred de
Vigny, qui emprunte son mythe à la Bible, est
moderne au même degré que le C^Qabab ou que
9°
PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE
les Fleurs du zMal, tout simplement parce que
l'idée de l'amour traduite dans ces vers morbides
est aussi profondément essentielle à notre temps
que l'élégance d'un duc de Morny et le liberti-
nage analytique d'un Baudelaire. Ce n'est donc
ni dans le décor ni dans la date du sujet qu'il
convient de chercher le caractère de modernité
d'une œuvre, et, si l'on se met au point de vue
de l'esprit, ce n'est pas non plus dans la mé-
thode employée. On dit souvent que notre
époque est scientifique, et beaucoup d'excellents
artistes ont essayé en effet d'appliquer aux tra-
vaux de l'imagination les méthodes de la science.
Ceux-là ont réussi à trouver ainsi un art d'une
singulière nouveauté; mais à côté d'eux il y a
place pour ceux dont l'intelligence a, comme
pôle naturel, non pas l'analyse, mais le rêve. Ce
dernier n'est-il pas un Fait, lui aussi, et à ce titre
n'est-il pas légitime — autant que la vie? Que
dis-je ! Pour certaines têtes il est la vie elle-même,
et c'est la vie qui est un mauvais songe. Tel fut
le cas de Flaubert, que son instinct poussait à
composer des fresques de légende comme sa
Tentation de saint cAntoine, et qui s'astreignait,
par doctrine, à la copie du quotidien des choses.
Tels sont aujourd'hui MM. Gustave Moreau et
M. LECONTE DE LISLE 9I
Puvis de Chavannes, aussi sincères dans leur
chimérique vision de Galatée et de "Doux Tays
que M. Degas dans sa copie d'un foyer de
danse ; et comme ces rêveurs sont des hommes
de ce temps, il en résulte que leur rêve est par
cela même moderne au plus haut degré. Les
milieux, en effet, n'agissent-ils point sur nous
par réaction autant que par action? Un écrivain
se promène sur le boulevard, et le tumulte de la
foule 1 enivre. Le voilà qui épouse, par son intel-
ligence, toutes les formes de cette vie chatoyante
et bariolée; qui suit les inconnus comme Balzac
le raconte de lui-même dans le début de Facino
Cane. «■ Je pouvais, dit le grand romancier, me
sentir les guenilles de ces passants sur le dos,
marcher les pieds dans leurs souliers percés;
leurs désirs, leurs besoins, tout passait dans mon
âmea ou mon âme passait dans la leur... » Tout
au contraire, l'écrivain est de ceux dont la nature
trop frêle répugne aux violences de l'effort ani-
mal; le spectacle de cette rue le brutalise; les
visages apparus une minute lui révèlent les plaies
intérieures et l'obsèdent. Il ferme les yeux pour
ne pas voir ce tableau de la douloureuse réalité,
et il élabore en lui-même le songe d'un autre
univers. Mais, ce faisant, que manifeste-t-il sinon
Ç2 PSYCHOLOGIE CONTEMPORAIN F
la sensibilité que lui a façonnée son temps? La
preuve en est que ceux de ses contemporains qui
lui ressemblent trouvent en lui de quoi satisfaire
leur appétit de certaines sensations. N'hésitons
pas à briser les étroites barrières des écoles et à
reconnaître que le second de ces deux écrivains
est aussi moderne que le premier. La seule diffé-
rence consiste en ce qui! lest autrement; mais
y a-t-il deux feuilles qui se ressemblent dans
une forêt? Et pourquoi les talents seraient-ils
semblables dans cette vaste végétation qui est la
littérature d'un même âge?
Si les réflexions qui précèdent sont exactes,
l'objection d'archaïsme et d'artifice dirigée contre
l'auteur des "Poèmes antiques par ses adversaires,
à cause du choix de ses sujets, n'a pas de valeur.
Elle serait forte, s'il était démontré que M. Le-
conte de Lisle n'est pas arrivé à ce choix de
sujets par une nécessité de sa nature. Mais une
lecture, même légère, de ses œuvres permet de
reconnaître que son genre d'imagination le con-
duisait inévitablement vers le pays du songe re-
ligieux et cosmogonique. Aucune intelligence
n'est plus nettement caractérisée que la sienne
par le goût et le pouvoir des larges conceptions
d'ensemble. Ce qui le frappe dans l'humanité,
M. LECONTEDELISLE 93
ce sont les vastes formes de la vie collective,
symboles pieux ou métaphysiques. Il n'en est
guère auquel il ne se soit intéressé, qu'il n'ait
compris et qu'il n'ait chanté. Ce qui, tout au
contraire, le laisse indifférent jusqu'à l'oubli,
c'est l'individu, la personne isolée et séparée. Il
est évident qu'à ses yeux toutes les créatures, y
compris son être propre, ne sont que des acci-
dents d'une substance qui les précède, qui leur
survit et qui seule importe. Peu d'écrivains sont
demeurés plus silencieux que lui sur le roman
intime que chacun de nous porte dans sa mé-
moire sentimentale. Cette réserve prouve sim-
plement qu'une telle confession ne lui a pas été
un irrésistible besoin. Il considère sans doute
que les idées seules sont réelles et que les faits,
aussitôt évanouis qu'apparus, ne valent pas qu'on
essaye de construire un monument avec leur
poussière. Reconnaissez-vous à ces signes cet
esprit philosophique dont la direction naturelle est
la spéculation pure, et qui réside essentiellement
dans la puissance et le désir de penser par géné-
ralisations? Spinoza, qui pourrait servir d'exem-
plaire accompli d'une tête métaphysicienne,
avait trouvé la formule même de cet esprit : « Il
faut, disait-il, concevoir les choses sous le carac-
94 PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE
tère d'éternité. » Traduisez cette phrase, elle
signifie que vous ne comprenez un phénomène
quelconque de la nature qu'en déterminant si
loi, c'est-à-dire en le classant dans une série, ou
encore que la conception des groupes est l'effort
suprême de la pensée. M. Leçon te de Lisle n'a
jamais donné d'expression abstraite à sa tendance
intellectuelle, mais il en a fait une méthode
dont il ne s'est pas départi; et s'il n'était un
poète, il est certain qu'avec cette disposition
native, il aurait abouti à quelque effort de phi-
losophie explicative. Sa sensibilité seule l'en a
détourné.
Un poète, — terme presque mystérieux a
force d'être employé, presque indéfinissable pour
être trop connu! Il en est de ce mot comme de
tous ceux qui servent au langage usuel. Tant de
significations finissent par s'y introduire, et de si
diverses, de si contradictoires, que Ion a peine
à découvrir l'essentielle, la primitive, celle qui
fait tige et supporte la frondaison des sens se-
condaires. Il est d'ailleurs des sortes bien diffé-
rentes d'âmes poétiques, entre lesquelles c'est
une difficulté grande que de discerner les traits
communs. Théophile Gautier, par exemple,
est un poète, et M. Sully Prudhomme en est un
M. LECONTE DE LISLE ÇJ
aussi. Mais le premier fait consister la poésie
dans l'or et dans la pourpre, dans les déploie-
ments de la vie luxueuse et magnifique, tandis
que le second, uniquement tourné vers le monde
intérieur, recherche cette même poésie dans le
scrupule de la conscience, la subtilité du désir,
la délicatesse de rémotion. L'un et l'autre pour-
tant ont cette ressemblance: qu'ils chérissent la
Beauté d'un amour égal, et qu'ils ont reçu le don
de traduire cet amour avec des rythmes et des
formes de phrase. C'est là, dans ce pouvoir
d'exaltation devant le Beau, qu'on pourrait trou-
ver la marque propre du poète. Tandis que la
plupart des hommes laissent, avec l'habitude,
s'abolir la fleur et le charme de la sensation,
l'âme poétique, grâce à un mystère d'organisa-
tion intime, demeure invinciblement capable de
frémir, comme au premier jour, devant la subli-
mité ou la douceur des choses : « Le propre du
poète, a dit un psychologue célèbre, c'est d'être
toujours jeune et éternellement vierge. » Jamais
la vie ne lui arrive insipide et décolorée. Jamais
:l ne perd ce don, qui persiste si rarement après
la vingtième année, de vibrer au contact des
autres hommes et de la nature, avec ravissement
ou avec souffrance; et, même quand le cœur est
ÇÔ PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE
tari en lui, l'imagination demeure qui lui permet
de concevoir cet état sensitif s'il n'est plus capable
de l'éprouver réellement. De là cette habituelle
efliorescence d'images qui foisonnent sans cesse
en lui, car, la machine nerveuse remuée une fois
profondément, tous les ordres de sensations
s'éveillent aussitôt, les comparaisons jaillissent,
les associations d'idées se multiplient. Que
M. Leçon te de Lisle soit doué au plus haut degré
de cette faculté de lame poétique, il suffit, pour
s'en convaincre, de constater quelle vertu d'exal-
tation ses vers possèdent d'une part, et de l'autre
comme l'image jaillit chez lui, naturelle et con-
tinue. Avec quelle ardeur et avec quelle couleur
il a célébré l'héroïsme, les violentes et sublimes
secousses de l'homme courageux parmi les pires
dangers et devant l'approche de la mort, et l'en-
thousiasme des martyrs, et la fureur sacrée des
grands fanatismes! Comme il a gardé intact le
sens des vastes aspects de nature et comme la
forêt vierge, la mer immense, le ciel profond
apparaissent aisément dans l'arrière-plan de ses
poèmes! De l'àme poétique il a encore l'adora-
tion pure de la femme, et cette nostalgie qui
faisait dire au pauvre Shelley: « J'ai aimé Anti-
gonc dans une autre vie. » Lisez seulement
M. LECONTEDELISLÊ 97
dans les Toèmes Tragiques l'admirable Epiphanie:
Elle passe, tranquille, en un rêve divin,
Sur le bord du plus frais de tes lacs, ô Norwège!
Le sang rose et subtil qui dore son col fin
Est doux comme un rayon de l'aube sur la neige.
Ce svelte et gracieux fantôme évoqué sous le
ciel du Nord, dans ces paysages comme spiritua-
lisés par la blancheur de la neige, l'azur pâle de
l'horizon, la froideur des eaux, l'immobilité des
immortelles verdures, — cette femme idéale qui
ne tient à la vie que par sa forme et dont les
yeux ouverts se lèvent vers l'inconnu,
Purs d'ombre et de désir, n'ayant rien espéré
Du monde périssable où rien d'ailé ne reste,
cet être de délicatesse et d'ineffable douceur,
c'est le songe même du poète ayant pris corps
dans une vision à la fois réelle et symbolique;
une telle ferveur d'extase suffit à révéler la pré-
sence en lui d'une sensibilité toujours ardente et
toujours froissée, la palpitation d'un cœur dont
la souffrance n'a pu triompher, — et ne sont-ce
pas là les signes mêmes du poète?
Avec une intelligence de cet ordre et cette
sensibilité, comment M. Leconte de Lisle devait-
6
gS PSYCHOLOGIE CONTEMPORAIN!
il apercevoir le monde actuel? En sa qualité de
philosophe, il était nécessaire qu'il saisit de ce
monde les idées, et en sa qualité de poète il
était nécessaire que ces idées, après avoir éveillé
en lui des cortèges d'images, produisissent une
impression de cœur très particulière. En fait,
son œuvre a pour principe intellectuel quelques-
unes des théories philosophiques les plus nou-
velles de ce temps; et de ces théories, en même
temps que du contact avec la civilisation pré-
sente, il a tiré une mélancolie dune rare no-
blesse. Ce sont les deux points que j'essaierai
de marquer l'un après l'autre. Ils sufliront pour
expliquer comment cette poésie, en apparence
si objective et si peu moderne, se trouve cor-
respondre intimement à la vie personnelle de
ceux qui ont subi des crises analogues. Cela re-
vient à étudier comment des théories élaborées
par des savants se réfractent dans une imagina-
tion, puis dans une sensibilité de poète.
LEÇON TE DE LISLE
99
II
SCIENCE ET POÉSIE
La question des rapports de la science et de
la poésie se trouve étroitement liée à celle de
l'art moderne, et elle aussi a été résolue, de la
façon la plus exclusive, en deux sens contradic-
toires. Plusieurs excellents esprits ont jugé qu'il
était possible de donner une expression ryth-
mique aux vérités les plus exactes; ils ont invo-
qué l'exemple des grands poètes grecs, et, parmi
les latins, de Lucrèce. De nos jours, M Sully
Prudhomme, à plusieurs reprises, s'est attaqué
au poème scientifique, et son plus considérable
ouvrage, la Justice, esc une tentative de cet
ordre. D'autres, au contraire, pensent qu'il y a
un antagonisme irréductible entre l'instint de
vérité d'où émane la science et l'instinct de
beauté, source première de la poésie. Ils consi-
dèrent ces deux pouvoirs comme opposés à ce
point que le développement de l'un entraîne
toujours le dépérissement de l'autre, et chez les
100 PSYCHOLOGIE CONTEMPORAIN F
individus en chez les peuples. Les partisans de
l'union de la science et de la poésie s'appuient
sur cette thèse indiscutable : que tous les efforts
de l'imagination ne sauraient égaler la splendeur
de l'univers réel. Et quelle fantaisie en effet
aurait jamais rêvé les magnificences que l'as-
tronomie précise a découvertes dans le firma-
ment? Les adversaires de cette union invoquent
l'expérience, argument souverain en esthétique
comme en politique : et il est bien certain que
jusqu'ici tous les poèmes fondés sur la science,
depuis le T)e naturà rerum jusqu'à la Justice, leur
donnent raison, puisque les portions poétiques
de ces œuvres sont celles où fauteur a exprimé,
non pas ce qu'il croyait être la vérité, mais ses
émotions, ses songes, l'afflux de ses visions et
de ses désirs, en un mot son âme. C'est le mou-
vement seul de cette âme qui fait la beauté de
ces vers; et que ce mouvement ait eu pour prin-
cipe la conviction la plus erronée ou la plus cor-
recte, qu'importe? On peut aller plus loin et
soutenir qu'une loi quelconque de la phvsique
ou de l'astronomie ne saurait être exprimée en
beaux vers, car une impression de beauté n'est
pas compatible avec une impression de tour
de force , et, nécessairement, il y a du tour
M. LEÇON TE DE LISLE IOI
de force dans l'exécution de ce raccourci qui
consiste à emprisonner sous les douze syllabes
d'un alexandrin une idée donc la transcription
naturelle est autre; — disons plus, la transcrip-
tion nécessaire. Qu'est-ce alors sinon un jeu de
difficulté vaincue r
On concevra, semble-t-il, qu'une conciliation
est possible entre ces deux doctrines opposées,
si Ton étudie d'un peu près la nature de l'esprit
scientifique et celle de l'esprit poétique. Les théo-
ries que nous venons de résumer sacrifient tour
à tour l'un à l'autre. Mais n'y a-t-il pas des
occasions où l'un et l'autre esprit fonctionnent
à l'aise , et sans que le travail du premier
entrave le second ou réciproquement? Dans le
domaine immense et confus de la réalité, l'esprit
scientifique s'efforce de recueillir et de grouper
des faits du même ordre, dont il détermine les
conditions. Ces conditions sont des faits plus
généraux qui se subordonnent eux-mêmes à des
faits plus généraux encore, si bien que le savant
arrive à ramasser dans un petit nombre de for-
mules, qu'il appelle lois, d innombrables files de
phénomènes. Mais ces formules expriment et
expliquent ces phénomènes, elles ne les représen-
tent pas. Or, c'est précisément cette représenta-
6.
I O 2 PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE
tion colorée et vivante des choses qui est le
caractère propre de l'esprit poétique; son pro-
cédé habituel n'est pas la notation abstraite, c'est
la vision évocatrice; — évocatriee? Et de quoi,
sinon de cette même réalité que la Science ré-
sume dans ses formules? C'est ici le terrain
d'union des deux puissances rivales. Imaginons
qu'un poète contemple une des lois découvertes
par le savant. Sera-t-il en contradiction avec cette
loi s'il aperçoit derrière elle, et à l'état d'images,
les faits que le savant a décomposés, puis réunis
pour en dégager une sorte de résidu tout intel-
lectuel? Non, certes; et Lucrèce en a fourni une
preuve saisissante lorsqu il a esquissé dans son
quatrième livre une théorie de l'amour fondée
sur les hypothèses du sensualisme. Au lieu de
dessiner, comme un psychologue pur, seule-
ment la ligne extérieure et la formule abstraite
de ces faits qui sont les sensations, il évoque ces
sensations elles-mêmes, il les éprouve, il les tra-
duit avec leur saveur entière. C'est bien la doc-
trine de ses maîtres qu il expose, mais il a laissé
s'accomplir en lui un travail de poésie, une résur-
rection intégrale de l'élément vivant sur lequel
ils ont spéculé. Dans l'espèce, les idées sur les-
quelles il a exécuté cet errort sont inexactes;
LECONTE DE LISLE \0]
mais qui ne comprend qu'un tel travail peut
aussi bien s'attaquer aux vérités démontrées de
la science actuelle? Et justement M. Leconte de
Lisle a écrit la plupart de ses poèmes d'après
cette méthode.
Des yeux de poète ouverts sur des hypothèses
de science, — c'est presque la Genèse entière
des Toèmes antiques et des Toèmes barbares. Deux
idées surtout paraissent avoir dominé l'intelli-
gence de l'écrivain : l'une empruntée aux théo-
ries les plus récentes de l'histoire des religions,
l'autre à la doctrine évolutionniste de l'unité des
espèces dans la nature. Exprimée sous sa forme
rationnelle, la première se ramène à concevoir
que toute religion fut vraie à son heure, c'est-à-
dire qu il y a chez l'homme une catégorie de
1 idéal, laquelle s'est satisfaite par une série de
rêves sur l'origine et la fin des choses, en har-
monie avec la série des développements de la
civilisation. Les savants de notre époque ont
tenté de fixer les conditions de naissance, de flo-
raison et de caducité des dogmes successifs. Ils
se sont servis pour cela de l'analyse des textes,
étudiant des nuances de vocabulaire et de syn-
taxe, et ramenant à des questions de grammaire
ce qui fut le drame ineffable de l'humanité mys-
1 04 PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE
tique. M. Leconte de Lisle, lui, s'empare de
cette idée: toute religion fut vraie à son heure,
— et voyez ce qu'elle devient pour son imagina-
tion de poète. Elle fut vraie... cela signifie
qu'elle était une chose vivante, adaptée aux be-
soins d'âmes vivantes. L'historien traite aujour-
d'hui ces dogmes défunts comme le botaniste
traite des fleurs séchées : une étiquette dans un
herbier, une corolle pâlie, une tige vidée de sa
sève, un cadavre, que reste-t-il de la plante parfu-
mée? Mais au souffle magique de la Muse, la fleur
se ranime, ses pétales roidis s'assouplissent, ses
feuilles palpitantes aspirent l'air bleu et la lumière
du jour. L'œuvre de la mort s'abolit. Le poète
aperçoit l'intérieur de ces âmes humaines où
grandissait jadis, où frémissait le dogme aujour-
d'hui fané. Grâce à un mirage rétrospectif, qui
est sa faculté propre, il ne se contente pas de
penser que ces dogmes ont été vrais; il les sent
vrais, parce qu il recrée en lui les états des sens
et du cœur qui nécessitèrent ces éclosions de la
foi religieuse. Ne dites pas que c'est là un simple
archaïsme, car il se dégage, de ces dévotions d'au-
trefois la réponse à certaines exigences de létre
intime qui persistent en nous, dans cette créa-
ture à plusieurs personnalités que nous a façon-
LECONTE DE LISLE lOf
née Théritage des siècles. Ne dites pas que c'est
là un artifice de rhétorique, car le poète subit
l'entraînement fatal de sa sorte d'imagination,
et, si vous voulez suivre celui-ci à travers ses
poèmes d'évocation pieuse, vous trouverez qu'à
chacun des avatars auxquels il s'est ainsi complu
correspond quelque nécessité intérieure qui lui
est commune avec bien des songeurs de ce
temps. Mais chacun choisit l'opium qui lui est
propre; la grande affaire de la critique est seule-
ment de comprendre le fond commun qui relie
les visions de tous les hommes d'une génération
les unes aux autres.
C'est la presqu'île de l'Inde et ses dévotions
mystérieuses qui ont tenté d'abord la rêverie du
poète. La formule de ces dévotions se trouve
dans beaucoup de livres savants; mais ce qui ne
s'y rencontre pas, c'est la sensation physique et
comme palpable du paysage grandiose de cette
terre. M. Leconte de Lisle fait surgir devant ses
yeux ces horizons lointains, avec quelle intensité
— les débuts de TShagavat et de Cunnçepa* suf-
"tJ
içepc
fiscnt à l'attester:
Le grand fleuve, ;'i travers les bois aux mille plantes,
* Poèmes antique
1 OÔ PSYCHOLOGIE CONTEMPORAIN!:
Vers le lac infini roulait ses ondes lentes.
Majestueux, pareil au bleu lotus du ciel...
Quelle large et puissante évocation du Gange
sacré, puis, tout de suite, quelle peinture des
hôtes dangereux ou gracieux de cette rive!...
Parfois un éléphant songeur, roi des forêts.
Passait et se perdait dans les sentiers secrets.
Vaste contemporain des races terminées.
Triste, et se souvenant des antiques années.
L'inquiète gazelle, attentive à tout bruit,
Venait, disparaissait comme le trait qui fuit.
Au-dessus des nopals bondissait l'antilope,
Et, sous les noirs taillis dont l'ombre l'enveloppe.
L'œil dilaté, le corps nerveux et frémissant.
La panthère à l'affût buvait leur jeune sang.
Et pour conclure il montre d'un coup l'intime
union de cette nature et du panthéisme pri-
mitif:
Telle la Vie immense, auguste, palpitait,
Rêvait, étincelait, soupirait et chantait.
Tels les germes éclos et les formes à naître
Brisaient ou soulevaient le sein large de l'Etre.
A ce degré de vision, la loi scientifique qui éta-
blit la relation de l'esprit et du climat cesse d'être
une simple affirmation abstraite. Elle s'anime, et
nous sentons peser sur nous la formidable pres-
sion sous laquelle le cœur de l'homme a ployé
M. LECONTE DE LISLE IO7
dans ces contrées dune fécondité prodigieuse et
meurtrière. La volonté individuelle s'est fondue
à ce torride soleil, comme un métal dans un
brasier trop ardent, et la doctrine du nirvana,
de la diffusion anéantissante et divine au sein de
cet univers trop vaste, est apparue, conséquence
inévitable de l' écrasement de 1 être chétifsous
la démesurée, la monstrueuse poussée de la
création.
La vie est comme l'onde où tombe un corps pesant:
Un cercle étroit s'y forme et va s'élargissant,
Et disparait enfin dans sa grandeur sans terme.
La Maya te séduit, mais, si ton cœur est terme.
Tu verras s'envoler comme un peu de vapeur
La colère et l'amour, le désir et la peur,
Et le monde illusoire aux formes innombrables
S'écroulera sous toi comme un monceau de sable...
Ainsi parle le vieux Viçvamitra, debout dans sa
clairière depuis des années ;
Et gardant à, jamais sa rigide attitude,
Il rêvait comme un Dieu fait d'un bloc sec et rude.
Oui, c'est bien l'attitude, ce sont bien les paroles,
ce sont bien les rêves qui conviennent à l'homme
emporté par le tourbillon de l'universelle tem-
pête, qui se comprend misérable et n'espère plus
lo8 PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE
rien en soi que d'abolir la conscience de son
pauvre atome. C'est de là qu'est issu le boud-
dhisme, et le poète se retrouve bouddhiste à son
tour pendant un éclair. Mais n'y a-t-il pas dans
cette foi, apaisante et libératrice, de quoi satis-
faire le cœur d'un des derniers venus de la race
aryenne aussi bien que des antiques aïeux? Ce
n'est pas seulement par la production des formes
que la nature peut écraser l'âme. N'y a-t-il pas
une effrayante production des idées, une Inde
aussi de la pensée, aux végétations multiples et
monstrueuses, et l'effréné déploiement de la vie
intellectuelle dans le domaine des systèmes, des
arts et des rêves, ne peut-il pas produire sur
un esprit moderne cette sensation d'accablement
et d'impuissance finale que le paysage des bords
du Gange infligeait aux fidèles de Çakya-Mouni?
Un bouddhiste sommeille, caché dans toute
âme de civilisé trop assiégé d'idées, et M. Le-
conte de Lisle n'a eu qu'à laisser parler ce boud-
dhiste en lui pour célébrer avec sincérité c< les
inertes délices », et l'affranchissement par la re-
nonciation. — De même, il ne lui a pas fallu
un effort factice pour se retrouver païen avec
les fidèles de l'Olympe hellénique. Son imagi-
nation voyageuse a évoqué l'azur clair du ciel
M.LECONÎEDËUSLE 10Ç
méditerranéen, les rivages des lies entourés par
cette mer si bleue qu'on dirait du saphir en
fusion, les plaines blanchissantes d'oliviers, la
douceur de vivre éparse dans l'air léger, et il a
senti l'accord entier de 1 homme et de la nature:
Sous le ciel jeune et frais, qui rayonne le mieux
De la Sicilienne au doux rire, aux longs yeux,
Ou de l'aube qui sort de l'écume marine?
0_ui le dira? Qui sait, ô Lumière, ô Beauté,
Si vous ne tombez pas du même astre enchanté
Par qui tout aime et s'illumine*?
Voilà le profond sentiment d'harmonie qui a
soulevé l'âme grecque vers une théologie d'un
naturalisme heureux. Les Dieux défilent sur les
plages lumineuses, jeunes et nobles comme aux
jours d Homère : le poète n'a pas besoin des livres
des commentateurs pour comprendre, pour prier
Zeus et Aphrodita, Iakkhos et Apollon. Et com-
ment ne croirait-il pas à la vérité de ces Dieux,
puisqu'ils correspondent intimement à un désir
si mutilé, mais si indestructible de l'âme mo-
derne, celui de contempler le travail de la vie
sous une f^rme de Beauté? Notre âge vieilli n'a-
t-il pas fait de chaque fonction de ce travail une
* Poèmes antique-.
I 1 0 PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE
laideur en même temps qu'un esclavage? —
Pareillement, il lui a suffi de promener sa fan-
taisie dans le désert pour sentir la vérité du Dieu
d'Israël, de se configurer les brumes du Nord
pour adorer les divinités Scandinaves, et de con-
templer les arceaux des cathédrales pour retrou-
ver la mysticité triste du moyen âge. Est-ce que
nous sommes étrangers d'ailleurs aux émotions
qui ont suscité ces ardeurs religieuses? N'y a-t-il
pas, dans la fièvre révolutionnaire de notre âge,
de quoi nous associer aux fureurs de Qaïn contie
Iahveh*-.
Dieu triste, Dieu jaloux qui dérobes ta face,
Dieu qui mentais disant que ton œuvre était bon,
Mon souffle, ô pétrisseur de l'antique limon.
Un jour redressera ta victime vivace.
Tu lui diras: adore; elle répondra: non.
Est-ce que nous n'avons pas, immortel en
nous, le sentiment de l'indicible mystère de la
nature propre aux visionnaires du Nord? Devons-
nous remonter bien loin dans notre passé pour
nous souvenir du temps où, agenouillés devant
le crucifix, nous laissions, nous aussi, s'envoler
Poèmes barbares
M. LECONTE DE LISLE III
notre prière vers les plaies d'où jaillit le san^
réparateur?
Car tu sièges au sein de tes égaux antiques,
Sous tes longs cheveux roux, dans ton ciel chaste et bleu.
Les âmes, en essaim de colombes mystiques,
Vont boire la rosée à tes lèvres de Dieu *.
Oui, l'arrière-fond de toute religion est un
état moral que nous pouvons retrouver en nous
à une heure donnée, et, à cette heure-là, ce qui
fut un dogme pour nos frères des siècles loin-
tains nous devient un symbole. Mais ce serait
une erreur de considérer le symbolisme comme
une opération artificielle de notre esprit. O u'est-il
autre chose que l'union de l'image et de l'idée,
de la forme et du sentiment, et, à proprement
parler, dans cet univers où nous ne saisissons
aucune essence, vivons-nous d'autre chose que
de symboles? L'histoire elle-même n'est-elle pas
la succession des symboles par lesquels s'est
manifestée l'infatigable Psyché, cette âme hu-
maine toujours en route vers le mirage du bon-
heur suprême et du progrès ? Qui soutiendra
qu'en refaisant par la pensée quelques-unes de
* Poem(s barbares.
f I 2 PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE
ces étapes, Fauteur des Toemes antiques est sorti
de la vie pour entrer dans la froide rhétorique,
lui qui a célébré la nostalgie de cette Psyché
dans ces vers si tendres :
Sombre douleur de l'homme, o voix triste et profonde,
Plus forte que les bruits innombrables du monde,
Cri de l'Ame, sanglot du Cœur supplicié,
Qui t'entend sans frémir d'amour et de pitié * ?
La seconde idée que M. Leconte de Lisle a
empruntée à la science et qui se développe dans
ses poèmes parallèlement à la première, est celle
de l'unité des espèces de la nature. Celle-ci en-
core lui a permis de satisfaire, d'une part, son
goût des ensembles, et de Fautre, sa Faculté de
vision évocatrice. Il est curieux de constater eue
cette même hypothèse a servi de point de départ
à Balzac pour sa Comédie humaine: « Il n'y a
qu'un animal, disait le romancier dans Tréfoce
générale; le Créateur s est servi dun seul et
même patron pour tous les êtres organisés.
L'animal est un principe qui prend sa Forme ex-
térieure, ou, pour parler plus exactement, les
différences de sa Forme, dans le milieu où il esc
' Poèmes antiques.
M. LEÇON TE DE LISLE
113
appelé à se développer... Je vis que la société
ressemble à la nature... » Balzac, écrivain psy-
chologique par excellence, tira de là une concep-
tion nouvelle du caractère, par suite du roman.
Etudions dans M. Leconte de Lisle ce que cette
idée devient pour un poète. — S'il n'y a vrai-
ment qu'un animal au monde, et si toutes les
formes de la vie, emboîtées les unes dans les
autres, ne sont que les différents moments d'une
même force, nous sommes autorisés à croire
qu'il n'y a qu'une seule âme éparse à travers ces
formes, et, dans cette hypothèse, les facultés
spirituelles qui s'agitent en nous ne sont pas
distinctes de celles qui frémissent, plus obs-
cures et plus inconscientes, dans les cerveaux
rudimentaires des bêtes inférieures. Il nous est
donc loisible de nous représenter par l'imagina-
tion les ténébreux songes, les confuses aspira-
tions, le cœur inachevé de ces créatures, dans
lesquelles la pensée palpite et se débat, — dor-
meuse qui soupire après son éveil, Psyché encore
et qui s'efforce vers la lumière à travers des
organes grossiers; car c'est ici l'épopée de l'âme
à travers la nature, comme tout à l'heure c'était
son épopée à travers l'histoire. Le même besoin
de songe qui inclinait le poète à reproduire l'une
114. PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE
de ces deux épopées, l'entraîne vers l'autre; il
évoque en imagination la seconde après la pre-
mière, pour satisfaire d'abord un appétit intel-
lectuel, puis un appétit sentimental. Car de même
qu'il lui faut des visions par delà les formules,
il lui faut surtout une exaltation interne de la
flamme de la vie. Il trouve une volupté à parti-
ciper quelques minutes au débridement d'ins-
tincs sauvages des bêtes de proie, lions et tigres.
Voici ton heure, ô roi de Sennaar, o chef
Dont le soleil endort le rugissement bref.
Sous la roche concave et pleine d'os qui luisent,
Contre l'âpre granit tes ongles durs s'aiguisent*.
Il a connu l'ivresse de l'infini libre, avec l'oiseau
Qui dort dans l'air glacé, les ailes toutes grandes**.
Il a ressenti la sérénité nostalgique des éléphants,
ces rois dépossédés de notre globe, et suivi la
morne chasse du famélique requin :
Il ne sait que la chair qu'on broie et qu'on dépèce,
Et, toujours absorbé dans son désir sanglant,
* Poèmes barbares.
** Poèmes barbares.
M. LECONTE DE LISLE I I f
Au fond des masses d'eau lourdes d'une ombre épaisse
Il laisse errer un œil terne, impassible et lent*.
Il a connu la mélancolie de l'animal, germe
douloureux de la grande tristesse humaine de-
vant l'abîme de l'inconnaissable, et compati au
sanglot des chiens, près de la mer, dans la
nuit :
Devant la lune errante aux livides clartés,
Quelle angoisse inconnue, au bord des noires ondes,
Faisait pleurer une âme en vos formes immondes?
Pourquoi gémissiez-vous, spectres épouvantés**?
Aperçue sous cet angle, la nature se révèle en
une tragique magnificence. Ce n'est plus tel ou
tel être que nous contemplons, c'est l'esprit
infini dont toute forme est la forme, dont toute
pensée est la pensée, et qui s'efforce à travers les
violences de la vie brutale comme parmi les raf-
finements de la vie civilisée. Et nous qui souf-
frons de ces raffinements et de cette civilisation,
ce nous est une étrange ivresse que de nous
plonger, ne fût-ce qu'un instant, au jaillissement
primitif de cette source d'universelle activité.
* Poèmes tragiques.
** Poèmes barbares.
I l 6 PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE
C'est une métempsycose à rebours et qui nous
repose des lassitudes de la pensée réfléchie en
nous ramenant à la nuit, déjà traversée, de l'in-
conscience. C'est pour avoir ressenti et traduit
ce farouche retour vers l'existence instinctive que
M. Leconte de Lisle est un peintre d'animaux
admirable et dune intuition si saisissante, lui
qui les comprend comme un naturaliste, les
évoque comme un poète, et s'incarne en eux
comme une sorte de Protée moderne par cette
double vertu de la science et de la poésie.
