Skip to main content

Full text of "Nouvelles études de littérature et d'art"

See other formats


'"m 


es 


f 


NOUVELLES  ÉTUDES 

DE  LITTÉRATURE  ET  D'ART 


OUVRAGES  DU  MÊ.ME  AUTEUR 
PUBLIÉS  PAR  LA  LIBRAIRIE  HACHETTE  ET  C' 


Marivaux,  sa  vie  et  ses  œuvres,   d'après  de  nouveaux 
documents  ;  nouvelle  édition.  1  vol.  in-16. 

Ouvrage  couronné  par  l'Académie  française. 

La  comédie  de  Molière,  l'auteur  et  le  milieu;  4"  édition. 
1  vol.  in-16. 

Études  d'histoire  et  de  critique  dramatiques.  1  vol.  in-16. 

Études  de  littérature  et  d'art.  1  vol.  in-16. 


Prix  de  chaque  volume,  broché  :    3  fr.  50 


Goulommiers.  —  Imp.  Pall  BRODARD. 


NOUVELLES   ÉTUDES 


DE 


LITTÉRATUUE  ET  D'ART 


GUSTAVE    LARROUMET 

Membre  de  l'Inslilul 


l'art    avant    I.OUIS    XIV    LA    VIEILLE    SORBONNE 

RACINE     LAMARTINE     J.-J.      WEtSS     H.      TAINE 

M.    EMILE   ZOLA   —    M.    JULES    LEMAÎTRE 

A    PROPOS     DES     SALONS     —     NAPOLÉON    I*^'    ET    l'opINION 

MEISSONIER    —    M.    E.    FRÉMIET 

EN     DANEMARK    —     IBSEN     ET     l'iBSÉNISME 

M.    C.    LOMBROSO    —    M.    MAX    NORDAU 


PARIS 

LIBRAIRIE  HACHETTE  ET  G 

79,    BOULEVARD    SAINT-GERMAIN,    79 
1894 

Droila  de  trailuctiun   el  tle  reproJucliun  réservét. 


NOUVELLES  ETUDES 


DE 


LITTÉRATURE  ET  D'ART 


L'ART  FRANÇAIS  AVANT  LOUIS  XIV  ' 


Entre  les  divers  objets  d'étude  qui  nourrissent  sa 
production  littéraire,  l'Université  a  longtemps  négligé 
Tart  moderne.  Elle  s'occupait  volontiers  d'art  grec  ou 
romain;  mais  il  lui  semblait  que,  pour  être  à  la  hau- 
teur de  son  propre  sérieux,  l'art  dût  avoir  le  prestige 
vénérable  des  siècles.  Elle  ne  s'aventurait  que  par 
exception  dans  les  musées  de  date  récente.  Cet  état 
de  choses  semble  devoir  changer  bientôt,  pour  le 
plus  grand  profit  de  l'Université  et  de  l'art.  Les  rédac- 
teurs de  programmes  classiques  ont  fini  par  recon- 
naître que  la  représentation  plastique  de  la  nature  et 

1.  L'Art  français  au  temps  de  Richelieu  et  de  Mazarin,  par 
Henry  Lemomeh,  professeur  d'histoire  à  l'École  des  beaux-arts, 
1893. 

4 


2        NOUVELLES  ÉTUDES   DE   LITTÉRATURE  ET  D'aRT. 

de  la  vie  était  une  part  de  Thistoire  et  que  Tétude  de 
toute  civilisation,  comme  toute  culture  intellectuelle, 
offrirait  une  regrettable  lacune  si  elle  ne  faisait  une 
place  à  la  manière  dont  chaque  temps  et  chaque  pays 
ont  réalisé  la  beauté.  Depuis  trois  ans,  ils  ont  pres- 
crit dans  nos  lycées  l'histoire  de  l'art  à  côté  de  l'his- 
toire politique  et  sociale.  Désormais,  dans  notre 
pays,  un  homme  ayant  fait  ses  classes  n'aura  plus 
le  droit  d'ignorer  Jean  Goujon  et  Clouet,  Puget  et 
Lebrun,  Houdon,  Ingres  et  les  deux  David. 

Lentement  imposée  par  un  sentiment  plus  général 
et  plus  vif  de  l'histoire  et  de  l'art,  cette  nouvelle 
étude  doit  beaucoup  à  l'initiative  de  quelques  hommes 
qui  ont  pris  en  main  sa  cause.  Je  ne  crois  pas  que 
personne  ait  plus  fait  pour  elle  que  M.  Henry  Lemon- 
nier.  Professeur  dans  les  lycées  de  Paris,  à  l'École 
des  beaux-arts  et  à  la  Sorbonne,  historien  de  profes- 
sion et  artiste  par  goût,  il  avait  vu  mieux  que  per- 
sonne quel  secours  mutuel  peuvent  se  prêter  l'histoire 
générale  et  l'histoire  de  l'art.  Il  paraîtrait  que,  non 
seulement  il  est  pour  sa  grande  part  dans  le  mouve- 
ment qui  vient  d'aboutir  à  l'introduction  officielle  de 
l'histoire  de  l'art  dans  les  programmes  d'enseigne- 
ment, mais  encore  qu'il  a  tenu  la  plume  pour  leur 
rédaction.  Si  cela  est,  je  l'en  félicite  :  la  partie  de 
ces  programmes  qui  intéresse  l'art  est  un  modèle  de 
méthode  et  de  mesure.  C'est  affaire  maintenant  à  nos 
professeurs  de  tirer  de  ces  programmes  toute  l'utilité 
qu'ils  contiennent.  S'ils  s'y  prennent  bien,  l'intérêt 
de  leurs  élèves  les  suivra  volontiers.  Je  sais  par 
expérience  quelle  promptitude  et  quel  attrait  d'atten- 
tion, à  une  époque  où  l'enseignement  des  lycées  sem- 


l'art   français   avant  louis   XIV.  3 

blait  ignorer  Fart,  un  professeur  pouvait  exciter  dans 
sa  classe,  lorsque,  par  goût  personnel,  il  s  avisait  d'en 
parler;  surtout  si,  profitant  d\ine  tolérance  admi- 
nistrative, il  prenait  sur  ses  loisirs  pour  conduire 
ses  élèves  au  Louvre  et  au  Luxembourg,  rem- 
plaçant ainsi  par  une  promenade  à  travers  les  chefs- 
d'œuvre  le  morne  «  spaciement  »  de  prisonniers  ou 
de  moines  qui  leur  était  imposé  le  jeudi  et  le  diman- 
che, avec  les  Champs-Elysées  ou  les  Tuileries  comme 
cloître  ou  préau. 

C'est  l'honneur  de  notre  corps  enseignant  de  tra- 
vailler en  dehors  des  classes  à  la  littérature  générale. 
Une  bonne  part  de  la  haute  critique  ne  vit  plus  guère 
que  par  lui.  Il  devra  désormais  faire  une  place  dans 
ses  travaux  à  la  critique  d'art.  Celle-ci  peut  y  gagner 
autant  que  lui-même.  Il  faut  bien  reconnaître  que, 
sauf  exception,  elle  n'a  encore  ni  trouvé  nettement 
sa  voie  ni  constitué  son  public.  Entre  la  chronique 
au  jour  le  jour  et  l'érudition  pure,  entre  l'oisif  qui 
ne  lit  que  son  journal  et  l'amateur  qui  demande 
surtout  des  catalogues,  des  dictionnaires  et  des 
monographies,  y  a-t-il  une  littérature  qui  s'inquiète 
régulièrement  d'autre  chose  que  des  Salons  annuels? 
y  a-t-il  un  public  constitué  qui  achète  des  livres  «  à 
images  »,  en  dehors  du  moment  des  étrennes?  11 
semble  qu'à  cette  heure  les  écrivains  d'art  n'aient  le 
choix  qu'entre  deux  méthodes.  Ou  bien  ils  donnent 
dans  «  l'écriture  artiste  »,  une  des  formes  les  plus 
agaçantes  et  les  plus  fausses  de  la  rhétorique,  cher- 
chant la  phrase  chantante  et  l'épithète  pittoresque, 
rivalisant  de  couleur  avec  le  peintre  et  de  forme 
avec  le  sculpteur:  ou  bien,  ils  font  de  l'art  comme  ils 


4        NOUVELLES   ÉTUDES    DE    LITTERATURE    ET    D ART. 

feraient  de  la  grammaire  ou  de  la  botanique,  purs 
érudits,  plus  préoccupés  d'une  date,  d'un  nom  ou 
d'une  citation  que  d'une  belle  œuvre,  et,  dans  l'objet 
de  leurs  études,  n'aimant  que  ces  études  mêmes. 

Entre  ces  deux  façons  d'écrire  sur  l'art,  il  reste- 
rait place  pour  une  autre.  Celle-ci  s'inquiéterait  sur- 
tout d'établir  le  rapport  étroit  qui  existe  entre  la 
production  artistique  et  la  marche  générale  de  la 
civilisation;  de  montrer  comment,  entre  le  génie  ou 
le  talent  individuels  qui  sont  la  condition  première 
de  l'œuvre  d'art,  et  le  milieu,  c'est-à-dire  les  mœurs, 
les  idées  et  les  faits  de  l'histoire,  il  y  a  une  relation 
étroite;  de  prouver  que,  malgré  la  théorie  inhumaine 
et  absurde  de  l'art  pour  Tart,  l'art  n'existe  que  par  et 
pour  l'homme;  de  déterminer  le  rôle  inégal  que 
jouent  dans  la  production  de  l'œuvre  la  puissance 
intellectuelle  et  le  sentiment  de  la  forme,  l'idée  et  la 
technique;  surtout  elle  prouverait  que,  parce  que 
l'on  parle  ligne  et  forme,  on  n'est  pas  obUgé  de  faire 
des  phrases  et  que,  dans  ce  genre  de  littérature 
comme  dans  les  autres,  il  n'y  a  de  règle  capitale  que 
la  sincérité  du  sentiment  et  la  justesse  de  l'expres- 
sion. La  critique  littéraire,  l'histoire,  l'archéolo- 
gie, etc.,  ont  depuis  longtemps  la  pleine  notion  de 
leur  objet  et  de  leur  méthode.  Il  serait  temps  que  la 
critique  d'art  précisât  à  son  tour  la  sienne. 

La  littérature  universitaire,  avec  ses  qualités  habi- 
tuelles de  conscience  et  de  sérieux,  peut  l'aider  gran- 
dement à  l'atteindre.  On  l'accuse,  à  tort,  d'être 
uniforme  et  terne  ;  on  est,  du  moins ,  obligé  de 
reconnaître  qu'en  critique  et  en  histoire  eUe  a  sou- 
vent préparé  le  fond  solide  sur  lequel  des  virtuoses 


L'ART   FRANÇAIS   AVANT   LOUIS   XIV.  i) 

de  la  phrase  ont  brodé  sans  trop  de  risques.  Le  bril- 
lant Paul  de  Saint-Victor  est  redevable  au  modeste 
Patin,  et  l'on  peut  écrire  d'excellents  livres  sans 
écrire  comme  Saint-Victor.  Il  y  cinq  ans,  un  pro- 
fesseur, M.  Rocheblave,  consacrait  un  travail  so- 
lide, quoique  çà  et  là  paradoxal  et  tranchant,  au 
comte  de  Caylus,  un  des  grands  amateurs  d'art  du 
wiir  siècle  ^  Plusieurs  de  ses  collègues,  MM.  Gau- 
thiez,  Lhomme,  Normand,  Gazier,  etc.,  ont  suivi  cet 
exemple  et  écrivent  avec  profit  sur  les  artistes  fran- 
çais des  deux  derniers  siècles  ^  Voici  que  M .  Henry 
Lemonnier  publie  un  livre  d'ensemble  sur  une  vaste 
période  de  l'art  français,  peu  et  mal  connue,  celle 
qui  s'étend  de  la  mort  de  Henri  IV  au  gouvernement 
personnel  de  Louis  XIV. 


Il  est,  ce  livre,  d'une  rare  plénitude,  riche  de  faits 
et  d'idées  neufs,  écrit  avec  une  méthode  à  la  fois 
professionnelle  et  personnelle,  dans  un  style  sobre 
et  nerveux.  En  raison  de  sa  plénitude  même,  il  y 
a  lieu  de  distinguer  entre  ses  éléments  et  d'en  dis- 
cuter quelques-uns,  car  s'ils  sont  tous  de  grand  inté- 
rêt, peut-être  ne  sont-ils  pas  d'une  égale  justesse. 

M.  Lemonnier  estime  que  l'attention  de  la  posté- 
rité, en  art,  comme  en  littérature   et  en  poUtique, 

1.  Essai  sur  le  comte  de  Caylus,  pav  Samuel  Rocheblave,  1889. 

2.  Prud'hon,  par  M.  Pierre  Gauthier;  Raff'et  et  Ctiarlet,  par 
M.  Fr.  Lhomme;  J.-B.  Greuze,  par  M.  Ch.  Normand;  Philippe  el 
Jean-Baplisle  de  Champaigne,  par  M.  A.  Gazier;  les  Cochin,  par 
M.  S.  Rocheblave,  dans  les  Artistes  célèbres,  collcotion  publiée 
par  la  librairie  de  l'Art,  1886-1893. 


6        NOUVELLES    ÉTUDES   DE    LITTÉRATURE    ET   D'ART. 

sacrifie  la  première  moitié  du  xvii'^  siècle  à  la 
seconde.  Il  lui  semble  que  le  soleil  de  Louis  XIV,  en 
concentrant  la  lumière  sur  le  règne  personnel  du 
grand  roi,  a  rejeté  dans  Tombre  tout  ce  qui  Ta  pré- 
cédé ou  même  a  détourné  au  profit  de  son  propre 
éclat  bien  des  rayons  qui  ne  lui  appartenaient  pas. 
Le  premier  auteur  de  cette  injustice  serait  Voltaire. 
Longtemps  l'histoire  s'est  reposée  sur  la  définition 
par  laquelle  l'auteur  du  Siècle  de  Louis  XIV  mettait 
une  période  de  cent  ans  à  l'actif  d'un  seul  homme, 
qui  n  a  vécu  que  soixante-dix-sept  ans  et  n'en  a 
régné  que  soixante-douze  de  nom,  cinquante-quatre 
de  fait.  En  politique  on  ferait  honneur  à  Louis  XIV 
d'un  système  de  gouvernement  non  seulement  conçu, 
mais  appliqué  avant  lui,  et,  en  littérature,  d'écri- 
vains comme  Descartes,  Corneille  et  Pascal,  morts 
ou  épuisés  avant  son  gouvernement  personnel. 
M.  Lemonnier  déclare  donc  que  le  «  nom  de 
Siècle  de  Louis  XIV  a  fini  par  fausser  l'histoire  du 
xvii'^  siècle  ».  Comme  pour  la  littérature,  on  donne 
à  Louis  XIV  des  artistes  «  qu'il  n'a  jamais  connus 
en  réalité,  ainsi  Poussin  et  Lesueur  »,  et,  après 
revue  de  quelques  noms  illustres  comme  ces  deux- 
là,  on  néglige  tout  ce  qui  les  entoure  et  les  explique, 
tout  ce  qui  les  prépare  et  les  accompagne,  pour  se 
borner  à  l'entourage  immédiat  de  Louis  XIV.  Le 
résultat  de  cette  double  erreur  serait  de  dénaturer 
l'histoire  de  l'art  et  d'en  rendre  l'intelligence  impos- 
sible, de  nuire  également  à  la  notion  générale  du 
siècle  et  à  la  notion  individuelle  de  ses  grands 
hommes.  M.  Lemonnier  veut  réagir  contre  cette 
façon  de  voir.  Il  n'admet  pas  que  Louis  XIV  puisse 


l'art   français   avant   louis    XIV.  7 

retenir  dans  le  fastueux  cortège  au  milieu  duquel 
il  se  présente  devant  la  postérité,  des  artistes  qui 
n'y  ont  jamais  figuré  et  que  la  justice  historique 
continue  à  négliger  des  noms  dignes  de  mémoire. 
Il  s'est  donc  proposé  de  retracer  l'histoire  de  l'art 
français  entre  IGIO  et  1660,  de  préciser  ses  origines 
et  ses  tendances,  de  mettre  en  lumière  l'image  qu'il 
donne  du  génie  national,  d'établir  ses  rapports  avec 
les  mœurs,  les  idées  et  les  faits. 

La  manière  dont  M.  Lemonnier  définit  son  sujet  est 
un  modèle  de  méthode,  la  manière  dont  il  l'expose 
un  modèle  de  précision.  Je  ne  dirai  pas  qu'il  entre  en 
matière  par  des  «  généralités  »  sur  l'art  et  l'histoire  : 
on  risquerait  de  se  méprendre  sur  le  sens  de  ce  mot, 
qui  désigne  d'habitude  des  lieux  communs  déjà 
démontrés.  Son  premier  chapitre  est  vraiment  une 
déclaration  de  principes  justes  et  neufs,  dont  il  fixe 
quelques-uns  pour  la  première  fois  et  dont  il  adapte 
les  autres  à  l'usage  particulier  qu'il  en  veut  faire.  Il 
montre  avec  une  clarté  parfaite  comment,  depuis  le 
xvi^  siècle,  «  la  doctrine  artistique  s'isole  et  remonte 
à  l'antiquité,  soit  directement,  soit  par  l'intermédiaire 
de  la  Renaissance  italienne,  et  y  puise  son  esthé- 
tique, sa  technique  même  »;  comment,  par  là,  «  l'art 
moderne  s'est  développé  dans  des  conditions  qui  ne 
s'étaient  jamais  présentées  avant  le  xvi'^  siècle  »; 
comment  «  la  plupart  des  sujets  qu'il  traitait  et 
l'esprit  qu'il  y  introduisait,  ne  pouvaient  être  com- 
pris et  appréciés  que  par  les  initiés  de  la  culture 
classique  ».  De  ces  idées  premières  découle  naturel- 
lement la  méthode  que  va  suivre  l'enquête  instituée. 
Quelle  est,  dans  l'art  du  xvii''  siècle,  entre  1610  et 


8        NOUVELLES   ETUDES   DE    LITTERATURE    ET   D  ART. 

1660,  la  part  de  l'influence  antique,  de  la  Renaissance 
française,  de  Timitation  italienne,  du  tempérament 
national,  de  l'originalité  propre  à  chaque  artiste? 
Quelle  est  celle  de  nos  voisins  autres  que  les  Italiens, 
comme  les  Flamands  et  les  Espagnols?  Quelle  est 
celle  des  croyances  religieuses,  des  idées  littéraires, 
des  mœurs  sociales  ou  artistiques? 

Ces  diverses  questions,  M.  Lemonnier  les  traite 
toutes  avec  le  même  soin.  Il  examine  successivement 
ce  qu'a  été  la  connaissance  de  l'antiquité,  ce  que  nos 
artistes  allaient  chercher  en  Italie  et  en  rappor- 
taient; il  expose  les  rapports  des  maîtres^  et  des  bre- 
vetés —  c'est-à-dire  des  artistes  soumis  au  régime 
des  corporations  ou  émancipés  de  la  maîtrise  par  la 
protection  royale,  —  la  fondation  de  l'Académie  de 
peinture  et  de  sculpture  *,  l'influence  qu'elle  eut  sur 
la  condition  des  artistes,  les  doctrines  adoptées  et 
les  genres  traités  par  eux.  S'il  établit  ici  des  divi- 
sions un  peu  étroites  et  arbitraires,  notamment  pour 
la  peinture,  il  définit  avec  justesse  les  caractères 
généraux  de  ces  doctrines  et  de  ces  genres,  il  trace 
une  esquisse  nette  et  ferme  du  tempérament  français 
en  matière  d'art,  des  portraits  attachants  et  neufs 
de  chacun  des  grands  artistes  rencontrés  chemin  fai- 
sant —  architectes  comme  Salomon  de  Brosse,  Le 
Mercier,  Louis  Levau,  Lepautre;  peintres  comme 
Sébastien  Bourdon,  Lebrun,  Poussin,  les  frères  Lor- 


1.  Ces  questions  très  complexes  sont  traitées  avec  détail  dans 
les  ouvrages  de  L.  Vitet,  l'Académie  royale  de  peinture  el  de 
sculpture,  1861,  et  de  M.  le  comte  H.  Delaborde,  l'Académie  des 
Beaux-Arts,  1891.  Voir  aussi  mes  Études  de  littérature  et  d'art, 
1893,  p.  249  et  suiv. 


L  ART    FUANfjAIS   AVANT    LOUIS   XIV.  9 

rain,  Philippe  de  Champaigne,  Lesiieur;  sculpteurs 
comme  Sarrazin,  les  Anguier,  Simon  Guillain,  Dupré; 
—  au-dessous  d'eux,  il  retrouve  beaucoup  de  noms 
dignes  d'être  retenus  et  signale  beaucoup  d'oeuvres 
intéressantes.  Ces  portraits,  surtout,  d'une  précision 
iine  et  un  peu  sèche,  comme  des  Clouet,  sont  peut- 
être  la  partie  la  plus  intéressante  et  la  plus  méri- 
toire du  livre. 


Dans  tout  cela,  il  n'y  a  qu'à  suivre  M.  Lemonnier 
et  on  peut  le  faire  en  toute  confiance.  Où  son  lecteur 
reprend  sa  liberté  et  peut  résister,  c'est  devant 
quelques-unes  des  idées  générales  de  l'auteur.  M.  Le- 
monnier estime,  d'abord,  que  «  la  Renaissance  et 
l'antiquité  ont  lourdement  pesé  sur  notre  art  »,  en  le 
séparant  de  la  vie  réelle  et  de  la  nature  pour  l'appli- 
quer à  un  idéal  conventionnel,  en  paralysant  l'expan- 
sion du  tempérament  national  et  des  originalités 
individuelles,  et  qu'  «  elles  Font  rendu  incapable 
d'être  populaire,  de  parler  à  Tâme  et  à  l'intelligence 
des  foules  ».  Il  voit  là  «  un  véritable  malheur  ». 

Cette  thèse  n'est  pas  tout  à  fait  neuve;  elle  a  déjà 
été  produite  à  propos  de  la  littérature  et  de  Tart  du 
moyen  âge  ^  D'après  elle,  la  Renaissance  ne  serait 
pas  ce  que  son  nom  indique,  une  vie  nouvelle  succé- 


1.  C'est  la  théorie  de  l'école  médiéviste  ;  voir  mes  Études  de  cri- 
tique et  d'histoire  dramatiques,  1892,  p.  53  et  suiv.  Au  point  de 
vue  de  l'art,  on  lira  avec  intérêt,  pour  la  franchise  avec  laquelle 
la  question  est  posée,  l'étude  de  M.  Mahgel  Reymond,  De  Vin- 
/luence  néfaste  de  la  Renaissance,  189U. 


10      NOUVELLES   ÉTUDES    DE    LITTÉRATURE    ET   d'aRT. 

dant  à  la  mort,  mais  un  brusque  arrêt  de  la  tradi- 
tion nationale,  une  invasion  étrangère  venant  nous 
opprimer  et  nous  appauvrir.  Pour  établir  la  justesse 
de  cette  théorie,  il  faudrait  prouver  d'abord  qu'au 
moment  où,  sous  Tinfluenee  de  l'Italie,  l'esprit  anti- 
que reparut  en  France,  la  littérature  et  l'art  du 
moyen  âge  avaient  encore  une  vitalité  et  une  puis- 
sance de  production.  Or,  la  vérité,  c'est  qu'ils  étaient 
morts.  Il  est  certain  que  l'idéal  antique,  c'est-à-dire 
une  conception  abstraite  de  la  beauté  d'après  les 
chefs-d'œuvre  grecs  et  romains,  domina  désormais 
l'étude  de  la  nature,  mais  est-il  vrai  qu'il  se  soit  sub- 
stitué à  elle  ?  Il  n'y  a  vraiment  de  littérature  et  d'art 
que  lorsqu'un  idéal  de  ce  genre  s'est  formé  dans  les 
esprits.  Sans  lui,  la  production  littéraire  ou  artis- 
tique s'exerce  au  hasard,  car  tout  art,  toute  littérature 
supposent  un  choix  dans  les  éléments  fournis  par  la 
nature.  Si  la  littérature  du  moyen  âge  est,  sauf  excep- 
tion, pauvre  et  laide,  si  son  art,  malgré  d'admirables 
parties,  est  gauche  et  raide,  c'est  peut-être  que  les 
littérateurs  et  les  artistes  de  ce  temps  étaient  des 
réalistes  pleins  de  foi,  mais  sans  éducation  tradition- 
nelle et  sans  idéal  abstrait.  Les  artistes  de  la  Renais- 
sance et  des  siècles  suivants  ont  étudié  la  nature 
d'aussi  près  et  avec  autant  de  respect  que  leurs  devan- 
ciers du  moyen  âge;  mais  grâce  à  l'exemple  de  l'anti- 
quité, à  l'expérience  déjà  faite  par  elle,  ils  ont  su 
choisir  dans  la  nature  ce  qui  mérite  d'être  reproduit, 
imiter  de  plus  près  et  avec  plus  de  vérité  ce  qu'ils 
choisissaient  et  surtout  ramener  l'art  à  son  véritable 
but,  qui  est  la  création  de  la  beauté  d'après  la  nature. 
Et  par  beauté,  ils  n'entendaient  pas  seulement  ce  qui 


LART   FRANÇAIS   AVANT   LOUIS   XIV.  il 

est  agréable  à  Tœil,  mais  le  style,  le  caractère, 
Ténergie,  toutes  choses  qui  n'existent  pour  nous  que 
lorsque  l'art  a  su  les  dégager  et  les  exprimer,  à  tra- 
vers les  éléments  confus  que  lui  offre  la  nature. 

Il  ne  me  semble  pas  plus  exact  de  dire  que  le  tem- 
pérament national  et  les  originalités  individuelles 
aient  été  paralysés  par  l'idéal  antique.  Pour  le  tem- 
pérament national,  il  fut  excité  à  produire  par  la 
révélation  des  oeuvres  grecques  et  romaines,  car  il 
se  retrouvait  en  elles.  Nos  meilleures  qualités  sont 
celles-là  même  que  les  Grecs  et  les  Romains  avaient 
réalisées  avant  nous.  Longtemps  privés  de  notre 
patrimoine  par  l'interruption  de  la  tradition  antique, 
la  Renaissance  nous  l'a  rendu;  notre  bien  repris, 
nous  avons  continué  notre  histoire  avec  plus  de  force, 
de  conliance  et  de  succès.  Il  en  a  été  pour  les  indivi- 
dus comme  pour  la  race;  ils  n'ont  pas  été  gênés, 
mais  aidés,  par  ce  que  la  Renaissance  leur  apportait 
d'exemples  et  de  modèles.  Chacun  d'eux  y  a  choisi 
ce  qui  convenait  à  ses  préférences  naturelles  et  s'est 
senti  éclairé  sur  elles. 

Que  cet  idéal  antique  ait  été  incomplet  et  étroit, 
que  les  modèles  choisis  n'aient  pas  toujours  été  les 
meilleurs,  on  ne  saurait  le  contester.  L'antiquité  n'a 
été  retrouvée  que  peu  à  peu  ;  elle  reparaissait  mu- 
tilée et  bouleversée;  à  l'heure  actuelle,  c'est  à  peine 
si  nous  commençons  à  ressaisir  au  complet  ce  que  le 
temps  et  la  barbarie  en  ont  épargné.  L'éducation 
antique  de  la  Renaissance  fut  donc  insuffisante,  pleine 
de  lacunes  et  d'erreurs.  Gomme  aussi  elle  remonta 
trop  rarement  aux  premiers  et  vrais  modèles,  elle  ne 
les  vit  souvent  qu'à  travers  les  imitations  italiennes. 


12      NOUVELLES   ÉTUDES   DE   LITTÉRATURE   ET   D'aRT. 

C'était  inévitable.  Malgré  l'ardeur  que  les  humanistes 
et  les  artistes  mettaient  à  chercher  les  œuvres  anti- 
ques, ils  ne  les  découvraient  qu'une  à  une.  Pressés 
de  produire  à  leur  tour,  ils  s'en  tenaient  à  ce  qu'ils 
avaient  devant  les  yeux.  Mais,  peu  à  peu,  cette  édu- 
cation se  complétait  et  somme  toute,  à  voir  aujour- 
d'hui l'œuvre  du  xvi'^  siècle,  puis  du  xvii°,  peut-on 
nier  qu'ils  aient  ressaisi  par  un  effort  prodigieux 
l'essentiel  de  Fart  grec  et  romain,  qu'une  disposition 
naturelle  les  ait  portés  d'instinct  vers  ce  qu'il  y  a, 
dans  cet  art,  de  durable  comme  la  nature? 

L'art  du  moyen  âge  était  populaire  et  naïf;  celui 
qui  procéda  de  la  Renaissance  fut  aristocratique  et 
savant.  M.  Lemonnier  le  regrette.  Ne  vaudrait-il  pas 
mieux  expliquer  pourquoi  cette  antithèse  résultait  de 
la  marche  même  de  la  civilisation,  et  pourquoi,  suivant 
la  nature  des  sociétés,  l'art  peut  être  tantôt  le  bien  de 
tous,  tantôt  le  privilège  d'une  élite,  sans  cesser  d'être 
l'art,  c'est-à-dire  de  réaliser  la  beauté?  En  fait. l'histoire 
montre  que  ces  deux  manières  d'être  ont  tour  à  tour 
dominé  et  façonné  l'art.  Dans  la  Grèce  ionienne  ou 
attique,  le  sentiment  de  la  beauté  artistique  était 
commun  à  tous  les  citoyens  libres;  dans  la  France  du 
moyen  âge,  grâce  à  l'intensité  d'une  même  foi,  il  en  fut 
de  même  en  quelque  mesure.  Avec  la  Renaissance,  la 
marche  de  la  civilisation  changeait  désormais,  elle 
allait  obéir  à  l'impulsion  de  classes  restreintes  et, 
avec  elle,  l'art  concentrait  son  action.  Mais,  ne 
gagna-t-il  pas  en  élévation  ce  qu'il  perdait  en 
étendue?  Il  y  a  telles  formes  d'art  qui  sont  d'autant 
plus  expressives  et  fortes  qu'elles  s'adressent  à  un 
plus  petit  nombre  d'hommes  ;  il  y  en  a  d'autres  qui  ont 


l'art   français   avant   louis   XIV.  13 

besoin,  pour  se  produire  avec  succès,  d'intéresser 
toute  une  société.  Ce  sont  tantôt  les  unes,  tantôt  les 
autres  que  la  marche  de  la  civilisation  fait  apparaître 
et  fleurir.  Pourquoi  condamner  les  unes  au  profit  des 
autres?  Le  mieux  serait  d'expliquer  leur  alternance 
et  d'en  constater  les  lois. 

Pour  avoir  été  d'inspiration  antique  et  de  public 
restreint,  il  ne  s'ensuit  pas  que  l'art  de  la  Renais- 
sance ait  été  factice  et  en  contradiction  avec  les 
mœurs  et  surtout  les  idées  du  temps.  Celles-ci 
devaient  à  Finfluence  antique  encore  plus  que  l'art 
lui-même;  la  littérature,  qui  traduisait  la  vie  intellec- 
tuelle, en  est  une  preuve  frappante.  Éloquence  et 
morale ,  tragédie  et  comédie ,  demandaient  leurs 
modèles  et  leurs  sujets  à  l'antiquité,  sans  détriment 
pour  la  vérité  contemporaine,  ni  pour  l'originalité 
générale  ou  individuelle.  L'idéal  romain  de  Corneille 
traduisait  à  la  fois  le  génie  du  poète  et  l'àme  de  ses 
spectateurs;  dans  des  cadres  grecs.  Racine  repré- 
sentait la  passion  telle  qu'il  la  sentait  et  telle  qu'il  la 
voyait  autour  de  lui.  Peut-on  dire  sans  injustice  que, 
par  amour  de  l'antiquité,  ces  poètes  aient  trahi  leur 
temps  ou  eux-mêmes?  C'est,  au  contraire,  dans  ce 
goût  commun  qu'est  leur  ressemblance  avec  leurs 
contemporains.  Bien  plus,  l'action  des  idées  antiques 
se  faisait  sentir  sur  les  mœurs  elles-mêmes  et,  en 
représentant  celles-ci  sous  des  costumes  grecs  et 
romains,  l'art  ne  sortait  pas  toujours  de  la  vérité. 
M.  Lemonnier  voit  «  une  transposition  grossière  et 
maladroite  »  de  l'idéal  antique  dans  ces  «  Louis  XIV 
coifï'és  de  la  perruque, mais  vêtus  de  lacuirasse  romaine 
et  les  jambes  nues  ».  A-t-il   songé  que  ce  costume, 


14      NOUVELLES   ÉTUDES   DE   LITTÉRATURE   ET   D'aRT. 

fort  décoratif  et  expressif  somme  toute,  Louis  XIV 
l'a  souvent  porté  dans  ses  fêtes  et  ses  carrousels? 

Fait  pour  un  roi,  une  cour  et  des  classes  res- 
treintes, l'art  du  xvii^  siècle  n'a  pu,  dit  M.  Lemon- 
nier,  être  ni  réaliste  ni  populaire.  Réaliste,  c'est-à- 
dire  énergiquement  expressif  de  la  nature  et  de  la 
vie,  cet  art  l'a  été  à  un  moindre  degré  que  la  littéra- 
ture du  même  temps;  il  Ta  été  cependant  et  je  crois 
que,  si  le  mot  réalisme  est  pris  dans  ce  sens,  il  doit 
être  appliqué  non  seulement  à  Philippe  de  Cham- 
paigne  et  aux  frères  Lenain,  mais  à  Poussin  et  à 
Lesueur  eux-mêmes.  Populaire,  il  ne  pouvait  pas 
l'être,  car  la  société  était  aristocratique;  il  subissait 
le  sort  de  la  littérature,  où  ni  la  poésie  de  Corneille, 
ni  la  morale  de  Pascal  ne  s'adressaient  dans  leur 
essence  au  peuple  et  aux  illettrés.  Mais  cette  littéra- 
ture est  immortelle.  Ne  viendra-t-il  pas  un  jour  où, 
par  cette  marche  de  civilisation,  qui  avait  restreint 
le  public  capable  de  la  comprendre,  mais  qui  de 
l'aristocratie  nous  amène  chaque  jour  davantage  à  la 
démocratie,  cette  littérature  deviendra  accessible  au 
plus  grand  nombre,  à  toute  une  nation  de  plus  en 
plus  élevée  et  éclairée? Non  pas  peut-être  les  œuvres, 
par  un  commerce  direct,  mais  l'esprit  qui  les  anime 
et  qui  passe  dans  l'esprit  national?  En  ce  cas,  la  lit- 
térature classique,  après  s'être  séparée  du  peuple 
pour  s'élever  au-dessus  de  lui,  s'en  trouverait  rap- 
prochée par  le  progrès  du  peuple  lui-même;  elle 
n'aurait  fait  que  marcher  en  avant,  jusqu'à  ce  qu'il 
ait  pu  la  rejoindre.  Préférera-t-on  qu'elle  l'ait  attendu, 
au  risque  de  manquer  en  ce  moment  unique  de  force, 
de  fécondité  et  d'éclat  qui  fut  le  siècle  de  Louis  XIV. 


l'art   français   avant   louis   XIV.  15 


Car  c'est  bien  son  titre,  celui  qu'il  mérite  et  qu'il 
doit  retenir.  Il  est  évident  que  Louis  XIV  n'a  person- 
nellement agi  que  sur  la  moitié  à  peu  près  du  temps 
qui  porte  son  nom  et  l'on  pourrait,  à  son  sujet,  dire 
de  beaucoup  d'écrivains,  de  diplomates,  de  généraux 
et  de  ministres  ce  que  M.  Lemonnier  disait  tout  à 
riieure  des  artistes.  Cela  n'empêche  pas  que,  dans 
l'ensemble,  toute  la  période  qui  s'étend  de  la  mort 
de  Henri  IV  à  la  Régence  porte  légitimement  le  nom 
de  Louis  XIV.  Cela  pour  des  raisons  déjà  données 
par  Voltaire  et  aussi  pour  quelques  autres. 

La  période  d'activité  propre  d'une  génération 
d'hommes  est  de  trente  ans  environ.  Aussi,  à  parler 
avec  rigueur,  ne  devrait-on  attribuer  à  chaque  géné- 
ration que  ce  qu'elle  a  vraiment  fait  elle-même  du- 
rant ce  temps.  Mais  la  loi  de  l'hérédité  s'exerce  ici 
comme  en  toutes  choses.  Un  homme  n'est  pas  seule- 
ment responsable  de  ce  qu'il  fait  lui-même;  il  l'est 
aussi,  dans  une  certaine  mesure,  de  ce  qu'a  fait  son 
père  et  de  ce  que  fera  son  fils;  avantages  ou  inconvé- 
nients, il  souffre  ou  profite  de  l'énergie  dont  il  reçoit 
ou  transmet  le  pouvoir.  Tels  caractères,  telles  qua- 
lités ou  tels  défauts  étaient  en  germe  dans  les  insti- 
tutions, la  politique,  les  mœurs,  les  idées  d'une  géné- 
ration, mais  ils  n'avaient  pas  produit  tout  leur  effet; 
ils  restaient  à  l'état  latent,  en  préparation,  en  puis- 
sance future.  La  génération  suivante  recueille  cette 
somme  de  bien  ou  de  mal  dans  l'héritage  de  celle 
qui  l'a  précédée;  elle  développe  ces  caractères,  elle 


16      NOUVELLES   ÉTUDES   DE   LITTÉRATURE   ET   D'aRT. 

abonde  dans  le  sens  de  ces  qualités  ou  de  ces  défauts. 
Par  là,  elle  leur  imprime  sa  marque,  elle  les  fait  siens 
et  c'est  avec  justice  que,  plus  tard,  Thistoire  les  porte 
à  son  actif  ou  à  son  passif. 

Pour  Louis  XIV,  il  a  recueilli  le  legs  politique  de 
Henri  IV,  de  Richelieu  et  de  Mazarin,  il  a  continué 
leur  œuvre  et  leur  système  de  gouvernement,  il  y  a 
joint  le  patronat  qu'ils  avaient  préparé  sur  la  littéra- 
ture de  l'art.  Par  ses  qualité  et  ses  goûts  personnels, 
son  instinct  de  grandeur,  son  aptitude  à  employer 
chacun  selon  ses  mérites,  sa  sûreté  de  sens,  son 
esprit  de  suite,  il  a  dirigé  le  développement  de  la 
puissance  politique  et  intellectuelle  de  la  France  vers 
un  but  de  grandeur  et  de  noblesse,  mais  aussi  de 
mesure  et  de  raison.  Il  aurait  pu,  avec  l'autorité  dont 
il  héritait,  dévier  ce  développement;  il  l'a  dirigé 
d'une  vue  nette  et  d'une  main  ferme.  Il  n'y  a  pas  un 
don  ou  une  aptitude  de  la  race,  qui  ne  doive  quelque 
chose  à  son  action  personnelle.  Aussi  la  seconde 
moitié  du  xvii^  siècle  a-t-elle  vu,  grâce  à  lui,  l'apogée 
de  l'ancienne  France,  préparée  avant  lui,  compro- 
mise après  lui.  C'est  donc  avec  justice  qu'il  a  donné 
son  nom  au  siècle  tout  entier.  Ce  titre  n'enlève  rien 
aux  droits  de  la  chronologie,  mais  la  chronologie  ne 
peut  rien  contre  les  raisons  morales  qui  le  justifient. 

M.  Lemonnier  estime  que,  sous  Louis  XIV,  l'archi- 
tecture, la  peinture  et  la  sculpture,  «  dociles  aux 
goûts  de  la  cour  et  du  monarque,  deviennent  exclusi- 
vement brillantes,  superficielles,  théâtrales  »,  et  que 
la  deuxième  moitié  du  siècle,  en  continuant  la  pre- 
mière, élimine  «  tout  ce  que  celle-ci  avait  eu  de  plus 
libre,  de  plus  vivant,  de  plus  humain,  en  exagérant 


l'art  français   avant   louis  XIV.  17 

ce  qu'il  y  avait  en  elle  de  factice,  en  cherchant  le 
grandiose  plutôt  que  la  grandeur  ».  Il  n'y  a  pas  un 
seul  de  ces  mots  qui,  ainsi  généralisé,  ne  me  semble 
contraire  à  la  réalité  des  choses.  Entre  les  grands 
artistes  de  la  seconde  moitié  du  siècle,  un  seul, 
Lebrun,  encourt  une  partie  de  ces  reproches  et 
encore  les  qualités  qu'il  réalise  rachètent-elles  ample- 
ment ceux  de  ces  défauts  qu'il  n'a  pas  évités.  Mais 
ni  Lenùtre,  ni  même  Hardouin-Mansart,  ni  Girardon, 
ni  même  Puget,  ni  Mignard,  ni  Coypel,  ni  même 
Rigaud,  n'ont  mérité  que  leur  art  fût  qualifié  de 
superhciel  et  de  théâtral;  il  est  plus  grand  que  gran- 
diose. Et  je  ne  cite  que  des  noms  qui  peuvent  donner 
le  plus  de  prise  à  la  thèse  de  M.  Lemonnier. 

Il  va  de  soi  que  les  vues  générales  de  M.  Lemon- 
nier inspirent  et  commandent  nombre  d'opinions 
de  détails.  J'aurais  donc  à  réclamer  encore  contre 
d'autres  idées  qu'il  expose  au  cours  de  son  travail  ou 
auxquelles  il  se  trouve  amené  dans  sa  conclusion. 
Ainsi,  ce  qu'il  dit  des  effets  produits  sur  la  condition 
des  artistes  par  le  patronage  royal  et  la  constitution 
de  leur  élite  en  Académie.  Il  y  voit  une  cause  de 
rupture  entre  les  artistes  et  la  bourgeoisie,  une 
diminution  de  leur  liberté.  J'y  verrais  plutôt,  comme 
pour  les  écrivains,  une  cause  d'élévation  sociale,  de 
dignité  et  d'indépendance;  mais  dire  pourquoi  m'en- 
traînerait trop  loin*.  Je  renvoie  donc  le  lecteur  au 
livre  de  M.  Lemonnier.  Ce  livre  est  de  ceux  qui,  par 
leur  originalité  même,  provoquent  la  contradiction; 


1.  Je  l'ai  dit  ailleurs;  voir   Études   de   littérature  et  d'art^ 
p.  i>'6  et  suiv. 

9 


18      NOUVELLES   ÉTUDES   DE    LITTÉRATURE    ET   D'aRT. 

il  est  aussi  de  ceux  qui,  par  leur  probité  dans  la  dis- 
cussion des  idées,  par  leur  précision  dans  l'exposi- 
tion des  faits,  sont  des  guides  sûrs  dans  l'étude  per- 
sonnelle de  l'objet  qu'ils  traitent  et,  même  s'ils  se 
trompent,  ne  risquent  pas  d'égarer.  Joignez  à  cela 
qu'il  aborde  un  sujet  neuf,  difficile  et  de  grand 
ntérêt;  il  montre  par  un  exemple  particulièrement 
probant  combien,  dans  cet  ordre  d'études,  peut  être 
féconde  Talliance  de  l'art  et  de  l'histoire;  le  premier 
essai  de  cette  méthode  a  produit  une  œuvre  maîtresse. 

15  septembre  1803. 


LA  VIEILLE  SORBONNE 


Depuis  quelques  jours,  étudiants  et  passants 
voient,  collés  aux  murs  noirs  de  la  vieille  Sor- 
bonne,  de  petites  affiches  jaunes  annonçant  une 
démolition  prochaine.  C'est  un  acte  de  décès,  fort 
sec  en  sa  forme  administrative,  et  qui  ne  donne 
aucune  place  à  la  sentimentalité  archéologique.  La 
naissance  de  l'édifice  avait  été  annoncée  d'un  autre 
style,  en  un  temps  où  le  pouvoir  lui-même  se  piquait 
de  beau  langage,  et  mettait  quelques  considéra- 
tions de  philosophie  historique,  souvent  fort  éle- 
vées, dans  ses  moindres  déclarations.  Aujourd'hui, 
l'administration  est  trop  affairée  pour  s'amuser  à 
cette  rhétorique.  C'est  dommage,  car  le  préfet  de  la 
Seine,  signataire  de  l'ordonnance  de  démolition,  est 
un  ami  des  lettres;  si  l'usage  l'avait  permis,  nul  doute 
(jue  M.  Poubelle  aurait  exprimé  dans  une  langue 
excellente  ce  qu'il  y  avait  à  dire  dans  l'espèce;  son 

1.  Xos  adieux  à  la  vieille  Soi'bonne,  par  Octave   Gréard,  de 
l'Académie  française,  vice-recteur  de  l'Académie  de  Paris,  1893. 


20     NOUVELLES   ÉTUDES   DE    LITTÉRATURE   ET   D'aRT. 

français,  j'en  suis  sûr,  ferait  bonne  figure  au  regard 
du  procès-verbal  en  latin  de  François  de  Harlay, 
archevêque  de  Rouen,  qui  posait,  le  18  mars  1627, 
«  la  première  pierre  fondamentale  de  la  grande  salle 
de  la  Maison  de  Sorbonne,  pour  Mgr  le  cardinal  de 
Richelieu  ».  Tel  quel,  et  dans  sa  sécheresse  voulue, 
Facte  ofhciel  de  la  destruction  doit  être  conservé 
comme  Tautre.  Je  ne  doute  pas  que  l'archiviste  de 
l'Académie  de  Paris  n'y  ait  pensé. 

En  cas  d'oubli,  c'est  M.  le  recteur  Gréard  qui  ferait 
le  nécessaire,  autant  par  amour  pour  la  vénérable 
maison  et  par  scrupule  d'historien  que  par  devoir 
professionnel.  Car  la  vieille  Sorbonne  lui  doit  une 
bonne  fortune  qui  arrive  parfois  aux  institutions  qui 
la  méritent.  Elle  a  pénétré  de  son  esprit,  rempli  du 
sentiment  de  son  histoire,  animé  d'un  pieux  regret 
celui  qui  aura  été  son  dernier  chef.  Voilà  près  de 
vingt  ans  qu'au  cours  de  la  carrière  universitaire  la 
plus  unie,  la  mieux  suivie,  la  plus  simple  dans  son 
éclat,  la  plus  fîère  dans  sa  modestie  voulue,  M.  Gréard 
recevait  le  rectorat  de  Paris.  Professeur,  administra- 
teur et  écrivain,  il  avait  parcouru  tous  les  degrés  de 
la  hiérarchie,  développé  son  expérience  et  établi  son 
autorité  dans  tous  les  postes  d'enseignement  ou 
d'administration  où  il  pouvait  faire  ses  preuves  et  con- 
sacré ses  rares  loisirs  à  écrire  des  livres  excellents, 
en  rapport  direct  avec  ses  fonctions,  non  seulement 
provoqués  par  elles,  mais  qui  étaient  la  continuation 
du  devoir  professionnel.  Du  jour  où  il  se  fut  installé 
à  la  Sorbonne,  le  charme  de  la  maison  opéra  sur  lui 
et,  tout  en  assumant  une  des  plus  lourdes  tâches  qui 
puissent  incomber  à  un  chef  de  service,  il  se  mit  à 


LA    VIEILLE    SORBONNE.  21 

étudier  Thistoire  de  sa  demeure,  lisant  les  vieux 
livres,  rares  et  incomplets,  où  elle  était  racontée,  et 
recherchant  les  manuscrits,  très  volumineux,  qui  en 
étaient  les  matériaux  encore  bruts. 

De  cette  étude  résulte  le  livre  qu'il  publie  aujour- 
d'hui et  dont  le  titre  marque  déjà  le  sentiment  :  Nos 
adieux  à  la  vieille  Sorborine.  Plein,  sobre  et  clair,  ce 
livre  résume,  sans  effort  apparent,  le  dépouillement 
minutieux  des  documents  originaux;  il  donne  une 
idée  complète  de  son  sujet,  fort  célèbre  mais  très  peu 
connu;  surtout,  il  respire  à  chaque  page  cette  piété 
que  doivent  inspirer  les  vieux  édifices,  à  l'ombre  des- 
quels une  longue  suite  d'hommes  voués  aux  mêmes 
études  et  soutenus  par  une  même  pensée  a  produit 
beaucoup  de  sagesse  et  beaucoup  de  science.  C'est  le 
matin,  dit  l'auteur,  «  avant  le  commencement  de  la 
journée  de  travail  »,  qu'il  a  passé  de  longues  heures 
à  dépouiller  les  registres  du  prieur  et  du  procureur 
de  Sorbonne,  «  cherchant  à  en  retrouver  l'âme  ». 
Cette  âme,  il  l'a  ressuscitée.  Puis  venait  le  labeur 
quotidien;  mais,  avec  le  soir,  les  pierres  lui  parlaient 
encore;  elles  reprenaient  avec  lui,  pour  le  compléter, 
l'entretien  matinal  qu'il  avait  eu  avec  les  parchemins 
poudreux.  «  Tous  les  monuments,  ajoute-t-il,  ont,  pour 
être  goûtés,  leur  heure  propice.  Je  n'ai  jamais  mieux 
compris,  quant  à  moi,  le  charme  austère  de  la  vieille 
Sorbonne  que  le  soir,  après  que  l'activité  du  jour  a 
cessé,  alors  qu'au  loin  les  bruits  de  la  ville  commen- 
cent à  s'éteindre  et  qu'avec  le  calme  de  la  nuit  qui 
s'annonce,  la  paix  de  cette  solitude,  peuplée  de  tant 
do  souvenirs,  enveloppe  la  pensée,  la  repose  et 
l'élève.  »  On  sent  dans  ces  lignes  discrètes  un  regret 


22     NOUVELLES   ÉTUDES   DE   LITTÉRATURE   ET   D'aRT. 

profond,  le  regret  de  ce  qui  signifiait  beaucoup  et 
qui,  pourtant,  doit  disparaître,  condamné  par  des 
exigences  que  l'on  subit  à  contre-cœur,  si  impérieuses 
qu'elles  soient. 


Ce  regret,  tous  ceux  qui  connaissent  la  vieille 
maison  le  partageront.  Certes,  c'est  un  très  bel  édi- 
fice que  la  nouvelle  Sorbonne  de  M.  Nénot  et,  dans 
le  temps  d'architecture  discutée  où  nous  vivons,  il  se 
présente  bien  devant  la  critique.  Vaste  et  clair,  habi- 
lement adapté  aux  exigences  d'un  service  compliqué, 
il  offre,  par  surcroît,  à  la  science,  une  habitation 
majestueuse  comme  elle.  La  façade  sur  la  rue  des 
Écoles,  surtout,  est  d'une  ordonnance  originale  et- 
grandiose,  avec  ses  hautes  toitures  d'ardoises,  ses 
immenses  fenêtres  à  meneaux,  la  combinaison  légère 
de  ses  colonnes  gigantesques  avec  un  mur  énorme. 
A  l'intérieur,  un  vestibule  sévère  conduit  au  grand 
amphithéâtre,  ou  plutôt  à  Yaula  académique,  dont 
les  pro})ortions  et  l'ordonnance  donnent  l'impression 
de  l'harmonie  dans  la  grandeur,  tandis  que,  au  fond, 
la  fresque  de  Puvis  de  Chavannes,  dans  la  douceur 
de  ses  tons  atténués,  symbolise  avec  un  charme  sou- 
verain tout  ce  que  ces  beaux  mots  de  science  et  de 
littérature  renferment  de  noblesse,  de  paix,  de  cou- 
rage et  d'espoir.  Et,  partout,  de  la  peinture  et  de  la 
sculpture  à  profusion,  surtout  de  la  peinture,  discu- 
table ou  satisfaisante,  superficielle  ou  approfondie, 
mais  partout  significative,  inspirée  d'idées  et  de  faits 
bien  choisis. 


LA  VIEILLE   SORBONNE.  '23 

Oui,  cela  est  beau  et  déjà  l'administration,  l'ensei- 
gnement, les  fêtes  universitaires  en  ont  pris  posses- 
sion; si  longtemps  à  l'étroit,  ils  s'y  étalent;  encore 
ne  leur  a-t-on  pas  tout  livré;  c'est  à  peine  la  moitié 
de  leur  demeure  totale.  Et,  malgré  tout,  quiconque  a 
étudié,  enseigné,  vécu  dans  la  maison  de  Richelieu, 
emporte  une  nostalgie  d'exilé  en  quittant  ces  salles 
petites  et  obscures,  ces  entre-sols  bas,  ces  amphi- 
théâtres dont  un  village  n'aurait  pas  voulu  comme 
salles  d'école,  ces  étranges  réduits,  à  la  fois  cabinets 
d'étude,  bibliothèques  et  salles  de  cours,  où,  depuis 
soixante-dix  ans,  la  Sorbonne  des  temps  modernes 
égalait,  surpassait  celle  de  l'ancien  régime.  On  se 
dit  que,  peut-être,  toute  l'ancienne  Sorbonne  aurait 
pu  être  conservée  dans  le  vaste  ensemble  de  construc- 
tions que  développe  la  nouvelle  et  où  le  vieil  empla- 
cement compte  à  peine  pour  un  quart  de  la  super- 
ficie. L'histoire  et  l'art  étaient  également  intéressés 
dans  la  question. 

Car,  outre  les  souvenirs  qui  s'y  rattachent  et  les 
considérations  purement  morales  qui  plaidaient  pour 
elle,  la  vieille  Sorbonne  est,  elle  aussi,  un  bel  édifice, 
d'un  grand  caractère  et  d'une  conservation  parfaite. 

D'abord  elle  marque  une  date  de  l'architecture 
française.  Ils  ne  sont  plus  communs,  les  spécimens 
du  style  Louis  XIII,  de  cet  art  sobre  et  fort,  qui  con- 
serve l'élégance  de  la  Renaissance  en  lui  donnant 
de  la  gravité,  et  évite  encore  la  pompe  lourde  qui 
va  caractériser  le  style  Louis  XIV.  Il  existe  à  Paris 
quelques  églises  ou  parties  d'églises  dans  ce  style, 
mais  peu  d'édifices  civils  '.  Le  Palais-Royal,  du  même 

1.  Voir  rindiration  et  les  caractères  des  principaux  édilices 


24      NOUVELLES   ÉTUDES   DE    LITTÉRATURE   ET   D'ART. 

Richelieu,  a  été  complètement  dénaturé;  laSorbonne, 
au  contraire,  avait  conservé  son  ordonnance  primi- 
tive ;  elle  n'avait  eu  à  souffrir  ni  du  caprice  de  ses 
hôtes,  ni  de  l'odieuse  manie  qu'ont  eue  de  tout  temps 
les  architectes,  surtout  en  notre  pays,  de  démolir  ce 
qui  était  encore  fort  solide  pour  le  reconstruire  à  la 
mode  contemporaine.  «  Aujourd'hui  encore,  dit 
M.  Gréard,  on  en  retrouve  le  cadre  exact  et  les  prin- 
cipaux ornements,  tels  qu'ils  sont  sortis  de  la  main 
de  Lemercier.  Les  voûtes  cintrées  des  deux  entrées, 
les  écussons  de  pierre,  les  boiseries  sculptées  où  les 
palmes  d'oliviers  se  croisent  avec  les  armes  cardina- 
lices semblent  dater  d'hier....  Au  centre,  et  mettant 
en  communication  les  trois  corps  de  logis,  la  cour 
d'honneur  avec  son  orientation  si  exacte  que  le  soleil 
y  vient  en  un  jour  toucher  les  trois  méridiens,  avec 
sa  belle  ordonnance  dont  les  pavillons  en  saillie  inter- 
rompent, sans  la  briser,  la  ligne  harmonieuse,  avec 
son  perron  qui  forme  à  l'église  une  sorte  de  parvis, 
et  en  recule  si  heureusement  la  perspective.  Un 
cloître,  disait-on  autrefois.  Un  palais,  dit-on  plus 
volontiers  de  nos  jours.  Ni  cloître,  ni  palais,  semble- 
t-il.  Mais,  sauf  peut-être  dans  les  vieilles  universités 
d'Italie,  trouverait-on  ailleurs  un  asile  plus  simple- 
ment et  plus  noblement  aménagé  pour  l'étude?  »  On 
ne  saurait  mieux  dire,  ni  avec  un  sens  plus  juste  du 
beau  et  du  vrai.  Pourquoi  ces  raisons,  qui  ont  dû 
être  exprimées  le  jour  où  le  programme  de  la  nou- 
velle Sorbonne  fut  établi,  n'ont-elles  pas  convaincu 
les  rédacteurs  de  ce  programme? 

où  dure  encore  l'architecture  Louis  XIII,  dans  le  livre  de 
M.  Lemonnier,  3^  partie,  chap.  i  et  ii. 


LA   VIEILLE   SORBONNE.  V5 

Je  suppose  que  les  architectes  n'ont  présenté  que 
des  projets  où  il  était  fait  table  rase  du  vieil  édifice. 
L'architecte  est  Tennemi  né  des  vieux  monuments, 
même  et  surtout  lorsqu'il  est  chargé  de  les  conserver. 
Voyez  ce  qu'il  entend  par  restauration  de  monuments 
historiques.  Il  a  beau  les  admirer  et  les  exalter,  il  faut 
qu'il  les  détruise  pour  les  refaire  et  il  appelle  cela 
assurer  la  restauration.  Sa  profession,  à  lui,  est  de 
bâtir  et  il  n'admet  pas  que  l'on  bâtisse  à  côté  ou  plus 
loin,  sans  démolir.  Car  un  bâtiment  qu'on  ne  démolit 
pas,  c'est  de  la  place  prise  aux  architectes.  L'archi- 
tecte n'admet  pas  qu'une  ruine  soit  une  belle  chose, 
commencée  par  l'art,  continuée  par  l'histoire,  ter- 
minée par  le  temps,  et  à  laquelle  il  ne  faut  toucher 
que  dans  le  cas  de  nécessité  absolue,  car  chacun  des 
trois  éléments  qui  ont  concouru  à  la  créer  est  sacré. 
Laissez  faire  un  architecte  de  grande  science,  et  de 
grande  admiration  pour  le  passé,  comme  VioUet-le- 
Duc  :  il  reconstruira  Pierrefonds,  qui  était  une  ruine 
superbe,  disposée  à  la  lisière  de  la  foret  de  Compiègne 
comme  par  la  main  d'un  décorateur  de  génie  et  que 
vous  voyez  aujourd'hui  tout  neuf  et  tout  blanc,  admi- 
rable pour  les  badauds,  navrant  pour  les  artistes;  il 
restaurera  les  remparts  de  Carcassonne  et  l'évêchéde 
Narbonne,  moitié  avec  les  données  positives  de  sa 
science,  moitié  avec  les  conjectures  de  son  imagina- 
tion, et  les  monuments  de  l'histoire  de  France  devien- 
dront les  démonstrations  géométriques  des  théories 
de  Viollet-le-Duc. 

Les  architectes  qui  ont  préparé  la  reconstruction 
de  la  Sorbonne  n'étaient  pas  de  cette  école-là;  plus 
romains  que  médiévistes,  ils  n'ont  pas  songé  à  res- 


26      NOUVELLES   ÉTUDES    DE    LITTÉRATURE    ET    D'aRT. 

taurer,  ils  ont  tout  simplement  condamné  en  bloc  le 
vieil  édifice.  J'aurais  voulu  que  M.  Nénot,  artiste 
hardi  et  prudent,  traditionnel  et  novateur,  eût  l'ori- 
ginalité de  le  défendre  et  de  le  sauver.  Parmi  ses 
devanciers,  il  en  est  qui  n'ont  pas  cru  violer  leurs 
propres  droits  en  respectant  de  vieux  murs  et  en 
les  encadrant  de  bâtisses  neuves.  Sans  remonter 
jusqu'au  constructeur  de  l'église  de  Lurette  qui  enve- 
loppa d'un  édifice  luxueux  la  pauvre  maison  de  la 
Vierge  —  car  cet  homme  de  foi  croyait  que  les  anges 
l'avaient  transportée  de  Palestine  en  Italie,  et  il 
craignait  le  sacrilège,  —  tout  près  de  nous,  l'archi- 
tecte de  Versailles  n'a-t-il  pas  conservé  le  simple 
rendez- vous  de  chasse  bâti  par  Louis  XIII?  Aujour- 
d'hui ce  petit  hôtel  rouge  et  blanc,  dont  l'aspect 
composite  résume  deux  siècles,  est  d'un  charmant 
effet  au  centre  de  la  majestueuse  ordonnance  déve- 
loppée autour  de  lui  par  les  ailes  successives  de  Man- 
sart  et  de  Gabriel.  J'ai  vu  jadis,  à  Blaye,  au  bord  de  la 
Gironde,  une  belle  citadelle,  construite  par  Vauban. 
L'endroit  était  fortifié  depuis  le  roi  Caribert,  qui  y 
avait  élevé  un  château.  Le  grand  ingénieur  se  garda 
bien  de  raser  les  grosses  tours  carlovingiennes.  Il  les 
conserva  au  centre  de  sa  forteresse,  pour  le  plaisir 
des  yeux,  et  elles  ne  déparaient  pas  ses  bastions  géo- 
métriques, ses  portes  à  frontons  et  ses  échauguettes. 
La  forteresse  devint  un  jour  prison  d'État  et  la  duchesse 
de  Berry  y  fut  enfermée.  La  duchesse  avait  l'imagi- 
nation héroïque;  peut-être  quelques  heures  de  sa 
captivité  furent-elles  adoucies  par  ce  qu'un  tel  assem- 
blage lui  disait,  lorsque,  du  haut  des  tours,  où  l'on 
avait  établi  pour  elle  un  belvédère,  elle  regardait  au 


LA   VIEILLE    PORBONNE.  27 

loin  la  perspective  majestueuse  et  morne  du  grand 
tleuve. 

On  peut  imaginer  de  même  la  vieille  Sorbonne 
intacte  au  milieu  de  la  nouvelle,  avec  sa  cour,  son 
église,  son  horloge  sonnant  dans  le  silence  de  la  cour 
et  ses  cadrans  solaires  bleu  et  or  sur  l'un  desquels 
Apollon  conduit  un  quadrige  d'un  beau  style.  Cela 
étant,  on  l'eût  restaurée  discrètement;  on  eût  remis 
dans  l'état  primitif  quelques  parties  défigurées  au 
début  de  ce  siècle.  Ainsi  les  deux  salles  des  actes, 
aula  înajor  et  aida  mlno)\  la  première  dont  une  moitié 
est  devenue  le  grand  amphithéâtre  de  la  faculté  des 
lettres,  la  seconde  où  les  bureaux  de  l'Académie 
s'étaient  installés,  dans  un  rez-de-chaussée  et  un  entre- 
sol. Vaula  major  surtout  était  un  superbe  vaisseau, 
qui  occupait  toute  la  hauteur  du  bâtiment.  On  la  voit 
représentée  dans  un  tableau  de  Terburg,  qui  est  au 
Louvre  *.  Tous  les  hôtes,  associés  et  professeurs  de  la 
maison,  y  sont  réunis  dans  le  costume  de  leur  grade. 
De  grandes  fenêtres  à  losanges  de  verre  serti  de 
plomb  y  versent  une  lumière  claire  et  douce.  Les 
murs  sont  couverts  de  boiseries  sculptées  où  ressor- 
tent  en  relief  les  initiales  d'Armand,  cardinal-duc 
de  Richelieu,  et  ses  armes  parlantes  de  général  des 
galères.  J'imagine  que  la  faculté  des  lettres  aurait 
reçu  avec  reconnaissance  cette  salle  remise  dans  son 

i.  Catalogué  sous  le  n»  2590  et  sous  le  titre  Assemblée  d'ecclé- 
siastiques, ce  tableau  est  gravé  dans  l'ouvrage  de  M.  Gréanl, 
avec  cette  indication  :  «  Assemblée  du  r;  mars  1717  ».  Il  doit  y 
avoir  là  une  erreur,  car  Terburg  est  mort  en  1G81.  Dans  la  11''  li- 
vraison de  Paris  à  travers  les  âges,  par  Ch.  Jourdain,  un  frag- 
ment de  la  même  composition  est  reproduit  avec  la  date  de 
1732. 


28      NOUVELLES   ÉTUDES    DE    LITTÉRATURE    ET   D'aRT. 

état  primitif.  Ainsi,  elle  aurait  été  logée  d'une  manière 
digne  d'elle  et  elle  aurait  conservé  les  murs  où  s'est 
faite  son  histoire.  Dans  les  autres  bâtiments  de  la 
cour,  longs  et  étroits,  la  bibliothèque  se  fût  étendue 
à  l'aise.  Voilà  mon  projet.  Je  l'indique  avec  d'autant 
moins  de  scrupule  qu'il  n'a  plus  aucune  chance  d'être 
adopté,  qu'il  n'engage  personne,  pas  même  moi,  qu'il 
ne  gênera  pas  M.  Nénot  et  qu'il  fera  plaisir  à  M.  Gréard. 
Ainsi,  plus  tard,  lorsque  la  nouvelle  Sorbonne  aurait 
étendu  l'orgueil  de  ses  constructions  neuves  sur 
toute  la  pente  de  la  colline  Sainte-Geneviève,  ses 
maîtres  et  ses  élèves,  sans  compter  les  amis  des 
vieux  monuments,  auraient  pu  visiter  encore  avec 
reconnaissance  le  berceau  vénérable  de  la  puissante 
institution  qui  s'appellera  bientôt  Y  Université  de 
Paris. 


Qu'était-ce  au  juste  que  cette  Maison  et  Société  de 
Sorbonne,  pauvrement  fondée  entre  1242  et  12G7  par 
Robert  Sorbon,  sous  le  patronage  de  saint  Louis? 
On  le  savait  peu  ou  mal  avant  le  livre  de  M.  Gréard. 

L'institution  était  célèbre  dans  toute  l'Europe  et  ce 
vieux  renom  n'a  pas  cessé.  Il  parait  qu'aux  fêtes  de 
l'Université  de  Bologne,  en  1888,  lorsque  le  doyen 
de  la  faculté  des  lettres  de  Paris  parut  à  son  rang 
dans  le  cortège,  et  qu'il  fut  annoncé  sous  le  titre  : 
<(  Monsieur  le  doyen  de  Sorbonne!  »  une  rumeur 
de  curiosité  admirative  parcourut  la  foule.  Certes, 
M.  le  doyen  Himly  devait  faire  noble  figure,  en  sa 
robe  de  soie  jaune  fourrée  d'hermine;  mais  le  public 


LA    VIEILLE    SORBONNE.  29 

italien,  ami  des  grands  titres,  des  riches  couleurs 
et  des  belles  prestances,  confondait  certainement 
deux  Sorbonnes,  celle  d'autrefois  et  celle  d'aujour- 
d'hui. Or,  elles  n'ont  de  commun  que  le  local  et  le 
nom.  La  Sorbonne  actuelle  est  un  groupe  de  Facultés 
enseignantes  qui  retenait,  jusqu'en  1880,  la  marque 
unique  de  Napoléon  P'',  son  fondateur;  la  Sorbonne 
d'autrefois  réalisait  l'esprit  du  moyen  âge  par  une 
de  ses  expressions  les  plus  caractéristiques. 

L'ancienne  Maison  et  Société  de  Sorbonne  éta.it 
avant  tout  un  collège,  assez  analogue  comme  organi- 
sation à  ceux  de  Cambridge  et  d'Oxford,  qui  subsistent 
encore,  formés  à  son  image,  comme,  au  reste,  la 
plupart  des  collèges  du  moyen  âge.  Le  but  de  l'insti- 
tution était  l'étude  de  la  théologie;  on  y  entrait 
comme  hôte  et,  les  études  finies,  on  la  quittait,  mais 
on  y  pouvait  rester  à  demeure,  comme  associé.  Pas 
d'autres  obligations  que  la  vie  commune.  Un  Prieur 
et  un  Procureur  nommés  à  temps  et  un  Proviseur, 
nommé  à  vie,  presque  toujours  un  très  haut  et  très 
puissant  personnage,  comme  le  cardinal  de  Riche- 
lieu, administraient  Maison  et  Société.  La  Sorbonne, 
ainsi  constituée,  distribuait  un  enseignement  libre, 
indépendant  du  contrôle  de  l'Université,  et  très 
apprécié,  concurremment  avec  la  faculté  de  théologie 
qu'elle  abritait  dans  ses  salles  et  avec  laquelle,  pour 
cette  raison,  on  la  confondait  quelquefois,  à  tort. 
Avec  le  temps,  cet  enseignement  de  la  Sorbonne, 
consacré  par  des  épreuves  fameuses,  était  devenu  la 
règle  suprême  de  la  théologie  scol astique. 

Jointe  par  délégation  à  la  faculté  de  théologie,  la 
Sorbonne  était  appelée  à  décider  sur  les  cas  douteux 


30      NOUVELLES   ÉTUDES   DE    LITTÉRATURE   ET   d'aRT. 

de  doctrine  ou  de  règle  et  à  juger  les  livres  qui  lui 
étaient  déférés.  Cette  organisation  est  restée  exacte- 
ment la  même,  depuis  la  fondation  au  temps  de  saint 
Louis,  jusqu'à  sa  destruction,  le  5  avril  1792.  Les 
membres  de  la  Maison  et  Société  de  Sorbonne 
vivaient,  étudiaient  et  enseignaient  en  commun,  en 
toute  simplicité  et  tout  dévouement,  laborieux, 
pauvres  et  modestes  dans  les  masures  où  les  avait 
installés  leur  fondateur  Robert  Sorbon,  comme  dans 
le  palais  qu'éleva  pour  eux,  de  1626  à  1642,  le  car- 
dinal de  Richelieu,  leur  proviseur.  De  siècle  en 
siècle,  la  Sorbonne  crût  en  renom  et  en  autorité.  A 
la  veille  de  sa  fermeture,  malgré  les  attaques  ardentes 
et  bientôt  victorieuses  de  l'esprit  nouveau,  elle  n'avait 
rien  perdu  de  son  prestige. 

Que  vaut  aujourd'hui  cette  réputation?  Exacte- 
ment ce  que  vaut  la  théologie  scolastique  elle-même 
au  jugement  de  l'histoire,  rien  de  plus,  rien  de 
moins. 

On  remarquera  d'abord  que  la  gloire  de  l'ancienne 
Sorbonne  est  toute  collective.  Au  contraire  de  ce  qui 
est  arrivé  pour  d'autres  institutions,  où  le  désinté- 
ressement personnel  était  aussi  une  règle  capitale, 
comme  Port-Royal,  elle  n'a  produit  aucun  nom  célè- 
bre, aucune  œuvre  marquante.  On  ne  peut  guère,  en 
etfet,  lui  faire  honneur  de  Turgot,  qui  ne  joua  un  rôle 
qu'après  en  être  sorti,  ni  de  l'abbé  Morellet,  qui  fut 
simplement  un  homme  connu  et  médiocre.  J'en  ver- 
rais surtout  la  raison  en  ceci,  c'est  que  Messieurs  de 
Port-Royal,  s'ils  ont  écrit  des  livres  retentissants, 
parmi  lesquels  deux  chefs-d'œuvre,  l'ont  fait  à  leur 
corps  défendant,  pour  les  besoins  d'une  lutte,  parce 


LA    VIEILLE    SORBONNE.  31 

qu'ils  étaient  attaqués  et  persécutés.  La  Sorbonne, 
au  contraire,  représentait  l'orthodoxie;  elle  n'avait 
besoin  ni  d'attaquer  ni  de  se  défendre;  elle  ensei- 
gnait et  jugeait,  fonction  calme,  d'où  résultaient  des 
cahiers  d'élève  et  des  arrêts,  mais  point  de  livres. 

Par  son  enseignement,  par  la  vigueur  qu'elle  don- 
nait au  raisonnement  théologique,  elle  a  contribué, 
pour  sa  part,  à  l'œuvre  de  la  scolastique,  stérile  en 
elle-même,  excellente  pour  la  trempe  de  l'esprit 
français.  Il  ne  reste  rien  de  la  scolastique  ;  elle  n'a 
enrichi  d'aucune  vérité  le  patrimoine  commun  de 
l'humanité;  des  mots  et  des  subtilités,  voilà  son 
bilan.  Mais,  pendant  deux  siècles  au  moins,  elle  mit 
notre  race  à  la  plus  forte  école  de  raisonnement  qui 
ait  existé  depuis  l'ancienne  Grèce.  La  Réforme  venue 
et  le  monde  chrétien  coupé  en  deux,  la  Sorbonne 
suit  la  destinée  du  catholicisme  ;  avec  le  xviie  siècle, 
elle  travaille  à  le  restaurer  et  à  l'affermir.  Ainsi, 
de  1242  à  1700,  elle  est  pour  beaucoup  dans  l'œuvre 
commune  du  catholicisme;  dans  le  développement 
de  l'esprit  français,  elle  contribue  à  lui  donner  ces 
habitudes  de  logique,  de  méthode  et  de  sérieux  qui, 
au  contact  de  la  pensée  antique  retrouvée,  le  ren- 
dirent assez  fécond  et  assez  fort  pour  concevoir  à  son 
tour  de  grandes  idées  et  les  réaliser  dans  de  grandes 
œuvres. 

Puis  le  xviii*^  siècle  arrive,  qui  se  met  à  démolir  et 
à  reconstruire.  Ce  qu'il  détruit,  c'est  l'édifice  intel- 
lectuel dont  la  Sorbonne  était  un  des  soutiens.  La 
Sorbonne,  fidèle  à  son  esprit,  condamne  donc  l'es- 
prit nouveau,  résolument,  aveuglément,  complète- 
ment. De  là,   des  arrêts  fameux  comme  celui   dont 


32      NOUVELLES   ÉTUDES   DE   LITTÉRATURE    ET   D'aRT. 

elle  frappe  YÉmile.  Ce  jour-là,  elle  mit  dans  ses  con- 
sidérants cette  rhétorique  furibonde,  familière  aux 
théologiens  en  fonction  de  censure,  genre  déplorable 
dont  il  faut  reconnaître  à  sa  décharge  qu'elle  n'a  pas 
trop  usé  d'ordinaire.  Mais,  par  des  morceaux  de  ce 
genre,  elle  préparait  sa  propre  condamnation.  La 
Révolution  pouvait-elle  l'épargner?  Après  avoir  été, 
selon  l'expression  de  M.  Gréard,  «  une  force  morale 
organisée  »,  elle  n'était  plus  qu'un  obstacle.  La  Con- 
vention la  traita  donc  selon  ses  mérites  ;  elle  ferma 
ses  écoles,  sans  molester  ses  membres.  Double  hon- 
neur pour  la  Convention  et  l'ancienne  Sorbonne. 
Elles  représentaient,  l'une  et  l'autre,  deux  forces 
nécessairement  hostiles,  l'une  abattue,  l'autre  en 
plein  essor.  La  plus  forte  supprima  la  plus  faible, 
«  sans  violence,  presque  avec  respect  ». 


De  la  Sorbonne  vide,  la  Révolution  fit  un  petit 
Louvre,  c'est-à-dire  qu'elle  y  logea  une  colonie  d'ar- 
tistes. M.  Gréard  a  raconté  l'existence  laborieuse  et 
animée  de  ce  microcosme,  où  la  fantaisie,  compagne 
des  artistes,  allégeait  les  petits  ennuis  de  l'existence 
en  commun.  Non  pas  seulement  la  fantaisie,  car  un 
jour  la  passion  y  fit  entrer  la  terreur,  par  un  des 
drames  les  plus  cruels  qu'elle  puisse  provoquer  entre 
deux  êtres  unis  par  lamour  et  séparés  par  une  situa- 
tion fausse.  Sur  un  mot  mal  compris,  Mlle  Mayer  crut 
qu'elle  ne  serait  jamais  la  femme  du  peintre  Prud'hon, 
son  maître  et  son  ami;  elle  se  tua  aussitôt.  M.  Gréard 
s'est  contenté  de  faire  allusion  à  cette  tragique  his- 


LA   VIEILLE   SORBONNE.  33 

loire,  sans  doute  comme  trop  connue.  C'est  pourtant, 
de  tous  les  souvenirs  qui  se  rattachent  au  Musée  des 
Arts,  le  plus  touchant  et  le  plus  digne  d'être  retenu*. 
Il  a  préféré  égayer  doucement  son  récit  avec  le  jardin 
à  la  hollandaise  de  Vandaël,  le  peintre  de  fleurs  et 
les  impatiences  altières  de  «  Mme  Knip,  née  Pauline 
de  Courcelles  »,  ainsi  qu'elle  signait  elle-même  ses 
paysages.  Enfin,  en  1821,  la  Sorbonne  était  afl'ectée 
à  trois  des  facultés  de  l'Académie  de  Paris,  théologie, 
sciences  et  lettres,  et  à  Tadministration  académique. 
Elle  entrait  ainsi  dans  la  troisième  et  dernière 
période  de  son  histoire.  C'est  alors  qu'elle  fut  amé- 
nagée telle  que  nous  la  voyons  encore  aujourd'hui  et 
que  le  grand  amphithéâtre  de  la  faculté  des  lettres, 
pris  sur  Yaula  majoi\  reçut  ces  peintures  remar- 
quablement laides  -  dont  la  disparition  sera  le  seul 
bienfait  de  la  démolition.  C'est  alors  que,  devenue  le 
chef-lieu,  le  Capitole  de  l'Université  de  France,  par 
l'enseignement,  le  concours  général,  les  concours 
d'agrégation,  les  actes  principaux  et  les  grandes 
cérémonies  de  l'Instruction  publique,  elle  vit  passer 
tous  ceux  qui  devaient  honorer  en  France  le  titre  de 
professeur.  C'est  alors  surtout  que,  par  les  cours 
simultanés  de  Guizot,  Cousin  et  Villemain,  elle  devint 
une  des  capitales  intellectuelles  de  l'Europe. 


1.  Voir  Cu.  Clément,  Prud'hon,  1872,  5^  partie,  et  Edm.  et 
J.  DE  Concourt,  l'Art  du   dix-huitième  siècle,  1,1882,  3*  série. 

2.  Complétées  par  une  série  de  statues  et  de  bustes  digne 
de  ces  peintures.  Voir,  dans  les  Portraits  contemporains  de 
Sainte-Beuve,  t.  II,  p.  387,  le  récit  d'un  incident  motivé  par 
la  présence  de  Chateaubriand  au  cours  de  Villemain,  «  un  jour 
d'été  de  1827  »  ;  le  critique  tire  de  cette  pauvre  décoration  une 
jolie  suite  de  métaphores  et  d'allusions. 

3 


34       NOUVELLES   ÉTUDES   DE   LITTÉRATURE    ET   D'aRT. 

M.  Gréard  n  a  pas  manqué  d'esquisser  au  passage, 
en  traits  rapides  et  justes,  la  physionomie  de  ces 
trois  hommes  si  divers  et  qu'une  même  émulation 
pour  l'honneur  des  lettres  et  leur  propre  gloire  asso- 
ciait à  un  but  commun.  Guizot,  puritain  et  doctri- 
naire, fait  pour  le  gouvernement  et  Faction,  appor- 
tait dans  l'étude  de  l'histoire  des  préoccupations 
d'homme  d'État;  il  la  renouvelait,  il  la  créait,  après 
Montesquieu.  Systématique  comme  tous  les  générali- 
sateurs,  il  établissait  les  grandes  lignes  de  recherche 
et  de  classification,  que  d'autres  devaient  élargir 
ou  briser,  mais  tous  les  historiens,  pendant  notre 
siècle,  allaient  être  ses  disciples,  avant  de  devenir 
ses  contradicteurs.  Il  n'y  a  plus  à  définir  Cousin 
après  le  petit  chef-d'œuvre  d'observation  malicieuse 
et  de  finesse  mordante  que  lui  a  consacré  M.  Jules 
Simon  *,  moins  sévère  pour  l'homme  qu'il  n'aurait 
eu  le  droit  de  l'être,  respectueux  pour  le  philosophe, 
admirateur  de  l'orateur  et  de  l'écrivain,  infiniment 
amusé  par  le  comédien  à  la  mimique  originale,  aux 
attitudes  étonnantes,  aux  mots  grandioses.  Villemain, 
c'était  l'esprit  fait  homme  et  l'amour  incarné  de  la 
littérature,  avec  tout  ce  que  ces  deux  mots,  esprit  et 
littérature,  renferment  de  ressources,  de  souplesse, 
voire  d'enthousiasme,  orateur  et  causeur,  écrivain 
et  rhéteur,  grand  esprit  s'il  eût  été  moins  homme 
d'esprit,  et  grand  critique  s'il  eût  été  plus  simple. 
Si  la  salle  où  ils  parlaient  avait  conservé  quelque 
chose  des  graves  et  modestes  propos  qu'y  avaient 
échangés    longtemps    les    vieux    Sorbonnistes,    ses 

1.  Victor  Cousin,  1887,  dans  la  collection  des  «  Grands  écri- 
vains français  ». 


LA   VIEILLE    SORBOXNE.  35 

échos  durent  être  souvent  étonnés  par  la  comparai- 
son. Jadis,  une  science  impersonnelle,  dédaigneuse 
d'ornements  et  de  gloire;  aujourd'hui  des  personna- 
lités exigeantes  qui  s'affirmaient  avec  l'égoïsme  du 
talent,  désireux  de  la  foule  et  portes  ouvertes  sur  la 
rue. 

C'est,  désormais,  ce  qui  va  distinguer  la  Sorbonne 
universitaire  de  la  Sorbonne  théologique.  La  pre- 
mière n'est  plus  un  tribunal  dogmatique;  c'est  une 
tribune  de  libre  parole.  Au  lieu  du  corps,  où  le 
mérite  de  chacun  se  subordonne  à  l'autorité  collec- 
tive, une  réunion  de  maîtres  qui  peuvent  constituer 
des  triumvirats,  mais  qui,  avec  le  souci  commun  de 
la  vérité,  sont  avant  tout  préoccupés  d'eux-mêmes, 
de  leur  action  et  de  leur  renommée. 

Il  sufïisait  jadis,  pour  régler  l'activité  de  toute  une 
vie,  d'être  associé  de  Sorbonne;  désormais  on  n'y 
sera  professeur  que  pour  être  en  même  temps  ora- 
teur et  écrivain;  le  talent  de  parole  ou  de  plume 
sera  la  mesure  du  mérite.  Malgré  tout,  comme  il 
est  impossible  que  les  efforts  individuels,  sous  les 
mêmes  titres  et  dans  la  même  maison,  ne  concou- 
rent pas  à  un  résultat  unique,  la  Sorbonne  profitera, 
comme  personne  morale,  de  tout  ce  qui  se  sera  fait 
chez  elle  et,  en  quelques  années,  elle  atteindra,  elle 
dépassera  la  gloire  collective  du  passé. 

J'arrête  ici  cette  rapide  étude  d'après  le  livre  de 
M.  Gréard.  Pour  esquisser  à  grands  traits  ce  que  fut 
la  vieille  Sorbonne,  de  1821,  où  elle  fut  rouverte, 
jusqu'en  1893,  où  elle  va  se  fermer,  il  faudrait  encore 
un  long  développement.  Je  viens  de  dire  ce  qu'elle  fut 
pour  l'Université  de  France  et  le  seul  catalogue  des 


36        NOUVELLES   ÉTUDES    DE    LITTÉRATURE    ET   DART. 

noms  qui  s'y  sont  illustrés  ou  fait  connaître  rempli- 
rait des  pages.  Il  me  suffira  d'ajouter  que  l'esprit  des 
vieux  murs  doit  passer  dans  les  nouveaux.  Cet  esprit 
s'est  élargi,  car  il  anime  un  corps  de  maîtres  et  d'étu- 
diants triplé  ou  quadruplé.  Pour  que  cet  accroisse- 
ment produise  des  résultats  en  rapport  avec  son 
chiffre,  la  nouvelle  Sorbonne  doit  s'approprier, 
comme  maximes  et  comme  règles,  les  considérations 
que  M.  Gréard  formule  dans  ses  dernières  pages  avec 
beaucoup  de  justesse  et  d'élévation.  Pratique  et  désin- 
téressée, groupant  des  élèves  et  attirant  des  audi- 
teurs, remplissant  ses  devoirs  envers  l'État  qui  lui 
demande  de  former  des  maîtres  et  envers  le  public, 
qui  se  croit  toujours  droit  d'accès  chez  elle,  il  importe 
qu'elle  vise  ce  double  but;  il  importe  surtout  qu'elle 
ne  sacrifie  aucun  des  deux. 

15  juin  1893. 


A  PROPOS  DE  «  BERENICE  » 


Notre  siècle,  comme  tous  ceux  qui  l'ont  précédé, 
suit  une  direction  générale  à  laquelle  la  critique  et 
l'histoire  de  l'avenir  ramèneront  sans  trop  de  peine 
une  foule  de  divergences,  moins  réelles  qu'appa- 
rentes. Les  réactions  elles-mêmes  ne  sauraient  être 
un  retour  vers  le  passé  ;  on  progresse  par  cela  seul 
que  l'on  marche,  et  il  n'a  jamais  été  donné  aux 
hommes  de  remonter  le  cours  du  temps.  Ainsi,  nous 
avons  beau  nous  jeter  dans  des  chemins  de  traverse 
par  caprice  ou  besoin  d'originalité,  ces  chemins  sont 
tout  au  plus  les  bas-cùtés  d'une  grande  route  sur 
laquelle  une  force  supérieure  nous  maintient  tou- 
jours; nous  ne  cessons  pas  de  suivre  l'étape,  lors 
même  que  nous  croyons  être  en  avant  ou  en  arrière, 
pour  notre  compte  et  à  notre  gré.  Flux  et  reflux  de 
l'opinion,  révolutions  de  la  littérature  et  de  l'art, 
modes  et  caprices,  ne  sont  ainsi  que  les  illusions 
d'une  liberté  relative  ;  les  plus  illogiques  ont  un  but, 
les  plus  exagérés  une  mesure  et  les  plus  fous   une 


38       NOUVELLES   ÉTUDES    DE   LITTÉRATURE    ET  D'aRT. 

raison.  Beaucoup  de  mouvements  d'idées,  auxquels 
nous  attaciions  une  grande  importance,  faute  de  recul 
et  de  perspective,  n'ont  en  réalité  qu'une  portée 
médiocre;  d'autres,  minimes  pour  nous,  sont  de 
grande  conséquence.  A  travers  tous,  l'avenir  finira 
par  se  reconnaître  et  placera  sans  trop  de  peine  ses 
poteaux  indicateurs. 

Si,  comme  je  le  crois,  c'est  là  une  des  vérités  que 
la  critique  littéraire  ou  historique  démontre  le  plus 
sûrement,  l'étonnement  et  la  colère  sont  déplacés 
devant  les  spectacles  variés  qui,  depuis  vingt  ans  sur- 
tout, se  succèdent  avec  tant  de  rapidité.  Il  suffirait  de 
les  définir  et  de  les  classer  pour  les  comprendre.  On 
ne  s'étonnerait  plus  alors  de  voir  le  sentiment  religieux 
se  ranimer  dans  l'afi'aiblissement  des  croyances,  le 
culte  de  Napoléon  P'"  surgir  des  ruines  du  bonapar- 
tisme ',  l'exaltation  de  David  et  de  Ingres  triompher 
malgré  la  défaite  du  goût  académique,  l'admiration 
pour  Bossuet  et  Racine  renaître  après  la  mort  des 
genres  classiques.  Puisque  la  plus  négligée  jusqu'ici 
des  tragédies  racinienes,  Bérénice^  trouve  à  cette 
heure  un  public  et  des  juges,  le  premier  qui  y  prend 
ou  croit  y  prendre  un  vif  plaisir,  au  lendemain  d'un 
spectacle  au  Théâtre-Libre  ou  au  Chat-Noir,  les  seconds 
qui  exaltent  de  la  même  plume  et  sur  le  même  ton  la 
dernière  traduction  d'Hauptmann  et  la  plus  récente 
reprise  de  la  Comédie-Française,  je  voudrais  recher- 
cher pourquoi  Racine  et  Bérénice  surmontent  toutes 
les  causes  qui  sembleraient  devoir  les  éloigner  de 
nous. 

1.  Voir  ci-après  Un  nouveau  «  Retour  des  cendres  ». 


A   PROPOS    DE    «  BÉRÉNICE   ».  39 

((  Une  action  simple,  soutenue  de  la  violence  des 
passions,  de  la  beauté  des  sentiments  et  de  l'élégance 
de  l'expression  »,  c'est  en  ces  termes  que,  justement 
dans  la  préface  de  Bérénice^  Racine  définit  lui-même 
son  idéal  tragique  et,  si  jamais  définition  fut  en  par- 
fait rapport  avec  son  objet,  c'est  bien  celle-ci.  La  tragé- 
die racinienne,  c'est,  avant  tout,  un  événement  assez 
éloigné  de  nous  pour  que  ses  circonstances  acces- 
soires s'effacent,  dans  ce  recul,  au  profit  de  son  carac- 
tère essentiel,  assez  général  pour  nous  intéresser  en 
lui  à  un  fait  universel  et  constant  de  la  destinée 
humaine.  Cet  événement  met  en  jeu  des  passions 
violentes,  parce  que,  à  cette  distance,  de  petits  inté- 
rêts et  de  minces  intrigues  seraient  imperceptibles; 
comme  dans  les  statues  placées  très  haut,  il  importe 
que  les  gestes  y  soient  larges  et  les  attitudes  expres- 
sives. «  La  beauté  des  sentiments  »  résulte  de  la  vio- 
lence, c'est-à-dire  de  la  grandeur  des  passions.  Quant 
à  l'élégance  de  l'expression,  entendez  par  là,  non 
seulement  le  choix,  c'est-à-dire  la  propriété  et  la 
mesure,  mais  l'énergie  maîtresse  d'elle-même  et 
revêtue  de  beauté.  Pour  que  la  définition  fût  tout  à 
fait  complète,  il  n'y  aurait  plus  qu'à  y  joindre  des  per- 
sonnages de  haute  condition,  rois  ou  demi-dieux,  et 
la  couleur  historique;  la  condition  qui  multiplie,  pour 
ainsi  dire,  l'intérêt  propre  des  faits  et  des  passions  par 
tout  ce  qu'elle  a  de  noblesse  propre,  et  l'histoire  d'où 
résulte  le  style^  c'est-à-dire  l'énergie  du  caractère. 

Or  le  but  principal  du  romantisme,  puis  du  réa- 
lisme, c'avait  été  de  remplacer  ces  conditions  de  la 
tragédie  par  des  conditions  non  seulement  diffé- 
rentes, mais  exactement  opposées. 


40      NOT^VELLES   ÉTUDES   DE   LITTÉRATURE   ET   d'aRT. 

D'abord  celles  du  drame.  Ici,  des  actions  chargées 
d'incidents,  très  déterminées  dans  le  temps,  plutôt 
voisines  de  nous,  étudiées  dans  le  détail  des  milieux, 
des  mœurs  et  des  costumes;  des  passions  encore  plus 
extraordinaires,  ou  même  exceptionnelles,  que  vio- 
lentes; des  sentiments  de  même  nature  que  ces  pas- 
sions, avec  un  fort  mélange  de  grotesque,  c'est-à-dire 
de  laideur;  un  style  chargé  de  couleur  et  débordant. 
Comme  personnages,  le  mélange  et  l'antithèse  des 
conditions. 

Au  public  las  du  drame,  des  sujets  extraordinaires 
et  complexes,  du  bric-à-brac  et  de  l'emphase,  le 
réalisme  avait  ensuite  offert  les  actions  basses,  les 
sentiments  vilains  et  l'expression  brutale.  Par  une 
émulation  progressive  dans  la  poursuite  du  laid,  la 
littérature  dramatique  en  vint  à  reproduire  surtout, 
en  haut  comme  en  bas,  dans  le  drame  comme  dans 
la  comédie,  l'exception  ignoble  et  à  l'ériger  en  règle, 
avec  une  négation  agressive  de  ce  qui  n'était  pas 
répugnant  et  vil.  Cela  dura  longtemps,  cela  dure 
encore,  mais  cela  ne  durera  pas  toujours  et,  surtout, 
cela  ne  dure  plus  seul.  Les  beaux  jours  du  théâtre 
<(  rosse  »,  comme  on  dit,  sont  passés.  Le  public 
écœuré,  et  ce  qui  est  plus  grave,  ennuyé,  demande 
autre  chose.  Cette  autre  chose,  c'est  un  peu  de  sim- 
plicité et  de  beauté,  de  grandeur  et  d'élégance,  tout 
ce  qui  est  contenu  dans  les  deux  lignes  de  Racine  que 
je  citais  plus  haut. 

De  là,  en  dehors  du  théâtre,  la  renaissance  du  roman 
romanesque,  des  vieilles  histoires  sentimentales,  des 
vieilles  chansons  naïves,  et,  au  théâtre,  le  retour 
vers  les  sujets  simples,  les  problèmes  moraux,  les 


A   PROPOS   DE    ((  BÉRÉNICE  ».  41 

légendes  poétiques,  les  vers.  En  attendant  que  nos 
poètes  contemporains,  tâtonnant  et  cherchant  à  la 
suite  du  public,  se  mettent  à  lui  fabriquer  ce  qu'il 
demande  et  qu'une  production  courante  s'établisse 
dans  une  nouvelle  convention,  les  grandes  pièces 
d'autrefois  retrouvent  des  spectateurs.  Jamais,  depuis 
la  Révolution,  on  n'a  joué  autant  de  «  classique  » 
qu'aujourd'hui. 

Et  ce  classique  n'est  pas  celui  qui  nous  ressemble 
le  plus  et  nous  impose  le  moindre  chemin  pour 
arriver  jusqu'à  lui.  Il  n'est  pas  nécessaire  de  nous 
ménager  les  transitions;  nous  aimons  plutôt  à  les 
supprimer  et  rien  ne  nous  plaît  davantage  qu'un  con- 
traste violent.  En  fait  de  tragédie,  nous  préférons 
Racine  à  Corneille,  car,  ainsi  que  l'a  démontré  un 
spirituel  écrivain  ^  dans  Corneille  il  y  a  déjà  beau- 
coup de  romantisme  et,  à  cette  heure,  ce  serait  plutôt 
pour  nous  écarter  de  lui;  heureusement  pour  lui,  tant 
qu'il  en  ait,  il  en  a  toujours  moins  que  les  romanti- 
ques, et  cela  lui  profite.  Dans  la  comédie,  même 
retour  aux  vieilles  pièces.  L'Odéon,  l'an  dernier,  a 
trouvé  un  public  pour  les  Esprits  et  les  Contents,  de 
Pierre  Larrivey  et  d'Odet  de  Turnèbe.  Soyez  sûr  que 
s'il  monte  l'an  prochain  une  pièce  de  Plante  ou  d'Aris- 
tophane, ce  même  public  lui  restera  fidèle,  même  si 
ce  n'est  pas  du  Plaute  ou  de  l'Aristophane  moder- 
nisés, comme  M.Donnay  l'avait  fait  i^ouv  Lysistrata  2. 
La  Comédie-Française,  elle,  est  encore  plus  archaïque  : 
depuis  dix  ans,  elle  devait  de  superbes  recettes  à 

1.  Voir  le  Romantisme  des  classiques,   par  Emile   Deschanel 
1883. 

2.  Gr.ind-Tlu'àtro.  22  décembre  1H02. 


42     NOUVELLES   ÉTUDES   DE   LITTÉRATURE   ET   d'aRT. 

Œdipe  roi,  alors  qu'en  1850  elle  avait  dû  Taban- 
donner  au  bout  de  quelques  représentations;  encou- 
ragée par  ce  précédent,  elle  a  monté  Antigone,  puis 
Bérénice^  on  sait  avec  quel  succès. 

Ce  que  nous  aimons  dans  ces  vieux  chefs-d'œuvre, 
ce  sont  ces  mêmes  qualités  dont  la  tragédie  raci- 
nienne  nous  donne  le  plus  parfait  et  le  plus  complet 
modèle  :  l'énergie  maîtresse  d'elle-même,  la  simpli- 
cité forte  et  ce  que  l'auteur  de  Bérénice  appelait 
«  l'élégance  de  l'expression  », 

Le  goût  dominant  de  notre  siècle,  celui  qui,  depuis 
Chateaubriand,  avec  Augustin  Thierry  et  Michelet, 
avec  Sainte-Beuve,  Taine  et  Renan,  a  comme  orienté 
la  littérature,  c'est  le  goût  de  l'histoire,  le  sens  et  le 
respect  du  passé.  Alors  que  chacun  des  vieux  siècles 
ignorait  tranquillement  ou,  tout  au  moins,  mécon- 
naissait celui  qui  l'avait  précédé,  nous  avons  cherché 
non  seulement  à  connaître  exactement  les  faits  du 
passé,  mais  encore  à  pénétrer  l'àme  de  chaque 
époque.  Nous  avons  accompli,  vers  la  vérité  histo- 
rique, le  plus  grand  effort  qui  ait  été  tenté  dans 
aucun  temps,  et  cela  seul  suffirait  pour  honorer  la 
littérature  du  xix^  siècle.  Aussi,  après  cette  longue 
étude  de  l'histoire  —  dont  le  goût  revêt  mille  formes, 
comme  les  caprices  de  la  mode  et  la  passion  du  bibe- 
lot, —  les  esprits  se  trouvaient-ils  prêts  à  ces  retours 
vers  la  littérature  d'autrefois,  où  ils  se  complaisent 
en  attendant  que  la  littérature  contemporaine  ait 
renouvelé  sa  poétique  épuisée.  Et,  parmi  les  œuvres 
classiques,  ils  s'attachaient  de  préférence  à  celles  qui, 
outre  les  qualités  propres  dont  l'étalage  des  défauts 
contraires  nous  faisait  sentir  plus  vivement  le  prix, 


A  PROPOS    DE    «  BÉRÉNICE  ».  43 

contenaient  pour  nous  le  plus  d'histoire,  c'est-à-dire, 
pleines  des  idées  et  des  mœurs  d'un  temps,  conser- 
vaient en  quelque  sorte  son  âme  et  nous  donnaient 
l'illusion  de  vivre  pendant  quelques  heures  à  une 
époque  déterminée  du  passé. 

Aucun  poète  plus  que  Racine  n'est  capable  de  pro- 
duire cette  illusion .  Personnellement,  malgré  son 
grand  respect  de  l'antiquité  et  le  sens  de  l'histoire 
qui  lui  a  permis  d'écrire  Britannicus^  il  n'avait  pas 
plus  que  ses  contemporains  le  besoin  de  ce  que  nous 
appelons  la  «  couleur  locale  ».  Dans  les  sujets  anti- 
ques, non  seulement  les  plus  lointains,  mais  les  plus 
fabuleux,  comme  Phèdre,  il  faisait  entrer  les  idées, 
les  sentiments  et  les  mœurs  de  son  temps.  Dans 
l'Athènes  de  Thésée,  il  transportait  la  religion  de 
Port-Royal,  et,  dans  le  palais  de  Néron,  la  monar- 
chie de  Louis  XIV.  Il  n'a  pas  un  vers  qui  ne  respire 
l'esprit  de  son  temps.  Et  quel  temps!  L'apogée  de 
l'ancienne  France,  une  période  de  grandeur  unique. 
Ainsi,  par  là,  ce  poète,  qui  entendait  si  peu  l'his- 
toire à  notre  manière,  satisfait  en  nous  ce  goût  de 
riiistoire  qui  nous  est  devenu  un  besoin  impérieux. 
Il  y  joignait  ce  qui  est  proprement  son  génie,  c'est- 
à-dire  le  don  de  faire  agir  et  parler  dans  leur  vérité 
la  plus  énergique  ou  la  plus  élégante  les  passions  les 
plus  terribles  ou  les  plus  charmantes,  les  sentiments 
les  plus  forts  ou  les  plus  doux. 

