Skip to main content

Full text of "Nouvelles"

See other formats


^/m^^* 


r'^*^'*' 


^0^A, 


%:a/feïMAn  ^"t; 


NOUVELLES 


OUVRAGES  DU  MÊME  AUTEUR 

lUBLIÉS     DAIVS     LA     nlnLIOTHÈQUE-CHARPENTlEn 
A    3    FR.     50    CHAQUE    VOLUME 


Premières  poésies  (Albertiis.  —  la  Comédie  dfi  la  mort.  —  Poésies 

diverses,  etc.) 1  vol. 

Poésies    nouvelles   (Émaux    et    camées.   —   Théâtre  en    vers.  — 

Poésies  diverses,  etc.) 1  vol. 

Mademoiselle  de  Madpin 1  vol. 

Le  capitaine  Fracasse 2  vol. 

Le  Roman  de  la  Momie.  Nouvelle  éditiou 1  vol. 

Spirpte,  nouvelle  fantastique 1  vol. 

Voyage  en  Russie 2  vol. 

Voyage  en  Kspagne  (Tra  los  luuules) 1  vol 

Romans  et    Contes.    . ,,...=  1  vol. 


Pnris.  —  Imp.  Viéville  et  (iapiomoiit,  rue  des  Poitevins,  6, 


TREOPHILE  GAUTIER 


NOUVELLES 


NEUVIEME    EDITION 


REVUE     ET     CORRIGEE 


PARIS 


.■>v* 


\^' 


CHARPENTIER  ET  C'S  LIBRAIRES-ÉDITEURS 

28,    QUAI    DU    LOUVRE 

1871 

Tous  droits  réservés. 


FORTUNIO 


PRÉFACE 


Depuis  bien  longtemps  l'on  se  récrie  sur  l'inutilité  des 
préfaces,  —  et  pourtant  l'on  fait  toujours  des  préfaces.  Il 
est  bien  convenu  que  les  lecteurs  (pluriel  ambitieux)  les 
passent  avec  soin,  ce  qui  paraîtrait  une  raison  valable  de 
n'en  pas  écrire  :  —  mais  cependant  que  diriez-vous  de 
quelqu'un  qui  vous  arrêterait  au  coin  d'une  rue,  et,  sans 
vous  saluer  préalablement,  s'accrocherait  au  bouton  de 
votre  habit  pour  vous  raconter  tout  au  long  ses  affaires 
intimes  :  la  maladie  de  sa  femme,  les  succès  de  son  petit 
garçon  fort  en  thème,  la  mort  de  son  petit  chien,  le  renvoi 
de  sa  servante  et  la  perte  de  son  procès? 

En  homme  bien  élevé,  l'on  doit  saluer  son  public  et  lui 
demander  au  moins  pardon  de  la  liberté  grande  que  l'on 
prend  de  l'interrompre  dans  ses  plaisirs  ou  ses  ennuis 
pour  lui  débiter  des  histoires  plus  ou  moins  saugrenues. 
—  Faisons  donc  la  révérence  au  public,  personnage  émi- 
nemment respectable  dont  on  a  abusé  de  tant  de  manières. 

Nous  pourrions  bâtir  une  théorie  dans  laquelle  nous  dé- 
montrerions que  notre  roman  est  le  plus  beau  du  monde 
et  qu'il  ne  se  peut  rien  voir  de  mieux  conduit  et  de  plus 
intéressant.  Il  est  plus  facile  de  faire  les  règles  sur  l'œuvre 
que  l'œuvre  sur  les  règles,  et  bien  des  grands  honnu 

1. 


|>  ROCTEXXIS. 

prennent  et  parii  ;  —  mik  noœ;  ptéférwis  ne  parier  ni 
d' Anatole,  ni  «fHonce,  ni  de  Schlegel;  et  Ixbser  enr^M» 
li'Ardiitectonîqne,  FKfthêliqoe  et  l'Esotériqoe,  et  toutes 
les  magestnaoses  déâneoces  en  «^qmdfMinentiinepliy- 
âonoime  siiâiari»a(tiTe  aux  piéi^cesda  jour. 

Assnrémoit  bien  des  es^Hs  chagrins,  embasqaés  an 
tournant  de  quelque  feoiUetoB,  demandenHit  qnd  est  le 
sens  et  le  but  de  ce  firre.  ^  Dne  manque  pas,  âi  ce  sîède 
de  diîffipes,  de  matbémafidais  qui  dirûent,  après  arcàr 
entendu .â£lia/ie:  «Qir est-ce  que  cela  prouve?»  — Ques- 
tion beaucoup  i^us  légitime  apfès  la  lecture  de  Ferhmw. 

Bâas!  /brtfaauf!»  ne  prouve  n^i, —  si  ce  n'est  qu^  Tant 
nneox  être  ndie  que  pauvre,  qum  qu'en  puiss^it  dire 
M.  Caàaàt  Bonjjonr  et  tous  les  poètes  «pu  f((Hit  des  anti- 
fhèsfê  sur  les  einârmes  delà  médiocrité. 

Forhano  est  un  Iijmne  à  la  beauté,  à  la  ncfaesse,  an 
bofll»enr,  les  trob  se^esdnrînîtés  que  nous  reoHinaissions. 
—  On  y  câèbre  For,  le  maibre  et  la  pourpre.  Du  reste, 
BOUS  en  prêTenoosles  femmes  de  cbambre  senties,  Vtm 
7  tPoarre  peu  de  doléances  sur  les  âmes  déporefflées,  la 
perte  des  fliuskms;,  les  mâancoiies  du  cosor  et  autres  {da- 
titodesprétentieases  qm,  reproduites  à  satiété,  énerrent  et 
amoQisent  la  jeunesse  d'aoiourdiiin.  —  II  est  temps  d'en 
fbiîr  arec  les  maladie  Méraires.  Le  règne  des  pfatlûâqnes 
est  passé.  —  Le  spârîtn^sme  est  une  belle  cbose  sans 
doute;  UDais  nous  (firoosarec  le  Ixmhomme  Qirjsale,  dont 
nous  ♦frJiiiiiiis  fort  la  bo^irgeoise  raisoQ  : 

à  tea  vnt  :  ma  OKodk  m'est  ebéfe. 


Beaucoup  de  gens  pourront  criera  Kimrraisemblance  et 
à  limpossibilîtê;  mais  ces  gens^  courront  le  risque  de  se 
trompersonrefit  :  le  rootan  de  Fortamio  est  beaucoup  plus 
vrai  que  bien  des  histoires.  —  Si  quelques  magnificences 
semblent  exorbitantes  et  fabuleuses  aux  esprits  économes 
de  l'époque,  nous  pourrions  au  besoin  designer  les  ea- 


FORTl'MO.  7 

droits^  et  le  masque  qui  couvre  la  figure  des  personnages 
n'est  pas  tellement  impénétrable  qu'il  ne  laisse  transpa- 
raître les  physionomies. 

Selon  notre  habitude,  nous  avons  copié  sur  nature  les 
a  partements,  les  meubles,  les  costumes,  les  femmes  et 
les  chevaux,  avec  curiosité,  scrupule  et  conscience,  nous 
avons  très-peu  arrangé  et  seulement  quand  les  nécessités 
de  la  narration  l'exigeaient  impérieusemert.  Tout  cela  ne 
veut  pas  dire  que  Fortimio  soit  un  bon  livre,  ni  même  un 
lÏATe  amusant;  mais  au  moins  toutes  lesformes  extérieures 
y  sont  étudiées  de  près,  et  rien  n'y  est  peint  de  convention. 

L'on  peut  voir  par  ce  peu  de  lignes  la  maigre  sympathie 
que  nous  avons  pour  les  romans  à  grandes  prétentions. 

Si  cependant  l'on  voulait  à  toute  force  donner  un  sens 
mythique  à  Fortunio,  Musidora,  dont  la  curiosité  cause 
indirectement  la  mort,  ne  serait-elle  pas  une  Psyché  mo- 
derne, moins  la  pureté  virginale  et  la  chaste  ignorance? 
Nous  avons  fait  Fortunio  assez  beau,  assez  comblé  de  per- 
fections pour  représenter  convenablement  l'Amour  ;  et 
d'ailleurs  tout  le  monde  en  cette  vie  n'est-il  pas  à  la  pour- 
suite d'un  Eldorado  introuvable? 

Les  saint-simoniens  seraient  bien  maîtres  d'y  voir  la 
réunion  symbolique  de  l'Orient  et  de  l'Occident,  depuis 
longtemps  préconisée  :  mais,  comme  dit  Fortunio  :  «  Quel 
gaz  remplacera  le  soleil?  » 


CHAPITRE  PREMIER. 

George  donnait  à  souper  à  ses  amis,  non  pas  à  tous,  car 
il  en  avait  bien  deux  ou  trois  inille,  mais  seulement  à 
quelqueslions  etàquelques  tigres  de  sa  ménagerie  intime. 

Les  soupers  de  George  avaient  une  célébrité  d'élégance 
joyeuse  et  de  sensualité  délicate  qui  faisait  regarder  comme 
une  bonne  fortune  d'y  être  invité  ;  mais  cette  faveur  était 


8  NOUVELLES. 

difficilement  accordée,  et  bien  peu  de  noms  pouvaient  se 
vanter  d'être  inscrits  habituellement  sur  la  bienheureuse 
liste.  Il  fallait  être  grand  clerc  en  fait  de  belle  vie,  éprouvé 
au  feu  et  à  l'eau,  pour  être  admis  dans  le  sanctuaire. 

Quant  aux  femmes,  les  conditions  étaient  encore  plus 
exorbitantes  :  la  beauté  la  plus  parfaite,  la  corruption  la 
plus  exquise,  et  vingt  ans  tout  au  plus.  On  pense  bien  qu'il 
n'y  avait  pas  beaucoup  de  femmes  au  souper  de  George, 
quoique  au  premier  coup  d'oeil  la  seconde  des  conditions 
semble  assez  facile  à  remplir  ;  cependant  il  y  en  avait 
quatre  ce  soir-là,  quatre  superbes  créatures,  quatre  piu" 
sang,  des  anges  doublés  de  démous,  des  cœurs  d'acier  dans 
des  poitrines  de  marbre,  des  Cléopàtres  et  des  Imperias 
au  petit  pied,  les  monstres  les  plus  charmants  que  l'on 
puisse  imaginer. 

Malgré  toutes  les  raisons  du  monde  qu'avait  le  souper 
d'être  fort  gai,  il  était  peu  animé  :  bons  compagnons,  chère 
transcendante,  vins  très-vieux,  femmes  très-jeunes,  des 
bougies  à  faire  pâlir  le  soleil  en  plein  midi,  tous  les  élé- 
ments avec  quoi  se  fabrique  ordinairement  la  joiehumaine 
se  trouvaient  réunis  à  un  degré  bien  rare  à  rencontrer; 
pourtant  un  crêpe  de  grise  langueur  s'étendait  sur  tous  les 
fronts.  George  lui-même  dissimulait  mal  une  contrariété 
et  une  inquiétude  visibles  que  le  reste  des  convives  sem- 
blait partager. 

On  s'était  mis  à  table  à  la  sortie  des  Bouffes,  c'est- 
à-dire  sur  le  minuit.  Une  heure  allait  sonner  à  une  ma- 
gnifique pendule  de  Boule,  posée  sur  un  piédouche  in- 
crusté d'écaillé,  et  l'on  ne  venait  que  de  prendre  place. 

Un  siège  vide  indiquait  un  absent  qui  avait  manqué 
de  parole. 

Le  souper  avait  donc  commencé  sous  l'impression  dés- 
agréable d'une  attente  trompée  et  de  mets  qui  n'étaient 
plus  aussi  à  point  ;  car  il  est  en  cuisine  comme  en  amour  une 
minute  cjui  ne  revient  pas  et  qui  est  extrêmement  difficile 
h.  saisir.  Il  fallait  assurément  que  ce  délinquant  fût  un 


FORTUNrO.  9 

personnage  très-vénéré  parmi  la  bande,  car  George,  gour- 
mand à  la  manière  d'Apicius,  n'aurait  pas  attendu  deux 
princes  un  quart  d'heure. 

Musidora,  la  plus  piquante  des  quatre  déesses,  poussa 
un  délicieux  soupir,  semblable  au  roucoulement  d'une 
colombe  malade,  qui  voulait  dire  :  a  Je  vais  passer  une 
nuit  funèbre  et  m'ennuyer  horriblement  ;  cette  fête  débute 
mal,  et  ces  jeunes  gens  ont  l'air  de  croque-morts.  » 

—  Que  Dieu  me  foudroie  !  fit  George  en  brisant  dans 
ses  doigts  un  verre  de  Venise  de  la  plus  grande  richesse, 
épanoui  comme  une  clochette  sur  son  pied  tourné  en 
vrille  et  traversé  de  spirales  laiteuses.  La  clochette  rom- 
pue répandit  sur  la  nappe,  au  lieu  de  rosée,  quelques 
larmes  d'un  vieux  vin  du  Rhin  plus  précieuses  que  des 
perles  d'Orient.  —  Une  heure,  et  ce  damné  de  Fortunio 
qui  ne  vient  pas  ! 

La  belle  enfant  se  trouvait  assise  à  côté  du  siège  vacant 
destiné  à  Fortunio,  ce  qui  l'isolait  complètement  de  ce 
côté. 

On  avait  réservé  cette  place  à  Fortunio,  comme  une 
place  d'honneur,  car  Musidora  appartenait  au  plus  haut 
rang  de  l'aristocratie  de  beauté;  et,  assurément,  pour 
être  reine,  il  ne  lui  manquait  qu'un  sceptre  :  elle  l'aurait 
peut-être  obtenu  dans  un  siècle  de  poésie,  dans  ce  temps 
fabuleux  où  les  rois  épousaient  des  bergères.  Il  n'est  pas 
sûr  d'ailleurs  que  Musidora  eiit  accepté  un  roi  constitu- 
tionnel. Elle  paraissait  s'amuser  fort  peu;  elle  avait  même 
bâillé  une  ou  deux  fois  assez  ostensiblement  :  personne 
ne  lui  convenait  parmi  les  convives,  et,  sa  coquetterie 
n'étant  pas  intéressée,  elle  restait  froide  et  ^orne  comme 
si  elle  eût  été  entièrement  seule. 

En  attendant  que  Fortunio  vienne,  jetons  un  coup 
d'œil  sur  la  salle  et  les  convives  qu'elle  renferme. 

La  salle  est  d'un  aspect  riche  et  noble  ;  des  boiseries 
de  chêne  relevées  d'arabesques  d'or  mat  revêtent  les 
parois  du  mur  ;  une  corniche  précieusement  sculptée , 


i  0  NOUVELLES. 

soutenue  par  des  enfants  et  des  chimères,  règne  tout  au- 
tour de  la  salle;  le  plafond  est  traversé  par  des  poutres 
brodées  d'ornements  et  de  ciselures  qui  forment  des 
caissoub  où  l'on  a  dessiné  des  figures  de  femmes,  sur  fond 
d'or,  dans  le  goût  gothique,  mais  avec  un  pinceau  plus 
souple  et  plus  libre.  Dans  les  entre-deux  des  fenêtres  sont 
posés  des  crédences  et  des  buffets  de  brèche  antique  por- 
tés par  des  dauphins  d'argent  aux  yeux  et  aux  nageoires 
i'or,  dont  les  queues  entortillées  forment  de  capricieuses 
volutes  Tous  ces  buffets  sont  chargés  de  vaisselle  armo- 
riée et  de  flacons  de  formes  étranges  contenant  des 
liqueurs  inconnues  ;  d'amples  et  puissants  rideaux  de  ve- 
loiirs  nacarat  doublés  de  moire  blanche,  frangés  de  cré- 
pine d'or,  retombent  sur  les  fenêtres  à  vitrage  de  couleur, 
garnies  de  triples  volets  qui  empêchent  aucun  bruit  de 
transpirer  du  dehors  au  dedans  et  du  dedans  au  dehors; 
une  grande  cheminée,  aussi  de  bois  sculpté,  occupe  le 
fond  de  la  pièce;  deux  cariatides  à  la  gorge  aiguë,  aux 
hanches  onduleuses,  aux  grands  cheveux  échappés  par 
nappes,  deux  figures  vivantes,  dignes  du  ciseau  de  Jean 
Goujon  ou  de  Germain  Pilon,  remplacent  les  chambranles 
et  soulèvent  sur  leurs  épaules  un  linteau  transversal  déli- 
catement ouvré  et  couvert  de  feuillages  d'un  fini  précieux. 
Au-dessus,  une  glace  de  Venise  taillée  à  biseau,  très-étroite 
et  placée  dans  le  sens  de  sa  largeur,  scintille  entourée 
d'une  bordure  magnifique.  Une  forêt  entière  flambe  dans 
la  gueule  de  cette  vaste  cheminée,  garnie  à  l'intérieur  de 
marbre  blanc,  où  deux  grands  dragons  de  bronze,  avec 
des  ailes  onglées,  font  l'office  des  chenets  ordinaires. 
Trois  lustres  de  cristal  de  roche,  chargés  de  bougies,  pen- 
dent du  plafond  comme  les  grappes  gigantesques  d'une 
vigne  miraculeuse;  douze  torchères  de  bronze  doré  repré- 
sentant des  bras  d'esclaves  jaillissent  de  la  boiserie,  te- 
nant chacun  au  poing  un  bouquet  de  fleurs  bizarres  d'où 
les  jets  blancs  de  la  bougie  s'élancent  comme  des  pistils 
enflammés;  et,  pour  suprême  magnificence,  en  guise  de 


FORTUNIO.  i  i 

dessus  de  portes,  quatre  Titieiis  fabuleusement  beaux, 
dans  tout  leur  éclat  passionné,  dans  toute  l'opulence  de 
leur  chaude  couleur  d'ambre,  des  Vénus  et  des  maîtresses 
de  prince  étendues  fièrement  dans  leur  divine  nudité  sous 
l'ombre  rouge  des  courtines  et  souriant  avec  la  satisfac- 
tion de  femmes  sûres  d'être  éternellement  belles. 

Le  comte  George  y  tenait  extrêmement,  et  il  aurait 
donné  vingt  salles  à  manger  comme  celle  que  nous  venons 
de  décrire  plutôt  qu'un  seul  de  ses  cadres;  dans  la  mi- 
sère, si  la  misère  eût  pu  atteindre  le  comte  George,  il 
aurait  mis  en  gage  le  portrait  de  son  père,  la  bague  de  sa 
Hièr^,  avant  de  v,en(Jre  ses  chers  Titiens.  C'était  la  seule 
chose  qu'il  possédât  dont  il  eût  été  orgueilleux. 

Au  milieu  de  cette  grande  salle,  imaginez  une  grande 
table  couverte  d'une  nappe  damassée  où  le  blason  du 
comte  George  est  tissu  dans  la  trame  avec  la  couromie  et 
la  devise  de  sa  maison;  un  surtout  ciselé,  figurant  des 
chasses  au  tigre  et  au  crocodile  par  des  Indiens  montés 
sur  des  éléphants,  occupe  le  milieu;  des  assiettes  du  Japon 
et  de  vieux  Sèvres,  des  verres  de  toutes  formes,  des  cou- 
teaux de  vermeil  et  tout  l'attirail  nécessaire  à  manger  et 
à  boire  délicatement  et  longtemps,  remplissent  le  reste 
de  l'espace.  Placés  autour  de  cette  table,  quatre  anges 
damnés,  Musidora,  Arabelle,  Phébé  et  Cinthie,  délicieuses 
filles  paternellement  dressées  par  le  grand  George  lui- 
même,  et  nommées  les  incomparables  ;  le  tout  enti'emêlé 
de  six  jeunes  gens  dont  aucun  n'était  vieux,  contre  l'usage 
habituel,  et  dont  les  visages,  lisses  et  reposés,  exprimaient 
l'indolente  sécurité  et  l'aplomb  praticien  de  gens  qu*  ont 
deux  ou  trois  cent  mille  livres  de  rentes  et  les  plus  beaux 
noms  de  France. 

George,  en  qualité  de  maître  de  la  maison ,  se  prélasse 
sur  un  grand  fauteuil  de  cuir  de  Cordoue;  les  autres  ont 
des  chaises  plus  petites,  de  la  forme  dite  aujourd'hui  ma- 
zarine,  en  ébène  et  revêtues  de  lampas  cerise  et  blanc 
d'une  exquise  rareté. 


4  i  NOUVELLES. 

Le  service  est  fait  par  de  petits  nègres  tout  nus,  à  l'ex- 
ception d'une  trousse  bouffante  de  soie  ponceau,  avec 
des  colliers  de  verroterie  et  des  cercles  d'or  aux  bras  et 
aux  jambes,  comme  l'on  en  voit  dans  les  scènes  de  Paul 
Véronèse.  Ces  négrillons  circulent  autour  de  la  table  avec 
une  agilité  de  singe  et  versent  aux  convives  les  vins  les 
plus  précieux  de  France,  de  Hongrie,  d'Espagne  et  d'Ita- 
lie, contenus  non  dans  d'ignobles  bouteilles  de  verre, 
mais  dans  de  beaux  vases  florentins  d'argent  ou  de  ver- 
meil, d'un  travail  admirable,  et,  malgré  leur  prestesse, 
ils  ont  peine  à  suffire  à  leur  service. 

Pour  rehausser  cette  élégance  et  ce  luxe  tout  royal, 
faites  tomber  sur  ces  cristaux,  ces  bronzes,  ces  dorures, 
une  neige  de  lumière  d'une  si  vive  blancheur  que  le 
moindre  détail  s'illumine  et  flamboie  étrangement,  un 
torrent  de  clarté  mate  qui  ne  laisse  à  l'ombre  d'autre 
place  que  le  dessous  de  la  table,  une  atmosphère  éblouis- 
sante traversée  d'iris  et  de  rayons  prismatiques,  à  éteindre 
des  yeux  et  des  diamants  moins  beaux  que  ceux  des  in- 
comparables Musidora,  Arabelle,  Phébé  et  Cinthie. 

A  droite  de  George,  à  côté  de  la  chaise  vide  de  Fortu- 
nio,  est  placée  Musidora,  la  belle  aux  yeux  vert  de  mer  : 
elle  a  dix-huit  ans  tout  au  plus.  Jamais  l'imagination  n'a 
rêvé  un  idéal  plus  suave  et  plus  chaste  ;  on  la  prendrait 
pour  une  vignette  animée  des  Amours  des  anges,  par 
Thomas  Moore,  tant  elle  est  limpide  et  diaphane.  La  lu- 
mière semblait  sortir  d'elle,  et  elle  a  plutôt  l'air  d'éclairer 
que  d'être  éclairée  elle-même  ;  ses  cheveux,  d'un  blond 
si  pâle  qu'ils  se  fondent  avec  les  tons  transparents  de  sa 
peau,  se  tournent  sur  ses  épaules  en  spirales  lustrées;  un 
simple  cercle  de  perles,  tenant  de  la  ferronnière  et  du 
diadème,  empêche  les  deux  flots  dorés  qui  coulent  de 
chaque  côté  du  front  de  s'éparpiller  et  de  se  réunir;  ils 
sont  si  fins  et  si  soyeux,  que  le  moindre  souffle  les  sou- 
lève et  les  fait  palpiter. 

Une  robe  d'un  vert  très-pâle,  brochée  d'argent,  rehausse 


PORTUNIO.  i 3 

la  blancheur  idéale  de  sa  poitrine  et  de  ses  bras  nus,  au- 
tour desquels  s'enroulent,  en  forme  de  bracelets,  deux 
serpents  d'émeraudes  avec  des  yeux  de  diamant  d'une 
vérité  inquiétante.  C'est  là  toute  sa  parure. 

Son  visage  pâle,  où  brille  dans  son  printemps  une  in- 
dicible jeunesse ,  est  le  type  suprême  de  la  beauté  an- 
glaise :  un  duvet  léger  en  adoucit  encore  les  moelleux 
contours,  comme  la  fleur  sur  le  fruit,  et  la  chair  en  est  si 
délicate,  que  le  jour  la  pénètre  et  l'illumine  intérieure- 
ment. 

Cet  ovale  d'une  pâleur  divine,  accompagné  de  ses 
deux  grappes  de  cheveux  blonds,  avec  ses  yeux  noyés  de 
vaporeuse  langueur,  et  sa  petite  bouche  enfantine  que 
lustre  un  reflet  humide,  a  un  air  de  mélancolie  pudique 
et  de  plaintive  résignation  bien  singulière  à  pareille  fête  : 
en  voyant  Musidora,  l'on  dirait  une  statue  de  la  Pudeur 
placée  par  hasard  dans  un  mauvais  lieu. 

Cependant,  à  l'observer  attentivement,  on  finit  par  dé- 
couvrir certains  tours  d'yeux  un  peu  moins  angéliques, 
et  par  voir  frétiller  au  coin  de  cette  bouche  si  tendrement 
rosée  le  bout  de  queue  du  dragon  ;  des  fibrilles  fauves 
rayent  le  fond  de  ces  prunelles  limpides,  comme  font  des 
veines  d'or  dans  un  marbre  antique,  et  donnent  au  regard 
quelque  chose  de  doucereusement  cruel  qui  sent  la  cour- 
tisane et  la  chatte  ;  quelquefois  les  sourcils  ont  iin  mou- 
vement d'ondulation  fébrile  qui  trahit  une  ardeur  pro- 
fonde et  contenue,  et  la  nacre  de  l'œil  est  trempée  de 
moites  lueurs  comme  par  uae  larme  qui  se  répand  sans 
déborder. 

La  belle  enfant  est  là,  un  bras  pendant,  l'autre  étendu 
sur  la  table,  la  bouche  à  demi  ouverte,  son  verre  plein 
devant  elle,  le  regard  errant  ;  elle  s'ennuie  de  cet  ennui 

I incommensurable  que  connaissent  seuls  les  gens  qui  de 
bonne  heure  ont  abusé  de  tout,  et  il  n'y  a  plus  guère  de 
nouveau  pour  Musidora  que  la  vertu. 
—  Allons,  Musidora,  dit  George,  tu  ne  bois  pas;  et, 

2 


4  4  NOUVELLES. 

prenant  le  verre  qu'elle  n'avait  pas  encore  touché^,  il  le 
lui  porta  à  la  bouche,  et,  appuyant  le  bord  contre  ses 
dents,  il  lui  infiltra  la  liqueur  goutte  à  goutte. 

Musidora  le  laissa  faire  avec  la  plus  profonde  insen- 
sibilité, 

—  Ne  la  tourmentez  pas,  George,  dit  Phébé  en  se  le- 
vant à  demi;  quand  elle  est  dans  ses  tristesses,  il  n'y  a 
pas  moyen  d'en  tirer  un  mot. 

—  Pardieu  !  répondit   George  en  reposant  le  verre,* 
puisqu'elle  ne  veut  ni  boire  ni  parler,  pour  l'empêcher 
de  devenir  tout  à  fait  insociable,  je  m'en  vais  l'em- 
brasser. 

Musidora  détourna  la  tête  si  vivement,  que  les  lèvres 
de  George  n'effleurèrent  que  sa  boucle  d'oreille. 

—  Ah  !  fit  George,  Musidora  devient  d'une  vertu  mons- 
trueuse, elle  ne  se  laissera  bientôt  plus  embrasser  que 
par  son  amant;  je  lui  avais  pourtant  inculqué  les  meilleurs 
principes.  Musidora  vertueuse^  Fortunio  absent;  voilà  un 
piteux  souper  ! 

Puisque  ce  Fortunio  tant  désiré  n'est  pas  encore  arrivé, 
et  que  sans  lui  nous  ne  pouvons  commencer  notre  his- 
toire, nous  demanderons  au  lecteur  la  permission  de  lui 
esquisser  les  portraits  des  compagnes  de  Musidora,  à  peu 
près  comme  on  remet  un  livre  d'images  ou  un  album 
plein  de  croquis  à  quelqu'un  qu'on  est  obligé  de  faire 
attendre.  Fortunio,  qui  sera,  s'il  vous  plaît,  le  héros  de  ce 
roman,  est  un  jeune  homme  habituellement  fort  exact, 
et  il  faut  quelque  motif  grave  qui  l'ait  empêché  et  retenu 
chez  lui. 

Phébé  ressemble  à  la  sœur  d'Apollon,  à  la  chasteté 
près,  et  c'est  pour  cela  qu'elle  en  a  pris  le  nom,  qui  est 
pour  elle  un  madrigal  et  une  ironie. 

Elle  est  d'une  taille  haute  et  souple,  et  elle  a  dans  son 
habitude  de  corps  la  désinvolture  guerrière  de  la  chasse- 
resse antique  ;  son  nez  mince,  coupé  de  narines  roses  et 
passionnées,  se  joint  à  son  front  presque  sans  sinuosité; 


FOUTUNIO.  i 5 

ses  longs  sourcils  effilés,  ses  paupières  étroites,  sa  bouche 
ronde  et  pure,  son  menton  légèrement  relevé,  ses  che- 
veux aux  ondes  crépelées,  la  font  tout  à  fait  ressembler 
à  une  médaille  grecque. 

Elle  porte  un  costume  d'une  originalité  piquante  :  une 
robe  de  brocart  d'argent  taillée  en  forme  de  tunique  et 
retenue  aux  épaules  par  de  larges  camées,  des  bas  de  soie 
de  la  plus  vaporeuse  finesse,  rosés  par  la  transparence  de 
la  chair,  et  des  souliers  de  satin  blanc  dont  les  bandelettes 
entrelacées  simulent  on  ne  peut  mieux  le  cothurne  ;  un 
croissant  de  diamants  placé  sur  des  cheveux  noirs  comme 
la  Nuit,  et  un  collier  d'étoiles  complètent  cette  élégante 
et  bizarre  parure, 

Phébé  est  l'amie,  ou,  si  l'on  veut,  l'ennemie  intime  de 
Musidora. 

Cinthie,  qui  trône  au  bout  de  la  table  entre  deux  beaux 
jeunes  gens,  dont  l'un  est  son  amant  passé,  et  l'autre  son 
amant  futur,  est  une  véritable  Romaine  d'une  beauté  sé- 
rieuse et  royale;  elle  n'a  rien  de  la  grâce  sémillante  et  de 
la  coquetterie,  toujours  au  vent,  des  Parisiennes  ;  elle  est 
belle,  elle  le  sait,  et  se  repose  tranquillement  dans  la  con- 
science de  ses  charmes  tout-puissants,  comme  un  guerrier 
qui  n'a  jamais  été  vaincu. 

Elle  respire  lentement  et  régulièrement,  et  son  souffle 
a  quelque  chose  du  souffle  d'un  enfant  endormi  ;  ses  gestes 
sont  d'une  sobriété  extrême,  ses  mouvements  rares  et  ca- 
dencés. 

En  ce  moment-ci,  elle  tient  son  menton  appuyé  sur  le 
dos  de  sa  main,  d'une  forme  et  d'une  blancheur  incom- 
parables; son  petit  doigt,  capricieusement  relevé,  le  pli 
de  son  poignet,  la  pose  de  son  bras,  rappellent  ces  grandes 
tournures  maniérées  qu'on  admire  aux  tableaux  des  vieux 
maîtres;  des  cheveux  de  jais,  où  frissonnent  des  reflets 
bleuâtres,  séparés  en  bandeaux  tout  simples,  laissent  à 
nu  des  oreilles  petites,  blanches,  vierges  de  piqûres  et  un 
peu  écartées  de  la  tête  comme  celles  des  statues  grecques. 


16  NOUVELLES. 

Des  tons  chaudement  bistrés  adoucissent  la  transition 
du  noir  violent  de  sa  chevelure  à  la  riche  pâleur  de  son 
front;  quelques  légers  poils  follets  couchés  sur  ses  tempes 
modèrent  la  précision  de  ses  sourcils  sévèrement  arqués, 
et  des  teintes  blondes,  qui  redoublent  d'intensité  à  me- 
sure qu'elles  montent  vers  la  nuque,  dorent  harmonieu- 
sement le  derrière  de  son  cou,  où  se  dessinent  grasse- 
ment, dans  une  chair  souple  et  drue,  les  trois  beaux  plis 
du  collier  de  Vénus.  Ses  épaules,  fermes  et  mates,  ont 
l'air  de  ces  marbres  que  Canova  lavait  avec  une  eau  sa- 
turée d'oxyde  de  fer  pour  en  atténuer  la  crudité  éclatante 
et  leur  ôter  le  lustre  criard  du  poli. 

Le  ciseau  de  Cléomène  n'a  rien  produit  de  plus  parfait, 
et  les  plus  suaves  contours  que  l'art  ait  caressés  ne  sont 
rien  auprès  de  cette  réalité  magnifique. 

Quand  elle  veut  regarder  de  côté,  elle  le  fait  sans  tour- 
ner la  tête,  en  coulant  la  prunelle  dans  le  coin  de  son 
œil,  de  façon  que  le  cristallin  bleuâtre,  lustré  par  un  plus 
large  éclair,  s'illumine  d'un  éclat  onctueux  dont  l'effet  est 
inexprimable  ;  puis,  quand  elle  a  vu,  elle  ramène  lente- 
ment ses  prunelles  fauves  à  leur  place,  sans  déranger 
l'immobilité  de  son  masque  de  marbre. 

Dans  l'orgueil  de  sa  beauté,  Cinthie  repousse  toute  toi- 
lette comme  un  artifice  indigne]  elle  n'a  que  deux  robes  : 
une  robe  de  velours  noir  et  une  autre  de  moire  blanche  ; 
elle  ne  porte  jamais  ni  collier  ni  boucles  d'oreilles,  pas 
même  une  simple  bague.  Quelle  bague,  quel  collier  pour- 
raient valoir  la  place  qu'ils  couvriraient  ?  Un  jour  elle  ré- 
pondit avec  une  fierté  toute  cornélienne  à  une  femme  qui 
l'avait  priée  de  lui  montrer  ses  chiffons  et  ses  bijoux,  et 
qui,  étonnée  de  cette  simplicité  excessive,  lui  demandait 
comment  elle  faisait  les  jours  de  gala  et  de  cérémonie  ? 

—  J'ôte  ma  robe,  et  je  défais  mon  peigne. 

Ce  soir-là,  elle  avait  sa  robe  de  velours  noir  posée  sur 
la  peau  sans  chemise  et  sans  corset  :  elle  était  en  demi- 
toilette. 


FORTUNIO.  A  7 

Pour  Arabelle,  je  ne  sais  trop  qu'en  dire,  sinon  que 
c'était  une  charmante  femme.  Une  grâce  souveraine  ar- 
rondissait tous  ses  mouvements,  et  ses  gestes  étaient  si 
doux,  si  harmonieusement  filés,  qu'ils  avaient  quelque 
chose  de  rhythmique  et  de  musical. 

C'était  la  Parisienne  par  excellence  :  on  ne  pouvait  pas 
dire  qu'elle  fût  précisément  belle,  et  cependant  elle  avait 
dans  toute  sa  personne  un  ragoût  si  irritant  et  si  haute- 
ment épicé  de  minauderies  et  de  façons  particulières, 
que  ses  amants  eux-mêmes  eussent  soutenu  qu'il  n'y 
avait  pas  au  monde  une  femme  d'une  beauté  plus  par- 
faite. 

Un  nez  un  peu  capricieux,  des  yeux  d'une  grandeur  mé- 
diocre, mais  étincelants  d'esprit;  une  bouche  légèrement 
sensuelle,  des  joues  d'un  rose  timide  encadrées  dans  des 
touffes  soyeuses  de  cheveux  châtains,  lui  faisaient  le  mi- 
nois le  plus  adorablement  mutin  qu'on  puisse  imaginer. 
Pour  le  reste,  petit  pied,  mains  frêles,  les  reins  bien  cam- 
brés, la  cheville  fine  et  sèche,  le  poignet  mince;  tous  les 
signes  de  bonne  race. 

Je  vous  épargnerai  la  description  de  son  costume.  Con- 
tentez-vous de  savoir  qu'elle  était  habillée  à  la  mode  de 
demain. 

—  Ah  çà  !  décidément  Fortunio  nous  fausse  compa- 
gnie, s'écria  l'amphitryon  en  avalant  une  consciencieuse 
rasade  de  vin  de  Constance.  J'ai  envie,  quand  je  le  ren- 
contrerai, de  lui  proposer  de  se  couper  un  peu  la  gorge 
avec  moi. 

—  Je  suis  de  votre  avis  dit  Arabelle,  mais  il  n'est  pas 
aisé  de  rencontrer  le  seigneur  Fortunio;  il  n'y  a  que  le 
hasard  qui  soit  assez  adroit  pour  cela.  —  J'avais  affaire  à 
lui,  non  pas  pour  lui  couper  la  gorge,  au  contraire,  et  je 
n'ai  jamais  pu  le  trouver,  quoique  je  l'aie  cherché  d'abord 
dans  tous  les  endroits  où  il  pouvait  être  :  ensuite  dans 
ceux  où  il  ne  pouvait  pas  être  :  je  suis  allé  aux  bois,  aux 
Bouffes,  à  l'Opéra,  que  sais-je  !  à  l'église  !  pas  plus  de 

J. 


i  s  NOUVELLES. 

Fortunio  que  s'il  n'eût  jamais  existé.  Fortunio,  c'est  un 
rêve,  ce  n'est  pas  un  homme. 

—  Qu'avais-tu  donc  de  si  pressé  à  lui  demander?  fit  Mu- 
sidora  en  laissant  tomber  sur  Arabelle  un  regard  indolent. 

—  Les  pantoufles  authentiques  d'une  princesse  chi- 
noise qui  a  été  sa  maîtresse,  à  ce  qu'il  m'a  conté  un  ma- 
tin qu'il  était  un  peu  gris,  et  dont  il  avait  promis  de  me 
faire  cadeau  après  m'avoir  baisé  le  pied,  parce  que,  di- 
sait-il, j'étais  la  seule  femme  de  France  qui  les  pourrait 
chausser. 

—  Pourquoi  ne  pas  le  relancer  chez  lui?  dit  Alfred, 
l'amant  en  expectative  de  Cinthie. 

—  Chez  lui?  c'est  bien  aisé  à  dire  et  malaisé  à  faire. 
— En  effet,  il  doit  sortir  beaucoup;  c'est  un  homme 

très-répandu,  ajouta  l'amant  réformé. 

—  Vous  ne  m'avez  pas  comprise  ;  pour  aller  chez  lui,  il 
faudrait  savoir  d'abord  où  il  demeure,  réplit[ua  Arabelle. 

—  Il  doit  cependant  demeurer  quelque  part,  à  moins 
qu'il  ne  perche,  ce  qui  est  encore  possible,  dit  George  ; 
quelqu'une  de  vous,  adorables  princesses,  sait  peut-être 
sur  la  branche  de  quel  arbre  miraculeux  le  bel  oiseau  a 
fait  son  nid? 

—  Si  je  le  savais,  messer  Georgio,  je  ne  serais  pas  ici, 
je  vous  le  jure,  et  vous  pouvez  m'en  croire,  dit  la  silen- 
cieuse Romaine. 

—  Bah  !  dit  Alfred,  est-ce  que  l'on  a  besoin  de  logis? 
les  dames  du  temps  entendent  l'hospitalité  d'une  si  large 
manière. 

—  Laquelle  de  vous,  mesdames,  sert  de  maison  à  For- 
tunio? 

—  Ce  que  tu  dis  n'a  pas  le  sens  commun,  et  où  met- 
trait-il ses  habits  et  ses  bottes?  reprit  George  gravement  ; 
il  faut  toujoursbien  un  hôtel  pour  loger  ses  bottes»  —  Du 
reste,  nous  avons  soupe  chez  Fortunio,  il  n'y  a  pas  long- 
temps ;  tu  y  étais,  si  je  ne  me  trompe. 

—  C'est  vrai,  dit  Alfred  ;  à  Quoi  songeais-je  donc? 


FORTUNIO.  19 

—  J'y  étais  aussi^  reprit  Arabelle;  et  même  son  souper 
valait  beaucoup  mieux  que  îe  vôtre^  George,  quoique 
vous  vous  piquiez  d'être  un  adepte  en  haute  cuisine  ;  mais 
qu'est-ce  que  cela  prouve,  sinon  que  Fortunio  est  le  plus 
mystérieux  des  mortels? 

— Il  n'y  a  rien  de  mvstéripux  adonner  à  souper  à  vingt 
personnes. 

—  Assurément  non  ;  mais  voici  où  le  mystérieux  com- 
mence :  je  me  suis  fait  conduire  à  l'hôtel  où  Fortunio 
nous  a  reçus,  et  personne  n'a  eu  l'air  de  savoir  ce  que  je 
voulais  dire;  Fortunio  était  parfaitement  inconnu.  Je  fis 
prendre  des  informations  qui  furent  d'abord  infructueu- 
ses, mais  enfin  je  finis  par  découvrir  qu'un  jeune  homme, 
dont  on  ignorait  le  nom  et  dont  le  signalement  se  rap- 
porte parfaitement  à  celui  de  Fortunio,  avait  acheté  l'hô- 
tel deux  cent  mille  francs  qu'il  avait  payés  comptants  en 
billets  de  banque,  et  qu'aussitôt  le  marché  conclu,  une 
nuée  de  tapissiers  et  d'ouvriers  de  toute  sorte  avaient  envahi 
la  maison  et  l'avait  mise  dans  l'état  où  vous  l'avez  vue, 
avec  une  rapidité  qui  tenait  de  l'enchantement.  De  nom- 
breux domestiques  en  grande  livrée,  un  chef  de  cuisine 
suivi  d'une  légion  d'aides  et  d'officiers  de  bouche,  portant 
dans  de  grandes  mannes  couvertes  de  quoi  ravitailler,  une 
armée,  étaient  arrivés,  on  ne  sait  d'où,  le  soir  même  du 
souper.  — Le  matin,  tout  disparut;  les  domestiques  s'en 
allèrent  comme  ils  étaient  venus  :  Fortunio  sortit  et  ne 
revint  pas  ;  il  ne  resta  dans  l'hôtel  que  le  vieux  concierge 
pour  ouvrir  de  temps  en  temps  les  fenêtres  et  donner  de 
l'air  aux  appartements. 

—  Si  Arabelle  n'avait  bu  que  de  Teau  pendant  le  repas, 
je  pourrais  peut-être  croire  ce  qu'elle  dit,  interrompit 
Phébé;  mais  tout  ceci  m'a  l'air  aussi  fou,  aussi  désor- 
donné que  les  globules  de  vin  de  Champagne  qui  montent 
à  la  surface  de  mon  verre  ;  elle  nous  prend  pour  des  en- 
fants et  nous  débite  des  contes  de  fées  avec  un  sérieux 
déplorable. 


20  NOUVELLES. 

—  Vraiment,  lunatique  Phébé,  c'est  là  votre  avis?  reprit 
Arabelle  avec  ce  petit  ton  sec  que  les  femmes  seules  sa- 
vent prendre  entre  elles;  mon  conte  est  pourtant  une  his- 
toire beaucoup  plus  vraie  que  d'autres. 

—  Laissez  dire  Phébé,  Arabelle,  et  continuez,  inter- 
rompit Musidora,  dont  la  curiosité  s'était  à  la  fin  éveillée. 

—  J'ai  essayé  par  tous  les  moyens,  c'est-à-dire  par  le 
seul  moyen  avec  lequel  on  puisse  corrompre  quelqu'un 
ou  quelque  chose,  de  corrompre  le  vertueux  dragon  de  ce 
château  enchanté.  Je  lui  donnai  beaucoup  d'argent  ;  mais 
cette  consciencieuse  canaille,  qui  avait  peut-être  peur  que 
je  ne  lui  reprisse  ses  louis,  ne  put  cependant  rien  me  dire, 
attendu  qu'il  ne  savait  rien  ;  excellente  raison  d'être  dis- 
cret. Au  reste,  ce  digne  homme,  profondément  affligé  de 
n'avoir  aucun  secret  à  trahir,  m'offrit  obligeamment  de 
me  faire  voir  l'intérieur  de  la  maison,  espérant  que  j'y 
trouverais  peut-être  quelque  indice.  J'acceptai.  Précédée 
du  vieillard,  qui  m'ouvrit  les  recoins  les  plus  occultes,  je 
visitai  tout  avec  un  soin  extrême  ;  je  ne  vis  rien  qui  pût 
m'éclairer  dans  mes  doutes;  pas  le  moindre  chiffon  de 
papier,  pas  un  mot,  pas  un  chiffre.  J'allai  chez  le  mar- 
chand qui  avait  vendu  les  meubles,  et  qui  est  un  des  plus 
célèbres  ouvriers  de  Paris;  il  n'avait  pas  vu  Fortunio  ;  c'é- 
tait un  homme  entre  deux  âges,  avec  une  figure  d'inten- 
dant et  un  moral  d'usurier,  qui  avait  fait  toutes  les  emplet- 
tes; il  ne  le  connaissait  d'ailleurs  aucunement.  Nous  avons 
tous  été  les  dupes  d'une  hallucination,  et  nous  avons  cru 
sérieusement  souper  chez  Fortunio. 

—  Ceci  est  étrange,  fort  étrange,  excessivement  étrange  ! 
marmotta  l'élégant  Alfred,  qui  depuis  longtemps  n'avait 
plus  besoin  de  miroir  pour  y  voir  double.  Ha!  ha!  voilà 
des  créanciers  qui  doivent  être  bien  attrapés  ! 

—  Bah  !  c'est  qu'il  aura  déménagé  ou  qu'il  sera  allé  à 
la  campagne  ;  il  n'y  a  rien  de  mystérieux  là  dedans,  fit 
George. 

—  Qu'est-ce  que  Fortunio  ?  dit  Phébc. 


FORTLNIO.  Si 

—  Pardieu,  c'est  Fortunio,  interrompit  Alfred;  que 
t'importe? 

—  Un  excellent  gentilhomme;  il  est  tout  ce  qu'il  y  a  de 
plus  marquis  au  monde;  mon  père  a  beaucoup  connu  le 
sien  ;  il  a  des  armoiries  à  ne  déparer  les  panneaux  d'au- 
cune voiture,  ajouta  George  par  manière  de  réflexion. 

—  Il  est  très-beau,  dit  la  Cinthia,  aussi  beau  que  le 
Saint  Michel  du  Guide  à  Rome,  dont  j'ai  été  amoureuse 
étantpetite  fille. 

—  Personne  n'a  de  meilleures  manières,  et  de  plus  il 
est  spirituel  comme  Mercutio,  continue  Arabelle. 

—  On  le  dit  éperdument  riche,  plus  riche  que  tous  les 
Rothschild  ensemble,  et  généreux  comme  le  Magnifique 
du  conte  de  la  Fontaine,  reprit  Phébé. 

—  Quelle  est  donc  la  maîtresse  de  cet  heureux  person- 
nage, qui  paraît  avoir  eu  une  fée  pour  marraine?  dit 
Musidora. 

—  On  ne  sait  ;  car  à  toutes  ces  vertus  Fortunio  joint 
une  discrétion  parfaite  ;  mais  ce  n'est  assurément  aucune 
de  vous,  car  elle  l'aurait  crié  sur  les  toits,  répondit  George. 
Ce  sera  toi  si  tu  le  veux,  ou  si  tu  le  peux,  car  le  Fortunio 
paraît  solidement  cuirassé  contre  les  flèches  de  l'Amour, 
et  les  rayons  de  tes  yeux  de  chatte,  si  aigus  et  si  brûlants 
qu'ils  soient,  ne  me  paraissent  pas  de  force  à  entamer 
son  armure. 

—  Un  jeune  pair  d'Angleterre,  qui  avait  six  cent  mille 
livres  de  rentes,  s'est  brûlé  la  cervelle  pour  moi,  fit  dédai- 
gneusement la  Musidora. 

—  Oui,  mais  tu  te  jetteras  par-dessus  le  pont  pour  For- 
tunio, avec  ta  plus  belle  robe  et  un  chapeau  tout  neuf. 

—  C'est  donc  un  démon,  votre  Fortunio  ?  N'importe, 
je  parie  le  rendre  amoureux  de  moi  à  en  perdre  la  tête  et 
cela  avant  six  semaines. 

—  Si  ce  n'était  qu'un  démon,  ce  serait  peu  de  chose,  et 
tu  en  viendrais  aisément  à  bout  ;  tromper  le  diable  n'est 
qu'un  jeu  pour  une  femme. 


22  NOUVELLES. 

—  C'est  donc  un  ange  ! 

—  Pas  davantage  ;  au  surplus  tu  vas  juger  toi-même, 
car  on  vient  d'ouvrir  la  porte  de  l'hôtel,  et  j'entends  le 
bruit  d'une  voiture  dans  la  cour.  Ce  ne  peut  être  que  lui. 

Je  parie  mon  attelage  de  chevaux  gris  pommelé  contre 
une  de  tes  papillotes  que  tu  ne  trouves  pas  une  petite 
porte  grande  comme  un  trou  de  souris  pour  te  glisser  dans 
Je  cœur  de  Fortunio. 

—  J'irai  donc  à  Longchamp  dans  une  calèche  attelée  à 
la  d'Aumont,  dit  la  petite  en  se  frappant  joyeusement  dans 
les  mains. 

—  Monsieur  Fortunio  !  —  cria  d'une  voix  glapissante 
qui  domina  un  moment  le  bruit  des  conversations  et  le 
cliqaetis  de  la  vaisselle,  un  grand  mulâtre  bizarrement 
vêtu. 

Toutes  les  têtes  se  tournèrent  subitement  de  ce  côté, 
les  fourchettes  qui  étaient  en  l'air  n'achevèrent  pas  leur 
chemin  :  le  repas  fut  suspendu. 

Fortunio  s'avança  vers  le  fauteuil  de  George  d'un  pas 
ferme  et  vif,  et  lui  donna  une  poignée  de  main. 

—  Ha  !  ha  !  bonjour,  Fortunio  !  —  pourquoi  diable  es-tu 
venu  si  tard? 

—  Vous  m'excuserez,  mesdames,  j'arrive  de  Venise, 
où  j'étais  invité  à  un  bal  masqué  très-brillant  chez  hi  prin- 
cesse Fiamma  ;  j'avais  oublié  de  le  dire  à  George  lorsqu'il 
m'a  rencontré  à  l'Opéra  et  m'a  prié  de  venir  à  son  sabbat. 
J'ai  eu  à  peine  le  temps  de  changer  d'habit. 

—  Ah  !  si  tu  vas  au  bal  à  Venise,  il  n'y  a  plus  rien  à 
dire  :  mais  je  crois,  ô  Fortunio,  t'avoir  aperçu  au  boule- 
vard de  Gand  il  n'y  a  pas  huit  jours.  Vous  mentez  comme 
une  épitaphe  ou  comme  un  journal  officiel,  mon  jeune 
ami. 

—  En  effet,  j'étais  au  boulevard  de  Gand  avec  de  Mar- 
cilly  ;  qu'y  a-t-il  là  d'étonnant? 

—  Oh  !  rien  ;  —  à  moins  de  posséder  le  manteau  voya- 
geur de  Faust,  d'avoir  trouvé  le  moyen  de  diriger  les  bal- 


FORTUNIO.     3  23 

Ions  ou  de  chevaucher  sur  des  aigles,  cette  ubiquité  me 
paraît  peu  probable. 

—  Bah  !  dit  Fortunio  en  faisant  sauter  sa  bourse  avec  un 
geste  plein  d'insouciance,  à  cheval  sur  ceci  on  fait  plus 
de  chemin  que  si  l'on  avait  l'hippogriffe  entre  les  jambes. 
Çà,  je  voudrais  bien  boire  un  coup,  la  langue  me  pèle 
faute  d'humidité  ;  Mercure,  apporte-moi  la  coupe  d'Her- 
cule ! 

La  coupe  d'Hercule  était  un  grand  vase  ciselé  aussi  vaste 
que  la  mer  d'airain,  supportée  par  douze  bœufs,  dont  il 
est  parlé  dans  l'Écriture,  et  que  les  plus  rudes  buveurs 
ne  soulevaient  qu'avec  appréhension. 

—  Mercure,  verse  -moi  dans  ce  dé  à  coudre  une  goutte 
d'un  liquide  quelconque;  car  la  soif  m'étrangle  comme 
une  cravate  trop  serrée. 

Mercure  lui  versa  de  haut,  comme  les  pages  des  tableaux 
de  Terburg,  le  contenu  d'une  urne  antique  magnifique- 
ment travaillée  et  dont  les  anses  étaient  formées  par  deux 
Amours  cherchant  à  s'embrasser. 

Le  jeune  Fortunio  empoigna  la  lourde  coupe  d'une 
main  ferme  et  la  vida  d'un  seul  trait.  Ce  beau  fait  d'armes 
lui  valut  l'admiration  universelle. 

—  Oh  !  Mercure,  ne  reste-t-il  pas  encore  un  peu  de 
cette  piquette  dans  la  cave  de  ton  maître  ?  Je  voudrais 
bien  en  boire  une  autre  gorgée. 

Mercure  atterré,  hésita  un  instant,  regardant  les  yeux 
de  George  pour  savoir  s'il  devait  obéir  ;  mais  les  yeux  de 
George,  enveloppés  d'un  nuageux  brouillard  d'ivresse, 
ne  disaient  exactement  rien. 

—  Eh  bien  !  brute,  faut-il  te  répéter  deux  fois  les  cho- 
ses? Si  j'étais  ton  Tnaître,  je  te  ferais  corroyer  tout  vif  et 
pendre  un  peu  par  les  pieds,  en  attendant  mieux. 

Le  nègre  xMercure  courut  vite  prendre  un  autre  vase  sur 
un  autre  buffet,  le  renversa  au-dessus  de  la  coupe,  puis 
se  retira  d'un  air  craintif  et  se  tint  à  quelque  distance, 
debout  sur  un  pied,  comme  un  héron  dans  un  marais, 


$4  NOUVELLES. 

attendant  Tévénement  avec  une  sorte  d'anxiété  respec- 
tueuse. 

Le  brave  Fortunio  tarit  Timmense  cratère  avec  une 
facilité  qui  prouvait  de  longues  et  patientes  études  sur  la 
manière  de  humer  le  piot,  comme  dirait  maître  Alcofri- 
bas  Nasier. 

—  Maintenant,  messieurs,  je  suis  au  pair;  j'ai  rattrapé 
le  temps  perdu,  et  nous  pouvons  souper  tranquillement. 
Vous  aurez  peut-être  cru  que  j'étais  venu  tard  de  peur  de 
boire,  et  vous  f^urez  conçu  sur  mes  mœurs  les  plus  horri- 
bles soupçons.  Maintenant  je  dois  être  dans  votre  esprit 
aussi  pur  qu'un  agneau  de  trois  mois  ou  qu'une  pension- 
naire qui  va  faire  sa  première  communion. 

—  Oh  !  oui,  dit  Alfred,  innocent  et  vertueux  comme  un 
voleur  qu'on  mène  pendre. 

La  prétention  que  Fortunio  avait  étalée  de  souper  tran- 
quillement était  vraiment  exorbitante,  et  rien  au  monde 
n'était  plus  impossible  assurément.  Jupiter  serait  des- 
cendu par  le  plafond  avec  son  aigle  et  ses  carreaux,  que 
l'on  n'y  aurait  fait  aucune  attention. 

Musidora  est  à  peu  près  la  seule  qui  ait  sa  raison;  la 
présence  de  Fortunio  l'a  fait  sortir  de  sa  torpeur  de  mar- 
motte; elle  est  maintenant  aussi  éveillée  qu'une  couleuvre 
que  l'on  aurait  longtemps  agacée  avec  un  brin  de  paille  ; 
ses  prunelles  vertes  scintillent  singulièrement  ;  les  nari- 
nes de  son  petit  nez  se  gonflent,  les  coins  malicieux  de  sa 
bouclie  se  relèvent,  son  dos  ne  s'appuie  plus  au  coussin 
du  fauteuil;  elle  se  tient  droite  en  arrêt,  comme  un  cava- 
lier debout  sur  ses  étriers,  qui  s'apprête  à  frapper  et  qui 
assure  son  coup.  L'attelage  gris  pommelé  de  George  lui 
tçotte  et  lui  piafl"e  dans  la  cervelle,  et  elle  se  voit  déjà 
couchée  sur  les  coussins  de  la  calèche  et  faisant  voler  sous 
les  roues  tourbillonnantes  la  poussière  fashionable  du  bois 
de  Boulogne. 

D'ailleurs  Fortunio  seul  lui  plaît  bien  autant  que  les 
quatre  chevaux  de  George,  et  l'attelage  n'est  plus  que 


FORTUNIO.  25 

d'une  importance  secondaire  dans  la  périlleuse  conquête 
qu'elle  tente.  Elle  cherche  au  fond  de  son  arsenal  l'œillade 
la  plus  assassine,  le  sourire  le  plus  amoureusement  vain- 
queur pour  le  lui  décocher  et  lui  percer  le  cœur  d'outre 
en  outre  ;  en  attendant  qu'elle  porte  le  coup  décisif,  elle 
observe  Fortunio  avec  une  attention  profonde,  voilée  sous 
des  façons  badines;  elle  guette  tousses  mouvements;  elle 
l'entoure  de  lignes  de  circonvallation  et  tâche  de  l'enfer- 
mer dans  un  réseau  de  coquetteries  ;  car  Fortunio  est  un 
type  vivant  de  cet  idéal  viril  rêvé  par  les  femmes  et  que 
nous  avons  le  tort  de  réaliser  si  rarement,  aimant  mieux 
abuser  outre  mesure  de  la  permission  qu'on  nous  a  accor- 
dée d'être  laids. 

Fortunio  paraît  avoir  vingt-quatre  ans  tout  au  plus  ;  il 
est  de  taille  moyenne,  bien  cambré,  fin  et  robuste,  l'air 
doux  et  résolu,  l'épaule  large,  les  extrémités  minces,  un 
mélange  de  grâce  et  de  force  d'un  eiîet  irrésistible  ;  ses 
mouvements  sont  veloutés  comme  ceux  d'un  jeune  jaguar, 
et  sous  leur  nonchalante  lenteur  on  sent  une  vivacité  et 
une  prestesse  prodigieuses. 

Sa  tête  offre  le  type  le  plus  pur  de  la  beauté  méridio- 
nale ;  son  caractère  est  plutôt  espagnol  que  ft'ançais,  plu- 
tôt arabe  qu'espagnol.  Le  pinceau  ne  tracerait  pas  un 
ovale  plus  parfait  que  celui  de  sa  figure  ;  son  nez  mince, 
légèrement  aquilin,  d'une  arête  brusque  et  comme  cou- 
pée au  ciseau,  relève  la  pureté  toute  féminine  des  autres 
traits  du  visage  et  lui  donne  quelque  chose  de  fier  et  d'hé- 
roïque; des  sourcils  d'un  noir  velouté,  se  fondant  en  tein- 
tes bleuâtres  vers  les  extrémités,  se  dessinent  fermement 
au-dessus  de  longues  paupières,  qu'à  leur  couleur  bis- 
trée on  pourrait  croire  teintes  de  k'hol  à  la  manière 
orientale.  Par  une  bizarrerie  charmante,  les  prunelles  de 
ses  yeux  étincelants  sont  d'un  bleu  céleste,  aussi  limpide 
que  l'azur  d'un  lac  dans  les  montagnes  ;  un  imperceptible 
cercle  brun  les  entoure  et  fait  ressortir  leur  éclat  dia- 
manté  ;  la  bouche  a  cette  rougeur  humide  et  vivace  qui 

3 


26  NOUVELLES. 

accuse  une  beauté  de  sang  de  plus  en  plus  rare.  La  lèvre 
inférieure,  un  peu  large,  respire  toutes  les  ardeurs  de  la 
volupté  ;  la  supérieure,  plus  tine,  plus  serrée,  arquée  en 
dedans  à  ses  coins,  avec  une  expression  de  dédain  humo- 
ristique tempérée  par  la  bienveillance  du  reste  de  la 
physionomie,  indique  de  la  résolution  et  une  grande 
puissance  de  volonté.  Une  moustache,  qui  ne  semble  pas 
avoir  été  coupée  beaucoup  de  fois,  estompe  tes  angles  de 
cette  bouche  de  ses  ombres  douces  et  soyeuses.  Le  menton, 
délicatement  bombé,  frappé  au  milieu  d'une  mignonne 
fossette,  s'unit  par  une  ligne  d'une  rondeur  puissante  à 
un  col  athlétique,  à  un  col  de  jeune  taureau  vierge  du 
joug.  Pour  le  front,  sans  avoir  l'élévation  prodigieuse  et 
les  proportions  triomphales  d'un  front  de  poëte  à  la  mode, 
il  est  large  et  noble,  les  tempes  pleines  sans  le  plus  léger 
pli,  et  des  lueurs  satinées  sur  les  portions  habituellement 
recouvertes  par  les  cheveux;  le  ton  du  front  est  beaucoup 
plus  blanc  que  celui  du  reste  de  la  face,  où  un  soleil  plus 
ardent  que  le  nôtre  a  déposé  des  <;ouches  successives  d'un 
hâle  blond  et  doré,  sous  lesquelles  pointent  des  demi- 
teintes  rosées  et  bleuâtres  qui  ravivent  de  leur  fraîcheur 
la  sécheresse  un  peu  fauve  de  cette  belle  nuance  chaude 
si  chérie  des  artistes.  Des  cheveux  noirs  comme  l'aile  ver- 
nie du  corbeau,  longs  et  faiblement  bouclés,  retombent 
autour  de  ce  masque  pâle  dans  le  plus  savant  désordre. 
IL'oreille  est  petite,  incolore,  et  semble  avoir  été  ancien- 
nement percée. 

Autant  que  le  hideux  costume  moderne  peut  permettre 
de  l'apercevoir,  ses  formes  sont  admirablement  propor- 
tionnées, rondes  et  vigoureuses  à  la  fois  :  des  muscles 
d'acier  sous  une  peau  de  velours;  quelque  chose  dans  le 
goût  du  Bacclms  indien  que  l'on  voit  au  Musée  des  Anti- 
ques, et  qui  peut  lutter  de  perfection  harmonieuse  avec  la 
Vénus  de  Milo  elle-même;  car  rien  au  monde  n'est  plus 
beau  que  la  grâce  mariée  à  la  force.  —  Sous  l'éblouis- 
sante blancheur  de  son  linge  l'on  devine  un(>  puitiiiio 


I^ORTUNIO.  27 

large  et  profonde,  solide  et  polie  comme  du  marbre,  où 
il  doit  être  bien  charmant  pour  une  femme  de  reposer  sa 
tête;  des  bras  aussi  bien  modelés  que  ceux  de  TAnti- 
noiis,  terminés  par  des  mains  d'une  perfection  inimita- 
ble, se  font  parfaitement  deviner  à  travers  une  manche 
fort  juste. 

Quant  au  reste  du  costume,  nous  ne  le  décrirons  pas  : 
la  description  d'un  gilet,  d'un  habit  et  d'un  pantalon  mo- 
dernes ferait  reculer  d'horreur  de  plus  hardis  que  nous. 
Vous  pouvez  seulement  vous  imaginer  ce  qu'il  devait  être 
en  pensant  aux  chefs-d'œuvre  des  plus  lyriques  tailleurs 
de  Paris,  que  vous  avez  admirés  sur  le  dos  de  quelque 
merveilleux  au  concert,  à  la  promenade  ou  ailleurs;  seu- 
lement, ajoutez-y  mentalement  une  élégance  divine,  je 
ne  sais  quel  laisser  aller  aristocratique  et  nonchalant, 
une  modestie  pleine  de  sécurité  et  d'aplomb,  une  grâce 
distraite,  des  manières  que  vous  n'avez  certainement  vues 
chez  aucun  merveilleux  ;  de  plus,  à  l'index  de  la  main 
gauche,  un  diamant  d'une  grosseur  énorme,  d'une  eau  à 
rivaliser  avec  le  Régent  et  le  Sancy,  et  qui  lançait  à  droite 
et  à  gauche  de  folles  bluettes  de  lumière. 

Musidora  était  en  proie  à  la  plus  violente  émotion, 
quoiqu'elle  eût  l'apparence  d'une  grande  liberté  d'esprit. 

Un  instinct  délicat,  un  sentiment  profond  de  la  beauté 
l'avait  jusqu'alors  préservée  d'aimer.  A  travers  la  folle 
vie  de  courtisane,  elle  avait  conservé  une  ignorance  com- 
plète de  la  passion.  Ses  sens,  excités  de  trop  bonne 
heure,  ne  lui  disaient  rien  ou  peu  de  chose,  et  toutes  les 
liaisons  qu'elle  nouait  et  dénouait  si  facilement  n'étaient 
que  d'intérêt  ou  de  pur  caprice.  —  Comme  à  toutes  les 
femmes  qui  en  ont  beaucoup  vu,  les  hommes  lui  inspi- 
raient un  dégoût  profond.  Une  courtisane  connaît  mieux 
un  homme  en  une  nuit  qu'une  honnête  femme  ne  le  con- 
naît en  dix  ans;  car  l'on  n'est  vrai  qu'avec  elles.  —  A 
quoi  bon  se  gêner?  Aussi  l'être  qui  résiste  à  ce  terrible 
laisser  aller  et  qui  paraît  aimable  encore  dans  ce  désha- 


28  NOUVELLES. 

bille  complet  est-il  prodigieusement  et  frénétiquement 
aimé. 

La  petite  Musidora  trouvait  les  hommes  profondément 
méprisables,  et  de  plus  fort  laids.  Le  dehors  de  la  boîte 
ne  lui  plaisait  guère  plus  que  le  dedans.  Ces  figures  insi- 
gnifiantes ou  difformes,  terreuses  ou  apoplectiques,  infil- 
trées de  fiel  ou  martelées  de  rouge,  bleuies  par  la  barbe, 
sillonnées  de  plis  profonds,  ces  cheveux  rudes  et  sauva- 
ges, ces  bras  noueux  et  velus  la  ravissaient  médiocrement. 
La  délicatesse  excessive  de  son  organisation  lui  rendait 
ces  défauts  beaucoup  plus  sensibles;  un  homme,  qui 
n'était  qu'un  homme  pour  la  robuste  Cinthia,  lui  semblait 
un  sanglier.  Musidora,  quoiqu'elle  eût  dix-huit  ans,  n'était 
réellement  pas  une  femme,  ce  n'était  pas  même  une 
jeune  fille,  c'était  un  enfant;  un  enfant,  il  est  vrai,  aussi 
corrompu  qu'un  colonel  de  dragons,  et  logeant  sous  sa 
frêle  enveloppe  une  malice  hyperdiabolique  ;  avec  son 
air  candide,  elle  aurait  dupé  dos  cardinaux  et  joué  sous 
jambe  M.  le  prince  de  Talleyrand.  Elle  avait  donc  de  mer- 
veilleux avantages  sur  toutes  ses  rivales;  car  son  indiffé- 
rence et  sa  froideur  bien  connues  lui  faisaient  comme 
une  espèce  de  virginité  que  chacun  eût  été  glorieux  de 
lui  ravir.  Au  milieu  de  sa  prostitution,  elle  avait  tout  le 
piquant  d'une  jeune  fille  sévèrement  gardée  ;  courtisane, 
elle  avait  eu  l'art  de  créer  un  obstacle  et  de  mettre,  pour 
l'irriter,  une  barrière  au-devant  du  désir.  Cependant  elle 
fut  moins  heureuse  cette  fois  dans  ses  tentatives  de  séduc- 
tion :  malgré  toutes  ses  chatteries  et  ses  gentillesses,  For- 
tunio  ne  s'occupa  d'elle  que  comme  tout  homme  bien  né 
s'occupe  d'une  femme  placée  à  côté  de  lui  :  il  avait  toutes 
ces  petites  attentions  demi-familières  que  l'on  a  pour  une 
jolie  femme  et  qui  ne  tirent  point  à  conséquence. 

Musidora  faisait  tous  ses  efforts  pour  l'attirer  dans  une 
sphère  plus  intime  et  lui  arracher  quelques-unes  de  ces 
phrases  de  galanterie  un  peu  ardente  auxquelles  on  peut 
à  la  rigueur  donner  le  sens  d'un  aveu  et  d'une  déclara- 


FORTllNIO.  29 

tion  tacite.  Mais  Fortiimo,  en  poisson  rusé,  jouait  prudem- 
ment à  Tentour  de  la  nasse  et  n'y  entrait  pas  ;  il  répon- 
dait évasivement  aux  questions  insidieuses  de  Musidora, 
et,  au  moment  où  elle  croyait  le  tenir,  il  lui  échappait  par 
une  brusque  plaisanterie. 

Musidora  tenta  toute  espèce  de  moyens  :  elle  lui  fit  de 
fausses  confidences  pour  en  obtenir  de  vraies  ;  elle  l'in- 
terrogea sur  ses  voyages,  sur  sa  vie,  sur  ses  goûts.  Fortu- 
nio  buvait,  mangeait,  riait,  disait  un  oui  ou  un  non,  et 
lui  fuyait  entre  les  doigts,  plus  fluide  et  plus  mobile  que 
du  vif-argent. 

—  Vraiment,  George,  dit  Musidpra  en  se  penchant  de 
son  côté,  cet  homme  est  comme  un  hérisson;  on  ne  sait 
par  où  le  prendre. 

—  Prends  garde  d'embrocher  ton  cœur  à  Tun  de  ses 
piquants,  ma  petite  reine,  répondit  George. 

—  Quelle  vie  a-t-il  donc  menée  et  de  quelle  argile  est-il 
donc  pétri?  fit  Musidora  inquiète. 

—  Le  diable  seul  le  sait,  répliqua  George  en  faisant  un 
geste  d'épaules  intraduisible. 

—  Fortunio,  Fortunio,  s'écria  Arabelle  en  se  dressant 
à  l'autre  bout  de  la  table,  et  les  pantoufles  de  ta  princesse 
chinoise,  quand  me  les  donneras-tu  ? 

—  Ma  belle  dame,  elles  sont  chez  vous,  délicatement 
posées  au  pied  de  votre  lit  sur  la  peau  de  tigre  qui  vous 
sert  de  tapis. 

—  Vous  riez,  Fortunio;  jamais  vous  n'êtes  entré  dans 
ma  chambre  à  coucher,  et  hier  soir  il  n'y  avait  assurément 
pas  de  pantoufles  au  pied  de  mon  lit. 

—  Vous  n'avez  sans  doute  pas  bien  regardé,  car  je 
vous  assure  qu'elles  y  sont,  dit  Fortunio  en  avalant  une 
magnifique  rasade. 

Arabelle  sourit  d'un  air  incrédule. 

—  Est-ce  vrai,  dit  Musidora  avec  un  accent  de  coquet- 
terie jalouse,  que  ces  pantoufles  vous  viennent  d'une 
princesse  chinoise  ? 

3. 


30  NOUVELLES. 

—  Je  crois  que  oui,  répondit  Fortunio.  —  Elle  s'appe- 
lait Yeu-Tseu.  —  Une  charmante  fille  !  Elle  avait  un  an- 
neau d'argent  dans  le  nez  et  le  front  couvert  de  plaques 
d'or.  Je  lui  faisais  des  madrigaux  où  je  lui  disais  qu'elle 
avait  la  peau  comme  du  jade  et  les  yeux  comme  des  feuil- 
les de  saule. 

—  Était-elle  plus  jolie  que  moi?  interrompit  Musidora 
en  tournant  sa  figure  du  côté  de  Fortunio,  comme  pour 
lui  faciliter  la  comparaison. 

—  C'est  selon.  Elle  avait  de  petits  yeux  bridés,  retrous- 
sés par  les  coins,  le  nez  épaté  et  les  dents  rouges. 

—  Oh  !  le  monstre  !  Elle  devait  être  hideuse  ! 

—  Point  du  tout;  elle  passait  pour  une  beauté  incom- 
parable; tous  les  mandarins  en  raffolaient. 

—  Et  vous  l'aimiez  ?  dit  Musidora  d'un  ton  piqué. 

—  Elle  m'adorait,  et  je  la  laissais  faire. 

—  Savez-vous,  monsieur  Fortunio,  que  vous  êtes  pro- 
digieusement fat?...  ou  bien  vous  vous  moquez  de  nous. 
Vous  avez  acheté  ces  babouches  sur  le  quai  "Voltaire,  chez 
quelque  marchand  de  curiosités. 

--  Moi,  nullement,  je  vous  jure  ;  vous  m'interrogez,  je 
vous  réponds  ;  quant  aux  pantoufles,  elles  n'ont  pas  été 
achetées;  qui  est-ce  qui  n'est  pas  allé  un  peu  en  Chine? 
Voulez-vous  que  je  vous  fasse  servir  un  doigt  de  vin  de 
Xérès?  il  est  fort  bon. 

—  Ce  n'est  pas  la  peine,  dit  Musidora  avec  le  plus  gra- 
cieux sourire,  passez-moi  votre  verre. 

Fortunio  le  lui  tendit  sans  paraître  étonné  d'une  si  for- 
melle faveur.  Musidora  le  porta  à  ses  lèvres  par  le  côté 
qu'avait  effleuré  la  bouche  de  Fortunio. 

Quand  Musidora  eut  bu,  Fortunio  remplit  le  verre  et  le 
vida  avec  simplicité,  comme  si  une  jeune  et  charmante 
femme  ne  venait  pas  d'y  tremper  familièrement  son  petit 
bec  rose  de  colombe. 

Musidora  ne  se  rebuta  pas,  et,  par  un  mouvement  d'une 
combinaison  supérieure,  fit  sauter  son  soulier  de  satin  et 


FORTUNIO.  31 

posa  son  pied  sur  celui  de  Fortunio  ;  un  bas  de  soie  plus 
aérien  qu'une  toile  d'araignée  permettait  de  sentir  toute 
la  perfection  et  le  poli  d'ivoire  de  ce  pied  de  Cendrillon. 

—  Croyez-vous,  Fortunio,  que  je  ne  chausserais  pas 
la  pantoufle  de  votre  princesse?  dit  Musidora,  les  joues  al- 
lumées du  rose  le  plus  vif,  en  pressant  légèrement  avec 
son  pied  le  pied  de  Fortunio. 

—  Elle  serait  trop  large  pour  vous,  répondit  tranquille- 
ment Fortunio,  et  il  se  remit  à  boire  sans  plus  de  façons. 

Ceci  eût  pu  passer  pour  un  compliment  sans  la  mine 
indolente  de  Fortunio  ;  aussi  Musidora  n'en  tira  aucun  au- 
gure favorable,  et,  voyant  que  tous  ses  efforts  n'aboutis- 
saient à  rien,  elle  changea  de  batteries  et  se  mit  à  jouer 
l'indifférence  (sans  toutefois  retirer  son  pied)  et  ne  causa 
plus  qu'avec  George.  La  froideur  n'y  fit  pas  plus  que  la 
galanterie  :  Fortunio  ne  lui  adressait  la  parole  que  de  loin 
en  loin  et  par  manière  d'acquit.  Cependant  Musidora  crut 
s'apercevoir  que  Fortunio  serrait  imperceptiblement  son 
genou,  mais  elle  reconnut  bientôt  son  erreur. 

Pendant  toute  cette  stratégie,  il  n'est  pas  besoin  de 
dire  que  le  reste  de  l'assemblée  buvait  considérablement 
et  se  livrait  à  la  plus  triomphante  bacchanale  que  l'on 
puisse  imaginer.  Le  fashionable  Alfred  demandait  la  tète 
des  tyrans  et  l'abolition  de  la  traite  des  noirs,  au  grand 
ébahissement  des  négrillons,  étonnés  d'une  philanthropie 
si  subite. 

Deux  compagnons  avaient  précieusement  glissé  de  leur 
chaise  sous  la  table  et  ronflaient  comme  des  chantres  à  vê- 
pres; les  autres  gloussaient  et  piaulaient  je  ne  sais  quelle 
chanson  sur  un  ton  lamentable  et  funèbre,  occupation 
agréable  qu'ils  interrompaient  de  temps  en  temps  pour  se 
raconter  à  eux-mêmes  leurs  bonnes  fortunes,  car  per- 
sonne n'était  dans  le  cas  d'écouter. 

Les  femmes,  qui  avaient  résisté  plus  longtemps,  se 
laissai'înt  enfin  entraîner  au  tourbillon  général  ;  Arabelle 
même  était  si  grise ,  qu'elle  oubliait  d'être  coquette. 


32  NOUVELLES. 

Phébé,  les  deux  coudes  appuyés  sur  la  nappe,  regardait 
avec  une  fixité  stupide  une  des  figures  du  surtout,  qu'elle 
ne  voyait  pas. 

Quant  à  la  Romaine,  elle  était  admirable  de  quiétude 
heureuse  :  elle  dodelinait  doucement  de  la  tête  et  sem- 
blait marquer  la  mesure  d'une  musique  entendue  d'elle 
seule  ;  un  sourire  nonchalant  voltigeait  sur  sa  bouche  en- 
tr'ouverte  comme  un  oiseau  autour  d'une  rose,  et  les  longs 
cils  noirs  de  ses  yeux  demi-fermés  jetaient  une  ombre  de 
velours  sur  les  pommettes  de  ses  joues  colorées  d'une 
imperceptible  vapeur  rose;  elle  avait  ses  deux  mains  po- 
sées l'une  sur  l'autre,  comme  les  mains  de  la  Romaine 
dans  le  magnifique  portrait  de  M.  Ingres,  et  contrastait 
singulièrement  par  son  calme  parfait  avec  la  turbulence 
générale. 

Pour  Musidora,  la  gorgée  de  vin  de  Xérès  qu'elle  avait 
bue  commençait  à  lui  porter  à  la  tête  ;  une  légère  sueur 
lui  perlait  sur  le  front  ;  la  fatigue  l'envahissait  en  dépit 
d'elle  ;  quelques  grains  du  sable  d'or  du  sommeil  com- 
mençaient à  lui  rouler  dans  les  yeux;  elle  s'endormait 
comme  un  petit  oiseau  qui  a  chaud  dans  le  duvet  de  son 
nid  :  de  temps  en  temps  elle  soulevait  ses  paupières  alour- 
dies pour  contempler  Fortunio,  dont  le  magnifique  profil 
se  découpait  fièrement  sur  un  fond  d'éblouissante  lumière, 
puis  elle  les  refermait  sans  cesser  pour  cela  de  le  voir;  car 
les  commencementSjde  rêve  qu'elle  ébauchait  étaient  tout 
pleins  de  Fortunio.  Enfin  elle  laissa  pencher  sa  tête 
comme  une  fleur  trop  chargée  de  pluie,  ramena  machi- 
nalement devant  ses  yeux  deux  ou  trois  boucles  de  ses 
beaux  cheveux  blonds,  comme  pour  s'en  faire  des  rideaux, 
et  s'endormit  tout  à  fait. 

—  Ah  !  fit  George,  voilà  Musidora  qui  a  mis  la  tète 
sous  son  aile.  Regarde  quel  adorable  petit  museau;  elle 
dormirait  au  milieu  d'un  concerto  de  tambours;  c'est 
une  fort  jolie  fille,  mais  je  préfère  mes  Titicns.  Entre  nous, 
vois-tn,  Fortunio,  je  n'ai  jamais  aimé  que  cette  belle  fille 


ÏÎOBTIJNIO.  33 

qui  est  là-haut  co'jchée  au-dessus  de  cette  porte,  dans  son 
lit  de  velours  rouge  ;  vois  cette  main,  ce  bras,  cette  épaule  : 
quel  admirable  dessin  !  quel  puissance  de  vie  et  de  cou- 
leur !  —  Ah  !  si  tu  pouvais  ouvrir  une  heure  ces  beaux 
bras  et  me  presser  sur  cette  poitrine  qui  semble  palpiter, 
je  jetterais  avec  plaisir  toutes  mes  maîtresses  par  la  fenê- 
tre. Pardieu,  je  me  sens  une  envie  du  diable  de  décrocher 
le  tableau  et  de  le  faire  porter  dans  mon  lit. 

—  Là,  là,  Georgio  carissimo,  piano,  piano,  vous  me 
faites  de  la  peine,  vous  allez  gagner  une  pleurésie  à  vous 
échauffer  ainsi  dans  votre  harnois;  conservez-vous  à  vos 
respectables  parents,  qui  veulent  faire  de  vous  un  pair  de 
France  et  un  ministre.  —  Vous  avez  tort  de  médire  de  la 
nature,  qui  a  bien  son  prix  ;  —  tu  parles  de  Tépaule  de 
cette  femme  peinte  ;  voilà  là-bas  Cinthie,  qui  ne  dit  rien 
et  laisse  errer  ses  yeux  au  plafond,  en  pensant  peut-être 
à  son  premier  amour  et  à  sa  petite  maison  de  briques  du 
quartier  des  Transteverins,  et  qui  a  de  plus  belles  épaules 
que  tous  les  Titiens  de  Venise  et  d'Espagne.  Approche, 
approche,  Cinthia,  montre-nous  ta  poitrine  et  ton  dos,  et 
fais  voir  à  ce  faquin  de  George  que  le  bon  Dieu  n'est  pas 
aussi  maladroit  qu'il  veut  bien  le  dire. 

La  belle  Romaine  se  leva,  défit  gravement  l'agrafe  de 
sa  robe,  qui  glissa  jusque  sur  sa  taille  cambrée,  et  laissa 
voir  un  sein  d'une  pureté  de  contour  admirable,  des 
épaules  et  des  bras  à  faire  descendre  un  dieu  du  ciel  pour 
les  baiser. 

—  Je  te  conseille  fort,  mon  ami  George,  de  lui  donner 
la  place  que  tu  destinais  tout  à  l'heure  à  ton  tableau;  il 
ne  lui  manque  que  le  cadre.  En  disant  cela,  Fortunio 
promenait  la  main  sur  le  dos  de  la  Cinthia,  mais  avec  le 
même  sang-froid  que  s'il  eût  touché  un  marbre.  On  eût 
dit  un  sculpteur  qui  passe  le  pouce  sur  les  contours  d'une 
statue  pour  s'assurer  de  leur  correction. 

—  Remonte  ta  robe,  nous  t'avons  assez  vue. 

La  Romaine  fut  lentement  se  rasseoir  à  sa  place. 


34  NOUVELLES. 

Quant  à  George,  il  répétait  toujours  ;  «  J'aime  mieux 
mes  Titiens.  » 

Les  bougies  tiraient  à  leur  fin  ;  les  nègres,  harassés  dé 
fatigue,  dormaient  debout,  en  s'appuyant  le  dos  contre  les 
murs;  la  table,  si  bien  servie,  était  dans  le  plus  affreux 
désordre,  tachée  de  vin, ruisselante  de  débris;  les  élégants 
éditices  de  sucrerie  croulaient  de  toutes  parts,  largement 
éventrés;  les  merveilles  du  dessert,  les  fruits,  les  ananas, 
les  fraises  du  Chili,  les  assiettes  montées  avec  un  soin  si 
curieux,  tout  cela  était  détruit,  renversé  et  gaspillé;  la 
nappe  avait  l'air  d'un  champ  de  bataille.  Cependant  quel- 
ques convives  acharnés  luttaient  encore  avec  le  désespoir 
du  courage  malheureux,  et  s'efforçaient  de  vaincre 
l'ivresse  et  le  sommeil,  mais  ils  avaient  perdu  toute  leur 
verve  et  leur  entrain;  ils  pouvaient  à  peine  faire  du  bruit 
et  n'avaient  plus  la  force  de  casser  les  porcelaines  et  les 
cristaux,  moyens  violents  usités  pour  ranimer  une  orgie 
languissante. 

George  lui-même  verdissait  d'une  manière  sensible  et 
venait  d'entrer  dans  cette  période  malsaine  de  l'ivresse 
où  l'on  se  met  à  parler  morale  et  à  célébrer  les  charmes 
de  la  vertu.  —  Fortunio  seul,  toujours  frais,  l'œil  limpide, 
la  lèvre  rouge,  l'air  calme  et  reposé  d'une  dévote  qui  va 
faire  ses  pâques,  Tesprit  aussi  libre  que  lorsqu'il  était 
entré,  jouait  nonchalamment  avec  son  couteau  de  vermeil 
et  paraissait  tout  prêt  à  recommencer. 

—  Eh  bien  !  dit  Fortunio,  l'on  ne  boit  donc  plus?  Quelle 
maigre  hospitalité  !  J'ai  soif  comme  le  sable  quand  il  n'a 
pas  plu  de  quinze  jours. 

On  apporta  une  immense  jatte  de  punch  d'arack,  tout 
allumé;  les  jolies  flammes  dansaient  à  la  surface,  en  agi- 
tant joyeusement  leurs  basquines  d'or  ;  c'était  comme  un 
bal  de  feux  follets. 

George  remplit  son  verre  et  celui  de  Fortunio,  sans 
éteindre  la  liqueur  enflammée,  puis  il  saisit  le  bol  avec 
son  trépied  et  le  jeta  sur  le  plancher,  et  dit  avec  un  geste 


FORTDNIO.  35 

d'ineffablo  mépris  :  —  Il  vaut  mieux  le  jeter  que  de  le 
profaner  en  le  versant  à  de  pareilles  brutes.  Faisons-les 
rôtir,  puisqu'elles  ne  veulent  pas  boire  ;  nous  le  pouvons 
en  toute  sijreté  de  conscience,  ce  sont  des  oies. 

La  liqueur  se  répandit  sur  le  parquet  toute  flambante, 
et  les  petites  langues  bleues  de  la  flamme  commencèrent 
à  lécher  les  pieds  des  dormeurs  et  à  mordre  les  bords  de 
la  nappe.  La  lueur  de  ce  petit  incendie  improvisé  péné- 
tra sur-le-champ  à  travers  les  paupières  le  plus  invinci- 
blement fermées,  et  tout  le  monde  fut  bien  vite  debout, 
même  les  deux  respectables  convives  coulés  à  fond  dès 
le  commencement  de  la  tempête,  et  qui  eussent  été  cuits 
infailliblement  tout  vifs,  si  Mercure  le  nègre  et  Jupiter  le 
mulâtre  ne  les  eussent  aidés  à  sortir  des  lieux  souterrains 
et  ténébreux  où  ils  gisaient. 

—  Où  est  Fortunio  ?  demanda-Musidora  en  écartant  ses 
cheveux. 

—  Fortunio  ?  dit  George,  il  était  là  tout  à  l'heure. 

—  Il  est  parti,  dit  respectueusement  Jupittr. 

—  Qui  sait  quand  on  le  reverra?  il  est  peut-être  allé 
déjeuner  avec  le  grand-mogol  ou  le  Prêtre-Jean.  — Ma 
petite  reine,  j'ai  bien  peur  que  tu  ne  sois  obligée  d'aller  à 
pied  ou  en  carrosse  de  louage,  comme  une  fille  vertueuse. 
' —  Si  tu  le  trouves,  tu  seras  bien  habile. 

—  Bah  !  dit  Musidora,  en  tirant  à  demi  de  son  sein  un 
petit  portefeuille  à  coins  d'or;  j'ai  son  portefeuille. 

—  Ah  çà!  tu  es  donc  un  vrai  diable  en  jupons?  Voilà 
une  fille  bien  élevée;  —  jamais  des  parents  ordiDaire,s 
n'agiraient  l'idée  de  vous  faire  apprendre  à  voler! 


36  NOUVELLES. 


CHAPITRE    II. 


Musidora  ne  se  réveilla  que  sur  les  trois  heures  de  Ta- 
près-midi,  heure  raisonnable.  Elle  étendit  nonchalam- 
ment son  joli  bras  vers  le  cordon  de  moire  placé  au  chevet 
de  son  lit;  mais  sa  main  blanche  retomba. 

Le  lit  de  Musidora  était  extrêmement  simple  ;  il  ne  res- 
semblait en  rien  aux  lits  des  bourgeoises  enrichies,  qui 
ont  l'air  de  reposoirs  pour  la  Fête-Dieu;  c'était  frais  et 
charmant  comme  l'intérieur  d'une  coque  de  clochette 
sauvage. 

Deux  rideaux  de  cachemire  blanc  et  de  mousseline  des 
Indes,  superposés,  tombaient  en  bouillons  nuageux  d'une 
large  rosace  argentée,  fixée  au  plafond,  autour  d'une 
élégante  gondole  de  bois  de  citronnier  très- pâle  avec  des 
pieds  et  des  incrustations  d'ivoire  ;  des  draps  de  toile  de 
Hollande  d'une  finesse  idéale,  un  vrai  brouillard  tissu, 
laissaient  transparaître  légèrement  le  rose  doux  de  l'étoffe 
qui  enveloppait  les  matelas  gonflés  par  la  plus  soyeuse 
laine  du  Thibet  :  cette  précieuse  toison,  qui  est  probable- 
ment la  véritable  toison  d'or  que  Jason  allait  conquêter 
sur  la  nef  Argo,  paraissait  à  peine  assez  précieuse  à  Musi- 
dora pour  remplir  de  simples  matelas;  son  petit  orgueil 
de  démon  était  intérieurement  flatté  de  penser  qu'il  y 
avait  la  corruption  de  vingt  honnêtes  filles  dans  sa  cou- 
chette, et  que  devant  une  ou  deux  aunes  de  cette  laine 
tissue  et  teinte  les  plus  fiers  scrupules  s'humanisaient  su- 
bitement. Cela  l'amusait  de  conclure  ainsi  sur  beaucoup 
de  déshonneurs  en  probabilité.  Un  double  oreiller  garni 
en  point  d'Angleterre  cédait  avec  mollesse  sous  sa  petite 
tête  noyée  dans  ses  blonds  cheveux,  répandus  autour 
d'elle  comme  les  flots  de  l'urne  d'une  naïade;  un  couvre- 


FOUTIJN'IO.  37 

pied  de  satin  blanc^  rempli  par  le  précieux  duvet  que 
l'eider  arrache  de  ses  ailes  pour  réchauffer  ses  chers  pe- 
tits, s'étendait  sur  elle  comme  une  tiède  tombée  de  neige, 
et  l'on  entrevoyait  vaguement  sous  l'ondulation  de  l'é- 
tofife  un  charmant  petit  monticule  formé  par  son  genou 
à  demi  soulevé. 

Voilà  de  quelle  façon  Musidora,  la  belle  enfant;,  étaiV 
couchée.  — Pour  ce  lit  seulement,  l'Afrique  avait  donné 
les  dents  les  plus  grosses  de  ses  éléphants;  l'Amérique, 
son  bois  le  plus  précieux  ;  Mazulipatnam,  sa  mousseline  ; 
le  Cachemire, sa  laine  ;  la  Norwége,  son  duvet;  la  France, 
son  industrie.  Tout  l'univers  s'était  mis  en  quête,  et  cha- 
que partie  du  monde  avait  apporté  son  plus  extrême  luxe. 

Il  n'y  a  au  monde  que  les  courtisanes  qui  ont  passé 
leur  enfance  à  manger  des  pommes  crues  pour  cracher 
au  front  de  la  richesse  avec  cet  aplomb  insolent.  Hélioga- 
bale  et  Séguin  n'éprouvaient  pas  plus  de  plaisir  à  souiller 
l'or  et  à  le  rendre  misérable,  que  cette  frêle  jeune  fille  qui 
a  nom  Musidora. 

Cependant,  tout  ceci  n'empêche  pas  le  lit  de  l'enfant 
d'être,  comme  nous  l'avons,  dit  plus  haut,  de  la  plus  vir- 
ginale simplicité.  Le  reste  de  la  chambre  est  aussi  rui- 
neusement  simple. — Les  murs  sont  tendus  de  satin  blanc 
relevé  de  torsades  roses  et  argent,  ainsi  que  le  plafond  ; 
un  tapis  blanc,  épais  comme  un  gazon,  semé  de  roses 
que  l'on  serait  tenté  de  croire  naturelles,  couvre  le  par- 
quet de  bois  des  îles  ;  les  portes,  coupées  dans  la  tenture 
avec  une  si  grande  précision  que  l'on  a  peine  à  les  devi- 
ner, ont  des  serrures  et  des  gardes  de  cristal  d'Irlande 
admirablement  taillé.  —  La  pendule  se  compose  d'un 
bloc  de  jaspe  oriental  avec  un  cadran  de  platine  niellé. 
—  Une  pendule  dont  aucun  tailleur  ne  voudrait.  —  A 
côté  du  lit,  au  lieu  de  veilleuse,  une  petite  lampe  étrus= 
que,  de  la  tournure  la  plus  authentique,  en  terre  rouge, ^ 
avec  de  ravissants  dessins  de  chimères  ailées  et  de  femnies 
ù  leur  toilette,  pose  sur  un  élégant  guéridon.  —  Quelques 

4 


3  8  NOUVELLES. 

fauteuils,  un  sofa,  pièce  tndispensable,  fait  sur  le  modt'le 
du  sofa  de  Crébillon  fils,  une  table  de  mosaïque  ;  voilà 
tout  rameublement. 

Musidora  ouvrit  sa  petite  bouche  aussi  grande  qu'elle 
put  sans  parvenir  à  produire  un  bâillement  bien  formi- 
■'dable  ;  ses  dents  perlées  brillaient  comme  des  gouttelettes 
(de  rosée  au  fond  d'un  coquelicot  et  produisaient  Teffet  le 
plus  charmant  du  monde;  —  un  bâillement  de  Musidora 
était  plus  gracieux  que  le  sourire  d'une  autre  femme. 

Elle  abaissa  ensuite  les  franges  de  ses  paupières  soyeu- 
ses, se  coucha  sur  le  côté  gauche,  puis  sur  le  côté  droit, 
et,  voyant  qu'elle  ne  pouvait  plus  conserver  l'espérance 
de  se  rendormir,  elle  laissa  échapper  un  soupir  flùté  et 
languissamment  modulé,  aussi  plein  de  rêverie  et  de  pen- 
sée qu'une  note  de  Beethoven. 

Elle  allongea  une  seconde  fois  son  bras  vers  sa  son- 
nette. 

Une  porte  imperceptible  cachée  dans  le  mur  s'entr'ou- 
vrit,  et  par  l'étroit  hiatus  se  glissa  dans  la  chambre  une 
grande  fille  svelte  et  bien  tournée,  coquettement  mise 
avec  un  madras  chiffonné  à  la  façon  des  créoles. 

Elle  vint  sur  la  pointe  du  pied  jusqu"<ui  pied  du  lit  de 
sa  maîtresse,  et  attendit  ses  ordres  en  silence, 

—  Jacinthe,  relevez  un  peu  les  draperies  des  fenêtres, 
et  venez  me  mettre  sur  mon  séant. 

Jacinthe  releva  les  embrasses  des  doubles  rideaux. 
Un  joyeux  et  pétulant  rayon  de  soleil  entra  vivement 
dans  la  chambre,  comme  un  garçon  mal  élevé,  mais  ac- 
coutumé à  être  bien  reçu  partout  à  cause  de  sa  bonne 
humeur. 

—  Butorde,  pendarde,  tu  veux  donc  m'aveugler  et  me 
rendre  plus  noire  que  le  museau  d'un  ours  ou  1rs  mains 
d'une  danseuse  de  corde  !  fit  Musidora  d'une  voix  mou- 
rante :  éteins  bien  vite  cet  affreux  soleil. 

—  Ëieh.  Maintenant  acconmiode  mes  oreillers. 
Jacinthe  en  prit  deux  ou  tcois,  qu'elle  fit  sauter  sur  ses 


FORTIIMO.  39 

bras  et  qu'elle  arrangea  par  molles  assises  derrière  le  dos 
de  sa  voluptueuse  maîtresse. 

—  Que  désire  encore  madame?  dit  Jacinthe,  voyant 
que  Musidora  n'avait  pas  fait  le  geste  dont  elle  la  congé- 
diait habituellement. 

—  Dites  à  Jack  de  m'apporter  ma  chatte  anglaise,  ei 
faites-moi  préparer  mon  bain. 

La  porte  s'écarta  imperceptiblement,  et  Jacinthe  dispa- 
rut comme  plie  était  entrée. 


CHAPITRE  m. 


Nous  croyons  qu'il  n'est  pas  inutile  de  consacrer  un 
chapitre  spécial  à  la  chatte  de  Musidora,  charmante  bèto 
qui  vaut  bien  après  tout  le  lion  d'Androclès,  l'araignée  de 
Pélisson,  le  chien  de  Montargis  et  autres  animaux  ver- 
tueux ou  savants  dont  de  graves  historiens  ont  éternisé  la 
mémoire. 

On  dit  ordinairement  :  Tel  chien,  tel  maître;  on  pour- 
rait dire  aussi  :  Telle  chatte,  telle  maîtresse. 

La  chatte  de  Musidora  était  blanche,  — mais  d'un  blanc 
fabuleux,  —  bien  autrement  blanche  que  le  cygne  le  plus 
blanc  ;  le  lait,  l'albâtre,  la  neige,  tout  ce  qui  sert  à  faire 
des  comparaisons  blanches  depuis  le  commencement  du 
monde  eût  paru  noir  à  côté  d'elle;  dans  les  millions  de 
poils  imperceptibles  dont  sa  fourrure  d'hermine  était  com- 
posée, il  n'y  en  avait  pas  un  seul  qui  n'eiit  l'éclat  de  l'ar- 
gent le  plus  pur. 

Figurez-vous  une  grosse  houppe  à  poudrer  où  l'on  aurait 
ajusté  des  yeux.  Jamais  la  femme  la  plus  coquette  et  la 
plus  maniérée  n'a  mis  dans  ses  mouvements  la  grâce  et  le 
fini  parfait  que  cette  adorable  chatte  met  dans  les  siens.  — 
'  '■'■-■  sont  des  ondulations  d'échiné,  des  gonflements  de  dos, 


iO  NOUVELLES. 

des  airs  de  tête,  des  tournures  de  queue,  des  façons  d'a- 
vancer et  de  retirer  la  patte  inimaginables. 

Musidora  la  copie  tant  qu'elle  peut,  mais  en  reste  bien 
loin.  —  Cependant,  si  imparfaite  que  soit  l'imitation, 
elle  a  fiùt  de  Musidora  une  des  plus  gracieuses  femmes  de 
Paris,  —  c'est-à-dire  du  monde,  car  rien  n'existe  ici-bas 
que  Paris. 

Un  petit  nègre,  entièrement  vêtu  de  noir  pour  rendre 
le  contraste  plus  frappant,  est  chargé  du  soin  de  cette 
blanche  et  discrète  personne  :  il  la  couche  tous  les  soirs 
dans  son  berceau  de  satin  bleu  de  ciel  et  va  la  porter  le 
matin  à  sa  maîtresse  quand  elle  la  demande  ;  il  est  chargé 
aussi  de  donner  la  pâture  à  madame  la  chatte,  de  la  pei- 
gner, de  lui  laver  les  oreilles,  de  lui  lisser  les  moustaches 
et  de  lui  mettre  son  collier,  collier  de  vraies  perles  fines  et 
d'un  très-grand  prix. 

Quelques  vertueux  mortels  seront  sans  doute  indignés 
d'un  tel  luxe  pour  un  simple  animal,  et  diront  qu'il  vau- 
drait bien  mieux,  avec  tout  cet  argent,  donner  du  pain 
aux  pauvres.  —  D'abord  on  ne  donne  pas  de  pain  aux  pau- 
vres, on  lôur  donne  un  sou,  —  et  encore  assez  rarement  ; 
car,  si  tout  le  monde  leur  donnait  un  sou  tous  les  jours, 
ils  seraient  bientôt  plus  "iches  que  des  nababs.  —  Ensuite, 
nous  ferons  observer  aux  honnêtes  philanthropes  distri- 
buteurs de  soupes  économiques  que  l'existence  de  la  chatte 
de  Musidora  est  aussi  utile  que  quoi  que  ce  soit. 

Elle  fait  plaisir  à  Musidora  et  l'empêche  de  souffleter 
deux  ou  trois  servantes  par  jour.  —  Premier  bienfait. 

Ce  petit  nègre,  qui  n'a  d'autre  travail  que  le  soin  de 
cette  bête,  serait  sans  cela  à  griller  au  soleil  des  Antilles, 
où  il  serait  fouaillé  du  matin  jusqu'au  soir  et  du  soir  jus- 
qu'au matin.  —  Au  lieu  de  cela,  il  est  bien  nourri,  bien 
habillé,  et  n'a  pour  toute  besogne  qu'à  être  noir  à  côté 
d'une  chose  blanche.  —  Second  bienfait. 

La  délicieuse  chatte  n'a  pas  de  plus  grand  plaisir  que 
d'aiguiser  ses  griffes  sur  la  tenture  intérieure  de  son  petit 


FORTLNIO.  ii 

boudoir  bleu  de  ciel.  Il  faut  donc  lui  en  faire  un  neuf  à 
peu  près  tous  les  mois.  Cela  suffit  pour  payer  la  pension 
de  deux  enfants  du  tapissier  de  Musidora.  —  La  France 
devra  donc  à  une  simple  chatte  blanche  un  avocat  et  un 
médecin.  —  Troisième  bienfait. 

Quatrième  bienfait.  —  Trois  petits  paysans  se  ramassent 
de  quoi  acheter  un  homme,  s'ils  tombent  à  la  conscription, 
en  prenant  à  la  glu  de  petits  oiseaux  pour  le  déjeuner  et 
le  dîner  de  la  chatte,  qui  ne  voudrait  pas  les  manger  s'ils 
n'étaient  tout  vifs  et  tout  sautillants. 

Cette  mignonne  et  voluptueuse  bête,  presque  aussi 
cruelle  qu'une  femme  qui  s'ennuie,  aime  à  entendre  pé- 
pier son  dîner  dans  son  ventre,  et  il  n'y  a  rien  d'assez  vi- 
vant pour  elle.  C'est  le  seul  défaut  que  nous  lui  connais- 
sions. 

Quant  au  collier,  il  a  été  donné  à  Musidora  par  un  gé- 
néral de  l'empire,  qui  l'avait  volé  en  Espagne  à  une  ma- 
done noire,  sous  la  forme  d'un  bracelet,  et  il  a  passé  sans 
intermédiaire  du  bras  très-blanc  de  la  jeune  fille  au  col 
encore  plus  blanc  de  la  jeune  chatte.  Nous  trouvons  un 
collier  de  perles  beaucoup  plus  convenable  au  col  velouté 
d'une  jolie  chatte  qu'autour  du  cou  rouge  et  pelé  d'une 
vieille  Anglaise. 

Ceci  paraîtra  peut-être  un  hors-d'œuvre  à  quelques-uns 
de  nos  lecteurs  ;  nous  sommes  tout  à  fait  de  l'avis  de  ces 
lecteurs-là.  —  Mais  sans  les  hors-d'œuvre  et  les  épisodes 
comment  pourrait-on  faire  un  roman  ou  un  poëme,  et  en- 
suite comment  pourrait-on  les  lire  ? 


CHAPITRE  IV. 


Lorsque  le  négrillon  eut  apporté  la  chatte  blanche  et 
Peut  posée  à  côté  de  sa  maîtresse,  sur  î'édredon  neigeux, 

4. 


42  NOUVELLES. 

Musidora,  tout  à  fait  réveillée,  commença  à  se  souvenir 
d'un  certain  Fortunio  qu'elle  avait  vu  la  nuit  précédente 
au  souper  de  George. 

Les  traits  de  cette  image  charmante,  estompés  par  le 
sommeil,  se  dessinèrent  avec  netteté  au  fond  de  sa  mé- 
moire ;  elle  le  revit  beau,  souriant,  calme  au  milieu  de  ce 
bruit  insensé,  aussi  inaccessible  à  l'ivresse  qu'à  l'amour. 

Elle  se  rappela  le  pari  qu'elle  avait  fait  d'entrer  tam- 
bours battants,  enseignes  déployées,  dans  la  forteresse  de 
ce  cœur  imprenable  avant  six  semaines,  et  de  se  chauffer 
les  pieds  sur  les  propres  chenets  de  cet  élégant  vagabond 
dont  personne  ne  connaissait  le  véritable  domicile. 

La  calèche  attelée  de  quatre  chevaux  gris  pommelé 
avec  ses  postillons  en  casaque  de  satin,  son  bruit  de 
fouets  et  ses  éclairs  de  vernis,  lui  passa  devant  les  yeux 
comme  un  tourbillon. 

Elle  frappa  de  joie  dans  la  paume  de  ses  petites  mains, 
tant  elle  était  sûre  du  succès  :  «  Ne  sera-t-il  pas  curieux, 
se  dit-elle  en  riant  intérieurement,  de  promener  le  Foiv 
tunio  dans  la  calèche  même  qu'il  m'aura  fait  gagner?  » 

Et,  pour  ouvrir  les  hostilités,  elle  étendit  sa  main  sous 
l'oreiller  et  en  tira  le  portefeuille  volé,  qu'elle  avait  vai- 
nement essayé  d'ouvrir  la  veille. 

—  J'en  viendrai  bien  à  bout,  dit-elle  en  le  retournant 
dans  tous  les  sens  ;  —  une  femme  qui  sent  un  secret 
derrière  une  si  mince  cloison,  et  (lui  ne  la  forcerait  pas  ! 
J'aurais  dénoué  le  nœud  gordien  sans  avoir  besoin  d'épée 
comme  ce  brutal  d'Alexandre. 

Musidora  se  dressa  tout  à  fait  sur  son  séant',  ei  avec  une 
activité  de  belette  qui  cherche  un  trou  pour  fourrer  son 
museau  pointu  et  entrer  en  quelque  resserre  pleine  de 
lait  et  d'œufs  frais,  elle  se  mit  en  quête  du  secret  qui  de- 
vait ouvrir  ce  mystérieux  portefeuille,  où  se  trouvaient 
sans  doute  de  précieuses  indications  sur  notre  héros. 

Elle  palpa  avec  ses  doigts,  plus  subtils  que  des  tenta- 
cules d'insecte  ou  des  cornes  de  colimaçon,  toutes  le* 


FOUTUNIO.  43 

nervures  et  toutes  les  rugosités  de  la  peau  ;  elle  pressa 
l'une  après  l'autre  les  turquoises  et  les  chrysoprases  dont 
les  deux  surfaces  extérieures  du  portefeuille  étaient  con- 
stellées; elle  appuya  de  toute  sa  force  et  jusqu'à  le  faire 
ployer  son  pouce  frêle  et  mince  sur  les  fermoirs  pour 
vaincre  la  résistance  des  ressorts  ;  —  autant  eût  valu  es- 
sayer d'ouvrir  un  coffre-fort  cerclé  de  fer. 

L'enfant  mettait  dans  sa  recherche  une  telle  activité, 
qu'une  légère  sueur  commençait  à  baigner  son  front  ve- 
louté ;  depuis  bien  longtemps  elle  n'avait  autant  travaillé. 

Enfin,  désespérant  de  pouvoir  ouvrir  le  fidèle,  porie- 
feuille,  elle  sonna  Jacinthe,  et  se  fit  donner  des  ciseaux 
pour  couper  un  morceau  de  la  couverture  et  parvenir  à 
retirer  par  là  les  lettres  et  les  papiers  qui  se  pouvaient 
trouver  dedans. 

Mais  la  peau  du  portefeuille  ne  fut  pas  mên^e  rayée 
par  la  pointe  des  ciseaux  fins  anglais  de  Musidora. 

C'était  une  peau  de  lézard  ou  de  serpent  dont  Musidora 
avait  pris  les  écailles  imbriquées  pour  une  gaufrure  ou 
une  symétrie  pratiquée  à  dessein,  plus  dure  que  le  cuir 
d'un  paysan  ou  d'un  buffle  et  qui  rendait  toute  incision 
impossible. 

Pourtant,  Musidora  toucha  par  hasard  le  point  secret 
qui  faisait  ouvrir  le  portefeuille;  —  la  couverture;  s'é- 
carta avec  un  mouvemeiît  brusque  et  sec  comme  celui 
des  joujoux  à  surprise. 

L'enfant,  eiïrayée,  laissa  tomber  le  portefeuille  sur  ses 
genoux,  s'attendant  à  en  voir  sortir  un  génie  irrité,  comme 
des  fioles  magiques  des  contes  arabes,  ou  un  aspic  assis 
en  spirale  sur  le  bout  de  sa  queue.  Pandore  ne  regarda 
pas  dans  une  attitude  plus  craintive  la  boîte  dont  le  cou- 
vercle, soulevé  par  elle,  laissait  échapper  à  travers  une 
noire  fumée  tous  les  maux  de  la  terre. 

Cependant,  voyant  qu'il  n'en  sortait  rien,  elle  se  ras- 
sura et  le  reprit  pour  en  faire  l'examen  et  procéder  à 
l'inventaire  de  ses  découvertes. 


44  NOUVELLES. 

Un  parfum  exotique  et  bizarre,  plein  de  senteurs 
3nivrantes,  ne  ressemblant  en  rien  à  aucune  odem*  con- 
nue, se  répandit  dans  toute  la  chambre  et  mordit  volup- 
tueusement le  nerf  olfactif  de  la  belle  curieuse. 

Elle  s'arrêta  un  instant  pour  respirer  cet  arôme  étrange, 
p  uis  plongea  ses  doigts  chercheurs  dans  les  différents  plis 
du  portefeuille^  qui  étaient  faits  d'une  soie  chinoise  ven- 
tre de  carpe  mêlée  de  reflets  dorés  et  verdàtres. 

La  première  chose  qu'elle  en  tira  fut  une  large  fleur 
singulièrement  découpée  et  dont  la  couleur  semblait 
avoir  disparu  depuis  longtemps.  Cette  fleur  était  la  Pa- 
vet  ta  Indica  dont  parle  le  docteur  Kumphius  dans  son 
Hortus  Malabaricus. 

Il  n'y  avait  rien  là  de  très-indicatif  relativement  au  sei- 
gneur Fortunio. 

Musidora  amena  ensuite  une  petite  tresse  de  cheveux 
bleus,  entremêlée  de  fils  d'or  et  terminée  à  chaqtie  bout 
par  un  sequin  d'or  percé. 

Puis  une  feuille  de  papier  de  Chine,  toute  couverte  de 
caractères  bizarres,  entrelacés  en  façon  de  treillage  sur  un 
fond  de  fleurs  argentées.  —  H  y  a  tout  lieu  de  croire  que 
c'était  quelque  épître  plaintive  de  la  princesse  Yeu-Tseu 
au  volage  Fortunio. 

Musidora  ne  savait  trop  que  penser  de  ce  portefeuille 
si  fantastiquement  garni;  toutefois,  espérant  faire  quel- 
que trouvaille  plus  européenne  et  plus  intelligible,  elle 
vida  les  deux  autres  capsules.  Il  n'en  sortit  qu'une  ai- 
guille d'or  rouillée  et  rougie  à  sa  pointe,  et  un  petit  mor- 
ceau de  papyrus,  historié  d'une  grande  quantité  de  bar- 
bouillages qui  avaient  l'air  de  l'écriture  de  quelque  nation 
orientale. 

La  petite,  désappointée,  lança  de  colère  le  portefeuille 
au  beau  milieu  de  la  chambre.  Hélas  !  dit-elle  en  regar- 
dant avec  un  air  de  commisération  profonde  ses  jolis 
doigts  tout  froissés  encore  du  travail  inutile  qu'elle  leur 
avait  donné,  hélas  !  je  n'auiui  pas  la  calèche,  je  n'aurai 


FORTUNIO.  45 

pas  Fortunio.  —  Jacinthe,  emporte-moi  dans  mon  bain. 
Jacinthe  entoura  sa  maîtresse  d'un  grand  peignoir  de 
mousseline,  la  prit  sur  les  bras  et  la  souleva  comme  un 
enfant  malade. 


CHAPITRE  V. 


Musidora  est  assurément  fort  contrariée,  mais  nous  le 
sommes  bien  autant  qu'elle. 

Nous  comptions  beaucoup  sur  le  portefeuille  pour  don- 
ner à  nos  lecteurs  (qu'on  nous  pardonne  cet  amour-pro- 
pre) des  renseignements  exacts  sur  ce  problématique 
personnage.  Nous  espérions  qu'il  y  auait  dans  ce  porte- 
feuille des  lettres  d'amour,  des  plans  de  tragédies,  des 
romans  en  deux  volumes  et  autres,  ou  tout  au  moins  des 
cartes  de  visite,  ainsi  que  cela  doit  être  dans  le  porte- 
feuille de  tout  héros  un  peu  bien  situé. 

Notre  embarras  est  cruel  !  Puisque  Fortunio  est  le  hé- 
ros de  notre  choix,  il  est  bien  juste  que  nous  prenions  in- 
térêt à  lui  et  que  nous  désirions  connaître  toutes  ses 
démarches;  il  faut  que  nous  en  parlions  souvent,  qu'il 
domine  tous  les  autres  personnages  et  qu'il  arrive  mort 
ou  vif  au  bout  de  nos  deux  cent  et  quelques  pages.  — 
Cependant  nul  héros  n'est  plus  incommode  :  vous  l'atten- 
dez, il  ne  vient  pas  ;  vous  le  tenez,  il  s'en  va  sans  mot 
dire,  au  lieu  de  faire  de  beaux  discours  et  de  grands  rai- 
sonnements en  prose  poétique,  comme  son  métier  de 
héros  de  roman  lui  en  impose  l'obligation. 

11  est  beau,  c'est  vrai  ;  mais,  entre  nous,  je  le  crois  bi- 
zarre, malicieux  comme  une  guenon,  plein  de  fatuité  et 
de  caprices,  plus  changeant  d'humeur  que  la  lune,  plus 
variable  que  la  peau  d'un  caméléon.  A  ces  défauts,  que 
nous  lui  pardonnerions  volontiers,  il  joint  celui  de  ne 
vouloir  rien  dire  de  ses  affaires  à  personne,  ce  qui  est 


if^  NOUVELLES. 

impardonnable.  Il  se  contente  de  rire,  de  boire  et  d'être 
un  homme  de  belles  manières.  Il  ne  disserte  pas  sm'  les 
passions,  il  ne  fait  pas  de  métaphysique  de  cœur,  ne  lit 
pas  les  romans  à  la  mode,  ne  raconte,  en  fait  de  bonnes 
fortunes,  que  des  intrigues  malaises  ou  chinoises,  qui  ne 
peuvent  nuire  en  rien  aux  grandes  dames  du  noble  fau- 
bourg ;  il  ne  fait  pas  les  yeux  doux  à  la  lune  entre  la  poire 
et  le  fromage,  et  ne  parle  jamais  d'aucune  actrice.  — 
Bref,  c'est  un  homme  médiocre  à  qui,  je  ne  sais  pourquoi, 
tout  le  monde  s'obstine  à  trouver  de  l'esprit,  et  que  nous 
sommes  bien  fâché  d'avoir  prife  pour  principal  personnage 
de  notre  roman. 

Nous  avons  même  bien  envie  de  le  laisser  là.  Si  nous 
prenions  George  à  sa  place? 

Bah  !  il  a  l'abominable  habitude  de  se  griser  matin  et 
soir  et  quelquefois  dans  la  journée,  et  aussi  un  peu  dans 
la  nuit.  Uue  diriez-vous,  madame,  d'un  héros  qui  serait 
toujours  ivre,  et  qui  parlerait  deux  heures  sur  la  diffé- 
rence de  l'aile  droite  et  de  l'aile  gauche  de  la  perdrix  ? 

—  Et  Alfred? 

—  Il  est  trop  bête. 

—  EtdeMarcilly? 

—  Il  ne  l'est  pas  assez. 

Nous  garderons  donc  Fortunio  faute  de  mieux  :  les  pre- 
niières  nouvelles  que  nous  en  aurons,  nous  vous  les  ferons 
savoir  aussitôt.  —  Entrons  donc,  s'il  vous  plaît,  dans  la 
salle  de  bain  de  Musidora. 


CHAPITRE  VI. 


La  salle  de  bain  de  Musidora  est  de  forme  octogone, 
revêtue  jusqu'à  moitié  de  sa  hauteur  en  petits  carreaux  de 
porcelaine  blanche  et  bleue. 


FORTLNIO.  il 

Dos  peintures  en  camaïeu  vert  clair,  représentant  des 
sujets  mythologiques,  tels  que  Diane  et  Calisto,  SaliTiaci? 
et  Hermaphrodite,  Hylas  entraîné  par  les  nymphes,  Léda 
surprise  par  le  cygtte,  entourées  de  cadres  très-travaillés, 
avec  des  roseaux  et  des  plantes  marines,  sculptés  et  re- 
haussés d'argent,  sont  placées  au-dessus  des  portes  cou- 
vertes de  portières  de  perse  à  petites  fleurs;  des'  coquil- 
lages, des  madrépores  et  des  coraux  sont  rangés  sur  la 
corniche  et  complètent  cette  décoration  aquatique. 

Les  fenêtres,  vitrées  de  carreaux  bleu  d'azur  et  vert 
pâle,  ne  laissent  pénétrer ^ans  cette  retraite  mystérieuse 
qu'un  jour  tamisé  et  voluptueusement  affaibli,  en  sorte 
que  l'on  se  pourrait  croire  dans  le  propre  palais  d'une 
ondine  ou  d'une  naïade. 

Une  belle  cuve  de  marbre  blanc,  supportée  par  des 
griffes  dorées,  occupe  le  fond  de  la  salle  ;  en  face  est  dis- 
posé un  lit  de  repos. 

Musidorn  vient  d'être  apportée  par  Jacinthe  jusqu'au 
bord  de  la  baignoire  ;  pendant  que  deux  belles  filles  plon- 
gent leurs  bras  roses  dans  l'eau  tiède  et  fumante  pour  que 
la  chaleur  soit  bien  égale  à  la  tête  et  aux  pieds,  Musidora 
se  promène  dans  la  chambre,  montée  sur  deux  petits  pa- 
tins à  la  mode  turque,  et  se  plaint  d'une  voix  mourante 
de  la  lenteur  et  de  la  maladresse  de  ses  gens  avec  une 
aussi  gracieuse  impertinence  qu'une  duchesse  du  meilleur 
temps.  Enfin  elle  s'approche  de  la  baignoire,  garnie  d'un 
linge  d'une  finesse  admirable,  lève  lentement  sa  petite 
jambe  ronde  et  polie,  et  trempe  la  pointe  de  son  pied  dans 
l'eau. 

— Jacinthe,  soutenez-moi,  dit-elle  en  se  laissant  aller  en 
arrière  sur  l'épaule  de  la  suivante  agenouillée  ;  je  me  sens 
défaillir. 

Puis,  prenant  une  voix  brève  dont  la  sécheresse  ne 
s'accordait  guère  avec  ses  fondantes  et  précieuses  ma-  " 
nières  : 

—  Vous  voulez  donc  me  faire  brûler  toute  vive  et  me 


48  NOrVFLLES. 

rendre  pour  huit  jours  rouye  comme  un  homard? — Je 
suis  sûre  que  j'ôterai  la  peau  de  mon  pied  ce  soir  avec 
mon  bas,  dit-elle  en  s'adressant  aux  deux  filles  de  service. 
-  Vous  ne  saurez  donc  jamais  faire  un  bain? 

On  refroidit  le  bain. 

Musidora  hasarda  alors  son  autre  jambe,  s'agenouilla, 
les  brascroisôs  sur  la  poitrint%  pareille  à  l'antique  statue 
de  la  Pudeur,  et  finit  par  s'allonger  dans  l'eau  comme  un 
serpent  quon  force  à  se  dénouer.  Alors  ce  fut  une  autre 
plainte  :  le  linge  était  si  gros  qu'il  l'écorchait  et  lui  gau- 
frait le  dos  et  les  reins;  on  n'en  faisait  jamais  d'autre;  — 
c'était  exprès;  — que  sais-je?  fnoi  :  — tout  ce  que  la  mau- 
vaise humeur  et  la  curiosité  désappointée  peuvent  inspirer 
à  une  jolie  femme  volontaire  et  qui  n'a  jamais  été^ontra- 
riée  de  sa  vie. 

Cependant  la  molle  tiédeur  du  bain  assoupit  un  peu 
cette  colère  nerveuse,  et  Musidora  laissa  flotter  noncha- 
lamment ses  beaux  bras  sur  leau;  quelquefois  elle  les 
relevait  et  s'amusait  avec  une  curiosité  enfantine  à  voir 
l'eau  se  diviser  sur  sa  peau  t>t  nmler  à  di'oite  et  à  gauche 
en  perles  transparentes. 

Jacinthe  entra  et  vints<^  ponciior  à  l'oreille  de  Musidora. 

—  C'était  AraboUe  qui  demandait  à  voir  Musidora. 

—  Ditos-lui  qu'elle  entre,  fît  Musidora  en  soulevant  son 
corps  de  manière  à  le  ramener  du  fond  de  l'eau  à  la  sur- 
face, pour  que  ses  perfections  submergées  ne  fussent  plus 
séparées  du  regard  que  par  une  mince  couche  de  cristal  ; 
car  elle  savait  qu'Arabelle  avait  dit  qu'elle  était  maigre,  et 
elle  n'était  pas  fâchée  de  lui  donner  un  éclatant  démenti. 

—  En  effet,  Musidora,  par  un  privilège  spécial  à  ces 
vivaces  organisations,  avait  à  la  fois  les  fermes  très-fréles 
et  très-potelées. 

—  Eh  bien!  divine,  comment  allez-vous?  dit  l'Ara- 
belle  en  embrassant  la  Musidora. 

—  Passablement;  —  lua  siinto  devient  bonne  ;  depuis 
quelque  temps  j'engraisse.  Et  la  vindicative  petite  tille  se 


roinriNio.  40 

fii>u\{>N;>  (MU'<>r<>  (l;n;int;>j;«»; — los  pointas  d»»  sn  gov^r  o\  un 
t\o  SiV"*  i;<M\»ni\  sortiront  lont.  j\  fuit,  do  l'c^jm.  —  N'ost-oo 
j>ns?  !>  Mit»  \oir  h;il>illtV.  \\m  \\\o  ilir;ii(  pins  UKiii^v?  ooiiti- 
»nj!»-t-«^llo  ou  li\ant  SOS  y<Mi\  do  cluillo  sur  lAralx^lli»,  (]iii 
no  pnt  s'onip(\'hor  do  rongir  nn  pon. 

—  S;u\s  «ii>nt(\  vons  «Mos  grasst^  oinnnio  \\\\  \\o['\{  ov\o\m\ 
nnilo  (l;u\s  sa  b;n'«lo  do  lani.  —  (Vost  nno  oh;ninanlo  sui'- 
pris(^  i]\\o  \ons  ganlo;  1;"^  ^  vos  t'avoris(^s.  —  0\\  oM  ovd'i- 
nairojnont  tronipo  ou  sons  invors(\  —  Mais  vons  no  savoz 
00  qni  m'atnc'^no'? 

-  Not».  ot  \«nis?  d\{  Mnsîd()ra  on  somiant. 

—  l>"abor<i.  It^  plaisir  tlo  >inis  \oir. 

—  Va  p\»is  qnoi?  oar  oo  sorait  tni  panvro  motif. 

—  Jo  vions  vons  annonoor  nno  ohoso  absnrdo,  inimagi- 
tiaMo.  folio,  itnpi^ssiblo.  ot  qni  ronvorso  tontos  los  idoos 
rooni^s;  —  si  jo  oroyais  an  diaMo.  jo  dirais  qno  oost  lo 
diahh^  ot\  porsonno. 

Anrioz-vons  (M1  (Mlot  vn  lo  diablo,  Arabt^llo?  pr(^>îon- 
to?  nuMh  Ini  pnistpio  \ons  lo  oonnaisso/..  dit  Musidora  d'nn 
air  domi-inoroilnlo  ;  il  y  a  loniitoinps  qno  jai  onvic^  do  nio 
ronoontrï^-r  avoo  Ini. 

—  Vons  savo»  hiot\  los  pantontl(\s  do  la  prinoosso  chi- 
nois»^ q\io  Fortnnio  m'avait  promisos?  oh  bion!  jo  los  ai 
Irynwoos.oommo  il  mol  "avait  tlit.  snr  la  poan  do  tip;ro  qni 
ost  ail  piod  do  mon  lit.  Tontos  los  portos  otaiont  formoos, 
ot  coUo  do  ma  ohambro  à  oonohorno  s\>nvroqn"avoo  nno 
ot^n^binaison  oonnno  do  moi  sonlo  ;  n'ost-oo  pas  otrango  ? 

—  Fortnnio  ost  im  domon  on  habit  noir  ot  on  gants  blanos. 

—  Oon\n\ont  a-t-il  lait  ponr  passt^r  par  lo  tron  do  la  sor- 
rnrt''  avoo  sos  pantonflos? 

—  U  y  a  ^vnt-iMrt^  qnolqiio  porto  doroKv  dont  tm  do  tes 
a\nants  oongtslios  Ini  anra  donno  lo  soorot.  fit  la  Mnsii^ora 
avoo  nn  potit  sonviro  \onimon\. 

j     —  Non.  otMlo  ohambrt"'  oi^t  colle  où  jo  sorro  «nos  dia- 

/  maïUs  ot  nii^  bijonx  :  ollo  n'a  qn'nno  i«v<no  qno  j'avais 

soi^nonskM'nont  formiV  on  sortuit  p<Mir  allor  an  sonpor 

& 


SO  NOUVELLES. 

rie  George.  Comprenas-tu  cela  ?  En  attendant,  voici  les 
pantoufles. 

Arabelle  tira  de  sa  poitrine  deux  petits  souliers  bi- 
zarrement brodés  d'or  et  de  perles,  du  caprice  le  plus 
chinois,  de  la  gentillesse  la  plus  folle  que  l'on  puisse  ima- 
giner. 

—  Mais  ce  sont  de  vraies  perles  et  du  plus  bel  Orient, 
dit  Musidora  en  examinant  les  babouches;  c'est  un  cadeau 
plus  précieux  que  tu  ne  le  penses.  —  Regarde  ces  deux 
perles;  celles  de  Cléopâtre  n'étaient  ni  plus  pures  ni  plus 
rondes. 

—  Le  seigneur  Fortunio  est  vraiment  d'une  magnifi- 
cence tout  à  fait  asiatique  ;  mais  il  est  aussi  invisible  qu'un 
roi  oriental;  il  ne  se  montre  qu'à  ses  jours.  Je  crains,  ma 
chère  Musidora,  que  tu  ne  perdes  ton  pari. 

—  J'eri  ai  bien  peur  aussi,  Arabelle.  —  J'avais  feint  de 
m'endormir  et  profité  d'un  moment  de  distraction  de  For- 
tunio, qui  ne  se  défiait  pas  de  moi,  pour  lui  enlever  son 
portefeuille,  dont  les  angles  se  révélaient  à  travers  son 
habit.  D'abord  le  maudit  portefeuille  ne  voulait  pas  s'ou- 
vrir, et  j'ai  bien  passé  deux  heures  à  trouver  le  mystérieux 
Séftame  qui  devait  faire  tourner  les  ressorts  sur  eux- 
mêmes  et  me  livrer  les  précieux  secrets,  si  soigneusement 
gardés  ;  mais,  comme  si  Fortunio  eût  deviné  mes  inten- 
tions, je  n'ai  trouvé  qu'une  fleur  desséchée,  une  aiguille 
et  deux  chiffons  de  papier  noircis  du  plus  affreux  grimoire. 
N'est-ce  pas  la  plus  sanglante  dérision  du  monde? 

—  Ne  pourrait-on  pas  voir  le  portefeuille  ?  dit  l'Ara- 
belle. 

—  Oh  !  mon  Dieu  si  ;  je  l'ai  jeté  de  colère  au  milieu  de 
ma  chambre.  Jacinthe,  va  le  chercher. 

Jacinthe  revint  avec  l'hiéroglyphique  portefeuille. 

L' Arabelle  le  flaira,  le  retourna,  le  visita  dans  les  plus 
intimes  recoins  et  n'y  put  rien  découvrir  de  neuf;  elle 
resta  pensive  quelques  instants,  le  tenant  toujours  entre 
ses  blanches  mains,  et,  après  une  pause  : 


FORTUNJO.  51 

—  Musidora,  dit-elle,  il  me  vient  une  idée  ;  ces  papiers 
doivent  être  écrits  dans  une  langue  quelconque  ;  il  faut 
aller  au  Collège  de  France  :  il  y  a  là  des  professeurs  pour 
toutes  les  langues  qui  n'existent  pas;  nous  trouverons  bien 
parmi  ces  messieurs,  qu'on  dit  si  savants,  l'explication  de 
l'énigme. 

—  Jacinthe  !  Marie  !  Annette  !  venez  vite  me  tirer  de 
cette  cuve  où  je  moisis  depuis  une  mortelle  heure  ;  il  me 
pousse  déjà  *des  lentilles  d'eau  sur  les  bras,  et.mes  che- 
veux deviennent  glauques  comme  ceux  d'une  nymphe 
marine,  dit  la  Musidora  en  se  dressant  tout  debout  dans  sa 
baignoire.  —  Les  gouttes  d'eau  étincelantes  suspendues  à 
son  corps  lui  faisaient  comme  un  réseau  de  perles.  —  Elle 
était  charmante  ainsi.  —  Avec  sa  peau  légèrement  sur- 
prise par  les  baisers  de  l'air,  ses  cheveux  pâles  allongés 
par  l'humidité,  pleurant  sur  son  dos  et  ses  épaules,  et  son 
visage  doucement  rosé  de  la  moite  vapeur  du  bain,  elle 
avait  l'air  d'une  sylphide  sortant,  au  premier  rayon  de 
lune,  du  cœur  de  la  campanule  qui  lui  a  servi  de  refuge 
pendant  le  jour. 

Les  servantes  accoururent,  épongèrent  sur  son  corps  les 
derniers  pleurs  de  la  naïade,  l'enveloppèrent  précieuse- 
ment dans  un  large  peignoir  de  cachemire,  sur  lequel  on 
jeta  encore  un  grand  châle  turc,  lui  mirent  aux  pieds  d'é- 
légantes pantoufles  fourrées  en  duvet  de  cygne,  et  Musi- 
dora, appuyée  sur  l'épaule  de  la  camériste  Jacinthe,  passa 
dans  son  cabinet  de  toilette  avec  son  amie  Arabelle. 

On  la  peigna,  on  la  parfuma,  on  lui  mit  une  chemise 
garnie  d'une  admirable  valenciennes,  on  la  chaussa,  on  lui 
passa  pièce  à  pièce  tous  ses  vêtements  sans  qu'elle  s'aidât 
le  moins  du  monde;  mais,  lorsque  les  femmes  de  chambre 
eurent  fini,  elle  se  leva,  se  plaça  debout  devant  la  glace 
de  la  psyché,  et,  comme  un  maître  qui  pose  çà  et  là  quel- 
ques touches  sur  l'ouvrage  exécuté  d'après  ses  dessins  par 
un  de  ses  élèves,  elle  dénoua  un  bout  de  ruban,  fit  pren- 
dre une  autre  forme  à  un  pli,  passa  ses  doigts  effilés  dans 


52  NOUVELLES. 

les  touffes  de  ses  cheveux  pour  en  déranger  la  trop  exacte 
symétrie,  et  donna  de  l'accent,  de  la  vie  et  une  tournure 
poétique  à  l'œuvre  morte  de  ses  femmes. 

Cela  fait,  Ton  déjeuna  à  la  hâte,  et  Jack  vint  annoncer 
que  la  voiture  attendait  madame. 

Nous  ne  commencerons  pas  le  chapitre  suivant  et  nous 
ne  monterons  pas  en  voiture  sans  avoir  dit  quelle  était  la 
toilette  de  Musidora. 

Musidora  avait  une  robe  de  mousseline  des  Indes  blan- 
che, à  manches  très-justes,  im  chapeau  de  paille  de  riz 
avec  une  gerbe  de  petites  fleurs  names  d'une  délicatesse 
et  d'une  légèreté  idéales  ;  —  une  haute  vénitienne  en  den- 
telles noires,  gracieusement  jetée  sur  les  épaules,  un  peu 
serrée  à  la  taille,  faisait  ressortir  admirablement  l'abon- 
dance et  la  richesse  des  plis  de  la  robe,  qui  s'allongeaient 
comme  des  tuyaux  de  marbre  jusque  sur  les  plus  petits 
pieds  du  monde  ;  ajoutez  à  cela  un  collier  de  jais  à  gros 
grains,  des  mitaines  de  filet  noir  et  une  petite  montre  plus 
mince  qu'une  pièce  de  cinq  francs,  suspendue  par  une 
simple  tresse  de  soie,  vous  aurez  d'un  bout  à  l'autre  la 
toilette  de  la  Musidora; — chose  au  moins  aussi  importante 
à  connaître  que  l'année  précise  de  la  mort  du  pharaon 
Amenoteph. 


CHAPITRE   VU. 


La  voiture  s'arrêta  devant  une  maison  de  médiocre 
apparence,  dans  une  rue  détournée  et  solitaire. 

Vous  connaissez  ces  maisons  du  siècle  dernier  qui  n'ont 
pas  été  touchées  depuis  leur  fondation,  et  que  l'avarice 
de  leurs  propriétaires  laisse  lentement  tomber  en  ruine. 

Ce  sont  des  murailles  grises  que  la  pluie  a  vermiculées 
et  qui  sont  frappées  çà  et  là  de  larges  taches  de  mousse 
jaune,  comme  le  tronc  des  vieux  frênes  :  le  bas  en  est 


FORTUNIO.  '  ÎJ3 

vert  comme  un  marécage  au  printemps,  et  Ton  pourrait 
composer  une  flore  spéciale  de  toutes  les  herbes  qui  y 
poussent. 

L'ardoise  du  toit  n'a  plus  de  couleur;  le  bois  de  la 
porte  se  dissout  en  poussière  et  semble  près  de  voler  en 
éclats  au  moindre  coup  de  marteau.  De  fausses  fenêtres, 
autrefois  barbouillées  en  noir  pour  simuler  les  carreaux 
et  dont  la  peinture  a  coulé  du  second  étage  jusqu'au  pre- 
mier, montrent  que  l'on  a  fait,  en  bâtissant  la  maison, 
les  efforts  les  moins  heureux  pour  atteindre  à  la  symétrie. 

Une  girouette  de  fer-blanc  découpé,  où  l'on  voit  un 
chasseur  qui  tire  un  coup  de  fusil  à  un  lièvre,  grince  à 
l'angle  du  toit  et  couronne  dignement  la  somptuosité  de 
l'édifice. 

Le  groom  abattit  le  marchepied  et  frappa  à  la  porte  un 
coup  magistral  qui  faillit  l'effondrer. 

La  portière,  effarée  de  surprise,  passa  la  tète  par  un 
carrreau  cassé  qui  lui  servait  de  vasistas  et  de  gui- 
chet. 

La  tête  de  la  portière  tenait  à  la  fois  du  mufle,  de  la 
hure  et  du  groin;  son  nez,  d'un  cramoisi  violent,  taillé 
en  forme  de  bouchon  de  carafe,  était  tout  diapré  d'étin- 
celantes  bubelettes;  ces  verrues,  ornées  chacune  de  trois 
ou  quatre  poils  blancs,  d'une  roideur  et  d'une  longueur 
démesurées,  pareils  à  ceux  qui  hérissent  le  museau  des 
hippopotames,  donnaient  à  ce  nez  l'air  d'un  goupillon  à 
distribuer  l'eau  bénite  ;  ses  deux  joues,  traversées  de  fi- 
brilles rouges  et  martelées  de  plaques  jaunes,  ne  ressem- . 
blaient  pas  mal  à  deux  feuilles  de  vigne  safranées  par 
l'automne  et  grillées  par  la  gelée;  un  petit  œil  vairon,  af- 
freusement écarquillé,  tremblotait  au  fond  de  son  orbite 
comme  une  chandelle  au  fond  d'une  cave  ;  une  espèce  de 
croc,  d'un  ivoh'e  douteux,  relevait  le  coin  de  sa  lèvre  su- 
périeure en  manière  de  défense  de  sanglier,  et  complétait 
le  charme  de  cette  physionomie  ;  les  barbes  de  son  bon- 
inet,  flasques  et  plissées  comme  des  oreilles  d'éléphant, 

5. 


54  NOUVELLES. 

tombaient    nonchalamment  le   long  de  ses  mâchoires 
peaiissues  et  encadraient  convenablement  le  tout. 

Musidora  ne  fut  pas  éloignée  d'avoir  peur  à  la  vue  de 
cette  Méduse  grotesque  qui  fixait  sur  elle  deux  prunelles 
d'un  gris  sale  toutes  pétillantes  d'interrogation. 

—  M.  V***  est-il  chez  lui?  demanda  l'Arabelle. 

—  Certainement,  madame,  qu'il  y  est;  il  ne  sort  ja- 
mais qu'aux  heures  de  sa  leçon,  ce  pauvre  cher  homme, 
un  homme  bien  savant,  et  qui  ne  fait  pas  plus  de  train 
dans  la  maison  qu'une  souris  privée.  —  C'est  au  fond  de' 
la  cour,  l'escalier  à  gauche,  au  second,  la  porte  où  il  y  a 
un  pied  de  biche;  —  il  n'y  a  pas  à  se  tromper. 

La  Musidora  et  l'Arabelle  traversèrent  la  cour  en  rele- 
vant le  bas  de  leur  robe  comme  si  elles  eussent  marché 
dans  une  prairie  mouillée  de  rosée;  —  l'herbe  poussait 
entre  les  fentes  des  pavés  aussi  librement  qu'en  pleine 
terre. 

3Iais,  voyant  qu'elles  hésitaient,  l'afireux  dogue  coiiîe 
sortit  de  sa  loge  et  s'avança  vers  elles  en  se  dandinant  et 
en  traînant  la  jambe  comme  un  faucheux  blessé. 

—  Par  ici,  mesdames,  par  ici  !  voilà  le  chemin  au  mi- 
lieu. C'est  que  ce  n'est  pas  ici  une  de  ces  maisons  qui 
sont  comme  des  républiques,  où  l'on  ne  fait  qu'aller  et 
venir.  Il  n'y  a  pourtant  pas  plus  de  six  semaines  que  j'ai 
gratté  tout  le  pavé  avec  un  outil,  môme  que  j'en  ai  mes 
pauvres  mains  pleines  de  durillons.  Est-ce  que  vous  seriez 
parentes  de  M.  V***? 

Musidora  fit  un  signe  négatif. 

—  C'est  que  je  lui  avais  entendu  dire  qu'il  avait  des 
parentes  en  province  qui  devaient  venir  à  Paris. 

On  était  arrivé  devant  la  porte  de  M.  V***,  et,  comme 
ni  Arabelle  ni  Musidora  ne  lui  avaient  répondu,  l'animal 
visqueux  et  gluant  empoigna  la  rampe  et  se  laissa  couler 
en  grommelant  jusqu'au  bas  de  l'escalier,  s'en  rapportant 
à  la'discrétion  de  mademoiselle  Césarine,  gouvernante  du 
savant,  pour  de  plus  amples  informations. 


FORTUNIO.  55 

Arabelle  tira  le  pied  de  biche. 

Un  kling-iilang  éraillé  et  grêle,  provenant  d'une  son- 
aette  fêlée,  se  fit  entendre  dans  les  profondeurs  mysté- 
rieuses de  l'appartement;  deux  ou  trois  portes  s'ouvrirent 
et  se  refermèrent  dans  le  lointain  ;  une  toux  sèche  se  fit 
entendre,  et  un  bruit  de  pas  alourdis  s'approcha  de  la 
porte.  —  Ce  fut  encore  pendant  quelques  minutes  un 
bruit  de  clefs  et  Je  ferraille,  de  verrous  tirés,  de  cadenas 
ouverts;  puis  la  porte,  légèrement  entre-bâillée,  donna 
passage  au  nez  pointu  et  inquisiteur  de  mademoiselle 
Césarine,  beauté  hors  d'âge  et  ne  marquant  plus  depuis 
longtemps. 

A  la  vue  des  deux  jeunes  femmes,  sa  physionomie  prit 
soudain  une  expression  revêche,  tempérée  cependant 
par  le  respect  que  lui  inspirait  l'éclat  de  la  chaîne  d'or 
qu'Arabelle  portait  à  son  cou. 

—  Nous  voudrions  parler  à  M.  V***. 

La  vieille  fille  ouvrit  la  porte  tout  à  fait  et  introduisit  nos 
deux  belles  dans  une  antichambre  servant  aussi  de  salle 
à  manger,  tapissée  'd'un  papier  vert  jaspé,  ornée  de  gra- 
vures encadrées  représentant  les  quatre  saisons  et  d'un 
baromètre  enveloppé  d'une  chemise  de  gaze  pour  le  pré- 
server des  mouches.  Un  poêle  de  faïence  blanche  dont  le 
tuyau  allait  s'enfoncer  dans  le  mur  opposé,  une  table  en 
noyer  et  quelques  chaises  foncées  de  paille  formaient  tout 
l'ameublement  ;  de  petits  ronds  de  toile  cirée  étaient  pla- 
cés devant  chaque  siège  pour  ménager  la  couleur  rouge 
du  carreau,  et  une  bande  de  tapisserie  allait  de  la  porte 
d'entrée  à  la  porte  de  l'autre  chambre,  aussi  dans  le  but 
de  conserver  la  précieuse  couche  d'ocre  de  Prusse,  si 
soigneusement  cirée  et  passée  au  torchon  par  Césarine. 
'  Césarine  recommanda  aux  deux  jeunes  femmes  de 
suivre  la  bande  de  tapisserie,  ce  qui  fit  sourire  Musidora, 
qui  était  plutôt  préoccupée  de  l'idée  de  ne  pas  salir  ses 
souliers  que  de  celle  de  ne  pas  salir  le  parquet. 

La  seconde  pièce  était  un  salon  tendu  de  jaune  avec  un 


56  NOUVELLES. 

meuble  en  vieux  velours  d'Utrecht  également  jaune  et 
dont  les  dossiers  limés  et  râpés  prouvaient  de  longs  et 
loyaux  services.  Les  bustes  de  Voltaire  et  de  Rousseau  en 
biscuit  ornaient  la  cheminée,  conjointement  avec  une 
paire  de  (lambeaux  de  cuivre  doré  garnis  de  bougies,  et 
une  pendule  dont  le  sujet  était  le  Temps  faisant  passer 
l'Amour,  ou  l'Amour  faisant  passer  le  Temps,  je  ne  sais 
trop  lequel. 

Le  portrait  de  M.  V***  à  Thuile  et  celui  de  madame  sa 
femme  (  heureusement  trépassée  ) ,  en  grande  toilette 
de  1810,  faisaient  de  ce  salon  l'endroit  le  plus  splendide 
de  l'appartement,  et  Césarine  elle-même,  troublée  de 
tant  de  magnificence,  ne  le  traversait  qu'avec  un  certain 
respect  intérieur,  quoique  depuis  longtemps  elle  dût  être 
familiarisée  avec  ses  splendeurs. 

La  duègne  pria  les  deux  visiteuses  d'avoir  la  bonté  d'at- 
tendre quelques  minutes,  et  qu'elle  allait  prévenir  mon- 
sieur, qui  était  enfermé  dans  son  cabinet,  occupé,  selon 
son  habitude,  de  recherches  savantes. 