En mariant ainsi dans une œuvre d'un carac-
tère de nouveauté incomparable ces deux pou-
voirs si souvent dissociés, M. Leconte de Lisle
n'a pas seulement créé une nuance de Beauté
spéciale; il a de plus, et c'est bien ce qui le
rend si cher aux artistes, résolu le problème qui
s'impose le plus impérieusement à nous tous,
écrivains de cette époque érudite et réfléchie. Il
a su passer de l'idée à l'image, ou, pour parler
d'une façon plus ordinaire, de la critique à la
création. C'est parla critique, en effet, qu'on le
déplore ou non, que l'éducation de tout esprit
commence aujourd'hui, puisque le premier en-
seignement reçu est toujours celui du travail des
autres. Pour la plupart d'entre nous, l'analyse
M. LECONTE DE LISLE I 1 7
de la pensée de nos prédécesseurs précède la for-
mation de notre propre pensée, et c'est néces-
sairement à travers les sensations des maîtres
d'autrefois que nous arrivons aux nôtres propres.
Aussi la spontanéité irraisonnée qui animait, qui
soutenait les premiers poètes, est-elle chez nous
une exception de plus en plus rare. Nous avons
des théories avant d'exécuter nos œuvres, et
c'est d'après ces théories que nous essayons de
produire. Est-il possible, dans des conditions
pareilles, d'arriver à cette couleur de la vie, qui
fut le privilège inné des artistes moins intellec-
tuels que nous ne sommes, et surtout que ne le
seront nos successeurs? La réflexion, en un mot,
n'est-elle pas l'antagonisme invincible de la créa-
tion? Il semble que ce problème ait déjà pré-
occupé Léonard de Vinci, le plus hardi précur-
seur de notre époque. A coup sûr, ce fut la
grande affaire de l'existence de Goethe que de
concilier ces deux éléments. Aujourd'hui, et sous
toutes les formes cet antagonisme reparaît et
provoque des actions en sens contraire. Les uns,
parmi les artistes, se tournent du côté de l'im-
pression directe et brute. Les autres s'efforcent
vers le raffinement de plus en plus compliqué.
Mais tandis que les premiers aboutissent le plus
7.
I 1 8 PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINT
souvent à la pire des barbaries, celle de la vul-
garité volontaire, les autres se dessèchent dans
les subtilités morbides, dans le byzantinisme tour-
menté, dans ce que renferme de puéril et de
servile à la fois l'excessive recherche. M. Leçon te
de Lisle aura été un des rares producteurs de
notre âge chez qui réflexion et spontanéité, cri-
tique et création se soient fait équilibre. C'est de
quoi expliquer comment il est estimé de tous
ceux qui ont regardé de près aux conditions de
naissance de l'œuvre d'art. C'est de quoi faire
comprendre aussi comment ses poèmes se trou-
vent revêtir un charme singulier d'achèvement.
L'esthétique dont ils émanent n'est-elle pas une
des plus complètes qui se puissent imaginer,
puisqu'elle va de l'un à l'autre des deux pôles
de la pensée?
III
SOURCES DE PESSIMISME
Les deux hypothèses que nous avons reconnues
au cœur de l'œuvre de M. Leçon te de Lisle suf-
fisent, pour quiconque a l'habitude de ces sortes
M. LE CONTE DE LISLE
II9
de spéculations, à classer Fauteur parmi les phi-
losophes du <( devenir. » La nature doit lui
apparaître et lui apparaît comme constituée par
une série de formes qui s'engendrent les unes
les autres et s'écoulent aussitôt qu'elles sont
apparues.
Éclair, rêve sinistre, éternité qui ment,
La Vie antique est faite inépuisablement
Du tourbillon sans fin des apparences vaines*.
C'est, exprimée en d'autres termes, la doctrine
que M. Taine expose dans la préface de ï Intel-
ligence : (( Une infinité de fusées toutes de même
espèce, qui, à divers degrés de complication et
de hauteur,rs'élancent et redescendent incessam-
ment et éternellement dans la noirceur du vide,
voilà les êtres physiques et moraux; chacun
d'eux n'est qu'une ligne d'événements dont rien
ne dure que la forme, et l'on peut se représenter
la nature comme une grande aurore boréale... »
Maya ! Maya ! torrent des mobiles chimères **,
s'écrie le poète phénoméniste, avec autant de
* Poèmes tragique?.
** P cerne s tragiques.
I 20 PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE
conviction que le philosophe. Mais une certitude
une fois adoptée par l'esprit va plus avant et
s'attaque au cœur. Il y a un rapport singulier
et inévitable entre l'intelligence et la sensibilité;
ou plutôt, ces deux termes ne désignant rien qui
soit différent en essence, penser est toujours
sentir. Il suit de là que des états définis du cœur
sont enveloppés dans des états correspondants de
l'intelligence, et que toute doctrine philosophique
suppose une suite d'émotions qui l'accompa-
gne. On peut considérer, par exemple, que la
foi spiritualiste dans le Dieu personnel, le mé-
rite et l'immortalité, enveloppe en elle des tré-
sors de joie lucide et de vaillance, tandis que la
foi panthéiste dans la communion de l'âme et de
la nature produit, elle aussi, une joie profonde,
mais enivrée et comme extatique. Tout au con-
traire, la conception de l'irrévocable écoulement
de toutes choses roule dans ses replis d'étranges
germes de tristesse — une tristesse épouvantée
devant la fuite inutile de ce monde illusoire.
L'Universelle Mort ressemble au flux marin,
Tranquille ou furieux, n'ayant hâte ni trêve.
Qui s'enfle, gronde, roule et va de grève en grève.
Et sur les hauts rochers passe, soir et matin*.
* Poèmes biirb.ires.
M. LECONTE DE LISLE 121
Il serait inexact cependant de dire que le lien de
conscience est toujours identique entre les doc-
trines et les sentiments. Le bien-être et le mal-
être admettent d'autres conditions que les intel-
lectuelles, et de même qu'on est en droit de
citer des spiritualistes désespérés à commencer
par Pascal, on renconrre l'union des doctrines les
plus obstinément négatives et de la félicité Le
doute moral qui fut pour un Jouflroy, pour un
Musset, le tonneau de supplice hérissé des
pointes les plus meurtrières, ne s'est-il pas prêté
à l'indolence de Montaigne comme un mol
oreiller où reposer une tête bien faite, — ce
Montaigne à qui même l'incertitude sur l'au-delà
du tombeau fut une douceur! Aussi, pour expli-
quer comment la poésie de M. Leconte de Lisle,
si abondante en visions sublimes des dieux an-
ciens et de la nature vivante, cache en son fond
une psychologie de détresse, il ne suffirait pas
de constater le phénoménisme de sa philoso-
phie. 11 est nécessaire de montrer comment le
germe pessimiste déposé en lui par cette philo-
sophie a été fécondé par d'autres sources amères
de mélancolie, qui infiltrent, hélas ! leur eau
empoisonnée dans bien d'autres cœurs.
Et d'abord cette philosophie de l'universel
122 PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE
phénoménisme a rencontré dans M. Leçon te de
Lisle une âme essentiellement, uniquement poé-
tique. Ces âmes-là sont celles qui éprouvent le
plus ardent besoin d'une solution humaine delà
vie humaine. Car nos exigences sont en raison
directe de nos facultés 5 et l'âme poétique, pos-
sédant plus qu'aucune autre le pouvoir de sentir,
subit plus qu'aucune autre le désir effréné de
sentir toujours. Elle veut durer, fût-ce afin de
souffrir encore. Au fond de toutes les théories
sur Dieu et l'autre monde, c'est bien ce désir de
garder le pouvoir d'impression qui se retrouve
sans cesse. C'est le moi sentimental qui se re-
fuse en nous à mourir. Spinoza, qui fut un psy-
chologue aussi délicat qu'il était un puissant
métaphysicien, invitait le Sage idéal de son
Éthique à se réfugier dans le moi intellectuel, —
car ce moi intellectuel est seul capable de se re-
noncer lui-même. Ne le fait-il pas chaque fois
qu'il comprend et qu'il s'identifie à l'objet de sa
pensée? S'abîmer dans l'univers par l'intelligence
et annuler ainsi sa personne dans l'infinie na-
ture, c'est le conseil encore deMarc-Aurèle; mais
le cœur, lui, cet affamé de vie individuelle, le
cœur pour qui ne plus se sentir sentir est une
destruction totale, tandis que pour l'esprit ne plus
M. LECONTE DE LISLE 12}
se sentir penser est un épanouissement, que ré-
pond-il?
Ah! tout cela, jeunesse, amour, joie et pensée,
Chants de la mer et des forêts, souffles du ciel.
Emportant à plein vol l'espérance insensée,
Qu'est-ce que tout cela qui n'est pas éternel*?
Voilà le cri de la sensibilité qui frémit de se per-
dre et s'en épouvante, — voilà le cri surtout du
poète, chez lequel cette sensibilité s'exaspère dix
fois plus vite que chez les autres hommes. Et
comment supporterait-il sans torture la théorie
qui représente précisément le monde comme la
fuite indéfinie de toutes choses et de nous-mê-
mes? Cette torture se retrouve constamment
chez M. Leconte de Lisle, exprimée en des vers
d'une magnificence extraordinaire et d'une ado-
rable mélancolie. Il faut lire, dans la Fontaine
aux lianes, l'apostrophe au jeune homme qui est
venu mourir sous les eaux d'un étang perdu
parmi des arbres séculaires.
Tel je parlais. Les bois, sous leur ombre odorante,
Épanchant un concert que rien ne peut tarir,
Sans m'écouter, berçaient leur gloire indifférente,
Ignorant que l'on souffre et qu'on puisse en mourir**.
* Poèmes tragiques.
** Poèmes barbares.
124 PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE
Il faut étudier en son détail le merveilleux mor-
ceau intitulé le Vent froid de la nuit, avec ce fi-
nale dune poignante éloquence :
Encore une torture, encore un battement,
Puis rien. La terre s'ouvre, un peu de chair y tombe.
Et l'herbe de l'oubli, cachant bientôt la tombe ,
Sur tant de vanité croit éternellement*.
Et ailleurs, se représentant notre globe tel que
les inductions scientifiques nous prédisent qu'il
sera un jour, dépourvu d'atmosphère, privé deau,
dépouillé de végétation, vide d'habitants, —
cadavre d'astre pareil a la froide lune, — avec
quelle ardeur désespérée il jette ce sanglot :
Vertu, douleur, pensée, espérance, remords,
Amour qui traversais l'univers d'un coup d'aile,
Qu'êtes- vous devenus? L'Ame, qu'a-t-on fait d'elle ?
Qu'a-t-on fait de l'esprit silencieux des morts**?
Le poète gémit ainsi; mais ce gémissement
autorise-t-il l'observateur des esprits à le classer
dans la troupe des pessimistes, c'est-à-dire de
ceux qui soupirent vers le gouffre noir du néant?
C'est ici le cas de m irquer une contradiction sin-
gulière de l'âme poétique. Cette àme, qui pos-
* Poèmes barbares.
** Poèmes barbares.
M. LECONTE DE LISLE I 2 Ç
sède comme faculté maîtresse l'imagination du
sentiment, fait effort pour exalter en elle au plus
haut point cette faculté. Comme toutes les créa-
tures, elle tend à persévérer dans son être. Il en
résulte qu'elle s'essaye à prolonger toutes ses
sensations, ou heureuses ou douloureuses, et
qu'elle finit par se complaire aussi bien dans ses
tortures que dans ses joies. Chez le poète de la
Fontaine aux lûmes, cette impression du néant,
après avoir été une souffrance, devient un be-
soin. Une sorte de culte de la mort s'établit en
lui, et de cette invincible nuit dans laquelle il
aime à se plonger malgré son horreur; et, à son
tour, il se fait le prophète, comme Baudelaire,
du nihilisme final et suprême, et par quels
admirables vers !
Si la félicité de ce vain monde est brève,
Si le jour de l'angoisse est un siècle sans fin,
Quand notre pied trébuche à l'abîme divin,
L'angoisse et le bonheur sont le rêve d'un rêve*...
Et ailleurs, dans T{equies :
Rentre au tombeau muet où l'homme enfin s'abrite,
ht là, sans nul souci de la terre et du ciel,
Repose, 6 malheureux, pour le temps é'ernel**!
* Poèmes barbare .
*" Poèmes barbares.
I 26 PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE
Et dans Si ï aurore :
J'ai goûté peu de joie et j'ai l'âme assouvie
Des jours nouveaux non moins que des siècles anciens.
Dans le sable stérile où dorment tous les miens,
Que ne puis-je finir le songe de ma vie*?
Et encore, dans le Vent froid de la nuit :
Oubliez, oubliez, vos cœurs sont consumés;
De sang et de chaleur vos artères sont vides.
O morts, morts bienheureux, en proie aux vers arides,
Souvenez-vous plutôt de la vie, et dormez.
Ah ! dans vos lits profonds quand je pourrai descendre,
Comme un forçat vieilli qui voit tomber ses fers,
Que j'aimerai sentir, libre des maux soufferts,
Ce qui fut moi rentrer dans la commune cendre**!
Mais, à cette fureur d'accent, d'autres blessu-
res se devinent. Celles des idées sont bien pro-
fondes ; elles n'ont pas cette âcreté lorsqu'aucun
poison ne les envenime. Il n'est pas malaisé de
comprendre quelles causes de pessimisme M. Le-
conte de Lisle a dû subir, en dehors de celles que
nous venons d'analyser. Si enveloppée qu'elle
soit dans une atmosphère d'idées, l'âme poétique
ne saurait éviter tout contact avec le monde so-
cial qui l'environne, et ce contact a bien des
* Poèmes tragiques.
* Poèmes barbare-.
M. LECONTE DE L1SLE 127
chances d'être meurtrier. Le noble et nostalgique
Vigny a raconté dans son Chatterton, dans son
éMoïse, dans ses Destinées^ le heurt du poète
qui n'est que poète contre les nécessités de la
civilisation actuelle. Démocratique, en effet,
comme il est, scientifique et utilitaire , notre
monde ne se prête guère à l'emploi complet des
facultés que suppose la création des beaux vers.
L'âme poétique est brillante et généreuse, mais
il lui fautaussi les conditions d'une vie exception-
nelle, les longues paresses, la volupté des son-
ges, le raffinement du décor, les complications
du sentiment. Comme elle est naturellement
héroïque à la fois et enfantine, elle souhaite la
gloire; et, comme elle est tendre, elle souhaite
la sympathie. Ce désir d'être soulevé par l'ap-
plaudissement des foules et d'en devenir le
porte-parole inspiré n'a-t-il pas précipité un génie
comme celui de Lamartine dans les misères de
la politique quotidienne? D'autre part, le sens
exact du réel n'est pas souvent uni aux grands
pouvoirs de l'imagination. Shelley l'a trop at-
testé, ainsi que Musset, ainsi que ce même La-
martine et que tant d'autres. Il suit de là que le
poète éprouve d'ordinaire une difficulté de s'ac-
commoder à son milieu, — difficulté d'autant
128 PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE
plus invincible que ce milieu est pénétré, comme
le nôtre, d'idées contraires à celles qui gouver-
nent la production poétique. Le poète cependant
a-t-il tort ou raison de se trouver en déséquilibre
avec l'ensemble des forces inévitables qui fonc-
tionnent autour de lui? Autant vaudrait lui de-
mander s'il a tort ou raison de subir une certaine
manière de sentir. Il n'y a pas de sagesse qui
puisse nous affranchir de la tyrannie de notre
propre nature, et les résignations de cet ordre
ressemblent à des suicides. Quoique M. Leconte
de Lisle n'ait rien exprimé directement des ma-
laises que la vie moderne a pu lui infliger, à
plusieurs reprises il a donné des signes, évidents
pour qui sait lire, d'un froissement personnel du
cœur et d'une disproportion douloureuse entre
son génie et sa destinée. On en trouvera la
preuve dans quelques petits poèmes d'une ré-
volte exaspérée et presque frénétique, tels que
Jes ^Montreurs, la zMort d'un lion, le Vœu su-
prême, le TDies irœ, le sonnet cA un poète mort où
il est parlé de a la honte de penser » et de
« l'horreur d'être un homme », et surtout dans
le sonnet c4ux zModemes, imprécation outra-
geante contre notre âge de « tueurs de dieux - :
Vous vivez lâchement, sans rêve, sans dessein.
M. LÊCONTEDELISLË 12g
Plus vieux, plus décrépits que la terre inféconde,
Châtrés, dès le berceau, par le siècle assassin,
De toute passion vigoureuse et profonde.
Votre cervelle est vide ainsi que votre sein,
Et vous avez souillé ce misérable monde
D'un sang si corrompu, d'un souffle si malsain,
due la mort germe seule en cette boue immonde*.
Il y a dans cette colère plus que la crispation
de la sensibilité brutalisée par les circonstances
hostiles. Il y entre aussi le haut-le-cceur de l'ar-
tiste devant les déformations et les trivialités.
Lame poétique n'est pas seulement une assoiffée
de bonheur; elle est amoureuse de la Beauté, —
maladie singulière dont la ^Mademoiselle de
zMaupin de Gautier contient une si inquiétante
monographie. Déjà, par une loi étrange de no-
tre nature, cet amour ne va pas sans une inex-
primable mélancolie. Tout ce qui est souverai-
nement beau ravit à la fois et torture, exalte et
accable; mais cet accablement est pire lorsque le
contraste est trop fort entre la Beauté ainsi ai-
mée dans la solitude du cœur et le monde visi-
ble. Et réellement notre civilisation moderne
produit ce contraste au tournant de chaque rue.
Sortez seulement dans Paris et considérez les
* Poèmes antiques.
I^O PSYCHOLOGIE CONTEMPORAIN F
passants. Toute leur personne porte l'empreinte
des lassitudes du travail héréditaire et quotidien.
Combien peu de ces physionomies expriment
la libre félicité de la vie animale? Combien moins
encore le développement puissant de la vie mo-
rale? Les costumes, dépourvus de tout caractère
pittoresque e: de toute originalité individuelle,
laissent le plus souvent deviner des constructions
du corps où se manifeste une double usure :
celle du métier et celle du plaisir. On écrirait
un chapitre effrayant de l'histoire des mœurs sur
les dépressions de ce plaisir qui, dans nos gran-
des villes, continue par une fatigue nerveuse
l'épuisement nerveux du labeur. Dans les rides
des visages, dans le regard des yeux, dans la
contraction des gestes, transparaît la complexité
d'une pensée jamais reposée, d'une activité mor-
celée, foulée, presque affolée. Le décor des mai-
sons s'harmonise à ce peuple. La coquille s'est
façonnée sur l'animal. Elle, comme lui, sont une
œuvre de l'Utile; — mais la Beauté, où donc
se rencontre-t-elle, si ce n'est par l'effort du rai-
sonnement qui réunit en un faisceau toutes ses
agitations éparses et se figure la poussée gigan-
tesque de l'effort total? Beauté souillée et mal-
heureuse ! . . . Qui nous rendra les jours de la grâce
LECONTE DE LISLE I } I
antique et ceux de l'adorable Renaissance avec
la fête enivrée des sens et du cœur, avec les
sentiments exaltés parmi les costumes éclatants
et les architectures grandioses? On nous dit que
la vie a du moins gagné en adoucissement. Et
cela même est un mensonge. Car la lutte pour
l'existence est aussi âpre, aussi implacable. Elle
est enregistrée dans les mairies, surveillée par
les gendarmes, contrôlée par l'administration;
mais l'homme n'a pas cessé de chasserai homme,
parce que les appétits sont demeurés identiques.
On peut même penser que l'injustice du pacte
social, cette affreuse et inévitable injustice qui
fait l'inégalité des naissances et des fortunes,
est plus hideuse aujourd'hui, parce qu'elle com-
porte moins d'énergie et plus d'intrigue, moins
de danger courageux et plus de basse finesse.
Ah! laideur au dedans! Laideur au dehors!
Oui, l'impure laideur est la reine du monde,
Et nous avons perdu le chemin de Paros*!
C'est alors qu'apparaît le consolateur, le rêve
qui montre de son doigt tendu la Paros idéale
où se dresse le peuple des visions consolatrices^
* Poèmes antiques.
I } 2 PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE
et l'Ame se laisse aller à suivre cette invitation
aux pèlerinages lointains; — elle s'y décide;
mais le rêve est aussi trompeur qu'il est sédui-
sant, aussi perfide qu'il paraît tendre, car il ne
guérit du réel que pour quelques heures, quel-
ques minutes, et l'Ame se retrouve plus dénudée
encore, plus vulnérable. Et puis, elle sait trop
que le rêve n'est qu'un fantôme, une ombre
vaine, et, ainsi placée entre ce qu'elle aime et
comprend être un mensonge, entre ce qu'elle
hait et comprend être une vérité indestructible
et meurtrière, que lui reste-t-il que de tout mau-
dire, excepté la bonne Déesse, la seule qui offre
aux vaincus la coupe remplie de l'eau du Lé-
thé?...
Et toi, divine Mort où tout rentre et s'efface,
Accueille tes enfants dans ton sein étoile ;
Affranchis-nous du temps, du nombre et de l'espace.
Et rends-nous le repos que la vie a troublé.
De tels éclats de désespoir, leur ardeur et leur
humanité surliraient à justifier M. Leconte de
Lisle du reproche de rhétorique impassible que
lui ont adressé les ennemis de son œuvre. Ces
éclats chez lui abondent, et sa poésie est, pour
qui s'y abandonne, l'une des plus passionnées
M. LECONTEDELISLE I 3 }
et des plus vivantes. Le mai du siècle, sous sa
forme dernière, qui est le nihilisme moral, aura
rencontré peu d'interprètes de cette âpreté d'ac-
cent. Mais c'est le mal du siècle tombé dans
une nature intellectuelle, et c'est une poésie
dont le tissu premier est une trame d'idées. Cela
suffit à expliquer pourquoi les Toèmes antiques
et lesToèmes barbares n'ont jamais obtenu de vogue
parmi les lecteurs qui sont emprisonnés dans le
domaine de la sensation, et pourquoi leur place
est si haute parmi ceux qui pensent; — . si haute,
que la poésie contemporaine en est dominée
tout entière. Ne devons-nous pas à ce fier poète
linestimable , le divin présent : une révélation
nouvelle de la Beauté?
II
MM. Edmond & Jules de GONCOURT
MM. Edmond & Jules de GONCOURT*
La fortune des livres composés par les frères
de Concourt aura été particulière comme leur
talent, ce mystérieux talent, d'une si absolue,
d'une si intime unité en dépit de sa double ori-
gine. Comment en effet comprendre que ces
analystes, après vingt années de labeur obscur
et d'insuccès, aient soudainement conquis le pu-
blic, soulevé l'enthousiasme et l'imitation, fait
école enfin? Personne, depuis Balzac, n'avait
* CeUe étude aurait besoin, d'être complétée, par un chapitre
particulier sur l'œuvre personnelle de M. Edmond de Concourt
depuis la mort de Jules. On s'est borné ici à l'analyse des livres
éciits en commun par les deux frères, parce que ces livres se
rapportent plus spécialement à l'époque littéraire et sociale
(1850-1870) qui fait l'objet commun de ces Essais.
I38 PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE
modifié à ce degré l'art du roman. L'auteur de
YcAssommoir dérive deux, et d'eux encore l'au-
teur du C^Qabab. A eux se rattache une lignée de
rares artistes en style, qui va de Al. Huysmans,
ce morbide aquafortiste, a cette délicieuse aqua-
relliste de la prose, Mme Julia Dauder. D'ordinaire
ces très grands retards dans la renommée et
dans l'influence ont pour raison la nouveauté
d'esprit de l'écrivain. Il a simplement, et dès le
début, poussé à leur extrême quelques états de
l'âme ddit le plein développement n'apparaît
que dans la génération suivante. Ce fut le cas de
Stendhal, qui outra tout de suite le sens d'ana-
lyse et de cosmopolitisme propre à notre âge.
Il nous semble, à nous, un contemporain, et il
déroutait ceux qui vivaient le plus près de lui,
même le sagace et curieux Sainte-Beuve. Les
frères de Goncourt, si différents d'ailleurs de
Beyle, lui ressemblent par ce paradoxe d'une
imagination antidatée, si Ton peut dire. En plein
milieu du second Empire, ils étaient l'un etl'au-
tre des hommes de lettres de 1880. Chez eux
commençait de s'accomplir l'influence de l'objet
d'art sur la littérature, et cette influence est au-
jourd'hui un fait capital, qui tient à toutes sortes
de causes éparses dans nos mœurs, depuis des
MM. EDMOND ET JULES DE CONCOURT I 39
théories de critique jusqu'à des habitudes d'a-
meublement. Sous cette influence ils créaient
une forme particulière de roman, qui se trouve
capable d'exprimer mieux qu'aucune autre les
maladies morales de l'homme moderne, et, pour
écrire ce roman, ils inventaient et mettaient en
pratique une sorte de style si entièrement neuve
que les meilleurs juges de leur époque en furent
étonnés. Ce style est encore le prétexte aux ob-
jections les plus ardentes que leurs adversaires
dirigent contre les Goncourt. Mais on ne saurait
nier qu'il ait sa raison d'être dans quelques-uns
des plus vifs besoins de notre génération, puis-
que tant de prosateurs, et de si différents, en
ont accepté le principe. Ce point de départ tout
artistique de la littérature des Goncourt, leur
procédé de composition, leur méthode d'écrire,
— tels sont les trois points de vue sous lesquels
je voudrais les considérer.
I
l'objet d'art et les lettres
En présence d'un écrivain qui apporte une
PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE
note très originale, une question se pose à la-
quelle il importe de répondre tout d'abord :
est-il allé aux lettres directement, ou bien a-t-il
subi en tout premier lieu les séductions d'un au-
tre goût que celui d'écrire, les exigences d'un
autre métier? Si cet autre goût a été passionné,
si cet autre métier a violemment brutalisé
l'homme, cet homme en demeure frappé pour la
vie, et comme la nature dans ses créations uti-
lise les éléments les plus contraires, il arrive que
cette marque spéciale pénètre jusqu'au talent,
qui s'en trouve modifié dans le sens le plus heu-
reux et le plus nouveau. C'était la théorie de
Goethe, qui a fondé tout son Wilhelm zMeister
sur cette idée que les plus diverses expériences
profitent en dernier ressort à notre génie person-
nel. Les exemples abondent qui témoignent en
faveur de cette hypothèse, vraiment large et
féconde. Balzac avait débuté, comme on sait,
dans une étude d'avoué. Imprimeur ensuite, et
imprimeur ruiné, il avait connu les pires angois-
ses du négociant malheureux. Que trouvez-vous
dans ses romans sous le philosophe perspicace,
sous l'évocateur magique, sous le poète ivre de
fantaisie? Précisément cet homme d'affaires en-
detté qu'il fut à vingt-cinq ans, et c'est l'homme
MM. EDMOND ET JULES DE CONCOURT 1 4 I
d'affaires qui dicte au poète, à l'évocateur, au
philosophe, César TSirotteau et Eugénie Grande:,
la zMaison ^(jtcingen et Gobseck, récits où la lutte
moderne pour l'argent se hausse jusqu'à l'épo-
pée. Stendhal avait, tout jeune, porté l'épaule:te
et fréquenté la cour de l'empereur. Il y a du sol-
dat et du diplomate dans presque chacun de ses
livres. La zMadame "Bovary de Gustave Flaubert
a comme une odeur d'hôpital, et la brutalité di-
recte de l'analyse, le débridement impassible des
plaies morales, la netteté de la phrase, brillante
et coupante comme un instrument de chirurgie,
révèlent assez le fils de médecin, grandi parmi
les salles d'amphithéâtre. Théophile Gautier
avait manié, au sortir du collège, la palette et
le pinceau, et son œuvre, prose ou poésie, se-
rait inexplicable sans cette éducation initiale de
son œil par l'atelier. « Critiques et louanges,
disait-il, me louent et m'abîment sans compren-
dre un mot de ce que je suis. Toute ma valeur,
ils n'ont jamais parlé de cela, c'est que je suis
un homme pour qui le monde visible existe. » — Dans
l'intelligence de ces différents écrivains, le criti-
que découvre un filon caché, parfaitement étran-
ger à la littérature, et d'où ils ont tiré pourtant
une portion du métal dont est faite leur gloire
142 PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE
littéraire. La vertu spéciale de leur esthétique se
trouve dériver ainsi de facultés primitivement ac-
quises et développées dans une fin très opposée
à cette esthétique, — tant il est vrai que nous,
sommes obscurs à nous-mêmes, et que notre
vraie personne s'agite, s'ingénie, s'accroît, dépé-
rit en nous à notre insu.
Les frères de Goncourt, eux non plus, ne fu-
rent pas des hommes de lettres de la première
heure. L'ambition de leur début les dirigeait vers
un autre pôle. En 1S49 ^s partaient:) Ie sac au
dos, pour faire à pied un tour de France et en
rapporter une suite de dessins et d'aquarelles.
Les notes de leur carnet de voyage, qui devaient
relater seulement les menus des repas et le nom-
bre des kilomètres, se changeaient bientôt en
impressions écrites. « Au fond, dit quelque part
M. Edmond de Goncourt, cest ce carnet de
voyage qui nous a enlevés à la peinture et a fait
de nous des hommes de lettres. » Ailleurs, dans
la préface de leur Théâtre, il décrit ainsi leur in-
térieur commun : « Sur une grande table à mo-
dèle, aux deux bouts de laquelle, du matin à la
tombée du jour, mon frère et moi faisions de
l'aquarelle dans un obscur entresol de la rue
Saint-Georges, un soir de l'automne de jS^o,
MM. EDMOND ET JULES DE CONCOURT 1 4 }
en ces heures où la lumière de la lampe mec
fin aux lavis de couleur, poussés par je ne
sais quelle inspiration, nous nous mettions
à écrire ensemble un vaudeville, avec un pin-
ceau trempé dans de l'encre de Chine... » C'est
donc par des études de peinture que les deux ro-
manciers ont débuté; mais, en cela très diffé-
rents des auteurs dont je citais les noms, ils n'ont
jamais entièrement abandonné leurs premières
études. S'ils n'ont pas été des artistes propre-
ment dits, l'œuvre d'art n'en a pas moins conti-
nué d'occuper et de préoccuper leur imagination.
La preuve en est dans leur critique, toute consa-
crée à cette œuvre d'art et qu'ils ont exécutée,
les seuls peut-être parmi les écrivains de ce
genre, a un point de vue non pas de littérateurs,
mais de peintres. Leurs pages sur le dix-huitième
siècle, sur Watteau et sur Boucher, sur La Tour
et sur Fragonard, ne renferment ni des aperçus
de philosophie, à la manière de M. Taine, ni
des variations de belle prose, à la manière de
Paul de Saint- Victor. Ce sont des analyses tech-
niques et consciencieuses qui supposent un re-
gard d'ouvrier savant dans la partie. S'ils parlent
de Chardin, c'est ainsi que le pourrait faire un
élève de l'Ecole de la rue Bonaparte extasié de*
144 PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE
vant des procédés : « Comme il réjouit le regard
avec la gaieté de ses tons, la douceur de ses ré-
veillons, sa belle touche beurrée, les tournants
de son pinceau gras en pleine pâte, l'agrément
de ses harmonies blondes, la chaleur de ses fonds,
l'éclat de ses blancs glacés de soleil, qui semblen t
dans ses tableaux les reposoirs de la lumière ! . . . »
Et sur le divin Watteau, quelles phrases dont on
dirait qu'elles émanent d'un rival éperdu d'admi-
ration : « Il a une sanguine qui semble lui ap-
partenir en propre, une sanguine de ton de pour-
pre, qui se distingue delà sanguine brunâtre des
autres et qui prend sa couleur charmante et son
incarnat de vie à l'habileté des oppositions du
gris et du noir... » Ils savent, du reste, d'où elle
vient, cette incomparable sanguine : « Je la croi-
rais cette sanguine d'Angleterre dont les manuels
technologiques vantent la supériorité, et dont
une boîte se vendait comme une rareté à la vente
du peintre Venenault .. » Voilà des remarques
qui attestent une entente pénétrante et quoti-
dienne du métier, une fréquentation non pas su-
perficielle mais profonde et de toutes les heures
avec l'objet d'art; et, de fait, à défaut d'un tra-
vail de création, les frères de Goncourt se sont
faits collectionneurs. Dans les deux volumes in-
MM. EDMOND ET JULES DE CONCOURT 1 4 f
titulés la {Maison d'un artiste, nous pouvons con-
stater avec quel amour ils ont ramassé autour
d'eux les dessins et les eaux-fortes, les bronzes et
les porcelaines, les meubles et les tapisseries,
jusqu'aux foukousas et aux kakémonos du Japon .
Ils ont vécu dans un petit musée sans cesse
agrandi, et ils en ont vécu. De cette familiarité
ininterrompue avec ces choses rares et suggesti-
ves, ils ont tiré une façon spéciale de voir, qui
s'est insinuée de proche en proche jusqu'au plus
intime de leur talent; et pour bien comprendre
ce talent, c'est cette subtile influence qu'il est
nécessaire de démêler d'abord et d'expliquer.
