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NOUVELLES
OUVRAGES DU MÊME AUTEUR
lUBLIÉS DAIVS LA nlnLIOTHÈQUE-CHARPENTlEn
A 3 FR. 50 CHAQUE VOLUME
Premières poésies (Albertiis. — la Comédie dfi la mort. — Poésies
diverses, etc.) 1 vol.
Poésies nouvelles (Émaux et camées. — Théâtre en vers. —
Poésies diverses, etc.) 1 vol.
Mademoiselle de Madpin 1 vol.
Le capitaine Fracasse 2 vol.
Le Roman de la Momie. Nouvelle éditiou 1 vol.
Spirpte, nouvelle fantastique 1 vol.
Voyage en Russie 2 vol.
Voyage en Kspagne (Tra los luuules) 1 vol
Romans et Contes. . ,,...= 1 vol.
Pnris. — Imp. Viéville et (iapiomoiit, rue des Poitevins, 6,
TREOPHILE GAUTIER
NOUVELLES
NEUVIEME EDITION
REVUE ET CORRIGEE
PARIS
.■>v*
\^'
CHARPENTIER ET C'S LIBRAIRES-ÉDITEURS
28, QUAI DU LOUVRE
1871
Tous droits réservés.
FORTUNIO
PRÉFACE
Depuis bien longtemps l'on se récrie sur l'inutilité des
préfaces, — et pourtant l'on fait toujours des préfaces. Il
est bien convenu que les lecteurs (pluriel ambitieux) les
passent avec soin, ce qui paraîtrait une raison valable de
n'en pas écrire : — mais cependant que diriez-vous de
quelqu'un qui vous arrêterait au coin d'une rue, et, sans
vous saluer préalablement, s'accrocherait au bouton de
votre habit pour vous raconter tout au long ses affaires
intimes : la maladie de sa femme, les succès de son petit
garçon fort en thème, la mort de son petit chien, le renvoi
de sa servante et la perte de son procès?
En homme bien élevé, l'on doit saluer son public et lui
demander au moins pardon de la liberté grande que l'on
prend de l'interrompre dans ses plaisirs ou ses ennuis
pour lui débiter des histoires plus ou moins saugrenues.
— Faisons donc la révérence au public, personnage émi-
nemment respectable dont on a abusé de tant de manières.
Nous pourrions bâtir une théorie dans laquelle nous dé-
montrerions que notre roman est le plus beau du monde
et qu'il ne se peut rien voir de mieux conduit et de plus
intéressant. Il est plus facile de faire les règles sur l'œuvre
que l'œuvre sur les règles, et bien des grands honnu
1.
|> ROCTEXXIS.
prennent et parii ; — mik noœ; ptéférwis ne parier ni
d' Anatole, ni «fHonce, ni de Schlegel; et Ixbser enr^M»
li'Ardiitectonîqne, FKfthêliqoe et l'Esotériqoe, et toutes
les magestnaoses déâneoces en «^qmdfMinentiinepliy-
âonoime siiâiari»a(tiTe aux piéi^cesda jour.
Assnrémoit bien des es^Hs chagrins, embasqaés an
tournant de quelque feoiUetoB, demandenHit qnd est le
sens et le but de ce firre. ^ Dne manque pas, âi ce sîède
de diîffipes, de matbémafidais qui dirûent, après arcàr
entendu .â£lia/ie: «Qir est-ce que cela prouve?» — Ques-
tion beaucoup i^us légitime apfès la lecture de Ferhmw.
Bâas! /brtfaauf!» ne prouve n^i, — si ce n'est qu^ Tant
nneox être ndie que pauvre, qum qu'en puiss^it dire
M. Caàaàt Bonjjonr et tous les poètes «pu f((Hit des anti-
fhèsfê sur les einârmes delà médiocrité.
Forhano est un Iijmne à la beauté, à la ncfaesse, an
bofll»enr, les trob se^esdnrînîtés que nous reoHinaissions.
— On y câèbre For, le maibre et la pourpre. Du reste,
BOUS en prêTenoosles femmes de cbambre senties, Vtm
7 tPoarre peu de doléances sur les âmes déporefflées, la
perte des fliuskms;, les mâancoiies du cosor et autres {da-
titodesprétentieases qm, reproduites à satiété, énerrent et
amoQisent la jeunesse d'aoiourdiiin. — II est temps d'en
fbiîr arec les maladie Méraires. Le règne des pfatlûâqnes
est passé. — Le spârîtn^sme est une belle cbose sans
doute; UDais nous (firoosarec le Ixmhomme Qirjsale, dont
nous ♦frJiiiiiiis fort la bo^irgeoise raisoQ :
à tea vnt : ma OKodk m'est ebéfe.
Beaucoup de gens pourront criera Kimrraisemblance et
à limpossibilîtê; mais ces gens^ courront le risque de se
trompersonrefit : le rootan de Fortamio est beaucoup plus
vrai que bien des histoires. — Si quelques magnificences
semblent exorbitantes et fabuleuses aux esprits économes
de l'époque, nous pourrions au besoin designer les ea-
FORTl'MO. 7
droits^ et le masque qui couvre la figure des personnages
n'est pas tellement impénétrable qu'il ne laisse transpa-
raître les physionomies.
Selon notre habitude, nous avons copié sur nature les
a partements, les meubles, les costumes, les femmes et
les chevaux, avec curiosité, scrupule et conscience, nous
avons très-peu arrangé et seulement quand les nécessités
de la narration l'exigeaient impérieusemert. Tout cela ne
veut pas dire que Fortimio soit un bon livre, ni même un
lÏATe amusant; mais au moins toutes lesformes extérieures
y sont étudiées de près, et rien n'y est peint de convention.
L'on peut voir par ce peu de lignes la maigre sympathie
que nous avons pour les romans à grandes prétentions.
Si cependant l'on voulait à toute force donner un sens
mythique à Fortunio, Musidora, dont la curiosité cause
indirectement la mort, ne serait-elle pas une Psyché mo-
derne, moins la pureté virginale et la chaste ignorance?
Nous avons fait Fortunio assez beau, assez comblé de per-
fections pour représenter convenablement l'Amour ; et
d'ailleurs tout le monde en cette vie n'est-il pas à la pour-
suite d'un Eldorado introuvable?
Les saint-simoniens seraient bien maîtres d'y voir la
réunion symbolique de l'Orient et de l'Occident, depuis
longtemps préconisée : mais, comme dit Fortunio : « Quel
gaz remplacera le soleil? »
CHAPITRE PREMIER.
George donnait à souper à ses amis, non pas à tous, car
il en avait bien deux ou trois inille, mais seulement à
quelqueslions etàquelques tigres de sa ménagerie intime.
Les soupers de George avaient une célébrité d'élégance
joyeuse et de sensualité délicate qui faisait regarder comme
une bonne fortune d'y être invité ; mais cette faveur était
8 NOUVELLES.
difficilement accordée, et bien peu de noms pouvaient se
vanter d'être inscrits habituellement sur la bienheureuse
liste. Il fallait être grand clerc en fait de belle vie, éprouvé
au feu et à l'eau, pour être admis dans le sanctuaire.
Quant aux femmes, les conditions étaient encore plus
exorbitantes : la beauté la plus parfaite, la corruption la
plus exquise, et vingt ans tout au plus. On pense bien qu'il
n'y avait pas beaucoup de femmes au souper de George,
quoique au premier coup d'oeil la seconde des conditions
semble assez facile à remplir ; cependant il y en avait
quatre ce soir-là, quatre superbes créatures, quatre piu"
sang, des anges doublés de démous, des cœurs d'acier dans
des poitrines de marbre, des Cléopàtres et des Imperias
au petit pied, les monstres les plus charmants que l'on
puisse imaginer.
Malgré toutes les raisons du monde qu'avait le souper
d'être fort gai, il était peu animé : bons compagnons, chère
transcendante, vins très-vieux, femmes très-jeunes, des
bougies à faire pâlir le soleil en plein midi, tous les élé-
ments avec quoi se fabrique ordinairement la joiehumaine
se trouvaient réunis à un degré bien rare à rencontrer;
pourtant un crêpe de grise langueur s'étendait sur tous les
fronts. George lui-même dissimulait mal une contrariété
et une inquiétude visibles que le reste des convives sem-
blait partager.
On s'était mis à table à la sortie des Bouffes, c'est-
à-dire sur le minuit. Une heure allait sonner à une ma-
gnifique pendule de Boule, posée sur un piédouche in-
crusté d'écaillé, et l'on ne venait que de prendre place.
Un siège vide indiquait un absent qui avait manqué
de parole.
Le souper avait donc commencé sous l'impression dés-
agréable d'une attente trompée et de mets qui n'étaient
plus aussi à point ; car il est en cuisine comme en amour une
minute cjui ne revient pas et qui est extrêmement difficile
h. saisir. Il fallait assurément que ce délinquant fût un
FORTUNrO. 9
personnage très-vénéré parmi la bande, car George, gour-
mand à la manière d'Apicius, n'aurait pas attendu deux
princes un quart d'heure.
Musidora, la plus piquante des quatre déesses, poussa
un délicieux soupir, semblable au roucoulement d'une
colombe malade, qui voulait dire : a Je vais passer une
nuit funèbre et m'ennuyer horriblement ; cette fête débute
mal, et ces jeunes gens ont l'air de croque-morts. »
— Que Dieu me foudroie ! fit George en brisant dans
ses doigts un verre de Venise de la plus grande richesse,
épanoui comme une clochette sur son pied tourné en
vrille et traversé de spirales laiteuses. La clochette rom-
pue répandit sur la nappe, au lieu de rosée, quelques
larmes d'un vieux vin du Rhin plus précieuses que des
perles d'Orient. — Une heure, et ce damné de Fortunio
qui ne vient pas !
La belle enfant se trouvait assise à côté du siège vacant
destiné à Fortunio, ce qui l'isolait complètement de ce
côté.
On avait réservé cette place à Fortunio, comme une
place d'honneur, car Musidora appartenait au plus haut
rang de l'aristocratie de beauté; et, assurément, pour
être reine, il ne lui manquait qu'un sceptre : elle l'aurait
peut-être obtenu dans un siècle de poésie, dans ce temps
fabuleux où les rois épousaient des bergères. Il n'est pas
sûr d'ailleurs que Musidora eiit accepté un roi constitu-
tionnel. Elle paraissait s'amuser fort peu; elle avait même
bâillé une ou deux fois assez ostensiblement : personne
ne lui convenait parmi les convives, et, sa coquetterie
n'étant pas intéressée, elle restait froide et ^orne comme
si elle eût été entièrement seule.
En attendant que Fortunio vienne, jetons un coup
d'œil sur la salle et les convives qu'elle renferme.
La salle est d'un aspect riche et noble ; des boiseries
de chêne relevées d'arabesques d'or mat revêtent les
parois du mur ; une corniche précieusement sculptée ,
i 0 NOUVELLES.
soutenue par des enfants et des chimères, règne tout au-
tour de la salle; le plafond est traversé par des poutres
brodées d'ornements et de ciselures qui forment des
caissoub où l'on a dessiné des figures de femmes, sur fond
d'or, dans le goût gothique, mais avec un pinceau plus
souple et plus libre. Dans les entre-deux des fenêtres sont
posés des crédences et des buffets de brèche antique por-
tés par des dauphins d'argent aux yeux et aux nageoires
i'or, dont les queues entortillées forment de capricieuses
volutes Tous ces buffets sont chargés de vaisselle armo-
riée et de flacons de formes étranges contenant des
liqueurs inconnues ; d'amples et puissants rideaux de ve-
loiirs nacarat doublés de moire blanche, frangés de cré-
pine d'or, retombent sur les fenêtres à vitrage de couleur,
garnies de triples volets qui empêchent aucun bruit de
transpirer du dehors au dedans et du dedans au dehors;
une grande cheminée, aussi de bois sculpté, occupe le
fond de la pièce; deux cariatides à la gorge aiguë, aux
hanches onduleuses, aux grands cheveux échappés par
nappes, deux figures vivantes, dignes du ciseau de Jean
Goujon ou de Germain Pilon, remplacent les chambranles
et soulèvent sur leurs épaules un linteau transversal déli-
catement ouvré et couvert de feuillages d'un fini précieux.
Au-dessus, une glace de Venise taillée à biseau, très-étroite
et placée dans le sens de sa largeur, scintille entourée
d'une bordure magnifique. Une forêt entière flambe dans
la gueule de cette vaste cheminée, garnie à l'intérieur de
marbre blanc, où deux grands dragons de bronze, avec
des ailes onglées, font l'office des chenets ordinaires.
Trois lustres de cristal de roche, chargés de bougies, pen-
dent du plafond comme les grappes gigantesques d'une
vigne miraculeuse; douze torchères de bronze doré repré-
sentant des bras d'esclaves jaillissent de la boiserie, te-
nant chacun au poing un bouquet de fleurs bizarres d'où
les jets blancs de la bougie s'élancent comme des pistils
enflammés; et, pour suprême magnificence, en guise de
FORTUNIO. i i
dessus de portes, quatre Titieiis fabuleusement beaux,
dans tout leur éclat passionné, dans toute l'opulence de
leur chaude couleur d'ambre, des Vénus et des maîtresses
de prince étendues fièrement dans leur divine nudité sous
l'ombre rouge des courtines et souriant avec la satisfac-
tion de femmes sûres d'être éternellement belles.
Le comte George y tenait extrêmement, et il aurait
donné vingt salles à manger comme celle que nous venons
de décrire plutôt qu'un seul de ses cadres; dans la mi-
sère, si la misère eût pu atteindre le comte George, il
aurait mis en gage le portrait de son père, la bague de sa
Hièr^, avant de v,en(Jre ses chers Titiens. C'était la seule
chose qu'il possédât dont il eût été orgueilleux.
Au milieu de cette grande salle, imaginez une grande
table couverte d'une nappe damassée où le blason du
comte George est tissu dans la trame avec la couromie et
la devise de sa maison; un surtout ciselé, figurant des
chasses au tigre et au crocodile par des Indiens montés
sur des éléphants, occupe le milieu; des assiettes du Japon
et de vieux Sèvres, des verres de toutes formes, des cou-
teaux de vermeil et tout l'attirail nécessaire à manger et
à boire délicatement et longtemps, remplissent le reste
de l'espace. Placés autour de cette table, quatre anges
damnés, Musidora, Arabelle, Phébé et Cinthie, délicieuses
filles paternellement dressées par le grand George lui-
même, et nommées les incomparables ; le tout enti'emêlé
de six jeunes gens dont aucun n'était vieux, contre l'usage
habituel, et dont les visages, lisses et reposés, exprimaient
l'indolente sécurité et l'aplomb praticien de gens qu* ont
deux ou trois cent mille livres de rentes et les plus beaux
noms de France.
George, en qualité de maître de la maison , se prélasse
sur un grand fauteuil de cuir de Cordoue; les autres ont
des chaises plus petites, de la forme dite aujourd'hui ma-
zarine, en ébène et revêtues de lampas cerise et blanc
d'une exquise rareté.
4 i NOUVELLES.
Le service est fait par de petits nègres tout nus, à l'ex-
ception d'une trousse bouffante de soie ponceau, avec
des colliers de verroterie et des cercles d'or aux bras et
aux jambes, comme l'on en voit dans les scènes de Paul
Véronèse. Ces négrillons circulent autour de la table avec
une agilité de singe et versent aux convives les vins les
plus précieux de France, de Hongrie, d'Espagne et d'Ita-
lie, contenus non dans d'ignobles bouteilles de verre,
mais dans de beaux vases florentins d'argent ou de ver-
meil, d'un travail admirable, et, malgré leur prestesse,
ils ont peine à suffire à leur service.
Pour rehausser cette élégance et ce luxe tout royal,
faites tomber sur ces cristaux, ces bronzes, ces dorures,
une neige de lumière d'une si vive blancheur que le
moindre détail s'illumine et flamboie étrangement, un
torrent de clarté mate qui ne laisse à l'ombre d'autre
place que le dessous de la table, une atmosphère éblouis-
sante traversée d'iris et de rayons prismatiques, à éteindre
des yeux et des diamants moins beaux que ceux des in-
comparables Musidora, Arabelle, Phébé et Cinthie.
A droite de George, à côté de la chaise vide de Fortu-
nio, est placée Musidora, la belle aux yeux vert de mer :
elle a dix-huit ans tout au plus. Jamais l'imagination n'a
rêvé un idéal plus suave et plus chaste ; on la prendrait
pour une vignette animée des Amours des anges, par
Thomas Moore, tant elle est limpide et diaphane. La lu-
mière semblait sortir d'elle, et elle a plutôt l'air d'éclairer
que d'être éclairée elle-même ; ses cheveux, d'un blond
si pâle qu'ils se fondent avec les tons transparents de sa
peau, se tournent sur ses épaules en spirales lustrées; un
simple cercle de perles, tenant de la ferronnière et du
diadème, empêche les deux flots dorés qui coulent de
chaque côté du front de s'éparpiller et de se réunir; ils
sont si fins et si soyeux, que le moindre souffle les sou-
lève et les fait palpiter.
Une robe d'un vert très-pâle, brochée d'argent, rehausse
PORTUNIO. i 3
la blancheur idéale de sa poitrine et de ses bras nus, au-
tour desquels s'enroulent, en forme de bracelets, deux
serpents d'émeraudes avec des yeux de diamant d'une
vérité inquiétante. C'est là toute sa parure.
Son visage pâle, où brille dans son printemps une in-
dicible jeunesse , est le type suprême de la beauté an-
glaise : un duvet léger en adoucit encore les moelleux
contours, comme la fleur sur le fruit, et la chair en est si
délicate, que le jour la pénètre et l'illumine intérieure-
ment.
Cet ovale d'une pâleur divine, accompagné de ses
deux grappes de cheveux blonds, avec ses yeux noyés de
vaporeuse langueur, et sa petite bouche enfantine que
lustre un reflet humide, a un air de mélancolie pudique
et de plaintive résignation bien singulière à pareille fête :
en voyant Musidora, l'on dirait une statue de la Pudeur
placée par hasard dans un mauvais lieu.
Cependant, à l'observer attentivement, on finit par dé-
couvrir certains tours d'yeux un peu moins angéliques,
et par voir frétiller au coin de cette bouche si tendrement
rosée le bout de queue du dragon ; des fibrilles fauves
rayent le fond de ces prunelles limpides, comme font des
veines d'or dans un marbre antique, et donnent au regard
quelque chose de doucereusement cruel qui sent la cour-
tisane et la chatte ; quelquefois les sourcils ont iin mou-
vement d'ondulation fébrile qui trahit une ardeur pro-
fonde et contenue, et la nacre de l'œil est trempée de
moites lueurs comme par uae larme qui se répand sans
déborder.
La belle enfant est là, un bras pendant, l'autre étendu
sur la table, la bouche à demi ouverte, son verre plein
devant elle, le regard errant ; elle s'ennuie de cet ennui
I incommensurable que connaissent seuls les gens qui de
bonne heure ont abusé de tout, et il n'y a plus guère de
nouveau pour Musidora que la vertu.
— Allons, Musidora, dit George, tu ne bois pas; et,
2
4 4 NOUVELLES.
prenant le verre qu'elle n'avait pas encore touché^, il le
lui porta à la bouche, et, appuyant le bord contre ses
dents, il lui infiltra la liqueur goutte à goutte.
Musidora le laissa faire avec la plus profonde insen-
sibilité,
— Ne la tourmentez pas, George, dit Phébé en se le-
vant à demi; quand elle est dans ses tristesses, il n'y a
pas moyen d'en tirer un mot.
— Pardieu ! répondit George en reposant le verre,*
puisqu'elle ne veut ni boire ni parler, pour l'empêcher
de devenir tout à fait insociable, je m'en vais l'em-
brasser.
Musidora détourna la tête si vivement, que les lèvres
de George n'effleurèrent que sa boucle d'oreille.
— Ah ! fit George, Musidora devient d'une vertu mons-
trueuse, elle ne se laissera bientôt plus embrasser que
par son amant; je lui avais pourtant inculqué les meilleurs
principes. Musidora vertueuse^ Fortunio absent; voilà un
piteux souper !
Puisque ce Fortunio tant désiré n'est pas encore arrivé,
et que sans lui nous ne pouvons commencer notre his-
toire, nous demanderons au lecteur la permission de lui
esquisser les portraits des compagnes de Musidora, à peu
près comme on remet un livre d'images ou un album
plein de croquis à quelqu'un qu'on est obligé de faire
attendre. Fortunio, qui sera, s'il vous plaît, le héros de ce
roman, est un jeune homme habituellement fort exact,
et il faut quelque motif grave qui l'ait empêché et retenu
chez lui.
Phébé ressemble à la sœur d'Apollon, à la chasteté
près, et c'est pour cela qu'elle en a pris le nom, qui est
pour elle un madrigal et une ironie.
Elle est d'une taille haute et souple, et elle a dans son
habitude de corps la désinvolture guerrière de la chasse-
resse antique ; son nez mince, coupé de narines roses et
passionnées, se joint à son front presque sans sinuosité;
FOUTUNIO. i 5
ses longs sourcils effilés, ses paupières étroites, sa bouche
ronde et pure, son menton légèrement relevé, ses che-
veux aux ondes crépelées, la font tout à fait ressembler
à une médaille grecque.
Elle porte un costume d'une originalité piquante : une
robe de brocart d'argent taillée en forme de tunique et
retenue aux épaules par de larges camées, des bas de soie
de la plus vaporeuse finesse, rosés par la transparence de
la chair, et des souliers de satin blanc dont les bandelettes
entrelacées simulent on ne peut mieux le cothurne ; un
croissant de diamants placé sur des cheveux noirs comme
la Nuit, et un collier d'étoiles complètent cette élégante
et bizarre parure,
Phébé est l'amie, ou, si l'on veut, l'ennemie intime de
Musidora.
Cinthie, qui trône au bout de la table entre deux beaux
jeunes gens, dont l'un est son amant passé, et l'autre son
amant futur, est une véritable Romaine d'une beauté sé-
rieuse et royale; elle n'a rien de la grâce sémillante et de
la coquetterie, toujours au vent, des Parisiennes ; elle est
belle, elle le sait, et se repose tranquillement dans la con-
science de ses charmes tout-puissants, comme un guerrier
qui n'a jamais été vaincu.
Elle respire lentement et régulièrement, et son souffle
a quelque chose du souffle d'un enfant endormi ; ses gestes
sont d'une sobriété extrême, ses mouvements rares et ca-
dencés.
En ce moment-ci, elle tient son menton appuyé sur le
dos de sa main, d'une forme et d'une blancheur incom-
parables; son petit doigt, capricieusement relevé, le pli
de son poignet, la pose de son bras, rappellent ces grandes
tournures maniérées qu'on admire aux tableaux des vieux
maîtres; des cheveux de jais, où frissonnent des reflets
bleuâtres, séparés en bandeaux tout simples, laissent à
nu des oreilles petites, blanches, vierges de piqûres et un
peu écartées de la tête comme celles des statues grecques.
16 NOUVELLES.
Des tons chaudement bistrés adoucissent la transition
du noir violent de sa chevelure à la riche pâleur de son
front; quelques légers poils follets couchés sur ses tempes
modèrent la précision de ses sourcils sévèrement arqués,
et des teintes blondes, qui redoublent d'intensité à me-
sure qu'elles montent vers la nuque, dorent harmonieu-
sement le derrière de son cou, où se dessinent grasse-
ment, dans une chair souple et drue, les trois beaux plis
du collier de Vénus. Ses épaules, fermes et mates, ont
l'air de ces marbres que Canova lavait avec une eau sa-
turée d'oxyde de fer pour en atténuer la crudité éclatante
et leur ôter le lustre criard du poli.
Le ciseau de Cléomène n'a rien produit de plus parfait,
et les plus suaves contours que l'art ait caressés ne sont
rien auprès de cette réalité magnifique.
Quand elle veut regarder de côté, elle le fait sans tour-
ner la tête, en coulant la prunelle dans le coin de son
œil, de façon que le cristallin bleuâtre, lustré par un plus
large éclair, s'illumine d'un éclat onctueux dont l'effet est
inexprimable ; puis, quand elle a vu, elle ramène lente-
ment ses prunelles fauves à leur place, sans déranger
l'immobilité de son masque de marbre.
Dans l'orgueil de sa beauté, Cinthie repousse toute toi-
lette comme un artifice indigne] elle n'a que deux robes :
une robe de velours noir et une autre de moire blanche ;
elle ne porte jamais ni collier ni boucles d'oreilles, pas
même une simple bague. Quelle bague, quel collier pour-
raient valoir la place qu'ils couvriraient ? Un jour elle ré-
pondit avec une fierté toute cornélienne à une femme qui
l'avait priée de lui montrer ses chiffons et ses bijoux, et
qui, étonnée de cette simplicité excessive, lui demandait
comment elle faisait les jours de gala et de cérémonie ?
— J'ôte ma robe, et je défais mon peigne.
Ce soir-là, elle avait sa robe de velours noir posée sur
la peau sans chemise et sans corset : elle était en demi-
toilette.
FORTUNIO. A 7
Pour Arabelle, je ne sais trop qu'en dire, sinon que
c'était une charmante femme. Une grâce souveraine ar-
rondissait tous ses mouvements, et ses gestes étaient si
doux, si harmonieusement filés, qu'ils avaient quelque
chose de rhythmique et de musical.
C'était la Parisienne par excellence : on ne pouvait pas
dire qu'elle fût précisément belle, et cependant elle avait
dans toute sa personne un ragoût si irritant et si haute-
ment épicé de minauderies et de façons particulières,
que ses amants eux-mêmes eussent soutenu qu'il n'y
avait pas au monde une femme d'une beauté plus par-
faite.
Un nez un peu capricieux, des yeux d'une grandeur mé-
diocre, mais étincelants d'esprit; une bouche légèrement
sensuelle, des joues d'un rose timide encadrées dans des
touffes soyeuses de cheveux châtains, lui faisaient le mi-
nois le plus adorablement mutin qu'on puisse imaginer.
Pour le reste, petit pied, mains frêles, les reins bien cam-
brés, la cheville fine et sèche, le poignet mince; tous les
signes de bonne race.
Je vous épargnerai la description de son costume. Con-
tentez-vous de savoir qu'elle était habillée à la mode de
demain.
— Ah çà ! décidément Fortunio nous fausse compa-
gnie, s'écria l'amphitryon en avalant une consciencieuse
rasade de vin de Constance. J'ai envie, quand je le ren-
contrerai, de lui proposer de se couper un peu la gorge
avec moi.
— Je suis de votre avis dit Arabelle, mais il n'est pas
aisé de rencontrer le seigneur Fortunio; il n'y a que le
hasard qui soit assez adroit pour cela. — J'avais affaire à
lui, non pas pour lui couper la gorge, au contraire, et je
n'ai jamais pu le trouver, quoique je l'aie cherché d'abord
dans tous les endroits où il pouvait être : ensuite dans
ceux où il ne pouvait pas être : je suis allé aux bois, aux
Bouffes, à l'Opéra, que sais-je ! à l'église ! pas plus de
J.
i s NOUVELLES.
Fortunio que s'il n'eût jamais existé. Fortunio, c'est un
rêve, ce n'est pas un homme.
— Qu'avais-tu donc de si pressé à lui demander? fit Mu-
sidora en laissant tomber sur Arabelle un regard indolent.
— Les pantoufles authentiques d'une princesse chi-
noise qui a été sa maîtresse, à ce qu'il m'a conté un ma-
tin qu'il était un peu gris, et dont il avait promis de me
faire cadeau après m'avoir baisé le pied, parce que, di-
sait-il, j'étais la seule femme de France qui les pourrait
chausser.
— Pourquoi ne pas le relancer chez lui? dit Alfred,
l'amant en expectative de Cinthie.
— Chez lui? c'est bien aisé à dire et malaisé à faire.
— En effet, il doit sortir beaucoup; c'est un homme
très-répandu, ajouta l'amant réformé.
— Vous ne m'avez pas comprise ; pour aller chez lui, il
faudrait savoir d'abord où il demeure, réplit[ua Arabelle.
— Il doit cependant demeurer quelque part, à moins
qu'il ne perche, ce qui est encore possible, dit George ;
quelqu'une de vous, adorables princesses, sait peut-être
sur la branche de quel arbre miraculeux le bel oiseau a
fait son nid?
— Si je le savais, messer Georgio, je ne serais pas ici,
je vous le jure, et vous pouvez m'en croire, dit la silen-
cieuse Romaine.
— Bah ! dit Alfred, est-ce que l'on a besoin de logis?
les dames du temps entendent l'hospitalité d'une si large
manière.
— Laquelle de vous, mesdames, sert de maison à For-
tunio?
— Ce que tu dis n'a pas le sens commun, et où met-
trait-il ses habits et ses bottes? reprit George gravement ;
il faut toujoursbien un hôtel pour loger ses bottes» — Du
reste, nous avons soupe chez Fortunio, il n'y a pas long-
temps ; tu y étais, si je ne me trompe.
— C'est vrai, dit Alfred ; à Quoi songeais-je donc?
FORTUNIO. 19
— J'y étais aussi^ reprit Arabelle; et même son souper
valait beaucoup mieux que îe vôtre^ George, quoique
vous vous piquiez d'être un adepte en haute cuisine ; mais
qu'est-ce que cela prouve, sinon que Fortunio est le plus
mystérieux des mortels?
— Il n'y a rien de mvstéripux adonner à souper à vingt
personnes.
— Assurément non ; mais voici où le mystérieux com-
mence : je me suis fait conduire à l'hôtel où Fortunio
nous a reçus, et personne n'a eu l'air de savoir ce que je
voulais dire; Fortunio était parfaitement inconnu. Je fis
prendre des informations qui furent d'abord infructueu-
ses, mais enfin je finis par découvrir qu'un jeune homme,
dont on ignorait le nom et dont le signalement se rap-
porte parfaitement à celui de Fortunio, avait acheté l'hô-
tel deux cent mille francs qu'il avait payés comptants en
billets de banque, et qu'aussitôt le marché conclu, une
nuée de tapissiers et d'ouvriers de toute sorte avaient envahi
la maison et l'avait mise dans l'état où vous l'avez vue,
avec une rapidité qui tenait de l'enchantement. De nom-
breux domestiques en grande livrée, un chef de cuisine
suivi d'une légion d'aides et d'officiers de bouche, portant
dans de grandes mannes couvertes de quoi ravitailler, une
armée, étaient arrivés, on ne sait d'où, le soir même du
souper. — Le matin, tout disparut; les domestiques s'en
allèrent comme ils étaient venus : Fortunio sortit et ne
revint pas ; il ne resta dans l'hôtel que le vieux concierge
pour ouvrir de temps en temps les fenêtres et donner de
l'air aux appartements.
— Si Arabelle n'avait bu que de Teau pendant le repas,
je pourrais peut-être croire ce qu'elle dit, interrompit
Phébé; mais tout ceci m'a l'air aussi fou, aussi désor-
donné que les globules de vin de Champagne qui montent
à la surface de mon verre ; elle nous prend pour des en-
fants et nous débite des contes de fées avec un sérieux
déplorable.
20 NOUVELLES.
— Vraiment, lunatique Phébé, c'est là votre avis? reprit
Arabelle avec ce petit ton sec que les femmes seules sa-
vent prendre entre elles; mon conte est pourtant une his-
toire beaucoup plus vraie que d'autres.
— Laissez dire Phébé, Arabelle, et continuez, inter-
rompit Musidora, dont la curiosité s'était à la fin éveillée.
— J'ai essayé par tous les moyens, c'est-à-dire par le
seul moyen avec lequel on puisse corrompre quelqu'un
ou quelque chose, de corrompre le vertueux dragon de ce
château enchanté. Je lui donnai beaucoup d'argent ; mais
cette consciencieuse canaille, qui avait peut-être peur que
je ne lui reprisse ses louis, ne put cependant rien me dire,
attendu qu'il ne savait rien ; excellente raison d'être dis-
cret. Au reste, ce digne homme, profondément affligé de
n'avoir aucun secret à trahir, m'offrit obligeamment de
me faire voir l'intérieur de la maison, espérant que j'y
trouverais peut-être quelque indice. J'acceptai. Précédée
du vieillard, qui m'ouvrit les recoins les plus occultes, je
visitai tout avec un soin extrême ; je ne vis rien qui pût
m'éclairer dans mes doutes; pas le moindre chiffon de
papier, pas un mot, pas un chiffre. J'allai chez le mar-
chand qui avait vendu les meubles, et qui est un des plus
célèbres ouvriers de Paris; il n'avait pas vu Fortunio ; c'é-
tait un homme entre deux âges, avec une figure d'inten-
dant et un moral d'usurier, qui avait fait toutes les emplet-
tes; il ne le connaissait d'ailleurs aucunement. Nous avons
tous été les dupes d'une hallucination, et nous avons cru
sérieusement souper chez Fortunio.
— Ceci est étrange, fort étrange, excessivement étrange !
marmotta l'élégant Alfred, qui depuis longtemps n'avait
plus besoin de miroir pour y voir double. Ha! ha! voilà
des créanciers qui doivent être bien attrapés !
— Bah ! c'est qu'il aura déménagé ou qu'il sera allé à
la campagne ; il n'y a rien de mystérieux là dedans, fit
George.
— Qu'est-ce que Fortunio ? dit Phébc.
FORTLNIO. Si
— Pardieu, c'est Fortunio, interrompit Alfred; que
t'importe?
— Un excellent gentilhomme; il est tout ce qu'il y a de
plus marquis au monde; mon père a beaucoup connu le
sien ; il a des armoiries à ne déparer les panneaux d'au-
cune voiture, ajouta George par manière de réflexion.
— Il est très-beau, dit la Cinthia, aussi beau que le
Saint Michel du Guide à Rome, dont j'ai été amoureuse
étantpetite fille.
— Personne n'a de meilleures manières, et de plus il
est spirituel comme Mercutio, continue Arabelle.
— On le dit éperdument riche, plus riche que tous les
Rothschild ensemble, et généreux comme le Magnifique
du conte de la Fontaine, reprit Phébé.
— Quelle est donc la maîtresse de cet heureux person-
nage, qui paraît avoir eu une fée pour marraine? dit
Musidora.
— On ne sait ; car à toutes ces vertus Fortunio joint
une discrétion parfaite ; mais ce n'est assurément aucune
de vous, car elle l'aurait crié sur les toits, répondit George.
Ce sera toi si tu le veux, ou si tu le peux, car le Fortunio
paraît solidement cuirassé contre les flèches de l'Amour,
et les rayons de tes yeux de chatte, si aigus et si brûlants
qu'ils soient, ne me paraissent pas de force à entamer
son armure.
— Un jeune pair d'Angleterre, qui avait six cent mille
livres de rentes, s'est brûlé la cervelle pour moi, fit dédai-
gneusement la Musidora.
— Oui, mais tu te jetteras par-dessus le pont pour For-
tunio, avec ta plus belle robe et un chapeau tout neuf.
— C'est donc un démon, votre Fortunio ? N'importe,
je parie le rendre amoureux de moi à en perdre la tête et
cela avant six semaines.
— Si ce n'était qu'un démon, ce serait peu de chose, et
tu en viendrais aisément à bout ; tromper le diable n'est
qu'un jeu pour une femme.
22 NOUVELLES.
— C'est donc un ange !
— Pas davantage ; au surplus tu vas juger toi-même,
car on vient d'ouvrir la porte de l'hôtel, et j'entends le
bruit d'une voiture dans la cour. Ce ne peut être que lui.
Je parie mon attelage de chevaux gris pommelé contre
une de tes papillotes que tu ne trouves pas une petite
porte grande comme un trou de souris pour te glisser dans
Je cœur de Fortunio.
— J'irai donc à Longchamp dans une calèche attelée à
la d'Aumont, dit la petite en se frappant joyeusement dans
les mains.
— Monsieur Fortunio ! — cria d'une voix glapissante
qui domina un moment le bruit des conversations et le
cliqaetis de la vaisselle, un grand mulâtre bizarrement
vêtu.
Toutes les têtes se tournèrent subitement de ce côté,
les fourchettes qui étaient en l'air n'achevèrent pas leur
chemin : le repas fut suspendu.
Fortunio s'avança vers le fauteuil de George d'un pas
ferme et vif, et lui donna une poignée de main.
— Ha ! ha ! bonjour, Fortunio ! — pourquoi diable es-tu
venu si tard?
— Vous m'excuserez, mesdames, j'arrive de Venise,
où j'étais invité à un bal masqué très-brillant chez hi prin-
cesse Fiamma ; j'avais oublié de le dire à George lorsqu'il
m'a rencontré à l'Opéra et m'a prié de venir à son sabbat.
J'ai eu à peine le temps de changer d'habit.
— Ah ! si tu vas au bal à Venise, il n'y a plus rien à
dire : mais je crois, ô Fortunio, t'avoir aperçu au boule-
vard de Gand il n'y a pas huit jours. Vous mentez comme
une épitaphe ou comme un journal officiel, mon jeune
ami.
— En effet, j'étais au boulevard de Gand avec de Mar-
cilly ; qu'y a-t-il là d'étonnant?
— Oh ! rien ; — à moins de posséder le manteau voya-
geur de Faust, d'avoir trouvé le moyen de diriger les bal-
FORTUNIO. 3 23
Ions ou de chevaucher sur des aigles, cette ubiquité me
paraît peu probable.
— Bah ! dit Fortunio en faisant sauter sa bourse avec un
geste plein d'insouciance, à cheval sur ceci on fait plus
de chemin que si l'on avait l'hippogriffe entre les jambes.
Çà, je voudrais bien boire un coup, la langue me pèle
faute d'humidité ; Mercure, apporte-moi la coupe d'Her-
cule !
La coupe d'Hercule était un grand vase ciselé aussi vaste
que la mer d'airain, supportée par douze bœufs, dont il
est parlé dans l'Écriture, et que les plus rudes buveurs
ne soulevaient qu'avec appréhension.
— Mercure, verse -moi dans ce dé à coudre une goutte
d'un liquide quelconque; car la soif m'étrangle comme
une cravate trop serrée.
Mercure lui versa de haut, comme les pages des tableaux
de Terburg, le contenu d'une urne antique magnifique-
ment travaillée et dont les anses étaient formées par deux
Amours cherchant à s'embrasser.
Le jeune Fortunio empoigna la lourde coupe d'une
main ferme et la vida d'un seul trait. Ce beau fait d'armes
lui valut l'admiration universelle.
— Oh ! Mercure, ne reste-t-il pas encore un peu de
cette piquette dans la cave de ton maître ? Je voudrais
bien en boire une autre gorgée.
Mercure atterré, hésita un instant, regardant les yeux
de George pour savoir s'il devait obéir ; mais les yeux de
George, enveloppés d'un nuageux brouillard d'ivresse,
ne disaient exactement rien.
— Eh bien ! brute, faut-il te répéter deux fois les cho-
ses? Si j'étais ton Tnaître, je te ferais corroyer tout vif et
pendre un peu par les pieds, en attendant mieux.
Le nègre xMercure courut vite prendre un autre vase sur
un autre buffet, le renversa au-dessus de la coupe, puis
se retira d'un air craintif et se tint à quelque distance,
debout sur un pied, comme un héron dans un marais,
$4 NOUVELLES.
attendant Tévénement avec une sorte d'anxiété respec-
tueuse.
Le brave Fortunio tarit Timmense cratère avec une
facilité qui prouvait de longues et patientes études sur la
manière de humer le piot, comme dirait maître Alcofri-
bas Nasier.
— Maintenant, messieurs, je suis au pair; j'ai rattrapé
le temps perdu, et nous pouvons souper tranquillement.
Vous aurez peut-être cru que j'étais venu tard de peur de
boire, et vous f^urez conçu sur mes mœurs les plus horri-
bles soupçons. Maintenant je dois être dans votre esprit
aussi pur qu'un agneau de trois mois ou qu'une pension-
naire qui va faire sa première communion.
— Oh ! oui, dit Alfred, innocent et vertueux comme un
voleur qu'on mène pendre.
La prétention que Fortunio avait étalée de souper tran-
quillement était vraiment exorbitante, et rien au monde
n'était plus impossible assurément. Jupiter serait des-
cendu par le plafond avec son aigle et ses carreaux, que
l'on n'y aurait fait aucune attention.
Musidora est à peu près la seule qui ait sa raison; la
présence de Fortunio l'a fait sortir de sa torpeur de mar-
motte; elle est maintenant aussi éveillée qu'une couleuvre
que l'on aurait longtemps agacée avec un brin de paille ;
ses prunelles vertes scintillent singulièrement ; les nari-
nes de son petit nez se gonflent, les coins malicieux de sa
bouclie se relèvent, son dos ne s'appuie plus au coussin
du fauteuil; elle se tient droite en arrêt, comme un cava-
lier debout sur ses étriers, qui s'apprête à frapper et qui
assure son coup. L'attelage gris pommelé de George lui
tçotte et lui piafl"e dans la cervelle, et elle se voit déjà
couchée sur les coussins de la calèche et faisant voler sous
les roues tourbillonnantes la poussière fashionable du bois
de Boulogne.
D'ailleurs Fortunio seul lui plaît bien autant que les
quatre chevaux de George, et l'attelage n'est plus que
FORTUNIO. 25
d'une importance secondaire dans la périlleuse conquête
qu'elle tente. Elle cherche au fond de son arsenal l'œillade
la plus assassine, le sourire le plus amoureusement vain-
queur pour le lui décocher et lui percer le cœur d'outre
en outre ; en attendant qu'elle porte le coup décisif, elle
observe Fortunio avec une attention profonde, voilée sous
des façons badines; elle guette tousses mouvements; elle
l'entoure de lignes de circonvallation et tâche de l'enfer-
mer dans un réseau de coquetteries ; car Fortunio est un
type vivant de cet idéal viril rêvé par les femmes et que
nous avons le tort de réaliser si rarement, aimant mieux
abuser outre mesure de la permission qu'on nous a accor-
dée d'être laids.
Fortunio paraît avoir vingt-quatre ans tout au plus ; il
est de taille moyenne, bien cambré, fin et robuste, l'air
doux et résolu, l'épaule large, les extrémités minces, un
mélange de grâce et de force d'un eiîet irrésistible ; ses
mouvements sont veloutés comme ceux d'un jeune jaguar,
et sous leur nonchalante lenteur on sent une vivacité et
une prestesse prodigieuses.
Sa tête offre le type le plus pur de la beauté méridio-
nale ; son caractère est plutôt espagnol que ft'ançais, plu-
tôt arabe qu'espagnol. Le pinceau ne tracerait pas un
ovale plus parfait que celui de sa figure ; son nez mince,
légèrement aquilin, d'une arête brusque et comme cou-
pée au ciseau, relève la pureté toute féminine des autres
traits du visage et lui donne quelque chose de fier et d'hé-
roïque; des sourcils d'un noir velouté, se fondant en tein-
tes bleuâtres vers les extrémités, se dessinent fermement
au-dessus de longues paupières, qu'à leur couleur bis-
trée on pourrait croire teintes de k'hol à la manière
orientale. Par une bizarrerie charmante, les prunelles de
ses yeux étincelants sont d'un bleu céleste, aussi limpide
que l'azur d'un lac dans les montagnes ; un imperceptible
cercle brun les entoure et fait ressortir leur éclat dia-
manté ; la bouche a cette rougeur humide et vivace qui
3
26 NOUVELLES.
accuse une beauté de sang de plus en plus rare. La lèvre
inférieure, un peu large, respire toutes les ardeurs de la
volupté ; la supérieure, plus tine, plus serrée, arquée en
dedans à ses coins, avec une expression de dédain humo-
ristique tempérée par la bienveillance du reste de la
physionomie, indique de la résolution et une grande
puissance de volonté. Une moustache, qui ne semble pas
avoir été coupée beaucoup de fois, estompe tes angles de
cette bouche de ses ombres douces et soyeuses. Le menton,
délicatement bombé, frappé au milieu d'une mignonne
fossette, s'unit par une ligne d'une rondeur puissante à
un col athlétique, à un col de jeune taureau vierge du
joug. Pour le front, sans avoir l'élévation prodigieuse et
les proportions triomphales d'un front de poëte à la mode,
il est large et noble, les tempes pleines sans le plus léger
pli, et des lueurs satinées sur les portions habituellement
recouvertes par les cheveux; le ton du front est beaucoup
plus blanc que celui du reste de la face, où un soleil plus
ardent que le nôtre a déposé des <;ouches successives d'un
hâle blond et doré, sous lesquelles pointent des demi-
teintes rosées et bleuâtres qui ravivent de leur fraîcheur
la sécheresse un peu fauve de cette belle nuance chaude
si chérie des artistes. Des cheveux noirs comme l'aile ver-
nie du corbeau, longs et faiblement bouclés, retombent
autour de ce masque pâle dans le plus savant désordre.
IL'oreille est petite, incolore, et semble avoir été ancien-
nement percée.
Autant que le hideux costume moderne peut permettre
de l'apercevoir, ses formes sont admirablement propor-
tionnées, rondes et vigoureuses à la fois : des muscles
d'acier sous une peau de velours; quelque chose dans le
goût du Bacclms indien que l'on voit au Musée des Anti-
ques, et qui peut lutter de perfection harmonieuse avec la
Vénus de Milo elle-même; car rien au monde n'est plus
beau que la grâce mariée à la force. — Sous l'éblouis-
sante blancheur de son linge l'on devine un(> puitiiiio
I^ORTUNIO. 27
large et profonde, solide et polie comme du marbre, où
il doit être bien charmant pour une femme de reposer sa
tête; des bras aussi bien modelés que ceux de TAnti-
noiis, terminés par des mains d'une perfection inimita-
ble, se font parfaitement deviner à travers une manche
fort juste.
Quant au reste du costume, nous ne le décrirons pas :
la description d'un gilet, d'un habit et d'un pantalon mo-
dernes ferait reculer d'horreur de plus hardis que nous.
Vous pouvez seulement vous imaginer ce qu'il devait être
en pensant aux chefs-d'œuvre des plus lyriques tailleurs
de Paris, que vous avez admirés sur le dos de quelque
merveilleux au concert, à la promenade ou ailleurs; seu-
lement, ajoutez-y mentalement une élégance divine, je
ne sais quel laisser aller aristocratique et nonchalant,
une modestie pleine de sécurité et d'aplomb, une grâce
distraite, des manières que vous n'avez certainement vues
chez aucun merveilleux ; de plus, à l'index de la main
gauche, un diamant d'une grosseur énorme, d'une eau à
rivaliser avec le Régent et le Sancy, et qui lançait à droite
et à gauche de folles bluettes de lumière.
Musidora était en proie à la plus violente émotion,
quoiqu'elle eût l'apparence d'une grande liberté d'esprit.
Un instinct délicat, un sentiment profond de la beauté
l'avait jusqu'alors préservée d'aimer. A travers la folle
vie de courtisane, elle avait conservé une ignorance com-
plète de la passion. Ses sens, excités de trop bonne
heure, ne lui disaient rien ou peu de chose, et toutes les
liaisons qu'elle nouait et dénouait si facilement n'étaient
que d'intérêt ou de pur caprice. — Comme à toutes les
femmes qui en ont beaucoup vu, les hommes lui inspi-
raient un dégoût profond. Une courtisane connaît mieux
un homme en une nuit qu'une honnête femme ne le con-
naît en dix ans; car l'on n'est vrai qu'avec elles. — A
quoi bon se gêner? Aussi l'être qui résiste à ce terrible
laisser aller et qui paraît aimable encore dans ce désha-
28 NOUVELLES.
bille complet est-il prodigieusement et frénétiquement
aimé.
La petite Musidora trouvait les hommes profondément
méprisables, et de plus fort laids. Le dehors de la boîte
ne lui plaisait guère plus que le dedans. Ces figures insi-
gnifiantes ou difformes, terreuses ou apoplectiques, infil-
trées de fiel ou martelées de rouge, bleuies par la barbe,
sillonnées de plis profonds, ces cheveux rudes et sauva-
ges, ces bras noueux et velus la ravissaient médiocrement.
La délicatesse excessive de son organisation lui rendait
ces défauts beaucoup plus sensibles; un homme, qui
n'était qu'un homme pour la robuste Cinthia, lui semblait
un sanglier. Musidora, quoiqu'elle eût dix-huit ans, n'était
réellement pas une femme, ce n'était pas même une
jeune fille, c'était un enfant; un enfant, il est vrai, aussi
corrompu qu'un colonel de dragons, et logeant sous sa
frêle enveloppe une malice hyperdiabolique ; avec son
air candide, elle aurait dupé dos cardinaux et joué sous
jambe M. le prince de Talleyrand. Elle avait donc de mer-
veilleux avantages sur toutes ses rivales; car son indiffé-
rence et sa froideur bien connues lui faisaient comme
une espèce de virginité que chacun eût été glorieux de
lui ravir. Au milieu de sa prostitution, elle avait tout le
piquant d'une jeune fille sévèrement gardée ; courtisane,
elle avait eu l'art de créer un obstacle et de mettre, pour
l'irriter, une barrière au-devant du désir. Cependant elle
fut moins heureuse cette fois dans ses tentatives de séduc-
tion : malgré toutes ses chatteries et ses gentillesses, For-
tunio ne s'occupa d'elle que comme tout homme bien né
s'occupe d'une femme placée à côté de lui : il avait toutes
ces petites attentions demi-familières que l'on a pour une
jolie femme et qui ne tirent point à conséquence.
Musidora faisait tous ses efforts pour l'attirer dans une
sphère plus intime et lui arracher quelques-unes de ces
phrases de galanterie un peu ardente auxquelles on peut
à la rigueur donner le sens d'un aveu et d'une déclara-
FORTllNIO. 29
tion tacite. Mais Fortiimo, en poisson rusé, jouait prudem-
ment à Tentour de la nasse et n'y entrait pas ; il répon-
dait évasivement aux questions insidieuses de Musidora,
et, au moment où elle croyait le tenir, il lui échappait par
une brusque plaisanterie.
Musidora tenta toute espèce de moyens : elle lui fit de
fausses confidences pour en obtenir de vraies ; elle l'in-
terrogea sur ses voyages, sur sa vie, sur ses goûts. Fortu-
nio buvait, mangeait, riait, disait un oui ou un non, et
lui fuyait entre les doigts, plus fluide et plus mobile que
du vif-argent.
— Vraiment, George, dit Musidpra en se penchant de
son côté, cet homme est comme un hérisson; on ne sait
par où le prendre.
— Prends garde d'embrocher ton cœur à Tun de ses
piquants, ma petite reine, répondit George.
— Quelle vie a-t-il donc menée et de quelle argile est-il
donc pétri? fit Musidora inquiète.
— Le diable seul le sait, répliqua George en faisant un
geste d'épaules intraduisible.
— Fortunio, Fortunio, s'écria Arabelle en se dressant
à l'autre bout de la table, et les pantoufles de ta princesse
chinoise, quand me les donneras-tu ?
— Ma belle dame, elles sont chez vous, délicatement
posées au pied de votre lit sur la peau de tigre qui vous
sert de tapis.
— Vous riez, Fortunio; jamais vous n'êtes entré dans
ma chambre à coucher, et hier soir il n'y avait assurément
pas de pantoufles au pied de mon lit.
— Vous n'avez sans doute pas bien regardé, car je
vous assure qu'elles y sont, dit Fortunio en avalant une
magnifique rasade.
Arabelle sourit d'un air incrédule.
— Est-ce vrai, dit Musidora avec un accent de coquet-
terie jalouse, que ces pantoufles vous viennent d'une
princesse chinoise ?
3.
30 NOUVELLES.
— Je crois que oui, répondit Fortunio. — Elle s'appe-
lait Yeu-Tseu. — Une charmante fille ! Elle avait un an-
neau d'argent dans le nez et le front couvert de plaques
d'or. Je lui faisais des madrigaux où je lui disais qu'elle
avait la peau comme du jade et les yeux comme des feuil-
les de saule.
— Était-elle plus jolie que moi? interrompit Musidora
en tournant sa figure du côté de Fortunio, comme pour
lui faciliter la comparaison.
— C'est selon. Elle avait de petits yeux bridés, retrous-
sés par les coins, le nez épaté et les dents rouges.
— Oh ! le monstre ! Elle devait être hideuse !
— Point du tout; elle passait pour une beauté incom-
parable; tous les mandarins en raffolaient.
— Et vous l'aimiez ? dit Musidora d'un ton piqué.
— Elle m'adorait, et je la laissais faire.
— Savez-vous, monsieur Fortunio, que vous êtes pro-
digieusement fat?... ou bien vous vous moquez de nous.
Vous avez acheté ces babouches sur le quai "Voltaire, chez
quelque marchand de curiosités.
-- Moi, nullement, je vous jure ; vous m'interrogez, je
vous réponds ; quant aux pantoufles, elles n'ont pas été
achetées; qui est-ce qui n'est pas allé un peu en Chine?
Voulez-vous que je vous fasse servir un doigt de vin de
Xérès? il est fort bon.
— Ce n'est pas la peine, dit Musidora avec le plus gra-
cieux sourire, passez-moi votre verre.
Fortunio le lui tendit sans paraître étonné d'une si for-
melle faveur. Musidora le porta à ses lèvres par le côté
qu'avait effleuré la bouche de Fortunio.
Quand Musidora eut bu, Fortunio remplit le verre et le
vida avec simplicité, comme si une jeune et charmante
femme ne venait pas d'y tremper familièrement son petit
bec rose de colombe.
Musidora ne se rebuta pas, et, par un mouvement d'une
combinaison supérieure, fit sauter son soulier de satin et
FORTUNIO. 31
posa son pied sur celui de Fortunio ; un bas de soie plus
aérien qu'une toile d'araignée permettait de sentir toute
la perfection et le poli d'ivoire de ce pied de Cendrillon.
— Croyez-vous, Fortunio, que je ne chausserais pas
la pantoufle de votre princesse? dit Musidora, les joues al-
lumées du rose le plus vif, en pressant légèrement avec
son pied le pied de Fortunio.
— Elle serait trop large pour vous, répondit tranquille-
ment Fortunio, et il se remit à boire sans plus de façons.
Ceci eût pu passer pour un compliment sans la mine
indolente de Fortunio ; aussi Musidora n'en tira aucun au-
gure favorable, et, voyant que tous ses efforts n'aboutis-
saient à rien, elle changea de batteries et se mit à jouer
l'indifférence (sans toutefois retirer son pied) et ne causa
plus qu'avec George. La froideur n'y fit pas plus que la
galanterie : Fortunio ne lui adressait la parole que de loin
en loin et par manière d'acquit. Cependant Musidora crut
s'apercevoir que Fortunio serrait imperceptiblement son
genou, mais elle reconnut bientôt son erreur.
Pendant toute cette stratégie, il n'est pas besoin de
dire que le reste de l'assemblée buvait considérablement
et se livrait à la plus triomphante bacchanale que l'on
puisse imaginer. Le fashionable Alfred demandait la tète
des tyrans et l'abolition de la traite des noirs, au grand
ébahissement des négrillons, étonnés d'une philanthropie
si subite.
Deux compagnons avaient précieusement glissé de leur
chaise sous la table et ronflaient comme des chantres à vê-
pres; les autres gloussaient et piaulaient je ne sais quelle
chanson sur un ton lamentable et funèbre, occupation
agréable qu'ils interrompaient de temps en temps pour se
raconter à eux-mêmes leurs bonnes fortunes, car per-
sonne n'était dans le cas d'écouter.
Les femmes, qui avaient résisté plus longtemps, se
laissai'înt enfin entraîner au tourbillon général ; Arabelle
même était si grise , qu'elle oubliait d'être coquette.
32 NOUVELLES.
Phébé, les deux coudes appuyés sur la nappe, regardait
avec une fixité stupide une des figures du surtout, qu'elle
ne voyait pas.
Quant à la Romaine, elle était admirable de quiétude
heureuse : elle dodelinait doucement de la tête et sem-
blait marquer la mesure d'une musique entendue d'elle
seule ; un sourire nonchalant voltigeait sur sa bouche en-
tr'ouverte comme un oiseau autour d'une rose, et les longs
cils noirs de ses yeux demi-fermés jetaient une ombre de
velours sur les pommettes de ses joues colorées d'une
imperceptible vapeur rose; elle avait ses deux mains po-
sées l'une sur l'autre, comme les mains de la Romaine
dans le magnifique portrait de M. Ingres, et contrastait
singulièrement par son calme parfait avec la turbulence
générale.
Pour Musidora, la gorgée de vin de Xérès qu'elle avait
bue commençait à lui porter à la tête ; une légère sueur
lui perlait sur le front ; la fatigue l'envahissait en dépit
d'elle ; quelques grains du sable d'or du sommeil com-
mençaient à lui rouler dans les yeux; elle s'endormait
comme un petit oiseau qui a chaud dans le duvet de son
nid : de temps en temps elle soulevait ses paupières alour-
dies pour contempler Fortunio, dont le magnifique profil
se découpait fièrement sur un fond d'éblouissante lumière,
puis elle les refermait sans cesser pour cela de le voir; car
les commencementSjde rêve qu'elle ébauchait étaient tout
pleins de Fortunio. Enfin elle laissa pencher sa tête
comme une fleur trop chargée de pluie, ramena machi-
nalement devant ses yeux deux ou trois boucles de ses
beaux cheveux blonds, comme pour s'en faire des rideaux,
et s'endormit tout à fait.
— Ah ! fit George, voilà Musidora qui a mis la tète
sous son aile. Regarde quel adorable petit museau; elle
dormirait au milieu d'un concerto de tambours; c'est
une fort jolie fille, mais je préfère mes Titicns. Entre nous,
vois-tn, Fortunio, je n'ai jamais aimé que cette belle fille
ÏÎOBTIJNIO. 33
qui est là-haut co'jchée au-dessus de cette porte, dans son
lit de velours rouge ; vois cette main, ce bras, cette épaule :
quel admirable dessin ! quel puissance de vie et de cou-
leur ! — Ah ! si tu pouvais ouvrir une heure ces beaux
bras et me presser sur cette poitrine qui semble palpiter,
je jetterais avec plaisir toutes mes maîtresses par la fenê-
tre. Pardieu, je me sens une envie du diable de décrocher
le tableau et de le faire porter dans mon lit.
— Là, là, Georgio carissimo, piano, piano, vous me
faites de la peine, vous allez gagner une pleurésie à vous
échauffer ainsi dans votre harnois; conservez-vous à vos
respectables parents, qui veulent faire de vous un pair de
France et un ministre. — Vous avez tort de médire de la
nature, qui a bien son prix ; — tu parles de Tépaule de
cette femme peinte ; voilà là-bas Cinthie, qui ne dit rien
et laisse errer ses yeux au plafond, en pensant peut-être
à son premier amour et à sa petite maison de briques du
quartier des Transteverins, et qui a de plus belles épaules
que tous les Titiens de Venise et d'Espagne. Approche,
approche, Cinthia, montre-nous ta poitrine et ton dos, et
fais voir à ce faquin de George que le bon Dieu n'est pas
aussi maladroit qu'il veut bien le dire.
La belle Romaine se leva, défit gravement l'agrafe de
sa robe, qui glissa jusque sur sa taille cambrée, et laissa
voir un sein d'une pureté de contour admirable, des
épaules et des bras à faire descendre un dieu du ciel pour
les baiser.
— Je te conseille fort, mon ami George, de lui donner
la place que tu destinais tout à l'heure à ton tableau; il
ne lui manque que le cadre. En disant cela, Fortunio
promenait la main sur le dos de la Cinthia, mais avec le
même sang-froid que s'il eût touché un marbre. On eût
dit un sculpteur qui passe le pouce sur les contours d'une
statue pour s'assurer de leur correction.
— Remonte ta robe, nous t'avons assez vue.
La Romaine fut lentement se rasseoir à sa place.
34 NOUVELLES.
Quant à George, il répétait toujours ; « J'aime mieux
mes Titiens. »
Les bougies tiraient à leur fin ; les nègres, harassés dé
fatigue, dormaient debout, en s'appuyant le dos contre les
murs; la table, si bien servie, était dans le plus affreux
désordre, tachée de vin, ruisselante de débris; les élégants
éditices de sucrerie croulaient de toutes parts, largement
éventrés; les merveilles du dessert, les fruits, les ananas,
les fraises du Chili, les assiettes montées avec un soin si
curieux, tout cela était détruit, renversé et gaspillé; la
nappe avait l'air d'un champ de bataille. Cependant quel-
ques convives acharnés luttaient encore avec le désespoir
du courage malheureux, et s'efforçaient de vaincre
l'ivresse et le sommeil, mais ils avaient perdu toute leur
verve et leur entrain; ils pouvaient à peine faire du bruit
et n'avaient plus la force de casser les porcelaines et les
cristaux, moyens violents usités pour ranimer une orgie
languissante.
George lui-même verdissait d'une manière sensible et
venait d'entrer dans cette période malsaine de l'ivresse
où l'on se met à parler morale et à célébrer les charmes
de la vertu. — Fortunio seul, toujours frais, l'œil limpide,
la lèvre rouge, l'air calme et reposé d'une dévote qui va
faire ses pâques, Tesprit aussi libre que lorsqu'il était
entré, jouait nonchalamment avec son couteau de vermeil
et paraissait tout prêt à recommencer.
— Eh bien ! dit Fortunio, l'on ne boit donc plus? Quelle
maigre hospitalité ! J'ai soif comme le sable quand il n'a
pas plu de quinze jours.
On apporta une immense jatte de punch d'arack, tout
allumé; les jolies flammes dansaient à la surface, en agi-
tant joyeusement leurs basquines d'or ; c'était comme un
bal de feux follets.
George remplit son verre et celui de Fortunio, sans
éteindre la liqueur enflammée, puis il saisit le bol avec
son trépied et le jeta sur le plancher, et dit avec un geste
FORTDNIO. 35
d'ineffablo mépris : — Il vaut mieux le jeter que de le
profaner en le versant à de pareilles brutes. Faisons-les
rôtir, puisqu'elles ne veulent pas boire ; nous le pouvons
en toute sijreté de conscience, ce sont des oies.
La liqueur se répandit sur le parquet toute flambante,
et les petites langues bleues de la flamme commencèrent
à lécher les pieds des dormeurs et à mordre les bords de
la nappe. La lueur de ce petit incendie improvisé péné-
tra sur-le-champ à travers les paupières le plus invinci-
blement fermées, et tout le monde fut bien vite debout,
même les deux respectables convives coulés à fond dès
le commencement de la tempête, et qui eussent été cuits
infailliblement tout vifs, si Mercure le nègre et Jupiter le
mulâtre ne les eussent aidés à sortir des lieux souterrains
et ténébreux où ils gisaient.
— Où est Fortunio ? demanda-Musidora en écartant ses
cheveux.
— Fortunio ? dit George, il était là tout à l'heure.
— Il est parti, dit respectueusement Jupittr.
— Qui sait quand on le reverra? il est peut-être allé
déjeuner avec le grand-mogol ou le Prêtre-Jean. — Ma
petite reine, j'ai bien peur que tu ne sois obligée d'aller à
pied ou en carrosse de louage, comme une fille vertueuse.
' — Si tu le trouves, tu seras bien habile.
— Bah ! dit Musidora, en tirant à demi de son sein un
petit portefeuille à coins d'or; j'ai son portefeuille.
— Ah çà! tu es donc un vrai diable en jupons? Voilà
une fille bien élevée; — jamais des parents ordiDaire,s
n'agiraient l'idée de vous faire apprendre à voler!
36 NOUVELLES.
CHAPITRE II.
Musidora ne se réveilla que sur les trois heures de Ta-
près-midi, heure raisonnable. Elle étendit nonchalam-
ment son joli bras vers le cordon de moire placé au chevet
de son lit; mais sa main blanche retomba.
Le lit de Musidora était extrêmement simple ; il ne res-
semblait en rien aux lits des bourgeoises enrichies, qui
ont l'air de reposoirs pour la Fête-Dieu; c'était frais et
charmant comme l'intérieur d'une coque de clochette
sauvage.
Deux rideaux de cachemire blanc et de mousseline des
Indes, superposés, tombaient en bouillons nuageux d'une
large rosace argentée, fixée au plafond, autour d'une
élégante gondole de bois de citronnier très- pâle avec des
pieds et des incrustations d'ivoire ; des draps de toile de
Hollande d'une finesse idéale, un vrai brouillard tissu,
laissaient transparaître légèrement le rose doux de l'étoffe
qui enveloppait les matelas gonflés par la plus soyeuse
laine du Thibet : cette précieuse toison, qui est probable-
ment la véritable toison d'or que Jason allait conquêter
sur la nef Argo, paraissait à peine assez précieuse à Musi-
dora pour remplir de simples matelas; son petit orgueil
de démon était intérieurement flatté de penser qu'il y
avait la corruption de vingt honnêtes filles dans sa cou-
chette, et que devant une ou deux aunes de cette laine
tissue et teinte les plus fiers scrupules s'humanisaient su-
bitement. Cela l'amusait de conclure ainsi sur beaucoup
de déshonneurs en probabilité. Un double oreiller garni
en point d'Angleterre cédait avec mollesse sous sa petite
tête noyée dans ses blonds cheveux, répandus autour
d'elle comme les flots de l'urne d'une naïade; un couvre-
FOUTIJN'IO. 37
pied de satin blanc^ rempli par le précieux duvet que
l'eider arrache de ses ailes pour réchauffer ses chers pe-
tits, s'étendait sur elle comme une tiède tombée de neige,
et l'on entrevoyait vaguement sous l'ondulation de l'é-
tofife un charmant petit monticule formé par son genou
à demi soulevé.
Voilà de quelle façon Musidora, la belle enfant;, étaiV
couchée. — Pour ce lit seulement, l'Afrique avait donné
les dents les plus grosses de ses éléphants; l'Amérique,
son bois le plus précieux ; Mazulipatnam, sa mousseline ;
le Cachemire, sa laine ; la Norwége, son duvet; la France,
son industrie. Tout l'univers s'était mis en quête, et cha-
que partie du monde avait apporté son plus extrême luxe.
Il n'y a au monde que les courtisanes qui ont passé
leur enfance à manger des pommes crues pour cracher
au front de la richesse avec cet aplomb insolent. Hélioga-
bale et Séguin n'éprouvaient pas plus de plaisir à souiller
l'or et à le rendre misérable, que cette frêle jeune fille qui
a nom Musidora.
Cependant, tout ceci n'empêche pas le lit de l'enfant
d'être, comme nous l'avons, dit plus haut, de la plus vir-
ginale simplicité. Le reste de la chambre est aussi rui-
neusement simple. — Les murs sont tendus de satin blanc
relevé de torsades roses et argent, ainsi que le plafond ;
un tapis blanc, épais comme un gazon, semé de roses
que l'on serait tenté de croire naturelles, couvre le par-
quet de bois des îles ; les portes, coupées dans la tenture
avec une si grande précision que l'on a peine à les devi-
ner, ont des serrures et des gardes de cristal d'Irlande
admirablement taillé. — La pendule se compose d'un
bloc de jaspe oriental avec un cadran de platine niellé.
— Une pendule dont aucun tailleur ne voudrait. — A
côté du lit, au lieu de veilleuse, une petite lampe étrus=
que, de la tournure la plus authentique, en terre rouge, ^
avec de ravissants dessins de chimères ailées et de femnies
ù leur toilette, pose sur un élégant guéridon. — Quelques
4
3 8 NOUVELLES.
fauteuils, un sofa, pièce tndispensable, fait sur le modt'le
du sofa de Crébillon fils, une table de mosaïque ; voilà
tout rameublement.
Musidora ouvrit sa petite bouche aussi grande qu'elle
put sans parvenir à produire un bâillement bien formi-
■'dable ; ses dents perlées brillaient comme des gouttelettes
(de rosée au fond d'un coquelicot et produisaient Teffet le
plus charmant du monde; — un bâillement de Musidora
était plus gracieux que le sourire d'une autre femme.
Elle abaissa ensuite les franges de ses paupières soyeu-
ses, se coucha sur le côté gauche, puis sur le côté droit,
et, voyant qu'elle ne pouvait plus conserver l'espérance
de se rendormir, elle laissa échapper un soupir flùté et
languissamment modulé, aussi plein de rêverie et de pen-
sée qu'une note de Beethoven.
Elle allongea une seconde fois son bras vers sa son-
nette.
Une porte imperceptible cachée dans le mur s'entr'ou-
vrit, et par l'étroit hiatus se glissa dans la chambre une
grande fille svelte et bien tournée, coquettement mise
avec un madras chiffonné à la façon des créoles.
Elle vint sur la pointe du pied jusqu"<ui pied du lit de
sa maîtresse, et attendit ses ordres en silence,
— Jacinthe, relevez un peu les draperies des fenêtres,
et venez me mettre sur mon séant.
Jacinthe releva les embrasses des doubles rideaux.
Un joyeux et pétulant rayon de soleil entra vivement
dans la chambre, comme un garçon mal élevé, mais ac-
coutumé à être bien reçu partout à cause de sa bonne
humeur.
— Butorde, pendarde, tu veux donc m'aveugler et me
rendre plus noire que le museau d'un ours ou 1rs mains
d'une danseuse de corde ! fit Musidora d'une voix mou-
rante : éteins bien vite cet affreux soleil.
— Ëieh. Maintenant acconmiode mes oreillers.
Jacinthe en prit deux ou tcois, qu'elle fit sauter sur ses
FORTIIMO. 39
bras et qu'elle arrangea par molles assises derrière le dos
de sa voluptueuse maîtresse.
— Que désire encore madame? dit Jacinthe, voyant
que Musidora n'avait pas fait le geste dont elle la congé-
diait habituellement.
— Dites à Jack de m'apporter ma chatte anglaise, ei
faites-moi préparer mon bain.
La porte s'écarta imperceptiblement, et Jacinthe dispa-
rut comme plie était entrée.
CHAPITRE m.
Nous croyons qu'il n'est pas inutile de consacrer un
chapitre spécial à la chatte de Musidora, charmante bèto
qui vaut bien après tout le lion d'Androclès, l'araignée de
Pélisson, le chien de Montargis et autres animaux ver-
tueux ou savants dont de graves historiens ont éternisé la
mémoire.
On dit ordinairement : Tel chien, tel maître; on pour-
rait dire aussi : Telle chatte, telle maîtresse.
La chatte de Musidora était blanche, — mais d'un blanc
fabuleux, — bien autrement blanche que le cygne le plus
blanc ; le lait, l'albâtre, la neige, tout ce qui sert à faire
des comparaisons blanches depuis le commencement du
monde eût paru noir à côté d'elle; dans les millions de
poils imperceptibles dont sa fourrure d'hermine était com-
posée, il n'y en avait pas un seul qui n'eiit l'éclat de l'ar-
gent le plus pur.
Figurez-vous une grosse houppe à poudrer où l'on aurait
ajusté des yeux. Jamais la femme la plus coquette et la
plus maniérée n'a mis dans ses mouvements la grâce et le
fini parfait que cette adorable chatte met dans les siens. —
' '■'■-■ sont des ondulations d'échiné, des gonflements de dos,
iO NOUVELLES.
des airs de tête, des tournures de queue, des façons d'a-
vancer et de retirer la patte inimaginables.
Musidora la copie tant qu'elle peut, mais en reste bien
loin. — Cependant, si imparfaite que soit l'imitation,
elle a fiùt de Musidora une des plus gracieuses femmes de
Paris, — c'est-à-dire du monde, car rien n'existe ici-bas
que Paris.
Un petit nègre, entièrement vêtu de noir pour rendre
le contraste plus frappant, est chargé du soin de cette
blanche et discrète personne : il la couche tous les soirs
dans son berceau de satin bleu de ciel et va la porter le
matin à sa maîtresse quand elle la demande ; il est chargé
aussi de donner la pâture à madame la chatte, de la pei-
gner, de lui laver les oreilles, de lui lisser les moustaches
et de lui mettre son collier, collier de vraies perles fines et
d'un très-grand prix.
Quelques vertueux mortels seront sans doute indignés
d'un tel luxe pour un simple animal, et diront qu'il vau-
drait bien mieux, avec tout cet argent, donner du pain
aux pauvres. — D'abord on ne donne pas de pain aux pau-
vres, on lôur donne un sou, — et encore assez rarement ;
car, si tout le monde leur donnait un sou tous les jours,
ils seraient bientôt plus "iches que des nababs. — Ensuite,
nous ferons observer aux honnêtes philanthropes distri-
buteurs de soupes économiques que l'existence de la chatte
de Musidora est aussi utile que quoi que ce soit.
Elle fait plaisir à Musidora et l'empêche de souffleter
deux ou trois servantes par jour. — Premier bienfait.
Ce petit nègre, qui n'a d'autre travail que le soin de
cette bête, serait sans cela à griller au soleil des Antilles,
où il serait fouaillé du matin jusqu'au soir et du soir jus-
qu'au matin. — Au lieu de cela, il est bien nourri, bien
habillé, et n'a pour toute besogne qu'à être noir à côté
d'une chose blanche. — Second bienfait.
La délicieuse chatte n'a pas de plus grand plaisir que
d'aiguiser ses griffes sur la tenture intérieure de son petit
FORTLNIO. ii
boudoir bleu de ciel. Il faut donc lui en faire un neuf à
peu près tous les mois. Cela suffit pour payer la pension
de deux enfants du tapissier de Musidora. — La France
devra donc à une simple chatte blanche un avocat et un
médecin. — Troisième bienfait.
Quatrième bienfait. — Trois petits paysans se ramassent
de quoi acheter un homme, s'ils tombent à la conscription,
en prenant à la glu de petits oiseaux pour le déjeuner et
le dîner de la chatte, qui ne voudrait pas les manger s'ils
n'étaient tout vifs et tout sautillants.
Cette mignonne et voluptueuse bête, presque aussi
cruelle qu'une femme qui s'ennuie, aime à entendre pé-
pier son dîner dans son ventre, et il n'y a rien d'assez vi-
vant pour elle. C'est le seul défaut que nous lui connais-
sions.
Quant au collier, il a été donné à Musidora par un gé-
néral de l'empire, qui l'avait volé en Espagne à une ma-
done noire, sous la forme d'un bracelet, et il a passé sans
intermédiaire du bras très-blanc de la jeune fille au col
encore plus blanc de la jeune chatte. Nous trouvons un
collier de perles beaucoup plus convenable au col velouté
d'une jolie chatte qu'autour du cou rouge et pelé d'une
vieille Anglaise.
Ceci paraîtra peut-être un hors-d'œuvre à quelques-uns
de nos lecteurs ; nous sommes tout à fait de l'avis de ces
lecteurs-là. — Mais sans les hors-d'œuvre et les épisodes
comment pourrait-on faire un roman ou un poëme, et en-
suite comment pourrait-on les lire ?
CHAPITRE IV.
Lorsque le négrillon eut apporté la chatte blanche et
Peut posée à côté de sa maîtresse, sur î'édredon neigeux,
4.
42 NOUVELLES.
Musidora, tout à fait réveillée, commença à se souvenir
d'un certain Fortunio qu'elle avait vu la nuit précédente
au souper de George.
Les traits de cette image charmante, estompés par le
sommeil, se dessinèrent avec netteté au fond de sa mé-
moire ; elle le revit beau, souriant, calme au milieu de ce
bruit insensé, aussi inaccessible à l'ivresse qu'à l'amour.
Elle se rappela le pari qu'elle avait fait d'entrer tam-
bours battants, enseignes déployées, dans la forteresse de
ce cœur imprenable avant six semaines, et de se chauffer
les pieds sur les propres chenets de cet élégant vagabond
dont personne ne connaissait le véritable domicile.
La calèche attelée de quatre chevaux gris pommelé
avec ses postillons en casaque de satin, son bruit de
fouets et ses éclairs de vernis, lui passa devant les yeux
comme un tourbillon.
Elle frappa de joie dans la paume de ses petites mains,
tant elle était sûre du succès : « Ne sera-t-il pas curieux,
se dit-elle en riant intérieurement, de promener le Foiv
tunio dans la calèche même qu'il m'aura fait gagner? »
Et, pour ouvrir les hostilités, elle étendit sa main sous
l'oreiller et en tira le portefeuille volé, qu'elle avait vai-
nement essayé d'ouvrir la veille.
— J'en viendrai bien à bout, dit-elle en le retournant
dans tous les sens ; — une femme qui sent un secret
derrière une si mince cloison, et (lui ne la forcerait pas !
J'aurais dénoué le nœud gordien sans avoir besoin d'épée
comme ce brutal d'Alexandre.
Musidora se dressa tout à fait sur son séant', ei avec une
activité de belette qui cherche un trou pour fourrer son
museau pointu et entrer en quelque resserre pleine de
lait et d'œufs frais, elle se mit en quête du secret qui de-
vait ouvrir ce mystérieux portefeuille, où se trouvaient
sans doute de précieuses indications sur notre héros.
Elle palpa avec ses doigts, plus subtils que des tenta-
cules d'insecte ou des cornes de colimaçon, toutes le*
FOUTUNIO. 43
nervures et toutes les rugosités de la peau ; elle pressa
l'une après l'autre les turquoises et les chrysoprases dont
les deux surfaces extérieures du portefeuille étaient con-
stellées; elle appuya de toute sa force et jusqu'à le faire
ployer son pouce frêle et mince sur les fermoirs pour
vaincre la résistance des ressorts ; — autant eût valu es-
sayer d'ouvrir un coffre-fort cerclé de fer.
L'enfant mettait dans sa recherche une telle activité,
qu'une légère sueur commençait à baigner son front ve-
louté ; depuis bien longtemps elle n'avait autant travaillé.
Enfin, désespérant de pouvoir ouvrir le fidèle, porie-
feuille, elle sonna Jacinthe, et se fit donner des ciseaux
pour couper un morceau de la couverture et parvenir à
retirer par là les lettres et les papiers qui se pouvaient
trouver dedans.
Mais la peau du portefeuille ne fut pas mên^e rayée
par la pointe des ciseaux fins anglais de Musidora.
C'était une peau de lézard ou de serpent dont Musidora
avait pris les écailles imbriquées pour une gaufrure ou
une symétrie pratiquée à dessein, plus dure que le cuir
d'un paysan ou d'un buffle et qui rendait toute incision
impossible.
Pourtant, Musidora toucha par hasard le point secret
qui faisait ouvrir le portefeuille; — la couverture; s'é-
carta avec un mouvemeiît brusque et sec comme celui
des joujoux à surprise.
L'enfant, eiïrayée, laissa tomber le portefeuille sur ses
genoux, s'attendant à en voir sortir un génie irrité, comme
des fioles magiques des contes arabes, ou un aspic assis
en spirale sur le bout de sa queue. Pandore ne regarda
pas dans une attitude plus craintive la boîte dont le cou-
vercle, soulevé par elle, laissait échapper à travers une
noire fumée tous les maux de la terre.
Cependant, voyant qu'il n'en sortait rien, elle se ras-
sura et le reprit pour en faire l'examen et procéder à
l'inventaire de ses découvertes.
44 NOUVELLES.
Un parfum exotique et bizarre, plein de senteurs
3nivrantes, ne ressemblant en rien à aucune odem* con-
nue, se répandit dans toute la chambre et mordit volup-
tueusement le nerf olfactif de la belle curieuse.
Elle s'arrêta un instant pour respirer cet arôme étrange,
p uis plongea ses doigts chercheurs dans les différents plis
du portefeuille^ qui étaient faits d'une soie chinoise ven-
tre de carpe mêlée de reflets dorés et verdàtres.
La première chose qu'elle en tira fut une large fleur
singulièrement découpée et dont la couleur semblait
avoir disparu depuis longtemps. Cette fleur était la Pa-
vet ta Indica dont parle le docteur Kumphius dans son
Hortus Malabaricus.
Il n'y avait rien là de très-indicatif relativement au sei-
gneur Fortunio.
Musidora amena ensuite une petite tresse de cheveux
bleus, entremêlée de fils d'or et terminée à chaqtie bout
par un sequin d'or percé.
Puis une feuille de papier de Chine, toute couverte de
caractères bizarres, entrelacés en façon de treillage sur un
fond de fleurs argentées. — H y a tout lieu de croire que
c'était quelque épître plaintive de la princesse Yeu-Tseu
au volage Fortunio.
Musidora ne savait trop que penser de ce portefeuille
si fantastiquement garni; toutefois, espérant faire quel-
que trouvaille plus européenne et plus intelligible, elle
vida les deux autres capsules. Il n'en sortit qu'une ai-
guille d'or rouillée et rougie à sa pointe, et un petit mor-
ceau de papyrus, historié d'une grande quantité de bar-
bouillages qui avaient l'air de l'écriture de quelque nation
orientale.
La petite, désappointée, lança de colère le portefeuille
au beau milieu de la chambre. Hélas ! dit-elle en regar-
dant avec un air de commisération profonde ses jolis
doigts tout froissés encore du travail inutile qu'elle leur
avait donné, hélas ! je n'auiui pas la calèche, je n'aurai
FORTUNIO. 45
pas Fortunio. — Jacinthe, emporte-moi dans mon bain.
Jacinthe entoura sa maîtresse d'un grand peignoir de
mousseline, la prit sur les bras et la souleva comme un
enfant malade.
CHAPITRE V.
Musidora est assurément fort contrariée, mais nous le
sommes bien autant qu'elle.
Nous comptions beaucoup sur le portefeuille pour don-
ner à nos lecteurs (qu'on nous pardonne cet amour-pro-
pre) des renseignements exacts sur ce problématique
personnage. Nous espérions qu'il y auait dans ce porte-
feuille des lettres d'amour, des plans de tragédies, des
romans en deux volumes et autres, ou tout au moins des
cartes de visite, ainsi que cela doit être dans le porte-
feuille de tout héros un peu bien situé.
Notre embarras est cruel ! Puisque Fortunio est le hé-
ros de notre choix, il est bien juste que nous prenions in-
térêt à lui et que nous désirions connaître toutes ses
démarches; il faut que nous en parlions souvent, qu'il
domine tous les autres personnages et qu'il arrive mort
ou vif au bout de nos deux cent et quelques pages. —
Cependant nul héros n'est plus incommode : vous l'atten-
dez, il ne vient pas ; vous le tenez, il s'en va sans mot
dire, au lieu de faire de beaux discours et de grands rai-
sonnements en prose poétique, comme son métier de
héros de roman lui en impose l'obligation.
11 est beau, c'est vrai ; mais, entre nous, je le crois bi-
zarre, malicieux comme une guenon, plein de fatuité et
de caprices, plus changeant d'humeur que la lune, plus
variable que la peau d'un caméléon. A ces défauts, que
nous lui pardonnerions volontiers, il joint celui de ne
vouloir rien dire de ses affaires à personne, ce qui est
if^ NOUVELLES.
impardonnable. Il se contente de rire, de boire et d'être
un homme de belles manières. Il ne disserte pas sm' les
passions, il ne fait pas de métaphysique de cœur, ne lit
pas les romans à la mode, ne raconte, en fait de bonnes
fortunes, que des intrigues malaises ou chinoises, qui ne
peuvent nuire en rien aux grandes dames du noble fau-
bourg ; il ne fait pas les yeux doux à la lune entre la poire
et le fromage, et ne parle jamais d'aucune actrice. —
Bref, c'est un homme médiocre à qui, je ne sais pourquoi,
tout le monde s'obstine à trouver de l'esprit, et que nous
sommes bien fâché d'avoir prife pour principal personnage
de notre roman.
Nous avons même bien envie de le laisser là. Si nous
prenions George à sa place?
Bah ! il a l'abominable habitude de se griser matin et
soir et quelquefois dans la journée, et aussi un peu dans
la nuit. Uue diriez-vous, madame, d'un héros qui serait
toujours ivre, et qui parlerait deux heures sur la diffé-
rence de l'aile droite et de l'aile gauche de la perdrix ?
— Et Alfred?
— Il est trop bête.
— EtdeMarcilly?
— Il ne l'est pas assez.
Nous garderons donc Fortunio faute de mieux : les pre-
niières nouvelles que nous en aurons, nous vous les ferons
savoir aussitôt. — Entrons donc, s'il vous plaît, dans la
salle de bain de Musidora.
CHAPITRE VI.
La salle de bain de Musidora est de forme octogone,
revêtue jusqu'à moitié de sa hauteur en petits carreaux de
porcelaine blanche et bleue.
FORTLNIO. il
Dos peintures en camaïeu vert clair, représentant des
sujets mythologiques, tels que Diane et Calisto, SaliTiaci?
et Hermaphrodite, Hylas entraîné par les nymphes, Léda
surprise par le cygtte, entourées de cadres très-travaillés,
avec des roseaux et des plantes marines, sculptés et re-
haussés d'argent, sont placées au-dessus des portes cou-
vertes de portières de perse à petites fleurs; des' coquil-
lages, des madrépores et des coraux sont rangés sur la
corniche et complètent cette décoration aquatique.
Les fenêtres, vitrées de carreaux bleu d'azur et vert
pâle, ne laissent pénétrer ^ans cette retraite mystérieuse
qu'un jour tamisé et voluptueusement affaibli, en sorte
que l'on se pourrait croire dans le propre palais d'une
ondine ou d'une naïade.
Une belle cuve de marbre blanc, supportée par des
griffes dorées, occupe le fond de la salle ; en face est dis-
posé un lit de repos.
Musidorn vient d'être apportée par Jacinthe jusqu'au
bord de la baignoire ; pendant que deux belles filles plon-
gent leurs bras roses dans l'eau tiède et fumante pour que
la chaleur soit bien égale à la tête et aux pieds, Musidora
se promène dans la chambre, montée sur deux petits pa-
tins à la mode turque, et se plaint d'une voix mourante
de la lenteur et de la maladresse de ses gens avec une
aussi gracieuse impertinence qu'une duchesse du meilleur
temps. Enfin elle s'approche de la baignoire, garnie d'un
linge d'une finesse admirable, lève lentement sa petite
jambe ronde et polie, et trempe la pointe de son pied dans
l'eau.
— Jacinthe, soutenez-moi, dit-elle en se laissant aller en
arrière sur l'épaule de la suivante agenouillée ; je me sens
défaillir.
Puis, prenant une voix brève dont la sécheresse ne
s'accordait guère avec ses fondantes et précieuses ma- "
nières :
— Vous voulez donc me faire brûler toute vive et me
48 NOrVFLLES.
rendre pour huit jours rouye comme un homard? — Je
suis sûre que j'ôterai la peau de mon pied ce soir avec
mon bas, dit-elle en s'adressant aux deux filles de service.
- Vous ne saurez donc jamais faire un bain?
On refroidit le bain.
Musidora hasarda alors son autre jambe, s'agenouilla,
les brascroisôs sur la poitrint% pareille à l'antique statue
de la Pudeur, et finit par s'allonger dans l'eau comme un
serpent quon force à se dénouer. Alors ce fut une autre
plainte : le linge était si gros qu'il l'écorchait et lui gau-
frait le dos et les reins; on n'en faisait jamais d'autre; —
c'était exprès; — que sais-je? fnoi : — tout ce que la mau-
vaise humeur et la curiosité désappointée peuvent inspirer
à une jolie femme volontaire et qui n'a jamais été^ontra-
riée de sa vie.
Cependant la molle tiédeur du bain assoupit un peu
cette colère nerveuse, et Musidora laissa flotter noncha-
lamment ses beaux bras sur leau; quelquefois elle les
relevait et s'amusait avec une curiosité enfantine à voir
l'eau se diviser sur sa peau t>t nmler à di'oite et à gauche
en perles transparentes.
Jacinthe entra et vints<^ ponciior à l'oreille de Musidora.
— C'était AraboUe qui demandait à voir Musidora.
— Ditos-lui qu'elle entre, fît Musidora en soulevant son
corps de manière à le ramener du fond de l'eau à la sur-
face, pour que ses perfections submergées ne fussent plus
séparées du regard que par une mince couche de cristal ;
car elle savait qu'Arabelle avait dit qu'elle était maigre, et
elle n'était pas fâchée de lui donner un éclatant démenti.
— En effet, Musidora, par un privilège spécial à ces
vivaces organisations, avait à la fois les fermes très-fréles
et très-potelées.
— Eh bien! divine, comment allez-vous? dit l'Ara-
belle en embrassant la Musidora.
— Passablement; — lua siinto devient bonne ; depuis
quelque temps j'engraisse. Et la vindicative petite tille se
roinriNio. 40
fii>u\{>N;> (MU'<>r<> (l;n;int;>j;«»; — los pointas d»» sn gov^r o\ un
t\o SiV"* i;<M\»ni\ sortiront lont. j\ fuit, do l'c^jm. — N'ost-oo
j>ns? !> Mit» \oir h;il>illtV. \\m \\\o ilir;ii( pins UKiii^v? ooiiti-
»nj!»-t-«^llo ou li\ant SOS y<Mi\ do cluillo sur lAralx^lli», (]iii
no pnt s'onip(\'hor do rongir nn pon.
— S;u\s «ii>nt(\ vons «Mos grasst^ oinnnio \\\\ \\o['\{ ov\o\m\
nnilo (l;u\s sa b;n'«lo do lani. — (Vost nno oh;ninanlo sui'-
pris(^ i]\\o \ons ganlo; 1;"^ ^ vos t'avoris(^s. — 0\\ oM ovd'i-
nairojnont tronipo ou sons invors(\ — Mais vons no savoz
00 qni m'atnc'^no'?
- Not». ot \«nis? d\{ Mnsîd()ra on somiant.
— l>"abor<i. It^ plaisir tlo >inis \oir.
— Va p\»is qnoi? oar oo sorait tni panvro motif.
— Jo vions vons annonoor nno ohoso absnrdo, inimagi-
tiaMo. folio, itnpi^ssiblo. ot qni ronvorso tontos los idoos
rooni^s; — si jo oroyais an diaMo. jo dirais qno oost lo
diahh^ ot\ porsonno.
Anrioz-vons (M1 (Mlot vn lo diablo, Arabt^llo? pr(^>îon-
to? nuMh Ini pnistpio \ons lo oonnaisso/.. dit Musidora d'nn
air domi-inoroilnlo ; il y a loniitoinps qno jai onvic^ do nio
ronoontrï^-r avoo Ini.
— Vons savo» hiot\ los pantontl(\s do la prinoosso chi-
nois»^ q\io Fortnnio m'avait promisos? oh bion! jo los ai
Irynwoos.oommo il mol "avait tlit. snr la poan do tip;ro qni
ost ail piod do mon lit. Tontos los portos otaiont formoos,
ot coUo do ma ohambro à oonohorno s\>nvroqn"avoo nno
ot^n^binaison oonnno do moi sonlo ; n'ost-oo pas otrango ?
— Fortnnio ost im domon on habit noir ot on gants blanos.
— Oon\n\ont a-t-il lait ponr passt^r par lo tron do la sor-
rnrt'' avoo sos pantonflos?
— U y a ^vnt-iMrt^ qnolqiio porto doroKv dont tm do tes
a\nants oongtslios Ini anra donno lo soorot. fit la Mnsii^ora
avoo nn potit sonviro \onimon\.
j — Non. otMlo ohambrt"' oi^t colle où jo sorro «nos dia-
/ maïUs ot nii^ bijonx : ollo n'a qn'nno i«v<no qno j'avais
soi^nonskM'nont formiV on sortuit p<Mir allor an sonpor
&
SO NOUVELLES.
rie George. Comprenas-tu cela ? En attendant, voici les
pantoufles.
Arabelle tira de sa poitrine deux petits souliers bi-
zarrement brodés d'or et de perles, du caprice le plus
chinois, de la gentillesse la plus folle que l'on puisse ima-
giner.
— Mais ce sont de vraies perles et du plus bel Orient,
dit Musidora en examinant les babouches; c'est un cadeau
plus précieux que tu ne le penses. — Regarde ces deux
perles; celles de Cléopâtre n'étaient ni plus pures ni plus
rondes.
— Le seigneur Fortunio est vraiment d'une magnifi-
cence tout à fait asiatique ; mais il est aussi invisible qu'un
roi oriental; il ne se montre qu'à ses jours. Je crains, ma
chère Musidora, que tu ne perdes ton pari.
— J'eri ai bien peur aussi, Arabelle. — J'avais feint de
m'endormir et profité d'un moment de distraction de For-
tunio, qui ne se défiait pas de moi, pour lui enlever son
portefeuille, dont les angles se révélaient à travers son
habit. D'abord le maudit portefeuille ne voulait pas s'ou-
vrir, et j'ai bien passé deux heures à trouver le mystérieux
Séftame qui devait faire tourner les ressorts sur eux-
mêmes et me livrer les précieux secrets, si soigneusement
gardés ; mais, comme si Fortunio eût deviné mes inten-
tions, je n'ai trouvé qu'une fleur desséchée, une aiguille
et deux chiffons de papier noircis du plus affreux grimoire.
N'est-ce pas la plus sanglante dérision du monde?
— Ne pourrait-on pas voir le portefeuille ? dit l'Ara-
belle.
— Oh ! mon Dieu si ; je l'ai jeté de colère au milieu de
ma chambre. Jacinthe, va le chercher.
Jacinthe revint avec l'hiéroglyphique portefeuille.
L' Arabelle le flaira, le retourna, le visita dans les plus
intimes recoins et n'y put rien découvrir de neuf; elle
resta pensive quelques instants, le tenant toujours entre
ses blanches mains, et, après une pause :
FORTUNJO. 51
— Musidora, dit-elle, il me vient une idée ; ces papiers
doivent être écrits dans une langue quelconque ; il faut
aller au Collège de France : il y a là des professeurs pour
toutes les langues qui n'existent pas; nous trouverons bien
parmi ces messieurs, qu'on dit si savants, l'explication de
l'énigme.
— Jacinthe ! Marie ! Annette ! venez vite me tirer de
cette cuve où je moisis depuis une mortelle heure ; il me
pousse déjà *des lentilles d'eau sur les bras, et.mes che-
veux deviennent glauques comme ceux d'une nymphe
marine, dit la Musidora en se dressant tout debout dans sa
baignoire. — Les gouttes d'eau étincelantes suspendues à
son corps lui faisaient comme un réseau de perles. — Elle
était charmante ainsi. — Avec sa peau légèrement sur-
prise par les baisers de l'air, ses cheveux pâles allongés
par l'humidité, pleurant sur son dos et ses épaules, et son
visage doucement rosé de la moite vapeur du bain, elle
avait l'air d'une sylphide sortant, au premier rayon de
lune, du cœur de la campanule qui lui a servi de refuge
pendant le jour.
Les servantes accoururent, épongèrent sur son corps les
derniers pleurs de la naïade, l'enveloppèrent précieuse-
ment dans un large peignoir de cachemire, sur lequel on
jeta encore un grand châle turc, lui mirent aux pieds d'é-
légantes pantoufles fourrées en duvet de cygne, et Musi-
dora, appuyée sur l'épaule de la camériste Jacinthe, passa
dans son cabinet de toilette avec son amie Arabelle.
On la peigna, on la parfuma, on lui mit une chemise
garnie d'une admirable valenciennes, on la chaussa, on lui
passa pièce à pièce tous ses vêtements sans qu'elle s'aidât
le moins du monde; mais, lorsque les femmes de chambre
eurent fini, elle se leva, se plaça debout devant la glace
de la psyché, et, comme un maître qui pose çà et là quel-
ques touches sur l'ouvrage exécuté d'après ses dessins par
un de ses élèves, elle dénoua un bout de ruban, fit pren-
dre une autre forme à un pli, passa ses doigts effilés dans
52 NOUVELLES.
les touffes de ses cheveux pour en déranger la trop exacte
symétrie, et donna de l'accent, de la vie et une tournure
poétique à l'œuvre morte de ses femmes.
Cela fait, Ton déjeuna à la hâte, et Jack vint annoncer
que la voiture attendait madame.
Nous ne commencerons pas le chapitre suivant et nous
ne monterons pas en voiture sans avoir dit quelle était la
toilette de Musidora.
Musidora avait une robe de mousseline des Indes blan-
che, à manches très-justes, im chapeau de paille de riz
avec une gerbe de petites fleurs names d'une délicatesse
et d'une légèreté idéales ; — une haute vénitienne en den-
telles noires, gracieusement jetée sur les épaules, un peu
serrée à la taille, faisait ressortir admirablement l'abon-
dance et la richesse des plis de la robe, qui s'allongeaient
comme des tuyaux de marbre jusque sur les plus petits
pieds du monde ; ajoutez à cela un collier de jais à gros
grains, des mitaines de filet noir et une petite montre plus
mince qu'une pièce de cinq francs, suspendue par une
simple tresse de soie, vous aurez d'un bout à l'autre la
toilette de la Musidora; — chose au moins aussi importante
à connaître que l'année précise de la mort du pharaon
Amenoteph.
CHAPITRE VU.
La voiture s'arrêta devant une maison de médiocre
apparence, dans une rue détournée et solitaire.
Vous connaissez ces maisons du siècle dernier qui n'ont
pas été touchées depuis leur fondation, et que l'avarice
de leurs propriétaires laisse lentement tomber en ruine.
Ce sont des murailles grises que la pluie a vermiculées
et qui sont frappées çà et là de larges taches de mousse
jaune, comme le tronc des vieux frênes : le bas en est
FORTUNIO. ' ÎJ3
vert comme un marécage au printemps, et Ton pourrait
composer une flore spéciale de toutes les herbes qui y
poussent.
L'ardoise du toit n'a plus de couleur; le bois de la
porte se dissout en poussière et semble près de voler en
éclats au moindre coup de marteau. De fausses fenêtres,
autrefois barbouillées en noir pour simuler les carreaux
et dont la peinture a coulé du second étage jusqu'au pre-
mier, montrent que l'on a fait, en bâtissant la maison,
les efforts les moins heureux pour atteindre à la symétrie.
Une girouette de fer-blanc découpé, où l'on voit un
chasseur qui tire un coup de fusil à un lièvre, grince à
l'angle du toit et couronne dignement la somptuosité de
l'édifice.
Le groom abattit le marchepied et frappa à la porte un
coup magistral qui faillit l'effondrer.
La portière, effarée de surprise, passa la tète par un
carrreau cassé qui lui servait de vasistas et de gui-
chet.
La tête de la portière tenait à la fois du mufle, de la
hure et du groin; son nez, d'un cramoisi violent, taillé
en forme de bouchon de carafe, était tout diapré d'étin-
celantes bubelettes; ces verrues, ornées chacune de trois
ou quatre poils blancs, d'une roideur et d'une longueur
démesurées, pareils à ceux qui hérissent le museau des
hippopotames, donnaient à ce nez l'air d'un goupillon à
distribuer l'eau bénite ; ses deux joues, traversées de fi-
brilles rouges et martelées de plaques jaunes, ne ressem- .
blaient pas mal à deux feuilles de vigne safranées par
l'automne et grillées par la gelée; un petit œil vairon, af-
freusement écarquillé, tremblotait au fond de son orbite
comme une chandelle au fond d'une cave ; une espèce de
croc, d'un ivoh'e douteux, relevait le coin de sa lèvre su-
périeure en manière de défense de sanglier, et complétait
le charme de cette physionomie ; les barbes de son bon-
inet, flasques et plissées comme des oreilles d'éléphant,
5.
54 NOUVELLES.
tombaient nonchalamment le long de ses mâchoires
peaiissues et encadraient convenablement le tout.
Musidora ne fut pas éloignée d'avoir peur à la vue de
cette Méduse grotesque qui fixait sur elle deux prunelles
d'un gris sale toutes pétillantes d'interrogation.
— M. V*** est-il chez lui? demanda l'Arabelle.
— Certainement, madame, qu'il y est; il ne sort ja-
mais qu'aux heures de sa leçon, ce pauvre cher homme,
un homme bien savant, et qui ne fait pas plus de train
dans la maison qu'une souris privée. — C'est au fond de'
la cour, l'escalier à gauche, au second, la porte où il y a
un pied de biche; — il n'y a pas à se tromper.
La Musidora et l'Arabelle traversèrent la cour en rele-
vant le bas de leur robe comme si elles eussent marché
dans une prairie mouillée de rosée; — l'herbe poussait
entre les fentes des pavés aussi librement qu'en pleine
terre.
3Iais, voyant qu'elles hésitaient, l'afireux dogue coiiîe
sortit de sa loge et s'avança vers elles en se dandinant et
en traînant la jambe comme un faucheux blessé.
— Par ici, mesdames, par ici ! voilà le chemin au mi-
lieu. C'est que ce n'est pas ici une de ces maisons qui
sont comme des républiques, où l'on ne fait qu'aller et
venir. Il n'y a pourtant pas plus de six semaines que j'ai
gratté tout le pavé avec un outil, môme que j'en ai mes
pauvres mains pleines de durillons. Est-ce que vous seriez
parentes de M. V***?
Musidora fit un signe négatif.
— C'est que je lui avais entendu dire qu'il avait des
parentes en province qui devaient venir à Paris.
On était arrivé devant la porte de M. V***, et, comme
ni Arabelle ni Musidora ne lui avaient répondu, l'animal
visqueux et gluant empoigna la rampe et se laissa couler
en grommelant jusqu'au bas de l'escalier, s'en rapportant
à la'discrétion de mademoiselle Césarine, gouvernante du
savant, pour de plus amples informations.
FORTUNIO. 55
Arabelle tira le pied de biche.
Un kling-iilang éraillé et grêle, provenant d'une son-
aette fêlée, se fit entendre dans les profondeurs mysté-
rieuses de l'appartement; deux ou trois portes s'ouvrirent
et se refermèrent dans le lointain ; une toux sèche se fit
entendre, et un bruit de pas alourdis s'approcha de la
porte. — Ce fut encore pendant quelques minutes un
bruit de clefs et Je ferraille, de verrous tirés, de cadenas
ouverts; puis la porte, légèrement entre-bâillée, donna
passage au nez pointu et inquisiteur de mademoiselle
Césarine, beauté hors d'âge et ne marquant plus depuis
longtemps.
A la vue des deux jeunes femmes, sa physionomie prit
soudain une expression revêche, tempérée cependant
par le respect que lui inspirait l'éclat de la chaîne d'or
qu'Arabelle portait à son cou.
— Nous voudrions parler à M. V***.
La vieille fille ouvrit la porte tout à fait et introduisit nos
deux belles dans une antichambre servant aussi de salle
à manger, tapissée 'd'un papier vert jaspé, ornée de gra-
vures encadrées représentant les quatre saisons et d'un
baromètre enveloppé d'une chemise de gaze pour le pré-
server des mouches. Un poêle de faïence blanche dont le
tuyau allait s'enfoncer dans le mur opposé, une table en
noyer et quelques chaises foncées de paille formaient tout
l'ameublement ; de petits ronds de toile cirée étaient pla-
cés devant chaque siège pour ménager la couleur rouge
du carreau, et une bande de tapisserie allait de la porte
d'entrée à la porte de l'autre chambre, aussi dans le but
de conserver la précieuse couche d'ocre de Prusse, si
soigneusement cirée et passée au torchon par Césarine.
' Césarine recommanda aux deux jeunes femmes de
suivre la bande de tapisserie, ce qui fit sourire Musidora,
qui était plutôt préoccupée de l'idée de ne pas salir ses
souliers que de celle de ne pas salir le parquet.
La seconde pièce était un salon tendu de jaune avec un
56 NOUVELLES.
meuble en vieux velours d'Utrecht également jaune et
dont les dossiers limés et râpés prouvaient de longs et
loyaux services. Les bustes de Voltaire et de Rousseau en
biscuit ornaient la cheminée, conjointement avec une
paire de (lambeaux de cuivre doré garnis de bougies, et
une pendule dont le sujet était le Temps faisant passer
l'Amour, ou l'Amour faisant passer le Temps, je ne sais
trop lequel.
Le portrait de M. V*** à Thuile et celui de madame sa
femme ( heureusement trépassée ) , en grande toilette
de 1810, faisaient de ce salon l'endroit le plus splendide
de l'appartement, et Césarine elle-même, troublée de
tant de magnificence, ne le traversait qu'avec un certain
respect intérieur, quoique depuis longtemps elle dût être
familiarisée avec ses splendeurs.