Ainsi,  à  l'image  d'un  temps,  il  ajoutait  celle  de 
l'humanité;  à  l'àme  passagère  d'une  société,  il  mêlait 
l'àme  permanente  du  genre  humain.  Et,  cet  assem- 
blage, il  le  revêtait  d'une  beauté,  où,  cette  fois  encore, 
ce   qui    est  d'un   temps   et  ce   qui  est  de   toujours 


44     NOUVELLES   ÉTUDES   DE   LITTÉRATURE   ET   D'aRT. 

s'unissaient  dans  une  complète  harmonie,  beauté 
délicieuse  jusque  dans  ce  qu'elle  empruntait  à  la 
mode,  car  ces  traits  étaient  une  vérité  de  plus. 


Pour  appuyer  d'un  exemple  la  vérité  de  ce  que 
j'avance,  je  ne  pourrais  souhaiter  d'exemple  plus 
probant  et  plus  complet  que  Bérénice.  Comme  tou- 
jours. Racine  a  pris  dans  l'histoire  le  sujet  de  sa  tra- 
gédie, et  il  a  bien  soin  de  le  rappeler  pour  prouver  sa 
fidélité  à  une  règle  du  genre,  mais,  plus  que  jamais, 
il  a  transformé  la  donnée  historique,  en  la  dépouil- 
lant de  ce  qu'elle  avait  de  particulier  pour  n'y  laisser 
qu'une  sorte  de  thème  très  simple;  et,  l'histoire 
d'autrefois  qu'il  en  enlevait,  il  l'a  remplacée  par  l'his- 
toire de  son  temps. 

((  Titus,  qui  aimait  passionnément  Bérénice,  et  qui 
même,  à  ce  qu'on  croyait,  lui  avait  promis  de 
l'épouser,  la  renvoya  de  Rome,  malgré  lui  et  malgré 
elle  »,  invitus  inviiam.  Ces  deux  lignes  de  Suétone, 
surtout  les  deux  derniers  mots,  contiennent  tout 
le  sujet  et,  volontairement.  Racine  a  borné  là  sa 
recherche.  S'il  l'eût  voulu,  il  aurait  facilement  trouvé 
dans  ses  livres  de  quoi  tracer  des  deux  personnages 
mis  en  scène  une  physionomie  conforme  à  leur  his- 
toire. Mais,  s'il  l'eût  fait,  il  ne  nous  aurait  présenté 
qu'un  couple  médiocrement  intéressant  et  une  aven- 
ture fort  banale. 

On  connaît  l'étiquette  sentimentale  qui  reste  atta- 
chée au  nom  de  Titus  :  il  fut  «  les  délices  du  genre 
humain  »,  un  bon  empereur,  humain  et  bienfaisant, 


A   PROPOS    DE    «   BÉRÉNICE   ».  45 

mort  trop  tôt.  En  réalité,  c'était  une  nature  fort 
complexe,  et  Renan  estime  que  «  la  mort  vint  le 
soustraire  à  une  épreuve  qui,  trop  prolongée,  lui  eût 
peut-être  été  fatale  ».  Avec  un  fonds  sincère  d'huma- 
nité et  le  ferme  désir  de  bien  remplir  les  divers  rôles 
qu'il  eut  à  jouer,  habile,  actif  et  brave,  ce  n'était, 
bien  s'en  faut,  ni  un  Antonin,  ni  un  Marc-Aurèle. 
Ambitieux  et  politique,  il  appliquait  à  ses  actes 
autant  de  calcul  et  de  volonté  que  de  vertu  natu- 
relle; vaniteux  et  maître  de  lui,  il  faisait  beaucoup 
pour  Topinion  et  le  succès.  Bon  fils,  il  avait  procuré 
l'empire  à  son  père,  mais  avec  la  pensée  très  nette 
de  recueillir  sa  succession  ;  nullement  cruel,  il  avait 
mené  le  siège  de  Jérusalem  avec  une  vigueur  impi- 
toyable et,  pour  ne  pas  assumer  l'odieux  d'un  ordre 
formel,  il  avait  laissé  brûler  une  ville  qu'il  importait 
de  détruire.  Toutes  les  fois  qu'il  en  avait  eu  le  temps, 
il  avait  mené  une  vie  de  plaisir  qui  contribua  pro- 
bablement à  sa  mort  prématurée.  Pour  Bérénice,  il 
l'avait  installée  près  de  lui,  dans  la  maison  impériale 
du  Palatin,  et  il  vivait  publiquement  avec  elle  K 

Cette  Bérénice,  la  vraie,  n'était  pas  une  jeune  fille; 
ce  n'était  même  plus  une  jeune  femme  :  elle  avait 
passé  la  quarantaine  et  se  trouvait  ainsi  d'une  quin- 
zaine d'années  plus  âgée  que  Titus.  Elle  était  sœur 
d'Hérode  Agrippa,  petit  prince  médiatisé  de  Pales- 
tine, qui  avait  combattu  dans  l'armée  romaine  contre 
Jérusalem,  et,  tandis  que  son  frère  servait  Titus  les 
armes  à  la  main,  elle  le  servait  à  sa  manière.  Avant 

1.  Voir  E.  Belle,  le  Véritable  Titus^  dans  la  Revue  des  Deux 
Mondes  du  1"  décembre  1869,  et  E.  Renan,  l'Antéchrist  et 
les  Évangiles,  1873  et  1877. 


46      NOUVELLES   ÉTUDES    DE    LITTÉRATURE    ET   D'aRT. 

Titus,  elle  avait  eu  trois  maris,  nombre  d'amants  et 
on  laccusait  d'inceste  avec  son  frère  Agrippa.  Dans 
sa  liaison  avec  le  général  romain,  il  entrait  beaucoup 
de  calcul.  Titus  lui  avait  promis  le  mariage  et,  en 
attendant,  fort  épris,  il  la  laissait  mener  un  train 
royal  et  régler  la  mode,  avec  ce  besoin  d'étalage  et 
d'insolente  vanité  qui  est  pour  la  plupart  des  favo- 
rites un  défaut  professionnel. 

Devenu  empereur,  Titus  réfléchit  à  la  situation. 
Tout  autre  Feût  fait,  car  un  tel  changement  de  for- 
tune modifie  notablement  les  manières  de  voir; 
mais,  avec  son  caractère,  il  dut  raisonner  plus  que 
personne.  Que  sa  maîtresse  fût  vieille  et  décriée,  cela 
ne  l'aurait  peut-être  pas  empêché  de  l'épouser  puis- 
qu'il l'aimait.  L'obstacle  politique  était  plus  fort  : 
Bérénice  était  reine  et  juive.  Or  les  Romains  avaient 
conservé  leur  vieille  haine  pour  les  rois,  et,  si  l'anti- 
sémitisme n'existait  pas  encore,  ils  ne  pouvaient  être 
flattés  de  recevoir  comme  impératrice  une  femme  de 
cette  nation  juive  qu'ils  venaient  d'écraser  et  qu'ils 
méprisaient.  Des  symptômes  très  clairs  montraient 
quels  sentiments  elle  inspirait  :  à  deux  reprises,  elle 
avait  été  publiquement  insultée.  Titus  prit  un  grand 
parti  :  il  renvoya  Bérénice.  Non  sans  peine  ni  résis- 
tance; les  deux  mots  de  Suétone,  invitus  invilam^ 
enveloppent  certainement  toute  une  série  de  scènes 
fort  pénibles.  Bérénice  revint  à  Rome  et  essaya  de 
rentrer  en  grâce,  mais  Titus  refusa  de  la  voir.  Ainsi 
finit  ce  qu'un  professeur  de  Sorbonne,  au  cours  d'une 
récente  soutenance  de  doctorat*,  appelait  spirituelle- 
ment un  «  amour  de  garnison  ». 

1.  De  Regina  Bérénice,  thèse  par  M.  Maurice  Wahl.  On  trouvera 


A   PROPOS   DE    «  BÉRÉNICE  ».  47 

Voilà  Thistoire,  et  voici  le  théâtre. 

De  tout  ce  qu'on  vient  de  voir,  Racine  n'a  conservé 
que  ce  simple  fait  :  l'empereur  Titus  et  la  reine  Béré- 
nice s'aimaient  tendrement  et  ils  se  séparèrent  avec 
beaucoup  de  peine.  Au  demeurant,  il  ne  reste  plus 
rien,  dans  sa  tragédie,  du  vrai  Titus  et  de  la  vraie 
Bérénice.  Au  Titus  composé  et  politique.  Racine  a 
substitué  une  nature  simple  et  franche;  à  la  Bérénice 
vaniteuse,  calculatrice  et  tenace,  d'une  sécheresse  et 
d'un  positivisme  juifs,  il  a  substitué  une  femme 
modeste  et  désintéressée,  tendre  surtout. 

Le  Titus  de  Racine  n'a  pas  souhaité  l'empire;  il  a 
reçu  avec  tristesse  une  dignité  fatale  à  son  bonheur. 

J'aimais,  je  soupirais  dans  une  paix  profonde  : 
Un  autre  était  chargé  de  l'empire  du  monde; 
Maître  de  son  destin,  libre  de  mes  soupirs, 
Je  ne  rendais  qu'à  moi  compte  de  mes  désirs. 
Mais  à  peine  le  ciel  eut  rappelé  mon  père, 
Dès  que  ma  triste  main  eut  fermé  sa  paupière, 
De  mon  aimable  erreur  je  fus  désabusé  : 
Je  sentis  le  fardeau  qui  m'était  imposé. 

Quant  à  Bérénice,  elle  «  n'aime  en  lui  que  lui 
même  »,  elle  reçoit  sans  les  désirer  les  grandeurs 
dont  il  la  comble  : 

Depuis  quand  croyez-vous  que  ma  grandeur  me  touche  ? 
Un  soupir,  un  regard,  un  mot  de  votre  bouche, 
Voilà  l'ambition  d'un  cœur  comme  le  mien. 
Voyez-moi  plus  souvent  et  ne  me  donnez  rien. 

Qu'un  poète  dramatique  fasse  parler  ainsi  deux 
amoureux,  il  n'y  a  pas  à  le  lui  reprocher,  dût-il  pour 

en  tète  de  ce  travail,  l'indication  des  sources  originales  relatives 
à  Bérénice  et  des  études  ou  mentions  dont  elle  a  été  l'objet. 


48      NOUVELLES   ÉTUDES   DE   LITTÉRATURE   ET   d'aRT. 

cela  dénaturer  deux  caractères  historiques,  car,  ce 
qu'il  demande  pour  eux,  c'est  un  intérêt  de  théâtre 
et,  au  théâtre,  on  ne  s'intéresse  qu'à  l'amour  géné- 
reux. 

D'autre  part,  ces  deux  amants  sont  des  amants 
chastes,  qui,  depuis  cinq  ans,  attendent  patiemment 
le  mariage;  c'était  alors  le  temps  des  longues  con- 
stances. Aon  seulement  le  poète  a  marqué  cela  tout 
au  long  de  sa  pièce,  mais  dans  sa  préface  il  a  eu 
bien  soin  de  nous  dire  que  »  Bérénice  n'a  pas  eu  ici 
avec  Titus  les  derniers  engagements  o. 

La  vérité  historique  était  si  peu  son  souci  que,  là 
même  où  il  pouvait  la  conserver  sans  compromettre 
l'intérêt,  il  lui  substitue  de  parti  pris  un  intérêt  dif- 
férent, emprunté  à  la  société  au  milieu  de  laquelle 
vivent  et  lui-même  et  son  public. 

La  passion  est  un  sentiment  antique,  la  ten- 
dresse est  un  sentiment  moderne.  Titus  et  Bérénice, 
dans  Racine,  sont  plus  tendres  que  passionnés;  les 
vers  les  plus  délicieux  que  la  mélancolie  amou- 
reuse ait  inspirés  à  Racine  sont  dans  la  bouche  de 
Bérénice  : 

Pour  jamais!  Ah!  Seigneur,  songez-vous  en  vous-même 
Combien  ce  mot  cruel  est  affreux  quand  on  aime? 
Dans  un  mois,  dans  un  an,  comment  souffrirons-nous, 
Seigneur,  que  tant  de  mers  me  séparent  de  vous? 
Que  le  jour  recommence,  et  que  le  jour  finisse, 
Sans  que  jamais  Titus  puisse  voir  Bérénice. 
Sans  que  de  toutle  jour  je  puisse  voir  Titus? 

Et  Titus,  déchiré  à  la  pensée  de  tout  ce  qu'il  va 
perdre,  et  en  sentant  plus  que  jamais  la  douceur 
infinie  : 


A  PROPOS   DE   «  BÉRÉNICE  ».  49 

Elle  passe  des  jours,  Paulin,  sans  rien  prétendre 
Que  quelque  heure  à  me  voir,  et  le  reste  à  m'attendre. 

Enfin  tout  ce  qu'Amour  a  de  nœuds  plus  puissants, 
Doux  reproches,  transports  sans  cesse  renaissants, 
Soin  de  plaire  sans  art,  crainte  toujours  nouvelle, 
Beauté,  gloire,  vertu,  je  trouve  tout  en  elle. 

Lorsque  le  mot  terrible  a  été  prononcé  : 

Car  enfin,  ma  princesse,  il  faut  nous  séparer, 

certes,  la  Bérénice  racinienne  résiste,  corne  celle  de 
l'histoire,  mais  avec  quelle  douceur!  A  travers  la  con- 
cision sèche  de  Suétone,  on  devine  qu'il  dut  y  avoir 
entre  les  amants  vrais  les  récriminations  d'usage;  on 
entrevoit  la  résistance  désespérée  de  la  vieille  maî- 
tresse, la  dureté  impitoyable  du  politique.  Dans 
Racine,  un  tlot  de  larmes  délicieuses  baigne  cette 
sécheresse  et  fond  cette  dureté.  Sa  Bérénice  renon- 
cerait à  tout  pour  conserver  Titus.  Elle  ne  demande 
plus  que  de  rester  à  Rome  et  de  respirer  le  même  air 
que  son  amant.  Titus  ne  refuse  pas,  mais  il  lui  montre 
doucement  que  c'est  impossible.  Et  enfin,  elle  se 
résigne,  se  sacrifie  et  part,  consolée  par  cette  seule 
pensée  que  Titus  l'aimera  toujours  de  loin  et  la  pleu- 
rera comme  elle  le  pleure.  Où  va-t-elle,  en  disant  : 
«  Tout  est  prêt,  on  m'attend  »  ?  Non  pas  au  port  d'Ostie, 
d"où  ses  navires  doivent  la  porter  «  dans  l'Orient 
désert  ».  Tandis  que,  par  un  geste  d'une  tristesse 
infinie,  le  groupe  douloureux  des  deux  amants  échange 
l'éternel  adieu,  nous  entrevoyons  la  porte  d'un  cloître, 
du  refuge  où  celles  que  les  rois  avaient  aimées 
allaient  se  consoler  avec  Tamour  divin,  où  quatre  ans 
plus  tard  Louise  de  la  Vallière  recevra  le  voile  des 
mains  de  Bossuet. 

4 


50     NOUVELLES   ÉTUDES   DE   LITTÉRATURE   ET   D'aRT. 

Ce  ne  sont  pas  seulement  des  sentiments  modernes 
et  français  que  Racine  prête  au  couple  antique;  il  le 
détache  sur  un  fond  de  tableau,  qui  est  la  cour  de 
Louis  XIV,  peinte  dans  sa  pompe  et  comme  illuminée 
par  les  rayons  du  jeune  roi-soleil.  Voyez  passer  ce 
cortège  royal,  dans  la  cour  du  Louvre  ou  sur  la  ter- 
rasse de  Saint-Germain  : 

De  cette  nuit,  Phénice,  as-tu  vu  la  splendeur? 
Tes  yeux  ne  sont-ils  pas  tout  pleins  de  sa  grandeur? 
Ces  flambeaux,  ce  bûcher,  cette  nuit  enflammée, 
Ces  aigles,  ces  faisceaux,  ce  peuple,  cette  armée, 
Cette  foule  de  rois,  ces  consuls,  ce  sénat, 
Qui  tous  de  mon  amant  empruntaient  leur  éclat; 
Cette  pourpre,  cet  or,  que  rehaussait  sa  gloire, 
Et  ces  lauriers  cncor  témoins  de  sa  victoire, 
Tous  ces  yeux  qu'on  voyait  venir  de  toutes  parts 
Confondre  sur  lui  seul  leurs  avides  regards; 
Ce  port  majestueux,  cette  douce  présence.... 
Parle  :  peut-on  le  voir  sans  penser  comme  moi 
Qu'en  quelque  obscurité  que  le  sort  l'eût  fait  naître, 
Le  monde  en  le  voyant  eût  reconnu  son  maître. . 

Louis  Racine  est  un  bon  écolier  qui  se  trompe  lors- 
qu'il nous  dit  que  son  père  a  pris  tout  cela  dans 
Hérodien.  Ne  soyez  pas  dupe  de  quelques  mots  : 
bûchers,  aigles,  faisceaux,  etc.  :  il  n'y  a  qu'eux  de 
romains,  tout  le  reste  est  français  et  si  exactement 
adapté  à  Louis  XIV  que,  dans  Molière  par  exemple, 
vous  retrouverez  l'équivalent  '.  Atmosphère  héroïque, 
souvenirs  des  campagnes  récentes  en  Flandre  ou  en 
Franche-Comté,  galanterie  précieus3,  tout  cela  est 
de  1G70. 

1.  Voir,  surtout,  parmi  ces  portraits,  un  des  plus  complets 
et  des  moins  connus  dans  Mélicerte  (acte  I,  se.  m). 

Je  vis  cent  choses  là  ravissantes  à  voir. 

Ce  ne  sont  que  seigneurs,  qui,  des  pieds  à  la  tête, 

Sont  lirillants  et  paros  roniiiK"  pour  une  frto....  etc. 


A   PROPOS   DE    «  BÉRÉNICE  ».  51 

Enlin,  il  se  trouve  que,  si  Racine  a  traité  ce  sujet 
romain,  c'est  uniquement  parce  que  c'était  un  sujet 
français.  On  connaît  la  gracieuse  anecdote,  qui  raconte 
le  tournoi  poétique  institué  sur  ce  sujet  entre  Corneille 
et  Racine  par  Henriette  d'Angleterre  ».  Dans  les  deux 
lignes  de  Suétone,  Henriette  avait  retrouvé  le  roman 
de  sa  jeunesse.  Elle  avait  été  aimée  de  Louis  XIV; 
elle  eut  cette  fantaisie  princière  de  voir  ce  roman 
revivre  sur  la  scène,  paré  de  poésie.  A  cette  époque, 
les  grands  ne  cachaient  pas  leurs  amours;  ces  «  fils 
de  dieux  »  en  usaient  avec  la  tranquille  impudeur  de 
l'ancien  Olympe,  et  l'on  sait  qu'un  moyen  de  faire  sa 
cour  à  Louis  XIV,  pour  un  Benserade,  ou  même  pour 
un  Molière,  c'était  d'introduire  dans  leurs  pièces  les 
plus  claires  allusions  à  sa  galanterie.  Mais  Louis  XIV 
n'avait  pas  aimé  seulement  Henriette  d'Angleterre;  il 
avait  eu  la  plus  violente  passion  pour  une  nièce  de 
Mazarin,  Marie  Mancini;  il  avait  voulu  l'épouser. 
L'Italienne  n'était  pas  une  nature  banale.  Elle  avait 
trouvé  le  jeune  roi  fort  ignorant,  fort  indolent, 
résigné  à  la  dure  tutelle  que  l'égoïsme  de  son 
ministre  faisait  peser  sur  lui,  après  l'avoir  fort  mal 
élevé.  Dans  cette  âme  somnolente,  elle  prit  à  tâche 
d'éveiller  l'ambition  et  elle  y  réussit.  Peut-être 
Mazarin  aurait-il  consenti  au  mariage,  mais  il  craignit 
pour  lui-même  l'autorité  que  sa  nièce  prenait  sur  le 
roi,  et  il  exigea  une  séparation.  Marie  Mancini  défendit 
son  amour  et  son  espoir  d'être  reine  avec  une  habi- 
leté toute  italienne,  tantôt  violente  et  tantôt  tendre. 

\.  Sur  l'origine,  la  date  et  l'authenticité  de  cette  anecdote, 
comme  aussi  sur  la  comparaison  des  deux  tragédies,  voir  l'édi- 
tion de  Corneille  de  M.  F.  Hémon,  1887,  t.  IV. 


52     NOUVELLES   ÉTUDES   DE    LITTÉRATURE   ET   D'aRT. 

Elle  eut  des  mots  touchants  et  que  la  cour  retint  : 
«  Vous  m'aimez,  vous  êtes  roi,  et  je  pars!  »  Il  fallut 
partir  cependant  et  épouser  un  prince  italien,  le  con- 
nétable Colonna,  à  qui  elle  fit  longuement  expier  sa 
déception  *. 

Henriette  était  morte  lorsque  parurent  les  deux 
tragédies  souhaitées  par  elle.  Qu'aurait-elle  trouvé 
dans  celle  de  Racine?  Son  caractère  et  l'histoire  de 
Marie  Mancini.  Le  poète,  en  effet,  avait  fondu  ces 
deux  éléments  avec  une  délicatesse  infinie.  Sa  Béré- 
nice a  la  douceur,  le  désintéressement,  la  tendresse 
d'Henriette;  elle  a  la  conduite  et  les  mots  de  Marie. 
Elle  dit  à  Titus  : 

Vous  êtes  empereur,  Seigneur,  et  vous  pleurez! 

Vous  m'aimez,  vous  me  le  soutenez, 

Et  cependant,  je  pars,  et  vous  me  l'ordonnez. 

Et  Titus  rappelle  que,  s'il  a  compris  ses  devoirs 
d'empereur,  c'est  aux  conseils  de  Bérénice  qu'il  le 
doit,  c'est  pour  lui  plaire  qu'il  a  voulu  être  grand  : 

Ma  jeunesse,  nourrie  à  la  cour  de  Néron, 

S'égarait,  cher  Paulin,  par  l'exemple  abusée, 

Et  suivait  du  plaisir  la  pente  trop  aisée. 

Bérénice  me  plut;  que  ne  fait  point  un  cœur 

Pour  plaire  à  ce  qu'il  aime  et  gagner  son  vainqueur! 

Je  prodiguai  mon  sang;  tout  lit  place  à  mes  armes. 

Je  revins  triomphant.  Mais  le  sang  et  les  larmes 

Ne  me  suffisaient  pas  pour  mériter  ses  vœux  : 

J'entrepris  le  bonheur  de  mille  malheureux. 

On  vit  de  toutes  parts  mes  bontés  se  répandre.... 

Je  lui  dois  tout,  Paulin. 


1.  Voir,  sur  Marie  Mancini,  une  charmante  étude  d'Arvède 
Barine,  dans  Princesses  et  Grandes  Dames,  1890. 


A   PROPOS   DE    «  BÉRÉNICE  ».  53 

Ainsi  deux  romans  héroïques,  deux  aventures 
royales,  fondus,  transposés,  dénaturés,  complétés 
l'un  par  l'autre,  telle  est  la  trame  sur  laquelle  Racine 
a  brodé  son  élégie.  Dans  ce  travail  de  vérité  et  de 
poésie,  il  n'y  a  pas  un  trait,  pas  un  détail,  pas  une 
nuance  qui  ne  soient  pris  aux  mœurs  contemporaines. 
Ces  couleurs  si  vives  et  si  douces,  ce  sont  celles  que 
le  poète  avait  sous  les  yeux  et  qu'il  lui  suflisait 
d'appliquer  avec  la  marque  propre  d'un  génie  fait  de 
passion  contenue,  de  force  voilée,  de  mesure  parfaite. 
En  tout,  Titus  parle  et  pense  comme  Louis  XIV  ;  le  sen- 
timent qu'il  a  de  son  devoir,  c'est  celui  que  Louis  XIV 
avait  de  son  «  métier  de  roi  »,  comme  il  disait  sim- 
plement et  noblement.  Et  ceux  qui  l'entourent,  ce 
sont  aussi  des  hôtes  de  la  cour  de  France.  Antiochus, 
si  brave,  si  amoureux  et  si  discret,  c'est  un  «  cheva- 
lier français  »;  Paulin,  c'est  un  de  ces  conseillers 
respectueux,  fermes  et  lins,  comme  Louis  XIV  aimait 
à  les  écouter  en  son  beau  temps;  Phénice,  c'est  une 
Mme  de  Lafayette.  Et  ce  que  nous  aimons  en  eux 
tous,  nous  Français  de  1894,  peu  tendres,  peu  galants 
et  fort  dégagés  du  culte  monarchique,  c'est  le  senti- 
ment qu'ils  nous  donnent  de  mœurs  à  jamais  dispa- 
rues, d'idées  et  de  passions  qui  ne  sont  plus  les 
nôtres,  c'est  un  plaisir  d'évocation  historique. 


Ce  plaisir,  nous  ne  pouvons  le  goûter  qu'à  une 
condition,  c'est  qu'il  se  trouve  des  artistes  capables 
(le  le  rendre  vivant,  car  il  faut  que  ce  plaisir  soit  un 
plaisir,  et  l'érudition,  à  elle  seule,   austère  et  froid 


o4      NOUVELLES   ETUDES   DE   LITTERATURE   ET   D  ART. 

passe-temps,  reste  chose  morte,  tant  que  l'art  ne 
vient  pas  la  ranimer.  Or,  un  artiste  ne  plaît  qu'à  la 
condition  d'être  moderne,  de  ressembler  à  son  temps, 
d'en  incarner  l'esprit,  de  lui  offrir,  rassemblé  et  con- 
centré, le  genre  de  beauté  qu'aime  ce  temps.  Pourra- 
t-il,  en  restant  moderne,  se  pénétrer  d'antiquité  et 
devenir  classique  sans  cesser  d'être  vrai?  Fusion  dif- 
ficile et  où  bien  peu  réussissent.  Parmi  les  hommes, 
nous  avons  un  tragédien  de  génie,  M.  Mounet-SuUy; 
parmi  les  femmes,  depuis  Rachel,  Mme  Sarah  Ber- 
nhardt  eut  ce  don  de  vie  dans  tous  les  rôles  classiques 
qu'il  lui  plut  d'aborder.  A  force  d'intelligence,  de 
volonté  et  d'énergie,  Mlle  Dudlay  nous  donna  dans 
Camille,  Hermione,  Roxane,  le  frisson  du  terrible  et 
du  grand.  Voici  que  Mlle  Bartet,  après  Iphigénie  et 
Antigone,  vient  de  mettre  dans  Bérénice  tous  les 
genres  de  vérité  que  le  rôle  exige,  vérité  éternelle, 
vérité  du  xvir  siècle,  vérité  de  notre  temps,  avec  le 
charme  sans  lequel  l'élégie  racinienne  serait  un 
spectacle  traînant  et  le  don  de  résurrection  qui 
prête  à  l'âme  morte  du  passé  la  vie  que  nous  respi- 
rons. 

C'est  une  nature  à  la  fois  complexe  et  une  que 
celle  de  la  nouvelle  tragédienne;  c'est  une  carrière 
des  plus  sinueuses  et  des  plus  droites  qui  l'a  menée 
au  point  où  nous  la  voyons.  Les  comédiens  ont  beau 
être  souples  et  divers  par  métier,  Mlle  Bartet  doit 
trouver,  en  repassant  le  souvenir  de  ses  rôles,  qu'elle 
a  dû  incarner  nombre  de  personnages  dont  les  âmes 
étaient  sans  rapport  nécessaire  les  unes  avec  les 
autres.  La  Vivette  résignée  de  VArlésienne,  de 
M.  Alphonse  Daudet,  devenait  une  coquette  améri- 


A  PROPOS   DE    «  BÉRÉNICE  ».  55 

caine  dans  VOncle  Sam^  de  M.  Victorien  Sardou,  une 
aventurière  cosmopolite  dans  Dom\  elle  jouait  du 
Barrière  et  du  d'Ennery,  du  Quatrelle  et  du  Gon- 
dinet  ;  et  partout,  en  précisant  sans  effort  apparent 
la  physionomie  de  rôles  si  divers,  elle  demeurait 
Mlle  Bartet,  c'est-à-dire  un  type  particulièrement  net 
de  Française  et  de  Parisienne;  et  c'est  ce  qui  lui  a 
permis  de  devenir  une  des  trois  ou  quatre  premières 
actrices  du  temps  présent  K 

Fine  et  svelte,  forgée  avec  ce  métal  infiniment 
résistant  sous  une  apparence  frêle,  dont  la  nature, 
par  grâce  spéciale,  a  composé  la  matière  féminine 
dans  notre  pays,  d'une  beauté  régulière,  mais  où  le 
regard  et  le  sourire  font  des  traits  tout  ce  que  veut 
rintelligence,  la  voix  argentine  et  profonde,  l'attitude 
et  le  geste  réglés  par  le  naturel  le  plus  simple  et  le 
plus  savant,  elle  a  le  don  de  l'émotion  contenue,  la 
mobilité  des  sentiments  sur  un  fond  sérieux,  la 
force  voilée,  la  tendresse  nerveuse  et  vibrante,  le 
sourire  spirituel  ou  douloureux  ;  elle  a  surtout  un 
instinct  de  goût  et  d'élégance  qui  éloignent  jus- 
qu'à l'apparence  de  l'effort,  jusqu'à  l'approche  du 
faux  ou  de  l'exagéré;  elle  a  la  grâce,  l'enjouement, 
l'esprit,  et,  par-dessus  tout,  le  charme.  Dans  tous  ses 
rôles,  elle  donne  l'impression  d'une  âme  faite  de 
passion  et  de  réserve,  d'un  cœur  discret,  capable  de 
porter  avec  la  même  simplicité  et  le  même  courage 
le  bonheur  et  le  malheur,  d'inspirer  l'amour,  ce  qui 
est  commun,  et  l'amitié,  ce  qui  est  plus  rare. 

1.  Voir,  dans  la  Revue  illustrée  du  1"'  janvier  1894,  la  liste 
des  divers  rôles  joués  par  Mlle  Bartet,  depuis  ses  débuts  au 
théâtre  du  Vaudeville,  en  septembre  1872. 


56      NOUVELLES   ÉTUDES   DE   LITTÉRATURE   ET  D'aRT. 

Une  nature  comme  celle-là,  si  variée  et  si  équili- 
brée, est  par  excellence  une  nature  de  comédienne 
française,  c'est-à-dire  dont  le  talent  ne  peut  trouver 
tout  son  emploi  et  être  pleinement  goûté  que  dans 
notre  pays.  Aussi  ne  craignez  pas  que  Mlle  Bartet 
aille  courir  TEurope  et  les  deux  Amériques.  Elle 
serait  mal  à  l'aise  dans  ces  exhibitions  cosmopolites, 
et  les  badauds  des  pays  lointains  ne  Fapprécieraient 
pas  à  sa  valeur.  Je  n'ai  pas  à  parler  de  la  femme, 
dont  l'existence,  faite  de  réserve  et  de  tenue,  se 
garde  soigneusement  de  tout  étalage;  mais  je  suis 
bien  sûr  que,  devant  des  propositions  de  voyages 
fructueux,  elle  s'est  contentée  de  répondre  qu'elle 
aimait  trop  Paris  pour  le  quitter. 

Elle  y  est  chez  elle,  en  effet,  et  elle  l'incarne  dans 
ce  qu'il  a  de  plus  capable  d'être  compris  par  les  seuls 
habitants  de  ce  pays  singulier,  où  un  mot,  un  geste, 
un  sourire  sont  comme  une  franc-maçonnerie  d'intel- 
ligence. Vous  rappelez-vous  ce  charmant  rôle  de 
Mme  de  Trias,  dans  Chamillac^  où  Feuillet  vieillissant 
avait  retrouvé  pour  elle  sa  plume  des  meilleurs  jours? 
Mme  de  Trias  racontait  comment,  femme  du  monde 
et  jeune  veuve  à  la  veille  de  se  remarier,  un  jour  de 
pluie,  elle  avait  traversé  le  boulevard,  avec  Mlle  Vanda 
des  Variétés  :  «  J'avais  un  parapluie,  mais  elle, 
Mlle  Vanda,  n'en  avait  pas,  et  elle  avait  un  petit 
chapeau,  parfaitement  frais  et  délicieux....  Alors, 
pour  qu'elle  ne  perdît  pas  son  chapeau  en  traversant 
pour  gagner  le  fiacre....  »  Elle  avait  commencé  par 
dire:  «Moi,...  j'ai  un  faible  pour,...  pour  les  personnes 
qui  ne  se  conduisent  pas  très  bien...,  il  me  semble 
toujours  qu'il  n'y  a  pas  eu  de  leur  faute,...  qu'elles 


A    PROPOS    DE    «  BÉRÉNICE  ».  57 

ont  subi  quelque  fatalité,...  car,  enfin,  il  est  si  facile 
de  marcher  droit!  )>  Ce  n'était  rien,  et  c'était  exquis. 
La  même  artiste,  qui  trouvait,  dès  qu'il  était  besoin, 
ce  genre  d'esprit  fait  de  malice,  de  tact  et  d'indul- 
gence, était  avec  le  même  bonheur  Denise  et  Fran- 
cillon.  Après  la  femme  qui  sourit,  la  femme  qui  souf- 
fre et  se  révolte;  mais  toujours  la  femme  qui  ne  fait 
rien  sans  grâce  et  met  de  Fatticisme  jusque  dans 
rémotion. 

L'atticisme!  si  ce  mot  grec  a  mérité  de  devenir 
français,  c'est  qu'il  résume  le  meilleur  des  qualités 
françaises,  mesure  et  finesse,  souplesse  et  sobriété. 
C'est  par  tout  ce  qu'il  signifie  que  la  femme  d'Alexan- 
dre Dumas  et  de  Feuillet  a  pu  être  Armande  des 
Femmes  savantes^  la  Reine  de  Buy  Blas^  Camille  d'Ow 
ne  badine  pas  avec  Vamour  et  aussi  Iphigénie,  Anti- 
gone  et  Bérénice.  Cette  Française,  cette  Parisienne 
est  une  Grecque  et,  le  génie  grec,  c'est  la  force 
sans  étalage,  voilée  de  mesure  et  relevée  de  grâce. 
Mlle  Bartet  était  entrée  dans  la  tragédie  par  Advienne 
Lecouvreuj\  après  avoir  fait  son  apprentissage  dans 
Iphigénie.  Le  rôle  d'Adrienne  avait  été  taillé  pour 
Rachel;  elle  y  fut  Mlle  Bartet,  c'est-à-dire  qu'elle 
enveloppa  de  justesse  et  de  charme,  qu'elle  trans- 
posa pour  ses  propres  moyens  ce  qui  avait  été  écrit 
pour  une  nature  très  différente  de  la  sienne,  et  il  se 
trouva  que,  par  cette  notation  personnelle,  elle  remon- 
tait, pour  le  rectifier,  jusqu'au  type  original  d'après 
lequel  avaient  travaillé  Scribe  et  M.  Legouvé.  Elle  res- 
semble aux  portraits  d'Adrienne;  elle  n'eut  donc  qu'à 
être  elle-même  pour  rentrer  dans  la  vérité  historique 
et  les  qualités  ([u'Adrienne,  au  temps  des  gros  effets 


58      NOUVELLES   ÉTUDES   DE    LITTÉRATUIIE   ET   D'aRT. 

et  des  cris,  avait  réalisées  dans  la  tragédie  ramenée 
par  elle  à  sa  vraie  notion,  Mlle  Bartet  les  retrouva 
dans  son  propre  talent. 

Par  la  définition  que  j'essayais  plus  haut  du  rôle 
de  Bérénice,  jugez  si  elle  n'y  était  pas  destinée. 
Bérénice,  c'est  une  Française  du  temps  de  Louis  XIV 
et  une  Française  de  toujours.  L'actrice  qui  avait  excel- 
lemment joué  Armande  et  qui  aurait  pu  jouer  Hen- 
riette, a  mis  dans  son  interprétation  tout  ce  qu'était 
une  princesse  de  1670.  Puis,  comme  il  nous  est  venu 
un  goût  très  vif  d'archaïsme,  forme  de  notre  amour 
de  l'histoire,  elle  a  voulu  nous  montrer  aussi  une 
reine  d'Orient,  avec  l'aspect  d'originalité  et  d'exo- 
tisme que  la  reine  de  Judée  avait  dû  transporter  à 
Rome.  Dans  Antigone,  elle  avait  été,  avec  ses  blan- 
ches draperies,  une  statuette  de  Tanagra;  dans 
Bérénice,  conseillée  par  Gustave  Moreau,  le  peintre 
de  Salomé,  elle  a  été  une  de  ces  ligurines  d'Asie 
Mineure,  comme  le  Louvre  en  possède  quelques- 
unes,  où  le  luxe  de  l'Orient  est  comme  tempéré  par 
l'influence  de  la  Grèce.  Ainsi  nous  l'avons  vue,  avec 
son  diadème  d'or,  ocellé  comme  une  queue  de  paon, 
ses  lourds  bracelets,  sa  robe  vert  d'eau  sur  laquelle 
tranchent,  en  hlets  multicolores,  les  perles  et  les 
pierres.  Élégance  racinienne,  luxe  royal,  image  du 
grand  siècle  comme  parée  pour  une  fête  de  cour, 
goût  d'art  contemporain,  charme  de  vérité  et  d'ar- 
chaïsme, tout  y  était.  Et  voilà  pourquoi,  toutes  les 
fois  que  l'héroïne  de  Dumas  voudra  jouer  du  Racine, 
lorsqu'il  lui  plaira  d'être,  non  pas  Phèdre  ou  Roxane, 
mais  Iphigénie,  Junie  ou  Monime,  nous  la  remer- 
cierons d'unir   pour   nous  la   majesté   lointaine   de 


A   PBOPOS   DE    «  BERENICE  ».  50 

Tancienne  France  avec  le  goût  d'art,  composite  et 
raffiné  de  la  France  contemporaine,  et  cela  sans 
effort,  sans  disparate,  dans  une  mesure  parfaite  de 
naturel  et  de  vérité. 

15  février  1894. 


LAMARTINE 


Voici  un  bon  livre  et  qui  vient  à  son  heure  *. 
M.  Emile  Deschanel,  continuant  la  publication  de  son 
cours  au  Collège  de  France,  s'y  montre  semblable  à 
lui-même,  c'est-à-dire  professeur  excellent,  critique 
bien  informé,  esprit  souple  et  libre;  à  travers  sa 
prose  limpide,  on  retrouve  sa  vive  parole.  S'il  était 
nécessaire  de  rouvrir  à  son  sujet  une  querelle  déjà 
vieille,  et  bien  près  de  devenir  oiseuse,  son  exemple 
fournirait  un  argument  considérable  à  ceux  qui  pré- 
tendent qu'un  cours  littéraire  peut  être  sérieux  et 
s'adresser  au  «  grand  public  »,  car  la  littérature  est 
chose  d'intérêt  général,  et,  à  l'inverse  des  autres 
connaissances,  ce  qu'elle  renferme  de  spécial  et  de 
professionnel,  au  lieu  d'y  être  la  règle,  n'est  que 
l'exception.  Le  nouveau  livre  de  M.  Deschanel  est 
donc  celui  d'un  professeur,  c'est-à-dire  d'un  homme 
qui  parle  avant  d'écrire,  et  qui,  en  écrivant  comme 

1.  Lam.a)'line,  par  Emile  Deschanel,  professeur  au  Collège  de 
France,  sénateur,  1S93. 


62     NOUVELLES   ÉTUDES   DE   LITTÉRATURE   ET   D'aRT. 

en  parlant,  se  préoccupe  d'être  accessible,  de  démon- 
trer quelque  chose  et  de  laisser  un  souvenir  utile 
dans  l'esprit  de  ceux  qui  l'écoutentou  le  lisent. 

Entre  autres  mérites,  ce  professeur  a  celui  d'être 
franchement  ce  qu'il  est.  Il  ne  cherche  pas  à  trans- 
porter dans  la  chaire  des  procédés  qui  ont  ailleurs 
leur  mérite  ou  même  leur  excellence,  mais  qui,  trans- 
formés en  moyen  d'enseignement,  ne  procureraient 
le  succès  qu'en  dénaturant  la  fonction.  Il  ne  fait  pas 
de  polémique,  il  ne  vise  pas  au  paradoxe,  il  cherche 
plutôt  la  solidité  que  l'éclat,  il  a  plus  de  souci  d'être 
vrai  que  d'être  neuf,  sachant  du  reste  que  la  vérité  a 
souvent  grande  chance  d'être  neuve.  Il  est  de  son 
temps  et  de  son  âge.  Lorsque,  après  trente  ans  d'in- 
terruption, il  reprit  l'enseignement  qu'il  avait  quitté 
en  honnête  homme  et  en  courageux  citoyen,  il  s'y 
montra,  dès  le  premier  jour,  à  l'aise  et  sans  inquié- 
tude. Les  qualités  par  lesquelles  il  s'était  distingué 
jadis  dans  la  rhétorique  de  Louis-le-Grand,  et  qui, 
ensuite,  avaient  fait  de  lui  un  brillant  et  solide  con- 
férencier, il  les  crut,  avec  raison,  suffisantes  pour  le 
Collège  de  France.  Ces  qualités,  c'étaient  la  méthode, 
le  besoin  de  la  clarté,  le  sentiment  de  la  mesure, 
qualités  de  métier;  c'était  aussi  l'esprit,  l'aisance,  le 
don  d'une  forme  courte  et  pleine,  qualités  person- 
nelles. Ainsi  M.  Deschanel  reprenait  la  tradition 
des  «  grands  cours  »,  celle  de  Villemain  et  de  Saint- 
Marc  Girardin;  il  s'y  est  tenu. 

Son  nouveau  livre  est  donc  le  résultat  d'un  cours, 
d'un  cours  bien  préparé  et  bien  fait.  C'est  sa  marque 
et  son  mérite.  Chaque  page  atteste  les  notes  labo- 
rieusement prises,  qui  sont  restées   dans  le  porte- 


LAMARTINE.  63 

feuille,  mais  doiil  la  substance,  parfois  lindicalion, 
ont  passé  dans  la  page  d'abord  parlée,  ensuite  écrite. 
Vous  y  retrouverez  les  opinions  de  ses  devanciers, 
reproduites  aussi  souvent  qu'elles  sont  nécessaires  à 
la  pleine  connaissance  du  sujet,  parce  qu'un  profes- 
seur doit  être  complet,  et  dans  leur  texte,  parce  qu'il 
ne  faut  pas  se  faire  honneur  des  mérites  d'autrui. 
Vous  y  trouverez  aussi  les  copieuses  citations,  si  utiles 
dans  une  chaire,  pour  reposer  le  professeur,  faire 
valoir  le  talent  de  lecteur  qu'il  a  souvent,  et  aussi 
pour  instruire  un  auditoire  composite,  avec  lequel 
il  serait  imprudent  de  compter  sur  une  étendue  de 
lectures  et  de  souvenirs  que  possède  seule  une  élite  de 
lettrés.  Dans  la  manière  de  poser  une  question,  de 
conduire  une  analyse,  de  caractériser  les  défauts  et 
les  qualités,  le  professeur  suit  une  méthode  particu- 
lière, excellente  pour  l'enseignement,  qui  n'est  pas 
celle  de  la  conférence,  moins  consciencieuse  et  moins 
méthodique,  qui  n'est  pas  non  plus  celle  du  livre,  de 
l'article  de  revue  ou  de  la  chronique. 

Tenez,  à  propos  de  Grazlella,  il  n'y  a  qu'un  profes- 
seur pour  attaquer  ainsi  l'étude  du  délicieux  roman  : 
«  Dans  Grazlella,  qui  eut  une  grande  vogue,  on  trouve 
un  sentiment  vif  de  la  nature  et  de  la  condition 
humaine;  il  y  a  des  parties  traitées  avec  soin,  d'un 
pittoresque  vrai,  entr'ouvant  à  peine  la  porte  çà  et  là 
au  faux  descriptif;  l'auteur  se  modère  encore.  Cet 
épisode,  qui  pour  le  fond  est  de  1811  et  1812,  est 
daté  par  l'écrivain  de  1823  et  de  1843  à  la  fois. 
Sainte-Beuve  dit  avec  malice...  »,  etc.  Je  cite  ce 
début  sans  aucune  intention  d'ironie.  La  première 
plirase,   vous  semble-t-il,    poun-ait   figurer,    comme 


64      NOUVELLES   ÉTUDES   DE   LITTÉRATURE   ET  D'aRT. 

note  de  correction,  en  tête  d'une  copie  d'excellent 
élève  ;  la  seconde  est  du  style  de  dictionnaire  biogra- 
phique, et  la  troisième  commence  une  citation.  Oui, 
certes;  mais  lisez  ce  qui  suit  :  alors  ces  procédés 
employés  sans  vaine  dissimulation  vous  sembleront 
parfaitement  à  leur  place,  pour  ne  pas  dire  indispen- 
sables, dans  l'enseignement  tel  que  le  pratique  avec 
raison  M.  Deschanel.  Cette  manière  de  poser  la  ques- 
tion va  lui  permettre  une  analyse  pénétrante  d'une 
œuvre  composite  et  cette  citation  de  Sainte-Beuve 
rappelle  qu'en  son  temps  l'illustre  critique  a  dit  en 
termes  définitifs  sur  Graziella  une  part  de  ce  qu'il 
y  avait  à  dire.  De  même,  à  la  fin  de  son  étude, 
M.  Deschanel  ne  craint  pas  de  citer  en  grande  partie 
une  des  pièces  les  plus  connues  de  Lamartine,  le 
Premier  Regret  :  ceux  de  ses  auditeurs  qui  la  con- 
naissaient l'auront  entendue  avec  un  nouveau  plai- 
sir; pour  ceux  qui  ne  la  connaissaient  pas,  c'aura  été 
une  révélation  délicieuse;  surtout,  l'auditoire  tout 
entier  aura  pu  apprécier  le  grand  talent  de  lecteur 
qui  est  un  des  mérites  de  M.  Deschanel. 

Un  professeur  est,  par  définition,  un  homme  qui 
sait  beaucoup  de  choses;  il  doit  en  savoir  tant  qu'un 
titre  comme  celui  de  M.  Deschanel,  «  professeur  de 
littérature  française  »,  inspire  à  la  fois  le  respect  et 
l'inquiétude.  Connaître  la  littérature  française,  la 
connaître  toute,  dans  toutes  ses  parties,  la  connaître 
assez  à  fond  pour  l'enseigner,  c'est  un  superbe  et  ter- 
rible emploi,  pratiqué  pourtant  par  beaucoup  de 
gens,  dont  quelques-uns  y  excellent,  à  la  fois  mo- 
destes et  fiers,  car  ils  sont  comme  ces  conservateurs 
de  musées  qui  ne  songent  pas  à  augmenter  de  leur 


LAMARTINE.  65 

fait  le  nombre  des  chefs-d'œuvre,  mais  qui  ont  la 
conscience  d'exercer  un  noble  métier.  M.  Deschanel 
a  prouvé,  par  la  variété  de  ses  livres,  qu'il  méritait 
pleinement  le  titre  de  sa  chaire;  dans  son  brillant 
paradoxe  sur  le  Romantisme  des  classiques  (car  je  dois 
dire  qu'il  a  commencé  par  un  paradoxe,  mais  c'était 
un  paradoxe  de  professeur,  en  ce  sens  que  la  part  de 
vérité  y  était  prépondérante),  il  a  rajeuni  des  sujets 
que  l'on  pouvait  croire  épuisés.  Mais,  si  largement 
informé  que  l'on  soit,  il  y  en  a  que  l'on  aime  ou  que 
l'on  possède  mieux.  M.  Deschanel  ne  m'en  voudra 
pas  de  lui  dire  que  nous  le  suivons  avec  plus  de  plaisir 
et  de  sécurité  lorsqu'il  parle  de  Molière  ou  de  Racine 
que  lorsqu'il  aborde  Pascal  ou  Bossuet. 

Cette  fois,  avec  Lamartine,  il  était  particulièrement 
à  l'aise  et  bien  préparé.  Comme  tous  les  hommes  de 
sa  génération,  il  a  aimé  Lamartine  dès  sa  jeunesse;  il 
a  été  le  témoin  de  sa  vie,  depuis  les  jours  héroïques 
de  1848  jusqu'à  la  fin  navrante  du  «  grand  homme 
d'honneur  »,  esclave  de  sa  signature  et  consumant  sa 
vieillesse  aux  travaux  forcés  de  la  plume.  Il  a  dépouillé 
toute  cette  littérature  lamartinienne,  qui  s'augmente 
chaque  jour,  depuis  les  pieuses  publications  de  sa 
nièce,  Mme  Valentine  de  Lamartine,  jusqu'à  l'iro- 
nique étude  de  M.  Anatole  Wance  sur  Elvire,  en  pas- 
sant par  les  livres,  tous  méritoires,  de  MM.  Alexandre, 
de  Pomairols,  Reyssié,  etc.  \  On  sent  que  les  plus 


1.  Poésies  inédites  et  Correspondance,  1873  et  années  suivantes, 
publiées  par  Mme  Valentine  de  Lamartine  ;  Cn.  Alexandre,  Sow- 
vetiirs  sur  Lamartine,  1884,  et  Madame  de  Lamartine,  1887; 
Ch,  de  Pomairols,  Lamartine,  1889;  F.  Reyssié,  la  Jeunesse  de 
Lamartine,  1892;  Anatole  Frange,  VElvire  de  Lamartine,  1893. 

5 


6G      NOUVELLES   ETUDES   DE    LITTÉRATURE    ET    D'aRT. 

beaux  vers  des  Méditations  chantent  depuis  longtemps 
dans  sa  mémoire.  Il  y  a  telle  partie  de  la  biographie 
où  il  avait  une  compétence  particulière  :  ainsi  pour 
apprécier  la  carrière  de  l'homme  politique  ;  de  fait, 
les  sept  chapitres  où  il  retrace  en  détail  cette  car- 
rière sont  des  modèles  d'analyse  pénétrante  et 
d'équité. 

Dans  leur  ensemble,  ces  deux  volumes  résument  et 
complètent  ce  que  Ion  pourrait  appeler  l'état  pré- 
sent de  l'opinion  littéraire  au  sujet  de  Lamartine. 
Longtemps  voilée,  la  gloire  du  poète  se  dégage  d'un 
crépuscule  de  négligence  et  de  dédain;  elle  reparait 
à  la  lumière;  elle  arrive  au  plein  éclat.  A  cette  heure, 
Lamartine  excite  autant  d'attention,  plus  peut-être, 
que  Hugo,  Musset  et  Vigny;  il  avait  conservé  quel- 
ques fervents,  il  retrouve  faveur  auprès  du  public. 
Comme  il  arrive  dans  ces  réactions  posthumes,  les 
grandes  œuvres  émergent  à  travers  le  fatras  des 
œuvres  secondaires.  Le  livre  de  M.  Deschanel  établit 
très  nettement  ce  départ.  Je  voudrais  rechercher  le 
pourquoi  de  la  réparation  qui  commence  envers  le 
grand  poète. 


L'éclipsé  de  cette  gloire  a  duré  si  longtemps  qu'on 
avait  pu  la  croire  éteinte;  elle  a  duré  près  de  qua- 
rante ans.  On  admettait  que  trois  ou  quatre  pièces 
des  Méditations  et  quelques  pages  des  Confidences 
étaient  immortelles,  avec  quelques  beaux  vers  et 
quelques  belles  phrases  retenus  çà  et  là;  mais  l'en- 
semble de  l'œuvre  plongeait  dans  une  ombre  gran- 


LAMARTINE.  67 

dissante.  On  ne  songeait  même  plus  à  comparer  cette 
œuvre  à  celle  de  Victor  Hugo,  qui  semblait  énorme, 
une  et  indestructible;  Musset  survivait  tout  entier,  et 
autour  de  Vigny  grandissait  un  groupe  d'admira- 
teurs, toujours  accru  depuis  la  publication  des  DesU- 
nécs.  Aujourd'hui,  c'est  Hugo  qui  perd  et  Lamartine 
qui  gagne,  tandis  que  Musset,  nié  par  une  partie  de 
la  jeunesse,  n'est  plus  un  dieu  incontesté,  et  que 
Vigny  reste  à  l'écart  dans  sa  haute  et  intime  cha- 
pelle. Ces  mouvements  de  l'opinion  littéraire  n'ont 
pas  de  quoi  surprendre.  Ils  ne  s'exercent  pas  seule- 
ment au  sujet  du  cénacle  romantique  :  ils  se  sont 
toujours  produits  et  ils  s'étendent  souvent  sur  un 
espace  de  deux  et  trois  siècles,  avant  que  le  juge- 
ment de  la  postérité  soit  rendu  sans  appel.  On  ne 
discute  plus  Homère,  Virgile  et  Dante  :  ils  sont 
passés  dieux;  mais  deux  et  trois  cents  ans  après  la 
mort  de  Shakespeare,  de  Molière  et  de  Racine,  leur 
gloire  avait  encore  des  hauts  et  des  bas. 

Pour  Lamartine,  cette  éclipse  passagère  ne  vient 
pas  seulement,  comme  on  l'a  dit,  de  ce  qu'il  a  trop 
produit,  de  ce  qu'il  s'était  élevé  si  haut,  un  moment, 
qu'en  vivant  et  écrivant  encore  il  ne  pouvait  plus  que 
déchoir.  D'autres  ont  passé  par  cette  épreuve  sans 
en  souffrir  autant;  ainsi  jadis  Corneille,  dont  on 
acclamait  toujours  le  Cid  au  temps  à^gésilas.  Ce 
n'est  pas  non  plus  pour  le  rôle  politique  joué  par 
Lamartine  :  Victor  Hugo  avait  des  ennemis  politiques 
qui  désarmaient  devant  le  poète. 

Le  jour  où  les  Méditations  parurent,  le  cri  d'admi- 
ration qui  les  salua  venait  de  ce  qu'elles  traduisaient, 
sous  une  forme  qui  leur  semblait  prédestinée,  les 


68      NOUVELLES    ÉTUDES   DE    LITTÉRATURE   ET   D'aRT. 

troubles  et  les  espérances,  les  douleurs  et  les  joies, 
les  illusions  et  les  croyances  d'une  génération  qui 
se  reconnut  et  s'aima  dans  le  poète.  Elles  chantaient 
l'aspiration  de  l'àme  vers  Dieu  et  le  culte  de  l'amour; 
elles  prouvaient  Dieu  par  l'amour  et  élevaient  l'amour 
jusqu'à  l'idéal  divin;  elles  respiraient  le  patriotisme 
et  l'enthousiasme  de  la  liberté;  elles  donnaient  au 
problème  de  la  destinée  humaine  une  solution  con- 
fiante. Ainsi,  entre  toutes  les  idées  du  romantisme, 
la  poésie  de  Lamartine  choisissait,  en  les  épurant 
encore,  les  plus  dignes  d'inspirer  un  poète,  les  plus 
consolantes  et  les  plus  belles.  Dans  ce  qui  allait 
devenir  une  maladie  morale,  le  «  mal  du  siècle  », 
elle  ne  prenait  que  ce  qui  était  encore  un  remède.  Et 
ces  pures  idées,  elle  les  revêtait  d'un  vers  limpide  et 
chantant,  fait  d'harmonie  et  de  lumière,  sonore  et 
continu  comme  la  vibration  d'une  àme  toujours  émue 
par  le  spectacle  de  la  vie,  le  retentissement  de  ses 
émotions  et  la  tendresse  qui  la  sollicitait  sans  cesse  à 
se  répandre  et  à  s'exhaler. 

Puis,  tandis  que  les  autres  poètes  paraient  leurs 
vers  de  couleurs  changeantes,  qu'ils  suivaient  les 
modes  de  l'archaïsme  et  de  l'exotisme,  qu'ils  vou- 
laient ressusciter  le  moyen  âge  et  donner  l'illusion 
du  Nord,  du  Midi  et  de  l'Orient,  qu'ils  dédaignaient 
leur  temps  et  sa  vérité  famihère,  qu'ils  affectaient  le 
byronisme  et  le  dandysme,  Lamartine,  descendant 
du  ciel  sur  la  terre,  créait  dans  notre  pays  la  poésie 
des  simples  et  des  humbles.  Après  le  Zrtc,  le  Vallon, 
le  Crucifix,  venait  Jocelyn. 

Jamais  encore  la  langue  française  n'avait  montré 
cette  souplesse  et  cet  éclat,  cette  puissance  et  cette 


LAMARTINE.  69 

variété  d'harmonie  dans  une  constante  simplicité. 
Pour  sa  pureté  et  son  élégance,  Lamartine  était  bien 
dans  la  tradition  française  de  Racine  et  de  Fénelon; 
il  résumait,  à  un  degré  inconnu  de  force  expressive 
et  de  beauté,  nombre  d'efforts  déjà  essayés;  mais  il 
réalisait  ce  qu'aucun  de  ses  devanciers  n'avait  osé 
encore  :  les  grandes  idées  religieuses  et  philosophi- 
ques introduites  dans  la  poésie  élégiaque,  le  lyrisme 
jaillissant  sans  effort  de  la  simple  vie  de  l'âme,  l'art 
et  le  métier  invisibles  à  force  de  naturel,  nulle  conven- 
tion, nulle  recherche,  un  vers  noble  et  pur  comme 
l'àme  qu'il  traduisait. 

Ainsi,  par  ce  que  lui  offrait  son  temps  et  ce  qu'il 
tirait  de  lui-même,  Lamartine  se  trouva  d'abord  en 
accord  parfait  avec  sa  génération.  Lorsque  cette  géné- 
ration, sortant  de  la  jeunesse,  agita  d'autres  idées  et 
conçut  d'autres  besoins,  la  poésie  de  Lamartine  pou- 
vait-elle lui  suffire  encore?  Non,  car  le  poète  restait 
lui-même,  tandis  que  tout  changeait  autour  de  lui. 

Pour  lui,  la  souffrance  elle-même  était  un  thème 
d'adoration,  et  voilà  que  le  siècle  tournaitàla  révolte 
et  au  blasphème.  Didieret  Antony,  Albertus  et  Octave, 
violents,  désespérés,  emphatiques,  criaient  leurs  souf- 
frances, déclamaient  leurs  plaintes,  exaspéraient  à 
l'envi  leurs  ironies  et  leurs  colères;  ils  accusaient 
Dieu,  l'homme,  l'amour,  la  société,  la  famille.  Pour 
Lamartine,  la  forme  poétique  semblait  n'avoir  aucune 
valeur  par  elle-même;  les  vers  étaient  le  son  naturel 
de  son  àme,  le  langage  instinctif  de  sa  pensée.  Autour 
de  lui,  au  contraire,  la  forme  était  de  plus  en  plus 
recherchée,  caressée,  ciselée  pour  elle-même;  la  doc- 
trine de  l'art  pour  l'art  s'affirmait.  Dans  le  dêveloj)- 


70      NOUVELLES   ÉTUDES   DE    LITTÉRATURE   ET   D'aRT. 

pemenl  continu  de  sa  rhétorique  sublime,  Hugo  fai- 
sait de  la  poésie  une  science  d'orchestration  et  de 
virtuosité.  Les  mots,  les  rythmes,  les  rimes  semblaient 
avoir  par  eux-mêmes  une  puissance  indépendante  de 
la  pensée.  La  beauté  poétique  devenait  chose  d'excep- 
tion et  d'aristocratie,  de  rareté  et  de  labeur.  Lamar- 
tine tirait  la  poésie  de  sa  vie  intime,  de  son  entou- 
rage, de  son  pays.  Au  christianisme,  qui  n'était  pas 
chez  lui  sentimentalité  vague  ou  moyen  artistique, 
à  la  foi  dans  la  Providence,  à  la  confiance  dans  sa 
justice,  il  mêlait  une  sorte  de  fatalisme  orientai  qui 
lui  faisait  accepter  la  vie  telle  qu'elle  s'offrait,  justi- 
fiée par  la  volonté  divine,  immuable  par  Farrêt  du 
destin.  Il  était  bientôt  seul  à  croire  et  à  se  résigner 
ainsi.  Autour  de  lui,  on  accusait  la  vie  et  on  la  décla- 
rait mauvaise;  on  invectivait  la  puissance  aveugle  et 
sourde  qui  fait  peser  sur  Fhomme  une  obscure  malé- 
diction. 

Ces  idées  et  ces  procédés  nouveaux  amenaient 
logiquement  une  transformation  de  la  poésie,  c'est- 
à-dire  l'abandon  de  ce  qu'elle  avait  chanté  et  le  dédain 
de  la  forme  qu'elle  avait  donnée  à  ses  chants.  Au 
romantisme  succédait  le  réalisme,  qui  en  est  la  néga- 
tion, et  l'art  parnassien,  réaction  contre  une  part  du 
romantisme.  Autrefois,  le  poète  se  mettait  tout  entier 
dans  ses  chants  :  désormais,  il  prétendait  n'appliquer 
à  son  œuvre  que  son  art;  il  se  tenait  lui-même  en 
dehors  et  au-dessus,  avec  une  réserve  dédaigneuse, 
un  mépris  hautain  de  ceux  qui  se  racontent  et  pleu- 
rent. Après  les  Parnassiens,  c'étaient  les  raffinés  et 
les  pervers,  les  amoureux  du  mal  pour  le  mal,  les 
sataniques    les  chercheurs  de   sensations  rares.  La 


LAMARTINE.  71 

mode  les  suivait  et  les  encourageait  tous,  ou  plutôt, 
comme  ces  théories,  ces  pensées  et  ces  formes  étaient 
les  incarnations  successives  de  ses  pensées  chan- 
geantes, à  mesure  que  le  siècle  marchait,  il  oubliait 
chaque  jour  davantage  les  chants  qui  avaient  traduit 
ses  premières  illusions  et  embelli  ses  premiers  rêves. 
Lorsque  Lamartine  mourut,  en  1809,  il  survivait  à  sa 
gloire  depuis  vingt  ans.  Trop  belle  et  trop  vaste  pour 
être  niée,  son  œuvre  était  délaissée.  Celui  qui  avait 
eu  pour  lui  radoration  des  femmes  et  Fenthousiasme 
des  jeunes  gens  disparut  sans  que  s'éveillât  autour  de 
son  cercueil  ce  murmure  de  regret  par  lequel  une 
génération  se  pleure  elle-même  et  conduit  les  funé- 
railles de  ce  qu'elle  a  aimé. 


Ce  silence  autour  de  la  tombe  et  de  l'œuvre  de 
Lamartine  a  duré  jusqu'à  ces  dernières  années.  Puis 
une  sorte  de  bruissement  s'est  fait  entendre  et  a 
grandi;  quelques  fidèles  ont  déclaré  tout  haut  leur 
culte  persistant,  le  public  lésa  écoutés  et  approuvés. 
Peu  à  peu,  Lamartine  retrouvait  des  lecteurs  et  des 
admirateurs,  des  historiens  et  des  critiques.  Pourquoi 
ce  retour  d'admiration? 

C'est  d'abord  que  la  génération  dont  le  dédain 
avait  fait  le  silence  autour  de  Lamartine  disparaît  à 
son  tour;  ou  plutôt,  deux  générations  se  sont  déjà 
succédé,  depuis  que,  au  lendemain  des  journées  de 
Juin,  le  poète  était  entré  dans  la  retraite  et  le  labeur 
sans  gloire.   Ces  trois  générations,  de  1820  à  1880, 


72      NOUVELLES   ÉTUDES   DE   LITTÉRATURE    ET   d'aRT. 

avaient  traversé  les  étapes  que  je  viens  de  dire  : 
transformation  du  romantisme,  réalisme,  école  par- 
nassienne, baudelairisme.  Ces  divers  jeux  de  la 
pensée  et  de  la  forme  avaient  un  défaut  commun 
que  n"a  jamais  la  poésie  de  Lamartine  :  ils  étaient 
plus  ou  moins  factices  et  voulus.  Devant  nos  yeux 
ont  défilé  d'étonnants  artistes,  d'incomparables  vir- 
tuoses, voire  d'habiles  acrobates.  C'était  de  Tart, 
souvent  du  grand  art;  c'était  trop  rarement  la  nature 
et  la  vérité.  A  cette  heure,  nous  sommes  fatigués 
de  tant  de  spectacles;  nous  avons  admiré  et  analysé 
trop  de  tours  de  force  et  d'adresse  :  nous  deman- 
dons des  gestes  sans  étude,  des  attitudes  simples; 
nous  voulons  voir  un  homme  marchant  sa  marche 
naturelle. 

Lamartine  est  cet  homme.  Il  ne  s'est  jamais  tra- 
vaillé; il  chantait  comme  Ton  respire.  C'était  son 
infériorité  en  comparaison  de  ses  grands  contem- 
porains. Sa  négUgence  croissante,  sa  pente  peu  à 
peu  abandonnée  vers  l'improvisation  —  car  il  avait 
commencé,  lui  aussi,  non  par  la  contrainte,  mais 
par  l'étude,  —  avaient  déçu  l'admiration.  Il  ne  se 
renouvelait  pas,  et  le  monde  prenait  l'habitude  de 
chants  toujours  nouveaux.  Mais,  aujourd'hui,  que 
nous  importent  des  années  de  décadence  et  l'amas 
des  œuvres  sans  relief?  Nous  revenons  aux  Médita- 
tions^ aux  Confidences^  à  Joceb/n.  Dans  un  petit  choix 
d'œuvres  ou  de  pièces,  nous  ramassons  les  titres  de 
Lamartine,  et  ces  titres  sont  immortels,  comme 
l'âme  et  ses  besoins,  comme  la  poésie,  comme  les 
sentiments  qui  en  sont  la  source  constante,  et  qu'il 
a  exprimés  avec  une  force,  une  élévation,  un  charme 


LAMARTINE.  73 

que  rien   ne   surpasse,  que  peut-être   rien  n'égale. 

Il  y  a  dans  l'œuvre  de  tout  poète  une  part  qui 
touche  surtout  les  contemporains  et  une  autre  que 
retient  surtout  la  postérité.  La  première,  ce  sont  les 
choses  de  virtuosité  et  de  mode,  les  exceptions  bril- 
lantes, les  feux  d'artifice  inattendus,  et  aussi  les 
œuvres  où  le  poète  se  copie  lui-même,  sans  autre 
nécessité  que  de  retenir  Tattention  et  de  continuer 
l'affirmation  de  sa  maîtrise.  La  seconde,  ce  sont  les 
choses  simples  et  belles,  belles  parce  qu'elles  sont 
simples,  toujours  jeunes  parce  qu'elles  offrent  à 
chaque  génération  l'image  de  sa  jeunesse,  toujours 
fraîches  et  brillantes  parce  qu'elles  refleurissent  au 
printemps  de  chaque  siècle.  Il  se  trouve,  pour  la 
gloire  de  Lamartine,  que  cette  dernière  part  de  son 
œuvre  est  incomparable.  Voilà  pourquoi  le  siècle 
finissant  revient  à  lui;  en  parcourant  les  œuvres 
accumulées  de  ceux  qui  l'ont  tour  à  tour  charmé  ou 
amusé,  il  retient  surtout  la  sienne,  parce  qu'il  y  a 
peut-être  le  plus  d'émotion  et  de  sincérité,  le  plus  de 
choses  éternelles. 

Voilà  ses  titres  pour  le  public,  qui  marque  ses 
préférences  sans  y  raffiner  et  ne  s'en  donne  guère 
les  raisons  à  lui-même.  Lorsque  la  critique  y  regarde 
de  plus  près,  elle  découvre  aisément  les  raisons  de 
ce  choix.  Prenant  un  à  un  les  traits  de  cette  physio- 
nomie, les  précisant  et  les  mettant  en  lumière,  elle 
arrive  à  reconstituer  une  des  plus  belles  figures 
d'homme  et  de  poète  qui  aient  jamais  paru  dans 
aucun  pays. 

C'était  un  fils  de  pure  et  vraie  race  française,  un 
Bourguignon  de  beau  sang,  de  belle  santé  morale. 


74     NOUVELLES   ÉTUDES   DE   LITTÉRATURE   ET   D'ART. 

avec  un  fond  de  droiture  et  de  raison  contre  lequel 
ne  devaient  jamais  prévaloir  tout  à  fait  les  caprices 
de  sa  propre  imagination,  non  plus  que  les  maladies 
de  son  temps.  Regardez-y  de  près,  et  vous  verrez 
qu'entre  tous  ses  contemporains,  Lamartine  est  en 
somme  celui  qui  a  eu  le  plus  de  cette  qualité  fran- 
çaise, si  souvent  compromise  en  notre  siècle,  le  bon 
sens.  C'est  aussi  celui  dont  l'éducation  première  a 
été  la  plus  saine  et  d'effet  le  plus  durable.  Dans  la 
maison  natale,  près  d'un  père  de  noble  caractère, 
d'une  mère  et  de  sœurs  qui  réunissaient  au  com- 
plet les  meilleures  et  les  plus  charmantes  qualités 
de  la  femme,  il  a  fait  pour  toute  la  vie  provision 
de  souvenirs  qui  seront  la  substance  de  son  œuvre. 
Il  vénère  la  forte  douceur  de  la  terre  natale  et  de  la 
vie  de  famille,  il  a  le  culte  de  tous  les  sentiments 
qui  donnent  sa  dignité  à  l'homme  et  son  prix  à  la  vie. 
Comparez  à  cette  première  éducation  la  jeunesse 
errante  de  Victor  Hugo,  cette  existence  d'enfant  de 
troupe,  ballottée  de  pays  en  pays,  tiraillée  entre  les 
volontés  rivales  ou  même  ennemies  du  père  et  de  la 
mère;  la  jeunesse  de  Musset,  grandi  dans  la  triste  rue 
des  Noyers,  imprégné  d'esprit  bourgeois  et  de  dan- 
dysme parisien;  la  jeunesse  de  Vigny,  sortant  d'une 
caste  fermée  pour  subir  la  dure  contrainte  du  métier 
militaire.  Vous  reconnaîtrez  vite  de  quel  côté  se  trouve 
l'avantage  moral  et  pourquoi  le  génie  de  Lamartine 
puisa  dans  le  sol  natal  une  sève  plus  riche  et  plus 
pure.  Certes,  tout  sert  au  *génie;  Victor  Hugo  prit 
dans  les  spectacles  changeants  dont  se  remplirent  ses 
yeux  d'enfant  un  besoin  de  sensations  et  d'images  qui 
explique  en  partie  sa  prodigieuse  faculté  de  vision 


LAMARTINE.  75 

pittoresque;  Musset  cueillit  la  fleur  de  l'esprit  pari- 
sien, part  exquise  de  l'esprit  national;  Vigny  dut 
aux  longs  ennuis  de  sa  jeunesse  la  noble  tristesse 
d'où  sortirent  les  Destinées^  après  Servitude  et  Gran- 
deur militaires.  Mais,  quel  que  soit  le  prix  de  ces 
images,  de  cet  esprit  et  de  ce  stoïcisme,  une  chose 
vaut  mieux  encore,  je  veux  dire  les  émotions  néces- 
saires à  tous  les  hommes,  inhérentes  à  leur  nature, 
qu'ils  reçoivent  de  la  patrie  et  de  la  famille,  de  la  jeu- 
nesse et  de  Tamour.  Ils  sentent  d'instinct  le  prix  de 
ces  biens  inestimables  ;  s'ils  cèdent  à  d'autres  ivresses 
et  s'ils  écoutent  d'autres  chants,  ils  reviennent  tou- 
jours aux  poètes  qui  ont  doublé  pour  eux  la  première 
joie  de  vivre  et  d'aimer. 

Une  âme  imbue  d'une  telle  éducation  en  reste 
pénétrée  pour  toujours.  Celle  de  Lamartine  n'admet 
rien  de  vil  ni  de  bas.  Il  éprouva  l'amour  sans  en 
médire,  et  le  chanta  sans  le  livrer  à  la  risée;  il  souf- 
frit sans  colère  pour  ce  qui  causait  ses  soufl"rances. 
Gomme  il  le  disait  lui-même,  tout  ce  qui  tombait 
dans  son  âme  s'épurait  à  la  flamme  de  ce  brasier. 
Emporté  par  la  vie  et  le  besoin  de  l'action,  il  eut  le 
tort  de  négliger  l'art,  et,  son  inspiration  restant  tou- 
jours aussi  haute,  il  la  traduisit  trop  vite,  sous  une 
forme  qui  en  trahissait  la  beauté  persistante  par  les 
négligences  et  les  à-peu-près.  Mais  les  Méditations 
restaient,  et  au  seuil  de  la  vieillesse  il  retrouvait 
au  même  degré  l'inspiration  et  l'art  de  ses  premiers 
chants,  pour  y  concentrer  tout  le  sens  d'une  longue 
vie,  dans  la  Vigne  et  la  Maison^  supérieur  au  Lac  lui- 
même,  et  le  plus  beau  poème  peut-être  qu'ait  produit 
la  poésie  lyrique. 


76     NOUVELLES  ÉTUDES   DE   LITTÉRATURE   ET   D'aRT. 

Il  fut  homme  politique;  redoutable  épreuve  des 
poètes,  surtout  en  notre  temps.  S'il  n'avait  pas  atteint 
dans  ses  vers  le  plus  haut  degré  de  sublime  auquel 
puisse  arriver  le  génie  humain,  ne  Taurait-il  pas  réa- 
lisé par  un  seul  acte  de  sa  vie?  Le  jour  où,  devant 
THôtel  de  Ville,  dans  un  cercle  de  baïonnettes  et  les 
balles  sifflant  autour  de  sa  tête,  il  incarnait  en  sa  per- 
sonne le  drapeau  de  la  patrie,  lorsqu'il  le  sauvait 
par  sa  seule  puissance  de  son  nom  et  de  sa  parole, 
ne  devint-il  pas  en  quelques  heures  Tégal  de  tous 
ceux  que  le  courage  et  le  génie  ont  rangés  parmi  les 
chefs  de  Thumanité?  Ici  encore,  comparez-le,  dans  le 
présent  ou  dans  le  passé,  à  ses  plus  célèbres  rivaux,  à 
tous  les  hommes  de  pensée  qui  ont  voulu  être  hommes 
d'action,  qui  l'ont  été  ou  qui  ont  cru  l'être  et  vous 
verrez  de  quel  côté  se  trouve  l'avantage.  Il  n'est  pas 
inutile  de  rappeler,  après  cette  journée  inoubliable, 
que  ce  rêveur,  cet  utopiste,  ce  lyrique,  eut,  au  cours 
de  sa  vie  politique,  plus  d'idées  pratiques,  de  vues 
d'avenir,  de  sens  patriotique,  d'intelligence  des 
nécessités  écomiques  et  sociales,  surtout  plus  de 
générosité  sans  duperie,  de  loyauté  sans  naïveté,  que 
les  politiques  de  profession  et  de  carrière.  Où  les 
autres  méconnaissaient  le  présent,  il  voyait  et  mon- 
trait l'avenir;  son  éloquence  était  pleine  de  ces  éclairs 
qui,  dans  la  nuit,  inondent  d'une  nappe  de  lumière 
jusqu'aux  extrémités  de  l'horizon,  faisant  discerner 
en  un  instant  le  port  oul'écueil,  la  route  ou  l'abîme. 
Il  disait  :  «  Les  partis,  blancs,  rouges  ou  bleus,  ne 
sont  que  des  passions,  et  des  passions  haineuses,  et 
honteuses,  et  féroces,  exploitant  en  riant  quelques 
sentiments  généreux  et  nobles  «.Il  défendait  les  che- 


LAMARTINE.  77 

mins  de  fer  contre  les  railleries  de  Thiers,  voyait 
poindre  le  second  Empire  au  bout  du  cortège  qui 
ramenait  les  cendres  de  Napoléon  I",  prédisait  la 
guerre  de  1870  et  la  Commune  à  propos  de  la  loi  sur 
les  fortifications  de  Paris.  Il  s'écriait,  à  propos  de 
Tunité  italienne  :  «  Une  Prusse  du  Midi!...  C'est  assez 
d'une  î  »  Et  encore  :  «  Si  l'unité  italienne  s'accomplit, 
la  guerre  entre  la  France  et  l'Allemagne  aura  deux 
champs  de  bataille  au  lieu  d'un  ». 

Mais  je  ne  t^oulais  parler  que  de  Lamartine  poète. 
Le  privilège  et  l'honneur  des  lettres,  c'est  que,  dans 
ce  qu'elles  ont  de  durable,  un  moment  arrive  tou- 
jours où  elles  défient  la  négation  et  rallient  les  enthou- 
siasmes, tandis  qu'il  n'est  pas  une  seule  mémoire 
d'homme  d'État  où  la  controverse  n'ait  toujours  à 
s'exercer.  Il  est  si  difficile,  dans  une  gloire  de  chef 
d'armée  ou  de  nation,  d'établir  une  juste  balance 
entre  le  bien  réalisé  et  la  part  d'erreur,  de  crime  ou 
de  folie  qui  s'y  mêle  !  Dans  l'oeuvre  de  Lamartine,  il 
n'y  eut  rien  que  de  pur  et,  par  surcroît,  cette  beauté 
morale  se  retrouve  dans  sa  vie.  Rappelez-vous  les 
deux  termes  extrêmes  de  cette  existence,  la  pauvre 
maison  natale  de  Milly  et  l'asile  de  vieillesse,  le  chalet 
de  Passy,  représentez-vous  la  physionomie  du  poète 
à  ces  deux  dates,  l'enfant  de  génie,  courant  les  col- 
lines avec  les  petits  pâtres,  communiant  avec  la 
nature,  ouvert  à  tous  les  souffles  purs,  et  le  grand 
vieillard  foudroyé,  l'homme  qui  avait  afi'ronté  le  lion 
populaire,  plus  terrible  que  le  sphinx  antique,  faites 
la  synthèse  de  cette  figure  et  de  cette  carrière,  puis 
demandez-vous  si,  dans  l'histoire  universelle  de  la 
poésie,  il  y  eut  jamais  une  figure  de  poète  plus  com- 


78      NOUVELLES   ÉTUDES    DE    LITTÉRATURE    ET   D'aRT. 

plète  et  plus  belle,  plus  vivante,  plus  largement  sym- 
bolique, même  au  temps  où,  à  Taurore  de  la  civilisa- 
tion grecque,  dans  la  jeunesse  du  monde,  Homère  pro- 
menait sa  vieillesse  aveugle  à  travers  Tlonie. 

15  août  1893. 


MILLY   ET   SAINT-POINT 

Je  venais  d'écrire  Fétude  qui  précède,  lorsque,  traver- 
sant la  Bourgogne,  je  visitai  Milly  et  Saint-Point.  Je  repro- 
duis ici  les  notes  suivantes,  prises  sur  place. 

MacOxN.  —  Au  bord  de  la  Saune,  en  face  d'une 
mairie  d"un  joli  style  Louis  XV,  s'élève  la  statue  de 
Lamartine  par  Falguières.  Le  poète  est  drapé  dans  le 
manteau  romantique,  des  tablettes  à  la  main,  l'œil 
au  ciel.  Quelque  peu  alourdie  dans  le  bas  par  les  plis 
de  l'étoffe,  la  silhouette  est,  en  haut,  d'un  mouvement 
heureux,  qui  rappelle  l'élégance  aisée  de  l'homme 
et  sa  distinction  naturelle.  La  tête  se  dégage,  fine 
et  bien  posée,  sur  un  corps  jeune.  Le  piédestal  est 
très  élevé  et  c'est  bien  ainsi  que  doit  être  présentée 
une  image  de  Lamartine,  loin  de  la  terre,  près  du 
ciel .  Malheureusement ,  cette  élévation  ne  permet 
pas  de  voir  nettement  la  tête  oii  l'artiste  a  dû  con- 
centrer son  application  et  dont  la  beauté,  physique 
et  morale,  lui  offrait  un  rare  modèle.  De  coté,  cepen- 
dant, le  profil  de  bronze  s'accuse  sur  le  bleu  du  ciel, 
avec  son  demi-sourire  et  cette  fierté  qui  ne  traduisait 


MILLY    ET   SAINT-POINT  79 

pas  la  morgue,  mais  la  distinction  dune  àme  coura- 
geuse et  bonne.  C'est  là,  au  bord  de  cette  rivière, 
que  le  jeune  homme  débarquait,  au  retour  de  ses 
premiers  voyages,  attendu  par  son  père,  de  là 
qu'il  regagnait  la  maison  natale  où  Fattendaient  sa 
mère  et  ses  sœurs,  tantôt  dans  la  tristesse  de  ses 
premiers  écarts,  tantôt  dans  la  joie  de  ses  premiers 
succès. 

On  y  arrive,  à  cette  maison  natale,  par  des  rues 
étroites  et  montueuses,  toujours  fraîches  dans  la 
chaleur  d'août.  Elle  se  trouve  au  sommet  de  la  colline 
qui  porte  Màcon,  à  deux  pas  d'une  petite  place  silen- 
cieuse et  ombragée  de  tilleuls,  que  bordent  une  église 
sans  caractère  et  un  bel  hôpital.  C'est  un  vaste  logis, 
tout  un  îlot  de  maisons,  diverses  d'âge  et  de  style,  où 
plusieurs  branches  d'une  même  famille  vivaient  côte 
à  côte,  réunies  et  séparées.  Le  poète  est  né  dans  la 
partie  la  plus  ancienne,  celle  qui  ouvre  sur  une 
ruelle  par  une  petite  porte  du  xvi^  siècle.  S'il  ne  nous 
l'avait  dit  lui-même,  nous  devinerions  par  la  seule 
vue  de  cette  part  d'habitation,  fort  modeste  dans  un 
ensemble  luxueux,  que  son  père,  cadet  peu  fortuné, 
eut  d'abord  une  existence  étroite.  On  n'y  pénètre  pas; 
la  porte  est  close  comme  les  volets  de  tout  le  logis. 
Sur  la  façade,  une  inscription  brille  au  soleil  et  rap- 
pelle la  naissance  du  poète.  Dans  cette  ruelle  déserte, 
au  milieu  de  ce  silence,  sur  cette  maison  fermée, 
cette  plaque  de  marbre,  faite  pour  rappeler  une  nais- 
sance, éveille  l'idée  d'un  tombeau. 

MiLLY.  —  En  quittant  la  station  de  Saint-Sorlin,  un 
sentier  traverse  une  petite  vallée,  verte  et  fraîche,  où 
des  moulins,  des  maisons  de  plaisance,  des  fabriques, 


80     NOUVELLES   ÉTUDES   DE   LITTÉRATURE   ET   D'aRT. 

alignés  au  bord  d'un  ruisseau,  forment  un  paysage 
gracieux.  Le  contraste  s'accuse,  d'autant  plus  net, 
avec  la  ligne  de  collines  jaunes,  sans  arbres,  plantées 
de  vignes  et  coupées  de  murs  en  pierres  sèches,  sur 
laquelle  on  aperçoit  bientôt  Milly,  surmonté  d'un 
petit  clocher.  Le  village  s'étend  à  mi-côte,  en  ligne 
droite;  formé  de  quelques  maisons  basses,  il  semble 
d'autant  plus  humble,  qu'il  est  bâti  dans  un  pli  de 
terrain.  Ces  maisons  sont  d'aspect  très  pauvre  de 
loin,  presque  misérable  de  près;  lorsque,  après  une 
rude  montée  par  un  sentier  étroit  et  pierreux,  on 
pénètre  dans  le  village,  tout  y  dénote  l'existence 
humble  et  pénible  du  paysan. 

Voici  l'église  ,  humble  entre  les  plus  humbles 
églises  de  campagne.  Elle  est  abandonnée  et  l'on 
n'y  célèbre  plus  régulièrement  le  culte;  aujourd'hui, 
15  août,  jour  de  grande  fête,  l'autel  est  nu.  Sur 
les  murs  verdis  par  l'humidité,  aucun  ornement. 
Devant  l'église,  s'étend  une  petite  place  et,  au  bout, 
par-dessus  un  mur  de  clôture,  on  aperçoit  le  jardin 
au  milieu  duquel  est  bâtie  la  maison  de  Lamartine. 
Au  milieu  de  la  place,  sur  une  colonnette,  le  buste 
du  poète,  par  Adam  Salomon,  avec  la  date  de  1874 
et  une  inscription  rappelant  que  ce  petit  monument 
a  été  élevé  «  par  les  habitants  de  Milly  ».  Ainsi  la 
rancune  paysanne  dont  M.  Emile  Montégut  '  avait  ici 
même  recueilH  l'expression  «  (on  ne  veut  pas  élever 
une  statue  à  un  homme  qui  doit  »),  cette  rancune  a 
fléchi;  sans  doute  parce  que,  depuis,  tout  a  été  payé. 

Une  vieille  porte,  sous  un  arc  à  plein  cintre  por- 

1.  Emile  Montégut,  SoMi-ewà-s  de  Bourgogne,  1874,  xxin. 


MILLY   ET   SAINT-POINT.  81 

tant  un  écusson  effacé,  donne  accès  dans  une  cour, 
au  fond  de  laquelle  s'élève  la  maison.  Avec  le  sou- 
venir des  Confidences,  on  voit  au  premier  coup  d'oeil 
que  l'aspect  de  la  cour,  et  du  jardin  qui  lui  fait 
suite,  a  bien  changé  depuis  Lamartine.  De  son 
temps,  cette  cour  était  simple,  rustique,  pauvre;  la 
voilà  soignée,  bourgeoise,  cossue,  bien  sablée,  avec 
des  pelouses  de  gazon  et  des  massifs  de  fleurs,  des 
sièges  de  fer  venus  de  Paris.  Il  en  est  ainsi,  nous  dit 
le  jardinier  qui  me  conduit,  depuis  1863,  où  le  poète 
dut  vendre  sa  maison.  Celle-ci,  en  revanche,  a  con- 
servé sa  physionomie  extérieure.  Elle  est  basse,  à  un 
seul  étage,  carrée  et  couverte  de  tuiles,  avec  des 
murs  noircis  au  nord  et  dorés  au  midi.  Au-dessus 
d'un  perron  de  cinq  marches  s'ouvre  une  porte  élé- 
gante de  style  Louis  XVI,  et,  sur  chaque  façade,  trois 
hautes  fenêtres  laissent  apercevoir  les  poutrelles  d'un 
plafond  à  la  française.  L'étage  unique,  jadis  grenier, 
est  très  bas,  avec  de  petits  balcons,  sur  corbeaux  de 
pierre,  d'un  joli  effet.  Le  poète  habitait  une  chambre 
située  à  l'angle  nord-est  et  un  lierre  touffu,  planté 
par  sa  mère,  tapisse  ce  côté  de  la  maison.  C'est  jour 
de  fête;  toute  la  famille,  maîtres  et  domestiques,  est 
allée  entendre  la  messe  à  Saint-Sorlin,  et  il  est 
impossible  d'entrer.  Mais,  dit  le  jardinier,  dans  l'inté- 
rieur, réparé  et  meublé  à  neuf,  rien  ne  rappelle  plus 
le  temps  de  Lamartine. 

Il  faut  donc  se  borner  à  voir  le  jardin  et  l'horizon 
qui  l'entoure.  Ce  jardin  lui-même  a  bien  changé; 
la  charmille  de  «  sept  tilleuls  »  a  disparu;  une  dis- 
position savante  a  remplacé  les  simples  carrés  d'au- 
trefois; des  vieux  arbres,  il  n'y  reste  plus  que  quel- 

6 


82      NOUVELLES   ÉTUDES   DE   LITTÉRATURE   ET   D'aRT. 

ques  sapins,  à  travers  lesquels  pleure  doucement 
cette  petite  voix  que  fait  la  brise  à  travers  leurs 
brindilles.  A  Fouest  et  au  midi,  c'est  le  penchant 
arrondi  d'une  double  colline  en  forme  de  cirque,  cou- 
verte de  belles  vignes  jusqu'à  mi-hauteur  et  cou- 
ronnée au  sommet,  parmi  les  rochers  et  les  buis, 
d'un  boqueteau  de  chênes.  Au  nord,  des  plans 
échelonnés  de  collines  basses  offrent  un  paysage 
plus  riant  et  parsemé  de  villages,  de  fermes  et  de 
châteaux  : 

Vieilles  tours  que  le  soir  dorait  dans  le  lointain. 

Par-dessus  le  mur  du  jardin,  le  buste  du  poète, 
érigé  sur  la  place,  domine  l'enclos  et  regarde. 

C'est  tout,  et  la  meilleure  part  d'une  jeunesse  pleine 
de  rêves  a  tenu  dans  ce  petit  espace;  elle  s'y  est 
imprégnée  de  la  poésie  qui  s'exhalait,  pour  elle,  de 
cette  terre,  de  ces  pierres,  de  cet  horizon  restreint. 
Pour  la  sentir,  il  fallait  l'àme  de  ce  poète.  En  lui- 
même,  ce  séjour  est  sans  caractère  ;  pourtant,  c'est 
de  lui  qu'est  sortie  l'inspiration  la  plus  large  et 
la  plus  humaine  du  siècle.  Le  meilleur  et  le  plus 
pur  de  ce  que  la  terre  natale  et  la  vie  de  famille 
pouvaient  produire  de  tendresse,  de  douceur  et  de 
force,  dans  une  âme  et  un  cœur  qui  s'ouvrent  à  la 
vie,  s'est  exprimé  sur  ce  coin  de  terre.  Nulle  part 
on  ne  saurait  trouver  de  preuve  plus  frappante  que 
le  génie  tire  de  lui-même  tout  ce  qu'il  nous  donne 
et  que  les  modèles  qu'il  traduit  en  copies  admira- 
bles, ne  sont  que  le  prétexte  de  créations  dont  la 
cause  est  en  lui.  Cette  nature  restreinte  a  été  si  vive- 


MILLY   ET   SAINT-POINT.  83 

mont  sentie  par  Lamartine,  qu'il  y  a  pris  lo  plus  pro- 
fond et  le  plus  sincère  sentiment  de  la  nature  que  la 
poésie  française  ait  exprimé  ;  dans  la  vie  de  famille, 
il  lui  a  suffi  de  trouver  une  affection,  des  vertus  et 
des  exemples  communs  dans  notre  pays  pour  tracer 
de  son  père,  de  sa  mère,  de  ses  sœurs,  de  son  édu- 
cation une  image  idéale .  Ce  pauvre  Milly ,  cette 
simple  maison,  cette  campagne  modeste,  sont  désor- 
mais un  lieu  sacré.  Le  poète  a  vu  depuis  le  Bourget, 
le  Léman,  l'Italie,  la  baie  de  Naples  et  l'Orient. 
Nulle  part,  il  n'a  trouvé  de  motifs  plus  émouvants 
que  dans  l'étroit  vallon  et  sur  les  collines  pier- 
reuses qui  contenaient  son  nid.  Et  c'est  en  Italie  qu'il 
disait  : 

J'ai  visité  ces  bords  et  ce  divin  asile 

Qu'a  choisis  {Jour  dormir  l'ombre  du  doux  Virgile, 

Ces  champs  que  la  Sibylle  à  ses  yeux  dévoila. 

Et  Cume,  et  l'Elysée  :  et  mon  cœur  n'est  pas  là. 

Mais  il  est  sur  la  terre  une  montagne  aride,... 

(Il  est)  un  sol  sans  ombre  et  des  cieux  sans  couleur, 

Et  des  vallons  sans  onde!  —  Et  c'est  là  qu'est  mon  cœur! 

Salxt-Point.  —  Après  le  site  pierreux  de  Milly, 
c'est  un  soulagement  physique  de  suivre,  après  Cluny, 
la  fraîche  vallée,  bordée  de  peupliers,  d'aulnes,  de 
haies  vives,  qui  conduit  à  Saint-Point.  Entre  une 
double  ligne  de  collines  couvertes  d'arbres  sombres, 
châtaigniers  et  chênes,  ondulées  et  régulières  comme 
des  vagues,  la  route  court,  blanche  et  droite,  le  long 
des  prés  d'un  vert  intense,  semblables  à  un  velours 
épais.  A  deux  lieues  de  Cluny,  Saint-Point  se  dégage 
tout  à  coup  derrière  les  rideaux  d'arbres  et  apparaît  à 
droite,  sur  un  petit  plateau  détaché  de  la  chaîne  des 


8i      NOUVELLES    ETL'DES   DE    LITTERATURE    ET   D  ART. 

collines.  Si  Milly  est  une  simple  maison  bourgeoise, 
Saint-Point  est  un  vrai  château.  La  construction  est 
basse,  massive,  sombre,  flanquée  aux  angles  de  tours 
que  Ton  a  rasées  à  la  hauteur  du  toit,  sauf  une,  assez 
haute  et  surmontée  d'un  toit  conique.  Un  parc  entoure 
le  château  et,  tout  au  pied  du  mur  de  clôture,  autour 
d'une  petite  église  au  clocher  roman,  on  distingue 
un  étroit  cimetière,  semé  de  simples  croix  noires, 
avec  quelques  rares  dalles  de  pierre  blanche.  Ainsi 
les  deux  gîtes  préférés  du  poète  des  Méditations  et 
des  Harmonies^  de  celui  qui,  après  le  Génie  du  chris- 
tianisme, vint  offrir  aux  âmes  Tinspiration  religieuse 
que  Chateaubriand  leur  avait  fait  espérer,  sont  bâtis 
à  côté  d'une  église,  appuyant  contre  elle  le  foyer  de 
famille,  à  la  vue  toujours  présente  de  Tautel. 

De  la  route,  par  une  pente  très  raide,  on  descend 
jusqu'au  village  de  Saint-Point,  qui  groupe  dans  un 
vallon  étroit  quelques  maisons  insignifiantes,  et  un 
sentier  tout  aussi  raide,  escaladant  la  colline  qui  se 
relève  brusquement,  conduit  au  château.  Tandis  que 
je  monte  ce  sentier,  sous  le  soleil  ardent  qui  me  suit 
depuis  Mâcon  et  Milly,  la  cloche  de  la  petite  église 
sonne  à  toute  volée.  Comment  ne  pas  se  rappeler  les 
vers  de  Lamartine,  inspirés  par  cette  même  cloche? 
Comment  ne  pas  évoquer  le  souvenir  du  convoi,  qui 
gravissait  cette  même  pente  à  travers  la  neige,  le 
4  mars  1869,  et  la  vision  du  cercueil  porté  vers  la 
tombe,  comme  une  barque  gagnant  le  port,  aux  sons 
que  le  poète  interprétait  d'avance? 

Moi,  quand  des  laboureurs  porteront  dans  ma  bière 
Le  peu  qui  doit  rester  ici  de  ma  poussière; 
Après  tant  de  soupirs  que  mon  cœur  lance  ailleurs, 


MILLY   ET   SAINT-POINT.  85 

(juand  des  pleureurs  gagés,  froide  et  banale  escorte, 
Déposeront  mon  corps  endormi  sous  la  porte 
Qui  mène  à  des  soleils  meilleurs, 

Si  quelque  main  pieuse  en  mon  honneur  te  sonne, 
Aux  sanglots  de  l'airain,  oh!  n'attriste  personne, 
Ne  va  pas  mendier  des  pleurs  à  l'horizon  ; 
Mais  prends  ta  voix  de  fête,  et  sonne  sur  ma  tombe. 
Avec  le  bruit  joyeux  d'une  chaîne  qui  tombe 
Au- seuil  libre  d'une  prison! 

Ce  n'était  pas  une  «  froide  et  banale  escorte  de  pleu- 
reurs gagés  »  qui  composait  le  cortège;  si  les  Pari- 
siens y  étaient  rares,  les  habitants  de  la  vallée  sui- 
vaient en  foule,  village  par  village,  leurs  curés  en 
tête,  et  ils  pleuraient  sincèrement  K 

Au  débouché  du  sentier  sur  le  plateau,  une  chapelle 
funèbre  apparaît  :  c'est  là  que  Lamartine  repose,  entre 
sa  mère  et  sa  femme,  à  cùté  de  sa  fille.  Cette  chapelle 
est  simplement  formée  dune  large  baie  gothique;  elle 
est  sans  porte  et  s'ouvre  sur  le  ciel.  Au  fronton,  cette 
inscription  :  Speravit  anima  mea;  au  fond,  le  buste  du 
poète;  en  avant  la  statue  de  sa  femme,  couchée  sous 
le  suaire  et  tenant  V Imitation  sur  sa  poitrine .  La 
petite  cloche  s'est  tue  et  un  chant  religieux  se  fait 
entendre.  Bientôt  elle  recommence  à  sonner  et  une 
procession  sort  de  Téglise,  derrière  la  bannière  de 
la  Vierge.  Elle  traverse  le  cimetière  en  chantant 
VAve  Maris  Stella  et  le  buste  de  marbre,  tout  blanc 
dans  Tombre  de  la  chapelle,  semble  regarder  les 
vignerons  et  les  laboureurs,  les  femmes  et  les  jeunes 


1.  Voir  le  récit  ému  de  ces  funérailles  dans  les  Souvenirs  siw 
Lamartine  de  M.  Gh.  Alexandre  et,  surtout,  dans  les  Ëntr'acles 
de  M.  AlexandreDumas,  1"  série,  1878,  quelques  pages  admirables 
de  simplicité  et  de  sincérité. 


86     NOUVELLES   ÉTUDES   DE   LITTÉRATURE    ET   D'aRT. 

filles  de  Saint-Point.  A  quiconque  aime  la  poésie  et, 
croyant  ou  libre  esprit,  éprouve  Témotion  qu'éveillent 
les  fêtes  religieuses  ou  se  borne  à  la  comprendre,  je 
souhaite,  s'il  va  visiter  la  tombe  d'un  grand  poète,  que 
le  hasard  lui  fournisse  un  spectacle  capable  de  tra- 
duire avec  autant  de  charme,  sur  cette  tombe  même, 
les  sentiments  chantés  par  celui  qui  dort  là. 

Une  petite  porte  met  le  parc  du  château  en  commu- 
nication avec  le  cimetière  et  Féglise;  ainsi  Lamartine 
pouvait,  à  toute  heure,  visiter  ses  morts  et,  par  ce  voi- 
sinage, ils  continuaient  en  quelque  sorte  à  partager 
sa  demeure.  La  grande  entrée  du  parc  est  un  peu  plus 
haut,  sur  le  sentier  qui  monte  du  village.  Ce  parc  est 
très  beau,  très  soigné  et,  visiblement,  il  a  beaucoup 
occupé  son  propriétaire.  A  Milly,  sa  maison  natale,  il 
avait  voulu  laisser  à  chaque  chose  la  physionomie  à 
laquelle  s'étaient  habitués  ses  yeux  d'enfant  et  qui 
lui  faisait  revivre  sa  jeunesse.  A  Saint-Point,  domaine 
acquis,  il  avait  orné  selon  ses  goûts  personnels  une 
demeure  qu'il  pouvait  refaire  sans  sacrilège.  Il  y  a 
une  pièce  d'eau  sous  des  saules  pleureurs,  des  allées 
tournantes,  des  pelouses  où  des  paons  promènent 
leurs  queues  brillantes,  des  massifs  de  sapins,  arbres 
qu'il  aimait,  comme  Virgile,  car  ils  ont  une  voix  et 
ils  chantent  comme  les  poètes,  arguta  pinus. 