Il  était  debout  devant  la  cheminée,  dans  l'attitude  de 
la  plus  véhémente  contemplation  ;  il  tenait  entre  le  pouce 
et  l'index  un  petit  morceau  d'échaudé  dont  il  faisait 
tomber  de  temps  en  temps  quelques  miettes  dans  un  bocal 
rempli  d'une  eau  claire  et  diamantée,  où  se  jouaient  trois 
poissons  rouges.  Le  fond  du  vase  était  garni  de  sable  fin 
et  de  coquilles. 

Un  rayon  de  jour  traversait  ce  globe  cristallin,  que  les 
mouvements  des  trois  poissons  nuançaient  de  teintes  en- 
flammées et  changeantes  comme  l'iris  du  prisme  ;  c'était 
réellement  un  très-beau  spectacle,  et  un  coloriste  n'eût 
pas  dédaigné  d'étudier  ces  jeux  de  lumière  et  ces  reflets 
étincelants,  mais  M.  V***  ne  faisait  nullement  attention 
à  l'or,  à  l'argent  et  à  la  pourpre  dont  le  frétillement  des 
poissons  teignait  tour  à  tour  la  prison  diaphane  qui  les 
enfermait. 

—  Césarine,  dit-il  avec  l'air  le  plus  sérieux  et  le  plus 


FORTUNIO.  57 

solennel  du  monde,  le  gros  rouge  est  trop  vorace,  il  avale 
tout  et  empêche  les  autres  de  profiter;  il  faudra  le  mettre 
dans  un  bocal  à  part. 

C'était  à  ces  graves  occupations  que  M.  V***,  professeur 
de  chinois  et  de  mantchou,  passait  régulièrement  trois 
heures  par  jour,  soigneusement  enfermé  dans  son  cabinet, 
comme  s'il  eût  commenté  les  préceptes  de  la  sagesse  du 
célèbre  Kong-fou-Tsée  ou  le  Traité  de  l'éducation  des 
vers  à  soie. 

—  Il  s'agit  bien  des  poissons  rouges  et  de  leurs  que- 
relles, dit  Césarine  d'un  ton  sec;  il  y  a  dans  le  salon  deux 
dames  qui  veulent  vous  parler. 

—  A  moi,  deux  dames,  Césarine  ?  s'écria  le  savant 
alarmé,  en  portant  une  main  à  sa  perruque  et  l'autre  à 
son  haut-de-chausses,  qui,  trop  négligemment  attaché, 
laissait  apercevoir  la  chemise  entre  la  ceinture  et  le  gilet 
comme  par  un  crevé  à  l'espagnole;  deux  dames  jolies, 
jeunes?  Je  ne  suis  guère  présentable.  —  Césarine,  donne- 
moi  ma  robe  de  chambre.  —  Ce  sont  sans  doute  des  du- 
chesses qui  auront  lu  mon  traité  sur  la  ponctuation  du 
mantchou  et  qui  seront  devenues  amoureuses  de  moi. 

Il  fourra,  en  tremblant  de  précipitation,  ses  maigres 
bras  dans  les  vastes  manches  de  la  houppelande  et  se  di- 
rigea vers  le  salon. 

En  voyant  Arabelle  et  Musidora,  le  vieux  savant, 
ébloui,  renfonça  sa  perruque  jusque  sur  ses  yeux,  et  leur 
fit  trois  saints,  qu'il  s'efforça  de  rendre  les  plus  gracieux 
possible. 

—  Monsieur,  lui  dit  Musidora,  il  n'est  bruit  dans  toute 
la  France  et  dans  toute  l'Europe  que  de  votre  immense 
savoir. 

—  Mademoiselle,  vous  êtes  bien  bonne,  dit  le  profes- 
seur, qui  rougit  de  plai&ir  comme  un  coquelicot. 

—  L'on  dit,  continua  l'Arabelle,  qu'il  n'y  a  personne 
au  monde  qui  soit  plus  versé  dans  la  connaissance  des 
langues  orientales  et  qui  lise  plus  couramment  ces  mysté- 


58  NOUVELLES. 

deux  caractères  hiéroglyphiques  dont  la  connaissance  est 
réservée  aux  sagacités  les  plus  érudites. 

—  Sans  me  flatter,  je  sais  du  chinois  autant  qu'homme 
de  France.  Madame  a-t-elle  lu  mon  traité  sur  la  ponctua- 
tion mantchoue  ? 

—  Non,  répondit  Arabelle. 

—  Et  vous,  mademoiselle?  fit  le  savant  en  se  tournant 
vers  Musidora. 

—  Je  l'ai  parcouru,  dit-elle  en  comprimant  avec  peine 
un  éclat  de  rire.  C'est  un  ouvrage  très-savant  et  qui  fait 
qonneur  au  siècle  qui  l'a  produit. 

—  Ainsi,  reprit  le  savant,  bouffi  d'orgueil  et  faisant  la 
roue  dans  sa  gloire,  vous  partagez  mon  avis  sur  la  posi- 
tion de  l'accent  tonique  ? 

—  Complètement,  répondit  Musidora;  mais  ce  n'est  pas 
cela  qui  nous  amène. 

—  Au  fait,  dit  le  savant,  que  voulez-vous  de  moi,  mes- 
dames, en  quoi  puis-je  vous  obliger  ?  —  Je  ferais  tout  au 
monde  pour  être  agréable  à  de  si  charmantes  personnes. 

—  Monsieur,  fit  Musidora  en  présentant  au  sinologue 
le  portefeuille  qu'elle  tenait  sous  sa  mantille,  si  ce  n'était 
abuser  de  votre  complaisance  et  de  votre  savoir,  nous 
désirerions  avoir  la  traduction  de  ces  deux  papiers. 

Le  savant  prrt  les  deux  feuilles  que  lui  tendait  Musidora 
et  dit  avec  un  air  capable  : 

—  Ceci  est  du  véritable  papier  de  Chine,  et  ceci  du 
papyrus  authentique. 

Puis  il  arbora  sur  son  vénérable  nez  une  majestueuse 
paire  de  lunettes.  Mais  il  ne  put  déchiffrer  un  seul  mot. 
Il  se  tourmentait  considérablement  sans  avancer  pour 
cela  dans  sa  lecture. 

—  Mesdames,  je  suis  désolé,  dit-il  en  rendant  le  porte- 
feuille à  Musidora;  cette  écriture  entrelacée  est  vraiment 
indéchiffrable.  —  Tout  ce  que  je  puis  vous  dire,  c'est  que 
ces  (caractères  sont  chinois  et  tracés  par  une  main  très- 
exercée.  —  Vous  sa  ez,  mesdames,  qu'il  y  a  quarante 


FORTUNIO.  59 

m\]\e  signes  dans  l'alphabet  chinois  correspondant  cha- 
cun à  un  mot  :  quoique  j'aie  travaillé  toute  ma  vie,  je  ne 
connais  encore  que  les  vingt  premiers  mille.  Il  faut  qua- 
rante ans  à  un  naturel  du  pays  pour  apprendre  à  lire. 
Sans  doute  les  idées  contenues  dans  cette  lettre  sont  ex- 
primées avec  des  signes  que  je  n'ai  pas  encore  appris  et 
qui  appartiennent  aux  vingt  derniers  mille.  —  Quant  à 
l'autre  papier,  c'est  de  l'indostani.  M.  C*'*  vous  traduira 
cela  au  courant  de  la  plume. 

'  Musidora  et  sa  compagne  se  retirèrent  très-désappoin- 
tées. Leur  visite  chez  M.  G***  fut  aussi  inutile,  par  l'ex- 
cellente raison  que  M.  C***  n'avait  jamais  su  d'autre  langue 
que  la  langue  eskuara,  ou  patois  basque,  qu'il  enseignait 
à  un  Allemand  naïf,  seul  élève  de  son  cours. 

M.  V*'*  n'avait  de  chinois  qu'un  paravent  et  deux  tasses  ; 
mais  en  revanche  il  parlait  très-couramment  le  bas-breton 
et  réussissait  dans  l'éducation  des  poissons  rouges. 

Ces  deux  messieurs  étaient  du  reste  deux  très-honnêtes 
gens  qui  avaient  eu  la  précieuse  idée  d'inventer  une  lan- 
gue pour  la  professer  aux  frais  du  gouvernement. 

En  passant  sur  une  place,  Arabelle  vit  des  jongleurs 
indiens  qui  faisaient  des  tours  sur  un  méchant  tapis.  Ils 
jetaient  en  l'air  des  boules  de  cuivre,  avalaient  des  lames 
de  sabre  de  trente  pouces  de  longueur,  mâchaient  de  la 
filasse  et  rendaient  de  la  flamme  par  le  nez  comme  des 
dragons  fabuleux. 

—  Musidora,  dit  Arabelle,  ordonne  à  ton  groom  de 
faire  approcher  un  de  ces  coquins  basanés;  il  en  saura 
peut-être  plus  sur  l'indostani  que  les  professeurs  du  Col- 
lège de  France. 

Un  des  jongleurs,  sur  l'injonction  du  groom,  s'appro- 
cha de  la  voiture  en  fi-isant  la  roue  sur  les  pieds  et  sur 
les  mains. 

—  Drôle,  dit  Arabelle,  un  louis  pour  toi  si  tu  lis  ce  pa- 
pier, qui  est  écrit  en  indostani. 

—  Madame,  excusez-moi,  je  suis  Normand,  Indien 


feO  nouvem.es. 

de  mon  métier,    et  je  n'ai   jamais  su   lire  en  aucune 
langue. 

—  Va-t'en  au  diable,  dit  Musidora  en  lui  jetant  cinq 
francs. 

L'Indien  de  contrebande  la  remercia,  en  faisant  un 
magnifique  saut  périlleux,  et  fut  rejoindre  ses  compa- 
gnons frottés  de  jus  de  réglisse. 

La  voiture  prit  le  chemin  du  boulevard. 

A  la  porte  d'un  bazar,  un  jeune  homme  avec  une  figure 
jaune  d'or,  des  yeux  épanouis  au  milieu  de  sa  pilleur 
comme  de  mystérieuses  fleurs  noires,  le  nez  courbé,  les 
cheveux  plats  et  bleuâtres,  tous  les  signes  de  race  asiati- 
que, était  assis  mélancoliquement  derrière  une  petite  table 
chargée  de  deux  ou  trois  livres  de  dattes,  d'une  demi- 
douzaine  de  cocos  et  d'une  paire  de  balances. 

Il  était  impossible  de  voir  rien  de  plus  triste  et  de  plus 
évidemment  frappé  de  nostalgie  que  ce  pauvre  diable, 
ramassé  en  boule  sous  un  maigre  rayon  de  soleil.  —  Sans 
doute  il  pensait  aux  rives  verdoyantes  de  l'Hoogly,  à  la 
grande  pagode  de  Jaggernaut,  aux  danses  des  Bibiaderi 
dans  les  chauderies  et  à  la  porte  des  palais;  il  se  berçait 
dans  quelque  inexprimable  rêverie  orientale,  toute  pleine 
de  reflets  d'or,  imprégnée  de  parfums  étranges  et  retentis- 
sante de  bruits  joyeux,  car  il  tressaillit  comme  un  homme 
qu'on  réveille  en  sursaut  lorsque  le  groom  de  Musidora 
lui  fit  signe  que  sa  maîtresse  voulait  lui  parler. 

Il  arriva  avec  sa  petite  boutique  suspendue  à  son  cou 
et  fit  un  salut  profond  aux  deux  jeunes  femmes  en  portant 
les  deux  mains  à  sa  tète. 

—  Lis-nous  ceci,  dit  Musidora,  en  lui  présentant  le  pa- 
pyrus. 

Le  marchand  de  dattes  prit  la  feuille  qu'on  lui  tendait 
et  lut  avec  un  accent  singulier  et  profond  ces  caiactèrea 
qui  avaient  résisté  aux  Innettes  de  deux  savants. 

Musidora  palpitait  de  curiosité  inquiète. 

—  Excusez-moi,  madame,  dit  le  marchand  en  essuyant 


FORTimiO.  fi< 

une  larme  qui  débordait  de  ses  yeux  noirs.  Je  suis  \(i  fds 
d'un  rajah;  des  malheurs  trop  longs  a  vous  raconter  m'ont 
fait  quitter  mon  pays  et  réduit  à  la  position  où  vous  me 
voyez.  Il  y  a  six  ans  que  je  n'ai  entendu  ou  lu  un  mot  de 
ma  langue  ;  c'est  le  premier  bonheur  que  j'aie  éprouvé 
depuis  bien  longtemps.  Ce  papyrus  contient  une  chanson 
qui  a  trois  couplets;  elle  se  chante  sur  un  air  populaire 
dans  notre  pays.  Voici  ce  que  ces  vers  signifient  : 

Les  papillons,  couleur  de  neige, 
Volent  par  essaims  sur  la  mer. 
Beaux  papillons  blancs,  quand  pourrai-je 
Prendre  le  bleu  chemin  de  l'air? 

Savez-vous,  ô belle  des  belles! 
Ma  bayadère  aux  yeux  de  jais, 
S'ils  me  voulaient  prêter  leurs  ailes, 
Dites,  savez-vous  où  j'irais  ? 

Sans  prendre  un  seul  baiser  aux  roses, 
A  travers  vallons  et  forêts. 
J'irais  à  vos  lèvres  mi-closes, 
Fleur  de  mon  âme,  et  j'y  mourrais. 

Musidora  donna  sa  bourse  au  marchand  de  dattes,  qui 
lui  baisa  la  main  avec  l'adoration  la  plus  profonde. 

—  Je  vais  retourner  dans  mon  pays.  Que  Bramah 
veille  sur  vous  et  vous  comble  de  biens  !  dit  le  rajah  dé- 
possédé. 

Musidora,  après  avoir  mis  Arabelle  chez  son  amant, 
rentra  dans  sa  maison  aussi  peu  instruite  qu'elle  en  était 
sortie,  le  cerveau  travaillé  de  la  plus  irritante  curiosité  et 
le  cœur  bouleversé  par  un  commencement  de  passion 
sincère.  Elle  n'avait  plus  aucun  moyen  de  trouver  la  trace 
de  Fortunio.  George,  qui  paraissait  en  savoir  sur  son 
compte  beaucoup  plus  long  qu'un  autre,  était  muet  comme 
Harporrate,  le  dieu  du  silence,  et  ne  pouvait  d'ailleurs 
aider  Musidora  à  lui  gagner  la  calèche. 

Fortunio,  Fortunio,  as-tu  donc  à  ton  doigt  l'anneau  de 
Gygès,  qui  rend  invisible  à  volonté? 

6 


62  NOUVELLES. 


CHAPITRE  VIII.    , 

Le  lendemain,  on  apporta  une  lettre  à  Miisidora. —  Le 
cachet  était  une  espèce  de  talisman  arabe.  —  iMnsidora  ne 
connaissait  pas  l'écriture,  qui  était  fine,  singulière,  avec 
des  attitudes  et  des  jambages  compliqués  comme  une  écx\- 
ture  étrangère;  elle  fit  sauter  la  cire  et  lut  ce  qui  suit  : 

a  Mon  gracieux  petit  démon, 

«  Vous  avez  efl"arouchémon portefeuille avecune  adresse 
admirable  et  qui  fait  le  plus  grand  honneur  à  vos  talents 
de  société.  —  Je  suis  fâché,  mon  cher  ange,  qu'il  ne  s'y 
soit  pas  trouvé  quelques  billets  de  mille  francs  pour  vouo 
dédommager  de  la  peine  que  vous  devez  avoir  prise  pour 
l'ouvrir.  —  Votre  curiosité  n'a  pas  dû  être  très-satisfaite  ; 
mais,  que  diable  !  je  ne  pouvais  pas  prévoir  que  vous 
m'escamoteriez  mon  portefeuille  cette  nuit-là;  on  ne  peut 
pas  songer  à  tout.  —  Sans  cela  je  l'aurais  abondamment 
garni  de  billets  doux,  de  lettres  confidentielles,  d'actes 
civils,  de  cartes  de  visites  et  autres  renseignements.  —  Je 
vous  recommande  seulement  de  prendre  bien  garde  à 
l'aiguille  d'or.  —  La  pointe  en  a  été  trempée  dans  le  lait 
vénéneux  de  l'euphorbe  :  la  moindre  piqûre  donne  la 
mort  sur-le-champ  avec  la  rapidité  de  la  foudre;  celle 
aiguille  est  une  arme  plus  terrible  que  le  pistolet  et  le 
poignard,  elle  ne  manque  jamais  son  coup. 

«  P.  S.  Faites  détacher  les  pierres  dont  la  couverture 
est  ornée;  elles  ont  quelque  prix  :  ce  sont  des  topazes  qui 
m'ont  été  données  autrefois  par  le  rajah  de  Serendib  :  il  y  a 
de  quoi  vous  faire  un  bracelet  qui  ne  déparera  pas  trop 
votre  charmant  petit  bras.  —  Mon  joaillier  ordinaire  est  le 
fameux  B***  ;  vous  aurez  soin  de  ne  pas  payer  la  monture. 

«I  Je  vous  baise  les  pieds  et  les  mains. 

0  FOIITUMO.  » 


FOKTUNIO.  63 


CHAPITRE  IX. 


Musidora  est  couchée  sur  son  sofa. 

Un  peignoir  de  gros  de  Naples  rose  se  plisse  négligem- 
ment autour  de  sa  taille;  elle  a  les  jambes  nues  par  un 
raffinement  de  coquetterie,  et  porte  deux  cercles  d'or 
émaillé  au-dessus  de  la  cheville.  L'effet  de  ces  anneaux 
est  étrange  et  charmant. 

La  position  de  Musidora  eût  fourni  à  un  peintre  le  sujet 
d'un  délicieux  caprice. 

Sa  petite  tête,  roulée  dans  ses  cheveux,  repose  sur  une 
pile  de  coussins;  ses  pieds  mignons  sont  allongés  sur  une 
autre  pile  de  carreaux  à  peu  près  au  niveau  de  sa  tête,  en 
sorte  que  son  corps  décrit  un  arc  voluptueux  d'une  sou- 
plesse et  d'une  grâce  admirables. 

Elle  tient  dans  ses  mains  la  lettre  de  Fortunio,  qu'elle 
regarde  depuis  un  quart  d'heure  avec  la  plus  grande  fixité 
d'attention,  comme  si  la  forme  des  caractères  et  la  dispo- 
sition des  lignes  devaient  lui  révéler  le  secret  qu'elle 
poursuit. 

Musidora  éprouve  une  émotion  qu'elle  n'a  jamais  res- 
sentie. —  Elle  a  voulu  une  chose,  et  elle  ne  l'a  pas  eue.  — 
C'est  la  première  fois  de  sa  vie  qu'elle  se  trouve  face  à  face 
avec  un  obstacle.  Son  étonnement  est  au  comble  :  elle, 
Musidora,  si  enviée,  si  courtisée,  si  suppliée,  la  reine  de 
ce  monde  élégant  et  joyeux,  avoir  fait  des  avances  aussi 
formelles  sans  le  moindre  succès  !  Quelle  révolution 
étrange  !  —  Un  instant  elle  se  sentit  contre  Fortunio  une 
rage  indicible,  une  véhémence  de,  haine  extraordinaire, 
et  il  ne  s'en  fallut  pas  de  l'épaisseur  d'un  de  ses  cheveux 
si  fins  qu'elle  ne  devint  sa  mortelle  ennemie. 

L'extrême  beauté  de  Fortunio  le  sauva  :  la  colère  de 
Musidora  ne  put  tenir  contre  cette  merveilleuse  perfec- 


64  NOUVELLES. 

tion  de  formes.  Les  lignes  enjouées  et  sereines  de  cette 
noble  figure  apaisèrent  dans  le  cœur  de  Tenfant  tout  sen- 
timent mauvais^  et  elle  se  prit  à  l'aimer  avec  une  violence 
sans  pareille  et  dont  elle  ne  soupçonnait  pas  elle-même 
.oute  l'étendue. 

Si  la  curiosité  n'avait  pas  avivé  ce  naissant  amour 
comme  une  haleine  qui  passe  sur  un  brasier  à  demi  al- 
lumé, il  se  serait  peut-être  éteint  avec  les  dernières  fumées 
de  l'orgie.  —  Couronné  de  succès,  la  satiété  l'eût  bientôt 
suivi;  —  mais,  avec  l'obstacle  et  le  désir,  l'étincelle  est 
devenue  un  incendie. 

Musidora  n'a  plus  qu'une  idée, —  trouver  Fortunio  et 
s'en  faire  aimer.  —  A  cette  idée  se  joint  sourdement  un 
commencement  de  jalousie.  —  A  qui  cette  tresse  de  che- 
veux ?  quelle  main  a  donné  cette  fleur  conservée  depuis  si 
longtemps  ?  —  Pour  qui  ont  été  faits  ces  vers,  traduits  par 
le  rajah  marchand  de  dattes  ? 

—  De  quoi  vais-je  m'inquiéter?  dit  Musidora  tout  haut; 
il  y  a  trois  ans  que  Fortunio  est  revenu  des  Indes. 

Puis  une  idée  soudaine  lui  illumina  la  cervelle.  —  Elle 
sonna.  —  Jacinthe  parut. 

—  Jacinthe,  faites  sauter  les  pierres  de  ce  portefeuille 
et  portez-les  au  joaillier  B***  de  la  part  du  marquis  For- 
tunio. Dites-lui  qu'il  les  monte  en  bracelet,  et  tâchez  de 
le  faire  causer  sur  le  compte  du  marquis.  —  Je  vous  don- 
nerai cette  robe  gris  de  perle  dont  vous  avez  tant  envie. 

Jacinthe  revint  la  mine  assez  piteuse. 

—  Eh  bien  !  fit  Musidora  en  se  soulevant. 

—  Le  joaillier  a  dit  que  M.  le  marquis  Fortunio  venait 
souvent  à  sa  boutique  lui  apporter  des  pierreries  à  en- 
châsser; qu'il  revenait  les  prendre  lui-même  au  jour  fixé, 
le  payait  toujours  comptant,  et  que  du  reste  il  était  excel- 
lent lapidaire  et  se  connaissait  mieux  que  lui  en  joyaux. 
—  11  ne  savait  rien  do  plus.  —  Aurai-je  la  robe  grise  ?  dit 
la  Jacinthe,  assez  alarmée  du  peu  de  succès  de  sa  diplo- 
matie. 


FORTUNIO.  65 

—  Oui,  ne  me  romps  pas  la  tête,  de  grâce,  et  laisse- 
moi  seule. 

Jacinthe  se  retira.  ' 

Musidora  se  mit  à  regarder  sa  lettre.  Elle  trouvait  un 
indicible  plaisir  à  contempler  ces  signes  capricieux  tracés 
par  la  main  de  Fortunio,  il  lui  sembfait  voir  daus  ce  billet 
écrit  pour  la  prévenir  d'un  danger  une  inquiétude  amou- 
reuse déguisée  sous  une  forme  enjouée,  et  un  secret  be- 
soin de  s'occuper  d'elle  ressenti  vaguement;  peut-être 
même  l'aiguille  empoisonnée  n'était-elle  qu'un  prétexte 
et  pas  autre  chose. 

Elle  s'arrêta  quelques  minutes  à  cette  idée  qui  flattait 
sa  passion  ;  mais  elle  vit  bientôt  que  cette  espérance  était 
illusoire,  et  que,  si  Fortunio  se  fût  senti  le  moindre  goût 
à  son  endroit,  il  n'y  avait  aucune  nécessité  pour  lui  de  re- 
courir à  ce  subterfuge.  Elle  avait  laissé  trop  clairement 
paraître  son  émotion  pour  qu'un  homme  tel  que  Fortunio 
eût  pu  s'y  tromper.  —  Il  était  impossible  de  s'y  mépren- 
dre;—  Fortunio,  avec  toute  la  politesse  imaginable,  avait 
évité  l'engagement  et  paraissait  peu  curieux  de  nouer  une 
intrigue.  Mais  comment  expliquer  une  telle  froideur  dans 
un  jeune  homme  dont  l'œil  étincelait  d'une  si  vive  splen- 
deur magnétique  et  qui  portait  en  lui  les  signes  des  pas- 
sions les  plus  fougueuses?  —  Il  fallait  qu'il  eût  dans  quel- 
que recoin  de  son  cœur  un  amour  idéal,  poétique,  pla- 
nant bien  au-dessus  des  amours  vulgaires,  et  que  toutes 
les  forces  de  son  àme  fussent  absorbées  par  un  sentiment 
unique  et  profond  qui  gardât  son  corps  de  la  séduction 
des  sens,  pour  n'avoir  pas  été  allumé  par  des  agaceries 
qui  eussent  agité  dans  leur  tombeau  la  cendre  de  Nestor 
et  de  Priam,  et  fait  fondre  les  neiges  d'Hippolyte  lui- 
même. 

—  Ah!  dit  Musidora  avec  un  soupir,  —  il  me  méprise, 
il  me  regarde  comme  une  impure;  il  ne  veut  pas  de  moi. 
Et  Musidora  jeta  dans  sa  vie  passée  un  regard  lent  et  som- 
bre. -"  Les  fds  d'or  qui  striaient  ses  prunelles  vertes 

6. 


66  NOUVELLES. 

parurent  se  tordre  comme  des  serpents;  ses  sourcils  veloa- 
tés  se  rapprochèrent  comme  pour  une  lutte  ;  elle  gonfla  ses 
narines  avec  un  mouvement  terrible,  et  mordit  avec 
ses  petites  dents  sa  lèvre  inférieure. 

—  Que  sais-je,  moi,  ce  qu'ils  auront  été  lui  débiter  sur 
mon  compte?  —  Qeorge,  cet  animal,  cet  ivrogne,  qui 
n'est  bon  qu'à  faire  des  bouteilles  vides  avec  des  bouteilles 
pleines,  triste  talent!  n'aura  pas  manqué  de  lui  dire  avec 
son  ricanement  insupportable  :  o  Ha  !  ha  !  hi  !  hi  !  la  Musi- 
dora,  une  délicieuse,  une  incomparable  fille,  c'est  la  perle 
des  soupers,  l'œil  de  toutes  les  fêtes,  le  bouquet  de  tous 
les  bals;  elle  est  très  à  la  mode,  ma  parole  d'honneur,  tu 
feras  bien  de  la  prendre.  Il  est  de  bon  air  de  la  montrer  à 
l'Opéra  ou  aux  courses.  Moi  qui  te  parle,  je  l'ai  eue  trois 
mois,  un  jeune  homme  de  bon  ton  se  doit  cela.  Musidora 
est  une  puissance  dans  son  genre,  elle  fait  autorité  sur 
toutes  les  matières  d'élégance.  Il  lui  plairait  demain  de 
prendre  pour  amant  un  provincial  avec  des  gants  de  fil 
d'Ecosse  et  des  souliers  lacés,  que  demain  les  souliers 
lacés  du  provincial  seraient  réputés  bottes  vernies  et  que 
beaucoup  de  gens  iraient  s'en  commander  de  pareils.  » 
Je  l'entends  d'ici,  et  je  suis  sûre  que  je  ne  me  trompe  pas 
d'un  mot.  Et  Alfred,  cet  autre  imbécile  toujours  pris 
dans  sa  cravate,  et  dont  les  manches  retiennent  les  bras, 
quelle  plate  plaisanterie  aura-t-il  décochée  sur  moi  du 
haut  de  son  niais  sourire?  Et  de  Marcilly,  et  tous?  Je  vou- 
drais les  écraser  sous  mes  pieds  et  leur  cracher  mon  mé- 
pris à  la  figure;  car  ce  sont  eux  qui  m'ont  faite  ce  que  je 
suis.  Peut-être  ont-ils  prévenu  Fortunu)  de  cette  stupide 
gageure;  si  au  moins  tes  chevaux  gris  pommelé  avaient 
l'esprit  de  prendre  le  mors  aux  dents  et  de  te  casser  le 
cou  dans  un  fossé,  damné  George  !  Mais  je  m'frrite  contre 
George  bien  inutilement  ;  est-ce  que  Fortunio  aurait  eu 
besoin  de  ses  indiscrétions  pour  deviner  qui  je  suis  et  voir 
toute  ma  vie  d'un  regard?  Pardieu,  George  a  raison,  je 
suis  une  délicieuse,  une  incomparable  fille.  —  Non,  dit- 


FORTUNIO.  67 

elle  après  un  silence,  je  suis  uue  nonnête  femme.  — 
J'aime. 

Elle  se  leva ,  baisa  la  lettre  de  Fortunio,  la  serra  sur 
son  cœur  et  fit  défendre  sa  porte  à  tout  le  monde. 


CHAPITRE  X. 

La  ménagerie  des  lions  et  des  tigres  commence  à  s'in- 
quiéter de  Musidora. 

On  ne  sait  qu'en  penser,  on  ne  la  voit  nulle  part.  — 
Alfred,  qui  est  partout  en  même  temps  et  semble  avoir  le 
don  de  se  dédoubler,  ne  l'a  pas  rencontrée  une  seule  fois 
depuis  quinze  jours. 

Les  chiens  sont  dépistés;  ils  ont  beau  rôder  sur  les  pro- 
menades le  nez  en  terre,  cherchant  la  trace. — On  a  donné 
un  concert,  un  bal  et  une  première  représentation  ;  —  elle 
n'y  était  pas. 

Personne  n'a  aperçu  l'ombre  de  sa  robe.  —  Elle  est 
allée  à  la  campagne?  ce  n'est  pas  encore  la  saison.  —  De 
Marcilly  prétend  qu'elle  fait  l'amour  dans  quelque  man- 
sarde avec  un  commis  voyageur.  George  affirme  qu'elle 
s'est  fait  enlever  par  l'ambassadeur  turc.  — Alfred  se 
contente  de  dire  que  c'est  étrange,  fort  étrange,  excessi- 
vement étrange,  phrase  sacramentelle  qu'il  appelle  à  son 
secours  toutes  les  fois  qu'il  ne  sait  pas  ce  qu'il  doit  pen- 
ser d'une  chose. 

Le  fait  est  que  voilà  deux  semaines  que  l'on  n'a  vu  Mu- 
sidora. 

Sa  maison  a  l'air  inhabitée  et  morte  ;  les  jalousies  sont 
fermées  soigneusement.  On  ne  voit  entrer  ni  sortir  per- 
sonne; c'est  à  peine  si  un  valet  à  mine  contrite  et  discrète 
se  glisse  sur  la  pointe  du  pied  par  la  porte  entre-bàillée 
et  refermée  aussitôt.  —  Le  soir,  les  fenêtres,  ordinaire- 
ment si  flamboyantes,  ne  s'allument  plus  au  feu  des  lus- 


68  NOUVELLES. 

très  et  des  bougies  ;  une  pâle  étoile  de  lumière,  assoupie 
par  l'épaisseur  des  rideaux,  tremblote  tristement  au  coin 
d'un  carreau;  c'est  le  seul  signe  de  vie  que  l'on  puisse 
surprendre  sur  la  face  noire  de  la  maison. 

Enfin  George,  ennuyé  de  l'absence  de  sa  favorite,  se 
dit  un  beau  soir,  en  sortant  de  l'Opéra  :  «  Pardieu,  i' 
faut  absolument  que  je  sache  ce  que  devient  la  Musidora 
—  Je  consens  à  me  faire  voir  au  bois  de  Boulogne  sur  un 
cheval  de  louage,  à  porter  des  bottes  cirées  à  l'œuf,  à 
toutes  les  choses  les  plus  humiliantes,  si  je  ne  parviens 
pas  à  forcer  la  consigne.  » 

George  se  dirigea  vers  la  maison  de  Musidora. 

Le  concierge,  qui  avait  reçu  les  ordres  les  plus  formels 
de  ne  laisser  monter  personne,  voulut  s'opposer  au  pas- 
sage de  George. 

—  Ah  çà!  drôle,  fit  George,  en  lui  appliquant  sur  la 
figure  une  charmante  petite  canne  en  corne  de  rhinocé- 
ros, est-ce  que  tu  me  prends  pour  M.  le  baron  de  B***? 
Et  il  continua  son  chemin  d'un  pas  délibéré. 

Il  parvint  sans  encombre  jusqu'au  premier  salon,  où  il 
trouva  Jacinthe  qu'il  embrassa  résolument,  puis,  tour- 
nant le  bouton  d'une  petite  porte  qu'il  paraissait  bien  con- 
naître, il  entra  dans  la  chambre  de  Musidora. 

11  s'arrêta  quelques  instants  avant  de  parler  et  chercha 
de  l'œil  où  pouvait  être  Musidora.  La  petite  lampe  étrus- 
que était  seule  allumée  et  ne  jetait  qu'une  lueur  pâle  et 
t/?emblante,  suffisante  tout  au  plus  pour  distinguer  les 
(.  bjets. 

Quand  ses  yeux  se  furent  accoutumés  à  cette  faible  lu- 
mière, il  aperçut  Musidora  étendue  à  plat  ventre  sur  le 
plancher,  la  tête  appuyée  dans  sa  main,  ses  deux  seins 
faisant  ployer  les  longues  laines  du  tapis  et  s'y  creusant 
comme  deux  moules,  dans  une  attitude  rappelant  tout  à 
fait  celle  de  la  Madeleine  du  Corrège.  Deux  mèches  de 
ses  cheveux  débouclés  tombaient  jusqu'à  terre  et  accom- 
pagnaient gracieusement  la  mélancolie  de  sa  figure. 


FORTUNÎO.  69 

dont  le  front  seul  était  éclairé.  —  Si  elle  n'avait  pas  fait 
danser  au  bout  d'un  de  ses  pieds  relevé  en  l'air  un  petit 
soulier  de  fibres  d'aloès,  on  aurait  pu  la  prendre  pour  une 
statue. 

—  Musidora^  dit  George  d'un  ton  bouffonnement  pa- 
ternel, votre  conduite  est  inqualifiable,  scandaleuse,  exor- 
bitante !  — Il  court  sur  vous  de  par  le  monde  les  bruits  les 
plus  étranges  et  les  plus  ridicules.  Vous  vous  compromet- 
tez d'une  horrible  manière,  et,  si  vous  n'y  prenez  garde, 
vous  allez  vous  perdre  de  réputation 

—  Ah  !  c'est  vous,  George  !  dit  Musidora  comme  si  elle 
sortait  d'un  rêve, 

—  Oui,  mon  infante,  c'est  moi,  votre  sincère  et  fidèle 
ami,  l'admirateur  juré  de  vos  charmes,  votre  chevalier  et 
votre  troubadour,  votre  ancien  Roméo... 

—  George,  vous  avez  trouvé  moyen  d'être  plus  ivre  qu'à 
l'ordinaire.  —  Comment  vous  y  êtes-vous  pris? 

—  Moi  ?  Musidora,  je  suis  d'une  gravité  funèbre. — Hélas  ! 
le  vin  ne  me  grise  plus  !  —  Mais  ce  n'est  pas  de  cela  qu'il 
s'agit.  L'on  dit,  Musidora,  j'ose  à  peine  vous  le  répéter, 
que  vous  êtes  sérieusement  amoureuse ,  —  amoureuse 
comme  une  grisette  ou  une  lingère. 

—  Vraiment,  l'on  dit  cela  !  fit  Musidora  en  repoussant 
derrière  ses  oreilles  les  ondes  de  cheveux  qui  débordaient 
sur  ses  joues. 

— L'on  dit  aussi  que  vous  êtes  entrée  en  religion  et  que 
vous  avez  la  prétention  d'être  la  Madeleine  moderne;  que 
sais-je,  moi  ?  mille  bruits  absurdes  !  —  Mais  ce  qu'il  y  a 
de  sûr,  c'est  que  nous  ne  savons  qae  devenir  depuis  qu'il 
vous  a  plu  de  décrocher  votre  astre  de  notre  ciel.  Musi- 
dora, vous  nous  manquez  terriblement;  moi,  je  m'ennuie 
patriarcalement,  et  l'autre  jour,  pour  me  distraire,  j'ai  été 
réduit  à  me  prendre  de  querelle  avec  Bepp,  que  j'ai  eu 
la  maladresse  de  tuer,  de  sorte  que  je  n'ai  plus  personne 
de  ma  force  pour  jouer  aux  échecs  avec  moi.  Vous  êtes 
cause  aussi  que  j'ai  crevé  ma  jument  anglaise  au  stcepk- 


70  NOUVELLES. 

chase  de  Bièvre;  car  j'avais  cru  vous  voir  dans  une  calèche 
de  l'autre  côté  d'un  mur  que  j'ai  fait  franchir  à  la  pauvre 
mistress  Bell,  qui  s'est  ouvert  le  ventre  sur  un  tesson  de 
bouteille.  Alfred,  qui  décidémenfra  quitté  la  Cinthia  pour 
se  mettre  au  rang  Ce,  vos  adorateurs,  est  tellement  abruti 
de  votre  disparition,  qu'il  s'est  montré  aux  Tuileries  avec 
des  gants  sales  et  la  même  canne  qu'il  avait  la  veille. 
Voilà  le  récit  succinct,  mais  touchant,  des  innombrables 
calamités  produites  par  votre  retraite.  —  Vous  êtes  trop 
belle,  chère  petite,  pour  vous  cloîtrer  de  la  sorte.  —  La 
beauté,  comme  le  soleil,  doit  laire  pour  tout  le  monde  ;  il 
y  a  si  peu  de  belles  femmes,  que  le  gouvernement  devrait 
forcer  toute  personne  atteinte  et  convaincue  de  beauté  ' 
notoire  à  se  montrer  au  moins  trois  fois  par  semaine  sur 
son  balcon  pour  que  le  peuple  ne  perde  pas  tout  à  fait  le 
sentiment  de  la  forme  et  de  l'élégance;  voilà  qui  vaudrait 
beaucoup  mieax  que  de  répandre  des  Bibles  stéréotypées 
dans  les  chaumières  et  de  fonder  des  écoles  selon  la  mé- 
thode lancastrienne  ;  mais  je  ne  sais  à  quoi  pense  le  pou- 
voir. —  Sais-tu  bien,  petite  reine,  que,  depuis  que  ta  n'es 
plus  là  pour  nous  cribler  des  flèches  barbelées  de  les 
plaisanteries,  nous  sommes  habillés  comme  de  pauvres 
diables  ^  qui  il  est  tombé  un  héritage  inattendu  ou  que 
l'on  a  invités  le  matin  à  un  bal  pour  le  soir  même,  et 
qui  ont  été  s'acheter  des  habits  tout  faits  dans  une  bou- 
tique du  Palais-Royal?  Ne  t'aperçois-tu  pas  que  mon 
gilet  est  trop  large  d'un  travers  de  doigt  et  que  la 
pointe  droite  de  ma  cravate  est  beaucoup  plus  longue  que 
la  gauchç  ;  —  signe  évident  d'une  grande  perturbation 
morale? 

—  Je  suis  extrêmement  touchée  d'une  si  profonde 
douleur,  fit  Musidora  avec  un  demi-sourire,  et  en  vérité 
je  ne  me  croyais  pas  capable  de  produire  un  si  grand 
vide  en  disparaissant  du  monde.  —  Mais  j'ai  besoin  de 
solitude  :  le  moindre  bruit  m'excède;  tout  m'ennuie  et 
me  fatigue. 


PORTUNIO.  71 

—  Je  comprends,,  dit  George;  vous  voudriez  voir  si 
mon  habit  neuf  me  va  bien  par  derrière.  —  Je  suis  im- 
portun, et,  si  l'on  attendait  quelqu'un,  à  coup  sûr  ce  n'é- 
tait pas  moi.  —  Mais  tant  pis,  je  risque  l'incivilité  pour 
cette  fois  seulement,  et  je  n'userai  pas  du  seul  moyen 
que  j'ai  de  vous  être  agréable  et  qui  serait  de  m'en 
aller. 

Et,  en  achevant  sa  réplique,  il  s'assit  tranquillement 
par  terre  à  côté  de  Musidora. 

—  Pardieu,^vous  avez  un  joli  bracelet,  dit-il  en  lui  sou- 
levant le  bras. 

—  Fi  donc!  répondit  Musidora  avec  une  petite  moue 
dédaigneuse,  en  êtes-vous  aux  expédients  de  Tartuffe,  et 
avéz-vous  besoin,  pour  toucher  mon  bras,  de  parler  de 
mon  bracelet? 

—  Ce  sont  des  topazes  d'une  eau  et  d'une  pureté  ad- 
mirables, continua  George  ;  c'est  B'**  qui  vous  a  monté 
cela  :  il  n'y  a  que  lui  pour  ces  sortes  d'ouvrages.  Quel  est 
l'Amadis,  le  prince  Galaor,  le  charmant  vainqueur  qui 
vous  a  donné  cela?  Il  est  donc  bien  jaloux  qu'il  vous  tient 
enfermée  et  murée  comme  le  sultan  des  Turcs  son  oda- 
lisque favorite  ? 

—  C'est  Forlunio,  répondit  Musidora. 

—  Ah!  fit  George,  Fortunio!  —  Quand  faut-il  que  je 
t*envoie  latalèche  et  l'attelage  ?  Je  ne  m'étonne  plus  de 
ta  disparition.  Tu  as  bien  employé  ton  temps.  —  Tu  avais 
demandé  six  semaines,  et  il  ne  t'a  fallu  que  quinze  jours 
pour  pénétrer  un  mystère  qui  déjoue  notre  sagacité  de- 
puis trois  ans.  —  C'est  beau!  —  Je  te  donne  le  cocher 
poudré  à  frimas  et  deux  grooms  par-dessus  le  marché. 
—  J'espère  bien  que  tu  nous  vas  conduire  au  \'rai  terrier 
de  ce  madré  renard,  qui  nous  a  toujours  donné  le  change, 
dans  la  calèche  que  tu  m'as  si  adroitement  gagnée. 

—  Je  n'ai  pas  vu  Fortunio  depuis  la  nuit  du  souper, 
reprit  Musidora  en  soupirant;  je  ne  sais  pas  plus  que 
vous,  George,  où  son  caprice  l'a  poussé;  j'ignore  même 


72  NOUVELLES. 

s'il  est  en  France.  —  Ces  pierreries  proviennent  du  por- 
tefeuille que  je  lui  ai  dérobé,  comme  vous  le  savez;  elles 
en  ornaient  la  couverture;  je  n'ai  trouvé  dedans  qu'une 
lettre  chinoise  et  une  chanson  malaise.  Fortunio,  s'étant 
aperçu  que  je  lui  avais  pris  son  portefeuille,  m'a  écrit  un 
billet  moqueur,  où  il  me  priait  de  me  faire  un  bracelet 
avec  les  topazes  dont  il  était  enrichi. — Voilà  tout.  Depuis, 
je  n'en  ai  pas  eu  de  nouvelles;  il  est  peut-être  allé  rejoin- 
dre sa  princesse  chinoise. 

—  Pour  cela  non,  petite  ;  je  l'ai  entrevu  deux  fois  au 
bois  de  Boulogne  :  la  première  dans  l'allée  de  Madrid,  et 
l'autre  à  la  porte  Maillot.  Il  était  monté  sur  un  diable  de 
cheval  noir  à  tous  crins  de  la  mine  la  plus  sauvage  qu'on 
puisse  imaginer  et  qui  filait  comme  un  boulet  de  canon. 
—  Je  n'avais  pas  encore  crevé  mistress  Bell,  et  tu  sais 
comme  elle  va.  Mais  bah!  à  côté  de  l'hippogriife  de  For- 
tunio,  elle  avait  l'air  (car  tout  ce  qui  concerne  la  pauvre 
bête  doit  maintenant  se  mettre  au  prétérit)  d'un  colima- 
çon rampant  sur  une  pierre  couverte  de  sucre  râpé.  Der- 
rière le  Fortunio  galopait  un  petit  monstre  à  figure  de 
safran,  les  yeux  plus  grands  que  la  tète,  la  bouche  lip- 
pue, les  cheveux  plats  et  fagoté  le  plus  hétéroclitement 
du  monde  ;  —  un  cauchemar  à  cheval  sur  un  vent,  — 
car  il  n'y  a  que  le  vent  qui  puisse  aller  ce  train-là. — C'est 
tout  ce  que  je  puis  te  dire  sur  le  Fortunio.  —  Après  cela, 
comme  tu  dis,  il  est  peut-être  en  Chine. 

Dans  tout  le  bavardage  de  George,  Musidora  n'avait 
saisi  qu'une  chose,  c'est  que  l'on  pouvait  rencontrer  Foi>- 
tunio  au  bois;  un  éclair  d'espérance  illumina  ses  pru- 
nelles vertes,  et  elle  se  mit  à  parlera  George  d'une  façon 
plus  amicale. 

—  Je  t'accorde  un  mois  de  plus,  dit  George  en  lui  bai- 
sant la  main. — Dans  un  autre  temps,  je  t'aurais  demandé 
l'hospitalité;  — mais  nous  sommes  maintenant  une  fille 
à  principes.  —  Adieu,  mon  infante,  ma  princesse;  faites 
des  rêves  couleur  de  rose  et  nacre  de  perle.  Si  je  puis 


FORTUNIO.  7 y 

joindre  le  seigneur  Forlunio,  quoique  cela  puisse  me 
coûter  quatre  chevaux,  je  te  l'enverrai. 

Et  sur  cette  belle  péroraison ,  George  sortit,  non  sans 
avoir  embrassé  Jacinthe,  comme  en  entrant.  —  Nous  ne 
savons  pas  trop  où  il  passa  le  reste  de  la  nuit. 


CHAPITRE   XI. 

Musidora  s'éveilla  plus  joyeuse  que  de  coutume;  elle 
se  fit  apporter  un  miroir  et  se  trouva  jolie, —  un  peu  pâle, 
les  yeux  légèrement  battus,  —  à  un  point  suffisant  pour 
jeter  sur  sa  beauté  de  la  délicatesse  et  de  l'intérêt.  — 
Elle  se  dit  intérieurement  :  «  Si  Fortunio  me  voyait  ainsi, 
je  serais  sûre  de  la  victoire.  »  —  En  etfet,  elle  était  irré- 
sistible. Mais  comment  vaincre  un  ennemi  fuyant  et  qui 
ne  veut  pas  combattre? 

Le  temps  était  assez  beau  pour  la  saison  :  quelques  lo- 
sanges d'azur  se  montraient  par  les  déchiquetures  des 
nuages;  une  bise  fraîche  avait  séché  les  chemins.  Musi- 
dora, ordinairement  fort  indifférente  aux  variations  de 
la  température  et  qui  n'avait  pas  beaucoup  d'occasions 
de  s'apercevoir  s'il  pleuvait  ou  s'il  faisait  beau,  ressentit 
une  joie  extrême  de  la  sérénité  du  ciel. 

Elle  courait  par  la  maison  avec  une  animation  extraor- 
dinaire, regardant  l'heure  à  toutes  les  pendules  et  la  di- 
rection des  girouettes  au  coin  de  tous  les  toits. 

Jacinthe,  sa  fidèle  camérière,  l'aida  à  se  revêtir  d'une 
élégante  amazone  bleu  de  ciel  :  le  chapeau  de  castor  et 
le  voile  vert,  la  cravache  de  Verdier,  le  brodequin  élé- 
gamment cambré,  rien  n'y  manquait. 

Musidora,  ainsi  costumée,  avait  un  petit  air  délibéré  et 
Jriomphant  le  plus  charmant  du  monde  ;  les  grappes  de 
ses  cheveux,  un  peu  crêpés  pour  résister  à  l'action  du 

7 


7i  NOUVELLES. 

vent,  encadraient  gracieusement  ses  joLes;  sa  taille,  ser- 
rée par  le  corsage  côtelé  de  Tamazone,  sortait  souple  et 
frêle  de  la  masse  ample  et  puissante  des  plis  de  la  jupe; 
son  pied,  si  naturellement  petit,  devenait  imperceptible, 
emprisonné  dans  l'étroit  cothurne. 

Jack  vint  annoncer  que  la  jument  de  madame  était 
sellée  et  bridée. 

Musidora  descendit  dans  la  cour,  et,  Jack  lui  ayant  fait 
un  étrier,  elle  se  mit  en  selle  avec  une  légèreté  et  une 
prestesse  consommées  ;  puis  elle  appliqua  un  coup  de 
houssine  sur  l'épaule  de  sa  bête  qui  partit  conmie  un 
trait. 

Jack  galopait  derrière  elle  et  avait  toutes  les  peines 
du  monde  à  la  suivre. 

La  longue  avenue  des  Champs-Elysées  fut  bientôt  dé- 
vorée. —  La  jument  de  Musidora  n'était  pas  sortie  de- 
puis loiigtehips,  et  elle  bondissait  d'impatience  comme 
Une  saiiterelle. 

Quoiqu'elle  fût  lancée  au  plein  galop,  sa  maîtresse  lui 
lâchait  la  bride  et  la  frappait  à  grands  coups  de  cravache. 
—  Je  lie  sais  quel  pressentiment  disait  à  Musidora 
qu'elle  verrait  le  Fortunio  ce  jour-là. 

La  jument,  ainsi  excitée,  allongeait  encore  plus  son 
galop  et  semblait  ne  pas  toucher  la  terre. 

Les  passants  et  les  promeneurs  s'émerveillaient  de  la 
hardiesse  de  la  jeune  femme  ;  quelquefois  un  cri  de  ter- 
reur partait  d'une  voiture  dans  le  fond  de  laquelle  une 
duchesse  peureuse  se  rejetait  en  détournant  la  tête  pour 
ne  pas  voir  l'imprudente  tomber  et  se  briser  sur  le  pavé. 

Mais  la  Musidora  est  une  excellente  écuyere,  elle  tient 
à  la  selle  comme  si  elle  y  était  soudée  et  vissée. 

A  la  porte  Maillot,  elle  rencontra  Alfred,  qui  revenait 
du  côté  de  Paris  ;  Alfred,  surpris,  voulut  faire  faire  volte- 
face  à  son  cheval  et  courir  après  elle  pour  lui  exposer  sa 
flamme  et  demauder  du  soulagement  à  ses  maux,  mais 
il  n'exécuta  pas  le  mouvement  avec  une  grande  adresse^ 


FORTUNLO.  75 

car  il  perdit  unétrier,  et,  avant  qu'il  se  fût  remis  en  selle, 

la  Musidora  était  complètement  hors  de  vue. 

—  Diable  !  fit-il  en  remettant  son  cheval  au  pas,  voilà 
une  belle  occasion  manquée;  je  vais  l'attendre  à  cette 
porte,  car  il  est  probable  qu'elle  sortira  par  ici. 

Et,  de  peur  de  la  manquer,  Alfred  se  mit  en  faction  à 
la  porte  Maillot,  et  s'y  tint  dans  une  immobilité  aussi 
complète  qu'un  carabinier  en  sentinelle  devant  l'arc  de 
triomphe  du  Carrousel. 

Le  bois  était  encore  dépouillé  de  feuilles;  quelques 
brins  d'herbe  verts  pointaient  à  peine  sous  le  détritus  de 
l'ancien  feuillage;  les  branches  rouges  et  poissées  de  sève 
s'ouvraient  en  auréoles  décharnées  comme  des  carcasses 
de  parapluies  ou  d'éventails  dont  on  aurait  déchiré  la 
soie.  —  Quoiqu'il  ne  fît  pas  de  soleil,  les  chemins  étaient 
déjà  poussiéreux  comme  après  un  été  dévorant.  —  Le 
bois  de  Boulogne  était  aussi  laid  que  peut  l'être  un  bois 
à  la  mode,  ce  qui  n'est  pas  peu  dire. 

Musidora,  d'ailleurs  peu  champêtre  de  son  naturel,  se 
souciait  médiocrement  de  la  beauté  des  sites,  et  ce  n'était 
pas  pour  cela  qu'elle  était  venue  au  bois. 

Elle  battit  toutes  les  allées,  l'allée  de  Madrid  particu- 
lièrement, où  George  avait  rencontré  Fortunio,  mais 
inutilement;  pas  le  moindre  Fortunio. 

—  Qu'a  donc  Musidora  aujourd'hui,  se  disaient  les 
jeunes  gens  qui  la  voyaient  passer  bride  abattue,  comme 
une  ombre  emportée  par  le  vent,  à  courir  comme  une 
enragée  et  à  saufer  les  barrières,  au  risque  de  se  casser 
le  cou?  Est-ce  qu'elle  veut  devenir  écuyère  ou  jockeyt 
Quelle  rage  d'équitation  1'^  prise  ainsi  si^bitenient  toute 
vive?  ' 

Un  instant  Musidora  crut  voir  Fortunio  au  tournant 
d'une  route  :  elle  se  lança  à  sa  poursuite  à  grand  renfort 
de  coups  de  cravache  et  de  coups  de  talon. 

La  jument,  furieuse,  se  cabra,  lit  deux  ou  trois  ruades 
fit  partit  d'un  train  infernal.  Ses  veines  se  tordaient  sur 


76  NOUVELLES. 

son  cou  musculeux  et  fumant^  ses  flancs  battaient 
bruyamment,  la  sueur  écumait  et  floconnait  autour  de  sa 
bride,  et  sa  course  était  si  violente,  que  sa  queue  et  sa 
crinière  se  tenaient  dans  une  position  horizontale. 

—  Musidora,  cria  George,  qui  venait  en  sens  contraire, 
tu  vas  rendre  ta  jument  poussive. 

L'enfant  ne  fit  aucune  attention  et  continua  son  galop 
insensé. 

Elle  était  admirable.  —  La  vivacité  de  la  course  avait 
un  peu  allumé  son  teint  ;  ses  yeux  étincelaient,  ses  che- 
veux débouclés  flottaient  en  arrière;  sa  gorge,  irritée, 
soulevait  son  corset;  elle  aspirait  fortement  l'air  par  les 
narines,  et  tenait  ses  lèvres  comprimées  pour  n'être  pas 
suffoquée  par  le  vent  ;  son  voile  se  déroulait  sur  son  dos 
en  plis  palpitants  et  lui  donnait  quelque  chose  de  trans- 
parent et  d'aérien.  —  Bradamante  ou  Marphise,  ces  deux 
belles  guerrières,  n'avaient  pas  à  cheval  une  mine  plus 
fière  et  plus  résolue. 

Hélas  !  ce  n'était  pas  Fortunio;  —  c'était  un  assez  beau 
jeune  homme,  qui  ne  fut  pas  médiocrement  surpris  de 
voir  une  jeune  femme  courir  sur  lui  au  grand  galop  et 
tourner  bride  subitement  sans  lui  avoir  adressé  la  parole. 

Musidora,  fort  désappointée,  rencontra  de  nouveau 
George,  qui  allait  au  petit  pas  comme  un  curé  de  village 
monté  sur  un  âne. 

—  George,  dit-elle,  reconduisez-moi;  j'ai  perdu  mon 
domestique. 

George  mit  son  cheval  à  côté  du  sien,  et  ils  sortirent 
tous  les  deux  par  la  porte  d'Auteuil. 

—  Tiens,  dit  de  Marcilly  à  un  de  ses  camarades,  il 
paraît  que  le  cher  George  s'est  remis  avec  la  Musi- 
dora. 

—  Je  crois  qu'ils  ne  se  sont  jamais  quittés  complète- 
ment, répondit  le  camarade.  Je  ne  manquerai  pas  de  con- 
ter cela  à  la  duchesse  de  M***,  dit  de  Marcilly  ;  —  elle  va 
faire  une  belle  vie  à  George.  —  Que  de  pathos  transcen- 


FORTUNIO.  77 

dant  George  va  être  obligé  de  débiter  pour  rentrer  en 
grâce  ! 

Et  les  deux  amis  prirent  une  autre  allée. 

Quant  à  Alfred,  dont  le  nez,  pointillé  par  une  bise  pi- 
quante, se  cardinalisait  sensiblement,  voyant  le  brouillard 
ouater  l'horizon  et  la  nuit  venir  à  grands  pas,  il  se  dit  à 
lui-même  cette  phrase  fort  judicieuse  qu'il  aurait  dû  trou- 
ver deux  heures  auparavant  : 

—  Ah  çà  !  il  paraît  que  la  Musidora  est  sortie  par  une 
autre  porte.  —  Cette  petite  fille  est  vraiment  trop  capri- 
cieuse; décidément,  je  vais  faire  la  cour  à  Phébé  :  elle  a 
un  bien  meilleur  caractère. 

Cette  résolution  prise_,  il  piqua  des  deux,  et  se  grisa 
f,rès-confortablement  le  soir  au  café  de  Paris  pour  se  con- 
soler de  sa  déconvenue. 


CHAPITRE  XII. 


La  belle  enfant  rentra  chez  elle  harassée  de  fatigue,  — 
presque  découragée, —  et  plus  triste  qu'un  joueur  de  pro- 
fession à  qui  son  ami  intime  a  refusé  de  prêter  vingt 
francs  pour  retourner  au  jeu. 

Elle  se  jeta  sur  son  canapé,  et,  pendant  que  Jacinthe 
délaçait  ses  cothurnes  et  dégrafait  sa  robe,  elle  se  mit  à 
pleurer  amèrement. 

C'étaient  les  premières  larmes  qui  eussent  jamais  trempé 
cet  œil  étincelant,  au  regard  clair  et  froid,  aigu  et  tran- 
chant comme  un  poignard. 

Sa  mère  était  morte,  elle  n'avait  point  pleuré  ;  il  est 
vrai  que  sa  mère  l'avait  vendue,  à  l'âge  de  treize  ans,  à 
un  vieux  lord  anglais,  et  qu'elle  la  battait  pour  lui  faire 
donner  son  argent  :  —  menus  détails  qui  avaient  un  peu 
modéré  chez  Musidora  les  élans  de  la  tendresse  filiale. 

7. 


78  NOUVEï.LpS. 

Elle  avait  vu,  sans  témoigner  la  moindre  émotion,  pas- 
ser sur  une  civière  le  corps  ensanglanté  du  jeune  Willis, 
qui  s'était  fait  sauter  la  cervelle  de  désespoir,  ne  pouvant 
suffire  à  ses  prodigalités. 

Elle  pleurait  de  ne  pas  avoir  rencontré  Fortunio. 

Les  glaces  de  son  cœur,  plus  froid  et  plus  stérile  qu"un 
hiver  de  Sibérie,  se  fondaient  enfin  au  souffle  tiède  de 
Tamour  et  se  résolvaient  en  une  douce  pluie  de  larmes. 
Ces  larmes  étaient  le  baptême  de  sa  vie  nouvelle.  Il  est 
des  natures  de  diamant  qui  en  ont  l'éclat  sans  chaleur  et 
l'invincible  dureté j  —  rien  ne  mord  sur  elles;  —  aucun 
feu  ne  peut  les  fondre,  nul  acide  ne  peut  les  dissoudre  : 
elles  résistent  à  tons  les  frottements  et  déchirent  de  leurs 
angles  à  brusques  arêtes  les  âmes  faibles  et  tendres  qu'el- 
les rencontrent  sur  leur  chemin.  Le  nioiide  les  accuse  de 
barbarie  et  de  cruauté  ;  elles  ne  font  qu'obéir  à  une  loi 
fatale  qui  veut  que  de  deux  corps  mis  en  contact  le  plus 
dur  use  et  ronge  l'autre.  — Pourquoi  le  diamant  coupe- 
t-il  le  verre  et  le  verre  ne  coupe-t-il  pas  le  diamant?  — 
Voilà  toute  la  question.  Ira-t-on  accuser  le  diamant  d'in- 
sensibilité? 

Musidora  est  une  de  ces  natures  :  elle  ^  vécu  indifié- 
rente  et  calme  au  milieu  du  désordre  ;  elle  a  plongé 
dans  l'infamie  comme  un  plongeur  sous  sa  cloche,  qui 
voit  tourner  autour  de  lui  les  polypes  monstrueux  et  les 
requins  affamés,  qui  ne  peuvent  l'atteindre.  Son  existence 
réelle  se  sépare  complètement  de  sa  pensée  intime  et  ^e 
passe  tout  à  fait  en  dehors  d'elle.  Souvent  il  lui  semble 
qu'une  autre  femme,  qui  se  trouve,  par  un  hasard  singu- 
lier, avoir  son  nom  et  sa  figure,  a  fait  toutes  les  actions 
que  l'on  met  sur  son  compte. 

Mais  qu'il  se  rencontre  une  âme  de  force  et  de  résis- 
tance pareilles,  vous  voyez  soudain  les  angles  s'abattre, 
les  facettes  se  former,  un  chiffre  se  graver  d'une  manière 
ineffaçable  :  le  diamant  ne  peut  se  tailler  qu'avec  le  dia- 
mant. 


FORTUNIO.  79 

Fortumo  est  parvenu  à  rayer  la  'dure  cuirasse  de  Musi- 
dora  et  à  dessiner  son  image  sur  ce  métal  insensible  aux 
morsures  de  l'eau-forte  et  du  burin. 

Une  femme  est  sortie  de  la  statue.  —  Ainsi,  dans  la  fa- 
buleuse antiquité,  un  jeune  chevrier,  doué  par  Vénus  de 
la  beauté  à  qui  rien  ne  résiste,  faisait  jaillir  du  cœur 
noueux  et  raboteux  d'un  chêne  une  nymphe  souriante 
dans  tout  l'éclat  de  sa  blanche  nudité. 

Musidora  sent  au  dedans  d'elle-même  s'épanouir  une 
âme  nouvelle  comme  une  fleur  mystérieuse  semée  par 
Fortunio  sur  le  rocher  stérile  de  son  cœur  ;  son  amour  a 
toutes  les  puérilités  divines,  tous  les  enfantillages  adora- 
bles de  la  passion  pure  et  vierge.  Musidora  est,  en  effet, 
une  jeune  fille  innocente  qu'un  mot  ferait  rougir  et  qui 
resterait  interdite  sous  un  regard  un  peu  trop  vif.  —  C'est 
bien  sincèrement  qu'elle  porte  sur  son  bon  petit  cœur  la 
-lettre  du  cher  Fortunio,  qu'elle  la  couche  avec  elle  et 
la  baise  vingt  fois  par  jour.  —  Croyez  fermement  que, 
s'il  y  avait  déjà  des  pâquerettes,  elle  en  effeuillerait  une 
en  disant  :  «  Un  peu,  beaucoup,  pas  du  tout,  »  comme  la 
naïve  Marguerite  dans  le  jardin  de  dame  Marthe. 

Qui  donc  a  prétendu  qu'il  y  avait  de  par  le  monde  une 
certaine  Musidora,  haute,  fière,  capricieuse,  dépravée, 
venimeuse  comme  un  scorpion,  si  méchante  que  l'on 
cherchait  sous  sa  robe  pour  voir  si  elle  n'avait  pas  le  pied 
fourchu?  une  Musidora  sans  âme,  sans  pitié,  sans  re- 
mords, qui  trompait  même  l'amant  de  son  choix  ?  un 
vampire  d'or  et  d'argent,  buvant  les  héritages  des  fds  de 
famille  comme  un  verre  de  soda-water  pour  se  mettre  en 
appétit  ?  un  démon  moqueur  jetant  sur  toutes  choses  son 
rire  aigre  et  discordant  ?  une  odieuse  courtisane  ressusci- 
tant les  orgies  antiques,  sans  avoir  même  pour  excuse  les 
ardeurs  de  Messaline  ?  Ceux  qui  disent  cela  se  trompent 
assurément. 

Nous  ne  connaissons  pas  cette  Musidora-là,  et  nous 
doutons  qu'elle  ait  jamais  existé.  D'ailleurs,  nous  n'au- 


80  NOUVELLES. 

rions  pas  voulu  prendre  pour  notre  héroïne  une  aussi  abo- 
minable créature.  Il  ne  faut  pas  non  plus  ajouter  foi  aux 
propos;  les  hommes  sont  si  méchants  qu'Us  ont  bien 
trouvé  moyen  de  calomnier  Tibère  et  Néron. 

La  Musidora  que  nous  connaissons  est  plus  douce  el 
plus  blanche  que  le  lait  ;  un  agneau  de  quatre  semaines 
n'a  pas  plus  de  candeur;  l'odeur  des  premières  fraises  a 
un  parfum  moins  suave  et  moins  printanier  que  le  parfum 
de  son  âme  fraîche  éclose.  Ses  jeunes  rêves  errent  inno- 
cemment sur  des  gazons  d'un  vert  tendre  au  long  des 
haies  d'aubépine  en  fleurs.  —  Tout  son  désir  est  d'habiter 
une  humble  maisonnette  au  bord  d'une  onde  claire,  et 
d'y  vivre  dans  un  éternel  tête-à-téte  avec  le  bien-aimé. 

Quelle  est  la  fille  de  quinze  ans,  toujours  assise  à  l'om- 
bre de  la  jupe  maternelle,  qui  pourrait  faire  un  souhait 
de  bonheur  plus^chaste  et  plus  simple?  —  Un  cœur  tout 
sec,  sans  accompagnement  de  châles  du  Thibet  vert  émir, 
de  chevaux  soupe  de  lait,  de  bijoux  de  Provost  et  de 
première  loge  aux  Bouffes. 

0  sancta  simplicitas  !  comme  disait  Jean  Huss  en  mon- 
tant au  bûcher. 

Cependant  cette  rêverie,  si  bourgeoise  et  si  aisée  à  réa- 
liser en  apparence,  ne  me  paraît  guère  près  de  s'accomplir. 

Aurons-nous  le  bonheur  de  rencontrer  Fortunio  au 
bois  de  Boulogne  ?  La  chance  est  douteuse.  —  Cependant 
nous  n'avons  pas  d'autre  moyen  de  continuer  notre  ro- 
man. Les  oiseaux  italiens  se  sont  envolés  de  leur  cage 
dorée;  ainsi  il  ne  faut  plus  penser  à  faire  rencontrer  For- 
tunio à  Musidora  à  une  représentation  d'Anna  Bolena  ou 
de  Don  Juan.  Quant  à  l'Opéra,  Fortunio  y  va  rarement, 
et  nous  ne  voudrions  pas  déranger  notre  cher  héros  dans 
ses  habitudes.  —  En  attendant,  nous  entretenons  de  ci- 
gares de  la  Havane  un  jeune  homme  de  nos  amis  qui 
bivouaque  sur  le  boulevard  de  Gand  et  guette  le  Fortunio 
au  passage,  car  il  va  s'y  promener  quelquefois  avec  son 
ami  de  Marcilly. 


FORTUNIO.  84 

Nous  avions  pensé  à  faire  retourner  Musidora  à  l'allée 
de  Madrid,  où  elle  aurait  aperçu  le  Fortunio  galopant  à 
toute  bride  ;  elle  se  serait  lancée  à  sa  poursuite,  et,  une 
branche  ayant  effrayé  sa  jument,  elle  aurait  été  ye.iée  vio- 
lemment à  terre.  —  Fortunio  l'aurait  relevée  évanouie  et 
conduite  chez  elle,  —  et  n'aurait  pu  décemment  s'empê- 
cher de  venir  demander  des  nouvelles  de  la  malade.  — 
Aveu  de  Musidora,  attendrissement  du  sauvage  Fortunio, 
et  tout  ce  qui  s'ensuit.  —  Mais  ce  moyen  est  parfaitement 
usé;  on  ne  voit  dans  les  romans  que  femmes  poursuivies 
par  des  taureaux  furieux,  berlines  arrêtées  au  bord  du  pré- 
cipice, chevaux  se  cabrant  dont  un  inconnu  saisit  la  bride, 
et  autres  belles  inventions  de  cette  espèce. 

En  outre,  lorsque  l'on  tombe  de  cheval,  il  est  assez  na- 
turel de  se  démettre  l'épaule,  de  se  faire  un  trou  à  la  tête, 
de  se  casser  les  dents  ou  de  s'écraser  le  nez,  et  nous 
avouons  que  nous  nous  sommes  donné  trop  de  mal  à 
faire  de  Musidora  une  jolie  petite  créature  pour  compro- 
mettre ainsi  son  épaule  fine  et  polie,  son  nez  aux  méplats 
si  délicatement  accusés,  ses  dents  pures,  bien  rangées, 
aussi  blanches  que  celles  d'un  chien  de  Terre-Neuve,  en 
faveur  desquelles  nous  avons  épuisé  tout  ce  que  nous  sa- 
vions en  fait  de  comparaisons  limpides.  Croyez-vous  qu'il 
serait  agréable  de  voir  ces  cheveux  soyeux  et  blonds 
coagulés  par  le  sang  en  mèches  roides  et  plates  ?  —  Pour 
panser  sa  blessure  on  serait  peut-être  obligé  de  les  lui  cou- 
per; —  notre  héroïne  aurait  donc  la  tête  rasée  ?  —  Nous 
ne  souffrirons  jamais  une  pareille  monstruosité;  il  nous 
serait  d'ailleurs  tout  à  fait  impossible  de  continuer  une 
histoire  dont  l'héroïne  serait  coiffée  à  la  Titus. 

N'est-ce  pas,  mesdames,  que  rien  ne  serait  plus  odieux 
qu'une  princesse  de  roman  qui  aurait  l'air  d'un  petit 
garçon  ? 

C'est  une.  rude  tâche  que  celle  que  nous  avons  entreprise. 

—  Comment  diable  voulez-vous  que  nous  sachions  ce 
que  fait  Fortunio  ?  Il  n'y  a  aucune  raison  pour  que  nous 


82  NOUVELLES. 

soyons  mieux  informé  que  vous.  —  Nous  n'avons  vu 
Fortunio  qu'une  seule  fois  à  un  souper,  et  celte  idée  ma- 
lencontreuse nous  est  passée  par  la  tète  de  le  prendre 
pour  notre  héros,  espérant  qu'un  jeune  homme  de  si 
bonne,  mine  ne  pouvait  manquer  d'aventures  romanes- 
ques. Le  bon  accueil  que  tout  le  monde  lui  faisait,  l'inté- 
rêt mystérieux  qui  s'attachait  à  sa  personne,  quelques 
mots  étranges  qu'il  avait  laissés  tomber  entre  un  sourire  et 
un  toa$t,  nous  avaient  singulièrement  prévenu  en  sa  fa- 
veur. Ah  !  Fortunio,  comme  tu  nous  as  trompé  !  —  Nous 
espérions  n'avoir  qu'à  écrire  sous  ta  dictée  une  histoire 
merveilleuse,  pleine  de  péripéties  surprenantes.  —  Au 
contraire,  il  nous  faut  tout  tirer  de  notre  propre  fopds, 
et  nous  creuser  la  tète  pour  faire  patienter  le  lecteur  jus- 
qu'il ce  qu'il  te  plaise  de  vouloir  bien  te  présenter  et  saluer 
la  compagnie.  —  Nous  t'avons  fait  beau,  spirituel,  géné- 
reux, riche  à  millions,  mystérieux,  noble,  bien  chaussé, 
bien  cravaté,  dons  rares  et  précieux!  —  Quand  tu  aurais 
eu  une  fée  pour  marraine,  tu  n'aurais  pas  été  mieux 
doué;  combien  de  pages  nous  as-tu  données  pour  cela, 
ingrat  Fortunio?  — une  douzaine  tout  au  plus.  0  férocité 
hyrcanienne,  ô  monstruosité  sans  pareille  !  —  douze  pages 
pour  vingt-quatre  perfections  !  —  C'est  peu. 

Il  a  fallu,  grand  paresseux  que  vous  êtes,  que  cette 
pauvre  Musidora  se  désolât  outre  mesure,  que  George  se 
grisât  comme  ung  multitude  de  tambours-majors,  qu'Al- 
fred débitât  un  plus  grand  nombre  de  sottises  qu'à  l'ordi- 
naire, que  (^intliia  fît  voir  son  dos  et  sa  gorge,  Phébé  sa 
jambe,  Arabelle  sa  robe,  pour  remplir  l'espace  que  vous 
deviez  occuper  tout  seul.  —  Si  nous  avons  commis  une 
inconvenance  en  introduisant,  faute  de  savoir  où  le  me- 
ner, notre  lecteur  dans  la  salle  de  bain  de  Musidora,  c'est 
vous  qui  en  êtes  cause.  Vous  nous  avez  fait  allonger  nos 
descriptions  et  forcé  à  violer  le  précepte  d'Horace  :  Sern- 
per  a4  eventum  fe^tina.  Si  notre  roman  est  mauvais,  la 
faute  en  est  à  vou3  ;  —  qu'elle  vous  soit  légère  \  —  Nous 


FORTtNIO.  83 

avons  mis  l'orthographe  de  notre  mieux  et  cherché  dans 
le  dictionnaire  les  mots  dont  nous  n'étions  pas  sûr.  — 
Vous  qui  étiez  notre  héros,  vous  deviez  nous  fournir  des 
événements  incroyables,  de  gratides  passions  platoniques 
et  autres,  des  duels,  des  enlèvements,  des  coups  de  poi- 
gnard; à  cette  condition,  nous  vous  avions  investi  de 
toutes  les  qualités  possibles.  Si  vous  continuez  sur  ce 
pied-là,  notre  cher  Fortunio,  nous  déclarerons  que  vous 
êtes  laid,  bêté,  commun,  et,  de  plus,  que  vous  n'avez  pas 
le  sou.  Nous  ne  pouvons  pas  non  plus  vous  aller  guetter 
au  coin  des  rues,  comme  une  amante  délaissée  qui  attend 
par  une  pluie  battante  qiie  son  infidèle  sorte  de  chez  sa 
nouvelle  maîtresse  pour  l'empoigner  par  la  basque  de 
son  habit.  —  Si  vous  aviez  un  portier,  nous  irions  bien 
lui  demander  votre  histoire;  mais  vous  n'avez  pas  de  por- 
tier, puisque  vous  n'avez  pas  de  maison  et  par  conséquent 
pas  de  porte.  —  0  Calliope  !  muse  au  clairon  d'airain, 
soutiens  notre  haleine.  —  Que  diable  dirons-nous  dans  le 
chapitre  suivant  ?  Il  ne  nous  reste  plus  qu'à  faire  mourir 
Musidora.  —  Voyez,  Fortunio,  à  quelles  extrémités  vous 
nous  réduisez  !  Nous  avions  créé  tout  exprès  une  jolie 
femme  pour  être  votre  maîtresse,  et  nous  sommes  forcé 
de  la  tuer  à  la  page  85,  contrairement  aux  usages  reçus, 
qui  ne  permettent  de  donner  le  coup  d'épingle  dans  cette 
bulle  gonflée  par  un  soupir  d'amour,  que  l'on  appelle  hé- 
roïne de  roman,  que  vers  la  page  310  ou  320  environ. 


CHAPITRE  XIU 


Les  jours  fdaient,  et  Fortunio  ne  paraissait  pas. 

Toutes  les  recherches  de  Musidora  avaient  été  inutiles. 
—  Le  mot  d'Arabelle  :  —  Fortunio,  ce  n'est  pas  un 
homme,  c'est  un  rêve,  —  lui  revenait  en  mémoire. 


84  NOUVELLES. 

En  effet,  il  était  si  beau  qu'il  était  facile  de  croire,  lors- 
qu'on l'avait  vu,  à  quelque  révélation  surnaturelle.  — 
L'éclat  étourdissant  au  milieu  duquel  il  était  apparu  h  Mu- 
sidora  contribuait  beaucoup  à  cette  poétique  illusion,  et 
quelquefois  elle  doutait  de  la  réalité  comme  quelqu'un 
qui  aurait  vu  le  ciel  éntr'ouvert  une  minute,  et  qui,  le 
trouvant  ensuite  inexorablement  fermé  à  son  regard,  en 
viendrait  à  se  croire  dupe  d'une  hallucination  fiévreuse. 

Ses  amies  vinrent  lui  porter  de  perfides  consolations, 
avec  de  petits  airs  ironiquement  dolents  et  des  mines 
joyeusement  tristes.  Cinthia  lui  conseilla,  dans  toute  la 
sincérité  de  son  cœur  de  bonne  fille,  de  prendre  un  nou- 
vel amant,  parce  que  cela  l'occuperait  toujours  un  peu.  — 
Mais  Musidora  lui  répondit  que  ce  remède,  bon  pour  Phébé 
et  pour  Arabelle,  ne  lui  conviendrait  mdlement.  Alors 
Cinthia  l'embrassa  tendrement  sur  le  front  et  se  retira  en 
disant  :  —  Povera  innamorata,  je  ferai  dire  une  neuvaine 
à  la  madone  pour  le  succès  de  vos  amours. 

Ce  qu'elle  fit  religieusement. 

Musidora,  voyant  que  toute  lueur  d'espoir  était  éteinte 
et  que  Fortunio  était  plus  introuvable  que  jamais,  prit  la 
vie  en  grand  dégoût  et  roula  dans  sa  charmante  tête  les 
projets  les  plus  sinistres.  —  En  brave  et  courageuse  fille, 
elle  résolut  de  ne  pas  survivre  à  son  premier  amour. 

—  Au  moins,  se  dit-elle,  puisque  j'ai  vu  celui  que  je  de- 
vais aimer,  je  n'aurai  pas  la  lâcheté  de  souffrir  qu'aucun 
homme  vivant  touche  ma  robe  du  bout  du  doigt  :  je  suis 
sacrée  maintenant  !  —  Ah  !  si  je  pouvais  reprendre  et 
supprimer  ma  vie  !  si  je  pouvais  rayer  du  nombre  de  mes 
jours  tous  ceux  qui  ne  t'ont  pas  été  consacrés,  cher  et  mys- 
térieux Fortunio  !  Je  pressentais  vaguement  que  tu  existais 
quelque  part,  doux  et  fier,  spirituel  et  beau,  un  éclair  dans 
tes  yeux  calmes,  un  sourire  indulgent  sur  tes  lèvres  divi- 
nes, pareil  à  un  ange  descendu  parmi  les  hommes  ;  —  je 
t'aperçus,  tout  mon  cœur  s'élança  vers  toi  ;  d'un  seul  re- 
gard tu  t'emparas  de  mon  âme,  je  sentis  que  je  t'apparte- 


FORTUNIO.  85 

nais,  je  reconnus  mon  maître  et  mon  vainqueur,  je  compris 
qu'il  me  serait  impossible  d'aimer  jamais  personne  autre 
que  toi,  et  que  le  centre  de  ma  vie  était  déplacé  à  tout 
jamais.  Dieu  m'a  punie  de  ne  t'avoir  pas  attendu  ;  mais  à 
présent  je  sais  que  tu  existes  ;  —  tu  n'es  pas  un  fantôme, 
un  spectre  charmant  envoyé  par  le  sang  de  mon  cœur  à 
ma  tête  échauffée  ;  je  t'ai  entendu,  je  t'ai  vu,  je  t'ai 
touché;  j'ai  fait  tous  mes  efforts  pour  te  rejoindre,  pour 
me  jeter  à  tes  pieds  et  te  prier  de  me  pardonner,  et  de 
m'aimer  un  peu.  —  Tu  m'as  échappé  comme  une  ombre 
vaine.  Il  ne  me  reste  plus  qu'à  mourir.  Savoir  que  tu  n'es 
pas  un  rêve  et  vivre,  c'est  une  chose  impossible. 

Musidora  chercha  dans  sa  tête  mille  moyens  de  suicide. 
—  Elle  pensa  d'abord  à  se  jeter  à  l'eau  ;  mais  la  Seine 
était  jaune  et  bourbeuse  ;  puis  l'idée  d'être  repêchée  aux 
fdets  de  Saint-Cloud  et  étalée  toute  nue  sur  une  des  dalles 
noires  et  visqueuses  de  la  Morgue  lui  répugna  singulière- 
ment. 

Elle  inclina  un  moment  à  se  brûler  la  cervelle;  mais 
elle  n'avait  pas  de  pistolet,  et  d'ailleurs  aucune  femme 
ne  se  soucie  d'être  défigurée,  même  après  sa  mort:  il  y 
a  une  certaine  coquetterie  funèbre  ;  on  veut  encore  être 
un  cadavre  présentable. 

Un  coup  de  couteau  dans  le  cœur  lui  souriait  assez  ; 
mais  elle  eut  peur  de  reculer  devant  la  morsure  du  fer  et 
de  n'avoir  pas  le  poignet  assez  ferme.  —  Elle  voulait  se 
tuer  sérieusement  et  non  se  blesser  d'une  manière  inté- 
ressante. 

Elle  s'arrêta  définitivement  à  l'idée  du  poison. 

Nous  pouvons  assurer  nos  lecteurs  que  la  pensée  inélé- 
gante et  bourgeoise  de  s'asphyxier  avec  un  réchaud  de 
charbon  allumé  ne  se  présenta  pas  une  minute  à  notre 
héroïne  ;  elle  savait  trop  bien  vivre  pour  mourir  aussi  mal. 

Tout  à  coup  un  éclair  lui  passa  par  la  cervelle  :  l'aiguille 
de  Fortunio  lui  revint  en  mémoire. 

Je  me  piquerai  le  sein  avec  cette  aiguille,  et  tout  sera 

8 


86  NOUVELLES. 

dit  ;  —  ma  mort  aura  quelque  douceur,  puisqu'elle  me 
viendra  de  Fortunio,  se  dit-elle  en  tirant  le  petit  dard 
d'une  des  capsules  du  portefeuille.  Elle  considéra  attei?- 
tivement  la  pointe  aiguë,  ternie  par  une  espèce  de  sédi- 
ment rougeâtre,  et  la  posa  sur  un  guéridon  à  côté 
d'elle. 

Puis  elle  se  revêtit  d'un  peignoir  de  mousseline  blanche, 
riîît  une  rose  de  même  couleur  dans  ses  cheveux  et  s'é- 
tendit sur  le  sofa,  après  avoir  préalablement  écarté  les 
plis  de  sa  robe  et  fait  saillir  dehors  sa  gorge  ronde  et  pure 
pour  se  piquer  plus  facilement. 

Certes,  Musidora  avait  bien  la  résolution  de  se  tuer, 
mais  nous  devons  avouer  qu'elle  mettait  de  la  lenteur  dans 
ses  préparatifs,  et  que  je  ne  sais  quel  vague  et  secret  es- 
poir la  retenait  encore. 

c(  Je  me  piquerai  à  midi  juste,  »  se  dit-elle.  —  Il  était 
midi  moins  un  quart.  —  Explique  qui  voudra  cet  étrange 
caprice;  mais  Musidora  eût  été  assurément  très-affligée 
de  mourir  à  onze  heures  trois  quarts. 

Pendant  que  le  temps  faisait  tomber  dans  son  sablier 
les  grains  du  fatal  quart  d'heure,  une  réflexion  se  présenta 
à  Musidora.  Souffrait-on  beaucoup  pour  mourir  de  ce 
poison  ;  laissait-il  sur  le  corps  des  taches  rouges  ou 
nqjres?  — Elle  aurait  bien  voulu  en  voir  les  effets. 

Au  temps  de  Cléopâtre  et  dans  le  monde  antique,  cela 
n'aurait  pas  souffert  la  moindre  difficulté;  on  eût  fait  ve- 
nir cinq  ou  six  esclaves  mâles  ou  femelles,  et  l'on  aurait 
essayé  le  poison  sur  eux  ;  on  aurait  fait  ce  que  les  méde- 
cins appellent  une  expérience  in  anima  vili. 

Une  douzaine  de  misérables  se  seraient  tordus  comme 
des  anguilles  coupées  en  morceaux  sur  les  beaux  pavés 
de  porphyre  et  les  mosaïques  étincelantes,  devant  la  maî- 
tresse, accoudée  nonchalamment  sur  l'épaule  d'un  jeune 
enfant  asiatique  et  suivant  de  son  regard  velouté  les  der- 
nières crispations  de  leur  agonie.  —  Tout  est  dégénéré 
aujourd'hui,  et  la  vie  prodigieuse  de  ce  monde  gigantesque 


FORTUNIO.  87 

n'est  plus  comprise  par  nous;  nos  vertus  et  nos  crinies 
n'ont  ni  forme  m  tournure. 

Nayant  pas  d'esclaves  pour  essayer  son  aiguille,  Mu- 
eiflora,  très-perplexe,  la  tenait  entre  les  doigts  à  trois 
pouces  environ  de  son  sein,  enviant  le  sort  de  Cléopatrt', 
qui  du  moins  avait  vu,  avant  de  livrer  sa  belle  gorge  aux 
baisers  venimeux  de  l'aspic,  ce  qu'elle  aurait  à  soulIVir 
pour  aller  rejoindre  son  cher  Antoine. 

Au  moment  où  Musidora  était  plongée  dans  ces  incer-- 
titudes,  sa  chaite  anglaise  sortit  de  dessous  un  meuble  et 
vint  à  elle  en  miaulant  d'un  ton  doucereux.  Voyant  que 
sa  maîtresse  ne  faisait  pas  attention  à  ses  avances,  elle 
sauta  sur  ses  genoux  et  poussa  plusieurs  fois  sa  main  avec 
son  petit  nez  rose  et  froid. 

La  chatte  fît  le  gros  dos  en  regardant  sa  maîtresse  avec 
ses  prunelles  rondes,  traversées  par  une  pupille  en  forme 
d'I,  et  lui  exprima  son  plaisir  d'être  caressée  par  un  petit 
râle  particulier  aux  chats  et  aux  tigres. 

Une  idée  diaboliiiue  vint  à  Musidora  en  caressant  sa 
chatte  :  elle  lui  piqua  la  tête  avec  son  aiguille. 

Blanchette  fit  un  bond,  sauta  sur  le  plancher,  essaya 
deux  ou  trois  fois  de  marcher,  puis  tomba  comme  prise 
de  vertige;  ses  flancs  haletaient,  sa  queue  battait  faible- 
ment le  parquet  ;  —  un  frisson  courut  sur  son  poil  ;  son 
oîil  s'illumina  d'une  lueur  verte,  puis  s'éteignit.  —  Elle 
était  morte.  Tout  ceci  dura  à  peine  quelques  secondes. 

—  C'est  bien,  dit  Musidora,  Ton.  ne  doit  pas  beaucoup 
;,ouffrir,  et  elle  approcha  l'aiguille  de  son  sein.  Elle  allait 
égratigner  sa  blanche  peau  quand  le  tonnerre  sourd  d'une 
voiture  roulant  au  grand  galop  sous  la  voîite  de  la  porte 
(iochère  parvint  à  son  oreille  et  suspendit  pour  un  mo- 
ment l'exécution  de  son  fatal  projet. 

Elle  se  leva  et  fut  regarder  à  sa  fenêtre. 

Une  calèche,  attelée  de  quatre  chevaux  gris  pommelé, 
parfaitement  semblables  et  si  fins  que  l'on  aurait  dit  des 
coursiers  arabes  de  la  race  du  prophète,  faisait  le  tour  de 


88  NOUVELLES. 

la  cour  sablée.  Les  postillons  étaient  en  casaque  vert  ten- 
dre, aux  couleurs  de  Musidora.  —  Il  n'y  avait  personne 
dans  la  calèche. 

Musidora  ne  savait  que  penser,  lorsque  Jacinthe  lui 
remit  un  petit  billet  qui  lui  avait  été  donné  par  un  des 
jockeys. 

Voici  ce  qu'il  contenait  : 

«  Madame, 

«  Ma  sauvagerie  vous  a  fait  perdre  une  calèche  ;  cela 
n'est  pas  juste. — Celle-ci  vaut  mieux  que  celle  deGeorge, 
—  daignez  l'accepter  en  échange  ;  si  l'envie  vous  prenait 
de  l'essayer,  la  route  de  Neuilly  est  fort  belle,  et  vous 
pourriez  juger  de  la  vitesse  des  chevaux  ;  je  serais  heureux 
de  vous  y  rencontrer. 

«  FORTUNIO.  » 


CHAPITRE  XIV. 

Il  est  facile  de  s'imaginer  la  stupéfaction  heureuse  de 
Musidora  ;  elle  passait  subitement  et,  sans  transition  mé- 
nagée, du  plus  extrême  désespoir  à  la  joie  la  plus  vive  : 
ce  fuyard,  cet  introuvable  et  sauvage  Fortunio  venait  se 
rendre  de  lui-même  au  moment  où  elle  s'y  attendait  le 
moins. — Les  fanfares  triomphales  sonnaient  déjà  allègre- 
ment aux  oreilles  de  Musidora;  car  elle  ne  doutait  plus 
de  sa  victoire  et  se  croyait  assurée  d'emporter,  sans  coup 
férir,  le  cœur  de  Fortunio. 

0  vivace  espérance  !  comme  tu  relèves  obstinément  tes 
rameaux  élastiques  et  souples  courbés  sous  le  pied  lourd 
du  désappointement,  et  comme  il  te  faut  peu  de  temps 
pour  t'épanouir  en  fleurs  merveilleuses  et  pousser  de  tous 
côtés  de  vigoureuses  frondaisons! 

Voici  un  enfant  qui  tou*  à  l'heure  était  plus  pâle  que  la 


FORTUNIO.  89 

statue  d'albâtre  que  l'on  aurait  couchée  sur  son  tombeau, 
et  dont  les  veines  bleuâtres  semblaient  courir  dans  l'épais- 
seur d'un  marbre  plutôt  que  sous  une  chair  vivante,  et 
qui  maintenant  sautille  en  pépiant  par  la  chambre,  joyeuse 
comme  un  passereau  au  mois  de  mai. 

—  Jacinthe,  Jacinthe,  vite,  habille-moi,  chausse-moi; 
je  veux  sortir  ! 

—  Quelle  robe  veut  mettre  madame  ?  répondit  Jacinthe 
en  pesant  chaque  syllabe,  pour  lui  donner  le  temps  de  la 
réflexion. 

—  La  première  que  tu  trouveras  sous  la  main,  fit  la 
petite  avec  un  charmant  geste  d'impatience.  —  Mais,  de 
grâce,  sois  prompte.  Tu  es  plus  lente  qu'une  tortue;  on 
dirait  que  tu  as  une  carapace  sur  le  dos. 

Jacinthe  apporta  une  robe  blanche  à  laquelle  une  petite 
raie  d'un  rose  très-pàle  donnait  une  teinte  de  chair  déli- 
cate, approchant  de  celle  des  hortensias  lorsqu'ils  vien- 
nent de  s'épanouir. 

Musidora  la  mit  sans  corset,  tant  elle  avait  hâte  de  par- 
tir. —  Elle  ne  risquait  rien  d'ailleurs  à  cette  négligence. 
Elle  était  du  très-petit  nombre  de  femmes  qui  ne  se  défont 
pas  quand  on  les  déshabille. 

Cela  fait,  elle  s'entortilla  dans  un  grand  cachemire  blanc 
qui  lui  tombait  jusqu'aux  talons,  —  et  Jacinthe  lui  posa 
délicatement  sur  la  tête  le  chapeau  le  plus  frais,  le  plus 
gracieux,  le  plus  délicieusement  coquet  qu'il  soit  possible 
de  rêver.  —  Nous  n'osons  pas  décrire  en  vile  prose  un 
pareil  chef-d'œuvre.  —  Bornez-vous  à  savoir,  mesdames, 
que  la  passe,  un  peu  élevée,  garnie  intérieurement  d'une 
aérienne  guirlande  de  petites  fleurs  sauvages,  faisait  au 
charmant  visage  de  Musidora  une  auréole  ravissante, 
contre  laquelle  plus  d'une  sainte  eût  volontiers  échangé 
son  nimbe  d'or;  — figurez-vous  un  grand  camellia  dont 
le  cœur  serait  une  figure  d'ange. 

Un  petit  soulier  aile  de  scarabée,  si  échancré  qu'il  cou- 
vrait à  peine  le  bout  des  doigts,  se  laissait  voir  sous  ies 

8. 


90  NOUVELLES. 

derniers  plis  de  sa  robe,  et  donnait  facilement  à  entendre 
qu'il  chaussait  un  pied  appartenant  à  la  plus  jolie  jambe 
du  monde. 

■  Des  bas  d'une  excessive  finesse  laissaient  transparaître 
à  travers  leurs  broderies  à  jour  la  peau  légèrement  rosée 
de  ce  pied  adorable. 

Musidora,  prenant  à  peine  le  temps  de  se  ganter,  des- 
cendit l'escalier  et  monta  dans  la  calèphe. 

— A  Neuilly  !  dit-elle  au  groom  qui  relevait  le  marche- 
'pied.  —  La  voiture  partit  comme  l'éclair. 

—  Tiens  !  fit  Jacinthe  en  heurtant  du  pied  le  cadavre 
de  la  chatte,  qu'elle  n'avait  pas  encore  ;:perçu,  —  Blan- 
chette  qui  est  crevée  ! — Hé  !  Jack,  voyez  donc  votre  bête; 
—  elle  est  défunte.  Votre  maîtresse  va  faire  un  beau  train 
ce  soir  en  rentrant. 

Jack,  consterné,  s'agenouilla  auprès  de  la  chatte,  lui 
tira  la  queue,  lui  pinça  les  oreilles,  lui  frotta  le  nez  avec 
un  mouchoir  trempé  dans  Téau  de  Cologne,  —  mais, 
hélas  !  inutilement. 

—  Oh  !  la  mauvaise  bête  !  elle  a  fait  exprès,de  mourir 
pour  me  faire  îiattre  par  madame,  dit  le  négrillon  en  rou- 
lant ses  gros  yeux  d'un  air  de  terreur  bouifonne  ;  elle  a 
une  petite  main  bien  dure  ! 

—  Taisez-vous,  animal  !  est-ce  que  vous  croyez  que 
madame  se  dégradera  jusqu'à  vous  battre  elle-même?  — 
Elle  vous  fera  fouetter  par  Zamore,  répondit  Jacinthe 
majestueusement;  et,  à  vrai  dire,  vous  le  méritez  :  — 
n'avoir  qu'une  chatte  à  soigner,  et  la  laisser  mourir  comme 
un  chien!  — Pauvre  béte,  va! 

—  Holà!  ouf!  aïe!  fit  le  négrillon,  comme  s'il  sentait 
déjà  crever  sur  ses  épaules  la  pluie  cinglante  de  coups  de 
cravache  qui  lui  était  réservée. 

—  Vous  crierez  tantôt,  dit  Jacinthe,  se  plaisant  à  aug- 
menter les  terreurs  du  nègre;  vous  savez  que  Zamore  ne 
peut  vous  souffrir  et  qu'il  a  le  bras  solide;  il  vous  écor- 


FORTUMO.  Qi 

ohera  tout  vif  comme  une  anguille.  —  Comptez  là-dessriS, 
monsieur  Jack. 

Jack  ramassa  la  chatte,  la  porta  dans  s^  niche,  lui  plia 
les  quatre  pattes  sous  le  ventre,  rangea  sa  qijeue  en  cer- 
cle, lui  ouvrit  les  yeux  de  façon  à  lui  donner  une  appa- , 
rence  de  vie,  puis  il  fut  se  cacher  dans  le  grenier,  derrière 
une  pile  de  foin,  pour  attendre  que  le  nuage  fût  passé, 
non  sans  avoir  fourré  dans  ses  poclies  une  bouteille  de 
\in,  du  pain  et  un  grand  morceau  de  viande  froide. 

Puisque  nous  en  sommes  sur  le  chapitre  de  la  chatte, 
nous  justifierons  Musidora  du  rieproche  de  cruauté  qu'on 
lui  aura  peut-être  fait  pour  avoir  tué  sa  bête  favorite,  — 
Musidora  pensait  qu'elle  allait  mourir  elle-même  et  que 
peut-être  sa  chatte,  après  sa  mort,  serait  réduite  à  courir 
sur  les  toits  par  la  pluie  et  ia  neige,  et  exposée  à  toutes 
les  horreurs  de  la  famine  (perspective  affligeante  !). — Elle 
a  été  féroce  par  bonté.  —  D'ailleurs,  elle  l'a  fait  très-pro- 
prenjent  empailler  et  mettre  sous  un  globe  bordé  de  pe- 
luche rouge;  elle  est  couchée  sur  un  petit  coussin  de  goie 
])\m  de  ciel,  et  de  ses  beaux  yeux  d'émai!  s'échappe  une 
lueur  verdâtre,  absolument  comme  si  elle  était  vivante  ; 
il  semble  qu'on  l'entende  faire  ron  rnn. — Qui  de  nous  peut 
se  flatter  d'être  empaillé  et  mis  sous  verre  après  sa  mort? 
Qui  sera  jamais  regretté  comme  une  chatte  à  longs  poils 
ou  un  chien  sachant  faire  l'exercice? 


CHAPITRE  XV. 


Les  postillons  revêtus  de  leur  casaque  vert  tendre  fai- 
saient joyeusement  claquer  leur  fouet,  et  la  calèche  rou- 
lait si  rapidement,  que  les  roues  ressemblaient  à  un  disque 
étincelant  et  qu'il  eût  été  impossible  d'en  distinguer  les 
crayons. 


92  NOUVELLES. 

La  poussière  soulevée  n'avait  pas  eu  le  temps  de  s'abat- 
tre que  la  voiture  était  déjà  hors  de  vue.  —  Les  équipages 
le  plus  chaudement  menés  restaient  en  arrière,  et  cepen- 
dant pas  une  goutte  de  sueur  ne  mouillait  le  poitrail  des 
chevaux  gris  pommelé  ;  leurs  jambes,  minces  et  sèches 
comme  des  jambes  de  cerf,  dévoraient  le  chemin,  qui  filait 
sous  eux,  gris  et  rayé,  comme  un  ruban  qu'on  roule. 

Musidora,  nonchalamment  renversée  sur  les  coussins, 
se  laissait  aller  aux  plus  amoureuses  préoccupations  ;  son 
teint  transparent  rayonnait  éclairé  de  bonheur,  et  sa  petite 
main,  gantée  de  blanc,  appuyée  sur  le  bord  de  la  calèche, 
battait  la  mesure  d'un  air  qu'elle  fredonnait  intérieurement 
et  sans  que  le  son  sortît  de  ses  lèvres.  Le  ravissement 
où  elle  était  plongée  était  si  grand,  que  de  temps  en  temps 
elle  se  prenait  à  rire  aux  éclats  d'un  air  spasmodique  et 
presque  fiévreux  ;  elle  sentait  le  besoin  de  pousser  des 
cris,  de  se  faire  mettre  à  terre  et  de  courir  de  toutes  ses 
forces  ou  de  faire  quelque  action  véhémente  pour  ouvrir 
une  soupape  d'échappement  aux  jets  exubérants  de  ses  fa- 
cultés. Toute  langueur  avait  disparu.  Elle  qui  hier  se  fai- 
sait porter  dans  son  bain  et  pouvait  à  peine  soulever  son 
pied  pour  monter  une  marche,  accomplirait  en  se  jouant 
les  douze  travaux  d'Hercule,  ou  peu  s'en  faut 

La  curiosité,  le  désir  et  l'amour,  ces  trois  leviers  terri- 
bles, dont  un  seul  enlèverait  le  monde,  exaltent  au  plus 
haut  degré  toutes  les  puissances  de  son  âme  ;  il  n'y  a  pas 
en  elle  une  seule  fibre  qui  ne  soit  tendue  à  rompre  et  qui 
ne  vibre  comme  la  corde  d'une  lyre. 

Elle  va  donc  voir  Fortunio,  l'entendre,  lui  parler,  se 
rassasier  de  sa  beauté,  nourriture  divine  ;  suspendre  son 
âme  à  ses  lèvres,  et  boire  chacune  de  ses  paroles  plus  pré- 
cieuses que  les  diamants  qui  tombent  de  la  bouche  des 
jeunes  filles  vertueuses  dans  les  Contes  de  Perrault.  — 
Ah  !  respirer  l'air  où  son  souffle  s'est  mêlé,  être  caressée 
du  même  rayon  de  soleil  qui  a  joué  sur  ses  cheveux  noirs, 
regarder  un  arbre,  un  point  de  vue  où  ses  yeux  se  sont 


FOUTUMO.  93 

arrêtés,  avoir  quelque  chose  cire  commun  avec  lui,  quelle 
ineffable  jouissance,  quel  océan  de  secrètes  extases  ! 

A  cette  pensée,  le  cœur  de  Musidora  dansait  la  taren- 
telle sous  sa  gorge  libre  de  corset. 

Les  dandies  mettaient  leurs  chevaux  au  galop  pour  volri 
la  figure  de  cette  duchesse  inconnue  traînée  par  un  si 
merveilleux  attelage,  et  plus  d'un  manqua  de  tombera  la 
renverse  de  stupeur  admirative.  —  Musidora,  qui  en  tout 
autre  temps  eût  été  flattée  de  ces  étonnements,  n'y  fît  pas 
la  moindre  attention  ;  elle  n'était  plus  coquette. 

Une  métamorphose  s'était  opérée  en  elle  ;  il  ne  restait 
plus  rien  de  l'ancienne  Musidora  que  le  nom  et  la  beauté. 
Et  encore  sa  beauté  n'avait  plus  le  même  caractère  :  jus- 
que-là elle  avait  été  spirituellement  belle,  elle  était  deve- 
nue passionnément  belle. 

L'on  trouvera  sans  doute  invraisemblable  qu'un  pareil 
changement  ait  lieu  d'une  manière  si  subite,  et  qu'un 
amour  aussi  violent  se  soit  allumé  à  la  suite  d'une  seule 
rencontre.  A  cela  nous  répondrons  que  rien  n'a  ordinaire- 
ment l'air  plus  faux  que  le  vrai,  et  que  le  faux  a  toujours 
des  apparences  très-grandes  de  probabilité,  attendu  qu'il 
est  arrangé,  travaillé,  combiné  d'avance  pour  produire 
l'effet  du  vrai  :  —  le  clinquant  a  plus  l'air  d'or  que  l'or 
lui-même. 

Ensuite  nous  ferons  remarquer  que  le  cœur  de  la  femme 
est  un  labyrinthe  si  plein  de  détours,  de  faux-fuyants  et 
de  recoins  obscurs,  que  les  grands  poètes  eux-mêmes  qui 
s'y  sont  aventurés,  la  lampe  d'or  du  génie  à  la  main,  n'ont 
pas  toujours  su  s'y  reconnaître,  et  que  personne  ne  peut 
se  vanter  de  posséder  le  peloton  conducteur  qui  mène  à 
la  sortie  de  ce  dédale.  — De  la  part  d'une  femme  on  peut 
s'attendre  à  tout,  et  principalement  à  l'absurde. 

Beaucoup  de  gens  respectables  et  de  dames  fâchées  de 
l'être  seront  sans  doute  d'avis  que  les  coups  de  foudre  sont 
de  pures  illusions  romanesques,  et  que  l'on  n'aime  pas 
éperdument  un  homme  ou  une  femme  que  l'on  n'a  vu 


94  NOUVELLES. 

qu'une  fois.  Quanta  nous,  notre  avis  est  que,  si  l'on  n'aime 
pas  une  personne  la  première  fois  qu'on  la  voit,  il  n'y  a 
aucune  raison  pour  l'aimer  la  seconde  et  encore  moins  la 
troisième. 

Puis,  il  fallait  bien  que  Musidora  se  prît  de  passion  pour 
Fortunio,  sans  quoi  notre  roman  n'aurait  pu  subsister. 
Notre  héros,  doué  comme  il  l'est,  riche,  jeune,  beau, 
spirituel  et  mystérieux,  devait  d'ailleurs  être  adoré  au 
premier  coup.  Bien  d'autres,  qui  n'ont  pas  la  moitié  de 
ces  qualités,  réussissent  aussi  promptement. 

Qu'y  a-t-il  d'étrange  à  ce  qu'une  jeune  femme  aime  un 
beau  jeune  homme?  Ainsi  donc,  que  la  chose  soit  vrai- 
semblable ou  non,  il  est  constaté  que  Musidora  adore 
Fortunio  qu'elle  ne  connaît  pas  ou  qu'elle  n'a  vu  qu'une 
fois,  ce  qui  est  la  même  chose. 

Cette  dissertation  n'empêche  pas  la  calèche  de  voler  lé- 
gèrement sur  la  grande  avenue  des  Champs-Elysées  et 
d'avoir  dépassé  l'arc  de  l'Étoile,  cette  gigantesque  porte 
cochère  ouverte  sur  le  vide. 

La  nature  présentait  un  aspect  tout  diiîèrent  de  celui 
qu'elle  avait  au  jour  où  Musidora  battait  le  bois  de  Bou- 
logne au  hasard  pour  y  rencontrer  le  Fortunio  :  —  le 
rouge  sombre  des  bourgeons  avait  fait  place  à  un  vert 
tendre,  couleur  d'espérance,  et  les  oiseaux  gazouillaient 
sur  les  branches  de  joyeuses  promesses  ;  le  ciel,  où  na- 
geaient deux  ou  trois  nuages  demiate  blanche,  semblait 
un  grand  œil  bleu  qui  regardait  amoureusement  la  terre  ; 
—  une  douce  senteur  de  feuillage  nouveau  et  d'herbe 
fraîche  montait  dans  l'air  comme  un  encens  printanier; 
de  petits  papillons  jaune-soufre  dansaient  sur  le  bout  des 
tleurs  et  tournaient  dans  les  bandes  lumineuses  qui  zé- 
braient le  fond  vert  du  paysage. 

Une  allégresse  infinie  égayait  la  terre  et  le  ciel.  Tout 
respirait  la  joie  et  l'amour  partagé;  l'atmosphère  était  im- 
prégnée de  jeunesse  et  de  bonheur.  Du  moins  c'était  l'im- 


FORTUNIO.  95 

pression  qu'éprouvait  Musidora;  elle  voyait  les  objets 
extérieurs  à  travers  le  prisme  de  la  passion. 

Les  passions  sont  des  verres  jaunes,  bleus  ou  rouges, 
qui  teignent  toute  chose  de  leur  couleur.  Aussi  un  site 
qui  a  paru  affreux,  hérissé,  décharné  jusqu'aux  os,  repous- 
sant de  misère  et  de  maigreur,  plus  inhospitalier  qu'un 
steppe  de  Scythie,  vu  dans  un  instant  de  désespoir,  sem- 
ble diapré,  étincelant,  fleuri,  avec  des  eaux  miroitantes, 
des  gazons  vivaces  et  des  fuites  d'horizons  bleuâtres,  un 
vrai  paradis  terrestre,  regardé  à  travers  le  prisme  du  bon- 
heur. 

La  nature  ressemble  un  peu  à  ces  grandes  symphonies 
que  chacun  comprend  à  sa  façon.  L'un  place  le  cri  su- 
prême de  Jésus  expirant  sur  la  croix  où  l'autre  croit  en- 
tendre les  roulades  perlées  du  rossignol  et  le  grêle  pipeau 
des  bergers. 

Musidora  comprenait  pour  le  moment  la  symphonie 
daris  ie  sens  amoureux  et  pastoral. 

La  voiture  filait  toujours;  les  grands  arbres,  inclinant 
leur  panache,  fuyaient  à  droite  et  à  gauche  comme  une 
armée  eh  déroute,  et  Fortunio  ne  paraissait  pas  encore. 

L'inquiétude  commençait  à  picoter  légèrement  le  cœur 
de  Musidora.  Si  Fortunio  allait  avoir  changé  d'idée  ?  — 
Elle  relut  son  billet,  qui  lui  sembla  assez  formel  et  la  ras- 
sura un  peu. 

Enfin  elle  aperçut,  tout  au  bout  de  l'avenue,  un  petit 
tourbillon  de  poussière  blanche  qui  s'approchait  rapide- 
ment. 

Elle  sentit  une  émotion  si  violente,  qu'elle  fut  obligée 
de  s'appuyer  la  tête  sur  le  dossier  dé  la  voiture  :  ses  artères 
sifflaient  dans  ses  tempes,  le  sang  abandonna  et  reprit 
trois  ou  quatre  fois  sci^  joues,  sa  main  mourante  laissa 
échapper  le  billet,  qu'elle  tenait  serré  avec  une  étreinte 
presque  convulsive. 

Elle  touchait  au  moment  suprême  de  sa  vie;  —  son 
existence  allait  se  décider. 


9  G  NOUVELLES. 

Bientôt  la  nuée  de  poussière,  s'entr'ouvrant  comme  une 
nuée  classique  receleuse  de  quelque  divinité,  permit  de 
voir  distinctement  un  cheval  noir  à  tous  crins,  le  col 
arqué,  les  épaules  étroites,  les  pieds  duvetés,  l'œil  et  les 
naseaux  pleins  de  feu,  qui  ressemblait  plutôt  à  un  hippo- 
griffe qu'à  un  quadrupède  ordinaire.  Le  cheval  était 
monté  par  un  cavalier  qui  n'était  autre  que  le  jeune  For- 
tunio  lui-même.  —  A  quelques  pas  galopait  le  Maure 
lippu. 

C'était  bien  lui  :  il  avait  cet  air  de  nonchalante  sécurité 
qui  ne  le  quittait  jamais  et  qui  lui  donnait  tant  d'ascen- 
dantsurtout  le  monde.  Il  semblait  qu'aucune  des  adversités 
humaines  n'eût  prise  sur  lui  et  qu'il  se  sentît'  au-dessus 
des  atteintes  du  sort.  La  sérénité  siégeait  sur  sa  belle  fi- 
gure comme  un  piédestal  de  marbre. 

Il  s'avança  vers  la  calèche  en  faisant  exécuter  à  son 
cheval  des  courbettes  prodigieuses  ;  tantôt  il  l'enlevait  des 
quatre  pieds  à  la  fois,  tantôt  il  le  faisait  tenir  debout  et 
avancer  ainsi  de  quelques  pas. 

Le  noble  animal  se  prêtait  à  toutes  ses  exigences  avec 
une  coquetterie  et  une  souplesse  merveilleuses;  il  semblait 
vouloir  lutter  de  gracieuse  hardiesse  avec  son  maître;  on 
eût  dit  qu'ils  ne  faisaient  qu'un  et  que  la  même  volonté 
les  animait  tous  deux  ;  car  Fortunio  n'avait  ni  éperons  ni 
cravache,  et  ne  tenait  pas  seulement  la  bride  en  main.  — 
Il  guidait  sa  monture  par  je  ne  sais  quels  mouvements 
imperceptibles,  et  il  était  complètement  impossible  de 
voir  avec  quels  moyens  il  transmettait  sa  pensée  à  l'intel- 
ligent animal. 

Quand  il  ne  fut  plus  qu'à  une  cinquantaine  de  pas  de  la 
calèche,  il  mit  son  cheval  à  fond  de  train  et  arriva  ainsi 
à  un  pied  de  la  voiture.  Musidora,  éperdue,  crut  qu'il 
allait  se  briser  contre  les  roues  et  poussa  un  grand  cri  ; 
mais  Fortunio,  par  un  tour  d'adresse  familier  aux  cava- 
liers arabes,  avait  arrêté  subitement  sa  monture  lancée 
sur  ses  quatre  jambes,  et  passé  sans  transition  delà  course 


FORTUNIO.  97 

la  plus  rapide  à  l'immobilité  la  plus  complète.  —  On  eût 
dit  qu'un  enchanteur  l'avait  figé^,  lui  et  son  cheval.  — 
Après  ce  temps  d'arrêt,  il  fit  danser  un  peu  son  barbe, 
car  c'en  était  un,  à  la  portière  de  la  calèche,  et,  au  milieu 
d'une  ruade  violente,  il  salua  Musidora  avec  la  même 
grâce  et  la  même  aisance  que  s'il  eût  eu  les  deux  pieds 
appuyés  sur  le  solide  parquet  d'un  salon. 

—  Madame,  dit-il,  pardonnez  à  un  pauvre  sauvage  à 
qui  de  longues  courses  dans  l'Inde  et  l'Orient  ont  fait  per- 
dre l'habitude  de  la  galanterie  européenne  et  qui  ne  sait 
plus  guère  comment  on  se  conduit  a^vec  les  femmes.  — 
Si  j'avais  été  assez  présomptueux  pour  croire  que  vous 
désiriez  ma  présence,  croyez  que  je  serais  accouru  de 
toute  la  vitesse  des  jambes  de  Tippoo  ;  mais  je  n'aurais 
pas  pensé  qu'un  extravagant  comme  moi,  rendu  maniaque 
par  des  voyages  dans  des  régions  étrangères,  pût  intéresser 
en  rien  votre  curiosité. 

Nous  voudrions  bien  rapporter  la  réponse  de  Musidora, 
mais  nous  n'avons  jamais  su  ce  qu'elle  répondit.  Il  est 
certain  cependant  qu'elle  ouvrit  la  bouche,  en  levant  sur 
Fortunio  ses  beaux  yeux  noyés  d'un  éclat  onctueux;  elle 
murmura  quelque  chose,  mais  nous  avons  eu  beau  prêter 
l'oreille,  nous  n'avons  pu  distinguer  une  seule  syllabe.  Le 
grincement  du  sable  sous  les  roues,  le  piétinement  des 
chevaux,  ont  couvert  sans  doute  la  voix  presque  inarticulée 
de  Musidora.  —  Nous  le  regrettons  fort,  car  il  eût  été 
assez  curieux  de  recueillir  ces  précieuses  paroles. 

—  Musidoia,  reprit  Fortunio  d'un  timbre  de  voix  doux 
et  sonore,  l'on  vous  a  sans  doute  fait  bien  des  histoires 
singulières  sur  mon  compte,  mes  amis  ont  beaucoup 
d'imagination  ;  que  direz-vous  lorsque  vous  verrez  que, 
loin  d'être  un  héros  de  roman,  un  homme  étrange  et  fatal, 
je  ne  suis  tout  bonnement  qu'un  honnête  garçon,  assez 
bon  diable  quoique  capricieux  et  fantasque  par  boutades? 
Je  vous  assure,  Musidora,  que  je  bois  du  vin  et  non  de 
l'or  fondu  à  mes  repas;  — je  mange  plus  d'huîtres  que  do 

9 


98  NOUVELLES. 

perles  dissoutes  dans  du  vinaigre  ;  je  couche  dans  un  lit, 
quoiqu'il  ni'arrive  plus  souvent  de  coucher  dans  un 
hamac,  et  je  marche  en  général  sur  mes  pieds  de  derrière, 
à  moins  que  je  n'emprunte  ceux  de  Tippoo,  de  Zerline 
ou  d'Agandecca,  ma  jument  favorite.  —  Voilà  ma  façon 
ie  vivre.  —  J'aime  mieux  les  vers  que  la  prose,  j'aime 
nieux  la  musique  que  les  vers,  et  je  ne  préfère  rien  au 
"nonde  à  une  peinture  de  Titien,  si  ce  n'est  une  belle  femme. 
—  Je  n'ai  pas  d'autre  opinion  politique.  —  Je  ne  hais  que 
mes  amis  et  me  sentirais  assez  porté  à  la  philanthropie 
si  les  hommes  étaient  des  singes.  Je  croirais  volontiers  en 
Dieu,  s'il  ne  ressemblait  pas  tant  à  un  marguillier  de 
paroisse,  et  je  pense  que  les  roses  sont  plus  utiles  que  les 
choux.  Vous  me  connaissez  maintenant  comme  si  vous 
aviez  dormi  dix  ans  sur  mon  oreiller.  A  ceci  se  bornent 
tous  les  renseignements  que  je  puis  vous  procurer  sur 
moi,  car  je  n'en  sais  pas  davantage. 

Musidora  ne  put  s'empêcher  de  rire  de  la  profession  de 
foi  de  Fortunio. 

—  Vraiment,  dit-elle,  vous  êtes  modeste  en  ne  vous 
croyant  pas  singulier  ;  savez-vous  donc,  monsieur  For- 
tunio, que  vous  êtes  d'une  excentricité  parfaite  ? 

—  Moi  !  point  du  tout;  je  suis  le  garçon  le  plus  uni  du 
monde  ;  je  ne  fais  que  ce  qui  me  plaît,  et  je  vis  absolument 
pour  mon  compte.  —  Mais  voici  le  soleil  qui  devient 
chaud,  et  votre  ombrelle  ne  suffira  plus  tout  à  l'heure 
pour  vous  garantir  de  ses  flèches  de  plomb.  —  S'il  vous 
plaisait  de  venir  vous  reposer  un  instant  dans  une  cahute, 
une  espèce  de  wigwam  indien  que  j'ai  par  là,  vous  re- 
tourneriez ce  soir  à  Paris,  pendant  les  fraîches  heures  du 
crépuscule. 

—  Volontiers,  répondit  Musidora;  je  ne  serais  pas  fâ- 
chée de  voir  votre  véranda,  votre  wigwam,  comme  vous 
dites;  car  on  prétend  que  vous  ne  demeurez  pas,  mais 
que  vous  perchez. 

—  Quelquefois,  —  mais  pas  toujours.  J'ai  passé  plus 


FORTUNIO.  t9 

d'une  nuit  sur  un  arbre  avec  ma  ceinture  attachée  au  tronc 
pour  m'empêcher  de  me  casser  la  tète  en  tombant  à  la 
renverse  ;  mais  ici  je  vis  comme  le  bourgeois  le  plus  dé- 
bonnaire. 11  ne  me  manque  qu'un  toit  de  tuiles  rouges  et 
des  contrevents  verts  pour  être  le  garçon  le  plus  arca- 
dique  et  le  plus  sentimental  du  monde.  —  Hadji,  Hadji  ! 
approchez;  j'ai  deux  mots  à  vous  dire. 

Le  Maure  en  deux  bonds  fut  à  coté  de  Fortunio. 

Fortunio  lui  adressa  quelques  mots  dans  une  langue 
étrangère,  avec  une  intonation  gutturale  et  bizarre. 

Hadji  partit  aussitôt  à  bride  abattue. 

— Veuillez  m'excuser,  madame^  de  m'ctre  servi  devant 
vous  d'un  idiome  inconnu;  mais  ce  drôle  ne  sait  pas  un 
mot  de  français  ni  d'aucune  autre  langue  chrétienne. 

—  J'espère,  dit  Musidora,  que  vous  ne  l'avez  pas  en- 
voyé devant  pour  préparer  quelque  chose  à  mon  inten- 
tion ;  est-ce  que  vous  voulez  me  faire  recevoir  au  bas  de 
votre  perron  par  une  députation  de  jeunes  filles  vêtues 
de  blanc  avec  des  bouquets  enveloppés  dans  une  feuille 
de  papier?  J'entends  que  vous  ne  fassiez  point  de  céré- 
monie avec  moi. 

—  J'ai  envoyé  tout  bonnement  Hadji,  reprit  Fortunio, 
pour  mettre  en  cage  mon  lion  privé  et  ma  tigresse  Betsy. 
—  Ce  sont  de  charmantes  bêtes,  douces  comme  des 
agneaux,  mais  dont  la  vue  aurait  pu  vous  inquiéter.  —  Je 
suis  là-dessus  maniaque  comme  une  vieille  fille ,  je  ne 
puis  me  passer  d'animaux.  Ma  maison  est  comme  une 
T.énagerie. 

— Les  barreaux  de  la  cage  sont-ils  solides?  ditMusidora 
d'un  air  assez  peu  rassuré. 

j    —  Oh  1  très-solides,  reprit  Fortunio  en  riant,  —  Nous 
'  voici  arrivés. 


100  NOUVELLES. 


CHAPITRE  XVI. 


La  maison  de  Fortunio  n'avait  pas  de  façade.  —  Deux 
terrasses  de  rocailles  avec  des  angles  de  pierre  verniiculée, 
une  rampe  à  balustres  ventrus  et  des  piédestaux  suppor- 
tant de  grands  vases  de  faïence  bleue  remplis  de  plantes 
grasses^  tout  à  fait  dans  le  goût  Louis  XllJ,  selevaientde 
chaque  côté  d'une  porte  massive  en  cœur  de  chêne,  sculp- 
tée précieusement  et  ornée  de  deux  médaillons  d'empe- 
reurs romains,  entourés  de  guirlandes  de  feuillage.  — 
Ces  deux  terrasses  formaient  comme  une  espèce  de  bas- 
tion où  venaient  se  briser  les  regards  des  curieux.  Au- 
dessous  étaient  pratiquées  les  écuries. 

La  calèche  s'élança  au  galop  de  ses  quatre  chevaux 
contre  la  porte,  qui  s'ouvrit  en  tournant  sur  ses  gonds 
comme  par  enchantement,  sans  que  personne  parût  en 
pousser  les  battants. 

La  voiture  fit  le  tour  d'une  grande  cour  sablée,  entourée 
d'une  palissade  de  buis  taillé  en  arcades,  ce  qui  donna  à 
notre  héroïne  le  temps  de  regarder  la  maison  du  cher 
Fortunio. 

Au  fond  de  la  cour  scintillait,  sous  nn  vif  rayon  de  so- 
leil, un  bâtiment  en  pierres  blanches  cimentées  avec  une 
telle  précision  qu'il  semblait  fait  d'un  seul  morceau.  — 
Des  niches  richement  encadrées  et  occupées  par  des  bus- 
tes antiques  rompaient  seules  la  plane  surface  du  mur, 
entièrement  dénué  de  fenêtres.  —  Une  porte  de  bronze, 
sur  laquelle  palpitait  l'ombre  d'une  tente  rayée,  occupait 
le  milieu  de  l'édifice;  —  trois  degrés  de  marbre  blanc, 
côtoyés  de  deux  sphinx,  les  pattes  croisées  sous  leurs 
mamelles  aiguës,  menaient  à  cette  porte. 

La  voilure  s'arrêta  sous  la  tente;  Fortunio  descendit. 


FORTIJNIO.  1  0  1 

souleva  la  belle  enfant  et  la  posa  délicatement  sur  la  der- 
nière marche  du  perron;  puis  il  touchi  le  battant,  qui 
rentra  dans  le  mur  et  se  referma  aussitôt  qu'ils  furent 
passés. 

Ils  se  trouvèrent  alors  dans  un  large  corridor  éclairé 
d'en  haut; — quatre  portes  s'ouvraient  sur  ce  corridor;  — 
il  était  pavé  d'une  mosaïque  représentant  des  pigeons 
perchés  sur  le  bord  d'une  large  coupe  et  se  penchant  pour 
y  boire,  avec  des  enroulements,  des  fleurs  et  des  festons; 
la  vraie  mosaïque  de  Sosimus  de  Pergame,  que  tous  les 
antiquaires  croient  perdue. 

Des  piliers  de  brèche  jaune  à  demi  engagés  dans  le  mur 
supportaient  un  attique  délicatement  sculpté,  et  formaient 
un  cadre  à  des  peintures  à  la  cire  où  voltigeaient  sur  un 
fond  noir  des  danseuses  antiques,  soulevant  légèrement  le 
bord  de  leurs  tuniques  aériennes,  ou  arrondissant  en  l'air 
leurs  bras  blancs  et  frêles  comme  les  anses  d'une  amphore 
d'albâtre,  et  secouant  leurs  mains  chargées  de  crotales 
sonores.  Jamais  Herculanum  ni  Pompéia  ne  virent  se  dé- 
couper sur  leurs  murailles  de  plus  gracieuses  silhouettes. 

Musidora  s'arrêta  pour  les  considérer. 

—  Ne  faites  pas  attention  à  ces  barbouillages,  dit  Foctu- 
nio  en  faisant  entrer  Musidora  dans  une  chambre  latérale. 
—  Avouez,  Musidora,  que  vous  vous  attendiez  à  mieux. 
Vous  devez  me  trouver  un  assez  maigre  Sardanapale.  Je 
n'ai  oflert  jusqu'ici  à  vos  yeux  que  des  régals  peu  chers, 
mes  magniticences  asiatiques  et  babyloniennes  sont  des 
plus  misérables,  et  c'est  tout  au  plus  si  j'atteins  à  la  me- 
diocritas  aurea  d'Horace;  un, ermite  pourrait  demeurer 
ici. 

En  effet,  la  pièce  dans  laquelle  il  avait  conduit  Musi- 
dora était  d'une  grande  simplicité.  —  On  n'y  voyait  d'au' 
très  meubles  qu'un  divan  très-bas  qui  en  faisait  le  tour; 
.les  murs,  le  plafond  et  le  plancher  étaient  recouverts  de 
nattes  d'une  extrême  finesse,  zébrées  de  dessins  éclatants. 
Des  jalousies  de  Joncs  de  la  Chine  arrosés  d'eau  de  sen- 

9. 


1 02  NOUVELLES. 

teuFj,  qui  laissaient  transparaître  les  contours  estompés 
d*un  paysage  lointain,  s'abaissaient  sur  les  fenêtres  vitrées 
de  verres  blancs  historiés  de  pampres  rouges.  Au  milieu 
du  plafond,  dans  une  espèce  d'œil-de-bœuf,  s'enchâssai* 
un  globe  de  verre  rempli  d'une  eau  claire  etsplendi.lc  où 
sautelaient  des  poissons  bleus  à  nageoires  d'or;  leur  mou- 
vement perpétuel  faisait  miroiter  la  chambre  de  reflets 
changeants  et  prismatiques  de  l'effet  le  plus  bizarre.  — 
Précisément  au-dessous  de  ce  globe,  un  petit  jet  d'eau 
dardait  en  l'air  son  mince  filet  de  cristal,  tremblotant  au 
moindre  souffle,  et  qui  retombait  sur  une  vasque  de  por- 
phyre en- pluie  perlée  et  grésillante.  —  Dans  un  angle  se 
balançait  un  hamac  de  fibres  de  latanier,  et  dans  l'autre 
un  hooka  magnifique  tortillait  ses  anneaux  noirs  et  sou- 
ples autour  d'un  vase  à  rafraîchir  la  fumée,  en  cristal  de 
roche,  enjolivé  de  filigranes  d'argent.  —  C'était  tout. 

—  Asseyez-vous,  belle  reine,  dit  Fortunio  en  enlevant 
avec  beaucoup  de  dextérité  le  cachemire  de  Musidora;  — 
et  il  la  conduisit  par  le  bout  de  la  main  dans  l'angle  du 
divan. 

—  Mettez  ce  coussin  derrière  vous,  et  celui-ci  sous  votre 
coude,  et  cet  autre  sous  vos  pieds.  —  Là,  bien;  —  voyez- 
vous,  il  n'y  a  que  les  Orientaux  qui  sachent  s'asseoir  con- 
venablement, et  un  de  leurs  poètes  a  fait  ce  distique,  qui 
a  plus  de  sens  que  toutes  les  philosophies  du  monde  :  — 
Mieux  vaut  être  assis  (]uc  debout,  couché  qu'assis,  mort 
que  couché.  —  Trouvez-moi  donc  dans  toutes  les  lamen- 
tations des  rimeurs  à  la  mode  quelque  chose  qui  vaille  le 
simple  distique'du  bon  Ferideddin  Atar. 

Et,  en  disant  cela,  Fortunio  s'étendit  sur  une  natte  de 
fibres  de  latanier,  en  face  de  Musidora. 

—  Vous  êtes  couché,  vous  voilà  déjà  parvenu  au 
deuxième  degré  du  bonheur,  selon  votre  poëte  arabe,  fit 
Musidora;  ce  matin,  j'ai  été  bien  près  de  passer  au  troi- 
sième degré. 

—  Comment  !  interrompit  Foi  tunio  en  se  soulevant  sur 


FORTUNIO.  103 

son  coude,  vous  avez  manqué  mourir  ce  matin?  Serait-ce 
seulement  votre  ombre  que  je  vois?  Mais  non,  vous  êtes 
bien  vivante  (et,  comme  pour  s'en  assurer,  il  lui  prit  le 
pied  et  le  lui  baisa).  —  Je  sens  votre  peau  tiède  et  flexible 
à  travers  ce  mince  réseau. 

—  Cela  n'empêche  pas  que  si  votre  billet  n'était  pa*. 
arrivé  à  midi  moins  cinq  minutes,  je  serais  maintenant 
blanche  et  froide,  et  assurée  pour  longtemps  du  bonheur 
de  l'horizontalité.  —  A  midi  je  devais  me  tuer. 

—  Si  passionné  orientaliste  que  je  sois,  je  ne  suis  de 
l*avis  de  Ferideddin  Atar  que  jusqu'à  la  moitié  de  son  se- 
cond vers.  —  Le  dernier  hémistiche  est  excellent  pour  les 
hommes  qui  ne  sont  pas  seulement  millionnaires  et  les 
femmes  que  la  laideur  réduit  à  la  vertu. — Vous  n'êtes 
pas  dans  ce  cas.  Quel  motif  vous  poussait  à  cette  résolu- 
tion violente  de  vous  tuer  à  midi  précisément? 

—  Que  sais-je?  j'avais  des  vapeurs;  les  diables  bleus 
me  martelaient  le  crâne;  j'étais  contrariée,  excédée;  — 
je  ne  savais  à  quoi  employer  ma  journée,  en  sorte  que, 
ne  pouvant  tuer  le  temps,  j'avais  pris  le  parti  de  me  tuer 
moi-même;  ce  que  j'aurais  sérieusement  exécuté,  si  le 
désir  d'essayer  votre  calèche  ne  m'eût  rattachée  à  la  vie. 

— Beaucoup  de  gens  que  je  connais  se  sont  donné  pour 
vivre  de  moins  bonnes  raisons  que  celle-là.  —  Un  de  mes 
amis,  qui  avait  déjà  fourré  mignonnement  la  gueule  de 
son  pistolet  dans  sa  bouchç,  se  ressouvint  fort  à  propos 
qu'il  avait  oublié  de  se  faire  une  épitaphe.  Cette  idée  de 
ne  pas  avoir  d'épitaphe  le  contraria  sensiblement  ;  il  dé- 
posa son  pistolet  sur  la  table,  prit  une  feuille  de  papier  et 
écrivit  les  vers  suivants  : 

Des  cruautés  du  sort  la  volonté  triomphe; 
Le  plus  fail)le  mortel  peut  vaincre  le  destin. 
•  Quand  on  a  du  courage  et  que... 

Ici  notre  malheureux  ami  s'arrêta  faute  de  rime  ;  n  se 
gratta  le  front,  se  mordit  les  ongles,  mais  vainement  ;  il 


104  NOUVELLES. 

sonna  son  domestique,  se  fit  apporter  un  dictionnaire  de 
rimes  quil  feuilleta  d'un  bout  à  l'autre  sans  trouver  ce 
qu'il  lui  fallait,  car  triomphe  n'a  pas  de  rime;  de  Marcilly 
entra  par  hasard  et  l'emmena  au  jeu,  où  il  gagna  cent 
mille  francs,  ce  qui  le  remit  à  flot.  Depuis  ce  temps,  il  vit 
en  joie  et  ne  baise  plus  le  canon  de  ses  pistolets.  Cette 
histoire,  très-véridique,  prouve  l'utilité  des  rimes  difficiles 
en  matière  d'épitaphe. 

—  Ah  !  Fortunio,  que  vous  êtes  cruellement  persifleur, 
dit  Musidora  avec  un  léger  accent  de  reproche  !  Croyez- 
vous  donc  que  ce  ne  soit  pas  une  excellente  raison  de 
mourir  qu'un  amour  dédaigné  ? 

Fortunio  fixa  sur  elle  ses  prunelles  limpidement  bleues 
avec  une  expression  de  douceur  infinie;  puis,  par  un 
brusque  mouvement,  il  s'élança  de  sa  natte  sur  le  divan, 
et,  passant  un  de  ses  bras  derrière  elle,  il  fit  ployer  jusqu'à 
lui  sa  taille  souple  et  mince. 

—  Eh  !  qui  vous  a  dit,  enfant,  que  votre  amour  fût  dé- 
daigné?... 

Un  râle  effroyable,  enroué  et  guttural,  se  fit  en- 
tendre à  peu  de  distance  de  la  chambre. 
Musidora  se  dressa  tout  épouvantée. 

—  C'est  ma  tigresse  qui  me  sent  et  qui  voudrait  me 
voir.  Cette  diable  de  bête  aura  rompu  sa  chaîne;  elle 
n'en  fait  jamais  d'autres;  —  excusez-moi,  madame,  je  vais 
l'atlacher  plus  solidement  et  lui  parler  un  peu  pour  la 
calmer;  elle  est  jalouse  de  moi  comme  une  femme. 

Fortunio  prit  un  kriss  malais  caché  sous  un  coussin  et 
sortit.  Musidora  l'entendit  qui  jouait  avec  la  tigresse  dans 
le  corridor  ;  Fortunio  parlait  dans  une  langue  inconnue 
que  la  tigresse  semblait  comprendre  et  à  laquelle  elle  ré- 
pondait par  de  petits  mugissements;  —  les  battements 
joyeux  de  sa  queue  résonnaient  sur  le  mur  comme  des 
coups  de  fléau.  Au  bout  de  quelques  minutes,  le  bruit 
s'éteignit,  et  Fortunio  revint. 


FORTUNIO.  105 

11  avait  quitté  son  habit  de  cheval,  et  il  portait  un  cos- 
tume d'une  magnificence  bizarre. 

Une  espèce  de  caftan  de  brocart,  à  larges  manches, 
serré  à  la  taille  par  un  cordon  d'or,  se  plissait  puissam- 
ment autour  de  son  corps  gracieux  et  robuste  ;  sur  sa 
tète  était  posée  une  calotte  de  velours  rouge  brodée  d'or 
et  de  perles,  avec  une  longue  houppe  qui  lui  pendait  jus- 
qu'au milieu  du  dos  ;  ses  cheveux,  naturellement  bou- 
clés, s'en  échappaient  en  noires  spirales  de  l'etfet  le  plus 
pittoresque. 

Ses  pieds  nus  jouaient  dans  des  babouches  turques. 

—  Un  vaste  caleçon  de  soie  rayée  complétait  cet  ajus- 
tement. 

Par  sa  chemise  ouverte  l'on  voyait  la  blancheur  de  sa 
poitrine  de  marbre,  sur  laquelle  brillait  une  petite  amu- 
lette ornée  de  broderie  et  de  paillettes,  assez  pareille  aux 
petits  sachets  que  portent  au  cou  les  pécheurs  napolitains. 

Etait-ce,  chez  le  Fortunio,  superstition,  bizarrerie,  ca- 
price, tendre  souvenir,  pur  amour  de  la  couleur  locale? 
c'est  ce  que  l'on  n'a  jamais  bien  pu  savoir;  toujours  est-il 
que  les  nuances  tranchées  et  le  clinquant  de  l'amulette 
faisaient  merveilleusement  ressortir  l'éclat  marmoréen  de 
sa  chair  souple  et  polie. 

—  Musidora,  dit-il  en  rentrant  dans  la  chambre,  avez- 
vous  soif  ou  faim  ?  Nous  allons  tâcher  de  trouver  un  mor- 
ceau à  manger  et  un  coup  à  boire.  —  Vous  aurez  de  l'in- 
dulgence pour  un  ménage  de  campagne  dirigé  par  un 
garçon  à  moitié  sauvage,  —  qui,  en  fait  de  cuisine,  ne 
sait  accommoder  que  des  pieds  d'éléphant  et  des  bosses 
de  bison.  —  Venez  par  ici,  dit-il  en  soulevant  la  portière  ; 
n'ayez  pas  peur. 

Fortunio,  ayant  posé  son  bras  sur  la  taille  de  Musidora, 
comme  Othello  lorsqu'il  reconduit  Desdemona,  fit  entrer 
sa  tremblante  beauté  dans  un  petit  salon  hexagone  décoré 
à  la  Pompadour,  tapissé  d'un  damas  rose  à  fleurs  d'ar- 
gent avec  des  dessus  de  porte  de  Watteau,  et  pour  pla- 


106  NOUVELLES. 

fond  un  ciel  vert-pomme  tout  pommelé  de  petits  nuages 
et  peuplé  d'essaims  de  gros  Amours  jouiïlus  jetant  les 
fleurs  à  pleines  mains. 

Quoiqull  fit  grand  jour  partout  ailleurs,  il  était  nuit 
dans  le  petit  salon  ;  car  il  est  du  dernier  ignoble  et  tout  à 
fait  indigne  d'un  homme  qui  fait  profession  de  sensualité 
élégante  de  manger  autrement  qu'aux  bougies. 

Deux  lustres  pendaient  du  plafond,  attachés  à  des  tresses 
rose  et  argent  assorties  à  la  tenture. 

Dix  torchères  chargées  de  bougies,  entrelaçant  leurs 
branches  capricieuses  avec  les  bordures  des  trumeaux, 
répandaient  une  éblouissante  clarté  sur  les  dorures  des 
meubles  et  les  fleurs  argentées  de  la  tapisserie. 

Au  fond,  sous  un  baldaquin  à  glands  d'argent,  s'épa- 
nouissait comme  un  lit  gigantesque  un  merveilleux  sofa 
de  satin  blanc  broché  d'or. 

A  toutes  les  encoignures,  des  étagères  et  des  cabinets 
de  vieux  laque  pliaient  sous  les  magots  de  la  Chine,  les 
pots  du  Japon  et  les  groupes  de  biscuit. 

C'était  un  vrai  boudoir  de  marquise. 

Fortunio  prit  un  fauteuil  et  le  posa  au  milieu  de  la 
chambre  ;  il  en  plaça  un  autre  précisément  en  face,  et 
s'assit  en  invitant  Musidora  à  en  faire  autant. 

—  Maintenant  mangeons,  dit-il  de  l'air  le  plus  sérieux 
du  monde.  J'ai  plus  d'appétit  que  je  ne  l'espérais,  et  il 
releva  ses  manches  comme  quelqu'un  qui  s'apprête  à  dé- 
couper. 

Musidora  le  regarda  avec  quelque  inquiétude  et  eut 
peur  un  instant  qu'il  n'eût  perdu  la  raison;  mais  il  avait 
l'air  parfaitement  de  sang-froid.  Cependant  il  n'y  avait 
rien  dans  la  chambre  qui  indiquât  que  l'on  allait  y  man- 
ger, ni  table,  ni  vaisselle,  ni  domestique. 

Tout  à  coup  deux  feuilles  du  parquet  se  replièrent  à  la 
grande  surprise  de  Musidora,  et  une  table  splendidement 
éclairée  se  leva  lentement  avec  deux  servantes,  chargées 
de  tous  les  ustensile»  nécessaires  à  bien  manger. 


FORTUNIO.  107 

Les  fleures  et  les  ornements  du  surtout,  écaillés  à  tous 
leurs  angles  de  paillettes  de  lumière,  jetaient  un  éclat  à 
faire  baisser  les  yeux  au  dieu  du  jour  lui-même;  le  ton 
vert  aqueux  des  urnes  de  malachite,  où  le  vin  de  Cham- 
pagne grelottait  dans  sa  mince  robe  de  verre  sous  les 
blancs  cristaux  de  la  glace,  contrastait  heureusement  avec 
les  teintes  fauves  des  ors  ;  —  des  corbeilles  de  filigrane 
d'or  et  d'argent,  précieusement  travaillées,  avec  des  décou- 
pures plus  frêles  et  plus  fenestrées  qu'une  dentelle  de 
Brabant,  étaient  remplies  des  fruits  les  plus  rares  :  c'é- 
taient des  raisins  vermeils  et  blonds  comme  l'ambre,  d'é- 
normes pêches  aux  joues  de  velours  incarnat,  des  ananas 
aux  feuilles  dentelées  en  scie,  exhalant  les  chauds  par- 
fums du  tropique  ;  des  cerises  et  des  fraises  d'une  gros- 
seur monstrueuse.  Les  primeurs  du  printemps  et  les  der- 
niers présents  que  l'automne  verse  de  sa  corbeille  tardive 
se  rencontraient  sur  cette  table,  étonnés  de  se  voir  pour 
la  première  fois  face  à  ftice.  —  Les  saisons  et  l'ordre  ordi- 
naire de  la  nature  ne  paraissaient  pas  exister  pour  For- 
tunio. 

Sur  des  coupes  de  porphyre  s'élevaient  en  pyramide 
des  sucreries,  des  confitures  des  îles,  des  conserves  de 
rose,  des  grenades,  des  oranges,  des  cédrats  et  tout  ce 
que  la  plus  luxueuse  gourmandise  peut  réunir  de  raffmé, 
d'exquis  et  de  ruineusement  rare. 

Nous  avons  tout  d'abord,  intervertissant  l'ordre  habi- 
tuel, commencé  par  le  dessert  ;  mais  le  dessert  n'est-il  pas 
tout  le  dîner  pour  une  jolie  femme  ?  Cependant,  afin  de 
rassurer  le  lecteur  qui  trouverait  ces  mets  trop  peu  sub- 
stantiels poiu*  un  héros  de  la  taille  et  de  la  force  de  Fortu- 
nio,  nous  lui  dirons  que,  dans  des  plats  armoriés  et  d'une 
ciselure  admirable,  posés  sur  des  réchauds  de  platine 
niellé,  fumaient  des  cailles  rôties,  entourées  d'un  chapelet 
d'ortolans,  des  quenelles  de  poisson,  des  purées  de  gibier, 
et,  pour  pièce  principale,  un  faisan  de  la  Chine  avec  ses 
plumes.  Je  ne  sais  quoi  encore,  des  laitances  de  surmu- 


4  08  NOUVELLES. 

îet,  des  rougets,  des  crevettes  et  autres  éperons  à  boire. 

Le  vin  d'Aï,  que  nous  avons  seul  nommé,  pourrait  sem- 
bler trop  frivole  et  d'une  pétulance  trop  évaporée  pour  un 
buveur  aussi  sérieux  que  Fortunio  ;  des  flacons  de  verre 
de  Bohème,  tout  brodés  d'arabesques  d'or,  contenaient 
dans  leur  ventre  transparent  de  quoi  établir  une  ivresse 
sur  un  pied  de  solidité  convenable.  —  C'était  du  vin  de 
Tokay  comme  M.  de  Metternich  lui-même  n'en  a  jamais 
bu,  du  Johannisberg  six  fois  au-dessus  du  nectar  des  dieux 
pour  la  saveur  et  le  bouquet,  du  véritable  vin  de  Schiraz 
dont,  au  moment  où  cette  histoire  a  été  écrite,  il  n'existait 
que  deux  bouteilles  en  Europe,  l'une  chez  George,  et 
l'autre  chez  de  Marcilly,  qui  les  gardaient  sous  triple  clef 
pour  quelque  occasion  suprême. 

—  Fortunio,  vous  ne  me  tenez  pas  parole,  vous,  vous 
jetez,  pour  me  recevoir,  dans  des  magnificences  etîroya- 
bles,  dit  Musidora  d'un  ton  de  reproche  amical.  Est-ce 
que  vous  attendez  du  monde  ?  voici  une  collation  qui 
pourrait  servir  de  repas  de  noce  à  Gamache  ou  à  Gar- 
gantua. 