La duègne pria les deux visiteuses d'avoir la bonté d'at-
tendre quelques minutes, et qu'elle allait prévenir mon-
sieur, qui était enfermé dans son cabinet, occupé, selon
son habitude, de recherches savantes.
Il était debout devant la cheminée, dans l'attitude de
la plus véhémente contemplation ; il tenait entre le pouce
et l'index un petit morceau d'échaudé dont il faisait
tomber de temps en temps quelques miettes dans un bocal
rempli d'une eau claire et diamantée, où se jouaient trois
poissons rouges. Le fond du vase était garni de sable fin
et de coquilles.
Un rayon de jour traversait ce globe cristallin, que les
mouvements des trois poissons nuançaient de teintes en-
flammées et changeantes comme l'iris du prisme ; c'était
réellement un très-beau spectacle, et un coloriste n'eût
pas dédaigné d'étudier ces jeux de lumière et ces reflets
étincelants, mais M. V*** ne faisait nullement attention
à l'or, à l'argent et à la pourpre dont le frétillement des
poissons teignait tour à tour la prison diaphane qui les
enfermait.
— Césarine, dit-il avec l'air le plus sérieux et le plus
FORTUNIO. 57
solennel du monde, le gros rouge est trop vorace, il avale
tout et empêche les autres de profiter; il faudra le mettre
dans un bocal à part.
C'était à ces graves occupations que M. V***, professeur
de chinois et de mantchou, passait régulièrement trois
heures par jour, soigneusement enfermé dans son cabinet,
comme s'il eût commenté les préceptes de la sagesse du
célèbre Kong-fou-Tsée ou le Traité de l'éducation des
vers à soie.
— Il s'agit bien des poissons rouges et de leurs que-
relles, dit Césarine d'un ton sec; il y a dans le salon deux
dames qui veulent vous parler.
— A moi, deux dames, Césarine ? s'écria le savant
alarmé, en portant une main à sa perruque et l'autre à
son haut-de-chausses, qui, trop négligemment attaché,
laissait apercevoir la chemise entre la ceinture et le gilet
comme par un crevé à l'espagnole; deux dames jolies,
jeunes? Je ne suis guère présentable. — Césarine, donne-
moi ma robe de chambre. — Ce sont sans doute des du-
chesses qui auront lu mon traité sur la ponctuation du
mantchou et qui seront devenues amoureuses de moi.
Il fourra, en tremblant de précipitation, ses maigres
bras dans les vastes manches de la houppelande et se di-
rigea vers le salon.
En voyant Arabelle et Musidora, le vieux savant,
ébloui, renfonça sa perruque jusque sur ses yeux, et leur
fit trois saints, qu'il s'efforça de rendre les plus gracieux
possible.
— Monsieur, lui dit Musidora, il n'est bruit dans toute
la France et dans toute l'Europe que de votre immense
savoir.
— Mademoiselle, vous êtes bien bonne, dit le profes-
seur, qui rougit de plai&ir comme un coquelicot.
— L'on dit, continua l'Arabelle, qu'il n'y a personne
au monde qui soit plus versé dans la connaissance des
langues orientales et qui lise plus couramment ces mysté-
58 NOUVELLES.
deux caractères hiéroglyphiques dont la connaissance est
réservée aux sagacités les plus érudites.
— Sans me flatter, je sais du chinois autant qu'homme
de France. Madame a-t-elle lu mon traité sur la ponctua-
tion mantchoue ?
— Non, répondit Arabelle.
— Et vous, mademoiselle? fit le savant en se tournant
vers Musidora.
— Je l'ai parcouru, dit-elle en comprimant avec peine
un éclat de rire. C'est un ouvrage très-savant et qui fait
qonneur au siècle qui l'a produit.
— Ainsi, reprit le savant, bouffi d'orgueil et faisant la
roue dans sa gloire, vous partagez mon avis sur la posi-
tion de l'accent tonique ?
— Complètement, répondit Musidora; mais ce n'est pas
cela qui nous amène.
— Au fait, dit le savant, que voulez-vous de moi, mes-
dames, en quoi puis-je vous obliger ? — Je ferais tout au
monde pour être agréable à de si charmantes personnes.
— Monsieur, fit Musidora en présentant au sinologue
le portefeuille qu'elle tenait sous sa mantille, si ce n'était
abuser de votre complaisance et de votre savoir, nous
désirerions avoir la traduction de ces deux papiers.
Le savant prrt les deux feuilles que lui tendait Musidora
et dit avec un air capable :
— Ceci est du véritable papier de Chine, et ceci du
papyrus authentique.
Puis il arbora sur son vénérable nez une majestueuse
paire de lunettes. Mais il ne put déchiffrer un seul mot.
Il se tourmentait considérablement sans avancer pour
cela dans sa lecture.
— Mesdames, je suis désolé, dit-il en rendant le porte-
feuille à Musidora; cette écriture entrelacée est vraiment
indéchiffrable. — Tout ce que je puis vous dire, c'est que
ces (caractères sont chinois et tracés par une main très-
exercée. — Vous sa ez, mesdames, qu'il y a quarante
FORTUNIO. 59
m\]\e signes dans l'alphabet chinois correspondant cha-
cun à un mot : quoique j'aie travaillé toute ma vie, je ne
connais encore que les vingt premiers mille. Il faut qua-
rante ans à un naturel du pays pour apprendre à lire.
Sans doute les idées contenues dans cette lettre sont ex-
primées avec des signes que je n'ai pas encore appris et
qui appartiennent aux vingt derniers mille. — Quant à
l'autre papier, c'est de l'indostani. M. C*'* vous traduira
cela au courant de la plume.
' Musidora et sa compagne se retirèrent très-désappoin-
tées. Leur visite chez M. G*** fut aussi inutile, par l'ex-
cellente raison que M. C*** n'avait jamais su d'autre langue
que la langue eskuara, ou patois basque, qu'il enseignait
à un Allemand naïf, seul élève de son cours.
M. V*'* n'avait de chinois qu'un paravent et deux tasses ;
mais en revanche il parlait très-couramment le bas-breton
et réussissait dans l'éducation des poissons rouges.
Ces deux messieurs étaient du reste deux très-honnêtes
gens qui avaient eu la précieuse idée d'inventer une lan-
gue pour la professer aux frais du gouvernement.
En passant sur une place, Arabelle vit des jongleurs
indiens qui faisaient des tours sur un méchant tapis. Ils
jetaient en l'air des boules de cuivre, avalaient des lames
de sabre de trente pouces de longueur, mâchaient de la
filasse et rendaient de la flamme par le nez comme des
dragons fabuleux.
— Musidora, dit Arabelle, ordonne à ton groom de
faire approcher un de ces coquins basanés; il en saura
peut-être plus sur l'indostani que les professeurs du Col-
lège de France.
Un des jongleurs, sur l'injonction du groom, s'appro-
cha de la voiture en fi-isant la roue sur les pieds et sur
les mains.
— Drôle, dit Arabelle, un louis pour toi si tu lis ce pa-
pier, qui est écrit en indostani.
— Madame, excusez-moi, je suis Normand, Indien
feO nouvem.es.
de mon métier, et je n'ai jamais su lire en aucune
langue.
— Va-t'en au diable, dit Musidora en lui jetant cinq
francs.
L'Indien de contrebande la remercia, en faisant un
magnifique saut périlleux, et fut rejoindre ses compa-
gnons frottés de jus de réglisse.
La voiture prit le chemin du boulevard.
A la porte d'un bazar, un jeune homme avec une figure
jaune d'or, des yeux épanouis au milieu de sa pilleur
comme de mystérieuses fleurs noires, le nez courbé, les
cheveux plats et bleuâtres, tous les signes de race asiati-
que, était assis mélancoliquement derrière une petite table
chargée de deux ou trois livres de dattes, d'une demi-
douzaine de cocos et d'une paire de balances.
Il était impossible de voir rien de plus triste et de plus
évidemment frappé de nostalgie que ce pauvre diable,
ramassé en boule sous un maigre rayon de soleil. — Sans
doute il pensait aux rives verdoyantes de l'Hoogly, à la
grande pagode de Jaggernaut, aux danses des Bibiaderi
dans les chauderies et à la porte des palais; il se berçait
dans quelque inexprimable rêverie orientale, toute pleine
de reflets d'or, imprégnée de parfums étranges et retentis-
sante de bruits joyeux, car il tressaillit comme un homme
qu'on réveille en sursaut lorsque le groom de Musidora
lui fit signe que sa maîtresse voulait lui parler.
Il arriva avec sa petite boutique suspendue à son cou
et fit un salut profond aux deux jeunes femmes en portant
les deux mains à sa tète.
— Lis-nous ceci, dit Musidora, en lui présentant le pa-
pyrus.
Le marchand de dattes prit la feuille qu'on lui tendait
et lut avec un accent singulier et profond ces caiactèrea
qui avaient résisté aux Innettes de deux savants.
Musidora palpitait de curiosité inquiète.
— Excusez-moi, madame, dit le marchand en essuyant
FORTimiO. fi<
une larme qui débordait de ses yeux noirs. Je suis \(i fds
d'un rajah; des malheurs trop longs a vous raconter m'ont
fait quitter mon pays et réduit à la position où vous me
voyez. Il y a six ans que je n'ai entendu ou lu un mot de
ma langue ; c'est le premier bonheur que j'aie éprouvé
depuis bien longtemps. Ce papyrus contient une chanson
qui a trois couplets; elle se chante sur un air populaire
dans notre pays. Voici ce que ces vers signifient :
Les papillons, couleur de neige,
Volent par essaims sur la mer.
Beaux papillons blancs, quand pourrai-je
Prendre le bleu chemin de l'air?
Savez-vous, ô belle des belles!
Ma bayadère aux yeux de jais,
S'ils me voulaient prêter leurs ailes,
Dites, savez-vous où j'irais ?
Sans prendre un seul baiser aux roses,
A travers vallons et forêts.
J'irais à vos lèvres mi-closes,
Fleur de mon âme, et j'y mourrais.
Musidora donna sa bourse au marchand de dattes, qui
lui baisa la main avec l'adoration la plus profonde.
— Je vais retourner dans mon pays. Que Bramah
veille sur vous et vous comble de biens ! dit le rajah dé-
possédé.
Musidora, après avoir mis Arabelle chez son amant,
rentra dans sa maison aussi peu instruite qu'elle en était
sortie, le cerveau travaillé de la plus irritante curiosité et
le cœur bouleversé par un commencement de passion
sincère. Elle n'avait plus aucun moyen de trouver la trace
de Fortunio. George, qui paraissait en savoir sur son
compte beaucoup plus long qu'un autre, était muet comme
Harporrate, le dieu du silence, et ne pouvait d'ailleurs
aider Musidora à lui gagner la calèche.
Fortunio, Fortunio, as-tu donc à ton doigt l'anneau de
Gygès, qui rend invisible à volonté?
6
62 NOUVELLES.
CHAPITRE VIII. ,
Le lendemain, on apporta une lettre à Miisidora. — Le
cachet était une espèce de talisman arabe. — iMnsidora ne
connaissait pas l'écriture, qui était fine, singulière, avec
des attitudes et des jambages compliqués comme une écx\-
ture étrangère; elle fit sauter la cire et lut ce qui suit :
a Mon gracieux petit démon,
« Vous avez efl"arouchémon portefeuille avecune adresse
admirable et qui fait le plus grand honneur à vos talents
de société. — Je suis fâché, mon cher ange, qu'il ne s'y
soit pas trouvé quelques billets de mille francs pour vouo
dédommager de la peine que vous devez avoir prise pour
l'ouvrir. — Votre curiosité n'a pas dû être très-satisfaite ;
mais, que diable ! je ne pouvais pas prévoir que vous
m'escamoteriez mon portefeuille cette nuit-là; on ne peut
pas songer à tout. — Sans cela je l'aurais abondamment
garni de billets doux, de lettres confidentielles, d'actes
civils, de cartes de visites et autres renseignements. — Je
vous recommande seulement de prendre bien garde à
l'aiguille d'or. — La pointe en a été trempée dans le lait
vénéneux de l'euphorbe : la moindre piqûre donne la
mort sur-le-champ avec la rapidité de la foudre; celle
aiguille est une arme plus terrible que le pistolet et le
poignard, elle ne manque jamais son coup.
« P. S. Faites détacher les pierres dont la couverture
est ornée; elles ont quelque prix : ce sont des topazes qui
m'ont été données autrefois par le rajah de Serendib : il y a
de quoi vous faire un bracelet qui ne déparera pas trop
votre charmant petit bras. — Mon joaillier ordinaire est le
fameux B*** ; vous aurez soin de ne pas payer la monture.
«I Je vous baise les pieds et les mains.
0 FOIITUMO. »
FOKTUNIO. 63
CHAPITRE IX.
Musidora est couchée sur son sofa.
Un peignoir de gros de Naples rose se plisse négligem-
ment autour de sa taille; elle a les jambes nues par un
raffinement de coquetterie, et porte deux cercles d'or
émaillé au-dessus de la cheville. L'effet de ces anneaux
est étrange et charmant.
La position de Musidora eût fourni à un peintre le sujet
d'un délicieux caprice.
Sa petite tête, roulée dans ses cheveux, repose sur une
pile de coussins; ses pieds mignons sont allongés sur une
autre pile de carreaux à peu près au niveau de sa tête, en
sorte que son corps décrit un arc voluptueux d'une sou-
plesse et d'une grâce admirables.
Elle tient dans ses mains la lettre de Fortunio, qu'elle
regarde depuis un quart d'heure avec la plus grande fixité
d'attention, comme si la forme des caractères et la dispo-
sition des lignes devaient lui révéler le secret qu'elle
poursuit.
Musidora éprouve une émotion qu'elle n'a jamais res-
sentie. — Elle a voulu une chose, et elle ne l'a pas eue. —
C'est la première fois de sa vie qu'elle se trouve face à face
avec un obstacle. Son étonnement est au comble : elle,
Musidora, si enviée, si courtisée, si suppliée, la reine de
ce monde élégant et joyeux, avoir fait des avances aussi
formelles sans le moindre succès ! Quelle révolution
étrange ! — Un instant elle se sentit contre Fortunio une
rage indicible, une véhémence de, haine extraordinaire,
et il ne s'en fallut pas de l'épaisseur d'un de ses cheveux
si fins qu'elle ne devint sa mortelle ennemie.
L'extrême beauté de Fortunio le sauva : la colère de
Musidora ne put tenir contre cette merveilleuse perfec-
64 NOUVELLES.
tion de formes. Les lignes enjouées et sereines de cette
noble figure apaisèrent dans le cœur de Tenfant tout sen-
timent mauvais^ et elle se prit à l'aimer avec une violence
sans pareille et dont elle ne soupçonnait pas elle-même
.oute l'étendue.
Si la curiosité n'avait pas avivé ce naissant amour
comme une haleine qui passe sur un brasier à demi al-
lumé, il se serait peut-être éteint avec les dernières fumées
de l'orgie. — Couronné de succès, la satiété l'eût bientôt
suivi; — mais, avec l'obstacle et le désir, l'étincelle est
devenue un incendie.
Musidora n'a plus qu'une idée, — trouver Fortunio et
s'en faire aimer. — A cette idée se joint sourdement un
commencement de jalousie. — A qui cette tresse de che-
veux ? quelle main a donné cette fleur conservée depuis si
longtemps ? — Pour qui ont été faits ces vers, traduits par
le rajah marchand de dattes ?
— De quoi vais-je m'inquiéter? dit Musidora tout haut;
il y a trois ans que Fortunio est revenu des Indes.
Puis une idée soudaine lui illumina la cervelle. — Elle
sonna. — Jacinthe parut.
— Jacinthe, faites sauter les pierres de ce portefeuille
et portez-les au joaillier B*** de la part du marquis For-
tunio. Dites-lui qu'il les monte en bracelet, et tâchez de
le faire causer sur le compte du marquis. — Je vous don-
nerai cette robe gris de perle dont vous avez tant envie.
Jacinthe revint la mine assez piteuse.
— Eh bien ! fit Musidora en se soulevant.
— Le joaillier a dit que M. le marquis Fortunio venait
souvent à sa boutique lui apporter des pierreries à en-
châsser; qu'il revenait les prendre lui-même au jour fixé,
le payait toujours comptant, et que du reste il était excel-
lent lapidaire et se connaissait mieux que lui en joyaux.
— 11 ne savait rien do plus. — Aurai-je la robe grise ? dit
la Jacinthe, assez alarmée du peu de succès de sa diplo-
matie.
FORTUNIO. 65
— Oui, ne me romps pas la tête, de grâce, et laisse-
moi seule.
Jacinthe se retira. '
Musidora se mit à regarder sa lettre. Elle trouvait un
indicible plaisir à contempler ces signes capricieux tracés
par la main de Fortunio, il lui sembfait voir daus ce billet
écrit pour la prévenir d'un danger une inquiétude amou-
reuse déguisée sous une forme enjouée, et un secret be-
soin de s'occuper d'elle ressenti vaguement; peut-être
même l'aiguille empoisonnée n'était-elle qu'un prétexte
et pas autre chose.
Elle s'arrêta quelques minutes à cette idée qui flattait
sa passion ; mais elle vit bientôt que cette espérance était
illusoire, et que, si Fortunio se fût senti le moindre goût
à son endroit, il n'y avait aucune nécessité pour lui de re-
courir à ce subterfuge. Elle avait laissé trop clairement
paraître son émotion pour qu'un homme tel que Fortunio
eût pu s'y tromper. — Il était impossible de s'y mépren-
dre;— Fortunio, avec toute la politesse imaginable, avait
évité l'engagement et paraissait peu curieux de nouer une
intrigue. Mais comment expliquer une telle froideur dans
un jeune homme dont l'œil étincelait d'une si vive splen-
deur magnétique et qui portait en lui les signes des pas-
sions les plus fougueuses? — Il fallait qu'il eût dans quel-
que recoin de son cœur un amour idéal, poétique, pla-
nant bien au-dessus des amours vulgaires, et que toutes
les forces de son àme fussent absorbées par un sentiment
unique et profond qui gardât son corps de la séduction
des sens, pour n'avoir pas été allumé par des agaceries
qui eussent agité dans leur tombeau la cendre de Nestor
et de Priam, et fait fondre les neiges d'Hippolyte lui-
même.
— Ah! dit Musidora avec un soupir, — il me méprise,
il me regarde comme une impure; il ne veut pas de moi.
Et Musidora jeta dans sa vie passée un regard lent et som-
bre. -" Les fds d'or qui striaient ses prunelles vertes
6.
66 NOUVELLES.
parurent se tordre comme des serpents; ses sourcils veloa-
tés se rapprochèrent comme pour une lutte ; elle gonfla ses
narines avec un mouvement terrible, et mordit avec
ses petites dents sa lèvre inférieure.
— Que sais-je, moi, ce qu'ils auront été lui débiter sur
mon compte? — Qeorge, cet animal, cet ivrogne, qui
n'est bon qu'à faire des bouteilles vides avec des bouteilles
pleines, triste talent! n'aura pas manqué de lui dire avec
son ricanement insupportable : o Ha ! ha ! hi ! hi ! la Musi-
dora, une délicieuse, une incomparable fille, c'est la perle
des soupers, l'œil de toutes les fêtes, le bouquet de tous
les bals; elle est très à la mode, ma parole d'honneur, tu
feras bien de la prendre. Il est de bon air de la montrer à
l'Opéra ou aux courses. Moi qui te parle, je l'ai eue trois
mois, un jeune homme de bon ton se doit cela. Musidora
est une puissance dans son genre, elle fait autorité sur
toutes les matières d'élégance. Il lui plairait demain de
prendre pour amant un provincial avec des gants de fil
d'Ecosse et des souliers lacés, que demain les souliers
lacés du provincial seraient réputés bottes vernies et que
beaucoup de gens iraient s'en commander de pareils. »
Je l'entends d'ici, et je suis sûre que je ne me trompe pas
d'un mot. Et Alfred, cet autre imbécile toujours pris
dans sa cravate, et dont les manches retiennent les bras,
quelle plate plaisanterie aura-t-il décochée sur moi du
haut de son niais sourire? Et de Marcilly, et tous? Je vou-
drais les écraser sous mes pieds et leur cracher mon mé-
pris à la figure; car ce sont eux qui m'ont faite ce que je
suis. Peut-être ont-ils prévenu Fortunu) de cette stupide
gageure; si au moins tes chevaux gris pommelé avaient
l'esprit de prendre le mors aux dents et de te casser le
cou dans un fossé, damné George ! Mais je m'frrite contre
George bien inutilement ; est-ce que Fortunio aurait eu
besoin de ses indiscrétions pour deviner qui je suis et voir
toute ma vie d'un regard? Pardieu, George a raison, je
suis une délicieuse, une incomparable fille. — Non, dit-
FORTUNIO. 67
elle après un silence, je suis uue nonnête femme. —
J'aime.
Elle se leva , baisa la lettre de Fortunio, la serra sur
son cœur et fit défendre sa porte à tout le monde.
CHAPITRE X.
La ménagerie des lions et des tigres commence à s'in-
quiéter de Musidora.
On ne sait qu'en penser, on ne la voit nulle part. —
Alfred, qui est partout en même temps et semble avoir le
don de se dédoubler, ne l'a pas rencontrée une seule fois
depuis quinze jours.
Les chiens sont dépistés; ils ont beau rôder sur les pro-
menades le nez en terre, cherchant la trace. — On a donné
un concert, un bal et une première représentation ; — elle
n'y était pas.
Personne n'a aperçu l'ombre de sa robe. — Elle est
allée à la campagne? ce n'est pas encore la saison. — De
Marcilly prétend qu'elle fait l'amour dans quelque man-
sarde avec un commis voyageur. George affirme qu'elle
s'est fait enlever par l'ambassadeur turc. — Alfred se
contente de dire que c'est étrange, fort étrange, excessi-
vement étrange, phrase sacramentelle qu'il appelle à son
secours toutes les fois qu'il ne sait pas ce qu'il doit pen-
ser d'une chose.
Le fait est que voilà deux semaines que l'on n'a vu Mu-
sidora.
Sa maison a l'air inhabitée et morte ; les jalousies sont
fermées soigneusement. On ne voit entrer ni sortir per-
sonne; c'est à peine si un valet à mine contrite et discrète
se glisse sur la pointe du pied par la porte entre-bàillée
et refermée aussitôt. — Le soir, les fenêtres, ordinaire-
ment si flamboyantes, ne s'allument plus au feu des lus-
68 NOUVELLES.
très et des bougies ; une pâle étoile de lumière, assoupie
par l'épaisseur des rideaux, tremblote tristement au coin
d'un carreau; c'est le seul signe de vie que l'on puisse
surprendre sur la face noire de la maison.
Enfin George, ennuyé de l'absence de sa favorite, se
dit un beau soir, en sortant de l'Opéra : « Pardieu, i'
faut absolument que je sache ce que devient la Musidora
— Je consens à me faire voir au bois de Boulogne sur un
cheval de louage, à porter des bottes cirées à l'œuf, à
toutes les choses les plus humiliantes, si je ne parviens
pas à forcer la consigne. »
George se dirigea vers la maison de Musidora.
Le concierge, qui avait reçu les ordres les plus formels
de ne laisser monter personne, voulut s'opposer au pas-
sage de George.
— Ah çà! drôle, fit George, en lui appliquant sur la
figure une charmante petite canne en corne de rhinocé-
ros, est-ce que tu me prends pour M. le baron de B***?
Et il continua son chemin d'un pas délibéré.
Il parvint sans encombre jusqu'au premier salon, où il
trouva Jacinthe qu'il embrassa résolument, puis, tour-
nant le bouton d'une petite porte qu'il paraissait bien con-
naître, il entra dans la chambre de Musidora.
11 s'arrêta quelques instants avant de parler et chercha
de l'œil où pouvait être Musidora. La petite lampe étrus-
que était seule allumée et ne jetait qu'une lueur pâle et
t/?emblante, suffisante tout au plus pour distinguer les
(. bjets.
Quand ses yeux se furent accoutumés à cette faible lu-
mière, il aperçut Musidora étendue à plat ventre sur le
plancher, la tête appuyée dans sa main, ses deux seins
faisant ployer les longues laines du tapis et s'y creusant
comme deux moules, dans une attitude rappelant tout à
fait celle de la Madeleine du Corrège. Deux mèches de
ses cheveux débouclés tombaient jusqu'à terre et accom-
pagnaient gracieusement la mélancolie de sa figure.
FORTUNÎO. 69
dont le front seul était éclairé. — Si elle n'avait pas fait
danser au bout d'un de ses pieds relevé en l'air un petit
soulier de fibres d'aloès, on aurait pu la prendre pour une
statue.
— Musidora^ dit George d'un ton bouffonnement pa-
ternel, votre conduite est inqualifiable, scandaleuse, exor-
bitante ! — Il court sur vous de par le monde les bruits les
plus étranges et les plus ridicules. Vous vous compromet-
tez d'une horrible manière, et, si vous n'y prenez garde,
vous allez vous perdre de réputation
— Ah ! c'est vous, George ! dit Musidora comme si elle
sortait d'un rêve,
— Oui, mon infante, c'est moi, votre sincère et fidèle
ami, l'admirateur juré de vos charmes, votre chevalier et
votre troubadour, votre ancien Roméo...
— George, vous avez trouvé moyen d'être plus ivre qu'à
l'ordinaire. — Comment vous y êtes-vous pris?
— Moi ? Musidora, je suis d'une gravité funèbre. — Hélas !
le vin ne me grise plus ! — Mais ce n'est pas de cela qu'il
s'agit. L'on dit, Musidora, j'ose à peine vous le répéter,
que vous êtes sérieusement amoureuse , — amoureuse
comme une grisette ou une lingère.
— Vraiment, l'on dit cela ! fit Musidora en repoussant
derrière ses oreilles les ondes de cheveux qui débordaient
sur ses joues.
— L'on dit aussi que vous êtes entrée en religion et que
vous avez la prétention d'être la Madeleine moderne; que
sais-je, moi ? mille bruits absurdes ! — Mais ce qu'il y a
de sûr, c'est que nous ne savons qae devenir depuis qu'il
vous a plu de décrocher votre astre de notre ciel. Musi-
dora, vous nous manquez terriblement; moi, je m'ennuie
patriarcalement, et l'autre jour, pour me distraire, j'ai été
réduit à me prendre de querelle avec Bepp, que j'ai eu
la maladresse de tuer, de sorte que je n'ai plus personne
de ma force pour jouer aux échecs avec moi. Vous êtes
cause aussi que j'ai crevé ma jument anglaise au stcepk-
70 NOUVELLES.
chase de Bièvre; car j'avais cru vous voir dans une calèche
de l'autre côté d'un mur que j'ai fait franchir à la pauvre
mistress Bell, qui s'est ouvert le ventre sur un tesson de
bouteille. Alfred, qui décidémenfra quitté la Cinthia pour
se mettre au rang Ce, vos adorateurs, est tellement abruti
de votre disparition, qu'il s'est montré aux Tuileries avec
des gants sales et la même canne qu'il avait la veille.
Voilà le récit succinct, mais touchant, des innombrables
calamités produites par votre retraite. — Vous êtes trop
belle, chère petite, pour vous cloîtrer de la sorte. — La
beauté, comme le soleil, doit laire pour tout le monde ; il
y a si peu de belles femmes, que le gouvernement devrait
forcer toute personne atteinte et convaincue de beauté '
notoire à se montrer au moins trois fois par semaine sur
son balcon pour que le peuple ne perde pas tout à fait le
sentiment de la forme et de l'élégance; voilà qui vaudrait
beaucoup mieax que de répandre des Bibles stéréotypées
dans les chaumières et de fonder des écoles selon la mé-
thode lancastrienne ; mais je ne sais à quoi pense le pou-
voir. — Sais-tu bien, petite reine, que, depuis que ta n'es
plus là pour nous cribler des flèches barbelées de les
plaisanteries, nous sommes habillés comme de pauvres
diables ^ qui il est tombé un héritage inattendu ou que
l'on a invités le matin à un bal pour le soir même, et
qui ont été s'acheter des habits tout faits dans une bou-
tique du Palais-Royal? Ne t'aperçois-tu pas que mon
gilet est trop large d'un travers de doigt et que la
pointe droite de ma cravate est beaucoup plus longue que
la gauchç ; — signe évident d'une grande perturbation
morale?
— Je suis extrêmement touchée d'une si profonde
douleur, fit Musidora avec un demi-sourire, et en vérité
je ne me croyais pas capable de produire un si grand
vide en disparaissant du monde. — Mais j'ai besoin de
solitude : le moindre bruit m'excède; tout m'ennuie et
me fatigue.
PORTUNIO. 71
— Je comprends,, dit George; vous voudriez voir si
mon habit neuf me va bien par derrière. — Je suis im-
portun, et, si l'on attendait quelqu'un, à coup sûr ce n'é-
tait pas moi. — Mais tant pis, je risque l'incivilité pour
cette fois seulement, et je n'userai pas du seul moyen
que j'ai de vous être agréable et qui serait de m'en
aller.
Et, en achevant sa réplique, il s'assit tranquillement
par terre à côté de Musidora.
— Pardieu,^vous avez un joli bracelet, dit-il en lui sou-
levant le bras.
— Fi donc! répondit Musidora avec une petite moue
dédaigneuse, en êtes-vous aux expédients de Tartuffe, et
avéz-vous besoin, pour toucher mon bras, de parler de
mon bracelet?
— Ce sont des topazes d'une eau et d'une pureté ad-
mirables, continua George ; c'est B'** qui vous a monté
cela : il n'y a que lui pour ces sortes d'ouvrages. Quel est
l'Amadis, le prince Galaor, le charmant vainqueur qui
vous a donné cela? Il est donc bien jaloux qu'il vous tient
enfermée et murée comme le sultan des Turcs son oda-
lisque favorite ?
— C'est Forlunio, répondit Musidora.
— Ah! fit George, Fortunio! — Quand faut-il que je
t*envoie latalèche et l'attelage ? Je ne m'étonne plus de
ta disparition. Tu as bien employé ton temps. — Tu avais
demandé six semaines, et il ne t'a fallu que quinze jours
pour pénétrer un mystère qui déjoue notre sagacité de-
puis trois ans. — C'est beau! — Je te donne le cocher
poudré à frimas et deux grooms par-dessus le marché.
— J'espère bien que tu nous vas conduire au \'rai terrier
de ce madré renard, qui nous a toujours donné le change,
dans la calèche que tu m'as si adroitement gagnée.
— Je n'ai pas vu Fortunio depuis la nuit du souper,
reprit Musidora en soupirant; je ne sais pas plus que
vous, George, où son caprice l'a poussé; j'ignore même
72 NOUVELLES.
s'il est en France. — Ces pierreries proviennent du por-
tefeuille que je lui ai dérobé, comme vous le savez; elles
en ornaient la couverture; je n'ai trouvé dedans qu'une
lettre chinoise et une chanson malaise. Fortunio, s'étant
aperçu que je lui avais pris son portefeuille, m'a écrit un
billet moqueur, où il me priait de me faire un bracelet
avec les topazes dont il était enrichi. — Voilà tout. Depuis,
je n'en ai pas eu de nouvelles; il est peut-être allé rejoin-
dre sa princesse chinoise.
— Pour cela non, petite ; je l'ai entrevu deux fois au
bois de Boulogne : la première dans l'allée de Madrid, et
l'autre à la porte Maillot. Il était monté sur un diable de
cheval noir à tous crins de la mine la plus sauvage qu'on
puisse imaginer et qui filait comme un boulet de canon.
— Je n'avais pas encore crevé mistress Bell, et tu sais
comme elle va. Mais bah! à côté de l'hippogriife de For-
tunio, elle avait l'air (car tout ce qui concerne la pauvre
bête doit maintenant se mettre au prétérit) d'un colima-
çon rampant sur une pierre couverte de sucre râpé. Der-
rière le Fortunio galopait un petit monstre à figure de
safran, les yeux plus grands que la tète, la bouche lip-
pue, les cheveux plats et fagoté le plus hétéroclitement
du monde ; — un cauchemar à cheval sur un vent, —
car il n'y a que le vent qui puisse aller ce train-là. — C'est
tout ce que je puis te dire sur le Fortunio. — Après cela,
comme tu dis, il est peut-être en Chine.
Dans tout le bavardage de George, Musidora n'avait
saisi qu'une chose, c'est que l'on pouvait rencontrer Foi>-
tunio au bois; un éclair d'espérance illumina ses pru-
nelles vertes, et elle se mit à parlera George d'une façon
plus amicale.
— Je t'accorde un mois de plus, dit George en lui bai-
sant la main. — Dans un autre temps, je t'aurais demandé
l'hospitalité; — mais nous sommes maintenant une fille
à principes. — Adieu, mon infante, ma princesse; faites
des rêves couleur de rose et nacre de perle. Si je puis
FORTUNIO. 7 y
joindre le seigneur Forlunio, quoique cela puisse me
coûter quatre chevaux, je te l'enverrai.
Et sur cette belle péroraison , George sortit, non sans
avoir embrassé Jacinthe, comme en entrant. — Nous ne
savons pas trop où il passa le reste de la nuit.
CHAPITRE XI.
Musidora s'éveilla plus joyeuse que de coutume; elle
se fit apporter un miroir et se trouva jolie, — un peu pâle,
les yeux légèrement battus, — à un point suffisant pour
jeter sur sa beauté de la délicatesse et de l'intérêt. —
Elle se dit intérieurement : « Si Fortunio me voyait ainsi,
je serais sûre de la victoire. » — En etfet, elle était irré-
sistible. Mais comment vaincre un ennemi fuyant et qui
ne veut pas combattre?
Le temps était assez beau pour la saison : quelques lo-
sanges d'azur se montraient par les déchiquetures des
nuages; une bise fraîche avait séché les chemins. Musi-
dora, ordinairement fort indifférente aux variations de
la température et qui n'avait pas beaucoup d'occasions
de s'apercevoir s'il pleuvait ou s'il faisait beau, ressentit
une joie extrême de la sérénité du ciel.
Elle courait par la maison avec une animation extraor-
dinaire, regardant l'heure à toutes les pendules et la di-
rection des girouettes au coin de tous les toits.
Jacinthe, sa fidèle camérière, l'aida à se revêtir d'une
élégante amazone bleu de ciel : le chapeau de castor et
le voile vert, la cravache de Verdier, le brodequin élé-
gamment cambré, rien n'y manquait.
Musidora, ainsi costumée, avait un petit air délibéré et
Jriomphant le plus charmant du monde ; les grappes de
ses cheveux, un peu crêpés pour résister à l'action du
7
7i NOUVELLES.
vent, encadraient gracieusement ses joLes; sa taille, ser-
rée par le corsage côtelé de Tamazone, sortait souple et
frêle de la masse ample et puissante des plis de la jupe;
son pied, si naturellement petit, devenait imperceptible,
emprisonné dans l'étroit cothurne.
Jack vint annoncer que la jument de madame était
sellée et bridée.
Musidora descendit dans la cour, et, Jack lui ayant fait
un étrier, elle se mit en selle avec une légèreté et une
prestesse consommées ; puis elle appliqua un coup de
houssine sur l'épaule de sa bête qui partit conmie un
trait.
Jack galopait derrière elle et avait toutes les peines
du monde à la suivre.
La longue avenue des Champs-Elysées fut bientôt dé-
vorée. — La jument de Musidora n'était pas sortie de-
puis loiigtehips, et elle bondissait d'impatience comme
Une saiiterelle.
Quoiqu'elle fût lancée au plein galop, sa maîtresse lui
lâchait la bride et la frappait à grands coups de cravache.
— Je lie sais quel pressentiment disait à Musidora
qu'elle verrait le Fortunio ce jour-là.
La jument, ainsi excitée, allongeait encore plus son
galop et semblait ne pas toucher la terre.
Les passants et les promeneurs s'émerveillaient de la
hardiesse de la jeune femme ; quelquefois un cri de ter-
reur partait d'une voiture dans le fond de laquelle une
duchesse peureuse se rejetait en détournant la tête pour
ne pas voir l'imprudente tomber et se briser sur le pavé.
Mais la Musidora est une excellente écuyere, elle tient
à la selle comme si elle y était soudée et vissée.
A la porte Maillot, elle rencontra Alfred, qui revenait
du côté de Paris ; Alfred, surpris, voulut faire faire volte-
face à son cheval et courir après elle pour lui exposer sa
flamme et demauder du soulagement à ses maux, mais
il n'exécuta pas le mouvement avec une grande adresse^
FORTUNLO. 75
car il perdit unétrier, et, avant qu'il se fût remis en selle,
la Musidora était complètement hors de vue.
— Diable ! fit-il en remettant son cheval au pas, voilà
une belle occasion manquée; je vais l'attendre à cette
porte, car il est probable qu'elle sortira par ici.
Et, de peur de la manquer, Alfred se mit en faction à
la porte Maillot, et s'y tint dans une immobilité aussi
complète qu'un carabinier en sentinelle devant l'arc de
triomphe du Carrousel.
Le bois était encore dépouillé de feuilles; quelques
brins d'herbe verts pointaient à peine sous le détritus de
l'ancien feuillage; les branches rouges et poissées de sève
s'ouvraient en auréoles décharnées comme des carcasses
de parapluies ou d'éventails dont on aurait déchiré la
soie. — Quoiqu'il ne fît pas de soleil, les chemins étaient
déjà poussiéreux comme après un été dévorant. — Le
bois de Boulogne était aussi laid que peut l'être un bois
à la mode, ce qui n'est pas peu dire.
Musidora, d'ailleurs peu champêtre de son naturel, se
souciait médiocrement de la beauté des sites, et ce n'était
pas pour cela qu'elle était venue au bois.
Elle battit toutes les allées, l'allée de Madrid particu-
lièrement, où George avait rencontré Fortunio, mais
inutilement; pas le moindre Fortunio.
— Qu'a donc Musidora aujourd'hui, se disaient les
jeunes gens qui la voyaient passer bride abattue, comme
une ombre emportée par le vent, à courir comme une
enragée et à saufer les barrières, au risque de se casser
le cou? Est-ce qu'elle veut devenir écuyère ou jockeyt
Quelle rage d'équitation 1'^ prise ainsi si^bitenient toute
vive? '
Un instant Musidora crut voir Fortunio au tournant
d'une route : elle se lança à sa poursuite à grand renfort
de coups de cravache et de coups de talon.
La jument, furieuse, se cabra, lit deux ou trois ruades
fit partit d'un train infernal. Ses veines se tordaient sur
76 NOUVELLES.
son cou musculeux et fumant^ ses flancs battaient
bruyamment, la sueur écumait et floconnait autour de sa
bride, et sa course était si violente, que sa queue et sa
crinière se tenaient dans une position horizontale.
— Musidora, cria George, qui venait en sens contraire,
tu vas rendre ta jument poussive.
L'enfant ne fit aucune attention et continua son galop
insensé.
Elle était admirable. — La vivacité de la course avait
un peu allumé son teint ; ses yeux étincelaient, ses che-
veux débouclés flottaient en arrière; sa gorge, irritée,
soulevait son corset; elle aspirait fortement l'air par les
narines, et tenait ses lèvres comprimées pour n'être pas
suffoquée par le vent ; son voile se déroulait sur son dos
en plis palpitants et lui donnait quelque chose de trans-
parent et d'aérien. — Bradamante ou Marphise, ces deux
belles guerrières, n'avaient pas à cheval une mine plus
fière et plus résolue.
Hélas ! ce n'était pas Fortunio; — c'était un assez beau
jeune homme, qui ne fut pas médiocrement surpris de
voir une jeune femme courir sur lui au grand galop et
tourner bride subitement sans lui avoir adressé la parole.
Musidora, fort désappointée, rencontra de nouveau
George, qui allait au petit pas comme un curé de village
monté sur un âne.
— George, dit-elle, reconduisez-moi; j'ai perdu mon
domestique.
George mit son cheval à côté du sien, et ils sortirent
tous les deux par la porte d'Auteuil.
— Tiens, dit de Marcilly à un de ses camarades, il
paraît que le cher George s'est remis avec la Musi-
dora.
— Je crois qu'ils ne se sont jamais quittés complète-
ment, répondit le camarade. Je ne manquerai pas de con-
ter cela à la duchesse de M***, dit de Marcilly ; — elle va
faire une belle vie à George. — Que de pathos transcen-
FORTUNIO. 77
dant George va être obligé de débiter pour rentrer en
grâce !
Et les deux amis prirent une autre allée.
Quant à Alfred, dont le nez, pointillé par une bise pi-
quante, se cardinalisait sensiblement, voyant le brouillard
ouater l'horizon et la nuit venir à grands pas, il se dit à
lui-même cette phrase fort judicieuse qu'il aurait dû trou-
ver deux heures auparavant :
— Ah çà ! il paraît que la Musidora est sortie par une
autre porte. — Cette petite fille est vraiment trop capri-
cieuse; décidément, je vais faire la cour à Phébé : elle a
un bien meilleur caractère.
Cette résolution prise_, il piqua des deux, et se grisa
f,rès-confortablement le soir au café de Paris pour se con-
soler de sa déconvenue.
CHAPITRE XII.
La belle enfant rentra chez elle harassée de fatigue, —
presque découragée, — et plus triste qu'un joueur de pro-
fession à qui son ami intime a refusé de prêter vingt
francs pour retourner au jeu.
Elle se jeta sur son canapé, et, pendant que Jacinthe
délaçait ses cothurnes et dégrafait sa robe, elle se mit à
pleurer amèrement.
C'étaient les premières larmes qui eussent jamais trempé
cet œil étincelant, au regard clair et froid, aigu et tran-
chant comme un poignard.
Sa mère était morte, elle n'avait point pleuré ; il est
vrai que sa mère l'avait vendue, à l'âge de treize ans, à
un vieux lord anglais, et qu'elle la battait pour lui faire
donner son argent : — menus détails qui avaient un peu
modéré chez Musidora les élans de la tendresse filiale.
7.
78 NOUVEï.LpS.
Elle avait vu, sans témoigner la moindre émotion, pas-
ser sur une civière le corps ensanglanté du jeune Willis,
qui s'était fait sauter la cervelle de désespoir, ne pouvant
suffire à ses prodigalités.
Elle pleurait de ne pas avoir rencontré Fortunio.
Les glaces de son cœur, plus froid et plus stérile qu"un
hiver de Sibérie, se fondaient enfin au souffle tiède de
Tamour et se résolvaient en une douce pluie de larmes.
Ces larmes étaient le baptême de sa vie nouvelle. Il est
des natures de diamant qui en ont l'éclat sans chaleur et
l'invincible dureté j — rien ne mord sur elles; — aucun
feu ne peut les fondre, nul acide ne peut les dissoudre :
elles résistent à tons les frottements et déchirent de leurs
angles à brusques arêtes les âmes faibles et tendres qu'el-
les rencontrent sur leur chemin. Le nioiide les accuse de
barbarie et de cruauté ; elles ne font qu'obéir à une loi
fatale qui veut que de deux corps mis en contact le plus
dur use et ronge l'autre. — Pourquoi le diamant coupe-
t-il le verre et le verre ne coupe-t-il pas le diamant? —
Voilà toute la question. Ira-t-on accuser le diamant d'in-
sensibilité?
Musidora est une de ces natures : elle ^ vécu indifié-
rente et calme au milieu du désordre ; elle a plongé
dans l'infamie comme un plongeur sous sa cloche, qui
voit tourner autour de lui les polypes monstrueux et les
requins affamés, qui ne peuvent l'atteindre. Son existence
réelle se sépare complètement de sa pensée intime et ^e
passe tout à fait en dehors d'elle. Souvent il lui semble
qu'une autre femme, qui se trouve, par un hasard singu-
lier, avoir son nom et sa figure, a fait toutes les actions
que l'on met sur son compte.
Mais qu'il se rencontre une âme de force et de résis-
tance pareilles, vous voyez soudain les angles s'abattre,
les facettes se former, un chiffre se graver d'une manière
ineffaçable : le diamant ne peut se tailler qu'avec le dia-
mant.
FORTUNIO. 79
Fortumo est parvenu à rayer la 'dure cuirasse de Musi-
dora et à dessiner son image sur ce métal insensible aux
morsures de l'eau-forte et du burin.
Une femme est sortie de la statue. — Ainsi, dans la fa-
buleuse antiquité, un jeune chevrier, doué par Vénus de
la beauté à qui rien ne résiste, faisait jaillir du cœur
noueux et raboteux d'un chêne une nymphe souriante
dans tout l'éclat de sa blanche nudité.
Musidora sent au dedans d'elle-même s'épanouir une
âme nouvelle comme une fleur mystérieuse semée par
Fortunio sur le rocher stérile de son cœur ; son amour a
toutes les puérilités divines, tous les enfantillages adora-
bles de la passion pure et vierge. Musidora est, en effet,
une jeune fille innocente qu'un mot ferait rougir et qui
resterait interdite sous un regard un peu trop vif. — C'est
bien sincèrement qu'elle porte sur son bon petit cœur la
-lettre du cher Fortunio, qu'elle la couche avec elle et
la baise vingt fois par jour. — Croyez fermement que,
s'il y avait déjà des pâquerettes, elle en effeuillerait une
en disant : « Un peu, beaucoup, pas du tout, » comme la
naïve Marguerite dans le jardin de dame Marthe.
Qui donc a prétendu qu'il y avait de par le monde une
certaine Musidora, haute, fière, capricieuse, dépravée,
venimeuse comme un scorpion, si méchante que l'on
cherchait sous sa robe pour voir si elle n'avait pas le pied
fourchu? une Musidora sans âme, sans pitié, sans re-
mords, qui trompait même l'amant de son choix ? un
vampire d'or et d'argent, buvant les héritages des fds de
famille comme un verre de soda-water pour se mettre en
appétit ? un démon moqueur jetant sur toutes choses son
rire aigre et discordant ? une odieuse courtisane ressusci-
tant les orgies antiques, sans avoir même pour excuse les
ardeurs de Messaline ? Ceux qui disent cela se trompent
assurément.
Nous ne connaissons pas cette Musidora-là, et nous
doutons qu'elle ait jamais existé. D'ailleurs, nous n'au-
80 NOUVELLES.
rions pas voulu prendre pour notre héroïne une aussi abo-
minable créature. Il ne faut pas non plus ajouter foi aux
propos; les hommes sont si méchants qu'Us ont bien
trouvé moyen de calomnier Tibère et Néron.
La Musidora que nous connaissons est plus douce el
plus blanche que le lait ; un agneau de quatre semaines
n'a pas plus de candeur; l'odeur des premières fraises a
un parfum moins suave et moins printanier que le parfum
de son âme fraîche éclose. Ses jeunes rêves errent inno-
cemment sur des gazons d'un vert tendre au long des
haies d'aubépine en fleurs. — Tout son désir est d'habiter
une humble maisonnette au bord d'une onde claire, et
d'y vivre dans un éternel tête-à-téte avec le bien-aimé.
Quelle est la fille de quinze ans, toujours assise à l'om-
bre de la jupe maternelle, qui pourrait faire un souhait
de bonheur plus^chaste et plus simple? — Un cœur tout
sec, sans accompagnement de châles du Thibet vert émir,
de chevaux soupe de lait, de bijoux de Provost et de
première loge aux Bouffes.
0 sancta simplicitas ! comme disait Jean Huss en mon-
tant au bûcher.
Cependant cette rêverie, si bourgeoise et si aisée à réa-
liser en apparence, ne me paraît guère près de s'accomplir.
Aurons-nous le bonheur de rencontrer Fortunio au
bois de Boulogne ? La chance est douteuse. — Cependant
nous n'avons pas d'autre moyen de continuer notre ro-
man. Les oiseaux italiens se sont envolés de leur cage
dorée; ainsi il ne faut plus penser à faire rencontrer For-
tunio à Musidora à une représentation d'Anna Bolena ou
de Don Juan. Quant à l'Opéra, Fortunio y va rarement,
et nous ne voudrions pas déranger notre cher héros dans
ses habitudes. — En attendant, nous entretenons de ci-
gares de la Havane un jeune homme de nos amis qui
bivouaque sur le boulevard de Gand et guette le Fortunio
au passage, car il va s'y promener quelquefois avec son
ami de Marcilly.
FORTUNIO. 84
Nous avions pensé à faire retourner Musidora à l'allée
de Madrid, où elle aurait aperçu le Fortunio galopant à
toute bride ; elle se serait lancée à sa poursuite, et, une
branche ayant effrayé sa jument, elle aurait été ye.iée vio-
lemment à terre. — Fortunio l'aurait relevée évanouie et
conduite chez elle, — et n'aurait pu décemment s'empê-
cher de venir demander des nouvelles de la malade. —
Aveu de Musidora, attendrissement du sauvage Fortunio,
et tout ce qui s'ensuit. — Mais ce moyen est parfaitement
usé; on ne voit dans les romans que femmes poursuivies
par des taureaux furieux, berlines arrêtées au bord du pré-
cipice, chevaux se cabrant dont un inconnu saisit la bride,
et autres belles inventions de cette espèce.
En outre, lorsque l'on tombe de cheval, il est assez na-
turel de se démettre l'épaule, de se faire un trou à la tête,
de se casser les dents ou de s'écraser le nez, et nous
avouons que nous nous sommes donné trop de mal à
faire de Musidora une jolie petite créature pour compro-
mettre ainsi son épaule fine et polie, son nez aux méplats
si délicatement accusés, ses dents pures, bien rangées,
aussi blanches que celles d'un chien de Terre-Neuve, en
faveur desquelles nous avons épuisé tout ce que nous sa-
vions en fait de comparaisons limpides. Croyez-vous qu'il
serait agréable de voir ces cheveux soyeux et blonds
coagulés par le sang en mèches roides et plates ? — Pour
panser sa blessure on serait peut-être obligé de les lui cou-
per; — notre héroïne aurait donc la tête rasée ? — Nous
ne souffrirons jamais une pareille monstruosité; il nous
serait d'ailleurs tout à fait impossible de continuer une
histoire dont l'héroïne serait coiffée à la Titus.
N'est-ce pas, mesdames, que rien ne serait plus odieux
qu'une princesse de roman qui aurait l'air d'un petit
garçon ?
C'est une. rude tâche que celle que nous avons entreprise.
— Comment diable voulez-vous que nous sachions ce
que fait Fortunio ? Il n'y a aucune raison pour que nous
82 NOUVELLES.
soyons mieux informé que vous. — Nous n'avons vu
Fortunio qu'une seule fois à un souper, et celte idée ma-
lencontreuse nous est passée par la tète de le prendre
pour notre héros, espérant qu'un jeune homme de si
bonne, mine ne pouvait manquer d'aventures romanes-
ques. Le bon accueil que tout le monde lui faisait, l'inté-
rêt mystérieux qui s'attachait à sa personne, quelques
mots étranges qu'il avait laissés tomber entre un sourire et
un toa$t, nous avaient singulièrement prévenu en sa fa-
veur. Ah ! Fortunio, comme tu nous as trompé ! — Nous
espérions n'avoir qu'à écrire sous ta dictée une histoire
merveilleuse, pleine de péripéties surprenantes. — Au
contraire, il nous faut tout tirer de notre propre fopds,
et nous creuser la tète pour faire patienter le lecteur jus-
qu'il ce qu'il te plaise de vouloir bien te présenter et saluer
la compagnie. — Nous t'avons fait beau, spirituel, géné-
reux, riche à millions, mystérieux, noble, bien chaussé,
bien cravaté, dons rares et précieux! — Quand tu aurais
eu une fée pour marraine, tu n'aurais pas été mieux
doué; combien de pages nous as-tu données pour cela,
ingrat Fortunio? — une douzaine tout au plus. 0 férocité
hyrcanienne, ô monstruosité sans pareille ! — douze pages
pour vingt-quatre perfections ! — C'est peu.
Il a fallu, grand paresseux que vous êtes, que cette
pauvre Musidora se désolât outre mesure, que George se
grisât comme ung multitude de tambours-majors, qu'Al-
fred débitât un plus grand nombre de sottises qu'à l'ordi-
naire, que (^intliia fît voir son dos et sa gorge, Phébé sa
jambe, Arabelle sa robe, pour remplir l'espace que vous
deviez occuper tout seul. — Si nous avons commis une
inconvenance en introduisant, faute de savoir où le me-
ner, notre lecteur dans la salle de bain de Musidora, c'est
vous qui en êtes cause. Vous nous avez fait allonger nos
descriptions et forcé à violer le précepte d'Horace : Sern-
per a4 eventum fe^tina. Si notre roman est mauvais, la
faute en est à vou3 ; — qu'elle vous soit légère \ — Nous
FORTtNIO. 83
avons mis l'orthographe de notre mieux et cherché dans
le dictionnaire les mots dont nous n'étions pas sûr. —
Vous qui étiez notre héros, vous deviez nous fournir des
événements incroyables, de gratides passions platoniques
et autres, des duels, des enlèvements, des coups de poi-
gnard; à cette condition, nous vous avions investi de
toutes les qualités possibles. Si vous continuez sur ce
pied-là, notre cher Fortunio, nous déclarerons que vous
êtes laid, bêté, commun, et, de plus, que vous n'avez pas
le sou. Nous ne pouvons pas non plus vous aller guetter
au coin des rues, comme une amante délaissée qui attend
par une pluie battante qiie son infidèle sorte de chez sa
nouvelle maîtresse pour l'empoigner par la basque de
son habit. — Si vous aviez un portier, nous irions bien
lui demander votre histoire; mais vous n'avez pas de por-
tier, puisque vous n'avez pas de maison et par conséquent
pas de porte. — 0 Calliope ! muse au clairon d'airain,
soutiens notre haleine. — Que diable dirons-nous dans le
chapitre suivant ? Il ne nous reste plus qu'à faire mourir
Musidora. — Voyez, Fortunio, à quelles extrémités vous
nous réduisez ! Nous avions créé tout exprès une jolie
femme pour être votre maîtresse, et nous sommes forcé
de la tuer à la page 85, contrairement aux usages reçus,
qui ne permettent de donner le coup d'épingle dans cette
bulle gonflée par un soupir d'amour, que l'on appelle hé-
roïne de roman, que vers la page 310 ou 320 environ.
CHAPITRE XIU
Les jours fdaient, et Fortunio ne paraissait pas.
Toutes les recherches de Musidora avaient été inutiles.
— Le mot d'Arabelle : — Fortunio, ce n'est pas un
homme, c'est un rêve, — lui revenait en mémoire.
84 NOUVELLES.
En effet, il était si beau qu'il était facile de croire, lors-
qu'on l'avait vu, à quelque révélation surnaturelle. —
L'éclat étourdissant au milieu duquel il était apparu h Mu-
sidora contribuait beaucoup à cette poétique illusion, et
quelquefois elle doutait de la réalité comme quelqu'un
qui aurait vu le ciel éntr'ouvert une minute, et qui, le
trouvant ensuite inexorablement fermé à son regard, en
viendrait à se croire dupe d'une hallucination fiévreuse.
Ses amies vinrent lui porter de perfides consolations,
avec de petits airs ironiquement dolents et des mines
joyeusement tristes. Cinthia lui conseilla, dans toute la
sincérité de son cœur de bonne fille, de prendre un nou-
vel amant, parce que cela l'occuperait toujours un peu. —
Mais Musidora lui répondit que ce remède, bon pour Phébé
et pour Arabelle, ne lui conviendrait mdlement. Alors
Cinthia l'embrassa tendrement sur le front et se retira en
disant : — Povera innamorata, je ferai dire une neuvaine
à la madone pour le succès de vos amours.
Ce qu'elle fit religieusement.
Musidora, voyant que toute lueur d'espoir était éteinte
et que Fortunio était plus introuvable que jamais, prit la
vie en grand dégoût et roula dans sa charmante tête les
projets les plus sinistres. — En brave et courageuse fille,
elle résolut de ne pas survivre à son premier amour.
— Au moins, se dit-elle, puisque j'ai vu celui que je de-
vais aimer, je n'aurai pas la lâcheté de souffrir qu'aucun
homme vivant touche ma robe du bout du doigt : je suis
sacrée maintenant ! — Ah ! si je pouvais reprendre et
supprimer ma vie ! si je pouvais rayer du nombre de mes
jours tous ceux qui ne t'ont pas été consacrés, cher et mys-
térieux Fortunio ! Je pressentais vaguement que tu existais
quelque part, doux et fier, spirituel et beau, un éclair dans
tes yeux calmes, un sourire indulgent sur tes lèvres divi-
nes, pareil à un ange descendu parmi les hommes ; — je
t'aperçus, tout mon cœur s'élança vers toi ; d'un seul re-
gard tu t'emparas de mon âme, je sentis que je t'apparte-
FORTUNIO. 85
nais, je reconnus mon maître et mon vainqueur, je compris
qu'il me serait impossible d'aimer jamais personne autre
que toi, et que le centre de ma vie était déplacé à tout
jamais. Dieu m'a punie de ne t'avoir pas attendu ; mais à
présent je sais que tu existes ; — tu n'es pas un fantôme,
un spectre charmant envoyé par le sang de mon cœur à
ma tête échauffée ; je t'ai entendu, je t'ai vu, je t'ai
touché; j'ai fait tous mes efforts pour te rejoindre, pour
me jeter à tes pieds et te prier de me pardonner, et de
m'aimer un peu. — Tu m'as échappé comme une ombre
vaine. Il ne me reste plus qu'à mourir. Savoir que tu n'es
pas un rêve et vivre, c'est une chose impossible.
Musidora chercha dans sa tête mille moyens de suicide.
— Elle pensa d'abord à se jeter à l'eau ; mais la Seine
était jaune et bourbeuse ; puis l'idée d'être repêchée aux
fdets de Saint-Cloud et étalée toute nue sur une des dalles
noires et visqueuses de la Morgue lui répugna singulière-
ment.
Elle inclina un moment à se brûler la cervelle; mais
elle n'avait pas de pistolet, et d'ailleurs aucune femme
ne se soucie d'être défigurée, même après sa mort: il y
a une certaine coquetterie funèbre ; on veut encore être
un cadavre présentable.
Un coup de couteau dans le cœur lui souriait assez ;
mais elle eut peur de reculer devant la morsure du fer et
de n'avoir pas le poignet assez ferme. — Elle voulait se
tuer sérieusement et non se blesser d'une manière inté-
ressante.
Elle s'arrêta définitivement à l'idée du poison.
Nous pouvons assurer nos lecteurs que la pensée inélé-
gante et bourgeoise de s'asphyxier avec un réchaud de
charbon allumé ne se présenta pas une minute à notre
héroïne ; elle savait trop bien vivre pour mourir aussi mal.
Tout à coup un éclair lui passa par la cervelle : l'aiguille
de Fortunio lui revint en mémoire.
Je me piquerai le sein avec cette aiguille, et tout sera
8
86 NOUVELLES.
dit ; — ma mort aura quelque douceur, puisqu'elle me
viendra de Fortunio, se dit-elle en tirant le petit dard
d'une des capsules du portefeuille. Elle considéra attei?-
tivement la pointe aiguë, ternie par une espèce de sédi-
ment rougeâtre, et la posa sur un guéridon à côté
d'elle.
Puis elle se revêtit d'un peignoir de mousseline blanche,
riîît une rose de même couleur dans ses cheveux et s'é-
tendit sur le sofa, après avoir préalablement écarté les
plis de sa robe et fait saillir dehors sa gorge ronde et pure
pour se piquer plus facilement.
Certes, Musidora avait bien la résolution de se tuer,
mais nous devons avouer qu'elle mettait de la lenteur dans
ses préparatifs, et que je ne sais quel vague et secret es-
poir la retenait encore.
c( Je me piquerai à midi juste, » se dit-elle. — Il était
midi moins un quart. — Explique qui voudra cet étrange
caprice; mais Musidora eût été assurément très-affligée
de mourir à onze heures trois quarts.
Pendant que le temps faisait tomber dans son sablier
les grains du fatal quart d'heure, une réflexion se présenta
à Musidora. Souffrait-on beaucoup pour mourir de ce
poison ; laissait-il sur le corps des taches rouges ou
nqjres? — Elle aurait bien voulu en voir les effets.
Au temps de Cléopâtre et dans le monde antique, cela
n'aurait pas souffert la moindre difficulté; on eût fait ve-
nir cinq ou six esclaves mâles ou femelles, et l'on aurait
essayé le poison sur eux ; on aurait fait ce que les méde-
cins appellent une expérience in anima vili.
Une douzaine de misérables se seraient tordus comme
des anguilles coupées en morceaux sur les beaux pavés
de porphyre et les mosaïques étincelantes, devant la maî-
tresse, accoudée nonchalamment sur l'épaule d'un jeune
enfant asiatique et suivant de son regard velouté les der-
nières crispations de leur agonie. — Tout est dégénéré
aujourd'hui, et la vie prodigieuse de ce monde gigantesque
FORTUNIO. 87
n'est plus comprise par nous; nos vertus et nos crinies
n'ont ni forme m tournure.
Nayant pas d'esclaves pour essayer son aiguille, Mu-
eiflora, très-perplexe, la tenait entre les doigts à trois
pouces environ de son sein, enviant le sort de Cléopatrt',
qui du moins avait vu, avant de livrer sa belle gorge aux
baisers venimeux de l'aspic, ce qu'elle aurait à soulIVir
pour aller rejoindre son cher Antoine.
Au moment où Musidora était plongée dans ces incer--
titudes, sa chaite anglaise sortit de dessous un meuble et
vint à elle en miaulant d'un ton doucereux. Voyant que
sa maîtresse ne faisait pas attention à ses avances, elle
sauta sur ses genoux et poussa plusieurs fois sa main avec
son petit nez rose et froid.
La chatte fît le gros dos en regardant sa maîtresse avec
ses prunelles rondes, traversées par une pupille en forme
d'I, et lui exprima son plaisir d'être caressée par un petit
râle particulier aux chats et aux tigres.
Une idée diaboliiiue vint à Musidora en caressant sa
chatte : elle lui piqua la tête avec son aiguille.
Blanchette fit un bond, sauta sur le plancher, essaya
deux ou trois fois de marcher, puis tomba comme prise
de vertige; ses flancs haletaient, sa queue battait faible-
ment le parquet ; — un frisson courut sur son poil ; son
oîil s'illumina d'une lueur verte, puis s'éteignit. — Elle
était morte. Tout ceci dura à peine quelques secondes.
— C'est bien, dit Musidora, Ton. ne doit pas beaucoup
;,ouffrir, et elle approcha l'aiguille de son sein. Elle allait
égratigner sa blanche peau quand le tonnerre sourd d'une
voiture roulant au grand galop sous la voîite de la porte
(iochère parvint à son oreille et suspendit pour un mo-
ment l'exécution de son fatal projet.
Elle se leva et fut regarder à sa fenêtre.
Une calèche, attelée de quatre chevaux gris pommelé,
parfaitement semblables et si fins que l'on aurait dit des
coursiers arabes de la race du prophète, faisait le tour de
88 NOUVELLES.
la cour sablée. Les postillons étaient en casaque vert ten-
dre, aux couleurs de Musidora. — Il n'y avait personne
dans la calèche.
Musidora ne savait que penser, lorsque Jacinthe lui
remit un petit billet qui lui avait été donné par un des
jockeys.
Voici ce qu'il contenait :
« Madame,
« Ma sauvagerie vous a fait perdre une calèche ; cela
n'est pas juste. — Celle-ci vaut mieux que celle deGeorge,
— daignez l'accepter en échange ; si l'envie vous prenait
de l'essayer, la route de Neuilly est fort belle, et vous
pourriez juger de la vitesse des chevaux ; je serais heureux
de vous y rencontrer.
« FORTUNIO. »
CHAPITRE XIV.
Il est facile de s'imaginer la stupéfaction heureuse de
Musidora ; elle passait subitement et, sans transition mé-
nagée, du plus extrême désespoir à la joie la plus vive :
ce fuyard, cet introuvable et sauvage Fortunio venait se
rendre de lui-même au moment où elle s'y attendait le
moins. — Les fanfares triomphales sonnaient déjà allègre-
ment aux oreilles de Musidora; car elle ne doutait plus
de sa victoire et se croyait assurée d'emporter, sans coup
férir, le cœur de Fortunio.
0 vivace espérance ! comme tu relèves obstinément tes
rameaux élastiques et souples courbés sous le pied lourd
du désappointement, et comme il te faut peu de temps
pour t'épanouir en fleurs merveilleuses et pousser de tous
côtés de vigoureuses frondaisons!
Voici un enfant qui tou* à l'heure était plus pâle que la
FORTUNIO. 89
statue d'albâtre que l'on aurait couchée sur son tombeau,
et dont les veines bleuâtres semblaient courir dans l'épais-
seur d'un marbre plutôt que sous une chair vivante, et
qui maintenant sautille en pépiant par la chambre, joyeuse
comme un passereau au mois de mai.
— Jacinthe, Jacinthe, vite, habille-moi, chausse-moi;
je veux sortir !
— Quelle robe veut mettre madame ? répondit Jacinthe
en pesant chaque syllabe, pour lui donner le temps de la
réflexion.
— La première que tu trouveras sous la main, fit la
petite avec un charmant geste d'impatience. — Mais, de
grâce, sois prompte. Tu es plus lente qu'une tortue; on
dirait que tu as une carapace sur le dos.
Jacinthe apporta une robe blanche à laquelle une petite
raie d'un rose très-pàle donnait une teinte de chair déli-
cate, approchant de celle des hortensias lorsqu'ils vien-
nent de s'épanouir.
Musidora la mit sans corset, tant elle avait hâte de par-
tir. — Elle ne risquait rien d'ailleurs à cette négligence.
Elle était du très-petit nombre de femmes qui ne se défont
pas quand on les déshabille.
Cela fait, elle s'entortilla dans un grand cachemire blanc
qui lui tombait jusqu'aux talons, — et Jacinthe lui posa
délicatement sur la tête le chapeau le plus frais, le plus
gracieux, le plus délicieusement coquet qu'il soit possible
de rêver. — Nous n'osons pas décrire en vile prose un
pareil chef-d'œuvre. — Bornez-vous à savoir, mesdames,
que la passe, un peu élevée, garnie intérieurement d'une
aérienne guirlande de petites fleurs sauvages, faisait au
charmant visage de Musidora une auréole ravissante,
contre laquelle plus d'une sainte eût volontiers échangé
son nimbe d'or; — figurez-vous un grand camellia dont
le cœur serait une figure d'ange.
Un petit soulier aile de scarabée, si échancré qu'il cou-
vrait à peine le bout des doigts, se laissait voir sous ies
8.
90 NOUVELLES.
derniers plis de sa robe, et donnait facilement à entendre
qu'il chaussait un pied appartenant à la plus jolie jambe
du monde.
■ Des bas d'une excessive finesse laissaient transparaître
à travers leurs broderies à jour la peau légèrement rosée
de ce pied adorable.
Musidora, prenant à peine le temps de se ganter, des-
cendit l'escalier et monta dans la calèphe.
— A Neuilly ! dit-elle au groom qui relevait le marche-
'pied. — La voiture partit comme l'éclair.
— Tiens ! fit Jacinthe en heurtant du pied le cadavre
de la chatte, qu'elle n'avait pas encore ;:perçu, — Blan-
chette qui est crevée ! — Hé ! Jack, voyez donc votre bête;
— elle est défunte. Votre maîtresse va faire un beau train
ce soir en rentrant.
Jack, consterné, s'agenouilla auprès de la chatte, lui
tira la queue, lui pinça les oreilles, lui frotta le nez avec
un mouchoir trempé dans Téau de Cologne, — mais,
hélas ! inutilement.
— Oh ! la mauvaise bête ! elle a fait exprès,de mourir
pour me faire îiattre par madame, dit le négrillon en rou-
lant ses gros yeux d'un air de terreur bouifonne ; elle a
une petite main bien dure !
— Taisez-vous, animal ! est-ce que vous croyez que
madame se dégradera jusqu'à vous battre elle-même? —
Elle vous fera fouetter par Zamore, répondit Jacinthe
majestueusement; et, à vrai dire, vous le méritez : —
n'avoir qu'une chatte à soigner, et la laisser mourir comme
un chien! — Pauvre béte, va!
— Holà! ouf! aïe! fit le négrillon, comme s'il sentait
déjà crever sur ses épaules la pluie cinglante de coups de
cravache qui lui était réservée.
— Vous crierez tantôt, dit Jacinthe, se plaisant à aug-
menter les terreurs du nègre; vous savez que Zamore ne
peut vous souffrir et qu'il a le bras solide; il vous écor-
FORTUMO. Qi
ohera tout vif comme une anguille. — Comptez là-dessriS,
monsieur Jack.
Jack ramassa la chatte, la porta dans s^ niche, lui plia
les quatre pattes sous le ventre, rangea sa qijeue en cer-
cle, lui ouvrit les yeux de façon à lui donner une appa- ,
rence de vie, puis il fut se cacher dans le grenier, derrière
une pile de foin, pour attendre que le nuage fût passé,
non sans avoir fourré dans ses poclies une bouteille de
\in, du pain et un grand morceau de viande froide.
Puisque nous en sommes sur le chapitre de la chatte,
nous justifierons Musidora du rieproche de cruauté qu'on
lui aura peut-être fait pour avoir tué sa bête favorite, —
Musidora pensait qu'elle allait mourir elle-même et que
peut-être sa chatte, après sa mort, serait réduite à courir
sur les toits par la pluie et ia neige, et exposée à toutes
les horreurs de la famine (perspective affligeante !). — Elle
a été féroce par bonté. — D'ailleurs, elle l'a fait très-pro-
prenjent empailler et mettre sous un globe bordé de pe-
luche rouge; elle est couchée sur un petit coussin de goie
])\m de ciel, et de ses beaux yeux d'émai! s'échappe une
lueur verdâtre, absolument comme si elle était vivante ;
il semble qu'on l'entende faire ron rnn. — Qui de nous peut
se flatter d'être empaillé et mis sous verre après sa mort?
Qui sera jamais regretté comme une chatte à longs poils
ou un chien sachant faire l'exercice?
CHAPITRE XV.
Les postillons revêtus de leur casaque vert tendre fai-
saient joyeusement claquer leur fouet, et la calèche rou-
lait si rapidement, que les roues ressemblaient à un disque
étincelant et qu'il eût été impossible d'en distinguer les
crayons.
92 NOUVELLES.
La poussière soulevée n'avait pas eu le temps de s'abat-
tre que la voiture était déjà hors de vue. — Les équipages
le plus chaudement menés restaient en arrière, et cepen-
dant pas une goutte de sueur ne mouillait le poitrail des
chevaux gris pommelé ; leurs jambes, minces et sèches
comme des jambes de cerf, dévoraient le chemin, qui filait
sous eux, gris et rayé, comme un ruban qu'on roule.
Musidora, nonchalamment renversée sur les coussins,
se laissait aller aux plus amoureuses préoccupations ; son
teint transparent rayonnait éclairé de bonheur, et sa petite
main, gantée de blanc, appuyée sur le bord de la calèche,
battait la mesure d'un air qu'elle fredonnait intérieurement
et sans que le son sortît de ses lèvres. Le ravissement
où elle était plongée était si grand, que de temps en temps
elle se prenait à rire aux éclats d'un air spasmodique et
presque fiévreux ; elle sentait le besoin de pousser des
cris, de se faire mettre à terre et de courir de toutes ses
forces ou de faire quelque action véhémente pour ouvrir
une soupape d'échappement aux jets exubérants de ses fa-
cultés. Toute langueur avait disparu. Elle qui hier se fai-
sait porter dans son bain et pouvait à peine soulever son
pied pour monter une marche, accomplirait en se jouant
les douze travaux d'Hercule, ou peu s'en faut
La curiosité, le désir et l'amour, ces trois leviers terri-
bles, dont un seul enlèverait le monde, exaltent au plus
haut degré toutes les puissances de son âme ; il n'y a pas
en elle une seule fibre qui ne soit tendue à rompre et qui
ne vibre comme la corde d'une lyre.
Elle va donc voir Fortunio, l'entendre, lui parler, se
rassasier de sa beauté, nourriture divine ; suspendre son
âme à ses lèvres, et boire chacune de ses paroles plus pré-
cieuses que les diamants qui tombent de la bouche des
jeunes filles vertueuses dans les Contes de Perrault. —
Ah ! respirer l'air où son souffle s'est mêlé, être caressée
du même rayon de soleil qui a joué sur ses cheveux noirs,
regarder un arbre, un point de vue où ses yeux se sont
FOUTUMO. 93
arrêtés, avoir quelque chose cire commun avec lui, quelle
ineffable jouissance, quel océan de secrètes extases !
A cette pensée, le cœur de Musidora dansait la taren-
telle sous sa gorge libre de corset.
Les dandies mettaient leurs chevaux au galop pour volri
la figure de cette duchesse inconnue traînée par un si
merveilleux attelage, et plus d'un manqua de tombera la
renverse de stupeur admirative. — Musidora, qui en tout
autre temps eût été flattée de ces étonnements, n'y fît pas
la moindre attention ; elle n'était plus coquette.
Une métamorphose s'était opérée en elle ; il ne restait
plus rien de l'ancienne Musidora que le nom et la beauté.
Et encore sa beauté n'avait plus le même caractère : jus-
que-là elle avait été spirituellement belle, elle était deve-
nue passionnément belle.
L'on trouvera sans doute invraisemblable qu'un pareil
changement ait lieu d'une manière si subite, et qu'un
amour aussi violent se soit allumé à la suite d'une seule
rencontre. A cela nous répondrons que rien n'a ordinaire-
ment l'air plus faux que le vrai, et que le faux a toujours
des apparences très-grandes de probabilité, attendu qu'il
est arrangé, travaillé, combiné d'avance pour produire
l'effet du vrai : — le clinquant a plus l'air d'or que l'or
lui-même.
Ensuite nous ferons remarquer que le cœur de la femme
est un labyrinthe si plein de détours, de faux-fuyants et
de recoins obscurs, que les grands poètes eux-mêmes qui
s'y sont aventurés, la lampe d'or du génie à la main, n'ont
pas toujours su s'y reconnaître, et que personne ne peut
se vanter de posséder le peloton conducteur qui mène à
la sortie de ce dédale. — De la part d'une femme on peut
s'attendre à tout, et principalement à l'absurde.
Beaucoup de gens respectables et de dames fâchées de
l'être seront sans doute d'avis que les coups de foudre sont
de pures illusions romanesques, et que l'on n'aime pas
éperdument un homme ou une femme que l'on n'a vu
94 NOUVELLES.
qu'une fois. Quanta nous, notre avis est que, si l'on n'aime
pas une personne la première fois qu'on la voit, il n'y a
aucune raison pour l'aimer la seconde et encore moins la
troisième.
Puis, il fallait bien que Musidora se prît de passion pour
Fortunio, sans quoi notre roman n'aurait pu subsister.
Notre héros, doué comme il l'est, riche, jeune, beau,
spirituel et mystérieux, devait d'ailleurs être adoré au
premier coup. Bien d'autres, qui n'ont pas la moitié de
ces qualités, réussissent aussi promptement.
Qu'y a-t-il d'étrange à ce qu'une jeune femme aime un
beau jeune homme? Ainsi donc, que la chose soit vrai-
semblable ou non, il est constaté que Musidora adore
Fortunio qu'elle ne connaît pas ou qu'elle n'a vu qu'une
fois, ce qui est la même chose.
Cette dissertation n'empêche pas la calèche de voler lé-
gèrement sur la grande avenue des Champs-Elysées et
d'avoir dépassé l'arc de l'Étoile, cette gigantesque porte
cochère ouverte sur le vide.
La nature présentait un aspect tout diiîèrent de celui
qu'elle avait au jour où Musidora battait le bois de Bou-
logne au hasard pour y rencontrer le Fortunio : — le
rouge sombre des bourgeons avait fait place à un vert
tendre, couleur d'espérance, et les oiseaux gazouillaient
sur les branches de joyeuses promesses ; le ciel, où na-
geaient deux ou trois nuages demiate blanche, semblait
un grand œil bleu qui regardait amoureusement la terre ;
— une douce senteur de feuillage nouveau et d'herbe
fraîche montait dans l'air comme un encens printanier;
de petits papillons jaune-soufre dansaient sur le bout des
tleurs et tournaient dans les bandes lumineuses qui zé-
braient le fond vert du paysage.
Une allégresse infinie égayait la terre et le ciel. Tout
respirait la joie et l'amour partagé; l'atmosphère était im-
prégnée de jeunesse et de bonheur. Du moins c'était l'im-
FORTUNIO. 95
pression qu'éprouvait Musidora; elle voyait les objets
extérieurs à travers le prisme de la passion.
Les passions sont des verres jaunes, bleus ou rouges,
qui teignent toute chose de leur couleur. Aussi un site
qui a paru affreux, hérissé, décharné jusqu'aux os, repous-
sant de misère et de maigreur, plus inhospitalier qu'un
steppe de Scythie, vu dans un instant de désespoir, sem-
ble diapré, étincelant, fleuri, avec des eaux miroitantes,
des gazons vivaces et des fuites d'horizons bleuâtres, un
vrai paradis terrestre, regardé à travers le prisme du bon-
heur.
La nature ressemble un peu à ces grandes symphonies
que chacun comprend à sa façon. L'un place le cri su-
prême de Jésus expirant sur la croix où l'autre croit en-
tendre les roulades perlées du rossignol et le grêle pipeau
des bergers.
Musidora comprenait pour le moment la symphonie
daris ie sens amoureux et pastoral.
La voiture filait toujours; les grands arbres, inclinant
leur panache, fuyaient à droite et à gauche comme une
armée eh déroute, et Fortunio ne paraissait pas encore.
L'inquiétude commençait à picoter légèrement le cœur
de Musidora. Si Fortunio allait avoir changé d'idée ? —
Elle relut son billet, qui lui sembla assez formel et la ras-
sura un peu.
Enfin elle aperçut, tout au bout de l'avenue, un petit
tourbillon de poussière blanche qui s'approchait rapide-
ment.
Elle sentit une émotion si violente, qu'elle fut obligée
de s'appuyer la tête sur le dossier dé la voiture : ses artères
sifflaient dans ses tempes, le sang abandonna et reprit
trois ou quatre fois sci^ joues, sa main mourante laissa
échapper le billet, qu'elle tenait serré avec une étreinte
presque convulsive.
Elle touchait au moment suprême de sa vie; — son
existence allait se décider.
9 G NOUVELLES.
Bientôt la nuée de poussière, s'entr'ouvrant comme une
nuée classique receleuse de quelque divinité, permit de
voir distinctement un cheval noir à tous crins, le col
arqué, les épaules étroites, les pieds duvetés, l'œil et les
naseaux pleins de feu, qui ressemblait plutôt à un hippo-
griffe qu'à un quadrupède ordinaire. Le cheval était
monté par un cavalier qui n'était autre que le jeune For-
tunio lui-même. — A quelques pas galopait le Maure
lippu.
C'était bien lui : il avait cet air de nonchalante sécurité
qui ne le quittait jamais et qui lui donnait tant d'ascen-
dantsurtout le monde. Il semblait qu'aucune des adversités
humaines n'eût prise sur lui et qu'il se sentît' au-dessus
des atteintes du sort. La sérénité siégeait sur sa belle fi-
gure comme un piédestal de marbre.
Il s'avança vers la calèche en faisant exécuter à son
cheval des courbettes prodigieuses ; tantôt il l'enlevait des
quatre pieds à la fois, tantôt il le faisait tenir debout et
avancer ainsi de quelques pas.
Le noble animal se prêtait à toutes ses exigences avec
une coquetterie et une souplesse merveilleuses; il semblait
vouloir lutter de gracieuse hardiesse avec son maître; on
eût dit qu'ils ne faisaient qu'un et que la même volonté
les animait tous deux ; car Fortunio n'avait ni éperons ni
cravache, et ne tenait pas seulement la bride en main. —
Il guidait sa monture par je ne sais quels mouvements
imperceptibles, et il était complètement impossible de
voir avec quels moyens il transmettait sa pensée à l'intel-
ligent animal.
Quand il ne fut plus qu'à une cinquantaine de pas de la
calèche, il mit son cheval à fond de train et arriva ainsi
à un pied de la voiture. Musidora, éperdue, crut qu'il
allait se briser contre les roues et poussa un grand cri ;
mais Fortunio, par un tour d'adresse familier aux cava-
liers arabes, avait arrêté subitement sa monture lancée
sur ses quatre jambes, et passé sans transition delà course
FORTUNIO. 97
la plus rapide à l'immobilité la plus complète. — On eût
dit qu'un enchanteur l'avait figé^, lui et son cheval. —
Après ce temps d'arrêt, il fit danser un peu son barbe,
car c'en était un, à la portière de la calèche, et, au milieu
d'une ruade violente, il salua Musidora avec la même
grâce et la même aisance que s'il eût eu les deux pieds
appuyés sur le solide parquet d'un salon.
— Madame, dit-il, pardonnez à un pauvre sauvage à
qui de longues courses dans l'Inde et l'Orient ont fait per-
dre l'habitude de la galanterie européenne et qui ne sait
plus guère comment on se conduit a^vec les femmes. —
Si j'avais été assez présomptueux pour croire que vous
désiriez ma présence, croyez que je serais accouru de
toute la vitesse des jambes de Tippoo ; mais je n'aurais
pas pensé qu'un extravagant comme moi, rendu maniaque
par des voyages dans des régions étrangères, pût intéresser
en rien votre curiosité.
Nous voudrions bien rapporter la réponse de Musidora,
mais nous n'avons jamais su ce qu'elle répondit. Il est
certain cependant qu'elle ouvrit la bouche, en levant sur
Fortunio ses beaux yeux noyés d'un éclat onctueux; elle
murmura quelque chose, mais nous avons eu beau prêter
l'oreille, nous n'avons pu distinguer une seule syllabe. Le
grincement du sable sous les roues, le piétinement des
chevaux, ont couvert sans doute la voix presque inarticulée
de Musidora. — Nous le regrettons fort, car il eût été
assez curieux de recueillir ces précieuses paroles.
— Musidoia, reprit Fortunio d'un timbre de voix doux
et sonore, l'on vous a sans doute fait bien des histoires
singulières sur mon compte, mes amis ont beaucoup
d'imagination ; que direz-vous lorsque vous verrez que,
loin d'être un héros de roman, un homme étrange et fatal,
je ne suis tout bonnement qu'un honnête garçon, assez
bon diable quoique capricieux et fantasque par boutades?
Je vous assure, Musidora, que je bois du vin et non de
l'or fondu à mes repas; — je mange plus d'huîtres que do
9
98 NOUVELLES.
perles dissoutes dans du vinaigre ; je couche dans un lit,
quoiqu'il ni'arrive plus souvent de coucher dans un
hamac, et je marche en général sur mes pieds de derrière,
à moins que je n'emprunte ceux de Tippoo, de Zerline
ou d'Agandecca, ma jument favorite. — Voilà ma façon
ie vivre. — J'aime mieux les vers que la prose, j'aime
nieux la musique que les vers, et je ne préfère rien au
"nonde à une peinture de Titien, si ce n'est une belle femme.
— Je n'ai pas d'autre opinion politique. — Je ne hais que
mes amis et me sentirais assez porté à la philanthropie
si les hommes étaient des singes. Je croirais volontiers en
Dieu, s'il ne ressemblait pas tant à un marguillier de
paroisse, et je pense que les roses sont plus utiles que les
choux. Vous me connaissez maintenant comme si vous
aviez dormi dix ans sur mon oreiller. A ceci se bornent
tous les renseignements que je puis vous procurer sur
moi, car je n'en sais pas davantage.
Musidora ne put s'empêcher de rire de la profession de
foi de Fortunio.
— Vraiment, dit-elle, vous êtes modeste en ne vous
croyant pas singulier ; savez-vous donc, monsieur For-
tunio, que vous êtes d'une excentricité parfaite ?
— Moi ! point du tout; je suis le garçon le plus uni du
monde ; je ne fais que ce qui me plaît, et je vis absolument
pour mon compte. — Mais voici le soleil qui devient
chaud, et votre ombrelle ne suffira plus tout à l'heure
pour vous garantir de ses flèches de plomb. — S'il vous
plaisait de venir vous reposer un instant dans une cahute,
une espèce de wigwam indien que j'ai par là, vous re-
tourneriez ce soir à Paris, pendant les fraîches heures du
crépuscule.
— Volontiers, répondit Musidora; je ne serais pas fâ-
chée de voir votre véranda, votre wigwam, comme vous
dites; car on prétend que vous ne demeurez pas, mais
que vous perchez.
— Quelquefois, — mais pas toujours. J'ai passé plus
FORTUNIO. t9
d'une nuit sur un arbre avec ma ceinture attachée au tronc
pour m'empêcher de me casser la tète en tombant à la
renverse ; mais ici je vis comme le bourgeois le plus dé-
bonnaire. 11 ne me manque qu'un toit de tuiles rouges et
des contrevents verts pour être le garçon le plus arca-
dique et le plus sentimental du monde. — Hadji, Hadji !
approchez; j'ai deux mots à vous dire.
Le Maure en deux bonds fut à coté de Fortunio.
Fortunio lui adressa quelques mots dans une langue
étrangère, avec une intonation gutturale et bizarre.
Hadji partit aussitôt à bride abattue.
— Veuillez m'excuser, madame^ de m'ctre servi devant
vous d'un idiome inconnu; mais ce drôle ne sait pas un
mot de français ni d'aucune autre langue chrétienne.
— J'espère, dit Musidora, que vous ne l'avez pas en-
voyé devant pour préparer quelque chose à mon inten-
tion ; est-ce que vous voulez me faire recevoir au bas de
votre perron par une députation de jeunes filles vêtues
de blanc avec des bouquets enveloppés dans une feuille
de papier? J'entends que vous ne fassiez point de céré-
monie avec moi.
— J'ai envoyé tout bonnement Hadji, reprit Fortunio,
pour mettre en cage mon lion privé et ma tigresse Betsy.
— Ce sont de charmantes bêtes, douces comme des
agneaux, mais dont la vue aurait pu vous inquiéter. — Je
suis là-dessus maniaque comme une vieille fille , je ne
puis me passer d'animaux. Ma maison est comme une
T.énagerie.
— Les barreaux de la cage sont-ils solides? ditMusidora
d'un air assez peu rassuré.
j — Oh 1 très-solides, reprit Fortunio en riant, — Nous
' voici arrivés.
100 NOUVELLES.
CHAPITRE XVI.
La maison de Fortunio n'avait pas de façade. — Deux
terrasses de rocailles avec des angles de pierre verniiculée,
une rampe à balustres ventrus et des piédestaux suppor-
tant de grands vases de faïence bleue remplis de plantes
grasses^ tout à fait dans le goût Louis XllJ, selevaientde
chaque côté d'une porte massive en cœur de chêne, sculp-
tée précieusement et ornée de deux médaillons d'empe-
reurs romains, entourés de guirlandes de feuillage. —
Ces deux terrasses formaient comme une espèce de bas-
tion où venaient se briser les regards des curieux. Au-
dessous étaient pratiquées les écuries.
La calèche s'élança au galop de ses quatre chevaux
contre la porte, qui s'ouvrit en tournant sur ses gonds
comme par enchantement, sans que personne parût en
pousser les battants.
La voiture fit le tour d'une grande cour sablée, entourée
d'une palissade de buis taillé en arcades, ce qui donna à
notre héroïne le temps de regarder la maison du cher
Fortunio.
Au fond de la cour scintillait, sous nn vif rayon de so-
leil, un bâtiment en pierres blanches cimentées avec une
telle précision qu'il semblait fait d'un seul morceau. —
Des niches richement encadrées et occupées par des bus-
tes antiques rompaient seules la plane surface du mur,
entièrement dénué de fenêtres. — Une porte de bronze,
sur laquelle palpitait l'ombre d'une tente rayée, occupait
le milieu de l'édifice; — trois degrés de marbre blanc,
côtoyés de deux sphinx, les pattes croisées sous leurs
mamelles aiguës, menaient à cette porte.
La voilure s'arrêta sous la tente; Fortunio descendit.
FORTIJNIO. 1 0 1
souleva la belle enfant et la posa délicatement sur la der-
nière marche du perron; puis il touchi le battant, qui
rentra dans le mur et se referma aussitôt qu'ils furent
passés.
Ils se trouvèrent alors dans un large corridor éclairé
d'en haut; — quatre portes s'ouvraient sur ce corridor; —
il était pavé d'une mosaïque représentant des pigeons
perchés sur le bord d'une large coupe et se penchant pour
y boire, avec des enroulements, des fleurs et des festons;
la vraie mosaïque de Sosimus de Pergame, que tous les
antiquaires croient perdue.
Des piliers de brèche jaune à demi engagés dans le mur
supportaient un attique délicatement sculpté, et formaient
un cadre à des peintures à la cire où voltigeaient sur un
fond noir des danseuses antiques, soulevant légèrement le
bord de leurs tuniques aériennes, ou arrondissant en l'air
leurs bras blancs et frêles comme les anses d'une amphore
d'albâtre, et secouant leurs mains chargées de crotales
sonores. Jamais Herculanum ni Pompéia ne virent se dé-
couper sur leurs murailles de plus gracieuses silhouettes.
Musidora s'arrêta pour les considérer.
— Ne faites pas attention à ces barbouillages, dit Foctu-
nio en faisant entrer Musidora dans une chambre latérale.
— Avouez, Musidora, que vous vous attendiez à mieux.
Vous devez me trouver un assez maigre Sardanapale. Je
n'ai oflert jusqu'ici à vos yeux que des régals peu chers,
mes magniticences asiatiques et babyloniennes sont des
plus misérables, et c'est tout au plus si j'atteins à la me-
diocritas aurea d'Horace; un, ermite pourrait demeurer
ici.
En effet, la pièce dans laquelle il avait conduit Musi-
dora était d'une grande simplicité. — On n'y voyait d'au'
très meubles qu'un divan très-bas qui en faisait le tour;
.les murs, le plafond et le plancher étaient recouverts de
nattes d'une extrême finesse, zébrées de dessins éclatants.
Des jalousies de Joncs de la Chine arrosés d'eau de sen-
9.
1 02 NOUVELLES.
teuFj, qui laissaient transparaître les contours estompés
d*un paysage lointain, s'abaissaient sur les fenêtres vitrées
de verres blancs historiés de pampres rouges. Au milieu
du plafond, dans une espèce d'œil-de-bœuf, s'enchâssai*
un globe de verre rempli d'une eau claire etsplendi.lc où
sautelaient des poissons bleus à nageoires d'or; leur mou-
vement perpétuel faisait miroiter la chambre de reflets
changeants et prismatiques de l'effet le plus bizarre. —
Précisément au-dessous de ce globe, un petit jet d'eau
dardait en l'air son mince filet de cristal, tremblotant au
moindre souffle, et qui retombait sur une vasque de por-
phyre en- pluie perlée et grésillante. — Dans un angle se
balançait un hamac de fibres de latanier, et dans l'autre
un hooka magnifique tortillait ses anneaux noirs et sou-
ples autour d'un vase à rafraîchir la fumée, en cristal de
roche, enjolivé de filigranes d'argent. — C'était tout.
— Asseyez-vous, belle reine, dit Fortunio en enlevant
avec beaucoup de dextérité le cachemire de Musidora; —
et il la conduisit par le bout de la main dans l'angle du
divan.
— Mettez ce coussin derrière vous, et celui-ci sous votre
coude, et cet autre sous vos pieds. — Là, bien; — voyez-
vous, il n'y a que les Orientaux qui sachent s'asseoir con-
venablement, et un de leurs poètes a fait ce distique, qui
a plus de sens que toutes les philosophies du monde : —
Mieux vaut être assis (]uc debout, couché qu'assis, mort
que couché. — Trouvez-moi donc dans toutes les lamen-
tations des rimeurs à la mode quelque chose qui vaille le
simple distique'du bon Ferideddin Atar.
Et, en disant cela, Fortunio s'étendit sur une natte de
fibres de latanier, en face de Musidora.
— Vous êtes couché, vous voilà déjà parvenu au
deuxième degré du bonheur, selon votre poëte arabe, fit
Musidora; ce matin, j'ai été bien près de passer au troi-
sième degré.
— Comment ! interrompit Foi tunio en se soulevant sur
FORTUNIO. 103
son coude, vous avez manqué mourir ce matin? Serait-ce
seulement votre ombre que je vois? Mais non, vous êtes
bien vivante (et, comme pour s'en assurer, il lui prit le
pied et le lui baisa). — Je sens votre peau tiède et flexible
à travers ce mince réseau.
— Cela n'empêche pas que si votre billet n'était pa*.
arrivé à midi moins cinq minutes, je serais maintenant
blanche et froide, et assurée pour longtemps du bonheur
de l'horizontalité. — A midi je devais me tuer.
— Si passionné orientaliste que je sois, je ne suis de
l*avis de Ferideddin Atar que jusqu'à la moitié de son se-
cond vers. — Le dernier hémistiche est excellent pour les
hommes qui ne sont pas seulement millionnaires et les
femmes que la laideur réduit à la vertu. — Vous n'êtes
pas dans ce cas. Quel motif vous poussait à cette résolu-
tion violente de vous tuer à midi précisément?
— Que sais-je? j'avais des vapeurs; les diables bleus
me martelaient le crâne; j'étais contrariée, excédée; —
je ne savais à quoi employer ma journée, en sorte que,
ne pouvant tuer le temps, j'avais pris le parti de me tuer
moi-même; ce que j'aurais sérieusement exécuté, si le
désir d'essayer votre calèche ne m'eût rattachée à la vie.
— Beaucoup de gens que je connais se sont donné pour
vivre de moins bonnes raisons que celle-là. — Un de mes
amis, qui avait déjà fourré mignonnement la gueule de
son pistolet dans sa bouchç, se ressouvint fort à propos
qu'il avait oublié de se faire une épitaphe. Cette idée de
ne pas avoir d'épitaphe le contraria sensiblement ; il dé-
posa son pistolet sur la table, prit une feuille de papier et
écrivit les vers suivants :
Des cruautés du sort la volonté triomphe;
Le plus fail)le mortel peut vaincre le destin.
• Quand on a du courage et que...
Ici notre malheureux ami s'arrêta faute de rime ; n se
gratta le front, se mordit les ongles, mais vainement ; il
104 NOUVELLES.
sonna son domestique, se fit apporter un dictionnaire de
rimes quil feuilleta d'un bout à l'autre sans trouver ce
qu'il lui fallait, car triomphe n'a pas de rime; de Marcilly
entra par hasard et l'emmena au jeu, où il gagna cent
mille francs, ce qui le remit à flot. Depuis ce temps, il vit
en joie et ne baise plus le canon de ses pistolets. Cette
histoire, très-véridique, prouve l'utilité des rimes difficiles
en matière d'épitaphe.
— Ah ! Fortunio, que vous êtes cruellement persifleur,
dit Musidora avec un léger accent de reproche ! Croyez-
vous donc que ce ne soit pas une excellente raison de
mourir qu'un amour dédaigné ?
Fortunio fixa sur elle ses prunelles limpidement bleues
avec une expression de douceur infinie; puis, par un
brusque mouvement, il s'élança de sa natte sur le divan,
et, passant un de ses bras derrière elle, il fit ployer jusqu'à
lui sa taille souple et mince.
— Eh ! qui vous a dit, enfant, que votre amour fût dé-
daigné?...
Un râle effroyable, enroué et guttural, se fit en-
tendre à peu de distance de la chambre.
Musidora se dressa tout épouvantée.
— C'est ma tigresse qui me sent et qui voudrait me
voir. Cette diable de bête aura rompu sa chaîne; elle
n'en fait jamais d'autres; — excusez-moi, madame, je vais
l'atlacher plus solidement et lui parler un peu pour la
calmer; elle est jalouse de moi comme une femme.
Fortunio prit un kriss malais caché sous un coussin et
sortit. Musidora l'entendit qui jouait avec la tigresse dans
le corridor ; Fortunio parlait dans une langue inconnue
que la tigresse semblait comprendre et à laquelle elle ré-
pondait par de petits mugissements; — les battements
joyeux de sa queue résonnaient sur le mur comme des
coups de fléau. Au bout de quelques minutes, le bruit
s'éteignit, et Fortunio revint.
FORTUNIO. 105
11 avait quitté son habit de cheval, et il portait un cos-
tume d'une magnificence bizarre.
Une espèce de caftan de brocart, à larges manches,
serré à la taille par un cordon d'or, se plissait puissam-
ment autour de son corps gracieux et robuste ; sur sa
tète était posée une calotte de velours rouge brodée d'or
et de perles, avec une longue houppe qui lui pendait jus-
qu'au milieu du dos ; ses cheveux, naturellement bou-
clés, s'en échappaient en noires spirales de l'etfet le plus
pittoresque.
Ses pieds nus jouaient dans des babouches turques.
— Un vaste caleçon de soie rayée complétait cet ajus-
tement.
Par sa chemise ouverte l'on voyait la blancheur de sa
poitrine de marbre, sur laquelle brillait une petite amu-
lette ornée de broderie et de paillettes, assez pareille aux
petits sachets que portent au cou les pécheurs napolitains.
Etait-ce, chez le Fortunio, superstition, bizarrerie, ca-
price, tendre souvenir, pur amour de la couleur locale?
c'est ce que l'on n'a jamais bien pu savoir; toujours est-il
que les nuances tranchées et le clinquant de l'amulette
faisaient merveilleusement ressortir l'éclat marmoréen de
sa chair souple et polie.
— Musidora, dit-il en rentrant dans la chambre, avez-
vous soif ou faim ? Nous allons tâcher de trouver un mor-
ceau à manger et un coup à boire. — Vous aurez de l'in-
dulgence pour un ménage de campagne dirigé par un
garçon à moitié sauvage, — qui, en fait de cuisine, ne
sait accommoder que des pieds d'éléphant et des bosses
de bison. — Venez par ici, dit-il en soulevant la portière ;
n'ayez pas peur.
Fortunio, ayant posé son bras sur la taille de Musidora,
comme Othello lorsqu'il reconduit Desdemona, fit entrer
sa tremblante beauté dans un petit salon hexagone décoré
à la Pompadour, tapissé d'un damas rose à fleurs d'ar-
gent avec des dessus de porte de Watteau, et pour pla-
106 NOUVELLES.
fond un ciel vert-pomme tout pommelé de petits nuages
et peuplé d'essaims de gros Amours jouiïlus jetant les
fleurs à pleines mains.
Quoiqull fit grand jour partout ailleurs, il était nuit
dans le petit salon ; car il est du dernier ignoble et tout à
fait indigne d'un homme qui fait profession de sensualité
élégante de manger autrement qu'aux bougies.
Deux lustres pendaient du plafond, attachés à des tresses
rose et argent assorties à la tenture.
Dix torchères chargées de bougies, entrelaçant leurs
branches capricieuses avec les bordures des trumeaux,
répandaient une éblouissante clarté sur les dorures des
meubles et les fleurs argentées de la tapisserie.
Au fond, sous un baldaquin à glands d'argent, s'épa-
nouissait comme un lit gigantesque un merveilleux sofa
de satin blanc broché d'or.
A toutes les encoignures, des étagères et des cabinets
de vieux laque pliaient sous les magots de la Chine, les
pots du Japon et les groupes de biscuit.
C'était un vrai boudoir de marquise.
Fortunio prit un fauteuil et le posa au milieu de la
chambre ; il en plaça un autre précisément en face, et
s'assit en invitant Musidora à en faire autant.
— Maintenant mangeons, dit-il de l'air le plus sérieux
du monde. J'ai plus d'appétit que je ne l'espérais, et il
releva ses manches comme quelqu'un qui s'apprête à dé-
couper.
Musidora le regarda avec quelque inquiétude et eut
peur un instant qu'il n'eût perdu la raison; mais il avait
l'air parfaitement de sang-froid. Cependant il n'y avait
rien dans la chambre qui indiquât que l'on allait y man-
ger, ni table, ni vaisselle, ni domestique.
Tout à coup deux feuilles du parquet se replièrent à la
grande surprise de Musidora, et une table splendidement
éclairée se leva lentement avec deux servantes, chargées
de tous les ustensile» nécessaires à bien manger.
FORTUNIO. 107
Les fleures et les ornements du surtout, écaillés à tous
leurs angles de paillettes de lumière, jetaient un éclat à
faire baisser les yeux au dieu du jour lui-même; le ton
vert aqueux des urnes de malachite, où le vin de Cham-
pagne grelottait dans sa mince robe de verre sous les
blancs cristaux de la glace, contrastait heureusement avec
les teintes fauves des ors ; — des corbeilles de filigrane
d'or et d'argent, précieusement travaillées, avec des décou-
pures plus frêles et plus fenestrées qu'une dentelle de
Brabant, étaient remplies des fruits les plus rares : c'é-
taient des raisins vermeils et blonds comme l'ambre, d'é-
normes pêches aux joues de velours incarnat, des ananas
aux feuilles dentelées en scie, exhalant les chauds par-
fums du tropique ; des cerises et des fraises d'une gros-
seur monstrueuse. Les primeurs du printemps et les der-
niers présents que l'automne verse de sa corbeille tardive
se rencontraient sur cette table, étonnés de se voir pour
la première fois face à ftice. — Les saisons et l'ordre ordi-
naire de la nature ne paraissaient pas exister pour For-
tunio.
Sur des coupes de porphyre s'élevaient en pyramide
des sucreries, des confitures des îles, des conserves de
rose, des grenades, des oranges, des cédrats et tout ce
que la plus luxueuse gourmandise peut réunir de raffmé,
d'exquis et de ruineusement rare.
Nous avons tout d'abord, intervertissant l'ordre habi-
tuel, commencé par le dessert ; mais le dessert n'est-il pas
tout le dîner pour une jolie femme ? Cependant, afin de
rassurer le lecteur qui trouverait ces mets trop peu sub-
stantiels poiu* un héros de la taille et de la force de Fortu-
nio, nous lui dirons que, dans des plats armoriés et d'une
ciselure admirable, posés sur des réchauds de platine
niellé, fumaient des cailles rôties, entourées d'un chapelet
d'ortolans, des quenelles de poisson, des purées de gibier,
et, pour pièce principale, un faisan de la Chine avec ses
plumes. Je ne sais quoi encore, des laitances de surmu-
4 08 NOUVELLES.
îet, des rougets, des crevettes et autres éperons à boire.
Le vin d'Aï, que nous avons seul nommé, pourrait sem-
bler trop frivole et d'une pétulance trop évaporée pour un
buveur aussi sérieux que Fortunio ; des flacons de verre
de Bohème, tout brodés d'arabesques d'or, contenaient
dans leur ventre transparent de quoi établir une ivresse
sur un pied de solidité convenable. — C'était du vin de
Tokay comme M. de Metternich lui-même n'en a jamais
bu, du Johannisberg six fois au-dessus du nectar des dieux
pour la saveur et le bouquet, du véritable vin de Schiraz
dont, au moment où cette histoire a été écrite, il n'existait
que deux bouteilles en Europe, l'une chez George, et
l'autre chez de Marcilly, qui les gardaient sous triple clef
pour quelque occasion suprême.
— Fortunio, vous ne me tenez pas parole, vous, vous
jetez, pour me recevoir, dans des magnificences etîroya-
bles, dit Musidora d'un ton de reproche amical. Est-ce
que vous attendez du monde ? voici une collation qui
pourrait servir de repas de noce à Gamache ou à Gar-
gantua.
•—Aucunement, chère reine ; je n'ai pas fait le moindre
prépara^;if ; personne ne hait plus que moi les cérémonies,
et je trouve que la cordialité est le meilleur assaisonne-
ment d'un repas. — Ce n'est qu'un simple enms que l'on
me tient toujours prêt le jour comme la nuit, afin que si
la faim me prend à une heure ou à une autre, l'on ne soit
pas obligé de descendre dans la basse-cour couper le cou
à un poulet, le plumer et le mettre à la broche. — Je vous
l'ai dit, je suis d'une simplicité tout à fait patriarcale. Je
ne man^e que lorsque j'ai faim, et ne bois que lorsque
j'ai soif; et, quand j'ai envie de dormir, je me couche.