On  peut  même  trouver  qu'il  a  trop  cédé  à  ce  goût 
de  disposition  personnelle,  en  arrivant  au  petit  porche 
gothique  à  colonnettes  et  à  clochetons,  qui  fait 
comme  un  vestibule  extérieur  à  la  porte  du  châ- 
teau. Pendant  un  voyage  en  Angleterre,  il  avait 
admiré  l'architecture  médiocrement  pure  de  style  et 
de  goût,  que  l'aristocratie  anglaise  aime  tant  pour  ses 


MILLY   ET    SAINT-POINT.  87 

châteaux.  Il  lui  avait  fallu,  à  lui  aussi,  un  peu  de 
gothique  flamboyant  pour  Saint-Point  et  au  retour, 
sur  ce  château  massif,  mais  de  fier  et  robuste  aspect, 
il  avait  plaqué  ce  gothique  trop  léger  pour  lui  et 
plus  troubadour  que  féodal  ^ 

Non  seulement  un  porche,  mais  un  long  balcon  à 
trèfles,  de  même  style,  court  sur  la  façade.  Passe 
encore  pour  celui-ci;  style  à  part,  il  forme  une  sorte 
de  promenoir,  qui  prolonge  la  demeure  à  Tair  libre  et 
double  l'agrément  de  la  campagne,  en  permettant  de 
vivre  en  môme  temps  au  dehors  et  au  dedans.  Et 
puis,  la  glycine  et  la  vigne  vierge  ont  tapissé  la  façade, 
et  le  faux  goût  des  additions  anglaises  disparaît  sous 
leur  manteau. 

Aussitôt  entré  dans  le  vestibule,  à  droite,  s'ouvre 
une  sorte  de  caveau  voûté  en  ogive.  Il  a  été  aménagé 
en  salle  à  manger  et,  entre  des  boiseries  Louis  XV, 
se  déroulent  des  bergerades  peintes  en  camaïeu,  dans 
le  goût  de  Boucher.  Ici  ce  mélange  de  styles  est  des 
plus  gracieux.  Un  escalier  tournant,  aux  murs  garnis 
de  belles  tapisseries,  conduit  au  premier  étage  et, 
par  une  salle  de  billard,  on  arrive  au  salon.  Vieux 
meubles,  la  plupart  de  style  Louis  XVI,  portraits  de 
famille,  toiles,  miniatures,  dessins,  souvenirs  de  tout 
genre  y  forment  un  ensemble  plein  de  goût,  qui 
atteste  avec  le  respect  du  passé,  le  culte  de  la  famille 
et  d'une  grande  mémoire.  Dans  le  demi-jour  d'une 
bibliothèque  voisine,  le  buste  en  marbre  de  Lamar- 
tine, par  le  comte  d'Orsay,  est  disposé  entre  des 
fleurs,  comme  sur  un  autel. 

1.  Voir  Correspondance  de  Lamartine,  t.  III,  p.  186;  et  F. 
Reyssié,  la  Jeunesse  de  Lamartine,  p.  336. 


88      NOUVELLES   ÉTUDES  DE    LITTÉRATURE   ET   D  ART. 

A  la  suite  du  salon  viennent  la  chambre  à  coucher 
elle  cabinet  de  Lamartine;  celui-ci,  dans  une  tou- 
relle, dominant  Téglise  et  le  cimetière,  réduit  sombre, 
où  il  a  tant  écrit,  au  milieu  de  ses  souvenirs  intimes, 
des  livres  de  sa  mère,  de  ses  poètes  préférés.  Partout, 
à  Tordre  et  à  l'arrangement,  on  sent  la  main  d'une 
femme,  gardienne  pieuse  de  ce  sanctuaire  de  gloire. 
Tout  a  été  exactement  laissé  dans  Tétat  où  Lamar- 
tine, à  son  dernier  séjour,  avait  quitté  le  château. 
Voici,  dans  la  chambre  à  coucher,  une  rame  de 
papier,  dans  son  enveloppe  bleue  à  moitié  déchirée 
par  sa  main,  et,  sur  une  table,  une  poignée  de  petits 
objets  quil  avait  retirés  de  sa  poche.  Dans  le  cabinet, 
ses  dernières  plumes  sont  à  leur  place  et  les  der- 
niers livres  qu'il  ait  feuilletés  se  trouvent  à  Tendroit 
où  il  les  avait  déposés. 

On  me  permet  de  regarder  longuement.  Sur  la  ten- 
ture en  cuir  gaufré  de  la  chambre  à  coucher  pend,  à 
une  cordelière  de  soie,  un  sabre  que  le  poète  portait 
durant  son  voyage  en  Orient.  Voici  un  trophée  de  dra- 
peaux tricolores,  offerts  par  les  gardes  nationales  de 
France  au  vainqueur  du  drapeau  rouge  ;  puis  des  sou- 
venirs de  1848  :  une  gravure  populaire  représente  le 
membre  du  gouvernement  provisoire,  à  cheval,  se  ren- 
dant à  l'Hôtel  de  Ville,  au  miheu  des  acclamations 
populaires.  Quelques  miniatures  surtout  retiennent 
l'attention.  Ce  sont  des  portraits  de  famille,  et  leurs 
rapports  de  ressemblance  ou  de  contraste  avec  la  phy- 
sionomie du  poète  leur  prêtent  un  vif  intérêt,  d'au- 
tant plus  que,  pour  quelques-uns  d'entre  eux,  ils'esl 
plu  à  décrire  souvent  leurs  modèles. 

D'abord  sa  mère.  Il  emportait  cette  image  partout 


MILLV    ET    SAINT-PUINT.  89 

avec  lui  et  la  suspendait  devant  ses  regards.  Elle 
représente  une  jeune  femme  au  teint  blanc  et  rosé, 
aux  yeux  noirs,  vifs  et  doux.  Un  petit  bonnet  blanc 
cache  à  moitié  les  cheveux  noirs,  une  robe  brune 
à  longs  plis  enveloppe  la  taille.  Ce  vêtement  modeste, 
qui  a  la  simplicité  austère  d'un  costume  religieux,  ne 
parvient  pas  à  dissimuler  le  charme  discret  de  jeu- 
nesse et  de  grâce,  la  puissance  de  vie  qui  se  déga- 
gent de  cette  image.  La  créature  de  tendresse,  de 
dévouement  et  de  piété  que  révèlent  les  Confidences 
et  le  Manuscrit  de  ma  mère  est  là  tout  entière.  Le 
haut  du  visage  rappelle  les  traits-  de  son  fils;  le  bas 
est  moins  accentué. 

L'énergie,  le  poète  l'a  reçue  de  son  père,  dont  la 
figure  mâle  rappelle  le  gentilhomme,  le  soldat  et 
l'homme  des  champs.  Construite  à  larges  plans  et 
haute  en  couleur,  elle  est  couronnée  de  cheveux  sans 
poudre,  bruns,  courts  et  frisés.  Le  menton  est  ferme 
et  marqué  comme  celui  de  son  fils.  A  la  boutonnière, 
la  croix  de  Saint-Louis. 

Puis  la  femme  du  poète.  Un  teint  rose,  des  cheveux 
bruns,  disposés  à  la  mode  de  la  Restauration,  un 
front  élevé,  de  grands  yeux,  une  bouche  gracieuse, 
une  grande  finesse  dans  les  traits  arrondis  forment 
un  ensemble  d'une  remarquable  beauté.  L'expression 
est  discrète  et  sérieuse.  C'est  la  compagne  réservée 
dans  les  jours  de  gloire,  dévouée  dans  les  années 
(l'épreuve,  partageant  les  douleurs  de  son  mari  plus 
encore  que  les  joies,  ne  lui  causant  jamais  un  cha- 
grin et  allégeant  les  douleurs  qu'il  lui  apportait. 

Au  moment  où  je  vais  partir,  le  domestique  qui 
m'accompagne   me   demande   de   laisser  mon  nom, 


90      NOUVELLES    ÉTUDES   DE    LITTÉRATURE    ET   d'aRT. 

pour  le  remettre  à  la  comtesse  de  Lamartine, 
«  Madame  Yalentine  »,  comme  on  l'appelle  dans  tout 
le  pays.  C'est  elle  qui  consacra  sa  jeunesse  à  la  vieil- 
lesse du  poète,  sa  fortune  à  sa  pauvreté,  qui  l'aida 
par  son  aide  multiple  et  discrète  à  sortir  peu  à  peu 
de  ses  gigantesques  embarras  de  fortune,  le  soutint 
dans  le  terrible  labeur  par  lequel  il  essaya,  vingt 
années  durant,  de  dégager  sa  signature,  lui  ferma  les 
yeux  et,  aujourd'hui,  conserve  sa  demeure  et  veille 
sur  son  tombeau.  Mme  de  Lamartine  veut  bien 
exprimer  le  désir  de  me  voir  et  je  suis  introduit  près 
d'elle.  J'étais  venu  chercher  ici  la  trace  du  poète.  Je 
suis  devant  celle  qui,  avec  sa  mère  et  sa  femme,  Ta 
le  plus  et  le  mieux  aimé.  Elle  a  ses  traits  et  elle 
exprime  le  culte  de  sa  vie.  Tout  ce  que  j'ai  éprouvé 
depuis  le  matin  se  résume  et  se  fortifie  dans  un 
entretien  où,  par  elle,  j'ai  senti  présente  et  vivante 
l'àme  éparse  qui  flottera  toujours  sur  Milly  et  Saint- 
Point. 


J.-J.  WEISS 


Les  lecteurs  de  cette  Revue  *  ne  s'étonneront  pas 
d'y  trouver  encore  le  nom  de  J.-J.  Weiss.  Il  méritait 
ici  une  attention  particulière,  car  nul  plus  que  lui  ne 
lut  de  la  maison.  Dès  le  premier  jour,  il  avait  prêté  à 
Eugène  Yung  l'appui  de  son  nom  et  de  son  talent  : 
ils  appartenaient  à  la  même  génération  et  à  la  même 
école;  ils  avaient  les  mêmes  idées,  c'est-à-dire  un 
même  amour  de  la  liberté  et  le  goût  d'une  même 
tradition  littéraire.  Entre  les  hauts  et  les  bas  de  sa 
carrière  accidentée,  c'est  ici  que  Weiss  venait  de 
préférence  s'expliquer  avec  ses  amis  et  ses  ennemis, 
payer  ses  dettes  de  reconnaissance  et  de  rancune, 
épancher  sa  résignation  ironique  et  confier  au  public 
ce  qu'il  avait  appris  de  nouveau  sur  les  bizarreries 
de  l'existence.  C'est  ici  que  l'enfant  de  troupe  du 
régiment  de  Bontemps  déposa  son  sac  après  sa  der- 
nière étape. 

1.  Cette  étude  a  été  publiée  d'abord  dans  la  Revue  politique 
et  littéraire  {Revue  bleue). 


92      NOUVELLES   ÉTUDES   DE   LITTÉRATURE   ET   D'aRT. 

Il  n'y  a  pas  longtemps  que  nous  possédons  à  son 
sujet  les  éléments  d'une  opinion  complète.  Il  n'avait 
guère  publié  de  livres;  après  avoir  écrit,  comme  il  le 
disait  lui-même,  la  valeur  d'une  dizaine  d'in-folio,  il 
ne  laissait  à  sa  mort  que  trois  volumes  *.  Un  ami  cou- 
tumier  de  ces  sortes  de  services  envers  la  littérature 
ou  lart,  et  qui  entoura  ses  derniers  jours  d'une  déli- 
cate sollicitude,  le  prince  Stirbey,  et  une  sœur 
accourue  près  de  lui,  pour  ne  plus  le  quitter,  aux 
premières  atteintes  de  la  maladie,  s'occupent  de 
réunir  dans  son  œuvre  ce  qui  mérite  de  durer.  Quatre 
volumes  de  ce  choix  très  varié  ont  déjà  paru  ^  Les 
deux  éditeurs  ne  se  nomment  pas,  mais  ils  me  par- 
donneront de  dire  à  qui  le  public  est  redevable  du 
service  qu'ils  lui  rendent. 


Pour  la  plupart  des  hommes,  le  caractère  que  la 
vie  dégage  de  leur  nature  est  la  résultante  de  l'exis- 
tence entière.  Chez  Weiss,  c'est  surtout  l'enfance  et 
la  jeunesse  qui  déterminèrent  les  traits  principaux 
de  sa  physionomie.  Je  ne  crois  pas  que  l'on  puisse 
recevoir  plus  profondément  que  lui  l'empreinte  de 
ces  deux  âges.  Il  se  trouva,  par  surcroît,  que  sa  pre- 
mière éducation  fut  la  plus  forte  qui  agisse  sur  l'être 
humain,  celle  du  régiment.  Au  moment  où  l'approche 

1.  Essais  sur  l'histoire  de  la  littérature  française,  1865;  Au 
pays  du  Rhin,  1886;  le  Théâtre  et  les  Mœurs,  1889. 

2.  Autour  de  la  Comédie-Française,  1892  ;  A  propos  de  théâtre; 
Sur  Gœthe,  avec  une  préface  de  M.  Francisque  Sarcey;  Combat 
constitutionnel,  1893. 


J.-B.    WEISS.  93 

de  la  mort  comiiiençait  a  uoscurcir  son  intelligence, 
il  retrouvait  le  meilleur  de  sa  verve  pour  raconter  en 
quelques  pages,  délicieuses  de  sincérité  et  de  fraî- 
cheur, les  années  où  il  avait  grandi,  en  capote  grise 
et  en  pantalon  rouge,  «  sous  les  enseignes  du  roi  ». 
De  ce  temps,  il  n'avait  gardé  que  reconnaissance.  Il 
y  avait  pris  cet  esprit  de  courage  et  d'optimisme, 
que  le  clairon  lui  soutïlaitdans  sa  première  traversée 
de  la  France,  tandis  que  vieilles  cités  et  paysages 
toujours  jeunes  défilaient  sous  ses  yeux,  depuis  le 
roc  de  Charlemont  battu  par  la  Meuse,  jusqu'à  la 
mer,  aperçue  à  travers  les  oliviers,  au  bout  d'un 
grand  chemin  de  Provence.  Le  chant  de  Talouette 
gauloise  semblait  rythmer  le  récit  de  cette  marche 
joyeuse.  Weiss  conserva  toujours,  avec  l'amour  de 
l'uniforme  et  du  drapeau,  la  notion  nette  des  senti- 
ments qui  font  les  armées.  Il  saisissait  plus  tard 
toutes  les  occasions  de  les  exprimer.  La  vue  d'un 
régiment,  français  ou  étranger,  lui  donnait  un  frisson 
délicieux  de  souvenir;  il  louait  ou  critiquait  en  con- 
naisseur l'aspect  de  ces  soldats,  ce  qu'il  révélait,  ce 
qu'il  faisait  craindre  ou  espérer.  Devant  un  défilé 
prussien,  sa  mémoire  évoquait  aussitôt  «  un  de  nos 
régiments  africains  du  temps  de  Louis-Philippe, 
tenue  de  route,  la  gamelle  collée  au  sac,  les  deux 
pans  de  la  capote  relevés,  la  guêtre  blanche,  le  dra- 
peau dans  l'étui,  la  casquette  rouge  brillant  au 
soleil  »,  et,  à  trente-cinq  ans  de  distance,  il  savait 
encore  le  numéro  de  ce  régiment  et  le  nom  du 
colonel.  Il  déclarait  que  si  c'était  «  plus  lâché  et  plus 
troupier  »,  cela  ne  donnait  pas  à  un  moindre  degré 
l'impression  de  «  la   force  consciente  d'elle-même, 


94      NOUVELLES   ETUDES   DE  LITTERATURE   ET   D'aRT. 

s'avançant  paisible,  et,  devant  soi,  faisant  marcher 
la  terreur  ».  Le  premier  fond  de  son  caractère,  c'est 
l'humeur  de  Tenfant  de  troupe,  avec  sa  souplesse 
agile,  son  courage  moitié  d'instinct,  moitié  d'éduca- 
tion, sa  gaieté  de  moineau  curieux. 

Puis  vinrent  le  collège  et  l'École  normale.  Il  y  por- 
tait une  intelligence  déjà  ouverte  par  ses  premières 
lectures  à  bâtons  rompus.  A  la  caserne,  il  avait  eu 
dans  les  mains  quelques  écrivains  du  dernier  siècle, 
petits  et  grands.  Tragédies  et  contes  de  Voltaire,  comé- 
dies etromansde  Marivaux,  petits  vers  de  Dorât  et  de 
Parny,  ce  seront  désormais  pour  lui  des  «  délices  », 
des  modèles  de  raison,  d'esprit,  de  grâce,  de  ten- 
dresse sans  sensiblerie,  de  force  voilée.  Les  auteurs 
français  plus  anciens  qu'il  aimait  également,  c'étaient 
ceux  qui  ressemblaient  le  plus  à  ceux-là  ou  qui  réa- 
lisaient à  un  degré  supérieur  des  qualités  du  même 
genre;  ainsi  Racine,  qu'il  préférait  à  Corneille,  et 
Regnard,  dont  le  vers  l'enchantait,  plus  encore  que 
celui  de  Molière.  L'éducation  du  temps  était,  avant 
tout,  classique  et  libérale;  de  1830 à  1850,  le  premier 
article  du  credo  universitaire,  c'était  que,  sans  l'étude 
de  l'antiquité,  il  est  impossible  de  devenir  un  «  hon- 
nête homme  »,  d'acquérir  la  notion  du  vrai  et  du 
beau,  l'art  de  raisonner  juste,  de  bien  écrire  et  de 
bien  parler;  le  second,  que  les  meilleures  qualités  de 
l'esprit  français  et  l'esprit  moderne  tout  entier  se 
résument  dans  la  littérature  des  deux  derniers  siè- 
cles. Weiss  emporta  donc  du  collège  l'amour  de  l'an- 
tiquité et  de  la  littérature  classique;  il  ne  cessa  plus 
de  croire  qu'elles  seules  donnent  à  l'esprit  l'élégance 
et  la  souplesse,  comme  faisaient  pour  le  corps  ces 


j.-j.  wEiss.  95 

u  danses  mortes  »,  menuet  et  gavotte,  dont  l'ensei- 
gnement est  perdu  et  qu'il  regrettait.  L'École  nor- 
male acheva  de  diriger  ses  préférences  dans  ce  sens. 
Pour  savoir  comment  se  formèrent  ces  promotions 
de  1848  à  1850,  qui  comptèrent  un  nombre  surpre- 
nant d'hommes  distingués,  lisez  Etienne  Moret  de 
M.  Francisque  Sarcey;  vous  y  trouverez  une  exacte 
analyse  de  leur  trempe  intellectuelle  et  morale.  Elles 
avaient  la  passion  de  la  justesse,  de  la  précision,  de 
la  sobriété,  partant  le  mépris  de  la  phrase,  l'aversion 
pour  tout  ce  qui  ne  peut  pas  se  démontrer,  pour  les 
systèmes  ambitieux  et  vagues;  par-dessus  tout,  elles 
prétendaient  à  l'indépendance  d'esprit.  Le  roman- 
tisme touchait  alors  à  sa  fin;  il  n'avait  réalisé  qu'en 
partie  ses  ambitions;  il  s'était  montré  bavard  et 
emphatique.  Aussi  les  normaliens  de  1848  ne  l'ai- 
maient-ils  guère  et  ils  n'acceptèrent  jamais  qu'avec 
force  réserves  ce  qu'il  avait  apporté  de  durable.  Vol- 
taire était  leur  dieu,  et,  au-dessous,  les  écrivains  qui 
disent  en  peu  de  mots  des  choses  précises  comme 
Stendhal.  Sur  l'enfant  de  troupe  espiègle  et  chauvin 
qu'était  Weiss  se  greffèrent  un  classique  et  un  Fran- 
çais du  dernier  siècle. 

Comme  le  régiment,  le  collège  et  l'école  ne  lui  lais- 
sèrent que  de  bons  souvenirs.  Quant  à  la  société,  ce 
qu'il  en  connaissait  par  la  vie  intime,  la  rue,  la  litté- 
rature lui  semblait  agréable  et  sain.  Il  aimait  les 
comédies  de  Scribe,  les  romans  de  Dumas  père,  les 
mœurs  bourgeoises;  il  ne  détestait  pas  la  politique  du 
juste  milieu;  il  trouvait  dans  tout  cela  des  qualités 
françaises,  l'esprit,  la  clarté,  la  bonhomie,  l'honnêteté. 

Ses  ambitions  personnelles  n'allaient  pas  très  loin. 


96     NOUVELLES   ÉTUDES   DE   LITTÉRATURE    ET   D'aRT. 

Comme  la  plupart  de  ses  camarades  d'école,  il  ne 
songeait  qu'à  mener  Texistence  modeste  et  suffisam- 
ment intéressante  du  professeur;  il  espérait  y  satis- 
faire en  même  temps  ses  goûts  de  bien-être  bourgeois 
et  ses  préférences  intellectuelles.  A  la  manière  dont 
il  traçait,  trente  ans  après,  un  programme  d'existence 
au  normalien  débutant  en  province,  on  voit  bien 
qu'une  perspective  de  ce  genre  avait  été  pour  lui  le 
bonheur  rêvé.  C'est  que  cet  esprit  libre  aimait  les 
carrières  assurées,  la  hiérarchie,  les  distinctions.  Il 
voulait  avancer  régulièrement,  devenir  professeur  de 
Faculté,  être  considéré  dans  sa  ville,  écrire  à  loisir 
des  livres  solides  et,  vers  quarante-cinq  ans,  obtenir 
la  croix.  Tout  cela  lui  eût  été  facile  vingt  ans  plus 
tôt;  entre  1830  et  1850,  il  aurait  fourni  une  paisible 
carrière.  Malheureusement,  les  temps  avaient  bien 
changé.  A  la  République  de  1848,  à  ses  enthou- 
siasmes et  à  ses  illusions,  succédait  brusquement 
un  régime  positif  et  brutal,  uniquement  préoccupé 
de  réagir  contre  l'idéalisme  et  la  liberté.  Comme  le 
pouvoir,  l'administration  se  montrait  despotique  et 
inintelligente.  A  peine  pourvu  d'une  chaire,  Weiss  se 
trouvait  soumis  à  une  autorité  maussade;  des  chefs 
tracassiers  lui  rendaient  la  vie  dure.  Il  avait  beau  se 
soulager  par  l'ironie  ou  la  colère;  bientôt  il  n'y  pou- 
vait tenir  et  donnait  sa  démission. 

Cette  dure  expérience  achevait  de  lui  imprimer  sa 
marque,  en  lui  laissant  le  regret  de  ce  qu'il  avait 
entrevu  durant  sa  jeunesse  ;  regret  d'autant  plus  vif 
que  les  conditions  d'existence  imposées  à  son  âge  mûr 
lui  étaient  plus  antipathiques.  Le  gouvernement,  les 
mœurs  et  la  littérature  de  la  France,  en  1847,  lors- 


j.-j.  wEiss.  97 

qu'il  avait  vingt  ans,  il  les  verra  toujours  à  travers  sa 
jeunesse,  comme  une  ère  de  prospérité,  en  compa- 
raison de  laquelle  rien  n'est  plus  que  décadence.  Il 
ne  cessera  de  regretter  le  temps  «  où  il  y  avait  la 
sagesse  sur  le  trône,  la  liberté,  la  paix  et  le  bonheur 
dans  le  pays  »,  où  florissaient  Dumas  père  et  Scribe, 
«  ces  deux  prodiges  »,  et  de  marquer  son  aversion 
pour  «  le  système  de  dureté  morale  et  de  brutalité 
de  style  le  mépris  sans  pitié  et  sans  douceur  de  la 
nature  humaine,  Tabus  de  l'adjectif,  l'excès  du  genre 
descriptif  et  du  procédé  énumératif  qui  composent 
les  traits  saillants  et  généraux  de  notre  littérature 
entre  1852  et  1880  ».  A  ces  regrets  et  à  cette  antipa- 
thie, s'était  jointe,  par  ses  mécomptes  de  professeur 
mal  administré,  une  rancune  furieuse  contre  l'admi- 
nistration. Il  avait  senti,  «  avec  toute  sa  griffe  féroce, 
la  stupidité  administrative,  le  sot  bureaucrate  sco- 
laire, le  ministre  imbécile  »,  et  il  ne  réservait  pas 
cette  rancune  aux  seuls  bureaux  de  l'Université;  par- 
tout il  tenait  les  gens  à  paperasses  pour  «  des  faquins 
et  des  cuistres  bornés  »,  faisant  le  mal  avec  une  sot- 
tise prétentieuse.  Il  procédait  à  leur  égard  par  cris 
de  fureur  :  «  Les  bureaucrates!  Les  corps  constitués! 
Les  réputations  établies,  les  gens  établis,  les  gens  de 
place,  les  gens  de  poids,  les  imbéciles  considéra- 
bles! »  Il  leur  en  voulait  de  ses  illusions  perdues  et 
de  sa  vie  manquée. 

Ainsi,  l'enfant  de  troupe,  l'amateur  de  bonnes 
lettres,  le  Français  de  vieille  race,  le  bourgeois 
libéral  devenait  un  mécontent  et  un  déclassé.  Cet 
être  composite  se  complétait  par  un  célibataire  peu 
soucieux  de  confort  intime  et  d'élégance  extérieure. 

7 


NOUVELLES   ETUDES    DE    LITTERATURE    ET   D  ART. 


Il  exprima  durant  trente  ans,  comme  journaliste, 
les  sentiments  que  Ton  vient  de  voir;  il  combattit 
gouvernement  et  administration  avec  tout  lui-même, 
gouailleries  de  régiment,  finesses  de  lettré,  libéra- 
lisme bourgeois,  colères  de  démissionnaire  contre  les 
gens  restés  en  place. 

iNon  qull  méprisât  la  besogne  pour  laquelle  les 
fonctionnaires  sont  institués.  Ce  qu'il  détestait,  c'était 
la  manière  dont  les  fonctions  étaient  remplies;  en 
elles-mêmes,  il  les  trouvait  utiles,  désirables,  parfai- 
tement dignes  d'un  esprit  distingué.  Il  tourna  tou- 
jours autour  d'elles,  avec  le  désir  d'y  entrer  et,  lors- 
qu'il y  parvint,  il  s'y  donna  de  tout  cœur.  Il  n'y 
durait  guère.  Alors,  redevenu  journaliste,  il  regar- 
dait faire  ses  anciens  collègues,  les  sots  inamovibles, 
dont  toute  l'intelligence  s'applique  à  conserver  un 
rond  de  cuir,  et  ceux  qui,  un  moment  délogés  par 
lui,  avaient  su  reprendre  la  place.  Il  ruminait  tout 
bas  le  mot  de  Figaro  :  «  Tandis  que  moi,  morbleu!  » 
Il  était,  à  l'égard  des  administrations  publiques,  dans 
cet  état  d'esprit,  fort  pénible,  semble-t-il,  à  éprouver, 
mais  fort  amusant  à  constater,  dont  le  temps  pré- 
sent nous  offre  de  curieux  exemples.  A  cette  heure, 
nombre  d'hommes  politiques  ont  été  ministres  ou 
chefs  de  service;  avec  une  joie  profonde  ils  ont  signé 
ou  préparé  des  arrêtés;  ils  ont  formé  des  projets  à 
longue  échéance.  Après  une  possession  plus  ou  moins 
courte,  il  a  fallu  déguerpir  et  céder  la  place.  Alors 
ont  commencé  pour  eux  les  ennuis  souvent  éternels 


j.-j.  WEiss.  99 

de  l'attente.  Ils  ont,  pour  leurs  successeurs,  les  senti- 
ments d'un  amoureux  éconduit;  d'autant  plus  ulcéré 
contre  son  rival  qu'il  a  connu  l'ivresse  de  la  posses- 
sion, qu'il  se  souvient  et  qu'il  imagine.  Weiss  a  long- 
temps offert  un  spectacle  de  ce  genre. 

Journaliste,  la  ligne  qu'il  suivit  fut  plusieurs  fois 
brisée,  et  ce  sont  toujours  les  souvenirs  de  sa  jeu- 
nesse qui  expliquent  ses  erreurs  de  jugement,  ses 
vues  chimériques ,  son  attachement  à  des  causes 
perdues,  ses  mécomptes  d'ambition.  Il  avait  plus  de 
talent,  de  libéralisme  et  de  clairvoyance  qu'il  n'en 
fallait  pour  prendre  la  tête  de  l'opposition  contre  un 
gouvernement  despotique  et  maladroit,  plus  d'ins- 
truction et  de  qualités  d'esprit  qu'on  n'en  dépense 
d'habitude  à  faire  une  belle  carrière.  Il  n'exerça 
pourtant  qu'une  action  médiocre  sur  l'esprit  public 
et  ne  fît  que  passer  dans  les  hautes  fonctions  aux- 
quelles, par  trois  fois,  il  lui  fut  donné  d'atteindre. 

Sa  campagne  au  Journal  de  Paris  est  restée  célèbre. 
Avec  moins  de  tenue  académique  et  plus  de  vivacité 
que  Prévost-Paradol,  il  dirigeait  contre  les  idées  et 
les  actes,  les  hommes  et  les  choses  de  l'Empire  auto- 
ritaire, un  feu  roulant  de  critiques  et  d'épigrammes, 
directes  et  hardies.  Il  dénonçait  l'arbitraire  et  signa- 
lait les  fautes  de  gouvernement  ou  de  diplomatie, 
avec  une  vivacité  de  jugement,  un  éclat  de  raison  ou 
d'ironie,  une  verve  de  style,  qui  le  mettaient  vite  au 
premier  rang  de  la  presse.  Mais  il  regrettait  le  temps 
de  Louis-Philippe  et  il  se  fût  accommodé  de  la  liberté 
comme  en  1847.  Or,  la  logique  de  l'histoire  n'admet 
guère  cette  disposition  sentimentale  et  cette  tendance 
à  remonter  le  cours  du  temps.  La  liberté  tend  tou- 


100     NOUVELLES  ÉTUDES   DE   LITTÉRATURE   ET  D'aRT. 

jours  à  se  développer;  c'est  la  paralyser  que  de  vou- 
loir l'enfermer  dans  des  formes  anciennes;  à  chacune 
de  ses  étapes,  il  lui  faut  de  nouvelles  conditions 
d'existence.  Dans  notre  pays  et  au  point  où  nous  en 
sommes  de  notre  évolution  sociale,  l'idée  républi- 
caine est  la  seule  qui  suffise  aux  nécessités  de  ce 
développement.  Weiss  était  libéral,  mais  il  expri- 
mait son  libéralisme  par  de  tels  souvenirs  et  de 
telles  comparaisons,  que  la  majeure  partie  des  libé- 
raux le  renvoyait  aux  «  anciens  partis  ».  Lorsque 
l'Empire  aux  abois  essaya  du  libéralisme  comme 
d'un  expédient,  Weiss  crut  à  la  sincérité  et  à  la 
durée  de  ce  changement;  il  accepta,  avec  grand 
plaisir,  d'être  secrétaire  général  de  ministère  :  voyant 
les  orléanistes  rappelés  dans  «  les  conseils  du  gou- 
vernement »,  il  croyait  la  liberté  revenue  comme  au 
temps  de  Louis-Philippe.  La  joie  qu'il  en  éprouvait, 
jointe  à  celle  de  se  voir  traiter  selon  son  mérite, 
l'empêchait  de  comprendre  que  le  mariage  de  l'Em- 
pire et  de  la  liberté  était  plus  impossible  que  celui  du 
Grand  Turc  et  de  la  République  de  Venise.  Il  devait 
dire  plus  tard  que  «  la  République  conservatrice  est 
une  bêtise  »  ;  il  aurait  pu  trouver  plus  tôt  cette  for- 
mule pour  l'appliquer  à  l'Empire  libéral. 

La  révolution  du  4  septembre  le  détrompa  rude- 
ment et  le  rejeta  dans  la  presse.  Cette  fois,  il  s'in- 
quiéta de  dire  également  la  vérité  à  ses  anciens  amis, 
qui  détenaient  la  République,  et  aux  républicains, 
qui  voulaient  reprendre  leur  bien.  Rôle  absurde,  car, 
si  l'un  des  deux  partis  avait  raison  en  principe,  c'est 
celui-là,  et  celui-là  seul,  qu'il  fallait  soutenir  en  le 
conseillant.  Mais  Weiss  était  trop  libéral  pour  prêcher 


J.-J.   WEISS.  101 

la  réaction,  et  pas  assez  pour  admettre  la  République  ; 
il  se  souvenait  trop  de  1847,  où  la  France  lui  avait 
paru  bien  gouvernée,  et  de  1848,  où  les  républi- 
cains avaient  fait  des  sottises.  Somme  toute,  il  était 
surtout  tendre  à  ses  anciens  amis,  qui  firent  de  lui  un 
conseiller  d'État.  Aussi  le  premier  soin  des  républi- 
cains, devenus  les  maîtres,  fut-il  de  lui  enlever  son 
siège.  Outre  qu'ils  en  avaient  besoin  pour  eux- 
mêmes,  avaient-ils  tort  en  principe?  Peut-être  eût-il 
été  d'une  bonne  politique  de  s'attacher  Weiss,  en  lui 
laissant  un  poste  qu'il  dominait  de  très  haut;  mal- 
heureusement, il  ne  s'y  prêtait  guère,  car,  écrivant 
toujours,  il  entendait  conserver  son  franc  parler  et 
aucun  gouvernement  n'admet  qu'on  le  serve  en  le 
critiquant.  Il  redevint  donc  journaliste,  sans  que 
cette  école  l'eût  corrigé.  Il  était  trop  clairvoyant  pour 
ne  pas  comprendre  que  ses  anciens  amis  avaient  défi- 
nitivement perdu  la  partie;  il  le  leur  disait  avec  infi- 
niment de  justesse  et  d'insistance.  Mais  il  était  trop 
attaché  aux  idées  de  modération  dont  il  se  trouvait 
pénétré  dès  1847  pour  admettre  le  développement 
logique  des  idées  républicaines  et  il  les  combattait 
dans  leurs  applications.  Le  résultat,  c'était  que  ses 
anciens  amis  ne  lui  savaient  aucun  gré  de  leur  dire 
des  vérités  désagréables  et  désormais  inutiles,  tandis 
que  les  républicains  se  trouvaient  gênés  par  lui  dans 
leur  besogne  de  façon  très  importune.  Pourtant, 
lorsque  Gambetta  devint  premier  ministre,  il  s'at- 
tacha Weiss  comme  directeur  d'un  très  important 
service.  Esprit  libre  et  désireux  d'assurer  d'excel- 
lents collaborateurs  à  un  gouvernement  pour  lequel 
il  espérait  la  durée,  il  se  croyait  assez  d'ascendant 


102     NOUVELLES   ÉTUDES   DE   LITTÉRATURE   ET   D'aRT. 

sur  son  parti  pour  imposer  son  choix.  Il  se  trompait 
et  ce  fut  un  beau  vacarme.  Les  républicains  s'indi- 
gnaient de  voir  dans  un  tel  poste  le  conseiller  d'État 
révoqué  par  eux,  Tancien  fonctionnaire  de  l'Empire, 
le  journaliste  d'opposition.  Plus  jalouse  que  flattée 
du  choix  qui  élevait  un  des  siens,  la  presse  oubliait 
pour  une  fois  la  solidarité  professionnelle  et  blâmait 
avec  ensemble  le  premier  ministre;  d'autant  plus 
volontiers  qu'il  y  avait  une  consigne  générale  pour 
l'ébranler.  Les  gens  de  «  la  carrière  »  étaient  les  plus 
montés;  ils  témoignaient  au  profane  introduit  dans 
le  sanctuaire  le  mélange  contradictoire  et  divertissant 
de  fureur  et  de  dédain  qu'ils  tiennent  en  réserve  pour 
les  cas  de  ce  genre.  Le  ministère  Gambetta  ne  dura 
pas  longtemps;  mais  il  comprenait  beaucoup  d'hom- 
mes qui  tous  se  croyaient  installés  à  demeure.  Que 
de  pots  au  lait  brisés!  Pour  aucun  des  membres  ou 
des  auxiliaires  du  «  grand  ministère  »,  la  chute  ne 
fut  plus  rude  que  pour  Weiss.  Il  n'était  plus  jeune, 
il  n'avait  plus  le  temps  d'attendre  une  nouvelle 
revanche,  l'occasion  manquée  une  dernière  fois  était 
irréparable.  Il  le  sentait  bien  et  il  en  souffrit  cruel- 
lement. 


Le  journalisme  a  cela  de  bon  que,  lorsque  l'on  a 
gros  cœur,  il  permet  de  se  soulager  en  parlant  tout 
haut,  la  bouche  ouverte.  Weiss  ne  s'en  fit  pas  faute; 
il  reprit  la  plume  au  plus  vite  pour  régler  ses  comptes 
avec  ceux  qui  lui  avaient  témoigné  leur  bon  vouloir 
de   façon   particulièrement  sensible.  Il  épancha  sa 


J.-J.  WEISS.  103 

bile,  d'un  jet  brillant  et  copieux,  splendida  hilis.  Le 
meilleur  article  de  polémique  qu'il  ait  écrit  est  cer- 
tainement celui  qu'il  donna,  ici  même,  sous  le  titre  : 
r Esprit  philistin;  article  merveilleux  de  verve,  de 
malice,  de  force  dialectique,  et,  par  endroits,  de 
raison.  Je  ne  connais  rien  qui  lui  soit  comparable 
dans  la  littérature  contemporaine;  c'est  le  ton,  l'al- 
lure, le  style,  la  passion  surtout  des  Mémoires  de 
Beaumarchais,  ou  même,  pour  la  franchise  de  la 
confession  personnelle,  la  rancune  contre  les  hommes 
et  la  vie,  le  ton  d'orgueil  blessé  et  d'apologie,  c'est  le 
grand  monologue  du  Mariage  de  Figaro.  Weiss  nous 
a  donné  là,  avec  le  fond  de  sa  pensée,  la  morale 
qu'il  tirait  lui-même  de  son  voyage  à  travers  son 
temps.  Jugez  du  reste  par  ce  court  passage  :  «  Un 
homme  en  France  naît  pauvre,  et  dans  cet  avant- 
dernier  degré  de  Téchelle  sociale  où  Ton  doit  défendre 
sa  vie,  à  chaque  minute  et  pied  à  pied,  contre  la  sub- 
mersion de  la  misère,  comme  le  Hollandais  défend 
son  pollder  contre  Tassant  toujours  menaçant  du  flot 
et  du  sable;  il  passe  par  le  collège  grâce  à  d'héroï- 
ques parents  qui  se  privent  de  tout  pour  lui;  sorti, 
presque  mûr,  des  bancs  de  l'Ecole,  au  lieu  de  s'en- 
gager dans  une  hiérarchie  quelconque,  il  prend  la 
résolution  de  passer  six  années  encore  à  cultiver 
dans  une  retraite  silencieuse  et  indépendante  les 
facultés  qu'il  a  reçues  de  la  nature  et  de  la  Provi- 
dence. A  trente  ans,  il  est  tout  formé  pour  les  grands 
emplois  et  pour  l'action.  Mais  justement,  à  trente 
ans,  il  se  trouve  placé  par  la  coutume  française  et 
par  la  stupidité  des  gouvernements  français  géné- 
ralement quelconques,  en  face  de  Tune  de  ces  deux 


104     NOUVELLES  ÉTUDES  DE   LITTÉRATURE   ET  D'ART. 

alternatives  :  ou  languir  dans  l'oisiveté  en  atten- 
dant qu'il  meure  dans  l'ignominie,  ou  s'occuper 
d'arrache-pied  à  renverser  le  régime  établi  et  à 
devenir  sur  ses  ruines  premier  ministre.  »  Le  mor- 
ceau est  tout  entier  sur  ce  ton;  il  n'est  pas  court,  car 
Weiss  en  a  long  à  dire,  mais  il  ne  traîne  pas  et  le 
même  soufïïe  l'anime  jusqu'au  bout. 

Il  peut  se  résumer  à  peu  près  ainsi  :  «J'avais  beau- 
coup de  talent  naturel  et  d'instruction.  Je  n'ai  pas 
trouvé  que  l'Université,  où,  du  reste,  on  me  tracas- 
sait, fût  un  champ  suffisant  pour  mon  mérite.  Je  l'ai 
donc  quittée,  et  j'ai  fait  mes  preuves  dans  le  jour- 
nalisme. Sur  cette  démonstration,  l'opinion  et  le  gou- 
vernement auraient  dû  me  porter  d'eux-mêmes  aux 
plus  hauts  emplois  et  m'y  maintenir.  Au  lieu  de  cela 
il  s'est  formé  contre  moi  une  coalition  de  jalousie  et 
de  sottise.  Je  suis  au  bout  d'une  carrière  manquée, 
et  mon  temps  a  gaspillé  la  force  que  j'étais.  »  En 
somme,  c'est  un  plaidoyer  contre  les  hiérarchies  à 
échelons  et  à  barrières.  Weiss  estime  que  le  chemin 
de  traverse  devrait  être  un  moyen  normal  de  par- 
venir, que  notre  société  devrait  admettre  le  déclassé 
de  talent  à  se  reclasser  beaucoup  mieux,  que  les 
filières  ne  sont  favorable  qu'aux  sots  et  gênent 
les  gens  d'esprit,  pour  le  plus  grand  dommage  de  la 
société.  Son  argumentation  est  très  convaincue,  mais 
elle  n'est  pas  convaincante  ;  comme  il  lui  arrive  assez 
souvent,  elle  repose  sur  une  pétition  de  principes. 
Dans  une  société  un  peu  compliquée  et  périodique- 
ment remuée  par  les  révolutions  grandes  ou  petites, 
les  règles  d'avancement  sont  une  sauvegarde.  Sans 
elles,    chaque   changement    de   politique   amènerait 


J.-J.   WEISS.  105 

aussi  un  changement  complet  du  personnel  adminis- 
tratif, et  Ton  sait  comment  les  affaires  publiques  se 
trouvent  de  cette  méthode  dans  les  pays  où  elle  est 
pratiquée.  On  peut  railler  nos  fonctionnaires,  leur 
esprit  de  routine  et  de  lenteur,  leur  suffisance,  leur 
esprit  d'autorité  taquine.  Le  thème  est  facile  et  con- 
tient une  part  de  vérité,  mais  lorsque  Ton  veut  parler 
sérieusement,  il  faut  reconnaître  que  l'administra- 
tion française  dans  son  ensemble  est  probe,  capable, 
laborieuse,  et  qu'elle  nous  permet  depuis  cent  ans 
de  nous  amuser  au  jeu  des  révolutions  sans  émietter 
la  France.  Le  déclassé  est  souvent  un  homme  de 
mérite,  qui  n'a  pas  trouvé  sa  voie  du  premier  coup, 
et  il  peut  y  avoir  grand  profit  à  utiliser  ses  aptitudes  ; 
mais  souvent  aussi,  il  possède  une  mobiUté  d'hu- 
meur, un  besoin  d'indiscipline,  un  goût  de  chimère 
qui  paralysent  son  mérite.  Il  est  très  vrai  que  beau- 
coup de  gens  en  place  sont  des  sots,  mais  cela  tient 
à  ce  que  le  nombre  des  sots  est  illimité,  et  que,  notre 
pays  ayant  beaucoup  de  fonctionnaires,  la  grande 
famille  des  sots  y  contribue  en  proportion  de  son 
chiffre.  Il  n'est  pas  moins  vrai  qu'il  ne  suffit  pas 
d'être  fonctionnaire  pour  être  un  sot,  ni  de  n'être  pas 
fonctionnaire  pour  être  un  homme  d'esprit,  que 
beaucoup  de  fonctionnaires  sont  des  gens  de  pre- 
mier mérite  qui  auraient  marqué  partout,  et  qui, 
avec  les  qualités  par  eux  consacrées  à  leurs  fonc- 
tions, auraient  fait  ailleurs  une  carrière  aussi  bril- 
lante et  plus  fructueuse.  Que  l'on  puisse  devenir 
ministre,  dans  notre  pays,  aussi  facilement  que  l'on 
cesse  de  l'être,  c'est  un  double  mal,  résultat  d'une 
transition  qu'il  faut  souhaiter  aussi  courte  que  pos- 


106     NOUVELLES   ÉTUDES   DE   LITTÉRATURE   ET   D'aRT. 

sible;  le  prestige  de  la  fonction  y  perd,  et  Tintérêt 
public  en  souffre;  seule,  notre  humeur  nationale, 
mélange  singulier  d'irrévérence  et  de  respect  pour  le 
pouvoir,  y  trouve  aliment  et  matière.  Mais  la  fonc- 
tion de  ministre,  à  laquelle  AYeiss  ne  visait  pas  — 
n'ayant  jamais,  que  je  sache,  posé  de  candidature 
parlementaire,  —  et  l'état  de  politicien,  dont  il  eût 
repoussé  l'étiquette  avec  mépris,  échappent  à  son 
argumentation.  Restent  les  postes  de  sous-ministres, 
ceux  de  secrétaires  généraux,  de  conseillers  d'État, 
de  directeurs.  Il  est  bon  qu'un  homme  de  valeur 
puisse  y  arriver  sans  passer  par  la  filière  et  Weiss  a 
fait  l'expérience  que  c'était  possible.  Ce  personnel 
n'est  pas  et  ne  saurait  être  hiérarchisé;  mais,  par 
cela  même,  il  n'est  pas  inamovible.  Lorsque,  par 
ambition,  ou,  simplement,  par  docilité  aux  événe- 
ments, on  s'y  trouve  introduit,  le  plus  sage  est  d'y 
faire  de  son  mieux  et  de  se  dire  que  cela  ne  doit  pas 
durer  toujours.  L'aventure  finie,  on  rentre  dans  le 
rang,  pour  y  rester,  si  l'on  s'y  trouve  bien,  ou  pour 
attendre  une  nouvelle  faveur  du  sort,  si  l'on  a  pris 
goût  à  la  chose. 

Sur  un  point,  toutefois,  Weiss  avait  pleinement 
raison  :  ses  camarades  n'avaient  pas  été,  comme  on 
dit,  «  gentils  »  pour  lui.  La  jalousie  est  la  plaie  vive 
de  la  corporation  à  laquelle  il  appartenait;  on  n'y 
admet  guère  l'élévation  du  voisin,  surtout  s'il  porte 
beau  et  s'il  monte  haut.  Dans  cette  corporation,  le 
devoir  professionnel,  c'est  de  gloser  sur  l'événement 
du  jour.  Autant  de  motifs  pour  que  le  favorisé  du 
sort  soit  houspillé  par  les  moins  heureux.  La  der- 
nière fois  surtout,  Weiss  souleva  un  concert  formi- 


J.-J.  WEISS.  107 

dable  do  railleries.  Un  des  plus  caustiques  fut  Edmond 
About,  d'autant  plus  aigre  qu'il  ruminait  les  mêmes 
ambitions  que  Weiss,  et  ne  pouvait  en  satisfaire 
aucune.  Il  disait,  avec  une  ironie  où  il  y  avait  du  sou- 
rire et  de  la  grimace  :  «  On  m'a  tout  proposé,  j'ai 
tout  accepté,  et  je  n'ai  rien  obtenu  ».  Il  écrivit  donc  : 
«  Un  de  nos  anciens  camarades  d'école  vient  d'entrer 
dans  la  diplomatie  comme  un  moineau  dans  une 
cathédrale  ».  Le  mot  était  méchant  et  joli;  pour  ces 
deux  motifs,  il  eut  un  grand  succès.  En  le  relevant, 
Weiss  rendit  pois  pour  fèves  au  bon  camarade  :  «  Je 
ne  suis  pas  le  seul  oiseau  de  mon  espèce,  répondait- 
il.  Il  est  de  notoriété  publique  qu'entre  1870  et  1872, 
M.  Edmond  About  s'est  beaucoup  agité  pour  être  cet 
oiseau-là.  »  C'était  vrai,  et  la  riposte  valait  l'attaque, 
mais  la  galerie  renvoyait  les  deux  camarades  dos  à 
dos.  About  a  dépensé  autant  d'esprit  dans  le  journa- 
lisme que  dans  la  littérature,  mais  il  avait  le  tort  de 
croire  que  l'esprit  suffit  à  tout;  il  était  patriote  et 
libéral,  mais  sa  carrière  politique  est  une  suite  de 
sauts  de  carpe;  on  peut  tenir  pour  certain  que,  préfet, 
député  ou  diplomate,  il  aurait  commis  de  mémo- 
rables maladresses.  Weiss  avait  autant  d'esprit,  de 
patriotisme  et  de  libéralisme  qu'About;  avait-il  beau- 
coup plus  de  sens  pratique?  Ceux  qu'il  appelait 
les  snobs  et  les  philistins,  c'est-à-dire  le  public, 
n'avaient  pas  tout  à  fait  tort  lorsqu'ils  le  croyaient 
peu  fait  pour  obtenir  ou  conserver  certaines  fonc- 
tions. Il  avait  beau  répondre  qu'il  était  plus  régulier 
et  plus  mandarin  que  tous  les  suiveurs  de  filière, 
car  il  avait  passé  plus  d'examens,  entassé  plus  de 
diplômes  et  fait  plus  d'études  générales  ou  spéciales. 


108     NOUVELLES  ÉTUDES   DE   LITTÉRATURE   ET   d'aRT. 

La  question  n'était  pas  là.  Outre  que  ses  grades  et 
même  ses  études  n'avaient  pas  un  rapport  néces- 
saire avec  les  fonctions  traversées  par  lui,  ce  n'est 
pas  faute  de  grades  qu'il  avait  été  évincé,  mais  pour 
l'incertitude  de  sa  politique,  à  un  moment  où  la  fer- 
meté simple  des  convictions  chez  les  fonctionnaires 
était  le  premier  besoin  du  parti  républicain. 


Entre  1870  et  1882,  Weiss  avait  mené  sa  plus  bril- 
lante campagne  de  journaliste,  campagne  de  par- 
tisan et  de  franc-tireur,  hardie,  brillante  et  stérile, 
toute  en  escarmouches  et  en  pointes  d"avant-garde. 
Courant  le  pays,  il  était  passé  d'un  camp  dans  l'autre, 
libéral  ou  autoritaire,  réactionnaire  ou  républicain,  se 
battant  pour  son  compte,  selon  son  caprice  et  son 
humeur.  Or,  en  politique,  si  Ton  ne  vise  pas  toujours 
un  but,  et  rien  qu'un,  on  s'use  sans  profit  pour  per- 
sonne et  au  grand  détriment  de  soi-même.  Weiss  fit 
de  cette  vérité  une  épreuve  particulièrement  con- 
cluante. En  1882,  il  dut  renoncer  non  seulement  aux 
fonctions,  mais  au  journalisme  politique;  à  force  de 
souplesse  et  d'agitation  inutile,  il  n'avait  plus  d'auto- 
rité. J'ai  rappelé  à  son  sujet  le  Figaro  de  Beaumar- 
chais. C'est  encore  avec  les  mots  fameux  du  Barbier 
et  du  Mariage  qu'à  ce  moment  de  sa  carrière  on  le 
définirait  le  mieux.  Lui  aussi  avait  vu  que  «  la  répu- 
blique des  lettres  était  celle  des  loups,  toujours  armés 
les  uns  contre  les  autres  »,  et  que  ses  confrères 
se  livraient  au  mépris  commun  par  «  leur  risible 
acharnement    »  ;    lui   aussi   était  «  fatigué   d'écrire, 


J.-J.   WEISS.  109 

ennuyé  de  soi,  dégoûté  des  autres  »;  lui  aussi, 
quoique  parfait  honnête  homme,  était  devenu  «  équi- 
voque à  tout  le  monde  »  ;  lui  aussi  avait  été  «  ambi- 
tieux par  vanité,  laborieux  par  nécessité  »,  et,  plus 
que  jamais,  il  aurait  été  «  paresseux  avec  délices  ». 
Malheureusement,  il  était  «  léger  d'argent  »,  et  il 
fallait  vivre.  Ne  pouvant  plus  être  journaliste  poli- 
tique, il  se  fit  critique  littéraire.  C'avait  été  son  pre- 
mier métier,  ce  fut  le  dernier.  Par  un  mélancolique 
recommencement  de  la  vie,  à  Theure  où  tout  allait 
finir,  ce  qu'il  avait  jadis  considéré  comme  un  appren- 
tissage, ce  qu'il  avait  abandonné,  avec  quelque  dédain, 
pour  une  littérature  plus  digne  d'un  homme  d'ac- 
tion, devenait  son  suprême  recours  et  son  dernier 
but.  Il  accepta  le  feuilleton  dramatique  du  Journal 
des  Débats. 

Avait-il  ce  qu'il  fallait  pour  y  réussir?  En  partie. 
Depuis  le  commencement  de  notre  siècle,  c'est-à-dire 
depuis  que  la  critique  a  pris  une  notion  nette  de  ses 
moyens  et  de  son  objet,  tous  les  critiques  peuvent  se 
ranger  en  deux  catégories.  Les  uns  ont  apporté  dans 
leur  profession  un  ensemble  d'idées  générales,  les 
autres  n'y  ont  mis  que  leur  humeur.  Sainte-Beuve  et 
Jules  Janin  représentent  le  plus  nettement  ces  deux 
familles  d'esprits,  et  l'importance  que  nous  accor- 
dons aujourd'hui  à  chacun  d'eux  marque  bien  la 
valeur  de  chacune  d'elles.  Weiss  n'avait  eu  toute  sa 
vie  que  des  impressions,  dominées  par  les  goûts  per- 
sistants de  sa  jeunesse.  Il  porta  dans  la  critique 
théâtrale  cette  façon  de  sentir,  avec  ses  avantages  et 
ses  inconvénients. 

Il  avait  beaucoup  de  respect  pour  la  critique  dog- 


HO     NOUVELLES   ÉTUDES   DE   LITTÉRATURE   ET  D'aRT. 

matique,  et  il  lui  tirait  sa  révérence  avec  un  respect 
sincère.  Il  en  donnait  même  cette  définition  concise 
et  juste  :  «  Entre  les  cent  manières  possibles  de  con- 
cevoir et  de  pratiquer  la  critique,  la  plus  ancienne- 
ment connue  est  encore  la  plus  immédiatement  pro- 
fitable pour  le  public,  pour  fart,  et  surtout  pour  les 
auteurs,  quoique  ceux-ci  l'aient  fort  en  grippe.  La 
critique  dont  je  veux  parler  suppose  qu'il  y  a  un 
beau  et  un  système  du  beau;  elle  consiste  à  juger  les 
œuvres  et  à  en  signaler  les  défauts  et  les  qualités 
d'après  des  règles  fixes  qu'elle  peut  interpréter  avec 
plus  ou  moins  de  largeur,  mais  qu'elle  ne  perd 
jamais  de  vue.  »  Rien  de  plus  net;  mais,  cette  cri- 
tique-là, Weiss  ne  la  pratiquait  guère.  Qu'il  y  eût  un 
beau  et  un  système  du  beau,  c'était  pour  lui  une 
théorie  acceptée,  mais  non  suivie,  comme  pour  ceux 
qui  professent  une  religion  sans  la  pratiquer.  11 
jugeait  avec  ses  goûts  et  écrivait  avec  son  imagina- 
tion. 

Il  aimait  beaucoup  le  théâtre.  C'était,  avec  l'his- 
toire, le  genre  littéraire  dont  il  s'était  le  plus  occupé 
jadis,  au  temps  de  son  apprentissage,  lorsqu'il  se 
préparait  à  l'action  par  l'étude.  Il  y  avait  exercé  et 
fortifié  cette  préférence  pour  un  petit  nombre  de  qua- 
lités moyennes  —  raison,  esprit,  clarté,  grâce  légère, 
vivacité  rapide,  aversion  pour  la  grandiloquence  et 
l'affectation  d'énergie, —  qui  lui  faisait  aimer,  depuis 
ses  premières  lectures,  les  comédies  de  Regnard  et 
les  tragédies  de  Voltaire.  Quarante  ans  de  lecture  et 
de  spectacles  n'avaient  guère  élargi  son  goût.  Comme 
en  1840  et  en  1860,  il  pensait  que  le  romantisme  est 
emphatique  et  le  réalisme  brutal. 


J.-J.    WEISS.  111 

Or,  en  1883,  il  trouvait  Victor  Hugo  en  pleine  apo- 
théose et  M.  Alexandre  Dumas  fils  à  la  tête  du  théâtre 
comique.  11  ne  put  en  prendre  son  parti;  toutes  les 
fois  qu'il  eut  à  s'expliquer  sur  l'un  ou  sur  l'autre,  ce 
fut  pour  déclarer  qu'il  ne  partageait  pas  l'admiration 
générale.  «  Le  public  actuel,  disait-il,  continue  d'être 
favorable  à  la  dramaturgie  de  Victor  Hugo.  Je  le  con- 
state en  regrettant  de  ne  pouvoir  m'associer  à  la 
manière  de  voir  et  de  sentir  du  public.  Un  drame  de 
Victor  Hugo  me  laisse  sans  aucune  émotion,  si  ce 
n'est  le  plaisir  exclusivement  littéraire,  et  parfois 
exclusivement  musical,  d'écouter  de  beaux  vers.  »  H 
ajoutait  :  «  Victor  Hugo  est  scénique  et  théâtral  au 
plus  haut  point;  je  ne  le  trouve  pas  dramatique  ». 
Avait-il  tort  ou  raison  de  parler  ainsi?  Je  me  contente 
de  faire  observer  que  sa  distinction  est  subtile  et 
peu  claire.  Ce  qui  est  certain,  c'est  qu'il  heurtait  de 
front  le  sentiment  public;  or,  je  crois  que,  surtout  au 
théâtre,  le  critique  doit,  tout  en  exerçant  sur  l'opi- 
nion son  rôle  de  guide,  partager  dans  une  certaine 
mesure  le  goût  général  de  son  temps.  Peut-être,  si 
erreur  il  y  a,  cette  part  accordée  à  une  erreur  géné- 
rale est-elle  la  rançon  de  son  autorité  et  de  son  action . 
Pour  M.  Alexandre  Dumas  fils,  Weiss  était  plus  rétif 
que  jamais.  H  lui  accordait  pleinement  ce  qu'il  lui 
avait  reconnu  dès  les  premiers  jours,  la  maîtrise  dans 
le  métier,  «  su  et  pratiqué  à  fond  »,  c'est-à-dire  l'art 
de  construire  une  pièce,  de  conduire  le  dialogue,  de 
faire  évoluer  les  personnages,  mais  il  se  refusait  à  le 
prendre  au  sérieux  comme  «  sociologue  ».  Sa  pré- 
tention de  donner  à  ses  pièces  une  portée  morale, 
lui  faisait  l'effet  d'un  «    mille-pattes  inexorable   et 


112     NOUVELLES   ÉTUDES   DE   LITTÉRATURE   ET   D'aRT. 

inconcevable  »,  logé  dans  son  cerveau  par  les  dieux 
jaloux  de  ses  autres  qualités.  Il  trouvait  des  parties 
admirables  dans  le  Fils  naturel,  mais  il  ajoutait  : 
«  L'émotion  finale  qu'on  en  emporte  n'est  ni  agréable 
ni  saine  ».  Pas  agréable,  c'est  possible;  pas  saine, 
c'est  plus  douteux.  Il  y  a  de  l'amertume  dans  le  Fils 
naturel,  comme  dans  la  plupart  des  pièces  de 
M.  Dumas,  mais  une  amertume  salutaire.  Cette  amer- 
tume, qui  se  rencontre  toujours  à  une  certaine  profon- 
deur d'observation,  est  celle  de  Molière,  dont  Tartuffe 
et  V Avare  vont  jusqu'à  inquiéter  la  morale  courante. 
II  y  a  des  chefs-d'œuvre  tristes,  comme  il  y  a  des 
chefs-d'œuvre  gais,  et  peut-être,  les  plus  forts,  dans 
le  théâtre  comique,  sont-ils  ceux  qui,  après  le  rire, 
enfoncent  dans  le  souvenir  une  pointe  de  réflexion, 
complexe  et  mélancolique.  Si,  comme  je  le  pense, 
l'avenir  doit  ranger  M.  Dumas  parmi  les  écrivains 
qui,  dans  chaque  siècle,  ont  ajouté  à  l'objet  et  aux 
moyens  d'un  genre,  c'est  parce  qu'il  a  fait  entrer 
dans  l'art  dramatique  l'examen  de  quelques  graves 
questions,  anciennes  ou  nouvelles,  et  qu'il  y  a  joint 
cette  excellence  personnelle  d'exécution  qui  fait  les 
maîtres. 

Weiss  ne  tint  que  deux  ans  son  feuilleton  drama- 
tique. Il  ne  put  donc,  malgré  son  assiduité  dans  les 
théâtres  de  répertoire,  parler  que  d'un  petit  nombre 
d'œuvres.  Surtout  il  n'eut  pas  le  temps  de  reprendre 
en  détail,  pour  les  appliquer  au  temps  présent,  les 
idées  qu'il  avait  exposées  en  1858,  dans  un  article 
sur  la  littérature  brutale,  dont  le  titre  dit  assez  l'es- 
prit. Cet  article  est  le  plus  considérable  et  le  plus 
plein  qu'il  ait  écrit  sur  la  littérature  de  notre  temps; 


J.-J.   WEISS.  113 

c'est  là  qu'il  faut  chercher  le  fond  de  sa  pensée.  La 
centaine  de  lundis  qu'il  a  laissés  n'en  est  pas  moins 
d'un  grand  intérêt.  Il  y  trouvait  d'abord  une  occasion 
de  repasser  et  d'exprimer  son  expérience  de  la  vie  et 
de  la  littérature.  L'enfant  de  troupe  gamin,  le  nor^ 
malien  classique,  le  sujet  reconnaissant  du  roi  Louis- 
Philippe,  le  journaliste  d'opposition,  le  haut  fonc- 
tionnaire en  retrait  de  plusieurs  emplois,  l'homme 
qui  avait  ri  ou  pleuré  de  tout  son  cœur  aux  pièces  de 
Scribe  et  de  Dumas  père,  s'amalgament  pour  former 
le  critique  des  Débats.  Cette  originalité  complexe,  cette 
culture  variée,  cette  expérience  multiple  tournent  au 
profit  du  théâtre;  tout  cet  humus  d'idées  nourrit  un 
petit  nombre  de  plantes  vivaces,  qui  s'enroulent  en 
végétation  touffue  et  grimpante  autour  des  sujets 
dramatiques,  anciens  ou  nouveaux. 

Sa  doctrine  peut  se  résumer  à  peu  près  ainsi  : 
aucune  complaisance  pour  le  romantisme,  aversion 
pour  le  réalisme,  goût  persistant  de  l'ancien  théâtre. 
Ses  moyens,  ce  sont  un  esprit  assez  ouvert  pour  com- 
prendre le  nouveau,  même  lorsqu'il  ne  l'aime  pas, 
une  extrême  sensibilité  au  talent,  le  besoin  de  la 
franchise,  la  volonté  de  penser  en  tout  par  lui-même, 
un  jugement  personnel,  même  dans  les  choses  de 
sens  commun,  un  ton  d'égal  à  égal  avec  tous  les 
sujets,  parfois  une  familiarité  ou  une  irrévérence  de 
gamin  envers  les  grands  noms  et  les  grandes  œuvres. 
A  propos  d' Œdipe  roi^  il  instituait  le  parallèle  en 
règle  de  Sophocle  et  de  Bouchardy,  du  fds  de  Laïus 
et  du  capitaine  Buridan.  Il  regardait  Molière  comme 
un  moraliste  profondément  immoral  et  un  écrivain 
surfait.  Pour  la  qualité  de  la  langue  et  la  facture  du 

8 


114      NOUVELLES  ÉTUDES   DE   LITTÉRATURE   ET  d'aRT. 

vers,  il  tenait  en  égale  estime  Piron  et  Victor  Hugo. 
Il  consacrait  à  Mme  Thérésa  une  étude  complète, 
avec  considérations  esthétiques  de  haute  portée;  le 
«  délire  d'admiration  »  excité  par  sa  rentrée  au  café 
chantant  restait  encore  «  au-dessous  des  qualités 
superbes  de  déclamation  et  de  chant  déployées  par 
rhéroïque  cantatrice  »;  il  déclarait  n'avoir  éprouvé 
<(  le  frisson  sacré  »  que  trois  fois  :  en  entendant 
Rachel,  la  Marseillahe  et  Thérésa.  L'ancien  secrétaire 
général  des  Beaux-Arts  faisait  appel  à  toute  son  expé- 
rience administrative  pour  examiner,  avec  la  compé- 
tence et  le  sérieux  d'un  rapport  au  ministre,  l'orga- 
nisation de  la  Comédie-Française,  l'application  du 
décret  de  Moscou,  les  affaires  Dudlay  et  Broisat,  la 
question  du  Conservatoire.  Le  lettré,  nourri  d'his- 
toire, se  lançait  pour  son  plaisir,  à  propos  de  Made- 
moiselle du  Vigean,  dans  une  dissertation  sur  la 
Fronde  et  Condé,  vivante  comme  du  Michelet.  Pour 
caractériser  le  rôle  de  Rotrou,  l'enfant  de  troupe  ren- 
contrait cette  jolie  métaphore  :  «  Rotrou  est  une 
espèce  de  maréchal  des  logis  fourrier  de  la  littéra- 
ture; il  est  parti  en  avant-garde;  il  a  préparé  les 
gîtes  ».  Le  libre  esprit,  possédé  par  un  incoercible 
besoin  de  franchise,  ramenait  le  Monde  où  l'on  s'en- 
nuie^ le  plus  grand  succès  comique  obtenu  de  notre 
temps  sur  le  Théâtre-Français,  aux  proportions  d'une 
((  comédie-vaudeville  assez  gaiementnouée  et  menée, 
mais  sans  fraîcheur  et  sans  force  ».  Surtout,  c'était 
le  politique,  voyant  de  haut  et  au  loin,  qui  écrivait 
incidemment,  à  propos  de  VEtrangère,  cette  phrase 
étonnamment  pleine  :  «  Plusieurs  phénomènes  so- 
ciaux, d'une  gravité  exceptionnelle  et  d'une  grande 


j.-j.  wEiss.  H5 

portée,  se  sont  produits  sous  le  règne  de  Napoléon  III 
et  n'ont  fait  que  gagner  en  intensité  sous  les  gouver- 
nements divers  successivement  émanés  de  la  révolu- 
tion du  4  septembre  1870.  Ces  phénomènes  sont  la 
prise  de  possession  de  Paris  par  l'étranger;  l'avène- 
ment de  la  race  juive,  qui  peut  devenir  bientôt  pré- 
pondérante; l'émancipation  de  la  courtisane,  qui  était 
autrefois  une  espèce  d'excommuniée  civile,  et  qui 
forme  de  plus  en  plus  maintenant  une  classe  régu- 
lière, admise,  consacrée,  considérée;  la  concentration 
progressive  des  capitaux  et  du  commerce,  par  le  jeu 
du  crédit,  entre  les  mains  de  compagnies  peu  nom- 
breuses, qui,  avant  un  demi-siècle,  seront  devenues 
pour  la  France  ce  que  furent  pour  Rome  ces  lati- 
fundia^ d'où  sortit  la  guerre  sociale  en  permanence.  » 
Quelques-uns  des  plus  graves  sujets  agités  par  le 
temps  présent  sont  concentrés  dans  ces  quelques 
lignes.  Aussi  un  tel  résumé  peut-il,  à  cette  heure, 
sembler  facile  et  banal  ;  en  1884,  la  presse  n'avait  pas 
encore  commencé  l'examen  de  ces  questions  et  le 
plus  grand  nombre  n'en  soupçonnait  pas  l'urgence 
prochaine. 

Mais  ce  qui  fait  le  grand  intérêt  de  cette  critique 
dramatique,  c'est  que  Weiss  s'y  montre  en  possession 
plus  complète  que  jamais  de  son  talent  d'écrivain. 
Elle  suffirait  à  le  ranger  parmi  ceux  qui,  de  notre 
temps,  ont  le  mieux  écrit  en  français.  Joignez-y  son 
volume  d'impressions  de  voyage,  au  Pays  du  Rhin, 
et  vous  aurez  le  meilleur  de  son  œuvre.  J'ai  déjà  dit 
ce  qu'étaient  sa  verve,  son  esprit,  son  humeur,  quelle 
aisance  et  quelle  allure  ils  donnaient  à  son  style.  Mais 
d'autres  ont  eu  ces  qualités  au  même  degré.  J'en 


116      NOUVELLES   ÉTUDES   DE   LITTÉRATURE   ET   d'aRT. 

dirai  autant  de  sa  langue,  claire,  propre  et  concise, 
puisée  aux  bonnes  sources  quoique  sans  effort  d'ar- 
chaïsme et  portant  bien  la  marque  de  son  temps. 
C'est  encore  une  qualité  qui  lui  est  commune  avec  les 
normaliens  de  sa  génération.  Ce  qui  lui  appartient  en 
propre,  c'est  l'imagination;  il  lui  doit  une  vivacité, 
une  originalité,  une  variété,  une  couleur  surtout, 
auxquelles  je  ne  vois  rien  de  comparable.  Un  nom  et 
un  fait  sont  pour  lui  prétexte  à  des  rapports  et  à  des 
suites  d'idées  d'une  justesse  singulière,  à  des  para- 
doxes d'un  imprévu  charmant,  à  des  hyperboles  que 
leur  excès  même  ramène  à  leur  juste  valeur.  De  là  ces 
rapprochements,  ces  parallèles,  ces  fusées  tirées  en 
tout  sens,  ces  mille  facettes,  subitement  taillées  et 
scintillantes,  qui  multiplient  et  colorent  la  lumière. 
De  là  cette  vivacité  et  cette  fraîcheur  d'impressions 
personnelles,  qui  rajeunissent  les  vieux  sujets;  de  là 
l'intérêt  qu'il  prend  à  tout  ce  qu'il  écrit.  Il  suffît  d'un 
prétexte  pour  mettre  en  branle  dans  son  esprit  un 
tel  monde  de  souvenirs,  d'impressions,  de  sentiments 
que,  de  cette  agitation,  les  idées  jaillissent  en  flot 
pressé.  Delà  surtout  sa  faculté  d'invention  verbale,  la 
couleur  vive,  sobre  et  juste  de  son  style,  cette  richesse 
aisée  d'images  et  de  tours. 


Il  existe,  au  palais  de  Fontainebleau,  une  salle  qui 
respire  un  charme  singulier  de  mélancolie.  C'est  la 
galerie  de  Diane.  Construite  par  Henri  IV  pour  la 
belle  Gabrielle,  elle  est  devenue  une  simple  biblio- 
thèque. Ses  fenêtres,  devant  l'une  desquelles  la  cotte 


J.-J.    WEISS.  117 

de  mailles  et  Tépée  de  Monaldeschi  sont  disposées  en 
trophée,  donnent  sur  un  vieux  jardin,  tracé  sur  les 
fossés  encore  visibles  de  Louis  YII;  jardin  clos,  triste, 
aux  verdures  sombres,  sans  promeneurs,  et  où  mur- 
mure doucement  une  eau  versée  par  des  têtes  de 
cerf,  établies  sous  Napoléon  I^^  dans  un  bassin  qui 
date  de  Henri  III.  Comme  perspective  de  fond,  un 
gracieux  portique  de  la  Renaissance  où  sont  sculptées 
les  armes  de  François  I".  Pour  un  esprit  nourri 
d'histoire  et  servi  par  une  imagination  vive,  il  serait 
difficile  de  trouver  dans  un  même  cadre  de  plus  nom- 
breux motifs  de  méditation,  sans  parler  des  souvenirs 
qui,  partout,  dans  le  vieux  palais,  s'éveillent  sous  les 
pas  :  fêtes  étincelantes  des  Valois,  visite  craintive  de 
Charles-Quint,  diplomatie  galante  de  Catherine  de 
Médicis,  baptême  de  Louis  XIII,  adieux  de  Napoléon 
à  sa  vieille  garde. 

Ni  la  connaissance  de  l'histoire,  ni  l'imagination  ne 
manquaient  à  Weiss;  la  galerie  de  Diane  fut  l'asile  de 
ses  dernières  années.  A  cette  époque,  il  restait  encore, 
dans  les  bibliothèques  de  France,  quelques  postes 
réservés  aux  hommes  de  lettres.  Ils  ne  coûtaient  pas 
cher  à  l'État,  et,  aux  heures  difficiles,  ils  permettaient 
de  venir  en  aide  à  des  écrivains  qui  avaient  honoré 
leur  profession  sans  y  trouver  la  fortune  ;  c'était  une 
forme  décente  de  l'aumône  nationale.  Sauf  exceptions 
rares,  les  titulaires  gagnaient  bien  leur  argent  et  fai- 
saient leur  service  avec  scrupule;  pour  bien  conserver 
des  livres,  en  avoir  fait  n'est  pas  une  mauvaise  pré- 
paration. Aujourd'hui,  ces  grasses  sinécures  sont 
supprimées,  et  il  n'entre  plus  dans  les  bibliothèques 
que  des  employés  de  carrière.  Voilà  donc  un  service 


118      NOUVELLES   ÉTUDES   DE    LITTÉRATURE    ET   D'aRT. 

ramené  aux  vrais  principes  de  la  règle  administra- 
tive, et  c  est  sans  doute  un  grand  progrès.  Pourtant, 
le  jour  où  Weiss,  subitement  frappé  d'un  mal  à 
longue  échéance,  s'était  trouvé  incapable  d'écrire  et 
sans  ressources,  Tabus  n'était  pas  encore  corrigé.  La 
charité  amicale  d'un  ministre  put  disposer  en  sa  faveur 
du  poste  de  bibliothécaire  au  palais  de  Fontainebleau. 
Il  y  termina  sa  vie,  assez  tranquille,  malgré  quel- 
ques réclamations  parlementaires.  Je  crois  que  son 
traitement  fut  supprimé  par  économie,  mais  on  put 
le  rétablir  de  façon  détournée,  sans  que  la  bonne  ges- 
tion des  finances  françaises  fût  par  trop  compromise. 
Dans  les  intervalles  de  sa  maladie,  il  écrivait  un  peu, 
mais,  en  tout  temps,  il  remplissait  ses  devoirs  avec 
exactitude;  devoirs  absorbants,  car  la  bibliothèque  du 
palais  prête  au  dehors,  et  il  y  a  un  mouvement  con- 
tinuel de  sorties  et  de  rentrées.  Pendant  quatre  ans, 
les  habitants  de  Fontainebleau  l'ont  vu  à  son  poste; 
installé  dans  l'embrasure  d'une  fenêtre,  il  tenait  ses 
registres  en  ordre  et  témoignait  au  public  beaucoup 
de  complaisance.  Il  ne  se  plaignait  jamais  de  son  sort 
et  il  ne  rappelait  son  passé  que  pour  raconter  à  quel- 
ques intimes  des  souvenirs  sans  amertume.  Jusqu'au 
dernier  jour,  il  fut  doucement  ironique  comme  un 
philosophe,  optimiste  comme  un  Français  d'autrefois, 
gai  comme  un  enfant  de  troupe. 

10  juin  1893. 


H.  TAINE 


Comme  les  hommes  de  mon  âge,  j'ai  ressenti  de 
bonne  heure  la  surprise  et  l'admiration  que  cause 
la  première  rencontre  avec  les  livres  de  Taine.  C'était 
vers  1867,  dans  un  de  ces  petits  lycées  de  province, 
où  les  proviseurs  continuaient  de  trembler  au  sou- 
venir des  débuts  de  l'Empire  et  n'osaient  pas  croire 
que  l'adoucissement  des  temps  nouveaux  leur  permît 
d'élargir  un  système  sévère  d'éducation  et  d'enseigne- 
ment. Rien  de  plus  étroit  que  le  choix  des  lectures 
permises.  Je  vois  encore,  dans  notre  bibliothèque 
de  quartier,  cette  trentaine  de  volumes,  conservant 
le  timbre  des  anciens  collèges  royaux,  qui  devaient 
être  notre  seule  distraction  aux  études  du  dimanche 
soir,  les  devoirs  de  la  semaine  terminés.  11  y  avait 
les  Trope?,  de  Dumarsais,  VHistoire  des  Israélites  de 
Fleury,  Rollin,  Corneille,  VHistoire  de  la  littérature 
française  de  Nisard  et  le  Tableau  de  la  littérature  au 
xviii^  siècle  de  Villemain.  Racine  n'était  que  toléré  et 
nous  lisions  Molière  en  cachette,  grâce  aux  externes, 


120     NOUVELLES  ÉTUDES   DE   LITTÉRATURE   ET  D'aRT. 

qui  nous  apportaient  les  petits  volumes  à  cinq  sous 
de  la  «  Bibliothèque  nationale  ».  Nos  professeurs,  fort 
honnêtes  gens  et  très  dévoués  à  leurs  fonctions, 
étaient  pour  la  plupart  des  hommes  mûrs,  sachant 
bien  l'essentiel  des  programmes  et  renseignant  avec 
soin,  mais  ultra-classiques  et  cherchant  plutôt  à 
endormir  qu'à  éveiller  nos  curiosités  intellectuelles. 
Elles  reçurent  une  secousse  soudaine,  grâce  à  un 
jeune  professeur  de  rhétorique.  11  sortait  de  l'Ecole 
normale  et  sa  manière  de  faire  une  classe  nous  sur- 
prit fort,  en  nous  enchantant.  Il  nous  apprit  d'abord 
que  la  critique  n'en  était  pas  restée  à  Nisard  et  à 
Yillemain,  il  prit  sur  lui  de  nous  prêter  les  Lundis 
de  Sainte-Beuve.  Aux  heures  molles  qui  précédaient 
les  congés,  il  nous  faisait  des  lectures  et,  grâce  à  la 
durée  des  impressions  premières,  je  n'ai  plus  oublié 
la  bataille  de  Waterloo  de  la  Chartreuse  de  Parme^  le 
Roi  des  Montagnes  et  Trente-et-Quarante . 

C'est  lui  qui,  à  propos  de  La  Fontaine,  nous  lut, 
dans  La  Fontaine  et  ses  fables^  le  premier  chapitre, 
sur  «  l'Esprit  gaulois  ».  Ce  nous  fut  un  enivrement, 
comme  pour  des  gens  abreuvés  d'eau  claire,  à  qui 
l'on  fait  boire  du  vin  nouveau.  Dans  un  de  ces 
groupes  de  camarades,  qui  passaient  ensemble  les 
récréations  à  causer,  en  tournant  autour  du  préau, 
nous  avions  reconstitué  à  souvenirs  communs  une 
phrase  que  nous  répétions  avec  une  emphase  enthou- 
siaste et  l'accent  sonore  du  Midi.  Il  s'agit  du  Rhin  : 
«  Le  magnifique  fleuve  déploie  le  cortège  de  ses  eaux 
bleues  entre  deux  rangées  de  montagnes  aussi  nobles 
que  lui  :  leurs  cimes  s'allongent  par  étages  jusqu'au 
bout   de  l'horizon   dont   la   ceinture   lumineuse   les 


H.    TAINE.  121 

accueille  et  les  relie;  le  soleil  pose  une  splendeur 
sereine  sur  leurs  vieux  flancs  tailladés,  sur  leur 
dôme  de  forêts  toujours  vivantes;  le  soir,  ces  grandes 
images  flottent  dans  des  ondulations  d'or  et  de 
pourpre,  et  le  fleuve  couché  dans  la  brume  ressemble 
à  un  roi  heureux  et  pacifique  qui,  avant  de  s'en- 
dormir, rassemble  autour  de  lui  les  plis  dorés  de  son 
manteau  ».  A  un  retour  de  vacances,  je  trouvai  chez 
un  libraire  de  la  ville,  outre  le  livre  qui  contenait  la 
phrase  merveilleuse,  V Essai  sur  Tite-Live  et  les  Philo- 
sophes français  du  xix"  siècle;  nous  les  lûmes  avec  pas- 
sion. Puis,  ce  fut  la  sortie  du  lycée,  la  guerre  et  la 
vie.  Dès  lors,  tout  livre  de  Taine  excitait  une  grande 
attente  parmi  notre  génération.  Il  était  vraiment  un 
de  nos  maîtres  intellectuels;  il  Tétait  plus  que  Renan. 
Les  collégiens  de  seize  ans  lisaient  aussi  la  Vie  de 
Jésus  en  cachette;  mais,  si  elle  satisfaisait  ce  pre- 
mier besoin  d'émancipation  intellectuelle  qui  est  la 
contre-partie  des  docilités  juvéniles  aux  habitudes 
religieuses,  la  pensée  et  le  charme  du  grand  scep- 
tique ne  nous  entamèrent  que  plus  tard,  avec  les 
Dialogues  philosophiques  et  Caliban. 


Pour  ma  part,  l'idée  que  je  me  faisais  de  Taine  à 
travers  ses  livres  était  à  peu  près  celle-ci  :  un  grand 
et  rare  talent,  cela  va  de  soi,  une  intelligence  probe, 
droite  et  hautaine,  une  sensibilité  ardente,  mais  plus 
intellectuelle  que  physique,  le  mépris  tranquille  de 
toutes  les  faiblesses  d'esprit,  la  résolution  inébran- 
lable de  penser  par  soi-même,  l'indifférence  parfaite 


"122      NOUVELLES   ÉTUDES   DE   LITTÉRATURE   ET   D'aRT. 

pour  les  conventions  et  les  préjugés;  surtout,  le  culte 
de  l'esprit  nouveau,  celui  de  notre  temps,  l'esprit  de 
liberté  politique  et  philosophique.  A  voir  sa  fécon- 
dité d'images,  la  hardiesse  et  la  netteté  tranchante 
de  ses  négations,  sa  confiance  dans  la  méthode 
scientifique,  sa  rigueur  dogmatique  dans  la  démons- 
tration, sa  recherche  du  définitif  et  de  l'absolu,  ce 
mélange  unique  de  géométrie  et  de  poésie,  je  me 
figurais  un  homme  de  parole  hardie,  d'affirmation 
catégorique,  d'attitude  assurée  et  peu  accommodante. 
Je  le  vis  pour  la  première  fois,  il  y  a  dix  ans.  J'avais 
débuté,  selon  la  coutume  universitaire,  par  une 
thèse  de  doctorat,  devenue  un  livre  et  présentée  à 
l'Académie  française.  Il  était  un  de  mes  juges  et  je 
lui  faisais  la  visite  d'usage.  Il  habitait  alors,  boule- 
vard Saint-Germain,  une  vieille  maison  d'aspect 
tranquille.  Je  fus  introduit  dans  une  vaste  pièce, 
moitié  salon,  moitié  bibliothèque,  où  s'accusaient 
l'amour  de  l'art  et  l'indifférence  pour  le  luxe.  Il  lisait 
sous  la  clarté  étroite  d'une  lampe  de  travail  et  mon 
émotion,  très  vive  en  entrant,  ne  dura  guère. 

Je  craignais  son  regard  et  sa  parole,  et  voilà  que 
le  maître  redouté  était  un  homme  de  figure  douce, 
de  parole  basse,  chantante  et  mesurée,  d'accueil 
bienveillant,  avec  un  mélange  singulier  de  réserve, 
de  bonne  grâce  et  de  simplicité.  Mon  livre  était  sur 
sa  table.  C'était  une  étude  sur  Marivaux,  et  il  y  avait 
un  portrait  d'actrice  d'après  Vanloo.  En  feuilletant 
le  livre,  il  me  montra  du  doigt  ce  portrait  et,  après 
quelques  mots  justes  et  fins  sur  le  caractère  de  la 
beauté  féminine  au  dernier  siècle,  il  se  mit  à  réciter 
un  sonnet  de  Théophile  Gautier  : 


H.   TAINE.  123 

J'aime  à  vous  voir  en  vos  cadres  ovales, 
Portraits  jaunis  des  belles  du  vieux  temps, 
Tenant  aux  mains  des  roses  un  peu  pâles, 
Comme  il  convient  à  des  fleurs  de  cent  ans.  Etc.... 

Puis  ce  fut  une  série  de  questions  sur  ma  carrière, 
mes  études,  mes  projets  d'avenir.  Il  me  faisait 
parler  plus  qu'il  ne  parlait,  écoutant  avec  beaucoup 
d'attention  et  de  patience,  sobre  d'affirmations;  rien 
de  hautain  ni  qui  fit  sentir  la  supériorité  ;  autant 
de  simplicité,  d'aisance  et  de  couleur  sobre  dans 
sa  parole  que  ses  livres  montrent  de  complexité, 
d'effort  et  d'éclat.  Je  le  quittai  ravi  de  cette  bonne 
grâce;  non  seulement  je  me  Tétais  figuré  tout  diffé- 
rent, mais  je  n'aurais  jamais  imaginé  qu'un  aussi 
complet  contraste  pût  exister  entre  un  homme  et 
ses  écrits.  Aujourd'hui,  ceux  qui  l'ont  connu  racon- 
tent sa  vie  discrète  ^  Tous  s'accordent  à  le  repré- 
senter sous  les  mêmes  traits,  et,  pour  ma  part,  j'ai 
pris  un  vif  plaisir  à  trouver  dans  ces  témoignages 
autorisés  la  justification  précise  de  mon  souvenir. 
L'homme  était  bien  celui  que  j'avais  entrevu,  can- 
dide en  un  temps  d'àpre  rouerie,  naïf  d'impres- 
sions et  de  sentiments  autant  qu'il  était  hardi  de 
volonté  intérieure  et  de  pensée.  Quant  à  l'écrivain, 
c'était  un  maître  dans  toute  la  force  d'un  terme 
aujourd'hui  galvaudé. 

1.  Entre  les  diverses  études  publiées  depuis  la  mort  de  Taine, 
il  en  est  une  qui  nous  fait  pénétrer  profondément  dans  la  con- 
naissance de  son  caractère  et  de  son  existence,  celle  de 
M.  Gabriel  Monod,  la  Vie  dfHippohjte  Taine,  publiée  dans  la 
Revue  de  Paris  du  1"  mars  1894.  Elle  est  écrite  d'après  des 
lettres  de  Taine,  communiquées  à  l'auteur.  Une  partie  de  ces 
lettres,  adressées  à  Prévost-Paradol,  vient  d'être  insérée  par 
M.  Oct.  Gréard  dans  son  livre  sur  Prévost-Paradol,  1894. 


124      NOUVELLES  ÉTUDES   DE   LITTÉRATURE   ET   D'aRT. 

Impropre  à  laction,  indifférent  aux  côtés  pratiques 
de  la  vie  contemporaine,  homme  de  pensée  pure, 
il  a  tout  transformé  par  l'élaboration  intellectuelle, 
même  le  sentiment  de  l'art,  même  Tamour  de  la 
couleur  et  de  l'image;  il  a  demandé  le  sens  de  la 
nature  et  de  la  vie  à  la  méditation  et  aux  livres; 
avec  cela,  passionnément  attaché  aux  questions  du 
temps  présent,  de  la  vie  sociale  et  de  la  politique; 
si  persuadé  de  l'importance  pratique  de  l'histoire 
qu'il  a  fait  converger  l'effort  suprême  de  sa  pensée 
et  de  son  talent  vers  le  problème  posé  par  la  Révo- 
lution française,  c'est-à-dire  la  possibilité  de  fonder 
un  monde  nouveau  sur  la  justice  abstraite  et  qu'il 
a  risqué  de  sacrifier  à  l'histoire  l'art  et  la  littérature, 
c'est-à-dire  la  réalisation  du  beau. 

De  son  premier  livre  au  dernier,  sa  doctrine  se 
précise  avec  une  rigueur  dont  il  n'y  a  pas  d'exemple 
aussi  frappant.  Au  début  de  sa  carrière,  fils  de  ce 
xviii^  siècle  dont  il  devait,  par  un  effet  singulier  de 
logique  incomplète,  attaquer  si  vivement  l'œuvre  et 
les  idées,  il  voit  dans  la  science  l'instrument  et 
l'objet,  le  moyen  et  le  but  de  notre  temps.  Il  traite 
l'autorité  en  matière  de  pensée  comme  si  elle  n'exis- 
tait pas;  il  applique  la  méthode  scientifique  sans 
réserves,  sans  autre  considération  que  l'intérêt  de  la 
vérité.  Il  raille  avec  une  ironie  tranquille  l'insuffi- 
sance de  la  philosophie  officielle  ;  continuant  l'œuvre 
de  Yillemain  et  de  Sainte-Beuve  avec  une  logique 
qui  les  inquiète  tous  deux,  il  formule,  pour  s'y  tenir 
étroitement,  sa  théorie  de  la  race,  du  milieu  et  du 
moment,  complétée  par  celle  de  la  faculté  maîtresse. 
C'est  par  elles  qu'il  explique  La  Fontaine,  Tite-Live, 


H.    TAINE.  125 

Racine,  Saint-Simon,  Balzac,  toute  la  littérature 
anglaise,  s'efTorçant  de  prouver  que,  malgré  l'action 
de  cette  faculté  maîtresse,  Toriginalité  individuelle 
explique  moins  la  qualité  des  œuvres  que  les  causes 
générales.  Ainsi,  il  fait  rentrer  la  critique  littéraire 
dans  l'histoire  naturelle  et  toutes  deux  dans  la  phi- 
losophie positive.  Des  applications  de  l'esprit,  il  veut 
remonter  à  la  nature  de  l'intelligence  et  renouvelle, 
jusqu'à  la  faire  sienne,  la  philosophie  de  la  sensa- 
tion. Il  nie  ou  traite  comme  de  simples  hypothèses 
tout  ce  que  le  monde  a  longtemps  tenu  pour  des 
dogmes  ou  des  vérités  démontrées.  Il  ne  s'inquiète 
pas  des  frayeurs  ou  des  colères  qu'il  soulève;  il  va 
aussi  loin  que  Fanalyse  et  la  logique  le  conduisent. 
Qu'il  observe  les  mœurs  anglaises  ou  la  société  pari- 
sienne, qu'il  décrive  les  Pyrénées  ou  Fltalie,  qu'il 
expose  l'histoire  de  l'art  grec  ou  flamand,  qu'il  raille 
le  spiritualisme  français  ou  discute  les  systèmes 
anglais,  la  méthode  et  le  but  sont  les  mêmes  :  appli- 
quer la  méthode  scientifique  à  toutes  les  manifesta- 
tions de  la  nature  et  de  la  vie,  de  l'action  et  de  la 
pensée  humaine. 


Comme  il  est  Français,  très  attaché  à  son  pays  — 
malgré  un  goiU  très  vif  pour  l'Angleterre,  que  d'au- 
tres après  lui,  comme  M.  Paul  Bourget,  accentueront 
encore  —  et  très  préoccupé  de  la  difficulté  contre 
laquelle  la  France  se  débat  pour  organiser  son  exis- 
tence politique  et  sociale  après  la  grande  crise  du 
siècle  dernier,  le  jour  où  il  se  sent  tout  à,  fait  maître 


126      NOUVELLES   ÉTUDES   DE   LITTÉRATURE   ET   d'aRT. 

de  la  méthode,  dans  la  force  de  Tàge  et  la  plénitude 
du  talent,  il  commence  sa  vaste  enquête  sur  les  Ori- 
gines de  la  France  contemporaine.  Avec  une  puissance 
de  labeur,  une  ardeur  de  curiosité,  une  patience, 
un  courage  d'esprit  dont  un  Érasme  ou  un  Bayle 
offrent  l'exemple  dans  le  passé,  mais  qui,  certaine- 
ment, n'a  rien  d'égal  dans  le  présent,  il  recueille  les 
faits,  consulte  les  témoignages,  fouille  les  archives, 
renonçant  à  toute  autre  étude  et  concentrant  sur  cet 
objet  l'effort  qu'il  avait  appliqué  pendant  vingt  ans 
à  des  buts  si  divers,  comme  si  tout  le  reste  de  son 
œuvre  n'avait  été  que  la  préparation  de  sa  méthode, 
avant  de  l'appliquer  en  toute  sûreté  à  ce  dernier 
labeur. 

A  la  date  de  1875,  où  paraissait  le  premier  volume 
des  Origines^  Taine  était  un  des  écrivains  les  plus 
puissants  de  ce  xix^  siècle  qui  touchait  à  sa  fin  et  où 
tant  de  grands  noms  offraient  de  si  redoutables  points 
de  repère  pour  le  classement  des  derniers  venus. 
C'était  avant  tout  un  logicien  et  un  coloriste.  Logi- 
cien, il  déployait  et  poussait  sa  pensée  avec  une 
force  écrasante.  Ses  preuves  réunies,  ses  arguments 
groupés,  l'ordre  de  son  raisonnement  établi,  il  se 
mettait  en  marche  et  on  avait,  à  le  voir  avancer, 
l'impression  d'un  hoplite  sous  les  armes;  des  armes 
solides  et  brillantes,  où  rien  ne  manquait  de  ce  que 
l'arsenal  de  la  logique  peut  mettre  à  la  disposition 
d'un  critique  et  d'un  polémiste  ;  car,  grâce  à  un  rare 
dualisme,  il  était  les  deux  choses.  La  forme  con- 
stante de  sa  pensée,  c'était  le  raisonnement  imper- 
turbable, allant  jusqu'au  bout  de  lui-même,  ne  ména- 
geant rien  dans  son  effort  vers  la  vérité.  Il  tendait 


H.    TAINE.  127 

vers  elle,  il  y  portait  sa  théorie  et  son  lecteur,  non 
sans  fatigue,  mais  sans  découragement,  et,  la  démon- 
stration finie,  il  en  commençait  une  autre. 

Cette  contention  d'esprit  eût  été  écrasante  pour 
lui-même  et  pour  nous  sans  une  beauté  de  forme  par 
laquelle  l'écrivain  soulageait  le  logicien  et  dédom- 
mageait le  lecteur.  Très  sensible  à  l'art,  coloriste  et 
poète,  il  avait  la  métaphore  spontanée,  neuve,  jaillis- 
sante. Dans  une  même  phrase,  les  images  naissaient 
les  unes  des  autres,  se  prolongeaient,  s'enchaînaient, 
toujours  justes  et  fraîches.  Tantôt  c'était  une  seule 
comparaison  étendue  jusqu'à  l'ampleur  d'un  symbole, 
tantôt  une  suite  de  traits  rapides  et  vifs,  de  touches 
brillantes  et  multipliées.  Lorsque  la  pensée  lui 
paraissait  assez  belle  et  comme  assez  plastique  par 
elle-même,  il  la  présentait  nue,  sans  ornement.  Alors 
la  netteté  de  l'idée,  la  précision  des  termes  abstraits, 
le  rythme,  le  mouvement,  la  force  harmonieuse  don- 
naient à  sa  phrase  une  incomparable  beauté.  Il  y  a 
telles  pages  des  Origines^  comme  l'analyse  de  l'idée 
chrétienne  et  de  l'esprit  féodal,  que  rien  n'égale 
dans  Rousseau  ou  dans  Montesquieu;  il  faudrait 
remonter  jusqu'à  Pascal  et  Bossue t  pour  trouver 
autant  d'énergie  tranquille  dans  la  pensée  et  de 
beauté  simple  dans  la  forme. 

Ce  qui  lui  manque,  c'est  l'aisance,  la  grâce,  le  sou- 
rire. Dans  sa  facture  appuyée  et  ferme,  jamais  de 
détente  ni  de  légèreté.  Il  a  le  sens  de  l'élégance  et  il 
en  parle,  à  l'occasion,  avec  une  touche  délicate;  mais 
ce  qu'il  goûte  ailleurs  lui  manque  à  lui-même.  Il  con- 
vient d'ajouter  que  ce  don  charmant,  s'il  l'eût  pos- 
sédé, l'aurait  privé  par  son  existence  seule  de  ses 


128      NOUVELLES   ÉTUDES   DE   LITTÉRATURE   ET   D'aRT. 

qualités  maîtresses,  la  force  et  l'éclat.  On  voit  en 
effet,  par  comparaison  avec  ses  devanciers  ou  ses 
contemporains,  qu'on  ne  peut  guère  être  à  la  fois 
subtil  et  énergique,  délicat  et  vigoureux.  Sainte- 
Beuve,  avec  sa  souplesse  insinuante,  Renan  avec  sa 
molle  douceur,  n'avaient  pas  ce  que  possédait  Taine. 
Où  donc  est  le  talent  dont  les  qualités  se  définissent 
autrement  que  par  leurs  limites? 


Il  est  une  autre  loi  plus  rigoureuse  encore,  dont 
chaque  constatation  laisse  un  sentiment  de  mélan- 
colie singulière  et  que  Taine  a  largement  vérifiée  par 
son  exemple.  Jamais  il  n'y  a  eu  de  grand  penseur  et 
de  grand  écrivain,  d'homme  exerçant  une  action  pro- 
fonde sur  les  idées  d'un  temps,  sans  une  théorie 
absolue  et  un  système  exclusif. 

Or,  toute  théorie  est  insuffisante,  tout  système  est 
caduc.  La  vérité  complète  est  trop  vaste  pour 
l'homme;  il  n'en  embrasse  jamais  qu'une  partie. 
Bien  plus,  il  ne  peut  exprimer  le  peu  dont  il  s'em- 
pare qu'en  le  mêlant  d'incertitude  et  d'hypothèse. 
Aussi,  de  tous  les  systèmes  produits  depuis  les 
origines  de  la  littérature,  de  la  science  et  de  l'art, 
pas  un  n'a  survécu.  De  ces  édifices  si  péniblement 
élevés,  il  ne  reste  que  des  ruines;  leurs  matériaux 
ont  servi  à  d'autres  édifices  destinés  au  même  sort. 
Ce  qui  faisait  la  gloire  des  architectes  —  l'idée  per- 
sonnelle, le  plan,  la  distribution  des  parties,  —  c'est 
là  justement  ce  que  le  temps  n'a  jamais  épargné.  Les 
plus  favorisés  parmi  ces  constructeurs  de  systèmes 


H.   TAINE.  129 

sont  ceux  qui  ont  ajouté  une  simple  pierre  à  rédifice 
de  la  science  absolue,  impersonnelle  et  anonyme. 