•—Aucunement,  chère  reine  ;  je  n'ai  pas  fait  le  moindre 
prépara^;if  ;  personne  ne  hait  plus  que  moi  les  cérémonies, 
et  je  trouve  que  la  cordialité  est  le  meilleur  assaisonne- 
ment d'un  repas.  —  Ce  n'est  qu'un  simple  enms  que  l'on 
me  tient  toujours  prêt  le  jour  comme  la  nuit,  afin  que  si 
la  faim  me  prend  à  une  heure  ou  à  une  autre,  l'on  ne  soit 
pas  obligé  de  descendre  dans  la  basse-cour  couper  le  cou 
à  un  poulet,  le  plumer  et  le  mettre  à  la  broche.  —  Je  vous 
l'ai  dit,  je  suis  d'une  simplicité  tout  à  fait  patriarcale.  Je 
ne  man^e  que  lorsque  j'ai  faim,  et  ne  bois  que  lorsque 
j'ai  soif;  et,  quand  j'ai  envie  de  dormir,  je  me  couche. 
—  Mais  je  vous  en  prie,  mon  petit  ange,  pénétrez-vous  un 
peu  plus  de  cette  pensée  que  vous  êtes  à  table.  —  Vous 
ne  touchez  à  rien,  et  les  morceaux  restent  tout  entiers  sur 
votre  assiette.  Ne  craignez  pas  de  me  désenchanter  en 
dînant  de  bon  appétit;  je  n'ai  pas  là-dessus  les  idées  de 


FORTUNIO.  109 

lord  Byron,  et  dV.illouvs  je  n'auiie  pas  les  ailes  de  volaille. 
—  Je  serais  iniiueiisément  taché;,  madame,  que  vous  fus- 
siez une  simple  vapeur. 

Malgré  les  instances  de  Fortunio,  Musidora  se  contenta 
de  sucer  quelques  drogues  et  de  boire  deux  ou  trois 
verres  de  tisane  rosée,  avec  un  doigt  de  crème  des  Bar- 
bades.  Elle  était  trop  émue  pour  avoir  faim,  et  la  présence 
de  l'idole  de  son  cœur  la  troublait  à  ce  point  qu'elle  pou- 
vait à  peine  porter  sa  fourchette  à  sa  bouche.  Quelle  féli- 
cité parfaite  !  dîner  en  tète-à-tête  avec  le  Fortunio  impalpa- 
ble, être  servie  par  lui  dans  sa  retraite  inconnue  à  tous,  être 
vengée  d'une  façon  aussi  splendide  des  petits  airs  compa- 
tissants de  Phébé  et  d'Arabelle,  et  peut-être,  —  tout  à 
l'heure,  —  idée  voluptueuse  et  charmante  à  laquelle  on 
n'osait  trop  s'arrêter,  poser  sa  tête  sur  cette  belle  poitrine, 
solide  et  blanche,  et  nouer  ses  bras  autour  de  ce  cou,  si 
rond  et  si  pur  ! 

Fortunio  était  aux  petits  soins  pour  elle,  et  il  lui  disait, 
avec  cet  air  grand  seigneur  et  presque  royal  qui  lui  était 
naturel,  des  choses  d'une  grâce  et  d'une  délicatesse  ex- 
quises. 

Nous  aurions  bien  voulu  rapporter  cette  conversation 
étincelante,  mais  nous  ne  le  pouvons  sans  afticher  un  or- 
gueil intolérable;  en  romancier  consciencieux,  nous 
avons  fabriqué  un  héros  si  parfait,  que  nous  n'osons  pas 
nous  en  servir.  Nous  éprouvons  à  peu  près  le  même  em- 
barras, —  si  parva  licet  componere  magnis,  —  que  dut 
éprouver  Milton  lorsqu'il  avait  à  faire  parler  le  bon  Dieu 
dans  son  admirable  poëme  du  Paradis  perdu;  nous  ne 
trouvons  rien  d'assez  beau,  d'assez  splendide.  Le  cours  de 
la  narration  nous  force  en  outre  à  des  phrases  de  cette  na- 
ture :  «  A  cette  spirituelle  saillie  de  Fortunio,  un  délicieux 
sourire  illumina  la  bouche  de  Musidora.  »  Il  est  de  toute 
nécessité  que  la  saillie  soit  spirituelle,  ou  tout  au  moins 
en  ait  l'air,  ce  qui  est  déjà  fort  difficile.  Ily  a  aussi  une  situa- 
tion bien  déplorable  pour  un  auteur  doué  de  quelque  mo- 

10 


J  }  0  NOUVELLES. 

destie  :  c'est  lorsque  le  héros  récite  une  pièce  de  vers  pro- 
duisant un  grand  effet  sur  son  auditoire,  qui  s'écrie  à  la 
fin  de  chaque  strophe  :  Admirable  !  sublime  !  bien  !  très- 
bien!  encore  mieux  !  —  Pour  nous,  plus  timide,  nous  em- 
ploierons volontiers  le  moyen  commode  des  anciens 
peintres,  qui,  lorsqu'ils  ne  savaient  pas  dessiner  un  objet 
ou  qu'ils  le  trouvaient  trop  difficile  à  rendre,  écrivaient 
à  la  place  :  Currus  venustus,  ou  pulcher  homo,  selon  que 
c'était  un  homme  ou  une  voiture. 

La  collation  était  achevée  depuis  longtemps,  la  table 
avait  disparu  par  sa  trappe  comme  un  damné  d'opéra,  et 
Fortunio,  assis  sur  le  canapé,  noyait  sa  main  dans  les 
ondes  blondissantes  des  cheveux  de  Musidora,  dont  la 
tête,  chargée  d'amour,  ployait  comme  une  fleur  pleine 
d'eau;  des  frissons  spasmodiques  couraient  sur  son  corps; 
sa  gorge  en  éveil  sautelait  sous  la  robe  ;  ses  bras  pâmés 
languissaient  et  mouraient  :  on  eût  dit  qu'elle  allait  s'é- 
vanouir. 

Fortunio  se  pencha  vers  elle,  et  leurs  bouches  se  prirent 
dans  un  délicieux  et  interminable  baiser. 


CHAPITRE  XVII. 


Il  ne  nous  est  plus  permis  de  rester  dans  le  petit  salon. 

La  sainte  Pudeur,  voilant  ses  beaux  yeux  de  sa  blanche 
main  aux  doigts  écartés,  se  retire  en  regardant  quelque- 
fois par-dessus  son  épaule,  apparemment  pour  voir  si  son 
ombre  la  suit. 

Nous  serions  volontiers  resté  :  —  rien  ne  nous  paraît 
plus  chaste  et  plus  sacré  que  les  caresses  de  deux  êtres 
jeunes  et  beaux  ;  —  mais  peu  de  personnes  sont  de  notre 
avis.  Ainsi  donc,  à  notre  grand  regret,  nous  laissons  nos 
Oeux  amants  emparadisés  dans  les  bras  l'un  de  l'autre,  et 


FORTUNIO.  i  1  1 

nous  allons  nous  occuper  à  réfuter  quelques  objections 
qu'on  nous  fera  sans  doute. 

Musidora  n'a  pas  dit  un  seul  mot  de  son  amour  à  For- 
tunio  ;  c'est  là  une  faute  grossière  :  elle  aurait  dû  parler  à 
perte  de  vue  et  se  livrer  à  la  métaphysique  de  sentiment 
la  plus  transcendante  ;  nous  aurions  eu  là  une  belle  occa- 
sion de  faire  voir  combien  notre  cœur  est  fait  pour  l'amour, 
et  nous  aurions  pu  remplir  un  nombre  de  pages  assez 
confortable.  —  Mais  le  fait  est  qu'elle  n'a  rien  dit,  et,  en 
notre  qualité  de  romancier  fantastique,  la  vérité  nous  est 
trop  sacrée  pour  que  nous  puissions  nous  permettre  de 
supposer  une  seule  phrase. 

Ses  yeux  inondés  de  moites  lueurs,  sa  gorge  agitée,  sa 
voix  tremblante,  ses  pâleurs  et  ses  rougeurs  subites,  ex- 
pliquaient l'état  de  son  âme  beaucoup  plus  éloquemment 
que  ne  l'auraient  pu  faire  les  périodes  les  plus  savantes. 
Et  le  baiser  muet  de  Fortunio  était,  dans  son  genre,  une 
réponse  parfaite.  Vous  savez  bien  d'ailleurs  que  l'on  ne 
parle  que  lorsqu'on  n'a  rien  à  dire.  Peut-être  trouvera-t-on 
que  Musidora  a  cédé  bien  vite  à  Fortunio  :  ce  n'est  que  la 
seconde  fois  qu'elle  se  trouve  avec  lui,  et  il  n'a  déjà  plus 
rien  à  désirer. 

Nous  alléguerons  pour  excuse  que  la  profession  de  Mu- 
sidora n'était  pas  d'être  vertueuse.  Ensuite  nous  dirons, 
en  manière  d'apophthegme,  que  la  passion  est  prodigue, 
et  qu'aimer  c'est  doni;pr. 

Il  y  a  beaucoup  de  femmes  estimables  qui,  la  première 
quinzaine,  accordent  la  main,  et  à  la  fin  du  premier  mois 
le  pied  ;  —  au  second,  elles  abandonnent  la  joue,  et  puis  la 
bouche,  et  ainsi  de  suite.  Leur  personne  est  divisée  par 
compartiments,  qu'elles  cèdent  un  à  un,  se  ménageant  et 
se  détaillant  pour  faire  durer  un  peu  leurs  frêles  intrigues, 
persuadées  apparemment  que  leur  possession  est  le  plus 
excellent  antidote  contre  l'amour.  —  Il  faut  pour  cela 
une  grande  modestie,  modestie  du  reste  plus  commune^ 
qu'on  ne  pense  :  la  pudeur  des  femmes  n'est  autre  chose 


H  2  NOUVELLES. 

que  la  crainte  de  n'être  pas  trouvées  assez  belles.  C'est 
ce  qui  fait  que  les  belles  filles  se  donnent  plus  facilement 
que  les  laides.  Il  n'y  a  pas  de  résistance  plus  furieuse  que 
celle  d'une  femme  qui  a  le  genou  mal  tourné. 

Musidora  n'avait  pas  cette  idée  humble  et  modeste  que 
le  don  de  sa  personne  dût  éteindre  l'amour  ;  elle  se  livra 
tout  entière  et  sur-le-champ  à  Fortunio,  non  pour  con- 
tenter ses  désirs,  mais  pour  lui  en  inspirer  ;  elle  se  don- 
nait à  lui  pour  qu'il  eût  envie  de  l'avoir  :  c'est  un  calcul 
habile  et  qui  réussit  plus  souvent  qu'on  ne  pense.  Chez 
les  belles  et  fortes  natures,  l'amour  c'est  la  reconnaissance 
du  plaisir. 

Aussi  Musidora  a-t-elle  attaqué  le  cœur  de  Fortunio  par 
la  volupté,  excellente  manière  d'entrer  en  campagne.  — 
D'ailleurs,  à  quoi  bon  attendre  ?  Avec  un  homme  aussi 
fugitif  que  le  Fortunio,  ce  serait  une  chose  chanceuse. 

Profitons  donc  du  moment  où  nos  deux  principaux  per- 
sonnages oublient  V existence  du  monde,  pour  dire  quelque 
chose  de  notre  héros,  car  le  devoir  de  tout  écrivain  est  de 
débrouiller  devant  son  lecteur  l'échèveau  qu'il  a  emmêlé 
à  plaisir  et  de  dissiper  les  nuages  mystérieux  qu'il  a  assem- 
blés lui-même,  dès  le  commencement  de  l'ouvrage,  pour 
empêcher  d'en  apercevoir  trop  clairement  la  fin. 

Fortunio  est  un  jeune  seigneur  de  la  plus  pure  noblesse, 
aristocrate  comme  le  roi  et  aussi  bon  gentilhomme.  Le 
marquis  Fortunio,  son  père,  dont  la  fortune  était  déran- 
gée, l'a  envoyé  tout  jeune  dans  l'Inde  chez  un  de  ses  on- 
cles (pardon  de  l'oncle),  nabab  d'une  richesse  colossale  et 
titanique. 

La  jeunesse  de  Fortunio  s'est  passée  à  chasser  au  tigre 
et  à  l'éléphant,  à  se  faire  porter  en  palanquin,  à  boire  de 
l'arack,  à  mâcher  du  bétel,  ou  à  regarder,  assis  sur  un 
tapis  de  Perse,  danser  les  bibiaderi  avec  leurs  petits  pieds 
chargés  de  clochflies  d'or,  et  leurs  seins  enf(îrmés  dans 
des  étuis  de  bois  de  senteur. 

Son  oncle,  vieillard  voluptueux  et  spirituel,  qui  avait 


FORTUNIO.  1 1  3 

ses  idées  particulières  sur  l'éducation  des  enfants,  avait, 
laissé  le  caractère  de  Fortunio  se  développer  en  toute 
liberté,  curieux,  disait-il,  de  voir  ce  que  pourrait  devenir 
im  enfant  à  qui  l'on  ne  ferait  jamais  une  observation,  et, 
qui  aurait  tous  les  moyens  possibles  de  mettre  sa  volonté 
au  jour. 

Son  inépuisable  fortune  lui  donnait  toutes  les  facilités 
pour  exécuter  ce  plan  d'éducation,  et  jamais  son  neveu 
n'eut  de  caprice  qui  ne  fût  accompli  sur-le-champ. 

Il  ne  lui  parlait  jamais  ni  morale,  ni  religion;  il  ne  lu» 
fît  peur  ni  de  Dieu,  ni  du  diable,  ni  même  du  Code,  les 
lois  n'existant  plus  pour  quelqu'un  qui  a  vingt  million» 
de  rente  ;  il  laissa  cette  vigoureuse  plante  humaine  pous- 
ser à  droite  et  à  gauche  ses  jets  vivaces  et  chargés  d'un 
parfum  sauvage;  il  n'émonda  rien,  ne  retrancha  rien,  ni 
une  épine,  ni  un  nœud,  ni  une  branche  bizarrement  con- 
tournée ;  mais  aussi  il  ne  fit  pas  tomber  une  seule  feuille, 
une  seule  fleur.  Fortunio  resta  tel  que  Dieu  l'avait  fait. 

Jamais  un  désir  inassouvi  ne  rentra  dans  son  cœur  pour 
le  dévorer  avec  ses  dents  de  rat  ;  ses  passions,  toujours 
satisfaites,  ne  laissaient  sur  son  front  aucun  pli,  aucune 
ride  ;  il  était  doux,  calme  et  fort  comme  un  dieu,  dont 
il  avait  presque  la  puissance  exterminatrice.  Jeune  , 
bien  fait,  vigoureux,  riche,  spirituel,  il  ne  connaissait 
personne  au  monde  qu'il  pût  envier,  et  il  se  sentait  envié 
partout.  Il  n'avait  pas  même  à  désirer  la  beauté  de  la 
femme,  car  ses  maîtresses  se  plaisaient  à  s'avouer  vaincues 
et  inférieures  à  lui  pour  l'inimitable  perfection  des  formes 

A  quinze  ans  il  avait  un  sérail,  cinq  cents  esclaves  dft 
toutes  couleurs  pour  le  servir,  et  autant  de  lacks  de  rou 
pies  qu'il  en  pouvait  dépenser;  le  trésor  de  son  oncle  lu 
était  ouvert,  et  il  y  puisait  largement. 

Jamais  le  souci  de  son  avenir  ou  de  sa  fortune  ne  vint 
ternir  son  beau  front  du  reflet  de  son  aile  de  chauve- 
souris  :  il  vivait  nonchalamment  dans  une  atmosphère 
d'or,  ne  s'iinaginant  pas  qu'il  en  pût  être  autrement.  Sa 

10. 


114  NOUVELLES. 

surprise  fut  grande  lorsqu'il  découvrit  qu'il  existait  des 
gens  qui  n'avaient  pas  même  trois  cent  mille  livres  de 
rentes. 

Comme  tous  les  enfants  gâtés,  Fortunio  devint  un 
homme  supérieur;  il  avait  ses  vices,  mais  il  avait  aussi  ses 
qualités. 

Les  instituteurs  ordinaires  ne  veulent  pas  comprendre 
que  la  montagne  suppose  une  vallée,  la  tour  un  puits,  et 
toute  chose  qui  brille  au  soleil  une  excavation  profonde 
et  ténébreuse  d'où  on  l'a  tirée. 

Rien  n'est  plus  détestable  au  monde  qu'un  homme  uni 
et  raboté  comme  une  planche,  incapable  de  se  faire  pen- 
dre, et  qui  n'a  pas  en  lui  l'étoiïe  d'un  crime  ou  deux. 

Fortunio  était  capable  de  tout,  en  bien  comme  en  mal, 
mais  sa  position  était  telle  qu'il  lui  était  tout  à  fait  inutile 
de  nuire.  Du  haut  de  sa  richesse  il  voyait  les  hommes  si 
petits,  qu'il  ne  daignait  pas  s'en  occuper;  cette  noire  four- 
milière de  misérables  s'agitant  sous  ses  pieds,  et  suant 
toute  une  année  pour  gagner  à  grand'peine  ce  qu'il  avait 
d'or  à  dépenser  par  minute,  lui  semblait  peu  digne  d'atti- 
rer l'attention  d'un  homme  bien  né;  il  ne  comprenait 
guère  la  charité  ni  la  philanthropie,  mais  ses  caprices  fai- 
saient toujours  pleuvoir  autour  de  lui  une  abondante 
rosée  d'or,  et  tous  ceux  qui  vivaient  dans  son  ombre  de- 
venaient bientôt  riches;  —  en  somme,  il  faisait  plus  de 
bien  que  trente  mille  hommes  vertueux  et  distributeurs 
de  soupes  économiques.  Il  était  bienfaisant  à  la  manière 
du  soleil,  qui,  sans  donner  un  sou  à  personne,  fait  la  vie 
et  la  richesse  du  monde. 

Comme  il  n'avait  eu  aucun  précepteur  ni  aucun  maître, 
il  savait  beaucoup  de  choses  et  les  savait  parfaitement, 
les  ayant  apprises  tout  seul  ;  étant  placé  haut  et  n'étant 
arrêté  par  aucun  préjugé  de  naissance  ou  de  position,  il 
voyait  au  loin  et  au  large. 

S'il  avait  voulu  être  empereur  ou  roi,  il  l'aurait  été  ; 
avec  son  audace,  son  intoUigence,  sa  beauté,  sa  connais- 


FOKiiNio.  an 

sance  des  hommes  et  ses  puissants  moyens  de  corruption, 
rien  ne  lui  eût  été  plus  facile.  Par  nonchalance  et  par 
dédain,  il  laissa  les  potentats  en  paix  sur  le  trône,  se  con- 
tentant d'être  roi  de  fait. 

Un  caractère  distinctif  de  Fortunio,  c'est  que,  pouvant 
tout,  il  n'était  blasé  sur  rien  ;  il  n'estimait  aucune  chose 
au-dessus  de  sa  valeur,  mais  il  n'avait  pas  de  mépris  sys- 
tématique. 

Comme  tous  ses  désirs  étaient  accomplis  presque  aussi- 
tôt que  formés,  il  n'éprouvait  pas  cette  fatigue  que  cause 
la  tension  de  l'âme  vers  un  objet  qu'elle  ne  peut  atteindre; 
car  ce  n'est  pas  la  jouissance  qui  use,  mais  le  désir. 

Il  aimait  le  vin,  la  bonne  chère,  les  chevaux  et  les 
femmes,  comme  s'il  n'en  avait  jamais  eu  ;  tout  ce  qui 
était  beau,  splendide  et  rayonnant  lui  plaisait;  il  compre- 
nait aussi  bien  les  magnificences  d'une  chaumière  avec  un 
seuil  encadré  de  pampres,  un  toit  velouté  de  mousses  bru- 
nes, panaché  de  giroflées  sauvages,  que  les  splendeurs 
d'un  palais  de  marbre  aux  colonnes  cannelées,  à  l'attique 
hérissé  d'un  peuple  de  blanches  statues.  Il  admirait  éga- 
lement l'art  et  la  nature;  il  aimait  passionnément  les 
femmes  à  cheveux  rouges,  ce  qui  ne  l'empêchait  pas  de 
s'accommoder  fort  bien  des  négresses  et  des  filles  de  cou- 
leur; les  Espagnoles  le  charmaient,  mais  il  adorait  les 
Anglaises  et  ne  dédaignait  aucunement  les  Indiennes;  les 
Françaises  même  lui  paraissaient  fort  agréables;  il  avait 
aussi  un  goût  très-vif  pour  les  vierges  de  Raphaël  et  les 
courtisanes  du  Titien;  bref,  un  éclectique  de  la  plus  haute 
volée,  et  personne  ne  poussa  plus  loin  le  cosmopolitisme. 
Cependant,  nous  l'avouons  à  sa  honte  ou  à  sa  louange, 
on  ne  lui  vit  jamais  de  maîtresse  en  pied,  et  personne  ne 
lui  connut  de  domicile  légal. 

Quant  à  ses  esclaves,  noirs,  jaunes  ou  rouges,  ils  étaient 
aussi  souvent  rossés  que  les  Scapins  de  comédie  ou  les 
Davus  des  pièces  de  Plante. 

Chose  étrange!  il  était  adoré  de  cette  valetaille,  et  ils 


\  1  6  NOUVELLES. 

se  fussent  jetés  au  feu  pour  lui  complaire;  il  les  traitait 
tellement  en  animaux,  qu'il  leur  avait  fait  croire  qu'ils 
étaient  des  chiens,  et  leur  en  avait  inspiré  la  servilité  pas- 
sionnée. 

Jamais  il  ne  lui  arriva  de  répéter  deux  fois  le  même 
ordre  ;  même  il  était  rare  qu'il  prît  la  peine  de  formuler 
sa  volonté  avec  la  parole  :  un  geste,  un  clind'œil  suffisait. 

Il  y  avait  toujours,  sous  la  remise,  une  voiture  attelée 
et  deux  chevaux  sellés  ;  —  un  dîner  perpétuel  était  tenu 
prêt  dans  l'office  :  il  n'était  pas  encore  arrivé  à  Fortunio 
d'attendre  quelqu'un  ou  quelque  chose  ;  — -  deux  belles 
filles  se  tenaient,  nuit  et  jour,  dans  un  cabinet  à  côté  de 
sa  chambre  à  coucher,  en  cas  qu'il  lui  passât  par  la  tête 
quelque  fantaisie  amoureuse.  > —  C'était,  comme  on  voit, 
un  homme  de  précaution. 

L'obstacle  et  le  retard  lui  étaient  inconnus  ;  il  ne  savait 
pas  ce  que  c'était  que  le  lendemain.  Pour  lui  tout  pouvait 
être  aujourd'hui,  et  il  avait  la  puissance  de  faire  de  l'a- 
venir le  présent. 

Lorsque  son  oncle  mourut,  il  avait  vingt  ans  environ  ; 
le  désir  le  prit  de  voir  l'Europe,  la  France  et  Paris. 

11  y  vint,  emportant  avec  lui  vingt  fortunes,  tonnes  d'or, 
cassette  de  diamants  et  le  reste. 

D'abord,  accoutumé  qu'il  était  aux  magnificences  orien- 
tales, tout  lui  parut  misérable,  étriqué,  mesquin.  Les 
grands  seigneurs  les  plus  riches  lui  faisaient  l'effet  de 
mendiants  déguenillés  ;  cependant  il  découvrit  bientôt, 
sous  cet  aspect  pauvre  et  terne,  des  mondes  d'idées  dont 
il  ne  soupçonnait  pas  l'existence.  Il  fit  dans  ces  régions 
nouvelles  des  enjambées  de  géant.  Il  fut  bientôt  aussi  au 
courant  qu'un  Parisien  de  race,  grâce  au  flair  admirable 
dont  la  nature  l'avait  doué. 

Cela  lui  plaisait,  après  avoir  goûté  les  charmes  péné» 

j  trants  et  sauvages  de  la  vie  barbare,  d'essayer  de  tous  les 

f  raffinements  de  la  civilisation  la  plus  extrême  ;  après 

avoir  chasse  le  tigre  sur  un  éléphant,  avec  les  Malais,  (ian;^ 


FORTUNIO*  117 

les  jungles  de  Java,  il  lui  semblait  piquant  de  courir  le 
renard,  en  habit  rouge,  avec  les  membres  du  parlement, 
sur  un  cheval  demi-sang  ;  après  avoir  vu,  à  l'ombre  de  la 
grande  pagode  de  Bénarès,  danser  les  véritables  bibiaderi, 
assis  les  jambes  croisées,  en  robe  de  mousseline,  sur  une 
natte  de  joncs  parfumés,  il  trouvait  plaisant  de  voir,  à 
l'Opéra,  avec  un  binocle  et  des  gants  jaunes,  mademoi- 
selle Taglioni  dans  le  Dieu  et  la  Boyndere  ;  seulement, 
dans  les  premiers  temps,  il  avait  beaucoup  de  peine  à  se 
retenir  de  couper  la  tête  des  bourgeois  qui  l'ennuyaient. 

La  seule  chose  à  laquelle  ses  habitudes  orientales  ne  pu- 
rent se  plier,  c'est  de  voir  sa  maison  ouverte  à  tout  le 
monde  et  de  hardis  pirates  se  glisser  jusqu'aux  plus  secrets 
recoins  de  sa  vie  sous  le  nom  d'amis  intimes. 

Il  rencontrait  ses  compagnons  de  plaisir  dans  le  monde, 
aux  théâtres,  dans  les  promenades,  mais  aucun  n'avait 
mis  le  pied  chez  lui,  ou,  s'il  ne  pouvait  s'empêcher  de  les 
recevoir,  c'était  dans  quelque  appartement  loué  pour  la 
circonstance  et  qu'il  quittait  aussitôt,  de  peur  de  les  y  voir 
revenir. 

Sa  vie  était  divisée,  en  deux  parties  bien  complètes  : 
l'une  tout  extérieure,  courses  au  clocher,  soupers  fins  et 
folies  de  toute  espèce  ;  l'autre  mystérieuse,  séparée  et  pro- 
fondément inconnue. 

On  avait  fait  cette  remarque  à  Fortunio,  qu'il  n'avait  ni 
duchesse  ni  danseuse,  et  qu'il  lui  manquait  cela  pour  être 
tout  à  fait  du  bel  air  ;  à  quoi  il  répondit  qu'il  trouvait  les 
unes  trop  vieilles  et  les  autres  trop  maigres. 

Pourtant  on  le  rencontra  le  lendemain,  aux  Bouffes, 
avec  une  danseuse,  et  le  surlendemain,  à  l'Opéra,  avec 
une  duchesse  :  —  la  danseuse  était  grasse  et  la  duchesse 
jeune,  chose  doublement  extraordinaire. 

Fortunio,  ayant  fait  ce  sacrifice  aux  convenances,  re- 
prit son  train  de  vie  ordinaire,  apparaissant  et  disparais- 
sant sans  jamais  dire  où  il  allait  ni  d'où  il  venait. 

La  curiosité  de  ses  camarades  avait  d'abord  été  excitée 


1  1  8  NOUVELLES. 

au  plus  haut  degré,  mais  peu  à  peu  eUe  s^étart  assoupie, 
et  Ton  avait  accepté  le  Fortunio  tel  qu'il  se  donnait.  L'a- 
mour de  iMusidora  avait  réveillé  ce  désir  de  pénétrer  les 
myslères  de  sa  vie,  et  l'on  parlait  plus  que  jamais  de  ses 
bizarreries  ;  cependant  on  était  forcé  de  s'en  tenir  à  de 
vagues  conjectures.  La  vérité  n'était  sue  de  personne. 
George  lui-même  ne  connaissait  de  Fortunio  que  ce  qui  se 
rapportait  à  son  séjour  dans  l'Inde. 

Nous  n'avons  rien  à  communiquer  au  lecteur  de  plus 
intime  sur  le  compte  de  Fortunio;  toutefois  nous  espé- 
rons le  traquer  bientôt  dans  sa  dernière  retraite. 


CHAPITRE  XVIII. 


La  calèche  aux  chevaux  gris  pommelé  est  retournée 
vide  chez  Musidora,  au  grand  étonnement  de  Jacinthe, 
de  Jack  et  de  Zamore.  La  colombe  Musidora  a  choisi, 
pour  cette  nuit,  le  nid  du  milan  Fortunio. 

Un  rayon  de  soleil  rose  et  vermeil  glisse  sous  les  ri- 
deaux d'un  lit  somptueux  à  colonnes  torses  et  surmonté 
d'une  frise  sculptée. 

Conmie  une  abeille  incertaine  qui  va  se  poser  sur  une 
fleur,  il  tremble  sur  la  bouche  de  Musidora,  endormie 
dans  ses  cheveux  dénoués  et  les  bras  gracieusement  ar- 
rondis au-dessus  de  sa  tête. 

Les  oreillers  au  pillage,  les  couvertures  rejetées,  tout 
indiquait  une  veille  voluptueuse  prolongée  bien  avant 
dans  la  nuit. 

Fortunio,  appuyé  sur  un  coude,  regardait  avec  une 
attention  mélancolique  la  jeune  fille  abritée  sous  l'aile  de 
l'ange  du  sommeil. 

Ses  formes  délicates  et  pures  apparaissaient  dans  toute 
leur  perfection;  sa  peau,  fine  et  soyeuse  comme  une 


FORTUNIO.  H  9 

feuille  de  camellia,  légèrement  rosée  en  quelques  endroits 
par  l'impression  d'un  pli  du  drap  ou  la  marque  d'un 
baiser  trop  vivement  appuyé,  luisait  sous  la  tiède  moiteur 
du  repos  ;  —  une  tresse  de  ses  cheveux  débouclés,  passant 
entre  son  col  et  son  bras,  descendait  en  serpentant  sur  sa 
poitrine  jusqu'à  la  pointe  de  sa  gorge,  qu'elle  semblait 
vouloir  mordre  comme  l'aspic  de  Cléopâtre. 

Au  bout  du  lit,  un  de  ses  pieds  nu,  blanc,  potelé,  avec 
des  ongles  parfaits  semblables  à  des  agates,  un  talon  rose, 
des  chevilles  mignonnes  au  possible,  sortait  de  la  couver- 
ture. —  L'autre,  replié  assez  haut,  se  devinait  vaguement 
sous  l'abondance  des  plis. 

La  couleur  fauve  et  lilonde  de  Fortunio  contrastait  heu- 
reusement avec  l'idéale  blancheur  de  Musidora  ;  c'était  un 
Georgione  à  côté  d'un  Lawrence,  l'ambre  jaune  italien  à 
côté  de  l'albâtre  à  veines  bleuâtres  de  l'Angleterre,  et 
l'on  eût  vraiment  hésité  à  dire  lequel  était  le  plus  char- 
mant des  deux. 

L'œil  exercé  de  Fortunio  analysait  les  beautés  de  sa 
maîtresse  avec  le  double  regard  de  l'amant  et  de  l'artiste. 
Il  se  connaissait  en  femmes  aussi  bien  qu'en  statues  et  en 
chevaux  ;  ce  qui  n'est  pas  peu  dire.  —  Il  paraît  que  son 
examen  le  satisfît,  car  un  sourire  de  contentement  erra 
sur  ses  lèvres;  il  se  pencha  vers  Musidora  et  l'embrassa 
doucement,  de  peur  de  l'éveiller,  puis  il  reprit  sa  contem- 
plation silencieuse. 

—  Elle  est  très-belle,  dit-il  à  demi-voix,  mais  décidé- 
ment j'aime  encore  mieux  Soudja-Sari  la  Javanaise.  J'irai 
la  voir  demain. 

—  N'avez-vous  pas  parlé,  mon  cher  seigneur?  fit  Musi- 
dora en  soulevant  ses  longues  franges  de  cils. 

—  Non,  petite  reine,  répondit  Fortunio  en  la  pressant 
dans  ses  bras. 

Nous  pouvons  affirmer  que  Fortunio  ne  paraissait  guère 
en  ce  moment  penser  à  Soudja-Sari  la  Javanaise. 


120  NOUVELLES. 


CHAPITRE  XIX. 


Nous  voici  retombé  de  noLiveau  dans  nos  perplexiteti. 
—  Nous  étions  parvenu  à  découvrir  l'origine  de  la  richesse 
deFortunio;  nous  nous  étions  procuré  des  renseignements 
assez  satisfaisants  sur  la  façon  dont  il  avait  été  élevé,  ses 
habitudes  de  vivre,  sa  morale  et  sa  philosophie;  malgré 
toute  son  habileté  à  ne  pas  se  laisser  prendre  et  sa  sou- 
plesse de  Protée  pour  se  dérober  aux  curieux,  nous  étions 
venu  à  bout  de  lui  mettre  la  main  sur  le  collet  et  de  pé- 
nétrer dans  une  de  ses  retraites,  —  peut-être  même  dans 
son  terrier  principal  ;  et  voilà  que  toutes  nos  peines  sont 
perdues;  —  il  faut  nous  remettre  en  quête  et  flairer  sur 
tous  les  pavés  la  trace  de  ce  nouveau  mystère. 

Quelle  scélérate  idée  a  poussé  ce  damné  Fortunio  à 
prononcer  dans  le  lit,  à  côté  de  Musidora,  un  nom  aussi 
incongru  que  celui  de  Soudja-Sari  ? 

11  est  évident  que  nos  lectrices  voudront  savoir  ce  que 
c'est  que  Soudja-Sari.  —  Soudja-Sari  la  Javanaise!  — 
Est-ce  une  maîtresse  que  Fortunio  a  eue  dans  les  Indes, 
la  femme  à  qui  est  adressé  \epan{oum  malais  trouvé  dans 
le  portefeuille  volé  et  traduit  par  le  rajah  marchand  de 
dattes? 

Il  nous  est  impossible  de  décider  cette  question  impor- 
tante ;  c'est  pour  la  première  fois  que  nous  entendons  le 
nom  de  Soudja-Sari  ;  elle  nous  est  aussi  inconnue  que  le 
grand  khan  de  Tartarie,  et  nous  avouons  que  ce  souvenir 
de  Fortunio  est  tout  à  fait  déplacé. 

N'a-t-il  pas  Musidora,  une  ravissante  créature,  une 
perle  sans  pareille,  dont  l'âme,  régénérée  par  l'amour,  est 
aussi  charmante  que  l'enveloppe  ;  le  suprême  effort  de  la 
nature  pour  prouver  sa  puissance,  tout  ce  qu'on  peut  ima- 
giner de  suave,  de  délicat,  de  parfait  et  d'achevé? 


FORTUNIO.  421 

—  N'est-ce  pas  assez  pour  un  roman,  et  devons-nous 
favorisera  ce  point  le  libertinage  de  notre  héros,  que  de 
lui  accorder  deux  maîtresses  à  la  fois?  Il  vaudrait  mieux 
donner  six  amants  à  Musidora  que  deux  maîtresses  à  For- 
tunio.  Les  femmes  nous  le  pardonneraient  plus  facile- 
ment. Dieu  sait  pourquoi. 

—  Nous  ferons  tous  nos  efforts  pour  contenter  la  cu- 
riosité de  nos  lectrices. 

— Soudja-Sari  n'est  pas  une  ancienne  maîtresse  de  For- 
tunio,  puisqu'il  vient  de  dire  qu'il  Tira  voir  demain.  Où 
l'ira-t-il  voir?...  Je  ne  pense  pas  que  ce  soit  à  Java  :  il 
n'y  a  pas  encore  de  chemin  de  fer  de  Paris  à  Java  ;  et, 
quand  même  Fortunio  posséderait  le  bâton  d'Abaris,  il 
ne  pourrait  faire  ce  voyage  du  soir  au  lendemain,  et  il  a 
promis  à  Musidora  de  se  montrer  avec  elle,  en  grande 
loge,  à  l'Opéra,  à  la  prochaine  représentation.  —  Ainsi 
Soudja-Sari  est  donc  à  Paris  ou  dans  la  banlieue. 

—  Mais  dans  quel  endroit?  Est-ce  cité  Bergère,  ou  lo' 
yent  les  houris,  ou  dans  le  faubourg  Saint-Germain  ?  à 
Saint-Maur  ou  à  Auteuil  ?  Hic  jacet  lepus  ;  c'est  là  que 
gît  le  lièvre.     ^ 

—  Nous  nous  bornerons  à  dire  que  Soudja-Sari  signi- 
fie :  œii  plein  de  langueur,  suivant  l'usage  oriental,  qui 
donne  aux  femmes  des  noms  tirés  de  leurs  qualités  physi- 
ques. 

Grâce  à  la  traduction  de  ce  nom  significatif  que  nou;5 
devons  à  l'obligeance  d'un  membre  de  la  Société  asiati- 
que très-fort  sur  le  javan,  le  malais  et  autres  patois  in- 
diens, nous  savons  que  Soudja-Sari  est  une  belle  à  l'œil 
voluptueux,  au  regard  velouté  et  chargé  de  rêverie. 

—  Qui  l'emportera,  des  yeux  de  jais  de  Soudja-Sari  ou 
des  prunelles  d'aigue-marine  de  Musidora? 


Il 


1^22  NOUVELLES. 


CHAPITRE  XX. 


L'habitation  de  Fortunio  avait  un  pied  dans  la  rivière; 
—  un  escalier  de  marbre  blanc,  dont  l'eau  montait  ou 
:lescendait  quelques  marches,  suivant  l'abondance  des 
pluies  ou  l'ardeur  de  la  saison,  conduisait  de  la  chambre 
(le  Fortunio  à  une  petite  barque  dorée  et  peinte,  cou- 
verte d'un  tendelet  de  soie. 

Fortunio  proposa  de  faire  un  tour  sur  la  rivière  avant 
de  déjeuner;  Musidora  y  consentit. 

Elle  se  plaça,  à  l'ombre  du  tendelet,  sur  une  estrade  de 
carreaux;  Fortunio  se  coucha  à  ses  pieds,  fumant  son 
hooka,  et  quatre  npgres,  vêtus  de  casaques  rouges,  firent 
voler  la  barque  comme  un  martin-pêcheur  qui  coupe 
l'eau  du  tranchant  de  son  aile. 

Musidora  plongeait  sa  main  délicate  dans  les  cheveux 
soyeux  et  noirs  de  Fortunio  avec  un  ravissement  inefta- 
bie;  elle  le  tenait  donc  enfin,  ce  Fortunio  tant  souhaité, 
assis  à  ses  pieds,  la  tète  appuyée  sur  ses  genoux  !  —  elle 
avait  mangé  à  sa  table,  couché  dans  son  lit,  dormi  entre 
ses  bras,  d'un  seul  pas  elle  était  parvenue  au  fond  do 
cette  vie  si  inconnue  et  si  difficile  à  pénétrer. 

Elle  possédait  un  homme  qu'elle  aimait,  elle  qui  jus- 
que-là n'avait  été  possédée  que  par  des  gens  qu'elle 
haïssait  ;  elle  éprouvait  cet  oubli  parfait  de  toutes  choses 
que  donne  le  véritable  amour,  et  elle  se  laissait  emporter 
avec  insouciance  par  le  rapide  courant  de  la  passion.  Son 
existence  antérieure  était  complètement  abolie  ;  elle  ne 
datait  que  de  la  veille  :  elle  n'avait  vraiment  commencé  à 
vivre  que  du  jour  où  elle  a^  ait  vu  Fortunio. 

Sa  seule  crainte  était  que  sa  vie  ne  fût  pas  assez  longue 
pour  prouver  son  amour  à  Fortunio  ;  le  terme  de  dix  ans, 
le  plus  éloigné  qu'on  ose  poser  à  une  liaison,  lui  paraissait 


FOiimNio.  <23 

bien  court  et  bien  rapproché.  Elle  aurait  voulu  garder  sa 
chère  passion  au  delà  du  tombeau  ;  elle  qui  jusqu'alors 
avait  été  plus  athée  et  plus  matérialiste  que  Voltaire  lui- 
même,  crut  fermement  à  l'immortalité  de  l'âme  pour  se 
donner  l'espérance  d'aimer  éternellement  Fortunio. 

La  barque  glissait  rapidement  sur  le  miroir  tranquille 
de  la  rivière;  les  quatre  avirons  des  rameurs  ne  faisaient 
pas  jaillir  une  seule  perle,  et  l'unique  bruit  qu'on  enten- 
dit, c'était  le  grésillement  de  l'eau  qui  tiiait  des  deux  côtés 
de  la  barque  en  festons  écumeux. 

Fortunio  laissa  sonhooka,  prit  les  deux  pieds  de  Musi- 
dora,  les  posa  sur  sa  poitrine  comme  sur  un  escabeau 
d'ivoire,  et  se  mit  à  sifller  nonchalamment  un  air  d'une 
mélodie  bizarre  et  mélancolique. 

L'ombre  des  peupliers  de  la  rive  flottait  sur  sa  barque, 
qui  semblait  nager  dans  une  mer  de  feuillage;  des  libel- 
lules au  corselet  grêle  venaient  papillonner  jusque  sous  le 
tendelet,  au  milieu  du  tourbillon  transparent  de  leurs  ailes 
de  gaze,  et  regardaient  nos  deux  amants  de  leurs  gros 
yeux  d'émeraude.  Quelque  poisson  au  ventre  d'argent 
sautait  de  loin  en  loin  et  écaillait  la  surface  huileuse  de 
l'eau  d'une  fugitive  paillette  de  lumière.  Il  ne  faisait  pas 
un  souffle  d'air  ;  les  pointes  flexibles  des  roseaux  ne  tres- 
saillaient seulement  pas,  et  la  bannière  de  la  barque  des- 
cendait jusque  dans  l'eau,  à  plis  flasques  et  languissants. 
Le  ciel,  noyé  de  lumière,  était  d'un  gris  d'argent,  car 
l'intensité  des  rayons  du  midi  en  éteignait  l'azur,  et,  au 
bord  de  l'horizon,  montait  un  brouillard  chaud  et  roux 
comme  un  ciel  égyptien. 

—  Pardieu  !  dit  Fortunio  en  ôtant  le  bernous  de  cache- 
mire blanc  dont  il  était  enveloppé,  j'ai  une  furieuse  envie 
de  me  baigner. 

Et  il  sauta  par-dessus  le  plat-bord  de  la  barque. 

Rlusidora,  quoiqu'elle  sût  nager  elle-même,  ne  put 
s'empêcher  de  sentir  un  mouvement  de  frayeur  en  voyant 
le  gouffre  se  ref<;rmer  en  tourbillonnant  sur  la  tête  de 


124  NOUVELLES. 

Fortunio  ;  mais  il  reparut  bientôt  secouant  sa  longue  che- 
velure^ qui  ruisselait  sur  ses  épaules.  Fortunio  nageait 
comme  le  plus  fin  et  le  plus  élégant  Triton  de  la  cour 
de  Neptune.  —  Les  poissons  n'auraient  pas  eu  de  grands 
avantages  sur  lui.  . 

Rien  n'était  plus  charmant  à  voir.  Ses  belles  épaules, 
fermes  et  polies,  tout  emperlées  de  gouttes  d'eau,  luisaient 
comme  un  marbre  submergé  ;  l'onde  amoureuse  frisson- 
nait de  plaisir  en  touchant  son  beau  corps  et  suspendait  à 
ses  bras  des  bracelets  d'argent.  —  Quelques  plantes  aqua- 
tiques qu'il  avait  posées  dans  ses  cheveux  en  relevaient  le 
noir  vif  et  lustré  par  leur  vert  pâle  et  glauque;  on  l'eût 
pris  pour  le  dieu  du  fleuve  lui-même. 

Musidora  ne  pouvait  se  lasser  d'admirer  cette  beauté 
supérieure  aux  perfections  de  la  plus  belle  femme. 

Ni  Phœbus  Apollon,  le  dieu  jeune  et  rayonnant,  ni  le 
Scamandre  funeste  aux  virginités,  ni  Endymion,  le  bleuâ- 
tre amant  de  la  Lune,  aucune  des  formes  idéales  réalisées 
par  les  sculpteurs  ou  les  poètes  n'aurait  pu  soutenir  la 
comparaison  avec  notre  héros. 

Il  était  le  dernier  type  de  la  beauté  virile,  disparue  du 
monde  depuis  !'ère  nouvelle.  Phidias  lui-même  ou  Ly- 
sippe,  le  sculpteur  d'Alexandre,  n'eussent  rien  rêvé  de 
plus  pur  et  de  plus  parfait. 

—  Pourquoi  ne  te  baignes-tu  pas  ?  dit  Fortunio  à  Musi- 
dora en  se  rapprochant  de  la  barque.  On  m'a  dit  que  tu 
savais  nager,  petite. 

—  Oui,  mais  ces  nègres  qui  sont  là. 

—  Ces  nègres?  eh  bien  !  qu'est-ce  que  cela  fait?  ce  ne 
sont  pas  des  hommes.  S'ils  n'étaient  muets,  ils  pourraient 
très-bien  chanter  le  Miserere  à  la  chapelle  Sixtine. 

Musidora  défit  sa  robe  et  se  laissa  couler  dans  le  fleuve. 

Ses  longs  cheveux  flottaient  derrière  elle  comme  un 
manteau  d'or,  et  de  temps  on  temps  on  voyait  luire  à  la 
surface  de  l'eau  ses  reins  satinés  comme  ceux  des  nymphes 


FORTUNIO.  125 

de  Rubens,  et  ses  petits  talons  roses  comme  les  doigts  de 
l'Aurore. 

Ils  glissaient  tous  les  deux  côte  à  côte  comme  des  cy- 
gnes jumeaux,  et,  après  avoir  décrit  quelques  courbes 
gracieuses  pour  rompre  la  force  du  courant,  ils  revinrent 
à  leur  point  de  départ,  et  prirent  pied  sur  les  dernières 
marches  de  l'escalier  de  marbre. 

Deux  belles  mulâtresses  les  attendaient  avec  de  grands 
peignoirs  d'étoffe  moelleuse  et  tiède  dont  elles  les  enve- 
loppèrent. 

—  Eh  bien  !  ma  blanche  naïade,  dit  Fortunio  drapé 
dans  son  étoffe,  n'avons-nous  pas  l'air  de  deux  statues 
antiques? —  Je  fais  un  Triton  passable,  et  l'eau  douce  n'a 
plus  rien  à  envier  maintenant  à  l'onde  amère  :  il  en  est 
sorti  une  Vénus  qui  vaut  bien  l'autre.  —  Pourquoi  ny 
a-t-il  pas  un  Phidias  sur  le  rivage?  le  monde  moderne  au- 
rait sa  Vénus  Anadyomène. —  Mais  nos  sculpteurs  ne  sont 
bons  qu'à  tailler  des  grès  pour  paver  les  rues  ou  des 
hommes  illustres  en  habit  à  la  française;  avec  cette  mau- 
dite civilisation,  qui  n'a  d'autre  but  que  de  jucher  sur  un 
piédestal  l'aristocratie  des  savetiers  et  des  fabricants  de 
chandelle,  le  sentiment  de  la  forme  se  perd,  et  le  bon 
Dieu  sera  obligé  un  de  ces  matins  de  quitter  son  fauteuil 
à  la  Voltaire  pour  venir  repétrir  la  boule  du  monde, 
aplatie  par  ces  populations  de  cuistres  envieux  de  toute 
splendeur  et  de  toute  beauté  qui  forment  les  nations 
modernes.  — Un  peuple  tant  soit  peu  civilisé  dans  le  vrai 
sens  du  mot  t'élèverait  un  temple  et  des  statues,  ma  petite 
reine  ;  on  te  ferait  déesse  :  la  déesse  Musidora,  cela  ne 
sonnerait  pas  mal. 

—  Mariée  au  dieu  Fortunio,  à  la  mairie  et  à  l'église  de 
rOlympe;  sans  quoi  les  divinités  vmpeu  prudes  ne  vou- 
draient pas  me  recevoir  à  leurs  soirées  du  mercredi  ou  du 
vendredi,  reprit  Musidora  en  riant. 

En  devisant  ainsi,  les  deux  amants  rentrèrent  dans  la. 
maison. 

11. 


126  NOUVELLES. 

Et  Soudja-Sari?  —  Lectrices  curieuses,  nous  vous  don- 
nerons bientôt  de  ses  nouvelles. 


CHAPITRE  XXI. 

La  journée  se  passa  comme  un  beau  rêve.  —  Nos 
amants  s'enivraient  à  longs  traits  de  leur  beauté  et  de  leur 
Jeunesse;  leurs  bouches  de  rose  étaient  les  coupes  char- 
mantes où  ils  buvaient  le  vin  capiteux  de  la  volupté;  ils 
ne  se  donnèrent  qu'un  baiser,  mais  il  dura  jusqu'au  soir. 
Musidora  appuyait  sa  joue  brijlante  et  veloutée  contre  la 
fraîche  poitrine  de  Fortunio  ;  elle  était  ramassée  sur  elle- 
même  dans  une  attitude  adorablement  puérile,  comme 
un  enfant  qui  s'arrange  dans  le  giron  de  sa  mère  pour 
dormir  à  son  aise  ;  elle  fermait  ses  paupières,  dont  les  cils 
descendaient  jusqu'au  milieu  des  joues,  puis  elle  les  rele- 
vait lentement  pour  regarder  Fortunio. 

—  Ah!  fit-ella  après  une  de  ces  muettes  contemplations 
en  le  serrant  contre  sa  poitrine  avec  une  force  surhu- 
maine, le  jour  où  tu  ne  m'aimeras  plus,  je  te  tuerai. 

—  Bon  !  se  dit  Fortunio,  — voici  la  cent  cinquante-troi- 
sième femme  qui  me  fait  la  même  promesse,  et  je  me 
porte  encore  passablement;  cela  ne  m'empêchera  pas  de 
vivre  en  joie. 

Il  sentit  la  moelleuse  écharpe  que  Musidora  avait  nouée 
autour  de  son  corps  se  relâcher  tout  à  coup  ;  il  la  regarda 
et  la  vit  pâle,  la  tète  nerveusement  renversée  en  arrière, 
les  dents  serrées,  les  lèvres  décolorées,  et  comme  plongée 
dans  un  paroxysme  de  rage. 

—  Diable  !  dit  Fortunio,  est-ce  qu'elle  parlerait  sérieu- 
sement? Ces  petits  démons  délicats  et  frêles  sont  capables 
de  tout;  —  voici  qui  promet  d'être  amusant.  Après  tout, 
c'est  une  jolie  mort,  et  je  n'en  choisirais  pas  d'autre;  — 
personne  ne  m'a  encore  assez  aimé  pour  me  tuer.  —  Il 


FORTUNIO.  127 

serait  assez  singulier,  après  avoir  passé  par  toutes  les  fu- 
ries des  passions  indiennes  et  tropicales,  d'être  gentiment 
égorgillé  par  une  Parisienne  blondine,  proprette,  et  ayant 
tout  au  plus  la  force  nécessaire  pour  se  battre  en  duel 
avec  un  hanneton. 

En  ce  cas,  ma  reine,  dit-il  tout  haut,  tu  viens  de  me 
signer  un  brevet  d'éternité;  je  passerai  les  ans  de  Mathu- 
salem  et  de  Melchisedech. 

—  Tu  m'aimeras  donc  toujours?  fit  Musidora  en  lui 
donnant  un  long  et  voluptueux  baiser. 

—  Assurément;  quand  on  aime,  c'est  pour  toujours; — 
autrement,  à  quoi  iDon  s'aimer?  Ne  faut-il  pas  l'éternité  à 
l'infini?  Je  t'adorerai  dans  ce  monde-ci  et  dans  l'autre, 
s'il  y  en  a  un,  et  il  doit  y  en  avoir  un  exprès  pour  cela; 
l'amour  a  des  magasins  d'éternités  à  sa  disposition. 

—  Oh  !  le  méchant  railleur  qui  ne  croit  à  rien  !  dit  Mu- 
sidora avec  une  charmante  petite  moue. 

—  Moi  !  je  crois  à  tout;  je  crois  à  la  charité  des  philan- 
thropes, à  la  vertu  des  femmes,  à  la  bonne  foi  des  jour- 
nalistes, aux  épitaphes  des  cimetières,  à  tout  ce  qu'il  y  a 
de  moins  vraisemblable.  Je  voudrais  qu'il  y  eût  quatre 
personnes  dans  la  Trinité  pour  que  ma  foi  fût  plus  méri- 
toire. 

—  Vous  êtes  athée,  monsieur,  fi  donc  I  cela  est  bien 
mauvais  genre,  reprit  Musidora  en  jouant  avec  l'amulette 
qui  scintillait  au  col  de  Fortunio. 

—  Athée  1  — j'ai  trois  dieux  :  l'or,  la  beauté  et  le  bon- 
heur !  —  Je  suis  aussi  pieux  pour  le  moins  que  le  plus 
^neas  de  benoîte  mémoire. 

—  Croyez  au  bon  Dieu,  cela  ne  fait  jamais  de  mal, 
-comme  disent  les  vieilles  femmes  en  proposant  un  remède 
pour  la  migraine  ou  le  mal  de  dents. 

•  —  Ah  çà  !  mon  cœur,  allons-nous  parler  théologie  ? 
j'aimerais  autant  dîner  et  aller  à  l'Opéra.  Il  faut  que  je  te 
présente  k  l'univers.  Nous  allons  nous  mettre  à  table,  et 
nous  partirons. 


128  NOUVELLES. 

—  Y  pensez-vous,  Fortunio  ?  faite  comme  je  suis! 

—  Nous  passerons  ciiez  toi,  et  tu  mettras  une  autre 
robe.  * 

Après  le  dîner,  qui  ne  fut  pas  moins  somptueux  que  la 
veille,  le  charmant  couple  monta  en  voiture. 

Musidora  s'arrêta  chez  elle  et  fit  une  ravissante  toilette. 
Par  un  caprice  d'enfant,  elle  se  mit  en  blanc  des  pieds  à 
la  tête  comme  une  jeune  mariée.  L'expression  douce  et 
virginale  de  sa  figure,  illuminée  par  une  inmiense  félicité 
intérieure,  s'accordait  admirablement  avec  sa  parure. 

Fortunio,  devinant  l'intention  qui  avait  présidé  au  choix 
de  cette  toilette,  tira  d'une  petite  boîte  de  maroquin  rouge, 
qu'il  avait  dans  sa  poche,  un  collier  de  perles  parfaitement 
rondes,  des  boucles  d'oreilles  et  des  bracelets  aussi  en 
perles  d'un  prix  inestimable. 

—  Voici  mon  présent  de  noces,  madame  la  marquise. 
Et  il  lui  accrocha  lui-même  les  pendants  d'oreilles,  lui 
posa  les  bracelets  et  le  collier.  —  Maintenant,  mon  in- 
fante, vous  êtes  au  mieux;  et  je  vous  réponds  que  vingt 
femmes,  ce  soir,  vont  éclater  de  jalousie  dans  leur  peau 
comme  des  marrons  qu'on  a  oublié  de  fendre.  —  Vous 
allez  causer  bien  des  jaunisses,  et  plus  d'un  amant,  cette 
nuit,  sera  traité  comme  un  nègre,  par  suite  de  la  mau- 
vaise humeur  que  vous  ne  pouvez  manquer  d'exciter  dans 
le  camp  féminin. 

Quand  Mnsidora  parut  avec  le  Fortunio  sur  le  devant  de 
la  loge,  ce  fut  dans  la  salle  un  frémissement  d'admiration 
universelle  ;  peu  s'en  fallut  qu'on  n'applaudit. 

Phébé,  qui  était  dans  une  avant-scène  avec  Alfred,  de- 
vint pâle  comme  la  lune  à  l'instant  où  se  montre  le  soleii; 
la  peau  d'Arabelle,  qui  avait  des  prétentions  au  cœur  de 
Fortunio,  s'injecta  de  fibrilles  jaunes,  comme  si  son  fiel 
se  fût  répandu,  et  la  violence  de  son  émotion  fut  telle, 
qu'elle  manqua  de  se  trouver  mal. 

Quanta  la  Romaine  Cinthia,  elle  sourit  doucement,  et 


FORTUNIO.  i  29 

pendant  l*entr'acte  elle  vint  avec  Phébé  voir  Musidora 
dans  sa  loge. 

—  Vous  avez  l'air  d'une  mariée  à  s'y  méprendre,  dit 
Phébé  d'un  air  contraint  et  avec  un  sourire  venimeux. 

—  En  effet,  répondit  Musidora,  je  me  suis  mariée  hier 
avec  le  rêve  de  mon  cœur. 

—  J'en  étais  bien  sûre,  dit  Cinthia;  jamais  une  neu- 
vaine  avec  un  cierge  de  trois  livres  n'a  manqué  son  effet; 
notre  madone  vaut  mieux  que  tous  vos  saints  laids  et 
barbus. 

—  Madame,  dit  George,  qui  entra  dans  sa  loge,  per- 
mettez-moi de  mettre  mes  hommages  à  vos  pieds,  s'il  y  a 
de  la  place.  —  La  calèche  est  à  vous;  quand  faut-il  vous 
l'envoyer? 

—  Merci,  Giorgio,  —  Fortunio  vous  a  devancé. 

—  Eh  bien  !  Fortunio,  continua  George,  revenons-nous 
de  Singapour,  de  Calcutta  ou  de  l'enfer?  C'est  peut-être 
là  que  Musidora  t'a  rencontré  ;  elle  est  très-bien  avec  le 
diable. 

—  Non,  je  reviens  tout  bourgeoisement  de  Neuilly,  ni 
plus  ni  moins  qu\m  roi  constitutionnel.  As-tu  fait  enca- 
drer Cinthia  ? 

La  Romaine  fit  un  signe  de  silencieuse  dénégation. 

Phébé,  se  penchant  à  l'oreille  de  Fortunio,  lui  apprit 
que  Cinthia  était  amoureuse  d'une  espèce  de  bravo,  mé- 
lange de  spadassin  et  de  maître  d'armes,  haut  de  six  pieds, 
avec  des  favoris  noirs  et  trois'  rangées  de  dents  comme  un 
crocodile,  à  qui  elle  donnait  tout  son  argent. 

—  Je  la  reconnais  bien  là,  dit  Fortunio  à  demi-voix. 
Pendant  que  cette  conversation  se  tenait  dans  la  loge 

de  Fortunio,  Alfred,  resté  seul,  lorgnait  de  son  mieux  la 
Musidora.  —  Décidément,  se  dit-il  à  lui-même,  je  vais  me 
remettre  à  faire  la  cour  à  Musidora;  Phébé  est  trop  froide. 
—  Il  serait  du  meilleur  goût  de  supplanter  le  Fortunio 
malgré  ses  grands  airs  de  satrape;  —  cela  ferait  un  éclat 
merveilleux  et  restaurerait  ma  réputation  d'homme  à 


130  NOUVELLES. 

bonnes  fortunes,  qui  a  besoin  d'être  un  peu  ravivée;  car 
je  ne  puis  me  dissimuler  que  voilà  trois  femmes  que  je 
manque.  —  Comment  diable  ce  Fortunio  peut-il  suffire  à 
toutes  les  dépenses  qu'il  fait?  Il  y  a  quelque  chose  là-des- 
sous. On  ne  lui  connaît  pas  un  pouce  de  terre  au  soleil. 
—  Etrange  !  fort  étrange  !  excessivement  étrant^e^  en  vé- 
rité; mais  je  pénétrerai  ce  mystère,  et  j'aurai  la  Musidora. 
Alfred,  ayant  pris  cette  louable  résolution,  se  sentit 
fort  content  de  lui-même,  et  passa  à  plusieurs  reprises 
sa  main  gantée  de  blanc  dans  ses  cheveux  frisés,  de  l'air 
le  plus  avantageux  et  le  plus  triomphant  du  monde. 


CHAPITRE  XXll. 


Nous  prions  le  lecteur  de  se  souvenir  d'un  certain  lit  de 
bois  de  citronnier,  à  pieds  d'ivoire  et  à  rideaux  de  cache- 
mire blanc,  qui  se  trouve  vers  le  commencement  de  ce 
bienheureux  volume;  qu'il  y  ajoute  mentalement  un  se- 
cond oreiller  garni  de  point  d'Angleterre,  et  qu'il  fasse 
ruisseler  sur  la  toile  de  Flandre  les  longs  cheveux  noirs 
de  Fortunio  avec  les  boucles  blondes  de  Musidora,  comme 
deux  fleuves  qui  coulent  ensemble  sans  se  mêler,  et  le 
tableau  sera  complet. 

Nous  n'entreprendrons  pas  de  raconter,  jour  par  jour, 
heure  par  heure,  la  vie  que  menaient  nos  deux  amants. 
Quel  langage  humain  serait  assez  suave  pour  rendre  ces 
adorables  riens,  ces  ravissants  enfantillages  dont  se  com- 
pose l'amour?  Comment  dire  en  humble  prose  ces  belles 
nuits  plus  blanches  que  le  jour,  ces  longues  extases,  ces 
ravissements  profonds,  cette  volupté  poussée  jusqu'à  la 
frénésie,  —  ce  désir  infatigable  renaissant  de  ses  cendres, 
comme  le  phénix,  toujours  plus  avide  et  plus  ardent,  sans 
tomber  dans  le  pathos  et  dans  le  galimatias? 


FORTUNIO.  1 3  1 

'    Fortunio  s'était  laissé  pénétrer  par  la  passion  de  Miisi- 

dora.  L'amour  véritable  est  contagioux  comme  la  peste. 
Tout  railleur  et  tout  sceptique  qu'il  parût,  il  n'avait  pas 
cette  sécheresse  de  cœur  qu'amènent  les  jouissances  trop 
précoces  et  trop  faciles.  —  Il  haïssait  plus  que  la  mort 
les  grimaces  de  sensibilité,  et  ne  se  laissait  nullement  sé- 
duire par  les  minauderies;  l'hypocrisie  d'aiijour  était  celle 
qui  le  révoltait  le  plus,  cependant  il  était  touché  du 
moindre  signe  d'affection  vraie,  et  il  n'eût  pas  rudoyé  une 
t  liillonnière  ou  un  chi(^n  galeux  qui  l'eussent  aimé  réelle- 
ment. Quoique  ses  immenses  richesses  lui  facilitassent 
l'accès  et  la  possession  de  toutes  les  réalités  éclatantes 
et  splendides,  la  petite  fleur  bleue  de  l'amour  naïf  s'épa- 
nouissait doucement  dans  un  coin  de  son  cœur  ;  un  sérail 
de  deux  cents  femmes  et  les  faveurs  de  toutes  les  belles 
courtisanes  du  monde  ne  l'avaient  aucunement  blasé.  11 
était  plus  roué  qu'un  diplomate  octogénaire,  et  plus  can- 
dide que  Chérubin  aux  piedsde  sa  marraine.  Il  avait  mené 
la  vie  de  don  Juan,  et  se  serait  promené  avec  une  pen- 
sionnaire en  veste  de  satin  vert-pomme  sur  les  bords  du 
Lignon.  Il  s'abandonnait  tranquillement  aux  contradic- 
tions les  plus  étranges,  et  ne  se  souciait  pas  le  moins  du 
monde  d'être  logique.  Ses  passions  le  menaient  où  elles 
voulaient,  sans  qu'il  essayât  jamais  de  résister  ;  il  était  bon 
le  matin  et  méchant  le  soir,  plus  souvent  bon  que  mé- 
chant, car  il  se  portait  bien;  il  était  beau  et  riche,  et  pen- 
chait naturellement  à  trouver  le  monde  assez  bien  or- 
donné ;  mais  à  coup  sûr,  quelle  que  fût  son  humeur,  il 
était  ce  qu'il  paraissait  être.  —  Il  concevait  très-bien  les 
choses  les  plus  diverses;  il  aimait  également  l'écarlate  et 
le  bleu  de  ciel,  mais  il  détestait  les  phrases  de  roman  et 
le  jargon  à  h  mode,  et,  ce  qui  l'avait  charmé  principa- 
lement dans  Musidora,  c'est  qu'elle  s'était  donnée  à  lui 
sans  le  connaître  et  sans  lui  rien  dire. 

Il  n'était  bruit  de  par  le  monde  que  de  la  victoire  rem- 
portée par  Musidora  sur  le  Fortunio  introuvable  et  sau- 


132  >  NOUVELLES. 

vage,  qui  s'était  singulièrement  apprivoisé;  la  petite 
chatte  parisienne  aux  yeux  verts  avait  dompté  le  tigre  in- 
dien; elle  le  tenait  en  cage  dans  son  amour,  dont  les  im- 
perceptibles barreaux  étaient  plus  solides  que  des  grilles 
de  fer;  elle  paraissait  l'avoir  complètement  fasciné,  et  la 
pauvre  Soudja-Sari  devait  être  bien  négligée;  sa  beauté 
était  vaincue  par  la  gentillesse  de  Musidora.  —  Fortunio 
se  conduisait  avec  elle  pluseuropéennement  qu'avec  tou- 
tes les  autres  femmes  qu'il  avait  eues  depuis  son  arrivée 
en  France  :  il  Fallait  voir  presque  tous  les  jours  et  toutes 
les  nuits,  et  passait  quelquefois  des  semaines  entières  sans 
la  quitter.  —  Le  sultan  Fortunio  avait  pris  des  façons 
d'Amadis;  on  n'eût  pas  montré  à  une  princesse  des  ado- 
rations plus  ferventes  et  des  respects  plus  humbles.  Ce- 
pendant il  lui  prenait  quelquefois  des  retours  de  férocité 
asiatique  très-prononcés;  les  griffes  du  tigre  sortaient 
acérées  et  menaçantes  du  velours  de  ses  pattes. 

Une  nuit  qu'il  était  couché  à  côté  d'elle,  je  ne  sais  quelle 
idée  saugrenue  lui  passa  par  la  cervelle;  il  se  leva,  s'ha- 
billa, prit  la  lampe,  qu'il  approcha  des  franges  des  ri- 
deaux, et  y  mit  le  feu  avec  un  grand  sang-froid,  puis  il 
entra  dans  la  pièce  voisine,  et  fit  la  même  opération. 

Les  larges  langues  de  la  flamme  noircissaient  déjà  le 
plafond;  cette  éblouissante  clarté  pénétra  à  travers  les 
yeux  assoupis  de  Musidora  ;  elle  se  réveilla,  et,  voyant  la 
chambre  pleine  de  flammes  et  de  fumée,  elle  poussa  un 
cri  d'effroi. 

—  Fortunio,  Fortunio,  cria-t-elle,  sauvez-moi  ! 

Fortunio  était  debout,  appuyé  fort  tranquillement  con- 
tre la  cheminée;  et  regardait  les  progrès  de  l'incendie 
d'un  air  de  satisfaction. 

— J'étouffe  !  dit  Musidora  en  se  jetant  à  b?.s  du  lit  et  en 
courant  vers  la  porte  ;  mais  que  faites-vous  donc,  For- 
tunio, et  pourquoi  n'appelez-vous  pas  au  secours? 

—  Il  n'est  plus  temps,  répondit  Fortunio.  Et,  prenant 


FORTDNIO.  133 

Musidora  comme  un  petit  entant  qu'on  va  emmaillolter,  i  I 
la  roula  dans  une  couverture  et  l'emporta. 

Une  chaleur  insupportable  et  suffocante  rendait  le  pas- 
sage à  travers  Tenlilade  de  pièces  qui  composaient  Tap- 
partement  difficile  et  périlleux  pour  un  homme  moms 
leste  et  moins  vigoureux  que  Fortunio. 

En  quelques  bonds  il  eut  franchi  la  dernière  porte;  il 
descendit  Tescalicr  avec  la  légèreté  d'un  oiseau,  ouvrit 
lui-même,  —  il  eût  été  trop  long  de  réveiller  le  suisse  en- 
seveli sous  les  doubles  pavots  de  l'ivresse  et  du  sommeil, 
—  et  monta  avec  son  précieux  fardeau  dans  une  voiture 
qui  paraissait  l'attendre.  Après  s'être  assis,  il  posa  Musi- 
dora sur  ses  genoux,  et  la  voiture  partit. 

Les  flammes  avaient  crevé  les  fenêtres  et  sortaient  en 
noires  colonnes  ;  toute  la  maison  s'était  enfin  réveillée,  et 
le  cri  :  «  Au  feu,  au  feu  !  »  répété  sur  tous  les  tons,  cou- 
rait d'un  bout  à  l'autre  de  la  rue. 

Les  étincelles  voltigeaient  et  scintillaient  en  paillettes 
d'or  sur  le  fond  rouge  de  l'incendie.  On  eût  dit  une  ma- 
gnifique aurore  boréale. 

—  Je  parie  que  Jack  ne  se  réveillera  que  lorsqu'il  sera 
tout  à  fait  cuit,  dit  Fortunio  en  riant. 

Musidora  ne  répondit  pas.  —  Elle  était  évanouie. 


CHAPITRE  XXIII. 


Quand  Musidora  reprit  ses  sens,  elle  se  trouva  couchée 
iur  un  lit  d'une  élégante  simplicité  ;  Fortunio  était  assis 
à  côté  d'elle. 

Rien  n'était  plus  charmant  et  plus  coquet  que  l'intérieur 
(le  cette  chambre  :  tous  les  meubles  étaient  d'un  choix 
exquis  ;  ce  n'était  pas  ce  luxe  tout  royal  et  presque  inso- 
lent qui  éblouit  plus  qu'il  ne  charme;  c'était  quelque 

12 


134  NorvKi.iKS. 

chose  de  doux,  d'intime  et  de  chastement  vaporeux,  qui 
plaisait  à  Tâme  encore  plus  qu'à  l'œil.  Il  fallait  que  le  ta- 
pissier qui  avait  présidé  à  l'arrangement  de  cette  chambre 
à  coucher  fût  un  grand  poëte.  —  Ce  poëte,  c'était  For- 
tunio. 

—  Gomment  trouves-tu  ce  petit  nid  ?  est-il  de  ton  goût? 

—  Parfaitement,  reprit  Musidora;  — mais  à  qui  appar- 
tient cette  maison?  où  suis-je? 

—  Question  classique  ;  —  chez  toi. 

—  Chez  moi  !  dit  Musidora  étonnée. 

—  Oui,  j'ai  acheté  cette  maison  ayant  l'intention  de 
brûler  la  tienne,  répondit  négligemment  Fortunio,  comme 
s'il  eût  dit  la  chose  la  plus  naturelle  du  monde. 

—  Comment  !  c'est  vous  qui  avez  brûlé  ma  maison?  dit 
Musidora. 

—  Le  feu  ne  s'y  serait  pas  mis  tout  seul,  c'est  une  ré- 
flexion profonde  que  j'avais  faite  ;  alors  je  l'y  ai  mis  moi- 
même. 

—  Étes-vous  fou,  Fortunio,  ou  voulez-vous  vous  jouer 
de  moi  ? 

—  Point  du  tout;  est-ce  que  j'ai  dit  quelque  chose  de 
déraisonnable  ?  —  L'architecture  de  ta  bicoque  était  d'or- 
dre dorique,  ce  qui  m'est  spécialement  odieux;  et  puis 

—  Et  puis  quoi  ?  Voilà  un  beau  motif  pour  incendier 
peut-être  tout  un  quartier,  dit  Musidora,  voyant  que  For- 
tunio s'était  arrêté  au  milieu  de  sa  phrase. 

—  Et  puis...  reprit  Fortunio,  dont  le  teint  avait  pris 
une  nuance  verdâtre  et  dont  les  yeux  s'allumaient,  je  ne 
voulais  plus  te  voir  dans  cette  maison  qui  t'avait  été  don- 
née par  un  autre,  où  d'autres  t'avaient  possédée.  Cela  me 
faisait  horreur;  j'en  haïssais  chaque  fauteuil,  chaque 
meuble,  comme  un  ennemi  mortel;  j'y  voyais  un  baiser 
ou  une  caresse.  J'aurais  poignardé  ton  sofa  comme  un 
homme.  —  Tes  robes,  tes  bagues,  tes  bijoux  me  produi- 
saient la  sensation  froide  et  venimeuse  que  produit  au 
toucher  la  peau  d'un  serpent  j  tout  me  rappelait  chez  toi 


FORTUMO.  435 

des  idées  que  j'aurais  voulu  chasser  sans  retour,  mais  qiù 
revenaient,  plus  importunes  et  plus  acharnées  que  des  es- 
saims de  guêpes,  m'enfoncer  dans  le  cœur  leurs  aiguillons 
empoisonnés.  Tu  ne  peux  pas  te  figurer  avec  quelle  sa- 
tisfaction vengeresse  j'ai  vu  la  flamme  mordre  de  ses 
dents  ces  impures  draperies  qui  avaient  avant  moi  jeté 
leur  perfide  demi-jour  sur  tant  de  scènes  voluptueuses. 
Comme  l'incendie  embrassait  éperdument  ces  exécrables 
murailles,  et  qu'il  semblait  bien  comprendre  ma  fureur  ! 
—  Honnête  feu,  qui  purifies  tout,  ta  pluie  d'étincelles  et 
de  flammèches  ardentes  tombait  sur  moi  plus  fraîche 
qu'une  rosée  de  mai,  et  je  sentais  reverdir  la  paix  de  mon 
cœur  comme  sous  une  ondée  bienfaisante.  —  Maintenant 
il  ne  doit  plus  y  avoir  un  seul  pan  de  mur  debout,  tout 
s'est  écroulé,  tout  s'est  abîmé  ;  il  n'y  a  plus  qu'un  tas  de 
cendres  et  de  charbons.  Je  respire  plus  librement,  et  je 
sens  ma  poitrine  se  dilater. 

—  Mais  tu  as  encore  sur  toi  ce  peignoir  plus  odieux 
que  la  robe  de  Nessus  ;  il  faut  que  je  le  déchire,  que  je  le 
mette  en  mille  pièces,  que  je  le  foule  aux  pieds  comme 
s'il  était  vivant. 

Et  Fortunio  arracha  le  tissu,  qui  craqua  et  se  rompit  ; 
il  le  jeta  par  terre  et  se  mit  à  trépigner  dessus  avec  la  rage 
insensée  d'un  taureau  qui  soulève  sur  ses  cornes  la  ban- 
derole écarlate  abandonnée  par  les  cholulos. 

Musidora,  effarée  de  ces  transports  de  bête  fauve,  s'était 
pelotonnée  sous  la  couverture,  les  bras  croisés  sur  sa  poi- 
trine, et  attendait  dans  une  anxiété  muette  la  fin  de  cette 
scène  singulière. 

—  Ah  !  je  voudrais  t'écorcher  vive  !  dit  Fortunio  en  se 
rapprochant  du  lit. 

L'enfant  eut  peur  un  moment  qu'il  ne  mît  son  souhait 
à  exécution,  et  que,  selon  son  habitude,  il  ne  passât  de 
l'optatif  au  présent;  mais  le  jeune  jaguar  mal  apprivoisé 
continua  ainsi  : 

—  Cette  peau  si  doucCj  si  soyeuse,  sur  qui  se  sont 


136  NOUVELLES. 

posées  les  lèvres  épaissies  par  la  débauche  de  tes  infâmes 
amants,  je  l'arracherais  de  ton  corps  avec  délices  ;  je  vou- 
drais que  jamais  personne  ne  t'ait  vue,  ni  touchée,  ni 
entendue  ;  je  briserais  les  glaces  sur  lesquelles  ton  image 
a  passé  et  qui  l'ont  gardée  quelques  instants.  Je  suis 
jaloux  de  ton  père,  car  enfin  son  sang  est  dans  ton  corps 
et  circule  librement  dans  les  charmants  réseaux  de  tes 
veines  azurées  ;  jaloux  de  l'air  que  tu  respires,  et  qui 
semble  te  donner  un  baiser  ;  jaloux  de  ton  ombre,  qui  te 
suit  comme  un  amant  plaintif.  Il  me  faut  ton  existence 
toute  entière  :  avenir,  passé  et  présent.  —  Je  ne  sais  qui 
me  tient  d'aller  tuer  Georges  et  de  Marcilly,  et  de  faire 
déterrer  Willis  pour  jeter  son  cadavre  aux  chiens. 

En  parlant  ainsi,  Fortunio  tournait  autour  de  la  cham- 
bre comme  un  de  ces  loups  maigres  qu'on  voit,  aux  mé- 
nageries, rôder  autour  de  leur  cage  en  frottant  leur  mu- 
seau noir  contre  les  barreaux. 

Il  se  tut,  fit  encore  quelques  tours  et  vint  se  poser  la 
figure  sur  le  lit.  Il  sanglotait  amèrement  :  l'orage  qui  avait 
commencé  par  des  tonnerres  se  résolvait  en  pluie. 

—  Imbécile,  qui  ne  sent  pas  que  je  n'ai  jamais  aimé 
que  lui,  dit  Musidora  en  lui  prenant  la  tête  et  en  l'attirant 
sur  son  cœur.  0  mon  ami  !  je  ne  suis  née  que  du  jour  où 
je  t'ai  connu  ;  ma  vie  date  de  mon  amour.  Quant  à  Musi- 
dora, pourquoi  en  es-tu  jaloux  ?  tu  sais  bien  qu'elle  est 
morte.  N'es-tu  pas  mon  Dieu,  mon  créateur?  ne  m'as-tu 
pas  faite  de  rien  ?  Pourquoi  te  tourmentes-tu  ? 

—  Pardonne-moi,  mon  ange  :  j'ai  été  élevé  bien  près  du 
soleil,  sur  une  terre  de  feu;  je  suis  extrême  en  tout,  et 
mes  passions  rugissent  dans  mpn  âme  comme  des  caver- 
nes de  lions.  Mais  voici  trois  heures  qui  sonnent  ;  ferme 
tes  yeux  verts,  mon  petit  crocodile.  —  Allons,  dormez, 
mademoiselle. 


FORTLNIO.  137 


CHAPITRE  XXIV. 


Nous  avions  promis  à  nos  lectrices  de  découvrir  Soudja- 
Sari,  cette  beauté  javanaise  aux  yeux  chargés  de  lan- 
gueur; comme  elle  se  trouve  maintenant  Théroïne  oppri- 
mée, et  que  c'est  Musidora  que  Fortunio  aime  aujourd'hui, 
l'intérêt  se  concentre  naturellement  sur  elle.  Mais  nous 
avons  fait  une  promesse  imprudente  et  difficile  à  remplir; 
nous  n'aurions  pas  d'autre  moyen  de  trouver  Soudja-Sari 
qu'en  suivant  Fortunio  ;  et  comment  voulez-vous  que  l'on 
suive  pédestrement  im  gaillard  traîné  par  des  chevaux 
pur  sang?  Et  d'ailleurs  avons-nous  réellement  le  droit 
d'espionner  notre  héros  ?  Est-il  de  la  délicatesse  de  sur- 
prendre ainsi  le  secret  d'un  galant  homme  ?  Est-ce  sa 
faute,  à  lui,  si  nous  avons  été  le  prendre  pour  héros  de 
roman  ? 

Il  en  est  tant  d'autres  qui  ne  demandent  pas  mieux  que 
d'imprimer  leur  correspondance  intime. 

Cependant  il  faut  à  toute  force  trouver  Soudja-Sari,  la 
belle  aux  yeux  pleins  de  langueur. 

Renonçant  ici  à  tous  les  artifices  ordinaires  aux  roman- 
ciers pour  exciter  et  graduer  l'intérêt,  et  averti  d'ailleurs 
qu'il  sera  bientôt  temps  d'apposer  le  glorieux  monosyllabe 
FIN,  nous  allons  trahir  le  secret  de  Fortunio. 

Fortunio,  comme  nous  l'avons  dit,  a  été  élevé  dans 
l'Inde  par  son  oncle,  nabab  d'une  richesse  féerique.  — 
Après  la  mort  de  son  oncle,  il  est  venu  en  France  empor- 
tant avec  lui  de  quoi  acheter  un  royaume.  —  Un  dos  plus 
grands  plaisirs  qu'il  eût,  c'était  de  mélanger  la  vie  bar- 
bare et  la  vie  civilisée,  d'être  à  la  fois  un  satrape  et  un 
fashionable,  Brummel  et  Sardanapale  ;  il  trouvait  piquant 
d'avoir  un  pied  dans  l'Inde  et  l'autre  dans  la  France. 

Pour  parvenir  à  ce  double  but,  voici  ce  qu'il  avait  fait 

12. 


138  NOUVELLES. 

Il  avait  acheté,  dans  un  quartier«de  Paris  asfeez  retiré, 
tout  un  pâté  de  maisons  dont  le  centre  était  occupé  par 
de  grands  jardins.  —  Il  avait  fait  démolir  toutes  les  con- 
structions intérieures,  et  n'avait  laissé  à  son  îlot  de  mai- 
sons qu'une  croûte  de  façades  peu  épaisse.  Toutes  les  fe- 
nêtres donnant  sur  les  jardins  avaient  été  murées  soigneu- 
sement, en  sorte  qu'il  était  impossible  d'apercevoir  d'aucun 
côté  les  bâtiments  élevés  par  Foitunio,  à  moins  de  passer 
au-dessus,  dans  la  nacelle  d'un  ballon. 

Quatre  maisons,  une  sur  chaque  flanc  de  l'îlot,  servaient 
d'entrée  à  Fortunio  ;  de  longs  passages  voûtés  y  aboutis- 
saient et  servaient  à  communiquer  avec  le  dehors  sans 
éveiller  les  soupçons.  Fortunio  sortait  et  rentrait  tantôt 
d'un  côté,  tantôt  de  l'autre,  de  façon  à  n'être  pas  re- 
marqué. 

Un  marchand  de  comestibles  dont  la  boutique  corres- 
pondait par  derrière  avec  les  bâtiments,  et  qui  n'était  au- 
tre qu'im  domestique  dévoué  de  Fortunio,  servait  à  faire 
arriver  les  vivres  d'une  manière  naturelle  et  plausible. 

C'est  dans  ce  palais  inconnu,  plus  introuvable  que  l'El- 
dorado tant  cherché  des  aventuriers  espagnols,  que  For- 
tunio faisait  ces  retraites  mystérieuses  qui  excitaient  si  vi- 
vement la  curiosité  de  ses  amis. 

Il  y  restait  huit  jours,  quinze  jours,  un  mois,  sans  repa- 
raître, selon  que  son  caprice  le  poussait. 

Les  ouvriers  employés  à  cette  bâtisse  avaient  été  large- 
ment payés  pour  garder  le  secret,  et  disséminés  ensuite 
sur  divers  points  du  globe  ;  aucun  n'était  demeuré  à  Paris. 
Fortunio  les  avait  fait  partir,  sans  qu'ils  s'en  doutassent, 
les  uns  pour  l'Amérique,  les  autres  pour  les  Indes  et  l'A- 
frique ;  il  leur  avait  proposé  des  occasions  admirables,  qui 
semblaient  naître  fortuitement  et  dont  ils  avaient  été  com- 
plètement dupes. 

h'Eldorodn,  le  palais  d'or,  comme  Fortunio  l'avait 
baptisé',  ne  mentait  pas  à  son  titre  :  l'or  y  étincelait  de 


FORTUNIO.  139 

toutes  parts,  et  la  maison  dorée  de  Néron  ne  devait  assu- 
rément pas  être  plus  magnifique. 

Représentez-vous  une  grande  cour  encadrée  de  colonnes 
torses  de  marbre  blanc  aux  chapiteaux  et  aux  fûts  dorés, 
entourés  d'un  cep  de  vigne  aussi  doré,  avec  des  grappes  en 
prisme  de  rubis.  Sous  ce  portique  quadruple  s'ouvraient 
les  portes  des  appartements,  faites  en  bois  de  cèdre  pré- 
cieusement travaillé. 

Au  milieu  de  la  cour  s'enfonçaient  quatre  escaliers  ey* 
porphyre,  avec  des  rampes  et  des  repos  conduisant  à  une 
piscine,  dont  l'eau  tiède  et  diamantée  baissait  jusqu'aux 
dernières  marches  ou  montait  jusqu'au  niveau  du  sol, 
selon  la  profondeur  que  l'on  voulait  obtenir. 

Le  reste  de  l'espace  était  rempli  par  des  orangers,  des 
tulipiers,  des  angsoka  à  fleurs  jaunes,  des  palmistes,  des 
aloès,  et  toutes  sortes  de  plantes  tropicales  venant  en 
pleine  terre. 

Pour  aider  à  comprendre  ce  miracle,  nous  dirons  que 
l'Eldorado  était  un  palais  sous  cloche. 

Fortunio,  frileux  comme  un  Indou,  pour  se  composer 
une  atmosphère  à  sa  guise,  avait  d'abord  fait  construire 
une  serre  inmiense  qui  englobait  complètement  son  nid 
merveilleux. 

Une  voûte  de  verre  lui  tenait  lieu  de  ciel  ;  cependant  il 
n'était  pas  privé  de  pluie  pour  cela  :  quand  il  désirait 
changer  le  beau  invariable  de  son  atmosphère  de  cristal, 
il  commandait  une  pluie,  et  il  était  servi  sur-le-champ. 
D'invisibles  tuyaux  criblés  de  trous  faisaient  grésiller  une 
rosée  de  perles  fines  sur  les  feuilles  ouvertes  en  éventail 
ou  bizarrement  découpées  de  sa  forêt  vierge. 

Des  milliers  de  colibris,  d'oiseaux-mouches  et  d'oiseaux 
de  paradis  voltigeaient  librement  dans  cette  immense 
cage,  scintillaient  dans  l'air  comme  des  fleurs  ailées  et 
vivantes  ;  des  paons,  au  col  de  lapis- lazuli,  aux  aigrettes 
de  rubis,  traînaient  magnifiquement  sur  le  gazon  leur 
queue  semée  d'yeux  étoiles- 


140  NOUVELLES. 

Une  seconde  cour  contenait  le  logement  des  esclaves. 

Un  inconvénient  obligé  de  cette  construction  était  de  ne 
pas  avoir  d£  point  de  vue  ;  —  Fortunio^,  esprit  très-inventif 
et  que  rien  n'embarrassait,  avait  paré  à  cet  inconvénient  : 
les  fenêtres  de  son  salon  donnaient  sur  des  dioramas  exé- 
cutés d'une  façon  merveilleuse  et  de  l'illusion  la  plus 
complète. 

Aujourd'hui,  c'était  Naples  avec  sa  mer  bleue,  son  am- 
phithéâtre de  maisons  blanches,  son  volcan  panaché  de 
(lammes,  ses  îles  blondes  et  fleuries  ;  demain,  Venise,  les 
dômes  de  marbre  de  San-Georgio,  la  Dogana  ou  le  Palais 
Ducal  ;  ou  bien  une  vue  de  Suisse,  si  le  seigneur  Fortunio 
se  trouvait  ce  jour-là  d'humeur  pastorale  ;  le  plus  souvent 
c'étaient  des  perspectives  asiatiques,  Bénarès,  Madras, 
Masulipatnam  ou  tout  autre  endroit  pittoresque. 

Le  valet  de  chambre  entrait  le  matin  dans  sa  chambre 
et  lui  demandait  :  —  Quel  pays  voulez-vous  qu'on  vous 
serve  aujourd'hui  ? 

—  Qu'avez-vous  de  prêt?  disait  Fortunio  ;  voyons  votre 
carte.  Et  le  valet  tendait  à  Fortunio  un  portefeuille  de 
nacre  où  les  noms  des  sites  et  des  villes  étaient  soigneuse- 
ment gravés.  Fortunio  marquait  la  vue  qui  lui  était  in- 
connue ou  qu'il  avait  la  fantaisie  de  revoir,  comme  s'il  se 
fut  agi  de  prendre  une  glace  chez  Tortoni. 

Il  vivait  là  en  joie  comme  un  rat  dans  un  fromage  de 
Hollande,  se  livrant  à  tous  les  raffinements  du  luxe  asia- 
tique, servi  à  genoux  par  ses  esclaves,  adoré  comme  un 
dieu,  faisant  voler  la  tète  de  ceux  qui  lui  déplaisaient  ou 
le  servaient  mal,  avec  une  dextérité  parfaite  et  qui  eût  fait 
honneur  à  un  bourreau  turc.  Les  corps  étaient  jetés  dans 
un  puits  plein  de  chaux  et  dévorés  à  l'instant  même.  Mais 
depuis  quelque  temps,  influencé  sans  doute  par  les  idées 
européennes,  il  se  livrait  plus  rarement  à  ce  genre  de 
plaisir,  à  moins  qu'il  ne  fijt  ivre  ou  qu'il  ne  voulût  dis- 
traire un  peu  Soudja-Sari. 

Avant  d'entrer  dans  l'Eldorado  \}  quittait  ses  habits  de 


FORTUNIO.  141 

fashionable  et  reprenait  ses  vêtements  indiens,  la  robe 
et  le  turban  de  mousseline  à  fleurs  d'or,  les  babouches 
de  maroquin  jaune,  et  le  kriss  au  manche  étoile  de  dia- 
mants. 

Aucun  des  Indiens,  hommes  ou  femmes,  qui  étaient 
enfermés  dans  cette  prison  splendide,  ne  savait  un  mot  de 
français,  et  ils  ignoraient  complètement  dans  quelle  partie 
du  monde  ils  se  trouvaient. 

Ni  Soudja-Sari,  sa  favorite,  ni  Rima-Pahes,  à  qui  ses 
immenses  cheveux  noirs  faisaient  comme  un  manteau  de 
jais,  ni  Koukong-Alis,  aux  sourcils  en  arc-en-ciel,  ni  Si- 
cara,  à  la  bouche  épanouie  comme  une  fleur,  ni  Cambana, 
ni  Keni-Tambouhan,  ne  soupçonnaient  qu'elles  tussent  à 
Paris,  par  une  raison  péremptoire,  c'est  qu'elles  ne  sa- 
vaient pas  seulement  que  Paris  existât. 

Grâce  à  cette  ignorance,  Fortunio  gouvernait  ce  petit 
monde  aussi  despotiquement  que  s'il  eût  été  au  milieu 
des  Indes, 

Il  passait  là  des  journées  entières,  dans  une  immobilité 
complète,  assis  sur  une  pile  de  carreaux  et  les  pieds  ap- 
puyés sur  une  de  ses  femmes,  suivant  d'un  regard  non- 
chalant les  spirales  bleuâtres  de  la  fumée  de  son  hooka. 

Il  se  plongeait  délicieusement  dans  cet  abrutissement 
voluptueux  si  cher  aux  Orientaux,  et  qui  est  le  plus  grand 
bonheur  qu'on  puisse  goûter  sur  terre,  puisqu'il  est  l'ou- 
bli parfait  de  toute  chose  humaine. 

Des  rêveries  somnolentes  et  vagues  caressaient  son 
front  à  demi  penché  du  tiède  duvet  de  leurs  ailes;  des 
mirages  étincelants  papillotaient  devant  ses  yeux  assoupis. 

Du  large  calice  des  grandes  fleurs  indiennes,  urnes  et 
cassolettes  naturelles,  s'élevaient  des  senteurs  sauvages  et 
pénétrantes,  des  parfums  acres  et  violents,  capables  d'eni- 
vrer comme  le  vin  ou  l'opium  ;  des  jets  d'eau  de  rose 
s'élançaient  jusqu'au  linteau  sculpté  des  arcades  et  re- 
tombaient en  pluie  fine  sur  leurs  vasques  de  cristal  de  ro- 
che, avec  un  murmure  d'harmonica  ;  pour  surcroît  de 


142  NOUVELLES. 

magnificence,  le  soleil,  illuminant  les  vitres  de  la  voûte, 
faisait  un  ciel  de  diamant  à  ce  palais  d'or. 

C'était  un  conte  de  fées  réalisé. 

On  était  à  deux  mille  lieues  de  Paris,  en  plein  Orient, 
en  pleines  Mille  et  une  Nuits,  et  pourtant  la  rue  boueuse, 
infecte  et  bruyante  bourdonnait,  grouillait  et  fourmillait' 
à  deux  pas  de  là  ;  —  la  lanterne  du  commissaire  de  po- 
lice balançait  au  bout  d'une  potence  son  ctQile  blafarde 
dans  la  brume  ;  les  libraires  vendaient  les  cinq  codes  avec 
leurs  tranches  de  diverses  couleurs;  la  charte  constitu- 
tionnelle ouvrait  ses  lleurs  tricolores,  découpées  en  façon 
de  cocardes;  l'on  respirait  l'atmosphère  de  gaz  hydrogène 
et  de  mélasse  de  la  civilisation  moderne;  l'on  pataugeait 
dans  le  cloaque  de  la  plus  boueuse  prose;  ce  n'était  que 
tumulte,  fumée  et  pluie,  laideur  et  misère,  fronts  jaunes 
sous  un  ciel  gris,  l'affreux,  l'ignoble  Paris  qiie  vous  savez. 

De  l'autre  côté  du  mur,  un  petit  monde  étincelant, 
tiède,  doré,  harmonieux,  parfumé,  un  monde  de  femmes, 
d'oiseaux  et  de  fleurs,  un  palais  enchanté  que  le  magi- 
cien Fortunio  avait  eu  l'art  de  rendre  invisible  au  milieu 
de  Paris,  ville  peu  favorable  aux  prestiges  ;  un  rêve  de 
poète  exécuté  par  un  millionnaire  poétique,  chose  aussi 
rarç  qu'un  poète  millionnaire,  s'épanouissait  comme  une 
fleur  merveilleuse  des  contes  arabes. 

Ici,  le  travail  aux  bras  nus  et  noircis,  à  la  poitrine  ha- 
letante comme  un  soufflet  de  forge;  —  là,  le  doux  loisir 
nonchalamment  appuyé  sur  son  coude;  la  délicate  pa- 
resse, aux  mains  blanches  et  frêles,  se  reposant  le  jour  de 
la  fatigue  d'avoir  dormi  toute  la  nuit;  la  quiétude  la  plus 
parfaite  à  côté  de  l'agitation  la  plus  fiévreuse;  —une  an- 
tithèse complète.  ' 

C'est  ainsi  que  Fortunio  menait  une  existence  double  et 
jouissait  à  la  fois  du  luxe  asiatique  et  du  luxe  parisien. 
Cette  mystérieuse  retraite  était  comme  un  nid  de  poésie, 
où  il  allait  de  temps  en  temps  couver  ses  rêves;  là  étaient 
ses  seiflos  amours,  car  il  ne  pouvait  s'accommoder  des 


FORToro.  4  43 

façons  européennes  et  du  mélange  perpétnel  des  sexes.  Il 
était  assez  de  l'avis  du  sultan  Schariar,  rien  ne  lui  parais- 
sait plus  agréable  que  d'acheter  une  jeune  fille  vierge  et 
de  lui  faire  couper  la  tète  après  la  première  nuit  ;  avec 
cette  méthode  claire  et  simple,  toute  tromperie  était  pré- 
venue. —  Il  ne  poussait  pourtant  pas  ses  précautions  ja- 
louses jusque-là,  mais  il  lui  était  impossible  d'éprouver  de 
Tamour  pour  une  femme  qui  aurait  eu  déjà  quelque 
amant.  —  A  coup  sûr,  s'il  se  fût  marié,  il  n'eût  pas  épousé 
une  veuve.  —  Musidora  était  la  seule  femme  avec  laquelle 
il  eût  prolongé  une  liaison  aussi  longtemps;  il  avait  cédé 
aux  charmes  pénétrants,  à  la  coquetterie  transcendante, 
et  surtout  à  la  passion  vraie  de  la  pauvre  enfant  ;  cette 
flamme  si  chaude  avait  attiédi  son  cœur  :  il  l'aimait; 
cependant  il  était  malheureux  pour  la  première  fois  de  sa 
vie.  D'insupportables  souvenire  lui  traversaient  l'âme  de 
leurs  glaives  aigus,  et  jusqu'au  milieu  des  plus  doux  bai- 
sers, d'affreuses  amertumes  lui  montaient  aux  lèvres  :  il 
se  souvenait  toujours  que  cette  femme  avait  été  possédée 
par  d'autres. 

Sa  puissance  se  trouvait  en  défaut  ;  il  ne  pouvait  re- 
prendre sur  le  temps  la  vie  antérieure  de  Musidora  pour 
la  purifier,  et  cette  idée  s'attachait  à  son  tlanc  comme  un 
vautour.  Il  était  si  habitué  à  la  possession  exclusive,  qu'il 
avait  peine  à  concevoir  qu'il  y  eût  au  monde  un  autre . 
homme  que  lui.  Quand  quelque  chose  lui  rappelait  que 
d'autres  pouvaient  avoir  été  aimés  comme  il  l'était  lui- 
même,  il  lui  prenait  des  rages  diaboliques,  et  il  aurait 
déchiré  des  lions  en  deux,  tellement  la  fureur  lé  transpor- 
tait. Dans  ces  moments-là,  il  se  sentait  un  immense  besoin 
de  monter  à  cheval,  de  se  jeter  au  milieu  d'une  foule  el 
d'y  faire  à  grands  coups  de  sabre  un  hachis  de  bras,  de 
jambes  et  de  têtes;  il  poussait  des  hurlements  et  se  roulait 
par  terre  comme  un  insensé.  C'est  dans  un  de  ces  accès 
de  rage  jalouse  qu'il  avait  mis  le  feu  à  la  maison  de  Mu- 
sidora. 


i  44  NOUVELLES. 

Hors  cela,  il  était  impassible  comme  un  vieux  Turc  ;  le 
tonnerre  serait  descendu  lui  allumer  sa  pipe  qu'il  n'aurait 
pas  témoigné  le  moindre  étonnement  ;  il  n'avait  peur  ni 
de  Dieu  ni  du  diable,  ni  de  la  mort  ni  de  la  vie,  et  il 
jouissait  du  plus  beau  sang-froid  du  monde. 

Fortunio,  captivé  par  la  magicienne  Musidora,  ne  fai- 
sait plus  que  de  rares  apparitions  dans  l'Eldorado.  —  Il 
y  avait  bientôt  huit  jours  qu'il  n'y  avait  mis  les  pieds;  un 
ennui  suffocant  pesait  sur  le  ciel  de  verre  de  ce  petit 
monde  privé  de  son  soleil.  —  Comme  aucun  des  habi- 
tants de  l'Eldorado  ne  savait  où  il  était,  toute  conjecture 
sur  les  motifs  qui  retenaient  Fortunio  dehors  était  impos- 
sible ;  —  ils  ignoraient  s'il  avait  été  à  la  chasse  aux  élé- 
phants ou  faire  la  guerre  à  quelque  rajah;  amenés  direc- 
tement de  l'Inde  sans  avoir  jamais  touché  terre,  ils  ne  se 
doutaient  pas  que  les  mœurs  du  pays  où  ils  se  trouvaient 
fussent  différentes  de  celles  de  Bénarès  ou  de  Madras. 

Soudja-Sari,  inquiète  et  triste,  vivait  retirée  dans  sa 
chambre  avec  ses  femmes.  Il  est  à  regretter  qu'aucun  de 
nos  peintres  n'ait  vu  Soudja-Sari,  car  c'était  bien  la  plus 
mignonne  et  la  plus  ravissante  créature  que  l'on  puisse 
imaginer,  et  les  mots,  si  bien  arrangés  qu'ils  soient,  ne 
donnent  toujours  qu'une  idée  imparfaite  de  la  beauté 
d'une  femme. 

Soudja-Sari  pouvait  avoir  treize  ans,  quoiqu'elle  parût 
en  avoir  quinze,  tant  elle  était  bien  formée  et  d'une  déli- 
cate plénitude  de  contours.  Un  seul  ton  pâle  et  chaud  s'é- 
tendait depuis  son  front  jusqu'à  la  plante  de  ses  pieds.  Sa 
peau,  mate  et  pulpeuse  comme  une  feuille  de  camellia, 
semblait  plus  douce  au  toucher  que  la  membrane  inté- 
rieure d'un  œuf;  pour  la  couleur,  certaines  transparences 
d'ambre  en  pourraient  donner  une  idée.  Vous  imagineriez 
ilifticileinent  quelque  chose  d'un  etlet  plus  piquant  cpie  la 
blancheur  blonde  de  ce  corps  virginal  inondé  d'épaisses 
cascatelles  de  cheveux  aussi  noirs  que  ceux  de  la  Nuit,  et 
filant  d'un  seul  jet  de  la  nuque  au  talon  ;  —  les  racines  de 


FORTUMO,  l-iS 

ces  cheveux,  s'implantant  dans  la  peau  dorée  du  front, 
formaient  comme  une  espèce  de  pénombre  bleuâtre  d'une 
bizarrerie  charmante;  les  yeux  longs  et  noirs,  légèrement 
relevés  vers  les  tempes,  avaient  un  regard  d'une  volupté 
et  d'une  langueur  inexprimables,  et  leurs  prunelles  rou- 
laient d'un  coin  à  l'autre  avec  un  mouvement  doux  et  har- 
monieux auquel  il  était  impossible  de  résister.  Soudja- 
Sari  était  bien  nommée  :  quand  elle  arrêtait  sur  vous  son 
œillade  veloutée,  on  se  sentait  monter  au  cœur  une  pa- 
resse infinie,  un  calme  plein  de  fraîcheur  et  de  parfums, 
je  ne  sais  quoi  de  joyeusement  mélancolique.  —  La  vo- 
lonté se  dénouait;  tout  projet  se  dissipait  comme  une 
fumée,  et  la  seule  idée  qu'on  eût,  c'était  de  rester  éter- 
nellement couché  à  ses  pieds.  Tout  semblait  inutile  et 
vain,  et  il  ne  paraissait  pas  qu'il  y  eût  autre  chose  au 
monde  à  faire  qu'aimer  et  dormir. 

Soudja-Sari  avait  cependant  des  passions  violentes 
comme  les  parfums  et  les  poisons  de  son  pays.  Elle  était 
de  la  race  de  ces  terribles  Javanaises,  de  ces  gracieux 
vampires  qui  boivent  un  Européen  en  trois  semaines  et 
le  laissent  sans  une  goutte  d'or  ni  de  sang,  plus  aride 
qu'un  citron  dont  on  a  fait  de  la  limonade. 

Son  nez  fin  et  mince,  sa  bouche  épanouie  et  rouge 
comme  une  fleur  de  cactus,  la  largeur  de  ses  hanches,  la 
petitesse  de  ses  pieds  et  de  ses  mains,  tout  accusait  en  elle 
une  pureté  de  race  et  une  force  remarquables. 

Fortunio  l'avait  achetée,  à  l'âge  de  neuf  ans,  le  prix  de 
trois  bœufs;  elle  n'avait  pas  eu  de  peine  à  sortir  de  la 
foule  des  beautés  de  son  sérail  et  à  devenir  sa  favorite. 
Fortunio,  s'il  ne  lui  avait  pas  été  fidèle,  chose  impossible 
avec  ses  idées  et  les  mœurs  orientales,  lui  était  toujours 
resté  constant. 

Jamais,  avant  Musidora,  il  n'avait  eu  "pour  d'autres  un 
caprice  aussi  vif  et  aussi  passionné,  et  notre  chatte  aux 
prunelles  vert  de  mer  était  la  seule  femme  qui  eût  jamais 

13 


146  NOUVELLES. 

balancé  dans  le  cœur  de  notre  héros Tinfluence  de  Soudja- 
Sari. 

Soudja-Sari,  assise  sur  un  tapis,  se  regarde  dans  un 
i  etit  miroir  fait  de  pierre  spéculaire  et  emmanché  dans 
un  pied  d'or  finement  ciselé;  quatre  femmes,  accroupies 
autour  d'elle,  tressent  ses  cheveux  qu'elles  se  sont  parta- 
gés et  qu'elles  entremêlent  de  fils  d'or;  une  cinquième, 
posée  plus  loin,  lui  chatouille  légèrement  le  dos  avec  une 
petite  main  sculptée  en  jade,  montée  au  bout  d'un  bâton 
d'ivoire. 

Keni-Tambouhan  et  Koukong-Alis  sortent  des  coffres 
de  bois  de  cèdre  qui  servent  de  vestiaire  à  notre  princesse 
des  robes  et  des  étoffes  précieuses  ;  ce  sont  des  satins  noirs 
avec  des  fleurs  chimériques,  ayant  pour  pistils  des  aigret- 
tes de  paon  et  pour  pétales  des  ailes  de  papillon  ;  des  bro- 
carts à  la  trame  grenue,  étoiles  et  piqués  de  points  lumi- 
neux ;  des  velours  épingles ,  des  soieries  plus  changean- 
tes que  le  col  des  colombes  ou  le  prisme  de  l'opale;  des 
mousselines  côtelées  d'or  et  d'argent  et  historiées  de  ra- 
mages à  découpures  bizarres,  une  vraie  garde-robe  de  fée 
ou  de  péri.  —  Elles  étalent  toutes  ces  magnificences  sur 
les  divans,  afin  que  Soudja-Sari  puisse  choisir  la  robe 
qu'elle  veut  mettre  ce  jour-là. 

Rima-Pahes,  dont  les  longs  cheveux  relevés  à  la  japo- 
naise sont  tortillés  autour  de  deux  baguettes  d'or  termi- 
nées par  des  boules  d'argent,  se  tient  à  genoux  devant 
Soudja-Sari  et  lui  montre  différents  bijoux  contenus  dans 
une  petite  cassette  de  malachite. 

Soudja-Sari  est  incertaine  ;  elle  ne  sait  pas  s'il  vaut 
mieux  prendre  son  collier  de  chrysoberil,  ou  celui  de 
grains  dazerodrach  ;  elle  les  essaye  tour  à  tour  et  finit  par 
choisir  un  simple  fil  de  perles  roses,  qu'elle  remplace 
Jjientôt  par  trois  rangs  de  corail  ;  puis,  comme  fatiguée 
d'un  aussi  grand  travail,  elle  appuie  son  dos  sur  les  ge- 
noux d'une  de  ses  femmes  et  laisse  tomber  ses  bras,  les 
nuiins  ouvertes  et  tournées  vers  le  ciel,  à  la  façon  d'une 


FORTUmO.  147 

personne  épuisée  de  lassitude  ;  elle  ferme  ses  paupières 
frangées  de  longs  cils  et  renverse  sa  tète  en  arrière  ;  les 
quatre  esclaves,  qui  n'avaient  pas  encore  terminé  leurs 
nattes,  se  rapprochent  pour  ne  pas  donner  à  ses  cheveux 
une  tension  douloureuse  ;  mais,  l'une  d'entre  elles  n'ayant 
pas  été  assez  prompte,  Soudja-Sari  poussa  un  cri  plus 
aigu  que  le  sifflement  d'un  aspic  sur  lequel  on  vient  de 
marcher,  et  se  dressa  avec  un  mouvement  brusque  et  sec. 

L'esclave  pâlit  en  voyant  Soudja-Sari  chercher  à  retirer 
des  cheveux  de  Rima-Pahes  une  des  longues  aiguilles  d'or 
qui  les  retenaient;  car  une  des  habitudes  de  notre  infante 
était  de  planter  dès  épingles  dans  la  gorge  de  ses  femmes 
lorsqu'elles  ne  s'acquittaient  pas  de  leurs  fonctions  avec 
toute  la  légèreté  désirable.  —  Cependant,  comme  l'ai- 
guille ne  céda  pas  tout  d'abord,  Soudja-Sari  reprit  sa  pose 
nonchalante  et  referma  les  yeux. 

L'esclave  respira. 

La  toilette  de  Soudja-Sari  s'acheva  sans  autre  incident. 

Voici  comme  elle  était  mise  :  un  pantalon  à  bandes 
noires,  sur  un  fond  d'or  fauve',  lui  montait  jusqu'aux  han- 
ches et  s'arrêtait  un  peu  au-dessus  des  chevilles  ;  une  es- 
pèce de  veste  ou  de  brassière  très-étroite,  ressemblant  à 
la  strophia  et  au  ceste  antique,  jointe  en  haut  et  en  bas 
par  deux  agrafes  de  pierreries,  dessinait  avec  grâce  les 
contours  vifs  et  hardis  de  sa  gorge  ronde  et  brune,  dont 
l'échancrure  de  l'étofté  laissait  apercevoir  le  commence- 
ment. 

Cette  veste  était  d'une  étoffe  d'or  avec  des  ramages  et 
des  fleurs  en  pierreries,  les  feuillages  en  émeraudes,  les 
roses  en  rubis,  les  fleurs  bleues  en  turquoises;  —  elle 
n'avait  pas  de  manches  et  permettait  à  deux  bras  char- 
mants de  faire  admirer  la  sveltesse  de  leur  galbe. 

Ce  qui  donnait  un  caractère  piquant  et  singulier  à  ce 
costume  de  la  Javanaise,  c'est  qu'il  y  avait  une  assez 
grande  distance  entre  le  corset  et  la  ceinture  du  pantalon, 
en  sorte  que  l'on  voyait  à  nu  sa  poitrine,  ses  flancs  pote- 


148  NOUVELLES. 

lés,  plus  polis  et  plus  luisants  que  du  marbre,  ses  reins 

souples  et  cambrés,  et  le  haut  de  son  ventre,  aussi  pur 
qu^une  statue  grecque  du  beau  temps. 

Ses  cheveux  étaient  divisés,  comme  nous  l'avons  dit,  en 
quatre  tresses  mêlées  de  fils  d'or  qui  tombaient  jusqu'à  ses 
pieds,^deux  devant,  deux  derrière  ;  une  fleur  de  camboja 
s'épanouissait  de  chaque  côté  de  ses  tempes  bleuâtres  et- 
transparentes,  où  l'on  voyait  se  croiser  un  réseau  de  vei- 
nes délicates  comme  aux  tempes  du  portrait  d'Anne  de 
Boleyn,  et  au  bout  de  ses  oreilles  nacrées,  enroulées  fine- 
ment, scintillaient  deux  scarabées  dont  les  élytres,  d'un 
'vert  doré,  se  coloraient  de  toutes  sortes  de  nuances  d'une 
richesse  inimaginable;  un  grand  pagne  de  mousseline 
des  Indes,  avec  un  semis  de  petits  bouquets  d'or,  négli- 
gemment roulé  autour  de  son  corps,  estompait  de  sa  blan- 
che vapeur  ce  que  ce  costume  aurait  pu  avoir  de  trop 
éclatant  et  de  trop  précis. 

Elle  avait  les  pieds  nus,  avec  un  anneau  de  brillants  à 
chaque  orteil  ;  un  cercle  d'or  lui  ceignait  la  cheville  ;  ses 
bras  étaient  chargés  de  trois  bracelets  :  deux  près  de  l'é- 
paule et  l'autre  au  poignet. 

Au  cas  où  elle  aurait  voulu  marcher  et  descendre  dans 
le  jardin,  fantaisie  qui  lui  prenait  rarement,  une  paire  de 
babouches  d'une  délicatesse  et  d'une  mignonnerie'admi- 
rables,  la  pointe  un  peu  recourbée  en  dedans,  à  la  sia- 
moise, était  posée  à  côté  de  son  divan. 

Sa  toilette  achevée,  elle  demanda  sa  pipe  et  se  mit  à  fu- 
mer de  l'opium.  Rima-Pahes  faisait  tomber  du  bout  d'une 
aiguille  d'argent,  sur  le  champignon  de  porcelaine,  la 
pastille  liquéfiée  à  la  flamme  d'un  charbon  de  bois  odo- 
rant, tandis  que  Keni-Tambouhan  agitait  doucement  deux 
grands  éventails  de  plumes  de  faisan-argus,  et  que  la  belle 
Cambana,  assise  à  terre,  chantait,  en  s'accompagnant  sur 
une  guzla  à  trois  cordes,  le  pantoum  de  la  colombe  de 
Patani  et  du  vautour  de  Bendam. 

La  fumée  aromatiqi>e  iet  bleuâtre  de  l'opium  s'échappait 


FORTUNIO.  ,  14!l 

en  légers  tlocons  des  lèvres  rouges  de  Soudja-Sari,  qui  se 
plongeait  de  plus  en  plus  dans  un  oubli  délicieux  de  tou- 
tes choses.  —  Rima-Pahes  avait  déjà  renouvelé  six  fois  la 
pastille. 

—  Encore,  dit  Soudja-Sari  du  ton  impérieux  d'un  en- 
fant gâté  à  qui  l'on  donnerait  la  lune  s'il  lui  prenait  fan- 
taisie de  la  demander. 

—  Non,  maîtresse,  répondit  Rima-Pahes,  vous  savez 
bien  que  Fortunio  vous  a  défendu  de  fumer  plus  de  six 
pipes.  —  Et  elle  sortit  en  emportant  la  précieuse  boîte 
d'or  qui  contenait  le  voluptueux  poison. 

—  Méchante  Rima-Pahes,  qui  m'emporte  ma  boîte  d'o- 
pium !  J'aurais  si  bien  voulu  dormir  jusqu'à  ce  que  mon 
Fortunio  revînt  !  —  Du  moins  je  l'aurais  vu  en  rêve  !  A 
quoi  bon  être  éveillée  et  vivre  quand  il  n'est  pas  là?  — 
Jamais  il  n'est  resté  aussi  longtemps  en  chasse.  Que  peut-il 
lui  être  arrivé  ?  il  a  peut-être  été  mordu  par  un  serpent  ou 
blessé  par  un  tigre. 

—  Très-peu,  dit  Fortunio  en  soulevant  la  portière;  c'est 
moi  qui  mords  les  serpents  et  qui  égratigne  les  tigres. 

Au  son  de  cette  voix  bien  connue,  Soudja-Sari  se  leva 
debout  sur  son  divan,  se  jeta  dans  les  bras  de  Fortunio  en 
faisant  un  m.ouvement  pareil  à  celui  d'un  jeune  faon 
éveillé  en  sursaut. 

Elle  passa  ses  deux  mains  autour  du  col  de  son  amant, 
et  se  suspendit  à  sa  bouche  avec  l'avidité  enragée  d'un 
voyageur  qui  vient  de  traverser  le  désert  sans  boire  ;  elle 
le  pressait  sur  sa  poitrine,  se  roulait  autour  de  lui  comme 
une  couleuvre  :  elle  aurait  voulu  l'envelopper  de  son  corps 
et  le  touchera  la  fois  sur  tous  les  points. 

—  Oh  !  mon  cher  seigneur,  dit-elle  en  s'asseyant  sur 
ses  genoux,  si  vous  saviez  comme  j'ai  souffert  pendant 
votre  absence  et  quelle  peine  j'ai  eue  pour  vivre!  Vous 
aviez  emporté  mon  âme  dans  votre  dernier  baiser,  et  vous 
ne  m'aviez  pas  laissé  la  vôtre,  méchant  !  J'étais  comme 
une  morte,  ou  comme  un  corps  pris  de  sommeil  :  mes 

13. 


i  50  •  NOUVELLES. 

larmes  seules,  roulant  en  gouttes  silencieuses  le  long  de 
ma  figure,  faisaient  voir  que  j'existais  encore.  Lorsque  tu 
n'es  pas  là,  ô  Fortimiode  mon  cœur,  il  me  semble  que  le 
soleil  s'est  éteint  dans  la  solitude  des  cieux;  les  lueurs 
les  plus  vives  me  paraissent  noires  comme  des  ombres; 
tout  est  dépeuplé  ;  toi  seul  es  la  lumière,  le  mouvement 
et  la  vie  ;  hors  de  toi,  rien  n'existe  :  oh  !  je  voudrais  me 
fondre  et  m'abîmer  dans  ton  amour,  je  voudrais  être  toi 
pour  te  posséder  plus  entièrement  ! 

—  Cette  petite  fille  s'exprime  très-bien  dans  son  indos- 
tani  ;  c'est  dommage  qu'elle  ne  sache  pas  le  français,  elle 
écrirait  des  romans  et  ferait  un  bas-bleu  très-agréable,  se 
dit  Fortunio  à  lui-même  en  s'amusant  à  défaire  les  tresses 
de  Soudja-Sari. 

—  Mon  gracieux  sultan  veut-il  prendre  un  sorbet,  mâ- 
cher du  bétel,  ou  boire  de  l'arack?  Préférerait-il  du  gin- 
gembre de  la  Chine  confit,  ou  une  noix  muscade  pré- 
parée? dit  la  Javanaise  en  soulevant  ses  beaux  yeux. 

—  Fais  apporter  toute  ta  cuisine,  —  j'ai  la  plus  royale 
envie  de  me  griser  abominablement. Toi,  Keni-Tambouhan, 
tu  vas  jouer  du  tympanon  ;  toi,  Canibana,  exerce  tes 
griffes  sur  ta  citrouille  emmanchée  dans  un  balai,  et  faites 
à  vous  toutes  un  sabbat  à  rendre  le  diable  sourd.  Il  y  a 
longtemps  que  je  ne  me  suis  réjoui.  — Rima-Pahes,  pen- 
dant que  je  chanterai  et  que  je  boirai,  me  chatouillera  la 
plante  des  pieds  avec  la  baibe  d'une  plume  de  paon.  — 
Fatmé  et  Zuleika  danseront,  et  ensuite  nous  ferons  battre 
un  lion  et  un  tigre.  — Tous  ceux  ou  celles  qui  ne  seront 
pas  ivres-morts  d'ici  à  deux  heures  seront  décapités  ou 
empalés,  à  leur  choix.  —  C'est  dit. 

Une  nuée  de  petits  esclaves  noirs,  jaunes,  rouges  ou 
bigarrés,  arrivèrent  portant  des  plateaux  d'argont  sur  le 
bout  des  doigts  et  des  vases  sculptés  en  équilibre  sur  leur 
tête.  En  trois  minutes  tout  fut  prêt. 

Chaque  groupe  de  femmes  avait  sa  table,  c'est-à-dire 


FORTUMO.  i^^ 

son  tapîs,  chargé  de  bassins  pleins  de  conserves  et  de  con- 
fitures; le  service  se  faisait  à  la  mode  orientale. 

De  temps  en  temps  Fortunio  jetait  à  ces  beautés  des 
fruits  secs  entremêles  d'amandes  d'or  et  d'argent  renfer- 
mant quelque  petit  bijou,  et  il  riait  aux  éclats  de  voiries 
eiforts  qu'elles  faisaient  pour  s'en  saisir. 

Jamais  les  yeux  des  Grecs,  amants  de  la  belle  forme, 
ne  se  reposèrent  sur  d'aussi  gracieux  athlètes  et  ne  virent 
de  plus  charmants  corps  dans  des  poses  plus  variées  et 
plus  heureuses;  c'étaient  des  groupes  d'un  arrangement 
admirable,  des  enlacements  de  couleuvre,  une  souplesse 
de  Prêtée. 

—  Allons,  dit  Fortunio  à  Koukong-Alis,  veux-tu  bien 
ne  pas  mordre:  — regarde  donc  ce  petit  scorpion,  comme 
il  agite  ses  pinces!  —  Si  tu  as  le  malheur  de  faire  encore 
pleurer  Sacara,  je  te  ferai  pendre  par  les  cheveux.  — 
Viens  ici,  Sacara,  au  lieu  d'avoir  une  amande  d'argent,  tu 
en  auras  une  poignée. 

Sacara  s'approcha,  souriant  dans  ses  larmes  et  jetant 
un  regard  de  triomphe  sur  Koukong-Alis,  qui  se  tenait 
morne  et  sombre  à  sa  place. 

Fortunio  lui  remplit  le  pan  de  sa  robe  du  précieux 
fruit,  l'embrassa  et  la  fit  asseoir  près  de  lui  sur  le  divan. 

Les  deux  aimés  s'avancèrent  en  se  balançant  sur  leurs 
hanches,  et  dansèrent  jusqu'à  ce  qu'elles  tombassent  sur 
le  plancher  haletantes  et  demi-mortes.  —  Le  lion  et  le 
tigre  se  battirent  avec  un  tel  acharnement,  qu'il  resta  fort 
peu  de  chose  des  deux  combattants.  —  L'arack  et  l'opium 
firent  si  bien  leur  office,  que  personne  ne  conserva  sa  rai- 
son au  delà  du  terme  prescrit;  la  réjouissance  fut  com- 
plète. —  Fortunio  s'endormit  sur  le  sein  de  Soudja-Sari. 
—  Musidora  l'attendit  toute  la  nuit  et  dormit  fort  peu. 


1 S2  NOUVELLES. 


CHAPITRE  XXV. 


tl  paraît  que  Fortiinio  se  trouva  bien  dans  son  nid  doré, 
car  Musidora  Tatteikdit  huit  jours  et  vainement. 

Voici  la  cause  de  cette  rupture  subite.  —  Fortunio  avait 
reconnu  qu'il  y  avait  entre  Musidora  et  lui  une  cause  d'a- 
mertume inépuisable.  — Il  la  trouvait  charmante,  pleine 
d'esprit,  tout  à  fait  digne  d'amour;  mais  il  ne  pouvait 
oublier  le  passé  :  sa  jalousie  rétrospective  était  toujours 
en  éveil  ;  il  se  serait  rendu  malheureux  au  delà  de  toute 
expression,  sans  contribuer  en  rien  au  bonheur  de  Musi- 
dora. —  Il  avait  fait  les  plus  grands  eftorts  pour  étouffer 
cette  pensée  vivace,  elle  s'était  toujours  relevée  plus  veni- 
meuse et  plus  acharnée;  sentant  que  les  efforts  mêmes 
qu'il  faisait  pour  oublier  le  faisaient  se  souvenir,  il  ne 
voulut  plus  persister  dans  une  lutte  inutile.  —  S'il  avait 
moins  aimé  Musidora,  il  l'eût  gardée;  il  l'aimait  trop  pour 
qu'il  pût  exister  entre  eux  une  pensée  secrète. 

—  Avec  son  caractère  ferme  il  eut  bientôt  pris  sa  dé- 
cision. —  Décision  irrévocable. 

Musidora  reçut  une  lettre  contenant  une  inscription  de 
vingt-cinq  mille  livres  de  rente  avec  une  boucle  de  che- 
veux de  Fortunio,  et  ces  mots  d'une  main  inconnue  : 

«  Madame, 

«  Le  marquis  Fortunio  vient  d'être  tué  en  duel.  —  Sou- 
venez-vous quelquefois  de  lui.  » 

—  Ah  !  fit  Musidora,  il  ne  venait  pas,  il  devait  être  mort 
en  eflet:  je  l'avais  deviné;  mais  je  ne  lui  survivrai  pas 
longtemps.  Et,  sans  verser  une  larme,  elle  alla  chercher 
le  portefeuille  où  était  serrée  l'aiguille  empoisonnée  que 
Fortunio  lui  avait  reprise  au  commencement  de  leurs 
amours,  se  défiant  des  vivacités  de   son  caractère,  et 


FORTUNIO.  i 53 

qu'elle  avait  retrouvée  au  fond  d'une  cassette  oubliée. 

—  C'était  un  funeste  présage,  et  le  hasard  a  été  clair- 
voyant de  me  faire  trouver  un  instrument  de  mort  où  je 
ne  cherchais  que  des  billete  d'amour  et  le  moyen  de  nouer 
une  intrigue  frivole. 

Ayant  dit  ces  mots,  elle  embrassa  la  boucle  de  cheveux 
:\e  Fortunio,  et  se  piqua  la  gorge  avec  la  pointe  de  l'ai- 
;;uille. 

Ses  yeux  se  fermèrent,  les  roses  de  ses  lèvres  se  chan- 
gèrent en  pâles  violettes  ;  un  frisson  courut  sur  son  beau 
corps. 

Elle  était  morte. 


CHAPITRE  XXVI. 


«  Mon  cher  Radin-Mantri, 

«  Cette  lettre  ne  me  précédera  pas  de  beaucoup.  —  Je 
retourne  dans  l'Inde,  et  probablement  je  n'en  sortirai  plus. 
—  Tu  te  rappelles  avec  quelle  ardeur  je  désirais  visiter 
l'Europe,  le  pays  de  la  civilisation,  comme  on  appelle 
cela;  mais  Dieu  damne  mes  yeux!  si  j'avais  suce  que 
c'était,  je  ne  me  serais  pas  dérangé. 

«  Je  suis  en  France  à  présent,  un  pauvre  pays,  à  Paris, 
une.  sale  ville  ;  —  il  est  difficile  de  s'y  amuser  convena- 
blement. —  D'abord  il  y  pleut  toujours,  et  le  soleil  n'y 
paraît  qu'en  gilet  de  flanelle  et  en  bonnet  de  coton;  il  a 
l'air  d'un  vieux  bonhomme  perclus  de  rhumatismes. — Les 
arbres  ont  de  toutes  petites  feuilles  et  seulement  pendant 
trois  mois  de  l'année;  pour  toute  chasse,  des  lapins,  ou 
tout  au  plus  quelques  méchants  sangliers  ou  quelques  mau- 
vais loups  qui  n'ont  pas  seulement  la  force  de  manger  une 
douzaine  de  paysans. 

a  Les  hommes  sont  horriblement  laids,  et  les  femmes... 


i  54  NOUVELLES. 

Oh  !  et  ah  !  —  Les  gens  riches,  ou  qui  passent  pour  tels, 
n'ont  pas  seulement  une  pièce  de  vingt-cinq  mille  francs 
dans  leur  poche,  et,  si  en  se  promenant  il  leur  prend  fan- 
taisie de  faire  reculer  leur  tilbury  dans  une  devanture  de 
boutique  ou  d'écraser  un  manant  ou  deux,  ils  sont  obligés 
de  laisser  leur  chapeau  en  gage  ou  d'aller  emprunter  de 
l'argent  à  un  de  leurs  amis. 

«  Il  y  a  une  certaine  classe  de  jeunes  gens  que  l'on 
appelle  fashionables,  c'est-à-dire  jeunes  gens  à  la  mode  ; 
c'est  une  singulière  vie  que  la  leur.  L'habit  du  plus 
élégant  d'entre  eux  ne  vaut  pas  mille  francs,  et  les  trois 
quarts  du  temps  ils  le  doivent  ;  leur  suprême  raffinement 
consiste  à  porter  des  bottes  vernies  et  des  gants  blancs. 
—  Une  paire  de  bottes  coûte  quarante  francs  ;  une  paire 
de  gants,  trois  francs  ou  cent  sous.  —  Luxe  titanique  !  — 
Leurs  vêtements  sont  d'un  drap  à  peu  près  pareil  à  celui 
des  portiers,  des  marchands  de  salade  et  des  avocats  ;  il 
est  très-difficile  de  distinguer  un  grand  seigneur,  un  fils 
de  famille,  d'un  professeur  d'écriture  anglaise  en  vingt- 
quatre  leçons. 

«  Ces  messieurs  dînent  dans  deux  ou  trois  cafés  accré- 
dités par  la  mode,  où  tout  ie  monde  peut  aller,  et  où  l'on 
risque  d'être  assis  à  la  même  table  qu'un  vaudevilliste  ou 
un  faiseur  de  feuilletons  qui  vient  de  toucher  son  mois  et 
veut  se  dédommager  de  huit  jours  d'abstinence.  Ces  cafés 
sont  les  phis  abominables  gargotes  du  monde;  on  n'y  peut 
rî*n  avoir  :  vous  demandez  une  bosse  de  bison  ou  des 
pieds  d'éléphant  à  la  poulette,  on  vous  regarde  d'un  air 
hébété,  comme  si  vous  disiez  quelque  chose  d'extraordi-f 
naire;  —  leur  soupe  à  la  tortue  a  rarement  des  écailles, 
et  vous  ne  trouveriez  pas  dans  leur  cave  une  goutte  dej 
Tokay  ou  de  Schiraz  authentique. 

«  Après  leur  dîner,  messieurs  les  fashionables  vont 
à  un  endroit  que  l'on  nomme  l'Opéra  :  c'est  une  espèce 
de  baraque  en  bois  et  en  toile  avec  des  dorures  passées 
et  des  espèces  de  barbouillages  en  manière  de  papier  peint 


FORTIINIO,  i  KÎ5 

d'une  magnificence  suffisante  pour  montrer  des  singes 
acrobates  et  des  ânes  savants.  —  Il  est  du  bon  genre  de  se 
placer  dans  une  des  boîtes  oblongues  qui  avoisinent  le 
plus  quatre  grosses  colonnes  d'un  corinthien  repoussant, 
qui  ne  sont  pas  même  de  marbre.  —  De  ces  loges  il  est 
impossible  de  rien  voir  ;  c'est  probablement  pour  cela 
qu'elles  sont  plus  recherchées  que  les  autres. 

«  Je  me  suis  demandé  très-longtemps  quel  plaisir  on 
pouvait  trouver  là  dedans.  Il  paraît  que  l'amusement  con- 
siste à  voir  les  jambes  des  danseuses  jusqu'à  la  tête.  —  Ces 
jambes  sont  habituellement  fort  médiocres  et  revêtues 
d'un  maillot  rembourré.  —  Ce  qui  n'empêche  pas  les 
vieillards  de  l'orchestre  de  récurer  les  verres  de  leurs  lor- 
gnettes avec  une  grande  activité. 

«  Le  reste  du  temps,  on  fait  un  tapage  énorme  sous  je 
ne  sais  quel  prétexte  de  musique.  La  pièce  qu'on  joue  est 
toujours  la  même,  et  les  vers  sont  écrits  par  les  plus  mau- 
vais poètes  qu'on  puisse  trouver. 

«  Quand  il  n'y  a  pas  opéra,  l'on  se  promène  avec  un 
cigare  à  la  bouche  sur  un  boulevard  qui  n'a  pas  deux 
cents  pas  de  long,  sans  ombre,  sans  fraîcheur,  où  l'on  n'a 
place  pour  poser  sa  botte  que  sur  le  pied  de  ses  voisins. 

—  Ou  bien  l'on  va  en  soirée.  Aller  en  soirée  est  un  des 
plus  inexplicables  plaisirs  de  l'homme  civilisé.  —  Voici  ce 
que  c'est  qu'une  soirée.  On  fait  venir  quatre  cents  per- 
sonnes dans  une  chambre  où  cent  seraient  déjà  mal  à  leur 
aise;  les  hommes  sont  en  noir,  comme  des  croque-morts; 
les  femmes  ont  les  plus  étranges  costumes  de  la  terre  : 
des  gazes,  des  rubans,  des  épis  de  faux  or,  le  tout  valant 
bien  quinze  francs.  Leurs  robes,  impitoyablement  décol- 
letées, trahissent  des  misères  de  contours  inimaginables. 

—  Je  ne  m'étonne  pas  que^  les  maris  ne  soient  point  ja- 
loux et  laissent  généralement  à  d'autres  le  soin  de  coucher 
avec  leurs  femmes  !  Tout  le  monde  est  debout,  plaqué 
contre  le  mur;  les  femmes  sont  assises  séparément,  et 
personne  ne  leur  parle,  excepté  quelques  vieux  êtres 


156  NOUVELLES. 

chauves  et  ventrus;  le  piano,  exécrable  invention,  pleur- 
niche piteusement  dans  un  coin,  et  le  piaulement  aigu 
de  quelque  cantatrice  célèbre  surmonte,  de  temps  en 
temps,  le  bourdonnement  sourd  de  Rassemblée.  —  Des 
palefreniers  ou  des  portiers  déguisés  en  laquais  apportent 
quelques  gâteaux  et  quelques  verres  de  mélanges  fades, 
sur  lesquels  tout  le  monde  se  rue  avec  une  avidité  dégoû- 
tante. 

«  Les  gens  les  plus  aisés  dansent  eux-mêmes  comme 
s'ils  n'avaient  pas  le  moyen  de  payer  des  danseurs. 

«  Tu  serais  bien  étonné,  mon  bon  Radin-Mantri,  de 
voir  de  près  la  civilisation  :  la  civilisation  consiste  à  avoir 
des  journaux  et  des  chemins  de  fer.  Les  journaux  sont 
de  grands  morceaux  de  papier  carrés  qu'on  répand  le 
matin  par  la  ville  ;  ces  papiers,  qui  ont  l'air  d'avoir  été 
imprimés  avec  du  cirage,  contiennent  le  récit  des  événe- 
ments de  la  ville  :  les  chiens  qui  se  sont  noyés,  les  maris 
qui  ont  été  battus  par  leurs  femmes,  et  des  considérations 
sur  l'état  des  cabinets  de  l'Europe,  écrites  par  des  gens 
qui  n'ont  jamais  su  lire  et  dont  on  ne  voudrait  pas  pour 
valets  de  chambre.  Les  chemins  de  fer  sont  des  rainures 
où  l'on  fait  galoper  des  marmites  ;  spectacle  récréatif  ! 

«  Outre  les  journaux  et  les  chemins  de  fer,  ils  ont  une 
espèce  de  mécanique  con-sti-tu-ti-on-nelle  avec  un  roi  qui 
règne  et  ne  gouverne  pas  ;  comprends-tu  ?  Quand  ce  pau- 
vre diable  de  roi  a  besoin  d'un  million,  il  est  obligé  de 
le  demander  à  trois  cents  provinciaux  qui  se  réunissent  au 
bout  d'un  pont  et  parlent  toute  l'année  sans  tenir  compte 
de  ce  que  l'autre  orateur  a  dit  avant  eux.  On  répond  à 
un  discours  sur  la  mélasse  par  une  philippique  sur  la 
pêche  fluviale. 

«  Voilà  la  façon  de  vivre  des  Européens. 

«  Leurs  mœurs  intérieures  sont  encore  plus  étranges  : 
on  entre  chez  leurs  femmes  a  toute  heure  du  jour  et  de  la 
nuit  ;  elles  sortent  et  vont  au  bal  avec  le  premier  venu  ; 
la  jalousie  paraît  être  inconnue  à  ce  peuple.  Les  pairs  de 


FORTUNIO.  i  57 

France^  les  généraux,  les  diplomates,  prennent  habituel- 
lement pour  maîtresses  des  danseuses  de  l'Opéra,  maigres 
comme  des  araignées,  qui  les  trompent  pour  des  perru- 
quiers, des  machinistes,  des  gens  de  lettres  ou  des  nègres. 

—  Ils  le  savent  très-bien,  et  ne  leur  en  font  pas  plus  mau- 
vais visage,  au  lieu  de  les  faire  coudre  dans  des  sacs  et 
jeter  à  la  rivière,  comme  il  conviendrait.  —  Un  goût  sin- 
gulier et  presque  général  chez  ce  peuple,  c'est  l'amour 
des  vieilles  femmes.  Toutes  les  actrices  adorées  et  fêtées 
du  public  ont  au  moins  soixante  ans  ;  ce  n'est  guère  que 
vers  leur  cinquantième  année  que  l'on  s'aperçoit  qu'elles 
sont  jolies  et  qu'elles  ont  du  talent. 

«  Quant  à  l'état  des  arts,  il  est  loin  d'être  éblouissant  : 
tous  les  beaux  tableaux  des  galeries  sont  d'anciens  maîtres. 

—  Il  y  a  cependant  à  Paris  un  poète,  dont  le  nom  finit  en 
go,  qui  m'a  paru  faire  des  choses  assez  congrûment  trous- 
sées ;  mais,  après  tout,  j'aime  autant  le  roi  Soudraka,  au- 
teur de  Vasantesena. 

«  Je  ne  me  suis  guère  amusé  en  Europe",  et  la  seule 
chose  agréable  que  j'y  aie  vue  est  une  petite  fille  nommée 
Musidora,  que  j'aurais  voulu  enlever  et  mettre  dans  mon 
sérail;  mais,  avec  ses  stupides  idées  européennes,  elle 
aurait  été  très-malheureuse,  et  rien  ne  me  déplaît  plus 
que  d'avoir  devant  moi  des  mines  allongées. 

«Je  partirai  dans  quelques  jours.  J'ai  frété  trois  vais- 
seaux pour  emporter  d'ici  ce  qui  en  vaut  la  peine  :  je  brû- 
lerai le  reste.  —  L'Eldorado  disparaîtra  comme  un  rêve, 
un  ou  deux  barils  de  poudre  feront  l'affaire. 

«  Adieu,  vieille  Europe  qui  te  crois  jeune  :  tâche  d'in- 
venter une  machine  à  vapeur  pour  confectionner  de  belles 
femmes,  et  trouve  un  nouveau  gaz  pour  remplacer  le  so- 
leil. —  Je  vais  en  Orient  ;  c'est  plus  simple  !  » 

FIN  DE  FORTUNIO. 


14 


LA  TOISON  D'OR 


CHAPITRE  PREMIER. 


Tibiirce  était  réellement  un  jeune  homme  fort  singulier; 
sa  bizarrerie  avait  surtout  l'avantage  de  n'être  pas  affectée, 
il  ne  la  quittait  pas  comme  son  chapeau  et  ses  gants  en 
rentrant  chez  lui:  il  était  original  entre  quatre  murs^  sans 
spectateurs^  pour  lui  tout  seul. 

N'allez  pas  croire,  je  vous  prie,  que  Tiburce  fût  ridi- 
cule, et  qu'il  eût  une  de  ces  manies  agressives,  insuppor- 
tables à  tout  le  monde  ;  il  ne  mangeait  pas  d'araignées, 
ne  jouait  d'aucun  instrument  et  ne  lisait  de  vers  à  per- 
sonne ;  c'était  un  garçon  posé,  tranquille,  parlant  peu, 
écoutant  moins,  et  dont  l'œil  à  demi  ouvert  semblait  re- 
garder en  dedans. 

Il  vivait  accroupi  sur  le  coin  d'un  divan,  étayé  de  cha- 
que côté  par  une  pile  de  coussins,  s'inquiétant  aussi  peu 
des  affaires  du  temps  que  de  ce  qui  se  passe  dans  la  lune. 
—  Il  y  avait  très-peu  de  substantifs  qui  fissent  de  l'efTet 
sur  lui,  et  jamais  personne  ne  fut  moins  sensible  aux 
grands  mots.  Il  ne  tenait  en  aucune  façon  à  ses  droits  po- 
litiques et  pensait  que  le  peuple  est  toujours  libre  au 
cabaret. 

Ses  idées  sur  toutes  choses  étaient  fort  simples  :  il  ai- 
mait mieux  ne  rien  faire  que  de  travailler  ;  il  préférait  le 


160  NOUVELLES. 

bon  vin  à  la  piquette,  et  une  belle  femme  à  une  laide  ;  en 
histoire  naturelle,  il  avait  une  classification  on  ne  peut 
plus  succincte  :  ce  qui  se  mange  et  ce  qui  ne  se  mange 
pas.  —  Il  était  d'ailleurs  parfaitement  détaché  de  toute 
chose  humaine,  et  tellement  raisonnable  qu'il  parais- 
sait fou. 

Il  n'avait  pas  le  moindre  amour-propre;  il  ne  se  croyait 
pas  le  pivot  de  la  création,  et  comprenait  fort  bien  que 
la  terre  pouvait  tourner  sans  qu'il  s'en  mêlât;  il  ne  s'es- 
timait pas  beaucoup  plus  que  l'acarus  du  fromage  ou  les 
anguilles  du  vinaigre;  en  face  de  l'éternité  et  de  l'infini, 
il  ne  se  sentait  pas  le  courage  d'être  vaniteux  ;  ayant 
quelquefois  regardé  par  le  microscope  et  le  télescope,  il 
ne  s'exagérait  pas  l'importance  humaine  ;  sa  taille  était 
de  cinq  pieds  quatre  pouces,  mais  il  se  disait  que  les  ha- 
bitants du  soleil  pouvaient  bien  avoir  huit  cents  lieues 
de  haut. 

Tel  était  notre  ami  Tiburce. 

On  aurait  tort  de  croire,  d'après  ceci,  que  Tiburce  fût 
dénué  de  passions.  Sous  les  cendres  de  cette  tranquillité, 
couvait  plus  d'un  tison  ardent.  Pourtant  on  ne  lui  connais- 
sait pas  de  maîtresse  en  titre,  et  il  se  montrait  peu  galant 
envers  les  femmes.  Tiburce,  comme  presque  tous  les 
jeunes  gens  d'aujourd'hui,  sans  être  précisément  un  poëte 
ou  un  peintre,  avait  lu  beaucoup  de  romans  et  vu  beau- 
coup de  tableaux;  en  sa  qualité  de  paresseux,  il  préférait 
vivre  sur  la  foi  d'autrui  ;  il  aimait  avec  l'amour  du  poëte, 
il  regardait  avec  les  yeux  du  peintre,  et  connaissait  plus 
de  portraits  que  de  visages;  la  réalité  lui  répugnait,  et,  à 
force  de  vivre  dans  les  livres  et  les  peintures,  il  en  était 
arrivé  à  ne  plus  trouver  la  nature  vraie. 

Les  madones  de  Raphaël,  les  courtisanes  du  Titien  lui 
rendaient  laides  les  beautés  les  plus  notoires  :  la  Laure  de 
Pétrarque,  laBéatrixde  Dante,  l'Haïdée  de  Byi'on,  la  Ca- 
mille d'André  Chénier,  lui  faisaient  paraître  vulgaires  les 
femmes  en  chapeau,  en  robe  et  en  mantelet  dont  il  aurait 


LA    TOISON    D  OR.  ICI 

pu  devenir  ramant  :  il  n'exigeait  cependant  pas  un  idéal 
avec  des  ailes  à  plumes  blanches  et  une  auréole  autour  de 
la  tête  ;  mais  ses  études  sur  la  statuaire  antique,  les  écoles 
d'Italie,  la  familiarité  des  chefs-d'œuvre  de  l'art,  la  lecture 
des  poètes,  l'avaient  rendu  d'une  exquise  délicatesse  en 
matière  de  forme,  et  il  lui  eût  été  impossible  d'aimer  la 
plus  belle  âme  du  monde,  à  moins  qu'elle  n'eût  les  épaules 
de  la  Vénus  de  Milo,  —  Aussi  Tiburce  n'était-il  amoureux 
de  personne. 

Cette  préoccupation  de  la  beauté  se  trahissait  par  la 
quantité  de  statuettes,  de  plâtres  moulés,  de  dessins  et  de 
gravures  qui  encombraient  et  tapissaient  sa  chambre, 
qu'un  bourgeois  eût  trouvée  une  habitation  peu  vraisem- 
blable; car  il  n'avait  d'autres  meubles  que  le  divan  cité 
plus  haut  et  quelques  carreaux  de  diverses  couleurs  épars 
sur  le  tapis.  N'ayant  pas  de  secrets,  il  se  passait  facile- 
ment de  secrétaire,  et  l'incommodité  des  commodes  était 
un  fait  démontré  pour  lui. 

Tiburce  allait  rarement  dans  le  monde,  non  par  sau- 
vagerie, mais  par  nonchalance  ;  il  accueillait  très-bien 
ses  amis  et  ne  leur  rendait  jamais  de  visite.  —  Tiburce 
était-il  heureux  ?  non,  mais  il  n'était  pas  malheureux  ; 
seulement,  il  aurait  bien  voulu  pouvoir  s'habiller  de  rouge. 
Les  gens  superficiels  l'accusaient  d'insensibilité  et  les 
femmes  entretenues  ne  lui  trouvaient  pas  d'âme,  mais  au 
fond  c'était  un  cœur  d'or,  et  sa  recherche  de  la  beauté 
physique  trahissait  aux  yeux  attentifs  d'amères  déceptions 
dans  le  monde  de  la  beauté  morale.  —  A  défaut  de  la 
suavité  du  parfum,  il  cherchait  l'élégance  du  vase;  il  ne 
se  plaignait  pas,  il  ne  faisait  pas  d'élégies,  il  ne  portait 
pas  ses  manchettes  en  pleureuse,  mais  l'on  voyait  bien 
qu'il  avait  souffert  autrefois,  qu'il  avait  été  trompé  et  qu'il 
ne  voulait  plus  aimer  qu'à  bon  escient.  Comme  la  dissimu- 
lation du  corps  est  bien  plus  difficile  que  celle  de  l'âme, 
il  s'en  tenait  à  la  perfection  matérielle;  mais,  hélas!  un 
beau  corps  est  aussi  rare  qu'une  belle  âme.  D'ailleurs, 

14. 


i  62  NODVELLES. 