— Mais je vous en prie, mon petit ange, pénétrez-vous un
peu plus de cette pensée que vous êtes à table. — Vous
ne touchez à rien, et les morceaux restent tout entiers sur
votre assiette. Ne craignez pas de me désenchanter en
dînant de bon appétit; je n'ai pas là-dessus les idées de
FORTUNIO. 109
lord Byron, et dV.illouvs je n'auiie pas les ailes de volaille.
— Je serais iniiueiisément taché;, madame, que vous fus-
siez une simple vapeur.
Malgré les instances de Fortunio, Musidora se contenta
de sucer quelques drogues et de boire deux ou trois
verres de tisane rosée, avec un doigt de crème des Bar-
bades. Elle était trop émue pour avoir faim, et la présence
de l'idole de son cœur la troublait à ce point qu'elle pou-
vait à peine porter sa fourchette à sa bouche. Quelle féli-
cité parfaite ! dîner en tète-à-tête avec le Fortunio impalpa-
ble, être servie par lui dans sa retraite inconnue à tous, être
vengée d'une façon aussi splendide des petits airs compa-
tissants de Phébé et d'Arabelle, et peut-être, — tout à
l'heure, — idée voluptueuse et charmante à laquelle on
n'osait trop s'arrêter, poser sa tête sur cette belle poitrine,
solide et blanche, et nouer ses bras autour de ce cou, si
rond et si pur !
Fortunio était aux petits soins pour elle, et il lui disait,
avec cet air grand seigneur et presque royal qui lui était
naturel, des choses d'une grâce et d'une délicatesse ex-
quises.
Nous aurions bien voulu rapporter cette conversation
étincelante, mais nous ne le pouvons sans afticher un or-
gueil intolérable; en romancier consciencieux, nous
avons fabriqué un héros si parfait, que nous n'osons pas
nous en servir. Nous éprouvons à peu près le même em-
barras, — si parva licet componere magnis, — que dut
éprouver Milton lorsqu'il avait à faire parler le bon Dieu
dans son admirable poëme du Paradis perdu; nous ne
trouvons rien d'assez beau, d'assez splendide. Le cours de
la narration nous force en outre à des phrases de cette na-
ture : « A cette spirituelle saillie de Fortunio, un délicieux
sourire illumina la bouche de Musidora. » Il est de toute
nécessité que la saillie soit spirituelle, ou tout au moins
en ait l'air, ce qui est déjà fort difficile. Ily a aussi une situa-
tion bien déplorable pour un auteur doué de quelque mo-
10
J } 0 NOUVELLES.
destie : c'est lorsque le héros récite une pièce de vers pro-
duisant un grand effet sur son auditoire, qui s'écrie à la
fin de chaque strophe : Admirable ! sublime ! bien ! très-
bien! encore mieux ! — Pour nous, plus timide, nous em-
ploierons volontiers le moyen commode des anciens
peintres, qui, lorsqu'ils ne savaient pas dessiner un objet
ou qu'ils le trouvaient trop difficile à rendre, écrivaient
à la place : Currus venustus, ou pulcher homo, selon que
c'était un homme ou une voiture.
La collation était achevée depuis longtemps, la table
avait disparu par sa trappe comme un damné d'opéra, et
Fortunio, assis sur le canapé, noyait sa main dans les
ondes blondissantes des cheveux de Musidora, dont la
tête, chargée d'amour, ployait comme une fleur pleine
d'eau; des frissons spasmodiques couraient sur son corps;
sa gorge en éveil sautelait sous la robe ; ses bras pâmés
languissaient et mouraient : on eût dit qu'elle allait s'é-
vanouir.
Fortunio se pencha vers elle, et leurs bouches se prirent
dans un délicieux et interminable baiser.
CHAPITRE XVII.
Il ne nous est plus permis de rester dans le petit salon.
La sainte Pudeur, voilant ses beaux yeux de sa blanche
main aux doigts écartés, se retire en regardant quelque-
fois par-dessus son épaule, apparemment pour voir si son
ombre la suit.
Nous serions volontiers resté : — rien ne nous paraît
plus chaste et plus sacré que les caresses de deux êtres
jeunes et beaux ; — mais peu de personnes sont de notre
avis. Ainsi donc, à notre grand regret, nous laissons nos
Oeux amants emparadisés dans les bras l'un de l'autre, et
FORTUNIO. i 1 1
nous allons nous occuper à réfuter quelques objections
qu'on nous fera sans doute.
Musidora n'a pas dit un seul mot de son amour à For-
tunio ; c'est là une faute grossière : elle aurait dû parler à
perte de vue et se livrer à la métaphysique de sentiment
la plus transcendante ; nous aurions eu là une belle occa-
sion de faire voir combien notre cœur est fait pour l'amour,
et nous aurions pu remplir un nombre de pages assez
confortable. — Mais le fait est qu'elle n'a rien dit, et, en
notre qualité de romancier fantastique, la vérité nous est
trop sacrée pour que nous puissions nous permettre de
supposer une seule phrase.
Ses yeux inondés de moites lueurs, sa gorge agitée, sa
voix tremblante, ses pâleurs et ses rougeurs subites, ex-
pliquaient l'état de son âme beaucoup plus éloquemment
que ne l'auraient pu faire les périodes les plus savantes.
Et le baiser muet de Fortunio était, dans son genre, une
réponse parfaite. Vous savez bien d'ailleurs que l'on ne
parle que lorsqu'on n'a rien à dire. Peut-être trouvera-t-on
que Musidora a cédé bien vite à Fortunio : ce n'est que la
seconde fois qu'elle se trouve avec lui, et il n'a déjà plus
rien à désirer.
Nous alléguerons pour excuse que la profession de Mu-
sidora n'était pas d'être vertueuse. Ensuite nous dirons,
en manière d'apophthegme, que la passion est prodigue,
et qu'aimer c'est doni;pr.
Il y a beaucoup de femmes estimables qui, la première
quinzaine, accordent la main, et à la fin du premier mois
le pied ; — au second, elles abandonnent la joue, et puis la
bouche, et ainsi de suite. Leur personne est divisée par
compartiments, qu'elles cèdent un à un, se ménageant et
se détaillant pour faire durer un peu leurs frêles intrigues,
persuadées apparemment que leur possession est le plus
excellent antidote contre l'amour. — Il faut pour cela
une grande modestie, modestie du reste plus commune^
qu'on ne pense : la pudeur des femmes n'est autre chose
H 2 NOUVELLES.
que la crainte de n'être pas trouvées assez belles. C'est
ce qui fait que les belles filles se donnent plus facilement
que les laides. Il n'y a pas de résistance plus furieuse que
celle d'une femme qui a le genou mal tourné.
Musidora n'avait pas cette idée humble et modeste que
le don de sa personne dût éteindre l'amour ; elle se livra
tout entière et sur-le-champ à Fortunio, non pour con-
tenter ses désirs, mais pour lui en inspirer ; elle se don-
nait à lui pour qu'il eût envie de l'avoir : c'est un calcul
habile et qui réussit plus souvent qu'on ne pense. Chez
les belles et fortes natures, l'amour c'est la reconnaissance
du plaisir.
Aussi Musidora a-t-elle attaqué le cœur de Fortunio par
la volupté, excellente manière d'entrer en campagne. —
D'ailleurs, à quoi bon attendre ? Avec un homme aussi
fugitif que le Fortunio, ce serait une chose chanceuse.
Profitons donc du moment où nos deux principaux per-
sonnages oublient V existence du monde, pour dire quelque
chose de notre héros, car le devoir de tout écrivain est de
débrouiller devant son lecteur l'échèveau qu'il a emmêlé
à plaisir et de dissiper les nuages mystérieux qu'il a assem-
blés lui-même, dès le commencement de l'ouvrage, pour
empêcher d'en apercevoir trop clairement la fin.
Fortunio est un jeune seigneur de la plus pure noblesse,
aristocrate comme le roi et aussi bon gentilhomme. Le
marquis Fortunio, son père, dont la fortune était déran-
gée, l'a envoyé tout jeune dans l'Inde chez un de ses on-
cles (pardon de l'oncle), nabab d'une richesse colossale et
titanique.
La jeunesse de Fortunio s'est passée à chasser au tigre
et à l'éléphant, à se faire porter en palanquin, à boire de
l'arack, à mâcher du bétel, ou à regarder, assis sur un
tapis de Perse, danser les bibiaderi avec leurs petits pieds
chargés de clochflies d'or, et leurs seins enf(îrmés dans
des étuis de bois de senteur.
Son oncle, vieillard voluptueux et spirituel, qui avait
FORTUNIO. 1 1 3
ses idées particulières sur l'éducation des enfants, avait,
laissé le caractère de Fortunio se développer en toute
liberté, curieux, disait-il, de voir ce que pourrait devenir
im enfant à qui l'on ne ferait jamais une observation, et,
qui aurait tous les moyens possibles de mettre sa volonté
au jour.
Son inépuisable fortune lui donnait toutes les facilités
pour exécuter ce plan d'éducation, et jamais son neveu
n'eut de caprice qui ne fût accompli sur-le-champ.
Il ne lui parlait jamais ni morale, ni religion; il ne lu»
fît peur ni de Dieu, ni du diable, ni même du Code, les
lois n'existant plus pour quelqu'un qui a vingt million»
de rente ; il laissa cette vigoureuse plante humaine pous-
ser à droite et à gauche ses jets vivaces et chargés d'un
parfum sauvage; il n'émonda rien, ne retrancha rien, ni
une épine, ni un nœud, ni une branche bizarrement con-
tournée ; mais aussi il ne fit pas tomber une seule feuille,
une seule fleur. Fortunio resta tel que Dieu l'avait fait.
Jamais un désir inassouvi ne rentra dans son cœur pour
le dévorer avec ses dents de rat ; ses passions, toujours
satisfaites, ne laissaient sur son front aucun pli, aucune
ride ; il était doux, calme et fort comme un dieu, dont
il avait presque la puissance exterminatrice. Jeune ,
bien fait, vigoureux, riche, spirituel, il ne connaissait
personne au monde qu'il pût envier, et il se sentait envié
partout. Il n'avait pas même à désirer la beauté de la
femme, car ses maîtresses se plaisaient à s'avouer vaincues
et inférieures à lui pour l'inimitable perfection des formes
A quinze ans il avait un sérail, cinq cents esclaves dft
toutes couleurs pour le servir, et autant de lacks de rou
pies qu'il en pouvait dépenser; le trésor de son oncle lu
était ouvert, et il y puisait largement.
Jamais le souci de son avenir ou de sa fortune ne vint
ternir son beau front du reflet de son aile de chauve-
souris : il vivait nonchalamment dans une atmosphère
d'or, ne s'iinaginant pas qu'il en pût être autrement. Sa
10.
114 NOUVELLES.
surprise fut grande lorsqu'il découvrit qu'il existait des
gens qui n'avaient pas même trois cent mille livres de
rentes.
Comme tous les enfants gâtés, Fortunio devint un
homme supérieur; il avait ses vices, mais il avait aussi ses
qualités.
Les instituteurs ordinaires ne veulent pas comprendre
que la montagne suppose une vallée, la tour un puits, et
toute chose qui brille au soleil une excavation profonde
et ténébreuse d'où on l'a tirée.
Rien n'est plus détestable au monde qu'un homme uni
et raboté comme une planche, incapable de se faire pen-
dre, et qui n'a pas en lui l'étoiïe d'un crime ou deux.
Fortunio était capable de tout, en bien comme en mal,
mais sa position était telle qu'il lui était tout à fait inutile
de nuire. Du haut de sa richesse il voyait les hommes si
petits, qu'il ne daignait pas s'en occuper; cette noire four-
milière de misérables s'agitant sous ses pieds, et suant
toute une année pour gagner à grand'peine ce qu'il avait
d'or à dépenser par minute, lui semblait peu digne d'atti-
rer l'attention d'un homme bien né; il ne comprenait
guère la charité ni la philanthropie, mais ses caprices fai-
saient toujours pleuvoir autour de lui une abondante
rosée d'or, et tous ceux qui vivaient dans son ombre de-
venaient bientôt riches; — en somme, il faisait plus de
bien que trente mille hommes vertueux et distributeurs
de soupes économiques. Il était bienfaisant à la manière
du soleil, qui, sans donner un sou à personne, fait la vie
et la richesse du monde.
Comme il n'avait eu aucun précepteur ni aucun maître,
il savait beaucoup de choses et les savait parfaitement,
les ayant apprises tout seul ; étant placé haut et n'étant
arrêté par aucun préjugé de naissance ou de position, il
voyait au loin et au large.
S'il avait voulu être empereur ou roi, il l'aurait été ;
avec son audace, son intoUigence, sa beauté, sa connais-
FOKiiNio. an
sance des hommes et ses puissants moyens de corruption,
rien ne lui eût été plus facile. Par nonchalance et par
dédain, il laissa les potentats en paix sur le trône, se con-
tentant d'être roi de fait.
Un caractère distinctif de Fortunio, c'est que, pouvant
tout, il n'était blasé sur rien ; il n'estimait aucune chose
au-dessus de sa valeur, mais il n'avait pas de mépris sys-
tématique.
Comme tous ses désirs étaient accomplis presque aussi-
tôt que formés, il n'éprouvait pas cette fatigue que cause
la tension de l'âme vers un objet qu'elle ne peut atteindre;
car ce n'est pas la jouissance qui use, mais le désir.
Il aimait le vin, la bonne chère, les chevaux et les
femmes, comme s'il n'en avait jamais eu ; tout ce qui
était beau, splendide et rayonnant lui plaisait; il compre-
nait aussi bien les magnificences d'une chaumière avec un
seuil encadré de pampres, un toit velouté de mousses bru-
nes, panaché de giroflées sauvages, que les splendeurs
d'un palais de marbre aux colonnes cannelées, à l'attique
hérissé d'un peuple de blanches statues. Il admirait éga-
lement l'art et la nature; il aimait passionnément les
femmes à cheveux rouges, ce qui ne l'empêchait pas de
s'accommoder fort bien des négresses et des filles de cou-
leur; les Espagnoles le charmaient, mais il adorait les
Anglaises et ne dédaignait aucunement les Indiennes; les
Françaises même lui paraissaient fort agréables; il avait
aussi un goût très-vif pour les vierges de Raphaël et les
courtisanes du Titien; bref, un éclectique de la plus haute
volée, et personne ne poussa plus loin le cosmopolitisme.
Cependant, nous l'avouons à sa honte ou à sa louange,
on ne lui vit jamais de maîtresse en pied, et personne ne
lui connut de domicile légal.
Quant à ses esclaves, noirs, jaunes ou rouges, ils étaient
aussi souvent rossés que les Scapins de comédie ou les
Davus des pièces de Plante.
Chose étrange! il était adoré de cette valetaille, et ils
\ 1 6 NOUVELLES.
se fussent jetés au feu pour lui complaire; il les traitait
tellement en animaux, qu'il leur avait fait croire qu'ils
étaient des chiens, et leur en avait inspiré la servilité pas-
sionnée.
Jamais il ne lui arriva de répéter deux fois le même
ordre ; même il était rare qu'il prît la peine de formuler
sa volonté avec la parole : un geste, un clind'œil suffisait.
Il y avait toujours, sous la remise, une voiture attelée
et deux chevaux sellés ; — un dîner perpétuel était tenu
prêt dans l'office : il n'était pas encore arrivé à Fortunio
d'attendre quelqu'un ou quelque chose ; — - deux belles
filles se tenaient, nuit et jour, dans un cabinet à côté de
sa chambre à coucher, en cas qu'il lui passât par la tête
quelque fantaisie amoureuse. > — C'était, comme on voit,
un homme de précaution.
L'obstacle et le retard lui étaient inconnus ; il ne savait
pas ce que c'était que le lendemain. Pour lui tout pouvait
être aujourd'hui, et il avait la puissance de faire de l'a-
venir le présent.
Lorsque son oncle mourut, il avait vingt ans environ ;
le désir le prit de voir l'Europe, la France et Paris.
11 y vint, emportant avec lui vingt fortunes, tonnes d'or,
cassette de diamants et le reste.
D'abord, accoutumé qu'il était aux magnificences orien-
tales, tout lui parut misérable, étriqué, mesquin. Les
grands seigneurs les plus riches lui faisaient l'effet de
mendiants déguenillés ; cependant il découvrit bientôt,
sous cet aspect pauvre et terne, des mondes d'idées dont
il ne soupçonnait pas l'existence. Il fit dans ces régions
nouvelles des enjambées de géant. Il fut bientôt aussi au
courant qu'un Parisien de race, grâce au flair admirable
dont la nature l'avait doué.
Cela lui plaisait, après avoir goûté les charmes péné»
j trants et sauvages de la vie barbare, d'essayer de tous les
f raffinements de la civilisation la plus extrême ; après
avoir chasse le tigre sur un éléphant, avec les Malais, (ian;^
FORTUNIO* 117
les jungles de Java, il lui semblait piquant de courir le
renard, en habit rouge, avec les membres du parlement,
sur un cheval demi-sang ; après avoir vu, à l'ombre de la
grande pagode de Bénarès, danser les véritables bibiaderi,
assis les jambes croisées, en robe de mousseline, sur une
natte de joncs parfumés, il trouvait plaisant de voir, à
l'Opéra, avec un binocle et des gants jaunes, mademoi-
selle Taglioni dans le Dieu et la Boyndere ; seulement,
dans les premiers temps, il avait beaucoup de peine à se
retenir de couper la tête des bourgeois qui l'ennuyaient.
La seule chose à laquelle ses habitudes orientales ne pu-
rent se plier, c'est de voir sa maison ouverte à tout le
monde et de hardis pirates se glisser jusqu'aux plus secrets
recoins de sa vie sous le nom d'amis intimes.
Il rencontrait ses compagnons de plaisir dans le monde,
aux théâtres, dans les promenades, mais aucun n'avait
mis le pied chez lui, ou, s'il ne pouvait s'empêcher de les
recevoir, c'était dans quelque appartement loué pour la
circonstance et qu'il quittait aussitôt, de peur de les y voir
revenir.
Sa vie était divisée, en deux parties bien complètes :
l'une tout extérieure, courses au clocher, soupers fins et
folies de toute espèce ; l'autre mystérieuse, séparée et pro-
fondément inconnue.
On avait fait cette remarque à Fortunio, qu'il n'avait ni
duchesse ni danseuse, et qu'il lui manquait cela pour être
tout à fait du bel air ; à quoi il répondit qu'il trouvait les
unes trop vieilles et les autres trop maigres.
Pourtant on le rencontra le lendemain, aux Bouffes,
avec une danseuse, et le surlendemain, à l'Opéra, avec
une duchesse : — la danseuse était grasse et la duchesse
jeune, chose doublement extraordinaire.
Fortunio, ayant fait ce sacrifice aux convenances, re-
prit son train de vie ordinaire, apparaissant et disparais-
sant sans jamais dire où il allait ni d'où il venait.
La curiosité de ses camarades avait d'abord été excitée
1 1 8 NOUVELLES.
au plus haut degré, mais peu à peu eUe s^étart assoupie,
et Ton avait accepté le Fortunio tel qu'il se donnait. L'a-
mour de iMusidora avait réveillé ce désir de pénétrer les
myslères de sa vie, et l'on parlait plus que jamais de ses
bizarreries ; cependant on était forcé de s'en tenir à de
vagues conjectures. La vérité n'était sue de personne.
George lui-même ne connaissait de Fortunio que ce qui se
rapportait à son séjour dans l'Inde.
Nous n'avons rien à communiquer au lecteur de plus
intime sur le compte de Fortunio; toutefois nous espé-
rons le traquer bientôt dans sa dernière retraite.
CHAPITRE XVIII.
La calèche aux chevaux gris pommelé est retournée
vide chez Musidora, au grand étonnement de Jacinthe,
de Jack et de Zamore. La colombe Musidora a choisi,
pour cette nuit, le nid du milan Fortunio.
Un rayon de soleil rose et vermeil glisse sous les ri-
deaux d'un lit somptueux à colonnes torses et surmonté
d'une frise sculptée.
Conmie une abeille incertaine qui va se poser sur une
fleur, il tremble sur la bouche de Musidora, endormie
dans ses cheveux dénoués et les bras gracieusement ar-
rondis au-dessus de sa tête.
Les oreillers au pillage, les couvertures rejetées, tout
indiquait une veille voluptueuse prolongée bien avant
dans la nuit.
Fortunio, appuyé sur un coude, regardait avec une
attention mélancolique la jeune fille abritée sous l'aile de
l'ange du sommeil.
Ses formes délicates et pures apparaissaient dans toute
leur perfection; sa peau, fine et soyeuse comme une
FORTUNIO. H 9
feuille de camellia, légèrement rosée en quelques endroits
par l'impression d'un pli du drap ou la marque d'un
baiser trop vivement appuyé, luisait sous la tiède moiteur
du repos ; — une tresse de ses cheveux débouclés, passant
entre son col et son bras, descendait en serpentant sur sa
poitrine jusqu'à la pointe de sa gorge, qu'elle semblait
vouloir mordre comme l'aspic de Cléopâtre.
Au bout du lit, un de ses pieds nu, blanc, potelé, avec
des ongles parfaits semblables à des agates, un talon rose,
des chevilles mignonnes au possible, sortait de la couver-
ture. — L'autre, replié assez haut, se devinait vaguement
sous l'abondance des plis.
La couleur fauve et lilonde de Fortunio contrastait heu-
reusement avec l'idéale blancheur de Musidora ; c'était un
Georgione à côté d'un Lawrence, l'ambre jaune italien à
côté de l'albâtre à veines bleuâtres de l'Angleterre, et
l'on eût vraiment hésité à dire lequel était le plus char-
mant des deux.
L'œil exercé de Fortunio analysait les beautés de sa
maîtresse avec le double regard de l'amant et de l'artiste.
Il se connaissait en femmes aussi bien qu'en statues et en
chevaux ; ce qui n'est pas peu dire. — Il paraît que son
examen le satisfît, car un sourire de contentement erra
sur ses lèvres; il se pencha vers Musidora et l'embrassa
doucement, de peur de l'éveiller, puis il reprit sa contem-
plation silencieuse.
— Elle est très-belle, dit-il à demi-voix, mais décidé-
ment j'aime encore mieux Soudja-Sari la Javanaise. J'irai
la voir demain.
— N'avez-vous pas parlé, mon cher seigneur? fit Musi-
dora en soulevant ses longues franges de cils.
— Non, petite reine, répondit Fortunio en la pressant
dans ses bras.
Nous pouvons affirmer que Fortunio ne paraissait guère
en ce moment penser à Soudja-Sari la Javanaise.
120 NOUVELLES.
CHAPITRE XIX.
Nous voici retombé de noLiveau dans nos perplexiteti.
— Nous étions parvenu à découvrir l'origine de la richesse
deFortunio; nous nous étions procuré des renseignements
assez satisfaisants sur la façon dont il avait été élevé, ses
habitudes de vivre, sa morale et sa philosophie; malgré
toute son habileté à ne pas se laisser prendre et sa sou-
plesse de Protée pour se dérober aux curieux, nous étions
venu à bout de lui mettre la main sur le collet et de pé-
nétrer dans une de ses retraites, — peut-être même dans
son terrier principal ; et voilà que toutes nos peines sont
perdues; — il faut nous remettre en quête et flairer sur
tous les pavés la trace de ce nouveau mystère.
Quelle scélérate idée a poussé ce damné Fortunio à
prononcer dans le lit, à côté de Musidora, un nom aussi
incongru que celui de Soudja-Sari ?
11 est évident que nos lectrices voudront savoir ce que
c'est que Soudja-Sari. — Soudja-Sari la Javanaise! —
Est-ce une maîtresse que Fortunio a eue dans les Indes,
la femme à qui est adressé \epan{oum malais trouvé dans
le portefeuille volé et traduit par le rajah marchand de
dattes?
Il nous est impossible de décider cette question impor-
tante ; c'est pour la première fois que nous entendons le
nom de Soudja-Sari ; elle nous est aussi inconnue que le
grand khan de Tartarie, et nous avouons que ce souvenir
de Fortunio est tout à fait déplacé.
N'a-t-il pas Musidora, une ravissante créature, une
perle sans pareille, dont l'âme, régénérée par l'amour, est
aussi charmante que l'enveloppe ; le suprême effort de la
nature pour prouver sa puissance, tout ce qu'on peut ima-
giner de suave, de délicat, de parfait et d'achevé?
FORTUNIO. 421
— N'est-ce pas assez pour un roman, et devons-nous
favorisera ce point le libertinage de notre héros, que de
lui accorder deux maîtresses à la fois? Il vaudrait mieux
donner six amants à Musidora que deux maîtresses à For-
tunio. Les femmes nous le pardonneraient plus facile-
ment. Dieu sait pourquoi.
— Nous ferons tous nos efforts pour contenter la cu-
riosité de nos lectrices.
— Soudja-Sari n'est pas une ancienne maîtresse de For-
tunio, puisqu'il vient de dire qu'il Tira voir demain. Où
l'ira-t-il voir?... Je ne pense pas que ce soit à Java : il
n'y a pas encore de chemin de fer de Paris à Java ; et,
quand même Fortunio posséderait le bâton d'Abaris, il
ne pourrait faire ce voyage du soir au lendemain, et il a
promis à Musidora de se montrer avec elle, en grande
loge, à l'Opéra, à la prochaine représentation. — Ainsi
Soudja-Sari est donc à Paris ou dans la banlieue.
— Mais dans quel endroit? Est-ce cité Bergère, ou lo'
yent les houris, ou dans le faubourg Saint-Germain ? à
Saint-Maur ou à Auteuil ? Hic jacet lepus ; c'est là que
gît le lièvre. ^
— Nous nous bornerons à dire que Soudja-Sari signi-
fie : œii plein de langueur, suivant l'usage oriental, qui
donne aux femmes des noms tirés de leurs qualités physi-
ques.
Grâce à la traduction de ce nom significatif que nou;5
devons à l'obligeance d'un membre de la Société asiati-
que très-fort sur le javan, le malais et autres patois in-
diens, nous savons que Soudja-Sari est une belle à l'œil
voluptueux, au regard velouté et chargé de rêverie.
— Qui l'emportera, des yeux de jais de Soudja-Sari ou
des prunelles d'aigue-marine de Musidora?
Il
1^22 NOUVELLES.
CHAPITRE XX.
L'habitation de Fortunio avait un pied dans la rivière;
— un escalier de marbre blanc, dont l'eau montait ou
:lescendait quelques marches, suivant l'abondance des
pluies ou l'ardeur de la saison, conduisait de la chambre
(le Fortunio à une petite barque dorée et peinte, cou-
verte d'un tendelet de soie.
Fortunio proposa de faire un tour sur la rivière avant
de déjeuner; Musidora y consentit.
Elle se plaça, à l'ombre du tendelet, sur une estrade de
carreaux; Fortunio se coucha à ses pieds, fumant son
hooka, et quatre npgres, vêtus de casaques rouges, firent
voler la barque comme un martin-pêcheur qui coupe
l'eau du tranchant de son aile.
Musidora plongeait sa main délicate dans les cheveux
soyeux et noirs de Fortunio avec un ravissement inefta-
bie; elle le tenait donc enfin, ce Fortunio tant souhaité,
assis à ses pieds, la tète appuyée sur ses genoux ! — elle
avait mangé à sa table, couché dans son lit, dormi entre
ses bras, d'un seul pas elle était parvenue au fond do
cette vie si inconnue et si difficile à pénétrer.
Elle possédait un homme qu'elle aimait, elle qui jus-
que-là n'avait été possédée que par des gens qu'elle
haïssait ; elle éprouvait cet oubli parfait de toutes choses
que donne le véritable amour, et elle se laissait emporter
avec insouciance par le rapide courant de la passion. Son
existence antérieure était complètement abolie ; elle ne
datait que de la veille : elle n'avait vraiment commencé à
vivre que du jour où elle a^ ait vu Fortunio.
Sa seule crainte était que sa vie ne fût pas assez longue
pour prouver son amour à Fortunio ; le terme de dix ans,
le plus éloigné qu'on ose poser à une liaison, lui paraissait
FOiimNio. <23
bien court et bien rapproché. Elle aurait voulu garder sa
chère passion au delà du tombeau ; elle qui jusqu'alors
avait été plus athée et plus matérialiste que Voltaire lui-
même, crut fermement à l'immortalité de l'âme pour se
donner l'espérance d'aimer éternellement Fortunio.
La barque glissait rapidement sur le miroir tranquille
de la rivière; les quatre avirons des rameurs ne faisaient
pas jaillir une seule perle, et l'unique bruit qu'on enten-
dit, c'était le grésillement de l'eau qui tiiait des deux côtés
de la barque en festons écumeux.
Fortunio laissa sonhooka, prit les deux pieds de Musi-
dora, les posa sur sa poitrine comme sur un escabeau
d'ivoire, et se mit à sifller nonchalamment un air d'une
mélodie bizarre et mélancolique.
L'ombre des peupliers de la rive flottait sur sa barque,
qui semblait nager dans une mer de feuillage; des libel-
lules au corselet grêle venaient papillonner jusque sous le
tendelet, au milieu du tourbillon transparent de leurs ailes
de gaze, et regardaient nos deux amants de leurs gros
yeux d'émeraude. Quelque poisson au ventre d'argent
sautait de loin en loin et écaillait la surface huileuse de
l'eau d'une fugitive paillette de lumière. Il ne faisait pas
un souffle d'air ; les pointes flexibles des roseaux ne tres-
saillaient seulement pas, et la bannière de la barque des-
cendait jusque dans l'eau, à plis flasques et languissants.
Le ciel, noyé de lumière, était d'un gris d'argent, car
l'intensité des rayons du midi en éteignait l'azur, et, au
bord de l'horizon, montait un brouillard chaud et roux
comme un ciel égyptien.
— Pardieu ! dit Fortunio en ôtant le bernous de cache-
mire blanc dont il était enveloppé, j'ai une furieuse envie
de me baigner.
Et il sauta par-dessus le plat-bord de la barque.
Rlusidora, quoiqu'elle sût nager elle-même, ne put
s'empêcher de sentir un mouvement de frayeur en voyant
le gouffre se ref<;rmer en tourbillonnant sur la tête de
124 NOUVELLES.
Fortunio ; mais il reparut bientôt secouant sa longue che-
velure^ qui ruisselait sur ses épaules. Fortunio nageait
comme le plus fin et le plus élégant Triton de la cour
de Neptune. — Les poissons n'auraient pas eu de grands
avantages sur lui. .
Rien n'était plus charmant à voir. Ses belles épaules,
fermes et polies, tout emperlées de gouttes d'eau, luisaient
comme un marbre submergé ; l'onde amoureuse frisson-
nait de plaisir en touchant son beau corps et suspendait à
ses bras des bracelets d'argent. — Quelques plantes aqua-
tiques qu'il avait posées dans ses cheveux en relevaient le
noir vif et lustré par leur vert pâle et glauque; on l'eût
pris pour le dieu du fleuve lui-même.
Musidora ne pouvait se lasser d'admirer cette beauté
supérieure aux perfections de la plus belle femme.
Ni Phœbus Apollon, le dieu jeune et rayonnant, ni le
Scamandre funeste aux virginités, ni Endymion, le bleuâ-
tre amant de la Lune, aucune des formes idéales réalisées
par les sculpteurs ou les poètes n'aurait pu soutenir la
comparaison avec notre héros.
Il était le dernier type de la beauté virile, disparue du
monde depuis !'ère nouvelle. Phidias lui-même ou Ly-
sippe, le sculpteur d'Alexandre, n'eussent rien rêvé de
plus pur et de plus parfait.
— Pourquoi ne te baignes-tu pas ? dit Fortunio à Musi-
dora en se rapprochant de la barque. On m'a dit que tu
savais nager, petite.
— Oui, mais ces nègres qui sont là.
— Ces nègres? eh bien ! qu'est-ce que cela fait? ce ne
sont pas des hommes. S'ils n'étaient muets, ils pourraient
très-bien chanter le Miserere à la chapelle Sixtine.
Musidora défit sa robe et se laissa couler dans le fleuve.
Ses longs cheveux flottaient derrière elle comme un
manteau d'or, et de temps on temps on voyait luire à la
surface de l'eau ses reins satinés comme ceux des nymphes
FORTUNIO. 125
de Rubens, et ses petits talons roses comme les doigts de
l'Aurore.
Ils glissaient tous les deux côte à côte comme des cy-
gnes jumeaux, et, après avoir décrit quelques courbes
gracieuses pour rompre la force du courant, ils revinrent
à leur point de départ, et prirent pied sur les dernières
marches de l'escalier de marbre.
Deux belles mulâtresses les attendaient avec de grands
peignoirs d'étoffe moelleuse et tiède dont elles les enve-
loppèrent.
— Eh bien ! ma blanche naïade, dit Fortunio drapé
dans son étoffe, n'avons-nous pas l'air de deux statues
antiques? — Je fais un Triton passable, et l'eau douce n'a
plus rien à envier maintenant à l'onde amère : il en est
sorti une Vénus qui vaut bien l'autre. — Pourquoi ny
a-t-il pas un Phidias sur le rivage? le monde moderne au-
rait sa Vénus Anadyomène. — Mais nos sculpteurs ne sont
bons qu'à tailler des grès pour paver les rues ou des
hommes illustres en habit à la française; avec cette mau-
dite civilisation, qui n'a d'autre but que de jucher sur un
piédestal l'aristocratie des savetiers et des fabricants de
chandelle, le sentiment de la forme se perd, et le bon
Dieu sera obligé un de ces matins de quitter son fauteuil
à la Voltaire pour venir repétrir la boule du monde,
aplatie par ces populations de cuistres envieux de toute
splendeur et de toute beauté qui forment les nations
modernes. — Un peuple tant soit peu civilisé dans le vrai
sens du mot t'élèverait un temple et des statues, ma petite
reine ; on te ferait déesse : la déesse Musidora, cela ne
sonnerait pas mal.
— Mariée au dieu Fortunio, à la mairie et à l'église de
rOlympe; sans quoi les divinités vmpeu prudes ne vou-
draient pas me recevoir à leurs soirées du mercredi ou du
vendredi, reprit Musidora en riant.
En devisant ainsi, les deux amants rentrèrent dans la.
maison.
11.
126 NOUVELLES.
Et Soudja-Sari? — Lectrices curieuses, nous vous don-
nerons bientôt de ses nouvelles.
CHAPITRE XXI.
La journée se passa comme un beau rêve. — Nos
amants s'enivraient à longs traits de leur beauté et de leur
Jeunesse; leurs bouches de rose étaient les coupes char-
mantes où ils buvaient le vin capiteux de la volupté; ils
ne se donnèrent qu'un baiser, mais il dura jusqu'au soir.
Musidora appuyait sa joue brijlante et veloutée contre la
fraîche poitrine de Fortunio ; elle était ramassée sur elle-
même dans une attitude adorablement puérile, comme
un enfant qui s'arrange dans le giron de sa mère pour
dormir à son aise ; elle fermait ses paupières, dont les cils
descendaient jusqu'au milieu des joues, puis elle les rele-
vait lentement pour regarder Fortunio.
— Ah! fit-ella après une de ces muettes contemplations
en le serrant contre sa poitrine avec une force surhu-
maine, le jour où tu ne m'aimeras plus, je te tuerai.
— Bon ! se dit Fortunio, — voici la cent cinquante-troi-
sième femme qui me fait la même promesse, et je me
porte encore passablement; cela ne m'empêchera pas de
vivre en joie.
Il sentit la moelleuse écharpe que Musidora avait nouée
autour de son corps se relâcher tout à coup ; il la regarda
et la vit pâle, la tète nerveusement renversée en arrière,
les dents serrées, les lèvres décolorées, et comme plongée
dans un paroxysme de rage.
— Diable ! dit Fortunio, est-ce qu'elle parlerait sérieu-
sement? Ces petits démons délicats et frêles sont capables
de tout; — voici qui promet d'être amusant. Après tout,
c'est une jolie mort, et je n'en choisirais pas d'autre; —
personne ne m'a encore assez aimé pour me tuer. — Il
FORTUNIO. 127
serait assez singulier, après avoir passé par toutes les fu-
ries des passions indiennes et tropicales, d'être gentiment
égorgillé par une Parisienne blondine, proprette, et ayant
tout au plus la force nécessaire pour se battre en duel
avec un hanneton.
En ce cas, ma reine, dit-il tout haut, tu viens de me
signer un brevet d'éternité; je passerai les ans de Mathu-
salem et de Melchisedech.
— Tu m'aimeras donc toujours? fit Musidora en lui
donnant un long et voluptueux baiser.
— Assurément; quand on aime, c'est pour toujours; —
autrement, à quoi iDon s'aimer? Ne faut-il pas l'éternité à
l'infini? Je t'adorerai dans ce monde-ci et dans l'autre,
s'il y en a un, et il doit y en avoir un exprès pour cela;
l'amour a des magasins d'éternités à sa disposition.
— Oh ! le méchant railleur qui ne croit à rien ! dit Mu-
sidora avec une charmante petite moue.
— Moi ! je crois à tout; je crois à la charité des philan-
thropes, à la vertu des femmes, à la bonne foi des jour-
nalistes, aux épitaphes des cimetières, à tout ce qu'il y a
de moins vraisemblable. Je voudrais qu'il y eût quatre
personnes dans la Trinité pour que ma foi fût plus méri-
toire.
— Vous êtes athée, monsieur, fi donc I cela est bien
mauvais genre, reprit Musidora en jouant avec l'amulette
qui scintillait au col de Fortunio.
— Athée 1 — j'ai trois dieux : l'or, la beauté et le bon-
heur ! — Je suis aussi pieux pour le moins que le plus
^neas de benoîte mémoire.
— Croyez au bon Dieu, cela ne fait jamais de mal,
-comme disent les vieilles femmes en proposant un remède
pour la migraine ou le mal de dents.
• — Ah çà ! mon cœur, allons-nous parler théologie ?
j'aimerais autant dîner et aller à l'Opéra. Il faut que je te
présente k l'univers. Nous allons nous mettre à table, et
nous partirons.
128 NOUVELLES.
— Y pensez-vous, Fortunio ? faite comme je suis!
— Nous passerons ciiez toi, et tu mettras une autre
robe. *
Après le dîner, qui ne fut pas moins somptueux que la
veille, le charmant couple monta en voiture.
Musidora s'arrêta chez elle et fit une ravissante toilette.
Par un caprice d'enfant, elle se mit en blanc des pieds à
la tête comme une jeune mariée. L'expression douce et
virginale de sa figure, illuminée par une inmiense félicité
intérieure, s'accordait admirablement avec sa parure.
Fortunio, devinant l'intention qui avait présidé au choix
de cette toilette, tira d'une petite boîte de maroquin rouge,
qu'il avait dans sa poche, un collier de perles parfaitement
rondes, des boucles d'oreilles et des bracelets aussi en
perles d'un prix inestimable.
— Voici mon présent de noces, madame la marquise.
Et il lui accrocha lui-même les pendants d'oreilles, lui
posa les bracelets et le collier. — Maintenant, mon in-
fante, vous êtes au mieux; et je vous réponds que vingt
femmes, ce soir, vont éclater de jalousie dans leur peau
comme des marrons qu'on a oublié de fendre. — Vous
allez causer bien des jaunisses, et plus d'un amant, cette
nuit, sera traité comme un nègre, par suite de la mau-
vaise humeur que vous ne pouvez manquer d'exciter dans
le camp féminin.
Quand Mnsidora parut avec le Fortunio sur le devant de
la loge, ce fut dans la salle un frémissement d'admiration
universelle ; peu s'en fallut qu'on n'applaudit.
Phébé, qui était dans une avant-scène avec Alfred, de-
vint pâle comme la lune à l'instant où se montre le soleii;
la peau d'Arabelle, qui avait des prétentions au cœur de
Fortunio, s'injecta de fibrilles jaunes, comme si son fiel
se fût répandu, et la violence de son émotion fut telle,
qu'elle manqua de se trouver mal.
Quanta la Romaine Cinthia, elle sourit doucement, et
FORTUNIO. i 29
pendant l*entr'acte elle vint avec Phébé voir Musidora
dans sa loge.
— Vous avez l'air d'une mariée à s'y méprendre, dit
Phébé d'un air contraint et avec un sourire venimeux.
— En effet, répondit Musidora, je me suis mariée hier
avec le rêve de mon cœur.
— J'en étais bien sûre, dit Cinthia; jamais une neu-
vaine avec un cierge de trois livres n'a manqué son effet;
notre madone vaut mieux que tous vos saints laids et
barbus.
— Madame, dit George, qui entra dans sa loge, per-
mettez-moi de mettre mes hommages à vos pieds, s'il y a
de la place. — La calèche est à vous; quand faut-il vous
l'envoyer?
— Merci, Giorgio, — Fortunio vous a devancé.
— Eh bien ! Fortunio, continua George, revenons-nous
de Singapour, de Calcutta ou de l'enfer? C'est peut-être
là que Musidora t'a rencontré ; elle est très-bien avec le
diable.
— Non, je reviens tout bourgeoisement de Neuilly, ni
plus ni moins qu\m roi constitutionnel. As-tu fait enca-
drer Cinthia ?
La Romaine fit un signe de silencieuse dénégation.
Phébé, se penchant à l'oreille de Fortunio, lui apprit
que Cinthia était amoureuse d'une espèce de bravo, mé-
lange de spadassin et de maître d'armes, haut de six pieds,
avec des favoris noirs et trois' rangées de dents comme un
crocodile, à qui elle donnait tout son argent.
— Je la reconnais bien là, dit Fortunio à demi-voix.
Pendant que cette conversation se tenait dans la loge
de Fortunio, Alfred, resté seul, lorgnait de son mieux la
Musidora. — Décidément, se dit-il à lui-même, je vais me
remettre à faire la cour à Musidora; Phébé est trop froide.
— Il serait du meilleur goût de supplanter le Fortunio
malgré ses grands airs de satrape; — cela ferait un éclat
merveilleux et restaurerait ma réputation d'homme à
130 NOUVELLES.
bonnes fortunes, qui a besoin d'être un peu ravivée; car
je ne puis me dissimuler que voilà trois femmes que je
manque. — Comment diable ce Fortunio peut-il suffire à
toutes les dépenses qu'il fait? Il y a quelque chose là-des-
sous. On ne lui connaît pas un pouce de terre au soleil.
— Etrange ! fort étrange ! excessivement étrant^e^ en vé-
rité; mais je pénétrerai ce mystère, et j'aurai la Musidora.
Alfred, ayant pris cette louable résolution, se sentit
fort content de lui-même, et passa à plusieurs reprises
sa main gantée de blanc dans ses cheveux frisés, de l'air
le plus avantageux et le plus triomphant du monde.
CHAPITRE XXll.
Nous prions le lecteur de se souvenir d'un certain lit de
bois de citronnier, à pieds d'ivoire et à rideaux de cache-
mire blanc, qui se trouve vers le commencement de ce
bienheureux volume; qu'il y ajoute mentalement un se-
cond oreiller garni de point d'Angleterre, et qu'il fasse
ruisseler sur la toile de Flandre les longs cheveux noirs
de Fortunio avec les boucles blondes de Musidora, comme
deux fleuves qui coulent ensemble sans se mêler, et le
tableau sera complet.
Nous n'entreprendrons pas de raconter, jour par jour,
heure par heure, la vie que menaient nos deux amants.
Quel langage humain serait assez suave pour rendre ces
adorables riens, ces ravissants enfantillages dont se com-
pose l'amour? Comment dire en humble prose ces belles
nuits plus blanches que le jour, ces longues extases, ces
ravissements profonds, cette volupté poussée jusqu'à la
frénésie, — ce désir infatigable renaissant de ses cendres,
comme le phénix, toujours plus avide et plus ardent, sans
tomber dans le pathos et dans le galimatias?
FORTUNIO. 1 3 1
' Fortunio s'était laissé pénétrer par la passion de Miisi-
dora. L'amour véritable est contagioux comme la peste.
Tout railleur et tout sceptique qu'il parût, il n'avait pas
cette sécheresse de cœur qu'amènent les jouissances trop
précoces et trop faciles. — Il haïssait plus que la mort
les grimaces de sensibilité, et ne se laissait nullement sé-
duire par les minauderies; l'hypocrisie d'aiijour était celle
qui le révoltait le plus, cependant il était touché du
moindre signe d'affection vraie, et il n'eût pas rudoyé une
t liillonnière ou un chi(^n galeux qui l'eussent aimé réelle-
ment. Quoique ses immenses richesses lui facilitassent
l'accès et la possession de toutes les réalités éclatantes
et splendides, la petite fleur bleue de l'amour naïf s'épa-
nouissait doucement dans un coin de son cœur ; un sérail
de deux cents femmes et les faveurs de toutes les belles
courtisanes du monde ne l'avaient aucunement blasé. 11
était plus roué qu'un diplomate octogénaire, et plus can-
dide que Chérubin aux piedsde sa marraine. Il avait mené
la vie de don Juan, et se serait promené avec une pen-
sionnaire en veste de satin vert-pomme sur les bords du
Lignon. Il s'abandonnait tranquillement aux contradic-
tions les plus étranges, et ne se souciait pas le moins du
monde d'être logique. Ses passions le menaient où elles
voulaient, sans qu'il essayât jamais de résister ; il était bon
le matin et méchant le soir, plus souvent bon que mé-
chant, car il se portait bien; il était beau et riche, et pen-
chait naturellement à trouver le monde assez bien or-
donné ; mais à coup sûr, quelle que fût son humeur, il
était ce qu'il paraissait être. — Il concevait très-bien les
choses les plus diverses; il aimait également l'écarlate et
le bleu de ciel, mais il détestait les phrases de roman et
le jargon à h mode, et, ce qui l'avait charmé principa-
lement dans Musidora, c'est qu'elle s'était donnée à lui
sans le connaître et sans lui rien dire.
Il n'était bruit de par le monde que de la victoire rem-
portée par Musidora sur le Fortunio introuvable et sau-
132 > NOUVELLES.
vage, qui s'était singulièrement apprivoisé; la petite
chatte parisienne aux yeux verts avait dompté le tigre in-
dien; elle le tenait en cage dans son amour, dont les im-
perceptibles barreaux étaient plus solides que des grilles
de fer; elle paraissait l'avoir complètement fasciné, et la
pauvre Soudja-Sari devait être bien négligée; sa beauté
était vaincue par la gentillesse de Musidora. — Fortunio
se conduisait avec elle pluseuropéennement qu'avec tou-
tes les autres femmes qu'il avait eues depuis son arrivée
en France : il Fallait voir presque tous les jours et toutes
les nuits, et passait quelquefois des semaines entières sans
la quitter. — Le sultan Fortunio avait pris des façons
d'Amadis; on n'eût pas montré à une princesse des ado-
rations plus ferventes et des respects plus humbles. Ce-
pendant il lui prenait quelquefois des retours de férocité
asiatique très-prononcés; les griffes du tigre sortaient
acérées et menaçantes du velours de ses pattes.
Une nuit qu'il était couché à côté d'elle, je ne sais quelle
idée saugrenue lui passa par la cervelle; il se leva, s'ha-
billa, prit la lampe, qu'il approcha des franges des ri-
deaux, et y mit le feu avec un grand sang-froid, puis il
entra dans la pièce voisine, et fit la même opération.
Les larges langues de la flamme noircissaient déjà le
plafond; cette éblouissante clarté pénétra à travers les
yeux assoupis de Musidora ; elle se réveilla, et, voyant la
chambre pleine de flammes et de fumée, elle poussa un
cri d'effroi.
— Fortunio, Fortunio, cria-t-elle, sauvez-moi !
Fortunio était debout, appuyé fort tranquillement con-
tre la cheminée; et regardait les progrès de l'incendie
d'un air de satisfaction.
— J'étouffe ! dit Musidora en se jetant à b?.s du lit et en
courant vers la porte ; mais que faites-vous donc, For-
tunio, et pourquoi n'appelez-vous pas au secours?
— Il n'est plus temps, répondit Fortunio. Et, prenant
FORTDNIO. 133
Musidora comme un petit entant qu'on va emmaillolter, i I
la roula dans une couverture et l'emporta.
Une chaleur insupportable et suffocante rendait le pas-
sage à travers Tenlilade de pièces qui composaient Tap-
partement difficile et périlleux pour un homme moms
leste et moins vigoureux que Fortunio.
En quelques bonds il eut franchi la dernière porte; il
descendit Tescalicr avec la légèreté d'un oiseau, ouvrit
lui-même, — il eût été trop long de réveiller le suisse en-
seveli sous les doubles pavots de l'ivresse et du sommeil,
— et monta avec son précieux fardeau dans une voiture
qui paraissait l'attendre. Après s'être assis, il posa Musi-
dora sur ses genoux, et la voiture partit.
Les flammes avaient crevé les fenêtres et sortaient en
noires colonnes ; toute la maison s'était enfin réveillée, et
le cri : « Au feu, au feu ! » répété sur tous les tons, cou-
rait d'un bout à l'autre de la rue.
Les étincelles voltigeaient et scintillaient en paillettes
d'or sur le fond rouge de l'incendie. On eût dit une ma-
gnifique aurore boréale.
— Je parie que Jack ne se réveillera que lorsqu'il sera
tout à fait cuit, dit Fortunio en riant.
Musidora ne répondit pas. — Elle était évanouie.
CHAPITRE XXIII.
Quand Musidora reprit ses sens, elle se trouva couchée
iur un lit d'une élégante simplicité ; Fortunio était assis
à côté d'elle.
Rien n'était plus charmant et plus coquet que l'intérieur
(le cette chambre : tous les meubles étaient d'un choix
exquis ; ce n'était pas ce luxe tout royal et presque inso-
lent qui éblouit plus qu'il ne charme; c'était quelque
12
134 NorvKi.iKS.
chose de doux, d'intime et de chastement vaporeux, qui
plaisait à Tâme encore plus qu'à l'œil. Il fallait que le ta-
pissier qui avait présidé à l'arrangement de cette chambre
à coucher fût un grand poëte. — Ce poëte, c'était For-
tunio.
— Gomment trouves-tu ce petit nid ? est-il de ton goût?
— Parfaitement, reprit Musidora; — mais à qui appar-
tient cette maison? où suis-je?
— Question classique ; — chez toi.
— Chez moi ! dit Musidora étonnée.
— Oui, j'ai acheté cette maison ayant l'intention de
brûler la tienne, répondit négligemment Fortunio, comme
s'il eût dit la chose la plus naturelle du monde.
— Comment ! c'est vous qui avez brûlé ma maison? dit
Musidora.
— Le feu ne s'y serait pas mis tout seul, c'est une ré-
flexion profonde que j'avais faite ; alors je l'y ai mis moi-
même.
— Étes-vous fou, Fortunio, ou voulez-vous vous jouer
de moi ?
— Point du tout; est-ce que j'ai dit quelque chose de
déraisonnable ? — L'architecture de ta bicoque était d'or-
dre dorique, ce qui m'est spécialement odieux; et puis
— Et puis quoi ? Voilà un beau motif pour incendier
peut-être tout un quartier, dit Musidora, voyant que For-
tunio s'était arrêté au milieu de sa phrase.
— Et puis... reprit Fortunio, dont le teint avait pris
une nuance verdâtre et dont les yeux s'allumaient, je ne
voulais plus te voir dans cette maison qui t'avait été don-
née par un autre, où d'autres t'avaient possédée. Cela me
faisait horreur; j'en haïssais chaque fauteuil, chaque
meuble, comme un ennemi mortel; j'y voyais un baiser
ou une caresse. J'aurais poignardé ton sofa comme un
homme. — Tes robes, tes bagues, tes bijoux me produi-
saient la sensation froide et venimeuse que produit au
toucher la peau d'un serpent j tout me rappelait chez toi
FORTUMO. 435
des idées que j'aurais voulu chasser sans retour, mais qiù
revenaient, plus importunes et plus acharnées que des es-
saims de guêpes, m'enfoncer dans le cœur leurs aiguillons
empoisonnés. Tu ne peux pas te figurer avec quelle sa-
tisfaction vengeresse j'ai vu la flamme mordre de ses
dents ces impures draperies qui avaient avant moi jeté
leur perfide demi-jour sur tant de scènes voluptueuses.
Comme l'incendie embrassait éperdument ces exécrables
murailles, et qu'il semblait bien comprendre ma fureur !
— Honnête feu, qui purifies tout, ta pluie d'étincelles et
de flammèches ardentes tombait sur moi plus fraîche
qu'une rosée de mai, et je sentais reverdir la paix de mon
cœur comme sous une ondée bienfaisante. — Maintenant
il ne doit plus y avoir un seul pan de mur debout, tout
s'est écroulé, tout s'est abîmé ; il n'y a plus qu'un tas de
cendres et de charbons. Je respire plus librement, et je
sens ma poitrine se dilater.
— Mais tu as encore sur toi ce peignoir plus odieux
que la robe de Nessus ; il faut que je le déchire, que je le
mette en mille pièces, que je le foule aux pieds comme
s'il était vivant.
Et Fortunio arracha le tissu, qui craqua et se rompit ;
il le jeta par terre et se mit à trépigner dessus avec la rage
insensée d'un taureau qui soulève sur ses cornes la ban-
derole écarlate abandonnée par les cholulos.
Musidora, effarée de ces transports de bête fauve, s'était
pelotonnée sous la couverture, les bras croisés sur sa poi-
trine, et attendait dans une anxiété muette la fin de cette
scène singulière.
— Ah ! je voudrais t'écorcher vive ! dit Fortunio en se
rapprochant du lit.
L'enfant eut peur un moment qu'il ne mît son souhait
à exécution, et que, selon son habitude, il ne passât de
l'optatif au présent; mais le jeune jaguar mal apprivoisé
continua ainsi :
— Cette peau si doucCj si soyeuse, sur qui se sont
136 NOUVELLES.
posées les lèvres épaissies par la débauche de tes infâmes
amants, je l'arracherais de ton corps avec délices ; je vou-
drais que jamais personne ne t'ait vue, ni touchée, ni
entendue ; je briserais les glaces sur lesquelles ton image
a passé et qui l'ont gardée quelques instants. Je suis
jaloux de ton père, car enfin son sang est dans ton corps
et circule librement dans les charmants réseaux de tes
veines azurées ; jaloux de l'air que tu respires, et qui
semble te donner un baiser ; jaloux de ton ombre, qui te
suit comme un amant plaintif. Il me faut ton existence
toute entière : avenir, passé et présent. — Je ne sais qui
me tient d'aller tuer Georges et de Marcilly, et de faire
déterrer Willis pour jeter son cadavre aux chiens.
En parlant ainsi, Fortunio tournait autour de la cham-
bre comme un de ces loups maigres qu'on voit, aux mé-
nageries, rôder autour de leur cage en frottant leur mu-
seau noir contre les barreaux.
Il se tut, fit encore quelques tours et vint se poser la
figure sur le lit. Il sanglotait amèrement : l'orage qui avait
commencé par des tonnerres se résolvait en pluie.
— Imbécile, qui ne sent pas que je n'ai jamais aimé
que lui, dit Musidora en lui prenant la tête et en l'attirant
sur son cœur. 0 mon ami ! je ne suis née que du jour où
je t'ai connu ; ma vie date de mon amour. Quant à Musi-
dora, pourquoi en es-tu jaloux ? tu sais bien qu'elle est
morte. N'es-tu pas mon Dieu, mon créateur? ne m'as-tu
pas faite de rien ? Pourquoi te tourmentes-tu ?
— Pardonne-moi, mon ange : j'ai été élevé bien près du
soleil, sur une terre de feu; je suis extrême en tout, et
mes passions rugissent dans mpn âme comme des caver-
nes de lions. Mais voici trois heures qui sonnent ; ferme
tes yeux verts, mon petit crocodile. — Allons, dormez,
mademoiselle.
FORTLNIO. 137
CHAPITRE XXIV.
Nous avions promis à nos lectrices de découvrir Soudja-
Sari, cette beauté javanaise aux yeux chargés de lan-
gueur; comme elle se trouve maintenant Théroïne oppri-
mée, et que c'est Musidora que Fortunio aime aujourd'hui,
l'intérêt se concentre naturellement sur elle. Mais nous
avons fait une promesse imprudente et difficile à remplir;
nous n'aurions pas d'autre moyen de trouver Soudja-Sari
qu'en suivant Fortunio ; et comment voulez-vous que l'on
suive pédestrement im gaillard traîné par des chevaux
pur sang? Et d'ailleurs avons-nous réellement le droit
d'espionner notre héros ? Est-il de la délicatesse de sur-
prendre ainsi le secret d'un galant homme ? Est-ce sa
faute, à lui, si nous avons été le prendre pour héros de
roman ?
Il en est tant d'autres qui ne demandent pas mieux que
d'imprimer leur correspondance intime.
Cependant il faut à toute force trouver Soudja-Sari, la
belle aux yeux pleins de langueur.
Renonçant ici à tous les artifices ordinaires aux roman-
ciers pour exciter et graduer l'intérêt, et averti d'ailleurs
qu'il sera bientôt temps d'apposer le glorieux monosyllabe
FIN, nous allons trahir le secret de Fortunio.
Fortunio, comme nous l'avons dit, a été élevé dans
l'Inde par son oncle, nabab d'une richesse féerique. —
Après la mort de son oncle, il est venu en France empor-
tant avec lui de quoi acheter un royaume. — Un dos plus
grands plaisirs qu'il eût, c'était de mélanger la vie bar-
bare et la vie civilisée, d'être à la fois un satrape et un
fashionable, Brummel et Sardanapale ; il trouvait piquant
d'avoir un pied dans l'Inde et l'autre dans la France.
Pour parvenir à ce double but, voici ce qu'il avait fait
12.
138 NOUVELLES.
Il avait acheté, dans un quartier«de Paris asfeez retiré,
tout un pâté de maisons dont le centre était occupé par
de grands jardins. — Il avait fait démolir toutes les con-
structions intérieures, et n'avait laissé à son îlot de mai-
sons qu'une croûte de façades peu épaisse. Toutes les fe-
nêtres donnant sur les jardins avaient été murées soigneu-
sement, en sorte qu'il était impossible d'apercevoir d'aucun
côté les bâtiments élevés par Foitunio, à moins de passer
au-dessus, dans la nacelle d'un ballon.
Quatre maisons, une sur chaque flanc de l'îlot, servaient
d'entrée à Fortunio ; de longs passages voûtés y aboutis-
saient et servaient à communiquer avec le dehors sans
éveiller les soupçons. Fortunio sortait et rentrait tantôt
d'un côté, tantôt de l'autre, de façon à n'être pas re-
marqué.
Un marchand de comestibles dont la boutique corres-
pondait par derrière avec les bâtiments, et qui n'était au-
tre qu'im domestique dévoué de Fortunio, servait à faire
arriver les vivres d'une manière naturelle et plausible.
C'est dans ce palais inconnu, plus introuvable que l'El-
dorado tant cherché des aventuriers espagnols, que For-
tunio faisait ces retraites mystérieuses qui excitaient si vi-
vement la curiosité de ses amis.
Il y restait huit jours, quinze jours, un mois, sans repa-
raître, selon que son caprice le poussait.
Les ouvriers employés à cette bâtisse avaient été large-
ment payés pour garder le secret, et disséminés ensuite
sur divers points du globe ; aucun n'était demeuré à Paris.
Fortunio les avait fait partir, sans qu'ils s'en doutassent,
les uns pour l'Amérique, les autres pour les Indes et l'A-
frique ; il leur avait proposé des occasions admirables, qui
semblaient naître fortuitement et dont ils avaient été com-
plètement dupes.
h'Eldorodn, le palais d'or, comme Fortunio l'avait
baptisé', ne mentait pas à son titre : l'or y étincelait de
FORTUNIO. 139
toutes parts, et la maison dorée de Néron ne devait assu-
rément pas être plus magnifique.
Représentez-vous une grande cour encadrée de colonnes
torses de marbre blanc aux chapiteaux et aux fûts dorés,
entourés d'un cep de vigne aussi doré, avec des grappes en
prisme de rubis. Sous ce portique quadruple s'ouvraient
les portes des appartements, faites en bois de cèdre pré-
cieusement travaillé.
Au milieu de la cour s'enfonçaient quatre escaliers ey*
porphyre, avec des rampes et des repos conduisant à une
piscine, dont l'eau tiède et diamantée baissait jusqu'aux
dernières marches ou montait jusqu'au niveau du sol,
selon la profondeur que l'on voulait obtenir.
Le reste de l'espace était rempli par des orangers, des
tulipiers, des angsoka à fleurs jaunes, des palmistes, des
aloès, et toutes sortes de plantes tropicales venant en
pleine terre.
Pour aider à comprendre ce miracle, nous dirons que
l'Eldorado était un palais sous cloche.
Fortunio, frileux comme un Indou, pour se composer
une atmosphère à sa guise, avait d'abord fait construire
une serre inmiense qui englobait complètement son nid
merveilleux.
Une voûte de verre lui tenait lieu de ciel ; cependant il
n'était pas privé de pluie pour cela : quand il désirait
changer le beau invariable de son atmosphère de cristal,
il commandait une pluie, et il était servi sur-le-champ.
D'invisibles tuyaux criblés de trous faisaient grésiller une
rosée de perles fines sur les feuilles ouvertes en éventail
ou bizarrement découpées de sa forêt vierge.
Des milliers de colibris, d'oiseaux-mouches et d'oiseaux
de paradis voltigeaient librement dans cette immense
cage, scintillaient dans l'air comme des fleurs ailées et
vivantes ; des paons, au col de lapis- lazuli, aux aigrettes
de rubis, traînaient magnifiquement sur le gazon leur
queue semée d'yeux étoiles-
140 NOUVELLES.
Une seconde cour contenait le logement des esclaves.
Un inconvénient obligé de cette construction était de ne
pas avoir d£ point de vue ; — Fortunio^, esprit très-inventif
et que rien n'embarrassait, avait paré à cet inconvénient :
les fenêtres de son salon donnaient sur des dioramas exé-
cutés d'une façon merveilleuse et de l'illusion la plus
complète.
Aujourd'hui, c'était Naples avec sa mer bleue, son am-
phithéâtre de maisons blanches, son volcan panaché de
(lammes, ses îles blondes et fleuries ; demain, Venise, les
dômes de marbre de San-Georgio, la Dogana ou le Palais
Ducal ; ou bien une vue de Suisse, si le seigneur Fortunio
se trouvait ce jour-là d'humeur pastorale ; le plus souvent
c'étaient des perspectives asiatiques, Bénarès, Madras,
Masulipatnam ou tout autre endroit pittoresque.
Le valet de chambre entrait le matin dans sa chambre
et lui demandait : — Quel pays voulez-vous qu'on vous
serve aujourd'hui ?
— Qu'avez-vous de prêt? disait Fortunio ; voyons votre
carte. Et le valet tendait à Fortunio un portefeuille de
nacre où les noms des sites et des villes étaient soigneuse-
ment gravés. Fortunio marquait la vue qui lui était in-
connue ou qu'il avait la fantaisie de revoir, comme s'il se
fut agi de prendre une glace chez Tortoni.
Il vivait là en joie comme un rat dans un fromage de
Hollande, se livrant à tous les raffinements du luxe asia-
tique, servi à genoux par ses esclaves, adoré comme un
dieu, faisant voler la tète de ceux qui lui déplaisaient ou
le servaient mal, avec une dextérité parfaite et qui eût fait
honneur à un bourreau turc. Les corps étaient jetés dans
un puits plein de chaux et dévorés à l'instant même. Mais
depuis quelque temps, influencé sans doute par les idées
européennes, il se livrait plus rarement à ce genre de
plaisir, à moins qu'il ne fijt ivre ou qu'il ne voulût dis-
traire un peu Soudja-Sari.
Avant d'entrer dans l'Eldorado \} quittait ses habits de
FORTUNIO. 141
fashionable et reprenait ses vêtements indiens, la robe
et le turban de mousseline à fleurs d'or, les babouches
de maroquin jaune, et le kriss au manche étoile de dia-
mants.
Aucun des Indiens, hommes ou femmes, qui étaient
enfermés dans cette prison splendide, ne savait un mot de
français, et ils ignoraient complètement dans quelle partie
du monde ils se trouvaient.
Ni Soudja-Sari, sa favorite, ni Rima-Pahes, à qui ses
immenses cheveux noirs faisaient comme un manteau de
jais, ni Koukong-Alis, aux sourcils en arc-en-ciel, ni Si-
cara, à la bouche épanouie comme une fleur, ni Cambana,
ni Keni-Tambouhan, ne soupçonnaient qu'elles tussent à
Paris, par une raison péremptoire, c'est qu'elles ne sa-
vaient pas seulement que Paris existât.
Grâce à cette ignorance, Fortunio gouvernait ce petit
monde aussi despotiquement que s'il eût été au milieu
des Indes,
Il passait là des journées entières, dans une immobilité
complète, assis sur une pile de carreaux et les pieds ap-
puyés sur une de ses femmes, suivant d'un regard non-
chalant les spirales bleuâtres de la fumée de son hooka.
Il se plongeait délicieusement dans cet abrutissement
voluptueux si cher aux Orientaux, et qui est le plus grand
bonheur qu'on puisse goûter sur terre, puisqu'il est l'ou-
bli parfait de toute chose humaine.
Des rêveries somnolentes et vagues caressaient son
front à demi penché du tiède duvet de leurs ailes; des
mirages étincelants papillotaient devant ses yeux assoupis.
Du large calice des grandes fleurs indiennes, urnes et
cassolettes naturelles, s'élevaient des senteurs sauvages et
pénétrantes, des parfums acres et violents, capables d'eni-
vrer comme le vin ou l'opium ; des jets d'eau de rose
s'élançaient jusqu'au linteau sculpté des arcades et re-
tombaient en pluie fine sur leurs vasques de cristal de ro-
che, avec un murmure d'harmonica ; pour surcroît de
142 NOUVELLES.
magnificence, le soleil, illuminant les vitres de la voûte,
faisait un ciel de diamant à ce palais d'or.
C'était un conte de fées réalisé.
On était à deux mille lieues de Paris, en plein Orient,
en pleines Mille et une Nuits, et pourtant la rue boueuse,
infecte et bruyante bourdonnait, grouillait et fourmillait'
à deux pas de là ; — la lanterne du commissaire de po-
lice balançait au bout d'une potence son ctQile blafarde
dans la brume ; les libraires vendaient les cinq codes avec
leurs tranches de diverses couleurs; la charte constitu-
tionnelle ouvrait ses lleurs tricolores, découpées en façon
de cocardes; l'on respirait l'atmosphère de gaz hydrogène
et de mélasse de la civilisation moderne; l'on pataugeait
dans le cloaque de la plus boueuse prose; ce n'était que
tumulte, fumée et pluie, laideur et misère, fronts jaunes
sous un ciel gris, l'affreux, l'ignoble Paris qiie vous savez.
De l'autre côté du mur, un petit monde étincelant,
tiède, doré, harmonieux, parfumé, un monde de femmes,
d'oiseaux et de fleurs, un palais enchanté que le magi-
cien Fortunio avait eu l'art de rendre invisible au milieu
de Paris, ville peu favorable aux prestiges ; un rêve de
poète exécuté par un millionnaire poétique, chose aussi
rarç qu'un poète millionnaire, s'épanouissait comme une
fleur merveilleuse des contes arabes.
Ici, le travail aux bras nus et noircis, à la poitrine ha-
letante comme un soufflet de forge; — là, le doux loisir
nonchalamment appuyé sur son coude; la délicate pa-
resse, aux mains blanches et frêles, se reposant le jour de
la fatigue d'avoir dormi toute la nuit; la quiétude la plus
parfaite à côté de l'agitation la plus fiévreuse; —une an-
tithèse complète. '
C'est ainsi que Fortunio menait une existence double et
jouissait à la fois du luxe asiatique et du luxe parisien.
Cette mystérieuse retraite était comme un nid de poésie,
où il allait de temps en temps couver ses rêves; là étaient
ses seiflos amours, car il ne pouvait s'accommoder des
FORToro. 4 43
façons européennes et du mélange perpétnel des sexes. Il
était assez de l'avis du sultan Schariar, rien ne lui parais-
sait plus agréable que d'acheter une jeune fille vierge et
de lui faire couper la tète après la première nuit ; avec
cette méthode claire et simple, toute tromperie était pré-
venue. — Il ne poussait pourtant pas ses précautions ja-
louses jusque-là, mais il lui était impossible d'éprouver de
Tamour pour une femme qui aurait eu déjà quelque
amant. — A coup sûr, s'il se fût marié, il n'eût pas épousé
une veuve. — Musidora était la seule femme avec laquelle
il eût prolongé une liaison aussi longtemps; il avait cédé
aux charmes pénétrants, à la coquetterie transcendante,
et surtout à la passion vraie de la pauvre enfant ; cette
flamme si chaude avait attiédi son cœur : il l'aimait;
cependant il était malheureux pour la première fois de sa
vie. D'insupportables souvenire lui traversaient l'âme de
leurs glaives aigus, et jusqu'au milieu des plus doux bai-
sers, d'affreuses amertumes lui montaient aux lèvres : il
se souvenait toujours que cette femme avait été possédée
par d'autres.
Sa puissance se trouvait en défaut ; il ne pouvait re-
prendre sur le temps la vie antérieure de Musidora pour
la purifier, et cette idée s'attachait à son tlanc comme un
vautour. Il était si habitué à la possession exclusive, qu'il
avait peine à concevoir qu'il y eût au monde un autre .
homme que lui. Quand quelque chose lui rappelait que
d'autres pouvaient avoir été aimés comme il l'était lui-
même, il lui prenait des rages diaboliques, et il aurait
déchiré des lions en deux, tellement la fureur lé transpor-
tait. Dans ces moments-là, il se sentait un immense besoin
de monter à cheval, de se jeter au milieu d'une foule el
d'y faire à grands coups de sabre un hachis de bras, de
jambes et de têtes; il poussait des hurlements et se roulait
par terre comme un insensé. C'est dans un de ces accès
de rage jalouse qu'il avait mis le feu à la maison de Mu-
sidora.
i 44 NOUVELLES.
Hors cela, il était impassible comme un vieux Turc ; le
tonnerre serait descendu lui allumer sa pipe qu'il n'aurait
pas témoigné le moindre étonnement ; il n'avait peur ni
de Dieu ni du diable, ni de la mort ni de la vie, et il
jouissait du plus beau sang-froid du monde.
Fortunio, captivé par la magicienne Musidora, ne fai-
sait plus que de rares apparitions dans l'Eldorado. — Il
y avait bientôt huit jours qu'il n'y avait mis les pieds; un
ennui suffocant pesait sur le ciel de verre de ce petit
monde privé de son soleil. — Comme aucun des habi-
tants de l'Eldorado ne savait où il était, toute conjecture
sur les motifs qui retenaient Fortunio dehors était impos-
sible ; — ils ignoraient s'il avait été à la chasse aux élé-
phants ou faire la guerre à quelque rajah; amenés direc-
tement de l'Inde sans avoir jamais touché terre, ils ne se
doutaient pas que les mœurs du pays où ils se trouvaient
fussent différentes de celles de Bénarès ou de Madras.
Soudja-Sari, inquiète et triste, vivait retirée dans sa
chambre avec ses femmes. Il est à regretter qu'aucun de
nos peintres n'ait vu Soudja-Sari, car c'était bien la plus
mignonne et la plus ravissante créature que l'on puisse
imaginer, et les mots, si bien arrangés qu'ils soient, ne
donnent toujours qu'une idée imparfaite de la beauté
d'une femme.
Soudja-Sari pouvait avoir treize ans, quoiqu'elle parût
en avoir quinze, tant elle était bien formée et d'une déli-
cate plénitude de contours. Un seul ton pâle et chaud s'é-
tendait depuis son front jusqu'à la plante de ses pieds. Sa
peau, mate et pulpeuse comme une feuille de camellia,
semblait plus douce au toucher que la membrane inté-
rieure d'un œuf; pour la couleur, certaines transparences
d'ambre en pourraient donner une idée. Vous imagineriez
ilifticileinent quelque chose d'un etlet plus piquant cpie la
blancheur blonde de ce corps virginal inondé d'épaisses
cascatelles de cheveux aussi noirs que ceux de la Nuit, et
filant d'un seul jet de la nuque au talon ; — les racines de
FORTUMO, l-iS
ces cheveux, s'implantant dans la peau dorée du front,
formaient comme une espèce de pénombre bleuâtre d'une
bizarrerie charmante; les yeux longs et noirs, légèrement
relevés vers les tempes, avaient un regard d'une volupté
et d'une langueur inexprimables, et leurs prunelles rou-
laient d'un coin à l'autre avec un mouvement doux et har-
monieux auquel il était impossible de résister. Soudja-
Sari était bien nommée : quand elle arrêtait sur vous son
œillade veloutée, on se sentait monter au cœur une pa-
resse infinie, un calme plein de fraîcheur et de parfums,
je ne sais quoi de joyeusement mélancolique. — La vo-
lonté se dénouait; tout projet se dissipait comme une
fumée, et la seule idée qu'on eût, c'était de rester éter-
nellement couché à ses pieds. Tout semblait inutile et
vain, et il ne paraissait pas qu'il y eût autre chose au
monde à faire qu'aimer et dormir.
Soudja-Sari avait cependant des passions violentes
comme les parfums et les poisons de son pays. Elle était
de la race de ces terribles Javanaises, de ces gracieux
vampires qui boivent un Européen en trois semaines et
le laissent sans une goutte d'or ni de sang, plus aride
qu'un citron dont on a fait de la limonade.
Son nez fin et mince, sa bouche épanouie et rouge
comme une fleur de cactus, la largeur de ses hanches, la
petitesse de ses pieds et de ses mains, tout accusait en elle
une pureté de race et une force remarquables.
Fortunio l'avait achetée, à l'âge de neuf ans, le prix de
trois bœufs; elle n'avait pas eu de peine à sortir de la
foule des beautés de son sérail et à devenir sa favorite.
Fortunio, s'il ne lui avait pas été fidèle, chose impossible
avec ses idées et les mœurs orientales, lui était toujours
resté constant.
Jamais, avant Musidora, il n'avait eu "pour d'autres un
caprice aussi vif et aussi passionné, et notre chatte aux
prunelles vert de mer était la seule femme qui eût jamais
13
146 NOUVELLES.
balancé dans le cœur de notre héros Tinfluence de Soudja-
Sari.
Soudja-Sari, assise sur un tapis, se regarde dans un
i etit miroir fait de pierre spéculaire et emmanché dans
un pied d'or finement ciselé; quatre femmes, accroupies
autour d'elle, tressent ses cheveux qu'elles se sont parta-
gés et qu'elles entremêlent de fils d'or; une cinquième,
posée plus loin, lui chatouille légèrement le dos avec une
petite main sculptée en jade, montée au bout d'un bâton
d'ivoire.
Keni-Tambouhan et Koukong-Alis sortent des coffres
de bois de cèdre qui servent de vestiaire à notre princesse
des robes et des étoffes précieuses ; ce sont des satins noirs
avec des fleurs chimériques, ayant pour pistils des aigret-
tes de paon et pour pétales des ailes de papillon ; des bro-
carts à la trame grenue, étoiles et piqués de points lumi-
neux ; des velours épingles , des soieries plus changean-
tes que le col des colombes ou le prisme de l'opale; des
mousselines côtelées d'or et d'argent et historiées de ra-
mages à découpures bizarres, une vraie garde-robe de fée
ou de péri. — Elles étalent toutes ces magnificences sur
les divans, afin que Soudja-Sari puisse choisir la robe
qu'elle veut mettre ce jour-là.
Rima-Pahes, dont les longs cheveux relevés à la japo-
naise sont tortillés autour de deux baguettes d'or termi-
nées par des boules d'argent, se tient à genoux devant
Soudja-Sari et lui montre différents bijoux contenus dans
une petite cassette de malachite.
Soudja-Sari est incertaine ; elle ne sait pas s'il vaut
mieux prendre son collier de chrysoberil, ou celui de
grains dazerodrach ; elle les essaye tour à tour et finit par
choisir un simple fil de perles roses, qu'elle remplace
Jjientôt par trois rangs de corail ; puis, comme fatiguée
d'un aussi grand travail, elle appuie son dos sur les ge-
noux d'une de ses femmes et laisse tomber ses bras, les
nuiins ouvertes et tournées vers le ciel, à la façon d'une
FORTUmO. 147
personne épuisée de lassitude ; elle ferme ses paupières
frangées de longs cils et renverse sa tète en arrière ; les
quatre esclaves, qui n'avaient pas encore terminé leurs
nattes, se rapprochent pour ne pas donner à ses cheveux
une tension douloureuse ; mais, l'une d'entre elles n'ayant
pas été assez prompte, Soudja-Sari poussa un cri plus
aigu que le sifflement d'un aspic sur lequel on vient de
marcher, et se dressa avec un mouvement brusque et sec.
L'esclave pâlit en voyant Soudja-Sari chercher à retirer
des cheveux de Rima-Pahes une des longues aiguilles d'or
qui les retenaient; car une des habitudes de notre infante
était de planter dès épingles dans la gorge de ses femmes
lorsqu'elles ne s'acquittaient pas de leurs fonctions avec
toute la légèreté désirable. — Cependant, comme l'ai-
guille ne céda pas tout d'abord, Soudja-Sari reprit sa pose
nonchalante et referma les yeux.
L'esclave respira.
La toilette de Soudja-Sari s'acheva sans autre incident.
Voici comme elle était mise : un pantalon à bandes
noires, sur un fond d'or fauve', lui montait jusqu'aux han-
ches et s'arrêtait un peu au-dessus des chevilles ; une es-
pèce de veste ou de brassière très-étroite, ressemblant à
la strophia et au ceste antique, jointe en haut et en bas
par deux agrafes de pierreries, dessinait avec grâce les
contours vifs et hardis de sa gorge ronde et brune, dont
l'échancrure de l'étofté laissait apercevoir le commence-
ment.
Cette veste était d'une étoffe d'or avec des ramages et
des fleurs en pierreries, les feuillages en émeraudes, les
roses en rubis, les fleurs bleues en turquoises; — elle
n'avait pas de manches et permettait à deux bras char-
mants de faire admirer la sveltesse de leur galbe.
Ce qui donnait un caractère piquant et singulier à ce
costume de la Javanaise, c'est qu'il y avait une assez
grande distance entre le corset et la ceinture du pantalon,
en sorte que l'on voyait à nu sa poitrine, ses flancs pote-
148 NOUVELLES.
lés, plus polis et plus luisants que du marbre, ses reins
souples et cambrés, et le haut de son ventre, aussi pur
qu^une statue grecque du beau temps.
Ses cheveux étaient divisés, comme nous l'avons dit, en
quatre tresses mêlées de fils d'or qui tombaient jusqu'à ses
pieds,^deux devant, deux derrière ; une fleur de camboja
s'épanouissait de chaque côté de ses tempes bleuâtres et-
transparentes, où l'on voyait se croiser un réseau de vei-
nes délicates comme aux tempes du portrait d'Anne de
Boleyn, et au bout de ses oreilles nacrées, enroulées fine-
ment, scintillaient deux scarabées dont les élytres, d'un
'vert doré, se coloraient de toutes sortes de nuances d'une
richesse inimaginable; un grand pagne de mousseline
des Indes, avec un semis de petits bouquets d'or, négli-
gemment roulé autour de son corps, estompait de sa blan-
che vapeur ce que ce costume aurait pu avoir de trop
éclatant et de trop précis.
Elle avait les pieds nus, avec un anneau de brillants à
chaque orteil ; un cercle d'or lui ceignait la cheville ; ses
bras étaient chargés de trois bracelets : deux près de l'é-
paule et l'autre au poignet.
Au cas où elle aurait voulu marcher et descendre dans
le jardin, fantaisie qui lui prenait rarement, une paire de
babouches d'une délicatesse et d'une mignonnerie'admi-
rables, la pointe un peu recourbée en dedans, à la sia-
moise, était posée à côté de son divan.
Sa toilette achevée, elle demanda sa pipe et se mit à fu-
mer de l'opium. Rima-Pahes faisait tomber du bout d'une
aiguille d'argent, sur le champignon de porcelaine, la
pastille liquéfiée à la flamme d'un charbon de bois odo-
rant, tandis que Keni-Tambouhan agitait doucement deux
grands éventails de plumes de faisan-argus, et que la belle
Cambana, assise à terre, chantait, en s'accompagnant sur
une guzla à trois cordes, le pantoum de la colombe de
Patani et du vautour de Bendam.
La fumée aromatiqi>e iet bleuâtre de l'opium s'échappait
FORTUNIO. , 14!l
en légers tlocons des lèvres rouges de Soudja-Sari, qui se
plongeait de plus en plus dans un oubli délicieux de tou-
tes choses. — Rima-Pahes avait déjà renouvelé six fois la
pastille.
— Encore, dit Soudja-Sari du ton impérieux d'un en-
fant gâté à qui l'on donnerait la lune s'il lui prenait fan-
taisie de la demander.
— Non, maîtresse, répondit Rima-Pahes, vous savez
bien que Fortunio vous a défendu de fumer plus de six
pipes. — Et elle sortit en emportant la précieuse boîte
d'or qui contenait le voluptueux poison.
— Méchante Rima-Pahes, qui m'emporte ma boîte d'o-
pium ! J'aurais si bien voulu dormir jusqu'à ce que mon
Fortunio revînt ! — Du moins je l'aurais vu en rêve ! A
quoi bon être éveillée et vivre quand il n'est pas là? —
Jamais il n'est resté aussi longtemps en chasse. Que peut-il
lui être arrivé ? il a peut-être été mordu par un serpent ou
blessé par un tigre.
— Très-peu, dit Fortunio en soulevant la portière; c'est
moi qui mords les serpents et qui égratigne les tigres.
Au son de cette voix bien connue, Soudja-Sari se leva
debout sur son divan, se jeta dans les bras de Fortunio en
faisant un m.ouvement pareil à celui d'un jeune faon
éveillé en sursaut.
Elle passa ses deux mains autour du col de son amant,
et se suspendit à sa bouche avec l'avidité enragée d'un
voyageur qui vient de traverser le désert sans boire ; elle
le pressait sur sa poitrine, se roulait autour de lui comme
une couleuvre : elle aurait voulu l'envelopper de son corps
et le touchera la fois sur tous les points.
— Oh ! mon cher seigneur, dit-elle en s'asseyant sur
ses genoux, si vous saviez comme j'ai souffert pendant
votre absence et quelle peine j'ai eue pour vivre! Vous
aviez emporté mon âme dans votre dernier baiser, et vous
ne m'aviez pas laissé la vôtre, méchant ! J'étais comme
une morte, ou comme un corps pris de sommeil : mes
13.
i 50 • NOUVELLES.
larmes seules, roulant en gouttes silencieuses le long de
ma figure, faisaient voir que j'existais encore. Lorsque tu
n'es pas là, ô Fortimiode mon cœur, il me semble que le
soleil s'est éteint dans la solitude des cieux; les lueurs
les plus vives me paraissent noires comme des ombres;
tout est dépeuplé ; toi seul es la lumière, le mouvement
et la vie ; hors de toi, rien n'existe : oh ! je voudrais me
fondre et m'abîmer dans ton amour, je voudrais être toi
pour te posséder plus entièrement !
— Cette petite fille s'exprime très-bien dans son indos-
tani ; c'est dommage qu'elle ne sache pas le français, elle
écrirait des romans et ferait un bas-bleu très-agréable, se
dit Fortunio à lui-même en s'amusant à défaire les tresses
de Soudja-Sari.
— Mon gracieux sultan veut-il prendre un sorbet, mâ-
cher du bétel, ou boire de l'arack? Préférerait-il du gin-
gembre de la Chine confit, ou une noix muscade pré-
parée? dit la Javanaise en soulevant ses beaux yeux.
— Fais apporter toute ta cuisine, — j'ai la plus royale
envie de me griser abominablement. Toi, Keni-Tambouhan,
tu vas jouer du tympanon ; toi, Canibana, exerce tes
griffes sur ta citrouille emmanchée dans un balai, et faites
à vous toutes un sabbat à rendre le diable sourd. Il y a
longtemps que je ne me suis réjoui. — Rima-Pahes, pen-
dant que je chanterai et que je boirai, me chatouillera la
plante des pieds avec la baibe d'une plume de paon. —
Fatmé et Zuleika danseront, et ensuite nous ferons battre
un lion et un tigre. — Tous ceux ou celles qui ne seront
pas ivres-morts d'ici à deux heures seront décapités ou
empalés, à leur choix. — C'est dit.
Une nuée de petits esclaves noirs, jaunes, rouges ou
bigarrés, arrivèrent portant des plateaux d'argont sur le
bout des doigts et des vases sculptés en équilibre sur leur
tête. En trois minutes tout fut prêt.
Chaque groupe de femmes avait sa table, c'est-à-dire
FORTUMO. i^^
son tapîs, chargé de bassins pleins de conserves et de con-
fitures; le service se faisait à la mode orientale.
De temps en temps Fortunio jetait à ces beautés des
fruits secs entremêles d'amandes d'or et d'argent renfer-
mant quelque petit bijou, et il riait aux éclats de voiries
eiforts qu'elles faisaient pour s'en saisir.
Jamais les yeux des Grecs, amants de la belle forme,
ne se reposèrent sur d'aussi gracieux athlètes et ne virent
de plus charmants corps dans des poses plus variées et
plus heureuses; c'étaient des groupes d'un arrangement
admirable, des enlacements de couleuvre, une souplesse
de Prêtée.
— Allons, dit Fortunio à Koukong-Alis, veux-tu bien
ne pas mordre: — regarde donc ce petit scorpion, comme
il agite ses pinces! — Si tu as le malheur de faire encore
pleurer Sacara, je te ferai pendre par les cheveux. —
Viens ici, Sacara, au lieu d'avoir une amande d'argent, tu
en auras une poignée.
Sacara s'approcha, souriant dans ses larmes et jetant
un regard de triomphe sur Koukong-Alis, qui se tenait
morne et sombre à sa place.
Fortunio lui remplit le pan de sa robe du précieux
fruit, l'embrassa et la fit asseoir près de lui sur le divan.
Les deux aimés s'avancèrent en se balançant sur leurs
hanches, et dansèrent jusqu'à ce qu'elles tombassent sur
le plancher haletantes et demi-mortes. — Le lion et le
tigre se battirent avec un tel acharnement, qu'il resta fort
peu de chose des deux combattants. — L'arack et l'opium
firent si bien leur office, que personne ne conserva sa rai-
son au delà du terme prescrit; la réjouissance fut com-
plète. — Fortunio s'endormit sur le sein de Soudja-Sari.
— Musidora l'attendit toute la nuit et dormit fort peu.
1 S2 NOUVELLES.
CHAPITRE XXV.
tl paraît que Fortiinio se trouva bien dans son nid doré,
car Musidora Tatteikdit huit jours et vainement.
Voici la cause de cette rupture subite. — Fortunio avait
reconnu qu'il y avait entre Musidora et lui une cause d'a-
mertume inépuisable. — Il la trouvait charmante, pleine
d'esprit, tout à fait digne d'amour; mais il ne pouvait
oublier le passé : sa jalousie rétrospective était toujours
en éveil ; il se serait rendu malheureux au delà de toute
expression, sans contribuer en rien au bonheur de Musi-
dora. — Il avait fait les plus grands eftorts pour étouffer
cette pensée vivace, elle s'était toujours relevée plus veni-
meuse et plus acharnée; sentant que les efforts mêmes
qu'il faisait pour oublier le faisaient se souvenir, il ne
voulut plus persister dans une lutte inutile. — S'il avait
moins aimé Musidora, il l'eût gardée; il l'aimait trop pour
qu'il pût exister entre eux une pensée secrète.
— Avec son caractère ferme il eut bientôt pris sa dé-
cision. — Décision irrévocable.
Musidora reçut une lettre contenant une inscription de
vingt-cinq mille livres de rente avec une boucle de che-
veux de Fortunio, et ces mots d'une main inconnue :
« Madame,
« Le marquis Fortunio vient d'être tué en duel. — Sou-
venez-vous quelquefois de lui. »
— Ah ! fit Musidora, il ne venait pas, il devait être mort
en eflet: je l'avais deviné; mais je ne lui survivrai pas
longtemps. Et, sans verser une larme, elle alla chercher
le portefeuille où était serrée l'aiguille empoisonnée que
Fortunio lui avait reprise au commencement de leurs
amours, se défiant des vivacités de son caractère, et
FORTUNIO. i 53
qu'elle avait retrouvée au fond d'une cassette oubliée.
— C'était un funeste présage, et le hasard a été clair-
voyant de me faire trouver un instrument de mort où je
ne cherchais que des billete d'amour et le moyen de nouer
une intrigue frivole.
Ayant dit ces mots, elle embrassa la boucle de cheveux
:\e Fortunio, et se piqua la gorge avec la pointe de l'ai-
;;uille.
Ses yeux se fermèrent, les roses de ses lèvres se chan-
gèrent en pâles violettes ; un frisson courut sur son beau
corps.
Elle était morte.
CHAPITRE XXVI.
« Mon cher Radin-Mantri,
« Cette lettre ne me précédera pas de beaucoup. — Je
retourne dans l'Inde, et probablement je n'en sortirai plus.
— Tu te rappelles avec quelle ardeur je désirais visiter
l'Europe, le pays de la civilisation, comme on appelle
cela; mais Dieu damne mes yeux! si j'avais suce que
c'était, je ne me serais pas dérangé.
« Je suis en France à présent, un pauvre pays, à Paris,
une. sale ville ; — il est difficile de s'y amuser convena-
blement. — D'abord il y pleut toujours, et le soleil n'y
paraît qu'en gilet de flanelle et en bonnet de coton; il a
l'air d'un vieux bonhomme perclus de rhumatismes. — Les
arbres ont de toutes petites feuilles et seulement pendant
trois mois de l'année; pour toute chasse, des lapins, ou
tout au plus quelques méchants sangliers ou quelques mau-
vais loups qui n'ont pas seulement la force de manger une
douzaine de paysans.
a Les hommes sont horriblement laids, et les femmes...
i 54 NOUVELLES.
Oh ! et ah ! — Les gens riches, ou qui passent pour tels,
n'ont pas seulement une pièce de vingt-cinq mille francs
dans leur poche, et, si en se promenant il leur prend fan-
taisie de faire reculer leur tilbury dans une devanture de
boutique ou d'écraser un manant ou deux, ils sont obligés
de laisser leur chapeau en gage ou d'aller emprunter de
l'argent à un de leurs amis.
« Il y a une certaine classe de jeunes gens que l'on
appelle fashionables, c'est-à-dire jeunes gens à la mode ;
c'est une singulière vie que la leur. L'habit du plus
élégant d'entre eux ne vaut pas mille francs, et les trois
quarts du temps ils le doivent ; leur suprême raffinement
consiste à porter des bottes vernies et des gants blancs.
— Une paire de bottes coûte quarante francs ; une paire
de gants, trois francs ou cent sous. — Luxe titanique ! —
Leurs vêtements sont d'un drap à peu près pareil à celui
des portiers, des marchands de salade et des avocats ; il
est très-difficile de distinguer un grand seigneur, un fils
de famille, d'un professeur d'écriture anglaise en vingt-
quatre leçons.
« Ces messieurs dînent dans deux ou trois cafés accré-
dités par la mode, où tout ie monde peut aller, et où l'on
risque d'être assis à la même table qu'un vaudevilliste ou
un faiseur de feuilletons qui vient de toucher son mois et
veut se dédommager de huit jours d'abstinence. Ces cafés
sont les phis abominables gargotes du monde; on n'y peut
rî*n avoir : vous demandez une bosse de bison ou des
pieds d'éléphant à la poulette, on vous regarde d'un air
hébété, comme si vous disiez quelque chose d'extraordi-f
naire; — leur soupe à la tortue a rarement des écailles,
et vous ne trouveriez pas dans leur cave une goutte dej
Tokay ou de Schiraz authentique.
« Après leur dîner, messieurs les fashionables vont
à un endroit que l'on nomme l'Opéra : c'est une espèce
de baraque en bois et en toile avec des dorures passées
et des espèces de barbouillages en manière de papier peint
FORTIINIO, i KÎ5
d'une magnificence suffisante pour montrer des singes
acrobates et des ânes savants. — Il est du bon genre de se
placer dans une des boîtes oblongues qui avoisinent le
plus quatre grosses colonnes d'un corinthien repoussant,
qui ne sont pas même de marbre. — De ces loges il est
impossible de rien voir ; c'est probablement pour cela
qu'elles sont plus recherchées que les autres.
« Je me suis demandé très-longtemps quel plaisir on
pouvait trouver là dedans. Il paraît que l'amusement con-
siste à voir les jambes des danseuses jusqu'à la tête. — Ces
jambes sont habituellement fort médiocres et revêtues
d'un maillot rembourré. — Ce qui n'empêche pas les
vieillards de l'orchestre de récurer les verres de leurs lor-
gnettes avec une grande activité.
« Le reste du temps, on fait un tapage énorme sous je
ne sais quel prétexte de musique. La pièce qu'on joue est
toujours la même, et les vers sont écrits par les plus mau-
vais poètes qu'on puisse trouver.
« Quand il n'y a pas opéra, l'on se promène avec un
cigare à la bouche sur un boulevard qui n'a pas deux
cents pas de long, sans ombre, sans fraîcheur, où l'on n'a
place pour poser sa botte que sur le pied de ses voisins.
— Ou bien l'on va en soirée. Aller en soirée est un des
plus inexplicables plaisirs de l'homme civilisé. — Voici ce
que c'est qu'une soirée. On fait venir quatre cents per-
sonnes dans une chambre où cent seraient déjà mal à leur
aise; les hommes sont en noir, comme des croque-morts;
les femmes ont les plus étranges costumes de la terre :
des gazes, des rubans, des épis de faux or, le tout valant
bien quinze francs. Leurs robes, impitoyablement décol-
letées, trahissent des misères de contours inimaginables.
— Je ne m'étonne pas que^ les maris ne soient point ja-
loux et laissent généralement à d'autres le soin de coucher
avec leurs femmes ! Tout le monde est debout, plaqué
contre le mur; les femmes sont assises séparément, et
personne ne leur parle, excepté quelques vieux êtres
156 NOUVELLES.
chauves et ventrus; le piano, exécrable invention, pleur-
niche piteusement dans un coin, et le piaulement aigu
de quelque cantatrice célèbre surmonte, de temps en
temps, le bourdonnement sourd de Rassemblée. — Des
palefreniers ou des portiers déguisés en laquais apportent
quelques gâteaux et quelques verres de mélanges fades,
sur lesquels tout le monde se rue avec une avidité dégoû-
tante.
« Les gens les plus aisés dansent eux-mêmes comme
s'ils n'avaient pas le moyen de payer des danseurs.
« Tu serais bien étonné, mon bon Radin-Mantri, de
voir de près la civilisation : la civilisation consiste à avoir
des journaux et des chemins de fer. Les journaux sont
de grands morceaux de papier carrés qu'on répand le
matin par la ville ; ces papiers, qui ont l'air d'avoir été
imprimés avec du cirage, contiennent le récit des événe-
ments de la ville : les chiens qui se sont noyés, les maris
qui ont été battus par leurs femmes, et des considérations
sur l'état des cabinets de l'Europe, écrites par des gens
qui n'ont jamais su lire et dont on ne voudrait pas pour
valets de chambre. Les chemins de fer sont des rainures
où l'on fait galoper des marmites ; spectacle récréatif !
« Outre les journaux et les chemins de fer, ils ont une
espèce de mécanique con-sti-tu-ti-on-nelle avec un roi qui
règne et ne gouverne pas ; comprends-tu ? Quand ce pau-
vre diable de roi a besoin d'un million, il est obligé de
le demander à trois cents provinciaux qui se réunissent au
bout d'un pont et parlent toute l'année sans tenir compte
de ce que l'autre orateur a dit avant eux. On répond à
un discours sur la mélasse par une philippique sur la
pêche fluviale.
« Voilà la façon de vivre des Européens.
« Leurs mœurs intérieures sont encore plus étranges :
on entre chez leurs femmes a toute heure du jour et de la
nuit ; elles sortent et vont au bal avec le premier venu ;
la jalousie paraît être inconnue à ce peuple. Les pairs de
FORTUNIO. i 57
France^ les généraux, les diplomates, prennent habituel-
lement pour maîtresses des danseuses de l'Opéra, maigres
comme des araignées, qui les trompent pour des perru-
quiers, des machinistes, des gens de lettres ou des nègres.
— Ils le savent très-bien, et ne leur en font pas plus mau-
vais visage, au lieu de les faire coudre dans des sacs et
jeter à la rivière, comme il conviendrait. — Un goût sin-
gulier et presque général chez ce peuple, c'est l'amour
des vieilles femmes. Toutes les actrices adorées et fêtées
du public ont au moins soixante ans ; ce n'est guère que
vers leur cinquantième année que l'on s'aperçoit qu'elles
sont jolies et qu'elles ont du talent.
« Quant à l'état des arts, il est loin d'être éblouissant :
tous les beaux tableaux des galeries sont d'anciens maîtres.
— Il y a cependant à Paris un poète, dont le nom finit en
go, qui m'a paru faire des choses assez congrûment trous-
sées ; mais, après tout, j'aime autant le roi Soudraka, au-
teur de Vasantesena.
« Je ne me suis guère amusé en Europe", et la seule
chose agréable que j'y aie vue est une petite fille nommée
Musidora, que j'aurais voulu enlever et mettre dans mon
sérail; mais, avec ses stupides idées européennes, elle
aurait été très-malheureuse, et rien ne me déplaît plus
que d'avoir devant moi des mines allongées.
«Je partirai dans quelques jours. J'ai frété trois vais-
seaux pour emporter d'ici ce qui en vaut la peine : je brû-
lerai le reste. — L'Eldorado disparaîtra comme un rêve,
un ou deux barils de poudre feront l'affaire.
« Adieu, vieille Europe qui te crois jeune : tâche d'in-
venter une machine à vapeur pour confectionner de belles
femmes, et trouve un nouveau gaz pour remplacer le so-
leil. — Je vais en Orient ; c'est plus simple ! »
FIN DE FORTUNIO.
14
LA TOISON D'OR
CHAPITRE PREMIER.
Tibiirce était réellement un jeune homme fort singulier;
sa bizarrerie avait surtout l'avantage de n'être pas affectée,
il ne la quittait pas comme son chapeau et ses gants en
rentrant chez lui: il était original entre quatre murs^ sans
spectateurs^ pour lui tout seul.
N'allez pas croire, je vous prie, que Tiburce fût ridi-
cule, et qu'il eût une de ces manies agressives, insuppor-
tables à tout le monde ; il ne mangeait pas d'araignées,
ne jouait d'aucun instrument et ne lisait de vers à per-
sonne ; c'était un garçon posé, tranquille, parlant peu,
écoutant moins, et dont l'œil à demi ouvert semblait re-
garder en dedans.
Il vivait accroupi sur le coin d'un divan, étayé de cha-
que côté par une pile de coussins, s'inquiétant aussi peu
des affaires du temps que de ce qui se passe dans la lune.
— Il y avait très-peu de substantifs qui fissent de l'efTet
sur lui, et jamais personne ne fut moins sensible aux
grands mots. Il ne tenait en aucune façon à ses droits po-
litiques et pensait que le peuple est toujours libre au
cabaret.
Ses idées sur toutes choses étaient fort simples : il ai-
mait mieux ne rien faire que de travailler ; il préférait le
160 NOUVELLES.
bon vin à la piquette, et une belle femme à une laide ; en
histoire naturelle, il avait une classification on ne peut
plus succincte : ce qui se mange et ce qui ne se mange
pas. — Il était d'ailleurs parfaitement détaché de toute
chose humaine, et tellement raisonnable qu'il parais-
sait fou.
Il n'avait pas le moindre amour-propre; il ne se croyait
pas le pivot de la création, et comprenait fort bien que
la terre pouvait tourner sans qu'il s'en mêlât; il ne s'es-
timait pas beaucoup plus que l'acarus du fromage ou les
anguilles du vinaigre; en face de l'éternité et de l'infini,
il ne se sentait pas le courage d'être vaniteux ; ayant
quelquefois regardé par le microscope et le télescope, il
ne s'exagérait pas l'importance humaine ; sa taille était
de cinq pieds quatre pouces, mais il se disait que les ha-
bitants du soleil pouvaient bien avoir huit cents lieues
de haut.
Tel était notre ami Tiburce.
On aurait tort de croire, d'après ceci, que Tiburce fût
dénué de passions. Sous les cendres de cette tranquillité,
couvait plus d'un tison ardent. Pourtant on ne lui connais-
sait pas de maîtresse en titre, et il se montrait peu galant
envers les femmes. Tiburce, comme presque tous les
jeunes gens d'aujourd'hui, sans être précisément un poëte
ou un peintre, avait lu beaucoup de romans et vu beau-
coup de tableaux; en sa qualité de paresseux, il préférait
vivre sur la foi d'autrui ; il aimait avec l'amour du poëte,
il regardait avec les yeux du peintre, et connaissait plus
de portraits que de visages; la réalité lui répugnait, et, à
force de vivre dans les livres et les peintures, il en était
arrivé à ne plus trouver la nature vraie.
Les madones de Raphaël, les courtisanes du Titien lui
rendaient laides les beautés les plus notoires : la Laure de
Pétrarque, laBéatrixde Dante, l'Haïdée de Byi'on, la Ca-
mille d'André Chénier, lui faisaient paraître vulgaires les
femmes en chapeau, en robe et en mantelet dont il aurait
LA TOISON D OR. ICI
pu devenir ramant : il n'exigeait cependant pas un idéal
avec des ailes à plumes blanches et une auréole autour de
la tête ; mais ses études sur la statuaire antique, les écoles
d'Italie, la familiarité des chefs-d'œuvre de l'art, la lecture
des poètes, l'avaient rendu d'une exquise délicatesse en
matière de forme, et il lui eût été impossible d'aimer la
plus belle âme du monde, à moins qu'elle n'eût les épaules
de la Vénus de Milo, — Aussi Tiburce n'était-il amoureux
de personne.
Cette préoccupation de la beauté se trahissait par la
quantité de statuettes, de plâtres moulés, de dessins et de
gravures qui encombraient et tapissaient sa chambre,
qu'un bourgeois eût trouvée une habitation peu vraisem-
blable; car il n'avait d'autres meubles que le divan cité
plus haut et quelques carreaux de diverses couleurs épars
sur le tapis. N'ayant pas de secrets, il se passait facile-
ment de secrétaire, et l'incommodité des commodes était
un fait démontré pour lui.
Tiburce allait rarement dans le monde, non par sau-
vagerie, mais par nonchalance ; il accueillait très-bien
ses amis et ne leur rendait jamais de visite. — Tiburce
était-il heureux ? non, mais il n'était pas malheureux ;
seulement, il aurait bien voulu pouvoir s'habiller de rouge.
Les gens superficiels l'accusaient d'insensibilité et les
femmes entretenues ne lui trouvaient pas d'âme, mais au
fond c'était un cœur d'or, et sa recherche de la beauté
physique trahissait aux yeux attentifs d'amères déceptions
dans le monde de la beauté morale. — A défaut de la
suavité du parfum, il cherchait l'élégance du vase; il ne
se plaignait pas, il ne faisait pas d'élégies, il ne portait
pas ses manchettes en pleureuse, mais l'on voyait bien
qu'il avait souffert autrefois, qu'il avait été trompé et qu'il
ne voulait plus aimer qu'à bon escient. Comme la dissimu-
lation du corps est bien plus difficile que celle de l'âme,
il s'en tenait à la perfection matérielle; mais, hélas! un
beau corps est aussi rare qu'une belle âme. D'ailleurs,
14.
i 62 NODVELLES.