Taine  est-il  du  nombre?  Peut-être,  mais  il  est 
encore  trop  tùt  pour  en  décider.  Déjà,  cependant, 
nous  pouvons  discerner  que,  s'il  reste  quelque  chose 
de  son  idée  maîtresse,  la  plupart  des  applications 
qu'il  en  a  faites  doivent  être  abandonnées.  Cette  idée, 
c'est  l'application  de  la  méthode  scientifique  aux 
phénomènes  de  l'esprit  et  de  l'activité  morale,  aux 
faits  de  l'histoire  et  à  la  constatation  de  ses  lois; 
idée  incomplète  et  qui,  employée  seule,  fausse  ces 
objets.  Or,  Taine  n'a  employé  que  cette  méthode, 
sans  tenir  compte  de  ses  insuffisances,  sans  les  cor- 
riger par  d'autres  éléments  de  recherche;  aussi, 
déjà,  ses  ouvrages  valent-ils  par  le  détail  plutôt  que 
par  l'ensemble;  ils  valent  surtout  par  la  valeur  litté- 
raire dont  il  se  préoccupait  beaucoup  moins  que  de 
l'effet  pratique. 

En  philosophie,  Taine  se  proposait  d'expliquer  les 
phénomènes  de  l'intelligence  par  l'activité  propre 
de  la  matière  organisée  et  de  la  sensation.  11  lais- 
sait donc  de  cùté  toute  hypothèse  spiritualiste.  Un 
moment  arriva  cependant  où,  devant  la  conscience 
que  la  sensation  a  d'elle-même,  devant  la  différence 
qui  sépare  le  mouvement  mécanique  et  l'activité 
réfléchie ,  il  dut  reconnaître  l'impuissance  de  la 
méthode  à  continuer  ses  explications.  Il  avait  atteint 
lui  aussi  le  bord  du  mystère  insondable;  il  ne  pou- 
vait à  son  tour  qu'en  constater  l'existence.  Sa  méthode 
s'arrêtait  au  point  où  tendent  toutes  les  méthodes; 
elle  ne  lui  donnait  pas  de  réponse  à  la  seule  question 
capitale  que  l'homme  ait  un  suprême  intérêt  à  poser 

9 


130      NOUVELLES   ÉTUDES    DE    LITTÉRATURE   ET    D'aRT. 

et  dont,  ne  pouvant  ni  l'oublier  ni  la  résoudre,  il 
atténue  l'horrible  incertitude  en  appelant  à  son 
secours  les  religions  et  les  philosophies. 

En  histoire  —  dans  toute  sorte  d'histoire,  poli- 
tique, littéraire,  artistique,  —  Taine  a  dégagé  les  élé- 
ments irréductibles  que  découvre  l'analyse  et  il  n'y  a 
qu'à  reconnaître  la  vérité  générale  de  sa  théorie  de 
la  race,  du  milieu  et  du  moment.  Mais,  ceci  admis, 
l'essentiel  reste  à  expliquer.  Au-dessus  de  ces  raisons 
constantes,  il  y  a  les  raisons  passagères;  surtout, 
au-dessus  de  ces  raisons  claires,  il  y  a  les  raisons 
obscures.  Comme  les  hommes,  les  peuples  ont  un 
mobile  d'action  mystérieux,  âme  ou  esprit,  qui 
échappe  à  l'analyse  et  qui,  seul,  donne  un  sens  à 
l'histoire.  Après  avoir  énuméré  les  causes  accessibles 
d'un  fait,  la  méthode  scientifique  constate  le  plus  sou- 
vent qu'une  raison  dernière  lui  échappe,  sans  laquelle 
tout  reste  inexpliqué  et  qui,  si  l'on  pouvait  la  dégager, 
à  elle  seule  expliquerait  tout.  Sans  doute,  les  causes 
du  génie  grec,  ce  sont  le  climat,  le  sol,  l'équilibre  des 
forces  naturelles;  l'état  des  peuples  voisins;  c'est 
encore  autre  chose,  et,  cela,  Taine  l'a  senti  sans  le 
saisir.  La  Révolution  française,  c'est  le  résultat  de 
l'ancien  régime,  de  l'esprit  classique,  du  tempéra- 
ment français,  etc.;  c'est  encore  autre  chose  et  cela, 
pas  plus  que  Lamartine  et  Michelet,  Taine  n'a  su  le 
trouver  au  bout  de  son  analyse.  Bien  plus,  par 
méfiance  du  sentiment,  auquel  Michelet  et  Lamartine 
s'étaient  abandonnés,  il  a  nié  ce  qu'ils  avaient  deviné, 
la  force  irrésistible  de  cette  crise,  la  plus  terrible  et  la 
plus  féconde  que  l'humanité  ait  traversée  depuis  le 
christianisme. 


H.    TAINE.  131 

La  mt'ine  insuffisance  de  méthode  l'a  égaré  sur  les 
hommes  et  les  œuvres.  Oui,  pour  le  savant,  Napo- 
léon I"  c'est  un  ensemble  d'éléments  divers,  généreux 
ou  vils,  qui  ont  réalisé  un  type  d'humanité  où  l'ana- 
lyse retrouve  le  mélange  de  bien  et  de  mal  qui  est 
dans  tous  les  hommes.  Taine  concluait  pourtant,  ou 
peu  s'en  faut,  que  Napoléon  était  un  monstre,  prodi- 
gieux en  tout,  surtout  dans  le  mal.  Conclusion  pas- 
sionnée, c'est-à-dire  nullement  scientifique  ;  incom- 
plète surtout,  car  il  resterait  à  déhnir  la  cause 
première  qui,  avec  toutes  ces  causes  secondaires, 
avait  fait  Napoléon  P%  c'est-à-dire  un  exemplaire 
d'homme  colossal,  mais  parfaitement  humain.  Oui, 
pour  le  savant,  Racine,  Saint-Simon,  Shakespeare, 
c'est  la  tendresse,  rimagination  passionnée  et  la  curio- 
sité de  la  vie;  c'est  aussi  le  Français  duxviF  siècle  ou 
l'Anglais  de  la  Renaissance  ;  mais,  cela  dit,  il  resterait 
à  expliquer  pourquoi,  parmi  des  millions  d'Anglais 
et  de  Français  qui  vécurent  au  xvi*^  et  au  xvif  siècle, 
il  n'y  a  eu  qu'un  Racine,  qu'un  Saint-Simon  et  qu'un 
Shakespeare,  essentiellement  différents  de  leurs  con- 
temporains :  pourquoi  la  curiosité  de  la  vie,  l'imagi- 
nation passionnée  et  la  tendresse  n'ont  trouvé  qu'une 
seule  expression  comme  celles-là.  Oui,  la  littérature 
est  le  greffier  de  la  civilisation  et  le  témoin  des 
mœurs;  mais,  avant  tout,  elle  a  son  objet  propre,  qui 
est  d'exprimer  la  beauté. 


Ainsi,  de  tous  les  objets  auxquels  s'est  appliquée 
la  méthode  de  Taine,  il  n'y  en  a  pas  un  auquel  elle 


132      NOUVELLES   ÉTUDES   DE   LITTÉRATURE    ET   D'aRT. 

ait  suffi.  Toujours,  il  a  enrichi  les  sujets  qu'il  trai- 
tait; sur  aucun,  il  n'a  été  définitif;  sur  la  plupart,  il  a 
provoqué  les  résistances  et  les  réfutations.  Après  lui 
comme  avant,  la  philosophie  demande  à  des  causes 
inexpliquées  le  sens  de  la  nature  et  de  la  vie.  L'his- 
toire interroge  toujours  lame  des  peuples  et  s'efforce 
de  saisir,  dans  ses  réponses  confuses,  l'explication  de 
tous  les  grands  faits.  La  Révolution  française,  dont 
Taine  voulait  montrer  lillogisme  et  le  danger,  entre- 
tient les  mêmes  espérances  dans  la  réalisation  future 
de  la  justice  sociale,  un  de  ces  principes  abstraits, 
qu'il  eût  voulu  remplacer  par  l'intelligence  de  la  tra- 
dition, chose  fort  respectable,  mais  dont  les  peuples 
se  débarrassent  dès  qu'elle  les  gêne.  La  critique  litté- 
raire, reprise  à  la  science,  établit  de  nouveau  cette 
vérité  que  la  littérature  a  pour  seul  objet  l'expres- 
sion de  la  beauté  et  que  ce  qu'elle  nous  donne  par 
surcroît,  au  lieu  d'être  l'essentiel,  n'est  que  l'acces- 
soire. 

Joignez  à  cette  insuffisance  d'une  méthode  absolue 
quelques  traits  de  caractère,  toujours  respectables, 
mais  parfois  gênants  dans  les  études  de  philosophie 
et  d'histoire,  vous  aurez,  je  crois,  une  dernière  expli- 
cation de  quelques  erreurs  habituelles  à  Taine. 

C'était  un  solitaire  et  il  jugeait  l'action  sans  l'avoir 
pratiquée;  il  était  candide  et  il  voulait  pénétrer  dans 
le  secret  des  âmes  complexes;  il  prétendait  s'abstraire 
de  la  vie  contemporaine,  et  il  subissait  vivement  le 
contre-coup  des  faits.  Cet  esprit  si  ferme  et  si  coura- 
geux n'avait  pas  vu  sans  effroi  l'explosion  de  la 
Commune,  et  c'est  en  partie  dans  cette  impression 
qu'il  faut  chercher  la  cause  de  l'empressement  avec 


H.    TAINE.  133 

lequel  il  s'absorba  dès  lors  dans  Tétude  de  cette  Révo- 
lution, dont  la  Commune  n'était  pour  lui  qu'un  épi- 
sode nécessaire.  Mauvaise  disposition  pour  une 
enquête  scientifique  :  il  était  encore  tout  secoué  d'in- 
dignation et  il  entreprenait  une  œuvre  de  froide 
recherche.  Le  résultat,  c'est  que  cet  historien  et  ce 
philosophe  méconnut  les  plus  simples  règles  de  la 
critique  historique,  assemblant  les  témoignages  sans 
les  contrôler,  amer,  pessimiste,  s'échaufïant  jusqu'à 
la  colère  et  à  l'injure.  Résultat  :  beaucoup  de  faits 
nouveaux,  d'idées  fécondes,  de  pages  superbes,  mais 
une  enquête  incomplète;  non  pas  à  recommencer, 
car  un  tel  objet  ne  peut  encore  être  dominé  par  un 
seul  homme,  mais  à  poursuivre  en  commun. 

Cet  emploi  exclusif  d'une  méthode  incomplète, 
cette  méconnaissance  des  lois  capitales  qui  déter- 
minent la  philosophie,  l'histoire,  la  littérature  et 
fart,  n'empêchent  pas  que  Taine  ne  soit  un  des  pre- 
miers écrivains  de  notre  temps.  Chez  lui  comme  chez 
Renan,  qui  soulève  des  objections  de  même  genre,  le 
talent  sauve  tout;  ce  talent  qu'ils  dédaignaient  l'un  et 
l'autre  ou,  du  moins,  bien  au-dessus  duquel  ils  met- 
taient leurs  méthodes  et  leurs  idées.  Ainsi,  chacun 
d'eux  fournit  son  argument  contre  cette  étrange  doc- 
trine qui  sacrifie  toute  la  littérature  aux  intérêts  de 
l'histoire  et  de  la  philosophie,  c'est-à-dire  d'une  simpl^ 
part  de  la  littérature.  Les  idées  de  Taine  seront  niées 
et  réfutées,  transformées  et  reprises  ;  les  débris  de  son 
système,  les  faits  et  les  preuves  assemblés  par  lui, 
entreront,  à  l'état  de  simples  matériaux,  dans  d'autres 
systèmes  aussi  incomplets  et  aussi  éphémères.  Ce  qui 
ne  périra  pas,  ce  sont  ses  analyses  de  psychologue, 


134      NOUVELLES   ÉTUDES   DE    LITTÉRATURE   ET   D'ART. 

ses  jugements  de  critique,  ses  tableaux  de  paysagiste, 
ses  effusions  de  poète.  Comme  Buffon  il  a  fait  entrer 
la  science  dans  la  littérature;  comme  Sainte-Beuve,  il 
a  mis  la  psychologie  au  service  de  la  critique,  comme 
Micheletil  a  complété  Thistoirepar  le  lyrisme.  Autant 
de  contradictions  philosophiques  ou  scientifiques, 
autant  de  titres  littéraires. 

15  mars  1893. 


M.  EMILE  ZOLA 


((  Elle  ne  peut  souffrir  du  tout  la  vue  d'un  jeune 
homme;  mais  elle  n'est  point  plus  ravie,  dit-elle,  que 
lorsqu'elle  peut  voir  un  beau  vieillard  avec  une  barbe 
majestueuse.  Les  plus  vieux  sont  pour  elle  les  plus 
charmants....  Cela  va  plus  loin  qu'on  ne  peut  vous 
dire.  On  lui  voit  dans  sa  chambre  quelques  tableaux 
et  quelques  estampes;  mais  que  pensez-vous  que  ce 
soit?  Des  Adonis,  des  Géphales,  des  Paris  et  des  Apol- 
lons?  Non  :  de  beaux  portraits  de  Saturne,  du  roi 
Priam,  du  vieux  Nestor,  et  du  bon  père  Anchise  sur 
les  épaules  de  son  fils.  »  C'est  en  ces  termes  d'une 
ironie  énorme  que  la  Frosine  de  VAvarc  explique  au 
seigneur  Harpagon  les  idées  personnelles  de  la  jeune 
Marianne  sur  le  mariage.  La  tranquillité  de  cette 
ironie  montre  assez  ce  que  Molière,  son  public  et  ses 
personnages  eux-mêmes  pensaient  de  la  question. 
Pour  le  poète  de  la  bonne  loi  naturelle,  il  n'est  plus 

\.  Le  docteur  Pascal,  par  M.  Émilk  Zola,  1803. 


136      NOUVELLES   ÉTUDES   DE   LITTÉRATURE   ET   D'aRT. 

ridicule  illusion  chez  un  vieillard  que  de  se  croire 
aimé  d'une  jeune  fille;  pareille  chose  serait  mons- 
trueuse et  odieuse,  une  perversion  du  droit  sens; 
quant  à  l'amour  d'une  jeune  fille  pour  un  vieillard, 
on  ne  le  suppose  même  pas. 

M.  Emile  Zola  est  d'un  tout  autre  avis.  Pour  con- 
clure et  couronner  son  histoire  desRougon-Macquart, 
il  a  très  sérieusement  pris  la  contre-partie  de  Molière. 
Ecoutez-le  :  <<  Maître,  ma  joie  est  que  tu  sois  âgé  et 
que  je  sois  jeune,  parce  que  le  cadeau  de  mon  corps 
te  ravit  davantage.  Tu  serais  jeune  comme  moi,  le 
cadeau  de  mon  corps  te  ferait  moins  de  plaisir,  et 
j'en  aurais  moins  de  bonheur....  Ma  jeunesse  et  ma 
beauté,  je  n'en  suis  fière  que  pour  toi,  je  n'en  triom- 
phe que  pour  te  les  offrir.  »  C'est  en  ces  termes  d'un 
lyrisme  très  sérieux  que  la  jeune  Glotilde,  après 
s'être  «  offerte  n  à  son  vieil  oncle  Pascal,  qui  accepte 
le  don  sans  résistance  ni  remords,  explique  les  rai- 
sons de  son  choix.  Car  elle  pouvait  choisir.  Deux 
hommes  l'aimaient,  deux  médecins  :  l'un,  le  docteur 
Ramond,  avec  «  sa  tète  souriante  et  superbe  de  beau 
médecin  adoré  des  femmes,  sa  barbe  et  ses  cheveux 
noirs  puissamment  plantés,  tout  l'éclat  de  sa  virile 
jeunesse  »;  l'autre,  le  docteur  Pascal,  «  sous  ses  che- 
veux blancs,  avec  sa  barbe  blanche,  sa  toison  de 
neige,  si  touffue  encore  ». 

C'est  Pascal  que  Clotilde  a  voulu,  après  mûre 
réflexion.  Si  la  jeune  fille  n'a  certainement  pas  lu 
Molière,  elle  a  longuement  feuilleté  la  Bible,  une 
ancienne  Bible  à  images,  où  l'on  voit  le  vieux  roi 
David,  la  main  posée  sur  l'épaule  nue  d'Abisaïg,  la 
jeune  Sunamite.  Cette  image  la  hantait;  comme  Abi- 


M.    EMILE    ZOLA.  137 

saïg,  elle  voulait  faire  à  un  vieux  maître  «  le  don 
royal  »  de  sa  jeunesse  et  lui  rendre  ainsi  la  vigueur 
perdue.  Elle  a  poussé  jusqu'au  bout  cette  interpréta- 
tion hardie  du  saint  livre.  Elle  la  développe  en 
paroles  enthousiastes,  elle  l'applique  en  scènes  brû- 
lantes, elle  la  peint  dans  un  grand  tableau,  où  l'idéa- 
lisme, le  réalisme  et  l'allégorie  mystique  se  confon- 
dent. Malheureusement,  cette  eau  de  Jouvence  ne 
réussit  pas  à  tous  Jcs  vieillards.  Après  quelques  mois 
d'idylle,  le  remède  a  tué  le  malade  :  le  docteur  Pascal, 
très  malheureux  d'une  brusque  séparation  et,  sans 
doute  aussi,  quelque  peu  surmené,  meurt  d'une  ma- 
ladie de  cœur. 

Tel  est,  dans  sa  donnée  essentielle,  le  sujet  que 
Emile  Zola  vient  de  développer  avec  beaucoup  de 
conviction.  Il  y  avait  vu,  sans  doute,  une  donnée 
neuve  et  hardie.  Il  doit  être  bien  étonné  à  cette 
heure,  car,  tout  d'une  voix,  la  critique  a  trouvé  cette 
donnée  extrêmement  déplaisante. 

Pourtant,  son  livre  se  présentait  dans  des  condi- 
tions particulièrement  favorables.  L'apaisement  se 
faisait  autour  de  M.  Zola  ;  longtemps  exalté  et  dénigré 
avec  un  égal  acharnement,  ses  deux  derniers  romans 
lui  avaient  ramené  une  grande  partie  de  l'opinion. 
Devant  le  courage  de  son  labeur,  l'ampleur  de  son 
œuvre,  sa  robuste  confiance  en  lui-même,  devant  ses 
concessions  aussi  et  son  dessein  visible  de  moins  de- 
mander à  la  brutalité  voulue  et  à  l'obscénité  étalée, 
il  prenait  une  place  moins  contestée,  entre  la  rési- 
gnation de  ses  ennemis  et  l'enthousiasme  de  ses 
amis.  Il  y  avait  comme  une  entente  tacite  *à  ne  plus 
mettre  en  ligne  de  compte  que  celles  de  ses  œuvres 


138      NOUVELLES   ÉTUDES   DE    LITTÉRATURE    ET   D'aRT. 

dont  une  très  large  morale  pouvait  à  la  rigueur 
prendre  son  parti,  avec  cette  conclusion  que,  dans  le 
reste,  le  talent  primait  tout.  La  jeunesse  venait  à  lui 
et  Tacclamait;  il  lui  répondait  par  des  conseils  pleins 
de  sagesse.  Comme  Victor  Hugo  et  beaucoup  plus 
tut  que  lui,  sans  mélange  de  politique,  il  entrait 
dans  la  paix  du  triomphe.  J'espère  que  le  Docteur 
Pascal  ne  compromettra  pas  cette  belle  situation;  au 
point  où  en  est  la  fortune  littéraire  de  Fauteur,  un 
nouveau  livre,  donnât-il,  comme  celui-ci,  une  con- 
clusion insignifiante  à  une  œuvre  considérable  et 
surtout  à  une  doctrine  qui  prétendait  prouver  beau- 
coup, fût-il  en  contradiction  avec  cette  doctrine,  fût-il 
môme,  comme  valeur  d'exécution,  inférieur  à  Tun 
quelconque  de  ceux  qui  l'ont  précédé,  il  ne  saurait 
prévaloir  contre  le  résultat  acquis.  Une  telle  erreur 
n'en  est  pas  moins  curieuse  à  étudier. 


D'abord,  pourquoi  un  tel  sujet?  Il  est  de  ceux  dont 
l'idée  seule  étonne  et  choque.  Malgré  le  souvenir 
biblique  de  David  et  d'Abisaïg  —  et  faut-il  dire  que, 
pour  les  choses  d'amour,  le  Saint  livre  ne  saurait 
guère  fournir  à  la  littérature  beaucoup  de  sujets 
heureux  ou  même  acceptables?  —  une  passion  de 
vieillard  pour  une  jeune  femme,  si  elle  est  malheu- 
reuse, n'intéresse  guère,  et,  si  elle  est  heureuse, 
excite  la  répugnance.  Cheveux  blancs  et  cheveux 
noirs,  rides  et  fraîcheurs,  ne  vont  pas  ensemble  dans 
l'amour  sensuel.  La  vieillesse  est  surtout  respectable 
parce  qu'elle  éveille  une  idée  de  paternité;  joignez-y 


M.    EMILE    ZOLA.  139 

l'amour,  et  le  dégoût  vous  prend.  Cela  va  contre  les 
lois  de  la  nature.  Aussi,  jamais  poète,  jamais  artiste 
ne  nous  ont-ils  montré  l'amour  heureux  chez  des 
vieillards.  Le  Mithridate  de  Racine  et  le  Ruy  Gomez 
de  Victor  Hugo,  qui  veulent  prendre  pour  eux  des 
jeunes  filles  destinées  à  des  jeunes  gens,  n'évitent 
l'odieux  que  parce  qu'ils  souffrent;  et,  même  en  ce 
cas,  les  vieillards  amoureux,  ne  fussent-ils  qu'à  moitié 
ridicules,  et  à  moitié  vieillards,  sont  plutôt  du  domaine 
de  la  comédie,  témoin  l'Arnolphe  de  Molière. 

Admettons  à  l'extrême  rigueur  qu'en  des  temps 
très  anciens,  dans  les  sociétés  patriarcales  ou  héroï- 
ques, avec  le  lointain  de  l'histoire  ou  le  prestige  de 
la  légende,  pour  des  rois  d'une  gloire,  d'une  puis- 
sance et  d'une  vigueur  surhumaines,  dans  une  civi- 
lisation qui  accordait  à  l'homme  toutes  les  supério- 
rités et  tous  les  despotismes,  ces  David  ou  ces  Char- 
lemagne,  couronnés  d'or  et  drapés  de  pourpre,  aient 
pu,  je  ne  dis  pas  faire  partager,  mais  imposer  leur 
amour  à  leurs  jeunes  contemporaines,  c'est  possible, 
quoique  rare,  et  le  contraire  est  aussi  vrai.  Mais  ce 
vieux  médecin  et  sa  nièce  !  Malgré  sa  redingote  étoffée 
et  son  chapeau  à  larges  bords,  le  docteur  Pascal  est 
une  piteuse  silhouette  en  comparaison  du  roi  David; 
sa  nièce  a  beau  se  peindre  en  Abisaïg,  ils  excitent 
tous  deux  l'étonnement,  puis  le  sourire,  puis  le 
dégoût.  Ils  vont  jusqu'à  l'ennui,  les  malheureux. 

Donc,  pourquoi  ce  sujet?  C'est  que,  une  fois  de 
plus  et  à  un  degré  supérieur,  M.  Zola  est  victime 
d'une  prétention  et  d'une  erreur  qui  lui  ont  joué  déjà 
plus  d'un  vilain  tour  et  qui,  en  fin  de  compte,  sont 
les  deux  principales  causes  de  ce  qu'il  y  a  dans  son 


140     NOUVELLES   ÉTUDES   DE   LITTÉRATURE   ET   D'aRT. 

œuvre  de  faible  et  de  caduc.  Cette  prétention  consiste 
à  transporter  les  hypothèses  scientifiques  de  notre 
siècle  dans  le  roman;  cette  erreur  consiste  à  croire 
que  l'actualité  développée  en  roman  peut  communi- 
quer à  ce  roman  quelque  chose  de  l'intérêt  qu'elle 
soulève.  M.  Zola  n'a  guère  cessé,  surtout  dans  ses 
derniers  livres,  d'ajuster  sa  fable  sur  la  théorie 
scientifique  à  la  mode,  celle  que  les  «  causeries  » 
scientifiques  et  les  comptes  rendus  d'académies 
répandent  dans  le  public.  Fort  impressionné  par 
Claude  Bernard  et  Darwin,  Pasteur  et  Charcot,  il  a 
mis  en  romans  leurs  expériences  ou  leurs  hypothèses, 
comme  on  faisait  avec  l'histoire  romaine  au  temps  de 
Mlle  de  Scudéry,  comme  M.  Jules  Verne  fait  de  nos 
jours  avec  l'astronomie  ou  la  géographie.  Il  diffère, 
certes,  par  ailleurs,  de  l'auteur  De  la  Terre  à  la  Lune 
et  de  celui  du  Grand  Cyrus,  mais  le  procédé  est  le 
même. 

Cette  fois,  M.  Zola  est  surtout  tributaire  de 
M.  Brown-Séquard ;  il  applique  au  roman  cette 
théorie  des  piqûres,  qui  prétend  rendre  toutes  les 
puissances  de  la  jeunesse  aux  vieillards  épuisés.  Le 
docteur  Pascal  pique  et  se  pique  ;  il  met  en  liqueur 
excitante  force  cervelles  de  moutons;  il  expérimente 
cette  méthode,  qui  fait  tantôt  réfléchir  et  tantôt 
sourire,  dans  tous  ses  procédés,  depuis  les  mixtures 
compliquées  jusqu'à  l'eau  pure  ;  il  en  éprouve  tous 
les  succès  et  tous  les  échecs.  Sans  les  célèbres  com- 
munications faites  à  l'Académie  des  sciences  par 
l'honorable  professeur  du  Collège  de  France,  nous 
n'aurions  pas  le  Docteur  Pascal^  pas  plus  que  nous 
n'aurions  V Assommoir  sans  M.  Charcot. 


M.    EMILE    ZOLA.  141 

Joignez  à  cette  préoccupation  de  l'activité  scienti- 
fique celle  de  la  question  politique  ou  sociale  qui 
vient  d'occuper  Topinion,  et  vous  aurez,  je  crois  bien, 
les  deux  forces  génératrices  qui  renouvellent  Tinven- 
tion  de  M.  Zola.  Les  grèves  lui  ont  donné  Germinal^ 
et  la  débâcle  de  l'Union  générale  VArgent.  M.  Zola 
est  un  homme  qui  lit  attentivement  les  journaux, 
feuillette  les  revues,  prend  quelques  notes  dans  les 
traités  spéciaux,  et,  de  la  sorte,  se  croit  de  très  bonne 
foi  un  savant.  Parti,  comme  tous  les  romanciers,  de 
la  fiction  pour  la  fiction,  et  contant  pour  conter,  il  a 
cru  s'élever  peu  à  peu  jusqu'à  la  physiologie,  à  la 
sociologie,  à  l'économie  politique  et  porter  avec  lui 
le  roman  à  la  même  hauteur;  il  a  écrit  les  étonnants 
manifestes  qui  composent  's^on  Roman  expérimental;  il 
a  dressé  cet  arbre  généalogique  dont  les  feuilles  de 
vigne  s'épanouissent  en  tète  du  volume  et  nous  pré- 
sentent pour  la  seconde  fois  l'évolution  résumée  de 
sa  famille  typique. 

Le  malheur  est  que  la  science  et  la  politique  ne 
se  sont  jamais  prêtées  à  cet  usage  httéraire.  Autant 
les  changements  des  mœurs  et  des  lois  sont  matière 
à  littérature,  comme  le  prouve,  par  exemple,  de  notre 
temps,  l'œuvre  de  M.  Alexandre  Dumas,  autant  les 
théories  scientiques  ou  les  polémiques  de  journaux  y 
répugnent.  La  science  a  des  façons  de  s'exprimer  et 
de  raisonner  qui,  très  commodes  dans  son  langage 
spécial  et  pour  ses  adeptes,  tournent  au  jargon  dès 
que  vous  les  faites  passer  dans  la  littérature;  quant 
à  la  politique,  avec  sa  facilité  d'engouement  et  sa 
promptitude  à  se  déprendre,  elle  vieillit  très  vite  les 
livres  qui  lui  demandent  son  intérêt  passager. 


142      NOUVELLES   ETUDES  DE    LITTÉRATURE    ET   d'aRT. 

Dans  une  page  curieuse  de  Pot- Bouille^  M.  Zola 
nous  montrait  avec  complaisance  un  romancier  natu- 
raliste vivant  dignement  et  largement,  dans  l'obser- 
vation et  le  travail,  au  milieu  des  laideurs  et  des 
bassesses  qu'il  étudiait;  ce  «  docteur  es  sciences 
sociales  »,  comme  eût  dit  Balzac,  voyait  de  haut  ses 
tristes  modèles.  On  avait  supposé,  non  sans  raison, 
que,  dans  cette  figure  sympathique  et  caressée,  le 
peintre  réaliste  avait  fait  son  portrait  idéal.  Cette 
fois,  dans  une  page  écrite  d'enthousiasme,  il  exalte 
l'ampleur  de  son  œuvre  terminée  :  «  N'est-ce  pas 
beau,  un  pareil  ensemble,  un  document  si  délînitif 
et  si  total,  où  il  n'y  a  pas  un  trou?  On  dirait  une 
expérience  de  cabinet,  un  problème  posé  et  résolu  au 
tableau  noir....  Quelle  masse  effroyable  remuée!  que 
d'aventures  douces  ou  terribles!  que  de  joies,  que  de 
souffrances,  jetées  à  la  pelle,  dans  cet  amas  colossal 
de  faits!...  Il  y  a  de  tout,  de  l'excellent  et  du  pire,  du 
vulgaire  et  du  subUme,  les  fleurs,  la  boue,  les  san- 
glots, les  rires,  le  torrent  même  de  la  vie  charriant 
sans  fin  l'humanité.  »  On  peut  sourire  du  portrait  et 
de  la  page,  de  l'intrépidité  de  bonne  opinion  qu'ils 
révèlent;  mais,  somme  toute,  l'écrivain  est  en  droit 
de  parler  ainsi.  Il  a  trop  souvent  demandé  le  succès 
à  de  tristes  moyens,  mais  son  existence  est  un  modèle 
de  conviclion  et  de  labeur;  son  œuvre,  si  elle  est 
confuse  et  lourde,  éclate  de  force  et  de  couleur. 

Ce  qu'il  est  impossible  de  lui  accorder  c'est  que, 
dans  la  société  présente,  l'écrivain,  même  naturaliste, 
soit  un  être  à  part,  meilleur  que  ses  contemporains  et 
les  dominant  de  toute  la  supériorité,  je  ne  dis  pas  de 
son  talent,  mais  de  sa  profession  et  de  sa  méthode. 


M.    É.MILE    ZOLA.  143 

Surtout,  il  ne  nous  fera  pas  admettre  qu'un  roman 
ou  un  ensemble  de  romans  soient  «  une  expérience 
de  cabinet,  un  problème  posé  et  résolu  au  tableau 
noir  ».  Il  a  beau  s'écrier  :  «  Ah!  ces  sciences  com- 
mençantes, ces  sciences  où  l'hypothèse  balbutie  et  où 
l'imagination  reste  maîtresse,  elles  sont  le  domaine 
des  poètes  autant  que  des  savants!  Les  poètes  vont 
en  pionniers,  à  l 'avant-garde,  et  souvent  ils  décou- 
vrent les  pays  vierges,  indiquent  les  solutions  pro- 
chaines. Il  y  a  là  une  marge  qui  leur  appartient,  entre 
la  vérité  conquise,  définitive,  et  l'inconnu,  d'où  l'on 
arrachera  la  vérité  de  demain.  »  C'est  surtout  de  ces 
sciences  commençantes,  encore  confuses,  d'un  manie- 
ment si  délicat,  que  le  Httérateur  doit  se  méfier  :  il 
n'y  trouverait  que  pièges  et  ténèbres,  et,  ce  qui  est 
plus  grave,  que  longueur  et  ennui.  Aussi,  dans 
l'œuvre  entier  de  M.  Zola,  je  ne  trouve  rien  de  plus 
lourd,  de  plus  traînant,  de  plus  indigeste  que  les 
cent  premières  pages  du  Docteur  Pascal^  ces  disser- 
tations infinies  sur  l'hérédité,  l'innéité,  la  cellule.  Ce 
style  spécial,  dont  les  savants  seuls  peuvent  se  servir 
avec  quelque  précision,  dès  qu'il  est  mêlé  d'emphase 
et  de  sentiment,  devient  du  pur  galimatias. 


Ce  n'est  donc  pas,  à  mon  sens,  ce  badigeon  scienti- 
fique et  la  vertu  de  l'idée  mère  qui  donnent  la  cou- 
leur et  l'intérêt  à  l'histoire  «  naturelle  et  sociale  »  des 
Rougon-Macquart.  M.  Zola  vaut  uniquement  par  ses 
([ualités  de  peintre  et  de  poète. 


144      NOUVELLES   ÉTUDES    DE    LITTÉRATURE    ET   D'aRT. 

Peintre,  il  a  le  sens  des  masses  et  des  ensembles; 
il  fait  gros,  mais  large  et  puissant.  Poète,  son  tem- 
pérament romantique  —  qu'il  a  vainement  traité  par 
la  méthode  scientifique  pour  s'en  guérir,  qu'il  a  tra- 
cassé et  dévié  tant  qu'il  a  pu,  mais  qui,  finalement, 
triomphe  et  s'étale  —  lui  donne  sa  faculté  d'évoca- 
tion, plutôt  que  de  description,  et  sa  puissance  à 
saisir  1  ame  des  êtres  collectifs.  L'existence  d'une 
petite  ville  enfiévrée  par  une  crise  politique,  la  nature 
reprenant  un  parc  pour  en  faire  une  forêt,  une  âme 
d'ambitieux,  un  cabaret  de  faubourg  populaire,  un 
grand  magasin,  une  mine,  l'angoisse  de  Fart,  la 
Bourse,  une  armée,  voilà  ce  qu'il  rend  avec  le  sens  et 
l'amour  de  la  vie,  un  souffle  de  lyrisme,  un  tour 
épique,  une  couleur  chaude  et  sombre  dans  sa  mono- 
tonie. Où  est  la  part  de  la  science  dans  tout  cela? 

A  l'en  croire,  l'idée  mère  de  son  œuvre  serait  la 
théorie  sur  l'hérédité.  Mais,  cette  théorie,  le  docteur 
Pascal  en  confesse  lui-même  l'incertitude  et  la  res- 
treint jusqu'à  la  détruire.  Il  lui  oppose  celle  de  l'in- 
néité  et  se  donne,  lui,  en  qui  la  race  aboutit,  comme 
le  contraire  de  tout  ce  que  cette  race  a  réalisé 
d'énergie  vitale.  La  conclusion  c'est  que,  l'enfant  qui 
va  naître,  c'est  l'inconnu  et  il  espère  qu'il  sera  tout 
le  contraire  de  ses  ascendants.  M.  Zola  avait  com- 
mencé par  trouver  la  vie  absurde  et  mauvaise,  tour- 
mentée par  la  douleur  inutile,  ignoble  de  platitude  et 
de  vilenie.  Dans  Pot-Bouille^  dans  la  Joie  de  vivre^ 
dans  la^Terre^  il  avait  accumulé,  sur  l'instinct  de  vice, 
d'égoïsme  et  de  méchanceté  dans  lequel  il  voyait  le 
mobile  suprême  de  l'activité  humaine,  plus  d'inven- 
tions méprisantes  et  humiliantes  que  Schopenhauer, 


M.   EMILE    ZOLA.  145 

alors  à  la  mode,  et  Hartmann,  plus  sévère  quoique 
moins  célèbre,  n'en  avaient  concentré  dans  le  dogma- 
tisme de  leurs  doctrines  pessimistes.  Et  voilà  que 
l'œuvre  finit  par  un  hymme  à  la  vie,  à  sa  bonté,  à  sa 
puissance,  à  la  légitimité  de  son  amour,  à  la  néces- 
sité de  la  transmettre.  Je  préfère  ce  point  de  vue, 
mais  il  s'accorde  mal  avec  l'ancien.  Je  me  conten- 
terais d'en  remercier  M.  Zola  et  de  fermer  ce  livre 
final  sur  une  impression  salutaire,  si  je  ne  retrouvais, 
ici  comme  partout,  cette  fâcheuse  et  agaçante  pré- 
tention scientifique,  cause  permanente  d'illusion  pour 
l'auteur,  d'ennui  pour  le  lecteur. 

A  la  fin  du  siècle  dernier,  un  romancier  qui  eut  du 
génie  une  seule  fois  et  sans  le  faire  exprès,  Bernardin 
de  Saint-Pierre,  avait  tenté  le  même  mariage  entre  la 
science  et  l'imagination.  Il  en  est  résulté  les  Harino- 
nies  de  la  nature,  un  des  livres  les  plus  ennuyeux  et 
les  plus  ridicules  qui  puissent  servir  d'exemple  en 
signalant  un  écueil.  Lui  aussi  partait  d'une  science 
mal  digérée  et  gâtée  par  l'esprit  de  chimère  pour 
philosopher  sur  le  sentiment  et  vaticiner  sur  les  des- 
tinées de  l'homme;  il  aboutissait  à  une  théorie  des 
causes  finales,  où  le  melon  et  la  citrouille  étaient 
élevés  à  la  dignité  d'arguments.  Heureusement  pour 
lui  et  pour  nous,  il  a  écrit  Paul  et  Vh-ginie,  un  chef- 
d'œuvre  qui  durera  autant  que  la  langue  française,  et 
qui  est  un  chef-d'œuvre  parce  que  le  mélange  de 
science  y  est  réduit  au  minimum.  J'espère  que  M.  Emile 
Zola  ne  m'en  voudra  pas  de  ce  rapprochement,  quoi- 
que, au  premier  abord,  ses  fioles  d'alcool,  de  vitriol 
et  de  liqueur  Brown-Séquard,  semblent  être  d'un  par- 
lait contraste  avec  Paul  et  Virginie.  Mais  s'il  y  a,  dans 

10 


146      NOUVELLES   ÉTUDES    DE    LITTÉRATURE    ET   D'aRT. 

son  œuvre,  réquivaleiit  —  je  ne  dis  pas  le  semblable 
—  de  Paul  et  Virginie^  je  parierais  bien  que  ce  sera 
celui  de  ses  livres  où  Ton  trouve  le  moins  de  science, 
où  l'hérédité  des  Rougon-Macquart  ne  revient  pas  à 
chaque  page,  où  les  actes  des  personnages  s'expli- 
quent par  des  raisons  immédiates  et  sans  qu'il  soit 
besoin  à  l'auteur  de  nous  rappeler  que  Tancétre  de 
la  lignée,  tante  Dide,  est  enfermée  comme  folle  à 
l'asile  des  Tulettes. 


En  revanche,  le  Docteur  Pascal  a  ce  grand  intérêt 
de  nous  offrir  un  raccourci  exact,  sinon  du  talent  de 
M.  Zola,  car  il  n'y  est  pas  tout  entier,  au  moins  de  sa 
manière,  c'est-à-dire  de  ses  procédés  bons  ou  mau- 
vais. 

M.  Zola  vaut  surtout  par  le  souffle  et  la  poussée 
de  ses  livres,  et  ce  n'est  pas  ici  le  cas;  mais  il  excelle 
aussi  dans  le  morceau.  Lorsqu'il  tient  un  thème  qui 
éveille  en  lui  des  sentiments  profonds,  il  en  tire  des 
pages  superbes.  A  ce  point  de  vue,  il  y  a  dans  le 
Docteur  Pascal  un  bel  orage  —  quoique  mélodrama- 
tique, —  un  beau  coup  de  mistral,  et  bien  placé,  une 
belle  nuit  d'été,  une  belle  promenade  de  deux  mal- 
heureux en  détresse  à  travers  une  ville  indifférente. 
Et  si,  comme  il  arrive  à  tout  écrivain  dont  le  nom 
demeure  célèbre  après  qu'il  est  moins  lu;  si,  comme 
pour  un  Balzac  ou  un  George  Sand,  on  fait  plus  lard 
un  recueil  de  morceaux  à  travers  l'énorme  amas  de 
ses  livres;  s'il  devient,  suprême  honneur,  matière 
à  lectures  et  récitations   d'écoher,    on   n'aura   que 


M.    EMILE    ZOLA.  147 

rembarras  du  choix.  Cependant  le  Docteur  Pascal 
se  prêtera  moins  que  d'autres  à  l'opération  :  la  fac- 
ture y  est  moins  sûre  et  plus  monotone;  le  tic  et  le 
procédé  y  sont  plus  visibles  :  ainsi  la  manière  arti- 
ficielle de  poser  et  de  conduire  la  scène,  Tabus  de 
la  répétition  pour  enfoncer  une  impression  dans 
l'esprit  du  lecteur  par  le  retour  des  mêmes  mots; 
—  ici,  c'est  le  mot  large  :  tout  est  large,  le  geste, 
la  parole,  l'horizon  ;  il  y  a  même  une  «  maturité 
large  ».  On  y  trouve  aussi,  et  visiblement  caressés, 
des  morceaux  qui  seront  un  bel  exemple  de  mau- 
vais Zola.  Ainsi,  dans  la  note  scientifique,  ce  double 
développement,  à  quelques  pages  de  distance,  d'une 
donnée  médicale  :  le  saignement  de  nez  qui  fait 
mourir  le  petit  Charles  et  la  combustion  spontanée 
de  l'oncle  Macquart.  Tous  deux  visent  au  terrible 
et  atteignent  le  burlesque;  le  second  surtout,  qui 
finit  sur  une  plaisanterie  digne  de  Paul  de  Kock  : 
l'oncle,  saturé  d'alcool,  s'allume  comme  un  punch 
avec  sa  pipe,  et  il  ne  reste  plus  de  lui  que  cette  pipe, 
avec  une  pincée  de  cendres  et  un  tlot  de  fumée  qui 
s'envolent  au  vent  de  la  porte;  de  sorte  qu'il  est 
impossible  de  rendre  au  vieil  ivrogne  les  honneurs 
d'un  enterrement  chrétien. 

Il  y  a  toujours,  chez  M.  Zola  —  et  ceci  est  d'un 
maître,  —  une  atmosphère  spéciale,  un  fond,  une 
teinte  générale  qui  donnent  à  chacun  de  ses  livres 
son  caractère  et  sa  couleur.  Dans  Page  d'amour  c'est 
le  panorama  de  Paris,  dans  la  Joie  de  vivre  c'est  la 
mer,  dans /a  Terre  c'est  l'horizon  de  la  Beauce,  dans 
l'Argent  c'est  la  rumeur  trépidante  de  la  Bourse.  Sou- 
vent c'est  le  meilleur  du   livre,  parfois  c'en  est  le 


148      NOUVELLES   ÉTUDES   DE   LITTÉRATURE   ET   D'aRT. 

plus  mauvais,  la  note  risible,  comme  l'escalier  de 
Pot-Bouille  et  sa  solennité  bourgeoise.  Dans  le  Doc- 
teur Pascal,  le  cadre  et  le  décor  sont  du  bon  Zola.  Le 
romancier  a  passé  sa  première  jeunesse  en  Provence; 
il  y  a  fait  provision  pour  toute  sa  vie  de  sensations  et 
d'images.  Quiconque  a  vu  ses  villes  gallo-romaines, 
ses  collines  blanches  et  rouges,  les  lignes  classiques 
de  ses  horizons,  la  splendeur  de  lumière  qui  les 
revêt,  quiconque  a  goiité  le  contraste  délicieux  qu'y 
font  avec  une  atmosphère  brûlante  les  fontaines  qui 
murmurent  sous  les  platanes  au  pied  des  ruines 
romaines,  trouvera  dans  le  Docteur  Pascal  cette  dou- 
ceur du  souvenir  que  l'art  nous  procure  en  nous  ren- 
dant nos  impressions  rajeunies  et  avivées.  M.  Zola 
avait  déjà  décrit  avec  ce  bonheur  Taire  Saint-Mitre 
et  le  «  cours  »  de  Plassans,  il  avait  ampUfié  jusqu'à 
l'énorme,  le  vieux  parc  du  Paradou;  peut-être  leur 
préféré-je  encore,  pour  la  sobriété  forte  de  la  des- 
cription, le  domaine  de  la  Souléiade. 

Je  répugne  vivement  à  certains  aspects  du  talent 
de  M.  Zola  :  sensuahté  brutale  et  triste,  monotonie, 
lourdeur,  abondance  verbeuse,  absence  de  psycho- 
logie, attitudes  répétées  à  rinfini  et  remplaçant  la 
vue  des  âmes.  En  revanche,  j'admire  beaucoup  la  belle 
ordonnance  de  ses  hvres,  sa  puissance  de  couleur, 
la  qualité  de  sa  langue,  dont  le  romantisme  et  le 
lyrisme  n'ont  pu  altérer  la  netteté.  Les  Rougon-Mac- 
quart  ne  plaisent  ou  ne  déplaisent  pas  à  demi;  c'est 
la  marque  des  œuvres  fortes.  J'aurais  souhaité  que  le 
Docteur  Pascal  fût  vraiment  un  livre  synthétique,  où 
il  nous  offrît  en  raccourci  l'ensemble  de  ses  qualités 
et  de  ses  défauts.  Il  aurait  beaucoup  gagné  à  ce  bilan 


M.    EMILE    ZOLA.  149 

final.  Au  lieu  de  cela,  il  nous  donne  un  livre  incom- 
plet. Cela  pour  avoir  voulu  faire  trop  bonne  mesure. 
Avec  la  Débâcle  il  atteignait  un  total  de  dix-neuf 
volumes;  il  a  poussé  jusqu'au  vingtième  pour  le  plai- 
sir d'avoir  un  chiffre  rond.  C'est  un  de  trop. 

lo  juillet  1893. 


M.  JULES  LEMAITRE 


Avec  sa  variété  infinie,  le  roman  admet  aujour- 
d'hui tous  les  sujets  et  sollicite  quiconque  se  sent 
capable  d'invention.  Le  plus  souple  peut-être  de  tous 
nos  jeunes  écrivains,  le  plus  visiblement  désireux 
d'aborder  toutes  les  formes  de  la  pensée  contempo- 
raine, devait  donc  s'y  essayer.  On  attendait  à  bref 
délai  le  premier  roman  de  M.  Jules  Lemaître.  A 
l'époque  où,  tout  voisin  de  ses  débuts,  il  dégageait 
son  originalité,  quelques  pages  exquises,  Sérénus, 
avaient  fait  pressentir  ce  qu'il  pourrait  être  comme 
romancier  d'analyse  morale.  Voici  les  Bois.  Depuis 
Sérénus^  le  critique  a  continué  sa  brillante  carrière 
et  l'auteur  dramatique  s'est  affirmé.  Le  talent  de 
M.  Lemaître  n'a  cessé  de  gagner  ;  il  est  tout  entier 
dans  son  dernier  livre. 


1.  Les  Rois,  par  M.  Jules  Lfmaitre,  1803.  —  Un  drame  en  quatre 
actes  a  été  tiré  par  M.  Jules  Lemaître  de  son  roman  et  repré- 
senté au  théâtre  de  la  Renaissance,  par  Mme  Sarah  Bernhard,  le 
tj  novembre  1893. 


152      NOUVELLES    ÉTUDES   DE   LITTÉRATURE    ET   d'aRT. 

Le  sujet,  à  la  fois  neuf  et  ancien,  exposait  l'auteur 
à  passer  par  des  chemins  déjà  suivis  et  il  y  rencon- 
trait de  si  graves  questions  qu'elles  ne  pouvaient 
guère  être  épuisées  en  une  fois.  De  là  d'inévitables 
réminiscences  qui  l'ont  certainement  gêné  et  qui  ne 
pouvaient  pas  échapper  au  lecteur.  De  là  aussi  la 
nécessité  de  ne  prendre  corps  à  corps  qu'une  partie 
de  son  sujet,  en  se  contentant  d'effleurer  le  reste.  Ce 
sujet  n'est  rien  moins  que  le  problème  capital  dont 
la  discussion  se  poursuit  depuis  un  siècle.  Posé  par 
la  Révolution  française,  il  formule  une  antinomie 
entre  la  tradition  et  le  progrès  :  les  sociétés  actuelles 
et  les  vieilles  formes  de  gouvernement  ne  peuvent 
plus  s'adapter  les  unes  aux  autres.  Peuples  et  rois 
ont  beau  se  prêter  à  toutes  sortes  de  conciliations; 
les  deux  principes  rivaux,  démocratie  et  monarchie, 
marchent  fatalement  vers  un  conflit  suprême.  La 
monarchie  a  cédé  sur  tant  de  points  qu'elle  achève 
de  perdre  sa  raison  d'être;  la  démocratie,  profitant 
de  ses  victoires  partielles,  suit  la  logique  inflexible 
de  sa  définition.  De  là  un  malaise  profond.  Parmi  les 
États  de  la  vieille  Europe,  les  uns  débarrassés  de 
leurs  princes,  mais  façonnés  par  des  siècles  de  pou- 
voir monarchique,  sont  encore  garrottés  par  les 
débris  de  leurs  chaînes;  dans  les  autres,  la  monar- 
chie prétend  doser  elle-même  l'octroi  d'une  liberté 
dont  le  premier  exercice  est  de  se  tourner  contre 
tout  ce  qui  la  restreint.  Telle  est  la  thèse  abstraite. 
Voici  comment  M.  J.  Lemaître  l'incarne  dans  sa  fic- 
tion. 

Le  roi  d'Alfanie,  Christian  XVI,  a  longtemps  gou- 
verné comme  ses  ancêtres,  sans  autres  bornes  à  son 


M.    JULES    LE MAITRE.  153 

autorité  que  le  sentiment  des  devoirs  impliqués  par 
le  droit  divin.  Vieux  et  malade,  il  remet  à  son  fils,  le 
prince  Hermann,  un  pouvoir  qu'il  n"a  plus  la  force 
d'exercer.  Hermann  est  un  rêveur,  gagné  par  l'es- 
prit moderne,  une  àme  douce  et  tendre,  que  tour- 
mente le  désir  de  la  justice  sociale.  Longtemps  sou- 
mise à  ses  princes  et  à  ses  nobles,  l'Alfanie  touche  à 
une  crise  redoutable.  «  Dans  ce  royaume  protégé 
auparavant  contre  la  contagion  révolutionnaire  par 
sa  situation  géographique  et  où  l'institution  de  la 
monarchie  absolue  s'était  jusque-là  conservée  intacte, 
la  rapidité  du  progrès  industriel  avait  ce  résultat 
inattendu  que  la  question  sociale  s'y  trouvait  posée 
avant  même  la  question  politique.  »  Cette  question,  le 
prince  Hermann  se  donne  pour  tâche  de  la  résoudre, 
avec  la  crainte  intime  qu'elle  ne  soit  insoluble,  mais 
avec  la  ferme  volonté  d'aller  jusqu'au  bout  de  la  ten- 
tative, quel  que  soit  le  danger  pour  le  pouvoir  dont 
il  a  reçu  le  dépôt.  Mari  d'une  femme,  la  princesse 
Wilhelmine,  qui  tient  la  monarchie  et  ses  rites  pour 
une  religion,  père  d'un  enfant  débile,  qui,  s'il  règne, 
sera  écrasé  par  le  poids  de  la  couronne,  frère  d'un 
viveur  cynique,  le  prince  Otto,  chez  qui  la  dignité 
royale  est  tombée  à  la  plus  dégradante  bassesse,  il  ne 
trouve  encouragement  que  dans  l'amitié  de  Frida  de 
Thalberg,  fille  d'honneur  de  la  princesse  Wilhelmine. 
Cette  amitié  pure  et  ardente  est  faite  d'une  commu- 
nion mystique  dans  le  même  idéal  de  justice  et  de 
pitié.  Petite-fille  d'un  proscrit  russe,  Frida  est  la 
fille  adoptive  de  Audotia  Latanief,  une  illuminée 
socialiste  qui  l'a  fanatisée  de  son  dévouement  pour 
la  cause  des  malheureux. 


154      NOUVELLES   ÉTUDES   DE   LITTÉRATURE   ET  D  ART. 

Autour  de  ces  protagonistes  se  groupent  nombre 
d'auxiliaires  et  de  comparses  :  un  prince  du  sang, 
Renaud,  dégoûté  de  son  rang,  et  de  la  civilisation 
occidentale;  le  comte  de  Mœllnilz,  premier  ministre, 
et  sa  femme,  coquette  sans  scrupules,  le  juif  Issa- 
char,  l'avocat  politicien  Helbronn,  une  petite  gymna- 
siarque,  Lolia  Tosti,  une  fille  de  garde-chasse,  Kate, 
instrument  inconscient  de  la  catastrophe  finale. 

L'action,  c'est  la  tentative  du  prince  Hermann 
pour  résoudre  par  la  liberté  le  problème  de  l'injus- 
tice sociale.  Hermann  institue  le  système  représen- 
tatif; il  accorde  au  parti  ouvrier  le  droit  de  manifes- 
tation publique.  Mais  l'opposition  des  privilégiés 
paralyse  la  réforme  électorale;  la  foule  envahit  le 
palais,  et  il  faut  la  chasser  par  la  force.  Horrible- 
ment malheureux  de  cet  échec  et  de  cette  répression, 
Hermann  va  se  consoler  auprès  de  Frida,  dans  le 
petit  château  forestier  où  ont  lieu  leurs  entrevues. 
La  princesse  Wilhelmine  l'y  surprend  et,  dans  un 
accès  de  jalousie,  le  tue  d'un  coup  de  revolver.  Frida 
se  noie  de  désespoir;  Audotia  est  pendue,  et  le  vieux 
roi  Christian,  reprenant  le  pouvoir,  rétablit  les  pures 
pratiques  du  pouvoir  absolu. 


Un  tel  sujet  devait  amener  nombre  de  situations  et 
de  personnages  déjà  connus.  En  effet,  à  chaque  page 
se  retrouvent  des  faits  et  des  acteurs  récemment 
suscités  par  la  vie  ou  imaginés  par  la  fiction. 

Le  fond,  c'est  l'aventure  de  l'archiduc  Rodolphe 
d'Autriche  et  la  catastrophe  de  Meyerling;  la  thèse. 


M.   JULES  LEMAITRE.  155 

ce  sont  les  réformes  plus  ou  moins  heureuses  ten- 
tées en  Europe  par  l'initiative  des  souverains  et  dont 
Tune  des  dernières  fut  Fessai  de  socialisme  d'Étal 
par  lequel  l'empereur  d'Allemagne,  inspiré,  dit-on, 
par  une  Égérie  de  palais,  fit  ses  débuts  de  prince 
touche-à-tout.  Dans  le  détail,  nombre  d'allusions  à 
la  réalité.  Ainsi  quatre  faits  typiques,  empruntés  à 
r  «  Almanach  des  souverains  »,  groupent  en  quel- 
ques lignes  une  série  d'événements  qui  se  passaient 
hier  en  Autriche,  en  Roumanie,  au  Brésil,  en  Bavière  : 
«  Ici,  une  impératrice  névrosée,  empoisonnée  de 
morphine  et  publiquement  amie  d'une  écuyère  de 
cirque.  Là,  une  reine  écrivassière,  qui,  pouvant 
exercer  le  métier  de  reine,  préférait  celui  d'homme 
de  lettres,  mendiait  l'approbation  de  ses  confrères 
bourgeois,  se  faisait  imprimer  dans  toutes  les  lan- 
gues et  concourait  pour  les  prix  des  Académies. 
Ailleurs,  un  roi  morose  qui  ne  se  montrait  guère  à 
ses  sujets,  qui  ne  songeait  qu'à  faire  des  économies 
pour  organiser  des  voyages  scientifiques  et  qui  n'as- 
pirait qu'au  renom  de  bon  géographe.  Non  loin,  un 
prince  mélomane  à  l'àme  cabotine  s'était  noyé  une 
nuit,  parmi  des  cygnes,  dans  un  lac  des  Niebelungen 
aux  rives  machinées  en  décor  d'opéra.  »  C'est  encore 
la  déchéance  de  l'empereur  dom  Pedro,  révolution 
d'espèce  nouvelle,  u  où  les  peuples  sont  polis  et  les 
rois  résignés  »,  où  le  souverain  descend  du  trône 
sans  résistance  et  quitte  son  royaume  parmi  les 
marques  de  respect.  Une  figure  particulièrement 
intéressante  du  roman,  le  prince  Renaud,  est  des- 
sinée en  grande  partie  d'après  cet  autre  archiduc 
autrichien  qui,  renonçant  à  son  rang,  à  son  nom  et 


156      NOUVELLES   ÉTUDES    DE    LITTÉRATURE    ET   d'aRT. 

à  son  pays,  s'expatriait  sous  prétexte  de  voyage 
maritime  et,  pour  vivre  à  sa  guise,  se  faisait  passer 
pour  mort. 

D'autre  part,  la  princesse  Wilhelmine,  le  prince 
Wilhelm,  le  prince  Otto  ont  déjà  paru  dans  les  Rois 
en  exil  de  M.  Alphonse  Daudet.  Le  Juif  Issachar,  c'est 
Jansoulet  du  Nabab  et  le  baron  de  Horn  du  Prince 
d'Aurec.  L'avocat  libéral  Helbronn,  conservateur  dès 
qu'un  coup  de  fortune  l'a  porté  au  pouvoir,  court 
la  même  aventure  que  le  Rabagas  de  M.  Victorien 
Sardou.  C'est  à  son  propre  Député  Leveau  que 
M.  Lemaître  reprend  le  couple  Mœllnitz. 

Ces  souvenirs  de  la  vie  réelle  et  ces  analogies  avec 
d'autres  fictions  ne  diminuent  pas  trop,  dans  les 
Rois,  le  mérite  de  l'invention.  Ils  prouvent  que 
l'auteur,  très  désireux  de  vérité,  a  étudié  sur  le  vif 
son  action  et  ses  personnages;  et  aussi  que  son 
sujet  est  assez  intéressant  et  assez  fécond  pour  être 
depuis  vingt  ans  une  matière  commune.  Ses  prédéces- 
seurs ne  l'avaient  pas  épuisé;  il  l'aborde  par  un  autre 
côté  et  y  pénètre  plus  avant.  Par  exemple,  après  les 
Rois  en  exil^  les  Rois  posent  différemment  le  pro- 
blème des  royautés  finissantes.  Ils  ne  montrent  pas 
comment  les  rois  détrùnés  se  consolent  à  Paris  en 
faisant  la  fête,  comme  jadis,  dans  le  carnaval  de 
Venise,  ceux  de  Candide  \  ils  mettent  en  jeu  les 
causes  profondes  de  divorce  qui,  partout,  tendent 
à  séparer  les  peuples  et  les  rois. 

Le  premier  mérite  de  ce  roman,  c'est  que,  çà  et  là, 
dans  le  courant  du  récit,  la  philosophie  de  l'auteur 
s'indique  en  touches  fines  ou  fortes.  C'est  bien  sa 
nature   de    pensée,   faite   d'ironie   et   de   pitié,    son 


M.    JULES    LEMAITRE.  157 

grand  désir  do  voir  juste,  de  nétre  dupe  de  rien,  pas 
même  de  son  pays,  de  sa  profession  ou  de  ses  pré- 
férences littéraires.  La  France,  pour  lui,  «  c'est  le 
pays  où  Ton  trouve,  en  somme,  le  moins  d'hypo- 
crisie el  le  plus  de  bonté  ;  et  puis  tout  y  arrive  cent 
ans  plus  tôt  qu'ailleurs  »  ;  Paris,  c'est  <(  la  ville  de 
joie;  l'ironie  et  l'irrespect  se  respirent  dans  son 
air  »;  mais  il  a  dit  souvent  et  il  tient  à  répéter  ce 
que  «  cette  ironie  a  d'un  peu  mince  et  ce  qu'elle 
recouvre  quelquefois  de  niaiserie  et  de  snobisme  ». 
Somme  toute,  il  goûte  vivement  «  ce  scepticisme 
léger  et  dépourvu  de  pédanterie,  aboutissant  à  un 
détachement  qui,  bien  que  superficiel,  se  rencontre 
souvent  avec  la  sagesse  la  plus  profonde,  et  à  une 
douceur  qui,  bien  qu'inactive,  équivaut  dans  plus 
d'un  cas  à  la  charité  même  ».  Parmi  les  snobs  de 
notre  temps,  il  caractérise  très  joliment  les  enfants 
gâtés  de  la  tolérance  parisienne,  le  personnel  des 
nouvelles  écoles  littéraires,  «  jeunes  gens  générale- 
ment chevelus  et  mal  bâtis,  qui,  sous  leurs  esthé- 
tiques abstruses,  dissimulent  des  prudences  de 
notaires,  des  vanités  de  ténors,  des  intolérances 
d'imbéciles  et  quelquefois...  »;  mais,  ici,  je  renvoie 
au  roman.  Est-il  besoin  de  souligner  par  un  nom 
contemporain  et  français  la  silhouette  de  ce  pro- 
fesseur d'université  allemande,  «  homme  illustre, 
de  renommée  européenne,  qui,  dans  ses  leçons, 
menait  ses  idées  jusqu'au  bout  et  qui,  trouvant  dans 
la  métaphysique  l'ivresse  d'une  sorte  d'alcali  volatil, 
s'emportait  aux  audaces  les  plus  intransigeantes  de 
destruction  et  de  reconstruction  spéculatives  et  n'en 
était  pas  moins,  dans  la  vie  réelle,  respectueux  des 


158      NOUVELLES   ÉTUDES   DE   LITTÉRATURE   ET   D'aRT. 

contingences  utiles,  avide  d'honneurs,  de  décora- 
tions et  de  places,  profondément  impressionné  par 
la  puissance  et  les  grandeurs  de  chair  »?  Vous  savez 
aussi  comment  s'appellent  «  les  littérateurs  distin- 
gués qui  ont  entrepris  de  nous  redonner  une  àme, 
n'ont  pas  la  foi  dont  ils  font  les  gestes  et  mènent 
une  croisade  où  la  croix  n'est  qu'une  métaphore  »; 
gens  qui,  «  tandis  qu'ils  discourent  sur  TÉvangile, 
n'arrivent  même  pas  à  pratiquer  la  charité  ». 

Ainsi,  à  chaque  page,  des  formules  vives  et  pleines 
où  se  concentrent  des  qpinions  très  personnelles  sur 
l'esprit  de  notre  temps,  sur  les  préoccupations  pas- 
sagères ou  permanentes  qui  l'amusent  ou  l'inquiè- 
tent, sur  l'excès  de  ses  engouements,  le  ridicule  de 
ses  modes,  son  angoisse  d'un  avenir  prochain. 
Courtes  réflexions  ou  pages  entières,  silhouettes  ou 
portraits,  tout  est  revêtu  de  cette  langue  limpide  et 
coulante,  de  cette  couleur  sobre  et  juste,  de  cette 
raison  attique  dans  la  plus  libre  fantaisie  qui  appar- 
tiennent en  propre  à  M.  Lemaître;  forme  qui,  à  côté 
de  la  touche  papillotante  de  M.  Alphonse  Daudet, 
des  lourdes  et  puissantes  poussées  de  M.  Emile  Zola, 
de  l'analyse  subtile  et  complaisante  de  M.  Paul 
Bourget,  est  sa  marque  déjà  classée. 

Cependant,  les  Roh  ne  seraient  qu'une  œuvre 
agréable,  sans  la  gravité  du  fond  et  la  sincérité  avec 
laquelle  M.  Lemaître  exprime  sa  pensée  sur  quel- 
ques-uns des  problèmes  contemporains.  La  démo- 
cratie veut  procurer  au  plus  grand  nombre  la  plus 
grande  somme  possible  de  bonheur.  «  Croyez-vous 
donc,  objecte  l'auteur,  que  l'on  supprime  la  souf- 
france par   des  lois    et  des  institutions?  On   ne   la 


M.    JULES   LEMAITRE.  159 

diminue  mémo  pas,  puisque  Thomme,  à  mesure  que 
sa  condition  matérielle  s'améliore,  découvre  de  nou- 
velles façons  de  souffrir.  »  Lidéal  de  cette  démo- 
cratie, c'est  la  justice  en  ce  monde  :  «  Il  s'agit  de 
jouir  de  la  terre,  d'en  jouir  le  plus  possible,  moyen-, 
nant  un  minimum  d'effort  et  de  travail  pour  chacun, 
d'en  jouir  tous  ensemble,  sans  que  le  fort  prenne  la 
part  du  faible.  »  Il  y  a  là  une  antinomie,  objecte 
encore  M.  Lemaitre  :  «  Cela  suppose  une  charité,  une 
tempérance,  un  empire  sur  soi,  des  vertus  enfin 
qui,  jusqu'à  présent,  n'ont  jamais  eu  de  meilleur  sup- 
port que  les  croyances  religieuses.  Bref,  l'accomplis- 
sement de  ce  rêve  païen  exigerait  des  vertus  chré- 
tiennes, des  vertus  dont  l'essence  est  précisément  de 
le  répudier.  »  Je  cite  ces  claires  formules  entre  beau- 
coup d'autres.  Nous  n'en  trouverions  de  plus  lumi- 
neuses ni  de  mieux  venues  chez  aucun  de  nos  roman- 
ciers contemporains. 


Non  que  M.  Lemaître  ait  abordé  le  premier  le 
genre  de  sujets  qui  peuvent  procurer  à  un  écrivain 
l'honneur  de  les  dégager.  Je  viens  de  dire  au  con- 
traire que  les  Rois  continuent  une  série.  Mais  il  est 
certain  que  la  manière  dont  M.  Lemaître  réfléchit  sur 
le  spectacle  de  son  temps  est  un  élément  notable  de 
son  originalité;  de  même  qu'il  lui  doit  son  action 
comme  critique  et  qu'elle  lui  a  permis,  après  ce 
qu'on  pourrait  appeler  la  psychologique  domestique 
de  Itévoltée,  d'être  au  théâtre,  dans  le  Drputé  Lcveau^ 
un  peintre  attachant  des  mœurs  contemporaines,  elle 


160      x\OUVELLES    ÉTUDES   DE    LITTÉRATURE    ET   D'aRT. 

lui  permet  déjà  d'indiquer  une  note  nouvelle  dans  le 
roman.  Parmi  les  romanciers  du  temps  présent,  quel- 
ques-uns se  passent  complètement  d'idées  générales, 
et  il  y  paraît  à  la  qualité  de  leurs  œuvres,  Taptitude 
à  ces  idées  mesurant  assez  bien  la  valeur  vraie  de 
tout  écrivain.  D'autres  en  ont  de  manière  intermit- 
tente et  inégale  :  en  ce  cas,  leurs  livres  valent  ce 
qu'ont  valu  leurs  idées  inspiratrices.  Dans  Toeuvre  de 
M.  Daudet,  les  Rois  en  exil  et  VÉvangéliste  se  distin- 
guent de  V Immortel^  par  exemple,  ou  même  du  Nahab^ 
par  l'intérêt  propre  de  l'idée  abstraite  qu'elles  met- 
tent en  action;  de  même  l' Assommoir  et  Germinal  chez 
M.  Zola,  qui,  d'habitude,  sent  plus  qu'il  ne  pense. 
Si  les  amis  de  M.  Paul  Bourget,  d'abord  séduits,  puis 
inquiétés  par  ses  pénétrantes  études  des  problèmes 
moraux,  et  aussi  par  sa  complaisante  admiration  des 
prétentions  puériles  que  lui  offrait  la  vie  élégante, 
peuvent  suivre  désormais  avec  une  vive  sympathie 
les  grands  progrès  de  son  talent  dans  le  Disciple  et 
Cosmopolis,  c'est  que  ces  deux  livres  sont  inspirés, 
soutenus,  soulevés  par  une  idée  morale  et  que,  de 
plus  en  plus,  au  milieu  du  flot  de  romans  qui  nous 
submerge,  l'attention  s'attache  à  ceux  où  se  trouve 
quelque  chose  qui  vaille  la  peine  d'être  retenu. 

Non  seulement  M.  Lemaître  a,  lui  aussi,  quelque 
chose  à  dire,  mais  sa  pensée  est  d'une  qualité  rare. 
C'est  grâce  à  elle  surtout  que  son  roman  mérite 
l'attention.  Il  est  composite  et  fragmentaire,  ce 
roman,  l'adresse  du  récit  est  inégale,  les  divers 
«  morceaux  »  ne  sont  pas  de  même  valeur,  on  y  vou- 
drait souvent  un  dessin  plus  ferme,  une  couleur  plus 
vive,  plus  de  pénétration.  N'importe;  plusieurs  des 


M.   JULES   LEMAITRE.  161 

qualités  qui  s'y  trouvent  réalisées  ou  indiquées  sont 
de  premier  ordre  et  elles  tiennent  toutes  à  la  valeur 
de  la  pensée.  En  effet,  talent  d'imaginer  et  de  conter, 
si  haut  qu'en  soit  le  prix,  la  force  de  la  pensée  le 
surpasse  encore,  pour  la  raison  toute  simple  que  la 
littérature,  même  la  littérature  de  fiction,  c'est  le 
domaine  des  idées. 

Au  point  où  en  est  arrivé  le  développement  litté- 
raire du  siècle,  la  perspective  d'après  laquelle  se 
classent  déjà  nos  auteurs  dramatiques  et  nos  roman- 
ciers, morts  ou  vivants,  confirme  de  manière  frap- 
pante ce  rapport  entre  l'intérêt  des  œuvres  et  celui 
des  idées  qui  les  inspirent.  Que  la  mauvaise  réputa- 
tion des  œuvres  «  à  thèse  »,  c'est-à-dire  conçues  pour 
développer  une  théorie  abstraite,  ne  nous  abuse  pas. 
Les  idées  sont  la  force  et  la  fortune  d'un  livre,  à  la 
condition  de  le  dominer  et  de  n'être  pas  dominées 
par  lui.  Confuses  ou  systématiques,  nées  d'un  goût 
d'abstractions  au  lieu  d'être  le  résultat  accepté  de 
l'expérience,  elles  gâtent  l'œuvre  d'un  écrivain;  ainsi 
pour  les  romans  de  George  Sand,  où  la  sincérité  de 
la  passion  et  l'éclat  de  l'éloquence  ne  sauvent  plus 
l'incohérence  des  doctrines.  Nettes  et  bien  liées, 
résultat  d'une  pensée  tournée  vers  les  choses  graves, 
elles  soutiennent  aujourd'hui  des  œuvres  d'autant 
plus  discutées  à  leur  apparition  qu'elles  dépassaient 
de  plus  haut  le  niveau  commun.  C'est  pour  cela  que 
M.  Alexandre  Dumas  accuse,  parmi  nos  auteurs  dra- 
matiques, une  originalité  qui  nous  apparaît  chaque 
jour  plus  frappante  et  plus  dominatrice;  pour  cela 
que,  longtemps  sacrifiés  à  Hugo  et  à  Musset,  Lamar- 
tine et  Vigny  reprennent  faveur. 

11 


162      NOUVELLES   ETUDES   DE    LITTERATURE   ET   D  ART. 

Pourtant  Vigny  et  Lamartine  sont  fort  inférieurs 
comme  artistes  à  Musset  et  Hugo  ;  beaucoup  d'  «  hom- 
mes de  théâtre  »  préfèrent  Augier  à  M.  Dumas. 
N'importe.  La  question  d'art  conservant  toute  son 
importance,  et  le  mérite  de  l'exécution  demeurant 
toujours  la  nécessité  suprême  en  littérature,  la  valeur 
des  idées  générales  détermine  la  valeur  propre  des 
œuvres.  Il  arrive  même  que  des  livres  où  la  forme 
est  médiocre  reçoivent  de  Tidée  mère  une  valeur 
faite  pour  surprendre  :  ainsi  les  romans  de  Stendhal. 
Il  arrive  aussi  que  des  livres  d'artistes,  mais  où  la 
forme  vaut  beaucoup  plus  que  l'idée,  comme  les 
romans  de  Mérimée,  soient  d'une  importance  secon- 
daire dans  le  mouvement  littéraire  d'un  temps.  Il 
arrive  enfin  que,  dans  l'œuvre  d'un  même  auteur,  la 
valeur  de  l'idée  mère  soutienne  un  seul  livre  à  l'exclu- 
sion de  tous  les  autres  :  ainsi,  chez  Flaubert,  Ma- 
dame Bovary,  si  au-dessus  de  Salammbô,  de  V Educa- 
tion sentimentale  et  de  la  Tentation  de  saint  Antoine. 

A  cette  heure,  le  roman  français  incline  visible- 
ment vers  les  idées  sérieuses  et,  loin  d'y  perdre  en 
intérêt,  il  y  gagne,  car  la  gravité  des  choses  n'admet 
pas  seulement  l'émotion  ou  l'éloquence  :  elle  appelle 
aussi  l'ironie  ou  la  grâce,  le  piquant  ouïe  pittoresque, 
tout  ce  que  nous  sommes  en  droit  d'attendre  d'un 
genre  dont  le  but  principal  est  de  plaire.  A  bien  des 
points  de  vue  nous  nous  trouvons  dans  un  état 
d'esprit  et  de  mœurs,  de  croyances  et  d'institutions, 
assez  semblable  à  celui  que  la  France  traversa  au 
dernier  siècle  avant  d'atteindre  la  Révolution.  Nous 
sentons  que  les  vieilles  formes  de  gouvernement 
achèvent  de  perdre  la  confiance  des  peuples  ;  que  la 


M.    JULES    LEMAITRE.  163 

marche  terriblement  accélérée  de  la  civilisation  nous 
entraîne  vers  un  but  inquiétant;  qu'à  des  besoins 
nouveaux  il  faut  des  satisfactions  nouvelles,  que  tout 
ce  qui  ne  peut  s'élargir  ou  se  restreindre  à  la  mesure 
de  la  démocratie,  doit  être  brisé  et  changé.  Ce  qui 
nous  distingue  de  nos  pères,  c'est  qu'ils  étaient  opti- 
mistes et  que  nous  ne  le  sommes  pas;  ils  croyaient 
que  Ton  peut  bouleverser  un  État  sans  léser  per- 
sonne, et  nous  savons  par  expérience  que  la  moindre 
révolution  est  une  œuvre  de  ruines  et  de  sang.  Voilà 
pourquoi  leurs  fictions  étaient  gaies,  même  le  Ma- 
riage  de  Figaro^  pourquoi  les  nôtres  sont  tristes, 
même  le  Prince  d'Aurec,  soit  dit  sans  comparer 
autrement  les  deux  œuvres.  Surtout,  voilà  pourquoi, 
au  théâtre  et  dans  le  roman,  ceux  de  nos  contempo- 
rains qui  aiment  à  penser  s'attachent  avec  suite  à  des 
sujets  qui,  de  prime  abord,  semblent  dépasser  les 
limites  du  roman. 


J'ai  nommé  tout  à  l'heure  MM.  Daudet  et  Zola.  Je 
n'y  insiste  pas,  car,  quel  que  soit  toujours  leur  talent, 
leur  carrière  est  plus  près  de  se  fermer  que  de  s'ouvrir. 
Au  contraire,  MM.  Bourget  et  Lemaître  sont  des 
jeunes;  arrivés  à  la  célébrité,  ils  s'orientent  encore  et 
ce  qu'ils  nous  ont  déjà  donné  nous  fait  espérer  davan- 
tage. Le  Disciple  de  M.  Bourget  a  marqué  son  premier 
effort  vers  les  œuvres  vigoureuses.  Après  s'être  long- 
temps complu  à  scruter  des  cœurs  d'hommes  et  de 
femmes  qui  ne  méritaient  pas  toujours  cet  honneur, 
il  s'est  demandé  un  jour  si  l'extrême  liberté  de  la 


164      NOUVELLES    ETUDES    DE    LITTERATURE    ET    D  ART. 

philosophie  spéculative  ne  mettait  pas  en  péril  la 
simple  morale  pratique,  et  si  Fégoïsme  intellectuel 
ne  risquait  pas  de  tourner  au  crime  pratique.  Œuvre 
d'un  écrivain  jusqu'alors  classé  comme  féministe,  ce 
Disciple  était  une  œuvre  mâle;  l'analyste  des  frivo- 
lités mondaines  s  y  présentait  comme  un  esprit  grave  ; 
sa  mélancolie  de  voluptueux  et  de  dilettante  devenait 
de  la  tristesse.  Puis,  il  nous  a  donné  Cosmopolis. 
Cette  fois,  l'affaiblissement  ou  la  persistance  de  la 
trempe  originelle  dans  la  civilisation  internationale, 
-et,  à  côté,  l'action  ou  l'impuissance  d'une  foi,  d'une 
règle  et  d'une  patrie,  voilà  les  deux  problèmes  dont 
M.  Bourget  faisait  la  matière  de  son  livre.  Peut-on 
dire  que  la  qualité  de  l'œuvre  et  la  valeur  de  l'écri- 
vain n'y  ont  pas  gagné? 

Avec  son  originalité  propre,  M.  Jules  Lemaître  a 
suivi  les  mêmes  voies.  Il  a  commencé,  en  débutant, 
par  s'amuser  d'un  spectacle  nouveau  pour  lui,  la  vie 
de  Paris.  Il  ne  songeait  alors  qu'à  faire  au  mieux  son 
métier  d'écrivain  en  vogue  et  à  confirmer  par  les 
mêmes  moyens  la  faveur  qui  l'avait  accueilli.  Dési- 
reux de  tout  comprendre,  plus  porté  à  l'irrévérence 
qu'au  respect,  il  choisissait  des  sujets  d'intérêt  fort 
divers,  Renan  ou  M.  Ohnet,  M.  de  Maupassant  ou 
M.  Grosclaude,  et,  de  tous,  avec  une  sûreté  de  sens 
déjà  frappante,  mais  surtout  avec  la  plus  spirituelle 
gaminerie,  il  tirait  ce  qu'ils  lui  semblaient  contenir 
d'intérêt  ou  d'agrément.  C'a  été  sa  première  origi- 
-nalité.  Peu  à  peu,  ce  charmant  esprit  a  découvert  au 
public  un  fond  d'idées,  de  sentiments,  de  croyances 
longtemps  voilé.  Dans  ce  Paris  où  il  vit  et  qu'il  aime, 
dans  ce  milieu  d'hommes  de  lettres  dont  il  fait  partie 


M.   JULES    LEMAITRE.  165 

et  où  rinfatuation  semble  une  nécessité  profession- 
nelle, il  a  dit  courageusement  que  bien  des  choses  lui 
semblaient  mesquines  ou  misérables.  Après  les  essais 
ironiques  de  la  Revue  bleue  sont  venus  les  feuilletons 
pénétrants  du  Journal  des  Débats^  puis  l'étude  émue 
de  Révoltée,  puis  le  problème  pénible  de  Marmge 
blanc;  après  un  cas  de  dissolution  sociale,  plaisam- 
ment et  sérieusement  exposé  dans  le  Député  Leveau, 
ça  été,  avec  Plipote,  l'esquisse  spirituelle  de  ce  qu'il  y 
a  de  plus  léger  au  monde,  dans  tous  les  sens  du  mot, 
les  mœurs  de  coulisse.  Voici  maintenant  les  Rois. 
Je  répéterai  en  finissant  que  l'œuvre  pourrait  être 
plus  égale  et  plus  adroite,  d'une  conduite  plus  cohé- 
rente et  d'une  exécution  plus  serrée;  en  plusieurs 
points,  on  voudrait  que  le  sujet  fût  serré  de  plus  près  ; 
quelques  personnages  gagneraient  à  n'avoir  pas  cet 
air  de  déjà  vu.  Telle  qu'elle  est,  pourtant,  c'est  mieux 
qu'un  livre  agréable.  Elle  fait  espérer  que,  chez 
M.  Jules  Lemaître,  le  romancier  vaudra  bientôt  ce 
qu'est  déjà  le  critique  et  ce  que  l'auteur  dramatique 
a  commencé  d'être.  Ce  n'est  pas  peu  dire. 

13  avril  IblOS. 


A  PROPOS  DES  SALONS 


Je  ne  songe  pas  à  offrir  au  lecteur,  dans  les  pages 
qui  suivent,  les  nomenclature,  description  et  appré- 
ciation de  toutes  les  œuvres  dignes  d'intérêt  qui  sont 
réunies  aux  deux  Salons  des  Champs-Elysées  et  du 
Champ-de-Mars.  Avec  les  procédés  héroïques  de  Tin- 
formation  contemporaine,  c'est  le  jour  même,  c'est 
la  veille  de  l'ouverture  que  sont  publiés  par  la  presse 
quotidienne  des  comptes  rendus  qui,  même  incom- 
plets ou  peu  motivés,  me  remplissent  d'admiration 
pour  leurs  auteurs;  et,  dans  le  nombre,  il  y  en  a 
d'excellents.  Paraissant  le  même  jour,  ils  ne  sauraient 
se  copier  les  uns  les  autres.  Il  n'est  donc  pas  pos- 
sible que  quelques  hommes  de  génie  fassent  la 
besogne  des  autres.  Tous  supposent  une  rapidité 
d'examen,  une  facilité  de  jugement,  une  justesse  de 
plume  qui  tiennent  du  prodige.  Le  résultat  prochain 
de  ce  nouveau  genre  de  critique  sera  de  tuer  l'an- 
cienne, celle  qui  datait  de  Diderot,  et  qui,  après  plu- 
sieurs noms  célèbres,  peut  en  citer  encore  de  très 


168     NOUVELLES   ÉTUDES   DE   LITTÉRATURE   ET  d'aRT. 

estimés;  critique  motivée  et  complaisante,  qui  pre- 
nait son  temps,  s'espaçait  sur  des  semaines  et  des 
mois,  visait  à  la  philosophie  et  au  style,  ou  même 
rivalisait  de  relief  avec  Fart.  En  vertu  de  la  loi  univer- 
selle de  l'adaptation,  le  genre  lui-même  se  trans- 
forme. Désormais,  la  presse  quotidienne  se  réservera 
la  nomenclature,  plus  ou  moins  développée;  la  presse 
périodique  devra  se  rabattre  sur  les  questions  géné- 
rales que  soulève  toute  exposition  d'art. 

On  ne  trouvera  donc  ici  qu  un  petit  nombre  de 
noms  et  de  titres.  Je  suppose  les  salons  déjà  connus 
par  les  journaux  ou  les  visites  personnelles;  il  me 
suffira  de  signaler  au  passage  les  œuvres  qui  exigent 
une  mention  pour  leur  importance  dans  la  carrière 
de  l'auteur,  leur  valeur  exceptionnelle  ou  leur  rap- 
port avec  le  développement  de  l'art.  Si  j'avais  quelque 
regret  de  procéder  ainsi,  je  me  consolerais  en  pen- 
sant que,  en  fait  d'art,  la  description  la  plus  complète 
ne  vaut  jamais  la  vue  rapide  de  l'œuvre.  On  peut,  à 
la  rigueur,  se  faire  une  opinion  sur  une  pièce  de 
théâtre  par  une  analyse  bien  faite;  il  faut  voir  un 
tableau  ou  une  statue.  C'est  pour  cela  que,  malgré 
les  écrivains  de  talent  qui  s'y  sont  appliqués,  la  cri- 
tique d'art  fut  toujours  un  genre  incertain  et  flottant, 
qui  ne  pouvait  trouver  de  règles  logiques,  c'est-à- 
dire  une  raison  d'être  et  des  moyens  propres.  Je 
crains  même  qu'il  ne  les  trouve  jamais.  Dire  pour- 
quoi m'entraînerait  trop  loin,  et  je  m'en  abstiens 
pour  aujourd'hui.  En  revanche,  si  la  description 
d'une  œuvre  d'art  est  une  tâche  de  limites  indécises 
et  d'utilité  contestable,  l'expression  des  sentiments 
qu'elle  éveille  n'a  rien  que  de  légitime  et  de  facile. 


A   PROPOS  DES   SALONS.  169 

A  plus  forte  raison,  lorsque,  dans  un  ensemble  d'œu- 
vres  d'art,  on  s'efforce  uniquement  de  saisir  les 
caractères  communs  qu'elles  accusent.  C'est  ce  que 
je  voudrais  essayer  pour  les  deux  Salons. 


Car  il  y  a  toujours  deux  Salons,  rivaux  sinon 
ennemis,  et  vous  pouvez  tenir  pour  certain  que  leur 
coexistence  est  un  fait  désormais  acquis,  dont  il  faut 
faire  son  deuil  ou  sa  joie.  Lorsque,  à  la  suite  de 
l'Exposition  universelle  et  des  conflits  d'intérêt  ou 
d'amour-propre  qu'elle  avait  soulevés  parmi  les 
artistes,  la  Société  nationale  des  Beaux-Arts  sortit  de 
la  Société^  longtemps  unique,  des  Artistes  français^  il 
fut  permis  d'espérer  que  cette  scission  ne  durerait 
pas.  Il  était  trop  évident  que  les  artistes  avaient  tout 
intérêt  à  demeurer  unis,  qu'ils  diminuaient  leurs 
forces  en  les  séparant,  qu'ils  augmentaient  leurs 
dépenses  d'installation  et  de  publicité,  et  surtout 
qu'ils  risquaient  de  fatiguer  l'intérêt  du  public  en  lui 
imposant  une  double  tâche.  On  s'employa  donc  avec 
un  vif  désir  de  conciliation  à  réunir  les  frères  séparés. 
Durant  deux  ans,  ces  tentatives  n'aboutirent  pas, 
mais  rien  n'indiquait  qu'il  fallût  désespérer.  Enfin, 
l'année  dernière,  on  se  crut  sur  le  point  d'aboutir.  Au 
banquet  de  la  Société  des  Artistes,  qui  réunissait, 
par  une  hospitalité  courtoise,  les  chefs  des  deux 
sociétés,  M.  Léon  Bourgeois,  ministre  des  Beaux-Arts, 
lit  un  appel  éloquent  à  la  conciliation.  Avec  sa  loyauté 
habituelle,  M.  Bonnat,  président  de  la  Société  des 
Artistes,  se  déclara  prêt  à  la  conclure;  M.  Puvis  de 


170      NOUVELLES   ÉTUDES   DE   LITTÉRATURE   ET  D'aRT. 

Chavannes,  président  de  la  Société  des  Beaux-Arts, 
prit  avec  la  même  franchise  la  main  qui  lui  était 
tendue.  Ministre  et  présidents  avaient  compté  sans 
les  positions  prises,  les  intérêts  engagés,  et  même  la 
complicité  de  l'opinion,  qui  voyait  sans  peine  ces 
deux  camps  aux  enseignes  différentes  lutter  d'efforts 
pour  lui  plaire.  Il  fut  certain,  au  lendemain  de  ce 
banquet  d'union,  que  la  discorde  était  irrémédiable. 
Cette  année,  les  amateurs  de  situations  nettes  doi- 
vent être  contents.  Si  c'est  bien,  au  total,  l'art  fran- 
çais qui  s'affirme  au  Palais  de  l'Industrie  et  aux 
Champs-Elysées,  il  y  a  là,  comme  après  la  Réforme, 
deux  religions  dans  une  même  foi. 

Ce  qui  domine  aux  Champs-Elysées,  c'est  le  respect 
de  la  tradition  qui,  depuis  trois  siècles,  règle  le  déve- 
loppement de  l'art  national.  Cette  tradition  enseigne 
qu'il  y  a  des  genres  et  une  hiérarchie  entre  eux,  que 
le  pouvoir  d'imaginer  et  la  science  de  composer  sont 
des  nécessités  initiales  ;  que  le  dessin  est  à  l'œuvre 
ce  que  le  squelette  est  au  corps  vivant;  qu'il  y  est 
indispensable  comme  dans  la  nature,  dont  il  est  la 
géométrie  latente  et  parfaite;  qu'une  intention  est 
peu  de  chose  si  elle  n'est  suivie  d'effet  et  le  détail 
sans  valeur  propre  s'il  ne  concourt  pas  à  un  ensemble. 
Elle  recherche  des  qualités  que  l'on  peut  dire  fran- 
çaises par  excellence,  la  clarté,  la  mesure,  l'adresse, 
voire  l'esprit;  non  pas  cet  esprit  plus  littéraire  qu'ar- 
tistique qui  s'occupe  avant  tout  du  sujet,  ou  même 
de  l'anecdote,  mais  celui  qui  consiste  dans  la  nou- 
veauté forte  ou  gracieuse  des  moyens,  l'aisance  ingé- 
nieuse, le  choix  dans  le  naturel.  Quahtés  de  grand 
prix,  auxquelles  nous  ne  renoncerions  qu'en  cessant 


A   PROPOS   DES    SALONS.  171 

d'être  nous-mêmes,  mais  qui  ont  leurs  insuffisances  et 
leurs  dangers. 

En  effet,  si  la  clarté  est  un  besoin  intellectuel  de 
notre  race,  il  y  a  dans  le  mystère  à  demi  pénétré  un 
charme  profond  et  nous  savons  le  sentir.  Nous  ne 
sommes  pas  seulement  hellènes  et  romains;  nous 
avons  été  initiés  à  la  poésie  du  Nord,  qui  nous  a 
donné  le  sens  du  fantastique  et  le  désir  de  l'incon- 
naissable. La  mesure  est  chose  exquise,  mais  elle 
touche  à  la  médiocrité;  l'adresse  est  une  forme  de 
l'originalité,  mais  elle  peut  tenir  du  seul  métier;  si 
l'esprit  est  le  sourire  de  Fart,  Témotion  en  est  la 
vie.  Entin,  il  n'y  a  pas  de  véritable  artiste  sans 
fièvre,  sans  une  poursuite  inquiète  du  nouveau. 
Voilà  ce  dont  on  est  plus  convaincu  au  Ghamp-de- 
Mars  qu'aux  Champs-Elysées.  Ici  on  est  plus  sage,  là 
plus  hardi;  sauf  exceptions,  bien  entendu,  et  avec 
toutes  les  réserves  de  détail  que  l'on  voudra. 

Cette  année,  il  n'y  a  ni  aux  Champs-Elysées  ni  au 
Champ-de-x\fars  d'oeuvre  tout  à  fait  hors  de  pair,  de 
celles  qui  s'imposent  à  l'attention  et  marquent  dans 
le  souvenir.  Rien  de  comparable,  par  exemple,  à  ce 
que  furent  en  leur  temps  le  Gloria  vktis  ou  le  Bois 
uicré.  En  revanche,  quelques  œuvres  de  premier 
ordre  et  un  grand  nombre  d'excellentes.  Jamais, 
parmi  les  maîtres  consacrés,  M.  Bonnat  n'a  montré 
plus  de  vigueur  expressive  ([ue  dans  le  portrait  de 
sa  mère  qu'il  expose  cette  année  et  où  il  a  mis,  par 
surcroît,  l'émotion  discrète  de  la  piété  filiale;  jamais 
M.  Benjamin  Constant  n'a  été  mieux  servi  par  son 
amour  de  la  couleur  que  dans  celui  de  Lord  DufTerin. 
De    même,  les  huit  portraits  de   M.  Carolus  Duran 


n-2      NOUVELLES   ÉTUDES    DE    LITTÉRATURE    ET   d'aRT. 

vont  une  fois  de  plus  attirer  la  foule  et  surprendre  les 
artistes  par  leur  étonnante  variété  dans  la  constante 
richesse  de  la  facture.  Jamais  M.  Jean-Paul  Laurens 
n'enferma  plus  de  sens  historique  et  d'énergie  que 
dans  son  Saitii  Jean  Chrysostome^  ni  M.  Jules  Breton 
un  sentiment  plus  juste  de  la  nature  que  dans  ses 
deux  envois.  La  Poésie  héi^oique  de  M.  Falguières, 
fine,  svelte,  frémissante  de  vie,  rappelle  ses  Dianes 
exquises  sans  en  répéter  aucune  et  VArchitecture 
de  M.  Barrias  est  bien  la  fille  charmante  de  l'inspi- 
ration mélancolique  et  vigoureuse  d'où  sortirent 
les  Premières  funérailles.  Parmi  les  jeunes,  M.  Da- 
gnan-Bouveret,  cherchant  toujours  et  réalisant  chaque 
année  quelque  chose  de  profondément  personnel, 
nous  offre  un  ensemble  de  toiles  où  la  précision 
se  voile  d'une  grâce  infinie,  où  des  natures  com- 
plexes se  livrent  avec  discrétion,  où  Tatmosphère 
enveloppe  la  physionomie  humaine  comme  une  ca- 
resse. A  côté  de  lui,  le  groupe  d'amis,  que  l'on  pour- 
rait appeler  déjà  la  petite  école  de  Neuilly,  et  où 
chacun  maintient  son  originaHté  dans  un  désir  com- 
mun de  vérité,  MM.  Gustave  Courtois  et  Muenier 
notamment,  déjà  classés  par  le  grand  public,  sont 
encore  en  progrès  dans  l'estime  des  artistes.  M.  Injal- 
bert,  le  vaillant  tailleur  de  marbre,  avec  son  Eve 
après  la  faute,  repliée  sur  elle-même  dans  un  déli- 
cieux mouvement  de  confusion,  M.  de  Saint-Marceaux 
avec  sa  Communiante,  si  naturelle  de  ferveur,  vien- 
nent d'égaler,  par  des  œuvres  très  différentes,  ce 
qu'ils  avaient  fait  de  mieux  jusqu'ici,  car,  pour  chacun 
d'eux,  l'antithèse  est  complète  avec  V Enfant  coureur 
ou  V Arlequin. 


A   PROPOS   DES   SALONS.  173 

La  conclusion  de  ces  remarques,  c'est  que  chacun 
des  deux  Salons  a  son  intérêt  propre,  mais  difTérent; 
intérêt  supérieur  peut-être,  cette  année,  au  Champ- 
de-Mars,  qui  n'était  pas  aussi  heureux  Tan  dernier. 
C'est  aussi  qu'avec  les  deux  on  en  ferait  un  d'excel- 
lent, et  surtout  que  le  rapprochement  des  œuvres 
aujourd'hui  séparées  en  augmenterait  la  valeur  d'en- 
seignement. Imaginez  la  Poésie  héroique  de  Falguières 
dressée  au  Champ-de-Mars  :  quel  moyen  de  com- 
paraison pour  les  sculpteurs  troublés  et  le  public 
incertain  !  Transportez  aux  Champs-Elysées,  dans  le 
salon  d'honneur,  le  camaïeu  de  M.  Puvis  de  Cha- 
vannes,  Hommage  de  Victor  Hugo  à  la  ville  de  Paris^ 
et,  après  avoir  contemplé,  en  haut  du  grand  escalier, 
le  Charles  le  Téméraire  de  M.  Roybet,  où  il  y  a  d'ad- 
mirables qualités  de  peintre ,  les  visiteurs  et  les 
artistes  verraient  d'un  coup  d'œil  de  quelle  simple 
ordonnance  et  de  quelle  harmonie  de  lignes  résulte 
l'art  de  composer. 


Les  idées  ne  sont  pas  la  matière  de  l'art  et  ce 
n'est  pas  avec  elles  que  l'on  sculpte  ou  que  l'on  peint. 
Il  est  certain,  toutefois,  qu'elles  le  dominent,  c'est- 
à-dire  que,  de  tout  temps,  l'art  obéit  à  une  direction 
générale  que  lui  imprime  le  sentiment  public.  C'est 
par  là  que  lui  aussi  représente  non  seulement  les  êtres 
et  la  physionomie  extérieure,  mais  l'àme  et  l'état 
moral  d'un  temps.  Pendant  deux  ou  trois  ans,  une 
poussée  de  mysticisme  nous  avait  valu  quelques  œu- 
vres religieuses,  les  unes  très  neuves,  comme  le  Christ 


174      NOUVELLES   ÉTUDES   DE  LITTÉRATURE   ET  d'aRT. 

de  M.  Lhermilte,  d'autres  surprenantes,  comme  le 
Calvaire  de  M.  Jean  Béraud  et  le  travestissement  japo- 
nais des  Pèlerins  d'Emmaûs^div  M.  Jacques  Blanche. 
Il  semble  cette  fois  que,  si  ce  mouvement  n'est  pas 
encore  arrêté,  il  vas  affaiblissant.  Les  sujets  emprun- 
tés à  l'histoire  sainte  sont  plus  rares  et,  sauf  le  Christ 
mort  de  M.  Doucet,  où  le  peintre  savoureux  du  nu 
féminin  s'est  très  sincèrement  souvenu  d'Holbein  et 
d'Henner,  sauf,  peut-être,  la  Tentation  du  Christ  de 
M.  Paul  Buffet,  il  n'y  a  guère  lieu  de  s'y  arrêter.  C'est 
que  la  mode  avait  plus  de  part  que  la  foi  dans  ce 
retour  aux   sentiments  religieux;  ou,    si   l'on  veut, 
l'inquiétude    multiple    de    Tàme   contemporaine   se 
marquait  en  ceci  comme   en  bien  d'autres  choses. 
Désorientés   et  troublés,   nous   ne   savons  où   nous 
diriger   et   comment  nous  calmer;  de   courts  accès 
de   fièvre  secouent  notre  atonie  morale   et  cessent 
aussi  vite  qu'il  sont  venus,  symptômes  d'une  même 
maladie,  lente  et  sourde,  qui  nous  mine  sans  qu'une 
crise   amène   une  réaction.    Le   sentiment   religieux 
étant  un  besoin  de  notre  nature,  il  ne  meurt  pas, 
mais  dans  l'aff'aiblissement  général  de  la  faculté  de 
croire,  il  ne  parvient  pas  à  vivre  de  façon  normale; 
son  expression  est  intermittente  comme  son  action. 
J'en  dirai  autant  du  sentiment  héroïque  et  patrio- 
tique.   Voilà   vingt-trois    ans    qu'après   une   guerre 
désastreuse  nous   sommes  sevrés  de  gloire,   d'une 
gloire  neuve  et  qui  nous  appartienne  en  propre.  Nous 
avons   cherché   d'abord   une    consolation    dans    les 
souvenirs  de  l'année  terrible;  nous  avons  exalté  ce 
qu'ils  révélaient  d'honneur  individuel  et  de  succès 
fragmentaire.  C'est  la  veine  qu'ont  suivie  Alphonse 


A   PROPOS   DES   SALONS.  175 

de  Neuville  et  M.  Edouard  Détaille,  avec  assez  d'ori- 
ginalité pour  former  école  et  une  sincérité  assez 
profonde  pour  nous  communiquer  leur  émotion. 
Puis,  nous  avons  eu  les  petites  victoire  du  Tonkin  et 
du  Dahomey,  où  notre  jeune  armée  retrouvait,  du 
premier  coup,  toutes  les  vertus  de  la  race;  mais 
nous  battions  ces  ennemis-là  sans  nous  comparer  à 
eux.  Pour  les  artistes,  ces  combats  se  livraient  trop 
loin  et  dans  des  conditions  trop  peu  connues;  ils  ne 
pouvaient  ni  les  voir  ni  les  imaginer.  Alors  nous 
nous  sommes  rejetés  d'un  bond  vers  les  souvenirs 
de  la  Révolution  et  de  l'Empire,  de  l'Empire  surtout. 
En  attendant  que  vienne  le  tour  de  notre  génération 
et  qu'elle  puisse  régler  l'échéance  toujours  différée, 
mais  inévitable,  nous  y  trouvions  la  plus  ample 
satisfaction  à  notre  besoin  d'enthousiasme.  Jamais  le 
génie  militaire  ne  s'est  incarné  de  façon  plus  com- 
plète et  plus  frappante  que  dans  Napoléon  P^ 
L'homme  au  petit  chapeau  et  à  la  redingote  grise  est 
une  de  ces  silhouettes  simples  que  l'œil  embrasse 
d'un  seul  regard,  une  de  ces  natures  complexes  dont 
l'historien  cherchera  toujours  le  dernier  mot.  Long- 
temps l'intérêt  national  que  la  France  prend  à  sa 
gloire  s'était  ici  trouvé  en  conflit  avec  l'intérêt  poli- 
tique; aujourd'hui,  s'il  est  un  parti  dont  les  espé- 
rances ne  soient  plus  inquiétantes,  c'est  le  parti 
bonapartiste.  Aussi,  voilà  cinq  ou  six  ans  que  l'em- 
pire et  l'empereur  reviennent  à  la  mode.  On  les 
étudie  avec  passion  ;  histoires  et  mémoires,  objets 
d'art  et  souvenirs,  meubles  et  costumes,  tout  ce  qui 
les  touche  est  remis  en  lumière.  Le  livre  de  Marbot  a 
précipité   le   mouvement  ;    nous   avons    tous  lu  ces 


176      NOUVELLES  ÉTUDES   DE   LITTÉRATURE   ET   D'aRT. 

commentaires  de  l'héroïque  Gascon,  qui  avait  tra- 
versé en  pleine  jeunesse  l'épopée  impériale  et  qui 
avait  assez  vécu  pour  la  raconter  avec  simplicité, 
sans  mélange  de  servilité  admirative,  comme  Las 
Cases,  ni  excès  de  tristesse,  comme  Ségur,  sans  le 
goût  d'emphase  qui,  de  1792  à  1815,  gâtait  la  gran- 
deur des  choses  par  le  faste  des  mots.  De  tout  cela 
résulte  un  nombre  respectable  de  tableaux  consacrés 
à  Napoléon  ou  dominés  par  sa  pensée.  Voici  Saint- 
Jean  d'Acre,  par  M.  Aimé  Morot,  les  Grenadiers  de  la 
garde  à  Fssling  de  M.  Cormon,  Cest  lui!  de  M.  Fla- 
meng,  les  Défenseurs  de  Saragosse  de  M.  Orange, 
le  /4c  de  ligne  à  Eylau  de  M.  Royer.  Marbot  en  per- 
sonne occupe  le  centre  de  ce  dernier,  monté  sur  sa 
terrible  jument  Lisette,  et  recevant,  pour  le  rap- 
porter à  l'empereur,  le  drapeau  que  les  débris  du 
régiment  ne  peuvent  plus  défendre. 