Tiburce,  dépravé  par  les  rêveries  des  romanciers,  vivant 
dans  la  société  idéale  et  charmante  créée  par  les  poètes, 
l'œil  plein  des  chefs  d'œuvre  de  la  statuaire  et  de  la  pein- 
ture, avait  le  goût  dédaigneux  et  superbe,  et  ce  qu'il  pre- 
nait pour  de  l'amour  n'était  que  de  l'admiration  d'artiste. 
—  Il  trouvait  des  fautes  de  dessin  dans  sa  maîtresse  ;  — 
sans  qu'il  s'en  doutât,  la  femme  n'était  pour  lui  qu'un 
modèle. 

Un  jour,  ayant  fumé  son  hooka,  regardé  la  triple  Léda 
du  Coirége  dans  son  cadre  cà  fdets,  retourné  en  tous  sens 
la  dernière  figurine  de  Pradier,  pris  son  pied  gauche  dans 
sa  main  droite  et  son  pied  droit  dans  sa  main  gauche, 
posé  ses  talons  sur  le  bord  de  la  cheminée,  Tiburce,  au 
bout  de  ses  moyens  de  distraction,  fut  obligé  de  convenir 
vis-à-vis  de  lui-même  qu'il  ne  savait  que  devenir,  et  que 
les  grises  araignées  de  l'ennui  descendaient  le  long  des 
murailles  de  sa  chambre  toute  poudreuse  de  somnolence. 

Il  demanda  l'heure,  —  on  lui  répondit  qu'il  était  une 
heure  moins  un  quart,  ce  qui  lui  parut  décisif  et  sans  ré- 
plique. Il  se  fit  habiller  et  se  mit  à  courir  les  rues;  en 
marchant,  il  réfléchit  qu'il  avait  le  cœur  vide  et  sentit  le 
besoin  de  faire  une  passion,  comme  on  dit  en  argot  pa- 
risien. 

Cette  louable  résolution  prise,  il  se  posa  les  questions 
suivantes  :  —  Aimerai-je  une  Espagnole  au  teint  d'ambre, 
aux  sourcils  violents,  aux  cheveux  de  jais?  une  Italienne 
aux  linéaments  antiques,  aux  paupières  orangées  cernant 
un  regard  de  flamme  ?  une  Française  fluette  avec  un  nez 
à  la  Roxelane  et  un  pied  de  poupée  ?  une  Juive  rouge  avec 
une  peau  bleu  de  ciel  et  des  yeux  verts?  une  négresse 
noire  comme  la  nuit  et  luisante  comme  un  bronze  neuf? 
Aurai-je  une  passion  brune  ou  une  passion  blonde?  Per- 
plexité grande  I 

Comme  il  allait  tête  baissée,  songeant  à  tout  cela,  il  se 
cogna  contre  quelque  chose  de  dur  qui  fit  un  saut  en  ar- 
rière en  proférant  un  horrible  jurement.  Ce  quelque  chose 


LA    TOISON    D  OR.  163 

était  un  peintre  de  ses  amis  :  ils  entrèrent  tous  deux  au 
Musée.  —  Le  peintre,  grand  enthousiaste  de  Rubens, 
s'arrêtait  de  préférence  devant  les  toiles  du  Michel- Ange 
néerlandais  qu'il  louait  avec  une  furie  d'admiration  tout 
à  fait  communicative.  Tiburce,  rassasié  de  la  ligne  grec- 
que, du  contour  romain,  du  ton  fauve  des  maîtres  d'Ita- 
lie, prenait  plaisir  à  ces  formes  rebondies,  à  ces  chairs 
satinées,  à  ces  carnations  épanouies  comme  des  bouquets 
de  fleurs,  à  toute  cette  santé  luxurieuse  que  le  peintre 
d'Anvers  fait  circuler  sous  la  peau  de  ses  figures  en  ré- 
seaux d'azur  et  de  vermillon.  Son  œil  caressait  avec  une 
sensualité  complaisante  ces  belles  épaules  nacrées  et  ces 
croupes  de  sirènes  inondées  de  cheveux  d'or  et  de  perles 
marines.  Tiburce,  qui  avait  une  très-grande  faculté  d'assi- 
milation, et  qui  comprenait  également  bien  les  types  les 
plus  opposés,  était  en  ce  moment-là  aussi  flamand  que  s'il 
fût  né  dans  les  polders  et  n'eût  jamais  perdu  de  vue  le 
fort  de  Lillo  et  le  clocher  d'Antwerpen. 

—  Voilcà  qui  est  convenu,  se  dit-il  en  sortant  de  la  ga- 
lerie, j'aimerai  une  Flamande. 

Comme  Tiburce  était  l'homme  le  plus  logique  du  monde, 
il  se  posa  ce  raisonnement  tout  à  fait  victorieux,  à  savoir 
que  les  Flamandes  devaient  être  beaucoup  plus  communes 
en  Flandre  qu'ailleurs,  et  qu'il  était  urgent  pour  lui  d'al- 
ler en  Belgique — au  pourchas  du  blond. — Ce  Jason  d'une 
nouvelle  espèce,  en  quête  d'une  autre  toison  d'or,  prit  le 
soir  même  la  diligence  de  Bruxelles  avec  la  précipitation 
d'un  banqueroutier  las  du  commerce  des  hommes  et  sen- 
tant le  besoin  de  quitter  la  France,  cette  terre  classique 
les  beaux-arts,  des  belles  manières  et  des  gardes  du  com- 
merce. 

Au  bout  de  quelques  heures,  Tiburce  vit  paraître,  non 
sans  joie,  sur  les  enseignes  des  cabarets,  le  lion  belge  sous 
la  figure  d'un  caniche  en  culotte  de  nankin,  accompagné 
de  l'inévitable  Verkoopt  men  dranken.  Le  lendemain  soir, 
il  se  promenait  à  Bruxelles  sur  la  Magdalena-Strass ,  gra- 


164  NOUVELLES. 

vissait  la  Montagne  aux  herbes  potagères,  admirait  les 
vitraux  de  Sainte-Gudule  et  le  beffroi  de  Thôtel  de  ville, 
et  regardait,  non  sans  inquiétude,  toutes  les  femmes  qui 
passaient. 

Il  rencontra  un  nombre  incalculable  de  négresses,  de 
mulâtresses,  de  quarteronnes,  de  métisses,  de  griffes,  de 
femmes  jaunes,  de  femmes  cuivrées,  de  femmes  vertes, 
de  femmes  couleur  de  revers  de  botte,  mais  pas  une 
seule  blonde;  s'il  avait  fait  un  peu  plus  chaud,  il  aurait 
pu  se  croire  à  Séville;  rien  n'y  manquait,  pas  même  la 
mantille  noire. 

Pourtant,  en  rentrant  dans  son  hôtel,  rue  d'Or,  il 
aperçut  une  jeune  fille  qui  n'était  que  châtain  foncé, 
mais  elle  était  laide  ;  le  lendemain,  il  vit  aussi  près  de 
la  résidence  de  Laëken  une  Anglaise  avec  des  cheveux 
rouge-carotte  et  des  brodequins  vert  tendre  ;  mais  elle 
avait  la  maigreur  d'une  grenouille  enfermée  depuis  six 
mois  dans  un  bocal  pour  servir  de  baromrtre,  ce  qui  la 
rendait  peu  propre  à  réaliser  un  idéal  dans  le  goût  de 
Rubens. 

Voyant  que  Bruxelles  n'était  peuplé  que  d'Andaleuses 
au  sein  bruni,  ce  qui  s'explique  du  reste  aisément  par  la 
domination  espagnole  qui  pesa  longtemps  sur  les  Pays- 
Bas.  Tiburce  résolut  d'aller  à  Anvers,  pensant  avec  quel- 
que apparence  de  raison  que  les  types  familiers  à  Rubens, 
et  si  constamment  reproduits  sur  ses  toiles,  devaient  se 
trouver  fréquemment  dans  sa  ville  natale  et  bien-aimée. 

En  conséquence,  il  se  rendit  à  la  station  du  chemin  de 
fer  qui  va  de  Bruxelles  à  Anvers.  —  Le  cheval  de  vapeur 
avait  déjà  mangé  son  avoine  de  charbon,  il  renâclait  d'im- 
patience et  souftlait  par  ses  naseaux  enfiamniés,  avec  un 
râle  strident,  d'épaisses  bouffées  de  fumée  blanche,  en- 
tremêlées d'aigrettes  d'étincelles.  Tiburce  s'assit  dans  sa 
stalle  en  compagnie  de  cinq  Wallons  innnobiles  à  leurs 
places  comme  des  chanoines  au  chapitre,  et  le  convoi  par- 
tit. -  -  La  marche  fut  d'abord  modérée  :  on  n'allait  guère 


LA    TOI  SUN  D  OR.  465 

plus  vite  que  dans  une  chaise  de  poste  à  dix  francs  de 
guides;  bientôt  le  cheval  s'anima  et  fut  pris  d'une  in- 
croyable furie  de  vitesse.  Les  peupliers  du  chemin  fuyaient 
à  droite  et  h  gauche  comme  une  armée  en  déroute,  le 
paysage  devenait  confus  et  s'estompait  dans  une  grise 
vapeur;  le  colza  et  l'œillette  tigraient  vaguement  de  leurs 
étoiles  d'or  et  d'azur  les  bandes  noires  du  terrain  ;  de 
loin  en  loin  une  grêle  silhouette  de  clocher  se  montrait 
dans  les  roulis  des  nuages  et  disparaissait  sur-le-champ 
comme  un  mât  de  vaisseau  sur  une  mer  agitée;  de  petits 
cabarets  rose  tendre  ou  vert-pomme  s''ébauchaient  rapi- 
dement au  fond  de  leurs  courtiis  sous  leurs  guirlandes  de 
vigne  vierge  ou  de  houblon;  çà  et  là  des  flaques  d'eau 
encadrées  de  vase  brune  papillotaient  aux  yeux  comme 
les  miroirs  des  pièges  d'alouettes.  Cependant  le  monstre 
de  fonte  éructait  avec  un  bruit  toujours  croissant  son 
haleine  d'eau  bouillante  ;  il  sifflait  comme  un  cachalot 
asthmatique,  une  sueur  ardente  couvrait  ses  flancs  de 
bronze.  —  Il  semblait  se  plaindre  de  la  rapidité  insensée 
de  sa  course  et  demander  grâce  à  ses  noirs  postillons  qui 
l'éperonnaient  à  grandes  pelletées  de  tourbe.  —  Un  bruit 
de  tampons  et  de  chaînes  qui  se  heurtaient  se  fit  entendre  : 
on  était  arrivé. 

Tiburce  se  mit  à  courir  à  droite  et  à  gauche  sans  des- 
sein arrêté,  comme  un  lapin  qu'on  sortirait  tout  à  coup  de 
sa  cage  ;  il  prit  la  première  rue  qui  se  présenta  à  lui,  puis 
une  seconde,  puis  une  troisième,  et  s'enfonça  bravement 
au  cœur  de  la  vieille  ville,  cherchant  le  blond  avec  une 
ardeur  digne  des  anciens  chevaliers  d'aventures. 

Il  vit  une  grande  quantité  de  maisons  peintes  en  gris 
de  souris,  en  jaune  serin,  en  vert  céladon,  en  lilas  clair, 
avec  des  toits  en  escalier,  des  pignons  à  volute,  des 
portes  à  bossages  vermiculés,  à  colonnes  trapues,  ornées 
de  bracelets  quadrangulaires  comme  celles  du  Luxem- 
bourg, des  fenêtres  renaissance  à  mailles  de  plomb,  des 
mascarons,  des  poutres  sculptées,  et  mille  curieux  détails 


166  ^OUVELLES. 

d'architecture  qui  Tauraient  enchanté  en  toute  autre  occa- 
sion ;  il  jeta  à  peine  un  regard  distrait  sur  les  madones 
enluminées,  sur  les  christs  qui  portent  des  lanternes  au 
coin  des  carrefours^,  les  saints  de  bois  ou  de  cire  avec  leurs 
dorloteries  et  leur  clinquant,  tous  ces  emblèmes  catholi- 
ques si  étranges  pour  un  habitant  de  nos  villes  voltai- 
iennes.  Un  autre  soin  l'occupait  :  ses  yeux  cherchaient  à 
ravers  les  teintes  bitumineuses  des  vitres  enfumées,  quel- 
que blanche  apparition  féminine,  un  bon  et  calme  visage 
brabançon  vermillonné  des  fraîcheurs  de  la  pêche  et  sou- 
riant dans  son  auréole  de  cheveux  d'or.  Il  n'aperçut  que 
des  vieilles  femmes  faisant  de  la  dentelle,  lisant  des  livres 
de  prières,  ou  tapies  dans  des  encoignures  et  guettant  le 
passage  de  quelque  rare  promeneur  réfléchi  par  les  glaces 
de  leur  espion  ou  la  boule  d'acier  poli  suspendue  à  la 
voûte. 

Les  rues  étaient  désertes  et  plus  silencieuses  que  celles 
de  Venise;  l'on  n'entendait  d'autre  bruit  que  celui  des 
heures  sonnant  aux  carillons  des  diverses  églises  sur  tous 
les  tons  possibles  au  moins  pendant  vingt  minutes;  les 
pavés,  encadrés  d'une  frange  d'herbe  comme  ceux  des 
maisons  abandonnées,  montraient  le  peu  de  fréquence  et 
le  petit  nombre  de  passants.  Rasant  le  sol  comme  les  hi- 
rondelles furtives,  quelques  femmes,  enveloppées  discrè- 
tement dans  les  plis  sombres  de  leur  faille,  fdaient  à 
petit  bruit  le  long  des  maisons,  suivies  quelquefois  d'un 
petit  garçon  portant  leur  chien.  — Tiburce  hâtait  le  pas 
pour  découvrir  leurs  ligures  enfouies  sous  les  ombres  du 
capuchon,  et  trouvait  des  tètes  maigres  et  pâles  à  lèwcj 
serrées,  avec  des  yeux  cerclés  de  bistre,  des  mentons  pru  - 
'  dents,  des  nez  fins  et  circonspects,  de  vraies  physionomies 
de  dévotes  romaines  ou  de  duègnes  espagnoles  ;  son  œil- 
lade ardente  se  brisait  contre  des  regards  morts,  des  re- 
^'ards  de  poisson  cuit. 

De  carrefour  en  carrefonr,  de  rue  en  rue,  Tiburce  finit 
par  aboutir  sur  le  quai  de  l'Escaut  par  la  porte  du  Port. 


LA   TOISON   DOR.  4  67 

Ce  spectacle  magnifique  lui  arracha  un  cri  de  surprise  : 
une  quantité  innombrable  de  mâts,  d'agrès  et  de  vergues 
simulait  sur  le  fleuve  une  forêt  dépouillée  de  feuilles  et 
réduite  au  simple  squelette.  Les  guibres  et  les  antennes 
s'appuyaient  familièrement  sur  le  parapet  du  quai  comme 
des  chevaux  qui  reposent  leur  tête  sur  le  col  de  leur  voisin 
d'attelage;  il  y  avait  là  des  orques  hollandaises  à  croupe 
rebono'P  avec  leurs  voiles  rouges,  des  bricks  américains 
effilés  ji  noirs  avec  leurs  cordages  menus  comme  des  fils 
de  soie;  des  kofls  norwégiens  couleur  de  saumon,  exha- 
lant un  pénétrant  arôme  de  sapin  raboté  ;  des  chalands, 
des  chasse-marée,  des  sauniers  bretons,  des  charbonniers 
anglais,  des  vaisseaux  de  toutes  les  parties  du  monde.  — 
Une  odeur  indéfinissable  de  hareng  saur,  de  tabac,  de 
suif  rance,  de  goudron  fondu,  relevée  par  les  acres  par- 
fums des  navires  arrivant  de  Batavia,  chargés  de  poivre, 
de  cannelle,  de  gingembre,  de  cochenille,  flottait  dans 
Tair  par  épaisses  bouifées  comme  la  fumée  d'une  immense 
cassolette  allumée  en  l'honneur  du  commerce. 

Tiburce,  espérant  trouver  dans  la  classe  inférieure  le 
vrai  type  flamand  et  populaire,  entra  dans  les  tavernes  et 
les  estaminets  ;  il  y  but  du  faro,  du  lambick,  de  la  bière 
blanche  de  Louvain,  de  l'aie,  du  porter,  du  whiskey,  vou- 
lant faire  par  la  même  occasion  connaissance  avec  le  Bac- 
chus septentrional. — Il  fuma  aussi  des  cigares  de  plusieurs 
espèces,  mangea  du  saumon,  de  la  sauer-kraut,  des  pom- 
mes de  terre  jaunes,  du  roastbeef  saignant,  et  s'assimila 
toutes  les  jouissances  du  pays. 

Pendant  qu'il  dînait,  des  Allemandes  à  figures  busquées, 
basanées  comme  des  Bohèmes,  avec  des  jupons  courts  et 
des  béguins  d'Alsaciei  nés,  vinrent  piauler  piteusement 
devant  sa  table  un  lieder  lamentîible  en  s'accompagnant 
du  violon  et  autres  instruments  disgracieux.  La  blonde 
Allemagne,  comme  pour  narguer  Tiburce,  s'était  bar- 
bouillée du  hâle  le  plus  foncé  ;  il  leur  jeta  tout  en  colère 
une  poignée  de  cents  qui  lui  valut  un  autre  lieda^  de  re- 


i  68  NOUVELLES. 

connaissance  plus  aigu  et  plus  barbare  que  le  premier. 

Le  soir,  il  alla  voir  dans  les  musicos  les  matelots  danser 
avec  leurs  maîtresses;  toutes  avaient  d'admirables  cheveux 
noirs  vernis  et  brillants  comme  l'aile  du  corbeau  ;  une 
fort  jolie  créole  vint  même  s'asseoir  près  de  lui  et  trempa 
familièrement  ses  lèvres  dans  son  veiTC^  suivant  la  cou- 
tume du  pays,  et  essaya  de  lier  conversation  avec  lui  en 
fort  bon  espagnol,  car  elle  était  de  la  Havane  ;  elle  avait 
des  yeux  d'un  noir  si  velouté,  un  teint  d'une  pâleur  si 
chaude  et  si  dorée,  un  si  petit  pied,  une  taille  si  mince, 
que  Tiburce,  exaspéré,  lenvoya  à  tous  les  diables,  ce  qui 
surprit  fort  la  pauvre  créature,  peu  accoutumée  à  un  pa- 
reil accueil. 

Parfaitement  insensible  aux  perfections  brunes  des  dan- 
seuses, Tiburce  se  retira  à  son  hôtel  des  Armes  du  Bra- 
bant.  Il  se  déshabilla  fort  mécontent,  et,  en  s'entortillant 
de  son  mieux  dans  ces  serviettes  ouvrées  qui  servent  de 
draps  en  Flandre,  il  ne  tarda  pas  à  s'endormir  du  som- 
meil des  justes. 

Il  fit  les  rêves  les  plus  blonds  du  monde. 

Les  nymphes  et  les  figures  allégoriques  de  la  galerie  de 
Médicis  dans  le  déshabillé  le  plus  galant  vinrent  lui  faire 
une  visite  nocturne  ;  elles  le  regardaient  tendrement  avec 
leurs  larges  prunelles  azurées,  et  lui  souriaient,  de  l'air  le 
plus  amical  du  monde,  de  leurs  lèvres  é|)anouics  comme 
des  fleurs  rouges  dans  la  blancheur  de  lait  de  leurs  figures 
rondes  et  potelées.  —  L'une  d'elles,  la  Néréide  du  tableau 
du  Voyage  de  la  reine,  poussait  la  familiarité  jusqu'à  passer 
dans  les  cheveux  du  dormeur  éperdu  d'amour  ses  jolis 
doigts  effilés  enluminés  de  carmin.  Une  draperie  de  bro- 
cart ramage  cachait  fort  adroitement  la  dilVormilé  de  ses 
jambes  squammeuses  terminées  en  queue  fourchue  ;  ses 
cheveuxblonds  étaient  coiffés  d'algues  et  de  corail,  comme 
il  sied  à  une  fille  d(!  la  mer;  elle  était  adorable  ainsi.  Des 
groupes  d'enfants  jouffius  et  vermeils  comme  des  roses 
nageaient  dans  une  atmosobère  lumineuse  soutenant  des 


LA   TOISON   DOR.  169 

guirlandes  de  fleurs  d'un  éclat  insoutenable,  et  faisaient 
descendre  du  ciel  une  pluie  parfumée.  A  un  signe  que  fit 
la  Néréide,  les  nymphes  se  mirent  sur  deux  rangs  et 
nouèrent  ensemble  le  bout  de  leurs  longues  chevelures 
rousses,  de  façon  à  former  une  espèce  de  hamac  en  fili- 
grane d'or  pour  l'heureux  Tiburce  et  sa  maîtresse  à  na- 
geoires de  poisson  ;  ils  s'y  placèrent  en  effet,  et  les  nym- 
phes les  balançaient  en  remuant  légèrement  la  tête  sur  un 
rhythme  d'une  douceur  infinie. 

Tout  k  coup  un  bruit  sec  se  fit  entendre,  les  fils  d'or  se 
rompirent,  Tiburce  roula  par  terre.  Il  ouvrit  les  yeux,  et 
ne  vit  plus  qu'une  horrible  figure  couleur  de  bronze  qui 
fixait  sur  lui  de  grands  yeux  d'émail  dont  le  blanc  seul 
paraissait. 

—  Mein  herr,  voilà  le  déjeuner  de  vous,  dit  une  vieille 
négresse  hottentote,  servante  de  l'hôtel,  en  posant  sur 
un  guéridon  un  plateau  chargé  de  vaisselle  et  d'argen- 
terie. 

—  Ah  çà  !  j'aurais  dû  aller  en  Afrique  pour  trouver  des 
blondes,  grommela  Tiburce  en  attaquant  son  beefsteak 
d'une  façon  désespérée. 


CHAPITRE  II. 

Tiburce,  convenablement  repu,  sortit  de  l'hôtel  des 
Armes  du  Brabant  dans  l'intention  consciencieuse  et 
louable  de  continuer  la  recherche  de  son  idéal.  Il  ne  fut 
pas  plus  heureux  que  la  veille;  de  brunes  ironies,  débou- 
chant de  toutes  les  rues,  lui  jetaient  des  sourires  sour- 
nois et  railleurs;  l'Inde,  l'Afrique,  l'Amérique,  défilè- 
rent devant  lui  en  échantillons  plus  ou  moins  cuivrés,  on 
eût  dit  que  la  digne  ville,  prévenue  de  son  dessein,  ca- 
chait par  moquerie,  au  fond  de  ses  plus  impénétrables 
arrière-cours  et  derrière  ses  plus  obscurs  vitrages,  toutes 

16 


<70  NOUVELLES. 

celles  de  ses  filles  qui  eussent  pu  rappeler  de  près  ou  de 
loin  les  figures  de  Jordaëns  et  de  Rubens  :  avare  de 
son  or,  elle  prodiguait  son  ébène. 

Outré  de  cette  espèce  de  dérision  muette,  Tiburce  visita, 
pour  y  échapper,  les  musées  et  les  galeries.  L'Olympe 
flamand  rayonna  de  nouveau  à  ses  yeux.  Les  cascades  de 
cheveux  recommencèrent  à  ruisseler  par  petites  ondes 
rousses  avec  un  frissonnement  d'or  et  de  lumière;  les 
épaules  des  allégories,  ravivant  leur  blancheur  argentée^ 
étince  lèrent  plus  vivement  que  jamais  :  l'azur  des  prunelles 
devint  plus  clair,  les  joues  en  fleur  s'épanouiront  comme 
des  tou.^es  d'œillefs  ;  une  vapeur  rose  réchaiiff'a  la  pâleur* 
bleuâtre  i.Vs  genoux,  des  coudes  et  des  doigts  de  toutes 
ces  blondes  déesses;  des  luisants  satinés  des  moires  de 
lumière,  des  reflets  vermeils  glissèrent  en  se  jouant  sur 
les  chairs  rondes  et  potelées;  les  draperies  gorge-de-pi- 
geon s'enflèrent  sous  l'haleine  d'un  vent  invisible  et  se 
mirent  à  voltiger  dansla  vapeur  azurée;  la  fraîche  et  grasse 
poésie  néerlandaise  se  révéla  tout  entière  à  notre  voyageur 
enthousiaste. 

Mais  ces  beautés  sur  toile  ne  lui  suffisaient  pas.  Il  était 
venu  chercher  des  types  vivants  et  réels.  Depuis  assez 
longtemps  il  se  nourrissait  de  poésie  écrite  et  peinte,  et 
il  avait  pu  s'apercevoir  que  le  commerce  des  abstractions 
n'était  pas  des  plus  substantiels.  —  Sans  doute,  il  eût  été 
beaucoup  plus  simple  de  rester  à  Paris  et  de  devenir 
amoureux  d'une  jolie  femme,  ou  môme  d'une  laide 
comme  tout  le  monde;  mais  Tiburce  ne  comprenait  pas 
la  nature,  et  ne  pouvait  la  lire  que  dans  les  traductions. 
Il  saisissait  admirablement  bien  tous  les  types  réalisés 
dans  les  œuvres  des  maîtres,  mais  il  ne  les  aurait  pas  aper- 
çus de  lui-même  s'il  les  eût  rencontrés  dans  la  rue  ou 
dans  le  monde;  en  un  mot,  s'il  eût  été  peintre,  il  aurait 
fait  des  vignettes  sur  les  vers  des  poëtes;s'il  eùtété  poëte, 
il  eût  fait  dos  vers  sur  les  tableaux  des  peintres.  L'art  s'é- 
tait emparé  de  lui  trop  jeune  et  l'avait  cunonipu  et 


LA   TOISON   O'OR.  171 

faussé;  ces  caractères-là  sont  plus  communs  que  Ton  ne 
pense  dans  notre  extrême  civilisation,  où  l'on  est  plus  sou- 
vent en  contact  avec  les  œuvres  des  hommes  qu'avec 
celles  de  la  nature. 

Un  instant  Tiburce  eut  ridée  de  transiger  avec  lui-même, 
et  se  dit  celte  phrase  lâche  et  malsonnante  :  «  C'est  une 
jolie  couleur  de  cheveux  que  la  couleur  châtain.  »  U  alla 
même,  le  sycophante,  le  misérable,  l'homme  de  peu  de 
foi,  jusqu'à  s'avouer  que  les  yeux  noirs  étaient  fort  vifs  et 
très-agréables.  Il  est  vrai  de  dire,  pour  l'excuser,  qu'il 
avait  battu  en  tout  sens,  et  cela  sans  le  moindre  résultat, 
une  ville  que  tout  autorisait  à  croire  essentiellement 
blonde.  Un  peu  de  découragement  lui  était  bien  permis. 

Au  moment  où  il  prononçait  intérieurement  ce  blas- 
phème, un  charmant  regard  bleu,  enveloppé  d'une  man- 
tille, scintilla  devant  lui  et  disparut  comme  un  feu  follet 
par  l'angle  de  la  place  de  Meïr. 

Tiburce  doubla  le  pas,  mais  il  ne  vit  plus  rien  ;  la  rue 
était  déserte  dans  toute  sa  longueur.  Sans  doute,  la  fugi- 
tive vision  était  entrée  dans  une  des  maisons  voisines,  ou 
s'était  éclipsée  par  quelque  passage  inconnu  ;  le  Tiburce 
désappointé,  après  avoir  regardé  le  puits  à  volutes  de  fer, 
forgé  par  Quintin-Metzys,  le  peintre  serrurier,  eut  la  fan- 
taisie, faute  de  mieux,  d'examiner  la  cathédrale,  qu'il 
trouva  badigeonnée  de  haut  en  bas  d'un  jaune  serin  abo- 
minable. Heureusement,  la  chaire  en  bois  sculpté  de 
Verbruggen,  avec  ses  rinceaux  chargées  d'oiseaux,  d'écu- 
reuils, de  dindons  faisant  la  roue,  et  de  tout  l'attirail 
zoologique  qui  entourait  Adam  et  Eve  dans  le  paradis 
terrestre,  rachetait  cet  empâtement  général  par  la  finesse 
de  ses  arêtes  et  le  précieux  de  ses  détails;  heureusement, 
les  blasons  des  familles  nobles,  les  tableaux  d'Otto  Ve- 
nius,  de  Rubens  et  de  Van  Dyck  cachaient  en  partie  cette 
odieuse  teinte  si  chère  à  la  bourgeoisie  et  au  clergé. 

Quelques  béguines  en  prières  étaient  disséminées  sur  le 
pavé  de  l'église  ;  mais  la  ferveur  de  leur  dévotion  incli- 


i  72  NODVELLES. 

nait  tellement  leurs  visages  sur  leurs  livres  de  prières  à 
tranche  rouge,  qu'il  était  difficile  d'en  distinguer  les  traits. 
D'ailleurs  la  sainteté  du  lieu  et  l'antiquité  de  leur  tour- 
nure empêchaient  Tiburce  d'avoir  envie  de  pousser  plus 
loin  ses  investigations. 

Cinq  ou  six  Anglais,  tout  essoufflés  d'avoir  monté  et 
descendu  les  quatre  cent  soixante  et  dix  marches  du  clo- 
cher, que  la  neige  de  colombe  dont  il  est  recouvert  en 
tout  temps  fait  ressembler  à  une  aiguille  des  Alpes,  exa- 
minaient les  tableaux,  et,  ne  s'en  rapportant  qu'à  demi  à 
l'érudition  bavarde  de  leur  cicérone,  cherchaient  dans 
leur  Guide  du  voyageur  les  noms  des  maîtres,  de  peur 
d'admirer  une  chose  pour  l'autre,  et  répétaient  à  chaque 
toile,  avec  un  flegme  imperturbable  :  It  is  a  vei^j  fine  exhi- 
bition. —  Ces  Anglais  avaient  des  figures  carrées,  et  la 
distance  prodigieuse  qui  existait  de  leur  nez  à  leur  men- 
ton montrait  la  pureté  de  leur  race.  Quant  à  l'Anglaise 
qui  était  avec  eux,  c'était  celle  que  Tiburce  avait  déjà  vue 
près  de  la  résidence  de  Laëken  ;  elle  portait  les  mêmes 
brodequins  verts  et  les  mêmes  cheveux  rouges.  Tiburce, 
désespérant  du  blond  de  la  Flandre,  fut  presque  sur  le 
point  de  lui  décocher  une  œillade  assassine;  mais  les  cou- 
plets de  vaudeville  contre  la  perfide  Albion  lui  revinrent 
à  la  mémoire  fort  à  propos. 

En  l'honneur  de  cotte  compagnie,  si  évidemment  bri- 
tannique, qui  ne  se  remuait  qu'avec  un  cliquetis  de  gui- 
nées,  le  bedeau  ouvrit  les  volets  qui  cachent  les  trois 
<juarts  de  l'année  les  deux  miraculeuses  pointures  de 
Hubens  :  le  Crucifiement  et  la  Descente  de  croix. 

Le  Crucifiement  est  une  œuvre  à  part,  et,  lorsqu'il  le 
peignit,  Uubensrêvait  de  Michel-Ange.  Ledessineslâpre, 
sauvage,  violent  comme  celui  de  l'école  romaine;  tous 
les  muscles  ressortentà  la  fois,  tous  les  os  et  tous  les  car- 
tilages paraissent,  des  nerfs  d'acier  soulèvent  des  chairs 
de  granit.  —  Ce  n'est  plus  là  le  vermillon  joyeux  dont  le 
peintre  d'Anvers  saupoudre  insouciamment  ses  innom- 


LA  TOISON    d'or.  173 

brables  ptoductions,  c'est  le  bistre  italien  dans  sa  plus 
fauve  intensité;  les  bourreaux,  colosses  à  formes  d'élé- 
phant, ont  des  mufles  de  tigre  et  des  allures  de  férocité 
bestiale  ;  le  Christ  hii-niême,  participant  à  cette  exagéra- 
tion, a  plutôt  l'air  d'un  Milon  de  Crotone  cloué  sur  un 
chevalet  par  des  athlètes  rivaux,  que  d'un  Dieu  se  sacri- 
fiant volontairement  pour  le  rachat  de  l'humanité.  Il  n'y 
a  là  de  flamand  que  le  grand  chien  de  Sneyders,  qui 
aboie  dans  un  coin  de  la  composition. 

Lorsque  les  volets  de  la  Descenfe  de  croix  s'entr'ouvri- 
rent,  Tiburce  éprouva  un  éblouissement  vertigineux, 
comme  s'il  eût  regardé  dans  un  gouflre  de  lumière  ;  la 
tête  sublime  de  la  Madeleine  flamboyait  victorieusement 
dans  un  océan  d'or,  et  semblait  illuminer  des  rayons  de 
ses  yeux  l'atmosphère  grise  et  blafarde  tamisée  par  les 
étroites  fenêtres  gothiques.  Tout  s'eifaça  autour  de  lui;  il 
se  fit  un  vide  complet,  les  Anglais  carrés,  l'Anglaise  rouge, 
le  bedeau  violet,  il  n'aperçut  plus  rien. 

La  vue  de  cette  figure  fut  pour  Tiburce  une  révélation 
d'en  haut;  des  écailles  tombèrent  de  ses  yeux,  il  se  trou- 
vait face  à  face  avec  son  rêve  secret,  avec  son  espérance 
inavouée  :  l'image  insaisissable  qu'il  avait  poursuivie  de 
toute  l'ardeur  d'une  imagination  amoureuse,  et  dont  il 
n'avait  pu  apercevoir  que  le  profil  ou  un  dernier  pli  de 
robe,  aussitôt  disparu  ;  la  chimère  capricieuse  et  farou- 
che, toujours  prête  à  déployer  ses  ailes  inquiètes,  était  là 
devant  lui,  ne  fuyant  plus,  immobile  dans  la  gloire  de  sa 
beauté.  Le  grand  maître  avait  copié  dans  son  propre  cœur 
la  maltresse  pressentie  et  souhaitée  ;  il  lui  semblait  avoir 
peint  lui-même  le -tableau  ;  la  main  du  génie  avait  dessiné 
fermement  et  à  grands  traits  ce  qui  n'était  qu'ébauché 
confusément  chez  lui,  et  vêtu  de  couleurs  splendides  son 
obscure  fantaisie  d'inconnu.  Il  reconnaissait  cette  tête, 
qu'il  n'avait  pourtant  jamais  vue. 

Il  resta  là,  muet,  absorbé,  insensible,  comme  un 
homme  tombé  en  catalepsie,  sans  remuer  les  paupières  et 

16. 


i  74  NOUVELLES. 

plongeant  les  yeux  dans  le  regard  infini  de  la  grande  re- 
pentante. 

Un  pied  du  Christ,  blanc  d'une  blancheur  exsangue, 
pur  et  mat  comme  une  hostie,  flottait  avec  toute  la  mol- 
lesse inerte  de  la  mort  sur  la  blonde  épaule  de  la  sainte^ 
escabeau  d'ivoire  placé  là  par  le  maître  sublime  pour  des- 
cendre le  divin  cadavre  de  l'arbre  de  rédemption.  — 
Tiburce  se  sentit  jaloux  du  Christ.  —  Pour  un  pareil  bon- 
heur, il  eût  volontiers  enduré  la  passion.  —  La  pâleur 
bleuâtre  des  chairs  le  rassurait  à  peine.  Il  fut  aussi  pro- 
fondément blessé  que  la  Madeleine  ne  détournât  pas  vers 
lui  son  œil  onctueux  et  lustré,  où  le  jour  mettait  ses  dia- 
mants et  la  douleur  ses  perles;  la  persistance  douloureuse 
et  passionnée  de  ce  regard  qui  enveloppait  le  corps  bien- 
aimé  d'un  suaire  de  tendresse,  lui  paraissait  mortifiante 
pour  lui  et  souverainement  injuste.  Il  aurait  voulu  que  le 
plus  imperceptible  mouvement  lui  donnât  à  entendre 
qu'elle  était  touchée  de  Gon  amour  ;  il  avait  déjà  oublié 
qu'il  était  devant  une  peinture,  tant  la  passion  est  prompte 
à  prêter  son  ardeur  même  aux  objets  incapables  d'en  res- 
sentir. Pygmalion  dut  être  étonné  comme  d'une  chose 
fort  surprenante  que  sa  statue  ne  lui  rendît  pas  caresse 
pour  caresse;  Tiburce  ne  fut  pas  moins  atterré  de  la  froi- 
deur de  son  amante  peinte. 

Agenouillée  dans  sa  robe  de  satin  vert  aux  plis  am- 
ples et  puissants,  elle  continuait  à  contempler  le  Christ 
avec  une  expression  de  volupté  douloureuse  comme  une 
maîtresse  qui  veut  se  rassasier  des  traits  d'un  visage 
adoré  qu'elle  ne  doit  plus  revoir;  ses  cheveux  s'effi- 
laient sur  ses  épaules  en  franges  lumineuses;  —  un 
rayon  de  soleil  égaré  par  hasard  rehaussait  la  chaude 
blancheur  de  son  linge  et  de  ses  bras  de  marbre  doré  ; 
—  sous  la  lueur  vacillante,  sa  gorge  semblait  s'enllcr  et 
palpiter  avec  une  apparence  de  vie;  les  larmes  de  ses 
yeux  fondaient  et  ruisselaient  comme  des  larmes  hu- 
maines. 


LA    TOISOIS   n'OR.  1?5 

Tiburce  crut  qu'elle  allait  se  lever  et  descendre  du  ta- 
bleau. 

Tout  à  coup  il  se  fit  nuit  :  la  vision  s'éteignit. 

Les  Anglais  s'étaient  retirés  après  avoir  dit  :  Very  well, 
a  prettij  picture,  et  le  bedeau,  ennuyé  de  la  longue  con- 
templation de  Tiburce,  avait  poussé  les  volets  et  lui  de- 
mandait la  rétribution  habituelle.  Tiburce  lui  donna  tout 
ce  qu'il  avait  dans  sa  poche  ;  les  amants  sont  généreux 
avec  les  duègnes  ;  —  le  bedeau  anversois  était  la  duègne 
de  la  Madeleine,  et  Tiburce,  pensant  déjà  à  une  autre 
entrevue,  avait  à  cœur  de  se  le  rendre  favorable. 

Le  Saint  Christophe  colossal  et  l'Ermite  portant  une 
lanterne,  peints  sur  l'extérieur  des  panneaux,  morceaux 
cependant  fort  remarquables,  furent  loin  de  consoler 
Tiburce  de  la  fermeture  de  cet  éblouissant  tabernacle,  où 
le  génie  de  Rubens  étincelle  comme  un  ostensoir  chargé 
de  pierreries. 

Il  sortit  de  l'église  emportant  dans  son  cœur  la  flèche 
barbelée  de  l'amour  impossible  :  il  avait  enfin  rencontré 
la  passion  qu'il  cherchait,  mais  il  était  puni  par  où  il  avait 
péché  :  il  avait  trop  aimé  la  peinture,  il  était  condamné  à 
aimer  un  tableau.  La  nature  délaissée  pour  l'art  se  vengeait 
d'une  façon  cruelle  ;  l'amant  le  plus  timide  auprès  de  la 
femme  la  plus  vertueuse  garde  toujours  dans  un  coin  de 
son  cœur  une  furtive  espérance  :  pour  Tiburce,  il  était 
sûr  de  la  résistance  de  sa  maîtresse  et  savait  parfaitement 
qu'il  ne  serait  jamais  heureux  ;  aussi  sa  passion  était-elle 
une  vraie  passion,  une  passion  extravagante,  insensée  et 
capable  de  tout  ;  —  elle  brillait  surtout  par  le  désintéres- 
sement. 

Que  l'on  ne  se  moque  pas  trop  de  l'amour  de  Tiburce  : 
combien  ne  rencontre-t-on  pas  de  gens  très-épris  de 
femmes  qu'ils  n'ont  vues  qu'encadrées  dans  une  loge  de 
théâtre,  à  qui  ils  n'ont  jamais  adressé  la  parole,  et  dont 
ils  ne  connaissent  pas  môme  le  son  de  voix?  ces  gens- là 
sont-ils  beaucoup  plus  raisonnables  que  notre  héros,  et 


il  6  NOUVELLES. 

leur  idole   impalpable  vaut-elle  la  Madeleine  d'Anvers  ? 

Tiburce  marchait  d'un  air  mystérieux  et  fier  comme  un 
galant  qui  revient  d'un  premier  rendez-vous.  La  vivacité 
de  la  sensation  qu'il  éprouvait  le  surprenait  agréablement, 
—  lui  qui  n'avait  jamais  vécu  que  par  le  cerveau,  il  sen- 
tait son  cœur  ;  c'était  nouveau  :  aussi  se  laissa-t-il  aller 
tout  entier  aux  charmes  de  cette  fraîche  impression  ;  une 
femme  véritable  ne  l'eût  pas  touché  à  ce  point.  Un  homme 
factice  ne  peut  être  ému  que  par  une  chose  factice  ;  il  y  a 
harmonie  :  le  vrai  serait  discordant,  Tiburce,  comme 
nous  l'avons  dit,  avait  beaucoup  lu,  beaucoup  vu,  beau- 
coup pensé  et  peu  senti  ;  ses  fantaisies  étaient  seulement 
des  fantaisies  de  tête,  la  passion  chez  lui  ne  dépassait 
guère  la  crav.lte  ;  cette  fois  il  était  amoureux  réellement, 
comme  un  écolier  de  rhétorique  ;  l'image  éblouissante  de 
la  Madeleine  voltigeait  devant  ses  yeux  en  taches  lumi- 
neuses, comme  s'il  eût  regardé  le  soleil  ;  le  moindre  petit 
pli,  le  plus  imperceptible  détail  se  dessinait  nettement 
dans  sa  mémoire,  le  tableau  était  toujours  présent  pour 
lui.  Il  cherchait  sérieusement  dans  sa  tête  les  moyens  d'a- 
nimer cette  beauté  insensible  et  de  la  faire  sortir  de  son 
cadre  ;  —  il  songea  à  Prométhée,  qui  ravit  le  feu  du  ciel 
pour  donner  une  âme  à  son  œuvre  inerte  ;  à  Pygmalion, 
qui  sut  trouver  le  moyen  d'attendrir  et  d'échauffer  un 
marbre  ;  il  eut  l'idée  de  se  plonger  dans  l'océan  sans  fond 
des  sciences  occultes,  afin  de  découvrir  un  enchantement 
assez  puissant  pour  donner  une  vie  et  un  corps  à  cette 
vaine  apparence,  il  délirait,  il  était  fou  :  vous  voyez  bien 
qu'il  était  amoureux. 

Sans  arriver  à  ce  degré  d'exaltation,  n'avez-vous  pas 
vous-même  été  envahi  par  un  sentiment  de  mélancolie 
inexprimable  dans  une  galerie  d'anciens  maîtres,  en  son- 
geant aux  beautés  disparues  représentées  par  leurs  ta- 
bleaux ?  Ne  voudrait-on  pas  donner  la  vie  à  toutes  ces  fi- 
gures pâles  et  silencieuses  qui  semblent  rêver  tristement 
sur  l'outremer  verdi  ou  le  noir  charbonné  qui  lui  sert  de 


LA   TOISON    D'OH.  177 

fond  ?  Ces  yeux,  dont  l'étincelle  scintille  plus  vivement 
sous  le  voile  de  la  vétusté,  ont  été  copiés  sur  ceux  d'une 
jeune  princesse  ou  d'une  belle  courtisane  dont  il  ne  reste 
plus  rien,  pas  même  un  seul  grain  de  cendre  ;  ces  bouches, 
entr'ouvertes  par  des  sourires  peints,  rappellent  de  véri- 
tables sourires  à  jamais  envolés.  Quel  dommage,  en  ellet, 
que  les  femmes  de  Raphaël,  de  Corrége  et  de  Titien  ne 
soient  que  des  ombres  impalpables  !  et  pourquoi  leurs 
modèles  n'ont-ils  pas  reçu  conmic  leurs  peintures  le  privi- 
lège de  l'immortalité  ?  —  Le  sérail  du  plus  voluptueux 
sultan  serait  peu  de  chose  à  côté  de  celui  que  l'on  pour- 
rait composer  avec  les  odalisques  de  la  peinture,  et  il  est 
vraiment  dommage  que  tant  de  beauté  soit  perdue. 

Tous  les  jours  Tiburce  allait  à  la  cathédrale  et  s'abîmait 
dans  la  contemplation  de  sa  Madeleine  bien-aimée,  et 
chaque  soir  il  en  revenait  plus  triste,  plus  amoureux  et 
plus  fou  que  jamais.  — Sans  aimer  de  tableaux,  plus  d'un 
noble  cœur  a  éprouvé  les  souffrances  de  notre  ami  en 
voulant  soufllcr  son  âme  à  quelque  morne  idole  qui  n'a- 
vait de  la  vie  que  le  fantôme  extérieur,  et  ne  comprenait 
pas  plus  la  passion  qu'elle  inspirait  qu'une  figure  coloriée. 

A  l'aide  de  fortes  lorgnettes  notre  amoureux  scrutait  sa 
beauté  jusque  dans  les  touches  les  plus  imperceptibles.  Il 
admirait  la  finesse  du  grain,  la  solidité  et  la  souplesse  de 
la  pâte,  l'énergie  du  pinceau,  la  vigueur  du  dessin, 
comme  un  autre  admire  le  velouté  de  la  peau,  la  blan- 
cheur et  la  belle  coloration  d'une  maîtresse  vivante  :  sous 
prétexte  d'examiner  le  travail  de  plus  près,  il  obtint  une 
éciielle  de  son  ami  le  bedeau,  et,  tout  frémissant  d'amour, 
il  osa  porter  une  main  téméraire  sur  l'épaule  de  la  Made- 
leine. Il  fut  très-surpris,  au  lieu  du  moelleux  satiné  d'une 
épaule  de  femme,  de  ne  trouver  qu'une  surface  âpre  et 
rude  comme  une  lime,  gaufrée  et  martelée  en  tous  sens 
par  l'impétuosité  de  brosse  du  fougueux  peintre.  Cette 
découverte  attrista  beaucoup  Tiburce,  mais,  dès  qu'il  fut 
redescendu  sur  le  pavé  de  l'église,  son  illusion  le  reprit. 


178  NODVELLÉS. 

Tiburce  passa  ainsi  plus  de  quinze  jours  dans  un  état 
de  IjTisme  transcendantal,  tendant  des  bras  éperdus  à  sa 
chimère,  implorant  quelque  miracle  du  ciel.  —  Dans  les 
moments  lucides  il  se  résignait  à  chercher  dans  la  ville 
quelque  type  se  rapprochant  de  son  idéal,  mais  ses  recher- 
ches n'aboutissaient  à  rien,  car  l'on  ne  trouve  pas  aisé- 
ment, le  long  des  rues  et  des  promenades,  un  pareil  dia- 
mant do  beauté. 

Un  soir,  cependant,  il  rencontra  encore  à  l'angle  de  la 
place  de  Meïr  le  charmant  regard  bleu  dont  nous  avons 
parlé  :  cette  fois  la  vision  disparut  moins  vite,  et  Tiburce 
eut  le  temps  de  voir  un  délicieux  visage  encadré  d'opu- 
lentes touffes  de  cheveux  blonds,  un  sourire  ingénu  sur 
les  lèvres  les  plus  fraîches  du  monde.  Elle  hâta  le  pas 
lorsqu'elle  se  sentit  suivie,  mais  Tiburce,  en  se  mainte- 
nant à  distance,  put  la  voir  s'arrêter  devant  une  bonne 
vieille  maison  flamande,  d'apparence  pauvre,  mais  hon- 
nête. Comme  on  tardait  un  peu  à  lui  ouvrir,  elle  se 
retourna  un  instant,  sans  doute  par  un  vague  instinct  de 
coquetterie  féminine,  pour  voir  si  l'inconnu  ne  s'était  pas 
découragé  du  trajet  assez  long  qu'elle  lui  avait  fait  par- 
courir. Tiburce,  comme  illuminé  par  une  lueur  subite, 
s'aperçut  qu'elle  ressemblait  d'une  manière  frappante  — 
à  la  Madeleine. 


CHAPITRE  m. 


La  maison  où  était  entrée  la  svelte  figure  avait  un  air 
de  bonhomie  flamande  tout  à  fait  patriarcal  ;  elle  était 
peinte  couleur  rose  sèche  avec  de  petites  raies  blanches 
pour  figurer  les  joints  de  la  pierre;  le  pignon  denticulé 
en  marches  d'escalier,  le  toit  fenestré  de  lucarnes  à  vo- 
lute, l'imposte  représentant  avec  une  naïveté  toute  gothi- 
que, l'histoire  de  Noé  raillé  par  ses  fils,  le  nid  de  ci- 


LA   TOISON    d'or.  4  79 

gogno,  les  pigeons  se  toilettant  au  soleil,  achevaient 
d'on  compléter  le  caractère,  on  eût  dit  une  de  ces  fa- 
briques si  communes  dans  les  tableaux  de  Vander-Heyden 
ou  do  Teniers. 

Quelques  brindilles  de  houblon  tempéraient  par  leur 
verdoyant  badinagc  ce  que  l'aspect  général  pouvait  avoir 
de  trop  strict  et  de  trop  propre.  Des  barreaux  faisant  le 
ventre  grillaient  les  fenêtres  inférieures,  et  sur  les  deux 
premières  vitres  étaient  appliqués  des  carrés  de  tulle 
semés  de  larges  bouquets  de  broderie  à  la  mode  bruxel- 
loise ;  dans  l'espace  laissé  vide  par  le  renflement  des  barres 
de  fer,  se  prélassaient  deux  pots  de  faïence  de  la  Chine 
contenantquelquesœilletsétioléset  d'apparence  maladive, 
malgré  le  soin  évident  qu'en  prenait  leur  propriétaire  ; 
car  leurs  têtes  languissantes  étaient  soutenues  par  des  car- 
tes à  jouer  et  un  système  assez  compliqué  de  petits  écha- 
faudages de  brins. d'osier.  —  Tiburce  remarqua  ce  détail, 
qui  indiquait  une  vie  chaste  et  contenue,  tout  un  poëme 
de  jeunesse  et  de  pureté. 

Comme  il  ne  vit  pas  ressortir,  au  bout  de  deux  heures 
d'attente,  la  belle  Madeleine  au  regard  bleu,  il  en  conclut 
judicieusement  qu'elle  devait  demeurer  là  ;  ce  qui  était 
vrai  :  il  ne  s'agissait  plus  que  de  savoir  don  nom,  sa  posi- 
tion dans  le  monde,  de  lier  connaissance  avec  elle  et  de 
s'en  faire  aimer  :  peu  de  chose  en  vérité.  Un  Lovelace  de 
profession  n'y  eût  pas  été  empêché  cinq  minutes  ;  mais  le 
brave  Tiburce  n'était  pas  un  Lovelace  :  au  contraire, 
il  était  hardi  en  pensée,  timide  en  action;  personne 
n'était  moins  habile  à  passer  du  général  au  particulier, 
et  il  avait  en  affaires  d'amour  le  plus  formel  besoin 
d'un  honnête  Pandarus  qui  vantât  ses  perfections  et 
lui  arrangeât  ses  rendez-vous.  Une  fois  en  train,  il  ne 
manquait  pas  d'éloquence  ;  il  débitait  avec  assez  d'a- 
plomb la  tirade  langoureuse,  et  faisait  l'amoureux  au 
moins  aussi  bien  qu'un  jeune  premier  de  provmce  ;  mais, 
à  l'opposé  de  Petit-Jean,  l'avocat  du  chien  Citron,  ce 


i80  NOUVELLES. 

qu'il  savait  le  moins  bien,  c'était  son  commencement. 

Aussi  devons-nous  avouer  que  le  bon  Tiburce  nageait 
dans  une  mer  d'incertitudes,  combinant  mille  strata- 
gèmes plus  ingénieux  que  ceux  de  Polybe  pour  se  rap- 
procher de  sa  divinité.  Ne  trouvant  rien  de  présentable, 
comme  don  Cléofas  du  Diable  Boiteux,  il  eut  l'idée  de 
mettre  le  feu  à  la  maison,  afin  d'avoir  l'occasion  d'arra- 
cher son  infante  du  sein  des  flammes  et  lui  prouver  ainsi 
son  courage  et  son  dévouement  ;  mais  il  réfléchit  qu'un 
pompier,  plus  accoutumé  que  lui  à  courir  sur  les  poutres 
embrasées,  pourrait  le  supplanter,  et  que  d'ailleurs  cette 
manière  de  faire  connaissance  avec  une  jolie  femme  était 
prévue  par  le  Code. 

En  attendant  mieux,  il  se  grava  bien  nettement  au  fond 
de  la  cervelle  la  configuration  du  logis,  prit  le  nom  de  la 
rue  et  s'en  retourna  à  son  auberge  assez  satisfait,  car  il 
avait  cru  voir  se  dessiner  vaguement  derrière  le  tulle  brodé 
de  la  fenêtre  la  charmante  silhouette  de  l'inconnue,  et 
une  petite  main  écarter  le  coin  de  la  trame  transparente, 
sans  doute  pour  s'assurer  de  sa  persistance  vertueuse  à 
monter  la  faction,  sans  espoir  d'être  relevé,  au  coin  d'une 
rue  déserte  d'Antwerpen.  —  Était-ce  une  fatuité  de  la  part 
de  Tiburce,  et  n'avait-il  pas  une  de  ces  bonnes  fortunes 
ordinaires  aux  myopes  qui  prennent  les  linges  pendus 
aux  croisés  pour  Técharpe  de  Juliette  penchée  vers  Roméo, 
et  les  pots  de  giroflée  pour  des  princesses  en  robe  de  bro- 
cart d'or  ?  Toujours  est-il  qu'il  s'en  alla  fort  joyeux,  et  se 
regardant  lui-même  comme  un  des  séducteurs  les  plus 
triomphants.  —  L'hôtesse  des  Armes  du  Brabant  et  sa  ser- 
vante noire  furent  étonnées  des  airs  d'Amilcar  et  de  tam- 
bour-major qu'il  se  donnait.  Il  alluma  son  cigare  de  la 
fiiçon  la  plus  résolue,  croisa  ses  jambes  et  se  mit  à  faire 
danser  sa  pantoufle  au  bout  de  son  pied  avec  la  superbe 
nonchalance  d'un  mortel  qui  méprise  parfaitement  la 
création  et  qui  sait  des  bonheurs  inconnus  au  vulgaire 
des  hoinnies;  il  avait  enfin  trouvé  le  blond.  Jason  ne  fut 


LA    TOISON    d'or.  181 

pas  plus  heureux  en  décrochant  de  l'arbre  enchanté  la 
toison  merveilleuse. 

Notre  héros  est  dans  la  meilleure  des  situations  possi- 
bles :  un  vrai  cigare  de  la  Havane  à  la  bouche,  des  pan- 
toufles aux  pieds,  une  bouteille  de  vin  du  Rhin  sur  sa 
table,  avec  les  journaux  de  la  semaine  passée  et  une  jolie 
petite  contrefaçon  des  poésies  d'Alfred  de  Musset. 

Il  peut  boire  un  verre  et  même  deux  de  Tockayer,  lire 
Namouna  ou  le  compte  rendu  du  dernier  ballet  :  il  n'y  a 
donc  aucun  inconvénient  à  ce  que  nous  le  laissions  seul 
pour  quelques  instants  :  nous  lui  donnons  de  quoi  se 
désennuyer,  si  tant  est  qu'un  amoureux  puisse  s'ennuyer. 
Nous  retournerons  sans  lui,  car  ce  n'est  pas  un  homme 
à  nous  en  ouvrir  les  portes,  à  la  petite  maison  de  la  rue 
Kipdorp,  et  nous  nous  servirons  d'introducteur.  —  Nous 
vous  ferons  voir  ce  qu'il  y  a  derrière  les  broderies  de  la 
fenêtre  basse,  car  pour  premier  renseignement  nous  de- 
vons vous  dire  que  l'héroïne  de  cette  nouvelle  habite  au 
rez-de-chaussée,  et  qu'elle  s'appelle  Gretchen,  nom  qui, 
pour  n'être  pas  si  euphonique  qu'Ethelwina  ou  Azélie, 
paraît  d'une  suffisante  douceur  aux  oreilles  allemandes  et 
néerlandaises. 

Entrez  après  avoir  soigneusement  essuyé  vos  pieds,  car 
la  propreté  flamande  règne  ici  despotiquement.  —  En 
Flandre  l'on  ne  se  lave  la  figure  qu'une  fois  la  semaine, 
mais  en  revanche  les  planchers  sont  échaudés  et  grattés  à 
vif  deux  fois  par  jour.  —  Le  parquet  du  couloir,  comme 
celui  du  reste  de  la  maison,  est  fait  de  planches  de  sapin 
dont  on  conserve  le  ton  naturel,  et  dont  aucun  enduit 
n'empêche  de  voir  les  longues  veines  pâles  et  les  nœuds 
étoiles  ;  il  est  saupoudré  d'une  légère  couche  de  sable  de 
mer  soigneusement  tamisé,  dont  le  grain  retient  le  pied 
et  empêche  les  glissades  si  fréquentes  dans  nos  salons,  où 
l'on  patine  plutôt  que  l'on  ne  marche.  —  La  chambre  de 
Gretchen  est  à  droite,  c'est  cette  porte  d'un  gris  modeste 
dont  le  bouton  de  cuivre  écuré  au  tripoli  reluit  comme 

16 


ii>±  M)ivi:i!r,s. 

s'il  était  d'or  ;  frottez  encore  une  fois  vos  semcircs  sur  ce 
paillasson  de  roseaux  ;  l'empereur  lui-même  n'entrerait 
pas  avec  des  bottes  crottées. 

Regardez  un  instant  ce  doux  et  tranquille  inlui.r'ur;  rien 
n'y  attire  l'œil;  tout  est  calme,  sobre,  étouiré;la  chambre 
de  Marguerite  elle-même  n'est  pas  d'un  <>ffet  plus  virgi- 
nalement  mélancolique  :  c'est  la  sérénité  de  l'innocence 
qui  préside  à  tous  ces  petits  détails  de  charmante  pro- 
preté. 

Les  murailles,  brunes  de  ton  et  revêtues  à  hauteur 
d'appui  d'un  lambris  de  chêne,  n'ont  d'autre  ornement 
qu'unemadone  de  plâtre  colorié,  habillée  d'étofles  comme 
une  poupée,  avec  des  souliers  de  satin,  une  couronne  de 
moelle  de  roseau,  un  collier  de  verroterie  et  deux  petits 
vases  de  fleurs  artificielles  placés  devant  elle.  Au  fond  de 
la  pièce,  dans  le  coin  le  plus  noyé  d'ombre,  s'élève  un  lit 
à  quenouilles  de  forme  ancienne  et  garni  de  rideaux  de 
serge  verte  et  de  pentes  à  grandes  dents  ourlées  de  galons 
jaunes;  au  chevet,  un  christ,  dont  le  bas  de  la  croix 
forme  bénitier,  étend  ses  bras  d'ivoire  sur  le  sommeil  de 
la  chaste  créature. 

Un  bahut  qui  miroite  comme  une  glace  à  contre-jour, 
tant  il  est  bien  frotté;  une  table  à  pieds  tors  posée  auprès 
de  la  fenêtre  et  chargée  de  pelotes,  d'échoveaux  de  fd  et 
de  tout  l'attirail  de  l'ouvrière  en  dentelle;  un  grand  fau- 
teuil en  tapisserie,  quelques  chaises  à  dossier  de  forme 
Louis  XIII,  comme  on  en  voit  dans  les  vieilles  gravures 
d'Abraham  Bosse,  composent  cet  ameubleuieut  d'une 
simplicité  presque  puritaine. 

Cepenrlant  nous  devons  ajouter  que  Gretchen,  pour 
sage  qu'elle  fût,  s'était  permis  le  luxe  d'un  miroir  en  cris- 
tal de  Venise  à  biseau  entouré  d'un  ciidre  d'ébène  incrusté 
de  cuivre.  Il  est  vrai  que,  pour  sanctifier  ce  meuble  |)ro-' 
fane,  un  rameau  de  buis  bénit  était  piqué  dans  la  bordure. 

Figurez-vous  Gretchen  assise  dans  le  grand  fauteuil  de 
tapisserie,  les  pieds  sur  un  tabouret  brodé  par  elle-même. 


LA    TOISON    1)  OR.  183 

brouillant  et  débrouillant  avec  ses  doigts  de  fée  les  im- 

povcpptibles  réseaux  d'une  dentelle  commencée  ;  sa  jolie 
tète  penchée  vers  son  ouvrage  est  égayée  en  dessous  par 
mille  reflets  folâtres  qui  argentent  de  teintes  fraîches  et 
vaporeuses  l'ombre  transparente  qui  la  baigne;  une  déli- 
cate fleur  de  jeunesse  velouté  la  santé  un  peu  hollandaise 
de  ses  joues  dont  le  clair-obscur  ne  peut  atténuer  la  fraî- 
cheur; la  lumière,  filtrée  avec  ménagement  par  les  car- 
reaux supérieurs,  satine  seulement  le  haut  de  son  front, 
et  fait  briller  comme  des  vrilles  d'or  les  petits  cheveux 
follets  en  rébellion  contre  la  morsure  du  peigne.  Faites 
courir  un  brusque  filet  de  jour  sur  le  corniche  et  sur  le 
bahut,  piquez  une  paillette  sur  le  ventre  des  pots  d'étain; 
jaunissez  un  peu  le  christ,  fouillez  plus  profondément  les 
plis  roides  et  droits  des  rideaux  de  serge,  brunissez  la 
pfdeur  modernement  blafarde  du  vitrage,  jetez  au  fond  de 
la  pièce  la  vieille  Barbara  armée  de  son  balai,  concentrez 
toute  la  clarté  sur  la  tête,  sur  les  mains  de  la  jeune  fille, 
et  vous  aurez  une  toile  flamande  du  meilleur  temps,  que 
Terburg  ou  Gaspard  Netscher  ne  refuserait  pas  de  signer. 

Quelle  diff"érence  entre  cet  inférieur  si  net,  si  propre, 
si  facilement  compréhensible,  et  la  chambre,  d'une  jeune 
fille  française,  toujours  encombrée  de  chiff'ons,  de  papier 
de  musique,  d'aquarelles  commencées,  où  chaque  objet 
est  hors  de  sa  place,  où  les  robes  dépliées  pendent  sur  le 
dos  des  chaises,  où  le  chat  de  la  maison  déchiffre  avec 
ses  griff'es  le  roman  oublié  à  terre  !  —  Comme  l'eau  où 
trempe  cette  rose  à  moitié  effeuillée  est  limpide  et  cristal- 
line !  comme  ce  linge  est  blanc,  comme  ces  verreries  sont 
claires! — Pas  un  atome  voltigeant,  pas  une  peluche 
égarée. 

Metzu,  qui  peignait  dans  un  pavillon  situé  au  milieu 
d'un  pièce  d'eau  pour  conserver  l'intégrité  de  ses  teintes, 
eût  travaillé  sans  inquiétude  dans  la  chambre  de  Gret- 
chen.  La  plaque  de  fonte  du  fond  de  la  cheminée  y  reluit 
comme  un  bas-relief  d'argent. 


1  8  i  NOUVELLES. 

Maintenant  une  crainte  vient  nous  saisir  :  est-ce  bien 
l'héroïne  qui  convient  à  notre  héros  ?  Gretchen  est-elle 
véritablement  l'idéal  de  Tiburce?  Tout  cela  n'est-il  pas 
bien  minutieux,  bien  bourgeois,  bien  positif?  n'est-ce  pas 
là  plutôt  le  type  hollandais  que  le  type  flamand,  et  pen- 
sez-vous, en  conscience,  que  les  modèles  de  Rubens  fus- 
sent ainsi  faits?  N'était-ce  pas  de  préférence  de  joyeuses 
commères,  hautes  en  couleur,  abondantes  en  appas,  d'une 
santé  violente,  à  l'allure  dégingandée  et  commune,  dont 
le  génie  du  peintre  a  corrigé  la  réalité  triviale?  Les  grands 
maîtres  nous  jouent  souvent  de  ces  tours-là.  D'un  site  in- 
signifiant, ils  font  un  paysage  délicieux  ;  d'une  ignoble 
servante,  une  Vénus;  ils  ne  copient  pas  ce  qu'ils  voient* 
mais  ce  qu'ils  désirent. 

Pourtant  Gretchen,  quoique  plus  mignonne  et  plus  dé- 
licate, ressemble  vraiment  beaucoup  à  la  iMadeleine  de 
Notre-Dame  d'Anvers,  et  la  fantaisie  de  Tiburce  peut  s'y 
arrêter  sans  déception.  Il  lui  sera  difficile  de  trouver  un 
corps  plus  magnifique  au  fantôme  de  sa  maîtresse  peinte. 

Vous  désirez  sans  doute,  maintenant  que  vous  connais- 
sez aussi  bien  que  nous-mème  Gretchen  et  sa  chambre, — 
l'oiseau  et  le  nid,  —  avoir  quelques  détails  sur  sa  vie  et 
sa  position.  —  Son  histoire  est  la  plus  simple  du  monde  : 
—  Gretchen,  fille  de  petits  marchands  qui  ont  éprouvé 
des  malheurs,  est  orpheline  depuis  quelques  années;  elle 
vit  avec  Barbara,  vieille  servante  dévouée,  d'une  petite 
rente,  débris  de  l'héritage  paternel,  et  du  produit  de  son 
travail  ;  comme  Gretchen  fait  ses  robes  et  ses  dentelles, 
qu'elle  passe  même  chez  les  Flamands  pour  un  prodige  de 
soin  et  de  propreté,  elle  peut,  quoique  simple  ouvrière, 
être  mise  avec  une  certaine  élégance  et  ne  guère  différer 
des  filles  de  bourgeois  :  son  linge  est  fin,  ses  coiffes  se 
font  toujours  remarquer  par  leur  blancheur  ;  ses  brode- 
quins sont  les  mieux  faits  de  la  ville;  car,  dût  ce  détail 
déplaire  à  Tiburce,  nous  devons  avouer  que  Gretchen  a 
un  pied  de  comtesse  andalouse,  et  se  chausse  en  consé- 


.LA   TOISON    d'or.  18S 

qiience.  C'est  du  reste  une  tille  bien  élevée  ;  elle  sait  lire, 
écrit  joliment,  connaît  tous  les  points  possibles  de  brode- 
rie, n'a  pas  de  rivale  au  monde  pour  les  travaux  d'aiguille 
et  ne  joue  pas  du  piano.  Ajoutons  qu'elle  a  en  revanche 
un  talent  admirable  pour  les  tartes  de  poires,  les  carpes 
au  bleu  et  les  gâteaux  de  pâte  ferme,  car  elle  se  pique  de 
cuisine  comme  toutes  les  bonnes  ménagères,  et  sait  pré- 
parer, d'après  les  recettes  particulières,  mille  petites 
friandises  fort  recherchées. 

Ces  détails  paraîtront  sans  doute  d'une  aristocratie  mé- 
diocre, mais  notre  héroïne  n'est  ni  une  princesse  diplo- 
matique, ni  une  délicieuse  femme  de  trente  ans,  ni  une 
cantatrice  à  la  mode  ;  c'est  tout  uniment  une  simple  ou- 
vrière de  la  rue  Kipdorp,  près  du  rempart,  à  Anvers; 
mais,  comme  à  nos  yeux  les  femmes  n'ont  de  distinction 
réelle  que  leur  beauté,  Gretchen  équivaut  à  une  duchesse 
à  tabouret,  et  nous  lui  comptons  ses  seize  ans  pour  seize 
quartiers  de  noblesse. 

Quel  est  l'état  du  cœur  de  Gretchen?  —  L'état  de  son 
cœur  est  des  plus  satisfaisants;  elle  n'a  jamais  aimé  que 
des  tourterelles  café  au  lait,  des  poissons  rouges  et  d'autres 
menus  animaux  d'une  innocence  parfaite,  dont  le  jaloux 
le  plus  féroce  ne  pourrait  s'inquiéter.  Tous  les  dimanches 
elle  va  entendre  la  grand'messe  à  l'église  des  Jésuites, 
modestement  enveloppée  dans  sa  faille  et  suivie  de  Bar- 
bara qui  porte  son  livre,  puis  elle  revient  et  feuillette  une 
Bible  «  où  l'on  voit  Dieu  le  Père  en  habit  d'empereur,  » 
et  dont  les  images  gravées  sur  bois  font  pour  la  millième 
fois  son  admiration.  Si  le  temps  est  beau,  elle  va  se  pro- 
mener du  côté  du  fort  de  Lillo  ou  de  la  Tête  de  Flandre 
en  compagnie  d'une  jeune  fille  de  son  âge,  aussi  ouvrière 
en  dentelle  :  dans  la  semaine,  elle  ne  sort  guère  que  pour 
aller  reporter  son  ouvrage  ;  encore  Barbara  se  charge-t-elle 
la  plupart  du  temps  de  cette  commission.  —  Une  fille  de 
seize  ans  qui  n'a  jamais  songé  à  l'amour  serait  improbable 
sous  un  climat  plus  chaud;  mais  l'atmosphère  de  Flandre, 


4  86  NOUVELLES. 

alourdie  par  les  fades  exhalaisons  des  canaux,  voiture 
très-peu  de  parcelles  aphrodisiaques  :  les  fleurs  y  sont  tar- 
dives et  viennent  grasses,  épaisses,  pulpeuses;  leurs  par- 
fums, chargés  de  moiteur,  ressemblent  à  des  odeurs  d'in- 
fusions aromatiques  ;  les  fruits  sont  aqueux;  la  terre  et  le 
ciel,  saturés  d'humidité,  se  renvoient  des  vapeurs  qu'ils 
ne  peuvent  absorber,  et  que  le  soleil  essaye  en  vain  de 
boire  avec  ses  lèvres  pâles;  —  les  femmes  plongées  dans 
ce  bain  de  brouillard  n'ont  pas  de  peine  à  être  vertueuses, 
car,  selon  Byron,  —  ce  coquin  de  soleil  est  un  grand  sé- 
ducteur, et  il  a  fait  plus  de  conquêtes  que  don  Juan. 

Il  n'est  donc  pas  étonnant  que  Gretchen,  dans  une  at- 
mosphère si  morale,  soit  restée  étrangère  à  toute  idée 
d'amour,  même  sous  la  forme  du  mariage,  forme  légale 
et  permise  s'il  en  fut.  Elle  n'a  pas  lu  de  mauvais  romans 
ni  même  de  bons;  elle  ne  possède  aucun  parent  mâle, 
cousin,  ni  arrière-cousin.  Heureux  Tiburce  !  —  D'ailleurs, 
les  matelots  avec  leur  courte  pipe  culottée,  les  capitaines 
au  long  cours  qui  promènent  leur  désœuvrement,  et  les 
dignes  négociants  qui  se  rendent  à  la  Bourse  agitant  des 
chiffres  dans  les|)lis  de  leur  front,  et  jettent,  en  longeant 
le  mur,  leur  silhouette  fugitive  dans  l'espion  de  Gretchen, 
ne  sont  guère  faits  pour  enflammer  l'imagination. 

Avouons  cependantque,  malgré  savirginale ignorance, 
l'ouvrière  en  dentelle  avait  distingué  Tiburce  comme  un 
cavalier  bien  tourné  et  de  figure  régulière  ;  elle  l'avait  vu 
plusieurs  fois  à  la  cathédrale  en  contemplation  devant  la 
Descente  de  Croix,  et  attribuait  son  attitude  extatique  à  un 
excès  de  dévotion  bien  édifiant  dans  un  jeune  homme. 
Tout  en  faisant  circuler  ses  bobines,  elle  pensait  à  l'in- 
connu de  la  place  deMeïr,  et  s'abandonnait  à  d'innocentes 
rêveries.  —  Un  jour  même,  sous  l'impression  de  cette 
idée,  elle  se  leva,  et  sans  se  rendre  compte  de  son  ac- 
tion, fut  à  son  miroir  qu'elle  consulta  longuement;  elle 
se  regarda  de  face,  de  trois  quarts,  sous  tous  les  jours 
possibles,  et  trouva,  ce  qui  était  vrai,  que  son  teint  était 


LA    TOISON    n'OR.  187 

plus  soyeux  qu'une  feuille  de  papier  de  riz  ou  de  camellia; 
qu'elle  avait  des  yeux  bleus  d'une  admirable  limpidité, 
des  dents  charmantes  dans  une  bouche  de  pêche,  et  des 
cheveux  du  blond  le  plus  heureux'.  —  Elle  s'apercevait 
pour  la  première  fois  de  sa  jeunesse  et  de  sa  beauté  ;  elle 
prit  la  rose  blanche  qui  trempait  dans  le  beau  verre  de 
cristal,  la  plaça  dans  ses  cheveux  et  sourit  de  se  voir  si 
bien  parée  avec  cette  simple  fleur:  la  coquetterie  était 
née  ;  —  l'amour  allait  bientôt  la  suivre. 

Mais  voici  bien  longtemps  que  nous  avons  quitté  Ti- 
burce  ;  qu'a-t-il  fait  à  l'hôtel  des  Armes  du  Brabant  pen- 
dant que  nous  donnions  ces  renseignements  sur  l'ouvrière 
en  dentelle  !  il  a  écrit  sur  une  fort  belle  feuille  de  papier 
quelque  chose  qui  doit  être  une  déclaration  d'amour,  à 
moins  que  ce  ne  soit  un  cartel;  car  plusieurs  feuilles  bar- 
bouillées et  chargées  de  ratures,  qui  gisent  à  terre,  mon- 
trent que  c'est  une  pièce  de  rédaction  très-difficile  et  très- 
importante.  Après  l'avoir  achevée,  il  a  pris  son  manteau 
et  s'est  dirigé  de  nouveau  vers  la  rue  Kipdorp. 

La  lampe  de  Gretchen,  étoile  de  paix  et  de  travail, 
rayonnait  doucement  derrière  le  vitrage,  et  l'ombre  de 
la  jeune  fille  penchée  vers  son  œuvre  de  patience  se  pro- 
jetait sur  le  tulle  transparent.  Tiburce,  plus  ému  qu'un 
voleur  qui  va  tourner  la  clef  d'un  trésor,  s'approcha  à  pas 
de  loup  du  grillage,  passa  la  main  entre  les  barreaux  et 
enfonça  dans  la  terre  molle  du  vase  d'œillets  le  coin  de  sa 
lettre  pliée  en  trois  doubles,  espérant  que  Gretchen  ne 
pourrait  manquer  de  l'apercevoir  lorsqu'elle  ouvrirait  la 
fenêtre  le  matin  pour  arroser  les  pots  de  fleurs. 

Cela  fait,  il  se  retira  d'un  pas  aussi  léger  que  si  les  se- 
melles de  ses  bottes  eussent  été  doublées  de  feutre. 


488  NOLVELLES. 


CHAPITRE  IV. 


La  lueur  bleue  et  fraîche  du  matin  faisait  pâlir  le  jaune 
maladif  des  lanternes  tirant  à  leur  fin;  l'Escaut  fumait 
comme  un  cheval  en  sueur,  et  le  jour  commençait  à  tiltrer 
par  les  déchirures  du  brouillard,  lorsque  la  fenêtre  de 
Gretchen  s'entr'ouvrit.  Gretchen  avait  encore  les  yeux 
noyés  de  langueur,  et  la  gaufrure  imprimée  à  sa  joue  dé- 
licate par  un  plis  de  l'oreiller  attestait  qu'elle  avait  dormi 
sans  changer  de  place  dans  son  petit  lit  virginal,  de  ce 
sommeil  dont  la  jeunesse  a  seule  le  secret.  —  Elle  voulait 
voir  comment  ses  chers  œillets  avaient  passé  la  nuit,  et 
s'était  enveloppée  à  la  hâte  du  premier  vêtement  venu  ; 
ce  gracieux  et  pudique  désordre  lui  allait  à  merveille,  et, 
si  l'idée  dîme  déesse  peut  s'accorder  avec  un  petit  bonnet 
de  toile  de  Flandre  enjolivé  de  malines  et  un  peignoir  de 
basin  blanc,  nous  vous  dirons  qu'elle  avait  l'air  de  l'A  urore 
entrouvrant  les  portes  de  l'Orient  ;  —  cette  comparaison 
est  peut-être  un  peu  trop  majestueuse  pour  une  ouvrière 
en  dentelle  qui  va  arroser  un  jardin  contenu  dans  deux 
pots  de  faïence  ;  mais  à  coup  sur  l'Aurore  était  moins 
fraîche  et  moins  vermeille, — surtout  l'Aurore  de  Flandre, 
qui  a  toujours  les  yeux  un  peu  battus. 

Gretchen,  armée  d'une  grande  carafe,  se  préparait  à 
arroser  ses  œillets,  et  il  ne  s'en  fallut  pas  de  beaucoup  que 
la  chaleureuse  déclaration  de  Tiburce  ne  fût  noyée  sous 
un  moral  déluge  d'eau  froide  ;  heureusement  la  blancheur 
du  papier  frappa  Gretchen  qui  déplanta  la  lettre  et  fut 
bien  surprise  lorsqu'elle  en  eut  vu  le  contenu.  Il  n'y  avait 
que  deux  phrases,  l'une  en  français,  l'autre  en  allemand; 
la  phrase  française  était  composée  de  deux  mots:  —  Je 
t'aime  ;  la  phrase  allemande  de  trois:  —  /ch  dtck  liebe,  — 
ce  qui  veut  dire  exactement  la  même  chose.  Tiburce  avait 


LA    TOISON    d'or.  189 

pensé  au  cas  où  Gretchen  n'entendrait  que  sa  langue  ma- 
ternelle; c'était,  comme  vous  voyez,  un  homme  d'une 
prudence  parfaite  ! 

Vraiment  c'était  bien  la  peine  de  barbouiller  plus  de 
papier  que  Malherbe  n'en  usaità  fabriquer  une  stance,  et 
de  boire/  sous  prétexte  de  s'exciter  l'imagination,  une 
bouteille  d'excellent  Tockayer,  pour  aboutir  à  cette  pensée 
ingénieuse  et  nouvelle.  Eh  bien  !  malgré  son  apparente 
simplicité,  la  lettre  de  Tiburce  était  peut-être  un  chef- 
d'œuvre  de  rouerie,  à  moins  qu'elle  ne  fût  une  bêtise, — 
ce  qui  est  encore  possible.  Cependant,  n'était-ce  pas  un 
coup  de  maître  que  de  laisser  tomber  ainsi,  comme 
une  goutte  de  plomb  brûlant,  au  milieu  de  cette  tran- 
quillité d'àme  ,  ce  seul  mot  :  —  Je  t'aime  ,  —  et  sa 
chute  ne  devait-elle  pas  produire,  comme  à  la  surface 
d'un  lac,  une  infinité  d'irradiations  et  de  cercles  concen- 
triques? 
.  En  effet,  que  contiennent  toutes  les  plus  ardentes  épîtres 
d'amour  ?  que  reste-t-il  de  toutes  les  ampoules  de  la  pas- 
sion, quand  on  les  pique  avec  l'épingle  de  la  raison?Toute 
l'éloquence  de  Saint-Preux  se  réduit  à  un  mot,  et  Tiburce 
avait  réellement  atteint  à  une  grande  profondeuren  con- 
centrant dans  cette  courte  phrase  la  rhétorique  fleurie  de 
ses  brouillons  primitifs. 

Il  n'avait  pas  signé;  d'ailleurs,  qu'eût  appris  son  nom? 
il  était  étranger  dans  la  ville,  il  ne  connaissait  pas  celui 
de  Gretchen,  et,  à  vrai  dire,  s'en  inquiétait  peu.  —  La 
chose  était  plus  romanesque ,  plus  mystérieuse  ainsi 
L'imagination  la  moins  fertile  pouvait  bâtir  là-dessus  vingt 
volumes  in-octavo  plus  ou  moins  vraisemblables. — Etait- 
ce  un  sylphe,  un  pur  esprit,  un  ange  amoureux,  un  beau 
capitaine,  un  fils  de  banquier,  un  jeune  lord,  pair  d'An- 
gleterre et  possesseur  d'un  million  de  rente;  un  boyard 
russe  avec  un  nom  en  off,  beaucoup  de  roubles  et  une 
multitude  de  collets  de  fourrure?  Telles  étaient  les  graves 
questions  que  cette  lettre  d'une  éloquence  si  laconique 


100  ^o^vELl  ES. 

allait  immanquablement  soulever.  —  Le  tutoiement,  qui 
ne  s'adresse  qu'à  la  Divinité,  montrait  une  violence  de 
passion  que  Tiburce  était  loin  d'éprouver,  mais  qui  pou- 
vait produire  le  meilleur  eftet  sur  l'esprit  de  la  jeune  fillf, 
—  l'exa^'ération  paraissant  toujours  plus  naturelle  aux 
femmes  que  la  vérité. 

Gretchen  n'hésita  pas  un  instant  à  croire  le  jeune 
homme  de  la  place  de  Meïr  auteur  du  billet  :  les  femmes 
ne  se  trompent  point  en  pareille  matière,  elles  ont  un 
instinct,  un  flair  merveilleux,  qui  supplée  à  l'usage  du 
monde  et  à  la  connaissance  des  passions.  La  plus  sage  en 
sait  plus  long  que  don  Juan  avec  sa  liste. 

Nous  avons  peint  notre  héroïne  comme  une  jeune  fille 
très-naïve,  très-ignorante  et  très-honnête  :  nous  devons 
pourtant  avouer  qu'elle  ne  ressentit  point  l'indignation 
vertueuse  que  doit  éprouver  une  femme  qui  reçoit  un  billet 
écrit  en  deux  langues,  et  contenant  une  aussi  formelle  in- 
congruité.— Elle  sentit  plutôt  un  mouvement  de  plaisir, 
et  un  léger  nuage  rose  passa  sur  sa  figure.  Cette  lettre  était 
pour  elle  comme  un  certificat  de  beauté;  elle  la  rassurait 
sur  elle-même  et  lui  donnait  un  rang;  c'était  le  premier 
regard  qui  eût  plongé  dans  sa  modeste  obscurité;  la  mo- 
dicité de  sa  fortune  empêchait  qu'on  ne  la  recherchât. — 
Jusque-là  on  ne  l'avait  considérée  que  comme  une  enfant, 
Tiburce  la  sacrait  jeune  fille  ;  elle  eut  pour  lui  cette  re- 
connaissance que  la  perle  doit  avoir  pour  le  plongeur 
qui  l'a  découverte  dans  son  écaille  grossière  sous  le  téné- 
breux manteau  de  l'Océan. 

Ce  premier  effet  passé,  Gretchen  éprouva  une  sensation 
bien  connue  de  tous  ceux  dont  l'enfance  a  été  maintenue 
sévèrement,  et  qui  n'ont  jamais  eu  de  secret;  la  lettre  la 
gênait  comme  jm  bloc  de  marbre,  elle  ne  savait  qu'en 
faire.  Sa  chambre  ne  lui  paraissait  pas  avoir  d'assez  ob- 
scurs recoins,  d'assez  impénétrables  cachettes  pour  la  dé- 
rober aux  yeux  :  elle  la  mit  dans  le  bahut  derrière  une 
pile  de  linge;  mais  au  bout  de  quelques  instants  elle  la 


LA    TOISON    d'or.  191 

retira;  la  lettre  flamboyait  à  travers  les  planches  de  l'ar- 
moire comme  lemicrocosmedudoctem'  Faust  dans  l'eau- 
forte  de  Rembrandt.  Gretchen  chercha  un  autre  endroit 
plus  sûr;  Barbara  pouvait  avoir  besoin  de  serviettes  ou 
de  draps,  et  la  trouver.  —  Elle  prit  une  chaise,  monta 
dessus  et  posa  la  lettre  sur  la  corniche  de  son  lit  ;  le  papier 
lui  brûlait  les  mains  comme  une  plaque  de  fer  rouge.  — 
Barbara  entra  pour  faire  la  chambre.  —  Gretchen,  afTec- 
tant  l'air  le  plus  détaché  du  monde,  se  mit  à  sa  place  or- 
dinaire, et  reprit  son  travail  de  la  veille  ;  mais  à  chaque 
pas  que  Barbara  faisait  du  côté  du  lit,  elle  tombait 
dans  des  transes  horribles;  ses  artères  sifflaient  dans  ses 
tempes,  la  chaude  sueur  de  l'angoisse  lui  perlait  sur  le 
front,  ses  doigts  s'enchevêtraient  dans  les  fils,  il  lui  sem- 
blait qu'une  main  invisible  lui  serrât  le  cœur.  —  Barbara 
lui  paraissaitavoir  une  mine  inquiète  et  soupçonneuse  qui 
ne  lui  était  pas  habituelle.  —  Entln  la  vieille  sortit,  un  panier 
aubras,  pour  aller  faire  sonmarché. — La  pauvre  Gretchen 
respira  et  reprit  sa  lettre  qu'elle  serra  dans  sa  poche  ; 
mais  bientôt  elle  la  démangea  ;  les  craquements  du  papier 
l'effrayaient,  elle  la  mit  dans  sa  gorge;  car  c'est  là  que  les 
femmes  logent  tout  ce  qui  les  embarrasse.  —  Un  corset 
est  une  armoire  sans  clef,  un  arsenal  complet  de  fleurs, 
de  tresses  de  cheveux,  de  médaillons  et  d'épîtres  senti- 
mentales; une  espèce  de  boîte  aux  lettres  où  l'on  jette  à 
la  poste  toute  la  correspondance  du  cœur. 

Pourquoi  donc  Gretchen  ne  brûlait-elle  pas  ce  chiiiFon 
de  papier  insignifiant  qui  lui  causait  une  si  vive  terreur? 
D'abord  Gretchen  n'avait  pas  encore  éprouvé  de  sa  vie  une 
si  poignante  émotion;  elle  était  à  la  fois  effrayée  et  ravie; 
—  puis  dites-nous  pourquoi  les  amants  s'obstinent  à  ne 
pas  détruire  les  lettres  qui,  plus  tard,  peuvent  les  faire 
découvrir  et  causer  leur  perte?  C'estqu'une  lettre  est  une 
âme  visible;  c'est  que  la  passion  a  traversé  de  son  fluide 
électrique  cette  vaine  feuille  et  lui  a  communiqué  la  vie. 
Brûler  une  lettre,  c'est  faire  un  meurtre  moral;  dans  les 


4  92  NOUVELLES. 

cendres  d'une  correspondance  anéantie,  il  y  a  toujours 
quelques  parcelles  de  deux  âmes. 

Grctchen  garda  donc  sa  lettre  dans  le  pli  de  son  corset^ 
à  côté  d'une  petite  croix  d'or  bien  étonnée  de  se  trouver 
en  voisinage  d'un  billet  d'amour. 

En  jeune  honuiie  bien  appris,  Tiburce  laissa  le  temps 
à  sa  déclaration  d'opérer.  Il  fit  le  mort  et  ne  reparut  plus 
dans  la  rue  Kipdorp.  Gretchen  commençait  à  s'inquiéter, 
lorsqu'un  beau  matin  elle  aperçut  dans  le  treillage  de  la 
fenêtre  un  magnifique  bouquet  de  fleurs  exotiques.  — 
Tiburce  avait  passé  par  là,  c'était  sa  carte  de  visite. 

—  Ce  bouquet  fit  beaucoup  de  plaisir  à  la  jeune  ou- 
vrière, qui  s'était  accoutumée  à  l'idée  de  Tiburce,  et  dont 
l'amour-propre  était  secrètement  choqué  du  peu  d'em- 
pressement qu'il  avait  montré  après  un  si  chaud  début  ; 
elle  prit  la  gerbe  de  fleurs,  remplit  d'eau  un  de  ses  jolis 
pots  de  Saxe  rehaussés  de  dessins  bleus,  délia  les  tiges 
et  les  mit  tremper  pour  les  conserver  plus  longtemps. — 
Elle  fit,  à  cette  occasion,  le  premier  mensonge  de  sa  vie, 
en  disant  à  Barbara  que  ce  bouquet  était  un  présent  d'une 
dame  chez  qui  elle  avait  porté  de  la  dentelle  et  qui  con- 
naissait son  goût  pour  les  fleurs. 

Dans  la  journée,  Tiburce  vint  faire  le  pied  de  grue  de- 
vant la  maison,  sous  prétexte  de  tirer  le  crayon  de  quelque 
architecture  bizarre;  il  resta  là  fort  longtemps,  labourant 
avec  un  style  épointé  un  méchant  carré  de  vélin.  —  Gret- 
chen fit  la  morte  à  son  tour  ;  pas  un  pli  ne  remua,  pas 
une  fenêtre  ne  s'ouvrit  ;  la  maison  semblait  endormie. 
Retranchée  dans  un  angle,  elle  put,  au  moyen  du  miroir 
de  son  espion,  considérer  Tiburce  tout  à  son  aise.  —  Elle 
vit  qu'il  était  grand,  bien  fait,  avec  un  air  de  distinction 
sur  toute  sa  personne,  la  figure  régulière,  l'œil  triste  et 
doux,  la  physionomie  mélancolique,  —  ce  qui  la  toucha 
beaucoup,  accoutumée  qu'elle  était  à  la  santé  rubiconde 
des  visages  brabançons.  —  D'ailleurs,  Tiburce,  quoiqu'il 
ne  fût   ni  un  lion  ni  un  merveilleux,  ne  nianquait  pas 


LA    TOISON    D  0«.  493 

d'élégance  naturelle,  et  devait  paraître  un  fasliionable 
accompli  à  une  jeune  fille  aussi  naïve  que  Gretchen  :  au 
boulevard  de  Gand  il  eût  semblé  à  peine  suffisant,  rue 
Kipdorp  il  était  superbe. 

Au  milieu  de  la  nuit,  Gretchen,  par  un  enfantillage 
adorable,  se  leva  pieds  nus  pour  aller  regarder  son  bou- 
quet; elle  plongea  sa  figure  dans  les  touffes  et  elle 
baisa  Tiburce  sur  les  lèvres  rouges  d'un  magnifique 
dahlia;  —  elle  roula  sa  tête  avec  passion  dans  les  vagues 
bigarrées  de  ce  bain  de  fleurs,  savourant  à  longs  traits 
leur  enivrants  parfums,  aspirant  à  pleines  narines  jus- 
qu'à sentir  son  cœur  se  fondre  et  ses  yeux  s'alanguir. 
Quand  elle  se  redressa,  ses  joues  scintillaient  tout  em- 
perlées  de  gouttelettes,  et  son  petit  nez  charmant,  bar- 
bouillé le  plus  gentiment  du  monde  par  la  poussière  d'or 
des  étamines,  était  d'un  très-beau  jaune.  Elle  s'essuya  en 
riant,  se  recoucha  et  se  rendormit;  vous  pensez  bien 
quelle  vit  passer  Tiburce  dans  tous  ses  rêves. 

Dans  tout  ceci  qu'est  devenue  la  Madeleine  de  la  Des- 
cente de  croix?  Elle  règne  toujours  sans  rivale  au  cœur 
de  notre  jeune  enthousiaste;  elle  a  sur  les  plus  belles 
femmes  vivantes  l'avantage  d'être  impossible  : —  avec  elle 
point  de  déception,  point  de  satiété  !  elle  ne  désenchante 
pas  par  des  phrases  vulgaires  ou  ridicules;  elle  est  là  im- 
mobile, gardant  religieusement  la  ligne  souveraine  dans 
laquelle  l'a  renfermée  le  grand  maître,  sûre  d'être  éternel- 
lement belle^  et  racontant  au  monde  dans  son  langage 
silencieux,  le  rêve  d'un  sublime  génie. 

La  petite  ouvrière  de  la  rue  Kipdorp  est  vraiment  une 
charmante  créature  ;  mais  comme  ses  bras  sont  loin  d'a- 
voir ce  contour  onduleux  et  souple,  cette  puissante  énergi( 
enveloppée  de  grâce  !  Comme  sos  épaules  ont  encore  h 
gracilité  junévile  !  et  que  le  blond  de  ses  cheveux  est 
pâle  auprès  des  tons  étranges  et  riches  dont  Rubens  a  ré- 
chauffé la  ruisselante  chevelure  de  la  sainte  pécheresse  ; 

11 


104  NOLVELLES. 

~  Tel  était  le  langage  que  tenait  Tiburce  à  part  lui,  en  se 
promenant  sur  \c  quai  de  l'Escaut. 

Pourtant,  voyant  qu'il  n'avançait  guère  dans  ses  amours 
en  peinture,  il  se  fit  les  raisonnements  les  plus  sensés  du 
monde  sur  son  insigne  folie.  Il  revint  à  Gretchen,  non 
sans  pousser  un  long  soupir  de  regret;  il  ne  l'aimait  pas, 
mais  du  moins  elle  lui  rappelait  son  rêve  comme  une 
fille  rappelle  une  mère  adorée  qui  est  morte.  —  Nous 
n'insisterons  pas  sur  les  détails  de  cette  liaison,  chacun 
peut  aisément  les  supposer.  —  Le  hasard,  ce  grand  en- 
tremetteur, fournit  à  nos  deux  amants  une  occasion  très- 
naturelle  de  se  parler. —  Gretchen  était  allée  se  promener, 
selon  son  habitude,  à  la  Tète  de  Flandre,  de  l'autre  côté 
de  l'Escaut,  avec  sa  jeune  amie.  — Elles  avaient  couru 
après  les  papillons,  fait  des  couronnes  de  bluets,  et  s'é- 
taient roulées  sur  le  foin  des  meules,  tant  et  si  bien  que 
le  soir  était  venu,  et  que  le  passeur  avait  fiiit  son  dernier 
voyage  sans  qu'elles  l'eussent  remarqué.  — Elles  étaient 
là  toutes  deux  assez  inquiètes,  un  bout  du  pied  dans  l'eau, 
et  criant  de  toute  la  force  de  leurs  petites  voix  argentines 
qu'on  eût  à  les  venir  prendre  ;  mais  la  folle  brise  empor- 
tait leurs  cris,  et  rien  ne  leur  répondait  que  la  plainte 
douce  du  flot  sur  le  sable.  Heureusement  Tiburce  courait 
des  bordées  dans  un  petit  canot  à  voiles;  il  les  entendit 
et  leur  offrit  de  les  passer!  ce  que  l'amie  s'empressa  d'ac- 
cepter, malgré  l'air  embarrassé  et  la  rougeur  de  Gretchen. 
Tiburce  la  reconduisit  chez  elle  et  eut  soin  d'organiser 
une  partie  de  canot  pour  le  dimanche  suivant,  avec  l'a- 
grément de  Barbara,  que  son  assiduité  aux  églises  et  sa 
dévotion  au  tableau  de  la  Descente  de  ct^oix  avaient  très- 
favorablement  disposée. 

Tiburce  n'éprouva  pas  une  grande  résistance  de  la  pai-t 
de  Gretchen.  Elle  était  si  pure  qu'elle  ne  se  défendit  pas, 
faute  de  savoir  qu'on  l'alta(|uait,  et  d'ailleurs  elle  aimait 
Tii»urce;  —  car,  bien  qu'il  parlât  fort  gaiement  et  qu'il 
s'exprimât  sur  toutes  choses  avec  une  légèrt.'té  ironiq.^c, 


LA    TOISON    l)  OR.  196 

file  le  devinait  malheureux^  et  l'instinct  de  la  femme, 
c'est  d'être  consolatrice  :  la  douleur  les  attire  comme  le 
miroir  les  alouettes. 

Quoique  le  jeune  Français  fût  plein  d'attentions  pour 
elle  et  la  traitât  avec  une  extrême  douceur,  elle  sentait 
qu'elle  ne  le  possédait  pas  entièrement,  et  quil  y  avait 
tians  son  âme  des  recoins  où  elle  ne  pénétrait  jamais.  — 
Quelque  pensée  supérieure  et  cachée  paraissait  l'occuper, 
et  il  était  évident  qu'il  faisait  des  voyages  fréquents  dans 
un  monde  inconnu;  sa  fantaisie  enlevée  par  des  batte- 
ments d'ailes  involontaires  perdait  pied  à  chaque  instant 
et  battait  le  plafond,  cherchant,  comme  un  oiseau  captif, 
nue  issue  pour  se  lancer  dans  le  bleu  du  ciel.  —  Souvent 
il  l'examinait  avec  une  attention  étrange  pendant  des 
heures  entières,  ayant  l'air  tantôt  satisfait,  tantôt  mécon- 
tent. —  Ce  regard-là  n'était  pas  le  regard  d'un  amant.  — 
(iretchen  ne  s'expliquait  pas  ces  façons  d'agir,  mais, 
comme  elle  était  sûre  de  la  loyauté  de  Tiburce,  elle  ne  s'en 
alarmait  pas  autrement. 

Tiburce,  prétendant  que  le  nom  de  Gretchen  était  diffi- 
cile à  prononcer,  l'avait  baptisée  Madeleine,  substitution 
qu'elle  avait  acceptée  avec  plaisir,  sentant  une  secrète 
douceur  à  être  appelée  par  son  amant  d'un  nom  mysté- 
rieux et  différent,  comme  si  elle  était  pour  lui  une  autre 
femme.  — Il  faisait  aussi  de  fréquentes  visites  à  la  cathé- 
drale, irritant  sa  manie  par  d'impuissantes  contemplations; 
ces  jours-là  Gretchen  portait  la  peine  des  rigueurs  de  la 
Madeleine  :  le  réel  payait  pour  l'idéal,  —  Il  était  maus- 
sade, ennuyé,  ennuyeux,  ce  que  la  bonne  créature  attri- 
buait à  des  maux  de  nerfs  ou  bien  à  des  lectures  trop 
prolongées. 

Cependant  Gretchen  est  une  charmante  fille  qui  vaut 
d'être  aimée  pour  elle-même.  Dans  toutes  les  Flandres,  le 
Brabant  et  le  Hainaut.  vous  ne  trouveriez  pas  une  peau 
I  lus  blanche  et  plus  fraîche,  et  des  cheveux  d'un  plus 
iu\iu  blond  ;  elle  a  une  main  potelée  et  fine  à  la  fois,  avec 


!06  NOUVELLES. 

lies  ongles  d'agate,  une  vraie  main  de  princesse,  et,  — 
perfection  rare  au  pays  de  Rubens,  —  un  petit  pied. 

Ah!  Tiburce,  Tiburce,  qui  voulez  enfermer  dans  vos 
bras  un  idéal  réel,  et  baiser  votre  chimère  à  la  bouche, 
prenez  garde,  les  chimères,  malgré  leur  gorge  ronde, 
leurs  ailes  de  cygne  et  leur  sourire  scintillant,  ont  les 
dents  aiguës  et  les  griffes  tranchantes.  Les  méchantes 
pomperont  le  pur  sang  de  votre  cœur  et  vous  laisseront 
plus  sec  et  plus  creux  qu'une  éponge  ;  n'ayez  pas  de  ces 
ambitions  effrénées,  ne  cherchez  pas  à  faire  descendre 
les  marbres  de  leurs  piédestaux,  et  n'adressez  pas  des 
supplications  à  des  toiles  muettes  :  tous  vos  peintres  et  vos 
poètes  étaient  malades  du  même  mal  que  vous;  ils  ont 
vpulu  faire  une  création  à  part  dans  la  création  de  Dieu. 
—  Avec  le  marbre,  avec  la  couleur,  avec  le  rhythme,  ils 
ont  traduit  et  fixé  leur  rêve  de  beauté  :  leurs  ouvrages  ne 
sont  pas  les  portraits  des  maîtresses  qu'ils  avaient,  mais 
de  celles  qu'ils  auraient  voulu  avoir,  et  c'est  en  vain  que 
vous  chercheriez  leurs  modèles  sur  la  terre.  Allez  acheter 
un  autre  bouquet  pour  Gretchen  qui  est  une  belle  et  douce 
fille;  laissez  là  les  morts  et  les  fantômes,  et  tâchez  de 
vivre  avec  les  gens  de  ce  monde. 


CHAPITRK  V. 


Oui,  Tiburce,  dût  la  chose  vous  étonner  beaucoup, 
Gretchen  vous  est  très-supérieure.  Elle  n'a  pas  lu  les 
poètes,  et  ne  connaît  seulement  pas  les  noms  d'Homère 
ou  de  Virgile;  les  complaintes  du  Juif  Errant,  d'Henriette 
et  Damon,  imprimées  sur  bois  et  grossièrement  coloriées, 
forment  toute  sa  littérature,  en  y  joignant  le  latin  de  son 
livre  de  messe,  qu'elle  épelle  consciencieusement  chaque 
dimanche;  Virginie  n'en  savait  guère  plus  au  fond  de  son 
paradis  de  magnoliers  et  de  jam-roses. 


LA    TOISON    d'or.  197 

Vous  êtes,  il  est  vrai,  très  au  courant  des  choses  de  la 
littérature.  Vous  possédez  à  fond  l'esthétique,  l'ésotérique, 
la  plastique,  Tarchitectonique  et  la  poétique;  Marphurius 
et  Pancrace  n'ont  pas  une  plus  belle  liste  de  connais- 
sances en  iqiie.  Depuis  Orphée  et  Lycophron  jusqu'au 
dernier  volume  de  M.  de  Lamartine,  vous  avez  dévoré  tout 
ce  qui  s'est  forgé  de  mètres,  aligné  de  rimes  et  jeté  de  stro- 
phes dans  tous  les  moules  possibles  ;  aucun  roman  ne  vous 
est  échappé.  Vous  avez  parcouru  de  l'un  à  l'autre  bout  le 
monde  immense  de  la  fantaisie  ;  vous  connaissez  tous  les 
peintres  depuis  André  Rico  de  Candie  et  Bizzamano, 
jusqu'à  MM.  Ingres  et  Delacroix;  vous  avez  étudié  la 
beauté  aux  sources  les  plus  pures  :  les  bas-reliefs  d'Egine, 
les  frises  du  Parthénon,  les  vases  étrusques,  les  sculpture?, 
hiératiques  de  l'Egypte,  l'art  grec  et  l'art  romain,  le  go- 
thique et  la  renaissance;  vous  avez  tout  analysé,  tout 
fouillé;  vous  êtes  devenu  une  espèce  de  maquignon  de 
beauté  dont  les  peintres  prennent  conseil  lorsqu'ils  veu- 
lent faire  choix  d'un  modèle,  comme  l'on  consulte  un 
écuyer  pour  l'achat  d'un  cheval.  Assurément,  personne 
ne  connaît  mieux  que  vous  le  côté  physique  de  la  femme; 
—  vous  êtes  sur  ce  point  de  la  force  d'un  statuaire  athé- 
nien ;  mais  vous  avez,  tant  la  poésie  vous  occupait,  sup- 
primé la  nature,  le  monde  et  la  vie.  Vos  maîtresses  n'ont 
été  pour  vous  que  des  tableaux  plus  ou  moins  réussis;  — 
pour  les  belles  et  les  jolies,  votre  amour  était  dans  la  pro- 
portion d'un  Titien  à  un  Boucher  ou  à  un  Vanloo;  mais 
vous  ne  vous  êtes  jamais  inquiété  si  quelque  chose  palpi- 
tait et  vibrait  sous  ces  apparences.  —  Quoique  vous  ayez 
le  cœur  bon,  la  douleur  et  la  joie  vous  semblent  deux 
grimaces  qui  dérangent  la  tranquillité  des  lignes  :  la 
femme  est  pour  vous  une  statue  tiède. 

Ah  !  malheureux  enfant,  jetez  vos  livres  au  feu,  déchi- 
rez vos  gravures,  brisez  vos  plâtres,  oubliez  Raphaël, 
oubliez  Homère,  oubliez  Phidias,  puisque  v  dus  n'avez  pas 
le  courage  de  prendre  un  pinceau,  une  plume  ou  un 

17, 


19S  NOUVELLES. 

ébauchoir  ;  à  quoi  vous  sert  cette  admiration  stérile  T 
où  aboutiront  ces  élans  insensés?  N'exigez  pas  de  la  vie 
plus  qu'elle  ne  peut  donner.  Les  grands  génies  ont  seuls 
le  droit  de  n'être  pas  contents  de  la  création.  Ils  peuvent 
aller  regarder  le  sphinx  entre  les  deux  yeux,  car  ils  de- 
vinent ses  énigmes.  —  Mais  vous  n'êtes  pas  un  grand  gé- 
nie; soyez  simple  de  cœur,  aimez  qui  vous  aime,  et, 
comme  dit  Jean-Paul,  ne  demandez  ni  clair  de  lune,  ni 
gondole  sur  le  lac  Majeur,  ni  rendez-vous  à  l'Isola-Bella. 

Faites-vous  avocat  philanthrope  ou  portier,  mettez  vos 
ambitions  à  devenir  électeur  et  caporal  dans  votre  compa- 
gnie ;  ayez  ce  que  dans  le  monde  on  appelle  un  état,  de- 
venez un  bon  bourgeois.  A  ce  mot,  sans  doute,  votre 
longue  chevelure  va  se  hérisser  d'horreur,  car  vous  avez 
pour  le  bourgeois  le  même  mépris  que  le  Bursch  allemand 
professe  pour  le  Philistin,  le  militaire  pour  le  pékin,  et  le 
brahme  pour  le  paria.  Vous  écrasez  d'un  ineffable  dédain 
tout  honnête  commerçant  qui  préfère  un  couplet  de  vau- 
deville à  un  tercet  du  Dante,  et  la  mousseline  des  peintres 
de  portraits  à  la  mode  à  un  écorché  de  Michel-Ange.  Un 
pareil  homme  est  pour  vous  au-dessous  de  la  brute  ;  ce- 
pendant il  est  de  ces  bourgeois  dont  Tâme  (ils  en  ont)  est 
riche  de  poésie,  qui  sont  capables  d'amour  et  de  dévoue- 
ment, et  qui  éprouvent  des  émotions  dont  vous  êtes  inca- 
pable, vous  dont  la  cervelle  a  anéanti  le  cœur. 

Voyez  Gretchen  qui  n'a  fait  toute  sa  vie  qu'arroser  des 
œillets  et  croiser  des  fils;  elle  est  mille  fois  plus  poétique 
que  vous,  monsieur  l'artiste,  comme  on  dit  maintenant  ; 
—  elle  croit,  elle  espère,  elle  a  le  sourire  et  les  larmes  ; 
un  mot  de  vous  fait  le  soleil  et  la  pluie  sur  son  charmant 
visage  ;  elle  est  là  dans  son  grand  fauteuil  de  tapissirit;,  à 
côté  de  sa  fenêtre,  sous  un  jour  mélancolique,  accomplis- 
sant sa  tâche  habituelle  ;  mais  comme  sa  jeune  tète  tra- 
vaille !  comme  son  imagination  marche  !  que  de  châteaux 
en  Espagne  elle  élève  et  renverse  î  La  voici  qui  rougit  et 
qui  pâlit,  qui  a  chaud  et  qui  a  froid  comme  l'amoureuse 


LA   TOISON    D  OR.  ,  199 

de  l'ode  antique;  sa  dentelle  lui  échappe  des  mains,  elle  a 
entendu  sur  lu  brique  du  trottoir  un  pas  qu'elle  distingue 
entre  mille,  avec  toute  l'acutesse  de  perception  que  la  pas- 
sion donne  aux  sens;  quoique  vous  arriviez  à  l'heure  dite, 
il  y  a  longtemps  que  vous  êtes  attendu.  Toute  la  journée 
vous  avez  été  son  occupation  unique  ;  elle  se  demandait  : 
Où  est-il  maintenant  ?  —  que  fait-il  ?  —  pense-t-il  à  moi 
qui  pense  à  lui? —  Peut-être  est-il  malade;  —  hier  il 
m'a  semblé  plus  pâle  qu'à  l'ordinaire,  il  avait  l'air  triste 
et  préoccupé  en  me  quittant;  —  lui  serait-il  arrivé  quel- 
que chose  ?  —  aurait-il  reçu  de  Paris  des  nouvelles  dés- 
agréables ?  —  et  toutes  ces  questions  que  se  pose  la  pas- 
sion dans  sa  sublime  inquiétude. 

Cette  pauvre  enfant  si  opulente  de  cœur  a  déplacé  le 
centre  de  son  existence,  elle  ne  vit  plus  qu'en  vous  et  par 
vous.  —  En  vertu  du  magnifique  mystère  de  l'incarnation 
d'amour,,  son  âme  habite  votre  corps,  son  esprit  descend 
sur  vous  et  vous  visite  ;  —  elle  se  jetterait  au-devant  de 
l'épée  qui  menacerait  votre  poitrine,  le  coup  qui  vous 
atteindrait  la  ferait  mourir,  —  et  cependant  vous  ne  l'avez 
prise  que  comme  un  jouet,  pour  la  faire  servir  de  manne- 
quin à  votre  fantaisie.  Pour  mériter  tant  d'amour,  vous 
avez  lancéquelques  œillades,  donné  quelques  bouquets  et 
débité  d'un  ton  chaleureux  des  lieux  communs  de  roman. 
—  Un  mieux  aimant  eût  écnoué  peut-être  ;  car,  hélas  ! 
pour  inspirer  de  l'amour  il  faut  n'en  pas  ressentir  soi- 
même.  —  Vous  avez  de  sang-froid  troublé  à  tout  jamais 
la  limpidité  de  cette  modeste  existence.  —  En  vérité, 
maître  Tiburce,  adorateur  du  blond  et  contempteur  du 
bourgeois,  vous  avez  fait  là  une  méchante  action;  nous 
sommes  fâché  de  vous  le  dire. 

Gretchen  n'était  pas  heureuse  ;  elle  devinait  entre  elle 
et  son  amant  une  rivale  invisible,  la  jalousie  la  prit  :  elle 
épia  les  démarches  de  Tiburce,  et  vit  qu'il  n'allait  qu'à 
son  hôtel  des  Armes  du  lirabant  et  à  la  cathédrale  sur  la 
place  de  Meir.  —  Elle  se  rassura. 


200  NOUVELLES. 

—  Qu'avez- VOUS  donc,  lui  dit-elle  une  fois,  à  regarder 
toujours  la  figure  de  la  sainte  Madeleine  qui  soutient  le 
corps  du  Sauveur  dans  le  tableau  de  la  Descente  de 
croix  ? 

—  C'est  qu'elle  te  ressemble,  avait  répondu  Tiburce. 
Gretchen  rougit  de  plaisir  et  courut  à  la  glace  vérifier 

la  justesse  de  ce  rapprochement;  elle  reconnut  qu'elle 
avait  les  yeux  onctueux  et  lustrés,  les  cheveux  blonds,  le 
front  bombé,  toute  la  coupe  de  figure  de  la  sainte. 

—  C'est  donc  pour  cela  que  vous  m'appelez  Madeleine 
et  non  pas  Gretchen  ou  Marguerite  qui  est  mon  véritable 
nom? 

—  Précisément,  répondit  Tiburce  d'un  air  embarrassé. 

—  Je  n'aurais  jamais  cru  être  si  belle,  fit  Gretchen,  et 
cela  me  rend  toute  joyeuse,  car  vous  m'en  aimerez  mieux. 

La  sérénité  se  rétablit  pour  quelque  temps  dans  l'âme 
de  la  jeune  fille,  et  nous  devons  avouer  que  Tiburce  fit 
de  vertueux  efi'orts  pour  combattre  sa  passion  insensée. 
La  crainte  de  devenir  monomane  se  présenta  à  son  esprit; 
et,  pour  couper  court  à  cette  obsession,  il  résolut  de  re- 
tourner à  Paris. 

Avant  de  partir,  il  se  rendit  une  dernière  fois  à  la  ca- 
thédrale, et  se  fit  ouvrir  les  volets  de  la  Descente  de  croix 
par  son  ami  le  bedeau. 

La  Madeleine  lui  sembla  plus  triste  et  plus  éplorée  que 
de  coutume  ;  de  grosses  larmes  coulaient  sur  ses  joues 
pâlies,  sa  bouche  était  contractée  par  un  spasme  doulou- 
reux, un  iris  bleuâtre  entourait  ses  yeux  attendris,  le 
rayon  du  soleil  avait  quitté  ses  cheveux,  et  il  y  avait, 
dans  toute  son  attitude,  un  air  de  désespoir  et  d'affaisse- 
ment ;  on  eût  dit  qu'elle  ne  croyait  plus  à  la  résurrection 
de  son  bien-aimé.  —  En  efTet,  le  Christ  avait  ce  jour-là 
des  tons  si  blafards,  si  verdàtres,  qu'il  était  difficile  d'ad- 
mettre que  la  vie  pût  revenir  jamais  dans  ses  ciiairs  dé- 
con)posées.  Tous  les  autres  personnages  du  tableau  par- 
tageaient cette  crainte  ;  ils  avaient  des  regards  ternes,  des 


LA   TOISON    d'or.  201 

mines  lugubres,  et  leurs  auréoles  ne  lançaient  plus  que 
des  lueurs  plombées  :  la  lividité  de  la  mort  s'était  étendue 
sur  cette  toile  naguère  si  chaude  et  si  vivace. 

Tiburce  fut  touché  de  l'expression  de  suprême  tristesse 
répandue  sur  la  physionomie  de  la  Madeleine,  et  sa  réso- 
lution de  départ  en  fut  ébranlée.  Il  aima  mieux  l'attribuer 
à  une  sympathie  occulte  qu'à  un  jeu  de  lumière.  —  Le 
temps  était  gris,  la  pluie  hachait  le  ciel  à  tils  menus,  et 
un  filet  de  jour  trempé  d'eau  et  de  brouillard  filtrait  pé- 
niblement à  travers  les  vitres  inondées  et  fouettées  par 
l'aile  de  la  rafale  ;  cette  raison  était  beaucoup  trop  plau- 
sible pour  être  admise  par  Tiburce. 

—  Ah  !  se  dit-il  à  voix  basse,  —  en  se  servant  du  vers 
d'un  de  nos  jeunes  poètes,  «  comme  je  t'aimerais  demain 
si  tu  vivais  !  »  —  Pourquoi  n'es-tu  qu'une  ombre  impal- 
pable, attachée  à  jamais  aux  réseaux  de  cette  toile  et  cap- 
tive derrière  cette  mince  couche  de  vernis?  —  Pourquoi 
as-tu  le  fantôme  de  la  vie  sans  pouvoir  vivre  ?  —  Que  te 
sert  d'être  belle,  noble  et  grande,  d'avoir  dans  les  yeux 
la  flamme  de  l'amour  terrestre  et  de  l'amour  divin,  et  sur 
la  tête  la  splendide  auréole  du  repentir,  —  n'étant  qu'un 
peu  d'huile  et  de  couleur  étalées  d'une  certaine  manière  ? 
—  0  belle  adorée,  tourne  un  peu  vers  moi  ce  regard  si  ve- 
louté et  si  éclatant  à  la  fois;  —  pécheresse,  aie  pitié 
d'une  folle  passion,  toi,  à  qui  l'amour  a  ouvert  les  portes 
du  ciel;  descends  de  ton  cadre,  redresse-toi  dans  ta  longue 
jupe  de  satin  vert;  car  il  y  a  longtemps  que  tu  es  age- 
nouillée devant  le  sublime  gibet  ;  —  les  saintes  femmes 
garderont  bien  le  corps  sans  toi  et  suffiront  à  la  veillée 
funèbre. 

Viens,  viens,  Madeleine,  tu  n'as  pas  versé  toutes  tes 
buires  de  parfums  sur  les  pieds  du  maître  céleste,  il  doit 
rester  assez  de  nard  et  de  cinname  au  fond  du  vase  d'onyx 
pour  redonner  leur  lustre  à  tes  cheveux  souillés  par  la 
cendre  de  la  pénitence.  Tu  auras  comme  autrefois  des 
unions  de  perles,  des  pages  nègres  et  des  couvertures  de 


202  ^OUVELLES 

pourpre  de  Sidon.  Viens,  Madeleine,  quoique  tu  sois 
morte  il  y  a  deux  mille  ans,  j'ai  assez  de  jeunesse  et  d'ar- 
deur pour  ranimer  ta  poussière.  —  Ah  !  spectre  de  beauté, 
que  je  te  tienne  une  minute  entre  mes  bras,  et  que  je 
meure  ! 

Un  soupir  étouffé ,  faible  et  doux  comme  le  gémisse- 
ment d'une  colombe  blessée  à  mort,  résonna  tristement 
dans  l'air.  —  Tiburce  3rut  que  la  Madeleine  lui  avait 
répondu. 

C'était  Gretchen  qui,  cachée  derrière  un  pilier,  avait 
tout  vu,  tout  entendu,  tout  compris.  Quelque  chose  s'é- 
tait rompu  dans  son  cœur  :  —  elle  n'était  pas  aimée. 

Le  soir,  Tiburce  vint  la  voir  ;  il  était  pâle  et  défait. 
Gretchen  avait  une  blancheur  de  cire.  L'émotion  du  ma- 
tin avait  fait  tomber  les  couleurs  de  ses  joues,  comme  la 
poudre  des  ailes  d'un  papillon. 

—  Je  pars  demain  pour  Paris;  —  veux-tu  venir  avec 
moi? 

—  A  Paris  et  ailleurs  ;  où  vous  voudrez,  répondit  Gret- 
chen, on  qui  toute  volonté  semblait  éteinte;  — ne  serai-je 
pas  malheureuse  partout? 

Tiburce  lui  lança  un  coup  d'œil  clair  et  profond. 

—  Venez  demain  matin,  je  serai  prête  ;  je  vous  ai  donné 
mon  cœur  et  ma  vie.  —  Disposez  de  votre  servante. 

Elle  alla  avec  Tiburce  aux  Armes  duBrabant  pour  l'ai- 
der dans  ses  préparatifs  de  départ  ;  elle  lui  rangea  ses  li- 
vres, son  linge  et  srs  gravures,  puis  elle  revint  à  sa  petite 
chambre  de  la  rue  Kipdorp  ;  elle  ne  se  coucha  pas  et  se 
jeta  tout  habillée  sur  son  lit. 

Une  invincible  mélancolie  s'était  emparée  de  son  âme; 
tout  semblait  attristé  autour  d'elle  :  les  bouquets  étaient 
fanés  dans  leur  cornet  de  verre  bleu,  la  lampe  grésillait 
et  jetait  des  lueurs  intermittentes  et  pilles;  le  christ  d'i- 
voire inclinait  sa  tète  désespérée  sur  sa  poitrine,  et  le  buis 
bénit  prenait  des  airs  de  cyprès  trempé  dans  l'eau  lustrale. 

La  petite  vierge  de  sa  petite  chambre  la  regardait  étran- 


LA   TOISON  d'or.  203 

gement  avec  ses  yeux  d'émail,  et  la  tempête,  appuyant 
son  genou  sur  le  vitrage  de  la  fenêtre,  faisait  gémir  et 
craquer  les  mailles  de  plomb. 

Les  meubles  les  plus  lourds,  les  ustensiles  les  plus  insi- 
gnifiants avaient  un  air  de  compassion  et  d'intelligence  ; 
ils  craquaient  douloureusement  et  rendaient  des  sons  lu- 
gubres. Le  fauteuil  étendait  ses  grands  bras  désœuvrés  ; 
le  houblon  du  treillage  passait  familièrement  sa  petite 
main  verte  par  un  carreau  cassé  ;  là  bouilloire  se  plai- 
gnait et  pleurait  dans  les  cendres  ;  les  rideaux  du  lit 
'  pendaient  en  plis  plus  flasques  et  plus  désolés;  toute  la 
chambre  semblait  comprendre  qu'elle  allait  perdre  sa 
jeune  maîtresse. 

Gretchen  appela  sa  vieille  servante  qui  pleurait,  lui  re- 
mit ses  clefs  et  les  titres  de  la  petite  rente,  puis  elle  ouvrit 
la  cage  de  ses  deux  tourterelles  café  au  lait  et  leur  rendit 
la  liberté. 

Le  lendemain,  elle  était  en  route  pour  Paris  avec  Ti- 
burce. 


CHAPITRE  VL 


Le  logis  de  Tiburce  étonna  beaucoup  la  jeune  Anver- 
soise,  accoutumée  à  la  rigidité  et  à  l'exactitude  flamande; 
ce  mélange  de  luxe  et  d'abandon  renversait  toutes  ses 
idées.  —  Ainsi  une  housse  de  velours  incarnadin  était 
jetée  sur  une  méchante  table  boiteuse  ;  de  magnifiques 
candélabres  du  goût  le  plus  fleuri,  qui  n'eussent  pas  dé- 
paré le  boudoir  d'une  maîtresse  de  roi,  ne  portaient  que 
de  misérables  bobèches  de  verre  commun  que  la  bougie 
avait  fait  éclater  en  brûlant  jusqu'à  la  racine;  un  pot  de 
la  Chine  d'une  pâte  admirable  et  du  plus  grand  prix  avait 
reçu  un  coup  de  pied  dans  le  ventre,  et  des  points  de  su- 
ture en  fil  de  fer  maintenaient  ses  morceaux  étoiles  ;  — 


204  NOUVELLES. 

des  gravures  très-rares  et  avant  la  lettre  étaient  accrochées 
au  mur  par  des  épingles;  un  bonnet  grec  coiffait  unp 
Vénus  antique,  et  une  multitude  d'ustensiles  incongrus, 
tels  que  pipes  turques,  narguilés,  poignards,  yatagans, 
souliers  chinois,  babouches  indiennes  encombraient  les 
chaises  et  les  étagères. 

La  soigneuse  Gretchen  n'eut  pas  de  repos  que  tout  cela 
ne  fût  nettoyé,  accroché,  étiqueté  ;  comme  Dieu,  qui  tira 
le  monde  du  chaos,  elle  tira  de  ce  fouillis  un  délicieux 
appartement.  Tiburce,  qui  avait  l'habitude  de  son  dés- 
ordre, et  qui  savait  parfaitement  où  les  choses  ne  devaient 
pas  être,  eut  d'abord  peine  à  s'y  retrouver;  mais  il  finit 
par  s'y  faire.  Les  objets  qu'il  dérangeait  retournaient  à 
leur  place  comme  par  enchantement.  Il  comprit,  pour  la 
première  fois,  le  confortable.  Comme  tous  les  gens  d'ima- 
gination, il  négligeait  les  détails.  La  porte  de  sa  chambre 
était  dorée  et  couverte  d'arabesques,  mais  elle  n'avait  pas 
de  bourrelet  ;  en  vrai  sauvage  qu'il  était,  il  aimait  le  luxe 
et  non  le  bien-être  ;  il  eût  porté,  comme  les  Orientaux, 
des  vestes  de  brocart  d'or  doublées  de  toile  à  torchon. 

Cependant,  quoiqu'il  parût  prendre  goût  à  ce  train  de 
vie  plus  humain  et  plus  raisonnable,  il  était  souvent  triste 
et  préoccupé  ;  il  restait  des  journées  entières  sur  son  di- 
van, flanqué  de  deux  piles  de  coussins,  sans  sonner  mot, 
les  yeux  fermés  et  les  mains  pendantes  ;  Gretchen  n'osait 
l'interroger,  tant  elle  avait  peur  de  sa  réponse.  La  scène 
de  la  cathédrale  était  restée  gravée  dans  sa  mémoire  en 
traits  douloureux  et  ineffaçables. 

Il  pensait  toujours  à  la  Madeleine  d'Anvers, —  l'absence 
la  lui  faisait  plus  belle  :  il  la  voyait  devant  lui  comme  une 
lumineuse  apparition.  Un  soleil  idéal  criblait  ses  cheveux 
de  rayons  d'or,  sa  robe  avait  des  transparences  d'émeraude, 
ses  épaules  scintillaient  comme  du  marbre  de  Paros.  — 
Ses  larmes  s'étaient  évaporées,  et  la  jtnmesse  brillait  dans 
toute  sa  fleur  sur  le  duvet  de  ses  joues  vermeilles;  elle 
semblait  tout  à  fait  consolée  de  la  mort  du  Christ,  dont 


U    TOISON    d'or.  20Î> 

elle  ne  soutenait  plus  le  pied  bleuâtre  qu'avec  négligence, 
et  détournait  la  této  du  côté  de  son  amant  terrestre. —  Les 
contours  sévères  de  la  sainteté  s'amollissaient  en  lignes 
ondoyantes  et  souples;  la  pécheresse  reparaissait  à  travers 
la  repentie  ;  sa  gorgerette  flottait  plus  librement,  sa  jupe 
boutî'ait  à  plis  provoquants  et  mondains,  ses  bras  se  dé- 
ployaient amoureusement  et  comme  prêts  à  saisir  une 
proie  voluptueuse.  La  grande  sainte  devenait  courtisane 
et  se  faisait  tentatrice.  —  Dans  un  siècle  plus  crédule,  Ti- 
burce  aurait  vu  là  quelque  sombre  machination  de  celui 
qui  va  rôdant,  quœrens  quem  devuret;  il  se  serait  cru  la 
griffe  du  diable  sur  l'épaule  et  bien  et  dûment  ensorcelé. 

Comment  se  fait-il  que  Tiburce,  aimé  d'une  jeune  fdle 
charmante,  simple  d'esprit,  spirituelle  de  cœur,  ayant  la 
beauté,  l'innocence,  la  jeunesse,  tous  les  vrais  dons  qui 
viennent  de  Dieu  et  que  nul  ne  peut  acquérir,  s'entête  à 
poursuivre  une  folle  chimère,  un  rêve  impossible,  et  com- 
ment cette  pensée  si  nette  et  si  puissante  a-t-elle  pu  ar- 
river à  ce  degré  d'aberration  ?  Cela  se  voit  tous  les  jours; 
n'avons-nous  pas  chacun  dans  notre  sphère  été  aimés 
obscurément  par  quelque  humble  cœur,  tandis  que  nous 
cherchions  de  plus  hautes  amours?  n'avons-nous  pas  foulé 
aux  pieds  une  pâle  violette  au  parfum  timide,  en  chemi- 
nant les  yeux  baissés  vers  une  étoile  brillante  et  froide 
qui  nous  jetait  son  regard  ironique  du  fond  de  l'infini  ? 
l'abîme  n'a-t-il  pas  son  magnétisme  et  l'impossible  sa 
fascination  ? 

Un  jour,  Tiburce  entra  dans  la  chambre  de  Gretchen 
portant  un  paquet,  —  il  en  tira  une  jupe  et  un  corsage  à 
la  mode  antique,  en  satin  vert,  une  chemisette  de  forme 
surannée  et  un  fil  de  grosses  perles.  —  Il  pria  Gretchen 
de  se  revêtir  de  ces  habits  qui  ne  pouvaient  manquer  a^ 
lui  aller  à  ravir  et  de  les  garder  dans  la  maison  ;  il  lui  dit 
par  manière  d'explication  qu'il  aimait  beaucoup  les  cos- 
tumes du  seizième  siècle,  et  qu'en  se  prêtant  à  cette  fan- 
taisie elle  lui  ferait  un  plaisir  extrême.  Vous  pensez  bien 

18 


206  NOUVELLES. 

qu'une  jeune  fille  ne  se  fait  guère  prier  pour  essayer  une 
robe  neuve  :  elle  fut  bientôt  habillée,  et,  quand  elle  entra 
dans  le  salon,  Tiburce  ne  put  retenir  un  cri  de  surprise  et 
d'admiration. 

Seulement  il  trouva  quelque  chose  à  redire  à  la  coif- 
fure, et,  délivrant  les  cheveux  pris  dans  les  dents  du  pei- 
gne, il  les  étala  par  larges  boucles  sur  les  épaules  de 
Gretchen  comme  ceux  de  la  Madeleine  de  la  Descente  de 
croix.  Cela  fait,  il  donna  un  tour  différent  à  quelques  plis 
de  la  jupe,  lâcha  les  lacets  du  corsage,  fripa  la  gorgerette 
trop  roide  et  trop  empesée  ;  et,  reculant  de  quelques  pas, 
il  contempla  son  œuvre. 

Vous  avez  sans  doute ,  à  quelque  représentation  ex- 
traordinaire, vu  ce  qu'on  appelle  des  tableaux  vivants.  On 
choisit  les  plus  belles  actrices  du  théâtre,  on  les  habille 
et  on  les  pose  de  manière  à  reproduire  une  peinture  con- 
nue :  Tiburce  venait  de  faire  le  chef-d'œuvre  du  genre, 
—  vous  eussiez  dit  un  morceau  découpé  de  la  toile  de 
Rubens. 

Gretchen  fit  un  mouvement. 

—  Ne  bouge  pas,  tu  vas  perdre  la  pose  ;  — tu  es  si  bien 
ainsi  !  cria  Tiburce  d'un  ton  suppliant. 

La  pauvre  fille  obéit  et  resta  immobile  pendant  quelques 
minutes.  Quand  elle  se  retourna,  Tiburce  s'aperçut  qu'elle 
avait  le  visage  baigné  de  larmes. 

Tiburce  sentit  qu'elle  savait  tout. 

Les  larmes  de  Gretchen  coulaient  silencieusement  le 
long  de  ses  joues,  sans  contraction,  sans  efforts,  comme 
des  perles  qui  débordaient  du  calice  trop  plein  de  ses 
yeux,  délicieuses  fieurs  d'azur  d'une  limpidité  céleste  :  la 
douleur  ne  pouvait  troubler  l'harmonie  de  son  visage, 
et  ses  larmes  étaient  plus  gracieuses  que  le  sourire  des 
autres. 

Gretchen  essuya  ses  pleurs  avec  le  dos  de  sa  main,  et, 
s'appuyant  sur  le  bras  d'un  fauteuil,  elle  dit  d'une  voix 
amollie ettifuipée  d'émotion: 


LA    TOISON   d'or.  207 

— "Oh  !  Tiburce,  que  vous  m'avez  fait  souffrir  !  —  Une 
jalousie  d'une  espèce  nouvelle  me  torturait  le  cœur;  quoi- 
que je  n'eusse  pas  de  rivale,  j'étais  cependant  trahie  : 
vous  aimiez  une  femme  peinte,  elle  avait  vos  pejisées, 
vos  rêves,  elle  seule  vous  paraissait  belle,  vous  ne  voyiez 
qu'elle  au  monde;  abîmé  dans  cette  folle  contemplation, 
vous  ne  vous  aperceviez  seulement  pas  que  j'avais  pleuré. 
—  3Ioi  qui  avais  cru  un  instant  être  aimée  de  vous,  tan- 
dis que  je  n'étais  qu'une  doublure,  une  contre-épreuve 
de  votre  passion  !  Je  sais  bien  qu'à  vos  yeux  je  ne  suis 
qu'une  petite  fille  ignorante  qui  parle  français  avec  un 
accent  allemand  qui  vous  fait  rire  ;  ma  figure  vous  plaît 
comme  souvenir  de  votre  maîtresse  idéale  :  vous  voyez  en 
moi  un  joli  mannequin  que  vous  drapez  à  votre  fantaisie; 
mais,  je  vous  le  dis,  le  mannequin  souffre  et  vous  aime... 

Tiburce  essaya  de  l'attirer  sur  son  cœur,  mais  elle  se 
dégagea  etcoijtinua  :  , 

—  Vous  m'avez  tenu  de  ravissants  propos  d'amour, 
vous  m'avez  appris  que  j'étais  belle  et  charmante  à  voir, 
vous  avez  loué  mes  mains  et  prétendu  qu'une  fée  n'en 
avait  pas  de  plus  mignonnes,  vous  avez  dit  de  mes  che- 
veux qu'ils  valaient  mieux  que  le  manteau  d'or  d'une 
princesse,  et  de  mes  yeux  que  les  anges  descendaient  du 
ciel  pour  s'y  mirer,  et  qu'ils  y  restaient  si  longtemps  qu'ils 
s'attardaient  et  se  faisaient  gronder  par  le  bon  Dieu;  et 
tout  cela  avec  une  voix  douce  et  pénétrante,  un  accent  de 
vérité  à  tromper  de  plus  expérimentées: — Hélas!  ma  res- 
semblance avec  la  Madeleine  du  tableau  vous  allumait 
l'imagination  et  vous  prêtait  cette  éloquence  factice;  elle 
vous  répondait  par  ma  bouche;  je  lui  prêtais  la  vie  qui 
lui  manque,  et  je  servais  à  compléter  votre  illusion.  Si 
je  vous  ai  donné  quelques  moments  de  bonheur,  je  vous 
pardonne  le  rôle  que  vous  m'avez  fait  jouer.  —  Après 
tout,  ce  n'est  pas  votre  faute  si  vous  ne  savez  pas  aimer, 
si  rimj5ossible  seul  vous  attire,  si  vous  n'avez  envie  que 
de  ce  que  vous  ne  pouvez  atteindre.  Vous  avez  l'ambition 


2  os  NOUVELLES. 

de  l'amour,  vous  vous  trompez  sur  vous-même,  vous 
n'aimerez  jamais.  Il  vous  faut  la  perfection,  l'idéal  et  la 
poésie  :  —  tout  ce  qui  n'existe  pas.  —  Au  lieu  d'aimer 
dans  une  femme  l'amour  qu'elle  a  pour  vous,  de  lui  sa- 
voir gré  de  son  dévoùment  et  du  don  de  son  âme,  vous 
cherchez  si  elle  ressemble  à  cette  Vénus  de  plâtre  qui  est 
dans  votre  cabinet.  Malheur  à  elle,  si  la  ligne  de  son  front 
n'a  pas  la  coupe  désirée  !  Vous  vous  inquiétez  du  grain  de 
sa  peau,  du  ton  de  ses  cheveux,  de  la  finesse  de  ses  poi- 
gnets et  de  ses  chevilles,  de  son  cœur  jamais.  —  Vous 
n'êtes  pas  amoureux,  mon  pauvre  Tiburce,  vous  n'êtes 
qu'un  peintre.  —  Ce  que  vous-avez  pris  pour  de  la  passion 
n'était  que  de  l'admiration  pour  la  forme  et  la  beauté  ; 
vous  étiez  épris  du  talent  de  Rubens,  et  non  de  Madeleine; 
votre  vocation  de  peintre  s'agitait  confusément  en  vous  et 
produisait  ces  élans  désordonnés  dont  vous  n'étiez  pas  le 
maître.  De  là  viennent  toutes  les  dépravations  de  votre 
fantaisie.  —  J'ai  compris  cela,  parce  que  je  vous  aimais. 

—  L'amour  est  le  génie  des  femmes, —  leur  esprit  ne  s'ab- 
sorbe pas  dans  une  égoïste  contemplation  !  Depuis  que  je 
suis  ici  j'ai  feuilleté  vos  livres,  j'ai  relu  vos  poètes,  je  suis 
devenue  presque  savante.  —  Le  voile  m'est  tombé  des 
yeux.  J'ai  deviné  bien  des  choses  que  je  n'aurais  jamais 
soupçonnées.  Ainsi  j'ai  pu  lire  clairement  dans  votre  cœur. 

—  Vous  avez  dessiné  autrefois,  reprenez  vos  pinceaux. 
Vous  fixerez  vos  rêves  sur  la  toile,  et  toutes  ces  grandes 
agitations  se  calmeront  d'elles-mêmes.  Si  je  ne  puis  être 
votre  maîtresse,  je  serai  du  moins  votre  modèle. 

Elle  sonna  et  dit  au  domestique  d'apporter  un  chevalet, 
une  toile,  des  couleurs  et  des  brosses. 

Quand  le  domestique  eut  tout  préparé,  la  chaste  fille  fit 
tomber  ses  vêtements  avec  une  impudeur  sublime,  et, 
relevant  ses  cheveux  comme  Aphrodite  sortant  de  la  mer, 
elle  se  tint  debout  sous  le  rayon  lumineux. 

—  Ne  suis-je  pas  aussi  belle  que  votre  Vénus  de  Milo? 
dit-elle  avec  une  petite  moue  délicieuse. 


LA   TOISON.  D  OR.  209 

Au  bout  de  deux  heures  la  tête  vivait  déjà  et  sortait  à 
demi  de  la  toile  :  en  huit  jours  tout  fut  terminé.  Ce  n'était 
pas  cependant  un  tableau  parfait  ;  mais  un  sentiment  ex- 
quis d'élégance  et  de  pureté,  une  grande  douceur  de  tons 
et  la  noble  simplicité  de  l'arrangement  le  rendaient  re- 
marquable, surtout  pour  les  connaisseurs.  Cette  svelte 
figure  blanche  et  blonde  se  détachant  sans  effort  sur  le 
double  azur  du  ciel  et  de  la  mer,  et  se  présentant  au  monde 
souriante  et  nue,  avait  un  reflet  de  poésie  antique  et  faisait 
penser  aux  belles  époques  de  la  sculpture  grecque. 

Tiburce  ne  se  souvenait  déjà  plus  de  la  Madeleine 
d'Anvers. 

—  Eh  bien  !  dit  Gretchen,  êtes-vous  content  de  votre 
modèle? 

—  Quand  veux-tu  publier  nos  bans?  répondit  Tiburce. 

—  Je  serai  la  femme  d'un  grand  peintre,  dit-elle  en 
sautant  au  cou  de  son  amant  ;  mais  n'oubliez  pas,  mon- 
sieur, que  c'est  moi  qui  ai  découvert  votre  génie,  ce  pré- 
cieux diamant,  —  moi ,  la  petite  Gretchen  de  la  rue 
Kipdorp  ! 


FIN  DE  LA   TOISON  D'OTî. 


J«. 


OMPHALE 


HISTOIRE   ROCOCO. 


Mon  oncle,  le  chevalier  de  ***,  habitait  une  petite  mai- 
son donnant  d'un  côté  sur  la  triste  rue  des  Toûrnelles  et 
de  l'autre  sur  le  triste  boulevard  Saint- Antoine.  Entre  le 
boulevard  et  lecorpsdulogis,quelquesvieilles  charmilles, 
dévorées  d'insectes  et  de  mousse,  étiraient  piteusement 
leurs  bras  décharnés  au  fond  d'une  espèce  de  cloaque  en- 
caissé par  de  noires  et  hautes  murailles.  Quelques  pauvres 
fleurs  étiolées  penchaient  languissamment  la  tête  comme 
des  jeunes  filles  poitrinaires,  attendant  qu'un  rayon  de 
soleil  vînt  sécher  leurs  feuilles  à  moitié  pourries.  Les 
herbes  avaient  fait  irruption  dans  les  allées,  qu'on  avait 
peine  à  reconnaître,  tant  il  y  avait  longtemps  que  le  râteau 
ne  s'y  était  promené.  Un  ou  deux  poissons  rouges  flottaient 
plutôt  qu'ils  ne  nageaient  dans  un  bassin  couvert  de  len- 
tilles d'eau  et  de  plantes  de  marais. 

Mon  oncle  appelait  cela  son  jardin. 

Dans  le  jardin  de  mon  oncle,  outre  toutes  les  belles 
choses  que  nous  venons  de  décrire,  il  y  avait  un  pavillon 
passablement  maussade,  auquel,  sans  doute  par  anti- 
phrase, il  avait  donné  le  nom  de  Délices.  Il  était  dans  un 
état  de  dégradation  complète.  Les  murs  faisaient  ventre; 
de  larges  plaques  de  crépi  s'étaient  détachées  et  gisaient  à 
terre  entre  les  orties  et  la  folle  avoine;  une  moisissure 
putride  verdissait  les  assises  inférieures  ;  les  bois  des  vo- 


212  NOUVELLES. 

lets  et  des  portes  avaient  joué,  et  ne  fermaient  plus  ou 
fort  mal.  Une  espèce  de  gros  pot  à  feu  avec  des  effluves 
rayonnantes  formait  la  décoration  de  l'entrée  principale  ; 
car,  au  temps  de  Louis  XV,  temps  de  la  construction  des 
Délices,  il  y  avait  toujours,  par  précaution,  deux  entrées. 
Des  oves,  des  chicorées  et  des  volutes  surchargeaient  la 
coi'niche  toute  démantelée  par  l'infiltration  des  eaux  plu- 
viales. Bref,  c'était  une  fabrique  assez  lamentable  à  voir 
que  les  Délices  de  mon  oncle  le  chevalier  de  ***. 

Cette  pauvre  ruine  d'hier,  aussi  délabrée  que  si  elle  eût 
eu  mille  ans,  ruine  de  plâtre  et  non  de  pierre,  toute  ridée, 
toute  gercée,  couverte  de  lèpre,  rongée  de  mousse  et  de 
salpêtre,  avait  l'air  d'un  de  ces  vieillards  précoces,  uses 
par  de  sales  débauches;  elle  n'inspirait  aucun  respect, 
car  il  n'y  a  rien  d'aussi  laid  et  d'aussi  misérable  au  monde 
qu'une  vieille  robe  de  gaze  et  un  vieux  mur  de  plâtre, 
deux  choses  qui  ne  doivent  pas  durer  et  qui  durent. 

C'était  dans  ce  pavillon  que  mon  oncle  m'avait  logé. 

L'intérieur  n'en  était  pas  moins  rococo  que  l'extérieur, 
quoiqu'un  peu  mieux  conservé.  Le  lit  était  de  lampas 
jaune  à  grandes  fleurs  blanches.  Une  pendule  de  rocaille 
posait  sur  un  piédouche  incrusté  de  nacre  et  d'ivoire.  Une 
guirlande  de  roses  pompon  circulait  coquettement  autour 
d'une  glace  de  Venise;  au-dessus  des  portes  lesquatic  sai- 
sons étaient  peintes  en  camaïeu.  Une  belle  dame,  pou- 
drée à  frimas,  avec  un  corset  bleu  de  ciel  et  une  échelle 
de  rubans  de  la  même  couleur,  un  arc  dans  la  main  droite, 
une  perdrix  dans  la  main  gauche,  un  croissant  sur  le 
front,  un  lévrier  à  ses  pieds,  se  prélassait  et  souriait  le 
plus  gracieusement  du  monde  dans  un  large  cadre  ovale. 
C'était  une  des  anciennes  maîtresses  de  mon  oncle,  qu'il 
avait  fait  peindre  en  Diane.  L'ameublement,  comme  on 
voit,  n'était  pas  des  plus  modernes.  Rien  n'empêchait 
que  l'on  ne  se  crût  au  temps  de  la  Régence,  et  la  tapisserie 
mythologique  qui  tendait  les  nuirs  complétait  l'illusion  on 
ne  peut  mieux. 