Il y a pour l'œuvre d'art deux manières très
diverses d'agir sur l'homme et comme deux con-
ditions d'existence. Imaginez qu'un tableau d'un
peintre pieux, tel que le Pérugin, soit appendu
au mur dune chapelle et qu'un fidèle s'en appro-
che dans une heure de recueillement. Pour peu
que ce fidèle joigne à sa dévotion un pouvoir de
sentir la beauté, nul doute qu'il ne soit touché
du caractère esthétique de la noble et fervente
peinture. Il goûtera, lui aussi, avec délices, le
charme qui se dégage de ces têtes penchées, de
ces mains jointes, de ce paysage lumineux et
paisible comme les profondeurs d'une conscience
9
14^ PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE
pure. Il comprendra la science de composition
du maître qui, pour augmenter la puissance de
mysticité de son tableau, a réuni là des person-
nages de monde si divers qu'ils ne peuvent agir
les uns sur les autres, si bien que cette vision
inefficace d'archanges immobiles et de saints en
prière, d'enfants souriants et de vieillards son-
geurs, se résume en une sorte d'extase peinte
d'une languissante et morte douceur. Tout alen-
tour de cette peinture de rêve, les objets s'har-
monisent presque surnaturellement. L'ombre
fraîche de l'église et son silence, le mystère de
repentir épars dans les rideaux du confessionnal
où passèrent les soupirs de toutes les faiblesses
humaines, l'auguste nudité de lautel où tant
de fois descendit le Sauveur, — cette inexpri-
mable poésie du décor catholique est la même
que celle dont l'âme s'enivre à travers les formes
évoquées parle peintre. Ainsi transportée par sa
foi intime et de si puissants symboles, cette âme
trouve en elle de quoi recréer l'état du cœur où
a vécu l'artiste; elle arrive à sentir son œuvre
par le dedans comme elle a été produite ; elle se
l'assimile comme de l'air qu'on respire ; elle en
fait, pour un instant, une portion nécessaire
d'elle-même et de son être habituel. Elle en
MM. EDMOND ET JULES DE GO N COURT 1 47
jouit, elle en souffre comme de ses passions
propres. Les Magnifiques de Venise ont dû
goûter de la même manière la splendeur aisée
des grandes toiles du Véronèse , qui prolon-
geaient sur les murailles de leurs palais la fête
héroïque de leurs voluptés quotidiennes. Les
jeunes hommes de la Grèce ont dû aimer d'un
amour semblable les statues de leurs Dieux,
agiles et fortes comme eux-mêmes et d'une
sérénité où ils retrouvaient l'image exacte de
leur personne. — Une telle disposition semble
entièrement contraire à celle de l'amateur qui
se promène dans un musée, de même que le
musée est par nature différent d'une église
chrétienne, d'un palais d'habitation et d'un
temple antique. L'œuvre d'art est ici comme dé-
racinée, détachée du coin spécial du monde
pour lequel l'artiste l'avait conçue et créée ,
isolée, par suite, du cortège d'impressions ana-
logues qui, en expliquant sa nécessité, lui cons-
tituaient comme une vivante atmosphère. Il en
est d'elle ainsi que d'une plante coupée et mise,
entre vingt autres, dans un bouquet : les œuvres
d'art placées à côté d'elle luttent contre elle, si
Ton peut dire, et la modifient. Entre les baguet-
tes d'un cadre tient le raccourci de tout un Idéal,
I48 PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE
une conception complète, systématique et dis-
tincte d'un certain ordre de choses du cœur. Ces
conceptions se battent sur les murs, se disputent
l'esprit du visiteur, qui passe de toile en toile et
se prête à ces influences contradictoires, non
plus comme à des impressions de nécessité, mais
comme à des caprices de son intelligence amu-
sée. Il s'identifie, dans sa complaisante fantaisie,
à toutes sortes de tempéraments et de nuances
diverses de civilisation. Au lieu que l'œuvre
d'art devienne un prétexte au développement
de sa personnalité particulière, elle n'est plus
pour lui qu'un moyen d'entrée dans des person-
nalités étrangères. Il la comprend, comme une
langue qu'il ne parle pas, au lieu de penser par
elle comme dans sa langue maternelle. Ce n'est
plus le domaine du génie et de la création, c'est
celui du dilettantisme et de la critique Au
premier de ces deux domaines seulement s'ap-
plique la parole citée par Balzac avec enthou-
siasme : « Comprendre, c'est égaler. »
Les frères de Goncourt ont été des hommes
de musée, et en cela des modernes, dans toute
la force du mot, car cet esprit de dilettantisme
et de critique s'est développé chez nous à ce
point qu'il a étendu le musée bien au delà des
MM. EDMOND ET JULES DE CONCOURT I49
collections publiques et privées, en l'introduisant
dans le moindre détail de l'ameublement et
créant ainsi le bibelot. Le bibelot, — ce minus-
cule fragment de l'œuvre d'art, qui met sur un
coin d'une table de salon quelque chose de l'ex-
trême Orient et quelque chose de la Renais-
sance, un peu du moyen âge français et un peu
du xvme siècle ! Le bibelot, — qui a transformé
la décoration de tous les intérieurs et leur a
donné une physionomie d'archaïsme si continue-
ment curieuse et si docilement soumise que notre
xixe siècle, à force de colliger et de vérifier tous
les styles, aura oublié de s'en fabriquer un ! Le
bibelot, — manie raffinée d'une époque inquiète
où les lassitudes de l'ennui et les maladies de la
sensibilité nerveuse ont conduit l'homme à s'in-
venter des passions factices de collectionneur,
tandis que sa complication intime le rendait inca-
pable de supporter la large et saine simplicité
des choses autour de lui ! A son regard blasé il
faut du joli, du menu, de la bizarrerie. Les
formes imprévues de l'art japonais flattent ses
yeux, qu'une éducation trop complexe a rendus
pareils, dans un ordre différent, à un palais de
gourmand dégoûté. Le bibelot, — de proche
en proche, ce goût singulier gagne même ceux
IfO PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE
que l'œuvre d'art laisse indifférents et qui ne pos-
sèdent pas la fortune nécessaire à une acquisition
de quelque valeur. La contrefaçon et le bon mar-
ché s'emparent de cette passion générale, pour
l'exploiter. Aux devantures des grands magasins
de nouveautés, qui forment comme le colossal
résumé des habitudes d'un peuple, puisqu'ils
offrent une réponse anticipée à tous ses désirs,
que trouvez-vous ? Le bibelot encore , et encore
le bibelot dans les brasseries d'étudiants où le
fils du bourgeois de province accoude sa Hânerie
sur une table de style, devant un verre de façon
ancienne, sous une lumière tamisée par des vi-
traux coloriés. Le bibelot, — vous le rencontrez
dans le salon du médecin où vous attendez
votre tour, comme dans la boutique du papetier
où vous commandez vos cartes de visite, comme
chez l'ami auquel vous rendez visite en passant.
C'est une mode, et qui s'en ira comme une autre;
mais l'analyste de notre société contemporaine
ne peut pas plus la négliger que l'historien du
grand siècle ne saurait laisser sous silence le
paysage taillé du parc de Versailles. Toute la
poésie de Racine est en rapport étroit avec l'ho-
rizon qui se voit de la terrasse du vieux palais, et
une grande portion de notre littérature actuelle
MM. EDMOND ET JULES DE CONCOURT Ifl
demeure inintelligible sans l'aspect de magasin
de bric-à-brac, habituel à nos installations.
Jusqu'à quel point cette présence continue de
l'œuvre d'art modifie-t-elle un esprit d'ordre in-
férieur ? il est malaisé de le savoir. Les Goncourt
nous offrent un exemple accompli de ce que de-
vient, grâce à cette présence, la sensibilité intel-
lectuelle de créatures très distinguées, qui se li-
vrent au goût de la collection non point par
élégance, ou par mode, ou par intérêt, mais par
un invincible et profond besoin de tout leur être.
C'est d'abord une aperception de plus en plus
nette de la vie des choses. Considérez comme
l'œil physique , le plus spirituel d'entre nos
sens, s'affine et s'avive par cette habitude. Dans
la zMcason dun artiste, il est parlé « du charme
qu'ont, dans la chambre où l'on couche, des
murs de tapisseries... du joli éveil de l'aube sur le
velouté de ces couleurs, qu'on dirait des couleurs
de fleurs légèrement malades, et du doux et im-
perceptible allumement, dans la blancheur gorge
de pigeon de la trame, des tendres nuances, des
tons coquets... Et comme, dans le premier rayon
de soleil, ce qui n'était tout à l'heure que taches
diffuses et riantes se profile en des corps élancés
de chasseurs à 1 habit rouge et culottés de jaune^
I f 2 PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE
en des silhouettes de bergères poudrées, au cor-
sage bleu de ciel, assises sur des tertres dans Je
la verdure blonde !... » C'est ici l'impression su-
prême, presque morbide, a laquelle se rattachent
des jouissances et des douleurs connues des
seuls initiés. Cette éducation du regard aboutit
bientôt à une sorte d'analyse particulière. Pour
les personnes même douées d'un sens artistique
médiocre, la face d'une chambre, la forme d'un
objet, sa couleur, sont des prétextes à sympathie
ou bien à antipathie. Les hommes qui savent
regarder comprennent les causes profondes de
cette sympathie ou de cette antipathie, et les ob-
jets leur apparaissent comme des signes d'une
infinité de petits faits. Derrière un mobilier, ils
aperçoivent la main de celui qui l'a disposé, son
tempérament, sa physionomie. Les plis d'un vê-
tement leur révèlent les moindres particularités
d'un corps. Ils ont des associations d'idées inter-
minables à propos de chaque objet rencontré,
manié, contemplé. « Un temps dont on n'a pas
un échantillon de robe, ont dit les Goncourt...,
l'histoire ne le voit pas vivre. » Et ailleurs : « La
misère a des gestes, le corps même à la longue
prend des habitudes de pauvre... » C'est une
analyse externe, très différente de l'analyse in-
MM. EDMOND ET JULES DE CONCOURT I f 3
terne, propre aux esprits repliés et retournés sur
eux-mêmes. Ces derniers arrivent, à force de ré-
flexion personnelle , à une entente savante de
leur propre caractère, et, par suite, quand ils se
sont comparés, de tout caractère. Les analystes
qui procèdent par le dehors saisissent merveilleu-
sement les mœurs, l'allée et la venue, le pas et
le port de l'animal humain. Les premiers peu-
vent être incapables de discerner le métier d'un
individu qu'ils observent. Les seconds, qui re-
connaissent du premier coup d'oeil la singularité
de ce métier, n'auront pas en revanche des no-
tions nouvelles sur le détail des mouvements de
l'âme de cet individu. Pour préciser cette diffé-
rence, les curieux de contrastes n'ont qu'à mettre
en regard un recueil de pensées composé par un
écrivain d'imagination psychologique, La Roche-
foucauld, Vauvenargues, Joubert, — et le re-
cueil de notes intitulé par les Goncourt Idées et
Sensations. Dans ce dernier livre, vous ne trou-
verez pas dix de ces remarques, comme les mo-
ralistes proprement dits les prodiguent, qui
éclairent soudain une longue série de rouages in-
térieurs, de ces phrases dont il se rencontre des
centaines dans YcAmour de Stendhal : « La cris-
tallisation ne peut pas être excitée par des hom-
9.
I 5*4 PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE
mes-copies, et les rivaux les plus dangereux sont
les plus différents. . . » Ou encore : « Le vrai
malheur de Mme de Rénal était l'absence de Ju-
lien. Elle l'appelait, elle, le remords... » En re-
vanche, ce qui abonde dans Idées et Sensations,
comme dans le journal de Charles Demailly,
ce sont les fines impressions nerveuses, une pro-
digieuse mobilité du regard, une nouveauté in-
comparable du pittoresque, et un frémissement
du mot qui révèle une vibration presque inquié-
tante de tout l'être : « On voyait dans cette pièce,
à la fin, un ballet charmant, un ballet d'ombres
couleur de chauve-souris, avec un loup noir sur
la figure, agitant de la gaze autour d'elle comme
des ailes de nuit. C était d'une volupté étrange,
mystérieuse, silencieuse, ce doux menuet de mortes et
d\\mes masquées se nouant et se dénouant dans un
rayon de lune... » Pour imposer à la langue fran-
çaise des effets de cette qualité-là, il faut un af-
finement des sens d'une perfection si rare qu'il
avoisine la maladie. Mais les Goncourt l'ont dit
eux-mêmes : « Pour les délicatesses, les mélan-
colies exquises d'une œuvre, les fantaisies rares
et délicieuses sur la corde vibrante de l'âme et
du cœur, ne faut-il pas un coin maladif dans
l'artiste? »
MM. EDMOND ET JULES DE CONCOURT Iff
Et la maladie saisit les deux romanciers, —
une étrange maladie que celle-là, faite d'une hy-
peracuité des sensations : « Je m'aperçois, est-il
dit dans Idées et Sensations, que la littérature,
l'observation, au lieu d'émousser en moi la sen-
sibilité, l'a étendue, raffinée, développée, mise à
nu... On devient, à force de s'étudier, au lieu de
s'endurcir, une sorte d'écorché moral et sensitif,
blessé à la moindre impression, sans défense,
sans enveloppe, tout saignant... » C'est que
l'homme, en multipliant à l'infini ses émotions
d'art, exagère à l'extrême la délicatesse de son
système nerveux et finit par transporter l'excita-
bilité de sa nature esthétique dans les rencontres
quotidiennes de toute l'existence. Il a ramassé et
comme condensé toute sa vie dans des émotions
d'art; elles finissent par ne plus lui permettre la
libre et facile jouissance, et plus simplement
encore l'indifférence tant recommandée par le
sage qui disait : « Il faut glisser la vie et non
l'appuyer.... » Ajoutez à cette cause permanente
de destruction l'hygiène défectueuse de l'écrivain
moderne, chez lequel le grand exercice physique
ne combat plus la prédominance de l'élément
cérébral. Depuis Balzac, qui donna au monde
des artistes l'exemple presque monstrueux de sa
If6 PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE
Comédie humaine, mise sur pied en vingt années,
c'est à qui parmi nos hommes de lettres fera des
débauches de volonté dans le travail. « Quand
nous composions, — avoue une lettre de M.
Edmond de Goncourt citée par M. Henry
Céard au cours d'une bien pénétrante étude, —
nous nous enfermions des trois et quatre jours
sans sortir, sans voir un vivant... » Ce que les
deux frères recherchaient ainsi, c'était « la forte
fièvre hallucinatoire. » Remarquez le mot : il in-
dique bien la conception spéciale qui a cours
aujourd'hui sur les procédés du talent. Nous
semblons ne plus l'admettre que douloureux,
que mortellement trempé de nos larmes, peut-
être comme certains libertins n'admettent l'amour
qu'uni à la torture. A ce régime, la machine
animale se détraque bientôt. La santé ne réside-
t-elle pas dans le pouvoir d'équilibre qui nous
permet d'arrêter nos impressions avant qu'elles ne
s'amplifient, qu'elles ne s'exagèrent, jusqu'àdépas-
ser notre force? Cet équilibre, les frères de Gon-
court l'ont toujours haï; de ce point de vue là, ils
peuvent être considérés comme le type des artis-
tes opposés à Goethe, à Victor Hugo, à tous les
olympiens. Nous allons voir que du moins leur
maladie volontaire, dernier effort du raffinement
MM. EDMOND ET JULES DE CONCOURT I f 7
esthétique, leur a permis de créer un roman très
nouveau et de renouveler aussi d'une façon sai-
sissante cette prose française dont ils ont joué
comme les tziganes jouent de leur violon — dou-
loureusement et passionnément — nor ivisely, but
too well, disait Shakespeare.
Il
LES ROMANS DES FRERES DE CONCOURT
La marche suivie par MM. Edmond et Jules
de Goncourt dans l'éducation de leur esprit ex-
plique, mieux que ne saurait faire toute autre
hypothèse, la théorie spéciale qu'ils se sont
formée du roman, — je dis, qu'ils se sont formée,
car ils ne sont pas des romanciers nés, ainsi que
tels ou tels conteurs dont il serait aisé de citer
les noms. Mais c'est un signe de la grande vitalité
d'un genre littéraire qu'il se prête à toutes sortes
de tentatives exécutées par toutes sortes d écri-
vains. Nous gardons aujourdhui cette vieille
étiquette de roman, et nous l'appliquons aux
feuilletons qui se trouvent au bas des journaux
comme aux livres des Goncourt. Il est bien évi-
1^8 PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE
dent néanmoins, et à première vue, qu'en dehors
de toute comparaison de talent, la conception
même de ce qu'il faut entendre par roman est
différente chez un conteur qui conte pour amu-
ser l'imagination de ceux qui le lisent, et chez
les analystes singuliers de ^Madame Gervaisais et
de Germinie Lacerteax. Ces derniers, jetés à la
manie de la collection par leur goût passionné
de l'objet d'art, semblent avoir été préoccupés
d'abord par l'histoire. Quand on examine habi-
tuellement et par le menu les meubles et les
costumes , les dessins et les tapisseries d'un
temps, tout ce qui faisait le plaisir et le besoin
des hommes de ce temps, la coquetterie et le
charme de leurs femmes, on est bien tenté, avec
un peu de poésie dans la tête, de se représenter
ces hommes et ces femmes, et de là au travail
d'étudier leurs mœurs il n'y a qu'un pas, aisé à
franchir. C'est ainsi que les frères de Concourt
se sont trouvés portés, presque sans efforts, à se
faire pour le xvme siècle les historiographes de
ce que les historiens négligent communément :
les habitudes de la vie. Ils ont rêvé, ils ont exé-
cuté le tableau complet d'un état social, pris et
montré dans les habitudes de chacun et de cha-
cune, dans la façon de poursuivre et le plaisir et
MM. EDMOND ET JULES DE GO N COURT IfO.
le confort et l'élégance, voire une minute de dis-
traction. Micheletj qui possédait à un degré si
puissant la vision des changements de l'animal
humain à travers les âges, s'est plu à reconnaître
aux Goncourt un don de résurrection analogue au
sien... Mais qui ne comprend que cette résurrec-
tion du passé, à coups de documents, si scrupu-
leuse et si habile qu'on la suppose, n'est jamais
qu'une hypothèse ? Il y a là une portion de hasard
que toutes les habiletés de la méthode ne sauraient
éviter, par cette seule raison qu'à la distance de
cinquante années les goûts et les idées d'une gé-
nération passée sont devenus presque inintelligi-
bles à la génération présente. Pour arriver à écrire
de l'histoire de mœurs vraiment indiscutable, ne
suffirait-il pas de supprimer cette cause d'erreur,
inhérente à la perspective du temps? De là pour
l'amoureux de l'exactitude une tentation suprême
de s'attaquer à la seule peinture qui se puisse
exécuter d'une façon directe : celle des mœurs
de notre âge.
Une nouvelle difficulté surgit cependant. Oui,
les documents de première main abondent et
nous n'avons qu'à ouvrir les yeux pour les re-
cueillir. Oui, notre propre existence, les meu-
bles de notre salle à manger et de notre cabinet
I 6o PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE
de travail, les costumes des passants rencontrés
sur le boulevard, la physionomie d'un coin de
rue, d'un angle de salon, d'une devanture de
boutique, le mot que je vous dis, celui que vous
me répondez, autant de petits faits, en apparence
insignifiants, et que je peux ramasser pour cette
histoire des mœurs contemporaines. Et n'est-ce
pas à se représenter des faits analogues d'autre-
fois que travaille un Michelet ou un Sainte-
Beuve? Mais précisément l'extrême foisonnement
de ces faits d'une part, et de l'autre leur carac-
tère privé, rendent presque impossible leur ex-
position directe. C'est alors que le roman appa-
raît comme un moule tout façonné où couler ce
métal de l'observation quotidienne. « Le roman,
ont écrit quelque part les Goncourt, c'est de
l'histoire qui aurait pu être. » Creusez cette dé-
finition et vous y trouverez en germe toutes les
théories esthétiques des deux frères; elle ra-
mène, en effet, un art d'imagination à une ten-
tative de science exacte. Réunir par le moyen
d'une intrigue inventée, et inventée de telle sorte
« qu'elle aurait pu être, » une quantité de me-
nues remarques sur notre vie à tous ; mettre au-
tour de ces remarques une atmosphère et un jour
qui les illumine 5 et ne se servir de cette intrigue
MM. EDMOND ET JULES DE CONCOURT I 6 l
et de cette mise au point que dans une vue de
vérité stricte, — voilà le programme que cette
définition du roman se trouve envelopper. Tant
valent les renseignements fournis, tant vaut le
livre. Nous sommes ici bien loin du roman à
thèse que pratiquait George Sand, car une thèse
soutenue nuit à l'exactitude des constatations; —
bien loin du roman romanesque de Walter
Scott, qui prétend raconter un rêve consolant de
l'humanité; — bien loin du roman épique de
Hugo, où tout est grandiose parce que tout per-
sonnage y devient un type. La poésie etlegran-
dissement sont des principes de déformation.
Nous entrons dans le domaine de l'observation
pure. Ce qu'il faut au romancier d'après ce pro-
gramme, ce sont des facultés de critique beau-
coup plus que de créateur ; et le roman de
constatation, d'analyse minutieuse, de nomencla-
ture et de petits faits, est aussi celui qui convient
le mieux à notre âge d'universel recensement.
Il est indispensable de préciser ce terme d'ob-
servation, qui paraît d'abord si simple. On va
voir qu'il est, en réalité, très compliqué, si bien
qu'il peut servir de point de départ à des efforts
très contradictoires. Balzac et Stendhal ont eu la
prétention, eux aussi, d'écrire des romans d'ob-
IÔ2 PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE
servateurs, et bien d'autres encore, tels que
George Eliot parmi les Anglais, le comte Tols-
toï parmi les Russes ; — je prends au hasard
deux noms parmi les plus grands. Qu'on relise
les chefs-d'œuvre de ces maîtres : Eugénie Gran-
det, le T{ouge et le CNj>ir, Silas {Marner , cAnna
Karénine, après avoir lu Charles Demailly et <S\îa-
nette Salomon, par exemple : on constate aussitôt
que l'esthétique des divers romanciers que j'ai
cités diffère profondément de celle des frères de
Goncourt et de celle de leurs élèves. Cette dif-
férence réside, me semble-t-il, en ceci : que
Balzac comme Stendhal, George Eliot comme
Tolstoï, font surtout porter leurs observations
sur les caractères, au lieu que les Goncourt, ainsi
que je l'ai marqué tout à l'heure, sont plus parti-
culièrement des peintres de mœurs. Or il est aisé
de comprendre pourquoi l'une et l'autre peinture
exige des procédés différents*. Le caractère résume
les traits par lesquels un homme se distingue des
autres ; les mœurs résument les traits par les-
quels il ressemble à toute une classe. Repré-
senter des caractères, c'est donc peindre des per-
* Le lecteur trouvera cette théorie reprise et discutée plus
longuement dans l'étude sur Tourgueniev. |P. 2 16 et suivante^.
MM. EDMOND ET JULES DE CONCOURT 163
sonnages en saillie ; représenter des mœurs, c'est
peindre des personnages de facultés moyennes.
Aussi, quand les Goncourt ont voulu composer
un roman sur les hommes de lettres, se sont-ils
bien gardés de donner à leur héros le génie ex-
ceptionnel, quoique possible, les aventures exor-
bitantes, quoique réelles, des écrivains de Balzac:
un Daniel d'Arthez, un Raphaël de Valentin, un
Rubempré. Leur Demailly a exactement la des-
tinée et les passions ordinaires de la classe dont
il relève. Le sort de ses comédies présentées,
l'effet produit par ses articles, ses amours auprès
d'une femme de théâtre, la fatigue inhérente à
ses procédés de composition, — tout cela est le
lot commun de l'homme de lettres. Les com-
parses qui s'agitent autour de lui sont également
choisis parmi la masse commune de la profes-
sion. Leur esprit est celui qui court les bureaux
de rédaction et les cafés du boulevard. En se te-
nant dans cette moyenne, les frères de Goncourt
ont été fidèles à leur programme. S'ils avaient
à peindre la guerre, ils choisiraient de même un
capitaine et un soldat, plutôt qu'un général de
grand talent à la Napoléon. Ce dernier, en
effet, se trouve, par l'énergie de son individua-
lité, constituer comme un univers excentrique ;
164 PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE
il est précieux au suprême degré pour celui qui
étudie le caractère et qui rencontre là un exem-
plaire de l'ambitieux ; il est presque négligeable
pour celui qui étudie les mœurs et qui n'a aucune
raison de décrire une personne isolée, sans ana-
logue avec ses contemporains. Peut-être l'arc su-
prême consiste-t-il à égaler la richesse de la
nature, laquelle produit en même temps des
groupes entiers d'hommes semblables et des gé-
nies exceptionnels. Les Goncourt et leurs élè-
ves ont uniquement visé les groupes. Ainsi
s'explique la tendance marquée de toute l'école
qui se réclame d'eux à choisir comme person-
nages principaux des hommes et des femmes
dune personnalité de plus en plus atténuée.
Celui qui voudrait étudier chez ces auteurs des
types dames différents et curieux ne les ren-
contrerait pas dans leurs livres; en revanche,
l'historien de l'avenir y trouvera tout réunis d in-
nombrables documents sur les habitudes de la vie
quotidienne, sur les singularités de nos métiers,
sur nos manières spéciales de nous amuser et de
nous vêtir, de travailler et de dépenser notre ar-
gent. Ce n'est pas les passions du dix-neuvième
siècle, mais c'en est les mœurs, et les mœurs
ne sont-elles pas le tout des hommes vulgaires,
MM. EDMOND ET JULES DE CONCOURT 1 6f
la moirié de ceux mêmes qui sont supérieurs?
Ces réflexions aideront peut-être à expliquer
les procédés employés par MM. Edmond et Jules
de Goncourt dans leurs romans, procédés dont
queiques-uns sont entièrement nouveaux et les
autres renouvelés avec une rare logique. Ils ont
tout d'abord porté à son extrême le développe-
ment de la partie descriptive. Cela tient, d'une
part, à ce qu'ils sont eux-mêmes habitués à re-
garder minutieusement autour d'eux, et, de
l'autre, à leur hypothèse de l'influence du milieu
sur l'homme. Il y a une vue profondément phi-
losophique dans cette hypothèse. Les choses que
nous avons pétries et maniées deviennent des
sortes de créatures, capables de transmettre l'es-
prit dont elles sont l'œuvre. Qui n'a constaté sur
soi-même des suggestions de cet ordre, et les
règles des maisons religieuses, ces merveilles
d'entente psychologique, ne tiennent-elles pas
un compte essentiel de cet élément de direction?
Les Goncourt ont donc augmenté dans leurs
livres ces pages descriptives, et ils ont réduit de
leur mieux la portion réservée à l'intrigue, à ce
que le langage appelle du mot très bien choisi
de drame. Le drame, en effet, comme l'indique
l'étymologie, c'est de l'action, et l'action n'est
1 66 PSYCHOI.Of.lK CONTEMPORAIN^
jamais un très bon signe de mœurs. Ce qui est
significatif dans un homme, ce n'est pas l'acte
qu'il accomplit à tel moment de crise aiguë et
passionnée, ce sont ses habitudes de chaque
jour, lesquelles indiquent non pas une crise,
mais un état. On éclairerait dune forte lumière
bien des discussions de littérature si l'on étudiait
avec soin cette antithèse des états et des actions.
Elle explique pourquoi les romanciers contem-
porains et les auteurs de théâtre sont arrivés à
l'étrange degré d'hostilité qui les fait se mécon-
naître si profondément les uns les autres... Mais
comment rendre perceptible la formation des ha-
bitudes, qui, de nature, est presque impercep-
tible? Justement au moyen d'une minutieuse
peinture d états successifs. C'est pour cela que
les frères de Goncourt déchiquettent leurs récits
en une série de petits chapitres dont la juxtapo-
sition montre la ligne totale d'une habitude,
comme les pierres d'une mosaïque, placées les
unes à côté des autres, forment les lignes d'un
dessin. — Un nouveau problème se rencontre ici.
L'écrivain qui se propose de peindre des actions
doit faire rapide ; celui qui se propose de peindre
des états doit au contraire donner l'impression de
la durée. Il s'agit pour lui d'exécuter un raccourci
MM. EDMOND ET JULES DE CONCOURT lôj
de cette durée, pareil à ces raccourcis d'espace,
tourment et gloire du dessinateur. Les frères de
Goncourt ont imaginé, dans cette intention, un
emploi de formules singulières. C'est ainsi qu'ils
utilisent dans ce but certains temps des verbes,
par exemple l'imparfait, qui procure le mieux
l'idée de l'événement indéfini, en train de se
réaliser et cependant inachevé. Pour me servir
d un terme de métaphysique allemande, l'impar-
fait est le temps du « devenir. » — En outre,
comme les mœurs ne sont pas un cas d'excep-
tion, mais bien un moment dans une série, ils se
sont ingéniés à commencer leurs romans presque
sans exposition et à les finir presque sans dé-
nouement, sur des scènes qui ont pu se produire
hier, qui pourront se reproduire demain. La vie
n'est-elle pas ainsi, lorsqu'elle n'est pas dominée
par quelque personnalité d'une force extrême de
réaction, quelque chose qui ne commence ni
ne finit, qui n'a pas de bord, pour ainsi parler,
comme la mer vue d'un bateau quand les côtes
ont disparu ?
Pareils à tous les artistes de notre maladive
époque, les deux Goncourt ont bien vite poussé
à l'extrême les conséquences de leurs principes.
Ils se trouvaient, de par leur souci d'historiens
PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE
des mœurs, condamnés à peindre des person-
nages qui subissent la vie sans la dominer, c'est-
à-dire des créatures dune volonté médiocre; ils
ont été entraînés à peindre des hommes et des
femmes de volonté nulle, et presque toute leur
œuvre est une longue étude des maladies de la
personnalité. Eux-mêmes ont compris ainsi leur
rôle littéraire, et l'un des deux frères écrivait à
M. Emile Zola dès 1870: « Songez que notre
œuvre, et c'est peut-être son originalité, origina-
lité durement payée, repose sur la maladie ner-
veuse. » En cela, ils ont suivi la logique de leur
point de départ. Sur qui, en effet, se gravent le
plus profondément les impressions émanées des
choses, de l'air ambiant, du milieu coutumier ou
momentané? Sur des énervés qui, plus capables
de sentir vivement, sont moins capables d'arrêter,
de circonscrire leur sensation. Chez quels êtres
les influences quotidiennes opèrent-elles le plus
aisément une déviation du caractère primitif?
Chez des énervés encore, car l'absence de fixité
intérieure ne leur permet pas de se soustraire à la
métamorphose inconsciente que provoque une
émotion répétée. Voyez maintenant défiler la
légion de leurs personnages, de leurs héros, si
toutefois ce mot peut s'employer à l'endroit de
MM. EDMOND ET JULES DE CONCOURT lôç
ces âmes désorbitées qui sont justement le con-
traire de l'héroïsme. C'est d'abord Charles De-
mailly, dans le roman de ce nom, infortuné
homme de lettres, sous le masque duquel, visi-
blement, les Goncourt ont incarné leur sensibi-
lité propre. Celui-là se tient devant la vie comme
le saint Sébastien des vieilles fresques, lié au
poteau et offrant sa chair à quiconque veut y
enfoncer une flèche. Tout ce qu'il a en lui d'exis-
tence sert d'occasion à des douleurs. Sur ce dé-
licat, le moindre attouchement brutal fait bles-
sure, et l'intelligence qui lui montre la misère de
son martyre augmente ce martyre au lieu de le
soulager. Cette lucidité n'est qu'une souffrance
de plus. Il méprise ses confrères sans honneur
intellectuel: « Pour lui, toutes les autres trahi-
sons de conscience, tous les reniements de foi
politique et religieuse ne sont que des pecca-
dilles auprès de l'apostasie littéraire;... » et
cependant un cruel article d'un de ces apostats
méprisés lui arrache une goutte de sang. Il en
sourit et il en agonise. Il sait par avance les in-
justices du public, l'envie innée des camarades,
les déceptions que l'amour réserve à ceux qui
pensent;... et de ne pas arriver à la notoriété
lui est une fièvre, de deviner les épigrammes de
I70 PSYCHOLOGIE CONTEMPORAIN!:
ses envieux une amertume; et il va s'éprendre
dune actrice dont il ne voit pas la vraie nature,
uniquement parce qu'elle a le profil d'une ingé-
nue qu'il rêve pour sa comédie de / Ut enchante .
La perfidie de cette femme, dont il eût dû percer
le caractère dès la première heure, le trouve à
ce point désarmé, usé, vaincu par la torture
continue de sa sensibilité blessée, que sa raison
se perd et qu'il entre dans la folie comme dans le
seul asile où la vie, limplacable vie ne l'attein-
dra plus. — Naz de Coriolis, dans zManette
Salomon, est bien le frère du malheureux Charles
Demailly. Ce peintre aux yeux aigus, aux belles
passions désintéressées, à la palette vibrante et
chaude, semble avoir pour lui toutes les chances.
11 est jeune, il est libre, il est riche 5 avec cela
peu ou point romanesque. La femme lui parait
une entrave dangereuse pour une existence d ar-
tiste et il redoute l'amour comme le pire ennemi
ce sa chère peinture. Hé bien, cet homme, ainsi
cuirassé pour la lutte ne tient pas debout contre
une maîtresse prise au hasard de la vie d atelier,
modèle sans autre pouvoir que l'instinct féminin,
qui finit par briser chez son amant même cette
foi dans l'art qui avait été le noble roman de sa
jeunesse. Ses amis, elle les consigne à la porte;
MM. EDMOND ET JULES DE CONCOURT IJÏ
ses goûts d'élégance, elle les interdit; ses ta-
bleaux, elle en fixe le prix; elle fait davantage :
elle contracte les traités avec les marchands et
fait du libre coloriste un serf à gages. « Elle eut
avec lui des ordres brefs, sans phrases, sans ex-
plication, sans réplique, comme avec quelqu'un
qui n'a pas le droit de demander plus. Elle prit,
d'un air dégagé, l'assurance et le commande-
ment d'une volonté nette et tranchante. De sa
voix se dégagea un ton impératif, froid, posé,
coupant. Ce fut si brusque, si décisif, que Coriolis
en reçut comme le coup d'une soudaine interdiction.