Un  même  sens  de  l'histoire,  un  vif  désir  de  la 
comprendre  telle  qu'elle  fut,  sans  l'altérer  par  le 
mélange  des  idées  propres  à  notre  temps,  inspire 
tous  ces  tableaux.  L'antiquité  elle-même,  dont,  il  n'y 
a  pas  si  longtemps,  les  réalistes  ne  voulaient  plus 
entendre  parler,  profite  de  cet  effort  vers  la  vérité. 
Il  est  admis  aujourd'hui  par  la  grande  majorité  des 
artistes  que  tout  a  les  mêmes  droits  devant  l'art, 
même  la  mythologie,  même  le  symbolisme,  et  qu'il 
n'y  a  qu'une  peinture,  la  bonne,  en  dehors  et  au- 
dessus  de  tout  parti  pris  d'école,  sans  privilège  de 
noblesse  ou  de  vulgarité.  Pour  qui  se  rappelle  les 
lourdes  plaisanteries  de  Courbet  et  de  ses  amis,  c'est 
un  notable  progrès.  Un  artiste  de  grande  conviction 
et  de  labeur  acharné,  M    Henri  Martin,  peut  figurer 


A   PROPOS   DES    SALONS.  177 

aux  yeux  tout  un  système  philosophique,  le  pessi- 
misme, ou  faire  voltiger  autour  de  ses  Troubadours^ 
sous  forme  de  vierges  aériennes,  le  souffle  de  l'in- 
spiration :  ni  confrères,  ni  public  ne  raillent  cette 
imagination  et  cette  facture,  aussi  peu  banales  Tune 
que  lautre.  Notre  siècle  finissant  accuse  par  ce  long 
éclectisme  un  des  sentiments  qui  lui  ont  coûté  le  plus 
de  peine  et  qui  lui  font  le  plus  d'honneur.  Il  a  étudié 
rhistoire  avec  tant  d'ardeur  qu'il  en  a  contracté  le 
respect  et  il  a  tant  fait  pour  l'émancipation  de  l'indi- 
vidu qu'il  reconnaît  tous  ses  droits.  L'imagination 
plastique  n'a  d'autres  limites  qu'elle-même  et  per- 
sonne n'ose  plus  l'enfermer  dans  une  formule. 


A  cette  heure  donc,  le  sujet  n'a  plus  guère  d'impor- 
tance propre  ;  nous  admettons  que  la  vision  person- 
nelle et  l'aptitude  à  faire  sailhr  le  caractère  ont 
seules  une  valeur.  Depuis  Millet,  nous  trouvons  qu'il 
peut  y  avoir  autant  de  noblesse  artistique  dans  un 
paysan  en  haillons  que  dans  un  brillant  seigneur,  et 
de  beauté  dans  une  fille  du  peuple  que  dans  une  impé- 
ratrice. Ici,  le  sentiment  de  la  dignité  humaine  a 
complété  celui  de  l'histoire.  Jadis,  on  n'était  peintre 
d'histoire  que  si  l'on  savait  draper  ou  armer  des 
Grecs  et  des  Romains.  Aujourd'hui,  nous  voyons 
l'histoire  partout,  dans  la  vie  intime,  dans  le  fait  de 
la  rue.  Il  n'y  a  pas  encore  longtemps  que  notre  cos- 
tume moderne  était  tenu  pour  anti-artistique.  Sauf 
dans  les  scènes  de  genre,  réputées  inférieures,  un 
peintre  ou  un  sculpteur  ne  représentait  une  redingote 

12 


178      NOUVELLES   ÉTUDES   DE    LITTÉRATURE    ET   d'aRT. 

qu'à  contre-cœur.  A  force  de  talent,  quelques  artistes 
épris  de  vérité,  comme  Dalou,  ont  guéri  leurs  con- 
frères et  le  public  de  cette  erreur,  fort  préjudiciable 
au  temps  présent.  Si  elle  se  fût  prolongée,  notre 
époque  eût  disparu  sans  laisser  la  marque  de  son 
pittoresque  spécial.  Elle  n'a  plus  à  craindre  un  tel 
sort;  l'avenir  sera  suffisamment  renseigné  sur  elle. 

A  ce  point  de  vue,  l'immense  tableau  de  M.  Roll, 
le  Centenaire^  un  des  plus  grands  efforts  qui  aient 
été  tentés  depuis  le  Sacre^  de  David,  renferme  un 
ensemble  complet  de  documents.  En  représentant  la 
fête  célébrée  à  Versailles  le  5  mai  1889,  l'artiste  a 
groupé  les  divers  échantillons  de  la  société  fran- 
çaise, depuis  le  Président  de  la  République  jusqu'au 
camelot.  Dans  cette  foule  pressée  jusqu'à  l'étoufife- 
ment,  uniformes  militaires,  costumes  officiels,  toi- 
lettes élégantes,  vêtements  populaires  se  mêlent  dans 
une  formidable  poussée  d'enthousiasme  patriotique. 
Ce  n'est  pas  seulement  l'aspect  de  la  fête  que  le 
peintre  a  saisi,  c'est  encore  et  surtout  Fâme  une  et 
multiple  qui  l'inspirait. 

Ainsi  entendu,  le  réalisme  rejoint  l'idéalisme  pour 
unir  la  force  d'expression  particulière  à  chacun  d'eux, 
le  réalisme  ne  songeant  qu'à  représenter  ce  qui  se 
voit,  l'idéalisme  surtout  attaché  à  ce  qui  se  sent. 
C'est  encore  une  toile  réaUste  que  le  tableau  de 
M.  Schommer,  M.  Carnot  à  Bouiogne-sur-Mer\  réaliste 
par  la  vérité  des  attitudes,  du  paysage,  de  la  lumière, 
de  toute  la  disposition  matérielle;  la  postérité  y  verra 
comment  le  chef  de  l'État  exerçait,  en  voyage,  sa 
magistrature  et  ce  qui  persiste,  en  1890,  de  respect 
officiel  ou  populaire  pour  l'autorité  suprême  ;  mais  le 


A   PROPOS   DES   SALONS.  179 

mérite  principal  d'une  représentation  de  ce  genre, 
c'est  de  symboliser  un  régime,  une  date,  un  milieu 
par  une  scène  unique.  Ce  mérite,  M.  Roll  et  M.  Schom- 
mer  Font  atteint,  mais  il  convient  d'en  reporter 
rhonneur  à  notre  temps  autant  qu'à  eux-mêmes.  La 
vérité  simple  qu'ils  ont  poursuivie,  n'eût  pas  été  sup- 
portée il  y  a  vingt-cinq  ans  ;  un  arrangement  plus 
respectueux  leur  eût  été  prescrit  et  la  vérité  eût  perdu 
tout  ce  que  la  convention  eût  gagné. 

A  côté  du  réalisme  sans  autre  but  que  lui-même, 
et  pourtant  dominé  par  l'idéalisme,  voici,  par  un 
exemple  contraire,  le  plus  conventionnel  des  genres 
artistiques,  la  peinture  décorative,  pénétré  par  le 
sens  historique  et  le  souci  de  vérité  propre  à  notre 
temps.  Ainsi,  dans  les  Quatre  Saisons  exécutées  par 
M.  Prinet,  pour  le  palais  de  la  Légion  d'honneur. 
Autrefois,  l'artiste  se  fût  tiré  d'affaire  avec  quelques 
mythologies  roses  tlottant  au-dessus  d'un  paysage 
bleu,  souvenir  composite  de  la  Renaissance  romaine 
et  des  peintres  galants  du  siècle  dernier.  Avec 
notre  commun  souci  d'exactitude  historique,  M.  Pri- 
net s'est  préoccupé  d'adapter  sa  décoration  à  la 
date  de  l'édifice.  Il  a  donc  choisi  des  costumes  et 
des  passe-temps  de  même  date.  Pour  figurer  le  décor 
d'une  époque  qui  lisait  Jean-Jacques,  accueillait 
Pierre  le  Grand,  se  passionnait  pour  la  musique  ita- 
lienne ou  allemande  et  tournait  à  l'idylle  une  civili- 
sation raffinée,  il  a  combiné  les  souvenirs  des  Con- 
fessions^ de  ÏÉmile,  des  modes  russes,  des  concerts 
champêtres,  etc.  Le  résultat  est  une  œuvre  exquise, 
qui,  tout  en  portant  la  marque  d'hier,  semble  con- 
temporaine du  prince  de  Salm. 


180     NOUVELLES   ÉTUDES   DE    LITTÉRATURE   ET   d'aRT. 

Les  autres  variétés  d'art  —  genre,  paysage,  por- 
trait —  montreraient  à  l'analyse  un  semblable  mé- 
lange d'éclectisme  historique  et  d'observation  réaliste, 
une  même  foi  dans  l'égalité  originelle  des  êtres  et 
des  choses  devant  l'art,  un  même  dédain  pour  les 
vieilles  hiérarchies,  surtout  un  éloignement  de  plus 
en  plus  marqué  pour  le  travail  de  l'ateher,  où  les 
modèles  et  la  lumière  sont  également  convention- 
nels, un  entraînement  impérieux  vers  l'observation 
directe  de  la  nature  et  de  la  vie.  C'est  en  Artois  ou  en 
Normandie,  que  M.  Jules  Breton  trouve  Thumble 
poésie  de  la  vie  rustique;  c'est  devant  des  paysages 
tristes  et  longtemps  réputés  sans  noblesse,  dans  la 
banheue  parisienne  ou  sur  les  quais  de  la  Seine,  que 
M.  Billotte  saisit  la  mélancolie  du  jour  finissant  et 
les  jeux  de  la  lumière  crépusculaire  sur  l'horizon 
embrumé.  Voyez  encore  les  études  populaires  de 
M.  Buland,  l'effroyable  Mêlée  de  M.  Adolphe  Binet, 
les  portraits  de  MM.  Baschet,  Cormon,  Chartran, 
Mathey,  etc.  ;  c'est,  dans  les  faires  les  plus  divers,  le 
même  effort  pour  saisir  le  caractère  moral  à  travers 
l'aspect  extérieur,  le  même  respect  de  la  vérité,  le 
même  penchant  à  étudier  l'humanité  aussi  bien  chez 
les  simples,  les  humbles  et  les  souffrants  que  dans 
les  physionomies  façonnées  par  une  existence  supé- 
rieure. 

Je  ne  crois  pas  que  ce  mélange  d'idéalisme  et  de 
réalisme  puisse  aboutir  à  un  art  plus  élevé  et  plus 
sincère,  plus  complexe  et  plus  simple,  qu'avec  les 
médailles  de  M.Roty.  Il  s'agit  ici  de  faire  entrer  dans 
un  minimum  de  matière  et  d'espace  la  vision  com- 
plète d'une  physionomie,  d'une  existence,  d'une  insti- 


A   PROPOS   DES   SALONS.  181 

tution,  d'une  idée.  L'artiste  résout  ce  problème  en 
unissant,  par  des  prodiges  de  synthèse,  les  éléments 
que  lui  imposent  la  stricte  vérité  et  les  ressources  de 
l'abstraction  symbolique .  Ainsi  dans  la  plaquette 
consacrée  à  la  Préfecture  de  police  :  une  femme, 
drapée  à  l'antique,  vigilante  au  milieu  de  la  nuit, 
l'œil  et  l'oreille  tournés  vers  une  fenêtre,  où  s'enca- 
drent la  llèche  de  la  Sainte-Chapelle  et  la  tour  de  la 
Conciergerie,  devant  une  table  qui  supporte  le  télé- 
graphe, le  téléphone,  l'épée  de  l'officier  de  paix,  et, 
je  crois  bien  aussi,  une  paire  de  menottes  K 


Un  des  points  où  se  marque  le  plus  nettement  l'an- 
tagonisme des  deux  salons,  un  de  ceux  qui  offriraient 
le  plus  de  motifs  à  une  étude  sur  les  tendances  de 
l'art  contemporain,  c'est  la  différence  de  traitement 
que  chacun  d'eux  applique  à  l'art  industriel.  Il  y  a 
une  section  d'  «  objets  d'art  »  aux  Champs-Elysées, 
il  y  en  a  une  au  Champ-de-Mars,  mais  la  première 
est  aussi  restreinte  que  la  seconde  est  considérable. 
On  voit  que  la  Société  des  Artistes  fait  place  de  mau- 
vais gré  à  ce  genre  d'objets,  tandis  que  la  Société  des 


1.  Si  je  ne  parle  pas  ici  de  M.  Chaplain,  c'est  qu'il  n'avait  pas 
exposé  au  Salon  de  1893;  j'aurais  été  heureux  de  pouvoir  carac- 
tériser, à  côté  de  M.  Roty,  ce  talent  vigoureux  et  sobre,  clas- 
sique au  meilleur  sens  du  mot,  dont  chaque  œuvre  est  un 
modèle  de  précision,  de  largeur  et  de  franchise.  Kn  ce  moment, 
l'école  française  de  gravure  en  médailles  est  à  la  hauteur  de 
notre  école  de  sculpture;  non  seulement  elle  a  renoué  la 
grande  tradition  du  xvi®  et  du  xvii*  siècle,  mais  elle  la  dépasse, 
ei,  pour  lui  trouver  un  terme  de  comparaison  digne  d'elle,  il 
faudrait  remonter  jusqu'à  la  Renaissance  florentine. 


182     NOUVELLES   ÉTUDES   DE   LITTÉRATURE   ET   D'aRT. 

Beaux-Arts  les  accueille  avec  empressement.  La  pre- 
mière, en  effet,  agit  ici  par  imitation  et  la  seconde 
par  initiative.  Il  a  fallu  du  temps  pour  faire  admettre 
à  nos  artistes  que  dans  un  plat,  un  bijou,  une  arme, 
il  peut  y  avoir  autant  d'art  que  dans  un  tableau,  une 
statue  ou  même  un  édifice.  C'était  une  vérité  admise 
au  temps  de  Benvenuto  Cellini  et  de  Bernard  Palissy, 
lorsque  Tartiste  et  l'ouvrier  ne  faisaient  qu'un  ;  depuis 
qu'ils  s'étaient  séparés  pour  travailler  chacun  de  son 
côté,  elle  était  obstinément  niée.  Le  résultat  avait  été 
un  affaiblissement  de  l'art  pur,  de  plus  en  plus  poncif 
et  dédaigneux,  comme  de  l'art  industriel,  de  plus  en 
plus  utilitaire  et  vulgaire.  Joignez  à  cette  cause  de 
décadence  une  architecture  découronnée  de  sa  maî- 
trise sur  les  deux  autres  arts,  la  juxtaposition  des 
œuvres  opérées  par  le  hasard  au  lieu  de  la  subor- 
dination à  un  plan  commun,  une  géométrie  sèche  et 
l'imitation  remplaçant  chez  beaucoup  d'architectes 
l'invention  et  la  souplesse,  vous  aurez  constaté  les 
principales  causes  qui  achevaient  de  tuer  l'art  indus- 
triel. 

Quelques  hommes  d'initiative  ont  commencé  la 
réaction  contre  ce  déplorable  état  de  choses.  Par 
leurs  efforts,  une  grande  société  s'était  constituée, 
V Union  centrale  des  arts  décoratifs^  qui  avait  pour  but 
de  rapprocher  les  artistes  et  les  industriels,  de  fournir 
à  ceux-ci  des  modèles,  à  ceux-là  des  thèmes  d'appli- 
cation. Sur  son  exemple,  d'autres  associations  se  sont 
formées,  comme  la  Société  d'encouragement  à  Vart  et 
à  Vindustrie^  une  des  plus  récentes  et  des  plus  pra- 
tiques. Peu  à  peu,  l'art  industriel  s'imposait  aux 
préoccupations  des  artistes,  des  ouvriers  et  des  fabri- 


A   PROPOS   DES   SALONS.  183 

canls.  Aujourd'hui,  il  a  partie  gagnée  près  de  l'État 
et  du  public,  mais  c'est  grâce  au  Salon  du  Champ-de- 
Mars  qu'il  a  pris  sa  place  dans  les  expositions 
annuelles,  seul  moyen  d'intéresser  l'opinion  à  son 
développement.  Cette  année,  ce  Salon  en  ofTre  un 
grand  nombre  de  spécimens,  admirables  ou  char- 
mants, avec  les  émaux  de  M.  Thesmar,  les  meubles  et 
les  cristaux  de  M.  Galle,  les  céramiques  de  MM.  Car- 
rière, Chaplet,  Dammouse,  Delaherche,  Lachenal , 
les  étains  de  MM.  Charpentier  et  Dubois,  les  reliures 
de  MM.  Wiener  et  Prouvé.  La  curiosité  que  cette 
partie  de  l'exposition  excite  chez  le  public  est  une 
preuve  frappante  du  progrès  accompli  par  l'éduca- 
tion du  goût.  La  Société  des  artistes  se  tromperait 
lourdement  en  n'y  travaillant  pas  avec  le  même  zèle 
et  la  même  largeur  d'esprit. 

i:i  mai  1803. 


UN  NOUVEAU  ((  RETOUR  DES  CENDRES  » 


S'excitant  Tun  l'autre,  avec  la  complicité  de  Topi- 
nion,  la  littérature  et  l'art  sont  en  train  de  renou- 
veler à  cette  heure  la  cérémonie  du  15  décembre  1840  : 
l'Empereur  mort  revient  une  fois  de  plus.  Les  histo- 
riens étudient  sa  politique  et  les  peintres  représen- 
tent ses  batailles,  les  auteurs  de  mémoires  sortent 
des  oubliettes  pour  le  raconter  par  le  menu,  et  les 
collectionneurs  exposent  tout  ce  qui  porte  la  marque 
de  son  temps.  Gomme  il  fallait  s'y  attendre,  en  ce 
pays  où  tout  aboutit  au  théâtre,  directeurs  et  auteurs 
suivent  le  mouvement,  et  nous  verrons  cet  hiver  trois 
ou  quatre  pièces  napoléoniennes  *.  Quant  au  public,  il 
lit  et  accueille  tout  cela  avec  la  même  curiosité.  Il  n'en 


1.  On  sait  quel  a  été  le  succès  de  Madame  Sans-Gêne, 
comédie  en  quatre  actes,  de  MM.  Victorien  Sardou  et  Emile 
Moreau,  représentée  au  théâtre  du  Vaudeville,  le  27  octobre  1893, 
et  de  Napoléon,  épopée  en  six  actes,  de  M.  L.  Martin-Laya, 
représentée  au  théâtre  de  la  Porte-Saint-Martin,  le  5  décembre 
de  la  même  année. 


186      NOUVELLES   ÉTUDES    DE    LITTÉRATURE   ET   D'aRT. 

a  jamais  trop,  il  en  redemande.  Le  temps  présent 
pourrait  prendre  comme  devise  les  vers  fameux  : 

Toujours  lui!  lui  partout!  Ou  brûlante  ou  glacée, 
Son  image  sans  cesse  ébranle  ma  pensée.... 

Non  pas  lui  seulement,  mais  tout  ce  qui  le  touche, 
tout  ce  qui  le  rappelle,  tout  ce  qui  peut  s'autoriser 
de  son  nom  et  de  son  souvenir,  ses  généraux  et  ses 
femmes,  ses  soldats  et  ses  maîtresses,  ceux  qui  l'ont 
aimé  et  ceux  qui  l'ont  haï,  les  fidèles  et  les  traîtres. 

Au  lendemain  de  sa  chute,  sa  mémoire  exerçait 
encore  une  action  si  puissante,  que,  durant  plus 
d'un  demi-siècle,  il  continua  de  régner  sur  les  cœurs. 
La  France  entière  avait  reçu  son  empreinte,  com- 
battu et  souffert  sous  lui,  vécu  par  lui  une  épopée 
surhumaine;  toute  génération  entretenait  en  lui  l'or- 
gueil d'elle-même.  L'obsession  était  si  forte  qu'après 
l'avoir  admiré  vivant,  la  France  de  1840  voulut  l'avoir 
mort;  la  pression  de  l'opinion  publique  obligea  donc 
le  pacifique  et  fin  Louis-Philippe  à  ramener  de 
Sainte-Hélène  le  cercueil  du  prodigieux  soldat.  Le 
roi  ne  se  faisait  certainement  aucune  illusion  sur  les 
dangers  de  la  légende  qui  grandissait  autour  de 
l'Empereur  et,  après  le  règne  passé,  lui  préparait  un 
règne  futur.  Il  n'aimait  guère  Lamartine,  mais  il  dut 
applaudir  tout  bas  lorsque  le  poète,  répondant  aux 
apologies  de  Napoléon,  faites  par  des  amis  de  la 
liberté,  s'écriait  à  la  tribune,  sans  convaincre  la 
Chambre  :  «  Prenez  garde  de  donner  une  pareille 
épée  pour  jouet  à  un  pareil  peuple!  Faites  attention 
à  ces  encouragements  au  génie  à  tout  prix.  Je  les 
redoute  pour  notre  avenir.  Je  n'aime  pas  ces  hommes 


UN  NOUVEAU  «  RETOUR  DES  CENDRES  ».      187 

qui  ont  une  foi  et  un  symbole  opposés,  qui  ont  pour 
doctrine  officielle  la  liberté,  la  légalité,  le  progrès, 
et  qui  prennent  pour  symbole  un  sabre  et  le  despo- 
tisme. Je  ne  me  fie  pas  à  ces  contradictions  :  j'ai 
peur  que  cette  énigme  n'ait  un  jour  son  mot.  » 

Notre  génération  à  nous  Fa  connue,  la  solution  de 
cette  énigme  :  le  mot  final  a  été  Sedan.  Si,  le  mois 
dernier,  Tempereur  d'Allemagne  s'est  donné  le  plaisir 
délicat  de  faire  parader  son  armée  autour  de  Metz, 
c'est  qu'un  premier  Empire  n'avait  pas  suffi  à  la 
France,  et  qu'il  en  avait  fallu  un  second.  Celui-ci  ne 
nous  a  pas  coûté  seulement  Metz  et  Strasbourg  :  il 
nous  a  valu,  par  surcroit,  cette  hostilité  de  l'Europe, 
ce  mélange  singulier  de  peur  et  de  colère  soulevé, 
entretenu,  exploité  contre  nous,  de  par  les  projets 
que  l'on  nous  croit  ou  que  l'on  nous  suppose,  ces  sen- 
timents que  traduisent,  d'un  coté,  les  manifestations 
et  les  voyages  princiers  par  lesquels  la  chevaleresque 
Italie  se  crée  des  titres  à  l'étonnement  de  l'histoire; 
de  l'autre,  les  promenades  maritimes  par  lesquelles 
l'Angleterre  essaie  sournoisement  de  compenser  l'effet 
des  fêtes  russes. 

Aussi,  en  présence  de  la  ferveur  napoléonienne 
qui  se  rallume,  y  a-t-il  au  premier  abord  de  quoi 
s'étonner.  Qui  nous  l'eût  dit  en  1871,  ou  seulement 
il  y  a  cinq  ans?  C'était  le  temps  où  le  duc  d'Audiffret- 
Pasquier,  dans  un  jour  unique  de  grande  éloquence, 
et  Gambetta  toutes  les  fois  que  le  parti  bonapartiste 
fouettait  ses  colères  de  patriote  et  de  républicain, 
établissaient  le  bilan  du  second  Empire;  où  Taine, 
arrivant  au  bout  de  son  enquête  sur  les  origines  de 
la  France  contemporaine,  prenait  corps  à  corps  Napo- 


188      NOUVELLES   ÉTUDES   DE    LITTÉRATURE   ET   D  ART. 

léon  comme  chef  d'empire,  chef  d'armée,  législateur 
et  administrateur,  comme  homme  surtout,  et  con- 
cluait que  c'était  plutôt  un  monstre  qu'un  génie. 


Les  jugements  sévères  de  nos  orateurs  politiques  ne 
sont  pas  revisés.  Ils  ont  été  si  complètement  adoptés 
par  l'opinion  qu'il  n'y  a  plus  trace,  à  cette  heure,  de 
parti  bonapartiste  :  personne  n'attaque  plus  l'impé- 
rialisme, parce  que  personne  ne  le  défend,  et  que, 
reprendre  l'accusation,  ce  serait  proprement  décla- 
mer, c'est-à-dire  s'échauffer  de  parti  pris  sur  ce  qui 
ne  passionne  plus  personne.  Mais  il  s'en  faut  que  le 
lYapolpon  de  Taine  ait  le  même  bénéfice  d'accepta- 
tion. Loin  d'obtenir  la  fortune  que  semblait  lui  pro- 
mettre le  nom  de  son  auteur,  il  constitue,  lui,  un 
procès  à  reviser.  Non  seulement  les  arguments  de 
l'historien  n'ont  convaincu  personne,  mais  la  base 
même  de  son  enquête  est  contestée.  A  des  preuves 
incomplètes  ou  mal  choisies  on  en  oppose  de  nou- 
velles et  l'on  incline  déjà  vers  d'autres  conclusions. 
Taine  voyait  dans  Napoléon  un  monstre  simple  de 
perversité  morale  ;  on  lui  répond  que  c'était  une 
nature  complexe,  dans  laquelle,  comme  chez  tous  les 
hommes,  ne  manquaient  ni  la  bonté,  ni  la  pitié,  ni 
la  tendresse,  aucune  des  humbles  vertus  qui  sont  le 
lot  de  l'humanité  moyenne. 

Ce  qu'il  y  a  de  plus  surprenant  peut-être  dans 
cette  opinion  nouvelle,  c'est  son  calme  parfait.  Les 
nouveaux  historiens  de  Napoléon  ne  s'échauffent  pas; 
ils   trouvent   leur   sujet  très  intéressant,   mais   non 


UN  NOUVEAU  «  RETOUR  DES  CENDRES  ».      189 

passionnant.  Taine  aura  été  peut-être  le  dernier  des 
Français  sur  qui  Napoléon  ait  produit,  après  sa 
mort,  un  des  deux  sentiments  qu'il  produisait  tou- 
jours de  son  vivant  :  l'enthousiasme  ou  l'indignation. 
Et,  visiblement,  l'opinion  pense  comme  les  hommes 
de  lettres  ou  les  artistes  qui,  à  cette  heure,  étudient 
l'Empereur  :  il  n'y  a  chez  elle  aucune  fièvre.  Pour  le 
curieux  qui  s'arrête  docilement  devant  le  spectacle  à 
la  mode,  comme  pour  l'écrivain  qui  écrit  le  livre  dont 
le  sujet  est  dans  l'air,  comme  pour  l'artiste  à  qui  l'ac- 
tualité impose  un  motif  de  représentation  plastique, 
il  en  est  de  Napoléon,  mort  depuis  moins  d'un  siècle, 
comme  pour  César,  mort  depuis  deux  mille  ans.  Ce 
sont  deux  objets  d'évocation  sans  fièvre,  l'un  plus  vif 
parce  qu'il  est  plus  voisin,  l'autre  plus  archéologique 
parce  qu'il  est  plus  éloigné,  mais  sans  plus  d'effet 
l'un  que  l'autre  sur  la  marche  des  événements  con- 
temporains. Je  ne  crois  pas  qu'il  se  trouve  à  cette 
heure  un  nombre  appréciable  de  Français  pour 
regretter  Napoléon  autrement  que  d'un  regret  pla- 
tonique et  pour  souhaiter  le  retour  d'un  régime  sem- 
blable à  celui  qu'il  voulut  créer.  La  fièvre  boulangiste 
était  autre  chose;  mais  je  n'ai  garde  de  lever  ce 
lièvre-là.  Il  me  suffit  d'étudier  Napoléon  I^"^  au  simple 
point  de  vue  de  la  littérature  et  de  l'art. 

Pour  l'un  comme  pour  l'autre,  c'est  un  merveilleux 
sujet,  et  ils  y  reviennent  avec  d'autant  plus  d'empres- 
sement qu'ils  le  trouvent  déblayé  à  souhait,  par  le 
temps  et  les  circonstances,  de  tout  ce  qui  pouvait  y 
gêner  leur  curiosité.  Jusqu'à  ces  derniers  temps, 
malgré  le  beau  livre  de  Thiers,  Napoléon  appartenait 
moins  à   l'histoire  qu'à  la  polémique.  Il  était   trop 


190      NOUVELLES   ÉTUDES   DE   LITTÉRATURE   ET    D'aRT. 

mêlé  aux  questions  du  jour.  Pendant  un  demi-siècle, 
la  France  agitait  encore  les  problèmes  posés  par  lui 
et  aucun  parti  ne  pouvait  proposer  de  solutions  sans 
accepter  ou  combattre  les  siennes.  Mais  voilà  qu'avec 
la  troisième  République,  les  événements  ont  marché 
si  vite  que  toutes  les  questions  où  il  était  un  argu- 
ment nécessaire  se  sont  évanouies  et  transformées. 
Gouvernants  et  gouvernés  s'occupent  à  cette  heure  de 
périls  où  la  pensée  napoléonienne  n'a  rien  à  voir, 
parce  que  rien  de  semblable  n'existait  au  moment  où 
elle  s'affirmait.  L'évolution  économique  et  industrielle 
qui  nous  emporte,  le  socialisme  qui  en  est  la  consé- 
quence, ont  besoin,  s'ils  peuvent  être  guidés,  d'autres 
modérateurs  que  les  idées  du  Mémorial.  Certes,  nous 
voudrions  bien  avoir  un  politique  et  surtout  un 
général  de  la  force  de  Napoléon,  quitte  à  prendre  nos 
sûretés  avant  de  nous  mettre  une  fois  de  plus  en  de 
telles  mains,  mais  nous  ne  craignons  plus  que  les 
héritiers  de  son  nom  ou  de  son  système  viennent  nous 
imposer,  pour  nous  tirer  d'embarras,  les  moyens 
dont  il  a  laissé  la  formule. 

Cette  situation  est  très  favorable  à  la  littérature  et 
l'art.  Tandis  que  le  public,  guidé  par  eux,  leur  prouve 
son  intérêt  par  son  attention,  ils  reconstruisent  à 
vue  d'œil  Napoléon  et  son  épopée. 


C'est  l'art  qui  a  commencé.  Il  lui  faut  des  figures 
nettes,  des  costumes  brillants,  des  scènes  énergiques, 
des  sentiments  simples.  Le  premier  Empire  lui 
offrait  abondamment  tout  cela.  Profitant  de  ce  que, 


UN  NOUVEAU  «  RETOUR  DES  CENDRES  ».     191 

après  une  cuisante  humiliation  militaire  et  une 
longue  paix,  un  sourd  besoin  d'émotions  héroïques 
tourmentait  les  esprits,  il  a  évoqué  les  spectacles 
guerriers  de  TEmpire  avec  un  singulier  mélange 
d'enthousiasme  et  d'ironie.  De  là  naquit  V Epopée  du 
Chat-Noir.  Comme  Fauteur  avait  une  originalité  et 
que  la  mise  en  scène  était  curieuse,  le  succès  fut 
vif.  Cette  fantaisie  suffit  à  précipiter  le  mouvement. 
Cependant,  les  vrais  artistes  n'avaient  pas  attendu  ce 
signal;  Meissonier  avait  déjà  peint  1807  et  1814^ 
deux  chefs-d'œuvre,  et  M.  Edouard  Détaille  recon- 
stituait, avec  sa  précision  énergique,  les  types  de 
l'armée  impériale.  Mais,  pour  la  foule,  ce  n'était  pas 
encore  l'essentiel  de  leur  œuvre.  Lorsqu'elle  trouva 
chez  eux  ce  dont  une  mode  soudaine  lui  avait  donné 
le  goût,  elle  y  porta  un  enthousiasme  tout  neuf  et, 
naturellement,  d'autres  artistes  suivirent  la  mode  ; 
ce  fut  à  qui  la  satisferait. 

Du  même  coup,  des  oubliés  et  des  dédaignés  sor- 
tirent de  l'ombre  discrète  où  un  petit  groupe  d'ad- 
mirateurs entretenait  leur  culte  :  nous  eûmes  les 
expositions  de  Charlet  et  de  Rafîet;  de  simples  des- 
sinateurs, ils  passèrent  grands  peintres.  Vous  verrez 
dans  quelques  semaines  un  heureux  résultat  de  cet 
engoûment.  Raffet  va  avoir  son  monument  devant  le 
Louvre  —  où,  soit  dit  en  passant,  il  n'y  a  pas  un  seul 
croquis  de  sa  main  —  et,  sur  le  socle,  un  maître  de 
notre  école  de  sculpture,  M.  E.  Fremiet,  a  dressé  le 
tambour  du  Réveil^  ce  tambour  fantôme  qui,  dans  la 
célèbre  lithographie  de  Raffet,  bat  la  diane  des  morts. 
M.  Fremiet  l'a  dégagé  de  la  poussière  funèbre  pour  le 
lancer  en  avant,  comme  aux  jours  de  victoire,  mar- 


192      NOUVELLES   ÉTUDES   DE   LITTÉRATURE    ET   d'aRT. 

chant  au  pas  de  charge  en  tête  d'une  armée  que 
Fimagination  supplée  ^ 

Pendant  ce  temps  la  littérature  travaillait  au  même 
résultat.  Par  un  contraste  piquant,  au  moment  où 
Taine  allait  appliquer  à  Napoléon  P''  sa  puissante 
méthode  et  ses  fortes  couleurs,  un  livre  tout  de 
finesse  et  de  nuances,  un  simple  récit  de  femme,  les 
Mémoires  de  Mme  de  Rémusat  venaient  de  nous  mon- 
trer un  Napoléon  intime,  dans  un  genre  d'intérêt 
auquel  ni  Thiers  ni  Las  Cases  ne  nous  avaient 
habitués.  Le  Napoléon  de  Taine  était  si  en  relief  et  si 
excessif,  qu'il  avait  fait  scandale  :  l'on  sait  la  belle 
colère  du  prince  Napoléon  en  voyant  son  oncle  figuré 
de  la  sorte.  On  avait  regardé  ce  Napoléon  avec  l'in- 
térêt que  méritaient  le  modèle  et  le  peintre,  mais  il 
ne  faisait  pas  école  et  restait  seul  de  son  espèce. 
Malgré  le  talent  dépensé  et  l'exemple  donné,  il  n'était 
pas  accepté  comme  vrai,  et,  contrairement  à  ce  qui 
arrivait  d'ordinaire  pour  Taine,  il  n'y  avait  pas  d'his- 
torien à  la  suite.  Au  contraire,  le  Napoléon  de 
Mme  de  Rémusat,  peint  par  petites  touches,  et  n'ac- 
cusant aucune  prétention  à  la  majesté  de  l'histoire, 
contribuait  pour  beaucoup  au  mouvement  d'intérêt 
qui  commençait  autour  de  l'Empereur.  Soyez  donc 
un  des  grands  esprits  de  votre  siècle,  préparez-vous 
à  un  grand  sujet  par  un  énorme  labeur,  appliquez-y 
tout  l'effort  de  votre  talent,  pour  être  ainsi  vaincu, 
dans  une  concurrence  fortuite,  par  une  femme  qui 
conte  en  souriant  des  souvenirs  de  dame  dhonneur! 

Et  puis  ce  fut  Marbot.  Je  ne  crois  pas  que,  même  au 
temps  où  le  général  de  Ségur  racontait  la  retraite  de 

1.  Voir,  ci-après,  M.  E.  Frémiet. 


UN  NOUVEAU  «  RETOUR  DES  CENDRES  ».      193 

Russie  à  ceux  qui  l'avaient  faite,  un  livre  militaire  ait 
produit  un  tel  ébranlement  dans  les  esprits.  Ségur 
visait  à  Téloquence;  il  était  pompeux  et  tendu;  il 
avait  le  triple  sentiment  de  son  sujet,  de  son  grade 
et  de  son  nom.  Marbot,  petit  cadet  de  Gascogne  et 
simple  colonel  à  Waterloo,  était  plus  simple  et  plus 
vivant.  Depuis  d'Artagnan,  le  héros  imaginaire  de 
Dumas,  ou  même  depuis  un  autre  Gascon,  très  réel 
celui-là,  Biaise  de  Montluc,  on  n'avait  pas  encore 
raconté  l'héroïsme  avec  autant  de  verve,  d'instinct 
militaire  et  de  pittoresque.  En  quelques  semaines, 
le  livre  de  Marbot  remplit  les  imaginations  de  sou- 
venirs saisissants  :  le  combat  avec  les  gendarmes 
espagnols,  le  cimetière  d'Eylau,  les  exploits  de  la 
jument  Lisette,  etc.  Jusqu'à  la  simple  photographie 
qui  servait  de  frontispice  à  l'un  des  volumes,  et  qui 
était  héroïque  :  un  énorme  shako  entaillé  à  fond 
d'un  coup  de  sabre  et  un  chapeau  écorné  par  un 
boulet.  On  songeait,  en  les  regardant,  au  mot  de 
Napoléon  :  «  Que  pensez-vous  des  soldats  qui  sur- 
vivent à  de  pareils  coups?  » 

Autour  de  Marbot  bruissaient  les  archives  de  fa- 
mille, simples  cahiers  de  notes  ou  apologies  person- 
nelles, depuis  les  cahiers  du  capitaine  Coignet  et  les 
souvenirs  du  sergent  Gille,  jusqu'aux  volumineuses 
explications  d'un  louche  officier  recruteur,  l'adju- 
dant-général  Landrieux;  tous  dévorés  avec  passion, 
si  frustes  ou  si  indigestes  qu'ils  pussent  être.  Et  de 
cet  amas  de  documents,  comme  d'une  carrière  d'où 
surgit  peu  à  peu  un  piédestal  de  statue,  la  silhouette 
de  l'Empereur  se  dégageait,  de  plus  en  plus  nette. 
Comment  la  voyons-nous  à  cette  heure? 

13 


194      NOUVELLES   ÉTUDES   DE   LITTÉRATURE   ET  D'aRT. 


Dans  l'art,  tout  le  monde  connaît  sa  forme  popu- 
laire :  la  redingote  grise  et  le  petit  chapeau.  Elle  n"a 
pas  changé,  parce  qu'elle  est  vraie.  De  bonne  heure, 
Napoléon  avait  fixé  son  aspect  extérieur  avec  la 
sûreté  d'instinct  commune  à  tous  les  grands  hommes 
de  guerre.  Il  n'en  est  pas  un,  en  effet,  qui  ne  se  soit 
imposé  à  l'attention  par  une  simplicité  à  moitié  natu- 
relle, à  moitié  voulue,  et  qui  n'ait  tranché  sur  l'aspect 
traditionnel  des  soldats,  épris  de  dorures  et  de  pana- 
ches. Annibal  marchait  en  tète  de  ses  troupes  sous 
un  petit  manteau  de  laine,  et  César  portait  la  cui- 
rasse du  légionnaire.  Plus  près  de  nous,  Charles  XII 
se  battait  pendant  dix-huit  ans  en  habit  bleu  à  bou- 
tons de  cuivre.  Au  milieu  des  superbes  grenadiers 
que  lui  avait  légués  le  roi-sergent,  Frédéric  II  che- 
vauchait, le  dos  rond,  avec  son  grand  chapeau  rous- 
sâtre  et  sa  grosse  redingote.  Ce  qui,  entre  autres 
molifs,  ferait  concevoir  des  doutes  sur  la  quaUté  de 
l'esprit  militaire  qu'affiche  le  jeune  empereur  d'Alle- 
magne, c'est  qu'il  change  trop  souvent  d'uniformes 
et  les  choisit  trop  brillants,  travesti  le  même  jour  en 
garde  du  corps,  en  hussard  rouge,  en  cuirassier  blanc 
et  en  amiral.  Tous  ceux  qui  ont  aimé  sérieusement 
la  guerre  ont  laissé  à  des  sous-ordres,  hommes  de 
main  plus  que  de  tête,  comme  Murât,  l'étalage  du 
clinquant. 

Napoléon,  lui,  avec  un  sens  génial  de  ce  qui  frappe 
l'esprit  des  hommes,  avait  voulu  une  armée  riche- 
ment vêtue,  parce  que  ce  luxe  martial  est  une  part 


UN  NOUVEAU  «  RETOUR  DES  CENDRES  ».      195 

de  Tesprit  militaire,  et,  au  milieu  d'elle,  il  saisissait 
Tattention  par  la  simplicité  de  son  aspect.  On  aurait 
dit  un  «  riz-pain-sel  »,  comme  l'appelaient  les  soldats 
dltalie,  un  »  petit  caporal  »,  comme  disaient  ceux 
de  la  Grande  Armée.  Peu  à  peu,  la  tête  maigre  du 
premier  consul,  ce  profd  d'oiseau  de  proie,  se  rem- 
plit et  arrondit  ses  angles;  il  prit  la  beauté  d'une 
médaille  antique.  Alors,  sur  son  cheval  blanc,  dans 
le  simple  habit  des  chasseurs  ou  des  grenadiers  de 
sa  garde,  la  tête  puissante,  le  regard  d'acier,  les  mou- 
vements rares,  dressé  sur  les  tertres  qui  dominaient 
les  champs  de  batailles  ou  parcourant  les  lignes 
de  bonnets  à  poils,  l'Empereur  offrait  une  silhouette 
inoubliable,  avec  de  rares  points  brillants  qui 
tiraient  l'œil  dans  cette  tonalité  sombre  :  la  selle  de 
velours  à  crépines  d'or,  le  cordon  rouge  de  la  Légion 
d'honneur  sous  le  revers  blanc,  la  plaque  d'argent 
sur  la  poitrine.  Qui  l'avait  vu  l'oubliait  d'autant  moins 
qu'il  était  toujours  semblable  à  lui-même  :  cette 
petite  taille,  détachée  sur  le  ciel,  en  avant  de  géné- 
raux colosses,  ce  modeste  habit  de  guerre  sur  un  fond 
de  richesses  étalées,  hantaient  le  souvenir  et  entre- 
tenaient la  terreur. 

Pour  nous,  la  postérité,  les  artistes  nous  l'ont 
enfoncé  dans  les  yeux.  Saisis  eux-mêmes  par  cette 
forte  vision,  ils  lui  ont  imprimé  un  caractère  définitif. 
Elle  est  si  synthétique  qu'il  leur  suffit  d'un  coup 
de  pinceau  pour  l'évoquer,  de  face,  de  profil,  de  dos, 
toujours  frappante.  Il  n'est  pas  nécessaire  de  donner 
à  Napoléon,  comme  faisait  Van  der  Meulen  pour 
Louis  XIV,  tout  le  milieu  d'un  tableau  :  un  peintre 
peut  le  placer  à  l'extrême  arrière-plan  de  sa  toile, 


196      NOUVELLES   ÉTUDES   DE   LITTÉRATURE    ET   d'aRT. 

comme  Meissonier  dans  ses  Cuirassiers  de  1805;  k 
peine  visible  sur  l'horizon,  il  dominera  toute  la  scène 
et  le  spectateur  ira  chercher  cette  indication  imper- 
ceptible. Mais  comme  il  supporte,  lui  aussi,  le  pre- 
mier plan,  et  tout  Teffortde  l'artiste  concentré  sur  lui 
seul!  Yoyez-le,  dans  i8i4^  marchant,  les  traits  de 
marbre,  en  tête  de  son  état-major  somnolent,  sur  le 
flanc  d'un  régiment  qui  piétine  dans  la  boue.  Voyez-le 
encore,  dans  /  507 ,  à  mi-toile,  le  visage  éclairé  d'un 
sourire  et  soulevant  son  chapeau  pour  répondre  à 
l'acclamation  de  ses  cuirassiers  qui  défilent  au  galop 
de  charge  :  ici  et  là  l'impression  est  la  même,  aussi 
forte  et  aussi  vive.  De  même  dans  les  admirables 
lithographies  de  Raffet,  VŒU  du  Maître,  1807, 
1813,  y  Inspection,  la  Revue  nocturne. 

Autour  du  chef  se  groupent  ses  généraux  et  ses 
soldats.  Pour  eux  encore  l'impression  plastique  défie 
toute  comparaison.  Il  y  a  eu  de  superbes  généraux 
dans  l'ancienne  France  :  ainsi  Condé  etTurenne.Ceux 
qui  ont  vu,  à  la  Comédie-Française,  Mlle  du  Vigean, 
n'ont  pas  oublié  le  général  de  race  et  d'instinct,  que 
nous  montrait,  à  vingt-deux  ans,  M.  Delaunay  :  il  était 
charmant  de  grâce  héroïque.  J'aurais  plaisir  à  voir 
représenté  de  même  Turenne ,  plus  rassis  et  plus 
grave,  avec  la  mélancolie  de  l'homme  compatissant 
que  son  métier  oblige  à  tuer,  général  d'observation 
et  d'expérience,  un  Moltke  moins  «  tête  de  mort  ». 
Mais  ils  sont  déjà  trop  loin  de  nous;  ils  nous  inté- 
ressent sans  nous  émouvoir.  Au  contraire,  les  géné- 
raux de  la  République  et  de  l'Empire,  tout  jeunes 
ou  déjà  blanchis.  Hoche  et  Marceau,  Lannes  et  Ney, 
comme  ils  nous  prennent  l'esprit  et  l'âme,  ces  grands 


UN  NOUVEAU  «  RETOUR  DES  CENDRES  ».      197 

soldats  qui  ont  donné  à  la  France  nouvelle,  en  vingt- 
cinq  ans,  autant  de  gloire  que  la  vieille  monarchie 
en  deux  siècles!  Comme  ils  sont  beaux  à  voir,  ceux 
de  la  République  avec  leurs  grands  panaches  et  leur 
simple  redingote  que  bordent  les  feuilles  de  chêne, 
et  ceux  de  l'Empire  avec  leurs  habits  étincelants  ! 
Quant  aux  soldats,  il  n'est  pas  un  enfant  de  France 
qui  ne  puisse  décrire  leurs  uniformes,  volontaires 
de  la  République  ou  grognards;  il  n'est  pas  un 
homme  ayant  lu  et  regardé  qui  ne  les  évoque  à  tra- 
vers les  tableaux  des  artistes  et  les  vers  des  poètes  : 

....  Et  le  hussard  rapide 
Parant  de  gerbes  d'or  sa  poitrine  intrépide, 
Et  le  panache  blanc  des  agiles  lanciers, 
Et  les  dragons  mêlant  sur  leur  casque  gépide 
Le  poil  taché  du  tigre  aux  crins  noirs  des  coursiers. 


La  littérature  étudie  naturellement  Napoléon  I''" 
d'une  manière  moins  extérieure  et  plus  complexe.  Il 
est  à  peine  besoin  de  dire  pourquoi  il  lui  inspire  un 
si  vif  intérêt.  Le  domaine  de  la  littérature,  c'est 
l'étude  de  l'homme  et  de  l'activité  humaine  :  or  quel 
homme  donna  un  exemple  plus  universel  de  toutes 
les  facultés  humaines  et,  surtout,  agit  plus  que 
lui? 

On  admire,  pour  en  revenir  à  Taine,  à  quelle 
étrange  conclusion  et  bien  inattendue  une  étude 
aussi  profonde  de  son  sujet  avait  conduit  ce  grand 
esprit.  Pour  les  Bourbons  et  leurs  partisans,  Napoléon 
était  un  monstre,  «  l'ogre  de  Corse  »,  un  fléau  de 


498     NOUVELLES  ÉTUDES   DE   LITTÉRATURE   ET   D'aRT. 

Dieu,  un  prodige  de  crime  et  de  perversité;  opinion 
naturelle,  car  on  ne  saurait  demander  Téquité  aux 
partis  politiques.  Ce  qui  est  stupéfiant,  c'est  que, 
avec  sa  science  et  sa  méthode ,  Taine  soit  arrivé 
aux  mêmes  conclusions.  J'ai  déjà  dit  ^  quelle  dispo- 
sition d'esprit  avait  provoqué  ce  résultat.  11  suffit, 
au  contraire,  d'un  examen  plus  superficiel,  mais 
moins  passionné  —  ainsi ,  tout  simplement  celui 
de  Thiers,  dans  la  conclusion  de  VHistoire  du  Con- 
sulat et  de  VEmpire  —  pour  reconnaître  que  ce  qui 
explique  avant  tout  le  génie  de  Napoléon  I",  c'est  que 
son  organisation  était  très  humaine,  en  ce  sens  que, 
s'il  ne  lui  manquait  rien  des  grandeurs  de  l'humanité, 
il  avait  toutes  ses  faiblesses. 

Sur  son  génie  militaire  et  politique,  son  instinct  de 
grandeur  en  toutes  choses,  sa  puissance  d'organisa- 
tion, sa  connaissance  des  hommes,  je  n'ajouterai  pas 
quelques  lignes  banales  d'admiration  à  tout  ce  qui 
en  a  été  dit.  Ce  qui  est  plus  neuf,  ce  qui  ressort  de 
tout  ce  qui  se  publie  à  son  sujet  depuis  dix  ans  — 
mémoires,  confidences,  études  intimes,  —  c'est  que, 
contrairement  à  l'attitude  qu'il  se  donnait  et  au  sen- 
timent qu'il  voulait  inspirer,  il  ne  manquait  ni  de 
simplicité  ni  de  bonté.  Lamartine  —  qui  ne  l'aimait 
pas  et  qui  a  marqué  son  aversion  en  prose  et  en  vers 
—  lui  disait  : 

Rien  d'humain  ne  battait  sous  ton  épaisse  armure  : 
Sans  haine  et  sans  amour  tu  vivais  pour  penser.... 

Il  se  trompait.  Napoléon  aima  passionnément  José- 
phine; il  fut  un  bon  mari  pour  Marie-Louise;  il  eut 

1.  Voir,  ci-dessus,  H.  Taine. 


UN  NOUVEAU  «  RETOUR  DES  CENDRES  ».      199 

un  goût  très  vif  pour  la  comtesse  Walewska  et  quel- 
ques autres  ^  Je  sais  bien  que  Ton  peut  aimer  et 
être  un  parfait  égoïste,  l'amour  n'étant  assez  souvent 
que  la  forme  suprême  de  Tégoïsme.  Mais  ce  n'était 
pas  le  cas  pour  Napoléon  :  il  aima  autrui  pour  autrui. 
Son  fils  était  pour  lui  autre  chose  que  l'héritier  de  sa 
dynastie,  et,  la  veille  de  la  Moskowa,  il  s'attendrissait 
devant  son  portrait.  Comme  tous  les  grands  manieurs 
d'hommes,  il  méprisait  l'humanité;  pourtant  il  lui 
arriva  de  s'attacher  sincèrement  à  quelques-uns  de 
ceux  dont  il  se  servait.  Il  versa  de  vraies  larmes  à 
la  mort  de  Lannes  et  de  Duroc. 

Obligé  de  se  donner  au  dehors  une  attitude  le  plus 
souvent  dissimulée  et  impénétrable,  il  se  détendait 
dans  l'intimité;  il  se  montrait  alors  simple,  uni,  avec 
—  dût  le  mot  étonner  —  des  moments  de  naïveté, 
c'est-à-dire  d'abandon  et  d'étonnement.  On  connaît 
son  pouvoir  de  séduction  :  il  ne  le  mettait  pas  tou- 
jours au  service  d'un  calcul  et,  souvent,  s'il  charmait, 
c'est  tout  simplement  parce  qu'il  avait  le  désir  d'at- 
tirer la  sympathie,  pour  en  jouir.  Lorsqu'il  provo- 
quait les  acclamations  de  son  peuple  ou  de  son 
armée,  il  jouait  un  rôle  et  il  n'y  trouvait  qu'un  plaisir 
d'orgueil;  mais  il  lui  arrivait  aussi,  sans  intérêt,  de 
montrer  à  nu  des  qualités  aimables,  qui  étaient  vrai- 
ment à  lui  :  ainsi  la  bonne  humeur,  l'esprit  sans 
apprêt,  l'art  de  se  mettre  à  la  portée  de  tous.  Lisez, 
à  ce  point  de  vue,  un  témoin  depuis  longtemps  connu 
et  qui  ne  l'aimait  guère,  Metternich,  ou  un   autre 


1.  M.  Frédéric  Masson  a  tiré  de  ce  sujet  tout  un  livre,  très  lu, 
Napoléon  et  les  femmes,  1893. 


200     NOUVELLES  ÉTUDES  DE   LITTÉRATURE   ET  D'aRT. 

dont  la  déposition  est  toute  récente,  le  comte  Chaptal, 
qui,  pour  d'autres  motifs,  ne  laimait  pas  davantage  : 
ils  s'accordent  sur  ce  point  et  lui  rendent  justice, 
parce  qu'ils  l'ont  vu  de  près. 

Aujourd'hui  nous  avons  le  même  privilège.  Après 
le  Napoléon  en  costume  impérial  ou  en  redingote 
grise,  il  nous  est  donné  de  connaître  l'homme  intime, 
dans  son  cabinet,  à  table  et  dans  sa  chambre  ^  S'il 
nous  intéresse  tant,  c'est  que,  partout  et  toujours, 
dans  le  grand  homme  nous  trouvons  un  homme,  par- 
fois aussi  petit  que  le  plus  humble  d'entre  nous.  Pour 
l'expUquer,  dans  l'essence  de  sa  nature  et  le  fond 
dernier  de  son  caractère,  Taine  a  cru  ne  pouvoir  lui 
trouver  de  terme  de  comparaison  en  France  et  dans 
le  génie  français.  Il  voit  en  lui  un  Italien,  un  aventu- 
rier de  république  florentine  oupisane,  un  Castruccio 
Castracani.  Je  crois  qu'il  se  trompe.  Quoique  sorti 
d'une  île  géographiquement  italienne,  l'éducation  et 
le  milieu  avaient  assez  profondément  agi  sur  Bona- 
parte pour  que  la  partie  italienne  de  sa  nature  se  fût 
subordonnée  de  bonne  heure  à  ce  qu'on  pourrait 
appeler  l'acquis  français.  Il  fut  autre  chose  qu'un  de 
ces  aventuriers  d'outre-monts,  comme  il  en  est  tant 
venu  dans  notre  pays,  et  dont  les  plus  marquants, 

1.  Un  des  livres  qui  ont  eu  le  plus  de  succès  dans  ces  derniers 
temps  est,  à  ce  point  de  vue,  Napoléon  intime,  par  M.  Arthur 
Lévy,  1893.  M.  François  Coppée,  l'un  des  premiers,  dans  ses 
articles  hebdomadaires  du  Journal,  avait  saisi  toutes  les  occa- 
sions d'exprimer  son  culte  pour  la  légende  napoléonienne;  il 
a  réuni  une  partie  de  ces  articles  dans  un  livre  qui  répond 
pleinement  à  son  titre,  Mon  franc-parler,  1894.  Les  côtés  épi- 
sodiques  du  premier  empire  étaient  racontés  avec  un  enthou- 
siasme ardent  et  sincère,  quoique  emphatique,  par  M.  Georges 
d'Esparbès,  dans  la  Légende  de  l'Aif/le,  1894. 


UN  NOUVEAU  (c  RETOUR  DES  CENDRES  ».     201 

simples  intrigants  ou  vrais  politiques,  dans  le  genre 
de  Concini  ou  de  Mazarin,  restaient  toujours  Italiens 
et  n'appliquaient  à  leur  carrière  que  les  qualités  et 
les  défauts  de  leur  pays.  Napoléon,  lui,  quoi  qu'il  ait 
pu  dire  par  boutade,  s'était  pénétré  de  l'air  qu'il  avait 
respiré  dès  sa  première  enfance;  il  pensait  et  agissait 
en  Français. 

Il  ne  s'ensuit  pas  que  la  phrase  fameuse  de  son 
testament  soit  une  vérité.  «  Ce  peuple  français»  qu'il 
prétend  avoir  «  tant  aimé  »  ne  fut  pour  lui  qu'un 
instrument.  Lorsqu'il  étendait  jusqu'à  l'impossible 
les  frontières  de  l'empire,  sans  doute  il  obéissait  à  la 
logique  d'une  situation  plus  forte  que  sa  volonté, 
mais,  n'eùt-il  pas  été  poussé  par  la  fatalité  des  évé- 
nements, son  ambition  n'aurait  pas  eu  d'autre  but 
que  sa  propre  grandeur.  Lui  et  sa  dynastie,  l'exer- 
cice de  son  génie  et  la  gloire  de  son  nom,  voilà  pour- 
quoi il  travaillait.  S'il  n'avait  eu  en  vue  que  la  gran- 
deur de  la  France,  il  aurait  pu  consolider  son  œuvre; 
il  ne  nous  aurait  pas  valu,  en  fin  de  compte,  avec 
l'invasion,  la  perte  de  ce  que  la  Révolution  nous  avait 
donné. 

C'est  pour  cela  que,  si  grand  par  ailleurs,  il  reste 
au-dessous  de  fondateurs  d'État  dont  le  génie  poli- 
tique ou  militaire  était  inférieur  au  sien.  Il  n'a  pas 
créé  un  royaume  ou  un  pays,  comme  Henri  IV  ou  le 
grand  Frédéric.  Ceux-là  travaillaient  pour  u  leur 
peuple  »,  avec  le  sentiment  du  possible  et  du  durable; 
lui  n'avait  en  vue  que  lui-même,  avec  cette  part  iné- 
vitable de  chimère  qui  naît  toujour.?  de  l'égoïsme. 
Voilà  pourquoi,  lorsqu'il  rétablit  à  son  profit  la 
monarchie  française,  il  choisit  le  titre  d'empereur. 


202     NOUVELLES   ÉTUDES   DE   LITTÉRATURE   ET   D'aRT. 

Ce  n'était  pas  seulement  parce  que,  dix  ans  après 
l'exécution  de  Louis  XVI,  le  titre  de  roi  eût  répugné 
aux  Français.  C'est  que  Napoléon  était  avant  tout 
imperator,  c'est-à-dire  conquérant.  C'était  là  le  vrai 
titre  de  son  rôle.  A  la  tête  de  la  France  en  armes,  il 
voulut  conquérir  l'Europe,  pour  lui  et  les  siens.  Or, 
la  France  ne  désirait  pas  la  conquête  de  l'Europe;  ce 
n'est  point  pour  cela  qu'elle  avait  fait  la  Révolution. 
Il  a  donc  dévié  notre  histoire  et  fait  à  notre  pays  un 
mal  irréparable.  Si  l'Europe  nous  doit  les  idées  de 
1789,  partout  semées  à  la  suite  des  armées  impé- 
riales, non  seulement  elle  ne  nous  en  garde  aucune 
reconnaissance,  mais  c'est  pour  cela  qu'une  bonne 
moitié  de  ses  chefs  nous  craint  et  nous  déteste. 
Jamais  nous  n'avons  eu  de  cette  vérité  une  démons- 
tration plus  nette  qu'aujourd'hui.  Aussi,  comme  cette 
démonstration  coïncide  avec  ce  que  j'ai  appelé  un 
nouveau  «  Retour  des  Cendres  »,  il  faut  souhaiter 
que  celui-ci  ne  produise  pas  autre  chose  qu'un 
mouvement  passager  de  curiosité  littéraire  et  artis- 
tique ^ 


1.  Les  étapes  du  mouvement  dont  j'essayais  d'indiquer  ici  le 
sens  et  la  portée  ont  été  précisées  dans  une  étude  de  M.  Francis 
Magnard,  la  Résurrection  cVune  légende,  publiée  par  la  Revue  de 
Paris  du  1"  février  1894. 


lo  octobre  1893. 


LEXPOSITION  DE  MEISSONIER 


Quelques  mois  avant  sa  mort,  Meissonier  m'invitait 
à  voir,  dans  son  atelier  du  boulevard  Malesherbes, 
l'esquisse  d'une  grande  composition  décorative  qu'il 
destinait  au  Panthéon.  Cette  esquisse  était  superbe 
et,  chose  rare,  il  était  content  de  son  travail,  enlevé 
en  quelques  jours  avec  une  ardeur  de  jeune  homme, 
car  il  ne  fut  jamais  plus  vigoureux  et  plus  confiant 
dans  la  vie  qu'au  moment  où  elle  allait  lui  échapper. 
A  grands  traits  de  fusain,  sur  la  plus  vaste  toile  qu'il 
eût  encore  abordée,  il  avait  massé  un  cortège  triom- 
phal, représentant  l'apothéose  de  la  France.  C'était 
une  chevauchée  de  chefs  d'empire,  Clovis  et  Cliarle- 
magne,  saint  Louis  et  François  P'",  Henri  IV  et  Napo- 
léon, tous  ceux  qui  ont  fait  notre  histoire;  précédés 
de  fanfares  et  de  drapeaux  flottants,  ils  marchaient 
vers  un  but  commun,  la  gloire  de  la  patrie  ^ 

Jamais  le  peintre  de  la  Barricade  et  de  1814 
n'avait   montré   un  sens  plus   profond  du  réalisme 

1.  Voir,  ci-après,  Meissonier  et  la  décoration  du  Panthéon. 


204      NOUVELLES   ÉTUDES   DE   LITTÉRATURE   ET   D'aRT. 

épique;  jamais  il  n'avait  uni  dans  un  ensemble  plus 
expressif  la  précision  de  la  forme  et  la  faculté  d'évo- 
cation morale.  Et,  comme  je  m'étonnais  que  quelques 
jours  lui  eussent  suffi  pour  une  pareille  tâche,  il  me 
dit  en  souriant  :  «  Il  y  a  longtemps  que  je  m'y  pré- 
parais ».  Alors,  sur  une  des  tablettes  qui  rayonnaient 
les  murs  de  l'atelier,  il  prit,  entre  plusieurs  autres, 
un  paquet  de  petits  panneaux  :  «  Regardez  »,  fit-il. 
C'était  une  série  d'études  peintes,  relatives  pour  la 
plupart  au  premier  Empire,  généraux  à  cheval,  sen- 
tinelles l'arme  au  bras,  casques,  chapeaux,  poignées 
de  sabre,  objets  de  harnachement  ou  d'équipement, 
et  la  moindre  de  ces  études  formait  un  vrai  tableau. 
Dans  un  espace  de  quelques  centimètres  carrés,  la 
physionomie  des  hommes  et  des  choses,  leur  âme 
vivaient  et  se  racontaient.  Une  même  attitude,  un 
seul  détail  de  costume  avaient  été  repris  cinq  ou  six 
fois  et,  sous  chaque  aspect,  se  retrouvaient  la  même 
intensité  d'expression,  la  même  sûreté  de  facture; 
une  modification  imperceptible  dans  la  pose  ou  dans 
l'effet  de  lumière,  un  rien,  expliquaient  la  reprise 
continuelle  du  même  travail.  Jamais,  sauf  au  musée 
de  Montauban,  devant  la  collection  de  dessins  léguée 
par  Ingres  à  sa  ville  natale,  je  n'ai  *eu  à  un  pareil 
degré  le  sentiment  de  ce  qu'une  carrière  d'artiste 
peut  représenter  de  labeur,  de  conscience  et  de 
volonté.  «  Il  y  en  a  des  mètres  cubes  comme  ça  », 
ajouta  Meissonier  en  remettant  le  paquet  à  sa 
place. 

En  effet,  il  y  en  avait  des  mètres  cubes  et  je  viens 
de  les  retrouver  tout  à  l'heure,  avec  beaucoup  de 
grandes  et  de  petites  toiles,  dans  une  salle  basse  des 


l'exposition  de  meissonier.  205 

galeries  Georges  Petit,  où  ils  sont  empilés  en  atten- 
dant le  jour  de  l'exposition  publique.  Pas  luxueuse 
cette  salle;  juste  le  mobilier  d'une  cave  ou  d'un 
«  débarras  »,  des  murs  gris,  un  jour  de  souffrance, 
mais  l'impression  n'en  était  que  plus  vive  :  on  aurait 
dit  une  de  ces  caves  à  trésors,  comme  en  décrivent  les 
vieux  contes.  Grâce  à  l'obligeance  de  M.  Charles  Meis- 
sonier, j'ai  pu  examiner  en  détail  ce  surprenant 
amas  de  richesses  artistiques,  en  compagnie  de 
quelques  amateurs.  Nous  ne  songions  guère  à  nous 
plaindre  du  froid  et  de  la  poussière.  Chacun  de  nous, 
accroupi  devant  son  tas,  cherchait,  regardait,  consul- 
tait son  voisin,  et,  de  temps  en  temps,  c'était  un  cri 
d'admiration.  Toile  ou  panneau,  la  trouvaille  était 
portée  sous  la  lucarne  étroite;  le  verre  qui  la  recou- 
vrait ou  la  peinture  elle-même  étaient  essuyés  d'un 
revers  de  manche  —  ou  même  d'un  coup  de  langue, 
à  la  façon  des  peintres,  —  et  nous  regardions  lon- 
guement. En  quelques  heures,  nous  avons  parcouru 
ainsi  toute  la  carrière  du  maître,  de  1834  à  1890.  Et 
le  souvenir  nous  revenait,  ravivé  et  précisé,  de  toutes 
ses  œuvres.  Ensembles  et  détails,  préparations  et 
rendus,  tout  était  là,  plus  attachant  encore,  plus 
expressif,  plus  savoureux  que  l'œuvre  complète,  car 
la  pensée  et  la  main  de  l'artiste  y  étaient  saisies  sur 
le  fait. 

Toiles  et  études,  nous  les  reverrons  dans  quelques 
jours,  bien  classées  et  faciles  à  regarder,  dans  l'or 
dos  cadres,  sous  la  lumière  égale  des  salles  d'exposi- 
tion, mais  je  n'oublierai  pas  notre  matinée  dans  la 
cave  poudreuse  :  j'ai  eu  là  un  sentiment  complexe  de 
mort  et  de  résurrection,  de  mélancolie  funèbre  et  de 


206     NOUVELLES   ÉTUDES   DE    LITTÉRATURE   ET   D'aRT. 

joie  vivante.  Un  des  premiers  sujets  qui  m'étaient 
tombés  sous  la  main,  c'était  un  petit  portrait  du 
maître  peint  par  lui-même.  Je  Ty  retrouvais,  tel  qu'il 
était  dans  les  dernières  années  de  sa  vie,  avec  son 
œil  vif,  sa  barbe  de  fleuve,  l'épi  rebelle  qui  hérissait  sa 
chevelure  courte  ;  il  s'était  représenté  debout,  devant 
son  chevalet,  avec  la  carrure  et  l'air  «  d'attaque  »  du 
vaillant  ouvrier  qui  se  met  à  la  besogne  et  la  regarde 
en  face.  Dédaigneux  de  l'éloge  banal,  mais  très  fier 
et  sachant  bien  ce  qu'il  valait,  il  semblait  présider 
lui-même  à  l'inventaire  posthume  de  son  œuvre,  et 
il  en  était  content.  Les  visiteurs  qui  vont  se  succéder 
dans  les  galeries  de  la  rue  de  Sèze  penseront  comme 
lui. 

Je  ne  dis  pas  qu'un  nouveau  Meissonier  se  révélera 
pour  eux  :  l'imprévu  n'a  guère  de  place  dans  cet 
ensemble.  Mais  la  nature  de  son  talent,  la  suite  de 
son  effort,  l'originalité  de  ses  moyens,  sa  conception 
de  l'art  s'éclaireront  d'une  si  vive  lumière  que  rare- 
ment exposition  posthume  aura  mieux  atteint  son 
but,  si  l'objet  de  ce  genre  d'épreuve  est  bien  de  fournir 
à  la  postérité  commençante  les  éléments  d'une  opi- 
nion définitive. 


D'abord  ce  peintre  est  un  vrai  Français,  un  repré- 
sentant typique  du  génie  national.  Il  a  les  meiUeures 
qualités  de  notre  race  :  le  choix  dans  la  vérité,  la  pré- 
cision dans  l'énergie,  la  sobriété  dans  la  force.  L'élé- 
gance et  la  légèreté  lui  manquent,  mais  étaient-elles 
compatibles  avec  ses  autres  qualités?  On  se  prend  à 


l'exposition  de  meissonier.  .  207 

songer  parfois,  devant  ces  silhouettes  si  fermement 
écrites,  liseurs  et  gentilshommes,  cavaliers  et  soldats, 
aux  personnages  de  même  dimension  et  de  même 
espèce  que  Watteau  peignait  avec  une  grâce  fuyante 
et  les  Moreau  avec  une  souplesse  spirituelle.  Le  faire 
de  Meissonier  est  tout  différent.  Il  aimait  trop  le 
définitif  et  Tarrêté  pour  se  satisfaire  avec  des  indica- 
tions d'attitude.  Dans  la  moindre  figure,  il  voulait 
mettre  un  caractère,  une  habitude,  la  marque  défini- 
tive d'une  profession.  Aussi  tout  ce  qu'il  a  signé  est-il 
très  fait,  non  pas  appuyé,  mais  achevé.  On  Ta  traité 
de  Hollandais.  Ah!  que  non.  Les  Hollandais,  que  ce 
soient  Miéris  ou  Ostade,  Metzu  ou  Téniers,  n'ont  pas 
ce  genre  de  concision;  si  minutieux,  si  expressifs,  si 
pénétrants  qu'ils  soient,  ils  analysent  avec  un  sens 
moins  précis  et  moins  serré  de  la  composition;  ils 
voient  sous  une  lumière  plus  diffuse  et  ils  rendent 
avec  une  énergie  ou  moindre,  ou  plus  déployée.  Le 
propre  de  l'esprit  français,  c'est  d'accuser  un  carac- 
tère avec  un  simple  trait  et  de  faire  saillir  les  détails 
essentiels  en  des  résumés  concis.  Meissonier  est  bien 
français  en  cela. 

Il  Test  encore  par  la  façon  particulière  dont  il 
entend  la  composition,  c'est-à-dire  le  rapport  du 
détail  et  des  ensembles.  Il  peint  comme  Mérimée  écri- 
vait, avec  la  volonté  de  choisir  en  tout  ce  qui  déter- 
mine l'originalité,  d'enfermer  un  sens  dans  chaque 
trait,  comme  l'autre  dans  chaque  mot.  Il  n'est  pas  du 
tout  littérateur,  en  ce  sens  qu'il  ne  fait  pas  de  mise 
en  scène  théâtrale,  qu'il  a  l'horreur  de  l'emphase,  de 
la  déclamation  et  de  la  sensiblerie,  en  un  mot  qu'il 
applique  à  la  nature  et  à  la  vie  les  seuls  moyens  de 


208     NOUVELLES  ÉTUDES   DE   LITTÉRATURE   ET   d'aRT. 

la  peinture,  ceux  qui  n'appartiennent  qu'à  elle.  Mais 
il  a  le  goût,  la  passion  de  l'histoire,  comme  un 
peintre  doit  l'avoir,  c'est-à-dire  que,  dans  les  aspects 
des  choses,  il  rassemble,  par  un  mélange  de  divina- 
tion et  d'observation,  ce  legs  du  passé  qui  donne  à 
chaque  époque  sa  physionomie,  à  chaque  personnage 
l'empreinte  de  sa  race,  de  son  temps  et  de  son  état, 
à  l'humanité  sa  noblesse  et  ses  titres. 

Il  commence  à  peindre  en  1834,  c'est-à-dire  en 
plein  romantisme.  C'est  l'époque  où  l'histoire  d'Au- 
gustin Thierry  et  de  Michelet,  la  poésie  et  le  roman 
de  Victor  Hugo,  le  drame  de  Shakespeare  échauffent 
les  imaginations  d'artistes.  11  n'est  pas  de  ceux  qui 
contractent  cette  fièvre,  d'ailleurs  si  féconde,  à  laquelle 
nous  devons  Delacroix.  11  n'aime  dans  l'histoire  que 
les  époques  où  nous  pouvons  encore  atteindre,  plus 
rapprochées  de  nous  que  le  moyen  âge,  et  dont  l'in- 
terprétation peut  s'appuyer  sur  des  documents 
authentiques.  11  n'a  pas  le  goût  de  l'exotisme  et  de 
l'Orient.  Aussi  ne  remontera-t-il  guère  plus  haut  que 
le  xvi^  siècle,  et,  se  rapprochant  toujours  de  l'époque 
contemporaine,  il  finira  par  se  fixer  au  début  de 
notre  siècle,  dans  l'épopée  impériale,  avec  de  fré- 
quents retours  vers  la  réalité  contemporaine. 

C'est  qu'il  a  Ihorreur  de  l'a  peu  près  et  de  l'incer- 
tain; il  cherche  en  tout  la  vérité  pleine  et  le  définitif. 
On  lui  a  beaucoup  reproché  de  se  cantonner  dans  le 
passé  et  de  ressusciter  laborieusement  les  morts  au 
lieu  d'observer  sans  peine  les  vivants.  A  chaque 
Salon,  devant  ses  liseurs,  ses  fumeurs  et  ses  buveurs, 
la  critique  réaUste ,  d'autant  plus  agressive  qu'il 
.  l'écoutait   moins,  lui  faisait  observer  avec  rudesse 


LEXPOSITION   DE   MEISSONIER.  209 

que,  nous  aussi,  nous  savons  lire,  fumer  et  boire, 
qu'il  n'est  pas  nécessaire,  pour  se  livrera  ces  distrac- 
tions, de  se  costumer  en  seigneur  Louis  XIII  ou 
Louis  XV,  en  reitre  ou  en  garde-francaise,  enfin  que 
notre  temps  a  aussi  ses  droits  devant  la  peinture  K  II 
aurait  pu  répondre  que  le  peintre  lui-même  a  le  droit 
d'aimer  l'histoire,  qu'un  gilet  de  buffle  est  plus  amu- 
sant qu'un  veston,  enfin  que  chacun  est  libre  de  suivre 
ses  préférences. 

Mais,  objectait  encore  la  critique,  comment  con- 
trôler la  vérité  de  vos  tableaux,  puisque  les  termes 
de  comparaison  nous  manquent  et  que ,  jamais , 
aucun  de  nous  ne  verra  de  personnages  vêtus  comme 
les  vôtres?  En  ce  cas,  il  faudrait  interdire  à  Augustin 
Thierry  de  raconter  les  temps  mérovingiens,  puis- 
qu'il n'y  en  a  plus  de  témoins  parmi  nous,  ou  à 
Michelet  de  décrire  Jeanne  d'Arc,  dont  les  cendres 
ont  été  jetées  dans  la  Seine.  L'histoire  est  aussi  légi- 
time dans  l'art  que  dans  la  littérature;  ou  même  ne 
pourrait-on  pas  dire  que,  littéraire  ou  artistique, 
elle  n'existe  pas  encore  pour  les  contemporains  et  que 
le  temps  la  crée,  puisqu'elle  consiste  dans  le  souvenir 
des  hommes?  Il  y  a  une  vérité  historique,  de  même 
qu'il  y  a  une  vérité  contemporaine,  et,  même  en  art, 
la  plus  difficile  à  saisir  n'est  pas  toujours  la  première. 
Laissons  donc  chaque  peintre  vivre  à  sa  guise  et  sans 
chicane  dans  le  présent  ou  le  passé;  ne  lui  deman- 
dons que  de  parler  aux  yeux.  Il  n'y  a  rien  de  plus 
stérile  et  de  plus  vain  que  ce  genre  de  discussion  a 

1.  Voir  l'expression  toujours  reprise  de  ce  même  reproche 
dans  les  Salons  de  Castagnary,  récemment  publiés,  1892. 

14 


210     NOUVELLES  ÉTUDES  DE  LITTÉRATURE   ET  d'aRT. 

priori  sur  les  sujets  anciens  ou  nouveaux.  Il  n'y  a 
qu'une  peinture,  la  bonne. 

Celle  de  Meissonier  est  rarement  moderne,  mais  il 
est  rare  qu'elle  ne  soit  pas  excellente;  je  ne  crois  pas 
qu'il  ait  rien  signé  de  médiocre  ou  de  banal.  On  a 
tout  dit  sur  ses  scrupules  et  sa  ferme  volonté  de 
ne  laisser  sortir  de  son  atelier  que  des  toiles  sans 
reproche  devant  sa  conscience  d'artiste.  Dans  cha- 
cune, loyal  avec  son  sujet,  il  voulait  mettre  tout  ce 
que  demandait  ce  sujet,  rien  de  plus,  rien  de  moins. 
C'est  là  un  des  secrets  de  Fart  et  l'explication  de 
toute  maîtrise  :  être  à  la  hauteur  de  la  tâche  que  Ion 
entreprend,  mais  se  subordonner  à  elle,  servir  son 
sujet  au  lieu  de  s'en  servir,  croire  que  l'artiste  est  fait 
pour  l'art  et  non  l'art  pour  l'artiste.  Si  l'artiste  est 
quelqu'un,  il  est  rare  que  l'art  ne  le  récompense  pas 
de  cette  fière  modestie. 

Autre  reproche  :  la  petite  dimension  de  ses  toiles. 
Meissonier  aurait  pu  répondre  que  la  peinture  sur  de 
vastes  surfaces  ne  l'effrayait  pas,  à  preuve  les  Cui- 
rassiers de  i  805  ei  J  807 .  Mais  qui  ne  sait  que  la 
dimension  en  art  et  l'étendue  en  littérature  sont 
affaire  de  préférence  et  non  de  talent?  La  médiocrité 
s'étale  volontiers  sur  des  mètres  carrés  ou  en  plu- 
sieurs volumes,  et  tel  tableautin  ou  telle  nouvelle 
contiennent  une  somme  énorme  d'invention  et  de 
vérité.  L'un  des  premiers,  dans  notre  pays,  où  l'on 
aimait  trop  la  peinture  étalée  et  où  l'on  croyait  que, 
pour  être  digne  de  l'exposition  publique,  un  tableau 
devait  être  d'envergure  imposante,  Meissonier  com- 
prit non  seulement  qu'en  principe  la  dimension  est 
rarement  une  nécessité  du  sujet,  car  l'artiste  a  d'au- 


l'exposition  de  meissonier.  211 

tant  plus  le  droit  de  serrer  son  faire  qu'il  voit  plus 
juste,  mais  qu'il  y  a  telle  catégorie  de  sujets  où 
rétendue  est  un  contresens.  Si  vous  voulez  peindre  le 
sacre  de  Napoléon,  le  pont  de  Taillebourg  ou  la 
bataille  des  Cimbres,  vous  avez  le  droit  de  choisir 
votre  toile  en  proportion  de  l'espace  que  de  telles 
scènes  occupèrent  dans  la  réalité;  encore  pourriez- 
vous  concevoir  votre  sujet  de  telle  sorte  qu  il  pût  con- 
tenir au  complet  dans  un  mètre  carré.  Mais  pourquoi 
donner  à  la  reproduction  artistique  plus  d'importance 
relative  que  les  originaux  n'en  ont  dans  la  réalité  ? 
Vous  voulez  me  montrer  l'aspect  d'un  cavalier,  d'un 
piéton,  d'un  passant.  Comment  m'intéressent-ils? 
Seulement  par  l'impression  qu'ils  laissent  à  mon 
œil  et  à  mon  esprit.  Je  les  ai  vus  à  distance,  réduits 
à  quelques  centimètres  par  la  perspective.  Je  vous 
tiens  donc  quitte  si  vous  me  les  montrez  dans  cette 
proportion;  mais  si,  par  surcroît,  vous  les  retracez 
avec  assez  de  vigueur  et  de  vérité  pour  que  je 
retrouve  en  eux  les  caractères  profonds  d'une  action, 
d'un  état,  d'une  vie  humaine,  vous  êtes  un  véritable 
artiste;  si,  faisant  davantage  encore,  vous  me  révélez 
une  àme,  si  vous  créez  à  votre  tour  un  être  vivant 
avec  les  éléments  que  vous  fournit  la  nature,  vous 
êtes  un  grand  artiste. 


C'était  le  cas  de  Meissonier  et  telle  est  l'impression 
que  laissent  ces  petits  êtres  pleins  de  vie  et  de  vérité 
que  l'on  a  longtemps  traités  de  «  bonshommes  », 
avec  quelque  dédain,  et  qui  sont,  à  cette  heure,  les 


212      NOUVELLES   ÉTUDES   DE   LITTÉRATURE   ET   D'aRT. 

plus  expressifs  témoins  de  leur  temps,  liseurs  et 
joueurs,  fumeurs  et  buveurs,  cavaliers  surtout,  dans 
le  rôle  qu'il  aimait  à  représenter  : 

La  vedette  perdue  en  un  bois  isolé. 

Quiconque  a  rempli  ce  rôle  au  naturel  ne  les 
regarde  pas,  ces  petits  cavaliers,  sans  un  petit  fris- 
son de  souvenir.  La  poignante  poésie  de  la  vie  mili- 
taire est  là  tout  entière,  avec  sa  tristesse,  sa  griserie 
du  danger  et  cette  nécessité  de  commander  violem- 
ment à  ses  nerfs  qui  est  la  loi  vite  subie  de  la  situa- 
tion. Parmi  ces  vedettes  figurent  surtout  des  dragons 
à  plastrons  jaunes  ou  rouges  sur  l'habit  vert.  Tannés 
par  le  soleil  d'Egypte  et  d'Espagne,  la  figure  rasée, 
sur  la  cuisse  le  long  fusil  h  capucines  de  cuivre,  la 
latte  à  fourreau  de  cuir  coupant  en  ligne  oblique  le 
flanc  du  cheval,  solides  et  légers,  cavaliers  et  fantas- 
sins, ils  furent  parmi  les  protagonistes  de  la  Républi- 
que et  de  l'Empire  ;  Meissonier  les  peint  avec  la  prédi- 
lection que  leur  témoignaient  alors  les  chefs  d'armée. 

Il  retend,  cette  prédilection,  à  toutes  les  variétés 
de  soldats  et  de  chevaux.  Pour  ceux-ci,  il  les  a  pra- 
tiqués, étudiés  et  peints  toute  sa  vie.  Il  était,  on  le 
sait,  homme  de  cheval  dans  toute  la  force  du  terme. 
Ses  montures  et  ses  attelages  étaient  justement 
réputés.  Plusieurs  de  ces  bêtes,  blanches  comme  le 
cheval  légendaire  de  Napoléon  P"",  ou  alezanes,  une 
teinte  chère  aux  coloristes,  ont  eu  leur  célébrité.  Il 
les  montait  et  les  conduisait  avec  une  énergie  que  sa 
petite  taille  rendait  méritoire.  Voyez,  dans  la  Bataille 
de  Solferino,  le  groupe  d'officiers  qui  forme  l'état- 


l'exposition  de  meissonier.  213 

major  impérial.  Parmi  eux,  le  peintre  en  uniforme 
vert  est  campé  sur  la  selle  avec  une  solidité  d'atti- 
tude qui  n'est  pas  fantaisie  ou  désir  d'étalage;  car  il 
était  là  et  il  se  représentait  tel  qu'il  était,  en  franc 
cavalier.  Chacun  des  officiers,  par  sa  vérité  particu- 
lière, pourrait  figurer,  à  titre  d'exemple,  dans  un 
traité  d'équitation.  Pour  les  détails  de  harnachement, 
la  pose  du  cavalier  aux  diverses  allures,  la  construc- 
tion chevaline,  les  groupes  équestres,  voyez  la  Tête 
de  cheval  bridé ^  la  Batterie  d'artillerie^  V Étude  de 
guide^  YOfficier  d'état-major  au  trot  avec  ses  deux 
hussards  d'escorte,  le  Général  Championjiet  au  pas, 
suivi  d'un  peloton  de  dragons,  le  Cuirassier  chargeant, 
le  Maréchal  Bessières,  etc. 

C'est  que,  dans  le  cheval,  Meissonier  voyait  ce  qu'il 
est,  une  des  plus  admirables  combinaisons  mécaniques 
dont  les  animaux  nous  offrent  l'exemple,  et  il  aurait 
cru  commettre,  disait-il,  une  «  insulte  à  la  nature  », 
s'il  l'avait  représenté  de  chic.  Cet  organisme  où  tout 
est  calculé  pour  la  course,  ce  système  de  leviers  qui 
dépendent  tous  les  uns  des  autres,  ces  détails  si 
exactement  appropriés  à  leur  objet,  comme  la  con- 
struction du  pied  et  de  la  jambe,  les  contrepoids  de 
l'avant-main  et  de  l'arrière-main,  le  balancier  formé 
par  la  tête,  étaient  pour  lui  matière  à  des  obser- 
vations infinies.  Il  me  montrait  une  superbe  bête  qui 
lui  avait  servi  de  modèle  pour  un  Cavalier  sonnant 
de  la  trompette,  dans  sa  composition  décorative  du 
Panthéon.  Le  pauvre  animal  n'était  pas  encore  remis 
des  fatigues  de  la  pose  et  boitait.  C'est  que,  pendant 
des  heures,  le  peintre  lui  avait  fait  maintenir  une  des 
jambes  antérieures  par  un  garçon  d'écurie  dans  un 


214      NOUVELLES   ÉTUDES  DE   LITTÉRATURE    ET   d'aRT. 

mouvement  de  piaffe,  et  il  craignait  bien  qu'il  n'en 
restât  estropié  :  «  Ah!  rattachant  objet  d'étude!  me 
disait-il.  On  n'aime  pas  le  cheval  comme  le  chien, 
car  ce  n'est  pas  un  esprit  et  il  s'attache  peu.  C'est 
même  le  plus  bête  des  animaux  intelligents,  et  sa 
mémoire,  qui  est  excellente,  se  souvient  beaucoup 
mieux  des  châtiments  que  des  bons  procédés.  Il  s'af- 
fole, il  répond  par  un  coup  de  pied  à  une  caresse  et  il  ne 
comprend  que  ce  qu'il  sent.  Mais  quel  plaisir  de  faire 
fonctionner  cette  mécanique  !  Songez  que  le  moindre 
mouvement  de  celui  qui  le  monte,  la  moindre  action 
de  la  main  ou  des  jambes,  le  moindre  déplacement 
du  corps  ont  leur  effet  immédiat  sur  ses  mouvements 
et  qu'un  vrai  cavalier  joue  de  sa  bête  comme  un 
musicien  de  son  instrument.  Pour  le  peintre,  c'est 
une  gamme  de  lumière  et  de  couleur.  Cet  œil  calme  ou 
excité,  les  frissons  de  cette  robe  et  les  ondes  qui  la 
parcourent,  la  variété  de  ces  lignes  et  la  beauté  de 
leurs  combinaisons,  il  y  a  là  de  quoi  étudier  toute  sa 
vie.  » 

Il  n'aimait  pas  la  photographie  instantanée  appli- 
quée à  cette  étude  et,  en  rendant  justice  au  talent 
des  peintres  qui  l'emploient,  il  estimait,  avec  raison, 
je  crois,  que  les  mouvements  révélés  par  elle  n'ont 
d'intérêt  qu'au  point  de  vue  de  l'anatomie  et  de  la 
physiologie.  «  Pour  l'artiste,  remarquait-il,  il  n'y  a 
qu'une  catégorie  de  mouvements,  ceux  que  son  œil 
peut  saisir.  Il  n'a  pas  plus  le  droit  de  mettre  sur  une 
toile  ce  qui  est  visible  à  l'aide  du  seul  objectif  que  d'y 
peindre  ce  que  lui  montrerait  un  microscope.  »  Son 
œil  lui  suffisait  à  lui.  C'était  l'un  des  plus  justes  et 
des   plus   complets  que   la   nature  ait  donnés  à  un 


l'exposition  de  meissonier.  215 

peintre.  Par  la  combinaison  singulière  de  deux  infir- 
mités, celle  du  myope,  qui  n'y  voit  J)ien  que  de 
près,  mais  saisit  le  moindre  détail,  et  celle  du  pres- 
byte qui  n'y  voit  bien  que  de  loin,  mais  dont  l'obser- 
vation embrasse  exactement  les  ensembles,  il  possé- 
dait un  instrument  grâce  auquel  il  s'emparait  en  même 
temps  des  ensembles  et  des  détails.  D'où  ce  genre  de 
peinture  à  laquelle  je  ne  connais  pas  d'analogue, 
minutieuse  et  large,  précise  et  massée,  que  l'on  peut 
examiner  à  un  pouce  de  la  toile  et  à  plusieurs  pas. 

Il  me  montrait  aussi  le  cheval  blanc  dont  il  faisait 
la  monture  habituelle  de  ses  Napoléon  P'\  Posant  au 
repos,  celui-là  était  —  ou  était  devenu  —  une  bête 
fort  calme,  à  laquelle  son  maître  ne  demandait  que 
l'immobilité.  Un  jour  il  eut  beaucoup  de  mal  à 
l'obtenir.  Il  travaillait  à  son  dernier  tableau,  le  Napo- 
léon à  léna  qui  fut  exposé  en  1890  au  Champ-de- 
Mars.  On  se  rappelle  la  composition  :  au  centre,  sur 
un  monticule,  l'Empereur  arrêté  observe  une  charge 
de  cuirassiers  vus  de  dos.  Meissonier  peignait  son 
tableau  dans  la  cour  de  son  hùtel,  boulevard  Maies- 
herbes;  mais  en  même  temps,  dans  la  cour  à  coté, 
son  voisin  et  ami  M.  Edouard  Détaille  travaillait  à  son 
Colonel  d'artillerie  de  la  garde^  au  galop,  en  tête  de 
son  régiment,  sur  une  pente  raide,  et  qui  semble 
charger  le  spéciale  dans  un  si  bel  élan.  M.  Détaille  avait 
besoin,  pour  son  cheval-modèle,  d'attitudes  violentes, 
et  il  les  obtenait  en  effrayant  l'animal  par  des  tapages 
variés.  Chacun  de  ces  tapages  avait  son  contre-coup  de 
l'autre  cùté  du  mur,  sur  le  cheval  de  Meissonier,  et  il 
fallut  convenir  d'un  accord  entre  le  bruit  et  le 
silence. 


216     NOUVELLES   ÉTUDES   DE   LITTÉRATURE   ET   D'aRT. 

Meissonier  a  mis  bien  des  cavaliers  en  selle,  gen- 
tilshommes ou  officiers,  trompettes  ou  porte-éten- 
dards, chefs  d'armée  ou  simples  soldats,  depuis  le 
xvi°  siècle  jusqu'à  nos  jours.  Tout  près  de  nous, 
c'était  le  superbe  Héraut  Louis  XIII  chargé  d'an- 
noncer la  fête  de  Paris-Murcie;  vers  le  milieu  de  sa 
carrière,  il  peignait  àQS  Mousquetaires  du  même  temps, 
en  vedette,  au  sommet  d'une  côte,  sur  une  lande 
dépouillée  ou  à  la  lisière  d'un  camp,  aux  environs  de 
la  Rochelle  et  du  Pas-de-Suse,  ou  encore  la  Halte, 
ces  deux  seigneurs  buvant  le  coup  de  l'étrier  au 
seuil  d'une  auberge,  toile  merveilleuse  où  l'on  croit 
entendre  l'ébrouement  des  montures  —  haut  mon- 
tées sur  jambes  et  d'un  type  auquel  il  revenait  sou- 
vent, —  le  craquement  des  cuirs,  le  cliquetis  des 
gourmettes,  et  aussi  le  souffle  de  la  forêt  ;  car,  sans 
théories  ambitieuses,  ce  minutieux  observateur  de 
l'homme  et  de  l'animal,  attentif  surtout  à  leur  aspect 
solide ,  s'inquiétait  aussi ,  avec  son  souci  habituel 
d'une  exacte  vérité,  des  vastes  perspectives,  de  la 
lumière  libre,  du  plein  air.  Voyez,  à  ce  point  de  vue, 
la  Route  de  la  Salice  à  Antibes^  où  l'on  a  la  sensation 
singulièrement  juste  d'un  paysage  provençal  inondé 
de  lumière  et  comme  chauffé  à  blanc  ;  voyez  surtout 
l'officier  du  Coup  de  vent^  trottant  au  bord  de  la  mer, 
sous  l'embrun  des  lames,  la  tête  baissée  contre 
l'orage,  dans  la  pénombre  du  crépuscule,  ou  le 
Général  Championnet,  avec  son  escorte,  au  fla.nc 
d'une  colline  italienne  dont  les  herbes  rases  et  sèches 
craquent  sous  les  sabots  de  l'escadron. 

Dans  la  Halte,  outre  la  vérité,  il  y  a  par  surcroît  de 
la  poésie  et  l'on  songe  au  délicieux  couplet  du  Fan- 


l'exposition  de  meissonier.  217 

tasio  de  Musset  :  «...  Quelque  chose  de  pensif  comme 
ces  petites  servantes  d'auberge  des  tableaux  flamands 
qui  donnent  le  coup  de  l'étrier  à  un  voyageur  à  larges 
bottes,  droit  comme  un  piquet  sur  un  grand  cheval 
blanc.  Quelle  belle  chose  que  le  coup  de  Tétrier!  Une 
jeune  femme  sur  le  pas  de  sa  porte,  le  feu  allumé 
qu'on  aperçoit  au  fond  de  la  chambre,  le  souper  pré- 
paré, les  enfants  endormis;  toute  la  tranquilité  de  la 
vie  paisible  et  contemplative  dans  un  coin  de  tableau  ! 
Et  lui,  l'homme,  encore  hatelant,  mais  ferme  sur  sa 
selle,  ayant  fait  vingt  lieues,  en  ayant  trente  à  faire; 
une  gorgée  d"eau-de-vie,  et  adieu!  La  nuit  est  pro- 
fonde là-bas,  le  temps  menaçant,  la  foret  dangereuse; 
la  bonne  femme  le  suit  des  yeux  une  minute,  puis  elle 
laisse  tomber,  en  retournant  à  son  feu,  cette  sublime 
aumône  du  pauvre  :  Que  Dieu  le  protège!  »  Sauf 
ces  différences  que  le  tableau  de  Meissonier  est  bien 
français,  que  la  scène  est  vraiment  dans  une  forêt  de 
l'Ile-de-France,  Fontainebleau  ou  Compiègne,  qu'un 
clair  soleil  l'éclairé  et  que  les  cavaliers,  robustes  et 
afTmés,  n'ont  guère  besoin  d'un  souhait  charitable, 
l'impression  qu'il  produit  est  analogue  à  celle  du  cou- 
plet. Le  peintre  et  le  poète  ont  traduit,  chacun  à  sa 
manière,  un  même  thème  de  poésie  et  de  vérité. 


Parmi  tant  de  cavaliers,  les  plus  nombreux  sont 
ceux  de  l'époque  impériale,  et  cette  préférence  n'est 
pas  pour  surprendre.  Meissonier  recherchait  par- 
dessus tout  le  caractère,  c'est-à-dire  la  marque  spé- 
ciale, l'empreinte  distinctive  que  la  nature,  laprofes- 


218     NOUVELLES  ÉTUDES   DE   LITTÉRATURE   ET   d'aRT. 

sion,  rhabitude,  Faction  prolongée  du  même  genre 
de  vie  et  des  mêmes  circonstances  impriment  à  l'être 
humain.  Il  aimait  les  soldats,  parce  que,  entre  tous 
les  métiers,  celui  des  armes  est  celui  qui  façonne 
riiomme  de  la  manière  la  plus  impérieuse,  qui  pétrit 
son  corps  et  son  âme  d'une  main  particulièrement 
puissante.  Or,  en  aucun  temps,  le  soldat  ne  fut  plus 
soldat  que  sous  le  premier  Empire.  Songez  que,  parmi 
ces  dragons  et  ces  cuirassiers,  ces  grenadiers  et  ces 
chasseurs,  les  plus  vieux  étaient  au  service  depuis 
1791  et  que  beaucoup  avaient  porté  Thabit  blanc  des 
troupes  royales,  puis  l'habit  bleu  des  levées  répubh- 
caines,  puis  les  uniformes  étincelants  de  la  garde 
impériale;  qu'ils  avaient  traversé  les  neiges  de  la 
Hollande  avec  Pichegru,  les  brouillards  du  Rhin 
avec  Hoche  et  Moreau;  qu'ils  avaient  couché  dans 
les  marais  d'Arcole  avec  Bonaparte,  souffert  la  soif 
dans  le  désert  d'Afrique  avec  Kléber  ;  qu'ils  avaient 
pris  Saragosse  avec  Suchet,  chargé  à  Eylau  avec 
Murât,  vu  flamber  Moscou  et  passé  la  Bérésina. 
Lorsque,  en  1815,  ils  déposèrent  les  armes  sur  la 
Loire,  il  y  avait  vingt-quatre  ans  qu'ils  promenaient 
à  travers  le  monde  leurs  casques  et  leurs  bonnets  à 
poil,  leurs  colbacks  et  leur  shakos.  A  aucune  époque 
et  dans  aucun  pays,  même  lorsque  les  vétérans  de 
César  faisaient  toucher  à  leur  général  les  marques 
que  la  jugulaire  du  casque  avait  durcies  sous  leur 
menton,  jamais  l'être  humain  ne  se  plia  plus  forte- 
ment, avec  une  semblable  faculté  de  souplesse  et  de 
résistance,  aux  habitudes  physiques  et  morales  de  la 
guerre. 