OMPHALE.  213 

La  tapisserie  représentait  Hercule  filant  aux  pieds 
tl'Omphale,  Le  dessin  était  tourmenté  à  la  façon  de  Vanloo 
et  dans  le  style  le  plus  Pompadour  qu^il  soit  possible  d'i- 
maj2;iner.  Hercule  avait  une  quenouille  entourée  d'une 
faveur  couleur  de  rose  ;  il  relevait  son  petit  doigt  avec  une 
grâce  toute  particulière,  comme  un  marquis  qui  prend 
une  prise  de  tabac,  en  faisant  tourner,  entre  son  pouce  et 
son  index,  une  blanche  flammèche  défilasse;  son  cou  ner- 
veux était  chargé  de  nœuds  de  rubans,  de  rosettes,  de 
rangs  de  perles  et  de  mille  affiquets  féminins;  une  large 
jupe  gorge  de  pigeon,  avec  deux  immenses  paniers,  ache- 
vait de  donner  un  air  tout  à  fait  galant  au  héros  vainqueur 
de  monstres. 

Omphale  avait  ses  blanches  épaules  à  moitié  couvertes 
par  la  peau  du  lion  de  Némée;  sa  main  frêle  s'appuyait 
sur  la  noueuse  massue  de  son  amant  ;  ses  beaux  cheveux 
blond  cendré  avec  un  œil  de  poudre  descendaient  non- 
chalamment le  long  de  son  cou,  souple  et  onduleux  comme 
un  coude  colombe;  ses  petits  pieds,  vrais  pieds  d'Espa- 
gnole ou  de  Chinoise,  et  qui  eussent  été  au  large  dans  la 
pantoufle  de  verre  de  Cendrillon,  étaient  chaussés  de 
cothurnes  demi-antiques,  lilas  tendre,  avec  un  semis  de 
perles.'  Vraiment  elle  était  charmante  !  Sa  tête  se  rejetait 
en  arrière  d'un  air  de  crànerie  adorable  ;  sa  bouche  se 
plissait  et  faisait  une  délicieuse  petite  moue;  sa  narine 
était  légèrement  gonflée,  ses  joues  un  peu  allumées;  un 
assassin,  savamment  placé,  en  rehaussait  l'éclat  d'une 
façon  merveilleuse;  il  ne  lui  manquait  qu'une  petite 
moustache  pour  faire  un  mousquetaire  accompli. 

Il  y  avait  encore  bien  d'autres  personnages  dans  la  ta- 
pisserie, la  suivante  obligée,  le  petit  Amour  de  rigueur; 
mais  ils  n'ont  pas  laissé  dans  mon  souvenir  une  silhouette 
assez  distincte  pour  que  je  les  puisse  décrire. 

En  ce  temps-là  j'étais  fort  jeune,  ce  qui  ne  veut  pas  dire 
que  je  sois  très-vieux  aujourd'hui;  mais  je  venais  de  sortir 
du  collège,  et  je  restais  chez  mon  oncle  en  attendant  que 


2  i  i  NOUVELLES. 

j'eusse  fait  choix  d'une  profession.  Si  le  bonhomme  avait 
;)u  prévoir  que  j'embrasserais  celle  de  conteur  fantasti- 
que, nul  doute  qu'il  ne  nrVCit  mis  à  la  porte  et  déshérité 
irrévocablement  ;  car  il  professait  pour  la  littérature  en 
général,  et  les  auteurs  en  particulier,  le  dédain  le  plus 
aristocratique.  En  vrai  gehtilhomme  qu'il  était,  il  voulait 
faire  pendre  ou  rouer  de  coups  de  bâton,  par  ses  gens, 
tous  ces  petits  grimaudsqui  se  mêlent  de  noircir  du  papier 
et  parlent  irrévérencieusement  des  personnes  de  qualité. 
Dieu  fasse  paix  à  mon  pauvre  oncle  !  mais  il  n'estimait 
réellement  au  monde  que  l'épitre  à  Zétulbé. 

Donc  je  venais  de  sortir  du  collège.  J'étais  plein  de 
rêves  et  d'illusions;  j'étais  naïf  autant  et  peut-être  plus 
qu'une  rosière  de  Salency.  Tout  heureux  de  ne  plus  avoir 
de  pensums  à  faire,  je  trouvais  que  tout  était  pour  le  mieux 
dans  le  meilleur  des  mondes  possibles.  Je  croyais  à  une 
infinité  de  choses;  je  croyais  à  la  bergère  de  M.  de  Flo- 
rian,  aux  moutons  peignés  et  poudrés  à  blanc  ;  je  ne  dou- 
tais pas  un  instant  du  troupeau  de  madame  Doshoulières. 
Je  pensais  qu'il  y  avait  etTectivement  neuf  muses,  comme 
l'affirmait  VAppendix  de  Diis  et  Heroïbus  du  père  Jou- 
vency.Mes  souvenirs  de  Berquin  et  de  Gessner  me  créaient 
un  petit  monde  où  tout  était  rose,  bleu  de  ciel  et  vert- 
pomme.  0  sainte  innocence!  sancta  simplicitasl  comme 
dit  Méphistophélès.  «» 

Quand  je  me  trouvai  dans  cette  belle  chambre,  chambre 
à  moi,  à  moi  tout  seul,  je  ressentis  une  joie  à  nulle  autre 
seconde.  J'inventoriai  soigneusement  jusqu'au  moindre 
meuble;  je  furetai  dans  tous  les  coins,  et  je  l'explorai 
dans  tous  les  sens.  J'étais  au  quatrième  ciel,  heureux 
comme  un  roi  ou  deux.  Après  le  souper  (car  on  soupait 
chez  mon  oncle),  charmante  coutume  qui  s'est  perdue 
avec  tant  d'autres  non  moins  charmantes  que  je  regrette 
de  tout  ce  que  j'ai  de  cœur,  je  pris  mon  bougeoir  et  je  me 
retirai,  tant  j'étais  impatient  de  jouir  de  ma  nouvelle 
demeure. 


OMPHALE.  Sirs 

En  me  déshabillant,  il  me  sembla  que  les  yeux  d'Om- 
phale  avaient  remué;  je  regardai  plus  attentivement,  non 
sans  un  léger  sentiment  de  frayeur,  car  la  chambre  était 
grande,  et  la  faible  pénombre  lumineuse  qui  flottait 
autour  de  la  bougie  ne  servait  qu'à  rendre  les  ténèbres 
plus  visibles.  Je  crus  voir  qu'elle  avait  la  tête  tournée  en 
sens  inverse.  La  peur  commençait  à  me  travailler  sérieu- 
sement; je  soufflai  la  lumière.  Je  me  tournai  du  côté  du 
mur,  je  mis  mon  drap  par-dessus  ma  tète,  je  tirai  mon 
bonnet  jusqu'à  mon  menton,  et  je  finis  par  m'endormir. 

Je  fus  plusieurs  jours  sans  oser  jeter  les  yeux  sur  la 
maudite  tapisserie. 

Il  ne  serait  peut-être  pas  inutile,  pour  rendre  plus 
vraisemblable  l'invraisemblable  histoire  que  je  vais  racon- 
ter, d'apprendre  à  mes  belles  lectrices  qu'à  cette  époque 
j'étais  en  vérité  un  assez  joli  garçon.  J'avais  les  yeux  les 
plus  beaux  du  monde  :  je  le  dis  parce  qu'on  me  l'a  dit; 
un  teint  un  peu  plus  frais  que  celui  que  j'ai  maintenant, 
un  vrai  teint  d'œillet;  une  chevelure  brune  et  bouclée  que 
j'ai  encore,  et  dix-sept  ans  que  je  n'ai  plus.  Il  ne  me 
manquait  qu'une  jolie  marraine  pour  faire  un  très-passa- 
ble Chérubin;  malheureusement  la  mienne  avait  cin- 
quante-sept ans  et  trois  dents,  ce  qui  était  trop  d'un  côté 
et  pas  assez  de  l'autre. 

Un  soir,  pourtant,  je  m'aguerris  au  point  de  jeter  un 
coup  d'œil  sur  la  belle  maîtresse  d'Hercule;  elle  me  re- 
gardait de  l'air  le  plus  triste  et  le  plus  langoureux  du 
monde.  Cette  fois-là  j'enfonçai  mon  bonnet  jusque  sur 
mes  épaules  et  je  fourrai  ma  tête  sous  le  traversin. 

Je  fis  cette  nuit-là  un  rêve  singulier,  si  toutefois  c'était 
un  rêve.  • 

J'entendis  les  anneaux  des  rideaux  de  mon  lit  glisser  en 
criant  sur  leurs  tringles,  comme  si  l'on  eût  tiré  précipi- 
tamment les  courtines.  Je  m'éveillai;  du  moins  dans 
mon  rêve  il  me  sembla  que  je  m'éveillais  Je  ne  vis  per^ 
senne. 


24  0  NOUVELLES. 

La  lune  donnait  sur  les  carreaux  et  projetait  dans  la 
chambre  sa  lueur  bleue  et  blafarde.  De  grandes  ombres, 
des  formes  bizarres,  se  dessinaient  sur  le  plancher  et  sur 
les  murailles.  La  pendule  sonna  un  quart  ;  la  vibration 
fut  longue  à  s'éteindre  ;  on  aurait  dit  un  soupir.  Les  pul- 
sations du  balancier,  qu'on  entendait  parfaitement,  res- 
semblaient à  s'y  méprendre  au  cœur  d'une  personne 
émue. 

Je  n'étais  rien  moins  qu'à  mon  aise  et  je  ne  savais  trop 
que  penser. 

Un  furieux  coup  de  vent  fit  battre  les  volets  et  ployer  le 
vitrage  de  la  fenêtre.  Les  boiseries  craquèrent,  la  tapisse- 
rie ondula.  Je  me  hasardai  à  regarder  du  côté  d'Omphale, 
soupçonnant  confusément  qu'elle  était  pour  quelque  chose 
dans  tout  cela.  Je  ne  m'étais  pas  trompé. 

La  tapisserie  s'agrta  violemment.  Omphale  se  détacha 
du  mur  et  sauta  légèrement  sur  le  parquet;  elle  vint  à 
mon  lit  en  ayant  soin  de  se  tourner  du  côté  de  l'endroit. 
Je  crois  qu'il  n'est  pas  nécessaire  de  raconter  ma  stupé- 
faction. Le  vieux  militaire  le  plus  intrépide  n'aurait  pas 
été  trop  rassuré  dans  une  pareille  circonstance,  et  je  n'é- 
tais ni  vieux  ni  militaire.  J'attendis  en  silence  la  fin  de 
l'aventure. 

Une  petite  voix  flùtée  et  perlée  résonna  doucement  à 
mon  oreille,  avec  ce  grasseyement  mignard  atfecté  sous 
la  Régence  par  les  marquises  et  les  gens  du  bon  ton  : 

«  Est-ce  que  je  te  fais  peur,  mon  enfant  ?  Il  est  vrai  que 
tu  n'es  qu'un  enfant  ;  mais  cela  n'est  pas  joli  d'avoir 
peur  des  dames,  surtout  de  celles  qui  sont  jeunes  et  te 
veulent  du  bien  ;  cela  n'est  ni  honnête  ni  français;  il  faut 
te  corriger  de  ces  craintes-là.  Allons,  petit  sauvage,  quitte 
cette  mine  et  ne  te  cache  pas  la  tète  sous  les  couvertures. 
Il  y  aura  beaucoup  à  faire  à  ton  éducation,  et  tu  n'es 
guère  avancé,  mon  beau  page;  de  mon  temps  le-s  Chéru- 
bins étaient  plus  délibérés  que  tu  ne  l'es. 

—  iMais,  dame,  c'est  que... 


OMPHALE.  217 

—  C'est  que  cela  te  semble  étrange  de  me  voir  ici  et  non 
là,  dit-elle  en  pinçant  légèrement  sa  lèvre  rouge  avec  ses 
dents  blanches,  et  en  étendant  vers  la  muraille  son  doigt 
long  et  effilé.  En  eflet,  la  chose  n'est  pas  trop  naturelle; 
mais,  quand  je  te  l'expliquerais,  tu  ne  la  comprendrais 
guère  mieux  :  qu'il  te  sufiise  donc  de  savoir  que  tu  ne 
cours  aucun  danger. 

—  Je  crains  que  vous  ne  soyez  le...  le... 

—  Le  diable,  tranchons  le  mot,  n'est-ce  pas?  c'est  cela 
que  tu  voulais  dire;  au  moins  tu  conviendras  que  je  ne 
suis  pas  trop  noire  pour  un  diable,  et  que,  si  l'enfer  était 
peuplé  de  diables  faits  comme  moi,  on  y  passerait  son 
temps  aussi  agréablement  qu'en  paradis. 

Pour  montrer  qu'elle  ne  se  vantait  pas,  Omphale  rejeta 
en  arrière  sa  peau  de  lion  et  me  fit  voir  des  épaules  et  un 
sein  d'une  forme  parfaite  et  d'une  blancheur  éblouissante. 

«  Eh  bien  !  qu'en  dis-tu  ?  tit-elle  d'un  petit  air  de  co- 
quetterie satisfaite. 

—  Je  dis  que,  quand  vous  seriez  le  diable  en  personne, 
je  n'aurais  plus  peur,  madame  Omphale. 

—  Voilà  qui  est  parler;  mais  ne  m'appelez  plus  ni  ma- 
dame ni  Omphale.  Je  ne  veux  pas  être  madame  pour  toi, 
et  je  ne  suis  pas  plus  Omphale  que  je  ne  suis  le  diable. 

—  Qu'étes-vous  donc,  alors? 

—  Je  suis  la  marquise  de  T***.  Quelque  temps  après 
mon  mariage  le  marquis  fit  exécuter  cette  tapisserie  pour 
mon  appartement,  et  m'y  fît  représenter  sous  le  costume 
dOmphale;  lui-même  y  figure  sous  les  traits  d'Hercule. 
C'est  une  singulière  idée  qu'il  a  eue  là;  car.  Dieu  le  sait, 
personne  au  monde  ne  ressemblait  moins  à  Hercule  que 
le  pauvre  marquis.  11  y  a  bien  longtemps  que  cette  cham- 
bre n'a  été  habitée.  Moi,  qui  aime  naturellement  la  com- 
pagnie, je  m'ennuyais  à  périr,  et  j'en  avais  la  migraine. 
Etre  avec  son  mari,  c'est  être  seule.  Tu  es  venu,  cela  m'a 
réjouie;  cette  chambre  morte  s'est  ranimée,  j'ai  eu  à 
m'occuper  de  quelqu'un.  Je  te  regardais  aller  et  venir,  je 

19 


218  NOUVELLES. 

t écoutais  dormir  et  rêver;  je  suivais  tes  lectures.  Je  te 
trouvais  bonne  grâce,  un  air  avenant,  quelque  chose  qui 
me  plaisait  :  je  t'aimais  enfin.  Je  tâchai  de  te  le  faire 
comprendre  ;  je  poussais  des  soupirs,  tu  les  pronais  pour 
ceux  du  vent  ;  je  te  faisais  des  signes,  je  te  lançais  des 
œillades  langoureuses,  je  ne  réussissais  qu'à  te  causer  des 
frayeurs  horribles.  Eu  désespoir  de  cause,  je  me  suis  dé- 
cidée à  la  démarche  inconvenante  que  je  fais,  et  à  te  dire 
franchemrnt  ce  que  tu  ne  pouvais  entendre  à  demi-mot^ 
Maintenant  que  tu  sais  que  je  t'aime,  j'espère  que.....  » 

La  conversation  en  était  là,  lorsqu'un  bruit  de  clef  se  fit 
entendre  dans  la  serrure. 

Omphale  tressaillit  et  rougit  jusque  dans  le  blanc  des 
yeux. 

«  Adieu  !  dit-elle,  à  demain.  »  Et  elle  retourna  à  sa 
muraille  à  reculons,  de  peur  sans  doute  de  me  laisser  voir 
son  envers. 

C'était  Baptiste  qui  venait  chercher  mes  habits  pour  les 
brosser. 

«  Vous  avez  tort,  monsieur,  me  dit-il,  de  dormir  les  ri- 
deaux ouverts.  Vous  pourriez  vous  enrhumer  du  cerveau  ; 
cette  chambre  est  si  froide  1  » 

En  effet,  les  rideaux  étaient  ouverts;  moi  qui  croyais 
n'avoir  fait  qu'un  rêve,  je  fus  très-étonné,  car  j'étais  sûr 
qu'on  les  avait  fermés  le  soir. 

Aussitôt  que  Baptiste  fut  parti,  je  courus  à  la  tapisserie. 
Je  la  palpai  dans  tous  les  sens;  c'était  bien  une  vraie 
tapisserie  de  laine,  raboteuse  au  toucher  comme  toutes 
les  tapisseries  possibles.  Omphale  ressemblait  au  char- 
mant fantôme  de  la  nuit  comme  un  mort  ressemble  à  un 
vivant.  Je  relevai  le  pan;  le  mur  était  plein;  il  n'y  avait 
ni  panneau  masqué  ni  porte  dérobée.  Je  fis  seulement 
Cftte  remarque,  que  plusieurs  fils  étaient  rompus  dans 
le  morceau  de  terrain  où  portaient  les  pieds  d'Omphale. 
Cela  me  donna  à  pen-er. 

Je  fus  toute  la  journée  d'une  distraction  sans  pareille  ; 


OMPIIALE.  219 

j'attendais  le  soir  avec  inquiétude  et  impatience  tout  en- 
semble. Je  me  retirai  de  bonne  heure,  décidé  à  voir  com- 
ment tout  cela  finirait.  Je  me  couchai  ;  la  marquise  ne  se 
fit  pas  attendre;  elle  sauta  à  bas  du  trumeau  et  vint  tomber 
droit  à  mon  lit  ;  elle  s'assit  à  mon  chevet,  et  la  conver- 
sation commença. 

Comme  la  veille,  je  lui  fis  des  questions,  je  lui  deman- 
dai des  explications.  Elle  éludait  les  unes,  répondait  aux 
autres  d'une  manière  évasive,  mais  avec  tant  d'esprit 
qu'au  bout  d'une  heure  je  n'avais  pas  le  moindre  scru- 
pule sur  ma  liaison  avec  elle. 

Tout  en  parlant,  elle  passait  ses  doigts  dans  mes  che- 
veux, me  donnait  de  petits  coups  sur  les  joues  et  de  lé- 
gers baisers  sur  le  front. 

Elle  babillait,  elle  babillait  d'une  manière  moqueuse  et 
mignarde,  dans  un  style  à  la  fois  élégant  et  familier,  et  tout 
à  fait  grande  dame,  que  je  n'ai  jamais  retrouvé  depuis 
dans  personne. 

Elle  était  assise  d'abord  sur  la  bergère  à  côté  du  lit; 
bientôt  elle  passa  un  de  ses  bras  autour  de  mon  cou,  je 
sentais  son  cœur  battre  avec  force  contre  moi.  C'était  bien 
une  belle  et  charmante  femme  réelle,  une  véritable  mar- 
quise, qui  se  trouvait  à  côté  de  moi.  Pauvre  écolier  de  dix- 
sept  ans!  Il  y  avait  de  quoi  en  perdre  la  tête  ;  aussi  je  la 
perdis.  Je  ne  savais  pas  trop  ce  qui  s'allait  passer,  maie 
je  pressentais  vaguement  que  cela  ne  pouvait  plaire  au 
marquis. 

«  Et  monsieur  le  marquis,  que  va-t-il  dire  là-bas  sm 
son  mur  ?  » 

La  peau  du  lion  était  tombée  à  terre,  et  les  cothurnes 
lilas  tendre  glacé  d'argent  gisaient  à  côté  de  mes  pan- 
toufles. 

«  Il  ne  dira  rien,  reprit  la  marquise  en  riant  de  tout 
son  cœur.  Est-ce  qu'il  voit  quelque  chose?  D'ailleurs, 
quand  il  verrait^  c'est  le  mari  le  plus  philosophe  et  le 


2-20        .  NOUVELLES. 

dIus  inolïensif  du  monde  ;  il  est  habitué  à  cela.  M'aimes-tu, 
entant  ? 

—  Oui^  beaucoup,  beaucoup » 

Le  jour  vint  ;  ma  maîtresse  s'esquiva. 

La  journéf"  me  parut  d'une  longueur  effroyable.  Le 
soir  arriva  enfin.  Les  choses  se  passèrent  comme  la  veiile, 
et  la  seconde  nuit  n'eut  rien  à  envier  à  la  première.  La 
marquise  était  de  plus  en  plus  adorable.  Ce  manège  se 
répéta  pendant  assez  longtemps  encore.  Comme  je  ne 
dormais  pas  la  nuit,  j'avais  tout  le  jour  une  espèce  de 
somnolence  qui  ne  parut  pas  de  bon  augure  à  mon  oncle. 
Il  se  douta  de  quelque  chose  ;  il  écouta  probablement  à  la 
porte,  et  entendit  tout  ;  car  un  beau  matin  il  entra  dans 
ma  chambre  si  brusquement,  qu'Antoinette  eut  à  peine 
le  temps  de  remonter  à  sa  place. 

Il  était  suivi  d'un  ouvrier  tapissier  avec  des  tenailles  et 
une  échelle. 

Il  me  regarda  d'un  air  rogue  et  sévère  qui  me  fit  voir 
qu'il  savait  tout.  « 

«  Cette  marquise  de  T***  est  vraiment  folle  ;  où  diable 
avait-elle  la  tète  de  s'éprendre  d'un  morveux  de  cette 
espèce  ?  fit  mon  oncle  entre  ses  dents  ;  elle  avait  pour- 
tant promis  d'être  sage  ! 

Jean,  décrochez  cette  tapisserie,  roulez-la  et  portez-la 
au  grenier.  » 

Chaque  mot  de  mon  oncle  était  un  coup  de  poignard. 

Jean  roula  mon  amante  Omphale,  ou  la  marquise  An- 
toinette de  T*",  avec  Hercule,  ou  le  marquis  de  T***,  et 
porta  le  tout  au  grenier.  Je  ne  pus  retenir  mes  larmes. 

Le  lendemain,  mon  oncle  me  renvoya  par  la  diligence 
de  B'"  chez  mes  respectables  parents,  auxquels,  comme 
on  pense  bien,  je  ne  soufflai  pas  mot  de  mon  aventure. 

Mon  oncle  mourut  ;  on  vendit  sa  maison  et  les  meu- 
bles ;  la  tapisserie  fut  probablement  vendue  avfc  le  reste. 

Toujours  est-il  qu'il  y  a  quelque  temps,  en  luretant 
chez  un  marchand  de  bric-à-brac  pour  trouver  des  mo- 


OMPHAIE.  221 

meries,  je  heurtai  du  pied  un  gros  rouleau  tout  poudreux 
et  couvert  de  toiles  d'araignée. 
«  Qu'est  cela?  dis-je  à  l'Auvergnat. 

—  C'est  une  tapisserie  rococo  qui  représente  les  amours 
de  madame  Omphale  et  dé  monsieur  Hercule  ;  c'est  du 
Beauvais,  tout  en  soie  et  joliment  conservé.  Achetez-moi 
donc  cela  pour  votre  cabinet  ;  je  ne  vous  le  vendrai  pas 
cher,  parce  que  c'est  vous.  » 

Au  nom  d'Omphale,  tout  mon  sang  reflua  sur  mon 
cœur. 

«  Déroulez  cette  tapisserie,  fis-je  au  marchand  d'un  ton 
bref  et  entrecoupé  comme  si  j'avais  la  fièvre.  » 

C'était  bien  elle.  Il  me  sembla  que  sa  bouche  me  fit  un 
gracieux  sourire  et  que  son  œil  s'alluma  en  rencontrant 
le  mien. 

«  Combien  en  voulez-vous? 

—  Mais  je  ne  puis  vous  céder  cela  à  moins  de  quatre 
cents  francs,  tout  au  juste. 

—  Je  ne  les  ai  pas  sur  moi.  Je  m'en  vais  les  chercher; 
avant  une  heure  je  suis  ici.  » 

Je  revins  avec  l'argent  ;  la  tapisserie  n'y  était  plus.  Un 
Anglais  l'avait  marchandée  pendant  mon  absence,  en  avait 
donné  six  cents  francs  et  l'avait  emportée. 

Au  fond,  peut-être  vaut-il  mieux  que  cela  se  soit  passé 
ainsi  et  que  j'aie  gardé  intact  ce  délicieux  souvenir.  On 
dit  qu'il  ne  faut  pas  revenir  sur  ses  premières  amours  ni 
aller  voir  la  rose  qu'on  a  admirée  la  veille. 

Et  puis  je  ne  suis  plus  assez  jeune  ni  assez  joli  garçon 
pour' que  les  tapisseries  descendent  du  mur  efl  mon  hon- 
neur. 


FIN  d'OMPHAI.E. 


19. 


LE   PETIT   CHIEN 

DE  LA  MAÎiQLISË 


CHAPITRE    PREMIER. 

LE  LENDEMAIN  DO  SOUPER. 

!1  ne  fait  pas  encore  jour  chez  Éliante;  cependant  midi 
vient  de  sonner. 

Midi,  l'aurore  des  jolies  femmes  !  Mais  Éliante  était 
priée  d'un  souper  chez  la  baronne,  où  l'on  a  été  d'une  folie 
extrême  ;  Éliante  n'a  mangé,  il  est  vrai,  que  des  petits 
pieds,  des  œufs  de  faisan  au  coulis  et  autres  drogues;  elle 
a  à  peine  trempé  ses  lèvres  roses  dans  la  mousse  du  vin 
de  Champagne  et  but  deux  travers  de  doigt  de  crème  des 
Darbades;  car  Éliante,  comme  toute  petite-maîtresse,  a  la 
prétention  de  ne  vivre  que  de  lait  pur  et  d'amour.  Pour- 
tant elle  est  plus  lasse  que  de  coutume  et  ne  recevra  qu'à 
trois  heures. 

L'abbé  V*'*,  qui  était  du  souper,  s'est  montré  d'une 
extravagance  admirable,  et  le  chevalier  a  fait  au  comman- 
deur la  mystification  la  plus  originale  ;  ce  qu'il  y  a  de  par- 
fait, c'est  que  le  brave  commandeur  n'a  pas  voulu' croire 
qu'il  ait  été  mystifié.  A  la  petite  pointe  du  jour,  l'on  a  été 
en  calèche  découverte  manger  la  soupe  à  l'oignon  dans  la 
maison  du  garde  pour  se  remettre  en  appétit,  et  après  le 


224  ^OL'VELLES. 

déjeuner  la  présidente  a  ramené  dans  son  vis-à-vis  Éliante, 
dont  le  carrosse  n'était  pas  encore  arrivé. 

Éliante,  un  peu  fatiguée,  vient  d'entr'ouvrir  son  bel  œil 
légèrement  battu,  et  un  faible  sourire,  qui  dégénère  en 
un  demi-bâillement,  voltige  sur  sa  petite  bouche  en  cœur 
que  Ton  prendrait  pour  une  rose  pompon.  Elle  pense  aux 
coq-à-l'âne  de  l'abbé  et  aux  impertinences  du  chevalier, 
au  nez  de  plus  en  plus  rouge  de  la  pauvre  présidente  ; 
mais  ces  souvenirs  agréables  s'effacent  bientôt  et  se  con- 
fondent dans  une  pensée  unique. 

Car,  il  faut  bien  se  l'avouer,  si  coquet  et  si  galant  qu'ait 
été  M.  l'abbé,  si  turlupin  que  se  soit  montré  M.  le  cheva- 
lier, le  succès  de  la  soirée  n'a  pas  été  pour  eux. 

Un  autre  personnage,  qui  n'a  rien  dit  et  que  l'on  a 
trouvé  plus  spirituel  (]u'eux,  qui  ne  s'était  pas  mis  en  frais 
de  toilette  et  qu'on  a  déclaré  le  suprême  de  la  grâce  et  de 
l'élégance,  a  réuni  tous  les  suffrages  de  l'assemblée  ;  l'abbé 
lui-même,  quoiqu'il  en  fût  jaloux,  a  été  forcé  de  recon- 
naître ce  mérite  hors  du  commun  et  de  saluer  l'astre  nais- 
sant. 

Ce  personnage,  dont  toutes  les  dames  raffolaient  et  qui 
occupe  en  ce  moment  la  pensée  d'Eliante,  pour  ne  pas 
vous  faire  consumer  en  recherches  et  en  conjectures  inu- 
tiles un  temps  que  vous  pourriez  employer  beaucoup 
mieux,  n'est  autre  chose  que  le  peli^  chien  de  la  marquise, 
un  bichon  incomparable  qu'elle  avait  apporté  dans  son 
manchon  ouaté. 

CHAPITRE  11. 

LE   BICHON    FANFRELUCHE. 

Pour  faire  l'éloge  de  ce  bicnon  merveilleux,  il  faudrait 
arracher  une  plume  à  l'aile  de  l'Amour;  la  main  des 
Grâces  serait  seule  asseï  légère  pour  tracer  son  portrait; 
le  crayon  de  Latour  n'aurait  rien  de  trop  suave. 


LE    PETIT   CHIEN    DE    LA    MARQUISE.  225 

Il  s'appelle  Fanfreluche,  très-joli  nom  de  chien,  qu'il 
porte  avec  honneur. 

Fanfreluche  n'est  pas  plus  gros  que  le  poing  fermé  de 
sa  maîtresse,  et  l'on  sait  que  madame  la  marquise  a  la 
pins  petite  main  du  monde;  et  cependant  il  offre  à  l'œil 
beaucoup  de  volume  et  paraît  presque  un  petit  mouton, 
car  il  a  des  soies  d'un  pied  de  long,  si  fines,  si  douces,  si 
brillantes,  que  la  queue  à  Minette  semble  une  brosse  en 
comparaison.  Quand  il  donne  la  patte  et  qu'on  la  lui  serre 
un  peu.  Ton  est  tout  étonné  de  ne  rien  sentir  du  tout. 
Fanfreluche  est  plutôt  un  flocon  de  laine  soyeuse,  où  bril- 
lent deux  beaux  yeux  bruns  et  un  petit  nez  rose,  qu'un 
véritable  chien.  Un  pareil  bichon  ne  peut  qu'appartenir  à 
la  mère  des  Amours,  qui  l'aura  perdu  en  allant  à  Cy- 
thère,  où  madame  la  marquise,  qui  y  va  quelquefois,  l'a 
probablement  trouvé. 

Regardez-moi  cette  physionomie  intressante  et  spiri- 
tuelle; Roxelane  n'aurait-elle  pas  étéjalouse  de  ce  nez  déli- 
catement rebroussé  et  séparé  dans  le  milieu  par  une  petite 
raie  comme  celui  d'Anne  d'Autriche?  Ces  deux  marques 
de  feu,  au-dessus  des  yeux,  ne  font-elles  pas  meilleur  effet 
que  Vassassin  posé  de  la  manière  la  plus  engageante  ? 

Quelle  vivacité  dans  cette  prunelle  à  fleur  de  tête  !  et 
cette  double  rangée  de  dents  blanches,  grosses  comme  des 
grains  de  riz,  que  la  moindre  contrariété  fait  apparaître 
dans  toute  leur  splendeur,  quelle  duchesse  n'envierait  leur 
pureté  et  leur  éclat?  Le  charmant  Fanfreluche,  outre  les 
moyens  physiques  de  plaire,  possède  mille  talents  de  so- 
ciété :  il  danse  le  menuet  avec  plus  de  grâce  que  Marcel 
lui-même  ;  il  sait  donner  la  patte  et  marquer  l'heure  :  il 
fait  la  cabriole  pour  la  reine  et  mesdames  de  France,  et 
distingue  sa  droite  de  sa  gauche.  Fanfreluche  est  très- 
docte  et  il  en  sait  plus  que  messieurs  de  l'Académie  ;  s'il 
n'est  pas  académicien,  c'est  qu-'il  n'a  pas  voulu;  il  a  pensé, 
sans  doute,  qu'il  y  brillerait  par  son  absence.  L'abbé  pré- 
tend qu'il  est  fort  comme  un  Turc  sur  les  langues  mortes. 


2-26  NOUVELLES. 

et  que,  s'il  ne  parle  pas,  c'est  une  pure  malice  de  sa  part  et 
pour  faire  enrager  sa  maîtresse. 

Du  reste,  Fanfreluche  n'a  point  la  voracité  animale  des 
chiens  ordinaires.  Il  est  très-friand,  très-gourmet  et  d'une 
nourriture  difficile  ;  il  ne  mange  absolument  qu'un  petit 
vol-au-vent  ôe  cervelle  qu'on  fait  exprès  pour  lui,  et  ne 
boit  qu'un  petit  pot  de  crème  qu'on  lui  sert  dans  une 
soucoupe  du  Japon.  Cependant,  quand  sa  maîtresse  soupe 
en  ville,  il  consent  à  sucer  un  bout  d'aile  de  poularde  et 
à  croquer  une  sucrerie  du  dessert  ;  mais  c'est  une  faveur 
rare  qu'il  ne  fait  pas  à  tout  le  monde,  et  il  faut  que  le 
cuisinier  lui  plaise.  Fanfreluche  n'a  qu'un  petit  défaut; 
mais  qui  est  parfait  en  ce  monde?  Il  aime  les  cerises  à 
l'eau-de-vie  et  le  tabac  d'Espagne,  dont  il  mange  de 
temps  en  temps  une  prise;  c'est  une  manie  qui  lui  est 
commune  avec  le  prince  de  Condé. 

Dès  qu'il  entend  grincer  la  charnière  de  la  boîte  d'or  du 
commandeur,  il  faut  voir  comme  il  se  dresse  sur  ses  pattes 
de  derrière  et  comme  il  tambourine  avec  sa  queue  sur  le 
parquet  ;  et,  si  la  marquise,  enfoncée  dans  les  délices  du 
whist  ou  du  reversi,  ne  le  surveille  pas  exactement,  il 
saute  sur  les  genoux  de  l'abbé,  qui  lui  donne  trois  ou 
quatre  cerises  confites.  Avec  cela,  Franfreluche,  qui  n'a 
pas  la  tète  forte,  est  gris  comme  un  suisse  et  deux  chan- 
tres d'église  ;  il  fait  les  plus  drôles  zigzags  du  monde,  et 
devient  d'une  férocité  extraordinaire  à  l'endroit  des  mol- 
lets un  peu  absents  du  chevalier,  qui,  pour  conserver  ce 
qui  lui  en  reste,  est  obligé  de  serrer  ses  jambes  sur  un 
fauteuil.  Ce  n'est  plus  un  petit  chien,  c'est  un  petit  lion, 
et  il  n'y  a  que  la  marquise  qui  puisse  en  faire  quelque 
chose.  Il  faut  voir  les  singeries  et  les  mutineries  quil  fait 
avant  de  se  laisser  remettre  dans  son  manchon  ou  coucher 
dans  sa  niche  de  bois  de  rose  matelassée  de  satin  blanc  et 
garnie  de  chenille  bleue.  On  ne  sait  pas  combien  les  incar- 
tades de  Fanfreluche  ont  valu  de  coups  de  buse  et  d'éven- 
tail sur  les  doigts  à  M.  l'abbé,  son  complice. 


LE    PETIT    CHIEN    UK    LA    MyVRQriSB.  227 


CHAPITRK  m. 

UN    PASTEL  nK   I.ATOUR. 

Si  la  transition  n'est  pas  trop  brusque  d'un  joli  cliion  à 
une  jolie  femme,  permettez-moi  de  vous  tirer  un  léger 
crayon  dÉliante. 

Éliante  est  d'une  jeunesse  incontestable  ;  elle  a  encore 
dix  ans  à  dire  son  âge  sans  mentir  ;  le  nombre  de  ses  prin- 
temps ne  se  monte  qu'à  un  chitïre  peu  élevé.  C'est  bien  le 
cas  de  dire  :  Aurea  mediocritas.  On  sait  encore  où  sont  les 
morceaux  de  sa  dernière  poupée,  et  elle  est  si  notoirement 
enfant,  qu'elle  accepte  sans  hésiter  les  rôles  de  vieille,  de 
duègne  et  de  grand'mère  dans  les  proverbes  et  les  chara- 
des de  société.  Heureuse  Éliante,  qui  ne  craint  pas  d'être 
confondue  avec  le  personnage  qu'elle  représente,  et  qui 
peut  se  grimer  hardiment  sans  courir  le  risque  de  faire 
prendre  ses  fausses  rides  pour  de  vraies  ! 

En  revanche,  madame  la  présidente,  dont  le  nez  s'é- 
chauffe visiblement,  à  la  grande  satisfaction  de  ses  amies, 
et  qui  commence  à  se  couperoser  en  diable,  trouve  les 
rôles  de  jeune  veuve  de  vingt-cinq  ans  beaucoup  trop 
vieux  pour  elle. 

Eliante,  qui  est  née  et  ne  voit  que  l'extrêmement  bonne 
compagnie,  a  épousé  à  quinze  ans  le  comte  de***  ;  elle 
sortait  du  couvent  et  n'avait  jamais  vu  son  prétendu,  qui 
lui  sembla  fort  beau  et  fort  aimable  ;  c'était  le  premier 
homme  qu'elle  voyait  après  le  père  confesseur.  Elle  ne 
comprenait  d'ailleurs  du  mariage  que  la  voiture,  les  robes 
neuves  et  les  diamants. 

Le  comte  a  bien  quarante  ans  passés  ;  il  a  été  ce  qu'on 
nommr  un  roué,  un  homme  à  bonnes  fortunes,  un  cou- 
reur d'aventures  sous  le  règne  de  l'autre  roi.  Il  est  parfait 


228  NOUVELLES. 

pour  sa  femme  ;  mais,  comme  il  avait  ailleurs  une  affaire 
réglée,  un  engagement  formel,  son  intimité  avec  Eliante 
n'a  jamais  été  bien  sérieuse,  et  la  jeune  comtesse  jouit  de 
toute  la  liberté  désirable,  le  comte  n'étant  nullement  sus- 
ceptible de  jalousie  et  autres  préjugés  gothiques. 

La  figure  d'Éliante  n'a  pas  de  ces  régularités  grecques 
dont  on  s'accorde  à  dire  qu'elles  sont  parfaitement  belles, 
mais  qui  au  fond  ne  charment  personne  ;  elle  a  les  plus 
beaux  yeux  du  monde  et  un  jeu  de  prunelles  supérieur, 
des  sourcils  finement  tracés  qu'on  prendrait  pour  l'arc  de 
Cupidon,  un  petit  nez  fripon  et  chiffonné  qui  lui  sied  à 
ravir  ;  une  bouche  à  n'y  pas  fourrer  le  petit  doigt  :  ajoutez 
à  cela  des  cheveux  à  pleines  mains,  et  qui,  lorsqu'ils  sont 
dénoués,  lui  vont  jusqu'au  jarret  ;  des  dents  si  pures,  si 
bien  faites,  si  bien  rangées,  qu'elles  forceraient  la  douleur 
à  éclater  de  rire  pour  les  montrer  ;  une  main  lluette  et 
potelée  à  la  fois,  un  pied  à  chausser  la  pantoufle  de  Cen- 
(Irillon,  et  vous  aurez  un  ensemble  d'un  régal  assez  exquis. 
Eliante,  dans  toute  sa  mignonne  perfection,  n'a  de  grand 
que  les  yeux.  Le  principal  charme  d'Éliante  consiste  dans 
une  grâce  extrême  et  une  manière  de  porter  les  choses  les 
plus  simples.  La  grande  toilette  de  cour  lui  va  bien  ;  mais 
le  négligé  lui  sied  davantage.  Quelques  indiscrets  préten- 
dent qu'elle  est  encore  mieux  sous  le  linç/e.  Cette  opinion 
nous  parait  ne  pas  manquer  de  probabilité. 


CIIAPITRr.  IV. 

POMPADOUR. 

Eliante  est  appuyée  sur  son  coude,  qui  s'enfonce  à 
moitié  dans  un  oreiller  de  la  plus  line  toile  de  Hollande, 
garnie  de  point  d'Angleterre.  Elle  rêve  aux  perfections  de 
l'inimaginable  Fanfreluche  ;  elle  soupire  eu  pcMisant  au 


LE    PETIT    CHIEN    DE    LA    MARQUISE.  229 

bonheur  de  la  marquise  ;  Éliante  donnerait  volontiers  trois 
mousquetaires  et  deux  petits  collets  en  échange  du  mira- 
culeux bichon. 

Pendant  quelle  rêve,  jetons  un  coup  d'œil  dans  sa 
chambre  à  coucher,  d'autant  que  cette  occasion  de  décrire 
la  chambre  à  coucher  d'une  jolie  femme  du  temps  ne  se 
présentera  pas  de  sitôt,  et  que  le  Pompadbur  est  aujour- 
d'hui à  la  mode. 

Le  lit  de  bois  sculpté,  peint  en  blanc,  rehaussé  d'op 
mat  et  d'or  bruni,  pose  sur  quatre  pieds  tournés  avec  un 
soin  curieux.  Les  dossiers,  de  forme  cintrée,  surmontés 
d'un  groupe  de  colombes  qui  se  becquètent,  sont  rem- 
bourrés moelleusement  pour  éviter  que  la  jolie  dormeuse 
ne  se  frappe  la  tète  en  faisant  quelque  rêve  un  peu  vif  où 
l'illusion  approche  de  la  réalité.  Un  ciel,  orné  de  quatre 
grands  bouquets  de  plumes  et  fixé  au  plafond  par  un  câble 
doré,  soutient  une  double  paire  de  rideaux  d'une  étoffe 
couleur  cuisse  de  nymphe  moirée  d'argent.  Dans  le  fond, 
il  y  a  une  grande  glace  à  trumeau  festonné  de  roses  et  de 
marguerites  mignonnement  découpées  ;  cette  glace  réflé- 
chit les  attitudes  gracieuses  de  la  comtesse,  fait  d'utiles 
trahisons  à  ses  charmes  en  montrant  ce  qu'on  ne  doit  pas 
laisser  voir.  En  outre,  elle  égayé  et  donne  de  l'air  et  du 
jour  à  ce  coin  un  peu  sombre.  Éliante  est  tournée  de  façon 
à  n'avoir  pas  besoin  de  s'entourer  des  prudences  du  mys- 
tère ;  elle  n'a  que  faire  du  demi-jour  et  des  teintes  mé- 
nagées. 

Sur  un  guéridon  tremble,  dans  une  veilleuse  de  vieux 
Sèvres,  une  petite  étoile  timide,  à  qui  les  joyeux  ;-ayons 
du  soleil,  qui  filtrent  par  l'interstice  des  rideaux  et  des 
volets,  ont  enlevé  sa  nocturne  auréole  ;  car  l'on  croyait 
que  madame  rentrerait  de  bonne  heure,  au  sortir  de  l'O- 
péra, et  les  préparatifs  de  son  coucher  avaient  été  faits 
comme  à  l'ordinaire. 

Les  dessus  de  portes,  en  cama'i'eu  lilas  tendre,  représen- 
tent des  aventures  mythologiques  et  galantes.  Le  peintre  a 

20 


230  NOUVEIIER. 

mis  boaiicniip  do  feu  et  de  volupté  dans  ces  compositions, 
qui  inspireraient,  par  la  manière  agréable  et  leste  dont 
elles  sont  touchées,  des  idées  amoureuses  et  riantes  à  la 
prude  la  plus  rigide  et  la  plus  collet  monté. 

La  tenture,  semblable  aux  rideaux,  est  retenue  par  des 
ganses,  des  cordes  a  puits  et  des  nœuds  d'argent.  Cette 
tapisserie  a  l'avantage,  par  Fextrême  fraîcheur  de  ses 
teintes,  de  faire  paraître  épouvantables  et  enluminées 
comme  des  furies  toutes  les  personnes  qui  n'ont  pas, 
comme  Éliante,  un  teint  à  l'épreuve  de  tout  rapproche- 
ment. Cette  nuance  a  été  malicieusement  choisie  par  la 
jeune  comtesse  pour  faire  enrager  deux  de  ses  meilleures 
amies  que  l'abus  du  rouge  a  rendues  jaunes  comme  des 
coings,  et  qu'elle  affecte  de  recevoir  toujours  dans  cette 
pièce. 

Des  miroirs  avec  des  cadres  rocaille  remplissent  l'entre- 
deux  des  croisées;  il  ne  saurait  y  avoir  trop  de  glaces  dans 
la  chambre  d'une  jolie  femme;  mais  aussi  je  casserais 
volontiers  celles  qui  sont  exposées  à  doubler  de  sots  vi- 
sages. Est-ce  que  ce  n'est  pas  assez  de  voir  une  fois  la 
présidente  et  la  vieille  douairière  de  B***? 

La  cheminée  est  chargée  de  magots  de  la  Chine,  de 
groupes  de  biscuit  et  de  porcelaine  de  Saxe.  Deux  grands 
vases  en  vert  céladon  craquelé,  richement  montés,  gar- 
nissent les  deux  angles.  Une  superbe  pendule  de  Boule, 
incrustée  d'écaillé,  et  dont  l'aiguille  est  sur  le  chemin  de 
trois  heures,  pose"  sur  un  piédouche  d'une  égale  magnifi- 
cence et  terminé  par  des  feuillages  d'or.  Devant  la  che- 
minée où  brille  une  grande  flamme,  un  garde-feu  en 
filigrane  argenté  se  replie  plusieurs  fois  et  se  brise  h  angle 
aigu.  Des  écransde  damas  avec  des  bois  sculptés,  une  du- 
chesse et  un  métier  pour  broder  au  tambour,  complètent 
l'ameublement  de  ce  côté. 

Un  paravent  en  véritable  laque  de  Chine,  tout  chamarré 
de  hérons  h  longues  aigrettes,  de  dragons  ailés,  d'arbres 
palmistes,  de  pêcheurs  avec  des  cormorans  sur  le  poing, 


LE    PETIT    CrilEN    DE    LA    M.AROl'ISE.  Z'Si 

empêche  le  perfide  vent  coulis  de  pénétrer  dans  ce  sanc- 
tuaire des  Grâces;  un  tapis  de  Turquie,  apporté  par  M.  le 
comte  qui  fut  autrefois  ambassadeur  près  la  Sublime  Porte 
amortit  le  bruit  des  pas,  et  de  doubles  volets  matelassés 
empêchent  les  sons  extérieurs  de  pénétrer  dans  cet  asile 
du  repos  et  de  Tamour.  Telle  était  la  chambre  à  coucher 
de  la  comtesse  Eliante. 

Nous  espérons  que,  par  la  littérature  de  commissaire- 
prisem*  où  nous  vivons,  l'on  nous  pardonnera  aisément 
cette  description  un  peu  longue,  en  songeant  qu'il  ne  te- 
nait qu'à  nous  qu'elle  le  lut  deux  fois  plus,  et  que  per- 
sonne n'aurait  pu  nous  l'aii'e  mettre  en  prison  pour  cela. 


CHAPITRE    V. 


l'OlIUPARLER. 

FANCHONNETTE,  l'i  fermne  de  chambre  de  madame  Éliante,  entre  sur  le 
pointe  du  pied,  sa» aiice  limideiiieutjusqu'auiues  du  lit,  et  voyant  quÉiiaole  ne 
dort  plus  : 

Madame... 

ÉLlAiME. 

Eh  bien  !  Fanchonnette,  qu'y  a-t-il  ?  est-ce  que  le  feu 
est  à  la  maison  ?  tu  as  l'air  tout  etfaré. 

FA^cllo^^ETTE. 

Non,  madame,  le  feu  n'est  pas  à  la  maison,  c'est  pis 
que  cela  :  M.  le  duc  Alcindor  qui  fait  pied  de  grue  depuis 
deux  heures,  et  qui  voudrait  entrer. 

ÉLIANTE. 

Il  faut  lui  dire  que  je  ne  suis  pas  visible,  que  j'ai  une 
migraine  affreuse,  que  je  n'y  suis  pas. 


232  NOUVELLES. 

FANCHONNETTE. 

Je  lui  ai  dit  tout  cela,  il  ne  veut  pas  s'en  aller  ;  il  pré- 
tend que,  si  vous  êtes  sortie,  il  faudra  bien  que  vous  ren- 
triez, et  que,  si  vous  êtes  chez  vous,  il  faudra  bien  que 
vous  finissiez  par  sortir.  Il  est  décidé  à  faire  le  blocus  de 
votre  po»te. 

ÉLIANTE. 

Quel  homme  terrible! 

FANCHONNETTE. 

Il  va  se  faire  apporter  une  tente  et  des  vivres  pour  s'é- 
tablir définitivement  dans  votre  salon.  La  démangeaison 
qu'il  a  de  vous  parler  est  si  grande,  qu'il  escaladera  plu- 
tôt la  fenêtre. 

ÉLIANTE. 

'Quelle  étrange  fantaisie!  cela  est  d'une  folie  qui  ne 
rime  à  rien  !  Que  peut-il  donc  avoir  à  me  dire?  Fanchon- 
nette,  comment  suis-je  aujourd'hui  ?  je  me  trouve  d'une 
laideur  affreuse;  il  me  semble  que  j'ai  l'air  de  ma- 
dame de  B*. 

FAKCHONNETTE. 

Au  contraire,  madame  n'a  jamais  été  plus  charmante  ; 
elle  a  le  teint  d'une  fraîcheur  admirable. 

ÉLIANTE. 

Rajuste  un  peu  ma  cornette,  et  va  dire  au  duc  que  je 
consens  à  le  recevoir. 


CHAPITRE  VI . 

LA   RUELLE  d'ÉLIAME. 

ÉLIANTE,  LE  DUC.  ALCINDOR  . 
ALCINDOR. 

Incomparable  Éliante,  vous  voyez  devant  vous  le  plus 


LE    PETIT   CHIEN    DE    LA    MARQUISE.  233 

humble  de  vos  sujets  que  le  grand  désir  qu'il  avait  de  dé- 
poser ses  hommages  sur  les  marches  de  votre  trône  a 
poussé  jusqu'à  la  dure  nécessité  de  se  rendre  importun. 

ÉLIARTE. 

Duc,  je  vous  ferai  observer  que  je  suis  couchée  et  non 
sur  un  trône,  et  je  vous  demanderai  en  même  temps  par- 
don de  ne  pas  vous  recevoir  debout. 

ALCINDOR. 

Est-ce  que  le  lit  n'est  pas  le  trône  des  jolies  femmes? 
Quant  à  ce  qui  est  de  ne  pas  me  recevoir  debout,  j'espère 
que  vous  me  permettrez  de  considérer  cela  comme  une 
faveur. 

ÉLIANTE. 

Au  fait,  vous  m'y  faites  penser,  je  vous  défends,  Alcin- 
dor,  de  regarder  comme  une  faveur  d'être  admis  dans  ma 
ruelle;  vous  êtes  un  homme  si  pointilleux,  qu'il  faut 
prendre  ses  précautions  avec  vous. 

ALCINDOR. 

Méchante,  vous  fûtes  toujours  pour  moi  de  la  vertu  la 
plus  ignoble,  et  cependant  Dieu  sait  que  j'ai  toujours 
nourri  à  votre  endroit  la  flamme  la  plus  vive.  Vous  me 
faites  sentir  des  choses... 

ÉLIANTE. 

Alcindor,  quand  vous  parlerez  de  votre  flamme,  allu- 
mez un  peu  votre  œil  et  tâchez  d'avoir  un  débit  un  peu 
moins,  glacial  ;  on  dirait  que  vous  avez  peur  d'être  pris 
au  mot. 

ALCINDOR. 

Vous  dites  là  des  choses  affreuses;  Éliante,  il  en  fau- 
drait dix  fois  moins  pour  perdre  un  homme  de  réputation. 
Heureusement  que  de  ce  côté-là  je  suis  à  couvert.  Je  vous 
ferai  voir... 

20. 


234  NOUVELLES. 

ÉLIANTE. 

On  ne  veut  point  voir. 

ALCLNDOR  ,  prenaut  un  livre  sur  la  table. 

Qu'est  ceci?  encore  une  production  louvelie?  quelque 
rapsodie?  Messieurs  les  auteurs  sont  vraiment  des  ani- 
maux malfaisants.  Est-ce  que  vous  recevez  de  ces  es- 
pèces-là ? 

ÉLIANTE. 

Mon  Dieu  !  non.  J'ai  deux  poètes  qui  couchent  à  l'écurie 
et  mangent  à  l'office.  Ils  me  font  remettre  ce  fatras  par 
Fanchonnette,  qu'ils  appellent  Iris  et  Vénus. 

ALGINDOR;  se  rapprochaot  du  ht. 

Au  vrai,  la  cornette  de  nuit  vous  va  à  ravir,  et  vous  êtes 
charmante  en  peignoir. 

ÉLIANTE. 

Oh  !  non,  je  suis  laide  à  faire  peur. 
Alcindor. 

Je  vous  demande  un  million  de  pardons  de  vous  donner 
un  démenti,  mais  cela  est  de  la  plus  insigne  fausseté. 
Dussé-je  me  couper  la  gorge  avec  vous,  je  ne  me  rétrac- 
terai pas. 

ÉLIANTE. 

Je  dois  avoir  la  figure  toute  renversée  ;  je  n'ai  pas  fermé 
l'œil. 

ALCINDOR. 

Vous  avez  une  fraîcheur  de  dévote  et  de  pensionnaire. 
Je  vous  trouve  les  yeux  d'un  lumineux  particulier.  Est-ce 
que  vous  étiez  d'un  petit  souper  chez  la  baronne?  On  dit 
que  tout  y  a  été  du  dernier  mieux.  L'abbé  surtout  était 
impayable,  à  ce  qu'on  dit.  Je  me  meurs  de  cliagiin  de  ne 
pas  m'être  rendu  à  l'invitation  de  cette  chère  barunue, 
mais  on  ne  peut  pas  être  partout.  Ce  que  je  crève  de  che- 


LE   PETIT    CHIEN    DE    LA    MARQUISE.  235 

vaux  est  incroyable  ;  mon  coureur  est  sur  les  dents,  et  je 
iie  sais  vraiment  pas  comment  j'y  résiste.  Ah  !  vous  étiez 
de  cette  piirtie?  D'honneur!  je  vais  m'aller  pendre  ou  me 
jeter  à  l'eau  en  sortant  d'ici  de  ne  l'avoir  pas  deviné. 

ÉLIANTE. 

La  marquise  y  est  venue  avec  un  petit  chien  que  je  ne 
lui  connaissais  pas,  un  bichon  de  la  plus  belle  race,  je  n'en 
ai  jamais  vu  un  pareil  !  il  s'appelle  Fanfreluche.  0  l'amour 
de  chien  !  Duc,  quelle  est  donc  la  cause  qui  vous  faisait 
tant  désirer  de  me  voir? 

ALCINDOR. 

Je  voulais  vous  voir  ;  n'est-ce  pas  un  excellent  motif? 

ÉLIANTE. 

Si  fait,  très-excellent.  Mais  n'aviez-vous  point  quelque 
chose  de  plus  important  à  me  dire  ? 

ALCINDOU. 

Pardieu  !  je  désirais  vous  faire  ma  déclaration  en  règle 
et  m'établir  en  qualité  de  soupirant  en  pied  auprès  de  vos 
perfections. 

ÉLIANTE. 

Vous  extravaguez,  duc  ;  vous  savez  tout  aussi  bien  que 
moi  que  vous  n'êtes  pas  amoureux  le  moins  du  monde. 

ALCINDOR. 

Ah!  belle  Éliante,  figurez-vous  que  j'ai  le  cœur  percé 
de  part  en  part;  regardez  plutôt  derrière  mon  dos,  vous 
verrez  la  pointe  de  la  flèche. 

ÉLIANTE. 

Une  physionomie  intéressante  au  possible;  des  soies  lon- 
gues comme  cela,  des  marques  de  feu,  des  pattes  torses. 
Oh!  mon  Dieu!  je  crois  que  je  deviendrai  folle,  si  je  n'ai 
un  bithon  pareil;  mais  il  n'en  existe  pas! 


ALCINDOR. 


236  NOUVELLES. 

ALCINDOR. 

Je  voui  aime^  là,  sérieusement. 

ÉLIANTE. 

Une  queue  en  trompette. 

ALCINDOR. 

Je  VOUS  adore  ! 

ÉLIAME. 

Des  oreilles  frisées. 
0  femme  divine! 

ÉLIANTE. 

0  charmant  animal  !  L'abbé  dit  qu'il  parle  hébreu. 
Mon  Dieu!  que  je  suis  malheureuse  !  il  danse  si  bien!  Je 
déteste  cette  marquise;  c'est  une  intrigante,  et  elle  a  de 
faux  cheveux. 

ALCINDOR. 

Que  faut-il  faire  pour  vous  consoler?  faut-il  traverser  la 
mer,  sauter  à  pieds  joints  sur  les  tours  Notre-Dame?  C'est 
facile,  parlez. 

ÉLIANTE. 

Je  ne  veux  que  Fanfreluclie;  je  n'ai  eu  dans  ma  vie 
qu'un  seul  désir  violent,  et  je;  no  puis  le  satisfaire.  Je  crois 
que  j'en  aurai  des  vapeurs  ;  ah!  les  nerfs  me  font  déjà  un 
mal  afl'reux.  Duc,  passez-moi  les  gouttes  du  général  La- 
mothe.  Tenez,  ce  flacon  sur  la  table...  je  me  sens 
faible. 

ALCINDOR,  lui  faisant  sentir  le  flacon. 

L'admirable  tour  de  gorge  que  vous  avez  là  !  c'est  du 
point  de  malines  ou  de  Bruxelles,  si  je  ne  me  trompe. 

ÉLIANTE. 

Alcindor!   finissez;  vous  m'agacez  horriblement.  Ah  I 


LE    PETIT    CHIEN    DE  LA    MARQUISE.  237 

j'embrasserais  de  bon  cœur  le  diable,   mon  mari   lui- 
même,  s'il  paraissait  ici  avec  Fanfreluche  sous  le  bras! 

ALCINDOR. 

C'est  fort  !  Dans  le  même  cas  serais-je  plus  maltraité 
que  le  diable  et  votre  mari? 

ÉLIANTE. 

Non;  peut-être  mieux.  C'est  mon  dernier  mot.  Sonnez 
Fanchonnette,  qu'elle  vienne  me  lever  et  m'habiller. 

ALCINDOR. 

Je  vous  obéis,  madame.  Ma  foi!  le  sort  en  est  jeté,  je 
me  fais  voleur  de  chien. 

0  mes  aïeux,  pardonnez-moi!  Jupiter  s'est  bien  changé 
en  oie  et  en  taureau;  c'était  déroger  encore  plus.  L'amour 
se  plaît  à  réduire  les  plus  hauts  courages  à  ces  dures  ex- 
trémités. Adieu,  madame,  au  revoir,  je  vais  à  la  conquête 
de  la  toison  d'or. 

ÉLIANTE. 

Adieu.  Cupidon  et  Mercure  vous  soient  en  aide  !  Ayez 
bien  soin  de  ne  revenir  qu'avec  Fanfreluche,  ou  je  vous 
annonce  que  je  vous  recevrai  en  tigresse  d'Hyrcanie,  à 
belles  dents  et  à  belles  grififes.  Voilà  Fanchonnette  ;  bon- 
soir, duc. 


CHAPITRE  Vn. 


Alcindor,  rentré  chez  lui,  se  jeta  sur  une  chaise  lon- 
gue et  poussa  im  soupir  modulé  et  flûte  qui  se  pouvait  tra- 
duire ainsi  :  «  Que  le  diable  emporte  toutes  ces  bégueules 
maniérées  et  vaporeuses,  avec  leurs  fantaisies  extrava- 
gantes !  »  Il  pencha  sa  tête  en  arrière,  regarda  fixement 
les  moulures  du  plafond,, et  allongea  languissamment  sa 
main  vers  le  cordon  de  moire  d'une  sonnette.  Il  l'agita  à 


238  NOUVELLES. 

plusieurs  reprises,  mais  personne  ne  vint.  Comme  Alcin- 
dor  était  naturellement  fort  vif  et  ne  pouvait  souiîrir  le 
moindre  retard,  il  se  pendit  des  deux  mains  au  cordon  de 
la  sonnette  qui  se  rompit.  Alcindor,  privé  de  ce  moyen  de 
communication  avec  le  monde  de  l'office  et  de  l'antichanv 
bre,  et  décidé  à  ne  pas  sortir  de  sa  chaise,  se  mit  à  fairt 
un  vacarme  horrible. 

«  Holà  !  Giroflée,  Similor,  Marmelade,  Galopin,  Cham- 
pagne, quelqu'un  !  Il  n'y  a  pas  une  personne  de  qualité 
en  France  qui  soit  plus  mal  servie  que  moi  !  Holà  !  marou- 
fles, butors,  belitres,  marauds,  gredins,  vous  aurez  cent 
coups  de  bcâton  !  gare  les  épaules  du  premier  qui  entrera  ! 
Ha!  canaille  noire  et  blanche,  je  vous  ferai  tous  aller  aux 
galères,  pendre  et  rouer  vifs  comme  vous  le  méritez  si 
bien.  Je  vous  recommanderai  à  M.  le  prévôt,  soyez  tran- 
quilles. Morbleu  !  ventrebleu  !  corbleu  !  tétebleu  !  sacre- 
bleu  !  Ces  drôles  me  feront  à  la  fin  sortir  de  mon  carac- 
tère. Champagne,  Basque,  Galopin,  Marmelade,  Similor, 
Giroflée,  holà!  Les  bourreaux!  je  n'en  puis  plus,  je 
meurs!  ouf!  » 

Le  duc  Alcindor,  suff'oqué  de  rage  et  étranglé  par  un 
nouveau  paquet  d'invectives  qui  lui  montait  dans  la  gorge, 
tomba  comme  épuisé  sur  le  dossier  de  sa  chaise. 

La  porte  de  la  chambre  s'ouvrit  et  laissa  passer  enfin 
une  grosse  tête  de  nègre,  ronde,  joufflue,  et  d'autant  plus 
joufflue  qu'elle  avait  les  bajoues  fort  exactement  remplies 
d'une  caille  au  gratin,  dérobée  à  l'office,  et  dont  la  déglu- 
tition avait  été  interrompue  par  les  cris  forcenés  d'Alcin- 
dor.  C'était  Similor,  le  nègre  favori  de  M.  le  duc.  Par 
derrière  pointait  timidement  le  nez  aigu  de  Giroflée. 

«  Je  crois  que  petit  maître  blanc  appeler  moa  noir,  » 
dit  le  nègre  Similor  d'un  ton  demi-patelin,  demiellVayé, 
en  tâchant  de  remuer  sa  large  langue  à  travers  l'épaisse 
pAtée  de  pain  et  de  viande  qui  lui  farcissait  la  bouche. 

«  Ah!  tu  crois,  brigand,  que  je  t'appelais?  Je  te  ferai 
écorcher  vif  et  retourner  couime  un  vieil  habit,  pour  voir 


LR    PETIT    CHIEN    DE    LV    MARQUISE.  2.1ÎI 

81  la  doublure  de  ta  peau  est  aussi  noire  que  l'étoffe.  Tiens, 
misérable  !...  »  Et  le  duc,  dont  la  rage  s'était  ravivée  en 
s'rxhalant,  prit  un  flambeau  sur  la  table  et  le  jota  à  la 
tète  du  nègre.  Le  flambeau  alla  droit  à  une  glace  qu'il 
rompit  en  mille  morceaux. 

Similor,  habitué  à  ces  façons  d'agir,  se  laissa  tomber 
à  plat  ventre  sur  le  tapis  en  criant  piteusement:  «  Aie! 
aïe  !  aïe  !  petit  maître,  ze  suis  mort  !  »  et  en  faisant  des 
grimaces  bouffonnes  qui  manquaient  rarement  leur  effet: 
«  Le  zandelier  m'a  passé  à  travers  le  corps.  Ze  sens  un 
grand  trou.  Ze  suis  bien  mort  cette  fois.  Couic  ! 

— Allons  !  cuistre,  dit  Alcindor,  dont  la  colère  était  pas- 
sée, en  lui  donnant  un  grand  coup  de  pied  au  derrière, 
finis  tes  singeries  ;  et  vous,  Giroflée,  puisque  vous  voilà, 
acconmiodez-moi,  car  je  neveux  plus  sortir  aujourd'hui. 
Coiffez-moi  de  nuit.  Giroflée,  et  vous,  Similor,  allez  faire 
défendre  la  porte  à  tout  le  monde.  Cependant,  s'il  vient 
une  dame  en  capuchon  noir,  petit  pied  et  main  blanche, 
laissez-la  monter.  Mais,  pour  Dieu  !  qu'on  n'aille  pas  se 
tromper  et  admettre  Elmire  ou  Zulmé,  deux  espèces  qui 
m'assomment  et  dont  j'ai  assez  depuis  huit  jours.  » 

Cela  dit,  Alcindor  s'établit  dans  une  duchesse,  et  Giro- 
flée commence  à  l'accommoder.  Similor  se  tenait  debout 
devant  lui,  tendant  des  épingles  à  mesure  qu'on  en  avait 
besoin,  montrant  la  langue,  faisant  des  grimaces,  et  tirant 
la  queue  à  un  sapajou  qui,  à  chaque  fois,  poussait  un 
glapissement  aigre  et  faisait  grincer  ses  dents  comme 
une  scie. 


CHAPITRE  VIII. 

PERPLEXITfc. 

Je  dois  l'avouer,  le  duc  Alcindor,  quoiqu'il  eût  deux  cent 
mille  livres  de  rentes,  la  jambe  bien  faite  et  de  belles 


240  NOUVELLES. 

dents,  n'avait  pas  la  moindre  invention  et  était  d'une 
pauvreté  d'imagination  déplorable.  Cela  ne  paraissait  pas 
tout  d'abord  :  il  avait  du  jargon  et  du  vernis  ;  ajoutez  à 
cela  l'assurance  que  peuvent  donner  à  quelqu'un  qui  n'est 
pas  mal  fait  de  sa  personne  une  fortune  de  deux  cent  mille 
livres  de  rentes  en  bonnes  terres,  un  grand  nom,  un  beau 
titre,  l'espoir  d'être  nommé  bientôt  grand  d'Espagne  de 
la  première  classe,  et  vous  concevrez  facilement  (jue  le 
duc  ait  pu  passer  dans  un  certain  monde  pour  un  homme 
extrêmement  brillant  ;  mais  une  nullité  assez  réelle  se 
cachait  sous  ces  belles  apparences. 

Alcindor,  qui  se  croyait  obligé  d'avoir  la  comtesse 
Eliante  parce  qu'eHe  était  à  la  mode,  et  que  naturellement 
toutes  les  femmes  à  la  mode  reviennent  aux  hommes  en 
vogue,  avait  d'abord  été  fort  charmé  que  le  don  de  Fan- 
freluche eût  été  mis  comme  seule  condition  à  son  bon- 
heur. 

Il  avait  redouté  de  passer  par  tous  les  ennuis  d'une 
affaire  en  règle  et  d'un  soupirant  avoué,  et  craint  qu'É- 
liante,  pour  rendre  sou  triouiphe  plus  éclatant,  ne  lui  fit 
grâce  d'aucune  des  gradations  d'usage  que  le  progrès  des 
lumières  a  singulièfement  simplifiées  depuis  nos  gothi- 
ques aïeux,  mais  qui  peuvent  bien  encore  durer  huit 
mortels  jours  quand  la  divinité  que  l'on  adore  tient  à  pas- 
ser pour  une  femme  à  grands  principes  et  à  grands  senti- 
ments. 

D'ailleurs,  le  chevalier  de  Versac,  le  rival  détesté 
d'Alcindor  pour  l'élégance  de  sa  fatuité,  le  bon  goût  de 
ses  équipages,  la  richesse  et  le  nombre  de  ses  montres  et 
de  ses  tabatières,  avait  eu  madame  Éliante  avant  lui,  et 
même,  disait-on,  eu  premier.  C'est  ce  qui  avait  porté  Al- 
cindor à  désirer  prendre  un  engagement  avec  Eliante, 
et  à  lui  rendre  des  soins  extrêmement  marqués.  Quoique 
Eliante  l'eût  reçu  toujours  assez  favorablement,  sa  ilamme 
n'avait  guère  eu  la  mine  d'être  couronnée  de  sitôt,  jus- 
qu'à l'espérance,  pour  ainsi  dire  positive,  que  la  jeune 


LE    PETIT   CHIEN    DE    LA  MARQUISE.  241 

comtesse  lui  avait  donnée  à  propos  du  bichon  Fanfre- 
luche. 

Une  joHe  femme  pour  un  joli  chien  !  cela  avait  semblé 
tout  d'abord  au  duc  Alcindor  un  marché  très- excellent. 
Rien  ne  lui  avait  paru  plus  aisé  que  d'avoir  Fanfreluche; 
mais  au  fond  rien  n'était  moins  facile.  Les  pommes  d'or 
du  jardin  des  Hespérides  gardées  par  des  dragons  n'étaient 
rien  au  prix  de  cela  ;  on  s'en  fût  procuré  un  quarteron 
avec  moins  de  peine  qu'il  n'en  eût  fallu  pour  arracher  de 
la  précieuse  toison  de  Fanfreluche  une  seule  de  ses  soies. 

Comment  en  approcher?  Le  demandera  la  marquise? 
elle  aurait  plutôt  renoncé  au  rouge  et  donné  ses  diamants. 
Le  voler?  elle  le  portait  toujours  dans  son  manchon.  Le 
pauvre  duc  ne  savait  que  résoudre  ;  sa  perplexité  était  au 
comble. 

«  Ah  !  ma  foi  !  vivent  nos  chères  impures  !  Il  n'y  a  rien 
de  tel  au  monde  que  l'Opéra  pour  la  commodité  des  sou- 
pirs. Ces  demoiselles  sont  pleines  de  bon  sens  et  ne  don- 
nent pas  ainsi  dans  les  goûts  bizarres;  elles  veulent  du 
solide  et  du  positif.  Avec  des  diamants,  de  la  vaisselle 
plate,  un  carrosse  ou  quelque  autre  misère  de  ce  genre, 
on  en  est  quitte.  Je  vous  demande  un  peu  quelle  idée  est 
celle-là,  de  vouloir  le  bichon  de  la  marquise  précisément  ? 
Je  lui  donnerais  bien  volontiers,  en  retour  de  ses  précieu- 
ses faveurs,  une  meute  tout  entière  de  petits  chiens  tout 
aussi  beaux  que  Fanfreluche;  mais  point;  c'est  celui-là 
qu'elle  veut.  Ce  n'est  pas  que  je  sois  fort  amoureux  de 
cette  Éliante  ;  elle  n'a  de  beau  que  les  yeux  et  les  dents, 
elle  est  maigre,  et  son  charme  consiste  plutôt  dans  les 
manières  et  la  tournure.  Pour  ma  part,  je  préfère  la  Ro- 
sine et  la  Desobry  ;  mais  je  dois  à  ma  réputation  d'avoir 
et  d'afficher  Éliante,  car  l'on  m'accuse  de  trop  me  laisser 
aller  aux  facilités  en  amour,  et  quelques-uns  de  mes  en- 
vieux, en  tête  desquels»  est  Versac,  répandent  sous  le 
manteau  que  je  n'ai  pas  la  suite  qu'il  faut  pour  avoir  des 
triomphes  de  quelque  consistrinco.  Ainsi  donc,  il  estd'ur- 

21 


242  NOUVELLES. 

gence  que  j'aie  Éliante  ,  mais  pour  cela  il  faut  Fanfre- 
luche. Diable  !  diable!  quelle  fantaisie  de  rendre  un  duc 
et  pair  voleur  de  chien  ! 

—  Si  monsieur  remue  ainsi,  objecta  timidement  Giro- 
flée, je  ne  pourrai  jamais  venir  à  bout  de  le  coilîcr. 

—  Monsieur  blanc  remuer  efl'ectivement  beaucoup, 
ajouta  Similor  en  pinçant  l'oreille  du  sapajou. 

—  Giroflée,  mon  valet  de  chambre,  et  vous,  Similor, 
mon  nègre  favori,  je  vous  avouerai  que  vous  coilfez  un 
duc  dans  le  plus  grand  embarras. 

—  Qu'y  a-t-il,  monsieur  le  duc?  dit  Giroflée  en  rou- 
lant une  dernière  boucle  ;  qu'est-ce  qui  peut  embarrasser 
un  homme  comme  vous  ? 

—  Vous  croyez,  vous  autres  faquins,  qu'un  duc  et  pair 
est  au-dessus  des  mortels;  cela  est  bien  vrai,  mais  cela 
n'empêche  pas  que  je  ne  sache  que  résoudre  dans  une 
situation  difflcile  où  je  me  trouve.  0  Giroflée  !  ô  Similor! 
vous  voyez  votre  maître  chéri  dans  une  perplexité  étrange. 

—  Si  monseigneur  daignait  s'ouvrir  à  moi...  dit  Giro- 
flée en  posant  la  main  sur  son  cœur. 

—  S'ouvrir  à  nous,...  interrompit  Similor,  qui  voulait 
à  tonte  force  entrer  dans  la  confidence  pour  partager  les 
bénéfices  qu'elle  amènerait  inévitablement. 

—  Et  me  confier,....  continua  Giroflée. 

—  Et  nous  confier...  interrompit  de  nouveau  Similor. 

—  Ce  qui  le  tourmente...  » 

Similor,  croy.int  avoir  constaté  sa  part  dans  la  confi- 
dence et  sachant  qu'il  n'était  pas  à  beaucoup  près  aussi 
grand  orateur  que  Giroflée,  le  laissa  achever  tranquille- 
ment sa  phrase  : 

«  Je  pourrais  lui  être  de  quelque  utilité  et  lui  suggérer 
quelques  idées.  Je  saisis  ici  l'occasion  de  protester  de 
mon  dévouement  à  monsieur  le  duc,  et  je  lui  promets  que, 
s'il  fallait  que  le  fidèle  Giroflée  exposât  sa  vie  pour  lui  faire 
plaisir,  il  n'hésiterait  pas  un  instant. 

—  Nous,...  ajouta  monosyllabiquement  le  silencieux 


LE    PETIT    CHIEN    DE    LA    MAUQUISE.  243 

Siiiiiior,  qui  tenait  à  établir  la  dualité,  et  que  \esje  trop 
fréquents  de  Giroflée  inquiétaient  singulièrement. 

—  Bien,  bien,  mes  enfants,  vous  m'attendrissez,  ne 
continuez  pas.  Voici  en  deux  mots  de  quoi  il  s'iigit  :  il 
faut  voler  Fanfreluche,  le  bichon  de  la  marquise.  Cin- 
quante louis  pour  vous,  si  vous  Favez  cette  semaine,  et 
vingt-cinq,  si  vous  ne  l'avez  que  dans  quinze  jours.  » 

Giroflée  pâlit  de  plaisir,  Similor  fit  la  roue,  car  voler 
un  chien  semblait  à  ces  deux  fripons  fieffés  un  pur  enfan- 
tillage. Même  Similor,  qui  était  consciencieux,  dit  à  son 
maître  : 

«  Monsieur  le  duc,  si  vous  voulez,  on  vous  volera  en- 
core quelque  chose  par-dessus  le  marché. 

—  Ah  çà  !  marauds,  ne  volez  que  le  chien,  ou  je  vous 
roue  de  coups  tout  vifs,  ajouta  le  duc  en  manière  de  ré- 
flexion patriarcale;  Similor,  vous  avez  trop  de  zèle.  » 

Giroflée,  qui  était  un  homme  d'une  prudence  consom- 
mée, eut  soin  de  se  faire  avancer  par  le  duc  la  moitié  de 
la  somme,  disant  que  l'argent  est  le  nerf  de  la  guerre,  et 
qu'il  faut  en  avoir  même  pour  voler.  Le  duc,  dont  la  con- 
fiance en  la  probité  de  Giroflée  n'était  pas  des  plus  illi- 
mitées, fit  d'abord  la  sourde  oreille,  mais  enfin  il  se 
décida  à  donner  les  vingt-cinq  louis.  Giroflée,  pour  le 
consoler,  lui  fit  un  mémoire  admirablement  circonstancié 
d'après  lequel  il  paraissait  même  devoir  mettre  de  l'argent 
de  sa  poche. 

MÉMOIRE   DE   GIROFLÉE. 

Dix  louis  pour  acheter  un  déshabillé  gorge  de  pigeon  à 
mademoiselle  Beauveau,  femme  de  chambre  de  la  mar- 
quise et  gardienne  du  petit  chien  Fanfreluche,  afin  de  la 
disposer  favorablement  à  l'égard  de  Giroflée  et  de  lui  fa- 
ciliter l'accès  dans  la  maison. 

Dix  louis  pour  faire  boire  le  suisse  et  captiver  sa  con- 
fianc  3,  afin  qu'il  ne  s'opposât  pas  à  la  sortie  du  susdit 
Fanfreluche  emporté  par  le  susdit  Giroflée. 


24  i  NOUVELLES. 

Un  louis  de  gimblettes,  croquignoles,  caramel,  aman- 
des, pralines  et  autres  sucreries,  destinés  à  affrioler  et  à 
corrompre  la  probité  du  bichon. 

Plus,  quatre  louis  pour  une  petite  chienne  carline  qui 
aiderait  considérablement  Giroflée  dans  ses  projets  de  sé- 
duction. 

Sur  ce  mémoire  le  délicat  valet  de  chambre  ne  comptait 
pas  son  temps,  sa  peine  tant  spirituelle  que  corporelle,  et 
ce  qu'il  en  faisait  n'était  que  par  pure  affection  envers 
M.  le  duc,  pour  qui  il  eût  volontiers  risqué  les  galères. 
Alcindor,  touché  d'un  si  beau  dévouement,  ne  put  s'em- 
pêcher de  trouver  que  le  mémoire  était  fort  raisonnable. 

Similor  et  Giroflée,  après  s'être  partagé  les  vingt-cinq 
louis,  se  mirent  on  campagne  avec  une  ardeur  si  incroya- 
nle,  qu'au  premier  coin  de  rue  ils  se  sentirent  une  pro- 
digieuse altération  qui  les  força  d'entrer  dans  un  cabaret 
pour  boire  une  bouteille  ou  deux.  Mais  leur  soif  ne  se  le 
tint  pas  pour  dit,  et  ils  furent  obligés  de  faire  venir  deux 
autres  bouteilles,  ainsi  de  suite  jusqu'au  lendemain,  de 
sorte  que  les  jambes  leur  flageolaient  un  peu  lorsqu'ils 
sortirent  de  ce  lieu  de  délices,  ce  qui  ne  les  empêcha  pas 
d'aller  faire  une  nouvelle  station  dans  un  nouveau  cabaret 
à  vingt  pas  de  là,  jusqu'à  l'épuisement  de  leurs  finances. 
Alors  ils  s'en  allèrent  sur  le  pont  Neuf  acheter  un  bichon 
assez  conforme  à  Fanfreluche,  qui  leur  coûta  une  pièce 
de  vingt-quatre  sous,  et  qu'ils  apportèrent  triomphale- 
ment au  duc  Alcindor. 


CHAPITRE  IX. 

LE  FAUX  FANFUELUCHK. 

Alcindor  fut  on  ne  saurait  plus  satisfait  de  la  célérité 
d'agir  de  Similor  et  de  Giroflée  ;  il  possédait  donc  ce  pré- 
cieux bichon  qui  faisait  tourner  la  tête  à  tant  de  jolies 


LE    PETIT    CHIEN    DE    LA    MAKQIIISE.  245 

femmes,  ce  ravissant  Fanfreluche  qui  avait  fait  pâlir  l'é- 
toile de  l'abbé  de  V...,  ce  délicat  et  curieux  animal  dont 
la  marquise  était  plus  fière  que  de  son  attelage  de  chevaux 
soupe  au  lait,  de  son  chasseur  haut  de  six  pieds  et  demi, 
et  de  son  jockey  à  fourrer  dans  la  poche,  qu'elle  aimait  plus 
que  ses  amants,  son  mari  et  ses  enfants,  plus  que  le  whist 
et  le  reversi.  Quelle  allait  être  la  joie  d'Éliante  en  recevant 
le  cher  petit  chien  dans  un  corbillon  doublé  de  soie  et  tout 
enrubanné  de  faveurs  roses  !  Quels  langoureux  tours  de 
prunelle,  quels  regards  assassins ,  quels  adorables  petits 
sourires  allaient  être  décochés  sur  l'heureux  Alcindor,  jus- 
qu'au moment,  sans  doute  très-prochain,  où  sonnerait 
l'heure  du  berger  si  impatiemment  attendue  !  «  Versac  va 
en  crever  de  rage,  car,  malgré  ses  airs  détachés,  je  le 
soupçonne  très-fort  d'être  encore  amouraché  de  la  com- 
tesse Éliante  et  de  mener  une  intrigue  sous  main  avec 
elle,  »  se  dit  Alcindor  en  faisant  craquer  ses  doigts  en 
signe  de  jubilation. 

Le  duc,  pour  ne  pas  perdre  de  temps,  résolut  d'aller 
porter  le  soir  même  à  la  jeune  belle  le  Fanfreluche  sup- 
posé dont  il  était  loin  de  suspecter  l'identité  ;  la  mine 
innocente  de  Similor  et  de  Giroflée  éloignait  du  reste 
toute  idée  de  fraude  ;  Alcindor  était, à  cent  lieues  de  sup- 
poser que  ce  chien  pour  lequel  il  avait  donné  vingt-cinq 
louis  ne  coûtait  effectivement  que  vingt-quatre  sous.  La 
ressemblance  était  complète  :  pattes  torses,  nez  retroussé, 
marque  sur  les  yeux,  queue  en  trompette  ;  deux  gouttes 
d'eau,  deux  œufs  ne  sont  pas  plus  pareils.  Alcindor  heu- 
reusement ne  s'avisa  pas  de  faire  répéter  le  menuet  au 
Sosie  de  Fanfreluche  ;  le  bichon  du  Pont  Neuf,  totale- 
ment étranger  aux  belles  manières  du  grand  monde,  se  fut 
trahi  par  la  gaucherie  et. l'inexpérience  de  ses  pas. 

Alcindor,  voulant  soutenir  avantageusement  la  concur- 
rence avec  Fanfreluche,  fit  une  toilette  extraordinaire  ; 
son  habit  était  de  toile  d'or,  doublé  de  toile  d'argent, 
avec  des  boutons  de  diamant,  disposés  de  manière  à  ce 

"21. 


i46  NOUVELLES. 

que  chaque  bouton  formât  une  lettre  de  son  nom  ',  un 

jabot  de  point  de  Venise  valant  mille  écus,  et  noblement 
saupoudré  de  quelques  grains  de  tabac  d'Espagne,  s  "épa- 
nouissait majestueusement  sur  sa  poitrine  par  l'hiatus 
d'une  veste  de  velours  mordoré  ;  sa  jambe,  emprisonnée 
dans  un  bas  de  soie  blanc  à  coin  d'or,  se  faisait  remar- 
quer par  l'élégante  rotondité  du  mollet  et  la  finesse  aristo- 
cratique des  chevilles.  Un  soulier  à  talon  rouge  compri- 
mait un  pied  déjà  très-petit  naturellement;  une  frêle  épée 
de  baleine  à  fourreau  de  velours  blanc,  avec  une  garde  de 
brillants,  la  pointe  en  haut,  la  poignée  en  bas,  relevait 
fièrement  la  basque  de  son  habit.  Quant  à  sa  culotte,  j'a- 
voue à  regret  que  je  n'ai  pas  pu  constater  assez  sûrement 
de  quelle  étofl'e  elle  était  faite  ;  il  y  a  cependant  lieu  de 
croire  qu'elle  était  de  velours  gris  de  perle  ;  cependant 
je  ne  veux  rien  affirmer. 

Quand  Giroflée  eut  achevé  de  ramasser  avec  un  couteau 
d'ivoire  la  poudre  qui  était  attachée  au  front  de  M.  le  duc, 
il  éprouva  un  mouvement  d'orgueil  ineffable  en  voyant 
son  maître  si  bien  habillé  et  si  bien  coiffé,  et  il  courut 
prendre  un  miroir  qu'il  posa  devant  le  duc.  «  Monsieur, 
je  suis  content  de  moi;  vous  êtes  au  mieux,  et  je  ne  crois 
pas  que  monsieur  rencontre  beaucoup  de  cruelles  ce  soir. 

—  Si  monsieur  avait  la  figure  peinte  en  noir,  il  serait 
bien  plus  beau  encore,  mais  il  est  bien  comme  cela, 
ajouta  Similor,  toujours  attentif  à  se  maintenir  en  faveur 
et  à  ne  pas  se  laisser  dépasser  en  flagornerie  par  l'astu- 
cieux Giroflée. 

c(  Similor,  appelez  Marmelade,  »  dit  le  duc.  Marme- 
lade parut  ;  c'était  un  nègre  de  grande  taille.  «  Faites 
atteler  le  carrosse.  » 

La  voiture  prête,  le  duc  descendit  en  fredonnant  un 
petit  air;  il  portciit  à  son  cou,  dans  un  petit  corbillon,  le 
faux  Fanfreluche  avec  la  plus  parfaite  séciu-ité.  L'équipage 
du  duc  était  du  meilleur  goût  et  conforme  au  dernier 
patron  de  la  mode  :  cocher  énorme,  bourgeonné,  ivre 


LE    PETIT    CUIEN    DE    LA    MAUQL'ISE.  247 

mort,  avec  la  coifl'iire  à  l'oiseau  royal,  un  lampion  volu- 
mineux, des  gants  blancs,  des  guides  blanches,  un  mon- 
strueux collet  de  fourrure  ;  des  laquais  à  la  mine 
convenablement  insolente,  portant  des  torches  de  cire, 
denx  devant  et  trois  derrière,  le  tout  dans  les  règles  les 
plus  étroites.  Le  carrosse  était  sculpté  et  doré,  avec  les 
armoiries  du  duc  sur  les  panneaux,  et  d'une  magnificence 
tout  à  fait  royale.  Quatre  grands  mecklembourgeois, 
alezan  brûlé,  la  crinière  tressée  et  la  queue  nouée  de  ro- 
settes aux  couleurs  du  duc,  traînaient  cette  volumineuse 
machine. 

Alcindor,  enchanté  de  lui-même  et  plein  des  plus  flat- 
teuses espérances,  dit  au  cocher  de  toucher  vivement  ses 
chevaux  et  d'aller  grand  train.  Le  cocher,  qui  ne  deman- 
dait pas  mieux  que  de  brûler  le  pavé,  qui,  pour  un  em- 
pire, n'aurait  cédé  le  haut  de  la  chaussée  à  personne, 
et  qui  eût  coupé  l'équipage  d'un  prince  du  sang,  tant  il 
était  infatué  de  la  dignité  de  sa  place,  lança  ses  quatre 
bêtes  au  plein  galop,  nonobstant  les  cris  des  bourgeois  et 
autres  misérables  piétons  qu'il  couvrait  malicieusement 
d'un  déluge  de  boue.  En  quelques  minutes  on  fut  à  la 
porte  de  l'hôtel  d'Eliante. 

Le  duc  monta  et  fit  annoncer  :  «  Il  signor  Fanfrelucio 
et  le  duc  Alcindor.  »  Quoique  Éliante  ne  fût  pas  visible, 
parce  qu'elle  s'habillait  pour  aller  à  l'Opéra,  le  nom  ma- 
gique de  Fanfreluche,  pareil  au  :  Sésame,  ouvre-toi,  des 
contes  arabes,  fît  tourner  les  portes  sur  leurs  gonds  et 
tomber  toutes  les  consignes. 

Quand  Eliante  vit  dans  le  corbillon  suspendu  au  cou 
d'Alcindor  le  faux  Fanfreluche  assis  sur  son  derrière  et 
levant  le  museau  d'un  air  passablement  inquiet,  elle  fit 
un  petit  cri  aigu,  et,  frappant  de  plaisir  dans  ses  deux 
mains,  elle  courut  vers  le  duc  et  lui  dit  :  «  Alcindor,  vous 
êtes  charmant.  » 

Puis  elle  prit  le  bichon  ébaubi  de  tant  d'honneur  et  le 
baisa  fort  tendrement  entre  les  deuy.  yeux. 


243  NOUVELLES. 

Alcindor  ne  fut  nullement  surpris  de  la  préférence  de 
la  comtesse  pour  le  bichon  et  attendit  patiemment  son 
tour.  Nous  avons  oublié  de  dire  quÉliante  s'était  levée  si 
brusquement,  que  son  peignoir  de  batiste  s'était  dérangé, 
de  façon  qu'Alcindor  reconnut  avec  plaisir  qu'il  s'était 
abandonné  à  un  mouvement  de  mauvaise  humeur,  et 
qu'Éliante  n'avait  pas  de  beau  que  les  dents  et  les  yeux. 

«  Madame,  fit  gracieusement  le  duc  Alcindor,  je  ne 
suis  pas  le  diable,  je  ne  suis  pas  votre  mari,  je  suis  tout 
bonnement  un  homme  qui  vous  adore.  Voilà  Fanfreluche; 
souvenez-vous  de  ce  que  vous  avez  dit.  » 

Éliante  donna  un  franc  et  loyal  baiser  au  duc  Alcindor; 
mais  vous  savez  qu'en  fait  de  baiser  avec  les  jolies  femmes, 
chacun  se  pique  de  générosité  et  ne  veut  pas  garder  le 
cadeau  qu'on  lui  fait.  Alcindor,  qui  n'était  pas  avare, 
rendit  donc  à  Éliante  son  baiser  considérablement  revu  et 
augmenté.  Heureusement  que  Fanchonnette  entra  fort  à 
propos. 

«  Ayez  la  bonté  de  vous  tenir  un  peu  derrière  ce  para- 
vent ;  dès  qu'on  m'aura  mis  mon  corset,  l'on  vous  appel- 
lera. 

—  «  Venez,  monsieur,  c'est  fait,  »  dit  Fanchonnette. 

Alcindor  sortit  de  derrière  son  paravent. 

Éliante  était  toute  coiffée  avec  un  œil  de  poudre,  deux 
repentirs  de  chaque  côté  du  col,  un  hérisson  sur  le  haut 
de  la  tête,  les  sept  pointes  bien  marquées,  et  des  crêpés 
neigeux  qui  faisaient  admirablement  près  de  sa  fraîche 
ligure.  Des  plumes  blanches  posées  en  travers  lui  don- 
naient une  physionomie  agaçante  et  mutine.  Bref,  elle  était 
suprêmement  bien. 

On  lui  mit  sa  robe,  elle  avait  un  panier  de  huit  aunes 
de  large.  La  jupe  était  relevée  de  nœuds  et  de  papillons 
de  diamants;  sa  robe  de  moire,  rose-paille,  du  ton  le 
plus  tendre,  flottait  autour  de  sa  taille  de  guêpe  avec 
des  plis  riches  et  abondants  ;  son  corset,  à  demi  fermé 
par  une  échelle  de  rubans,  laissait  entrevoir  des  beautés 


LE    PETIT    CHIEN    DE    LA   MARQLISE.  2^9 

dignes  des  princes  et  des  dieux  ;  elle  n'avait  d'ailleurs  ni 
collier  ni  rivière;  Éliante  savait  trop  bien  que  le  cou  dis- 
trairait du  collier,  et  que  chacun  crierait  au  meurtre  pour 
le  moindre  vol  fait  aux  yeux;  pour  tout  ornement,  une 
seule  petite  rose  pompon  naturelle  s'épanouissait  à  l'en- 
trée de  ce  blancparadis.  Ses  mules  pareilles  à  sa  robe  au- 
raient pu  servir  a  une  Chinoise. 

«  Duc,  j'ai  une  place  dans  ma  loge,  dit  Éliante;  vous 
me  reconduirez,  »  ajouta-t-elle  en  souriant. 

Le  duc  Alcindor  s'inclina  respectueusement;  Éliante 
prit  Fanfreluche-Sosie  dans  son  manchon,  et  l'on  partit 
pour  l'Opéra. 

On  donnait  un  ballet  d'un  chorégraphe  à  la  mode:  la 
salle  était  comble;  depuis  les  loges  de  clavecin  jusqu'aux 
bonnets  d'évèque,  toutes  les  places  étaient  prises.  Ce 
chorégraphe  excellait  surtout  à  rendre  le  sentiment  de  l'a- 
mour par  une  suite  de  poses  d'un  dessin  tout  à  fait  volup- 
tueux, sans  jamais  outrager  la  décence.  La  vivacité  de  cet 
impérieux  sentiment  qui  soumet  les  dieux  et  les  hommes 
se  traduisait  par  des  pas  pleins  de  feu  et  des  attitudes 
passionnées  prises  sur  la  nature.  On  applaudissait  le  gra- 
cieux Batylle  et  la  pétillante  Euphrosi  ne  comme  ils  le  mé- 
ritaient, c'est-à-dire  à  tout  rompre;  les  vieux  connaisseurs 
de  l'orchestre  avaient  beau  vanter  aux  jeunes  gens  la 
grâce  noble  et  les  poses  majestueuses  de  la  danseuse  qui 
tenait  auparavant  ce  chef  d'emploi,  on  les  traitait  de  ra- 
doteurs, et  personne  ne  voulait  les  écouter. 

Alcindor,  tout  à  sa  conquête,  ne  prêtait  qu'une  très- 
légère  attention  à  ce  qui  se  faisait  sur  la  scène  ;  Éliante 
était  enivrée  du  bonheur  de  posséder  Fanfreluche  et  de 
l'idée  du  désespoir  de  la  marquise  privée  du  bichon 
chéri. 

Cependant  les  décorations  étaient  fort  belles  et  méri- 
taient des  spectateurs  plus  attentifs. 

On  y  voyait  la  grotte  du  dieu  de  l'onde,  avec  des  ma- 
drépores, des  coraux,  des  coquilles,  des  nacres  de  perles 


250  NOUVELLES. 

imités  en  perfection  et  du  plus  singulier  éclat;  un  palais 
enchanté  au-dessus  de  tout  ce  que  les  contes  de  fées  ren- 
ferment de  plus  opulent  et  de  plus  merveilleux^  des  des- 
centes avec  des  gloires  et  des  vols  de  macliines  admirable- 
ment exécutés.  Mais  Aicindor  s'occupait  d'Éliante,  et 
Eliante  s'occupait  de  Fanfreluche,  et  aussi  un  peu  d'Al- 
cindor,  dont  la  mine  et  le  riche  habillement  l'avaient  frap- 
pée particulièrement  le  soir. 

Pour  le  faux  Fanfreluche,  il  faisait  assez  piteuse  figure; 
(1  n'était  pas  accoutumé  à  se  trouver  en  si  bonne  compa- 
gnie, et,  les  deux  pattes  appuyées  sur  le  devant  de  la  loge, 
il  considérait  tout  d'un  œil  effaré. 

Soudain,  ô  coup  de  théâtre  inattendu  !  la  porte  d'une 
loge  s'ouvre  avec  fracas.  Une  dame,  étincelante  de  pierre- 
ries, très-décolletée,  avec  du  rouge  comme  une  princesse, 
en  bel  habit  bien  porté,  se  place  avec  deux  ou  trois  jeunes 
seigneurs  :  c'est  la  marquise.  Un  petit  chien  sort  la  tête  de 
son  manchon,  pose  les  pattes  sur  le  devant  de  la  loge 
avec  un  air  d'impudence  digne  d'un  duc  et  pair;  c'est 
Fanfreluche,  le  vrai,  le  seul  inimitable  Fanfreluche. 

Éliante  l'aperçoit,  ô  revers  du  sert  !  Elle  lance  au  duc 
stupéfait  un  regard  foudroyant;  puis,  suffoquée  par  l'émo- 
tion, elle  se  pâme  et  s'évanouit  complètement.  On  la 
remporte  chez  elle,  où  l'on  est  plus  d'une  heure  à  la  faire 
revenir  :  ni  les  sels  d'Angleterre,  ni  l'eau  du  Carme,  ni 
celle  de  la  reine  de  Hongrie,  ni  les  gouttes  du  général 
Lamothe,  ni  la  plume  brûlée  et  passée  sous  le  nez,  ne  peu- 
vent la  tirer  de  cet  évanouissement,  et,  si  la  menace  de 
lui  jeter  de  l'eau  à  la  figure  ne  l'eût  rappelée  subitement 
à  la  vie,  on  aurait  pu  la  croire  véritablement  morte. 
Aicindor  est  inconsolable. 

Car  Éliante  ne  veut  plus  le  recevoir,  et  il  se  distrait  do 
sa  douleur  en  bâlonnant  deux  fois  par  jour  Girollée  et 
Similor,  que  cette  considération  seule  l'a  empêché  do 
chasser. 


LK    PETIT    CniEN    PK    LA    MARyilSE.  251 

Cependant  on  prétend  que  quelques  jours  après  il  a 
reçu  d'Éliante  un  petit  billet  ainsi  conçu  : 

«  Mon  cher  duc,  j^ii  cru  que  vous  aviez  voulu  me  trom- 
ii  per  sciemment;  j'ai  su  depuis  que  vous  aviez  été  vous- 
.;  même  la  dupe  de  Similor  et  de  Girollée.  Le  bichon  que 
M  vous  m'avez  donné  ne  manque  pas  de  dispositions  et  ne 
«  demande  qu'à  être  cultivé  pour  éclipser  Fanfreluche; 
«  vous  dansez  comme  un  ange,  voulez-vous  être  son 
«  maître  à  danser  ?  Adieu,  Alcindor.  » 

Deux  mois  après,  le  bichon  Pistache,  plus  jeune,  plus 
souple  et  plus  gracieux,  avait  complètement  effacé  la 
gloire  du  bichon  Fanfrehiche,  et  Alcindor  avait  donné  un 
bon  coup  d'épée  au  chevalier  de  Versac  qui  ne  voulait  pas 
que  l'on  allât  sur  ses  brisées.  Versac  ne  se  releva  pas  de 
cet  échec,  et  Alcindor  devint  décidément  l'homme  à  la 
mode. 

Lecteur  grave  et  morose,  pardonne  ce  précieux  entor- 
tillage  à  quelqu'un  qui  se  souvient  peut-être  trop  d'avoir 
lu  Angola  et  le  Grelot,  et  dont  la  seule  prétention  a  été  de 
donner  l'idée  d'un  style  et  d'une  manière  tout  à  fait 
tombés  dans  1  oubli. 


FINDl'  PETIT  CHIEN  DE  LA  MARQUISE. 


LE  NID  DE  ROSSIGNOLS 


Autour  du  château  il  y  avait  un  beau  parc. 

Dans  le  parc  il  y  avait  des  oiseaux  de  toutes  sortes  : 
rossignols,  merles,  fauvetîes  ;  tous  les  oiseaux  de  la  terre 
s'étaient  donné  rendez-vous  dans  le  parc. 

Au  printemps,  c'était  un  ramage  à  ne  pas  s'entendre; 
chaque  feuille  cachait  un  nid,  chaque  arbre  était  un  or- 
chestre. Tous  les  petits  musiciens  emplumés  faisaient 
assaut  à  qui  mieux  mieux.  Les  uns  pépiaient,  les  autres 
roucoulaient;  ceux-ci  faisaient  des  trilles  et  des  cadences 
perlées,  ceux-là  découpaient  des  fioritures  ou  brodaient 
des  points  d'orgue  :  de  véritables  musiciens  n'auraient  pas 
si  bien  fait. 

Mais  dans  le  château  il  y  avait  deux  belles  cousines  qui 
chantaient  mieux  à  elles  deux  que  tous  les  oiseaux  du 
parc;  l'une  s'appelait  Fleurette  et  l'autre  Isabeau.  Toutes 
deux  étaient  belles,  désirables  et  bien  en  point,  et  les  di- 
manches, quand  elles  avaient  leurs  belles  robes,  si  leurs 
blanches  épaules  n'eussent  pas  montré  qu'elles  étaient  de 
véritables  lilles,  on  les  aurait  prises  pour  des  anges  ;  il  n'y 
manquait  que  les  plumes.  Quand  elles  cnantaient,  le  vieux 
sire  de  Maulevrier,  leur  oncle,  les  tenait  quelquefois  par 
la  main,  de  peur  qu'il  ne  leur  prît  la  fantaisie  de  s'envoler. 

Je  vous  laisse  à  penser  les  beaux  coups  de  lance  qui  se 
faisaient  aux  carrousels  et  aux  tournois  en  l'honneur  de 
Fleurette  et  d'Isabeau.  Leur  réputation  de  beauté  et  de 

22 


2K4  NOUVFILES. 

talentavaitfait  letoiirde  l'Europe,  et  cependant  elles  n'en 
étaient  pas  p.ps  fières;  elles  vivaient  dans  la  retraite,  ne 
voyant  guère  d'autres  personnes  que  le  petit  page  Va- 
lentin,  bel  enfant  aux  cheveux  blonds,  et  le  sire  de  Mau- 
levrier,  vieillard  tout  chenu,  tout  hâlë  et  tout  cassé  d'avou' 
porté  soixante  ans  son  harnois  de  guerre. 

Elles  passaient  leur  temps  à  jeter  de  la  graine  aux  pe- 
tits oiseaux,  à  dire  leurs  prières,  et  principalement  à  étu- 
dier les  œuvres  des  maîtres,  et  à  répéter  ensemble  quelque 
motet,  madrigal,  villanelle,  ou  telle  autre  musique  ;  elles 
avaient  auSsi  des  fleurs  qu'elles  arrosaient  et  soignaient 
elles-mêmes.  Leur  vie  s'écoulait  dans  ces  douces  et  poéti-' 
ques  occupations  de  jeune  fille;  elles  se  tenaient  dans 
l'ombre  et  loin  des  regards  du  monde,  et  cependant  le 
monde  s'occupait  d'elles.  Ni  le  rossignol  ni  la  rose  ne  se 
peuvent  cacher;  leur  chant  et  leur  odeur  les  trahissent 
toujours.  Nos  deux  cousines  étaient  à  la  fois  deux  rossi- 
gnols et  deux  roses. 

Il  vint  des  ducs,  des  princes,  pour  les  demander  en  ma- 
riage ;  l'empereur  de  Trébizonde  et  le  soudan  d'Egypte 
envoyèrent  des  ambassadeurs  pour  proposer  leur  alliance 
au  sire  deMaulevrier;  les  deux  cousines  ne  se  lassaient  pas 
d'être  filles  et  ne  voulurent  pas  en  entendre  parler.  Peut- 
être  avaient-elles  senti  par  un  secret  instinct  que  leur  mis- 
sion ici-bas  était  d'être  filles  et  de  chanter,  et  qu'elles  y 
dérogeraient  en  faisant  autre  chose. 

Elles  étaient  venues  toutes  petites  dans  ce  manoir.  La 
fenêtre  de  leur  chambre  donnait  sur  le  parc,  et  elles 
avaient  été  bercées  par  le  chant  des  oiseaux.  A  peine  se 
tenaient- elles  debout  que  le  vieux  Blondiau,  ménétrier 
du  sire,  avait  posé  leurs  petites  mains  sur  les  touches  d'i- 
voire du  virginal;  elles  n'avaient  pas  eu  d'autre  hochet 
et  avaient  su  chanter  avant  de  parler;  elles  chantaient 
comme  les  autres  respirent:  cela  leur  était  naturel. 

Cette  éducation  avait  singulièrement  influé  sur  leur  ca- 
ractère   Leur  enfance  harmonieuse  les  avait  séparées  de 


LE    NID    DK    1{0SS1G^0LS.  2SS 

l'enfance  turbulente  et  bavarde.  Elles  n'avaient  jamais 
poussé  un  cri  aigu  ni  une  plainte  discordante  :  elles  pleu- 
raient en  mesure  et  gémissaient  d'accord.  Le  sens  musi- 
cal, développéchezelles  aux  dépens  des  autres,  les  rendait 
peu  sensibles  à  ce  qui  n'était  pas  musique.  Elles  llot- 
taient  dans  un  vague  mélodieux,  et  ne  percevaient  pres- 
que le  monde  réel  que  par  les  sons.  Elles  comprenaient  ad- 
mirablement bien  le  bruissement  du  feuillage,  le  murmure 
deseaux,  le  tintement  de  l'horloge,  le  soupir  du  vent  dans 
la  cheminée,  le  bourdonnement  du  rouet,  la  goutte  de 
pluie  tombant  sur  la  vitre  frémissante,  toutes  les  harmo- 
nies extérieures  ou  intérieures  ;  mais  elles  n'éprouvaient 
pas.  je  dois  le  dire,  un  grand  enthousiasme  à  la  vue  d'un 
soleil  couchant,  et  elles  étaient  aussi  peu  en  état  d'appré- 
cier une  peinture  que  si  leurs  beaux  yeux  bleus  et  noirs 
eussent  été  couverts  d'une  taie  épaisse.  Elles  avaient  la 
maladie  de  la  musique  ;  elles  en  rêvaient,  elles  en  per- 
daient le  boire  et  le  manger  ;  elles  n'aimaient  rien  autre 
chose  au  monde.  Si  fait,  elles  aimaient  encore  autre  chose, 
c'était  Valentin  et  leurs  tleurs  :  Valentin,  parce  qu'il  res- 
semblait aux  roses  ;  les  roses,  parce  qu'elles  ressem- 
blaient à  Valentin.  Mais  cet  amour  était  tout  à  fait  sur  le 
second  plan.  Il  est  vrai  que  Valentin  n'avait  que  treize 
ans.  Leur  plus  grand  plaisir  était  de  chanter  le  soir  à  leur 
fenêtre  la  musique  qu'elles  avaient  composée  dans  la 
journée. 

Les  maîtres  les  plus  célèbres  venaient  de  très-loin  pour 
les  entendre  et  lutter  avec  elles.  Ils  n'avaient  pas  plutôt 
écouté  une  mesure  qu'ils  brisaient  leurs  instruments  et 
déchiraient  leurs  partitions  en  s'avouant  vaincus.  En  elfet, 
c'était  une  musique  si  agréable  et  si  mélodieuse,  que 
les  chérubins  du  ciel  venaient  à  la  croisée  avec  les  autres 
musiciens  et  l'apprenaient  par  cœur  pour  la  chanter  au  bon 
Dieu. 

Un  soir  de  mai,  les  deux  cousines  chantaient  un  motet 
k  deux  voix;  jamais  motif  plus  heureux  n'avait  été  plus 


9-^0  NOUVELLES. 

heureusement  travaillé  et  rendu.  Un  rossignol  du  parc, 
tapi  sur  un  rosier,  les  avait  écoutées  attentivement.  Quand 
elles  eurent  fini,  il  s'approcha  de  la  fenêtre  et  leur  dit  en 
son  langage  de  rossignol  :  «  Je  voudrais  faire  un  combat 
de  chant  avec  vous.  » 

Les  deux  cousines  répondirent  qu'elles  le  voulaient 
bien,  et  qu'il  eût  à  commencer. 

Le  rossignol  commença.  C'était  un  maître  rossignol. 
Sa  petite  gorge  s'enflait,  ses  ailes  battaient,  tout  son  corps 
frémissait;  c'étaient  des  roulades  à  n'en  plus  finir,  des 
fusées,  des  arpèges,  des  gammes  chromatiques;  il  mon- 
tait et  descendait,  il  filait  les  sons,  il  perlait  les  cadences 
avec  une  pureté  désespérante  :  on  eût  dit  que  sa  voix  avait 
des  ailes  comme  son  corps.  Il  s'arrêta,  certain  d'avoir 
remporté  la  victoire. 

Les  deux  cousines  se  firent  entendre  à  leur  tour;  elles 
se  surpassèrent.  Le  chant  du  rossignol  semblait,  auprès 
du  leur,  le  gazouillement  d'un  passereau. 

Le  virtuose  ailé  tenta  un  dernier  effort;  il  chanta  une 
romance  d'amour,  puis  il  exécuta  une  fanfare  brillante 
qu'il  couronna  par  une  aigrette  de  notes  hautes,  vibrantes 
et  aiguës,  hors  de  la  porlée  de  toute  voix  humaine. 

Les  deux  cousines,  sans  se  laisser  effrayer  par  ce  tour 
de  force,  tournèrent  le  feuillet  de  leur  livre  de  musique, 
et  répliquèrent  au  rossignol  de  telle  sorte  que  suinte  Cé- 
cile, qui  les  écoutait  du  haut  du  ciel,  en  devint  j)âle  de 
jalousie  et  laissa  tomber  sa  contre-basse  sur  la  terre. 

Le  rossignol  essaya  bien  encore  de  chanter,  mais  cette 
lutte  l'avait  totalement  épuisé  :  l'haleine  lui  manquait, 
ses  plumes  étaient  hérissées,  ses  yeux  se  fermaient  malgré 
lui;  il  allait  mourir. 

«Vous  chantez  mieux  que  moi,  dit-il  aux  deux  cousines, 
et  l'orgueil  de  vouloir  vous  surpasser  me  coûte  la  vie.  Je 
vous  demande  une  chose  :  j'ai  un  nid;  dans  ce  nid  il  y  a 
trois  petits;  c'est  le  troisième  églantier  dans  la  grande 
allée  du  côté  de  la  pièce  d'eau  ;  envoyez-les  prendre,  éle- 


I,E    NID    DK    KOS^IGNOLS.  2ri7 

vez-les  et  apprenez-leur  à  chanter  comme  vous,  pu:squ(; 
je  vais  mourir.  » 

Ayant  dit  cela,  le  rossignol  mourut.  Les  deux  cousines 
le  pleurèrent  fort,  car  il  avait  bien  chanté.  Elles  appelè- 
rent Valentin,  le  petit  page  aux  cheveux  blonds,  et  lui 
dirent  où  était  le  nid.  Valentin,  qui  était  un  malin  petit 
drôle,  trouva  facilement  la  place;  il  mit  le  nid  dans  sa 
poitrine  et  l'apporta  sans  encombre.  Fleurette  et  Isabeau, 
accoudées  au  balcon,  l'attendaient  avec  impatience.  Va- 
lentin  arriva  bientôt,  tenant  le  nid  dans  ses  mains.  Les 
trois  petits  passaient  la  tète,  ouvraient  le  bec  tout  grand. 
Les  jeunes  tilles  s'apitoyèrent  sur  ces  petits  orphelins,  et 
leur  donnèrent  la  becquée  chacune  à  son  tour.  Quand  ils 
furent  un  peu  plus  grands,  elles  commencèrent  leur  édu- 
cation nnisicale,  comme  elles  l'avaient  promis  au  rossignol 
vaincu. 

C'était  merveille  de  voir  comme  ils  étaient  privés, 
comme  ils  chantaient  bien.  Ils  s'en  allaient  voletant  par 
la  chambre,  et  se  perchaient  tantôt  sur  la  tête  d'Isabeau, 
tantôt  sur  l'épaule  de  Fleurette.  Ils  se  posaient  devant  le 
livre  de  musique,  et  l'on  eût  dit,  en  vérité,  qu'ils  savaient 
déchiffrer  les  notes,  tant  ils  regardaient  les  blanches  et 
les  noires  d'un  air  d'intelligence.  Ils  avaient  appris  tous 
les  airs  de  Fleurette  et  d'Isabeau,  et  ils  commençaient  à 
en  improviser  eux-mêmes  de  fort  jolis. 

Les  deux  cousines  vivaient  de  plus  en  plus  dans  la  so- 
litude, et  le  soir  on  entendait  s'échapper  de  leur  chambre 
des  sons  d'une  mélodie  surnaturelle.  Les  rossignols,  par- 
faitement instruits,  faisaient  leur  partie  dans  le  concert, 
et  ils  chantaient  presque  aussi  bien  que  leurs  maîtresses, 
qui,  elles-mêmes,  avaient  fait  de  grands  propres. 

Leurs  voix  prenaient  chaque  jour  un  éclat  extraordi- 
naire, et  vibraient  d'une  façon  métallique  et  cristalline 
au-dessus  des  registres  de  la  voix  naturelle.  Les  jeunes 
filles  maigrissaient  à  vue  d'œil;  leurs  belles  couleurs  se 
fanaient  ;  elles  étaient  devenues  pâles  comme  des  agates 

22. 


258  NOUVELLES. 

et  presque  aussi  transparentes.  Le  sire  de  Maulevrier  vou- 
lait les  empêcher  de  chanter,  mais  il  ne  put  gagner  cela 
sur  elles. 

Aussitôt  qu'elles  avaient  prononcé  quelques  mesures, 
une  petite  tache  rouge  se  dessinait  sur  leurs  pommettes, 
et  s'élargissait  jusqu'à  ce  qu'elles  eussent  fini;  alors  là 
tache  disparaissait,  mais  une  sueur  froide  coulait  de  leur 
peau,  leurs  lèvres  tremblaient  comme  si  elles  eussent  eu 
la  fièvre. 

Au  reste,  leur  chant  était  plus  beau  que  jamais  ;  il  avait 
quelque  chose  qui  n'était  pas  de  ce  monde,  et,  à  entendre 
cette,  voix  sonore  et  puissante  sortir  de  ces  deux  frêles 
jeunes  filles,  il  n'était  pas  difficile  de  prévoir  ce  qui  arri- 
verait, que  la  musique  briserait  linstrument. 

Elles  le  comprirent  elles-mêmes,  et  se  mirent  à  toucher 
leur  virginal,  qu'elles  avaient  abandonné  pour  la  vocali- 
sation. Mais,  une  nuit,  la  fenêtre  était  ouverte,  les  oiseaux 
gazouillaient  dans  le  parc,  la  brise  soupirait  harmonieu- 
sement ;  il  y  avait  tant  de  musique  dans  l'air,  qu'elles  ne 
purent  résister  à  la  tentation  d'exécuter  un  duo  qu'elles 
avaient  composé  la  veille. 

Ce  fut  le  chant  du  cygne,  un  chant  merveilleux  tout 
trempé  de  pleurs,  montant  jusqu'aux  sommités  les  plus 
inaccessibles  de  la  gamme,  et  redescendant  l'échelle  des 
notes  jusqu'au  dernier  degré  ;  quelque  chose  d'étincelant 
et  d'inouï,  un  déluge  de  trilles,  une  pluie  embrasée  de 
traits  chromatiques,  un  feu  d'artifice  musical  impossible 
à  décrire  ;  mais  cependant  la  petite  tache  rouge  s'agran- 
dissait singulièrement  et  leur  couvrait  presque  toutes  les 
joues.  Les  trois  rossignols  les  regardaient  et  les  écoutaient 
avec  une  singulière  anxiété;  ils  palpitaient  des  ailes,  ils 
allaient  et  venaient,  et  ne  se  pouvaient  ten.r  en  place. 
Enfin  elles  arrivèrent  à  la  dernière  phrase  du  morceau  ; 
leur  voix  prit  un  caractère  de  sonorité  si  étrange,  qu'il 
était  facile  de  comprendre  que  ce  n'étaient  plus  des  créa- 
tures vivantes  qui  chantaient.  Les  rossignols  avaient  pris 


LE    NID    DE    ROSSIGNOLS.  2r;9 

îa  volée.  Les  deux  cousines  étaient  mortes  ;  ïeiirs  âmes 
étaient  parties  avec  la  dernière  note.  Les  rossignols  mon- 
tèrent droit  au  ciel  pour  porter  ce  chant  suprême  au  bon 
DieU;,  qui  les  garda  tous  dans  son  paradis  pour  lui  exécuter 
la  nuisique  des  deux  cousines. 

Le  bon  Dieu  fit  plus  tard,  avec  ces  trois  rossignols,  les 
âmes  de  Palestrina,  de  Cimarosa  et  du  chevalier  Gluck. 


riN  DD  NID   DE  ROSSIGNOLS, 


LA  MORTE  AMOUREUSE 


Vous  me  demandez,  frère,  si  j'ai  aimé;  oui.  C'est  une 
histoire  sing;ulière  et  terrible,  et,  quoique  j'aie  soixante- 
six  ans,  j'ose  à  peine  remuer  la  cendre  de  ce  souvenir. 
Je  ne  veux  rien  vous  refuser,  mais  je  ne  ferais  pas  à  une 
âme  moins  éprouvée  un  pareil  récit.  Ce  sont  des  événe- 
ments si  étranges,  que  je  ne  puis  croire  qu'ils  me  soient 
arrivés.  J'ai  été  pendant  plus  de  trois  ans  le  jouet  d'une 
illusion  singulière  et  diabolique.  Moi,  pauvre  prêtre  de 
campagne,  j'ai  mené  en  rêve  toutes  les  nuits  (Dieu  veuille 
que  ce  soit  un  rêve  !)  une  vie  de  damné,  une  vie  de  mon- 
dain et  de  Sardanapale.  Un  seul  regard  trop  plein  de  com- 
plaisance jeté  sur  une  femme  pensa  causer  la  perte  de 
mon  âme  ;  mais  enfin,  avec  l'aide  de  Dieu  et  de  mon  saint 
patron,  je  suis  parvenu  à  chasser  l'esprit  malin  qui  s'était 
emparé  de  moi.  Mon  existence  s'était  compliquée  d'une 
existence  nocturne  entièrement  dilférente.  Le  jour,  j'étais 
un  prêtre  du  Seigneur,  chaste,  occupé  de  la  prière  et  des 
choses  saintes;  la  nuit,  dès  que  j'avais  fermé  les  yeux,  je 
devenais  un  jeune  seigneur,  fin  connaisseur  en  femmes, 
en  chiens  et  en  chevaux,  jouant  aux  dés,  buvant  et  blas- 
phémant; et  lorsqu'au  lever  de  l'aube  je  me  réveillais,  il 
me  semblait  au  contraire  que  je  m'endormais  et  que  je 
rêvais  que  j'étais  prêtre.  De  cette  vie  somnanîbuliqne  il 
m'est  resté  des  souvenirs  d'objets  et  de  mois  dont  je  ne 
puis  pas  me  défendre,  et,  quoique  je  ne  sois  jamais  sorti 


262  NOUVELLES. 

des  murs  de  mon  presbytère,  on  dirait  plutôt,  à  m'enten- 
dre,  un  homme  ayant  usé  de  tout  et  revenu  du  monde, 
qui  est  entré  en  religion  et  qui  veut  finir  dans  le  sein  de 
Dieu  des  jours  trop  agités,  qu'un  humble  séminariste  qui 
a  vieilli  dans  une  cure  ignorée,  au  fond  d'un  bois  et  sans 
aucun  rapport  avec  les  choses  du  siècle. 

Oui,  j'ai  aimé  comme  personne  au  monde  n'a  aimé, 
d'un  amour  insensé  et  furieux,  si  violent  que  je  suis  étonné 
qu'il  n'ait  pas  fait  éclater  mon  cœur.  Ah!  quelles  nuits! 
quelles  nuits  ! 

Dès  ma  plus  tendre  enfance,  je  m'étais  senti  de  la  vo- 
cation pour  l'état  de  prêtre  ;  aussi  toutes  mes  études  furent- 
elles  dirigées  dans  ce  sens-là,  <èt  ma  vie,  jusqu'à  vingt- 
quatre  ans,  ne  fut-elle  qu'un  long  noviciat.  Ma  théologie 
achevée,  je  passai  successivement  par  tous  les  petits 
ordres,  et  mes  supérieurs  me  jugèrent  digne,  malgré  ma 
grande  jeunesse,  de  franchir  le  dernier  et  redoutable 
degré.  Le  jour  de  mon  ordination  fut  fixé  à  la  semaine  de 
Pâques. 

Je  n'étais  jamais  allé  dans  le  monde;  le  monde,  c'était 
pour  moi  l'enclos  du  collège  et  du  séminaire.  Je  savais 
vaguement  qu'il  y  avait  quelque  chose  que  l'on  appelait 
fenmie,  mais  je  n'y  arrêtais  pas  ma  pensée;  j'étais  d'une 
innocence  parfaite.  Je  ne  voyais  ma  mère  vieille  et  in- 
firme que  deux  fois  l'an.  C'étaient  là  toutes  mes  relations 
avec  le  dehors. 

Je  ne  regrettais  rien,  je  n'éprouvais  pas  la  moindre  hé- 
sitation devant  cet  engagement  irrévocable;  j'étais  plein 
de  joie  et  d'impatience.  Jamais  jeune  fiancé  n'a  compté 
les  heures  avec  une  ardeur  plus  fiévreuse  ;  je  n'en  dormais 
pas,  je  rêvais  que  je  disais  la  messe;  être  prêtre,  je  ne 
voyais  rien  de  plus  beau  au  monde  :  j'aurais  refusé  d'être 
roi  ou  poëte.  Mon  andjition  ne  concevait  pas  au  delà. 

Ce  que  je  dis  là  est  pour  vous  montrer  combien  ce  qui 
m'est  arrive  ne  devait  pas  m'arriver,  et  de  quelle  fascina- 
tion inexplicable  j'ai  été  la  victime. 


LA    MORTE    AMOUREUSE.  263 

îiG  grand  jour  venu,  je  marchai  à  l'église  d^un  pas  si 
léger,  qu'il  me  semblait  que  je  fusse  soutenu  en  l'air  ou 
que  j'eusse  des  ailes  aux  épaules.  Je  me  croyais  un  ange, 
et  je  m'étonnais  de  la  physionomie  sombre  et  préoccupée 
de  mes  compagnons  ;  car  nous  étions  plusieurs.  J'avais 
passé  la  nuit  en  prières,  et  j'étais  dans  un  état  qui  touchait 
presque  à  l'extase.  L'évèque,  vieillard  vénérable,  me  pa- 
raissait Dieu  le  Père  penché  sur  son  éternité,  et  je  voyais 
le  ciel  à  travers  les  voûtes  du  temple. 

Vous  savez  les  détails  de  cette  cérémonie  :  la  bénédic- 
tion, la  communion  sous  les  deux  espèces,  l'onction  de 
la  paume  des  mains  avec  l'huile  des  catéchumènes,  et 
enfin  le  saint  sacrifice  offert  de  concert  avec  l'évêque.  Je 
ne  m'appesantirai  pas  sur  cela.  Oh  !  que  Job  a  raison,  et 
que  celui-là  est  imprudent  qui  ne  conclut  pas  un  pacte 
avec  ses  yeux!  Je  levai  par  hasard  ma  têle,  que  j'avais 
jusque-là  tenue  inclinée,  et  j'aperçus  devant  moi,  si  près 
que  j'aurais  pu  la  toucher,  quoique  en  réalité  elle  fût  à 
une  assez  grande  distance  et  de  l'autre  côté  de  la  balus- 
trade, une  jeune  femme  d'une  beauté  rare  et  vêtue  avec 
une  magnificence  royale.  Ce  fut  comme  si  des  écailles  me 
tombaient  des  prunelles.  J'éprouvai  la  sensation  d'un 
aveugle  qui  recouvrerait  subitement  la  vue.  L'évêque,  si 
rayonnant  tout  à  l'heure,  s'éteignit  tout  à  coup,  les  cierges 
pâlirent  sur  leurs  chandeliers  d'or  comme  les  étoiles  au 
matin,  et  il  se  fit  par  toute  l'église  une  complète  obscurité. 
La  charmante  créature  se  détachait  sur  ce  fond  d'ombre 
comme  une  révélation  angélique;  elle  semblait  éclairée 
d'elle-même  et  donner  le  jour  plutôt  que  le  rece- 
voir. 

Je  baissai  la  paupière,  bien  résolu  à  ne  plus  la  relever 
pour  me  soustraire  à.l'influence  des  objets  extérieurs;  car 
la  distraction  m'envahissait  de  plus  en  plus,  et  je  savais  à 
peine  ce  que  je  faisais. 

Une  minute  après,  je  rouvris  les  yeux,  car  à  travers  mes 
cils  jela  voyais  étincelante  descouleurs  du  prisme,  et  dans 


264  NOUVELLES, 

une  pénombre  pourprée  cuniuie  lors(ja'on regarde  le  soleil. 
Oh  !  comme  elle  était  belle  !  Les  plus  grands  peintres, 
lorsque,  poursuivant  dans  le  ciel  la  beauté  idéale,  ils  ont 
rapporté  sur  la  terre  le  divin  portrait  de  la  Madone,  n'ap- 
prochent même  pas  de  cette  fabuleuse  réalité.  Ni  les  vers 
du  poëte  ni  la  palette  du  peintre  n'en  peuvent  donner 
une  idée.  Elle  était  assez  grande,  avec  une  taille  et  un 
port  de  déesse  ;  ses  cheveux,  d'un  blond  doux,  se  sépa- 
raient sur  le  haut  de  sa  tête  et  coulaient  sur  ses  tempes 
comme  deux  fleuves  d'or;  on  aurait  dit  une  reine  avec  son 
diadème;  son  front,  d'une  blancheur  bleuâtre  et  transpa- 
rente, s'étendait  large  et  serein  sur  les  arcs  de  deux  cils 
presque  bruns,  singularité  qui  ajoutait  encore  à  l'effet  de 
prunelles  vert  de  mer  d'une  vivacité  et  d'un  éclat  insou- 
tenables. Quels  yeux  !  avec  un  éclair  ils  décidaient  de  la 
destinée  d'un  homme  ;  ils  avaient  une  vie,  une  limpidité, 
une  ardeur,  une  humidité  brillante  que  je  n'ai  jamais  vues 
à  un  œil  humain;  il  s'en  échappait  des  rayons  pareils  à 
des  flèches  et  que  je  voyais  distinctement  aboutir  à  mon 
cœur.  Je  ne  sais  si  la  flaftime  qui  les  illuminait  venait  du 
ciel  ou  de  l'enfer,  mais  à  coup  sur  elle  venait  de  l'un  ou 
de  l'autre.  Cette  femme  était  un  ange  ou  un  démon,  et 
peut-être  tous  les  deux;  elle  ne  sortait  certainement  pas 
(lu  flanc  d'Eve,  la  mère  commune.  Des  dents  du  plus  bel 
orient  scintillaient  dans  son  rouge  sourire,  et  de  petites 
fossettes  se  creusaient  à  chaque  inflexion  de  sa  bouche 
dans  le  satin  rose  de  ses  adorables  joues.  Pour  son  nez,  il 
était  d'une  finesse  et  d'une  fierté  toute  royale,  et  décelait 
la  plus  noble  origine.  Des  luisants  d'agate  jouaient  sur  la 
peau  unie  et  lustrée  de  ses  épaules  à  demi  découvertes, 
et  des  rangs  de  grosses  perles  blondes,  d'un  ton  presque 
semblable  à  son  cou,  lui  descendaient  sur  la  poitrine.  De 
temps  en  temps  elle  redressait  sa  tête  avec  un  mouvement 
onduleux  de  couleuvre  ou  de  paon  qui  se  rengorge,  et  im- 
primait un  léger  frisson  à  la  haute  fraise  brodée  à  jour  qui 
l'entourait  connue  un  treillis  d'argent. 


LA    MORTE    AMOIIRELSE.  26^» 

Elle  portait  une  robe  de  velours  nacarat,  et  de  ses  lar- 
ges manches  doublées  d'hermine  sortaient  des  mains  pa- 
triciennes d'une  délicatesse  infinie,  aux  doigts  longs  et 
potelés,  et  d'une  si  idéale  transparence  qu'ils  laissaient 
passer  le  jour  comme  ceux  de  l'Aurore. 

Tous  ces  détails  me  sont  encore  aussi  présents  que  s'ils 
dataient  d'hier,  et,  quoique  je  fusse  dans  un  trouble 
extrême,  rien  ne  m'échappait  :  la  plus  légère  nuance,  le 
petit  point  noir  au  coin  du  menton,  l'imperceptible  duvet 
aux  commissures  des  lèvres,  le  velouté  du  front,  l'ombre 
tremblante  des  cils  sur  les  joues,  je  saisissais  tout  avec 
une  lucidité  étonnante. 

A  mesure  que  je  la  regardais,  je  sentais  s'ouvrir  dans 
moi  des  portes  qui  jusqu'alors  avaient  été  fermées;  des 
soupiraux  obstrués  se  débouchaient  dans  tous  les  sens  et 
laissaient  entrevoir  des  perspectives  inconnues  ;  la  vie 
m'apparaissait  sous  un  aspect  tout  autre;  je  venais  de 
naître  à  un  nouvel  ordre  d'idées.  Une  angoisse  effroyable 
me  tenaillait  le  cœur  ;  chaque  minute  qui  s'écoulait  me 
semblait  une  seconde  et  un  siècle.  La  cérémonie  avançait 
cependant,  et  j'étais  emporté  bien  loin  du  monde  dont 
mes  désirs  naissants  assiégeaient  furieusement  l'entrée.  Je 
dis  oui  cependant,  lorsque  je  voulais  dire  non,  lorsque 
.  tout  en  moi  se  révoltait  et  protestait  contre  la  violence 
que  ma  langue  faisait  à  mon  âme  :  une  force  occulte  m'ar- 
rachait malgré  moi  les  mots  du  gosier.  C'est  là  peut-être 
ce  qui  fait  que  tant  de  jeunes  filles  marchent  à  l'autel 
avec  la  ferme  résolution  de  refuser  d'une  manière  écla- 
tante l'époux  qu'on  leur  impose,  et  que  pas  une  seule 
n'exécute  son  projet.  C'est  là  sans  doute  ce  qui  fait  que 
tant  de  pauvres  novices  prennent  le  voile,  quoique  bien 
décidées  à  le  déchirer  en  pièces  au  moment  de  prononcer 
•  leurs  vœux.  On  n'ose  causer  un  tel  scandale  devant  tout 
'le  monde  ni  tromper  l'attente  de  tant  de  personnes; 
toutes  ces  volontés,  tous  ces  regards  semblent  peser  sur 
vous  comme  une  chape  de  plomb  ;  et  puis  les  mesures 

23 


266  NOUVELLES. 

sont  si  bien  prises,  tout  est  si  bien  réglé  à  l'avance,  d'une 
façon  si  évidemment  irrévocable,  que  la  pensée  cède  au 
poids  de  la  chose  et  s'affaisse  complètement. 

Le  regard  de  la  belle  inconnue  changeait  d'expression 
selon  le  progrès  de  la  cérémonie.  De  tendre  et  caressant 
qu'il  était  d'abord,  il  prit  un  air  de  dédain  et  de  méconten- 
tement comme  de  ne  pas  avoir  été  compris. 

Je  fis  un  effort  suffisant  pour  arracher  une  montagne, 
pour  m'écrier ^que  je  ne  voulais  pas  être  prêtre;  mais  je 
ne  pus  en  venir  à  bout;  ma  langue  resta  clouée  à  mon 
palais,  et  il  me  fut  impossible  de  traduire  ma  volonté  par 
le  plus  léger  mouvement  négatif.  J'étais,  tout  éveillé, 
dans  un  état  pareil  à  celui  du  cauchemar,  où  l'on  veut 
crier  un  mot  dont  votre  vie  dépend,  sans  en  pouvoir  venir 
à  bout. 

Elle  parut  sensible  au  martyre  que  j'éprouvais,  et, 
comme  pour  m'encourager,  elle  me  lança  une  œillade 
pleine  de  divines  promesses.  Ses  yeux  étaient  un  poëme 
dont  chaque  regard  formait  un  chant. 

Elle  me  disait  : 

«  Si  tu  veux  être  à  moi,  je  te  ferai  plus  heureux  que 
Dieg.  lui-même  dans  son  paradis  ;  les  anges  te  jalouseront. 
Déchire  ce  funèbre  linceul  où  tu  vas  t'envelopper  ;  je 
suis  la  beauté,  je  suis  la  jeunesse,  je  suis  la  vie;  viens  à 
moi,  nous  serons  l'amour.  Que  pourrait  t'offrir  Jéhovah 
pour  compensation  ?  Notre  existence  coulera  comme  un 
rêve  et  ne  sera  qu'un  baiser  éternel. 

«  Répands  le  vin  de  ce  calice,  et  tu  es  libre.  Je  t'em- 
mènerai vers  les  îles  inconnues  ;  tu  dormiras  sur  mon  sein, 
dans  un  lit  d'or  massif  et  sous  un  pavillon  d'argent;  car 
je  tainie  et  je  veux  te  prendre  à  ton  Dieu,  devant  qui  tant 
de  nobles  cœurs  répandent  des  flots  d'amour  qui  n'arri- 
vent pas  jusqu'à  lui.  » 

Il  me  semblait  entendre  ces  paroles  sur  un  rhythme 
d'une  douceur  infinie,  car  son  regard  avait  piosque  de  la 
sonoritô,  et  les  phrases  que  ses  yeux  m'envoyaient  reten- 


LA    MOllTE   AMOUREUSE.  207 

tissaient  au  tond  de  mon  cœur  comme  si  une  bouche  in- 
visible les  eût  soufflées  dans  mon  âme.  Je  me  sentais  prêt 
à  renoncer  à  Dieu,  et  cependant  mon  cœur  accomplissait 
machinalement  les  formalités  de  la  cérémonie.  La  belle 
me  jeta  un  second  coup  d'œil  si  suppliant,  si  désespéré, 
que  des  lames  acérées  me  traversèrent  le  cœur,  que  je 
me  sentis  plus  de  glaives  dans  la  poitrine  que  la  mère  de 
douleurs. 

C'en  était  fait,  j  étais  prêtre. 

Jamais  physionomie  humaine  ne  peignit  une  angoisse 
aussi  poignante  ;  la  jeune  fille  qui  voit  tomber  son  fiancé 
mort  subitement  à  côté  d'elle,  la  mère  auprès  du  berceau 
vide  de  son  enfant,  Eve  assise  sur  le  seuil  de  la  porte  du 
paradis,  l'avare  qui  trouve  une  pierre  à  la  place  de  son 
trésor,  le  poëte  qui  a  laissé  rouler  dans  le  feu  le  manuscrit 
unique  de  son  plus  bel  ouvrage,  n'ont  point  un  air  plus 
atterré  et  plus  inconsolable.  Le  sang  abandonna  complète- 
ment sa  charmante  figure,  et  elle  devint  d'une  blancheur 
de  marbre;  ses  beaux  bras  tombèrent  le  long  de  son  corps, 
comme  si  les  muscles  en  avaient  été  dénoués,  et  elle  s'ap- 
puya contre  un  pilier,  car  ses  jambes  fléchissaient  et  se 
dérobaient  sous  elle.  Pour  moi,  livide,  le  front  inondé 
d'une  sueur  plus  sanglante  que  celle  du  Calvaire,  je  me 
dirigeai  en  chancelant  vers  la  porte  de  l'église  ;  j'étoutfais  ; 
les  voîites  s'aplatissaient  sur  mes  épaules,  et  il  me  sem- 
blait que  ma  tête  soutenait  seule  tout  le  poids  de  la 
coupole. 

Comme  j'allais  franchir  le  seuil,  une  main  s'empara 
brusquement  de  la  mienne  ;  une  main  de  femme  !  Je  n'en 
avais  jamais  touché.  Elle  était  froide  comme  la  peau  d'un 
serpent,  et  l'empreinte  m'en  resta  brûlante  comme  la 
marque  d'un  fer  rouge.  C'était  elle.  «  Malheureux  !  mal- 
heureux !  qu'as-t..  fait  ?  »  me  dit-elle  à  voix  basse  ;  puis 
elle  disparut  dans  la  foule. 

Le  vieil  èvêque  passa  ;  il  me  regarda  d'un  air  sévère.  Je 
faisais  la  plus  étrange  contenance  du  monde;  je  pâlissais. 


268  NOUVELLES. 

je  rougissais,  j'avais  des  éblouissements.  Un  de  mes  cama- 
rades eut  pitié  de  moi,  il  me  prit  et  m.'emmena  ;  j'aurais 
été  incapable  de  retrouver  tout  seul  le  chemin  du  sémi- 
naire. Au  détour  d'une  rue,  pendant  que  le  jeune  prêtre 
tournait  la  tête  d'un  autre  côté,  un  page  nègre,  bizarre- 
ment vêtu,  s'approcha  de  moi,  et  me  remit,  sans  s'arrêter 
dans  sa  course,  un  petit  portefeuille  à  coins  d'or  ciselés, 
ep  me  faisant  signe  de  le  cacher  ;  je  le  fis  glisser  dans  ma 
manche  et  l'y  tins  jusqu'à  ce  que  je  fusse  seul  dans  ma 
cellule.  Je  fis  sauter  le  fermoir,  il  n'y  avait  que  deux 
feuilles  avec  ces  mots  :  «  Clarimonde,  au  palais  Goncini.  » 
J'étais  alors  si  peu  au  courant  des  choses  de  la  vie,  que  je 
ne  connaissais  pas  Clarimonde,  malgré  sa  célébrité,  et  que 
j'ignorais  complètement  où  était  situé  le  palais  Goncini. 
Je  fis  mille  conjectures,  plus  extravagantes  les  unes  que 
les  autres;  mais  à  la  vérité,  pourvu  que  je  pusse  la  revoir, 
j'étais  fort  peu  inquiet  de  ce  qu'elle  pouvait  être,  grande 
dame  ou  courtisane. 

Get  amour  né  tout  à  l'heure  s'était  indestructiblement 
enraciné  ;  je  ne  songeai  même  pas  à  essayer  de  l'arracher, 
tant  je  sentais  que  c'était  là  chose  impossible.  Gette 
femme  s'était  complètement  emparée  de  moi,  un  seul  re- 
gard avai{  suffi  pour  me  changer;  elle  m'avait  soufflé  sa 
volonté;  je  ne  vivais  plus  dans  moi,  mais  dans  elle  et  par 
elle.  Je  faisais  mille  extravagances,  je  baisais  sur  ma  main 
la  place  qu'elle  avait  touchée,  et  je  répétais  son  nom  des 
heures  entières.  Je  n'avais  qu'à  fermer  les  yeux  pour  la 
voir  aussi  distinctement  que  si  elle  eût  été  présente  en 
réalité,  et  je  me  redisais  ces  mots,  qu'elle  m'avait  dits 
sous  le  portail  de  l'église  :  «  Malheureux  !  malheureux  1 
qu'as-tu  fait?  »  Je  comprenais  toute  l'horreur  de  ma  situa- 
tion, et  les  côtés  funèbres  et  terribles  de  l'état  que  je  ve- 
nais d'embrasser  se  révélaient  clairement  à  moi.  Etro 
prêtre  !  c'est-à-dire  chaste,  ne  pas  aimer,  ne  distinguer  ni 
le  sexe  ni  l'âge,  se  détourner  de  toute  beauté,  se  crever 
les  yeux,  ramper  sous  l'ombre  glaciale  d'un  cloître  ou 


LA    MOlîTE    AMOUREUSE.  269 

d'une  église,  ne  voir  que  des  mourants,  veiller  auprès  de 
cadavres  inconnus  et  porter  soi-même  son  deuil  sur  sa 
soutane  noire,  de  sorte  que  l'on  peut  faire  de  votre  habit 
un  drap  pour  votre  cercueil  ! 

Et  je  sentais  la  vie  monter  en  moi  comme  un  lac  inté- 
rieur qui  s'enfle  et  qui  déborde;  mon  sang  battait  avec 
force  dans  mes  artères  ;  ma  jeunesse,  si  longtemps  com- 
primée, éclatait  tout  d'un  coup  comme  l'aloès  qui  met 
cent  ans  à  fleurir  et  qui  éclôt  avec  un  coup  de  tonnerre. 

Comment  faire  pour  revoir  Clarimonde  ?  Je  n'avais  au- 
cun prétexte  pour  sortir  du  séminaire,  ne  connaissant 
personne  dans  la  ville  ;  je  n'y  devais  même  pas  rester,  et 
j'y  attendais  seulement  que  Ton  me  désignât  la  cure  que 
je  devais  occuper.  J'essayai  de  desceller  les  barreaux  de 
la  fenêtre;  mais  elle  était  à  une  hauteur  effrayante,  et 
n'ayant  pas  d'échelle,  il  n'y  fallait  pas  penser.  Et  d'ailleurs 
je  ne  pouvais  descendre  que  de  nuit;  et  comment  me  se- 
rais-je  conduit  dans  l'inextricable  dédale  des  rues?  Toutes 
ces  difficultés,  qui  n'eussent  rien  été  pour  d'autres,  étaient 
immenses  pour  moi,  pauvre  séminariste,  amoureux  d'hier, 
sans  expérience,  sans  argent  et  sans  habits. 

Ah  !  si  je  n'eusse  pas  été  prêtre,  j'aurais  pu  la  voir  tous 
les  jours;  j'aurais  été  son  amant,  son  époux,  me  disais-je 
dans  mon  aveuglement;  au  lieu  d'être  enveloppé  dans 
mon  triste  suaire,  j'aurais  des  habits  de  soie  et  de  velours, 
des  chaînes  d'or,  une  épée  et  des  plumes  comme  les 
beaux  jeunes  cavaliers.  Mes  cheveux,  au  lieu  d'être  dés- 
honorés par  une  large  tonsure,  se  joueraient  autour  de 
mon  cou  en  boucles  ondoyantes.  J'aurais  une  belle  mous- 
tache cirée,  je  serais  un  vaillant.  Mais  une  heure  passée 
devant  un  autel,  quelques  paroles  à  peine  articulées,  me 
retranchaient  à  tout  jamais  du  nombre  des  vivants,  et 
j'avais  scellé  moi-même  la  pierre  de  mon  tombeau,  j'avais 
poussé  de  ma  main  le  verrou  de  ma  prison! 

Je  me  mis  à  la  fenêtre.  Le  ciel  était  admirablement 
bleu,  les  arbres  avaient  mis  leur  robe  de  printemps  ;  la 

23. 


270  NOUVELLES. 

nature  faisait  parade  d'une  joie  ironique.  La  place  était 
pleine  de  monde;  les  uns  allaient,  les  autres  venaient;  de 
jeunes  muguets  et  de  jeunes  beautés,  couple  par  couple, 
se  dirigeaient  du  côté  du  jardin  et  des  tonnelles.  Des 
compagnons  passaient  en  chantant  des  refrains  à  boire; 
c'était  un  mouvement,  une  vie,  un  entrain,  une  gaieté 
qui  faisaient  péniblement  ressortir  mon  deuil  et  ma  soli- 
tude. Une  jeune  mère,  sur  le  pas  de  la  porte,  jouait  avec 
son  enfant  ;  elle  baisait  sa  petite  bouche  rose,  encore  em- 
perlée  de  gouttes  de  lait,  et  lui  faisait,  en  l'agaçant,  mille 
de  ces  divines  puérilités  que  les  mères  seules  savent  trou- 
ver. Le  père,  qui  se  tenait  debout  à  quelque  distance, 
souriait  doucement  à  ce  charmant  groupe,  et  ses  bras 
croisés  pressaient  sa  joie  sur  son  cœur.  Je  ne  pus  sup- 
porter ce  spectacle  ;  je  fermai  la  fenêtre,  et  je  me  jetai  sur 
mon  lit  avec  une  haine  et  une  jalousie  effroyables  dans  le 
cœur,  mordant  mes  doigts  et  ma  couverture  comme  un 
tigre  à  jeun  depuis  trois  jours. 

Je  ne  sais  pas  combien  de  jours  je  restai  ainsi  ;  mais, 
en  me  retournant  dans  un  mouvement  de  spasme  furieux, 
j'aperçus  l'abbé  Sérapion  qui  se  tenait  debout  au  milieu  de 
la  chambre  et  qui  me  considérait  attentivement.  J'eus 
honte  de  moi-même,  et,  laissant  tomber  ma  tête  sur  ma 
poitrine,  je  voilai  mes  yeux  avec  mes  mains. 