Il resta bras cassés, accablé, assommé... » — En-
core ce misérable Coriolis et ce nostalgique
Demailly sont-ils vaincus par des êtres : il y a eu
bataille, attaque et résistance; ils ont eu à sou-
tenir une lutte contre des volontés. Mais la pauvre
Madame Gervaisais , dans le livre auquel elle
donne son titre, par quoi est-elle terrassée, bri-
sée, tuée? Par des choses. Toute sa jeunesse
s'est écoulée parmi des réflexions et des raisonne-
ments. Quoique femme, son intelligence énergi-
que s'est haussée jusqu'à l'analyse abstraite. Elle a
lu et compris les grands maîtres delà psychologie
moderne, depuis les candides et sincères Ecos-
sais, Dugald-Stewart et Reid, jusqu'au terrible
172 PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE
Kant « ihe world-shattering , » comme l'appelle
Quincey, « le briseur de mondes. » Elle est libre
penseuse, comme pouvait l'être Théodore Jouf-
froy, sans fanatisme de haine et par honnêteté
d'esprit. Elle arrive à Rome, et voici que l'at-
mosphère de la vieille cité catholique l'enve-
loppe, la pénètre, l'enivre. Sa raison est assiégée
minute à minute par la piété qui se dégage des
murs des églises et des cérémonies, des musiques
et des peintures, des statues et du paysage.
L'écrasement invincible de ce milieu sacré pèse
sur elle, jour par jour, heure par heure. Rome la
conquiert, et non pas la Rome humaine, mais la
ville, mais les pierres des chapelles, mais les cou-
leurs des fresques sur ces pierres, mais la flamme
des cierges dans leur ombre froide. Cet étrange
roman, le meilleur à mon sens de ceux qui sont
dus à la collaboration des deux frères, résume
merveilleusement leur conception de l'âme avec
ses agonies, ses décompositions de volonté. Ils
ne sont jamais allés plus loin dans leur système.
Tous leurs défauts et toutes leurs qualités tien-
nent dans ce livre, à un degré qui fait com-
prendre que ces pages étaient une fin. Elles
furent en effet celle du plus faibie des deux frères
qui ne survécut pas à cette analyse suraiguë
MM. EDMOND ET JULES DE CONCOURT I73
d'une maladie trop semblable à la sienne, jus-
tifiant ainsi ce que devait dire le survivant :
« Ces peintures de la maladie, nous les avons
tirées de nous-mêmes!... »
Oui, d'eux-mêmes; et ils ont subi l'ironique
loi qui domine toutes les activités humaines. Ils
ont visé un but, ils en ont touché un autre. Ils
se proposaient d'être des historiens des mœurs,
des collectionneurs de documents, et il se trouve
qu'ils ont représenté, en quelques-uns de ses
traits essentiels, leur âme et par suite celle de
leur époque, cette inquiète, cette énigmatique
âme moderne, où il semble que toute supériorité
fasse plaie, toute complication douleur, toute
richesse misère et pauvreté. Cet affaiblissement
de la volonté, habituel objet de l'étude des
frères de Goncourt, c'est vraiment la maladie du
siècle. On employait ce terme, il y a cinquante
ans; on a parlé ensuite de grande névrose; on
parle aujourd'hui de pessimisme et de nihilisme.
Sous ces termes divers, qui désignent tantôt des
effets et tantôt des causes, se dissimule une
même constatation, à savoir qu'il y a quelque
chose d'atteint dans l'énergie morale de notre
âge, la présence chez beaucoup d'entre nous
d'un élément morbide et l'absence d'un élément
174 PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE
réparateur, si bien que la créature humaine de-
vient de plus en plus incapable de suffire vaillam-
ment et joyeusement au travail de la vie. La per-
sonnalité, cette vertu première de l'être qui veut
se tenir debout contre le sort, se trouve cernée,
envahie, débordée de toutes parts. L'éducation
inaugure ce siège en introduisant dans notre
esprit une énorme quantité d'idées adventices,
résultat de l'expérience d'autrui, et que l'enfant
doit s'assimiler, au lieu de créer ses propres
idées d'après son expérience propre et ses besoins
intimes. Au sortir du collège, le jeune homme
a fait de tels efforts pour s'accommoder à des
conceptions étrangères à lui-même, que la notion
de son moi véritable en est rendue tout incer-
taine et troublée*. Ajoutez à ce premier ébran-
lement moral l'ébranlement physique produit
par la mauvaise hygiène, par la lassitude de la
race, par la privation du libre exercice, enfin,
dans un très grand nombre de cas, par la précoce
fatigue du plaisir. Chez la femme, des causes
analogues produisent un effet semblable. — Une
* Jules Vallès a écritdansles Refractaires et les deux première?
parties d<a Jacques Vïngtras des pages définitives sur la sycholo-
gie du collégien et de l'étudi -entre iS^2 et 1S-0.
MM. EDMOND ET JULES DE CONCOURT 1 7 f
personnalité douteuse, un premier détraquement
nerveux, tels sont les deux faits auxquels vient
s'adjoindre la diminution des certitudes reli-
gieuses et philosophiques. Un scepticisme pres-
que universel sur le principe et le terme de la
vie laisse cet homme et cette femme désarmés
de tout secours supérieur, moins capables que
jamais de se construire un asile inviolable dans
la conscience, et d'autre part la société plus
comblée multiplie les excitations. Les grandisse-
ments soudains de fortune, les tapages du luxe,
les débridements de la sensualité er de la vanité
entourent de tentations des êtres déjà dépourvus
du pouvoir de refréner en eux la convoitise. Les
gens s'y abandonnent et deviennent les esclaves
de l'événement. Les circonstances finissent par
être la raison dernière de tous les vices et de
toutes les vertus, comme elles sont de plus en
plus la raison des opinions. Lorsqu'on lit de près
le compte-rendu des procès de notre époque,
qu'on suit par le détail l'existence de ses politi-
ciens et de ses artistes, on demeure convaincu
que la faculté de réagir a dû subir une déperdi-
tion singulière, et à cette déperdition correspon-
dent des jugements nouveaux sur les actes. A
mesure que l'homme moderne devient d'une vo-
I76 PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE
lonté plus chétive, il sent croître son indulgence
pour les erreurs et les fautes de la faiblesse. Les
excuses qu il trouve dans les fatalités de 1 impul-
sion, du tempérament, de l'hérédité, eussent
paru inintelligibles à nos pères. Il est vrai d'ajou-
ter que la science s'est faite la complice de cet
affaiblissement de l'énergie morale, en vulgari-
sant la doctrine du déterminisme. Il est probable,
jusqu'ici, qu'elle a raison, et personne, que je
sache, n'a encore répondu aux destructives ana-
lyses des psychologues contemporains. Mais il
n'est pas prouvé que la vérité scientifique per-
mette à l'âme humaine de vivre, et peut-être
l'illusion de la liberté nous est-elle aussi néces-
saire pour exister qu'il nous est nécessaire de voir
le soleil se lever et se coucher, — bien que
nous sachions d'ailleurs que ce n'est là qu'une
erreur de nos yeux. Quoi qu'il en soit de ce pro-
blème, cas particulier du grand problème de la
valeur de la vie, on ne peut nier que tout con-
court, dans la science actuelle de l'esprit, à
diminuer notre faculté de croire en nous. —
L'autre principale force de notre époque, la
démocratie, agit dans le même sens. Elle pro-
cède par vastes actions générales et annule à peu
près la part de l'action individuelle. Ainsi s'ex-
MM. EDMOND ET JULES DE CONCOURT 1 77
pliquent tant d'abdications de la volonté qui se
produisent en nous et autour de nous. Aucun
homme de bonne foi ne saurait douter de ce
mal, qui arrachait à Michelet vieilli son cri de
découragement: « Ce siècle, riche et vaste, mais
lourd, tend vers la fatalité. » Et il faisait un
mélancolique retour sur cet allègre dix-huitième
siècle, si volontaire, si hardi de confiance intime
et d'espoir, qui a mis au jour les héros de la
Révolution et de l'Empire.
Ce que Michelet, l'amant passionné de la
Psyché humaine, sentait et formulait avec cette
précision, beaucoup en ont l'aperception vague
et souffrent d'un mal qu'ils ne sauraient définir
ni désigner. C'est pour avoir correspondu à cet
obscur sentiment de la fatalité que les frères de
Goncourt se sont trouvés les maîtres de la jeune
génération de romanciers. Cet affaiblissement de
la volonté qu'ils avaient deviné, caractérisé,
montré, menace de devenir un phénomène si
général qu'il s'est imposé à l'observation de
presque tous les écrivains qui se préoccupent
particulièrement d'exactitude. Aussi est-il devenu
le thème habituel de l'école dite naturaliste, qui
vit sur le même fonds de psychologie que les
frères de Goncourt. La maladie de la volonté
I78 PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE
sert de manière à route l'œuvre de M. Emile
Zola, qui a édifié ses T{ougon-zMacquart sur
l'hypothèse d'une névrose héréditaire. Pour
M. Alphonse Daudet, esprit plus sensitif que
philosophique, mais parvenu, a force de finesse
dans la vision, jusqu'à la psychologie la plus
aiguë, qu'est-ce que l'homme? Une machine mise
en mouvement par des sensations, et, ces sensa-
tions, il les montre morbides, douloureuses,
suprêmement lancinantes et inquiètes. Tous les
livres de MM. Huysmans et Paul Alexis, depuis
zM art lie jusqu'à Lucie Tellegrin, en passant par En
ménage et Les Femmes du Tère Lefèvre, sont des mo-
nographies de l'impuissance d'agir, et des mono-
graphies semblables les romans de M. de Mau-
passant, le plus robuste cependant et le moins
maladif de tous les romanciers qui se sont révélés
dans dix années. Lorsque ces auteurs imaginent
une volonté saine, comme la Denise du Bonheur
des dames, cette santé même n'est qu'une réussite
passive, pour ainsi dire. La rencontre des cir-
constances acceptées paisiblement a créé ici un
peu d'équilibre ; mais la personne n'a pas produit
cet équilibre: elle s'y est soumise comme elle se
fût laissée aller à des conditions meurtrières.
Aperçue sous cet angle de fatalisme absolu, la
MM. EDMOND ET JULES DE CONCOURT 1 79
vie humaine esc une chose triste et dangereuse.
Pour les frères de Goncourt, en particulier, elle
se réduit presque à une série d'attaques d'épilep-
sie entre deux néants. Il s'exhale de leurs livres,
comme de ceux de leurs disciples, une pénétrante
impression de mélancolie découragée, et en cela
encore ils se rattachent au pessimisme général de
notre civilisation française actuelle. Mais leur
pessimisme à eux se ressent, comme leur œuvre
entière, de leur nature de collectionneurs et de
contemplateurs. C'est un pessimisme qui recueille
des documents sur lui-même et se complaît dans
le minutieux catalogue de sa misère. Plusieurs de
leurs personnages se regardent mourir, morceau
par morceau, et font comme un inventaire de la
dure banqueroute de facultés qu'il leur faut
subir. Ils sont ainsi bien de leur temps, qu'ils
ont séduit par ce trop de ressemblance, car la
curiosité, dernière passion des vieilles gens, est
demeurée celle aussi de notre siècle caduc. Avec
sa littérature d'enquête, ses journaux remplis du
détail de ses infamies, son art de déformation et
de laideur patiemment ramassées, il me fait me
souvenir d'un homme que je vis un jour, dans
un hôpital, tirer de son chevet une glace à main
et y regarder, entre deux pansements, sa bouche
10O PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE
dévorée d'un cancer. Seulement la glace que les
Goncourt présentent à nos plaies est taillée en
biseau et placée dans un cadre d'argent ciselé où
sourit la grâce des Amours de l'autre siècle, de
ce siècle qui, avant sa tragédie politique, vieillis-
sait aussi gaiement que le notre vieillit tristement,
— avant quelle tragédie sociale? Qui le dira?
III
Q_U ESTIONS DE STYLE
(( Maintenant si, avec ce sens artiste, vous tra-
vaillez dans une forme artiste; si, à l'idée de la
forme vous ajoutez la forme de l'idée... Oh!
alors, vous n'êtes plus compris du tout... » Ainsi
parle dans le bureau du {Monde des ans, — lisez
sans doute ïcArtisre, — Masson, — lisez Théo-
phile Gautier, — s'adressant à Charles Demailly,
— lisez les frères de Goncourc. A maintes re-
prises les auteurs de {Madame Gervaisais sont
revenus sur le caractère singulier de leur style,
sur cette recherche d'art, volontaire chez eux et
systématique, grâce à laquelle ils ont tant déplu
MM. EDMOND ET Jl'LES DE GO N COURT loi
depuis le premier jour à ceux qui n'ont pas ce
sens artiste dont les louait Gautier. Ce terme
d'artiste passe et repasse dans leurs préfaces,
dans leurs notes, dans les conversations de leurs
personnages. Ils ont écrit à une des pages d'Idées
et Sensations : « Malheur aux productions de l'art
dont la beauté n'est que pour les artistes...
Voilà une des plus grandes sottises qu'on ait pu
dire. Elle est de d'Alembert... » Il y a toute une
profession de foi dans ces deux lignes, et Sainte-
Beuve les avait déjà relevées, — ce Sainte-Beuve
que les lettres de Jules de Goncourt nous repré-
sentent bien tel qu'il fut dans ses quinze der-
nières années, passionnément curieux de la nou-
veauté, mais trop riche en comparaisons pour
s'y abandonner sans réserves, très hardi dans la
chasse aux talents inédits, mais trop traditionnel,
trop voisin de la grande école de la prose fran-
çaise pour n'être pas choqué des audaces révo-
lutionnaires de ses « jeunes amis libertins. »
C'est ainsi qu'il appelait souvent Baudelaire et
sans doute les deux Goncourt, — prenant le
mot dans son vieux sens d'indépendance révoltée
et un peu sacrilège. Aussi bien, cette prose des
Goncourt offre un contraste, surprenant jusqu'à
la déplaisance, au lecteur habituel de nos classi-
1 82 PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE
ques. Ce que les classiques recherchent par-
dessus tout, c'est la belle ordonnance régulière
et nette. Cette prose de zManette Salomon, de
zMadame Gervaisais, d'Idées et Sensations, se brise
en mille petits effets de détail, en mille singula-
rités de syntaxe et de vocabulaire. Elle se com-
plaît dans des saillies et des alliances de mots
qui produisent un sursaut chez le lecteur, tandis
que la prose classique s'efforçait qu'aucun mot
de la phrase ne se détachât de la trame solide-
ment tissée de tout le style. L'une souligne et
enlumine aux mêmes places où l'autre atténuait
et ombrait. La prose classique, dans son besoin
d'analyse et de logique, fuyait l'inversion et le
contournement, comme elle évitait, dans son
besoin de clarté, le néologisme, et, dans son
besoin de généralité, le terme technique et indi-
viduel. La prose nouvelle, pour suivre de plus
près la sensation, renverse l'ordre de la phrase;
pour égaler la singularité de cettre sensation,
elle crée des vocables nouveaux; pour en repro-
duire la vérité minutieuse, elle multiplie les em-
prunts aux dictionnaires de métiers. Plus la
notation sera précise et rare, plus l'écrivain sera
satisfait. Ces tendances, portées à leur extrême,
aboutissent à une langue sans analogue et qui
MM. EDMOND ET JULES DE CONCOURT 10}
déroute trop les habitudes de notre goût latin
pour être jamais admise sans résistance. D'ex-
cellents esprits, et très amoureux des choses de
la littérature, ne peuvent en supporter l'éner-
vante impression. Pour ma part, et c'est, je
crois, l'histoire de beaucoup des partisans des
frères de Goncourt, j'ai traversé trois phases très
distinctes à l'endroit de ce style d'une si coura-
geuse originalité. Au sortir du collège et tout
voisin des solides pages de Salluste et du mâle
Tite-Live, il m'a paru intolérable. Plus tard et
sous la première impression de la vie parisienne,
aperçue nerveusement, il m'a séduit au point de
me faire trouver insuffisante toute prose étran-
gère à cette rhétorique. Aujourd'hui j'aperçois
plus nettement, me semble-t-il, la théorie d'art
que cette prose des frères de Goncourt enve-
loppe, — plus nettement et aussi plus froide-
ment. Ce style a sa limite dans ce qui fait sa rai-
son d'être et sa légitimité. Il correspond d'une
manière merveilleuse à certains états de l'esprit,
et, pour ce motif même, il ne correspond pas à
d'autres. Les frères de Goncourt ont eu raison
de l'employer, parce que c'était pour eux l'ins-
trument de notation nécessaire. Flaubert a eu
raison d'écrire une prose de qualités et de défauts
184 PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE
tout opposés, parce que sa façon de voir et de
sentir n'aurait jamais pu se traduire par le même
moyen. Il en est des rhétoriques comme des reli-
gions : chacune a son âme de vérité que le psy-
chologue doit reconnaître. Tout au plus, cette
reconnaissance une fois faite, sera-t-il permis de
chercher un principe de classement qui permette,
non pas d'assigner des rangs, mais de distribuer
en groupes les différentes formes de la pensée,
comme les naturalistes distribuent en groupes les
différentes formes de la vie animale. Mais le
principe de classement reste à trouver, et bien
longtemps encore les soi-disant conflits des doc-
trines ne seront que des heurts de goûts et de
tempéraments.
Il y a dans la Faustin une scène de souper, tra-
versée par la causerie de vingt convives, où se
trouve la tirade suivante, attribuée par l'auteur à
un écrivain étranger, mais qui, visiblement, tra-
duit des réflexions toutes personnelles : « La
langue française, — disait l'étranger, un géant à
douce figure, — la langue française me fait
l'effet d'une espèce d'instrument dans lequel les
inventeurs auraient bonassement cherché la clarté,
la logique, le gros à peu près de la définition, et
il se trouve que cet instrument est, à 1 heure
MM. EDMOND ET JULES DE GO N COURT I 8 f
actuelle, manié par les gens les plus nerveux, les
plus sensitifs, les plus chercheurs de la notation
des sensations indescriptibles, les moins suscep-
tibles de se satisfaire du gros à peu près de leurs
bien portants devanciers. » Pour comprendre les
raisons d'être du style des Goncourt, il suffirait
de réfléchir sur ce passage. Le style d'un écri-
vain, c'est l'expression et comme le raccourci de
toute sa manière habituelle de penser et de sen-
tir, et se découvrir un style, c'est tout simple-
ment avoir le courage de noter les mouvements
de son moi. Qu'on se rappelle maintenant d'où
dérive le développement intellectuel et sentimen-
tal des frères de Goncourt : — de l'œuvre d'art,
c'est-à-dire de toute cette éducation de l'œil que
donne la contemplation continue des peintures
et des dessins, des tapisseries et des bibelots.
« Je réfléchis, soupire Charles Demailly, je ré-
fléchis combien un de mes sens, la vue, m'a
coûté. Combien dans ma vie aurai-je tripoté
d'objets d'art, et joui par eux?... » Les Gon-
court sont donc des artistes éperdûment amou-
reux du pittoresque, et par suite, quand, ils écri-
vent, leur besoin est de faire passer dans les
mots des sensations de pittoresque. La première
de toutes est la forme. A regarder indéfiniment
1 86 PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE
des œuvres d'art, ils ont développé en eux l'im-
pression du contour, de la saillie que tout objet
projette sur un fond d'atmosphère, et pour
qu'une phrase oii ils décrivent cet objet leur
paraisse exacte, il est nécessaire qu'elle repro-
duise ce contour et cette saillie. C'est pour cela
qu'ils procèdent par inversions, espérant ainsi
donner comme un renflement à leur prose,
comme une ligne qui marque le modelé. C'est
pour cela qu'ils adoptent de ces expressions inat-
tendues, dont la singularité entre, pour ainsi
dire, dans l'œil du lecteur, — ainsi lorsqu'ils
parlent, à propos des vierges peintes par les pri-
mitifs Italiens, de ces fronts « bombés d'inno-
cence. » Mais les frères de Goncourt ne sont pas
des plastiques à la manière de Théophile Gau-
tier. Ils ont bien vite reconnu que la forme n'est
qu'un cas particulier de la couleur. Cette saillie
qui la constitue ne résulte-t-elle pas d'une dégra-
dation des teintes? C'est donc la couleur qu'ils
s'ingénient à reproduire. La tâche a paru impos-
sible à tous les écrivains prudents, et Mérimée,
dans la notice qu'il a consacrée à Stendhal,
donne une raison de cette impossibilité: « Notre
langue, et aucune autre, que je sache, ne peut
décrire avec exactitude les qualités d'une œuvre
MM. EDMOND ET JULES DE CONCOURT 187
d'art. Elle est assez riche pour distinguer les cou-
leurs; mais, entre deux nuances qui ont un nom,
combien y en a-t-il, appréciables aux yeux, qu'il
est absolument impossible de déterminer par des
mots? x> Les frères de Goncourt ont pensé autre-
ment. Je transcris ici un morceau, choisi au
hasard entre cinq cents, où ils ont essayé de
montrer un paysage du soir, à Paris: « Le ciel
est devenu d'un bleu sourd, d'un bleu de linge,
mettant comme un reflet déteint sur le luisant
des parapets polis par la main du passant...
L'eau de la Seine va, une eau qui paraît ne pas
aller; elle est d'un ton vert décoloré, du vert
neutre qu'ont les eaux aveugles dans un souter-
rain. Là dedans, un peu de rose tombe d'une
arche de pont rouillée, et une ombre se noie,
une grande ombre descendue du haut de Notre-
Dame comme un grand manteau dégrafé qui
glisserait par derrière... » Avec des répétitions,
bleu et bleu, eau et eau, ombre et ombre, — avec
des verbes et des adjectifs qui se raccordent :
déteint, décoloré , neutre, aveugle, tombe, se noie,
— avec la décomposition du rapport entre l'é-
pithète et le substantif : le luisant des parapets,
— enfin avec l'allure de la période entière,
agencée suivant les réflexions d'un arc très subtil,
PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE
cette phrase arrive à rendre comme palpable une
atmosphère où vibre une certaine lumière. Cela
ne suffit pas encore au curieux qui a minutieuse-
ment étudié les complications de sa faculté vi-
suelle. Il sait qu'un ébranlement intérieur et un
petit frisson moral correspondent à chaque sensa-
tion du regard. Une série d'associations d'idées,
pénibles ou délicieuses, délicates ou violentes,
est éveillée par la couleur. Il faut donc que le
style parvienne, lui aussi, à rendre cette indéfi-
nissable physionomie de la sensation par cette
indéfinissable magie qui constitue la physionomie
des mots. En voici un exemple qui me paraît très
significatif. Que le lecteur rassemble les souve-
nirs qu'il peut avoir sur la tristesse d'un bal
public, et qu'il dise si cette tristesse épilepti-
que et luxurieuse n'est pas empreinte dans cette
demi-page d'Idées et Sensations: « Ces femmes,
enfarinées de poudre de riz, blanches comme un
mal blanc, avec les lèvres toutes rouges peintes
au pinceau, ces femmes maquillées d'un teint de
mortes, le sourire saignant dans une pâleur de
goules, l'œil charbonné, avivé de fièvre, avec
leurs cheveux pareils à un morceau d'astrakan,
frisottants et laineux, leur mangeant le front et
les yeux, avec leurs figures de folles et de ma-
MM. EDMOND ET JULES DE CONCOURT I 89
lades, semblent des spectres et des bêtes du
plaisir.. . » Ecrire de la sorte est un tour de force
d'une infinie complication; et comme, par une
loi vérifiable d'un bout à l'autre de l'histoire litté-
raire, la complication appelle la complication,
l'artiste qui pratique de tels procédés devient de
plus en plus difficile sur le choix de ses effets.
Pour surcroît à toutes les recherches que j'ai
essayé d'expliquer, il s'éprend de la nouveauté,
il- poursuit ce rêve de n'employer que des mots
qui mordent sur une intelligence blasée de litté-
rature. Il s'amuse alors aux bizarreries de la syn-
taxe, aux curiosités du néologisme. Comme Bau-
delaire, il se sait décadent et le proclame: « S'il
est vrai que les langues aient une décadence, dit
un des hommes de lettres amis de Charles De-
mailly, mieux vaut être Lucain que le dernier
imitateur de Virgile qui n'a pas de nom. » Peut-
être les Goncourt, en citant l'auteur de la Thar-
sale, n'ont-ils pas très adroitement choisi leur
homme; mais, à coup sûr, ils ont nettement
exprimé une théorie, pratiquée par la jeune école,
avec un tel parti pris, qu'elle ne semblera une
hardiesse à aucun des écrivains nouvellement
venus dans la littérature.
J'ai rapproché le cas des Goncourt de celui
190
PSYCHOLOGIE CONTEMPORAIN F
de Charles Baudelaire. On aurait tort de croire,
en effet, que les deux frères constituent dans
notre monde intellectuel une exception sans ana-
logue. Si originaux soient-ils, et quelque ou-
trance qu'ils aient mise dans le déploiement de
leur individualité, ils n'en appartiennent pas
moins à une tradition. Ils relèvent directement
de ce romantisme contre lequel leurs élèves ont
pourtant levé le drapeau avec une si courageuse
énergie. Mais n'en va-t-il pas ainsi toujours? La
génération nouvelle a besoin, pour s'affirmer
mieux, de nier celle qui la précède et dont elle
dérive, en attendant qu'elle soit niée à son tour
par les successeurs qu'elle aura formés. Nulle
époque n'aura, plus que la nôtre, fait campagne
contre les idées de l'époque antérieure. C'est
néanmoins de ces idées que nous vivons, comme
Victor Hugo et ses disciples vivaient, eux, les
ennemis du xvme siècle, du mouvement révolu-
tionnaire issu de ce siècle qu'ils détestaient. Le
romantisme, parmi les caractères complexes et
contradictoires de son programme, semble avoir
compris surtout quel pouvoir de rajeunissement
résidait dans la transposition des procédés d'un
art dans un autre. Il se passionna pour l'exo-
tisme et il essaya de transposer en langue fran-
MM. EDMOND ET JULES DE CONCOURT ICI
çaise les imaginations du nord, du midi et de
l'orient. Il essaya pareillement de transposer en
littérature les beautés propres aux arts plasti-
ques , comme il essaya de transposer en ces
derniers les beautés propres à la littérature. Vic-
tor Hugo et Théophile Gautier, dans f^Çptre-
Vame et dans c41berius} luttaient de « rendu »
avec les architectes gothiques et les peintres fla-
mands: et leur plus hardi contemporain, Eugène
Delacroix, ce grand poète incomplet, faisait
passer sur ses toiles le frisson des strophes de
lord Byron. Cette invasion des arts dans les
lettres fut reconnue dès le premier jour par
Balzac, dont les vues théoriques attestent qu'il
possédait, comme tous les vrais créateurs, un pro-
fond génie de critique. Il distinguait les écrivains
de notre xixe siècle en deux groupes, suivant
qu'ils avaient repoussé ou accepté cette rhétori-
que nouvelle. Il appelait des «écrivains d'idées »
ceux qui se rattachaient comme Mérimée, Stend-
hal, Mignet, Benjamin Constant, à la tradition
de la prose abstraite du xvine siècle. Il nommait
« écrivains d'images » ceux qui, à la suite de Cha-
teaubriand, s'efforçaient de se façonner un style
tout en formes et en couleurs. Petit à petit, c'est
la seconde école qui l'a emporté sur la première,
102 PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE
et la rhétorique de l'image est entrée dans les
mœurs intellectuelles du temps, au point que
cette expression : avoir du style, se trouve être
le synonyme de cette autre : écrire avec pitto-
resque. C'est pour avoir négligé le pittoresque
de la phrase que Stendhal, ce psychologue d'une
si fine justesse de notation, et par conséquent
cet admirable écrivain, est traité par M. Edmond
de Goncourt, dans la cïïdaison d'un artiste, de
« pauvre styliste... » Cette rhétorique, issue de
la peinture et de la sculpture, est un instrument
merveilleux pour exécuter certaines analyses,
celles, par exemple, des troubles du système
nerveux. Sous l'influence de ces troubles, l'émo-
tion morale est accompagnée d'un cortège de
fortes impressions physiques, et, comme ceténer-
vement est la maladie même de l'époque, les
frères de Goncourt ont employé leurs procédés
de style avec un bonheur rare dans les fortes
études de détraquements qui s'appellent zManette
Salomon, zMadame Gervaisais, Germinie Lacer-
teux. Ces monographies de névroses n'auraient
jamais pu être rédigées dans la langue que nous
a transmise Voltaire, — lucide et sèche prose
faite pour suivre le dévidement de l'idée dans le
cerveau d'un homme équilibré, chez qui la ma-
MM. EDMOND ET JULES DE CONCOURT IO}
chine physique ne trouble pas la raison . Relisez
dans "Renée zMauperin tous les chapitres à partir
du quarante-sixième jusqu'au dernier, où se trou-
vent étudiées les sensations d'une jeune fille ago-
nisante, et dites si le français de zManon Lescaut
eût convenu à cette étude. D'autre part, ce même
style, ainsi que le prouvent tous les livres des
écrivains de ce groupe, devient d'un maniement
difficile lorsqu'il s'agit de peindre, non plus des
nuances de sensation, mais des séries d'idées,
tous les raisonnements qu'une âme fait avec elle-
même, les volte-face d'un esprit qui se modifie,
les évolutions intérieures d'un cerveau qui réflé-
chit et qui travaille. La psychologie de ces ro-
manciers est singulière, mais courte. Ils n'ont
pas la curiosité des situations nouvelles du cœur.
Eussent-ils fait de ces découvertes auquelles ex-
cellent les grands romanciers russes, tels que
Dostoievsky et Tolstoï, ils n'eussent pas eu à
leur service un bon outil d'enregistrement. Les
amours de tête, ces enthousiasmes coupés de
haines qui unissent Mathilde à Julien dans le
%ouge et le U^Qpir , n'auraient jamais pu être
décrits avec la prose de éMadame Gervaisals. Il y
fallait l'algèbre morale créée par Beyle , à son
usage et d'après Montesquieu, Condillac et les
IÇ4 PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE
grands prosateurs abstraits d'il y a cent ans.
Un autre inconvénient de ce style, c'est qu'il
met autour des personnages un décor regardé
par des yeux d'artiste. Théophile Gautier di-
sait, et le propos est rapporté par les Con-
court eux-mêmes: « Sur vingt-cinq personnes
qui entrent dans un salon, il n'y en a peut-être
pas deux qui voient la couleur du papier. » Il y
a ainsi, dans la perception que ces gens se for-
ment des choses, une insuffisance continue; et
comme le milieu agit sur nous, non pas en raison
de ce qu'il est, mais en raison de ce que nous en
percevons, la peinture vraie de ce milieu est
celle qui tient compte de cette insuffisance de
perception. Il me semble que les romanciers
préoccupés surtout de transcrire les aspects de la
vie dans une prose très soulignée, méconnaissent
cette loi. Ils évoquent un intérieur, un paysage,
une rue, avec une imagination d'écrivain aiguisé,
- — mais l'homme qu'ils placent dans ce cadre
ne pouvait pas voir ainsi. C'est là, dans tous les
romans de mœurs composés avec la prose si
vibrante des Goncourt et de leurs disciples, le
point faible, le paradoxe premier, Terreur ini-
tiale. On y reconnaîtra un cas particulier de l'ir-
réductible antithèse entre l'art et la science. Le
MM. EDMOND ET JULES DE CONCOURT IÇ)
premier, qui cherche l'expression, interprète for-
cément la réalité en la déformant, afin de pro-
duire un certain effet ; au lieu que la science
admet cette réalité nue en essayant d'éliminer
toute nuance personnelle. Qui dit exactitude
absolue dit absence de style, et qui parle de
style suppose une part nécessaire d'inexactitude.
Il y a, comme on voit, de grands avantages
et de grands inconvénients au procédé de style
adopté par les frères de Goncourt. Mais que des
artistes de leur conscience aient hardiment em-
ployé cette langue si inventée et si neuve, que de
nombreux disciples se soient rencontrés pour la
reproduire, c'est, en même temps qu'un accident
particulier de notre histoire littéraire, un signe
social que l'analyste des mœurs ne saurait négli-
ger. Lorsqu'il s'agit d'une société d'il y a deux
cents ans, on veut bien reconnaître l'importance
de l'œuvre d'imagination, considérée comme un
certain indice delà conscience publique. En re-
vanche, lorsqu'il est question des plus distingués
parmi nos auteurs contemporains, il semble qu'on
leur fasse un trop grand honneur en leur appli-
quant la même méthode qu'aux plus médiocres
auteurs d autrefois. Les prendre au sérieux comme
représentants de leur époque, est cependant le
I96 PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE
moindre des égards que nous leur devions. Qu'on
aime ou non les frères de Goncourt, il est puéril
de nier que leur place ait été considérable dans
les préoccupations des jeunes écrivains actuels;
et c'est une preuve, parmi beaucoup d'autres, du
divorce irrémédiable qui tend de plus en plus à
s'établir chez nous entre la langue parlée et la
langue écrite, c'est-à-dire entre le public et les
artistes. En dépit de quelques énormes succès de
vente, dus à des raisons d'à côté, le style des
Goncourt et de leurs disciples est en contradic-
tion directe avec les habitudes intellectuelles du
bourgeois français moyen, qui est aussi le lecteur
ordinaire des romans et des nouvelles. Ce bour-
geois moyen en est demeuré à la prose tradition-
nelle; et cela se voit bien au théâtre, où la
langue de la comédie continue de demeurer ré-
fractaire aux hardies tentatives des stylistes nou-
veaux. Ces derniers en arrivent alors à écrire, non
plus dans le but de communiquer leurs pensées,
mais à la seule fin d'exciter et d'aviver en eux un
certain nombre de sensations qu'ils savent inac-
cessibles au plus grand nombre. Toute la diffé-
rence entre la littérature contemporaine et celle
du xvne siècle réside peut-être dans ce point.