Meissonier  a  donc  choisi  les  soldats  de  l'Empire 


l'exposition  de  meissonier.  219 

comme  des  types  achevés  et  il  les  a  ressuscites  pour 
nous,  avec  les  rides  de  leurs  fronts,  les  plis  de  leurs 
uniformes,  l'aspect  de  leurs  armes,  l'allure  de  leurs 
corps  incrustés  sur  la  selle  par  les  chevauchées  épi- 
ques, de  leurs  jambes  guétrées  pour  les  marches 
surhumaines.  Afin  de  les  voir  aussi  nettement  que 
s'ils  étaient  devant  lui,  de  pénétrer  dans  leurs  âmes 
comme  s'il  entendait  leurs  récits,  il  multipliait  les 
recherches  et  les  lectures,  recueillant  leurs  reli- 
ques, possesseur  d'un  harnachement  complet  de 
Napoléon  I"  et,  sur  la  fm  de  sa  vie,  très  en  colère 
pendant  quelques  jours  contre  le  directeur  des 
Beaux-Arts  qui  ne  s'était  pas  cru  le  droit  de  lui 
prêter  la  redingote  grise  ^  Il  n'a  pas  eu  le  temps  de 
lire  Marbot;  mais  un  des  plus  beaux  éloges,  je  crois, 
que  Ton  puisse  faire  du  maître  peintre,  comme  de 
l'écrivain  militaire,  qui,  compatriote  de  Montluc,  de 
Murât  et  de  Bessières,  a  combattu  sous  les  deux  der- 
niers et  semble  parfois  avoir  retrouvé  la  plume  du 
premier,  c'est  que  Meissonier  était  digne  de  peindre 
les  récits  de  Marbot  et  Marbot  de  fournir  des  sujets  à 
Meissonier. 
Cependant,  détail  digne  de  remarque,  ce  peintre 

1.  Cette  redingote  historique,  aujourd'hui  aux  Invalides,  était 
alors  au  musée  du  Louvre,  comme  un  reste  de  l'ancien  musée 
des  Souverains.  Or,  tout  objet  catalogué  parmi  les  collections 
nationales  n'en  peut  sortir  que  par  décret  et  pour  un  intérêt 
public.  En  vain  le  directeur  des  beaux-arts  offrait  à  Meissonier 
de  faire  aménager  au  Louvre  un  atelier  où  il  aurait  copié 
à  son  aise  :  Meissonier  déclarait  qu'il  ne  pouvait  travailler 
que  chez  lui.  Le  peintre  alla  porter  sa  requête  au  Ministre,  qui 
dut  lui  répéter  les  mêmes  raisons.  Meissonier  finit  par  dire  : 
«  Monsieur  le  Ministre,  si  Napoléon  1"  vivait  encore,  il  me  prê- 
terait cette  redingote.  —  Mais  non,  répondit  le  Ministre,  s'il 
vivait,  il  la  porterait.  » 


220      NOUVELLES  ÉTUDES   DE   LITTÉRATURE   ET  D'aRT. 

de  soldats  n'a  pas  représenté  de  mêlées.  C'est  que, 
très  respectueux  de  la  vérité,  il  estimait  que,  pour  faire 
voir  des  mêlées,  il  faut  les  avoir  vues.  Or,  il  n'avait 
vu  que  la  bataille  de  Solférino,  dans  Tétat-major  de 
Napoléon  III,  et  le  siège  de  Paris,  aux  avant-postes. 
Il  se  bornait  donc  à  peindre  des  soldats  au  repos, 
prêts  à  l'action  ou  prenant  le  galop  décharge,  comme 
les  Cuirassiers  de  1805  et  ceux  de  1807.  Pour  que 
notre  temps  eût  des  peintres  capables  de  peindre  le 
combat,  il  a  fallu  que  1870,  en  versant  toute  une  géné- 
ration dans  les  rangs  de  l'armée,  apprît  les  sinistres 
vérités  du  champ  de  bataille  à  des  peintres  comme 
Alphonse  de  Neuville  et  M.  Edouard  Détaille. 

En  attendant,  Meissonier  avait  représenté  tous  les 
types  militaires  de  l'armée  impériale,  depuis  Napo- 
léon et  le  maréchal  de  France  jusqu'au  simple  guide 
d'escorte.  Voyez  le  Bessières  de  1807,  à  son  rang 
dans  l'état-major  de  l'Empereur  :  colonel-général  de 
la  cavalerie  de  la  garde,  il  examine,  avec  l'œil  du 
chef  responsable,  la  colonne  de  cuirassiers  qui  tourne 
au  galop  le  monticule,  sabre  haut  et  criant  :  «  Vive 
l'Empereur!  »  Celui  dont  Napoléon  P'"  disait  qu'  «  il 
vécut  comme  Bayard  et  mourut  comme  Turenne  »,  le 
Méridional  froid  qui,  doucement  plaisanté  par  son 
maître  sur  une  origine  dont  il  ne  parlait  jamais, 
répondait  :  «  Moi,  sire,  je  n'aime  pas  à  me  vanter  », 
le  voilà  tout  simple  dans  son  habit,  sans  autre  orne- 
ment que  les  aiguillettes  de  la  garde  et  la  plaque 
de  la  Légion  d'honneur,  le  visage  rasé,  les  traits  de 
marbre,  le  front  bandé  de  soie  noire,  la  tournure 
d'un  centaure  sur  son  cheval  qui  baisse  le  cou  et 
souffle  au  passage  des  escadrons.  Voyez  maintenant 


l'exposition  de  meissonier.  221 

le  simple  cavalier  à  brisques  des  Cuircmiers  de  1805. 
C'est  un  homme  de  quarante  ans,  un  peu  gros,  un 
peu  lourd,  mais  sans  fatigue,  et  qui  serait  aujourd'hui 
un  beau  gendarme.  Celui-là  va  charger  et  il  est 
fort  calme  :  il  en  a  vu  bien  d  autres!  Tandis  qu'un 
officier  d'état-major  indique  au  colonel  le  point  de 
direction,  qu'un  sous-lieutenant  flatte  de  la  main  le 
cou  de  sa  superbe  béte  qui  s'impatiente  et  piaffe, 
qu'un  camarade,  descendu  de  cheval,  prend  ses  pré- 
cautions, que  les  jeunes  soldats  un  peu  nerveux, 
assurent  leur  paquetage  et  regardent  du  coin  de  l'œil 
le  colloque  du  colonel  et  de  Tofficier  d'état-major,  lui 
vient  de  s'essuyer  le  front,  parce  qu'on  a  trotté  pour 
se  mettre  en  ligne  et  qu'il  fait  chaud;  il  replace 
méthodiquement  son  mouchoir  au  fond  de  son  casque 
et,  dans  un  moment,  il  va  mettre  sa  latte  au  clair, 
sans  plus  de  prétention  qu'un  bourgeois  prenant  sa 
canne. 

Raffet  est  aujourd'hui  fort  en  honneur,  et  c'est  jus- 
tice. De  ce  simple  dessinateur,  modeste  en  son  vivant, 
et  à  qui  la  postérité  n'accordait  jusqu'à  ces  derniers 
temps  qu'une  place  de  second  ordre,  nous  venons  de 
faire  un  artiste  de  premier  rang,  et  c'est  de  toute  jus- 
tice. Mais  l'opposer  à  Meissonier,  le  lui  préférer,  en 
faire  son  maître,  cela  passe  la  mesure.  Conservons  les 
hiérarchies  nécessaires.  Malgré  ces  deux  chefs-d'œu- 
vre, la  Grande  Revue  et  le  Réveil,  sans  sortir  de  l'his- 
toire pour  entrer  dans  la  légende,  et  de  l'évocation 
réaliste  pour  recourir  à  l'imagination  fantastique,  le 
peintre  de  i  S07  et  de  i8i4  garde  sa  supériorité, 
celle  delà  couleur. 

Car  Meissonier  est  coloriste,  bien  qu'on  lui  ait  con- 


222      NOUVELLES   ÉTUDES   DE    LITTÉRATURE    ET   D'aRT. 

testé  ce  titre  avec  beaucoup  d'injustice.  Certes,  ce 
n'est  pas  un  Yéronèse,  ou  un  Velasquez,  ou  même  un 
Téniers.  Il  a  la  couleur  de  son  genre  d'observation, 
mais  c'est  bien  de  la  couleur,  aussi  juste,  aussi  vraie, 
aussi  variée  que  celle  des  êtres,  des  pays  et  de  la 
lumière  qu'il  peignait.  D'autres  ont  fait  éclater  les 
splendeurs  d'Italie  et  d'Espagne  ou  rassemblé  tout  ce 
que  le  ciel  hollandais  peut  verser  de  variété  en  un 
beau  jour  sur  une  fête  de  campagne.  Meissonier 
reproduit  les  ciels  voilés,  les  uniformes  fanés,  les  ors 
ternis,  les  bottes  poudreuses.  Le  dessinateur,  qui  est 
hors  de  pair,  surpasse  le  coloriste;  mais  ne  serait-il 
pas  juste  de  reconnaître  que  ce  dessin  parfait  exige 
cette  couleur;  qu'elle  en  est  la  conséquence  néces- 
saire; que,  regardés  dans  l'ensemble  ou  examinés  à 
part,  ses  personnages  et  ses  scènes  sont  aussi  vrais 
de  couleur  que  de  structure;  qu'il  est  aussi  impec- 
cable pour  leur  distribuer  la  lumière  que  pour  les 
construire  elles  dresser?  Certes,  on  lui  voudrait  sou- 
vent une  touche  plus  souple  et  plus  légère,  fût-elle 
un  peu  moins  précise;  on  songe,  en  étudiant  son 
faire,  aux  vives  piqûres  de  lumière,  aux  plis  cassés, 
aux  délicatesses  délicieusement  fondues  de  Watteau, 
ou  même,  dans  l'ordre  du  dessin,  aux  libres  sou- 
plesses de  Callot,  à  ces  conduites  de  crayon  que  l'on 
voit  dans  les  dessins  d'Ingres,  si  fines,  si  fortes  et  si 
justes  qu'il  est  impossible  à  l'œil  de  les  supposer 
autres  qu'elles  ne  sont,  car  un  point  de  plus  ou  de 
moins  les  dénaturerait.  Il  faut  prendre  Meissonier  tel 
qu'il  est,  avec  sa  marque  puissante,  sobre  et  un  peu 
dure;  c'est  un  maître,  mais  il  a  eu  ses  plus  et  ses 
moins,  comme  tous  les  maîtres. 


l'exposition  de  meissonier.  223 

On  lui  souhaiterait  encore  plus  de  grâce  et  de 
charme.  Il  est  excessif  de  dire  qu'il  ne  savait  pas 
représenter  la  femme  :  voyez  Tétude  pour  le  portrait 
de  Mme  Sabatier  et  regardez  nombre  de  croquis 
féminins  dont  le  catalogue  de  l'exposition  vous  rap- 
pellera la  destination  * .  Cet  art  dans  la  pose  du  modèle, 
cette  vérité  dans  la  physionomie  et  le  vêtement,  cette 
fine  souplesse  des  attitudes,  sont  d'un  homme  qui  ne 
craignait  pas  ce  genre  de  sujets  et  qui,  s'il  Teût  voulu, 
y  eût  excellé.  Mais  il  est  certain  qu'il  ne  voulait  pas. 
Au  total,  la  femme  a  peu  de  place  dans  son  œuvre  et 
le  nu  encore  moins.  L'élégance  des  contours,  les  jeux 
de  la  lumière  sur  Tépiderme,  les  frissons  de  la  vie, 
tout  cela  le  laissait  indifférent.  Il  préférait  les  armes, 
les  vêtements,  les  meubles,  les  chevaux.  Mieux  eût 
valu  qu'il  aimât  tout,  et  Thomme  et  la  femme  et  les 
animaux,  et  tout  ce  que  les  êtres  vivants  marquent  de 
leur  empreinte.  C'était  possible,  car  d'autres  ont 
éprouvé  cette  large  sympathie.  Mais,  tel  qu'il  est,  son 
lot  est  assez  beau  et  assez  vaste. 


Vous  serez  de  cet  avis  en  parcourant  son  exposi- 
tion, une  des  plus  instructives  que  l'art  français  de 

l.  Ce  catalogue  a  formé  un  volume,  illustré  d'eaux-fortes 
et  précédé  d'une  étude  sur  Meissonier  par  M.  Alexandre  Dumas, 
qu'une  étroite  amitié  unissait  au  peintre  :  «  Vous  qui  entrez 
dans  cette  salle,  disait  en  commençant  l'illustre  écrivain,  pré- 
parez-vous au  respect,  à  l'émotion,  à  la  reconnaissance.  Il  y  a  là 
soixante  ans  du  labeur  le  plus  sincère  et  le  plus  opiniâtre,  de 
l'amour  le  plus  ardent  et  le  plus  noble  de  l'art,  de  l'idéal  le  plus 
pur.  »  11  concluait,  après  avoir  montré  la  simplicité,  l'unité, 
l'énergie,  la  conscience  de  cette  belle  vie  consacrée  au  travail, 
en  disant:  «Je  l'ai  beaucoupaimé  parce  que  je  l'ai  bien  connu  ». 


224     NOUVELLES  ÉTUDES   DE   LITTÉRATURE   ET   D'aRT. 

notre  siècle  nous  ait  préparées.  Il  serait  à  souhaiter 
que  le  Louvre  et  TÉcole  des  Beaux-Arts  fussent  assez 
riches  pour  y  choisir  ce  qu'il  y  a  de  plus  caractéris- 
tique, de  plus  digne  d'être  proposé  comme  modèle 
de  conscience  et  de  vérité  à  l'admiration  du  public  et 
à  l'instruction  des  artistes.  Malheureusement,  la 
caisse  des  Beaux-Arts  est  pauvre;  faute  d'entente  et 
de  suite  dans  les  projets,  nos  collections  nationales 
s'appauvrissent  :  riches  au  début  du  siècle,  le  temps 
qui  s'écoule  sans  les  augmenter  y  cause  des  lacunes 
irréparables  et,  si  cela  continue,  Paris  fera  bientôt 
médiocre  figure  au  regard  de  Londres  et  de  Berlin. 
Mais  il  n'est  pas  dans  mon  sujet  de  traiter  cette 
grosse  question.  Je  me  contente  aujourd'hui  de 
dire  ceci  pour  conclure.  Si  vous  voulez  connaître 
Ingres,  allez  au  musée  de  Montauban  et  examinez 
longuement  ses  dessins;  si  vous  voulez  vous  faire 
une  idée  juste  de  Meissonier,  regardez  en  détail 
l'exposition  de  la  salle  Petit.  Le  musée  de  Montauban 
nous  reste,  grâce  aux  dernières  volontés  du  maître, 
tandis  qu'il  a  fallu  couper  en  deux  l'héritage  artis- 
tique de  Meissonier  et  quil  faudra  bientôt  le  dis- 
perser définitivement.  Mais,  si  je  rapproche  ces  deux 
noms,  ce  n'est  pas  seulement  pour  exprimer  un 
regret.  Avec  Ingres  et  pour  quelques-unes  des  mêmes 
raisons,  Meissonier  est  un  des  maîtres  de  la  peinture 
française  en  notre  temps.  Cherchez,  en  elBfet,  groupez 
les  grands  noms  de  notre  école  depuis  le  premier 
Empire  et  la  Restauration,  et  demandez-vous  si, 
après  l'avoir,  selon  notre  habitude,  trop  exalté  et 
trop  dénigré,  beaucoup  honoré  et  un  peu  négligé, 
nous  ne  devons  pas,  à  présent  qu'il  est  mort,  qu'il 


MEISSONIER    ET   LA   DÉCORATION   DU  PANTHÉON.      525 

ne  préside  plus  de  jurys  et  ne  fonde  plus  de  sociétés, 
inscrire  son  nom  parmi  les  huit  ou  dix  qui,  dans 
notre  siècle,  sont  assurés  de  durer. 

1*='  mars  1893. 


MEISSOMER  ET  LA  DECORATION  DU  PANTHEON  ' 

Il  y  a  déjà  longtemps  que  Meissonier  avait  reçu  la 
commande  d'une  composition  décorative  pour  le  Pan- 
théon :  il  se  trouvait  compris,  dès  le  7  mai  1874, 
dans  les  propositions  de  M.  Ph.  de  Chennevières, 
directeur  des  Beaux-Arts,  et  devait  représenter  sainte 
Geneviève  ravitaillant  Paris  assiégé  par  les  Francs. 
«  J'avais  cru,  écrivait  à  ce  sujet  M.  de  Chennevières, 
que  les  souvenirs  du  dernier  siège  de  Paris  devraient 
rémouvoir  par  quelques  épisodes  poignants,  éternel- 
lement humains  et  qui  avaient  pu  être  communs  aux 
deux  famines  de  la  même  ville  -.  » 

Malheureusement,  ce  sujet  ne  disait  rien  à  Meisso- 
nier :  il  aurait  voulu  peindre  Attila  et  ses  cavaliers. 
Aussi,  pendant  des  années,  laissa-t-il  vide  sa  part  de 
murailles,  tandis  que  le  reste  se  couvrait  de  pein- 
tures. Ses  confrères  et  la  presse  ne  manquèrent  pas 
de  le  prendre  à  parti  :  s'il  ne  se  mettait  pas  au  travail, 
disait-on,  c'est  qu'il  se  sentait  incapable,  lui  peintre 

1.  Voir  ci-dessus,  p.  203. 

2.  Voir  Ph.  de  Chennevières,  les  Décorations  du  Panthéon,  ISSo, 
p.  n  et  92. 


•226     NOUVELLES  ÉTUDES   DE   LITTÉRATURE   ET   d'aRT. 

de  petites  toiles,  de  s'attaquer  à  une  vaste  surface.  Il 
laissait  dire,  mais,  s'il  ne  voulait  pas  du  sujet  proposé, 
il  ne  renonçait  pas  au  principe  de  la  commande,  car, 
en  1887,  lorsque  Gastagnary  parla  de  la  lui  retirer,  il 
défendit  énergiquement  son  droit. 

L'affaire  était  pendante  lorsque,  en  arrivant  à  la 
direction  des  Beaux- Arts,  je  repris  les  pourparlers  avec 
lui.  Comme  à  mon  prédécesseur,  qui  l'avait  refusée, 
il  me  fit  la  proposition  de  traiter  le  siège  de  Paris  en 
1870-71.  Je  dus  lui  faire  observer,  à  mon  tour,  qu'une 
telle  composition  jurerait  par  trop  avec  le  reste  des 
peintures  et  les  choses  en  restèrent  là  jusqu'en  1889. 
A  cette  époque,  au  mois  d'août,  quelques  jours  après 
l'inauguration  de  la  nouvelle  Sorbonne,  il  se  plaignait 
avec  quelque  amertume  de  n'avoir  pas  été  compris 
dans  les  commandes  de  peinture  faites  pour  la  décora- 
tion de  l'édifice.  Je  lui  répondis  que  mes  prédéces- 
seurs étaient  excusables,  après  l'expérience  faite  au 
Panthéon,  de  n'avoir  pas  songé  à  lui.  «  Eh  bieni  me 
dit-il,  fînissons-en  avec  le  Panthéon.  Puisque  vous  ne 
voulez  pas  du  siège  de  Paris,  puis-je  chercher  un 
autre  sujet?  »  Je  l'y  engagai  vivement.  Il  était  alors 
dans  des  dispositions  particulièrement  favorables  :  ses 
confrères,  français  et  étrangers,  l'avaient  nommé  pré- 
sident du  jury  de  peinture  à  l'Exposition  universelle; 
il  y  était  très  admiré  et  très  loué;  la  vue  de  certaines 
peintures  de  la  Sorbonne  le  piquait  d'émulation;  il 
voulait,  me  disait-il,  terminer  sa  carrière  par  une 
œuvre  où  non  seulement  il  se  mettrait  tout  entier, 
mais  où,  comme  la  plupart  des  grands  peintres,  il  se 
mesurerait  avec  un  vaste  sujet  de  décoration.  Un  jour 
donc,  au  jury,  il  m'exposa  de  vive  voix  l'idée  de  ce 


MEISSONIER   ET   LA   DÉCORATION   DU   PANTHÉON.      227 

qu'il  appelait  une  «  Apothéose  historique  de  la  France 
dans  la  paix  ».  Le  titre  était  compliqué,  mais  l'idée 
était  belle  et  il  la  développait  avec  chaleur.  Je  m'em- 
pressai de  l'approuver  en  principe;  il  me  promit  de 
la  préciser  et,  en  effet,  quelques  jours  après,  il 
m'adressait  la  lettre  suivante  : 


Personnelle.  Paris,  8  septemhre  89. 

Cher  Directeur^ 

Le  sens  de  ma  composition  est  un  Triomphe  de  la 
France.  Elle  s'avance  portant  la  lumière.,  offrant  la 
paix;  ceux  qui  la  voient  venir  la  saluent  avec  enthou- 
siasme; ceux  qui  la  suivent.,  la  suivent  avec  amour. 

Je  la  représente  sur  un  char  traîné  par  des  lions 
conduits  par  la  Prudence  et  la  Force;  de  sa  main 
droite^  elle  élève  un  flambeau;  de  sa  gauche.,  appuyée 
sur  les  tables  de  la  loi,  elle  tient  les  balances  de  la  jus- 
tice. Minerve  la  protège. 

A  ses  côtés  s'avancent  les  Lettres  et  les  Arts,  à  droite 
la  Sculpture,  V Architecture  et  la  Peinture  se  tenant 
par  la  main,  précédées  par  la  Poésie.  Des  enfants  por- 
tent en  se  jouant  devant  ces  figures  les  attributs  pro- 
pres à  chacune  d'elles.  A  gauche.,  je  personnifierai  la 
Philosophie,  l'Histoire,  le  Théâtre  et  les  Lettres. 

Derrière  le  char  seront  portées,  par  des  ouvriers  des 
villes,  des  étudiants  et  des  ouvriers  des  champs,  VLidus- 
trie,  la  Science  et  V Agriculture.  Des  cavaliers  suivront, 
portant  des  étendards;  ils  figureront  les  peuples  divers. 

Devant  le  char,  d'autres  cavaliers,  sans  armes,  mais 
couronnés  de  lauriers,  tous  jeunes  et  pleins  de  force, 
montreront  des  branches  d'olivier,  symbole  de  paix,  et. 


228      NOUVELLES  ÉTUDES   DE   LITTÉRATURE   ET   d'aRT. 

en  tête  du  triomphe^  un  d'eux  portera  notre  drapeau 
que  tous  acclameront. 

Sur  la  frise  d'en  haut^  je  peindrai^  comme  une  vision 
se  passant  dans  le  ciel,  non  plus  des  figures  symboli- 
ques, mais  les  personnages  réels  qui  ont  fait  notre  glo- 
rieuse histoire  :  Clovis  et  ses  Francs,  Charlemagne  et 
ses  preux,  saint  Louis  et  ses  chevaliers.,  Jeanne  d'Arc 
et  ses  compagnons,  François  I^%  Henri  IV,  Louis  XIV, 
Napoléon. 

Voilà  sur  quoi  je  vais  m^emballer.  Je  crois  que  la 
piste  est  assez  large  pour  quon  puisse  le  faire  sans 
danger. 

Si  vous  êtes  heureux  de  ma  résolution,  soyez  certain 
que  je  ne  le  suis  pas  moins  de  vous  l'avoir  communi- 
quée à  vous  le  premier,  et  d'avoir  vu  combien  vous 
l'approuviez. 

A  vous  bien  cordialement. 

E.  Meissonier. 

Ainsi  présenté,  le  sujet  était  plus  qu'acceptable  :  il 
pouvait  compléter  de  manière  grandiose  et  nette  la 
décoration  picturale  du  Panthéon.  J'engageai  donc 
Meissonier  à  me  remettre  une  note  officielle  dans  le 
même  sens  et  je  la  soumis  au  Ministre,  M.  Fallières, 
qui  approuva  la  proposition. 

Le  nouveau  sujet  fut  donc  substitué  à  celui  de  1874. 
Aussitôt  l'exposition  terminée,  le  peintre  se  mit  à 
l'œuvre;  quelques  semaines  après,  il  m'engageait  à 
venir  voir  son  esquisse  et  demandait  qu'elle  fût  sou- 
mise au  comité  des  travaux  d'art.  Celui-ci  l'accepta 
à  l'unanimité.  Cette  esquisse  suivait  exactement  la 
description  contenue  dans  la  lettre  que  Ion  vient  de 


MEISSONIER   ET  LA  DÉCORATION   DU  PANTHÉON.      229 

lire.  On  a  pu  la  voir  à  Texposition  posthume  orga- 
nisée, au  mois  de  mai  1893,  a  l'École  des  Beaux-Arts. 
La  famille  du  maître  en  a  fait  don  à  TÉtat,  qui  l'a 
attribuée  à  TÉcole. 

Le  premier  directeur  des  Beaux-Arts  qui  ait  eu  l'idée 
de  demander  à  Meissonier  une  grande  composition, 
M.  de  Chennevières,  écrivait  dans  un  rapport  au 
Ministre  :  «  Bien  que  le  talent  qui  place  M.  Meisso- 
nier si  haut  dans  l'estime  de  l'Europe  ne  se  soit 
exercé  que  dans  des  œuvres  d'un  genre  tout  différent, 
et  j'allais  dire  opposé,  je  crois  qu'il  serait  extrême- 
ment intéressant  d'offrir  à  ce  vigoureux  artiste  l'oc- 
casion de  lutter  sur  une  large  surface  contre  des  dif- 
ficultés nouvelles  pour  lui  ».  Plus  tard,  en  1887, 
M.  de  Chennevières  ajoutait  :  <*  Meissonnier  peignant 
l'une  des  murailles  du  Panthéon,  on  m'a  bien  raillé 
depuis,  et  la  fin  semble  devoir  donner  raison  aux 
railleurs....  Je  ne  puis  croire,  encore  aujourd'hui,  que 
si  cet  homme  de  volonté  puissante  et  d'inflexible 
conscience,  nourri  aux  fortes  études,  ce  grand  arran- 
geur, ce  très  grand  dessinateur,  ce  grand  exprimeur 
des  passions  les  plus  violentes  comme  des  plus 
nobles  enthousiasmes  et  des  émotions  les  plus  graves, 
témoin  la  Rixe,  les  Bravi,  Friedland^  la  Barricade, 
la  Campagne  de  Finance,  s'était  mis  en  tête  de  com- 
poser un  carton,  fût-ce  à  son  échelle  accoutumée,  puis 
de  le  faire  grandir  et  ébaucher  sur  toile  dans  la  pro- 
portion voulue,  c'est-à-dire  plus  que  naturelle,  par 
ceux  de  ses  élèves  que  nous  devinons  tout  disposés 
à  appliquer  les  leçons  de  leur  maître  à  des  figures 
de  dimension  ordinaire,  je  ne  puis  croire  que,  se 
trouvant  face  à  face  alors,   et  avec  des  yeux  frais, 


230      NOUVELLES   ÉTUDES   DE    LITTÉRATURE   ET   D'aRT. 

devant  la  vaste  conception  historique  sortie  de  son 
cerveau,  il  n'eût  su  lui  imprimer,  par  des  procédés 
inconnus  à  lui-même,  une  vérité  à  lui,  une  énergie 
très  personnelle,  allât-elle  jusqu'à  la  sécheresse  et  à 
la  dureté....  Que  voulez-vous,  en  un  mot,  en  regar- 
dant au  verre  grossissant  la  trame  des  travaux  de 
Meissonnier  et  l'espèce  si  solide  de  son  génie  d'ar- 
tiste, je  me  figurais  une  œuvre  de  lui  supérieure  aux 
imaginations  des  peintres  d'histoire  les  plus  retors 
en  leur  métier.  Mais  tout  cela  n'aura  été  qu'un 
rêve  ^  » 

La  lettre  de  Meissonier  et  l'exécution  de  l'esquisse 
prouvent  que  le  rêve  fut  bien  près  de  se  réaliser  et 
qu'en  principe  M.  de  Chenue vières  avait  raison. 

1.  Les  décorations  du  Panthéon,  p.  93. 


M.  E.  FRÉMIET 


S'il  fallait  un  nouvel  exemple  de  cette  vérité  que 
la  carrière  est  presque  toujours  plus  facile  et  le 
succès  plus  rapide  pour  le  peintre  que  pour  le  sculp- 
teur, M.  Emmanuel  Frémiet  nous  le  fournirait  parti- 
culièrement topique.  Né  en  1824,  il  n'a  cessé  de  pro- 
duire depuis  1843.  Or,  depuis  quelle  époque  est-il 
apprécié  à  sa  valeur  et  classé  à  son  rang?  C'est  en 
1887  que  ses  confrères  lui  ont  décerné  la  médaille 
d'honneur,  il  est  entré  à  l'Institut  en  1892,  et  je  ne 
crois  pas  que  son  nom  soit  devenu  vraiment  popu- 
laire avant  1871,  où  sa  Jeanne  (TArc  fut  érigée  sur  la 
place  des  Pyramides.  C'était  pourtant,  dès  ses  débuts, 
un  artiste  de  premier  ordre  et,  au  bout  de  quelques 
années,  un  maître.  Le  Chien  courant  blessé,  qui  est  de 
1850,  le  Cheval  à  Mont  faucon,  daté  de  1855,  la  suite  de 
statuettes  militaires  exécutées  de  1855  à  1859,  le  Cava- 
lier gaulois  de  18G3,  le  Louis  d'Orléans  de  1870  sont  des 
œuvres  capitales.  Chacune  d'elles  attestait  cette  faculté 
de  renouvellement  et  de  progrès,  dans  la  continuité 


232      NOUVELLES   ÉTUDES   DE   LITTÉRATURE    ET   D'aRT. 

d'une  même  facture,  qui  est  le  premier  caractère  de 
Toriginalité  artistique/Dans  l'intervalle,  se  pressait 
une  quantité  de  figures  dont  aucune  n'était  banale 
ou  indifférente.  Et  pourtant,  cette  production  féconde, 
tranquille  et  forte  n'attirait  que  peu  à  peu  l'attention 
de  la  foule  et  les  consécrations  officielles;  bien  plus, 
l'existence  modeste  et  discrète  de  l'artiste  était  tra- 
versée par  une  succession  d'épreuves  qui  auraient 
découragé  une  volonté  moins  énergique  et  tué  un 
talent  moins  robuste. 

Il  ne  s'est  jamais  plaint,  que  je  sache,  étant  de 
ceux  qui  prétendent  ne  livrer  au  public  que  leurs 
œuvres.  Jusqu'à  ces  derniers  temps,  sa  biographie 
écrite  était  tout  entière  dans  les  livrets  du  Salon. 
L'homme,  en  effet,  n'a  rien  de  cette  expansion 
emphatique  et  bavarde  qui  est  une  forme  du  cabo- 
tinage et  qui  ne  fut  pas  rare  dans  sa  génération.  Avec 
sa  haute  taille,  sa  figure  calme,  la  correction  de  sa 
tenue,  la  réserve  de  ses  manières,  malgré  la  sève 
bourguignonne  qui  circule  dans  ce  corps  maigre  et 
lui  donne  la  force  physique  dont  un  sculpteur  ne 
saurait  se  passer,  vous  le  prendriez  dans  la  rue  pour 
un  officier  d'arme  savante  en  tenue  civile,  pour  un 
de  ces  hommes  d'action  et  d'étude  dont  l'énergie  est 
réglée  par  la  science  et  l'aspect  extérieur  par  la  dis- 
cipline morale.  Le  premier  abord  est  donc  plutôt 
froid,  et  sa  parole  ne  va  pas  au-devant  de  la  curio- 
sité; très  poli,  il  risque  de  laisser,  à  qui  le  connaît 
peu,  l'impression  d'un  timide  et  d'un  silencieux. 
Cette  réserve  n'est  que  respect  de  soi-même;  lors- 
qu'elle n'a  pas  lieu  de  s'exercer,  dans  l'intimité  con- 
fraternelle, par  exemple,  elle  fait  place  à  une  cour- 


M.    E.    FRÉMIET,  233 

toisie  confiante.  Alors  il  répond  volontiers,  si  on 
l'interroge,  et  il  raconte  sa  vie  avec  un  tour  savou- 
reux d'ironie  bienveillante  et  de  modestie  tranquille. 
Cette  vie  d'artiste,  on  dirait  parfois  un  chapitre  de 
Vasari  par  tout  ce  qu'elle  contient  de  sincérité,  de 
traverses  et  d'efforts. 


Il  semble  pourtant  que  les  débuts  auraient  dû  lui 
être  plus  faciles  qu'à  un  autre.  Neveu  et  élève  de  Rude, 
avec  un  tel  appui  dans  sa  propre  famille  et  à  une 
telle  école,  sa  vocation  artistique  une  fois  prouvée, 
n'allait-il  pas  marcher  vite  et  sûrement?  Mais  Rude 
et  son  élève  étaient  d'un  temps  où  le  génie  du  pre- 
mier comme  les  aptitudes  du  second  écartaient  plutôt 
la  fortune  et  le  succès  qu'ils  ne  les  attiraient.  L'école 
classique  dominait  dans  les  ateliers,  régentait  le  goût 
public  et  pesait  lourdement  sur  les  expositions.  Rude 
devait  finir  pauvre  comme  Barye,  et,  comme  lui, 
rester  à  la  porte  de  l'Institut.  Il  mourut,  du  reste,  au 
moment  où  son  neveu  atteignait  la  trentaine;  or,  si 
à  trente  ans  un  peintre  peut  aujourd'hui  être  riche  et 
célèbre,  un  sculpteur  commence  tout  juste  à  percer. 
L'apprentissage  fut  donc  particulièrement  pénible  et 
prolongé  pour  le  neveu.  Il  dut,  pour  vivre,  prendre 
sur  les  travaux  de  l'ateUer  le  temps  d'exécuter  une 
longue  série  d'étranges  besognes. 

Dupuytren  et  Orfila  avaient  créé  une  branche 
d'industrie,  en  introduisant  dans  l'étude  de  la  méde- 
cine les  figures  de  cire  coloriée.  Cette  industrie  rele- 
vait de  l'art,  car  il  y  fallait  la  plus  exacte  fidélité.  Le 


234      NOUVELLES    ÉTUDES    DE    LITTÉRATURE    ET   D'aRT. 

jeune  Frémiet  fut  trop  heureux  d'être  l'un  des  sculp- 
teurs qu'elle  employait.  Avec  le  genre  de  modèles 
auxquels  il  avait  affaire  :  cadavres  dévastés  par  la 
maladie,  plaies  ou  blessures,  ruines  humaines,  on 
devine  qu'il  lui  fallut  des  nerfs  solides  et  quelque 
ténacité.  Il  travaillait  d'ordinaire  dans  un  atelier  du 
faubourg  Saint-Antoine,  alimenté  par  l'hôpital  voisin. 
Seul,  au  fond  d'une  cour,  il  passait  là  de  longues 
heures  à  modeler  des  pourritures  et  à  copier  des 
sanies.  Une  après-midi  de  mars,  où  les  premiers 
souffles  du  printemps  commençaient  à  tiédir,  il  trou- 
vait, en  arrivant  à latelier,  une  grande  terrine  pleine 
d'un  liquide  bleuâtre  où  baignait  une  blancheur  con- 
fuse. Sans  y  prêter  autrement  d'attention,  le  sculp- 
teur se  mettait  au  travail,  lorsque  entrait  le  médecin 
qui  l'employait.  Ce  médecin  retroussait  sa  manche, 
plongeait  la  main  dans  la  terrine  et  en  tirait  une 
peau  de  femme,  bien  complète;  après  avoir  constaté 
l'état  de  la  préparation,  il  la  replongeait  dans  le 
bain,  en  disant  :  «  Voici  le  carnaval,  elles  ne  seront 
pas  rares  cette  année  ».  Le  carnaval,  paraît-il,  était 
des  plus  gais,  cette  année-là,  et  chaque  nuit  de  bal 
masqué,  semant  les  pleurésies,  faisait  entrer  à  l'hô- 
pital nombre  de  jeunes  femmes.  Cette  peau  avait 
dansé,  soupe  et  aimé  avant  d'aboutir  à  cette  terrine. 
Préparateur  de  pièces  anatomiques,  le  jeune  sculp- 
teur était  encore,  à  la  Morgue,  un  auxiliaire  de  la 
médecine  légale.  Un  soir,  on  l'appelait  en  hâte  pour 
mettre  une  charbonnière  coupée  en  morceaux  à 
même  de  figurer  utilement  dans  une  confrontation  ju- 
diciaire. Il  trouvait  le  cadavre  reconstitué,  et,  devant 
lui,  le  médecin  légiste,  en  tenue  de  soirée  et  atten- 


M.    E.    FRÉMIET.  235 

dant  avec  impatience,  car  il  dînait  en  ville.  Un  coif- 
feur avait  été  mandé  aussi.  L'artiste  se  mettait  â 
l'œuvre  (c'est  le  sculpteur  que  je  veux  dire)  :  il  rou- 
gissait les  joues  et  les  lèvres,  redonnait  à  ce  visage 
marbré  les  couleurs  de  la  vie.  Puis  c'était  le  tour  du 
coiffeur;  blême  de  peur  et  le  peigne  tremblant  dans 
sa  main,  il  accommodait  cette  chevelure.  Enfin,  le 
médecin,  délicatement,  du  bout  de  ses  doigts  gantés, 
plaçait  dans  les  orbites  vides  des  yeux  de  verre,  en 
essuyant  avec  son  mouchoir  la  buée  qui  les  ternissait. 

Le  Jardin  des  Plantes  faisait  diversion  et  compen- 
sation à  ces  travaux  funèbres.  L'étude  prolongée  du 
cadavre  humain  avait  donné  au  sculpteur  le  désir  de 
représenter  l'animal  vivant.  Aussi,  au  printemps  et 
en  été,  dès  l'aube,  il  était  devant  les  cages,  le  crayon 
à  la  main,  et,  sous  les  vieux  arbres,  devant  les  formes 
vigoureuses,  les  attitudes  souples,  les  pelages  mou- 
vants sur  les  muscles  sains,  il  oubliait  avec  bonheur 
l'hôpital  et  la  Morgue. 

Ces  études  d'amphithéâtre  et  de  ménagerie  étaient, 
somme  toute,  une  école  excellente.  M.  Frémiet  y 
apprenait  pour  toujours,  par  la  nécessité  de  l'exacti- 
tude, ce  respect  de  la  nature  qui,  dans  les  arts  plas- 
tiques, est  la  loi  souveraine,  et  il  y  découvrait  une 
direction  de  talent  que  l'atelier  seul  ne  lui  aurait 
peut-être  pas  révélée.  Le  grand  Rude,  son  maître, 
n'était  pas  du  tout  un  animalier,  et,  sans  l'animal, 
l'art  de  M.  Frémiet  serait  diminué  au  moins  de  moitié. 
Au  demeurant,  il  doit  beaucoup  à  l'enseignement  que 
le  puissant  artiste  opposait  sans  déclamation  ni  for- 
fanterie à  celui  des  ateliers  officiels. 

Le  premier  article   du   credo  très  simple   et   très 


236     NOUVELLES  ÉTUDES   DE   LITTÉRATURE   ET  D'aRT. 

court  que  professait  Rude,  c'était  le  respect  de  la 
nature.  Il  ne  croyait  pas  que  l'art  y  pût  rien  ajouter; 
en  quoi  il  se  trompait  :  par  cela  seul  que  Thomme 
copie  la  nature,  il  y  joint  sa  personnalité,  et,  pour 
peu  qu'il  invente,  il  dépasse  la  nature  ou,  du  moins, 
il  produit  autre  chose  qu'elle.  Cependant,  Rude  avait 
raison  en  ceci,  que,  malgré  le  mot  fameux  de  Pascal  *, 
comparée  à  l'œuvre  de  nature,  l'œuvre  d'art  reste 
toujours  inférieure,  ainsi  le  torse  du  Vatican  à  côté 
d'un  torse  vivant.  Surtout  à  une  époque  où  l'art 
demandait  plus  à  l'imagination  qu'à  la  nature,  où 
Tartiste  était  poussé  par  l'esprit  du  temps  à  sortir 
des  limites  nécessaires  de  son  art,  les  élèves  du  grand 
sculpteur  trouvaient  un  préservatif  dans  ce  précepte 
trop  modeste,  mais  dont  l'observation,  même  étroite, 
risque  moins  d'égarer  que  n'importe  quelle  autre 
esthétique. 

Ce  que  Rude  enseignait  encore,  c'est  que,  s'il  faut 
toujours  copier  la  nature,  même  en  imaginant  d'après 
elle,  il  ne  faut  jamais  imiter  personne,  qu'un  maître 
doit  être  un  conseiller,  jamais  un  modèle;  que  le 
premier  devoir  d'un  artiste,  c'est  d'être  lui-même, 
c'est-à-dire  de  réaliser  la  part  d'originalité  que  la 
nature  lui  a  départie.  Or  c'était,  en  ce  temps-là,  un 
précepte  subversif.  La  sculpture  classique  avait  alors 
deux  modèles  :  l'antiquité  et  l'École;  à  toutes  deux, 
elle  demandait  un  idéal  et  des  règles;  de  la  sorte,  les 
œuvres  approuvées  par  l'École  étaient  des  imitations 
d'imitations. 

1.  «  Quelle  vanité  que  la  peinture,  qui  attire  l'admiration  par 
la  ressemblance  des  choses  dont  on  n'admire  pas  les  originaux.  » 
{Pensées,  vu,  31.) 


M.   E.   FRÉMIET.  237 

Par  Tapplication  scrupuleuse  de  ces  deux  pré- 
ceptes, Rude  prêchait  d'exemple.  Dans  une  série 
d'œuvres  où  la  part  de  l'invention  est  si  grande 
qu'elle  mérite  chaque  fois  le  nom  de  génie,  il  a  tout 
pris  à  la  nature,  sauf  sa  pensée.  D'autre  part,  qui  a 
mieux  senti  l'antiquité  que  l'auteur  d'Hébé  jouant 
avec  Vaigle  de  Jupiter  et  de  Prométhée  animant  les 
Ar/s?  Ainsi  se  trouvait  réalisée,  par  un  homme  qui 
n'était  rien  moins  qu'un  esthéticien,  cette  concilia- 
tion difficile  de  la  tradition  et  du  progrès,  de  l'obser- 
vation personnelle  et  de  l'enseignement,  également 
nécessaires  pour  assurer  la  continuité  de  l'art  et 
l'originalité  de  chaque  temps. 

A  l'atelier  de  Rude,  M.  Frémiet  devait  donc,  outre 
la  vénération  que  le  maître  inspirait  à  tous  ses  élèves 
et  la  leçon  qu'était  pour  eux  le  seul  souvenir  de  ce 
noble  génie,  le  besoin  de  la  vérité  et  de  l'indépen- 
dance. Ce  besoin  fut  la  sauvegarde  de  ses  débuts  et 
le  guide  de  sa  vocation.  Son  œuvre  la  plus  ancienne 
date  de  l'époque  où  il  travaillait  encore  chez  le 
maître.  C'est  un  simple  exercice  d'élève,  conservé  sur 
le  désir  de  Rude.  Il  représente  un  Charmeur  de  ser- 
pents, c'est-à-dire  un  nègre  portant  un  boa  enroulé 
autour  de  son  corps.  Voilà,  semble-t-il,  un  sujet  fort 
conventionnel.  Pourtant,  on  devine  que  l'élève  s'est 
documenté.  Ce  pagne  à  fanfreluches  sauvages  et  ce 
turban  emplumé,  cette  tête  lippue,  ce  corps  où  les 
masses  musculaires  s'accusent  en  fortes  saillies^  l'ap- 
prenti sculpteur  les  a  vus  peut-être  dans  une  fête  de 
banlieue,  peut-être  seulement  dans  un  recueil  d'es- 
tampes. C'est  sur  ce  souvenir,  sur  cette  part  de  vérité 
approximative  que  son  imagination  a  travaillé;  mais. 


238      NOUVELLES   ÉTUDES   DE   LITTÉRATURE    ET   D'aRT. 

visiblement,  il  a  tout  repris  d'après  le  modèle  vivant. 
Surtout,  il  a  observé  de  près,  au  Jardin  des  Plantes, 
Taspect  du  serpent,  Tenroulement  de  ses  anneaux,  le 
modelé  de  ce  corps  lourd,  dont  on  sent,  pour  ainsi 
dire,  le  poids  en  regardant  la  statuette,  et  dont  on 
devine  la  singulière  consistance,  flasque  en  dessous, 
dure  par  son  revêtement  d'écaillés. 

L'union  de  Ihomme  et  de  l'animal  réalisée  dans 
cette  statuette  est  déjà  un  indice.  Elle  annonce  et 
contient  en  germe  Toeuvre  entier  de  M.  Frémiet. 
Séparés  ou  associés,  l'être  humain  et  la  bête  vont 
être  ses  modèles,  étudiés  avec  un  tour  très  personnel 
d'observation  et  reproduits  d'après  trois  groupes 
d'idées  principales.  Des  leçons  reçues  à  l'atelier,  il 
n'y  reste  de  visible  que  le  respect  de  la  nature;  le 
choix  des  sujets  et  le  faire  lui-même  ne  rappellent  en 
rien  ceux  de  Rude. 

Je  ne  sache  pas,  en  effet,  que  Rude  ait  jamais 
sculpté  d'autres  animaux  que  l'aigle  mythologique 
de  son  Hébé  et  le  petit  oiseau  que  caresse  une  jeune 
fille  dans  le  monument  funéraire  de  Cartelier  au 
cimetière  du  Père-Lachaise.  Or  M.  Frémiet  débute  au 
Salon  de  1843  par  une  Gazelle  et,  jusqu'en  1855,  il 
expose  des  chiens  —  parmi  lesquels  un  de  ses  chefs- 
d'œuvre,  le  Chien  courant  blessé^  dii  musée  du  Luxem- 
bourg, —  des  chats,  des  chevaux,  un  dromadaire,  un 
chameau,  un  ours,  un  renard,  un  héron,  une  poule 
cochinchinoise,  etc.,  et  pas  une  figure  humaine. 
Ainsi,  les  préférences  inspirées  par  l'étude  person- 
nelle au  Jardin  des  Plantes  dominaient,  chez  le  débu- 
tant, les  souvenirs  de  l'atelier. 

C'était  déjà  une  marque  d'originalité.  Et  ce  débu- 


M.    E.    FRÉMIET.  239 

tant  ne  quittait  pas  une-  école  pour  se  mettre  à  une 
autre.  A  ce  moment,  Barye,  tout  dédaigné  qu'il  fût 
par  l'art  classique,  était  célèbre  depuis  plus  de 
vingt  ans.  Les  dédains  officiels,  ce  n'était  pas  pour 
éloigner  de  lui  un  élève  de  Rude  et  il  semblait  néces- 
saire qu'un  animalier  débutant  laissât  voir  à  quelques 
indices  qu^il  avait  beaucoup  étudié  son  grand  devan- 
cier. L'apprenti  a  longuement  regardé  le  maître,  cela 
n'est  pas  douteux,  mais,  ce  qui  est  aussi  certain,  c'est 
que  ce  maître  n'est  pas  son  maître.  D'abord,  le  choix 
des  sujets  diffère  sensiblement.  Barye  modèle  de 
préférence  des  lions,  des  tigres,  des  ours,  des  bêtes 
féroces  et,  s'il  y  joint  des  animaux  domestiques,  ce 
n'est  guère  que  comme  pâture.  M.  Frémiet,  on  vient 
de  le  voir,  s'attache  aux  bêtes  plus  familières.  Non 
certes  par  timidité  de  talent  ou  faiblesse  de  facture  : 
sans  mettre  ses  modèles  aux  prises  dans  les  batailles 
formidables  auxquelles  se  plaît  Barye,  il  abordera 
plus  tard,  avec  plein  succès,  des  sujets  comme  le 
Centaure  emportant  un  ours^  Rétiaire  et  Gorille^  le 
Dénicheur  (Toursons^  le  Gorille  enlevant  une  femme. 
S'il  préfère  d'abord  les  animaux  calmes  et  isolés,  c'est 
encore,  je  crois,  par  désir  de  vérité  :  il  peut  les  voir, 
les  approcher,  les  toucher,  les  mesurer,  leur  appli- 
quer, en  un  mot,  les  préceptes  de  Rude.  C'est  seule- 
ment lorsqu'il  se  sentira  maître  du  règne  animal, 
longuement  observé  par  tous  les  moyens  en  son  pou- 
voir, qu'il  se  risquera,  lui  aussi,  à  imaginer  des  scènes 
dont  l'homme  de  nos  jours  ne  saurait  guère  plus  être 
témoin. 

Il  sera  autre  chose  qu'animalier,  mais  il  ne  cessera 
jamais  de  Têtre.  Depuis  la  Gazelle  de   1843  jusqu'à 


240      NOUVELLES   ÉTUDES   DE    LITTÉRATURE    ET   D'aRT. 

ïAne  du  Caire  de  1890,  il  reviendra  volontiers,  dans 
l'élargissement  graduel  de  sa  manière,  aux  sujets  qui 
l'auront  d'abord  attiré,  à  ces  animaux  domestiques, 
compagnons  de  l'homme,  que  l'on  peut  étudier  lon- 
guement dans  rintimité  de  chaque  jour,  aux  portraits 
de  nos  «  frères  inférieurs  »,  avec  quelques  études  sur 
des  types  plus  spéciaux,  que  lui  offriront  ses  visites 
au  Jardin  des  Plantes  ou  des  événements  fortuits 
comme  FExposition  de  1889.  Ainsi  le  Chameau  tar- 
tare^  où  se  montre  de  manière  frappante  l'adaptation 
que  la  nature  fait  des  mêmes  espèces  aux  divers 
milieux  où  elles  doivent  vivre  ;  le  Renard  d'Egypte^ 
encore  plus  instructif  à  ce  point  de  vue  :  par  la  taille, 
la  construction,  la  physionomie,  c'est  tout  à  fait  notre 
renard  d'Europe  et  on  lui  devine  même  caractère  et 
mêmes  habitudes,  mais  le  poil  est  ras,  au  lieu  d'être 
long,  parce  que  le  climat  d'Egypte,  sec  et  chaud, 
rend  superflue  l'épaisse  enveloppe  dont  l'animal  a 
besoin  sous  le  ciel  d'Europe.  VAne  du  Caire,  c'est  le 
gentil  bourricot,  imprévu  et  drôle  comme  une  plai- 
santerie arabe,  qui  contribuait  pour  sa  part  à  l'aspect 
amusant  d'un  quartier  de  l'Exposition. 

M.  Frémiet  reproduit  encore  la  souplesse  du  singe, 
la  silhouette  pensive  du  héron,  la  masse  agile  de  l'élé- 
phant, le  corps  pataud  de  l'ours.  Mais  ce  ne  sont  là 
que  des  intermèdes.  Ses  modèles  favoris,  ce  sont, 
par  ordre  d'intérêt,  le  cheval,  le  chien  et  le  chat. 


Lorsque,  artiste  ou  cavalier,  on  aime  le  cheval,  on 
ne  l'aime  pas  à  moitié.  C'est,  en  effet,  de  tous  les 


M.   E.    FRÉMIET.  241 

objets  d'étude  ou  de  «  sport  »,  le  plus  attachant, 
parce  qu'il  est  le  plus  varié.  Au  cavalier,  si  expert 
qu'il  soit,  un  cheval  nouveau  réserve  toujours  des 
surprises;  rétif  ou  docile,  il  est  rare  qu'il  ne  lui 
donne  pas  une  occasion  d'observer  et  d'apprendre 
encore,  car  chaque  bête  a  sa  façon  particulière  d'obéir 
ou  de  résister.  L'artiste,  lui,  lorsqu'une  fois  il  a 
sérieusement  étudié  le  cheval,  ne  se  lasse  pas  d'y 
revenir,  et  l'on  sait,  parmi  les  peintres,  avec  quelle 
passion  Géricault  et  Meissonier  l'ont  représenté. 
Construction,  mouvements,  airs  de  tête,  expression 
de  l'œil,  couleur,  autant  de  motifs  d'étude,  très 
attachants  parce  qu'ils  sont  très  beaux;  et  ils  sont 
très  beaux  parce  que  la  nature  y  révèle,  avec  une 
variété  singulière,  son  secret  de  logique,  c'est-à  dire 
de  proportion  et  d'adaptation.  Le  premier  cheval  de 
Frémiet  est,  je  crois,  de  1850;  depuis,  quelle  cava- 
lerie! Toutes  les  variétés  de  chevaux  y  figurent  : 
cheval  de  guerre,  de  course,  de  trait,  d'utilité  ou  de 
luxe,  cheval  français  ou  étranger,  nu  ou  harnaché, 
libre  ou  monté,  sain  ou  malade. 

Plus  que  malade  est  ce  cheval  de  1855,  le  Cheval 
à  Montfaucon  :  il  est  condamné  à  mort.  Jeune  et 
robuste,  la  malheureuse  bête,  faite  pour  durer,  attend 
l'équarrisseur,  car  elle  a  une  jambe  cassée  et,  les  yeux 
bandés,  la  tête  dressée,  elle  aspire  dans  lair  l'odeur 
du  sang,  avec  une  terreur  qui  fait  courir  un  frisson 
sur  sa  peau.  Autour  d'elle  rude  déjà  le  rat  de  charnier. 
Une  impression  indicible  de  pitié  se  dégage  de  cette 
œuvre  puissante,  dans  laquelle  l'artiste,  sans  désir  de 
sensiblerie,  a  représenté  ce  qu'il  a  vu,  laissant  à  la 
vérité  le  soin  de  produire  l'émotion  qu'il  a  ressentie 

16 


Vcl      NOUVELLES    ETUDES    DE    LITTERATURE    ET   D  ART, 

lui-même.  Le  Cheval  à  Mont  faucon  fut  acheté  par 
l'État  et  destiné  à  l'École  vétérinaire  d'Alfort.  Il  y 
eût  été  à  sa  place,  comme  une  leçon  permanente  de 
pitié,  donnée  à  des  élèves  dont  la  vie  doit  être  con- 
sacrée non  seulement  au  soulagement,  mais  à  la 
protection  de  l'animal.  Le  directeur  de  l'École  refusa 
l'offre  des  Beaux-Arts,  sous  prétexte  qu'Alfort  ensei- 
gnait à  soigner  les  animaux,  et  non  à  les  tuer.  Le 
cheval  fut  donc  relégué  au  dépôt  des  ouvrages  d'art 
de  TÉtat;  il  y  resta  quarante  ans.  C'est  là  qu'un  direc- 
teur des  Beaux-Arts  le  découvrit  en  1890,  au  fond 
d'un  hangar  sombre,  sous  la  poussière  et  les  toiles 
d'araignée.  Estimant  que  la  première  grande  œuvre 
de  Frémiet  méritait  mieux  que  cet  abandon,  il  s'in- 
quiéta de  lui  trouver  une  place  où  elle  pût  être  vue. 
Le  directeur  de  l'École  vétérinaire  de  Toulouse,  plus 
accueillant  que  son  collègue  d'Alfort,  reçut  l'œuvre 
avec  reconnaissance. 

Le  cheval  de  guerre  a  les  préférences  de  l'artiste 
et  c'est  justice.  Jamais  les  qualités  naturelles  de 
l'animal  et  sa  beauté  propre  ne  s'accusent  mieux  que 
monté  par  l'homme  armé.  Généralement,  les  che- 
vaux de  M.  Frémiet  sont  immobiles  ou  au  pas.  C'est 
que  le  sculpteur  fixe  plutôt  les  mouvements  calmes 
que  les  attitudes  violentes.  Peut-être  aussi,  avec  son 
désir  constant  de  vérité,  a-t-il  préféré  l'aspect  sous 
lequel  il  pouvait  étudier  les  chevaux  avec  le  plus 
d'attention  et  les  représenter  avec  le  plus  de  pré- 
cision. 

Ses  premiers  chevaux  de  guerre  sont  des  chevaux 
de  troupe,  dans  la  série  de  ses  statuettes  militaires. 
Il  n'y  en  a  pas  un  qui  ne  soit  un  modèle  de  vérité. 


M.   E.    FRÉMIET.  *243 

D'abord  le  Clieoal  entravé^  avec  harnachement  com- 
plet, correct  comme  un  soldat  sous  les  armes,  la  tête 
droite,  le  corps  frémissant  et  les  jambes  développées 
sur  place,  les  oreilles  dressées  à  un  appel  de  trom- 
pette. Puis  le  cheval  de  carabinier,  piaffant  sur  place, 
encensant,  se  défendant,  mais  solidement  maintenu 
par  son  cavalier,  la  main  haute  et  les  jambes  près; 
cheval  de  luxe,  par  sa  finesse  robuste,  car  il  ap- 
partient à  un  corps  d'élite,  presque  de  parade,  où 
l'homme  et  sa  monture  coûtent  fort  cher.  Voyez 
encore  le  cheval  de  cuirassier  en  vedette,  limousin 
plus  pratique,  piété  sur  un  arrêt  brusque;  le  che- 
val d'artilleur,  bête  normande,  de  trait  autant  que 
de  selle,  les  membres  gros,  la  tête  lourde,  la  cri- 
nière et  la  queue  touffues;  le  cheval  de  chasseur, 
petit  Tarbais,  tout  feu  et  tout  nerfs,  que  l'on  devine 
impatient,  querelleur,  ruant  à  la  botte,  et  dansant 
dans  le  rang. 

Les  chevaux  du  Cavalier  romain  et  du  Chef  gaulois^ 
de  Jeanne  d'Arc,  de  Louis  d'Orléans^  de  Saint  Hubert^ 
de  VAieul^  de  Velasquez^  du  Porte-falot,  de  Saint 
Georges,  moins  réalistes,  aussi  vrais,  sont  proprement 
des  chevaux  statuaires  par  l'ampleur  des  formes  et 
le  caractère  décoratif.  Chacun  d'eux  cependant  repré- 
sente une  variété  bien  déterminée  de  l'espèce  :  le 
cheval  romain,  l'encolure  énorme  et  la  crinière  en 
brosse,  comme  un  cheval  de  bas-relief,  le  cheval 
gaulois,  à  moitié  sauvage,  celui  de  Jeanne  d'Arc, 
solide  et  pesant,  cheval  d'homme  d'armes,  fait  pour 
porter  un  poids  énorme  et  à  l'aise  sous  un  corps  de 
jeune  fille,  mais  l'arrière-main  serrée  et  le  talon  en 
dehors,  tenu  en  main  avec  une  vigueur  de  paysanne. 


244      NOUVELLES   ÉTUDES   DE   LITTÉRATURE   ET  D'aRT. 

La  monture  de  Louis  d'Orléans  est  bien  un  cheval  de 
tournoi,  celles  de  Saint  Hubert  et  de  l'Aïeul  sont  bien 
des  chevaux  de  chasse  et  de  voyage,  celle  du  porte- 
falot  un  cheval  bien  soigné  dans  les  écuries  de  la  Ville, 
attentive  à  la  bonne  tenue  de  sa  livrée.  Le  cheval  de 
Saint  Georges,  cabré  devant  le  monstre,  fou  de  peur, 
les  oreilles  couchées,  la  queue  serrée,  cherchant  à  se 
dérober  par  un  écart  et  maintenu  par  la  vigueur 
divine  de  son  cavalier,  est,  à  mon  sens,  le  plus  beau 
de  la  série,  de  même  que  le  genêt  d'Espagne  monté 
par  Velasquez,  tout  enrubanné,  souple  et  fin  comme 
une  danseuse  andalouse,  est  le  plus  élégant.  Avant 
M.  Frémiet,  Tart  français  n'avait  pas  encore  atteint 
cette  variété  et  cette  vérité  dans  la  représentation  du 
cheval  statuaire.  Pour  mesurer  le  progrès  de  cet  art, 
regardez  le  Velasquez,  dans  le  jardin  du  Louvre,  où 
il  vient  d'être  érigé,  et  allez  ensuite,  quelques  pas  plus 
loin,  sur  le  Pont-Neuf,  voir  le  Henri  IV  équestre  de 
Lemot. 

Le  cheval  est  construit  pour  porter,  plus  encore 
que  pour  traîner,  et  la  selle  gâte  moins  ses  formes 
que  le  harnais.  Aussi,  quoique  bien  artificiel,  le 
cheval  de  course  est-il  encore  une  bète  que  l'ani- 
malier modèle  volontiers.  M.  Frémiet  s'est  souvent  plu 
à  rendre  l'aspect  de  ces  longues  et  élégantes  saute- 
relles, avec  la  hauteur  de  leur  arrière-main,  la  lon- 
gueur de  leurs  foulées,  leur  port  de  tête  allongé 
comme  un  éperon  de  navire.  Il  a  aussi  des  bêtes  plus 
voisines  de  la  nature  et  aussi  belles  dans  un  caractère 
différent,  comme  le  Cheval  prbné^  monté  par  son 
garçon  de  ferme,  et  surtout  les  Chevaux  de  halage,  une 
calme  jument  d'âge  mûr  attelée  avec  un  cheval  plus 


M.    E.   FRÉMIET.  245 

jeune  et  plus  ardent,  saisis  l'un  et  l'autre  dans  une 
parfaite  justesse  de  mouvement,  le  pied  mordant  le 
sol  dans  le  premier  temps  de  l'effort. 

Autour  de  ces  bêtes  typiques,  nombre  de  variétés 
montrant  les  différences  que  la  race,  le  climat  ou 
l'éducation  impriment  à  l'espèce  :  chevaux  de  char 
romain,  enlevés  par  leur  cocher,  cheval  de  faucon- 
nier, cheval  arabe  descendant  une  pente  avec  sa 
merveilleuse  sûreté  de  pied  et  son  incomparable 
élégance,  cheval  de  saltimbanque,  portant  avec  rési- 
p;nation  sa  charge  grotesque,  mule  espagnole,  ornée 
de  pompons,  de  filets  et  sonnailles,  sous  un  guita- 
riste, qui  racle  avec  amour  le  «jambon  ». 

Après  le  cheval,  le  chien  est  le  plus  attirant  des 
animaux  domestiques.  11  y  a  donc  beaucoup  de  chiens 
dans  l'œuvre  de  M,  Frémiet.  Une  Étude  de  chien^ 
exposée  en  1846,  fut  son  second  Salon.  Tout  le 
monde  a  vu  le  Chien  courant  blessé  du  Luxembourg, 
essayant  d'enlever  le  bandage  qui  serre  sa  patte;  on 
connaît  moins  le  groupe  de  chiens  bassets,  Ravageod 
et  Ravageode,  du  palais  de  Compiègne,  et  c'est  dom- 
mage. Je  cite  au  hasard,  pour  compléter  le  chenil. 
Ravaude  et  Mascareau^  VEpagneul  couché^  les  Chiens 
danois^  le  Terre-neuve  debout^  le  Groupe  de  lévriers^  le 
Chien  s'étlrant^  etc.  Il  faut  bien  qu'il  y  ait  parmi  les 
bêtes  une  hiérarchie  naturelle  ou  artificielle,  mais 
logique,  fondée  sur  leur  taille,  leur  force  et  leur  uti- 
lité, puisque,  malgré  son  intelligence,  ses  qualités 
affectueuses  et  son  intimité  constante  avec  nous,  le 
chien  est  classé  moins  haut  que  le  cheval.  C'est  une 
grande  injustice.  D'abord,  les  variétés  de  l'espèce 
sont  ici  beaucoup  plus  nombreuses  et  pourvues  de 


246      NOUVELLES   ÉTUDES   DE   LITTÉRATURE    ET   D'aRT. 

caractères  plus  tranchés  ;  de  là  une  plus  grande 
richesse  de  types.  Les  mouvements  et  les  attitudes 
de  chaque  individu  sont  autrement  multipliés,  dis- 
tincts et  caractéristiques.  La  somme  d'inteUigence, 
enfin,  ne  peut  même  pas  être  comparée.  Pourtant, 
si  Ton  aime  le  chien,  on  admire  le  cheval;  on  prend 
celui-ci  beaucoup  plus  au  sérieux  que  celui-là.  Il 
passe  quelque  chose  de  ces  sentiments  dans  le  prix 
d'art  attaché  à  la  représentation  de  ces  bêtes.  La 
valeur  d'exécution,  cependant,  est  la  même,  quel 
que  soit  le  modèle.  Aussi,  en  ne  s'attachant  qu'à 
cette  valeur  et  en  songeant  que  le  chien,  aussi  brave 
que  le  cheval,  a  une  beauté  différente,  mais  égale, 
que,  s'il  nous  coûte  moins  cher  et  nous  est  moins 
utile,  il  nous  aime  davantage  et,  avec  une  grande 
utilité,  nous  procure  lui  aussi  de  grands  plaisirs, 
surtout  qu'il  offre  à  notre  regard  les  aspects  les  plus 
plastiques,  nous  saurons  gré  à  M.  Frémiet  de  lui 
avoir  fait  une  large  place  dans  sa  production  et  nous 
irons  chercher  dans  cette  part  de  son  œuvre  quel- 
ques-uns de  ses  plus  beaux  morceaux. 

Voici  maintenant,  en  suivant  Téchelle  des  animaux 
familiers,  le  chat,  «  le  tigre  de  poche  »,  descendu  de 
la  férocité  féline  à  une  domesticité  à  la  fois  très 
intime  et  très  libre,  mais  retenant  beaucoup  encore 
de  cette  férocité.  Réduite  à  sa  taille  et  inoffensive 
pour  nous,  elle  s'exerce  encore  sur  ses  semblables, 
sur  ses  petits,  dans  ses  amours.  M.  Frémiet  l'a 
observé  dans  la  béatitude  de  son  bien-être,  la  sou- 
plesse silencieuse  de  sa  marche,  la  gentillesse  de  ses 
jeux,  la  drôlerie  de  ses  attitudes,  les  apprêts  de  sa 
toilette  et  aussi  le  placide  égoïsme  de   sa  physio- 


M.   E.    FRÉMIET.  247 

nomie,  Tatrocité  de  quelques-uns  de  ses  appétits, 
rimprévu  de  ses  poses  et  de  ses  installations.  Je 
note  ainsi  la  Famille  de  Chats,  la  Châtie  dévorant 
ses  petits,  Jeune  Chat  buvant  du  lait  et  Mésange,  Chat 
de  deux  mois,  Chat  faisant  sa  toilette,  etc.  Parmi  ces 
figures,  quelques-unes  sont  de  grandeur  naturelle. 
Je  ne  dirai  pas  qu'elles  donnent  Tillusion  de  la  \ie; 
elles  y  ajoutent.  D'autres  sont  minuscules  et  font 
songer,  dans  un  art  plus  viril,  à  la  précision  spiri- 
tuelle des  Japonais. 

Enfin  la  basse-cour,  avec  une  échappée  de  vue  sur 
la  campagne  libre.  Dans  une  série  d'amusants  petits 
bronzes,  le  mouton  rumine,  le  front  étroit  et  sans 
pensée;  la  chèvre  grimpe  et  danse;  le  coq  claironne, 
dressé  sur  ses  ergots,  le  corps  allongé  pour  pousser 
son  chant  plus  loin  et  plus  haut;  des  poules  se  dis- 
putent un  rat  mort;  des  canards  tirent  sur  une  proie 
du  môme  genre;  un  courlis,  poussant  au  ras  du  sol 
son  bec  long  et  effilé  comme  une  épée,  donne  la 
chasse  à  une  grenouille;  une  souris,  la  queue  prise 
dans  la  coquille  refermée  d'une  huître,  se  dresse 
avec  une  détresse  comique,  posée  sur  la  valve  qui  la 
retient. 

Cette  dernière  figurine  est  un  petit  chef-d'œuvre 
d'arrangement  ingénieux  et  vrai;  les  autres,  moins 
imprévues,  dénotent  une  observation  aussi  juste,  et, 
devant  ces  délassements  du  puissant  artiste,  qui  a 
modelé  quelques-unes  des  plus  énormes  pièces  de 
notre  temps,  en  voyant  ce  qu'il  a  mis  d'observation 
et  d'esprit,  de  vérité  et  de  linesse,  de  science  et  de 
perfection  plastique  dans  ces  minuscules  sujets, 
nous  songeons  à  la  poésie  fine  et  forte  de  La  Fon- 


'248      NOUVELLES   ÉTUDES   DE    LITTÉRATURE    ET   D'ART. 

taine,  à  son  observation  d'apparence  nonchalante, 
et  si  profonde,  à  Tesprit  infini,  à  toutes  les  sortes 
d'esprit  qui  se  jouent  parmi  ses  vers,  à  la  peinture 
large  et  précise  qu'il  enferme  dans  ses  petits  cadres, 
surtout  au  sens  profond  de  la  nature,  à  la  connais- 
sance complète  de  Tanimal  qu'il  donne  comme  fond 
à  son  étude  de  l'homme.  Toute  comparaison  avec 
La  Fontaine  étant  écrasante,  je  me  garderai  bien 
d'appliquer  celle-ci  à  l'œuvre  de  M.  Frémiet.  Il  suffît 
que  Fanimalier  rappelle  le  fabuliste,  et  c'est  déjà  un 
grand  honneur. 


Comme  Barye,  M.  Frémiet  ne  cherche  dans  ces 
petits  sujets  que  le  délassement  de  ses  grandes 
œuvres.  Dans  celles-ci,  il  réalise  surtout  les  gracieux 
souvenirs  d'une  mythologie  riante,  les  scènes  féroces 
des  temps  préhistoriques,  les  rêves  des  premiers 
hommes;  il  recherche  les  premiers  essais  de  la  vie 
animale  ou  évoque  ce  qui  reste  encore  de  sauvagerie 
effrayante  dans  les  contrées  où  l'homme  continue  de 
lutter,  sans  autre  secours  que  les  armes  naturelles, 
contre  de  formidables  ennemis.  Le  petit  Pan^  du 
Luxembourg,  est  devenu  populaire.  Couché  sur  le 
ventre,  le  dieu  chèvre-pied  agace  deux  oursons;  il 
s'amuse  à  les  écarter,  avec  une  baguette,  des  rayons 
de  miel  qu'ils  flairent  en  grognant  d'impatience  et 
de  gourmandise.  C'est  gracieux  comme  du  Théocrite 
et  fort  comme  du  Lucrèce.  Avec  un  autre  joueur,  un 
tel  passe-temps  ferait  frémir;  mais  la  tranquillité  du 
divin  espiègle  rassure  et  l'on  admire  en  souriant 
Farrangement  spirituel  de  la  scène,  le  modelé  fin  et 


M.    E.    FRÉMIET.  249 

robuste  de  ce  corps  moitié  béte  et  moitié  homme, 
cette  physionomie  franchement  animée,  la  gaucherie 
des  oursons. 

Dans  cet  ordre  de  sujets  fictifs,  où  la  fantaisie  et 
Tobservation  ont  une  part  égale,  la  banalité  est  aussi 
commune  que  Toriginalité  est  rare,  car  il  est  à  la 
fois  très  facile  et  très  difficile  de  faire  œuvre  d'art 
en  sortant  de  la  vérité.  M.  Frémiet  y  mêle  avec 
bonheur  sa  connaissance  profonde  de  l'animal  vrai  et 
linvention  créatrice.  A  la  fontaine  de  fObservatoire 
—  où  il  s'est  associé  avec  Carpeaux,  son  ancien 
camarade  chez  Rude,  pour  combiner  une  des  plus 
belles  œuvres  de  décoration  monumentale  qu'il  y  ait 
à  Paris,  —  ses  chevaux  marins,  cabrés  sous  les  jets 
d'eau  que  leur  lancent  des  tortues,  sont  aussi  chimé- 
riques qu'il  convient,  mais  la  vérité  de  leurs  mouve- 
ments est  scrupuleusement  juste. 

Le  même  mérite  s'accuse  dans  les  animaux  fantas- 
tiques qu'il  a  modelés  pour  l'escalier  du  château  de 
Pierrefonds.  Ici  il  montre  un  sentiment  du  moyen 
âge  sur  lequel  des  œuvres  plus  importantes  vont  me 
permettre  de  revenir,  mais  je  dois  constater  à  ce 
sujet  combien  la  faculté  de  ressaisir  le  caractère  de 
cette  époque  est  rare  chez  nos  artistes  contempo- 
rains. Presque  tous  imitent  gauchement  la  fantafsie 
grotesque  ou  terrifiante  des  vieux  imagiers.  On  a 
pu,  au  contraire,  placer  en  toute  vérité  d'adaptation, 
dans  la  cour  d'une  forteresse  féodale,  ce  taureau 
ailé  qui  s'absorbe,  avec  une  attention  de  chien  sur- 
pris, dans  la  contemplation  d'un  escargot;  ce  pélican 
à  ailes  de  griffon  et  à  corps  de  lézard,  dont  les  gros 
yeux  s'hypnotisent  sur  le  vide  ;   surtout  cette   bête 


250      NOUVELLES   ÉTUDES    DE    LITTÉRATURE    ET   D'aRT. 

d'une  si  fière  tournure  héraldique,  où  se  combinent 
une  tête  d'aigle,  coiffée  d'un  capuchon  de  mailles,  et 
un  corps  de  quadrupède,  muni  par  devant  de  serres 
puissantes  et  derrière  de  deux  pieds  humains  chaus- 
sés de  solerets  à  éperons. 

Ceci  ne  vise  quà  l'amusement  de  Toeil;  un  des 
plus  énergiques  enseignements  que  Fart  puisse 
donner  par  révocation  du  passé  se  trouve  dans  la 
figure  où  M.  Frémiet  a  reconstitué,  d'après  les  données 
de  la  science,  un  des  plus  anciens  exemplaires  de 
l'homme.  Par  un  effet  que  le  sculpteur  a  produit 
plusieurs  fois,  son  Homme  de  l'Age  de  fierre^  juste- 
ment placé  au  Jardin  des  Plantes,  a  commencé  par 
étonner  et  a  soulevé  de  vives  discussions  avant 
d'obtenir  l'admiration  qu'il  méritait.  L'homme  d'au- 
jourd'hui ne  s'est  pas  reconnu  sans  répugnance  dans 
cet  ancêtre  à  la  face  stupide,  dont  le  corps  massif 
exprime  par  une  danse  lourde  la  joie  d'une  bonne 
chasse.  Pourtant,  il  a  quelque  raison  d'être  content, 
cet  habitant  des  cavernes,  car  la  tête  d'ours  qu'il 
rapporte  en  trophée  représente  pour  lui  la  destruc- 
tion d'un  ennemi  redoutable  et  la  subsistance  de 
plusieurs  jours.  Entre  la  tête  morte  de  la  bête  et  la 
tête  vivante  de  l'homme,  on  ne  sait  vraiment  laquelle 
est  la  plus  féroce.  Nous  pouvons  à  volonté  être 
modestes  ou  fiers  devant  cette  figure,  qui  nous  fait 
mesurer  le  chemin  parcouru  depuis  notre  origine. 
Quant  à  la  faune  au  milieu  de  laquelle  vivait  l'homme 
de  ce  temps,  vous  en  trouverez  les  gigantesques  échan- 
tillons dans  les  Arilmaux  du  Trocadéro  exécutés  pour 
l'Exposition  de  1878,  et  qui,  tout  en  formant  autour 
de  la  cascade  un  motif  de  décoration  qu'il  eût  été 


M.    E.    FRÉMIET.  251 

bon  de  confier  à  un  seul  artiste,  offraient,  au  milieu 
d'une  exposition  universelle,  un  contraste  aussi  sug- 
gestif que  le  Troglodyte  du  Jardin  des  Plantes  domi- 
nant une  foule  endimanchée  K  Nous  sommes  encore 
dans  le  même  temps  avec  le  Dénicheur  d'oursons^ 
surpris  par  la  mère  ourse,  qui  lui  brise  les  reins 
dans  un  embrassement  formidable. 

Mais  Fart  de  M.  Frémiet  atteint  dans  la  statuaire 
colossale  le  suprême  degré  d'expression  avec  le 
Gorille  enlevant  une  femme^  qui  lui  valut  la  médaille 
d'honneur.  Cette  femme  est  une  négresse  aux  formes 
vigoureuses,  et  l'artiste,  qui  a  rarement  abordé  le  nu 
féminin,  a  prouvé  là,  par  la  justesse  du  modelé,  ce 
dont  il  eût  été  capable,  s'il  l'eût  voulu,  dans  cette 
partie  de  l'art.  Le  bras  droit  serrant  la  femme  à  demi 
morte,  mais  dont  les  bras  résistent  encore,  tandis  que 
les  jambes  pendent  inertes,  le  gorille  défend  sa  proie, 
un  quartier  de  roche  dans  la  main,  une  flèche 
enfoncée  au  creux  de  l'aisselle  et  sa  tête  hideuse 
tournée  vers  les  poursuivants  que  l'on  devine.  Gomme 
aspect  d'ensemble,  balancement  des  masses,  mérite 
d'exécution  déhcate  ou  large,  je  ne  vois  pas,  dans 
la  statuaire  contemporaine,  d'oeuvre  dont  ce  groupe 
ne  soit  l'égal.  Il  atteint  cette  beauté  dans  l'horreur, 
qui  a  valu  au  Laocoon  sa  popularité  séculaire. 


1.  Ces  animaux  sont  simplement  en  plâtre  doré.  Ils  devaient 
être  coulés  en  bronze,  après  l'Exposition,  mais,  les  fêtes  finies, 
on  ne  donna  pas  suite  au  projet.  Aujourd'hui,  écaillés  et  à 
demi  ruinés,  ils  tomberont  bientôt  en  miettes.  11  convien- 
drait, après  seize  ans,  de  prendre  à  leur  égard  une  mesure 
définitive,  c'est-à-dire  de  les  fixer  en  matière  durable  ou  de 
les  enlever.  Ce  genre  de  négligence,  trop  fréquent  dans  notre 
pays,  n'est  digne  ni  de  la  Ville  de  Paris,  ni  de  l'artiste. 


252      NOUVELLES   ÉTUDES   DE    LITTÉRATURE   ET   D'aRT. 

Et  pourtant,  universellement  admiré  des  artistes, 
il  a  subi  d'abord  Teffet  de  répugnances  diverses,  qui 
ont  marqué  de  façon  bien  curieuse  l'impression 
qu'une  même  œuvre  peut  produire  sur  l'extrême  cul- 
ture et  l'extrême  ignorance.  Il  faut  convenir  que 
cette  œuvre-ci  est  inquiétante  et  que  Ton  n'en  sent 
la  beauté  qu'après  une  surprise  complexe.  Elle 
excite  d'abord  une  sorte  d'indignation  confuse  :  nous 
n'admetttons  pas  qu'un  désir  puisse  monter  de  la 
bête  vers  l'être  humain;  nous  y  voyons  une  insulte 
d'autant  plus  intolérable  à  la  dignité  de  notre  espèce 
que  le  rapprochement  de  deux  formes  identiques 
diminue  la  distance  qui  sépare  cette  brute  de  sa 
proie.  Puis,  les  conséquences  possibles  ou,  tout  au 
moins  entrevues  par  Timagination,  d'un  tel  enlève- 
ment, ajoutent  le  dégoût  à  la  colère.  On  se  calme  en 
songeant  que,  dans  cette  femme  expirante,  il  n'y  a 
qu'une  proie. 

Tous  les  spectateurs,  pourtant,  ne  se  calmaient 
pas.  Après  la  première  exposition  du  groupe,  au 
Salon  de  1865,  une  équipe  d'ouvriers  belges  fut  char- 
gée de  le  transporter  au  Trocadéro  où  il  devait  être 
remisé.  Il  n'arriva  pas  à  destination  :  on  le  trouva  le 
lendemain,  dans  un  terrain  vague,  mis  en  pièces 
avec  un  tel  acharnement,  qu'il  fut  impossible  de  le 
reconstituer.  Pris  de  colère,  les  ouvriers  l'avaient 
brisé;  dans  ces  têtes  aux  idées  courtes  et  violentes, 
l'idée  confuse  que  j'essayais  de  définir  tout  à  l'heure 
avait-elle  surgi  et  s'était-elle  exaspérée  à  la  vue  pro- 
longée du  monstrueux  assemblage?  Avaient-ils  vengé, 
à  leur  manière,  la  dignité  méconnue  de  notre  espèce? 
Le  groupe  refait,  longtemps  après,  le  sculpteur  l'ex- 


M.    E.   FRÉMIET.  253 

posait  à  nouveau  et,  naturellement,  en  demandait 
Tachât  aux  Beaux-Arts.  Le  ministre  d'alors,  savant 
illustre,  refusa  en  donnant  pour  motif  que  le  fait 
représenté  n'était  pas  admis  par  les  naturalistes  et 
qu'il  importait  de  ne  pas  consacrer  une  erreur  par 
une  représentation  durable.  C'était  trop  subordonner 
Tart  à  la  science  et  enlever  au  premier  son  droit 
d'ajouter  à  la  nature;  c'était,  surtout,  méconnaître  le 
mérite  propre  d'une  création  plastique,  qui  n'a,  au 
fond,  d'autre  but  qu'elle-même.  Tout  ce  qu'on  peut 
demander  à  l'œuvre  d'art,  c'est  de  ne  pas  compro- 
mettre les  droits  de  la  beauté  ou  de  la  morale,  en 
prenant  chacun  de  ces  mots  dans  le  sens  le  plus 
large.  Peut-être,  comme  il  arrive  parfois  en  matière 
d'administration,  le  ministre  n'avait-il  pas  donné  la 
vraie  raison  de  son  refus.  Cet  homme  de  haute  cul- 
ture avait-il  éprouvé,  lui  aussi,  le  même  sentiment 
que  les  Belges  iconoclastes?  Ce  dont  on  peut  être 
assuré,  c'est  que  le  sculpteur,  avec  la  dignité  de  son 
caractère,  n'avait  aucunement  cherché,  dans  le  choix 
de  son  sujet,  un  élément  de  succès  scandaleux.  Dans 
le  rapprochement  de  deux  êtres,  à  la  fois  si  voisins 
et  si  lointains  l'un  de  l'autre,  il  n'avait  vu  que  l'oppo- 
sition artistique  de  deux  natures  où  toute  ressem- 
blance ofifre  en  même  temps  une  différence  et  où, 
pour  ainsi  dire,  l'antithèse  repose  sur  l'analogie. 


Un  animalier  ne  peut  être  qu'un  réaliste.  Aussi, 
comme  Barye,  M.  Frémiet  commença  t-il  par  se  tenir 
aussi  éloigné  du  romantisme  que  de  l'école  classique. 


25  i      NOUVELLES   ÉTUDES   DE   LITTÉRATURE   ET   D  ART. 

Il  semblait  se  rattacher  étroitement  au  mouvement 
réaliste,  qui  commençait  au  moment  même  où  il 
débutait  lui-même  et  qui,  escomptant  la  mort  du 
romantisme  expirant,  dans  lart  comme  dans  la  litté- 
rature, réclamait  sa  succession  avec  l'assurance  que 
Ton  sait.  En  peinture,  le  réalisme  devait  entraîner  à  sa 
suite  une  grande  part  de  l'école  française  ;  en  sculp- 
ture, il  ne  pouvait  être  aussi  heureux,  par  le  besoin 
que  le  sculpteur  aura  toujours  du  nu,  dont  la  vie 
réelle  n'admet  qu'une  exhibition  très  incomplète,  et 
de  l'abstraction  idéaliste,  que  le  réalisme  combat  de 
tout  son  pouvoir.  Et  cependant,  prouvant  une  fois  de 
plus  que  toute  classification  artistique  ou  littéraire, 
toute  définition  d'école  ou  de  genre  est  fausse,  pour 
peu  qu'elle  soit  étroite  et  impérieuse,  M.  Frémiet, 
réaliste  de  goût,  revenait  au  romantisme  sans  cesser 
d'être  lui-même,  et  il  se  trouve  aujourd'hui  qu'une 
part  très  considérable  de  son  œuvre  mêle  étroitement 
les  deux  systèmes  opposés. 

Le  romantisme  artistique  et  littéraire  était  né  de 
l'imitation  du  moyen  âge,  mais  avec  quelle  liberté 
et  quelle  ignorance  il  avait  traité  son  modèle!  Sans 
insister  sur  ces  étonnants  troubadours,  ces  cheva- 
liers et  ces  châtelaines,  motifs  favoris  du  «  style  pen- 
dulesque  »,  il  est  certain  que  Préault  comme  Louis 
Boulanger  prenaient  leurs  motifs  dans  une  archéo- 
logie fort  approximative.  Le  moyen  âge  fut  ainsi  plus 
représenté  que  connu  jusqu'au  moment  où  Viollet- 
le-Duc,  architecte  contestable  et  théoricien  exclusif, 
mais  archéologue  très  informé,  mit  à  la  disposition 
des  artistes  les  résultats  de  sa  science.  M.  Frémiet 
avait  déjà  prouvé  son  sentiment  de  l'histoire  par  ses 


M.    E.    FRÉMIET.  255 

deux  cavaliers  du  musée  de  Saint-Germain,  lun  gau- 
lois, l'autre  romain,  exécutés  grâce  aux  études  gallo- 
romaines  que  poursuivait  alors  Napoléon  III,  lors- 
qu'il reçut  la  commande  d'une  statue  équestre  de 
Louis  d'Orléans,  pour  le  château  de  Pierrefonds,  que 
Viollet-le-Duc  venait  de  rebâtir  sous  prétexte  de  res- 
tauration. Cette  statue  fut  le  point  de  départ  de  ses 
figures  vêtues  de  fer. 

C'est  par  le  caractère  énergique  dont  un  tel  vête- 
ment rehausse  l'homme  de  guerre  que  M.  Frémiet 
fut  d'abord  attiré.  Ces  armures  du  moyen  âge  don- 
naient au  corps  humain  un  aspect  d'animalité  farou- 
che. Sur  un  cheval  armé  comme  lui,  le  combattant 
d'autrefois  constituait  avec  sa  monture  une  sorte  de 
bête  fantastique.  Et,  dans  le  détail,  quel  riche  motif 
d'étude!  Ces  armures  avaient  la  beauté  propre  à  tous 
les  objets  en  rapport  parfait  avec  leur  destination. 
Merveilleusement  ajustées  aux  formes  et  aux  mouve- 
ments du  corps,  c'étaient,  en  leur  genre,  des  modèles 
de  sculpture.  Songez  en  outre  au  caractère  si  pro- 
fondément marqué  sur  les  visages  de  ce  temps,  qui 
respiraient  avec  une  égale  énergie  le  courage,  la  foi, 
l'orgueil  nobiliaire,  la  brutalité.  L'un  des  premiers 
chevaliers  modelés  par  M.  Frémiet,  le  Louis  d'Orléans, 
est  aussi  l'un  des  plus  beaux.  Comme  en  toutes 
choses,  l'artiste  a  scrupuleusement  étudié  chaque 
pièce  de  l'équipement,  chez  le  cheval  comme  chez 
l'homme;  il  a  fait  œuvre  de  science  avant  d'aborder 
Tœuvre  d'art.  Puis,  en  traduisant  l'expression  de 
la  physionomie,  l'allure,  l'attitude,  il  a  campé  son 
personnage  de  manière  à  exprimer  pleinement  son 
originalité,  le  caractère  de  l'homme  et  celui  de  son 


i'56      NOUVELLES   ÉTUDES   DE   LITTÉRATURE   ET   D'aRT. 

temps.  Dans  cette  figure  élégante  et  forte,  un  lettré 
retrouve  le  prince  élégant  et  brave  que  dit  l'histoire  ; 
pour  le  visiteur  ignorant,  un  aspect  du  temps  passé 
se  révèle  d'un  coup  d'œil  et  lui  parle. 

L'impression  est  encore  plus  forte  avec  la  Jeanne 
d'Arc  de  la  place  des  Pyramides,  parce  que  la  même 
fidélité  réalise  un  personnage  plus  complexe.  Ce 
corps  de  jeune  fille,  robuste  et  fin,  cette  tête  illu- 
minée par  le  rayonnement  de  l'idée  intérieure,  ce 
front  sérieux,  cet  œil  qui  fixe  un  double  but,  l'un 
lointain,  l'autre  présent,  cette  bouche  aux  lèvres 
serrées,  ce  bras  élevant  la  bannière  d'un  geste  vigou- 
reux, cette  couronne  d'or  nimbant  la  chevelure  de 
l'héroïne,  c'est  à  la  fois  la  Jeanne  d'Arc  de  nos  pères 
et  la  nôtre,  la  Pucelle  marchant  contre  la  porte  de 
Tournelle  et  la  libératrice  consacrée  par  la  recon- 
naissance nationale  .  Elle  surprit  d'abord,  parce 
qu'elle  était  trop  vraie  :  nous  n'étions  pas  encore 
habitués  à  un  détachement  aussi  complet  de  la  con- 
vention. Nous  l'admirons  aujourd'hui  grâce  à  une 
éducation  historique  et  artistique  plus  avancée,  et  je 
crois  bien  que,  avec  les  années,  cette  admiration  ne 
fera  que  grandir.  C'est  un  grand  honneur  pour  la 
sculpture  contemporaine  que  l'émulation  de  nos 
artistes  autour  de  cette  figure;  leurs  efforts  sur  un 
même  sujet  nous  ont  valu  au  moins  trois  œuvres 
maîtresses,  diversement  belles  et  également  dignes  de 
leur  objet  K 

1.  La  prédilection  de  M.  Frémiet  pour  Jeanne  d'Arc  et  son 
amitié  pour  le  compositeur  Auguste  Mermet  ont  donné  lieu 
à  une  suite  d'aquarelles,  exécutées  pour  la  Jeanne  d'Arc  que 
le  compositeur  faisait  représenter  le  5  avril  1876.  Cette  suite 
est  conservée  à  la  bibliothèque  de  l'Opéra  et  mériterait  d'être 


M.    E.    FKÉMIET.  257 

On  peut  mettre  à  cuté  du  Louis  d'Orléans  et  de  la 
Jeanne  cTArc,  pour  la  plénitude  du  caractère,  une 
simple  statuette,  équestre  comme  elles,  le  Saint 
Georges,  acquis  par  l'État  en  1890  pour  le  musée 
du  Luxembourg.  Le  caractère  de  sainteté,  indiqué 
dans  la  Jeanne  d'Arc  avec  la  mesure  discrète  qui  con- 
venait, s'accentue  ici.  Ce  cavalier  qui  terrasse  un 
monstre,  c'est  un  être  descendu  du  ciel  pour  une 
œuvre  exigeant  une  force  surhumaine.  Il  nous  éloigne 
singulièrement  de  l'ange  candide  et  rond,  moitié 
éphèbe,  moitié  premier  communiant,  auquel  l'ima- 
gerie religieuse,  et  même  la  statuaire  classique,  nous 
avaient  habitués.  Sous  la  visière  relevée  du  casque, 
le  Saint  Georges  découvre  une  figure  d'homme  mûr, 
guerrière  et  accentuée,  telle  que  pouvaient  la  conce- 
voir les  hommes  d'armes  d'autrefois  et  que,  selon  la 
règle  constante  de  l'anthropomorphisme,  ils  for- 
maient à  leur  propre  ressemblance.  Un  détail  amu- 
sant fait  retrouver  l'animalier  observateur  dans  cette 
figure  d'imagination.  L'élément  principal  du  monstre 
transpercé  par  la  lance  du  Saint  a  été  fourni  par  un 
simple  lapin,  un  lapin  écorché,  dont  l'artiste,  en  tra- 
versant sa  cuisine,  avait  remarqué  l'aspect  bizarre  et 
auquel  il  lui  suffit,  pour  le  rendre  terrifiant,  d'ajouter 
une  tête  et  des  pattes  de  lézard. 


reproduite.  L'exactitude  des  costumes  et  des  armes,  le  caractère 
des  types,  la  vigueur  des  attitudes  lui  donnent  un  grand  prix 
artistique  et  documentaire;  elle  réunit,  à  un  rare  degré,  la 
sûreté  d'information  historique  et  la  valeur  d'invention  per- 
sonnelle. J'y  signalerai  notamment  le  Roi,  Jeanne  d'Arc  en 
bergère  et  en  habit  d'homme,  des  paysans  et  paysannes,  un 
fou,  une  bohémienne  marchande  de  chapelets,  un  trompette 
et  deux  évèques  montés  sur  des  mules. 

17 


258     NOUVELLES   ÉTUDES   DE   LITTÉRATURE   ET   D'aRT. 

L'esprit  du  moyen  âge  parle  un  langage  aussi  clair  et 
aussi  conforme  à  l'histoire,  dans  nombre  d'autres  figu- 
res, tantôt  individuelles  comme  VIsabeau  de  Bavière^ 
tantôt  symboliques,  comme  Saint  Michel  à  pied,  le 
Saint  Hubert  et  la  Sainte  Cécile^  tantôt  synthétiques, 
comme  YAieul^  qui  semble  sortir  de  la  Légende  des 
siècles,  le  Ménestrel,  le  Porte-falot  de  l'Hôtel  de  Ville. 
Il  arrive  à  M.  Frémiet  de  préciser  par  diverses 
reprises  un  aspect  particulier  d'un  type  qu'il  avait 
déjà  représenté  sous  une  forme  générale  ;  ainsi  il 
est  revenu  plusieurs  fois  à  Jeanne  d'Arc,  comme  dans 
la  figurine  à  pied,  intitulée  Orliens,  qui  marche  sous 
sa  bannière  à  la  délivrance  de  la  Loire,  dans  la  figu- 
rine à  genoux,  qui  semble  prier  sur  un  tombeau, 
dans  la  petite  paysanne  écoutant  ses  voix.  Il  a  regardé 
tant  de  vieilles  tapisseries  et  feuilleté  tant  de  manus- 
crits enluminés,  qu'il  a  pu  multiplier  sans  jamais  se 
répéter  les  statuettes  à  cheval  ou  à  pied  emprun- 
tées aux  diverses  époques  du  moyen  âge .  Deux 
d'entre  elles,  notamment,  sont  devenues  populaires 
par  la  plénitude  de  l'expression  et  l'éloquence  de 
l'idée,  autant  que  par  la  beauté  de  la  forme.  Ainsi  le 
Saint  Louis,  à  la  figure  empreinte  de  bonté,  de  can- 
deur et  de  finesse,  ceint  de  l'épée  et  la  croix  sur  la 
poitrine,  tenant  d'une  main  un  sceptre  feuillu,  taillé 
dans  le  chêne  de  Vincennes,  dans  l'autre  le  modèle 
de  la  Sainte-Chapelle;  et  surtout  le  Credo,  ce  cheva- 
lier déployant  de  ses  deux  bras  largement  étendus  la 
devise  des  vieux  siècles  où  le  courage  et  la  foi  s'exal- 
taient l'un  par  l'autre. 

Les  études  historiques  de  M.  Frémiet  ne  se  sont 
pas   bornées  au   moyen   âge.   De   même   qu'il   était 


M.   E.   FRÉMIET.  "259 

remonté  jusqu'aux  temps  gallo-romains,  il  a  traversé 
le  x\T  siècle  avec  ses  duellistes,  le  xvii°  avec  le 
Condé  du.  château  de  Chantilly,  le  xviii^  avec  Télégant 
Incroyable,  que  l'animalier  a  signé  en  lui  mettant  un 
chat  sur  l'épaule.  Je  dirais  du  Condé  que  c'est  une 
de  ses  plus  belles  figures  équestres,  si  déjà  je  n'avais 
dû  qualifier  de  la  sorte  nombre  de  ses  œuvres,  dans 
l'impuissance  où  se  trouve  la  description  à  dégager 
en  quelques  mots,  toujours  les  mêmes,  le  caractère 
qui  s'accuse  au  premier  coup  d'œil  dans  une  œuvre 
d'art.  Cette  impuissance  est  d'autant  plus  inévitable 
que  la  plupart  de  ces  figures  sont  dans  la  même 
attitude  et  le  même  mouvement.  L'artiste  a  pu  y 
éviter  la  monotonie;  l'écrivain  n'y  échapperait  que 
par  de  longues  descriptions. 


L'écueil  serait  le  même  en  arrivant  à  la  série  de 
statuettes  dans  lesquelles  M.  Frémiet  a  représenté  les 
principaux  types  militaires  du  second  Empire.  C'est 
pour  répondre  à  un  désir  personnel  de  Napoléon  III 
qu'il  l'avait  entreprise.  Par  un  procédé  employé  jus- 
qu'alors par  les  seuls  marchands  de  jouets  et  qu'il 
élevait  à  la  dignité  artistique,  il  avait  commencé  par 
les  modeler  avec  de  la  terre,  sur  laquelle  il  collait 
ensuite  de  la  poudre  de  drap.  Il  en  était  résulté  une 
collection  unique  en  son  genre  et  qui,  si  elle  avait  pu 
arriver  dans  un  musée,  y  serait  restée  comme  un 
document  précieux  pour  l'histoire  de  l'armée  et  un 
spécimen  original  d'une  manière  exceptionnelle.  Mal- 
heureusement, l'Empereur  la  conservait  aux  Tuile- 


260     NOUVELLES   ÉTUDES   DE    LITTÉRATURE    ET    D'aRT. 

ries,  sous  vitrine,  dans  une  pièce  réservée  aux  récréa- 
lions  du  prince  impérial.  Un  enfant,  fût-il  prince  et 
très  surveillé,  parvient  toujours  à  ouvrir  une  vitrine, 
fût-elle  fermée  d'une  triple  clef,  par  cela  seul  qu'elle 
est  fermée  et  qu'il  lui  est  défendu  d'y  toucher  ;  surtout, 
si  cette  vitrine  contient  des  images  de  soldats,  c'est- 
à-dire  des  jouets  particulièrement  amusants.  Celle-ci 
fut  donc  ouverte  et  il  en  résulta  un  désastre  :  bientôt, 
les  débris  de  la  petite  armée  jonchaient  le  sol.  M.  Fré- 
miet  répara  le  mal,  mais  les  petits  soldats  ne  devaient 
pas  survivre  à  l'Empire  :  ils  furent  détruits  dans 
l'incendie  des  Tuileries,  sous  la  Commune.  Heureu- 
sement, il  avait  conservé  les  modèles  de  quelques- 
uns  et  il  a  pu  les  reproduire  en  bronze. 