«  Romuald,  mon  ami,  il  se  passe  quelque  chose 
d'extraordinaire  en  vous,  me  dit  Sérapion  au  bout  de 
quelques  minutes  de  silence  ;  votre  conduite  est  vraiment 
inexplicable  !  Vous,  si  pieux,  si  calme  et  si  doux,  vous 
vous  agitez  dans  votre  cellule  comme  une  bête  fauve. 
Prenez  garde,  mon  frère,  et  n'écoutez  pas  les  suggestions 
du  diable  ;  l'esprit  malin,  irrité  de  ce  que  vous  vousêtes  à  tout 
jamais  consacré  au  Seigneur,  rôde  autour  de  vous  comme 
un  loup  ravissant  et  fait  un  dernier  effort  pour  vous  attirer 
à  lui.  Au  lieu  de  vous  laisser  abattre,  mon  cher  Romuald, 
faites-vous  une  cuirasse  de  prières,  un  bouclier  de  morti- 
fications, et  combattez  vaillamment  l'ennemi  ;  vous  le 


LA    MORTE    AMOUREUSE.  271 

vaincrez.  L'épreuve  est  nécessaire  à  la  vertu  et  l'or  sort 
plus  fin  de  la  coupelle.  Ne  vous  elFrayez  ni  ne  vous  dé- 
couragez ;  les  âmes  les  mieux  gardées  et  les  plus  affer- 
mies ont  eu  de  ces  moments.  Priez,  jeiinez,  méditez,  et 
le  mauvais  esprit  se  retirera.  » 

Le  discours  de  l'abbé  Sérapion  me  fit  rentrer  en  moi- 
même,  et  je  devins  un  peu  plus  calme.  «  Je  venais  vous 
annoncer  votre  nomination  à  la  cure  de  C***  ;  le  prêtre 
qui  la  possédait  vient  de  mourir,  et  monseigneur  l'évêque 
m'a  chargé  d'aller  vous  y  installer;  soyez  prêt  pour  de- 
main. »  Je  répondis  d'un  signe  de  tête  que  je  le  serais, 
et  l'abbé  se  retira.  J'ouvris  mon  missel,  et  je  commençai 
à  lire  des  prières  ;  mais  ces  lignes  se  confondirent  bientôt 
sous  mes  yeux;  le  fil  des  idées  s'enchevêtra  dans  mon 
cerveau,  et  le  volume  me  glissa  des  mains  sans  que  j'y 
prisse  garde. 

Partir  demain  sans  l'avoir  revue  !  ajouter  encore  une 
impossibilité  à  toutes  celles  qui  étaient  déjà  entre  nous! 
perdre  à  tout  jamais  l'espérance  de  la  rencontrer,  à  moins 
d'un  miracle  î  Lui  écrire  ?  par  qui  ferais-je  parvenir  ma 
lettre  ?  Avec  le  sacré  caractère  dont  j'étais  revêtu,  à  qui 
s'ouvrir,  se  fier?  J'éprouvais  une  anxiété  terrible.  Puis,  ce 
que  l'abbé  Sérapion  m'avait  dit  des  artifices  du  diable 
me  revenait  en  mémoire  ;  l'étrangeté  de  l'aventure,  la 
beauté  surnaturelle  de  Clarimonde,  l'éclat  phosphorique 
de  ses  yeux,  l'impression  briîlante  de  sa  main,  le  trouble 
où  elle  m'avait  jeté,  le  changement  subit  qui  s'était  opéré 
en  moi,  ma  piété  évanouie  en  un  instant,  tout  cela  prou- 
vait clairement  la  présence  du  diable,  et  cette  main  sa- 
tinée n'était  peut-être  que  le  gant  dont  il  avait  recouvert 
sa  griffe.  Ces  idées  me  jetèrent  dans  une  grande  frayeur, 
je  ramassai  le  missel  qui  de  mes  genoux  était  roulé  à 
terre,  et  je  me  remis  en  prières. 

Le  lendemain  Sérapion  me  vint  prendre  ;  deux  mules 
nous  attendaient  à  la  porte,  chargées  de  nos  maigres  va- 
lises; il  monta  l'une  et  moi  l'autre  tant  que  bien  que  mal. 


272  NOUVELLES. 

Tout  en  parcourant  les  rues  de  la  ville,  je  regardais  à 
toutes  les  fenêtres  et  à  tous  les  balcons  si  je  ne  verrais  pas 
Clarimonde;  mais  il  était  trop  matin,  et  la  ville  n'avait 
pas  encore  ouvert  les  yeux.  Mon  regard  tâchait  de  plon- 
ger derrière  les  stores  et  à  travers  les  rideaux  de  tous  les 
palais  devant  lesquels  nous  passions.  Sérapion  attribuait 
sans  doute  cette  curiosité  à  Tadmiration  que  me  causait  la 
beauté  de  Tarchitecture,  car  il  ralentissait  le  pas  de  sa 
monture  pour  me  donner  le  temps  de  voir.  Enfin  nous 
arrivâmes  à  la  porte  de  la  ville  et  nous  commençâmes  à 
gravir  la  colline.  Quand  je  fus  tout  en  haut,  je  me  retour- 
nai pour  regarder  une  fois  encore  les  lieux  où  vivait  Cla- 
rimonde. L'ombre  d'un  nuage  couvrait  entièrement  la 
ville  ;  ses  toits  bleus  et  rouges  étaient  confondus  dans  une 
demi-teinte  générale,  où  surnageaient  çà  et  là,  comme  de 
blancs  flocons  d'écume,  les  fumées  du  matin.  Par  un  sin- 
gulier effet  d'optique,  se  dessinait,  blond  et  doré  sous  un 
rayon  unique  de  lumière,  un  édifice  qui  surpassait  en 
hauteur  les  constructions  voisines,  complètement  noyées 
dans  la  vapeur  ;  quoiqu'il  fût  à  plus  d'une  lieue,  il  parais- 
sait tout  proche.  On  en  distinguait  les  moindres  détails , 
les  tourelles,  les  plates-formes,  les  croisées,  et  jusqu'aux 
girouettes  en  queue  d'aronde. 

«  Quel  est  donc  ce  palais  que  je  vois  tout  là-bas  éclairé 
d'un  rayon  du  soleil?  »  demandai-je  à  Sérapion.  Il  mit 
sa  main  au-dessus  de  ses  yeux,  et,  ayant  regardé,  il  me 
répondit  :  «  C'est  l'ancien  palais  que  le  prince  Concini 
a  donné  à  la  courtisane  Clarimonde  ;  il  s'y  passe  d'épou- 
vantables choses.  » 

En  ce  moment,  je  ne  sais  encore  si  c'est  une  réalité  ou 
une  illusion,  je  crus  voir  y  glisser  sur  la  terrasse  une  forme 
svelte  et  blanche  qui  étincela  une  seconde  et  s'éteignit. 
C'était  Clarimonde  ! 

Oh  !  savait-elle  qu'à  cette  heure,  du  haut  de  cet  âpre 
chemin  qui  m'éloignait  d'elle,  et  que  je  ne  devais  plus 
redescendre,   ardent  et  inquiet,  je   couvais  de  l'œil  le 


LA    MORTE    AMOUREUSE.  27'^ 

palais  qu'elle  habitait,  et  qu'un  jeu  dérisoire  de  lumière 
semblait  rapprocher  de  moi,  comme  pour  m'inviter  à  y 
entrer  en  maître?  Sans  doute,  elle  le  savait,  car  son  âme 
était  trop  sympathiquement  liée  à  la  mienne  pour  n'en 
point  ressentir  les  moindres  ébranlements,  et  c'était  ce  sen- 
timent qui  l'avait  poussée,  encore  enveloppée  de  ses  voiles 
de  nuit,  à  monter  sur  le  haut  de  la  terrasse,  dans  la  gla- 
ciale rosée  du  matin. 

L'ombre  gagna  le  palais,  et  ce  ne  fut  plus  qu'un  océan 
immobile  de  toits  et  de  combles  où  l'on  ne  distinguait 
rien  qu'une  ondulation  montueuse.  Sérapion  toucha  sa 
mule,  dont  la  mienne  prit  aussitôt  l'allure,  et  un  coude 
du  chemin  me  déroba  pour  toujours  la  ville  de  S...,  car 
je  n'y  devais  pas  revenir.  Au  bout  de  trois  journées  de 
route  par  des  campagnes  assez  tristes,  nous  vîmes  poin- 
dre à  travers  les  arbres  le  coq  du  clocher  de  l'église  que 
je  devais  desservir;  et,  après  avoir  suivi  quelques  rues 
tortueuses  bordées  de  chaumières  et  de  courtils,  nous 
nous  trouvâmes  devant  la  façade,  qui  n'était  pas  d'une 
grande  magnificence.  Un  porche  orné  de  quelques  ner- 
vures et  de  deux  ou  trois  piliers  de  grès  grossièrement 
taillés,  un  toit  en  tuiles  et  des  contre-forts  du  même  grès 
que  les  piliers,  c'était  tout  :  à  gauche  le  cimetière  tout 
plein  de  hautes  herbes,  avec  une  grande  croix  de  fer  au 
milieu;  à  droite  et  dans  l'ombre  de  l'église,  le  presbytère. 
C'était  une  maison  d'une  simplicité  extrême  et  d'une  pro- 
preté aride.  Nous  entrâmes;  quelques  poules  picotaient 
sur  la  terre  de  rares  grains  d'avoine  ;  accoutumées  appa- 
remment à  l'habit  noir  des  ecclésiastiques,  elles  ne  s'ef- 
farouchèrent point  de  notre  présence  et  se  dérangèrent  à 
peine  pour  nous  laisser  passer.  Un  aboi  éraillé  et  enroué 
se  fit  entendre,  et  nous  vîmes  accourir  un  vieux  chien. 

C'était  le  chien  de  mon  prédécesseur.  Il  avait  l'œil 
terne,  le  poil  gris  et  tous  les  symptômes  de  la  plus  haute 
vieillesse  où  puisse  atteindre  un  chien.  Je  le  ilattai  dou- 
cement de  la  main,  et  il  se  mit  aussitôt  à  marcher  à  côté 


274  NOUVELLES. 

de  moi  avec  un  air  de  satisfaction  inexprimable.  Une 
femme  assez  âgée,  et  qui  avait  été  la  gouvernante  de  l'an- 
cien curé,  vint  aussi  à  notre  rencontre,  et,  après  m'avoir 
fait  entrer  dans  une  salle  basse,  me  demanda  si  mon  inten- 
tion était  de  la  garder.  Je  lui  répondis  que  je  la  garderais, 
elle  et  le  chien,  et  aussi  les  poules,  et  tout  le  mobilier  que 
son  maître  lui  avait  laissé  à  sa  mort ,  ce  qui  la  fit  entrer 
dans  un  transport  de  joie,  Tabbé  Sérapion  lui  ayant  donné 
sur-le-champ  le  prix  qu'elle  en  voulait. 

Mon  installation  faite,  l'abbé  Sérapion  retourna  au  sé- 
minaire. Je  demeurai  donc  seul  et  sans  autre  appui  que 
moi-même.  La  pensée  de  Clarimonde  reconmiença  à 
m'obséder,  et,  quelques  efforts  que  je  fisse  pour  la  chas- 
ser, je  n'y  parvenais  pas  toujours.  Un  soir,  en  me  prome- 
nant dans  les  allées  bordées  de  buis  de  mon  petit  jardin, 
il  me  sembla  voir  à  travers  la  charmille  une  forme  de 
femme  qui  suivait  tous  mes  mouvements,  et  entre  les 
feuilles  étinceler  les  deux  prunelles  vert  de  mer;  mais  ce 
n'était  qu'une  illusion,  et,  ayant  passé  de  l'autre  côté  de 
l'allée,  je  n'y  trouvai  rien  qu'une  trace  de  pied  sur  le  sa- 
ble, si  petit  qu'on  eîit  dit  un  pied  d'enfant.  Le  jardin  était 
entouré  de  murailles  très-hautes;  j'en  visitai  tous  les 
coins  et  recoins,  il  n'y  avait  personne.  Je  n'ai  jamais  pu 
m'expliquer  cette  circonstance  qui,  du  reste,  n'était  rien 
à  côté  des  étranges  choses  qui  me  devaient  arriver.  Je  vi- 
vais ainsi  depuis  un  an,  remplissant  avec  exactitude  tous 
les  devoirs  de  mon  état,  priant,  jeûnant,  exhortant  et  se- 
courant les  malades,  faisant  l'aumône  jusqu'à  me  retran- 
cher les  nécessités  les  plus  indispensables.  Mais  je  sentais 
au  dedans  de  moi  une  aridité  extrême,  et  les  sources  de  la 
grâce  m'étaient  fermées.  Je  ne  jouissais  pas  de  ce  bon-^ 
heur  que  donne  l'accomplissement  d'une  sainte  mission; 
mon  idée  était  ailleurs,  et  les  paroles  de  Clarimonde  me 
revenaient  souvent  sur  les  lèvres  comme  une  espèce  de 
refrain  involontaire.  0  frère,  méditez  bien  ceci!  Pour 
avoir  levé  une  seule  fois  le  regard  sur  une  femme,  pour 


LA    MORTE    AMOUREUSE.  27f> 

une  faute  en  apparence  si  légère,  j'ai  éprouvé  pendant 
plusieurs  années  les  plus  misérables  agitations  :  ma  vie  a 
été  troublée  à  tout  jamais. 

Je  ne  vous  retiendrai  pas  plus  longtemps  sur  ces  défai- 
tes et  sur  ces  victoires  intérieures  toujours  suivies  de  re- 
chutes plus  profondes,  et  je  passerai  sur-le-champ  à  une 
circonstance  décisive.  Une  nuit  l'on  sonna  violemment  à 
ma  porte.  La  vieille  gouvernante  alla  ouvrir,  et  un  homme 
au  teint  cuivré  et  richement  vêtu,  mais  selon  une  mode 
étrangère,  avec  un  long  poignard,  se  dessina  sous  les 
rayons  de  la  lanterne  de  Barbara.  Son  premier  mouve- 
ment fut  la  frayeur;  mais  l'homme  le  rassura,  et  lui  dit 
qti'il  avait  besoin  de  me  voir  sur-le-champ  pour  quelque 
chose  qui  concernait  mon  ministère.  Barbara  le  fit  monter. 
J'allais  me  mettre  au  lit.  L'homme  me  dit  que  sa  mai- 
tresse,  une  très-grande  dame,  était  à  l'article  de  la  mort 
et  désirait  un  prêtre.  Je  répondis  que  j'étais  prêt  à  le  sui- 
vre ;  je  pris  avec  moi  ce  qu'il  fallait  pour  l'extrême-onction 
et  je  descendis  en  toute  hâte.  A  la  porte  piaffaient  d'im- 
patience deux  chevaux  noirs  comme  la  nuit,  et  soufflant 
sur  leur  poitrail  deux  longs  flots  de  fumée.  Il  me  tint  l'é- 
trier  et  m'aida  à  monter  sur  l'un,  puis  il  sauta  sur  l'autre 
en  appuyant  seulement  une  main  sur  le  pommeau  de  la 
selle.  Il  serra  les  genoux  et  lâcha  les  guides  à  son  cheval 
qui  partit  comme  la  flèche.  Le  mien,  dont  il  tenait  la  bride, 
prit  aussi  le  galop  et  se  maintint  dans  une  égalité  parfaite. 
Nous  dévorions  le  chemin  ;  la  terre  filait  sous  nous  grise 
et  rayée,  et  les  silhouettes  noires  des  arbres  s'enfuyaient 
comme  une  armée  en  déroute.  Nous  traversâmes  une  forêt 
d'un  sombre  si  opaque  et  si  glacial,  que  je  me  sentis  cou- 
rir sur  la  peau  un  frisson  de  superstitieuse  terreur.  Les 
aigrettes  d'étincelles  que  les  fers  de  nos  chevaux  an^- 
chaient  aux  cailloux  laissaient  sur  notre  passage  comme 
une  traînée  de  feu,  et  si  quelqu'un,  à  cette  heure  de  nuit, 
nous  eut  vus,  mon  conducteur  et  moi,  il  nous  eût  pris 
pour  deux  spectres  à  cheval  sur  le  cauchemar.  Des  feux 


276  NOUVELLES. 

follets  traversaient  de  temps  en  temps  le  chemin,  et  les 
choucas  piaulaient  piteusement  dans  l'épaisseur  du  bois, 
où  brillaient  de  loin  en  loin  les  yeux  phosphoriques  de 
quelques  chats  sauvages.  La  crinière  des  chevaux  s'éche- 
velait  de  plus  en  plus,  la  sueur  ruisselait  sur  leurs  flancs, 
et  leur  haleine  sortait  bruyante  et  pressée  de  leurs  narines. 
Mais,  quand  il  les  voyait  faiblir,  l'écuyer  pour  les  ranimer 
poussait  un  cri  guttural  qui  n'avait  rien  d'humain,  et  la 
course  recommençait  avec  furie.  Enfin  le  tourbillon  s'ar- 
rêta ;  une  masse  noire  piquée  de  quelques  points  brillants 
se  dressa  subitement  devant  nous  ;  les  pas  de  nos  mon- 
tures sonnèrent  plus  bruyants  sur  un  plancher  ferré,  et 
nous  entrâmes  sous  une  voûte  qui  ouvrait  sa  gueule  som- 
bre entre  deux  énormes  tours.  Une  grande  agitation  ré- 
gnait dans  le  château  ;  des  domestiques  avec  des  torches 
à  la  main  traversaient  les  cours  en  tous  sens,  et  des  lu- 
mières montaient  et  descendaient  de  palier  en  palier.  J'en- 
trevis confusément  d'immenses  architectures,  des  colon- 
nes, des  arcades,  des  perrons  et  des  rampes,  un  luxe  de 
construction  tout  à  fait  royal  et  féerique.  Un  page  nègre, 
le  môme  qui  m'avait  donné  les  tablettes  de  Clarimonde 
et  que  je  reconnus  à  l'instant,  me  vint  aider  à  descendre, 
et  un  majordome,  vêtu  de  velours  noir  avec  une  chaîne 
d'or  au  col  et  une  canne  d'ivoire  à  la  main,  s'avança  au- 
devant  de  moi.  De  grosses  larmes  débordaient  de  ses 
yeux  et  coulaient  le  long  de  ses  joues  sur  sa  barbe  blan- 
che. «  Trop  tard!  fit-il  en  hochant  la  tête,  trop  tard  !  sei- 
gneur prêtre  ;  mais,  si  vous  n'avez  pu  sauver  l'âme,  venez 
veiller  le  pauvre  corps.  »  Il  me  prit  par  le  bras  et  me  con- 
duisit à  la  salle  funèbre  ;  je  pleurais  aussi  fort  que  lui,  car 
j'avais  compris  que  la  morte  n'était  autre  que  cette  Cla- 
rimonde tant  et  si  follement  aimée.  Un  prie-Dieu  était  dis- 
posé à  coté  du  lit;  une  flamme  bleuâtre  voltigeant  sur 
une  patère  de  bronze  jetait  par  toute  la  chambre  un  joui 
faible  et  douteux,  et  çà  et  là  faisait  papilloter  dans  l'om" 
bre  quelque  arête  saillante  de  meuble  ou  de  corniche. 


LA    MORTF    AMOUREUSE.  277 

Sur  la  table^,  dans  une  urne  ciselée,  trempait  une  rose 
blanche  fanée  dont  les  feuilles,  à  l'exception  d'une  seule 
qui  tenait  encore,  étaient  toutes  tombées  au  pied  du  vase 
comme  des  larmes  odorantes  ;  un  masque  noir  brisé,  un 
éventail,  des  déguisements  de  toute  espèce,  traînaient  sur 
les  fauteuils  et  faisaient  voir  que  la  mort  était  arrivée  dans 
cette  somptueuse  demeure  à  l'improviste  et  sans  se  faire 
annoncer.  Je  m'agenouillai  sans  oser  jeter  les  yeux  sur  le 
lit,  et  je  me  mis  à  réciter  les  psaumes  avec  une  grande 
ferveur,  remerciant  Dieu  qu'il  eût  mis  la  tombe  entre 
l'idée  de  cette  femme  et  moi,  pour  que  je  pusse  ajouter 
à  mes  prières  son  nom  désormais  sanctifié.  Mais  peu  à  peu 
cet  élan  se  ralentit,  et  je  tombai  en  rêverie.  Cette  chambre 
n'avait  rien  d'une  chambre  de  mort.  Au  lieu  de  l'air  fétide 
et  cadavéreux  que  j'étais  accoutumé  à  respirer  en  ces 
veilles  funèbres,  une  langoureuse  fumée  d'essences  orien- 
tales, je  ne  sais  quelle  amoureuse  odeur  de  femme,  na- 
geait doucement  dans  l'air  attiédi.  Cette  pâle  lueur  avait 
plutôt  l'air  d'un  demi-jour  ménagé  pour  la  volupté  que  de 
la  veilleuse  au  reflet  jaune  qui  tremblote  près  des  cada- 
vres. Je  songeais  au  singulier  hasard  qui  m'avait  fait  re- 
trouver Ciarimonde  au  moment  où  je  la  perdais  pour 
toujours,  et  un  soupir  de  regret  s'échappa  de  ma  poitrine. 
Il  me  sembla  qu'on  avait  soupiré  aussi  derrière  moi,  et  je 
me  retournai  involontairement.  C'était  l'écho.  Dans  ce 
mouvement  mes  yeux  tombèrent  sur  le  lit  de  parade 
qu'ils  avaient  jusqu'alors  évité.  Les  rideaux  de  damas 
rouf;e  à  grandes  fleurs,  relevés  par  des  torsades  d'or,  lais- 
saient voir  la  morte  couchée  tout  de  son  long  et  les  mains 
jointes  sur  la  poitrine.  Elle  était  couverte  d'un  voile  de 
lin  d'une  blancheur  éblouissante,  que  le  pourpre  sombre 
de  la  tenture  faisait  encore  mieux  ressortir,  et  d'une  telle 
finesse  qu'il  ne  dérobait  en  rien  la  forme  charmante  de 
son  corps  et  permettait  de  suivre  ces  belles  lignes  ondu- 
leuses  comme  le  cou  «l'un  cygne  que  la  mort  même  n'a- 
vait pu  roidir.  On  eût  dit  une  statue  d'albâtre  faite  par 

24 


278  NOUVELLES, 

quelque  sculpteur  habile  pour  mettre  sur  un  tombeau  de 
reine,  ou  encore  une  jeune  fille  endormie  sur  qui  il  au- 
rait neigé. 

Je  ne  pouvais  plus  y  tenir;  cet  air  d'alcôve  m'eni\Tait, 
cette  fébrile  senteur  de  rose  à  demi  fanée  me  montait  au 
cerveau,  et  je  marchais  à  grands  pas  dans  la  chambre, 
m'arrêtant  à  chaque  tour  devant  l'estrade  pour  considérer 
la  gracieuse  trépassée  sous  la  transparence  de  son  linceul. 
D'étranges  pensées  me  traversaient  l'esprit;  je  me  figurais 
qu'elle  n'était  point  morte  réellement,  et  que  ce  n'était 
qu'une  feinte  qu'elle  avait  employée  pour  m'attirer  dans 
son  château  et  me  conter  son  amour.  Un  instant  même  je 
crus  avoir  vu  bougrr  son  pied  dans  la  blancheur  des  voiles, 
et  se  déranger  les  plis  droits  du  suaire. 

Et  puis  je  me  disais  :  «  Est-ce  bien  Clarimonde  ?  quelle 
preuve  en  ai-je?  Ce  page  noir  ne  peut-il  être  passé  au  ser- 
vice d'une  autre  femme?  Je  suis  bien  fou  de  me  désoler 
et  de  m'agiter  ainsi.  »  Mais  mon  cœur  me  répondit  avec 
un  battement  :  «  C'est  bien  elle,  c'est  bien  elle.  »  Je  me 
rapprochai  du  lit,  et  je  reiiardai  avec  un  redoublement 
d'attention  l'objet  de  mon  incertitude.  V^ous  l'avouerai-je? 
cette  perfection  de  formes,  quoique  purifiée  et  sanctifiée 
par  r'(;mbre  de  la  mort,  me  troublait  plus  voluptueuse- 
ment qu'il  n'aurait  fallu,  et  ce  repos  ressemblait  tant  à  un 
sommeil  que  l'on  s'y  serait  trompé.  J'oubliais  que  j'étais 
venu  Icà  pour  un  office  funèbre,  et  je  m'imaginais  que  j'é- 
tais un  jeune  époux  entrant  dans  la  chambre  de  la  fiancée 
qui  cache  sa  figure  par  pudeur  et  qui  ne  se  veut  point 
laisser  voir.  Navré  de  douleur,  éperdu  de  joie,  frissonnant 
de  crainte  et  de  plaisir,  je  me  penchai  vers  elle  et  je  pris  le 
coin  du  drap  ;  je  le  soulevai  lentement  en  retenant  mon 
souffie  de  peur  de  l'éveiller.  Mesartères  palpitaient  avec  une 
telle  force,  que  je  les  sentais  sifller  dans  mes  tempes,  et 
mon  front  ruisselait  de  sueur  comme  si  j'euss(à  remué  une 
dalle  de  marbre.  C'était  en  effet  la  Clarimonde  telle  que  je 
l'avais  vue  à  l'église  lors  de  mon  ordination  ;  elle  était 


LA    MOKTE    AMOUREUSE.  279 

aussi  charmante,  et  la  mort  chei.  Me  semblait  une  coquet- 
terie de  plus.  La  palourde  ses  joues,  le  rose  moins  vif  de 
ses  lèvres,  ses  longs  cils  baissés  et  découpant  leur  frange 
brune  sur  cette  blancheur,  lui  donnaient  une  expression 
de  chasteté  mélancolique  et  de  souffrance  pensive  d'une 
puissance  de  séduction  inexprimable  ;  ses  longs  cheveux 
dénoués,  où  se  trouvaient  encore  mêlées  quelques  petites 
fleurs  bleues,  faisaient  un  oreiller  à  sa  tête  et  protégeaient 
de  leurs  boucles  la  nudité  de  ses  épaules:  ses  belles  mains, 
plus  pures,  plus  diaphanes  que  des  hosties,  étaient  croi- 
sées dans  une  attitude  de  pieux  repos  et  de  tacite  prière, 
qui  corrigeait  ce  qu'auraient  pu  avoir  de  trop  séduisant, 
même  dans  la  mort,  l'exquise  rondeur  et  le  poli  d'ivoire 
de  ses  bras  nus  dont  on  n'avait  pas  ôté  les  bracelets  de 
perles.  Je  restai  longtemps  absorbé  dans  une  muette  con- 
templation, et,  plus  je  la  regardais,  moins  je  pouvais  croire 
que  la  vie  avait  pour  toujours  abandonné  ce  beau  corps. 
Je  ne  sais  si  cela  était  une  illusion  ou  un  reflet  de  la 
lampe,  mais  on  eût  dit  que  le  sang  recommençait  à  cir- 
culer sous  cette  mate  pâleur  ;  cependant  elle  était  toujours 
de  la  plus  parfaite  immobilité.  Je  touchai  légèrement  son 
bras;  il  était  froid,  mais  pasiplus  froid  pourtant  que  sa 
main  le  jour  qu'elle  avait  e'ffleuré  la  mienne  sous  le  por- 
tail de  l'église.  Je  repris  ma  position,  penchant  ma  figure 
sur  la  sienne  et  laissant  pleuvoir  sur  ses  joues  la  tiède  rosée 
de  mes  larmes.  Ah  !  quel  sentiment  amer  de  désespoir  et 
d'impuissance  !  quelle  agonie  que  cette  veille  !  j'aurais 
voulu  pouvoir  ramasser  ma  vie  en  un  monceau  pour  la  lui 
donner  et  souffler  sur  sa  dépouille  glacée  la  flamme  qui 
me  dévorait.  La  nuit  s'avançait,  et,  sentant  approcher  le 
moment  de  la  séparation  éternelle,  je  ne  pus  me  refuser 
cette  triste  et  suprême  douceur  de  déposer  un  baiser  sur 
les  lèvres  mortes  de  celle  qui  avait  eu  tout  mon  amour.  0 
prodige  1  un  léger  souffle  se  mêla  à  mon  souffle,  et  1?.  bou- 
che de  Clarimonde  répondit  à  la  pression  de  la  mieime  : 
ses  yeux  s'ouvrirent  et  reprirent  un  peu  d'éclat,  elle  fit  un 


280  NOUVELLES. 

soupir,  et,  décroisant  se?  ^ras,  elle  les  passa  derrière  mon 
cou  avec  un  air  de  ravissement  ineffable.  «  Ah  !  c'est  toi, 
Romuald,  dit-elle  d'une  voix  languissante  et  douce  comme 
les  dernières  vibrations  d'une  harpe  ;  que  fais-tu  donc  ? 
Je  t'ai  attendu  si  longtemps,  que  je  suis  morte  ;  mais 
maintenant  nous  sommes  fiancés,  je  pourrai  te  voir  et 
aller  chez  toi.  Adieu,  Romuald,  adieu  !  je  t'aime  ;  c'est 
tout  ce  que  je  voulais  te  dire,  et  je  te  rends  la  vie  que  tu 
as  rappelée  sur  moi  une  minute  avec  ton  baiser  ;  à  bien- 
tôt. » 

Sa  tête  retomba  en  arrière,  mais  elle  m'entourait  tou- 
jours de  ses  bras  comme  pour  me  retenir.  Un  tourbillon 
de  vent  furieux  défonça  la  fenêtre  et  entra  dans  la  cham- 
bre; la  dernière  feuille  de  la  rose  blanche  palpita  quelque 
temps  comme  une  aile  au  bout  de  la  tige,  puis  elle  se 
détacha  et  s'envola  par  la  croisée  ouverte,  emportant 
avec  elle  l'âme  de  Clarimonde.  La  lampe  s'éteignit  et  je 
tombai  évanoui  sur  le  sein  de  la  belle  morte. 

Quand  je  revins  à  moi,  j'étais  couché  sur  mon  lit,  dans 
ma  petite  chambre  du  presbytère,  et  le  vieux  chien  de 
l'ancien  curé  léchait  ma  main  allongée  hors  de  la  couver- 
ture. Barbara  s'agitait  dans  la  chambre  avec  un  tremble- 
ment sénile,  ouvrant  et  fermant  des  tiroirs,  ou  remuant 
des  poudres  dans  des  verres.  En  me  voyant  ouvrir  les 
yeux,  la  vieille  poussa  un  cri  de  joie,  le  chien  jappa  et 
frétilla  de  la  queue  ;  mais  j'étais  si  faible,  que  je  ne  pus 
prononcer  une  seule  parole  ni  faire  aucun  mouvement. 
J'ai  su  depuis  que  j'étais  resté  trois  jours  ainsi,  ne  donnant 
d'autre  signe  d'existence  qu'une  respiration  presque  in- 
sensible. Ces  trois  jours  ne  comptent  pas  dans  ma  vie,  et 
je  ne  sais  où  mon  esprit  était  allé  pendant  tout  ce  temps; 
je  n'en  ai  gardé  aucun  souvenir.  Barbara  m'a  conté  que  le 
même  homme  au  teint  cuivré,  qui  m'était  venu  chercher 
pendant  la  nuit,  m'avait  ramené  le  matin  dans  une  litière 
fermée  et  s'en  était  retourné  aussitôt.  Dès  que  je  pus 
rappeler  mes  idées,  je  repassai  en  moi-même  toutes  les 


LA    MORTE    AMOUREUSE,  2S  I 

circonstances  de  cette  nuit  fatale.  D'abord  je  pensai  que 
j'avais  été  le  jouet  d'une  illusion  magique;  mais  des  cir- 
constances réelles  et  palpables  détruisirent  bientôt  cetlo 
supposition.  Je  ne  pouvais  croire  que  j'avais  rèvé^  puisque 
Barbara  avait  vu  comme  moi  l'homme  aux  deux  chevaux 
noirs  et  qu'elle  en  décrivait  l'ajustement  et  la  tournure 
avec  exactitude.  Cependant  personne  ne  connaissait  dans 
les  environs  un  château  auquel  s'appliquât  la  description 
du  château  où  j'avais  retrouvé  Clarimonde. 

Un  matin  je  vis  entrer  l'abbé  Sérapion.  Barbara  lui 
avait  mandé  que  j'étais  malade,  et  il  était  accouru  en  toute 
hâte.  Quoique  cet  empressement  démontrât  de  l'aiïection 
et  de  l'intérêt  pour  ma  personne,  sa  visite  ne  me  fit  pas  le 
plaisir  qu'elle  m'aurait  dû  faire.  L'abbé  Sérapion  avait 
dans  le  regard  quelque  chose  de  pénétrant  et  d'inquisi- 
teur qui  me  gênait.  Je  me  sentais  embarrassé  et  coupable 
devant  lui.  Le  premier  il  avait  découvert  mon  trouble  in- 
térieur, et  je  lui  en  voulais  de  sa  clairvoyance. 

Tout  en  me  demandant  des  nouvelles  de  ma  santé  d'un 
ton  hypocritement  mielleux,  il  fixait  sur  moi  ses  deux 
jaunes  prunelles  de  lion  et  plongeait  comme  une  sonde  ses 
regards  dans  mon  âme.  Puis  il  me  fit  quelques  question» 
sur  la  manière  dont  je  dirigeais  ma  cure,  si  je  m'y  plai- 
sais, à  quoi  je  passais  le  temps  que  mon  ministère  me 
laissait  libre,  si  j'avais  fait  quelques  connaissances  parmi 
les  habitants  du  lieu,  quelles  étaient  mes  lectures  favo- 
rites, et  mille  autres  détails  semblables.  Je  répondais  à 
tout  cela  le  plus  brièvement  possible,  et  lui-même,  sans 
attendre  que  j'eusse  achevé,  passait  à  autre  chose.  Cetlo 
conversation  n'avait  évidemment  aucun  rapport  avec  ce 
qu'il  voulait  dire.  Puis,  sans  préparation  aucune,  et  comme 
une  nouvelle  dont  il  se  souvenait  à  l'instant  et  qu'il  eût 
craint  d'oublier  ensuite,  il  me  dit  d'une  voix  claire  et  vi- 
brante qui  résonna  à  mon  oreille  comme  les  trompettes 
du  jugement  dernier  : 

«  La  grande  courtisane  Clarimonde  est  morte  dernière- 

24. 


282  NOLIVELLES. 

ment,  à  la  suite  d'une  orgie  qui  a  duré  huit  iiours-et  huit 
nuits.  C'a  été  quelque  chose  d'infernalement  spîendide. 
On  a  renouvelé  là  les  abonriinations  des  festins  de  Ballhazar 
et  de  Cléopâtre.  Dans  quel  siècle  vivons-nous,  bon  Dieu  ! 
Les  convives  étaient  servis  par  des  esclaves  basanés  par- 
lant un  langage  inconnu,  et  qui  m'ont  tout  l'air  de  vrais 
démons  ;  la  livrée  du  moindre  d'entre  eux  eiit  pu  servir 
d'habit  de  gala  à  un  empereur.  Il  a  couru  de  tout  temps 
sur  cette  Clarimonde  de  bien  étranges  histoires,  et  tous 
ses  amants  ont  fini  d'une  manière  misérable  ou  violente. 
On  a  dit  que  c'était  une  goule,  un  vampire  femelle  ;  mais 
je  crois  que  c'était  Belzébuth  en  personne.  » 

Il  se  tut  et  m'observa  plus  attentivement  que  jamais, 
pour  voir  l'effet  que  ses  paroles  avaient  produit  sur  moi. 
Je  n'avais  pu  me  défendre  d'un  mouvement  en  entendant 
nommer  Clarimonde,  et  cette  nouvelle  de  sa  mort,  outre 
la  doideur  qu'elle  me  causait  par  son  étrange  coïncidence 
avec  la  scène  nocturne  dont  j'avais  été  témoin,  me  jeta 
dans  un  trouble  et  un  effroi  qui  parurent  sur  ma  figure, 
quoi  que  je  fisse  pour  m'en  rendre  maître.  Sérapiou  me 
jeta  un  coup  d'œil  inquiet  et  sévère  ;  puis  il  me  dit  :  «  Mon 
fils,  je  dois  vous  en  avertir,  vous  avez  le  pied  levé  sur  un 
abîme,  prenez  garde  d'y  tomber.  Satan  a  la  griffe  longue, 
et  les  tombeaux  ne  sont  pas  toujours  fidèles.  La  pierre  de 
Clarimonde  devrait  être  scellée  d'un  triple  sceau  ;  car  ce 
n'est  pas,  à  ce  qu'on  dit,  la  première  fois  qu'elle  est  morte. 
Que  Dieu  veille  sur  vous,  Romuald  !  » 

Après  avoir  dit  ces  mots,  Sérapion  regagna  lia  porte  à 
pas  lents,  et  je  ne  le  revis  plus;  car  il  partit  pour  S*** 
presque  aussitôt. 

J'étais  entièrement  rétabli  et  j'avais  repris  mes  fonctions 
habituelles.  Le  souvenir  de  Clarimonde  et  les  paroles  du 
vieil  abbé  étaient  toujours  présents  à  mon  esprit  ;  cepen- 
dant aucun  événement  extraordinaire  n'était  venu  con- 
firmer les  prévisions  funèbres  de  Sérapion,  et  je  com- 
mençais à  croire  que  ses  craintes  et  mes  terreurs  étaient 


LA    ittORlE    AMOIRELSE.  283 

trop  exa-gérées  ;  mais  une  nuit  je  fis  un  rêve.  J'avais  à 
peine  bu  les  premières  gorgées  du  sommeil,  que  j'entendis 
ouvrir  les  rideaux  de  mon  lit  et  glisser  les  anneaux  sur  les 
tringles  avec  un  bruit  échitant  ;  je  me  soulevai  brusque- 
ment sur  le  coude,  et  je  vis  une  ombre  de  femme  qui  se 
tenait  debout  devant  moi.  Je  reconnus  sur-le-champ  Cla- 
rimonde.  Elle  portait  à  la  main  une  petite  lampe  de  la 
forme  de  celles  qu'on  met  dans  les  tombeaux,  dont  la 
lueur  donnait  à  ses  doigts  effilés  une  transparence  rose 
qui  se  prolongeait  par  une  dégradation  insensible  jusque 
dans  la  blancheur  opaque  et  laiteuse  de  son  bras  nu.  Elle 
avait  pour  tout  vêtement  le  suaire  de  lin  qui  la  recouvrait 
sur  son  lit  de  parade,  dont  elle  retenait  les  plis  sur  sa  poi- 
trine, comme  honteuse  d'être  si  peu  vêtue,  mais  sa  petite 
main  n'y  suffisait  pas  ;  elle  était  si  blanche,  que  la  couleur 
de  la  drapcie  se  confondait  avec  celle  des  chairs  sous  le 
pâle  rayon  de  la  lampe.  Enveloppée  de  ce  fin  tissu  qui 
trahissait  tous  les  contours  de  son  corps,  elle  ressemblait 
à  une  statue  de  marbre  de  baigneuse  antique  plutôt  qu'à 
une  femme  douée  de  vie.  Morte  ou  vivante,  statue  ou 
femme,  ombre  ou  corps,  sa  beauté  était  toujours  la  même; 
seulement  l'éclat  vert  de  ses  prunelles  était  un  peu  amorti, 
et  sa  bouche,  si  vermeille  autrefois,  n'était  plus  teintée 
que  d'un  rose  faible  et  tendre  presque  semblable  à  celui 
de  ses  joues.  Les  petites  fleurs  bleues  que  j'avais  remar- 
quées dans  ses  cheveux  étaient  tout  à  fait  sèches  et  avaient 
presque  perdu  toutes  leurs  feuilles  ;  ce  qui  ne  l'empêchait 
pas  d'être  charmante,  si  charmante  que,  malgré  la  singu- 
larité de  l'aventure  et  la  façon  inexplicable  dont  elle 
était  entrée  dans  la  chambre,  je  n'eus  pas  un  instant  de 
frayeur. 

Elle  posa  la  lampe  sur  la  table  et  s'assit  sur  le  pied  de 
mon  lit,  puis  elle  me  dit  en  se  penchant  vers  moi  avec 
cette  voix  argentine  et  veloutée  à  la  fois  que  je  n'ai  connue 
qu'à  elle  : 

oJe  me  suis  bien  fait  attendre,  mon  cherRomuald,  et 


284  NOUVELLES. 

tu  as  dû  croire  que  je  t'avais  oublié.  Mais  je  viens  de  bien 
loin,  et  d'un  endroit  d'où  personne  n'est  encore  revenu  ; 
il  n'y  a  ni  lune  ni  soleil  au  pays  d'où  j'arrive  ;  ce  n'est  que 
de  l'espace  et  de  l'ombre  ;  ni  chemin,  ni  sentier  ;  point  de 
terre  pour  le  pied,  point  d'air  pour  l'aile  ;  et  pourtant  me 
voici,  car  l'amour  est  plus  fort  que  la  mort,  et  il  finira 
par  la  vaincre.  Ah  !  que  de  faces  mornes  et  de  choses  ter- 
ribles j'ai  vues  dans  mon  voyage  !  Que  de  peine  mon  âme, 
rentrée  dans  ce  monde  par  la  puissance  de  la  volonté,  a 
eue  pour  retrouver  son  corps  et  s'y  réinstaller  !  Que  d'ef- 
forts il  m'a  fallu  faire  avant  de  lever  la  dalle  dont  on 
m'avait  couverte  !  Tiens  !  le  dedans  de  mes  pauvres  mains 
en  esttout  meurtri.  Baise-les  pour  les  guérir,  cher  amour  !» 
Elle  m'appliqua  l'une  après  l'autre  les  paumes  froides  de 
ses  mains  sur  la  bouche  ;  je  les  baisai  en  effet  plusieurs 
fois,  et  elle  me  regardait  faire  avec  un  sourire  d'ineffable 
complaisance. 

Je  l'avoue  à  ma  honte,  j'avais  totalement  oublié  les  avis 
de  l'abbé  Sérapion  et  le  caractère  dont  j'étais  revêtu. 
J'étais  tombé  sans  résistance  et  au  premier  assaut.  Je  n'a- 
vais pas  même  essayé  de  repousser  le  tentateur  ;  la  fraî- 
cheur de  la  peau  de  Clarimonde  pénétrait  la  mienne,  et  je 
me  sentais  courir  sur  le  corps  de  voluptueux  frissons. 
La  pauvre  enfant  !  malgré  tout  ce  qi>e  j'en  ai  vu,  j'ai  peine 
à  croire  encore  que  ce  fût  un  démon  ;  du  moins  elle  n'en 
avait  pas  l'air,  et  jamais  Satan  n'a  mieux  caché  ses  griffes 
et  ses  cornes.  Elle  avait  reployé  ses  talons  sous  elle  et  se 
tenait  accroupie  sur  le  bord  de  la  couchette  dans  une 
position  pleine  de  coquetterie  nonchalante.  De  temps  en 
temps  elle  passait  sa  petite  main  à  travers  mes  cheveux  et 
les  roulait  en  boucles  comme  pour  essayer  à  mon  visage 
de  nouvelles  coiffures.  Je  me  laissais  faire  avec  la  phis  cou- 
pable complaisance,  et  elle  accompagnait  tout  cela  du 
plus  charmant  babil.  Une  chose  remarquable,  c'est  que 
je  n'éprouvais  aucun  étonnement  d'une  aventure  aussi 
extraordinaire,  et,  avec  cette  facilité  que  l'on  a  dans  la 


LA    MORTK    AMOUREUSE.  285 

vision  d'admettre  comme  fort  simples  les  événements  les 
plus  bizarres,  je  ne  voyais  rien  là  que  de  parfaitement 
naturel. 

«  Je  t'aimais  bien  longtemps  avant  de  t'avoir  vu,  mon 
cher  Romuald,  et  je  te  cherchais  partout.  Tu  étais  mon 
rêve,  et  je  t'ai  aperçu  dans  l'église  au  fatal  moment  ;  j'ai 
dit  tout  de  suite  :  «  C'est  lui  !  »  Je  te  jetai  un  regard  où 
je  mis  tout  l'amour  que  j'avais  eu,  que  j'avais  et  que  je 
devais  avoir  pour  toi  ;  un  regard  à  damner  un  cardinal,  ù 
faire  agenouiller  un  roi  à  mes  pieds  devant  toute  sa  cour. 
Tu  restas  impassible  et  tu  me  préféras  ton  Dieu. 

«  Ah  !  que  je  suis  jalouse  de  Dieu,  que  tu  as  aimé  et 
que  tu  aimes  encore  plus  que  moi  ! 

0  Malheureuse,  malheureuse  que  je  suis  !  je  n'aurai 
jamais  ton  cœur  à  moi  toute  seule,  moi  que  tu  as  res- 
suscitée  d'un  baiser,  Clarimonde  la  morte,  qui  force  à 
cause  de  toi  les  portes  du  tombeau  et  qui  vient  te  con- 
sacrer une  vie  qu'elle  n'a  reprise  que  pour  te  rendre  heu- 
reux !  » 

Toutes  ces  paroles  étaient  entrecoupées  de  caresses 
délirantes  qui  étourdirent  mes  sens  et  ma  raison  au  point 
que  je  ne  craignis  point  pour  la  consoler  de  proférer  un 
elîroyable  blasphème,  et  de  lui  dire  que  je  l'aimais  autant 
que  Dieu. 

Ses  prunelles  se  ravivèrent  et  brillèrent  comme  des 
chrysoprases.  «  Vrai  !  bien  vrai  !  autant  que  Dieu  !  dit-elle 
en  m'enlaçant  dans  ses  beaux  bras.  Puisque  c'est  ainsi, 
tu  viendras  avec  moi,  tu  me  suivras  où  je  voudrai.  Tu 
laisseras  tes  vilains  habits  noirs.  Tu  seras  le  plus  fier  et  le 
plus  envié  des  cavaliers,  tu  seras  mon  amant.  Être  l'amant 
avoué  de  Clarimonde,  qui  a  refusé  un  pape,  c'est  beau, 
cela  !  Ah  !  la  bonne  vie  bien  heureuse,  la  belle  existence 
dorée  que  nous  mènerons  !  Quand  partons-nous,  mon 
gentilhomme  ? 

—  Demain  !  demain  !  m'écriai-je  dans  mon  délire. 

—  Demain,  soit  !  reprit-elle.  J'aurai  le  temps  de  changer 


286  NOUVELLES. 

de  toilette,  car  celle-ci  est  un  peu  succincte  et  ne  vaut  rien 
pour  le  voyage.  Il  faut  aussi  que  j'aille  avertir  mes  gens 
qui  me  croient  sérieusement  morte  et  qui  se  désolent  tant 
qu'ils  peuvent.  L'argent,  les  habits,  les  voitures,  tout  sera 
prêt;  je  te  viendrai  prendre  à  cette  heure  ci.  Adieu,  cher 
cœur.  »  Et  elle  eflleura  mon  front  du  bout  de  ses  lèvres. 
La  lampe  déteignit,  les  rideaux  se  refermèrent,  et  je  ne 
vis  plus  rien  ;  un  sommeil  de  plomb,  un  sommeil  sans 
rêve  s'appesantit  sur  moi  et  me  tint  engourdi  jusqu'au 
lendemain  matin.  Je  me  réveillai  plus  tard  que  de  cou- 
tume, et  le  souvenir  de  cette  singulière  vision  m'agita 
toute  la  journée  ;  je  finis  par  me  persuader  que  c'était 
une  pure  vapeur  de  mon  imagination  échauffée .  Cepen- 
dant les  sensations  avaient  été  si  vives,  qu'il  était  difficile 
de  croire  qu'elles  n'étaient  pas  réelles,  et  ce  ne  fut  pas 
sans  quelque  appréhension- de  ce  qui  allait  arriver  que  je 
me  mis  au  lit,  après  avoir  prié  Dieu  d'éloigner  de  moi  les 
mauvaises  pensées  et  de  protéger  la  chasteté  de  mon 
sommeil. 

Je  m'endormis  bientôt  profondément,  et  mon  rêve  se 
continua.  Les  rideaux  s'écartèrent,  et  je  vis  Clarimonde, 
non  pas,  comme  la  première  fois,  pâle  dans  son  pâle 
suaire  et  les  violettes  de  la  mort  sur  les  joues,  mais  gaie, 
leste  et  pimpante,  avec  un  superbe  habit  de  voyage  en 
velours  vert  orné  de  ganses  d'or  et  retroussé  sur  le  côté 
pour  laisser  voir  une  jupe  de  satin.  Ses  cheveux  blonds 
s'échappaient  en  grosses  boucles  de  dessous  un  large  cha- 
peau de  feutre  noir  chargé  de  plumes  blanclies  capricieu- 
sement contournées  ;  elle  teiiait  à  la  main  une  petite 
cravache  terminée  par  un  sifflet  d'or.  Elle  m'en  toucha 
légèrement  et  me  dit  :  «  Eh  bien  !  beau  dormeur,  est-ce 
ainsi  que  vous  faites  vos  préparatifs?  Je  comptais  vous 
trouver  debout.  Levez-vous  bien  vite,  nous  n'avons  pas 
de  temps  à  perdre.  »  Je  sautai  à  bas  du  lit. 

a  Allons,  habillez-vous  et  partons,  dit-elle  en  me  mon- 
trant (hi  doigt  un  petit  paquet  qu'elle  avait  apporté  ;  les 


lA    MORTE    AMOUREDSE.  287 

chevaux  s'ennuient  et  rongent  leur  frein  à  la  porte.  Npus 
devrions  déjà  être  à  dix  lieues  d'ici.  » 

Je  m'habillai  en  liâtc,  et  elle  me  tendait  elle-même  les 
pièces  du  vêtement,  en  riant  aux  éclats  de  ma  gaucherie, 
et  en  m'indiquant  leur  usage  quand  je  me  trompais.  Elle 
donna  du  tour  à  mes  cheveux,  et,  quand  ce  fut  fait,  elle 
me  tendit  un  petit  miroir  de  poche  en  cristal  de  Venise, 
bordé  d'un  filigrane  d'argent,  et  me  dit  :  «  Comment  te 
trouves-tu  ?  veux-tu  me  prendre  à  ton  service  comme  valet 
de  chambre  ?  » 

Je  n'étiiis  plus  le  même,  et  je  ne  me  reconnus  pas.  Je 
ne  me  ressemblais  pas  plus  qu'une  statue  achevée  ne  res- 
semble à  un  bloc  de  pierie.  Mon  ancienne  figure  avait  l'air 
de  n'être  que  l'ébauche  grossière  de  celle  que  rédéchissait 
le  miroir.  J'étais  beau,  et  ma  vanité  fut  sensiblement  cha- 
touillée de  cette  métamorphose.  Ces  élégants  habits,  cette 
riche  veste  brodée,  faisaient  de  moi  un  tout  autre  person- 
nage, et  j'admirai  la  puissance  de  quelques  aunes  d'étoffe 
taillées  d'une  certaine  manière.  L^esprit  de  mon  costume 
me  pénétrait  la  peau,  et  au  bout  de  dix  minutes  j'étais 
passablement  fat. 

Je  fis  quelques  tours  par  la  chambre  pour  me  donner 
de  l'aisance.  Clarimonde  me  regardait  d'un  air  de  com- 
plaisance maternelle  et  paraissait  très-contente  de  son 
œuvre.  «  Voilà  bien  assez  d'enfantillage  ;  en  route,  mon 
cher  Romuald  !  nous  allons  loin  et  nous  n'arriverons 
pas.  »  Elle  me  prit  la  main  et  m'entraîna.  Toutes  les 
portes  s'ouvraient  devant  elle  aussitôt  qu'elle  les  touchait, 
et  nous  passâmes  devant  le  chien  sans  l'éveiller. 

A  la  porte,  nous  trouvâmes  Margheritone  ;  c'était  l'é- 
cuyer  qui  m'avait  déjà  conduit;  il  tenait  en  bride  trois 
chevaux  noirs  comme  les  premiers,  un  pour  moi,  un  pour 
lui,  un  pour  Clarimonde.  Il  fallait  que  ces  chevaux  fussent 
des  genêts  d'Espagne,  nés  de  juments  fécondées  par  le 
zéphyr  ;  car  ils  allaient  aussi  vite  que  le  vent,  et  la  lune, 
qui  s'était  levée  à  notre  décart  cour  nous*  éclairer,  rou- 


288  NOUVELLES. 

lait  dans  le  ciel  comme  une  roue  détachée  de  son  char  ; 
nous  la  voyions  à  notre  droite  sauter  d'arbre  en  arbre  et 
s'essouffler  pour  courir  après  nous.  Nous  arrivâmes  bien- 
tôt dans  une  plaine  où,  auprès  d'un  bouquet  d'arbres, 
nous  attendait  une  voiture  attelée  de  quatre  vigoureuses 
bêtes  ;  nous  y  montâmes,  et  les  postillons  leur  firent  pren- 
dre un  galop  insensé.  J'avais  un  bras  passé  derrière  la 
taille  de  Clarimonde  et  une  de  ses  mains  ployée  dans  la 
mienne  ;  elle  appuyait  sa  tête  à  mon  épaule,  et  je  sentais 
sa  gorge  demi -nue  frôler  mon  bras.  Jamais  je  n'avais 
éprouvé  un  bonheur  aussi  vif.  J'avais  oublié  tout  en  ce 
moment-là,  et  je  ne  me  souvenais  pas  plus  d'avoir  été 
prêtre  que  de  ce  que  j'avais  fait  dans  le  sein  de  ma  mère, 
tant  était  grande  la  fascination  que  l'esprit  malin  exerçait 
sur  moi.  A  dater  de  cette  nuit,  ma  nature  s'est  en  quelque 
sorte  dédoublée,  et  il  y  eut  en  moi  deux  hommes  dont 
l'un  ne  connaissait  pas  l'autre.  Tantôt  je  me  croyais  un 
prêtre  qui  rêvait  chaque  soir  qu'il  était  gentilhomme, 
tantôt  un  gentilhomme  qui  rêvait  qu'il  était  prêtre.  Je  ne 
pouvais  plus  distinguer  le  songe  de  la  veille,  et  je  ne  sa- 
vais pas  où  commençait  la  réalité  et  où  finissait  l'illusion. 
Le  jeune  seigneur  fat  et  libertin  se  raillait  du  prêtre,  le 
prêtre  détestait  les  dissolutions  du  jeune  seigneur.  Deux 
spirales  enchevêtrées  l'une  dans  l'autre  et  cœifondues 
sans  se  toucher  jamais  représentent  très-bien  cette  vie  bi- 
céphale qui  fut  la  mienne.  Malgré  l'étrangeté  de  cette  po- 
sition, je  ne  crois  pas  avoir  un  seul  instant  touché  à  la 
folie.  J'ai  toujours  conservé  très-nettes  les  perceptions  de 
mes  deux  existences.  Seulement,  il  y  avait  un  fait  absurde 
que  je  ne  pouvais  m'expliquer  :  c'est  que  le  sentiment  du 
même  moi  existât  dans  deux  hommes  si  différents.  C'était 
une  anomalie  dont  je  ne  me  rendais  pas  compte,  soit  que 
je  crusse  être  le  curé  du  petit  village  de***,  ou  il  signor 
JRomualdo,  amant  en  titre  de  la  Clarimonde. 

Toujours  est-il  que  j'étais  ou  du  moins  que  je  croyais 
être  à  Venise  ;  je  n'ai  pu  encore  bien  démêler  ce  qu'il  y 


LA    MORTE    AMOUREUSE.  289 

avait  d'illusion  et  de  réalité  dans  cette  bizarre  aventure. 
Nous  habitions  un  grand  palais  de  marbre  sur  le  Canaleio, 
plein  de  fresques  et  de  statues,  avec  deux  Titiens  du  meil- 
leur temps  dans  la  chambre  à  coucher  de  la  Clarimonde^ 
un  palais  digne  d'un  roi.  Nous  avions  chacun  notre  gon- 
dole et  nos  barcarolles  à  notre  livrée,  notre  chambre  de 
musique  et  notre  poëte.  Clarimonde  entendait  la  vie  d'une 
grande  manière,  et  elle  avait  un  peu  de  Cléopâtre  dans  sa 
nature.  Quant  à  moi,  je  menais  un  train  de  fds  de  prince, 
et  je  faisais  une  poussière  comme  si  j'eusse  été  de  la  fa- 
mille de  l'un  des  douze  apôtres  ou  des  quatre  évangélistes 
de  la  sérénissime  république  ;  je  ne  me  serais  pas  dé- 
tourné de  mon  chemin  pour  laisser  passer  le  doge,  et  je 
ne  crois  pas  que,  depuis  Satan  qui  tomba  du  ciel,  per- 
sonne ait  été  plus  orgueilleux  et  plus  insolent  que  moi. 
J'allais  au  Ridotto,  et  je  jouais  un  jeu  d'enfer.  Je  voyais 
la  meilleure  société  du  monde,  des  fils  de  famille  ruinés, 
des  femmes  de  théâtre,  des  escrocs,  des  parasites  et  des 
spadassins.  Cependant,  malgré  la  dissipation  de  cette  vie, 
je  restai  fidèle  à  la  Clarimonde.  Je  l'aimais  éperdument. 
Elle  eût  réveillé  la  satiété  même  et  fixé  l'inconstance. 
Avoir  Clarimonde,  c'était  avoir  vingt  maîtresses,  c'était 
avoir  toutes  les  femmes,  tant  elle  était  mobile,  changeante 
et  dissemblable  d'elle-même;  un  vrai  caméléon  !  Elle  vous 
faisait  commettre  avec  elle  l'infidélité  que  vous  eussiez 
commise  avec  d'autres,  en  prenant  complètement  le  ca- 
ractère, l'allure  et  le  genre  de  beauté  de  la  femme  qui 
paraissait  vous  plaire.  Elle  me  rendait  mon  amour  au 
centuple,  et  c'est  en  vain  que  les  jeunes  patriciens  et 
même  les  vieux  du  conseil  des  Dix  lui  firent  les  plus 
magnifiques  propositions.  Un  Foscari  alla  même  jusqu'à 
lui  proposer  de  l'épouser  j  elle  refusa  tout.  Elle  avait 
assez  d'or;  elle  ne  voulait  plus  que  de  l'amoui',  un  amour 
jeune,  pur,  éveillé  par  elle,  et  qui  devait  être  le  premier 
et  le  dernier.  J'aurais  été  parfaitement  heureux  sans  un 
'maudit  cauchemar  qui  revenait  toutes  les  nuits,  et  où  je 

25 


290  NOUVET.T.ES. 

me  croyais  un.  curé  de  village  se  macérant  et  faisant  pé- 
nit-^nce  de  mes  excès  du  jour.  Rassuré  par  l'habitude 
d'être  avec  elle,  je  ne  songeais  presque  plus  à  la  façon 
étrange  dont  j'avais  fait  connaissance  avec  Clarinionde. 
Cependant,  ce  qu'en  avait  dit  l'abbé  Sérapion  me  reve- 
nait quelquefois  en  mémoire  et  ne  laissait  pas  que  de  pie 
donner  de  l'inquiétude. 

Depuis  quelque  temps  la  santé  de  Clarimonde  n'était 
pas  aussi  bonne;  son  teint  s'amortissait  de  jour  en  jour. 
Les  médecins  qu'on  fit  venir  n'entendaient  rien  à  sa  ma- 
ladie, et  ils  ne  savaient  qu'y  faire.  Ils  prescrivirent  quel- 
ques remèdes  insignifiants  et  ne  revinrent  plus.  Cepen- 
dant elle  pâlissait  à  vue  d'œil  et  devenait  de  plus  en  plus 
froide.  Elle  était  presque  aussi  blanche  et  aussi  morte  que 
la  fameuse  nuit  dans  le  château  inconnu.  Je  me  désolais 
de  la  voir  ainsi  lentement  dépérir.  Elle,  touchée  de  ma 
douleur,  me  souriait  doucement  et  tristement  avec  le 
squi'ire  fatal  des  gens  qui  savent  qu'ils  vont  mourir. 

Un  matin,  j'étais  assis  auprès  de  son  lit,  et  je  déjeu- 
nais sur  une  petite  table  pour  ne  la  pas  quitter  d'une 
rninute.  En  coupant  un  fruit,  je  me  fis  par  hasard  au 
doigt  une  entaille  assez  profonde.  Le  sang  partit  aussitôt 
en  filets  pourpres,,  et  quelques  gouttes  rejaillirent  sur 
Clarimonde.  Ses  yeux  s'éclairèrent,  sa  physionomie  prit 
une  expression  de  joie  féroce  et  sauvage  que  je  ne  lui  avais 
jamais  vue.  Elle  sauta  à  bas  du  lit  avec  une  agilité  ani- 
male, une  agilité  de  singe  pu  de  chat,  et  se  précipita  sur 
ma  blessure  qu'elle  se  mit  à  sucer  avec  un  air  d'indicible 
volupté.  Elle  avalait  le  sanç;  par  petites  gorgées,  lente- 
ment et  précieusement,  co\nn[ie  un  gourmet  qui  savoure 
un  vin  de  Xér's  ou  de  Syracuse  ;  elle  clignait  les  yeux  à 
demi,  e^  la  pupille  de  ses  prunelles  vertes  était  devenue 
oblongue  au  lieu  de  ronde.  De  temps  à  autre  elle  s'inter- 
rompait pour  me  baiser  la  main,  puis  elle  reconunençait 
à  presser  de  ses  lèvres  les  lèvres  de  la  plaie  pour  en  faire 
sortir  encore  quelques  gouttes  rouges.  Quand  elle  vit  que 


LA    MOUlE    ÂMOrUEUSE.  231 

le  sang  ne  venait  plus,  elle  se  releva  Toeil  humide  et  bril- 
lant, plus  rose  qu'une  aiirore  de  intiai,  la  figure  pleine, 
la  main  tiède  et  moite,  enfin  plus  belle  que  jamais  et  dans 
un  état  parfait  de  santé. 

«  Je  ne  mourrai  pas!  je  ne  mourrai  pas!  dit- elle  à 
moitié  folle  de  joie  et  en  se  pendant  à  mon  cou  ;  je  pour- 
rai t'aimer  encore  longtemps.  Ma  vie  est  dans  la  tienne, 
et  tout  ce  qui  est  moi  viciit  de  toi.  Quelques  gouttes  de 
ton  riche  et  noble  sang,  plus  précieux  et  plus  efficace  que 
tous  les  élixirs  du  monde,  ni'oiit  rendu  l'existence.  » 

Cette  scène  me  préoccupa  longtemps  et  m'inspira  d*ë- 
tranges  doutes  à  l'endroit  de  Clarimonde,  et  le  soir  même, 
lorsque  le  sommeil  m'eut  ramené  à  mon  presbytère,  je 
vis  l'abbé  Sérapion  plus  grave  et  plus  soucieux  que  jamais. 
Il  me  regarda  attentivement  et  me  dit  :  «  Non  content  de 
perdre  votre  âme,  vous  vouiez  aussi  perdre  votre  corps. 
Infortuné  jeune  hohime,  dans  quel  piège  êtes-vous 
tombé  !  »  Le  ton  dont  il  me  dit  ce  peu  de  mots  me  frappa 
vi\cment;  mais,  malgré  sa  vivacité,  cette  impression  fut 
bientôt  dissipée,  et  mille  autres  soins  l'effacèrent  de  mon 
esprit.  Cependant,  un  soir,  je  vis  dans  ma  glace,  dont 
elle  n'avait  pas  calculé  la  perfide  position,  Clarimonde  qui 
versait  une  poudre  dans  la  coupe  de  vin  épicé  qu'elle 
avait  coutume  de  préparer  après  le  repas.  Je  pris  la  coupe, 
je  feignis  d'y  porter  riies  lèvres,  et  je  la  posai  sur  quelque 
meuble  comme  pour  Tachever  plus  tard  à  mon  loisir,  et, 
profitant  d'un  instant  où  la  belle  avait  le  dos  tourné,  j'en 
jetai  le  contenu  sous  la  table  ;  après  quoi  je  me  retirai  dans 
ma  chambre  et  je  me  couchai,  bien  déterminé  à  ne  pas 
dormir  et  à  voir  ce  que  tout  cela  deviendrait.  Je  n'atten- 
dis pas  longtemps  ;  Clarimonde  entra  en  robe  de  nuit, 
et,  s'étant  débarrassée  de  ses  voiles,  s'allongea  dans  le  lit 
auprès  de  moi.  Quand  elle  se  fut  bien  assurée  que  je  dor- 
mais, elle  découvrit  nion  bras  et  tira  une  épingle  d'or  de 
sa  tète  ;  puis  elle  se  nnt  à  murmurer  à  voix  basse  : 

«  Une  goutte,  rien  qu'une  petite  goutte  rouge,  un  ruDis 


292  NOUVELLES. 

au  bout  de  mon  aiguille!...  Puisque  tu  m'aimes  encore,  il 
ne  faut  pas  que  je  meure...  Ah!  pauvre  amour!  son  beau 
sang  d'une  couleur  pourpre  si  éclatante,  je  vais  le  boire. 
Dors,  mon  seul  bien;  dors,  mon  dieu,  mon  enfant;  je  ne 
te  ferai  pas  de  mal,  je  ne  prendrai  de  ta  vie  que  ce  qu'il 
faudra  pour  ne  pas  laisser  éteindre  la  mienne.  Si  je  ne 
t'aimais  pas  tant,  je  pourrais  me  résoudre  à  avoir  d'autres 
amants  dont  je  tarirais  les  veines;  mais  depuis  que  je  te 
connais,  j'ai  tout  le  monde  en  horreur. . .  Ah  !  le  beau  bras  ! 
comme  il  est  rond  !  comme  il  est  blanc  !  je  n'oserai  ja- 
mais piquer  cette  jolie  veine  bleue.  »  Et,  tout  en  disant 
cela,  elle  pleurait,  et  je  sentais  pleuvoir  ses  larmes  sur 
mon  bras  qu'elle  tenait  entre  ses  mains.  Enfin  elle  se  dé- 
cida, me  fit  une  petite  piqûre  avec  son  aiguille  et  se  mit 
à  pomper  le  sang  qui  en  coulait.  Quoiqu'elle  en  eût  bu  à 
peine  quelques  gouttes,  la  crainte  de  m'épuiser  la  pre- 
nant, elle  m'entoura  avec  soin  le  bras  d'une  petite  bande- 
lette après  avoir  frotté  la  plaie  d'un  onguent  qui  la  cica- 
trisa sur-le-champ. 

Je  ne  pouvais  plus  avoir  de  doutes,  l'abbé  Sérapion 
avait  raison.  Cependant,  malgré  cette  certitude,  je  ne 
pouvais  m'empêcher  d'aimer  Clarimonde,  et  je  lui  aurais 
volontiers  donné  tout  le  sang  dont  elle  avait  besoin  pour 
soutenir  son  existence  factice.  D'ailleurs,  je  n'avais  pas 
grand'peur  ;  la  femme  me  répondait  du  vampire,  et  ce 
que  j'avais  entendu  et  vu  me  rassurait  complètement;  j'a- 
vais alors  des  veines  plantureuses  qui  ne  se  seraient  pas 
de  sitôt  épuisées,  et  je  ne  marchandais  pas  ma  vie  goutte 
à  goutte.  Je  me  serais  ouvert  le  bras  moi-même  et  je  lui 
aurais  dit  :  «  Bois  !  et  que  mon  amour  s'infiltre  dans  ton 
corps  avec  mon  sang  !  »  J'évitais  de  faire  la  moindre  allu- 
sion au  narcotique  qu'elle  m'avait  versé  et  à  la  scène  de 
l'aiguille,  et  nous  vivions  dans  le  plus  parfait  accord. 
Pourtant  mes  scrupules  de  prêtre  me  tourmonlaiont  plui> 
que  jamais,  et  je  ne  savais  quelle  macération  nouvelle  in- 
venter pour  mater  et  mortifier  ma  chair.  Quoique  toutes 


LA   MORTE    AMOUREUSE.  293 

ces  visions  fussent  involontaires  et  que  je  n'y  participasse 
en  rien,  je  n'osais  pas  toucher  le  Christ  avec  des  mains 
aussi  impures  et  un  esprit  souillé  par  de  pareilles  débau- 
ches réelles  ou  rêvées.  Pour  éviter  de  tomber  dans  ces  fati- 
gantes hallucinations,  j'essayais  de  m'empêcher  de  dor- 
mir, je  tenais  mes  paupières  ouvertes  avec  les  doigts  et 
je  restais  debout  au  long  des  murs,  luttant  contre  le  som- 
meil de  toutes  mes  forces  ;  mais  le  sable  de  l'assoupisse- 
ment me  roulait  bientôt  dans  les  yeux,  et,  voyant  que 
toute  lutte  était  inutile,  je  laissais  tomber  les  bras  de  dé- 
couragement et  de  lassitude,  et  le  courant  me  rentraînait 
vers  les  rives  perfides.  Sérapion  me  faisait  les  plus  véhé- 
mentes exhortations,  et  me  reprochait  durement  ma  mol- 
lesse et  mon  peu  de  ferveur.  Un  jour  que  j'avais  été  plus 
agité  qu'à  l'ordinaire,  il  me  dit  :  «  Pour  vous  débarrasser 
de  cette  obsession,  il  n'y  a  qu'un  moyen,  et,  quoiqu'il 
soit  extrême,  il  le  faut  employer  :  aux  grands  maux  les 
grands  remèdes.  Je  sais  où  Clarimonde  a  été  enterrée  ;  il 
faut  que  nous  la  déterrions  et  que  vous  voyiez  dans  quel 
état  pitoyable  est  l'objet  de  votre  amour  ;  vous  ne  serez 
plus  tenté  de  perdre  votre  âme  pour  un  cadavre  immonde 
dévoré  des  vers  et  près  de  tomber  en  poudre  ;  cela  vous 
fera  assurément  rentrer  en  vous-même.  »  Pour  moi, 
j'étais  si  fatigué  de  cette  double  vie,  que  j'acceptai  ;  vou- 
lant savoir,  une  fois  pour  toutes,  qui  du  prêtre  ou  du 
gentilhomme  était  dupe  d'une  illusion,  j'étais  décidé  à 
tuer  au  profit  de  l'un  ou  de  l'autre  un  des  deux  hommes 
qui  étaient  en  moi  ou  à  les  tuer  tous  deux,  car  une 
pareille  vie  ne  pouvait  durer.  L'abbé  Sérapion  se  mu- 
nit d'une  pioche,  d'un  levier  et  d'une  lanterne,  et  à 
minuit  nous  nous  dirigeâmes  vers  le  cimetière  de  ***, 
dont  il  connaissait  parfaitement  le  gisement  et  la  disposi- 
tion. Après  avoir  porté  la  lumière  de  la  lanterne  sourde 
sur  les  inscriptions  de  plusieurs  tombeaux,  nous  arrivâ- 
mes enfin  à  une  pierre  à  moitié  cachée  par  les  grandes 
herbes  et  dévorée  de  mousses  et  de  plantes  parasites, 

25. 


â^4  NOUVELLES. 

OÙ  nous  déchiffrâmes  ce  commencement  d'inscription 

Ici  gît  Clavimonde 
Qui  fut  de  son  vivant 
l.a  plus  belle  du  niouck;. 


«  C'est  bien  ici,  »  dit  Sérapion,  et,  posant  à  terre  sa 
lanterne,  il  glissa  la  pince  dans  l'iiiterstice  de  la  pierre  et 
commença  à  la  soulever.  La  pierre  céda,  et  il  se  mit  à 
l'ouvrage  avec  la  pioche.  Moi,  je  le  regardais  faire,  plus 
noir  et  plus  silencieux  que  la  nuit  elle-même;  quant  à  lui, 
courbé  sur  son  œuvre  funèbre,  il  ruisselait  de  sueur,  il 
haletait,  et  son  souffle  pressé  avait  l'air  d'un  râle  d'ago- 
nisant. C'était  un  spectacle  étrange,  et  qui  nous  eût  vus 
du  dehors  nous  eût  plutôt  pris  pour  des  profanateurs  et 
des  voleurs  de  linceuls,  que  pour  des  prêtres  de  Dieu.  Le 
zèle  de  Sérapion  avait  quelque  chose  de  dur  et  de  sauvage 
qui  le  faisait  ressembler  à  un  démon  plutôt  qu'à  un  apôtre 
ou  à  un  ange,  et  sa  figure  aux  grands  traits  austères  et 
profondément  découpés  par  le  reflet  de  la  lanterne  n'avait 
rien  de  très-rassurant.  Je  me  sentaisperlersur  les  membres 
une  sueur  glaciale,  et  mes  cheveux  se  redressaient  doulou- 
reusement sur  ma  tête;  je  regardais  au  fond  de  moi- 
même  l'action  du  sévère  Sérapion  comme  un  abominable 
sacrilège,  et  j'aurais  voulu  que  du  flanc  des  sombres 
nuages  qui  roulaient  pesamment  au-dessus  de  nous  sortit 
un  triangle  de  feu  qui  le  réduisît  en  poudre.  Les  hiboux 
perchés  sur  les  cyprès,  inquiétés  par  l'éclat  de  la  lanlcriic, 
en  venaient  fouetter  lourdement  la  vitre  avec  leurs  ailes 
poussiéreuses,  en  jetant  des  gémissements  plaintifs  ;  les 
renards  glapissaient  dans  le  lointain,  ei  mille  bruits 
sinistres  se  dégageaient  du  silence.  Enfin  la  pioche  de 
Sérapion  heurta  le  cercueil  dont  les  planches  retentirent 
avec  un  bruit  sourd  et  sonore,  avec  ce  terrible  bruit  que 
rend  le  néant  quand  on  y  touche;  il  en  renversa  le  cou- 
vercle, et  j'aperçus  Clarimonde  pâle  conjnic  un  marbre , 


LA    MORTE    AMOUKEDSE.  295 

les  mains  jointes;  son  blanc  suaire  ne  faisait  qu'un  seul 
pli  de  sa  tète  à  ses  pieds.  Une  petite  goutte  rouge  brillait 
comme  une  roseau  coin  de  sa  bouche  décolorée.  Sérapion^ 
à  cette  vue,  entra  en  fureur  :  «  Ah!  te  voilà,  démon,  cour- 
tisane impudique,  buveuse  de  sang  et  d'or  !  »  et  il  aspergea 
d'eau  bénite  le  corps  et  le  cercueil  sur  lequel  il  traça  la 
forme  d'une  croix  avec  son  goupillon.  La  pauvre  Clari- 
monde  n'eut  pas  été  plutôt  touchée  par  la  sainte  rosée 
que  son  beau  corps  tomba  en  poussière  ;  ce  ne  fut  plus 
qu'un  mélange  affreusement  informe  de  cendres  et  d'os  à 
demi  calcinés,  «  Voilà  votre  maîtresse,  seigneur  Romuald^ 
dit  l'inexorable  prêtre  en  me  montrant  ces  tristesdépoui  lies, 
serez-vous  encore  tenté  d'aller  vous  promener  au  Lido  et 
à  Fusine  avec  votre  beauté  ?  »  Je  baissai  la  tête  ;  une 
grande  ruine  venait  de  se  faire  au  dedans  de  moi.  Je  re- 
tournai à  mon  presbytère,  et  le  seigneur  Romuald,  amant 
de  Clarimonde,  se  sépara  du  pauvre  prêtre,  à  qui  il  avait 
tenu  pendant  si  longtemps  une  si  étrange  compagnie. 
Seulement,  la  nuit  suivante,  je  vis  Clarimonde  ;  elle  me 
dit,  comme  la  première  fois  sous  le  portail  de  l'église  : 
«  Malheureux  !  malheureux  !  qu'as-tu  fait  ?  Pourquoi  as- 
tu  écouté  ce  prêtre  imbécile  ?  n'étais-tu  pas  heureux  ?  et 
que  t'avais-je  fait,  pour  violer  ma  pauvre  tombe  et  mettre 
à  nu  les  misères  de  mon  néant  ?  Toute  communication 
entre  nos  âmes  et  nos  corps  est  rompue  désormais.  Adieu, 
tu  me  regretteras.  »  Elle  se  dissipa  dans  l'air  comme  une 
fumée,  et  je  ne  la  revis  plus. 

Hélas  !  elle  a  dit  vrai  :  je  l'ai  regrettée  plus  d'une  fois  et 
je  la  regrette  encore.  La  paix  de  mon  âme  a  été  bien  chère- 
ment achetée  ;  l'amour  de  Dieu  n'était  pas  de  trop  pour 
remplacer  le  sien.  Voilà,  frère,  l'histoire  de  ma  jeunesse. 
Ne  regardez  jamais  une  femme,  et  marchez  toujours  les 
yeux  fixés  en  terre,  car,  si  chaste  et  si  calme  que  vous  soyez, 
il  suffit  d'une  minute  pour  vous  faire  perdre  l'éternité. 

FIN  DE   LA    MORTE    AMOUREUSE. 


LA  CHAINE  D'OR 

ou  L'AMANT  PARTAGÉ 


Plangon  la  Milésienne  fut  en  son  temps  une  des  femmes 
les  plus  à  la  mode  d'Athènes.  Il  n'était  bruit  que  d'elle 
dans  la  ville;  pontifes,  archontes,  généraux,  satrapes, 
petits-maîtres,  jeunes  patriciens,  fils  de  famille,  tout  le 
monde  en  raffolait.  Sa  beauté,  semblable  à  celle  d'Hélène 
aimée  de  Paris,  excitait  l'admiration  et  les  désirs  des 
vieillards  moroses  et  regretteurs  du  temps  passé.  En  effet, 
rien  n'était  plus  beau  que  Plangon,  et  je  ne  sais  pourquoi 
Vénus,  qui  fut  jalouse  de  Psyché,  ne  l'a  pas  été  de  notre 
Milésienne.  Peut-être  les  nombreuses  couronnes  de  roses 
et  de  tilleul,  les  sacrifices  de  colombes  et  de  moineaux, 
les  libations  de  vin  de  Crète  offerts  par  Plangon  à  la  co- 
quette déesse,  ont-ils  détourné  son  courroux  et  suspendu 
sa  vengeance  ;  toujours  est-il  que  personne  n'eut  de  plus 
heureuses  amours  que  Plangon  la  Milésienne,  surnommée 
Pasiphile. 

Le  ciseau  de  Cléomène  ou  le  pinceau  d'Apelles,  fils 
d'Euphranor,  pourraient  seuls  donner  une  idée  de  l'exquise 
perfection  des  formes  de  Plangon.  Qui  dira  la  belle  ligne 
ovale  de  son  visage,  son  front  bas  et  poli  comme  l'ivoire, 
son  nez  droit,  sa  bouche  ronde  et  petite,  son  menton 
bombé,  ses  joues  aux  pommettes  aplaties,  ses  yeux  aux 
coins  allongés  qui  brillaient  comme  deux  astres  jumeaux 


:298  NOWVEFXES. 

entre  deux  étroites  paupières,  sous  un  sourcil  délicate- 
ment effilé  à  ses  pointes?  A  quoi  comparer  les  ondes 
crespelées  de  ses  cheveux,  si  ce  n'est  à  Tor,  roi  des  mé- 
taux, et  au  soleil,  à  l'heure  où  le  poitrail  de  ses  coursiers 
plonge  déjà  dans  l'humide  litière  de  l'Océan?  Quelle  mor- 
telle eut  jamais  des  pieds  aussi  parfaits  ?  Thétis  elle- 
même,  à  qui  le  vieux  Mélésigène  a  donné  l'épithète  des 
pieds  d'argent,  ne  pourrait  soutenir  la  comparaison  pour 
la  petitesse  et  la  blancheur.  Ses  bras  étaient  ronds  et  purs 
comme  ceux  d'Hébé,  la  déesse  aux  bras  de  neige;  la 
coupe  dans  laquelle  llébé  sert  l'ambroisie  aux  dieux  avait 
servi  de  moule  pour  sa  gorge,  et  les  mains  si  vantées  de 
l'Aurore  ressemblaient,  à  côté  des  siennes,  aux  mains  de 
quelque  esclave  employée  à  des  travaux  pénibles. 

Après  cette  description,  vous  ne  serez  pas  surpris  que 
le  seuil  de  Plangon  fût  plu.*  adoré  qu'un  autel  de  la  grande 
déesse;  toutes  les  nuits  des  amants  plaintifs  venaient 
huiler  les  jambages  de  la  porte  et  les  degrés  de  marbre 
avec  les  essences  et  !es  parfums  les  plus  précieux  ;  ce  n'é- 
taient que  guirlandes  et  couronnes  tressées  de  bandelet- 
tes, rouleaux  de  papyrus  et  tablettes  de  cire  avec  des 
distiques,  de?  élégies  et  des  épigrammes.  Il  fallait  tous  les 
matins  débJîtyer  la  porte  pour  l'ouvrir,  conmie  l'on  fait 
aux  régions  de  la  Scythie,  quand  la  neige  tombée  la  nuit 
a  obstrué  le  seuil  des  maisons. 

Plangon,  dans  toute  cette  foule,  prenait  les  plus  riches 
et  les  plus  beaux,  les  plus  beaux  de  préférence.  Un 
archonte  durait  huit  jours,  un  grand  pontife  quinze  jours; 
il  fallait  être  roi,  satrape  ou  tyran  pour  aller  jusqu'au 
bout  du  mois.  Leur  fortune  bue,  elle  les  faisait  jeter  de- 
hors par  les  épaules,  aussi  dénués  et  mal  en  point  (jue  des 
philosophes  cyniques  ;  car  Plangun,  nous  avons  oubiii';  de 
le  dire,  n'était  ni  une  noble  et  chaste  matrone,  ni  une 
jeune  vierge  dansant  la  bibase  aux  fêtes  de  Diane,  mais 
tout  simplement  une  esclave  affranchie  exerçant  le  métier 
d'hétaoe. 


CHAINE  DOT?.  299 

Depuis  quelque  temps  Plangon  paraissait  moins  dans 
les  théories,  les  fêtes  publiques  et  les  promenades.  Elle 
ne  se  livrait  pas  à  la  ruine  des  satrapes  avec  le  même 
acharnement,  et  les  dariques  de  Pharnabaze,  d'Artaban 
et  de  Tissaphernes  s'étonnaient  de  rester  dans  les  cotîres 
de  leurs  maîtres.  Plangon  ne  sortait  plus  que  pour  aller 
au  bain,  en  litière  fermée,  soigneusement  voilée,  comme 
une  honnête  femme  ;  Plangon  n'allait  plus  souper  chez 
les  jeunes  débauchés  et  chanter  des  hymnes  à  Bacchus,  le 
père  de  Joie,  en  s'accompagnant  sur  la  lyre.  Elle  avait 
récemment  refusé  une  invitation  d'Alcibiade.  L'alarme 
se  répandait  parmi  les  merveilleux  d'Athènes.  Quoi  !  Plan- 
gon, la  belle  Plangon,  notre  amour,  notre  idole,  la  reine 
des  orgies  ;  Plangon  qui  danse  si  bien  au  son  des  crotales, 
et  qui  tord  ses  flancs  lascifs  avec  tant  de  grâce  et  de  vo- 
lupté sous  le  feu  des  lampes  de  fête  ;  Plangon,  au  sourire 
çtincelant,  à,  la  repartie  brusque  et  mordante  ;  l'œil,  la 
fleur,  la  perle  des  bonnes  filles  ;  Plangon  de  Milet,  Plan- 
gon se  range,  n'a  plus  que  trois  amants  à  la  fois,  reste 
chez  elle  et  devient  vertueuse  comme  i;ne,  femme  laide  ! 
Par  Hercule!  c'est  étrange,  et  voilà  qui  déroute  toutes  les 
conjectures  !  Qui  donnera  le  ton  ?  qui  décidera  de  la 
mode?  Dieux  immortels!  qui  pourra  jamais  remplacer 
Plangon  la  jeune,  Plangon  la  folle,  Plangon  la  charmante? 

Les  beaux  seigneurs  d'Athènes  se  disaient  cela  en  se 
promenant  le  long  des  Propylées,  ou  accoudés  noncha- 
lamment sur  la  balustrade  de  marbre  de  l'Acropole. 

«  Ce  qui  vous  étonne,  mes  beaux  seigneurs  athéniens, 
mes  précieux  satrapes  à  la  barbe  frisée,  est  une  chose 
toute  simple  ;  c'est  que  vous  ennuyez  Plangon  qui,  vous 
amuse;  elle  est  lasse  de  vous  donner  de  l'amour  et  de  la 
joie  pour  de  l'or;  elle  perd  trop  au  m.arché;  Plangon  ne 
veut  plus  de  vous.  Quaijd  vous  lui  apporteriez  les  dariques 
et  les  talents  à  pleins  boisseaux,  sa  porte  serait  sourde  à 
vos  supplications.  Alcibiade,  Axiochus,  Callimaque,  les 
plus  élégants,  les  plus  renommés  de  la  v'û\(^  n'y  feraient 


300  NOUVELLES. 

que  blanchir.  Si  vous  voulez  des  courtisanes,  allez  chez 
Archenassa,  chez  Flore  ou  chez  Lamie.  Plangon  n'est  plus 
une  courtisane  ;  elle  est  amoureuse. 

—  Amoureuse  !  Mais  de  qui  ?  Nous  le  saurions  ;  nous 
sommes  toujours  informés  huit  jours  d'avance  de  l'état  du 
cœur  de  ces  dames.  N'avons-nous  pas  la  tête  sur  tous  les 
oreillers,  les  coudes  sur  toutes  les  tables? 

—  Mes  chers  seigneurs,  ce  n'est  aucun  de  vous  qu'elle 
aime,  soyez-en  surs;  elle  vous  connaît  trop  pour  cela.  Ce 
n'est  pas  vous,  Cléon  le  dissipateur  ;  elle  sait  bien  que 
vous  n'avez  de  goût  que  pour  les  chiens  de  Laconie,  les 
parasites,  les  joueurs  de  flûte,  les  eunuques,  les  nains  et 
les  perroquets  des  Indes;  ni  vous,  Hipparque,  qui  ne 
savez  parler  d'autre  chose  que  de  votre  quadrige  de  che- 
vaux blancs  et  des  prix  remportés  par  vos  cochers  aux 
jeux  Olympiques  ;  Plangon  se  plaît  fort  peu  à  tous  ces 
détails  d'écurie  qui  vous  charment  si  fort.  Ce  n'est  pas 
vous  non  plus,  Thrasylle  l'efleminé  ;  la  peinture  dont 
vous  vous  teignez  les  sourcils,  le  fard  qui  vous  plâtre  les 
joues,  l'huile  et  les  essences  dont  vous  vous  inondez  im- 
pitoyablement, tous  ces  onguents,  toutes  ces  pommades 
qui  font  douter  si  votre  figure  est  un  ulcère  ou  une  face 
humaine,  ravissent  médiocrement  Plangon  :  elle  n'est 
guère  sensible  à  tous  vos  rafllnements  d'élégance,  et  c'est 
en  vain  que  pour  lui  plaire  vous  semez  votre  barbe  blonde 
de  poudre  d'or  et  de  paillettes,  que  vous  laissez  démesu- 
rément pousser  vos  ongles,  et  que  vous  faites  traîner  jus- 
qu'à terre  les  manches  de  votre  robe  à  la  persique.  Ce 
n'est  pas  Timandre,  le  patrice  à  tournure  de  portefaix,  ni 
Glaucion  l'imbécile,  qui  ont  ravi  le  cœur  de  Plangon.  » 

Aimables  représentants  de  l'élégance  et  de  l'atticisme 
d'Atliènes,  jeunes  victorieux,  charmants  (riompliatcurs,  je 
vous  le  jure,  jamais  vous  n'avez  été  aimés  d(3  Plangon,  et 
je  vous  certifie  en  outre  que  son  amant  n'est  pas  un 
athlète,  un  nain  bossu,  un  philosophe  ou  un  nègre,  comme 
veut  l'insinuer  Axiochus. 


LA    CltAI>'E   d'or.  301 

Je  comprends  qu'il  est  douloureux  de  voir  la  plus  belle 
ïîlle  d'Athènes  vivre  dans  la  retraite  comme  une  vierge 
qui  se  prépare  à  l'initiation  des  mystères  d'Eleusis,  et  qu'il 
est  ennuyeux  pour  vous  de  ne  plus  aller  dans  cette  mai- 
son, où  vous  passiez  le  temps  d'une  manière  si  agréable 
en  jouant  aux  dés,  aux  osselets,  en  pariant  l'un  contre 
l'autre  vos  singes,  vos  maîtresses  et  vos  maisons  de  cam- 
pagne, vos  grammairiens  et  vos  poètes.  Il  était  charmant 
de  voir  danser  les  sveltes  Africaines  avec  leurs  grêles  cym- 
bales, d'entendre  un  jeune  esclave  jouant  de  la  flûte  à 
deux  tuyaux  sur  le  mode  ionien,  couronnés  de  lierre, 
renversés  mollement  sur  des  lits  à  pieds  d'ivoire,  tout  en 
buvant  à  petits  coups  du  vin  de  Chypre  rafraîchi  dans  la 
neige  de  l'Hymette. 

Il  plaît  à  Plangon  la  Milésienne  de  n'être  plus  une 
femme  à  la  mode,  elle  a  résolu  de  vivre  un  peu  pour  son 
compte  ;  elle  veut  être  gaie  ou  triste,  debout  ou  couchée 
selon  sa  fantaisie.  Elle  ne  vous  a  que  trop  donné  de  sa 
vie.  Si  elle  pouvait  vous  reprendre  les  sourires,  les  bons 
mots,  les  œillades,  les  baisers  qu'elle  vous  a  prodigués, 
rinsouciante  hétaïre,  elle  le  ferait;  l'éclat  de  ses  yeux, 
la  blancheur  de  ses  épaules,  la  rondeur  de  ses  bras,  ce 
sujet  ordinaire  de  vos  conversations,  que  ne  donnerait-elle 
pas  pour  en  effacer  le  souvenir  de  votre  mémoire  !. 
comme  ardemment  elle  a  désiré  vous  être  inconnue! 
qu^elle  a  envié  le  sort  de  ces  pauvres  filles  obscures  qui 
fleurissent  timidement  à  l'ombre  de  leurs  mères  !  Plaignez- 
la,  c'est  son  premier  amour.  Dès  ce  jour-là  elle  a  compris 
la  virginité  et  la  pudeur. 

Elle  a  renvoyé  Pharnabaze,  le  grand  satrape,  quoiqu'elle 
ne  lui  eût  encore  dévoré  qu'une  province,  et  refusé  tout 
net  Cléarchus,  un  beau  jeune  homme  qui  venait  d'hériter. 

Toute  la  fashion  athénienne  est  révoltée  de  cette  vertu 
ignoble  et  monstrueuse.  Axiochus  demande  ce  que  vont 
devenir  les  fils  de  famille  et  comment  ils  s'y  prendront 
pour  se  ruiner  •  Alcibiade  veut  mettre  le  feu  à  la  maison 

26 


302  NOUVELLES. 

ei  enlever  Plangon  de  vive  force  au  dragon  égoïste  qui  la 
garde  pour  lui  seul;,  prétention  exorbitante  :  Cléon  appelle 
la  colère  de  Vénus  Pandémos  sur  son  infidèle  prétresse; 
Thrasylle  est  si  désespéré  qu'il  ne  se  fait  plus  friser  que 
deux  fois  par  jour. 

L"amant  de  Plangon  est  un  jeune  enfant  si  beau  qu'on 
le  prendrait  pour  Hyacinthe,  l'ami  d'Apollon  :  une  grûce 
divine  accompagne  tous  ses  mouvements^  comme  le  son 
d'une  lyre;  ses  cheveux  noirs  ot  bouclés  roulent  en  ondes 
luisantes  sur  ses  épaules  lustrées  et  blanches  comme  le 
marbre  de  Paros.  et  pendent  au  long  de  sa  charmante 
figure,  pareils  à  des  gU'iippes  de  raisins  mûrs  ;  une  robe 
du  plus  fin  lin  s'arrange  iiutour  de  sa  taille  en  plis  souples 
et  légers;  des  banrleîet tes  blanches,  tramées  de  fil  d'or, 
montent  en  se  croisant  autour  de  ses  janabes  rondes  et 
polies,  si  belles,  que  Diane,  la  svelte  chasseresse,  les  eût 
jalousées;  le  pouce  de  son  pied,  légèrement  écarté  des 
autres  doigts,  rappelle  les  pieds  d'ivoire  des  dieux,  qui 
n'ont  jamais  foulé  que  l'azur  du  ciel  ou  la  laine  ilocon- 
neuse  des  nuages. 

Il  est  accoudé  sur  le  dos  du  fauteuil  de  Plangon.  Plan- 
gon est  à  sa  toilette  ;  des  esclaves  moresques  passent  dans 
sa  chevelure  des  peignes  de  buis  finement  denticulés, 
tandis  que  déjeunes  enfants  agenouillés  lui  polissent  les 
talons  avec  de  la  pierre  ponce,  et  brillantent  ses  ongles 
en  les  frottant  à  la  dent  de  loup;  une  draperie  de  laine 
blanche,  jetée  négligemment  sur  sou  beau  corps,  boit  les 
dernières  perles  que  la  naïade  du  bain  a  laissées  suspen- 
dues à  ses  bras.  Des  boîtes  d'or,  des  coupes  et  des  fioles 
d'argent  ciselées  par  Calliiuaque  et  Myron,  posées  sur  des 
tables  de  porphyre  africain,  contiennent  tous  les  usten- 
siles nécessaires  à  sa  toilette  :  les  odeurs,  les  essences,  les 
pommades,  les  fers  à  friser,  les  épingles,  les  poudres  à 
épiler  et  les  petits  ciseaux  d'or.  Au  milieu  de  la  salle,  un 
dauphin  de  bronze,  chevauché  par  un  cupidon,  souflle  à 
travers  ses  narines  barbelées  dçvix  jets,  l'un  d'eau  fçoi^. 


LA    CHAINE   D  OR.  303 

l'autre  d'eau  chaude,  dans  deux  bassins  d'albâtre  oriental, 
où  les  femmes  de  service  vont  alternativement  tremper 
leurs  blondes  éponges.  Par  les  fenêtres,  dont  un  léger 
zéphyr  fait  voltiger  les  rideaux  de  pourpre,  on  aperçoit 
un  ciel  d'un  bleu  lapis  et  les  cimes  des  grands  lauriers- 
roses  qui  sont  plantés  au  pied  de  la  muraille. 

Plangon,  malgré  les  observations  timides  de  ses  femmes, 
au  risque  de  renverser  de  fond  en  comble  l'édifice  déjà 
avancé  de  sa  coiffure,  se  détourne  de  temps  en  temps  et 
se  penche  en  arrière  pour  embrasser  l'enfant.  C'est  un 
groupe  d'une  grâce  adorable,  et  qui  appelle  le  ciseau  du 
sculpteur. 

Hélas  !  hélas  !  Plangon  la  belle,  votre  bonheur  ne  doit 
pas  durer  ;  vous  croyez  donc  que  vos  amies  Archenassa, 
Thaïs,  Flora  et  les  autres  souffriront  que  vous  soyez  heu- 
reuse en  dépit  d'elles?  Vous  vous  trompez,  Plangon;  cet 
enfant  que  vous  voudriez  dérober  à  tous  les  regards  et 
que  vous  tenez  prisonnier  dans  votre  amour,  on  fera  tous 
les  efforts  possibles  pour  vous  l'enlever.  Par  le  Styx  !  c'est 
insolent  à  vous,  Plangon,  d'avoir  voulu  être  heureuse  à 
votre  manière  et  de  donner  à  la  ville  le  scandale  d'une 
passion  vraie. 

Un  esclave  soulevant  une  portière  de  tapisserie  s'avance 
timidement  vers  Plangon  et  lui  chuchoté  à  l'oreille  que 
Lamie  et  Archenassa  viennent  lui  rendre  visite,  et  qu'il  ne 
les  précède  que  de  quelques  pas. 

«  Va-t'en,  ami,  dit  Plangon  à  l'enfant  ;  je  ne  veux  pas 
que  ces  femmes  te  voient  ;  je  ne  veux  pas  qu'on  me  vole 
rien  de  ta  beauté,  même  la  vue;  je  souffre  horriblement 
quand  une  femme  te  regarde.  » 

L'enfant  obéit  ;  mais  cependant  il  ne  se  retira  pas  si 
vite  que  Lamie,  qui  entrait  au  môme  moment  avec  Ar- 
chenassa, lançant  de  côté  son  coup  d'œil  venimeux,  n'eût 
le  temps  de  le  voir  et  de  le  reconnaître. 

«  Eh  !  bonjour,  ma  belle  colombe;  et  cette  chère  santé, 
comment  la  menons-nous?  Mais  vous  avez  l'air  parfaite- 


304  NOUVELLES. 

ment  bien  portante;  qui  donc  disait  que  vous  aviez,  fait 
une  maladie  qui  vous  avait  défigurée,  et  que  vous  n'osiez 
plus  sortir,  tant  vous  étiez  devenue  laide  ?  dit  Lamie  en 
embrassant  Plangon  avec  des  démonstrations  de  joie  exa- 
gérée. 

—  C'est  Thrasylle  qui  a  dit  cela,  fit  Archenassa,  et  je 
vous  engage  à  le  punir  en  le  rendant  encore  plus  amou- 
reux de  vous  qu'il  ne  Test,  et  en  ne  lui  accordant  jamais 
la  moindre  faveur.  3Iais  que  vais-jevous  dire?  vous  vivez 
dans  la  solitude  comme  un  sage  qui  cherche  le  système 
du  monde.  Vous  ne  vous  souciez  plus  des  choses  de  la 
terre. 

—  Qui  aurait  dit  que  Plangon  devînt  jamais  philo- 
sophe ? 

—  Oh  !  oh  !  cela  ne  nous  empêche  guère  de  sacrifier  à 
l'Amour  et  aux  Grâces.  Notre  philosophie  n'a  pas  de  barbe, 
n'est-ce  pas,  Plangon  ?  et  je  viens  de  l'apercevoir  qui  se 
dérobait  par  cette  porte  sous  la  forme  d'un  joli  garçon. 
C'était,  si  je  ne  me  trompe,  Ctésias  de  Colophon.  Tu  sais 
ce  que  je  veux  dire,  Lamie,  l'amant  de  Bacchide  de 
Samos.  » 

Plangon  changea  de  couleur,  s'appuya  sur  le  dos  de  sa 
chaise  d'ivoire,  et  s'évanouit. 

Les  deux  amies  se  retirèrent  en  riant,  satisfaites  d'avoii 
laissé  tomber  dans  le  bonheur  de  Plangon  un  caillou  qui 
en  troublait  pour  longtemps  la  claire  surface. 

Aux  cris  des  femmes  éplorées  et  qui  se  hâtaient  autour 
de  leur  maîtresse,  Ctésias  rentra  dans  la  chambre,  et  son 
étonnement  fut  grand  de  trouver  évanouie  une  femme 
qu'il  venait  de  laisser  souriante  et  joyeuse  ;  il  baigna  ses 
tempes  d'eau  froide,  lui  frappa  dans  la  paume  des  mains, 
lui  briîla  sous  le  nez  une  plume  de  faisan,  et  parvint  enfin 
à  lui  faire  ouvrir  les  yeux.  Mais,  aussitôt  qu'elle  l'aperçut, 
elle  s'écria  avec  un  geste  de  dégoût  : 

«  Va-t'en,  misérable,  va-t'en,  et  que  je  ne  te  revoie 
jamais  !  » 


lA  rnAiNE  n'oTî.  3 On 

Ctésias,  surpris  au  dernier  point  de  si  dures  paroles,  ne 
sachant  à  quoi  les  attribuer,  se  jeta  à  ses  pieds,  et,  tenant 
ses  genoux  embrassés,  lui  demanda  en  quoi  il  avait  pu  lui 
déplaire. 

Plangon,  dont  le  visage  de  pâle  était  devenu  pourpre, 
et  dont  les  lèvres  tremblaient  de  colère,  se  dégagea  de  l'é- 
treinte passionnée  de  son  amant,  et  lui  répéta  la  cruelle 
injonction. 

Voyant  que  Ctésias,  abîmé  dans  sa  douleur,  ne  chan- 
geait pas  de  posture  et  restait  atiaissé  sur  ses  genoux,  elle 
fit  approcher  deux  esclaves  scythes,  colosses  à  cheveux 
roux  et  à  prunelles  glauques,  et  avec  un  geste  impérieux  : 
«  Jetez-moi,  dit-elle,  cet  homme  à  la  porte.  » 

Les  deux  géants  soulevèrent  l'enfant  sur  leurs  bras  velus 
comme  si  c'eût  été  une  plume,  le  portèrent  par  des  cou- 
loirs obscurs  jusqu'à  l'enceinte  extérieure,  puis  ils  le  po- 
sèrent délicatement  sur  ses  pieds;  et  quand  Ctésias  se  re- 
tourna, il  se  trouva  nez  à  nez  avec  une  belle  porte  de 
cèdre  semée  de  clous  d'airain  fort  proprement  taillés  en 
pointe  de  diamant,  et  disposés  de  manière  à  former  des 
symétries  et  des  dessins. 

L'étonnement  de  Ctésias  avait  fait  place  à  la  rage  la  plus 
violente  ;  il  se  lança  contre  la  porte  comme  un  fou  ou 
comme  une  bête  fauve  ;  mais  il  aurait  fallu  un  bélier  pour 
l'enfoncer,  et  sa  blanche  et  délicate  épaule,  que  faisait 
rougir  un  baiser  de  femme  un  peu  trop  ardemment  appli- 
qué, fut  bien  vite  meurtrie  par  les  clous  à  six  facettes  et 
la  dureté  du  cèdre;  force"  lui  fut  de  renoncera  sa  tentative. 

La  conduite  de  Plangon  lui  paraissait  monstrueuse,  et 
l'avait  exaspéré  au  point  qu'il  poussait  des  rugissements 
comme  une  panthère  blessée,  et  s'arrachait  avec  ses  mains 
meurtries  de  grandes  poignées  de  cheveux.  Pleurez,  Cupi- 
don  et  Vénus  ! 

Enfin,  dans  le  dernier  paroxysme  de  la  rage,  il  ramassa 
des  cailloux  et  les  jeta  contre  la  maison  de  l'hétaire,  les 
dirigeant  surtout  vers  les  ouvertures  des  fenêtres,  en  pro- 

26. 


306  NOUVELLES. 

mettant  en  lui-même  cent  vaches  noires  aux  dieux  infer- 
naux, si  l'une  de  ces  pierres  rencontrait  la  tempe  de 
Piangon. 

Antéros  avait  traversé  d'outre  en  outre  son  cœur  avec  une 
de  SCS  flèches  de  plomb,  et  il  haïssait  plus  que  la  mort 
celle  qu'il  avait  tant  aimée  :  effet  ordinaire  de  l'injustice 
dans  les  cœurs  généreux. 

Cependant,  voyant  que  la  maison  restait  impassible  et 
muette,  et  que  les  passants,  étonnés  de  ces  extravagances, 
conmiençaient  à  s'attrouper  autour  de  lui,  à  lui  tirer  la 
langue  et  à  lui  faire  les  oreilles  de  lièvre,  il  séloigna  à  pas 
lents  et  se  fut  loger  dans  une  petite  chambrette,  à  peu  de 
distance  du  palais  de  Plangon. 

Il  se  jeta  sur  un  mauvais  grabat  composé  d'un  matelas 
fort  mince  et  d'une  méchante  couverture,  et  se  mit  à  pleu- 
rer amèrement. 

Mille  résolutions  plus  déraisonnables  les  unes  que  les 
autres  lui  passèrent  par  la  cervelle  ;  il  voulait  attendre 
Plangon  au  passage  et  la  frapper  de  son  poignard;  un 
instant  il  eut  l'idée  de  retourner  à  Colophon,  d'armer  ses 
esclaves  et  de  l'enlever  de  vive  force  après  avoir  mis  le 
feu  à  son  palais. 

Après  une  miit  d'agitations  passée  sans  que  IMorphée, 
ce  pâle  frère  de  la  Mort,  fût  venu  toucher  ses  paupières 
du  bout  de  son  caducée ,  il  reconnut  ceci,  à  savoir  qu'il 
était  plus  amoureux  que  jamais  de  Plangon,  et  qu'il  lui 
était  impossible  de  vivre  sans  elle.  Il  avait  beau  s'interro- 
ger en  tous  sens,  avec  les  délicatesses  et  les  scrupules  de 
la  conscience  la  plus  timorée,  il  ne  se  trouvait  pas  eu  faute 
et  ne  savait  quoi  se  reprocher  qui  excusât  la  conduite  de 
Plangon. 

Depuis  le  jour  où  il  l'avait  connue,  il  était  resté  atta- 

'  ché  à  ses  pas  comme  une  ombre,  n'avait  été  ni  au  bain, 

ni  au  gymnase,  ni  à  la  chasse,  ni  aux  orgies  nocturnes 

avec  les  jeunes  gens  de  son  âge  ;  ses  yeux  ne  s  étaient  pas 

arrêtés  sur  une  femme,  il  n'avait  vécu  que  pour  son  amour. 


LA  cnAl^E  D  on.  307 

Jamais  vierge  pure  et  sans  tache  n'avait  été  adorée  comme 
Plangon  l'iiétaire.  A  quoi  donc  attribuer  ce  revirement 
subit,  ce  changement  si  complet,  opéré  en  si  peu  de 
temps?  Venait-il  de  quelque  perfidie  d'Archenassa  et  de 
Lumie,  ou  du  simple  caprice  de  Plangon?  Que  pouvaient 
donc  lui  avoir  dit  ces  femmes  pour  que  l'amour  le  plus 
tendre  se  tournât  en  haine  et  en  dégoût  sans  cause  appa- 
rente ?  L'enfant  se  perdait  dans  un  dédale  de  conjectures, 
et  n'aboutissait  à  rien  de  satisfaisant.  Mais  dans  tout  ce 
chaos  de  pensées,  au  bout  de  tous  ces  carrefours  et  de  ces 
chemins  sans  issues,  s'élevait,  comme  une  morne  et  pâle 
statue,  cette  idée  :  Il  faut  que  Plangon  me  rende  son 
amour  ou  que  je  me  tue 

Plangon  de  son  côté  n'était  pas  moins  malheureuse  ; 
l'intérêt  de  sa  vie  était  détruit  ;  avec  Ctésias  son  âme  s'en 
était  allée,  elle  avait  éteint  le  soleil  de  son  ciel  ;  tout 
autour  d'elle  lui  semblait  mort  et  obscur.  Elle  s'était  in- 
formée de  Bacchide,  et  elle  avait  appris  que  Ctésias  l'avait 
aimée,  éperdument  aimée,  pendant  l'année  qu'il  était 
resté  à  Samos. 

Elle  croyait  être  la  première  aimée  de  Ctésias  et  avoir 
été  son  initiatrice  aux  doux  mystères.  Ce  qui  l'avait  char- 
mée dans  cet  enfant,  c'étaient  son  innocence  et  sa  pureté; 
elle  retrouvait  en  lui  la  virginale  candeur  qu'elle  n'avait 
plus.  Il  était  pour  elle  quelque  chose  de  séparé,  de  chaste 
et  de  saint,  un  autel  inconnu  où  elle  répandait  les  parfums 
de  son  âme.  Un  mot  avait  détruit  cette  joie  ;  le  charme 
était  rompu,  cela  devenait  un  amour  comme  tous  les  au- 
tres, un  amour  vulgaire  et  banal  ;  ces  charmants  propos, 
ces  divines  et  pudiques  caresses  qu'elle  croyait  inventées 
pour  elle,  tout  cela  avait  déjà  servi  pour  une  autre  ;  ce 
n'était  qu'un  écho  sans  doute  affaibli  d'autres  discours  de 
même  sorte,  un  manège  convenu,  un  rôle  de  perroquet 
appris  par  cœur.  Plangon  était  tombée  du  haut  de  la  seule 
illusion  qu'elle  eût  jamais  eue,  et  comme  une  statue  que 
l'on  pousse  du  haut  d'une  colonne,  elle  s'était  brisée  dans 


308  NOUVELLES. 

sa  chute.  Dans  sa  colère  elle  avait  mutilé  une  délicieuse 
figure  d'Aphrodite,  à  qui  elle  avait  fait  bâtir  un  petit 
temple  de  marbre  blanc  au  fond  de  son  jardin,  en  sou- 
venir de  ses  belles  amours  ;  mais  la  déesse,  touchée  de  son 
désespoir,  ne  lui  en  voulut  pas  de  cette  profanation,  et  ne 
lui  infligea  pas  le  châtiment  qu'elle  eiit  attiré  de  la  part 
de  toute  autre  divinité  pluS|:,évère. 

Toutes  les  nuits  Ctésias'allait  pleurer  sur  le  seuil  de 
Plangon,  comme  un  chien  fidèle  qui  a  commis  quelque 
faute  et  que  le  maître  a  chassé  du  logis  et  qui  voudrait  y 
rentrer  ;  il  baisait  cette  dalle  où  Plangon  avait  posé  son 
pied  charmant.  Il  parlait  à  la  porte  et  lui  tenait  les  plus 
tendres  discours  pour  l'attendrir  ;  éloquence  perdue  :  la 
porte  était  sourde  et  muette. 

Enfin  il  parvint  à  corrompre  un  des  portiers  et  à  s'in- 
troduire dans  la  maison  ;  il  courut  à  la  chambre  de  Plan- 
gon, qu'41  trouva  étendue  sur  son  lit  de  repos,  le  visage 
mat  et  blanc,  les  bras  morts  et  pendants,  dans  une  atti- 
tude de  découragement  complet. 

Cela  lui  donna  quelque  espoir;  il  se  dit  :  «  Elle  souffre, 
elle  m'aime  donc  encore  ?  »  Il  s'avança  vers  elle  et  s'age- 
nouilla à  côté  du  lit.  Plangon,  qui  ne  l'avait  pas  entendu 
entrer,  fit  un  geste  de  brusque  surprise  en  le  voyant,  et 
se  leva  à  demi  comme  pour  sortir  ;  mais,  ses  forces  la 
trahissant,  elle  se  recoucha,  ferma  les  yeux  et  ne  donna 
plus  signe  d'existence. 

«  0  ma  vie  !  ô  mes  belles  amours  !  que  vous  ai-je  donc 
fait  pour  que  vous  me  repoussiez  ainsi?  »  Et  en  disant 
cela  Ctésias  baisait  ses  bras  froids  et  ses  belles  mains, 
qu'il  inondait  de  tièdes  larmes.  Plangon  le  laissait  faire, 
comme  si  elle  n'eût  pas  daigné  s'apercevoir  de  sa  pré- 
sence. 

((  Plangon  !  ma  chère,  ma  belle  Plangon  !  si  vous  ne 
voulez  pas  que  je  meure,  rendez-moi  vos  bonnes  grâces, 
aimpz-moi  comme  autrefois.  Je  te  jure,  ô  Plangon  !  que  je 
me  tuerai  à  tes  pieds  si  tu  ne  me  relèves  pas  avec  une 


LA    CHAINE    D  OR.  309 

douce  parole,  un  sourire  ou  un  baiser.  Comment  faut-il 
acheter  mon  pardon,  implacable  ?  Je  suis  riche  ;  je  te 
donnerai  des  vases  ciselés,  des  robes  de  pourpre  teintes 
deux  fois,  des  esclaves  noirs  et  blancs,  des  colliers  d'or, 
des  unions  de  perles.  Parle  ;  comment  puis-je  expier  une 
faute  que  je  n'ai  pas  commise  ? 

—  Je  ne  veux  rien  de  tout  cela;  apporte-moi  la  chaîne 
d'or  de  Bacchide  de  Samos,  dit  Plangon  avec  une  amer- 
tume inexprimable,  et  je  te  rendrai  mon  amour.  » 

Ayant  dit  ces  mots,  elle  se  laissa  glisser  sur  ses  pieds, 
traversa  la  chambre  et  disparut  derrière  un  rideau  comme 
une  blanche  vision. 

La  chaîne  de  Bacchide  laSamienne  n'était  pas,  comme 
l'on  pourrait  se  l'imaginer,  un  simple  collier  faisant  deux 
ou  trois  fois  le  tour  du  cou,  et  précieux  par  l'élégance  et 
la  perfection  du  travail  ;  c'était  une  véritable  chaîne,  aussi 
grosse  que  celle  dont  on  attache  les  prisonniers  con- 
damnés au  travail  des  mines,  de  plusieurs  coudées  de 
long  et  de  l'or  le  plus  pur. 

Bacchide  ajoutait  tous  les  mois  quelques  anneaux  à 
cette  chaîne  ;  quand  elle  avait  dépouillé  quelque  roi  de 
l'Asie  Mineure,  quelque  grand  seigneur  persan,  quelque 
riche  propriétaire  athénien,  elle  faisait  fondre  l'or  qu'elle 
en  avait  reçu  et  allongeait  sa  précieuse  chaîne. 

Cette  chaîne  doit  servir  à  la  faire  vivre  quand  elle  sera 
devenue  vieille,  et  que  les  amants,  effrayés  d'une  ride 
naissante,  d'un  cheveu  blanc  mêlé  dans  une  noire  tresse, 
iront  porter  leurs  vœux  et  leurs  sesterces  chez  quelque 
hétaire  moins  célèbre,  mais  plus  jeune  et  plus  fraîche. 
Prévoyante  fourmi,  Bacchide,  à  travers  sa  folle  vie  de 
courtisane,  tout  en  chantant  comme  les  rauques  cigales, 
pense  que  l'hiver  doit  venir  et  se  ramasse  des  grains  d'or 
pour  la  mauvaise  saison.  Elle  sait  bien  que  les  amants, 
qui  récitent  aujourd'hui  des  vers  hexamètres  et  pentamè- 
tres devant  son  portique,  la  feraient  jeter  dehors  et  pelau- 
der  à  grand  renfort  de  coups  de  fourche  par  leurs  esclaves 


3iÔ 


NOUVELLES. 


si,  vieillie  et  courbée  par  la  misère,  elle  allaît  supplier 
leur  seuil  et  embrasser  le  coin  de  leur  autel  domestique. 
Mais  avec  sa  chaîne,  dont  elle  détâchera  tous  les  ans  un 
certain  nombre  d'anneaux,  elle  vivra  libre,  obscure  et 
paisible  dans  quelque  bourg  ignoré,  et  s'éteindra  douce- 
ment, en  laissant  de  quoi  payer  d'honorables  funérailles 
et  fonder  quelque  chapelle  à  Vénus  protectrice.  Telles 
étaient  les  sages  précautions  que  Bacchide  l'hétaire  avait 
cru  devoir  prendre  contre  la  misère  future  et  le  dénùment 
des  dernières  années;  car  une  courtisane  n'a  pas  d'en- 
fants, pas  de  parents,  pas  d'amis,  rien  qui  se  rattache  à 
elle,  et  il  faut  en  quelque  sorte  qu'elle  se  ferme  les  yeux 
à  elle-même. 

Demander  la  chaîne  de  Bacchide,  c'était  demander 
quelque  chose  d'aussi  impossible  que  d'apporter  la  mer 
dans  un  crible  ;  autant  eût  valu  exiger  une  pomme  d'or, 
du  jardin  des  Hespérides.  La  vindicative  Plangon  le  sa- 
vait bien  ;  comment,  en  effet,  penser  que  Bacchide  pût  se 
dessaisir,  en  faveur  d'une  rivale,  du  fruit  des  épargnes  de 
toute  sa  vie,  de  son  trésor  unique,  de  sa  seule  ressource 
pour  les  temps  contraires  ?  Aussi  était-ce  bien  un  congé 
définitif  que  Plangon  avait  donné  à  notre  enfant,  et  comp- 
tait-elle bien  ne  le  revoir  jamais. 

Cependant  Ctésias  ne  se  consolait  pas  de  la  perte  de 
Plangon.  Toutes  ses  tentatives  pour  la  rejoindre  et  lui 
parler  avaient  été  inutiles,  et  il  ne  pouvait  s'empêcher 
d'errer  comme  une  ombre  autour  de  la  maison,  malgré 
les  quolibets  dont  les  esclaves  l'accablaient  et  les  am- 
phores d'eau  sale  qu'ils  lui  versaient  sur  la  tête  en  manière 
de  dérision. 

Enfin  il  résolut  de  tenter  un  effort  suprême  ;  il  descen- 
dit vers  le  Pirée  et  vit  une  trirème  qui  appareillait  pour 
Samos  •.  il  appela  le  patron  et  lui  demanda  s'il  ne  pouvait 
le  prendre  à  son  bord.  Le  patron,  touché  de  sa  bonne 
mine  et  encore  plus  des  trois  pièces  d'or  qu'il  lui  glissa 
danà  la  main,  accéda  facilement  à  sa  demande. 


LA    rriAINE   D'OR.  .'îil 

On  If^va  l'ancre ,  los;  rameurs  nus  et  {"lottés  d'huile,  se 
courbèrent  sur  leurs  bancs,  et  la  nef  s'ébranla. 

C'était  une  belle  nef  nommée  l'Argo  ;  elle  était  con- 
struite en  bois  de  cèdre,  qui  ne  pourrit  jamais.  Le  grand 
mât  avait  été  taillé  dans  un  pin  du  mont  Ida  ;  il  portait 
fleux  grandes  voiles  de  lin  d'Egypte,  l'une  carrée  et  l'au- 
tre triangulaire  ;  toute  la  coque  était  peinte  à  l'encausti- 
que, et  sur  le  bordage  on  avait  représenté  au  vif  des  né- 
réides et  des  tritons  jouant  ensemble.  C'était  l'ouvrage 
d'un  peintre  devenu  bien  célèbre  depuis,  et  qui  avait  dé- 
buté par  barbouiller  des  navires. 

Les  curieux  venaient  souvent  examiner  le  bordage  de 
l'Argo  pour  comparer  les  chefs-d'œuvre  du  ipiaître  à  ses 
commencements  ;  mais,  quoique  Ctésias  fût  un  grand 
amateur  de  peinture  et  qu'il  se  plût  à  former  des  cabinets, 
1  ne  jeta  pas  seulement  ses  yeux  sur  les  peintures  de 
VAi^go.  11  n'ignorait  pourtant  pas  cette  particularité,  mais 
il  n'avait  plus  de  place  dans  le  cerveau  que  pour  une  idée, 
et  tout  ce  qui  n'était  pasPlangon  n'existait  pas  pour  lui. 

L'eau  bleue,  coupée  et  blanchie  par  les  rames,  fdait 
écumeuse  sur  les  flancs  polis  de  la  trirème.  Les  silhouet- 
tes vaporeuses  de  quelques  îles  se  dessinaient  dans  le  loin- 
tain et  fuyaient  bien  vite  derrière  le  navire  ;  le  vent  se 
leva,  l'on  haussa  la  voile,  qui  palpita  incertaine  quelques 
instants  et  finit  par  se  gonfler  et  s'arrondir  comme  un  sein 
plein  de  lait  ;  les  rameurs  haletants  se  raireat  à  l'ombre 
sous  leurs  bancs,  et  il  ne  resta  sur  le  pont  que  deux  ma- 
telots, le  pilote  et  Ctésias,  qui  était  assis  au  pied  du  mât, 
tenant  sous  son  bras  une  petite  cassette  où  il  y  avait  trois 
bourses  d'or  et  deux  poignards  affilés  tout  de  neuf,  sa 
seule  ressource  et  son  dernier  recours  s'il  ne  réussissait 
pas  dans  sa  tentative  désespérée. 

Voici  ce  que  l'enfant  voulait  faire  :  il  voulait  aller  se 
jeter  aux  pieds  de  Bacchide,  baigner  de  larmes  ses  belles 
mains,  et  la  supplier,  par  tous  les  dieux  du  ciel  et  de 
l'enfer,  par  l'amour  qu'elle  avait  pour  lui,  par  pitié  pour 


312  NOUVELLES. 

SU  vieille  mère  que  su  mort  pousserait  au  tombeau,  par 
tout  ce  que  l'éloquence  de  la  passion  pourrait  évoquer  de 
touchant  et  de  persuasif,  de  lui  donner  la  chaîne  d'or  que 
Plangon  demandait  comme  une  condition  fatale  de  sa  ré- 
conciliation avec  lui. 

Vous  voyez  bien  que  Ctésias  de  Colophon  avait  complè- 
tement perdu  la  tête.  Cependant  toute  sa  destinée  pendait 
au  fil  fragile  de  cet  espoir;  cette  tentative  manquée,  il  ne 
lui  restait  plus  qu'à  ouvrir,  avec  le  plus  aigu  de  ses  deux, 
poignards,  une  bouche  vermeille  sur  sa  blanche  poitrine 
pour  le  froid  baiser  de  la  Parque. 

Pendant  que  l'enfant  colophonien  pensait  à  toutes  ces 
choses,  le  navire  filait  toujours,  de  plus  en  plus  rapide,  et 
les  derniers  reflets  du  soleil  couchant  jouaient  encore  sur 
l'airain  poli  des  boucliers  suspendus  à  la  poupe,  lorsque 
le  pilote  cria  :  «  Terre  !  terre  î  » 

L'on  était  arrivé  à  Samos. 

Dès  que  l'aurore  blonde  eut  soulevé  du  doigt  les  rideaux 
de  son  lit  couleur  de  safran,  l'enfant  se  dirigea  vers  la  de- 
meure de  Bacchide  le  plus  lentement  possible  ;  car,  sin- 
gularité piquante,  il  avait  maudit  la  nuit  trop  lente  et 
aurait  été  pousser  lui-même  les  roues  de  son  char  sur  la 
courbe  du  ciel,  et  maintenant  il  avait  peur  d'arriver,  pre- 
nait le  chemin  le  plus  long  et  marchait  à  petits  pas.  C'est 
qu'il  hésitait  à  perdre  son  dernier  espoir  et  reculait  au 
moment  de  trancher  lui-même  le  nœud  de  sa  destinée;  il 
savait  qu'il  n'avait  plus  que  ce  coup  de  dé  à  jouer;  il  tenait 
le  cornet  à  la  main,  et  n'osait  pas  lancer  sur  la  table  le 
cube  fatal. 

Il  arriva  cependant,  et,  en  touchant  le  seuil,  il  promit 
vingt  génisses  blanches  aux  cornes  dorées  à  Mercure,  dieu 
de  l'éloquence,  et  cent  couples  de  tourterelles  à  Vénus, 
qui  change  les  cœurs. 

Une  ancienne  esclave  de  Bacchide  le  reconnut. 

«Quoi!  c'est  vous,  Ctésias?  Pourquoi  la  pilleur  des 
morts  habite-t-elle  sur  votre  visage  ?  Vos  cheveux  s'épar- 


LA    CHAINE    1)  OR.  313 

pillent  en  désordre  ;  vos  épaules  ne  sont  plus  frottées  d'es- 
sence ;  le  pli  de  votre  manteau  pend  au  hasard  ;  vos  bras 
1  ni  vos  jambes  ne  sont  plus  épilés.  Vous  êtes  négligé  dans 
I  votre  toilette  comme  le  fils  d'un  paysan  ou  comme  un 
poëte  lyrique.  Dans  quelle  misère  êtes-vous  tombé?  Quel 
malheur  vous  est-il  arrivé?  Vous  étiez  autrefois  le  modèle 
des  élégants.  Que  les  dieux  me  pardonnent!  votre  tunique 
est  déchirée  à  deux  endroits. 

—  Eriphile,  je  ne  suis  pas  misérable,  je  suis  malheu- 
reux. Prends  cette  bourse,  et  fais-moi  parler  sur-le-champ 
à  ta  maîtresse.  » 

La  vieille  esclave,  qui  avait  été  nourrice  de  Bacchide, 
et  à  cause  de  cela  jouissait  de  la  faveur  de  pénétrer  libre- 
ment dans  sa  chambre  à  toute  heure  du  jour,  alla  trou- 
ver sa  maîtresse,  et  pria  Ctésias  de  Tattendre  à  la  même 
place. 

•«  Eh  bien,  Ériphile?  dit  Bacchide  en  la  voyant  entrer 
avec  une  mine  compassée  et  ridée,  pleine  d'importance 
et  de  servilité  à  la  fois. 

—  Quelqu'un  qui  vous  a  beaucoup  aimée,  demande  à 
vous  voir,  et  il  est  si  impatient  de  jouir  de  Téclat  de  vos 
yeux,  qu'il  m'a  donné  cette  bourse  pour  hâter  les  négo- 
ciations. 

—  Quelqu'un  qui  m'a  beaucoup  aimée?  fit  Bacchide  un 
peu  émue.  Bah!  ils  disent  tous  cela.  Il  n'y  a  que  Ctésias 
de  Colophon  qui  m'ait  véritablement  aimée. 

—  Aussi  est-ce  le  seigneur  Ctésias  de  Colophon  en  per- 
sonne. 

—  Ctésias,  dis-tu?  Ctésias,  mon  bien-aimé  Ctésias  !  il 
est  là  qui  demande  à  me  voir?  Va,  cours  aussi  vite  que  tes 
jambes  chancelantes  pourront  te  le  permettre,  et  amène - 
le  sans  plus  tarder.  » 

Eriphile  sortit  avec  plus  de  rapidité  que  l'on  n'eût  pu 
en  attendre  de  son  grand  âge. 

Bacchide  de  Samos  est  une  beauté  d'un  genre  tout  dif- 
férent de  celui  de  Plangon;  elle  est  grande,  svelte,  bien 

27 


3i4  NOirVELLES. 

faite  ;  elle  a  les  yeux  et  les  cheveux  noirs,  la  bouche  épa- 
nouie, le  sourire  étincplant,  le  regard  humide  et  lustré, 
le  son  de  voix  charmant,  ]^s  bras  ronds  et  forts,  terminés 
par  des  mains  d'une  délicatpsse  parfaite.  Sa  peau  est  d'un 
brun  plein  de  feu  et  de  vigueur,  dorée  de  reflets  blonds 
comme  le  cou  de  Cérès  après  la  moisson  ;  sa  gorge,  fière 
et  pure,  soulève  deux  beaux  plis  à  sa  tunique  de  byssus. 

Plangon  et  Bacchide  sont  sans  contredit  les  deux  plus 
ravissantes  hétaïres  de  toute  la  Grèce,  et  il  faut  convenir 
que  Ctésias,  lui  qui  a  été  amant  de  Bacchide  et  de  Plan- 
gon,  fut  un  mortel  bien  favorisé  des  dieux. 

Ériphile  revint  avec  Ctésias.  % 

L'enfant  s'avança  jusqu'au  petit  lit  de  repos  où  Bac- 
chide était  assise,  les  pieds  sur  un  escabeau  d'ivoire.  A  la 
vue  de  ses  anciennes  amours,  Ctésias  sentit  en  lui-même 
un  mouvement  étrange;  un  flot  d'émotions  violentes 
tourbillonna  dans  son  cœur,  et,  faible  comme  il  était, 
épuisé  par  les  pleurs,  les  insonmios,  le  regret  du  passé  et 
l'inquiétude  de  l'avenir,  il  ne  put  résister  à  cette  épreuve, 
et  tomba  afi'aissé  sur  ses  genoux,  la  tête  renversée  en  ar- 
rière, les  cheveux  pendants,  les  yeux  fermés,  les  bras  dé- 
noués comme  si  son  esprit  eût  été  visiter  la  demeui-e  des 
mânes. 

Bacchide  eflrayée  souleva  l'enfant  dans  ses  bras  avec 
l'aide  de  sa  nourrice,  et  le  posa  sur  son  lit. 

Quand  Ctésias  rouvrit  les  yeux,  il  sentit  à  son  front  la 
chaleur  humide  des  lèvres  de  Bacchide,  qui  se  penchait 
sur  lui  avec  l'expression  d'une  tendresse  inquiète. 

—  Comment  te  trouves-tu,  ma  chère  âme?  dit  Bac- 
chide, qui  avait  attribué  l'évanouissement  de  Ctésias  à  la 
seule  émotion  de  la  revoir. 

—  0  Bacchide  !  il  faut  que  je  meure,  dit  l'enfant  d'une 
voix  faible,  en  enlaçant  le  col  de  Thétaire  avec  ses  bras 
amaigris. 

—  Mourir  !  enfant,  et  pourquoi  donc?  N'es-tu  pas  beau, 
n'es-tu  pas  jeune,  n'cs-tu  pas  aimé?  Uiuelle  fenmie,  hélas  ! 


LA    CDAINE    d'or.  31 8 

ne  t'aimerait  pas  ?  A  quel  propos  parler  de  mourir?  C'est 
un  mot  qui  ne  va  pas  dans  une  aussi  belle  bouche. 
Quelle  espérance  t'a  menti?  quel  malheur  t'est-il  donc 
arrivé?  Ta  mère  est-elle  morte?  Cérès  a-t-elle  détourné 
ses  yeux  d'or  de  tes  moissons?  Bacchus  a-t-il  foulé  d'un 
pied  dédaigneux  les  grappes  non  encore  mûres  de  tes 
coteaux  ?  Cela  est  impossible  ;  la  Fortune,  qui  est  une 
fenmie,  ne  peut  avoir  de  rigueurs  pour  toi. 

—  Bacchide,  toi  seule  peux  me  sauver,  toi,  la  meil- 
leure et  la  plus  généreuse  des  femmes  ;  mais  non,  je  n'ose- 
rai jamais  te  le  dire;  c'est  quelque  chose  de  si  insensé, 
que  tu  me  prendrais  pour  un  fou  échappé  d'Anticyre. 

—  Parle,  enfant  ;  toi  que  j'ai  tant  aimé,  que  j'aime  tant 
encore,  bien  que.  tu  m'aies  trahie  pour  une  autre  (que 
Vénus  vengeresse  l'accable  de  son  courroux!),  que  pour- 
rais-tu donc  me  demander  qui  ne  te  soit  accordé  sur-le- 
champ,  quand  ce  serait  ma  vie? 

—  Bacchide,  il  me  faut  ta  chaîne  d'or,  dit  Ctésias  d'une 
voix  à  peine  intelligible. 

—  Tu  veux  ma  chaîne,  enfant,  et  pourquoi  faire  ?  Est-ce 
pour  cela  que  tu  veux  mourir  ?  et  que  signifie  ce  sacrifice? 
répondit  Bacchide  surprise. 

—  Écoute,  ô  ma  belle  Bacchide  !  et  sois  bonne  pour 
moi  comme  tu  l'as  toujours  été.  J'aime  Plangon  la  Milé- 
sienne,  je  l'aime  jusqu'à  la  frénésie,  Bacchide.  Un  de  ses 
regards  vaut  plus  à  mes  yeux  que  l'or  des  rois,  plus  que 
le  trône  des  dieux,  plus  que  la  vie;  sans  elle  je  meurs  ;  il 
me  la  faut,  elle  est  nécessaire  à  mon  existence  comme  le 
sang  de  mes  veines,  comme  la  moelle  de  mes  os  ;  je  ne 
puis  respirer  d'autre  air  que  celui  qui  a  passé  sur  ses  lè- 
vres. Pour  moi  tout  est  obscur  où  elle  n'est  pas;  je  n'ai, 
d'autre  soleil  que  ses  yeux.  Quelque  magicienne  de  Thes- 
salie  m'a  sans  doute  ensorcelé.  Hélas!  que  dis-je?  le  seul 
charme  magique,  c'est  sa  beauté,  qui  n'a  d'égale  au 
monde  que  la  tienne.  Je  la  possédais,  je  la  voyais  tous  les 
jours,  je  m'enivrais  de  sa  présence  adorée  comme  d'un 


316  NOUVELLES. 

nectar  céleste  ;  elle  m'aimait  comme  tu  m'as  aimé,  Bac- 
chide  ;  mais  ce  bonheur  était  trop  grand  pour  durer.  Les 
dieux  furent  jaloux  de  moi.  Plangon  m'a  chassé  de  chez 
elle;  j'y  suis  revenu  à  plat  ventre  comme  un  chien,  et 
elle  m'a  encore  chassé.  Plangon,  la  flamme  de  ma  vie, 
mon  âme.  mon  bien, Plangon  me  hait,  Plangon  m'exècre; 
elle  ferait  passer  les  chevaux  de  son  char  sur  mon  corps 
couché  en  travers  de  sa  porte.  Ah!  je  suis  bien  mal- 
heureux! 

Ctésias,  suffoqué  par  des  sanglots,  s'appuya  contre 
l'épaule  de  Bacchide,  et  se  mit  à  pleurer  amèrement. 

—  Ah  !  ce  n'est  pas  moi  qui  aurais  jamais  eu  le  courage 
de  te  faire  tant  de  chagrin,  dit  Bacchide  en  mêlant  ses 
larmes  à  celles  de  son  ancien  amant;  mais  que  puis-je 
pour  toi,  mon  pauvre  désolé,  et  qu'ai-je  de  commun  avec 
cette  affreuse  Plangon? 

—  Je  ne  sais,  reprit  l'enfant,  qui  lui  a  appris  notre 
liaison  ;  mais  elle  l'a  sue.  Ce  doit  être  cette  venimeuse 
Archenassa,  qui  cache  sous  ses  paroles  mielleuses  un  fiel 
plus  acre  que  celui  des  vipères  et  des  aspics.  Cette  nou- 
velle a  jeté  Plangon  dans  un  tel  accès  de  rage,  qu'elle  n'a 
plus  voulu  seulement  m'adresser  la  parole;  elle  est  hor- 
riblement jalouse  de  toi,  Bacchide,  et  t'en  veut  pour 
m  avoir  aimé  avant  elle;  elle  se  croyait  la  première  dans 
mon  cœur,  et  son  orgueil  blessé  a  tué  son  amour.  Tout  ce 
que  j'ai  pu  faire  pour  l'attendrira  été  inutile.  Elle  ne  m'a 
jamais  répondu  que  ces  mots  :  «  Apporte-moi  la  chaîne 
d'or  de  Bacchide  de  Samos,  et  je  te  rendrai  mes  bonnes 
grâces.  Ne  reviens  pas  sans  elle,  car  je  dirais  à  mes  es- 
cles  Scythes  de  lancer  sur  toi  mes  molosses  de  Laconie, 
et  je  te  ferais  dévorer.  »  Voilà  ce  que  répliquait  à  mes 
prières  les  plus  vives,  à  mes  adorations  les  plus  proster- 
nées, l'implacable  Plangon.  Moi,  j'ai  dit  :  Si  je  ne  puis 
jouir  de  mes  amours,  comme  autrefois,  je  me  tuerai. 

Ei,  en  disant  ces  mots,  l'enfant  tira  du  pli  de  sa  tuni- 
que un  poignard  à  manche  d'agate  dont  il  fit  mine  de  se 


LA    CHAINE    d'or.  317 

frapper.  Bacchide  pâlit  ot  lui  saisit  le  bras  au  moment  où 
la  pointe  effilée  de  la  lame  allait  atteindre  la  peau  douce 
et  polie  de  l'enfant. 

Elle  lui  desserra  la  main  et  jeta  le  poignard  dans  la 
mer,  sur  laquelle  s'ouvrait  la  fenêtre  de  sa  chambre  ; 
puis,  entourant  le  corps  de  Ctésias  avec  ses  beaux  bras 
potelés,  elle  lui  dit  : 

—  Lumière  de  mes  yeux,  tu  reverras  ta  Plangon, 
quoique' ton  récit  m'ait  fait  bien  souffrir,  je  te  pardonne  ; 
Eros  est  plus  fort  que  la  volonté  des  simples  mortels,  et 
nul  ne  peut  commander  à  son  cœur.  Je  te  donne  ma 
chaîne,  porte-la  à  ta  maîtresse  irritée  ;  sois  heureux  avec 
elle,  et  pense  quelquefois  à  Bacchide  de  Samos,  que  tu 
avais  juré  d'aimer  toujours. 

Ctésias,  éperdu  de  tant  de  générosité,  couvrit  l'hétaire 
de  baisers,  résolut  de  rester  avec  elle  et  de  ne  revoir  ja- 
mais Plangon;  mais  il  sentit  bientôt  qu'il  n'aurait  pas 
la  force  d'accomplir  ce  sacrifice,  et,  quoiqu'il  se  taxât 
intérieurement  de  la  plus  noire  ingratitude,  il  partit,  em- 
portant la  chaîne  de  Bacchide  Samienne. 

Dès  qu'il  eut  mis  le  pied  sur  le  Pirée,  il  prit  deux  por- 
teurs, et,  sans  se  donner  le  temps  de  changer  de  vête- 
ment, il  courut  chez  l'hétaire  Plangon. 

En  le  voyant,  les  esclaves  scythes  tirent  le  geste  de  dé- 
lier les  chaînes  de  leurs  chiens  monstrueux;  mais  Ctésias 
les  apaisa  en  leur  assurant  qu'il  apportait  avec  lui  la  fa- 
meuse chaîne  d'or  de  Bacchide  de  Samos. 

((  Menez-moi  à  votre  maîtresse,  »  dit  Ctésias  à  une  ser- 
vante de  Plangon. 

La  servante  l'introduisit  avec  ses  deux  porteurs. 

«  Plangon,  dit  Ctésias  du  seuil  de  la  porte  en  voyant 
que  la  Milésienne  fronçait  les  sourcils,  ne  vous  mettez  pas 
en  colère,  ne  faites  pas  le  geste  de  me  chasser  ;  j'ai  rempli 
vos  ordres,  et  je  vous  apporte  la  chaîne  d'or  de  Bacchide 
Samienne.  » 

Il  ouvrit  le  coffre  et  en  tira  avec  effort  la  chaîne  d'or, 

27. 


318  >iOL'VELLES. 

qui  était  prodigieusement  longue  et  lourde.  «  Me  ferez- 
vous  encore  manger  par  vos  cliiens  et  battre  par  vos 
Scythes,  ingrate  et  cruelle  Plangon  ?  » 

Plangon  se  leva,  fut  à  lui,  et,  le  serrant  étroitement  sur 
sa  poitrine  :  «  Ah!  j'ai  été  méchante,  dure,  impitoyable; 
je  t'ai  fait  souffrir,  mon  cher  cœur.  Je  ne  sais  comment  je 
me  punirai  de  tant  de  cruautés.  Tu  aimais  Bacchide,  et 
tu  avais  raison,  elle  vaut  mieux  que  moi.  Ce  qu'elle  vient 
de  faire,  je  n'aurais  ou  ni  la  force  ni  la  générosité  de  le 
f;;.ire.  C'est  une  grande  âme,  une  grande  âme  dans  un 
beau  corps  !  en  effet,  tu  devais  l'adorer  !  »  Et  une  légère 
rougeur,  dernier  éclair  d'une  jalousie  qui  s'éteignait,  passa 
sur  la  figure  de  Plangon. 

Dès  ce  jour,  Ctésias,  au  comble  de  ses  vœux,  rentra  en 
possession  de  ses  privilèges,  et  continua  à  vivre  avec  Plan- 
gon, au  grand  désappointement  de  tous  les  merveilleux 
Athéniens. 

Plangon  était  charmante  pour  lui,  et  semblait  prendre 
k  tâche  d'effacer  jusqu'au  souvenir  de  ses  précédentes  ri- 
gueurs. Elle  ne  parlait  pas  de  Bacchide;  cependant  elle 
avait  l'air  plus  rêveur  qu'à  l'ordinaire  et  paraissait  agiter 
dans  sa  cervelle  un  projet  important. 

Un  matin,  elle  prit  de  petites  tablettes  de  sycomore  en- 
duites d'une  légère  couche  de  cire,  écrivit  quelques  li- 
gnes avec  la  pointe  d'un  stylet,  appela  un  messager,  et 
lui  remit  les  tablettes,  eu  lui  disant  de  les  porti>r  le  plus 
promptement  possible  à  Samos,  chez  Bacchide  Ihétaire. 

A  quelques  jours  de  là,  Bacchide  reçut,  des  mains  du 
fidèle  messager  qui  avait  fait  diligence,  les  petites  tablettes 
de  sycomore  dans  une  boîte  de  bois  précieux,  où  étaient 
enfermées  deux  unions  de  perles  parfaitement  rondes  et 
du  plus  bel  orient. 

Voici  ce  que  contenait  la  lettre  : 

«  Plangon  de  Milet  à  Bacchide  de  Samos,  salut. 

«  Tu  as  donné  à  Ctébias  de  Colojjlion  la  chaîne  d'or  qui 
est  toute  ta  richessCj  et  cela  pour  satisfaire  le  caprice  d'une 


LA    CflAlNE    D  OR.  319 

rivale  ;  cette  action  m'a  tellement  touchée,  qu'elle  a  changé 
en  amitié  la  haine  que  j'éprouvais  pour  toi.  Tu  m'as  fait 
un  présent  bien  splendide,  je  veux  t'en  faire  un  plus  pré- 
cieux encore.  Tu  aimes  Ctésias;  vends  ta  maison,  viens  à 
Athènes  ;  mon  palais  sera  le  tien,  mes  esclaves  t'obéiront, 
nous  partagerons  tout,  je  n'en  excepte  pas  même  Ctésias. 
Il  est  à  toi  autant  qu'à  moi  ;  ni  l'une  ni  l'autre  nous  ne 
pouvons  vivre  sans  lui  :  vivons  donc  toutes  deux  avec  lui. 
Porte-toi  bien,  et  sois  belle;  je  t'attends.  » 

Un  mois  après,  Bacchide  deSamos  entrait  chez  Plangon 
la  Milésienne  avec  deux  mulets  chargés  d'argent. 

Plangon  la  baisa  au  front,  la  prit  par  la  main  et  la  mena 
à  la  chambre  de  Ctésias  : 

«  Ctésias,  dit-elle  d'une  voix  douce  comme  un  son  de 
flûte,  voilà  une  amie  à  vous  que  je  vous  amène.  » 

Ctésias  se  retourna  ;  le  plus  grand  étonnement  se  pei- 
gnit sur  ses  traits  à  la  vue  de  Bacchide. 

«  Eh  bien  !  dit  Plangon,  c'est  Bacchide  de  Samos  ;  ne  la 
reconnaissez-vous  pas?  Étes-vous  donc  aussi  oublieux  que 
cela  ?  Embrasse-la  donc  ;  on  dirait  que  tu  ne  l'as  jamais 
vue.  »  Et  elle  le  poussa  dans  les  bras  de  Bacchide  avec 
mi  geste  impérieux  et  mutin  d'une  grâce  charmante. 

On  expliqua  tout  à  Ctésias,  qui  fut  ravi  conmie  vous 
pensez,  car  il  n'avait  jamais  cessé  d'aimer  Bacchide,  et  son 
souvenir  l'empêchait  d'être  parfaitement  heureux  ;  si  belles 
que  fussent  ses  amours  présentes,  il  ne  pouvait  s'empêcher 
de  regretter  ses  amours  passées,  et  l'idée  de  faire  le  mal- 
heur d'une  femme  si  accomplie  le  rendait  quelquefois 
triste  au  delà  de  toute  expression. 