Tiburce, dépravé par les rêveries des romanciers, vivant
dans la société idéale et charmante créée par les poètes,
l'œil plein des chefs d'œuvre de la statuaire et de la pein-
ture, avait le goût dédaigneux et superbe, et ce qu'il pre-
nait pour de l'amour n'était que de l'admiration d'artiste.
— Il trouvait des fautes de dessin dans sa maîtresse ; —
sans qu'il s'en doutât, la femme n'était pour lui qu'un
modèle.
Un jour, ayant fumé son hooka, regardé la triple Léda
du Coirége dans son cadre cà fdets, retourné en tous sens
la dernière figurine de Pradier, pris son pied gauche dans
sa main droite et son pied droit dans sa main gauche,
posé ses talons sur le bord de la cheminée, Tiburce, au
bout de ses moyens de distraction, fut obligé de convenir
vis-à-vis de lui-même qu'il ne savait que devenir, et que
les grises araignées de l'ennui descendaient le long des
murailles de sa chambre toute poudreuse de somnolence.
Il demanda l'heure, — on lui répondit qu'il était une
heure moins un quart, ce qui lui parut décisif et sans ré-
plique. Il se fit habiller et se mit à courir les rues; en
marchant, il réfléchit qu'il avait le cœur vide et sentit le
besoin de faire une passion, comme on dit en argot pa-
risien.
Cette louable résolution prise, il se posa les questions
suivantes : — Aimerai-je une Espagnole au teint d'ambre,
aux sourcils violents, aux cheveux de jais? une Italienne
aux linéaments antiques, aux paupières orangées cernant
un regard de flamme ? une Française fluette avec un nez
à la Roxelane et un pied de poupée ? une Juive rouge avec
une peau bleu de ciel et des yeux verts? une négresse
noire comme la nuit et luisante comme un bronze neuf?
Aurai-je une passion brune ou une passion blonde? Per-
plexité grande I
Comme il allait tête baissée, songeant à tout cela, il se
cogna contre quelque chose de dur qui fit un saut en ar-
rière en proférant un horrible jurement. Ce quelque chose
LA TOISON D OR. 163
était un peintre de ses amis : ils entrèrent tous deux au
Musée. — Le peintre, grand enthousiaste de Rubens,
s'arrêtait de préférence devant les toiles du Michel- Ange
néerlandais qu'il louait avec une furie d'admiration tout
à fait communicative. Tiburce, rassasié de la ligne grec-
que, du contour romain, du ton fauve des maîtres d'Ita-
lie, prenait plaisir à ces formes rebondies, à ces chairs
satinées, à ces carnations épanouies comme des bouquets
de fleurs, à toute cette santé luxurieuse que le peintre
d'Anvers fait circuler sous la peau de ses figures en ré-
seaux d'azur et de vermillon. Son œil caressait avec une
sensualité complaisante ces belles épaules nacrées et ces
croupes de sirènes inondées de cheveux d'or et de perles
marines. Tiburce, qui avait une très-grande faculté d'assi-
milation, et qui comprenait également bien les types les
plus opposés, était en ce moment-là aussi flamand que s'il
fût né dans les polders et n'eût jamais perdu de vue le
fort de Lillo et le clocher d'Antwerpen.
— Voilcà qui est convenu, se dit-il en sortant de la ga-
lerie, j'aimerai une Flamande.
Comme Tiburce était l'homme le plus logique du monde,
il se posa ce raisonnement tout à fait victorieux, à savoir
que les Flamandes devaient être beaucoup plus communes
en Flandre qu'ailleurs, et qu'il était urgent pour lui d'al-
ler en Belgique — au pourchas du blond. — Ce Jason d'une
nouvelle espèce, en quête d'une autre toison d'or, prit le
soir même la diligence de Bruxelles avec la précipitation
d'un banqueroutier las du commerce des hommes et sen-
tant le besoin de quitter la France, cette terre classique
les beaux-arts, des belles manières et des gardes du com-
merce.
Au bout de quelques heures, Tiburce vit paraître, non
sans joie, sur les enseignes des cabarets, le lion belge sous
la figure d'un caniche en culotte de nankin, accompagné
de l'inévitable Verkoopt men dranken. Le lendemain soir,
il se promenait à Bruxelles sur la Magdalena-Strass , gra-
164 NOUVELLES.
vissait la Montagne aux herbes potagères, admirait les
vitraux de Sainte-Gudule et le beffroi de Thôtel de ville,
et regardait, non sans inquiétude, toutes les femmes qui
passaient.
Il rencontra un nombre incalculable de négresses, de
mulâtresses, de quarteronnes, de métisses, de griffes, de
femmes jaunes, de femmes cuivrées, de femmes vertes,
de femmes couleur de revers de botte, mais pas une
seule blonde; s'il avait fait un peu plus chaud, il aurait
pu se croire à Séville; rien n'y manquait, pas même la
mantille noire.
Pourtant, en rentrant dans son hôtel, rue d'Or, il
aperçut une jeune fille qui n'était que châtain foncé,
mais elle était laide ; le lendemain, il vit aussi près de
la résidence de Laëken une Anglaise avec des cheveux
rouge-carotte et des brodequins vert tendre ; mais elle
avait la maigreur d'une grenouille enfermée depuis six
mois dans un bocal pour servir de baromrtre, ce qui la
rendait peu propre à réaliser un idéal dans le goût de
Rubens.
Voyant que Bruxelles n'était peuplé que d'Andaleuses
au sein bruni, ce qui s'explique du reste aisément par la
domination espagnole qui pesa longtemps sur les Pays-
Bas. Tiburce résolut d'aller à Anvers, pensant avec quel-
que apparence de raison que les types familiers à Rubens,
et si constamment reproduits sur ses toiles, devaient se
trouver fréquemment dans sa ville natale et bien-aimée.
En conséquence, il se rendit à la station du chemin de
fer qui va de Bruxelles à Anvers. — Le cheval de vapeur
avait déjà mangé son avoine de charbon, il renâclait d'im-
patience et souftlait par ses naseaux enfiamniés, avec un
râle strident, d'épaisses bouffées de fumée blanche, en-
tremêlées d'aigrettes d'étincelles. Tiburce s'assit dans sa
stalle en compagnie de cinq Wallons innnobiles à leurs
places comme des chanoines au chapitre, et le convoi par-
tit. - - La marche fut d'abord modérée : on n'allait guère
LA TOI SUN D OR. 465
plus vite que dans une chaise de poste à dix francs de
guides; bientôt le cheval s'anima et fut pris d'une in-
croyable furie de vitesse. Les peupliers du chemin fuyaient
à droite et h gauche comme une armée en déroute, le
paysage devenait confus et s'estompait dans une grise
vapeur; le colza et l'œillette tigraient vaguement de leurs
étoiles d'or et d'azur les bandes noires du terrain ; de
loin en loin une grêle silhouette de clocher se montrait
dans les roulis des nuages et disparaissait sur-le-champ
comme un mât de vaisseau sur une mer agitée; de petits
cabarets rose tendre ou vert-pomme s''ébauchaient rapi-
dement au fond de leurs courtiis sous leurs guirlandes de
vigne vierge ou de houblon; çà et là des flaques d'eau
encadrées de vase brune papillotaient aux yeux comme
les miroirs des pièges d'alouettes. Cependant le monstre
de fonte éructait avec un bruit toujours croissant son
haleine d'eau bouillante ; il sifflait comme un cachalot
asthmatique, une sueur ardente couvrait ses flancs de
bronze. — Il semblait se plaindre de la rapidité insensée
de sa course et demander grâce à ses noirs postillons qui
l'éperonnaient à grandes pelletées de tourbe. — Un bruit
de tampons et de chaînes qui se heurtaient se fit entendre :
on était arrivé.
Tiburce se mit à courir à droite et à gauche sans des-
sein arrêté, comme un lapin qu'on sortirait tout à coup de
sa cage ; il prit la première rue qui se présenta à lui, puis
une seconde, puis une troisième, et s'enfonça bravement
au cœur de la vieille ville, cherchant le blond avec une
ardeur digne des anciens chevaliers d'aventures.
Il vit une grande quantité de maisons peintes en gris
de souris, en jaune serin, en vert céladon, en lilas clair,
avec des toits en escalier, des pignons à volute, des
portes à bossages vermiculés, à colonnes trapues, ornées
de bracelets quadrangulaires comme celles du Luxem-
bourg, des fenêtres renaissance à mailles de plomb, des
mascarons, des poutres sculptées, et mille curieux détails
166 ^OUVELLES.
d'architecture qui Tauraient enchanté en toute autre occa-
sion ; il jeta à peine un regard distrait sur les madones
enluminées, sur les christs qui portent des lanternes au
coin des carrefours^, les saints de bois ou de cire avec leurs
dorloteries et leur clinquant, tous ces emblèmes catholi-
ques si étranges pour un habitant de nos villes voltai-
iennes. Un autre soin l'occupait : ses yeux cherchaient à
ravers les teintes bitumineuses des vitres enfumées, quel-
que blanche apparition féminine, un bon et calme visage
brabançon vermillonné des fraîcheurs de la pêche et sou-
riant dans son auréole de cheveux d'or. Il n'aperçut que
des vieilles femmes faisant de la dentelle, lisant des livres
de prières, ou tapies dans des encoignures et guettant le
passage de quelque rare promeneur réfléchi par les glaces
de leur espion ou la boule d'acier poli suspendue à la
voûte.
Les rues étaient désertes et plus silencieuses que celles
de Venise; l'on n'entendait d'autre bruit que celui des
heures sonnant aux carillons des diverses églises sur tous
les tons possibles au moins pendant vingt minutes; les
pavés, encadrés d'une frange d'herbe comme ceux des
maisons abandonnées, montraient le peu de fréquence et
le petit nombre de passants. Rasant le sol comme les hi-
rondelles furtives, quelques femmes, enveloppées discrè-
tement dans les plis sombres de leur faille, fdaient à
petit bruit le long des maisons, suivies quelquefois d'un
petit garçon portant leur chien. — Tiburce hâtait le pas
pour découvrir leurs ligures enfouies sous les ombres du
capuchon, et trouvait des tètes maigres et pâles à lèwcj
serrées, avec des yeux cerclés de bistre, des mentons pru -
' dents, des nez fins et circonspects, de vraies physionomies
de dévotes romaines ou de duègnes espagnoles ; son œil-
lade ardente se brisait contre des regards morts, des re-
^'ards de poisson cuit.
De carrefour en carrefonr, de rue en rue, Tiburce finit
par aboutir sur le quai de l'Escaut par la porte du Port.
LA TOISON DOR. 4 67
Ce spectacle magnifique lui arracha un cri de surprise :
une quantité innombrable de mâts, d'agrès et de vergues
simulait sur le fleuve une forêt dépouillée de feuilles et
réduite au simple squelette. Les guibres et les antennes
s'appuyaient familièrement sur le parapet du quai comme
des chevaux qui reposent leur tête sur le col de leur voisin
d'attelage; il y avait là des orques hollandaises à croupe
rebono'P avec leurs voiles rouges, des bricks américains
effilés ji noirs avec leurs cordages menus comme des fils
de soie; des kofls norwégiens couleur de saumon, exha-
lant un pénétrant arôme de sapin raboté ; des chalands,
des chasse-marée, des sauniers bretons, des charbonniers
anglais, des vaisseaux de toutes les parties du monde. —
Une odeur indéfinissable de hareng saur, de tabac, de
suif rance, de goudron fondu, relevée par les acres par-
fums des navires arrivant de Batavia, chargés de poivre,
de cannelle, de gingembre, de cochenille, flottait dans
Tair par épaisses bouifées comme la fumée d'une immense
cassolette allumée en l'honneur du commerce.
Tiburce, espérant trouver dans la classe inférieure le
vrai type flamand et populaire, entra dans les tavernes et
les estaminets ; il y but du faro, du lambick, de la bière
blanche de Louvain, de l'aie, du porter, du whiskey, vou-
lant faire par la même occasion connaissance avec le Bac-
chus septentrional. — Il fuma aussi des cigares de plusieurs
espèces, mangea du saumon, de la sauer-kraut, des pom-
mes de terre jaunes, du roastbeef saignant, et s'assimila
toutes les jouissances du pays.
Pendant qu'il dînait, des Allemandes à figures busquées,
basanées comme des Bohèmes, avec des jupons courts et
des béguins d'Alsaciei nés, vinrent piauler piteusement
devant sa table un lieder lamentîible en s'accompagnant
du violon et autres instruments disgracieux. La blonde
Allemagne, comme pour narguer Tiburce, s'était bar-
bouillée du hâle le plus foncé ; il leur jeta tout en colère
une poignée de cents qui lui valut un autre lieda^ de re-
i 68 NOUVELLES.
connaissance plus aigu et plus barbare que le premier.
Le soir, il alla voir dans les musicos les matelots danser
avec leurs maîtresses; toutes avaient d'admirables cheveux
noirs vernis et brillants comme l'aile du corbeau ; une
fort jolie créole vint même s'asseoir près de lui et trempa
familièrement ses lèvres dans son veiTC^ suivant la cou-
tume du pays, et essaya de lier conversation avec lui en
fort bon espagnol, car elle était de la Havane ; elle avait
des yeux d'un noir si velouté, un teint d'une pâleur si
chaude et si dorée, un si petit pied, une taille si mince,
que Tiburce, exaspéré, lenvoya à tous les diables, ce qui
surprit fort la pauvre créature, peu accoutumée à un pa-
reil accueil.
Parfaitement insensible aux perfections brunes des dan-
seuses, Tiburce se retira à son hôtel des Armes du Bra-
bant. Il se déshabilla fort mécontent, et, en s'entortillant
de son mieux dans ces serviettes ouvrées qui servent de
draps en Flandre, il ne tarda pas à s'endormir du som-
meil des justes.
Il fit les rêves les plus blonds du monde.
Les nymphes et les figures allégoriques de la galerie de
Médicis dans le déshabillé le plus galant vinrent lui faire
une visite nocturne ; elles le regardaient tendrement avec
leurs larges prunelles azurées, et lui souriaient, de l'air le
plus amical du monde, de leurs lèvres é|)anouics comme
des fleurs rouges dans la blancheur de lait de leurs figures
rondes et potelées. — L'une d'elles, la Néréide du tableau
du Voyage de la reine, poussait la familiarité jusqu'à passer
dans les cheveux du dormeur éperdu d'amour ses jolis
doigts effilés enluminés de carmin. Une draperie de bro-
cart ramage cachait fort adroitement la dilVormilé de ses
jambes squammeuses terminées en queue fourchue ; ses
cheveuxblonds étaient coiffés d'algues et de corail, comme
il sied à une fille d(! la mer; elle était adorable ainsi. Des
groupes d'enfants jouffius et vermeils comme des roses
nageaient dans une atmosobère lumineuse soutenant des
LA TOISON DOR. 169
guirlandes de fleurs d'un éclat insoutenable, et faisaient
descendre du ciel une pluie parfumée. A un signe que fit
la Néréide, les nymphes se mirent sur deux rangs et
nouèrent ensemble le bout de leurs longues chevelures
rousses, de façon à former une espèce de hamac en fili-
grane d'or pour l'heureux Tiburce et sa maîtresse à na-
geoires de poisson ; ils s'y placèrent en effet, et les nym-
phes les balançaient en remuant légèrement la tête sur un
rhythme d'une douceur infinie.
Tout k coup un bruit sec se fit entendre, les fils d'or se
rompirent, Tiburce roula par terre. Il ouvrit les yeux, et
ne vit plus qu'une horrible figure couleur de bronze qui
fixait sur lui de grands yeux d'émail dont le blanc seul
paraissait.
— Mein herr, voilà le déjeuner de vous, dit une vieille
négresse hottentote, servante de l'hôtel, en posant sur
un guéridon un plateau chargé de vaisselle et d'argen-
terie.
— Ah çà ! j'aurais dû aller en Afrique pour trouver des
blondes, grommela Tiburce en attaquant son beefsteak
d'une façon désespérée.
CHAPITRE II.
Tiburce, convenablement repu, sortit de l'hôtel des
Armes du Brabant dans l'intention consciencieuse et
louable de continuer la recherche de son idéal. Il ne fut
pas plus heureux que la veille; de brunes ironies, débou-
chant de toutes les rues, lui jetaient des sourires sour-
nois et railleurs; l'Inde, l'Afrique, l'Amérique, défilè-
rent devant lui en échantillons plus ou moins cuivrés, on
eût dit que la digne ville, prévenue de son dessein, ca-
chait par moquerie, au fond de ses plus impénétrables
arrière-cours et derrière ses plus obscurs vitrages, toutes
16
<70 NOUVELLES.
celles de ses filles qui eussent pu rappeler de près ou de
loin les figures de Jordaëns et de Rubens : avare de
son or, elle prodiguait son ébène.
Outré de cette espèce de dérision muette, Tiburce visita,
pour y échapper, les musées et les galeries. L'Olympe
flamand rayonna de nouveau à ses yeux. Les cascades de
cheveux recommencèrent à ruisseler par petites ondes
rousses avec un frissonnement d'or et de lumière; les
épaules des allégories, ravivant leur blancheur argentée^
étince lèrent plus vivement que jamais : l'azur des prunelles
devint plus clair, les joues en fleur s'épanouiront comme
des tou.^es d'œillefs ; une vapeur rose réchaiiff'a la pâleur*
bleuâtre i.Vs genoux, des coudes et des doigts de toutes
ces blondes déesses; des luisants satinés des moires de
lumière, des reflets vermeils glissèrent en se jouant sur
les chairs rondes et potelées; les draperies gorge-de-pi-
geon s'enflèrent sous l'haleine d'un vent invisible et se
mirent à voltiger dansla vapeur azurée; la fraîche et grasse
poésie néerlandaise se révéla tout entière à notre voyageur
enthousiaste.
Mais ces beautés sur toile ne lui suffisaient pas. Il était
venu chercher des types vivants et réels. Depuis assez
longtemps il se nourrissait de poésie écrite et peinte, et
il avait pu s'apercevoir que le commerce des abstractions
n'était pas des plus substantiels. — Sans doute, il eût été
beaucoup plus simple de rester à Paris et de devenir
amoureux d'une jolie femme, ou môme d'une laide
comme tout le monde; mais Tiburce ne comprenait pas
la nature, et ne pouvait la lire que dans les traductions.
Il saisissait admirablement bien tous les types réalisés
dans les œuvres des maîtres, mais il ne les aurait pas aper-
çus de lui-même s'il les eût rencontrés dans la rue ou
dans le monde; en un mot, s'il eût été peintre, il aurait
fait des vignettes sur les vers des poëtes;s'il eùtété poëte,
il eût fait dos vers sur les tableaux des peintres. L'art s'é-
tait emparé de lui trop jeune et l'avait cunonipu et
LA TOISON O'OR. 171
faussé; ces caractères-là sont plus communs que Ton ne
pense dans notre extrême civilisation, où l'on est plus sou-
vent en contact avec les œuvres des hommes qu'avec
celles de la nature.
Un instant Tiburce eut ridée de transiger avec lui-même,
et se dit celte phrase lâche et malsonnante : « C'est une
jolie couleur de cheveux que la couleur châtain. » U alla
même, le sycophante, le misérable, l'homme de peu de
foi, jusqu'à s'avouer que les yeux noirs étaient fort vifs et
très-agréables. Il est vrai de dire, pour l'excuser, qu'il
avait battu en tout sens, et cela sans le moindre résultat,
une ville que tout autorisait à croire essentiellement
blonde. Un peu de découragement lui était bien permis.
Au moment où il prononçait intérieurement ce blas-
phème, un charmant regard bleu, enveloppé d'une man-
tille, scintilla devant lui et disparut comme un feu follet
par l'angle de la place de Meïr.
Tiburce doubla le pas, mais il ne vit plus rien ; la rue
était déserte dans toute sa longueur. Sans doute, la fugi-
tive vision était entrée dans une des maisons voisines, ou
s'était éclipsée par quelque passage inconnu ; le Tiburce
désappointé, après avoir regardé le puits à volutes de fer,
forgé par Quintin-Metzys, le peintre serrurier, eut la fan-
taisie, faute de mieux, d'examiner la cathédrale, qu'il
trouva badigeonnée de haut en bas d'un jaune serin abo-
minable. Heureusement, la chaire en bois sculpté de
Verbruggen, avec ses rinceaux chargées d'oiseaux, d'écu-
reuils, de dindons faisant la roue, et de tout l'attirail
zoologique qui entourait Adam et Eve dans le paradis
terrestre, rachetait cet empâtement général par la finesse
de ses arêtes et le précieux de ses détails; heureusement,
les blasons des familles nobles, les tableaux d'Otto Ve-
nius, de Rubens et de Van Dyck cachaient en partie cette
odieuse teinte si chère à la bourgeoisie et au clergé.
Quelques béguines en prières étaient disséminées sur le
pavé de l'église ; mais la ferveur de leur dévotion incli-
i 72 NODVELLES.
nait tellement leurs visages sur leurs livres de prières à
tranche rouge, qu'il était difficile d'en distinguer les traits.
D'ailleurs la sainteté du lieu et l'antiquité de leur tour-
nure empêchaient Tiburce d'avoir envie de pousser plus
loin ses investigations.
Cinq ou six Anglais, tout essoufflés d'avoir monté et
descendu les quatre cent soixante et dix marches du clo-
cher, que la neige de colombe dont il est recouvert en
tout temps fait ressembler à une aiguille des Alpes, exa-
minaient les tableaux, et, ne s'en rapportant qu'à demi à
l'érudition bavarde de leur cicérone, cherchaient dans
leur Guide du voyageur les noms des maîtres, de peur
d'admirer une chose pour l'autre, et répétaient à chaque
toile, avec un flegme imperturbable : It is a vei^j fine exhi-
bition. — Ces Anglais avaient des figures carrées, et la
distance prodigieuse qui existait de leur nez à leur men-
ton montrait la pureté de leur race. Quant à l'Anglaise
qui était avec eux, c'était celle que Tiburce avait déjà vue
près de la résidence de Laëken ; elle portait les mêmes
brodequins verts et les mêmes cheveux rouges. Tiburce,
désespérant du blond de la Flandre, fut presque sur le
point de lui décocher une œillade assassine; mais les cou-
plets de vaudeville contre la perfide Albion lui revinrent
à la mémoire fort à propos.
En l'honneur de cotte compagnie, si évidemment bri-
tannique, qui ne se remuait qu'avec un cliquetis de gui-
nées, le bedeau ouvrit les volets qui cachent les trois
<juarts de l'année les deux miraculeuses pointures de
Hubens : le Crucifiement et la Descente de croix.
Le Crucifiement est une œuvre à part, et, lorsqu'il le
peignit, Uubensrêvait de Michel-Ange. Ledessineslâpre,
sauvage, violent comme celui de l'école romaine; tous
les muscles ressortentà la fois, tous les os et tous les car-
tilages paraissent, des nerfs d'acier soulèvent des chairs
de granit. — Ce n'est plus là le vermillon joyeux dont le
peintre d'Anvers saupoudre insouciamment ses innom-
LA TOISON d'or. 173
brables ptoductions, c'est le bistre italien dans sa plus
fauve intensité; les bourreaux, colosses à formes d'élé-
phant, ont des mufles de tigre et des allures de férocité
bestiale ; le Christ hii-niême, participant à cette exagéra-
tion, a plutôt l'air d'un Milon de Crotone cloué sur un
chevalet par des athlètes rivaux, que d'un Dieu se sacri-
fiant volontairement pour le rachat de l'humanité. Il n'y
a là de flamand que le grand chien de Sneyders, qui
aboie dans un coin de la composition.
Lorsque les volets de la Descenfe de croix s'entr'ouvri-
rent, Tiburce éprouva un éblouissement vertigineux,
comme s'il eût regardé dans un gouflre de lumière ; la
tête sublime de la Madeleine flamboyait victorieusement
dans un océan d'or, et semblait illuminer des rayons de
ses yeux l'atmosphère grise et blafarde tamisée par les
étroites fenêtres gothiques. Tout s'eifaça autour de lui; il
se fit un vide complet, les Anglais carrés, l'Anglaise rouge,
le bedeau violet, il n'aperçut plus rien.
La vue de cette figure fut pour Tiburce une révélation
d'en haut; des écailles tombèrent de ses yeux, il se trou-
vait face à face avec son rêve secret, avec son espérance
inavouée : l'image insaisissable qu'il avait poursuivie de
toute l'ardeur d'une imagination amoureuse, et dont il
n'avait pu apercevoir que le profil ou un dernier pli de
robe, aussitôt disparu ; la chimère capricieuse et farou-
che, toujours prête à déployer ses ailes inquiètes, était là
devant lui, ne fuyant plus, immobile dans la gloire de sa
beauté. Le grand maître avait copié dans son propre cœur
la maltresse pressentie et souhaitée ; il lui semblait avoir
peint lui-même le -tableau ; la main du génie avait dessiné
fermement et à grands traits ce qui n'était qu'ébauché
confusément chez lui, et vêtu de couleurs splendides son
obscure fantaisie d'inconnu. Il reconnaissait cette tête,
qu'il n'avait pourtant jamais vue.
Il resta là, muet, absorbé, insensible, comme un
homme tombé en catalepsie, sans remuer les paupières et
16.
i 74 NOUVELLES.
plongeant les yeux dans le regard infini de la grande re-
pentante.
Un pied du Christ, blanc d'une blancheur exsangue,
pur et mat comme une hostie, flottait avec toute la mol-
lesse inerte de la mort sur la blonde épaule de la sainte^
escabeau d'ivoire placé là par le maître sublime pour des-
cendre le divin cadavre de l'arbre de rédemption. —
Tiburce se sentit jaloux du Christ. — Pour un pareil bon-
heur, il eût volontiers enduré la passion. — La pâleur
bleuâtre des chairs le rassurait à peine. Il fut aussi pro-
fondément blessé que la Madeleine ne détournât pas vers
lui son œil onctueux et lustré, où le jour mettait ses dia-
mants et la douleur ses perles; la persistance douloureuse
et passionnée de ce regard qui enveloppait le corps bien-
aimé d'un suaire de tendresse, lui paraissait mortifiante
pour lui et souverainement injuste. Il aurait voulu que le
plus imperceptible mouvement lui donnât à entendre
qu'elle était touchée de Gon amour ; il avait déjà oublié
qu'il était devant une peinture, tant la passion est prompte
à prêter son ardeur même aux objets incapables d'en res-
sentir. Pygmalion dut être étonné comme d'une chose
fort surprenante que sa statue ne lui rendît pas caresse
pour caresse; Tiburce ne fut pas moins atterré de la froi-
deur de son amante peinte.
Agenouillée dans sa robe de satin vert aux plis am-
ples et puissants, elle continuait à contempler le Christ
avec une expression de volupté douloureuse comme une
maîtresse qui veut se rassasier des traits d'un visage
adoré qu'elle ne doit plus revoir; ses cheveux s'effi-
laient sur ses épaules en franges lumineuses; — un
rayon de soleil égaré par hasard rehaussait la chaude
blancheur de son linge et de ses bras de marbre doré ;
— sous la lueur vacillante, sa gorge semblait s'enllcr et
palpiter avec une apparence de vie; les larmes de ses
yeux fondaient et ruisselaient comme des larmes hu-
maines.
LA TOISOIS n'OR. 1?5
Tiburce crut qu'elle allait se lever et descendre du ta-
bleau.
Tout à coup il se fit nuit : la vision s'éteignit.
Les Anglais s'étaient retirés après avoir dit : Very well,
a prettij picture, et le bedeau, ennuyé de la longue con-
templation de Tiburce, avait poussé les volets et lui de-
mandait la rétribution habituelle. Tiburce lui donna tout
ce qu'il avait dans sa poche ; les amants sont généreux
avec les duègnes ; — le bedeau anversois était la duègne
de la Madeleine, et Tiburce, pensant déjà à une autre
entrevue, avait à cœur de se le rendre favorable.
Le Saint Christophe colossal et l'Ermite portant une
lanterne, peints sur l'extérieur des panneaux, morceaux
cependant fort remarquables, furent loin de consoler
Tiburce de la fermeture de cet éblouissant tabernacle, où
le génie de Rubens étincelle comme un ostensoir chargé
de pierreries.
Il sortit de l'église emportant dans son cœur la flèche
barbelée de l'amour impossible : il avait enfin rencontré
la passion qu'il cherchait, mais il était puni par où il avait
péché : il avait trop aimé la peinture, il était condamné à
aimer un tableau. La nature délaissée pour l'art se vengeait
d'une façon cruelle ; l'amant le plus timide auprès de la
femme la plus vertueuse garde toujours dans un coin de
son cœur une furtive espérance : pour Tiburce, il était
sûr de la résistance de sa maîtresse et savait parfaitement
qu'il ne serait jamais heureux ; aussi sa passion était-elle
une vraie passion, une passion extravagante, insensée et
capable de tout ; — elle brillait surtout par le désintéres-
sement.
Que l'on ne se moque pas trop de l'amour de Tiburce :
combien ne rencontre-t-on pas de gens très-épris de
femmes qu'ils n'ont vues qu'encadrées dans une loge de
théâtre, à qui ils n'ont jamais adressé la parole, et dont
ils ne connaissent pas môme le son de voix? ces gens- là
sont-ils beaucoup plus raisonnables que notre héros, et
il 6 NOUVELLES.
leur idole impalpable vaut-elle la Madeleine d'Anvers ?
Tiburce marchait d'un air mystérieux et fier comme un
galant qui revient d'un premier rendez-vous. La vivacité
de la sensation qu'il éprouvait le surprenait agréablement,
— lui qui n'avait jamais vécu que par le cerveau, il sen-
tait son cœur ; c'était nouveau : aussi se laissa-t-il aller
tout entier aux charmes de cette fraîche impression ; une
femme véritable ne l'eût pas touché à ce point. Un homme
factice ne peut être ému que par une chose factice ; il y a
harmonie : le vrai serait discordant, Tiburce, comme
nous l'avons dit, avait beaucoup lu, beaucoup vu, beau-
coup pensé et peu senti ; ses fantaisies étaient seulement
des fantaisies de tête, la passion chez lui ne dépassait
guère la crav.lte ; cette fois il était amoureux réellement,
comme un écolier de rhétorique ; l'image éblouissante de
la Madeleine voltigeait devant ses yeux en taches lumi-
neuses, comme s'il eût regardé le soleil ; le moindre petit
pli, le plus imperceptible détail se dessinait nettement
dans sa mémoire, le tableau était toujours présent pour
lui. Il cherchait sérieusement dans sa tête les moyens d'a-
nimer cette beauté insensible et de la faire sortir de son
cadre ; — il songea à Prométhée, qui ravit le feu du ciel
pour donner une âme à son œuvre inerte ; à Pygmalion,
qui sut trouver le moyen d'attendrir et d'échauffer un
marbre ; il eut l'idée de se plonger dans l'océan sans fond
des sciences occultes, afin de découvrir un enchantement
assez puissant pour donner une vie et un corps à cette
vaine apparence, il délirait, il était fou : vous voyez bien
qu'il était amoureux.
Sans arriver à ce degré d'exaltation, n'avez-vous pas
vous-même été envahi par un sentiment de mélancolie
inexprimable dans une galerie d'anciens maîtres, en son-
geant aux beautés disparues représentées par leurs ta-
bleaux ? Ne voudrait-on pas donner la vie à toutes ces fi-
gures pâles et silencieuses qui semblent rêver tristement
sur l'outremer verdi ou le noir charbonné qui lui sert de
LA TOISON D'OH. 177
fond ? Ces yeux, dont l'étincelle scintille plus vivement
sous le voile de la vétusté, ont été copiés sur ceux d'une
jeune princesse ou d'une belle courtisane dont il ne reste
plus rien, pas même un seul grain de cendre ; ces bouches,
entr'ouvertes par des sourires peints, rappellent de véri-
tables sourires à jamais envolés. Quel dommage, en ellet,
que les femmes de Raphaël, de Corrége et de Titien ne
soient que des ombres impalpables ! et pourquoi leurs
modèles n'ont-ils pas reçu conmic leurs peintures le privi-
lège de l'immortalité ? — Le sérail du plus voluptueux
sultan serait peu de chose à côté de celui que l'on pour-
rait composer avec les odalisques de la peinture, et il est
vraiment dommage que tant de beauté soit perdue.
Tous les jours Tiburce allait à la cathédrale et s'abîmait
dans la contemplation de sa Madeleine bien-aimée, et
chaque soir il en revenait plus triste, plus amoureux et
plus fou que jamais. — Sans aimer de tableaux, plus d'un
noble cœur a éprouvé les souffrances de notre ami en
voulant soufllcr son âme à quelque morne idole qui n'a-
vait de la vie que le fantôme extérieur, et ne comprenait
pas plus la passion qu'elle inspirait qu'une figure coloriée.
A l'aide de fortes lorgnettes notre amoureux scrutait sa
beauté jusque dans les touches les plus imperceptibles. Il
admirait la finesse du grain, la solidité et la souplesse de
la pâte, l'énergie du pinceau, la vigueur du dessin,
comme un autre admire le velouté de la peau, la blan-
cheur et la belle coloration d'une maîtresse vivante : sous
prétexte d'examiner le travail de plus près, il obtint une
éciielle de son ami le bedeau, et, tout frémissant d'amour,
il osa porter une main téméraire sur l'épaule de la Made-
leine. Il fut très-surpris, au lieu du moelleux satiné d'une
épaule de femme, de ne trouver qu'une surface âpre et
rude comme une lime, gaufrée et martelée en tous sens
par l'impétuosité de brosse du fougueux peintre. Cette
découverte attrista beaucoup Tiburce, mais, dès qu'il fut
redescendu sur le pavé de l'église, son illusion le reprit.
178 NODVELLÉS.
Tiburce passa ainsi plus de quinze jours dans un état
de IjTisme transcendantal, tendant des bras éperdus à sa
chimère, implorant quelque miracle du ciel. — Dans les
moments lucides il se résignait à chercher dans la ville
quelque type se rapprochant de son idéal, mais ses recher-
ches n'aboutissaient à rien, car l'on ne trouve pas aisé-
ment, le long des rues et des promenades, un pareil dia-
mant do beauté.
Un soir, cependant, il rencontra encore à l'angle de la
place de Meïr le charmant regard bleu dont nous avons
parlé : cette fois la vision disparut moins vite, et Tiburce
eut le temps de voir un délicieux visage encadré d'opu-
lentes touffes de cheveux blonds, un sourire ingénu sur
les lèvres les plus fraîches du monde. Elle hâta le pas
lorsqu'elle se sentit suivie, mais Tiburce, en se mainte-
nant à distance, put la voir s'arrêter devant une bonne
vieille maison flamande, d'apparence pauvre, mais hon-
nête. Comme on tardait un peu à lui ouvrir, elle se
retourna un instant, sans doute par un vague instinct de
coquetterie féminine, pour voir si l'inconnu ne s'était pas
découragé du trajet assez long qu'elle lui avait fait par-
courir. Tiburce, comme illuminé par une lueur subite,
s'aperçut qu'elle ressemblait d'une manière frappante —
à la Madeleine.
CHAPITRE m.
La maison où était entrée la svelte figure avait un air
de bonhomie flamande tout à fait patriarcal ; elle était
peinte couleur rose sèche avec de petites raies blanches
pour figurer les joints de la pierre; le pignon denticulé
en marches d'escalier, le toit fenestré de lucarnes à vo-
lute, l'imposte représentant avec une naïveté toute gothi-
que, l'histoire de Noé raillé par ses fils, le nid de ci-
LA TOISON d'or. 4 79
gogno, les pigeons se toilettant au soleil, achevaient
d'on compléter le caractère, on eût dit une de ces fa-
briques si communes dans les tableaux de Vander-Heyden
ou do Teniers.
Quelques brindilles de houblon tempéraient par leur
verdoyant badinagc ce que l'aspect général pouvait avoir
de trop strict et de trop propre. Des barreaux faisant le
ventre grillaient les fenêtres inférieures, et sur les deux
premières vitres étaient appliqués des carrés de tulle
semés de larges bouquets de broderie à la mode bruxel-
loise ; dans l'espace laissé vide par le renflement des barres
de fer, se prélassaient deux pots de faïence de la Chine
contenantquelquesœilletsétioléset d'apparence maladive,
malgré le soin évident qu'en prenait leur propriétaire ;
car leurs têtes languissantes étaient soutenues par des car-
tes à jouer et un système assez compliqué de petits écha-
faudages de brins. d'osier. — Tiburce remarqua ce détail,
qui indiquait une vie chaste et contenue, tout un poëme
de jeunesse et de pureté.
Comme il ne vit pas ressortir, au bout de deux heures
d'attente, la belle Madeleine au regard bleu, il en conclut
judicieusement qu'elle devait demeurer là ; ce qui était
vrai : il ne s'agissait plus que de savoir don nom, sa posi-
tion dans le monde, de lier connaissance avec elle et de
s'en faire aimer : peu de chose en vérité. Un Lovelace de
profession n'y eût pas été empêché cinq minutes ; mais le
brave Tiburce n'était pas un Lovelace : au contraire,
il était hardi en pensée, timide en action; personne
n'était moins habile à passer du général au particulier,
et il avait en affaires d'amour le plus formel besoin
d'un honnête Pandarus qui vantât ses perfections et
lui arrangeât ses rendez-vous. Une fois en train, il ne
manquait pas d'éloquence ; il débitait avec assez d'a-
plomb la tirade langoureuse, et faisait l'amoureux au
moins aussi bien qu'un jeune premier de provmce ; mais,
à l'opposé de Petit-Jean, l'avocat du chien Citron, ce
i80 NOUVELLES.
qu'il savait le moins bien, c'était son commencement.
Aussi devons-nous avouer que le bon Tiburce nageait
dans une mer d'incertitudes, combinant mille strata-
gèmes plus ingénieux que ceux de Polybe pour se rap-
procher de sa divinité. Ne trouvant rien de présentable,
comme don Cléofas du Diable Boiteux, il eut l'idée de
mettre le feu à la maison, afin d'avoir l'occasion d'arra-
cher son infante du sein des flammes et lui prouver ainsi
son courage et son dévouement ; mais il réfléchit qu'un
pompier, plus accoutumé que lui à courir sur les poutres
embrasées, pourrait le supplanter, et que d'ailleurs cette
manière de faire connaissance avec une jolie femme était
prévue par le Code.
En attendant mieux, il se grava bien nettement au fond
de la cervelle la configuration du logis, prit le nom de la
rue et s'en retourna à son auberge assez satisfait, car il
avait cru voir se dessiner vaguement derrière le tulle brodé
de la fenêtre la charmante silhouette de l'inconnue, et
une petite main écarter le coin de la trame transparente,
sans doute pour s'assurer de sa persistance vertueuse à
monter la faction, sans espoir d'être relevé, au coin d'une
rue déserte d'Antwerpen. — Était-ce une fatuité de la part
de Tiburce, et n'avait-il pas une de ces bonnes fortunes
ordinaires aux myopes qui prennent les linges pendus
aux croisés pour Técharpe de Juliette penchée vers Roméo,
et les pots de giroflée pour des princesses en robe de bro-
cart d'or ? Toujours est-il qu'il s'en alla fort joyeux, et se
regardant lui-même comme un des séducteurs les plus
triomphants. — L'hôtesse des Armes du Brabant et sa ser-
vante noire furent étonnées des airs d'Amilcar et de tam-
bour-major qu'il se donnait. Il alluma son cigare de la
fiiçon la plus résolue, croisa ses jambes et se mit à faire
danser sa pantoufle au bout de son pied avec la superbe
nonchalance d'un mortel qui méprise parfaitement la
création et qui sait des bonheurs inconnus au vulgaire
des hoinnies; il avait enfin trouvé le blond. Jason ne fut
LA TOISON d'or. 181
pas plus heureux en décrochant de l'arbre enchanté la
toison merveilleuse.
Notre héros est dans la meilleure des situations possi-
bles : un vrai cigare de la Havane à la bouche, des pan-
toufles aux pieds, une bouteille de vin du Rhin sur sa
table, avec les journaux de la semaine passée et une jolie
petite contrefaçon des poésies d'Alfred de Musset.
Il peut boire un verre et même deux de Tockayer, lire
Namouna ou le compte rendu du dernier ballet : il n'y a
donc aucun inconvénient à ce que nous le laissions seul
pour quelques instants : nous lui donnons de quoi se
désennuyer, si tant est qu'un amoureux puisse s'ennuyer.
Nous retournerons sans lui, car ce n'est pas un homme
à nous en ouvrir les portes, à la petite maison de la rue
Kipdorp, et nous nous servirons d'introducteur. — Nous
vous ferons voir ce qu'il y a derrière les broderies de la
fenêtre basse, car pour premier renseignement nous de-
vons vous dire que l'héroïne de cette nouvelle habite au
rez-de-chaussée, et qu'elle s'appelle Gretchen, nom qui,
pour n'être pas si euphonique qu'Ethelwina ou Azélie,
paraît d'une suffisante douceur aux oreilles allemandes et
néerlandaises.
Entrez après avoir soigneusement essuyé vos pieds, car
la propreté flamande règne ici despotiquement. — En
Flandre l'on ne se lave la figure qu'une fois la semaine,
mais en revanche les planchers sont échaudés et grattés à
vif deux fois par jour. — Le parquet du couloir, comme
celui du reste de la maison, est fait de planches de sapin
dont on conserve le ton naturel, et dont aucun enduit
n'empêche de voir les longues veines pâles et les nœuds
étoiles ; il est saupoudré d'une légère couche de sable de
mer soigneusement tamisé, dont le grain retient le pied
et empêche les glissades si fréquentes dans nos salons, où
l'on patine plutôt que l'on ne marche. — La chambre de
Gretchen est à droite, c'est cette porte d'un gris modeste
dont le bouton de cuivre écuré au tripoli reluit comme
16
ii>± M)ivi:i!r,s.
s'il était d'or ; frottez encore une fois vos semcircs sur ce
paillasson de roseaux ; l'empereur lui-même n'entrerait
pas avec des bottes crottées.
Regardez un instant ce doux et tranquille inlui.r'ur; rien
n'y attire l'œil; tout est calme, sobre, étouiré;la chambre
de Marguerite elle-même n'est pas d'un <>ffet plus virgi-
nalement mélancolique : c'est la sérénité de l'innocence
qui préside à tous ces petits détails de charmante pro-
preté.
Les murailles, brunes de ton et revêtues à hauteur
d'appui d'un lambris de chêne, n'ont d'autre ornement
qu'unemadone de plâtre colorié, habillée d'étofles comme
une poupée, avec des souliers de satin, une couronne de
moelle de roseau, un collier de verroterie et deux petits
vases de fleurs artificielles placés devant elle. Au fond de
la pièce, dans le coin le plus noyé d'ombre, s'élève un lit
à quenouilles de forme ancienne et garni de rideaux de
serge verte et de pentes à grandes dents ourlées de galons
jaunes; au chevet, un christ, dont le bas de la croix
forme bénitier, étend ses bras d'ivoire sur le sommeil de
la chaste créature.
Un bahut qui miroite comme une glace à contre-jour,
tant il est bien frotté; une table à pieds tors posée auprès
de la fenêtre et chargée de pelotes, d'échoveaux de fd et
de tout l'attirail de l'ouvrière en dentelle; un grand fau-
teuil en tapisserie, quelques chaises à dossier de forme
Louis XIII, comme on en voit dans les vieilles gravures
d'Abraham Bosse, composent cet ameubleuieut d'une
simplicité presque puritaine.
Cepenrlant nous devons ajouter que Gretchen, pour
sage qu'elle fût, s'était permis le luxe d'un miroir en cris-
tal de Venise à biseau entouré d'un ciidre d'ébène incrusté
de cuivre. Il est vrai que, pour sanctifier ce meuble |)ro-'
fane, un rameau de buis bénit était piqué dans la bordure.
Figurez-vous Gretchen assise dans le grand fauteuil de
tapisserie, les pieds sur un tabouret brodé par elle-même.
LA TOISON 1) OR. 183
brouillant et débrouillant avec ses doigts de fée les im-
povcpptibles réseaux d'une dentelle commencée ; sa jolie
tète penchée vers son ouvrage est égayée en dessous par
mille reflets folâtres qui argentent de teintes fraîches et
vaporeuses l'ombre transparente qui la baigne; une déli-
cate fleur de jeunesse velouté la santé un peu hollandaise
de ses joues dont le clair-obscur ne peut atténuer la fraî-
cheur; la lumière, filtrée avec ménagement par les car-
reaux supérieurs, satine seulement le haut de son front,
et fait briller comme des vrilles d'or les petits cheveux
follets en rébellion contre la morsure du peigne. Faites
courir un brusque filet de jour sur le corniche et sur le
bahut, piquez une paillette sur le ventre des pots d'étain;
jaunissez un peu le christ, fouillez plus profondément les
plis roides et droits des rideaux de serge, brunissez la
pfdeur modernement blafarde du vitrage, jetez au fond de
la pièce la vieille Barbara armée de son balai, concentrez
toute la clarté sur la tête, sur les mains de la jeune fille,
et vous aurez une toile flamande du meilleur temps, que
Terburg ou Gaspard Netscher ne refuserait pas de signer.
Quelle diff"érence entre cet inférieur si net, si propre,
si facilement compréhensible, et la chambre, d'une jeune
fille française, toujours encombrée de chiff'ons, de papier
de musique, d'aquarelles commencées, où chaque objet
est hors de sa place, où les robes dépliées pendent sur le
dos des chaises, où le chat de la maison déchiffre avec
ses griff'es le roman oublié à terre ! — Comme l'eau où
trempe cette rose à moitié effeuillée est limpide et cristal-
line ! comme ce linge est blanc, comme ces verreries sont
claires! — Pas un atome voltigeant, pas une peluche
égarée.
Metzu, qui peignait dans un pavillon situé au milieu
d'un pièce d'eau pour conserver l'intégrité de ses teintes,
eût travaillé sans inquiétude dans la chambre de Gret-
chen. La plaque de fonte du fond de la cheminée y reluit
comme un bas-relief d'argent.
1 8 i NOUVELLES.
Maintenant une crainte vient nous saisir : est-ce bien
l'héroïne qui convient à notre héros ? Gretchen est-elle
véritablement l'idéal de Tiburce? Tout cela n'est-il pas
bien minutieux, bien bourgeois, bien positif? n'est-ce pas
là plutôt le type hollandais que le type flamand, et pen-
sez-vous, en conscience, que les modèles de Rubens fus-
sent ainsi faits? N'était-ce pas de préférence de joyeuses
commères, hautes en couleur, abondantes en appas, d'une
santé violente, à l'allure dégingandée et commune, dont
le génie du peintre a corrigé la réalité triviale? Les grands
maîtres nous jouent souvent de ces tours-là. D'un site in-
signifiant, ils font un paysage délicieux ; d'une ignoble
servante, une Vénus; ils ne copient pas ce qu'ils voient*
mais ce qu'ils désirent.
Pourtant Gretchen, quoique plus mignonne et plus dé-
licate, ressemble vraiment beaucoup à la iMadeleine de
Notre-Dame d'Anvers, et la fantaisie de Tiburce peut s'y
arrêter sans déception. Il lui sera difficile de trouver un
corps plus magnifique au fantôme de sa maîtresse peinte.
Vous désirez sans doute, maintenant que vous connais-
sez aussi bien que nous-mème Gretchen et sa chambre, —
l'oiseau et le nid, — avoir quelques détails sur sa vie et
sa position. — Son histoire est la plus simple du monde :
— Gretchen, fille de petits marchands qui ont éprouvé
des malheurs, est orpheline depuis quelques années; elle
vit avec Barbara, vieille servante dévouée, d'une petite
rente, débris de l'héritage paternel, et du produit de son
travail ; comme Gretchen fait ses robes et ses dentelles,
qu'elle passe même chez les Flamands pour un prodige de
soin et de propreté, elle peut, quoique simple ouvrière,
être mise avec une certaine élégance et ne guère différer
des filles de bourgeois : son linge est fin, ses coiffes se
font toujours remarquer par leur blancheur ; ses brode-
quins sont les mieux faits de la ville; car, dût ce détail
déplaire à Tiburce, nous devons avouer que Gretchen a
un pied de comtesse andalouse, et se chausse en consé-
.LA TOISON d'or. 18S
qiience. C'est du reste une tille bien élevée ; elle sait lire,
écrit joliment, connaît tous les points possibles de brode-
rie, n'a pas de rivale au monde pour les travaux d'aiguille
et ne joue pas du piano. Ajoutons qu'elle a en revanche
un talent admirable pour les tartes de poires, les carpes
au bleu et les gâteaux de pâte ferme, car elle se pique de
cuisine comme toutes les bonnes ménagères, et sait pré-
parer, d'après les recettes particulières, mille petites
friandises fort recherchées.
Ces détails paraîtront sans doute d'une aristocratie mé-
diocre, mais notre héroïne n'est ni une princesse diplo-
matique, ni une délicieuse femme de trente ans, ni une
cantatrice à la mode ; c'est tout uniment une simple ou-
vrière de la rue Kipdorp, près du rempart, à Anvers;
mais, comme à nos yeux les femmes n'ont de distinction
réelle que leur beauté, Gretchen équivaut à une duchesse
à tabouret, et nous lui comptons ses seize ans pour seize
quartiers de noblesse.
Quel est l'état du cœur de Gretchen? — L'état de son
cœur est des plus satisfaisants; elle n'a jamais aimé que
des tourterelles café au lait, des poissons rouges et d'autres
menus animaux d'une innocence parfaite, dont le jaloux
le plus féroce ne pourrait s'inquiéter. Tous les dimanches
elle va entendre la grand'messe à l'église des Jésuites,
modestement enveloppée dans sa faille et suivie de Bar-
bara qui porte son livre, puis elle revient et feuillette une
Bible « où l'on voit Dieu le Père en habit d'empereur, »
et dont les images gravées sur bois font pour la millième
fois son admiration. Si le temps est beau, elle va se pro-
mener du côté du fort de Lillo ou de la Tête de Flandre
en compagnie d'une jeune fille de son âge, aussi ouvrière
en dentelle : dans la semaine, elle ne sort guère que pour
aller reporter son ouvrage ; encore Barbara se charge-t-elle
la plupart du temps de cette commission. — Une fille de
seize ans qui n'a jamais songé à l'amour serait improbable
sous un climat plus chaud; mais l'atmosphère de Flandre,
4 86 NOUVELLES.
alourdie par les fades exhalaisons des canaux, voiture
très-peu de parcelles aphrodisiaques : les fleurs y sont tar-
dives et viennent grasses, épaisses, pulpeuses; leurs par-
fums, chargés de moiteur, ressemblent à des odeurs d'in-
fusions aromatiques ; les fruits sont aqueux; la terre et le
ciel, saturés d'humidité, se renvoient des vapeurs qu'ils
ne peuvent absorber, et que le soleil essaye en vain de
boire avec ses lèvres pâles; — les femmes plongées dans
ce bain de brouillard n'ont pas de peine à être vertueuses,
car, selon Byron, — ce coquin de soleil est un grand sé-
ducteur, et il a fait plus de conquêtes que don Juan.
Il n'est donc pas étonnant que Gretchen, dans une at-
mosphère si morale, soit restée étrangère à toute idée
d'amour, même sous la forme du mariage, forme légale
et permise s'il en fut. Elle n'a pas lu de mauvais romans
ni même de bons; elle ne possède aucun parent mâle,
cousin, ni arrière-cousin. Heureux Tiburce ! — D'ailleurs,
les matelots avec leur courte pipe culottée, les capitaines
au long cours qui promènent leur désœuvrement, et les
dignes négociants qui se rendent à la Bourse agitant des
chiffres dans les|)lis de leur front, et jettent, en longeant
le mur, leur silhouette fugitive dans l'espion de Gretchen,
ne sont guère faits pour enflammer l'imagination.
Avouons cependantque, malgré savirginale ignorance,
l'ouvrière en dentelle avait distingué Tiburce comme un
cavalier bien tourné et de figure régulière ; elle l'avait vu
plusieurs fois à la cathédrale en contemplation devant la
Descente de Croix, et attribuait son attitude extatique à un
excès de dévotion bien édifiant dans un jeune homme.
Tout en faisant circuler ses bobines, elle pensait à l'in-
connu de la place deMeïr, et s'abandonnait à d'innocentes
rêveries. — Un jour même, sous l'impression de cette
idée, elle se leva, et sans se rendre compte de son ac-
tion, fut à son miroir qu'elle consulta longuement; elle
se regarda de face, de trois quarts, sous tous les jours
possibles, et trouva, ce qui était vrai, que son teint était
LA TOISON n'OR. 187
plus soyeux qu'une feuille de papier de riz ou de camellia;
qu'elle avait des yeux bleus d'une admirable limpidité,
des dents charmantes dans une bouche de pêche, et des
cheveux du blond le plus heureux'. — Elle s'apercevait
pour la première fois de sa jeunesse et de sa beauté ; elle
prit la rose blanche qui trempait dans le beau verre de
cristal, la plaça dans ses cheveux et sourit de se voir si
bien parée avec cette simple fleur: la coquetterie était
née ; — l'amour allait bientôt la suivre.
Mais voici bien longtemps que nous avons quitté Ti-
burce ; qu'a-t-il fait à l'hôtel des Armes du Brabant pen-
dant que nous donnions ces renseignements sur l'ouvrière
en dentelle ! il a écrit sur une fort belle feuille de papier
quelque chose qui doit être une déclaration d'amour, à
moins que ce ne soit un cartel; car plusieurs feuilles bar-
bouillées et chargées de ratures, qui gisent à terre, mon-
trent que c'est une pièce de rédaction très-difficile et très-
importante. Après l'avoir achevée, il a pris son manteau
et s'est dirigé de nouveau vers la rue Kipdorp.
La lampe de Gretchen, étoile de paix et de travail,
rayonnait doucement derrière le vitrage, et l'ombre de
la jeune fille penchée vers son œuvre de patience se pro-
jetait sur le tulle transparent. Tiburce, plus ému qu'un
voleur qui va tourner la clef d'un trésor, s'approcha à pas
de loup du grillage, passa la main entre les barreaux et
enfonça dans la terre molle du vase d'œillets le coin de sa
lettre pliée en trois doubles, espérant que Gretchen ne
pourrait manquer de l'apercevoir lorsqu'elle ouvrirait la
fenêtre le matin pour arroser les pots de fleurs.
Cela fait, il se retira d'un pas aussi léger que si les se-
melles de ses bottes eussent été doublées de feutre.
488 NOLVELLES.
CHAPITRE IV.
La lueur bleue et fraîche du matin faisait pâlir le jaune
maladif des lanternes tirant à leur fin; l'Escaut fumait
comme un cheval en sueur, et le jour commençait à tiltrer
par les déchirures du brouillard, lorsque la fenêtre de
Gretchen s'entr'ouvrit. Gretchen avait encore les yeux
noyés de langueur, et la gaufrure imprimée à sa joue dé-
licate par un plis de l'oreiller attestait qu'elle avait dormi
sans changer de place dans son petit lit virginal, de ce
sommeil dont la jeunesse a seule le secret. — Elle voulait
voir comment ses chers œillets avaient passé la nuit, et
s'était enveloppée à la hâte du premier vêtement venu ;
ce gracieux et pudique désordre lui allait à merveille, et,
si l'idée dîme déesse peut s'accorder avec un petit bonnet
de toile de Flandre enjolivé de malines et un peignoir de
basin blanc, nous vous dirons qu'elle avait l'air de l'A urore
entrouvrant les portes de l'Orient ; — cette comparaison
est peut-être un peu trop majestueuse pour une ouvrière
en dentelle qui va arroser un jardin contenu dans deux
pots de faïence ; mais à coup sur l'Aurore était moins
fraîche et moins vermeille, — surtout l'Aurore de Flandre,
qui a toujours les yeux un peu battus.
Gretchen, armée d'une grande carafe, se préparait à
arroser ses œillets, et il ne s'en fallut pas de beaucoup que
la chaleureuse déclaration de Tiburce ne fût noyée sous
un moral déluge d'eau froide ; heureusement la blancheur
du papier frappa Gretchen qui déplanta la lettre et fut
bien surprise lorsqu'elle en eut vu le contenu. Il n'y avait
que deux phrases, l'une en français, l'autre en allemand;
la phrase française était composée de deux mots: — Je
t'aime ; la phrase allemande de trois: — /ch dtck liebe, —
ce qui veut dire exactement la même chose. Tiburce avait
LA TOISON d'or. 189
pensé au cas où Gretchen n'entendrait que sa langue ma-
ternelle; c'était, comme vous voyez, un homme d'une
prudence parfaite !
Vraiment c'était bien la peine de barbouiller plus de
papier que Malherbe n'en usaità fabriquer une stance, et
de boire/ sous prétexte de s'exciter l'imagination, une
bouteille d'excellent Tockayer, pour aboutir à cette pensée
ingénieuse et nouvelle. Eh bien ! malgré son apparente
simplicité, la lettre de Tiburce était peut-être un chef-
d'œuvre de rouerie, à moins qu'elle ne fût une bêtise, —
ce qui est encore possible. Cependant, n'était-ce pas un
coup de maître que de laisser tomber ainsi, comme
une goutte de plomb brûlant, au milieu de cette tran-
quillité d'àme , ce seul mot : — Je t'aime , — et sa
chute ne devait-elle pas produire, comme à la surface
d'un lac, une infinité d'irradiations et de cercles concen-
triques?
. En effet, que contiennent toutes les plus ardentes épîtres
d'amour ? que reste-t-il de toutes les ampoules de la pas-
sion, quand on les pique avec l'épingle de la raison?Toute
l'éloquence de Saint-Preux se réduit à un mot, et Tiburce
avait réellement atteint à une grande profondeuren con-
centrant dans cette courte phrase la rhétorique fleurie de
ses brouillons primitifs.
Il n'avait pas signé; d'ailleurs, qu'eût appris son nom?
il était étranger dans la ville, il ne connaissait pas celui
de Gretchen, et, à vrai dire, s'en inquiétait peu. — La
chose était plus romanesque , plus mystérieuse ainsi
L'imagination la moins fertile pouvait bâtir là-dessus vingt
volumes in-octavo plus ou moins vraisemblables. — Etait-
ce un sylphe, un pur esprit, un ange amoureux, un beau
capitaine, un fils de banquier, un jeune lord, pair d'An-
gleterre et possesseur d'un million de rente; un boyard
russe avec un nom en off, beaucoup de roubles et une
multitude de collets de fourrure? Telles étaient les graves
questions que cette lettre d'une éloquence si laconique
100 ^o^vELl ES.
allait immanquablement soulever. — Le tutoiement, qui
ne s'adresse qu'à la Divinité, montrait une violence de
passion que Tiburce était loin d'éprouver, mais qui pou-
vait produire le meilleur eftet sur l'esprit de la jeune fillf,
— l'exa^'ération paraissant toujours plus naturelle aux
femmes que la vérité.
Gretchen n'hésita pas un instant à croire le jeune
homme de la place de Meïr auteur du billet : les femmes
ne se trompent point en pareille matière, elles ont un
instinct, un flair merveilleux, qui supplée à l'usage du
monde et à la connaissance des passions. La plus sage en
sait plus long que don Juan avec sa liste.
Nous avons peint notre héroïne comme une jeune fille
très-naïve, très-ignorante et très-honnête : nous devons
pourtant avouer qu'elle ne ressentit point l'indignation
vertueuse que doit éprouver une femme qui reçoit un billet
écrit en deux langues, et contenant une aussi formelle in-
congruité.— Elle sentit plutôt un mouvement de plaisir,
et un léger nuage rose passa sur sa figure. Cette lettre était
pour elle comme un certificat de beauté; elle la rassurait
sur elle-même et lui donnait un rang; c'était le premier
regard qui eût plongé dans sa modeste obscurité; la mo-
dicité de sa fortune empêchait qu'on ne la recherchât. —
Jusque-là on ne l'avait considérée que comme une enfant,
Tiburce la sacrait jeune fille ; elle eut pour lui cette re-
connaissance que la perle doit avoir pour le plongeur
qui l'a découverte dans son écaille grossière sous le téné-
breux manteau de l'Océan.
Ce premier effet passé, Gretchen éprouva une sensation
bien connue de tous ceux dont l'enfance a été maintenue
sévèrement, et qui n'ont jamais eu de secret; la lettre la
gênait comme jm bloc de marbre, elle ne savait qu'en
faire. Sa chambre ne lui paraissait pas avoir d'assez ob-
scurs recoins, d'assez impénétrables cachettes pour la dé-
rober aux yeux : elle la mit dans le bahut derrière une
pile de linge; mais au bout de quelques instants elle la
LA TOISON d'or. 191
retira; la lettre flamboyait à travers les planches de l'ar-
moire comme lemicrocosmedudoctem' Faust dans l'eau-
forte de Rembrandt. Gretchen chercha un autre endroit
plus sûr; Barbara pouvait avoir besoin de serviettes ou
de draps, et la trouver. — Elle prit une chaise, monta
dessus et posa la lettre sur la corniche de son lit ; le papier
lui brûlait les mains comme une plaque de fer rouge. —
Barbara entra pour faire la chambre. — Gretchen, afTec-
tant l'air le plus détaché du monde, se mit à sa place or-
dinaire, et reprit son travail de la veille ; mais à chaque
pas que Barbara faisait du côté du lit, elle tombait
dans des transes horribles; ses artères sifflaient dans ses
tempes, la chaude sueur de l'angoisse lui perlait sur le
front, ses doigts s'enchevêtraient dans les fils, il lui sem-
blait qu'une main invisible lui serrât le cœur. — Barbara
lui paraissaitavoir une mine inquiète et soupçonneuse qui
ne lui était pas habituelle. — Entln la vieille sortit, un panier
aubras, pour aller faire sonmarché. — La pauvre Gretchen
respira et reprit sa lettre qu'elle serra dans sa poche ;
mais bientôt elle la démangea ; les craquements du papier
l'effrayaient, elle la mit dans sa gorge; car c'est là que les
femmes logent tout ce qui les embarrasse. — Un corset
est une armoire sans clef, un arsenal complet de fleurs,
de tresses de cheveux, de médaillons et d'épîtres senti-
mentales; une espèce de boîte aux lettres où l'on jette à
la poste toute la correspondance du cœur.
Pourquoi donc Gretchen ne brûlait-elle pas ce chiiiFon
de papier insignifiant qui lui causait une si vive terreur?
D'abord Gretchen n'avait pas encore éprouvé de sa vie une
si poignante émotion; elle était à la fois effrayée et ravie;
— puis dites-nous pourquoi les amants s'obstinent à ne
pas détruire les lettres qui, plus tard, peuvent les faire
découvrir et causer leur perte? C'estqu'une lettre est une
âme visible; c'est que la passion a traversé de son fluide
électrique cette vaine feuille et lui a communiqué la vie.
Brûler une lettre, c'est faire un meurtre moral; dans les
4 92 NOUVELLES.
cendres d'une correspondance anéantie, il y a toujours
quelques parcelles de deux âmes.
Grctchen garda donc sa lettre dans le pli de son corset^
à côté d'une petite croix d'or bien étonnée de se trouver
en voisinage d'un billet d'amour.
En jeune honuiie bien appris, Tiburce laissa le temps
à sa déclaration d'opérer. Il fit le mort et ne reparut plus
dans la rue Kipdorp. Gretchen commençait à s'inquiéter,
lorsqu'un beau matin elle aperçut dans le treillage de la
fenêtre un magnifique bouquet de fleurs exotiques. —
Tiburce avait passé par là, c'était sa carte de visite.
— Ce bouquet fit beaucoup de plaisir à la jeune ou-
vrière, qui s'était accoutumée à l'idée de Tiburce, et dont
l'amour-propre était secrètement choqué du peu d'em-
pressement qu'il avait montré après un si chaud début ;
elle prit la gerbe de fleurs, remplit d'eau un de ses jolis
pots de Saxe rehaussés de dessins bleus, délia les tiges
et les mit tremper pour les conserver plus longtemps. —
Elle fit, à cette occasion, le premier mensonge de sa vie,
en disant à Barbara que ce bouquet était un présent d'une
dame chez qui elle avait porté de la dentelle et qui con-
naissait son goût pour les fleurs.
Dans la journée, Tiburce vint faire le pied de grue de-
vant la maison, sous prétexte de tirer le crayon de quelque
architecture bizarre; il resta là fort longtemps, labourant
avec un style épointé un méchant carré de vélin. — Gret-
chen fit la morte à son tour ; pas un pli ne remua, pas
une fenêtre ne s'ouvrit ; la maison semblait endormie.
Retranchée dans un angle, elle put, au moyen du miroir
de son espion, considérer Tiburce tout à son aise. — Elle
vit qu'il était grand, bien fait, avec un air de distinction
sur toute sa personne, la figure régulière, l'œil triste et
doux, la physionomie mélancolique, — ce qui la toucha
beaucoup, accoutumée qu'elle était à la santé rubiconde
des visages brabançons. — D'ailleurs, Tiburce, quoiqu'il
ne fût ni un lion ni un merveilleux, ne nianquait pas
LA TOISON D 0«. 493
d'élégance naturelle, et devait paraître un fasliionable
accompli à une jeune fille aussi naïve que Gretchen : au
boulevard de Gand il eût semblé à peine suffisant, rue
Kipdorp il était superbe.
Au milieu de la nuit, Gretchen, par un enfantillage
adorable, se leva pieds nus pour aller regarder son bou-
quet; elle plongea sa figure dans les touffes et elle
baisa Tiburce sur les lèvres rouges d'un magnifique
dahlia; — elle roula sa tête avec passion dans les vagues
bigarrées de ce bain de fleurs, savourant à longs traits
leur enivrants parfums, aspirant à pleines narines jus-
qu'à sentir son cœur se fondre et ses yeux s'alanguir.
Quand elle se redressa, ses joues scintillaient tout em-
perlées de gouttelettes, et son petit nez charmant, bar-
bouillé le plus gentiment du monde par la poussière d'or
des étamines, était d'un très-beau jaune. Elle s'essuya en
riant, se recoucha et se rendormit; vous pensez bien
quelle vit passer Tiburce dans tous ses rêves.
Dans tout ceci qu'est devenue la Madeleine de la Des-
cente de croix? Elle règne toujours sans rivale au cœur
de notre jeune enthousiaste; elle a sur les plus belles
femmes vivantes l'avantage d'être impossible : — avec elle
point de déception, point de satiété ! elle ne désenchante
pas par des phrases vulgaires ou ridicules; elle est là im-
mobile, gardant religieusement la ligne souveraine dans
laquelle l'a renfermée le grand maître, sûre d'être éternel-
lement belle^ et racontant au monde dans son langage
silencieux, le rêve d'un sublime génie.
La petite ouvrière de la rue Kipdorp est vraiment une
charmante créature ; mais comme ses bras sont loin d'a-
voir ce contour onduleux et souple, cette puissante énergi(
enveloppée de grâce ! Comme sos épaules ont encore h
gracilité junévile ! et que le blond de ses cheveux est
pâle auprès des tons étranges et riches dont Rubens a ré-
chauffé la ruisselante chevelure de la sainte pécheresse ;
11
104 NOLVELLES.
~ Tel était le langage que tenait Tiburce à part lui, en se
promenant sur \c quai de l'Escaut.
Pourtant, voyant qu'il n'avançait guère dans ses amours
en peinture, il se fit les raisonnements les plus sensés du
monde sur son insigne folie. Il revint à Gretchen, non
sans pousser un long soupir de regret; il ne l'aimait pas,
mais du moins elle lui rappelait son rêve comme une
fille rappelle une mère adorée qui est morte. — Nous
n'insisterons pas sur les détails de cette liaison, chacun
peut aisément les supposer. — Le hasard, ce grand en-
tremetteur, fournit à nos deux amants une occasion très-
naturelle de se parler. — Gretchen était allée se promener,
selon son habitude, à la Tète de Flandre, de l'autre côté
de l'Escaut, avec sa jeune amie. — Elles avaient couru
après les papillons, fait des couronnes de bluets, et s'é-
taient roulées sur le foin des meules, tant et si bien que
le soir était venu, et que le passeur avait fiiit son dernier
voyage sans qu'elles l'eussent remarqué. — Elles étaient
là toutes deux assez inquiètes, un bout du pied dans l'eau,
et criant de toute la force de leurs petites voix argentines
qu'on eût à les venir prendre ; mais la folle brise empor-
tait leurs cris, et rien ne leur répondait que la plainte
douce du flot sur le sable. Heureusement Tiburce courait
des bordées dans un petit canot à voiles; il les entendit
et leur offrit de les passer! ce que l'amie s'empressa d'ac-
cepter, malgré l'air embarrassé et la rougeur de Gretchen.
Tiburce la reconduisit chez elle et eut soin d'organiser
une partie de canot pour le dimanche suivant, avec l'a-
grément de Barbara, que son assiduité aux églises et sa
dévotion au tableau de la Descente de ct^oix avaient très-
favorablement disposée.
Tiburce n'éprouva pas une grande résistance de la pai-t
de Gretchen. Elle était si pure qu'elle ne se défendit pas,
faute de savoir qu'on l'alta(|uait, et d'ailleurs elle aimait
Tii»urce; — car, bien qu'il parlât fort gaiement et qu'il
s'exprimât sur toutes choses avec une légèrt.'té ironiq.^c,
LA TOISON l) OR. 196
file le devinait malheureux^ et l'instinct de la femme,
c'est d'être consolatrice : la douleur les attire comme le
miroir les alouettes.
Quoique le jeune Français fût plein d'attentions pour
elle et la traitât avec une extrême douceur, elle sentait
qu'elle ne le possédait pas entièrement, et quil y avait
tians son âme des recoins où elle ne pénétrait jamais. —
Quelque pensée supérieure et cachée paraissait l'occuper,
et il était évident qu'il faisait des voyages fréquents dans
un monde inconnu; sa fantaisie enlevée par des batte-
ments d'ailes involontaires perdait pied à chaque instant
et battait le plafond, cherchant, comme un oiseau captif,
nue issue pour se lancer dans le bleu du ciel. — Souvent
il l'examinait avec une attention étrange pendant des
heures entières, ayant l'air tantôt satisfait, tantôt mécon-
tent. — Ce regard-là n'était pas le regard d'un amant. —
(iretchen ne s'expliquait pas ces façons d'agir, mais,
comme elle était sûre de la loyauté de Tiburce, elle ne s'en
alarmait pas autrement.
Tiburce, prétendant que le nom de Gretchen était diffi-
cile à prononcer, l'avait baptisée Madeleine, substitution
qu'elle avait acceptée avec plaisir, sentant une secrète
douceur à être appelée par son amant d'un nom mysté-
rieux et différent, comme si elle était pour lui une autre
femme. — Il faisait aussi de fréquentes visites à la cathé-
drale, irritant sa manie par d'impuissantes contemplations;
ces jours-là Gretchen portait la peine des rigueurs de la
Madeleine : le réel payait pour l'idéal, — Il était maus-
sade, ennuyé, ennuyeux, ce que la bonne créature attri-
buait à des maux de nerfs ou bien à des lectures trop
prolongées.
Cependant Gretchen est une charmante fille qui vaut
d'être aimée pour elle-même. Dans toutes les Flandres, le
Brabant et le Hainaut. vous ne trouveriez pas une peau
I lus blanche et plus fraîche, et des cheveux d'un plus
iu\iu blond ; elle a une main potelée et fine à la fois, avec
!06 NOUVELLES.
lies ongles d'agate, une vraie main de princesse, et, —
perfection rare au pays de Rubens, — un petit pied.
Ah! Tiburce, Tiburce, qui voulez enfermer dans vos
bras un idéal réel, et baiser votre chimère à la bouche,
prenez garde, les chimères, malgré leur gorge ronde,
leurs ailes de cygne et leur sourire scintillant, ont les
dents aiguës et les griffes tranchantes. Les méchantes
pomperont le pur sang de votre cœur et vous laisseront
plus sec et plus creux qu'une éponge ; n'ayez pas de ces
ambitions effrénées, ne cherchez pas à faire descendre
les marbres de leurs piédestaux, et n'adressez pas des
supplications à des toiles muettes : tous vos peintres et vos
poètes étaient malades du même mal que vous; ils ont
vpulu faire une création à part dans la création de Dieu.
— Avec le marbre, avec la couleur, avec le rhythme, ils
ont traduit et fixé leur rêve de beauté : leurs ouvrages ne
sont pas les portraits des maîtresses qu'ils avaient, mais
de celles qu'ils auraient voulu avoir, et c'est en vain que
vous chercheriez leurs modèles sur la terre. Allez acheter
un autre bouquet pour Gretchen qui est une belle et douce
fille; laissez là les morts et les fantômes, et tâchez de
vivre avec les gens de ce monde.
CHAPITRK V.
Oui, Tiburce, dût la chose vous étonner beaucoup,
Gretchen vous est très-supérieure. Elle n'a pas lu les
poètes, et ne connaît seulement pas les noms d'Homère
ou de Virgile; les complaintes du Juif Errant, d'Henriette
et Damon, imprimées sur bois et grossièrement coloriées,
forment toute sa littérature, en y joignant le latin de son
livre de messe, qu'elle épelle consciencieusement chaque
dimanche; Virginie n'en savait guère plus au fond de son
paradis de magnoliers et de jam-roses.
LA TOISON d'or. 197
Vous êtes, il est vrai, très au courant des choses de la
littérature. Vous possédez à fond l'esthétique, l'ésotérique,
la plastique, Tarchitectonique et la poétique; Marphurius
et Pancrace n'ont pas une plus belle liste de connais-
sances en iqiie. Depuis Orphée et Lycophron jusqu'au
dernier volume de M. de Lamartine, vous avez dévoré tout
ce qui s'est forgé de mètres, aligné de rimes et jeté de stro-
phes dans tous les moules possibles ; aucun roman ne vous
est échappé. Vous avez parcouru de l'un à l'autre bout le
monde immense de la fantaisie ; vous connaissez tous les
peintres depuis André Rico de Candie et Bizzamano,
jusqu'à MM. Ingres et Delacroix; vous avez étudié la
beauté aux sources les plus pures : les bas-reliefs d'Egine,
les frises du Parthénon, les vases étrusques, les sculpture?,
hiératiques de l'Egypte, l'art grec et l'art romain, le go-
thique et la renaissance; vous avez tout analysé, tout
fouillé; vous êtes devenu une espèce de maquignon de
beauté dont les peintres prennent conseil lorsqu'ils veu-
lent faire choix d'un modèle, comme l'on consulte un
écuyer pour l'achat d'un cheval. Assurément, personne
ne connaît mieux que vous le côté physique de la femme;
— vous êtes sur ce point de la force d'un statuaire athé-
nien ; mais vous avez, tant la poésie vous occupait, sup-
primé la nature, le monde et la vie. Vos maîtresses n'ont
été pour vous que des tableaux plus ou moins réussis; —
pour les belles et les jolies, votre amour était dans la pro-
portion d'un Titien à un Boucher ou à un Vanloo; mais
vous ne vous êtes jamais inquiété si quelque chose palpi-
tait et vibrait sous ces apparences. — Quoique vous ayez
le cœur bon, la douleur et la joie vous semblent deux
grimaces qui dérangent la tranquillité des lignes : la
femme est pour vous une statue tiède.
Ah ! malheureux enfant, jetez vos livres au feu, déchi-
rez vos gravures, brisez vos plâtres, oubliez Raphaël,
oubliez Homère, oubliez Phidias, puisque v dus n'avez pas
le courage de prendre un pinceau, une plume ou un
17,
19S NOUVELLES.
ébauchoir ; à quoi vous sert cette admiration stérile T
où aboutiront ces élans insensés? N'exigez pas de la vie
plus qu'elle ne peut donner. Les grands génies ont seuls
le droit de n'être pas contents de la création. Ils peuvent
aller regarder le sphinx entre les deux yeux, car ils de-
vinent ses énigmes. — Mais vous n'êtes pas un grand gé-
nie; soyez simple de cœur, aimez qui vous aime, et,
comme dit Jean-Paul, ne demandez ni clair de lune, ni
gondole sur le lac Majeur, ni rendez-vous à l'Isola-Bella.
Faites-vous avocat philanthrope ou portier, mettez vos
ambitions à devenir électeur et caporal dans votre compa-
gnie ; ayez ce que dans le monde on appelle un état, de-
venez un bon bourgeois. A ce mot, sans doute, votre
longue chevelure va se hérisser d'horreur, car vous avez
pour le bourgeois le même mépris que le Bursch allemand
professe pour le Philistin, le militaire pour le pékin, et le
brahme pour le paria. Vous écrasez d'un ineffable dédain
tout honnête commerçant qui préfère un couplet de vau-
deville à un tercet du Dante, et la mousseline des peintres
de portraits à la mode à un écorché de Michel-Ange. Un
pareil homme est pour vous au-dessous de la brute ; ce-
pendant il est de ces bourgeois dont Tâme (ils en ont) est
riche de poésie, qui sont capables d'amour et de dévoue-
ment, et qui éprouvent des émotions dont vous êtes inca-
pable, vous dont la cervelle a anéanti le cœur.
Voyez Gretchen qui n'a fait toute sa vie qu'arroser des
œillets et croiser des fils; elle est mille fois plus poétique
que vous, monsieur l'artiste, comme on dit maintenant ;
— elle croit, elle espère, elle a le sourire et les larmes ;
un mot de vous fait le soleil et la pluie sur son charmant
visage ; elle est là dans son grand fauteuil de tapissirit;, à
côté de sa fenêtre, sous un jour mélancolique, accomplis-
sant sa tâche habituelle ; mais comme sa jeune tète tra-
vaille ! comme son imagination marche ! que de châteaux
en Espagne elle élève et renverse î La voici qui rougit et
qui pâlit, qui a chaud et qui a froid comme l'amoureuse
LA TOISON D OR. , 199
de l'ode antique; sa dentelle lui échappe des mains, elle a
entendu sur lu brique du trottoir un pas qu'elle distingue
entre mille, avec toute l'acutesse de perception que la pas-
sion donne aux sens; quoique vous arriviez à l'heure dite,
il y a longtemps que vous êtes attendu. Toute la journée
vous avez été son occupation unique ; elle se demandait :
Où est-il maintenant ? — que fait-il ? — pense-t-il à moi
qui pense à lui? — Peut-être est-il malade; — hier il
m'a semblé plus pâle qu'à l'ordinaire, il avait l'air triste
et préoccupé en me quittant; — lui serait-il arrivé quel-
que chose ? — aurait-il reçu de Paris des nouvelles dés-
agréables ? — et toutes ces questions que se pose la pas-
sion dans sa sublime inquiétude.
Cette pauvre enfant si opulente de cœur a déplacé le
centre de son existence, elle ne vit plus qu'en vous et par
vous. — En vertu du magnifique mystère de l'incarnation
d'amour,, son âme habite votre corps, son esprit descend
sur vous et vous visite ; — elle se jetterait au-devant de
l'épée qui menacerait votre poitrine, le coup qui vous
atteindrait la ferait mourir, — et cependant vous ne l'avez
prise que comme un jouet, pour la faire servir de manne-
quin à votre fantaisie. Pour mériter tant d'amour, vous
avez lancéquelques œillades, donné quelques bouquets et
débité d'un ton chaleureux des lieux communs de roman.
— Un mieux aimant eût écnoué peut-être ; car, hélas !
pour inspirer de l'amour il faut n'en pas ressentir soi-
même. — Vous avez de sang-froid troublé à tout jamais
la limpidité de cette modeste existence. — En vérité,
maître Tiburce, adorateur du blond et contempteur du
bourgeois, vous avez fait là une méchante action; nous
sommes fâché de vous le dire.
Gretchen n'était pas heureuse ; elle devinait entre elle
et son amant une rivale invisible, la jalousie la prit : elle
épia les démarches de Tiburce, et vit qu'il n'allait qu'à
son hôtel des Armes du lirabant et à la cathédrale sur la
place de Meir. — Elle se rassura.
200 NOUVELLES.
— Qu'avez- VOUS donc, lui dit-elle une fois, à regarder
toujours la figure de la sainte Madeleine qui soutient le
corps du Sauveur dans le tableau de la Descente de
croix ?
— C'est qu'elle te ressemble, avait répondu Tiburce.
Gretchen rougit de plaisir et courut à la glace vérifier
la justesse de ce rapprochement; elle reconnut qu'elle
avait les yeux onctueux et lustrés, les cheveux blonds, le
front bombé, toute la coupe de figure de la sainte.
— C'est donc pour cela que vous m'appelez Madeleine
et non pas Gretchen ou Marguerite qui est mon véritable
nom?
— Précisément, répondit Tiburce d'un air embarrassé.
— Je n'aurais jamais cru être si belle, fit Gretchen, et
cela me rend toute joyeuse, car vous m'en aimerez mieux.
La sérénité se rétablit pour quelque temps dans l'âme
de la jeune fille, et nous devons avouer que Tiburce fit
de vertueux efi'orts pour combattre sa passion insensée.
La crainte de devenir monomane se présenta à son esprit;
et, pour couper court à cette obsession, il résolut de re-
tourner à Paris.
Avant de partir, il se rendit une dernière fois à la ca-
thédrale, et se fit ouvrir les volets de la Descente de croix
par son ami le bedeau.
La Madeleine lui sembla plus triste et plus éplorée que
de coutume ; de grosses larmes coulaient sur ses joues
pâlies, sa bouche était contractée par un spasme doulou-
reux, un iris bleuâtre entourait ses yeux attendris, le
rayon du soleil avait quitté ses cheveux, et il y avait,
dans toute son attitude, un air de désespoir et d'affaisse-
ment ; on eût dit qu'elle ne croyait plus à la résurrection
de son bien-aimé. — En efTet, le Christ avait ce jour-là
des tons si blafards, si verdàtres, qu'il était difficile d'ad-
mettre que la vie pût revenir jamais dans ses ciiairs dé-
con)posées. Tous les autres personnages du tableau par-
tageaient cette crainte ; ils avaient des regards ternes, des
LA TOISON d'or. 201
mines lugubres, et leurs auréoles ne lançaient plus que
des lueurs plombées : la lividité de la mort s'était étendue
sur cette toile naguère si chaude et si vivace.
Tiburce fut touché de l'expression de suprême tristesse
répandue sur la physionomie de la Madeleine, et sa réso-
lution de départ en fut ébranlée. Il aima mieux l'attribuer
à une sympathie occulte qu'à un jeu de lumière. — Le
temps était gris, la pluie hachait le ciel à tils menus, et
un filet de jour trempé d'eau et de brouillard filtrait pé-
niblement à travers les vitres inondées et fouettées par
l'aile de la rafale ; cette raison était beaucoup trop plau-
sible pour être admise par Tiburce.
— Ah ! se dit-il à voix basse, — en se servant du vers
d'un de nos jeunes poètes, « comme je t'aimerais demain
si tu vivais ! » — Pourquoi n'es-tu qu'une ombre impal-
pable, attachée à jamais aux réseaux de cette toile et cap-
tive derrière cette mince couche de vernis? — Pourquoi
as-tu le fantôme de la vie sans pouvoir vivre ? — Que te
sert d'être belle, noble et grande, d'avoir dans les yeux
la flamme de l'amour terrestre et de l'amour divin, et sur
la tête la splendide auréole du repentir, — n'étant qu'un
peu d'huile et de couleur étalées d'une certaine manière ?
— 0 belle adorée, tourne un peu vers moi ce regard si ve-
louté et si éclatant à la fois; — pécheresse, aie pitié
d'une folle passion, toi, à qui l'amour a ouvert les portes
du ciel; descends de ton cadre, redresse-toi dans ta longue
jupe de satin vert; car il y a longtemps que tu es age-
nouillée devant le sublime gibet ; — les saintes femmes
garderont bien le corps sans toi et suffiront à la veillée
funèbre.
Viens, viens, Madeleine, tu n'as pas versé toutes tes
buires de parfums sur les pieds du maître céleste, il doit
rester assez de nard et de cinname au fond du vase d'onyx
pour redonner leur lustre à tes cheveux souillés par la
cendre de la pénitence. Tu auras comme autrefois des
unions de perles, des pages nègres et des couvertures de
202 ^OUVELLES
pourpre de Sidon. Viens, Madeleine, quoique tu sois
morte il y a deux mille ans, j'ai assez de jeunesse et d'ar-
deur pour ranimer ta poussière. — Ah ! spectre de beauté,
que je te tienne une minute entre mes bras, et que je
meure !
Un soupir étouffé , faible et doux comme le gémisse-
ment d'une colombe blessée à mort, résonna tristement
dans l'air. — Tiburce 3rut que la Madeleine lui avait
répondu.
C'était Gretchen qui, cachée derrière un pilier, avait
tout vu, tout entendu, tout compris. Quelque chose s'é-
tait rompu dans son cœur : — elle n'était pas aimée.
Le soir, Tiburce vint la voir ; il était pâle et défait.
Gretchen avait une blancheur de cire. L'émotion du ma-
tin avait fait tomber les couleurs de ses joues, comme la
poudre des ailes d'un papillon.
— Je pars demain pour Paris; — veux-tu venir avec
moi?
— A Paris et ailleurs ; où vous voudrez, répondit Gret-
chen, on qui toute volonté semblait éteinte; — ne serai-je
pas malheureuse partout?
Tiburce lui lança un coup d'œil clair et profond.
— Venez demain matin, je serai prête ; je vous ai donné
mon cœur et ma vie. — Disposez de votre servante.
Elle alla avec Tiburce aux Armes duBrabant pour l'ai-
der dans ses préparatifs de départ ; elle lui rangea ses li-
vres, son linge et srs gravures, puis elle revint à sa petite
chambre de la rue Kipdorp ; elle ne se coucha pas et se
jeta tout habillée sur son lit.
Une invincible mélancolie s'était emparée de son âme;
tout semblait attristé autour d'elle : les bouquets étaient
fanés dans leur cornet de verre bleu, la lampe grésillait
et jetait des lueurs intermittentes et pilles; le christ d'i-
voire inclinait sa tète désespérée sur sa poitrine, et le buis
bénit prenait des airs de cyprès trempé dans l'eau lustrale.
La petite vierge de sa petite chambre la regardait étran-
LA TOISON d'or. 203
gement avec ses yeux d'émail, et la tempête, appuyant
son genou sur le vitrage de la fenêtre, faisait gémir et
craquer les mailles de plomb.
Les meubles les plus lourds, les ustensiles les plus insi-
gnifiants avaient un air de compassion et d'intelligence ;
ils craquaient douloureusement et rendaient des sons lu-
gubres. Le fauteuil étendait ses grands bras désœuvrés ;
le houblon du treillage passait familièrement sa petite
main verte par un carreau cassé ; là bouilloire se plai-
gnait et pleurait dans les cendres ; les rideaux du lit
' pendaient en plis plus flasques et plus désolés; toute la
chambre semblait comprendre qu'elle allait perdre sa
jeune maîtresse.
Gretchen appela sa vieille servante qui pleurait, lui re-
mit ses clefs et les titres de la petite rente, puis elle ouvrit
la cage de ses deux tourterelles café au lait et leur rendit
la liberté.
Le lendemain, elle était en route pour Paris avec Ti-
burce.
CHAPITRE VL
Le logis de Tiburce étonna beaucoup la jeune Anver-
soise, accoutumée à la rigidité et à l'exactitude flamande;
ce mélange de luxe et d'abandon renversait toutes ses
idées. — Ainsi une housse de velours incarnadin était
jetée sur une méchante table boiteuse ; de magnifiques
candélabres du goût le plus fleuri, qui n'eussent pas dé-
paré le boudoir d'une maîtresse de roi, ne portaient que
de misérables bobèches de verre commun que la bougie
avait fait éclater en brûlant jusqu'à la racine; un pot de
la Chine d'une pâte admirable et du plus grand prix avait
reçu un coup de pied dans le ventre, et des points de su-
ture en fil de fer maintenaient ses morceaux étoiles ; —
204 NOUVELLES.
des gravures très-rares et avant la lettre étaient accrochées
au mur par des épingles; un bonnet grec coiffait unp
Vénus antique, et une multitude d'ustensiles incongrus,
tels que pipes turques, narguilés, poignards, yatagans,
souliers chinois, babouches indiennes encombraient les
chaises et les étagères.
La soigneuse Gretchen n'eut pas de repos que tout cela
ne fût nettoyé, accroché, étiqueté ; comme Dieu, qui tira
le monde du chaos, elle tira de ce fouillis un délicieux
appartement. Tiburce, qui avait l'habitude de son dés-
ordre, et qui savait parfaitement où les choses ne devaient
pas être, eut d'abord peine à s'y retrouver; mais il finit
par s'y faire. Les objets qu'il dérangeait retournaient à
leur place comme par enchantement. Il comprit, pour la
première fois, le confortable. Comme tous les gens d'ima-
gination, il négligeait les détails. La porte de sa chambre
était dorée et couverte d'arabesques, mais elle n'avait pas
de bourrelet ; en vrai sauvage qu'il était, il aimait le luxe
et non le bien-être ; il eût porté, comme les Orientaux,
des vestes de brocart d'or doublées de toile à torchon.
Cependant, quoiqu'il parût prendre goût à ce train de
vie plus humain et plus raisonnable, il était souvent triste
et préoccupé ; il restait des journées entières sur son di-
van, flanqué de deux piles de coussins, sans sonner mot,
les yeux fermés et les mains pendantes ; Gretchen n'osait
l'interroger, tant elle avait peur de sa réponse. La scène
de la cathédrale était restée gravée dans sa mémoire en
traits douloureux et ineffaçables.
Il pensait toujours à la Madeleine d'Anvers, — l'absence
la lui faisait plus belle : il la voyait devant lui comme une
lumineuse apparition. Un soleil idéal criblait ses cheveux
de rayons d'or, sa robe avait des transparences d'émeraude,
ses épaules scintillaient comme du marbre de Paros. —
Ses larmes s'étaient évaporées, et la jtnmesse brillait dans
toute sa fleur sur le duvet de ses joues vermeilles; elle
semblait tout à fait consolée de la mort du Christ, dont
U TOISON d'or. 20Î>
elle ne soutenait plus le pied bleuâtre qu'avec négligence,
et détournait la této du côté de son amant terrestre. — Les
contours sévères de la sainteté s'amollissaient en lignes
ondoyantes et souples; la pécheresse reparaissait à travers
la repentie ; sa gorgerette flottait plus librement, sa jupe
boutî'ait à plis provoquants et mondains, ses bras se dé-
ployaient amoureusement et comme prêts à saisir une
proie voluptueuse. La grande sainte devenait courtisane
et se faisait tentatrice. — Dans un siècle plus crédule, Ti-
burce aurait vu là quelque sombre machination de celui
qui va rôdant, quœrens quem devuret; il se serait cru la
griffe du diable sur l'épaule et bien et dûment ensorcelé.
Comment se fait-il que Tiburce, aimé d'une jeune fdle
charmante, simple d'esprit, spirituelle de cœur, ayant la
beauté, l'innocence, la jeunesse, tous les vrais dons qui
viennent de Dieu et que nul ne peut acquérir, s'entête à
poursuivre une folle chimère, un rêve impossible, et com-
ment cette pensée si nette et si puissante a-t-elle pu ar-
river à ce degré d'aberration ? Cela se voit tous les jours;
n'avons-nous pas chacun dans notre sphère été aimés
obscurément par quelque humble cœur, tandis que nous
cherchions de plus hautes amours? n'avons-nous pas foulé
aux pieds une pâle violette au parfum timide, en chemi-
nant les yeux baissés vers une étoile brillante et froide
qui nous jetait son regard ironique du fond de l'infini ?
l'abîme n'a-t-il pas son magnétisme et l'impossible sa
fascination ?
Un jour, Tiburce entra dans la chambre de Gretchen
portant un paquet, — il en tira une jupe et un corsage à
la mode antique, en satin vert, une chemisette de forme
surannée et un fil de grosses perles. — Il pria Gretchen
de se revêtir de ces habits qui ne pouvaient manquer a^
lui aller à ravir et de les garder dans la maison ; il lui dit
par manière d'explication qu'il aimait beaucoup les cos-
tumes du seizième siècle, et qu'en se prêtant à cette fan-
taisie elle lui ferait un plaisir extrême. Vous pensez bien
18
206 NOUVELLES.
qu'une jeune fille ne se fait guère prier pour essayer une
robe neuve : elle fut bientôt habillée, et, quand elle entra
dans le salon, Tiburce ne put retenir un cri de surprise et
d'admiration.
Seulement il trouva quelque chose à redire à la coif-
fure, et, délivrant les cheveux pris dans les dents du pei-
gne, il les étala par larges boucles sur les épaules de
Gretchen comme ceux de la Madeleine de la Descente de
croix. Cela fait, il donna un tour différent à quelques plis
de la jupe, lâcha les lacets du corsage, fripa la gorgerette
trop roide et trop empesée ; et, reculant de quelques pas,
il contempla son œuvre.
Vous avez sans doute , à quelque représentation ex-
traordinaire, vu ce qu'on appelle des tableaux vivants. On
choisit les plus belles actrices du théâtre, on les habille
et on les pose de manière à reproduire une peinture con-
nue : Tiburce venait de faire le chef-d'œuvre du genre,
— vous eussiez dit un morceau découpé de la toile de
Rubens.
Gretchen fit un mouvement.
— Ne bouge pas, tu vas perdre la pose ; — tu es si bien
ainsi ! cria Tiburce d'un ton suppliant.
La pauvre fille obéit et resta immobile pendant quelques
minutes. Quand elle se retourna, Tiburce s'aperçut qu'elle
avait le visage baigné de larmes.
Tiburce sentit qu'elle savait tout.
Les larmes de Gretchen coulaient silencieusement le
long de ses joues, sans contraction, sans efforts, comme
des perles qui débordaient du calice trop plein de ses
yeux, délicieuses fieurs d'azur d'une limpidité céleste : la
douleur ne pouvait troubler l'harmonie de son visage,
et ses larmes étaient plus gracieuses que le sourire des
autres.
Gretchen essuya ses pleurs avec le dos de sa main, et,
s'appuyant sur le bras d'un fauteuil, elle dit d'une voix
amollie ettifuipée d'émotion:
LA TOISON d'or. 207
— "Oh ! Tiburce, que vous m'avez fait souffrir ! — Une
jalousie d'une espèce nouvelle me torturait le cœur; quoi-
que je n'eusse pas de rivale, j'étais cependant trahie :
vous aimiez une femme peinte, elle avait vos pejisées,
vos rêves, elle seule vous paraissait belle, vous ne voyiez
qu'elle au monde; abîmé dans cette folle contemplation,
vous ne vous aperceviez seulement pas que j'avais pleuré.
— 3Ioi qui avais cru un instant être aimée de vous, tan-
dis que je n'étais qu'une doublure, une contre-épreuve
de votre passion ! Je sais bien qu'à vos yeux je ne suis
qu'une petite fille ignorante qui parle français avec un
accent allemand qui vous fait rire ; ma figure vous plaît
comme souvenir de votre maîtresse idéale : vous voyez en
moi un joli mannequin que vous drapez à votre fantaisie;
mais, je vous le dis, le mannequin souffre et vous aime...
Tiburce essaya de l'attirer sur son cœur, mais elle se
dégagea etcoijtinua : ,
— Vous m'avez tenu de ravissants propos d'amour,
vous m'avez appris que j'étais belle et charmante à voir,
vous avez loué mes mains et prétendu qu'une fée n'en
avait pas de plus mignonnes, vous avez dit de mes che-
veux qu'ils valaient mieux que le manteau d'or d'une
princesse, et de mes yeux que les anges descendaient du
ciel pour s'y mirer, et qu'ils y restaient si longtemps qu'ils
s'attardaient et se faisaient gronder par le bon Dieu; et
tout cela avec une voix douce et pénétrante, un accent de
vérité à tromper de plus expérimentées: — Hélas! ma res-
semblance avec la Madeleine du tableau vous allumait
l'imagination et vous prêtait cette éloquence factice; elle
vous répondait par ma bouche; je lui prêtais la vie qui
lui manque, et je servais à compléter votre illusion. Si
je vous ai donné quelques moments de bonheur, je vous
pardonne le rôle que vous m'avez fait jouer. — Après
tout, ce n'est pas votre faute si vous ne savez pas aimer,
si rimj5ossible seul vous attire, si vous n'avez envie que
de ce que vous ne pouvez atteindre. Vous avez l'ambition
2 os NOUVELLES.
de l'amour, vous vous trompez sur vous-même, vous
n'aimerez jamais. Il vous faut la perfection, l'idéal et la
poésie : — tout ce qui n'existe pas. — Au lieu d'aimer
dans une femme l'amour qu'elle a pour vous, de lui sa-
voir gré de son dévoùment et du don de son âme, vous
cherchez si elle ressemble à cette Vénus de plâtre qui est
dans votre cabinet. Malheur à elle, si la ligne de son front
n'a pas la coupe désirée ! Vous vous inquiétez du grain de
sa peau, du ton de ses cheveux, de la finesse de ses poi-
gnets et de ses chevilles, de son cœur jamais. — Vous
n'êtes pas amoureux, mon pauvre Tiburce, vous n'êtes
qu'un peintre. — Ce que vous-avez pris pour de la passion
n'était que de l'admiration pour la forme et la beauté ;
vous étiez épris du talent de Rubens, et non de Madeleine;
votre vocation de peintre s'agitait confusément en vous et
produisait ces élans désordonnés dont vous n'étiez pas le
maître. De là viennent toutes les dépravations de votre
fantaisie. — J'ai compris cela, parce que je vous aimais.
— L'amour est le génie des femmes, — leur esprit ne s'ab-
sorbe pas dans une égoïste contemplation ! Depuis que je
suis ici j'ai feuilleté vos livres, j'ai relu vos poètes, je suis
devenue presque savante. — Le voile m'est tombé des
yeux. J'ai deviné bien des choses que je n'aurais jamais
soupçonnées. Ainsi j'ai pu lire clairement dans votre cœur.
— Vous avez dessiné autrefois, reprenez vos pinceaux.
Vous fixerez vos rêves sur la toile, et toutes ces grandes
agitations se calmeront d'elles-mêmes. Si je ne puis être
votre maîtresse, je serai du moins votre modèle.
Elle sonna et dit au domestique d'apporter un chevalet,
une toile, des couleurs et des brosses.
Quand le domestique eut tout préparé, la chaste fille fit
tomber ses vêtements avec une impudeur sublime, et,
relevant ses cheveux comme Aphrodite sortant de la mer,
elle se tint debout sous le rayon lumineux.
— Ne suis-je pas aussi belle que votre Vénus de Milo?
dit-elle avec une petite moue délicieuse.
LA TOISON. D OR. 209
Au bout de deux heures la tête vivait déjà et sortait à
demi de la toile : en huit jours tout fut terminé. Ce n'était
pas cependant un tableau parfait ; mais un sentiment ex-
quis d'élégance et de pureté, une grande douceur de tons
et la noble simplicité de l'arrangement le rendaient re-
marquable, surtout pour les connaisseurs. Cette svelte
figure blanche et blonde se détachant sans effort sur le
double azur du ciel et de la mer, et se présentant au monde
souriante et nue, avait un reflet de poésie antique et faisait
penser aux belles époques de la sculpture grecque.
Tiburce ne se souvenait déjà plus de la Madeleine
d'Anvers.
— Eh bien ! dit Gretchen, êtes-vous content de votre
modèle?
— Quand veux-tu publier nos bans? répondit Tiburce.
— Je serai la femme d'un grand peintre, dit-elle en
sautant au cou de son amant ; mais n'oubliez pas, mon-
sieur, que c'est moi qui ai découvert votre génie, ce pré-
cieux diamant, — moi , la petite Gretchen de la rue
Kipdorp !
FIN DE LA TOISON D'OTî.
J«.
OMPHALE
HISTOIRE ROCOCO.
Mon oncle, le chevalier de ***, habitait une petite mai-
son donnant d'un côté sur la triste rue des Toûrnelles et
de l'autre sur le triste boulevard Saint- Antoine. Entre le
boulevard et lecorpsdulogis,quelquesvieilles charmilles,
dévorées d'insectes et de mousse, étiraient piteusement
leurs bras décharnés au fond d'une espèce de cloaque en-
caissé par de noires et hautes murailles. Quelques pauvres
fleurs étiolées penchaient languissamment la tête comme
des jeunes filles poitrinaires, attendant qu'un rayon de
soleil vînt sécher leurs feuilles à moitié pourries. Les
herbes avaient fait irruption dans les allées, qu'on avait
peine à reconnaître, tant il y avait longtemps que le râteau
ne s'y était promené. Un ou deux poissons rouges flottaient
plutôt qu'ils ne nageaient dans un bassin couvert de len-
tilles d'eau et de plantes de marais.
Mon oncle appelait cela son jardin.
Dans le jardin de mon oncle, outre toutes les belles
choses que nous venons de décrire, il y avait un pavillon
passablement maussade, auquel, sans doute par anti-
phrase, il avait donné le nom de Délices. Il était dans un
état de dégradation complète. Les murs faisaient ventre;
de larges plaques de crépi s'étaient détachées et gisaient à
terre entre les orties et la folle avoine; une moisissure
putride verdissait les assises inférieures ; les bois des vo-
212 NOUVELLES.
lets et des portes avaient joué, et ne fermaient plus ou
fort mal. Une espèce de gros pot à feu avec des effluves
rayonnantes formait la décoration de l'entrée principale ;
car, au temps de Louis XV, temps de la construction des
Délices, il y avait toujours, par précaution, deux entrées.
Des oves, des chicorées et des volutes surchargeaient la
coi'niche toute démantelée par l'infiltration des eaux plu-
viales. Bref, c'était une fabrique assez lamentable à voir
que les Délices de mon oncle le chevalier de ***.
Cette pauvre ruine d'hier, aussi délabrée que si elle eût
eu mille ans, ruine de plâtre et non de pierre, toute ridée,
toute gercée, couverte de lèpre, rongée de mousse et de
salpêtre, avait l'air d'un de ces vieillards précoces, uses
par de sales débauches; elle n'inspirait aucun respect,
car il n'y a rien d'aussi laid et d'aussi misérable au monde
qu'une vieille robe de gaze et un vieux mur de plâtre,
deux choses qui ne doivent pas durer et qui durent.
C'était dans ce pavillon que mon oncle m'avait logé.
L'intérieur n'en était pas moins rococo que l'extérieur,
quoiqu'un peu mieux conservé. Le lit était de lampas
jaune à grandes fleurs blanches. Une pendule de rocaille
posait sur un piédouche incrusté de nacre et d'ivoire. Une
guirlande de roses pompon circulait coquettement autour
d'une glace de Venise; au-dessus des portes lesquatic sai-
sons étaient peintes en camaïeu. Une belle dame, pou-
drée à frimas, avec un corset bleu de ciel et une échelle
de rubans de la même couleur, un arc dans la main droite,
une perdrix dans la main gauche, un croissant sur le
front, un lévrier à ses pieds, se prélassait et souriait le
plus gracieusement du monde dans un large cadre ovale.
C'était une des anciennes maîtresses de mon oncle, qu'il
avait fait peindre en Diane. L'ameublement, comme on
voit, n'était pas des plus modernes. Rien n'empêchait
que l'on ne se crût au temps de la Régence, et la tapisserie
mythologique qui tendait les nuirs complétait l'illusion on
ne peut mieux.