Cavaliers  ou  fantassins,  ils  ont  tous  été  faits  d'après 
de  vrais  soldats,  choisis  dans  les  casernes,  et  non 
d'après  des  modèles  costumés  pour  la  circonstance. 
On  ne  saurait  imaginer,  sans  les  voir,  la  vérité  des 
types,  la  justesse  des  attitudes,  la  fidélité  minutieuse 
des  détails.  Ces  figurines  ne  sont  pas  traités  en 
maquette,  par  indications  sommaires;  documents 
autant  qu'œuvres  d'art,  la  précision  y  est  poussée  à 
l'extrême  limite  du  possible.  Dans  leurs  vingt  cen- 
timètres de  hauteur,  elles  sont  aussi  nettes  que 
pourraient  l'être  des  statues  de  grandeur  naturelle; 
on  peut  y  compter  les  anneaux  d'une  gourmette 
et  les  piqûres  d'un  harnais.  Plusieurs,  comme  le 
Cuirassier  en  vedette  et  V Artilleur  en  manteau^  ont 
une  largeur  de  style  qui  permettrait  de  les  placer, 
en  les  agrandissant,  sur  un  arc  de  triomphe;  toutes 
fixent  un  aspect  particulier  de  l'éiégance  ou  de 
la  force  militaires.  L'armée  du  second  Empire  fut  la 


M.   E.    FRÉMIET.  261 

dernière  où  la  durée  du  service,  en  façonnant  lon- 
guement chaque  espèce  de  soldat,  lui  donnât  une 
empreinte  spéciale,  qui  ne  permettait  pas  de  con- 
fondre une  arme  avec  une  autre.  Un  artilleur,  en  ce 
temps-là,  ne  ressemblait  pas,  physiquement,  à  un 
dragon,  ni  un  zouave  à  un  chasseur.  Chaque  corps 
de  troupe  avait  une  physionomie  qui  dominait  toute 
sa  manière  d'être.  La  variété  des  uniformes,  encore 
beaux,  conservait  les  traditions  particulières  et  entre- 
tenait l'esprit  de  corps.  Beaucoup  d'entre  eux  remon- 
taient, par  l'ensemble  ou  par  quelque  détail  caracté- 
ristique, jusqu'aux  temps  de  l'ancienne  monarchie; 
et,  par  eux,  un  peu  de  l'àme  de  tous  ceux  qui  les 
avaient  portés  survivait  dans  les  rangs  de  leurs  suc- 
cesseurs. Un  tel  aspect  n'est  plus  possible  dans  les 
armées  contemporaines.  Avec  la  nécessité  d'habiller 
(les  millions  de  soldats,  il  a  bien  fallu  simplifier  les 
uniformes  et  faire  de  chacun  d'eux  une  variante 
légèrement  modifiée  d'un  même  type.  Avant  cette 
révolution,  indispensable,  mais  peu  artistique,  et  où 
des  qualités  nouvelles  doivent  remplacer  celles  de 
l'ancienne  armée,  M.  Frémiet  a  fixé  l'aspect  des  der- 
niers corps  militaires  où  se  soit  conservé  un  certain 
genre  de  beauté.  Désormais,  le  soldat  en  a  une  autre, 
différente  de  l'ancienne;  il  est  bon  que  celle-ci  ait  été 
reproduite  par  l'art;  si  elle  ne  vit  plus,  son  souvenir 
ne  périra  pas. 

Les  plus  expressifs  parmi  ces  petits  soldats  de 
bronze  me  semblent  être,  outre  les  deux  cavaliers 
dont  je  parlais  plus  haut,  le  Soldat  d'infanterie  de 
ligne  et  le  Gendarme  à  pied.  Largement  chaussé, 
étroitement  guêtre,  le  shako  sur  la  tête,  le  sac  au 


262      NOUVELLES   ÉTUDES   DE   LITTÉRATURE   ET   D'aRT. 

dos  et  la  capote  relevée,  le  petit  fantassin,  l'infati- 
gable marcheur  est  arrêté  sous  les  armes,  les  deux 
mains  tenant  le  long  fusil  dont  la  crosse  repose  à 
terre.  Le  gendarme,  son  sabre  de  cavalerie  pendant 
au  baudrier,  le  chapeau  à  cornes  sur  les  yeux,  cor- 
rect, propre  et  calme,  lit  avec  attention  un  papier 
timbré,  quelque  passeport.  A  elles  deux,  ces  figures 
représenteraient  fidèlement  les  deux  aspects  prin- 
cipaux de  l'ancienne  armée,  celle  du  dedans  et  celle 
du  dehors ,  le  gendarme  qui  assurait  l'admirable 
sécurité  de  la  France  rurale,  le  fantassin  qui  prolon- 
geait la  patrie  au  delà  de  la  Méditerranée,  jusqu'au 
centre  de  l'Afrique,  et,  entre  temps,  admirable  instru- 
ment d'une  déplorable  politique,  ajoutait  une  gloire 
stérile,  mais  combien  brillante,  à  notre  histoire  mili- 
taire, en  Crimée,  en  Italie,  au  Mexique.  Ce  fantassin 
a  duré  près  de  quarante  ans  sous  le  même  aspect,  de 
1830  à  1870.  Au  milieu  de  sa  carrière,  en  1850,  RafiFet 
l'avait  déjà  représenté  dans  une  de  ses  plus  belles 
lithographies  :  Prêts  à  partir  pour  la  Ville  éternelle. 
La  statuette  de  M.  Frémiet  rappelle  exactement  cette 
lithographie;  non  qu'il  y  ait  eu  imitation  du  dessi- 
nateur par  le  sculpteur;  mais,  par  cela  seul  qu'ils 
s'attaquaient  au  même  type,  ils  devaient  se  rencon- 
trer et  cette  rencontre  ne  fait  que  démontrer,  pour 
chacun  d'eux,  la  fidélité  propre  de  leur  art  dans  la 
représentation  de  ce  type. 

Il  était  juste  que  le  jour  où,  après  la  première 
exposition  complète  de  l'œuvre  de  Raffet,  trente  ans 
après  sa  mort,  l'opinion  eut  enfin  mis  à  son  rang 
l'auteur  de  la  Grande  Bévue  et  du  Réveil^  l'exécution 
d'un  monument  en  son  honneur  fût  confiée  à  M.  Fré- 


M.    E.    FRÉMIET.  263 

miet.  Dans  la  représentation  du  soldat,  Raffet,  simple 
dessinateur,  s'était  élevé  à  la  hauteur  de  la  pein- 
ture historique  et,  s'il  y  avait  des  sculpteurs  dliis- 
toire,  lequel  de  nos  sculpteurs  contemporains  méri- 
terait ce  titre  plus  justement  que  M.  Frémiet?  Il  fut 
donc  choisi  et,  il  y  a  quelques  semaines,  le  monu- 
ment exécuté  par  lui  était  inauguré  au  seuil  du  Lou- 
vre. Il  manque  peu  de  chose  à  cette  œuvre  pour  être 
excellente.  Une  colonne  porte  le  buste  en  marbre  de 
l'artiste  et,  pour  symbohser  son  caractère,  fait  de 
gaieté,  d'insouciance  et  d'esprit  parisien,  un  moi- 
neau de  bronze  est  posé  au  coin  du  chapiteau.  Sur  le 
piédestal,  à  droite,  un  tambour  du  premier  Empire 
bat  la  charge;  à  gauche,  un  faisceau  de  drapeaux, 
surmontés  de  la  pique  républicaine,  de  l'aigle  impé- 
riale et  du  coq  de  Juillet,  fait  pendant  au  tambour, 
avec  la  copie  d'un  plastron  de  cuirasse  de  carabinier 
percé  d'un  boulet  à  Waterloo  *  et  un  clairon.  Ici  est 
la  partie  faible  :  pour  donner  du  corps  à  ce  motif  assez 
maigre  par  lui-même,  malgré  la  glorieuse  cuirasse,  il 
a  fallu  disposer  les  trois  drapeaux  en  éventail,  ce  qui 
produit  un  écartement  disgracieux  des  hampes.  La 
même  intention  a  fait  placer  sur  les  drapeaux  un  qua- 
trième objet,  de  signihcation  peu  nette,  car  il  vise 
à  un  symbolisme  compliqué,  alors  que  la  statuaire 
n'admet  que  des  idées  simples.  Cette  addition  malheu- 


1.  Cette  cuirasse,  ramassée  sur  le  champ  de  bataille,  appar- 
tenait à  Mme  la  marquise  Arconati  Visconti.  Elle  avait  été 
donnée  par  elle  au  colonel  Lichtenstein,  qui  l'a  léguée  au  musée 
dartillcrie.  Par  le  numéro  matricule,  le  colonel  avait  retrouvé, 
aux  archives  du  Ministère  de  la  guerre,  le  nom  du  soldat  qui 
la  portait,  Fauveau,  et  M.  Frémiet  a  gravé  ce  nom  sur  sa  repro- 
duction. 


264      NOUVELLES    ÉTUDES    DE    LITTÉRATURE    ET    D'aRT. 

reuse  consiste  en  une  pièce  d'artifice  garnie  de  fusées. 
Vous  comprenez  ridée?Tant  de  gloire  militaire  fut  un 
feu  d'artifice.  Oui,  si  l'on  veut;  il  n'empêche  que  cette 
carcasse  pyrotechnique  est  singulièrement  déplacée 
à  coté  de  ces  drapeaux. 

En  revanche,  le  tambour  est  un  morceau  superbe. 
M.  Frémiet  n'avait  plus  à  faire  ses  preuves  d'inven- 
tion; aussi,  empruntant  modestement  un  motif  à 
l'œuvre  même  de  l'artiste  qu'il  s'agissait  d'honorer, 
il  s'est  contenté  de  jeter  en  bronze  le  tambour  du 
Réveil.  Mais  quelle  liberté  dans  cet  emprunt!  On  se 
rappelle  la  composition  de  Raffet.  Au  centre  d'un 
champ  de  bataille  couvert  de  cadavres,  un  tambour, 
un  vieux  tambour  de  voltigeurs,  bat  la  diane,  et  les 
morts  se  réveillent  «  de  leur  repos  sanglant  ». 
Décharnés  par  la  tombe,  ils  secouent  la  poussière 
funèbre  qui  souille  leurs  uniformes  en  lambeaux  et 
ils  saisissent  leurs  armes,  prêts  à  suivre  encore  les 
marches  qui  les  ont  menés  à  travers  le  monde,  du 
Rhin  à  la  Moskowa,  en  passant  par  les  Pyramides. 
Dressé  par  M.  Frémiet  en  plein  soleil,  ce  tambour 
n'a  plus  son  allure  de  spectre  et  son  expression 
farouche;  il  ne  bat  plus  le  rappel  d'un  charnier, 
mais  le  pas  de  charge  vers  la  victoire.  Immobile  avec 
Raffet,  il  marche  avec  M.  Frémiet,  l'œil  confiant,  dans 
un  vrai  mouvement  de  voltigeur,  léger,  rapide,  enlevé. 
Avec  cette  simple  figure,  le  sculpteur  d'histoire  a  fait 
comme  l'apothéose  d'une  épopée. 

Et  si,  maintenant,  vous  voulez  la  traduction  poé- 
tique dans  un  même  morceau  des  deux  idées,  celle 
de  Raffet  et  celle  de  M.  Frémiet,  lisez,  dans  X^sReise- 
bilder^  de  Henri  Heine,  l'histoire  du  tambour  Legrand  : 


M.    E.    FRÉMIET.  265 

«  Il  tambourina  les  vieux  combats  de  la  liberté,  les 
anciennes  batailles,  les  exploits  de  l'Empereur,  et  il 
semblait  que  la  caisse  fut  un  être  animé  qui  se 
réjouissait  d'exprimer  son  bonheur  intime.  J'en- 
tendis le  grondement  du  canon,  le  sifïlement  des 
balles,  le  bruit  des  armes;  je  revis  le  courage 
héroïque  de  la  garde,  les  drapeaux  tricolores,  je  vis 
l'Empereur  achevai....  Mais  insensiblement  se  glissa 
un  son  sinistre  au  milieu  de  tous  ces  joyeux  roule- 
ments; du  fond  du  tambour  s'échappaient  des  sons 
où  l'allégresse  la  plus  vive  et  le  deuil  le  plus  pro- 
fond étaient  confondus;  il  semblait  que  ce  fût  à  la 
fois  une  marche  triomphale  et  une  marche  funèbre; 
les  yeux  de  Legrand  s'ouvraient  largement  comme 
des  yeux  de  spectre,  et  j'y  voyais  un  vaste  champ  de 
glace,  blanc  et  uni,  et  couvert  de  cadavres....  Il  bat- 
lait  la  bataille  de  la  Moskowa.  » 


Plusieurs  fois,  au  cours  de  cette  étude,  j'ai  cité  le 
nom  de  Barye;  en  terminant,  je  ne  saurais  éluder 
deux  questions  qui  se  posent  d'elles-mêmes.  Que  doit 
M.  Frémiet  à  son  grand  devancier?  Quelle  est  son 
originalité  propre? 

Génie  profondément  original,  le  plus  puissant, 
avec  Rude,  qui  ait  paru  depuis  Puget,  Barye  eut  à 
rompre,  comme  animalier,  avec  une  tradition  singu- 
lièrement oppressive  et  pour  y  réussir,  il  lui  fallut  un 
courage  égal  à  son  génie.  Depuis  le  moyen  âge,  où 
elle  avait  si  fidèlement  représenté  l'animal,  la  sta- 
tuaire française  avait  perdu  avec  l'habitude  de  l'ob- 


266      NOUVELLES    ÉTUDES   DE    LITTÉRATURE    ET   d'aRT. 

server,  le  sens  et  le  respect  de  sa  beauté  propre.  Uni- 
quement attentive  à  l'homme,  elle  dénaturait  l'animal 
par  une  figuration  de  plus  en  plus  conventionnelle. 
Outre  qu'elle  ne  songeait  même  pas  à  le  modeler 
pour  lui-même  et  qu'elle  y  voyait  un  simple  motif  de 
décoration,  un  support  ou  un  accompagnement  de  la 
nature  humaine,  un  ornement  d'architecture,  bon  à 
figurer  sur  une  rampe  ou  sur  une  grille,  sur  un 
fronton  ou  dans  une  pièce  d'eau,  elle  avilissait  les 
plus  nobles  spécimens  de  la  beauté  animale.  Le  lion, 
avec  elle,  la  patte  sur  une  boule,  devenait  un  simple 
roquet. 

Méprisant  cet  art  abâtardi,  Barye  revint  droit  à  la 
nature;  il  prétendit  rendre  les  animaux  tels  qu'ils 
sont,  et  il  s'attacha  de  préférence  aux  plus  sauvages, 
parce  qu'ils  sont  les  plus  vrais.  Aussi,  en  dehors  de 
quelques  groupes  mythologiques,  comme  son  admi- 
rable Thésée  combattant  le  Minotaure^  et  des  études 
équestres  où,  naturellement,  il  unit  l'animalàl'homme, 
il  a  surtout  représenté  l'animal  seul,  dans  l'exercice 
de  sa  fonction  naturelle,  comme  la  lutte  et  la  chasse, 
sans  plus  le  subordonner  à  l'homme  que  ne  le  fait  la 
nature.  C'était  une  grande  audace  pour  le  temps  et 
Barye  l'éprouva.  On  sait  les  épreuves  que  lui  fit  subir 
l'intolérance  routinière  de  ses  confrères,  maîtres  des 
Salons. 

Représenter  des  animaux,  suivant  les  mêmes  prin- 
cipes de  vérité  que  Barye,  c'était  déjà  faire  preuve  de 
courage.  M.  Frémiet  doit  ce  courage  à  une  de  ces 
vocations  impérieuses  qui  sont  la  première  marque  de 
l'originalité  et  de  la  force.  Mais  il  ne  dut  à  Barye  que 
cet  exemple.  Non  seulement  il  ne  reçut  pas  ses  leçons, 


M.   E.   FRÉMIET.  267 

car  Barye  n'en  donnait  à  personne,  mais  il  n'imita 
pas  ses  œuvres  exposées.  D'abord  dans  leurs  sujets. 
J'ai  déjà  fait  observer  que  ce  qui  attirait  surtout 
Barye,  c'étaient  les  animaux  féroces  et  que,  créateur 
autant  qu'observateur,  il  faisait  servir  ses  observa- 
tions à  des  créations  :  ainsi  ces  combats  effrayants, 
qui  sont  la  partie  géniale  de  son  œuvre.  M.  Frémiet, 
au  contraire,  étudiait  surtout  le  cheval,  le  chien,  les 
animaux  domestiques.  Créateur,  lui  aussi,  certes,  il 
l'était  mais  uniquement  dans  la  statuaire  humaine, 
par  le  sens  de  l'évocation  historique,  jointe  à  l'étude 
du  document.  En  outre,  tout  en  admirant  comme  elle 
le  méritait  la  facture  de  Barye,  il  n'avait  garde  de  con- 
struire, de  modeler  et  de  grouper  comme  lui,  car, 
cette  facture,  c'est  la  marque  du  génie  et,  surtout  ici, 
l'imitation  n'eût  produit  qu'un  copiste.  Barye  fait 
large;  ses  plans  semblent  taillés  d'un  seul  coup 
d'ébauchoir;  le  moindre  trait,  chez  lui,  détermine  un 
ensemble;  jusque  dans  les  plus  petits  motifs,  comme 
ses  lièvres  et  ses  lapins,  il  semble  procéder  avec  la 
sûreté  nette  et  rapide  que  nous  supposons  à  la  nature. 
Il  est  certain  que  le  moindre  de  ses  modèles  est  le 
résultat  d'un  travail  attentif,  mais  ce  travail  est  tel- 
lement sûr  dans  ses  résultats  qu'il  semble  avoir  trouvé 
du  premier  coup  le  trait  définitif.  La  facture  de 
M.  Frémiet,  simplifiant  quand  il  le  faut,  est  plus 
attentive  au  détail  et  c'est  par  l'exacte  justesse  de 
chaque  partie  qu'elle  arrive  à  la  largeur  de  l'en- 
semble. 

Ce  n'est  point  pour  reprendre  un  procédé  de  l'an- 
cienne rhétorique  que  j'ai  institué  ce  parallèle,  mais 
simplement  pour  préciser  l'originalité  de  M.  Frémiet. 


268     NOUVELLES   ÉTUDES   DE   LITTÉRATURE   ET   D'aRT. 

Il  est  des  cas  où  Ton  ne  peut  juger  que  par  compa- 
raison et  celui-ci  en  est  un. 

Ainsi,  M.  Frémiet  me  semble  avoir  surtout  reçu  de 
Barye  un  exemple  et  un  encouragement.  Dans  ce  voi- 
sinage redoutable  il  a  su  rester  lui-même;  de  même 
qu'à  l'école  de  Rude  il  n'avait  pris,  avec  l'éducation 
technique,  que  l'amour  du  grand  art  et  le  respect  de 
la  nature,  il  n'a  voulu  prendre   devant   l'œuvre   de 
Barye  que  la  leçon  d'un  exemple.  Barye  restant  le 
créateur  d'un  genre,  M.  Frémiet  s'est  approprié  dans 
ce  genre  ce  qui  convenait  le  mieux  à  sa  propre  origi- 
nalité, sans  vaine  ambition,  avec  le  sens  juste  et  net 
de  ce  qu'il  pouvait  à  son  tour.  Or  ceci  était  beaucoup 
et  complétait  l'œuvre  de  son  premier  maître.  Barye 
était   entré  dans  la  ménagerie  et,  l'ouvrant  sur  la 
nature  libre,  avait  en  quelque  sorte  recréé  la  vie  sau- 
vage des  animaux.  M.  Frémiet  est  entré,  lui  aussi, 
dans  la  ménagerie,  mais,  surtout,  il  s'est  installé  dans 
l'écurie,  le  chenil,  la  basse-cour.  En  même  temps,  il 
remontait  par  la  science  à  la  vie  des  premiers  hommes 
et   il  ressuscitait  l'histoire.    Unique   dans  plusieurs 
parties  de  son  art,  égal  dans  les  autres  aux  plus  grands 
de  ses  contemporains,  il  a  suivi  l'un  des  premiers, 
en  l'élargissant,  la  voie  que  le  génie  de  Barye  avait 
ouverte  à  l'école  française  et,  dans  une  autre,  plus 
ancienne,    mais   longtemps   conventionnelle,  la  sta- 
tuaire équestre,  il  l'a  renouvelée. 


13  avril  o[  1"  mai  1894, 


AU  PAYS  D'HAMLET 


Tout  voyageur  quelque  peu  formé  aux  bonnes 
lettres  ne  peut  arriver  dans  un  pays  consacré  par  un 
de  leurs  grands  souvenirs  sans  que,  dès  le  premier 
aspect,  son  imagination  ne  soit  hantée  par  eux.  C'est 
une  obsession  à  laquelle  d'abord  tout  se  subor- 
donne. Lorsque,  par  un  petit  jour  d'automne,  à 
l'heure  où  «  le  matin,  en  manteau  rouge  et  brun, 
marche,  à  travers  la  rosée,  sur  les  hautes  collines 
qui  sont  là-bas  à  l'Orient  »,  le  passager  qui  s'est 
endormi,  au  sortir  de  Kiel,  s'éveille  en  face  de 
Korsôr,  le  premier  regard  qu'il  promène  sur  la  côte 
est  pour  chercher  l'esplanade  du  château  d'Elseneur, 
où  «  Hamlet,  prince  de  Danemark  »,  vit  apparaître 
l'ombre  de  son  père.  Peu  importe  qu'Elseneur  soit 
encore  bien  loin,  sur  la  cote  opposée  de  l'île,  et  que 
rien  ne  manque  davantage  dans  tout  le  Seeland  que 
de  ((  hautes  collines  »;  peu  importe  qu'Hamlet  n'ait 
peut-être  jamais  mis  les  pieds  dans  Elseneur  et  qu'il 
ait  vécu  cinq  ou  six  cents  ans  avant  l'époque  où  Sha- 
kespeare déroule  son  aventure,  avec  un  caractère  et 


270     NOUVELLES   ETUDES   DE   LITTÉRATURE   ET   d'aRT. 

une  carrière  tout  différents  de  ceux  que  lui  attribue 
le  poète;  peu  importe  même  qu'Ophélie,  Laërte  et 
Polonius  n'aient  jamais  existé.  Une  fois  de  plus,  la 
création  poétique  a  dominé  l'histoire;  le  Danemark 
reste  à  jamais  le  pays  d'Hamlet. 

Aussi,  tandis  qu'au  sortir  de  Korsôr,  le  chemin  de 
fer  vous  emporte  vers  Copenhague,  l'image  du  sombre 
rêveur  peuple  pour  vous  le  paysage.  Vous  ne  pensez 
que  plus  tard  à  tout  ce  que  cette  terre  éveille  de  sou- 
venirs, héroïques  ou  tristes,  au  grand  fait  d'histoire 
contemporaine  dont  le  principal  auteur,  le  tsar,  est 
là-bas,  au  château  de  Fredensborg.  Vous  vous  sur- 
prenez à  retrouver,  dans  les  physionomies  entrevues 
et  les  sites  qui  se  déroulent,  quelque  chose  des 
impressions  et  du  décor  qu'a  évoqués  jadis  pour  vous 
la  première  lecture  à'Hamlet.  Cependant,  tout  est 
anglais,  rien  n'est  danois  dans  le  drame  de  Shakes- 
peare. Pour  voir  le  paysage  et  respirer  Tair  d'/^aw/e^, 
c'est  dans  le  comté  de  Warwick  qu'il  faudrait  aller. 
Là,  tout  les  commente.  Vous  y  verriez  la  lumière 
voilée  qui  glisse  sur  l'eau  profonde  où  disparût  Ophé- 
lie,  le  château  féodal  dont  les  orgies  nocturnes  du 
roi  Claudius  rougissaient  les  fenêtres,  la  ville  tapie  à 
ses  pieds  dans  une  campagne  herbeuse,  le  petit  cime- 
tière où  les  fossoyeurs  poussaient  de  leur  pelle  les 
vieux  ossements.  Maintenant,  chassez  ces  images  et 
regardez. 

Devant  vos  yeux  s'étend  une  plaine  à  peine  relevée 
par  de  légères  ondulations.  Sous  un  ciel  bas,  la  ver- 
dure assourdit  ses  teintes;  des  fermes  apparaissent 
de  loin  en  loin,  abritées  par  des  épis  de  bois  contre 
les  neiges  de  l'hiver;  des  chemins  droits,  de  lentes 


AU  PAYS  d'hamlet.  271 

rivières  sillonnent  l'étendue  monotone.  L'aspect  serait 
triste,  à  cette  époque  mélancolique  de  Tannée,  si  de 
superbes  forêts  de  hêtres,  aux  tronc  élancés  d'un  seul 
jet  et  aux  feuilles  de  pourpre,  ne  relevaient  d'une 
note  éclatante  la  paix  grise  du  tableau  K  La  race  qui 
peuple  ce  sol  doit  lui  ressembler,  comme  lui  calme 
et  pleine  de  sève,  avec  un  grand  fonds  de  douceur 
et  des  poussées  d'énergie.  Aujourd'hui  commerçants 
et  agriculteurs,  pacifiques  par  nécessité,  les  Danois 
furent  jadis  les  conquérants  que  l'on  sait,  les  terri- 
bles «  rois  de  mer  »,  qui  promenaient  leur  humeur 
aventureuse  et  pillarde  sur  toutes  les  côtes  de  l'Eu- 
rope. Depuis,  ils  se  sont  fait  une  histoire  superbe.  Je 
ne  crois  pas  que  jamais  peuple  ait  dépensé  autant  de 
courage  pour  être  finalement  traité  avec  plus  din- 
justice  par  le  sort.  Entre  les  puissances  européennes, 
la  place  qu'il  occupe  aujourd'hui  est  à  peine  le 
dixième  de  ce  qu'elle  fut  longtemps.  Peu  à  peu,  et 
sans  qu'on  puisse  imputer  ce  résultat  à  ses  fautes, 
son  territoire  s'est  réduit  à  l'extrémité  d'une  pénin- 
sule moyenne,  le  Jutland,  et  à  quelques  îles;  la 
Suède  et  la  Norvège  se  sont  séparées  de  lui  ;  la  Prusse 
l'a  dépouillé  de  ses  plus  belles  provinces.  Ce  n'est  plus 
qu'un  tout  petit  État.  Est-il  destiné  à  disparaître? 
L'avenir  tui  ménage-t-il  des  compensations? 

Le  trajet  n'est  pas  long  deKorsôrà  Copenhague,  et 
la  capitale  du  Danemark  apparaît  bientôt,  assise  au 
bord  de  sa  rade.  L'aspect  est  charmant.  Moins  de 
lumière  et  de  mouvement  qu'à  Marseille;  une  archi- 
tecture moins  fastueuse  qu'à  Bordeaux  ;  quelque  chose, 

1.  Sur  l'aspect  du  Daneniark  en  éti',  voir  Copenliague^  par 
M.  Andhé  Michel,  clans  les  Capitales  du  monde,  18'J2. 


272     NOUVELLES   ÉTUDES   DE   LITTÉRATURE   ET  D'aRT. 

pourtant,  de  ces  deux  belles  cités  maritimes,  avec 
une  originalité  marquée.  Près  de  la  gare,  c'est  la 
ville  neuve.  D'épaisses  verdures,  arbres  et  gazons, 
s'étagent  sur  un  terrain  dont  les  mouvements,  à 
la  fois  capricieux  et  réguliers,  ne  copient  pas  l'im- 
prévu déjà  banal  du  parc  anglais.  Elles  alternent 
avec  des  constructions  d'un  grand  air,  larges  façades 
de  palais  ou  d'édifices  publics.  Bientôt  commence  la 
vieille  ville,  aux  carrés  géométriques,  aux  longues 
rues  droites,  mais  Taspect  des  maisons  la  préserve 
de  la  monotonie.  Les  fenêtres,  très  rapprochées  sur 
les  hautes  façades,  et  doubles  à  cause  des  grands 
froids,  affleurent  les  murs  extérieurs  et  leur  donnent 
le  miroitement  qu'auraient  de  gigantesques  pièces  de 
cristal  serti.  Les  magasins  sont  à  demi  engagés  dans 
le  sous-sol,  et,  le  soir,  les  trottoirs,  vivement  éclairés, 
mettent  aux  pieds  des  promeneurs  comme  une  illu- 
mination souterraine. 

Çà  et  là,  des  palais  noircis  par  le  temps.  Ce  sont 
les  témoins  de  l'ancienne  puissance  danoise;  alors, 
chaque  roi  bâtissait  volontiers.  Aujourd'hui,  la  dynas- 
tie ne  vise  plus  au  faste;  elle  n'a  gardé  pour  son  usage 
qu'un  petit  nombre  de  ces  palais;  comme  dans  notre 
Paris  démocratisé,  plusieurs  d'entre  eux  sont  devenus 
le  siège  d'administrations  et  de  sociétés  savantes,  des 
musées  :  ainsi  Charlottenborg  et  Prindsens-Palais. 
D'autres,  incendiés,  ne  sont  pas  reconstruits,  comme 
Christianborg.  Remontant  aux  trois  derniers  siècles, 
depuis  les  types  de  la  Renaissance  hollandaise  jus- 
qu'au style  Louis  XVI,  ces  édifices  accentuent  encore 
l'originalité  que  tout  revêt  en  Danemark.  Ainsi  la 
Bourse,  dont  l'architecte,  par  une  inspiration  toute 


AU  PAYS  d'hamlet.  273 

nationale,  a  conçu  un  motif  où  les  sculpteurs  bar- 
bares, qui  façonnaient  des  animaux  terrifiants  pour 
les  proues  des  barques  normandes,  auraient  retrouvé 
leur  genre  d'imagination.  Cest  une  flèche  formée 
de  quatre  dragons  posés  sur  le  ventre  et  entrela- 
çant leurs  queues  à  cinquante  mètres  dans  Tair  ^ 

Si  vous  entrez  dans  les  maisons,  si  vous  causez 
avec  les  habitants  —  dont  l'accueil  est  une  forme 
particulièrement  cordiale  de  l'hospitalité,  —  si,  par 
les  journaux,  les  conversations  politiques,  les  bruits 
publics,  vous  pénétrez  le  peu  de  la  vie  nationale 
qu'un  séjour  de  quelques  semaines  vous  permet  de 
saisir,  voici,  à  peu  près,  Fimpression  que  vous  em- 
portez. 

Comme  vie  privée,  des  mœurs  à  la  fois  libres  et 
saines,  plus  amies  du  plaisir  et  de  l'existence  au 
dehors  que  celles  de  Hollande,  moins  entravées  par 
le  cant  et  le  piétisme  que  celles  d'Angleterre.  On 
aime,  à  Copenhague,  les  repas,  les  réunions,  les  bals; 
on  sort  volontiers  de  chez  soi  et  les  «  parties  »  s'orga- 
nisent vite.  Le  travail  y  est  acharné  comme  dans 
toutes  les  villes  commerçantes;  mais,  la  journée  finie, 
le  marchand  ne  s'enferme  pas  dans  la  paix  morne  de 
sa  maison.  Il  a  des  goiHs  athéniens,  et,  le  soir,  il  rem- 
plit les  salles  de  spectacle  ou  va  retrouver  ses  amis. 
Sa  vie  intellectuelle  est  très  active;  il  lit  beaucoup, 
d'abord  sa  littérature  nationale,   qui  a  compté  des 

1.  Avec  la  tour  de  l'Observatoire,  qu'il  déclare  être  «  une 
pièce  fort  curieuse  »,  cette  flèche  est  le  seul  monument  qui 
ait  paru  à  Regnard  digne  de  quelque  attention  dans  ses  Voyages 
de  Danemavck  :  «  La  Bourse,  dit-il,  est  un  fort  beau  bâtiment.... 
Son  clocher  est  d'une  manière  assez  particulière;  quatre 
lézards,  dont  les  queues  s'élèvent  en  l'air,  en  forment  la  flèche.  « 

18 


274      NOUVELLES   ÉTUDES   DE    LITTÉRATURE   ET   D'aRT. 

écrivains  de  premier  ordre,  comme  les  poètes  dra- 
matiques Holberg  et  Ohlenschlœger,  comme  le  roman- 
cier Andersen  ;  puis  les  livres  français,  et  aussi  les 
livres  allemands,  qui  font  aux  nôtres  une  concurrence 
active.  Les  journaux  sont  nombreux  et  bien  faits. 
L'un  deux,  PoUiiken,  spirituel,  d'allures  vives,  volon- 
tiers agressif  et  mordant,  plus  préoccupé  de  vie 
mondaine  que  de  politique,  rappellerait  notre  Figaro, 
tandis  que  le  Dannehrog  et  les  ISationaltidende^  plus 
graves,  ne  sont  pas  sans  analogie  avec  le  Temps  ou 
les  Débats. 


De  tout  cela  résulte  une  vie  sociale  animée  et 
pleine,  mais  où  la  liberté  n"a  pas  seulement  des 
limites  dans  le  sérieux  du  caractère  national;  elle  en 
trouve  aussi  dans  les  lois  et  dans  les  mœurs  poli- 
tiques. Nous  sommes  dans  un  pays  de  vieille  monar- 
chie, et  le  pouvoir  royal,  quoique  tempéré  par  des 
institutions  parlementaires,  est  encore  assez  fort 
pour  imposer  ses  prétentions  à  une  assemblée  plus 
libérale  que  lui.  Depuis  de  longues  années,  le  roi 
Christian  maintient  son  ministère  contre  les  votes 
répétés  du  Folksthing.  Il  s'en  faut  que  la  littérature 
et  la  science  puissent  y  satisfaire  ce  besoin  de  libre 
examen,  qui  devrait  être  le  premier  de  leurs  droits, 
comme  il  est  le  premier  de  leurs  besoins;  il  y  a  tou- 
jours, en  Danemark,  une  religion,  une  morale,  une 
critique  d'État.  En  France,  après  des  persécutions 
qu'un  pouvoir  ombrageux  et  fort  s'efforça  d'atténuer 
par  des  compensations,  Taine  et  Renan  sont  morts 


AU   PAYS   D  HAMLET.  275 

comblés  d'honneurs  ou  paisibles  possesseurs  de  chai- 
res publiques.  En  Danemark,  un  professeur  d'Uni- 
versité, M.  George  Brandes,  esprit  libre  et  hardi,  crut 
pouvoir  appliquer  leurs  doctrines  à  la  critique  litté- 
raire. Il  perdit  sa  chaire  et  dut  s'expatrier.  De  retour 
dans  son  pays,  après  s'être  fait  un  nom  européen  et 
avoir  exercé  une  action  profonde  sur  la  littérature  des 
pays  Scandinaves,  il  n'a  pu  rentrer  dans  les  cadres 
officiels  et  a  dû  se  borner  à  l'enseignement  libre  ^ 

Cela  est  fâcheux  pour  Tétat  moral  d'un  pays.  Voici 
qui  est  plus  innocent.  La  hiérarchie  sociale  est  réglée 
par  une  série  de  classes,  qui  n'ont  pas  la  rigueur  du 
tchin  russe,  mais  qui  s'en  rapprochent.  Chacun  porte 
un  titre  qui  lui  est  scrupuleusement  donné  dans  la  vie 
courante.  On  n'est  pas  seulement  «  Monsieur  le  Con- 
seiller »,  ou  «  Monsieur  le  Professeur  »,  ou  «  Monsieur 
le  Docteur  »;  on  est  aussi  «  Monsieur  le  négociant  en 
gros  »,  qualité  reconnue  et  spécifiée  par  décret  royal. 
Les  Danois  racontent  à  ce  sujet  une  anecdote  dont  ils 
s'amusent  eux-mêmes.  Sur  un  bateau  à  vapeur  se  trou- 
vent réunis  une  dizaine  d'entre  eux,  pour  une  tra- 
versée de  quelques  heures.  Leur  premier  soin  est 
de  se  présenter  les  uns  aux  autres,  avec  énonciation 


\.  Jusqu'à  CCS  derniers  temps,  nous  ne  connaissions  pas 
assez  M.  George  Brandes,  quoique  une  partie  de  ses  ouvrages 
soit  écrite  en  allemand.  Il  commence  à  profiter  lui  aussi  de 
l'attention  que  nous  portons  aux  littérateurs  Scandinaves  et 
son  nom  se  présente  assez  fréquemment  dans  nos  journaux 
et  nos  revues.  Il  a  été  notamment  l'objet  d'une  étude  sévère 
de  M.  J.  Thomel  {la  Critique  inlernationale,  M.  George  Brandes) 
dans  la  Hevue  des  Deux  Mondes  du  15  septembre  1893,  contre 
laquelle  il  a  réclamé  dans  le  Figaro  du  9  octobre  suivant,  et 
d'une  appréciation  plus  bienveillante,  de  la  part  de  Mme  L.  Ber- 
nardini,  dans  la  Revue  hebdomadaire  du  13  janvier  1894. 


276      NOUVELLES   ÉTUDES   DE   LITTÉRATURE   ET   D'aRT. 

de  leurs  qualités  respectives.  Appuyé  contre  le  bor- 
dage,  un  gros  homme  fume  sa  pipe  et  n'a  pas  encore 
été  compris  dans  l'échange  des  saluts.  Un  des  «  pré- 
sentés »  se  dirige  vers  lui  pour  lui  rendre  le  même 
office  et  lui  demande  son  nom.  «  Je  m'appelle 
Petersen  »,  répond  le  fumeur.  Petersen  est  là-bas  un 
nom  générique  comme  MuUer  ou  Weber  en  Alle- 
magne. Il  ne  saurait  suffire  pour  une  présentation  en 
forme,  et  rintermédiaire  demande  quel  titre  il  y  faut 
joindre.  «  Je  vis  de  mes  rentes.  «  Grand  embarras  de 
rintermédiaire,  qui  parvient  cependant  à  trouver  une 
formule  convenable  et,  amenant  son  homme  au 
milieu  du  groupe,  présente  :  «  Monsieur  le  passager  de 
première  classe  Petersen  ». 

Ce  n'est  pas  l'initiative  de  la  cour  —  d'ailleurs  très 
simple  et  toute  patriarcale,  à  l'exemple  de  la  famille 
régnante  —  qui  réagira  contre  ces  habitudes  de 
scrupuleuse  hiérarchie.  Il  y  a  chez  elle,  en  effet,  une 
grande  ferveur  monarchique.  La  dynastie  danoise 
pourrait  adopter,  sauf  un  mot,  la  fameuse  devise 
de  l'Autriche  :  Tu,  felix  Austria^  nube.  Heureux, 
les  rois  de  Danemark  ne  le  sont  guère  depuis  long- 
temps, mais  celui  qui  règne  à  cette  heure  a  remar- 
quablement établi  ses  enfants.  L'un  de  ses  fils  est  roi 
de  Grèce;  de  ses  filles,  l'une  est  princesse  de  Galles, 
l'autre  tsarine  de  Russie.  Et  c'est  la  présence  en  ce 
moment,  près  de  lui,  au  château  de  Fredensborg,  de 
cette  famille  d"enfants  et  de  petits-enfants,  régnants 
ou  appelés  à  régner,  qui  attire  sur  le  Danemark  les 
yeux  de  toute  l'Europe;  elle  est  passionnément  atten- 
tive à  ce  qui  s'y  passe,  car,  dans  le  cercle  familial, 
gendre  et  mari  excellent,  parent  très  aimé,  se  trouve 


AU  PAYS  d'hamlet.  277 

l'arbitre  de  la  paix  et  de  la  guerre,  le  maître  du  plus 
puissant  empire  qu'ait  vu  le  monde  depuis  Charle- 
magne  et  Napoléon  P"",  le  tsar,  l'empereur  de  toutes 
les  Russies.  C'est  à  cause  de  lui  que,  recueillant  ses 
paroles,  épiant  ses  gestes,  interprétant  les  moindres 
indices  de  ses  pensées,  toutes  les  chancelleries  regar- 
dent vers  Fredensborg. 

Près  du  joli  lac  d'Esrom,  au  milieu  d'une  forêt  de 
hêtres,  le  tsar  vient  chaque  année  se  joindre  à  la 
famille  de  son  beau-père  et  passer  Tété  dans  l'exis- 
tence la  plus  simple.  Le  château  est  aussi  modeste 
que  le  site  est  agréable.  C'est  une  grande  construc- 
tion du  siècle  dernier,  «  logeable  »,  mais  sans  luxe  : 
un  banquier  de  Londres,  de  Vienne  ou  de  Paris  ins- 
talle les  siens  à  la  campagne  de  façon  plus  somp- 
tueuse que  le  roi  Christian.  En  complet  de  toile  ou  en 
blouse  de  chasse,  le  tsar  se  promène  aux  environs  du 
château  avec  la  simplicité  d'allures  d'un  homme  qui 
aime  la  campagne  pour  elle-même  et  s'y  détend 
avec  délices.  Il  chasse  dans  le  voisinage  et  lorsque, 
égaré  ou  trop  éloigné,  il  doit  recourir  aux  bons 
offices  des  paysans,  il  retrouve,  avec  un  naturel 
parfait,  les  aventures  classiques  d'un  Joseph  IL  Un 
de  ses  plaisirs  au  château,  c'est  de  faire  jouer  les 
enfants  de  la  famille  royale  à  renverser  l'empereur. 
Il  se  campe,  immobile,  sur  ses  jambes  d'athlète, 
croise  les  bras  et  commande  l'assaut.  11  paraît  que 
ce  petit  peuple  ne  l'a  pas  encore  renversé. 

D'autres  fois,  toute  la  famille  se  fait  photographier. 
Elle  s'aligne  sur  un  banc  et  s'offre  à  l'objectif,  d'abord 
de  face,  puis  de  dos;  ce  qui  fait  qu'en  collant  deux 
épreuves  sur  les  deux  côtés  d'une  même  carte,  on  voit 


278      NOUVELLES   ÉTUDES    DE    LITTÉRATURE    ET   D'aRT. 

l'auguste  compagnie  sous  un  aspect  complet,  et  l'on 
a  la  sensation  de  tourner  familièrement  autour  d'elle. 
Ils  sont  une  vingtaine  à  la  file,  et,  tel  le  clocher  au 
milieu  du  village,  le  tsar  les  domine  de  sa  haute  taille. 
Il  faut,  pour  se  faire  une  idée  de  cette  prestance 
colossale,  voir  la  photographie  en  question.  Seul 
parmi  ces  silhouettes  sombres,  le  tsar  est  vêtu  de 
blanc  :  aussi  ressort-il  avec  une  extraordinaire 
énergie  de  carrure.  Sous  le  banc,  ne  quittant  pas  son 
maître,  un  gros  dogue  est  couché.  11  est  aussi  rassu- 
rant que  les  fameux  chiens  de  M.  de  Bismarck,  sou- 
vent photographiés  eux  aussi,  sont  inquiétants  et 
comme  faits  à  l'image  de  leur  maître. 

Quand  arrive  l'époque  de  la  séparation,  c'est  pour 
tous  un  vrai  chagrin.  On  était  heureux  et  tranquille 
à  Fredensborg,  et  chacun  va  reprendre  les  soucis  du 
pouvoir.  La  reine  Louise  pleure,  et,  si  le  roi  Christian 
fait  bonne  contenance,  il  a  le  cœur  gros.  Tous  deux 
accompagnent  leurs  enfants  à  Copenhague,  et,  sur  le 
quai  d'embarquement,  on  se  quitte  en  s'embrassant 
à  pleines  lèvres,  sous  les  yeux  des  diplomates  immo- 
biles dans  leurs  uniformes  chamarrés  et  du  peuple 
qui  pousse  des  hourras.  Les  yachts  royaux  de 
Russie,  d'Angleterre  et  de  Grèce  sont  en  rade  et 
attendent  leurs  passagers.  Au  moment  où  le  canot  de 
la  princesse  de  Galles,  qui  s'embarque  la  dernière,  va 
«  pousser  »,  la  reine  Louise  n'y  peut  tenir  et  descend 
à  côté  de  sa  fdle.  Le  vieux  roi  sourit,  la  laisse  partir, 
lui  recommande  de  rentrer  le  soir,  et  remonte  seul 
dans  les  voitures  de  la  cour,  qui  sont  arrivées  pleines 
et  repartent  vides.  Je  sais  bien  que  ces  effusions  de 
famille  et  cette  simplicité  de  mœurs  ont  pour  accom- 


AU  PAYS  d'hamlet.  ^79 

pagnement  les  salves  d'artillerie  et  les  clairons  son- 
nant aux  champs,  mais  la  tendresse  est  toujours 
touchante.  Quels  que  soient  le  costume  et  le  décor, 
dans  l'homme  il  n'y  a  que  l'homme,  c'est-à-dire  un 
être  dont  les  joies  sont  courtes,  les  douleurs  longues, 
et  qui,  roi  ou  paysan,  éprouve  également  les  tristesses 
de  la  séparation  et  de  la  solitude.  Dans  ce  pays 
shakespearien,  «  le  lait  de  Fhumaine  tendresse  », 
pour  reprendre  un  mot  du  poète,  est,  comme  par- 
tout, une  source  de  douceur  et  d'amertume. 


Le  tsar  parti,  les  visiteurs  de  Copenhague  peuvent 
songer  à  autre  chose  qu'aux  intérêts  politiques,  qui 
passent  ou  se  transforment.  Il  y  a  ici  beaucoup  de  ce 
qui  dure  toujours,  beaucoup  d'art  et  de  poésie. 

L'art  danois  est  très  ancien.  Pour  suivre  le  déve- 
loppement de  son  histoire,  il  n'y  a  qu'à  visiter,  au 
Prindsens-Palais,  le  musée  des  antiquités  du  Nord, 
et,  aux  environs  de  Copenhague,  sur  la  route  d'Else- 
neur,  le  musée  historique  de  Frederiksborg.  Ce  qui 
frappe  surtout,  dans  ces  belles  collections,  c'est  la 
parenté,  lointaine  certes,  mais  visible,  de  l'art  Scandi- 
nave avec  l'art  roman.  Je  me  contente  d'indiquer  ici 
un  rapprochement  qu'il  faudrait  établir  avec  quelque 
détail.  Mais,  pour  quiconque  a  regardé  l'appareil 
décoratif,  les  chapiteaux  de  colonnes  dans  nos  églises 
primitives  de  France,  les  armes,  les  plaques  de  cein- 
turons, les  agrafes  de  manteaux  dans  nos  musées, 
c'est  la  même  façon  de  traiter  l'animal  et  la  plante, 
d'imaginer  l'ornement,  de  combiner  les  entrelacs  ou 


280     NOUVELLES  ÉTUDES   DE   LITTÉRATURE   ET   D  ART. 

même  de  construire.  Les  contacts  fréquents  des  «  rois 
de  mer  »  avec  les  populations  des  côtes  européennes 
et  leur  établissement  durable  en  Normandie  devaient 
produire  cette  influence  de  l'art  du  Nord  sur  celui  de 
l'Europe  centrale.  Certes,  l'art  dit  gothique  est  bien 
français,  mais  je  crois  que,  sans  diminuer  son  origi- 
nalité, il  y  aurait  à  faire  une  part,  dans  l'histoire  de 
ses  origines,  aux  importations  Scandinaves. 

Il  n'y  a  pas  encore  longtemps  que  le  Danemark 
s'est  mis  à  étudier  ses  origines  artistiques.  Il  les 
dédaignait,  et  suivait,  lui  aussi,  le  mouvement  de  la 
Renaissance;  il  cherchait  des  modèles  en  Grèce  et  en 
Ilalie.  Je  ne  suis  pas  de  ceux  qui  regrettent  cette 
direction  \  et  la  thèse  contemporaine  qui  voit  dans 
la  Renaissance  une  déviation  de  la  civilisation  euro- 
péenne me  paraît  un  simple  paradoxe  d'ingratitude. 
J'estime  que  la  Renaissance  fut  bien  ce  que  son  nom 
indique  :  la  vie  succédant  à  la  mort,  car,  depuis  deux 
cents  ans,  le  moyen  âge  agonisait,  lorsque,  au 
xvF  siècle,  l'art  et  les  lettres  anciennes  vinrent  pro- 
voquer un  renouvellement  de  la  civilisation.  Mais,  à 
l'heure  où  nous  sommes,  après  avoir  nourri  trois 
grands  siècles,  l'esprit  antique  semble  s'appauvrir 
à  son  tour,  et  il  est  bon  de  chercher  dans  le  moyen 
âge  des  moyens  d'enrichissement.  Il  n'est  pas  à 
craindre  que  l'esprit  gréco-latin  en  soit  dénaturé;  il 
continuera  longtemps  encore  d'inspirer  la  civilisation 
européenne.  Un  efî"ort  de  ce  genre  a  déjà  produit  la 
période  romantique,  et  comme,  à  certains  égards,  la 
connaissance  vraie  du  moyen  âge  ne  fait  que  com- 

1.  Voir,  ci-dessus,  VArt  avant  Louis  XIV. 


AU  PAYS  d'hamlet.  281 

mencer,  nous  pouvons  encore  en  attendre  beaucoup. 
Cependant  ne  condamnons  par  pour  cela  le  résultat 
antérieur  d'une  nécessité  historique.  Nulle  part  la 
largeur  du  goût  et  le  respect  de  Fhistoire  ne  sont 
plus  nécessaires  que  dans  cette  question-ci. 

Ce  serait  en  manquer  que  de  ne  pas  rendre  pleine 
justice  au  sculpteur  danois  Thorwaldsen,  qui  fut, 
autant  que  David  et  Ingres,  un  fervent  de  Fantiquité. 
Après  une  admiration  universelle,  nombre  d'artistes 
et  d'historiens  de  l'art  sont  maintenant  sévères  pour 
lui;  ils  le  classent  dans  le  genre  «  pompier  »;  ce  ne 
serait,  d'après  eux,  qu'un  Canova  un  peu  plus  éner- 
gique et  moins  gracieux.  En  réalité,  ce  fut  un  vrai 
génie,  original,  fécond  et  puissant.  Les  artistes  d'au- 
jourd'hui remarquent  qu'il  ne  travaillait  pas  assez 
ses  marbres  et  comptait  trop  sur  le  praticien;  en 
effet,  mais  l'abondance  et  la  force  des  idées,  la  jus- 
tesse des  attitudes  et  des  mouvements,  l'énergie 
créatrice  subsistent.  La  nouvelle  critique  lui  reproche 
surtout  de  n'avoir  pas  regardé  autour  de  lui,  d'avoir 
dédaigné  son  pays,  d'être  allé  chercher  au  loin,  en 
Italie,  des  modèles  qui  étaient  le  contraire  de  ce  que 
son  pays  et  son  temps  pouvaient  lui  offrir.  C'est  le 
plus  injuste  des  jugements  a  priori.  Ne  demandez 
pas  à  un  artiste  de  penser  comme  vous;  inquiétez- 
vous  plutôt  de  ce  qu'il  a  pensé  lui-même  et  entrez 
dans  son  dessein  pour  le  comprendre;  appréciez  en 
elle-même  son  œuvre  réalisée,  au  lieu  de  regretter 
qu'il  n'ait  pas  deviné  votre  esthétique.  Nombre  d'ar- 
tistes en  tout  pays  se  prêteraient  mal  à  l'autre  façon 
de  juger  et  comment,  par  exemple,  l'appliquer  à 
notre  Prud'hon?  Entrez,  à  Copenhague,  dans  le  musée 


282      NOUVELLES   ÉTUDES   DE    LITTÉRATURE   ET   D'aRT. 

OÙ  la  reconnaissance  danoise  a  consacré  Thorwaldsen 
et,  si  vous  voulez  bien  regarder  ce  que  l'artiste  a 
fait,  au  lieu  de  lui  reprocher  préalablement  de  n'avoir 
pas  suivi  le  goût  de  nos  jours,  vous  éprouverez  une 
des  plus  fortes  émotions  que  Fart  puisse  inspirer. 

Ce  musée  est  un  monument  d'apothéose.  Au  centre, 
dans  une  cour  carrée,  sorte  de  Campo-Santo  indi- 
viduel, l'artiste  repose  sous  un  simple  tertre,  planté 
de  fleurs  et  bordé  de  granit;  autour  de  ce  tombeau 
se  déroulent  quarante-deux  salles  contenant  toutes 
ses  œuvres,  en  originaux  ou  en  copies.  Ces  salles 
sont  petites  et  éclairées  par  le  haut;  chacune  d'elles 
ne  contient  que  trois  ou  quatre  œuvres,  d'habitude 
un  groupe  ou  une  figure,  dressés  au  centre,  avec 
deux  bas-reliefs  encastrés  dans  les  murs  latéraux. 
Pas  d'ornements  inutiles,  pas  de  pâtisseries  moulées 
et  dorées,  aucune  erreur  d'architecte  sollicitant  pour 
lui-même  l'attention  qui  doit  aller  aux  seules  œuvres 
exposées;  rien  que  des  teintes  plates  sur  les  murs, 
rouge  antique  ou  vert  foncé.  Les  bas-reliefs  surtout 
sont  admirables.  Jamais  on  n'a  ressaisi  avec  moins 
d'effort  apparent  le  secret  de  la  grâce  antique,  des 
attitudes  naturelles,  des  formes  heureuses,  des  en- 
sembles expressifs,  avec  un  plus  grand  souci  du 
naturel  et  de  la  vérité.  Plusieurs  de  ces  motifs  sont 
populaires,  ainsi  les  Ages  de  Vamour  et  la  Nuit^  por- 
tant ses  deux  enfants,  le  Sommeil  et  la  Mort;  je  pré- 
férerais peut-être,  comme  plus  vigoureuses,  plus 
personnelles  et  moins  pompéiennes  les  scènes  tra- 
duites d'Homère.  On  connaît  aussi  le  Lion  blessé  de 
Lucerne;  on  connaît  moins  le  Christ  et  Apôtres^  le 
Monument  de  Pie   VII^  les  Trois  Grâces^  Ganymède  et 


AU  PAYS  d'hamlet.  283 

Jupiter.  Si  l'on  songe  que  la  plupart  de  ces  ligures 
ont  été  exécutées  à  Rome,  devant  Fœuvre  du  Bernin 
et  au  temps  de  Ganova,  on  admirera  doublement  la 
tranquille  sûreté  avec  laquelle  le  maître  danois,  lais- 
sant peu  à  peu,  comme  il  le  disait,  «  la  neige  de 
son  pays  fondre  dans  ses  yeux  »,  a  revêtu  ces  nobles 
marbres  d'élégance  grecque  et  de  force  latine  '. 

A  vivre  dans  les  environs  de  ce  musée,  on  doit 
contracter  un  goût  très  vif  de  la  sculpture.  C'est  là, 
probablement,  qu'un  grand  brasseur  de  Copenhague, 
M.  Jacobsen,  a  éprouvé  pour  la  première  fois  la 
passion  qui  est  devenue  le  délassement  de  sa  vie 
laborieuse.  Près  de  sa  maison,  il  a  formé  peu  à  peu 
tout  un  musée  et,  en  connaisseur,  il  y  a  donné  la 
première  place  aux  maîtres  français  de  notre  temps. 
Les  plus  belles  œuvres  de  Paul  Dubois,  Gérome, 
Ghapu,  Falguière,  Barrias,  Mercié,  Delaplanche,  Gau- 
Iherin,  etc.,  y  garnissent  une  vaste  salle,  la  salle 
française.  A  côté  d'eux  figurent  les  artistes  danois, 
Bissen,  Freund,  Stein,  Jerichau,  etc.  L'art  contem- 
porain ou  moderne  n'a  pas  suffi  à  M.  Jacobsen  et 
il  y  a  joint  une  collection  d'antiques,  où  se  trouvent 
nombre  de  pièces  de  premier  ordre .  L'ensemble 
forme  la  Glyptothèque  de  Ny-Carlsberg  et,  pour 
assurer  la  perpétuité  de  cette  création,  M.  Jacobsen 
la  lègue  après  lui  à  la  ville  de  Copenhague.  En  atten- 
dant, il  l'ouvre  libéralement  aux  visiteurs. 


1.  Nous  avons,  en  français,  une  très  complète  étude  sur  Thor- 
Nvaldsen,  par  M.  Eugène  Plon,  Thorwaldseti,  sa  vie  et  son  œuvre, 
1867.  Elle  est  inspirée  par  une  vive  admiration;  comme  cor- 
rectif, voyez  un  jugement  comparatif  du  comte  H.  Delaborde, 
dans  ses  Études  sur  les  Beaux-Arts,  Italie,  XI,  1864. 


284      NOUVELLES   ÉTUDES   DE   LITTÉRATURE   ET   D'aRT. 

Musée  Thorwaldsen  ou  musée  Jacobsen,  c'est  de 
Tart  ancien  ou  classique.  A  cette  heure  les  artistes 
danois  se  portent  résolument  en  sens  contraire.  Je 
n  ai  garde,  pour  les  raisons  que  je  disais  plus  haut, 
de  leur  en  faire  un  reproche.  La  vie  contemporaine 
réclame  ses  droits,  surtout  en  peinture,  et  elle  peut 
raviver  les  sources  d'inspiration.  En  Danemark 
comme  en  France,  c'est  elle  dont  s'inspirent  «  les 
jeunes  »,  et  ils  ont  déjà  produit  nombre  d'œuvres  d'un 
sentiment  juste,  vif  et  neuf.  Nous  connaissons  quel- 
ques-uns des  nouveaux  maîtres  danois  par  nos 
salons  annuels,  et  il  en  est  même  qui  figurent  au 
Luxembourg.  MM.  Kroyer,  Hansen,  Kiss,  Mois,  Zacao 
—  je  cite  au  hasard  de  la  mémoire  parmi  beaucoup 
d'autres,  —  sont  en  train  de  donner  à  leur  pays  une 
école,  sœur  de  l'école  hollandaise,  et  aussi  de  la  jeune 
école  française,  car  ils  reconnaissent  eux-mêmes 
avec  beaucoup  de  bonne  grâce  ce  qu'ils  doivent  à 
nos  leçons. 

Déjà,  et  plus  vite  qu'en  France,  l'art  décoratif  suit 
ce  mouvement  de  rénovation  par  l'étude  immédiate 
de  la  nature  et  de  la  vie  contemporaine.  Nous  en 
avons  vu  le  plus  agréable  spécimen  par  les  porce- 
laines de  la  manufacture  de  Copenhague,  qui  furent 
si  remarquées  à  l'Exposition  de  1889.  Cette  manufac- 
ture, comme  notre  Sèvres,  se  traînait  dans  la  repro- 
duction des  vieux  modèles.  Elle  s'est  tout  à  coup 
renouvelée  par  l'étude  de  l'art  japonais,  auquel  elle  a 
emprunté  ses  caprices  et  son  ingénieuse  irrégularité, 
en  y  joignant  l'étude  attentive  de  la  lumière,  de  la 
flore  et  de  la  faune  du  pays.  De  là,  ces  pièces  aux 
teintes  bleu  pâle  comme  le  ciel  et  la  mer  de  Dane- 


AU  PAYS  d'hamlet.  285 

mark,  cette  atmosphère  opaline,  infiniment  douce  et 
changeante  dans  la  lumière  voilée  du  jour  ou  les 
ténèbres  transparentes  de  la  nuit ,  ces  paysages 
neigeux,  ces  fleurs  simples  et  éminemment  décora- 
tives, chardons  ou  pissenlits,  ces  animaux  réels  ou 
fantastiques,  serpents  branchés,  chouettes  dans  le 
brouillard  ou  chauves-souris  dansant  autour  de  la 
lune,  etc.  Jusqu'à  Tart  du  mobilier  qui  est  en  train 
de  se  renouveler.  J'ai  vu  des  meubles,  de  forme  pra- 
tique et  d'aspect  original,  qui  portaient  bien  la  marque 
de  leur  pays  et  dont  l'idée  première  avait  sans  doute 
été  prise  au  musée  des  antiquités  du  Nord.  Ils  don- 
nent aux  intérieurs  danois  un  cachet  remarquable 
d'élégance  et  d'originalité. 

Je  voudrais  parler  de  la  littérature,  mais  je  n'ai 
pas  l'espace  nécessaire  pour  aborder  cette  question 
avec  le  détail  qu'elle  mériterait.  Vous  savez  le  bruit 
qui  se  fait  en  France  autour  des  œuvres  d'Ibsen  *  et  de 
Bjoernson;  tout  le  monde  en  parle,  surtout  les  snobs, 
qui  se  pâment  à  ces  deux  noms.  Ce  sont  deux  Nor- 
végiens, mais  ils  tiennent  la  tête  de  la  littérature 
Scandinave,  à  laquelle  se  rattache  le  danois,  malgré 
des  différences  de  langue  assez  sensibles.  Je  nom- 
mais tout  à  rheure  M.  George  Brandes  :  son  frère, 
M.  Edouard  Brandes,  critique  lui  aussi,  est  un  auteur 
dramatique  très  digne  d'attention. 

1.  Voir,  ci-après,  Ibsen  et  Vlbsénisme.  Mme  L.  Bernardini,  dont 
je  citais  le  nom  tout  à  l'iieure,  poursuit  en  ce  moment,  dans  la 
Revue  hebdomadaire,  sur  la  littérature  des  pays  Scandinaves, 
une  série  d'études  qui  dénotent  une  information  sûre  et  com- 
plète. 


!86      NOUVELLES   ÉTUDES    DE    LITTÉRATURE    ET   D'aRT. 


«  Scène  :  Elseneur.  —  Une  esplanade  devant  le 
château.  »  Ainsi  commence  Hamlet\  ainsi  finit,  néces- 
sairement, un  séjour  dans  le  Seeland.  Depuis  que 
nous  sommes  à  Copenhague,  il  ne  s'est  point  passé 
de  jour  où  nous  n'ayons  regardé  vers  le  nord-ouest. 
Toujours  la  hantise  de  Shakespeare.  De  ce  côté  se 
trouve  Helsingôr,  dont  nous  avons  fait  Elseneur. 

Pourquoi  Shakespeare  a-t-il  placé  la  scène  dCHamlet 
en  cet  endroit  plutôt  que  dans  tout  autre  palais  de 
Danemark,  Frederiksborg,  par  exemple,  plus  riche 
en  souvenirs  historiques?  Il  est  certain  qu'il  n'y  est 
jamais  venu  de  sa  personne;  mais  on  me  dit  qu'il  y 
avait  de  son  temps  à  Elseneur  une  colonie  de  mar- 
chands anglais  et  qu'il  a  pu  entendre  vanter  par  eux  le 
caractère  sauvage  du  site.  Quoi  qu'il  en  soit,  il  était 
impossible  de  mieux  choisir  le  décor  d'un  tel  drame. 
Ici,  la  rêverie  et  la  tristesse,  les  longues  méditations 
sur  une  pensée  unique,  sont,  nécessairement,  l'état 
habituel  de  l'àme. 

A  proprement  parler,  il  n'y  a  pas  un  château 
d'Elseneur,  mais,  à  cinq  cents  mètres  de  la  ville,  le 
château  de  Kronborg  ou  château  de  la  Couronne.  On 
l'aperçoit  en  sortant  de  la  gare;  mais  on  s'en  fait  dif- 
ficilement une  idée,  malgré  les  hautes  fenêtres  des 
combles  et  la  flèche  élancée  qui  le  domine,  car  il  est 
masqué  par  des  constructions  de  tout  genre.  L'im- 
pression est  d'autant  plus  vive  à  mesure  que  l'on 
approche  et  qu'il  se  découvre  peu  à  peu.  C'est  d'abord 
une  série  d'enceintes  à  la  Vauban,  en  briques  rouges, 


AU  PAYS  d'hamlet.  287 

avec  des  talus  gazonnés  et  des  fossés  jDleins  d'eau 
morte.  On  passe  sur  des  ponts  et  sous  des  portes  aux 
beaux  ornements  largement  taillés  dans  la  pierre, 
en  suivant  un  chemin  sinueux,  conçu  pour  la  défense 
militaire,  à  Tépoque  où  elle  était  possible  dans  une 
forteresse  de  ce  genre.  Par-dessus  les  remparts,  on 
aperçoit  de  temps  en  temps  une  lucarne,  un  bout  de 
cheminée.  Tout  à  coup,  au  sortir  d'une  voûte,  c'est 
comme  un  enchantement.  Devant  vous  jaillit  une 
longue  façade,  d'un  goût  riche  et  sobre,  dans  le  style 
de  la  Renaissance  hollandaise,  mais,  comme  tou- 
jours, avec  l'originalité  de  la  fantaisie  danoise.  Le 
plan  est  simple,  le  style  pur,  l'ensemble  grandiose. 
Imaginez  l'aile  septentrionale  du  château  de  Blois, 
avec  ses  bandeaux,  ses  balcons  et  ses  tourelles; 
transportez-la  sur  le  Sund,  et  vous  aurez  une  idée 
de  Kronborg. 

Le  noble  édifice  se  développe  en  quadrilatère  sur 
une  cour  intérieure,  régulier  de  plan,  varié  d'exécu- 
tion .  Les  façades  qui  entourent  cette  cour  sont, 
naturellement,  les  plus  riches,  car  c'est  là  qu'abou- 
tissait la  vie  de  la  résidence  royale.  On  songe  à  l'ani- 
mation qui  la  remplissait  aux  temps  prospères,  aux 
cortèges  qui  s'y  formaient,  aux  armes  qui  sonnaient 
sur  les  dalles;  on  évoque  la  splendeur  chaude  des 
velours,  le  faste  des  fourrures  sur  l'acier  des  cui- 
rasses. Si  l'on  pénètre  à  l'intérieur,  l'ampleur  des 
salles,  la  richesse  des  boiseries  sculptées,  les  tableaux 
noircis  et  les  tapisseries  éteintes  complètent  l'im- 
pression. Cependant,  les  guides  vous  disent  les  sou- 
venirs et  les  traditions.  Nous  traversons  l'apparte- 
ment  où  la  reine   Caroline-Mathilde  fut  enfermée. 


288      NOUVELLES   ÉTUDES   DE    LITTÉRATURE    ET   D'aRT. 

après  la  chute  de  son  ministre  Struensée,  et  j'avoue 
que,  si  le  souvenir  de  Shakespeare  plane  partout 
dans  le  château,  celui  de  Scribe  ne  s'impose  guère, 
malgré  Bertrand  et  Bâton,  qui  mit  en  comédie  ce 
drame  de  cour.  Au  fond  des  casemates,  dit  la  légende, 
veille  toujours  Holger  Danske,  Ogier  le  Danois,  le 
héros  qui  protège  le  Danemark  et  sort  de  sa  retraite 
lorsque  le  pays  est  en  danger. 

Jusqu'ici,  depuis  que  l'on  est  entré  dans  le  château, 
on  n'a  pas  encore  vu  la  mer.  Elle  est  voisine  et  bat 
les  murs,  on  la  devine  et  on  l'entend,  mais  la  hauteur 
du  rempart  la  cache.  On  a  hâte  de  monter  sur  la 
célèbre  esplanade;  au  sommet  d'un  sentier  très  raide, 
le  Sund  apparaît  tout  à  coup.  Voici,  pour  la  première 
scène  à'Hamlet^  un  cadre  dont  aucun  décorateur  de 
théâtre  n'égalera  par  l'imagination  la  mélancolique 
beauté.  Pourquoi  la  Comédie-Française,  si  soucieuse 
d'exactitude  et  de  pittoresque,  n'a-t-elle  pas  envoyé 
copier  ce  site,  lorsqu'elle  a  remonté  Hamletl  Elle 
nous  montrait  de  fort  beaux  décors,  mais  combien 
inférieurs  à  la  réalité!  Derrière  nous,  c'est  la  vieille 
façade,  avec  ses  balcons  et  ses  combles;  tout  autour, 
c'est  la  mer,  très  vaste  à  droite  et  à  gauche,  très 
étroite  devant  le  château,  car  la  cùte  de  Danemark 
et  celle  de  Suède,  qui  lui  fait  face,  sont  très  rap- 
prochées; le  Sund,  à  cet  endroit,  n'a  pas  quatre  kilo- 
mètres de  large  et  l'on  voit  distinctement  le  coteau 
boisé  au  pied  duquel  est  bâtie  la  ville  suédoise  d'Hel- 
singborg.  L'esplanade  est  une  longue  et  étroite  ter- 
rasse sur  laquelle  s'aligne  une  batterie  de  vieux 
canons,  jadis  redoutables,  aujourd'hui  inoffensifs. 
C'est  Flag-batterie.,  la  batterie  du  drapeau.  En  effets 


AU  PAYS  d'hamlet.  289 

au  sommet  d'un  mat  flotte  le  pavillon  danois,  rouge 
à  croix  blanche.  A  la  porte  d'une  échauguette,  un 
artilleur  monte  la  garde,  en  manteau  rouge  et  le 
sabre  à  la  main.  Déjà  le  crépuscule  s'étend  sur  le 
Sund;il  semble  que  des  gazes  sombres  montent  de 
la  mer  et  enveloppent  le  château  de  leurs  traînes. 
Une  bise  aiguë  souffle  et  le  ciel  brille  d'un  rouge  vif. 
Sous  les  remparts  s'élèvent  les  cimes  lointaines  d'un 
bois  de  hêtres  rouges.  Un  phare  rouge  s'allume  au 
sommet  d'une  tour,  au  moment  même  où  un  sous- 
officier  amène  le  pavillon,  qui  doit  disparaître  avec  le 
soleil.  Ainsi,  partout,  la  couleur  Scandinave,  la  teinte 
boréale,  et  cette  lumière  écarlate  qui  semble  jaillir  du 
pôle  voisin. 

Hamlet  pourrait  donc  revenir  ici  et  engager  la  con- 
versation avec  la  sentinelle,  qui  marche  à  grands  pas 
pour  se  réchauffer.  Là-bas,  accoudés  sur  le  parapet, 
se  masse  un  groupe  de  soldats.  Nous  savons  leurs 
noms;  ils  s'appellent  Francisco,  Bernardo,  Marcellus, 
u  hommes  liges  du  roi  de  Danemark  »,  et,  dans  le 
murmure  indistinct  de  leurs  voix,  on  devine  ces  répli- 
ques :  «  Bien  des  remerciements  pour  m'avoir  relevé 
de  faction;  il  fait  un  froid  piquant,  et  je  suis  transi 
jusqu'à  la  moelle.  —  Avez-vous  eu  une  garde  pai- 
sible?—  Pas  une  souris  n'a  remué.  »  Là-bas,  ces  deux 
hommes,  le  manteau  sur  les  yeux,  c'est  Hamlet,  qui 
cause  avec  son  ami  Horatio  :  «  L'air  pique  rudement; 
il  fait  très  froid.  —  Oui,  l'air  est  âpre  et  mordant.  — 
Nous  approchons  de  l'heure  où  le  spectre  a  l'habitude 
de  faire  son  apparition.  »  A  ce  moment,  ajoute  le 
poète,  un  bruit  strident  de  fanfares  éclate  dans  le  châ- 
teau :  «  Le  roi  donne  ce  soir  un  réveillon,  dit  Hamlet; 

19 


290      NOUVELLES   ÉTUDES   DE    LITTÉRATURE    ET   DART. 

il  s'amuse  à  boire,  et,  toutes  les  fois  qu'il  a  vidé  son 
hanap,  la  timbale  et  le  tambour  braient  de  cette  façon 
le  triomphe  du  toast  qu'il  porte.  »  Cette  impression 
même  ne  manquait  pas  aux  visiteurs  de  Kronborg,  à 
riieure  où  nous  y  étions.  Une  partie  du  château  est 
devenue  une  caserne,  et,  au  loin,  une  sonnerie  mili- 
taire vibrait  dans  la  tristesse  du  soir. 

Mais  il  faut  partir,  et  vite.  D'abord,  pour  ne  pas 
manquer  le  train  qui  doit  nous  ramener  à  Copen- 
hague. Puis,  nous  voulons  résister  à  la  tentation 
d'aller  voir,  au  milieu  d'un  jardin  aménagé  par  un 
aubergiste,  sous  le  château,  un  tertre  surmonté  d'une 
colonne,  qu'il  a  baptisé  le  Tombeau  d'Hamlet,  et, 
un  peu  plus  loin,  un  ruisseau  qu'une  imagination  du 
même  genre  donne  comme  celui  où  s'est  noyée 
Ophélie.  Les  Anglais  ne  manquent  pas  d'y  cueillir, 
moyennant  redevance,  des  branches  d'arbres,  qu'ils 
emportent  pieusement.  Pour  nous,  il  nous  sufht  de 
songer  aux  vers  du  poète  :  «  Près  d'un  cours  d'eau, 
il  y  a  un  saule  qui  mire  ses  feuilles  blanchâtres 
dans  la  glace  de  l'onde;  elle  est  venue  là  avec  des 
guirlandes  fantasques;...  eUe  et  ses  trophées  de  ver- 
dure sont  tombés  dans  l'eau  gémissante,...  et  elle 
chantait  des  fragments  de  vieux  chants  ». 

Au  retour,  dans  une  maison  de  Sôlvgade,  nous 
trouvons  réunis  d'aimables  convives,  autour  d'une 
table  servie  à  la  danoise.  Notre  goût  d'exotisme  et 
le  principe  nécessaire  à  tout  voyageur  de  se  con- 
former aux  habitudes  du  pays  où  il  se  trouve,  ne 
nous  empêchent  pas  de  faire  parfois  une  grimace 
discrète  :  trop  de  viandes  fumées  et  de  poissons  salés. 
Mais  les  compensations  abondent.  Il  y  a  quelques 


LA  FRANCE  ET  LE  DANEMARK.  291 

plais  qui,  en  tous  pays,  seraient  exquis,  et  dans  les- 
quels, sous  des  noms  nouveaux,  nous  retrouvons  de 
vieilles  connaissances.  Les  yeux  sont  charmés  par  le 
luxe  de  la  table  et  de  la  salle  :  vieille  argenterie  aux 
formes  capricieuses,  lourds  flambeaux,  appliques  de 
cuivre  poli,  tableaux  aux  perspectives  d'épis  mûrs,  de 
champs  blanchis  par  la  neige,  de  fiords  baignés  de 
vapeur.  Nos  convives  sont  des  artistes  et  des  gens 
de  lettres;  nous  repassons  avec  eux  nos  souvenirs  de 
la  journée.  Ils  sont  très  patriotes,  mais  extrêmement 
sensibles  à  la  poésie,  et,  plus  que  nous  encore,  ils 
accordent  à  Shakespeare  la  faculté  de  création  et  de 
conquête.  C'est  Tun  d'eux  qui  m'a  donné  mon  titre; 
pour  lui,  le  Danemark  c'est  <(  le  pays  d'Hamlet  ». 

15  novembre  1893. 


LA  FRANGE  ET  LE  DANEMARK 

L'article  suivant,  publié  dans  le  Figaro  du  29  octo- 
bre 1893,  complète  à  quelques  égards  l'étude  qui  précède. 

Nous  avions  assez  de  distractions,  pendant  ces 
huit  derniers  jours,  avec  ce  qui  se  passait  en  France; 
aussi  ne  lisions-nous  guère  les  journaux  étrangers. 
Parcourez-les,  maintenant  que  les  fêtes  franco-russes 
sont  finies;  ce  vous  sera  un  passe-temps,  d'abord 
agaçant,  puis  amusant.  Amis  ou  ennemis,  tous  ceux 
qui  s'intéressent  à  nous,  en  Europe,  attendaient 
quelque  chose  qui  n'était  pas  dans  le  programme 
des  fêtes;  ils  ne  savaient  pas  au  juste  quoi,  mais  ils 


292      NOUVELLES   ÉTUDES   DE   LITTÉRATURE   ET   d'aRT. 

comptaient  sur  «  rincident  ».  Cette  attente  ne  s'ex- 
primait pas  en  de  longs  articles,  mais  en  «  filets  », 
en  courts  télégrammes,  à  marque  visiblement  alle- 
mande, italienne  ou  anglaise,  quoique  datés  de 
Toulon  ou  de  Paris.  Sérieux  ou  plaisants,  ils  prépa- 
raient à  mots  couverts  l'annonce  d'un  mécompte  ou 
d'une  maladresse.  La  situation  était  si  nouvelle  en 
Europe,  la  diplomatie  s'exerçait  d'une  manière  si 
éloignée  de  ses  procédés  habituels,  que  cette  curio- 
sité —  fiévreuse,  contenue,  bavarde  avec  réserve  — 
prenait,  elle  aussi,  des  formes  nouvelles.  On  ne 
s'étonnera  pas  qu'elle  ait  été  d'un  vif  intérêt  pour 
un  Français  que  les  circonstances  éloignaient  à  ce 
moment  de  son  pays. 

La  ville  où  il  se  trouvait  lui  offrait  cette  compen- 
sation que,  nulle  part,  l'écho  des  fêtes  ne  pouvait 
lui  arriver  plus  vif  et  plus  direct.  Dans  cette  jolie 
ville  de  Copenhague,  qui  ressemble  assez  exactement 
à  ce  que  serait  Bordeaux  transporté  aux  bords  de  la 
Baltique,  la  France  est  aimée  depuis  longtemps.  Sa 
langue,  sa  littérature  et  son  art  y  sont  en  grand  hon- 
neur; aux  devantures  des  libraires  brillent  les  noms 
de  nos  romanciers  et  de  nos  poètes;  on  n'entre  pas 
dans  un  restaurant  ou  un  café  sans  entendre  parler 
français;  à  Carlsberg,  chez  M.  Jacobsen,  qui  s'est  fait 
un  musée  de  sculpture  pour  lui  seul,  la  plus  vaste 
salle  est  consacrée  aux  maîtres  français.  Dans  le 
port,  à  cette  heure,  notre  drapeau  fiotte  sur  deux 
superbes  vaisseaux  de  guerre,  et,  dans  les  rues,  pas- 
sent les  uniformes  très  regardés  de  nos  marins. 

Plus  que  jamais,  donc,  la  France  est  chez  elle  en 
Danemark.  Cette  fois,  elle  y  rend  visite  au  peuple 


LA  FRANCE  ET  LE  DANEMARK.   ■        293 

qui,  au  méuie  moment,  la  visite  chez  elle.  La  Russie, 
c'est  un  peuple  incarné  dans  un  homme;  elle  est 
donc  ici,  car  le  ïsar  habite,  à  quelques  lieues,  le  châ- 
teau de  Fredensborg. 

Respectueux,  francs  et  avisés,  les  Danois  obser- 
vent de  tous  leurs  yeux  et  réfléchissent  avec  tout 
leur  bon  sens.  Ils  sont  fiers  d'avoir  comme  hôtes, 
avec  le  Tsar,  l'héritière  de  la  couronne  d'Angleterre 
et  quantité  de  princes  et  princesses,  tous  à  moitié 
Danois  par  filiation  ou  mariage.  Ils  sont  inquiets 
aussi,  car  l'histoire  leur  a  donné,  avec  une  prédi- 
lection cruelle,  ses  leçons  de  philosophie.  Jadis  très 
puissants,  maîtres  de  la  Suède,  de  la  Norvège  et 
d'une  partie  de  l'Allemagne  du  Nord,  ils  sont  réduits 
maintenant  à  la  plus  simple  expression,  plus  petits 
que  la  Relgique  ou  la  Suisse,  sans  la  sauvegarde  de 
la  neutralité.  A  leur  porte,  le  formidable  voisin  qui 
les  a  déjà  dépouillés  avec  une  avidité  féroce,  les 
guette  et  les  surveille.  Or,  voilà  que  deux  puissances 
plus  que  suspectes  audit  voisin  ont  imaginé  de  se 
donner  rendez-vous  chez  eux  et  d'intéresser  toute 
l'Europe  à  un  pays  forcément  modeste,  qui  vou- 
drait ne  se  mêler  à  rien  ni  de  rien.  Ne  vous  étonnez 
donc  pas  si  les  Danois  accusent  autant  d'impatience 
et  d'ennui  que  le  permettent  le  calme  de  leur  nature, 
la  fierté  de  leurs  grandes  alliances  et  leurs  vieilles 
sympathies  pour  la  France. 

Lettrés  et  amis  des  apologues,  ils  vous  content 
volontiers,  d'après  leur  poète  national,  Andersen, 
l'histoire  que  voici.  Il  y  avait  une  fois  un  géant  et  un 
nain,  tous  deux  fort  braves  et  aventureux,  qui  fai- 
saient commerce  d'amitié.  Ils  partirent  en  guerre,  et 


294      NOUVELLES   ÉTUDES    DE    LITTÉRATURE    ET   d'aRT. 

le  nain,  d'autant  plus  désireux  de  bien  faire  qu'il 
était  plus  petit,  allait  toujours  en  avant.  La  cam- 
pagne fut  rude;  le  nain  perdit  d'abord  une  jambe, 
puis  un  bras;  puis  l'autre  jambe,  puis  l'autre  bras. 
Réduit  à  l'état  de  tronc,  il  fut  rejoint  par  le  géant. 
Celui-ci  avait  reçu  sa  part  de  coups  et  il  saignait 
comme  un  bœuf,  mais,  comme  il  était  fort  gros,  les 
blessures  restaient  à  la  surface  et  ne  lui  avaient 
rien  enlevé  d'essentiel.  «  Je  vous  aimerai  toujours 
beaucoup,  dit  le  nain  à  son  ami,  mais  ce  jeu-là  est 
trop  coûteux  pour  moi.  Il  ne  me  reste  plus  que  la 
tête  et,  la  prochaine  fois,  je  l'y  laisserais.  » 

Le  Danemark  estime  que  cette  histoire  est  la 
sienne  et  il  ne  veut  plus  se  compromettre  avec  les 
géants.  En  1807,  son  alliance  avec  Napoléon  lui  valut 
le  bombardement  de  Copenhague  et  la  capture  de  sa 
flotte  par  l'Angleterre;  en  1810,  un  général  français, 
Bernadotte,  lui  enleva  sa  dernière  chance  de  reformer 
l'Union  Scandinave,  en  prenant  la  Suède  pour  lui- 
même;  en  1814,  la  Sainte-Alliance  lui  prit  la  Nor- 
vège pour  la  donner  à  la  Suède  et  il  dut  faire  la  paix 
avec  la  Prusse,  au  prix  de  la  Poméranie;  en  1865, 
au  mépris  d'un  traité  garanti  par  les  grandes  puis- 
sances, la  Prusse  lui  prit  le  Slewig  et  le  Holstein, 
ses  deux  plus  belles  provinces.  De  fait,  à  cette  heure, 
il  ne  lui  reste  que  la  tête. 


On  peut  compter  que,  le  cas  échéant,  il  la  défen- 
drait bien.  Ce  petit  peuple,  en  effet,  est  un  peuple  de 
héros.  En  1807,  surpris  par  une  odieuse  agression, 


LA    FJIAN'CE    ET   LE    DANEMARK.  29j 

il  refusait,  sous  les  canons  anglais,  d'abord  la  capi- 
tulation, puis  Talliance,  puis  la  paix;  en  18i8,  il  ne 
se  laissait  pas  intimider  par  la  Prusse,  acceptait  la 
guerre  et  était  vainqueur;  en  1804,  attaqué  par  la 
Prusse  et  l'Autriche,  il  préférait  une  lutte  sans  espoir 
à  l'abandon  de  son  droit  et  se  faisait  écraser  en  méri- 
tant l'admiration  de  l'Eurojie,  tandis  que  Napoléon  III 
rêvait  au  principe  des  nationalités. 

II  faisait  tout  cela  simplement,  car  la  race  est 
calme;  elle  pratique  l'héroïsme  sans  gestes  inutiles 
et  le  sublime  sans  déclamation.  Revenue  de  bien  des 
choses,  elle  n'a  plus,  si  elle  l'a  jamais  eue,  la  folie 
des  grandeurs.  Aussi,  ne  vous  étonnez  pas  que  les 
litres  pompeux  et  dangereux  lui  répugnent.  Il  y  a 
peu  d'années,  un  Français  enthousiaste  disait  à  un 
de  ces  lecteurs  d'Andersen  :  «  Il  vous  faudrait  une 
alliance  franco-danoise  ».  Le  Danois  répondit  :  «  Dieu 
nous  en  préserve!  »  Et,  comme  il  connaît  aussi  bien 
notre  littérature  que  nous  ignorons  la  sienne,  il 
compléta  son  explication  en  rappelant  quelques  titres 
de  La  Fontaine. 

A  cette  heure,  il  cite  les  deux  fabulistes  avec  la 
même  complaisance.  Petersen  (c'est  en  Danemark  un 
nom  générique)  en  a  plein  la  bouche,  tandis  que  le 
ïsar  visite  V/sb/  et  que,  dans  la  rade  de  Copenhague, 
le  canon,  tonnant  à  bord  de  tous  les  navires,  éveille 
les  vieux  échos  de  1807.  Sur  le  quai  s'entasse  une 
foule  énorme  que  contiennent  sans  peine  une  ving- 
taine d'agents  de  police.  Le  Tsar  arrive  sans  escorte; 
il  traverse  un  groupe  de  privilégiés  assez  nombreux 
auxquels  on  a  permis  de  prendre  place  le  long  de 
l'escalier  qui  descend  à  la  mer.  Il  est  de  taille  colos- 


296      NOUVELLES   ÉTUDES    DE    LITTÉRATURE   ET    D'aRT. 

sale,  la  bouche  large  et  la  barbe  touffue;  il  a  Tenco- 
lure  et  Tallure  d'un  géant,  d'un  bon  géant,  car  Toeil 
est  très  doux  sous  la  paupière  lourde,  et  la  couleur 
blonde  de  la  barbe  sur  un  teint  clair  atténue  l'énergie 
des  traits.  On  devine  que  ces  lèvres  s'ouvrent  rare- 
ment et  ne  laissent  échapper  que  des  paroles  consi- 
dérables. Le  dialogue  dans  lequel  cette  visite  a  été 
annoncée  à  notre  chargé  d'affaires  n'a  pas  eu  plus  de 
vingt  mots.  Tout  à  l'heure,  en  montant  à  notre  bord, 
au  moment  même  où  les  navires  russes  entraient  dans 
le  port  de  Toulon,  et  en  examinant  avec  une  attention 
très  informée  le  superbe  croiseur  que  la  France  lui 
envoie,  il  marquera  sa  satisfaction  de  façon  aussi 
brève.  Il  sait  que  chacun  de  ses  mots  porte  et  l'engage. 

Le  lecteur  les  connaît  et  je  n'ai  pas  besoin  de  les 
répéter.  Le  jeune  diplomate,  porteur  d'un  nom  illustre, 
à  qui  échoit  l'honneur  de  représenter  la  France  à  ce 
moment  décisif,  provoque  ces  démarches  et  reçoit 
ces  paroles  avec  un  tact  infini.  Cependant  Petersen, 
spectateur  sans  projet  d'alliance,  fait  ressortir  la 
signification  nette  de  tout  cela.  Il  en  est  d'autant 
plus  frappé  qu'il  n'y  a  pas  ici  de  dessous  et  de 
secrets.  Chacun  sait  à  Copenhague  que  le  Tsar  n'a 
pas  eu  d'entretien  particuher  avec  M.  Pasteur.  Tout 
s'est  passé  en  public,  devant  des  cercles  nombreux, 
au  milieu  d'yeux  et  d'oreilles  fort  ouverts. 

Après  le  Tsar,  tout  Copenhague,  tous  les  Petersen 
sont  admis  à  bord  de  nos  navires  et  ils  s'y  rendent 
tous.  C'est  un  peuple  de  marins  et  ils  regardent,  eux 
aussi,  en  connaisseurs.  La  visite  est  d'abord  silen- 
cieuse et,  sur  les  ponts  noirs  de  foule,  à  peine  un 
murmure  de  réflexions  discrètes.  A  mesure,  cepen- 


LA  FRANCE  ET  LE  DANEMARK.  297 

dant,  que  la  journée  s'avance,  un  courant  d'effusion 
naît  et  grandit  à  travers  cette  foule.  Les  conversa- 
tions s'engagent  avec  nos  officiers  et  nos  matelots. 
Voici  que  deux  jeunes  filles,  délicieuses  figures  aux 
cheveux  d'or  pâle  et  au  teint  de  neige  rosée,  accep- 
tent des  rubans  frappés  du  mot  :  Ishj,  que  leur  pré- 
sente un  enseigne,  et  les  épinglent  autour  de  leurs 
bérets.  La  foule  regarde  et  sourit.  Cependant,  le 
soleil  descend  sur  l'horizon.  Vous  savez  quelle  simple 
et  grandiose  cérémonie  se  passe  à  cette  heure-là  sur 
nos  vaisseaux  de  guerre.  La  garde  se  range  en 
bataille  ;  la  main  sur  la  drisse,  un  quartier-maître 
attend  le  moment  d'amener  le  pavillon.  Le  soleil  dis- 
paraît; au  même  moment,  «  les  couleurs  »  descen- 
dent, l'officier  de  quart  se  découvre,  un  coup  de 
canon  éclate,  le  tambour  bat  et  le  clairon  sonne  : 
les  armes  françaises  saluent  notre  pavillon. 

Aussitôt  après,  voici  ce  qui  se  passe  :  tandis  que 
les  dernières  notes  du  clairon  français  vibrent  sur  la 
rade,  de  cette  foule  tout  à  coup  remuée  part  une 
acclamation  formidable.  La  grandeur  du  spectacle  l'a 
transportée  et,  avec  un  rythme,  un  ensemble  et  un 
sérieux  qui  nous  prennent  aux  entrailles,  nous  les 
Français  présents  à  bord,  elle  pousse  trois  hourras, 
de  ces  hourras  du  Nord,  pleins  et  lents,  où  semble 
rugir  l'antique  férocité  de  la  race.  Et  nous  avons  les 
larmes  aux  yeux,  tandis  que,  les  pieds  sur  ces  plan- 
ches françaises,  nous  entendons  ce  salut  de  l'étranger 
à  notre  patrie  lointaine  et  présente.  Petersen  n'a  pu 
y  tenir  :  marin  et  soldat,  patriote  et  bienveillant,  il  a 
communié  de  cœur  avec  nous  dans  cette  cérémonie 
militaire. 


298      NOUVELLES    ÉTUDES    DE    LITTÉRATURE    ET    d'aRT. 


Le  surlendemain,  à  dix  heures,  un  convoi  funèbre 
monte  Solvgade,  le  long  du  jardin  royal.  Pendant  les 
salves  de  Favant-veille,  une  «  tape  »  de  bois,  oubliée 
dans  un  canon  —  pas  un  canon  français,  —  est  allée 
frapper  un  marin  russe  en  pleine  poitrine  et  Ta  tué 
net.  En  tête,  autour  du  corbillard,  flottent  les  pavil- 
lons russe  et  français;  derrière,  superbes  de  tenue, 
marchent  deux  sections  de  matelots ,  français  et 
russes.  Jusqu'ici,  ils  se  mêlaient,  à  Cronstadt  et  à 
Toulon,  mais  par  groupes  libres;  ici,  ils  vont  ensemble, 
au  pas  militaire,  conduits  par  leurs  officiers.  Petersen 
regarde,  très  sérieux,  et,  derrière  cette  centaine 
d'hommes,  il  voit  distinctement  deux  armées  et  deux 
peuples  :  «  Ce  pauvre  matelot,  fait-il,  on  Ta  pas  tué 
exprès,  mais  comme  tout  se  combine  !  La  première 
fois  que  deux  troupes,  française  et  russe,  auront 
marché  sous  le  même  commandement,  il  faut  que  ce 
soit  à  Copenhague.  » 

Le  cortège  a  tourné  depuis  quelques  minutes  la 
grille  du  jardin  royal.  Petersen  va  rentrer  chez  lui, 
lorsque,  de  la  caserne  voisine,  sort  une  petite  troupe, 
danoise  cette  fois.  C'est  la  garde  montante,  une  com- 
pagnie d'infanterie.  Ils  sont  beaux  à  regarder,  ces 
soldats.  Au  rythme  étrange  de  leurs  tambours,  ils 
marchent  d'une  allure  ferme.  Blonds  et  petits,  dans 
leur  uniforme  sombre,  ils  représentent  quelque  chose 
de  très  particulier  dans  la  gamme  de  l'élégance  mar- 
tiale. Ce  n'est  pas  la  pesante  régularité  prussienne; 
c'est  encore  moins  l'agilité  délurée  de  nos  troupiers. 


LA  FRANGE  ET  LE  DANEMARK.  299 

Entre  la  crànerie  f^auloise,  qui  va  gaiement,  précédée 
de  claires  fanfares,  et  la  lourdeur  allemande,  accen- 
tuée encore  par  de  tristes  sonneries,  cette  petite 
troupe  accuse  son  caractère  propre,  sérieuse,  solide 
et  souple;  elle  n'a  pas  le  nombre  et  ne  tient  pas  à 
l'éclat,  mais  elle  n'éveille  aucunement  l'idée  du  petit 
peuple  qui  joue  au  soldat.  Je  songe,  en  écoutant  leur 
musique,  à  un  air  que  j'entendais  chanter  la  veille. 
C'est  le  ciioral  que  Gustave-Adolphe  avait  composé 
lui-même  pour  ses  soldats,  avant  la  bataille  de  Lutzen, 
et  dont  les  premiers  mots  veulent  dire  :  «  Ne  crains 
rien,  petite  troupe...  ». 

En  18(U,  à  Diippel,  la  petite  armée  danoise  a  dé- 
fendu pied  à  pied,  contre  deux  grands  États,  ce  qui 
restait  de  sa  patrie.  C'est  Petersen,  avec  qui  je  cause, 
qui  me  rappelle  cela.  Il  me  dit  encore  :  «  Avez-vous 
remarqué,  en  arrivant  à  Copenhague,  des  remparts 
en  constructi(jn?  Ils  montent  vite  et,  bientôt,  nous 
pourrons  les  armer.  Pourtant  nous  n'avons  pas  de 
budget  d'Etat  pour  ces  travaux  ;  il  y  est  pourvu  à  l'aide 
de  contributions  volontaires  et,  parmi  elles,  il  en  est 
de  méritoires  :je  pourrais  vous  nommer  des  officiers, 
qui,  sur  une  solde  de  deux  mille  francs,  en  abandon- 
nent, chaque  année,  cinq  cents  pour  les  remparts.  » 


Voilà  ce  qu'un  Français  pouvait  entendre  et  voir  à 
Copenhague,  du  13  octobre,  où  le  Tsar  montait  à  bord 
de  17s///,  jusqu'au  18,  où  il  quittait  les  eaux  danoises 
sur  YEtoile  Polaire.  Je  n'étais  plus  chez  Petersen 
lorsque  les  fêtes  franco-russes  ont  pris  fin.  Est-il  ras- 


300     NOUVELLES   ÉTUDES   DE   LITTÉRATURE   ET   d'aRT. 

suré  à  celte  heure?  Je  le  souhaite  et  l'espère.  Nous 
n'avons  rien  fait  chez  lui  qui  puisse  le  compromettre, 
et  rhôte  puissant  qui  vient  le  visiter  chaque  année 
n'a  point  pour  habitude  de  parler  ou  d'agir  trop.  Le 
Danemark  aime  la  France  et  veut  la  paix;  il  peut 
écouter  ses  sympathies,  sans  crainte  pour  ses  intérêts. 
La  France  vient  de  prouver  qu'elle  veut  ce  qu'il  veut 
lui-même  et  elle  n'est  pas  seule  à  le  vouloir.  La  paix 
est  une  garantie  surtout  pour  ceux  qui,  dans  une 
guerre  européenne,  auraient  plus  à  perdre  qu'à 
gagner.  «  Ne  crains  rien,  petite  troupe.  » 


IBSEN  ET  L  IBSÉNISME 


La  France  du  xix^  siècle  finit  comme  elle  a  com- 
mencé, en  témoignant  une  curiosité  très  vive  pour  les 
littératures  étrangères  et  en  leur  demandant  des 
moyens  ou  des  prétextes  de  renouvellement.  Entre 
1800  et  18:20,  elle  regardait  vers  Tltalie  et  l'Espagne, 
TAngleterre  et  TAUemagne.  Aujourd'hui,  elle  passe 
par-dessus  ses  anciennes  écoles,  et,  d'un  bond,  elle 
va  jusqu'en  Russie  et  en  Norvège.  Ce  que  Mme  de 
Staël  avait  entrepris,  M.  Melchior  de  Yogiié  Ta  recom- 
mencé dans  une  certaine  mesure;  en  nous  révélant 
le  roman  russe,  il  a  fait  entrer  dans  notre  cou- 
rant littéraire  des  idées  capables  de  l'élargir.  Mérimée 
l'avait  essayé  avant  lui,  mais  avec  moins  d'ampleur 
et,  surtout,  sans  aucune  ambition  morale.  Même 
l'adoption  de  Tourgueneff  par  la  France  avait  moins 
fait,  pour  nous  attirer  vers  «  l'àme  slave  »,  que  les 
Etudes  sur  le  roman  russe  et  les  nombreuses  tra- 
ductions qui  ont  suivi.  Le  mouvement  se  continue, 
et  nous  saurons  dans  quel([ue  vingt  ans  ce  que, 
finalement,  il  peut  produire.  Bien  entendu,  la  mode 


302      NOUVELLES   ÉTUDES   DE    LITTÉRATURE    ET   D'aRT. 

s'en  est  mêlée.  Snobs  et  caillettes,  boulevardiers  et 
bons  jeunes  gens  se  sont  jetés  sur  cette  pâture. 
Tandis  que  l'initiateur,  et,  avec  lui,  quelques  esprits 
sérieux  appliquaient  à  cette  étude  beaucoup  de  con- 
viction et  de  talent,  une  russophilie  de  genre  et  de 
papotage  sévissait  dans  les  salons  et  les  cénacles  : 
résultat  inévitable  de  tout  renouvellement  d'idées.  Il 
faut  que  celui-ci  ait  une  forte  raison  d'être  pour  n'y 
rien  perdre  de  son  sérieux. 

Tolstoï,  Dostoïevski  et  les  autres  ont  eu  la  bonne 
fortune  de  nous  être  présentés  par  un  écrivain  émi- 
nent,  qui,  en  les  étudiant,  se  faisait  lire  pour  lui- 
même.  Voilà  maintenant  que  la  littérature  norvé- 
gienne arrive  chez  nous  et  y  fait  le  même  chemin, 
sans  autre  secours  que  quelques  traductions  et  quel- 
ques représentations  théâtrales.  A  cette  heure,  Ibsen 
et  Bjoernson  excitent,  à  eux  deux,  autant  de  curiosité 
que  la  nombreuse  troupe  des  écrivains  russes.  Pour- 
tant ils  n'ont  rencontré  jusqu'ici  aucun  allié  de  mar- 
que. Lorsque  Ibsen  a  paru  sur  les  scènes  du  Théâtre 
Libre,  du  Vaudeville  et  de  FOEuvre,  M.  Francisque 
Sarcey  a  déclaré  tout  net  qu'il  n'y  comprenait  rien  et 
que  ça  l'ennuyait.  M.  Jules  Lemaître  l'a  analysé  sans 
plus  d'enthousiasme  et  avec  beaucoup  de  réserves. 
Dans  la  jeune  critique,  après  M.  Edouard  Rod  qui 
avait  mis  en  tête  de  la  traduction  princeps  d'Ibsen 
quelques  pages  fines  et  mesurées,  M.  René  Doumic 
n'a  fait  que  prendre  texte  du  dramaturge  norvégien 
pour  définir  ce  qu'il  appelle  «  le  théâtre  d'idées  »  *.  Il 


1.    Voir   JuLKs  Lemaître,  Impressions  de  théâtre^  cinquième, 
sixième  et  septième  séries,  1891-1893;  Edouard  Rod,  préface  à 


IBSEN   ET   l'IBSÉNISME.  303 

ny  a  pas  lieu  dinsister  autrement  sur  quelques  prô- 
neurs  bruyants,  qui,  en  ceci  comme  en  toutes  choses, 
dépensent  plus  de  mots  que  d'arguments,  et,  surtout, 
accusent  plus  d'ambition  personnelle  que  de  dévoue- 
ment à  une  cause.  Mieux  vaut  signaler  le  livre  très, 
instructif,  quoique  enthousiaste,  dans  lequel  M.  Au- 
guste Ehrhard  présente  au  complet  Tœuvre  d'Ibsen  ^ 

Malgré  cette  attitude  de  la  critique  française,  les 
soirées  sans  lendemain  offertes  au  Théâtre  Libre  et  à 
l'Œuvre  par  M.  Antoine  et  M.  Lugné-Poë,  comme  les 
représentations  que  M.  Albert  Carré  tentait  au  Vau- 
deville, sont  un  fait  considérable  dans  l'histoire  de 
notre  théâtre.  Ces  tentatives  resteront  un  titre  pour 
leurs  auteurs  et  il  faudra  les  citer  dans  l'histoire  du 
mouvement  dramatique  en  notre  siècle.  Je  souhaite 
que  Bjœrnson  ait  la  même  bonne  fortune.  Récem- 
ment, le  Théâtre  Libre  a  essayé  de  lui  donner  son 
tour,  mais  la  représentation  à' Une  faillite  n'a  répondu 
ni  à  l'attente  du  public,  ni  aux  désirs  de  l'auteur. 
Bjœrnson  nous  a  fait  savoir,  avec  quelque  mauvaise 
humeur,  que  cette  pièce,  trop  ancienne,  ne  pouvait 
donner  une  idée  juste  de  ce  qu'il  est,  et  que,  par 
surcroît,  elle  était  défigurée.  Quant  au  public,  il  n'a 
trouvé  dans  ce  spécimen  rien  d'imprévu.  La  critique, 
elle,  a  été  vraiment  cruelle,  vu  les  idées  du  jour,  en 
rappelant  le  souvenir  de  Scribe. 