Ctésias,  Bacchide  et  Plangon  vécurent  ainsi  dans  l'u- 
nion la  pins  parfaite,  et  menèrent  dans  leur  palais  une  vie 
élyséenne  digne  d'être  enviée  par  les  dieux.  Personne 
n'eût  pu  distinguer  laquelle  des  deux  amies  préférait  Cté- 
sias, et  il  eût  été  aussi  difficile  de  dire  si  Plangon  l'aimait 
mieux  que  Bacchide,  ou  Bacchide  que  Plangon. 

La  statue  d'Aphrodite  fut  replacée  dans  la  chapelle  du 


■^20  NOUVELIFS. 

jardin,  peinte  et  redorée  à  neuf.  Les  vingt  génisses  blan- 
ches à  cornes  dorées  furent  religieusement  sacrifiées  à 
Mercure,  dieu  de  l'éloquence,  et  les  cent  couples  de  co- 
lombes à  Vénus  qui  change  les  cœurs,  selon  le  vœu  fait 
par  Ctésias. 

Cette  aventure  fit  du  bruit,  et  les  Grecs,  émerveillés  de 
la  conduite  de  Plangon,  joignirent  à  son  nom  celui  de 
Pasiphile. 

Voilà  l'histoire  de  Plangon  la  Milésienne,  comme  on  la 
contait  dans  les  petits  soupers  d'Athènes  au  temps  de  Pé- 
riclès.  Excusez  les  fautes  de  l'auteur. 


F!!H    DE    LA    CHAINE    D  OP. 


UNE  NUIT  DE  CLÉOPATRE 


CHAPITRE    PREMIER. 

Il  y  a,  au  moment  où  nous  écrivons  cette  ligne^  dix-neuf 
cents  ans  environ,  qu'une  cange  magnifiquement  dorée 
et  peinte  descendait  le  Nil  avec  toute  la  rapidité  que  pou- 
vaient lui  donner  cinquante  rames  longues  et  plates  ram- 
pant sur  Teau  égraiignce  comme  îes  paties  d'un  scarabée 
gigantesque. 

Cette  cange  était  étroite,  de  forme  allongée,  relevée 
par  les  deux  bouts  en  forme  de  corne  de  lune  naissante, 
svelte  de  proportions  et  merveilleusement  taillée  pour  la 
marche;  une  tête  de  bélier  surmontée  d'une  boule  d'or 
armait  la  pointe  de  la  proue,  et  montrait  que  l'embarca- 
tion appartenait  à  une  personne  de  race  royale. 

Au  milieu  de  la  barque  s'élevait  une  cabine  à  toit  plat, 
une  espèce  de  naos  ou  tente  d'honneur,  coloriée  et  dorée, 
avec  une  moulure  à  palmettes  et  quatre  petites  fenêtres 
carrées. 

Deux  chambres  également  couvertes  d'hiéroglyphes  oc- 
cupaient les  extrémités  du  croissant  ;  l'une  d'elles,  plus 
vaste  que  l'autre,  avait  un  étage  juxtaposé  de  moindre 
hauteur,  comme  les  châteaux-gaiilards  de  ces  bizarres  ga- 
lères du  seizième  siècle  dessinées  par  Delk  Bella  ;  la  plus 
petite,  qui  servait  de  logement  au  pilote,  se  terminait  etf 
fronton  triangulaire. 


322  NOUVELLES. 

Le  gouvernail  était  fait  de  deux  immenses  avirons  ajus- 
tés sur  des  pieux  bariolés,  et  s'allongeant  dans  l'eau  der- 
rière la  barque  comme  les  pieds  palmés  d'un  cygne  ;  des 
têtes  coitfées  du  pschent,  et  portant  au  menton  la  corne 
allégorique,  étaient  sculptées  à  la  poignée  de  ces  grandes 
rames  que  faisait  manœuvrer  le  pilote  debout  sur  le  toit 
de  la  cabine. 

C'était  un  homme  basané,  fauve  comme  du  bronze  neuf, 
avec  des  luisants  bleuâtres  et  miroitants,  l'œil  relevé  par 
les  coins,  les  cheveux  très-noirs  et  tressés  en  cordelettes, 
la  bouche  épanouie,  les  pommettes  saillantes,  l'oreille 
détachée  du  crâne,  le  type  égyptien  dans  toute  sa  pureté. 
Un  pagne  étroit  bridant  sur  les  cuisses  et  cinq  ou  six  tours 
de  verroteries  et  d'amulettes  composaient  tout  son  cos- 
tume. 

Il  paraissait  le  seul  habitant  de  la  cange,  car  les  ra- 
meurs, penchés  sur  leurs  avirons  et  cachés  par  le  plat- 
bord,  ne  se  faisaient  deviner  que  par  le  mouvement 
symétrique  des  rames  ouvertes  en  côtes  d'éventail  à  cha- 
que ilanc  de  la  barque,  et  retombant  dans  le  fleuve  après 
un  léger  temps  d'arrêt. 

Aucun  souffle  d'air  ne  faisait  trembler  l'atmosphère,  et 
la  grande  voile  triangulaire  de  la  cange,  assujettie  et  fice- 
lée avec  une  corde  de  soie  autour  du  mât  abattu,  mon- 
trait que  l'on  avait  renoncé  à  tout  espoir  de  voir  le  vent 
s'élever. 

Le  soleil  du  midi  décochait  ses  flèches  de  plomb  ;  les 
vases  cendrées  des  rives  du  fleuve  lançaient  de  flamboyan- 
tes réverbérations;  une  lumière  crue,  éclatante  et  pous- 
siéreuse à  force  d'intensité,  ruisselait  en  torrents  de  flamme, 
l'azur  du  ciel  blanchissait  de  chaleur  comme  un  métal  à 
la  fournaise;  une  brume  ardente  et  rousse  fumait  à  l'ho- 
rizon incendié.  Pas  un  nuage  ne  tranchait  sur  ce  ciel  in- 
variable et  morne  comme  l'éternité. 

L'eau  du  Nil,  terne  et  mate,  semblait  s'endormir  dans 
son  cours  et  s'étaler  en  nappes  d'titain  fondu.  Nulle  ha- 


UNE    NUIT   DE   CLÉOPATRE.  323 

ieine  ne  ridait  sa  surface  et  n'inclinait  sur  leurs  tiges  les 
calices  de  lotus,  aussi  roides  que  s'ils  eussent  été  sculptés; 
à  peine  si  de  loin  en  loin  le  saut  d'un  bechir  ou  d'un  fa- 
haka,  gonflant  son  ventre,  y  faisait  miroiter  une  écaille 
d'argent,  et  les  avirons  de  la  cange  semblaient  avoir 
peine  à  déchirer  la  pellicule  fuligineuse  de  cette  eau  fi- 
gée. Les  rives  étaient  désertes  ;  une  tristesse  immense  et 
solennelle  pesait  sur  cette  terre,  qui  ne  fut  jainais  qu'un 
grand  tomljeau,  et  dont  les  vivants  semblent  ne  pas  avoir 
eu  d'autre  occupation  que  d'embaumer  les  morts.  Tris- 
tesse aride,  sèche  comme  la  pierre  ponce,  sans  mélan- 
colie, sans  rêverie,  n'ayant  point  de  nuage  gris  de  perle 
à  suivre  à  l'horizon,  pas  de  source  secrète  où  baigner  ses 
pieds  poudreux;  tristesse  de  sphinx  ennuyé  de  regarder 
perpétuellement  le  désert,  et  qui  ne  peut  se  détacher  du 
socle  de  granit  où  il  aiguise  ses  griffes  depuis  vingt  siècles. 

Le  silence  était  si  profond,  qu'on  eût  dit  que  le  monde 
fut  devenu  muet,  ou  que  l'air  eût  perdu  la  faculté  de  con- 
duire le  son.  Le  seul  bruit  qu'on  entendît,  c'était  le  chu- 
chotement et  les  rires  étouffés  des  crocodiles  pâmés  de 
chaleur  qui  se  vautraient  dans  les  joncs  du  fleuve,  ou  bien, 
quelque  ibis  qui,  fatigué  de  se  tenir  debout,  une  patte 
repliée  sous  le  ventre  et  le  cou  entre  les  épaules,  quittait 
sa  pose  immobile,  et,  fouettant  brusquement  l'air  bleu 
de  ses  ailes  blanches,  allait  se  percher  sur  un  obélisque 
ou  sur  un  palmier. 

La  cange  filait  comme  la  flèche  sur  l'eau  du  fleuve,  lais- 
sant derrière  elle  un  sillage  argenté  qui  se  refermait  bien- 
tôt ;  et  quelques  globules  écumeux,  venant  crever  à  la 
surface,  témoignaient  seuls  du  passage  de  la  barque,  déjà 
hors  de  vue. 

Les  berges  du  fleuve,  couleur  d'ocre  et  de  saumon,  se 
déroulaient  rapidement  comme  des  bandelettes  de  papyrus 
entre  le  double  azur  du  ciel  et  de  l'eau,  si  semblables  de 
ton  que  la  mince  langue  de  terre  qui  les  séparait  semblait 
une  chaussée  jetée  sur  un  immense  lac,  et  qu'il  fût  été 


324  NOUVELLES. 

difficile  de  décider  si  le  Nil  ivfléchissait  le  ciel,  ou  si  le 
ciel  réfléchissnit  le  Nil. 

Le  spectacle  changeait  à  cliaque  instant  :  tantôt  c'étaient 
de  gigantesques  propylées  qui  venaient  mirer  au  tîeuve 
leurs  murailles  en  talus,  plaquées  de  larges  panneaux  de 
figures  bizarres  ;  des  pylônes  aux  chapiteaux  évasés,  des 
rampes  côtoyées  de  grands  sphinx  accroupis,  coiffés  du 
bonnet  à  barbe  cannelée,  et  croisant  sous  leurs  mamelles 
aiguës  leiu's  pattes  de  basalte  noir;  des  palais  démesurés 
faisant  saillir  sur  l'horizon  les  lignes  horizontales  eir  sé- 
vères de  leur  entablement,  oîi  le  globe  emblématique 
ouvrait  ses  ailes  mystérieuses  comme  un  aigle  à  l'onver- 
gure  démesurée;  des  temples  aux  colonnes  énormes, 
grosses  comme  des  tours,  où  se  détachaient  sur  un  fond 
d'éclatante  blancheur  des  processions  de  figures  hiéro- 
glyphiques; toutes  les  prodigiosités  de  cette  architecture 
de  Titans  :  tantôt  des  paysages  d'une  aridité  désolante; 
des  collines  formées  par  de  petits  éclats  de  pierre  prove- 
nant des  fouilles  et  des  constructions,  miettes  de  cette  gi- 
gantesque débauche  de  granit  qui  dura  plus  de  trente 
siècles;  des  montagnes  exfoliées  de  chaleur,  déchiquetées 
et  zébrées  de  rayures  noires,  semblables  aux  cautéri- 
sations d'un  incendie  ;  des  tertres  bossus  et  ditibrmes, 
accroupis  comme  le  criocéphale  des  tombeaux,  et  décou- 
pant au  bord  du  ciel  leur  attitude  contrefaite;  des  marnes 
verdàtres,  des  ocres  roux,  des  tufs  d'un  blanc  farineux, 
et  de  temps  à  autre  quelque  escarpement  de  marbre  cou- 
leur rose-sèche,  où  bâillaient  les  bouches  noires  des  car- 
rières. 

Cette  aridité  n'était  tempérée  par  rien  :  aucune  oasis 
de  feuillage  ne  rafraîchissait  le  regard;  le  vert  semblait 
une  couleur  inconnue  dans  cette  nature  ;  seulement  de 
loin  en  loin  un  maigre  palmier  s'épanouissait  à  l'horizon, 
comme  un  crabe  végétal;  un  nopal  épineux  brandis- 
sait ses  feuilles  acérées  comme  des  glaives  de  bronze  ; 
un  caithame,  trouvant  un  peu  d'humidité  à  l'ombre  d'un 


UNE    NUIT    DE    CLEOPATRE.  32?] 

'ronçon  de  colonne,  piquait  d'un  point  rouge  l'uniformité 
générale. 

Après  ce  coup  d'œil  rapide  sur  l'aspect  du  paysage, 
revenons  à  la  cange  aux  cinquante  rameurs,  et,  sans 
nous  faire  annoncer,  entrons  de..plain-pied  dans  la  naos 
d'honneur. 

L'intérieur  était  peint  en  blanc,  avec  des  arabesques, 
vertes,  des  filets  de  vermillon  et  des  fleurs  d'or  de  forme' 
fantastique;  une  natte  de  joncs  d'une  finesse  extrême  re- 
couvrait le  plancher;  au  fond  s'élevait  un  petit  lit  à  pieds 
de  griffon,  avec  un  dossier  garni  comme  un  canapé  ou 
une  causeuse  moderne,  un  escabeau  à  quatre  marches 
pour  y  monter,  et,  recherche  assez  singulière  dans  nos 
idées  confortables,  une  espèce  d'hémicycle  en  bois 
de  cèdre,  monté  sur  un  pied,  destiné  à  embrasser  le  con- 
tour de  la  nuque  et  à  soutenir  la  tête  de  la  personne 
couchée. 

Sur  cet  étrange  oreiller  reposait  une  tête  bien  char- 
mante, dont  un  regard  fit  perdre  la  moitié  du  monde, 
une  tête  adorée  et  divine,  la  femme  la  plus  complète 
qui  ait  jamais  existé,  la  plus  femme  et  la  plus  reine, 
un  type  admirable,  auquel  les  poètes  n'ont  pu  rien 
ajouter,  et  que  les  songeurs  trouvent  toujours  au  bout 
de  leurs  rêves  :  il  n'est  pas  besoin  de  nomm  er  Cléopâtre. 

Auprès  d'elle  Charmion,  son  esclave  favorite,  balan- 
çait un  large  éventail  de  plumes  d'ibis;  une  jeune  fille 
arrosait  d'une  pluie  d'eau  de  senteur  les  petites  jalousies 
de  roseaux  qui  garnissaient  les  fenêtres  de  la  naos,  pour, 
que  l'air  n'y  arrivât  qu'imprégné  de  fraîcheur  et  de 
parfums. 

Près  du  lit  de  repos,  dans  un  vase  d'albâtre  rubané,  au 
goulot  grêle,  à  la  tournure  effilée  et  svelte,  rappelant 
vaguement  un  profil  de  héron,  trempait  un  bouquet 
de  fleurs  de  lotus,  les  unes  d'un  bleu  céleste,  les  autres 
d'un  rose  tendre,  comme  le  bout  des  doigts  d'Isis,  la  grande 
déesse. 

28 


326  NOUVELLES. 

Cléopâtre,  ce  jour-là,  par  caprice  ou  par  politique, 
n'était  pas  habillée  à  la  grecque  ;  elle  venait  d'assister  à 
une  panégyrie,  et  elle  retournait  à  son  palais  d'été  dans  la 
cange,  avec  le  costume  égyptien  qu'elle  portait  à  la  fête. 

Nos  lectrices  seront  peut-être  curieuses  de  savoir  com- 
ment la  reine  Cléopâtre  était  habillée  en  revenant  de  la 
Mammisi  d'Hermonthis  où  l'on  adore  la  triade  du  dieu 
Mandou,  de  la  déesse  Ritho  et  de  leur  fils  Harphré;  c'est 
une  satisfaction  que  nous  pouvons  leur  donner. 

La  reine  Cléopâtr*^  avait  pour  coiffure  une  espèce  de 
casque  d'or  très-léger  formé  par  le  corps  et  les  ailes  de 
l'épervier  sacré;  les  ailes,  rabattues  en  éventail  de  chaque 
côté  de  la  tête,  couvraient  les  tempes,  s'allongeaient  pres- 
que sur  le  cou,  et  dégageaient  par  une  petite  échancrurc 
une  oreille  plus  rose  et  plus  délicatement  enroulée  que  la 
coquille  d'où  sortit  Vénus  que  les  Égyptiens  nomment 
Hâtor;  la  queue  de  l'oiseau  occupait  la  phace  où  sont  posés 
les  chignons  de  nos  femmes;  son  corps^  caavert  de  plu- 
mes imbriquées  et  peintes  de  différents  émaux,  envelop- 
pait le  sommet  du  crâne,  et  son  cou,  gracieusement  replié 
vers  le  front,  composait  avec  la  tête  une  manière  de  corne 
étincelante  de  pierreries;  un  cimier  symbolique  en  forme 
de  tour  complétait  cette  coiffure  élégante,  quoique  bi- 
zarre. Des  cheveux  noirs  comme  ceux  d'une  nuit  sans 
étoiles  s'échappaient  â^  cq  casque  et  filaient  en  longues 
tresses  sur  de  blondes  épaules,  dont  une  collerette  ou 
hausse-col,  orné  de  plusieurs  rangs  de  serpentine,  d'aze- 
rodrach  et  de  chrysobéril,  ne  laissait,  hélas  !  apercevoir 
que  le  commencement;  une  robe  de  lin  à  côtes  diago- 
nales, —  un  brouillard  d'étoffe,  de  l'air  tramé,  ventus 
taxtilh,  comme  dit  Pétrone,  —  ondulait  en  blanche  va- 
peur autour  d'un  beau  corps  dont  elle  estompait  molle- 
ment les  contours.  Cette  robe  avait  des  demi-manches 
justes  sur  l'épaule,  mais  évasées  vers  le  coude  comme 
nos  manches  à  sabot,  et  permettait  de  voir  un  bras  admi- 
rable et  une  main  parfaite,  le  bras  serré  par  six  cercles 


UNE    NUn    DE    CfciXJPATnE.  327 

d'or  et  la  main  ornée  d'une  bague  roprcsentant  un  sca- 
rabée. Une  ceinture;,  dont  les  bouts  noués  retombaient 
par  devant,  marquait  la  taille  de  cette  tunique  flottante 
et  libre;  unmantelet  garni  de  franges  achevait  la  parure, 
et,  si  quelques  mots  barbares  n'effarouchent  point  des 
oreilles  parisiennes,  nous  ajouterons  que  cette  robe  se 
nommait  schenti  et  le  mantelet  calasiris. 

Pour  dernier  détail,  disons  que  la  reine  Cléopâtre  por- 
tait de  légères  sandales  fort  minces,  recourbées  en  pointe 
et  rattachées  sur  le  cou-de-pied  comme  les  souliers  à  la 
poulaine  des  châtelaines  du  moyen  âge. 

La  reine  Cléopâtre  n'avait  cependant  pas  Tair  de  satis- 
faction d'une  femme  sûre  d'être  parfaitement  belle  et  par- 
faitement parée;  elle  se  retournait  et  s'agitait  sur  son 
petit  lit,  et  ses  mouvements  assez  brusques  dérangeaient 
à  chaque  instant  les  plis  de  son  conopeum  de  gaze  que 
Charmion  rajustait  avec  une  patience  inépuisable,  sans 
cesser  de  balancer  son  éventail. 

«L'on  étoufïe  dans  cette  chambre,  dit  Cléopâtre;  quand 
même  Phtha,  dieu  du  feu,  aurait  établi  ses  forges  ici,  il  ne 
ferait  pas  plus  chaud  ;  l'air  est  comme  une  fournaise.  »  Et 
elle  passa  sur  ses  lèvres  le  bout  de  sa  petite  langue,  puis 
étendit  la  main  comme  un  malade  qui  cherche  une  coupe 
absente. 

Charmion,  toujours  attentive,  frappa  des  mains  ;  un 
esclave  noir,  vêtu  d'un  tonnelet  plissé  comme  la  jupe  des 
Albanais  et  d'une  peau  de  panthère  jetée  sur  l'épaule,  en- 
tra avec  la  rapidité  d'une  apparition,  tenant  en  équilibre 
sur  la  main  gauche  un  plateau  chargé  de  tasses  et  de 
tranches  de  pastèques,  et  dans  la  droite  un  vase  long 
muni  d'un  goulot  comme  une  théière. 

L'esclave  remplit  une  des  coupes  en  versant  de  haut 
avec  une  dextérité  merveilleuse,  et  la  plaça  devant  la  reine. 
Cléopâtre  toucha  le  breuvage  <lu  bout  des  lèvres,  le  re- 
posa à  côté  d'elle,  et,  tournant  vers  Charmion  ses  beaux 


328  NOUVELLES. 

yeux  noirs,  onctueux  et  lustrés  par  une  vive  étincelle  de 
lumière  : 

«0  Charmion!  dit-elle,  je  m'ennuie.  » 


CHAPITRE  II. 


Charmion,  pressentant  une  confidence,  fit  une  mine 
d'assentiment  douloureux  et  se  rapprocha  de  sa  maî- 
tresse. 

«  Je  m'ennuie  horriblement,  reprit  Cléopàtre  en  lais- 
sant pendre  ses  bras  comme  découragée  et  vaincue;  cette 
Egypte  m'anéantit  et  m'écrase;  ce  ciel,  avec  son  azur 
implacable,  est  plus  triste  que  la  nuit  profonde  de  l'Érèbe  : 
jamais  un  nuage  !  jamais  une  ombre,  et  toujours  ce  soleil 
rouge,  sanglant,  qui  vous  regarde  comme  l'œil  d'un  cy- 
clope  !  Tiens,  Charmion,  je  donnerais  une  perle  pour  une 
goutte  de  pluie  !  De  la  prunelle  enflammée  de  ce  ciel  de 
bronze  il  n'est  pas  encore  tombé  une  seule  larme  sur  la 
désolation  de  cette  terre;  c'est  un  grand  couvercle  de 
tombeau,  un  dôme  de  nécropole,  un  ciel  mort  et  dessé- 
ché comme  les  momies  qu'il  recouvre  ;  il  pèse  sur  mes 
épaules  comme  un  manteau  trop  lourd;  il  me  gêne  et 
m'inquiète;  il  me  semble  que  je  ne  pourrais  me  lever 
toute  droite  sans  m'y  heurter  le  front  ;  et  puis,  ce  pays  est 
vraiment  un  pays  effrayant  ;  tout  y  est  sombre,  énigmati- 
que,  incompréhensible!  L'imagination  n'y  produit  que 
des  chimères  monstrueuses  et  des  monuments  démesurés; 
cette  architecture  et  cet  art  me  font  peur;  ces  colosses, 
que  leurs  jambes  engagées  dans  la  pierre  condamnent  à 
rester  éternellement  assis  les  mains  sur  les  genoux,  me  fa- 
tiguent de  leur  immobilité  stupide;  ils  obsèdent  mes  yeux 
et  mon  horizon.  Quand  viendra  donc  le  géant  qui  doit  les 
prendre  par  la  main  et  les  relever  de  leur  faction  de  vingt 


UNE  NUIT    DE    CLiiOPATRE.  329 

sii^'cles?  Lr  granit  lui-même  se  lasse  à  la  fin!  Quel  maître 
attendent- ils  donc  pour  quitter  la  montagne  qui  leur  sert 
de  siège  et  se  lever  en  signe  de  respect?  de  quel  troupeau 
iinvisible  ces  grands  sphinx  accroupis  comme  des  chiens 
.qui  guettent  sont-ils  les  gardiens,  pour  ne  fermer  Jamais 
ïla  paupière  et  tenir  toujours  la  grille  en  arrêt?  qu'ont-ils 
donc  à  fixer  si  opiniâtrement  leurs  yeux  de  pierre  sur 
l'éternité  et  l'infini?  quel  secret  étrange  leurs  lèvres  ser- 
rées retiennent-elles  dans  leur  poitrine  ?  A  droite,  à  gau- 
che, de  quelque  côté  que  l'on  se  tourne,  ce  ne  sont  que 
des  monstres  affreux  à  voir,  des  chiens  à  tête  d'homme, 
des  hommes  à  tête  de  chien,  des  chimères  nées  d'accou- 
plements hideux  dans  la  profondeur  ténébreuse  des  syrin- 
ges,  des  Anubis,  des  Typhons,  des  Osiris,  des  éperviers 
aux  yeux  jaunes  qui  semblent  vous  traverser  de  leurs  re- 
gards inquisiteurs  et  voir  au  delà  de  vous  des  choses  que 
l'on  ne  peut  redire  ;  —  une  famille  d'animaux  et  de  dieux 
horribles  aux  ailes  écaillées,  au  bec  crochu,  aux  griffes 
tranchantes,  toujours  prêts  à  vous  dévorer  et  à  vous  saisir, 
si  vous  franchissez  le  seuil  du  temple  et  si  vous  levez  le 
coin  du  voile  !  — 

«  Sur  les  murs,  sur  les  colonnes,  sur  les  plafonds,  sur 
les  planchers,  sur  les  palais  et  sur  les  temples,  dans  les 
couloirs  et  les  puits  les  plus  profonds  des  nécropoles,  jus- 
qu'aux entrailles  de  la  terre,  où  la  lumière  n'arrive  pas, 
où  les  flambeaux  s'éteignent  faute  d'air,  et  partout,  et 
toujours,  d'interminables  hiéroglyphes  sculptés  et  peints 
racontant  en  langage  inintelligible  des  choses  que  l'on  ne 
sait  plus  et  qui  appartiennent  sans  doute  à  des  créations 
disparues;  prodigieux  travaux  enfouis,  où  tout  un  peuple 
s'est  usé  à  écrire  l'épitaphe  d'un  roi  !  Du  mystère  et  du 
granit,  voilà  l'Egypte;  beau  pays  pour  une  jeune  femme 
et  une  jeune  reine  ! 

«  L'on  ne  voit  que  symboles  menaçants  et  funèbres,  des 
pedum,  des  tau,  des  globes  allégoriques,  des  serpents  en- 
roulés, des  balances  où  l'on  pèse  les  âmes,  —  l'inconnu, 

28. 


330  NOUVELLES, 

la  mort,  le  néant  !  Pour  toute  végétation  des  stèles  bario- 
lées de  caractères  bizarres  ;  pour  allées  d'arbres,  des  ave- 
nues d'obélisques  de  granit  ;  pour  sol,  d'immenses  pavés 
de  granit  dont  chaque  montagne  ne  peut  fournir  qu'une 
seule  dalle;  pour  ciel,  des  plafonds  de  granit: — réternité 
palpable,  un  amer  et  perpétuel  sarcasme  contre  la  fragilité 
et  la  brièveté  de  la  vie  !  —  des  escaliers  faits  pour  des  en- 
jambées de  Titan,  que  le  pied  humain  ne  saurait  franchir 
et  qu'il  faut  monter  avec  des  échelles;  des  colonnes  que 
cent  bras  ne  pourraient  entourer,  des  labyrinthes  où  Ton 
marcherait  un  an  sans  en  trouver  l'issue  !  —  le  vertige  de 
l'énormité,  l'ivresse  du  gigantesque,  l'effort  désordonné 
de  l'orgueil  qui  veut  graver  à  tout  prix  son  nom  sur  la 
surface  du  monde  ! 

«  Et  puis,  Charmion,  je  te  le  dis,  j'ai  une  pensée  qui  me 
fait  peur;  dans  les  autres  contrées  de  la  terre  on  brûle  les 
cadavres,  et  leur  cendre  bientôt  se  confond  avec  le  sol. 
Ici  l'on  dirait  que  les  vivants  n'ont  d'autre  occupation  que 
de  conse^^'e^  les  morts;  des  baumes  puissants  les  arra- 
chent à  la  destruction  ;  ils  gardent  tous  leur  forme  et  leur 
aspect  ;  l'âme  évaporée,  la  dépouille  reste,  sous  ce  peuple 
il  y  a  vingt  peuples  ;  chaque  ville  a  les  pieds  sur  vingt 
étages  de  nécropoles  ;  chaque  génération  qui  s'en  va  fait 
une  population  de  momies  à  une  cité  ténébreuse  :  sous 
le  père  vous  troiwez  le  grand-père  et  l'a'ieul  dans  leur 
boîte  peinte  et  dorée ,  tels  qu'ils  étaient  pendant  leur  vie, 
et  vous  fouilleriez  toujours  que  vous  en  trouveriez  tou- 
jours ! 

«  Quand  je  songe  à  ces  multitudes  emmaillottées  de 
bandelettes,  à  ces  myriarles  de  spectres  desséchés  qui 
remplissent  les  puits  funèbres  et  qui  sont  là  depuis  deux 
mille  ans,  face  à  face,  dans  leur  silence  que  rien  ne  vient 
troubler,  pas  même  le  bruit  que  fait  en  rampant  le  ver  du 
sépulcre,  et  qu'on  trouvera  intacts  après  deux  autres  mille 
ans,  avec  leurs  chats,  leiu's  crocodiles,  leurs  ibis,  fout  ce 
qui  a  vécu  en  même  temps  qu'eux,  il  me  prend  des  ter- 


UNE    NUIT    DE    CLÉOPATRE.  331 

roiirs,  et  je  me  sens  courir  des  frissons  sur  la  peau.  Que  se 
disent-ils  .  puisqu'ils  ont  encore  des  lèvres,  et  que  leur 
Ame,  si  la  fantaisie  lui  prenait  de  revenir,  trouverait  leur 
corps  dans  l'état  où  elle  l'a  quitté? 

«  L'Egypte  est  vraiment  un  royaume  sinistre ,  et  bier, 
peu  fait  pour  moi,  la  rieuse  et  la  folle  ;  tout  y  renferm<^: 
une  momie  ;  c'est  le  cœur  et  le  noyau  de  toute  chose.  A  près 
mille  détours,  c^est  là  que  vous  aboutissez  ;  les  pyramides 
cachent  un  sarcophage.  Néant  et  folie  que  tout  cela. 
Eventrez  le  ciel  avec  de  gigantesques  triangles  de  pierre, 
vous  n'allongerez  pas  votre  cadavre  d'un  pouce.  Comment 
se  réjouir  et  vivre  sur  une  terre  pareille,  où  l'on  ne  res- 
pire pour  parfum  que  l'odeur  acre  dunaphte  et  du  bitume 
qui  bout  dans  les  chaudières  des  embaumeurs,  où  le  plan- 
cher de  votre  chambre  sonne  creux  parce  que  les  corri- 
dors des  hypogées  et  des  puits  mortuaires  s'étendent 
jusque  sous  votre  alcôve?  Etre  la  reine  des  momies,  avoir 
pour  causer  ces  statues  à  poses  roides  et  contraintes,  c'est 
gai  !  Encore,  si,  pour  tempérer  cette  tristesse,  j'avais  quel- 
que passion  au  cœur,  un  intérêt  à  la  vie,  si  j'aimais  quel- 
qu'un ou  quelque  chose,  si  j'étais  aimée  !  mais  je  ne  le  suis 
point. 

«  Voilà  pourquoi  je  m'ennuie,  Gharmion;  avec  l'amour, 
cette  Egypte  aride  et  renfrognée  me  paraîtrait  plus  char- 
mante que  la  Grèce  avec  ses  dieux  d'ivoire ,  ses  temples 
de  marbre  blanc,  ses  bois  de  lauriers-roses  et  ses  fon- 
taines d'eau  vive.  Je  ne  songerais  pas  à  la  physionomie 
baroque  d'Anubis  et  aux  épouvantements  des  villes  sou- 
terraines. » 

Gharmion  sourit  d'un  air  incrédule.  «  Ge  ne  doit  pas 
être  là  un  grand  sujet  de  chagrin  pour  vous;  car  chacun 
de  vos  regards  perce  les  cœurs  comme  les  flèches  d'or 
d'Éros  lui-même. 

—  Une  reine,  reprit  Gléopâtre,  peut-elle  savoir  si  c'est 
le  diadème  ou  le  front  que  l'on  aime  en  elle?  Les  rayons 
de  sa  couronne  sidérale  éblouissent  les  yeux  et  le  cœur  , 


332  NOUVELLES. 

descendue  des  han^pnrs  du  trône ,  aurais-je  la  célébrité  et 
la  vogue  de  Baechide  ou  d'Archenassa  ,  de  la  première 
courtisane  venue  d'Athènes  ou  de  Milet  ?  Une  reine ,  c'est 
quelque  chose  de  si  loin  des  hommes,  de  si  élevé,  de  si 
séparé,  de  si  impossible!  Quelle  présomption  peut  se 
flatter  de  réussir  dans  une  pareille  entreprise  ?  Ce  n'est 
\plus  une  femme,  c'est  une  figure  auguste  et  sacrée  qui  n'a 
point  de  sexe,  et  que  l'on  adore  à  genoux  sans  l'aimer, 
comme  la  statue  d'une  déesse.  Qui  a  jamais  été  sérieuse- 
ment épris  d'Hêré  aux  bras  de  neige,  de  Pallas  aux  yeux 
vert  de  mer  ?  qui  a  jamais  essayé  de  baiser  les  pieds  d'ar- 
gent de  Thétis  et  les  doigts  de  rose  de  l'Aurore?  quel 
amant  des  beautés  divines  a  pris  des  ailes  pour  voler  vers 
les  palais  d'or  du  ciel?  Le  respect  et  la  terreur  glacent  les 
âmes  en  notre  présence,  et  pour  être  aimée  de  nos  pareils 
il  faudrait  descendre  dans  les  nécropoles  dont  je  parlais 
tout  à  l'heure.  » 

Quoiqu'elle  n'élevât  aucune  objecti^jn  contfe  les  raison- 
nements de  sa  maîtresse ,  un  vague  sourire  errant  sur  les 
lèvres  de  l'esclave  grecque  faisait  voir  qu'elle  ne  croyait 
pas  beaucoup  à  cette  inviolabilité  de  la  personne  royale. 

«  Ah  !  contiiuia  Cléopâtre,  je  voudrais  qu'il  m'arrivât 
quelque  chose,  une  aventure  étrange,  inattendue  !  Le 
chant  des  poètes,  la  danse  des  esclaves  syriennes,  les  fes- 
tins couronnés  de  roses  et  prolongés  jusqu'au  jour,  les 
courses  nocturnes,  les  chiens  de  Laconie,  les  lions  privés, 
les  nains  bossus,  les  membres  de  la  confrérie  des  inimi- 
tables, les  combats  du  cirque,  les  parures  nouvelles,  les 
robes  de  byssus,  les  unions  de  perles,  les  parfums  d'Asie, 
les  re<"herches  les  plus  exquises,  les  somptuosités  les  plus 
folles,  rien  ne  m'amuse  plus  ;  tout  m'est  indifférent ,  tout 
m'est  insupportable  ! 

—  On  voit  bien,  dit  tout  bas  Charmion  ,  que  la  reine 
n'a  pas  eu  d'amant  et  n'a  fait  tuer  personne  depuis  un 
mois,  n 

i'atiguée d'une  aussi  longue  tirade,  Cléopâtre  prit  en; 


UNE    NUIT    DE   CLÉOPATRE.  333 

core  une  fois  la  coupe  posée  à  côté  d'elle,  y  trempa  ses 
lowes,  et,  mettant  sa  tête  sous  son  bras  avec  un  mouve- 
ment de  colombe,  s'arrangea  de  son  mieux  pour  dormir, 
Charmion  lui  défit  ses  sandales  et  se  mit  à  lui  chatouiller 
doucement  la  plante  des  pieds  avec  la  barbe  d'une  plume 
de  paon  ;  le  sommeil  ne  tarda  pas  à  jeter  sa  poudre  d'or 
sur  les  beaux  yeux  de  la  sœur  de  Ptolémée. 

Maintenant  que  Cléopâtre  dort,  remontons  sur  le  pont 
de  lacange  et  jouissons  de  l'admirable  spectacle  du  soleil 
couchant.  Une  large  bande  violette,  fortement  chauffée  de 
tons  roux  vers  l'occident,  occupe  toute  la  partie  inférieure 
du  ciel;  en  rencontrant  les  zones  d'azur,  la  teinte  violette 
se  fond  en  lilas  clair  et  se  noie  dans  le  bleu  par  une  demi- 
teinte  rose  ;  du  côté  où  le  soleil,  rouge  comme  un  bou- 
clier tombé  des  fournaises  de  Vulcain,  jette  ses  ardents 
reflets,  la  nuance  tourne  au  citron  pâle ,  et  produit  des 
teintes  pareilles  à  celles  des  turquoises.  L'eau  frisée  par 
un  rayon  oblique  a  l'éclat  mat  d'une  glace  vue  du  côté  du 
tain,  ou  d'une  lame  damasquinée;  les  sinuosités  de  la 
rive,  les  joncs,  et  tous  les  accidents  du  bord  s'y  décou- 
pent en  traits  fermes  et  noirs  qui  en  font  vivement  ressor- 
tir la  réverbération  blanchâtre.  A  la  faveur  de  cette  clarté 
crépusculaire  vous  apercevrez  là-bas,  comme  un  grain  de 
poussière  tombé  sur  du  vif-argent,  un  petit  point  brun 
qui  tremble  dans  un  réseau  de  tilets  lumineux.  Est-ce  une 
sarcelle  qui  plonge ,  une  tortue  qui  se  laisse  aller  à  la 
dérive,  une  crocodile  levant,  pour  respirer  l'air  moins 
brûlant  du  soir,  le  bout  de  son  rostre  squammeux,  le 
ventre  d'un  hippopotame  qui  s'épanouit  à  fleur  d'eau  ? 
ou  bien  encore  quelque  rocher  laissé  à  découvert  par  la 
décroissance  du  fleuve?  car  le  vieil  Hopi-Mou,  père  des 
eaux,  a  bien  besoin  de  remplir  son  urne  tarie  aux  pluies 
du  solstice  dans  les  montagnes  de  la  Lune. 

Ce  n'est  rien  de  tout  cela.  Par  les  morceaux  d'Osiris  si 
heureusement  recousus  !  c'est  un  homme  qui  paraît  mar- 
cher et  patiner  sur  l'eau...  l'on  peut  voir  maintenant  la 


334  NOUVELLES. 

nacelle  qui  le  soutient,  une  vraie  coquille  de  noix,  un 
poisson  creusé,  trois  bandes  d'écorce  ajustées,  une  pour 
le  fond  et  deux  pour  les  plats-bords ,  le  tout  solidement 
relié  aux  deux  point^^s  avec  une  corde  engluée  de  bitume. 
Un  homme  se  tient  debout,  un  pied  sur  chaque  bord  de 
cette  frêle  machine ,  qu'il  dirige  avec  un  seul  aviron  qui 
sert  en  même  temps  de  gouvernail,  et,  quoique  la  cange 
royale  file  rapidement  sous  l'effort  de  cinquante  rameurs, 
la  petite  barque  noire  gagne  visiblement  sur  elle. 

Cléopâtre  désirait  un  incident  étrange,  quelque  chose 
d'inattendu  ;  cette  petite  nacelle  effdée,  aux  allures  mys- 
térieuses, nous  a  tout  l'air  de  porter  sinon  une  aventure, 
du  moins  un  aventurier.  Peut-être  contient-elle  le  héros 
de  notre  liistoire  :  la  chose  n'est  pas  impossible. 

C'était,  en  tout  cas,  un  beau  jeune  homme  de  vingt 
ans,  avec  des  cheveux  si  noirs  qu'ils  paraissaient  bleus, 
une  peau  blonde  comme  de  l'or,  et  de  proportions  si  par- 
faites, qu'on  eût  dit  un  bronze  de  Lysippe  ;  bien  qu'il 
ramât  depuis  longtemps ,  il  ne  trahissait  aucune  fatigue, 
et  il  n'avait  pas  sur  le  front  une  seule  perle  de  sueur. 

Le  soleil  plongeait  sous  l'horizon,  et  sur  son  disque 
échancré  se  dessinait  la  silhouette  brune  d'une  ville  loin- 
taine que  l'œil  n'aurait  pu  discerner  sans  cet  accident  de 
lumière;  il  s'éteignit  bientôt  tout  à  fait,  et  les  étoiles, 
belles  de  nuit  du  ciel,  ouvrirent  leur  calice  d'or  dans 
l'azur  du  firmament.  La  cange  royale,  suivie  de  près  par 
la  petite  nacelle ,  s'arrêta  près-d^un  escalier  de  marbre 
noir,  dont  chaque  marche  supportait  un  de  ces  sphinx  haïs 
de  Cléopâtre.  C'était  le  débarcadère  du  palais  d'été. 

Cléopâtre,  appuyée  sur  Charmion,  passa  rapidement 
comme  une  vision  étincelante  entre  une  double  haie  d'es- 
claves portant  des  fanaux. 

Le  jeune  homme  prit  au  fond  de  la  barque  une  grande 
peau  de  lion,  la  jeta  sur  ses  épaules,  sauta  légèrement  à 
terre,  tira  la  nacelle  sur  la  berge  et  se  dirigea  vers  le 
pnfais. 


UNE    MIT    DE    CLÉOPATRE.  33 î> 


CHAPITRE  111. 


Qu'est-ce  que  ce  jeune  homme  qui,  debout  sur  un 
morceau  d'écorce,  se  permet  de  suivre  la  cange  royale , 
et  qui  peut  lutter  de  vitesse  contre  cinquante  rameurs  du 
pays  deKousch,  nus  jusqu'à  la  ceinture  et  frottés  d'huile 
de  palmier?  Quel  intérêt  le  pousse  et  le  fait  agir  ?  Voilà 
Ce  que  nous  sommes  obligé  de  savoir  en  notre  qualité  de 
poëte  doué  du  don  d'intuition ,  et  pour  qui  tous  les 
hommes  et  même  toutes  les  femmes,  ce  qui  est  plus 
difficile,  doivent  avoir  au  côté  la  fenêtre  que  réclamait 
Monms. 

H  n'est  peut-être  pas  très-aisé  de  retrouver  ce  que  pen- 
sait, il  y  a  tantôt  deux  mille  ans,  un  jeune  homme  de  la 
terre  de  Kémé  qui  suivait  la  barque  de  Cléopâtre,  reine 
et  déesse  Évergète,  revenant  de  la  Mammisi  d'Hermon- 
this.  Nous  essayerons  cependant. 

Meïamoun,  fils  de  Mandouschopsch,  était  un  jeune 
homme  d'un  caractère  étrange;  rien  de  ce  qui  touche  le 
commun  des  mortels  ne  faisait  impression  sur  lui;  il  sem- 
blait d'une  race  plus  haute,  et  l'on  eût  dit  le  produit  de 
quelque  adultère  divm.  Son  regard  avait  l'éclat  et  la  fixité 
d'un  regard  d'épervier,  et  la  majesté  sereine  siégeait  sur 
son  front  comme  sur  un  piédestal  de  marbre;  un  noble 
dédain  arquait  sa  lèvre  supérieure  et  gonflait  ses  narines 
comme  celles  d'un  cheval  fougueux  ;  quoiqu'il  eût  presque 
la  grâce  délicate  d'une  jeune  fille,  et  que  Dionysius,  le 
dieu  efféminé,  n'eût  pas  une  poitrine  plus  ronde  et  plus 
polie,  il  cachait  sous  cette  molle  apparence  des  nerfs  d'a- 
cier et  une  force  herculéenne  ;  singulier  privilège  de  cer- 
taines natures  antiques  de  réunir  la  beauté  de  la  femme 
à  la  force  de  l'homme. 


336  NOUVELLES. 

Quanta  son  teint,  nous  sommes  obligé  d'avouer  qu'il 
était  fauve  comme  une  orange,  couleur  contraire  à  l'idée 
blanche  et  rose  que  nous  avons  de  la  beauté;  ce  qui  ne 
l'empêchait  pas  d'être  un  fort  charmant  jeune  homme, 
très-recherché  par  toute  sorte  de  femmes  jaunes,  rouges, 
cuivrées,  bistrées,  dorées,  et  même  par  plus  d'une  blan- 
che Grecque. 

D'après  ceci,  n'allez  pas  croire  que  Meïamoun  fût  un 
homme  à  bonnes  fortunes  :  les  cendres  du  vieux  Priam, 
les  neiges  d'Hippolyte  lui-même  n'étaient  pas  plus  insen- 
sibles et  plus  froides  ;  le  jeune  néophyte  en  tunique  blan- 
ches, qui  se  prépare  à  l'initiation  des  mystères  d'Isis,  ne 
mène  pas  une  vie  plus  chaste;  la  jeune  fille  qui  transit 
à  l'ombre  glaciale  de  sa  mère  n'a  pas  cette  pureté  crain- 
tive. 

Les  plaisirs  de  Meïamoun,  pour  un  jeune  homme  de  si 
farouche  approche,  étaient  cependant  d'une  singulière 
nature  :  il  partait  tranquillement  le  matin  avec  son  petit 
bouclier  de  cuir  d'hippopotame,  son  harpe  ou  sabre  à 
lame  courbe,  son  arc  triangulaire  et  son  carquois  de  peau 
de  serpent,  rempli  de  flèches  barbelées;  puis  il  s'enfon- 
çait dans  le  désert,  et  faisait  galoper  sa  cavale  aux  jambes 
sèches,  à  la  tête  étroite,  à  la  crinière  échevelée,  jusqu'à 
ce  qu'il  trouvât  une  trace  de  lionne  :  cela  le  divertissait 
beaucoup  d'aller  prendre  les  petits  lionceaux  sous  le 
ventre  de  leur  mère.  En  toutes  choses  il  n'aimait  que  le 
périlleux  ou  l'impossible  ;  il  se  plaisait  fort  à  marcher  dans 
des  sentiers  impraticables,  à  nager  dans  une  eau  furieuse, 
et  il  eût  choisi  pour  se  baigner  dans  le  Nil  précisément 
l'endroit  des  cataractes  :  l'abîme  l'appelait. 

Tel  était  Meïamoun,  fils  de  Mandouschopsch. 

Depuis  quelque  temps  son  humeur  était  devenue  en- 
core plus  sauvage;  il  s'enfonçait  des  mois  entiers  dans 
l'océan  de  sables  et  ne  reparaissait  qu'à  de  rares  inter- 
valles. Sa  mère  inquiète  se  penchait  vainement  du  haut 
de  sa  terrasse  et  interrogeait  le  chemin  d'un  œil  infatiga- 


«NE   NUIT    DE   CLÉOPATRE-  337 

ble.  Après  une  longue  attente,  un  petit  nuage  de  pous- 
sière tourbillonnait  à  l'horizon  ;  bientôt  le  nuage  crevait 
et  laissait  voir  Meïamoun  couvert  de  poussière  sur  sa  ca- 
vale maigre  comme  une  louve,  l'œil  rouge  et  sanglant, 
la  narine  frémissante,  avec  des  cicatrices  au  flanc,  cica- 
trices qui  n'étaient  pas  des  marques  d'éperon. 

Après  avoir  pendu  dans  sa  chambre  quelque  peau 
d'hyène  ou  de  lion,  il  repartait. 

Et  cependant  personne  n'eût  pu  être  plus  heureux  que 
Meïamoun  ;  il  était  aimé  de  Nephté,  la  tille  du  prêtre  Afo- 
mouthis,  la  plus  belle  personne  du  nome  d'Arsinoïte.  Il 
fallait  être  Meïamoun  pour  ne  pas  voir  que  Nephté  avait 
des  yeux  charmants  relevés  p^iÉj^ir  coins  avec  une  indéfi- 
nissable expression  de  volupté ,  une  bouche  où  scintillait 
un  rouge  sourire,  des  dents  blanches  et  limpides,  des 
bras  d'une  rondeur  exquise  et  des  pieds  plus  parfaits  que 
les  pieds  de  jaspe  de  la  statue  d'Isis  :  assurément  il  n'y 
avait  pas  dans  toute  l'Egypte  une  main  plus  petite  et  des 
cheveux  plus  longs.  Les  charmes  de  Nephté  n'eussent  été 
effacés  que  par  ceux  de  Cléopâtre.  Mais  qui  pourrait  son- 
ger à  aimer  Cléopâtre?  Ixion,  qui  fut  amoureux  de  Junon, 
ne  serra  dans  ses  bras  qu'une  nuée^  et  il  tourne  éternel- 
lement sa  roue  aux  enfers. 

C'était  Cléopâtre  qu'aimait  Meïamoun  ! 

Il  avait  d'abord  essayé  de  dompter  cette  passion  folle, 
il  avait  lutté  corps  à  corps  avec  elle  ;  mais  on  n'étouffe 
pas  l'amour  comme  on  étouffe  un  lion,  et  les  plus  vigou- 
reux athlètes  ne  sauraient  rien  y  faire.  La  flèche  était  res- 
tée dans  la  plaie  et  il  la  traînait  partout  avec  lui  ;  l'image 
de  Cléopâtre  radieuse  et  splendide  sous  son  diadème  à 
pointe  d'or,  seule  debout  dans  sa  pourpre  impériale  au 
milieu  d'un  peuple  agenouillé,  rayonnait  dans  sa  veille 
et  dans  son  rêve;  comme  l'imprudent  qui  a  regardé  le 
soleil  et  qui  voit  toujours  une  tache  insaisissable  voltiger 
devant  lui,  Meïamoun  voyait  toujours  Cléopâtre.  Les  ai- 
lles peuvent  contempler  le  soleil  sans  être  éblouis,  mais 

2  9 


33S  Nouvi-r.r.ES. 

quelle  prunelle  de  diamant  pourrait  se  fixer  impunémenl 
sur  une  belle  femme,  sur  une  belle  reine? 

Sa  vie  était  d'errer  autour  des  demeures  royales  pour 
respirer  le  même  air  que  Cléopâtre,  pour  baiser  sur  le 
sable ,  bonheur,  hélas!  bien  rare,  l'empreinte  à  demi 
elïiicée  de  son  pied;  il  suivait  les  fêtes  sacrées  et  les  pa- 
négyries,  tâchant  de  saisir  un  rayon  de  ses  yeux,  de  dérober 
au  passage  un  des  mille  aspects  de  sa  beauté.  Quelquefois 
la  honte  le  prenait  de  cette  existence  insensée  ;  il  se  li- 
vrait à  la  chasse  avec  un  redoublement  de  furie,  et  tâchait 
de  mater  par  la  fatigue  l'ardeur  de  son  sang  et  la  fougue 
de  ses  désirs. 

Il  était  allé  à  la  parîégyrie  d'Hermonthis,  et,  dans  le 
Vague  espoir  de  revoir  la  reine  un  instant  lorsqu'elle  dé- 
barquerait au  palais  d'été,  il  avait  suivi  l'a  cange  dans  sa 
nacelle,  sans  s'inquiéter  des  acres  morsures  du  soleil  par 
une  chaleur  à  faire  fondre  en  sueur  de  lave  les  sphinx 
haletants  sur  leurs  piédestaux  rougis. 

Et  puis,  il  comprenait  qu'il  touchait  à  un  moment  su- 
prême, que  sa  vie  allait  se  décider,  et  qu'il  ne  pouvait 
mourir  avec  son  secret  dans  sa  poitrine. 

C'est  une  étrange  situation  que  d'aimer  une  reine  ;  c'est 
comme  si  l'on  aimait  une  étoile,  encore  l'étoile  vient-elle 
chaque  nuit  briller  à  sa  place  dans  le  ciel;  c'est  une  es- 
pèce de  rendez-vous  mystérieux  :  vous  la  retrouvez,  vous 
la  voyez,  elle  ne  s'offense  pas  de  vos  regards!  0  misère! 
être  pauvre,  inconnu,  obscur,  assis  tout  au  bas  de  l'é- 
chelle, et  se  sentir  le  cœur  plein  d'amour  pour  quelque 
chose  de  solennel,  d'étincelant  et  de  splcndide,  pour  une 
femme  dont  la  dernière  servante  ne  voudrait  pas  de  vous! 
avoir  l'œil  fatalement  fixé  sur  quelqu'un  qui  ne  vous  voit 
point,  qui  ne  vous  verra  jamais,  pour  qui  vous  n'êtes 
qu'im  flot  de  la  foule  pareil  aux  autres  et  qui  vous  ren- 
contrerait cent  fois  sans  vous  reconnaître  !  n'avoir,  si  l'oc- 
casion de  parler  se  présente,  aucune  raison  à  donner  d'une 
si  folle  audace,  ni  talent  de  poëte,  ni  grand  génie,  ni  qua- 


UNE    NUIT    DE    CLÉOPATKE.  339 

lité  surhumaine,  rien  que  de  l'amour  ;  et  en  échange  de 
la  beauté,  de  la  noblesse,  de  la  puissance,  de  toutes  les 
splendeurs  qu'on  rêve,  n'apporter  que  de  la  passion  ou 
sa  jeunesse,  choses  rares! 

Ces  idées  accablaient  Meïamoun  ;  couché  à  plat  ventre 
sur  le  sable,  le  menton  dans  ses  mains,  il  se  laissait  em- 
porter et  soulever  par  le  flot  d'une  intarissable  rêverie  ;  il 
ébauchait  mille  projets  plus  insensés  les  uns  que  les  au- 
tres. Il  sentait  bien  qu'il  tendait  à  un  but  impossible,  mais 
il  n'avait  pas  le  courage  d'y  renoncer  franchement,  et  la 
perfide  espérance  venait  chuchoter  à  son  oreille  quelque 
menteuse  promesse. 

<(  Hâthor,  puissante  déesse,  disait-il  à  voix  basse,  que 
t'ai-je  fait  pour  me  rendre  si  malheureux?  te  venges-tu  du 
dédain  que  j'ai  eu  pour  Nephté,  la  fille  du  prêtre  Afomou- 
this?  m'en  veux-tu  d'avoir  repoussé  Lamia ,  l'hétaire 
d'Athènes,  ou  Flora,  la  courtisane  romaine  ?  Est-ce  ma 
faute,  à  moi,  si  mon  cœur  n'est  sensible  qu'à  la  seule 
beauté  de  Cléopâtre,  ta  rivale?  Pourquoi  as-tu  enfoncé 
dans  mon  âme  la  flèche  empoisonnée  de  l'amour  impos- 
sible? Quel  sacrifice  et  quelles  offrandes  demandes-tu? 
Faut-il  t'élever  une  chapelle  de  marbre  rose  de  Syène 
avec  des  colonnes  à  chapiteaux  dorés,  un  plafond  d'une 
seule  pièce  et  des  hiéroglyphes  sculptés  en  creux  pa't  les 
meilleurs  ouvriers  de  Memphis  ou  de  Thèbes  ?  Réponds- 
moi.  » 

Comme  tous  les  dieux  et  les  déesses  que  l'on  invoque, 
Hâthor  ne  répondit  rien.  Meïamoun  prit  un  parti  dés- 
espéré. 

Cléopâtre,  de  son  côté,  invoquait  aussi  la  déesse  Hâ- 
thor; elle  lui  demandait  un  plaisir  nouveau,  une  sensa- 
tion inconnue;  languissamment  couchée  sur  son  lit,  elle 
songeait  que  le  nombre  des  sens  est  bien  borné,  que  les 
plus  exquis  raffinements  laissent  bien  vite  venir  le  dégoût, 
et  qu'une  reine  a  réellement  bien  de  la  peine  à  occuper 
sa  journée.  Essayer  des  poisons  sur  des  esclaves,  faire 


340  NOUVELLES. 

battre  des  hommes  avec  des  tigres  ou  des  gladiatem's  en- 
tre eux,  boire  des  perles  fondues,  manger  une  province, 
tout  cela  est  fade  et  commun  ! 

Charmion  était  aux  expédients  et  ne  savait  plus  que 
faire  de  sa  maîtresse. 

Tout  à  coup  un  sifflement  se  fit  entendre,  une  flèche 
vint  se  planter  en  tremblant  dans  le  revêtement  de  cèdre 
'de  la  muraille. 

Cléopâtre  faillit  s'évanouir  de  frayeur.  Charmion  se 
pencha  à  la  fenêtre  et  n'aperçut  qu'un  flocon  d'écume  sur 
le  fleuve.  Un  rouleau  de  papyrus  entourait  le  bois  de  la 
flèche  ;  il  contenait  ces  mots  écrits  en  caractères  phoné- 
tiques :  a  Je  vous  aime  !  » 


CHAPITRE  iV. 


«  Je  vous  aime,  répéta  Cléopâtre  en  faisant  tourner  en- 
tre ses  doigts  frêles  et  blancs  le  morceau  de  papyrus  roulé 
à  la  fciçon  des  scytales,  voilà  le  mot  que  je  demandais  : 
quelle  âme  intelligente,  quel  génie  caché  a  donc  si  bien 
comfft'is  mon  désir  ?  » 

Et,  tout  à  lait  réveillée  de  sa  langoureuse  torpeur,  elle 
sauta  à  bas  de  son  lit  avec  l'agilité  d'une  chatte  qui  flaire 
une  souris,  mit  ses  petits  pieds  d'ivoire  dans  ses  tatbebs 
brodés,  jeta  une  tunique  de  byssus  sur  ses  épaules,  et 
courut  à  la  fenêtre  par  laquelle  Charmion  regardait  tou- 
jours. 

La  nuit  était  claire  et  sereine  ;  la  lune  déjà  levée  dessi- 
nait avec  de  grands  angles  d'ombre  et  de  lumière  les 
masses  architecturales  du  palais,  détachées  en  vigueur  sur 
un  fond  de  bleuâtre  transparence,  et  glaçait  de  moires 
d'argent  l'eau  du  fleuve  où  son  reflet  s'allongeait  en  co- 
lonne étincelante;  un  léger  souffle  de  brise,  qu'on  eût 


UNE    NUIT    DE    CLÉOPATRE.  341 

pris  pour  la  respiration  des  Sphinx  endormis,  faisait  pal- 
piter les  roseaux  et  frissonner  les  clochettes  d'azur  des 
lotus;  les  câbles  des  embarcations  amarrées  au  bord  du 
Nil  gémissaient  faiblement,  et  le  flot  se  plaignait  sur  son 
rivage  comme  une  colombe  sans  ramier.  Un  vague  parfum 
de  végétation,  plus  doux  que  celui  des  aromates  qui  brû- 
lent dans  Vanschir  des  prêtres  d'Anubis,  arrivait  jusque 
dans  la  chambre.  C'était  une  de  ces  nuits  enchantées  de 
l'Orient,  plus  splendides  que  nos  plus  beaux  jours,  car 
notre  soleil  ne  vaut  pas  cette  lune. 

«  Ne  vois-tu  pas  là-bas,  vers  le  milieu  du  fleuve,  une 
tête  d'homme  qui  nage  ?  Tiens,  il  traverse  maintenant  la 
traînée  de  lumière  et  va  se  perdre  dans  l'ombre  ;  on  ne 
peut  plus  le  distinguer.  »  Et,  s'appuyant  sur  l'épaule  de 
Charmion,  elle  sortait  à  demi  son  beau  corps  de  la  fenêtre 
pour  tâcher  de  retrouver  la  trace  du  mystérieux  nageur. 
Mais  un  bois  d'acacias  du  Nil,  de  doums  et  de  sayals,  jetait 
à  cet  endroit  son  ombre  sur  la  rivière  et  protégeait  la  fuite 
de  l'audacieux.  Si  3Ieïamoun  eût  eu  le  bon  esprit  de  se 
retourner,  il  aurait  aperçu  Cléopâtre,  la  reine  sidérale, 
le  cherchant  avidement  des  yeux  à  travers  la  nuit,  lui 
pauvre  Egyptien  obscur,  misérable  chasseur  de  lions, 

«  Charmion,  Charmion,  fais  venir  Phrehipephbour,  le 
chef  des  rameurs,  et  qu'on  lance  sans  retard  deux  bar- 
ques à  la  poursuite  de  cet  homme,  »  dit  Cléopâtre,  dont 
la  curiosité  était  excitée  au  plus  haut  degré. 

Phrehipephbour  parut  :  c'était  un  homme  de  la  race 
Nahasi,  aux  mains  larges,  aux  bras  musculeux,  coiffé  d'un 
bonnet  de  couleur  rouge,  assez  semblable  au  casque 
phrygien,  et  vêtu  d'un  caleçon  étroit,  rayé  diagonale- 
ment  de  blanc  et  de  bleu.  Son  buste,  entièrement  nu,  re- 
luisait à  la  clarté  de  la  lampe,  noir  et  poli  comme  un 
globe  de  jais.  Il  prit  les  ordres  de  la  reine  et  se  retira 
sur-le-champ  pour  les  exécuter. 

Deux  barques  longues,  étroites,  si  légères  que  le  moin- 
dre oubli  d'équilibre  les  eût  fait  chavirer,  fendirent  bien- 

29. 


^42  NOUVEILES. 

tôt  Toau  du  Nil  en  sifflant  sous  l'effort  de  vingt  nimours 
vigoureux;  mais  la  recherche  fut  inutile.  Après  avoir 
battu  la  rivière  en  tous  sens,  après  avoir  fouillé  la  moin- 
dre touffe  de  roseaux,  Phrehipephbour  revint  au  palais 
sans  autre  résultat  que  d'avoir  fait  envoler  quelque  héron 
endormi  debout  sur  une  patte  ou  troublé  quelque  croco- 
dile dans  sa  digestion. 

Cléopâtre  éprouva  un  dépit  si  vif  de  cette  contrariété, 
qu'elle  eut  une  forte  envie  de  condamner  Phrehipeph- 
bour à  la  meule  ou  aux  bêtes.  Heureusement  Charmion 
intercéda  pour  le  malheureux  tout  tremblant,  qui  pâlis- 
sait de  frayeur  sous  sa  peau  noire.  C'était  la  seule  fois  de 
sa  vie  qu'un  de  ses  désirs  n'avait  pas  été  aussitôt  accom- 
pli que  formé  ;  aussi  éprouvait-elle  une  surprise  inquiète, 
comme  un  premier  doute  sur  sa  toute-puissance. 

Elle,  Cléopâtre,  femme  et  sœur  de  Ptolémée,  procla- 
mée déesse  Evergète,  reine  vivante  des  régions  d'en  bas 
et  d'en  haut,  œil  de  lumière,  préférée  du  soleil,  comme 
on  peut  le  voir  dans  les  cartouches  sculptés  sur  les  mu- 
railles des  temples,  rencontrer  un  obstacle,  vouloir  une 
chose  qui  ne  s'est  pas  faite,  avoir  parlé  et  n'avoir  pas  été 
obéie  !  Autant  vaudrait  être  la  femme  de  quelque  pauvre 
paraschiste  inciseur  de  cadavres  et  faire  fondre  du  natron 
dans  une  chaudière  !  C'est  monstrueux,  c'est  exorbitant, 
et  il  faut  être,  en  vérité,  une  reine  très-douce  et  très-clé- 
mente pour  ne  pas  faire  mettre  en  croix  ce  misérable 
Phrehipephbour. 

Vous  vouliez  une  aventure,  quelque  chose  d'étrange  et 
d'inattendu;  vous  êtes  servie  à  souhait.  Vous  voyez  que 
votre  royaume  n'est  pas  si  mort  que  vous  le  prétentliez. 
Ce  n'est  pas  le  bras  de  pierre  d'une  statue  qui  a  lancé 
cette  flèche,  ce  n'est  pas  du  cœur  d'une  momie  que  vien- 
nent ces  trois  mots  qui  vous  ont  émue,  vous  qui  voyez 
avef  un  sourire  sur  les  lèvres  vos  esclaves  empoisonnés 
battre  du  talon  et  de  la  tête,  dans  les  convulsions  do  l'a- 
{^onie,  vos  beaux  pavés  de  mosaupie  et  de  porphyre,  vous 


UNE    NUIT    DE    CLÉOPATRE.  343 

qui  applaudissez  le  tigre  lorsqu'il  a  bravement  enfoncé 
son  mufle  dans  le  flanc  du  gladiateur  vaincu  ! 

Vous  aurez  tout  ce  que  vous  voudrez^  des  chars  d'ar- 
gent étoiles  d'émeraudes,  des  quadriges  de  griffons,  des 
tuniques  de  pourpre  teintes  trois  fois,  des  miroirs  d'acier 
fondu  entourés  de  pierres  précieuses,  si  clairs  que  vous 
vous  y  verrez  aussi  belle  que  vous  l'êtes  ;  des  robes  ve- 
nues du  pays  de  Sérique,  si  fines,  si  déliées  qu'elles  pas- 
seraient par  l'anneau  de  votre  petit  doigt  ;  des  perles  d'un 
orient  parfait,  des  coupes  de  Lysippe  ou  de  Myron,  des 
perroquets  de  l'Inde  qui  parlent  comme  des  poètes  ;  vous 
obtiendrez  tout,  quand  même  vous  demanderiez  le  ceste 
(le  Vénus  ou  le  pschent  d'Isis;  mais,  en  vérité,  vous  n'au- 
rez pas  ce  soir  l'homme  qui  a  lancé  cette  flèche  qui  trem- 
ble encore  dans  le  bois  de  cèdre  de  votre  lit. 

Les  esclaves  qui  vous  habilleront  demain  n'auront  pas 
beau  jeu  ;  elles  ne  risquent  rien  d'avoir  la  main  légère  ; 
les  épingles  d'or  de  la  toilette  pourraient  bien  avoir  pour 
pelote  la  gorge  de  la  friseuse  maladroite,  et  l'épileuse 
risque  fort  de  se  faire  pendre  au  plafond  par  les  pieds. 

«  Qui  peut  avoir  eu  l'audace  de  lancer  cette  déclaration 
emmanchée  dans  une  flèche?  Est-ce  le  nomarque  Amoun- 
Ra  qui  se  croit  plus  beau  que  l'Apollon  des  Grecs  ?  qu'en 
penses-tu,  Charmion?  ou  bien  Chéapsiro,  le  commandant 
de  l'Hermothybie,  si  fier  de  ses  combats  au  pays  de 
Kousch  !  Ne  serait-ce  pas  plutôt  le  jeune  Sextus,  ce  débau- 
ché romain,  qui  met  du  rouge,  grasseyé  en  parlant  et 
porte  des  manches  à  la  persique  ? 

—  Reine,  ce  n'est  aucun  de  ceux-là  ;  quoique  vous 
soyez  la  plus  belle  du  monde,  ces  gens-là  vous  flattent  et 
ne  vous  aiment  pas.  Le  nomarque  Amoun-Ra  s'est  choisi 
une  idole  à  qui  il  sera  toujours  fidèle,  et  c'est  sa  propre 
personne  ;  le  guerrier  Chéapsiro  ne  pense  qu'à  raconter 
ses  batailles  ;  quant  à  Sextus,  il  est  si  sérieusement  occupé 
de  la  composition  d'un  nouveau  cosmétique,  qu'il  ne 
peut  songer  à  rien  autre  chose.  D'ailleurs,  il  a  reçu  des 


3 -il  NOUVELLES. 

surtouts  de  Laconie,  dos  tuniques  jaunes  brochées  d'or  et 
des  enfants  asiatiques  qui  l'absorbent  tout  entier.  Aucun 
de  ces  beaux  seii,Mieurs  ne  risquerait  son  cou  dans  une 
entreprise  si  hardie  et  si  périlleuse  ;  ils  ne  vous  aiment 
pas  assez  pour  cela. 

«  Vous  disiez  hier  dans  votre  cange  que  les  yeux  éblouis 
n'osaient  s'élever  jusqu'à  vous,  que  Ton  ne  savait  que  pâ- 
lir et  tomber  à  vos  pieds  en  demandant  grâce,  et  qu'il  ne 
vous  restait  d'autre  ressource  que  d'aller  réveiller  dans 
son  cercueil  doré  quelque  vieux  pharaon  parfumé  de 
bitume.  Il  y  a  maintenant  un  cœur  ardent  et  jeune  qui 
vous  aime  :  qu'en  ferez-vous?  » 

Cette  nuit-là,  Cléopâtre  eut  de  la  peine  à  s'endormir, 
elle  se  retourna  dans  son  lit,  elle  appela  longtemps  en  vain 
Morphée,  frère  de  la  Mort';  elle  répéta  plusieurs  fois  qu'elle 
était  laplus  malheureuse  des  reines,  que  l'on  prenait  à  tâche 
de  la  contrarier,  et  que  la  vie  lui  était  insupportable; 
grandes  doléances  qui  touchaient  assez  peu  Charmion, 
quoiqu'elle  fît  mine  d'y  compatir. 

Laissons  un  peu  Cléopâtre  chercher  le  sommeil  qui  la 
fuit  et  promener  ses  conjectures  sur  tous  les  grands  de 
la  cour  ;  revenons  à  Meïamoun  :  plus  adroit  que  Phrchi- 
pephbour,  le  chef  des  rameurs,  nous  parviendrons  bien  à 
le  trouver. 

Effrayé  de  sa  propre  hardiesse,  Meïamoun  s'était  jeté 
dans  le  Nil,  et  avait  gagné  à  la  nage  le  petit  bois  de  pal- 
miers-doums  avant  que  Phrehipephbour  eût  lancé  les 
deux  barques  à  sa  poursuite. 

Lorsqu'il  eut  repris  haleine  et  repoussé  derrière  ses 
oreilles  ses  longs  cheveux  noirs  trempés  de  l'écume  du 
fleuve,  il  se  sentit  plus  à  l'aise  et  plus  calme.  Cléopâtre 
avait  quelque  chose  qui  venait  de  lui.  Un  rapport  existait 
entre  eux  maintenant  ;  Cléopâtre  pensait  à  lui,  Meïamoun. 
Peut-être  était-ce  une  pensée  de  courroux,  mais  au  moins 
il  était  parvenu  à  faire  naître  en  elle  un  mouvement  quel- 
conque, frayeur,  colère  ou  pitié;  il  lui  avait  fait  sentir 


UNE    NUIT   DE   CLÉOPATRE.  34b 

/ 

son  existence.  Il  est  vrai  qu'il  avait  oublié  de  mettre  son 
nom  sur  la  bande  de  papyrus  ;  mais  qu'eiit  appris  de  plus 
à  la  reine  :  Meiamoun,  fils  de  Mandouschopsch  !  Un  mo- 
narque ou  un  esclave  sont  égaux  devant  elle.  Une  déesse 
ne  s'abaisse  pas  plus  en  prenant  pour  amoureux  un 
homm.e  du  peuple  qu'un  patricien  ou  un  roi;  de  si  haut 
l'on  ne  voit  dans  un  homme  que  l'amour. 

Le  mot  qui  lui  pesait  sur  la  poitrine  comme  le  genou 
d'un  colosse  de  bronze  en  était  enfin  sorti  ;  il  avait  traversé 
les  airs,  il  était  parvenu  jusqu'à  la  reine,  pointe  du  trian- 
gle, sommet  inaccessible  !  Dans  ce  cœur  blasé  il  avait  mis 
une  curiosité,  —  progrès  immense  ! 

Meïamoun  ne  se  doutait  pas  d'avoir  si  bien  réussi,  mais 
il  était  plus  tranquille,  car  il  s'était  juré  à  lui-même,  par 
la  Bari  mystique  qui  conduit  les  âmes  dans  l'Amenthi,  par 
les  oiseaux  sacrés,  Bennou  et  Gheughen  ;  par  Typhon  et 
par  Osiris,  par  tout  ce  que  la  mythologie  égyptienne  peut 
offrir  de  formidable,  qu'il  serait  l'amant  de  Cléopâtre,  ne 
fut-ce  qu'un  jour,  ne  fût-ce  qu'une  nuit,  ne  fût-ce  qu'une 
heure,  dût-il  lui  en  coûter  son  corps  et  son  âme. 

Expliquer  comment  lui  était  venu  cet  amour  pour  une 
fenmie  qu'il  n'avait  vue  que  de  loin  et  sur  laquelle  il  osait 
à  peine  lever  ses  yeux,  lui  qui  ne  les  baissait  pas  devant 
les  jaunes  prunelles  des  lions,  et  comment  cette  petite 
graine  tombée  par  hasard  dans  son  âme  y  avait  poussé  si 
vite  et  jeté  de  si  profondes  racines,  c'est  un  mystère  que 
nous  n'expliquerons  pas  ;  nous  avons  dit  là-haut  :  L'abîme 
l'appelait. 

Quand  il  fut  bien  sûr  que  Phrehipephbour  était  rentré 
avec  les  rameurs,  il  se  jeta  une  seconde  fois  dans  le  Nil  et 
se  dirigea  de  nouveau  vers  le  palais  de  Cléopâtre,  dont  la 
lampe  brillait  à  travers  un  rideau  de  pourpre  et  semblait 
une  étoile  fardée.  Léandre  ne  nageait  pas  vers  la  tour  de 
Sestos  avec  plus  de  courage  et  de  vigueur,  et  cependant 
Meïamoun  n'était  pas  attendu  par  un  Héro  prête  à  lui 
verser  sur  la  tête  des  fioles  de  parfums  pour  chasser 


346  NOUVELLES. 

l'odeur  de  la  mer  et  des  acres  baisers  de  la  tempête. 

Quelque  bon  coup  de  lance  ou  de  liarpé  éttiit  tout  ce 
qui  pouvait  lui  arriver  de  mieux,  et,  à  vrai  dire,  ce  n'était 
guère  de  cela  qu'il  avait  peur. 

Il  longea  quelque  temps  la  muraille  du  palais  dont  les 
pieds  de  marbre  baignaient  dans  le  fleuve,  et  s'arrêta  de- 
vant une  ouverture  submergée,  par  où  l'eau  s'engouflrait 
en  toiu'bilionnant.  Il  plongea  deux  ou  trois  fois  sans  suc- 
cès; enfin  il  fut  plus  heureux,  rencontra  le  passage  et 
disparut. 

Cette  arcade  était  un  canal  voûté  qui  conduisait  l'eau 
du  Nil  aux  bains  de  Cléopâtre. 


CHAPITRE  V. 


Cléopâtre  ne  s'endormit  que  le  matin,  à  l'heure  où  ren- 
trent les  songes  envolés  par  la  porte  d'ivoire.  L'illusion 
du  sonmieil  lui  fit  voir  toute  sorte  d'amants  se  jetant  à  la 
nage,  escaladant  les  murs  pour  arriver  jusqu'à  elle,  et, 
souvenir  de  la  veille,  ses  rêves  étaient  criblés  de  flèches 
chargées  de  déclarations  amoureuses.  Ses  petits  talons 
agités  de  tressaillements  nerveux  frappaient  la  poitrine 
de  Charmion,  couchée  en  travers  du  lit  pour  lui  servir  de 
coussin. 

Lorsqu'elle  s'éveilla,  un  gai  rayon  jouait  dans  le  rideau 
de  la  fenêtre  dont  il  trouait  la  trame  de  mille  points  lu- 
mineux, et  venait  familièrement  jusque  sur  le  lit  voltiger 
comme  un  papillon  d'or  autour  de  ses  belles  épaules  qu'il 
effleurait  en  passant  d'un  baiser  lumineux.  Heureux  rayon 
que  les  dieux  eussent  envié  ! 

Cléopâtre  demanda  à  se  lever  d'une  voix  mourante 
conune  un  enfant  malade;  deux  de  ses  femmes  l'enlevè- 
rent d'ans  leurs  bras  et  la  posèrent  précieusement  à  terre, 


LNE    ISLIT    DE    CLKOI'ATKE.  347 

snr  une  gi'ande  peau  de  tigre  dont  les  ongles  étaient  d'or 
et  les  yeux  d'escarboucles.  Charmion  Fenveloppa  d'une 
ralasiris  de  lin  plus  blanche  que  le  lait,  lui  entoura  les 
cheveux  d'une  résille  de  fils  d'argent,  et  lui  plaça  les  pieds 
dans  des  tatbebs  de  liégc  sur  la  semelle  desquels,  en  signe 
.de  mépris,  l'on  avait  dessiné  deux  figures  grotesques  re- 
présentant deux  hommes  des  races  Nahasi  et  Nahmou,  les 
mains  et  les  pieds  liés,  en  sorte  que  Cléopâtre  méritait 
littéralement  l'épithète  de  conculcatrice  des  peuples,  que 
lui  donnent  les  cartouches  royaux. 

C'était  l'heure  du  bain  ;  Cléopâtre  s'y  rendit  avec  ses 
femmes. 

Les  bains  de  Cléopâtre  étaient  bâtis  dans  de  vastes  jar- 
dins remplis  de  mimosas,  de  caroubiers,  d'aloès,  de  ci- 
tronniers, de  pommiers  persiques,  dont  la  fraîcheur  luxu- 
riante faisait  un  délicieux  contraste  avec  l'aridité  des 
environs  ;  d'immenses  terrasses  soutenaient  des  massifs  de 
verdure  et  faisaient  monter  les  fleurs  jusqu'au  ciel  par  de 
gigantesques  escaliers  de  granit  rose  ;  des  vases  de  marbre 
pentélique  s'épanouissaient  comme  de  grands  lis  au  bord 
de  chaque  rampe,  et  les  plantes  qu'ils  contenaient  ne 
semblaient  que  leurs  pistils;  des  chimères  caressées  par  le 
ciseau  des  plus  habiles  sculpteurs  grecs,  et  d'une  physio- 
nomie moins  rébarbative  que  les  sphinx  égyptiens  avec 
leur  mine  renfrognée  et  leur  attitude  morose,  étaient  cou- 
chées mollement  sur  le  gazon  tout  piqué  de  Heurs,  comme  ^ 
de  sveltes  levrettes  blanches  sur  un  tapis  de  salon  :  c'é-  ' 
taîent  de  charmantes  figures  de  femme,  le  nez  droit,  le 
front  uni,  la  bouche  petite,  les  bras  délicatement  potelés, 
la  gorge  ronde  et  pure,  avec  des  boucles  d'oreilles,  des 
colliers  et  des  ajustements  d'un  caprice  adorable,  se  bi- 
furquant en  queue  de  poisson  comme  la  femme  dont 
parle  Horace,  se  déployant  en  aile  d'oiseau,  s'arrondissant 
en  croupe  de  lionne,  se  contournant  en  volute  de  feuil- 
lage, selon  la  fantaisie  de  l'artiste  ou  les  convenances  de 
la  position  architecturale  :  —  une  double  rangée  de  ces 


^AS  ^OCTiXlES. 

di^eÎCTx  moQstres  bordait  l'allée  qui  conduisait  da  palais 
à  k  salle. 

Au  bout  de  cette  allée,  on  troavait  un  lai^  bassin  avec 
quatre  escaliers  de  porphyre;  à  travers  la  transparence 
de  l'eau  diamantée  on  voyait  les  marches  descendre  jus- 
qu'au fond  sable  de  poudre  d'or  ;  des  femmes  terminées 
en  gaine  comme  des  cariatides  faisaient  jaillir  de  leurs 
mamelles  un  filet  d'eau  parfumée  qui  retombait  dans  le 
bassin  en  rosée  d'argent,  et  en  picotait  le  clair  miroir  de 
SÔ5  gouttelettes  grésillantes.  Outre  cet  emploi,  ces  caria- 
tides avaient  encore  celui  de  poit^  sur  leur  tète  un  enta- 
Uement  orné  de  néréides  et  de  tritons  en  bas-relief  et 
muni  d'anDeau  de  bronze  pour  attacher  les  cordes  de  soie 
du  vélarium.  Au  delà  du  portique  l'on  apercevait  des  ver- 
dures humides  et  bleuâtres,  des  fraîcheurs  ombreuses, 
immwceau  de  la  vallée  de  Tempe  transporté  en  Egypte. 
lies  Cuneux  jardins  de  Sémiramis  n'étaient  rien  auprès  de 
cela. 

Noos  De  parlerons  pas  de  sept  ou  huit  autres  salles  de 
différentes  temp^atures,  avec  leur  vapeur  chaude  oa 
firoide;  kars  boites  de  parfums,  leurs  cosmétiques,  leurs 
huiles,  leurs  pierres  ponces,  leurs  gantelets  de  crin,  et 
iûas  les  raffinements  de  l'art  balnéatoire  antique  poussé  à 
on  â  haut  degré  de  volupté  et  de  rafânement. 

Oéopâtre  arriva,  la  main  sur  l'épaule  de  Charmioa; 
elle  avait  fait  au  moins  trente  pas  toute  seule  î  grand 
effcritt!  fatigue  énorme  1  Cn  léger  nuâge  rose,  se  répan- 
dant sous  la  peau  transparente  de  ses  joues,  en  rafraichi»- 
sait  la  pâleur  passionnée  ;  ses  tempes  blondes  comme 
Tambre  laissaient  voir  un  reseau  de  veines  bleues;  son 
firont  uni,  peu  élevé  comme  les  ^nts  antiques,  mais 
d'âne  roodenr  et  d'une  forme  parfaites,  s'unissait  par  une 
ligine  îrréprochaUe  à  un  nez  sévère  et  droit,  en  façon  de 
camée,  coupé  de  narines  roses  et  palpitantes  à  la  moindre 
émotioD,  comme  les  naseaux  d'une  tigresse  amoareuse , 
la  bouche  petite,  ronde,  très-rapprocbée  du  nez,  avait  la 


«       UNE   ISUIT    DE    CLÉOPATRE.  349 

lèvre  dédaigneusement  arquée;  mais  une  volupté  effré- 
née, une  ardeur  de  vie  incroyable  rayonnait  dans  le  rouge 
éclat  et  dans  le  lustre  humide  de  la  lèvre  inférieure.  Ses 
yeux  avaient  des  paupières  étroites,  des  sourcils  minces 
et  presque  sans  inlîexion.  Nous  n'essayerons  pas  d'en 
donner  une  idée  ;  c'était  un  feu,  une  langueur,  une  lim- 
pidité étincelante  à  faire  tourner  la  tète  de  chien  d'Anubis 
hii-même;  chaque  regard  de  ses  yeux  était  un  poëme  su- 
périeur à  ceux  d'Homère  ou  de  Mimnerme  ;  un  menton 
impérial,  plein  de  force  et  de  domination,  terminait  di- 
gnement ce  charmant  profil. 

Elle  se  tenait  debout  sur  la  première  marche  du  bas- 
sin, dans  une  attitude  pleine  de  grâce  et  de  fierté;  légère- 
ment cambrée  en  arrière,  le  pied  suspendu  comme  une 
déesse  qui  va  quitter  son  piédestal  et  dont  le  regard  est 
encore  au  ciel  ;  deux  plis  superbes  partaient  des  pointes 
de  sa  gorge  et  filaient  d'un  seul  jet  jusqu'à  terre.  Cléo- 
mène,  s'il  eût  été  son  contemporain  et  s'il  eût  pu  la  voir, 
aurait  brisé  sa  Vénus  de  dépit. 

Avant  d'entrer  dans  l'eau,  par  un  nouveau  caprice,  elle 
dit  à  Charmion  de  lui  changer  sa  coiffure  à  résilles  d'ar- 
gent; elle  aimait  mieux  une  couronne  de  fleurs  de  lotus 
avec  des  joncs,  comme  une  divinité  marine.  Charmion 
obéit; — ses  cheveux  délivrés  coulèrent  en  cascades  noires 
sur  ses  épaules,  et  pendirent  en  grappes  comme  des  rai- 
sins mûrs  au  long  de  ses  belles  joues. 

Puis  la  tunique  de  lin,  retenue  seulement  par  une 
agrafe  d'or,  se  détacha,  glissa  au  long  de  son  corps  de 
marbre,  et  s'abattit  en  blanc  nuage  à  ses  pieds  comme  le 
cygne  aux  pieds  de  Léda... 

Et  Meïamoun,  où  était-il? 

0  cruauté  du  sort  !  tant  d'objets  insensibles  jouissent 
de  faveurs  qui  raviraient  un  amant  de  joie.  Le  vent  qui 
joue  avec  une  chevelure  parfumée  ou  qui  donne  à  de 
belles  lèvres  des  baisers  qu'il  ne  peut  apprécier,  l'eau  à 
qui  cette  volupté  est  bien  ùidifl'érente  et  qui  enveloppe 

30 


350  NOUVELLES. 

d'une  seule  caresse  un  beau  corps  adoré,  le  miroir  qui  ré- 
fléchit tant  d'images  charmantes,  le  cothurne  ou  le  tatbeb 
qui  enferme  un  divin  petit  pied  :  oh  !  que  de  bonheurs 
perdus  ! 

Ciéopètre  trempa  dans  Peau  son  talon  vermeil  et  des- 
cendit quelques  marches;  l'onde  frissonnante  lui  faisait 
une  ceinture  et  des  bracelets  d'argent,  et  roulait  en  perles 
sur  sa  poitrine  et  ses  épaules  comme  un  collier  défait  ;  ses 
grands  cheveux,  soulevés  par  Teau,  s'étendaient  derrière 
elle  comme  un  manteau  royal  ;  elle  était  reine  même  au 
bain.  Elle  allait  et  venait,  plongeait  et  rapportait  du  fond 
dans  ses  mains  des  poignées  de  poudre  d  or  qu'elle  lan- 
çait en  riant  à  quelqu'une  de  ses  femmes;  d'autres  fois 
elle  se  suspendait  à  la  balustrade  du  bassin,  cachant  et 
découvrant  ses  trésors,  tantôt  ne  laissant  voir  que  son  dos 
poli  et  lustré,  tantôt  se  montrant  entière  comme  la  Vénus 
Anadyomène,  et  variant  sans  cesse  les  aspects  de  sa 
beauté.  ' 

Tout  à  coup  elle  poussa  un  cri  plus  aigu  que  Diane  sui<- 
prise  par  Actéon;  elle  avait  vu  à  travers  le  feuillage  luire 
une  prunelle  ardente,  jaune  et  phosphorique  comme  un 
œil  de  crocodile  ou  de  lion. 

C'était  Meïamoun  qui,  tapi  contre  terre,  derrière  une 
touffe  de  feuilles,  plus  palpitant  qu'un  faon  dans  les  blés, 
s'enivrait  du  dangereux  bonheur  de  regarder  la  reine  dans 
son  bain.  Quoiqu'il  fût  courageux  jusqu'à  la  témérité,  le 
cri  de  Cléopâtre  lui  entra  dans  le  cœur  plus  froid  qu'une 
lame  d'épée  ;  une  sueur  mortelle  lui  couvrit  tout  le  corps; 
ses  artères  sifflaient  dans  ses  tempes  avec  un  bruit  stri- 
dent, la  main  de  fer  de  l'anxiété  lui  serrait  la  gorge  et 
l'étouffait. 

Les  eunuques  accoin-urent  la  lance  au  poing  ;  Cléopâ- 
tre leur  désigna  le  groupe  d'arbres,  où  ils  trouvèrent  Meïa- 
moun blotti  et  pelotonné.  La  défense  n'était  pas  possible, 
il  ne  l'essaya  pas  et  se  laissa  prendre.  Ils  s'apj -rotaient  à  le 
tuer  avec  l'impassibilité  cruelle  et  stupide  qui  caractérise 


UNE   NUIT    DE    OLÉOPATRE.  351 

les  eunuques;  mais  Cléopâtre,  qui  avait  eu  le  temps  de 
s'envelopper  de  sa  calasiris,  leur  fit  signe  de  la  main  de 
s'arrêter  et  de  lui  amener  le  prisonnier. 

Meïamoun  ne  put  que  tomber  à  ses  genoux  en  tendant 
vers  elle  des  mains  suppliantes  comme  vers  Tautel  des 
dieux. 

«  Es-tu  quelque  assassin  gagé  par  Rome  ?  et  que  ve- 
nais-tu faire  dans  ces  lieux  sacrés  d'où  les  hommes  sont 
bannis?  dit  Cléopâtre  avec  un  geste  d'interrogation  impé- 
rieuse. 

—  Que  mon  âme  soit  trouvée  légère  dans  la  balance  de 
l'Amenthi,  et  que  Tmeï^  fille  du  soleil  et  déesse  de  la 
vérité,  me  punisse  si  jamais  j'eus  contre  vous,  ô  reine! 
une  intention  mauvaise,  »  répondit  Meïamoun  toujours  à 
genoux. 

La  sincérité  et  la  loyauté  brillaient  sur  sa  figure  en 
caractères  si  transparents ,  que  Cléopâtre  abandonna  sur- 
le-champ  cette  pensée,  et  fixa  sur  le  jeune  Égyptien  des 
regards  moins  sévères  et  moins  irrités  ;  elle  le  trouvait 
beau. 

«  Alors,  quelle  raison  te  poussait  dans  un  lieu  où  tu 
ne  pouvais  rencontrer  que  la  mort? 

—  Je  vous  aime,  »  dit  Meïamoun  d'une  voix  basse, 
mais  distincte;  car  son  courage  était  revenu  comme  dans 
toutes  les  situations  extrêmes  et  que  rien  ne  peut  em- 
pirer. 

«  Ah  !  fit  Cléopâtre  en  se  penchant  vers  lui  et  en  lui 
saisissant  le  bras  avec  un  mouvement  brusque  et  soudain, 
c'est  toi  qui  as  lancé  la  flèche  avec  le  rouleau  de  papyrus  ; 
par  0ms ,  chien  des  enfers,  tu  es  un  misérable  l)ion 
hardi!...  Je  te  reconnais  maintenant;  il  y  a  longtemps 
que  je  te  vois  errer  comme  une  ombre  plaintive  autour 
des  lieux  que  j'habite....  Tu  étais  à  la  procession  d'isis,  à 
la  panégyrie  d'Hermonthis;  tu  as  suivi  la  cange  royale. 
Ah!  il  te  faut  une  reine!...  Tu  n'as  point  des  ambitions 
médiocres;  tu  t'attendais  sans  doute  à  être  payé  de  ro- 


352  NOUVELLES. 

tour..,.   Assurément  je  vais  t'aimer....   Pourquoi  pas? 

—  Reine,  répondit  Meïamoun  avec  un  air  de  grave  mé- 
lancolie, ne  raillez  pas.  Je  suis  insensé,  c'est  vrai  ;  j'ai 
mérité  la  mort,  c'est  vrai  encore;  soyez  humaine,  faites- 
moi  tuer. 

—  Non,  j'ai  le  caprice  d'être  clémente  aujourd'hui  ;  je 
t'accorde  la  vie. 

—  Que  voulez-vous  que  je  fasse  de  la  vie?  Je  vous 
aime. 

—  Eh  bien!  tu  seras  satisfait,  tu  mourras,  répondit 
Cléopâtre;  tu  as  fait  un  rêve  étrange,  extravagant;  tes 
désirs  ont  dépassé  en  imagination  un  seuil  infranchissable, 
—  tu  pensais  que  tu  étais  César  ou  Marc-Antoine,  tu 
aimais  la  reine  !  A  certaines  heures  de  délire,  tu  as  pu 
croire  qu'à  la  suite  de  circonstances  qui  n'arrivent  qu'une 
fois  tous  les  mille  ans,  Cléopâtre  un  jour  t'aimerait.  Eh 
bien  !  ce  que  tu  croyais  impossible  va  s'accomplir,  je  vais 
faire  une  réalité  de  ton  rêve;  cela  me  plaît,  une  fois,  de 
combler  une  espérance  folle.  Je  veux  t'inonder  de  splen- 
deurs, de  rayons  et  d'éclairs;  je  veux  que  ta  fortune  ait 
des  éblouissements.  Tu  étais  en  bas  de  la  roue,  je  vais  te 
mettre  en  haut,  brusquement,  subitement,  sans  transition. 
Je  te  prends  dans  le  néant,  je  fais  de  toi  l'égal  d'un  dieu, 
et  je  te  replonge  dans  le  néant  :  c'est  tout  ;  mais  ne  viens 
pas  m'appeler  cruelle,  implorer  ma  pitié,  ne  va  pas  fai- 
blir quand  l'heure  arrivera.  Je  suis  bonne,  je  me  prête  à 
ta  folie;  j'aurais  le  droit  de  te  faire  tuer  sur-le-champ  ; 
mais  tu  me  dis  que  tu  m'aimes,  je  te  ferai  tuer  demain; 
ta  vie  pour  une  nuit.  Je  suis  généreuse,  je  te  l'achète,  je 
pourrais  la  prendre.  Mais  que  fais-tu  à  mes  pieds?  relève- 
toi,  et  donne-moi  la  main  pour  rentrer  au  palais. 


UNE    NUIT    DE    CLEOIUTUE.  3f>3 


CHAPITRE  VI. 


Notre  monde  est  bien  petit  à  côté  du  monde  antique, 
nos  fêtes  sont  mesquines  auprès  des  effrayantes  somptuo- 
sités des  patriciens  romains  et  des  princes  asiatiques;  leurs 
repas  ordinaires  passeraient  aujourd'hui  pour  des  orgies 
effrénées,  et  toute  une  ville  moderne  vivrait  pendant  huit 
jours  de  la  desserte  de  LucuUus  soupant  avec  quelques 
amis  intimes.  Nous  avons  peine  à  concevoir,  avec  nos  ha- 
bitudes misérables,  ces  existences  énormes,  réalisant  tout 
ce  que  l'imagination  peut  inventer  de  hardi,  d'étrange  et 
de  plus  monstrueusement  en  dehors  du  possible.  Nos  pa- 
lais sont  des  écuries  où  Caligula  n'eût  pas  voulu  mettre 
son  cheval;  le  plus  riche  des  rois  constitutionnels  ne 
mène  pas  le  train  d'un  petit  satrape  ou  d'un  proconsul 
romain.  Les  soleils  radieux  qui  brillaient  sur  la  terre  sont 
à  tout  jamais  éteints  dans  le  néant  de  l'uniformité  ;  il  ne 
se  lève  plus  sur  la  noire  fourmilière  des  hommes  de  ces 
colosses  à  formes  de  Titan,  qui  parcouraient  le  monde 
en  trois  pas,  comme  les  chevaux  d'Homère;  —  plus  de 
tour  de  Lylacq,  plus  de  Babel  géante  escaladant  le  ciel  de 
ses  spirales  infinies,  plus  de  temples  démesurés  faits  avec 
des  quartiers  de  montagne,  de  terrasses  royales  que  cha- 
que siècle  et  chaque  peuple  n'ont  pu  élever  que  d'une 
assise,  et  d'où  le  prince  accoudé  et  rêveur  peut  regarder 
la  figure  du  monde  comme  une  carte  déployée;  plus  de 
ces  villes  désordonnées  faites  d'un  inextricable  entasse- 
ment d'édifices  cyclopéens,  avec  leurs  circonvallations 
profondes,  leurs  cirques  rugissant  nuit  et  jour,  leurs  ré- 
servoirs remplis  d'eau  de  mer  et  peuplés  de  léviathans  et 
de  baleines,  leurs  rampes  colossales,  leurs  superpositions 
de  terrasses,  leurs  tours  au  faîte  baigné  de  nuages,  leurs 

80. 


354  NOUVELLES. 

palais  géants,  leurs  aqueducS;,  leurs  cités  vomitoires  et 
leurs  nécropoles  ténébreuses!  Hélas!  plus  rien  que  des 
ruches  de  plâtre  sur  un  damier  de  pavés. 

L'on  s'étonne  que  les  hommes  ne  se  soient  pas  révoltés 
contre  ces  contîscations  de  toutes  les  richesses  et  de 
toutes  les  forces  vivantes  au  profit  de  quelques  rares  pri- 
vilégiés, et  que  de  si  exorbitantes  fantaisies  n'aient  point 
rencontré  d'obstacles  sur  leur  chemin  sanglant.  C'est  que 
ces  existences  prodigieuses  étaient  la  réalisation  au  soleil 
du  rêve  que  chacun  faisait  la  nuit,  —  des  personnifica- 
tions de  la  pensée  commune,  et  que  les  peuples  se  regar- 
daient vivre  symbolisés  sous  un  de  ces  noms  météoriques 
qui  flamboient  inextinguiblement  dans  la  nuit  des  âges. 
Aujourd'hui ,  privé  de  ce  spectacle  éblouissant  de  la  vo- 
lonté toute-puissante,  de  cette  haute  contemplation  d'une 
âme  humaine  dont  le  moindre  désir  se  traduit  en  actions 
inouïes,  en  énormités  de  granit  et  d'airain,  le  monde 
s'ennuie  éperdument  et  désespérément  ;  l'homme  n'est 
plus  représenté  dans  sa  fantaisie  impériale. 

L'histoire  que  nous  écrivons  et  le  grand  nom  de  Cléo- 
pâtre  qui  s'y  mêle  nous  ont  jeté  dans  ces  réflexions  mal- 
sonnantes pour  les  oreilles  civilisées.  Mais  le  spectacle  du 
monde  antique  est  quelque  chose  de  si  écrasant,  de  si  dé- 
courageant pour  les  imaginations  qui  se  croient  elfrénées 
et  les  esprits  qui  pensent  avoir  atteint  aux  dernières  li- 
mites de  la  magnificence  féerique,  que  nous  n'avons  pu 
nous  empêcher  de  consigner  ici  nos  doléances  et  nos 
tristesses  de  n'avoir  pas  été  contemporain  de  Sardana- 
pale,  de  Teglath  Phalazar,  de  Cléopâtre,  reine  d'Egypte, 
ou  seulement  d'Héliogabale,  empereur  de  Rome  et  prêtre 
du  Soleil. 

Nous  avons  à  décrire  une  orgie  suprême,  un  festin  à 
faire  pâlir  celui  de  Balthazar,  une  nuit  de  Cléopâtre.  Com- 
ment, avec  la  langue  française,  si  chaste,  si  glacialement 
prude,  rendrons-nous  cet  emportement  frénétique,  cette 
large  et  puissante  débauche  qui  ne  craint  pas  de  mêler 


UNE    MIT    DE    CLÉOPATRE.  HBS 

le  sang  et  le  vin,  ces  deux  pourpres,  et  ces  furieux  élans 
de  la  volupté  inassouvie  se  ruant  à  l'impossible  avec 
toute  l'ardeur  de  sens  que  le  long  jeûne  chrétien  n'a  pas 
encore  matés? 

La  nuit  promise  devait  être  splendide;  il  fallait  que 
toutes  les  joies  possibles  d'une  existence  humaine  fussent 
concentrées  en  quelques  heures;  il  fallait  faire  de  la  vie 
de  Meïamoun  un  élixir  puissant  qu'il  pût  boire  en  une 
seule  coupe.  Cléopâtre  voulait  éblouir  sa  victime  volon- 
taire, et  la  plonger  dans  un  tourbillon  de  voluptés  verti- 
gineuses, l'enivrer,  l'étourdir  avec  le  vin  de  l'orgie,  pour 
que  la  mort,  bien  qu^acceptée,  arrivât  sans  être  vue  ni 
comprise. 

Transportons  nos  lecteurs  dans  la  salle  du  banquet. 

Notre  architecture  actuelle  offre  peu  de  points  de  com- 
paraison avec  ces  constructions  immenses  dont  les  ruines 
ressemblent  plutôt  à  des  éboulements  de  montagnes  qu'à 
des  restes  d'édifices.  Il  fallait  toute  l'exagération  de  la  vie 
antique  pour  animer  et  remplir  ces  prodigieux  palais  dont 
les  salles  étaient  si  vastes  qu'elles  ne  pouvaient  avoir 
d'autre  plafond  que  le  ciel,  magnifique  plafond,  et  bien 
digne  d'une  pareille  architecture  ! 

La  salle  du  festin  avait  des  proportions  énormes  et  ba- 
byloniennes ;  l'œil  ne  pouvait  en  pénétrer  la  profondeur 
incommensurable;  de  monstrueuses  colonnes,  courtes, 
trapues,  solides  à  porter  le  pôle,  épataient  lourdement 
leur  fût  évasé  sur  un  socle  bigarré  d'hiéroglyphes,  et  sou- 
tenaient de  leurs  chapiteaux  ventrus  de  gigantesques  ar- 
cades de  granit  s'avançant  par  assises  comme  des  esca- 
liers renversés.  Entre  chaque  pilier  un  sphinx  colossal  de 
basalte,  coiffé  du  pschent,  allongeait  sa  tète  à  l'œil  obli- 
que, au  menton  cornu,  et  jetait  dans  la  salle  un  regard 
fixe  et  mystérieux.  Au  second  étage,  en  recul  du  premier, 
les  chapiteaux  des  colonnes,  plus  sveltes  de  tournure, 
étaient  rem])lacés  par  quatre  têtes  de  femmes  adossées 
9vec  les  barbes  cannelées  et  les  enroulements  de  la  coif- 


356  NOUVELLES. 

fiire  égyptienne  ;  au  lieu  de  sphinx,  des  idoles  à  tête  de 
taureau,  spectateurs  impassibles  des  délires  nocturnes  et 
des  fureurs  orgiaques,  étaient  assis  dans  des  sièges  de 
pierre  comme  des  hôtes  patients  qui  attendent  que  le  fes- 
tin commence. 

Un  troisième  étage  d'un  ordre  différent,  avec  des  élé- 
phants de  bronze  lançant  de  l'eau  de  senteur  par  la  trompe, 
couronnait  l'édifice  ;  par-dessus,  le  ciel  s'ouvrait  comme 
un  gouffre  bleu,  et  les  étoiles  curieuses  s'accoudaient  sur 
la  frise. 

De  prodigieux  escaliers  de  porphyre,  si  polis  qu'ils  ré- 
fléchissaient les  corps  comme  des  miroirs,  montaient  et 
descendaient  de  tous  côtés  et  liaient  entre  elles  ces  gran- 
des masses  d'architecture. 

Nous  ne  traçons  ici  qu'une  ébauche  rapide  pour  faire 
comprendre  l'ordonnance  de  cette  construction  formida- 
ble avec  ses  proportions  hors  de  toute  mesure  humaine. 
11  faudrait  le  pinceau  de  Martinn,  le  grand  peintre  des 
énormités  disparues,  et  nous  n'avons  qu'un  maigre  trait 
de  plume  au  lieu  de  la  profondeur  apocalyptique  de  la 
manière  noire;  mais  l'imagination  y  suppléera;  moins 
heureux  que  le  peintre  et  le  musicien,  nous  ne  pouvons 
présenter  les  objets  que  les  uns  après  les  autres.  Nous 
n'avons  parlé  que  de  la  salle  du  festin,  laissant  de  côté  les 
convives;  encore  ne  l'avons-nous  qu'indiquée.  Cléopâtre 
et  Meïamoun  nous  attendent;  les  voici  qui  s'avancent. 

Mcïamoun  était  vêtu  d'une  tunique  de  lin  constellée 
d'étoiles  avec  un  manteau  de  pourpre  et  des  bandelettes 
dans  les  cheveux  comme  un  roi  oriental.  Cléopâtre  por- 
tait une  robe  glauque,  fendue  sur  le  côté  et  retenue  par 
des  abeilles  d'or  ;  autour  de  ses  bras  nus  jouaient  deux 
rangs  de  grosses  perles;  sur  sa  tête  rayonnait  la  couronne 
à  pointes  d'or.  Malgré  le  sourire  de  sa  bouche,  un  nuage 
de  préoccupation  ombrait  légèrement  son  beau  front,  et 
SOS  sourcils  se  rappro(;haient  quelquefois  avec  un  mou- 
vement fébrile.  Quel  sujet  peut  donc  contrarier  la  grande 


UNE    NUIT    DE    CLÉOPATRE.  357 

reine  !  Quant  à  Meiamoun,  il  avait  le  teint  ardent  et  lu- 
mineux d'un  homme  dans  l'extase  ou  dans  la  vision  ;  des 
effluves  rayonnants,  partant  de  ses  tempes  et  de  son 
front,  lui  faisaient  un  nimbe  d'or,  comme  à  un  des  douze 
grands  dieux  de  l'Olympe. 

Une  joie  grave  et  profonde  brillait  dans  tous  ses  traits; 
il  avait  embrassé  sa  chimère  aux  ailes  inquiètes  sans 
qu'elle  s'envolât;  il  avait  touché  le  but  de  sa  vie.  Il  vi- 
vrait l'Age  de  Nestor  et  de  Priam  ;  il  verrait  ses  tempes 
veinées  se  couvrir  de  cheveux  blancs  comme  ceux  du 
grand  prêtre  d'Ammon;  il  n'éprouverait  rien  de  nouveau, 
il  n'apprendrait  rien  de  plus.  Il  a  obtenu  tellement  au 
delà  de  ses  plus  folles  espérances,  que  le  monde  n'a  plus 
rien  à  lui  donner. 

Cléopâtre  le  fit  asseoir  à  côté  d'elle  sur  un  trône  cô- 
toyé de  griffons  d'or  et  frappa  ses  petites  mains  l'une  con- 
tre l'autre.  Tout  à  coup  des  lignes  de  feux,  des  cordons 
scintillants,  dessinèrent  toutes  les  saillies  de  l'architec- 
ture ;  les  yeux  du  sphinx  lancèrent  des  éclairs  phosphori- 
ques,  une  haleine  enflammée  sortit  du  mufle  des  idoles; 
les  éléphants,  au  lieu  d'eau  parfumée,  soufflèrent  une  co- 
lonne rougeâtre  ;  des  bras  de  bronze  jaillirent  des  mu- 
railles avec  des  torches  au  poing  :  dans  le  cœur  sculpté 
des  lotus  s'épanouirent  des  aigrettes  éclatantes. 

De  larges  flammes  bleuâtres  palpitaient  dans  les  tré- 
pieds d'airain,  des  candélabres  géants  secouaient  leur  lu-, 
mière  échevelée  dans  une  ardente  vapeur;  tout  scintillaitl 
et  rayonnait.  Les  iris  prismatiques  se  croisaient  et  se  bri-l 
saient  en  l'air  ;  les  facettes  des  coupes,  les  angles  des| 
marbres  et  des  jaspes,  les  ciselures  des  vases,  tout  prenait) 
une  paillette,  un  luisant  ou  un  éclair.  La  clarté  ruisselait 
par  torrents  et  tombait  de  marche  en  marche  comme  une 
cascade  sur  un  escalier  de  porphyre  ,  l'on  aurait  dit  li 
réverbération  d'un  incendie  dans  une  rivière  ;  si  la  reine 
de  Saba  y  eût  monté,  elle  eût  relevé  le  pli  de  sa  robe 
croyant  marcher  dans  l'eau  comme  sur  le  parquet  de 


3H8  NOUVELLES. 

glace  de  Salomon.  A  travers  ce  brouillard  étincelant,  les 
figures  monstrueuses  des  colosses,  les  animaux,  les  hié- 
roglyphes semblaient  s'animer  et  vivre  d'une  vie  factice  ; 
les  béliers  de  granit  noir  ricanaient  ironiquement  et  cho- 
quaient leurs  cornes  dorées,  les  idoles  respiraient  avec 
bruit  par  leurs  naseaux  haletants. 

L'orgie  était  à  son  plus  haut  degré  ;  les  plats  de  langues 
de  phénicoptères  et  de  foies  de  scarus,  les  murènes  en- 
graissées de  chair  humaine  et  préparées  au  garum,  les  cer- 
velles de  paon,  les  sangliers  pleins  d'oiseaux  vivants,  et 
toutes  les  merveilles  des  festins  antiques  décuplées  et  cen- 
tuplées, s'entassaient  sur  les  trois  pans  du  gigantesque 
triclinium.  Les  vins  de  Crète,  de  Massique  et  de  Falerne, 
écumaient  dans  les  cratères  d'or  couronnés  de  roses, 
remplis  par  des  pages  asiatiques  dont  les  belles  chevelu- 
res flottantes  servaient  à  essuyer  les  mains  des  convives. 
Des  musiciens  jouant  du  sistre,  du  tympanon,  de  la  sam- 
buque  et  de  la  harpe  à  vingt  et  une  cordes,  remplis- 
saient les  travées  supérieures  et  jetaient  leur  bruissement 
harmonieux  dans  la  tempête  de  bruit  qui  planait  sur  la 
fête  :  la  foudre  n'aurait  pas  eu  la  voix  assez  haute  pour 
se  faire  entendre. 

Meïamoun,  la  tête  penchée  sur  l'épaule  de  Cléopâtre, 
sentait  sa  raison  lui  échapper  ;  la  salle  du  festin  tourbil- 
lonnait autour  de  lui  comme  un  immense  cauchemar  ar- 
chitectural ;  il  voyait,  à  travers  ses  éblouissements,  des 
perspectives  et  des  colonnades  sans  fin;  de  nouvelles  zo- 
nesde  portiques  se  superposaient  aux  véritables,  et  s'enfon- 
çaient dans  les  cieux  à  des  hauteurs  où  les  Babels  ne 
sont  jamais  parvenues.  S'il  n'eût  senti  dans  sa  main  la 
main  douce  et  froide  de  Cléopâtre,  il  eût  cru  être  trans- 
porté dans  le  monde  des  enchantements  par  un  sorcier  de 
Thessalie  ou  un  mage  de  Perse, 

Vers  la  fin  du  repas,  des  nains  bossus  et  des  niorions 
exécutèrent  des  danses  et  des  combats  grotesques;  puis 
des  jeunes  filles  égyptiennes  et  grecques,  représentant 


INE    MJIT    DE   CLÉOPATUE.  359 

les  heures  noires  et  blanches,  dansèrent  sur  le  mode 
ionien  une  danse  voluptueuse  avec  une  perfection  iM- 
mitable. 

Cléopâtre  elle-même  se  leva  de  son  trône,  rejeta  son 
manteati  royal,  remplaça  son  diadème  sidéral  par  une 
couronne  de  fleurs,  ajusta  des  crotales  d'or  à  ses  mains 
d'albâtre,  et  se  mit  à  danser  devant  Meïamoun  éperdu  de 
ravissement.  Ses  beaux  bras  arrondis  comme  les  anses 
d'un  vase  de  marbre,  secouaient  au-dessus  de  sa  tête  des 
grappes  de  notes  étincelantes,  et  ses  crotales  babillaient 
avec  une  volubilité  toujours  croissante.  Debout  sur  la 
pointe  vermeille  de  ses  petits  pieds,  elle  avançait  rapide- 
ment et  venait  effleurer  d'un  baiser  le  front  de  Meïamoun, 
puis  elle  recommençait  son  manège  et  voltigeait  autour 
de  lui,  tantôt  se  cambrant  en  arrière,  la  tête  renversée, 
l'œil  demi-clos,  les  bras  pâmés  et  morts,  les  cheveux  dé- 
bouclés et  pendants  comme  une  bacchante  du  mont  Mé- 
nale  agitée  par  son  dieu  ;  tantôt  leste,  vive,  rieuse,  papil- 
lonnante, infatigable  et  plus  capricieuse  en  ses  méandres 
f(ue  l'abeille  qui  butine.  L'amour  du  cœur,  la  volupté  des 
sens,  la  passion  ardente,  la  jeunesse  inépuisable  et  fraî- 
che, la  promesse  du  bonheur  prochain,  elle  exprimait  tout. 

Les  pudiques  étoiles  ne  regardaient  plus,  leurs  chastes 
prunelles  d'or  n'auraient  pu  supporter  un  tel  spectacle  ; 
le  ciel  même  s'était  effacé,  et  un  dôme  de  vapeur  en- 
flammée couvrait  la  salle. 

Cléopâtre  revint  s'asseoir  près  de  Meïamoun.  La  nuit 
s'avançait,  la  dernière  des  heures  noires  allait  s'envoler  ; 
une  lueur  bleuâtre  entra  d'un  pied  déconcerté  dans  ce 
tumulte  de  lumières  rouges,  comme  un  rayon  de  lune  qui 
tombe  dans  une  fournaise;  les  arcades  supérieures  s'azu- 
rèrent  doucement,  le  jour  paraissait. 

Meïamoun  prit  le  vase  de  corne  que  lui  tendit  un  es- 
clave éthiopien  à  physionomie  sinistre,  et  qui  contenait 
un  poison  tellement  violent  qu'il  eût  fait  éclater  tout  au- 
tre vase.  Après  avoir  jeté  sa  vie  à  sa  maîtresse  dans  un 


360  NOUVELLES. 

dernier  regard,  il  porta  à  ses  lèvres  la  coupe  funeste  où 
la  liqueur  empoisonnée  bouillonnait  et  sifllait. 

Gléopâtre  pâlit  et  posa  sa  main  sur  le  bras  de  Meïa- 
moun  pour  le  retenir.  Son  courage  la  touchait  ;  elle  allait 
lui  dire  :  «  Vis  encore  pour  m'aimer,  je  le  veux...  »  quand 
un  bruit  de  clairon  se  fit  entendre.  Quatre  hérauts  d'ar- 
mes entrèrent  à  cheval  dans  la  salle  du  festin  ;  c'étaient 
des  officiers  de  Marc-Antome  qui  ne  précédaient  leur 
maître  que  de  quelques  pas.  Elle  lâcha  silencieusement 
le  bras  de  Meïamoun.  Un  rayon  de  soleil  vint  jouer  sur  le 
front  de  Gléopâtre  comme  pour  remplacer  son  diadème 
absent. 

«  Vous  voyez  bien  que  le  moment  est  arrivé;  il  fait 
jour,  c'est  l'heure  où  les  beaux  rêves  s'envolent,  »  dit 
Meïamoun.  Puis  il  vida  d'un  trait  le  vase  fatal  et  tomba 
comme  frappé  de  la  foudre.  Gléopâtre  baissa  la  tête,  et 
dans  sa  coupe  une  larme  brûlante,  la  seule  qu'elle  ait 
versée  de  sa  vie,  alla  rejoindre  la  perle  fondue. 

a  Par  Hercule!  ma  belle  reine,  j'ai  eu  beau  faire  dili- 
gence, je  vois  que  j'arrive  trop  tard,  dit  Marc-Antoine  en 
entrant  dans  la  salle  du  festin  ;  le  souper  est  fini.  Mais  que 
signifie  ce  cadavre  renversé  sur  les  dalles? 

—  Oh!  rien,  fit  Gléopâtre  en  souriant;  c'est  un  poison 
que  j'essayais  pour  m'en  servir  si  Auguste  me  faisait  pri- 
sonnière. Vous  plairait-il,  mon  cher  seigneur,  de  vous 
asseoir  à  côté  de  moi  et  de  voir  danser  ces  boulions 
grecs?....  » 


Fiîs  d'une  nuit  de  cleopaxrb. 


LE  ROI  CANDAULE 


CHAPITRE  PREMIER. 

Cinq  cents  ans  après  la  guerre  de  Troie,  et  sept  cent 
quinze  ans  avant  notre  ère,  c'était  grande  fête  à  Sardes. 
-^  Le  roi  Candaule  se  mariait.  —  Le  peuple  éprouvait 
cette  espèce  d'inquiétude  joyeuse  et  d'émotion  sans  but 
qu'inspire  aux  masses  tout  événement,  quoiqu'il  ne  les 
touche  en  rien  et  se  passe  dans  des  sphères  supérieures 
dont  elles  n'approcheront  jamais. 

Depuis  que  Phœbus-Apollon,  debout  sur  son  quadrige, 
dorait  de  ses  rayons  les  cimes  du  mont  Tmolus  fertile  en 
safran,  les  braves  Sardiens  allaient  et  venaient,  montant 
et  descendant  les  rampes  de  marbre  qui  reliaient  la  cité 
au  Pactole,  cette  opulente  rivière  dont  Midas,  en  s'y  bai- 
gnant, a  rempli  le  sable  de  paillettes  d'or.  On  eût  dit  que 
chacun  de  ces  honnêtes  citoyens  se  mariait  lui-même,  tant 
ils  avaient  l'air  important  et  solennel. 

Des  groupes  se  formaient  dans  l'agora,  sur  les  degrés 
des  temples,  le  long  des  portiques.  A  chaque  angle  de  rue. 
Ton  rencontrait  des  femmes  traînant  par  la  main  de  pau- 
vres enfants  dont  les  pas  inégaux  s'accordaient  mal  avec 
l'impatience  et  la  curiosité  maternelles.  Les  jeunes  filles  se 
hâtaient  vers  les  fontaines,  leur  urne  en  équilibre  sur  la 
tête  ou  soutenue  de  leurs  bras  blancs  comme  par  deux  an- 
ses naturelles,  pour  faire  la  provision  d'eau  de  la  maison, 

ai 


362  NOUVELLES. 

et  pouvoir  rfic  libros  à  l'heure  où  passerait  le  cortège 
nuptial.  Les  lavandières  repliaient  avec  précipitation  les 
tuniques  et  les  clîlaniydes  à  peine  sèches,  et  les  empilaient 
sur  des  chariots  attelés  de  mules.  Les  esclaves  tournaient 
la  meule  sans  que  le  fouet  de  Fintendai  t  eiît  besoin  de 
chatouiller  leurs  épaules  nues  et  couturéesde cicatrices. — 
Sardes  se  dépêchait  d'en  finir  avec  ces  soins  de  chaque 
jour  dont  aucune  fête  ne  dispense. 

Le  chemin  que  le  cortège  devait  parcourir  avait  été 
semé  d'un  sable  fin  et  blond.  D'espace  en  espace,  des  tré- 
pieds d'airain  envoyaient  au  ciel  des  fumées  odorantes  de 
cinnamonie  et  de  nard.  —  C'étaient,  du  reste,  les  seules 
vapeurs  qui  troublassent  la  pureté  de  l'azur.  —  Les  nuages 
d'une  journée  d'hymen  ne  doivent  provenir  que  des  par- 
fums brûlés.  —  Des  branches  de  myrtes  et  de  lauriers- 
roses  jonchaient  le  sol,  et  sur  les  murs  des  palais  se 
déployaient,  suspendues  à  des  anneaux  de  bronze,  des  ta- 
pisseries où  l'aiguille  des  captives  industrieuses,  entremê- 
lant la  laine,  l'argent  et  l'or,  avait  représenté  diverses 
scènes  de  l'histoire  des  dieux  et  des  héros  :  Ixion  embras- 
sant la  nue;  —  Diane  surprise  au  bain  par  Actéon  ;  —  le 
berger  Paris,  juge  du  combat  de  beauté  qui  eut  lieu  sur 
le  mont  Ida,  entre  Héré  aux  bras  de  neige,  Athéné  aux 
yeux  vert  de  mer,  et  Aphrodite,  parée  du  ceste  magique; 
—  les  vieillards  troyens  se  levant  sur  le  passage  d'Hélène 
auprès  des  portes  Scécs,  sujet  tiré  d'un  poème  de  l'aveugle 
du  Mélès.  —  Plusieurs  avaient  exposé  de  préférence  des 
scènes  tirées  de  la  vie  d'Héraclès  le  Thébain,  par  flatte- 
rie pour  Candaule,  qui  était  un  Héraclide,  descendant  de 
ce  héros  par  Alcée.  Les  autres  s'étaient  contentés  d'orner 
de  guirlandes  et  de  couronnes  le  seuil  de  leurs  demeures 
en  signe  de  réjouissance. 

Parmi  les  rassemblements  échelonnés  depuis  l'entrée 
de  la  maison  royale  jusqu'il  la  porte  de  la  ville  par  où  de- 
vait arriver  la  jeune  reine,  les  conversations  roulaient 
naturelleuicnt  sur  la  beauté  de  l'épou.se,  dont  la  renom- 


LE    ROI    CANDAllLE.  363 

mée  remplissait  toute  l'Asie,  et  sur  le  cariictère  de  l'époux, 
qui,  sans  être  tout  à  fait  bizarre,  semblait  néanmoins  dif- 
ficilement appréciable  au  point  de  vue  ordinaire. 

Nyssia,  la  fille  du  satrape  Mégabaze,  était  douée  d'une 
pureté  de  traits  et  d'une  perfection  de  formes  merveil- 
leuses, —  c'était  du  moins  le  bruit  qu'avaient  répandu 
les  esclaves  qui  la  servaient,  et  les  amies  qui  l'accompa- 
gnaient au  bain  ;  car  aucun  homme  ne  pouvait  se  vanter 
de  connaître  de  Nyssia  autre  chose  que  la  couleur  de  son 
voile  et  les  plis  élégants  qu'elle  imprimait,  malgré  elle, 
aux  étoffes  moelleuses  qui  recouvraient  son  corps  de 
statue. 

Les  barbares  ne  partagent  pas  les  idées  des  Grecs  sur  la 
pudeur  :  —  tandis  que  les  jeunes  gens  de  l'Achaïe  ne  se 
font  aucun  scrupule  de  faire  luire  au  soleil  du  stade  leurs 
torses  frottés  d'huile,  et  que  les  vierges  Spartiates  dansent 
sans  voiles  devant  l'autel  de  Diane,  ceux  de  Persépolis, 
d'Ecbatane  et  de  Bactres,  attachant  plus  de  prix  à  la  pu- 
dicité  du  corps  qu'à  celle  de  l'âme,  regardent  comme 
impures  et  répréhensibles  ces  libertés  que  les  mœurs 
grecques  donnent  au  plaisir  des  yeux,  et  pensent  qu'une 
femme  n'est  pas  honnête,  qui  laisse  entrevoir  aux  hommes 
plus  que  le  bout  de  son  pied,  repoussant  à  peiné  en  mar- 
chant les  plis  discrets  d'une  longue  tunique. 

Malgré  ce  mystère,  ou  plutôt  à  cause  de  ce  mystère,  la 
réputation  de  Nyssia  n'avait  pas  tardé  à  se  répandre  dans 
toute  la  Lydie  et  à  y  devenir  populaire,  à  ce  point  qu'elle 
était  parvenue  jusqu'à  Candaule,  bien  que  les  rois  soient 
ordinairement  les  gens  les  plus  mal  informés  de  leur 
royaume,  et  vivent  comme  les  dieux  dans  une  espèce  de 
nuage  qui  leur  dérobe  la  connaissance  des  choses  ter- 
restres. 

Les  Eupatrides  de  Sardes,  qui  espéraient  que  le  jeune 
roi  pourrait  peut-être  prendre  femme  dans  leur  famille, 
les  hétaires  d'Athènes,  de  Samos,  de  Milct  et  de  Chypre, 
les  belles  esclaves  venues  des  bords  de  l'Indus,  les  blondes 


364  NOUVELLES. 

filles  amenées  à  grands  frais  du  fond  des  brouillards 
cimmériens,  n'avaient  garde  de  prononcer  devant  Can- 
,daule  un  seul  mot  qui,  de  près  ou  de  loin,  pût  avoir 
:  rapport  à  Nyssia.  Les  plus  braves,  en  fait  de  beauté,  re- 
culaient à  l'idée  d'un  combat  qu'elles  pressentaient  devoir 
être  inégal. 

Et  cependant  personne  à  Sardes,  et  même  en  Lydie, 
n'avait  vu  cette  redoutable  adversaire;  personne,  excepté 
un  seul  être,  qui  depuis  cette  rencontre  avait  tenu  sur  ce 
sujet  ses  lèvres  aussi  fermées  que  si  Harpocrate,  le  dieu 
du  silence,  les  eût  scellées  de  son  doigt  :  —  c'était  Gygès, 
chef  des  gardes  de  Candaule.  Un  jour,  Gygès,  plein  de 
projets  et  d'ambitions  vagues,  errait  sur  les  collines  de 
Bactres,  où  son  maître  l'avait  envoyé  pour  une  mission 
importante  et  secrète  ;  il  songeait  aux  enivrements  de  la 
toute-puissance,  au  bonheur  de  fouler  la  pourpre  sous 
une  sandale  d'or,  de  poser  le  diadème  sur  la  tète  de  la 
plus  belle  ;  ces  pensées  faisaient  bouillonner  son  sang  dans 
ses  veines,  et,  comme  pour  suivre  l'essor  de  ses  rêves,  il 
frappait  d'un  talon  nerveux  les  flancs  blanchis  d'écume  de 
son  cheval  numide. 

Le  temps,  de  calme  qu'il  était  d'abord,  était  devenu 
orageux  comme  l'âme  du  guerrier,  et  Borée,  les  cheveux 
hérissés  par  les  frimas  de  la  ïhrace,  les  joues  gonflées,  les 
bras  croisés  sur  la  poitrine,  fouettait  à  grands  coups 
d'aile  les  nuages  gros  de  pluie. 

Une  troupe  de  jeunes  filles  qui  cueillaient  des  fleurs 
dans  la  campagne,  effrayées  de  la  tempête,  regagnaient 
la  ville  en  toute  hâte,  remportant  leur  moisson  parfumée 
dans  le  pan  de  leur  tunique.  Voyant  de  loin  venir  un 
étranger  à  cheval,  elles  avaient,  suivant  l'usage  des  bar- 
bares, ramené  leur  manteau  sur  leur  visage;  mais,  au 
moment  où  Gygès  passait  auprès  de  celle  que  sa  fière  at- 
titude et  ses  vêtements  plus  riches  semblaient  désigner 
comme  maîtresse  de  la  troupe,  un  coup  de  vent  j)liis  fort 
avait  emporté  le  voile  de  l'inconnue,  et,  le  faisant  tour- 


LE    ROI    CANDAULE.  365 

noyer  en  l'air  comme  une  plume,  Pavait  chassé  si  loin 
qu'il  était  impossible  de  le  reprendre.  —  C'était  Nyssia, 
la  fille  de  Mej^abaze,  qui  se  trouva  ainsi,  le  visage  décou- 
vert, devant  Gygès,  simple  capitaine  des  gardes  du  roi 
Candaule.  Était-ce  seulement  le  souffle  de  Borée  qui  avait 
causé  cet  accident,  ou  bien  Eros,  qui  se  plaît  à  troubler 
les  âmes,  s'était-il  amusé  à  couper  le  lien  qui  retenait  le 
tissu  protecteur?  Toujours  est-il  que  Gygès  resta  immo- 
bile à  l'aspect  de  cette  Méduse  de  beauté,  et  il  y  avait 
longtemps  que  le  pli  de  la  robe  de  Nyssia  avait  disparu 
sous  la  porte  de  la  ville,  que  Gygès  ne  songeait  pas  à  re- 
prendre son  chemin.  Bien  que  rien  ne  justifiât  cette  con- 
jecture, il  avait  eu  le  sentiment  qu'il  venait  de  voir  la  fille 
(lu  satrape,  et  cette  rencontre,  qui  avait  presque  le  carac- 
tère d'une  apparition,  concordait  si  bien  avec  la  pensée 
qui  l'occupait  dans  ce  moment,  qu'il  ne  put  s'empêcher 
d'y  voir  quelque  chose  de  fatal  et  d'arrangé  par  les  dieux. 
—  En  effet,  c'était  bien  sur  ce  front  qu'il  eût  voulu  poser 
le  diadème  :  quel  autre  en  eût  été  plus  digne?  Mais  quelle 
probabilité  y  avait-il  que  Gygès  eût  jamais  un  trône  à  faire 
partager?  Il  n'avait  pas  essayé  de  donner  suite  à  cette 
aventure  et  de  s'assurer  si  c'était  vraiment  la  fille  de  Mé- 
gabaze  dont  le  hasard,  ce  grand  escamoteur,  lui  avait  ré- 
vélé le  visage  mystérieux.  Nyssia  s'était  dérobée  si  promp- 
tement  qu'il  lui  eût  été  impossible  de  la  retrouver,  et 
d'ailleurs  il  avait  été  plutôt  ébloui,  fasciné,  foudroyé  en 
quelque  sorte,  que  charmé  par  cette  apparition  surhu- 
maine, par  ce  monstre  de  beauté. 

Cependant,  cette  image,  à  peine  entrevue  un  moment, 
s'était  gravée  dans  son  cœur  en  traits  profonds  comme 
ceux  que  les  sculpteurs  tracent  sur  l'ivoire  avec  un  poinçon 
rougi  au  feu.  Il  avait  fait,  sans  pouvoir  en  venir  à  bout, 
tous  ses  efforts  pour  l'eftacer,  car  l'amour  qu'il  éprouvait 
pour  Nyssia  lui  causait  une  secrète  terreur.  —  La  perfec- 
tion portée  à  ce  point  est  toujours  inquiétante,  et  les 
fennnes  si  semblables  aux  déesses  ne  peuvent  qu'être  fa- 

3 1. 


3fifi  NOUVELLES. 

taies  aux  faibles  mortels  ;  elles  sont  créées  pour  les  adul- 
tères célestes,  et  les  hommes,  même  les  plus  courageux, 
ne  se  hasardent  qu'en  tremblant  dans  de  pareilles  amours. 
— Aussi  aucun  espoir  n'avait-il  germé  dans  l'ùme  de  Gygès, 
accablé  et  découragé  d'avance  par  le  sentiment  de  l'im- 
possible. Avant  d'adresser  la  parole  à  Nyssia,  il  eût  voulu 
dépouiller  le  ciel  de  sa  robe  d'étoiles,  ôter  à  Phœbus  sa 
couronne  de  rayons,  oubliant  que  les  femmes  ne  se  don- 
nent qu'à  ceux  qui  ne  les  méritent  pas,  et  que  le  moyen 
de  s'en  faire  aimer,  c'est  d'agir  avec  elles  comme  si  l'on 
désirait  en  être  haï. 

Depuis  ce  temps,  les  roses  de  la  joie  ne  fleurirent  plus 
sur  SOS  joues  :  le  jour,  il  était  triste  et  morne,  et  semblait 
marcher  seul  dans  son  rêve,  comme  un  mortel  qui  a  vu 
une  divinité;  la  nuit  il  était  obsédé  de  songes  qui  lui  mon- 
traient Nyssia  assise  à  coté  de  lui,  sur  des  coussins  de  pour- 
pre, entre  les  griffons  d'or  de  l'estrade  royale. 

Donc  Gygès,  le  seul  qui  pût  parler  de  Nyssia  en  con- 
naissance de  cause,  n'en  ayant  rien  dit,  les  Sardiens  en 
étaient  réduits  aux  conjectures,  et  il  faut  convenir  qu'ils 
en  faisaient  de  bizarres  et  tout  à  fait  fabideuses.  La  beauté 
de  Nyssia,  grftce  aux  voiles  dont  elle  était  entourée,  deve- 
nait comme  une  espèce  de  mythe,  de  cannevas,  de  poëme 
que  chacun  brodait  à  sa  guise. 

—  Si  ce  que  l'on  rapporte  n'est  pas  faux,  disait  en  gras- 
seyant un  jeune  débauché  d'Athènes,  la  main  appuyçesur 
l'épaule  d'un  enfant  asiatique,  ni  Plangon,  ni  Archenassa, 
ni  Thaïs  ne  peuvent  supporter  la  comparaison  avec  cette 
merveille  barbare  ;  pourtant  j'ai  peine  à  croire  qu'elle 
vaille  Théano  de  Colophon,  dont  j'ai  acheté  une  nuit  au 
prix  de  ce  qu'elle  a  pu  emporter  d'or,  en  plongeant  jus- 
qu'aux épaules  ses  bras  blancs  dans  mon  coffre  de  cèdre. 

—  Auprès  d'elle,  ajouta  un  Eupatride  qui  avait  la  pré- 
tention d'être  mieux  informé  que  personne  sur  toutes 
choses,  auprès  d'elle,  la  fille  de  Cœlus  et  de  la  Mer  paraî- 
trait rounne  une  servante  éthiopienne. 


m;  roi  ca>ualle.  367 

—  Ce  que  vous  dites  là  est  un  blasphème,  et,  quoique 
Aphrodite  soit  une  bonne  et  indulgente  déesse,  prenez 
garde  de  vous  attirer  sa  colère. 

—  Par  Hercule  !  — ce  qui  est  un  serment  de  valeur  dans 
une  ville  gouvernée  par  ses  descendants,  —  je  n'en  puis 
rabattre  d'un  mot. 

—  Vous  lavez  donc  vue? 

—  Non,  mais  j'ai  à  mon  service  un  esclave  qui  a  jadis 
appartenu  à  Nyssia  et  qui  m'en  a  fait  cent  récits. 

—  Est-il  vrai,  demanda  d'un  air  enfantin  une  femme 
équivoque  dont  la  tunique  rose  tendre,  les  joues  fardées 
et  les  cheveux  luisants  d'essence  annonçaient  de  malheu- 
reuses prétentions  à  une  jeunesse  dès  longtemps  disparue, 
est-il  vrai  que  Nyssia  ait  deux  prunelles  dans  chaque  œil? 
—  Cela  doit  être  fort  laid  à  ce  qu'il  me  semble,  et  je  ne 
sais  pas  comment  Candaule  a  pu  s'éprendre  d'une  pareille 
monstruosité,  tandis  qu'il  ne  manque  pas  à  Sardes  et  dans 
la  Lydie  de  femmes  dont  le  regard  est  irréprochable. 

Et  en  disant  ces  mots  avec  toute  sorte  de  mit:nardises 
et  d'atîeteries,  Lamia  jetait  un  petit  coup  d'œil  significatif 
sur  un  petit  miroir  de  métal  fondu  qu'elle  tira  de  son  sein 
et  qui  lui  servit  à  ramener  au  devoir  quelques  boucles  dé- 
rangées par  l'impertinence  du  vent. 

—  Quant  à  ce  qui  est  de  la  prunelle  double,  cela  m'a 
tout  l'air  d'un  conte  de  nourrice,  dit  le  patricien  bien  in- 
formé ;  mais  il  est  sûr  que  Nyssia  a  le  regard  si  perçant, 
qu'elle  voit  à  travers  les  murs;  à  côté  d'elle,  les  lynx  sont 
myopes. 

—  Comment  un  homme  grave  peut-il  débiter  de  sang- 
froid  une  absurdité  pareille?  interrompit  un  bourgeois  à 
qui  son  crâne  chauve,  et  le  flot  de  barbe  blanche  où  il 
plongeait  ses  doigts  tout  en  parlant,  donnaient  un  aspect 
de  prépondérance  et  de  sagacité  philosophique.  La  vcrité 
est  que  la  fille  de  Mégabaze  n'y  voit  naturellemrnt  pas 
plus  clair  que  vous  et  moi;  seulement  le  prêtre  égyptien 
Thoutmosis,  qui  sait  tant  de  secrets  merveilleux,  lui  a 


368  NOUVELLES. 

donné  la  pierre  mystérieuse  qui  se  trouve  dans  la  tête  des 
dragons,  et  dont  la  propriété,  comme  chacun  le  sait,  est 
de  rendre  pénétrables  au  regard,  pour  ceux  qui  la  possè- 
dent, les  ombres  et  les  corps  les  plus  opaques.  Nyssia  porte 
toujours  cette  pierre  dans  sa  ceinture  ou  sur  son  bracelet, 
et  c'est  ce  qui  explique  sa  clairvoyance. 

L'interprétation  du  bourgeois  parut  la  plus  naturelle 
aux  personnages  du  groupe  dont  nous  essayons  de  rendre 
la  conversation,  et  l'opinion  de  Lamia  et  du  patricien  fut 
abandonnée  comme  invraisemblable. 

—  En  tout  cas,  reprit  l'amant  de  Théano,  nous  allons 
pouvoir  en  juger,  car  il  me  semble  que  j'ai  entendu  ré- 
sonner les  clairons  dans  le  lointain,  et,  sans  avoir  la  vue 
de  Nyssia,  j'aperçois  là-bas  le  héraut  qui  s'avance  des 
palmes  dans  les  mains,  annonçant  l'arrivée  du  cortège 
nuptial  et  faisant  ranger  la  foule. 

A  cette  nouvelle  qui  se  propagea  rapidement,  les 
hommes  robustes  jouèrent  des  coudes  pour  arriver  au 
premier  rang;  les  garçons  agiles,  embrassant  le  fût  des 
colonnes,  tâchèrent  de  se  hisser  jusqu'aux  chapiteaux  et 
de  s'y  asseoir;  d'autres,  non  sans  avoir  excorié  leurs  ge- 
noux à  l'écorce,  parvinrent  à  se  percher  assez  commodé- 
ment dans  TY  de  quelque  branche  d'arbre  ;  les  femmes 
posèrent  leurs  petits  enfants  sur  le  coin  de  leur  épaule 
en  leur  recommandant  bien  de  se  retenir  à  leur  cou. 
"^eux  qui  avaient  le  bonheur  de  demeurer  dans  la  rue 
où  devaient  passer  Candaule  et  Nyssia  penchèrent  la 
tête  du  haut  de  leurs  toits,  ou,  se  soulevant  sur  le 
coude,  quittèrent  un  moment  les  coussins  qui  les  soute- 
naient. 

Un  murmure  de  satisfaction  et  de  soulagement  par- 
courut la  foule  qui  attendait  déjà  depuis  de  longues 
heures,  car  les  flèches  du  soleil  de  midi  commençaient  à 
être  piquantes. 

Les  guerriers  pesamment  armés,  avec  des  cuirasses  fie 
buftle  recouvertes  de  lames  de  métal,  des  casques  ornés 


LE    ROI    CANDAULE.  369 

d'aigrettes  de  crin  de  cheval  teint  en  rouge,  des  knémides 
garnies  d'étain,  des  baudriers  étoiles  de  clous,  des  boucliers 
hlasonnés  et  des  épées  d'airain,  marchaient  derrière  un 
rang  de  trompettes  qui  souftlaient  à  pleine  bouche  dans 
leurs  longs  tubes  étincelants  au  soleil.  Les  chevaux  de  ces 
guerriers,  blancs  comme  les  pieds  de  Thétis,  pour  la  no- 
blesse de  leurs  allures  et  la  pureté  de  leur  race,  auraient 
pu  servir  de  modèle  à  ceux  que  Phidias  sculpta  plus  tard 
sur  les  métopes  du  Parthénon. 

A  la  tête  de  cette  troupe  [marchait  Gygès,  le  bien 
nommé, —  car  son  nom  en  lydien  signifie  beau.  Ses  traits, 
de  la  plus  parfaite  régularité,  paraissaient  taillés  dans  le 
marbre,  tant  il  était  pâle,  car  il  venait  de  reconnaître 
dans  Nyssia,  quoiqu'elle  fût  couverte  du  voile  des 
jeunes  épousées,  la  femme  dont  la  trahison  du  vent 
avait  livré  la  figure  à  ses  regards  auprès  des  murs  de 
Bactres, 

—  Le  beau  Gygès  paraît  bien  triste,  se  disaient  les 
jeunes  fdles.  Quelque  fière  beauté  a-t-elle  dédaigné  son 
amour,  —  ou  quelque  délaissée  lui  a-t-elle  fait  jeter  un 
sort  par  une  magicienne  de  Thessalie  ?  L'anneau  cabalis- 
tique qu'il  a  trouvé,  à  ce  qu'on  dit,  au  milieu  d'une  forêt 
dans  les  flancs  d'un  cheval  de  bronze,  aurait-il  perdu  sa 
vertu,  —  et,  cessant  de  rendre  son  maître  invisible,  l'au- 
rait-il  trahi  tout  à  coup  aux  regards  étonnés  de  quelque 
honnête  mari  qui  se  croyait  seul  dans  sa  chambre  con- 
iugale  ? 

—  Peut-être  a-t-il  perdu  ses  talents  et  ses  drachmes  au 
jeu  de  Palamède,  ou  bien  est-ce  le  dépit  de  n'avoir  pas 
gagné  le  prix  aux  jeux  Olympiques?  Il  comptait  beaucoup 
sur  son  cheval  Hypérion. 

Aucune  de  ces  conjectures  n'était  vraie.  Jamais  Ton  ne 
suppose  ce  qui  est. 

Après  le  bataillon  commandé  par  Gygès,  venaient  de 
jeunes  garçons  couronnés  de  myrtes  qui  accompagnaient 
sur  des  lyres  d'ivoire,  en  se  servant  d'un  archet,  des 


^10  NOUVELLES. 

hymnes  d'épithalame  sur  le  mode  lydien;  ils  étaient  vA 
tus  de  tuniques  roses  brodées  d'une  grecque  d'argent,  et 
leurs  cheveux  flottaient  sur  leurs  épaules  en  boucle» 
épaisses. 

Ils  précédaient  les  porteurs  de  présents,  esclaves  ro- 
bustes dont  les  corps  demi-nus  laiss;iient  voir  dos  entre- 
lacements de  muscles  à  faire  envie  au  plus  vigoureux 
athlète. 

Sur  les  brancards,  soutenus  par  deux  ou  quatre  liom- 
mes,  ou  davantage,  suivant  la  pesanteur  des  objets, 
étaient  posés  d'énormes  cratères  d'airain,  ciselés  par 
les  plu.«5  fameux  artistes  ;  —  des  vases  d'or  et  d'argent 
aux  flancs  ornés  de  bas-reliefs,  aux  anses  gracieusement 
entremêlées  de  chimères,  de  feuillages  et  de  femmes 
nues;  —  des  aiguières  magnifiques  pour  laver  les  pieds 
des  hôtes  illustres;  —  des  buires  incrustées  de  pierres 
précieuses  et  contenant  les  parfums  les  plus  rares,  myrrhe 
d'Arabie,  ciniramome  des  Indes,  nard  de  Perse,  essence 
de  roses  de  Smyrne;  —  des  kamklins  ou  cassolettes  avec 
des  couvercles  percés  de  trous;  —  des  colïres  de  cèdre 
et  d'ivoire  d'un  travail  merveilleux  s'ouvrant  avec  des  se- 
crets introuvables  pour  tout  autre  que  l'inventeur,  et  con- 
tenant des  bracelets  d'or  d'Ophir,  des  colliers  de  perles 
du  plus  bel  orient,  des  agrafes  de  manteau  constellées 
de  rubis  et  d'escarboucles; —  des  toilettes  renfermant 
les  éponges  blondes,  les  fers  à  friser,  les  dents  de  loup 
marin  qui  servent  à  polir  les  ongles,  le  fard  vert  d'Egypte, 
qui  devient  du  plus  beau  rouge  en  touchant  la  peau,  les 
poudres  qui  noircissent  les  paupières  et  les  sourcils,  et 
tout  ce  que  la  coquetterie  féminine  peut  inventer  de  raf- 
finements. —  D'autres  civières  étaient  couvertes  de  robes 
de  pourpre  de  la  laine  la  plus  fine  et  de  toutes  les  nuan- 
ces, depuis  l'incarnat  de  la  rose  jusqu'au  rouge  sombre 
du  sang  de  la  grappe;  —  de  calasiris  en  toile  de  Canope 
qu'on  j<'tte  blanche  dans  la  chaudière  du  teinturier,  et 
qui,  grAce  aux  divers  mordants  dont  elle  est  omi^rei.nte. 


LE   ROI    CANDAULE.  371 

en  sort  diaprée  des  couleurs  les  plus  vives  ;  —  de  tuniques 
apportées  du  pays  fabuleux  des  Sères,  à  l'extrémité  du 
monde,  faites  avec  la  bave  filée  d'un  ver  qui  vit  sur  les 
feuilles,  et  si  fines  qu'ellesauraientpu  passer  par  une  bague. 

Des  Éthiopiens  luisants  comme  le  jais,  la  tête  s.errée 
par  une  cordelette  pour  que  les  veines  de  leur  front  ne  se 
rompissent  pas  dans  les  efforts  qu'ils  faisaient  pour  sou- 
tenir leur  fardeau,  portaient  en  grande  pompe  une  statue 
d'Hercule,  aïeul  de  Gandaule,  de  grandeur  colossale,  faite 
d'ivoire  et  d'or,  avec  la  massue,  la  peau  du  lion  de  Né- 
mée,  les  trois  pommes  du  jardin  des  Hespérides,  et  tous 
les  attributs  consacrés. 