OMPHALE. 213
La tapisserie représentait Hercule filant aux pieds
tl'Omphale, Le dessin était tourmenté à la façon de Vanloo
et dans le style le plus Pompadour qu^il soit possible d'i-
maj2;iner. Hercule avait une quenouille entourée d'une
faveur couleur de rose ; il relevait son petit doigt avec une
grâce toute particulière, comme un marquis qui prend
une prise de tabac, en faisant tourner, entre son pouce et
son index, une blanche flammèche défilasse; son cou ner-
veux était chargé de nœuds de rubans, de rosettes, de
rangs de perles et de mille affiquets féminins; une large
jupe gorge de pigeon, avec deux immenses paniers, ache-
vait de donner un air tout à fait galant au héros vainqueur
de monstres.
Omphale avait ses blanches épaules à moitié couvertes
par la peau du lion de Némée; sa main frêle s'appuyait
sur la noueuse massue de son amant ; ses beaux cheveux
blond cendré avec un œil de poudre descendaient non-
chalamment le long de son cou, souple et onduleux comme
un coude colombe; ses petits pieds, vrais pieds d'Espa-
gnole ou de Chinoise, et qui eussent été au large dans la
pantoufle de verre de Cendrillon, étaient chaussés de
cothurnes demi-antiques, lilas tendre, avec un semis de
perles.' Vraiment elle était charmante ! Sa tête se rejetait
en arrière d'un air de crànerie adorable ; sa bouche se
plissait et faisait une délicieuse petite moue; sa narine
était légèrement gonflée, ses joues un peu allumées; un
assassin, savamment placé, en rehaussait l'éclat d'une
façon merveilleuse; il ne lui manquait qu'une petite
moustache pour faire un mousquetaire accompli.
Il y avait encore bien d'autres personnages dans la ta-
pisserie, la suivante obligée, le petit Amour de rigueur;
mais ils n'ont pas laissé dans mon souvenir une silhouette
assez distincte pour que je les puisse décrire.
En ce temps-là j'étais fort jeune, ce qui ne veut pas dire
que je sois très-vieux aujourd'hui; mais je venais de sortir
du collège, et je restais chez mon oncle en attendant que
2 i i NOUVELLES.
j'eusse fait choix d'une profession. Si le bonhomme avait
;)u prévoir que j'embrasserais celle de conteur fantasti-
que, nul doute qu'il ne nrVCit mis à la porte et déshérité
irrévocablement ; car il professait pour la littérature en
général, et les auteurs en particulier, le dédain le plus
aristocratique. En vrai gehtilhomme qu'il était, il voulait
faire pendre ou rouer de coups de bâton, par ses gens,
tous ces petits grimaudsqui se mêlent de noircir du papier
et parlent irrévérencieusement des personnes de qualité.
Dieu fasse paix à mon pauvre oncle ! mais il n'estimait
réellement au monde que l'épitre à Zétulbé.
Donc je venais de sortir du collège. J'étais plein de
rêves et d'illusions; j'étais naïf autant et peut-être plus
qu'une rosière de Salency. Tout heureux de ne plus avoir
de pensums à faire, je trouvais que tout était pour le mieux
dans le meilleur des mondes possibles. Je croyais à une
infinité de choses; je croyais à la bergère de M. de Flo-
rian, aux moutons peignés et poudrés à blanc ; je ne dou-
tais pas un instant du troupeau de madame Doshoulières.
Je pensais qu'il y avait etTectivement neuf muses, comme
l'affirmait VAppendix de Diis et Heroïbus du père Jou-
vency.Mes souvenirs de Berquin et de Gessner me créaient
un petit monde où tout était rose, bleu de ciel et vert-
pomme. 0 sainte innocence! sancta simplicitasl comme
dit Méphistophélès. «»
Quand je me trouvai dans cette belle chambre, chambre
à moi, à moi tout seul, je ressentis une joie à nulle autre
seconde. J'inventoriai soigneusement jusqu'au moindre
meuble; je furetai dans tous les coins, et je l'explorai
dans tous les sens. J'étais au quatrième ciel, heureux
comme un roi ou deux. Après le souper (car on soupait
chez mon oncle), charmante coutume qui s'est perdue
avec tant d'autres non moins charmantes que je regrette
de tout ce que j'ai de cœur, je pris mon bougeoir et je me
retirai, tant j'étais impatient de jouir de ma nouvelle
demeure.
OMPHALE. Sirs
En me déshabillant, il me sembla que les yeux d'Om-
phale avaient remué; je regardai plus attentivement, non
sans un léger sentiment de frayeur, car la chambre était
grande, et la faible pénombre lumineuse qui flottait
autour de la bougie ne servait qu'à rendre les ténèbres
plus visibles. Je crus voir qu'elle avait la tête tournée en
sens inverse. La peur commençait à me travailler sérieu-
sement; je soufflai la lumière. Je me tournai du côté du
mur, je mis mon drap par-dessus ma tète, je tirai mon
bonnet jusqu'à mon menton, et je finis par m'endormir.
Je fus plusieurs jours sans oser jeter les yeux sur la
maudite tapisserie.
Il ne serait peut-être pas inutile, pour rendre plus
vraisemblable l'invraisemblable histoire que je vais racon-
ter, d'apprendre à mes belles lectrices qu'à cette époque
j'étais en vérité un assez joli garçon. J'avais les yeux les
plus beaux du monde : je le dis parce qu'on me l'a dit;
un teint un peu plus frais que celui que j'ai maintenant,
un vrai teint d'œillet; une chevelure brune et bouclée que
j'ai encore, et dix-sept ans que je n'ai plus. Il ne me
manquait qu'une jolie marraine pour faire un très-passa-
ble Chérubin; malheureusement la mienne avait cin-
quante-sept ans et trois dents, ce qui était trop d'un côté
et pas assez de l'autre.
Un soir, pourtant, je m'aguerris au point de jeter un
coup d'œil sur la belle maîtresse d'Hercule; elle me re-
gardait de l'air le plus triste et le plus langoureux du
monde. Cette fois-là j'enfonçai mon bonnet jusque sur
mes épaules et je fourrai ma tête sous le traversin.
Je fis cette nuit-là un rêve singulier, si toutefois c'était
un rêve. •
J'entendis les anneaux des rideaux de mon lit glisser en
criant sur leurs tringles, comme si l'on eût tiré précipi-
tamment les courtines. Je m'éveillai; du moins dans
mon rêve il me sembla que je m'éveillais Je ne vis per^
senne.
24 0 NOUVELLES.
La lune donnait sur les carreaux et projetait dans la
chambre sa lueur bleue et blafarde. De grandes ombres,
des formes bizarres, se dessinaient sur le plancher et sur
les murailles. La pendule sonna un quart ; la vibration
fut longue à s'éteindre ; on aurait dit un soupir. Les pul-
sations du balancier, qu'on entendait parfaitement, res-
semblaient à s'y méprendre au cœur d'une personne
émue.
Je n'étais rien moins qu'à mon aise et je ne savais trop
que penser.
Un furieux coup de vent fit battre les volets et ployer le
vitrage de la fenêtre. Les boiseries craquèrent, la tapisse-
rie ondula. Je me hasardai à regarder du côté d'Omphale,
soupçonnant confusément qu'elle était pour quelque chose
dans tout cela. Je ne m'étais pas trompé.
La tapisserie s'agrta violemment. Omphale se détacha
du mur et sauta légèrement sur le parquet; elle vint à
mon lit en ayant soin de se tourner du côté de l'endroit.
Je crois qu'il n'est pas nécessaire de raconter ma stupé-
faction. Le vieux militaire le plus intrépide n'aurait pas
été trop rassuré dans une pareille circonstance, et je n'é-
tais ni vieux ni militaire. J'attendis en silence la fin de
l'aventure.
Une petite voix flùtée et perlée résonna doucement à
mon oreille, avec ce grasseyement mignard atfecté sous
la Régence par les marquises et les gens du bon ton :
« Est-ce que je te fais peur, mon enfant ? Il est vrai que
tu n'es qu'un enfant ; mais cela n'est pas joli d'avoir
peur des dames, surtout de celles qui sont jeunes et te
veulent du bien ; cela n'est ni honnête ni français; il faut
te corriger de ces craintes-là. Allons, petit sauvage, quitte
cette mine et ne te cache pas la tète sous les couvertures.
Il y aura beaucoup à faire à ton éducation, et tu n'es
guère avancé, mon beau page; de mon temps le-s Chéru-
bins étaient plus délibérés que tu ne l'es.
— iMais, dame, c'est que...
OMPHALE. 217
— C'est que cela te semble étrange de me voir ici et non
là, dit-elle en pinçant légèrement sa lèvre rouge avec ses
dents blanches, et en étendant vers la muraille son doigt
long et effilé. En eflet, la chose n'est pas trop naturelle;
mais, quand je te l'expliquerais, tu ne la comprendrais
guère mieux : qu'il te sufiise donc de savoir que tu ne
cours aucun danger.
— Je crains que vous ne soyez le... le...
— Le diable, tranchons le mot, n'est-ce pas? c'est cela
que tu voulais dire; au moins tu conviendras que je ne
suis pas trop noire pour un diable, et que, si l'enfer était
peuplé de diables faits comme moi, on y passerait son
temps aussi agréablement qu'en paradis.
Pour montrer qu'elle ne se vantait pas, Omphale rejeta
en arrière sa peau de lion et me fit voir des épaules et un
sein d'une forme parfaite et d'une blancheur éblouissante.
« Eh bien ! qu'en dis-tu ? tit-elle d'un petit air de co-
quetterie satisfaite.
— Je dis que, quand vous seriez le diable en personne,
je n'aurais plus peur, madame Omphale.
— Voilà qui est parler; mais ne m'appelez plus ni ma-
dame ni Omphale. Je ne veux pas être madame pour toi,
et je ne suis pas plus Omphale que je ne suis le diable.
— Qu'étes-vous donc, alors?
— Je suis la marquise de T***. Quelque temps après
mon mariage le marquis fit exécuter cette tapisserie pour
mon appartement, et m'y fît représenter sous le costume
dOmphale; lui-même y figure sous les traits d'Hercule.
C'est une singulière idée qu'il a eue là; car. Dieu le sait,
personne au monde ne ressemblait moins à Hercule que
le pauvre marquis. 11 y a bien longtemps que cette cham-
bre n'a été habitée. Moi, qui aime naturellement la com-
pagnie, je m'ennuyais à périr, et j'en avais la migraine.
Etre avec son mari, c'est être seule. Tu es venu, cela m'a
réjouie; cette chambre morte s'est ranimée, j'ai eu à
m'occuper de quelqu'un. Je te regardais aller et venir, je
19
218 NOUVELLES.
t écoutais dormir et rêver; je suivais tes lectures. Je te
trouvais bonne grâce, un air avenant, quelque chose qui
me plaisait : je t'aimais enfin. Je tâchai de te le faire
comprendre ; je poussais des soupirs, tu les pronais pour
ceux du vent ; je te faisais des signes, je te lançais des
œillades langoureuses, je ne réussissais qu'à te causer des
frayeurs horribles. Eu désespoir de cause, je me suis dé-
cidée à la démarche inconvenante que je fais, et à te dire
franchemrnt ce que tu ne pouvais entendre à demi-mot^
Maintenant que tu sais que je t'aime, j'espère que..... »
La conversation en était là, lorsqu'un bruit de clef se fit
entendre dans la serrure.
Omphale tressaillit et rougit jusque dans le blanc des
yeux.
« Adieu ! dit-elle, à demain. » Et elle retourna à sa
muraille à reculons, de peur sans doute de me laisser voir
son envers.
C'était Baptiste qui venait chercher mes habits pour les
brosser.
« Vous avez tort, monsieur, me dit-il, de dormir les ri-
deaux ouverts. Vous pourriez vous enrhumer du cerveau ;
cette chambre est si froide 1 »
En effet, les rideaux étaient ouverts; moi qui croyais
n'avoir fait qu'un rêve, je fus très-étonné, car j'étais sûr
qu'on les avait fermés le soir.
Aussitôt que Baptiste fut parti, je courus à la tapisserie.
Je la palpai dans tous les sens; c'était bien une vraie
tapisserie de laine, raboteuse au toucher comme toutes
les tapisseries possibles. Omphale ressemblait au char-
mant fantôme de la nuit comme un mort ressemble à un
vivant. Je relevai le pan; le mur était plein; il n'y avait
ni panneau masqué ni porte dérobée. Je fis seulement
Cftte remarque, que plusieurs fils étaient rompus dans
le morceau de terrain où portaient les pieds d'Omphale.
Cela me donna à pen-er.
Je fus toute la journée d'une distraction sans pareille ;
OMPIIALE. 219
j'attendais le soir avec inquiétude et impatience tout en-
semble. Je me retirai de bonne heure, décidé à voir com-
ment tout cela finirait. Je me couchai ; la marquise ne se
fit pas attendre; elle sauta à bas du trumeau et vint tomber
droit à mon lit ; elle s'assit à mon chevet, et la conver-
sation commença.
Comme la veille, je lui fis des questions, je lui deman-
dai des explications. Elle éludait les unes, répondait aux
autres d'une manière évasive, mais avec tant d'esprit
qu'au bout d'une heure je n'avais pas le moindre scru-
pule sur ma liaison avec elle.
Tout en parlant, elle passait ses doigts dans mes che-
veux, me donnait de petits coups sur les joues et de lé-
gers baisers sur le front.
Elle babillait, elle babillait d'une manière moqueuse et
mignarde, dans un style à la fois élégant et familier, et tout
à fait grande dame, que je n'ai jamais retrouvé depuis
dans personne.
Elle était assise d'abord sur la bergère à côté du lit;
bientôt elle passa un de ses bras autour de mon cou, je
sentais son cœur battre avec force contre moi. C'était bien
une belle et charmante femme réelle, une véritable mar-
quise, qui se trouvait à côté de moi. Pauvre écolier de dix-
sept ans! Il y avait de quoi en perdre la tête ; aussi je la
perdis. Je ne savais pas trop ce qui s'allait passer, maie
je pressentais vaguement que cela ne pouvait plaire au
marquis.
« Et monsieur le marquis, que va-t-il dire là-bas sm
son mur ? »
La peau du lion était tombée à terre, et les cothurnes
lilas tendre glacé d'argent gisaient à côté de mes pan-
toufles.
« Il ne dira rien, reprit la marquise en riant de tout
son cœur. Est-ce qu'il voit quelque chose? D'ailleurs,
quand il verrait^ c'est le mari le plus philosophe et le
2-20 . NOUVELLES.
dIus inolïensif du monde ; il est habitué à cela. M'aimes-tu,
entant ?
— Oui^ beaucoup, beaucoup »
Le jour vint ; ma maîtresse s'esquiva.
La journéf" me parut d'une longueur effroyable. Le
soir arriva enfin. Les choses se passèrent comme la veiile,
et la seconde nuit n'eut rien à envier à la première. La
marquise était de plus en plus adorable. Ce manège se
répéta pendant assez longtemps encore. Comme je ne
dormais pas la nuit, j'avais tout le jour une espèce de
somnolence qui ne parut pas de bon augure à mon oncle.
Il se douta de quelque chose ; il écouta probablement à la
porte, et entendit tout ; car un beau matin il entra dans
ma chambre si brusquement, qu'Antoinette eut à peine
le temps de remonter à sa place.
Il était suivi d'un ouvrier tapissier avec des tenailles et
une échelle.
Il me regarda d'un air rogue et sévère qui me fit voir
qu'il savait tout. «
« Cette marquise de T*** est vraiment folle ; où diable
avait-elle la tète de s'éprendre d'un morveux de cette
espèce ? fit mon oncle entre ses dents ; elle avait pour-
tant promis d'être sage !
Jean, décrochez cette tapisserie, roulez-la et portez-la
au grenier. »
Chaque mot de mon oncle était un coup de poignard.
Jean roula mon amante Omphale, ou la marquise An-
toinette de T*", avec Hercule, ou le marquis de T***, et
porta le tout au grenier. Je ne pus retenir mes larmes.
Le lendemain, mon oncle me renvoya par la diligence
de B'" chez mes respectables parents, auxquels, comme
on pense bien, je ne soufflai pas mot de mon aventure.
Mon oncle mourut ; on vendit sa maison et les meu-
bles ; la tapisserie fut probablement vendue avfc le reste.
Toujours est-il qu'il y a quelque temps, en luretant
chez un marchand de bric-à-brac pour trouver des mo-
OMPHAIE. 221
meries, je heurtai du pied un gros rouleau tout poudreux
et couvert de toiles d'araignée.
« Qu'est cela? dis-je à l'Auvergnat.
— C'est une tapisserie rococo qui représente les amours
de madame Omphale et dé monsieur Hercule ; c'est du
Beauvais, tout en soie et joliment conservé. Achetez-moi
donc cela pour votre cabinet ; je ne vous le vendrai pas
cher, parce que c'est vous. »
Au nom d'Omphale, tout mon sang reflua sur mon
cœur.
« Déroulez cette tapisserie, fis-je au marchand d'un ton
bref et entrecoupé comme si j'avais la fièvre. »
C'était bien elle. Il me sembla que sa bouche me fit un
gracieux sourire et que son œil s'alluma en rencontrant
le mien.
« Combien en voulez-vous?
— Mais je ne puis vous céder cela à moins de quatre
cents francs, tout au juste.
— Je ne les ai pas sur moi. Je m'en vais les chercher;
avant une heure je suis ici. »
Je revins avec l'argent ; la tapisserie n'y était plus. Un
Anglais l'avait marchandée pendant mon absence, en avait
donné six cents francs et l'avait emportée.
Au fond, peut-être vaut-il mieux que cela se soit passé
ainsi et que j'aie gardé intact ce délicieux souvenir. On
dit qu'il ne faut pas revenir sur ses premières amours ni
aller voir la rose qu'on a admirée la veille.
Et puis je ne suis plus assez jeune ni assez joli garçon
pour' que les tapisseries descendent du mur efl mon hon-
neur.
FIN d'OMPHAI.E.
19.
LE PETIT CHIEN
DE LA MAÎiQLISË
CHAPITRE PREMIER.
LE LENDEMAIN DO SOUPER.
!1 ne fait pas encore jour chez Éliante; cependant midi
vient de sonner.
Midi, l'aurore des jolies femmes ! Mais Éliante était
priée d'un souper chez la baronne, où l'on a été d'une folie
extrême ; Éliante n'a mangé, il est vrai, que des petits
pieds, des œufs de faisan au coulis et autres drogues; elle
a à peine trempé ses lèvres roses dans la mousse du vin
de Champagne et but deux travers de doigt de crème des
Darbades; car Éliante, comme toute petite-maîtresse, a la
prétention de ne vivre que de lait pur et d'amour. Pour-
tant elle est plus lasse que de coutume et ne recevra qu'à
trois heures.
L'abbé V*'*, qui était du souper, s'est montré d'une
extravagance admirable, et le chevalier a fait au comman-
deur la mystification la plus originale ; ce qu'il y a de par-
fait, c'est que le brave commandeur n'a pas voulu' croire
qu'il ait été mystifié. A la petite pointe du jour, l'on a été
en calèche découverte manger la soupe à l'oignon dans la
maison du garde pour se remettre en appétit, et après le
224 ^OL'VELLES.
déjeuner la présidente a ramené dans son vis-à-vis Éliante,
dont le carrosse n'était pas encore arrivé.
Éliante, un peu fatiguée, vient d'entr'ouvrir son bel œil
légèrement battu, et un faible sourire, qui dégénère en
un demi-bâillement, voltige sur sa petite bouche en cœur
que Ton prendrait pour une rose pompon. Elle pense aux
coq-à-l'âne de l'abbé et aux impertinences du chevalier,
au nez de plus en plus rouge de la pauvre présidente ;
mais ces souvenirs agréables s'effacent bientôt et se con-
fondent dans une pensée unique.
Car, il faut bien se l'avouer, si coquet et si galant qu'ait
été M. l'abbé, si turlupin que se soit montré M. le cheva-
lier, le succès de la soirée n'a pas été pour eux.
Un autre personnage, qui n'a rien dit et que l'on a
trouvé plus spirituel (]u'eux, qui ne s'était pas mis en frais
de toilette et qu'on a déclaré le suprême de la grâce et de
l'élégance, a réuni tous les suffrages de l'assemblée ; l'abbé
lui-même, quoiqu'il en fût jaloux, a été forcé de recon-
naître ce mérite hors du commun et de saluer l'astre nais-
sant.
Ce personnage, dont toutes les dames raffolaient et qui
occupe en ce moment la pensée d'Eliante, pour ne pas
vous faire consumer en recherches et en conjectures inu-
tiles un temps que vous pourriez employer beaucoup
mieux, n'est autre chose que le peli^ chien de la marquise,
un bichon incomparable qu'elle avait apporté dans son
manchon ouaté.
CHAPITRE 11.
LE BICHON FANFRELUCHE.
Pour faire l'éloge de ce bicnon merveilleux, il faudrait
arracher une plume à l'aile de l'Amour; la main des
Grâces serait seule asseï légère pour tracer son portrait;
le crayon de Latour n'aurait rien de trop suave.
LE PETIT CHIEN DE LA MARQUISE. 225
Il s'appelle Fanfreluche, très-joli nom de chien, qu'il
porte avec honneur.
Fanfreluche n'est pas plus gros que le poing fermé de
sa maîtresse, et l'on sait que madame la marquise a la
pins petite main du monde; et cependant il offre à l'œil
beaucoup de volume et paraît presque un petit mouton,
car il a des soies d'un pied de long, si fines, si douces, si
brillantes, que la queue à Minette semble une brosse en
comparaison. Quand il donne la patte et qu'on la lui serre
un peu. Ton est tout étonné de ne rien sentir du tout.
Fanfreluche est plutôt un flocon de laine soyeuse, où bril-
lent deux beaux yeux bruns et un petit nez rose, qu'un
véritable chien. Un pareil bichon ne peut qu'appartenir à
la mère des Amours, qui l'aura perdu en allant à Cy-
thère, où madame la marquise, qui y va quelquefois, l'a
probablement trouvé.
Regardez-moi cette physionomie intressante et spiri-
tuelle; Roxelane n'aurait-elle pas étéjalouse de ce nez déli-
catement rebroussé et séparé dans le milieu par une petite
raie comme celui d'Anne d'Autriche? Ces deux marques
de feu, au-dessus des yeux, ne font-elles pas meilleur effet
que Vassassin posé de la manière la plus engageante ?
Quelle vivacité dans cette prunelle à fleur de tête ! et
cette double rangée de dents blanches, grosses comme des
grains de riz, que la moindre contrariété fait apparaître
dans toute leur splendeur, quelle duchesse n'envierait leur
pureté et leur éclat? Le charmant Fanfreluche, outre les
moyens physiques de plaire, possède mille talents de so-
ciété : il danse le menuet avec plus de grâce que Marcel
lui-même ; il sait donner la patte et marquer l'heure : il
fait la cabriole pour la reine et mesdames de France, et
distingue sa droite de sa gauche. Fanfreluche est très-
docte et il en sait plus que messieurs de l'Académie ; s'il
n'est pas académicien, c'est qu-'il n'a pas voulu; il a pensé,
sans doute, qu'il y brillerait par son absence. L'abbé pré-
tend qu'il est fort comme un Turc sur les langues mortes.
2-26 NOUVELLES.
et que, s'il ne parle pas, c'est une pure malice de sa part et
pour faire enrager sa maîtresse.
Du reste, Fanfreluche n'a point la voracité animale des
chiens ordinaires. Il est très-friand, très-gourmet et d'une
nourriture difficile ; il ne mange absolument qu'un petit
vol-au-vent ôe cervelle qu'on fait exprès pour lui, et ne
boit qu'un petit pot de crème qu'on lui sert dans une
soucoupe du Japon. Cependant, quand sa maîtresse soupe
en ville, il consent à sucer un bout d'aile de poularde et
à croquer une sucrerie du dessert ; mais c'est une faveur
rare qu'il ne fait pas à tout le monde, et il faut que le
cuisinier lui plaise. Fanfreluche n'a qu'un petit défaut;
mais qui est parfait en ce monde? Il aime les cerises à
l'eau-de-vie et le tabac d'Espagne, dont il mange de
temps en temps une prise; c'est une manie qui lui est
commune avec le prince de Condé.
Dès qu'il entend grincer la charnière de la boîte d'or du
commandeur, il faut voir comme il se dresse sur ses pattes
de derrière et comme il tambourine avec sa queue sur le
parquet ; et, si la marquise, enfoncée dans les délices du
whist ou du reversi, ne le surveille pas exactement, il
saute sur les genoux de l'abbé, qui lui donne trois ou
quatre cerises confites. Avec cela, Franfreluche, qui n'a
pas la tète forte, est gris comme un suisse et deux chan-
tres d'église ; il fait les plus drôles zigzags du monde, et
devient d'une férocité extraordinaire à l'endroit des mol-
lets un peu absents du chevalier, qui, pour conserver ce
qui lui en reste, est obligé de serrer ses jambes sur un
fauteuil. Ce n'est plus un petit chien, c'est un petit lion,
et il n'y a que la marquise qui puisse en faire quelque
chose. Il faut voir les singeries et les mutineries quil fait
avant de se laisser remettre dans son manchon ou coucher
dans sa niche de bois de rose matelassée de satin blanc et
garnie de chenille bleue. On ne sait pas combien les incar-
tades de Fanfreluche ont valu de coups de buse et d'éven-
tail sur les doigts à M. l'abbé, son complice.
LE PETIT CHIEN UK LA MyVRQriSB. 227
CHAPITRK m.
UN PASTEL nK I.ATOUR.
Si la transition n'est pas trop brusque d'un joli cliion à
une jolie femme, permettez-moi de vous tirer un léger
crayon dÉliante.
Éliante est d'une jeunesse incontestable ; elle a encore
dix ans à dire son âge sans mentir ; le nombre de ses prin-
temps ne se monte qu'à un chitïre peu élevé. C'est bien le
cas de dire : Aurea mediocritas. On sait encore où sont les
morceaux de sa dernière poupée, et elle est si notoirement
enfant, qu'elle accepte sans hésiter les rôles de vieille, de
duègne et de grand'mère dans les proverbes et les chara-
des de société. Heureuse Éliante, qui ne craint pas d'être
confondue avec le personnage qu'elle représente, et qui
peut se grimer hardiment sans courir le risque de faire
prendre ses fausses rides pour de vraies !
En revanche, madame la présidente, dont le nez s'é-
chauffe visiblement, à la grande satisfaction de ses amies,
et qui commence à se couperoser en diable, trouve les
rôles de jeune veuve de vingt-cinq ans beaucoup trop
vieux pour elle.
Eliante, qui est née et ne voit que l'extrêmement bonne
compagnie, a épousé à quinze ans le comte de*** ; elle
sortait du couvent et n'avait jamais vu son prétendu, qui
lui sembla fort beau et fort aimable ; c'était le premier
homme qu'elle voyait après le père confesseur. Elle ne
comprenait d'ailleurs du mariage que la voiture, les robes
neuves et les diamants.
Le comte a bien quarante ans passés ; il a été ce qu'on
nommr un roué, un homme à bonnes fortunes, un cou-
reur d'aventures sous le règne de l'autre roi. Il est parfait
228 NOUVELLES.
pour sa femme ; mais, comme il avait ailleurs une affaire
réglée, un engagement formel, son intimité avec Eliante
n'a jamais été bien sérieuse, et la jeune comtesse jouit de
toute la liberté désirable, le comte n'étant nullement sus-
ceptible de jalousie et autres préjugés gothiques.
La figure d'Éliante n'a pas de ces régularités grecques
dont on s'accorde à dire qu'elles sont parfaitement belles,
mais qui au fond ne charment personne ; elle a les plus
beaux yeux du monde et un jeu de prunelles supérieur,
des sourcils finement tracés qu'on prendrait pour l'arc de
Cupidon, un petit nez fripon et chiffonné qui lui sied à
ravir ; une bouche à n'y pas fourrer le petit doigt : ajoutez
à cela des cheveux à pleines mains, et qui, lorsqu'ils sont
dénoués, lui vont jusqu'au jarret ; des dents si pures, si
bien faites, si bien rangées, qu'elles forceraient la douleur
à éclater de rire pour les montrer ; une main lluette et
potelée à la fois, un pied à chausser la pantoufle de Cen-
(Irillon, et vous aurez un ensemble d'un régal assez exquis.
Eliante, dans toute sa mignonne perfection, n'a de grand
que les yeux. Le principal charme d'Éliante consiste dans
une grâce extrême et une manière de porter les choses les
plus simples. La grande toilette de cour lui va bien ; mais
le négligé lui sied davantage. Quelques indiscrets préten-
dent qu'elle est encore mieux sous le linç/e. Cette opinion
nous parait ne pas manquer de probabilité.
CIIAPITRr. IV.
POMPADOUR.
Eliante est appuyée sur son coude, qui s'enfonce à
moitié dans un oreiller de la plus line toile de Hollande,
garnie de point d'Angleterre. Elle rêve aux perfections de
l'inimaginable Fanfreluche ; elle soupire eu pcMisant au
LE PETIT CHIEN DE LA MARQUISE. 229
bonheur de la marquise ; Éliante donnerait volontiers trois
mousquetaires et deux petits collets en échange du mira-
culeux bichon.
Pendant quelle rêve, jetons un coup d'œil dans sa
chambre à coucher, d'autant que cette occasion de décrire
la chambre à coucher d'une jolie femme du temps ne se
présentera pas de sitôt, et que le Pompadbur est aujour-
d'hui à la mode.
Le lit de bois sculpté, peint en blanc, rehaussé d'op
mat et d'or bruni, pose sur quatre pieds tournés avec un
soin curieux. Les dossiers, de forme cintrée, surmontés
d'un groupe de colombes qui se becquètent, sont rem-
bourrés moelleusement pour éviter que la jolie dormeuse
ne se frappe la tète en faisant quelque rêve un peu vif où
l'illusion approche de la réalité. Un ciel, orné de quatre
grands bouquets de plumes et fixé au plafond par un câble
doré, soutient une double paire de rideaux d'une étoffe
couleur cuisse de nymphe moirée d'argent. Dans le fond,
il y a une grande glace à trumeau festonné de roses et de
marguerites mignonnement découpées ; cette glace réflé-
chit les attitudes gracieuses de la comtesse, fait d'utiles
trahisons à ses charmes en montrant ce qu'on ne doit pas
laisser voir. En outre, elle égayé et donne de l'air et du
jour à ce coin un peu sombre. Éliante est tournée de façon
à n'avoir pas besoin de s'entourer des prudences du mys-
tère ; elle n'a que faire du demi-jour et des teintes mé-
nagées.
Sur un guéridon tremble, dans une veilleuse de vieux
Sèvres, une petite étoile timide, à qui les joyeux ;-ayons
du soleil, qui filtrent par l'interstice des rideaux et des
volets, ont enlevé sa nocturne auréole ; car l'on croyait
que madame rentrerait de bonne heure, au sortir de l'O-
péra, et les préparatifs de son coucher avaient été faits
comme à l'ordinaire.
Les dessus de portes, en cama'i'eu lilas tendre, représen-
tent des aventures mythologiques et galantes. Le peintre a
20
230 NOUVEIIER.
mis boaiicniip do feu et de volupté dans ces compositions,
qui inspireraient, par la manière agréable et leste dont
elles sont touchées, des idées amoureuses et riantes à la
prude la plus rigide et la plus collet monté.
La tenture, semblable aux rideaux, est retenue par des
ganses, des cordes a puits et des nœuds d'argent. Cette
tapisserie a l'avantage, par Fextrême fraîcheur de ses
teintes, de faire paraître épouvantables et enluminées
comme des furies toutes les personnes qui n'ont pas,
comme Éliante, un teint à l'épreuve de tout rapproche-
ment. Cette nuance a été malicieusement choisie par la
jeune comtesse pour faire enrager deux de ses meilleures
amies que l'abus du rouge a rendues jaunes comme des
coings, et qu'elle affecte de recevoir toujours dans cette
pièce.
Des miroirs avec des cadres rocaille remplissent l'entre-
deux des croisées; il ne saurait y avoir trop de glaces dans
la chambre d'une jolie femme; mais aussi je casserais
volontiers celles qui sont exposées à doubler de sots vi-
sages. Est-ce que ce n'est pas assez de voir une fois la
présidente et la vieille douairière de B***?
La cheminée est chargée de magots de la Chine, de
groupes de biscuit et de porcelaine de Saxe. Deux grands
vases en vert céladon craquelé, richement montés, gar-
nissent les deux angles. Une superbe pendule de Boule,
incrustée d'écaillé, et dont l'aiguille est sur le chemin de
trois heures, pose" sur un piédouche d'une égale magnifi-
cence et terminé par des feuillages d'or. Devant la che-
minée où brille une grande flamme, un garde-feu en
filigrane argenté se replie plusieurs fois et se brise h angle
aigu. Des écransde damas avec des bois sculptés, une du-
chesse et un métier pour broder au tambour, complètent
l'ameublement de ce côté.
Un paravent en véritable laque de Chine, tout chamarré
de hérons h longues aigrettes, de dragons ailés, d'arbres
palmistes, de pêcheurs avec des cormorans sur le poing,
LE PETIT CrilEN DE LA M.AROl'ISE. Z'Si
empêche le perfide vent coulis de pénétrer dans ce sanc-
tuaire des Grâces; un tapis de Turquie, apporté par M. le
comte qui fut autrefois ambassadeur près la Sublime Porte
amortit le bruit des pas, et de doubles volets matelassés
empêchent les sons extérieurs de pénétrer dans cet asile
du repos et de Tamour. Telle était la chambre à coucher
de la comtesse Eliante.
Nous espérons que, par la littérature de commissaire-
prisem* où nous vivons, l'on nous pardonnera aisément
cette description un peu longue, en songeant qu'il ne te-
nait qu'à nous qu'elle le lut deux fois plus, et que per-
sonne n'aurait pu nous l'aii'e mettre en prison pour cela.
CHAPITRE V.
l'OlIUPARLER.
FANCHONNETTE, l'i fermne de chambre de madame Éliante, entre sur le
pointe du pied, sa» aiice limideiiieutjusqu'auiues du lit, et voyant quÉiiaole ne
dort plus :
Madame...
ÉLlAiME.
Eh bien ! Fanchonnette, qu'y a-t-il ? est-ce que le feu
est à la maison ? tu as l'air tout etfaré.
FA^cllo^^ETTE.
Non, madame, le feu n'est pas à la maison, c'est pis
que cela : M. le duc Alcindor qui fait pied de grue depuis
deux heures, et qui voudrait entrer.
ÉLIANTE.
Il faut lui dire que je ne suis pas visible, que j'ai une
migraine affreuse, que je n'y suis pas.
232 NOUVELLES.
FANCHONNETTE.
Je lui ai dit tout cela, il ne veut pas s'en aller ; il pré-
tend que, si vous êtes sortie, il faudra bien que vous ren-
triez, et que, si vous êtes chez vous, il faudra bien que
vous finissiez par sortir. Il est décidé à faire le blocus de
votre po»te.
ÉLIANTE.
Quel homme terrible!
FANCHONNETTE.
Il va se faire apporter une tente et des vivres pour s'é-
tablir définitivement dans votre salon. La démangeaison
qu'il a de vous parler est si grande, qu'il escaladera plu-
tôt la fenêtre.
ÉLIANTE.
'Quelle étrange fantaisie! cela est d'une folie qui ne
rime à rien ! Que peut-il donc avoir à me dire? Fanchon-
nette, comment suis-je aujourd'hui ? je me trouve d'une
laideur affreuse; il me semble que j'ai l'air de ma-
dame de B*.
FAKCHONNETTE.
Au contraire, madame n'a jamais été plus charmante ;
elle a le teint d'une fraîcheur admirable.
ÉLIANTE.
Rajuste un peu ma cornette, et va dire au duc que je
consens à le recevoir.
CHAPITRE VI .
LA RUELLE d'ÉLIAME.
ÉLIANTE, LE DUC. ALCINDOR .
ALCINDOR.
Incomparable Éliante, vous voyez devant vous le plus
LE PETIT CHIEN DE LA MARQUISE. 233
humble de vos sujets que le grand désir qu'il avait de dé-
poser ses hommages sur les marches de votre trône a
poussé jusqu'à la dure nécessité de se rendre importun.
ÉLIARTE.
Duc, je vous ferai observer que je suis couchée et non
sur un trône, et je vous demanderai en même temps par-
don de ne pas vous recevoir debout.
ALCINDOR.
Est-ce que le lit n'est pas le trône des jolies femmes?
Quant à ce qui est de ne pas me recevoir debout, j'espère
que vous me permettrez de considérer cela comme une
faveur.
ÉLIANTE.
Au fait, vous m'y faites penser, je vous défends, Alcin-
dor, de regarder comme une faveur d'être admis dans ma
ruelle; vous êtes un homme si pointilleux, qu'il faut
prendre ses précautions avec vous.
ALCINDOR.
Méchante, vous fûtes toujours pour moi de la vertu la
plus ignoble, et cependant Dieu sait que j'ai toujours
nourri à votre endroit la flamme la plus vive. Vous me
faites sentir des choses...
ÉLIANTE.
Alcindor, quand vous parlerez de votre flamme, allu-
mez un peu votre œil et tâchez d'avoir un débit un peu
moins, glacial ; on dirait que vous avez peur d'être pris
au mot.
ALCINDOR.
Vous dites là des choses affreuses; Éliante, il en fau-
drait dix fois moins pour perdre un homme de réputation.
Heureusement que de ce côté-là je suis à couvert. Je vous
ferai voir...
20.
234 NOUVELLES.
ÉLIANTE.
On ne veut point voir.
ALCLNDOR , prenaut un livre sur la table.
Qu'est ceci? encore une production louvelie? quelque
rapsodie? Messieurs les auteurs sont vraiment des ani-
maux malfaisants. Est-ce que vous recevez de ces es-
pèces-là ?
ÉLIANTE.
Mon Dieu ! non. J'ai deux poètes qui couchent à l'écurie
et mangent à l'office. Ils me font remettre ce fatras par
Fanchonnette, qu'ils appellent Iris et Vénus.
ALGINDOR; se rapprochaot du ht.
Au vrai, la cornette de nuit vous va à ravir, et vous êtes
charmante en peignoir.
ÉLIANTE.
Oh ! non, je suis laide à faire peur.
Alcindor.
Je vous demande un million de pardons de vous donner
un démenti, mais cela est de la plus insigne fausseté.
Dussé-je me couper la gorge avec vous, je ne me rétrac-
terai pas.
ÉLIANTE.
Je dois avoir la figure toute renversée ; je n'ai pas fermé
l'œil.
ALCINDOR.
Vous avez une fraîcheur de dévote et de pensionnaire.
Je vous trouve les yeux d'un lumineux particulier. Est-ce
que vous étiez d'un petit souper chez la baronne? On dit
que tout y a été du dernier mieux. L'abbé surtout était
impayable, à ce qu'on dit. Je me meurs de cliagiin de ne
pas m'être rendu à l'invitation de cette chère barunue,
mais on ne peut pas être partout. Ce que je crève de che-
LE PETIT CHIEN DE LA MARQUISE. 235
vaux est incroyable ; mon coureur est sur les dents, et je
iie sais vraiment pas comment j'y résiste. Ah ! vous étiez
de cette piirtie? D'honneur! je vais m'aller pendre ou me
jeter à l'eau en sortant d'ici de ne l'avoir pas deviné.
ÉLIANTE.
La marquise y est venue avec un petit chien que je ne
lui connaissais pas, un bichon de la plus belle race, je n'en
ai jamais vu un pareil ! il s'appelle Fanfreluche. 0 l'amour
de chien ! Duc, quelle est donc la cause qui vous faisait
tant désirer de me voir?
ALCINDOR.
Je voulais vous voir ; n'est-ce pas un excellent motif?
ÉLIANTE.
Si fait, très-excellent. Mais n'aviez-vous point quelque
chose de plus important à me dire ?
ALCINDOU.
Pardieu ! je désirais vous faire ma déclaration en règle
et m'établir en qualité de soupirant en pied auprès de vos
perfections.
ÉLIANTE.
Vous extravaguez, duc ; vous savez tout aussi bien que
moi que vous n'êtes pas amoureux le moins du monde.
ALCINDOR.
Ah! belle Éliante, figurez-vous que j'ai le cœur percé
de part en part; regardez plutôt derrière mon dos, vous
verrez la pointe de la flèche.
ÉLIANTE.
Une physionomie intéressante au possible; des soies lon-
gues comme cela, des marques de feu, des pattes torses.
Oh! mon Dieu! je crois que je deviendrai folle, si je n'ai
un bithon pareil; mais il n'en existe pas!
ALCINDOR.
236 NOUVELLES.
ALCINDOR.
Je voui aime^ là, sérieusement.
ÉLIANTE.
Une queue en trompette.
ALCINDOR.
Je VOUS adore !
ÉLIAME.
Des oreilles frisées.
0 femme divine!
ÉLIANTE.
0 charmant animal ! L'abbé dit qu'il parle hébreu.
Mon Dieu! que je suis malheureuse ! il danse si bien! Je
déteste cette marquise; c'est une intrigante, et elle a de
faux cheveux.
ALCINDOR.
Que faut-il faire pour vous consoler? faut-il traverser la
mer, sauter à pieds joints sur les tours Notre-Dame? C'est
facile, parlez.
ÉLIANTE.
Je ne veux que Fanfreluclie; je n'ai eu dans ma vie
qu'un seul désir violent, et je; no puis le satisfaire. Je crois
que j'en aurai des vapeurs ; ah! les nerfs me font déjà un
mal afl'reux. Duc, passez-moi les gouttes du général La-
mothe. Tenez, ce flacon sur la table... je me sens
faible.
ALCINDOR, lui faisant sentir le flacon.
L'admirable tour de gorge que vous avez là ! c'est du
point de malines ou de Bruxelles, si je ne me trompe.
ÉLIANTE.
Alcindor! finissez; vous m'agacez horriblement. Ah I
LE PETIT CHIEN DE LA MARQUISE. 237
j'embrasserais de bon cœur le diable, mon mari lui-
même, s'il paraissait ici avec Fanfreluche sous le bras!
ALCINDOR.
C'est fort ! Dans le même cas serais-je plus maltraité
que le diable et votre mari?
ÉLIANTE.
Non; peut-être mieux. C'est mon dernier mot. Sonnez
Fanchonnette, qu'elle vienne me lever et m'habiller.
ALCINDOR.
Je vous obéis, madame. Ma foi! le sort en est jeté, je
me fais voleur de chien.
0 mes aïeux, pardonnez-moi! Jupiter s'est bien changé
en oie et en taureau; c'était déroger encore plus. L'amour
se plaît à réduire les plus hauts courages à ces dures ex-
trémités. Adieu, madame, au revoir, je vais à la conquête
de la toison d'or.
ÉLIANTE.
Adieu. Cupidon et Mercure vous soient en aide ! Ayez
bien soin de ne revenir qu'avec Fanfreluche, ou je vous
annonce que je vous recevrai en tigresse d'Hyrcanie, à
belles dents et à belles grififes. Voilà Fanchonnette ; bon-
soir, duc.
CHAPITRE Vn.
Alcindor, rentré chez lui, se jeta sur une chaise lon-
gue et poussa im soupir modulé et flûte qui se pouvait tra-
duire ainsi : « Que le diable emporte toutes ces bégueules
maniérées et vaporeuses, avec leurs fantaisies extrava-
gantes ! » Il pencha sa tête en arrière, regarda fixement
les moulures du plafond,, et allongea languissamment sa
main vers le cordon de moire d'une sonnette. Il l'agita à
238 NOUVELLES.
plusieurs reprises, mais personne ne vint. Comme Alcin-
dor était naturellement fort vif et ne pouvait souiîrir le
moindre retard, il se pendit des deux mains au cordon de
la sonnette qui se rompit. Alcindor, privé de ce moyen de
communication avec le monde de l'office et de l'antichanv
bre, et décidé à ne pas sortir de sa chaise, se mit à fairt
un vacarme horrible.
« Holà ! Giroflée, Similor, Marmelade, Galopin, Cham-
pagne, quelqu'un ! Il n'y a pas une personne de qualité
en France qui soit plus mal servie que moi ! Holà ! marou-
fles, butors, belitres, marauds, gredins, vous aurez cent
coups de bcâton ! gare les épaules du premier qui entrera !
Ha! canaille noire et blanche, je vous ferai tous aller aux
galères, pendre et rouer vifs comme vous le méritez si
bien. Je vous recommanderai à M. le prévôt, soyez tran-
quilles. Morbleu ! ventrebleu ! corbleu ! tétebleu ! sacre-
bleu ! Ces drôles me feront à la fin sortir de mon carac-
tère. Champagne, Basque, Galopin, Marmelade, Similor,
Giroflée, holà! Les bourreaux! je n'en puis plus, je
meurs! ouf! »
Le duc Alcindor, suff'oqué de rage et étranglé par un
nouveau paquet d'invectives qui lui montait dans la gorge,
tomba comme épuisé sur le dossier de sa chaise.
La porte de la chambre s'ouvrit et laissa passer enfin
une grosse tête de nègre, ronde, joufflue, et d'autant plus
joufflue qu'elle avait les bajoues fort exactement remplies
d'une caille au gratin, dérobée à l'office, et dont la déglu-
tition avait été interrompue par les cris forcenés d'Alcin-
dor. C'était Similor, le nègre favori de M. le duc. Par
derrière pointait timidement le nez aigu de Giroflée.
« Je crois que petit maître blanc appeler moa noir, »
dit le nègre Similor d'un ton demi-patelin, demiellVayé,
en tâchant de remuer sa large langue à travers l'épaisse
pAtée de pain et de viande qui lui farcissait la bouche.
« Ah! tu crois, brigand, que je t'appelais? Je te ferai
écorcher vif et retourner couime un vieil habit, pour voir
LR PETIT CHIEN DE LV MARQUISE. 2.1ÎI
81 la doublure de ta peau est aussi noire que l'étoffe. Tiens,
misérable !... » Et le duc, dont la rage s'était ravivée en
s'rxhalant, prit un flambeau sur la table et le jota à la
tète du nègre. Le flambeau alla droit à une glace qu'il
rompit en mille morceaux.
Similor, habitué à ces façons d'agir, se laissa tomber
à plat ventre sur le tapis en criant piteusement: « Aie!
aïe ! aïe ! petit maître, ze suis mort ! » et en faisant des
grimaces bouffonnes qui manquaient rarement leur effet:
« Le zandelier m'a passé à travers le corps. Ze sens un
grand trou. Ze suis bien mort cette fois. Couic !
— Allons ! cuistre, dit Alcindor, dont la colère était pas-
sée, en lui donnant un grand coup de pied au derrière,
finis tes singeries ; et vous, Giroflée, puisque vous voilà,
acconmiodez-moi, car je neveux plus sortir aujourd'hui.
Coiffez-moi de nuit. Giroflée, et vous, Similor, allez faire
défendre la porte à tout le monde. Cependant, s'il vient
une dame en capuchon noir, petit pied et main blanche,
laissez-la monter. Mais, pour Dieu ! qu'on n'aille pas se
tromper et admettre Elmire ou Zulmé, deux espèces qui
m'assomment et dont j'ai assez depuis huit jours. »
Cela dit, Alcindor s'établit dans une duchesse, et Giro-
flée commence à l'accommoder. Similor se tenait debout
devant lui, tendant des épingles à mesure qu'on en avait
besoin, montrant la langue, faisant des grimaces, et tirant
la queue à un sapajou qui, à chaque fois, poussait un
glapissement aigre et faisait grincer ses dents comme
une scie.
CHAPITRE VIII.
PERPLEXITfc.
Je dois l'avouer, le duc Alcindor, quoiqu'il eût deux cent
mille livres de rentes, la jambe bien faite et de belles
240 NOUVELLES.
dents, n'avait pas la moindre invention et était d'une
pauvreté d'imagination déplorable. Cela ne paraissait pas
tout d'abord : il avait du jargon et du vernis ; ajoutez à
cela l'assurance que peuvent donner à quelqu'un qui n'est
pas mal fait de sa personne une fortune de deux cent mille
livres de rentes en bonnes terres, un grand nom, un beau
titre, l'espoir d'être nommé bientôt grand d'Espagne de
la première classe, et vous concevrez facilement (jue le
duc ait pu passer dans un certain monde pour un homme
extrêmement brillant ; mais une nullité assez réelle se
cachait sous ces belles apparences.
Alcindor, qui se croyait obligé d'avoir la comtesse
Eliante parce qu'eHe était à la mode, et que naturellement
toutes les femmes à la mode reviennent aux hommes en
vogue, avait d'abord été fort charmé que le don de Fan-
freluche eût été mis comme seule condition à son bon-
heur.
Il avait redouté de passer par tous les ennuis d'une
affaire en règle et d'un soupirant avoué, et craint qu'É-
liante, pour rendre sou triouiphe plus éclatant, ne lui fit
grâce d'aucune des gradations d'usage que le progrès des
lumières a singulièfement simplifiées depuis nos gothi-
ques aïeux, mais qui peuvent bien encore durer huit
mortels jours quand la divinité que l'on adore tient à pas-
ser pour une femme à grands principes et à grands senti-
ments.
D'ailleurs, le chevalier de Versac, le rival détesté
d'Alcindor pour l'élégance de sa fatuité, le bon goût de
ses équipages, la richesse et le nombre de ses montres et
de ses tabatières, avait eu madame Éliante avant lui, et
même, disait-on, eu premier. C'est ce qui avait porté Al-
cindor à désirer prendre un engagement avec Eliante,
et à lui rendre des soins extrêmement marqués. Quoique
Eliante l'eût reçu toujours assez favorablement, sa ilamme
n'avait guère eu la mine d'être couronnée de sitôt, jus-
qu'à l'espérance, pour ainsi dire positive, que la jeune
LE PETIT CHIEN DE LA MARQUISE. 241
comtesse lui avait donnée à propos du bichon Fanfre-
luche.
Une joHe femme pour un joli chien ! cela avait semblé
tout d'abord au duc Alcindor un marché très- excellent.
Rien ne lui avait paru plus aisé que d'avoir Fanfreluche;
mais au fond rien n'était moins facile. Les pommes d'or
du jardin des Hespérides gardées par des dragons n'étaient
rien au prix de cela ; on s'en fût procuré un quarteron
avec moins de peine qu'il n'en eût fallu pour arracher de
la précieuse toison de Fanfreluche une seule de ses soies.
Comment en approcher? Le demandera la marquise?
elle aurait plutôt renoncé au rouge et donné ses diamants.
Le voler? elle le portait toujours dans son manchon. Le
pauvre duc ne savait que résoudre ; sa perplexité était au
comble.
« Ah ! ma foi ! vivent nos chères impures ! Il n'y a rien
de tel au monde que l'Opéra pour la commodité des sou-
pirs. Ces demoiselles sont pleines de bon sens et ne don-
nent pas ainsi dans les goûts bizarres; elles veulent du
solide et du positif. Avec des diamants, de la vaisselle
plate, un carrosse ou quelque autre misère de ce genre,
on en est quitte. Je vous demande un peu quelle idée est
celle-là, de vouloir le bichon de la marquise précisément ?
Je lui donnerais bien volontiers, en retour de ses précieu-
ses faveurs, une meute tout entière de petits chiens tout
aussi beaux que Fanfreluche; mais point; c'est celui-là
qu'elle veut. Ce n'est pas que je sois fort amoureux de
cette Éliante ; elle n'a de beau que les yeux et les dents,
elle est maigre, et son charme consiste plutôt dans les
manières et la tournure. Pour ma part, je préfère la Ro-
sine et la Desobry ; mais je dois à ma réputation d'avoir
et d'afficher Éliante, car l'on m'accuse de trop me laisser
aller aux facilités en amour, et quelques-uns de mes en-
vieux, en tête desquels» est Versac, répandent sous le
manteau que je n'ai pas la suite qu'il faut pour avoir des
triomphes de quelque consistrinco. Ainsi donc, il estd'ur-
21
242 NOUVELLES.
gence que j'aie Éliante , mais pour cela il faut Fanfre-
luche. Diable ! diable! quelle fantaisie de rendre un duc
et pair voleur de chien !
— Si monsieur remue ainsi, objecta timidement Giro-
flée, je ne pourrai jamais venir à bout de le coilîcr.
— Monsieur blanc remuer efl'ectivement beaucoup,
ajouta Similor en pinçant l'oreille du sapajou.
— Giroflée, mon valet de chambre, et vous, Similor,
mon nègre favori, je vous avouerai que vous coilfez un
duc dans le plus grand embarras.
— Qu'y a-t-il, monsieur le duc? dit Giroflée en rou-
lant une dernière boucle ; qu'est-ce qui peut embarrasser
un homme comme vous ?
— Vous croyez, vous autres faquins, qu'un duc et pair
est au-dessus des mortels; cela est bien vrai, mais cela
n'empêche pas que je ne sache que résoudre dans une
situation difflcile où je me trouve. 0 Giroflée ! ô Similor!
vous voyez votre maître chéri dans une perplexité étrange.
— Si monseigneur daignait s'ouvrir à moi... dit Giro-
flée en posant la main sur son cœur.
— S'ouvrir à nous,... interrompit Similor, qui voulait
à tonte force entrer dans la confidence pour partager les
bénéfices qu'elle amènerait inévitablement.
— Et me confier,.... continua Giroflée.
— Et nous confier... interrompit de nouveau Similor.
— Ce qui le tourmente... »
Similor, croy.int avoir constaté sa part dans la confi-
dence et sachant qu'il n'était pas à beaucoup près aussi
grand orateur que Giroflée, le laissa achever tranquille-
ment sa phrase :
« Je pourrais lui être de quelque utilité et lui suggérer
quelques idées. Je saisis ici l'occasion de protester de
mon dévouement à monsieur le duc, et je lui promets que,
s'il fallait que le fidèle Giroflée exposât sa vie pour lui faire
plaisir, il n'hésiterait pas un instant.
— Nous,... ajouta monosyllabiquement le silencieux
LE PETIT CHIEN DE LA MAUQUISE. 243
Siiiiiior, qui tenait à établir la dualité, et que \esje trop
fréquents de Giroflée inquiétaient singulièrement.
— Bien, bien, mes enfants, vous m'attendrissez, ne
continuez pas. Voici en deux mots de quoi il s'iigit : il
faut voler Fanfreluche, le bichon de la marquise. Cin-
quante louis pour vous, si vous Favez cette semaine, et
vingt-cinq, si vous ne l'avez que dans quinze jours. »
Giroflée pâlit de plaisir, Similor fit la roue, car voler
un chien semblait à ces deux fripons fieffés un pur enfan-
tillage. Même Similor, qui était consciencieux, dit à son
maître :
« Monsieur le duc, si vous voulez, on vous volera en-
core quelque chose par-dessus le marché.
— Ah çà ! marauds, ne volez que le chien, ou je vous
roue de coups tout vifs, ajouta le duc en manière de ré-
flexion patriarcale; Similor, vous avez trop de zèle. »
Giroflée, qui était un homme d'une prudence consom-
mée, eut soin de se faire avancer par le duc la moitié de
la somme, disant que l'argent est le nerf de la guerre, et
qu'il faut en avoir même pour voler. Le duc, dont la con-
fiance en la probité de Giroflée n'était pas des plus illi-
mitées, fit d'abord la sourde oreille, mais enfin il se
décida à donner les vingt-cinq louis. Giroflée, pour le
consoler, lui fit un mémoire admirablement circonstancié
d'après lequel il paraissait même devoir mettre de l'argent
de sa poche.
MÉMOIRE DE GIROFLÉE.
Dix louis pour acheter un déshabillé gorge de pigeon à
mademoiselle Beauveau, femme de chambre de la mar-
quise et gardienne du petit chien Fanfreluche, afin de la
disposer favorablement à l'égard de Giroflée et de lui fa-
ciliter l'accès dans la maison.
Dix louis pour faire boire le suisse et captiver sa con-
fianc 3, afin qu'il ne s'opposât pas à la sortie du susdit
Fanfreluche emporté par le susdit Giroflée.
24 i NOUVELLES.
Un louis de gimblettes, croquignoles, caramel, aman-
des, pralines et autres sucreries, destinés à affrioler et à
corrompre la probité du bichon.
Plus, quatre louis pour une petite chienne carline qui
aiderait considérablement Giroflée dans ses projets de sé-
duction.
Sur ce mémoire le délicat valet de chambre ne comptait
pas son temps, sa peine tant spirituelle que corporelle, et
ce qu'il en faisait n'était que par pure affection envers
M. le duc, pour qui il eût volontiers risqué les galères.
Alcindor, touché d'un si beau dévouement, ne put s'em-
pêcher de trouver que le mémoire était fort raisonnable.
Similor et Giroflée, après s'être partagé les vingt-cinq
louis, se mirent on campagne avec une ardeur si incroya-
nle, qu'au premier coin de rue ils se sentirent une pro-
digieuse altération qui les força d'entrer dans un cabaret
pour boire une bouteille ou deux. Mais leur soif ne se le
tint pas pour dit, et ils furent obligés de faire venir deux
autres bouteilles, ainsi de suite jusqu'au lendemain, de
sorte que les jambes leur flageolaient un peu lorsqu'ils
sortirent de ce lieu de délices, ce qui ne les empêcha pas
d'aller faire une nouvelle station dans un nouveau cabaret
à vingt pas de là, jusqu'à l'épuisement de leurs finances.
Alors ils s'en allèrent sur le pont Neuf acheter un bichon
assez conforme à Fanfreluche, qui leur coûta une pièce
de vingt-quatre sous, et qu'ils apportèrent triomphale-
ment au duc Alcindor.
CHAPITRE IX.
LE FAUX FANFUELUCHK.
Alcindor fut on ne saurait plus satisfait de la célérité
d'agir de Similor et de Giroflée ; il possédait donc ce pré-
cieux bichon qui faisait tourner la tête à tant de jolies
LE PETIT CHIEN DE LA MAKQIIISE. 245
femmes, ce ravissant Fanfreluche qui avait fait pâlir l'é-
toile de l'abbé de V..., ce délicat et curieux animal dont
la marquise était plus fière que de son attelage de chevaux
soupe au lait, de son chasseur haut de six pieds et demi,
et de son jockey à fourrer dans la poche, qu'elle aimait plus
que ses amants, son mari et ses enfants, plus que le whist
et le reversi. Quelle allait être la joie d'Éliante en recevant
le cher petit chien dans un corbillon doublé de soie et tout
enrubanné de faveurs roses ! Quels langoureux tours de
prunelle, quels regards assassins , quels adorables petits
sourires allaient être décochés sur l'heureux Alcindor, jus-
qu'au moment, sans doute très-prochain, où sonnerait
l'heure du berger si impatiemment attendue ! « Versac va
en crever de rage, car, malgré ses airs détachés, je le
soupçonne très-fort d'être encore amouraché de la com-
tesse Éliante et de mener une intrigue sous main avec
elle, » se dit Alcindor en faisant craquer ses doigts en
signe de jubilation.
Le duc, pour ne pas perdre de temps, résolut d'aller
porter le soir même à la jeune belle le Fanfreluche sup-
posé dont il était loin de suspecter l'identité ; la mine
innocente de Similor et de Giroflée éloignait du reste
toute idée de fraude ; Alcindor était, à cent lieues de sup-
poser que ce chien pour lequel il avait donné vingt-cinq
louis ne coûtait effectivement que vingt-quatre sous. La
ressemblance était complète : pattes torses, nez retroussé,
marque sur les yeux, queue en trompette ; deux gouttes
d'eau, deux œufs ne sont pas plus pareils. Alcindor heu-
reusement ne s'avisa pas de faire répéter le menuet au
Sosie de Fanfreluche ; le bichon du Pont Neuf, totale-
ment étranger aux belles manières du grand monde, se fut
trahi par la gaucherie et. l'inexpérience de ses pas.
Alcindor, voulant soutenir avantageusement la concur-
rence avec Fanfreluche, fit une toilette extraordinaire ;
son habit était de toile d'or, doublé de toile d'argent,
avec des boutons de diamant, disposés de manière à ce
"21.
i46 NOUVELLES.
que chaque bouton formât une lettre de son nom ', un
jabot de point de Venise valant mille écus, et noblement
saupoudré de quelques grains de tabac d'Espagne, s "épa-
nouissait majestueusement sur sa poitrine par l'hiatus
d'une veste de velours mordoré ; sa jambe, emprisonnée
dans un bas de soie blanc à coin d'or, se faisait remar-
quer par l'élégante rotondité du mollet et la finesse aristo-
cratique des chevilles. Un soulier à talon rouge compri-
mait un pied déjà très-petit naturellement; une frêle épée
de baleine à fourreau de velours blanc, avec une garde de
brillants, la pointe en haut, la poignée en bas, relevait
fièrement la basque de son habit. Quant à sa culotte, j'a-
voue à regret que je n'ai pas pu constater assez sûrement
de quelle étofl'e elle était faite ; il y a cependant lieu de
croire qu'elle était de velours gris de perle ; cependant
je ne veux rien affirmer.
Quand Giroflée eut achevé de ramasser avec un couteau
d'ivoire la poudre qui était attachée au front de M. le duc,
il éprouva un mouvement d'orgueil ineffable en voyant
son maître si bien habillé et si bien coiffé, et il courut
prendre un miroir qu'il posa devant le duc. « Monsieur,
je suis content de moi; vous êtes au mieux, et je ne crois
pas que monsieur rencontre beaucoup de cruelles ce soir.
— Si monsieur avait la figure peinte en noir, il serait
bien plus beau encore, mais il est bien comme cela,
ajouta Similor, toujours attentif à se maintenir en faveur
et à ne pas se laisser dépasser en flagornerie par l'astu-
cieux Giroflée.
c( Similor, appelez Marmelade, » dit le duc. Marme-
lade parut ; c'était un nègre de grande taille. « Faites
atteler le carrosse. »
La voiture prête, le duc descendit en fredonnant un
petit air; il portciit à son cou, dans un petit corbillon, le
faux Fanfreluche avec la plus parfaite séciu-ité. L'équipage
du duc était du meilleur goût et conforme au dernier
patron de la mode : cocher énorme, bourgeonné, ivre
LE PETIT CUIEN DE LA MAUQL'ISE. 247
mort, avec la coifl'iire à l'oiseau royal, un lampion volu-
mineux, des gants blancs, des guides blanches, un mon-
strueux collet de fourrure ; des laquais à la mine
convenablement insolente, portant des torches de cire,
denx devant et trois derrière, le tout dans les règles les
plus étroites. Le carrosse était sculpté et doré, avec les
armoiries du duc sur les panneaux, et d'une magnificence
tout à fait royale. Quatre grands mecklembourgeois,
alezan brûlé, la crinière tressée et la queue nouée de ro-
settes aux couleurs du duc, traînaient cette volumineuse
machine.
Alcindor, enchanté de lui-même et plein des plus flat-
teuses espérances, dit au cocher de toucher vivement ses
chevaux et d'aller grand train. Le cocher, qui ne deman-
dait pas mieux que de brûler le pavé, qui, pour un em-
pire, n'aurait cédé le haut de la chaussée à personne,
et qui eût coupé l'équipage d'un prince du sang, tant il
était infatué de la dignité de sa place, lança ses quatre
bêtes au plein galop, nonobstant les cris des bourgeois et
autres misérables piétons qu'il couvrait malicieusement
d'un déluge de boue. En quelques minutes on fut à la
porte de l'hôtel d'Eliante.
Le duc monta et fit annoncer : « Il signor Fanfrelucio
et le duc Alcindor. » Quoique Éliante ne fût pas visible,
parce qu'elle s'habillait pour aller à l'Opéra, le nom ma-
gique de Fanfreluche, pareil au : Sésame, ouvre-toi, des
contes arabes, fît tourner les portes sur leurs gonds et
tomber toutes les consignes.
Quand Eliante vit dans le corbillon suspendu au cou
d'Alcindor le faux Fanfreluche assis sur son derrière et
levant le museau d'un air passablement inquiet, elle fit
un petit cri aigu, et, frappant de plaisir dans ses deux
mains, elle courut vers le duc et lui dit : « Alcindor, vous
êtes charmant. »
Puis elle prit le bichon ébaubi de tant d'honneur et le
baisa fort tendrement entre les deuy. yeux.
243 NOUVELLES.
Alcindor ne fut nullement surpris de la préférence de
la comtesse pour le bichon et attendit patiemment son
tour. Nous avons oublié de dire quÉliante s'était levée si
brusquement, que son peignoir de batiste s'était dérangé,
de façon qu'Alcindor reconnut avec plaisir qu'il s'était
abandonné à un mouvement de mauvaise humeur, et
qu'Éliante n'avait pas de beau que les dents et les yeux.
« Madame, fit gracieusement le duc Alcindor, je ne
suis pas le diable, je ne suis pas votre mari, je suis tout
bonnement un homme qui vous adore. Voilà Fanfreluche;
souvenez-vous de ce que vous avez dit. »
Éliante donna un franc et loyal baiser au duc Alcindor;
mais vous savez qu'en fait de baiser avec les jolies femmes,
chacun se pique de générosité et ne veut pas garder le
cadeau qu'on lui fait. Alcindor, qui n'était pas avare,
rendit donc à Éliante son baiser considérablement revu et
augmenté. Heureusement que Fanchonnette entra fort à
propos.
« Ayez la bonté de vous tenir un peu derrière ce para-
vent ; dès qu'on m'aura mis mon corset, l'on vous appel-
lera.
— « Venez, monsieur, c'est fait, » dit Fanchonnette.
Alcindor sortit de derrière son paravent.
Éliante était toute coiffée avec un œil de poudre, deux
repentirs de chaque côté du col, un hérisson sur le haut
de la tête, les sept pointes bien marquées, et des crêpés
neigeux qui faisaient admirablement près de sa fraîche
ligure. Des plumes blanches posées en travers lui don-
naient une physionomie agaçante et mutine. Bref, elle était
suprêmement bien.
On lui mit sa robe, elle avait un panier de huit aunes
de large. La jupe était relevée de nœuds et de papillons
de diamants; sa robe de moire, rose-paille, du ton le
plus tendre, flottait autour de sa taille de guêpe avec
des plis riches et abondants ; son corset, à demi fermé
par une échelle de rubans, laissait entrevoir des beautés
LE PETIT CHIEN DE LA MARQLISE. 2^9
dignes des princes et des dieux ; elle n'avait d'ailleurs ni
collier ni rivière; Éliante savait trop bien que le cou dis-
trairait du collier, et que chacun crierait au meurtre pour
le moindre vol fait aux yeux; pour tout ornement, une
seule petite rose pompon naturelle s'épanouissait à l'en-
trée de ce blancparadis. Ses mules pareilles à sa robe au-
raient pu servir a une Chinoise.
« Duc, j'ai une place dans ma loge, dit Éliante; vous
me reconduirez, » ajouta-t-elle en souriant.
Le duc Alcindor s'inclina respectueusement; Éliante
prit Fanfreluche-Sosie dans son manchon, et l'on partit
pour l'Opéra.
On donnait un ballet d'un chorégraphe à la mode: la
salle était comble; depuis les loges de clavecin jusqu'aux
bonnets d'évèque, toutes les places étaient prises. Ce
chorégraphe excellait surtout à rendre le sentiment de l'a-
mour par une suite de poses d'un dessin tout à fait volup-
tueux, sans jamais outrager la décence. La vivacité de cet
impérieux sentiment qui soumet les dieux et les hommes
se traduisait par des pas pleins de feu et des attitudes
passionnées prises sur la nature. On applaudissait le gra-
cieux Batylle et la pétillante Euphrosi ne comme ils le mé-
ritaient, c'est-à-dire à tout rompre; les vieux connaisseurs
de l'orchestre avaient beau vanter aux jeunes gens la
grâce noble et les poses majestueuses de la danseuse qui
tenait auparavant ce chef d'emploi, on les traitait de ra-
doteurs, et personne ne voulait les écouter.
Alcindor, tout à sa conquête, ne prêtait qu'une très-
légère attention à ce qui se faisait sur la scène ; Éliante
était enivrée du bonheur de posséder Fanfreluche et de
l'idée du désespoir de la marquise privée du bichon
chéri.
Cependant les décorations étaient fort belles et méri-
taient des spectateurs plus attentifs.
On y voyait la grotte du dieu de l'onde, avec des ma-
drépores, des coraux, des coquilles, des nacres de perles
250 NOUVELLES.
imités en perfection et du plus singulier éclat; un palais
enchanté au-dessus de tout ce que les contes de fées ren-
ferment de plus opulent et de plus merveilleux^ des des-
centes avec des gloires et des vols de macliines admirable-
ment exécutés. Mais Aicindor s'occupait d'Éliante, et
Eliante s'occupait de Fanfreluche, et aussi un peu d'Al-
cindor, dont la mine et le riche habillement l'avaient frap-
pée particulièrement le soir.
Pour le faux Fanfreluche, il faisait assez piteuse figure;
(1 n'était pas accoutumé à se trouver en si bonne compa-
gnie, et, les deux pattes appuyées sur le devant de la loge,
il considérait tout d'un œil effaré.
Soudain, ô coup de théâtre inattendu ! la porte d'une
loge s'ouvre avec fracas. Une dame, étincelante de pierre-
ries, très-décolletée, avec du rouge comme une princesse,
en bel habit bien porté, se place avec deux ou trois jeunes
seigneurs : c'est la marquise. Un petit chien sort la tête de
son manchon, pose les pattes sur le devant de la loge
avec un air d'impudence digne d'un duc et pair; c'est
Fanfreluche, le vrai, le seul inimitable Fanfreluche.
Éliante l'aperçoit, ô revers du sert ! Elle lance au duc
stupéfait un regard foudroyant; puis, suffoquée par l'émo-
tion, elle se pâme et s'évanouit complètement. On la
remporte chez elle, où l'on est plus d'une heure à la faire
revenir : ni les sels d'Angleterre, ni l'eau du Carme, ni
celle de la reine de Hongrie, ni les gouttes du général
Lamothe, ni la plume brûlée et passée sous le nez, ne peu-
vent la tirer de cet évanouissement, et, si la menace de
lui jeter de l'eau à la figure ne l'eût rappelée subitement
à la vie, on aurait pu la croire véritablement morte.
Aicindor est inconsolable.
Car Éliante ne veut plus le recevoir, et il se distrait do
sa douleur en bâlonnant deux fois par jour Girollée et
Similor, que cette considération seule l'a empêché do
chasser.
LK PETIT CniEN PK LA MARyilSE. 251
Cependant on prétend que quelques jours après il a
reçu d'Éliante un petit billet ainsi conçu :
« Mon cher duc, j^ii cru que vous aviez voulu me trom-
ii per sciemment; j'ai su depuis que vous aviez été vous-
.; même la dupe de Similor et de Girollée. Le bichon que
M vous m'avez donné ne manque pas de dispositions et ne
« demande qu'à être cultivé pour éclipser Fanfreluche;
« vous dansez comme un ange, voulez-vous être son
« maître à danser ? Adieu, Alcindor. »
Deux mois après, le bichon Pistache, plus jeune, plus
souple et plus gracieux, avait complètement effacé la
gloire du bichon Fanfrehiche, et Alcindor avait donné un
bon coup d'épée au chevalier de Versac qui ne voulait pas
que l'on allât sur ses brisées. Versac ne se releva pas de
cet échec, et Alcindor devint décidément l'homme à la
mode.
Lecteur grave et morose, pardonne ce précieux entor-
tillage à quelqu'un qui se souvient peut-être trop d'avoir
lu Angola et le Grelot, et dont la seule prétention a été de
donner l'idée d'un style et d'une manière tout à fait
tombés dans 1 oubli.
FINDl' PETIT CHIEN DE LA MARQUISE.
LE NID DE ROSSIGNOLS
Autour du château il y avait un beau parc.
Dans le parc il y avait des oiseaux de toutes sortes :
rossignols, merles, fauvetîes ; tous les oiseaux de la terre
s'étaient donné rendez-vous dans le parc.
Au printemps, c'était un ramage à ne pas s'entendre;
chaque feuille cachait un nid, chaque arbre était un or-
chestre. Tous les petits musiciens emplumés faisaient
assaut à qui mieux mieux. Les uns pépiaient, les autres
roucoulaient; ceux-ci faisaient des trilles et des cadences
perlées, ceux-là découpaient des fioritures ou brodaient
des points d'orgue : de véritables musiciens n'auraient pas
si bien fait.
Mais dans le château il y avait deux belles cousines qui
chantaient mieux à elles deux que tous les oiseaux du
parc; l'une s'appelait Fleurette et l'autre Isabeau. Toutes
deux étaient belles, désirables et bien en point, et les di-
manches, quand elles avaient leurs belles robes, si leurs
blanches épaules n'eussent pas montré qu'elles étaient de
véritables lilles, on les aurait prises pour des anges ; il n'y
manquait que les plumes. Quand elles cnantaient, le vieux
sire de Maulevrier, leur oncle, les tenait quelquefois par
la main, de peur qu'il ne leur prît la fantaisie de s'envoler.
Je vous laisse à penser les beaux coups de lance qui se
faisaient aux carrousels et aux tournois en l'honneur de
Fleurette et d'Isabeau. Leur réputation de beauté et de
22
2K4 NOUVFILES.
talentavaitfait letoiirde l'Europe, et cependant elles n'en
étaient pas p.ps fières; elles vivaient dans la retraite, ne
voyant guère d'autres personnes que le petit page Va-
lentin, bel enfant aux cheveux blonds, et le sire de Mau-
levrier, vieillard tout chenu, tout hâlë et tout cassé d'avou'
porté soixante ans son harnois de guerre.
Elles passaient leur temps à jeter de la graine aux pe-
tits oiseaux, à dire leurs prières, et principalement à étu-
dier les œuvres des maîtres, et à répéter ensemble quelque
motet, madrigal, villanelle, ou telle autre musique ; elles
avaient auSsi des fleurs qu'elles arrosaient et soignaient
elles-mêmes. Leur vie s'écoulait dans ces douces et poéti-'
ques occupations de jeune fille; elles se tenaient dans
l'ombre et loin des regards du monde, et cependant le
monde s'occupait d'elles. Ni le rossignol ni la rose ne se
peuvent cacher; leur chant et leur odeur les trahissent
toujours. Nos deux cousines étaient à la fois deux rossi-
gnols et deux roses.
Il vint des ducs, des princes, pour les demander en ma-
riage ; l'empereur de Trébizonde et le soudan d'Egypte
envoyèrent des ambassadeurs pour proposer leur alliance
au sire deMaulevrier; les deux cousines ne se lassaient pas
d'être filles et ne voulurent pas en entendre parler. Peut-
être avaient-elles senti par un secret instinct que leur mis-
sion ici-bas était d'être filles et de chanter, et qu'elles y
dérogeraient en faisant autre chose.
Elles étaient venues toutes petites dans ce manoir. La
fenêtre de leur chambre donnait sur le parc, et elles
avaient été bercées par le chant des oiseaux. A peine se
tenaient- elles debout que le vieux Blondiau, ménétrier
du sire, avait posé leurs petites mains sur les touches d'i-
voire du virginal; elles n'avaient pas eu d'autre hochet
et avaient su chanter avant de parler; elles chantaient
comme les autres respirent: cela leur était naturel.
Cette éducation avait singulièrement influé sur leur ca-
ractère Leur enfance harmonieuse les avait séparées de
LE NID DK 1{0SS1G^0LS. 2SS
l'enfance turbulente et bavarde. Elles n'avaient jamais
poussé un cri aigu ni une plainte discordante : elles pleu-
raient en mesure et gémissaient d'accord. Le sens musi-
cal, développéchezelles aux dépens des autres, les rendait
peu sensibles à ce qui n'était pas musique. Elles llot-
taient dans un vague mélodieux, et ne percevaient pres-
que le monde réel que par les sons. Elles comprenaient ad-
mirablement bien le bruissement du feuillage, le murmure
deseaux, le tintement de l'horloge, le soupir du vent dans
la cheminée, le bourdonnement du rouet, la goutte de
pluie tombant sur la vitre frémissante, toutes les harmo-
nies extérieures ou intérieures ; mais elles n'éprouvaient
pas. je dois le dire, un grand enthousiasme à la vue d'un
soleil couchant, et elles étaient aussi peu en état d'appré-
cier une peinture que si leurs beaux yeux bleus et noirs
eussent été couverts d'une taie épaisse. Elles avaient la
maladie de la musique ; elles en rêvaient, elles en per-
daient le boire et le manger ; elles n'aimaient rien autre
chose au monde. Si fait, elles aimaient encore autre chose,
c'était Valentin et leurs tleurs : Valentin, parce qu'il res-
semblait aux roses ; les roses, parce qu'elles ressem-
blaient à Valentin. Mais cet amour était tout à fait sur le
second plan. Il est vrai que Valentin n'avait que treize
ans. Leur plus grand plaisir était de chanter le soir à leur
fenêtre la musique qu'elles avaient composée dans la
journée.
Les maîtres les plus célèbres venaient de très-loin pour
les entendre et lutter avec elles. Ils n'avaient pas plutôt
écouté une mesure qu'ils brisaient leurs instruments et
déchiraient leurs partitions en s'avouant vaincus. En elfet,
c'était une musique si agréable et si mélodieuse, que
les chérubins du ciel venaient à la croisée avec les autres
musiciens et l'apprenaient par cœur pour la chanter au bon
Dieu.
Un soir de mai, les deux cousines chantaient un motet
k deux voix; jamais motif plus heureux n'avait été plus
9-^0 NOUVELLES.
heureusement travaillé et rendu. Un rossignol du parc,
tapi sur un rosier, les avait écoutées attentivement. Quand
elles eurent fini, il s'approcha de la fenêtre et leur dit en
son langage de rossignol : « Je voudrais faire un combat
de chant avec vous. »
Les deux cousines répondirent qu'elles le voulaient
bien, et qu'il eût à commencer.
Le rossignol commença. C'était un maître rossignol.
Sa petite gorge s'enflait, ses ailes battaient, tout son corps
frémissait; c'étaient des roulades à n'en plus finir, des
fusées, des arpèges, des gammes chromatiques; il mon-
tait et descendait, il filait les sons, il perlait les cadences
avec une pureté désespérante : on eût dit que sa voix avait
des ailes comme son corps. Il s'arrêta, certain d'avoir
remporté la victoire.
Les deux cousines se firent entendre à leur tour; elles
se surpassèrent. Le chant du rossignol semblait, auprès
du leur, le gazouillement d'un passereau.
Le virtuose ailé tenta un dernier effort; il chanta une
romance d'amour, puis il exécuta une fanfare brillante
qu'il couronna par une aigrette de notes hautes, vibrantes
et aiguës, hors de la porlée de toute voix humaine.
Les deux cousines, sans se laisser effrayer par ce tour
de force, tournèrent le feuillet de leur livre de musique,
et répliquèrent au rossignol de telle sorte que suinte Cé-
cile, qui les écoutait du haut du ciel, en devint j)âle de
jalousie et laissa tomber sa contre-basse sur la terre.
Le rossignol essaya bien encore de chanter, mais cette
lutte l'avait totalement épuisé : l'haleine lui manquait,
ses plumes étaient hérissées, ses yeux se fermaient malgré
lui; il allait mourir.
«Vous chantez mieux que moi, dit-il aux deux cousines,
et l'orgueil de vouloir vous surpasser me coûte la vie. Je
vous demande une chose : j'ai un nid; dans ce nid il y a
trois petits; c'est le troisième églantier dans la grande
allée du côté de la pièce d'eau ; envoyez-les prendre, éle-
I,E NID DK KOS^IGNOLS. 2ri7
vez-les et apprenez-leur à chanter comme vous, pu:squ(;
je vais mourir. »
Ayant dit cela, le rossignol mourut. Les deux cousines
le pleurèrent fort, car il avait bien chanté. Elles appelè-
rent Valentin, le petit page aux cheveux blonds, et lui
dirent où était le nid. Valentin, qui était un malin petit
drôle, trouva facilement la place; il mit le nid dans sa
poitrine et l'apporta sans encombre. Fleurette et Isabeau,
accoudées au balcon, l'attendaient avec impatience. Va-
lentin arriva bientôt, tenant le nid dans ses mains. Les
trois petits passaient la tète, ouvraient le bec tout grand.
Les jeunes tilles s'apitoyèrent sur ces petits orphelins, et
leur donnèrent la becquée chacune à son tour. Quand ils
furent un peu plus grands, elles commencèrent leur édu-
cation nnisicale, comme elles l'avaient promis au rossignol
vaincu.
C'était merveille de voir comme ils étaient privés,
comme ils chantaient bien. Ils s'en allaient voletant par
la chambre, et se perchaient tantôt sur la tête d'Isabeau,
tantôt sur l'épaule de Fleurette. Ils se posaient devant le
livre de musique, et l'on eût dit, en vérité, qu'ils savaient
déchiffrer les notes, tant ils regardaient les blanches et
les noires d'un air d'intelligence. Ils avaient appris tous
les airs de Fleurette et d'Isabeau, et ils commençaient à
en improviser eux-mêmes de fort jolis.
Les deux cousines vivaient de plus en plus dans la so-
litude, et le soir on entendait s'échapper de leur chambre
des sons d'une mélodie surnaturelle. Les rossignols, par-
faitement instruits, faisaient leur partie dans le concert,
et ils chantaient presque aussi bien que leurs maîtresses,
qui, elles-mêmes, avaient fait de grands propres.
Leurs voix prenaient chaque jour un éclat extraordi-
naire, et vibraient d'une façon métallique et cristalline
au-dessus des registres de la voix naturelle. Les jeunes
filles maigrissaient à vue d'œil; leurs belles couleurs se
fanaient ; elles étaient devenues pâles comme des agates
22.
258 NOUVELLES.
et presque aussi transparentes. Le sire de Maulevrier vou-
lait les empêcher de chanter, mais il ne put gagner cela
sur elles.
Aussitôt qu'elles avaient prononcé quelques mesures,
une petite tache rouge se dessinait sur leurs pommettes,
et s'élargissait jusqu'à ce qu'elles eussent fini; alors là
tache disparaissait, mais une sueur froide coulait de leur
peau, leurs lèvres tremblaient comme si elles eussent eu
la fièvre.
Au reste, leur chant était plus beau que jamais ; il avait
quelque chose qui n'était pas de ce monde, et, à entendre
cette, voix sonore et puissante sortir de ces deux frêles
jeunes filles, il n'était pas difficile de prévoir ce qui arri-
verait, que la musique briserait linstrument.
Elles le comprirent elles-mêmes, et se mirent à toucher
leur virginal, qu'elles avaient abandonné pour la vocali-
sation. Mais, une nuit, la fenêtre était ouverte, les oiseaux
gazouillaient dans le parc, la brise soupirait harmonieu-
sement ; il y avait tant de musique dans l'air, qu'elles ne
purent résister à la tentation d'exécuter un duo qu'elles
avaient composé la veille.
Ce fut le chant du cygne, un chant merveilleux tout
trempé de pleurs, montant jusqu'aux sommités les plus
inaccessibles de la gamme, et redescendant l'échelle des
notes jusqu'au dernier degré ; quelque chose d'étincelant
et d'inouï, un déluge de trilles, une pluie embrasée de
traits chromatiques, un feu d'artifice musical impossible
à décrire ; mais cependant la petite tache rouge s'agran-
dissait singulièrement et leur couvrait presque toutes les
joues. Les trois rossignols les regardaient et les écoutaient
avec une singulière anxiété; ils palpitaient des ailes, ils
allaient et venaient, et ne se pouvaient ten.r en place.
Enfin elles arrivèrent à la dernière phrase du morceau ;
leur voix prit un caractère de sonorité si étrange, qu'il
était facile de comprendre que ce n'étaient plus des créa-
tures vivantes qui chantaient. Les rossignols avaient pris
LE NID DE ROSSIGNOLS. 2r;9
îa volée. Les deux cousines étaient mortes ; ïeiirs âmes
étaient parties avec la dernière note. Les rossignols mon-
tèrent droit au ciel pour porter ce chant suprême au bon
DieU;, qui les garda tous dans son paradis pour lui exécuter
la nuisique des deux cousines.
Le bon Dieu fit plus tard, avec ces trois rossignols, les
âmes de Palestrina, de Cimarosa et du chevalier Gluck.
riN DD NID DE ROSSIGNOLS,
LA MORTE AMOUREUSE
Vous me demandez, frère, si j'ai aimé; oui. C'est une
histoire sing;ulière et terrible, et, quoique j'aie soixante-
six ans, j'ose à peine remuer la cendre de ce souvenir.
Je ne veux rien vous refuser, mais je ne ferais pas à une
âme moins éprouvée un pareil récit. Ce sont des événe-
ments si étranges, que je ne puis croire qu'ils me soient
arrivés. J'ai été pendant plus de trois ans le jouet d'une
illusion singulière et diabolique. Moi, pauvre prêtre de
campagne, j'ai mené en rêve toutes les nuits (Dieu veuille
que ce soit un rêve !) une vie de damné, une vie de mon-
dain et de Sardanapale. Un seul regard trop plein de com-
plaisance jeté sur une femme pensa causer la perte de
mon âme ; mais enfin, avec l'aide de Dieu et de mon saint
patron, je suis parvenu à chasser l'esprit malin qui s'était
emparé de moi. Mon existence s'était compliquée d'une
existence nocturne entièrement dilférente. Le jour, j'étais
un prêtre du Seigneur, chaste, occupé de la prière et des
choses saintes; la nuit, dès que j'avais fermé les yeux, je
devenais un jeune seigneur, fin connaisseur en femmes,
en chiens et en chevaux, jouant aux dés, buvant et blas-
phémant; et lorsqu'au lever de l'aube je me réveillais, il
me semblait au contraire que je m'endormais et que je
rêvais que j'étais prêtre. De cette vie somnanîbuliqne il
m'est resté des souvenirs d'objets et de mois dont je ne
puis pas me défendre, et, quoique je ne sois jamais sorti
262 NOUVELLES.
des murs de mon presbytère, on dirait plutôt, à m'enten-
dre, un homme ayant usé de tout et revenu du monde,
qui est entré en religion et qui veut finir dans le sein de
Dieu des jours trop agités, qu'un humble séminariste qui
a vieilli dans une cure ignorée, au fond d'un bois et sans
aucun rapport avec les choses du siècle.
Oui, j'ai aimé comme personne au monde n'a aimé,
d'un amour insensé et furieux, si violent que je suis étonné
qu'il n'ait pas fait éclater mon cœur. Ah! quelles nuits!
quelles nuits !
Dès ma plus tendre enfance, je m'étais senti de la vo-
cation pour l'état de prêtre ; aussi toutes mes études furent-
elles dirigées dans ce sens-là, <èt ma vie, jusqu'à vingt-
quatre ans, ne fut-elle qu'un long noviciat. Ma théologie
achevée, je passai successivement par tous les petits
ordres, et mes supérieurs me jugèrent digne, malgré ma
grande jeunesse, de franchir le dernier et redoutable
degré. Le jour de mon ordination fut fixé à la semaine de
Pâques.
Je n'étais jamais allé dans le monde; le monde, c'était
pour moi l'enclos du collège et du séminaire. Je savais
vaguement qu'il y avait quelque chose que l'on appelait
fenmie, mais je n'y arrêtais pas ma pensée; j'étais d'une
innocence parfaite. Je ne voyais ma mère vieille et in-
firme que deux fois l'an. C'étaient là toutes mes relations
avec le dehors.
Je ne regrettais rien, je n'éprouvais pas la moindre hé-
sitation devant cet engagement irrévocable; j'étais plein
de joie et d'impatience. Jamais jeune fiancé n'a compté
les heures avec une ardeur plus fiévreuse ; je n'en dormais
pas, je rêvais que je disais la messe; être prêtre, je ne
voyais rien de plus beau au monde : j'aurais refusé d'être
roi ou poëte. Mon andjition ne concevait pas au delà.
Ce que je dis là est pour vous montrer combien ce qui
m'est arrive ne devait pas m'arriver, et de quelle fascina-
tion inexplicable j'ai été la victime.
LA MORTE AMOUREUSE. 263
îiG grand jour venu, je marchai à l'église d^un pas si
léger, qu'il me semblait que je fusse soutenu en l'air ou
que j'eusse des ailes aux épaules. Je me croyais un ange,
et je m'étonnais de la physionomie sombre et préoccupée
de mes compagnons ; car nous étions plusieurs. J'avais
passé la nuit en prières, et j'étais dans un état qui touchait
presque à l'extase. L'évèque, vieillard vénérable, me pa-
raissait Dieu le Père penché sur son éternité, et je voyais
le ciel à travers les voûtes du temple.
Vous savez les détails de cette cérémonie : la bénédic-
tion, la communion sous les deux espèces, l'onction de
la paume des mains avec l'huile des catéchumènes, et
enfin le saint sacrifice offert de concert avec l'évêque. Je
ne m'appesantirai pas sur cela. Oh ! que Job a raison, et
que celui-là est imprudent qui ne conclut pas un pacte
avec ses yeux! Je levai par hasard ma têle, que j'avais
jusque-là tenue inclinée, et j'aperçus devant moi, si près
que j'aurais pu la toucher, quoique en réalité elle fût à
une assez grande distance et de l'autre côté de la balus-
trade, une jeune femme d'une beauté rare et vêtue avec
une magnificence royale. Ce fut comme si des écailles me
tombaient des prunelles. J'éprouvai la sensation d'un
aveugle qui recouvrerait subitement la vue. L'évêque, si
rayonnant tout à l'heure, s'éteignit tout à coup, les cierges
pâlirent sur leurs chandeliers d'or comme les étoiles au
matin, et il se fit par toute l'église une complète obscurité.
La charmante créature se détachait sur ce fond d'ombre
comme une révélation angélique; elle semblait éclairée
d'elle-même et donner le jour plutôt que le rece-
voir.
Je baissai la paupière, bien résolu à ne plus la relever
pour me soustraire à.l'influence des objets extérieurs; car
la distraction m'envahissait de plus en plus, et je savais à
peine ce que je faisais.
Une minute après, je rouvris les yeux, car à travers mes
cils jela voyais étincelante descouleurs du prisme, et dans
264 NOUVELLES,
une pénombre pourprée cuniuie lors(ja'on regarde le soleil.
Oh ! comme elle était belle ! Les plus grands peintres,
lorsque, poursuivant dans le ciel la beauté idéale, ils ont
rapporté sur la terre le divin portrait de la Madone, n'ap-
prochent même pas de cette fabuleuse réalité. Ni les vers
du poëte ni la palette du peintre n'en peuvent donner
une idée. Elle était assez grande, avec une taille et un
port de déesse ; ses cheveux, d'un blond doux, se sépa-
raient sur le haut de sa tête et coulaient sur ses tempes
comme deux fleuves d'or; on aurait dit une reine avec son
diadème; son front, d'une blancheur bleuâtre et transpa-
rente, s'étendait large et serein sur les arcs de deux cils
presque bruns, singularité qui ajoutait encore à l'effet de
prunelles vert de mer d'une vivacité et d'un éclat insou-
tenables. Quels yeux ! avec un éclair ils décidaient de la
destinée d'un homme ; ils avaient une vie, une limpidité,
une ardeur, une humidité brillante que je n'ai jamais vues
à un œil humain; il s'en échappait des rayons pareils à
des flèches et que je voyais distinctement aboutir à mon
cœur. Je ne sais si la flaftime qui les illuminait venait du
ciel ou de l'enfer, mais à coup sur elle venait de l'un ou
de l'autre. Cette femme était un ange ou un démon, et
peut-être tous les deux; elle ne sortait certainement pas
(lu flanc d'Eve, la mère commune. Des dents du plus bel
orient scintillaient dans son rouge sourire, et de petites
fossettes se creusaient à chaque inflexion de sa bouche
dans le satin rose de ses adorables joues. Pour son nez, il
était d'une finesse et d'une fierté toute royale, et décelait
la plus noble origine. Des luisants d'agate jouaient sur la
peau unie et lustrée de ses épaules à demi découvertes,
et des rangs de grosses perles blondes, d'un ton presque
semblable à son cou, lui descendaient sur la poitrine. De
temps en temps elle redressait sa tête avec un mouvement
onduleux de couleuvre ou de paon qui se rengorge, et im-
primait un léger frisson à la haute fraise brodée à jour qui
l'entourait connue un treillis d'argent.
LA MORTE AMOIIRELSE. 26^»
Elle portait une robe de velours nacarat, et de ses lar-
ges manches doublées d'hermine sortaient des mains pa-
triciennes d'une délicatesse infinie, aux doigts longs et
potelés, et d'une si idéale transparence qu'ils laissaient
passer le jour comme ceux de l'Aurore.
Tous ces détails me sont encore aussi présents que s'ils
dataient d'hier, et, quoique je fusse dans un trouble
extrême, rien ne m'échappait : la plus légère nuance, le
petit point noir au coin du menton, l'imperceptible duvet
aux commissures des lèvres, le velouté du front, l'ombre
tremblante des cils sur les joues, je saisissais tout avec
une lucidité étonnante.
A mesure que je la regardais, je sentais s'ouvrir dans
moi des portes qui jusqu'alors avaient été fermées; des
soupiraux obstrués se débouchaient dans tous les sens et
laissaient entrevoir des perspectives inconnues ; la vie
m'apparaissait sous un aspect tout autre; je venais de
naître à un nouvel ordre d'idées. Une angoisse effroyable
me tenaillait le cœur ; chaque minute qui s'écoulait me
semblait une seconde et un siècle. La cérémonie avançait
cependant, et j'étais emporté bien loin du monde dont
mes désirs naissants assiégeaient furieusement l'entrée. Je
dis oui cependant, lorsque je voulais dire non, lorsque
. tout en moi se révoltait et protestait contre la violence
que ma langue faisait à mon âme : une force occulte m'ar-
rachait malgré moi les mots du gosier. C'est là peut-être
ce qui fait que tant de jeunes filles marchent à l'autel
avec la ferme résolution de refuser d'une manière écla-
tante l'époux qu'on leur impose, et que pas une seule
n'exécute son projet. C'est là sans doute ce qui fait que
tant de pauvres novices prennent le voile, quoique bien
décidées à le déchirer en pièces au moment de prononcer
• leurs vœux. On n'ose causer un tel scandale devant tout
'le monde ni tromper l'attente de tant de personnes;
toutes ces volontés, tous ces regards semblent peser sur
vous comme une chape de plomb ; et puis les mesures
23
266 NOUVELLES.
sont si bien prises, tout est si bien réglé à l'avance, d'une
façon si évidemment irrévocable, que la pensée cède au
poids de la chose et s'affaisse complètement.
Le regard de la belle inconnue changeait d'expression
selon le progrès de la cérémonie. De tendre et caressant
qu'il était d'abord, il prit un air de dédain et de méconten-
tement comme de ne pas avoir été compris.
Je fis un effort suffisant pour arracher une montagne,
pour m'écrier ^que je ne voulais pas être prêtre; mais je
ne pus en venir à bout; ma langue resta clouée à mon
palais, et il me fut impossible de traduire ma volonté par
le plus léger mouvement négatif. J'étais, tout éveillé,
dans un état pareil à celui du cauchemar, où l'on veut
crier un mot dont votre vie dépend, sans en pouvoir venir
à bout.
Elle parut sensible au martyre que j'éprouvais, et,
comme pour m'encourager, elle me lança une œillade
pleine de divines promesses. Ses yeux étaient un poëme
dont chaque regard formait un chant.
Elle me disait :
« Si tu veux être à moi, je te ferai plus heureux que
Dieg. lui-même dans son paradis ; les anges te jalouseront.
Déchire ce funèbre linceul où tu vas t'envelopper ; je
suis la beauté, je suis la jeunesse, je suis la vie; viens à
moi, nous serons l'amour. Que pourrait t'offrir Jéhovah
pour compensation ? Notre existence coulera comme un
rêve et ne sera qu'un baiser éternel.
« Répands le vin de ce calice, et tu es libre. Je t'em-
mènerai vers les îles inconnues ; tu dormiras sur mon sein,
dans un lit d'or massif et sous un pavillon d'argent; car
je tainie et je veux te prendre à ton Dieu, devant qui tant
de nobles cœurs répandent des flots d'amour qui n'arri-
vent pas jusqu'à lui. »
Il me semblait entendre ces paroles sur un rhythme
d'une douceur infinie, car son regard avait piosque de la
sonoritô, et les phrases que ses yeux m'envoyaient reten-
LA MOllTE AMOUREUSE. 207
tissaient au tond de mon cœur comme si une bouche in-
visible les eût soufflées dans mon âme. Je me sentais prêt
à renoncer à Dieu, et cependant mon cœur accomplissait
machinalement les formalités de la cérémonie. La belle
me jeta un second coup d'œil si suppliant, si désespéré,
que des lames acérées me traversèrent le cœur, que je
me sentis plus de glaives dans la poitrine que la mère de
douleurs.
C'en était fait, j étais prêtre.
Jamais physionomie humaine ne peignit une angoisse
aussi poignante ; la jeune fille qui voit tomber son fiancé
mort subitement à côté d'elle, la mère auprès du berceau
vide de son enfant, Eve assise sur le seuil de la porte du
paradis, l'avare qui trouve une pierre à la place de son
trésor, le poëte qui a laissé rouler dans le feu le manuscrit
unique de son plus bel ouvrage, n'ont point un air plus
atterré et plus inconsolable. Le sang abandonna complète-
ment sa charmante figure, et elle devint d'une blancheur
de marbre; ses beaux bras tombèrent le long de son corps,
comme si les muscles en avaient été dénoués, et elle s'ap-
puya contre un pilier, car ses jambes fléchissaient et se
dérobaient sous elle. Pour moi, livide, le front inondé
d'une sueur plus sanglante que celle du Calvaire, je me
dirigeai en chancelant vers la porte de l'église ; j'étoutfais ;
les voîites s'aplatissaient sur mes épaules, et il me sem-
blait que ma tête soutenait seule tout le poids de la
coupole.
Comme j'allais franchir le seuil, une main s'empara
brusquement de la mienne ; une main de femme ! Je n'en
avais jamais touché. Elle était froide comme la peau d'un
serpent, et l'empreinte m'en resta brûlante comme la
marque d'un fer rouge. C'était elle. « Malheureux ! mal-
heureux ! qu'as-t.. fait ? » me dit-elle à voix basse ; puis
elle disparut dans la foule.
Le vieil èvêque passa ; il me regarda d'un air sévère. Je
faisais la plus étrange contenance du monde; je pâlissais.
268 NOUVELLES.
je rougissais, j'avais des éblouissements. Un de mes cama-
rades eut pitié de moi, il me prit et m.'emmena ; j'aurais
été incapable de retrouver tout seul le chemin du sémi-
naire. Au détour d'une rue, pendant que le jeune prêtre
tournait la tête d'un autre côté, un page nègre, bizarre-
ment vêtu, s'approcha de moi, et me remit, sans s'arrêter
dans sa course, un petit portefeuille à coins d'or ciselés,
ep me faisant signe de le cacher ; je le fis glisser dans ma
manche et l'y tins jusqu'à ce que je fusse seul dans ma
cellule. Je fis sauter le fermoir, il n'y avait que deux
feuilles avec ces mots : « Clarimonde, au palais Goncini. »
J'étais alors si peu au courant des choses de la vie, que je
ne connaissais pas Clarimonde, malgré sa célébrité, et que
j'ignorais complètement où était situé le palais Goncini.
Je fis mille conjectures, plus extravagantes les unes que
les autres; mais à la vérité, pourvu que je pusse la revoir,
j'étais fort peu inquiet de ce qu'elle pouvait être, grande
dame ou courtisane.
Get amour né tout à l'heure s'était indestructiblement
enraciné ; je ne songeai même pas à essayer de l'arracher,
tant je sentais que c'était là chose impossible. Gette
femme s'était complètement emparée de moi, un seul re-
gard avai{ suffi pour me changer; elle m'avait soufflé sa
volonté; je ne vivais plus dans moi, mais dans elle et par
elle. Je faisais mille extravagances, je baisais sur ma main
la place qu'elle avait touchée, et je répétais son nom des
heures entières. Je n'avais qu'à fermer les yeux pour la
voir aussi distinctement que si elle eût été présente en
réalité, et je me redisais ces mots, qu'elle m'avait dits
sous le portail de l'église : « Malheureux ! malheureux 1
qu'as-tu fait? » Je comprenais toute l'horreur de ma situa-
tion, et les côtés funèbres et terribles de l'état que je ve-
nais d'embrasser se révélaient clairement à moi. Etro
prêtre ! c'est-à-dire chaste, ne pas aimer, ne distinguer ni
le sexe ni l'âge, se détourner de toute beauté, se crever
les yeux, ramper sous l'ombre glaciale d'un cloître ou
LA MOlîTE AMOUREUSE. 269
d'une église, ne voir que des mourants, veiller auprès de
cadavres inconnus et porter soi-même son deuil sur sa
soutane noire, de sorte que l'on peut faire de votre habit
un drap pour votre cercueil !
Et je sentais la vie monter en moi comme un lac inté-
rieur qui s'enfle et qui déborde; mon sang battait avec
force dans mes artères ; ma jeunesse, si longtemps com-
primée, éclatait tout d'un coup comme l'aloès qui met
cent ans à fleurir et qui éclôt avec un coup de tonnerre.
Comment faire pour revoir Clarimonde ? Je n'avais au-
cun prétexte pour sortir du séminaire, ne connaissant
personne dans la ville ; je n'y devais même pas rester, et
j'y attendais seulement que Ton me désignât la cure que
je devais occuper. J'essayai de desceller les barreaux de
la fenêtre; mais elle était à une hauteur effrayante, et
n'ayant pas d'échelle, il n'y fallait pas penser. Et d'ailleurs
je ne pouvais descendre que de nuit; et comment me se-
rais-je conduit dans l'inextricable dédale des rues? Toutes
ces difficultés, qui n'eussent rien été pour d'autres, étaient
immenses pour moi, pauvre séminariste, amoureux d'hier,
sans expérience, sans argent et sans habits.
Ah ! si je n'eusse pas été prêtre, j'aurais pu la voir tous
les jours; j'aurais été son amant, son époux, me disais-je
dans mon aveuglement; au lieu d'être enveloppé dans
mon triste suaire, j'aurais des habits de soie et de velours,
des chaînes d'or, une épée et des plumes comme les
beaux jeunes cavaliers. Mes cheveux, au lieu d'être dés-
honorés par une large tonsure, se joueraient autour de
mon cou en boucles ondoyantes. J'aurais une belle mous-
tache cirée, je serais un vaillant. Mais une heure passée
devant un autel, quelques paroles à peine articulées, me
retranchaient à tout jamais du nombre des vivants, et
j'avais scellé moi-même la pierre de mon tombeau, j'avais
poussé de ma main le verrou de ma prison!
Je me mis à la fenêtre. Le ciel était admirablement
bleu, les arbres avaient mis leur robe de printemps ; la
23.
270 NOUVELLES.
nature faisait parade d'une joie ironique. La place était
pleine de monde; les uns allaient, les autres venaient; de
jeunes muguets et de jeunes beautés, couple par couple,
se dirigeaient du côté du jardin et des tonnelles. Des
compagnons passaient en chantant des refrains à boire;
c'était un mouvement, une vie, un entrain, une gaieté
qui faisaient péniblement ressortir mon deuil et ma soli-
tude. Une jeune mère, sur le pas de la porte, jouait avec
son enfant ; elle baisait sa petite bouche rose, encore em-
perlée de gouttes de lait, et lui faisait, en l'agaçant, mille
de ces divines puérilités que les mères seules savent trou-
ver. Le père, qui se tenait debout à quelque distance,
souriait doucement à ce charmant groupe, et ses bras
croisés pressaient sa joie sur son cœur. Je ne pus sup-
porter ce spectacle ; je fermai la fenêtre, et je me jetai sur
mon lit avec une haine et une jalousie effroyables dans le
cœur, mordant mes doigts et ma couverture comme un
tigre à jeun depuis trois jours.
Je ne sais pas combien de jours je restai ainsi ; mais,
en me retournant dans un mouvement de spasme furieux,
j'aperçus l'abbé Sérapion qui se tenait debout au milieu de
la chambre et qui me considérait attentivement. J'eus
honte de moi-même, et, laissant tomber ma tête sur ma
poitrine, je voilai mes yeux avec mes mains.