L'artiste de nos jours, se sentant seul et empri-
MM. EDMOND ET JULES DE CONCOURT 1 97
sonné dans une sorte de pays de haschisch, par
ses rêves d'esthétique, ne s'inquiète plus de la por-
tée immédiate de son œuvre. Il ignore, en com-
posant, quel retentissement ses idées raffinées,
ses phrases subtiles pourront avoir sur un peuple
qu'il considère comme inintelligent et brutal. Un
artiste comme Racine, au contraire, avait devant
lui, en travaillant, les regards des honnêtes gens
de son époque, parmi lesquels résidait une tra-
dition de goût pareille à celle qui lui dictait ses
vers. Notre démocratie a fait sa besogne d'épar-
pillement ici comme ailleurs. L'homme moderne,
qu'il veuille construire sa fortune ou écrire un
livre, n'a pas de vaste organisme héréditaire où
prendre place. Il en résulte un cruel abandon,
mais aussi une farouche indépendance. Les frères
de Goncourt ont incarné en eux, avec jne rare
intensité, ce caractère de l'écrivain de nos jours,
et leur fascination sur tant de jeunes hommes
de talent a pour principe cette belle vertu de
l'intransigeance absolue qui a été la leur. Ils ont
été des hommes de lettres accomplis; ils l'ont
été jusqu'au martyre; et celui des deux que nous
admirons aujourd'hui dans sa noble fidélité à la
mémoire de son frère a pu dire de ce frère cette
phrase mélancolique et orgueilleuse, où se ré-
I98 PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE
siirae tout ce qui rend leur œuvre commune si
profondément respectable: « Jules de Concourt
est mort de travail. »
V
IVAN TOURGUENIEV
IVAN TOURGUENIEV*
Nous nous formons aujourd'hui des œuvres
de littérature une conception qui rend difficile,
si ce n'est inabordable, à l'analyste, la tâche de
juger un écrivain étranger dont il ne connaît ni
le pays ni la langue. Ces oeuvres de littérature
nous apparaissent en effet comme un aboutisse-
ment et comme un résumé. Des milliers de cir-
constances privées et nationales se trouvent
ramassées dans le raccourci d'un livre; et il nous
Faut nous les représenter pour bien comprendre
ce livre, c'est-à-dire, — car toute intelligence
* J'ai adopté pour cette étude l'orthographe du nom de
Tourgueniev proposée par M. Boborykinc dans un curieux essai,
publié par la Revue indépendante ; (décembre 1884). J'indique
ce morceau, écrit par un romancier Russe qui sait à fond notre
littérature, comme un correctif aux points de vue tout occidentaux
des pages qui suivent.
202 PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE
est en un certain sens une création , — pour le
créer à nouveau en nous. C'est là un travail
infiniment compliqué, mais auquel se trouve
préparé celui qui conserve dans son souvenir les
lignes des horizons regardés par Fauteur, les
types divers des hommes de sa race, le détail
quotidien de leurs mœurs. Qu'à ces renseigne-
ments de tous ordres vienne se joindre la per-
ception de la physionomie vivante des mots
dont cet auteur se servait, et voici que les pages
s'animent; voici que les états de l'âme dont elles
furent la transcription, ressuscitent; voici que
s'accomplit la sorte de métamorphose intérieure
par laquelle toute critique doit commencer. J'en-
tends la critique impersonnelle et objective.
Mais n'en est-il pas une autre, toute personnelle
et d'impression, celle-là, et "qui n'a pas besoin
de cette sûreté dans ses procédés parce qu'elle
n'a point cette ambition d'une exactitude scienti-
fique dans ses résultats? Cette seconde critique
est seulement la confidence d'un esprit qui
raconte les réflexions suggérées en lui par une
lecture. Elle n'a donc qu'une valeur de document
individuel et rien n'empêche qu'elle ne s'exerce
sur des livres traduits. Ses erreurs et ses insuffi-
sances mêmes n'ont-eiles pas leur intérêt, pourvu
IVAN TOURGUENIEV 203
qu'elles soient sincères ? — C'est un essai de ce
genre que je voudrais tenter à l'occasion du
grand romancier dont j'ai mis le nom en tête de
cette étude. Des écrivains, familiers avec les
choses delà Russie* ont donné d'Ivan Serguié-
vitch Tourgueniev des portraits d'une saisissante
réalité. Je me propose ici d'analyser, non pas ce
que fut l'homme, mais l'impression que ses ro-
mans procurent à un lecteur français, qui retrouve
en eux plusieurs des façons de sentir et de pen-
ser particulières à notre monde. Tourgueniev,
qui vécut beaucoup parmi nous et qui goûta
très profondément nos lettres modernes, avait
adopté un certain nombre de nos idées, mais en
les adoptant il les avait modifiées et interprétées
dans le sens de sa nature originelle. Cette âme
de gentilhomme moscovite, soumise au contact
de toutes sortes de doctrines d'un art extrême-
ment avancé, fut comme un champ d'expérience,
institué par le hasard, pour la contre-épreuve de
plusieurs de nos théories contemporaines. Dans
cette série d'études sur les tendances de la littéra-
* Il faut citer en première ligne l'éloquent es=ui de M. Mel-
uhior de Vogué, paru en tête des œuvres posthumes de Tour-
gueniev.
204 PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE
cure dans la génération d'où la notre est issue,
c'est une bonne fortune que de rencontrer un
cas particulier où Ion puisse saisir l'action de
quelques-unes de ces tendances sur un poète
d'une race tout à fait différente de la nôtre.
C'est donc uniquement le Tourgueniev occiden-
tal, — pour me servir de l'expression russe,
>- sur lequel on trouvera ici quelques notes.
DU COSMOPOLITISME
11 suffisait de rencontrer Tourgueniev et de
l'écouter causer, ne fût-ce qu'une soirée, pour
constater combien le Russe était demeuré intact
dans ce grand vieillard à la longue barbe blan-
che , au nez trop fort, au regard simple, et
aussi pour apercevoir qu'un autre personnage
s'était surajouté à ce premier homme : le cosmo-
polite. Ses souvenirs se promenaient d'une
extrémité à l'autre de l'Europe, rappelant ici un
IVAN TOURGUENIEV 20f
paysage de 1 île de Wight, là une rue d'une ville
d'université allemande, puis un horizon d'Italie,
et tout cela exprimé dans un langage d'une
excellente tradition française, qui, à luiseul, était
l'indice d'un très long et très intime séjour dans
notre pays. Aussi bien, ces vagabondages de sa
mémoire onr leur trace évidente et saisissable
aussitôt dans les vagabondages des héros de ses
romans. On compterait ceux de ses récits qui
n'évoquent pas autour des personnages quelque
décor d'un pays étranger. C'est le Lavretsky de
la [Hjchée de gentilshommes , qui passe en France
Jes premières années de son malheureux mariage.
C'est le Paul Petrovitch Kirsanof de Thés et
Enfants, qui achève de mourir en parfait gentle-
man sur la terrasse de Briihl, à Dresde. Les Eaux
printanièrcs ont pour théâtre les places de Franc-
fort; oAnnouchka, un village des bords du Rhin. Le
magnifique poème qui porte comme titre ce mot
mystérieux et mélancolique : Fumée! s'ouvre sur
une minutieuse description de la vie à Bade. C'est
à Paris, au pied d'une barricade, que tombe, pour
ne plus se relever, l'éloquent et impuissant Di-
mitri Roudine, de la nouvelle de ce nom. Et ce
ne sont pas là de simples hasards de fantaisie
romanesque. Toutes les fois que Tourgueniev
206 PSYCHOLOGIE C O NT F. M P O F, A I N F
mentionne ainsi quelque pays étranger, il donne
sur ce pays des détails exacts et qui témoignent
d'une observation directe. 11 connaissait avec
une égale supériorité de renseignement les paysa-
ges et les mœurs, les philosophies et les littéra-
tures. La preuve en est à chaque page de ses li-
vres et dans ses précieux morceaux de critique.
Je citerai en première ligne le profond essai sur
Hamlet et Don Quichotte*. Le cosmopoli
tisme n'est donc chez Tourgueniev ni une ren-
contre ni une attitude. C'est un des traits mar-
quants de sa figure intellectuelle; c'est un pro-
cédé constant de son esprit, et qu'il importe de
caractériser tout d'abord.
Le cosmopolitisme, par cela seul qu'il est tou-
jours un raffinement individuel, comporte une
très grande variété de nuances. Elles se ramè-
nent cependant, et par définition même, à deux
principales. Il peut arriver que l'homme soumis
ainsi à l'influence des pays étrangers appartienne
à une race d'une civilisation très avancée, et,
dans ce premier cas, il demandera aux mœurs
* On trouvera dans la livraison de juillet i 870 de la Bibliothè-
que universelle de Lausanne une traduction de cet essai, par
M. Louii Léger.
IVAN TOURGUÉN'IEV 207
nouvelles qu'il étudiera d'être plus simples que
ses mœurs nationales. C'est un rajeunissement
de ses sensations qui lui est nécessaire, comme
un retour vers une nature moins compliquée.
Cet homme éprouvera pour l'exotisme cet attrait
spécial que les femmes de la fin du xvne siècle
ressentaient pour les rudesses de la rusticité. J'ai
eu l'occasion de décrire dans le premier volume
de ces Essais cette nuance de cosmopolitisme
d'après un exemplaire très significatif: Stendhal.
Le goût passionné de ce philosophe pour l'éner-
gie de la vie italienne n'eut pas d'autre cause
que le besoin de s'associer, lui, le disciple des
idéologues Helvétius et Tracy, à toute une
existence instinctive, sincère, à demi animale.
C'est, comme on voir, le désir d'un Epicurien
fatigué de ses plaisirs habituels et qui s'invente
un sursaut nouveau des nerfs. Mais changeons
seulement les données du problème. Imaginons
que le cosmopolite appartienne à une nation
moins fatiguée par un long héritage de pensées
que la société aux mœurs de laquelle il s'initie.
Pour un tel homme, le cosmopolitisme ne sera
plus uniquement un plaisir,ce sera une éducation.
Il demandera aux milieux nouveaux, non plus
des sensations, mais des idées. Dans toute âme
208 PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE
neuve et qui aperçoit soudain des formes de la
vie plus complexes, il s'éveille un étonnement,
irrité parfois, parfois enthousiaste, qui ne ressem-
ble guère au badinage frivole du dilettantisme.
Un adolescent qui s'approche d'un vieillard
célèbre, et qui ouvre ses yeux tout grands sur lui
comme pour surprendre des révélations sur fart
de vivre, telle est l'image fidèle de ce cosmopoli-
tisme des voyageurs venus d'un monde encore
primitif, Il semble qu'il y ait là quelque chose de
respectable comme une foi religieuse, de profon-
dément sérieux et touchant, et c'est l'honneur de
la Russie d'avoir donné de nombreux exemplai-
res de cette disposition de l'esprit, si noble dans
son ingénuité.
Comme il se comprend d'ailleurs que ces
âmes slaves aient abordé l'étude de notre Occi-
dent avec une angoisse infinie et une attente pas-
sionnée ! Il y a en elles, au moins cela nous
semble-t-il à distance, un je ne sais quoi d'incer-
tain, d'obscur et de mobile. On dirait que le
vent qui traverse indéfiniment les steppes sans
montagnes a laissé dans ces âmes un peu de son
éternel va-et-vient. Cette incertitude les fait
souffrir jusqu'à l'agonie. Que racontent ceux de
leurs romans qui sont venus jusqu'à nous?
IVAN TOURGUENIEV
2 09
Presque toujours les tourments de la volonté
inachevée, de la créature sans certitude précise,
à laquelle il manque le pouvoir de diriger le flot
jaillissant de sa magnifique énergie. C'est l'épo-
pée de l'inquiétude, l'histoire douloureuse de
l'être enthousiaste et désorbité. Que révèle l'his-
toire générale de leur patrie ? La tentative encore
pour imprimer une forme nette à toute une
nation puissante et chaotique; et quoi d'étonnant
si le premier espoir de cette race tourmentée
s'est tourné vers l'Europe séculaire? Depuis l'em-
pereur Pierre qui a importé de force l'adminis-
tration occidentale dans son pays encore vierge
de gouvernement, jusqu'aux jeunes gens qui
s'établissent comme étudiants à Heidelberg, que
de consciencieuses ardeurs sont venues de là-bas
demander à l'Ouest une révélation ! Et, comme
toutes les grandes espérances ont un lendemain
triste, quede généreux esprits ont souffert ensuite
du contraste entre le développement qu'ils s'é-
taient donné dans leurs voyages et l'obscurité
sociale qu'ils retrouvaient à leur retour sur la terre
natale ! Voyant que les formules importées du
dehors ne guérissaient pas les maladies de leur
cher pays, quelques-uns ont renié cette foi déce-
vante dans la civilisation de l'Occident. D'au-
210 PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE
très ont continué de croire que l'alliance du
génie russe et de cette civilisation serait un jour
féconde en résultats bienfaisants, et ils ont essayé
de réaliser cette alliance dans la mesure de leur
puissance personnelle. C'a été le cas de Tour-
gueniev.
Ce n'est pas dans le sens des idées sociales
que le romancier me paraît avoir rêvé l'alliance
dont je parle. Il était un trop profond connais-
seur de la nature humaine pour avoir jamais cru
à la toute-puissance des théories sur le perfec-
tionnement des peuples. Non, il a borné son
effort au domaine de l'esthétique, et son ambi-
tion a été surtout de mettre au scr/ice de l'art de
sa patrie les plus délicats procédés de notre art.
La matière même de son œuvre n'a pas varié
depuis les années où il composait ses l{c'cits
d'un chasseur-, c'est toujours la vie morale de son
pays qu'il s'est proposé de peindre, et cela seu-
lement; mais cette peinture est devenue toujours
plus industrieuse et plus réfléchie. Si l'on com-
pare la facture de ses divers romans, en allant
de ces premiers contes à Terres vierges, on con-
state quelle complexité de plus en plus cal-
culée a présidé à la composition de ces tableaux.
Or, et c'est le point qu'il ne faut jamais oublier
IVAN TOURGUENIEV 211
quand on examine le développement d'un esprit
d'artiste, les faits d'esthétique sont toujours des
faits de sensibilité. Une manière d'écrire est une
manière de sentir, et à chaque évolution dans la
forme, correspond une évolution dans le cœur.
C'est parce que l'homme intérieur se modifie que
l'expression se modifie de son côté. Il en résulte
qu'il y a une philosophie de la vie derrière toute
philosophie de la composition littéraire. C'est
pour cela aussi que tant vaut la personne, tant
vaut la doctrine d'esthétique. De même que cha-
cun des fidèles d'une religion en fait, malgré lui,
une sorte de poème solitaire où se retrouve son
individualité intime et la palpitation unique de
son cœur, de même les dévots d'une foi litté-
raire la pratiquent avec tout ce qu'il y a en eux
de profondément original, et l'identité des prin-
cipes fait mieux ressortir encore la diversité des
natures.
Nous connaissons quelles furent les tendances
de l'art de Tourgueniev par le choix des ami-
tiés intellectuelles de la dernière portion de sa
vie. Son compagnon préféré, au sens où les ou-
vriers prennent ce terme, fut Gustave Flaubert,
et lui-même avouait son admiration profonde,
quoique lucide et corrigée par des réserves ,
212 PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE
pour les principaux disciples de ce maître.
Il est indiscutable qu'en effet les uns et les
autres étaient partis du même point. Leur but
dernier était exactemement le même. La préoc-
cupation constante de Tourgueniev fut d intro-
duire déplus en plus l'observation exacte dans le
roman, et sous ce point de vue il mérite d'être
classé à côté des écrivains tour à tour appelés réa-
listes et naturalistes. D'autre part, il se rencontrait
avec Flaubert et toute l'école dans une sorte de
pessimisme, appuyé sur le pressentiment de 1 inu-
tilité finale de l'effort moderne. Terres vierges peut
être considéré comme le pendant moscovite de
[Éducation sentimentale ; et, pour l'amertume de
l'analyse. Fumée est l'égal de éMadame 'Bovary.
Enfin, comme les autres romanciers de ce
groupe, Tourgueniev a eu l'ambition de peindre
le grand drame de toute vie humaine, l'amour,
d'une façon tout exacte et réfléchie, en étudiant
la nature féminine dans sa vérité. Par cela seul il
se distinguerait d'une manière tranchée des ro-
mantiques et des lyriques. Nous apercevons donc
chez lui, qu'elles soient nées spontanément ou
par influence, trois au moins des principales
tendances de notre pensée contemporaine ; il
reste à montrer comment le romancier russe a
IVANTOURCUÉN'IEV 2 I 3
interprété et pratiqué d'une façon très spéciale les
procédés inhérents à la littérature d'observation,
dans quelle nuance son pessimisme diffère de
celui des écrivains français ses amis, de quelle
originalité singulière sont revêtues ses figu-
res de femmes, — en un mot ce que sont
devenues les idées de notre monde en traver-
sant cette âme de Slave, si intacte encore et
divinement vierge.
[]
LESTHÉ TIQUE DE L OBSERVATION
S'il est une théorie d'art qui doive répugner aux
plus intimes besoins dune race encore neuve,
c'est assurément celle qui assigne comme fin pre-
mière et dernière à la littérature l'observation
exacte, et la réduit à n'être plus, en un certain
sens, qu'une des formes de la science. Il en est des
jeunes peuples comme des jeunes hommes: la li-
bre expansion leur est naturelle ainsi que la naïve
efflorescencc de la rêverie ou du sentiment. La
214 PSYCHOLOGIE CONTEMPORAIN H
réalité leur apparaît comme sous un jour de
féerie, transformée qu'elle est par la magique
vertu de l'imagination Rien qui s'éloigne davan-
tage de l'état d'esprit, tout composé de désabu-
sement et de lucidité, auquel doit se mettre
d'abord l'observateur. Aussi rencontrons nous
au début de la littérature d'une nation la poésie
épique et lyrique, celle qui aperçoit la vie hu-
maine à travers le mirage d'une exaltation. C'est
seulement sur le tard de l'existence de cette litté-
rature que se développe le goût delà stricte ana-
lyse, que la minutie réaliste remplace l'invention
opulente, et que les artistes préfèrent la laideur
significative aux mensonges de l'embellissement.
« Voir clair dans ce qui est », cette formule de
Stendhal est la devise même de l'école de l'obser-
vation. Mais, pour obéira un tel programme, il
est de toute nécessité que l'écrivain se considère
seulement comme un miroir chargé de nous
montrer le plus grand nombre d'objets possible,
et cela sans les déformer. En d'autres termes, il
faut que cet écrivain s'attache à posséder en pre-
mière ligne le pouvoir de ['objectivité, ainsi que
disent les philosophes. Chaque fois donc qu'un
romancier ou un poète s'efforce de dissimuler
tout à fait sa personne derrière celle de ses héros,
IVAN TOURGUENIEV 2 ! f
il est probable que son esthétique se relie à la
doctrine réaliste. Si, avec cela, il prétend ne
jamais conclure, s'il débarrasse son œuvre de tout
caractère de thèse, en un mot, s'il manifeste
cette ambition de placer le lecteur devant les
scènes qu'il raconte comme devant la nature elle-
même, le doute n'est pas permis sur ces tendan-
ces. On sait que ce fut le cas pour Tourgueniev.
Il disait, employant une métamorphose brutale
mais bien expressive, que sa grande affaire lors-
qu'il composait un roman était de couper le
cordon ombilical entre ses personnages et lui.
Or, la littérature d'observation a, comme les
autres, son esthétique spéciale, subordonnée au
but qu'elle poursuit, et créée par lui. Tourgueniev
n'a pas échappé aux lois de cette esthétique, dont
le fonctionnement nous est rendu sensible
aujourd'hui par tant d'exemples de nos roman-
ciers.
Le réalisme, — et je prends ici ce terme dans
son acception la plus haute, — paraît devoir
aboutir très vite à l'emploi habituel de deux pro-
cédés; et de fait, nous avons vu à propos des
frères de Goncourt que ces deux procédés
sont par excellence ceux de nos conteurs con-
temporains. Le premier consiste dans l'impor-
2 I 6 PSYCHOLOGIE CONTEMPORAIN F
tance extrême accordée à la description, le se-
cond dans la préférence donnée au personnage
moyen sur le personnage héroïque ou simple-
ment grandiose. Du moment que lécrivain se
propose de montrer clairement ce qui est, sa
première préoccupation ne doit- elle pas être de
noter avec exactitude le milieu où se meuvent
ses personnages? Ce milieu est une cause à la
fois et un résultat : une cause, car les choses am-
biantes influent profondément sur les caractères,
et depuis l'ameublement jusqu'au climat, il n'est
rien qui n'entre pour une part dans la série infi-
nie des petits faits dont un homme dit : moi; —
un résultat, car la personne humaine tend à se
représenter dans les choses qui l'entourent, parce
qu'elle tend à s'y prolonger. La chambre où vit
un homme est la figure extérieure de ses habi-
tudes et de ses gestes. Les romanciers d'observa-
tion sont donc logiques en décrivant avec minu-
tie tout le décor, en apparence indifférent, de
l'existence. Ils ne le sont pas moins en s'efTorçant
de prendre, comme types des classes sociales
qu'ils veulent peindre, des personnages moyens
de ces classes. Il y a, en effet, dans toutes les
créatures distinguées, une vie d'exception, qui
diminue ce que l'on peut appeler leur valeur re-
IVAN TOURGUENIEV 2 I 7
présentative. A l'être d'un métier ou dune classo
s'adjoint chez elles une personnalité très rare et
très solitaire. Il n'en est pas ainsi du personnage
de second ordre. Celui-là s'est soumis à toutes
les circonstances générales de son métier et de sa
classe, sans avoir l'énergie de réagir contre elles.
Il les manifeste donc avec plus de netteté. Qu'on
se souvienne que l'écrivain d'observation tend à
formuler le plus grand nombre de petits faits
vrais qu'il lui sera possible sur la vie humaine, et
l'on comprendra que l'objet propre de son ana-
lyse doit être cette nature de niveau médiocre,
mais qui, par cela même, peut être présentée
comme un exemplaire de beaucoup d'autres.
L'un et l'autre procédé a ses avantages, l'un et
l'autre a son défaut. Nous assistons aujourdhui
à l'évidente démonstration de ce défaut. L'abus
du procédé descriptif a pour inconvénient d'in-
troduire dans le récit, par un singulier détour,
précisément ce caractère personnel, subjectif et
déformateur, que l'école de l'observation se pro-
pose avant tout d'éliminer*. L'écrivain qui entre-
prend d'exécuter la peinture d'un milieu doit, en
effet, montrer de ce milieu uniquement et préci-
* Cf. pages 194 et 195 du même volume.
2 I 8 PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE
sèment ce que ses personnages peuvent en
saisir, puisque son ambition est de mettre à nu
le lien qui unit ces choses à ces hommes. iMais,
pour erre plus exact, il regarde lui-même ce
milieu avec beaucoup de soin et, ce qu'il copie
ensuite, c'est sa vision d'artiste. Or, il1 n'est rien
de plus différent que cette vision-là de l'incom-
plète, de la vague hantise d'images qui traverse
la tête obscure de l'homme ordinaire. De là
dérive, dans la plupart des romans dits réalistes,
un étrange déséquilibre que le lecteur réfléchi
comprend sans pouvoir bien le définir. C'est
qu'aussi bien, si les personnages de ces romans
avaient les sens aiguisés et endoloris que suppo-
sent les descriptions faites par l'auteur, leur psy-
chologie générale serait tout autre. A un certain
état des nerfs qui seul permet certaines percep-
tions, correspond un état de l'intelligence et de
la volonté, - — correspondance que reconnaît la
science de l'esprit, et que l'écrivain doit marquer
pour que son œuvre soit vraiment de la « psy-
chologie vivante, » suivant la forte expression
de M. Taine. Semblablement, la mise en scène
du personnage moyen ne va pas sans de nom-
breux dangers. Le principal est que ce person-
nage moyen finit, entre des mains maladroites,
IVAN TOURGUENIEV 2 I 9
par n être plus du tout un personnage. Il serait
intéressant de suivre à travers les romans con-
temporains les dégradations successives grâce
auxquelles cette figure de l'homme ordinaire,
choisie d'abord à dessein comme plus significa-
tive, est devenue parfaitement insignifiante, et,
chose étrange, presque aussi abstraite que celles
des personnages de la mauvaise tragédie au dix-
huitième siècle. A diminuer de plus en plus dans
les créatures qu'ils étudiaient la part de l'excep-
tion et de la singularité, quelques romanciers
en viennent à détruire en elles jusqu'au dernier
élément d'une existence propre. La suppression
des événements rares les conduit même à la
suppression des événements quotidiens. C'est
l'histoire commune de l'aboutissement dernier
de toutes les théories d'art, fussent-elles d'ailleurs
excellentes. Balzac, dans son C lie f-d œuvre inconnu,
en a donné le symbole saisissant dans ce Fren-
hofer qui finit, maniaque de sa propre esthétique,
par ne plus rien mettre sur sa toile et par y voir
tout.
Tourgueniev a pratiqué, lui aussi, d'une ma-
nière habituelle, les deux procédés principaux de
la littérature d'observation. Il aura dû, à ses
facultés personnelles d'abord, puis à la nature
2 20 fSYCHOLOCIE CONTEMPORAINE
même de la société qui lui servit de modèle,
d'échapper au double danger que je viens de
signaler et que de très grands écrivains français
de nos jours n'ont pas entièrement évité. Ce qui
fait le charme supérieur de ses descriptions, soit
qu'il esquisse un paysage, soit qu'il dessine la
physionomie d'un individu, c'est qu'une pro-
fonde identité unit sa vision à celle des héros de
ses récits. Je me souviens de l'avoir entendu résu-
mer ses théories à cet endroit par un exemple.
Le talent descriptif lui paraissait tenir tout entier
dans le choix du détail évocateur, et il citait avec
admiration un passage de Tolstoï où cet écrivain
a comme rendu perceptible le silence d'une belle
nuit au bord d'un fleuve, en mentionnant un
si m nie trait: une chauve-souris s'envole... on
c
entend le bruit que font, en se touchant, les
pointes de ses ailes... C'est par de semblables
détails que Tourgueniev décrit toujours. J'en
rapporterai au hasard quelques modèles. Voici
d'abord, dans le T^oi Lear de la steppe, le tableau
d'une forêt en septembre : « Le calme était si
grand, qu'on pouvait entendre à plus de cent
pas un écureuil sautiller sur les feuilles sèches qui
déjà jonchaient le sol, ou bien une branche
morte qui, se détachant du faite d'un arbre,
IVAN TOURGUENIEV 221
heurtait faiblement d'autres branches dans sa
chute^ et tombait, tombait, pour ne jamais
bouger, dans l'herbe fanée... » Et dans la même
nouvelle, ce croquis d'un pécheur : « Il était
assis, immobile, sur la terre nue, tellement im-
mobile qu'à mon approche un petit cul-blanc
partit de la vase desséchée, à deux pas de lui, et
traversa l'étang à petits coups d'aile en sifflotant.
Il fallait donc bien que rien n'eût bougé dans son
voisinage.. » J'indiquerai encore la série de des-
criptions qui se trouve dans une nouvelle inti-
tulée : cApparitions, et ce morceau que Mérimée
rappelle quelque part, où les étangs de la cam-
pagne romaine, entrevus dans un voyage aérien,
sont comparés aux fragments d'un miroir brisé
épars sur un parquet. Ces exemples suffisent
pour faire comprendre comment Tourgueniev
décrit. Il laisse la vision ressusciter en lui, puis il
note le trait qui surgit le premier et qui est tou-
jours le détail essentiel, celui auquel les autres
font comme cortège. Mais pour que cette sorte
de résurrection intérieure s'accomplisse, il est né-
cessaire que la volonté n'y ait point de part. Il
faut que les sens aient leur mémoire instinctive,
et cette mémoire instinctive n'existe que pour des
sens vraiment jeunes. Voilà ce qui distingue
222 PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE
Tourgueniev de la plupart des écrivains de notre
époque. C'est cette jeunesse de la sensation qui
lui venait de sa race, de son existence aussi, de
ses goûts de chasseur. Il avait vu les lieux et les
hommes qu'il décrivait, et il les avait vus sans les
regarder afin de les décrire. Il n'avait donc pas à
travailler les réminiscences de son système ner-
veux, il les constatait simplement, et il se trou-
vait que c'étaient aussi celles qui hantent les
songes d'un paysan russe, d'un gentilhomme de
la steppe, d'une fille de barine. C'est à cause de
cela que la fusion est complète entre le roman-
cier et ses personnages. Ils ont le même genre
d'imagination que lui, car cette imagination est
primitive, elle est naïve et directe. En décrivant
ce qu'il voit des choses, l'auteur se trouve n'avoir
fait que copier ce que ses héros en voient. Ces
héros et lui sont frères par la virginité, par la
simplicité, par l'inconscience de leur mémoire
physique.
Cette même jeunesse du tempérament et de la
race a préservé Tourgueniev de l'insignifiance,
écueil redoutable pour les romanciers qui veulent
peindre l'humanité par des personnages moyens.
La différence du regard du peintre s'explique ici
par la différence des modèles. Ce qu'un écrivain
IVAN TOURGUENIEV 22}
qui habite Paris rencontre le plus souvent comme
échantillon de l'espèce humaine, c'est la créa-
ture avortée et flétrie, telle qu'une civilisation
vieillissante en produit à foison. Un des profonds
observateurs de ce temps, M. Alphonse Daudet,
a donné droit de cité dans le langage à ce terme
de T{atc par lequel s'exprime une des notions les
plus modernes qui soient. Ce malheureux qu'on
appelle le %a:é ne peur apparaître que dans une
civilisation très intelligente à la fois et très meur-
trière, c'est-à-dire très avancée. Il a dû, en effet,
concevoir d'abord un idéal d'existence assez élevé,
et en même temps subir l'irrésistible dépression
des circonstances, et il faut que cette dépression
soit définitive. Dans notre société occidentale il
y a une double usure, celle du travail et celle du
plaisir, qui produit aisément ce triste résultat. La
multiplicité des petites positions mal rétribuées
d'une part, de l'autre l'abondance des plaisirs à
bon marché, font de nos grandes villes de prodi-
gieuses machines à fatigue. Joignez à cela que
le tarissement des énergies corporelles s'accom-
plit d'une façon d'autant plus complète que la
race a déjà derrière elle un long héritage de
labeur. Remarquez combien les âpretés des am-
bitions déçues et les répétitions des mornes habi-
2 24 PSYCHOLOGIE CONTEMPORAIN H
tudcs épuisent vite la sève humaine, et com-
bien d'autre part les sources de renouvellement
font défaut. Vous comprendrez pourquoi ce type
du 1\até se trouve reproduit avec tant de com-
plaisance par ceux de nos peintres de mœurs
que déjà leur esthétique prédisposait à ne repré-
senter la vie que dans son quotidien, son terre-à-
terre, son médiocre. Il y a une cruelle vérité que
nos observateurs entrevoient à travers cette pein-
ture, à savoir que dans les conditions d hygiène
physique et morale de nos grandes villes, neuf
fois sur dix l'homme moyen est un finissement.
La vérité aperçue par Tourgueniev, c'est que,
dans une race encore vierge, neuf fois sur
dix cet homme moyen est un commencement.
Les principaux exemples qui peuvent servir de
preuve à cette thèse sont, à mon avis, le La-
vretsky de la ZNjcIice de gentilshommes, le jeune
Arcade de Tère et Enfants, le Litvinof de Fumée,
le Babourine de Tounine et Habourine, et le héros
du Journal d'un homme de trop. Il n'est pas un de
ces personnages dont on doive dire qu'il est hors
de la moyenne. Lavretsky est d'abord un mari
assez piteusement trompé par sa femme, et cela
sans éclat, sans coup de théâtre, sans rien qui
dramatise son infortune. Assez imprudemment
IVAN TOURGUENIEV 22f
il devient amoureux d'une jeune fille, qu'il ne
veut pas séduire, qu'il ne peut pas épouser, et
ce second rêve lui fait défaut après le premier.
Arcade est un étudiant naïf qui s'essaye à devenir
le disciple de l'implacable nihiliste Bazarof, puis
qui finit par reconnaître son caractère « d'animal
apprivoisé » et par épouser la première jeune fille
dont les yeux se font un peu tendres pour lui.
Litvinof, que l'auteur nous présente d'abord
comme un sage, s'est organisé en effet une des-
tinée heureuse et calme de propriétaire russe. La
rencontre dune femme, aimée autrefois, l'exalte
et le bouleverse jusqu'à l'affoler. Il brise un ma-
riage commencé, mais sans pouvoir déterminer
chez celle dont il s'est de nouveau épris un senti-
ment assez fort pour qu'elle lui consacre sa vie,
et il serait à jamais perdu si son ancienne fiancée
ne lui pardonnait. Babourine, esprit étroit et en-
thousiaste, incarne en lui toutes les inintelli-
gences du révolutionnaire impuissant. L'homme
« de trop » est défini par ce seul surnom. C'est un
de ces comparses éternels qui ne seront jamais
assez forts pour imposer leur volonté même dans
les plus humbles événements ; il passe à côté de
toutes choses sans rien faire que mettre au jour
une insuffisance initiale et irrémissible... Certes,
«3.
226 PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE
ce sont bien là des personnages tels que les exige
le roman d'observation, des êtres sans saillie ex-
cessive, des créatures à la douzaine, si Ton peut
dire, et comme un habitant de Karkow ou de
Poltawa en connaît ou en peut connaître chaque
jour ; et cependant de tous ces personnages pas
un seul ne procure cette impression d'une vie
absolument manquée qui s'exhale de Y Éducation
sentimentale de Flaubert. Même quand ils ont
pour toujours échoué dans les faits, il demeure
en eux une puissance intacte qui leur permet de
sentir leur souffrance avec une étrange intensité.