En  attendant  que  Bja_'rnson  nous  soit  ofï'ert  sous 
des  espèces  qui  obtiennent  au  moins  son  propre  suf- 

la  Iradiicliondes  Revenants  cXûc  Maison  de  poupée,  pav M.  Prozok, 
18'J2:  Re.nk  DoL'siic,  De  Scribe  à  Ihsen,  s.  d. 

\.  llenrik Ibsen  et  le  tlirdtre co7ilemporaiii,  par  Avgvste  Ehrhakd, 
1892. 


304      NOUVELLES   ÉTUDES   DE   LITTÉRATURE   ET   d'aRT. 

frage,  serait-il  possible  de  parler  d'Ibsen  d'un  ton 
uni,  sans  engouement  ni  dénigrement,  avec  une 
même  aversion  pour  le  snobisme,  qui  avale  tout,  et 
le  dédain,  qui  repousse  tout,  avec  une  parfaite  indif- 
férence pour  les  mises  en  demeure  d'admirer,  sous 
peine  d'excommunication,  avec  le  seul  désir  de  faire 
œuvre  critique,  c'est-à-dire  de  s'instruire  soi-même 
en  éclairant  autrui? 


11  nous  faut  d'abord,  nous  autres  Français,  prendre 
notre  parti  de  ne  connaître  encore  que  par  à  peu  près 
toute  une  part  de  l'œuvre  d'Ibsen.  Les  traducteurs  ne 
nous  ont  mis  à  même  de  lire  que  sept  pièces  de  son 
théâtre,  dont  la  plus  ancienne  est  de  1886  et  la  plus 
récente  de  1891 ,  alors  qu'il  a  commencé  d'écrire 
en  1850,  et  qu'il  n'est  pas  seulement  auteur  drama- 
tique, mais  poète  et  romancier  *.  Force  nous  est,  pour 
les  deux  tiers  de  son  œuvre,  de  nous  en  remettre  à 
ce  que  M.  Ehrhard  nous  en  dit. 

Le  caractère  de  l'homme ,  l'état  intellectuel  et 
moral  de  son  pays,  la  marche  générale  de  la  littéra- 


1.  Je  viens  de  citer  la  traduction  des  Revenants  et  de  Maison 
de  poupée;  M.  PhozoR  nous  a  donné  encore  le  Canard  saiwaqé. 
Rosmershohn  et  Hedda  Gable?',  en  1891;  et,  en  1892,  MM.  Ad, 
GHEiXEViÈRE  et  H.  JoHANSEN,  la  Damé  de  la  me?'  et  tin  Ennemi 
du  peuple.  Des  traductions  partielles  d'Ibsen  et  de  Bjœrnson 
ont  paru  dans  la  Revue  hleue,  la  Revue  d'art  dramatique  et 
plusieurs  autres  recueils.  —  Depuis  la  date  de  la  présente  étude, 
M.  Prozor  a  publié  la  traduction  de  Solness  le  constructeur, 
M.  Trigant-Geneste  celle  des  Prétendants  à  la  couronne  et  des 
Guerriers  à  Ilelf/eland,  et  MM.  P.  Bertrand  et  E.  de  Nevers  celle 
des  Soutiens  de  fa  société  et  de  VUnion  des  jeunes.  D'autres  tra- 
ductions sont  annoncées. 


1 


IBSEN   ET   L'IBSÉXISME.  305 

tiire  européenne  me  semblent  avoir  contribué  à  cette 
œuvre  dans  des  proportions  à  peu  près  égales.  Malgré 
ce  qu'en  disent  ses  fervents  et,  sans  doute,  ce  qu'il 
en  pense  lui-même,  Ibsen  a  plut<')t  suivi  que  guidé 
son  temps.  Je  ne  dis  pas  cela  pour  le  diminuer.  D'au- 
tres que  lui,  et  des  plus  grands,  comme  Victor  Hugo, 
n'ont  fait  que  marcher  avec  leur  siècle  et  aller  où  il 
les  conduisait;  ils  ne  le  dominent  pas  moins,  et  de 
ti'ès  haut.  Il  leur  a  suffi  de  donner  aux  idées  de 
leurs  contemporains  une  expression  de  génie. 

Comme  le  reste  de  l'Europe,  la  Norvège  a  suivi, 
depuis  le  commencement  du  siècle,  deux  étapes  lit- 
téraires, romantisme  et  réalisme;  seulement  elle  lésa 
suivies  de  loin  et  avec  un  retard  marqué  K  En  1850, 
date  des  débuts  d'Ibsen  (il  avait  alors  vingt  ans),  les 
écrivains  norvégiens  en  étaient  encore  à  écrire  des 
drames  où,  sous  prétexte  de  couleur  locale  et  de 
lyrisme,  ils  défiguraient  l'histoire  et  s'amusaient  à  de 
purs  jeux  d'imagination.  Pour  Ibsen,  un  Catilina  lui 
servait  à  dire  leur  fait  à  tous  les  tyrans  et  à  toutes 
les  tyrannies,  une  Nuit  de  Saint-Jean  à  pasticher  la 
féerie  shakespearienne,  Dame  Ingard  d'Œstraat  à 
mêler  dans  une  même  intrigue  l'idée  mère  d'Bamlef. 
et  celle  de  Macbeth,  la  Fête  de  Solhaug  à  pousser  au 
noir  le  style  troubadour.  Cette  dernière  pièce  parais- 
sait en  1857.  C'était  l'année  où  le  roman  nous  don- 
nait en  France  Madame  Bovary,  et  le  théâtre  la  Ques- 
tion d^ argent,  après  la  Dame  aux  Camélias  et  le 
Demi-Monde. 

1.  Sur  les  idées  inspiratrices,  le  développement  et  la  direc- 
tion de  la  littérature  Scandinave  dans  notre  siècle,  voir  les 
études  signalées  plus  haut  de  Mme  L.  Bernardini. 

20 


306      NOUVELLES   ÉTUDES    DE    LITTÉRATURE    ET   d'aRT. 

Ainsi,  à  cette  date,  Ibsen,  en  rapport  exact  avec  le 
développement  de  sa  littérature  nationale,  retardait 
sur  nous  d'environ  vingt  ans.  Il  importe  de  remar- 
quer aussi  qu'à  cette  même  date  nous  avions  tra- 
versé le  mouvement  humanitaire  et  socialiste  qui,  en 
politique,  s'était  traduit  par  la  révolution  de  1848,  et, 
dans  la  littérature,  par  les  romans  de  George  Sand 
et  d'Eugène  Sue.  Ces  romans  tenaient  encore  au 
romantisme,  et  très  étroitement;  mais  une  part  des 
idées  dont  ils  s'inspiraient  avait  passé  au  théâtre 
avec  M.  Alexandre  Dumas  fils,  qui  leur  prenait  ce 
qu'elles  avaient  de  durable  pour  les  revêtir  de  logique 
et  de  précision. 

Cependant,  Ibsen  n'est  pas  encore  au  bout  de  l'évo- 
lution romantique,  car  il  donne  successivement  les 
Guerriers  à  Helgelmid^  sujet  de  mythologie  Scandi- 
nave, la  Comédie  de  Vamoin\  dont  le  héros  est  comme 
un  frère  puîné  du  Frank  d'Alfred  de  Musset,  les  Pi^é- 
tendants  à  la  couronne^  sujet  d'histoire  nationale, 
traité  à  la  façon  d'un  opéra  sans  musique.  Cela  nous 
conduit  jusqu'en  1864,  et,  dans  le  même  temps, 
Bjœrnson  traite  des  sujets  analogues .  Viennent 
ensuite,  de  18G7  à  1875,  Brandy  Peer  Gynt^  Empereur 
et  Galiléen^  que  les  fervents  du  maître  qualifient  de 
drames  philosophiques  et  qui,  en  fait,  sont  toujours 
du  romantisme,  même  Brandy  avec  mélange  de  quel- 
ques thèses  morales  et  historiques.  La  discussion  de 
ces  thèses,  singulièrement  confuse  dans  Ibsen,  avait 
déjà  occupé,  sans  parler  de  Shakespeare  et  pour 
rester  en  France,  Michelet,  Quinet,  Renan  et  quel- 
([ues  autres. 

A  vrai  dire,  si  mêlés  et  si  bizarres  que  soient  ces 


IBSEN  ET   L'IBSÉNISME.  307 

drames,  le  véritable  Ibsen,  l'homme  de  Tavenir,  com- 
mence à  se  dégager.  L'évolution  de  son  esprit  n'est 
pas  complète;  il  passera  encore  par  bien  des  avatars 
et,  à  l'heure  actuelle,  il  a  si  peu  trouvé  la  formule 
définitive  de  ses  idées  que  chacune  de  ses  dernières 
pièces  nie  les  idées  des  précédentes.  Pourtant  l'homme 
s'est  développé  et  son  talent  accuse  déjà  une  maî- 
trise. Ibsen  a  vécu  et  voyagé;  il  a  pratiqué  la  vie  et 
élargi  ses  horizons.  D'abord  étudiant  en  pharmacie 
et,  par  une  ironie  amusante  du  sort,  débutant  par  les 
occupations  d'Homais  pour  arriver  au  pessimisme  de 
Flaubert,  il  a  été  journaliste,  poète  satirique  et  régis- 
seur de  théâtre;  il  a  fait  de  longs  séjours  en  Italie  et 
en  Allemagne. 

Comme  idées,  voici,  à  peu  près,  ce  qui  ressort  de 
ses  œuATes  publiées  avant  1875.  D'abord  et  avant 
tout  un  mépris  hautain  pour  la  société  et  une  haine 
violente  pour  ses  institutions.  C'est  une  vraie  fureur 
de  nihilisme  et  d'anarchie.  Elle  prend  sa  source  dans 
un  double  sentiment,  très  noble  et  très  légitime  en 
lui-même.  Ibsen  est  passionnément  individualiste.  Il 
estime  que  le  premier  droit  et  le  premier  devoir  de 
l'homme,  c'est  de  développer  son  énergie  et  d'exercer 
sa  volonté.  Or,  la  vie  sociale,  avec  ses  contraintes 
hypocrites,  est  un  obstacle  perpétuel  à  l'exercice  de 
l'action  individuelle.  Il  faut  briser  cet  obstacle  et  c'est 
à  quoi  le  poète  travaille  de  toutes  ses  forces.  Sur  les 
ruines  d'un  état  social  mauvais,  la  liberté  humaine 
élèvera  un  édifice  nouveau,  fondé  sur  la  justice  et 
l'amour.  Le  malheur  est  que  cette  conception  de 
l'homme  et  de  son  r(Me  social  conduit  Ibsen  à  un 
abominable  despotisme.  Le  héros  de  lirand  est  un 


308      NOUVELLES   ÉTUDES    DE    LITTÉRATURE   ET   D'aRT. 

pasteur  enflammé  d'un  zèle  farouche  pour  le  bien; 
il  sacrifie  son  enfant,  torture  sa  femme  et  afl'ole  son 
troupeau  pour  réaliser  l'idéal  de  vertu  que  sa  volonté 
s'est  proposé: 

C'est  bien  lace  que  je  vois  ou  crois  voir  à  travers 
ces  divers  drames,  et  je  m'aperçois  que,  bien  malgré 
moi,  en  résumant  ainsi  cette  doctrine,  je  la  dénature. 
En  fait,  elle  est  autrement  complexe.  Tantôt  les  héros 
d'Jbsen  voient  clair  dans  leur  vocation  et  marquent 
nettement  le  but  de  leur  volonté,  tantùt  ils  s'inter- 
rogent avec  angoisse.  Mais,  tranquilles  ou  troublés, 
ils  écrasent  toute  résistance  autour  d'eux  et  comptent 
pour  rien  le  droit  d'autrui  à  vivre  lui  aussi  pour  lui- 
même  et  selon  sa  volonté.  Ibsen  exalte  l'amour  et 
condamne  le  mariage;  il  n'admet  pas  que  le  respect 
des  parents  soit  une  vertu  nécessaire  pour  les  enfants. 
Pourtant  il  ne  veut  pas  détruire  la  famille.  Il  est 
aristocrate  de  pensées  et  de  goûts,  révolutionnaire 
d'instinct  et  d'intention.  Il  a  horreur  de  l'Église,  de 
tout  dogme,  de  toute  vérité  immuable;  avec  cela,  il 
est  si  pénétré  de  la  nécessité  et  de  la  force  du  senti- 
ment religieux  que  c'est  au  nom  d'une  foi  et  par  ses 
effets,  dans  Brand,  qu'il  veut  rajeunir  une  société 
vieillie.  Il  faudrait  de  longues  analyses  pour  montrer 
les  élans  et  les  retours,  les  affirmations  et  les  néga- 
tions, les  contradictions  surtout  de  cette  pensée.  Son 
résultat  final  est  un  chaos  moral. 

Et,  malgré  tout,  l'impression  de  beauté  littéraire 
et  de  vie  réalisée  est  des  plus  fortes.  A  travers  les 
nuages  amoncelés  par  ce  cerveau  fumeux,  une  vive 
lumière  brille  par  intervalles.  Le  sujet  a  beau  être 
incertain,  les  personnages  sont  nets,  les  situations 


IBSEN   ET   l'IBSÉNISME.  309 

neuves,  le  style  énergique.  Je  ne  connais  rien,  au 
théâtre,  de  plus  poignant  que  la  scène  où  la  femme 
du  pasteur  Brand  consent,  au  prix  dune  lutte  affreuse 
entre  la  charité  et  l'amour  maternel,  à  donner  à  un 
pauvre  les  dernières  reliques  qui  lui  restent  de  son 
enfant  mort. 


Mais,  pour  en  revenir  au  fonds  moral,  non  seule- 
ment la  pensée  d'Ibsen  est  toujours  confuse,  quoique 
violente;  elle  est  vieille  et  comme  usée  avant  d'avoir 
servi,  du  moins  pour  nous  autres  Français.  J'ai 
nommé  tout  à  l'heure  George  Sand.  Bien  avant 
Ibsen,  elle  avait  réclamé  contre  le  mariage  indisso- 
luble et  fait  de  l'union  des  cœurs  la  seule  raison 
d'être  du  lien  conjugal.  L'expansion  de  l'individua- 
lisme et  l'alFirmation  répétée  de  ses  droits,  est-ce 
autre  chose  qu'une  part  du  lyrisme  romantique? 
Tant  qu'Ibsen  affuble  ses  héros  de  costumes  histo- 
riques, on  croit  entendre,  à  travers  leurs  déclama- 
tions, les  voix  connues  d'Hernani  et  de  Didier.  Et 
lorsque,  pasteurs  en  lévite,  ils  déclarent  la  guerre  à 
une  société  mal  faite  et  prêchent  une  religion  nou- 
velle, nous  reconnaissons  les  anathèmes  lancés  par 
Jean-Jacques,  au  nom  du  droit  naturel  et  de  la  bonté 
originelle  de  l'homme,  contre  la  vie  sociale  de  son 
temps;  nous  songeons  au  vicaire  savoyard. 

A  partir  {ï Empereur  et  Gaiiléen,  Ibsen  abandonne 
déiinitivement  les  sujets  historiques;  il  veut  peindre 
la  vie  réelle  et  contemporaine  telle  qu'il  la  voit,  sous 
des  couleurs  vraies,  sans  costumes  d'emprunt.   Ses 


310      NOUVELLES   ÉTUDES   DE    LITTÉRATURE    ET   d'aRT. 

idées  vont-elles  devenir  plus  originales  et  plus  nettes? 

Remarquons  d'abord  qu'à  ce  moment,  vers  1875, 
la  littérature  européenne,  ou,  si  l'on  veut,  la  littéra- 
ture française  a  conservé  son  avance  sur  la  littéra- 
ture norvégienne.  Ibsen  devient  réaliste  à  Theure  où 
le  réalisme  de  Gustave  Flaubert,  des  frères  de  Con- 
court et  de  Ghampfleury,  cède  la  place  au  natura- 
lisme de  M.  Emile  Zola  et  à  l'impressionisme  de 
M.  Alphonse  Daudet. 

L  Union  de  la  Jeunesse  met  en  scène  les  princi- 
pales variétés  de  politiciens,  depuis  l'aristocrate 
jusqu'au  démagogue,  et  conclut  à  rindifférence  pour 
les  changements  d'étiquette  et  les  réformes  par- 
tielles. Prenez  un  à  un  ces  types,  très  vivants,  du 
reste,  et  que  l'on  devine  très  vrais;  ils  auront  tous 
pour  vous  un  air  de  déjà  vu.  Vous  les  avez  rencon- 
trés dans  les  Effrontés  et  Rabagas^  sans  parler  des 
Rougon-Macquart ^  des  Rois  en  exil  et  du  Nabab. 

Mômes  vieilles  connaissances  dans  les  Soutiens  de 
la  société^  où  vous  retrouverez  par  surcroît  un  per- 
sonnage de  nos  vaudevilles,  tourné  au  beau  téné- 
breux, le  parent  qui  revient  d'Amérique  après  for- 
tune faite. 

Maison  de  poupée^  avec  son  héroïne  très  attachante 
et  très  vivante,  Nora,  c'est  la  femme  enfant  de  Dickens, 
mais  c'est  aussi,  dans  une  transposition  Scandinave, 
la  petite  Française,  la  Parisienne  menue,  élégante, 
folle  de  plaisir,  sans  idées,  chez  qui  une  crise  de  pas- 
sion ou  de  malheur  amène  tout  à  coup  une  révolu- 
lion  morale.  Rappelez-vous  Froufrou^  rappelez-vous 
aussi,  en  changeant  de  milieu  et  d'âge,  la  femme  du 
bourgeois  égoïste,  dans  Maître  Guérin,  révélant  dans 


IBSEN   ET   l'IBSÉNISME.  311 

une  révolte  finale  un  fonds  insoupçonné  de  rancune 
et  de  volonté.  Nora  prétend  imposer  le  respect  de 
son  être  moral  et  quitte  la  maison  de  Thomme  qui 
ne  la  comprend  pas;  les  femmes  de  George  Sand 
n'avaient  pas  de  plus  chère  prétention  et,  tout  près 
de  nous,  Théroïne  de  Francillon^  moins  solennelle, 
fait  trembler  son  mari  à  l'idée  d'une  vengeance  plus 
immédiate  que  celle  de  Nora.  Où  Nora  n'est  plus 
Française,  c'est  lorsqu'elle  quitte  ses  enfants  sans  un 
regard  ni  un  regret;  Froufrou  pleure  le  sien  et  Lio- 
nette,  de  la  Princesse  de  Bagdad^  refuse  de  fuir 
parce  que  son  fils  survient. 

Depuis  Maison  de  poupée,  nous  sommes  en  pré- 
sence de  pièces  traduites  et  que  nous  pouvons  lire 
d'un  bout  à  l'autre.  Est-ce  pour  cela,  et  parce  que, 
désormais,  la  comparaison  est  plus  facile,  que  les 
réminiscences  françaises  nous  viennent  plus  nom- 
breuses et  plus  frappantes  à  mesure  que  nous  avan- 
çons dans  la  lecture? 

Les  Revenants  mettent  en  drame  une  double  thèse. 
Celle-ci  d'abord  :  l'éducation  nous  remplit  l'esprit  et 
le  cœur  d'idées  et  de  sentiments  faux,  qui  nous 
dupent,  paralysent  notre  énergie  et  nous  empêchent 
de  goûter  «  la  joie  de  vivre  »,  le  seul  vrai  bien  que 
nous  offre  la  nature.  Puis  cette  autre  :  nous  sommes 
les  victimes  innocentes  des  fautes  de  nos  parents  et 
nous  héritons  souvent  d'un  corps  que  leurs  vices  ont 
souillé  d'avance,  préparé  à  la  souffrance  imméritée 
et  voué  à  une  mort  horrible.  Ici,  vraiment,  est-il 
nécessaire  de  chercher  un  antécédent  français,  et  ne 
suiïit-il  pas  de  dire  que  la  philosophie  épicurienne, 
comme    le   dogme  du  péché  originel,  sont  de  date 


312      NOUVELLES   ÉTUDES    DE    LITTÉRATURE    ET   D'aRT. 

assez  vieille  clans  le  monde?  Faut-il  ajouter  que  la 
science  moderne  étudie  avec  ardeur  la  question  de 
riiérédité  et  que  M.  Zola  en  a  tiré  vingt  volumes  de 
romans,  dont  le  premier  est  de  1871,  si  le  dernier 
est  de  1893? 

A  cùté  de  ces  deux  thèses  capitales,  il  y  en  a  de 
secondaires;  par  exemple,  celle-ci  :  nous  ne  devons 
aucun  respect  et  aucune  reconnaissance  à  nos 
parents  ou  à  leur  mémoire,  lorsqu'ils  ont  mal  vécu 
ou  qu'ils  nous  ont  maltraités.  M.  Alexandre  Dumas 
s'était  contenté  de  dire,  dans  le  Fils  naturel,  que 
la  vue  d'un  père  ne  dit  rien  à  un  fils  abandonné  par 
lui  avant  la  naissance,  mais  un  révolté  dont  Ibsen 
doit  goûter  lapre  énergie,  Jules  Vallès,  a  présenté  en 
trois  volumes  Tingratitude  filiale  comme  un  devoir. 

Le  peuple  est  ignorant  et  la  majorité  servilement 
attachée  à  l'intérêt  matériel.  Celui  qui  veut  instruire 
le  peuple  et  qui  conseille  à  la  majorité  de  mettre  l'in- 
térêt moral  au-dessus  de  tout  risque  de  se  faire 
lapider.  Les  fonctionnaires  sont  conservateurs,  crai- 
gnent l'opinion  et  essayent  de  peser  sur  elle.  La 
vérité,  même  la  vérité  morale,  n'est  pas  un  bien 
immuable,  conquis  une  fois  pour  toutes  par  l'huma- 
nité, mais  un  ensemble  de  notions  contingentes,  que 
chaque  génération  modifie.  Voilà  ce  qui  résulte 
essentiellement  d'Un  Ennemi  du  peuple.  Flaubert 
professait  de  même  le  dédain  de  la  majorité  et  tout 
lettré,  tout  artiste,  est  fortement  porté  à  partager 
cette  opinion,  formulée  par  Renan  avec  une  hauteur 
suprême  d  aristocratie  intellectuelle.  Ce  n'est  pas  en 
Norvège  seulement  que  les  intérêts  moraux  sont  en 
conflit  avec  les  intérêts  matériels.  Des  fonctionnaires 


IBSEN    ET   l'IBSÉMSME.  313 

à  l'image  du  préfet  qui  promène  sa  casquette  brodée 
à  travers  Un  Ennemi  du  peuple,  nous  en  avons  assez 
répandu,  dans  le  théâtre  et  le  roman,  pour  adminis- 
trer la  terre  entière.  Pascal  était  d'avis  que  la  morale 
humaine  est  un  abîme  de  contradictions;  quant  à  la 
vérité,  Renan  a  dit  que  c'est  «  un  phare  à  feux  chan- 
geants ». 

Si  le  joyeux  Labiche  a  mis  quelque  part  une  idée 
([ui  mérite  discussion  et  où  l'affirmation  soit  malaisée, 
c'est  dans  Doit-on  le  dire?  Plus  encore  que  le  Voyage 
de  M.  Perrichon,  Célimare  le  bien-aimé  ou  le  Misan- 
thrope et  V Auvergnat,  ce  simple  vaudeville  soulève  un 
problème  de  solution  malaisée.  C'est  avec  un  grand 
sérieux,  un  sérieux  sombre,  qu'Ibsen  aborde  ce  même 
problème  dans  le  Canard  sauvage.  Le  titre  n'annonce 
guère,  au  moins  pour  nous,  ce  que  la  pièce  contient. 
On  peut,  à  volonté,  le  trouver  bizarre  ou  poétique, 
mais  il  est  certain  que  nous  n'en  avons  pas  d'ana- 
logue. En  revanche,  la  pièce  abonde  en  connais- 
sances familières  au  lecteur  français.  Vous  avez  vu 
chez  M.  Alphonse  Daudet  le  photographe  Ekdal;  il 
s'appelait  Delobelle  et  était  comédien.  Sa  fille  Hed- 
Nvige,  une  délicieuse  figure  enfantine,  offre  une 
parenté  moins  prochaine,  reconnaissable  pourtant, 
avec  la  petite  Désirée.  Les  bohèmes  variés  qui  fré- 
quentent la  maison  du  photographe  se  trouveraient 
chez  eux  dans  celle  du  poète  Amaury  d'Argenton, 
le  solennel  et  malfaisant  héros  de  Jack. 

Rosniersliolm,  c'est  la  peinture  de  Thonneur  héré- 
ditaire et  de  l'influence  des  milieux,  c'est  aussi  la 
mise  en  scène  de  l'antagonisme  entre  la  tradition  et 
le  progrès,  c'est  enfin  le  remords  d'un  crime  qui  a 


314      NOUVELLES    ÉTUDES    DE    LITTÉRATURE    ET   D'aRT. 

réussi  empêchant  le  criminel  de  jouir  du  succès  et 
l'obligeant  à  se  châtier  lui-même.  Balzac  et  Augier 
nous  offrent  une  partie  de  tout  cela,  en  gros  ou  en 
détail,  comme  application  constante  d'une  méthode 
ou  comme  étude  spéciale.  Quant  à  la  reprise  du 
vieux  sujet  de  Macbeth^  M.  Emile  Zola  Pavait  tentée 
dans  Thérèse  Raqmn. 

La  Dame  de  la  ??ier,  c'est  une  étude  de  névrosée, 
c'est  aussi  une  marine,  dans  laquelle  la  mer  est 
comme  le  fond  immobile  et  changeant  d'une  enquête 
psycho-physiologique.  La  névrosée,  hélas!  est  par- 
tout dans  notre  littérature  depuis  cinquante  ans,  et 
la  mer  a  été  pour  M.  Zola  le  prétexte  d'une  étude 
ample  et  puissante;  j'avoue  qu'après  avoir  lu  la  Dame 
de  la  mei\  je  sens  plus  vivement  la  saveur  française 
du  Flibustier  de  M.  Richepin  et  de  la  Mer  de  M.  Jean 
Jullien. 

Autre  névrosée,  l'héroïne  d'Bedda  Gabier.  Elevée 
pour  le  luxe  et  condamnée  par  le  mariage  à  une  exis- 
tence médiocre,  femme  d'un  homm.e  vulgaire  et  bon 
qu'elle  méprise,  courtisée  par  un  fat,  elle  trans- 
porte en  Norvège  quelque  chose  de  Mme  Bovary,  de 
Mme  Lescande,  de  Froufrou  et  de  beaucoup  d'autres. 

Dans  cette  revue  faite  en  courant,  je  ne  puis  que 
réduire  les  pièces  d'Ibsen  à  leur  sujet  le  plus  simple, 
mais  rien  n'est  plus  complexe  et  plus  touffu  que  ces 
scénarios.  D'habitude  deux  ou  trois  intrigues  s'y  croi- 
sent et,  souvent,  linlérêt  est  dans  les  personnages 
secondaires  autant  que  dans  les  protagonistes.  Au 
demeurant,  poussée  en  tout  sens  dans  ces  pièces 
si  pleines,  l'analyse  rencontrerait  toujours  des  élé- 
ments de  même  nature,    c'est-à-dire  la  reprise   de 


IBSEN   ET  L'IBSÉNISME.  315 

vieux  sujets  et  de  vieux  types.  Et  je  conclus  :  Où  est, 
dans  tout  cela,  la  nouveauté  de  fond  qui  nous  est 
offerte  en  modèle? 

Absente  des  sujets,  des  personnages  et  des  idées, 
cette  nouveauté  serait-elle  dans  la  combinaison  des 
éléments,  la  marche  de  Tintrigue,  la  coupe  des  pièces? 
Il  faut  reconnaître  qu'Ibsen  use  peu  de  ce  lieu  com- 
mun dramatique  qui  prend  comme  motif  un  mariage 
à  conclure  et  fait  tourner  Taction  autour  de  cet  inté- 
rêt. Mais  voilà,  depuis  cinquante  ans,  quelques  chefs- 
d'œuvre  de  notre  théâtre,  et  nombre  de  pièces  inté- 
ressantes, où  nous  nous  passons  de  ce  thème  fatigué. 
Au  demeurant,  moins  adroite  et  moins  logique,  la  fac- 
ture d'Ibsen  est  sensiblement  la  même  que  chez  nos 
auteurs  dramatiques  durant  la  même  période. 

Est-elle,  cette  nouveauté,  dans  l'emploi  des  idées 
morales,  des  théories  politiques  ou  scientifiques? 
Nous  avons  eu  Molière  et  Beaumarchais,  nous  avons 
M.  Alexandre  Dumas.  Si  le  théâtre  peut  s'accom- 
moder du  symbolisme,  nous  en  avons  tout  au  moins 
fait  l'expérience  avec  la  Femme  de  Claude. 

Un  grand  mérite  qu'il  faut  reconnaître  à  Ibsen, 
c'est  le  travail  continuel  de  sa  pensée  sur  elle-même, 
sa  force  d'affirmation  et  de  négation,  sa  ferveur  de 
prosélytisme,  le  sombre  courage  de  son  nihilisme 
linal.  Toutes  réserves  faites  sur  la  valeur  propre  de 
ces  idées,  il  les  conçoit  avec  une  fécondité  étonnante 
et  les  exprime  avec  une  admirable  vigueur.  Mais,  si 
c'est  là  une  originalité  de  grand  prix,  elle  n'est  pas 
unique.  Vraiment,  est-il  encore  nécessaire  de  nommer 
M.  Alexandre  Dumas? 

Ce  qu'Ibsen  possède  à  un  degré  unique,  c'est  ce 


316      NOUVELLES   ÉTUDES    DE    LITTÉRATURE    ET   D'aRT. 

que  Ton  pourrait  appeler  rincohérence  morale.  Il 
est  successivement,  ou  à  la  fois,  pour  et  contre  la 
société,  le  mariage,  la  vérité,  le  mensonge.  Dune 
pièce  à  l'autre,  il  exécute  des  sautes  de  pensées  pro- 
digieuses. Dans  cette  tête  toujours  en  travail,  les 
systèmes  se  mêlent,  s'engendrent,  se  dévorent  les 
uns  les  autres.  Qui  voudrait  l'accepter  pour  guide 
moral  se  mettrait  dans  un  cruel  embarras  et  une  tête 
de  force  moyenne  y  risquerait  la  folie.  Je  voudrais 
encore  analyser,  pour  prouver  le  plus  possible,  mais 
la  tâche  serait  infinie  en  raison  de  sa  complexité  et 
je  renvoie  aux  œuvres  mêmes.  L'Ibsen  de  la  seconde 
manière,  l'Ibsen  réaliste  et  symboliste,  procède  à 
l'égard  des  idées  comme  celui  qui  évoluait  de  Cati- 
lina  à  Empereur  et  Galiléen.  Il  leur  demande  l'ivresse, 
une  ivresse  métaphysique,  ardente  et  changeante.  Il 
y  a  des  ivresses  logiques,  il  y  en  a  d'incohérentes. 
La  sienne  est  de  celles-ci.  Elle  se  tourne  en  colère, 
en  violence  et  en  génie. 


Oui,  en  génie,  car  Ibsen  prouve,  une  fois  de  plus, 
que  le  fonds  moral  d'une  œuvre  peut  être  de  qualité 
mauvaise  et  la  mise  en  œuvre  excellente.  Ses  qualités 
de  forme  et  sa  puissance  d'expression  le  mettent  au 
premier  rang  des  maîtres  du  théâtre.  Il  est  bien  de 
cette  famille  d'esprits  faits  pour  traduire  les  aspects 
concrets  de  la  vie  plutôt  que  pour  démêler  les  lois 
abstraites  qui  régissent  le  monde  moral.  Il  ne  fait 
qu'obscurcir  et  confondre  celles-ci;  il  donne  à  ceux-là 
un  admirable  relief. 


IBSEN    ET   l'IBSÉXISME.  317 

Ce  qu'il  offre  avant  tout,  c'est  un  fort  et  savoureux 
goût  de  terroir.  Il  est  de  son  pays  autant  que  l'on  en 
puisse  être,  et  ce  pays  est  particulièrement  attachant. 
Il  a  eu  beau  le  quitter,  visiter  l'Europe,  goûter  à 
Florence  et  à  Rome  l'éclat  d'une  lumière  plus  pure 
et  la  douceur  d'un  air  plus  tiède,  il  a  conservé 
l'amour  profond  de  la  terre  natale.  Il  aime  ses  neiges 
et  ses  brumes,  ses  forêts  de  sapins  et  de  hêtres,  ses 
horizons  de  mer,  ses  longues  nuits,  ses  étés  rapides, 
ses  villes  calmes  qui  semblent  dormir  au  bord  des 
fiords  et  où  bouillonne  une  vie  inquiète,  une  force 
singulière  de  passion,  un  désir  de  rénovation  sociale. 
Ces  villes,  il  en  pénètre  l'existence  et  en  reproduit 
le  décor;  il  sait  ce  que  pensent  leurs  habitants;  il  les 
fait  agir  et  parler  avec  un  accent  de  vérité  incompa- 
rable. Cet  individualiste,  cet  homme  si  plein  de  sa 
propre  pensée,  observe  avec  une  netteté  de  regard  et 
une  force  de  création  qui  lui  permettent,  tout  en 
exprimant  ses  idées  personnelles  par  la  bouche  de 
ses  personnages,  de  leur  donner  une  vie  intense. 
Beaucoup  de  ceux-ci  sont  des  types;  tous  ont,  dans 
leur  habitude  physique  ou  morale,  leurs  tics,  leurs 
costumes,  une  personnalité  qui  ne  se  copie  jamais 
elle-même  et  ne  s'oublie  pas. 

Ibsen  peut  être  traînant  et  maladroit;  il  peut,  quoi 
qu'il  en  pense,  reproduire  de  vieilles  idées,  de  vieux 
types  et  de  vieilles  formes;  il  n'est  jamais  banal  ni 
médiocre;  il  est  souvent  obscur,  il  n'est  jamais 
ennuyeux.  C'est  que,  chez  lui,  les  qualités  de  forme 
emportent  tout  et,  par  elles,  il  est  un  grand  écrivain. 
Justesse  et  sobriété  de  la  couleur,  précision  des 
termes  et  plénitude  de  la  phrase,   originalité  dans 


318     NOUVELLES   ÉTUDES   DE   LITTÉRATURE   ET   d'aRT. 

remploi  des  mots  les  plus  simples,  il  a  tous  les  dons 
qui,  au  théâtre,  font  les  maîtres.  Je  ne  puis  que 
deviner  le  poète  et  le  romancier  par  le  peu  qui  nous 
en  est  dit,  mais  je  serais  étonné  que,  si  excellents 
qu'ils  puissent  être,  l'auteur  dramatique  ne  leur  fût 
pas  supérieur.  Aussi  est-ce  par  le  théâtre  que,  dans 
son  pays,  il  a  forcé  d'abord  l'attention,  puis  Tadmi- 
ration,  et  qu'il  est  sorti  de  rsorvège  pour  entrer  dans 
la  littérature  européenne. 

D'abord  surpris  devant  ce  nouveau  venu,  choqués 
par  les  mises  en  demeure  violentes  par  lesquelles 
nous  étions  sommés  de  nous  mettre  à  son  école,  nous 
avons  résisté.  Souhaitons  que  les  barnums,  fort  indif- 
férents au  fond  des  choses,  passent  à  de  nouveaux 
exercices;  il  suffit,  pour  nous  faire  sentir  Ibsen,  de 
le  traduire,  de  le  représenter  et  de  l'analyser.  Mais 
que  l'on  ne  nous  parle  pas  à  son  sujet  de  renouveler 
le  fond  et  la  forme  de  notre  théâtre;  le  fond  de  l'ibsé- 
nisme  n'est  pas  neuf  et  la  forme  est  inimitable, 
comme  toutes  les  formes  de  génie.  Récemment, 
Bjœrnson  nous  signifiait  d'assez  haut  que  la  littéra- 
ture française  vaut  plus  par  la  forme  que  par  le 
fond.  Je  crois  qu'il  se  trompe  et  que  l'originalité  de 
nos  ((  bons  auteurs  »,  comme  on  disait  du  temps  où 
les  mots  n'étaient  pas  plus  gros  que  les  choses^,  c'est 
l'égale  valeur  dans  leurs  ouvrages  de  la  forme  et  du 
fond.  En  admettant  que  nous  puissions  nous  faire  de 
lui-même  une  idée  plus  juste  et  plus  complète,  il 
nous  permettra  d'appliquer  sa  remarque  à  Ibsen. 

15  décembre  1893. 


DÉGÉNÉRESCENCE? 


Sous  ce  titre  menaçant,  auquel  je  me  permets 
d'ajouter  un  point  d'interrogation,  un  écrivain  alle- 
mand, M.  Max  Xordau,  étudie  les  plus  récentes  mani- 
festations de  la  littérature  française,  et,  de  façon  très 
affirmative,  déclare  qu'elles  attestent  un  affaiblisse- 
ment intellectuel  et  moral,  voisin  de  Tidiotisme  et  de 
Timbécillité,  tout  au  moins  dans  nos  classes  supé- 
rieures '.  Il  accorde  que  la  population  de  nos  campa- 
gnes et  une  partie  de  nos  ouvriers  et  de  nos  bour- 
geois sont  «  encore  sains  »,  mais,  «  chez  les  riches 
habitants  des  grandes  villes,  ceux  qui  s'intitulent  eux- 
mêmes  la  société  »,  dans  ces  «  dix  mille  supérieurs  », 
qui  ont  imaginé  le  mot  «  fin  de  siècle  »,  il  trouve 
tous  les  symptômes  d'une  «  fin  de  race  »,  minée  par 
l'hystérie  et  la  neurasthénie. 

Ces  termes  de  médecine  mentale  ne  sont  pas 
employés  au  hasard  par  M.  Nordau.  Physiologiste  en 

i.  Dégénérescence,  par  Max  Nordau,  traduit  de  l'allemand  par 
Auguste  Dietrich,  t.  I  :  Fin  dasiècle,  le  Mysticisme;  IS'Ji. 


320      NOUVELLES   ÉTUDES    DE    LITTÉRATURE    ET   D'aRT. 

même  temps  que  littérateur,  il  professe  une  robuste 
confiance  dans  la  science  des  aliénistes.  Son  livre  est 
par  lui  placé  sous  le  patronage  du  professeur  ita- 
lien Cesare  Lombroso;  dans  une  dédicace  enthou- 
siaste, il  exalte  le  a  génie  »  de  ce  maître;  il  voit  en 
lui  «  une  des  plus  superbes  apparitions  intellectuelles 
du  siècle  »  ;  il  le  félicite  d'avoir  «  répandu  sur  de 
nombreux  chapitres  obscurs  de  la  psychiatrie,  du 
droit  criminel,  de  la  politique  et  de  la  sociologie,  un 
véritable  flot  de  lumière  que  seuls  n'ont  point  perçu 
ceux  qui  se  bouchent  les  yeux  par  entêtement  ou  qui 
ont  la  vue  trop  oBtuse  pour  tirer  profit  d'une  clarté 
quelconque  ». 

Le  savant  ainsi  magnifié  par  M.  Nordau  n'est  pas 
un  inconnu  chez  nous;  il  y  a  trouvé  des  lecteurs,  en 
dehors  des  spécialistes  qui  poursuivent  son  genre 
d'études.  Deux  de  ses  ouvrages,  C Homme  criminel  et 
r Homme  de  génie,  traduits  en  français  \  ont  fait  quel- 
que bruit  dans  ces  dernières  années.  En  dédiant  sa 
Dégénérescence  à  leur  auteur,  M.  Nordau  n'a  fait  que 
reconnaître  une  dette.  Il  y  trouvait,  en  effet,  le  plus 
récent  modèle  de  la  méthode  qu'il  applique  lui-même 
et,  sinon  sa  propre  manière  d'écrire,  au  moins  sa 
façon  de  penser. 

Que  vaut  cette  méthode?  Elle  me  paraît  juste  le 
contraire  de  cet  esprit  scientifique,  dont  elle  prétend 
être  l'expression  la  plus  haute,  comme  s'attaquant 
aux  plus  graves  questions  que  soulève  l'étude  de 
l'être  humain,  celles  qui  traitent  de  la  pensée  et  de 


1.  Le  premier  par  MM.  Régnier  et  Bournet,  en  1887;  le  second 
par  M.  Colonna  d'Istria,  en  1889. 


DÉGÉNÉRESCENCE?  321 

ses  maladies.  L'esprit  scientifique,  c'est,  avant  tout, 
l'esprit  d'observation  et  de  critique;  il  recueille  des 
faits  et  les  contrôle;  il  les  classe  d'après  leurs  carac- 
tères et,  de  ces  caractères  seuls,  il  tire  des  lois.  Cette 
recherche  des  faits  est  son  premier  besoin  et  ce  con- 
trôle sa  première  règle.  Sans  une  quantité  de  faits 
analogues,  il  n'y  a  pas  de  matière  scientifique  et, 
sans  authenticité  dûment  établie,  cette  matière  est 
sans  valeur.  Quant  aux  classifications  et  aux  lois,  si 
elles  partent  nécessairement  d'une  hypothèse  initiale, 
cette  hypothèse  ne  prend  corps  et  valeur,  ne  s'élève 
au  rang  de  théorie,  que  si  elle  trouve  sa  justification 
dans  les  faits.  Il  n'y  a  pas  de  méthode  plus  sûre, 
mais  à  la  condition  d'être  suivie  dans  toutes  ses  règles 
avec  la  dernière  rigueur. 

Or,  c'est  la  rigueur  scientifique  qui  manque  le  plus 
dans  les  livres  de  M.  Lombroso.  Lorsqu'on  les  aborde 
après  avoir  pratiqué  des  ouvrages  français  ou  alle- 
mands sur  les  mêmes  matières,  la  première  impres- 
sion est  un  grand  étonnement,  à  constater  que  des 
titres  semblables  puissent  désigner  des  œuvres  aussi 
différentes.  Parcourez  les  ouvrages  généraux  de 
MM.  Bail  ou  Huchard  sur  les  maladies  mentales,  ou 
telle  étude  sur  un  cas  particulier,  comme  le  livre  du 
D»*  Môbius  sur  la  folie  de  J.-J.  Rousseau,  ou,  tout 
uniment,  les  études  d'un  simple  philosophe,  comme 
M.  Ribot,  sur  les  maladies  de  la  mémoire  ou  de  la 
volonté  —  tous  écrits  avec  la  simplicité  et  le  sérieux 
qui  sont  la  vraie  marque  du  style  scientifique,  —  et 
ouvrez  ensuite  les  traités  de  M.  Lombroso  :  il  vous 
semblera  que  vous  quittez  la  science  contemporaine 
pour  remonter  de  deux  siècles  en  arrière,  au  temps 

21 


322     NOUVELLES   ÉTUDES   DE    LITTÉRATURE   ET  D'aRT. 

des  médecins  de  Molière.  Je  ne  voudrais  pas,  avec 
une  remarque  dont  le  but  est  simplement  d'établir 
une  distinction  qui  importe  à  la  science  seule,  déso- 
bliger les  Italiens  qui  me  feront  Thonneur  de  me  lire 
et,  dans  ce  moment  délicat,  contribuer  pour  ma  part 
à  grossir  leur  dossier  de  gallophobie;  d'autant  plus 
qu'il  va  quelques  jours,  dans  une  lettre  adressée  au 
Figaro  sur  Taffaire  d'Aigues-Mortes,  M.  Lombroso 
professait,  à  l'égard  de  notre  pays,  des  sentiments 
très  corrects.  Mais  enfin,  je  suis  bien  obligé  de  dire 
que  cette  manière  antiscientifique  d'écrire  sur  les 
sujets  scientifiques  n'est  pas  une  exception  en  Italie. 
Le  plus  connu  chez  nous,  avec  M.  Lombroso,  des  phy- 
siologistes italiens,  M.  le  professeur  Mantegazza, 
traite  la  science  dans  le  même  esprit.  Sa  Psychologie 
de  Vamour  et  son  Amour  dans  Vhumamté^  celui-ci  tra- 
duit en  français ,  sont  de  pur  galimatias ,  où ,  si 
M.  Lombroso  relève  de  Molière,  Gustave  Flaubert 
aurait  pu  trouver  quantité  de  perles  pour  Bouvarl  et 
Pécuchet. 

C'est  par  son  style,  échauffé  et  redondant,  que 
M.  Mantegazza  nous  étonne;  M.  Lombroso  écrit  d'habi- 
tude de  façon  un  peu  plus  unie,  mais  sa  méthode, 
surtout  dans  Y  Homme  de  génk^  célébré  par  M.  Nordau 
comme  la  Bible  de  la  matière,  n'est  pas  moins  sur- 
prenante en  un  tel  sujet.  Reprenant  cette  idée  fort 
ancienne,  qu'il  n'y  a  pas  de  génie  sans  un  mélange 
de  folie,  M.  Lombroso  enchérit  et  déclare  que  «  les 
signes  de  la  dégénérescence  se  rencontrent  encore 
plus  souvent  chez  les  hommes  de  génie  que  chez  les 
aliénés  ».  Là-dessus,  il  déplore  d'avoir  à  remplir  un 
triste  devoir  :  «  Il  n'est  pas  de  mission  plus  dou- 


DÉGÉNÉRESCENCE  ?  323 

loureuse  que  d'avoir  à  déchirer,  à  déchiqueter 
même,  avec  les  ciseaux  de  l'analyse,  tous  ces  voiles 
délicats  qui  embellissent,  en  nous  la  dérobant,  notre 
orgueilleuse  médiocrité,  et  de  ne  pouvoir  donner,  en 
échange  d'idoles  si  vénérées,  que  le  sourire  glacé  du 
cynique!  »  M.  Mantegazza  a  dû  goûter  cette  phrase 
de  début,  mais,  après  ce  sacrifice  à  la  rhétorique 
nationale  et  professionnelle,  M.  Lombroso  le  prend 
d'un  ton  moins  sublime  et  applique  sa  méthode  sans 
autre  souci  que  de  prouver  sa  thèse  par  une  énumé- 
ration  abondante  de  caractères  communs  au  génie  et 
à  la  folie,  et  de  faits  démontrant  ces  caractères. 

Et  voici  comment  il  procède.  Parmi  les  marques 
physiques  de  la  dégénérescence  sont  la  petitesse  de 
la  taille  et  la  maigreur;  or  Horace,  Philopœmen, 
Alexandre,  Gibbon,  Spinoza,  Montaigne,  Thiers, 
Louis  Blanc  et  Albert  le  Grand  étaient  petits;  d'autre 
part,  Démosthène,  Cicéron,  Pascal,  Napoléon  et  Vol- 
taire étaient  maigres;  donc  la  maigreur  et  la  peti- 
tesse sont  caractéristiques  du  génie  aussi  bien  que  de 
la  dégénérescence.  N'objectez  pas  à  M.  Lombroso 
que  Marins,  Guillaume  le  Conquérant,  Mirabeau, 
Alexandre  Dumas  père  et  Renan  —  pour  énumérer 
à  sa  façon  —  furent  gros,  gras  et  de  haute  ou  suffi- 
sante taille  :  les  caractères  que  ne  lui  fournissent  pas 
ici  la  stature  et  l'embonpoint,  il  les  trouvera  dans 
d'autres  particularités,  physiques  ou  morales,  comme 
la  violence,  la  vanité,  la  mégalomanie,  la  bizarrerie 
et  le  goût  du  plaisir. 

Si  ses  classifications  sont  étonnantes,  la  manière 
dont  elles  sont  obtenues  l'est  encore  plus.  Les  menus 
faits,  puérils,  ridicules  ou  controuvés,  qui  traînent 


324      NOUVELLES   ÉTUDES   DE    LITTÉRATURE    ET   D'aRT. 

dans  les  bibliographies,  ce  que  le  commérage  et  le 
goût  des  petitesses  a  colligé  ou  imaginé  à  travers 
l'histoire  des  hommes  célèbres,  le  produit  net  du 
genre  où  ont  diversement  brillé  Plutarque,  Suétone  et 
Saint-Simon,  le  ténébreux  butin  des  fureteurs  de 
bibliothèques  et  des  bavards  d'antichambre ,  le 
résidu  des  Bouillet  et  des  Larousse,  les  médisances 
de  journaux,  les  calomnies  d  adversaires,  tout  ce  que 
la  crédulité  et  la  méchanceté  humaines  ont  pu 
inventer  ou  accueillir  contre  tout  ce  qui  s'élève  et 
dépasse,  voilà  le  fonds  sur  lequel  M.  Lombroso 
établit  son  enquête  scientifique.  Il  ne  choisit  ni  ne 
contrôle  ;  il  prend  de  toutes  mains  et  fait  sien  tout  ce 
qu'il  amasse. 

Quant  au  plan  du  livre,  aux  divisions  qui  servent 
à  classer  tout  cela,  il  est  des  plus  simples.  Il  consiste 
à  énumérer  comme  subdivisions  de  chapitres  les 
divers  phénomènes  de  la  folie,  depuis  la  faiblesse 
partielle  d'intelligence  jusqu'à  la  folie  furieuse,  et, 
sous  ces  rubriques,  à  aligner  sans  ordre,  même  chro- 
nologique, un  certain  nombre  de  noms  propres  et 
d'anecdotes.  Vous  y  apprendrez  que  l'abbé  Gratry  et 
Foscolo  furent  des  hommes  de  génie  ;  vous  y  verrez 
figurer  au  même  titre  Tibère,  Bertillon(!)  et  Michel- 
Ange,  tous  trois  gauchers;  vous  y  apprendrez  avec 
stupeur  que  «  Lamennais  dictait  à  seize  ans  les 
Paroles  d'un  croyant  »,  et  que  «  Mirabeau  prêchait  à 
trois  ans  »  ;  que  «  le  vagabondage  est  fréquent  chez 
les  hommes  de  génie  »,  à  preuve  Gautier,  Musset  — 
et  M.  Maxime  Du  Camp;  que  Luther  était  fou;  que 
«  Passanante,  Lazzaretti,  Drabicius(?),  Fourrier  et  Fox» 
furent  aussi  des  fous,  mais  «  avec  très  peu  ou  point 


DÉGÉNÉRESCENCE?  325 

de  génie  »  ;  que  Gay-Lussac  et  Davy  étaient  certai- 
nement détraqués,  car,  «  après  une  de  leurs  décou- 
vertes, ils  dansèrent  en  pantoufles  dans  leur  cabinet  »  ; 
que  Molière  était  «  sujet  à  des  accès  d'épilepsie  »;  et 
quantité  de  révélations  du  même  genre  sur  nos 
hommes  célèbres,  insoupçonnées  en  France  et  dont 
on  devra  dire  désormais,  non  plus  :  «  C'est  de  l'his- 
toire !  »  mais  :  «  C'est  de  la  science  !  » 

Conclusion  :  «  Le  génie  est  une  psychose  dégéné- 
rative  du  groupe  épilep tique  ».  Et  le  livre  hnit 
comme  il  a  commencé,  par  un  élan  lyrique  à  la 
Mantegazza,  comme  si,  naturellement  peu  styliste, 
mais  patriote,  M.  Lombroso  avait  fait  un  efl'ort  pour 
mettre  la  marque  flamboyante  de  son  pays  sur  la 
première  et  la  dernière  page  de  son  livre.  Il  nous 
conseille  donc  de  «  ne  point  nous  laisser  trop  éblouir 
par  ces  génies,  qui  au  lieu  de  s'élever  sur  la  gigan- 
tesque orbite  des  planètes,  pourraient,  étoiles  filantes 
éperdues,  s'abîmer  dans  l'écorce  de  la  terre,  au 
milieu  des  erreurs  et  des  précipices  ». 


On  me  permettra,  au  sortir  de  cette  analyse,  et 
comme  dédommagement,  de  rappeler  encore  Molière. 
Lorsque  l'infortuné  Pourceaugnac  est  livré  aux 
médecins  chargés  de  constater  sa  folie,  ces  sinistres 
fantoches  établissent  leur  diagnostic  d'après  une 
méthode  que  vous  retrouverez  exacte  et  complète, 
avec  la  majesté  de  l'in-octavo  scientifique,  dans  le 
livre  de  M.  Lombroso.  Les  médecins  de  Pourceau- 
gnac  nous   font  rire   et   trembler,    car,   à  certains 


326     NOUVELLES   ÉTUDES   DE   LITTÉRATURE   ET   d'aRT. 

moments,  nous  reconnaissons  chez  eux  les  procédés 
que  nos  aliénistes  appliquent  encore  à  qui  tombe 
dans  leurs  mains  redoutables.  Comme  les  clients  de 
M.  Lombroso  sont  morts  pour  la  plupart  et  que  la 
majorité  de  ses  lecteurs,  n'ayant  pas  de  génie,  n'a 
rien  à  craindre  de  son  enquête,  je  crois  qu'elle  ne 
fera  qu'en  rire. 

Mais  voici  qu'avec  M.  Nordau,  il  faut,  semble-t-il, 
finir  de  rire  et  se  remettre  à  trembler. 

Il  ne  rappelle  plus,  lui,  la  consultation  grotesque 
de  Pourceaugnac.  Il  est  écrivain,  et  bon  écrivain;  on 
peut  ne  pas  juger  comme  lui,  mais  il  mérite  d'être 
discuté  sérieusement  par  la  critique  littéraire,  car, 
où  les  savants  italiens  sont  de  pauvres  stylistes, 
il  réalise  une  œuvre  de  littérature  qui  sort  du 
commun. 

Pourtant,  il  tient  à  la  science,  voire  à  la  science 
italienne.  J'ai  déjà  dit  qu'il  dédie  son  livre  à  M.  Lom- 
broso et,  modestement,  se  déclare  son  disciple.  Il  a 
le  culte  respectueux  de  la  médecine  en  général,  et  de 
ce  médecin  en  particulier.  Au  moment  où  nos  jeunes 
lettrés  se  portent  vers  la  rêverie  et  l'idéal,  choses  peu 
scientifiques,  où  ils  accusent  la  science  de  «  banque- 
route »  et  prétendent  substituer  le  sentiment  trop  long- 
temps méconnu  à  la  raison  trop  exaltée,  M.  Nordau 
atteste  sa  robuste  confiance  dans  la  raison  et  sa 
méfiance  pour  le  sentiment.  Il  affirme  que  la  science 
n'a  manqué  à  aucune  de  ses  promesses,  que,  si  elle 
semble  trompeuse,  c'est  qu'on  lui  demande  ce  qu'elle 
ne  s'est  jamais  engagée  à  donner.  Sa  foi  dans  la 
science  est  fière,  hautaine  même.  Appuyé  sur  elle,  il 
prend  en  mépris  ceux  qui  l'accusent,  faute  de  l'avoir 


DÉGÉNÉRESCENCE  ?  327 

comprise,  et  la  renient,  n'étant  pas  dignes  d'elle.  lia 
donc,  sur  le  but,  l'esprit  et  le  culte  de  la  science,  des 
pages  très  justes  et  très  belles.  Quelles  que  soient  les 
prétentions  formulées  au  nom  de  la  science,  mais 
sans  son  aveu,  si  ambitieux  et  mensongers  que 
soient  tels  programmes  où  elle  n'a  pas  mis  sa  signa- 
ture authentique,  la  science,  selon  M.  Nordau,  n'a 
pas  cessé  d'être  la  reine  du  monde,  de  donner  à 
l'activité  humaine  une  règle  et  un  but.  Rêveurs  et 
idéalistes  peuvent  la  railler  ou  l'injurier;  elle  ne  s'en 
inquiète  guère,  elle  poursuit  sans  eux  une  œuvre  où 
ils  n'ont  rien  à  voir.  Les  poètes  et  les  romanciers,  les 
stylistes  et  les  symbolistes  de  ce  temps  grouillent  et 
bruissent  en  vain  :  leur  exemple  et  leur  effort  ne 
sauraient  priver  les  laboratoires  d'un  savant,  ni 
retarder  une  expérience. 

En  défendant  ainsi  l'honneur  de  la  science,  en  défi- 
nissant son  rùle,  M.  Nordau  est  dans  la  justice  et 
dans  la  vérité.  Oui,  mais  la  médecine  est-elle  une 
science?  Question  controversée.  C'est  un  art,  vous 
disent  quelques-uns  de  ceux  qui  sont  le  plus  qualifiés 
pour  la  définir.  Et,  en  effet,  les  moyens  dont  elle  se 
sert  le  plus  volontiers  ne  sont  pas  toujours  des 
moyens  scientifiques;  bien  plus,  une  bonne  part,  la 
plus  grande  peut-être,  de  ses  procédés,  transitoires, 
relatifs  et  personnels,  sont  tout  le  contraire  de  la 
science  permanente,  absolue  et  universelle.  Mettons 
qu'il  y  a  dans  la  médecine  une  part  de  science,  mais 
seulement  une  part,  et  non  la  plus  grande.  Le 
médecin  est  un  homme  d'esprit  autant  que  de 
science,  auquel  il  faut  encore  plus  de  sens  que  d'ac- 
quis, de  tact  que  de  méthode;  il  doit  se  résigner  à 


3^28      NOUVELLES   ÉTUDES    DE    LITTÉRATURE    ET   D'aRT. 

parler  souvent  sans  savoir,  à  prescrire  sans  être  sûr, 
à  tromper  pour  être  utile,  ce  à  quoi  ne  consentira 
jamais  le  pur  savant.  Il  s'appuie  tant  qu'il  peut  sur 
les  résultats  de  la  science  et  il  lui  demande  tout  ce 
qu'elle  est  en  état  de  donner,  mais,  si  la  science 
l'abandonne,  il  continue  sans  elle. 

La  marche  de  la  science  est  sûre  et  droite  ;  elle 
offre  peu  d'erreurs  et  de  détours.  La  géométrie,  la 
physique,  la  chimie,  une  fois  en  possession  de  leur 
méthode,  n'ont  guère  dévié.  Chaque  génération  de 
savants,  dans  l'ordre  des  sciences  mathématiques  ou 
naturelles,  ajoute  son  œuvre  à  l'œuvre  de  la  généra- 
tion précédente;  il  n'y  a  guère  de  travail  perdu.  Un 
principe  une  fois  prouvé,  les  déductions  suivent, 
fatales  et  immuables  comme  les  lois  de  la  nature, 
dont  ce  principe  n'est  qu'une  formule  partielle.  En 
médecine,  au  contraire,  chaque  génération  détruit  ou 
modifie  profondément  l'œuvre  de  la  génération  précé- 
dente. De  trente  en  trente  ans,  si  l'anatomie,  la  phy- 
siologie et,  en  partie,  la  chirurgie  s'accroissent  de  leurs 
acquisitions,  la  thérapeutique  se  renouvelle.  Chaque 
siècle,  respectant  les  savants  du  siècle  précédent,  se 
moque  des  médecins  contemporains  de  ces  mêmes 
savants.  Et  il  a  raison,  car  ces  praticiens  utiles  ont 
voulu  devancer  la  science  et  parler  pour  elle  sans 
son  aveu.  C'est  que  le  malade  les  y  obligeait.  Il  ne 
veut  pas  attendre,  lui,  que  la  science  ait  vu  clair 
dans  sa  maladie,  pour  être  guéri,  ou,  tout  au  moins, 
soulagé.  Avec  lui,  les  bonnes  et  vaines  paroles  sont 
souvent  aussi  efficaces  que  les  conquêtes  de  la 
science.  Hypothèses,  tâtonnements,  prescriptions 
conjecturales,    c'est    encore  les   trois   quarts    de    la 


DÉGÉNÉRESCENCE?  329 

médecine.  Voilà  pourquoi  elle  est  un  art  avant  d'être 
une  science. 

C'est  pourtant  en  sa  faveur  que  M.  Nordau  réclame 
tous  les  droits  de  la  science.  Et  pour  quel  genre  de 
médecine?  La  plus  obscure,  la  plus  nécessairement 
vouée  à  l'arbitraire  et  à  l'a  peu  près,  celle  des  mala- 
dies mentales.  Ici,  l'observation  s'applique  à  l'invi- 
sible et  le  remède  matériel  à  ce  que  la  main  n'atteint 
pas.  Spiritualistes  ou  matérialistes,  tous  les  savants 
sont  obligés  de  confesser  que  l'essence  de  la  pensée 
leur  échappe  et  que,  pour  l'expliquer,  il  faut  avoir 
recours   à   l'hypothèse;    or,   si  l'hypothèse    est    un 
moyen  scientifique,  elle  n'est  jamais  une  loi,  c'est-à- 
dire  un  principe  démontré  par  l'expérience  et  accepté 
par  la  raison.  M.   Nordau  veut  que  l'aliéniste   soit 
cru    comme    le   mathématicien    et    le    chimiste.   Il 
n'admet  pas  que  la  réserve  et  l'ironie,  sauvegardes 
de   notre  ignorance   contre  le  pédantisme   confiant, 
insultent  à  la  majesté  de  la  médecine  aliéniste,  fût- 
elle  affublée  de  rhétorique  grandiloquente,  et  plus 
panachée  d'épithètes  que  le  casque  de  Mangin  n'agitait 
de  plumets.  Il  ordonne  de  la  croire,  de  la  respecter, 
de  la  vénérer.  Et  cela,  non  seulement  chez  les  spé- 
cialistes,  mais   chez  les  simples   amateurs.    Encore 
M.    Mantegazza   et  M.    Lombroso   ont-ils   fait   leurs 
preuves  et  pris  leurs  grades;  ils  se  présentent  à  nous 
avec  l'estampille  de  ces  vénérables  Universités  d'Italie 
où  la  science  a  écrit  quelques-unes  de  ses  plus  nobles 
pages,  si  la  comédie  leur  a  emprunté  quelques-uns 
de  ses  types  les  plus  joyeux.  Mais  je  ne  sache  pas 
que  M.  Nordau  soit  «  un  médecin  de  la  médecine  », 
comme  dit  Toinette.  Parce  qu'il  a  lu  les  libres  de 


330     NOUVELLES   ÉTUDES   DE   LITTÉRATURE   ET   d'aRT. 

M.  Lombroso,  qu'il  y  a  pris  plaisir  et  pense  y  avoir 
trouvé  profit,  est-il  donc  nécessaire  de  le  croire  dans 
tout  ce  qu'il  lui  plaira  d'affirmer  dans  ses  livres,  avec 
quelques  titres  d'ouvrantes  spéciaux  mis  en  note  ?  Ce 
serait  un  étrange  abus  de  cette  «  autorité  »,  qui 
domina  jadis  la  connaissance  humaine,  mais  que  la 
science  n'admet  plus. 

D'autant  que,  pour  nous  autres  Français,  M.  Nordau 
nous  présente  sa  thèse  de  façon  personnellement  et, 
peut-être,  intentionnellement  désagréable.  Emprun- 
tant à  M.  Lombroso  sa  théorie  de  la  dégénérescence, 
c'est  à  nos  dépens  qu'il  prétend  en  prouver  la  justesse. 
Il  avait  l'Italie,  qui  pouvait  lui  fournir  quelques  beaux 
cas  de  mégalomanie,  jusque  dans  les  conseils  de  son 
gouvernement;  il  avait  la  Russie,  où  le  mysticisme, 
une  des  maladies  auxquelles  il  en  veut  particulière- 
ment, ne  manque  pas;  il  avait  l'Angleterre  avec  ses 
manies  esthétiques;  même  l'Allemagne,  son  propre 
pays,  où  il  aurait  observé  de  près,  sans  dérangement, 
les  diverses  maladies  littéraires  qu'il  énumère  dans 
son  livre.  C'est  à  nous,  pourtant,  qu'il  a  donné  la 
préférence.  Ce  qu'il  pouvait  étudier  à  loisir  et  en 
famille,  il  est  venu  le  chercher  en  France,  au  prix 
de  voyages,  peut-être  agréables,  mais  certainement 
rapides.  Cette  façon  de  servir  la  Triple  Alliance  n'a 
rien  de  scientifique. 


M.  Nordau  en  veut  à  l'expression  «  fin  de  siècle  »; 
aussi  nous  en  veut-il  de  l'avoir  créée.  Sommes-nous 
donc  si  coupables  d'avoir  constaté  que  nous  sommes 


DÉGÉNÉRESCENCE  ?  331 

en  1894  et  que,  dans  six  ans,  nous  serons  en  1900? 
«  Seul,  dit-il,  le  cerveau  d'un  enfant  ou  d'un  sauvage 
a  pu  concevoir  la  grossière  idée  que  le  siècle  est  une 
sorte  d'être  vivant,  né  à  la  façon  d'un  animal  ou 
d'un  homme;  qu'il  parcourt  toutes  les  phases  de 
l'existence,  enfance,  jeunesse,  âge  mûr,  puis  vieiUit 
et  dépérit  peu  à  peu,  pour  mourir  à  l'expiration  de 
la  centième  année,  après  avoir  subi  dans  les  derniers 
dix  ans  toutes  les  infirmités  d'une  pitoyable  sénilité.  » 
C'est  là  une  vigoureuse  critique  d'une  métaphore 
créée  par  un  homme  d'esprit  et  dont  on  abuse.  Pour- 
tant cette  métaphore  renferme  un  fonds  de  vérité.  Il 
est  certain  que,  tous  les  cent  ans,  il  se  produit  dans 
l'humanité  un  sentiment  de  lassitude  et  un  désir  de 
renouvellement.  Voyez,  par  exemple,  la  fin  des  trois 
derniers  siècles  dans  notre  pays  :  on  ne  peut  nier 
que,  dans  les  vingt  dernières  années  de  chacun  d'eux, 
se  préparait  quelque  chose  de  nouveau  et  de  consi- 
dérable. Visiblement,  nous  sommes  en  gésine  de 
quelque  chose  comme  cela. 

Ce  quelque  chose  sera-t-il  nécessairement  une 
<(  dégénérescence  »?  Oui,  selon  M.  Nordau,  qui  voit 
de  tous  côtés,  chez  nous,  les  symptômes  de  ce  mal 
redoutable.  Et  il  énumère  les  principaux. 

D'abord,  nous  n'avons  plus  d'originalité  :  cabotins 
imitateurs,  nous  copions  par  snobisme,  sans  goût 
vrai,  les  modes  d'autrefois.  Nos  costumes,  nos  habi- 
tations, notre  mobilier,  accusent  une  manie  d'imita- 
tion niaise  et  de  collection  futile.  Incapables  d'ac- 
tion, nous  sommes  épris  de  rêverie  creuse;  nous 
donnons  dans  le  mysticisme,  forme  arriérée  du  sen- 
timent religieux,  «  stigmate  capital  du  dégénéré  ». 


332      NOUVELLES   ÉTUDES   DE   LITTÉRATURE   ET   d'aRT. 

Notre  littérature,  avec  ses  petites  chapelles,  est 
devenue  une  vaste  entreprise  de  réclame  mutuelle, 
de  surenchère  dans  Tabsurde  et  d'appel  à  la  curio- 
sité par  le  scandale.  Nos  peintres,  atteints  dafï'ec- 
tions  de  la  rétine,  se  font  une  esthétique  de  leur  inca- 
pacité physique  à  voir  les  choses  comme  elles  sont. 
Aux  Anglais  nous  prenons  les  aberrations  antipictu- 
rales de  leurs  préraphaélites;  aux  Russes,  le  tols- 
toïsme;  aux  Allemands,  le  culte  de  Wagner.  Nous 
n'avons  plus  de  formes  d'art  ni  de  littérature  qui  ne 
soient  gâtées  dans  leur  essence  par  le  mal  du  siècle. 
Ce  mal,  c'est  la  dégénérescence,  sous  ses  deux  formes 
principales,  hystérie  et  neurasthénie.  De  cette  dégé- 
nérescence, M.  Nordau  établit,  en  trois  copieux  cha- 
pitres, les  symptômes,  le  diagnostic  et  Tétiologie. 
Pas  une  de  ses  constatations  qui  n'ait  pour  point  de 
départ  et  pour  but  une  notion  de  médecine  aliéniste. 
Il  croit  à  une  maladie  mentale,  il  la  cherche  d'après 
ses  maîtres,  il  la  trouve  et  il  la  décrit. 

Que  la  France  ait  perdu  toute  originahté,  c'est 
ce  qu'il  est  difficile  d'admettre  pour  peu  que  l'on 
regarde  à  l'étranger.  Non  seulement  notre  littérature 
et  notre  art,  mais  nos  modes,  paraissent  à  nos  voi- 
sins assez  neuves  pour  être,  aussitôt,  copiées  ou 
démarquées.  Les  théories  qui  ont  cours  dans  les  labo- 
ratoires et  les  cliniques  du  monde  entier  sont  aux 
deux  tiers  françaises;  le  nom  de  Pasteur  domine  à 
cette  heure  la  science  universelle,  et  de  très  haut. 
En  politique,  demandez  aux  hommes  d'État  ce  qu'ils 
pensent  des  idées  françaises;  qu'ils  les  adoptent  ou 
les  combattent,  ils  s'accordent  à  reconnaître  d'où 
viennent   les  principes  qui  apportent  partout  leurs 


DÉGÉNÉRESCENCE?  333 

menaces  ou  leurs  espérances.  La  victoire  de  TAUe- 
magne  en  1870  n'a  rien  pu  changer  à  cela  et  ce  n'est 
pas  elle  qui  détient  rhégémonie  morale  du  monde. 

M.  Nordau  blâme  avec  colère  le  goût  de  l'archéo- 
logie et  de  la  collection.  C'est  que,  fortement  nourri 
de  science,  il  n'est  pas  le  moins  du  monde  historien 
ni  artiste.  S'il  l'était,  il  reconnaîtrait  que  le  goût  des 
choses  anciennes  et  belles,  suivi  docilement  par  la 
foule  moutonnière,  est,  chez  les  initiateurs,  une 
forme  de  cette  étude  passionnée  de  l'histoire  qui  a 
rempli  notre  siècle  et  qui  l'honore.  Forme  utile  et 
neuve,  qui  distingue  heureusement  notre  époque  de 
celles  qui  l'ont  précédée,  qui  a  sauvé  bien  des  trésors 
et  partout  répandu  le  sentiment  et  le  respect  du 
passé.  Cette  passion  nous  a  empêchés,  dit-on,  de  nous 
créer  un  art  décoratif  qui  nous  soit  propre.  Est-ce  si 
sûr  que  cela?  On  ne  constate  l'existence  d'un  style 
que  lorsqu'il  a  terminé  son  évolution  ;  peut-être  le 
xx^' siècle  trouvera-t-il  que  nous  avons  eu  le  notre. 

Nous  sommes  incapables  d'action?  En  moins  de 
dix  ans  nous  avons  relevé  des  ruines  sous  lesquelles 
d'autres  pays  seraient  peut-être  demeurés  ensevelis. 
Mais,  là-dessus,  il  n'y  a  pas  à  s'étendre,  puisque 
M.  Nordau  n'insiste  pas. 

Nous  sommes  atteints  de  mysticisme?  M.  Nordau 
prend  sans  doute  pour  une  armée  la  petite  troupe  de 
nos  néo-mystiques.  En  fait,  ces  croisés  sont  quelques 
douzaines.  Les  jeunes  gens  et  les  femmes  qui  donnent, 
s'ils  les  suivent,  quelque  force  k  ces  courants  de  sen- 
sibilité, ne  sont  guère  entraînés  par  celui-ci.  On  parle 
du  mysticisme  dans  quelques  salons,  on  en  écrit  dans 
quelques  revues,  et  puis  c'est  tout.  Ainsi  le  nouveau 


334      NOUVELLES   ÉTUDES    DE   LITTÉRATURE   ET  d'aRT. 

Sermon  sur  la  Montagne  n'est  pas  arrivé  jusqu'à 
Foreille  des  foules.  Au  demeurant,  si  le  mysticisme 
n'est  qu'une  forme  inférieure  du  sentiment  religieux, 
il  ne  saurait  mourir  qu'avec  celui-ci.  Or,  tant  que  la 
science  n'aura  pas  dit  son  dernier  mot,  et  je  crois 
bien  qu'elle  ne  le  dira  jamais,  tant  qu'elle  n'aura  pas 
tout  expliqué,  l'homme  se  demandera  toujours,  avec 
une  angoisse  dont  l'intensité  est  la  mesure  de  sa 
noblesse  morale,  quel  est  le  sens  de  la  vie.  Toujours 
il  essaiera  de  répondre  à  l'éternelle  question  par  une 
foi  quelconque.  La  science  de  M.  Nordau,  si  contiante 
qu'elle  soit  dans  sa  propre  excellence,  si  ferme  et  si 
nette  qu'elle  paraisse  dans  l'expression  de  son  dur 
positivisme,  est  un  simple  système  de  philosophie 
aristocratique.  Il  faut  autre  chose  à  l'humanité.  Si  le 
besoin  d'idéal  et  l'aspiration  vers  l'au  delà  sont  une 
maladie,  elle  n'est  pas  près  de  guérir. 

Notre  littérature  et  notre  art  sont  la  proie  des 
impuissants  et  des  charlatans?  M.  Nordau,  pendant 
son  séjour  à  Paris,  a  trop  lu  de  petites  revues,  trop 
fréquenté  le  café  François  P'"  et  les  exhibitions  de  la 
Rose  f  Croix,  pas  assez  les  librairies,  les  théâtres  et 
les  expositions.  Il  faut  arriver  de  Berlin  ou  de  Vienne 
pour  courir,  sa  valise  aussitôt  ouverte,  à  ces  excentri- 
cités conçues  pour  les  badauds,  y  voir  la  seule  mani- 
festation d'une  activité  littéraire  ou  artistique  et 
prendre  au  tragique  ce  que  nous  ne  prenons  pas  au 
sérieux. 

Nous  admirons  les  archaïsmes  de  la  peinture  an- 
glaise, le  roman  russe  et  la  musique  wagnérienne? 
Oui,  quelques  douzaines  de  convaincus  et  quelques 
centaines  de  snobs  s'y  pâment  d'enthousiasme  ou  s'y 


DÉGÉNÉRESCENCE?  335 

ennuient  pour  leur  plaisir,  sans  compter  ceux  qui 
ne  regardent  rien,  ne  lisent  rien,  n'écoutent  rien  et, 
pourtant,  font  grand  bruit  autour  de  toutes  les  nou- 
veautés. Mais  ces  engouements  sont-ils  particuliers 
à  la  France  et  n'avons-nous  pas  d'autres  peintres, 
d'autres  romanciers,  voire  d'autres  musiciens  que  nos 
ruskinistes,  nos  tolstoïstes  et  nos  wagnériens? 

Ainsi  du  reste.  Une  agitation  de  surface,  un  peu 
d'écume  à  la  crête  du  flot  ont  fait  croire  à  M.  Nordau 
qu'il  avait  observé  et  jugé  à  fond  les  eff'ets  et  les 
causes  de  Tactivité  française.  De  tout  ce  qui  naît  et 
meurt  chez  nous  d'idées  et  de  sentiments,  il  n'a  vu 
et  compris  qu'une  partie  insignifiante.  Persuadé  a 
priori  que  nous  étions  malades,  il  a  noté  quelques 
symptômes  épars,  rangé  des  manifestations  très 
diverses  sous  une  seule  rubrique  et  conclu  du  parti- 
culier au  général.  Ce  défaut  de  méthode  est  commun 
chez  les  spécialistes;  ils  voient  partout  la  maladie 
dont  ils  ont  fait  leur  domaine.  Il  est  encore  plus 
grave  et  plus  affirmatif  chez  les  profanes  qui  se  font 
une  instruction  scientifique  avec  un  peu  de  lecture  et 
beaucoup  d'engouement.  M.  Nordau,  littérateur  de 
profession,  a  lu  quelques  livres  de  médecine  aliéniste, 
et  comme  il  arrive  aux  profanes  en  pareil  cas,  il  a  vu 
partout  les  maladies  décrites  dans  ses  livres.  D'habi- 
tude, c'est  à  soi-même  que  l'on  applique  cette  science 
improvisée  et  l'on  se  croit  atteint  de  toutes  ces  mala- 
dies. Ce  genre  fâcheux  d'illusion  constitue  même  à 
lui  seul  une  maladie  nouvelle.  M.  Nordau  n'a  évité  ce 
danger  que  pour  tomber  dans  un  autre.  Ce  sont  les 
autres,  ses  confrères  français  qu'il  a  jugés  malades. 
Critique,  il  a  amalgamé  ses  procédés  d'écrivain  avec 


336     NOUVELLES   ÉTUDES   DE   LITTÉRATURE   ET   d'aRT. 

son  acquis  d'aliénisle  improvisé.  Dégénérescence  est 
le  produit  de  cet  amalgame. 


A  tenter  un  essai  de  ce  genre,  nous  venons  de  voir 
que  M.  le  professeur  Lombroso  a  compromis  sa 
médecine  sans  faire  œuvre  littéraire.  Plus  heureux, 
si  M.  Nordau  n'est  pas  devenu  médecin,  il  a  gardé 
intact  son  talent  de  littérateur.  C'est  que  ce  talent  est 
de  premier  ordre. 

M.  Nordau  pense  et  écrit  avec  une  égale  force  et 
une  égale  netteté.  Indépendant  et  courageux,  il 
exprime  ses  opinions  sans  égards  pour  les  idées 
reçues  et  les  amours-propres  en  jeu.  Il  a  souvent  de 
rhumeur,  mais  c'est  qu'il  sent  vivement  et  attache 
du  prix  aux  choses;  il  est  le  contraire  d'un  sceptique 
ou  dun  dilettante.  Il  a  la  main  dure  et  caractérise  en 
termes  énergiques  ce  qui  lui  paraît  mauvais;  il  lui 
arrive  de  commencer  sur  un  ton  de  belle  colère  et  de 
finir  par  l'invective.  Cela  n'est  point  pour  déplaire  au 
lecteur  et,  lorsque  l'auteur  est  dans  le  vrai,  cela  ne 
Tempèche  pas  d'avoir  raison.  La  verve  et  la  convic- 
tion sont  un  don  littéraire  et  une  qualité  morale  d'un 
trop  grand  prix  pour  diminuer  la  valeur  ou  l'action 
de  ceux  qui  les  possèdent,  même  au  prix  de  quelque 
déclamation.  Je  ne  me  plains  pas,  pour  ma  part, 
lorsque  M.  Nordau  frappe  comme  un  sourd  sur  ce 
qu'il  n'aime  pas.  Je  lui  sais  gré  de  dire  des  choses 
vraies,  que  d'autres  ne  savent  pas  ou  n'osent  pas  dire, 
et  qu'il  est  bon,  qu'il  est  nécessaire  de  proclamer. 
Les  pages  excellentes  sont  nombreuses  dans  son  livre. 


DÉGÉNÉRESCENCE?  337 

Il  suffit,  le  plus  souvent,  pour  les  trouver  d'une 
entière  justice,  d'oublier  son  titre  et  sa  thèse  médi- 
cale, de  biffer  par  la  pensée  les  formules  d'aliéniste 
qu'il  ramène  à  chaque  instant.  Ainsi  réduit  à  son  rôle 
de  critique  littéraire,  M.Nordau  se  trouve  avoir  écrit, 
sur  quelques  exceptions  de  la  littérature  et  de  Fart, 
un  des  meilleurs  livres  critiques  de  ce  temps-ci,  un 
des  plus  vigoureux,  des  plus  intéressants  et  des  plus 
utiles. 

Voulez-vous  quelques  échantillons  de  sa  manière? 
Une  dizaine  de  jeunes  gens,  dévorés  d'ambition  et 
d'envie,  se  forment  en  cénacle,  invectivent  tout  ce  qui 
a  mérité  quelque  succès  et  quelque  renom,  et  s'exal- 
tent mutuellement,  jusqu'à  ce  que  l'un  d'eux,  plus 
bruyant  et  plus  audacieux  que  les  autres,  se  soit  fait 
une  manière  de  réputation,  auquel  cas  les  autres  le 
renient  et  le  déchirent.  Les  badauds  les  trouvent 
volontiers  «  très  forts  »  et  une  part  de  la  critique, 
indifférente  au  fond  des  choses  ou  désireuse  pour 
elle-même  d'un  succès  du  même  genre,  leur  fait  de 
la  réclame.  M.  Nordau,  lui,  leur  dit  leur  fait  en  quel- 
ques phrases  cinglantes.  Il  estime  que  «  en  dépit  de 
maints  caquetages  obscurs  et  de  tentatives  de  mys- 
tification »,  il  n'y  a  chez  eux  «  aucuns  principes  artis- 
tiques communs,  aucune  vue  esthétique  claire  », 
mais,  simplement,  qu'ils  poursuivent  «  un  but  inavoué 
quoique  facile  à  reconnaître,  celui  de  faire  du  bruit 
dans  le  monde,  d'attirer  par  l'étrangeté  l'attention 
sur  soi,  et  de  parvenir  de  cette  façon  à  la  gloire  et  à 
la  jouissance,  à  la  satisfaction  de  tous  les  appétits  et 
de  toutes  les  vanités  dont  était  remplie  jusqu'au  bord 
l'âme  dévorée  d'envie  de  ces  flibustiers  du  succès  ». 

22 


338      NOUVELLES   ÉTUDES   DE   LITTÉRATURE   ET   d'aRT. 

M.  Nordau  ne  craint  pas  d'appeler  les  gens  parleur 
nom;  voyez  son  étude  sur  la  vogue  de  M.  Verlaine; 
ou  sur  M.  Mœterlink,  qui  fut  chez  nous  une  manière 
de  grand  homme  pendant  quelques  mois.  Celui-ci 
n'est  pour  M.  Nordau  qu'un  «  pasticheur  débile  d'es- 
prit »,  et  voici  ce  qu'il  pense  de  sa  poétique  :  «  Que 
Ton  s'imagine  un  enfant  à  l'âge  où  il  est  juste  en  état 
de  suivre  la  conversation  des  grandes  personnes, 
devant  lequel  on  aurait  joué  ou  lu  Bamlet,  le  Roi 
Lear^  Macbeth,  Roméo  et  Juliette^  Richard  II,  et  qui, 
retourné  dans  la  chambre  de  ses  petits  frères  et 
sœurs,  leur  raconterait  à  sa  façon  ce  qu'il  a  entendu. 
On  aura  alors  une  idée  juste  de  la  Princesse  M aleine.  » 
Voilà  pour  un  individu;  voici  pour  un  défaut  natio- 
nal :  «  Le  positivisme  lucide  de  l'Anglais  réclame 
des  indications  exactes,  des  mesures,  des  chiffres. 
Qu'on  lui  livre  tout  cela,  il  est  content  et  ne  critique 
pas  les  points  de  départ.  L'Anglais  accepte  un  délire 
lorsque  celui-ci  se  présente  avec  des  notes  au  bas  des 
pages,  et  il  est  conquis  par  un  radotage  accompagné 
de  tableaux  statistiques.  »  Ceci  est  écrit  à  propos  de 
l'esthéticien  Ruskin,  qui  «  possède  au  plus  haut  degré 
cette  particularité  anglaise  de  l'exact  dans  l'absurde, 
des  mesures  et  des  nombres  dans  le  délire  de  la 
fièvre  ». 

Dans  l'ordre  des  questions  générales,  lisez  les  pages 
sur  les  illusions  des  encyclopédistes  au  siècle  dernier, 
sur  les  limites  de  la  science,  sur  l'évolution  du  roman- 
tisme, sur  le  préraphaélisme  anglais,  sur  le  but  de  la 
peinture,  surtout  la  discussion  de  l'œuvre  de  Wagner; 
alors  vous  oubUerez  vite  l'admirateur  du  professeur 
Lombroso  et  vous  reconnaîtrez  un  métaphysicien,  un 


DÉGÉNÉRESCENCE  ?  339 

critique,  un   écrivain   de  race,  un  original  et  puis- 
sant esprit. 

Le  volume  que  M.  Dietrich  vient  de  traduire  n'est 
que  le  premier  des  deux  qui  composent  Touvrage 
allemand.  Le  second  {Égotisme,  Réalisme^  le  Ving- 
tième Siècle)  doit  paraître  bientôt.  Il  permettra  sans 
doute  de  préciser  certaines  notions  qui,  posées  dans 
ce  livre  de  littérature  à  moitié  médicale,  intéressent 
la  notion  même  de  la  littérature.  Dans  quelle  mesure 
la  science  et  la  littérature,  pour  s'élargir  et  se  for- 
tifier, et  sans  cesser  d'être  elles-mêmes,  peuvent-elles 
se  pénétrer  mutuellement,  se  nourrir  Tune  l'autre? 
Pour  la  philosophie,  en  particulier,  que  doit-elle 
retenir  pour  elle-même?  que  doit-elle  céder  à  la 
physiologie,  partant  à  la  médecine?  Que  doit-elle  leur 
emprunter?  Où  en  est  aujourd'hui  la  question  que 
discutèrent  jadis  le  matérialiste  Broussais  et  le  spiri- 
tualiste  Jouffroy?  Si  j'ai  montré  les  excès,  les  insuffi- 
sances et  les  injustices  de  la  méthode  mi-partie  litté- 
raire et  scientifique,  employée  par  M.  Nordau,  je  ne 
méconnais,  en  principe,  ni  la  légitimité  ni  même  la 
nécessité  de  cette  méthode  en  bien  des  questions  :  le 
tout  est  de  savoir  si  elle  est  constituée,  c'est-à-dire  si 
elle  a  la  notion  nette  de  ses  moyens  et  de  son  but. 
Je  crois  que  oui,  mais  chez  d'autres  que  M.  Nordau, 
et  surtout  que  MM.  Lombroso  et  Mantegazza. 

Pour  m'en  tenir  èi  M.  Nordau,  prophète  de  malheur, 
Jérémie  de  l'aliénisme,  sa  condamnation  de  notre 
<(  fin  de  siècle  »  me  rappelait  souvent  un  arrêt  de 
même  genre,  porté  avec  la  même  assurance  sur  une 
époque  assez  difïérente  de  la  nôtre  :  «  Nous  sommes 
arrivés  à  la  lie  de  tous  les  siècles  ».  Cette  ligne  était 


340     NOUVELLES   ÉTUDES   DE   LITTÉRATURE  ET  d'aRT. 

tracée  en  1664,  au  moment  où  commençait  la  période 
qui  a  valu  à  Louis  XIV  le  nom  de  grand  et  au  siècle 
entier  celui  de  siècle  de  Louis  XIV.  Et  l'auteur?  C'était 
un  médecin,  fort  savant,  du  reste,  et  homme  de  beau- 
coup d'esprit,  le  docteur  Gui  Patin.  Un  rapprochement 
avec  un  tel  ancêtre  en  divination,  presque  un  con- 
frère, ne  saurait  déplaire  à  M.  Xordau. 

15  janvier  1894. 


P. -S.  —  En  écrivant  l'étude  précédente,  je  ne  con- 
naissais de  M.  Nordau  que  le  livre  dont  je  rendais 
compte.  Cette  étude  m'a  valu  d'obligeantes  commu- 
nications qui  me  permettent  de  rectifier  deux  erreurs. 

J'avais  tort  de  mettre  en  doute  le  droit  de  M.  Nordau 
à  parler  médecine  :  il  est  médecin  et  il  exerce  son 
art  à  Paris  depuis  plusieurs  années.  Je  le  croyais 
Allemand,  et  il  est  Hongrois. 

Ainsi,  M.  Nordau  n'a  pas  établi  son  enquête  de 
façon  superficielle  et  rapide;  il  a  eu  le  loisir  de  nous 
étudier  à  fond;  sa  sévérité  pour  les  mœurs,  la  litté- 
rature et  l'art  de  la  France  est  sans  rapport  avec  sa 
nationalité;  elle  résulte  simplement  d'une  doctrine 
et  d'un  tour  d'esprit.  Mais  si  la  cause  change,  le 
résultat  reste  le  même  et  je  dois  maintenir  contre  ses 
jugements  les  réserves  que  j'ai  tirées  des  faits. 

En  appliquant  les  données  de  la  médecine  à  la 
critique  littéraire  et  artistique,  M.  Nordau  n'est  pas 
un  amateur  sans  titres  scientifiques;  il  a  toute  l'auto- 
rité que  peuvent  donner  les  diplômes  régulièrement 
obtenus.  Mais,  ici  encore,  ma  remarque  subsiste,  et 
je  ne  vois  rien  à  changer  au  fond  des  choses.  Esprit 


DÉGÉNÉRESCENCE?  341 

plus  vigoureux  et  plus  net  que  M.  Lombrosol  —  en  qui, 
médecin  lui-môme,  il  est  encore  moins  excusable  de 
voir  un  maître  — ,  surtout  écrivain  d'une  tout  autre 
portée,  il  évite  le  galimatias  et  les  puérilités,  mais  il 
ne  justifie  pas  davantage  la  prétention  de  subor- 
donner la  critique  à  Taliénisme.  Il  se  trompe  avec 
plus  de  sens  et  d'information  littéraire,  mais  il 
arrive  à  des  conclusions  encore  plus  inacceptables, 
car  son  mérite  d'écrivain,  en  les  rendant  parfois 
spécieuses,  oblige  à  les  examiner  de  plus  près,  et 
j'estime  plus  que  jamais  qu'elles  ne  résistent  pas  à 
Texamen. 

J'avais  cherché  inutilement  trois  autres  ouvrages 
de  M.  Nordau,  portés  sur  les  catalogues  de  librairie, 
le  Mal  du  siècle  et  la  Comédie  du  sentiment,  romans, 
et  les  Mensonges  conventionnels  de  notre  civilisation^ 
étude  de  philosophie  sociale.  Je  viens  de  les  lire.  Des 
deux  premiers,  j'ai  à  dire  simplement  que  M.  Nordau, 
nature  de  polémiste  et  de  logicien,  me  semble  mal 
à  l'aise  dans  la  fiction.  Sa  vigueur  s'y  tourne  en 
lourdeur,  et  il  imagine  avec  moins  d'aisance  qu'il  ne 
discute. 

Au  reste,  les  idées  qui  commandent  ces  deux 
romans  tiennent  étroitement  à  la  philosophie  copieu- 
sement exposée  dans  les  Mensonges  conventionnels 
de  notre  civilisation.  Ici,  M.  Nordau  étudie  suc- 
cessivement toutes  les  variétés  de  mensonges  — 
religieux,  monarchique,  aristocratique,  politique, 
économique,  matrimonial,  plus  «  divers  petits  men- 
songes »  —  sur  lesquels  repose,  à  son  avis,  l'institu- 
tion sociale,  telle  que  nous  la  subissons  aujourd'hui. 
Il  part  de  cette  idée,  trop  juste,  qu'à  l'heure  actuelle 


342      NOUVELLES   ÉTUDES   DE    LITTÉRATURE    ET   d'aRT. 

un  profond  mécontentement  règne  dans  tout  le  monde 
civilisé.  «  C'est,  dit-il,  la  note  caractéristique  de 
notre  époque,  comme  la  joie  naïve  de  Fexistence  est 
celle  de  l'antiquité  classique,  et  la  dévotion  celle  des 
premiers  siècles  du  moyen  âge.  »  Ce  mécontente- 
ment, il  en  voit  la  cause  dans  la  contradiction  qui 
existe  entre  les  vieilles  formes  de  la  civilisation,  deve- 
nues autant  de  mensonges  et  de  moyens  d'exploita- 
tion du  grand  nombre  par  quelques  privilégiés,  et  les 
droits  d'une  humanité  plus  éclairée,  qui  aspire  à  la 
justice  par  la  vérité,  c'est-à-dire  par  la  science.  Il 
espère  fermement  que  ce  malaise  se  dissipera  et  son 
livre  se  termine  par  un  cri  d'espérance.  Lorsque  la 
solidarité  humaine,  réalisée  par  la  justice  et  la 
science,  sera  devenue  l'unique  source  «  de  toute 
morale  et  de  toutes  les  institutions  »,  alors,  dit-il, 
«  l'humanité,  qui  aujourd'hui  est  une  idée  abstraite, 
sera  un  fait  ».  Il  conclut  :  «  Heureuses  les  généra- 
tions futures!  Caressées  par  l'air  pur  de  l'avenir  et 
baignées  de  rayons  lumineux,  il  leur  sera  donné  de 
vivre  au  sein  de  cette  union  fraternelle,  sincères, 
instruites,  libres  et  bonnes!  » 

On  voit  que  les  idées  de  M.  Nordau  ne  diffèrent 
pas  sensiblement  de  celles  qui,  formulées  dans  la 
seconde  moitié  du  xviii^  siècle,  arrivèrent  par  la 
Révolution  française  à  se  réaliser  en  partie.  Il  ne  dit 
pas  assez  quelle  est  leur  origine  et  leur  patrie  ;  surtout, 
il  est  trop  porté  à  voir  l'œuvre-propre  du  xix^  siècle 
dans  un  travail  de  reconstitution  sociale  qui  a  com- 
mencé avant  lui  et  qu'il  se  borne  à  continuer.  C'est 
moins  la  science,  moyen  de  notre  temps,  que  la 
raison,  moyen  du  siècle  dernier,  qui   a  dégagé   les 


DÉGÉNÉRESCENCE?  343 

principes  de  la  Révolution.  En  outre,  M.  Nordau  con- 
tinue en  l'aggravant  cette  erreur  des  philosophes  du 
XVIII''  siècle,  de  Rousseau  surtout,  qui  consiste  à 
compter  sur  la  bonté  originelle  de  la  nature  humaine 
pour  réaliser  la  justice.  Il  croit  qu'il  est  possible  à 
rhomme  d'arriver  au  bonheur;  et  c'est  encore  une 
erreur.  Il  méconnaît  nombre  d'instincts  inhérents 
à  la  nature  humaine  et  que  la  civilisation  ne  par- 
viendra jamais  à  détruire  tout  à  fait,  comme  le 
besoin  du  merveilleux  et  la  loi  de  la  guerre.  Il  nie 
des  vérités  historiques,  comme  la  supériorité  morale 
de  la  monogamie  sur  la  polygamie.  Il  estime  que 
l'inégalité  des  biens  disparaîtra,  sans  dire  comment 
disparaîtra  aussi  celle  des  intelligences  et  des  forces. 
Il  veut  la  solidarité  et,  très  souvent,  la  suite  logique 
de  ses  idées,  c'est  l'individualisme.  Il  n'admet  pas 
l'autorité  conventionnelle  et,  le  plus  souvent,  l'autorité 
ne  peut  reposer  que  sur  une  convention.  Enfin  il  traite 
toujours  par  l'absolu  des  questions  qui  sont,  par 
excellence,  le  domaine  du  relatif. 

Voilà  pour  le  fond.  Quant  à  la  forme,  c'est  le  talent 
propre  à  M.  Nordau.  C'est  aussi  la  violence,  la  bru- 
talité, les  gros  mots,  les  couleurs  crues,  la  grosse 
déclamation  qui  s'étalent  dans  le  premier  volume  de 
Dégénérescence. 

Du  second  volume  de  ce  dernier  ouvrage,  je  dirai 
simplement  qu'il  complète  bien  le  premier  et  aussi 
qu'il  étend  aux  pays  étrangers  une  enquête  jusqu'ici 
appliquée  de  façon  trop  exclusive  à  la  France.  Avec  les 
égotistes,  les  parnassiens  et  les  diaboliques,  les  déca- 
dents et  les  esthètes,  M.  Zola  et  son  école,  M.  Nordau 
étudie  l'ibsénisme,  l'œuvre  de  Fr.  Nietzsche  et  les 


344      NOUVELLES   ÉTUDES   DE   LITTÉRATURE   ET   d'aRT. 

pasticheurs  «  jeunes  allemands  ».  Le  livre  se  termine 
par  une  vue  sur  le  xx^  siècle,  avec  «  pronostic  »  et 
«  traitement  »  des  maladies  que  le  xix^  va  lui  léguer. 
Les  remèdes  de  M.Nordau,  ce  sont  la  raison  opposée 
au  charlatanisme  et  la  santé  de  Fesprit  aux  diverses 
formes  de  la  folie  littéraire  et  artistique.  Si  sa  raison 
était  moins  impérieuse  et  s'il  donnait  une  forme 
moins  médicale  à  ses  conseils  pour  guérir  la  littéra- 
ture et  Fart,  il  n'y  aurait  qu'à  accepter. ses  conclusions 
finales,  réserves  faites  sur  nombre  d'affirmations 
qu'il  prodigue  chemin  faisant  et  aussi  sur  les  «  vices 
unis  à  l'humaine  nature  »,  que  le  xx^  siècle  ne  sup- 
primera pas.  Sans  parler  de  la  civilisation,  le  rùle  de 
la  critique,  dans  l'avenir  comme  dans  le  passé,  est  de 
combattre  les  effets  de  ces  «  vices  »,  pour  les  res- 
treindre; mais,  comme  ces  vices  sont  originels  et 
nécessaires,  ils  ne  disparaîtraient  qu'avec  la  nature 
et  la  vie. 


FIN 


TABLE  DES  MATIÈRES 


Pages. 

I.  —  L'art  français  avant  Louis  XIV i 

IL  —  La  vieille  Sorbonne 19 

IIL  —  A  propos  de  Bérénice 37 

IV.  —  Lamartine.  —  Milly  et  Saint-Point 61 

V.  —  .I.-J.  Weiss 91 

VI.  —  H.  Taine 119 

VIL  —  M.  Emile  Zola 135 

VIII.  —  M.  Jules  Lemaître 151 

IX.  —  A  propos  des  Salons 167 

X.  —  Un  nouveau  «  Retour  des  Cendres  » 185 

XL  —  L'Exposition  de  Meissonier.  —  Meissonier  et  la 

décoration  du  Panthéon 203 

XII.  —  M.  E.  Frémiet 231 

XIII.  —  Au  pays  d'Hamlet.  —  La  France  et  le  Danemark..  269 

XIV.  —  Ibsen  et  l'ibsénisme 301 

XV.  —  Dégénérescence? 319 


Coulommiers.  —  Imp.  Paul  BRODARD. 


v^ 


GETTY  RESEARCH  INSTITUTE 


il, 
3  3125  00990  5130