« Romuald, mon ami, il se passe quelque chose
d'extraordinaire en vous, me dit Sérapion au bout de
quelques minutes de silence ; votre conduite est vraiment
inexplicable ! Vous, si pieux, si calme et si doux, vous
vous agitez dans votre cellule comme une bête fauve.
Prenez garde, mon frère, et n'écoutez pas les suggestions
du diable ; l'esprit malin, irrité de ce que vous vousêtes à tout
jamais consacré au Seigneur, rôde autour de vous comme
un loup ravissant et fait un dernier effort pour vous attirer
à lui. Au lieu de vous laisser abattre, mon cher Romuald,
faites-vous une cuirasse de prières, un bouclier de morti-
fications, et combattez vaillamment l'ennemi ; vous le
LA MORTE AMOUREUSE. 271
vaincrez. L'épreuve est nécessaire à la vertu et l'or sort
plus fin de la coupelle. Ne vous elFrayez ni ne vous dé-
couragez ; les âmes les mieux gardées et les plus affer-
mies ont eu de ces moments. Priez, jeiinez, méditez, et
le mauvais esprit se retirera. »
Le discours de l'abbé Sérapion me fit rentrer en moi-
même, et je devins un peu plus calme. « Je venais vous
annoncer votre nomination à la cure de C*** ; le prêtre
qui la possédait vient de mourir, et monseigneur l'évêque
m'a chargé d'aller vous y installer; soyez prêt pour de-
main. » Je répondis d'un signe de tête que je le serais,
et l'abbé se retira. J'ouvris mon missel, et je commençai
à lire des prières ; mais ces lignes se confondirent bientôt
sous mes yeux; le fil des idées s'enchevêtra dans mon
cerveau, et le volume me glissa des mains sans que j'y
prisse garde.
Partir demain sans l'avoir revue ! ajouter encore une
impossibilité à toutes celles qui étaient déjà entre nous!
perdre à tout jamais l'espérance de la rencontrer, à moins
d'un miracle î Lui écrire ? par qui ferais-je parvenir ma
lettre ? Avec le sacré caractère dont j'étais revêtu, à qui
s'ouvrir, se fier? J'éprouvais une anxiété terrible. Puis, ce
que l'abbé Sérapion m'avait dit des artifices du diable
me revenait en mémoire ; l'étrangeté de l'aventure, la
beauté surnaturelle de Clarimonde, l'éclat phosphorique
de ses yeux, l'impression briîlante de sa main, le trouble
où elle m'avait jeté, le changement subit qui s'était opéré
en moi, ma piété évanouie en un instant, tout cela prou-
vait clairement la présence du diable, et cette main sa-
tinée n'était peut-être que le gant dont il avait recouvert
sa griffe. Ces idées me jetèrent dans une grande frayeur,
je ramassai le missel qui de mes genoux était roulé à
terre, et je me remis en prières.
Le lendemain Sérapion me vint prendre ; deux mules
nous attendaient à la porte, chargées de nos maigres va-
lises; il monta l'une et moi l'autre tant que bien que mal.
272 NOUVELLES.
Tout en parcourant les rues de la ville, je regardais à
toutes les fenêtres et à tous les balcons si je ne verrais pas
Clarimonde; mais il était trop matin, et la ville n'avait
pas encore ouvert les yeux. Mon regard tâchait de plon-
ger derrière les stores et à travers les rideaux de tous les
palais devant lesquels nous passions. Sérapion attribuait
sans doute cette curiosité à Tadmiration que me causait la
beauté de Tarchitecture, car il ralentissait le pas de sa
monture pour me donner le temps de voir. Enfin nous
arrivâmes à la porte de la ville et nous commençâmes à
gravir la colline. Quand je fus tout en haut, je me retour-
nai pour regarder une fois encore les lieux où vivait Cla-
rimonde. L'ombre d'un nuage couvrait entièrement la
ville ; ses toits bleus et rouges étaient confondus dans une
demi-teinte générale, où surnageaient çà et là, comme de
blancs flocons d'écume, les fumées du matin. Par un sin-
gulier effet d'optique, se dessinait, blond et doré sous un
rayon unique de lumière, un édifice qui surpassait en
hauteur les constructions voisines, complètement noyées
dans la vapeur ; quoiqu'il fût à plus d'une lieue, il parais-
sait tout proche. On en distinguait les moindres détails ,
les tourelles, les plates-formes, les croisées, et jusqu'aux
girouettes en queue d'aronde.
« Quel est donc ce palais que je vois tout là-bas éclairé
d'un rayon du soleil? » demandai-je à Sérapion. Il mit
sa main au-dessus de ses yeux, et, ayant regardé, il me
répondit : « C'est l'ancien palais que le prince Concini
a donné à la courtisane Clarimonde ; il s'y passe d'épou-
vantables choses. »
En ce moment, je ne sais encore si c'est une réalité ou
une illusion, je crus voir y glisser sur la terrasse une forme
svelte et blanche qui étincela une seconde et s'éteignit.
C'était Clarimonde !
Oh ! savait-elle qu'à cette heure, du haut de cet âpre
chemin qui m'éloignait d'elle, et que je ne devais plus
redescendre, ardent et inquiet, je couvais de l'œil le
LA MORTE AMOUREUSE. 27'^
palais qu'elle habitait, et qu'un jeu dérisoire de lumière
semblait rapprocher de moi, comme pour m'inviter à y
entrer en maître? Sans doute, elle le savait, car son âme
était trop sympathiquement liée à la mienne pour n'en
point ressentir les moindres ébranlements, et c'était ce sen-
timent qui l'avait poussée, encore enveloppée de ses voiles
de nuit, à monter sur le haut de la terrasse, dans la gla-
ciale rosée du matin.
L'ombre gagna le palais, et ce ne fut plus qu'un océan
immobile de toits et de combles où l'on ne distinguait
rien qu'une ondulation montueuse. Sérapion toucha sa
mule, dont la mienne prit aussitôt l'allure, et un coude
du chemin me déroba pour toujours la ville de S..., car
je n'y devais pas revenir. Au bout de trois journées de
route par des campagnes assez tristes, nous vîmes poin-
dre à travers les arbres le coq du clocher de l'église que
je devais desservir; et, après avoir suivi quelques rues
tortueuses bordées de chaumières et de courtils, nous
nous trouvâmes devant la façade, qui n'était pas d'une
grande magnificence. Un porche orné de quelques ner-
vures et de deux ou trois piliers de grès grossièrement
taillés, un toit en tuiles et des contre-forts du même grès
que les piliers, c'était tout : à gauche le cimetière tout
plein de hautes herbes, avec une grande croix de fer au
milieu; à droite et dans l'ombre de l'église, le presbytère.
C'était une maison d'une simplicité extrême et d'une pro-
preté aride. Nous entrâmes; quelques poules picotaient
sur la terre de rares grains d'avoine ; accoutumées appa-
remment à l'habit noir des ecclésiastiques, elles ne s'ef-
farouchèrent point de notre présence et se dérangèrent à
peine pour nous laisser passer. Un aboi éraillé et enroué
se fit entendre, et nous vîmes accourir un vieux chien.
C'était le chien de mon prédécesseur. Il avait l'œil
terne, le poil gris et tous les symptômes de la plus haute
vieillesse où puisse atteindre un chien. Je le ilattai dou-
cement de la main, et il se mit aussitôt à marcher à côté
274 NOUVELLES.
de moi avec un air de satisfaction inexprimable. Une
femme assez âgée, et qui avait été la gouvernante de l'an-
cien curé, vint aussi à notre rencontre, et, après m'avoir
fait entrer dans une salle basse, me demanda si mon inten-
tion était de la garder. Je lui répondis que je la garderais,
elle et le chien, et aussi les poules, et tout le mobilier que
son maître lui avait laissé à sa mort , ce qui la fit entrer
dans un transport de joie, Tabbé Sérapion lui ayant donné
sur-le-champ le prix qu'elle en voulait.
Mon installation faite, l'abbé Sérapion retourna au sé-
minaire. Je demeurai donc seul et sans autre appui que
moi-même. La pensée de Clarimonde reconmiença à
m'obséder, et, quelques efforts que je fisse pour la chas-
ser, je n'y parvenais pas toujours. Un soir, en me prome-
nant dans les allées bordées de buis de mon petit jardin,
il me sembla voir à travers la charmille une forme de
femme qui suivait tous mes mouvements, et entre les
feuilles étinceler les deux prunelles vert de mer; mais ce
n'était qu'une illusion, et, ayant passé de l'autre côté de
l'allée, je n'y trouvai rien qu'une trace de pied sur le sa-
ble, si petit qu'on eîit dit un pied d'enfant. Le jardin était
entouré de murailles très-hautes; j'en visitai tous les
coins et recoins, il n'y avait personne. Je n'ai jamais pu
m'expliquer cette circonstance qui, du reste, n'était rien
à côté des étranges choses qui me devaient arriver. Je vi-
vais ainsi depuis un an, remplissant avec exactitude tous
les devoirs de mon état, priant, jeûnant, exhortant et se-
courant les malades, faisant l'aumône jusqu'à me retran-
cher les nécessités les plus indispensables. Mais je sentais
au dedans de moi une aridité extrême, et les sources de la
grâce m'étaient fermées. Je ne jouissais pas de ce bon-^
heur que donne l'accomplissement d'une sainte mission;
mon idée était ailleurs, et les paroles de Clarimonde me
revenaient souvent sur les lèvres comme une espèce de
refrain involontaire. 0 frère, méditez bien ceci! Pour
avoir levé une seule fois le regard sur une femme, pour
LA MORTE AMOUREUSE. 27f>
une faute en apparence si légère, j'ai éprouvé pendant
plusieurs années les plus misérables agitations : ma vie a
été troublée à tout jamais.
Je ne vous retiendrai pas plus longtemps sur ces défai-
tes et sur ces victoires intérieures toujours suivies de re-
chutes plus profondes, et je passerai sur-le-champ à une
circonstance décisive. Une nuit l'on sonna violemment à
ma porte. La vieille gouvernante alla ouvrir, et un homme
au teint cuivré et richement vêtu, mais selon une mode
étrangère, avec un long poignard, se dessina sous les
rayons de la lanterne de Barbara. Son premier mouve-
ment fut la frayeur; mais l'homme le rassura, et lui dit
qti'il avait besoin de me voir sur-le-champ pour quelque
chose qui concernait mon ministère. Barbara le fit monter.
J'allais me mettre au lit. L'homme me dit que sa mai-
tresse, une très-grande dame, était à l'article de la mort
et désirait un prêtre. Je répondis que j'étais prêt à le sui-
vre ; je pris avec moi ce qu'il fallait pour l'extrême-onction
et je descendis en toute hâte. A la porte piaffaient d'im-
patience deux chevaux noirs comme la nuit, et soufflant
sur leur poitrail deux longs flots de fumée. Il me tint l'é-
trier et m'aida à monter sur l'un, puis il sauta sur l'autre
en appuyant seulement une main sur le pommeau de la
selle. Il serra les genoux et lâcha les guides à son cheval
qui partit comme la flèche. Le mien, dont il tenait la bride,
prit aussi le galop et se maintint dans une égalité parfaite.
Nous dévorions le chemin ; la terre filait sous nous grise
et rayée, et les silhouettes noires des arbres s'enfuyaient
comme une armée en déroute. Nous traversâmes une forêt
d'un sombre si opaque et si glacial, que je me sentis cou-
rir sur la peau un frisson de superstitieuse terreur. Les
aigrettes d'étincelles que les fers de nos chevaux an^-
chaient aux cailloux laissaient sur notre passage comme
une traînée de feu, et si quelqu'un, à cette heure de nuit,
nous eut vus, mon conducteur et moi, il nous eût pris
pour deux spectres à cheval sur le cauchemar. Des feux
276 NOUVELLES.
follets traversaient de temps en temps le chemin, et les
choucas piaulaient piteusement dans l'épaisseur du bois,
où brillaient de loin en loin les yeux phosphoriques de
quelques chats sauvages. La crinière des chevaux s'éche-
velait de plus en plus, la sueur ruisselait sur leurs flancs,
et leur haleine sortait bruyante et pressée de leurs narines.
Mais, quand il les voyait faiblir, l'écuyer pour les ranimer
poussait un cri guttural qui n'avait rien d'humain, et la
course recommençait avec furie. Enfin le tourbillon s'ar-
rêta ; une masse noire piquée de quelques points brillants
se dressa subitement devant nous ; les pas de nos mon-
tures sonnèrent plus bruyants sur un plancher ferré, et
nous entrâmes sous une voûte qui ouvrait sa gueule som-
bre entre deux énormes tours. Une grande agitation ré-
gnait dans le château ; des domestiques avec des torches
à la main traversaient les cours en tous sens, et des lu-
mières montaient et descendaient de palier en palier. J'en-
trevis confusément d'immenses architectures, des colon-
nes, des arcades, des perrons et des rampes, un luxe de
construction tout à fait royal et féerique. Un page nègre,
le môme qui m'avait donné les tablettes de Clarimonde
et que je reconnus à l'instant, me vint aider à descendre,
et un majordome, vêtu de velours noir avec une chaîne
d'or au col et une canne d'ivoire à la main, s'avança au-
devant de moi. De grosses larmes débordaient de ses
yeux et coulaient le long de ses joues sur sa barbe blan-
che. « Trop tard! fit-il en hochant la tête, trop tard ! sei-
gneur prêtre ; mais, si vous n'avez pu sauver l'âme, venez
veiller le pauvre corps. » Il me prit par le bras et me con-
duisit à la salle funèbre ; je pleurais aussi fort que lui, car
j'avais compris que la morte n'était autre que cette Cla-
rimonde tant et si follement aimée. Un prie-Dieu était dis-
posé à coté du lit; une flamme bleuâtre voltigeant sur
une patère de bronze jetait par toute la chambre un joui
faible et douteux, et çà et là faisait papilloter dans l'om"
bre quelque arête saillante de meuble ou de corniche.
LA MORTF AMOUREUSE. 277
Sur la table^, dans une urne ciselée, trempait une rose
blanche fanée dont les feuilles, à l'exception d'une seule
qui tenait encore, étaient toutes tombées au pied du vase
comme des larmes odorantes ; un masque noir brisé, un
éventail, des déguisements de toute espèce, traînaient sur
les fauteuils et faisaient voir que la mort était arrivée dans
cette somptueuse demeure à l'improviste et sans se faire
annoncer. Je m'agenouillai sans oser jeter les yeux sur le
lit, et je me mis à réciter les psaumes avec une grande
ferveur, remerciant Dieu qu'il eût mis la tombe entre
l'idée de cette femme et moi, pour que je pusse ajouter
à mes prières son nom désormais sanctifié. Mais peu à peu
cet élan se ralentit, et je tombai en rêverie. Cette chambre
n'avait rien d'une chambre de mort. Au lieu de l'air fétide
et cadavéreux que j'étais accoutumé à respirer en ces
veilles funèbres, une langoureuse fumée d'essences orien-
tales, je ne sais quelle amoureuse odeur de femme, na-
geait doucement dans l'air attiédi. Cette pâle lueur avait
plutôt l'air d'un demi-jour ménagé pour la volupté que de
la veilleuse au reflet jaune qui tremblote près des cada-
vres. Je songeais au singulier hasard qui m'avait fait re-
trouver Ciarimonde au moment où je la perdais pour
toujours, et un soupir de regret s'échappa de ma poitrine.
Il me sembla qu'on avait soupiré aussi derrière moi, et je
me retournai involontairement. C'était l'écho. Dans ce
mouvement mes yeux tombèrent sur le lit de parade
qu'ils avaient jusqu'alors évité. Les rideaux de damas
rouf;e à grandes fleurs, relevés par des torsades d'or, lais-
saient voir la morte couchée tout de son long et les mains
jointes sur la poitrine. Elle était couverte d'un voile de
lin d'une blancheur éblouissante, que le pourpre sombre
de la tenture faisait encore mieux ressortir, et d'une telle
finesse qu'il ne dérobait en rien la forme charmante de
son corps et permettait de suivre ces belles lignes ondu-
leuses comme le cou «l'un cygne que la mort même n'a-
vait pu roidir. On eût dit une statue d'albâtre faite par
24
278 NOUVELLES,
quelque sculpteur habile pour mettre sur un tombeau de
reine, ou encore une jeune fille endormie sur qui il au-
rait neigé.
Je ne pouvais plus y tenir; cet air d'alcôve m'eni\Tait,
cette fébrile senteur de rose à demi fanée me montait au
cerveau, et je marchais à grands pas dans la chambre,
m'arrêtant à chaque tour devant l'estrade pour considérer
la gracieuse trépassée sous la transparence de son linceul.
D'étranges pensées me traversaient l'esprit; je me figurais
qu'elle n'était point morte réellement, et que ce n'était
qu'une feinte qu'elle avait employée pour m'attirer dans
son château et me conter son amour. Un instant même je
crus avoir vu bougrr son pied dans la blancheur des voiles,
et se déranger les plis droits du suaire.
Et puis je me disais : « Est-ce bien Clarimonde ? quelle
preuve en ai-je? Ce page noir ne peut-il être passé au ser-
vice d'une autre femme? Je suis bien fou de me désoler
et de m'agiter ainsi. » Mais mon cœur me répondit avec
un battement : « C'est bien elle, c'est bien elle. » Je me
rapprochai du lit, et je reiiardai avec un redoublement
d'attention l'objet de mon incertitude. V^ous l'avouerai-je?
cette perfection de formes, quoique purifiée et sanctifiée
par r'(;mbre de la mort, me troublait plus voluptueuse-
ment qu'il n'aurait fallu, et ce repos ressemblait tant à un
sommeil que l'on s'y serait trompé. J'oubliais que j'étais
venu Icà pour un office funèbre, et je m'imaginais que j'é-
tais un jeune époux entrant dans la chambre de la fiancée
qui cache sa figure par pudeur et qui ne se veut point
laisser voir. Navré de douleur, éperdu de joie, frissonnant
de crainte et de plaisir, je me penchai vers elle et je pris le
coin du drap ; je le soulevai lentement en retenant mon
souffie de peur de l'éveiller. Mesartères palpitaient avec une
telle force, que je les sentais sifller dans mes tempes, et
mon front ruisselait de sueur comme si j'euss(à remué une
dalle de marbre. C'était en effet la Clarimonde telle que je
l'avais vue à l'église lors de mon ordination ; elle était
LA MOKTE AMOUREUSE. 279
aussi charmante, et la mort chei. Me semblait une coquet-
terie de plus. La palourde ses joues, le rose moins vif de
ses lèvres, ses longs cils baissés et découpant leur frange
brune sur cette blancheur, lui donnaient une expression
de chasteté mélancolique et de souffrance pensive d'une
puissance de séduction inexprimable ; ses longs cheveux
dénoués, où se trouvaient encore mêlées quelques petites
fleurs bleues, faisaient un oreiller à sa tête et protégeaient
de leurs boucles la nudité de ses épaules: ses belles mains,
plus pures, plus diaphanes que des hosties, étaient croi-
sées dans une attitude de pieux repos et de tacite prière,
qui corrigeait ce qu'auraient pu avoir de trop séduisant,
même dans la mort, l'exquise rondeur et le poli d'ivoire
de ses bras nus dont on n'avait pas ôté les bracelets de
perles. Je restai longtemps absorbé dans une muette con-
templation, et, plus je la regardais, moins je pouvais croire
que la vie avait pour toujours abandonné ce beau corps.
Je ne sais si cela était une illusion ou un reflet de la
lampe, mais on eût dit que le sang recommençait à cir-
culer sous cette mate pâleur ; cependant elle était toujours
de la plus parfaite immobilité. Je touchai légèrement son
bras; il était froid, mais pasiplus froid pourtant que sa
main le jour qu'elle avait e'ffleuré la mienne sous le por-
tail de l'église. Je repris ma position, penchant ma figure
sur la sienne et laissant pleuvoir sur ses joues la tiède rosée
de mes larmes. Ah ! quel sentiment amer de désespoir et
d'impuissance ! quelle agonie que cette veille ! j'aurais
voulu pouvoir ramasser ma vie en un monceau pour la lui
donner et souffler sur sa dépouille glacée la flamme qui
me dévorait. La nuit s'avançait, et, sentant approcher le
moment de la séparation éternelle, je ne pus me refuser
cette triste et suprême douceur de déposer un baiser sur
les lèvres mortes de celle qui avait eu tout mon amour. 0
prodige 1 un léger souffle se mêla à mon souffle, et 1?. bou-
che de Clarimonde répondit à la pression de la mieime :
ses yeux s'ouvrirent et reprirent un peu d'éclat, elle fit un
280 NOUVELLES.
soupir, et, décroisant se? ^ras, elle les passa derrière mon
cou avec un air de ravissement ineffable. « Ah ! c'est toi,
Romuald, dit-elle d'une voix languissante et douce comme
les dernières vibrations d'une harpe ; que fais-tu donc ?
Je t'ai attendu si longtemps, que je suis morte ; mais
maintenant nous sommes fiancés, je pourrai te voir et
aller chez toi. Adieu, Romuald, adieu ! je t'aime ; c'est
tout ce que je voulais te dire, et je te rends la vie que tu
as rappelée sur moi une minute avec ton baiser ; à bien-
tôt. »
Sa tête retomba en arrière, mais elle m'entourait tou-
jours de ses bras comme pour me retenir. Un tourbillon
de vent furieux défonça la fenêtre et entra dans la cham-
bre; la dernière feuille de la rose blanche palpita quelque
temps comme une aile au bout de la tige, puis elle se
détacha et s'envola par la croisée ouverte, emportant
avec elle l'âme de Clarimonde. La lampe s'éteignit et je
tombai évanoui sur le sein de la belle morte.
Quand je revins à moi, j'étais couché sur mon lit, dans
ma petite chambre du presbytère, et le vieux chien de
l'ancien curé léchait ma main allongée hors de la couver-
ture. Barbara s'agitait dans la chambre avec un tremble-
ment sénile, ouvrant et fermant des tiroirs, ou remuant
des poudres dans des verres. En me voyant ouvrir les
yeux, la vieille poussa un cri de joie, le chien jappa et
frétilla de la queue ; mais j'étais si faible, que je ne pus
prononcer une seule parole ni faire aucun mouvement.
J'ai su depuis que j'étais resté trois jours ainsi, ne donnant
d'autre signe d'existence qu'une respiration presque in-
sensible. Ces trois jours ne comptent pas dans ma vie, et
je ne sais où mon esprit était allé pendant tout ce temps;
je n'en ai gardé aucun souvenir. Barbara m'a conté que le
même homme au teint cuivré, qui m'était venu chercher
pendant la nuit, m'avait ramené le matin dans une litière
fermée et s'en était retourné aussitôt. Dès que je pus
rappeler mes idées, je repassai en moi-même toutes les
LA MORTE AMOUREUSE, 2S I
circonstances de cette nuit fatale. D'abord je pensai que
j'avais été le jouet d'une illusion magique; mais des cir-
constances réelles et palpables détruisirent bientôt cetlo
supposition. Je ne pouvais croire que j'avais rèvé^ puisque
Barbara avait vu comme moi l'homme aux deux chevaux
noirs et qu'elle en décrivait l'ajustement et la tournure
avec exactitude. Cependant personne ne connaissait dans
les environs un château auquel s'appliquât la description
du château où j'avais retrouvé Clarimonde.
Un matin je vis entrer l'abbé Sérapion. Barbara lui
avait mandé que j'étais malade, et il était accouru en toute
hâte. Quoique cet empressement démontrât de l'aiïection
et de l'intérêt pour ma personne, sa visite ne me fit pas le
plaisir qu'elle m'aurait dû faire. L'abbé Sérapion avait
dans le regard quelque chose de pénétrant et d'inquisi-
teur qui me gênait. Je me sentais embarrassé et coupable
devant lui. Le premier il avait découvert mon trouble in-
térieur, et je lui en voulais de sa clairvoyance.
Tout en me demandant des nouvelles de ma santé d'un
ton hypocritement mielleux, il fixait sur moi ses deux
jaunes prunelles de lion et plongeait comme une sonde ses
regards dans mon âme. Puis il me fit quelques question»
sur la manière dont je dirigeais ma cure, si je m'y plai-
sais, à quoi je passais le temps que mon ministère me
laissait libre, si j'avais fait quelques connaissances parmi
les habitants du lieu, quelles étaient mes lectures favo-
rites, et mille autres détails semblables. Je répondais à
tout cela le plus brièvement possible, et lui-même, sans
attendre que j'eusse achevé, passait à autre chose. Cetlo
conversation n'avait évidemment aucun rapport avec ce
qu'il voulait dire. Puis, sans préparation aucune, et comme
une nouvelle dont il se souvenait à l'instant et qu'il eût
craint d'oublier ensuite, il me dit d'une voix claire et vi-
brante qui résonna à mon oreille comme les trompettes
du jugement dernier :
« La grande courtisane Clarimonde est morte dernière-
24.
282 NOLIVELLES.
ment, à la suite d'une orgie qui a duré huit iiours-et huit
nuits. C'a été quelque chose d'infernalement spîendide.
On a renouvelé là les abonriinations des festins de Ballhazar
et de Cléopâtre. Dans quel siècle vivons-nous, bon Dieu !
Les convives étaient servis par des esclaves basanés par-
lant un langage inconnu, et qui m'ont tout l'air de vrais
démons ; la livrée du moindre d'entre eux eiit pu servir
d'habit de gala à un empereur. Il a couru de tout temps
sur cette Clarimonde de bien étranges histoires, et tous
ses amants ont fini d'une manière misérable ou violente.
On a dit que c'était une goule, un vampire femelle ; mais
je crois que c'était Belzébuth en personne. »
Il se tut et m'observa plus attentivement que jamais,
pour voir l'effet que ses paroles avaient produit sur moi.
Je n'avais pu me défendre d'un mouvement en entendant
nommer Clarimonde, et cette nouvelle de sa mort, outre
la doideur qu'elle me causait par son étrange coïncidence
avec la scène nocturne dont j'avais été témoin, me jeta
dans un trouble et un effroi qui parurent sur ma figure,
quoi que je fisse pour m'en rendre maître. Sérapiou me
jeta un coup d'œil inquiet et sévère ; puis il me dit : « Mon
fils, je dois vous en avertir, vous avez le pied levé sur un
abîme, prenez garde d'y tomber. Satan a la griffe longue,
et les tombeaux ne sont pas toujours fidèles. La pierre de
Clarimonde devrait être scellée d'un triple sceau ; car ce
n'est pas, à ce qu'on dit, la première fois qu'elle est morte.
Que Dieu veille sur vous, Romuald ! »
Après avoir dit ces mots, Sérapion regagna lia porte à
pas lents, et je ne le revis plus; car il partit pour S***
presque aussitôt.
J'étais entièrement rétabli et j'avais repris mes fonctions
habituelles. Le souvenir de Clarimonde et les paroles du
vieil abbé étaient toujours présents à mon esprit ; cepen-
dant aucun événement extraordinaire n'était venu con-
firmer les prévisions funèbres de Sérapion, et je com-
mençais à croire que ses craintes et mes terreurs étaient
LA ittORlE AMOIRELSE. 283
trop exa-gérées ; mais une nuit je fis un rêve. J'avais à
peine bu les premières gorgées du sommeil, que j'entendis
ouvrir les rideaux de mon lit et glisser les anneaux sur les
tringles avec un bruit échitant ; je me soulevai brusque-
ment sur le coude, et je vis une ombre de femme qui se
tenait debout devant moi. Je reconnus sur-le-champ Cla-
rimonde. Elle portait à la main une petite lampe de la
forme de celles qu'on met dans les tombeaux, dont la
lueur donnait à ses doigts effilés une transparence rose
qui se prolongeait par une dégradation insensible jusque
dans la blancheur opaque et laiteuse de son bras nu. Elle
avait pour tout vêtement le suaire de lin qui la recouvrait
sur son lit de parade, dont elle retenait les plis sur sa poi-
trine, comme honteuse d'être si peu vêtue, mais sa petite
main n'y suffisait pas ; elle était si blanche, que la couleur
de la drapcie se confondait avec celle des chairs sous le
pâle rayon de la lampe. Enveloppée de ce fin tissu qui
trahissait tous les contours de son corps, elle ressemblait
à une statue de marbre de baigneuse antique plutôt qu'à
une femme douée de vie. Morte ou vivante, statue ou
femme, ombre ou corps, sa beauté était toujours la même;
seulement l'éclat vert de ses prunelles était un peu amorti,
et sa bouche, si vermeille autrefois, n'était plus teintée
que d'un rose faible et tendre presque semblable à celui
de ses joues. Les petites fleurs bleues que j'avais remar-
quées dans ses cheveux étaient tout à fait sèches et avaient
presque perdu toutes leurs feuilles ; ce qui ne l'empêchait
pas d'être charmante, si charmante que, malgré la singu-
larité de l'aventure et la façon inexplicable dont elle
était entrée dans la chambre, je n'eus pas un instant de
frayeur.
Elle posa la lampe sur la table et s'assit sur le pied de
mon lit, puis elle me dit en se penchant vers moi avec
cette voix argentine et veloutée à la fois que je n'ai connue
qu'à elle :
oJe me suis bien fait attendre, mon cherRomuald, et
284 NOUVELLES.
tu as dû croire que je t'avais oublié. Mais je viens de bien
loin, et d'un endroit d'où personne n'est encore revenu ;
il n'y a ni lune ni soleil au pays d'où j'arrive ; ce n'est que
de l'espace et de l'ombre ; ni chemin, ni sentier ; point de
terre pour le pied, point d'air pour l'aile ; et pourtant me
voici, car l'amour est plus fort que la mort, et il finira
par la vaincre. Ah ! que de faces mornes et de choses ter-
ribles j'ai vues dans mon voyage ! Que de peine mon âme,
rentrée dans ce monde par la puissance de la volonté, a
eue pour retrouver son corps et s'y réinstaller ! Que d'ef-
forts il m'a fallu faire avant de lever la dalle dont on
m'avait couverte ! Tiens ! le dedans de mes pauvres mains
en esttout meurtri. Baise-les pour les guérir, cher amour !»
Elle m'appliqua l'une après l'autre les paumes froides de
ses mains sur la bouche ; je les baisai en effet plusieurs
fois, et elle me regardait faire avec un sourire d'ineffable
complaisance.
Je l'avoue à ma honte, j'avais totalement oublié les avis
de l'abbé Sérapion et le caractère dont j'étais revêtu.
J'étais tombé sans résistance et au premier assaut. Je n'a-
vais pas même essayé de repousser le tentateur ; la fraî-
cheur de la peau de Clarimonde pénétrait la mienne, et je
me sentais courir sur le corps de voluptueux frissons.
La pauvre enfant ! malgré tout ce qi>e j'en ai vu, j'ai peine
à croire encore que ce fût un démon ; du moins elle n'en
avait pas l'air, et jamais Satan n'a mieux caché ses griffes
et ses cornes. Elle avait reployé ses talons sous elle et se
tenait accroupie sur le bord de la couchette dans une
position pleine de coquetterie nonchalante. De temps en
temps elle passait sa petite main à travers mes cheveux et
les roulait en boucles comme pour essayer à mon visage
de nouvelles coiffures. Je me laissais faire avec la phis cou-
pable complaisance, et elle accompagnait tout cela du
plus charmant babil. Une chose remarquable, c'est que
je n'éprouvais aucun étonnement d'une aventure aussi
extraordinaire, et, avec cette facilité que l'on a dans la
LA MORTK AMOUREUSE. 285
vision d'admettre comme fort simples les événements les
plus bizarres, je ne voyais rien là que de parfaitement
naturel.
« Je t'aimais bien longtemps avant de t'avoir vu, mon
cher Romuald, et je te cherchais partout. Tu étais mon
rêve, et je t'ai aperçu dans l'église au fatal moment ; j'ai
dit tout de suite : « C'est lui ! » Je te jetai un regard où
je mis tout l'amour que j'avais eu, que j'avais et que je
devais avoir pour toi ; un regard à damner un cardinal, ù
faire agenouiller un roi à mes pieds devant toute sa cour.
Tu restas impassible et tu me préféras ton Dieu.
« Ah ! que je suis jalouse de Dieu, que tu as aimé et
que tu aimes encore plus que moi !
0 Malheureuse, malheureuse que je suis ! je n'aurai
jamais ton cœur à moi toute seule, moi que tu as res-
suscitée d'un baiser, Clarimonde la morte, qui force à
cause de toi les portes du tombeau et qui vient te con-
sacrer une vie qu'elle n'a reprise que pour te rendre heu-
reux ! »
Toutes ces paroles étaient entrecoupées de caresses
délirantes qui étourdirent mes sens et ma raison au point
que je ne craignis point pour la consoler de proférer un
elîroyable blasphème, et de lui dire que je l'aimais autant
que Dieu.
Ses prunelles se ravivèrent et brillèrent comme des
chrysoprases. « Vrai ! bien vrai ! autant que Dieu ! dit-elle
en m'enlaçant dans ses beaux bras. Puisque c'est ainsi,
tu viendras avec moi, tu me suivras où je voudrai. Tu
laisseras tes vilains habits noirs. Tu seras le plus fier et le
plus envié des cavaliers, tu seras mon amant. Être l'amant
avoué de Clarimonde, qui a refusé un pape, c'est beau,
cela ! Ah ! la bonne vie bien heureuse, la belle existence
dorée que nous mènerons ! Quand partons-nous, mon
gentilhomme ?
— Demain ! demain ! m'écriai-je dans mon délire.
— Demain, soit ! reprit-elle. J'aurai le temps de changer
286 NOUVELLES.
de toilette, car celle-ci est un peu succincte et ne vaut rien
pour le voyage. Il faut aussi que j'aille avertir mes gens
qui me croient sérieusement morte et qui se désolent tant
qu'ils peuvent. L'argent, les habits, les voitures, tout sera
prêt; je te viendrai prendre à cette heure ci. Adieu, cher
cœur. » Et elle eflleura mon front du bout de ses lèvres.
La lampe déteignit, les rideaux se refermèrent, et je ne
vis plus rien ; un sommeil de plomb, un sommeil sans
rêve s'appesantit sur moi et me tint engourdi jusqu'au
lendemain matin. Je me réveillai plus tard que de cou-
tume, et le souvenir de cette singulière vision m'agita
toute la journée ; je finis par me persuader que c'était
une pure vapeur de mon imagination échauffée . Cepen-
dant les sensations avaient été si vives, qu'il était difficile
de croire qu'elles n'étaient pas réelles, et ce ne fut pas
sans quelque appréhension- de ce qui allait arriver que je
me mis au lit, après avoir prié Dieu d'éloigner de moi les
mauvaises pensées et de protéger la chasteté de mon
sommeil.
Je m'endormis bientôt profondément, et mon rêve se
continua. Les rideaux s'écartèrent, et je vis Clarimonde,
non pas, comme la première fois, pâle dans son pâle
suaire et les violettes de la mort sur les joues, mais gaie,
leste et pimpante, avec un superbe habit de voyage en
velours vert orné de ganses d'or et retroussé sur le côté
pour laisser voir une jupe de satin. Ses cheveux blonds
s'échappaient en grosses boucles de dessous un large cha-
peau de feutre noir chargé de plumes blanclies capricieu-
sement contournées ; elle teiiait à la main une petite
cravache terminée par un sifflet d'or. Elle m'en toucha
légèrement et me dit : « Eh bien ! beau dormeur, est-ce
ainsi que vous faites vos préparatifs? Je comptais vous
trouver debout. Levez-vous bien vite, nous n'avons pas
de temps à perdre. » Je sautai à bas du lit.
a Allons, habillez-vous et partons, dit-elle en me mon-
trant (hi doigt un petit paquet qu'elle avait apporté ; les
lA MORTE AMOUREDSE. 287
chevaux s'ennuient et rongent leur frein à la porte. Npus
devrions déjà être à dix lieues d'ici. »
Je m'habillai en liâtc, et elle me tendait elle-même les
pièces du vêtement, en riant aux éclats de ma gaucherie,
et en m'indiquant leur usage quand je me trompais. Elle
donna du tour à mes cheveux, et, quand ce fut fait, elle
me tendit un petit miroir de poche en cristal de Venise,
bordé d'un filigrane d'argent, et me dit : « Comment te
trouves-tu ? veux-tu me prendre à ton service comme valet
de chambre ? »
Je n'étiiis plus le même, et je ne me reconnus pas. Je
ne me ressemblais pas plus qu'une statue achevée ne res-
semble à un bloc de pierie. Mon ancienne figure avait l'air
de n'être que l'ébauche grossière de celle que rédéchissait
le miroir. J'étais beau, et ma vanité fut sensiblement cha-
touillée de cette métamorphose. Ces élégants habits, cette
riche veste brodée, faisaient de moi un tout autre person-
nage, et j'admirai la puissance de quelques aunes d'étoffe
taillées d'une certaine manière. L^esprit de mon costume
me pénétrait la peau, et au bout de dix minutes j'étais
passablement fat.
Je fis quelques tours par la chambre pour me donner
de l'aisance. Clarimonde me regardait d'un air de com-
plaisance maternelle et paraissait très-contente de son
œuvre. « Voilà bien assez d'enfantillage ; en route, mon
cher Romuald ! nous allons loin et nous n'arriverons
pas. » Elle me prit la main et m'entraîna. Toutes les
portes s'ouvraient devant elle aussitôt qu'elle les touchait,
et nous passâmes devant le chien sans l'éveiller.
A la porte, nous trouvâmes Margheritone ; c'était l'é-
cuyer qui m'avait déjà conduit; il tenait en bride trois
chevaux noirs comme les premiers, un pour moi, un pour
lui, un pour Clarimonde. Il fallait que ces chevaux fussent
des genêts d'Espagne, nés de juments fécondées par le
zéphyr ; car ils allaient aussi vite que le vent, et la lune,
qui s'était levée à notre décart cour nous* éclairer, rou-
288 NOUVELLES.
lait dans le ciel comme une roue détachée de son char ;
nous la voyions à notre droite sauter d'arbre en arbre et
s'essouffler pour courir après nous. Nous arrivâmes bien-
tôt dans une plaine où, auprès d'un bouquet d'arbres,
nous attendait une voiture attelée de quatre vigoureuses
bêtes ; nous y montâmes, et les postillons leur firent pren-
dre un galop insensé. J'avais un bras passé derrière la
taille de Clarimonde et une de ses mains ployée dans la
mienne ; elle appuyait sa tête à mon épaule, et je sentais
sa gorge demi -nue frôler mon bras. Jamais je n'avais
éprouvé un bonheur aussi vif. J'avais oublié tout en ce
moment-là, et je ne me souvenais pas plus d'avoir été
prêtre que de ce que j'avais fait dans le sein de ma mère,
tant était grande la fascination que l'esprit malin exerçait
sur moi. A dater de cette nuit, ma nature s'est en quelque
sorte dédoublée, et il y eut en moi deux hommes dont
l'un ne connaissait pas l'autre. Tantôt je me croyais un
prêtre qui rêvait chaque soir qu'il était gentilhomme,
tantôt un gentilhomme qui rêvait qu'il était prêtre. Je ne
pouvais plus distinguer le songe de la veille, et je ne sa-
vais pas où commençait la réalité et où finissait l'illusion.
Le jeune seigneur fat et libertin se raillait du prêtre, le
prêtre détestait les dissolutions du jeune seigneur. Deux
spirales enchevêtrées l'une dans l'autre et cœifondues
sans se toucher jamais représentent très-bien cette vie bi-
céphale qui fut la mienne. Malgré l'étrangeté de cette po-
sition, je ne crois pas avoir un seul instant touché à la
folie. J'ai toujours conservé très-nettes les perceptions de
mes deux existences. Seulement, il y avait un fait absurde
que je ne pouvais m'expliquer : c'est que le sentiment du
même moi existât dans deux hommes si différents. C'était
une anomalie dont je ne me rendais pas compte, soit que
je crusse être le curé du petit village de***, ou il signor
JRomualdo, amant en titre de la Clarimonde.
Toujours est-il que j'étais ou du moins que je croyais
être à Venise ; je n'ai pu encore bien démêler ce qu'il y
LA MORTE AMOUREUSE. 289
avait d'illusion et de réalité dans cette bizarre aventure.
Nous habitions un grand palais de marbre sur le Canaleio,
plein de fresques et de statues, avec deux Titiens du meil-
leur temps dans la chambre à coucher de la Clarimonde^
un palais digne d'un roi. Nous avions chacun notre gon-
dole et nos barcarolles à notre livrée, notre chambre de
musique et notre poëte. Clarimonde entendait la vie d'une
grande manière, et elle avait un peu de Cléopâtre dans sa
nature. Quant à moi, je menais un train de fds de prince,
et je faisais une poussière comme si j'eusse été de la fa-
mille de l'un des douze apôtres ou des quatre évangélistes
de la sérénissime république ; je ne me serais pas dé-
tourné de mon chemin pour laisser passer le doge, et je
ne crois pas que, depuis Satan qui tomba du ciel, per-
sonne ait été plus orgueilleux et plus insolent que moi.
J'allais au Ridotto, et je jouais un jeu d'enfer. Je voyais
la meilleure société du monde, des fils de famille ruinés,
des femmes de théâtre, des escrocs, des parasites et des
spadassins. Cependant, malgré la dissipation de cette vie,
je restai fidèle à la Clarimonde. Je l'aimais éperdument.
Elle eût réveillé la satiété même et fixé l'inconstance.
Avoir Clarimonde, c'était avoir vingt maîtresses, c'était
avoir toutes les femmes, tant elle était mobile, changeante
et dissemblable d'elle-même; un vrai caméléon ! Elle vous
faisait commettre avec elle l'infidélité que vous eussiez
commise avec d'autres, en prenant complètement le ca-
ractère, l'allure et le genre de beauté de la femme qui
paraissait vous plaire. Elle me rendait mon amour au
centuple, et c'est en vain que les jeunes patriciens et
même les vieux du conseil des Dix lui firent les plus
magnifiques propositions. Un Foscari alla même jusqu'à
lui proposer de l'épouser j elle refusa tout. Elle avait
assez d'or; elle ne voulait plus que de l'amoui', un amour
jeune, pur, éveillé par elle, et qui devait être le premier
et le dernier. J'aurais été parfaitement heureux sans un
'maudit cauchemar qui revenait toutes les nuits, et où je
25
290 NOUVET.T.ES.
me croyais un. curé de village se macérant et faisant pé-
nit-^nce de mes excès du jour. Rassuré par l'habitude
d'être avec elle, je ne songeais presque plus à la façon
étrange dont j'avais fait connaissance avec Clarinionde.
Cependant, ce qu'en avait dit l'abbé Sérapion me reve-
nait quelquefois en mémoire et ne laissait pas que de pie
donner de l'inquiétude.
Depuis quelque temps la santé de Clarimonde n'était
pas aussi bonne; son teint s'amortissait de jour en jour.
Les médecins qu'on fit venir n'entendaient rien à sa ma-
ladie, et ils ne savaient qu'y faire. Ils prescrivirent quel-
ques remèdes insignifiants et ne revinrent plus. Cepen-
dant elle pâlissait à vue d'œil et devenait de plus en plus
froide. Elle était presque aussi blanche et aussi morte que
la fameuse nuit dans le château inconnu. Je me désolais
de la voir ainsi lentement dépérir. Elle, touchée de ma
douleur, me souriait doucement et tristement avec le
squi'ire fatal des gens qui savent qu'ils vont mourir.
Un matin, j'étais assis auprès de son lit, et je déjeu-
nais sur une petite table pour ne la pas quitter d'une
rninute. En coupant un fruit, je me fis par hasard au
doigt une entaille assez profonde. Le sang partit aussitôt
en filets pourpres,, et quelques gouttes rejaillirent sur
Clarimonde. Ses yeux s'éclairèrent, sa physionomie prit
une expression de joie féroce et sauvage que je ne lui avais
jamais vue. Elle sauta à bas du lit avec une agilité ani-
male, une agilité de singe pu de chat, et se précipita sur
ma blessure qu'elle se mit à sucer avec un air d'indicible
volupté. Elle avalait le sanç; par petites gorgées, lente-
ment et précieusement, co\nn[ie un gourmet qui savoure
un vin de Xér's ou de Syracuse ; elle clignait les yeux à
demi, e^ la pupille de ses prunelles vertes était devenue
oblongue au lieu de ronde. De temps à autre elle s'inter-
rompait pour me baiser la main, puis elle reconunençait
à presser de ses lèvres les lèvres de la plaie pour en faire
sortir encore quelques gouttes rouges. Quand elle vit que
LA MOUlE ÂMOrUEUSE. 231
le sang ne venait plus, elle se releva Toeil humide et bril-
lant, plus rose qu'une aiirore de intiai, la figure pleine,
la main tiède et moite, enfin plus belle que jamais et dans
un état parfait de santé.
« Je ne mourrai pas! je ne mourrai pas! dit- elle à
moitié folle de joie et en se pendant à mon cou ; je pour-
rai t'aimer encore longtemps. Ma vie est dans la tienne,
et tout ce qui est moi viciit de toi. Quelques gouttes de
ton riche et noble sang, plus précieux et plus efficace que
tous les élixirs du monde, ni'oiit rendu l'existence. »
Cette scène me préoccupa longtemps et m'inspira d*ë-
tranges doutes à l'endroit de Clarimonde, et le soir même,
lorsque le sommeil m'eut ramené à mon presbytère, je
vis l'abbé Sérapion plus grave et plus soucieux que jamais.
Il me regarda attentivement et me dit : « Non content de
perdre votre âme, vous vouiez aussi perdre votre corps.
Infortuné jeune hohime, dans quel piège êtes-vous
tombé ! » Le ton dont il me dit ce peu de mots me frappa
vi\cment; mais, malgré sa vivacité, cette impression fut
bientôt dissipée, et mille autres soins l'effacèrent de mon
esprit. Cependant, un soir, je vis dans ma glace, dont
elle n'avait pas calculé la perfide position, Clarimonde qui
versait une poudre dans la coupe de vin épicé qu'elle
avait coutume de préparer après le repas. Je pris la coupe,
je feignis d'y porter riies lèvres, et je la posai sur quelque
meuble comme pour Tachever plus tard à mon loisir, et,
profitant d'un instant où la belle avait le dos tourné, j'en
jetai le contenu sous la table ; après quoi je me retirai dans
ma chambre et je me couchai, bien déterminé à ne pas
dormir et à voir ce que tout cela deviendrait. Je n'atten-
dis pas longtemps ; Clarimonde entra en robe de nuit,
et, s'étant débarrassée de ses voiles, s'allongea dans le lit
auprès de moi. Quand elle se fut bien assurée que je dor-
mais, elle découvrit nion bras et tira une épingle d'or de
sa tète ; puis elle se nnt à murmurer à voix basse :
« Une goutte, rien qu'une petite goutte rouge, un ruDis
292 NOUVELLES.
au bout de mon aiguille!... Puisque tu m'aimes encore, il
ne faut pas que je meure... Ah! pauvre amour! son beau
sang d'une couleur pourpre si éclatante, je vais le boire.
Dors, mon seul bien; dors, mon dieu, mon enfant; je ne
te ferai pas de mal, je ne prendrai de ta vie que ce qu'il
faudra pour ne pas laisser éteindre la mienne. Si je ne
t'aimais pas tant, je pourrais me résoudre à avoir d'autres
amants dont je tarirais les veines; mais depuis que je te
connais, j'ai tout le monde en horreur. . . Ah ! le beau bras !
comme il est rond ! comme il est blanc ! je n'oserai ja-
mais piquer cette jolie veine bleue. » Et, tout en disant
cela, elle pleurait, et je sentais pleuvoir ses larmes sur
mon bras qu'elle tenait entre ses mains. Enfin elle se dé-
cida, me fit une petite piqûre avec son aiguille et se mit
à pomper le sang qui en coulait. Quoiqu'elle en eût bu à
peine quelques gouttes, la crainte de m'épuiser la pre-
nant, elle m'entoura avec soin le bras d'une petite bande-
lette après avoir frotté la plaie d'un onguent qui la cica-
trisa sur-le-champ.
Je ne pouvais plus avoir de doutes, l'abbé Sérapion
avait raison. Cependant, malgré cette certitude, je ne
pouvais m'empêcher d'aimer Clarimonde, et je lui aurais
volontiers donné tout le sang dont elle avait besoin pour
soutenir son existence factice. D'ailleurs, je n'avais pas
grand'peur ; la femme me répondait du vampire, et ce
que j'avais entendu et vu me rassurait complètement; j'a-
vais alors des veines plantureuses qui ne se seraient pas
de sitôt épuisées, et je ne marchandais pas ma vie goutte
à goutte. Je me serais ouvert le bras moi-même et je lui
aurais dit : « Bois ! et que mon amour s'infiltre dans ton
corps avec mon sang ! » J'évitais de faire la moindre allu-
sion au narcotique qu'elle m'avait versé et à la scène de
l'aiguille, et nous vivions dans le plus parfait accord.
Pourtant mes scrupules de prêtre me tourmonlaiont plui>
que jamais, et je ne savais quelle macération nouvelle in-
venter pour mater et mortifier ma chair. Quoique toutes
LA MORTE AMOUREUSE. 293
ces visions fussent involontaires et que je n'y participasse
en rien, je n'osais pas toucher le Christ avec des mains
aussi impures et un esprit souillé par de pareilles débau-
ches réelles ou rêvées. Pour éviter de tomber dans ces fati-
gantes hallucinations, j'essayais de m'empêcher de dor-
mir, je tenais mes paupières ouvertes avec les doigts et
je restais debout au long des murs, luttant contre le som-
meil de toutes mes forces ; mais le sable de l'assoupisse-
ment me roulait bientôt dans les yeux, et, voyant que
toute lutte était inutile, je laissais tomber les bras de dé-
couragement et de lassitude, et le courant me rentraînait
vers les rives perfides. Sérapion me faisait les plus véhé-
mentes exhortations, et me reprochait durement ma mol-
lesse et mon peu de ferveur. Un jour que j'avais été plus
agité qu'à l'ordinaire, il me dit : « Pour vous débarrasser
de cette obsession, il n'y a qu'un moyen, et, quoiqu'il
soit extrême, il le faut employer : aux grands maux les
grands remèdes. Je sais où Clarimonde a été enterrée ; il
faut que nous la déterrions et que vous voyiez dans quel
état pitoyable est l'objet de votre amour ; vous ne serez
plus tenté de perdre votre âme pour un cadavre immonde
dévoré des vers et près de tomber en poudre ; cela vous
fera assurément rentrer en vous-même. » Pour moi,
j'étais si fatigué de cette double vie, que j'acceptai ; vou-
lant savoir, une fois pour toutes, qui du prêtre ou du
gentilhomme était dupe d'une illusion, j'étais décidé à
tuer au profit de l'un ou de l'autre un des deux hommes
qui étaient en moi ou à les tuer tous deux, car une
pareille vie ne pouvait durer. L'abbé Sérapion se mu-
nit d'une pioche, d'un levier et d'une lanterne, et à
minuit nous nous dirigeâmes vers le cimetière de ***,
dont il connaissait parfaitement le gisement et la disposi-
tion. Après avoir porté la lumière de la lanterne sourde
sur les inscriptions de plusieurs tombeaux, nous arrivâ-
mes enfin à une pierre à moitié cachée par les grandes
herbes et dévorée de mousses et de plantes parasites,
25.
â^4 NOUVELLES.
OÙ nous déchiffrâmes ce commencement d'inscription
Ici gît Clavimonde
Qui fut de son vivant
l.a plus belle du niouck;.
« C'est bien ici, » dit Sérapion, et, posant à terre sa
lanterne, il glissa la pince dans l'iiiterstice de la pierre et
commença à la soulever. La pierre céda, et il se mit à
l'ouvrage avec la pioche. Moi, je le regardais faire, plus
noir et plus silencieux que la nuit elle-même; quant à lui,
courbé sur son œuvre funèbre, il ruisselait de sueur, il
haletait, et son souffle pressé avait l'air d'un râle d'ago-
nisant. C'était un spectacle étrange, et qui nous eût vus
du dehors nous eût plutôt pris pour des profanateurs et
des voleurs de linceuls, que pour des prêtres de Dieu. Le
zèle de Sérapion avait quelque chose de dur et de sauvage
qui le faisait ressembler à un démon plutôt qu'à un apôtre
ou à un ange, et sa figure aux grands traits austères et
profondément découpés par le reflet de la lanterne n'avait
rien de très-rassurant. Je me sentaisperlersur les membres
une sueur glaciale, et mes cheveux se redressaient doulou-
reusement sur ma tête; je regardais au fond de moi-
même l'action du sévère Sérapion comme un abominable
sacrilège, et j'aurais voulu que du flanc des sombres
nuages qui roulaient pesamment au-dessus de nous sortit
un triangle de feu qui le réduisît en poudre. Les hiboux
perchés sur les cyprès, inquiétés par l'éclat de la lanlcriic,
en venaient fouetter lourdement la vitre avec leurs ailes
poussiéreuses, en jetant des gémissements plaintifs ; les
renards glapissaient dans le lointain, ei mille bruits
sinistres se dégageaient du silence. Enfin la pioche de
Sérapion heurta le cercueil dont les planches retentirent
avec un bruit sourd et sonore, avec ce terrible bruit que
rend le néant quand on y touche; il en renversa le cou-
vercle, et j'aperçus Clarimonde pâle conjnic un marbre ,
LA MORTE AMOUKEDSE. 295
les mains jointes; son blanc suaire ne faisait qu'un seul
pli de sa tète à ses pieds. Une petite goutte rouge brillait
comme une roseau coin de sa bouche décolorée. Sérapion^
à cette vue, entra en fureur : « Ah! te voilà, démon, cour-
tisane impudique, buveuse de sang et d'or ! » et il aspergea
d'eau bénite le corps et le cercueil sur lequel il traça la
forme d'une croix avec son goupillon. La pauvre Clari-
monde n'eut pas été plutôt touchée par la sainte rosée
que son beau corps tomba en poussière ; ce ne fut plus
qu'un mélange affreusement informe de cendres et d'os à
demi calcinés, « Voilà votre maîtresse, seigneur Romuald^
dit l'inexorable prêtre en me montrant ces tristesdépoui lies,
serez-vous encore tenté d'aller vous promener au Lido et
à Fusine avec votre beauté ? » Je baissai la tête ; une
grande ruine venait de se faire au dedans de moi. Je re-
tournai à mon presbytère, et le seigneur Romuald, amant
de Clarimonde, se sépara du pauvre prêtre, à qui il avait
tenu pendant si longtemps une si étrange compagnie.
Seulement, la nuit suivante, je vis Clarimonde ; elle me
dit, comme la première fois sous le portail de l'église :
« Malheureux ! malheureux ! qu'as-tu fait ? Pourquoi as-
tu écouté ce prêtre imbécile ? n'étais-tu pas heureux ? et
que t'avais-je fait, pour violer ma pauvre tombe et mettre
à nu les misères de mon néant ? Toute communication
entre nos âmes et nos corps est rompue désormais. Adieu,
tu me regretteras. » Elle se dissipa dans l'air comme une
fumée, et je ne la revis plus.
Hélas ! elle a dit vrai : je l'ai regrettée plus d'une fois et
je la regrette encore. La paix de mon âme a été bien chère-
ment achetée ; l'amour de Dieu n'était pas de trop pour
remplacer le sien. Voilà, frère, l'histoire de ma jeunesse.
Ne regardez jamais une femme, et marchez toujours les
yeux fixés en terre, car, si chaste et si calme que vous soyez,
il suffit d'une minute pour vous faire perdre l'éternité.
FIN DE LA MORTE AMOUREUSE.
LA CHAINE D'OR
ou L'AMANT PARTAGÉ
Plangon la Milésienne fut en son temps une des femmes
les plus à la mode d'Athènes. Il n'était bruit que d'elle
dans la ville; pontifes, archontes, généraux, satrapes,
petits-maîtres, jeunes patriciens, fils de famille, tout le
monde en raffolait. Sa beauté, semblable à celle d'Hélène
aimée de Paris, excitait l'admiration et les désirs des
vieillards moroses et regretteurs du temps passé. En effet,
rien n'était plus beau que Plangon, et je ne sais pourquoi
Vénus, qui fut jalouse de Psyché, ne l'a pas été de notre
Milésienne. Peut-être les nombreuses couronnes de roses
et de tilleul, les sacrifices de colombes et de moineaux,
les libations de vin de Crète offerts par Plangon à la co-
quette déesse, ont-ils détourné son courroux et suspendu
sa vengeance ; toujours est-il que personne n'eut de plus
heureuses amours que Plangon la Milésienne, surnommée
Pasiphile.
Le ciseau de Cléomène ou le pinceau d'Apelles, fils
d'Euphranor, pourraient seuls donner une idée de l'exquise
perfection des formes de Plangon. Qui dira la belle ligne
ovale de son visage, son front bas et poli comme l'ivoire,
son nez droit, sa bouche ronde et petite, son menton
bombé, ses joues aux pommettes aplaties, ses yeux aux
coins allongés qui brillaient comme deux astres jumeaux
:298 NOWVEFXES.
entre deux étroites paupières, sous un sourcil délicate-
ment effilé à ses pointes? A quoi comparer les ondes
crespelées de ses cheveux, si ce n'est à Tor, roi des mé-
taux, et au soleil, à l'heure où le poitrail de ses coursiers
plonge déjà dans l'humide litière de l'Océan? Quelle mor-
telle eut jamais des pieds aussi parfaits ? Thétis elle-
même, à qui le vieux Mélésigène a donné l'épithète des
pieds d'argent, ne pourrait soutenir la comparaison pour
la petitesse et la blancheur. Ses bras étaient ronds et purs
comme ceux d'Hébé, la déesse aux bras de neige; la
coupe dans laquelle llébé sert l'ambroisie aux dieux avait
servi de moule pour sa gorge, et les mains si vantées de
l'Aurore ressemblaient, à côté des siennes, aux mains de
quelque esclave employée à des travaux pénibles.
Après cette description, vous ne serez pas surpris que
le seuil de Plangon fût plu.* adoré qu'un autel de la grande
déesse; toutes les nuits des amants plaintifs venaient
huiler les jambages de la porte et les degrés de marbre
avec les essences et !es parfums les plus précieux ; ce n'é-
taient que guirlandes et couronnes tressées de bandelet-
tes, rouleaux de papyrus et tablettes de cire avec des
distiques, de? élégies et des épigrammes. Il fallait tous les
matins débJîtyer la porte pour l'ouvrir, conmie l'on fait
aux régions de la Scythie, quand la neige tombée la nuit
a obstrué le seuil des maisons.
Plangon, dans toute cette foule, prenait les plus riches
et les plus beaux, les plus beaux de préférence. Un
archonte durait huit jours, un grand pontife quinze jours;
il fallait être roi, satrape ou tyran pour aller jusqu'au
bout du mois. Leur fortune bue, elle les faisait jeter de-
hors par les épaules, aussi dénués et mal en point (jue des
philosophes cyniques ; car Plangun, nous avons oubiii'; de
le dire, n'était ni une noble et chaste matrone, ni une
jeune vierge dansant la bibase aux fêtes de Diane, mais
tout simplement une esclave affranchie exerçant le métier
d'hétaoe.
CHAINE DOT?. 299
Depuis quelque temps Plangon paraissait moins dans
les théories, les fêtes publiques et les promenades. Elle
ne se livrait pas à la ruine des satrapes avec le même
acharnement, et les dariques de Pharnabaze, d'Artaban
et de Tissaphernes s'étonnaient de rester dans les cotîres
de leurs maîtres. Plangon ne sortait plus que pour aller
au bain, en litière fermée, soigneusement voilée, comme
une honnête femme ; Plangon n'allait plus souper chez
les jeunes débauchés et chanter des hymnes à Bacchus, le
père de Joie, en s'accompagnant sur la lyre. Elle avait
récemment refusé une invitation d'Alcibiade. L'alarme
se répandait parmi les merveilleux d'Athènes. Quoi ! Plan-
gon, la belle Plangon, notre amour, notre idole, la reine
des orgies ; Plangon qui danse si bien au son des crotales,
et qui tord ses flancs lascifs avec tant de grâce et de vo-
lupté sous le feu des lampes de fête ; Plangon, au sourire
çtincelant, à, la repartie brusque et mordante ; l'œil, la
fleur, la perle des bonnes filles ; Plangon de Milet, Plan-
gon se range, n'a plus que trois amants à la fois, reste
chez elle et devient vertueuse comme i;ne, femme laide !
Par Hercule! c'est étrange, et voilà qui déroute toutes les
conjectures ! Qui donnera le ton ? qui décidera de la
mode? Dieux immortels! qui pourra jamais remplacer
Plangon la jeune, Plangon la folle, Plangon la charmante?
Les beaux seigneurs d'Athènes se disaient cela en se
promenant le long des Propylées, ou accoudés noncha-
lamment sur la balustrade de marbre de l'Acropole.
« Ce qui vous étonne, mes beaux seigneurs athéniens,
mes précieux satrapes à la barbe frisée, est une chose
toute simple ; c'est que vous ennuyez Plangon qui, vous
amuse; elle est lasse de vous donner de l'amour et de la
joie pour de l'or; elle perd trop au m.arché; Plangon ne
veut plus de vous. Quaijd vous lui apporteriez les dariques
et les talents à pleins boisseaux, sa porte serait sourde à
vos supplications. Alcibiade, Axiochus, Callimaque, les
plus élégants, les plus renommés de la v'û\(^ n'y feraient
300 NOUVELLES.
que blanchir. Si vous voulez des courtisanes, allez chez
Archenassa, chez Flore ou chez Lamie. Plangon n'est plus
une courtisane ; elle est amoureuse.
— Amoureuse ! Mais de qui ? Nous le saurions ; nous
sommes toujours informés huit jours d'avance de l'état du
cœur de ces dames. N'avons-nous pas la tête sur tous les
oreillers, les coudes sur toutes les tables?
— Mes chers seigneurs, ce n'est aucun de vous qu'elle
aime, soyez-en surs; elle vous connaît trop pour cela. Ce
n'est pas vous, Cléon le dissipateur ; elle sait bien que
vous n'avez de goût que pour les chiens de Laconie, les
parasites, les joueurs de flûte, les eunuques, les nains et
les perroquets des Indes; ni vous, Hipparque, qui ne
savez parler d'autre chose que de votre quadrige de che-
vaux blancs et des prix remportés par vos cochers aux
jeux Olympiques ; Plangon se plaît fort peu à tous ces
détails d'écurie qui vous charment si fort. Ce n'est pas
vous non plus, Thrasylle l'efleminé ; la peinture dont
vous vous teignez les sourcils, le fard qui vous plâtre les
joues, l'huile et les essences dont vous vous inondez im-
pitoyablement, tous ces onguents, toutes ces pommades
qui font douter si votre figure est un ulcère ou une face
humaine, ravissent médiocrement Plangon : elle n'est
guère sensible à tous vos rafllnements d'élégance, et c'est
en vain que pour lui plaire vous semez votre barbe blonde
de poudre d'or et de paillettes, que vous laissez démesu-
rément pousser vos ongles, et que vous faites traîner jus-
qu'à terre les manches de votre robe à la persique. Ce
n'est pas Timandre, le patrice à tournure de portefaix, ni
Glaucion l'imbécile, qui ont ravi le cœur de Plangon. »
Aimables représentants de l'élégance et de l'atticisme
d'Atliènes, jeunes victorieux, charmants (riompliatcurs, je
vous le jure, jamais vous n'avez été aimés d(3 Plangon, et
je vous certifie en outre que son amant n'est pas un
athlète, un nain bossu, un philosophe ou un nègre, comme
veut l'insinuer Axiochus.
LA CltAI>'E d'or. 301
Je comprends qu'il est douloureux de voir la plus belle
ïîlle d'Athènes vivre dans la retraite comme une vierge
qui se prépare à l'initiation des mystères d'Eleusis, et qu'il
est ennuyeux pour vous de ne plus aller dans cette mai-
son, où vous passiez le temps d'une manière si agréable
en jouant aux dés, aux osselets, en pariant l'un contre
l'autre vos singes, vos maîtresses et vos maisons de cam-
pagne, vos grammairiens et vos poètes. Il était charmant
de voir danser les sveltes Africaines avec leurs grêles cym-
bales, d'entendre un jeune esclave jouant de la flûte à
deux tuyaux sur le mode ionien, couronnés de lierre,
renversés mollement sur des lits à pieds d'ivoire, tout en
buvant à petits coups du vin de Chypre rafraîchi dans la
neige de l'Hymette.
Il plaît à Plangon la Milésienne de n'être plus une
femme à la mode, elle a résolu de vivre un peu pour son
compte ; elle veut être gaie ou triste, debout ou couchée
selon sa fantaisie. Elle ne vous a que trop donné de sa
vie. Si elle pouvait vous reprendre les sourires, les bons
mots, les œillades, les baisers qu'elle vous a prodigués,
rinsouciante hétaïre, elle le ferait; l'éclat de ses yeux,
la blancheur de ses épaules, la rondeur de ses bras, ce
sujet ordinaire de vos conversations, que ne donnerait-elle
pas pour en effacer le souvenir de votre mémoire !.
comme ardemment elle a désiré vous être inconnue!
qu^elle a envié le sort de ces pauvres filles obscures qui
fleurissent timidement à l'ombre de leurs mères ! Plaignez-
la, c'est son premier amour. Dès ce jour-là elle a compris
la virginité et la pudeur.
Elle a renvoyé Pharnabaze, le grand satrape, quoiqu'elle
ne lui eût encore dévoré qu'une province, et refusé tout
net Cléarchus, un beau jeune homme qui venait d'hériter.
Toute la fashion athénienne est révoltée de cette vertu
ignoble et monstrueuse. Axiochus demande ce que vont
devenir les fils de famille et comment ils s'y prendront
pour se ruiner • Alcibiade veut mettre le feu à la maison
26
302 NOUVELLES.
ei enlever Plangon de vive force au dragon égoïste qui la
garde pour lui seul;, prétention exorbitante : Cléon appelle
la colère de Vénus Pandémos sur son infidèle prétresse;
Thrasylle est si désespéré qu'il ne se fait plus friser que
deux fois par jour.
L"amant de Plangon est un jeune enfant si beau qu'on
le prendrait pour Hyacinthe, l'ami d'Apollon : une grûce
divine accompagne tous ses mouvements^ comme le son
d'une lyre; ses cheveux noirs ot bouclés roulent en ondes
luisantes sur ses épaules lustrées et blanches comme le
marbre de Paros. et pendent au long de sa charmante
figure, pareils à des gU'iippes de raisins mûrs ; une robe
du plus fin lin s'arrange iiutour de sa taille en plis souples
et légers; des banrleîet tes blanches, tramées de fil d'or,
montent en se croisant autour de ses janabes rondes et
polies, si belles, que Diane, la svelte chasseresse, les eût
jalousées; le pouce de son pied, légèrement écarté des
autres doigts, rappelle les pieds d'ivoire des dieux, qui
n'ont jamais foulé que l'azur du ciel ou la laine ilocon-
neuse des nuages.
Il est accoudé sur le dos du fauteuil de Plangon. Plan-
gon est à sa toilette ; des esclaves moresques passent dans
sa chevelure des peignes de buis finement denticulés,
tandis que déjeunes enfants agenouillés lui polissent les
talons avec de la pierre ponce, et brillantent ses ongles
en les frottant à la dent de loup; une draperie de laine
blanche, jetée négligemment sur sou beau corps, boit les
dernières perles que la naïade du bain a laissées suspen-
dues à ses bras. Des boîtes d'or, des coupes et des fioles
d'argent ciselées par Calliiuaque et Myron, posées sur des
tables de porphyre africain, contiennent tous les usten-
siles nécessaires à sa toilette : les odeurs, les essences, les
pommades, les fers à friser, les épingles, les poudres à
épiler et les petits ciseaux d'or. Au milieu de la salle, un
dauphin de bronze, chevauché par un cupidon, souflle à
travers ses narines barbelées dçvix jets, l'un d'eau fçoi^.
LA CHAINE D OR. 303
l'autre d'eau chaude, dans deux bassins d'albâtre oriental,
où les femmes de service vont alternativement tremper
leurs blondes éponges. Par les fenêtres, dont un léger
zéphyr fait voltiger les rideaux de pourpre, on aperçoit
un ciel d'un bleu lapis et les cimes des grands lauriers-
roses qui sont plantés au pied de la muraille.
Plangon, malgré les observations timides de ses femmes,
au risque de renverser de fond en comble l'édifice déjà
avancé de sa coiffure, se détourne de temps en temps et
se penche en arrière pour embrasser l'enfant. C'est un
groupe d'une grâce adorable, et qui appelle le ciseau du
sculpteur.
Hélas ! hélas ! Plangon la belle, votre bonheur ne doit
pas durer ; vous croyez donc que vos amies Archenassa,
Thaïs, Flora et les autres souffriront que vous soyez heu-
reuse en dépit d'elles? Vous vous trompez, Plangon; cet
enfant que vous voudriez dérober à tous les regards et
que vous tenez prisonnier dans votre amour, on fera tous
les efforts possibles pour vous l'enlever. Par le Styx ! c'est
insolent à vous, Plangon, d'avoir voulu être heureuse à
votre manière et de donner à la ville le scandale d'une
passion vraie.
Un esclave soulevant une portière de tapisserie s'avance
timidement vers Plangon et lui chuchoté à l'oreille que
Lamie et Archenassa viennent lui rendre visite, et qu'il ne
les précède que de quelques pas.
« Va-t'en, ami, dit Plangon à l'enfant ; je ne veux pas
que ces femmes te voient ; je ne veux pas qu'on me vole
rien de ta beauté, même la vue; je souffre horriblement
quand une femme te regarde. »
L'enfant obéit ; mais cependant il ne se retira pas si
vite que Lamie, qui entrait au môme moment avec Ar-
chenassa, lançant de côté son coup d'œil venimeux, n'eût
le temps de le voir et de le reconnaître.
« Eh ! bonjour, ma belle colombe; et cette chère santé,
comment la menons-nous? Mais vous avez l'air parfaite-
304 NOUVELLES.
ment bien portante; qui donc disait que vous aviez, fait
une maladie qui vous avait défigurée, et que vous n'osiez
plus sortir, tant vous étiez devenue laide ? dit Lamie en
embrassant Plangon avec des démonstrations de joie exa-
gérée.
— C'est Thrasylle qui a dit cela, fit Archenassa, et je
vous engage à le punir en le rendant encore plus amou-
reux de vous qu'il ne Test, et en ne lui accordant jamais
la moindre faveur. 3Iais que vais-jevous dire? vous vivez
dans la solitude comme un sage qui cherche le système
du monde. Vous ne vous souciez plus des choses de la
terre.
— Qui aurait dit que Plangon devînt jamais philo-
sophe ?
— Oh ! oh ! cela ne nous empêche guère de sacrifier à
l'Amour et aux Grâces. Notre philosophie n'a pas de barbe,
n'est-ce pas, Plangon ? et je viens de l'apercevoir qui se
dérobait par cette porte sous la forme d'un joli garçon.
C'était, si je ne me trompe, Ctésias de Colophon. Tu sais
ce que je veux dire, Lamie, l'amant de Bacchide de
Samos. »
Plangon changea de couleur, s'appuya sur le dos de sa
chaise d'ivoire, et s'évanouit.
Les deux amies se retirèrent en riant, satisfaites d'avoii
laissé tomber dans le bonheur de Plangon un caillou qui
en troublait pour longtemps la claire surface.
Aux cris des femmes éplorées et qui se hâtaient autour
de leur maîtresse, Ctésias rentra dans la chambre, et son
étonnement fut grand de trouver évanouie une femme
qu'il venait de laisser souriante et joyeuse ; il baigna ses
tempes d'eau froide, lui frappa dans la paume des mains,
lui briîla sous le nez une plume de faisan, et parvint enfin
à lui faire ouvrir les yeux. Mais, aussitôt qu'elle l'aperçut,
elle s'écria avec un geste de dégoût :
« Va-t'en, misérable, va-t'en, et que je ne te revoie
jamais ! »
lA rnAiNE n'oTî. 3 On
Ctésias, surpris au dernier point de si dures paroles, ne
sachant à quoi les attribuer, se jeta à ses pieds, et, tenant
ses genoux embrassés, lui demanda en quoi il avait pu lui
déplaire.
Plangon, dont le visage de pâle était devenu pourpre,
et dont les lèvres tremblaient de colère, se dégagea de l'é-
treinte passionnée de son amant, et lui répéta la cruelle
injonction.
Voyant que Ctésias, abîmé dans sa douleur, ne chan-
geait pas de posture et restait atiaissé sur ses genoux, elle
fit approcher deux esclaves scythes, colosses à cheveux
roux et à prunelles glauques, et avec un geste impérieux :
« Jetez-moi, dit-elle, cet homme à la porte. »
Les deux géants soulevèrent l'enfant sur leurs bras velus
comme si c'eût été une plume, le portèrent par des cou-
loirs obscurs jusqu'à l'enceinte extérieure, puis ils le po-
sèrent délicatement sur ses pieds; et quand Ctésias se re-
tourna, il se trouva nez à nez avec une belle porte de
cèdre semée de clous d'airain fort proprement taillés en
pointe de diamant, et disposés de manière à former des
symétries et des dessins.
L'étonnement de Ctésias avait fait place à la rage la plus
violente ; il se lança contre la porte comme un fou ou
comme une bête fauve ; mais il aurait fallu un bélier pour
l'enfoncer, et sa blanche et délicate épaule, que faisait
rougir un baiser de femme un peu trop ardemment appli-
qué, fut bien vite meurtrie par les clous à six facettes et
la dureté du cèdre; force" lui fut de renoncera sa tentative.
La conduite de Plangon lui paraissait monstrueuse, et
l'avait exaspéré au point qu'il poussait des rugissements
comme une panthère blessée, et s'arrachait avec ses mains
meurtries de grandes poignées de cheveux. Pleurez, Cupi-
don et Vénus !
Enfin, dans le dernier paroxysme de la rage, il ramassa
des cailloux et les jeta contre la maison de l'hétaire, les
dirigeant surtout vers les ouvertures des fenêtres, en pro-
26.
306 NOUVELLES.
mettant en lui-même cent vaches noires aux dieux infer-
naux, si l'une de ces pierres rencontrait la tempe de
Piangon.
Antéros avait traversé d'outre en outre son cœur avec une
de SCS flèches de plomb, et il haïssait plus que la mort
celle qu'il avait tant aimée : effet ordinaire de l'injustice
dans les cœurs généreux.
Cependant, voyant que la maison restait impassible et
muette, et que les passants, étonnés de ces extravagances,
conmiençaient à s'attrouper autour de lui, à lui tirer la
langue et à lui faire les oreilles de lièvre, il séloigna à pas
lents et se fut loger dans une petite chambrette, à peu de
distance du palais de Plangon.
Il se jeta sur un mauvais grabat composé d'un matelas
fort mince et d'une méchante couverture, et se mit à pleu-
rer amèrement.
Mille résolutions plus déraisonnables les unes que les
autres lui passèrent par la cervelle ; il voulait attendre
Plangon au passage et la frapper de son poignard; un
instant il eut l'idée de retourner à Colophon, d'armer ses
esclaves et de l'enlever de vive force après avoir mis le
feu à son palais.
Après une miit d'agitations passée sans que IMorphée,
ce pâle frère de la Mort, fût venu toucher ses paupières
du bout de son caducée , il reconnut ceci, à savoir qu'il
était plus amoureux que jamais de Plangon, et qu'il lui
était impossible de vivre sans elle. Il avait beau s'interro-
ger en tous sens, avec les délicatesses et les scrupules de
la conscience la plus timorée, il ne se trouvait pas eu faute
et ne savait quoi se reprocher qui excusât la conduite de
Plangon.
Depuis le jour où il l'avait connue, il était resté atta-
' ché à ses pas comme une ombre, n'avait été ni au bain,
ni au gymnase, ni à la chasse, ni aux orgies nocturnes
avec les jeunes gens de son âge ; ses yeux ne s étaient pas
arrêtés sur une femme, il n'avait vécu que pour son amour.
LA cnAl^E D on. 307
Jamais vierge pure et sans tache n'avait été adorée comme
Plangon l'iiétaire. A quoi donc attribuer ce revirement
subit, ce changement si complet, opéré en si peu de
temps? Venait-il de quelque perfidie d'Archenassa et de
Lumie, ou du simple caprice de Plangon? Que pouvaient
donc lui avoir dit ces femmes pour que l'amour le plus
tendre se tournât en haine et en dégoût sans cause appa-
rente ? L'enfant se perdait dans un dédale de conjectures,
et n'aboutissait à rien de satisfaisant. Mais dans tout ce
chaos de pensées, au bout de tous ces carrefours et de ces
chemins sans issues, s'élevait, comme une morne et pâle
statue, cette idée : Il faut que Plangon me rende son
amour ou que je me tue
Plangon de son côté n'était pas moins malheureuse ;
l'intérêt de sa vie était détruit ; avec Ctésias son âme s'en
était allée, elle avait éteint le soleil de son ciel ; tout
autour d'elle lui semblait mort et obscur. Elle s'était in-
formée de Bacchide, et elle avait appris que Ctésias l'avait
aimée, éperdument aimée, pendant l'année qu'il était
resté à Samos.
Elle croyait être la première aimée de Ctésias et avoir
été son initiatrice aux doux mystères. Ce qui l'avait char-
mée dans cet enfant, c'étaient son innocence et sa pureté;
elle retrouvait en lui la virginale candeur qu'elle n'avait
plus. Il était pour elle quelque chose de séparé, de chaste
et de saint, un autel inconnu où elle répandait les parfums
de son âme. Un mot avait détruit cette joie ; le charme
était rompu, cela devenait un amour comme tous les au-
tres, un amour vulgaire et banal ; ces charmants propos,
ces divines et pudiques caresses qu'elle croyait inventées
pour elle, tout cela avait déjà servi pour une autre ; ce
n'était qu'un écho sans doute affaibli d'autres discours de
même sorte, un manège convenu, un rôle de perroquet
appris par cœur. Plangon était tombée du haut de la seule
illusion qu'elle eût jamais eue, et comme une statue que
l'on pousse du haut d'une colonne, elle s'était brisée dans
308 NOUVELLES.
sa chute. Dans sa colère elle avait mutilé une délicieuse
figure d'Aphrodite, à qui elle avait fait bâtir un petit
temple de marbre blanc au fond de son jardin, en sou-
venir de ses belles amours ; mais la déesse, touchée de son
désespoir, ne lui en voulut pas de cette profanation, et ne
lui infligea pas le châtiment qu'elle eiit attiré de la part
de toute autre divinité pluS|:,évère.
Toutes les nuits Ctésias'allait pleurer sur le seuil de
Plangon, comme un chien fidèle qui a commis quelque
faute et que le maître a chassé du logis et qui voudrait y
rentrer ; il baisait cette dalle où Plangon avait posé son
pied charmant. Il parlait à la porte et lui tenait les plus
tendres discours pour l'attendrir ; éloquence perdue : la
porte était sourde et muette.
Enfin il parvint à corrompre un des portiers et à s'in-
troduire dans la maison ; il courut à la chambre de Plan-
gon, qu'41 trouva étendue sur son lit de repos, le visage
mat et blanc, les bras morts et pendants, dans une atti-
tude de découragement complet.
Cela lui donna quelque espoir; il se dit : « Elle souffre,
elle m'aime donc encore ? » Il s'avança vers elle et s'age-
nouilla à côté du lit. Plangon, qui ne l'avait pas entendu
entrer, fit un geste de brusque surprise en le voyant, et
se leva à demi comme pour sortir ; mais, ses forces la
trahissant, elle se recoucha, ferma les yeux et ne donna
plus signe d'existence.
« 0 ma vie ! ô mes belles amours ! que vous ai-je donc
fait pour que vous me repoussiez ainsi? » Et en disant
cela Ctésias baisait ses bras froids et ses belles mains,
qu'il inondait de tièdes larmes. Plangon le laissait faire,
comme si elle n'eût pas daigné s'apercevoir de sa pré-
sence.
(( Plangon ! ma chère, ma belle Plangon ! si vous ne
voulez pas que je meure, rendez-moi vos bonnes grâces,
aimpz-moi comme autrefois. Je te jure, ô Plangon ! que je
me tuerai à tes pieds si tu ne me relèves pas avec une
LA CHAINE D OR. 309
douce parole, un sourire ou un baiser. Comment faut-il
acheter mon pardon, implacable ? Je suis riche ; je te
donnerai des vases ciselés, des robes de pourpre teintes
deux fois, des esclaves noirs et blancs, des colliers d'or,
des unions de perles. Parle ; comment puis-je expier une
faute que je n'ai pas commise ?
— Je ne veux rien de tout cela; apporte-moi la chaîne
d'or de Bacchide de Samos, dit Plangon avec une amer-
tume inexprimable, et je te rendrai mon amour. »
Ayant dit ces mots, elle se laissa glisser sur ses pieds,
traversa la chambre et disparut derrière un rideau comme
une blanche vision.
La chaîne de Bacchide laSamienne n'était pas, comme
l'on pourrait se l'imaginer, un simple collier faisant deux
ou trois fois le tour du cou, et précieux par l'élégance et
la perfection du travail ; c'était une véritable chaîne, aussi
grosse que celle dont on attache les prisonniers con-
damnés au travail des mines, de plusieurs coudées de
long et de l'or le plus pur.
Bacchide ajoutait tous les mois quelques anneaux à
cette chaîne ; quand elle avait dépouillé quelque roi de
l'Asie Mineure, quelque grand seigneur persan, quelque
riche propriétaire athénien, elle faisait fondre l'or qu'elle
en avait reçu et allongeait sa précieuse chaîne.
Cette chaîne doit servir à la faire vivre quand elle sera
devenue vieille, et que les amants, effrayés d'une ride
naissante, d'un cheveu blanc mêlé dans une noire tresse,
iront porter leurs vœux et leurs sesterces chez quelque
hétaire moins célèbre, mais plus jeune et plus fraîche.
Prévoyante fourmi, Bacchide, à travers sa folle vie de
courtisane, tout en chantant comme les rauques cigales,
pense que l'hiver doit venir et se ramasse des grains d'or
pour la mauvaise saison. Elle sait bien que les amants,
qui récitent aujourd'hui des vers hexamètres et pentamè-
tres devant son portique, la feraient jeter dehors et pelau-
der à grand renfort de coups de fourche par leurs esclaves
3iÔ
NOUVELLES.
si, vieillie et courbée par la misère, elle allaît supplier
leur seuil et embrasser le coin de leur autel domestique.
Mais avec sa chaîne, dont elle détâchera tous les ans un
certain nombre d'anneaux, elle vivra libre, obscure et
paisible dans quelque bourg ignoré, et s'éteindra douce-
ment, en laissant de quoi payer d'honorables funérailles
et fonder quelque chapelle à Vénus protectrice. Telles
étaient les sages précautions que Bacchide l'hétaire avait
cru devoir prendre contre la misère future et le dénùment
des dernières années; car une courtisane n'a pas d'en-
fants, pas de parents, pas d'amis, rien qui se rattache à
elle, et il faut en quelque sorte qu'elle se ferme les yeux
à elle-même.
Demander la chaîne de Bacchide, c'était demander
quelque chose d'aussi impossible que d'apporter la mer
dans un crible ; autant eût valu exiger une pomme d'or,
du jardin des Hespérides. La vindicative Plangon le sa-
vait bien ; comment, en effet, penser que Bacchide pût se
dessaisir, en faveur d'une rivale, du fruit des épargnes de
toute sa vie, de son trésor unique, de sa seule ressource
pour les temps contraires ? Aussi était-ce bien un congé
définitif que Plangon avait donné à notre enfant, et comp-
tait-elle bien ne le revoir jamais.
Cependant Ctésias ne se consolait pas de la perte de
Plangon. Toutes ses tentatives pour la rejoindre et lui
parler avaient été inutiles, et il ne pouvait s'empêcher
d'errer comme une ombre autour de la maison, malgré
les quolibets dont les esclaves l'accablaient et les am-
phores d'eau sale qu'ils lui versaient sur la tête en manière
de dérision.
Enfin il résolut de tenter un effort suprême ; il descen-
dit vers le Pirée et vit une trirème qui appareillait pour
Samos •. il appela le patron et lui demanda s'il ne pouvait
le prendre à son bord. Le patron, touché de sa bonne
mine et encore plus des trois pièces d'or qu'il lui glissa
danà la main, accéda facilement à sa demande.
LA rriAINE D'OR. .'îil
On If^va l'ancre , los; rameurs nus et {"lottés d'huile, se
courbèrent sur leurs bancs, et la nef s'ébranla.
C'était une belle nef nommée l'Argo ; elle était con-
struite en bois de cèdre, qui ne pourrit jamais. Le grand
mât avait été taillé dans un pin du mont Ida ; il portait
fleux grandes voiles de lin d'Egypte, l'une carrée et l'au-
tre triangulaire ; toute la coque était peinte à l'encausti-
que, et sur le bordage on avait représenté au vif des né-
réides et des tritons jouant ensemble. C'était l'ouvrage
d'un peintre devenu bien célèbre depuis, et qui avait dé-
buté par barbouiller des navires.
Les curieux venaient souvent examiner le bordage de
l'Argo pour comparer les chefs-d'œuvre du ipiaître à ses
commencements ; mais, quoique Ctésias fût un grand
amateur de peinture et qu'il se plût à former des cabinets,
1 ne jeta pas seulement ses yeux sur les peintures de
VAi^go. 11 n'ignorait pourtant pas cette particularité, mais
il n'avait plus de place dans le cerveau que pour une idée,
et tout ce qui n'était pasPlangon n'existait pas pour lui.
L'eau bleue, coupée et blanchie par les rames, fdait
écumeuse sur les flancs polis de la trirème. Les silhouet-
tes vaporeuses de quelques îles se dessinaient dans le loin-
tain et fuyaient bien vite derrière le navire ; le vent se
leva, l'on haussa la voile, qui palpita incertaine quelques
instants et finit par se gonfler et s'arrondir comme un sein
plein de lait ; les rameurs haletants se raireat à l'ombre
sous leurs bancs, et il ne resta sur le pont que deux ma-
telots, le pilote et Ctésias, qui était assis au pied du mât,
tenant sous son bras une petite cassette où il y avait trois
bourses d'or et deux poignards affilés tout de neuf, sa
seule ressource et son dernier recours s'il ne réussissait
pas dans sa tentative désespérée.
Voici ce que l'enfant voulait faire : il voulait aller se
jeter aux pieds de Bacchide, baigner de larmes ses belles
mains, et la supplier, par tous les dieux du ciel et de
l'enfer, par l'amour qu'elle avait pour lui, par pitié pour
312 NOUVELLES.
SU vieille mère que su mort pousserait au tombeau, par
tout ce que l'éloquence de la passion pourrait évoquer de
touchant et de persuasif, de lui donner la chaîne d'or que
Plangon demandait comme une condition fatale de sa ré-
conciliation avec lui.
Vous voyez bien que Ctésias de Colophon avait complè-
tement perdu la tête. Cependant toute sa destinée pendait
au fil fragile de cet espoir; cette tentative manquée, il ne
lui restait plus qu'à ouvrir, avec le plus aigu de ses deux,
poignards, une bouche vermeille sur sa blanche poitrine
pour le froid baiser de la Parque.
Pendant que l'enfant colophonien pensait à toutes ces
choses, le navire filait toujours, de plus en plus rapide, et
les derniers reflets du soleil couchant jouaient encore sur
l'airain poli des boucliers suspendus à la poupe, lorsque
le pilote cria : « Terre ! terre î »
L'on était arrivé à Samos.
Dès que l'aurore blonde eut soulevé du doigt les rideaux
de son lit couleur de safran, l'enfant se dirigea vers la de-
meure de Bacchide le plus lentement possible ; car, sin-
gularité piquante, il avait maudit la nuit trop lente et
aurait été pousser lui-même les roues de son char sur la
courbe du ciel, et maintenant il avait peur d'arriver, pre-
nait le chemin le plus long et marchait à petits pas. C'est
qu'il hésitait à perdre son dernier espoir et reculait au
moment de trancher lui-même le nœud de sa destinée; il
savait qu'il n'avait plus que ce coup de dé à jouer; il tenait
le cornet à la main, et n'osait pas lancer sur la table le
cube fatal.
Il arriva cependant, et, en touchant le seuil, il promit
vingt génisses blanches aux cornes dorées à Mercure, dieu
de l'éloquence, et cent couples de tourterelles à Vénus,
qui change les cœurs.
Une ancienne esclave de Bacchide le reconnut.
«Quoi! c'est vous, Ctésias? Pourquoi la pilleur des
morts habite-t-elle sur votre visage ? Vos cheveux s'épar-
LA CHAINE 1) OR. 313
pillent en désordre ; vos épaules ne sont plus frottées d'es-
sence ; le pli de votre manteau pend au hasard ; vos bras
1 ni vos jambes ne sont plus épilés. Vous êtes négligé dans
I votre toilette comme le fils d'un paysan ou comme un
poëte lyrique. Dans quelle misère êtes-vous tombé? Quel
malheur vous est-il arrivé? Vous étiez autrefois le modèle
des élégants. Que les dieux me pardonnent! votre tunique
est déchirée à deux endroits.
— Eriphile, je ne suis pas misérable, je suis malheu-
reux. Prends cette bourse, et fais-moi parler sur-le-champ
à ta maîtresse. »
La vieille esclave, qui avait été nourrice de Bacchide,
et à cause de cela jouissait de la faveur de pénétrer libre-
ment dans sa chambre à toute heure du jour, alla trou-
ver sa maîtresse, et pria Ctésias de Tattendre à la même
place.
•« Eh bien, Ériphile? dit Bacchide en la voyant entrer
avec une mine compassée et ridée, pleine d'importance
et de servilité à la fois.
— Quelqu'un qui vous a beaucoup aimée, demande à
vous voir, et il est si impatient de jouir de Téclat de vos
yeux, qu'il m'a donné cette bourse pour hâter les négo-
ciations.
— Quelqu'un qui m'a beaucoup aimée? fit Bacchide un
peu émue. Bah! ils disent tous cela. Il n'y a que Ctésias
de Colophon qui m'ait véritablement aimée.
— Aussi est-ce le seigneur Ctésias de Colophon en per-
sonne.
— Ctésias, dis-tu? Ctésias, mon bien-aimé Ctésias ! il
est là qui demande à me voir? Va, cours aussi vite que tes
jambes chancelantes pourront te le permettre, et amène -
le sans plus tarder. »
Eriphile sortit avec plus de rapidité que l'on n'eût pu
en attendre de son grand âge.
Bacchide de Samos est une beauté d'un genre tout dif-
férent de celui de Plangon; elle est grande, svelte, bien
27
3i4 NOirVELLES.
faite ; elle a les yeux et les cheveux noirs, la bouche épa-
nouie, le sourire étincplant, le regard humide et lustré,
le son de voix charmant, ]^s bras ronds et forts, terminés
par des mains d'une délicatpsse parfaite. Sa peau est d'un
brun plein de feu et de vigueur, dorée de reflets blonds
comme le cou de Cérès après la moisson ; sa gorge, fière
et pure, soulève deux beaux plis à sa tunique de byssus.
Plangon et Bacchide sont sans contredit les deux plus
ravissantes hétaïres de toute la Grèce, et il faut convenir
que Ctésias, lui qui a été amant de Bacchide et de Plan-
gon, fut un mortel bien favorisé des dieux.
Ériphile revint avec Ctésias. %
L'enfant s'avança jusqu'au petit lit de repos où Bac-
chide était assise, les pieds sur un escabeau d'ivoire. A la
vue de ses anciennes amours, Ctésias sentit en lui-même
un mouvement étrange; un flot d'émotions violentes
tourbillonna dans son cœur, et, faible comme il était,
épuisé par les pleurs, les insonmios, le regret du passé et
l'inquiétude de l'avenir, il ne put résister à cette épreuve,
et tomba afi'aissé sur ses genoux, la tête renversée en ar-
rière, les cheveux pendants, les yeux fermés, les bras dé-
noués comme si son esprit eût été visiter la demeui-e des
mânes.
Bacchide eflrayée souleva l'enfant dans ses bras avec
l'aide de sa nourrice, et le posa sur son lit.
Quand Ctésias rouvrit les yeux, il sentit à son front la
chaleur humide des lèvres de Bacchide, qui se penchait
sur lui avec l'expression d'une tendresse inquiète.
— Comment te trouves-tu, ma chère âme? dit Bac-
chide, qui avait attribué l'évanouissement de Ctésias à la
seule émotion de la revoir.
— 0 Bacchide ! il faut que je meure, dit l'enfant d'une
voix faible, en enlaçant le col de Thétaire avec ses bras
amaigris.
— Mourir ! enfant, et pourquoi donc? N'es-tu pas beau,
n'es-tu pas jeune, n'cs-tu pas aimé? Uiuelle fenmie, hélas !
LA CDAINE d'or. 31 8
ne t'aimerait pas ? A quel propos parler de mourir? C'est
un mot qui ne va pas dans une aussi belle bouche.
Quelle espérance t'a menti? quel malheur t'est-il donc
arrivé? Ta mère est-elle morte? Cérès a-t-elle détourné
ses yeux d'or de tes moissons? Bacchus a-t-il foulé d'un
pied dédaigneux les grappes non encore mûres de tes
coteaux ? Cela est impossible ; la Fortune, qui est une
fenmie, ne peut avoir de rigueurs pour toi.
— Bacchide, toi seule peux me sauver, toi, la meil-
leure et la plus généreuse des femmes ; mais non, je n'ose-
rai jamais te le dire; c'est quelque chose de si insensé,
que tu me prendrais pour un fou échappé d'Anticyre.
— Parle, enfant ; toi que j'ai tant aimé, que j'aime tant
encore, bien que. tu m'aies trahie pour une autre (que
Vénus vengeresse l'accable de son courroux!), que pour-
rais-tu donc me demander qui ne te soit accordé sur-le-
champ, quand ce serait ma vie?
— Bacchide, il me faut ta chaîne d'or, dit Ctésias d'une
voix à peine intelligible.
— Tu veux ma chaîne, enfant, et pourquoi faire ? Est-ce
pour cela que tu veux mourir ? et que signifie ce sacrifice?
répondit Bacchide surprise.
— Écoute, ô ma belle Bacchide ! et sois bonne pour
moi comme tu l'as toujours été. J'aime Plangon la Milé-
sienne, je l'aime jusqu'à la frénésie, Bacchide. Un de ses
regards vaut plus à mes yeux que l'or des rois, plus que
le trône des dieux, plus que la vie; sans elle je meurs ; il
me la faut, elle est nécessaire à mon existence comme le
sang de mes veines, comme la moelle de mes os ; je ne
puis respirer d'autre air que celui qui a passé sur ses lè-
vres. Pour moi tout est obscur où elle n'est pas; je n'ai,
d'autre soleil que ses yeux. Quelque magicienne de Thes-
salie m'a sans doute ensorcelé. Hélas! que dis-je? le seul
charme magique, c'est sa beauté, qui n'a d'égale au
monde que la tienne. Je la possédais, je la voyais tous les
jours, je m'enivrais de sa présence adorée comme d'un
316 NOUVELLES.
nectar céleste ; elle m'aimait comme tu m'as aimé, Bac-
chide ; mais ce bonheur était trop grand pour durer. Les
dieux furent jaloux de moi. Plangon m'a chassé de chez
elle; j'y suis revenu à plat ventre comme un chien, et
elle m'a encore chassé. Plangon, la flamme de ma vie,
mon âme. mon bien, Plangon me hait, Plangon m'exècre;
elle ferait passer les chevaux de son char sur mon corps
couché en travers de sa porte. Ah! je suis bien mal-
heureux!
Ctésias, suffoqué par des sanglots, s'appuya contre
l'épaule de Bacchide, et se mit à pleurer amèrement.
— Ah ! ce n'est pas moi qui aurais jamais eu le courage
de te faire tant de chagrin, dit Bacchide en mêlant ses
larmes à celles de son ancien amant; mais que puis-je
pour toi, mon pauvre désolé, et qu'ai-je de commun avec
cette affreuse Plangon?
— Je ne sais, reprit l'enfant, qui lui a appris notre
liaison ; mais elle l'a sue. Ce doit être cette venimeuse
Archenassa, qui cache sous ses paroles mielleuses un fiel
plus acre que celui des vipères et des aspics. Cette nou-
velle a jeté Plangon dans un tel accès de rage, qu'elle n'a
plus voulu seulement m'adresser la parole; elle est hor-
riblement jalouse de toi, Bacchide, et t'en veut pour
m avoir aimé avant elle; elle se croyait la première dans
mon cœur, et son orgueil blessé a tué son amour. Tout ce
que j'ai pu faire pour l'attendrira été inutile. Elle ne m'a
jamais répondu que ces mots : « Apporte-moi la chaîne
d'or de Bacchide de Samos, et je te rendrai mes bonnes
grâces. Ne reviens pas sans elle, car je dirais à mes es-
cles Scythes de lancer sur toi mes molosses de Laconie,
et je te ferais dévorer. » Voilà ce que répliquait à mes
prières les plus vives, à mes adorations les plus proster-
nées, l'implacable Plangon. Moi, j'ai dit : Si je ne puis
jouir de mes amours, comme autrefois, je me tuerai.
Ei, en disant ces mots, l'enfant tira du pli de sa tuni-
que un poignard à manche d'agate dont il fit mine de se
LA CHAINE d'or. 317
frapper. Bacchide pâlit ot lui saisit le bras au moment où
la pointe effilée de la lame allait atteindre la peau douce
et polie de l'enfant.
Elle lui desserra la main et jeta le poignard dans la
mer, sur laquelle s'ouvrait la fenêtre de sa chambre ;
puis, entourant le corps de Ctésias avec ses beaux bras
potelés, elle lui dit :
— Lumière de mes yeux, tu reverras ta Plangon,
quoique' ton récit m'ait fait bien souffrir, je te pardonne ;
Eros est plus fort que la volonté des simples mortels, et
nul ne peut commander à son cœur. Je te donne ma
chaîne, porte-la à ta maîtresse irritée ; sois heureux avec
elle, et pense quelquefois à Bacchide de Samos, que tu
avais juré d'aimer toujours.
Ctésias, éperdu de tant de générosité, couvrit l'hétaire
de baisers, résolut de rester avec elle et de ne revoir ja-
mais Plangon; mais il sentit bientôt qu'il n'aurait pas
la force d'accomplir ce sacrifice, et, quoiqu'il se taxât
intérieurement de la plus noire ingratitude, il partit, em-
portant la chaîne de Bacchide Samienne.
Dès qu'il eut mis le pied sur le Pirée, il prit deux por-
teurs, et, sans se donner le temps de changer de vête-
ment, il courut chez l'hétaire Plangon.
En le voyant, les esclaves scythes tirent le geste de dé-
lier les chaînes de leurs chiens monstrueux; mais Ctésias
les apaisa en leur assurant qu'il apportait avec lui la fa-
meuse chaîne d'or de Bacchide de Samos.
(( Menez-moi à votre maîtresse, » dit Ctésias à une ser-
vante de Plangon.
La servante l'introduisit avec ses deux porteurs.
« Plangon, dit Ctésias du seuil de la porte en voyant
que la Milésienne fronçait les sourcils, ne vous mettez pas
en colère, ne faites pas le geste de me chasser ; j'ai rempli
vos ordres, et je vous apporte la chaîne d'or de Bacchide
Samienne. »
Il ouvrit le coffre et en tira avec effort la chaîne d'or,
27.
318 >iOL'VELLES.
qui était prodigieusement longue et lourde. « Me ferez-
vous encore manger par vos cliiens et battre par vos
Scythes, ingrate et cruelle Plangon ? »
Plangon se leva, fut à lui, et, le serrant étroitement sur
sa poitrine : « Ah! j'ai été méchante, dure, impitoyable;
je t'ai fait souffrir, mon cher cœur. Je ne sais comment je
me punirai de tant de cruautés. Tu aimais Bacchide, et
tu avais raison, elle vaut mieux que moi. Ce qu'elle vient
de faire, je n'aurais ou ni la force ni la générosité de le
f;;.ire. C'est une grande âme, une grande âme dans un
beau corps ! en effet, tu devais l'adorer ! » Et une légère
rougeur, dernier éclair d'une jalousie qui s'éteignait, passa
sur la figure de Plangon.
Dès ce jour, Ctésias, au comble de ses vœux, rentra en
possession de ses privilèges, et continua à vivre avec Plan-
gon, au grand désappointement de tous les merveilleux
Athéniens.
Plangon était charmante pour lui, et semblait prendre
k tâche d'effacer jusqu'au souvenir de ses précédentes ri-
gueurs. Elle ne parlait pas de Bacchide; cependant elle
avait l'air plus rêveur qu'à l'ordinaire et paraissait agiter
dans sa cervelle un projet important.
Un matin, elle prit de petites tablettes de sycomore en-
duites d'une légère couche de cire, écrivit quelques li-
gnes avec la pointe d'un stylet, appela un messager, et
lui remit les tablettes, eu lui disant de les porti>r le plus
promptement possible à Samos, chez Bacchide Ihétaire.
A quelques jours de là, Bacchide reçut, des mains du
fidèle messager qui avait fait diligence, les petites tablettes
de sycomore dans une boîte de bois précieux, où étaient
enfermées deux unions de perles parfaitement rondes et
du plus bel orient.
Voici ce que contenait la lettre :
« Plangon de Milet à Bacchide de Samos, salut.
« Tu as donné à Ctébias de Colojjlion la chaîne d'or qui
est toute ta richessCj et cela pour satisfaire le caprice d'une
LA CflAlNE D OR. 319
rivale ; cette action m'a tellement touchée, qu'elle a changé
en amitié la haine que j'éprouvais pour toi. Tu m'as fait
un présent bien splendide, je veux t'en faire un plus pré-
cieux encore. Tu aimes Ctésias; vends ta maison, viens à
Athènes ; mon palais sera le tien, mes esclaves t'obéiront,
nous partagerons tout, je n'en excepte pas même Ctésias.
Il est à toi autant qu'à moi ; ni l'une ni l'autre nous ne
pouvons vivre sans lui : vivons donc toutes deux avec lui.
Porte-toi bien, et sois belle; je t'attends. »
Un mois après, Bacchide deSamos entrait chez Plangon
la Milésienne avec deux mulets chargés d'argent.
Plangon la baisa au front, la prit par la main et la mena
à la chambre de Ctésias :
« Ctésias, dit-elle d'une voix douce comme un son de
flûte, voilà une amie à vous que je vous amène. »
Ctésias se retourna ; le plus grand étonnement se pei-
gnit sur ses traits à la vue de Bacchide.
« Eh bien ! dit Plangon, c'est Bacchide de Samos ; ne la
reconnaissez-vous pas? Étes-vous donc aussi oublieux que
cela ? Embrasse-la donc ; on dirait que tu ne l'as jamais
vue. » Et elle le poussa dans les bras de Bacchide avec
mi geste impérieux et mutin d'une grâce charmante.
On expliqua tout à Ctésias, qui fut ravi conmie vous
pensez, car il n'avait jamais cessé d'aimer Bacchide, et son
souvenir l'empêchait d'être parfaitement heureux ; si belles
que fussent ses amours présentes, il ne pouvait s'empêcher
de regretter ses amours passées, et l'idée de faire le mal-
heur d'une femme si accomplie le rendait quelquefois
triste au delà de toute expression.
Ctésias, Bacchide et Plangon vécurent ainsi dans l'u-
nion la pins parfaite, et menèrent dans leur palais une vie
élyséenne digne d'être enviée par les dieux. Personne
n'eût pu distinguer laquelle des deux amies préférait Cté-
sias, et il eût été aussi difficile de dire si Plangon l'aimait
mieux que Bacchide, ou Bacchide que Plangon.