Ils sont vaincus. Ils ne sont pas usés. Ce sont
des inachevés, ce ne sont pas des T{atés.
C'est qu'en effet, pour des raisons très pro-
fondes, qu'elles soient dues à une intégrité de la
puissance vitale, ou bien à une organisation plus
simple de la société, tous ces personnages ont en
eux ce qui manque aux médiocres que peint
notre roman moderne, — une solitude. Telle
qu'elle se présente, ou douloureuse ou médiocre,
leur existence n'est pas une œuvre d'opinion.
S'ils sont ainsi, c'est par eux-mêmes. Ils ne se
conforment point à un programme d'effet social.
Us ne se comparent point à celui-ci et à celui-là.
Lorsqu'on creuse plus avant encore dans la psy-
IVAN TOURGUENIEV 227
chologie de l'être avorté, on découvre que cet
avortement n'est irréparable que dans l'impres-
sion produite sur autrui. Tant qu'un homme
respire, il peut agir, à la condition qu'il n'agisse
que pour lui seul et sans aucun souci de la figure
extérieure de ses actes et du jugement porté sur
eux. C'est la poésie du Robinson de Daniel de
Foë que cette action toute cachée, toute person-
nelle de la volonté qui se détermine et s'efforce
en dehors de la réussite d'orgueil ou de vanité.
Cette poésie du « quant à soi, » tous les héros
de Tourgueniev la gardent invinciblement. Il se
trouve que, somme toute, ils ont vécu non pas
une vie prescrite par d'autres, mais leur propre
vie, et cela les empêche d'aboutir à l'annihilation
d'un Frédéric Moreau ou d'un Deslauriers *. Car
ici-bas, la grande affaire n'est pas d'être apprécié
ou d'être méconnu ; c'est d'avoir goûté par soi-
même la saveur amère ou douce des passions,
d'avoir eu des fatalités du monde une impression
directe et sincère; d'avoir été, en un mot, pen-
dant quelques années, au milieu de l'écrasante
nature, cet empire dans un empire dont parle le
philosophe, fût-on un empire destiné à la défaite,
— et, en un certain sens, il n'est de destinée
* Personnages de YÉducation sentimentale.
2 28 PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE
manquée que celle de l'homme qui a existé seu-
lement dans l'image que les autres se formaient
de lui.
PESSIMISME ET TENDRESSE
Si Tourgueniev se rattache ainsi à l'école de
nos romanciers contemporains par son réalisme
et s'en distingue par l'originalité de son esthé-
tique, il est certain qu'il s'en rapproche encore
par son pessimisme et s'en distingue de même
par une nuance nouvelle dans ce pessimisme.
Mais ce mot de pessimisme risquerait de paraî-
tre excessif si l'on ne précisait pas dans quel
sens il peut être prononcé à l'occasion de Tour-
gueniev. Si l'on veut prendre ce mot dans sa
signification étroite, il est évident qu'il ne sau-
rait s'appliquer à l'auteur de T'eres et Enfants.
S'appliquerait - il davantage à aucun homme
ayant écrit, c'est-à-dire avant agi: Le pessimisme
total et définitif n'esr-il pas incompatible avec
une activité quelconque, même la plus faible,
puisqu'il implique la conviction que tout est
IVAN TOURGUENIEV 2 20
pour le pire dans le plus mauvais des mondes
possibles, et qu'une telle conviction aboutit né-
cessairement au nirvana des sages de l'Inde?
Mais, des adeptes d'une telle intransigeance de
doctrine, vous n'en trouverez pas plus que des
fidèles de l'optimisme absolu. Nous ne saurions
trop insister sur ce point. Quand nous disons
d'un écrivain qu'il est pessimiste, nous signi-
fions par là que son œuvre se résume dans une
impression déprimante, comme nous étiquetons
du nom d'optimiste celui dont les livres produi-
sent sur nous une impression exaltante. C'est
qu'en effet, si l'on examine en son essence tout
écrit, roman, drame ou poème, de la lecture du-
quel on sort angoissé, abattu, découragé enfin,
on trouvera au fond cette idée que la vie humaine
se termine par une banqueroute et qu'il y a un
désaccord intime entre notre âme et la loi des
choses. Toute œuvre de poésie qui réconforte
s'appuie au contraire sur l'affirmation, incons-
ciente ou réfléchie, que l'effort sincère a toujours
son fruit, en d'autres termes qu'il y a une har-
monie initiale et finale entre les exigences de
l'âme et les nécessités de l'univers. Pour préciser
ces formules par des exemples, ÏHamlei de Sha-
kespeare peut être considéré comme le type
230 PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE
d'un drame pessimiste., et le Wilhelm zMeister de
Goethe comme le type d'un roman optimiste,
quoique d'ailleurs ni Shakespeare ni Gœthe
n'aient prétendu rapporter leur travail de créa-
tion à une doctrine précise. Mais il y a dans
toute théorie philosophique l'enveloppement
d'une certaine sensibilité, et, d'autre part, à toute
sensibilité correspond une hypothèse sur le
monde. Par la nuance de ses sentiments, l'artiste
se rattache toujours à une métaphysique, même
lorsqu'il l'ignore.
Il est aisé de comprendre pourquoi la littéra-
ture fondée sur l'observation abonde nécessaire-
ment en œuvres pessimistes; cela tient à ce que
la sensibilité de l'observateur est presque tou-
jours, et pour des raisons qu'on déduirait à priori,
celle que façonnerait le pessimisme théorique,
s'il s'imposait à une âme. Et d'abord, le seul fait
qu'une époque ait pour principe de son esthé-
tique l'observation, suppose que dans cette
époque les énergies créatrices sont singulière-
ment affaiblies. Observer, n'est-ce pas sortir de
la vie inconsciente et féconde pour entrer dans
l'analyse, dans la réflexion et dans la critique?
C'est là un signe certain que la poussée instinc-
tive diminue, et comme à toute diminution de
IVAN TOURGUENIEV 2 } 1
notre force correspond une tristesse, c'est aussi
un gage assuré de mélancolie. Si des époques
nous passons à l'individu 3 ne trouvons-nous pas
que le goût de l'observation apparaît chez lui à
l'heure même où les espérances sont moindres?
A l'homme jeune, et qui vit ardemment, ses sen-
sations suffisent. Elles se remplacent les unes les
autres avec une intensité si continue qu'il n'a pas
le loisir de les étudier en détail, ni la curiosité
de considérer celles de ses voisins. C'est seule-
ment lorsque le flot des émotions vives commence
a se tarir, partant lorsque l'aptitude au bonheur
s'affaiblit, que l'esprit d'analyse installe sa prédo
minance. Il arrive bientôt que cet esprit d'ana-
lyse devient, par son exercice même, une cause
de malheur. La sensibilité sociale qui sert à l'ob-
servateur d'instrument d'expérience s'affine en
lui à mesure qu'il l'emploie. L'œil d'un peintre,
grâce à une pratique quotidienne, s'exaspère jus-
qu'à saisir les plus délicates nuances de la déco-
loration et de la lumière. L'oreille d'un musicien
en arrive à percevoir les distances les plus ténues
qui séparent deux sons. Il en va ainsi de toutes
nos facultés physiques et morales: leur fonc-
tionnement exagère leur acuité. L'observateur
n'échappe point à la loi commune. L'habitude
2 } 2 PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE
qu'il prend de suivre en pensée les invisibles dé-
tours des motifs de Faction humaine ne fait
qu'augmenter en lui le malaise que procure la
constatation des vilains égoïsmes et des compro-
mis odieux de conscience. Les confidences que
nous ont laissées sur l'état de leur âme, durant
leurs derniers jours, des psychologues comme
Stendhal et comme Flaubert nous permettent
d'apercevoir jusqu'à quel degré d'excitabilité ma-
ladive ces contemplateurs étaient parvenus. Et
comment n'en serait-il pas ainsi? Observer
l'homme, est-ce autre chose que se démontrer à
soi-même le désaccord constant de nos ambi-
tions et de nos efforts, de notre attente et de
notre œuvre, de nos prétentions extérieures et de
notre indigence intime? C'est le lieu commun
de toutes les philosophies que ce désaccord;
pour l'observateur cela cesse d'être une vérité
vague et générale, car il trouve la vérification de
cette loi mélancolique dans une expérience de
tous les jours. Quoi détonnant si le pessimisme
se rencontre à l'extrémité d'un tel travail? Aussi
la littérature d'observation a-t-elle abouti chez
nos romanciers actuels à un morne désespoir, et
il en est de même chez Tourgueniev. Tous ses
grands romans, depuis Fumée jusqu'à Terres
IVAN TOURGUENIEV 2}}
vierges et depuis la [Nj.chée de gentilshommes jus-
qu'à Ter es et Enfants, depuis les Eaux printanières
jusqu'à Vimitri %oudine , se terminent sur une
impression d'accablement. La matière habituelle
de ces récits est l'histoire de l'avortement d'une
espérance, et nul n'excelle davantage à tirer un
effet d'irrésistible tristesse du contraste entre l'il-
lusion qui s'évanouit et la réalité qui s'impose.
Nul n'a mieux saisi et rendu plus perceptible la
minute même où ce contraste se découvre. Dans
combien d'œuvres de littérature rencontrerez-
vous une page plus navrante que celle où se
trouve décrite la fuite du héros de Fumée, Litvi-
nof, loin de Bade et de tout ce qu'il a aimé? Sa
fiancée est perdue pour lui et par sa faute, puis-
qu il l'a trahie pour Irène, et voici qu'il a été
trahi par la trop faible Irène : « Fumée ! Fumée !
répéta-t-il à plusieurs reprises, et soudain tout ne
lui sembla que fumée: sa vie, la vie russe, tout ce
qui est humain et principalement tout ce qui est
russe. Tout n'est que fumée et vapeur, pensait-
il, tout parait pour éternellement changer. Une
image remplace l'autre. Les phénomènes suc-
cèdent aux phénomènes, mais, en réalité, tout
reste la même chose, tout se précipite, tout se
dépêche d'aller on ne sait où, et tout s'évanouit
2]4 PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE
sans laisser de trace, sans avoir rien atteint 3 le
vent a soufflé d'ailleurs. Tout se jette du coté
opposé, et là recommence sans relâche le même
jeu fiévreux et stérile... » Ne croirait-on pas en-
tendre les lamentations d'un des disciples du
vieil Heraclite sur l'universel" écroulement de la
nature? Et, ailleurs, dans la tHjchée de gentils-
hommes, quelle apparition d'une angoissante
vérité que celle de Lavretsky parmi les arbres du
jardin où il s'est cru aimé! C'est une matinée
de printemps. Les feuilles frémissent. Le ciel
est bleu. Des jeunes gens s'amusent, et, du
passé, il ne reste rien qu'un fantôme qui va
s'effacer avec la mémoire où il est conservé...
Quel morceau encore que celui où se trouve ra-
conté le suicide de Nedjanof, dans Terres viergesl
Le malheureux s'est affilié, sans trop y croire, à
une association politique. Son aristocratie native
l'avait dégoûté de sa tâche pendant même qu'il
l'accomplissait. Tout est découvert, et il se dé-
cide à mourir: « Si quelqu'un me voit, pensa-t-il,
peut-être que je remettrai... Mais nulle part ne
se montra un visage humain. Tout semblait
mort. Tout se détournait de lui, s'éloignait pour
toujours, le laissant seul à la merci du destin...
Seule, la fabrique lui envoyait sa puanteur et son
IVAN TOURGUENIEV 2 "J f
vacarme stupide, et une petite pluie froide com-
mençait de tomber en gouttelettes très fines et
très aiguës. » C'est tout le symbole de la vie
sociale au regard du vaincu que ce paysage
d'usine, et tout le symbole de la nature que
cette pluie glaçante... Ainsi s'en va encore le
Bazarof de Tères et Enfants. Une piqûre anato-
mique l'a empoisonné. La femme qu'il a aimée
sans en être aimé se tient debout à son chevet :
« Soufflez sur la lampe qui se meurt et qu'elle
s'éteigne, dit-il .. Mme Odintsof posa ses lèvres
sur le front du mourant... Assez, reprit-il, et sa
tête retomba... Maintenant les ténèbres! » Sans
doute l'écrivain a peur de ce désespoir final. Il
lui arrive alors d'ajouter comme un post-scrip-
tum à son livre. Dans les toutes dernières pages
de Fumée, Litvinof se rapproche de sa fiancée.
Dans Tères et Enfants, les fleurs qui poussent
sur la tombe de Bazarof parlent d'une espérance
d'au delà. N'importe; la couture est trop visible
entre ce petit fragment d'après coup et le reste
du roman Ce sont des corrections sans effet de
retour en arrière, et qui ne corrigent rien. L'im-
pression totale est produite, et il faut avouer
qu'elle est désespérante.
Mais voici qui distingue profondément le pes
2"] 6 PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE
simisme de Tourgueniev de celui du premier de
nos romanciers actuels , du grand et sombre
Gustave Flaubert. Le sentiment de 1 inutilité de
l'effort humain n'aboutit pas chez lui à la haine
de l'homme. Son pessimisme est parfois bien in-
tense, jamais il ne se termine en misanthropie.
Il devrait, ce semble, en être ainsi toujours, car
tout pessimisme est une condamnation de la na-
ture qui repose sur un contraste entre l'idéal et
le réel; et comme d'autre part l'idéal est le pro-
duit de lame humaine, il faudrait, pour être
logique, exalter cette âme afin d'avoir le droit de
maudire le monde. Il n'en est rien cependant, et
les contempteurs de l'univers sont aussi d'habi-
tude des contempteurs de l'homme. On s'en
étonnera moins si l'on réfléchit que le pessi-
misme est rarement une doctrine raisonnée.
C'est un malaise général de la sensibilité, comme
un flot de bile injecté dans l'esprit et qui teinte
d'une morne couleur tous les objets, quels
qu'ils soient d'ailleurs par eux-mêmes. Tour-
gueniev nous présente un spectacle différent
et dont l'analogue se trouve en Angleterre
dans les romans de George Eliot. Il est pes-
simiste et il est tendre. La vision de la fatale
caducité de toute existence l'amène à plaindre
Ivan tourguénièv 237
comme des victimes les pauvres créatures aux-
quelles a été infligée la vie. Ce n'est point par
des sourires sarcastiques qu'il accueille le trou-
peau de ses personnages vaincus, c'est par des
larmes de pitié. 11 ne se moquera ni des égare-
ments de Litvinof, ni de la stérile éloquence de
Roudine, ni des infortunes conjugales de Lavret-
sky, ni des inconséquences de Bazarof. Non; il
les aime, ces écrasés, d'avoir commencé par con-
cevoir un idéal supérieur de l'existence. Certes,
cet idéal les a déçus, mais le poète les en plaint
davantage. Il les écoute. Il les comprend, les
pénètre et se met à ce point de vue intérieur
qui est aussi celui de chacun de nous quand
nous nous jugeons dans la vérité de notre
conscience; et lequel de nous ne comprend que,
malgré tout, il valait mieux que sa destinée?
Tourgueniev arrive ainsi à produire sur son lec-
teur un erTetd'attendrissementinexprimable. C'est
presque celui dont un amant est pénétré devant
la confidence d'une femme aimée, qui lui raconte
quelque inguérissable malheur de sa vie. A de
certains passages de ces romans, l'émotion est
si intense qu'il faut fermer le volume et s'inter-
rompre de cette lecture pendant quelques mi-
nutes. Le romancier, à travers votre imagination,
2 "} 8 PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE
a touché la place malade de votre cœur, et, si
légère que soit cette pose de son doigt sur la bles-
sure, on ne saurait la supporter bien longtemps.
A ce frémissement de l'humanité retrouvée par
delà les analyses, à cette sympathie profonde
même dans la mise à nu de la misère humaine,
à ce don des larmes conservé jusqu'au bout, re-
connaissez la présence constante, chez Tourgue-
niev, de la flamme divine de l'amour. Il est si
difficile de la garder intacte, cette flamme ré-
chauffante et tremblotante, à travers les dégra-
dations de l'existence moderne! Que de causes
conspirent à l'éteindre en nous! L'abus de la lit-
térature, la précocité des expériences libertines,
l'àpreté de la concurrence sociale, la flétrissure
des ironies de conversation, voilà quelques-unes
de ces causes, dont la trace est reconnaissable
dans l'œuvre de tant d'écrivains de notre époque !
Ces cruelles influences furent épargnées à Tour-
gueniev, grâce à la franchise de ses impressions
premières, grâce à la rusticité dune partie de sa
vie, grâce aussi à sa fortune et aux longues
années de sa solitude parmi ses paysans. Mais sur-
tout ce qui maintint haute et droite en lui cette
flamme de l'Amour, ce fut la pensée continue
de Sa Russie. Tous ses livres semblent avoir été
IVAN TOURGUENIEV 239
composés pour elle uniquement et dans le bue
de la servir. Tourgueniev ne fut jamais l'artiste
pur, celui au regard duquel la belle phrase est la
seule réalité, — sentiment plus sage peut-être,
mais au fond duquel se dissimule en fait l'hor-
reur de la réalité. Plus que son art encore, il
chérit d'une infinie tendresse cette vie russe dont
il a décrit, avec une complaisance émue, les songes
obscurs, les rêveries inachevées, les décevantes
ardeurs. Ce n'était pas là du patriotisme au sens
exact où nous entendons ce terme ; c'était une
sorte de communion mystique avec le cœur de
toute sa race. Aussi la pitié singulière qu'il mani-
feste pour ses personnages provient-elle de ce
que les uns et les autres portent en eux une
étincelle de cette âme russe qu'il aime si étrange-
ment. Et lui-même est à ce point éloigné de
notre monde occidental par cet arrière-fond de
son être, qu'en constatant chez lui le mélange
du pessimisme intellectuel et de l'effusion pro-
fonde, on se prend à se ressouvenir des religions
asiatiques, — les Russes d'ailleurs ne sont-ils pas
des demi- Asiatiques? — et de cette évolution du
bouddhisme qui a fait jadis sortir du nihilisme
philosophique le plus absolu le flot le plus jail-
lissant d'inépuisable charité.
24O PSYCHOLOGIE CONTEMPORAIN F
IV
LES FEMMES DE TOURGUENIEV
Ces indications, qui marquent les points où
Tourgueniev se sépare de nos romanciers, seraient
incomplètes si Ton n'évoquait ici le peuple char-
mant de ses femmes. Pour tout écrivain d'imagi-
nation, c'est d'ailleurs là une épreuve nécessaire.
C'est en effet dans la création de ses héroïnes
que l'écrivain manifeste avec le plus d'évidence
le tour particulier de son esprit. Ne sont-elles
pas, en dernière analyse, son rêve du bonheur,
animé, vivant et rendu réel pour quelques mi-
nutes? L'écrivain se complaît-il à flétrir les figu-
res des femmes de ses romans, à les dévêtir de
poésie, à montrer sous la mobilité de leur fan-
taisie les désordres de leur physiologie, et, dans
le fond de toutes leurs tendresses, les exigences
de leur système nerveux, tenez pour probable
que cet homme a souffert des mensonges de l'a-
mour. Son mépris de la nature féminine est la
confession mystérieuse de son cœur. Rencontrez-
IVAN TOURGUENIEV 24 1
vous au contraire dans un roman quelqu'un de
ces visages dessinés avec une sympathie son-
geuse, où toute la grâce du doux esprit féminin
se joue dans un décor attendri, soyez assuré que
Fauteur a conservé à travers sa vie cet amour de
l'amour qui dictait à Balzac cette phrase de sa
Correspondance : « N'aurai-je donc jamais auprès
de moi un de ces doux esprits de femme pour
lesquels j'ai tant fait?... » et quelques années
plus tard, accablé par l'expérience, mais non dé-
sabusé, il disait : « Je me déshabituerai peut-être
de mes idées sur la femme, et j'aurai passé sans
en avoir reçu les choses que je lui demandais. . . »
Balzac cependant, comme Tourgueniev, était un
romancier d'observation, et tous les deux ont
essayé de peindre les femmes qu'ils mettaient en
scène, avec exactitude et sans lyrisme. Ce n'est
ni lange ni le démon des romantiques qu'ils
nous représentent; c'est la créature vraie et que
nous avons vue nous-méme, hier, dans le monde
ou dans la rue, avec ses gestes menus et ses
idées souvent pareilles à ses gestes, avec ses pré-
jugés d'enfant capricieuse, avec ses ruses d'être
trop faible. Voilà bien l'étrange compagne, tou-
jours à la veille de devenir ou l'incomparable
amie ou l'ennemie invincible... Mais de ce que
14
242 PSYCHOLOGIE CONTEMPORAIN!;
l'écrivain d'observation traite la femme comme
un sujet d'étude sans lyrisme, il ne s'en suit pas
qu'il puisse l'étudier ainsi sans émotion propre.
Nous supposons aisément que l'observation ab-
dique tout à fait sa personnalité pour mieux
comprendre celle des autres hommes, ses sem-
blables. Il n'en saurait être de môme quand il
s'agit d'analyser cette subtile, cette décevante
nature des filles d'Eve, si éloignée de nous par
tant de caractères, et que nous connaissons sur-
tout par notre expérience sentimentale. Oui, la
femme que nous avons aimée, celle qui nous a
fait souffrir ou qui nous a prodigué le bonheur,
est toujours celle qui nous sert involontairement
de type et de modèle quand nous essayons de
formuler quelques vérités sur ses sœurs du même
sexe. C'est pour cela que les figures de femmes
esquissées par chaque écrivain lui sont plus per-
sonnelles encore que les figures d'hommes. On
pourrait à la rigueur concevoir un Macbeth ou
un Othello créé par un autre que Shakespeare;
mais l'Imogène de Cymbeline, mais la Rosalinde
de Comme il vous plaira, mais la Miranda de la
Tempête, sont des créations sans analogues dans
l'œuvre de la poésie humaine; il en est ainsi des
femmes qui traversentles romans de Tourgueniev.
IVAN TOURGUENIEV 243
Quand on veut résumer la sorte de charme
dont ces femmes de l'écrivain russe sont parées,
c'est le terme de mystère qui vient aux lèvres
tout de suite. Cela seul lui donne une place uni-
que parmi les analystes contemporains. Il a gardé
devant l'être féminin l'impression de l'inconnu,
de la charmante et tendre énigme, qui s'en va du
cœur de l'homme avec la chimère des belles,
des nobles amours. Tout autour des joues min-
ces des héroïnes de ses romans flotte cet inex-
primable sourire que le plus moderne des pein-
tres de la Renaissance , Léonard de Vinci ,
promène lui aussi sur la bouche de sesJocondes,
— sourire sur lequel tant de commentaires ont
été donnés, sourire qui ne sera jamais défini,
tout simplement parce qu'il est du mystère co-
pié. Il faut, a dit profondément un philosophe,
comprendre l'incompréhensible , comme incom-
préhensible. Pareillement, il n'y a pas une des
femmes de Tourgueniev dont on ne puisse dire
la phrase que prononce un de ses personnages à
l'occasion de Lise dans la [Nj.chée de gentilshom-
mes : « L'âme d'autrui, vois-tu, c'est une forêt
obscure. » Jamais il ne lui arrive de résoudre ce
mystère en une simple analyse de physiologie.
Précisément parce qu'il considère cette nuance
244 PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE
de demi teinte comme la marque propre de
Tàme féminine, Tourgueniev respecte la pudeur
de ses héroïnes ainsi que le ferait l'amant le plus
tendrement passionné. Cette pudeur lui appa-
raît comme un fait psychologique d'une impor-
tance souveraine, et il lui semble que ne pas en
tenir compte serait un signe de gaucherie dans
l'analyse. Aussi n'y a-t-il pas d'écrivain plus
chaste, quoi qu'il ait, lui aussi, montré avec une
hardiesse desavant tous les égarements des adul-
tères et des séductions. Mais nommer avec des
mots certaines choses secrètes de l'amour, c'est
les flétrir, et Tourgueniev a toujours reculé devant
cette flétrissure.
Examinez les donc, les unes après les autres,
les femmes dont il a peuplé ses livres, et voyez
comme une ombre demeure dans l'arrière-fond de
leurs yeux, cachant la pensée criminelle ou l'infinie
douceur, mais toujours impénétrable. Trois types
principaux passent et repassent dans ces romans.
C'est d'abord la femme perverse, celle que M. Bar-
bey d'Aurevilly appelle la Diabolique, curieuse et
dangereuse créature qui s'empare de l'homme à
la manière d'une possession et le conduit parles
chemins coupables au déshonneur et à la mort.
C'est, dans les Eaux prinranières, .Marie Nico-
IVAN TOURGUENIEV 24f
laïevna qui s'amuse à ensorceler Dimitri Pavlovich
Savine, simplement parce qu'elle le voit rempli
d'un véritable amour pour une autre. C'est, dans
la UHjchce de gentilshommes, Madame Lavretsky,
l'adultère souriante, hypocrite et heureuse. Mais
nulle part comme dans Fumée, et à l'occasion du
personnage d'Irène, le romancier n'a fixé ce
caractère de la coquette avec tous ses ondoie-
ments et toutes ses contradictions. Ce n'est plus
ici la femme uniquement méchante, car la co-
quette aime sincèrement à plaire; elle a besoin
d'être aimée, quoiqu'elle ne soit pas capable
d'aimer elle-même jusqu'au don définitif et en-
tier de son être intime. Elle est sincère, même
dans ses mensonges, car c'est à elle-même qu'elle
ment d'abord. Elle a soif tout ensemble et hor-
reur de trop sentir. Que veut-elle? Que ne veut-
elle pas?... Irène a connu Litvinof quand elle
était jeune fille, elle l'a aimé, puis elle s'est ma-
riée avec un autre, en proie à une nostalgie de
la haute vie qu'elle ne peut va.ncre. Elle retrouve
son ancien ami et se reprend à lui faire la cour.
Oui, c'est elle qui va vers lui, prodiguant les
aveux, prodiguant les espoirs, jusqu'à ce qu'il
lui sacrifie la jeune fille qu'il doit épouser. Elle
lui doit sa vie maintenant, et il lui demande de
«4-
246 PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE
fuir avec lui. Mais ce sacrifice suprême, elle ne
veut pas le faire. Que dis-je? Elle ne peut pas.
Une obscure influence est sur elle qui l'empêche
d'aller jusqu'au bout de la passion, et son désir
s'arrête à mi-chemin de l'amour... On pose le li-
vre, on ferme les yeux, et voici apparaître la
créature adorable et dangereuse, avec son sou-
rire qui promet la tendresse, avec ses regards qui
révèlent une âme effrénée, avec sa pâleur qui dit
l'émotion sincère, — et cependant elle n'aime
pas, elle ne peut pas aimer. Et une question se
pose, un pourquoi auquel le romancier ne ré-
pond pas, auquel il ne doit pas répondre, car
cette créature est une énigme pour elle-même,
et on ne la montre telle qu'elle est, qu'en ne
montrant pas tout ce qu'elle est, puisqu'elle
s'ignore et s'ignorera toujours, — âme incertaine
et mouvante comme l'eau, troublée comme elle,
et comme elle insondable au songeur qui se
penche sur elle et ne sait plus s'il n'y a pas un
mort dans cet abîme. — En regard des coquet-
tes, il faut placer les mystiques. Elles sont rares
dans les romans de nos écrivains, elles abondent
dans ceux de Tourgueniev. Les plus saisissantes
sont la Sophie Vladimirovna d'Étrange histoire,
la Machourina de Terres vierges, et la Clara
IVAN TOURGUENIEV 247
Miiitch, iïoAprèsla mort. Celles-là sont des âmes
religieuses qui ont besoin de mettre leur existence
en accord avec un idéal et qui vont cherchant la
paix du cœur: la première dans le dévouement
insensé aux besoins d'un prophète de carrefour,
à demi féroce, à demi idiot; le seconde dans
les héroïsmes criminels d'une conspiration poli-
tique; et la troisième dans le suicide! Jamais on
n'a montré avec plus d'intensité le pouvoir d'en-
thousiasme qui fait les saintes et les martyres,
et la sorte d'égarement désespéré dont il s'accom-
pagne. « Paix à ton cœur, pauvre être incom-
préhensible , » dit le romancier à propos de
Sophie Vladimirovna. Est-ce qu'un désordre or-
ganique suffit en effet à expliquer cet appétit
déréglé du sublime? Est-ce qu'il n'y a pas, dans
la fièvre exaltée de ces victimes du besoin de l'au
delà, un je ne sais quoi de plus réel peut-être
que notre science, de plus raisonnable que notre
raison? — Et de même encore, il y a de l'in-
compréhensible dans les plus touchantes de ces
femmes de Tourgueniev, dans ses Antigones,
car, lui aussi, comme le poète Shelley, il a aimé
cette divine image de la pitié, du courage, de
la pureté. C'est une Antigone que la Marianne
de Terres Vierges qui suit Nedjanof si simple-
248 PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE
ment, si noblement. C'en est une que Lise, dans
la t^Çichée de Gentilshommes . Ces deux jeunes
filles apparaissent comme le symbole adorable de
tout ce qui peut tenir de sincérité dans un cœur
délicat et fragile. Et toujours, même dans le fond
de ces êtres charmants le romancier montre
quelque chose d'inexprimable et d'inaccessible.
Ou dépravée, ou égarée, ou sublime, la femme
est ainsi à son regard : — un univers à part de
nous, une personne solitaire en son essence et
inabordable à notre analyse, peut-être à notre
amour, si ce n'est dans de rares minutes et par un
de ces hasards de la destinée qu'il ne faut pas
même souhaiter, car ils ne durent pas. Et com-
ment se consoler d'avoir vu, d'avoir étreint le
bonheur, pour le perdre ensuite, à jamais?
Cette vision si particulière de Tourgueniev
s'explique par deux raisons, La première réside
dans la nature même de la femme russe, que le
romancier a copiée de son mieux et que tous
ceux qui l'ont connue s'accordent à représenter
comme une créature inquiétante, énigmatique,
aussi malaisée à définir qu'à oublier. La seconde
raison doit être cherchée dans l'âme de l'écri-
vain. A travers toutes les analyses que nous ve-
nons de faire, comment se montre-t-elle à nous,
IVAN TOURGUENIEV 249
cette âme du grand artiste? Nous l'avons vue à
l'extrémité de toutes ses idées rencontrer, quoi?
Le vague , l'indéfini abîme du rêve. C'est ce
goût du rêve qui a inspiré à ce réaliste des nou-
velles comme cApparitions et comme le Chant de
l amour triomphant, dont la mysticité rappelle la
Ligéia ou la éMorella d'Edgar Poe. C'est ce pou-
voir de rêve qui lui fait apercevoir dans toute
existence, même médiocre, une solitude et une
poésie. C'est ce pouvoir de rêve qui l'a sauvé
des misanthropies desséchantes du pessimisme.
C'est lui encore qui le fait demeurer en présence
de la femme avec cette émotion, ce respect et
cet étonnement. Ah! le rêve, ainsi compris, n'a
rien de commun avec les songeries heureuses de
l'adolescent à qui ses désirs teintent la vie de
couleurs roses*! C'est bien plutôt un frémisse-
ment tragique et douloureux, celui de l'homme
qui sent que notre univers est un miracle con-
tinu, que toute réalité plonge dans une nuit té-
nébreuse. C'est, si l'on veut, la vision constante
de ce que les positivistes appellent l'Inconnais-
sable, aperçu comme source et comme aboutis-
sement de tout ce qui est. Une telle vision se
* On trouvera dans l'élude ^ur Amiel un développement plus
complet de la même idée.
2fO PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE
retrouve à l'origine de toutes les races , mais
l'œuvre de la vie sociale est de nous en distraire.
Eparse dans mille curiosités de détail, la pensée
du civilisé se soucie peu que le monde soit ou
non explicable en sa racine, et que toute vie
humaine soit une comédie jouée sur le bord d'un
gouffre de mystère. C'est en ce sens- là qu'on
peut dire que l'esprit d'analyse est justement le
contraire du rêve. Chez Tourgueniev, ces deux
éléments se rencontrent cependant et se mêlent,
et il arrive que le second, celui qui n'est pas
acquis, transforme insensiblement le premier.
Les idées sont bien puissantes par elles-mêmes,
mais il y a quelque chose de plus puissant
qu'elles; c'est l'esprit qui les admet, qui se
les assimile et qui les tourne en sa substance
propre. Il y a quelque chose de plus puissant
encore que l'esprit : c'est la race, dont cet
esprit n'est que l'ouvrier d'un jour. Heureux les
hommes qui peuvent, comme Tourgueniev, se
rendre, en mourant, cette justice, qu'ils ont été
de bons serviteurs de l'œuvre à laquelle leur race
travaille!... Heureux surtout s'ils ont vu juste-
ment quelle était cette œuvre ! . . .
V
HENRI-FRÉDÉRIC AMIEL
HENRI-FREDERIC AMIEL
Henri-Frédéric Amiel fut, de son vivant, pro-
fesseur à FUniversité de Genève. Il y enseigna,
sans grand éclat, l'esthétique d'abord, puis la
philosophie. Il publia, sans grand succès, quel-
ques volumes de vers lyriques. Il mourut dans
l'avril de 1881, âgé de soixante ans et persuadé
que son nom sombrerait, avec sa vie, d'un irré-
parable naufrage, dans cet immense marais de
l'oubli qui épaissit son eau immobile sur des
millions et des millions d'âmes humaines dispa-
rues. Le hasard, cet ironique hasard qui se com-
plaît à parer de lauriers les tombes insensibles
des morts, et à meurtrir de blessures les cœurs
tendres des vivants, en a décidé autrement.