Les  statues  de  la  Vénus  céleste  et  de  la  Vénus  Géni- 
trix,  taillées  par  les  meilleurs  élèves  de  l'école  de  Si- 
cyone  dans  ce  marbre  de  Paros  dont  l'étincelante  trans- 
parence semble  faite  tout  exprès  pour  représenter  la 
chair  toujours  jeune  des  immortelles,  suivaient  l'effigie 
d'Hercule  dont  les  contours  épais  et  les  formes  renflées 
faisaient  encore  ressortir  l'harmonie  et  l'élégance  de  leurs 
proportions. 

Un  tableau  de  Bularque,  payé  au  poids  de  l'or  par 
Candaule,  peint  sur  le  bois  du  larix  femelle,  et  repré- 
sentant la  défaite  des  Magnètes,  excitait  l'admiration  gé- 
nérale pour  la  perfection  du  dessin,  la  vérité  de«  atti- 
tudes et  l'harmonie  des  couleurs,  quoique  l'artiste  n'y 
eût  employé  que  les  quatre  teintes  primitives  :  le  blanc, 
l'ocre  attique,  la  sinopis  pontique  et  l'atrament.  —  Le 
jeune  roi  aimait  la  peinture  et  la  sculpture  plus  peut-être 
qu'il  ne  convient  à  un  monarque,  et  il  lui  était  arrivé 
souvent  d'acheter  un  tableau  au  prix  du  revenu  annuel 
d'une  ville. 

Des  chameaux  et  des  dromadaires  splendidement  capa- 
raçonnés, le  col  chargé  de  musiciens  jouant  des  cymbales 
et  du  tympanon,  portaient  les  pieux  dorés,  les  cordes  et 
les  étoffes  de  la  tente  destinée  à  la  jeune  reine  pour  des 
voyages  et  des  parties  de  chasse. 


372  NOUVELLES. 

Ces  niagniliceiiccs,  en  toute  autre  occasion,  niu-aicnt 
ravi  le  peuple  de  Sardes  ;  mais  sa  curiosité  avait  un  autn-, 
but,  et  ce  ne  fut  pas  sans  quelque  impatience  (ju'il  vit 
défiler  cette  poi-tion  du  cortège.  Les  jeunes  tilles  et  les 
beaux  garçons,  agitant  des  torches  enflammées,  et  semant 
à  pleines  mains  la  fleur  du  crocus,  n'obtinrent  même  pas 
son  attention.  L'idée  de  voir  Nyssia  préoccupait  toutes 
les  tètes. 

Enfm  Candaule  apparut  monté  sur  un  char  attelé  de 
quatre  chevaux  aussi  beaux,  aussi  fougueux  que  ceux  du 
Soleil,  inondant  de  mousse  blanche  leur  frein  d'or,  se- 
couant leur  crinière  tressée  de  pourpre  et  contenus  à 
grand'peine  par  le  cocher,  debout  à  côté  du  prince  et  ren- 
versé en  arrière  pour  avoir  plus  de  force. 

Candaule  était  un  jeune  homme  plein  de  vigueur,  jus- 
tifiant bien  son  origine  herculéenne  :  sa  tète  se  joignait 
à  ses  épaules  par  un  cou  de  taureau  presque  sans 
inflexion;  ses  cheveux,  noirs  et  lustrés,  se  tordaient  en 
petites  boucles  rebelles  et  couvraient  par  places  la  ban- 
delette du  diadème;  ses  oreilles,  petites  et  droites,  étaient 
vivement  colorées;  mais  son  front  s'étendait  large  et 
plein,  quoique  un  peu  bas,  comme  tous  les  fronts  antiques; 
son  œil  plein  de  douceur  et  de  mélancolie,  ses  joues 
ovales,  son  menton  aux  courbes  douces  et  ménagées,  sa 
bouche  aux  lèvres  légèrement  entr'ouverles,  son  bras 
d'athlète  terminé  par  une  main  de  femme,  indicpiaient 
plutôt  une  nature  de  poète  que  de  guerrier.  En  elfet , 
fiuoifju'il  fût  brave  ,  adroit  à  tous  les  exercices  du  corps, 
(ionijjtant  un  cheval  aussi  bien  qu'un  Laitilhe ,  cou[)antà 
la  nage  le  courant  des  fleuves  qui  descendent  des  mon- 
tagnes grossis  par  les  fontes  de  neige ,  en  état  de  tendre 
l'arc  d'Odyssée  et  de  porter  le  bouclier  d'Achille,  il  ne 
paraissait  pas  avoir  l'esprit  préoccupé  de  conquêtes,  et  la 
guerre,  si  entraînante  jjour  les  jeunes  rois .  n'avait  pour 
lui  (ju'im  attrait  médiocre;  il  se  contentait  de  repousser 
les  attaques  des  voisins  ambitieux  sans  chercher  à  étendre 


LE   «01   CANDAUI.E.  ST.'i 

ses  États.  —  Il  préférait  bâtir  des  palais  pour  lesquels  ses 
conseils  ne  manquaient  pas  aux  architectes ,  faire  des 
collections  de  statues  et  de  tableaux  des  anciens  et  des 
nouveaux  peintres;  il  avait  des  ouvrages  de  Téléphanes  de 
Sicyone,  de  Cléanthes  et  d'Ardices  de  Corinthe ,  d'Ilygié- 
nion^  de  Dinias,  de  Charmade,  d'Eumarus  et  de  Cimon, 
les  uns  au  simple  trait ,  les  autres  coloriés  ou  mono- 
chromes.—  On  disait  même  que  Candaule ,  chose  peu 
décente  pour  un  prince,  n'avait  pas  dédaigné  de  manier 
de  ses  mains  royales  le  ciseau  du  sculpteur  et  l'éponge  du 
peintre  encaustique. 

Mais  pourquoi  nous  arrêter  à  Candaule  ?  Le  lecteur  est 
sans  doute  comme  le  peuple  de  Sardes,  et  c'est  Nyssia 
qu'il  veut  connaître. 

La  fille  de  Mégabaze  était  montée  sur  un  éléphant  à  la 
peau  rugueuse,  aux  immenses  oreilles  semblables  à  des 
drapeaux,  qui  s'avançait  d'un  pas  lourd ,  mais  rapide , 
comme  un  vaisseau  parmi  des  vagues.  Ses  défenses  et  sa 
trompe  étaient  cerclées  d'anneaux  d'argent  :  des  colliers 
de  perles  énormes  entouraient  les  piliers  de  ses  jambes. 
Sur  son  dos,  que  recouvrait  un  magnifique  tapis  de  Perse 
aux  dessins  bariolés ,  s'élevait  une  espèce  d'estrade  écail- 
lée de  ciselure  d'or,  constellée  d'onyx,  de  sardoines,  de 
chrysolithes,  de  lapis-lazuli,  de  girasols  ;  sur  cette  estrade 
était  assise  la  jeune  reine  si  couverte  de  pierreries  qu'elle 
éblouissait  les  yeux.  Une  mitre  en  forme  de  casque ,  où 
des  perles  formaient  des  ramages  et  des  lettres  à  la  mode 
orientale,  enveloppait  sa  tête  ;  ses  oreilles,  percées  aux 
lobes  et  sur  l'ourlet,  étaient  chargées  d'ornements  en  façon 
de  coupes ,  de  croissants  et  de  grelots  ;  des  colliers  de 
boules  d'or  et  d'argent,  découpés  à  jour,  entouraient  son 
cou  au  triple  rang  et  descendaient  sur  sa  poitrine  avec  un 
frisson  métallique;  des  serpents  d'émeraude  aux  yeux  de 
rubis  et  de  topazes,  après  avoir  décrit  plusieurs  spirales, 
s'agrafaient  à  ses  bras  en  se  mordant  la  queue  :  ces  bra- 
celets se  rejoignaient  par  des  chaînes  de  pierreries,  et  leur 

32 


374  NOUVELLES. 

poids  était  si  considérable,  que  deux  suivantes  se  tenaient 
agenouillées  à  côté  de  Nyssia  et  lui  soutenaient  les  coudes. 
Elle  était  revêtue  d'une  robe  brodée  par  les  ouvriers  do 
Tyr  de  dessins  étincelants  de  feuillages  d'or  aux  fruits  de 
diamants,  et  par-dessus  elle  portait  la  tunique  courte  de 
Persépolisqui  descend  à  peine  au  genou  et  dont  la  manche 
fendue  est  rattachée  par  une  agrafe  de  saphir  ;  sa  taille 
était  entourée  de  la  hanche  jusqu'aux  reins  par  une  cein- 
ture faite  d'une  étoffe  étroite,  bigarrée  de  zébrures  et  de 
ramages  qui  formaient  des  symétries  et  des  dessins ,  sui- 
vant qu'ils  se  trouvaient  rapprochés  par  l'arrangement  des 
plis  que  les  fdles  de  l'Inde  savent  seules  disposer.  Son 
pantalon  de  byssus,  que  les  Phéniciens  nomment  syndon, 
se  fermait  au-dessus  des  chevilles  par  des  cercles  ornés  de 
clochettes  d'or  et  d'argent,  et  complétait  cette  toilette 
d'une  richesse  bizarre  et  tout  à  fait  contraire  au  goût 
grec.  Mais,  hélas!  un  flammeum  conXexxv  de  safran,  mas- 
quait impitoyablement  le  visage  de  Nyssia  qui  paraissait 
gênée,  bien  qu'elle  eût  un  voile ,  de  voir  tant  de  regards 
fixés  sur  elle,  et  faisait  souvent  signe  à  un  esclave  placé 
derrière  d'abaisser  le  parasol  de  plumes  d'autruche  pour 
la  mieux  dérober  à  l'empressement  de  la  foule. 

Candaule  avait  eu  beau  la  supplier,  il  n'avait  pu  la  dé- 
terminer à  quitter  son  voile,  même  pour  cette  occasion 
solennelle.  La  jeune  barbare  avait  refusé  de  payer  à  son 
peuple  sa  bienvenue  de  beauté.  —  Le  désappointement 
fut  grand  ;  Lamia  prétendit  que  Nyssia  n'osait  se  découvrir 
de  peur  de  montrer  sa  double  prunelle;  le  jeune  dé- 
bauché resta  convaincu  que  Théano  de  Colophon  était 
plus  belle  que  la  reine  de  Sardes,  etGygès  poussa  un  sou- 
pir, lorsqu'il  vit  Nyssia ,  après  avoir  fait  agenouiller  son 
éléphant,  descendre  sur  les  têtes  inclmées  des  esclaves 
damascènes  comme  par  un  escalier  vivant  jusque  sur  le 
seuil  de  la  demeure  royale,  où  l'élégance  de  l'architecture 
grecque  se  mêlait  aux  fantaisies  et  aux  énormités  du  goût 
asiatique. 


LE    ROI    CA>DALLE.  375 


CHAPITRE  II. 


En  notre  qualité  de  poëte,  nous  avons  le  droit  de  relever 
le  flommeum  couleur  de  safran  qui  enveloppait  la  jeune 
épouse,  —  plus  heureux  en  cela  que  les  Sardiens  qui, 
après  toute  une  journée  d'attente,  furent  obligés  de  s'en 
retourner  chez  eux,  réduits,  comme  avant,  aux  simples 
conjectures . 

Nyssia  était  réellement  au-dessus  de  sa  réputation , 
quelque  grande  qu'elle  fût  ;  il  semblait  que  la  nature  se 
hit  proposé,  en  la  créant,  d'aller  jusqu'aux  limites  de  sa 
puissance  et  de  se  faire  absoudre  de  tousses  tâtonnements 
et  de  tous  ses  essais  manques.  On  eût  dit  qu'émue  d'un 
sentiment  de  jalousie  à  l'endroit  des  merveilles  futures 
des  sculpteurs  grecs,  elle  avait  voulu,  elle  aussi,  modeler 
une  statue  et  faire  voir  qu'elle  était  encore  la  souveraine 
maîtresse  en  fait  de  plastique. 

Le  grain  de  la  neige,  l'éclat  micacé  du  marbre  de  Paros, 
la  pulpe  brillantée  des  fleurs  de  la  balsamine,  donneraient 
une  faible  idée  de  la  substance  idéale  dont  était  formée 
Nyssia.  Cette  chair  si  fine,  si  délicate  ,  se  laissait  pénétrer 
par  le  jour,  et  se  modelait  en  contours  transparents ,  en 
lignes  suaves,  harmonieuses  comme  de  la  musique.  Selon 
la  différence  des  aspects,  elle  se  colorait  de  soleil  ou  de 
pourpre  comme  le  corps  aromal  d'une  divinité  ,  et  sem- 
blait rayonner  la  lumière  et  la  vie.  Le  monde  de  perfec- 
tions que  renfermait  l'ovale  noblement  allongé  de  sa 
chaste  figure,  nul  ne  pourra  le  redire,  ni  le  statuaire  avec 
son  ciseau,  ni  ie  peintre  avec  son  pinceau,  ni  le  poëte  avec 
son  style,  fût-il  Praxitèle,  Apelles  ou  Mimnerme.  Sur  son 
front  uni,  baigné  par  des  ondes  de  cheveux  rutilants  sem- 
blables à  l'électruui  en  fusion  et  sauooudrés  de  limaille 


376  NOUVELLES. 

d'or,  suivant  la  coutume  babylonienne,  siégeait ,  comme 
sur  un  trône  de  jaspe,  Tinaitérable  sérénité  de  la  beauté 
parfaite. 

Pour  ses  yeux  ,  s'ils  ne  justifiaient  pas  entièrement  ce 
qu'en  disait  la  crédulité  populaire,  ils  étaient  au  moins 
d'une  étrangeté  admirable  ;  des  sourcils  bruns  dont  les 
extrémités  s'effilaient  gracieusement  comme  les  pointes 
de  l'arc  d'Eros,  et  que  rejoignait  une  ligne  de  henné,  à  la 
mode  asiatique ,  de  longues  franges  de  cils  aux  ombres 
soyeuses,  contrastaient  vivement  avec  les  deux  étoiles  de 
saphir  roulant  sur  un  ciel  d'argent  bruni  qui  leur  servaient 
de  prunelles.  Ces  prunelles ,  dont  la  pupille  était  plus 
noire  que  l'atrament,  avaient  dans  l'iris  de  singulières 
variations  de  nuances;  du  saphir  elles  passaient  à  la  tur- 
quoise, de  la  turquoise  à  l'aigue-marine,  de  l'aigue-ma- 
rine  à  l'ambre  jaune,  et  quelquefois  ,  comme  un  hic  lim- 
pide dont  le  fond  serait  semé  de  pierreries,  laissaient 
entrevoir,  à  des  profondeurs  incalculables,  des  sables  d'or 
et  de  diamant,  sur  lesquels  des  fibrilles  vertes  frétillaient 
et  se  tordaient  en  serpents  d'émeraudes.  Dans  ces  orbes 
aux  éclairs  phosphoriques,  les  rayons  des  soleils  éteints, 
les  splendeurs  des  mondes  évanouis,  les  gloires  des 
olympeséclipsés, semblaient  avoir  concentré  leurs  reflets; 
en  les  contemplant,  on  se  souvenait  de  l'éternité,  et  l'on 
se  sentait  pris  de  vertige ,  comme  en  se  penchant  sur  le 
bord  de  l'infini. 

L'expression  de  ces  yeux  extraordinaires  n'était  pas 
moins  variable  que  leurs  teintes.  Tantôt,  leurs  paupières 
s'entr'ouvrant  comme  les  portes  des  demeures  célestes, 
ils  vous  appelaient  dans  des  élysées  de  lumière,  d'azur  et 
de  félicité  ineffable,  ils  vous  promettaient  la  réalisation 
de  tous  vos  rêves  de  bonheur  décuplés,  centuplés,  connue 
s'ils  avaient  deviné  les  secrètes  pensées  de  votre  âme; 
tantôt,  impénétrables  comme  des  boucliers  composés  de 
sept  lames  superposées  des  plus  durs  métaux,  ils  faisaient 
tomber  vos  regards,  flèches  émousséps  et  sans  force  : 


LE    ROI    CANDAULE.  377 

d'une  simple  inflexion  de  sourcil,  d'un  seul  tour  de  pru- 
nelle, plus  fort  que  la  foudre  de  Zeus,  ils  vous  précipi- 
taient, du  haut  de  vos  escalades  les  plus  ambitieuses, 
dans  des  néants  si  profonds  qu'il  était  impossible  de  s'en 
relever.  Typhon  lui-même,  qui  se  retourne  sous  l'Etna, 
n'eût  pu  soulever  les  montagnes  de  dédain  dont  ils  vous 
accablaient;  l'on  comprenait  que,  vécût-on  mille  olym- 
piades, avec  la  beauté  du  blond  fils  de  Létô,  le  génie  d'Or- 
phéus,  la  puissance  sans  bornes  des  rois  assyriens,  les 
trésors  des  Kabires,  des  Telchines  et  des  Dactyles,  dieux 
des  richesses  souterraines,  on  ne  pourrait  les  ramener  à 
une  expression  plus  douce. 

D'autres  fois  ils  avaient  des  langueurs  si  onctueuses  et 
si  persuasives,  des  effluves  et  des  irradiations  si  péné- 
trantes, que  les  glaces  de  Nestor  et  de  Priam  se  seraient 
fondues  à  leur  aspect,  comme  la  cire  des  ailes  d'Icare  en 
approchant  des  zones  enflammées.  Pour  un  de  ces  regards 
on  eût  trempé  ses  mains  dans  le  sang  de  son  hôte,  dis- 
persé aux  quatre  vents  les  cendres  de  son  père,  renversé 
les  saintes  images  des  dieux  et  volé  le  feu  du  ciel  comme 
Prométhée,  le  sublime  larron. 

Cependant  leur  expression  la  plus  ordinaire,  il  faut  le 
dire,  était  une  chasteté  désespérante,  une  froideur  su- 
blime, une  ignorance  de  toute  possibilité  de  passion  hu- 
maine, à  faire  paraître  les  yeux  de  clair  de  lune  de  Phœbé 
et  les  yeux  vert  de  mer  d'Athéné  plus  lubriques  et  plus 
provoquants  que  ceux  d'une  jeune  fille  de  Babylone  sa- 
crifiant à  la  déesse]  Mylitta  dans  l'enceinte  de  cordes  de 
Succoth-Benolh.  —  Leur  virginité  invincible  paraissait 
défier  l'amour. 

Les  joues  de  Nyssia,  que  nul  regard  humain  n'avait 
profanées,  excepté  celui  de  Gygès,  le  jour  du  voile  enlevé, 
avaient  une  fleur  de  jeunesse,  une  pâleur  tendre,  une 
délicatesse  de  grain  et  de  duvet  dont  le  visage  de  nos 
femmes,  toujours  exposées  a  l'air  et  au  soleil,  ne  peut 
donner  l'idée  la  plus  lointaine;  la  pudeur  y  faisait  courir 

3  2. 


378  NOUVELLES. 

des  niiages  roses  comme  ceux  que  produirait  une  goutte 
d'essence  vermeille  dans  une  coupe  pleine  de  lait,  et, 
quand  nulle  émotion  ne  les  colorait,  elles  prenaient  des 
reflets  argentés,  de  tièdes  lueurs,  comme  un  alhàtro  éclairé 
par  dedans.  La  lampe  était  son  âme  charmante,  que  lais- 
sait apercevoir  la  transparence  de  sa  chair. 

Une  abeille  se  fut  trompée  à  sa  bouche,  dont  la  forme 
était  si  parfaite,  les  coins  si  purement  arqués,  la  pourpre 
si  vivace  et  si  riche,  que  les  dieux  seraient  descendus  des 
maisons  olympiennes  pour  l'effleurer  de  leurs  lèvres 
humides  d'immortalité,  si  la  jalousie  des  déesses  n'y  eût 
mis  bon  ordre.  Heureux  l'air  qui  passait  par  cette  pourpre 
et  ces  perles,  qui  dilatait  ces  jolies  narines  si  finement 
coupées  et  nuancées  de  tons  roses,  comme  la  nacre  des 
coquillages  poussés  par  la  mer  sur  les  rives  de  Chypre 
aux  pieds  de  la  Vénus  Anadyomène.  Mais  il  y  a  comme 
cela  une  foule  de  bonheurs  accordés  à  des  choses  qui 
ne  peuvent  les  comprendre,  —  Quel  amant  ne  vou- 
drait être  la  tunique  de  sa  bien-aimée  ou  l'eau  de  son 
bain? 

Telle  était  Nyssia,  si  l'on  peut  se  servir  de  ces  mots 
après  une  description  si  vague  de  sa  figure.  —  Si  nos 
brumeux  idiomes  du  Nord  avaient  cette  chaude  liberté, 
cet  enthousiasme  brûlant  du  Sir-Hasirim ,  peut-être  par 
des  comparaisons,  en  suscitant  dans  l'esprit  du  lecteur 
des  souvenirs  de  fleurs,  de  parfums,  de  musique  et  de 
soleil,  en  évoquant  par  la  magie  des  mots  tout  ce  que  la 
création  peut  contenir  d'images  gracieuses  et  charmantes, 
nous  eussions  pu  donner  quelque  idée  de  la  piiysionomie 
de  Nyssia  ;  mais  il  n'est  permis  qu'à  Salomon  de  compa- 
rer le  nez  d'une  belle  femme  à  la  tour  du  Liban  qui  re- 
garde vers  Damas.  Et  pourtant  qu'y  a-t-il  de  plus  impor- 
tant au  monde  que  le  nez  d'une  belle  femme?  si  Hélène, 
la  blanche  Tyndaride,  eût  été  camarde,  la  guerre  de  Troie 
eùt-ello  eu  lieu?  Et  si  Sem  Rami  n'avait  ou  le  profil  d'ime 
régularité  parfaite,  eùt-elle  séduit  le  vieux  monarque  de 


I.K    ROI    CANDAl'I.E.  '<79 

Nin-Nevet,  et  ceint  son  front  de  la  mitre  de  perles,  signe 
du  pouvoir  suprême? 

Candaule,  bien  qu'il  eût  fait  amener  dans  ses  palais  les 
plus  belles  esclaves  de  Sour,  d'Ascalon,  de  Sogd,  de 
Sakkes,  de  Ratsaf,  les  plus  célèbres  courtisanes  d'Éphc^se, 
de  Pergame,  do  Smyrne  et  de  Chypre,  fut  complètement 
fasciné  par  les  charmes  de  Nyssia...  Il  n'avait  pas  môme 
soupçonné  jusque-là  l'existence  d'une  pareille  perfec- 
tion. 

Libre,  en  sa  qualité  d'époux,  de  se  plonger  dans  la  con- 
templation de  cette  beauté,  il  se  sentit  pris  d'éblouisse- 
ments  et  de  vertige,  comme  quelqu'un  qui  se  penche  sur 
rai)îme  ou  fixe  ses  yeux  sur  le  soleil  ;  il  éprouva  une 
espi'ce  de  délire  de  possession,  comme  un  prêtre  ivre  du 
dieu  qui  le  remplit.  Toute  autre  pensée  disparut  de  son 
âme,  et  l'univers  ne  lui  apparut  plus  que  comme  un 
brouillard  vague  où  rayonnait  le  fantôme  étincelant  de 
Nyssia.  Son  bonheur  tournait  à  l'extase,  et  son  amour  à  la 
folie.  Parfois  sa  félicité  relVrayait.  N'être  qu'un  misérable 
roi,  que  le  descendant  lointain  d'un  héros  devenu  dieu  à 
force  de  fatigues,  qu'uu  homme  vulgaire  fait  de  chair  et 
d'os,  et,  sans  avoir  rien  fait  pour  le  mériter,  sans  même 
avoir,  comme  son  aïeul,  étouffé  quelque  hydre  et  déchiré 
quelque  lion,  jouir  d'un  bonheur  dont  Zeus,  à  la  cheve- 
lure ambrosienne,  serait  à  peine  digne,  tout  maître  de 
l'Olympe  qu'il  est  !  Il  avait,  en  quelque  sorte,  honte  d'ac- 
caparer un  si  riche  trésor  pour  lui  seul,  de  faire  au  monde 
le  vol  de  cette  merveille,  et  d'être  le  dragon  écaillé  et 
gi'ilfu  f|ui  gardait  le  type  vivant  de  l'idéal  des  amoureux , 
des  sculpteurs  et  des  poètes.  Tout  ce  qu'ils  avaient  rêvé 
dans  leurs  aspirations,  leurs  mélancolies  et  leurs  déses- 
poirs, il  le  possédait,  lui,  Candaule,  pauvre  tyran  de 
Sardes,  ayant  à  peine  quelques  misérables  coffres  pleins 
de  perles,  quelques  citernes  remplies  de  pièces  d'or  et 
trente  ou  quarante  mille  esclaves  achetés  ou  enlevés  à  la 
guerre  1 


380  NOUVELLES. 

La  félicité  était  trop  grande  pour  Candaule,  et  la  force 
qu'il  eût  sans  doute  trouvée  pour  supporter  Tinfortune 
lui  manqua  pour  le  bonheur.  —  Sa  joie  débordait  de  son 
âme^  comme  l'eau  d'un  vase  sur  le  feu,  et,  dans  l'exaspé- 
ration de  son  enthousiasme  pour  Nyssia ,  il  en  était  venu 
à  la  désirer  moins  timide  et  moins  pudique,  car  il  lui  en 
coûtait  de  garder  pour  lui  seul  le  secret  d'une  telle 
beauté. 

—  Oh  !  se  disait-il  pendant  les  rêveries  profondes  qui 
occupaient  tout  le  temps  qu'il  ne  passait  pas  auprès  de  la 
reine,  —  l'étrange  sort  que  le  mien  !  Je  suis  malheureux 
de  ce  qui  ferait  le  bonheur  de  tout  autre  époux.  Nyssia 
ne  veut  pas  sortir  de  l'ombre  du  gynécée,  et  refuse,  dans 
sa  pudeur  barbare,  de  relever  son  voile  devant  d'autres 
que  moi.  Pourtant,  avec  quel  enivrement  d'orgueil  mon 
amour  la  verrait  rayonnante  et  sublime,  debout  sur  le 
haut  de  l'escalier  royal,  dominer  mon  peuple  à  genoux, 
et  faire  évanouir,  comme  l'aurore  qui  se  lève,  toutes  les 
pâles  étoiles  qui  pendant  la  nuit  s'étaient  crues  dos  soleils! 
—  Orgueilleuses  Lydiennes,  qui  pensez  être  belles,  vous 
ne  devez  qu'à  la  réserve  de  Nyssia  de  ne  pas  paraître, 
même  à  vos  amants,  aussi  laides  que  les  esclaves  de 
Nahasi  et  de  Kusch  aux  yeux  obliques,  aux  lèvres  épatées. 
Si  une  seule  fois  elle  traversait  les  rues  de  Sardes  le  visage 
découvert,  vous  auriez  beau  tirer  vos  adorateurs  par  le 
pan  de  leur  tunique,  aucun  d'eux  ne  retournerait  la  tête, 
ou,  s'il  le  faisait,  il  vous  demanderait  votre  nom,  tant  il 
vous  aurait  profondément  oubliées.  Ils  iraient  se  précipi- 
ter sous  les  roues  d'argent  de  son  char  pour  avoir  la  vo- 
lupté d'être  écrasés  par  elle,  comme  ces  dévots  de  l'Indus 
qui  pavent  de  leurs  corps  le  chemin  de  leur  idole.  Et  vous, 
déesses  qu'a  jugées  Pâris-Alexandre,  si  Nyssia  avait  con- 
couru, aucune  de  vous  n'eût  emporté  la  pomme,  pas 
même  Aphrodite,  malgré  son  ceste  et  la  promesse  de  faire 
aimer  le  berger- arbitre  par  la  plus  belle  femme  du 
monde  !... 


LE    ROI   CANDAULE.  381 

—  Penser  qu'une  semblable  beauté  n'est  pas  immor- 
telle, hélas  !  et  que  les  ans  altéreront  ces  lignes  divines, 
cet  admirable  hymne  de  formes,  ce  poëme  dont  les  stro- 
phes sont  des  contours,  et  que  nul  au  monde  n'a  lu  et  ne 
doit  lire  que  moi  ;  être  seul  dépositaire  dun  si  splendide 
trésor  !  —  Au  moins,  si  je  savais,  à  l'aide  des  lignes  et  des 
couleurs,  imitant  le  jeu  de  l'ombre  et  de  la  lumière,  fixer 
sur  le  bois  un  reflet  de  ce  visage  céleste  ;  si  le  marbre  n'é- 
tait pas  rebelle  à  mon  ciseau,  comme  dans  la  veine  la  plus 
pure  du  Paros  ou  du  pentélique,  je  taillerais  un  simulacre 
de  ce  corps  charmant  qui  ferait  tomber  de  leurs  autels  les 
vaines  effigies  des  déesses  !  Et  plus  tard,  lorsque  sous 
le  limon  des  déluges,  sous  la  poussière  des  villes  dissou- 
tes, les  hommes  des  âges  futurs  rencontreraient  quelque 
morceau  de  cette  ombre  pétrifiée  de  Nyssia,  ils  se  di- 
raient :  Voilà  donc  comme  étaient  faites  les  femmes  de 
ce  monde  disparu  !  Et  ils  élèveraient  un  temple  pour  lo- 
ger le  divin  fragment.  Mais  je  n'ai  rien  qu'une  admiration 
stupide  et  un  amour  insensé  !  Adorateur  unique  d'une 
divinité  inconnue,  je  ne  possède  aucun  moyen  de  répan- 
dre son  culte  sur  la  terre  ! 

Ainsi,  dans  Candaule,  l'enthousiasme  de  l'artiste  avait 
éteint  la  jalousie  de  l'amant;  l'admiration  était  plus  forte 
que  l'amour.  Si,  au  lieu  de  Nyssia,  fille  du  satrape  Méga- 
baze,  tout  imbue  d'idées  orientales,  il  eût  épousé  quelque 
Grecque  d'Athènes  ou  de  Corinthe,  nul  doute  qu'il  n'eût 
fait  venir  à  sa  cour  les  plus  habiles  d'entre  les  peintres 
et  les  sculpteurs,  et  ne  leur  eût  donné  la  reine  pour  mo- 
dèle, comme  plus  tard  le  fit  Alexandre  le  Grand  pour 
Campaspe,  sa  favorite,  qui  posa  nue  devant  Apelles. 
Cette  fantaisie  n'eût  rencontré  aucune  résistance  dans  une 
femme  d'un  pays  où  les  plus  chastes  se  glorifiaient  d'avoir 
contribué,  celles-là  pour  le  dos,  celles-ci  pour  le  sein,  à 
la  perfection  d'une  statue  célèbre.  Mais  c'était  à  peine  si 
la  farouche  Nyssia  consentait  à  déposer  ses  voiles  dans 
l'ombre  discrète  du  thalamus,  et  les  empressements  du 


,}82  NOUVELLES. 

roi  la  choquaient,  à  vrai  dire,  pins  qu'ils  ne  la  charmaient. 
L'idée  du  devoir  et  de  la  soumission  qu'une  femme  doit 
à  son  mari  la  faisait  seule  céder  quelquefois  à  ce  qu'elle 
appelait  les  caprices  de  Candaule 

Souvent  il  la  priait  de  laisser  couler  sur  ses  épaules  les 
flots  de  ses  cheveux,  fleuve  d'or  plus  opulent  que  le  Pac- 
tole, de  poser  sur  son  front  une  couronne  de  lierre  et  de 
lilleul,  comme  une  bacchante  du  Ménale,  de  se  coucher 
sur  une  peau  de  tigre  aux  dents  d'argent,  aux  yeux  de 
rubis,  à  peine  couverte  d'un  nuage  de  tissu  plus  fin  que 
du  vent  tramé,  ou  de  se  tenir  debout  dans  une  conque  de 
nacre,  faisant  pleuvoir  de  ses  tresses  une  rosée  de  perles, 
au  lieu  de  gouttes  d'eau  de  mer. 

Quand  il  avait  trouvé  la  place  la  plus  favorable,  il  s'ab- 
sorbait dans  une  muette  contemplation;  sa  main,  traçant 
en  l'air  de  vagues  contours,  semblait  esquisser  quelque 
projet  de  tableau,  et  il  serait  resté  ainsi  des  heures  entiè- 
res, si  Nyssia,  bientôt  lasse  de  son  rôle  de  modèle,  ne  lui 
eût  rappelé  d'un  ton  froid  et  dédaigneux  que  de  pareils 
amusements  étaient  indignes  de  la  majesté  royale  et  con- 
traires aux  saintes  lois  du  maringe.  —  C'est  ainsi,  disait- 
elle  en  se  retirant,  drapée  jusqu'aux  yeux,  dans  les  plus 
mystérieuses  retraites  de  son  appartement,  que  l'on  traite 
ime  maîtresse  et  non  une  femme  honnête  et  de  race 
noble. 

Ces  sages  remontrances  ne  corrigeaient  pas  Candaule, 
dont  la  passion  s'augmentait  en  raison  inverse  do  la  froi- 
deur que  lui  montrait  la  reine.  Et  il  en  vint  à  ce  point  de 
ne  plus  pouvoir  garder  pour  lui  les  chastes  secrets  de  la 
couche  nuptiale.  Il  lui  fallut  un  confident  comme  à  un 
prince  de  tragédie  moderne.  Il  n'alla  pas,  comme  vous  le 
pensez  bien,  choisir  un  philosophe  rébarbatif,  à  la  mine 
renfrognée,  laissant  tomber  un  flot  de  barbe  grise  et 
blanche  sur  un  manteau  percé  de  trous  orgueilleux,  ni 
un  guerrier  ne  parlant  que  de  balistcs,  de  catapultes  et  de 
chars  armés  de  faulx,  ni  un  Eujoatride  sentencieux  plein 


LK    ROI    CANDAULE.  38:^ 

de  conseils  et  de  maximes  politiques,  mais  bien  Gygès, 
—  que  sa  renommée  galante  devait  faire  passer  pour  un 
connaisseur  en  matière  de  femmes. 

Un  soir  il  lui  posa  la  main  sur  l'épaule  d'un  air  plus  fa- 
milier et  plus  cordial  que  de  coutume,  et,  lui  jetant  un 
coup  d'œil  significatif,  il  fit  quelques  pas  et  se  sépara  du 
groupe  de  courtisans  en  disant  à  haute  voix  : 

—  Gygès,  viens  donc  me  donner  ton  avis  sur  mon  effi- 
gie que  les  sculpteurs  de  Sicyone  ont  achevé  tout  récem- 
ment de  tailler  dans  le  bas-relief  généalogique  où  sont 
inscrits  mes  aïeux. 

-^  0  roi  !  tes  connaissances  sont  supérieures  à  celles  de 
ton  humble  sujet,  et  je  ne  sais  comment  reconnaître 
l'honneur  que  tu  me  fais  en  me  daignant  consulter,  ré- 
pondit Gygès  avec  un  signe  d'assentiment. 

Candaule  et  son  favori  parcoururent  plusieurs  salles 
décorées  dans  le  goût  hellénique,  où  l'acanthe  de  Corin- 
the,  la  volute  d'Ionie,  fleurissaient  et  se  contournaient 
au  chapiteau  des  colonnes,  où  les  frises  étaient  peuplées 
de  figurines  en  ouvrage  de  plastique  polychrome  repré- 
sentant des  processions  et  des  sacrifices,  et  arrivèrent 
enfin  dans  une  partie  reculée  de  l'ancien  palais  dont  les 
nmrailles  étaient  formées  de  pierres  à  angles  irréguliers 
et  jointes  sans  ciment  à  la  manière  cyclopéenne.  Cette 
vieille  architecture  avait  des  proportions  colossales  et  un 
caractère  formidable.  Le  génie  démesuré  des  anciennes 
civilisations  de  l'Orient  y  était  lisiblement  écrit,  et  rappe- 
lait les  débauches  de  granit  et  de  briques  de  l'Egypte  et 
da l'Assyrie.  —  Quelque  chose  de  l'esprit  des  anciens  ar- 
chitectes de  la  tour  de  Lylacq  survivait  dans  ces  piliers 
trapus,  aux  profondes  cannelures  torses,  dont  le  chapiteau 
était  composé  de  quatre  têtes  de  taureaux  affrontées  et 
reliées  entre  elles  par  des  nœuds  de  serpents  qui  sem- 
blaient vouloir  les  dévorer,  obscur  emblème  cosmogoni- 
que  dont  le  sens  n'était  déjà  plus  intelligible  et  qui  était 
descendu  dans  la  tombe  avec  les  hiérophantes  des  fié- 


384  NOUVELLES. 

des  précédents.  —  Les  portes  n'avaient  ni  la  forme  carrée 
ni  la  forme  ronde  :  elles  décrivaient  une  espèce  d'ogive 
assez  semblable  à  la  mitre  des  mages  et  augmentant  en- 
core par  cette  bizarrerie  le  caractère  delà  construction. 

Cette  portion  du  palais  formait  comme  une  espèce  de 
cour  entourée  d'un  portique  dont  le  bas-relief  généalo- 
gique auquel  Candaule  avait  fait  allusion  ornait  l'archi- 
trave. 

Au  milieu,  l'on  voyait  Héraclès,  le  haut  du  corps  dé- 
couvert, assis  sur  un  trône,  les  pieds  sur  un  escabeau, 
selon  le  rite  pour  la  représentation  des  personnes  divines. 
Ses  proportions  colossales  n'eussent  d'ailleurs  laissé  aucun 
doute  sur  son  apothéose;  la  rudesse  et  la  grossièreté  ar- 
chaïques du  travail,  dû  au  ciseau  de  quelque  (artiste  pri- 
mitif, lui  donnaient  un  air  de  majesté  barbare,  une  gran- 
deur sauvage  plus  analogue  peut-être  au  caractère  de  ce 
héros  tueur  de  monstres,  que  ne  l'eût  été  l'ouvrage  d'un 
sculpteur  consommé  dans  son  art. 

A  la  droite  du  trône,  se  tenaient  Alcée,  fils  du  héros  et 
d'Omphale,  Ninus,  Bélus,  Argon,  premiers  rois  de  la  dy- 
nastie des  Héraclides,  puis  toute  la  suite  des  rois  intermé- 
diaires, dont  les  derniers  étaient  Ardys,  Alyatte,  Mélès  ou 
Myrsus,  père  de  Candaule,  et  enfin  Candaule  lui-même. 

Tous  ces  personnages,  à  la  chevelure  tressée  en  corde- 
lettes, à  la  barbe  tournée  en  spirale,  aux  yeux  obliques, 
à  l'attitude  anguleuse,  aux  gestes  gênés  et  contraints,  sem- 
blaient avoir  une  espèce  de  vie  factice  due  aux  rayons  du 
soleil  couchant  et  à  la  couleur  rougeâtre  dont  le  temps 
revêt  les  marbres  dans  les  climats  chauds.  —  Les  inscrip- 
tions en  caractères  antiques  gravées  auprès  d'eux,  en  ma- 
nière de  légendes,  ajoutaient  encore  à  la  singularité  mysté- 
rieuse de  cette  longue  procession  de  figures  aux  accoutre^ 
ments  étranges  et  barbares. 

Par  un  hasard  que  Gygès  ne  put  s'empêcher  de  remar- 
quer, la  statue  de  Candaule  se  trouvait  précisément  occu- 
per la  dernière  place  disponible  à  la  gauche  d'Héraclès. 


LE    ROI    CANDAULE.  385 

—  Le  cycle  dynastique  était  fermé,  et,  pour  loger  les  des- 
cendants de  Candaule,  il  eût  fallu  de  toute  nécessité  élever 
un  nouveau  portique  et  recommencer  un  nouveau  bas- 
relief. 

Candaule,  dont  le  bras  reposait  toujours  sur  l'épaule  de 
Gygès,  fit  en  silence  le  tour  du  portique;  il  semblait  hési- 
ter à  entrer  en  matière  et  avoir  tout  à  fait  oublié  le  pré- 
texte sous  lequel  il  avait  amené  son  capitaine  des  gardes 
dans  cet  endroit  solitaire. 

—  Que  ferais-tu,  Gygès,  dit  enfin  Candaule,  rompant  ce 
silence  pénible  pour  tous  deux,  si  tu  étais  plongeur  et  que 
du  sein  verdâtre  de  l'Océan  tu  eusses  retiré  une  perle  par- 
faite, d'un  éclat  et  d'une  pureté  incomparables,  d'un  prix 
à  épuiser  les  plus  riches  trésors  ? 

—  Je  l'enfermerais,  répondit  Gygès,  un  peu  surpris  de 
cette  brusque  question,  dans  une  boîte  de  cèdre  revêtue 
de  lames  de  bron/e,  et  je  l'enfouirais  dans  un  lieu  désert, 
sous  une  roche  déplacée,  et  de  temps  à  autre,  lorsque  je 
serais  sûr  de  n'être  vu  de  personne,  j'irais  contempler 
mon  précieux  joyau  et  admirer  les  couleurs  du  ciel  se 
mêlant  à  ses  teintes  nacrées. 

—  Et  moi,  reprit  Candaule,  l'œil  illuminé  d'enthou- 
siasme, si  je  possédais  ce  si  riche  bijou,  je  voudrais  l'en- 
châsser dans  mon  diadème,  l'offrir  librement  à  tous  les 
regards,  à  la  pure  lumière  du  soleil,  me  parer  de  son 
éclat  et  sourire  d'orgueil  en  entendant  dire  :  Jamais  roi 
d'Assyrie  ou  de  Babylone,  jamais  tyran  grec  ou  trinacrien 
n'a  possédé  une  perle  d'un  aussi  bel  orient  que  Candaule, 
fils  de  Myrsus  et  descendant  d'Héraclès,  roi  de  Sardes  et 
de  Lydie  !  A  côté  de  Candaule,  Midas,  qui  changeait  tout 
en  or,  n'est  qu'un  mendiant  aussi  pauvi'e  qu'Irus. 

Gygès  écoutait  avec  étonnement  les  discours  de  Can- 
daule et  cherchait  à  pénétrer  le  sens  caché  de  ces  divaga- 
tionslyriques.  Le  roi  semblait  être  dans  un  état  d'excitation 
extraordinaire  :  ses  yeux  étincelaient  d'enthousiasme,  une 

33 


386  NOUVELLES. 

teinte  d'un  rose  fébrile  couvrait  ses  joues,  ses  narines  en- 
flées aspiraient  l'air  fortement. 

—  Eh  bien  !  Gygcs,  continua  Candaule  sans  paraître  re- 
marquer l'air  inquiet  de  son  favori,  je  suis  ce  plongeur. 
Dans  ce  sombre  océan  humain  où  s'agitent  confusément 
tant  d'êtres  manques  et  mal  venus,  tant  de  formes  incom- 
plètes ou  dégradées,  tant  de  types  d'une  laideur  bestiale, 
ébauches  malheureuses  de  la  nature  qui  s'essaye,  j'ai 
trouvé  la  beauté  pure,  radieuse,  sans  tache,  sans  défaut, 
l'idéal  réel,  le  rêve  accompli,  une  forme  que  jamais  pein- 
tre ni  sculpteur  n'ont  pu  traduire  sur  la  toile  ou  dans  le 
marbre  :  —  j'ai  trouvé  Nyssia  ! 

—  Bien  que  la  reine  ait  la  pudeur  craintive  des  femmes 
de  rOrient,  et  que  nul  homme,  excepté  son  époux,  n'ait 
vu  les  traits  de  son  visage,  la  renommée  aux  cent  langues 
et  aux  cent  oreilles,  a  publié  partout  ses  louanges,  dit 
Gygès  en  s'inclinant  avec  respect. 

— Des  bruits  vagues,  insignifiants.  On  dit  d'elle,  comme 
de  toutes  les  femmes  qui  ne  sont  pas  précisément  laides, 
qu'elle  est  plus  belle  qu'Aphrodite  ou  qu'Hélène  ;  mais 
personne  ne  peut  soupçonner ,  même  lointainoment, 
une  pareille  perfection.  En  vain  j'ai  supplié  Nyssia  de 
paraître  sans  voile  dans  quelque  fête  pul:^ique  ,  dans 
quelque  sacrifice  solennel ,  ou  de  se  montrer  un  instant 
accoudée  sur  la  terrasse  royale ,  donnant  à  son  peuple 
l'immense  bienfait  d'un  de  ses  aspects,  lui  faisant  lu 
prodigalité  d'un  de  ses  profils,  plus  généreuse  en  cela 
que  les  déesses,  qui  ne  laissent  voir  à  leurs  adorateurs 
que  de  pâles  simulacres  d'albâtre  et  d'ivoire.  Elle  n'a 
jamais  voulu  y  consentir.  —  Chose  étrange,  et  que  je 
rougirais  de  t'avouer,  cher  Gygès  :  autrefois  j'ai  été  ja- 
loux; j'aurais  voulu  cacher  mes  amours  à  tous  les  yeux  ; 
nulle  ombre  n'était  assez  épaisse ,  nul  mystère  assez  im- 
pénétrable. Maintenant  je  ne  me  reconnais  plus,  je  n'ai 
ni  les  idées  de  l'amant  ni  celles  de  l'époux  ;  mon  amour 
s'est  fondu  dans  l'adoration  comme  une  cire  légère  dans 


LE    ROI    CANDAULE.  387 

un  brasier  ardent.  Tous  les  sentiments  mesquins  de  ja- 
loMsie  ou  de  possession  se  sont  évanouis.  Non,  l'œuvre  la 
plus  achevée  que  le  ciel  ait  donnée  à  la  terre  depuis  le 
jour  où  Prométhée  appliqua  la  flamme  sous  la  mamelle 
gauche  de  la  statue  d'argile,  ne  peut  être  tenue  ainsi 
dans  l'ombre  glaciale  du  gynécée  !  —  Si  je  mourais,  le 
secret  de  cette  beauté  demeurerait  donc  à  jamais  ense- 
veli sous  les  sombres  draperies  du  veuvage  !  —  Je  me 
trouve  coupable  en  la  cachant  comme  si  j'avais  le  soleil 
chez  moi  et  que  je  l'empêchasse  d'éclairer  le  monde.  — 
Et  quand  je  pense  à  ces  lignes  harmonieuses,  à  ces  divins 
contours  que  j'ose  à  peine  effleurer  d'un  baiser  timide, 
je  sens  mon  cœur  près  d'éclater,  je  voudrais  qu'un  œil 
ami  pût  partager  mon  bonheur,  et,  comme  un  juge  sévère 
à  qui  l'on  fait  voir  un  tableau,  reconnaître  après  un  exa- 
men attentif  qu'il  est  irréprochable  et  que  le  possesseur 
n'a  pas  été  trompé  par  son  enthousiasme.  —  Oui,  sou- 
vent, je  me  suis  senti  tenté  d'écarter  d'une  main  témé- 
raire ces  tissus  odieux  ;  mais  Nyssia,  dans  sa  chasteté  fa- 
rouche, ne  me  le  pardonnerait  pas.  Et  cependant,  je  ne 
puis  porter  seul  une  si  grande  félicité,  il  me  faut  un  con- 
fident de  mes  extases,  un  écho  qui  réponde  à  mes  cris 
d'admiration,  —  et  ce  sera  toi  ! 

Ayant  dit  ces  mots,  Candaule  disparut  brusquement 
par  un  passage  secret.  Gygès,  resté  seul,  ne  put  s'empê- 
cher de  faire  la  remarque  du  concours  d'événements  qui 
semblaient  le  mettre  toujours  sur  le  chemin  de  Nyssia. 
Un  hasard  lui  avait  fait  connaître  sa  beauté  murée  à  tous 
les  yeux,  entre  tant  de  princes  et  de  satrapes  elle  avait 
épousé  précisément  Candaule,  le  roi  qu'il  servait,  et,  par 
un  caprice  étrange  qu'il  ne  pouvait  s'empêcher  de  trou- 
ver presque  fatal,  ce  roi  venait  faire,  à  lui  Gygès,  des  con- 
fidences sur  cette  créature  mystérieuse  que  personne 
n'approchait,  et  voulait  absolument  achever  l'ouvrnge  de 
Borée  dans  la  plaine  de  Bactres.  La  main  des  dieux  n'é- 
lait-elle  pas  visible  dans  toutes  ces.  circonstances  ?  —  Ce 


388  NOUVELLES. 

spectre  de  beauté,  dont  le  voile  se  soulevait  peu  à  peu 
comme  pour  Tenflammer,  ne  le  conduisait-il  pas  sans 
qu'il  s'en  doutât  vers  l'accomplissement  de  quelque  grand 
destin  ?  —  Telles  étaient  les  questions  que  se  posait 
Gygès  ;  mais,  ne  pouvant  percer  Tavenir  obscur,  il  réso- 
lut d'attendre  les  événements  et  sortit  de  la  cour  des 
portraits,  où  l'ombre  commençait  à  s'entasser  dans  les 
angles  et  à  rendre  de  plus  en  plus  bizarres  et  menaçan- 
tes les  effigies  des  ancêtres  de  Candaule. 

Etait-ce  un  simple  jeu  de  lumière  ou  une  illusion  pro- 
duite par  cette  inquiétude  vague  que  cause  aux  cœurs 
les  plus  fermes  l'arrivée  de  la  nuit  dans  les  monuments 
antiques  ?  Gygès,  au  moment  de  dépasser  le  seuil,  crut 
avoir  entendu  de  sourds  gémissements  sortir  des  lèvres 
de  pierre  du  bas-relief,  et  il  lui  sembla  qu'Héraclès  fai- 
sait d'énormes  efforts  pour  dégager  sa  massue  de  granit. 


CHAPITRE  m. 


Le  jour  suivant,  Candaule,  prenant  Gygès  à  part,  con- 
tinua l'entretien  conimencé  sous  le  portique  des  Héracli- 
des.  DélivTé  de  l'embarras  d'entrer  en  matière,  il  s'ouvrit 
sans  réserve  à  son  confident,  et,  si  Nyssia  avait  pu  l'en- 
tendre, peut-être  lui  eût-elle  pardonné  ses  indiscrétions 
conjugales  en  faveur  des  éloges  passionnés  qu'il  accordait 
à  ses  charmes. 

Gygès  écoutait  toutes  ces  louanges  avec  l'air  un  peu 
contraint  d'un  homme  qui  ne  sait  pas  encore  si  son  in- 
terlocuteur ne  feint  pas  un  enthousiasme  plus  vif  qu'il  ne 
l'éprouve  réellement,  afin  de  provoquer  une  confiance 
lente  à  se  décider.  Aussi  Candaule  lui  dit,  d'un  Ion  dé- 
pité :  —  Je  vois,  Gygès,  que  tu  ne  me  crois  pas.  Tu 
penses  que  je  me  vante  ou  que  je  me  suis  laissé  fasciner 


LE    ROI    CANDAULE.  389 

comme  un  épais  laboureur  par  quelque  robuste  campa- 
gnarde à  laquelle  Hygie  a  écrasé  sur  les  joues  les  gros- 
sières couleurs  de  la  santé;  non,  de  par  tous  les  dieux  ! 
—  j'ai  réuni  chez  moi,  comme  un  bouquet  vivant,  les 
plus  belles  fleurs  de  TAsie  et  de  la  Grèce  ;  depuis  Dédale, 
pont  les  statues  parlaient  et  marchaient,  je  connais  tout 
ce  qu'a  produit  l'art  des  sculpteurs  et  des  peintres.  Li- 
nus,  Orphée,  Homère  'm'ont  appris  l'harmonie  et  le 
rhythme;  —  ce  n'est  pas  avec  le  bandeau  de  l'amour  sur 
les  yeux  que  je  regarde.  Je  juge  de  sang-froid.  La  fougue 
de  la  jeunesse  n'est  pour  rien  dans  mon  admiration,  et, 
quand  je  serais  aussi  caduc,  aussi  décrépit,  aussi  rayé  de 
rides  que  Tithon  dans  son  maillot,  mon  avis  serait  tou- 
jours le  même  ;  mais  je  te  pardonne  ton  incrédulité  et  ton 
manque  d'enthousiasme.  Pour  me  comprendre,  il  f.iut 
que  tu  contemples  Nyssia  dans  l'éclat  radieux  de  sa  blan- 
cheur étincelante,  sans  ombre  importune,  sans  draperie 
jalouse,  telle  que  la  nature  l'a  modelée  de  ses  mains 
dans  un  moment  d'inspiration  qui  ne  reviendra  plus. 
Ce  soir,  je  te  cacherai  dans  un  coin  de  l'appartement  nup- 
tial... tu  la  verras  ! 

—  Seigneur,  que  me  demandez-vous?  répondit  le 
jeune  guerrier  avec  une  fermeté  respectueuse.  Comment 
du  fond  de  ma  poussière,  de  l'abîme  de  mon  néant,  ose- 
rai-je  lever  les  yeux  vers  ce  soleil  de  perfections,  au  ris- 
que de  rester  aveugle  le  reste  de  ma  vie  ou  de  ne  pou- 
voir plus  distinguer  dans  les  ténèbres  qu'un  spectre 
éblouissant  ?  —  Ayez  pitié  de  votre  humble  esclave,  ne 
le  forcez  point  à  une  action  si  contraire  aux  maximes  de 
la  vertu  ;  chacun  ne  doit  regarder  que  ce  qui  lui  appar- 
tient. Vous  le  savez,  les  immortelles  punissent  toujours 
les  imprudents  ou  les  audacieux  qui  les  surprennent  dans 
leur  divine  nudité.  Je  vous  crois,  Nyssia  est  la  plus  belle 
des  femmes,  vous  êtes  le  plus  heureux  des  époux  et  des 
amants  ;  Héraclès,  votre  aïeul,  dans  ses  nombreuses  con- 
quêtes, n'a  rien  trouvé  qui  approchât  de  votre  reine.  Si 

»  83. 


390  !SOl'VELI.ES. 

VOUS,  le  prince  que  les  artistes  les  plus  vautés  prennent 
pour  juge  et  pour  conseil,  vous  la  trouvez  incomparable, 
que  vous  importe  l'avis  d'an  soldat  obscur  comme  moi  ? 
Renoncez  donc  à  votre  fantaisie  qui,  j'ose  le  dire,  n'est 
pas  digne  de  la  majesté  royale,  et  dont  vous  vous  repen- 
tirez dès  qu'elle  sera  satisfaite. 

—  Écoute,  Gygès,  reprit  Candaule,  je  vois  que  tu  te  dé- 
fies de  moi;  tu  penses  qne  je  veux  t'éprouver  ;  mais,  je 
te  le  jure  par  les  cendres  du  bûcher  d'où  mon  aïeul  est 
sorti  dieu,  je  parle  franchement  et  sans  arrière-pensée  ! 

—  0  Candaule  !  je  ne  doute  pas  de  votre  bonne  foi, 
votre  passion  est  sincère  ;  mais  peut-être,  lorsque  je  vous 
aurai  obéi,  concevrez-vous  pour  moi  une  aversion  pro- 
fonde, et  me  haïrez-vous  de  ne  pas  vous  avoir  résisté  da- 
vantage. Vous  voudrez  reprendre  à  ces  yeux,  indiscrets 
par  force,  l'image  que  vous  leur  aurez  laissé  entrevoir 
dans  un  moment  de  délire,  et  qui  sait  si  vous  ne  les  con- 
danmerez  pas  à  la  nuit  éternelle  du  tombeau,  pour  les 
punir  de  s'être  ouverts  lorsqu'ils  devaient  se  fermer. 

—  Ne  crains  rien  ;  je  te  donne  ma  parole  royale  qu'il 
ne  te  sera  fait  aucun  mal. 

T- Pardonnez  à  votre  esclave  s'il  ose  encore,  après  une 
telle  assurance,  élever  quelque  objection.  Avoz-vous  ré- 
fléchi que  ce  que  vous  me  proposez  est  une  profanation 
de  la  sainteté  du  mariage,  une  espèce  d'adultère  visuel  ? 
Souvent  la  femme  dépose  la  pudeur  avec  ses  vêtements, 
et,  ime  fois  violée  par  le  regard,  sans  avoir  cessé  d'être 
vertueuse,  elle  peut  croire  qu'elle  a  perdu  sa  fleur  de 
pureté.  Vous  me  promettez  de  n'avoir  aucun  ressenti- 
ment ;  mais  qui  m'assurera  contre  le  courroux  de  Nyssia, 
elle  si  réservée,  si  chaste,  d'une  pudeur  si  inquiète,  si 
farouche  et  si  virginale,  qu'on  la  dirait  encore  ignorante 
des  lois  de  l'hymen  *>  Si  elle  vient  à  apprendre  le  sacrilège 
dont  je  vais  me  rendre  coupable  par  déférence  pour  les 
volontés  de  mon  maître,  à  quel  supplice  me  condam- 


LK    ROI    CANDAILE.  391 

nrra-t-elle  pour  me  faire  expier  un  tel  crime  ?  Qui  pourra 
me  mettre  à  l'abri  de  sa  colère  vengeresse? 

—  Je  ne  te  savais  pas  si  sage  et  si  prudent,  dit  Can- 
daule  avec  un  sourire  légèrement  ironique  ;  mais  tous 
ces  dangers  sont  imaginaires,  et  je  te  cacherai  de  façon 
à  ce  que  Nyssia  ignore  à  tout  jamais  qu'elle  a  été  vue 
par  un  autre  que  par  son  royal  époux. 

Gygès,  ne  pouvant  se  défendre  davantage,  fit  un  signe 
d'assentiment  pour  montrer  qu'il  donnait  les  mains  aux 
volontés  du  roi.  —  Il  avait  résisté  autant  qu'il  avait  pu,  et 
sa  conscience  était  désormais  en  repos  sur  ce  qui  devait 
arriver  ;  il  eût  craint  d'ailleurs,  en  se  refusant  plus  long- 
temps au  désir  de  Candaule,  de  contrarier  le  destin,  qui 
paraissait  vouloir  le  rapprocher  de  Nyssia  pour  quelque 
raison  formidable  et  suprême  qu'il  ne  lui  était  pas  donné 
de  pénétrer. 

Sans  pressentir  aucun  dénoûment,  il  voyait  vaguement 
passer  devant  lui  mille  images  tumultueuses  et  vagues. 
Cet  amour  souterrain,  accroupi  au  bas  de  l'escalier  de 
son  âme,  avait  remonté  quelques  marches,  guidé  par  une 
incertaine  lueur  d'espérance;  le  poids  de  l'impossible  ne 
pesait  plus  si  lourdement  sur  sa  poitrine,  maintenant  qu'il 
se  croyait  aidé  par  les  dieux.  En  effet,  qui  eût  pu  penser 
que  pour  Gygès  les  charmes  tant  vantés  de  la  fille  de  Mé- 
gabaze  n'auraient  bientôt  plus  de  mystère  ! 

—  Viens,  Gygès,  dit  Candaule,  en  le  prenant  par  la 
main,  profitons  du  moment.  Nyssia  se  promène  avec  ses 
femmes  dans  les  jardins  ;  allons  étudier  la  place  et  dresser 
nos  stratagèmes  pour  ce  soir. 

Le  roi  prit  son  confident  par  la  main  et  le  guida  à  tra- 
vers les  détours  qui  conduisaient  à  l'appartement  nuptial. 
Les  portes  de  la  chambre  à  coucher  étaient  faites  d'ais  de 
cèdre  si  exactement  unis,  qu'il  était  mipossible  d'en  de- 
viner les  jointures.  A  force  de  les  frotter  avec  de  la  laine 
imbibée  d'huile,  les  esclaves  avaient  rendu  le  bois  aussi 
luisant  que  le  marbre;  les  clous  d'airain  aux  têtes  taillées 


392  NOUVELLES. 

à  facettes,  dont  elles  étaient  étoilées,  avaient  tout  le  bril- 
lant de  l'or  le  plus  pur. — Un  système  compliqué  de  cour- 
roies et  d'anneaux  de  métal,  dont  Candaule  et  sa  femme 
connaissaient  les  entrelacements,  servait  de  fermeture  ; 
car  en  ces  temps  héroïques  la  serrurerie  était  encore  à 
l'état  d'enfance. 

Candaule  défit  les  nœuds,  fit  glisser  les  anneaux  sur  les 
courroies,  souleva,  avec  un  manche  qu'il  introduisit  dans 
une  mortaise ,  la  barre  qui  fermait  la  porte  à  lintérieur, 
et,  ordonnant  à  Gygès  de  se  placer  contre  le  mur,  il  ren- 
versa sur  lui  un  des  battants  de  manière  à  le  cacher  tout  à 
fait  ;  mais  la  porte  ne  se  joignait  pas  si  exactement  à  son 
cadre  de  poutres  de  chêne,  soigneusement  polies  et  dres- 
sées au  cordeau  par  un  ouvrier  habile,  que  le  jeune  guer- 
rier ne  pût,  à  travers  l'interstice  laissé  libre  pour  le  jeu 
des  gonds,  apercevoir  d'une  façon  distincte  tout  l'inté- 
rieur de  la  chambre. 

En  face  de  la  porte,  le  lit  royal  s'élevait  sur  une  estrade 
de  plusieurs  degrés,  recouverte  d'un  tapis  de  pourpre  : 
des  colonnes  d'argent  ciselé  en  soutenaient  l'entable- 
ment, orné  de  feuillages  en  relief,  à  travers  lesquels  des 
amours  se  jouaient  avec  des  dauphins;  d'épaisses  cour- 
tines brodées  d'or  l'entouraient  comme  les  pans  d'une 
tente. 

Sur  l'autel  des  dieux  protecteurs  du  foyer  étaient  po- 
sés des  vases  en  métal  précieux,  des  patères  émail lées  de 
fleurs,  des  coupes  à  deux  anses,  et  tout  ce  qui  sert  aux 
libations. 

Le  long  des  murs,  garnis  de  planches  de  cèdre  merveil- 
leusement travaillées,  s'adossaient  de  distance  en  distance 
des  statues  de  basalte  noir,  conservant  les  poses  con- 
traintes de  l'art  égyptien  et  tenant  au  poing  une  torche  de 
bronze  où  s'adaptait  un  éclat  de  bois  résineux. 

Une  lampe  d'onyx,  suspendue  par  une  chaîne  d'argent, 
descendait  de  cette  poutre  du  plafond  qu'on  appelle  la 
noire,  parce  qu'elle  est  plus  exposée  que  les  autres  à 


LE    ROI    CANDAULE.  393 

être  brunie  par  la  fumée.  Chaque  soir  une  esclave  avait 
soin  de  la  remplir  d'une  huile  odoriférante. 

Près  de  la  tête  du  lit  était  accroché  à  une  petite  colonne 
un  trophée  d'armes,  composé  d'un  casque  à  visière,  d'un 
toucher  doublé  de  quatre  cuirs  de  taureau,  garni  de  lames 
d'étain  et  de  cuivre,  d'une  épée  à  deux  tranchants  et  de 
javelots  de  frêne  aux  pointes  d'airain. 

A  des  chevilles  de  bois  pendaient  les  tuniques  et  les 
manteaux  de  Candaule  :  il  y  en  avait  desimpies  et  de  dou- 
bles, c'est-à-dire  pouvant  entourer  le  corps  deux  fois  ;  on 
remarquait  surtout  un  manteau  trempé  trois  fois  dans  la 
pourpre  et  orné  d'une  broderie  représentant  une  chasse 
où  des  molosses  de  Laconie  poursuivaient  et  déchiraient 
des  cerfs,  et  une  tunique  dont  l'étoffe,  fine  et  délicate 
comme  la  pellicule  qui  enveloppe  l'oignon,  avait  tout  l'é- 
clat de  rayons  de  soleil  tramés.  Vis-à-vis  le  trophée  d'ar- 
mes était  placé  un  fauteuil  incrusté  d'ivoire  et  d'argent, 
avec  un  siège  recouvert  d'une  peau  de  léopard,  tachetée 
de  plus  d'yeux  que  le  corps  d'Argus,  et  un  marchepied 
découpé  à  jour,  sur  lequel  Nyssia  déposait  ses  vêtements. 

—  Je  me  retire  d'ordinaire  le  premier,  dit  Candaule  à 
Gygès,  et  je  laisse  la  porte  ouverte  comme  elle  l'est  main- 
tenant ;  Nyssia,  qui  a  toujours  quelque  fleur  de  tapisserie 
à  terminer,  quelque  ordre  à  donner  à  ses  femmes,  tarde 
quelquefois  un  peu  à  me  rejoindre  ;  mais  enfin  elle  vient; 
et,  comme  si  cet  effort  lui  coûtait  beaucoup,  lentement, 
une  à  une,  elle  laisse  tomber  sur  ce  fauteuil  d'ivoire  les 
draperies  et  les  tuniques  qui  l'enveloppent  tout  le  jour, 
comme  les  bandelettes  d'une  momie.  Du  fond  de  ta  re- 
traite, tu  pourras  suivre  ses  mouvements  gracieux,  admi- 
rer ses  attraits  sans  rivaux,  et  juger  par  toi-même  si  Can- 
daule est  un  jeune  fou  qui  se  vante  à  tort,  et  s'il  ne  pos- 
sède pas  réellement  la  plus  riche  perle  de  beauté  qui  ja- 
mais ait  orné  un  diadème  ! 

—  0  roi,  je  vous  croirais  même  sans  cette  épreuve,  ré- 
pondit Gygès  en  sortant  de  sa  cachette. 


394  NOUVELLES. 

—  Quand  elle  a  quitté  ses  vêtements,  continua  Candaule 
sans  faire  attention  à  ce  que  disait  son  confident,  elle  vient 
prendre  place  à  mes  côtés  ;  c'est  ce  moment  qu'il  faut 
saisir  pour  l'esquiver  :  car,  dans  le  trajet  du  fauteuil  au  lit, 
elle  tourne  le  dos  à  la  porte.  Suspends  tes  pas  comme  si 
tu  marchais  sur  la  pointe  des  blés  mûrs,  prends  garde  qu'un 
grain  de  sable  ne  crie  sous  ta  sandale,  retiens  ton  ha- 
leine et  retire-toi  le  plus  légèrement  possible. — Le  vesti- 
bule est  baigné  d'ombre,  et  les  faibles  rayons  de  la  seule 
lampe  qui  reste  allumée  ne  dépassent  pas  le  seuil  de  la 
chambre.  Il  est  donc  certain  queNyssia  ne  pourra  t'aper- 
cevoir,  et  demain  il  y  aura  quelqu'un  dans  le  monde  qui 
comprendra  mes  extases  et  ne  s'étonnera  plus  de  mes  em- 
portements admiratifs.  Mais  voici  le  jour  qui  baisse;  le 
soleil  va  bientôt  faire  boire  ses  coursiers  dans  les  flots  Hes- 
périens,  à  l'extrémité  du  monde,  au  delà  des  colonnes 
posées  par  mon  ancêtre  ;  rentre  dans  ta  cachette,  Gygès, 
et,  bien  que  les  heures  de  l'attente  soient  longues,  j'en 
jure  Éros  aux  flèches  d'or,  tu  ne  regretteras  pas  d'avoir 
attendu  ! 

Après  cette  assurance,  Candaule  quitta  Gygès,  tapi  de 
nouveau  derrière  la  porte.  L'inaction  forcée  où  se  trou- 
vait le  jeune  confident  du  roi  laissait  un  libre  cours  à  ses 
pensées.  Certes,  la  situation  était  des  plus  bizarres.  Il  ai- 
mait Nyssia  comme  on  aime  une  étoile,  sans  espoir  de 
retour;  convaincu  de  l'inutilité  de  toute  tentative,  il  n'a- 
vait fait  aucun  effort  pour  se  rapprocher  d'elle.  Et  cepen- 
dant, par  un  concours  de  circonstances  extraordinaires, 
il  allait  connaître  des  trésors  réservés  aux  amants  et  aux 
époux  seuls  ;  pas  une  parole,  pas  une  œillade  n'avaient 
été  échangées  entre  lui  et  Nyssia,  qui  probablement  igno- 
rait jusqu'à  l'existence  de  celui  pour  lequel  sa  beauté  se- 
rait bientôt  sans  mystère.  Etre  inconnu  à  celle  dont  la 
pudeur  n'aurait  rien  à  vous  sacrifier,  quelle  étrange  posi- 
tion !  aimer  en  secret  une  femme  et  se  voir  conduit  par 
l'époux  jusque  sur  le  seuil  de  la  chambre  nuptiale,  avoir 


LR    ROI    CANDAULE.  39 K 

pour  guide  vers  ce  trésor  le  dragon  qui  devrait  en  dé- 
fendre l'approche,  n'y  avait-il  pas  vraimcuit  de  quoi  s'é- 
tonner et  admirer  les  singulières  combinaisons  du  destin? 

Tl  en  était  là  de  ses  réflexions,  lorsqu'il  entendit  réson- 
ner des  pas  sur  les  dalles.— C'étaient  les  esclaves  qui  ve- 
naient renouveler  l'huile  de  la  lampe,  jeter  des  parfums 
sur  les  charbons  des  kamklins  et>emuer  les  toisons  de 
brebis  teint(!s  en  pourpre  et  en  safran  qui  composaient 
la  couche  royale. 

L'heure  approchait,  et  Gygès  sentait  s'accélérer  le  bat- 
tement de  son  cœur  et  de  ses  artères.  Il  eut  même  envie  de 
se  retirer  avant  l'arrivée  de  la  reine,  sauf  à  dire  à  Can- 
daule  qu'il  était  resté,  et  à  se  livrer  de  confiance  aux 
éloges  les  plus  excessifs.  —  11  lui  répugnait,  car  Gygès, 
malgré  sa  conduite  un  peu  légère,  ne  manquait  pas  de 
délicatesse,  —  de  dérober  une  faveur  qu'accordée  libre- 
ment il  eût  payée  de  sa  vie.  La  complicité  du  mari  rendait 
en  quelque  sorte  ce  larcin  plus  odieux,  et  il  aurait  pré- 
féré devoir  à  toute  autre  circonstance  le  bonheur  de  voir 
la  merveille  de  l'Asie  dans  sa  toilette  nocturne.  Peut-être 
bien  aussi,  avouons-le  en  historien  véridique,  l'approche 
du  danger  était-elle  pour  quelque  chose  dans  ses  scru- 
pules vertueux.  Gygès  ne  manquait  pas  de  bravoure,  sans 
doute;  monté  sur  son  char  de  guerre,  son  carquois  son- 
nant sur  l'épaule,  son  arc  à  la  main,  il  eût  défié  les  plus 
fiers  combattants  ;  à  la  chasse,  il  eût  attaqué  sans  pâlir  te 
sanglier  de  Calydon  ou  le  lion  de  Némée;  mais,  explique 
qui  voudra  cette  énigme,  il  frémissait  à  l'idée  de  regarder 
une  belle  femme  à  travers  une  porte,  —  Personne  n'a 
toutes  les  sortes  de  courages.  —  11  sentait  aussi  que  ce 
-n'était  pas  impunément  qu'il  verrait  Nyssia.  —  Ce  devait 
être  une  épofiue  décisive  dans  sa  vie;  pour  l'avoir  entre- 
vue un  instant  il  avait  perdu  le  repos  de  son  cœur;  que 
serait-ce  donc  après  ce  qui  allait  se  passer?  L'existence 
lui  serait-elle  possible  lorsqu'à  cette  tête  divine,  qui  in- 
cendiait ses  rêves,  s'ajouterait  un  corps  charmant  fait 


396  NOUVELLES. 

pour  les  baisers  des  immortels?  Que  deviendrait-il,  si  dé- 
sormais il  ne  pouvait  contenir  sa  passion  dans  l'ombre  el 
\le  silence,  comme  il  Tavait  fait  jusqu'alors?  Donnerait-il 
là  la  cour  de  Lydie  le  spectacle  ridicule  d'un  amour  in- 
îsensé,  et  tâcherait-il  d'attirer  sur  lui,  par  des  extravagan- 

tes,  la  pitié  dédaigneuse  de  la  reine  ?  Un  pareil  résultat 
tait  fort  probable,  puisque  la  raison  de  Candaule,  pos- 
'sesseur  légitime  de  Nyssia,  n'avait  pu  résister  au  vertige 
causé  par  cette  beauté  surhumaine,  lui,  le  jeune  roi  in- 
souciant qui,  jusque-là,  avait  ri  de  l'amour  et  préféré  à 
toutes  choses  les  tableaux  et  les  statues.  —  Ces  raison- 
nements étaient  fort  sages,  mais  fort  inutiles;  car,  au 
même  moment,  Candaule  entra  dans  la  chambre  et  dit 
à  voix  basse,  mais  distincte,  en  passant  près  de  la 
porte  :  —  Patience,  mon  pauvre  Gygès,  Nyssia  va  bientôt 
venir  ! 

Quand  il  vit  qu'il  ne  pouvait  plus  reculer,  Gygès,  qui 
après  tout  était  un  jeune  homme,  oublia  toute  autre  con- 
sidération, et  ne  pensa  plus  qu'au  bonheur  de  repaître  ses 
yeux  du  charmant  spectacle  que^  Candaule  lui  donnait. — 
On  ne  peut  exiger  d'un  capitaine  de  vingt-cinq  ans  l'aus- 
térité d'un  philosophe  blanchi  par  l'âge. 

Enfin  un  léger  susurrement  d'étoffes  frôlées  et  traînant 
sur  le  marbre,  que  le  silence  profond  de  la  nuit  permet- 
tait de  discerner,  annonça  que  la  reine  arrivait.  En  effet, 
c'était  elle;  d'un  pas  cadencé  et  rhvthmé  comme  une 
ode,  elle  franchit  le  seuil  du  thalamus,  et  le  vent  de  son 
voile  aux  plis  flottants  effleura  presque  la  joue  brûlante 
de  Gygès,  qui  faillit  se  trouver  mal  et  fut  forcé  de  s'ap- 
puyer à  la  muraille,  tant  son  émotion  était  violente;  il 
se  remit  pourtant,  et,  s' approchant  de  Tinierstice  de  la 
porte,  il  prit  la  position  la  plus  favorable  pour  ne  rien 
perdre  de  la  scène  dont  il  allait  être  l'invisible  témoin. 

Nyssia  fit  quel([ues  pas  vers  l'escabeau  d'ivoire  et  com. 
mença  à  détacher  les  aiguilles  terminées  par  des  boules 
d'or  creuses  qui  retenaient  son  voile  sur  le  sommet  de  sa 


LE    ROI    CANDAULE.  39  7 

tt'tp,  et  Gygès,  du  fond  dp  l'angle  plein  d'onibre  on  il  était 
tapi,  put  examiner  à  son  aise  cette  physionomie  (ière  et 
charmante  qu'il  n'avait  fait  qu'entre\olr;  ce  col  arrondi, 
délicat  et  puissant  à  la  fois,  sur  lequel  Aphrodite  avait 
tracé  de  l'ongle  de  son  petit  doigt  les  trois  légères  raies 
que  l'on  appelle  encore  aujourd'hui  le  collier  de  Vénus; 
cette  nuque  où  se  tordaient  dans  l'albâtre  de  petites  bou- 
cles folles  et  rebelles;  ces  épaules  argentées  qui  sortaient 
à  demi  de  l'échancrure  de  la  chlamyde  comme  le  disque 
de  la  lune  émergeant  d'un  nuage  opaque.  —  Candaule,  à 
demi  soulevé  sur  ses  coussins,  regardait  sa  femme  avec 
une  affectation  distraite  et  se  disait  à  part  lui  :  —  Mainte- 
nant Gygès,  qui  a  un  air  si  froid,  si  difficile  et  si  dédai- 
gneux, doit  être  à  moitié  convaincu. 

Ouvrant  un  coffret  placé  sur  une  table  dont  le  pied  était 
formé  par  des  gritïes  de  lion,  la  reine  délivra  du  poids 
des  bracelets  et  des  chaînes  de  pierreries,  dont  ils  étaient 
surchargés,  ses  beaux  bras,  qui  auraient  pu  le  disputer 
pour  la  forme  et  la  blancheur  à  ceux  d'Héré,  la  sœur  et  la 
femme  de  Zens,  roi  de  l'Olympe.  Quelque  précieux  que 
fussent  ses  joyaux,  ils  ne  valaient  assurément  pas  la  place 
qu'ils  couvraient,  et,  si  Nyssia  eût  été  coquette,  on  eût  pu 
croire  qu'elle  ne  les  mettait  que  pour  se  faire  prier  de  les 
ôter;  les  anneaux  et  les  ciselures  avaient  laissé  sur  sa  peau 
fine  et  tendre  comme  la  pulpe  intérieure  d'un  lis,  de  lé- 
gères empreintes  roses,  qu'elle  eut  bientôt  dissipées  en  les 
frottant  de  sa  petite  main  aux  phalanges  effilées,  aux 
extrémités  rondes  et  menues. 

Puis  avec  un  mouvement  de  colombe  qui  frissonne 
dans  la  neige  de  ses  plumes,  elle  secoua  ses  cheveux,  qui, 
n'étant  plus  retenus  par  les  épingles,  roulèrent  en  spirales 
alanguies  sur  son  dos  et  sur  sa  poitrine  semblables  à  des 
fleurs  d'hyacinthe  ;  elle  resta  quelques  instants  avant  d'en 
rassembler  les  boucles  éparses,  qu'elle  réunit  ensuite  en 
une  seule  masse.  C'était  merveille  de  voir  les  boucles 
blondes  ruisseler  comme  des  jets  d'or  entre  l'argent  de 

3i 


3QS  NOUVELLES. 

ses  doigts,  et  ses  bras  onduleux  comme  des  cols  de  cygne 
s'arrondir  au-dessus  de  sa  tête  pour  enrouler  et  fixer  la 
torsade.  — Si  par  hasard  vous  avez  jeté  un  coup  d'œil  sur 
un  de  ces  beaux  va?es  étrusques,  à  fond  noir  et  à  figures 
rouges,  orné  d'un  de  ces  sujets  qu'on  désigne  sous  le  nom 
de  toilette  grecque,  vous  aurez  une  idée  de  la  grâce  de 
'Nyssia  dans  cette  pose,  qui  depuis  l'antiquité  jusqu'à  nos 
jours  a  fourni  tant  d'heureux  motifs  aux  peintres  et  aux 
-  tntuaires. 

Sa  coiffure  arrangée,  elle  s'assit  sur  le  bord  de  l'esca- 
l.'pau  d'ivoire  et  se  mit  à  défaire  les  bandelettes  qui  rete-^ 
naient  ses  cothurnes.  —  Nous  autres  modernes,  grâce  à 
notre  horrible  système  de  chaussure,  presque  aussi  ab- 
surde que  le  brodequin  chinois,  nous  ne  savons  plus  ce 
que  c'est  qu'un  pied,  —  Celui  de  Nyssia  était  d'une  per- 
fection rare,  même  pour  la  Grèce  et  l'Asie  antique.  L'or- 
teil légèrement  écarté,  comme  un  pouce  d'oiseau,  les 
autres  doigts  un  peu  longs,  rangés  avec  une  symétrie 
charmante,  les  ongles  bien  formés  et  brillants  comme  des 
agates,  les  chevilles  fines  et  dégagées,  le  talon  impercep- 
tiblement teinté  de  rose;  rien  n'y  manquait.  —  La  jambe 
qui  s'attachait  à  ce  pied  et  prenait,  au  reflet  de  la  lampe, 
des  luisants  de  marbre  poli ,  était  d'une  pureté  et  d'un 
tour  irréprochables. 

Gygès,  absorbé  dans  sa  contemplation,  tout  en  com- 
prenant la  folie  de  Candaule,  se»disait  que,  si  les  dieux 
lui  eussent  accordé  un  pareil  trésor,  il  aurait  su  le  garder 
pour  lui. 

—  Eh  bien  !  Nyssia ,  vous  ne  venez  pas  dormir  près  de 
moi,  fit  Candaule  voyant  que  la  reine  ne  se  hâtait  en  au- 
cune manière  et  désirant  abréger  la  faction  de  Gygès. 

—  Si,  mon  cher  seigneur,  je  vais  avoir  fini,  répondit 
Nyssia. 

Et  elle  détacha  la  cernée  qui  agrafait  son  péplum  sur 
son  épaule,  —  il  ne  restait  plus  que  la  tunique  à  laisser 
tomber.  —  Gygès,  derrière  la  porte ,  sentait  ses  veines 


LE    RO!    CANDAULE.  309 

siffler  dans  sps  tempes;  son  cœur  battait  si  fort  qu'il  lui 
semblait  qu'on  dût  l'entendre  de  la  chambre,  et,  pour  en 
comprimer  les  pulsations,  il  appuyait  sa  main  sur  sa  poi- 
trine, et  quand  Nyssia ,  avec  un  mouvement  d'une  grâce 
nonchalante,  dénoua  la  ceinture  de  sa  tunique ,  il  crut' 
que  ses  genoux  allaient  se  dérober  sous  lui. 

Nyssia,  —  était-ce  un  pressentiment  instinctif,  ou  son 
épiderme  entièrement  vierge  de  regards  profanes  avait-il 
une  susceptibilité  magnétique  si  vive,  qu'il  pût  sentir  le 
rayon  d'un  œil  passionné,  quoique  invisible?  — Nyssia 
parut  hésiter  à  dépouiller  cette  tunique,  dernier  rempart 
de  sa  pudeur.  Deux  ou  t'-ois  fois  ses  épaules,  son  sein  et 
ses  bras  nus  frémirent  avec  unB  contraction  nerveuse , 
comme  s'ils  eussent  été  effleurés  par  l'aile  d'un  papillon 
nocturne,  ou  comme  si  une  lèvre  insolente  eût  osé  s'en 
approcher  dans  l'ombre. 

Enfin,  paraissant  prendre  sa  résolution ,  elle  jeta  à  son 
tour  la  tunique,  et  le  blanc  poëme  de  son  corps  divin  ap- 
parut tout  à  coup  dans  sa  splendeur,  tel  que  la  statue  d'une 
déesse  qu'on  débarrasse  de  ses  toiles  le  jour  de  Tinaugu- 
ration  d'un  temple.  La  lumière  glissa  en  frissonnant  de 
plaisir  sur  ses  formes  exquises  et  les  enveloppa  d'un  baiser 
timide,  profitant  d'une  occasion,  hélas  !  bien  rare  :  les 
rayons  éparpillés  dans  la  chambre,  dédaignant  d'illuminer 
des  urnes  d'or,  des  agrafes  de  pierreries  et  des  trépieds 
d'airain,  se  concentrèrent  tous  sur  Nyssia,  laissant  les  au- 
tres objets  dans  l'obscurité.  —  Si  nous  étions  un  Grec  du 
temps  de  Périclès,  nous  pourrions  vanter  tout  à  notre  aise 
ces  belles  lignes  serpentines,  ces  courbures  élégantes,  ces 
flancs  polis,  ces  seins  à  servir  de  moule  à  la  coupe  d'Hébé; 
mais  la  pruderie  moderne  ne  nous  permet  pas  do  pareilles 
descriptions,  car  on  ne  pardonnerait  pas  à  la  plume  ce 
qu'on  permet  au  ciseau,  et  d'ailleurs  il  est  des  choses  qui 
ne  peuvent  s'écrire  qu'en  marbre. 

Candaule  souriait  d'un  air  de  satisfaction  orgueilleuse. 
D'un  pas  rapide,  comme  toute  honteuse  d'être  si  belle. 


400  NOUVELLES. 

n'étant  que  la  fille  d'un  homme  et  d'une  femme,  Nyssia  se 
dirigea  vers  le  lit,  les  bras  croisés  sur  la  poitrine;  mais, 
par  un  mouvement  subit,  elle  se  retourna  avant  de  prendre 
place  sur  la  couche  à  côté  de  son  royal  époux,  et  vit,  à 
travers  l'interstice  de  la  porte,  flamboyer  un  œil  étincelant 
comme l'escarboucle  des  légendes  orientales;  car,  s'il  était 
faux  qu'elle  eût  la  prunelle  double  et  qu'elle  possédât  la 
pierre  qui  se  trouve  dans  la  tête  des  dragons,  il  était  vrai 
que  son  regard  vert  pénétrait  l'ombre  comme  le  regard 
glauque  du  chat  et  du  tigre. 

Un  cri  pareil  à  celui  d'une  biche  qui  reçoit  une  flèche 
dans  le  flanc,  au  moment  où  elle  rêve  tranquille  sous  la 
fouillée,  fut  sur  le  point  de  lui  jaillir  du  gosier;  pourtant 
elle  eut  la  force  de  se  contenir  et  s'allongea  auprès  de  Can- 
daule,  froide  comme  un  serpent,  les  violettes  de  la  mort 
sur  les  joues  et  sur  les  lèvres  ;  pas  un  de  ses  muscles  ne 
tressaillit,  pas  une  de  ses  fibres  ne  palpita,  et  bientôt  sa 
respiration  lente  et  régulière  dut  faire  croire  que  Morphée 
avait  distillé  sur  ses  paupières  le  suc  de  ses  pavots. 

Elle  avait  tout  deviné  et  tout  compris  ! 


CHAPITRE  IV. 


Gygès,  tremblant,  éperdu,  s'était  retiré  en  suivant  exac- 
tement les  instructions  de  Candaule,  et  si  Nyssia,  par  un 
hasard  fatal,  n'eût  pas  retourné  la  tête  en  mettant  le  pied 
sur  le  lit,  et  ne  l'avait  pas  vu  s'enfuir,  nul  doute  qu'elle 
n'eût  ignoré  à  jamais  l'outrage  fait  à  ses  charmes  par  un 
mari  plus  passionné  que  scrupuleux. 

Le  jeune  guerrier,  qui  avait  l'habitude  des  détours  du 
palais,  n'eut  pas  de  peine  à  trouver  une  issue.  Il  traversa 
la  ville  d'un  pas  désordonné,  comme  un  fou  échappé 
(l'Anticyre,  et,  s'élant  fait  reconnaître  de  la  sentinelle  qui 


LK    IlOI    CANDAULE.  .  iOI 

veillait  près  des  remparts,  il  se  fit  ouvrir  la  porte  et 
gag^na  la  campagne.  —  Sa  tête  brûlait,  ses  joues  étaient 
enllammées  comme  par  le  feu  de  la  fièvre  ;  ses  lèvres 
sèches  laissaient  échapper  un  souffle  haletant;  il  se  coucha, 
pour  trouver  un  peu  de  fraîcheur,  sur  le  gazon  humide 
des  pleurs  de  la  nuit,  et,  ayant  entendu  dans  l'ombre,  à 
travers  l'herbe  drue  et  le  cresson,  la  respiration  argentine 
d'une  naïade,  il  se  traîna  vers  la  source,  plongea  ses 
mains  et  ses  bras  dans  le  cristal  du  bassin,  y  baigna  sa 
figure  et  but  quelques  gorgées  d'eau,  afin  de  calmer 
l'ardeur  qui  le  dévorait.  Qui  l'eût  vu,  aux  faibles  lueurs 
des  étoiles,  ainsi  penché  désespérément  sur  cette  fontaine, 
l'eût  pris  pour  Narcisse  poursuivant  son  reflet;  mais  ce 
n'était  pas  de  lui-même  assurément  qu'était  amoureux 
Gygès. 

La  rapide  apparition  de  Nyssia  avait  ébloui  ses  yeux 
comme  l'angle  aigu  d'un  éclair;  il  la  voyait  flotter  devant 
lui  dans  un  tourbillon  lumineux,  et  il  comprenait  que 
jamais  de  sa  vie  il  ne  pourrait  chasser  cette  image.  Son 
amour  avait  grandi  subitement  ;  la  fleur  en  avait  éclaté 
comme  ces  plantes  qui  s'ouvrent  avec  un  coup  de  ton- 
nerre. Chercher  à  dominer  sa  passion  était  désormais  une 
chose  impossible.  Autant  eût  valu  conseiller  aux  vagues 
empourprées  que  Poséidon  soulève  de  son  trident  de  se 
tenir  tranquilles  dans  leur  lit  de  sable  et  de  ne  pas  écumer 
contre  les  rochers  du  rivage.  —  Gygès  n'était  plus  maître 
de  lui,  et  il  éprouvait  ce  désespoir  morne  d'un  homme 
monté  sur  un  char  qui  voit  ses  chevaux,  effarés,  insensi- 
bles au  frein,  courir  avec  l'essor  d'un  galop  furieux  vers 
un  précipice  hérissé  de  rocs.  —  Cent  mille  projets  plus 
extravagants  les  uns  que  les  autres  roulaient  confusémeni 
dans  sa  cervelle  :  il  accusait  le  destin,  il  maudissait  sa 
mère  de  lui  avoir  donné  le  jour,  et  les  dieux  de  ne  pas  l'a- 
voir fait  naître  sur  un  trône,  car  alors  il  eût  pu  épouser 
la  fille  du  satrape. 

Uiie  douleur  affreuse  lui  mordait  le  cœur,  —  il  était 

34. 


t02  NOUVELLES. 

jaloux  du  roi.  —  Dès  l'instant  où  la  tunique^  comme  un 
vol  de  colombe  blanche  qui  se  pose  sur  le  gazon,  s'était 
abattue  aux  pieds  de  Nyssia,  il  lui  avait  semblé  qu'elle 
lui  appartenait,  il  se  trouvait  frustré  de  son  bien  par  Can- 
daule.  —  Dans  ses  rêveries  amoureuses,  il  ne  s'était  guèr( 
jusqu'alors  occupé  du  mari  ;  il  pensait  à  la  reine  comme  à 
une  pure  abstraction,  sans  se  représenter  d'une  manière 
nette  tous  ces  détails  intimes  de  familiarité  conjugale,  si 
amers  et  si  poignants  pour  ceux  qui  aiment  une  femme  au 
pouvoir  d'un  autre.  Maintenant  il  avait  vu  la  tête  blonde 
de  Nyssia  se  pencher  comme  une  fleur  près  de  la  tête 
brune  de  Candaule,  et  cette  pensée  excitait  au  plus  haut 
degré  sa  colère,  comme  si  une  minute  de  réflexion  n'eût 
pas  dû  le  convaincre  que  les  choses  ne  pouvaient  se  passer 
autrement,  et  il  se  sentait  naître  dans  l'âme  contre  son 
maître  une  haine  des  plus  injustes.  L'action  de  l'avoir  fait 
assister  au  déshabillé  de  la  reine  lui  paraissait  une  ironie 
sanglante,  un  odieux  raffinement  de  cruauté;  car  il  ou- 
bliait que  son  amour  pour  elle  ne  pouvait  être  connu  du 
roi,  qui  n'avait  cherché  en  lui  qu'un  confident  connais- 
seur en  beauté  et  de  morale  facile.  Ce  qu'il  eût  dû  consi- 
dérer comme  une  haute  faveur  lui  produisait  l'effet  d'une 
injure  mortelle  dont  il  méditait  de  se  venger.  En  pensant 
que  demain  la  scène  dont  il  venait  d'être  le  témoin  invi- 
sible et  muet  se  renouvellerait  immanquablement,  sa  lan- 
gue s'attachait  à  son  palais,  son  front  s'emperlait  de  gouttes 
de  sueur  froide,  et  sa  main  convulsive  cherchait  le  pom- 
meau de  sa  large  épée  à  double  tranchant. 

Cependant,  grâce  à  la  fraîcheur  de  la  nuit,  cette  bonne 
conseillère,  il  reprit  un  peu  de  calme,  et  rentra  dans 
Sardes  avant  que  le  jour  fût  assez  clair  pour  permettre 
aux  rares  habitants  et  aux  esclaves  matineux  de  distinguer 
la  jwleur  qui  couvrait  son  front  et  le  désordre  de  ses 
vêtements  ;  il  se  rendit  au  poste  qu'il  occupait  habituelle- 
ment au  palais,  se  doutant  bien  que  Candaule  ne  tarderait 
pas  à  le  faire  appeler,  et,  quels  que  fussent  les  sentiments 


IF.    ItOI    CA^DAl]LE.  403 

qui  l'agitassent,  il  n'était  pas  assez  puissant  pour  braver 
la  colère  du  roi,  et  ne  pouvait  pas  s'empêcher  de  subir 
encore  ce  rôle  de  confident  qui  ne  lui  inspirait  plus  que  de 
riiorreur.  Arrivé  au  palais,  il  s'assit  sur  les  niarchos  du 
vestibule  lambrissé  de  bois  de  cyprès,  s'adossa  contre  une 
colonne,  et,  prétextant  la  fatigue  d'avoir  veillé  sous  les 
armes,  il  s'enveloppa  la  tête  de  son  manteau,  et  feignit 
de  s'endormir  pour  éviter  de  répondre  aux  questions  des 
autres  gardes. 

Si  la  nuit  fut  terrible  pour  Gygès,  elle  ne  le  fut  pas 
moins  pour  Nyssia,  car  elle  ne  douta  pas  un  instant  qu'il 
n'eût  été  caché  là  par  Candaule.  L'insistance  avec  laquelle 
le  roi  lui  avait  demandé  de  ne  pas  voiler  si  sévèrement  un 
visage  fait  par  les  dieux  pour  l'admiration  des  hommes  ; 
le  dépit  qu'il  avait  conçu  de  ses  refus  de  paraître  vêtue 
à  la  grecque  dans  les  sacrifices  et  les  solennités  publiques; 
les  railleries  qu'il  ne  lui  avait  point  épargnées  sur  ce  qu'il 
appelait  sa  sauvagerie  barbare,  tout  lui  démontrait  que 
le  jeune  Héraclide,  insouciant  de  la  pudeur  comme  un 
statuaire  d'Athènes  ou  de  Corinthe,  avait  voulu  admettre 
quelqu'un  dans  ces  mystères  que  tous  doivent  ignorer; 
car  nul  n'eût  été  assez  audacieux  pour  se  risquer,  sans  être 
favorisé  par  lui,  dans  une  telle  entreprise,  dont  une 
prompte  mort  eût  puni  la  découverte. 

Que  les  heures  noires  passèrent  lentement  pour  elle  ! 
avec  quelle  anxiété  elle  attendit  que  le  matin  vînt  mêler 
ses  teintes  bleuâtres  aux  jaunes  reflets  de  la  lampe  presque 
épuisée  !  11  lui  semblait  que  jamais  Apollon  ne  dût  re- 
monter sur  son  char,  et  qu'une  main  invisible  retînt  en 
l'air  la  poudre  du  sablier.  Cette  nuit,  aussi  courte  qu'une 
autre,  lui  parut  avoir  six  mois,  comme  les  nuits  cimmé- 
riennes. 

Tant  qu'elle  dura,  elle  se  tint  blottie,  immobile  et 
droite  sur  le  bord  de  sa  couche,  de  peur  d'être  effleurée 
par  Candaule.  Si  elle  n'avait  pas  jusque-là  senti  pour  le 
fils  de  Myrsus  un  amour  bien  vif,  elle  lui  portait  du 


-J04  NOUVELLES. 

moins  cette  tendresse  grave  et  sereine  qu'a  toute  honnêtes 
femme  pour  son  mari^  bien  que  la  liberté  toute  grecque 
de  ses  mœurs  lui  déplût  fréquemment,  et  qu'il  eût  sur  la: 
pudeur  des  idées  entièrement  opposées  aux  siennes  ;, 
mais,  après  un  tel  affront,  elle  n'éprouvait  plus  à  son  en- 
droit qu'une  haine  froide  et  qu'un  mépris  glacé  :  elle  eût 
préféré  la  mort  à  une  de  ses  caresses.  Un  tel  outrage 
était  impossible  à  pardonner,  car  c'est,  chez  les  barbares 
et  surtout  chez  les  Perses  et  les  Bactriens,  un  grand  dés- 
honneur que  d'être  vu  sans  vêtements,  non-seulement» 
pour  les  femmes,  mais  encore  pour  les  hommes. 

Enfin  Candaule  se  leva,  et  Nyssia,  se  réveillant  de  son 
sommeil  simulé,  sortit  à  la  hâte  de  cette  chambre  profa- 
née à  ses  yeux,  comme  si  elle  eût  servi  aux  veillées  or- 
giaques des  bacchantes  et  des  courtisanes.  Il  loi  tardait 
de  ne  plus  respirer  cet  air  impur,  et,  pour  se  livrer  hbre- 
ment  à  son  chagrin,  elle  courut  se  réfugier  dans  l'appar- 
tement supérieur  réservé  aux  femmes,  appela  ses  esclaves. 
en  frappant  des  mains  et  se  fit  renverser  sur  les  bras^  sur 
les  épaules,  sur  la  poitrine  et  sur  tout  le  corps,  des; 
aiguières  pleines  d'eau,  comme  si,  au  moyen  de  cette  es- 
pèce d'ablution  lustrale,  elle  eût  espéré  effacer  la  souil- 
lure imprimée  par  les  yeux  de  Gygès.  Elle  aurait  voulu 
en  quelque  sorte  s'arracher  cette  peau  où  les  rayons  partis 
d'une  prunelle  ardente  lui  paraissaient  avoir  laissé  des 
traces.  Prenant  des  mains  des  servantes  les  étoffes  au 
long  duvet  qui  servent  à  boire  les  dernières  perles  du 
bain,  elle  s'essuyait  avec  tant  de  force,  qu'un  léger  nuage 
pourpre  s'élevait  aux  places  qu'elle  avait  frottées. 

—  J'aurais  beau,  dit-elle  en  laissant  tomber  les  tissus 
humides  et  en  renvoyant  ses  suivantes,  verser  sur  moi 
toute  l'eau  des  sources  et  des  fleuves ,  l'Océan  avec  ses 
gouffres  amers  ne  pourrait  me  purifier.  Une  pareille  tache 
ne  se  lave  qu'avec  du  sang.  Oh  !  ce  regard,  ce  regard,  il 
s'est  incrusté  à  moi,  il  m'étreint,  m'enveloppe  et  me  brûle 
cotnme  la  tunique  imprégnée  cie  la  sanie  de  Nessus;  je  le 


LE    ROI    CANDAULE.  iOf) 

sens  sous  mes  draperies,  tel  qu'un  tissu  empoisonné  que 
rien  ne  peut  détacher  de  mon  corps.  J'aurai  beau  main- 
tenant entasser  vêtements  sur  vêtements ,  choisir  l«s 
étoffes  les  moins  transparentes,  les  manteaux  les  plus 
épais,  je  n'en  porte  pas  moins  sur  ma  chair  nue  cette  robe 
infâme  faite  d'une  œillade  adultère  et  impudique.  En 
vain,  depuis  l'heure  où  je  suis  sortie  du  chaste  sein  de 
ma  mère,  ai-je  été  élevée  dans  la  retraite,  enveloppée,/ 
comme  Isis  la  déesse  égyptienne,  d'un  voile  dont  nul  n'eût 
soulevé  le  bord  sans  payer  cette  audace  de  sa  vie;  en  vain 
suis-je  restée  séparée  de  tout  désir  mauvais,  de  toute  idée 
profane,  inconnue  des  hommes ,  vierge  comme  la  neige 
où  l'aigle  môme  n'a  pu  imprimer  le  cachet  de  ses  serres, 
tant  la  montagne  qu'elle  revêt  élève  haut  la  tête  dans  l'air 
pur  et  glacial,  il  suffit  du  caprice  dépravé  d'un  Grec- 
Lydien  pour  me  faire  perdre  en  un  instant,  sans  que  je 
sois  coupable,  le  fruit  de  longues  années  de  précautions 
et  de  réserve.  Innocente  et  déshonorée ,  cachée  à  tous  et 
pourtant  publique...  voilà  le  sort  que  Gandaule  m'a  fait!... 
Qui  me  dit  que  Gygès,  à  l'heure  qu'il  est,  n'est  pas  en 
train  de  discourir  de  mes  charmes  avec  quelques  soldats 
sur  le  seuil  du  palais.  0  honte  !  ô  infamie  !  deux  hommes 
m'ont  vue  nue  et  jouissent  en  même  temps  de  la  douce 
lumière  du  soleil  !  —  En  quoi  Nyssia  diffère-t-elle  à  pré- 
sent de  l'hétaire  la  plus  effrontée,  de  la  courtisane  la 
plus  vile? —  Ce  corps  que  j'avais  tâché  de  rendre  digne 
d'être  la  demeure  d'une  âme  pure  et  noble,  sert  de  sujet 
de  conversation;  on  en  parle  comme  de  quelque  idole 
lascive  venue  de  Sicyone  ou  de  Corinthe  ;  on  l'approuve 
ou  on  le  blâme  :  l'épaule  est  parfaite,  le  bras  est  charmant, 
peut-être  un  peu  mince,  que  sais-je  ?  Tout  le  sang  de  mon 
cœur  monte  à  mes  joues  à  une  pareille  pensée.  0  beauté, 
don  funeste  des  dieux  !  que  ne  suis-je  la  femme  de  quel- 
que pauvre  chevrier  des  montagnes,  de  mœurs  naïves  et 
simples  !  il  n'eût  pas  aposté  au  seuil  de  sa  cabane  un  che- 
vrier comme  lui  pour  profaner  son  humble  bonheur  !  Mes 


406  NOUVKtrKS. 

formes  amaigries,  ma  chevelure  inculte,  mon  teint  flétri 
par  le  hâle,  m'eussent  mise  à  couvert  d'une  si  grossière 
insulte,  et  ma  laideur  honnête  n'eût  pas  eu  à  rougir. 
Comment  oserai-je,  après  la  scène  de  cette  nuit,  passer  à 
côté  de  ces  hommes,  droite  et  fière  sous  les  plis  d'une  tu- 
nique qui  n'a  rien  à  dérober  ni  à  l'un  ni  à  l'autre;  j'en 
tomberai  morte  de  honte  sur  le  pavé  !  —  Candaule ,  Can- 
daule,  j'avais  pourtant  droit  à  plus  de  respect  de  ta  part, 
et  rien  dans  ma  conduite  n'a  pu  provoquer  un  tel  outrage. 
Etais-je  une  de  ces  épouses  dont  les  bras  s'enlacent  comme 
le  lierre  au  col  de  l'époux,  et  qui  ressemblent  plus  à  des 
esclaves  achetées  à  prix  d'argent  pour  le  plaisir  du  maître 
qu-'à  des  femmes  ingénues  et  de  race  noble  ?  ai-je  jamais 
chanté  après  le  repas  des  hymnes  amoureux  en  m'accom- 
pagnant  de  \a,  lyre,  les  lèvres  humides  de  vin,  l'épaule 
nue,  la  tête  couronnée  de  roses,  et  donné  lieu,  par  quelque 
action  immodeste,  à  me  traiter  comme  une  maîtresse 
qu'on  montre  après  un  festin  à  ses  compagnons  de  dé- 
bauche? 

Pendant  que  Nyssia  s'abîmait  ainsi  dans  sa  douleur,  de 
grosses  larmes  débordaient  de  ses  yeux  comme  les  gouttes 
de  pluie  du  calice  d'azur  d'un  lotus  à  la  suite  de  quelque 
orage  ,  et ,  après  avoir  coulé  le  long  de  ses  joues  pâles , 
tombaient  sur  ses  belles  mains  abandonnées,  languissam- 
ment  ouvertes,  semblables  à  des  roses  à  moitié  effeuillées, 
car  aucun  ordre  parti  du  cerveau  ne  venait  leur  donner 
d'action,  Niobé,  voyant  succomber  son  quatorzième  enfant 
sous  les  flèches  d'Apollon  et  de  Diane,  n'avait  pas  une 
attitude  plus  morne  et  plus  désespérée;  mais,  bientôt, 
sortant  de  cet  état  de  prostration ,  elle  se  roula  sur  le 
plancher,  déchira  ses  habits,  répandit  de  la  cendre  sur  sa 
belle  chevelure  éparse,  raya  de  ses  ongles  sa  poitrine  et 
ses  joues  ©n  poussant  des  sanglots  convulsifs,  et  se  livra  à 
tous  les  excès  des  douleurs  orientales ,  avec  d'autant  plus 
de  violence ,  qu'elle  avait  été  forcée  de  contenir  plus 
longtemps  l'indignation ,   la  honte  ,  le  sentiment  de  la 


LE    ItOI    CANDAILE.  407 

dignité  blessée  et  tous  les  mouvements  qui  agitaient  son 
àme;  car  l'orgueil  de  toute  sa  vie  venait  d'être  brisé,  et 
l'idée  qu'elle  n'avait  rien  à  se  reprocher  ne  la  consolait 
pas.  Comme  l'a  dit  un  poëte,  l'innocent  seul  connaît 
le  remords.  Elle  se  repentait  du  crime  commis  par  un 
autre. 

Elle  fit  cependant  un  effort  sur  elle-même ,  ordonna 
d'apporter  les  corbeilles  remplies  de  laines  de  différentes 
couleurs,  les  fuseaux  garnis  d'étoupe ,  et  distribua  le  tra- 
vail à  ses  femmes  comme  elle  avait  coutume  de  le  faire  ; 
mais  elle  crut  remarquer  que  les  esclaves  la  regardaient 
d'une  façon  toute  particulière  et  n'avaient  pas  pour  elle 
le  même  respect  craintif  qu'auparavant.  Sa  voix  ne  vibrait 
pas  avec  la  même  assurance,  sa  démarche  avait  quelque 
chose  d'humble  et  de  furtif;elle  se  sentait  intérieurement 
déchue. 

Sans  doute,  ses  scrupules  étaient  exagérés,  et  sa  vertu 
n'avait  reçu  aucune  atteinte  de  la  folie  de  Candaule;  mais 
des  idées  sucées  avec  le  lait  ont  un  empire  irrésistible,  et 
la  pudeur  du  corps  est  poussée  par  les  nations  orientales 
à  un  excès  presque  incompréhensible  pour  les  peuples  de 
l'Occident.  Lorsqu'un  homme  voulait  parler  à  Nyssia,  en 
Bactriane,  dans  le  palais  de  Mégabaze ,  il  devait  le  faire 
les  yeux  baissés,  et  deux  eunuques,  le  poignard  à  la  main, 
se  tenaient  à  ses  côtés  prêts  à  lui  plonger  leurs  lames 
idans  le  cœur,  s'il  avait  l'audace  de  relever  la  tête  pour 
regarder  la  princesse,  bien  qu'elle  n'eût  pas  le  visage 
yiécouvert.  —  Vous  jugez  aisément  quelle  injure  mortelle 
devait  être  pour  une  femme  élevée  ainsi  l'action  de  Can- 
daule, qui  n'eût  sans  doute  été  considérée  par  toute  autre 
que  comme  une  légèreté  coupable.  Aussi  l'idée  de  la 
vengeance  s'était-elle  présentée  instantanément  à  Nyssia, 
et  lui  avait-elle  donné  assez  d'empire  sur  elle-même  pour 
étouffer,  avant  qu'il  arrivât  à  ses  lèvres,  le  cri  de  sa  pudeur 
offensée,  lorsque  ,  retournant  la  tête,  elle  avait  vu  flam- 
boyer dans  l'ombre  la  prunelle  étincelante  de  Gygès.  Il 


'lOS  NOUVELLES. 

lui  avait  fallu  le  courage  du  guerrier  en  embuscade  qui, 
frappé  d'un  dard  égaré,  ne  pousse  pas  une  seule  plainte , 
de  peur  de  se  trahir  derrière  son  abri  de  feuillage  ou  de 
roseaux,  et  laisse  silencieusement  son  sang  rayer  sa  chair 
de  longs  fdets  rouges.  Si  elle  n'eût  contenu  cette  première 
exclamation,  Candaule,  prévenu  et  alarmé,  se  serait  tenu 
sur  ses  gardes,  et  il  eût  rendu  plus  difficile,  suion  impos- 
sible, l'exécution  de  ses  projets. 

Pourtant  elle  n'avait  encore  aucun  plan  bien  arrêté; 
mais  elle  était  résolue  à  faire  expier  chèrement  l'insulte 
faite  à  son  honneur.  Elle  avait  eu  d'abord  la  pensée  de 
tuer  elle-même  Candaule  pendant  son  sommeil  avec  l'épée 
suspendue  auprès  de  son  lit.  Cependant  il  lui  répugnait 
de  baigner  ses  belles  mains  dans  le  sang;  elle  craignait 
de  manquer  son  coup,  et,  quelque  irritée  qu'elle  fût,  elle 
hésitait  devant  cette  action  extrême  et  peu  décente  pour 
une  femme. 

Tout  à  coup  elle  parut  s'être  fixée  à  quelque  projet; 
elle  fit  venir  Statira,  une  de  ses  suivantes  qu'elle  avait 
amenée  de  Bactres,  et  en  qui  elle  avait  beaucoup  de  con- 
fiance ;  elle  lui  parla  quelques  minutes  à  voix  basse  et  tout 
près  de  l'oreille,  bien  qu'il  n'y  eût  personne  dans  l'appar- 
tement, et  comme  si  elle  eût  craint  d'être  entendue  par 
les  murailles. 

Statira  s'inclina  profondément  et  sortit  aussitôt. 

Comme  tous  les  gens  que  menace  quelque  grand  péril, 
Candaule  nageait  dans  une  sécurité  parfaite.  11  était  cer- 
tain que  Gygès  s'était  esquivé  sans  être  remarqué,  et  il  ne 
pensait  qu'au  bonheur  de  parler  avec  lui  des  attraits  sans 
rivaux  de  sa  femme. 

Aussi  le  fit-il  appeler  et  l'emmena-t-il  dans  la  cour  des 
lléraclides. 

—  Eh  bien  !  Gygès,  lui  dit-il  d'un  air  riant,  je  ne  t'avais 
pas  trompé  en  t'assurant  que  tu  ne  regretterais  pas  d'avoir 
passé  quelques  heures  derrière  cette  bienheureuse  porte. 
Ai-je  raison?  Connais-tu  une  plus  belle  femme  que  la 


LE    ROI    CANDAl'LE.  409 

reine?  Si  tu  en  sais  une  qui  l'emporte  sur  elle,  dis-le-moi 
franchement,  et  va  lui  porter  de  ma  part  ce  til  de  perles, 
emblème  de  la  puissance. 

—  Seigneur,  répondit  Gygès  d'une  voix  tremblante  d'é- 
motion, nulle  créature  humaine  n'est  digne  d'être  com- 
parée à  Nyssia  ;  ce  n'est  pas  le  fil  de  perles  des  reines  qui 
conviendrait  à  son  front,  mais  la  couronne  sidérale  des 
immortelles. 

—  Je  savais  bien  que  ta  glace  finirait  par  se  fondre 
aux  feux  de  ce  soleil  !  —  Tu  conçois  maintenant  ma  pas- 
sion, mon  délire,  mes  désirs  insensés.  —  N'est-ce  pas, 
Gygès,  que  le  cœur  d'un  homme  n'est  pas  assez  grand  pour 
contenir  un  tel  amour?  Il  faut  qu'il  déborde  et  s'épanche. 

Une  vive  rougeur  couvrit  les  joues  de  Gygès ,  qui  ne 
comprenait  que  trop  bien  maintenant  l'admiration  de 
Candaule. 

Le  roi  s'en  aperçut,  et  dit  d'un  air  moitié  souriant, 
moitié  sévère  : 

— Mon  pauvre  ami,  ne  va  pas  faire  la  folie  d'être  amou- 
reux de  Nyssia,  tu  perdrais  tes  peines  ;  c'est  une  statue 
que  je  t'ai  fait  voir  et  non  une  femme.  Je  t'ai  permis, 
de  lire  quelques  strophes  d'un  beau  poëme  dont  je  possède 
seul  le  manuscrit,  pour  en  avoir  ton  opinion,  voilà  tout. 

—  Vous  n'avez  pas  besoin,  sire,  de  me  rappeler  mon 
néant.  Quelquefois  le  plus  humble  esclave  est  visité  dans 
son  sommeil  par  quelque  apparition  radieuse  et  char- 
mante, aux  formes  idéales,  à  la  chair  nacrée,  à  la  cheve- 
lure ambrosienne.  Moi,  j'ai  rêvé  les  yeux  ouverts  ;  vous 
êtes  le  dieu  qui  m'avez  envoyé  ce  songe. 

—  Maintenant,  reprit  le  roi,  je  n'ai  pas  besoin  de  te  re- 
commander le  silence  :  si  tu  ne  mets  pas  un  sceau  sur  ta 
bouche,  tu  pourrais  apprendre  à  tes  dépens  que  Nyssia 
n'est  pas  aussi  bonne  qu'elle  est  belle. 

Le  roi  fit  un  geste  d'adieu  à  son  confident,  et  se  retira 
pour  aller  voir  un  lit  antique  sculpté  par  Ikmalius,  ou- 
vrier célèbre,  qu'on  lui  proposait  d'acheter. 

35 


410  NOUVELLES. 

Candaule  venait  à  peine  de  disparaître,  qu'une  femme, 
enveloppée  dans  un  long  manteau ,  de  façon  à  ne  montrer 
qu'un  de  ses  yeux,  à  la  manière  des  barbares,  sortit  de 
l'ombre  d'une  colonne  derrière  laquelle  elle  s'était  tenue 
cachée  pendant  l'entretien  du  roi  et  de  son  favori,  marcha 
droite  Gygès,  lui  posa  le  doigt  sur  l'épaule,  et  lui  fit  signe 
de  la  suivre. 


CHAPITRE  V. 

Statira,  suivie  de  Gygès,  arriva  devant  une  petite  porte 
dont  elle  fit  tomber  le  loquet  en  tirant  un  anneau  d'ar- 
gent attaché  à  une  bande  de  cuir,  et  se  mit  à  monter  un 
escalier  aux  marches  assez  roides  pratiqué  dans  l'épais- 
seur du  mur.  Au  haut  de  l'escalier  se  trouvait  une  se- 
conde porte  qu'elle  ouvrit  au  moyen  d'une  clé  d'ivoire  et 
de  cuivre.  Dès  que  Gygès  fut  entré,  elle  disparut  sans  lui 
expliquer  autrement  ce  qu'on  attendait  de  lui. 

La  curiosité  de  Gygès  était  mêlée  d'inquiétude  ;  il  ne 
savait  trop  ce  que  pouvait  signifier  ce  message  mysté- 
rieux. Il  lui  avait  semblé  vaguement  reconnaître  dans  l'I- 
ris silencieuse  une  des  femmes  de  Nyssia,  et  le  chemin 
qu'elle  lui  avait  fait  suivre  conduisait  aux  appartements 
de  la  reine.  Il  se  demandait  avec  terreur  s'il  avait  été 
aperçu  dans  sa  cachette  ou  trahi  par  Candaule,  car  les 
deux  suppositions  étaient  probables. 

A  l'idée  que  Nyssia  savait  tout,  des  sueurs  brûlantes  et 
glacées  lui  montèrent  à  la  figure  ;  il  essaya  de  fuir,  mais 
la  porte  avait  été  fermée  sur  lui  par  Statira,  et  toute  re- 
traite lui  était  coupée  ;  il  s'avança  donc  dans  la  chambre 
assombrie  par  d'épaisses  draperies  de  pourpre,  et  se  trouva 
face  à  face  avec  Nyssia.  Il  crut  voir  une  statue  qui  venait 
au-devant  de  lui,  tant  elle  était  pâle.  Les  couleurs  de  la 
vie  avaient  abandonné  son  visage,  une  faible  teinte  rose 
animait  seulement  ses  lèvres;  sur  ses  tempes  attendries 


LE    ROI    CANDAULE.  iH 

quelquesimperceptiblesveinesentre-croisaient  leur  réseau 
d'azur;  les  larmes  avaient  meurtri  ses  paupières  et  tracé 
dessillons  luisants  sur  le  duvet  de  ses  joues  ;  les  teintes  de 
chrysoprase  de  ses  prunelles  avaient  perdu  de  leur  inten- 
sité. Elle  était  ainsi  plus  belle  et  plus  touchante.  —  La 
douleur  avait  donné  de  Tàme  à  sa  beauté  marmoréenne. 

Sa  robe  en  désordre,  à  peine  rattachée  à  son  épaule, 
laissait  voir  ses  bras  nus,  sa  poitrine  et  le  commencement 
de  sa  gorge  d'une  blancheur  morte.  Comme  un  guerrier 
vaincu  dans  un  premier  combat,  sa  pudeur  avait  mis  bas 
les  armes.  A  quoi  lui  eussent  servi  les  draperies  qui  déro- 
bent les  formes,  les  tuniques  aux  plis  précieusement  fer- 
més? Gygès  ne  la  connaissait-il  pas?  Pourquoi  défendre 
ce  qui  est  perdu  d'avance? 

Elle  alla  droit  à  Gygès,  et,  fixant  sur  lui  un  regard  im- 
périal plein  de  clarté  et  de  commandement,  elle  lui  dit 
d'une  voix  brève  et  saccadée  : 

—  Ne  mens  pas,  ne  cherche  pas  de  vains  subterfuges, 
aie  du  moins  la  dignité  et  le  courage  de  ton  crime  ;  je 
sais  tout,  je  t'ai  vu  !  —  Pas  un  mot  d'excuse,  je  ne  l'écou- 
terais  pas.  —  Candaule  t'a  caché  lui-même  derrière  la 
porte.  N'est-ce  pas  ainsi  que  les  choses  se  sont  passées? 
Et  tu  crois  sans  doute  que  tout  est  fini  ?  Malheureusement, 
je  ne  suis  pas  une  femme  grecque  facile  aux  fantaisies  des 
artistes  et  des  voluptueux.  Nyssia  ne  veut  servir  de  jouet 
à  personne.  11  est  maintenant  deux  hommes  dont  l'un  est 
de  trop  Mir  terre  ;  il  faut  qu'il  en  disparaisse  !  S'il  ne 
meurt,  \e  ne  puis  vivre.  Ce  sera  toi  ou  Candaule,  je  te 
laisse  maHre  du  choix.  Tue-le,  venge-moi,  et  conquiers 
par  ce  meurtre  et  ma  main  et  le  trône  de  Lydie,  ou 
qu'une  prompte  mort  t'empêche  désormais  de  voir,  par 
une  lâche  complaisance,  ce  qu'il  ne  t'appartient  pas  de 
regarder.  Celui  qui  a  commandé  est  plus  coupable  que 
celui  qui  n'a  fait  qu'obéir;  et  d'ailleurs,  si  tu  deviens  mon 
époux,  personne  ne  m'aura  vue  sans  en  avoir  le  droit.  Mais 
décide-toi  sur-le-champ,  car  deux  des  quatre  pwmelles 


412  NOUVELLES. 

OÙ  ma  nudité  s'est  rélléchiedoivents'éteindreavantce  soir. 
Cette  alternative  étrange,  proposée  avec  un  sang-froid 
terrible,  avec  une  résolution  immuable,  surprit  tellement 
Gygès,  qui  s'attendait  à  des  reproches,  à  des  menaces,  à 
une  scène  violente,  qu'il  resta  quelques  minutes  sans  cou- 
leur et  sans  voix,  livide  comme  une  ombre  sur  le  bord 
des  fleuves  noirs  de  l'enfer.  î 

—  Moi,  tremper  mes  mains  dans  le  sang  de  mon  maî- 
tre !  Est-ce  bien  vous,  ô  reine  !  qui  me  demandez  un  si 
grand  forfait  ?  Je  comprends  toute  votre  indignation,  je 
la  trouve  juste,  et  il  n'a  pas  tenu  à  moi  que  ce  sacrilège 
n'eût  pas  lieu  ;  mais,  vous  le  savez,  les  rois  sont  puis- 
sants, ils  descendent  d'une  race  divine.  Nos  destins  re- 
posent sur  leurs  genoux  augustes,  et  ce  n'est  pas  nous, 
faibles  mortels,  qui  pouvons  hésiter  à  leurs  ordres.  — 
Leur  volonté  renverse  nos  refus  connue  un  torrent  em- 
porte une  digue.  —  Par  vos  pieds  que  j'embrasse,  par 
votre  robe  que  je  touche  en  suppliant,  soyez  clémente  ! 
oubliez  cette  injure  qui  n'est  connue  de  personne  et  qui 
restera  éternellement  ensevelie  dans  l'ombre  et  le  si- 
lence! Candaule  vous  chérit,  vous  admire,  et  sa  faute  ne 
vient  que  d'un  excès  d'amour. 

—  Si  tu  parlais  à  un  sphinx  de  granit  dans  les  sables 
arides  de  l'Egypte,  tu  aurais  plus  de  chance  de  l'attendrir. 
Les  paroles  ailées  s'envoleraient  sans  interruption  de  ta 
bouche  pendant  une  olympiade  entière,  que  tu  ne  pour- 
rais rien  changera  ma  résolution.  Un  cœur  d'airain  habite 
ma  poitrine  de  marbre, . .  Meurs  ou  tue  !  —  Quand  le  rayon 
de  soleil  qui  s'est  glissé  à  travers  les  rideaux  aura  atteint  le 
oied  de  cette  table,  que  ton  choix  soit  fait...  J'attends. 

Et  Nyssia  mit  ses  bras  en  croix  sur  son  sein,  dans  une 
uttitude  pleine  d'une  sombre  majesté. 

A  la  voir  debout,  immobile  et  pâle,  l'œil  fixe,  les  sour- 
cils contractés,  la  tête  échevelée,  le  pied  fortement  ap- 
puyé sur  la  dalle,  on  l'eût  prise  pour  Némésis  descendue 
de  son  gritlon  et  guettant  l'heure  de  frapper  un  coupable 


LE    ROI    CANDAULE.  413 

—  Les  profondeurs  ténébreuses  de  l'Hadès  ne  sont  vi- 
sitées de  personne  avec  plaisir,  répondit  Gygès;  il  est 
doux  de  jouir  de  la  pure  lumière  du  jour,  et  les  héros 
eux-mêmes,  qui  habitent  les  îles  Fortunées,  reviendraient 
volontiers  dans  leur  patrie.  Chacun  a  l'instinct  de  sa  pro- 
pre conservation,  et,  puisqu'il  faut  que  le  sang  coule, 
que  ce  soit  plutôt  des  veines  de  l'autre  que  des  miennes. 

A  ces  sentiments  avoués  par  Gygès  avec  une  franchise 
antique,  il  s'en  joignait  d'autres  plus  nobles  dont  il  ne 
parlait  pas  :  —  il  était  éperdument  amoureux  de  Nyssia 
et  jaloux  de  Candaule.  Ce  ne  fut  donc  pas  la  seule  crainte 
de  la  mort  qui  lui  tit  accepter  cette  sanglante  besogne. 
La  pensée  de  laisser  Candaule  libre  possesseur  de  Nyssia 
hii  était  insupportable,  et  puis  le  vertige  de  la  fatalité  le 
gagnait.  Par  une  suite  de  circonstances  singulières  et 
terribles,  il  se  voyait  entraîné  à  Taccomplissement  de  ses 
rêves  ;  un  Ilot  puissant  le  soulevait  malgré  lui  ;  Nyssia 
elle-même  lui  tendait  la  main  pour  lui  faire  monter  les 
degrés  de  l'estrade  royale  ;  tout  cela  lui  fit  oublier  que 
Candaule  était  son  maître  et  son  bienfaiteur;  car  nul  ne 
peut  échapper  à  son  sort,  et  la  nécessité  marche  des  clous 
dans  une  main,  un  fouet  dans  l'autre,  pour  vous  arrê- 
ter ou  vous  faire  avancer. 

—  C'est  bien,  répondit  Nyssia,  voici  le  moyen  d'exécu- 
tion. —  Et  elle  tira  de  son  sein  un  poignard  bactrien  au 
manche  de  jade  enrichi  de  cercles  d  or  blanc.  —  Cette 
lame  est  faite  non  avec  de  l'airain,  mais  avec  du  fer  dif- 
ficile à  travailler,  trempé  dans  la  flamme  et  dans  l'onde, 
et  telle  qu'Héphaïstos  ne  pourrait  en  forger  une  plus  aiguë 
et  plus  acérée.  Elle  percerait  comme  un  mince  papyrus 
les  cuirasses  de  métal  et  les  boucliers  recouverts  de  peau 
de  dragon. 

—  Le  moment,  continua-t-elle  avec  le  même  sang-froid 
de  glace,  sera  celui  de  son  sommeil.  Qu'il  s'endorme  et 
ne  se  réveille  plus  ! 

Son  complice  Gygès  l'écoutait  avec  stupeur,  car  il  ne 

35. 


41  i  NOUVELLES. 

s'était  pas  attendu  à  voir  une  semblable  résolution  dans  une 
femme  qui  ne  pouvait  prendre  sur  elle  de  relever  son  voile. 

— Le  lieu  de  Tembuscade  sera  l'endroit  même  où  l'in- 
fâme t'avait  caché  pour  m'exposer  à  tes  regards.  —  A 
l'approche  de  la  nuit,  je  renverserai  le  battant  de  la  porte 
sur  toi,  je  me  déshabillerai,  je  me  coucherai ,  et,  quand 
il  sera  endormi,  je  te  ferai  signe...  Surtout  pas  d'hésita- 
tion, pas  de  faiblesse,  et  que  la  main  n'aille  pas  te  trem- 
bler quand  le  moment  sera  venu! — Maintenant,  de  peur 
que  tu  ne  changes  d'idée,  je  vaism'assurerde  ta  personne 
jusqu'à  l'heure  fatale;  tu  pourrais  essayer  de  te  sauver, 
de  prévenir  ton  maître  :  ne  l'espère  pas  ! 

Nyssia  siffla  d'une  façon  particulière,  et  aussitôt,  soule- 
vant un  tapis  de  Perse  ramage  de  fleurs,  parurent  quatre 
monstres,  basanés,  vêtus  de  robes  rayées  de  zébrures  dia- 
gonales, qui  laissaient  voir  des  bras  musclés  et  noueux 
comme  cies  troncs  de  chêne;  leurs  grosses  lèvres  bouffies, 
les  anneaux  d'or  qui  traversaient  la  cloison  de  leurs  na- 
rines, leurs  dents  aiguës  comme  celles  des  loups,  l'expres- 
sion de  servilité  stupide  de  leur  physionomie,  les  rendaient 
hideux  à  voir . 

La  reine  prononça  quelques  mots  dans  une  langue  in- 
connue à  Gygès, —  en  bactrien,  sans  doute, —  et  les  quatre 
esclaves  s'élancèrent  sur  le  jeune  homme,  le  saisirent  et 
l'emportèrent,  comme  une  nourrice  un  petit  enfant  dans 
le  pan  de  sa  robe. 

Maintenant,  quelle  était  la  vraie  pensée  de  Nyssia? 
Avait-elle,  en  effet,  remarqué  Gygès  dans  sa  rencontre 
avec  lui  auprès  de  Bactres,  et  gardé  du  jeune  capitaine/ 
quelque  souvenir  dans  un  de  ces  recoins  secrets  de  l'âmej 
où  les  plus  honnêtes  femmes  ont  toujours  quelque  chose! 
d'enfoui?  Le  désir  de  venger  sa  pudeur  était-il  aiguillonné 
par  quelque  autre  désir  inavoué,  et,  si  Gygès  n'avait  pas 
été  le  plus  beau  jeune  homme  de  l'Asie,  aurait-elle  mis 
la  même  ardeur  à  punir  Candaule  d'avoir  outragé  la  sain- 
teté du  mariage  ?  C'est  une  question  délicate  à  résoudre. 


LE    ROI    CAIN'nAri.F,.  4!  S 

surtout  à  près  de  trois  mille  ans  de  diatauce,  et,  quoiciue 
^nous  ayons  eonsulté  Hérodote,  Ephestion,  Platon,  Dosi- 
.ithée,  Archiloque  de  Paros,  Hésychius  de  Milet,  Ptolé- 
mée,  Euphorion  et  tous  ceux  qui  ont  parlé  longuement 
ou  en  peu  de  mots  de  Nyssia,  de  Candaule  et  de  Gygès, 
nous  n'avons  pu  arriver  à  un  résultat  certain.  Retrouver 
à  travers  tant  de  siècles,  sous  les  ruines  de  tant  d'empires 
écroulés,  sous  la  "cendre  des  peuples  disparus,  une  nuance 
si  fugitive,  est  un  travail  fort  difficile  pour  ne  pas  dire  ira- 
possible. 

Toujours  est-il  que  la  résolution  de  Nyssia  était  impla- 
cablement prise  ;  ce  meurtre  lui  semblait  l'accomplisse- 
ment d'un  devoir  sacré.  Chez  les  nations  barbares,  tout 
homme  qui  a  surpris  une  femme  nue  est  mis  à  mort.  La 
reine  se  croyait  dans  son  droit;  seulement,  comme  l'in- 
jure avait  été  secrète,  elle  se  faisait  justice  comme  elle  le 
pouvait.  Le  complice  passif  devenait  le  bourreau  de  l'au- 
tre, et  la  punition  jaillissait  du  crime  même.  La  main 
châtiait  la  tète. 

Les  monstres  au  teint  d'olive  enfermèrent  Gygès  daiis 
un  recoin  obscur  du  palais  d'où  il  était  impossible  qu'il 
s'échappât,  et  d'où  ses  cris  n'auraient  pu  être  entendus. 

Il  passa  là  le  reste  de  la  journée  dans  une  anxiété 
cruelle,  accusant  les  heures  d'être  boiteuses  et  de  marcher 
trop  vite.  Le  crime  qu'il  allait  commettre,  bien  qu'il  n'en 
fût  en  quelque  sorte  que  l'instrument,  et  qu'il  cédât  à  un 
ascendant  irrésistible,  se  présentait  à  son  esprit  sous  les 
couleurs  les  plus  sombres.  Si  le  coup  allait  manquer  par 
une  de  ces  circonstances  que  nul  ne  peut  prévoir,  si  le 
peuple  de  Sardes  se  révoltait  et  voulait  venger  la  mort  de 
son  roi?  Telles  étaient  les  réflexions  pleines  de  sens, 
quoique  inutiles,  que  faisait  Gygès  en  attendant  qu'on 
vînt  le  tirer  de  sa  prison  pour  le  conduire  à  la  place  d'où 
il  ne  devait  sortir  que  pour  frapper  son  maître. 

Enfin  la  nuit  déploya  dans  le  ciel  sa  robe  étoilée,  et 
l'ombre  enveloppa  la  ville  et  le  palais.  Un  pas  léger  se  fit 


as  NOUVELLES. 

entendre,  une  femme  voilée  entra  dans  la  chambre  ,  prit 
Gygès  par  la  main  et  le  conduisit  à  travers  les  corridors 
obscurs  et  les  détours  multipliés  de  l'édifice  royal  avec 
autant  de  sîireté  que  si  elle  eût  été  précédée  d'un  esclave 
portant  une  lampe  ou  des  torches. 

La  main  qui  tenait  celle  de  Gygès  était  froide,  douce  et 
petite;  cependant  ces  doigts  déliés  la  serraient  à  la  meur- 
trir comme  eussent  pu  le  fiure  les  doigts  d'une  statue 
d'airain  animée  par  un  prodige  ;  la  roideur  d'une  volonté 
inflexible  se  traduisait  dans  cette  pression  toujours  égale, 
semblable  à  une  tenaille,  que  nulle  hésitation  partie  de  la 
tête  ou  du  cœur  ne  venait  faire  varier.  Gygès  vaincu,  sub- 
j  ligué,  anéanti,  cédait  à  cette  traction  impérieuse,  comme 
s'il  eùl  été  entrauié  par  le  bras  puissant  de  la  fatalité. 

Hélas  !  ce  n'était  pas  ainsi  qu'il  aurait  voulu  toucher  la 
première  fois  cette  belle  main  royale  qui  lui  tendait  le 
poignard  et  le  guidait  au  meurtre ,  car  c'était  Nyssia  elle- 
même  qui  était  venue  chercher  Gygès  pour  le  placer 
dans  le  lieu  de  l'embuscade. 

Pas  une  parole  ne  fut  échangée  entre  le  couple  sinistre 
dans  le  trajet  de  la  prison  à  la  chambre  nuptiale. 

La  reine  dénoua  les  courroies,  souleva  la  barre  de  la 
porte,  et  plaça  Gygès  derrière  le  battant,  comme  Can- 
daule  l'avait  fait  la  veille.  Cette  répétition  des  mêmes 
actes,  dans  une  intention  si  dift't'Tcnte,  prenait  un  carac- 
tère lugubre  et  fatal.  La  vengeance,  cette  fois,  posait  son 
pied  sur  c-liaque  trace  de  l'insulte;  le  châtiment  et  le 
crime  passaient  par  le  même  chemin.  Hier  c'était  le  tour 
de  Candaule,  aujourd'hui  c'était  celui  de  Nyssia,  et  Gygès, 
complice  de  l'injure,  l'était  aussi  de  la  peine.  Il  avait  servi 
au  roi  pour  déshonorer  la  reine,  il  servait  à  la  reine  pour 
tuer  le  roi,  également  exposé  par  les  vices  de  l'un  et  par 
les  vertus  de  l'autre. 

La  (illc  de  Mégabaze  paraissait  éprouver  une  joie  sau- 
vage, un  plaisir  féroce  k  n'employer  que  les  moyens  choisis 
par  le  roi  lydien,  et  à  faire  tourner  au  profit  du  meurtre 


LE    llOI    CANDAL'LE.  4lt 

les    précautions  prises  pour  la    fontaisie    voluptueuse. 

—  Tu  vas  me  voir  encore  ce  soir  ôter  ces  vêtements  qui 
déplaisent  si  fort  à  Candaule.  Ce  spectacle  doit  te  lasser, 
r'it  la  reine  avec  un  accent  d'ironie  amère,  gur  le  seuil  de 
Il  chambre;  tu  finiras  par  me  trouver  laide.  Et  un  rire 
sardonique  emprunté  crispa  ini  instant  sa  bouche  pâle  ; 
puiS;,  reprenant  sa  figure  impassible  et  sévère: — Ne  t'ima- 
gine pas  t'esquiver  cette  fois  comme  Fautre;  tu  sais 
que  j'ai  la  vue  perçante.  Au  moindre  mouvement  de  ta 
part,  j'éveille  Candaule,  et  tu  comprends  qu'il  ne  te  serait 
pas  facile  d'expliquer  ce  que  tu  fais  dans  l'appartement 
du  roi,  derrière  une  porte,  un  poignard  à  la  main.  — 
D'ailleurs ,  mes  esclaves  bactriens,  les  muets  cuivrés  qui 
t'ont  enfermé  tantôt,  —  gardent  les  issues  du  palais,  avec 
ordre  de  te  massacrer  si  tu  sors.  Ainsi,  que  de  vains  scru- 
pules de  fidélité  ne  t'arrêtent  pas.  Pense  que  je  te  ferai  roi 
de  Sardes  et  que...  je  t'aimerai  si  tu  me  venges.  Le  sang 
de  Candaule  sera  ta  pourpre  et  sa  mort  te  fera  une  place 
dans  ce  lit. 

Les  esclaves  vinrent,  selon  leur  habitude,  changer  la 
braise  des  trépieds,  renouveler  l'huile  des  lampes,  étendre 
sur  la  couche  royale  des  tapis  et  des  peaux  de  bêtes,  et 
Nyssia  se  hâta  d'entrer  dans  la  chambre  dès  qu'elle  en- 
tendit leurs  pas  résonner  au  loin. 

Au  bout  de  quelque  temps,  Candaule  arriva  tout 
joyeux  ;  il  avait  acheté  le  lit  d'ikmalius,  et  se  proposait 
de  le  substituer  au  lit  dans  le  goi!it  oriental  qui,  disait-il, 
ne  lui  avait  jamais  beaucoup  plu.  —  Il  parut  satisfait  de 
trouver  Nyssia  déjà  rendue  dans  la  chambre  conjugale. 

—  Le  métier  à  broder,  les  fuseaux  et  les  aiguilles  n'ont 
donc  pas  pour  toi  les  mêmes  charmes  aujourd'hui  qu'au- 
trefois? —  Eu  effet,  c'est  un  travail  monotone  de  faire 
passer  perpétuellement  un  fil  entre  d'autres  fils,  et  je  m'é- 
tonne du  f)laisir  que  tu  semblesy  prendre  ordinairement. 
A  dire  vrai,  j'avais  peur  qu'un  beau  jour,  en  te  voyant 
si  habile,  i*allas-Athéné  ne  te  cassât  de  dépit  sa  na- 


418  NOUVELLES. 

vette  sur  la  tête,  comme  elle  l'a  fait  à  la  pauvre  Arachné. 

—  Seigneur,  je  me  suis  sentie  un  peu  lasse  ce  soir,  et 
je  suis  descendue  des  appartements  supérieurs  plus  tôt  que 
de  coutume.  Vous  plairait-il,  avant  de  dormir,  de  boire  une 
coupe  de  vin  noir  do  Samos,  mêlé  de  miel  de  IHymette? 
Et  elle  versa  d'une  urne  d'or  dans  une  coupe  de  même 
métal  le  breuvage  aux  sombres  couleurs  dans  lequel  elle 
avait  exprimé  les  sucs  assoupissants  du  népenthès. 

Candaule  prit  la  coupe  par  ses  deux  anses  et  but  le 
vin  jusqu'à  la  dernière  goutte  ;  mais  le  jeune  lléra- 
clide  avait  la  tête  forte,  et,  le  coude  noyé  dans  les  cous- 
sins de  sa  couche,  il  regardait  Nyssia  se  déshabiller,  sans 
que  la  poussière  du  sommeil  ensablât  encore  ses  yeux. 

De  même  que  la  veille,  Nys.^ia  dénoua  ses  cheveux  et 
laissa  s'étaler  sur  ses  épaules  leurs  opulentes  nappes 
blondes.  Gygès,  dans  sa  cachette,  crut  les  voir  se  colorer 
de  teintes  fauves,  s'illuminer  de  reflets  de  flanmie  et  de 
sang,  et  leurs  boucles  s'allonger  avec  des  ondulations  vi- 
pérines comme  la  chevelure  des  Gorgones  et  des  Méduses. 

Cette  action  si  simple  et  si  gracieuse  prenait  des  choses 
terribles  qui  allaient  se  passer  un  caractère  effrayant  et 
fatal  qui  faisait  frissonner  de  terreur  l'assassin  caché. 

Nyssia  défit  ensuite  ses  bracelets,  mais  ses  mains  roidies 
par  des  contractions  nerveuses  servaient  mal  son  impa- 
tience. Elle  rompit  le  fil  d'un  bracelet  de  grains  d'ambre 
incrustés  d'or,  qui  roulèrent  avec  bruit  sur  le  plancher,  et 
firent  rouvrir  à  Candaule  des  paupières  qui  commençaient 
à  se  fermer. 

Chacun  de  ces  grains  pénétrait  dans  l'âme  de  Gygès 
comme  une  goutte  de  plomb  fondu  tombant  dans  l'eau. 

Ses  cothurnes  délacés,  la  reine  jeta  sa  première  tunique 
sur  le  dos  du  fauteuil  d'ivoire.  —  Cette  draperie,  ainsi 
posée,  produisit  sur  Gygès  l'effet  d'un  de  ces  linges  aux 
plis  sinistres,  dont  on  »!nveloppe  les  morts  pour  les  porter 
au  bûcher.  —  Tout  dans  cette  chambre,  qu'il  trouvait  la 
veille  si  riante  et  si  splendide,  lui  semblait  livide,  obscur 


LE    1101    CANUAULE.  419 

et  nionaçant.  Les  statues  de  basalte  remuaient  les  yeux  et 
ricanaient  hideusement.  La  lampe  grésillait,  et  sa  lueur 
s'échevelait  en  rayons  rouges  et  sanglants  comme  les  crins 
d'une  comète  ;  dans  les  coins  mal  éclairés  s'ébauchaient 
vaguement  des  formes  monstrueuses  de  larves  et  do  lé- 
mures. Les  manteaux  suspendus  aux  chevilles  s'animaient 
sur  la  muraille  d'une  vie  factice,  prenaient  des  apparences 
humaines,  et  quand  Nyssia,  quittant  son  dernier  voile, 
s'avança  vers  le  lit  blanche  et  nue  comme  une  ombre,  il 
crut  que  la  Mort  avait  rompu  les  liens  de  diamant  dont 
Héraclès  l'avait  autrefois  enchaînée  aux  portes  de  l'enfer 
lorsqu'il  délivra  Alceste,  et  venait  en  personne  s'emparer 
de  Candaule. 

Le  roi,  vaincu  par  la  force  des  sucs  du  népenthès,  s'é- 
tait endormi.  Nyssia  fit  signe  à  Gygès  de  sortir  de  sa  re- 
traite, et,  posant  son  doigt  sur  la  poitrine  de  la  victime, 
elle  lança  à  son  complice  un  regard  si  humide,  si  lustré, 
si  chargé  de  langueurs,  si  plein  d'enivrantes  promesses, 
que  Gygès,  éperdu,  fasciné,  s'élança  de  sa  cachette,  comme 
le  tigre  du  haut  du  rocher  où  il  s'est  blotti,  traversa  la 
chambre  d'un  bond,  et  plongea  jusqu'au  manche  le  poi- 
gnard bactrien  dans  le  cœur  du  descendant  d'Hercule.  La 
pudeur  de  Nyssia  était  vengée,  et  le  rêve  de  Gygès  accompli. 

Ainsi  finit  la  dynastie  des  Héraclides  après  avoir  duré 
cinq  cent  cinq  ans,  et  commença  celle  des  Mermnades 
dans  la  personne  de  Gygès,  fils  de  Dascylus.  —  Les  Sar- 
diens,  indignés  de  la  mort  de  Candaule,  firent  mine  de 
se  soulever;  mais  l'oracle  de  Delphes  s'étant  déclaré 
pour  Gygès,  qui  lui  avait  envoyé  un  grand  nombre  de 
vases  d'argent  et  six  cratères  d'or  du  poids  de  trente  ta- 
lents, le  nouveau  roi  se  maintint  sur  le  trône  de  Lydie, 
qu'il  occupa  pendant  de  longues  années,  vécut  heureux 
et  ne  fit  voir  sa  femme  à  personne,  sachant  trop  ce  qu'il 
en  coûtait. 

FIN. 


TABLE 


fortunio 5 

La  Toison  d'or , 159 

Omphale 211 

Le  petit  chien  de  la  marquise 223 

Chapitre  I«^  Le  le  lendemain  du  souper 223 

Chapitre  IL  Le  bichon  Fanfreluche 224 

Chapitre  IIL  Un  pastel  de  Latour 227 

Chapitre  IV.  Pompadour 228 

Chapitre  V.  Pocbparler 231 

Chapitre  VL  La  ruelle  d'Éliante 232 

Chapitre  VII 237 

Chapitre  VllL  Perplexité 239 

Chapitre  IX.  Le  faux  Fanfreluche.    . 244 

Le  Nid  de  rossignols 253 

La  Morte  amoureuse 261 

La  Chaîne  d'or,  ou  l'Amant  partagé 297 

Une  Nuit  de  Cléopatre 321 

Le  koi  Candaule 3G1 


fin  dl'  la  table 


Pari'*  —  [ihiiritiierie   VIÉVILLF.  i-t  CAI'IU.MONT,  rue  des  Poitevina  û. 


PQ     Gautier,  Théophile 

2258      Nouvelles 

N6 

1871 


PLEASE  DO  NOT  REMOVE 
CARDS  OR  SLIPS  FROM  THIS  POCKET 

UNIVERSITY  OF  TORONTO  LIBRARY 


';m^^^^^^^"''i 


:.//;i 


^S^  ;■■ 


ww 


-•^  1