La statue d'Aphrodite fut replacée dans la chapelle du
■^20 NOUVELIFS.
jardin, peinte et redorée à neuf. Les vingt génisses blan-
ches à cornes dorées furent religieusement sacrifiées à
Mercure, dieu de l'éloquence, et les cent couples de co-
lombes à Vénus qui change les cœurs, selon le vœu fait
par Ctésias.
Cette aventure fit du bruit, et les Grecs, émerveillés de
la conduite de Plangon, joignirent à son nom celui de
Pasiphile.
Voilà l'histoire de Plangon la Milésienne, comme on la
contait dans les petits soupers d'Athènes au temps de Pé-
riclès. Excusez les fautes de l'auteur.
F!!H DE LA CHAINE D OP.
UNE NUIT DE CLÉOPATRE
CHAPITRE PREMIER.
Il y a, au moment où nous écrivons cette ligne^ dix-neuf
cents ans environ, qu'une cange magnifiquement dorée
et peinte descendait le Nil avec toute la rapidité que pou-
vaient lui donner cinquante rames longues et plates ram-
pant sur Teau égraiignce comme îes paties d'un scarabée
gigantesque.
Cette cange était étroite, de forme allongée, relevée
par les deux bouts en forme de corne de lune naissante,
svelte de proportions et merveilleusement taillée pour la
marche; une tête de bélier surmontée d'une boule d'or
armait la pointe de la proue, et montrait que l'embarca-
tion appartenait à une personne de race royale.
Au milieu de la barque s'élevait une cabine à toit plat,
une espèce de naos ou tente d'honneur, coloriée et dorée,
avec une moulure à palmettes et quatre petites fenêtres
carrées.
Deux chambres également couvertes d'hiéroglyphes oc-
cupaient les extrémités du croissant ; l'une d'elles, plus
vaste que l'autre, avait un étage juxtaposé de moindre
hauteur, comme les châteaux-gaiilards de ces bizarres ga-
lères du seizième siècle dessinées par Delk Bella ; la plus
petite, qui servait de logement au pilote, se terminait etf
fronton triangulaire.
322 NOUVELLES.
Le gouvernail était fait de deux immenses avirons ajus-
tés sur des pieux bariolés, et s'allongeant dans l'eau der-
rière la barque comme les pieds palmés d'un cygne ; des
têtes coitfées du pschent, et portant au menton la corne
allégorique, étaient sculptées à la poignée de ces grandes
rames que faisait manœuvrer le pilote debout sur le toit
de la cabine.
C'était un homme basané, fauve comme du bronze neuf,
avec des luisants bleuâtres et miroitants, l'œil relevé par
les coins, les cheveux très-noirs et tressés en cordelettes,
la bouche épanouie, les pommettes saillantes, l'oreille
détachée du crâne, le type égyptien dans toute sa pureté.
Un pagne étroit bridant sur les cuisses et cinq ou six tours
de verroteries et d'amulettes composaient tout son cos-
tume.
Il paraissait le seul habitant de la cange, car les ra-
meurs, penchés sur leurs avirons et cachés par le plat-
bord, ne se faisaient deviner que par le mouvement
symétrique des rames ouvertes en côtes d'éventail à cha-
que ilanc de la barque, et retombant dans le fleuve après
un léger temps d'arrêt.
Aucun souffle d'air ne faisait trembler l'atmosphère, et
la grande voile triangulaire de la cange, assujettie et fice-
lée avec une corde de soie autour du mât abattu, mon-
trait que l'on avait renoncé à tout espoir de voir le vent
s'élever.
Le soleil du midi décochait ses flèches de plomb ; les
vases cendrées des rives du fleuve lançaient de flamboyan-
tes réverbérations; une lumière crue, éclatante et pous-
siéreuse à force d'intensité, ruisselait en torrents de flamme,
l'azur du ciel blanchissait de chaleur comme un métal à
la fournaise; une brume ardente et rousse fumait à l'ho-
rizon incendié. Pas un nuage ne tranchait sur ce ciel in-
variable et morne comme l'éternité.
L'eau du Nil, terne et mate, semblait s'endormir dans
son cours et s'étaler en nappes d'titain fondu. Nulle ha-
UNE NUIT DE CLÉOPATRE. 323
ieine ne ridait sa surface et n'inclinait sur leurs tiges les
calices de lotus, aussi roides que s'ils eussent été sculptés;
à peine si de loin en loin le saut d'un bechir ou d'un fa-
haka, gonflant son ventre, y faisait miroiter une écaille
d'argent, et les avirons de la cange semblaient avoir
peine à déchirer la pellicule fuligineuse de cette eau fi-
gée. Les rives étaient désertes ; une tristesse immense et
solennelle pesait sur cette terre, qui ne fut jainais qu'un
grand tomljeau, et dont les vivants semblent ne pas avoir
eu d'autre occupation que d'embaumer les morts. Tris-
tesse aride, sèche comme la pierre ponce, sans mélan-
colie, sans rêverie, n'ayant point de nuage gris de perle
à suivre à l'horizon, pas de source secrète où baigner ses
pieds poudreux; tristesse de sphinx ennuyé de regarder
perpétuellement le désert, et qui ne peut se détacher du
socle de granit où il aiguise ses griffes depuis vingt siècles.
Le silence était si profond, qu'on eût dit que le monde
fut devenu muet, ou que l'air eût perdu la faculté de con-
duire le son. Le seul bruit qu'on entendît, c'était le chu-
chotement et les rires étouffés des crocodiles pâmés de
chaleur qui se vautraient dans les joncs du fleuve, ou bien,
quelque ibis qui, fatigué de se tenir debout, une patte
repliée sous le ventre et le cou entre les épaules, quittait
sa pose immobile, et, fouettant brusquement l'air bleu
de ses ailes blanches, allait se percher sur un obélisque
ou sur un palmier.
La cange filait comme la flèche sur l'eau du fleuve, lais-
sant derrière elle un sillage argenté qui se refermait bien-
tôt ; et quelques globules écumeux, venant crever à la
surface, témoignaient seuls du passage de la barque, déjà
hors de vue.
Les berges du fleuve, couleur d'ocre et de saumon, se
déroulaient rapidement comme des bandelettes de papyrus
entre le double azur du ciel et de l'eau, si semblables de
ton que la mince langue de terre qui les séparait semblait
une chaussée jetée sur un immense lac, et qu'il fût été
324 NOUVELLES.
difficile de décider si le Nil ivfléchissait le ciel, ou si le
ciel réfléchissnit le Nil.
Le spectacle changeait à cliaque instant : tantôt c'étaient
de gigantesques propylées qui venaient mirer au tîeuve
leurs murailles en talus, plaquées de larges panneaux de
figures bizarres ; des pylônes aux chapiteaux évasés, des
rampes côtoyées de grands sphinx accroupis, coiffés du
bonnet à barbe cannelée, et croisant sous leurs mamelles
aiguës leiu's pattes de basalte noir; des palais démesurés
faisant saillir sur l'horizon les lignes horizontales eir sé-
vères de leur entablement, oîi le globe emblématique
ouvrait ses ailes mystérieuses comme un aigle à l'onver-
gure démesurée; des temples aux colonnes énormes,
grosses comme des tours, où se détachaient sur un fond
d'éclatante blancheur des processions de figures hiéro-
glyphiques; toutes les prodigiosités de cette architecture
de Titans : tantôt des paysages d'une aridité désolante;
des collines formées par de petits éclats de pierre prove-
nant des fouilles et des constructions, miettes de cette gi-
gantesque débauche de granit qui dura plus de trente
siècles; des montagnes exfoliées de chaleur, déchiquetées
et zébrées de rayures noires, semblables aux cautéri-
sations d'un incendie ; des tertres bossus et ditibrmes,
accroupis comme le criocéphale des tombeaux, et décou-
pant au bord du ciel leur attitude contrefaite; des marnes
verdàtres, des ocres roux, des tufs d'un blanc farineux,
et de temps à autre quelque escarpement de marbre cou-
leur rose-sèche, où bâillaient les bouches noires des car-
rières.
Cette aridité n'était tempérée par rien : aucune oasis
de feuillage ne rafraîchissait le regard; le vert semblait
une couleur inconnue dans cette nature ; seulement de
loin en loin un maigre palmier s'épanouissait à l'horizon,
comme un crabe végétal; un nopal épineux brandis-
sait ses feuilles acérées comme des glaives de bronze ;
un caithame, trouvant un peu d'humidité à l'ombre d'un
UNE NUIT DE CLEOPATRE. 32?]
'ronçon de colonne, piquait d'un point rouge l'uniformité
générale.
Après ce coup d'œil rapide sur l'aspect du paysage,
revenons à la cange aux cinquante rameurs, et, sans
nous faire annoncer, entrons de..plain-pied dans la naos
d'honneur.
L'intérieur était peint en blanc, avec des arabesques,
vertes, des filets de vermillon et des fleurs d'or de forme'
fantastique; une natte de joncs d'une finesse extrême re-
couvrait le plancher; au fond s'élevait un petit lit à pieds
de griffon, avec un dossier garni comme un canapé ou
une causeuse moderne, un escabeau à quatre marches
pour y monter, et, recherche assez singulière dans nos
idées confortables, une espèce d'hémicycle en bois
de cèdre, monté sur un pied, destiné à embrasser le con-
tour de la nuque et à soutenir la tête de la personne
couchée.
Sur cet étrange oreiller reposait une tête bien char-
mante, dont un regard fit perdre la moitié du monde,
une tête adorée et divine, la femme la plus complète
qui ait jamais existé, la plus femme et la plus reine,
un type admirable, auquel les poètes n'ont pu rien
ajouter, et que les songeurs trouvent toujours au bout
de leurs rêves : il n'est pas besoin de nomm er Cléopâtre.
Auprès d'elle Charmion, son esclave favorite, balan-
çait un large éventail de plumes d'ibis; une jeune fille
arrosait d'une pluie d'eau de senteur les petites jalousies
de roseaux qui garnissaient les fenêtres de la naos, pour,
que l'air n'y arrivât qu'imprégné de fraîcheur et de
parfums.
Près du lit de repos, dans un vase d'albâtre rubané, au
goulot grêle, à la tournure effilée et svelte, rappelant
vaguement un profil de héron, trempait un bouquet
de fleurs de lotus, les unes d'un bleu céleste, les autres
d'un rose tendre, comme le bout des doigts d'Isis, la grande
déesse.
28
326 NOUVELLES.
Cléopâtre, ce jour-là, par caprice ou par politique,
n'était pas habillée à la grecque ; elle venait d'assister à
une panégyrie, et elle retournait à son palais d'été dans la
cange, avec le costume égyptien qu'elle portait à la fête.
Nos lectrices seront peut-être curieuses de savoir com-
ment la reine Cléopâtre était habillée en revenant de la
Mammisi d'Hermonthis où l'on adore la triade du dieu
Mandou, de la déesse Ritho et de leur fils Harphré; c'est
une satisfaction que nous pouvons leur donner.
La reine Cléopâtr*^ avait pour coiffure une espèce de
casque d'or très-léger formé par le corps et les ailes de
l'épervier sacré; les ailes, rabattues en éventail de chaque
côté de la tête, couvraient les tempes, s'allongeaient pres-
que sur le cou, et dégageaient par une petite échancrurc
une oreille plus rose et plus délicatement enroulée que la
coquille d'où sortit Vénus que les Égyptiens nomment
Hâtor; la queue de l'oiseau occupait la phace où sont posés
les chignons de nos femmes; son corps^ caavert de plu-
mes imbriquées et peintes de différents émaux, envelop-
pait le sommet du crâne, et son cou, gracieusement replié
vers le front, composait avec la tête une manière de corne
étincelante de pierreries; un cimier symbolique en forme
de tour complétait cette coiffure élégante, quoique bi-
zarre. Des cheveux noirs comme ceux d'une nuit sans
étoiles s'échappaient â^ cq casque et filaient en longues
tresses sur de blondes épaules, dont une collerette ou
hausse-col, orné de plusieurs rangs de serpentine, d'aze-
rodrach et de chrysobéril, ne laissait, hélas ! apercevoir
que le commencement; une robe de lin à côtes diago-
nales, — un brouillard d'étoffe, de l'air tramé, ventus
taxtilh, comme dit Pétrone, — ondulait en blanche va-
peur autour d'un beau corps dont elle estompait molle-
ment les contours. Cette robe avait des demi-manches
justes sur l'épaule, mais évasées vers le coude comme
nos manches à sabot, et permettait de voir un bras admi-
rable et une main parfaite, le bras serré par six cercles
UNE NUn DE CfciXJPATnE. 327
d'or et la main ornée d'une bague roprcsentant un sca-
rabée. Une ceinture;, dont les bouts noués retombaient
par devant, marquait la taille de cette tunique flottante
et libre; unmantelet garni de franges achevait la parure,
et, si quelques mots barbares n'effarouchent point des
oreilles parisiennes, nous ajouterons que cette robe se
nommait schenti et le mantelet calasiris.
Pour dernier détail, disons que la reine Cléopâtre por-
tait de légères sandales fort minces, recourbées en pointe
et rattachées sur le cou-de-pied comme les souliers à la
poulaine des châtelaines du moyen âge.
La reine Cléopâtre n'avait cependant pas Tair de satis-
faction d'une femme sûre d'être parfaitement belle et par-
faitement parée; elle se retournait et s'agitait sur son
petit lit, et ses mouvements assez brusques dérangeaient
à chaque instant les plis de son conopeum de gaze que
Charmion rajustait avec une patience inépuisable, sans
cesser de balancer son éventail.
«L'on étoufïe dans cette chambre, dit Cléopâtre; quand
même Phtha, dieu du feu, aurait établi ses forges ici, il ne
ferait pas plus chaud ; l'air est comme une fournaise. » Et
elle passa sur ses lèvres le bout de sa petite langue, puis
étendit la main comme un malade qui cherche une coupe
absente.
Charmion, toujours attentive, frappa des mains ; un
esclave noir, vêtu d'un tonnelet plissé comme la jupe des
Albanais et d'une peau de panthère jetée sur l'épaule, en-
tra avec la rapidité d'une apparition, tenant en équilibre
sur la main gauche un plateau chargé de tasses et de
tranches de pastèques, et dans la droite un vase long
muni d'un goulot comme une théière.
L'esclave remplit une des coupes en versant de haut
avec une dextérité merveilleuse, et la plaça devant la reine.
Cléopâtre toucha le breuvage <lu bout des lèvres, le re-
posa à côté d'elle, et, tournant vers Charmion ses beaux
328 NOUVELLES.
yeux noirs, onctueux et lustrés par une vive étincelle de
lumière :
«0 Charmion! dit-elle, je m'ennuie. »
CHAPITRE II.
Charmion, pressentant une confidence, fit une mine
d'assentiment douloureux et se rapprocha de sa maî-
tresse.
« Je m'ennuie horriblement, reprit Cléopàtre en lais-
sant pendre ses bras comme découragée et vaincue; cette
Egypte m'anéantit et m'écrase; ce ciel, avec son azur
implacable, est plus triste que la nuit profonde de l'Érèbe :
jamais un nuage ! jamais une ombre, et toujours ce soleil
rouge, sanglant, qui vous regarde comme l'œil d'un cy-
clope ! Tiens, Charmion, je donnerais une perle pour une
goutte de pluie ! De la prunelle enflammée de ce ciel de
bronze il n'est pas encore tombé une seule larme sur la
désolation de cette terre; c'est un grand couvercle de
tombeau, un dôme de nécropole, un ciel mort et dessé-
ché comme les momies qu'il recouvre ; il pèse sur mes
épaules comme un manteau trop lourd; il me gêne et
m'inquiète; il me semble que je ne pourrais me lever
toute droite sans m'y heurter le front ; et puis, ce pays est
vraiment un pays effrayant ; tout y est sombre, énigmati-
que, incompréhensible! L'imagination n'y produit que
des chimères monstrueuses et des monuments démesurés;
cette architecture et cet art me font peur; ces colosses,
que leurs jambes engagées dans la pierre condamnent à
rester éternellement assis les mains sur les genoux, me fa-
tiguent de leur immobilité stupide; ils obsèdent mes yeux
et mon horizon. Quand viendra donc le géant qui doit les
prendre par la main et les relever de leur faction de vingt
UNE NUIT DE CLiiOPATRE. 329
sii^'cles? Lr granit lui-même se lasse à la fin! Quel maître
attendent- ils donc pour quitter la montagne qui leur sert
de siège et se lever en signe de respect? de quel troupeau
iinvisible ces grands sphinx accroupis comme des chiens
.qui guettent sont-ils les gardiens, pour ne fermer Jamais
ïla paupière et tenir toujours la grille en arrêt? qu'ont-ils
donc à fixer si opiniâtrement leurs yeux de pierre sur
l'éternité et l'infini? quel secret étrange leurs lèvres ser-
rées retiennent-elles dans leur poitrine ? A droite, à gau-
che, de quelque côté que l'on se tourne, ce ne sont que
des monstres affreux à voir, des chiens à tête d'homme,
des hommes à tête de chien, des chimères nées d'accou-
plements hideux dans la profondeur ténébreuse des syrin-
ges, des Anubis, des Typhons, des Osiris, des éperviers
aux yeux jaunes qui semblent vous traverser de leurs re-
gards inquisiteurs et voir au delà de vous des choses que
l'on ne peut redire ; — une famille d'animaux et de dieux
horribles aux ailes écaillées, au bec crochu, aux griffes
tranchantes, toujours prêts à vous dévorer et à vous saisir,
si vous franchissez le seuil du temple et si vous levez le
coin du voile ! —
« Sur les murs, sur les colonnes, sur les plafonds, sur
les planchers, sur les palais et sur les temples, dans les
couloirs et les puits les plus profonds des nécropoles, jus-
qu'aux entrailles de la terre, où la lumière n'arrive pas,
où les flambeaux s'éteignent faute d'air, et partout, et
toujours, d'interminables hiéroglyphes sculptés et peints
racontant en langage inintelligible des choses que l'on ne
sait plus et qui appartiennent sans doute à des créations
disparues; prodigieux travaux enfouis, où tout un peuple
s'est usé à écrire l'épitaphe d'un roi ! Du mystère et du
granit, voilà l'Egypte; beau pays pour une jeune femme
et une jeune reine !
« L'on ne voit que symboles menaçants et funèbres, des
pedum, des tau, des globes allégoriques, des serpents en-
roulés, des balances où l'on pèse les âmes, — l'inconnu,
28.
330 NOUVELLES,
la mort, le néant ! Pour toute végétation des stèles bario-
lées de caractères bizarres ; pour allées d'arbres, des ave-
nues d'obélisques de granit ; pour sol, d'immenses pavés
de granit dont chaque montagne ne peut fournir qu'une
seule dalle; pour ciel, des plafonds de granit: — réternité
palpable, un amer et perpétuel sarcasme contre la fragilité
et la brièveté de la vie ! — des escaliers faits pour des en-
jambées de Titan, que le pied humain ne saurait franchir
et qu'il faut monter avec des échelles; des colonnes que
cent bras ne pourraient entourer, des labyrinthes où Ton
marcherait un an sans en trouver l'issue ! — le vertige de
l'énormité, l'ivresse du gigantesque, l'effort désordonné
de l'orgueil qui veut graver à tout prix son nom sur la
surface du monde !
« Et puis, Charmion, je te le dis, j'ai une pensée qui me
fait peur; dans les autres contrées de la terre on brûle les
cadavres, et leur cendre bientôt se confond avec le sol.
Ici l'on dirait que les vivants n'ont d'autre occupation que
de conse^^'e^ les morts; des baumes puissants les arra-
chent à la destruction ; ils gardent tous leur forme et leur
aspect ; l'âme évaporée, la dépouille reste, sous ce peuple
il y a vingt peuples ; chaque ville a les pieds sur vingt
étages de nécropoles ; chaque génération qui s'en va fait
une population de momies à une cité ténébreuse : sous
le père vous troiwez le grand-père et l'a'ieul dans leur
boîte peinte et dorée , tels qu'ils étaient pendant leur vie,
et vous fouilleriez toujours que vous en trouveriez tou-
jours !
« Quand je songe à ces multitudes emmaillottées de
bandelettes, à ces myriarles de spectres desséchés qui
remplissent les puits funèbres et qui sont là depuis deux
mille ans, face à face, dans leur silence que rien ne vient
troubler, pas même le bruit que fait en rampant le ver du
sépulcre, et qu'on trouvera intacts après deux autres mille
ans, avec leurs chats, leiu's crocodiles, leurs ibis, fout ce
qui a vécu en même temps qu'eux, il me prend des ter-
UNE NUIT DE CLÉOPATRE. 331
roiirs, et je me sens courir des frissons sur la peau. Que se
disent-ils . puisqu'ils ont encore des lèvres, et que leur
Ame, si la fantaisie lui prenait de revenir, trouverait leur
corps dans l'état où elle l'a quitté?
« L'Egypte est vraiment un royaume sinistre , et bier,
peu fait pour moi, la rieuse et la folle ; tout y renferm<^:
une momie ; c'est le cœur et le noyau de toute chose. A près
mille détours, c^est là que vous aboutissez ; les pyramides
cachent un sarcophage. Néant et folie que tout cela.
Eventrez le ciel avec de gigantesques triangles de pierre,
vous n'allongerez pas votre cadavre d'un pouce. Comment
se réjouir et vivre sur une terre pareille, où l'on ne res-
pire pour parfum que l'odeur acre dunaphte et du bitume
qui bout dans les chaudières des embaumeurs, où le plan-
cher de votre chambre sonne creux parce que les corri-
dors des hypogées et des puits mortuaires s'étendent
jusque sous votre alcôve? Etre la reine des momies, avoir
pour causer ces statues à poses roides et contraintes, c'est
gai ! Encore, si, pour tempérer cette tristesse, j'avais quel-
que passion au cœur, un intérêt à la vie, si j'aimais quel-
qu'un ou quelque chose, si j'étais aimée ! mais je ne le suis
point.
« Voilà pourquoi je m'ennuie, Gharmion; avec l'amour,
cette Egypte aride et renfrognée me paraîtrait plus char-
mante que la Grèce avec ses dieux d'ivoire , ses temples
de marbre blanc, ses bois de lauriers-roses et ses fon-
taines d'eau vive. Je ne songerais pas à la physionomie
baroque d'Anubis et aux épouvantements des villes sou-
terraines. »
Gharmion sourit d'un air incrédule. « Ge ne doit pas
être là un grand sujet de chagrin pour vous; car chacun
de vos regards perce les cœurs comme les flèches d'or
d'Éros lui-même.
— Une reine, reprit Gléopâtre, peut-elle savoir si c'est
le diadème ou le front que l'on aime en elle? Les rayons
de sa couronne sidérale éblouissent les yeux et le cœur ,
332 NOUVELLES.
descendue des han^pnrs du trône , aurais-je la célébrité et
la vogue de Baechide ou d'Archenassa , de la première
courtisane venue d'Athènes ou de Milet ? Une reine , c'est
quelque chose de si loin des hommes, de si élevé, de si
séparé, de si impossible! Quelle présomption peut se
flatter de réussir dans une pareille entreprise ? Ce n'est
\plus une femme, c'est une figure auguste et sacrée qui n'a
point de sexe, et que l'on adore à genoux sans l'aimer,
comme la statue d'une déesse. Qui a jamais été sérieuse-
ment épris d'Hêré aux bras de neige, de Pallas aux yeux
vert de mer ? qui a jamais essayé de baiser les pieds d'ar-
gent de Thétis et les doigts de rose de l'Aurore? quel
amant des beautés divines a pris des ailes pour voler vers
les palais d'or du ciel? Le respect et la terreur glacent les
âmes en notre présence, et pour être aimée de nos pareils
il faudrait descendre dans les nécropoles dont je parlais
tout à l'heure. »
Quoiqu'elle n'élevât aucune objecti^jn contfe les raison-
nements de sa maîtresse , un vague sourire errant sur les
lèvres de l'esclave grecque faisait voir qu'elle ne croyait
pas beaucoup à cette inviolabilité de la personne royale.
« Ah ! contiiuia Cléopâtre, je voudrais qu'il m'arrivât
quelque chose, une aventure étrange, inattendue ! Le
chant des poètes, la danse des esclaves syriennes, les fes-
tins couronnés de roses et prolongés jusqu'au jour, les
courses nocturnes, les chiens de Laconie, les lions privés,
les nains bossus, les membres de la confrérie des inimi-
tables, les combats du cirque, les parures nouvelles, les
robes de byssus, les unions de perles, les parfums d'Asie,
les re<"herches les plus exquises, les somptuosités les plus
folles, rien ne m'amuse plus ; tout m'est indifférent , tout
m'est insupportable !
— On voit bien, dit tout bas Charmion , que la reine
n'a pas eu d'amant et n'a fait tuer personne depuis un
mois, n
i'atiguée d'une aussi longue tirade, Cléopâtre prit en;
UNE NUIT DE CLÉOPATRE. 333
core une fois la coupe posée à côté d'elle, y trempa ses
lowes, et, mettant sa tête sous son bras avec un mouve-
ment de colombe, s'arrangea de son mieux pour dormir,
Charmion lui défit ses sandales et se mit à lui chatouiller
doucement la plante des pieds avec la barbe d'une plume
de paon ; le sommeil ne tarda pas à jeter sa poudre d'or
sur les beaux yeux de la sœur de Ptolémée.
Maintenant que Cléopâtre dort, remontons sur le pont
de lacange et jouissons de l'admirable spectacle du soleil
couchant. Une large bande violette, fortement chauffée de
tons roux vers l'occident, occupe toute la partie inférieure
du ciel; en rencontrant les zones d'azur, la teinte violette
se fond en lilas clair et se noie dans le bleu par une demi-
teinte rose ; du côté où le soleil, rouge comme un bou-
clier tombé des fournaises de Vulcain, jette ses ardents
reflets, la nuance tourne au citron pâle , et produit des
teintes pareilles à celles des turquoises. L'eau frisée par
un rayon oblique a l'éclat mat d'une glace vue du côté du
tain, ou d'une lame damasquinée; les sinuosités de la
rive, les joncs, et tous les accidents du bord s'y décou-
pent en traits fermes et noirs qui en font vivement ressor-
tir la réverbération blanchâtre. A la faveur de cette clarté
crépusculaire vous apercevrez là-bas, comme un grain de
poussière tombé sur du vif-argent, un petit point brun
qui tremble dans un réseau de tilets lumineux. Est-ce une
sarcelle qui plonge , une tortue qui se laisse aller à la
dérive, une crocodile levant, pour respirer l'air moins
brûlant du soir, le bout de son rostre squammeux, le
ventre d'un hippopotame qui s'épanouit à fleur d'eau ?
ou bien encore quelque rocher laissé à découvert par la
décroissance du fleuve? car le vieil Hopi-Mou, père des
eaux, a bien besoin de remplir son urne tarie aux pluies
du solstice dans les montagnes de la Lune.
Ce n'est rien de tout cela. Par les morceaux d'Osiris si
heureusement recousus ! c'est un homme qui paraît mar-
cher et patiner sur l'eau... l'on peut voir maintenant la
334 NOUVELLES.
nacelle qui le soutient, une vraie coquille de noix, un
poisson creusé, trois bandes d'écorce ajustées, une pour
le fond et deux pour les plats-bords , le tout solidement
relié aux deux point^^s avec une corde engluée de bitume.
Un homme se tient debout, un pied sur chaque bord de
cette frêle machine , qu'il dirige avec un seul aviron qui
sert en même temps de gouvernail, et, quoique la cange
royale file rapidement sous l'effort de cinquante rameurs,
la petite barque noire gagne visiblement sur elle.
Cléopâtre désirait un incident étrange, quelque chose
d'inattendu ; cette petite nacelle effdée, aux allures mys-
térieuses, nous a tout l'air de porter sinon une aventure,
du moins un aventurier. Peut-être contient-elle le héros
de notre liistoire : la chose n'est pas impossible.
C'était, en tout cas, un beau jeune homme de vingt
ans, avec des cheveux si noirs qu'ils paraissaient bleus,
une peau blonde comme de l'or, et de proportions si par-
faites, qu'on eût dit un bronze de Lysippe ; bien qu'il
ramât depuis longtemps , il ne trahissait aucune fatigue,
et il n'avait pas sur le front une seule perle de sueur.
Le soleil plongeait sous l'horizon, et sur son disque
échancré se dessinait la silhouette brune d'une ville loin-
taine que l'œil n'aurait pu discerner sans cet accident de
lumière; il s'éteignit bientôt tout à fait, et les étoiles,
belles de nuit du ciel, ouvrirent leur calice d'or dans
l'azur du firmament. La cange royale, suivie de près par
la petite nacelle , s'arrêta près-d^un escalier de marbre
noir, dont chaque marche supportait un de ces sphinx haïs
de Cléopâtre. C'était le débarcadère du palais d'été.
Cléopâtre, appuyée sur Charmion, passa rapidement
comme une vision étincelante entre une double haie d'es-
claves portant des fanaux.
Le jeune homme prit au fond de la barque une grande
peau de lion, la jeta sur ses épaules, sauta légèrement à
terre, tira la nacelle sur la berge et se dirigea vers le
pnfais.
UNE MIT DE CLÉOPATRE. 33 î>
CHAPITRE 111.
Qu'est-ce que ce jeune homme qui, debout sur un
morceau d'écorce, se permet de suivre la cange royale ,
et qui peut lutter de vitesse contre cinquante rameurs du
pays deKousch, nus jusqu'à la ceinture et frottés d'huile
de palmier? Quel intérêt le pousse et le fait agir ? Voilà
Ce que nous sommes obligé de savoir en notre qualité de
poëte doué du don d'intuition , et pour qui tous les
hommes et même toutes les femmes, ce qui est plus
difficile, doivent avoir au côté la fenêtre que réclamait
Monms.
H n'est peut-être pas très-aisé de retrouver ce que pen-
sait, il y a tantôt deux mille ans, un jeune homme de la
terre de Kémé qui suivait la barque de Cléopâtre, reine
et déesse Évergète, revenant de la Mammisi d'Hermon-
this. Nous essayerons cependant.
Meïamoun, fils de Mandouschopsch, était un jeune
homme d'un caractère étrange; rien de ce qui touche le
commun des mortels ne faisait impression sur lui; il sem-
blait d'une race plus haute, et l'on eût dit le produit de
quelque adultère divm. Son regard avait l'éclat et la fixité
d'un regard d'épervier, et la majesté sereine siégeait sur
son front comme sur un piédestal de marbre; un noble
dédain arquait sa lèvre supérieure et gonflait ses narines
comme celles d'un cheval fougueux ; quoiqu'il eût presque
la grâce délicate d'une jeune fille, et que Dionysius, le
dieu efféminé, n'eût pas une poitrine plus ronde et plus
polie, il cachait sous cette molle apparence des nerfs d'a-
cier et une force herculéenne ; singulier privilège de cer-
taines natures antiques de réunir la beauté de la femme
à la force de l'homme.
336 NOUVELLES.
Quanta son teint, nous sommes obligé d'avouer qu'il
était fauve comme une orange, couleur contraire à l'idée
blanche et rose que nous avons de la beauté; ce qui ne
l'empêchait pas d'être un fort charmant jeune homme,
très-recherché par toute sorte de femmes jaunes, rouges,
cuivrées, bistrées, dorées, et même par plus d'une blan-
che Grecque.
D'après ceci, n'allez pas croire que Meïamoun fût un
homme à bonnes fortunes : les cendres du vieux Priam,
les neiges d'Hippolyte lui-même n'étaient pas plus insen-
sibles et plus froides ; le jeune néophyte en tunique blan-
ches, qui se prépare à l'initiation des mystères d'Isis, ne
mène pas une vie plus chaste; la jeune fille qui transit
à l'ombre glaciale de sa mère n'a pas cette pureté crain-
tive.
Les plaisirs de Meïamoun, pour un jeune homme de si
farouche approche, étaient cependant d'une singulière
nature : il partait tranquillement le matin avec son petit
bouclier de cuir d'hippopotame, son harpe ou sabre à
lame courbe, son arc triangulaire et son carquois de peau
de serpent, rempli de flèches barbelées; puis il s'enfon-
çait dans le désert, et faisait galoper sa cavale aux jambes
sèches, à la tête étroite, à la crinière échevelée, jusqu'à
ce qu'il trouvât une trace de lionne : cela le divertissait
beaucoup d'aller prendre les petits lionceaux sous le
ventre de leur mère. En toutes choses il n'aimait que le
périlleux ou l'impossible ; il se plaisait fort à marcher dans
des sentiers impraticables, à nager dans une eau furieuse,
et il eût choisi pour se baigner dans le Nil précisément
l'endroit des cataractes : l'abîme l'appelait.
Tel était Meïamoun, fils de Mandouschopsch.
Depuis quelque temps son humeur était devenue en-
core plus sauvage; il s'enfonçait des mois entiers dans
l'océan de sables et ne reparaissait qu'à de rares inter-
valles. Sa mère inquiète se penchait vainement du haut
de sa terrasse et interrogeait le chemin d'un œil infatiga-
«NE NUIT DE CLÉOPATRE- 337
ble. Après une longue attente, un petit nuage de pous-
sière tourbillonnait à l'horizon ; bientôt le nuage crevait
et laissait voir Meïamoun couvert de poussière sur sa ca-
vale maigre comme une louve, l'œil rouge et sanglant,
la narine frémissante, avec des cicatrices au flanc, cica-
trices qui n'étaient pas des marques d'éperon.
Après avoir pendu dans sa chambre quelque peau
d'hyène ou de lion, il repartait.
Et cependant personne n'eût pu être plus heureux que
Meïamoun ; il était aimé de Nephté, la tille du prêtre Afo-
mouthis, la plus belle personne du nome d'Arsinoïte. Il
fallait être Meïamoun pour ne pas voir que Nephté avait
des yeux charmants relevés p^iÉj^ir coins avec une indéfi-
nissable expression de volupté , une bouche où scintillait
un rouge sourire, des dents blanches et limpides, des
bras d'une rondeur exquise et des pieds plus parfaits que
les pieds de jaspe de la statue d'Isis : assurément il n'y
avait pas dans toute l'Egypte une main plus petite et des
cheveux plus longs. Les charmes de Nephté n'eussent été
effacés que par ceux de Cléopâtre. Mais qui pourrait son-
ger à aimer Cléopâtre? Ixion, qui fut amoureux de Junon,
ne serra dans ses bras qu'une nuée^ et il tourne éternel-
lement sa roue aux enfers.
C'était Cléopâtre qu'aimait Meïamoun !
Il avait d'abord essayé de dompter cette passion folle,
il avait lutté corps à corps avec elle ; mais on n'étouffe
pas l'amour comme on étouffe un lion, et les plus vigou-
reux athlètes ne sauraient rien y faire. La flèche était res-
tée dans la plaie et il la traînait partout avec lui ; l'image
de Cléopâtre radieuse et splendide sous son diadème à
pointe d'or, seule debout dans sa pourpre impériale au
milieu d'un peuple agenouillé, rayonnait dans sa veille
et dans son rêve; comme l'imprudent qui a regardé le
soleil et qui voit toujours une tache insaisissable voltiger
devant lui, Meïamoun voyait toujours Cléopâtre. Les ai-
lles peuvent contempler le soleil sans être éblouis, mais
2 9
33S Nouvi-r.r.ES.
quelle prunelle de diamant pourrait se fixer impunémenl
sur une belle femme, sur une belle reine?
Sa vie était d'errer autour des demeures royales pour
respirer le même air que Cléopâtre, pour baiser sur le
sable , bonheur, hélas! bien rare, l'empreinte à demi
elïiicée de son pied; il suivait les fêtes sacrées et les pa-
négyries, tâchant de saisir un rayon de ses yeux, de dérober
au passage un des mille aspects de sa beauté. Quelquefois
la honte le prenait de cette existence insensée ; il se li-
vrait à la chasse avec un redoublement de furie, et tâchait
de mater par la fatigue l'ardeur de son sang et la fougue
de ses désirs.
Il était allé à la parîégyrie d'Hermonthis, et, dans le
Vague espoir de revoir la reine un instant lorsqu'elle dé-
barquerait au palais d'été, il avait suivi l'a cange dans sa
nacelle, sans s'inquiéter des acres morsures du soleil par
une chaleur à faire fondre en sueur de lave les sphinx
haletants sur leurs piédestaux rougis.
Et puis, il comprenait qu'il touchait à un moment su-
prême, que sa vie allait se décider, et qu'il ne pouvait
mourir avec son secret dans sa poitrine.
C'est une étrange situation que d'aimer une reine ; c'est
comme si l'on aimait une étoile, encore l'étoile vient-elle
chaque nuit briller à sa place dans le ciel; c'est une es-
pèce de rendez-vous mystérieux : vous la retrouvez, vous
la voyez, elle ne s'offense pas de vos regards! 0 misère!
être pauvre, inconnu, obscur, assis tout au bas de l'é-
chelle, et se sentir le cœur plein d'amour pour quelque
chose de solennel, d'étincelant et de splcndide, pour une
femme dont la dernière servante ne voudrait pas de vous!
avoir l'œil fatalement fixé sur quelqu'un qui ne vous voit
point, qui ne vous verra jamais, pour qui vous n'êtes
qu'im flot de la foule pareil aux autres et qui vous ren-
contrerait cent fois sans vous reconnaître ! n'avoir, si l'oc-
casion de parler se présente, aucune raison à donner d'une
si folle audace, ni talent de poëte, ni grand génie, ni qua-
UNE NUIT DE CLÉOPATKE. 339
lité surhumaine, rien que de l'amour ; et en échange de
la beauté, de la noblesse, de la puissance, de toutes les
splendeurs qu'on rêve, n'apporter que de la passion ou
sa jeunesse, choses rares!
Ces idées accablaient Meïamoun ; couché à plat ventre
sur le sable, le menton dans ses mains, il se laissait em-
porter et soulever par le flot d'une intarissable rêverie ; il
ébauchait mille projets plus insensés les uns que les au-
tres. Il sentait bien qu'il tendait à un but impossible, mais
il n'avait pas le courage d'y renoncer franchement, et la
perfide espérance venait chuchoter à son oreille quelque
menteuse promesse.
<( Hâthor, puissante déesse, disait-il à voix basse, que
t'ai-je fait pour me rendre si malheureux? te venges-tu du
dédain que j'ai eu pour Nephté, la fille du prêtre Afomou-
this? m'en veux-tu d'avoir repoussé Lamia , l'hétaire
d'Athènes, ou Flora, la courtisane romaine ? Est-ce ma
faute, à moi, si mon cœur n'est sensible qu'à la seule
beauté de Cléopâtre, ta rivale? Pourquoi as-tu enfoncé
dans mon âme la flèche empoisonnée de l'amour impos-
sible? Quel sacrifice et quelles offrandes demandes-tu?
Faut-il t'élever une chapelle de marbre rose de Syène
avec des colonnes à chapiteaux dorés, un plafond d'une
seule pièce et des hiéroglyphes sculptés en creux pa't les
meilleurs ouvriers de Memphis ou de Thèbes ? Réponds-
moi. »
Comme tous les dieux et les déesses que l'on invoque,
Hâthor ne répondit rien. Meïamoun prit un parti dés-
espéré.
Cléopâtre, de son côté, invoquait aussi la déesse Hâ-
thor; elle lui demandait un plaisir nouveau, une sensa-
tion inconnue; languissamment couchée sur son lit, elle
songeait que le nombre des sens est bien borné, que les
plus exquis raffinements laissent bien vite venir le dégoût,
et qu'une reine a réellement bien de la peine à occuper
sa journée. Essayer des poisons sur des esclaves, faire
340 NOUVELLES.
battre des hommes avec des tigres ou des gladiatem's en-
tre eux, boire des perles fondues, manger une province,
tout cela est fade et commun !
Charmion était aux expédients et ne savait plus que
faire de sa maîtresse.
Tout à coup un sifflement se fit entendre, une flèche
vint se planter en tremblant dans le revêtement de cèdre
'de la muraille.
Cléopâtre faillit s'évanouir de frayeur. Charmion se
pencha à la fenêtre et n'aperçut qu'un flocon d'écume sur
le fleuve. Un rouleau de papyrus entourait le bois de la
flèche ; il contenait ces mots écrits en caractères phoné-
tiques : a Je vous aime ! »
CHAPITRE iV.
« Je vous aime, répéta Cléopâtre en faisant tourner en-
tre ses doigts frêles et blancs le morceau de papyrus roulé
à la fciçon des scytales, voilà le mot que je demandais :
quelle âme intelligente, quel génie caché a donc si bien
comfft'is mon désir ? »
Et, tout à lait réveillée de sa langoureuse torpeur, elle
sauta à bas de son lit avec l'agilité d'une chatte qui flaire
une souris, mit ses petits pieds d'ivoire dans ses tatbebs
brodés, jeta une tunique de byssus sur ses épaules, et
courut à la fenêtre par laquelle Charmion regardait tou-
jours.
La nuit était claire et sereine ; la lune déjà levée dessi-
nait avec de grands angles d'ombre et de lumière les
masses architecturales du palais, détachées en vigueur sur
un fond de bleuâtre transparence, et glaçait de moires
d'argent l'eau du fleuve où son reflet s'allongeait en co-
lonne étincelante; un léger souffle de brise, qu'on eût
UNE NUIT DE CLÉOPATRE. 341
pris pour la respiration des Sphinx endormis, faisait pal-
piter les roseaux et frissonner les clochettes d'azur des
lotus; les câbles des embarcations amarrées au bord du
Nil gémissaient faiblement, et le flot se plaignait sur son
rivage comme une colombe sans ramier. Un vague parfum
de végétation, plus doux que celui des aromates qui brû-
lent dans Vanschir des prêtres d'Anubis, arrivait jusque
dans la chambre. C'était une de ces nuits enchantées de
l'Orient, plus splendides que nos plus beaux jours, car
notre soleil ne vaut pas cette lune.
« Ne vois-tu pas là-bas, vers le milieu du fleuve, une
tête d'homme qui nage ? Tiens, il traverse maintenant la
traînée de lumière et va se perdre dans l'ombre ; on ne
peut plus le distinguer. » Et, s'appuyant sur l'épaule de
Charmion, elle sortait à demi son beau corps de la fenêtre
pour tâcher de retrouver la trace du mystérieux nageur.
Mais un bois d'acacias du Nil, de doums et de sayals, jetait
à cet endroit son ombre sur la rivière et protégeait la fuite
de l'audacieux. Si 3Ieïamoun eût eu le bon esprit de se
retourner, il aurait aperçu Cléopâtre, la reine sidérale,
le cherchant avidement des yeux à travers la nuit, lui
pauvre Egyptien obscur, misérable chasseur de lions,
« Charmion, Charmion, fais venir Phrehipephbour, le
chef des rameurs, et qu'on lance sans retard deux bar-
ques à la poursuite de cet homme, » dit Cléopâtre, dont
la curiosité était excitée au plus haut degré.
Phrehipephbour parut : c'était un homme de la race
Nahasi, aux mains larges, aux bras musculeux, coiffé d'un
bonnet de couleur rouge, assez semblable au casque
phrygien, et vêtu d'un caleçon étroit, rayé diagonale-
ment de blanc et de bleu. Son buste, entièrement nu, re-
luisait à la clarté de la lampe, noir et poli comme un
globe de jais. Il prit les ordres de la reine et se retira
sur-le-champ pour les exécuter.
Deux barques longues, étroites, si légères que le moin-
dre oubli d'équilibre les eût fait chavirer, fendirent bien-
29.
^42 NOUVEILES.
tôt Toau du Nil en sifflant sous l'effort de vingt nimours
vigoureux; mais la recherche fut inutile. Après avoir
battu la rivière en tous sens, après avoir fouillé la moin-
dre touffe de roseaux, Phrehipephbour revint au palais
sans autre résultat que d'avoir fait envoler quelque héron
endormi debout sur une patte ou troublé quelque croco-
dile dans sa digestion.
Cléopâtre éprouva un dépit si vif de cette contrariété,
qu'elle eut une forte envie de condamner Phrehipeph-
bour à la meule ou aux bêtes. Heureusement Charmion
intercéda pour le malheureux tout tremblant, qui pâlis-
sait de frayeur sous sa peau noire. C'était la seule fois de
sa vie qu'un de ses désirs n'avait pas été aussitôt accom-
pli que formé ; aussi éprouvait-elle une surprise inquiète,
comme un premier doute sur sa toute-puissance.
Elle, Cléopâtre, femme et sœur de Ptolémée, procla-
mée déesse Evergète, reine vivante des régions d'en bas
et d'en haut, œil de lumière, préférée du soleil, comme
on peut le voir dans les cartouches sculptés sur les mu-
railles des temples, rencontrer un obstacle, vouloir une
chose qui ne s'est pas faite, avoir parlé et n'avoir pas été
obéie ! Autant vaudrait être la femme de quelque pauvre
paraschiste inciseur de cadavres et faire fondre du natron
dans une chaudière ! C'est monstrueux, c'est exorbitant,
et il faut être, en vérité, une reine très-douce et très-clé-
mente pour ne pas faire mettre en croix ce misérable
Phrehipephbour.
Vous vouliez une aventure, quelque chose d'étrange et
d'inattendu; vous êtes servie à souhait. Vous voyez que
votre royaume n'est pas si mort que vous le prétentliez.
Ce n'est pas le bras de pierre d'une statue qui a lancé
cette flèche, ce n'est pas du cœur d'une momie que vien-
nent ces trois mots qui vous ont émue, vous qui voyez
avef un sourire sur les lèvres vos esclaves empoisonnés
battre du talon et de la tête, dans les convulsions do l'a-
{^onie, vos beaux pavés de mosaupie et de porphyre, vous
UNE NUIT DE CLÉOPATRE. 343
qui applaudissez le tigre lorsqu'il a bravement enfoncé
son mufle dans le flanc du gladiateur vaincu !
Vous aurez tout ce que vous voudrez^ des chars d'ar-
gent étoiles d'émeraudes, des quadriges de griffons, des
tuniques de pourpre teintes trois fois, des miroirs d'acier
fondu entourés de pierres précieuses, si clairs que vous
vous y verrez aussi belle que vous l'êtes ; des robes ve-
nues du pays de Sérique, si fines, si déliées qu'elles pas-
seraient par l'anneau de votre petit doigt ; des perles d'un
orient parfait, des coupes de Lysippe ou de Myron, des
perroquets de l'Inde qui parlent comme des poètes ; vous
obtiendrez tout, quand même vous demanderiez le ceste
(le Vénus ou le pschent d'Isis; mais, en vérité, vous n'au-
rez pas ce soir l'homme qui a lancé cette flèche qui trem-
ble encore dans le bois de cèdre de votre lit.
Les esclaves qui vous habilleront demain n'auront pas
beau jeu ; elles ne risquent rien d'avoir la main légère ;
les épingles d'or de la toilette pourraient bien avoir pour
pelote la gorge de la friseuse maladroite, et l'épileuse
risque fort de se faire pendre au plafond par les pieds.
« Qui peut avoir eu l'audace de lancer cette déclaration
emmanchée dans une flèche? Est-ce le nomarque Amoun-
Ra qui se croit plus beau que l'Apollon des Grecs ? qu'en
penses-tu, Charmion? ou bien Chéapsiro, le commandant
de l'Hermothybie, si fier de ses combats au pays de
Kousch ! Ne serait-ce pas plutôt le jeune Sextus, ce débau-
ché romain, qui met du rouge, grasseyé en parlant et
porte des manches à la persique ?
— Reine, ce n'est aucun de ceux-là ; quoique vous
soyez la plus belle du monde, ces gens-là vous flattent et
ne vous aiment pas. Le nomarque Amoun-Ra s'est choisi
une idole à qui il sera toujours fidèle, et c'est sa propre
personne ; le guerrier Chéapsiro ne pense qu'à raconter
ses batailles ; quant à Sextus, il est si sérieusement occupé
de la composition d'un nouveau cosmétique, qu'il ne
peut songer à rien autre chose. D'ailleurs, il a reçu des
3 -il NOUVELLES.
surtouts de Laconie, dos tuniques jaunes brochées d'or et
des enfants asiatiques qui l'absorbent tout entier. Aucun
de ces beaux seii,Mieurs ne risquerait son cou dans une
entreprise si hardie et si périlleuse ; ils ne vous aiment
pas assez pour cela.
« Vous disiez hier dans votre cange que les yeux éblouis
n'osaient s'élever jusqu'à vous, que Ton ne savait que pâ-
lir et tomber à vos pieds en demandant grâce, et qu'il ne
vous restait d'autre ressource que d'aller réveiller dans
son cercueil doré quelque vieux pharaon parfumé de
bitume. Il y a maintenant un cœur ardent et jeune qui
vous aime : qu'en ferez-vous? »
Cette nuit-là, Cléopâtre eut de la peine à s'endormir,
elle se retourna dans son lit, elle appela longtemps en vain
Morphée, frère de la Mort'; elle répéta plusieurs fois qu'elle
était laplus malheureuse des reines, que l'on prenait à tâche
de la contrarier, et que la vie lui était insupportable;
grandes doléances qui touchaient assez peu Charmion,
quoiqu'elle fît mine d'y compatir.
Laissons un peu Cléopâtre chercher le sommeil qui la
fuit et promener ses conjectures sur tous les grands de
la cour ; revenons à Meïamoun : plus adroit que Phrchi-
pephbour, le chef des rameurs, nous parviendrons bien à
le trouver.
Effrayé de sa propre hardiesse, Meïamoun s'était jeté
dans le Nil, et avait gagné à la nage le petit bois de pal-
miers-doums avant que Phrehipephbour eût lancé les
deux barques à sa poursuite.
Lorsqu'il eut repris haleine et repoussé derrière ses
oreilles ses longs cheveux noirs trempés de l'écume du
fleuve, il se sentit plus à l'aise et plus calme. Cléopâtre
avait quelque chose qui venait de lui. Un rapport existait
entre eux maintenant ; Cléopâtre pensait à lui, Meïamoun.
Peut-être était-ce une pensée de courroux, mais au moins
il était parvenu à faire naître en elle un mouvement quel-
conque, frayeur, colère ou pitié; il lui avait fait sentir
UNE NUIT DE CLÉOPATRE. 34b
/
son existence. Il est vrai qu'il avait oublié de mettre son
nom sur la bande de papyrus ; mais qu'eiit appris de plus
à la reine : Meiamoun, fils de Mandouschopsch ! Un mo-
narque ou un esclave sont égaux devant elle. Une déesse
ne s'abaisse pas plus en prenant pour amoureux un
homm.e du peuple qu'un patricien ou un roi; de si haut
l'on ne voit dans un homme que l'amour.
Le mot qui lui pesait sur la poitrine comme le genou
d'un colosse de bronze en était enfin sorti ; il avait traversé
les airs, il était parvenu jusqu'à la reine, pointe du trian-
gle, sommet inaccessible ! Dans ce cœur blasé il avait mis
une curiosité, — progrès immense !
Meïamoun ne se doutait pas d'avoir si bien réussi, mais
il était plus tranquille, car il s'était juré à lui-même, par
la Bari mystique qui conduit les âmes dans l'Amenthi, par
les oiseaux sacrés, Bennou et Gheughen ; par Typhon et
par Osiris, par tout ce que la mythologie égyptienne peut
offrir de formidable, qu'il serait l'amant de Cléopâtre, ne
fut-ce qu'un jour, ne fût-ce qu'une nuit, ne fût-ce qu'une
heure, dût-il lui en coûter son corps et son âme.
Expliquer comment lui était venu cet amour pour une
fenmie qu'il n'avait vue que de loin et sur laquelle il osait
à peine lever ses yeux, lui qui ne les baissait pas devant
les jaunes prunelles des lions, et comment cette petite
graine tombée par hasard dans son âme y avait poussé si
vite et jeté de si profondes racines, c'est un mystère que
nous n'expliquerons pas ; nous avons dit là-haut : L'abîme
l'appelait.
Quand il fut bien sûr que Phrehipephbour était rentré
avec les rameurs, il se jeta une seconde fois dans le Nil et
se dirigea de nouveau vers le palais de Cléopâtre, dont la
lampe brillait à travers un rideau de pourpre et semblait
une étoile fardée. Léandre ne nageait pas vers la tour de
Sestos avec plus de courage et de vigueur, et cependant
Meïamoun n'était pas attendu par un Héro prête à lui
verser sur la tête des fioles de parfums pour chasser
346 NOUVELLES.
l'odeur de la mer et des acres baisers de la tempête.
Quelque bon coup de lance ou de liarpé éttiit tout ce
qui pouvait lui arriver de mieux, et, à vrai dire, ce n'était
guère de cela qu'il avait peur.
Il longea quelque temps la muraille du palais dont les
pieds de marbre baignaient dans le fleuve, et s'arrêta de-
vant une ouverture submergée, par où l'eau s'engouflrait
en toiu'bilionnant. Il plongea deux ou trois fois sans suc-
cès; enfin il fut plus heureux, rencontra le passage et
disparut.
Cette arcade était un canal voûté qui conduisait l'eau
du Nil aux bains de Cléopâtre.
CHAPITRE V.
Cléopâtre ne s'endormit que le matin, à l'heure où ren-
trent les songes envolés par la porte d'ivoire. L'illusion
du sonmieil lui fit voir toute sorte d'amants se jetant à la
nage, escaladant les murs pour arriver jusqu'à elle, et,
souvenir de la veille, ses rêves étaient criblés de flèches
chargées de déclarations amoureuses. Ses petits talons
agités de tressaillements nerveux frappaient la poitrine
de Charmion, couchée en travers du lit pour lui servir de
coussin.
Lorsqu'elle s'éveilla, un gai rayon jouait dans le rideau
de la fenêtre dont il trouait la trame de mille points lu-
mineux, et venait familièrement jusque sur le lit voltiger
comme un papillon d'or autour de ses belles épaules qu'il
effleurait en passant d'un baiser lumineux. Heureux rayon
que les dieux eussent envié !
Cléopâtre demanda à se lever d'une voix mourante
conune un enfant malade; deux de ses femmes l'enlevè-
rent d'ans leurs bras et la posèrent précieusement à terre,
LNE ISLIT DE CLKOI'ATKE. 347
snr une gi'ande peau de tigre dont les ongles étaient d'or
et les yeux d'escarboucles. Charmion Fenveloppa d'une
ralasiris de lin plus blanche que le lait, lui entoura les
cheveux d'une résille de fils d'argent, et lui plaça les pieds
dans des tatbebs de liégc sur la semelle desquels, en signe
.de mépris, l'on avait dessiné deux figures grotesques re-
présentant deux hommes des races Nahasi et Nahmou, les
mains et les pieds liés, en sorte que Cléopâtre méritait
littéralement l'épithète de conculcatrice des peuples, que
lui donnent les cartouches royaux.
C'était l'heure du bain ; Cléopâtre s'y rendit avec ses
femmes.
Les bains de Cléopâtre étaient bâtis dans de vastes jar-
dins remplis de mimosas, de caroubiers, d'aloès, de ci-
tronniers, de pommiers persiques, dont la fraîcheur luxu-
riante faisait un délicieux contraste avec l'aridité des
environs ; d'immenses terrasses soutenaient des massifs de
verdure et faisaient monter les fleurs jusqu'au ciel par de
gigantesques escaliers de granit rose ; des vases de marbre
pentélique s'épanouissaient comme de grands lis au bord
de chaque rampe, et les plantes qu'ils contenaient ne
semblaient que leurs pistils; des chimères caressées par le
ciseau des plus habiles sculpteurs grecs, et d'une physio-
nomie moins rébarbative que les sphinx égyptiens avec
leur mine renfrognée et leur attitude morose, étaient cou-
chées mollement sur le gazon tout piqué de Heurs, comme ^
de sveltes levrettes blanches sur un tapis de salon : c'é- '
taîent de charmantes figures de femme, le nez droit, le
front uni, la bouche petite, les bras délicatement potelés,
la gorge ronde et pure, avec des boucles d'oreilles, des
colliers et des ajustements d'un caprice adorable, se bi-
furquant en queue de poisson comme la femme dont
parle Horace, se déployant en aile d'oiseau, s'arrondissant
en croupe de lionne, se contournant en volute de feuil-
lage, selon la fantaisie de l'artiste ou les convenances de
la position architecturale : — une double rangée de ces
^AS ^OCTiXlES.
di^eÎCTx moQstres bordait l'allée qui conduisait da palais
à k salle.
Au bout de cette allée, on troavait un lai^ bassin avec
quatre escaliers de porphyre; à travers la transparence
de l'eau diamantée on voyait les marches descendre jus-
qu'au fond sable de poudre d'or ; des femmes terminées
en gaine comme des cariatides faisaient jaillir de leurs
mamelles un filet d'eau parfumée qui retombait dans le
bassin en rosée d'argent, et en picotait le clair miroir de
SÔ5 gouttelettes grésillantes. Outre cet emploi, ces caria-
tides avaient encore celui de poit^ sur leur tète un enta-
Uement orné de néréides et de tritons en bas-relief et
muni d'anDeau de bronze pour attacher les cordes de soie
du vélarium. Au delà du portique l'on apercevait des ver-
dures humides et bleuâtres, des fraîcheurs ombreuses,
immwceau de la vallée de Tempe transporté en Egypte.
lies Cuneux jardins de Sémiramis n'étaient rien auprès de
cela.
Noos De parlerons pas de sept ou huit autres salles de
différentes temp^atures, avec leur vapeur chaude oa
firoide; kars boites de parfums, leurs cosmétiques, leurs
huiles, leurs pierres ponces, leurs gantelets de crin, et
iûas les raffinements de l'art balnéatoire antique poussé à
on â haut degré de volupté et de rafânement.
Oéopâtre arriva, la main sur l'épaule de Charmioa;
elle avait fait au moins trente pas toute seule î grand
effcritt! fatigue énorme 1 Cn léger nuâge rose, se répan-
dant sous la peau transparente de ses joues, en rafraichi»-
sait la pâleur passionnée ; ses tempes blondes comme
Tambre laissaient voir un reseau de veines bleues; son
firont uni, peu élevé comme les ^nts antiques, mais
d'âne roodenr et d'une forme parfaites, s'unissait par une
ligine îrréprochaUe à un nez sévère et droit, en façon de
camée, coupé de narines roses et palpitantes à la moindre
émotioD, comme les naseaux d'une tigresse amoareuse ,
la bouche petite, ronde, très-rapprocbée du nez, avait la
« UNE ISUIT DE CLÉOPATRE. 349
lèvre dédaigneusement arquée; mais une volupté effré-
née, une ardeur de vie incroyable rayonnait dans le rouge
éclat et dans le lustre humide de la lèvre inférieure. Ses
yeux avaient des paupières étroites, des sourcils minces
et presque sans inlîexion. Nous n'essayerons pas d'en
donner une idée ; c'était un feu, une langueur, une lim-
pidité étincelante à faire tourner la tète de chien d'Anubis
hii-même; chaque regard de ses yeux était un poëme su-
périeur à ceux d'Homère ou de Mimnerme ; un menton
impérial, plein de force et de domination, terminait di-
gnement ce charmant profil.
Elle se tenait debout sur la première marche du bas-
sin, dans une attitude pleine de grâce et de fierté; légère-
ment cambrée en arrière, le pied suspendu comme une
déesse qui va quitter son piédestal et dont le regard est
encore au ciel ; deux plis superbes partaient des pointes
de sa gorge et filaient d'un seul jet jusqu'à terre. Cléo-
mène, s'il eût été son contemporain et s'il eût pu la voir,
aurait brisé sa Vénus de dépit.
Avant d'entrer dans l'eau, par un nouveau caprice, elle
dit à Charmion de lui changer sa coiffure à résilles d'ar-
gent; elle aimait mieux une couronne de fleurs de lotus
avec des joncs, comme une divinité marine. Charmion
obéit; — ses cheveux délivrés coulèrent en cascades noires
sur ses épaules, et pendirent en grappes comme des rai-
sins mûrs au long de ses belles joues.
Puis la tunique de lin, retenue seulement par une
agrafe d'or, se détacha, glissa au long de son corps de
marbre, et s'abattit en blanc nuage à ses pieds comme le
cygne aux pieds de Léda...
Et Meïamoun, où était-il?
0 cruauté du sort ! tant d'objets insensibles jouissent
de faveurs qui raviraient un amant de joie. Le vent qui
joue avec une chevelure parfumée ou qui donne à de
belles lèvres des baisers qu'il ne peut apprécier, l'eau à
qui cette volupté est bien ùidifl'érente et qui enveloppe
30
350 NOUVELLES.
d'une seule caresse un beau corps adoré, le miroir qui ré-
fléchit tant d'images charmantes, le cothurne ou le tatbeb
qui enferme un divin petit pied : oh ! que de bonheurs
perdus !
Ciéopètre trempa dans Peau son talon vermeil et des-
cendit quelques marches; l'onde frissonnante lui faisait
une ceinture et des bracelets d'argent, et roulait en perles
sur sa poitrine et ses épaules comme un collier défait ; ses
grands cheveux, soulevés par Teau, s'étendaient derrière
elle comme un manteau royal ; elle était reine même au
bain. Elle allait et venait, plongeait et rapportait du fond
dans ses mains des poignées de poudre d or qu'elle lan-
çait en riant à quelqu'une de ses femmes; d'autres fois
elle se suspendait à la balustrade du bassin, cachant et
découvrant ses trésors, tantôt ne laissant voir que son dos
poli et lustré, tantôt se montrant entière comme la Vénus
Anadyomène, et variant sans cesse les aspects de sa
beauté. '
Tout à coup elle poussa un cri plus aigu que Diane sui<-
prise par Actéon; elle avait vu à travers le feuillage luire
une prunelle ardente, jaune et phosphorique comme un
œil de crocodile ou de lion.
C'était Meïamoun qui, tapi contre terre, derrière une
touffe de feuilles, plus palpitant qu'un faon dans les blés,
s'enivrait du dangereux bonheur de regarder la reine dans
son bain. Quoiqu'il fût courageux jusqu'à la témérité, le
cri de Cléopâtre lui entra dans le cœur plus froid qu'une
lame d'épée ; une sueur mortelle lui couvrit tout le corps;
ses artères sifflaient dans ses tempes avec un bruit stri-
dent, la main de fer de l'anxiété lui serrait la gorge et
l'étouffait.
Les eunuques accoin-urent la lance au poing ; Cléopâ-
tre leur désigna le groupe d'arbres, où ils trouvèrent Meïa-
moun blotti et pelotonné. La défense n'était pas possible,
il ne l'essaya pas et se laissa prendre. Ils s'apj -rotaient à le
tuer avec l'impassibilité cruelle et stupide qui caractérise
UNE NUIT DE OLÉOPATRE. 351
les eunuques; mais Cléopâtre, qui avait eu le temps de
s'envelopper de sa calasiris, leur fit signe de la main de
s'arrêter et de lui amener le prisonnier.
Meïamoun ne put que tomber à ses genoux en tendant
vers elle des mains suppliantes comme vers Tautel des
dieux.
« Es-tu quelque assassin gagé par Rome ? et que ve-
nais-tu faire dans ces lieux sacrés d'où les hommes sont
bannis? dit Cléopâtre avec un geste d'interrogation impé-
rieuse.
— Que mon âme soit trouvée légère dans la balance de
l'Amenthi, et que Tmeï^ fille du soleil et déesse de la
vérité, me punisse si jamais j'eus contre vous, ô reine!
une intention mauvaise, » répondit Meïamoun toujours à
genoux.
La sincérité et la loyauté brillaient sur sa figure en
caractères si transparents , que Cléopâtre abandonna sur-
le-champ cette pensée, et fixa sur le jeune Égyptien des
regards moins sévères et moins irrités ; elle le trouvait
beau.
« Alors, quelle raison te poussait dans un lieu où tu
ne pouvais rencontrer que la mort?
— Je vous aime, » dit Meïamoun d'une voix basse,
mais distincte; car son courage était revenu comme dans
toutes les situations extrêmes et que rien ne peut em-
pirer.
« Ah ! fit Cléopâtre en se penchant vers lui et en lui
saisissant le bras avec un mouvement brusque et soudain,
c'est toi qui as lancé la flèche avec le rouleau de papyrus ;
par 0ms , chien des enfers, tu es un misérable l)ion
hardi!... Je te reconnais maintenant; il y a longtemps
que je te vois errer comme une ombre plaintive autour
des lieux que j'habite.... Tu étais à la procession d'isis, à
la panégyrie d'Hermonthis; tu as suivi la cange royale.
Ah! il te faut une reine!... Tu n'as point des ambitions
médiocres; tu t'attendais sans doute à être payé de ro-
352 NOUVELLES.
tour..,. Assurément je vais t'aimer.... Pourquoi pas?
— Reine, répondit Meïamoun avec un air de grave mé-
lancolie, ne raillez pas. Je suis insensé, c'est vrai ; j'ai
mérité la mort, c'est vrai encore; soyez humaine, faites-
moi tuer.
— Non, j'ai le caprice d'être clémente aujourd'hui ; je
t'accorde la vie.
— Que voulez-vous que je fasse de la vie? Je vous
aime.
— Eh bien! tu seras satisfait, tu mourras, répondit
Cléopâtre; tu as fait un rêve étrange, extravagant; tes
désirs ont dépassé en imagination un seuil infranchissable,
— tu pensais que tu étais César ou Marc-Antoine, tu
aimais la reine ! A certaines heures de délire, tu as pu
croire qu'à la suite de circonstances qui n'arrivent qu'une
fois tous les mille ans, Cléopâtre un jour t'aimerait. Eh
bien ! ce que tu croyais impossible va s'accomplir, je vais
faire une réalité de ton rêve; cela me plaît, une fois, de
combler une espérance folle. Je veux t'inonder de splen-
deurs, de rayons et d'éclairs; je veux que ta fortune ait
des éblouissements. Tu étais en bas de la roue, je vais te
mettre en haut, brusquement, subitement, sans transition.
Je te prends dans le néant, je fais de toi l'égal d'un dieu,
et je te replonge dans le néant : c'est tout ; mais ne viens
pas m'appeler cruelle, implorer ma pitié, ne va pas fai-
blir quand l'heure arrivera. Je suis bonne, je me prête à
ta folie; j'aurais le droit de te faire tuer sur-le-champ ;
mais tu me dis que tu m'aimes, je te ferai tuer demain;
ta vie pour une nuit. Je suis généreuse, je te l'achète, je
pourrais la prendre. Mais que fais-tu à mes pieds? relève-
toi, et donne-moi la main pour rentrer au palais.
UNE NUIT DE CLEOIUTUE. 3f>3
CHAPITRE VI.
Notre monde est bien petit à côté du monde antique,
nos fêtes sont mesquines auprès des effrayantes somptuo-
sités des patriciens romains et des princes asiatiques; leurs
repas ordinaires passeraient aujourd'hui pour des orgies
effrénées, et toute une ville moderne vivrait pendant huit
jours de la desserte de LucuUus soupant avec quelques
amis intimes. Nous avons peine à concevoir, avec nos ha-
bitudes misérables, ces existences énormes, réalisant tout
ce que l'imagination peut inventer de hardi, d'étrange et
de plus monstrueusement en dehors du possible. Nos pa-
lais sont des écuries où Caligula n'eût pas voulu mettre
son cheval; le plus riche des rois constitutionnels ne
mène pas le train d'un petit satrape ou d'un proconsul
romain. Les soleils radieux qui brillaient sur la terre sont
à tout jamais éteints dans le néant de l'uniformité ; il ne
se lève plus sur la noire fourmilière des hommes de ces
colosses à formes de Titan, qui parcouraient le monde
en trois pas, comme les chevaux d'Homère; — plus de
tour de Lylacq, plus de Babel géante escaladant le ciel de
ses spirales infinies, plus de temples démesurés faits avec
des quartiers de montagne, de terrasses royales que cha-
que siècle et chaque peuple n'ont pu élever que d'une
assise, et d'où le prince accoudé et rêveur peut regarder
la figure du monde comme une carte déployée; plus de
ces villes désordonnées faites d'un inextricable entasse-
ment d'édifices cyclopéens, avec leurs circonvallations
profondes, leurs cirques rugissant nuit et jour, leurs ré-
servoirs remplis d'eau de mer et peuplés de léviathans et
de baleines, leurs rampes colossales, leurs superpositions
de terrasses, leurs tours au faîte baigné de nuages, leurs
80.
354 NOUVELLES.
palais géants, leurs aqueducS;, leurs cités vomitoires et
leurs nécropoles ténébreuses! Hélas! plus rien que des
ruches de plâtre sur un damier de pavés.
L'on s'étonne que les hommes ne se soient pas révoltés
contre ces contîscations de toutes les richesses et de
toutes les forces vivantes au profit de quelques rares pri-
vilégiés, et que de si exorbitantes fantaisies n'aient point
rencontré d'obstacles sur leur chemin sanglant. C'est que
ces existences prodigieuses étaient la réalisation au soleil
du rêve que chacun faisait la nuit, — des personnifica-
tions de la pensée commune, et que les peuples se regar-
daient vivre symbolisés sous un de ces noms météoriques
qui flamboient inextinguiblement dans la nuit des âges.
Aujourd'hui , privé de ce spectacle éblouissant de la vo-
lonté toute-puissante, de cette haute contemplation d'une
âme humaine dont le moindre désir se traduit en actions
inouïes, en énormités de granit et d'airain, le monde
s'ennuie éperdument et désespérément ; l'homme n'est
plus représenté dans sa fantaisie impériale.
L'histoire que nous écrivons et le grand nom de Cléo-
pâtre qui s'y mêle nous ont jeté dans ces réflexions mal-
sonnantes pour les oreilles civilisées. Mais le spectacle du
monde antique est quelque chose de si écrasant, de si dé-
courageant pour les imaginations qui se croient elfrénées
et les esprits qui pensent avoir atteint aux dernières li-
mites de la magnificence féerique, que nous n'avons pu
nous empêcher de consigner ici nos doléances et nos
tristesses de n'avoir pas été contemporain de Sardana-
pale, de Teglath Phalazar, de Cléopâtre, reine d'Egypte,
ou seulement d'Héliogabale, empereur de Rome et prêtre
du Soleil.
Nous avons à décrire une orgie suprême, un festin à
faire pâlir celui de Balthazar, une nuit de Cléopâtre. Com-
ment, avec la langue française, si chaste, si glacialement
prude, rendrons-nous cet emportement frénétique, cette
large et puissante débauche qui ne craint pas de mêler
UNE MIT DE CLÉOPATRE. HBS
le sang et le vin, ces deux pourpres, et ces furieux élans
de la volupté inassouvie se ruant à l'impossible avec
toute l'ardeur de sens que le long jeûne chrétien n'a pas
encore matés?
La nuit promise devait être splendide; il fallait que
toutes les joies possibles d'une existence humaine fussent
concentrées en quelques heures; il fallait faire de la vie
de Meïamoun un élixir puissant qu'il pût boire en une
seule coupe. Cléopâtre voulait éblouir sa victime volon-
taire, et la plonger dans un tourbillon de voluptés verti-
gineuses, l'enivrer, l'étourdir avec le vin de l'orgie, pour
que la mort, bien qu^acceptée, arrivât sans être vue ni
comprise.
Transportons nos lecteurs dans la salle du banquet.
Notre architecture actuelle offre peu de points de com-
paraison avec ces constructions immenses dont les ruines
ressemblent plutôt à des éboulements de montagnes qu'à
des restes d'édifices. Il fallait toute l'exagération de la vie
antique pour animer et remplir ces prodigieux palais dont
les salles étaient si vastes qu'elles ne pouvaient avoir
d'autre plafond que le ciel, magnifique plafond, et bien
digne d'une pareille architecture !
La salle du festin avait des proportions énormes et ba-
byloniennes ; l'œil ne pouvait en pénétrer la profondeur
incommensurable; de monstrueuses colonnes, courtes,
trapues, solides à porter le pôle, épataient lourdement
leur fût évasé sur un socle bigarré d'hiéroglyphes, et sou-
tenaient de leurs chapiteaux ventrus de gigantesques ar-
cades de granit s'avançant par assises comme des esca-
liers renversés. Entre chaque pilier un sphinx colossal de
basalte, coiffé du pschent, allongeait sa tète à l'œil obli-
que, au menton cornu, et jetait dans la salle un regard
fixe et mystérieux. Au second étage, en recul du premier,
les chapiteaux des colonnes, plus sveltes de tournure,
étaient rem])lacés par quatre têtes de femmes adossées
9vec les barbes cannelées et les enroulements de la coif-
356 NOUVELLES.
fiire égyptienne ; au lieu de sphinx, des idoles à tête de
taureau, spectateurs impassibles des délires nocturnes et
des fureurs orgiaques, étaient assis dans des sièges de
pierre comme des hôtes patients qui attendent que le fes-
tin commence.
Un troisième étage d'un ordre différent, avec des élé-
phants de bronze lançant de l'eau de senteur par la trompe,
couronnait l'édifice ; par-dessus, le ciel s'ouvrait comme
un gouffre bleu, et les étoiles curieuses s'accoudaient sur
la frise.
De prodigieux escaliers de porphyre, si polis qu'ils ré-
fléchissaient les corps comme des miroirs, montaient et
descendaient de tous côtés et liaient entre elles ces gran-
des masses d'architecture.
Nous ne traçons ici qu'une ébauche rapide pour faire
comprendre l'ordonnance de cette construction formida-
ble avec ses proportions hors de toute mesure humaine.
11 faudrait le pinceau de Martinn, le grand peintre des
énormités disparues, et nous n'avons qu'un maigre trait
de plume au lieu de la profondeur apocalyptique de la
manière noire; mais l'imagination y suppléera; moins
heureux que le peintre et le musicien, nous ne pouvons
présenter les objets que les uns après les autres. Nous
n'avons parlé que de la salle du festin, laissant de côté les
convives; encore ne l'avons-nous qu'indiquée. Cléopâtre
et Meïamoun nous attendent; les voici qui s'avancent.
Mcïamoun était vêtu d'une tunique de lin constellée
d'étoiles avec un manteau de pourpre et des bandelettes
dans les cheveux comme un roi oriental. Cléopâtre por-
tait une robe glauque, fendue sur le côté et retenue par
des abeilles d'or ; autour de ses bras nus jouaient deux
rangs de grosses perles; sur sa tête rayonnait la couronne
à pointes d'or. Malgré le sourire de sa bouche, un nuage
de préoccupation ombrait légèrement son beau front, et
SOS sourcils se rappro(;haient quelquefois avec un mou-
vement fébrile. Quel sujet peut donc contrarier la grande
UNE NUIT DE CLÉOPATRE. 357
reine ! Quant à Meiamoun, il avait le teint ardent et lu-
mineux d'un homme dans l'extase ou dans la vision ; des
effluves rayonnants, partant de ses tempes et de son
front, lui faisaient un nimbe d'or, comme à un des douze
grands dieux de l'Olympe.
Une joie grave et profonde brillait dans tous ses traits;
il avait embrassé sa chimère aux ailes inquiètes sans
qu'elle s'envolât; il avait touché le but de sa vie. Il vi-
vrait l'Age de Nestor et de Priam ; il verrait ses tempes
veinées se couvrir de cheveux blancs comme ceux du
grand prêtre d'Ammon; il n'éprouverait rien de nouveau,
il n'apprendrait rien de plus. Il a obtenu tellement au
delà de ses plus folles espérances, que le monde n'a plus
rien à lui donner.
Cléopâtre le fit asseoir à côté d'elle sur un trône cô-
toyé de griffons d'or et frappa ses petites mains l'une con-
tre l'autre. Tout à coup des lignes de feux, des cordons
scintillants, dessinèrent toutes les saillies de l'architec-
ture ; les yeux du sphinx lancèrent des éclairs phosphori-
ques, une haleine enflammée sortit du mufle des idoles;
les éléphants, au lieu d'eau parfumée, soufflèrent une co-
lonne rougeâtre ; des bras de bronze jaillirent des mu-
railles avec des torches au poing : dans le cœur sculpté
des lotus s'épanouirent des aigrettes éclatantes.
De larges flammes bleuâtres palpitaient dans les tré-
pieds d'airain, des candélabres géants secouaient leur lu-,
mière échevelée dans une ardente vapeur; tout scintillaitl
et rayonnait. Les iris prismatiques se croisaient et se bri-l
saient en l'air ; les facettes des coupes, les angles des|
marbres et des jaspes, les ciselures des vases, tout prenait)
une paillette, un luisant ou un éclair. La clarté ruisselait
par torrents et tombait de marche en marche comme une
cascade sur un escalier de porphyre , l'on aurait dit li
réverbération d'un incendie dans une rivière ; si la reine
de Saba y eût monté, elle eût relevé le pli de sa robe
croyant marcher dans l'eau comme sur le parquet de
3H8 NOUVELLES.
glace de Salomon. A travers ce brouillard étincelant, les
figures monstrueuses des colosses, les animaux, les hié-
roglyphes semblaient s'animer et vivre d'une vie factice ;
les béliers de granit noir ricanaient ironiquement et cho-
quaient leurs cornes dorées, les idoles respiraient avec
bruit par leurs naseaux haletants.
L'orgie était à son plus haut degré ; les plats de langues
de phénicoptères et de foies de scarus, les murènes en-
graissées de chair humaine et préparées au garum, les cer-
velles de paon, les sangliers pleins d'oiseaux vivants, et
toutes les merveilles des festins antiques décuplées et cen-
tuplées, s'entassaient sur les trois pans du gigantesque
triclinium. Les vins de Crète, de Massique et de Falerne,
écumaient dans les cratères d'or couronnés de roses,
remplis par des pages asiatiques dont les belles chevelu-
res flottantes servaient à essuyer les mains des convives.
Des musiciens jouant du sistre, du tympanon, de la sam-
buque et de la harpe à vingt et une cordes, remplis-
saient les travées supérieures et jetaient leur bruissement
harmonieux dans la tempête de bruit qui planait sur la
fête : la foudre n'aurait pas eu la voix assez haute pour
se faire entendre.
Meïamoun, la tête penchée sur l'épaule de Cléopâtre,
sentait sa raison lui échapper ; la salle du festin tourbil-
lonnait autour de lui comme un immense cauchemar ar-
chitectural ; il voyait, à travers ses éblouissements, des
perspectives et des colonnades sans fin; de nouvelles zo-
nesde portiques se superposaient aux véritables, et s'enfon-
çaient dans les cieux à des hauteurs où les Babels ne
sont jamais parvenues. S'il n'eût senti dans sa main la
main douce et froide de Cléopâtre, il eût cru être trans-
porté dans le monde des enchantements par un sorcier de
Thessalie ou un mage de Perse,
Vers la fin du repas, des nains bossus et des niorions
exécutèrent des danses et des combats grotesques; puis
des jeunes filles égyptiennes et grecques, représentant
INE MJIT DE CLÉOPATUE. 359
les heures noires et blanches, dansèrent sur le mode
ionien une danse voluptueuse avec une perfection iM-
mitable.
Cléopâtre elle-même se leva de son trône, rejeta son
manteati royal, remplaça son diadème sidéral par une
couronne de fleurs, ajusta des crotales d'or à ses mains
d'albâtre, et se mit à danser devant Meïamoun éperdu de
ravissement. Ses beaux bras arrondis comme les anses
d'un vase de marbre, secouaient au-dessus de sa tête des
grappes de notes étincelantes, et ses crotales babillaient
avec une volubilité toujours croissante. Debout sur la
pointe vermeille de ses petits pieds, elle avançait rapide-
ment et venait effleurer d'un baiser le front de Meïamoun,
puis elle recommençait son manège et voltigeait autour
de lui, tantôt se cambrant en arrière, la tête renversée,
l'œil demi-clos, les bras pâmés et morts, les cheveux dé-
bouclés et pendants comme une bacchante du mont Mé-
nale agitée par son dieu ; tantôt leste, vive, rieuse, papil-
lonnante, infatigable et plus capricieuse en ses méandres
f(ue l'abeille qui butine. L'amour du cœur, la volupté des
sens, la passion ardente, la jeunesse inépuisable et fraî-
che, la promesse du bonheur prochain, elle exprimait tout.
Les pudiques étoiles ne regardaient plus, leurs chastes
prunelles d'or n'auraient pu supporter un tel spectacle ;
le ciel même s'était effacé, et un dôme de vapeur en-
flammée couvrait la salle.
Cléopâtre revint s'asseoir près de Meïamoun. La nuit
s'avançait, la dernière des heures noires allait s'envoler ;
une lueur bleuâtre entra d'un pied déconcerté dans ce
tumulte de lumières rouges, comme un rayon de lune qui
tombe dans une fournaise; les arcades supérieures s'azu-
rèrent doucement, le jour paraissait.
Meïamoun prit le vase de corne que lui tendit un es-
clave éthiopien à physionomie sinistre, et qui contenait
un poison tellement violent qu'il eût fait éclater tout au-
tre vase. Après avoir jeté sa vie à sa maîtresse dans un
360 NOUVELLES.
dernier regard, il porta à ses lèvres la coupe funeste où
la liqueur empoisonnée bouillonnait et sifllait.
Gléopâtre pâlit et posa sa main sur le bras de Meïa-
moun pour le retenir. Son courage la touchait ; elle allait
lui dire : « Vis encore pour m'aimer, je le veux... » quand
un bruit de clairon se fit entendre. Quatre hérauts d'ar-
mes entrèrent à cheval dans la salle du festin ; c'étaient
des officiers de Marc-Antome qui ne précédaient leur
maître que de quelques pas. Elle lâcha silencieusement
le bras de Meïamoun. Un rayon de soleil vint jouer sur le
front de Gléopâtre comme pour remplacer son diadème
absent.
« Vous voyez bien que le moment est arrivé; il fait
jour, c'est l'heure où les beaux rêves s'envolent, » dit
Meïamoun. Puis il vida d'un trait le vase fatal et tomba
comme frappé de la foudre. Gléopâtre baissa la tête, et
dans sa coupe une larme brûlante, la seule qu'elle ait
versée de sa vie, alla rejoindre la perle fondue.
a Par Hercule! ma belle reine, j'ai eu beau faire dili-
gence, je vois que j'arrive trop tard, dit Marc-Antoine en
entrant dans la salle du festin ; le souper est fini. Mais que
signifie ce cadavre renversé sur les dalles?
— Oh! rien, fit Gléopâtre en souriant; c'est un poison
que j'essayais pour m'en servir si Auguste me faisait pri-
sonnière. Vous plairait-il, mon cher seigneur, de vous
asseoir à côté de moi et de voir danser ces boulions
grecs?.... »
Fiîs d'une nuit de cleopaxrb.
LE ROI CANDAULE
CHAPITRE PREMIER.
Cinq cents ans après la guerre de Troie, et sept cent
quinze ans avant notre ère, c'était grande fête à Sardes.
-^ Le roi Candaule se mariait. — Le peuple éprouvait
cette espèce d'inquiétude joyeuse et d'émotion sans but
qu'inspire aux masses tout événement, quoiqu'il ne les
touche en rien et se passe dans des sphères supérieures
dont elles n'approcheront jamais.
Depuis que Phœbus-Apollon, debout sur son quadrige,
dorait de ses rayons les cimes du mont Tmolus fertile en
safran, les braves Sardiens allaient et venaient, montant
et descendant les rampes de marbre qui reliaient la cité
au Pactole, cette opulente rivière dont Midas, en s'y bai-
gnant, a rempli le sable de paillettes d'or. On eût dit que
chacun de ces honnêtes citoyens se mariait lui-même, tant
ils avaient l'air important et solennel.
Des groupes se formaient dans l'agora, sur les degrés
des temples, le long des portiques. A chaque angle de rue.
Ton rencontrait des femmes traînant par la main de pau-
vres enfants dont les pas inégaux s'accordaient mal avec
l'impatience et la curiosité maternelles. Les jeunes filles se
hâtaient vers les fontaines, leur urne en équilibre sur la
tête ou soutenue de leurs bras blancs comme par deux an-
ses naturelles, pour faire la provision d'eau de la maison,
ai
362 NOUVELLES.
et pouvoir rfic libros à l'heure où passerait le cortège
nuptial. Les lavandières repliaient avec précipitation les
tuniques et les clîlaniydes à peine sèches, et les empilaient
sur des chariots attelés de mules. Les esclaves tournaient
la meule sans que le fouet de Fintendai t eiît besoin de
chatouiller leurs épaules nues et couturéesde cicatrices. —
Sardes se dépêchait d'en finir avec ces soins de chaque
jour dont aucune fête ne dispense.
Le chemin que le cortège devait parcourir avait été
semé d'un sable fin et blond. D'espace en espace, des tré-
pieds d'airain envoyaient au ciel des fumées odorantes de
cinnamonie et de nard. — C'étaient, du reste, les seules
vapeurs qui troublassent la pureté de l'azur. — Les nuages
d'une journée d'hymen ne doivent provenir que des par-
fums brûlés. — Des branches de myrtes et de lauriers-
roses jonchaient le sol, et sur les murs des palais se
déployaient, suspendues à des anneaux de bronze, des ta-
pisseries où l'aiguille des captives industrieuses, entremê-
lant la laine, l'argent et l'or, avait représenté diverses
scènes de l'histoire des dieux et des héros : Ixion embras-
sant la nue; — Diane surprise au bain par Actéon ; — le
berger Paris, juge du combat de beauté qui eut lieu sur
le mont Ida, entre Héré aux bras de neige, Athéné aux
yeux vert de mer, et Aphrodite, parée du ceste magique;
— les vieillards troyens se levant sur le passage d'Hélène
auprès des portes Scécs, sujet tiré d'un poème de l'aveugle
du Mélès. — Plusieurs avaient exposé de préférence des
scènes tirées de la vie d'Héraclès le Thébain, par flatte-
rie pour Candaule, qui était un Héraclide, descendant de
ce héros par Alcée. Les autres s'étaient contentés d'orner
de guirlandes et de couronnes le seuil de leurs demeures
en signe de réjouissance.
Parmi les rassemblements échelonnés depuis l'entrée
de la maison royale jusqu'il la porte de la ville par où de-
vait arriver la jeune reine, les conversations roulaient
naturelleuicnt sur la beauté de l'épou.se, dont la renom-
LE ROI CANDAllLE. 363
mée remplissait toute l'Asie, et sur le cariictère de l'époux,
qui, sans être tout à fait bizarre, semblait néanmoins dif-
ficilement appréciable au point de vue ordinaire.
Nyssia, la fille du satrape Mégabaze, était douée d'une
pureté de traits et d'une perfection de formes merveil-
leuses, — c'était du moins le bruit qu'avaient répandu
les esclaves qui la servaient, et les amies qui l'accompa-
gnaient au bain ; car aucun homme ne pouvait se vanter
de connaître de Nyssia autre chose que la couleur de son
voile et les plis élégants qu'elle imprimait, malgré elle,
aux étoffes moelleuses qui recouvraient son corps de
statue.
Les barbares ne partagent pas les idées des Grecs sur la
pudeur : — tandis que les jeunes gens de l'Achaïe ne se
font aucun scrupule de faire luire au soleil du stade leurs
torses frottés d'huile, et que les vierges Spartiates dansent
sans voiles devant l'autel de Diane, ceux de Persépolis,
d'Ecbatane et de Bactres, attachant plus de prix à la pu-
dicité du corps qu'à celle de l'âme, regardent comme
impures et répréhensibles ces libertés que les mœurs
grecques donnent au plaisir des yeux, et pensent qu'une
femme n'est pas honnête, qui laisse entrevoir aux hommes
plus que le bout de son pied, repoussant à peiné en mar-
chant les plis discrets d'une longue tunique.
Malgré ce mystère, ou plutôt à cause de ce mystère, la
réputation de Nyssia n'avait pas tardé à se répandre dans
toute la Lydie et à y devenir populaire, à ce point qu'elle
était parvenue jusqu'à Candaule, bien que les rois soient
ordinairement les gens les plus mal informés de leur
royaume, et vivent comme les dieux dans une espèce de
nuage qui leur dérobe la connaissance des choses ter-
restres.
Les Eupatrides de Sardes, qui espéraient que le jeune
roi pourrait peut-être prendre femme dans leur famille,
les hétaires d'Athènes, de Samos, de Milct et de Chypre,
les belles esclaves venues des bords de l'Indus, les blondes
364 NOUVELLES.
filles amenées à grands frais du fond des brouillards
cimmériens, n'avaient garde de prononcer devant Can-
,daule un seul mot qui, de près ou de loin, pût avoir
: rapport à Nyssia. Les plus braves, en fait de beauté, re-
culaient à l'idée d'un combat qu'elles pressentaient devoir
être inégal.
Et cependant personne à Sardes, et même en Lydie,
n'avait vu cette redoutable adversaire; personne, excepté
un seul être, qui depuis cette rencontre avait tenu sur ce
sujet ses lèvres aussi fermées que si Harpocrate, le dieu
du silence, les eût scellées de son doigt : — c'était Gygès,
chef des gardes de Candaule. Un jour, Gygès, plein de
projets et d'ambitions vagues, errait sur les collines de
Bactres, où son maître l'avait envoyé pour une mission
importante et secrète ; il songeait aux enivrements de la
toute-puissance, au bonheur de fouler la pourpre sous
une sandale d'or, de poser le diadème sur la tète de la
plus belle ; ces pensées faisaient bouillonner son sang dans
ses veines, et, comme pour suivre l'essor de ses rêves, il
frappait d'un talon nerveux les flancs blanchis d'écume de
son cheval numide.
Le temps, de calme qu'il était d'abord, était devenu
orageux comme l'âme du guerrier, et Borée, les cheveux
hérissés par les frimas de la ïhrace, les joues gonflées, les
bras croisés sur la poitrine, fouettait à grands coups
d'aile les nuages gros de pluie.
Une troupe de jeunes filles qui cueillaient des fleurs
dans la campagne, effrayées de la tempête, regagnaient
la ville en toute hâte, remportant leur moisson parfumée
dans le pan de leur tunique. Voyant de loin venir un
étranger à cheval, elles avaient, suivant l'usage des bar-
bares, ramené leur manteau sur leur visage; mais, au
moment où Gygès passait auprès de celle que sa fière at-
titude et ses vêtements plus riches semblaient désigner
comme maîtresse de la troupe, un coup de vent j)liis fort
avait emporté le voile de l'inconnue, et, le faisant tour-
LE ROI CANDAULE. 365
noyer en l'air comme une plume, Pavait chassé si loin
qu'il était impossible de le reprendre. — C'était Nyssia,
la fille de Mej^abaze, qui se trouva ainsi, le visage décou-
vert, devant Gygès, simple capitaine des gardes du roi
Candaule. Était-ce seulement le souffle de Borée qui avait
causé cet accident, ou bien Eros, qui se plaît à troubler
les âmes, s'était-il amusé à couper le lien qui retenait le
tissu protecteur? Toujours est-il que Gygès resta immo-
bile à l'aspect de cette Méduse de beauté, et il y avait
longtemps que le pli de la robe de Nyssia avait disparu
sous la porte de la ville, que Gygès ne songeait pas à re-
prendre son chemin. Bien que rien ne justifiât cette con-
jecture, il avait eu le sentiment qu'il venait de voir la fille
(lu satrape, et cette rencontre, qui avait presque le carac-
tère d'une apparition, concordait si bien avec la pensée
qui l'occupait dans ce moment, qu'il ne put s'empêcher
d'y voir quelque chose de fatal et d'arrangé par les dieux.
— En effet, c'était bien sur ce front qu'il eût voulu poser
le diadème : quel autre en eût été plus digne? Mais quelle
probabilité y avait-il que Gygès eût jamais un trône à faire
partager? Il n'avait pas essayé de donner suite à cette
aventure et de s'assurer si c'était vraiment la fille de Mé-
gabaze dont le hasard, ce grand escamoteur, lui avait ré-
vélé le visage mystérieux. Nyssia s'était dérobée si promp-
tement qu'il lui eût été impossible de la retrouver, et
d'ailleurs il avait été plutôt ébloui, fasciné, foudroyé en
quelque sorte, que charmé par cette apparition surhu-
maine, par ce monstre de beauté.
Cependant, cette image, à peine entrevue un moment,
s'était gravée dans son cœur en traits profonds comme
ceux que les sculpteurs tracent sur l'ivoire avec un poinçon
rougi au feu. Il avait fait, sans pouvoir en venir à bout,
tous ses efforts pour l'eftacer, car l'amour qu'il éprouvait
pour Nyssia lui causait une secrète terreur. — La perfec-
tion portée à ce point est toujours inquiétante, et les
fennnes si semblables aux déesses ne peuvent qu'être fa-
3 1.
3fifi NOUVELLES.
taies aux faibles mortels ; elles sont créées pour les adul-
tères célestes, et les hommes, même les plus courageux,
ne se hasardent qu'en tremblant dans de pareilles amours.
— Aussi aucun espoir n'avait-il germé dans l'ùme de Gygès,
accablé et découragé d'avance par le sentiment de l'im-
possible. Avant d'adresser la parole à Nyssia, il eût voulu
dépouiller le ciel de sa robe d'étoiles, ôter à Phœbus sa
couronne de rayons, oubliant que les femmes ne se don-
nent qu'à ceux qui ne les méritent pas, et que le moyen
de s'en faire aimer, c'est d'agir avec elles comme si l'on
désirait en être haï.
Depuis ce temps, les roses de la joie ne fleurirent plus
sur SOS joues : le jour, il était triste et morne, et semblait
marcher seul dans son rêve, comme un mortel qui a vu
une divinité; la nuit il était obsédé de songes qui lui mon-
traient Nyssia assise à coté de lui, sur des coussins de pour-
pre, entre les griffons d'or de l'estrade royale.
Donc Gygès, le seul qui pût parler de Nyssia en con-
naissance de cause, n'en ayant rien dit, les Sardiens en
étaient réduits aux conjectures, et il faut convenir qu'ils
en faisaient de bizarres et tout à fait fabideuses. La beauté
de Nyssia, grftce aux voiles dont elle était entourée, deve-
nait comme une espèce de mythe, de cannevas, de poëme
que chacun brodait à sa guise.
— Si ce que l'on rapporte n'est pas faux, disait en gras-
seyant un jeune débauché d'Athènes, la main appuyçesur
l'épaule d'un enfant asiatique, ni Plangon, ni Archenassa,
ni Thaïs ne peuvent supporter la comparaison avec cette
merveille barbare ; pourtant j'ai peine à croire qu'elle
vaille Théano de Colophon, dont j'ai acheté une nuit au
prix de ce qu'elle a pu emporter d'or, en plongeant jus-
qu'aux épaules ses bras blancs dans mon coffre de cèdre.
— Auprès d'elle, ajouta un Eupatride qui avait la pré-
tention d'être mieux informé que personne sur toutes
choses, auprès d'elle, la fille de Cœlus et de la Mer paraî-
trait rounne une servante éthiopienne.
m; roi ca>ualle. 367
— Ce que vous dites là est un blasphème, et, quoique
Aphrodite soit une bonne et indulgente déesse, prenez
garde de vous attirer sa colère.
— Par Hercule ! — ce qui est un serment de valeur dans
une ville gouvernée par ses descendants, — je n'en puis
rabattre d'un mot.
— Vous lavez donc vue?
— Non, mais j'ai à mon service un esclave qui a jadis
appartenu à Nyssia et qui m'en a fait cent récits.
— Est-il vrai, demanda d'un air enfantin une femme
équivoque dont la tunique rose tendre, les joues fardées
et les cheveux luisants d'essence annonçaient de malheu-
reuses prétentions à une jeunesse dès longtemps disparue,
est-il vrai que Nyssia ait deux prunelles dans chaque œil?
— Cela doit être fort laid à ce qu'il me semble, et je ne
sais pas comment Candaule a pu s'éprendre d'une pareille
monstruosité, tandis qu'il ne manque pas à Sardes et dans
la Lydie de femmes dont le regard est irréprochable.
Et en disant ces mots avec toute sorte de mit:nardises
et d'atîeteries, Lamia jetait un petit coup d'œil significatif
sur un petit miroir de métal fondu qu'elle tira de son sein
et qui lui servit à ramener au devoir quelques boucles dé-
rangées par l'impertinence du vent.
— Quant à ce qui est de la prunelle double, cela m'a
tout l'air d'un conte de nourrice, dit le patricien bien in-
formé ; mais il est sûr que Nyssia a le regard si perçant,
qu'elle voit à travers les murs; à côté d'elle, les lynx sont
myopes.
— Comment un homme grave peut-il débiter de sang-
froid une absurdité pareille? interrompit un bourgeois à
qui son crâne chauve, et le flot de barbe blanche où il
plongeait ses doigts tout en parlant, donnaient un aspect
de prépondérance et de sagacité philosophique. La vcrité
est que la fille de Mégabaze n'y voit naturellemrnt pas
plus clair que vous et moi; seulement le prêtre égyptien
Thoutmosis, qui sait tant de secrets merveilleux, lui a
368 NOUVELLES.
donné la pierre mystérieuse qui se trouve dans la tête des
dragons, et dont la propriété, comme chacun le sait, est
de rendre pénétrables au regard, pour ceux qui la possè-
dent, les ombres et les corps les plus opaques. Nyssia porte
toujours cette pierre dans sa ceinture ou sur son bracelet,
et c'est ce qui explique sa clairvoyance.
L'interprétation du bourgeois parut la plus naturelle
aux personnages du groupe dont nous essayons de rendre
la conversation, et l'opinion de Lamia et du patricien fut
abandonnée comme invraisemblable.
— En tout cas, reprit l'amant de Théano, nous allons
pouvoir en juger, car il me semble que j'ai entendu ré-
sonner les clairons dans le lointain, et, sans avoir la vue
de Nyssia, j'aperçois là-bas le héraut qui s'avance des
palmes dans les mains, annonçant l'arrivée du cortège
nuptial et faisant ranger la foule.
A cette nouvelle qui se propagea rapidement, les
hommes robustes jouèrent des coudes pour arriver au
premier rang; les garçons agiles, embrassant le fût des
colonnes, tâchèrent de se hisser jusqu'aux chapiteaux et
de s'y asseoir; d'autres, non sans avoir excorié leurs ge-
noux à l'écorce, parvinrent à se percher assez commodé-
ment dans TY de quelque branche d'arbre ; les femmes
posèrent leurs petits enfants sur le coin de leur épaule
en leur recommandant bien de se retenir à leur cou.
"^eux qui avaient le bonheur de demeurer dans la rue
où devaient passer Candaule et Nyssia penchèrent la
tête du haut de leurs toits, ou, se soulevant sur le
coude, quittèrent un moment les coussins qui les soute-
naient.
Un murmure de satisfaction et de soulagement par-
courut la foule qui attendait déjà depuis de longues
heures, car les flèches du soleil de midi commençaient à
être piquantes.
Les guerriers pesamment armés, avec des cuirasses fie
buftle recouvertes de lames de métal, des casques ornés
LE ROI CANDAULE. 369
d'aigrettes de crin de cheval teint en rouge, des knémides
garnies d'étain, des baudriers étoiles de clous, des boucliers
hlasonnés et des épées d'airain, marchaient derrière un
rang de trompettes qui souftlaient à pleine bouche dans
leurs longs tubes étincelants au soleil. Les chevaux de ces
guerriers, blancs comme les pieds de Thétis, pour la no-
blesse de leurs allures et la pureté de leur race, auraient
pu servir de modèle à ceux que Phidias sculpta plus tard
sur les métopes du Parthénon.
A la tête de cette troupe [marchait Gygès, le bien
nommé, — car son nom en lydien signifie beau. Ses traits,
de la plus parfaite régularité, paraissaient taillés dans le
marbre, tant il était pâle, car il venait de reconnaître
dans Nyssia, quoiqu'elle fût couverte du voile des
jeunes épousées, la femme dont la trahison du vent
avait livré la figure à ses regards auprès des murs de
Bactres,
— Le beau Gygès paraît bien triste, se disaient les
jeunes fdles. Quelque fière beauté a-t-elle dédaigné son
amour, — ou quelque délaissée lui a-t-elle fait jeter un
sort par une magicienne de Thessalie ? L'anneau cabalis-
tique qu'il a trouvé, à ce qu'on dit, au milieu d'une forêt
dans les flancs d'un cheval de bronze, aurait-il perdu sa
vertu, — et, cessant de rendre son maître invisible, l'au-
rait-il trahi tout à coup aux regards étonnés de quelque
honnête mari qui se croyait seul dans sa chambre con-
iugale ?
— Peut-être a-t-il perdu ses talents et ses drachmes au
jeu de Palamède, ou bien est-ce le dépit de n'avoir pas
gagné le prix aux jeux Olympiques? Il comptait beaucoup
sur son cheval Hypérion.
Aucune de ces conjectures n'était vraie. Jamais Ton ne
suppose ce qui est.
Après le bataillon commandé par Gygès, venaient de
jeunes garçons couronnés de myrtes qui accompagnaient
sur des lyres d'ivoire, en se servant d'un archet, des
^10 NOUVELLES.
hymnes d'épithalame sur le mode lydien; ils étaient vA
tus de tuniques roses brodées d'une grecque d'argent, et
leurs cheveux flottaient sur leurs épaules en boucle»
épaisses.
Ils précédaient les porteurs de présents, esclaves ro-
bustes dont les corps demi-nus laiss;iient voir dos entre-
lacements de muscles à faire envie au plus vigoureux
athlète.
Sur les brancards, soutenus par deux ou quatre liom-
mes, ou davantage, suivant la pesanteur des objets,
étaient posés d'énormes cratères d'airain, ciselés par
les plu.«5 fameux artistes ; — des vases d'or et d'argent
aux flancs ornés de bas-reliefs, aux anses gracieusement
entremêlées de chimères, de feuillages et de femmes
nues; — des aiguières magnifiques pour laver les pieds
des hôtes illustres; — des buires incrustées de pierres
précieuses et contenant les parfums les plus rares, myrrhe
d'Arabie, ciniramome des Indes, nard de Perse, essence
de roses de Smyrne; — des kamklins ou cassolettes avec
des couvercles percés de trous; — des colïres de cèdre
et d'ivoire d'un travail merveilleux s'ouvrant avec des se-
crets introuvables pour tout autre que l'inventeur, et con-
tenant des bracelets d'or d'Ophir, des colliers de perles
du plus bel orient, des agrafes de manteau constellées
de rubis et d'escarboucles; — des toilettes renfermant
les éponges blondes, les fers à friser, les dents de loup
marin qui servent à polir les ongles, le fard vert d'Egypte,
qui devient du plus beau rouge en touchant la peau, les
poudres qui noircissent les paupières et les sourcils, et
tout ce que la coquetterie féminine peut inventer de raf-
finements. — D'autres civières étaient couvertes de robes
de pourpre de la laine la plus fine et de toutes les nuan-
ces, depuis l'incarnat de la rose jusqu'au rouge sombre
du sang de la grappe; — de calasiris en toile de Canope
qu'on j<'tte blanche dans la chaudière du teinturier, et
qui, grAce aux divers mordants dont elle est omi^rei.nte.
LE ROI CANDAULE. 371
en sort diaprée des couleurs les plus vives ; — de tuniques
apportées du pays fabuleux des Sères, à l'extrémité du
monde, faites avec la bave filée d'un ver qui vit sur les
feuilles, et si fines qu'ellesauraientpu passer par une bague.
Des Éthiopiens luisants comme le jais, la tête s.errée
par une cordelette pour que les veines de leur front ne se
rompissent pas dans les efforts qu'ils faisaient pour sou-
tenir leur fardeau, portaient en grande pompe une statue
d'Hercule, aïeul de Gandaule, de grandeur colossale, faite
d'ivoire et d'or, avec la massue, la peau du lion de Né-
mée, les trois pommes du jardin des Hespérides, et tous
les attributs consacrés.