Amiel avait gardé de sa jeunesse le goût, voire la
•5
2^4 PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE
manie du journal intime. Jusqu'à son dernier
mois, jusqu'à ses toutes dernières heures, il avait
noté minutieusement les moindres passages de sa
pensée, les caprices de son humeur, toutes les
nuances ou claires ou sombres de son ciel moral.
Cela faisait une longue et diffuse monographie
de l'existence dune âme, mais une monographie
d'un caractère d'authenticité incomparable ; et
comme cette âme était très haute et très noble,
l'intérêt du drame qui s'est joué en elle parut
assez général aux amis du mort pour qu'ils fus-
sent tentés de donner au public quelques frag-
ments au moins de ce journal. C'est ainsi que pa-
rurent coup sur coup deux volumes accompagnés
d'une remarquable préface de M. Scherer *. Il n'y
a pas beaucoupplus d'un an que cette publication
est achevée, et voici qu'Amiel se trouve célèbre.
Il a eu l'honneur de provoquer de nombreuses
études, quelques-unes signées du nom des plus
fins moralistes de notre époque**. Une élite de
lecteurs s'est rencontrée pour refaire avec lui en
pensée le chemin mélancolique de son âge mur
* Henri-Frédéric Amiel: Fragments d'un Journal intime. 2 vol.
Genève, H. Georg, éditeur.
** MM. Caro et Renan.
HENRI-FRÉDÉRIC AMIEL 2ff
et de sa vieillesse. Oui, le professeur obscur de
Genève, le poète inconnu de Jour à jour et des
Étrangères, est célèbre ; et il le restera, comme il
l'est devenu, d'abord à cause de la sincérité inexo-
rable de sa confession, et aussi parce qu'il est un
exemplaire accompli d'une certaine variété
d'âmes modernes. Cet homme à la fois supérieur
et mutilé, capable des plus hardies spéculations
et inhabile à l'effort quotidien, exalté tout ensem-
ble et incertain, frénétique et pusillanime, cet
Hamlet protestant, malade d'hésitations comme
l'autre et de scrupules tragiques, représente un
des innombrables cas du duel de l'intelligence et
de la volonté. Il incarne, avec une intensité sur-
prenante, cette maladie du siècle qui sembla
guérie vers 1840 et qui réapparaît aujourd'hui
sous des formes nouvelles, parmi des accidents
plus compliqués. Pour celui qui va étudiant à
travers la littérature actuelle les traits épars de la
grande âme contemporaine, ce journal d'Amiel
constitue une sorte d'expérience psychologique
toute notée et de la valeur la plus précieuse. Les
influences, en effet, qui pesèrent sur cet isolé
sont parmi celles qui pèsent encore sur beaucoup
de Français de notre temps. Comme M. Taine
et comme M. Renan, il fut imbu des idées ger-
2^6 PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE
maniques et il tenta de les accommoder aux exi-
gences de son éducation toute latine. Comme
Stendhal, comme Flaubert, comme tant d autres
moins illustres, il subit les conséquences de
l'abus de l'esprit d'analyse. Comme M. Leconte
de Lisle et comme Baudelaire, il tenta de s enfuir
dans le rêve, ayant trop souffert de la vie. Seule-
ment, des conditions spéciales de milieu et de
tempérament rirent que ces tendances diverses
n'eurent dans Amiel aucun contrepoids, en sorte
qu il laissa s'exagérer chez lui jusqu'à la maladie,
et l'esprit germanique, et l'analyse, et le goût du
songe. On peut donc étudier par son journal,
comme au moyen d'un verre grossissant, quel-
ques-unes des conséquences extrêmes que por-
tent en elles ces forces qui fonctionnent de toutes
parts autour de nous à l'heure présente, comme
on a pu étudier à propos de Tourgueniev d'autres
conséquences et d'autres forces.
LINFLUENCE GERMANIQUE
L'esprit germanique, — il faut croire que cette
HENRI-FRÉDÉRIC AMIEL 2f7
formule est mieux que commode, qu'elle est né-
cessaire, car elle tend à passer dans le langage
commun delà critique, au même titre que cette
autre : l'esprit latin. C'est que l'une et l'autre ré-
sument d'innombrables, de presque indéfinissa-
bles nuances qui se ramassent et se résolvent en
deux types différents de pensée. J'imagine qu'un
lecteur philosophe, habitué à raisonner ses im-
pressions, relise coup sur coup une tragédie de
Racine et un drame de Shakespeare, — un roman
de notre vieille tradition française : la Trincesse
de Clèves , zManon Lescaut ou oidolphe , et le
Wilhelm cAieister de Gœthe, — le T)iscours de
la méthode de Descartes et un fragment du Sartor
resartusde Carlyle. Les volumes une fois fermés,
que le lecteur compare ses sensations successives
les unes aux autres N'apercevra-t-il pas qu'entre
la simplicité idéale de Thèdre et la végétation
touffue du %oi Lear, entre le récit uni des aven-
tures de Des Grieux et le détail des expériences
variées de Wilhelm, entre le procédé prudent de
Descartes et les confuses intuitions de Carlyle, il
y a une différence constante? Par suite, cette
différence n'est point passagère , elle dérive
d'une cause initiale et constitutive. Il semble que
cette cause soit une différence dans la façon
2f8 PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE
même de former les idées. D'un côté, appliquée
à la composition dramatique, au conte, à la spé-
culation métaphysique, c'est la même méthode
ordonnatrice et volontiers déductive qui emploie
de préférence l'analyse, la simplification et la
succession; de l'autre, c'est la même vue des
choses, complexe et synthétique, désordonnée et
divinatrice, qui embrasse à la fois plusieurs
objets. Racine, l'abbé Prévost et Descartes sem-
blent considérer la vie comme une réalité définie,
fixe et nette en ses lignes, tandis qu'au regard
de Shakespeare, de Gœthe et de Carlyle, cette
même vie paraît un je ne sais quoi de mouvant
et d'indéterminé, peut-être un songe, toujours en
train de se faire et de se défaire. La première de
ces deux méthodes s'est surtout développée chez
les peuples de tradition gréco-latine qui lui ont
dû leur art de logique et de belle clarté. La se-
conde a porté ses meilleurs fruits chez les Alle-
mands et les Anglais, qui lui doivent leur art de
suggestion et de profondeur. Faut-il attribuer à
des influences héréditaires de climat la diversité
de ces deux types d'esprits, et reconnaître là un
des nombreux exemples de l'antagonisme entre
le Midi et le Nord ? Faut-il remonter à des causes
politiques et considérer que l'esprit latin, legs
HENRI-FRÉDÉRIC AMIEL 2^9
suprême de la vaste organisation romaine., voit
par suite les choses comme organisées, tandis
que l'incohérence mouvante et chaotique d'un
monde barbare a façonné à sa ressemblance l'es-
prit des Germains? Toujours est-il qu'à l'heure
actuelle l'un et l'autre esprit existent, que chacun
s'est manifesté par des œuvres puissantes, et que
tous les deux, par cela seul qu'ils vivent, se trou-
vent soumis à cette loi inévitable de la vie, — la
concurrence.
La nature, en effet, dont on a pu dire avec
tant de justesse qu'elle est une infatigable re-
commenceuse, n'emploie pas dans le monde
spirituel d'autres procédés que ceux dont elle est
coutumière dans le monde physique. Toutes ses
créations offrent ce double caractère d'être des
organismes et d'être en lutte. Ouand on examine
de ce point de vue la suite des littératures, n'ap-
paraît-elle point comme l'histoire du struggle for
life de ces espèces intellectuelles qui sont les
genres littéraires? Oui, ces espèces vivent réelle-
ment les unes des autres, et au dépérissement
d'une ou de plusieurs d'entre elles correspondent
le développement et la prospérité d'une ou de
plusieurs de leurs rivales. C'est ainsi que le
poème épique et la tragédie , la comédie de
26o PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE
mœurs en vers et le drame historique peuvent
être aujourd'hui considérés comme des espèces à
demi vaincues, tandis que le roman, par exem-
ple, et le poème lyrique sont des espèces triom-
phantes. C'était précisément le contraire au cours
du xvie siècle anglais et du xvne siècle français.
Cette loi de la concurrence vitale est tout aussi
vraie pour ces créations plus vastes encore que
l'on appelle les esprits des diverses races. Il est
visible qu'au XVIIe siècle et au XVIIIe l'esprit
latin l'emportait dans la lutte pour la vie sur
l'esprit germanique. La preuve en est que toutes
les nations du Nord n'ont fait, pendant cette
période, que repenser les idées émises par nos
écrivains. Il est visible que, dans notre xixe siè-
cle, l'esprit germanique possède au contraire une
énergie supérieure, c'est-à-dire un plus grand
pouvoir de production d'oeuvres, car la plupart
de nos grands écrivains n'ont presque fait, depuis
cinquante ans, que repenser des idées émises de
l'autre côté du Rhin ou de la Manche. Est-ce que
la vision de la beauté poétique particulière à
Baudelaire ne lui vient pas en droite ligne de la
poésie anglaise ? Est-ce que les théories de cri-
tique religieuse propres à M. Renan ne dérivent
pas de l'exégèse allemande? N'est-ce pas de
HENRI-FRÉDÉRIC AMIEL 26 1
rhégélianisme qu'est issu le système de M. Taine,
d'où découle par voie de conséquence toute la
doctrine de M. Emile Zola et de ses disciples?*
Un problème se pose aussitôt : jusqu'à quel
point cette invasion est-elle bienfaisante ? En
d'autres termes, dans quelle mesure l'esprit latin
peut-il admettre des idées d'origine germanique
sans en souffrir dans sa constitution intime ?
Parmi ces idées, ne s'en trouve-t-il pas quelques-
unes qu'il est incapable de repenser? Car c'est
de cela qu'il s'agit, d'un travail d'absorption, de
métamorphose, et non pas seulement d'une
copie servile et d'une imitation littérale. Quand
on dit que la critique religieuse de M, Renan
procède de la critique allemande, on entend
signifier que l'auteur de la Vie de Jésus s'est assi-
milé la méthode des exégètes d'outre-Rhin, et
qu'il en a su tirer des résultats conformes néan-
moins au génie de sa propre race-, et, de fait, il
suffit de comparer ses livres à ceux du docteur
Strauss pour apercevoir la différence entre le
* Un analyste d'une rare valeur, M. Georges Renard, a étu-
dié dans la Nouvelle Revue les signes principaux de l'invasion de
notre intelligence nationale par cet esprit germanique, — inva-
sion reconnue et marquée déjà par M. Taine lui-même, dans son
e?sai sur Carly'e.
l6l PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE
germanisme pur et son interprétation latine. Pa-
reillement, l'hégélianisme, en traversant l'imagi-
nation lucide de M. Taine, s'est éclairé d un
jour très nouveau, de même que la vague sugges-
tion, principe insaisissable de la poésie du Nord,
s'est unie dans les sonnets de Baudelaire à ce
dessin solide et précis qui est le don unique de
nos poètes, depuis Villon et Malherbe jusqu'à
Théophile Gautier et M. Leconte de Lisle. De
tels exemples suffisent à démontrer la fécondité
de cette fusion entre les deux types de pensée. Ce
sont là quelques cas heureux et réussis du cosmo-
politisme contemporain. On en pourrait citer
d'autres qui démontreraient par contraste le
danger possible de tentatives analogues. Remar-
quons bien que cette inoculation, ou, si l'on
aime mieux, cette greffe d'idées germaniques
s'est accomplie dans le cas d'un Taine, d'un
Renan ou d'un Baudelaire parmi des circonstan-
ces exceptionnellement favorables. Ces trois
écrivains avaient subi d'autre part une si forte
discipline classique et latine,et ils continuaient de
vivre dans un milieu lui-même si latin, qu'ils ont
été plus forts que les idées venues du Nord. Ils
ont pu les dominer et les transformer. Tout au
contraire, Amiel est là pour nous montrer le
HENRI-FRÉDÉRIC A M I E I, 263
tableau d'un homme moins fort que les idées
qui lui sont arrivées du dehors, d'un penseur
envahi lui aussi par l'esprit germanique, et qui,
n'étant ni un philosophe ni un écrivain de pre-
mier ordre, n'a pu arriver à cette métamorphose
heureuse d'un type d'esprit en un autre.
Pour mieux comprendre combien cette méta-
morphose était particulièrement difficile au pro-
fesseur de Genève, il faut lire les premières pages
de son journal et constater à quel degré de pro-
fondeur l'influence germanique avait agi sur lui.
Amiel avait passé à Heidelberg, puis à Berlin,
cinq des années qui vont de la vingtième à la
la trentième. C'était un peu avant 1848, à une
époque où l'Allemagne, encore libre quoique
promise déjà au despotisme militaire de la Prusse,
donnait au monde le magnifique spectacle de la
plus multiple activité intellectuelle, et renouve-
lait la face de toutes les sciences. Amiel, durant
son séjour d'étudiant parmi les maîtres de la pen-
sée moderne, éprouva les délices d'une initiation
sacrée. Il racontait qu'en ces temps-là, se lever
avant le jour, allumer sa lampe de travail, s'as-
seoir à son pupitre, lire, méditer, écrire, lui
paraissaient des actions augustes, presque reli-
gieuses, comme les gestes d'un prêtre à l'autel.
264 PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE
« Il n'est pas de joies si profondes, s'écriait-il
après son retour, que je ne les aie traversées. . »
Il était ivre de la poésie allemande, de la méta-
physique allemande, de la musique allemande,
de la langue allemande, et il sortait de cette
ivresse pour s'installer à Genève et y utiliser les
connaissances acquises dans cet apprentissage
extatique. — Utiliser?... quel vilain mot déjà
et quel triste réveil pour un homme qui vient de
se griser d'idéal et d'absolu. iMais surtout com-
ment supporter ce réveil à Genève, dans cette
ville qui, n'étant ni l'Allemagne ni la France, ne
pouvait ni satisfaire complètement les tendances
germaniques de l'étudiant d'Heidelberg, ni le
corriger de l'excès de ces tendances par l'acuité
d'une critique vraiment française? M. Renan,
qui a gardé de son éducation ecclésiastique une
rare entente des lois de la santé morale, a écrit
sur Amiel qu'il lut avait manqué d'être venu à
Paris. Ce n'est pas que Paris soit le centre
du monde spirituel, comme se l'imaginent naïve-
ment beaucoup de Français, mais c'est la capi-
tale de l'esprit latin, sous sa forme la plus ré-
cente, — esprit plus analytique et plus négatif
que poétique et créateur, esprit d'ironie, souvent
meurtrier pour les personnes chez lesquelles la
HENRI-FRÉDÉRIC AMI EL 26f
vie intérieure n'est pas très intense, mais aussi
très bienfaisant pour ceux qui souffrent, comme
Amiel, d'un trop-plein de cette vie intérieure,
d'une trop assidue complaisance dans leurs
points de vue personnels. Vivre à Paris, et dans
une société choisie, c'est subir l'épreuve de beau-
coup d'opinions malignes, volontiers hostiles,
c'est traverser une critique continue et fine, se
sentir jugé par beaucoup d'intelligences adverses.
Il y a un inconvénient à cette sorte d'existence,
le manque de solitude morale, et c'est ce qui
explique la pauvreté psychologique de tant d'oeu-
vres littéraires françaises. Rien n'est plus rare à
Paris qu'unepensée vraiment indépendante, c'est-
à-dire qui ne soit ni soumise à l'opinion, ni révol-
tée contre elle. Car se révolter, c'est subir encore
une influence, à rebours, il est vrai : mais la
profonde, la grande originalité ne se laisse
dominer ni dans un sens ni dans l'autre. Amiel,
lui, n'avait rien à redouter des périls de ce corro-
dant et destructif Paris. Il avait à en attendre
une bienfaisante correction de ses tendances.
Faute de ce contrepoids, il versa tout entier du
côté où il penchait, s'isolant à Genève parmi
ses propres songes, si bien que la sorte d'into-
xication dont l'Allemagne l'avait frappé fedéve-
266 PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE
loppa en lui de jour en jour, et que sa pensée
d'abord, puis sa sensibilité, puis son talent d'é-
crivain en furent peu à peu rongés, torturés et
finalement paralysés.
Lorsqu'Amiel revint dans" sa patrie en 1 849,
il avait déjà au plus haut degré le goût et le
souci des vastes théories d'ensemble. « Juger
notre époque, disait-il, au point de vue de l'his-
toire universelle, l'histoire au point de vue des
périodes géologiques, la géologie au point de
vue de l'astronomie, c'est un affranchissement
pour la pensée... » Voilà, dessinée en quelques
lignes très significatives, la méthode compré-
hensive d'où sont issus tant de systèmes, depuis
celui de Schelling jusqu'à celui de M . de Hartmann,
en passant par Hegel et Schopenhauer. Ce goût
de penser par larges ensembles se manifeste par
l'aptitude à concevoir des idées générales, c'est-à-
dire qui représentent, non plus tel ou tel objet,
mais des groupes entiers et des séries. Ceux
qu'une telle aspiration possède, s'ils s'y aban-
donnent exclusivement, préfèrent de plus en
plus, parmi ces idées générales, les plus géné-
rales, celles qui s'appliquent non plus à des
effets mais à des causes, non plus à des acci-
dents mais à des substances 5 — et l'esprit meta-
HENRI-FRÉDÉRIC AMIEL 267
physique apparaît. « Il faut ne s'attacher qu'à
l'éternel et à l'absolu... » c'est la huitième ligne
de la première page du journal d'Amiel, et pres-
que aussitôt il ajoute: « Il n'y a de repos pour
l'esprit que dans l'absolu, pour le sentiment que
dans l'infini, pour l'âme que dans le divin. Rien
de fini n'est vrai, n'est intéressant, n'est digne
de me fixer. Tout ce qui est particulier est ex-
clusif. Tout ce qui est exclusif me répugne. Il
n'y a de non exclusif que le tout... » Ces
formules expriment bien la profonde disposition
germanique rapportée de ses années d'étude par
le Genevois; elles marquent aussi l'écueil contre
lequel il devait être précipité. Il est possible que
rien de fini ne soit intéressant; mais il est certain
que nous ne sommes entourés que d'objets finis,
ou plutôt que nous ne pouvons penser lucidement
et positivement à un objet qu'en le circonscri-
vant dansdes limites précises. Il esc possible que
le repos de l'esprit soit dans l'absolu , mais il est
certain que nous ne rencontrons par notre ana-
lyse que des phénomènes contingents. L'homme
qui veut rompre toute relation intellectuelle avec
le fini et le contingent, risque donc de n'avoir
plus d'objet positif de sa pensée. Il sort de la réa-
lité pour entrer dans l'abstraction : les idées trop
268 PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE
générales deviennent des moules où il ne coule
plus aucun métal, de vaines formes sans matière :
« Le monde n'est qu'une allégorie, l'idée est
plus réelle que le fait.. » cet aveu d'Amiel éclaire
d'un jour singulier l'évolution qui s'accomplit en
lui et transforma en un vice d'intelligence une
méthode par elle-même excellente. A partir du
moment où il aboutit à ce singulier renversement
d'esprit, sa pensée commença de fonctionner à
vide. Il fut atteint d'une impuissance étrange,
qu'il a décrite avec une rare précision et qui
consistait à ne pouvoir plus rien étreindre de
solide. « Mon esprit, disait-il, est le cadre vide
d'un millier d'images effacées. Stylé par ses in-
nombrables exercices, il est tout culture, mais il
n'a presque rien retenu dans ses mailles. Il est
sans matière, il n'est plus que forme. Il n'a plus
le savoir, il est devenu méthode. Il s'est éthérisé,
algébrisé. » M. Scherer avoue dans sa notice qu'A-
miel semblait à ses meilleurs amis une énigme.
Comment le rare outillage spirituel dont cet
homme était muni ne s'employait-il pas à une
production continue et vivante? Le secret résidait
dans cette incapacité de plus en plus grande à
saisir un objet réel. C'est ainsi que ce profond
rêveur était un professeur médiocre, un poète de
HENRI-FRÉDÉRIC AMIEI, 269
troisième ordre, un essayiste hésitant. Le fait
échappait sans cesse à cette pensée trop ouverte.
Il n'y en a pas un dans ces deux volumes ; pas
une anecdote, pas un portrait, pas un raisonne-
ment concluant ne se détachent, qui donnent une
impression de quelque chose de précis et d'indi-
viduel. C'est une atmosphère d'algèbre, en effet,
noyée et confuse, où un esprit erre parmi
des ombres, ombre lui-même, et ne vivant
plus que pour raconter son impuissance à vivre.
Telle est notre pensée, tel est aussi notre
amour. Un étroit lien rattache notre vision des
personnes et des objets à notre sensation de ces
objets et de ces personnes. Si les gens du peuple
montrent d'ordinaire dans la passion une éner-
gie qui ne se rencontre guère dans les classes
cultivées, c'est qu'ils se représentent avec plus
de force tout ce qui les entoure immédiatement.
Ils sentent les choses plus réelles, et, par suite,
ils les aiment ou les haïssent davantage. Ils se
sentent eux-mêmes plus réels, et c'est là encore
un principe d'intensité dans l'attachement ou la
répulsion. La Rochefoucauld et ses élèves ont
reconnu que l'amour-propre se trouve à la racine
de toutes nos affections, et ils s'en sont indignés
sans s'apercevoir'qu'ils commentaient avec plus
27O PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE
ou moins de finesse cette trop indiscutable vé-
rité: que, pour sentir, il est nécessaire d'exister,
et que l'existence comporte une impression du
moi. Les âmes dans lesquelles cette impression
de la vitalité personnelle est diminuée , de-
vraient être en théorie les plus dépourvues d'é-
goïsme. Ce sont, en fait, les moins capables
d'aimer. Ce fut, semble-t-il, le cas de ce pauvre
Amiel, en qui l'abus des idées générales et de la
pensée métaphysique avaient aboli le pouvoir de
saisir toute réalité, fût-ce la sienne propre : « Ren-
trer dans ma peau, disait-il, m'a toujours paru
curieux, chose arbitraire et de convention. Je
me suis apparu comme boîte à phénomènes,
comme lieu de vision et de perception, comme
personne impersonnelle, comme sujet sans indi-
vidualité déterminée, comme déterminabilité et
formalité pures, et par conséquent ne me rési-
gnant qu'avec effort à jouer le rôle tout arbi-
traire d'un particulier inscrit dans l'état civil d'une
certaine ville et d'un certain pays... » Il aurait
pu ajouter: — d'un particulier aimant une cer-
taine femme, attaché à une certaine cause, ab-
sorbé par certains sentiments. — Je ne sais si les
parties de son journal demeurées inédites conte-
naient des confidences de tendresse. Il est per-
HENRI-FRÉDÉRIC A MI EL 27 1
mis d'en douter lorsque Ton voit, par les frag-
ments publiés, combien tous les autres êtres
procuraient une sensation de fantômes à ce phi-
losophe pour qui son être propre était un fan-
tome illusoire. Il dit quelque part qu'il a rencontré
en visite deux jeunes filles et qu'il s'est caressé
les yeux à leurs frais visages. 11 a peut-être caressé
de même son cœur à de fraîches rêveries d'amour 5
mais, à coup sûr, il n'a jamais connu la passion
complète, celle qui nous rend la personne aimée
présente à l'imagination jusqu'à la douleur, jus-
qu'à la folie. Et, par un détour bien étrange,
l'impersonnalité d'Amiel le conduisait insensible-
ment au plus inconscient, au plus absolu
égoïsme; sous le prétexte qu'il se considérait,
suivant son expression, comme une boite à
phénomènes, il finit par ne plus s'inquiéter que
de ses propres états d'àme, et, somme toute, à
ne voir que lui dans le monde, lui, avec ses hé-
sitations et ses langueurs, lui, avec ses efforts
incomplets et ses insuffisances, mais lui unique-
ment, et lui toujours. Son long journal, et nous
n'en avons qu'un extrait choisi, est comme l'in-
terminable monologue d'un Narcisse psycholo-
gique, infatigablement penché sur sa propre
conscience pour y discerner sa changeante image.
272 PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE
Sous cette influence particulière, les sentiments
avortent en nostalgies et en effusions indétermi-
nées. Comme nous le voyions s'agiter tout à
l'heure parmi des ombres d'idées, nous l'aperce-
vons s'attardant maintenant parmi des ombres
d'émotions, et lui-même s'écriait avec désespoir:
« Le résumé: 5\Wa/ — Rien!... Et, pour der-
nière misère, ce n'est pas une vie usée en faveur
de quelque être adoré, ni sacrifiée à une fu-
ture espérance. .. »
S'il existe un étroit rapport entre la pensée et
le sentiment, entre la pensée et le style d'un
auteur il existe mieux qu'un rapport, — une
identité. En étudiant la phrase d'Amiel, on aper-
çoit plus encore à quel degré le germanisme
l'avait possédé. On constate aussi combien cer-
taines idées de formation allemande sont irré-
ductibles au verbe français. A maintes reprises
Amiel se plaint d'une difficulté d'écrire. Il attri-
buait à toutes sortes de raisons compliquées
l'extrême effort qui lui était nécessaire pour tra-
duire ses conceptions avec des mots : « Ton
défaut principal, se disait-il à lui-même, est le
tâtonnement. Tu recours à la pluralité des locu-
tions, qui sont autant de recherches et d'ap-
proximations successives... u Il voulait voir dans
HENRI-FRÉDÉRIC AMIEL 2"]^
ces défaillances de sa forme, tantôt une timidité,
d'autres fois un excessif amour de la perfection.
Il disait: « L'expression unique est une intrépi-
dité qui implique la confiance en soi et la clair-
voyance. » Il allait jusqu'à ériger en vertu de
délicatesse cette impuissance cruelle: « Le talent
d'écrire, prétendait-il, comporte une espèce d'ef-
fronterie confiante qui me manque. » Il se trom-
pait, car son journal atteste qu'il avait au moins,
et à un degré rare, la plus audacieuse d'entre les
audaces littéraires, celle du néologisme et de
l'invention grammaticale. En réalité, il se heur-
tait à un problème vraisemblablement insoluble,
celui de traduire avec les mots d'une race les
idées créées par l'extrême génie d'une autre race.
Les lecteurs ont pu remarquer dans quelques
citations l'étrangeté de formules qui lui est
habituelle et nécessaire. On en multiplierait les
exemples. En voici deux assez caractéristiques:
a Je suis, disait-il, une nature de protée, essen-
tiellement mctamorphosable, polarisable et virtuelle,
qui aime la forme et n'en prend aucune défini-
tive, esprit subtil et fugace, qu'aucune base ne peut
absorber ni fixer tout entier, et qui, de toute com-
binaison temporaire, ressort volatil, libre et dc'so-
lément indépendant... » Un humaniste, admira-
274 PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE
teur de Tite-Live et de Pascal, doit tressaillir
d'effroi à la lecture d'une période hérissée de
termes pareils; mais quelle sera son impression
devant ce morceau : « ... l'àme est alors dans sa
totalité et en a la conscience. Elle goûte sa propre
substance. Elle nest plus teintée, colorée, vibrée,
affectée, elle est en équilibre... La paix psycholo ■
gique, ï accord parfait et virtuel n est que le \éro,
puissance de tous les nombres ; elle nest pas la
paix morale, victorieuse de tous les maux, éprou-
vée, réelle, positive et pouvant braver de nou-
veaux orages... » Il suffirait de rencontrer quel-
ques expressions de ce genre, — et elles abondent
dans le journal d'Amiel, — pour conclure que
l'écrivain capable de les découvrir n'appartient
pas à la tradition française. Amiel d'ailleurs se
rendait un compte si exact de son propre tem-
pérament, qu'il répugnait d'instinct et de théorie
à certaines vertus dont nos prosateurs nationaux
sont les plus fiers, la clarté de notre langue et
aussi sa logique: ce Tout s'y fige, s'y solidifie,
s'y cristallise, s'écriait-il; la langue française ne
peut rien exprimer de naissant, de germant, elle
ne peint que les effets, les résultats, le caput
mortuum, mais non la cause, le mouvement, la
force, le devenir de quelque phénomène que ce
HENRI-FRÉDÉRIC AMIEL 2J<f
soit. » Peut-être sa critique était-elle exacte,
mais quand on pense de la sorte, le pire mal-
heur est de se vouloir un bon écrivain fran-
çais. On ne saurait jamais le devenir; et, si
Amiel prend place dans notre littérature, c'est à
titre d'auteur de décadence, en dehors de toute
hérédité classique, pour s'être créé une sorte de
prose composite et à demi barbare, destinée à
noter des nuances d'àme d'une extraordinaire
complication, — nuances de maladie; mais
cette maladie est une des formes du vaste cosmo-
politisme contemporain; ce dont Amiel a souffert
fait la joie et la santé actuelles comme aussi le
péril probable de beaucoup d'autres, qui le com-
prennent à travers eux et goûtent en lui la trans-
position douloureuse de leurs propres tendances.
11
l'esprit d'analyse
Quand un homme est le produit d'éléments
assez contradictoires pour que le courant de son
activité soit tout mêlé déteintes diverses, comme
2?6 PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE
les eaux d'un fleuve à son confluent avec une
autre rivière, il est à désirer pour son bonheur
qu'il ne se doute pas de sa propre complication,
mais qu'au contraire il admette sa façon d être,
si multiple soit elle et si composite, comme une
sorte spéciale de nature. 11 arrivera ainsi à la seule
spontanéité dont il soit capable. Une telle illu-
sion sur soi-même fut refusée au pauvre Amiel.
Il possédait à un degré rare le pouvoir fatal de
se voir toujours d'une vue exacte, qui constitue
l'esprit d'analyse. C'était là un don si caractérisé
que, de bonne heure., il fut tenté d'en faire la
base de sa vie. Dès l'année 1849, c'est-à-dire
en pleine jeunesse, il écrivait : « Tu ne dois pas
vivre, parce que tu n'en es maintenant guère
capable. — Tiens-toi en ordre, laisse les vivants
vivre, et résume tes idées. Fais le testament de ta
pensée et de ton cœur, c'est ce que tu peux faire de
plus utile... » S'appliquer à se connaître, sans
autre but que de se connaître , voilà le pro-
gramme qu'Amiel s'imposait à lui-même avant
sa trentième année, dans cette période d'ordi-
naire enivrée où l'homme d'action souhaite de
se tailler sa place dans le vaste monde à coups
d'énergie et par la force de sa personne. Il
fallait que cette acuité du sens intime fût vrai-
HENRI-FRÉDÉRIC AMI EL 277
ment extrême et constante chez lui, car il demeura
fidèle à ce funeste programme. Jusqu'à ses der-
nières heures, comme je le disais en commençant
cette étude, il remplit la mission qu'il s'était im-
posée, notant, détail par détail, les progrès de sa
maladie et les ravages qu'elle faisait, non pas dans
ses traits, non pas dans l'intérieur de sa vie, mais
dans son âme, dans sa manière de voir et de
juger, de jouir et de souffrir. Pour Amiel, penser
et se regarder penser, sentir et se regarder sen-
tir, ne furent jamais qu'une seule et même chose.
C'est là le signe évident que l'esprit d'analyse est
chez un homme une faculté innée et non acquise ;
mais cette faculté n'est plus exceptionnelle au-
jourd'hui, elle se multiplie autour de nous et elle
explique bien des différences entre les littératures
d'aujourd'hui et d'autrefois.
Les anciens, en effet, ne le connaissaient pas,
ce dangereux esprit d'analyse; ils ne l'attribuent
jamais comme trait de caractère aux personna-
ges qu'ils mettent en scène. Leurs héros réflé-
chissent parfois aux circonstances qui les oppri-
ment, et parfois aussi, chez Euripide par exemple
ou chez Virgile, formulent d'un mot quelque vue
philosophique sur la destinée. On se rappelle le
discours du vieux Mézence à son cheval :
* 16
278 PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE
« T{hœbe, diù, res si qua diu morhilibus ulla est, —
Viximus... Nous avons vécu longtemps, s'il est
un long temps pour des mortels, » cri du ne mé-
lancolie sublime et qui rappelle le mot célèbre :
« Tout ce qui doit finir est court... » Puis l'ac-
tion reprend. L'homme ne s'arrête pas davan-
tage pour s'examiner et se complaire dans la
contemplation et étonnée minutieuse de ce qui se
passe en lui. Il est probable que l'esprit d'ana-
lyse s'est développé beaucoup depuis l'antiquité
par l'habitude de la confession , en sorte que
nous serions redevables à la discipline catholi-
lique de ce pouvoir qui nous a permis de renou-
veler l'art du roman et de la poésie intime. Et
d'ailleurs ceux qui se complaisent à déchiffrer
l'étrange palimpseste qui est la littérature mo-
derne n'y découvrent-ils pas à chaque moment
la trace de ce que la religion a écrit dans l'a me
de notre racer Même quand cette religion acessé
de régner sur notre intelligence, elle domine en-
core et gouverne notre sensibilité. La conception
de l'amour exprimée par Alfred de Vigny dans
la éMaison du berger, par Baudelaire dans quel-
ques pièces, comme celle qui débute :
J'implore ta pitié, toi l'unique que j'aime...
HENRI-FRÉDÉRIC AMIEL 279
par M. Leconte de Lisle dans Epiphanie, n'a-
t-elle pas pour origine le culte du doux esprit de
la femme, incorporé sous la figure de la Madone ?