Les statues de la Vénus céleste et de la Vénus Géni-
trix, taillées par les meilleurs élèves de l'école de Si-
cyone dans ce marbre de Paros dont l'étincelante trans-
parence semble faite tout exprès pour représenter la
chair toujours jeune des immortelles, suivaient l'effigie
d'Hercule dont les contours épais et les formes renflées
faisaient encore ressortir l'harmonie et l'élégance de leurs
proportions.
Un tableau de Bularque, payé au poids de l'or par
Candaule, peint sur le bois du larix femelle, et repré-
sentant la défaite des Magnètes, excitait l'admiration gé-
nérale pour la perfection du dessin, la vérité de« atti-
tudes et l'harmonie des couleurs, quoique l'artiste n'y
eût employé que les quatre teintes primitives : le blanc,
l'ocre attique, la sinopis pontique et l'atrament. — Le
jeune roi aimait la peinture et la sculpture plus peut-être
qu'il ne convient à un monarque, et il lui était arrivé
souvent d'acheter un tableau au prix du revenu annuel
d'une ville.
Des chameaux et des dromadaires splendidement capa-
raçonnés, le col chargé de musiciens jouant des cymbales
et du tympanon, portaient les pieux dorés, les cordes et
les étoffes de la tente destinée à la jeune reine pour des
voyages et des parties de chasse.
372 NOUVELLES.
Ces niagniliceiiccs, en toute autre occasion, niu-aicnt
ravi le peuple de Sardes ; mais sa curiosité avait un autn-,
but, et ce ne fut pas sans quelque impatience (ju'il vit
défiler cette poi-tion du cortège. Les jeunes tilles et les
beaux garçons, agitant des torches enflammées, et semant
à pleines mains la fleur du crocus, n'obtinrent même pas
son attention. L'idée de voir Nyssia préoccupait toutes
les tètes.
Enfm Candaule apparut monté sur un char attelé de
quatre chevaux aussi beaux, aussi fougueux que ceux du
Soleil, inondant de mousse blanche leur frein d'or, se-
couant leur crinière tressée de pourpre et contenus à
grand'peine par le cocher, debout à côté du prince et ren-
versé en arrière pour avoir plus de force.
Candaule était un jeune homme plein de vigueur, jus-
tifiant bien son origine herculéenne : sa tète se joignait
à ses épaules par un cou de taureau presque sans
inflexion; ses cheveux, noirs et lustrés, se tordaient en
petites boucles rebelles et couvraient par places la ban-
delette du diadème; ses oreilles, petites et droites, étaient
vivement colorées; mais son front s'étendait large et
plein, quoique un peu bas, comme tous les fronts antiques;
son œil plein de douceur et de mélancolie, ses joues
ovales, son menton aux courbes douces et ménagées, sa
bouche aux lèvres légèrement entr'ouverles, son bras
d'athlète terminé par une main de femme, indicpiaient
plutôt une nature de poète que de guerrier. En elfet ,
fiuoifju'il fût brave , adroit à tous les exercices du corps,
(ionijjtant un cheval aussi bien qu'un Laitilhe , cou[)antà
la nage le courant des fleuves qui descendent des mon-
tagnes grossis par les fontes de neige , en état de tendre
l'arc d'Odyssée et de porter le bouclier d'Achille, il ne
paraissait pas avoir l'esprit préoccupé de conquêtes, et la
guerre, si entraînante jjour les jeunes rois . n'avait pour
lui (ju'im attrait médiocre; il se contentait de repousser
les attaques des voisins ambitieux sans chercher à étendre
LE «01 CANDAUI.E. ST.'i
ses États. — Il préférait bâtir des palais pour lesquels ses
conseils ne manquaient pas aux architectes , faire des
collections de statues et de tableaux des anciens et des
nouveaux peintres; il avait des ouvrages de Téléphanes de
Sicyone, de Cléanthes et d'Ardices de Corinthe , d'Ilygié-
nion^ de Dinias, de Charmade, d'Eumarus et de Cimon,
les uns au simple trait , les autres coloriés ou mono-
chromes.— On disait même que Candaule , chose peu
décente pour un prince, n'avait pas dédaigné de manier
de ses mains royales le ciseau du sculpteur et l'éponge du
peintre encaustique.
Mais pourquoi nous arrêter à Candaule ? Le lecteur est
sans doute comme le peuple de Sardes, et c'est Nyssia
qu'il veut connaître.
La fille de Mégabaze était montée sur un éléphant à la
peau rugueuse, aux immenses oreilles semblables à des
drapeaux, qui s'avançait d'un pas lourd , mais rapide ,
comme un vaisseau parmi des vagues. Ses défenses et sa
trompe étaient cerclées d'anneaux d'argent : des colliers
de perles énormes entouraient les piliers de ses jambes.
Sur son dos, que recouvrait un magnifique tapis de Perse
aux dessins bariolés , s'élevait une espèce d'estrade écail-
lée de ciselure d'or, constellée d'onyx, de sardoines, de
chrysolithes, de lapis-lazuli, de girasols ; sur cette estrade
était assise la jeune reine si couverte de pierreries qu'elle
éblouissait les yeux. Une mitre en forme de casque , où
des perles formaient des ramages et des lettres à la mode
orientale, enveloppait sa tête ; ses oreilles, percées aux
lobes et sur l'ourlet, étaient chargées d'ornements en façon
de coupes , de croissants et de grelots ; des colliers de
boules d'or et d'argent, découpés à jour, entouraient son
cou au triple rang et descendaient sur sa poitrine avec un
frisson métallique; des serpents d'émeraude aux yeux de
rubis et de topazes, après avoir décrit plusieurs spirales,
s'agrafaient à ses bras en se mordant la queue : ces bra-
celets se rejoignaient par des chaînes de pierreries, et leur
32
374 NOUVELLES.
poids était si considérable, que deux suivantes se tenaient
agenouillées à côté de Nyssia et lui soutenaient les coudes.
Elle était revêtue d'une robe brodée par les ouvriers do
Tyr de dessins étincelants de feuillages d'or aux fruits de
diamants, et par-dessus elle portait la tunique courte de
Persépolisqui descend à peine au genou et dont la manche
fendue est rattachée par une agrafe de saphir ; sa taille
était entourée de la hanche jusqu'aux reins par une cein-
ture faite d'une étoffe étroite, bigarrée de zébrures et de
ramages qui formaient des symétries et des dessins , sui-
vant qu'ils se trouvaient rapprochés par l'arrangement des
plis que les fdles de l'Inde savent seules disposer. Son
pantalon de byssus, que les Phéniciens nomment syndon,
se fermait au-dessus des chevilles par des cercles ornés de
clochettes d'or et d'argent, et complétait cette toilette
d'une richesse bizarre et tout à fait contraire au goût
grec. Mais, hélas! un flammeum conXexxv de safran, mas-
quait impitoyablement le visage de Nyssia qui paraissait
gênée, bien qu'elle eût un voile , de voir tant de regards
fixés sur elle, et faisait souvent signe à un esclave placé
derrière d'abaisser le parasol de plumes d'autruche pour
la mieux dérober à l'empressement de la foule.
Candaule avait eu beau la supplier, il n'avait pu la dé-
terminer à quitter son voile, même pour cette occasion
solennelle. La jeune barbare avait refusé de payer à son
peuple sa bienvenue de beauté. — Le désappointement
fut grand ; Lamia prétendit que Nyssia n'osait se découvrir
de peur de montrer sa double prunelle; le jeune dé-
bauché resta convaincu que Théano de Colophon était
plus belle que la reine de Sardes, etGygès poussa un sou-
pir, lorsqu'il vit Nyssia , après avoir fait agenouiller son
éléphant, descendre sur les têtes inclmées des esclaves
damascènes comme par un escalier vivant jusque sur le
seuil de la demeure royale, où l'élégance de l'architecture
grecque se mêlait aux fantaisies et aux énormités du goût
asiatique.
LE ROI CA>DALLE. 375
CHAPITRE II.
En notre qualité de poëte, nous avons le droit de relever
le flommeum couleur de safran qui enveloppait la jeune
épouse, — plus heureux en cela que les Sardiens qui,
après toute une journée d'attente, furent obligés de s'en
retourner chez eux, réduits, comme avant, aux simples
conjectures .
Nyssia était réellement au-dessus de sa réputation ,
quelque grande qu'elle fût ; il semblait que la nature se
hit proposé, en la créant, d'aller jusqu'aux limites de sa
puissance et de se faire absoudre de tousses tâtonnements
et de tous ses essais manques. On eût dit qu'émue d'un
sentiment de jalousie à l'endroit des merveilles futures
des sculpteurs grecs, elle avait voulu, elle aussi, modeler
une statue et faire voir qu'elle était encore la souveraine
maîtresse en fait de plastique.
Le grain de la neige, l'éclat micacé du marbre de Paros,
la pulpe brillantée des fleurs de la balsamine, donneraient
une faible idée de la substance idéale dont était formée
Nyssia. Cette chair si fine, si délicate , se laissait pénétrer
par le jour, et se modelait en contours transparents , en
lignes suaves, harmonieuses comme de la musique. Selon
la différence des aspects, elle se colorait de soleil ou de
pourpre comme le corps aromal d'une divinité , et sem-
blait rayonner la lumière et la vie. Le monde de perfec-
tions que renfermait l'ovale noblement allongé de sa
chaste figure, nul ne pourra le redire, ni le statuaire avec
son ciseau, ni ie peintre avec son pinceau, ni le poëte avec
son style, fût-il Praxitèle, Apelles ou Mimnerme. Sur son
front uni, baigné par des ondes de cheveux rutilants sem-
blables à l'électruui en fusion et sauooudrés de limaille
376 NOUVELLES.
d'or, suivant la coutume babylonienne, siégeait , comme
sur un trône de jaspe, Tinaitérable sérénité de la beauté
parfaite.
Pour ses yeux , s'ils ne justifiaient pas entièrement ce
qu'en disait la crédulité populaire, ils étaient au moins
d'une étrangeté admirable ; des sourcils bruns dont les
extrémités s'effilaient gracieusement comme les pointes
de l'arc d'Eros, et que rejoignait une ligne de henné, à la
mode asiatique , de longues franges de cils aux ombres
soyeuses, contrastaient vivement avec les deux étoiles de
saphir roulant sur un ciel d'argent bruni qui leur servaient
de prunelles. Ces prunelles , dont la pupille était plus
noire que l'atrament, avaient dans l'iris de singulières
variations de nuances; du saphir elles passaient à la tur-
quoise, de la turquoise à l'aigue-marine, de l'aigue-ma-
rine à l'ambre jaune, et quelquefois , comme un hic lim-
pide dont le fond serait semé de pierreries, laissaient
entrevoir, à des profondeurs incalculables, des sables d'or
et de diamant, sur lesquels des fibrilles vertes frétillaient
et se tordaient en serpents d'émeraudes. Dans ces orbes
aux éclairs phosphoriques, les rayons des soleils éteints,
les splendeurs des mondes évanouis, les gloires des
olympeséclipsés, semblaient avoir concentré leurs reflets;
en les contemplant, on se souvenait de l'éternité, et l'on
se sentait pris de vertige , comme en se penchant sur le
bord de l'infini.
L'expression de ces yeux extraordinaires n'était pas
moins variable que leurs teintes. Tantôt, leurs paupières
s'entr'ouvrant comme les portes des demeures célestes,
ils vous appelaient dans des élysées de lumière, d'azur et
de félicité ineffable, ils vous promettaient la réalisation
de tous vos rêves de bonheur décuplés, centuplés, connue
s'ils avaient deviné les secrètes pensées de votre âme;
tantôt, impénétrables comme des boucliers composés de
sept lames superposées des plus durs métaux, ils faisaient
tomber vos regards, flèches émousséps et sans force :
LE ROI CANDAULE. 377
d'une simple inflexion de sourcil, d'un seul tour de pru-
nelle, plus fort que la foudre de Zeus, ils vous précipi-
taient, du haut de vos escalades les plus ambitieuses,
dans des néants si profonds qu'il était impossible de s'en
relever. Typhon lui-même, qui se retourne sous l'Etna,
n'eût pu soulever les montagnes de dédain dont ils vous
accablaient; l'on comprenait que, vécût-on mille olym-
piades, avec la beauté du blond fils de Létô, le génie d'Or-
phéus, la puissance sans bornes des rois assyriens, les
trésors des Kabires, des Telchines et des Dactyles, dieux
des richesses souterraines, on ne pourrait les ramener à
une expression plus douce.
D'autres fois ils avaient des langueurs si onctueuses et
si persuasives, des effluves et des irradiations si péné-
trantes, que les glaces de Nestor et de Priam se seraient
fondues à leur aspect, comme la cire des ailes d'Icare en
approchant des zones enflammées. Pour un de ces regards
on eût trempé ses mains dans le sang de son hôte, dis-
persé aux quatre vents les cendres de son père, renversé
les saintes images des dieux et volé le feu du ciel comme
Prométhée, le sublime larron.
Cependant leur expression la plus ordinaire, il faut le
dire, était une chasteté désespérante, une froideur su-
blime, une ignorance de toute possibilité de passion hu-
maine, à faire paraître les yeux de clair de lune de Phœbé
et les yeux vert de mer d'Athéné plus lubriques et plus
provoquants que ceux d'une jeune fille de Babylone sa-
crifiant à la déesse] Mylitta dans l'enceinte de cordes de
Succoth-Benolh. — Leur virginité invincible paraissait
défier l'amour.
Les joues de Nyssia, que nul regard humain n'avait
profanées, excepté celui de Gygès, le jour du voile enlevé,
avaient une fleur de jeunesse, une pâleur tendre, une
délicatesse de grain et de duvet dont le visage de nos
femmes, toujours exposées a l'air et au soleil, ne peut
donner l'idée la plus lointaine; la pudeur y faisait courir
3 2.
378 NOUVELLES.
des niiages roses comme ceux que produirait une goutte
d'essence vermeille dans une coupe pleine de lait, et,
quand nulle émotion ne les colorait, elles prenaient des
reflets argentés, de tièdes lueurs, comme un alhàtro éclairé
par dedans. La lampe était son âme charmante, que lais-
sait apercevoir la transparence de sa chair.
Une abeille se fut trompée à sa bouche, dont la forme
était si parfaite, les coins si purement arqués, la pourpre
si vivace et si riche, que les dieux seraient descendus des
maisons olympiennes pour l'effleurer de leurs lèvres
humides d'immortalité, si la jalousie des déesses n'y eût
mis bon ordre. Heureux l'air qui passait par cette pourpre
et ces perles, qui dilatait ces jolies narines si finement
coupées et nuancées de tons roses, comme la nacre des
coquillages poussés par la mer sur les rives de Chypre
aux pieds de la Vénus Anadyomène. Mais il y a comme
cela une foule de bonheurs accordés à des choses qui
ne peuvent les comprendre, — Quel amant ne vou-
drait être la tunique de sa bien-aimée ou l'eau de son
bain?
Telle était Nyssia, si l'on peut se servir de ces mots
après une description si vague de sa figure. — Si nos
brumeux idiomes du Nord avaient cette chaude liberté,
cet enthousiasme brûlant du Sir-Hasirim , peut-être par
des comparaisons, en suscitant dans l'esprit du lecteur
des souvenirs de fleurs, de parfums, de musique et de
soleil, en évoquant par la magie des mots tout ce que la
création peut contenir d'images gracieuses et charmantes,
nous eussions pu donner quelque idée de la piiysionomie
de Nyssia ; mais il n'est permis qu'à Salomon de compa-
rer le nez d'une belle femme à la tour du Liban qui re-
garde vers Damas. Et pourtant qu'y a-t-il de plus impor-
tant au monde que le nez d'une belle femme? si Hélène,
la blanche Tyndaride, eût été camarde, la guerre de Troie
eùt-ello eu lieu? Et si Sem Rami n'avait ou le profil d'ime
régularité parfaite, eùt-elle séduit le vieux monarque de
I.K ROI CANDAl'I.E. '<79
Nin-Nevet, et ceint son front de la mitre de perles, signe
du pouvoir suprême?
Candaule, bien qu'il eût fait amener dans ses palais les
plus belles esclaves de Sour, d'Ascalon, de Sogd, de
Sakkes, de Ratsaf, les plus célèbres courtisanes d'Éphc^se,
de Pergame, do Smyrne et de Chypre, fut complètement
fasciné par les charmes de Nyssia... Il n'avait pas môme
soupçonné jusque-là l'existence d'une pareille perfec-
tion.
Libre, en sa qualité d'époux, de se plonger dans la con-
templation de cette beauté, il se sentit pris d'éblouisse-
ments et de vertige, comme quelqu'un qui se penche sur
rai)îme ou fixe ses yeux sur le soleil ; il éprouva une
espi'ce de délire de possession, comme un prêtre ivre du
dieu qui le remplit. Toute autre pensée disparut de son
âme, et l'univers ne lui apparut plus que comme un
brouillard vague où rayonnait le fantôme étincelant de
Nyssia. Son bonheur tournait à l'extase, et son amour à la
folie. Parfois sa félicité relVrayait. N'être qu'un misérable
roi, que le descendant lointain d'un héros devenu dieu à
force de fatigues, qu'uu homme vulgaire fait de chair et
d'os, et, sans avoir rien fait pour le mériter, sans même
avoir, comme son aïeul, étouffé quelque hydre et déchiré
quelque lion, jouir d'un bonheur dont Zeus, à la cheve-
lure ambrosienne, serait à peine digne, tout maître de
l'Olympe qu'il est ! Il avait, en quelque sorte, honte d'ac-
caparer un si riche trésor pour lui seul, de faire au monde
le vol de cette merveille, et d'être le dragon écaillé et
gi'ilfu f|ui gardait le type vivant de l'idéal des amoureux ,
des sculpteurs et des poètes. Tout ce qu'ils avaient rêvé
dans leurs aspirations, leurs mélancolies et leurs déses-
poirs, il le possédait, lui, Candaule, pauvre tyran de
Sardes, ayant à peine quelques misérables coffres pleins
de perles, quelques citernes remplies de pièces d'or et
trente ou quarante mille esclaves achetés ou enlevés à la
guerre 1
380 NOUVELLES.
La félicité était trop grande pour Candaule, et la force
qu'il eût sans doute trouvée pour supporter Tinfortune
lui manqua pour le bonheur. — Sa joie débordait de son
âme^ comme l'eau d'un vase sur le feu, et, dans l'exaspé-
ration de son enthousiasme pour Nyssia , il en était venu
à la désirer moins timide et moins pudique, car il lui en
coûtait de garder pour lui seul le secret d'une telle
beauté.
— Oh ! se disait-il pendant les rêveries profondes qui
occupaient tout le temps qu'il ne passait pas auprès de la
reine, — l'étrange sort que le mien ! Je suis malheureux
de ce qui ferait le bonheur de tout autre époux. Nyssia
ne veut pas sortir de l'ombre du gynécée, et refuse, dans
sa pudeur barbare, de relever son voile devant d'autres
que moi. Pourtant, avec quel enivrement d'orgueil mon
amour la verrait rayonnante et sublime, debout sur le
haut de l'escalier royal, dominer mon peuple à genoux,
et faire évanouir, comme l'aurore qui se lève, toutes les
pâles étoiles qui pendant la nuit s'étaient crues dos soleils!
— Orgueilleuses Lydiennes, qui pensez être belles, vous
ne devez qu'à la réserve de Nyssia de ne pas paraître,
même à vos amants, aussi laides que les esclaves de
Nahasi et de Kusch aux yeux obliques, aux lèvres épatées.
Si une seule fois elle traversait les rues de Sardes le visage
découvert, vous auriez beau tirer vos adorateurs par le
pan de leur tunique, aucun d'eux ne retournerait la tête,
ou, s'il le faisait, il vous demanderait votre nom, tant il
vous aurait profondément oubliées. Ils iraient se précipi-
ter sous les roues d'argent de son char pour avoir la vo-
lupté d'être écrasés par elle, comme ces dévots de l'Indus
qui pavent de leurs corps le chemin de leur idole. Et vous,
déesses qu'a jugées Pâris-Alexandre, si Nyssia avait con-
couru, aucune de vous n'eût emporté la pomme, pas
même Aphrodite, malgré son ceste et la promesse de faire
aimer le berger- arbitre par la plus belle femme du
monde !...
LE ROI CANDAULE. 381
— Penser qu'une semblable beauté n'est pas immor-
telle, hélas ! et que les ans altéreront ces lignes divines,
cet admirable hymne de formes, ce poëme dont les stro-
phes sont des contours, et que nul au monde n'a lu et ne
doit lire que moi ; être seul dépositaire dun si splendide
trésor ! — Au moins, si je savais, à l'aide des lignes et des
couleurs, imitant le jeu de l'ombre et de la lumière, fixer
sur le bois un reflet de ce visage céleste ; si le marbre n'é-
tait pas rebelle à mon ciseau, comme dans la veine la plus
pure du Paros ou du pentélique, je taillerais un simulacre
de ce corps charmant qui ferait tomber de leurs autels les
vaines effigies des déesses ! Et plus tard, lorsque sous
le limon des déluges, sous la poussière des villes dissou-
tes, les hommes des âges futurs rencontreraient quelque
morceau de cette ombre pétrifiée de Nyssia, ils se di-
raient : Voilà donc comme étaient faites les femmes de
ce monde disparu ! Et ils élèveraient un temple pour lo-
ger le divin fragment. Mais je n'ai rien qu'une admiration
stupide et un amour insensé ! Adorateur unique d'une
divinité inconnue, je ne possède aucun moyen de répan-
dre son culte sur la terre !
Ainsi, dans Candaule, l'enthousiasme de l'artiste avait
éteint la jalousie de l'amant; l'admiration était plus forte
que l'amour. Si, au lieu de Nyssia, fille du satrape Méga-
baze, tout imbue d'idées orientales, il eût épousé quelque
Grecque d'Athènes ou de Corinthe, nul doute qu'il n'eût
fait venir à sa cour les plus habiles d'entre les peintres
et les sculpteurs, et ne leur eût donné la reine pour mo-
dèle, comme plus tard le fit Alexandre le Grand pour
Campaspe, sa favorite, qui posa nue devant Apelles.
Cette fantaisie n'eût rencontré aucune résistance dans une
femme d'un pays où les plus chastes se glorifiaient d'avoir
contribué, celles-là pour le dos, celles-ci pour le sein, à
la perfection d'une statue célèbre. Mais c'était à peine si
la farouche Nyssia consentait à déposer ses voiles dans
l'ombre discrète du thalamus, et les empressements du
,}82 NOUVELLES.
roi la choquaient, à vrai dire, pins qu'ils ne la charmaient.
L'idée du devoir et de la soumission qu'une femme doit
à son mari la faisait seule céder quelquefois à ce qu'elle
appelait les caprices de Candaule
Souvent il la priait de laisser couler sur ses épaules les
flots de ses cheveux, fleuve d'or plus opulent que le Pac-
tole, de poser sur son front une couronne de lierre et de
lilleul, comme une bacchante du Ménale, de se coucher
sur une peau de tigre aux dents d'argent, aux yeux de
rubis, à peine couverte d'un nuage de tissu plus fin que
du vent tramé, ou de se tenir debout dans une conque de
nacre, faisant pleuvoir de ses tresses une rosée de perles,
au lieu de gouttes d'eau de mer.
Quand il avait trouvé la place la plus favorable, il s'ab-
sorbait dans une muette contemplation; sa main, traçant
en l'air de vagues contours, semblait esquisser quelque
projet de tableau, et il serait resté ainsi des heures entiè-
res, si Nyssia, bientôt lasse de son rôle de modèle, ne lui
eût rappelé d'un ton froid et dédaigneux que de pareils
amusements étaient indignes de la majesté royale et con-
traires aux saintes lois du maringe. — C'est ainsi, disait-
elle en se retirant, drapée jusqu'aux yeux, dans les plus
mystérieuses retraites de son appartement, que l'on traite
ime maîtresse et non une femme honnête et de race
noble.
Ces sages remontrances ne corrigeaient pas Candaule,
dont la passion s'augmentait en raison inverse do la froi-
deur que lui montrait la reine. Et il en vint à ce point de
ne plus pouvoir garder pour lui les chastes secrets de la
couche nuptiale. Il lui fallut un confident comme à un
prince de tragédie moderne. Il n'alla pas, comme vous le
pensez bien, choisir un philosophe rébarbatif, à la mine
renfrognée, laissant tomber un flot de barbe grise et
blanche sur un manteau percé de trous orgueilleux, ni
un guerrier ne parlant que de balistcs, de catapultes et de
chars armés de faulx, ni un Eujoatride sentencieux plein
LK ROI CANDAULE. 38:^
de conseils et de maximes politiques, mais bien Gygès,
— que sa renommée galante devait faire passer pour un
connaisseur en matière de femmes.
Un soir il lui posa la main sur l'épaule d'un air plus fa-
milier et plus cordial que de coutume, et, lui jetant un
coup d'œil significatif, il fit quelques pas et se sépara du
groupe de courtisans en disant à haute voix :
— Gygès, viens donc me donner ton avis sur mon effi-
gie que les sculpteurs de Sicyone ont achevé tout récem-
ment de tailler dans le bas-relief généalogique où sont
inscrits mes aïeux.
-^ 0 roi ! tes connaissances sont supérieures à celles de
ton humble sujet, et je ne sais comment reconnaître
l'honneur que tu me fais en me daignant consulter, ré-
pondit Gygès avec un signe d'assentiment.
Candaule et son favori parcoururent plusieurs salles
décorées dans le goût hellénique, où l'acanthe de Corin-
the, la volute d'Ionie, fleurissaient et se contournaient
au chapiteau des colonnes, où les frises étaient peuplées
de figurines en ouvrage de plastique polychrome repré-
sentant des processions et des sacrifices, et arrivèrent
enfin dans une partie reculée de l'ancien palais dont les
nmrailles étaient formées de pierres à angles irréguliers
et jointes sans ciment à la manière cyclopéenne. Cette
vieille architecture avait des proportions colossales et un
caractère formidable. Le génie démesuré des anciennes
civilisations de l'Orient y était lisiblement écrit, et rappe-
lait les débauches de granit et de briques de l'Egypte et
da l'Assyrie. — Quelque chose de l'esprit des anciens ar-
chitectes de la tour de Lylacq survivait dans ces piliers
trapus, aux profondes cannelures torses, dont le chapiteau
était composé de quatre têtes de taureaux affrontées et
reliées entre elles par des nœuds de serpents qui sem-
blaient vouloir les dévorer, obscur emblème cosmogoni-
que dont le sens n'était déjà plus intelligible et qui était
descendu dans la tombe avec les hiérophantes des fié-
384 NOUVELLES.
des précédents. — Les portes n'avaient ni la forme carrée
ni la forme ronde : elles décrivaient une espèce d'ogive
assez semblable à la mitre des mages et augmentant en-
core par cette bizarrerie le caractère delà construction.
Cette portion du palais formait comme une espèce de
cour entourée d'un portique dont le bas-relief généalo-
gique auquel Candaule avait fait allusion ornait l'archi-
trave.
Au milieu, l'on voyait Héraclès, le haut du corps dé-
couvert, assis sur un trône, les pieds sur un escabeau,
selon le rite pour la représentation des personnes divines.
Ses proportions colossales n'eussent d'ailleurs laissé aucun
doute sur son apothéose; la rudesse et la grossièreté ar-
chaïques du travail, dû au ciseau de quelque (artiste pri-
mitif, lui donnaient un air de majesté barbare, une gran-
deur sauvage plus analogue peut-être au caractère de ce
héros tueur de monstres, que ne l'eût été l'ouvrage d'un
sculpteur consommé dans son art.
A la droite du trône, se tenaient Alcée, fils du héros et
d'Omphale, Ninus, Bélus, Argon, premiers rois de la dy-
nastie des Héraclides, puis toute la suite des rois intermé-
diaires, dont les derniers étaient Ardys, Alyatte, Mélès ou
Myrsus, père de Candaule, et enfin Candaule lui-même.
Tous ces personnages, à la chevelure tressée en corde-
lettes, à la barbe tournée en spirale, aux yeux obliques,
à l'attitude anguleuse, aux gestes gênés et contraints, sem-
blaient avoir une espèce de vie factice due aux rayons du
soleil couchant et à la couleur rougeâtre dont le temps
revêt les marbres dans les climats chauds. — Les inscrip-
tions en caractères antiques gravées auprès d'eux, en ma-
nière de légendes, ajoutaient encore à la singularité mysté-
rieuse de cette longue procession de figures aux accoutre^
ments étranges et barbares.
Par un hasard que Gygès ne put s'empêcher de remar-
quer, la statue de Candaule se trouvait précisément occu-
per la dernière place disponible à la gauche d'Héraclès.
LE ROI CANDAULE. 385
— Le cycle dynastique était fermé, et, pour loger les des-
cendants de Candaule, il eût fallu de toute nécessité élever
un nouveau portique et recommencer un nouveau bas-
relief.
Candaule, dont le bras reposait toujours sur l'épaule de
Gygès, fit en silence le tour du portique; il semblait hési-
ter à entrer en matière et avoir tout à fait oublié le pré-
texte sous lequel il avait amené son capitaine des gardes
dans cet endroit solitaire.
— Que ferais-tu, Gygès, dit enfin Candaule, rompant ce
silence pénible pour tous deux, si tu étais plongeur et que
du sein verdâtre de l'Océan tu eusses retiré une perle par-
faite, d'un éclat et d'une pureté incomparables, d'un prix
à épuiser les plus riches trésors ?
— Je l'enfermerais, répondit Gygès, un peu surpris de
cette brusque question, dans une boîte de cèdre revêtue
de lames de bron/e, et je l'enfouirais dans un lieu désert,
sous une roche déplacée, et de temps à autre, lorsque je
serais sûr de n'être vu de personne, j'irais contempler
mon précieux joyau et admirer les couleurs du ciel se
mêlant à ses teintes nacrées.
— Et moi, reprit Candaule, l'œil illuminé d'enthou-
siasme, si je possédais ce si riche bijou, je voudrais l'en-
châsser dans mon diadème, l'offrir librement à tous les
regards, à la pure lumière du soleil, me parer de son
éclat et sourire d'orgueil en entendant dire : Jamais roi
d'Assyrie ou de Babylone, jamais tyran grec ou trinacrien
n'a possédé une perle d'un aussi bel orient que Candaule,
fils de Myrsus et descendant d'Héraclès, roi de Sardes et
de Lydie ! A côté de Candaule, Midas, qui changeait tout
en or, n'est qu'un mendiant aussi pauvi'e qu'Irus.
Gygès écoutait avec étonnement les discours de Can-
daule et cherchait à pénétrer le sens caché de ces divaga-
tionslyriques. Le roi semblait être dans un état d'excitation
extraordinaire : ses yeux étincelaient d'enthousiasme, une
33
386 NOUVELLES.
teinte d'un rose fébrile couvrait ses joues, ses narines en-
flées aspiraient l'air fortement.
— Eh bien ! Gygcs, continua Candaule sans paraître re-
marquer l'air inquiet de son favori, je suis ce plongeur.
Dans ce sombre océan humain où s'agitent confusément
tant d'êtres manques et mal venus, tant de formes incom-
plètes ou dégradées, tant de types d'une laideur bestiale,
ébauches malheureuses de la nature qui s'essaye, j'ai
trouvé la beauté pure, radieuse, sans tache, sans défaut,
l'idéal réel, le rêve accompli, une forme que jamais pein-
tre ni sculpteur n'ont pu traduire sur la toile ou dans le
marbre : — j'ai trouvé Nyssia !
— Bien que la reine ait la pudeur craintive des femmes
de rOrient, et que nul homme, excepté son époux, n'ait
vu les traits de son visage, la renommée aux cent langues
et aux cent oreilles, a publié partout ses louanges, dit
Gygès en s'inclinant avec respect.
— Des bruits vagues, insignifiants. On dit d'elle, comme
de toutes les femmes qui ne sont pas précisément laides,
qu'elle est plus belle qu'Aphrodite ou qu'Hélène ; mais
personne ne peut soupçonner , même lointainoment,
une pareille perfection. En vain j'ai supplié Nyssia de
paraître sans voile dans quelque fête pul:^ique , dans
quelque sacrifice solennel , ou de se montrer un instant
accoudée sur la terrasse royale , donnant à son peuple
l'immense bienfait d'un de ses aspects, lui faisant lu
prodigalité d'un de ses profils, plus généreuse en cela
que les déesses, qui ne laissent voir à leurs adorateurs
que de pâles simulacres d'albâtre et d'ivoire. Elle n'a
jamais voulu y consentir. — Chose étrange, et que je
rougirais de t'avouer, cher Gygès : autrefois j'ai été ja-
loux; j'aurais voulu cacher mes amours à tous les yeux ;
nulle ombre n'était assez épaisse , nul mystère assez im-
pénétrable. Maintenant je ne me reconnais plus, je n'ai
ni les idées de l'amant ni celles de l'époux ; mon amour
s'est fondu dans l'adoration comme une cire légère dans
LE ROI CANDAULE. 387
un brasier ardent. Tous les sentiments mesquins de ja-
loMsie ou de possession se sont évanouis. Non, l'œuvre la
plus achevée que le ciel ait donnée à la terre depuis le
jour où Prométhée appliqua la flamme sous la mamelle
gauche de la statue d'argile, ne peut être tenue ainsi
dans l'ombre glaciale du gynécée ! — Si je mourais, le
secret de cette beauté demeurerait donc à jamais ense-
veli sous les sombres draperies du veuvage ! — Je me
trouve coupable en la cachant comme si j'avais le soleil
chez moi et que je l'empêchasse d'éclairer le monde. —
Et quand je pense à ces lignes harmonieuses, à ces divins
contours que j'ose à peine effleurer d'un baiser timide,
je sens mon cœur près d'éclater, je voudrais qu'un œil
ami pût partager mon bonheur, et, comme un juge sévère
à qui l'on fait voir un tableau, reconnaître après un exa-
men attentif qu'il est irréprochable et que le possesseur
n'a pas été trompé par son enthousiasme. — Oui, sou-
vent, je me suis senti tenté d'écarter d'une main témé-
raire ces tissus odieux ; mais Nyssia, dans sa chasteté fa-
rouche, ne me le pardonnerait pas. Et cependant, je ne
puis porter seul une si grande félicité, il me faut un con-
fident de mes extases, un écho qui réponde à mes cris
d'admiration, — et ce sera toi !
Ayant dit ces mots, Candaule disparut brusquement
par un passage secret. Gygès, resté seul, ne put s'empê-
cher de faire la remarque du concours d'événements qui
semblaient le mettre toujours sur le chemin de Nyssia.
Un hasard lui avait fait connaître sa beauté murée à tous
les yeux, entre tant de princes et de satrapes elle avait
épousé précisément Candaule, le roi qu'il servait, et, par
un caprice étrange qu'il ne pouvait s'empêcher de trou-
ver presque fatal, ce roi venait faire, à lui Gygès, des con-
fidences sur cette créature mystérieuse que personne
n'approchait, et voulait absolument achever l'ouvrnge de
Borée dans la plaine de Bactres. La main des dieux n'é-
lait-elle pas visible dans toutes ces. circonstances ? — Ce
388 NOUVELLES.
spectre de beauté, dont le voile se soulevait peu à peu
comme pour Tenflammer, ne le conduisait-il pas sans
qu'il s'en doutât vers l'accomplissement de quelque grand
destin ? — Telles étaient les questions que se posait
Gygès ; mais, ne pouvant percer Tavenir obscur, il réso-
lut d'attendre les événements et sortit de la cour des
portraits, où l'ombre commençait à s'entasser dans les
angles et à rendre de plus en plus bizarres et menaçan-
tes les effigies des ancêtres de Candaule.
Etait-ce un simple jeu de lumière ou une illusion pro-
duite par cette inquiétude vague que cause aux cœurs
les plus fermes l'arrivée de la nuit dans les monuments
antiques ? Gygès, au moment de dépasser le seuil, crut
avoir entendu de sourds gémissements sortir des lèvres
de pierre du bas-relief, et il lui sembla qu'Héraclès fai-
sait d'énormes efforts pour dégager sa massue de granit.
CHAPITRE m.
Le jour suivant, Candaule, prenant Gygès à part, con-
tinua l'entretien conimencé sous le portique des Héracli-
des. DélivTé de l'embarras d'entrer en matière, il s'ouvrit
sans réserve à son confident, et, si Nyssia avait pu l'en-
tendre, peut-être lui eût-elle pardonné ses indiscrétions
conjugales en faveur des éloges passionnés qu'il accordait
à ses charmes.
Gygès écoutait toutes ces louanges avec l'air un peu
contraint d'un homme qui ne sait pas encore si son in-
terlocuteur ne feint pas un enthousiasme plus vif qu'il ne
l'éprouve réellement, afin de provoquer une confiance
lente à se décider. Aussi Candaule lui dit, d'un Ion dé-
pité : — Je vois, Gygès, que tu ne me crois pas. Tu
penses que je me vante ou que je me suis laissé fasciner
LE ROI CANDAULE. 389
comme un épais laboureur par quelque robuste campa-
gnarde à laquelle Hygie a écrasé sur les joues les gros-
sières couleurs de la santé; non, de par tous les dieux !
— j'ai réuni chez moi, comme un bouquet vivant, les
plus belles fleurs de TAsie et de la Grèce ; depuis Dédale,
pont les statues parlaient et marchaient, je connais tout
ce qu'a produit l'art des sculpteurs et des peintres. Li-
nus, Orphée, Homère 'm'ont appris l'harmonie et le
rhythme; — ce n'est pas avec le bandeau de l'amour sur
les yeux que je regarde. Je juge de sang-froid. La fougue
de la jeunesse n'est pour rien dans mon admiration, et,
quand je serais aussi caduc, aussi décrépit, aussi rayé de
rides que Tithon dans son maillot, mon avis serait tou-
jours le même ; mais je te pardonne ton incrédulité et ton
manque d'enthousiasme. Pour me comprendre, il f.iut
que tu contemples Nyssia dans l'éclat radieux de sa blan-
cheur étincelante, sans ombre importune, sans draperie
jalouse, telle que la nature l'a modelée de ses mains
dans un moment d'inspiration qui ne reviendra plus.
Ce soir, je te cacherai dans un coin de l'appartement nup-
tial... tu la verras !
— Seigneur, que me demandez-vous? répondit le
jeune guerrier avec une fermeté respectueuse. Comment
du fond de ma poussière, de l'abîme de mon néant, ose-
rai-je lever les yeux vers ce soleil de perfections, au ris-
que de rester aveugle le reste de ma vie ou de ne pou-
voir plus distinguer dans les ténèbres qu'un spectre
éblouissant ? — Ayez pitié de votre humble esclave, ne
le forcez point à une action si contraire aux maximes de
la vertu ; chacun ne doit regarder que ce qui lui appar-
tient. Vous le savez, les immortelles punissent toujours
les imprudents ou les audacieux qui les surprennent dans
leur divine nudité. Je vous crois, Nyssia est la plus belle
des femmes, vous êtes le plus heureux des époux et des
amants ; Héraclès, votre aïeul, dans ses nombreuses con-
quêtes, n'a rien trouvé qui approchât de votre reine. Si
» 83.
390 !SOl'VELI.ES.
VOUS, le prince que les artistes les plus vautés prennent
pour juge et pour conseil, vous la trouvez incomparable,
que vous importe l'avis d'an soldat obscur comme moi ?
Renoncez donc à votre fantaisie qui, j'ose le dire, n'est
pas digne de la majesté royale, et dont vous vous repen-
tirez dès qu'elle sera satisfaite.
— Écoute, Gygès, reprit Candaule, je vois que tu te dé-
fies de moi; tu penses qne je veux t'éprouver ; mais, je
te le jure par les cendres du bûcher d'où mon aïeul est
sorti dieu, je parle franchement et sans arrière-pensée !
— 0 Candaule ! je ne doute pas de votre bonne foi,
votre passion est sincère ; mais peut-être, lorsque je vous
aurai obéi, concevrez-vous pour moi une aversion pro-
fonde, et me haïrez-vous de ne pas vous avoir résisté da-
vantage. Vous voudrez reprendre à ces yeux, indiscrets
par force, l'image que vous leur aurez laissé entrevoir
dans un moment de délire, et qui sait si vous ne les con-
danmerez pas à la nuit éternelle du tombeau, pour les
punir de s'être ouverts lorsqu'ils devaient se fermer.
— Ne crains rien ; je te donne ma parole royale qu'il
ne te sera fait aucun mal.
T- Pardonnez à votre esclave s'il ose encore, après une
telle assurance, élever quelque objection. Avoz-vous ré-
fléchi que ce que vous me proposez est une profanation
de la sainteté du mariage, une espèce d'adultère visuel ?
Souvent la femme dépose la pudeur avec ses vêtements,
et, ime fois violée par le regard, sans avoir cessé d'être
vertueuse, elle peut croire qu'elle a perdu sa fleur de
pureté. Vous me promettez de n'avoir aucun ressenti-
ment ; mais qui m'assurera contre le courroux de Nyssia,
elle si réservée, si chaste, d'une pudeur si inquiète, si
farouche et si virginale, qu'on la dirait encore ignorante
des lois de l'hymen *> Si elle vient à apprendre le sacrilège
dont je vais me rendre coupable par déférence pour les
volontés de mon maître, à quel supplice me condam-
LK ROI CANDAILE. 391
nrra-t-elle pour me faire expier un tel crime ? Qui pourra
me mettre à l'abri de sa colère vengeresse?
— Je ne te savais pas si sage et si prudent, dit Can-
daule avec un sourire légèrement ironique ; mais tous
ces dangers sont imaginaires, et je te cacherai de façon
à ce que Nyssia ignore à tout jamais qu'elle a été vue
par un autre que par son royal époux.
Gygès, ne pouvant se défendre davantage, fit un signe
d'assentiment pour montrer qu'il donnait les mains aux
volontés du roi. — Il avait résisté autant qu'il avait pu, et
sa conscience était désormais en repos sur ce qui devait
arriver ; il eût craint d'ailleurs, en se refusant plus long-
temps au désir de Candaule, de contrarier le destin, qui
paraissait vouloir le rapprocher de Nyssia pour quelque
raison formidable et suprême qu'il ne lui était pas donné
de pénétrer.
Sans pressentir aucun dénoûment, il voyait vaguement
passer devant lui mille images tumultueuses et vagues.
Cet amour souterrain, accroupi au bas de l'escalier de
son âme, avait remonté quelques marches, guidé par une
incertaine lueur d'espérance; le poids de l'impossible ne
pesait plus si lourdement sur sa poitrine, maintenant qu'il
se croyait aidé par les dieux. En effet, qui eût pu penser
que pour Gygès les charmes tant vantés de la fille de Mé-
gabaze n'auraient bientôt plus de mystère !
— Viens, Gygès, dit Candaule, en le prenant par la
main, profitons du moment. Nyssia se promène avec ses
femmes dans les jardins ; allons étudier la place et dresser
nos stratagèmes pour ce soir.
Le roi prit son confident par la main et le guida à tra-
vers les détours qui conduisaient à l'appartement nuptial.
Les portes de la chambre à coucher étaient faites d'ais de
cèdre si exactement unis, qu'il était mipossible d'en de-
viner les jointures. A force de les frotter avec de la laine
imbibée d'huile, les esclaves avaient rendu le bois aussi
luisant que le marbre; les clous d'airain aux têtes taillées
392 NOUVELLES.
à facettes, dont elles étaient étoilées, avaient tout le bril-
lant de l'or le plus pur. — Un système compliqué de cour-
roies et d'anneaux de métal, dont Candaule et sa femme
connaissaient les entrelacements, servait de fermeture ;
car en ces temps héroïques la serrurerie était encore à
l'état d'enfance.
Candaule défit les nœuds, fit glisser les anneaux sur les
courroies, souleva, avec un manche qu'il introduisit dans
une mortaise , la barre qui fermait la porte à lintérieur,
et, ordonnant à Gygès de se placer contre le mur, il ren-
versa sur lui un des battants de manière à le cacher tout à
fait ; mais la porte ne se joignait pas si exactement à son
cadre de poutres de chêne, soigneusement polies et dres-
sées au cordeau par un ouvrier habile, que le jeune guer-
rier ne pût, à travers l'interstice laissé libre pour le jeu
des gonds, apercevoir d'une façon distincte tout l'inté-
rieur de la chambre.
En face de la porte, le lit royal s'élevait sur une estrade
de plusieurs degrés, recouverte d'un tapis de pourpre :
des colonnes d'argent ciselé en soutenaient l'entable-
ment, orné de feuillages en relief, à travers lesquels des
amours se jouaient avec des dauphins; d'épaisses cour-
tines brodées d'or l'entouraient comme les pans d'une
tente.
Sur l'autel des dieux protecteurs du foyer étaient po-
sés des vases en métal précieux, des patères émail lées de
fleurs, des coupes à deux anses, et tout ce qui sert aux
libations.
Le long des murs, garnis de planches de cèdre merveil-
leusement travaillées, s'adossaient de distance en distance
des statues de basalte noir, conservant les poses con-
traintes de l'art égyptien et tenant au poing une torche de
bronze où s'adaptait un éclat de bois résineux.
Une lampe d'onyx, suspendue par une chaîne d'argent,
descendait de cette poutre du plafond qu'on appelle la
noire, parce qu'elle est plus exposée que les autres à
LE ROI CANDAULE. 393
être brunie par la fumée. Chaque soir une esclave avait
soin de la remplir d'une huile odoriférante.
Près de la tête du lit était accroché à une petite colonne
un trophée d'armes, composé d'un casque à visière, d'un
toucher doublé de quatre cuirs de taureau, garni de lames
d'étain et de cuivre, d'une épée à deux tranchants et de
javelots de frêne aux pointes d'airain.
A des chevilles de bois pendaient les tuniques et les
manteaux de Candaule : il y en avait desimpies et de dou-
bles, c'est-à-dire pouvant entourer le corps deux fois ; on
remarquait surtout un manteau trempé trois fois dans la
pourpre et orné d'une broderie représentant une chasse
où des molosses de Laconie poursuivaient et déchiraient
des cerfs, et une tunique dont l'étoffe, fine et délicate
comme la pellicule qui enveloppe l'oignon, avait tout l'é-
clat de rayons de soleil tramés. Vis-à-vis le trophée d'ar-
mes était placé un fauteuil incrusté d'ivoire et d'argent,
avec un siège recouvert d'une peau de léopard, tachetée
de plus d'yeux que le corps d'Argus, et un marchepied
découpé à jour, sur lequel Nyssia déposait ses vêtements.
— Je me retire d'ordinaire le premier, dit Candaule à
Gygès, et je laisse la porte ouverte comme elle l'est main-
tenant ; Nyssia, qui a toujours quelque fleur de tapisserie
à terminer, quelque ordre à donner à ses femmes, tarde
quelquefois un peu à me rejoindre ; mais enfin elle vient;
et, comme si cet effort lui coûtait beaucoup, lentement,
une à une, elle laisse tomber sur ce fauteuil d'ivoire les
draperies et les tuniques qui l'enveloppent tout le jour,
comme les bandelettes d'une momie. Du fond de ta re-
traite, tu pourras suivre ses mouvements gracieux, admi-
rer ses attraits sans rivaux, et juger par toi-même si Can-
daule est un jeune fou qui se vante à tort, et s'il ne pos-
sède pas réellement la plus riche perle de beauté qui ja-
mais ait orné un diadème !
— 0 roi, je vous croirais même sans cette épreuve, ré-
pondit Gygès en sortant de sa cachette.
394 NOUVELLES.
— Quand elle a quitté ses vêtements, continua Candaule
sans faire attention à ce que disait son confident, elle vient
prendre place à mes côtés ; c'est ce moment qu'il faut
saisir pour l'esquiver : car, dans le trajet du fauteuil au lit,
elle tourne le dos à la porte. Suspends tes pas comme si
tu marchais sur la pointe des blés mûrs, prends garde qu'un
grain de sable ne crie sous ta sandale, retiens ton ha-
leine et retire-toi le plus légèrement possible. — Le vesti-
bule est baigné d'ombre, et les faibles rayons de la seule
lampe qui reste allumée ne dépassent pas le seuil de la
chambre. Il est donc certain queNyssia ne pourra t'aper-
cevoir, et demain il y aura quelqu'un dans le monde qui
comprendra mes extases et ne s'étonnera plus de mes em-
portements admiratifs. Mais voici le jour qui baisse; le
soleil va bientôt faire boire ses coursiers dans les flots Hes-
périens, à l'extrémité du monde, au delà des colonnes
posées par mon ancêtre ; rentre dans ta cachette, Gygès,
et, bien que les heures de l'attente soient longues, j'en
jure Éros aux flèches d'or, tu ne regretteras pas d'avoir
attendu !
Après cette assurance, Candaule quitta Gygès, tapi de
nouveau derrière la porte. L'inaction forcée où se trou-
vait le jeune confident du roi laissait un libre cours à ses
pensées. Certes, la situation était des plus bizarres. Il ai-
mait Nyssia comme on aime une étoile, sans espoir de
retour; convaincu de l'inutilité de toute tentative, il n'a-
vait fait aucun effort pour se rapprocher d'elle. Et cepen-
dant, par un concours de circonstances extraordinaires,
il allait connaître des trésors réservés aux amants et aux
époux seuls ; pas une parole, pas une œillade n'avaient
été échangées entre lui et Nyssia, qui probablement igno-
rait jusqu'à l'existence de celui pour lequel sa beauté se-
rait bientôt sans mystère. Etre inconnu à celle dont la
pudeur n'aurait rien à vous sacrifier, quelle étrange posi-
tion ! aimer en secret une femme et se voir conduit par
l'époux jusque sur le seuil de la chambre nuptiale, avoir
LR ROI CANDAULE. 39 K
pour guide vers ce trésor le dragon qui devrait en dé-
fendre l'approche, n'y avait-il pas vraimcuit de quoi s'é-
tonner et admirer les singulières combinaisons du destin?
Tl en était là de ses réflexions, lorsqu'il entendit réson-
ner des pas sur les dalles.— C'étaient les esclaves qui ve-
naient renouveler l'huile de la lampe, jeter des parfums
sur les charbons des kamklins et>emuer les toisons de
brebis teint(!s en pourpre et en safran qui composaient
la couche royale.
L'heure approchait, et Gygès sentait s'accélérer le bat-
tement de son cœur et de ses artères. Il eut même envie de
se retirer avant l'arrivée de la reine, sauf à dire à Can-
daule qu'il était resté, et à se livrer de confiance aux
éloges les plus excessifs. — 11 lui répugnait, car Gygès,
malgré sa conduite un peu légère, ne manquait pas de
délicatesse, — de dérober une faveur qu'accordée libre-
ment il eût payée de sa vie. La complicité du mari rendait
en quelque sorte ce larcin plus odieux, et il aurait pré-
féré devoir à toute autre circonstance le bonheur de voir
la merveille de l'Asie dans sa toilette nocturne. Peut-être
bien aussi, avouons-le en historien véridique, l'approche
du danger était-elle pour quelque chose dans ses scru-
pules vertueux. Gygès ne manquait pas de bravoure, sans
doute; monté sur son char de guerre, son carquois son-
nant sur l'épaule, son arc à la main, il eût défié les plus
fiers combattants ; à la chasse, il eût attaqué sans pâlir te
sanglier de Calydon ou le lion de Némée; mais, explique
qui voudra cette énigme, il frémissait à l'idée de regarder
une belle femme à travers une porte, — Personne n'a
toutes les sortes de courages. — 11 sentait aussi que ce
-n'était pas impunément qu'il verrait Nyssia. — Ce devait
être une épofiue décisive dans sa vie; pour l'avoir entre-
vue un instant il avait perdu le repos de son cœur; que
serait-ce donc après ce qui allait se passer? L'existence
lui serait-elle possible lorsqu'à cette tête divine, qui in-
cendiait ses rêves, s'ajouterait un corps charmant fait
396 NOUVELLES.
pour les baisers des immortels? Que deviendrait-il, si dé-
sormais il ne pouvait contenir sa passion dans l'ombre el
\le silence, comme il Tavait fait jusqu'alors? Donnerait-il
là la cour de Lydie le spectacle ridicule d'un amour in-
îsensé, et tâcherait-il d'attirer sur lui, par des extravagan-
tes, la pitié dédaigneuse de la reine ? Un pareil résultat
tait fort probable, puisque la raison de Candaule, pos-
'sesseur légitime de Nyssia, n'avait pu résister au vertige
causé par cette beauté surhumaine, lui, le jeune roi in-
souciant qui, jusque-là, avait ri de l'amour et préféré à
toutes choses les tableaux et les statues. — Ces raison-
nements étaient fort sages, mais fort inutiles; car, au
même moment, Candaule entra dans la chambre et dit
à voix basse, mais distincte, en passant près de la
porte : — Patience, mon pauvre Gygès, Nyssia va bientôt
venir !
Quand il vit qu'il ne pouvait plus reculer, Gygès, qui
après tout était un jeune homme, oublia toute autre con-
sidération, et ne pensa plus qu'au bonheur de repaître ses
yeux du charmant spectacle que^ Candaule lui donnait. —
On ne peut exiger d'un capitaine de vingt-cinq ans l'aus-
térité d'un philosophe blanchi par l'âge.
Enfin un léger susurrement d'étoffes frôlées et traînant
sur le marbre, que le silence profond de la nuit permet-
tait de discerner, annonça que la reine arrivait. En effet,
c'était elle; d'un pas cadencé et rhvthmé comme une
ode, elle franchit le seuil du thalamus, et le vent de son
voile aux plis flottants effleura presque la joue brûlante
de Gygès, qui faillit se trouver mal et fut forcé de s'ap-
puyer à la muraille, tant son émotion était violente; il
se remit pourtant, et, s' approchant de Tinierstice de la
porte, il prit la position la plus favorable pour ne rien
perdre de la scène dont il allait être l'invisible témoin.
Nyssia fit quel([ues pas vers l'escabeau d'ivoire et com.
mença à détacher les aiguilles terminées par des boules
d'or creuses qui retenaient son voile sur le sommet de sa
LE ROI CANDAULE. 39 7
tt'tp, et Gygès, du fond dp l'angle plein d'onibre on il était
tapi, put examiner à son aise cette physionomie (ière et
charmante qu'il n'avait fait qu'entre\olr; ce col arrondi,
délicat et puissant à la fois, sur lequel Aphrodite avait
tracé de l'ongle de son petit doigt les trois légères raies
que l'on appelle encore aujourd'hui le collier de Vénus;
cette nuque où se tordaient dans l'albâtre de petites bou-
cles folles et rebelles; ces épaules argentées qui sortaient
à demi de l'échancrure de la chlamyde comme le disque
de la lune émergeant d'un nuage opaque. — Candaule, à
demi soulevé sur ses coussins, regardait sa femme avec
une affectation distraite et se disait à part lui : — Mainte-
nant Gygès, qui a un air si froid, si difficile et si dédai-
gneux, doit être à moitié convaincu.
Ouvrant un coffret placé sur une table dont le pied était
formé par des gritïes de lion, la reine délivra du poids
des bracelets et des chaînes de pierreries, dont ils étaient
surchargés, ses beaux bras, qui auraient pu le disputer
pour la forme et la blancheur à ceux d'Héré, la sœur et la
femme de Zens, roi de l'Olympe. Quelque précieux que
fussent ses joyaux, ils ne valaient assurément pas la place
qu'ils couvraient, et, si Nyssia eût été coquette, on eût pu
croire qu'elle ne les mettait que pour se faire prier de les
ôter; les anneaux et les ciselures avaient laissé sur sa peau
fine et tendre comme la pulpe intérieure d'un lis, de lé-
gères empreintes roses, qu'elle eut bientôt dissipées en les
frottant de sa petite main aux phalanges effilées, aux
extrémités rondes et menues.
Puis avec un mouvement de colombe qui frissonne
dans la neige de ses plumes, elle secoua ses cheveux, qui,
n'étant plus retenus par les épingles, roulèrent en spirales
alanguies sur son dos et sur sa poitrine semblables à des
fleurs d'hyacinthe ; elle resta quelques instants avant d'en
rassembler les boucles éparses, qu'elle réunit ensuite en
une seule masse. C'était merveille de voir les boucles
blondes ruisseler comme des jets d'or entre l'argent de
3i
3QS NOUVELLES.
ses doigts, et ses bras onduleux comme des cols de cygne
s'arrondir au-dessus de sa tête pour enrouler et fixer la
torsade. — Si par hasard vous avez jeté un coup d'œil sur
un de ces beaux va?es étrusques, à fond noir et à figures
rouges, orné d'un de ces sujets qu'on désigne sous le nom
de toilette grecque, vous aurez une idée de la grâce de
'Nyssia dans cette pose, qui depuis l'antiquité jusqu'à nos
jours a fourni tant d'heureux motifs aux peintres et aux
- tntuaires.
Sa coiffure arrangée, elle s'assit sur le bord de l'esca-
l.'pau d'ivoire et se mit à défaire les bandelettes qui rete-^
naient ses cothurnes. — Nous autres modernes, grâce à
notre horrible système de chaussure, presque aussi ab-
surde que le brodequin chinois, nous ne savons plus ce
que c'est qu'un pied, — Celui de Nyssia était d'une per-
fection rare, même pour la Grèce et l'Asie antique. L'or-
teil légèrement écarté, comme un pouce d'oiseau, les
autres doigts un peu longs, rangés avec une symétrie
charmante, les ongles bien formés et brillants comme des
agates, les chevilles fines et dégagées, le talon impercep-
tiblement teinté de rose; rien n'y manquait. — La jambe
qui s'attachait à ce pied et prenait, au reflet de la lampe,
des luisants de marbre poli , était d'une pureté et d'un
tour irréprochables.
Gygès, absorbé dans sa contemplation, tout en com-
prenant la folie de Candaule, se»disait que, si les dieux
lui eussent accordé un pareil trésor, il aurait su le garder
pour lui.
— Eh bien ! Nyssia , vous ne venez pas dormir près de
moi, fit Candaule voyant que la reine ne se hâtait en au-
cune manière et désirant abréger la faction de Gygès.
— Si, mon cher seigneur, je vais avoir fini, répondit
Nyssia.
Et elle détacha la cernée qui agrafait son péplum sur
son épaule, — il ne restait plus que la tunique à laisser
tomber. — Gygès, derrière la porte , sentait ses veines
LE RO! CANDAULE. 309
siffler dans sps tempes; son cœur battait si fort qu'il lui
semblait qu'on dût l'entendre de la chambre, et, pour en
comprimer les pulsations, il appuyait sa main sur sa poi-
trine, et quand Nyssia , avec un mouvement d'une grâce
nonchalante, dénoua la ceinture de sa tunique , il crut'
que ses genoux allaient se dérober sous lui.
Nyssia, — était-ce un pressentiment instinctif, ou son
épiderme entièrement vierge de regards profanes avait-il
une susceptibilité magnétique si vive, qu'il pût sentir le
rayon d'un œil passionné, quoique invisible? — Nyssia
parut hésiter à dépouiller cette tunique, dernier rempart
de sa pudeur. Deux ou t'-ois fois ses épaules, son sein et
ses bras nus frémirent avec unB contraction nerveuse ,
comme s'ils eussent été effleurés par l'aile d'un papillon
nocturne, ou comme si une lèvre insolente eût osé s'en
approcher dans l'ombre.
Enfin, paraissant prendre sa résolution , elle jeta à son
tour la tunique, et le blanc poëme de son corps divin ap-
parut tout à coup dans sa splendeur, tel que la statue d'une
déesse qu'on débarrasse de ses toiles le jour de Tinaugu-
ration d'un temple. La lumière glissa en frissonnant de
plaisir sur ses formes exquises et les enveloppa d'un baiser
timide, profitant d'une occasion, hélas ! bien rare : les
rayons éparpillés dans la chambre, dédaignant d'illuminer
des urnes d'or, des agrafes de pierreries et des trépieds
d'airain, se concentrèrent tous sur Nyssia, laissant les au-
tres objets dans l'obscurité. — Si nous étions un Grec du
temps de Périclès, nous pourrions vanter tout à notre aise
ces belles lignes serpentines, ces courbures élégantes, ces
flancs polis, ces seins à servir de moule à la coupe d'Hébé;
mais la pruderie moderne ne nous permet pas do pareilles
descriptions, car on ne pardonnerait pas à la plume ce
qu'on permet au ciseau, et d'ailleurs il est des choses qui
ne peuvent s'écrire qu'en marbre.
Candaule souriait d'un air de satisfaction orgueilleuse.
D'un pas rapide, comme toute honteuse d'être si belle.
400 NOUVELLES.
n'étant que la fille d'un homme et d'une femme, Nyssia se
dirigea vers le lit, les bras croisés sur la poitrine; mais,
par un mouvement subit, elle se retourna avant de prendre
place sur la couche à côté de son royal époux, et vit, à
travers l'interstice de la porte, flamboyer un œil étincelant
comme l'escarboucle des légendes orientales; car, s'il était
faux qu'elle eût la prunelle double et qu'elle possédât la
pierre qui se trouve dans la tête des dragons, il était vrai
que son regard vert pénétrait l'ombre comme le regard
glauque du chat et du tigre.
Un cri pareil à celui d'une biche qui reçoit une flèche
dans le flanc, au moment où elle rêve tranquille sous la
fouillée, fut sur le point de lui jaillir du gosier; pourtant
elle eut la force de se contenir et s'allongea auprès de Can-
daule, froide comme un serpent, les violettes de la mort
sur les joues et sur les lèvres ; pas un de ses muscles ne
tressaillit, pas une de ses fibres ne palpita, et bientôt sa
respiration lente et régulière dut faire croire que Morphée
avait distillé sur ses paupières le suc de ses pavots.
Elle avait tout deviné et tout compris !
CHAPITRE IV.
Gygès, tremblant, éperdu, s'était retiré en suivant exac-
tement les instructions de Candaule, et si Nyssia, par un
hasard fatal, n'eût pas retourné la tête en mettant le pied
sur le lit, et ne l'avait pas vu s'enfuir, nul doute qu'elle
n'eût ignoré à jamais l'outrage fait à ses charmes par un
mari plus passionné que scrupuleux.
Le jeune guerrier, qui avait l'habitude des détours du
palais, n'eut pas de peine à trouver une issue. Il traversa
la ville d'un pas désordonné, comme un fou échappé
(l'Anticyre, et, s'élant fait reconnaître de la sentinelle qui
LK IlOI CANDAULE. . iOI
veillait près des remparts, il se fit ouvrir la porte et
gag^na la campagne. — Sa tête brûlait, ses joues étaient
enllammées comme par le feu de la fièvre ; ses lèvres
sèches laissaient échapper un souffle haletant; il se coucha,
pour trouver un peu de fraîcheur, sur le gazon humide
des pleurs de la nuit, et, ayant entendu dans l'ombre, à
travers l'herbe drue et le cresson, la respiration argentine
d'une naïade, il se traîna vers la source, plongea ses
mains et ses bras dans le cristal du bassin, y baigna sa
figure et but quelques gorgées d'eau, afin de calmer
l'ardeur qui le dévorait. Qui l'eût vu, aux faibles lueurs
des étoiles, ainsi penché désespérément sur cette fontaine,
l'eût pris pour Narcisse poursuivant son reflet; mais ce
n'était pas de lui-même assurément qu'était amoureux
Gygès.
La rapide apparition de Nyssia avait ébloui ses yeux
comme l'angle aigu d'un éclair; il la voyait flotter devant
lui dans un tourbillon lumineux, et il comprenait que
jamais de sa vie il ne pourrait chasser cette image. Son
amour avait grandi subitement ; la fleur en avait éclaté
comme ces plantes qui s'ouvrent avec un coup de ton-
nerre. Chercher à dominer sa passion était désormais une
chose impossible. Autant eût valu conseiller aux vagues
empourprées que Poséidon soulève de son trident de se
tenir tranquilles dans leur lit de sable et de ne pas écumer
contre les rochers du rivage. — Gygès n'était plus maître
de lui, et il éprouvait ce désespoir morne d'un homme
monté sur un char qui voit ses chevaux, effarés, insensi-
bles au frein, courir avec l'essor d'un galop furieux vers
un précipice hérissé de rocs. — Cent mille projets plus
extravagants les uns que les autres roulaient confusémeni
dans sa cervelle : il accusait le destin, il maudissait sa
mère de lui avoir donné le jour, et les dieux de ne pas l'a-
voir fait naître sur un trône, car alors il eût pu épouser
la fille du satrape.
Uiie douleur affreuse lui mordait le cœur, — il était
34.
t02 NOUVELLES.
jaloux du roi. — Dès l'instant où la tunique^ comme un
vol de colombe blanche qui se pose sur le gazon, s'était
abattue aux pieds de Nyssia, il lui avait semblé qu'elle
lui appartenait, il se trouvait frustré de son bien par Can-
daule. — Dans ses rêveries amoureuses, il ne s'était guèr(
jusqu'alors occupé du mari ; il pensait à la reine comme à
une pure abstraction, sans se représenter d'une manière
nette tous ces détails intimes de familiarité conjugale, si
amers et si poignants pour ceux qui aiment une femme au
pouvoir d'un autre. Maintenant il avait vu la tête blonde
de Nyssia se pencher comme une fleur près de la tête
brune de Candaule, et cette pensée excitait au plus haut
degré sa colère, comme si une minute de réflexion n'eût
pas dû le convaincre que les choses ne pouvaient se passer
autrement, et il se sentait naître dans l'âme contre son
maître une haine des plus injustes. L'action de l'avoir fait
assister au déshabillé de la reine lui paraissait une ironie
sanglante, un odieux raffinement de cruauté; car il ou-
bliait que son amour pour elle ne pouvait être connu du
roi, qui n'avait cherché en lui qu'un confident connais-
seur en beauté et de morale facile. Ce qu'il eût dû consi-
dérer comme une haute faveur lui produisait l'effet d'une
injure mortelle dont il méditait de se venger. En pensant
que demain la scène dont il venait d'être le témoin invi-
sible et muet se renouvellerait immanquablement, sa lan-
gue s'attachait à son palais, son front s'emperlait de gouttes
de sueur froide, et sa main convulsive cherchait le pom-
meau de sa large épée à double tranchant.
Cependant, grâce à la fraîcheur de la nuit, cette bonne
conseillère, il reprit un peu de calme, et rentra dans
Sardes avant que le jour fût assez clair pour permettre
aux rares habitants et aux esclaves matineux de distinguer
la jwleur qui couvrait son front et le désordre de ses
vêtements ; il se rendit au poste qu'il occupait habituelle-
ment au palais, se doutant bien que Candaule ne tarderait
pas à le faire appeler, et, quels que fussent les sentiments
IF. ItOI CA^DAl]LE. 403
qui l'agitassent, il n'était pas assez puissant pour braver
la colère du roi, et ne pouvait pas s'empêcher de subir
encore ce rôle de confident qui ne lui inspirait plus que de
riiorreur. Arrivé au palais, il s'assit sur les niarchos du
vestibule lambrissé de bois de cyprès, s'adossa contre une
colonne, et, prétextant la fatigue d'avoir veillé sous les
armes, il s'enveloppa la tête de son manteau, et feignit
de s'endormir pour éviter de répondre aux questions des
autres gardes.
Si la nuit fut terrible pour Gygès, elle ne le fut pas
moins pour Nyssia, car elle ne douta pas un instant qu'il
n'eût été caché là par Candaule. L'insistance avec laquelle
le roi lui avait demandé de ne pas voiler si sévèrement un
visage fait par les dieux pour l'admiration des hommes ;
le dépit qu'il avait conçu de ses refus de paraître vêtue
à la grecque dans les sacrifices et les solennités publiques;
les railleries qu'il ne lui avait point épargnées sur ce qu'il
appelait sa sauvagerie barbare, tout lui démontrait que
le jeune Héraclide, insouciant de la pudeur comme un
statuaire d'Athènes ou de Corinthe, avait voulu admettre
quelqu'un dans ces mystères que tous doivent ignorer;
car nul n'eût été assez audacieux pour se risquer, sans être
favorisé par lui, dans une telle entreprise, dont une
prompte mort eût puni la découverte.
Que les heures noires passèrent lentement pour elle !
avec quelle anxiété elle attendit que le matin vînt mêler
ses teintes bleuâtres aux jaunes reflets de la lampe presque
épuisée ! 11 lui semblait que jamais Apollon ne dût re-
monter sur son char, et qu'une main invisible retînt en
l'air la poudre du sablier. Cette nuit, aussi courte qu'une
autre, lui parut avoir six mois, comme les nuits cimmé-
riennes.
Tant qu'elle dura, elle se tint blottie, immobile et
droite sur le bord de sa couche, de peur d'être effleurée
par Candaule. Si elle n'avait pas jusque-là senti pour le
fils de Myrsus un amour bien vif, elle lui portait du
-J04 NOUVELLES.
moins cette tendresse grave et sereine qu'a toute honnêtes
femme pour son mari^ bien que la liberté toute grecque
de ses mœurs lui déplût fréquemment, et qu'il eût sur la:
pudeur des idées entièrement opposées aux siennes ;,
mais, après un tel affront, elle n'éprouvait plus à son en-
droit qu'une haine froide et qu'un mépris glacé : elle eût
préféré la mort à une de ses caresses. Un tel outrage
était impossible à pardonner, car c'est, chez les barbares
et surtout chez les Perses et les Bactriens, un grand dés-
honneur que d'être vu sans vêtements, non-seulement»
pour les femmes, mais encore pour les hommes.
Enfin Candaule se leva, et Nyssia, se réveillant de son
sommeil simulé, sortit à la hâte de cette chambre profa-
née à ses yeux, comme si elle eût servi aux veillées or-
giaques des bacchantes et des courtisanes. Il loi tardait
de ne plus respirer cet air impur, et, pour se livrer hbre-
ment à son chagrin, elle courut se réfugier dans l'appar-
tement supérieur réservé aux femmes, appela ses esclaves.
en frappant des mains et se fit renverser sur les bras^ sur
les épaules, sur la poitrine et sur tout le corps, des;
aiguières pleines d'eau, comme si, au moyen de cette es-
pèce d'ablution lustrale, elle eût espéré effacer la souil-
lure imprimée par les yeux de Gygès. Elle aurait voulu
en quelque sorte s'arracher cette peau où les rayons partis
d'une prunelle ardente lui paraissaient avoir laissé des
traces. Prenant des mains des servantes les étoffes au
long duvet qui servent à boire les dernières perles du
bain, elle s'essuyait avec tant de force, qu'un léger nuage
pourpre s'élevait aux places qu'elle avait frottées.
— J'aurais beau, dit-elle en laissant tomber les tissus
humides et en renvoyant ses suivantes, verser sur moi
toute l'eau des sources et des fleuves , l'Océan avec ses
gouffres amers ne pourrait me purifier. Une pareille tache
ne se lave qu'avec du sang. Oh ! ce regard, ce regard, il
s'est incrusté à moi, il m'étreint, m'enveloppe et me brûle
cotnme la tunique imprégnée cie la sanie de Nessus; je le
LE ROI CANDAULE. iOf)
sens sous mes draperies, tel qu'un tissu empoisonné que
rien ne peut détacher de mon corps. J'aurai beau main-
tenant entasser vêtements sur vêtements , choisir l«s
étoffes les moins transparentes, les manteaux les plus
épais, je n'en porte pas moins sur ma chair nue cette robe
infâme faite d'une œillade adultère et impudique. En
vain, depuis l'heure où je suis sortie du chaste sein de
ma mère, ai-je été élevée dans la retraite, enveloppée,/
comme Isis la déesse égyptienne, d'un voile dont nul n'eût
soulevé le bord sans payer cette audace de sa vie; en vain
suis-je restée séparée de tout désir mauvais, de toute idée
profane, inconnue des hommes , vierge comme la neige
où l'aigle môme n'a pu imprimer le cachet de ses serres,
tant la montagne qu'elle revêt élève haut la tête dans l'air
pur et glacial, il suffit du caprice dépravé d'un Grec-
Lydien pour me faire perdre en un instant, sans que je
sois coupable, le fruit de longues années de précautions
et de réserve. Innocente et déshonorée , cachée à tous et
pourtant publique... voilà le sort que Gandaule m'a fait!...
Qui me dit que Gygès, à l'heure qu'il est, n'est pas en
train de discourir de mes charmes avec quelques soldats
sur le seuil du palais. 0 honte ! ô infamie ! deux hommes
m'ont vue nue et jouissent en même temps de la douce
lumière du soleil ! — En quoi Nyssia diffère-t-elle à pré-
sent de l'hétaire la plus effrontée, de la courtisane la
plus vile? — Ce corps que j'avais tâché de rendre digne
d'être la demeure d'une âme pure et noble, sert de sujet
de conversation; on en parle comme de quelque idole
lascive venue de Sicyone ou de Corinthe ; on l'approuve
ou on le blâme : l'épaule est parfaite, le bras est charmant,
peut-être un peu mince, que sais-je ? Tout le sang de mon
cœur monte à mes joues à une pareille pensée. 0 beauté,
don funeste des dieux ! que ne suis-je la femme de quel-
que pauvre chevrier des montagnes, de mœurs naïves et
simples ! il n'eût pas aposté au seuil de sa cabane un che-
vrier comme lui pour profaner son humble bonheur ! Mes
406 NOUVKtrKS.
formes amaigries, ma chevelure inculte, mon teint flétri
par le hâle, m'eussent mise à couvert d'une si grossière
insulte, et ma laideur honnête n'eût pas eu à rougir.
Comment oserai-je, après la scène de cette nuit, passer à
côté de ces hommes, droite et fière sous les plis d'une tu-
nique qui n'a rien à dérober ni à l'un ni à l'autre; j'en
tomberai morte de honte sur le pavé ! — Candaule , Can-
daule, j'avais pourtant droit à plus de respect de ta part,
et rien dans ma conduite n'a pu provoquer un tel outrage.
Etais-je une de ces épouses dont les bras s'enlacent comme
le lierre au col de l'époux, et qui ressemblent plus à des
esclaves achetées à prix d'argent pour le plaisir du maître
qu-'à des femmes ingénues et de race noble ? ai-je jamais
chanté après le repas des hymnes amoureux en m'accom-
pagnant de \a, lyre, les lèvres humides de vin, l'épaule
nue, la tête couronnée de roses, et donné lieu, par quelque
action immodeste, à me traiter comme une maîtresse
qu'on montre après un festin à ses compagnons de dé-
bauche?
Pendant que Nyssia s'abîmait ainsi dans sa douleur, de
grosses larmes débordaient de ses yeux comme les gouttes
de pluie du calice d'azur d'un lotus à la suite de quelque
orage , et , après avoir coulé le long de ses joues pâles ,
tombaient sur ses belles mains abandonnées, languissam-
ment ouvertes, semblables à des roses à moitié effeuillées,
car aucun ordre parti du cerveau ne venait leur donner
d'action, Niobé, voyant succomber son quatorzième enfant
sous les flèches d'Apollon et de Diane, n'avait pas une
attitude plus morne et plus désespérée; mais, bientôt,
sortant de cet état de prostration , elle se roula sur le
plancher, déchira ses habits, répandit de la cendre sur sa
belle chevelure éparse, raya de ses ongles sa poitrine et
ses joues ©n poussant des sanglots convulsifs, et se livra à
tous les excès des douleurs orientales , avec d'autant plus
de violence , qu'elle avait été forcée de contenir plus
longtemps l'indignation , la honte , le sentiment de la
LE ItOI CANDAILE. 407
dignité blessée et tous les mouvements qui agitaient son
àme; car l'orgueil de toute sa vie venait d'être brisé, et
l'idée qu'elle n'avait rien à se reprocher ne la consolait
pas. Comme l'a dit un poëte, l'innocent seul connaît
le remords. Elle se repentait du crime commis par un
autre.
Elle fit cependant un effort sur elle-même , ordonna
d'apporter les corbeilles remplies de laines de différentes
couleurs, les fuseaux garnis d'étoupe , et distribua le tra-
vail à ses femmes comme elle avait coutume de le faire ;
mais elle crut remarquer que les esclaves la regardaient
d'une façon toute particulière et n'avaient pas pour elle
le même respect craintif qu'auparavant. Sa voix ne vibrait
pas avec la même assurance, sa démarche avait quelque
chose d'humble et de furtif;elle se sentait intérieurement
déchue.
Sans doute, ses scrupules étaient exagérés, et sa vertu
n'avait reçu aucune atteinte de la folie de Candaule; mais
des idées sucées avec le lait ont un empire irrésistible, et
la pudeur du corps est poussée par les nations orientales
à un excès presque incompréhensible pour les peuples de
l'Occident. Lorsqu'un homme voulait parler à Nyssia, en
Bactriane, dans le palais de Mégabaze , il devait le faire
les yeux baissés, et deux eunuques, le poignard à la main,
se tenaient à ses côtés prêts à lui plonger leurs lames
idans le cœur, s'il avait l'audace de relever la tête pour
regarder la princesse, bien qu'elle n'eût pas le visage
yiécouvert. — Vous jugez aisément quelle injure mortelle
devait être pour une femme élevée ainsi l'action de Can-
daule, qui n'eût sans doute été considérée par toute autre
que comme une légèreté coupable. Aussi l'idée de la
vengeance s'était-elle présentée instantanément à Nyssia,
et lui avait-elle donné assez d'empire sur elle-même pour
étouffer, avant qu'il arrivât à ses lèvres, le cri de sa pudeur
offensée, lorsque , retournant la tête, elle avait vu flam-
boyer dans l'ombre la prunelle étincelante de Gygès. Il
'lOS NOUVELLES.
lui avait fallu le courage du guerrier en embuscade qui,
frappé d'un dard égaré, ne pousse pas une seule plainte ,
de peur de se trahir derrière son abri de feuillage ou de
roseaux, et laisse silencieusement son sang rayer sa chair
de longs fdets rouges. Si elle n'eût contenu cette première
exclamation, Candaule, prévenu et alarmé, se serait tenu
sur ses gardes, et il eût rendu plus difficile, suion impos-
sible, l'exécution de ses projets.
Pourtant elle n'avait encore aucun plan bien arrêté;
mais elle était résolue à faire expier chèrement l'insulte
faite à son honneur. Elle avait eu d'abord la pensée de
tuer elle-même Candaule pendant son sommeil avec l'épée
suspendue auprès de son lit. Cependant il lui répugnait
de baigner ses belles mains dans le sang; elle craignait
de manquer son coup, et, quelque irritée qu'elle fût, elle
hésitait devant cette action extrême et peu décente pour
une femme.
Tout à coup elle parut s'être fixée à quelque projet;
elle fit venir Statira, une de ses suivantes qu'elle avait
amenée de Bactres, et en qui elle avait beaucoup de con-
fiance ; elle lui parla quelques minutes à voix basse et tout
près de l'oreille, bien qu'il n'y eût personne dans l'appar-
tement, et comme si elle eût craint d'être entendue par
les murailles.
Statira s'inclina profondément et sortit aussitôt.
Comme tous les gens que menace quelque grand péril,
Candaule nageait dans une sécurité parfaite. 11 était cer-
tain que Gygès s'était esquivé sans être remarqué, et il ne
pensait qu'au bonheur de parler avec lui des attraits sans
rivaux de sa femme.
Aussi le fit-il appeler et l'emmena-t-il dans la cour des
lléraclides.
— Eh bien ! Gygès, lui dit-il d'un air riant, je ne t'avais
pas trompé en t'assurant que tu ne regretterais pas d'avoir
passé quelques heures derrière cette bienheureuse porte.
Ai-je raison? Connais-tu une plus belle femme que la
LE ROI CANDAl'LE. 409
reine? Si tu en sais une qui l'emporte sur elle, dis-le-moi
franchement, et va lui porter de ma part ce til de perles,
emblème de la puissance.
— Seigneur, répondit Gygès d'une voix tremblante d'é-
motion, nulle créature humaine n'est digne d'être com-
parée à Nyssia ; ce n'est pas le fil de perles des reines qui
conviendrait à son front, mais la couronne sidérale des
immortelles.
— Je savais bien que ta glace finirait par se fondre
aux feux de ce soleil ! — Tu conçois maintenant ma pas-
sion, mon délire, mes désirs insensés. — N'est-ce pas,
Gygès, que le cœur d'un homme n'est pas assez grand pour
contenir un tel amour? Il faut qu'il déborde et s'épanche.
Une vive rougeur couvrit les joues de Gygès , qui ne
comprenait que trop bien maintenant l'admiration de
Candaule.
Le roi s'en aperçut, et dit d'un air moitié souriant,
moitié sévère :
— Mon pauvre ami, ne va pas faire la folie d'être amou-
reux de Nyssia, tu perdrais tes peines ; c'est une statue
que je t'ai fait voir et non une femme. Je t'ai permis,
de lire quelques strophes d'un beau poëme dont je possède
seul le manuscrit, pour en avoir ton opinion, voilà tout.
— Vous n'avez pas besoin, sire, de me rappeler mon
néant. Quelquefois le plus humble esclave est visité dans
son sommeil par quelque apparition radieuse et char-
mante, aux formes idéales, à la chair nacrée, à la cheve-
lure ambrosienne. Moi, j'ai rêvé les yeux ouverts ; vous
êtes le dieu qui m'avez envoyé ce songe.
— Maintenant, reprit le roi, je n'ai pas besoin de te re-
commander le silence : si tu ne mets pas un sceau sur ta
bouche, tu pourrais apprendre à tes dépens que Nyssia
n'est pas aussi bonne qu'elle est belle.
Le roi fit un geste d'adieu à son confident, et se retira
pour aller voir un lit antique sculpté par Ikmalius, ou-
vrier célèbre, qu'on lui proposait d'acheter.
35
410 NOUVELLES.
Candaule venait à peine de disparaître, qu'une femme,
enveloppée dans un long manteau , de façon à ne montrer
qu'un de ses yeux, à la manière des barbares, sortit de
l'ombre d'une colonne derrière laquelle elle s'était tenue
cachée pendant l'entretien du roi et de son favori, marcha
droite Gygès, lui posa le doigt sur l'épaule, et lui fit signe
de la suivre.
CHAPITRE V.
Statira, suivie de Gygès, arriva devant une petite porte
dont elle fit tomber le loquet en tirant un anneau d'ar-
gent attaché à une bande de cuir, et se mit à monter un
escalier aux marches assez roides pratiqué dans l'épais-
seur du mur. Au haut de l'escalier se trouvait une se-
conde porte qu'elle ouvrit au moyen d'une clé d'ivoire et
de cuivre. Dès que Gygès fut entré, elle disparut sans lui
expliquer autrement ce qu'on attendait de lui.
La curiosité de Gygès était mêlée d'inquiétude ; il ne
savait trop ce que pouvait signifier ce message mysté-
rieux. Il lui avait semblé vaguement reconnaître dans l'I-
ris silencieuse une des femmes de Nyssia, et le chemin
qu'elle lui avait fait suivre conduisait aux appartements
de la reine. Il se demandait avec terreur s'il avait été
aperçu dans sa cachette ou trahi par Candaule, car les
deux suppositions étaient probables.
A l'idée que Nyssia savait tout, des sueurs brûlantes et
glacées lui montèrent à la figure ; il essaya de fuir, mais
la porte avait été fermée sur lui par Statira, et toute re-
traite lui était coupée ; il s'avança donc dans la chambre
assombrie par d'épaisses draperies de pourpre, et se trouva
face à face avec Nyssia. Il crut voir une statue qui venait
au-devant de lui, tant elle était pâle. Les couleurs de la
vie avaient abandonné son visage, une faible teinte rose
animait seulement ses lèvres; sur ses tempes attendries
LE ROI CANDAULE. iH
quelquesimperceptiblesveinesentre-croisaient leur réseau
d'azur; les larmes avaient meurtri ses paupières et tracé
dessillons luisants sur le duvet de ses joues ; les teintes de
chrysoprase de ses prunelles avaient perdu de leur inten-
sité. Elle était ainsi plus belle et plus touchante. — La
douleur avait donné de Tàme à sa beauté marmoréenne.
Sa robe en désordre, à peine rattachée à son épaule,
laissait voir ses bras nus, sa poitrine et le commencement
de sa gorge d'une blancheur morte. Comme un guerrier
vaincu dans un premier combat, sa pudeur avait mis bas
les armes. A quoi lui eussent servi les draperies qui déro-
bent les formes, les tuniques aux plis précieusement fer-
més? Gygès ne la connaissait-il pas? Pourquoi défendre
ce qui est perdu d'avance?
Elle alla droit à Gygès, et, fixant sur lui un regard im-
périal plein de clarté et de commandement, elle lui dit
d'une voix brève et saccadée :
— Ne mens pas, ne cherche pas de vains subterfuges,
aie du moins la dignité et le courage de ton crime ; je
sais tout, je t'ai vu ! — Pas un mot d'excuse, je ne l'écou-
terais pas. — Candaule t'a caché lui-même derrière la
porte. N'est-ce pas ainsi que les choses se sont passées?
Et tu crois sans doute que tout est fini ? Malheureusement,
je ne suis pas une femme grecque facile aux fantaisies des
artistes et des voluptueux. Nyssia ne veut servir de jouet
à personne. 11 est maintenant deux hommes dont l'un est
de trop Mir terre ; il faut qu'il en disparaisse ! S'il ne
meurt, \e ne puis vivre. Ce sera toi ou Candaule, je te
laisse maHre du choix. Tue-le, venge-moi, et conquiers
par ce meurtre et ma main et le trône de Lydie, ou
qu'une prompte mort t'empêche désormais de voir, par
une lâche complaisance, ce qu'il ne t'appartient pas de
regarder. Celui qui a commandé est plus coupable que
celui qui n'a fait qu'obéir; et d'ailleurs, si tu deviens mon
époux, personne ne m'aura vue sans en avoir le droit. Mais
décide-toi sur-le-champ, car deux des quatre pwmelles
412 NOUVELLES.
OÙ ma nudité s'est rélléchiedoivents'éteindreavantce soir.
Cette alternative étrange, proposée avec un sang-froid
terrible, avec une résolution immuable, surprit tellement
Gygès, qui s'attendait à des reproches, à des menaces, à
une scène violente, qu'il resta quelques minutes sans cou-
leur et sans voix, livide comme une ombre sur le bord
des fleuves noirs de l'enfer. î
— Moi, tremper mes mains dans le sang de mon maî-
tre ! Est-ce bien vous, ô reine ! qui me demandez un si
grand forfait ? Je comprends toute votre indignation, je
la trouve juste, et il n'a pas tenu à moi que ce sacrilège
n'eût pas lieu ; mais, vous le savez, les rois sont puis-
sants, ils descendent d'une race divine. Nos destins re-
posent sur leurs genoux augustes, et ce n'est pas nous,
faibles mortels, qui pouvons hésiter à leurs ordres. —
Leur volonté renverse nos refus connue un torrent em-
porte une digue. — Par vos pieds que j'embrasse, par
votre robe que je touche en suppliant, soyez clémente !
oubliez cette injure qui n'est connue de personne et qui
restera éternellement ensevelie dans l'ombre et le si-
lence! Candaule vous chérit, vous admire, et sa faute ne
vient que d'un excès d'amour.
— Si tu parlais à un sphinx de granit dans les sables
arides de l'Egypte, tu aurais plus de chance de l'attendrir.
Les paroles ailées s'envoleraient sans interruption de ta
bouche pendant une olympiade entière, que tu ne pour-
rais rien changera ma résolution. Un cœur d'airain habite
ma poitrine de marbre, . . Meurs ou tue ! — Quand le rayon
de soleil qui s'est glissé à travers les rideaux aura atteint le
oied de cette table, que ton choix soit fait... J'attends.
Et Nyssia mit ses bras en croix sur son sein, dans une
uttitude pleine d'une sombre majesté.
A la voir debout, immobile et pâle, l'œil fixe, les sour-
cils contractés, la tête échevelée, le pied fortement ap-
puyé sur la dalle, on l'eût prise pour Némésis descendue
de son gritlon et guettant l'heure de frapper un coupable
LE ROI CANDAULE. 413
— Les profondeurs ténébreuses de l'Hadès ne sont vi-
sitées de personne avec plaisir, répondit Gygès; il est
doux de jouir de la pure lumière du jour, et les héros
eux-mêmes, qui habitent les îles Fortunées, reviendraient
volontiers dans leur patrie. Chacun a l'instinct de sa pro-
pre conservation, et, puisqu'il faut que le sang coule,
que ce soit plutôt des veines de l'autre que des miennes.
A ces sentiments avoués par Gygès avec une franchise
antique, il s'en joignait d'autres plus nobles dont il ne
parlait pas : — il était éperdument amoureux de Nyssia
et jaloux de Candaule. Ce ne fut donc pas la seule crainte
de la mort qui lui tit accepter cette sanglante besogne.
La pensée de laisser Candaule libre possesseur de Nyssia
hii était insupportable, et puis le vertige de la fatalité le
gagnait. Par une suite de circonstances singulières et
terribles, il se voyait entraîné à Taccomplissement de ses
rêves ; un Ilot puissant le soulevait malgré lui ; Nyssia
elle-même lui tendait la main pour lui faire monter les
degrés de l'estrade royale ; tout cela lui fit oublier que
Candaule était son maître et son bienfaiteur; car nul ne
peut échapper à son sort, et la nécessité marche des clous
dans une main, un fouet dans l'autre, pour vous arrê-
ter ou vous faire avancer.
— C'est bien, répondit Nyssia, voici le moyen d'exécu-
tion. — Et elle tira de son sein un poignard bactrien au
manche de jade enrichi de cercles d or blanc. — Cette
lame est faite non avec de l'airain, mais avec du fer dif-
ficile à travailler, trempé dans la flamme et dans l'onde,
et telle qu'Héphaïstos ne pourrait en forger une plus aiguë
et plus acérée. Elle percerait comme un mince papyrus
les cuirasses de métal et les boucliers recouverts de peau
de dragon.
— Le moment, continua-t-elle avec le même sang-froid
de glace, sera celui de son sommeil. Qu'il s'endorme et
ne se réveille plus !
Son complice Gygès l'écoutait avec stupeur, car il ne
35.
41 i NOUVELLES.
s'était pas attendu à voir une semblable résolution dans une
femme qui ne pouvait prendre sur elle de relever son voile.
— Le lieu de Tembuscade sera l'endroit même où l'in-
fâme t'avait caché pour m'exposer à tes regards. — A
l'approche de la nuit, je renverserai le battant de la porte
sur toi, je me déshabillerai, je me coucherai , et, quand
il sera endormi, je te ferai signe... Surtout pas d'hésita-
tion, pas de faiblesse, et que la main n'aille pas te trem-
bler quand le moment sera venu! — Maintenant, de peur
que tu ne changes d'idée, je vaism'assurerde ta personne
jusqu'à l'heure fatale; tu pourrais essayer de te sauver,
de prévenir ton maître : ne l'espère pas !
Nyssia siffla d'une façon particulière, et aussitôt, soule-
vant un tapis de Perse ramage de fleurs, parurent quatre
monstres, basanés, vêtus de robes rayées de zébrures dia-
gonales, qui laissaient voir des bras musclés et noueux
comme cies troncs de chêne; leurs grosses lèvres bouffies,
les anneaux d'or qui traversaient la cloison de leurs na-
rines, leurs dents aiguës comme celles des loups, l'expres-
sion de servilité stupide de leur physionomie, les rendaient
hideux à voir .
La reine prononça quelques mots dans une langue in-
connue à Gygès, — en bactrien, sans doute, — et les quatre
esclaves s'élancèrent sur le jeune homme, le saisirent et
l'emportèrent, comme une nourrice un petit enfant dans
le pan de sa robe.
Maintenant, quelle était la vraie pensée de Nyssia?
Avait-elle, en effet, remarqué Gygès dans sa rencontre
avec lui auprès de Bactres, et gardé du jeune capitaine/
quelque souvenir dans un de ces recoins secrets de l'âmej
où les plus honnêtes femmes ont toujours quelque chose!
d'enfoui? Le désir de venger sa pudeur était-il aiguillonné
par quelque autre désir inavoué, et, si Gygès n'avait pas
été le plus beau jeune homme de l'Asie, aurait-elle mis
la même ardeur à punir Candaule d'avoir outragé la sain-
teté du mariage ? C'est une question délicate à résoudre.
LE ROI CAIN'nAri.F,. 4! S
surtout à près de trois mille ans de diatauce, et, quoiciue
^nous ayons eonsulté Hérodote, Ephestion, Platon, Dosi-
.ithée, Archiloque de Paros, Hésychius de Milet, Ptolé-
mée, Euphorion et tous ceux qui ont parlé longuement
ou en peu de mots de Nyssia, de Candaule et de Gygès,
nous n'avons pu arriver à un résultat certain. Retrouver
à travers tant de siècles, sous les ruines de tant d'empires
écroulés, sous la "cendre des peuples disparus, une nuance
si fugitive, est un travail fort difficile pour ne pas dire ira-
possible.
Toujours est-il que la résolution de Nyssia était impla-
cablement prise ; ce meurtre lui semblait l'accomplisse-
ment d'un devoir sacré. Chez les nations barbares, tout
homme qui a surpris une femme nue est mis à mort. La
reine se croyait dans son droit; seulement, comme l'in-
jure avait été secrète, elle se faisait justice comme elle le
pouvait. Le complice passif devenait le bourreau de l'au-
tre, et la punition jaillissait du crime même. La main
châtiait la tète.
Les monstres au teint d'olive enfermèrent Gygès daiis
un recoin obscur du palais d'où il était impossible qu'il
s'échappât, et d'où ses cris n'auraient pu être entendus.
Il passa là le reste de la journée dans une anxiété
cruelle, accusant les heures d'être boiteuses et de marcher
trop vite. Le crime qu'il allait commettre, bien qu'il n'en
fût en quelque sorte que l'instrument, et qu'il cédât à un
ascendant irrésistible, se présentait à son esprit sous les
couleurs les plus sombres. Si le coup allait manquer par
une de ces circonstances que nul ne peut prévoir, si le
peuple de Sardes se révoltait et voulait venger la mort de
son roi? Telles étaient les réflexions pleines de sens,
quoique inutiles, que faisait Gygès en attendant qu'on
vînt le tirer de sa prison pour le conduire à la place d'où
il ne devait sortir que pour frapper son maître.
Enfin la nuit déploya dans le ciel sa robe étoilée, et
l'ombre enveloppa la ville et le palais. Un pas léger se fit
as NOUVELLES.
entendre, une femme voilée entra dans la chambre , prit
Gygès par la main et le conduisit à travers les corridors
obscurs et les détours multipliés de l'édifice royal avec
autant de sîireté que si elle eût été précédée d'un esclave
portant une lampe ou des torches.
La main qui tenait celle de Gygès était froide, douce et
petite; cependant ces doigts déliés la serraient à la meur-
trir comme eussent pu le fiure les doigts d'une statue
d'airain animée par un prodige ; la roideur d'une volonté
inflexible se traduisait dans cette pression toujours égale,
semblable à une tenaille, que nulle hésitation partie de la
tête ou du cœur ne venait faire varier. Gygès vaincu, sub-
j ligué, anéanti, cédait à cette traction impérieuse, comme
s'il eùl été entrauié par le bras puissant de la fatalité.
Hélas ! ce n'était pas ainsi qu'il aurait voulu toucher la
première fois cette belle main royale qui lui tendait le
poignard et le guidait au meurtre , car c'était Nyssia elle-
même qui était venue chercher Gygès pour le placer
dans le lieu de l'embuscade.
Pas une parole ne fut échangée entre le couple sinistre
dans le trajet de la prison à la chambre nuptiale.
La reine dénoua les courroies, souleva la barre de la
porte, et plaça Gygès derrière le battant, comme Can-
daule l'avait fait la veille. Cette répétition des mêmes
actes, dans une intention si dift't'Tcnte, prenait un carac-
tère lugubre et fatal. La vengeance, cette fois, posait son
pied sur c-liaque trace de l'insulte; le châtiment et le
crime passaient par le même chemin. Hier c'était le tour
de Candaule, aujourd'hui c'était celui de Nyssia, et Gygès,
complice de l'injure, l'était aussi de la peine. Il avait servi
au roi pour déshonorer la reine, il servait à la reine pour
tuer le roi, également exposé par les vices de l'un et par
les vertus de l'autre.
La (illc de Mégabaze paraissait éprouver une joie sau-
vage, un plaisir féroce k n'employer que les moyens choisis
par le roi lydien, et à faire tourner au profit du meurtre
LE llOI CANDAL'LE. 4lt
les précautions prises pour la fontaisie voluptueuse.
— Tu vas me voir encore ce soir ôter ces vêtements qui
déplaisent si fort à Candaule. Ce spectacle doit te lasser,
r'it la reine avec un accent d'ironie amère, gur le seuil de
Il chambre; tu finiras par me trouver laide. Et un rire
sardonique emprunté crispa ini instant sa bouche pâle ;
puiS;, reprenant sa figure impassible et sévère: — Ne t'ima-
gine pas t'esquiver cette fois comme Fautre; tu sais
que j'ai la vue perçante. Au moindre mouvement de ta
part, j'éveille Candaule, et tu comprends qu'il ne te serait
pas facile d'expliquer ce que tu fais dans l'appartement
du roi, derrière une porte, un poignard à la main. —
D'ailleurs , mes esclaves bactriens, les muets cuivrés qui
t'ont enfermé tantôt, — gardent les issues du palais, avec
ordre de te massacrer si tu sors. Ainsi, que de vains scru-
pules de fidélité ne t'arrêtent pas. Pense que je te ferai roi
de Sardes et que... je t'aimerai si tu me venges. Le sang
de Candaule sera ta pourpre et sa mort te fera une place
dans ce lit.
Les esclaves vinrent, selon leur habitude, changer la
braise des trépieds, renouveler l'huile des lampes, étendre
sur la couche royale des tapis et des peaux de bêtes, et
Nyssia se hâta d'entrer dans la chambre dès qu'elle en-
tendit leurs pas résonner au loin.
Au bout de quelque temps, Candaule arriva tout
joyeux ; il avait acheté le lit d'ikmalius, et se proposait
de le substituer au lit dans le goi!it oriental qui, disait-il,
ne lui avait jamais beaucoup plu. — Il parut satisfait de
trouver Nyssia déjà rendue dans la chambre conjugale.
— Le métier à broder, les fuseaux et les aiguilles n'ont
donc pas pour toi les mêmes charmes aujourd'hui qu'au-
trefois? — Eu effet, c'est un travail monotone de faire
passer perpétuellement un fil entre d'autres fils, et je m'é-
tonne du f)laisir que tu semblesy prendre ordinairement.
A dire vrai, j'avais peur qu'un beau jour, en te voyant
si habile, i*allas-Athéné ne te cassât de dépit sa na-
418 NOUVELLES.
vette sur la tête, comme elle l'a fait à la pauvre Arachné.
— Seigneur, je me suis sentie un peu lasse ce soir, et
je suis descendue des appartements supérieurs plus tôt que
de coutume. Vous plairait-il, avant de dormir, de boire une
coupe de vin noir do Samos, mêlé de miel de IHymette?
Et elle versa d'une urne d'or dans une coupe de même
métal le breuvage aux sombres couleurs dans lequel elle
avait exprimé les sucs assoupissants du népenthès.
Candaule prit la coupe par ses deux anses et but le
vin jusqu'à la dernière goutte ; mais le jeune lléra-
clide avait la tête forte, et, le coude noyé dans les cous-
sins de sa couche, il regardait Nyssia se déshabiller, sans
que la poussière du sommeil ensablât encore ses yeux.
De même que la veille, Nys.^ia dénoua ses cheveux et
laissa s'étaler sur ses épaules leurs opulentes nappes
blondes. Gygès, dans sa cachette, crut les voir se colorer
de teintes fauves, s'illuminer de reflets de flanmie et de
sang, et leurs boucles s'allonger avec des ondulations vi-
pérines comme la chevelure des Gorgones et des Méduses.
Cette action si simple et si gracieuse prenait des choses
terribles qui allaient se passer un caractère effrayant et
fatal qui faisait frissonner de terreur l'assassin caché.
Nyssia défit ensuite ses bracelets, mais ses mains roidies
par des contractions nerveuses servaient mal son impa-
tience. Elle rompit le fil d'un bracelet de grains d'ambre
incrustés d'or, qui roulèrent avec bruit sur le plancher, et
firent rouvrir à Candaule des paupières qui commençaient
à se fermer.
Chacun de ces grains pénétrait dans l'âme de Gygès
comme une goutte de plomb fondu tombant dans l'eau.
Ses cothurnes délacés, la reine jeta sa première tunique
sur le dos du fauteuil d'ivoire. — Cette draperie, ainsi
posée, produisit sur Gygès l'effet d'un de ces linges aux
plis sinistres, dont on »!nveloppe les morts pour les porter
au bûcher. — Tout dans cette chambre, qu'il trouvait la
veille si riante et si splendide, lui semblait livide, obscur
LE 1101 CANUAULE. 419
et nionaçant. Les statues de basalte remuaient les yeux et
ricanaient hideusement. La lampe grésillait, et sa lueur
s'échevelait en rayons rouges et sanglants comme les crins
d'une comète ; dans les coins mal éclairés s'ébauchaient
vaguement des formes monstrueuses de larves et do lé-
mures. Les manteaux suspendus aux chevilles s'animaient
sur la muraille d'une vie factice, prenaient des apparences
humaines, et quand Nyssia, quittant son dernier voile,
s'avança vers le lit blanche et nue comme une ombre, il
crut que la Mort avait rompu les liens de diamant dont
Héraclès l'avait autrefois enchaînée aux portes de l'enfer
lorsqu'il délivra Alceste, et venait en personne s'emparer
de Candaule.
Le roi, vaincu par la force des sucs du népenthès, s'é-
tait endormi. Nyssia fit signe à Gygès de sortir de sa re-
traite, et, posant son doigt sur la poitrine de la victime,
elle lança à son complice un regard si humide, si lustré,
si chargé de langueurs, si plein d'enivrantes promesses,
que Gygès, éperdu, fasciné, s'élança de sa cachette, comme
le tigre du haut du rocher où il s'est blotti, traversa la
chambre d'un bond, et plongea jusqu'au manche le poi-
gnard bactrien dans le cœur du descendant d'Hercule. La
pudeur de Nyssia était vengée, et le rêve de Gygès accompli.
Ainsi finit la dynastie des Héraclides après avoir duré
cinq cent cinq ans, et commença celle des Mermnades
dans la personne de Gygès, fils de Dascylus. — Les Sar-
diens, indignés de la mort de Candaule, firent mine de
se soulever; mais l'oracle de Delphes s'étant déclaré
pour Gygès, qui lui avait envoyé un grand nombre de
vases d'argent et six cratères d'or du poids de trente ta-
lents, le nouveau roi se maintint sur le trône de Lydie,
qu'il occupa pendant de longues années, vécut heureux
et ne fit voir sa femme à personne, sachant trop ce qu'il
en coûtait.
FIN.
TABLE
fortunio 5
La Toison d'or , 159
Omphale 211
Le petit chien de la marquise 223
Chapitre I«^ Le le lendemain du souper 223
Chapitre IL Le bichon Fanfreluche 224
Chapitre IIL Un pastel de Latour 227
Chapitre IV. Pompadour 228
Chapitre V. Pocbparler 231
Chapitre VL La ruelle d'Éliante 232
Chapitre VII 237
Chapitre VllL Perplexité 239
Chapitre IX. Le faux Fanfreluche. . 244
Le Nid de rossignols 253
La Morte amoureuse 261
La Chaîne d'or, ou l'Amant partagé 297
Une Nuit de Cléopatre 321
Le koi Candaule 3G1
fin dl' la table
Pari'* — [ihiiritiierie VIÉVILLF. i-t CAI'IU.MONT, rue des Poitevina û.
PQ Gautier, Théophile
2258 Nouvelles
N6
1871
PLEASE DO NOT REMOVE
CARDS OR SLIPS FROM THIS POCKET
UNIVERSITY OF TORONTO LIBRARY
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