La mélancolie révoltée devant l'impassibilité de
la nature, ce thème commun de tant de décla-
mations poétiques, est-elle autre chose qu'un
ressouvenir du Tatcr no si er qui es in cœlis? Seule-
ment le poète moderne soupire: « Notre Père
qui étiez aux cieux... », et ces cieux lui parais-
sent plus implacablement vides parce qu'il y
cherche le regard du Père céleste, et qu'il ne l'y
trouve pas. Mais de tous les besoins mystiques
dont la survivance trahit la longue hérédité
pieuse, celui de l'examen de conscience est le
plus impérieux. Nous sentons se remuer en nous
les âmes des femmes qui furent les aïeules des
mères de nos aïeules, des mortes qui s'agenouil-
laient en murmurant : « c'est ma très grande
faute» dans l'ombre deléglise, — ombre fraîche
comme le bain de repentir où elles allaient plon-
ger leur cœur iassé. C'est pour satisfaire cet
appétit de confession que beaucoup de moder-
nes ont contracté l'habitude du journal intime
qui aurait semblé à un païen la preuve d'une
fatuité singulièrement insolente. Ne suppose-
t-elle pas que notre vie intérieure a de l'intérêt
2ôO PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE
par elle-même, en dehors de nos actions réelles?
Ces modernes, qui se rattachent à la foi chré-
tienne par la sensibilité, sont d'avis en effet que
cette vie intérieure a un prix infini. Le psycho-
logue, pour qui paganisme et christianisme sont
deux façons, également nécessaires, d'interpréter
l'inconnaissable cause du monde, aperçoit dans
ce retour de la pensée sur la pensée, propre à
notre civilisation, le principe de nouveaux états
de l'âme. Il ne faut pas croire, que l'on puisse
aviver ainsi impunément sa conscience de soi-
même. Il arrive qu'à nous regarder de très près
vivre et sentir, nous rendons permanentes chez
nous des nuances de cœur et d'esprit qui eus-
sent été transitoires si nous les eussions négligées.
Ce phénomène se produit surtout lorsque nous
constatons nos propres complexités, car se re-
connaître compliqué , c'est une complication
ajoutée aux autres. Amiel en est le plus instruc-
tif exemple. Il vit avec une netteté parfaite de
quels fils divers était tissée sa personne, et son
principal souci fut de mieux laire ressortir en-
core cette diversité. C'est ainsi qu'il parvint à
mettre à nu non seulement le contraste initial
que j'ai essayé de caractériser, mais plusieurs
autres contradictions de détail, lesquelles lui
HENRI-FRÉDÉRIC AMIEL 20l
sont d'ailleurs communes avec trop de nos con-
temporains pour que son journal ne nous soit
pas à tous une façon de miroir personnel.
J'ai montré qu'Amiel sentait se heurter en lui
un penseur allemand et un écrivain français, —
dualité déjà suffisante à troubler son entier dé-
veloppement. Il se trouvait de plus que, pris à
part, ni le penseur n'était d'accord avec lui-
même, ni l'écrivain. — Protestant de naissance
et d'éducation , établi dans la vieille cité calvi-
niste et mêlé aux disputes intérieures de cette
cité, Amiel n'arriva jamais à considérer les ques-
tions de dogme d'un point de vue extérieur et
désintéressé. Les obscurités morales le préoccu-
pèrent toujours et en particulier le problème du
péché. « La question capitale, disait-il, est cel-
le-là. La question de l'immanence, du dualisme,
est secondaire. La Trinité, la vie à venir, le pa-
radis et l'enfer peuvent cesser d'être des dogmes,
des réalités spirituelles, la forme et la lettre peu-
vent s'évanouir 5 la question humaine demeure :
Qu'est-ce qui sauve? » 11 reprochait à M. Renan
son indifférence transcendantale à cet endroit,
et il écrivait ces phrases qu'aucun fanatique ne
désavouerait : « Il n'est nullement nécessaire que
l'univers soit, mais il est nécessaire que justice
* .6.
2 02 PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE
se fasse. » Et encore : « Les cieux et la terre
peuvent s'anéantir, mais le bien doit être, et
l'injustice ne doit pas être. Tel est le credo du
genre humain. La nature sera vaincue par l'Es-
prit. L'Eternel aura raison du temps... » D'au-
tre part, cet affamé de justice et de moralité
avait subi la discipline de la philosophie mo-
derne, qui se ramène, tant que l'on s'en tient à
la méthode uniquement rationnelle , à l'uni-
versel déterminisme. Considérée d'après les hy-
pothèses les plus probables de la science de les-
prit, l'a me humaine tout entière est un produit,
et, comme telle, nécessitée dans ses moindres
mouvements par des- causes profondes que le
plus souvent elle-même ignore. Une telle théorie,
en dépit des plus ingénieux efforts, est exclu-
sive de la notion du bien et de celle du mal,
de même que les théories nouvelles sur l'histoire
des croyances religieuses sont exclusives detouie
révélation, de même que les théories évolution-
nistes sur la nature sont exclusives de toute foi
au surnaturel. Ce sont ces diverses théories, en-
veloppées dans l'hégélianisme , qu'Amiel avait
rapportées d'Allemagne, et cinquante passages
de son journal attestent chez lui l'existence de
cette conception scientifique et déterministe de
HENRI-FRÉDÉRIC AMIEL 28 J
l'âme et de la nature. Comment concilier de
telles tendances avec cet appétit de moralité re-
ligieuse qu'il avait gardé si intense et si complet?
C'est là un conflit qui n'est pas rare dans notre
époque de métamorphose profonde , et que
beaucoup résolvent, ou bien par la destruction
de l'une des deux tendances ou bien par une vo-
lontaire ignorance de leur propre contradiction.
Il en est qui se proclament déterministes en
théorie, et qui dans la pratique continuent à par-
ler de vice ou de vertu, à supposer le mérite ou
le démérite, à reconnaître une valeur absolue
aux sanctions sociales. D'autres s'attachent du
plus ardent embrassement à la foi ébranlée et ne
veulent pas discuter les objections que dirigent
contre leurs plus chères croyances les négateurs
de l'école nouvelle. C'est la preuve que ni les
uns ni les autres ne sont possédés du besoin
de voir clair en eux, première marque de l'esprit
d'analyse. Amiel, lui, se sentait incapable de ré-
soudre le conflit dont il souffrait, et incapable de
ne pas en suivre toutes les péripéties. Il ressem-
blait, sur ce point, à un physiologiste qui étudie
en détail une maladie dont il doit mourir. Il
n'hésitait pas à écrire : « La science de la nature
laisse-t-elle debout les révélations locales qui
284 PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE
s'appellent mosaisme, christianisme, islamisme?
Ces religions fondées sur un cosmos enfantin et
sur une histoire chimérique de 1 humanité peu-
vent-elles affronter l'astronomie et la géologie
contemporaine? L'échappatoire actuelle qui con-
siste à faire la part de la science et de la foi, de
la science qui dit non à toutes les anciennes croyan-
ces et de la foi qui, pour les choses ultra-mon-
daines et invérifiables, se charge de les affirmer,
cette échappatoire ne peut pas tenir toujours.. .
La science est implacable. Supprimera-t-elle
toutes les religions? Celles qui conçoivent faus-
sement la nature, sans doute... » Et presque au
mêmemoment il ajoutait: «Mon Credo a fondu,
mais je crois au bien, à l'ordre moral et au sa-
lut... » C'était dire à peu près : j'ai cessé de
croire et pourtant je continue de croire; c'était
affirmer la présence en lui de deux états incon-
ciliables l'un avec l'autre; mais Amiel était trop
véridique et trop lucide pour reculer devant une
constatation semblable; — et il demeurait ainsi,
un pied dans l'église, un pied dans la science,
impuissant a servir et à trahir lune ou l'autre,
voyant nettement son ambiguité , l'exagérant
presque à force de s'en rendre compte, homme
double et sincère tout ensemble, moderne s'il en
HENRI-FRÉDÉRIC AMIEL 28f
fut par cette dualié si cruellement, si complai-
samment consciente.
L'écrivain non plus n'était pas un et simple en
lui. Même s'il n'avait pas eu à lutter contre des
difficultés de style, la direction de son effort se fût
trouvée indécise. Car cet homme, à la véritable
nature de protée, ne devait jamais cesser d'être à
la fois un poète et un critique. Ce n'est pas que
la contradiction soit aussi grande que le préjugé
courantlimagine,sous cetteréservecependantque
les doctrines du critique concordent parfaitement
avec la nature du poète. Ce n'était pas le cas
pour Amiel. Oui, poète, il l'était, et puissamment
et profondément, bien que ses vers publiés pa-
raissent médiocres; cela se reconnaît à certaines
phrases de son journal, d'une intense suggestion
de beauté. Quelle formule digne de Shelley que
celle-ci sur un sentier: « Ce petit sentier,
royaume du vert !... » Quelle merveilleuse page
que celle où il se montre, couché sur une grève
sablonneuse du nord, pendant la nuit, contem-
plant les astres et en proie à ces « rêveries gran-
dioses, immortelles, cosmogoniqucs, dans les-
quelles on porte le monde dans sa poitrine,
dans lesquelles on touche aux étoiles, on pos-
sède l'infini ! » Quelle admirable entente de la
286 PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE
mysticité de la nature que celle qui lui a permis de
dire : «Tout paysage est un état de lame. » Qu'a
fait Wordsworth que de voir sous cet angle les
horizons de son cher district? Et sans aucun doute,
Amiel va devenir un Shelley ou un Wordsworth
du bord de son lac, de ses montagnes et de ses
glaciers. Mais non. Lorsque le poète se met à su
table pour noter son panthéisme ingénu, les com-
motions intimes de ses extases, la fantasmagorie
de sa vision du monde, l'esthéticien apparaît avec
sa doctrine, et il faut bien reconnaître que cette
doctrine avait été conçue sous l'influence du ju-
gement d' autrui. Si solitaire par certaines portions
de son être, Amiel se trouvait, par. d'autres, en-
gagé dans un cercle d'amis très instruits et très
intelligents auxquels, dans sa magnanimité intel-
lectuelle, il donnait souvent raison contre ses
propres aspirations. Lorsqu'il commençait de
composer, il apercevait d'avance leur jugement.
C'est bien, semble-t-il, la plus déplorable condi-
tion pour écrire. Stendhal disait que, de confrère
à confrère, les éloges sont des certificats de res-
semblance. Sans aller jusque-là, il est permis de
dire que les plus subtils et les plus désintéressés
de nos amis peuvent se tromper du tout au tout
sur le rôle que joue chacune de nos compositions
HENRI-FRÉDÉRIC A MIEL 287
dans le développement de notre esprit. Le talent,
pareil en cela aux créatures de chair et d'os, tra-
verse de profitables maladies desquelles il doit
sortir mieux armé, plus capable d'atteindre à une
forme supérieure. 11 s'abandonne à des erreurs
qui lui seront utiles, il tente des expériences
dont l'insuccès fera son éducation. Mais ces ma-
ladies, ces erreurs, ces expériences, qui donc est
assez avant dans le secret de notre existence spi-
rituelle pour en comprendre la nécessité? Qui
donc peut nous les conseiller ou nous les décon-
seiller en pleine connaissance de cause? Aussi, le
meilleur parti à prendre pour un artiste est-il de
tenir comme non avenues toutes les critiques
faites sur son œuvre, de s'abandonner entière-
ment à cette sorte d instinct de conservation qui
est en lui et le pousse tantôt dans un sens, tantôt
dans un autre. Cet instinct-là lui révèle des be-
soins profonds de sa pensée en travail, inconnus
de lui-même et à plus forte raison des autres.
Son esthétique sera -d'autant plus féconde qu'il
l'aura réduite à la mesure de son pouvoir créa-
teur. Il y a dans toute énergie productrice quelque
chose de mystérieux et de sacré qu'il importe de
considérer comme au-dessus de la discussion et
du jugement. Amiel ne paraît pas avoir procédé
288 PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE
ainsi; ilse demandait, une fois un livre achevé :
« Qu'en pensera celui-ci et celui-là?... » Par
suite, il se le demandait en composant son livre.
Il y a certes une place inguérissable de l'amour-
propre à laquelle peuvent nous frapper tous ceux
qui le veulent; il leur suffit de nous appliquer
la méthode de la critique négative, qui con-
siste à chercher ce qui nous manque au lieu
de voir ce que nous avons. Du moins que notre
intelligence ne subisse pas le contre-coup de cette
mesquine douleur ! Amiel, avec sa trop lucide
analyse, fut la victime d'une trop complète vision
des jugements portés sur son œuvre écrite. Il ne
composait point pour se faire plaisir, comme il
écrivait ses confidences, mais pour obéir à des
règles d'art issues d'autrui, et c'est la cause de
l'étonnante différence qui se constate entre ses
travaux volontaires et le travail spontané de cet
incomparable journaL
Pourrait-on cependant imaginerque son déve-
loppement eût été autre? Hélas! nos facultés
exercent sur nous une tyrannie qui ne permet
même pas à ceux qui étudient notre existence de
concevoir des hypothèses réparatrices. Ce dont
il aurait fallu guérir Amiel pour le sauver de
tous ses malheurs, était précisément le don de
HENR1-F REDÉRIC A M I E I. 289
supériorité qui le rend si passionnément intéres-
sant. Cet esprit d'analyse qui l'a conduit à exas-
pérer les contradictions de sa destinée l'aurait
conduit à exaspérer les contradictions de toute
destinée. C'est qu'il y a, en définitive, un antago-
nisme foncier entre cet esprit d'analyse et la vie,
puisque toute vie repose sur une base d'incons-
cience et que précisément l'esprit d'analyse tend
à détruire de plus en plus cette inconscience chez
ceux qu'il domine. 11 arrive parfois que la poussée
de la sève intérieure est plus forte, et alors 1 esprit
d'analyse est impuissant à l'attaquer. Souvent
même il l'active. Stendhal en a fourni un surpre-
nant exemple, qui s'explique mieux si l'on songe
au genre d'habitudes que sa jeunesse lui avait im-
posées. Il ne faut jamais oublier, quand on parle
de lui, qu'il avait fait la guerre et suivi des ar-
mées quinze années durant Vraisemblement, la
nécessité d'agir beaucoup, de se résoudre, de
manier les hommes, de pratiquer ses observa-
tions, fit équilibre à sa manie de l'analyse, et em-
pêcha que la Némésis ne triomphât tout de
suite, cette cruelle déesse qui veut que nous
mourions de ce dont nous avons vécu et que nos
supériorités avortent sans cesse en défauts. Mais
chez Amiel, personnage sédentaire et qu'aucun
17
2ÇO PSYCHOLOGIE CONTEMPORAIN!
sursaut brutal ne tira violemment hors de lui-
même, l'équilibre n'exista jamais. Ce contempla-
teur acharné de lui-même se trouve ainsi démon-
trer d'une façon effrayante le caractère meurtrier
que peut revêtir le sens intime. Son journal, que
nous lisons avec un si vif intérêt, fut l'instrument
quotidien du meurtre. Il ne se soulageait pas en
y décrivant sa misère ; il s'y blessait et s'y enve-
nimait, comme aux pointes d'une ceinture de pé-
nitence. Il s'y retournait dans son sang répandu.
« L'analyse, s'écriait-i) lui-même, tue la sponta-
néité. Le grain moulu en farine' ne saurait plus ni
germer ni lever... » métaphore frappante et qui,
d'une image, explique mieux que tous les com-
mentaires la pulvérisation de volonté dont il fut
la victime.
111
DANS LE REVE
Il semble qu'il y ait dans la vie spirituelle
comme une loi de balancement des organes et
que l'impuissance de certaines de nos facultés
HENRI-FRÉDÉRIC AMI EL 2ÇI
produise un développement intense de certaines
autres. L'Amiel faible et vaincu que nous venons
de voir écrasé par le réel, et incapable de se con-
centrer en une volonté affirmative et créatrice, cet
Amiel hésitant, vacillant, morbide, eut son
royaume autre part, et ce:te victime de la vie
fut, plus encore que Tourgueniev, un des prin-
ces de cet étrange empire où les triomphateurs
d'ici-bas ne pénètrent guère : — le rêve. Il
fut pareil sur ce point encore au prince da-
nois dans lequel Shakespeare, avec la divina-
tion magique de son génie, a incarné par
avance toutes les âmes de cette race. Il n'a pas
su agir, lui non plus, cet Hamlet maladif que le
fantôme de son père est venu pourtant prendre
par la main sur la terrasse d Elseneur. La funèbre
apparition n'a pu déterminer la volonté de ce
jeune homme; et comme ils souriraient de pitié,
devant lui, le Maure Othello et le roi Lear, eux
chez qui toute pensée se résout en acte et qui
n'hésitent pas à condamner l'un sa femme, i'autre
sa fille chérie, sur un simple soupçon qu'une
parole a éveillé ! Leur machine nerveuse ignore
les complications infinies, et le brusque passage
de l'idée au fait s'accomplit trop vite pour qu'ils
aient jamais temporisé. Ils voient une image et
2g2 PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE
ils marchent droit sur clic. Chez Hamlet, au
contraire, c'est le fait qui devient une occasion
d'idée. Mais aussi avec quelle facilité ce tempo-
risateur éternel découvre derrière le décor chan-
geant de la vie les causes profondes, l'inconnais-
sable principe, l'obscur abîme de mystère et de
silence qui se dissimule dans tout être et dans
toute chose! Je l'imagine, tandis qu Ophélia se
jette dans la rivière qui va la noyer, assis sur la
berge de la rive, à cent pas plus haut, les yeux
fermés, écoutant la rumeur de l'eau qui passe
et comprenant la parole d'ineffable mélancolie
ainsi soupirée à travers les joncs penchants.
Tourgueniev, dans un très curieux morceau de
critique, a écrit qu Hamlet tenait certainement
son journal intime. C'est qu'aussi bien il a dans
sa malheureuse tête de quoi noircir autant de
pages que son frère moderne Amiel. L inassouvi
don Juan, l'inquiet docteur Faust sont les types
de l'infatigable activité qui pousse l'homme
énergique à changer sans cesse, même à travers
les enivrements de l'amour et les extases du
savoir. Hamlet demeura le type de l'irrésistible
invasion du rêve, qui, même à l'heure des épées
tendues, du poison versé, du furieux combit,
immobilise tout à coup le visionnaire dins une
HENRI-FRÉDÉRIC AMIEL 29}
hallucination captivante, dont rien ne leveillera
jamais tout à fait.
Mais quel rêve? Il ne s'agit pas ici de ce
romanesque et charmant pouvoir de refaire sa vie
par limagination qui déborde en nous durant
l'adolescence et nous console presque du mal
d'exister. Pas une seule foisHamletnese surprend
à concevoir une suite d'événements autre que
celle dont il est victime, un monde enchanté à la
place de ce « dur monde », — où il aimerait
Ophél'.a sans défiance , où il embrasserait sa
mère sans horreur. Sa destinée est devant lui,
comme une tête de Méduse. L'épouvante le pétri-
fie à ce spectacle. Mais d imaginer des boucles
de cheveux là où il entend siffler des vipères, il
ne l'essaie même point. De même Amiel ne se
complaît pas au recommencement idéal dune
fortune qu'il sait à jamais manquée. II connaît la
misère dont il meurt et ses causes profondes,
« son indifférence pour sa personne, pour son
utilité, son intérêt, son opinion du moment...
son impuissance a conserver le préjugé d'une
forme, d'une nationalité et d'une individualité
quelconques... » Mais il ajoute aussitôt :
« Qu'importe tout cela? » Et encore : « Se gen-
darmer contre le sort, se débattre pour échap-
2Ç4 PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE
per à l'issue inévitable, c'est presque puéril ».
Et encore : « Tu auras vécu, et la vie consiste à
répéter le type humain et la ritournelle humaine
comme l'ont fait et le feront aux siècles des siè-
cles des légions de tes semblables... » Non, le
rêve qui hante Amiel n'est, pas plus que celui
qui hantait Hamlet, une vision réparatrice. C'est
le dangereux et singulier pouvoir qui se trouve à
la racine de toutes les métaphysiques, de tous
les mysticismes, de toutes les religions, et qui
consiste dans une sorte d'identification instinc-
tive de notre esprit avec l'esprit de la nature.
Voici comment on peut se représenter le dessin
de ce phénomène psychologique et s'en expli-
quer la naissance. — Un objet quelconque étant
donné, il est certain que sa réalité implique le
concours d'une quantité indéfinie d'événements.
Une fleur qui pousse sur une haie suppose tout
l'univers, et de même un animal qui paie dans
un champ, et de même encore l'homme qui
regarde cette fleur, cet animal, cette prairie. Ce
sont des effets que supportent des causes innom-
brables. Le savant qui raisonne délimite sa
recherche aux plus prochaines d'entre ces causes,
et il emploie pour les découvrir les procédés des
méthodes de précision. Il est, au contraire, des
HENRI-FRÉDÉRIC A MIEL 2Cpf
intelligences qui se plaisent à se représenter les
plus lointaines d'entre ces causes et à s'abandon-
ner, devant l'objet qu'elles contemplent, à d'in-
terminables associations d'idées. Ces intelligen-
ces-là ne raisonnent pas, elles rêvent. — Cette
première étape conduit bientôt à une disposition
d'esprit plus compliquée. Cette innombrable
suite d'idées qu'un objet quelconque éveille en
nous ressemble, par analogie, à l'innombrable
suite de formes que la nature a dû produire pour
amener cet objet au jour. Nous pouvons donc
nous représenter que la pensée cachée à l'inté-
rieur du monde et dont tous les êtres sont des
moments, procède comme notre propre pensée.
Il nous suffit, pour nous assimiler à elle, de nous
laisser aller à cette efflorescence continue d'ima-
ges que suscite une contemplation vague et pro-
longée. Le temps s'abolit pour nous et l'espace;
la chaîne indéfinie des causes se déroule dans un
éclair, et nous nous trouvons affranchis des
limites de notre propre per-sonne parla vue sou-
daine de l'universelle connexité. — Nous entrons
alors dans un troisième état, consécutif au pré-
cédent, et qui consiste à sentir que, prises en
leur substance, les formes qui peuplent le monde
n'ont pas plus de solidité durable que les images
2cp PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE
qui peuplent notre cerveau. Ne sont-elles pas,
comme ces images, sans cesse en train de s'effacer
pour être remplacées par de nouvelles? Que
restera-t-il, après un peu de temps, des unes et
des autres, sinon le même résidu d'ombre et de
nuit? A ce moment, le rêve a fini son travail d'in-
toxication spirituelle; touts'évanouitetse confond
dans l'intelligence, que noie une vapeur et qui
s'abîme dans un néant tout ensemble torturant et
délicieux.
A miel a connu ces trois étapes et les trois états
qui leur correspondent. Il en a donné des des-
criptions qui demeureront un document essentiel
pour quiconque se préoccupera du problème si
mal étudié de la sensibilité intellectuelle. Ces
pages éclairent dune lueur incomparable les
limbes psychiques où s'élabore le germe des
vastes chimères d'un Hegel et d'un Spinoza.
Le malheureux Amiel était de la grande race de
ceux que tourmente la sensation palpable de leur
identité avec L'univers. Voulez-vous comprendre
sous quel angle lui apparaissait le plus petit, le
plus vulgaire détail, lisez le passage où il décrit
une fête de nuit sur l'esplanade d'une ville de
bains de mer en Hollande. Vous devinez la
scène : un orchestre de casino ronfle bruyam-
HENRI-FRÉDÉRIC AMIEL 2Ç7
ment, les promeneurs fument, les promeneuses
bavardent, une béatitude animale flotte dans
l'air, où monte Ja rumeur monotone de l'océan.
« Mille pensées, dit Amiel, erraient dans mon
cerveau. Je songeais à ce qu'il fallait d'histoire
pour rendre possible ce que je voyais: la Judée,
1 Egypte, la Grèce, la Germanie et tous les siè-
cles, de Moïse à Napoléon, et toutes les zones,
de Batavia à la Guyane, avaient collaboré à
cette réunion. L'industrie, la science, l'art, la
géographie, le commerce, la religion de tout le
genre humain se retrouvent dans chaque combi-
naison humaine, et ce qui est là sous nos yeux
sur un point est inexplicable sans tout ce qui fut,
L entrelacement des dix mille fils que tisse la néces-
site pour produire un seul phénomène est une intuition
stupéfiante. » — Reconnaissez-vous la profonde
justesse de l'épigramme de Stendhal, qui disait
que, sur un Allemand en train de rêver, une
feuille qui tombe et la chute d'un empire pro-
duisent la même impression? — Et voyez comme
aussitôt la seconde étape est atteinte, celle où
1 homme ne distingue plus le jeu de sa pensée
du jeu de la nature: « Si l'histoire de l'esprit et
de la conscience est la moelle même et l'essence
de l'être, alors, être acculé à la psychologie,
2q8 PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE
même à la psychologie personnelle, ce n'est pas
être sorti de la question, c'est être dans le sujet,
au centre du drame universel. Tout peut nous
être enlevé ; si la pensée nous reste, nous tenons
encore par un fil magique à taxe du monde. » —
Suivez maintenant le passage de cette étape à la
troisième. Tout se vaporise dans Amiel et autour
de lui: « La nature, dit-il, n'est qu'une Maïa...
Chaque civilisation est comme un rêve de mille
ans, où le ciel et h terre, la nature et l'histoire
apparaissent dans une lumière fantastique et
représentent un drame que projette lame eni-
vrée, j'allais dire hallucinée. » Et il trouve des
formules pour décrire les inertes délices de cette
vision, égales en éloquence à celles que de
Ouincey rencontrait pour peindre l'étrangeté de
ses songes d'opium: « La fantasmagorie de
lame me berce comme un yôghi de l'Inde, et
tout devient pour moi fumée, illusion, vapeur,
même ma propre vie. Je tiens si peu à tous les
phénomènes, qu'ils finissent par passer sur moi
comme des lueurs et s'en vont sans laisser d'em-
preinte. La pensée remplace l'opium. Elle peut
enivrer tout éveillé et diaphanéiser les monta-
gnes et tout ce qui existe. . »
Celui qui s'accoutume à considérer ainsi et
HENRI-FREDERIC A MIEL
299
l'univers et lui-même dans un pareil brouillard
de songe, ne saurait s'empêcher d'aboutir aune
mélancolie inguérissable; à ses yeux, toutes les
choses apparaissent comme vides et vaines, tout
s'écoule, tout s'efface, rien n'existe d'une exis-
tence réelle. A quoi bon continuer indéfiniment
à jouer un rôle inutile dans cette comédie dé-
pourvue de sens qui est la vie? Pourquoi pro-
longer cette vanité douloureuse? En dépit des
préoccupations morales qui font contre-poids à
ce dégoût, le journal d'Amiel laisse deviner un
penchant de plus en plus prononcé pour le
bouddhisme, et, il faut bien écrire le mot, pour
le pessimisme. Je dis un penchant, car Amiel
n'est pas un pessimiste déclaré, systématique et
dogmatique. Mais peut-être n'y a-t-il de pessi-
misme véritablement sincère que celui qui se
résume dans une disposition d'âme et non dans
une doctrine. Le problème de la valeur du
monde et de la vie est avant tout un problème
sentimental qu'il faut résoudre par une solution
sentimentale. C'est au nom du moi que nous
pouvons conclure à la bienfaisance ou à la mal-
faisance de la nature, car ce n'est pas une exis-
tence abstraite dont nous discutons la bonté ou
la cruauté. C'est notre existence qui est en jeu,
PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE
et celle de nos semblables. Précisément parce
que le pessimisme relève du cœur bien plutôt
que de la raison, il ne saurait guère avoir le ca-
ractère absolu des solutions rationnelles. Comme
toutes nos émotions, il est variable et suscepti-
ble d'une infinité de nuances et de degrés. Il y a,
si Ton veut, pour emprunter une expression aux
mathématiques, un pessimisme idéal, limite su-
prême des pessimismes particuliers, dont tous se
rapprochent et que pas un n'atteint. Ainsi s'ex-
pliquent bien des inégalités d'énergie dans l'af-
firmation que la vie ne vaut pas la peine d'être
vécue, et bien des différences dans la manière
d'interpréter cette affirmation. Un pessimiste
peut n'être pas un révolté. Dans une prison qui
enferme des condamnés à mort, il y a place pour
vingt manifestations de caractères. Entre ces
vaincus qui attendent l'échafaud, les uns se la-
mentent et les autres jouent; il en est qui revent
et qui se souviennent, d'autres qui boivent et
qui oublient. Dans le cachot moral où le pessi-
misme verrouille ses victimes, un libre champ
est donné de même aux divers tempéraments.
Amiel, lui, fut un pessimiste tendre, comme
Schopenhauer fut un pessimiste féroce. Le pen-
seur de Genève aboutit de bonne heure à un re-
HÉNRI-f REDÉRIC A MIEL 30I
noncement triste et doux, qui fait songer à une
languissante agonie dans une chambre remplie
de fleurs. Il se disait bien qu'il allait se perdre
« dans les sables, comme le Rhin ». Les mots
de satiété, de lassitude, d'accablement, d'abdi-
cation se retrouvaient chaque matin sous sa
plume quand il cherchait à rendre son état inté-
rieur. Mais cela n'allait pas sans une volupté
vague, celle qu'on imagine à des mânes paisi-
bles, la volupté des fantômes que Virgile nous
montre enveloppés du silence et du crépuscule
élyséens. Amiel n'a-t-il pas dit : « Je suis fluide
comme un fantôme que l'on voit, mais qu'on ne
peut saisir. Je ressemble à un homme, comme
les mânes d'Achille, comme l'ombre de Creuse
ressemblaient à des vivants. Sans avoir été mort,
je suis un revenant. Les autres me paraissent des
songes, et je suis un songe aux autres. »
Encore sur ce point, et par cet amour de la
volupté du songe, cet étrange solitaire, exemple
saisissant de ce que peuvent produire plusieurs
influences éparses dans notre atmosphère, nous
présente le type extrême d'une des maladies de
lâmc contemporaine. Dans notre â^e de science
et d industrie, l'appétit de l'au-delà subsiste tou-
jours. Il se fait seulement plus rare et plus mor-
}02 PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE
bide par sa difficulté à se satisfaire. Le signe Le
plus extraordinaire de l'intensité actuelle de ce
goût du rêve est la prédominance que la musique
a prise chez nous depuis ces dernières années,
parce qu'elle est le plus vague de tous les arts,
le plus capable de conduire l'imagination dans
l'incertain et l'indéterminé de la fantaisie. Nous
avons vu à l'occasion de M. Dumas, cet énergi-
que et ce volontaire, que le mysticisme était le
terme de beaucoup de pensées modernes, — et
voici que nous retrouvons le même mysticisme
chez Amiel, le moins volontaire des hommes, le
moins semblable à l'auteur de l'cAmî des fem-
mes, et voici, que, plus près encore de nous, une
génération se lève dont les chefs de file sont
plus voisins du mysticisme qu'on ne l'a été en
France depuis le commencement du siècle. Le
livre que M. J.-K. Huysmans publiait l'autre
année, sous le titre significatif d'c4 rebours,
ne saurait être considéré comme un simple
paradoxe par ceux qui lisent de près les jour-
naux littéraires des tout jeunes gens, seuls docu-
ments qui nous renseignent un peu sur les secrè-
tes tendances de ceux qui commencent. Ce per-
sonnage bizarre, ce Des Esseintcs du romancier,
qui veut vivre en effet à rebours de la nature,
HENRI-FRÉDÉRIC AM1EL 303
dans l'artifice et dans le rêve, est bien le frère
de ceux qui écrivent, dans les journaux dont je
parle, des vers à demi catholiques, de la prose
toute en nuances indéfinissables, de ceux qui se
proclament, comme Baudelaire, des décadents et
qui semblent n'appartenir à aucun milieu réel.
Visiblement, ils n'ont plus le souci de rendre
dans leur art la vérité de la vie; c'est vers le
rêve qu'ils sont tournés, et la sensation même
devient pour eux un instrument de chimère. Ne
croyez pas que ce soit uniquement l'excentricité
de quelques héros de cénacles. Il y a là un des
indices, entre mille, du malaise profond dont le
cœur de l'homme moderne est tourmenté. D'où
dérive ce malaise et pourquoi ce déséquilibre
psychologique dans une société plus comblée
que ne le fut aucune autre? Y a-t-il une grande
loi méconnue par notre civilisation? Ou bien
toute civilisation est-elle quelque chose de trou-
ble par essence et qui ne saurait durer sans souf-
frir?* Oui répondra aux redoutables questions
que nous pose ainsi brusquement et à toute ren-
contre notre âge de doute?.. . Ces questions, dans
lesquelles se résume la série de ces études, nous les
avons retrouvées au terme de chacune d'entre elles.
Il est presque doux de clore du moins cette série
304 PSYCHOLOGIE CONTEMPORAIN F
sur l'image du touchant Amiel, car L'histoire de
cet homme si voisin de nous par son cosmo-
politisme , son excès d'analyse et son besoin
de songe, a ceci de consolant qu'elle prouve que,
même dans les plus cruelles maladies morales,
l'âme peut conserver sa noblesse et agoniser,
comme une belle et pure jeune femme, sans une
laideur, sans une souillure.
T A B L F.
Préface I
I. — M. Alex and ii e Dumas Fils i
I. — Le moraliste 5
II. — L'Analyse de l'amour 25
III. — L'Impuissance d'aimer 46
IV. — Sources de mysticisme 64
II. — M. Leconte de Lisle 79
I . — Du moderne 85
II. — Science et poésie 99
III. — Sources de pessimisme 118
III. — MM. Edmond et Jules de Concourt ij^
I. — L'objet d'art et les lettres 139
II. — Les romans des frères de Concourt. ... 157
III. — Questions de style 180
IV. — Ivan Tourgueniev 199
I. — Du cosmopolitisme 204
II. — L'esthétique de l'observation 213
III. — Pessimisme et tendresse 228
IV. — Les femmes de Tourgueniev 240
V>6
Henri-Frédéric A m i e i. 2 -, 1
I. - - L'influence germanique 256
II. — L'esprit d'analyse 2- \
III. — Dans le i*ève 290
Achevé d'imprimer
Le dix-huit novembre mil huit cent quatre-vingt-cinq
PAR
ALPHONSE LE M ERRE
25, RUE DES GRANDS- AUGUSTIN S
zA Vz4\lS
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